\
Digitized by the Internet Archive
in 2010 witii funding from
University of Ottawa
littp://www.arcliive.org/details/missionsdelacong15obla
MISSIONS
BR La
CONGRÉGATION DES xMISSlONNAIRES OBLATS
DE MARTE IMMACULÉE
«
PAUI£. — IVPOGRAPUIB A. BBNNOTBB^ ROB O'ARCET, 7.
r
MISSIONS
DE LÀ CONGREGATION
DES MISSIONNAIRES OBLATS
DE MARIE IMMACULÉE
QUINZIÈME ANNÉE
^
6t
^
rV
PARIS
TYPOGRAPHIE A. IIE.NNUYER
RUB d'aRCET, 7
1S77
MISSIONS
DE LA CONGRÉGATION
DES OBLATS DE MARIE iMMACULÊE
N» 57. — Mars 1877.
]\1AIS0NS DE FRANCE
MAISON DE L'OSIER.
Notre-Dame de l'Osier, 25 octobre 1876.
MON TRÈS-RÉVÉREND ET BIEN-AIMÉ PÈRE,
Le dernier compte rendu de Notre-Dame de l'Osier
remonte, je crois, au 1" juillet 1869. Plusieurs adminis-
trations se sont, depuis lors, succédé, et le personnel de
la maison a subi, à diverses reprises, des modifications
notables. Toutefois, la physionomie générale de nos
œuvres et du Pèlerinage n'a point changé, grâce à Dieu !
Elle était excellente alors, et, si je ne m'abuse, elle n'a
pas cessé d'être telle.
Il fant le dire avec la plus vive reconnaissance, nous
constatons tous les jours la protection vraiment signalée
de notre bonne Mcre, Notre-Dnmc de l'Osier, qu'il s'a-
gisse des intérêts du sanctuaire ou de nos travaux apos-
toliques. D'autre part, tous nos Pères déploient, sans
compter avec leurs forces souvent insuffisantes, un zèle
et un dévouement qui dcfienl tout éloge. Ces qualités
précieuses leur ont justement acquis, dans le diocèse, la
réputation d'infatigiibles ouvriers.
Je parlerai, dans ce modeste rapport, des Missions, du
Pèleriucige et de lu Communauté.
1° Les missions proprement dile?, faites avec notre cé-
rémonial traditionnel et au sein dos populations de la
campagne, continuent de faire l'occupation à peu près
exclusive de nos Pères, et Dieu daigne les bénir visible-
ment. Il est très-rare que les travaux, même les plus
difficiles, ne soient pas couronnés d'un succès sérieux. De
l'aveu de tous, une bénédiction privilégiée récompense
les fatigues des Missionnaires de l'Osiei', et leur concours
est plus d'une fois demandé et non sans fruit pour des
populations qui ont résisté à d'autres efforts. Nous n'avons
point de mérite à reconnaître que c'est aux pieds de la
Vierge de l'Osier que les Ûblats puisent les inspirations
de leur fécond apostolat.
Les résultats du dernier Jubilé ne sauraient être passés
sous silence ; ils ont été des plus consolants. Dans deux ou
trois paroisses, tous les hommes, sans exception, se sont
assis à la Table sainte; dans d'autres, MM. les Curés ont
tenu à nous le signaler par écrit : on n'avait vu, de mé-
moire d'homme, pareil mouvement religieux; ailleurs,
enfin, des triomphes inespérés ont conquis les éléments
les plus rebelles, dans d'importantes localités et jusqu'aux
portes de Grenoble et de Lyon. Le H. P. Montfort mé-
rite ici une mention toute spéciale.
Les demandes dépassent toujours de beaucoup le chiffre
des travaux accoidcs ; toutes celle? du Carême s'inscrivent,
d'ordinaire, deux et trois ans d'avance; la liste de 1880
— 7 —
est ouverte depuis l'année dernière. A l'époque du Ju-
bilé, s'il faut en juger par les instances sans nombre qui
nous ont été faites, nous aurions prêché une très-
grande partie des fi-xercices donnés dans le diocèse.
Malgré tous nos refus, cette campagne n'a point laissé
d'être extrêmement laborieuse. D'octobie à la fin de
mai, nous avons toujours mené trois misi>ions et souvent
quatre de front.
Parmi ces œuvres, il convient de citer, en passant, le
Jubilé de l'Osier. Il n'a rien présenté de saillant, sinon
peut-être une conversion, dont j'aurai occasion de parler
plus loin, et qui est le fait exclusif de l'apostolat de Notre-
Dame de l'Osier. Je signalerai encore la mission de Viiiay,
notre chef-lieu de canton. Elle a été donnée par les
RU. PP. Supérieurs Guatel et PiciiON. Les résultats, très-
satisfaisants pour les temps que nous traversons, puisque
près de six cents hommes y ont participé, eussent été
bien plus complets, sans l'hostilité secrète, mais très-
active, de la Franc-Maçonnerie. Son intluence s'est éten-
due surtout sur la bourgeoisie et Ja pauvre jeunesse ap-
pelée sous les drapeaux en 1870.
Les travaux de nos années ordinaires couimencent à la
Toussaint, pour ne s,e clore qu'aux dernières limites du
temps pascal, toujours prorogé de deux ou trois se-
maines. Sauf quelques jours de répit à peine suliisauts
ménagés çà et là, lousnosPères,partagéscn trois groupes,
travaillent sans relûche. Aussi est-il rare que plusieurs ne
fléchissent pas à ce rude labeur. L'année dernière, à deux
exceptions près, tous ont payé leur tribut à quelque
malaise. Le bon Père Boukg, dont nous avons été privés
au lendemain de la dernière campagne, a très-probable-
ment dû à ses fatigues accumulées cette terrible fièvre
typhoïde qui l'a conduit aux portes du tombeau dès son
arrivée au Calvaire. Ce n'est point ici que l'on est exposé
— 8 —
à oublier les exhorlations de notre vénéré Fondateur,
nons invitant à tout sacrifier, la vie mémo, ponr les Amos,
en combattant dans l'arène jusqu'à épuisement : In agonc
procédant decertaturi usque adinternecionem!
Les travaux de la belle saison ne nous laissent pas non
plus inactifs. Ainsi, sans parler du service absorbant du
pèlerinage, nous avons donné, en 1875 et 1876, 22 re-
traites de première communion, 15 retraites de pen-
sionnat, dont 3 dans des petits séminaires, 29 retraites de
congrégations paroissiales et 17 retraites de commu-
nautés. Je ne compte pas les adorations et panégyriques.
Nombre de ces travaux ont eu ponr tbéâtre les principales
villes du diocèse. Nous avons paru et devons reparaître,
l'an prochain, à Lyon, où, depuis la retraite pastorale du
très-regretté Père Vincent, nul Oblat, que je sache,
n'avait été appelé. La maison a dû décliner, en outre, les
offres les plus flatteuses faites par la cathédrale de Gre-
noble et d'autres églises de grandes villes. Ce sont les
ouvriers et non pas les œuvres qui nous manquent.
En résumé , la Congrégation paraît très-bien posée
dans le diocèse, grâce aux excellents Supérieurs qui l'y
ont représentée jusqu'en 1874. Les RU. PP. Cumin,
AuDRUGER et Roux, pour ne citer que les plus récents,
ont laissé partout, dans des genres divers mais bien
distingués, d'ineffaçables souvenirs dans les paroisses
et les communautés religieuses. Que leur modestie
me permette de le dire, longtemps encore, pour le
plus grand honneur de la Congrégation, on les citera
comme des apôtres accomplis, et nous tous, qui jouis-
sons si honorablement aujourd'hui du fruit de leur talent
et de leurs travaux, nous n'aurons qu'à nous efforcer de
marcher fidèlement sur leurs traces; ils nous ont légué
les vraies traditions de l'apostolat, tant préconisées par
notre vénéré Fondateur.
— 9 —
Il faut ajouter, pour être juste et complet, que si les
œuvres de celte chère maison de l'Osier sont manifeste-
nmnt agréi'cs de Dieu, nos bons et si dévoilés Pères ne
savent hésiter devant aucune surcharge, ni reculer de-
vant aucun sacrifice. Leur piété, leur abnégation, leur es-
prit fiatcrnel surtout, particulièrement remarquée des ec-
clésiastiques qui nous appellent, ne laissent rien à désirer.
Ce m'est une très-douce satisfaction de leur rendre ce
témoignage et de les remercier, dans cette publication de
famille, de kur excellent esprit religieux et de leur dé-
vouement à toute épreuve. Deux d'entre eux ont poussé
jusqu'à l'héroïsme l'amour du devoir, en renonçant aux
derniers embrassements de leur père et de leur mère,
pour ne point exposer le succès d'œuvres importantes
touchant à leur couronnement. Ce sont les RR. PP. Mont-
fort et CiiATEL, alors occupés aux missions de Meyzieux
et de Saint-Martin de Vienne. Ai-je besoin d'ajouter que
Notre-Seigneur a daigné bénir, d'une manière toute pri-
vilégiée, des âmes qui leur coûtaient si cher!
2° Parlons maintenant dupèleriuage.— L'aflluence des
pèlerins de toute condition, des pensionnats, des commu-
nautés religieuses et des paroisses même, en ordre de pro-
cession, ne diminue pas. Loin de se réserver, comme on
aurait pu le croire, à l'époque du Jubilé, qui procurait à cha-
que paroisse des exercices particuliers, la piété chrétienne
n'apoint cessé d'accourir au sanctuaire, spécialement pen-
dant les retraites annuelles. Celle de septembre avait été
préchée, en 1874, avec un succès marqué, par le R. P. Rey-
KAUD, de la Maison du Calvaire. Le R. P. Bonnefoy, de la
même communauté, et le R. P. Chatel, en 1875 et eu 1876,
n'ont pas vu moins de monde se presser autour de la
chaire, et les exercices se sont terminés avec beaucoup
de piété et d'éditicatiou. Depuis le couronnement de
Notre-Dame de l'Osier, c'est-à-dire depuis 1873, la fête
— 10 —
patronale de la Nativité et le jour de la clôture de la
grande retraite de septembre voient s'organiser des pro-
cessions aux flambeaux, dont les ligues se déroulent sur
le chemin de Bon-Renconlie ou dans notre jardin. On s'y
rend des environs avec empressement, et ni Je charme
ni le recueillement ne font défaut à celte nouvelle et
touchante manifestation en l'honneur de notre auguste
Mère.
Ce sont les régions évangélisées par nos Pères qui
alimentent surtout le pèlerinage. Le département de la
Drôme, où nous ne pouvons guère accorder qu'un quart de
nos travaux, nous envoie, pour sa part, de nombreuses dé-
putalions. A vrai dire, la bonne et puissante Viex'ge se
montre reconnaissante, et mille traits se pourraient citer,
qui tous témoignent des bienfaits variés par lesquels
elle récompense la confiance de ceux qui l'invoquent.
Le R. P. JoNvEAux, d'abord, puis le H. P. Gandar, ont
bien voulu se charger de recueillir et d'enregistrer, à la
gloire de notre miséricordieuse Souveraine, lesguérisons
merveilleuses obtenues, de près ou de loin, par son inter-
cession. Entre toutes, la suivante, remontant au 28 octo-
bre 1874, mérite d'être signalée. Voici ce qu'en a publié
la Semaine )'eligiense du diocè:re de Grenoble, à la date
du 25 février 1875 :
Un grand nombre de nos lecteurs ont déjà entendu parler
du fait extraordinaire que nous allons raconter et qui date de
l'automne dernier. Si l'on a mis peu d'empressement à le
publier par la voie de la presse, ce n'était certes point par
indifTérence pour des grâces de cette nature, mais c'était afin
de donner plus d'autorité à ce fait important, après qu'il
aurait reçu du temps son caractère d'authenticité divine. En
employant ce langage, nous n'entendons pas, assurément,
exprimer un jugement définitif sur la guérison que nous
allons rapporter : nous en donnons le récit tel qu'il a été
— 11 —
envoyé à Monseigneur, et nous le publions sous les réserves
commandées par l'Église. Voici le rapport de M. le Curé de
Rives :
« Un jeune homme du nom de Pierre Michalon, de Saint-
Etienne de Saint-Geoirs, âgé de vingt-cinq ans, étant employé
au chemin de fer de ce pays, tomba malade, et fut envoyé par
le médecin de la compagnie à l'hùpital de Rives, le 20 oc-
tobre 1873. Pendant les premiers mois, il fut atteint d'une
tièvre muqueuse, qui ne disparut que pour le plonger,
bientôt après, dans une maladie regardée comme incurable
par les docteurs Gériu^ de Rives, et Jollans, de Sillans. Le
premier voyait habituellement le malade, et le deuxième, de
loin en loin seulement. Or Tun et l'autre ont constaté que,
pendant huit mois, il y a eu chez lui paralysie des membres
inférieurs, causée par une grave lésion à la moelle épiuière,
et que le mal, loin de céder à l'énergie des remèdes, allait
toujours eu empirant. Plus dune fois, mon vicaire et moi,
nous avons cru le pauvre jeune homme aux portes du tom-
beau. A la vue de cet état désespéré et de l'inefficacité des
remèdes, M™^ la Supérieure de l'hospice s'avisa de lui sug-
gérer l'idée de s'adresser à Notre-Dame de Lourdes. C'était à
l'époque du grand pèlerinage de Grenoble à cette ville bénie.
Micbalon se sentit à l'instant tellement saisi par cette idée,
qu'il alla jusqu'à concevoir le projet de se joindre aux pèlerins
et de se faire transporter à la fontaine miraculeuse ! Toutefois,
devant l'impossibilité de réaliser un tel projet, il se résigna
à y renoncer, mais non sans peine. Alors, pour le consoler, on
lui conseilla de se vouer à Noire-Dame de l'Osier, si rap-
prochée de nous, lui promettant qu'eu temps opportun on
l'y conduirait en pèlerinage.
« Quelque temps après, il commen»;a une neuvaine en
l'houneur de Noire-Dame de l'Osier, tout en buvant chaque
jour de l'eau de Lourdes. Dès le début, on remarqua une
amélioration sensible dans sa voix, qui était presque éteinte
depuis deux mois. Le voyage à l'Osier fut fixé au 28 oc-
tobre dernier. Avant de l'effectuer. M"" la Supérieure crut
qu'il était prudent de le faire approuver par le docteur.
■~ 12 —
Celui-ci s'y prêta d'autant plus volontiers, qu'initié, dès le
début, à tous ces pieux projets, il les avait, pour ainsi dire,
encouragés lui-même par des paroles qui semblaient affirmer
que si Notre-Dame de Lourdes ou de l'Osier opérait une
pareille cure, il serait le premier à reconnaître en cela un
miracle éclatant. Le malade partit donc le jour désigné, ac-
compagné de la supérieure, d'une soeur tourière et de l'in-
firmier Belin, accoutumé à le porter rà et là, comme on porte
un entant incapable de toute locomotion. A leur arrivée on fut
obligé d'adjoindre un aide à l'infirmier, pour porter le jeune
homme dans l'église. Là, on le déposa sur un banc, où le
Supérieur des Missionnaires Oblats, chargés de desservir le
pèlerinage, vint entendre sa confession ; on l'emporta ensuite
près du chœur, on l'assit sur un fauteuil, et il reçut la
sainte communion. Son action de grâces finie, on le fit sortir,
et après une légère réfection on le reporta à l'église, pour le
placer devant l'autel de la chapelle miraculeuse. C'était
vers les dix heures. Alors commença une messe célébrée à
son intention. Les trois autres pèlerins qui avaient com-
munié avec lui et pour lui y assistèrent et unirent de nou-
veau toutes leurs prières aux siennes. Inutile de dire avec
quelle ferveur notre malade demandait sa guérisonà la bonne
et toute-puissante Marie. La messe se termine, et aucun chan-
gement, hélas ! ne se manifeste dans son état. Michalon
néanmoins ne se décourage pas. Le chapelet à la main, les
yeux souvent fixés sur l'autel, il reste là, seul, jusqu'à une
heure de l'après-midi, renouvelant sans cesse ses plus vives
et ses plus ardentes supplications. A cette heure les deux
religieuses le rejoignent pour lui annoncer que c'est le mo-
ment du départ. Au même instant, l'une et l'autre se sentent
dominées par je ne sais quoi de divin, qui les porte à espérer
contre toute espérance. De son côté Michalon, subissant la
même influence, sent une impression irrésistible, et fait partir
de son cœur un dernier cri de pitié, auquel cette fois la
compassion de la bonne Mère ne résiste pas. Immédiatement
il entend une voix intérieure qui lui dit : « Mets-toi à genoux. »
Le paralytique obéit instantanément, se met à genoux et y
— i;{ —
reste quelque temps sans appui, sur les dalles nues. Comme
on le presse de se relever : a Non, dit-il naïvement, je veux
« finir ma pénitence. » Bientiit après, il se relève seul, et dès
qu'il est debout, on lui présente ses béquilles pour le soutenir.
Il les prend toutes deux de la main droite, va les déposer à
l'angle de la chapelle ; puis revient sans appui, entre dans le
sanctuaire et se prosterne sur les marches les- plus élevées de
l'autel comme pour se rapprocher de sa libératrice, Notre-Dame
de l'Osier. Là, il entre en communication intime avec elle.
M™* la Supérieure, dont les impressions se devinent, à genoux,
pleurait, adorait, remerciait; puis elle se lève, s'avance vers
lui : « C'est assez, lui dit-elle, c'est assez, il faut partir. » Il
n'y eut, de la part du jeune homme, ni réponse ni mouve-
ment. Sur ces entrefaites, Belin et son aide entrent pour le
prendre et le porter à la voiture. Mais quelle ne fut pas leur
stupéfaction à la vue de ce qui se passait !
« Alors, la révérende Mère, s'adressant àl'inGrmier: «Allez
u donc, je vous prie, lui dit-elle, l'avertir que c'est l'heure du
« départ. » Le domestique lui obéit, même immobilité, même
silence. Celui-ci, à ce spectacle, tombe instinctivement à
genoux, et se sent saisi d'émotion; cependant, sur un signe
de la Supérieure, il l'interpelle de nouveau et d'un ton plus
accentué : « Pierre, lui dit-il, notre Mère t'ordonne de partir.
(( Va chercher tes béquilles, et apporte-les à la sainte Vierge. »
Aussitôt, sans hésiter, il se lève avec un air de bonheur in-
dicible, avec un visage tout céleste, qui atteste qu'un regard
de Marie vient de se refléter sur lui ; il va prendre ses béquilles,
et les dépose à l'angle de l'autel. Mais avant de quitter ce
sanctuaire chéri, il veut encore remercier sa bienfaitrice.
Enfin il vient se mettre à la disposition de ses compagnons
de voyage.
« Pendant que s'accomplissait cette scène, plus du ciel que
de la terre, l'aide de l'infirmier était sorti tout agité, troublé,
hors de lui. Quelques personnes, l'apercevant dans cet état,
s'empressent de lui demander ce qu'il a : « Ah ! allez voir vous-
« mêmes à l'église... ce garçon est guéri. En voilà un mira-
f( cle ! )) Le mot r/jtrac/e circule bien vite de bouche en bouche,
— li-
on accourt, et bientôt il y ca foule : chacun vient voir le para-
lytique guéri. Enfin Michalon, s'arrachant h la curiosité uni-
verselle, s'apprête à partir : <( Mais, s'écrie-t-on en le retenant,
il faut « avertir les Pères. » Et aussitôt le jeune homme est in-
troduit au milieu d'eux. Ceux-ci le font causer sur sa maladie,
s'informent du siège du mal, de son origine, deses progrès,
de son intensité, etc. Après examen sérieux, tous, s'accordant
à regarder comme un prodige la guérison si subite d'une para-
lysie de cette nature, viennent à l'église entonner le cantique
de la reconnaissance ; et les chants, les harmonies de l'orgue
et le son des cloches se confondent en un concert d'action de
grâces.
« A leur retour à Rives, nos pèlerins joyeux n'ont rien de
plus empressé que de présenter le paralytique guéri aii docteur
Gérin, qui en croit à peine ses yeux, et ne dissimule pas son
profond étonnement. L'étonnement n'est pas moins grand à
l'hôpital. Tous les malades sont ébahis, et ne reviennent de
leur première surprise que pour s'écrier : « Oh ! c'est vrai-
« ment un miracle 1 » Cependant une voix discordante fait
entendre ces mots: « Oui, il y a là-dessous quelque diablerie,
« aussi ça ne durera pas, » Cette voix était celle d'un pauvre
vieillard qui, depuis longtemps, peut à peine faire quelques
pas. Voyant ensuite notre perclus continuer à se mouvoir, à
aller, venir, sans chanceler : « Toutde même, se mit-il A dire,
le bon Dieu ne ferait pas ça pour tout le monde. »
(( Le lendemain de sa guérison, Michalon vient à la messe et
aussitôt qu'elle est finie, il entre à la sacristie, se jette à mon
cou, il ne fait que me dire ces mots : « Eh bien, mon Père,
« me voilà ! » Puis, me regardant avec un air de bienheureux,
il lui semble que je dois tout deviner, saneuvaine, son pèleri-
nage et le reste. Il balbutie, il voudrait m'expliquer en hâte ce
qui s'est passé. Mais si, dans son émotion, les expressions lui
manquent, tout dans son regard et ses mouvements y supplée
et semble me dire : Mon Père, vous qui m'avez vu si malade
et presque sans parole, admirez ce que la sainte Vierge vient
de faire. — Oh ! bon et simple jeune homme ! Oh ! si sa bouche
n'a pas su tout me dire, si elle n'a pas su m'exprimer son
— in —
amour et sa reconnaissance pour Marie, comme son cœur se
dédommagera bientôt aux pieds de sa bonne Mère !
«11 me quitte, et va se prosterner devant l'autel béni, où il
reste silencieux et fervent, pendant près de deux heures. Et
ces entretiens pieux avec notre Mère céleste, il les renouvelle
chaque jour après avoir entendu ma messe. Aussi Marie lui
continue-t-elle ses faveurs. Pour que son œuvre ne pût être
mise en doute, elle n'a pas voulu jusqu'ici que la santé de
son protégé fût un instant altérée. Dans le fait, toutes les
convictions parmi nous sont généralement acquises à une
intervention divine. Pour tout esprit sérieux, il serait, ce me
semble, bien difficile de penser autrement. Les plus incrédules
ne nient pas tout ce qu'il y a d'extraordinaire dans la tran-
sition subite de l'état désespéré du malade à un état normal ;
seulement, ils prétendent qu'une locomotion violente etsou-
daine peut quelquefois amener un pareil résultat. Mais si
c'est un moyen de la thérapeutique, il est à présumer qu'il a
été tenté plus d'une fois pendant huit mois. Or, l'a-t-il été,
et avec quel succès ? Us prétendent encore que l'ardeur de la
foi, la véhémence des désirs produisent quelquefois ces effets
prodigieux. Ah! s'il en eût été ainsi, quel est le malade qui,
de l'avis de sou médecin *ne s'efforcerait do les produire? Il y
a bien ici, en réalité, une foi qui espère des prodiges, mais
ce n'est plus de la foi humaine, c'est la foi divine, celle de
l'Evangile, à laquelle il a été promis de transporter les mon-
tagnes. En effet, d'après des hommes compétents, la para-
lysie qui nous occupe, paralysie chronique, continue, avec
symptômes de plus en plus alarmants, et qui néanmoins
disparaît radicalement en quelques minutes, est un fait qui
ne peut s'expliquer scientifiquement.
Signé : « Michal, Curé do Rives. »
J'ajouterai quelques détails à ce récit officiel. M. le
Curé de Rives, le dimanche suivant, avait fait espdrer, en
chaire, une fête publique d'action dt3 grâcep, à la très-
sainte Vierge, dès que l'enqiiêle de l'Evéchë serait ter-
— IG —
minée. Nous crûmes donc délicat et prudent de nous
interdire toute démarche, toute publication, en faveur du
prodige, pour écarter jusqu'au moindre soupçon d'ingé-
rence intéressée. C'est ce qui explique le retard du récit
paru dans la Semaine religieuse, en même temps que sa
réserve obligée sur certains points. Nous avons plus de
latitude dans nos annales de famille. Je dirai donc simple-
ment que la science, bien qu'elle dût se refuser obstiné-
ment, plus tard, à en donner un témoignage formel, avait
parfaitement reconnu l'inutilité de tous ses traitements,
et pleinement désespt^ré de la guérison de l'infirme.
La veille mémo du pèlerinage à Notre-Dame de l'Osier,
le docteur, je le liens de bonne source, avait dit à l'hôpital :
« Oh ! le pauvre garçon ! s'il guérissait, je n'hésiterais
pas à constater le miracle: il serait bien de premier or-
dre. » De fait, il paraît que, renseignant trois de ses confrè-
res, réunis le 2 février, pour faire subir au miracle l'exa-
men le plus minutieux, le docteur rapporta le fait de
l'Osier avec beaucoup de loyauté et non sans admira-
tion. Il expliqua ce qui avait précédé la guérison, et
s'attacha à éloigner tout soupçon de tromperie et de si-
mulation.
On fut, parait-il, convaincu, à huis clos, de l'inierven-
tion divine. Pourquoi donc n'a-t-on pas consenti à pu-
blier le fait, du moins aie laisser publier? Pourquoi surtout
le prodigieux euphémisme employé, pour expliquer la
guérison subite, dans le rapport rédigé par un major
d'hôpital militaire, à la suite de l'examen des quatre
docteurs? Analyse faite de l'état antérieur de Michalon,
de plusieurs infirmités très-graves, comme maladie chro-
nique de la moelle épinière , ankylose opiniâtre des
deux genoux, paralysie des membres inférieurs et supé-
rieurs, la relation officielle s'exprime ainsi : « Les sym-
ptômes ont pu être brusquement et notablement amendés,
- 17 -
sous l'inlluence d'une vive iinpresâion morale. » Le mot
n'est-il pas adorable : Sous l'influence d'une vive impres-
sion morale! Je crois entendre la protestation indignée de
sdi'ml Panl : Co)nmutave7'unt veritatem Dei in mendacium.
Celte guérisoQ merveilleuse, dont la renommée s'est
aussitôt emparée, ù la louange de Notre-Dame de l'Osier,
n'a pas laissé de produire une guérison d'un autre genre.
On arem arqué, sans doute, qu'il est parlé de l'aide prêtée
à l'infirmier du malade. Cet homme, qui est tailleur,
et de la localité, ne pratiquait pas depuis assez long-
temps, paraît-il. Atterré par le prodige, dont il devint
aussitôt un ardent et enthousiaste narrateur, il cessa dès
lors de travailler le dimanche ; quelques mois plus tard, il
faisait ses pâques et son jubilé^ il persévère depuis dans
ses bons sentiments.
Un incident d'un autre ordre, tout modeste, je l'avoue,
mais bien touchant, pourrait témoigner encore des inter-
ventions bénies et des conquêtes apostoliques de la
Vierge de l'Osier. C'était en mars 1875. Deux de nos Pè-
res prêchaient le Jubilé à Saint-Clair de la Tour-du-Pin.
Une magnifique plantation de croix en termina les exer-
cices. Au retour de la cérémonie, bon nombre d'hom-
mes, foulant aux pieds le respect humain, vinrent deman-
der aux apôtres un pieux souvenir. On leur distribua
des médailles à l'effigie de Notre-Dame de l'Osier. Ainsi
se termina l'œuvre des Missionnaires, mais non point
encore celle de Marie. Le lendemain matin, à l'heure du
départ, comme l'un des Pères allait sortir de l'église,
tandis que sou compagnon achevait le saint sacrifice, il
fut arrêté, par le seul homme qui se trouvât alors dans
le lieu saint. De haute stature, d'une physionomie très-
honnête, cet homme pouvait avoir trente-cinq ou Irente-
six ans : « Père, dit-il en montrant sa médaille, je n'ai
pas fermé l'œil cette nuit. — Et pourqui)i donc? — Je n'ai
T. XV. «
— 18 —
pas fait ma mission, je ne sais comment ni pourquoi je suis
allé hier, avec tons lesautres, vous demanderunn médaille.
Mais à peine l'ai-je tenue dans la main, qu'elle n'a cessé
de me dire: Ne laisse pas partir les Missionnaires sans te
confesser; il t'arriverait malheur. J'ai voulu me roidir,
me distraire, me livrer au repos, peine inutile ! La voix
ne s'est tue ni le jour ni la nuit, je suis venu de bien
loin ce matin, ajouta-t-il, et par des chemins bien mau-
vais. Est-ce que je ne puis plus faire mes pâques? Ne
consentirez-vous pas encore à me confesser?» On devine
la réponse et le bonheur du Missionnaire. Séance tenante,
il fut confessé et admis à la sainte Table. C'était un bon
père de famille, rendu au devoir et à la vertu par la mi-
séricordieuse intercession de la bonne Vierge de l'Osier.
Sa médaille, depuis lors, nous est encore plus chère.
A ces faiis concernant le pèlerinage et la dévotion de
Notre-Dame de l'Osier, il convient de joindre un aperçu
sur le sanctuaire lui-même.
On sait qu'il a été terminé dans ses parties essentielles
par le R. P. Audruger, en 1870, avec le concours éclairé
et infatigable du R. P. Fayette, qui s'est dévoué à rem-
plir, pour ainsi dire, la double tâche d'architecte et d'en-
trepreneur.
L'ameublement et l'ornementation de l'église ont oc-
cupé l'administration entière du R. P. Roux, de 1871 à
1874. Tous les Pères ont rivalisé de zèle pour cette
œuvre commune, qui exigeait tant de ressources ; mais
tous me sauront gré de dire que le R. P. Montfort a été
l'intermédiaire ordinaire et privilégié des plus nobles fa-
milles et des secours les plus abondants. Des vitraux ont
enrichi une partie du transept, les chapelles latérales et
l'abside, où sont représentés les deux faits merveil-
leux qui président aux origines du pèlerinage. Cinq
autels d'un marbre beau et varié ; une paire de condé-
- 19 —
labres exceptionnellement riche? et distingués ; des tables
de communion en piiTre d'Ecliaillon, anx trois autels
principaux ; une slatue monumentnic do Mai io, dominant
de 3 mètres le grand nulel, et gardée par de prracicux
anges porto-flambeaux, de prandeur proportionnée : tels
sont les meubles ou embellissemenls do l'église, y com-
pris encore un magnifiqno tapis, brodé par des mains
pieuses, au prix de beaucoup de patience et avec beau-
coup d'art. Ses nuances sont dos plus variées, des plus
fiatclies et des plus délicates. 11 reproduit les chiffres
et la couronuo do Notre-Dame de l'Osier, et son nK^rilc
est tel, qu'on ne l'estime pas à moins de dix à douze
mille francs. On devine encore, sans que j'aie besoin
de le nommer, l'heureux et actif promoteur de cotte
œuvre très-remarquable. La piété des fidèles a joint à
tous ces dons plusieurs lampes, dont cinq brûlent de-
vant l'autel miiaculoux; de riches chandeliers, à la plu-
part des autels; .'iin?i que de nombreux ex voto, appendus
anx murs de la chapelle privilégiée. Mais je dois men-
tionner aussi la sp'endide chaire en bois, sculptée à
Metz, oflerte très-gracieusement par le R. P. Michaux,
alors de la maison de Nancy. Le style ogival en est Irès-
pur et l'exécution est irréprochable. Rien de délicat et d'a-
chevé comme les quatre médaillons représentant les
Evangélisles. Avoir fait un tel présent à Notre-Dame de
l'Osier ne suffit point à col excellent Père. Il n'a cessé
d'y joindre d'inappréciables services, au sujot desquels
je dois lui dire toute l'aftection et la gratitude de nos
cœurs.
Toutefois, le pourrions-nous taire? malgré tant de
dons, de fatigues et de dévouement, il reste encore beau-
coup à faire pour donner au sanctuaire sa physionomie
définitive. Ainsi, les lonrelles attendent leurs flèches ; les
cloches leur clocher; une partie du fran>opl o\ lonto U
— 20 —
nef leurs verrières ; les travées leurs confessionnaux au
style de l'église; le chœur des stalles; la tribune ses
orgues, et la façade son achèvement. Déplus, et surtout,
il nous faut pourvoir, chaque année, aux intérêts, il fau-
drait pouvoir dire à l'amortissement des 40 000 francs de
la dette de l'église. La générosité des fidèles^ qui a déjà
tant fait, et que ne provoque plus aussi efficacement la
vue d'un temple inachevé, se ralentit nécessairement; de
sorte que, les temps mauvais y contribuant, on peut
se demander si notre chère église de l'Osier n'attendra
pas, longtemps encore, les compléments et la libération
dont j'ai parlé ! Dieu daigne donner à nos bons et si dé-
voués Pères de voir bénir encore leurs efforts, pour me-
ner à heureuse fin l'œuvre si laborieusement entreprise?
Adressons, avant de quitter le sanctuaire et ses bien-
faiteurs, un dernier et douloureux hommage à la mé-
moire de la très-honorée ]\r''= Francine d'Auberjon de
Murinais, décédée à son château deMurinais, le 13 novem-
bre 1875, à l'âge de soixante-quatre ans. Nul ne saura que
Dieu tout ce que cette âme d'élite, si délicatement géné-
reuse, par-delà même la tombe, a fait pour Notre-Dame
de l'Osier. C'était notre constante et plus digne bienfai-
trice; elle s'est éteinte, au milieu et à la suite d'atroces
souffrances, dans la piété la plus sereine, provoquant
les larmes et emportant la vénération de toute une po-
pulation. Ses œuvres et notre fidèle et religieux souvenir
la béniront à jamais.
3° Maison de l'Osier. J'ai signalé de nombreux chan-
gements dans le personnel, depuis la date du dernier
rapport officiel ; il est inutile de lesmentionner ici dans
le détail.
Actuellement, la maison est ainsi composée : les RR. PP.
Lavillahdière, Supérieur ; Gdmin et Montfort, Assesseurs ;
Gandar, Maître des novices ; Beuf, Avignon, Vassereau,
Chatel, Besson, Hunri, Pichon. Je ne me pardonnerais
pas et l'on rae reprocherait à juste titre de ne pas men-
tionner ici le nom du R. P. Berne, et de taire la doulou-
reuse et terrible épreuve qui a motivé, à nos très-vifs et
unanimes regrets, sa démission de Provincial au mois de
juin dernier. Comme il avait, pour d'impéfieuses raisons
de santé, continué de résider au milieu de nous, en échan-
geant en 1871 la charge de Maître des novices contre celle
de Provincial, nous avons, ce me semble, quelque droit de
revendiquer affectueusement tout ce qui le concerne; et
l'on me saura gré, sauf ce bon Père sans doute, de dire
quelles tortures il a plu à Dieu de lui ménager, cinq années
durant, et quel traitement lui a rendu la santé dont il jouit
à cette heure. Ce mal étrange, localisé d'abord dans l'esto-
mac, s'acclimata définitivement dans les nerfs du côté gau-
che de la face. Il avait été contracté à l'occasion d'une vi-
site duR. P. Provincialdans le Midi, et, chose remarquable,
ce chraat, depuis lor?, provoqua toujours invariablement
des recrudescences de celte affection nerveuse. La science
crut malheureusement à des abcès formés entre les dents.
11 n'en était rien ; la suite le prouva trop. Toutes les
dents turent arrachées et le mal persista. Il persista, en
dépit de toutes les consultations, de tous les remèdes, de
tous les traitements; et Dieu sait si les hommes de l'art
se firent faute d'expédients, tous plus désagréables et
plus douloureux les uns que les autres. Le pauvre malade
faisait pitié. Une anémie extrême l'avait réduit à l'état
de squelette. Son existence n'était plus qu'un enchaî-
nement ininterrompu de douleurs intolérables et indi-
cibles : plus de sommeil, plus de réfection possibles ; la
moindre parole même, le moindre mouvement maxil-
laire provoquaient des paroxysmes inimaginables. Il sem-
blait à l'infortuné patient qu'on lui labourât les joues avec
des grififes de fer, tant les nerfs se tordaient dans d'af-
22 —
freuses convulsions. La mort lui eût été plus douce ; et
notre anxiété grandissait de jour en jour. Dieu mit euQn
un ternie à tant de tortures. On nous signala un spécialiste
fort distingué, major de l'Hôtcl-Dieu de Lyon. Le docteur
Létiévant conclut, en effet, au premier examen cl sans hé-
siter, à la résection des trois nerfs, que la science dénomme
les nerfs temporal, buccal et mentonuier. Cinq millimètres
de nerfs furent donc retranchés sur ces trois points, dans
deux opérations. La première fut très-laborieuse; elle
dura deux heures, les nerfs s'étant, nous dit le chirurgien,
comme déplacés et enchevêtrés, par suite de la longue
et violente conUaclion qu'ils avaient subie. Notre cher
opéré qui, par un sentiment non moins exquis qu^éner-
gique de vertu religieuse, avait formellement tenu à ré-
sider au milieu des pauvres de l'hôpital, dans une
salle commune, dut y rester une quinzaine de jours,
pour laisser aux plaies le temps de se cicatriser. Durant
ce temps, et au premier avis, nos amis s'étaient émus.
Grâce à la prompte et toute spontanée intervention de
M"' la marquise de Murinais et do WM. Desgeorges,
de Lyon, le malade fut traité avec des égards plus
qu'ordinaires. La maison de l'Osier n'oubliera jamais
les procédés vraiment touchants d'une bienveillance si
honorable et d'une affection si délicate. Cependant l'ébran-
lement nerveux, suite trop nécessaire de la terrible opé-
ration, allait en s'affaiblissant, et le malade entrait en
convalescence, quand survint Térysipèle. Les bonnes
Sœurs de l'Espérance de Lyon, que chaque jour voyait
inquiètes et empressées au chevet du malade, sollici-
tèrent alors du docteur avec de plus vives instances l'au-
torisation d'emmener le Père, pour le soigner sous leur
propre toit. Elles furent vraiment inspirées par la Provi-
dence, non moins que par leur cœur, car tous les opérés
atteints de l'érysipèle succombèrent à l'hôpital. Le
— :i3 —
R. P. Berne était à peine installé à l'Espérance, dans l'ap-
partement réservé aux prédicateurs, qu'un imruense
éboulement se proeluisait dans la maison même; les murs
s'écroulaient à dix pas du malade... Les travaux d'escar-
pement du chemin de fer des Dombes venaient d'effon-
drer, dans un précipice de 50 à 60 mètres, la plus grande
partie de la maison ; en sorte que de ce magnilique éta-
blissement Une restait plus que des décombres et quelques
appartements très-compromis. Le mur de soutènement,
mal fondé, s'était aliaissé, témérairement ébranlé depuis
des mois, et cbaque jour, par de formidables coups de
mine. On n'avait à déplorer aucune victime, grâce au
sang-froid et à l'énergie de la Supérieure. Avant de son-
ger à chercher un al)ri pour ses piopres Sœurs, la digne
mère Thérèse s'occupa d'en trouver un pour le malade.
Une famille du voisinage, non moins riche que pieuse,
se fît un honneur de l'accueillir avec la plus généreuse
ella plus exquise hospitalité. De son côté, le major, déro-
geant à toutes ses habitudes, visitait journellement, par
lui ou Tun de ses internes, son client favori. Docteur et
malade s'étaient, en etfet, pris en alTeclion ; le malade,
par une reconnaissance bien légitime; le docteur, à cause
du courage et de la patience de son malade : « Je m'y
suis grandement attaché, disait-il simplement, parce que
c'est un homme de cœur. » Cinq ou six semaines s'étaient
écoulées depuis l'opération. Le résultat, couronné du plus
complet succès, ne laissait rien à désirer. Plus aucun
ressentiment de l'affection nerveuse.
Me sera-l-il permis ici, mon très-révérend et bien-aimé
Père, de dévoiler avec plus de réserve que mon co3ur
ne voudrait les vives et douloureuses anxiétés que vous
avaient fait partager jour par jour tant d'épreuves succes-
sives ; votre attendrissetuent et votre peine en apprenant
le séjour et la situation de l'humble religieux à l'hôpital;
ces mille prévenances, enfin, ces sollicitudes incessantes,
dont l'excellent Père se sentait tonché au-delà de tonte
expression, et qui allaient si heureusement ddlerrainer sa
convalescence? Votre charité venait d'arrêter son départ
pour Bordeaux. La directrice générale de la Sainte
Famille poussa la délicatesse jusqu'à envoj-or de cette
ville, pour le soigner pendant le voyage, une Sœur de
l'Espérance. Cette bonne religieuse, aux soins aussi dé-
voués qu'expérimcnlés, n'eut plus d'autre mission que
de seconder, quelques semaines encore, le bien progressif
dont l'incomparable solitude de Martillac était l'occasion.
L'appétit, la pleine santé, même une sorte d'embonpoint
tout surpris d'envahir, pour la première fois peut-être,
cette organisation jusque- là si frcle, si maladive, ont ré-
concilié complètement le bon Père avec la vie et l'espoir
de servir encore la Congrégation. Il nous est enfin revenu,
pour prendre part à la retraite annuelle que nous donne
à cette heure la parole toute fraternelle et tout aposto-
lique du R. P. Marciial, Supérieur de Talence. Nous
avons salué avec une très-vive joie le retour et la résur-
rection du H. P. Berne. La transformation est complète :
jamais il ne s'est si bien porté. C'est une véritable mer-
veille, opérée par la science, et couronnée par une cha-
rité, un dévouement et des soins, dont nous garderons le
plus reconnaissant souvenir à la bonne Mère Hardy-Moi-
san et à ses filles de l'Espérance de Lyon.
Puisque je signale les épreuves que la maison de PO-
sicr a subies dans ses membres, je ne puis passer sous
silence l'état si douloureux du R. P. Cumin. Tout le monde
sait avec quel courage cet excellent Père a supporté et
supporte encore des souffrances qui l'ont condamné pré-
maturément au repos. Mais, Dieu merci ! la trempe vi-
goureuse de sa constitution n'est pas détruite, et nous ne
doutons pas qu'il ne retrouve, dans un avenir prochain,
sinon ses forces premières, au moins un état de sunté
pntisfaisanf ; c'est ce que nous espérons, et des soins in-
telligents et dévoués dont il est l'objet et de la treuipo
énergique de son caractère.
Le Noviciat ne saurait passer inaperçu, dans ce coup
d'œil jeté sur la communauté. N'en est-il pas l'âme et la
joie ? Il a droit à une mention très-spéciale , et que je
voudrais rendre fout affectueuse. Sous la direction ha-
bile, ferme autant que douce du R. P. Gandah, nos chers
novices se forment, avec d'excellentes dispositions, à
toutes les vertus religieuses; et c'est avec bonheur que
l'on constate, à la fin de leur première année de proba-
tion, le succès manifeste de leurs etibrts. Ils ne sont pas
nombreux, il est vrai. Depuisquelques années la moyenne
est de sept ou huit sujets, y compris les recrues du juniorat
de Notre-Dame des Lumières. Espérons que ce berceau,
tant aimé d'un si grand nombre des nôtres, retleurira :
il a eu de si beaux jours, et nous avons un si pressant
besoin de vaillants et saints ouvriers !
Nos chers Frères convers aussi deviennent rares. Ces
hommes de bonne volonté sont de plus en plus diffîciles
à trouver. Encore faut-il malheureusement compter avec
la récente organisation du service militaire. D'ailleurs,
rendons-leur ce témoignage bien mérité : ceux que nous
possédons comprennent la beauté et la fécondité de leur
vocation ; ils estiment le rôle plus modeste, mais très-
méritoire qui leur incombe ; ils n'ignorent pas de quelle
utilité sont leurs services pour les âmes et la Congréga-
tion ; et les nouveaux venus peuvent, Dieu merci, s'édi-
fier à loisir de l'esprit religieux, des solides vertus, du
dévouement sans bornes de leurs aînés, les Frères profès.
Le R. P. Gandar, si chargé qu'il fût déjà par ses di-
vers emplois de maître des novices, de préfet de nos
Frères convers et d'aumônier des Sœurs, n'a point su
— 26 —
décliner les sollicitations qui le pressaient d'accepter
encore l'économat, pour enrichir d'un nouveau Mission-
naire notre personnel actif. Qu'il eu soit ici remercié très-
affectueusement. Sans rien dérober à ses devanciers, les
RR. PP. Belf et Besson, de l'honneur et des mérites qu'ils
se sont acquis parleur gestion consciencieuse et dévouée,
je puis dire que le nouvel économe nous a rendu, depuis
un an et demi, les plus grands services. Au prix de quel
travail, on le devine sans peine; mais le dévouement à la
famille ne sait point compter avec les sacrifices.
Le R. P. Avignon, nommé pour la deuxième fois curé
de l'Osier, en 1870, administre la paroisse avec le zèle
et la piété qui le caractérisent. Je signalerai particulière-
ment le soin qu'il prend de ses malades. Son abnégation
et sa charité pastorales ne connaissent pas de mesure.
Aussi sa lâche est-elle parfois des plus rudes, surtout en
nos rigoureuses saisons d'hiver. Dans l'année 1875, il a
bien voulu nous prêter de plus, pour plusieurs jubilés,
un concours des plus actifs et des plus appréciés. Ce
digne Père est plein d'ardeur, pour tout ce qui con-
cerne les soins spirituels de son saint ministère. Je ne
sais s'il existe dans le diocèse une paroisse plus abon-
damment pourvue de secours religieux de tout genre : pré-
dications, confréries, œuvres pieuses, etc. La Propagation
de la foi et l'Association de la Sainte-Enfauce sont, entre
autres, établies sur un pied excellent. Le goût très-pro-
noncé et très-entendu du R. P. Curé pour les cérémonies
et reposoirs, sa magnifique voix ajoutent le plus grand
lustre à nos fêtes du pèlerinage, animées encore et gra-
cieusement embellies par la belle musique du R. P. Vas-
SEREAD et les chants de ses habiles choristes. Aussi nos
fêtes sont-elles des plus complètes et des plus attrayantes.
On accourt et de fort loin pour y prendre part. Les pèle-
rins, dans leur admiration, ne nous ménagent pas les
— 27 —
expressions les plus llalleusesel les plus encourageantes.
Comine le prescrivent nos saintes règles, notic maison
s'ouvre surtout aux retraitants ecclésiastiques. Bon nom-
bre viennent cliaque année se retremper en notre douce
solitude, dans les exercices spirituels.
Les visites dont le clergé nous honore, pendant la
belle saison, s'enchaînent ù peu près sans interruption.
Nous avons eu le bonheur d'olïrir, cette année même, à
l'occasion de la conlirniation, l'hospitalité à notre nouvel
et saint Evêquc, Ms'Fava. Sa Grandeur nous a traités
avec une bienveillance extrême, et Elle a daigné mani-
fester, à plusieurs reprises, soit en public, soit dans l'in-
térieur delà communauté, sa haute sympathie pour nos
Pères, et toute sa satisfaction pour leurs travaux et succès
apostoliques. Nos Sœurs ont reçu les mêmes témoignages
de bonté toute paternelle.
Je ne tairai pas non plus le nom si connu de M. le
chanoine Dupuy, que nous considérons comme l'un des
nôtres, et que Dieu conserve, malgré ses soixante-dix-
huit ans, dans une étonnante vigueur. Il vit au milieu de
nou8 et nousTaimons comme la relique vivante et vénérée
des origines delà fondation de cette maison. Notre-Dame
de l'Osier, dont il a ressuscité la dévotion et le pèlerinage,
lui accordera de lougucs années encore. C'est notre plus
doux espoir. LeR. P. ALDRUGER,à l'occasion des noces d'or
deiM. Dupuy, le lui disail.du haut de la chaire, en 1870.
Notre reconnaissanle aU'eciion ne forme pas de vœu plus
ardent. Dirai-je que, toujours jeune d'esprit, de mémoire
et de cœur, l'aimable vieillard, conteur infatigable, est
l'cime et fait le charme de toutes nos fêtes de famille ?
Je saluerai, en terminant, la mémoire du regretté
M. Brissaud, ancien Curé de Vatilieu , paroisse Jimi-
Irophe qu'il a desservie pendant quarante ans avec une
inépuisable charité, et retiré à l'Osier depuis plusieurs
années. Il s'est endormi dans le Seigneur, au mois de
juin dernier, avec les sentiments de la plus tendre piété
envers la très-sainte Vierge, et après une très -courte
maladie. Ce saint Prêtre nous édifiait beaucoup par son
très-grand esprit de foi. L'aménité de ses relations et son
empressement à nous rendre service lui avaient assigné
sa place dans toutes nos réunions intimes. Il a emporté
toute noire afïection et tous nos regrets.
La Maison matérielle a passé, elle aussi, dans ces der-
nières années, par des transformations et réparations
importantes. La porte d'entrée et les parloirs ouvrent
aujourd'hui sur le midi. C'est l'œuvre du R. P. Audru-
GER, qui a, de plus et entre autres, aménagé une très-
belle salle d'exercices au-dessus de la nouvelle sacristie,
qui occupe elle-même l'emplacement du chœur de
l'ancienne église. Le R. P. Roux, sans compter bien
d'autres travaux intérieurs, a donné à l'extérieur des
bâtiments un lustre tout nouveau, dont le besoin se
faisait vivement sentir. Enfin on a créé ou renouvelé,
alors et depuis , nombre d'appartements, meubles et
choses essentielles, qui ont exigé des dépenses consi-
dérables. Ce qui donne à la maison une physionomie
très-agréable et la constitue sur le meilleur pied pos-
sible. Il ne reste plus aujourd'hui qu'à l'entretenir
dignement, et la tâche ne sera pas dépourvue de mérite.
Les divers emplois : sacristie, couture, jardin, cuisine,
chambres, etc., sont consciencieusement remplis. Nos
excellents Frères ne sont avares ni de leur bonne volonté,
ni de leur travail. Cette touchante sollicitude pour les
intérêts de la famille les honore, autant qu'elle nous
console. Voici le personnel de nos bons Frères convers :
FF. Perrin, Viret-Pierre , Delakge, profès perpétuels;
FF. Bouvier, Leray, Baron, profès de cinq ans ; F. Suge,
profès d'un an -, et quatre Frères novices, dont un, le
— 29 —
F. RosAN, prononcera ses premiers vœux à la clôture de
la retraite, Tels sont, mon très - révérend el bien-aimé
Père, les détails qui m'ont paru dignes de fixer voire
bienveillante attention sur le personnel et les œuvres de
celte chère maison de Notre-Dame de l'Osier.
Daignez, en nous bénissant tous, pour nous rendre de
plus en plus dignes de notre si belle et toute sainte voca-
tion, me permettre de ine dire, mon très-révérend et
bien-aimé Père ,
Votre fils très-humble et très-obéissant en Notre-Sei-
gneur, A. Lavillardière, cm. t.
LIAISON D'ANGERS.
Angers, le l^r septembre 1876.
Mon très-révérend et bien-aimé Père,
Il y avait sept ans, à peine, que je faisais mes adieux à
ce beau pays d'Anjou, pour aller travailler successivement
dans nos maisons de Rennes, de Marseille et de l'Osier,
lorsque vous m'exprimâtes votre volonté de me voir
revenir à Angers, poi;r y reprendre un ministère exercé
déjà pendant six ans.
Je quittai donc Notre-Dame de l'Osier, mais je dois bien
l'avouer, je regrellai celte chère maison qui fut autrefois
le berceau de ma vie religieuse; celle gracieuse église, à
la décoralion de laquelle j'avais eu Thonneur de travailler
pendant trois ans, celle Vierge miraculeuse, couronnée,
il y a deux ans, par Pie IX, de ce riche diadème que j'eus
le bonheur de lui présenter à Rome pour le bénir; il
fallait encore s'éloigner do ces populations si souvent
évangélisées par nous, et toujours si fidèles aux traditions
chréliennes.
- 30 —
En compensation, mon très-révérend Père, l'obéissance
me réservait de bien douces joies, elle me rendait à celte
chère maison d'Angers que j'avais vue naître et grandir,
et qtii fut toujours si féconde en travaux apostoliques ; je
revoyais encore le saint et généreux P. Loevembruck, mo-
dèle parfait du vaillant Missionnaire, soldat intrépide
à qnalre-vingt-un ans, toujours debout sur le champ
de bataille ; je vivais de nouveau au milieu de cet excel-
lent clergé angevin, à l'accueil toujours si cordial, et d'une
entente si fraternelle avec nous.
Mais, bien-airaé Père, que les choses avaient changé !
« Cette maison d'Angers, disait le R. P. Soullier, Assis-
tant généial, dans son rapport au Chapitre général, a eu
son époque brillante; elle est beaucoup moins active au-
jourdluii ; la guerre, les changements fréquents de Supé-
rieur et de Missionnaires, et surtout, il faut le reconnaître,
l'insuffisance croissante du personnel, expliquent ce
ralentissement.» Un de mes prédécesseurs attribue, dans
son compte rendu, cotte diminution d'activité à notre
fondation de Ponlmain, et au concours de plusieurs com-
munautés de Missionnaires.
Quoiqu'il en soit, mon bien-aimé Père, celle décadence,
imputable aux seules circonstances défavorables, dut alar-
mer le nouveau Provincial; car, dans sa première visite, il
écrivit dans nos registres les paroles suivantes: «Préoc-
cupé comme nous le sommes de la situation de la maison
d'Angers, au point de vue des travaux apostoliques, nous
croyons devoir implorer, d'une manière spéciale, l'inter-
vention du Sacré Cœur de Jésus ; à cet effet nous ordon-
nons une neuvaine, etc. »
La neuvaine, mon très-révérend Père, produisit son
effet, et les prières furent exaucées. Quelques mois après,
un de nos amis, M. Aubry, avocat à Angers, à Toccasion
de mon retour, insérait dans les journaux religieux de la
— 31 —
ville des paroles blenvei!l;intes, capables de ranimer le
zèle du cl< rgé pour les missions, ft la confiance envers
les Rlissionnaires. Los Prèlros avaient compris l'appel, cl
en venant nous souhaiter la bienvenue, s'inscrivaient
pour de nombreux travaux.
Déjà plus de trente demandes étaient acceptées, lors-
que le jubilé fut promulgué.
Il fallut dès lors se mettre en campagne. Les ouvriers
évangéli jucs, décidés à faire bonne contenance devant
une si belle moisson, reçurent avec joie le lot que l'obéis-
sance venait de leur assigner. Los RR. PP. Dufour, Gil-
LET, Reynadd, RoNNEMAisoN et Roux réunirent leurs forces
pour faire face à quatre-vingt-quatorze travaux dont un
bon nombre exigeaient plusieurs Missionnaires. Il faut
bien l'avouer, mon bien-aimc Père, sans un secours spé-
cial du bon Dieu, cinq Missionnaires n'auraient pu à eux
seuls supporter le poids de tant de fatigues.
Je me bornerai à vous donner des chiiiVes qui, prou-
veront et les généreux eûorls des ouvriers et surtout la
confiance dont nous bonore le clergé de l'Anjou.
Depuis le mois d'octobre, les cinq Missionnaires ont
prêclié vingt-cinq missions ou jubilés ; trente-sept ado-
rations précédées do quelques jours de retraite; huit re-
traites de première communion; vingt-quatre relrailes
dont huit dans de grandes communautés religieuses, entre
autres celles des religieuses ïrappislines d'Angers et de
Laval, les autres dans différents établissements ; un cai ôuie
à Baugé; le mois de Mario à Angers; en tout, quatre-
vingt-quatorze. Déjà cinquanle-deux travaux sont promis
depuis le commencement de ce mois jusqu'après Pâques.
Entronsraaintenantaudépùtde mendicité, où le 11. P. Ey-
MÈRE continue les traditions de dévouement et de zèle de
ses prédécesseurs. C'est là surtout que s'applique d'une
manière touchante noire belle devise : Pauperes evange-
— 32 —
lizantur. Chaque dimanche le Père aumônier distribue à
ses pauvres le pain de la parole, qu'il sait multiplier dans
les grandes fêles, pendant le Carême et surtout pendant
la retraite pascale. Tous les ans, des retours sincères
viennent récompenser son zèle, et toujours, au moment
de la mort, munis des sacrements de l'Église, des pauvres,
consolés, s'en vont avec confiance dans un monde meil-
leur. Malgré son aumônerie, le R. P. Eymère va aussi
quelquefois en mission.
Enfin, mon très-révérend Père, pour abréger, je laisse
dans le secret les prodiges do grâces et de conversions
que le Seigneur se plaît à opérer dans les âmes, par le
ministère des Oblats de sa sainte Mère. En effet, nos tra-
vaux sont l'occasion d'un grand nombre de faits merveil-
leux pour le salut de plusieurs; Dieu les permet souvent
pour soutenir admirablement le courage des Missionnaires,
qui n'en sont que les humbles instruments.
Mais en terminant ce rapport, je suis heureux de vous
dire, mon bien-aimé Père, que les faits si consolants que
nous venons de vous faire connaître pour réjouir votre
cœur, vos Missionnaires d'Angers les doivent, après Dieu,
au caractère franchement apostolique de leur prédication,
au maintien des traditions de nos ancêtres dans la Congré-
gation, et à nos splendides fêtes de missions, dont la ma-
jesté et l'enseignement frappent les populations, et gra-
vent pour toujours, dans les âmes, les vérités de la
religion.
Bénissez vos enfants d'Angers, ainsi que leurs travaux,
afin qu'aujourd'hui, comme autrefois, ils travaillent pour
la gloire de Dieu, de Marie Immaculée et de notre chère
Congrégation.
Agréez, mon très-révérend et bien-aimé Père, l'ex-
pression de ma filiale et respectueuse aûection en Jésus,
Marie, Joseph. Marins Roijx,o. m. i.
— ;}3 —
MAISON DE SAINT-.IEAX DAUTUN.
Aulun, le 2-2 octobre 1876.
Mon très-révérend père ,
Je vous envoio le rapport succinct de nos tr.ivaux à par-
tir du mois d'octobre i873 jusqu'à la même époque de
celte année.
En jetant les yeux sur la liste, je trouve dix jubilés,
dix grandes missions, trois retraites pascale-, quatre re-
traites de congrégation, seize retraites de première commu-
nion et de confirmation ; en tout, quarante-trois travaux.
Vous voyez que les Missionnaires de la maison de Saint-
Jean ont eu leur part de fatigue pendant l'année du Ju-
bilé. Quel a été le résultat de leurs efiorts? Je ne puis
mieux vous le faire connaître qu'en citant les paroles de
S. Gr. Msf TEvêque d'Autun, dans la circulaire par
laquelle il annonçait la prolongation du Jubilé jusqu'à
Pâques de celte année.
« J'ai eu la consolation, dit Ms'" Perraud, d'apprendre
que dans presque toutes les paroisses où le Jubilé avait
pu être fait, et là surtout oîi il avait été prêché sous
forme de mission, il y avait eu d'abondants fruits de salut.
Partout la parole sainte a été entendue avec assiduité,
empressement, bon vouloir; et les Missionnaires, qui se
sont multipliés pour suffire à tant de demandes, Francis-
cains, Pères de la compagnie de Jésus, Oblals, ont va
leur zèle apprécié par les ûdèles, et béni par le Sei-
gneur.
«Je dois des remercîments à tous ces ouvriers aposto-
liques et particulièrement aux Pères Oblals de Saint-Jean,
qui,depuisrouvertiiredu Jubilé, n'ontpaspris unmoment
de repos, et ont moins compté sur leurs force-? que sur
T. XV. a
— 34 —
leur courage pour répondre aux incessants appels de
MM. les Curés. »
Nous avons fait certainement tout ce qui a dépendu
de nous pour aller au secours d'un certain nombre de
ceux qui nous ont demandés; mais nous avons eu la
douleur de refuser au moins autant de travaux que nous
en avons accepté.
Dieu a vu noire bonne volonté ; il a soutenu nos for-
ces et béni nos efforts, malgré l'opposition rencontrée
dans certaines paroisses. Et à ce propos je ne puis mieux
faire que de vous citer une lettre que l'on m'écrivait à la
suite d'une mission préchée dans une grande paroisse,
un chef-lieu de canton :
«Je viens vous exprimer la vive reconnaissance qui est
justement due à vos Missionnaires pour tout le bien qu'ils
ont fait à ma pauvre paroisse. C'est avec regret que je
n'ai pu le faire en public, mais les dispositions de notre
bourgeoisie pour tous les ordres religieux m'imposaient
cette douloureuse réserve.
« Pour moi et pour l'immense majorité de la population,
vos Pères ont été des hommes de Dieu, les vrais apôtres de
Jésus-Christ. La sympathie générale leur est acquise, et
ils laissent après eux un doux et fructueux souvenir. Je
n'oublierai jamais les larmes heureuses qu'ils m'ont fait
verser. Tout ce qui a du cœur dans ma paroisse tient le
même langage.
«Qu'ils prient Dieu pour nous ces bonsPères, et que le
bien durable qu'ils ont opéré soit un dédommagement ù
toutes leurs peines ! Le vrai bien est souvent sans éclat,
mais il demeure, c'est le cachet des œuvres de l'Eglise.
Oui, merci ! mille fois merci !... »
Nous avons parfois rencontré les ditBcultés mention-
nées par ce bon Curé ; mais nous pouvons dire aussi que
nous avons rencontré dans certaines paroisses des familles
— 35 —
qui nous ont puissamment aidés, dans le reloui de$
pécheurs, par les exemples d'édification qu'elles don-
naient. Là, le succès était à peu piès complet ; et cela
prouve que, si l'exemple parlait tonjoui? d'en haut, les
populations seraient bientôt régénérées.
Maintenant, mou très-révérend Père, je ne puis me
dispenser de vous mentionner la nouvelle œuvre qui nous
a été confiée. Le gouvernement, ayant acheté de l'Evêché
la moitié du parc dont nous avions la jouissance, a fait
construire des casernes sur ce terrain. Au mois de mai
dernier, les soldats sont arrivés pour occuper ces casernes.
Il leur fallait un aumônier. Monseigneur a jugé à propos
de nous confier cette œuvre de zèle; et le R. P. Bonne-
maison a été présenté par le R. P. Provincial comme
aumônier militaire. Ce bon Père a essayé tous les moyens
pour opérer un peu de bien parmi ces pauvres jeunes
gens; mais jusqu'à ce jour son ministère s'est à peu près
borné à dire la messe le dimanche. Avec l'aide de quel-
ques bons officiers du régimi-nt, il vient d'organiser un
cabinet de lecture à la caserne. Il s'y rend tous les soirs,
et il espère pouvoir faire là quelques conférences. Les
enfants de troupe ont été spécialement l'objet de son zèle,
et ils ont répondu ù son attente.
Le R. P. Brun, Curé de Saint-Jean pendant treize ans,
nous a quittés, au commencement de cette année, pour
aller à Talence. Les fatigues et sollicitudes qu'il s'était
imposées pour les réparations de son église avaient altéré
sa santé, et un climat plus doux lui était devenu néces-
saire. Il est parti, emportant les regrets de ses parois-
siens et l'estime de l'administration diocésaine, comme
l'a témoigné Monseigneur dans une lettre parliculièro.
Le R. P. Bernard, de la maison de Saint-Andelain, est
venu prendre sa place. Avec l'aide du R. P. Bonnemaison
comme Vicaire, il continue les œuvre? de dévounneiit
— 36 —
que les Oblals ontcréées dans ce pauvre faubourg d'Autan.
En terminant ce court rapport, je dois indiquer les
noms des Missionnaires qui, avec le Supérieur, ont contri-
bué aux travaux. Ce sontlesRR. PP. Bautet et Pays, tout
le temps ; le R. P. Larose, seulement pendant quelques
mois; le R. P. Bonnemaison, qui nous est arrivé au mois
de février, et enfin le R. P. Michel, qui a bien voulu quit-
ter ses fonctions de Vicaire pour nous aider dans quatre
paroisses. Je remercie ces bons Pères de leur obéissance
parfaite, et du zèle admirable qu'ils ont montré dans les
missions difficiles qui leur ont été confiées.
Voilà, mon très-révérend Père, ce que vos enfants ont
fait avec l'aide de Dieu pendant Tannée qui vient de
s'écouler. Ils ont été heureux de se sacrifier pour le salut
des âmes et la gloire de Dieu. Daignez nous bénir tous,
afin que nous puissions voler à de nouveaux travaux, et
agréez l'assurance de l'affection la plus respectueuse de
tous vos enfants de la maison de Saint-Jean.
Votre tout dévoué et respectueux fils en Jésus et Marie,
M.-J. ROYER, 0. M. I.
REVUE DES SANCTUAIRES ET PELERINAGES
NOTRE-DAME DE SION.
Le R. P. CoNRARD nous initie par le compte rendu sni-
vant aux principaux pèlerinages, accomplis à Sion,
en 1874 et 1873. Le sanctuaire est visité de plus en plu?,
et les magnifiques réparations faites à l'église et à la
maison de communauté, la présence d'un juniorat iloris-
sant, l'installalion plus commode des pèlerins, tout est
devenu un élément de progrès et un attrait pour la piété,
sur la montagne de Sion.
Écoutons le R. P. Conrard :
« Arrivé à Sion dès les premiers jours de juin 1874,
j'aurais pu, sans doute, réunir de nombreux détails sur
les concours réguliers et extraordinaires qui ont amené
tant de pieux pèlerins aux pieds de Marie. Mais j'ai pensé
qu'en réduisant aux anniversaires du couronnement
de 1873 le récit de ces autres fêtes, dont le caractère de
piété s'accentue et se résume avec toute la majesté, tout
le grandiose possible, j'aurais sullisamment accompli la
lâche, bien douce, qui m'est imposée.
« Je débute par le premier anniversaire du couronne-
ment. Dès la veille du 8 septembre, la Sainte Montagne se
couvrait de pèlerins. Les trois belles cloches de la tour
monumentale annonçaient l'arrivée de M^^' Foulon, Évêque
de Nancy, qui tenait à présider les grandes solennités du
lendemain. Lorsque le vénéré Prélat donna la bénédiction
du très-saint Sacrement, à la tombée de la nuit, l'église,
devenue trop petite, ne pouvait plus contenir la foule. La
soirée était splendide. Nul vent ne soufllait sur la mon-
tagne, et tout portait au silence et au reciieillemonl, ou
— 38 —
plutôt aux charmes de la piété. Durant le calme de la
nuit, on voulut renouveler, du moins en petit, la grande
scène de l'année précédente. On avait renoncé, il est
vrai, à l'appareil électrique, dont les puissants rayons, en
tombant sur la statue aérienne, faisaient croire à une
apparition; mais les chandelles romaines et les fusées
montaient comme des nuages d'encens lumineux devant
l'image de Marie, qui semblait sourire à ses enfants ^ et
la foule ravie lui envoyait les cantiques de l'amour. Du
haut de son trône, Marie put entendre répéter jusqu'à
trois fois ces paroles d'un de nos chants les plus popu-
laires :
Oui, je veux, 6 tendre Mère,
Jusqu'à mon dernier soupir,
T'aiiner, le servir, te plaire,
Et pour toi vivre et mourir.
« Il était doux d'entendre ce cri de tout un peuple,
semblable à la voix des grandes eaux, et qui faisait venir
sur les lèvres ces paroles du prophète-roi : aMirabiles ela^
tiones maris, mirabilis in altis, Dominus. » Les feux de
Bengale, qui semblaient rivaliser d'ardeur dans leurs
élans avec les voix de la foule, s'éteignaient, et les
chants duraient encore. La statue monumentale n'appa-
raissait plus avec son front couronné d'étoiles, et ses
mains ouvertes, d'où la bénédiction descend; elle était
rentrée dans l'ombre. C'était alors, comme le disait un
témoin oculaire, le symbole, le mystère de l'amour pas-
sant du visible à l'invisible. C'est à cette heure que l'on
peut apprécier à loisir le bienfait de la foi.
« Il est onze heures du soir; entrons à l'église. Tout
y est calme et recueilli dans la prière. Les confessionnaux
sont assiégés, et le spectacle est des plus consolants. A
minuit, les messes commencent et se continuent à six au-
tels, pendant toute la matinée.
— 39 — .
0 Le jour s'annonce aussi beau que la nuit avait été
belle, et le soloil, en éclairant de ses premiers rayons la
grande statue de la tour, semblait Tenlourer d'un vêle-
ment d'or : ((la vestitu deaurato. » Aux tourelles, étaient
suspendues de nombreuses oritlummes aux couleurs de
Marie et de Pie IX. D'autres orillammes, tloltanl au baut
de grands mâts, échelonnés sur deux rangs, ressemblaient
à des jalons plantés sur des routes célestes, La procession
devait passer par là. Un magnifique arc de triompbe
s'élevait aux abords du sanctuaire; on avait suspendu à
son dôme une corbeille quadrangulaire, portant un tou-
chant symbolisme, où se renconlraientà la fois les regrets
et les espérances de la patrie en deuil. Ici, nous devons
des remercîmenls au zèle intelligent, au bon goût du
P. Michel, qui avait élé chargé de cotte partie de la fêle,
et qui s'en est acquitté à la grande satisfaction de tous. Il
est vrai qu'il a trouvé, dans les junioristes, un ardent et
généreux concours. A eux aussi, nos bien sincères félici-
tations. Durant toute la uKilinée, la foule allait grossis-
sant, et la table de communion était garnie de convives;
les autels latéraux deviennent, à leur tour, les tables du
festin eucharistique.
« A dix heures. M*'' de Nancy, revêtu de ses habits
pontificaux, traversait processionnellement l'église, pour
monter sur la plate-forme de la tour, et y offrir le saint
sacrifice, en face de tous les pèlerins, réunis sur la place,
à l'ombre des grands tilleuls. Deux cents prêtres for-
maient le chœur; l'année précédente, ils étaient plus de
quinze cents, et néanmoins, les chants de ce premier
anniversaire étaient eux aussi pleins de majesté, d'enthou-
siasme. Tous les cœurs, entraînés par un irrésistible élan,
étaient émus comme les voix. Après l'évangile, M. l'abbé
Scheltien, l'éloquent curé de Saint-Eustache à Paris, est
monté dans une chaire, improvisée en plein air, la même
— -iO —
qui avait servi, au jour du couronnement, à M. l'abbé
Besson, aujourd'hui Évêque de Nîmes. Dans un langage
aussi brillant que facile, et souvent ému, l'orateur a cap-
tivé l'attention de la foule profondément recueillie. Recon-
naissance pour le passé, demande pour le présent et
l'avenir : telles ont été les deux pensées de son discours,
où l'on sentait les battements d'un cœur français et lor-
rain à la fois. Le vénérable Evêque de Nancy, visible-
ment ému par les paroles de son ancien condisciple et
ami, s'est entendu rappeler, en présence du clergé qui
l'entourait de ses sympathies et de sa vénération, ceux
de ses prêtres qui lui avaient fait leurs adieux, à la clô-
ture de la retraite pastorale, dans une scène déchirante,
et qui étaient alors absents de son diocèse, en ces joies de
la mère patrie, souvenir touchant et douloureux pour son
cœur de Père... A la fin du discours, Sa Grandeur est
remontée à la chapelle de la tour pour y continuer l'of-
fice pontifical.
« La moitié de la fête était passée. A deux heures les
rangs se pressent, la foule s'accroît pour assister à la pro-
cession . On peut évaluer à quinze ou vingt mille le nombre
des pèlerins. L'heure venue, et au signal des cloches, le
défilé des bannières votives commence. Notre-Dame de
Sion ouvre la marche, portée par les novices Oblats de
Nancy, pour lesquels ce jour est «n pèlerinage de tradi-
tion. On voit apparaître, tour à tour, les bannières de
Metz, de Strasbourg, de Château-Salins, de Lixheim, tou-
jours en deuil, portées par des délégués de ces mêmes
villes. L'étendard de Pont-à-Mousson est suivi d'une dé-
putation de séminaristes accompagnés de leur vénérable
supérieur. Après les quarante bannières, qu'il serait trop
long d'énuraérer, voici venir les riches reliquaires de
saint Gérard, fondateur du pèlerinage au dixième siècle,
et la précieuse relique du voile de la très-sainte Vierge,
— 41 —
portûe par dmix prètros eu dalmatiques, la statue de
Notre-Dame de Sion, et les ex-voto du courouneinont. En-
fin, Monseigneur, avec sa chapelle, termine la proces-
sion, qui déroule ses longues files autour de la montagne
nu chant des cantiques de la Sion terrestre, prélude des
chants de la Jérusalem céleste.
« La procession, revenue au pied de la tour, écarte ses
rangs pour livrer passage aux bannières triomphantes, et
au vénéré Prélat, qui remonte sur la plate-forme pour la
troisième fois. Les fidèles, redoublant d'ardeur, entonnent
les Litanies de la très-sainte Vierge. C'est la dernière
heure, le dernier chant à Marie; puis les voix se taisent,
le silence se fait, les pèlerins se prosternent, et le Dieu de
l'Eucharistie, que le Pontife tient en ses mains, alors
suspendues entre le ciel et la terre, bénit la foule émue,
qui se relève aussitôt, au chant final du Te Deum. A l'une
des fenêtres de notre maison, donnant sur le plateau de la
montagne, on voyait se dessiner les traits fatigués de celui
qui est l'ûme de ces belles manifestations, et qu\ine ma-
ladie cruelle forçait alors à prendre un repos absolu.
Vous avez nommé, sans doute, le bien cher P. Michadx.
Il jouissait en silence de ce magnifique spectacle et s'asso-
ciait à la piété des pèlerins et au triomphe de Marie Im-
maculée. II recevait ainsi la plus douce récompense que
son zèle infatigable puisse ambitionner ici-bas.
(( L'heure du départ était arrivée, et les pèlerins ne
pouvaient se résoudre à quitter la montagne et ses
grands horizons. Ils avaient revu quelque chose des
beautés mémorables du couronnement. Pour quelques-
uns, la pensée de l'exil était là. Il fait si bon dans la
patrie! Que de supplications et de larmes secrètes! Les
bannières des pays annexés sont une prédication vivante
et une source de bénédiction pour le pèlerinage. Le
sanctuaire devient vraiment un lieu de repentir et de con-
— 42 —
version. Que de visiteurs indifférents, en s'arrêtant devant
ces bannières couvertes du crêpe de deuil, ont senti des
larmes et des sanglots monter de leur cœur à leurs yeuxl
Nous en avons été plus d'une fois les témoins. C'est que
ces étendards prient, pleurent et espèrent. « Spesl »
Puisse, bientôt, se lever le jour de la délivrance !
et « que des sommets de Sion, comme le dit si bien
« M^' l'Évéque de Nancy, dans sou beau Mandement pour
« le couronnement, l'horizon ne soit pas à jamais borné
« par une frontière ! » Alors, ce sera le jour de l'Alsace,
de la Lorraine, de la France; le jour du triomphe et de la
résurrection. Alors, les collines auront des tressaillements
d'amour, et les membres morts sortiront de leurs sépulcres.
« Montes et colles exultabunt Domino, et ossa humiliata. »
(( L'oclave de l'anniversaire a été très-bien suivie. Encore
que le temps n'ait été favorable que deux jours dans toute
cette semaine, les pèlerins bravèrent la pluie et la tem-
pête pour venir rendre à Notre-Dame de Sion le tribut de
reconnaissance et d'amour, qu'ils n'avaient pu lui offrir
au jour de la grande fête. Chaque jour, il y avait grand'-
messe à dix heures et vêpres à deux heures, chantées
solennellement par les enfants du juniorat, et suivies du
salut du très-saint Sacrement. Chaque jour, aussi, sermon
à la messe, et souvent allocution après vêpres, ou le mot
d'adieu, avant le départ. Ces solennités occasionnent
quelques fatigues, il est vrai, mais c'est alors qu'on
éprouve la vérité de ces paroles de saint Augustin : « Ubi
« amatur, non laboratur, aut si laboratur, labor ipse ama-
« tur. » Le saint tribunal, surtout, offre de grandes con-
solations, et l'on y constate de nombreux retours. Nous
avons remarqué que la grande fête du couronnement a
laissé de profondes impressions dans des âmes dévoyées;
elles n'ont eu de trêve et de repos qu'eu revenant à
Sion, achever leur réconciliation avec Dieu.
— 43 —
«J'arrive à une deuxième fête, à un des pèlerinages les
plus marquants de l'année 1873, et dont l'inilialive re-
vit'nt au R.P.Michaux. Je veux parlerda pèlerinage du pe-
tit séminaire de Pont-à-Mousson; il comptait trois cents
élèves, ayant à leur tête le digne supérieur, M. l'abbé Gora-
bervaux, et la plupart des piofesseurs, Cette belle mani-
festation était fixée au IG juin, jour où toute la France
était convoquée à faire sa consécration au Sacré Cœur.
Vers les dix heures du matin, nous étions sur le plateau
avec une quarantaine d'ecclésiastiques, qui étaient venus
prendre part à la fête, et mêler leurs joies et leurs chants
aux joies et aux chants de ces enfants, dont quelques-uns
étaient leurs élèves et leurs protégés. C'était essentielle-
ment une fête de famille. Mais je cède ici la plume au
R. P. Zabel, qui a bien voulu envoyer à l'Espérance de
Nancy la relation d'une journée qui comptera dans les
fastes du petit séminaire de Pont-à-Mousson, comme dans
ceux du sanctuaire de Notre-Dame de Sion et du diocèse :
« Chaque printemps ramène de nombreux pèlerins et
d'édifiants concours à Notre-Dame de Sion. Les premiers
communiants viennent de fort loin au rendez-vous tradi-
tionnel. Le lundi de la Pentecôte, tout en conservant son
chiffre de plusieurs milliers de pèlerins, se passe d'une
manière toujours plus édifiante. Cette année a déjà joui
de plusieurs faveurs exceptionnelles.
« Mg"" l'Evéque de Nancy, ù la suite de sa première
tournée de confirmation, vint présider l'ouverture et la clô-
ture du mois de Marie. Cette clôture coïncidait avec le pre-
mier jour de l'Octave du très-saint Sacrement. Précieuse
Octave pour les gardiens du sanctuaire et pour les pa-
roissiens, qui eurent le bonheur de jouii-, pendant une
semaine entière, de la présence et de la bénédiction quo-
tidiennes du premier pasteur du diocèse. Ccsbénédictions
préparaient une autre joie ; car l'exemple du Prélat avait
— u —
fait nailre une pensée qni fut vivement accueillie par
l'âme ardente du digne supérieur du petit séminaire de
Pont-à-Mousson. Il s'agissait (chose inouïe dans les fastes
du diocèse) d'organiser une grande promenade-pèleri-
nage à Notre-Dame de Sion. M. l'abbé Gombervaux vint
visiter la sainte montagne pour examiner l'emplacement
et les ressources, et tout fut arrêté pour le 16 juin.
« Trois grandes pensées présidaient au choix de cette
journée, devenue justement mémorable : célébrer le
deux-centième anniversaire de la première apparition de
Notre-Seigneur à la bienheureuse Marguerite-Marie au
monastère de Pa?ay-le-Monial ; fêter le premier jour de la
trentième année de l'élection de l'incomparable Pie IX, si
glorieusement régnant; enfin accomplir l'acte de consé-
cration au Sacré Cœur de Jésus, pendant qu'à Paris on
bénissait la première pierre de l'église du Vœu national.
L'idée était grande : sa réalisation ne laissa rien à dési-
rer. C'était un solennel acte de foi : il eut son épreuve,
car la journée du 15 fut orageuse et menaçante, mais
celle du 16 fut sereine. Le soleil effaça le souvenir de
la température de la veille, sans toutefois trop échauffer
l'atmosphère. Le ciel favorisait évidemment les vœux des
jeunes lévites.
« A huit heures du matin, la caravane amenée de Pont-
à-Mousson à Nancy par un train spécial, arrivait en gare
de Vézelise, et prenait à pied la direction de la sainte
montagne. Déjà, du sommet, mille regards impatients sui-
vaient tous les mouvements des jeunes pèlerins. La mar-
che était accélérée, car tous les cœurs étaient ardents.
Bientôt les clochers du sanctuaire saluèrent l'approche
des trois cents Mussipontains. L'ascension de la montagne
se fit à la manière d'une prise d'assaut. M. le Supérieur
marchait à la tête de la colonne et modérait l'ardente
impétuosité de plusieurs, qui convoitaient l'honneur d'ar-
— 45 —
river les premiers. Au signal, tous se trouvant sur le
plateau en face de la majestueuse statue de Noire-Dame
de Sion, de toutes les poilrines, ou plutôt de tous les
cœurs, éclate, comme d'une seule voix, le chant du
Salce Regina. Celait le premier salut envoyé à la Protec-
trice de la Lorraine.
« Après quelques instants de repos, les pèlerins entrè-
rent à l'église dans un ordre parfait et la messe com-
mença. L'évangile cbanlé, le R. P. Michaux, dans un
langage à la fois simple et pathétique, rappela à ses
jeunes auditeurs qu'ils venaient prier pour l'Eglise, pour
le souverain Pontife et pour le premier pasleur du dio-
cèse, pour leurs familles et pour la France, pour leurs
bons maîtres et pour eux-mêmes, afin de devenir un
jour de saints prêtres. Sa voix trouva de l'écho dans
tous les cœurs.
« Userait difficile deredire les impressions produites par
les centaines de voix qui exécutèrent le chant de la messe
avec une gravité, une piété et un ensemble remarquables.
Quelques morceaux de musique furent particulièrement
l'objet de l'admiralion. Après la messe, on passa de l'é-
glise au réfectoire. Il ressemblait un peu à celui des en-
fants de Dieu en route pour la terre promise. Les arbres
séculaires de Sion formaient les pavillons, la terre ser-
vait |de table , la pelouse remplaçait la nappe , et les
pierres brutes étaient devenues des sièges. Tout allait
à merveille. Pas de préoccupations , un bon appétit et
un cœur joyeux. La lable des maîtres touchait à celle
des élèves. Elle comptait un grand nombre de prêtres
venus sympatbiquement à une i'éle, dont quelques-uns
avaient été les inspirateurs généreux.
« A deux heures, la procession s'organisait au chant
da Magnificat. Ce fut le moment le plus louchant. La
croix processionnelle du séminaire ouvrait la marche;
— 46 —
venait ensuite une bannière aux cœurs de Jésus et de
Marie, la belle bannière de la Congrégation, celle de
saint Louis de Gonzague, la précieuse relique du saint
Voile, le beau reliquaire de saint Gérard, la statue de
Notre-Dame de Sion, sur son riche brancard, trois cœurs
en vermeil sur un beau coussin de soie blanche et
d'or, portés par des ecclésiastiques en dalmaliques et
par les séminaristes en habits de chœur aux nuances
bleues et roses. Impossible d'exprimer les impressions
des assistants. Plusieurs fois, surtout au chant du cantique
spécial de Notre-Dame de Sion, elles se traduisaient par
de douces larmes. L'harmonie des voix et des instruments
produisit un efïet des plus heui"eux. La rentrée dans le sanc-
tuaire s'efieclua an chant enthousiaste du Te Deum, suivi
immédiatement du salut solennel du très saint sacrement.
Avant la bénédiction, M. le Supérieur, quittant les degrés
de l'autel, monta en chaire, et, un cierge à la main, pro-
nonça l'acte de consécration au Sacré Cœur de Jésus,
que tous les assistants, séminaristes, Oblals, paroissiens
et nombreux étrangers, suivaient dans le plus profond
recueillement.
« A la sortie, les élèves prirent à la hâte un petit goû-
ter et les groupes se formèrent pour le départ. Le Sub
tuum fut le salut d'adieu à Notre-Dame de Sion. Aussitôt
nos voyageurs pèlerins reprirent la route de Vézelize, et,
conformément au désir du vénérable doyen, ils traversè-
rent la petite ville, musique en tète, en se rendant à l'église.
Le Saint-Sacrement étant salué, ils reprirent sans délai la
direction de la gare. A six heures, ils étaient tous en
chemin de fer, emportant les douces émotions d'une
journée qui n'avait eu que le défaut d'être trop courte.
« En quittant le sanctuaire de Notre-Dame de Sion, les
séminaristes de Pont-à-Mousson ont déposé aux pieds
de la très-sainte Vierge trois cœurs en vermeil, sym-
— 47 —
boles représentant les trois divisions des élèves du sé-
minaire. Dans le cœur de tous les témoins du pèleri-
nage, ils ont laissé trois souvenirs : le souvenir de leur
piété, le souvenir de leur bonne tenue et le souvenir de
la grande édification d'un si beau jour. Bénis soient,
après Dieu et Marie Immaculée, les inspirateurs et direc-
teurs de cette toucbante fête, qui nous a redit si cloquem-
raent que la piété est utile à tout ; elle prépare les vrais
charmes de la vie présente et la sécurité de la vie future.
« Un ancien élevé du pelil séminaire de Pont-.i-Mousson.»
Pour compléter les faits les plus saillants du pèlerinage
dans le cours de cette année 1875, il me reste à vous
parler, mon révérend et bien cher Père, du deuxième
anniversaire du couronnement. Pour éviter des redites
inutiles et des détails superflus, j'en emprunte le récit à
la Semaine religieuse de Nancy, organe diocésain :
« Le deuxième anniversaire du couronnement de Notre-
Dame de Sion a été célébré mercredi dernier, 8 septem-
bre. La fête avait, cette année, un caractère d'intimité qui,
sans nuire ix la solennité, favorisait singulièrement la dé-
votion.
« Nous arrivions dès la veille par une soirée splendide.
Les cloches sonnaient à toute volée ; il nous semblait que
leur grande voix avait piis un son plus solennel pour
annoncer la fête du lendemain; et à peine les cloches
avaient-elles cessé de parler, que la brise du soir nous
apportait les échos des chants à l'honneur de la Vierge
de Sion. Ce n'était pas ce que des artistes formalistes
appellent de la grande musique, mais nous déclarons n'a-
voir rien entendu de plus beau, de plus suave, de plus
touchant, do plus céleste: c'était le Magnificat, l'Ave
maris Stella, le Salve Regina, chaulés par les Pères gar-
diens du sanctuaire, par les jeunes élèves de la maison,
•48 -
par un grand nombre d'habitants des villages voisins,
qui, plus intrépides, n'avaient pas craint de faire une
première fois l'ascension pour venir saluer la Donne
Vierge de Sion. Nous avons particulièrement apprécié un
cantique chanté avec harmonie, mais surtout avec entrain
onction et piété, par les enfants du juniorat et composé
par le R. P. Simon, l'habile et infatigable maître de cha-
pelle des PP. Oblats de Sion. Nous gravissions les der-
nières pentes de la montagne : plusieurs feux venaient
d'être allumés devant la tour, et alors nous apparut la sta-
tue de la Vierge de Sion splendidement éclairée, se dé-
tachant sur le firmament, dont les étoiles lui formaient
comme une immense couronne ; la foule pousse un cri
d'admiration et répète trois fois la strophe : « Monstra te
esse Matrem. » Oh ! à ce moment on sent que cette prière
monte afrciel, et la Vierge, dont les bras sont étendus sur
la Lorraine et sur la France, semble les abaisser pour leur
dire: «Oui, je suis votre Mère, mettez votre confiance
« dans mon bon secours. »
<( Ces premières émotions nous en promettaient d'au-
tres pour le lendemain. Le soleil se levait magnifique,
éclairant de ses premiers feux la tour monumentale, que
pouvaient contempler les habitants de plus de cent vil-
lages, disséminés autour de la montagne. Dès cinq heures,
les pèlerins arrivent, et les communions sont nombreuses
à toutes les messes qui se succèdent sans interruption.
Mais voici dix heures : on se groupe sur la pelouse qui
forme comme le parvis de l'église; la messe est célébrée
dans la chapelle extérieure de la tour, par M. l'abbé Jam-
bois, vicaire général de Nancy ; nous sommes vivement
frappés du recueillement et de la piété des assistants. Le
sermon, donné par M. le Curé de Champigneulles-lez-
Nancy, y a certainement contribué.
« Après avoir décrit ce mouvement religieux qui porte
— 49 —
la Franco aux sancluaires les plus ilhislres et montre que,
dans ce spoclacle, il y a non-seulement une espérance,
mais une ceililude pour le salut de notre beau pays,
M. l'abbé Pano nous a donné des conseils dont, pour
noire part, nous lui sommes reconnaissant. Il nous a
dit le but d'un pèlerinage et les conditions pour faire un
bon pèlerinage : le but, c'est de devenir meilleur; c'est pour
cela qu'une condition importante est la réception des sa-
crements de Pénitence et d'Eucharistie. Celte condition,
beaucoup l'ont remplie, et nous pourrions citer des per-
sonnes qui s'étaient mises en roule à deux heures du
malin ; qui ont fait dans leur journée plus de oO kilomè-
tres à pieJ, et plus de 70 en chemin de fer, et qui n'ont
pu communier qu'à onze heures. En terminant, l'orateur
n'a pas manqué de recommander aux pèlerins lu néces-
sité d'affirmer leur foi et de la défendre généreusement
devant les méchants. Nous avouons, en toute simplicité,
que ce dernier aveu nous a fait du bien, et qu'aux ac-
cents de celte parole inspirée, nous avons compris,
mieux que jamais, l'obligation, pour un chrétien de pro-
tester, par sa ferme attitude, contre les maximes du
monde. C'était pour la première fois qua le sermon était
donné du haut de la galerie extérieure delà tour. L'essai
a été concluant; malgré l'élévation (près de 10 mètres),
pas une seule parole n'a été perdue, pour aucun des au-
diteurs, même les plus éloignés : désormais c'est de là
que le prédicateur devra parier les jours de grands
concours. A deux heures, commence la procession tradi-
tionnelle, qui se fait dans un ordre parfait; toutes les
bannières sont déployées, des larmes coulent sur le
passage de celles qui rappellent une douloureuse sépara-
tion... Les RR. PP. Obials portent la statue de l'Imma-
culée Conception; car, paraît-il, ils ne cèdent cet hon-
neur ù personne.
T. XV. i
— oO —
« Et pendant ce triomphe solennel décerné à Marie,
notre pensée se reportait à quinze ans en arrière. Quel
changement ! Et celte transformation, nous la devons,
après Dieu, à la Congrégation des Oblats de Marie Im-
maculée. Nous avons pu voir, mercredi dernier, les trois
Pères à qui en revient surtout le mérite: le P. Conrard,
à qui l'on doit la première idée de ce monument commé-
moratif ; le P. Zabel, qui en a surveillé l'exécution; le
P. Michaux, qui l'a conduit à bonne fin, et dont le nom
sera perpétuellement lié à la restauration du pèlerinage
de Sion,
« Enfin la fête se termine par la hénédiclion du très-
saint Sacrement, et presque aussitôt sonne l'heure du dé-
part; il faut quitter bien vite la sainte montagne, le
chemin de fer n'attend pas. On se hâte de faire ses der-
nières recommandations à la bonne mère, et Ton s'en va
le cœur plein de douces émotions, quoique un peu triste
de quitter ces lieux témoins de tant de prières et de
miracles ; on se console en se retournant souvent pour
adresser un dernier adieu à la Vierge de Sion, on se con-
sole surtout en se disant : Je reviendrai. C'est l'exclama-
tion que nous entendons répéter autour de nous. Oui,
revenez, pieux pèlerins, venez vers celle qui est votre
espérance, votre vie, votre salut. Et nous aussi, nous
reviendrons. »
« UN PÈLERIN. >)
Je dois ajouter que l'affluence des pèlerins a été moins
considérable que l'année dernière. Cependant nous comp-
tions encore cinq à six mille personnes. Mais nous avons
été privés de la présence de Ms"" l'Evêque de Nancy, qui
assistait, ce même jour, au couronnement solennel de
Notre-Dame de Benoîte-Vaux, au diocèse de Verdun; et
de M&î' l'Evêque de Saint-Dié, retenu dans sa ville épisco-
pale par le sacre de M*' Marchal, son vicaire général.
Un bon nombre de membres du clergé lorrain, aussi
bien que de fidèle?, avail suivi les deux Prélats à ces
grandes solennités, .1. B. Conrad, o. m. i.
PONTiMAIN.
PELERINAGE DE M^' LE HARDY DU MARAIS,
EVÈQDE DE LAVAL.
La Semaine religieuse de Laval, dans son numéro du
2 décembre 187G, raconte ainsi le premier pèlerinage du
nouvel Evèque à Notre-Dame de Pontmain :
Il ne sufGsait plus à notre pieux Evêque de « tourner ses
regards suppliants vers Notre-Dame d'Espérance » et de
l'invoquer de loin^ il lui tardait de porter ses pas vers « le lieu
béni de Pontmain » , et ce vœu ardent do son cœur, le digne
Prélat a pu enfin le réaliser mercredi et jeudi derniers. La
bonne nouvelle de la vi=ite de Monseigneur n'était parvenue
à Pontmain quf> le mardi soir. Bientôt elle vola de bouche en
bouche avec une rapidité électrique : chacun se mit à
l'œuvre, et le lendemain Sa Grandeur trouva les rues et les
maisons élégamment ornées et pavoisées, et, ce qui était pour
Elle la plus belle des décorations, elle vit tout un peuple
accourir à sa rencontre, avec un élan spontané, inspiré par
l'amour et le respect. Les RR. PP. Oblals, gardiens du sanc-
tuaire ; M. le Doyen do Laudivy, M, le Curé do Saiut-Ellier,
les Sœurs, les enfants avec leurs oriflammes, étaient rangés
processionnellement à l'entrée du bourg, attendant Monsei-
gneur sous un bel arc do triomphe. A son arrivée, Monsei-
gneur fut complimenté par M. le Maire de la commune,
récemment érigée. Après la réponse gracieuse et bienveillante
de Monseigneur, la procession se mit en marche et se dirigea
vers l'église, au chant de VEcce Sacerdos magnus : Sa Grau-
— 52 —
deur marchait sous le dais, porté par les notables de la pa-
roisse, et elle était escortée d'une grande foule, heureuse de
s'incliner pour adorer le Très-Saint Sacrement, puis Monsei-
gneur prêta l'oreille aux paroles de bienvenue qui lui furent
adressées du haut de la cliaire par le R. P. ^Bourde, Supérieur
des Oblats de Poutmain.
Monseigneur remercia le R. Père des bons sentiments qu'il
lui avait exprimés en son nom, au nom du R. P. Curé et de
toute la paroisse. Il raconta ensuite comment, en 1871, après
les désastres de la guerre et les horreurs de la Commune,
après avoir visité Notre-Dame de la Salette, qui avait prédit
plus de vingt ans auparavant les malheurs de la France, il en-
tendit une voix intérieure l'invitant à venir à Pontmain, là
où Marie s'était montrée non plus éplorée, mais souriante.
Il vint, il vit, il pria, il crut et fît partager sa foi à un
écrivain distingué qui n'est plus, mais dont l'ouvrage sur la
Salette, Lourdes et Pontmain contribue encore chaque jour
à faire davantage connaître, aimer, bénir, visiter Notre-Dame
d'Espérance. Il comprit alors les desseins de la miséricorde
divine sur la nation éminemment catholique dans sa mission
et son caractère ; un instant livrée à la puissance des fils des
ténèbres, elle échappera à leurs mains, comme le passereau
aux filets de l'oiseleur, par la prière toute-puissante de Marie,
unie à la nôtre : car Marie veut que ces enfants prient avec
elle : Mais priez, mes enfants,
La France de Voltaire redeviendra la France de Clôvis, de
Charlemagne et de saint Louis. Quand il visitait ainsi, en
qualité de simple prêtre, il y a cinq ans, le lieu sanctifié par
l'apparition de Marie, Monseigneur ne se doutait pas qu'il
reviendrait un jour à Pontmain, comme évêque de Laval, pour
répandre ses meilleures bénédictions sur la paroisse aimée de
Marie. Cette bonne Mère est apparue comme l'arc-en-ciel delà
miséricorde, tenant entre ses mains, nous présentant elle-
même son Fils crucifié et nous promettant le salut, si nous
voulons prier. En finissant, Monseigneur a adjuré les habitants
de Pontmain de se montrer toujours dignes de la grande fa-
veur accordée à leur bourg par la Reine du ciel. Il les a exhor-
— o3 —
tés vivement à donner l'exemple de la prière et de toutes ver-
tus chrétiennes.
Après ce discours, religieusement écouté, Monseigneur
présida la procession ordinaire du pèlerinage, et donna la
bénédiction du Très-Saint Sacrement. Le soir, le bourg fut
brillamment illuminé en l'honneur de l'illustre visiteur.
Le lendemain, jeudi, Monseigneur célébra la sainte messe
à huit heures et demie ; l'église était remplie de fidèles. Ac-
compagnée de M. Hawke, architecte du déparlement et des
Pères Oblats, Sa Grandeur a visité l'église en construction et
a constaté avec satisfaction que les travaux, sont assez avancés
pour permettre bientôt de procéder à la bénédiction du tran-
sept et du chœur, et tout lui fait espérer qu'il pourra dans la
suite pousser activement l'entier achèvement de l'édifice.
SAINT-MARTIN DE TOURS.
Le R. P. Delpeuch a rendu compte dans la Semaine
religieuse de Tours des fêtes du pèlerinage national an-
nuel, accompli en novembre d876. Nous détachons de
son récit les pages principales oui sont résumées les
solennités de TOclave : *
Le 11, jour do la fête, était le samedi. Est-il nécessaire
de dire que les consolations ont été nombreuses, abondantes,
d'une douceur inexprimable? Que de chants harmonieux !
que de prières sublimes ! que d'actes de piété et de foi! que
d'élans d'amour ! A six heures, le T. R. P. Bore, supérieur
général des Lazaristes, conduisait le grand séminaire, accom-
plissait son pèlerinage, avec ses fervents lévites, devant le
tombeau de celui qui fut la Perle du sacerdoce. Sanctuaire
envahi déjà, communions nombreuses. Les messes avaient
commencé à cinq heures et demie : elles ne cessèreut qu'a-
près une heure de l'après-midi.
A sept heures, les RR. PP. Jésuites présentaient au Patron
de la Touraine, afin qu'il le protège, leur beau et florissant
collège de Saint-Grégoire de Tours. A huit heures, notre bon
et vénérable Archevêque, fils"" Colet, célébrait l'auguste sacrifice
pour l'archiconfrérie de Saint-Martin. A neuf heureS;, la pa-
roisse de Saint-Pierre des Corps arrivait processionnellement
avec son pieux clergé. Cette simple nomenclature dit plus
que toutes les descriptions, car le sanctuaire voyait son en-
ceinte envahie par des foules sans cesse renaissantes.
Bientùt la ville cédait la place aux autres paroisses du
diocèse. Chinon, Huismes, Seuilly et Laroche ont ouvert la
voie. Pèlerinage bien ordonné, plein d'entrain, dans lequel
les jeunes personnes du chef-lieu d'arrondissement ont sur-
tout édifié par l'harmonie de leur cliant, comme par la mo-
destie de leur tenue. Le Grand-Pressigny et Champigay, la
Guerche etBarrou, la Tour-Saint-Gelin et autres paroisses ont
succédé aux pèlerinages précédents, Neuillé-Pont-Pierre,
Saint-Antoine du Rocher, Château-la- Vallière, Semblançay,
Rouziersetbien d'autres députalions diocésaines se sont ren-
contrées dan la chapelle provisoire, beaucoup trop restreinte
pour contenir ces foules. A chaque instant il fallait écarter les
uns pour donner place aux autres. Triste nécessité et conso-
lante fatigue. La gloire du saint semblait être chantée par
tous les cœurs, et toutes ces voix pleines d'amour se trouvaient
au même diapason de ferveur, de confiance et de foi.
Dans ce même jour, bien qu'il dût être représenté encore
le lendemain, le canton de Sainte-Maure nous a envoyé des
groupes nombreux et édifiants. Là vient se placer un petit
ennui. Le retard éprouvé par le train qui portait nos chers
pèlerins les a fait arriver à une heuro dix minutes, soit après
toutes les messes célébrées. Or, encore que l'audition de la
messe ne fût pas obligatoire, cela a été une déception et une
privation vivement senties. Mais, à trois heures, tous les
pèlerins se trouvaient réunis pour chanter la gloire du saint
Protecteur de la France. C'était une consolante compensation.
Il était impossible, parmi ces enthousiasmes de la religion,
de ne pas s'écrier : « Toutes ces foules croyantes attireront
certainement les miséricordes célestes sur notre patrie. »
— 55 —
Nous devons dire ici un mot de l'orateur qui a donné une
voix à tous les sentiments de nos cœurs pendant la neuvaine
solennelle. Nous le proclamons avec joie, le R. P, Sourrieu
s'est constamment montré l'homme des hautes études, des
fortes pensées, et de la solide piété. A la métropole, il a exposé
les belles et fécondantes doctrines delà vie sociale par l'Eglise.
A la chapelle provisoire, il a voulu descendre do ces sphères
sublimes ethabiter la région de la vie chrétienne individuelle
ou dans la famille, afin d'en donner les enseignements pra-
tiques. A-t-il réussi à descendre ? nous ne voudrions pas pro-
noncer. Il y avait sans doute plus d'abandon dans le dernier
genre, mais nous estimons qu'il n'y avait ni moins de grâce,
ni moins d'élévation. Style tour à tour imagé et incisif, ori-
ginalité et fines observations, en un mot tout cet ensemble de
beautés qui caractérise la littérature vraiment française, se
trouvait dans sa parole toujours surnaturelle. Nous connais-
sons même des auditeurs, parmi les plus intelligents, qui
ont préféré les causeries élevées du matin aux discours solen-
nels du soir.
Le jour de la solennité, dimanche, a été témoin de prodiges
encore plus étonnants. Il nous serait impossible de dire,
même approximativement, le nombre des pèlerins. Dès cinq
heures du malin, la chapelle se remplissait de fidèles. Le
canton de Chinon qui, k veille, avait tant édifié, envoyait
une députation plus considérable encore. Azay-le-Rideau et
autres paroisses s'unissaient à cette députation sur la même
voie ferrée. Sainte-Maure et les paroisses voisiaes, plus heu-
reuses que la veille, arrivaient pour la messe de midi. Elois
et Vendôme, Contres, Onzain et Chaumont s'unissaient à
Mosnes et autres groupes d'Amboise et des environs ; Chàtel-
lerault et le diocèse de Poitiers étaient représentés par de
nombreux jeunes ouvriers et par de fiers et nobles chrétiens.
D'un côté, la Ghapelle-sur-Loire et Saiut-Patrice, Langeais
et Saint-Mars; de l'autre, Château-Renault et les paroisses voi-
sines, arrivant en foules pressées, venaient enfin se joindre
à Fondeltes, Saint-Martin-lc-Beau et tuus les environs de
Tours. De l'aveu do tous on n'avait jamais vu pareille af-
— 56 —
fluence. Si autrefois les vomissoires antiques jetaient les foules
hideuses du paganisme dans les arènes, dimanche les voies
nouvelles semblaient offrir au grand thaumaturge des Gaules
des cœurs tout prêts à le glorifier en se plaçant sous sa puis-
sante protection. Pourquoi ne pas ajouter que jamais ne
parut plus manifeste la nécessité de construire la basilique?
Procession générale au saint tombeau.
L'affluence inaccoutumée des pèlerins rendait évidente une
manifestation extraordinaire, majestueuse, imposante. L'at-
tente générale n'a pas été trompée.
Il est vrai que le temps menaçait d'opposer à l'acte public
de la foi de nos populations un obstacle réputé insurmontable
par les hommes. La veille une pluie abondante avait jeté des
épouvantements dans les âmes les plus confiantes. On eût dit
une entrave du démon. Le prince du mal avait promis autre-
fois à saint Martin d'être toujours sur son passage ; or, encore
qu'il soit menteur dès le commencement, il a tenu parole sur
ce point. Mais saint Martin, surtout, a été fidèle à sa promesse
de le combattre et de le vaincre : comme autrefois il com-
mandait au démon de quitter le corps des possédés, il lui a
commandé de quitter les éléments, les vents, les nuages con-
jurés contre la procession. Le cortège des fidèles s'est alors
répandu dans les rues de la cité au milieu de la joie univer-
selle et sous un ciel pacifié.
Oui, elle était belle à contempler cette procession éclairée
par la double lumière de la foi et de l'espérance ! Il était
beau de voir ces longues rangées de chrétiens de tout âge, de
toute condition, serpentant la lèvre ornée de prière et le
cœur décoré d'amour ! La musique du 66« et celle du pen-
sionnat des Frères, celles du cercle de Saint-Joseph et celui
de Saint-Pierre des Corps ont constamment animé la marche,
semblant jeter la louange du saint aux plus lointains échos.
De plus, chaque groupe, chaque pensionnat, chaque institu-
tion, chaque congrégation avait son chant, son harmonie, sa
beauté religieuse. Les bannières se balançaient avec grâce.
— o/ —
les unes portées par de modestes jeunes filles, les autres aux
mains vigoureuses de quelques jeunes gens et quelques
nobles chrétiens. On remarquait celle de M, Lafon, le peintre
de Menlana, cette illustration que répudient ceux qui n'ai-
ment la lumière ni dans l'art, ni dans la science, ni dans la
société. Les bannières en deuil do Metz et de Strasbourg, et
celle du Comité général des pèlerinages^ attiraient les plus
sympathique» regards. Des hommes nombreux, pressés comme
l'herbe dans la prairie, étaient là, sous ces bannières, comme
des soldats sous le drapeau. En les voyant tous recueillis, pro-
fondément religieux, marchant décorés de la croix des pè-
lerins et de la médaille de saint Martin, il était impossible de
contenir son émotion. Un mot seul peut exprimer les sen-
timents qui affluaient dans tous les cœurs : « C'est un acte
public de foi accompli de manière à ressusciter l'espérance. »
Parmi les neuf pontifes qui rehaussaient par leur présence
l'éclat de cette majestueuse fonction sacrée, on distinguait
M»' l'Evêque de Bâle, cet iljustre confesseur de la foi que la
franc-maçonnerie suisse a chassé du Jura; M^"" rArchevêque de
Tours précédait immédiatement S. Em. },W^ le Cardinal Ar-
chevêque de Paris. Arrivés devant la tour Charlemagne,
Nosseigneurs sont montés sur l'estrade préparée. Devant eux,
à droite et à gauche s'étendait comme un océan de tètes hu-
maines. Silence et respect: c'est toujours le mot de la prière;
c'était le caractère de cette solennité. Mais les pontifes chan-
tent les invocations qui préludent aux bénédictions du ciel ;
puis ils forment ensemble le signe de la croix sur ces milliers
d'hommes. A ce même instant tout ce peuple chrétien tombe
à genoux à leurs pieds. Il nous semblait voir, à ce moment
précieux, la protection divine descendre sensiblement sur
notre patrie. Rien ne saurait èlre plus émouvant et plus ma-
jestueux.
Le lundi 13, les pèlerinages rccommenraient. La fête de
saint Martin doit, en effet, subir la loi posée si sagement par
l'Eglise, et se continuer pendant l'Octave. Le vénérable
Evêque persécuté, M»' Lâchât, arrivait .\ six heures. A huit
heures, c'était le tour de Ms' Bécel, évéque de Vannes. Son
— 58 —
Em. Mk"^ le Cardinal de Paris venait ensuite. Profitant de la
présence de cet éminent prince de la cour romaine, quelques
dames pieuses avaient organisé une assemblée de charité.
Jamais on ne vit à Tours une assistance plus distinguée. L'il-
lustre pontife, après sa messe, a fait avec son auditoire d'élite
une suave et exquise conversation, dans laquelle il a surtout
parlé de TCEuvre de Saint-Martin, de ses origines, de ses
développements et de son avenir. Le charme sous lequel nous
a tenus sa parole simple et grave, toujours bonne et toujours
éminemment chrétienne, ne nous a point permis de remar-
quer l'heure avancée de la matinée quand la cérémonie a été
terminée. Du reste, l'Œuvre des églises pauvres du diocèse,
en faveur de laquelle les premières dames de Tours ont bien
voulu faire la quête, a bénéficié de la nombreuse assis-
tance.
MB' le Cardinal a daigné voir ensuite chez eux les chape-
lains de Saint-Martin, Oblals de Marie comme lui, ses frères
en religion, mais dont il est l'un des pères, par l'antiquité de
sa profession moins encore que par ses mérites et sa haute
dignité. C'est dans cette intimité qu'il est plus facile d'appré-
cier le caractère de cet homme de Dieu, si constamment na-
turel et bon. On dirait qu'il est heureux de se décharger un
instant de ses grandeurs, afin de vivre de la vie qu'il aime,
de la vie religieuse et pauvre.
Le mardi, il appartenait à la paroisse do Saint-Etienne
d'apporter sa note harmonieuse dans le concert de la louange
perpétuelle, laus perpétua, en l'honneur du saint patron de
Tours. Créée la dernière, elle vient aussi la dernière dans
l'ordre adopté pour les pèlerinages. A neuf heures, elle
prenait possession du sanctuaire vénéré. La voix éloquente
qui, pendant la neuvaine solennelle, a si parfaitement tra-
duit la pensée de tous les pèlerins, venait de s'éteindre pour
le départ. Il fallait cependant un langage à cette manifestation
de toute une famille spirituelle, à laquelle s'étaient joints beau-
coup d'étrangers. L'un des chapelains s'est chargé de cette
mission, et la fonction pieuse s'est accomplie dans les condi-
tions ordinaires.
— 59 —
Le mercredi 15 a eu une part privilégiée dans la célébra-
tion de la gloire de saint Martin. A sept heures, les dames
de Sainte-Ursule et leur pensionnat faisaient leur pieux
pèlerinage sous la conduite de M. l'abbé Mars, aumônier de
l'établissement. Celle fonction à peine terminée, les dames du
Vestiaire de Saint-Martin venaient prendre place autour du
tombeau vénéré. M. l'abbé Renault, vicaire général, célébrait
Tauguste sacriûce et adressait à cette assistance d'élite une
instruction remarquable par la piété autant que par le charme
de la diction.
A onze heures, les pèlerins d'Angers et de Saumur arri-
vaient processionnellement. Un beau groupe d'hommes
chantait la gloire du Thaumaturge et méritait l'admiration
et le respect des habitants de Tours. Après la sainte messe,
célébrée par M. l'abbé Dénéchau, vicaire général, et la véné-
ration des précieuses reliques, ces enfants de l'Anjou sont
allés prendre un instant de repos. Us étaient de nouveau dans
le sanctuaire à trois heures, pour assister à une substantielle
instruction que leur a faite le même dignitaire de l'Eglise de
Tours, qui le matin offrait pour eux le sacrifice de l'Agneau
sans tache, et que l'Anjou a donné à la Touraine. A quatre
heures et demie, les habitants de Saumur assistèrent encore
à la cérémonie sacrée de TOctave et aux prières que l'on fait
chaque jour près du saint tombeau.
Les prémices du jeudi i6 ont été pour les petits elles
humbles. Tout le personnel qui est employé à servir l'hospice,
sœurs de la Présentation, jeunes filles et aumôniers, était là
au complet, dès six heures, dans le sanctuaire. Le petit sé-
minaire remplaçait à six heures et demie les nobles serviteurs
des pauvres. Chant liturgique et cantiques pieux, tenue mo-
deste, prière fervente, rien ne manquait au pèlerinage de
ces futurs lévites. A huit heures, M. le Curé de Saint-Cyr
célébrait la sainte messe pour ses paroissiens, qui étaient pré-
sents eu grand nombre et dont une centaine a fait la commu-
nion.
Le pensionnat Saint-.Martin, dirigé par les Frères des licoles
chrétiennes, a ensuite occupé la chapelle provisoire. L'un des
— 60 —
fils du bienheureux' La Salle tenait l'orgue et accompagnait
les beaux chants exécutés par tous ces jeunes gens, que nous
reverrous à la fin de TOctave. Il est impossible d'exprimer
l'admiration qu'ont excitée les élèves et l'édification qu'ils
ont donnée.
Des pèlerinages étrangersaudiocèse ont succédé à la réunion
de neuf heures, Blois a fourni un groupe de personnes
pieuses. Mais le canton do Montrichard, du même diocèse, a
envahi notre sanctuaire à onze heures. Un groupe assez nom-
breux venu de Dangé, dans le diocèse de Poitiers, n'a pu
trouver place qu'en descendant dans la crypte. Eu vérité, ce
spectacle était émouvant. La fatigue était grande pour plu-
sieurs qui avaient fait le long trajet avant d'arriver à la voie
ferrée, et cependant la communion a été nombreuse.
A deux heures, le clergé de Saint-Etienne, de Tours, ame-
nait procossionnellement les écoles. Chant plein d'entrain,
belle tenue : c'est l'éloge des maîtres et des parents, et cet
éloge est mérité.
Après une prédication adressée à ces chers enfants, les
chapelains ont dû faire l'exercice de l'Octave. A ce salut de
quatre heures et demie assistaient non-seulement les fidèles
de la ville, mais aussi les pèlerins venus le matin. La journée
a donc été une hymne non interrompue en l'honneur de
saint Martin : laus perpétua.
Celle du vendredi 17 a été également belle. Les pauvres
ont eu les prémices comme hier. C'étaient, dès six heures, les
orphelines dirigées par les Sœurs de Saint-Vincent de Paul et
leurs zélées et habiles maîtresses. Chants aussi doux que
pieux, tenue aussi modeste que facile, air de contentement
et de bonheur en toutes ces enfants que la main de la reli-
gion cultive avec tant d'amour.
Les Sœurs de l'Immaculée-Conception ont voulu avoir leur
jour et leur office à part. Leur pensionnat de la rue du
Commerce, si parfaitement dirigé et déjà si nombreux, a
occupé le sanctuaire pendant la messe de neuf heures. Toutes
ces jeunes filles, parées de modestie, sont ensuite descendues
au saint tombeau, et ont offert leur prière au Protecteur de
— 61 —
la France pour les graves intérêts de la famille et de la pa-
trie, comme aussi pour le bien précieux de leur propre
sanctification et de leur avenir.
La fonction de quatre heures et demie avait un double but:
la célébration de l'Octave et la réunion des membres de
l'Apostolat de la prière. L'Apôtre des Gaules semblait briller
d'un plus vif éclat dans cette circonstance. Aussi les fidèles
de Tours et les pèlerins venus des environs n'ont point man-
qué au rendez-vous pieux.
Le 18, c'est le jour de l'Octave. Les solennités vont cesser,
cette touchante prière de chaque jour que nous avons appelée
laus perpétua n'aura plus son éclat public, sa ferveur de fête.
Les fidèles se sont redit cela, c'est pourquoi ils sont nombreux
au sanctuaire du tombeau de saint Martin. Vers sept heures,
les orphelines des Filles du Cœur de Jésus, sous la conduite
do leurs pieuses maîtresses, viennent apporter leur note d.ins
le concert des louanges du saint. Communions plus nom-
breuses à toutes les messes, et particulièrement à la messe de
neuf heures. Les étrangers paraissent empressés à recueillir
les dernières grâces, et les habitants de Tours à célébrer ces
derniers instants de la fête.
Le soir, à quatre heures et demie, le pensionnat Saint-
Martin, selon sa promesse et sa pratique annuelle, est venu
glorifier son saint patron par les chants les plus harmonieux.
Encore que l'on soit- accoutumé à admirer les méthodes
savantes et savamment appliquées des Frères des Ecoles chré-
tiennes dans toutes les sciences et tous les arts, on demeurait
étonné en écoutant ces jeunes gens que l'on aurait pris pour
autant d'artistes. Cette clôture solennelle est aussi une réunion
de TArchiconfrérie. La Touraine catholique a tenu à honneur
de se faire inscrire sur ses registres. Déjà plus de trente mille
noms inscrits en font foi. Est-il un seul fidèle, dévot à saint
Martin, qui n'en fasse point partie? Il ne reste plus, après
cette cérémonie, que la messe pour les défunts de l'Archicon-
frérie et la distribution des bouquets qui ont été sanctifiés
près du saint tombeau. Le dimanche nous a forcés de re-
mettre au lundi cette touchante scène de famille.
- 62 —
Bien qu'il ne fût point compris dans le programme de nos
solennités, le dimanche n'a cependant pas été sans sa louange
spéciale. Les pèlerins sont encore venus nombreux vénérer
les reliques du saint, qui sont demeurées exposées à la dévotion
des fidèles jusqu'au lundi.
Ce dernier jour, pieuse affluence : c'était la messe pour
les défunts de l'Archiconfrérie ; mais c'était aussi le dernier
jour de la vénération des reliques et la distribution des fleurs
offertes au saint et déposées sur le tombeau. Vraie fête de
famille. Les chrétiens les plus fervents, les plus ornés de foi,
sont là, attentifs à recueillir ces débris devenus des reliques.
La chape de saint Martin faisait autrefois des miracles :
pourquoi ces objets sanctifiés, eux aussi, par le contact du
repos du Thaumaturge, selon le langage de la tradition, ne
feraient-ils pas les mêmes prodiges?
Qu'il nous soit permis, en terminant cette chronique de
nos fêtes, de remercier d'abord Dieu et son saint de tout le
bien qui s'est opéré ; ensuite les fidèles habitants de Tours,
qui, par leurs largesses, leur concours empressé, leur louange
et leur amour, se montrent de plus en plus les dignes en-
fants de saint Martin. Si nous l'osions, nous ajouterions en-
core l'expressiou d'un désir, et nous demanderions à cette
bonne capitale de la Touraine de créer un mois de saint
Martin, du 11 novembre au t4 décembre, et de chanter
chaque jour, pendant ce mois, la gloire de son admirable
Père par un office spécial dans le sanctuaire du saint tom-
beau. Chaque institution, chaque confrérie, chaque congré-
gation, chaque école, chaque établissement chrétien aurait
son jour et sa part dans ce concert harmonieux, et l'on réta-
blirait avantageusement la solennité appelée par nos aïeux r
laus perpétua .
L. Delpeuch, 0. M. I.,
Supérieur des chapelains de Sainl-Marlin.
PROYINCE BRITAMIOUE
MAISON DE LEEDS.
llounl Saint-Mary's, Leeds, le 6 novembre 1876.
Mon TRES-nÉVÉREND ET BIEN-AIMÉ PifiE.
Je viens vous faire mes humbles excuses d'avoir si
longtemps tardé à vous envoyer le compte rendu de notre
maison de Leeds. Le fait est qu'avec un ministère comme
le nôtre, entièrement paroissial, les années et les œuvres
se ressemblent tant, qu'on hésite à répéter toujours les
mêmes choses.
Il y a un peu plus de deux ans que, pour la seconde
fois, l'obéissance m'a placé à Leeds en qualité de supé-
rieur local. Ce fut en 1836^ que notre vénéré Fondateur
m'appela du Canada, pour exercer ici Tes fonctions de
supérieur. Notre maison de Leeds venait d'être fondée.
Il est inutile que je revienne sur le passé. Qu'il me suf-
fise de vous dire, en peu de mots, les progrès réalisés
ici avec l'aide de Dieu. En 1836, notre paroisse avait une
population de douze cents âmes, sans église, sans com-
munauté et sans écoles. Aujourd'hui, c'est une des plus
importantes paroisses de la ville. Elle compte une popu-
lation de plus de cinq mille âmes, avec une magnifique
église, une belle maison de communauté, de spacieuses
écoles, fréquentées par près de huit cents enfants. De
vastes salles pour l'Œuvre de la jeunesse, un très-beau
et vaste couvent avec une communauté de vingt reli-
gieuses, auquel est attaché un orphelinat qui, en fait de
__ 64 — .
style et d'élégance, ne cède en rien aux plus beaux édi-
fices de ce genre. C'est donc vous dire, mon bien-aiiné
Père, que nous avons à présent, ù notre disposition, des
moyens fort puissants pour faire l'œuvre de Dieu. Que le
Seigneur en soit raille fois béni. Je ne puis oublier de
dire que les anciens Pères de cette paroisse ont apporté
leur part de zèle et d'activité pour préparer ces beaux
résultats. On pourra se former une idée de ce travail,
lorsque je vous dirai que le coût de cet établissement
s'élève à environ 30000 francs, et qu'à peu d'exceptions
près, celle somme si énorme a été quêlée par nos Pères
cnx-raêmes, ou sous leur direclion.
Après une interruption de sept années, je succédais, il
y a un peu plus de deux ans, au bon et regretté P. Red-
MOJNTj dont les mérites vous sont bien connus. Pendant
sept ans, il remplit ici, avec le plus grand succès, l'office
de supérieur local. Doué de talents solides, d'une amabi-
lité de caractère peu ordinaire, d'un zèle vraiment apos-
tolique, il ne semblait exister que pour travailler à la
gloire de Dieu et au bien des âmes. Il s'était acquis, non-
seulement l'estime, mais encore l'admiration de tous les
catholiques et d'un très-grand nombre de protestants de
notre vaste cité de Leeds. Malheureusement, une mort
prématurée l'a enlevé à notre chère famille qu'il chérissait
en vrai Oblat de Marie Immaculée, et à la paroisse, qui le
regrcUe encore vivement. Que je m'estimais heureux
d'avoir ce saint religieux pour supérieur. C'est vous dire
combien j'ai ressenti sa perte. Je n'ai donc pas besoin de
vous dire combien il m'en a coûté de succéder à un tel
ouvrier.
Notre maison de Leeds se compose en ce moment de
cinq Pères et deux Frères convers, dont l'un exerce dans
nos écoles les fondions d'instituteur. Comme je vous le
disais plus haut, notre travail est exclusivement parois-
— U5 —
sial. Ce ministère, dans les grands centres comme Leeds,
dont la population est de trois cent mille âmes, est tou-
jours un peu pénible. Nous sommes les seuls religieux
établis à Leeds; aussi, nos confessionnaux sontfi'équenlés
non-seulement par nos paroissiens, mais aussi par un
nombre assez considérable de fidèles des autres paroisses.
Nous entendons les confessions trois fois par semaine.
Tous les samedis, notre travail au confessionnal se pro-
longe au-delà de onze heures du soir. Notre église se
remplit six fois tous les dimanches. Outre les quatre
messes, dont la dernière est chantée et à chacune des-
quelles il y a instruction^ d'autres offices nous occupent;
près de huit cents enfants, après l'école du dimanche,
assistent à trois heures à la bénédiclion du saint Sacre-
ment, puis à six lieures, la journée se termine par le
chant des Vêpres, suivies d'un sermon et d'une nouvelle
bénédiction.
Nos paroissiens fréquentent les Sacrements; mais ce
qui contribue beaucoup à leur dévotion, ce sont les asso-
ciations pieuses qui, successivement, ont été établies par
nous. La Congrégation des hommes compte à peu près
400 membres ; celle des femmes, 600 ; celle des gar-
çons qui ont fait leur première communion, environ 200;
celle des enfants de Marie atteint le chiiire de 300 ; celle
de l'Immaculée Conception, aussi pour les jeunes per-
sonnes, arrive à peu près au mèaie chitlVe. Il faut
ajouter que ces diverses associations prescrivent à leurs
membres la sainte Communion tous les mois ; ce qui
nous donne un travail considérable. Notre digne Evèque
fit donner, l'hiver dernier, dans toutes les paroisses
de la ville et simultanément une mission de trois
semaines. ïrente-qualre Missionnaires y prirent part.
Notre paroisse était évangélisée par six Pères, outre
ceux de la maison. C'était un beau spectacle de voir
r. XV. j
-- G6 —
arriver tous les matins, dès quatre heures, de quatre cents
à cinq cents hommes pour assister à la sainte Messe, sui-
vie d'une instruclion. Dans la matinée, les enfants de la
paroisse venaient à leur tour prendre pari aux exercices
de la mission; puis, à sept heures du soir, l'église, bien
que très-vaste, no pouvait contenir la foule. A cet exer-
cice, le plus important de la journée, plus de deux mille
personnes étaient réunies. A peine l'exercice terminé, les
confessionnaux étaient assiégés. Plus de quatre mille per-
sonnes s'approchèrent de la sainte Table. La mission fut
Clôturée par la confirmation, que l'Evèque administra à
plus de huit cents personnes, dont la plupart adultes. On
reçut cl cette occasion cinquante abjurations.
Notre procession de la Fête-Dieu a été solennelle. Pour
la seconde fois, elle se fît hors de l'église. Un reposoir élé-
gant fut élevé par nos Pères au milieu de notre jardin. Des
guirlandes de verdure, des draperies, des bannières et des
oritlammes flottaient au vent sur le parcours entier de la
procession. Nos diverses associations et confréries précé-
dées de la musique ouvraient la marche ; les Sœurs avec
leurs orphelines venaient ensuite; les enfants jetaient des
fleurs à profusion. Un clergé nombreux entourait le stùnt
Sacrement. Plus de quatre mille personnes, dont un bon
tiers de protestants, suivaient le saint Sacrement. Chose
étrange .' la tenue de ces derniers fut très-respectueuse.
Un temps magnifique contribua beaucoup au succès de
cette solennité. Une procession du saint Sacrement en
dehors de l'église ne s'était jamais vue depuis l'époque de
la Réforme. Aussi espérons-nous que ce spectacle inusité
en Angleterre aura été pour un grand nombre de pro-
testants une occasion de se renseigner sur la croyance de
la présence réelle. Dans la plupart des fabriques de
Leeds la procession de Sainte-Marie fut le sujet principal
des conversations. Puisse le Seigneur bénir nos vœux, et
— b7 —
augmenter parmi nous le norabro des abjurations. Vous
serez bien aise d'apprendre qu'afin de propager de plus en
pins la dévotion au SacrùCœur de Jésus, nous sommes sur
le point d'ériger dans notre église un pcptièma autel, lequel
auteur sera consacré au Sacré Cœur. Il coûtera 300 livres.
Les offrandes des fidèles feront les frais de-celte dépense.
Désireux d'éloigner des auberges et théâtres ceux de nos
paroissiens qui lesfréquenlent, nos Pères organisent assez
souvent dans nos salles desliiiécs à l'OEuvrc des jeunes
gens des réunions d'amusements. Ces soirées, rendues
aussi agréables que possible, attirent souvent do grandes
foules, mais, je me demande quelquefois ?i le bien qui en
résulte, ou plutôt le mal qu'on empêche, peut compen-
ser le travail énorme que cela nous impose.
Je regrcUo vraiment, mou bien-aimc Père, d'avoir si
peu decîioscs intéressantes ù vous dire. Vous verrez néan-
moins dans ce compte rendu que vos enfants de ce cùté
de la Manche se dévouent généreusement au salut des
Times. Que s'il ne nous est pas encore donné de nous
consacrer à l'œuvre des missions, faute de sujets, le
travail de nos Pères, parmi ce qu'il y a de plus pauvre
et de plus abandonné, est un véritable apostolat, heiirs
efforts constants et souvent couronnés de succès parmi
nos frères égarés seront pour vous un sujet do douces
consolations.
Daignez agréer l'assurance du respect et de la consi-
dération avec lesquels je me dis,
Mon très-révérend et bicn-aimé Père,
Votre fils dévoué,
H. PntT, o. M. r.
— 68 —
MAISON DE KILBURN.
Eglise du Sacré-Cœur, Kilburn-London, le 24 oclobre 1876.
Mon révérend et bien cher Père,
Noire communaulé de Kilburn se compose de trois
PèreSj de six jeunes étudiants et d'un Frère convers. Les
Pères s'occupent du soin de la paroisse. L'un d'eux est
chargé de la direction des étudiants. Un autre ■vient de
recevoir, du R. P. Provincial, la mission de quêter pour
notre nouvelle église ; c'est dans ce but qu'il est mainte-
nant à Leeds. Nos étudiants sont des jeunes gens aspi-
rant à devenir Missionnaires Oblats de Marie ; ils nous
sont envoyés par nos Pères de l'Angleterre, de l'Ecosse
et de l'Irlande. Ils se perfectionnent dans leurs études
classiques sous un professeur distingué, membre de
l'Université d'Oxford, et se préparent ainsi à entrer au
noviciat, où les ont déjà précédés deux de leurs con-
frères.
Le Frère convers remplit les fonctions de réglemen-
taire, et nous édifie par le zèle charitable avec lequel il
remplit auprès de nous les devoirs de coadjuteur.
Comme on le sait déjà, l'église provisoire, où nous
exerçons le saint ministère, n'a de place que pour deux
cent vingt personnes; c'est de là que nous rayonnons
dans un district qui s'étend, vers l'est, à 1 mille; vers
l'ouest, à 3 milles ; vers le nord, à 1 mille ; et vers le sud, à
4 mille et demi. La population de ce petit arrondissement
s'élèvera bientôt à plus de 50 000 habitants. Nous y possé-
dons, d'après notre dernier recensement, seulement mille
catholiques. C'est beaucoup pourtant, si l'on veut bien
se rappeler que nos réunions, en 1864, lors de l'établisse-
ment de cette mission, se composaient seulement d'une
— 69 —
quinzaine de fidèles. En 1868, le beau jour de la Nativité
de Marie, notre fondation religieuse, qui avait pris nais-
sance le jour de laChandeleurj sous le toit hospitalier d'une
maison de Greville-Road, fit son apparition au grand jour
et avec une certaine solennité dons l'église actuelle, dé-
diée au Sacré-Cœur, église qui n'est encore qu'un second
provisoire. Depuis lors, la paroisse a pris un tel accroisse-
ment, que nous sommes aujourd'hui obligés d'avoir quatre
messes le dimanche. Tous les Pères ont permission de
biner. La messe de neuf heures est pour les enfants de
l'école. Leurs chants harmonieux édifient les assistants.
Nous avons aussi deux bénédictions du saint Sacrement ;
à quatre heures de l'après-midi, pour les enfants de la
paroisse, après le catéchisme, et à sept heures du soir,
après les compiles et le sermon. Nous prêchons aussi à la
messe de dix heures et à la grand'messe, à onze heures.
Nos offices religieux sont bien suivis par la partie ca-
tholique et honorable de nos paroissiens ; ils s'appro-
chent régulièrement des sacrements. Il est bien à re-
gretter, qu'à cause de certaines difficultés d'accès, les
pauvres et les protestants du district n'osent pas entrer
dans notre église. Il y en a qui savent surmonter ces dif-
ficultés, mais ils sont relativement peu nombreux. Toute-
fois, puisque notre transition, du premier provisoire au
second, a produit de si grands fruits en si peu de temps,
espérons que lorsque nous aurons passé du temporaire
au permanent, c'est-à-dire de la petite église actuelle à
la grande que nous voyons en perspective, notre paroisse
arrivera à ce degré de prospérité spirituelle que nous ap-
pelons de tous nos vœux. Il nous sera alors plus facile de
lutter contre les sectes nombreuses et puissantes qui nous
entourent et qui construisent partout de beaux temples
et de vastes écoles. Les disciples du docteur Puscy, c'est-
à-dire lesritualistes, comme tout le monde les appelle, ou
— 70 —
bien les catholiques anglais^ comme ils se nomment eux-
mêmes, n'auront plus alors carte blanche. Jusqu'à ce
jour, ils ont exercé une grande influence dans le voisinage.
Ils ont déjà construit, près de nous, plusieurs écoles, un
orphelinat, un hospice, deux ou trois couvents, où se
trouvent des sœurs de leur façon. Ils sont maintenant en
voie de bâtir une des églises les plus vastes du nord-ouest
de Londres. Si nos projets se réalisent, ils ne retiendront
pas longtemps dans l'erreur, et n'y attireront plus si faci-
lement, tant d'âmes qui cherchent la vérité. Le nombre
de nos conversions au catholicisme sera alors plus grand.
Nos écoles continuent de prospérer sous la direction
de trois dames institutrices, aidées de trois assistantes.
Le nombre des élèves inscrits est de deux cent soixante-
dix ; le chiffre moyen desfréquenlants est de deux cent
vingt. La moitié sont protestants. Us apprennent le caté-
chisme catholique, et assistent tous aux instructions, quoi-
qu'ils n'y soient pas obligés. Le compte rendu des inspec-
teurs diocésains et du gouvernement leur a été, cette année
encore, très-favorable. Malheureusement, avec la manie
que l'on a, à présent, d'avoir des écoles qui ressemblent
à des palais, l'inspecteur de l'Etat serait porté à con-
damner les nôtres comme n'étant pas assez spacieuses.
Toutefois, nous y tiendrons aussi longtemps que possi-
ble. Bien d'autres comme nous pauvres catholiques les
trouvent convenables. Elles sont un peu trop éloignées de
l'église (plus d'un kilomètre), mais elles ont l'avantage de
se trouver au centre de notre quartier pauvre. De temps
en temps, nous avons le bonheur de recevoir, dans le
sein de l'Eglise, des enfants de familles protestantes,
qui fréquentent nos écoles. Nous aurions un plus grand
nombre de conversions, si les parents n'y mettaient
obstacle. L'extension de notre ministère, et le culte du
Sacré Cœur, titulaire de notre future église, feront
— 71 —
tomber, il est permis de l'espérer, les préjugés de ces
parents, plus ignorants que mauvais.
Inutile de vous parler de notre nouvelle maison. Je crois
que le R. P. Provincial vous en a écrit longuement. Le
terrain sur lequel elle a été construite a été béni par le
R. P. Provincial le jour de la fête de saint Joseph. Le
lundi après l'octave on on a béni et pesé les premières
assises ; on y a célébré la première messe le jour de la
fête de saint Jean Tévangéliste, 1875. Le 25 janvier 1876,
on s'y est installé avec deux ou trois élèves.
Je vous ai parlé, en son temps, d'une retraite de quinze
jours, que le R. P/Mathews, supérieur de Tower-Hill,
a eu la bonté de donner à nos paroissiens, et des fruits
abondants qu'elle a produits. Je n'y reviens pas. Nous
avons toutes les années une retraite de ce genre.
Je recommande à vos prières et à celles de ceux qui liront
ce que vous voudrez bien insérer dans nos Annales, sur
Rilburn, l'œuvre de notre nouvelle église du Sacré-Cœur.
J'espère que le jour n'est pas éloigné où les Oblats de
Marie Immaculée, qui viennent d'ériger à Tov^^er-Hill le
Montmartre de Londres, un magnifique temple en l'hon-
neur des martyrs de l'Angleterre, posséderont au nord-
ouest de cette grande cité une Eglise du Sacré-Cœur
qui ne sera pas indigne de celle que nous sommes appelés
à desservir sur le Montmartre de Paris.
Veuillez, mon révérend et bien cher Père, recevoir
l'hommage respectueux de votre affectionné frère en
Jésus-Christ et iMarie Immaculée,
J. F. M. Arnoux, 0. M. I.
NOUVELLES DIVERSES
DES MISSIONS ÉTRANGÈRES
PROVINCE DU CANADA.
Lowell (Etats-Unis).
Le H. P. Mangin nous initie aux origines de la maison
de Lowell, et, grâce à son rapport, la congrégation saura
désormais ce qu'est celte importante fondation, aux Etats-
Unis, La lettre est du 20 novembre 1876.
« C'était en 1867. Un prêtre de Montréal, nommé
Leclerc, ancien condisciple deM^'' Williams, Archevêque
de Boston, était venu faire visite à sa Grandeur. Monsei-
gneur apprit au prêtre canadien que la ville de Lowell
renfermait un grand nombre de ses compatriotes, et son
désir d'avoir un prêtre de leur nationalité pour les
réunir en paroisse, (t Je pourrais assurément vous trouver
« quelqu'un, dit M. Leclerc, mais pourquoi ne vous
« adresseriez-vous pas aux RR. PP. Oblats, établis à
« Montréal?» Ms'' l'Archevêque accepte la proposition
et charge M. l'abbé Leclerc de négocier l'affaire. De
retour à Montréal, ce dernier va trouver le R. P. Van-
DENBERGHE, Provincial, et lui fait part des intentions de
l'Archevêque de Boston, en l'engageant vivement à y
répondre. Aussitôt le P. Vandenbergiie part pour Boston,
où il reçoit l'accueil le plus gracieux. Cette première
entrevue n'amena cependant aucun résultat, à cause
— 73 —
des points de vue ditiérenls sous les({ucls chacun envi-
sageait la fondation. Sa Grandeur voulait simplement
avoir un prêtre pour desservir les Canadiens de Lowell,
et ne pensait null'îmcnt à établir une communauté.
Le P. Provincial, préoccupé de la pensée d'établir la
congrégation à Lowell, désirait non-seulement avoir une
paroisse pour occuper un prêlre^, mais encore des res-
sources sulMsantes, et demandait, pour cela, une paroisse
anglaise ou irlandaise, et la faculté, pour nos Pères, de
donner des missions dans le diocèse, conformément à la
règle de notre Institut. L'entente ne pouvait s'établir
sur des données si différentes ; mais on s'était vu,
apprécié et estimé de part et d'autre ; un grand pas était
donc fait. Monseigneur, qui ne connaissait pas encore les
Oblats, à partir de ce jour ne les considéra plus comme
des étrangers. En parlant, le R. P. Vandenberghe de-
manda à Sa Grandeur l'autorisation de faire prêcher une
mission, aux Canadiens de Lowell, par deux Pères de
Montréal. Ce serait un moyen, lui dit-il, de mieux étu-
dier la situation et de préparer les meilleures résolutions
à prendre. Monseigneur accepta avec empressement l'of-
ft-e qui lui était faite.
« Au commencement de 1868, les PP. Garin et La-
(tIER arrivaient à Lowell pour prêcher la mission cana-
dienne. Ils reçurent l'hospitalité chez le prêtre irlandais,
et donnèrent les exercices dans l'église Saint-Patrick ;
l'oîuvre réussit parfaitement, et plus de huit cents per-
sonnes s'approchèrent de la table sainte.
« Tout en s'occupant du salut des âmes, les deux Mis-
sionnaires ne négligeaient pas la grande question d'une
fondation. Me'' r.Archevêque de Boston vint à Lowell sur
ces entrefaites, et le R. P. Vandenberghe s'y rendit de son
côté pour conférer de nouveau avec Sa Grandeur.
« Puisque vous êtes ici, mon Père, lui dit l'Archevêquo,
— li-
ce nous tâcherons de vous trouver une place ; nous allons
(( examiner et chercher ensemble » . Aussitôt dit, aussitôt
fait ; l'Archevêque et le Provincial montent en voilure et
se dirigent vers l'hôpital Saint-Jean, tout nouvellement
bâti et remis aux soins des Sœurs de Saint-Vincent. Mon-
seigneur avait encouragé ces Coeurs à bâtir une chapelle
publique sur leur propre terrain, et leur en laissait les
revenus. Cette chapelle venait d'être terminée, elle con-
tenait quatre cents personnes, et tous les oiiices parois-
siaux s'y faisaient régulièrement. « Si vous voulez, je vous
« donnerai cette chapelle, dit l'Archevêque au P. Van-
« DENBERGHE ; pour commencer vous la desservirez comme
(( aumônier des Sœurs ; plus tard on pourra faire une
« paroisse irlandaise.» La proposition fut immédiatement
acceptée, et il fut décidé que les Oblats s'installeraient à
Lowell.
(( Aussitôt nos Pères se préoccupent d'avoir une église
pour les Canadiens. La Providence leur offrit une occasion
favorable. H y avait une église prolestante en vente ; elle
était bâtie en briques, avec une façade en pierre, et se
trouvait admirablement située, meublée de tout ce qui
était nécessaire, même d'un orgue. Le marché fut bien
vite conclu, au prix de 11500 piastres, dont 3 000 furent
payées sur-le-champ. Les Canadiens ayant ainsi leur église,
furent séparés des Irlandais et constituèrent une paroisse
dont le P. G.^RiN fut nommé Curé; il prit possession le
premier dimanche de mai 1868, et le Massachusetts eut
dès lors dans l'église de Saint-Joseph, sa première paroisse
canadienne. A la même époque, le Père prit possession
de l'aumônerie de la chapelle de Saint-Jean. A partir de
ce moment, nos Pères qui, jusqu'à ce jour, avaient reçu
l'hospitaUté chez M. O'Brien, Curé irlandais de Saint-
Patrick, vinrent loger à l'hôpital. Le P. Lagier rentra à
Montréal, et le P. Guillard vint le remplacera Lowell, où
— 75 —
il arriva en juillet de la même année ISfiS, pour s'occu-
per des Irlandais, à Saint-Jean.
« Nos Pèxes, pour laisser complète liberté aux Sœurs,
n'habitèrent pas longtemps rhôpital, et ils leurrent un
plus tôt une petite maison sur la rue voisine.
« Dans le courant de l'été, Ms'^ l'Archevêque de Boston,
afin d'entrer dans les vues du Provincial, et d'augmenter
les ressources de la communauté naissante en lui procu-
rant du travail, confia à nos Pères, d'une manière tempo-
raire, ia petite mission de North Billerica; le P. Lebret
arriva du Canada pour s'occuper de cette œuvre, et dès
la fin de 18G8, nous avions une maison habitée par trois
Pères qui desservaient chacun une église.
« Les choses marchèrent ainsi jusqu'au printemps de
l'année 4869 ; mais il était évident que cet état ne pou-
vait être que provisoire. Nous ne pouvions nous accom-
moder d'une chapelle dont nous n'étions pus les proprié-
taires ; il fallait acheter la chapelle Saint-Jean. Les Sœurs
y mirent beaucoup d'opposilion, et ii fallut l'intervention
de l'Archevêque pour les décider. Le terrain resta aux
Sœurs, mais la chapelle, en devenant notre propriété,
devint, par là même, église paroissiale, et tous ses reve-
nus nous furent acquis. La première amélioration fut
l'agrandissement de ce local, insuffisant par l'annexion de
deux bas côtés ; huit cents personnes purent dès lors
trouver place. On résolut d'inaugurer le nouvel état de
choses par une mission, véritable moyen de se faire con-
naître et d'attirer les âmes.
(i Les PP. Mac Grath et Mangin furent appelés de Buf-
falo pour donner les exercices; la mission commença le
deuxième dimanche de mai 18G9, et elle dura deux se-
maines. Dire l'eU'et produit sur la population catholique de
Lùwell, serait chose impossible. L'église insuffisante elles
fidèles se pressant au.t portes ; les confessionnaux en-
— 76 —
combrés et devenant même inabordables ; six mille deux
cents personnes s'approchent de la sainte Table pendant
ces quinze jours; en un mot toutes les consolations
apostoliques. Un résultat matériel fut aussi obtenu:
ce fut la location de toutes les places de l'église, et on ne
put satisfaire à toutes les demandes. Le P. Guilxard,
chargé alors de l'église, seconda le mouvement en éta-
blissant plusieurs sociétés^ et la paroisse se trouva lancée,
dès ce jour, dans un véritable mouvement religieux.
« L'église de Saint-Jean est devenue, depuis, l'église
de rimmacuIée-Conception ; elle nous appartient en
propre, à la difierence des deux autres églises dont nous
avons parlé, lesquelles appartiennent à l'Archevêque ;
nous n'en avons que l'administration.
« Le P. Vandenberghe vint à Lowell au mois d'octobre
de l'année de la mission, pour constituer la maison. Le
dernier jour du mois, la communauté fit une retraite pré-
paratoire à l'acte officiel de fondation, et le jour de la
Toussaint le P. Garin (André) reçut ses lettres de Supé-
rieur; le P. GuiLLARD fut nommé premier assesseur et
admoniteur, et le P. Lebret, deuxième assesseur et pro-
cureur.
« Mais tout ce qui s'était fait jusqu'à ce jour, en fait
d'installation, n'était que du provisoire. Il devint néces-
saire de bâtir une église plus spacieuse et plus durable.
Ou se mit à l'œuvre sur un terrain nouveau, comptant
sur la Providence et sur la population catholique irlan-
daise de Lowell, et l'église projetée fut commencée sous
le titre de l'Immaculée Conception. Cette église sera une des
plus belles du pays ; elle a deux cents pieds en longueur;
cent neuf de largeur au transept, et soixante-cinq sous
voûte ; elle est en construction depuis cinq ans, et l'on
espère qu'elle sera finie au printemps prochain,
« Je finis par où j'aurais dû commencer, c'est-à-dire par
— 77 —
un aperçu géographique de Lowcll. Cette ville est située
à 23 milles de Boston, et à 28 milles de la mer ; c'est
une ville essentiellement manufacturière ; le dernier re-
censement, fait en 1875, indiquait une population de
cinquante mille âmes ; sur laquelle on compte, dit-on,
vingt mille catholiques, dont trois mille Canadiens fran-
çais et dix-sept à dix-huit mille Irlandais. Les catholiques
sont généralement employés dans les filatures, et consti-
tuent la classe la moins aisée; de plus, ils changent con-
tinuellement, et c'est un mouvement de va-et-vient per-
pétuel, ce qui amène un renouvellement incessant de la
population. Le ministère est laborieux et a ses dillicultés,
mais il est toujours consolant et fructueux.
« Je suis, mon révérend Père, avec un dévoué re?p?ct,
votre frère, bien humble, en Notre-Seigneur et Marie.
« J. Mangin, g. m. I., Supérieur. »
G0L0.MB1E BRITANNIQUE.
Le R. P. FûUQUET nous fait connaître les débuts de la
nouvelle mission de Kootenay ; son rapport présente un
intérêt particulier.
a Saint-Eugcne Kootenay (Rritish Colombia Canada),
le 22 janvier 1875.
(i Notre nouvelle mission est située sur le versant ouest
des Montagnes Rocheuses, à 20 lieues, au nord, de la
quarante-neuvième parallèle \ elle est limitée à l'ouest
parle ruisseau de Saint-Joseph ; au nord par la rivière
Suinte-Marie, qui se jette à 2 lieues de là dans la rivière
Kootenay; celte dernière s'appelle Arc-Plate, avant
d'aller se perdre dans la Colombie. Je ne sais pas encore
jusqu'où s'étendra noire territoire vers l'est et le sud. Los
limites du district qui doit être desservi par celle mission,
touchent, à l'est, au diocèse de M»' Grandin ; au sud, aux
diocèses d'Idalio et de Nesqually; ce sera le district le
plus petit et le moins populeux. Il renferme une partie de
la tribu des Kootenays, quelques fugitifs de celle des
Sbushuaps, et peut-être aussi quelques familles de celle
de Colville, avec une soixantaine de blancs ; une centaine
de Chinois y restent encore, mais ils disparaissent déplus
en plus avec les mines d'or. C'est la seconde mission que
je suis chargt^ d'établir dans le vicariat ; comme la pre-
mière, elle portera un des noms do notre vénéré fon-
dateur.
« Au commencement de juillet dernier, je quittai New-
Westminster avec mon co]npagnon,lc F. John Burn; nous
arrivions ici dans la première quinzaine d'octobre, après
nous être arrêtés aux Arcs-Plates. Il nous survint bien des
mésaventures, mais Dieu nous garda, nous et nos chevaux,
de tout accident sérieux. Notre maladresse à attacher les
bagages était la cause ordinaire du danger; nos caisses
tournaient sur le dos dos chevaux et allaient leur battre
les lianes, ce qui les mettait en fureur etleur faisait prendre
la course dans des chemins impraticables, au risque de
tout briser, hommes et bagages. A Colville, en particulier,
tout fut jeté à bas; j'en fus quitte pour quelques livres
imprégnés de boue; mon vin de messe fut heureusement
préservé. Un jour, un de nos chevaux fit le saut périlleux
dans un ravin, et il me fallut aller le tirer de ce mauvais
pas, où il s'était fourvoyé avec nos bagages, et cela au
milieu d'un essaim de guêpes furieuses, que cette chute
aait troublées ; j'en fus quitte pour quelques piqûres
désagréables.
« Au bout d'un mois de séjour à notre nouvelle rési-
— 79 —
dence nous nous trouvûmo.g installes convenablement,
après avoir acheté, d'un yankce protestant, un bel empla-
cement à un prix fort modique, et cela contre toute espé-
rance. La protection de notre saint fondateur nous a été
bien utile; nous ne cessions de nous adresser à lui.
« La mission date de trente ans, époque à laquelle les
Pères Jésuites que nous remplaçons dans ce ministère
commençaient à visiter les Rootenays. Ces Pères ne pou-
- valent venir régulièrement, se trouvant à cent lieues d'ici.
J'ai trouvé tous les Rootenays baptisés, à l'exception
d'une femme que j'ai admise dans le giron de l'Eglise
chez les Arcs-Plates. Je m'attends à des difficultés, mais
je compte aussi sur les bèuédiclions divines. Mes nou-
veaux sauvages sont bien dilFérents de ceux des cotes, et
sous ce rapport il me faut à peu près recommencer mon
noviciat de Missionnaire.
« Enpassant j'avais visité les Arcs-Plates, oùj'avais pris
possession le 2o août; quelques-uns étaient venus à mu
rencontre à quarante lieues de la frontière, dans le ter-
ritoire d'Idaho (Etats-Unis). Je dus pendant mon court
séjour, établir mon campement dans un bas-fond, à
quelques pas de celui des sauvages, afin de ne pas me
trouver sur un territoire où je n'avais pas juridiction, et
c'est là, encore sur mes terres, que je pus exercer le
saint ministère. J'employai une semaine entière à donner
i\ mes sauvages les exercices d'une retraite. Plus de deux
cents se présentèrent au tribunal de la Pénitence. Ces con-
fessions furent pour moi une rude besogne. Imaginez que
vous arrivez en Russie pour confesser deux cents Russes
ignorants et vagabonds, dont vous ne connaissez pas la
langue. Telle était ma situation. Grâce à un interprète, et
à une liste de questions et d'observations les plus élémen-
taires, je me tirai d'atiaire tant bien que mal, laissant à
la divine miséricorde le soin de suppléer à ce qui pouvait
— 80 —
manquer de mon côté, ou de celui des pénitents. Les
Arcs-Plaies sont les sauvages les plus pauvres et les plus
paresseux que j'aie jamais rencontrés; sous d'autres rap-
ports ils sont bons. Viendront-ils s'établir sur le territoire
de la Colombie Britannique, ou continueront-ils à résider
spécialement sur celui d'idalio? C'est ce que je ne puis
dire.
Mes Rootenays m'ont bien édifié pendant mes pre-
miers mois de séjour. A la nouvelle année, les souhaits
les plus heureux ont été solennellement et publique-
ment échangés de part et d'autre. A l'Epiphanie, je com-
mençai à entendre les confessions, et je crois que
tous se présentèrent au saint tribunal, avant de partir
pour la chasse au buffulo ou à la martre. Comme je plains
ces pauvres gens ! S'ils sont moins sensibles que nous au
froid, il n'est pas moins vrai qu'ils en souffrent encore
beaucoup. Je ne vous dirai pas combien de fois je me
suis brûlé les doigts en touchant imprudemment des
objets en fer.
« Le chef de mes Kootenays m'a procuré une véritable
consolation. Cet homme, avec son air doux, spirituel et
sensé, avait été jusqu'à ce moment une énigme pour moi.
Tous, Européens et sauvages, lui reprochaient sa faiblesse,
qui contrastait étrangement avec la fermeté de son pré-
décesseur. Jusqu'ici je n'avais pu obtenir qu'il se servit de
son autorité pour le bien, aussi ai-je profilé du mois dejan-
vier pour le mettre à l'épreuve. Le chef de police est venu
me prévenir qu'un homme avait battu sa femme. J'allais
célébrer le saint sacrifice de la messe, et j'ai répondu
que je m'occuperais de cette aûaire après l'exercice. La
messe et l'instruction finies, j'annonce que le chef va
arborer son drapeau et revêtir ses insignes, pour juger le
ménage en litige, dénoncé par le chef de police. Mon
chef, surpris de ma hardiesse, me regarde avec étonne-
— 81 —
ment, mais ne fait aucune objection ; je lai promels de
l'aider de mes conseils dans l'exercice de sa magistrature.
J'étais, il faut le dire, désireux de savoir comment il s'en
tirerait; grâce à Dieu tout s'est passé mieux encore que
je ne l'avais espéré ; mon Joseph s'est enfin montré chef
et a agi comme tel. Me voilà désormais assuré d'avoir à
ma disposition un excellent moyen de faire observer la
discipline dans la tribu, sans exposer mon ministère à
être odieux. Dorénavant le chef intligera les punitions
pour les fautes extérieures ; c'est là un point capital ;
le 25 janvier, anniversaire solennel dans notre congréga-
lion, j'ai obtenu pour mes sauvages ce que nous appelle-
rions en Fj'ance un bon gouvernement.
« Depuis mon arrivée dans ma nouvelle mission j'ai
entendu plus de cinq cents confessions, donné cent com-
munions, fait seize baptêmes, trois enterrements et béni
six mariages. C'est mieux qu'à Saint-Michel, et cepen-
dant je pense toujours à mes infortunés sauvages de.?
côtes de la mer. »
CEYLAN.
JUBILÉ DE JAFFNA.
Le R. P. PÉLissiER nous communique les faits les plus
marquants de l'apostolat de nos Pères dans la capitale du
vicariat ; nous lui laissons la parole :
« Parmi les souvenirs les plus remarquables, je dois
mentionner aujourd'hui les exercices du jubilé donnés à
la cathédrale Sainte-Marie par Mk' Bonjean, notre digne
vicaire, et par plusieurs de ses collaborateurs. Sous la
direction de ce chef aussi habile que distingué, les exer-
T. XV. 6
— 82 —
cices ont guéri toutes sortes de misères spirituelles et
converti grand nombre d'âmes. Un mois est déjà écoulé
depuis la clôture et nous avons encore la consolation de
voir rentrer dans le bercail des brebis égarées que le
jubilé a prédisposées à cet acte chrétien ; nous légitimons
des unions illicites. La mort d'un pécheur scandaleux dans
un bourg voisin et le refus de sépulture ecclésiastique
ont été plus efficaces encore que nos paroles pour rame-
ner un coin assez mauvais, resté indifférent jusqu'à ce
jour. Les journaux de la localité ont rendu compte des
heureux résultats de notre apostolat; je glisse ici leurs
récits.
Le catholique Guardien de Jaffna s'exprime ainsi dans
son numéro du l*"" avril : « Le jubilé commencé ù la
cathédrale le 20 février a été clôturé dimanche 26 mars,
sous les auspices de M^' Bonjean, notre digne prélat,
assisté des RR. PP. Malroit, Pélissieb, Saint-Geneys,
Flanagan, qui ont occupé la chaire, et des RR. PP. Pult-
CANi, Reating, Jgurd'iieuil, qui les ont aidés au confes-
sionnal.
(( Le F. Xavier Sandrasegara, diacre natif, a occasionnel-
lement pris part avec succès aux fatigues de la prédica-
tion ; il s'est occupé surtout à préparer les chrétiens à la
réception des sacrements. Tous les révérends et chers
Missionnaires susnommés ont redoublé d'eiforts et de
zèle pour atteindre les fins du jubilé ; malgré les chaleurs
accablantes de la saison aucune fatigue n'a été épargnée,
aucun moyen omis pour recueillir la plus belle moisson
spirituelle. Aux exercices quotidiens du soir, soixante-
sept discours sur les diverses matières de la mission ont
été prêches avec succès; de ce nombre étaient sept
conférences appelées tarka-prasangam (discussions ora-
toires) qui traitaient des excuses des pécheurs, du pardon
des injures, de l'observance des saints jours, ou qui
- 83 —
attaquaient l'excès des liqueurs enivrantes, les supersti-
tions et genlililés, etc., etc. Ces exercices ont attiré l'an-
ditoire le plus nombreux. Les autics sujets Irailés étaient
également destinés à instruire, à impressionner, à gai^ner
les cœurs, et à les détacher des faux attrails du niondo.
Le résultat a été d'amener un grand nombac de personnes
à la confession et à la communion. Combien do chrétiens,
en effet, après de lonj^ues années de né;:?ligence, sont
enfin venus avec la plus jurande liumilité déposer le
fardeau de leurs péchés et en obtenir misûricordo ! Le
dimanche surtout était remarquablement beau par l'im-
posant spectacle de centaines de ferventes communions
et confirmations. Ces fêles se sont accrues en solennités
et en splendeur jusqu'à la conclusion du jubilé, où la
cathédrale décorée avec goût et brillamment illuminée
toute la journée par le reflet éblouissant de milliers de
lumières et le Saint-Sacrement exposé, ont attiré, à toute
heure, à l'hôte divin, une foule d'adorateurs. Ils venaient
tour à tour réparer autant que possible les outrages que
Jésus-Christ avait reçus l'an passé, surtout par des vols
sacrilèges commis dans plusieurs de nos églises. Ainsi fut
passée eh dévotions et prières cette dernière journée. Le
soir, l'église, quoique assez vaste, ne pouvait contenir
l'assistance des fidèles. Un discours pathétique de répa-
ration au très-saint Cœur de Jésus a été prêché avec re-
doublement de zèle, et l'auditoire pénétré faisait, à la
suite des Missionnaires, amende honorable, publii]uc et
solennelle. La bénédiction du Très-Saint Sacrement clô-
turait ainsi le mois de grûces et de salut. Le nombre des
communions a été de deux mille cinq cents ; il y a eu
trois cents contirmations. »
Le P. PÉLissiER ajoute : « Les protestants eux-mômes,
dans cette circonstance, n'ont pu s'ompèther de rendre
justice au zèle du clergé catholique d(? Jiiiïna. L" Patriod
— 84 —
de Geylan rendait ainsi compte de notre mission et du
bien qu'elle a opéré : « Il est satisfaisant de voir que les
labeurs des Missionnaires calboliques ont commencé à
porter leurs fruits. Leurs touchantes instructions matin
et soir depuis un mois environ ont opéré une notable
amélioration dans le caractère et le moral des popula-
tions confiées à leurs soins; nous tenons, en efi'et, de
bonne source que le débit de l'arrack (eau-de-vie de
palmier) parmi les catholiques de la ville et des alentours
est maintenant considérablement diminué, que moins
fréquent est l'usage du toddy (vin de palmier) parmi les
classes pauvres , que la paix et la piété régnent parmi ce
peuple naguère à l'humeur si querelleuse. Evidemment
des prêtres sont infatigables et s'efforcent de relever
les âmes, d'instruire les ignorants et dans des circon-
stances si défavorables (les chaleurs excessives) leurs
etforts sont si persévérants qu'il est surprenant que nos
ministres ne s'efforcent pas de les imiter. Présents plus
d'une fois à l'église catholique, nous sommes heureux
d'avouer que les instructions que nous y avons entendues,
bien moins ampoulées que celles des nôtres, étaient pour-
tant si simples, si éloquentes, si instructives et si pra-
tiques, si bien appropriées aux besoins de leurs ouailles,
qu'à voir la foule des chrétiens qui se pressaient à l'église,
vu la force et la véhémence des sermons, il n'est pas
difiScile de juger que la majeure partie de l'assemblée ne
rentrait au logis que mieux disposée et résolue à réfor-
mer sa conduite. »
De telles appréciations de la part de nos adversaires sont
bien plus propres à montrer le bien que la grâce a opéré
dans les âmes durant ces saints jours que ne pourraient
le faire de longs récits. Que le Seigneur soit donc béni de
tous à jamais ! Nos fatigues ont été grandes, nos sueurs
abondantes, mais en fécondant le sillon la récolte n'a été
— 8o —
que plus grande. Euntes ibant et ffebant, tntttentes seminn
sua: venientes autem venient cum exuUaiione, portantes
manijjulos sitos.
— Le R. P. Chounavël est l'upôtre des bouddhistes.
A Vennapu, à Ulaitiavu, Gatunery, Dcmattapityia, Du-
muladényia, Négombo, son zèle s'est exercé avec un
grand succès. Malheureusement, sa trop grande modestie
nous laisse ignorer une foule de faits édifiants auxquels la
Congrégation a droit d'être initiée. Nous savons d'autre
part quels fruits heureux sont produits par son ministère,
et ne pouvant trouver matière dans son rapport à un
résumé complet, nous prendrons çà et là dans des lettres
particulières ce qui nous a semblé de nature à jeter quel-
que jour sur un apostolat si fécond :
« Le 8 octobre dernier, dit-il, j'ai posé à Mavila la
première pierre d'une église dédiée à Notre-Dame des
Victoires. Il n'y a là qu'une douzaine, de familles chré-
tiennes, mais les bouddhistes sont nombreux. Je veux les
attirer. L'initiative est venue de quelques chrétiens de
Gatunery, trop éloignés pour pouvoir profiter de la pré-
sence du Missionnaire. Ils ont donc demandé d'avoir une
église à leur portée. L'un d'eux a donné le terrain, les
autres ont souscrit pour 400 et quelques roupies.
Monseigneur m'ayant autorisé à poser la première pierre,
j'ai fait cette cérémonie le 8 octobre 1876. Gette pierre,
bien taillée et d'un beau poids, a été donnée par uu chré-
tien de Négombo; elle porte cette inscription :
+
D. 0. M.
B. V. MARIJ5
A
VICTORIIS
8 OCTOBRE 1876.
— 86 —
(t Uue quinzaine de chrétiens de Négombo ont souscrit
pour cette église, qui aura 30 pieds de large et 30 de lon-
gueur jusqu'à l'autel.
« Voici maintenant un petit résumé de ce que j'ai fait du
1°^ octobre 1875 au l" octobre 1876: 209 baptêmes d'en-
fants chrétiens, Ai d'adultes, presque tous bouddhistes,
21 d'enfants bouddhistes, 43 mariages, 1433 confessions
d'hommes, 5 592 confessions de femmes, 5 813 commu-
nions, 33 extrème-onetions, 21 viatiques. Depuis près
de vingt-cinq ans que je suis à Ceylan, je n'avais jamais
eu la consolation débaptiser tant d'adultes.
« J'ai baptisé tous les pauvres de Demattapityia ; il ne
este plus à convertir que les gens influents, et comme le
chef du village est lui-même baptisé, j'espère que bientôt
tous viendront. J'ai passé dans celte population trois
semaines, employées à instruire de mon mieux. La lan-
terne magique m'a été très-utile pour attirer, et m'a fourni
le moyen d'expliquer les principaux mystères de la reli-
gion. J'ai montré le ciel, l'enfer, le jugement, la mort du
juste et celle du pécheur, le chemin du ciel et celui de
l'enfer. Mes peintures ne sont pas des chefs-d'œuvre; je
doute cependant qu'à Paris on fasse de plus beaux diable s;
on dit que les miens sont très-réussis... »
Ailleurs, le P. Chodnavel écrit d'Ulaitiavu : «Mon caté-
chiste est allé à plusieurs reprises trouver les principaux
de la caste des Paduvas, et il a acquis lu certitude qu'ils
sont disposés à se faire chrétiens. Le chef le plus haut
placé vient de m'écriro sur une feuille de palmier, et
m'annonce qu'il viendra dimanche prochain s'entretenir
avec moi. C'est une résolution qui peut avoir un résultat
capital, et qui d'avance me réjouit le cœur. Si les chefs
de la caste se convertissent, ce sera par milliers qu'il
faudra faire des baptêmes. Mais comment suffire à ce
ministère, avec mes cinq raille chrétiens disséminés çà et
— 87 —
là, mes écoles, mes catéchismes et mes voyages pour
voir des malades? Je ne puis pas même suilire au travail
de ma mission. Mais si Dieu veut appeler à lui cette caste
méprisée, il saura bien aviser aux moyens à employer.
Que ne somoies-nous plus nombreux ici ! Que de boud-
dhistes on pourrait convertir ! J'ai eu la consolation d'en
baptiser plus de cinquante depuis le mois d'avril, mais je
souffre beaucoup de ne pouvoir m'occupcr d'eux autant
qu'il serait nécessaire.
« Il y a dans nos parages un minisire protestant qui
circule un peu partout ; jusqu'ici il n'a pas réussi à faire
beaucoup de prosélytes; aucun de nos chrétiens ne s'est
converti à la secte dont ils ont horreur. Les bouddhistes
eux-mêmes méprisent les ministres, surtout à cause de
leurs femmes ; car chez les bouddhistes les prêtres ne
sont pas mariés. Ce qui attire à nous, prêtres catholiques,
ce sont nos cérémonies et nos fêtes ou solennités de tout
genre; chose inconnue chez ces pauvres bouddhistes, dont
tout le culte consiste à offrir quelques fleurs et quelques
sous à Bouddha. Nos Paduvas ne sont pas admis à cet
honneur ; les prêtres bouddhistes ne veulent pas accepter
leurs ofirandes. Les hommes ne peuvent pas porter le
peigne circulaire dont sont ornés les Shingalais de caste
supérieure, les femmes ne sont vêtues que de pièces de
toile disgracieuses qui ne les couvrent qu'incomplètement.
On ne leur permet pas de s'habiller d'une manière plus
convenable ; aussi ces pauvres gens tiennent beaucoup à
sortir de leur état d'abjection -, le christianisme seid peut
leur rendre ce service. »
M*' Bo.NjËAN ajoute en note à ce rapport trop succinct
que nous venons de compléter par des extraits de lettres
particulières, l'observation suivante : « A ce rapport, je
dois ajouter une remarque : on ne peut jamais appré-
cier l'étendue, l'iuiporlanc". et le succès du ministère du
— 88 —
R. P. Chounavel par ce qu'il en dit lui-même; car il
n'est jamais content de lui, ni de ce qu'il fait. L'œuvre de
l'évangélisation des bouddhistes, dont il raconte les dé-
buts, a vraiment pris dans ses mains une importance
considérable : elle nous donne les plus grandes espé-
rances, et, à l'heure qu'il est, c'est ma plus grande
consolation. — Quand on pense que ce bon Père, outre
tous ses autres travaux, les constructions dont il est l'ar-
chitecte, les nombreuses écoles qu'il a fondées et qu'il
dirige, a entendu plus de sept mille confessions, on peut
juger qu'il n'est guère inactif et que sa mission n'est pas
en décadence. .>
— Le P. Boisseau, à la date du 8 octobre 1876, com-
munique à M«' BoNJEAN les détails suivants sur Madhu et
son pèlerinage :
Monseigneur et vénéré Père,
Durant ces dernières années, Madhu a été le point cul-
minant vers lequel ont convergé l'attention et l'anxiété
publiques. A son sujet se livrait un combat dont l'issue
devait entraîner des conséquences d'un ordre majeur.
Grâce à l'assistance visible de Marie, une victoire com-
plète est venue couronner quatre années de luttes et
d'angoisses.
L'année dernière, à cette date, nous n'avions à célébrer
qu'un demi-triomphe. Le champ de bataille était conquis,
mais nos adversaires, dans la lutte, demeuraient indomp-
tés. A leurs yeux, votre titre de vainqueur effaçait celui
de pasteur et de père ; ils redoutaient une houlette, qui
les avait frappés, bien que paternellement. De là, cette
répugnance à rentrer sous le joug légitime, et ces me-
nées ténébreuses pour passer à une juridiction étrangère.
— 89 —
Ici encore, grâce à l'intervention de la très-sainte Vierge,
leius coraplols ont été déjoués.
En cette occasion, pour la première fois peut-être,
l'autorité ecclésiastique de Goa refusa de se prêter aux
désirs schismaliques des rebelles; de sorte que, frustrés
dans leurs coupables espérances, nas Kadhéers durent
enfin songer à rentrer dans le devoir. Je ne raconterai
point ici les diverses alternatives de ce long contlit entre
l'esprit mauvais qui, d'une part, poussait ces infortunés
à la rébellion à outrance et la miséricordieuse Vierge de
Madhu de l'autre, qui ne voulait pas que la joie du pre-
mier triomphe fût ternie par les regrets d'un schisme.
Après donc une opiniâtre résistance, la grâce enfin
triompha. A la suite des prières publiques qui, durant
tout le mois de Marie, s'élevèrent, par l'initiative de
Votre Grandeur, de tous les pomls du vicariat, vers le
trône de la Vierge, refuge des pécheurs, le lundi soir,
29 mai, nous eûmes, enfin, la consolation, si longtemps
attendue, de voir les chefs de la révolte àMantotle faire
leur soumission et apposer leur signature à l'acte de ré-
tractation imposé par Votre Grandeur. Le dernier jour de
mai, fête de Notre-Dame des Grâces, je me rendais à
Adambey-Moltey, siège central de la caste et foyer des
troubles, et enfin le 3 juin, veille de la Pentecôte, usant
des facultés qui m'étaient conférées, je relevais solennel-
lement de l'excommunication réservée au Pape les au-
teurs du procès de Madhu, et après quatre années de
schisme, j'avais l'immense joie de voir ces prodigues re-
venir à leur légitime Père et Pasteur.
Depuis, chaque église des Radhéers a tour à tour été
visitée. Je n'ai qu'à me féliciter de l'accueil qu'on nous a
fait partout. Tous, presque sans exception, se sont appro-
chés des sacrements et une dizaine de couples, mariés
civilement ou devant les prêtres de Goa, ont fait revalider
— 90 —
leur union; de sorte qu'à cette heure tout est fini et de ce
schisme malheureux il ne reste plus que le souvenir.
Tant de faveurs réclamaient un acte solennel de recon-
naissance, de la part du premier Pasteur, envers celle à
qui nous en étions, en partie, redevables. Aussi Votre
Grandeur, cédant à l'impulsion de son cœur et de sa gra-
titude, se hâla-t-elle de faire préparer un ex-voto propor-
tionné au bienfait.
Cette année, notre neuvaine préparatoire à la fêle pa-
tronale de Madhu (2 juillet) restera mémorable entre
toutes. Outre l'éclat de sa présence, Votre Grandeur
daignait encore illustrer la fête par un acte non moins
honorable à sa piété que glorieux pour celle qui en était
l'objet. Vous voulûtes offrir une couronne d'or émaillée
de pierres précieuses, où la beauté du travail le dispu-
tait à la richesse des matériaux (1).
Ce fut le 29 juin, fête des bienheureux apôtres Pierre
et Paul, que Votre Grandeur, entourée de ses Mission-
naires et d'une foule de pèlerins accourus de tous les
points de l'Inde et de Ceylan, bénit et déposa ce précieux
diadème au front de notre radieuse Madone. Nul doute
qu'elle ne l'ait agréé avec bonté, comme celui qui, quel-
ques jours plus tard, lui était offert à Lourdes, car l'un
et l'autre étaient le gage de l'amour le plus pur et de la
reconnaissance la plus vraie.
Mais cet ex-voto n'est point le seul présent que Votre
Grandeur réserve ù Madhu. GrAce à ses généreux encou-
ragements, bientôt, je l'espère, va s'élever ici un presby-
tère nouveau, en attendant que, dans un avenir prochain,
les ressources permettent de remplacer l'humble chapelle
(1) Cette couronne, confectionnée par un des premiers bijoutiers de
Jaffna, et regardée, par les connaisseurs, comme un chef-d'œuvre d'art,
coûte 1250 francs. Un autre ex-voto, non moins riche^ doit être égale-
ment offert à Notre-Dame des Victoires, par S. G. Mer Bonjean.
— 91 —
actuelle, par un sanctuaire plus digne de celle qui y pro-
digue, chaque jour, ses faveurs. Cinquante ares de terrain
entourant le sanctuaire et que le temps transformera peu
à peu en une gracieuse oasis, viennent d'être récemment
achetés à la couronne. Des puits et de nouveaux bazars
mieux fournis, telles sont les diverses améliorations pro-
jetées ou en voie d'exécution, de sorte qu'en peu d'années
l'ornementation du sanctuaire et le bien-être des milliers
de pèlerins, qui annuellement le visitent, laisseront, j'en
ai l'espoir, peu à désirer.
Notre-Dame de Madhu est digne de nos efforts et de
nos sacrifices. S'il m'était possible de relater tous les faits
merveilleux, les cures corporelles et spirituelles qui s'o-
pèrent annuellement à ce sanctuaire béni, la liste en
serait longue et édifiante. Je pourrais dire aussi que Dieu
se chargea de punir par le choléra ceux qui voulurent
ridiculiser le pèlerinage ou le détourner de son but chré-
tien, en lui donnant un caractère profane.
Les journaux de la colonie signalèrent, dans le temps,
la guérison extraordinaire opérée sur un pieux pèlerin
de Mullaitivu et la cure inespérée de cette autre femme
de Valikamaca, réduite à l'extrémité par la morsure
d'un serpent. Il ne m'appartient pas de me prononcer sur
la nature de ces faits et d'une multitude d'autres qu'en-
registre la reconnaissance publique. Néanmoins comment
douter de l'intervention miséricordieuse de celle qu'au
dire de Saint Bernard l'on n'invoque jamais en vain !
Ajoutons à ces rapports la copie et l;i traduction d'un
bref de sa sainteté Pie IX, en réponse ù une adresse, et à
une généreuse oOrandede plus do 3U00 francs de l'Evoque,
du clergé et des fidèles du vicariat de Jatl'na.
— 92 — .
t
Plus p. p. IX
VENERABILIS FRATER, SALUTEM ET APÔSTOLICAM
BENEDICTIONEM.
Si graviter comraovemur œrumnis, qnibus divina jus-
tilia, tôt ubique concilata sceleribus, populos passim
affligit ; gravius etiam dolemus, Venerabilis Frater, vicem
istorum fidelium, quorum inopia aliis atqne aliis jamdiu
calamilatibus aggravatur. Recreamur taraen eorum fide,
quse dum ipsos humiliât sub potenll manu Dei, nova eis
comparât incrementa gratiarum. Quod sane spirituale
emolumentum non immerito arguimus, tura e communi
eorum dolore ob injurias et vexaliones Ecclesiœ, tum ex
incenso pacis et libertalis ejus voto, jugique prece, qua
tantum a Deo beueficium impetrare nituntur, tum de-
nique e studio erga Sanctam hanc Sedera, unitatis Catho-
licse centrum, plane filiali et ejusmodi, quod ex ipsa
egestate subsidium in ejus opem exprimere poluerit. Gu-
jus quidem oblationis pretium, ab iteratis et diuturnis
auctum privationibus, solique Deo notum; Nos maximum
censemus ac nobilissimura, uti anxii ferventisque amoris
testem indubium. Itaque et hoc et cetera filiorum isto-
rum officia dum gratissimo excipimus animo, siraul et iis
gralulamur, quod in religione et caritate ita proficiunt,
et tibi tuisque Missionariis, quorum laboris amplissimum
fructum in tanta pietate videmus. Augeat Deus incre-
menta frugum justitise vestrse, et superni favoris ejus
auspex sit vobis Apostolica Benedictio, quam prsecipuse
Nostraî benevolentiœ testem tibi, Venerabilis Frater, sa-
cerdolibus omnibus, qui le modérante, missionibus hisce
— 93 —
dant operani, cl universis islius Vicaiialus Apostolici
fidelibus peraraenler imperlimus.
Datum Romœ, apud S. Pelruin die 22 Junii anno-1876,
Ponlifîcatus Noslri anno Tricesirnoprimo.
Veuerabili Fratri Christophoro Episcopo Medcnsi, Vicario
Apostolico Jaffnensi. Jafrnam.
PIE IX, PAPE.
VÉNÉRABLE FrÈRE, SALUT ET BÉNÉDICTION APOSTOLIQCE.
Si nous sommes grandement émus des châliments
dont la justice divine, contrainte par tant de crimes qui
se commettent en tons lieux, frappe partout les peuples,
nous plaignons aussi vivement, vénérable Frère, le
sort des fidèles dont ces calamités, ajoutées à tant d'autres,
augmentent encore l'indigence. Nous sommes cependant
consolés par le spectacle de leur foi qui, les portant à
s'humilier sous la main puissante de Dieu, leur procure
ainsi de nouveaux accroissements de grâces. Et ce qui
nous rend certains de ce bénéfice spirituel, c'est leur
commune douleur à la vue des injures et des persécutions
de l'Église, c'est leur vœu ardent pour sa paix et sa li-
berté, c'est leur prière continuelle pour s'efforcer d'ob-
tenir de Dieu ce bienfait si grand, c'est enfin leur piété
envers ce Saint-Siège, centre de l'unité catholique,
piété si filiale, qu'elle les porte à oublier leur pauvreté
pour venir en aide ù ses besoins. Ce prix de leur offrande,
augmenté par de fréquentes et longues privations et que
Dieu seul connaît, nous le regardons comme très-grand
et très-noble, car il est le témoignage indubitable de leur
amour ardent et plein de sollicitudes.
— 94 —
Aussi, en acceptant avec reconnaissance ce don et les
autres devoirs de ces Fils, nous les félicitons de leur
progrès dans la religion et dans la charité, et nous vous
félicitons, vous et vos Missionnaires, car dans cette piété
si grande nous voyons les fruits très-heureux de vos la-
beurs. Que Dieu daigne accroître de plus en plus les fruits
de votre justice et que notre Bénédiction apostolique
soit le gage de cette faveur céleste; nous l'accordons du
fond du cœur, en témoignage de notre Paternelle Bien-
veillance, à vous, vénérable Frère, à tous les prêtres qui,
sous votre conduite, donnent leurs soins à ces Missions
et à tous les fidèles de ce Vicariat Apostolique.
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le vingt-deuxième
jour de juin de l'année 1876, la trente et unième de notre
Pontificat.
A notre vénérable Frère Christophe, Evêque de Médéa, Vicaire
Apostolique de Jaffna.
YARIËTËS
SON EMINEKCE LE CARDINAL I-'RANCIII,
PRÉFET DE LA. SACRÉE CONGRÉGATION DE LA PROPAGANDE.
Le cardinal Franchi est né à Roino le 25 juin 1819,
d'une des familles les plus anciennes de la ville éternelle.
Son nom de baptême, comme celui de son prédécesseur,
rappelle un illustre conquérant. Il rêve aussi la conquête
du monde, mais une conquête pacifique, pour le salut
des âmes et la gloire de Dieu. Il a été préparé à cette
grande œuvre par une vie laborieuse, dont nous allons
indiquer les traits principaux.
Admis fort jeune au séminaire romain ou Apollinaire,
Alexandre Franchi se distingua bientôt par son applica-
tion à l'étude et par la vivacité de son esprit. Ses heureuses
facultés se développaient avec une rapidité merveilleuse,
11 obtint, ce qui fait encore époque dans les annales du
séminaire romain, les sept premiers prix du cours de
philosophie.
Naturellement porté vers les études sérieuses, il se
livra avec ardeur à la théologie. Son esprit pénétrant
abordait sans peine les questions les plus élevées de la
science sacrée, et sa mémoire le secondait admirablement
dans ces vastes connaissances. En même temps, il étudiait
avec un soin particulier l'histoire ecclésiastique.
A peine âgé de vingt-deux ans, il subit avec succès l'exa-
men du doctorat en théologie, et peu après il fut choisi
pour soutenir, sur cotte science, une discussion publique.
— 96 —
Tl y recueillit les plus beaux suftVages. C'est alors que le
cardinal Lambruscliini l'attacha à la secrétairerie des
Affaires extraordinaires, et que les supérieurs du sémi-
naire romain lui confièrent la chaire de philosophie.
Ordonné prêtre à la même époque, il ne cessa, pendant
cinq ans, de s'acquitter parfaitement de ces diverses et
importantes fonctions.
En 1847, l'abbé Franchi fut nommé minutante de la
secrétairerie d'Etat, et l'année suivante il eut en même
temps la chaire de diplomatie sacrée à l'Académie des
nobles et celle d'histoire ecclésiastique à l'Université.
Il termina, en d853, la carrière du professorat pour
entrer dans celle de la diplomatie. Il fut d'abord envoyé
en Espagne avec le titre de chargé d'affaires, pour rem-
placer Me' Brunelli, nommé cardinal. C'est dans ces cir-
constances difficiles, au milieu d'un pays sans cesse
agité par les révolutions, qu'il commença à donner des
preuves de son habileté.
Trois ans plus tard, Pie IX, qui appréciait son mérite,
l'appela à Rome, le nomma prélat domestique, et, le
19 juin suivant, le préconisa archevêque in partibus de
Thessalonique. Bien plus, il voulut lui conférer lui-même
la plénitude du sacerdoce, le consacrer de ses propres
mains.
Nommé internonce à Florence, M*'' Franchi sut captiver
la bienveillance de la cour et du clergé, et, ce qui fut
pour lui une bien douce consolation, il eut l'insigne hon-
neur d'accompagner Sa Sainteté dans son voyage en
Toscane. Obligé de revenir à Rome, à la suite des tristes
événements de 1859, il fut nommé secrétaire général de
la Congrégation des Affaires ecclésiastiques extraordi-
naires.
Pendant huit ans, il ne cessa de travailler avec une
activité prodigieuse ; grâce à son zèle et à son expérience,
le Saint-Si6ge put conclure plusieurs concordais avec
diûerentes puissances.
En 1860, W' Franchi fut nommé nonce apostolique à
Madrid, oi!i il avait laissé les meilli.'urs souvenirs. Mais la
révolution qui chassa la reine Isabelle ne lui permit pas
d'y faire uu long séjour.
Le^concile du Vatican s'ouvrait quelques années après :
Pie IX, qui reconnaissait dans son nonce d'Espagne les
plus éminenles qualités, le nomma secrétaire de la Con-
grégation chargée d'examiner les proposilions des évo-
ques. Tous ceux qui eurent à traiter avec.lui à celte
occasion, se plurent à louer son aimable courtoisie, sa
perspicacité de vues et sa profonde connaissance des
matières les plus diverses.
En 1871, la question arménienne causait des craintes
légitimes et devenait un sujet de discorde entre les catho-
liques de l'Orient. Ce fut encore M^"" Franchi que Pie IX
choisit pour traiter une atlaire si délicate. Sa Sainteté le
nomma ambassadeur extraordinaire auprès de la cour
ottomane. Accompagné de ^W-' Roncetti, minutante de la
Propagande pour les riles orientaux, et de M^' Massella,
il se hâta de partir pour Constantinople. Son arrivée fut
une véritable ovation j le sultan lui-même tint à honneur
de recevoir l'envoyé du Sainl-Siége; la population ca-
tholique des divers riles et les dissidents eux-mêmes lui
donnèrent de nombreux témoignages de leur eslime et
de leur vénération.
Tant de services rendus à l'Eglise méritaient au prélat
une distinction plus haute encore : le:22 décembre 1873,
M»' Franchi était créé cardinal, aux applaudissements du
monde catholique. Deux mois plus tard, le :2i féviier, le
cardinal Barnabe, préfet de la Propagande, terminait sa
longue carrière. Le choix de son successeur était d'autant
plus diihcile, que les missions prennent chaque jour un
T. XV. 7
— 98 —
développement plus considérable. Pie IX jeta aussitôt
les yeux sur le modeste et savant cardinal Franchi. {Al-
manacli des Missions pour l'année 1877.)
DE MARSEILLE A JAFFNA.
Journal de voyage du R. P. Massiet.
Dimanche 22 octobre. — Je viens de dire ma dernière
messo sur le sol de la France. C'est avec le calice de notre
vénéré Fondateur que j'ai eu l'honneur d'oftrir le saint
sacrifice. Il me semblait le voir, priant avec moi, et me
bénissant du haut du ciel ; sa bénédiction, j'en suis sûr,
me portera bonheur.
Il est neuf heures. Nous arrivons à bord de Y Iraouaddy,
bien désolés de laisser derrière nous la sœur Marie d'As-
sise, que la maladie relient à Marseille. Ciel ! quelle
cohue là dedans !... On court, on crie, on se précipite,
on s'embrasse, on pleure, on part, on est parti... Comme
un géant, notre navire s'avance lentement au milieu des
raille paquebots ou navires, qui encombrent le port de
Marseille. Enfin, nous voilà sortis ; nous passons au pied
de la colline de Notre-Dame de la Garde, comme pour
recevoir une dernière bénédiction de la bonne Mère.
Un vieux marin lui envoie un gracieux salut, en lui fai-
sant tout haut ses adieux pour quatre mois ; je vois quel-
ques sourires sur les lèvres de certains messieurs, qui,
sans doute, se croient trop grands pour s'abaisser jusque-
là ; personne, cependant, n'ose souffler mot, notre gail-
lard a les bras solides, et les rieurs n'ont pas l'air d'être
hommes à pouvoir supporter facilement une avalanche
d'arguments frappants.
Je fais connaissance avec quatre Pères du Saint-Esprit,
— 09 —
qui se rendent ù Mauiicc et qui pendant près de quinze
jours seront mes compagnons de cabine. Nous sommes
un peu à l'étroit, mais à lu guerre comme à la guerre,
nous sommes trop heureux d'être seuls dans notre ca-
bine et d'avoir l'espoir de pouvoir y dire la sainte messe.
Le calme commence à se rétablir à bord; chacun est i\
sa place, les passagers sont au nombre de 530 environ. —
Vers les huit heures du soir^ le commandant me fait
demander, s'informe de l'étal des Sœurs, me parle lon-
guement de M8' BoNJEAN et finit par me demander de
vouloir bien dire la messe sur le pont les dimanches et
jours do fête, demande que je n'ai garde de refuser,
cela se comprend. Il pousse l'amabilité jusqu'à m'offrir
une cabine séparée ; j'accepte, et une demi-heure après
me voilà installé au numéro 93, à côté du major, à deux
pas du salon.
Lundi 23. — La Méditerranée est assez calme, quelques
passagers, cependant, éprouvent les premières atteintes
du mal de mer. Nous sommes en face de la Corse : c'est
la dernière terre française que nous rencontrerons, mais
partout nous rencontrerons des cœurs français, des frères
et des amis qui nous rappelleront la patrie absente. D'ail-
leurs, notre véritable patrie à nous, c'est le ciel, et le
chemin qui y conduit, c'est la voie que Dieu nous trace.
Pour la première fois j'ai dit la messe en mer, je n'en per*
drai paslesouvenir; il y a là quelque chosed'indicible, une
émotion qui nous rappelle presque celle que l'on éprouve
an lendemain de l'ordination, lorsque, pour la première
fois, on immole la divine victime.
Au déjeuner, je fais connaissance avec un prêtre es-
pagnol, archidiacre de Manilla. Le costume séculier que
porte ce monsieur lui a valu la faveur insigne d'être logé
avec trois fanfarons qui prennent plaisir à railler en sa
présence les choses les plus saintes. — Nous avons éga-
— 100 —
lement à bord un révérendissime ministre protestant,
avec toute sa famille, composée de madame et de cinq
enfants. J'ignore le nom du révérend, mais sa physio-
nomie répond exactement à l'idée que je m'étais faite du
fameux Bompas, le héros légendaire du bon Père Petitot,
Il est dix heures du soir. Le capitaine en second, M. Gi-
rard, me montre le port de Civita-Vecchia. A quelques
pas de là, se trouve la prison du Vatican ; un petit bras
de mer nous sépare du royal prisonnier : qu'il nous serait
doux d'aller nous prosternera ses pieds ! Nous ne pou-
vons le faire, mais du moins nous prions nos anges gar-
diens de lui porter avec l'honîmage de cœurs dévoués l'ex-
pression du filial attachement des derniers de ses enfants.
Mardi 24 octobre. — A sept heures, on jette l'ancre
dans In port de Naples... Le Vésuve esta deux pas de
nous, lançant ses noirs tourbillons de fumée. Nous des-
cendons à terre, à la recherche de la maison des Sœurs
de l'Espérance. Nous en ignorons et le numéro et la rue,
et jusqu'au nom. Qu'importe ! Saint Raphaël, le guide des
voyageurs, nous conduira. Ballottés pendant plus d'une
lieure dans un fiacre qui jadis avait été neuf, parcourant
les rues les plus étroites et les quartiers les plus mal-
propres de la ville, nous commençons à désespérer de
pouvoir trouver les Sœurs de l'Espérance. Cinq fois notre
conducteur nous avait déposés à terre, et cinq fois nous
fûmes obligés de remonter en voiture; je finis enfin par
trouver une Sœur de charité parlant le français. Nous
étions à deux pas de la maison des Sœurs, nous y en-
trâmes, et, à la grande joie de la comraunaulé"réunie,
nous passâmes quelques heures en famille. Cette petite
descente sur le sol italien nous a fourni l'occasion de
voir de près quelques sujets du nouveau maître de
l'Italie. Ce qui est frappant, c'est l'affreuse misère qui
semble régner dans ce pays. A peine avions-noui5 mis le
— 101 —
pied à leri'o, que nous nous vîmes entourés d'une troupe
de femmes et d'enfants en Iiaillons, qui nous tendaient
une main desséchée.
Mercredi 25 octobre. — Nous payons cher les quel-
ques heures de repos que nous avons goûtées hier.
A peine avions-nous quitté Naples, qnolo ciel s'est mis à
l'orage : la tempête ne tarde pas à éclater. Depuis le dé-
troit de Messine jusqu'au sortir de l'Adriatique, impos-
sible de tenir sui- le pont. Les Sœurs et moi nous
résistons au mal de mer. Au dîner, nous sommes pres-
que seuls à table. Je m'attribue le rôle d'infirmier, et je
cherche à guérir mes malades. L'un des Pères du Saint-
Esprit, originaire de Bordeaux, demande à son confrère,
atteint comme lui du mal de mer, si nous nous trouvons
sur le golfe de Gascogne : «J'ignore, répond celui-ci;
mais ce que je sais, c'est que nous nous trouvons sur un
gascon de golfe. »
Jeudi 26 octobre. — Nous sommes par 3b°2Q' de lati-
tude et 19°27' de longitude est, à 581 milles de Port-Saïd.
Le calme est rétabli; on se rencontre sur le pont,, et cha-
cun se racontent les péripéties et les souffrances du
jour précédent. Un quidam en profite pour venir me
prêcher la république, et la nécessité pour le prêtre de se
ranger du côté des républicains, qui seront ses plus fer-
mes défenseurs, s'il consent à adopter leurs or)inions.
J'ai préféré répondre au prêtre espagnol venant me
trouver sur ces entrefaites. Le pauvre homme n'est pas
au bout de ses misères. Je regrette de ne pas pouvoir le
prendre avec moi.
Vendredi 27 octobre. — Nous avons à bord une troupe
d'artistes lyriques, qui s'en vont faire fortune à Batavia.
Pauvres gens ! quitter ainsi patrie, famille, parents, amis,
uniquement pour aller ramasser quelques misérables
pièces de monnaie, au grand risque encore de perdre
— 102 —
leur âme... chose d'ailleurs dont ces dames n'ont pas
l'air de s'occuper beaucoup. Nous sommes en face du
pays poétique chaulé par Ilonièro... Homère et ses héros
Bont morts; leurs noms seuls sont parvenus jusqu'à
nous, et la terre que foulèrent leurs pieds ne porte
aucune trace de leurs œuvres. Taudis qu'à côté de
cette même Grèce, dans ces îles que nous longeons,
un autre héros passa. C'était un apôtre du Christ, en-
chaîné par SCS propres concitoj^ens ; c'était Paul se ren-
dant à Home pour être jugé par César. La tempête l'a
jeté sur ces côtes. Paul y prêche la foi, et sou nom,
devenu immortel comme la vérité qu'il annonçait à ce
peuple, se présente à nous entouré de la triple auréole
d'apôtre, de docteur et de martyr. Salut, belles îles évan-
gélisées par l'Apôtre des nations ! Puisse l'éclat de votre
foi, semblable à celui de l'astre qui verse en ce moment
sur vous les raj-ons de sa lumière, aller toujours en se
dilatant jusqu'au grand jour de son complet épanouisse-
ment dans le sein de la lumière incréée, au séjour de
l'éternité bienheureuse !
Samedi 28 octobre. — Je passe une partie de la mati-
née à admirer la danse des poissons volants. 11 y en a par
milliers. On les voit s'élever par centaines au-dessus de
l'eau, raser la surface liquide, puis disparaître pour repa-
raître encore. Un monsieur m'atUrmo qu'il n'est pas rare
de les voir entrer dans les cabines parles sabords. Nous
distinguons le phare d'Alexandrie. Nous laissons à droite
le port de Rosette. En face de nous, Jérusalem la ville
sainte; à droite, l'Egypte, avec ses souvenirs !... Oh!
comme tout parle ici au cœur du chrétien, au prêtre sur-
tout ! La grande voix de la mer, le double abîme au
milieu duquel je suis suspendu, tout se tait, tout s'etiace
devant les pensées qui absorbent mon esprit. Je tombe
à genoux, et je récite le Vexilla Régis. Damiettc m'appa-
- 103 —
raît ù riiorizon, Damielle et saint Louis mourant, a Un
roi de France ne se rachète pas à prix d'argent. » Ainsi
parlait le roi de France.
Dans l'après-dînée, je fis connaissance avec l'un des
machinistes de notre vaisseau. Avec quel plaisir je lui
expliquai le mystère de la llédemption ! il avait l'air de
m'écouter attentivement. Quand j'eus fmi^ il répéta trois
ou quatre fois : Allah! Allah! et disparut au milieu de
ses congénères. Ces pauvres Arahes mènent une bien
triste vie! Ils passent quatorze heures par jour auprès de
leurs fourneaux, et ne reçoivent que 1 fr. 2o par jour.
Ah I si au moins ils savaient profiler de leurs souffrances,
et se mettre au service d'un Dieu infiniment généreux !
A trois heures, nous arrivons à Port-Saïd. La ville res-
semble à un baraquement de soldats. Les rues eu sont
droites, régulières, mais généralement malpropres. On
n'est pas peu étonné, en entrant dans Port-Saïd, d'y ren-
contrer à chaque pas des enseignes telles que celles-ci :
Hôtel de Paris, Modes de Paris, Fantaisies parisiennes,
Articles de Paris, etc. Tout y est à la parisienne; le fran-
çais même qu'on y parle aune légère touche d'afi'ecta-
tion, qui ne ressemble pas mal à l'accent parisien ; la
population en moyenne partie est française ; les Arabes,
les femmes surtout, portent la dégradation et l'abrutisse-
ment peints sur leur visage. Nous fûmes visiter l'église
Sainte, Eugénie, sous la garde des PP. Franciscains. C'est
une construcliou toute en bois, ressemblant plus à un
hangar qu'à une église. De là, nous nous rendîmes au
couvent des Sœurs du Bon-Pasteur. Située sur les bords
de la mer, leur maison est splendide : elle comprend
l'hôpital, les écoles et l'orphelinat. On y respire un air
pur et sain, que l'on chercherait en vain dans d'autres
quartiers de Port-Saïd. En passant devant la caserne des
soldats égyptiens, le poste se lève et nous présente les
— 104 —
armes. Saïd doit sa fondation et toute son importance au
canal : les machines qui ont servi à le creuser se trouvent
encore dans son port.
Dimanche 29 octobre. — A six heures, nous entrons
dans le canal de Suez. Nous mettrons deux jours à le
traverser, parce qu'on n'y voyage que pendant le jour. La
longueur totale du canal est de 87 milles anglais; il a
une largeur moyenne de 45 mètres, mais le milieu seul
est navigable, de sorte qu'il est impossible que deux
vaisseaux passent de front. De temps en temps, on ren-
contre des gares où les vaisseaux venant en sens contraire
sont obligés de s'attondre.
A sept heures et demie, messe sur le pont. Le com-
mandant et quelques oflSciers avec un certain nombre de
matelots y assistent; les passagers sont peu nombreux,
les dames surtout se font remarquer par leur absence.
C'est qu'elles n'ont pas eu le temps défaire leur toilette,
et comment oser paraître en public sans être parées, ut
sirnilitudo templi! De Saïd à Suez, voyage monotone entre
deux murailles de sable aride ; de chaque côté le désert,
coupé de temps eu temps par des lacs que nous traver-
sons.
A deux heures, nous traversons le lac d'Ismaïlia, sur
les bords duquel s'élève la ville du même nom. C'est
une oasis charmante, qui tranche agréablement sur le
sable du désert. La traversée du lac d'Ismaïlia est assez
difficile à cause du grand coude que les vaisseaux sont
obligés de faire. Aussi VIraouaddy, en tournant le coude,
se jela-t-il quelque peu dans le sable, ce qui nous retint
pendant plus d'une demi-heure. Le soleil vient de se cou-
cher : nous entrons dans le lac Amer et nous y jetons
l'ancre pour passer la nuit. Une petite croix de bois qui
s'élève à l'entrée du lac, sur les rives du canal, indique
l'endroit où repose un pauvre matelot de la Compagnie
— 105 —
asphyxié par la chaleur en revenant des Indes. Nous
avons récité le De profundis pour lui.
Lundi 30 octobre. — Hier soir, nos acteurs et actrices
avaient voulu organiser un bal. Ils en ont été pour leurs
frais, la chaleur ne leur permettant pas de remplir la
partie la plus intéressante de leur programme. A onze
heures, nous arrivons à Suez. Nous nous y trouvons sous
un soleil qui nous dispenserait de faire rôtir notre gibier,
si nous en avions. La ville de Suez n'a fait que s'accroître,
depuis qu'elle a été choisie pour tête de ligne des bateaux
qui font le service d'Europe aux Indes. Sa rade est ma-
gnifique; de nombreux bassins y abritent un grand
nombre de vaisseaux. Vue à distance, elle a une certaine
apparence; mais, à en juger pa? les spécimens qu'elle
nous envoie à bord, nous n'avons rien perdu à ne pas
voir de près ses habitants. A deux heures, nous levons
l'ancre. A notre droite s'étendent les côtes de l'Egypte,
d'où partit le peuple hébreu sous la conduite de Moïse ;
à gauche, le désert où il erra pendant quarante ans. Un
esprit fort me fait remarquer que Vauteur du Pentateuque
s'est montré bien ignorant en plaçant sa fable du passage
de la mer llouge dans ces environs. Quoi de plus simple,
en effet, que d'entrer dans le désert par l'isthm.e de Suez ?
Les rires de ses voisins lui font assez comprendre qu'il
s'adresse à mauvaise enseigne.
Mardi 31 octobre. — Le thermomètre marque 3G de-
grés centigrades sous la tente du pont. Impossible de tenir
dans les cabines. Le Sinai et le mont Horeb disparaissent
dans le lointain. Nous avons laissé à gauche la Fontaine
de Moïse; un protestant hollandais me la fit voir ; nous en
étions à 8 ou 10 milles. Vers les six heures du soir, nous
assistons à l'un des plus beaux spectacles que la nature
puisse offrir en ces pays^ je veux dire à un mirage en mer.
Une bande d'un rouge sombre borde l'horizon du côté
- 106 —
du soleil coiicliant : sur un fond blanchâtre se trouve re-
produite une magnifique chaîne de montagnes, couron-
née de vastes forêts et de petits villages arabes répandus
çà et là sur les penchants des ctillines. A chaque pas, on
dirait que Vlraouaddy va se jeter contre les rochers qui
bordent cette terre fantastique. L'illusion est complète.
Une lueur sombre illumine tout l'horizon; les vagues,
en s'élevant, la rétlètent et semblent autant de lames
de feu.
Mercredi 1" novembre. — Pendant que nos frères sco-
lastiqucs s'apprêtaient à fêter leur bicn-airaé supérieur,
nous avons eu, nous aussi, notre fêle de la Toussaint.
Dès la veille, des placards affichés dans les salons aver-
tissaient les passagers que le lendemain, à neuf heures, à
la demande de la majorité des passagers catholiques, la
messe serait dite sur le pont. Dès six heures du malin, des
matelots, sur l'ordre du commandant Gauvain et sous la di-
rection de son second^ M. Girard, commençaient à orner
do tentures le pont de V h^aouaddy . Bientôt, on ne voit plus
que draperies, drapeaux, candélabres et bougies : on se
croyait dans l'une de nos cathédrales de France. A neuf
heures, M. le commandant Gauvain^ suivi de ses officiers
et de tous les matelots catholiques du bâtiment, vient
prendre place sur le fauteuil qui lui a été préparé. Plus
de deux cents passagers suivent l'exemple des officiers. La
messe commence; rAi'emflr?"ss^(?//a entonné par l'un des RR.
Pères du Saint-Esprit est aussitôt repris par les voix mâles
et sonores des matelots. Le Magnificat fait suite à l'hymne
de la Vierge et la messe se termine avec les dernières
notes du cantique : Pitié, mon Dieu. Il faut avoir assisté à
de pareils spectacles pour pouvoir les comprendre. Pour
les décrire comme il convient, il faudrait la plume d'un
poêle, et des qualités d'écrivain auxquelles je ne saurais
prétendre. L'enthousiasme était général; la rehgioncatho-
— -107 —
ligue s'imposait d'elle-même aux pins imliffdrents. Je liens
à reconiuiKre ici que c'est tout spécialement à M. le com-
mandant de VIruouaddy et à son second, M. Girard, que
nous devons ce petit triomphe.
Jeudi 2 novembre. — La cérémonie d'hier n'a pas été
sans faire impression même sur les pro4estauts. Une jeune
dame anglaise témoigne le désir de se faire instruiî'e dans
la religion calholiquo. J'engage la sœur François-Xavier
à se mettre en rapport avec elle. Elle commence aussitôt
son ministère de missionnaire, et tout me fait espérer
qu'elle ne perdra pas son temps, en cherchant à rame-
ner au bercail cette pauvre brebis égarée. Dans la journée
d'hier, nous avons vu de loin les minarets de Rosseïs, sur
les côtes d'Abyssinie. C'est dans les vastes dé?erls qui s'é-
tendent entre Sue/C et Kosscïs que se trouve cetle Ihé-
baïde si fameuse dans l'iiistoire érémitique. C'est là que
se sont sanctifiés les Paul, les Antoine, les Pacôme et tant
d'autres pieux solitaires dont on retrouve encore, dit-on,
les grottes taillées dans le roc. C'est dans ces mêmes pa-
rages, mais plus vers le nord, vis-à-vis la vallée de Bédia,
que les Israélites passèrent la mer Rouge à pied sec. Vers
six heures du soir, nous passons vis-à-vis d'iiedjaz, qui
sert de port à la Mecque, située dans un vallon stérile, à
une cinquantaine de kilomètres de la mer.
Vendredi 3 novembre. — Les rochers arides de Moka
se dessinent à l'horizon. Autant que je puis m'en ren-
dre compte d'aussi loin, on n'y distingue pas la moindre
trace de végétation. Un voyageur m'aflirme que le café
qu'on y récolte ne suftirait pas à vingt personnes pendant
huit jours, mais que les planteurs des environs d'Ade.n
ont bien soin d'expédier leur café en Europe sous le titre
de café de Moka. Qu'on dise encore, après cela, que le
nom ne fait rien à la chose !
Samedi 4 novembre. — Je suis réveillé dès quatre
— 108 —
heures du raaliu par les cris des matelols se rendant à
leur poste pour le mouillage. Nous voilà à Aden... A peine
avons-nous jeté l'ancre, que nous nous voyons entourés
d'une multitude de petites barques de l^jSO de long, sur
O'^jSS de large, montées par de petits négrillons, qui ne
cessent de nous crier à tue-tète : A la mer ! A la mer ! Mon
voisin me dit qu'ils passeront là toute la journée et qu'ils
ne déguerpiront que lorsquer/rflowac?c?y aura levé l'ancre.
C'est un plaisir de les voir se précipiter au fond de la
mer pour aller chercher la pièce de monnaie que quelque
passager leur a jetée. Nous avons tout le loisir de con-
templer les positions formidables que l'Angleterre a su se
ménager à Aden. Depuis Périm jusqu'à Aden, on peut
dire que l'on se trouve enfermé dans une forteresse an-
glaise. Périm cependant n'aurait pas tous les avantages
qu'on veut bien lui attribuer. On prétend que sa forteresse
commande le détroit. Cela est faux, s'il faut en croire les
marins, car en doublant le cap ou peut parfaitement se
mettre à l'abri de ses canons. Pour Aden, elle ressemble
plus à une prison d'Elat qu'à une ville. Encaissée entre
d'énormes rochers presque à pic, elle est entourée d'une
ceinture de canons anglais, qui, en moins d'une demi-
heure, l'auraient réduite en cendres au moindre soulève-
ment. La ville proprement dite se trouve à 6 kilomètres
àQ Steamer- Point, port d'Aden. Elle a 15000 habitants
environ, et une église catholique desservie par les RR.
Pères Franciscains. Les sœurs du Bon-Pasteur y ont un
couvent attenant à l'église cathohque.
On ne peut descendre à Aden sans aller voir les fa-
meuses citernes, la seule et unique curiosité que l'on ren-
contre dans ces pays. Nous y fûmes en compagnie du
R. P. Supérieur de la mission. Là, du moins, on rencontre
quelque verdure, et une certaine fraîcheur qui pourrait
n'être pas sans danger, si l'on ne prenait des précautions.
— 109 —
L'eau manquanl complètement à Aden, depuis un temps
assez long, nous avons trouvé les citernes vides ; la plus
grande d'entre elles peut contenir jusqu'à 4 millions
de gallons anglais. En revenant d'Adcn à Stcamor-Point,
je faillis, malgré moi, trouver un gîte tout autre que le
numéro 93 de Vlraouaddi/; il ne s'agissait de rien moins que
de m'cnvoyer coucher en prison. Mon filou de cocher, ne
voulant pas se contenter des 10 francs que je lui payais
pour sa voiture, appela la police, qui sans autre forme de
procès voulut m'emmener au gaol. Je pris ma plus grosse
voix pour en appeler an consul français... Je ne sais com-
ment l'affaire se serait terminée, si l'un des officiers de
VJraouaddy, retournant à bord, ne m'eût pris dans sa cha-
loupe. A neuf heures du soir nous levons l'ancre et nous
quittons Aden.
Dimanche 5 novembre. — Que faire en un gîte, à
moins que l'on ne songe ? disait le bon La Fontaine. — Je
me trouve un peu seul, <lepuis le départ des Pères du
Saint-Esprit. J'ai pris dans ma cabine le prêtre espagnol.
C'est lui qui m'a assisté ce maliu à la messe sur le pont.
Pour la première fois nous voyons apparaître dans le ciel
la croix du Sud. La nuit est calme, la mer tranquille, des
myriades d'étoiles se reflètent dans les eaux de la mer.
C'est superbe.
Lundi G novembre. — Les coqs du navire m'ont ré-
veillé à temps pour que je puisse assister au lever du
soleil. Il est cinq heures et demie : un nuage sombre
indique la place où bientôt le soleil va se montrer. 11 de-
vient d'un rouge pourpre... Le soleil se montre, ou plutôt
trois et même quatre soleils se montrent en même temps.
Impossible de distinguer quel est le véritable, jusqu'au
moment où, s'élevant dans l'espace, ils semblent se con-
fondre pour ne plus former qu'un seul disque lumineux.
— Un autre phénomène non moins intéressant, c'est celui
— 110 —
qu'il nous est donné de voir Ions les soirs, après le cou-
cher du soleil. Nous nageons dans une mer de feu. L'eau
est si phosphorescente, qu'à la moindre agitation nous la
voyons s'entlammer. De distance en distance des gerbes
de lumière semblent sortir du fond de la mer et illumi-
nent pendant quelques instants foule la surface des
eaux, c'est un véritable fou d'artifice. — Vers les deux
heures de l'après-midi, nous doublons Socotora. Celte île,
l'un des premiers théâlres du zèle de saint François-Xavier
paraît avoir 150 kilomètres de long sur 25 seulement do
large. On n'y dislingue autre chose que des rochers arides,
et on a de la peine à comprendre comment des êtres hu-
mains peuvent vivre dans un pareil enfer. On dit cepen-
dant que la population de l'île compte environ 7000 habi-
tants, presque tous d'origine arabe.
Mardi 7 novembre. — Le temps est à l'orage : noua
avons eu pendant la nuit des pluies torrentielles; la mer
est un peu houleuse, le mal de mer reparaît à bord. Nous
voilà au seizième jour de notre navigation, et tous les
jours nous avons eu le bonheur d'avoir la sainte Messe.
Nous ignorons toujours ce qu'est le mal de mer.
Mercredi 8 novembre. — On rencontre de singuliers
personnages en voyage. Figurez-vous qu'aujourd'hui, à
table, un quidam (il était Français), qui respecte beaucoup
la liberté des opinions, est venu me dire que, grâce à la
réflexion, il était arrivé à ne plus croire à rien. On lui fit
remarquer fort à propos que nous avions à bord une
foule de bipèdes et de quadrupèdes qui pratiquaient la
même religion, mais qu'ils avaient le bon esprit de ne
pas s'en vanter.
Jeudi 9 novembre. — La chaleur nous fait une rude
guerre abord. Nos Chinois ont beau secouer leurs vastes
éventails, ils ne peuvent arriver à rendre le salon et les
cabinets habitables. Nous sommes par 9^37' de latitude
- 111 —
nord et G-1"1G' de longitude est, à 840 milles de Poinle-
de-Galies. La mousson qui souffle du nord-est relardo
considérablement la marche du navire. Je doute que
nous puissions arriver à Galles avant dimanche soir.
Vendredi 10 novembre. — On me dit que nous avons
eu une tompète pendant la nuit. Ce ma-tin, en me levant,
j'étais tout étonné de voir tout le monde malade. Pour
me consoler de n^avoir pas assisté à ce spectacle, le ca-
pitaine m'en promet une seconde édilion pour ce soir. Le
vaisseau est très-agité, et pour se rendre d'un endroit à
un aulre, on se voit obligé de faire maint circuit, trop
heureux encore si l'on s'en tire en marchant sur les deux
pieds.
Samedi M novembre. — La tempête annoncée n'a pas
manqué son coup; elle nous arrive ce matin. Malgré les
efforts que je fais pour garder mon sérieux, je ne puis me
contenir davantage, en songeant au bénéfice que le mal
de mer apporte aux marchands d'eau de Cologne. Nos
Hollandaises et nos Anglaises s'en servent à profusion ;
les salons, les cabines, le pont, tout en est empesté. Fort
heureusement, nous ne sommes pas fort éloignés de
Ceylan.
Dimanclie 1:2 novembre. —Terre! terre! Voilà Cey-
lan I... Je tombe à genoux sur le pont et, aidé de M. Gi-
rard, j'entonne YAve maris Stella. Personne n'y trouve
rien à redire, vu que je suis presque le seul passager que
le mal de mer ait respecté. Je descends dans ma cabine,
et malgré le roulis et le tangage, je me hasarde à dire la
sainte Messe. C'était une messe d'action de grâces, la
vingtième et dernière que je disais à bord de VIraouaddi/,
Tous les jours de notre navigation, sans exception, nous
avions eu le bonheur de la dire ; il était juste de son»
ger, avant tout, à remercier Dieu d'un si heureux
voyage.
__ 112 —
A dix heures, nous entrons dans le port de Galles; le
navire s'arrête et se voit aussitôt entouré d'une multitude
de petite? pirogues longues de 7 à 8 mètres et larges de
O^jSo à 0",30 seulement. A peine arrivés, on nous remet
des lettres de M^' Bonjean, du P. Duffo et des sœurs de
la Sainte-Famille, de Rurunegala. M. Ruinât, agent des
Messageries, faisant les fonctions de consul français à
Galles, me demande par mon nom dans le navire , qu'il a
abordé en chaloupe, et me transmet les instructions qu'il
a reçues de Monseigneur, touchant la dernière partie de
notre voyage. Ce monsieur se montre envers nous d'une
bonté et d'une courtoisie qui va jusqu'à prévenir nos
moindres besoins. Descendus à terre, nous trouvons son
domestique et sa voiture à notre disposition pour nous
conduire h la mission catholique. Nous y sommes reçus
parle hon P. Bergeretti, véritable type du religieux mis-
sionnaire. Dès le premier instant, nous sonmies en fa-
mille. Le soir, le R. Père me fait inaugurer mon ministère
sur la terre ceylanaise, en donnant la bénédiction à son
troupeau de catholiques, réunis dans la magnifique éghse
que son prédécesseur a fait bûtir à Galles.
Lundi 13 novembre. — Après la messe, nous allons,
les sœurs et moi, rendre visite à M. Ruinât. Nous nous en-
tendons ensemble pour notre départ de Galles. De là, nous
nous rendons à la douane pour en retirer nos bagages.
Ici commencent les revers de la médaille : après
m'avoir bien et dûment demandé le prix des caisses que
nous apportions de France, après m'avoir fait courir pen-
dant près de deux heures de bureau à bureau et m'avoir
demandé cinquante-six fois mon nom, ils finirent par me
fairepayer 10 pour 100 de droits sur les sommes que j'avais
déclarées. Quarante-six roupies y passèrent. Le soir, je
reçois un télégramme de Monseigneur, qui me dit de me
rendre aussitôt à Rurunegala.
— H3 —
Mardi 14 novembre. — La journée se passe à prendre
les dispositions nécessaires pour le départ, k expédier les
bagages à Coloiubo, et à arrêter nos places dans le coac/i.
Le soir, le P. Bergeretti me conduit chez un fervent ca-
tholique, descendant des anciens rois cingaiais, baptisé
par nos Pères dans les commencements de la mission de
Ceylan. C'est Tun des modliars du pays', c'est-à-dire une
espèce de sous-préfet. C'est la plus haute charge que les
indigènes puissent ambitionner sous le gouvernement do
Sa Majesté Britannique.
Mercredi 15 novembre. — Départ pour Colonibo, à
six heures du matin. Nous payons la modique somme de
G2 francs par personne pour faire le voyage de Galles ;"i
Colombo. En France, on parcourrait une distance deux
fois aussi grande pour 10 francs. Nous entrons entin dans
le cœur de cet Éden, véritable paradis terrestre, où toutes
les magnificences de la création semblent s'être donné
rendez-vous pour étonner le voyageur par leur nombre
et leur variété. Oh! que l'on connaît mal Ceylan en
France! Il faudrait le pinceau du peintre plutôt que le
crayon du voyageur pour tracer le tableau fidèle des
beautés naturelles de ce pays où l'on voit à chaque pas
les inventions de la civilisation moderne s'élever sur des
ruines vingt fois séculaires. La route qui conduit de Galles
à Colombo s'avance presque en ligne droite sur la lisière
de la forêt, entre TUcéan d'un côté, et les arbres de la
forêt de l'autre. Le voyageur qui, pour la première fois,
parcourt ces régions éloignées, ne peut se rassasier do
contempler cette belle nature tout à la fois gracieuse,
sauvage et grandiose. La route elle-même est des plus
pittoresques. Le paysage change à chaque pas : tantôt
c'est le cocotier qui semble vouloir porter jusqu'aux
nues sa couronne de fruits, tantôt c'est le palmier qui
étend ses larges feuilles au-dessus de nos têtes, comme
T. XT. 8
— H4 —
pour nous garantir contre les rayons trop ardents du so-
leil. Tantôt encore c'est le bananier qui s'incline sous le
riche fardeau de ses fruits, ou qui, dégagé de ses grap-
pes, s'élance dans les airs pour former à une certaine
hauteur un parasol naturel à l'ombre duquel le voyageur
peut en toute sûreté se laisser aller au sommeil, sans
crainte d'être importuné par le soleil. De Galles à Co-
lombo, on compte vingt-cinq lieues environ; nous fîmes
ce trajet en dix heures, et le soir, à cinq heures, une voi-
ture venait nous prendre au Post-office pour nous con-
duire chf'Z M«'' SiLLANi, vicaire apostolique de Colombo.
Nous y fûmes, reçus comme des frères ; je logeai à l'Evê-
ché; les Sœurs passèrent la nuit au couvent des Sœurs
du Bon-Pasteur, qui se trouve à côté du palais épisco-
pal. Vers les sept-heures du soir, j'y reçus la visite du
disciple du P. Chounavel, qui m'engageait à aller passer
quelques jours avec lui à Vennapuraï. Malgré le vif désir
que j'avais de faire connaissance avec ce cher Père, je
me vis obligé de refuser, mon départ pour Kornegalle
étant fixé au lendemain malin.
Jeudi 16 novembre. — A sept heures, nous quittons
Colombo pour nous rendre à Polgahawhéla, et y prendre
la voiture pour Kornegalle. Le pays que l'on parcourt
ainsi en chemin de fer est, sans contredit, le plus beau
de l'île. Le cannellier embaume l'air de ses parfums, et
mille tleurs variées tapissent agréablement le penchant
des collines et le fond de la vallée. Le train nous emporte
avec une vitesse presque vertigineuse ; les panoramas
les plus divers se déroulent presque en même temps
devant nous. Les amateurs de la belle nature trouveraient
ici de quoi satisfaire leur goût du sauvage et du gran-
diose. A neuf heures et demie du matin, nous arrivons à
Polgahawhéla ; il nous reste dix milles à parcourir avant
d'être à Kornegalle. Le coach nous y transporte en deux
— 115 -
heures et nous dépose à quelques pas du couvent des
Sœurs de la Sainte-Famille, que notre airiviîc piuprend
d'autant plus agréablement qu'elles ne nous attendaient
plus. Le P. Di'FFO accourt à la hâte : c'est le premier
Oblat que je trouve sur la terre de Ceylan ; aussi, je vou8
laisse à deviner les sentiments de joie et de bonheur qui
débordaient do mon cœur, en donnant l'accolade fra-
ternelle à ce frère bicn-aimc dont les traits m'étaient in-
connus, mais qui depuis longues années combat dans les
ranjçs de ceux au milieu desquels la Providence m'appello
à prendre place. Nous trouvâmes ce bon Père, nouveau
Néhémias, le glaive d'une main, la truelle de l'autre; lui
anssi, il a eu l'avantage de rencontrer sur son «•.liemin un
autre Bompas. Le révérend Hencoq (quel nom pour un mi-
nistre protestant!), le révérend lïencoq lui fait une guerre
acharnée. Si le Père fait maigre le vendredi, c'est par
sensualité; s'il se montre zélé pour la conversion des
bouddhistes, c'est l'esprit de parti qui le fait agir, etc.,
etc. Je n'en finirais pas, si je voulais rapporter toutes les
inventions du révérend ministre pour faire tomber
l'œuvre du P. Duffo. Heureusement, ce cher Père
n'est pas homme à se laisser démonter pour si peu do
chose.
Le ministre a beau faire, le bishop a beau multiplier
ses visites, l'œ.nvre du P. Duffo continue à aller son
train, et quoi que fassent ses adversaires, il finit toujours
par avoir raison de tous. Les protestants eux-mêmes
admirent son orphelinat et le couvent des sœurs do la
Sainte-Famille. Cinquante-quatre jeunes gens de sept
à quinze ans forment la couronne de ce Père, qui a à
pourvoira tous leurs besoins. Il aurait un personnel plus
considérable si l'exiguïté du local ne l'avait forcé, jus-
qu'ici, à renvoyer un certain nombre do postulants.
Cette difficulté sera levée dans quelques mois, lorsque le
— H6 —
Père aura achevé le magnifique orphelinat qu'il est en
train de construire.
A sept heures, la communauté se réunit à la chapelle,
au son de la clocbe, et nous récitons l'office en chœur :
le P. DuFFO présidait, je faisais choriste. Au souper, le
Père Supérieur donna. Deo grattas, cela se comprend;
devinant mon attrait pour la musique, il me surprit agréa-
blement en me procurant ensuite le plaisir d'entendre le
cantique : Dieu de clémence, chanté en français par l'un des
orphelins. C'était charmant ! Les deux jours suivants se
passèrent à visiter les belles choses de Rornegalle et à
rendre visite à quelques familles européennes qui habi-
tent cet Eden. Nous y rencontrâmes une famille française.
C'est bien le cas de dire qu'on rencontre partout les Fran-
çais ; volontiers, je leur appliquerais lo proverbe tamoul
qui dit qu'il est aussi difficile de rencontrer un endroit
sans corbeaux qu'un village sans musulmans. Dans la
soirée du 18, nous fûmes visiter, en compagnie d'un
excellent catholique hollandais, le fameux temple de
Bouddha, qui se trouve à mi-côte du rocher qui do-
mine la ville de Rornegalle. Conduits par un prêtre
bouddhiste en robe jaune, nous pénétrâmes dans cet
antre obscur, taille dans le roc et ne recevant le jour
que par la porte d'entrée. Le grand papa Bouddha était
assis sur une grosse pierre, le dos appuyé au rocher et
entouré de légions de petits bouddhas. C'est une statue
informe en bois ou en pierre, je ne sais trop, ornée de
signescabalisliques, dorée sur toutes les coulures, chargée
de couleurs rouges, vertes, etc. L'autel des oÛVandes se
trouve au pied de la statue: c'est une énorme pierre,
toujours couverte de fleurs blanches très-odoranles, que,
pour cette raison, on appelle fleurs de Bouddha. C'est la
seule ollVande que Bouddha exige de ses dévots adora-
teurs. En descendant la côte, nous vîmes à quelque dis-
— i\l —
lance devant nous le fameux (alipot pnlni, l'arbre sacrtj
de Douddlia. Cet arbre à feuilles gigantesques ne fleurit
que tous Jes tienle ans envirou. Il est du genre des pal-
miers et paraît n'être pas très-répandu, même dans co
pays. Nous n'en vîmes que deux dans tout le voyage de
Galle à Kornegalle. Les bouddhistes so servent de ses
feuilles pour leurs iivressacrés. Ils écrivent sur ces feuilles
avec un stylet de fer^ et les caractères ainsi tracés sont inef-
façables. Une autre singularité du culte bouddhique, c'est
l'usage où sont les prêtres bouddhistes de planter tout
autour de leur bonzerie ou séminaire de grands mûts
surmontés de banderoUes où sont écrites des formules de
prières. Nous en vîmes plus de dix au sommet du rocher
où se trouve la bonzerie de Kornegalle; suivant eux,
lorsque le vent agile ces banderoUes, leurs prières sont
aussi agréables à Bouddha et aussi efficaces que s'ils les
prononçaient eux-mêmes; on conçoit qu'ils trouvent celte
manière de prier très-commode ; aussi ont-ils inventé,
au dire de mon cicérone, des appareils de prières qu'ils
mettent en mouvement au moyen de manivelles.
Le dimanche que nous passâmes àKornegalle fut un jour
de fête pour la population catholique. C'est un événe-
ment dans ce pays que l'arrivée d'un nouveau mission-
naire, surtout quand ce missionnaire vient d'Europe.
Aussi depuis neuf heures du matin jusqu'à sept heures du
soir la maison du P. Duffo fut-elle constamment pleine
de monde. Chacun voulait voir le nouvel arrivé et surtout
lui parler. On me faisait des saluts jusqu'à terre, et malgré
ma bonne volonté, j'eus bien de la peine parfois à garder
mon sérieux, surtout lorsqu'en l'absence duP.Di'FFOjil me
fallait tout seul subir la harangue de ces parleurs infati-
gables. Alors, abordant le premier venu, je lui posais la
question indispensable : Mocodé? {Qac voulez-vous?) J'é-
coutais et je faisais semblant d'écouter son discours, et
- 118 —
quand je croyais qu'il avait assez parle, je mettais fin à sa
harangue par un undaï (c'est bien)donblemf;nt accentué.
Ils parlaient enchantés du nouveau missionnaire, qui dès
le jour de son arrivée parlait si bien le cingalais, et moi je
courais me délasser de leurs ennuyeux discours dans la
compagnie du bon P, Duffo, qui me confiait ses peines,
ses tracasseries, ses projets d'avenir, en un mot, tout ce
qui peut intéresser le missionnaire.
Le lundi 20, il fallut recommencer la vie de voyageur.
Ce qui me coûta le plus, ce fut de quitter ce bon P. Duffo,
avec qui j'avais passé quelques jours si heureux. Il voulut
bien nous accompagner jusqu'à Colombo et nous donna
deux de ses disciples pour nous suivre jusqu'à Jatïna.
Cinq de ses orphelins, les prémisses de l'Eglise de Candy,
devaient partir avec nous pour le séminaire. A quatre
heures du soir, nous étions tous à bord du steamer colonial
le Screndib, après avoir failli dix fois nous noyer dans lo
port de Colombo, pour nous rendre de la jetée à l'endroit
où le bateau était arrêté. Dès le premier instant, nous
nous aperçûmes que nous n'étions plus à bord d'un ba-
teau français. Le lendemain, jour de la Présentation de
la Sainte-Vierge, pour la première fois depuis le jour de
mon ordination, j'eus la douleur de ne pouvoir dire la
sainte messe. Nous aurions pu facilement arriver à Jaûna,
le mardi, dans l'après-midi, mais nous passâmes presque
toute la journée du 21 dans le détroit de Pauniben, pour
attendre le llux, condition indispensable pour traverser
ce détroit. Le même jour, à huit heures du soir, nous
jetûmes l'ancre à 25 milles de Jatïna et nous passâmes là
la nuit. Repartis le lendemain, à six heures du matin, nous
arrivâmes en vue de JafTna sur les huit heures. Un ba-
teau-mouche nous conduisit à terre, où le R.P. Maijroit,
en compagnie du P. Gouret et du Fr. de Steffanis, nous
attendait pour nous conduire à l'Evèché. Nous fûmes reçus
— 119 —
à la chapelle par Monseigneur, entouré de tons les Pères
et Frères et des enfants du séminaire. Un Te Dexim d'ac-
tions de grûces fut entonné, et après avoir remercié Dieu
de notre heureux voyage nous faisions connaissance avec
ceux d'entre nos Pères qui habitent la maison de Jaffna.
Nous étions arrivés à destination un mois jour pour jour
après notre départ de Marseille.
NOUVELLES DIVERSES.
CONSÉCRATION DE LA CHAPELLE DL' GRAND SÉMINAIRE
DE FRÉJUS.
On lit dans la Semaine religieuse du i6 décembre :
Mardi dernier, 12 décembre, le Grand Séminaire a vu
s'accomplir dans ses murs une belle et splendide cérémonie :
la consécration de sa gracieuse chapelle.
Construite par les soins de M»' Jordany, par les soins aussi
du R. P. Balaïn, supérieur de l'établissement, lequel avait
su se procurer, par les saintes industries de son zèle, des
fonds considérables pour sa décoration, cette chapelle d'abord
n'avait été que bénite, il y a quelques années. La voilà consa-
crée maintenant, et c'est M»' Jordany lui-môme qui, par une
attention éminemment délicate de son digne et vénéré succes-
seur, a fait la cérémonie.
Les deux prélats, dans celte majestueuse fonction, avaient
autour d'eux uue nombreuse et imposante couronne de lévites
et de prùtres. Il y avait là le Chapitre de la cathédrale,
MM. les arcliiprctres, les membres du clergé diocésain, qui
avaient autrefois professé dans l'établissement, et plusieurs
autres prêtres invités à la cérémonie.
Les chants, les priùros du Pontifical, les aspersions à l'ex-
térieur et à l'iutéiieur do l'église, les onctions sur les murs
— 120 —
et sur l'autel, les encensements et tous les autres détails da
cette belle et auguste fonction, se sont accomplis dans un
ordre parfait, devant cette assistance d'élite, qui savait si
bien les comprendre.
Le pontife consécrateur a pu, malgré son âge, s'acquitter
sans trop de fatigue de sa longue et laborieuse tâcbe. Les con-
solations que son âme éprouvait se reflétaient sur son visage
et soutenaient visiblement ses forces et son activité,
La consécration terminée, la messe a été célébrée par
Ms'' Terris. Pendant le saint sacrifice, les séminaristes ont
chanté plusieurs motets en rapport avec la circonstance.
Il était près de midi quand on est sorti de la chapelle.
Quelques moments après, tous les invités venaient s'asseoir
autour d'une table que présidaient les deux prélats. Vers la
fin du repas, M^'' Terris s'est levé, et s'adressaut à son véné-
rable prédécesseur, avec cette délicatesse de pensées et cette
noblesse d'expression qui lui sont si familières, il lui a porté
un toast que nous sommes heureux de pouvoir reproduire :
(( Monseigneur,
« L'Eglise de Fréjus semble prédestinée'à l'une des joies
les plus douces du cœur, la joie du retour. Quinze siècles
écoulés n'ont pas fait oublier les transports de joie qui, sur
ce sol même, accueillirent saint Léonce, après une longue
absence. Vous étiez parti ; vous revenez, Monseigneur, et les
mêmes transports vous reçoivent. Pouvait-il en être autre-
ment?
« Aussi bien, je sens que je vais être applaudi de tous, en
ce moment où, cédant à l'impulsion de mon cœur, et usant
d'un droit que je considère comme l'un de mes plus précieux
privilèges, je viens me faire l'écho de tous ces doyens du
clergé de Fréjus, de ce vénérable Chapitre, des pieux et
dignes directeurs du séminaire, auxquels je vois s'unir si
opportunément les anciens professeurs, et cette intéressante
jeunesse cléricale, qui avait espéré travailler sous vos ordres.
Je ne veux pas omettre, dans l'expression de ces sympa-
— 121 —
thiques ^suffrages, ceui-là môme qui n'assistent pas à cette
fête et qui eussent été, comme nous, si fiers et si heureux de
vous revoir.
« Obéissant à la joie qui, ce matin, remplissait nos âmes
lorsque nous vous contemplions dans le rajeunissement do
votre santé, et que nous nous disions combien grand serait
notre bonheur si nous pouvions vous revoir souvent et long-
temps vous garder ; résumant en un seul mot tous ces senti-
ments qui nous pressent et nous charment, je demande que
tous ici me fassent écho, et que nous acclamions ensemble
Monseigneur Jordany, toujours évoque de Fréjus. »
Ces paroles ont été suivies de lungs applaudissements et
de chaleureuses acclamations à l'adresse des deux prélats.
W Jordany était profondément ému ; il a répondu à peu près
en ces termes :
(( Monseigneur,
«Je vous remercie bien des sentiments que Votre Grandeur
vient de m'exprimer. Si, comme saint Léonce, dont vous avez
rappelé gracieusement le retour, j'ai quitté mon Eglise, c'est
que, vous le savez, mes forces ne répondaient plus à l'ardeur
do mon zèle et que je sentais le besoin de remettre la hou-
lette pastorale à des mains plus jeunes et partant plus fortes
que les miennes. Mes vœux ont été exaucés, et je suis tout
heureux de ^voir cette antique et illustre Eglise de Fréjus,
que j'aime et que j'aimerai toujours, placée sous une autorité
aussi sage que la vùtre. La joie du retour est aussi pour moi.
(( Comme saint Léonce, que je me suis toujours proposé
pour modèle, je me suis attaché, dès le début do mon épis-
copat, par les liens d'une indissoluble affection, à File de
Lérins, et Tune de mes plus grandes consolations a été de ra-
cheter cette île, d'y établir de saints religieux et d'y voir
refleurir les vertus d'autrefois. C'est là un nouvel attrait pour
mon cœur, une nouvelle cause de cette joie que j'éprouve à
mon retour.
0 Vivez longtemps. Monseigneur, à la tête de cette chère
_ 122 —
Eglise de Fréjus. Vous y trouverez, vous y avez déjà trouvé
les consolations que j'y ai trouvées moi-même.
(( Oui, vivez longtemps, Monseigneur, à la tète de ce beau
diocèse. Ici, le clergé n'a jamais été avec son évêcjue qu'un
cœur et qu'une âme, et quand à Rome, au jour mémorable
où fut proclamée comme dogme de foi Tinfaillibilité du Sou-
verain Pontife, je dis ce Placet solennel dont je ne perdrai
jamais le consolant souvenir, tous mes prêtres étaient d'esprit
et de cœur avec moi, et ainsi ce Placet n'était pas seulement
le mien, c'était celui aussi de tout mon clergé, et plus parti-
culièrement des membres de ce vénérable Chapitre.
(( Oui, vivez longtemps, Monseigneur, à la tète de ce clergé.
Je le connais assez pour vous dire qu'il acclame en ce moment
comme moi M^"" Terris, évèque de Fréjus et Toulon, m
Ces paroles du vénérable et bien-aimé prélat ont été cou-
vertes de nouveaux applaudissements non moins chaleureux
que les premiers.
La poésie a voulu prêter son concours à cette brillante fête,
dans une pièce de vers intitulée : la Consécration. L'auteur,
qui était le R. P. Bénédic, professeur d'éloquence sacrée et
d'histoire ecclésiastique, y a chanté, en termes magnifiques et
pompeux, la grande et belle cérémonie du matin et le cen-
tième anniversaire de la fondation de l'établissement, second
objet de la fête qu'on célébrait en ce jour. Le grand séminaire
de Fréjus, en effet, a été construit en 1776.
Puis, M. le chanoine Terris s'est fait à son tour l'interprète
des sentiments de tous dans de beaux vers provençaux.
Dans l'après-midi, il y a eu office pontifical, célébré par
Ms"" Jordany. L'office a été suivi d'un éloquent discours pro-
noncé par le R. P. Boeffard, de la Congrégation des Oblats de
Marie Immaculée.
L'orateur, prenant pour texte ces paroles de Dieu à Salo-
mon dans le second livre des Paralipomènes : Elegi locutn
istum mihi in domum sacrificii (J'ai choisi ce lieu pour moi
comme une maison de sacrifice), en a fait la plus heu-
reuse application au temple qui venait d'être consacré et aux
— 123 —
prêtres dont les murs de ce temple étaient appelés à voir la
consécration.
Dieu, a-t-il dit, est le maître absolu de toutes choses ;
mais quand l'Eglise veut consacrer à ce Maître adorable une
créature quelconque^ une portion de la matière de ce vaste
univers, de manière qu'elle devienne j)lus particulièrement
la propriété de Dieu^ la chose de Dieu, et qu'elle ne puisse
plus sans injustice, sans sacrilège, s'employer à autre chose
qu'à procurer sa gloire, elle la sépare d'abord de tout objet
profane par sa bénédiction, puis elle la transforme, la surna-
turalise par un second acte qu'on appelle la sonctification ;
puis enfin, par un dernier acte, qui est la consécration propre-
ment dite, elle en fait la propriété même de Dieu.
Nous voyons ces trois actes dans la consécration de nos
églises. Le pontife debout au milieu de l'édifice qui va deve-
nir la maison de Dieu, prie le Seigneur de bénir, de sancti-
fier, de consacrer le temple et l'autel ; Ut ecclesiam et altare
hoc benedicere, sanctificare et consecrare digneris. Il y a ici
bénédiction, sanctification, consécration. L'édifice est séparé
de tout objet profane, il est transformé, il passe dans un
ordre de choses surnaturel et divin, il devient proprement la
maison de Dieu. Flegi locum istum yniki. Il est marqué par-
tout du sceau de Dieu, qui est le signe de la croix. Les murs,
le pavé, chaque pierre de l'édifice devra proclamer sa gloire.
Les saints y viennent alors par leurs reliques, ils y sont chez
eux, parce que c'est la maison de leur Père ; l'autel du sacri-
fice y est dressé, l'agneau sans tache y est immolé tous les
jours, et tous les jours aussi les .Vmes généreuses viennent
s'y immoler avec lui. In domum sacinficii.
Dans la consécration des prêtres, le pontife opère les mômes
actes. Tandis que les jeunes lévites élus pour le .sacerdoce
sont prosternés sur le pavé du temple, le pontife les bénit,
les sanctifie, les consacre. Ut hos electos benedicere, sanctifi-
care et consecrare digneris. Dès lors ils ne s'appartiennent
plus, leurs mains sont marquées du sceau de la croix ; ils no
doivent plus s'employer qu'à la gloire de Diou ; ils devien-
nent les hommes do Dieu, ses coopérateurs, ses représen-
— 124 — .
tants, les hommes de la prière, les hommes du sacrifice.
Nous regrettons vivement de ne pouvoir suivre comme
nous le voudrions, dans €e simple exposé, les riches et magni-
fiques développements que l'orateur a donnés à ces grandes
et belles pensées, qui on t été comme le canevas de son discours.
Le salut du Saint-Sacrement a terminé l'office du soir, et
une brillante illumination cette délicieuse fête, dont tous les
détails avaient été si bien ordonnés par le R. P. supérieur de
la maison et par ses dignes collaborateurs.
FÊTE DU 17 JANVIER A PONTMAIN.
Sixième anniversaire de l'Apparition.
La fête du 17 janvier à Pontmain a pris celte année un
caractère tout spécial de solennité et de piété admirable.
Contrariée par une pluie continuelle, celte fête ressem-
blait à l'époque que traversent l'Eglise et notre pays. Les
bons deviennent meilleurs : rien ne les arrête ; les épreuves
ne les ébranlent pas, et malgré la tempête, malgré le dé-
sordre des esprils, ils restent fidèles, et leur élan paraît
d'autant plus beau qu'il est contrarié par plus d'obstacles.
L'inclémence du ciel n'avait pas arrêté les pèlerins. Dès
la veille, Ms' l'évêque de Laval fut reçu au son des
cloches, par une foule nombreuse que le dévouement
et le zèle du pieux Pontife semblaient réjouir et consoler
des fatigues de la route. Bientôt les exercices du pèleri-
nage commencèrent; à la lueur des cierges, Monseigneur,
précédé de deux longues files de pèlerins, partit en pro-
cession de l'église paroissiale à la nouvelle basilique qui
se dressait dans l'ombre comme une sorte d'apparition
grandiose, et semblait rappeler majestueusement Tappa-
rition si sublime dans sa simplicité de la Vierge Marie à
quelques petits enfants. Les chants, les lumières, la tem-
pête elle-même, tout donnait à cette cérémonie un cachet
— 125 —
de vérité, do foi, d'espérance, qui ne saurait s'effacer
delTiine des heureux pèlerins. Le Prélat donna au nou-
veau sanctuaire sa première bénédiction. Noire-Seigneur
Jésus-Clirist, dans le mystère adorable de l'Eucharislie,
prit possession de ce monument chargé de raconter aux
âges futurs le mystère d'amour et d'espérance dont Pont-
main a été le bienheureux théâtre.
Toute la nuit, les pèlerins arrivaient en foule ; ils arri-
vaient en chantant et en priant ; et ou pouvait dire de
leur foi ce que les Saints Livres ont dit de l'amour : Aquœ
multœ non potuerunt extinguere charitatem.
Dès le lendemain, à la pointe du jour, les deux églises
se trouvaient remplies. Monseigneur célébra le saint
sacriQce sur un autel provisoire dressé au fond de l'ab-
side de la nouvelle église. Jamais peut-être foule plus
recueillie n'assista aux saints mystères ; debout ou à ge-
noux sans appui, tout ce monde, composé des classes les
plus variées de la société, se tenait immobile dans l'atti-
tude du recueillement et de la prière : les communions
furent nombreuses, les cantiques étaient admirablement
chantés parce qu'ils partaient du fond des ûmes et que
les lèvres suffisaient à peine à dire ce que le cœur leur
envoyait. Après un repos de quelques minutes. Monsei-
gneur vint prendre place au trône pour assister à la
grand'messe solennelle célébrée par M. l'abbé Dulongde
Rosnay, son vicaire-général. Les chants furent exécutés
avec une harmonie vraiment remarquable, grâce au zèle
d'un chrétien aussi pieux qu'intelligent, qui, tout en pré-
parant des chrétiens, a trouvé le secret de faire aussi des
artistes. Les heures de cette heureuse journée s'écou-
laient vite dans les joies de la prière et sous l'iniluence
de je ne sais quoi de surnaturel qui saisissait toutes les
ûmes. Bientôt les cloches à toute volée annoncèrent les
Vêpres. Rien n'était beau comme de voir ce peuple chré-
— 126 —
tien debout, redisant avec une sorte d'cnlbousiasme les
psaumes qui propliëtisenlla grandeur de J.-C, les triom-
phes de son Eglise, les espérances du genre humain, et
aussi, par l'application qu'en fait l'Eglise, les beautés do
ce tabernacle, de cette Jérusalem mystique qui a contenu
et donné au monde Jésus-Christ, son Sauveur et son Roi.
C'est là précisément ce qu'a développé le 1'. Ueynaud
dans quelques paroles ardentes parties d'un vrai cœur
d'apôtre.
Après la bénédiction du Saint Sacrement, Monseigneur
monta en chaire et adressa aux pèlerins un excellent
discours.
Ce récit ne serait pas complet si nous omettions de
parler du dévouement avec lequel les religieux Oblats font
le service de la paroisse et du pèlerinage. On dirait que
pour ces missionnaires la prière, la fatigue, les sacrifices
de toute sorte ne sont comptés pour rien et qu'ils n'ont
d'autre souci que la glorification de la Vierge, leur mère.
Aussi tout était disposé avec un goût exquis : oriflammes,
guirlandes, illumination, et rien n'était comparable à la
beauté du spectacle que présentait cette jeune égHse, ou
plutôt ce commencement d'église, dont l'autel se voyait
entouré d'une très-nombreuse couronne de prêtres, et
dont les arceaux, à peine terminés, recouvraient une
foule si compacte. Parmi jtant d'ornements et de ban-
nières, on remarquait la bannière de la jeunesse chré-
tienne et française à Notre-Dame de Pontmain, qui rap-
pelait en lettres d'or la belle inscription que Monseigneur
se propose de faire graver sur la chapelle que la jeunesse
érigera en l'honneur de Notre-Dame d'Espérance : Vir-
gini Jmmaculaiœ, Matri Sancke Spei Eccksiœspes et Qalliœ
juventus.
— 127 —
RETRAITE DES HOMMES A l'lGLISÉ DE SAINT-MARTIN
DE MARSEILLE.
On lit dans la Gazette du Midi du 2 février :
Depuis I80O, une retraite annuelle spéciale pour les
hommes a lieu dans l'église do Saint-MaHin. Cette année elle
a été prèchée par le R P. BoF.FFAnD^ Oblat de Marie Immaculée,
de la résidence de Notre-Dame-de-la-Garde. Chaque soir,
depuis le i8 janvier, des hommes de. tout rang, de toute
condition, de tout âge s'empressaient de venir entendre avec
recueillement la parole éloquente du zélé missionnaire. Cette
affluence des plus considérables qui remplissait l'église s'ex-
pliquait par les rares talents de l'orateur et les sujets de ses
prédications. Le P. Boeffard a parlé du blasphème, de l'obser-
vation du dimanche, du respect et de l'obéissance que l'on doit
aux pères, aux magistrats et à l'Eglise -, il a traité aussi du
suicide, du duel, de l'assassinat, de la haine, du scandale,
de la mort du pécheur, de la résurrection de Lazare, du ra-
vage du sensualisme, et enGu de la communion.
Dieu a béni la parole apostolique du missionnaire par de
nombreuses conversions. Samedi soir, les confessions ont été
entendues jusqu'à minuit.
Dimanche dernier, jour de la clùture de cette retraite, le
R. P. BoEFFARî) a célébré la messe, et a eu la consolation do
donner la communion h cinq cents hommes, dont une cen-
taine ne s'étaient pas approchés de la Sainte-Table depuis
longues années. Ce spectacle a fait éprouver aux assistants
de douces émotions. Le soir, après les vêpres, le Père pré-
dicateur a prononcé son sermon de clùture sur la persévérance.
Il a été suivi de l'imposante cérémonie de la procession du
Saint-Sacrement.
Le lendemain matin, à sept heures, un grand nombre
d'hommes qui avaient assisté a cette retraite sont montés au
sanctuaire de Notre-Dame-de-la-Garde pour mettre leurs réso«
lutions sous la protection de la Bonne Mère. Le P. Boeffard
a prononcé une allocution d'adieu.x dans laquelle il a montré
— 128 —
la Sainte Vierge comme la gardienne de la persévérance. Cet
exercice a été terminé par la bénédiction'du Saint-Sacrement
qu'a donnée M»^ Cotton, évéque de Valence, de passage à
Marseille. Les fruits delà retraite de 1877 témoignent com-
bien les croyances religieuses sont profondément enracinées
dans le cœur de nos concitoyens.
Comme l'année dernière, Son Eminence le Cardinal
Gdibert a fait à nos Pères de la maison de Paris l'hon-
neur de célébrer avec eux la fête de l'Immaculée Con-
ception. Son Eminence a dit la messe, distribué la com-
munion et adressé quelques paroles, pleines de sens et
de piété, à un nombreux auditoire ; puis Elle a visité les
travaux de la maison en construction, et a bien voulu
prendre part, avec quelques prêtres amis, au dîner de la
communauté. Son Eminence ne cesse de prouver à la
Congrégation l'amour fidèle qu'Elle lui garde.
Le R. P. Soullieh, de retonr de son voyage d'Amé-
rique, est arrivé à Paris le 21 février au soir.
Saint Joseph est le patron de notre T. R. P. Supérieur
Général ; il fut celui de notre vénéré fondateur ; il est le
protecteur de l'Eglise universelle et le protecteur de
notre Congrégation. A ces titres divers, notre piété ne
saurait rester indifférente à son culte ; nous nous per-
mettons donc d'indiquer comme sujet d'une lecture utile
et intéressante l'instruction pastorale et mandement de
Ms' de Poitiers, portant promulgation d'un décret apos-
tolique, qui attribue à saint Joseph le titre de Pati'on de
l'Eglise universelle (4 mars 1871).
Ce document se trouve dans le volume VII des œuvres
de W Pie.
MISSIONS
DE LA C0NGKÉ6ATION
DES OBIATS DE MARIE IMMACULÉE
N° 58. — Juin 1877.
NOUVELLES DIVERSES
DES MISSIONS ÉTRANGÈRES
SAINT-ALBERT.
LETTRE DE MK' GRANDIN.
M*' Grandin a bien voulu répondre par la lettre sui-
vante, à une question que nous lui avions posée rela-
tivement à la propagande protestante dans le Nord-
Ouest. Les renseignements donnés par Sa Grandeur sont
instructifs et font connaitre bien des difficultés que le
zèle apostolique peut rencontrer dans ces contrées; il
est utile de connaître ces difficultés, afin de se préparer
à les combattre.
Saint-Alberl, 22 janvier 1877.
Mon révérend et bien cuer Père,
J'entreprends enfin de répondre à votre bonne lettre du
25 juillet dernier, je l'ai trouvée à Saint-Albert, au retour
- 130 —
de mes voyages au mois d'oclobro. Je vous demande
pardon d'avoir tant fardé à vous écrire, mais quand
j'arrive j'ai toujours une foule d'écritures en retard;
joignez-y bien des dérungemenls, une certaine paresse
et enfin une assez mauvaise sanlé. Enfin, j'entreprends
de vous écrire aujourd'hui, malgré un mal d'oreilles qui
semble vouloir redevenir sérieux.
Il vous a paru, me dites-vous, que la propagande pro-
testante est un des plus terribles ennemis qui se rencon-
trent sur nos pas ; c'est la réalité et bien que, dans le
diocèse de Saint-Albert comme dans le Nord-Ouest, les
catholiques l'emportent en nom.bre sur les protestants,
on peut cependant dire que ces derniers sont pour nous des
ennemis vraiment redoutables. On appelle dans le pays la
religion catholique « la religion française, » et le protes-
tantisme, « la religion anglaise »; demandez à un sauvage
chrétien quelle est sa religion, il vous répondra ordi-
nairement : Je prie avec les Français ou : avec les Anglais,
ce qui fait que dans le pays on fait souvent d'une cause
purement religieuse, une cause nationale, et réciproque-
ment. Quels sont donc ceux que nous appelons Français
dans le pays ? Ce sont des descendants de Canadiens
français venus dans le Nord Ouest comme serviteurs de
la Compagnie de la baie d'Hudson. Les Anglais sont aussi
des descendants d'employés de celte même Compagnie,
mais d'une classe supérieure ; tous les directeurs de
diflerenls grades, depuis le gros bourgeois ou chef de
district jusqu'au simple commis, étaient et sont encore
ou Anglais ou Ecossais, et par conséquent protestants; si
parfois il se trouvait, parmi les simples serviteurs,
quelqu'un de ces nations, pour peu qu'il eût quelque apti-
tude, on lui donnait une charge plus ou moins impor-
tante, et on le tirait ainsi de la caste des simples servi-
teurs des pauvres catholiques. Par suite de cela, bien que
— 131 —
les proteslanls soient de beaucoup les moins nombreux,
ils foi ment cependant la classe riche, la classe dirigeante,
la classe savante même ; toutes les charges de la Compa-
gnie, jusqu'à présent toute-puissante dans ce pays, sont
entre leurs mains. Maintenant nous allons avoir un gou-
vernement, déjà notre gouverneur est yoinmé ; c'est, bien
entendu, un protestant, on le dit même orangiste d'ori-
gine écossaise; tous les magistrats des différents degrés
seront, à n'en pas douter, 7'egis ad exemplar. Si parfois il
se trouve dans cette classe élevée cl dirigeante quelque
catholique, trop souvent il paraît, parmi ses collègues,
humilié de sa foi, il lui faut un courage plus qu'ordinaire
pour pratiquer une religion qui est regardée comme celle
des pauvres, des petits et des ignorants. Dans une réunion
de cette bouigeoisie se trouvait un pauvre misérable
que sa lâcheté avait fait aposlasier; depuis il a cepen-
dant réparé sa faute. J'étais présent ; on fut assez
aimable pour me dire : « Il est clair, aux yeux de tout
le monde, que le proiestanlisme est la reli,Mon de tous
les gens instruits, de tout ce qu'il y a de bien dans le
pays, n Nous formons donc dans la réalité une caste à
part, une caste méprisée par le vulgaire de nos ri-
chards, mais honorée cependant par les vrais genlils-
hommes; une caste d'autant plus nom])rouse que la plu-
part des sauvages qui se font chrétiens se joignent à
nous. Il semblerait cependant naturel que ces pauvres
sauvages prissent la religion la plus aisée, la religion des
plus puissants, mais, aujourd'hui comme autrefois, le
Seigneur prend plaisir à se révéler aux simples et aux
petits, et à se cacher aux superbes.
Vous voyez, mon bien cher Père, quelle est notre posi-
tion par rapport aux protestants, nous dépendons d'eux
presque partout, et si ici nous pouvons lever un peu la télé
parce que nous sommes le nombre, pour peu que
- 132 —
nous voyagions, nous ne pouvons le plus souvent re-
cevoir l'hospitalité et des secours indispensables que
des protestants. Dans presque toutes nos missions, le
Missionnaire a dû au commencement séjourner plus ou
moins longtemps chez le chef commerçant du poste, dire
la sainte Messe, prêcher et faire le catéchisme dans un
appartement d'où le propriétaire peut entendre tout ce
qu'on dit contre sa religion. C'est encore ainsi que se
donnent les missions dans presque tous les postes où
nous n'avons pas de pied-à-terre. Vous comprenez par
là la fausseté de notre position, combien il faut être
réservé et prudent, combien facilement le pauvre Mis-
sionniiire peut compromettre sa cause sans être même
indiscret.
Dans cet état de choses, comment donc convertir les
protestants? me demanderez-vous peut-être. Je réponds
que le meilleur moyen de les convertir, c'est de ne pas
paraître vouloir le faire, nous les éloignerions si nous
allions discuter et faire de la controverse ouverte-
ment. Nos cérémonies les attirent souvent à nos offices,
la messe de minuit, les ordinations, nos oblations
nous amènent parfois bien des curieux, même des
ministres. Je les vois venir avec plaisir, le cher P. Les-
TANC, qui a l'avantage de parler anglais facilement, leur
donne dans ces circonstances une bonne instruction qui
ne les choque point et peut leur faire du bien. Dans nos
instructions, nous évitons autant que possible de pro-
noncer le mot protestant, nous parlons de la présence
réelle, du culte de la très-sainte Vierge, de la vénération
des reliques et des images, etc., pour instruire comme
il faut nos catholiques, mais non sous forme de contro-
verse et d'attaques. Si, dans nos rapports avec eux, les
protestants nous font des objections, nous tâchons d'y
répondre sans les froisser, et comme c'est difficile, si
— 133 —
nous savons que ces objections sont faites dans le but de
disputer, nous leur disons tout simplement que, pour
cause de charité et ne point nous exposer à froisser, nous
préférons ne jamais parler controverse ; si quelqu'un veut
se faire instruire il le demande, et alors ou y va franche-
ment, et quand uu prolestant vient à nous de la sorle, il
est déjà converti, toutes les objections sont résolues.
Nous avons la consolation de recevoir parfois des abju-
rations, c'est une faute que nos meilleurs amis parmi les
protestants ont peine à nous pardonner; il est rare qu'ils
ne se vengent pas en nous refusant certains services
qu'ils nous rendraient sans cela, ce qui n'empêchera
pas que le pauvre converti aura bien, de son côté, des
sarcasmes à subir, des humiliations à essuyer et aussi
des petites vengeances à supporter. Cependant quand il
n'y a pas de ministres sur place, presque tous nos protes-
tants sont assez libéraux, mais leurs ministres les rendent
fanatiques et bigots. J'ai reçu de certains personnages
des plaintes contre nos Pères, accusés d'avoir dit que
tous les protestants étaient damnés, qu'ils vivaient comme
des animaux sans raison, etc., et ces plaintes venaient
assurément d'une susceptibilité inspirée par les ministres.
Nous n'aurions généralement point de difficultés avec
nos frères séparés, si leurs ministres étaient éloignés.
Ceux qui viennent par ici sont généralement peu instruits
et, on peut dire, de la classe la plus commune. Us ont
dans leurs rangs des métis, et même des sauvages,
demi-savants fort orgueilleux et fort suffisants, que je
redoute plus que les docteurs des plus célèbres univer-
sités anglaises ; ceux qui viendraient de là seraient au
moins des hommes instruits et dos hommes d'honneur,
mais ces hoiomes qui ne doivent leur position qu'à /eur
Bible et à leur fanatisme sont capables de tout ; le respect
d'eux-mêmes , les bonnes manières ne les arrêteront
— VM —
jamais, ils mentiront, calomnieront, tous les moyens
leur seront bons. Par exemple, si un enfant sauvage
vient à mourir après que nous l'avons baptisé, ils insinue-
ront que c'est notre baptême qui l'a fait mourir; si
nous sommes victimes de quelques malheurs, c'est le
bon Dieu qui nous rejette avec notre religion. Quels argu-
ments n'a-t-on pas tirés de l'incendie de Saint-Boniface
et de celui de l'ile à la Grosso ; de notre pauvreté en géné-
ra! et des diiïérentes éprouves que le bon Dieu permet!
Ils tirent parti aussi des persécutions de l'Eglise, fai-
sant croire aux pauvres sauvages qu'eux aussi seront
persécutés, s'ils se font catholiques. Depuis plusieurs
années, les sauvages attendent l'établissement du gou-
vernement dans le pays ; ccrlains révérends ou leurs
affiliés leur faisaient croire que ce serait pour nous le
commencement des persécutions ; si le gouvernement ne
nous persécutait pas ouvertement, il nous mettrait de
côté avec mépris et comblerait de ses faveurs tous les
protestants. Au mois de septembre dernier, le gouver-
neur de Manitoba vint sur notre territoire pour conclure
un traité avec les sauvages, je me rendis au fort Pitt
avec le P. Scollen, pour l'y voir. Son Honneur eut le bon
esprit de nous témoigner beaucoup d'égards et cela
publiquement, on aurait dit qu'il avait eu connaissance de
ces bruits ridicules et qu'il voulait en détruire l'effet. Nos
sauvages catholiques, et même les sauvages encore infi-
dèles, mais plus portés de notre côté que du côté des
protestants, virent avec plaisir cette conduite du gouver-
neur, mais ils ne s'en tinrent pas là, plusieurs voulurent
savoir de Son Honneur même ou au moins des gens de
sa suite, si le gouvernement les laisserait libres de suivre
leur religion et bien entendu qu'ils furent complètement
rassurés et purent rassurer leurs frères.
Ces ministres de bas étage ne sont point estimés.
— 135 —
même par leurs coreligionnaires qui se respectent ; ce-
pendant ceux-ci prendront gënéraloment leur défense
contre nous; leur cause, comme je vous le disais, est
autant natinnule que religieuse. Ces révérends ne sont
ordinairement pas difficiles à réfuter , ils s'adressent
volontiers à nos pauvres gens, niajs jamais à nous.
Cependant, pendant que j'étais à la rivière Mackenzie,un
d'eux osa bien attaquer notre cher F. Kernay ; ce cher
homme comprenait les services que nous rendent nos
bons Frères, et s'il eût pu nous priver de notre dévoué
petit Frère il eût été triomphant. 11 l'aborda donc poliment,
lui demanda quel était le prix de son travail, le plaignit
de ce que, malgré son éducation, il eût une position si
pénible et si peu lucrative et il lui en proposa une bien
plus avantageuse, mais il se fit mettre dans son chemin ;
il le méritnil bien. Il est bien rare que des gens respec-
tables nous attaquent sur la religion; quelques maladroits
seuls le font parfois et généralement leurs objections ne
sont pas à craindre. Pendant le concile du Vatican, un
jeune fat passant ici se permit de critiquer les Pères du
concile, qu'il trouvait bien maladroits parce qu'ils vou-
laient, disait-i!, imposer à l'univers la croyance à l'Im-
maculée Conception du Pape; il rencontra justement le
P. André pour lui répondre, aussi il ne fut pas manque.
D'autres fois, ces braves s'attaquent à nos pauvres gens,
qu'ils regardent comme fort ignorants. Un jour, un
Ecossais parvenu disait à un de nos métis, autrefois son
compagnon, et alors serviteur inférieur sous ses ordres:
« Vous autres catholiques, vous ne parlez que de la sainte
Vierge, vous la prioz presque à l'égal de Dieu, cependant
c'était une femme comme les femmes du fort qui sont ici.
— Trouvez-moi donc dans le fort, lui répondit l'humble
métis, une femme qui soit la Mère de Dieu. «Un autre
critiquait devant un métis les jeihics et les pénitences
— 13(i —
auxquels nous ne sommes point tenus, disait-il, parce que
Jésus-Christ a fait pénitence pour nous. Jésus-Christ
« n'est-il pas mort pour nous! repartit notre sans-souci.
— Assurément. Donc nous ne devrions pas mourir. » La
réponse fut plus que suffisante pour fermer la bouche à
notre savant. Excusez, cher Père, toutes mes historiettes,
elles n'indiquent pas, comme vous le voyez, des objec-
tions bien sérieuses.
Notre grand argument contre tous nos ennemis, ce
sont nos orphelinats et les petits sauvages que nous y
élevons ; celte œuvre de dévouement et de charité nous
rend vraiment populaires, les plus fanatiques n'oseraient
pas dire du mal d'une pareille œuvre ni de ceux qui s'y
dévouent. Dernièrement un ministre protestant vient
nous faire visite et me remet 50 francs de sa bourse,
pour nos petits enfants. Dans un meeting tenu par ordre
du gouvernement pour voir quel secours on pourrait
procurer à la population de Saint-Albert dont la grêle
avait détruit les récoltes, l'assemblée était composée
de sept membres; j'étais le seul catholique, il y avait
un évêque prolestant et trois ministres. Sa Seigneurie
parla éloquemment en notre faveur et demanda que
le gouvernement nous donnât des secours gratis, parce
que nous faisons une œuvre qu'il devrait encourager
et soutenir par tous les moyens possibles. Tous, bien
entendu, furent du même avis, et grâce à eux nous
avons eu un secours bien nécessaire, m ^em/Joreo/j/jor^Mno;
nous n'avions plus que 20 à 30 livres de farine d'orge, il
nous en fut accordé 4000, salutemex inimicis nostris. Les
protestants de toute dénomination estiment nos Sœurs de
charité, je puis dire aussi que tous nous estiment, il n'y
a pas jusqu'au dévouement de nos chers Frères convers
qui ne les fasse réfléchir. Un protestant me voyant revenir
d'Europe avec une caravane de ces dévoués Frères ne
— 137 —
pouvait réprimer son admiration : A la rigueur, disail-il,
je comprends le dévouement du Prêtre, mais celui du
Frère, c'est pour moi iiu mystère.
Vous me parlez duGumberland.cher Père; c'est en effet
un district où le protestantisme est tout-puissant, même
par le nombre. Avant que nous fussions dans le pays, un
digue prêlrc canadien évangélisait ce district et y avait,
parait-il, baptisé beaucoup de sauvages. Une maladie
épidémique vint malheureusement fondre sur eux. Soit
qu'on le leur inspirât on que cela vint de leurs croyances
superstitieuses, le dévoué M. Desvaux fut supposé avoir
occasionné cette maladie; pour s'en venger, on le tua
avec son serviteur, on a cru dans le temps qu'il s'était
noyé par accident, mais aujourd'hui il n'y a plus de
doute, le coupable est connu, il vivait encore Tan
dernier. Mb' Provencher, n'ayant pas alors de prêtres
dont il pût disposer, ne put faire remplacer cet apôtre
martyr, les protestants en protîtèrenl et ce dut leur être
facile, si les sauvages supposaient que la maladie leur
avait été donnée par le prêtre catholique. Aujourd'hui
on ne se souvient plus de ce digne prêtre, les pro-
testants ont plusieurs établissements dans ce district,
et nous, nous n'avons que quelques pauvres catho-
liques peu instruits vivant au milieu des protestants
et des infidèles; ne voyant le prêtre que rarement, ils
sont bien en réaMlé, errantes sicut oves non ftabentes pastorem.
Je vais tâcher de leur donner quelqu'un définitivement,
mais les difficultés sont grandes, si grandes, que notre
P. Brunet que je leur avais envoyé a dû revenir. Espé-
rons que peu à peu elles s'aplaniront. Ce district est le
seul de mon diocèse qui ait eu ses martyrs, la vraie foi
s'y implantera et y régnera donc. Je dis ses martyrs, car,
outre M. Desvaux, il est presque certain, d'après les tra-
ditions du pays, qu'un Père jésuite, qui accompagnait
— 138 —
les premiers explorateurs dans le Nord-Ouest, a été
massacré aux environs du fort la Corne, district du Cum-
berland, et ce poste, où il y a une mission protestante
aujourd'hui, est le seul où je n'aie rencontré aucun ca-
tholique.
Je ne sais, cher Père, si j'ai bien répondu à vos
question? ; en tous cas^ j'ai voulu Je faire. Ce que je vous
ai dit doit vous faire comprendre un peu ce qu'il nous
faudrait faite. Bien que la pauvreté ne soit pas déshono-
rante, je voudrais bien pouvoir relever notre pauvre
population par l'instruction, afin que nous ne soyons pas
toujours sous les pieds de notre adversaire ; pour cela il
faudrait des secours en argent et en sujets, et nos pauvres
chrétiens ne peuvent absolument nous aider. L'immigra-
tion qui se dirige de nos côtés va sans doute nous amener
des hommes plus capables, mais c'est encore l'élément
protestant qui domine parmi ces immigrants, si bien
qu'il y a tout à craindre que bientôt même nous ne l'em-
portions plus en nombre. Priez pour nous, cher Père,
et croyez-moi.
Votre frère affectionné en Jésus-Christ et Marie
Immaculée,
■f* Vital J., Evéque de Saint-Albert, o. m. i.
LETTRE DU R. P. DOTJCET.
Notre-Dame-de-la -Paix, le 25 décembre 1876.
Mon révérend Père,
C'est encore de la rivière des Arcs que je vous écris
aujourd'hui : je devance le départ du courrier pour tracer
quelques lignes à la hâle. Si je ne le fuis maintenant, je
serai peut-être longtemps sans pouvoir vous envoyer
— 139 —
de lettre; car je pars demain pour aller passer le reste
de l'hiver avec des métis qui sont hivernes à une certaine
distance d'ici.
Depuis quelques années, nos métis sont disséminés
presque par tout le pays, tandis qu'auparavant ils se
trouvaient réunis eu bon nombre en dHlérontes places :
il en était de même pour les sauva<:,'es. Cela vient de
ce que les bnflle.s ont beaucoup diminué ces dernières
années, et qu'il est devenu dillicile pour un gros c:imp
de subsister quelque temps du produit de la chasse,
devenue moins abondante. De plus, les inimitiés qui divi-
saient les différentes tribus empêchaient les gens de se
répandre dans le pays, à moins d'être en nombre et bien
armés. Il est bien diUScile pour nous à préseni, à cause
de cet éparpillement, de les instruire et de leur prêter les
secours de notre ministère.
Le gouvernement canadien, qui possède ce vaste terri-
toire du Nord-Ouest, a commencé à traiter avec les sau-
vages au sujet d'une indemnité pour leurs terres, et
pour essayer de les consiituer en réserves, comme le gou-
vernement des Etats-Unis a fait avec ses sauvages. L'été
dernier, ce traité s'est fait en deux places sur la
Siskatchewan, pour une partie des Cris. L'été prochain, il
se fera avec le reste de la Iribu, ainsi que pour les autres
sauvages. Un lieutenant-gouverneur vient d'être nommé
pour le Nord-Ouest; il doit résider dans la Siskatchewan,
à l'embouchure de la rivière Bataille. C'est un Canadien
anglais, protestant, et tous ses conseillers, à l'exception
d'un, sont également protestants. Quand ces traites avec
les sauvages seront tons terminés, un grand nombre de
blancs viendront probablement s'établir dans le pays; ce
seront généralement des protestants d'Ontario, et des plus
fanatiques.
Que vous dirai-ie, mon bi''n cher Père, de mes occu-
— 140 —
pations ici? Elles sont assez monotones. Les métis de ces
parages sont peu nombreux, disséminés en bien des
places, et ne sont ici que comme des oiseaux de passage,
changeant de pays presque à chaque saison : une année
ici, et une autre année à des centaines de lieues. Les
blancs sont la plupart protestants de naissance, mais
généralement indifférents, en pratique, à toute espèce de
religion. Le plus grand établissement du pays est appelé
le fortMac-Leod ; il est habité par des blancs parmi lesquels
il y a un certain nombre de catholiques. C'est le quartier
général des troupes du gouvernement dans l'Ouest : il y
a cent à cent vingt soldats. Les sauvages sont les plus
nombreux, mais sont moins portés à la religion que ceux
du Nord ; ce sont ceux dont on s'est occupé les derniers.
Parmi eux il n'y a point, ou il y a peu d'adultes baptisés;
nous espérons qu'avec la grâce de Dieu et la patience,
nous pourrons les christianiser, comme les Jésuites
du Missouri ont fait des Pieds-Noirs, ou Piéganes du
Sud.
L'été dernier, ces pays ont reçu pour la première fois
une visite épiscopale. W Grandin est venu dans le mois
de juin; malheureusement les sauvages n'ont pu le voirj
ils couraient les prairies, à la chasse aux bufiQes. Sa
Grandeur n'est restée que peu de temps avec nous. Le
P. ScoLLEN partait ensuite pour la Prairie; et moi j'ai
gardé la maison, seul pendant trois longs mois; ce cher
Père était de retour vers la fia d'octobre, accompagné du
P. TouzE, qui venait de recevoir son obédience pour Notre-
Dame de la Paix.
Aussitôt après son arrivée, nous nous sommes mis à
bâtir une petite maison plus confortable que celle que
nous avions déjà. C'est une habitation bien simple, assez
petite, mais elle est plus chaude que l'ancienne, chose de
première importance dans un climat comme le nôtre.
— 141 —
Nous avons encore la chapelle à bâtir; nous espérons la
bâtir l'été prochain.
Je ne sais pas si Monseigneur va me laisser longtemps;
il est assez probable que je serai rappelé auprès des
Cris. En tout cas, que je sois ici ou ailleurs, que je sois
occupé à une chose ou à une autre, je suis toujours con-
tent.
Je n'ai point encore songé à regretter d'être venu
dans ces missions.
Veuillez me pardonner le décousu de cette lettre ; car
je suis pressé, ayant à préparer mon petit bagage, pour
partir demain de grand matin.
Veuillez avoir la bonté, mon révérend et bien cher
Père, de prier pour moi le saint enfant Jésus pour que je
ne sois pas au-dessous de ma vocation.
Votre tout dévoué en Notre-Seigneur et Marie Imma-
culée,
L. DoucET, Prêtre, o. m. i.
PREMIERE LETTRE DU FRERE GUILLET CELESTIN
AU R. P. TATIN.
Mission de Saint-Pierre au Lac Caribou,
le iO septembre 1875.
Mon RÉVÉREND ET BIEN CHER PÈRE,
. . . Que s'est-il passé au lac Caribou depuis que je
vous ai écrit la dernière fois, il y a treize mois? Bien des
choses assurément, et en réalité peu de choses, car la vie
que nous menons ici est bieu monotone. La télégraphie
nous laisse bien tranquilles, les nouvelles du jour sont à
peu près toujours les mêmes, la lecture des journaux est
bientôt faite et les journées n'en sont que meilleures.
Vers la fin de l'hiver 1874, je fus envoyé pour couper
- 142 —
du bois de cliaiiffuge à 4 ou 5 milles de la mission, avoc
le plus âgé de nos orphelins. Nous avons pu couper et
amener à la mission la valeur de 150 voyages à chiens.
Nous parlions chaque matin après les raetses et nous ne
revenions que le soir bion fatigués et harassés, aj-ant
toute la passé journée les pieds emprisonnés dans
d'énormes raquettes, car il y avait 6 ou 7 pieds de neige.
Un matin nous eûmes plus de misères que d'habitude.
Nous étions sur le grand lac quand nous fûmes surpris
par une poudrerie épouvantable ; à peine pouvions-nous
voir nos chiens. Nous perdîmes notre route; le vent,
balayant la neige, avait fait disparaître toute trace de
chemin et, comme nous allions vers le nord, il nous
jetait la neige au visage. Pendant que nous avancions,
nous abandonnant à l'instinct de nos chiens, plus ca-
pables que nous de retrouver notre voie, un éclair for-
midable parut tout à coup et fut suivi aussitôt d'un
coup de tonnerre épouvantable qui fît fendre la glace
avec des craquements terribles. Je me croyais perdu,
car remarquez que cet orage avait lieu par un froid de
plus de 30 degrés. Nous errions au milieu du lac, heu-
reusement une petite éclaircie nous permit de voir
que nous nous écartions beaucoup , et enfin, après
nous être remis dans la benne direction nous arrivâmes
à nie, lieu de notre travail. Mais nous étions tout juste
à l'extrémité opposée et il fallut la longer pour retrouver
notre chantier. Nous fîmes notre charge et nous repar-
tîmes à tâtons sans avoir rien mangé, car, ne pen-
sant pas devoir être si longtemps absent, je n'avais pris
aucune provision. Notre charge était moins considérable
qu'à l'ordinaire; cependant je dus m'atteler avec mes
chiens, à cause des bancs de neige accumulés par la tem-
pête sur le lac, lesquelsempêchaient nostraînesde glisser.
L'obscurité nous fit encore faire trop de chemin, nous
— U'A —
dûmes nous arrêter pour respirer cl il était fort tard
quand nous arrivâmes enfin à la mission, à la grande joie
des Pères, qui pensaient bien que nous avions dû nous
égarer. Nous aussi nous étions contents ; nous fûmes bien-
tôt remis de nos fatigues lorsque nous eûmes réparé
nos forces avec quelques poissons cuits devant le feu
et quelques patates eu robe de chambre, ce qui est un
vrai luxe au lac Caribou. Cependant le lendemain, quand
je voulus me servir de mon bras droit, je m'aperçus que
je ne pouvais ni le tourner, ni le lever, il était démis au
coude et le nerf depuis le coude jusqu'à la main était
entlé: il fallut y faire des frictions de camphre, de tein-
ture d'arnica, etc. Je souffris pendant huit ou dix jours;
au bout de ce temps je pus recommencer à faire quel-
ques petites choses, mais jusqu'au printemps il me fallut
renoncer à tout travail un peu fort. Voyant arriver
l'époque des travaux du jardin, tous les jours je deman-
dais au bon Dieu de me guérir assez pour me permettre
de faire les semailles et quand le moment fut venu, sans
me préoccuper davantage, je prismes outils et je travail-
lai, pendant un mois, du matin au soir, sans perdre une
minute. Je m'en suis très-bien trouvé. Cela n'empêche
pas qu'à chaque mouvement j'entendais craquer mon bras,
et aujourd'hui encore il n'est pas entièrement remis, bien
que je n'en souffre plus.
Je vous laisse pour aujourd'hui, mon révérend Père, il
faut que je fasse mon souper. Tous mes moments entre
les oiilces ont été pour vous.
Dimanche 17. —Voila huit jours, mon révérend Père,
que je conversais avec vous. Je viens aujourd'hui renouer
cette conversation; je souhaite que cela ne vous ennuie
pas trop. J'ai si peu de temps 1 Sur la semaine je ne
puis écrire; les occupiilions si multipliées auxquelles je
me livre ne me laissent pas une minute, aussi ai-je
— 144 —
la main pas mal engourdie pour écrire le dimanche.
Vers la fin de juin les berges quittaient notre fort, em-
menant le R. P. Gasté, qui allait visiter plusieurs postes
et les évangéliser. Ce cher Père était resté neuf ans sans
sortir du lac Caribou, sans mettre le pied dans les berges.
Il se trouvait en compagnie d'un bourgeois catholique,
M. Deschambault, qui le recevait à sa table ; aussi a-t-il fait
un heureux voyage avec lui. Son absence a duré deux
mois. Le P. Blanchet et moi restions seuls à la mission.
Pendant ce temps ce cher Père a fait la voûte de notre
chapelle et lambrissé le fond du chœur ; puis nous avons,
à nous deux, scié le bois que j'avais coupé et amené ici
pendant l'hiver. Après l'avoir mesuré, nous trouvâmes
que nous avions 40 cordes, ce qui est une grande
avance pour l'hiver. C'est pénible de voir ce cher Père
travailler ainsi, il ne sait pas s'épargner... Pendant qu'il
faisait la voûte, de mon côté je m'occupais à laver, rac-
commoder, empeser, repasser et plisser tout le linge
d'église et nos vêtements, sans abandonner pour cela la
culture des patates et le soin de nos jardins. Comme ces
jardins sont situés sur le versant de la côte, j'ai dû faire
des talus pour soutenir les terres. Si vous voyez jamais
le plan de notre mission fait par le P. Blanchet, vous
pourrez vous rendre compte de cela, car il a fait ressortir
ce grand travail qui fait l'étonnemenl de nos pauvres
sauvages et même des gens du fort. Cela me rappelle le
haut et le bas jardin du Sacré-Cœur. Puis comme les jar-
dins descendent jusqu'au bord du lac, l'eau étant très-
haute ces deux années dernières, j'ai dû faire une im-
mense chaussée pour l'empêcher de pénétrer et pour
amortir le choc des vagues qui menaçaient de renverser
la clôture; aussi n'ai-je pu dormir que quelques heures
durant les nuits d'été.
Le dimanche 23 août, vers midi, nous vîmes les voiles
— 145 —
des berges. J'étais dans la cour avec nos orphelins et un
grand nombre de sauvages; quand nous les aperçûmes
ce furent de grands cris_, des battements de mains, un va-
et-vient général, une joie universelle. Vous ne pouvez
vous imaginer l'impression que cela produit, mon révé-
rend Père. Deux berges seulement, ce n'est pas grand'-
chose, mais pour le pays c'est le plus grand événement,
même pour les Missionnaires et peut-être encore plus
pour eux que pour les gens du pays. Deux heures après
les barques abordèrent au fort, et à notre grande joie
nous pûmes embrasser le R. P. Gasté qui revenait en
bonne santé. Ce bon Père avait reçu en présent pour la
mission une génisse et deux porcs, véritable fortune
donnée par M. Bellangé, bourgeois en chef du fort et du
district de Cumberland, qui avait reçu et traité en prince
le Missionnaire pendant son séjour dans ce fort. A son
arrivée et à son départ le pavillon avait été hissé. Ce
cher Père n'en revenait pas. Hélas ! depuis quinze ans
qu'il est ici, jamais il n'avait vu pareille démonstration.
C'est par le retour des barques que j'ai reçu votre let-
tre et plusieurs autres m'annonçant divers envois, entre
autres celui d'un petit harmonium. Les animaux donnés
par M. Bellangé me créeront un surcroît d'occupations.
Après les avoir installés, je fus envoyé en canot, avec
un sauvage, à plusieurs lieues d'ici pour chercher du
foin. Nous eûmes de la peine à en trouver, l'eau était
très-haute, le foin était submergé. Il me fallut un mois,
c'est-à-dire jusqu'à la fin de septembre, pour en trouver
en quantité sutJisante pour faire hiverner durant huit
mois notre petite génisse de deux ans. Moi qui n'avais
jamais touché une faux, je dus faucher dans les ma-
rais ayant de l'eau jusqu'aux genoux et quelquefois
davantage, restant ainsi des journées entières dans
une eau glacée, car la glace se forme dès le mois de
T. XV. 10
— 146 —
septembre. Aussi ai-je été pris, à la suite de ce tra-
vail, d'un mal de gorge qui a duré jusqu'à la Toussaint.
Dès que les foins furent finis, tout le monde se mit à la
récolte des patates; jamais elle n'a été plus belle que
cette année; nous en recueillîmes quarante barils. Le
R. P. Gasté, en reconnaissance, a célébré une messe d'ac-
tion de grâces. Nous récoltâmes aussi quaire barils de
navets, deux de carottes, cinq de choux de Siam et d'au-
tres magnifiques choux dont quelques-uns avaient
pommé. J'en conserve encore un peu. Quant à la salade,
nous l'avons épuisée il y a peu de temps. Notre pêcbe
d'automne a aussi été fort bonne : 3 000 pièces à la
pente pour nos chiens. Ceux de ces animaux que nous
avons ici sont de la race des chiens esquimaux, lesquels sont
excessivement carnassiers. Nous devons prendre les plus
grandes précautions pour n'avoir pas de mauvaises af-
faires à cause de leurs méfaits et encore ne pouvons-nous
toujours réussir. Aussi, par suite d'une scène de férocité
à laquelle ils avaient pris part, avons-nous abattu trois de
ces animaux. Tous auraient dû y passer, mais que deve-
nir sans eux dans ce pays où leur concours est indispen-
sable pour les voyages et les approvisionnements? Ils
constituent une véritable fortune et sont pour Jious
comme les bœufs et les chevaux pour les fermiers.
L'automne s'est prolongé cette année bien au-delù du
temps ordinaire. La glace n'a commencé à être solide
que six ou huit jours après la Toussaint, mais à partir
de ce moment jusqu'à ce jour nous avons eu de
grands froids sans discontinuer. L'hiver est extrêmement
rigoureux, le vent du nord souffle sans cesse et nous
avons toujours de 40 à 50 degrés de froid. Tout en craque,
il se fait des détonations sur le lac comme dans une bat-
terie de canons.
Notre pêche sous la glace a été peu abondante, nous
— 147 —
n'avons pris qu'un millier environ de pièces ot il nous
en fallait au moins 3 000. Au moment où nous étions
menacés de jeûner^ le bon Dieu a envoyé les Caribous
dans ces parages dès le commencenient de l'biver. Ordi-
nairement on ne les voit que vers In fin de celle saison et
encore viennent-ils en petit nomlire. C'est le sixième hi-
ver que je passe ici et j'en ai vu, en huit jours, plus que
pendant les cinq hivers précédents; j'en ai compté plus de
\ 200 un jour que je me trouvais en voyage.
Lorsque la glace fut assez forte, j'entrepris d'aller
chercher le foin que j'avais fauché précédemment, ce fut
l'afTaire d'une quinzaine de jours. Peu de temps après
arrivèrent ceux de nos sauvages qui viennent chaque
année, vers colle époque, nous apporter des provisions
de viande ^èchc et de graisse. Ils avaient peu de chose,
et encore leurs vivres étaient gâtés en partie. Ces sau-
vages ne restèrent que deux jours et regagnèrent leur
camp. Mais comme ils avaient plusieurs malades, ils de-
mandèrent le Prêtre pour les visiter. Le R. P. Gasté dut
s'y rendre, il me prit pour l'accompagner et aussi pour
conduire ies chiens afin qu'il pût se faire traîner une par-
tie du trajet, car le camp où nous nous rendions était
au moins à oO lieues au nord de notre résidence.
Le 1" décembre, de grand malin, nous laissâmes seul
pour une huitaine de jours le U.P.Blanchet, et, ayant fait
monter le R. P. Gasté sur la ^ra/nf, je pris la conduite de
la caravane. Nous étions en compagnie de vingt-cinq sau-
vages. Au bout de deux jours et une nuit, nous arrivâmes
au camp, où se trouvaient réunies quarante à cinquante fa-
milles. Comme depuis quelques années la mort ne cesse
de faire des ravages parmi les hommes, nous trouvâmes un
grand nombre de veuves et encore plus d'orphelins. Si
vous aviez vu comme nous, mon Père, ce camp de sauva-
ges montagnais, assurément votre cœur eût été navré
— d48 —
comme le nôtre. Que de misères, et comme cela faisait pi-
tié! La coqueluche avait atteint tous les enfants et de tous
les côtés nous n'entendions que cris, que gémissements.
Le R. P. Gasté fit beaucoup de baptêmes et de mariages,
il entendit beaucoup de confessions et administra les der-
niers sacrements, aux plus malades. Depuis lors un grand
nombre d'enfants et d'adultes sont morts, trois ont été
gelés, deux d'entre eux avaient été abandonnés.
Après deux jours passés dans ce camp, nous reprîmes
le chemin de la mission. Ma traîne était un peu encom-
brée par les vivres que nous emportions, de sorte que le
R. P. Gasté n'y put prendre place que de temps en temps.
Ce voyage le fatigua beaucoup ; il n'avait pu dormir pen-
dant les deux nuits passées au camp; il les avait em-
ployées auprès des malades et des affligés pour les con-
soler et les encourager. Un sauvage vint avec nous pour
nous servir de guide. Nous quittâmes le camp le 5 dé-
cembre au matin et nous n'arrivâmes à la mission que
le 7. Nous ne nous étions cependant arrêtés que pour
manger. Nous n'avons pas campé une seule fois; jour et
nuit nous marchions, car nous voulions arriver pour la
fête de l'Immaculée Conception. Nous étions exténués de
fatigue, de faim et de froid. Pourtant, dès le lendemain,
bien que j'eusse fait tout le trajet à pied, j'étais frais et
dispos, tout prêt à recommencer, s'il l'eût fallu ; mais le
R. P. Gasté pendant plusieurs jours dut garder la
chambre.
Le lendemain de la fête je commençai à bûcher et à
transporter le bois de chautiage avec le sauvage qui
nous avait accompagnés et qui demeura avec nous jus-
qu'après Noël, il s'en retourna avec les sauvages qui
étaient venus pour cette belle fête.
Vers la même époque je fus envoyé à un camp monta-
gnais pour chercher des vivres. Au moment de mon arri-
— 149 —
vée, vers dix heures du matin, je m'aperrus que plusieurs
loges s'étaient réunies et qu'on avait disposé des robes de
caribou, des couvertures pour faire les prières que les sau-
vages font ordinairement le dimanche. Ils ne me laissèrent
pas le temps de respirer et me dirent tout de suite : « Tu
vas commencer à prier pour nous;, nous t'attendons. » Je
me mis aussitôt à commencer la grande prière en sau-
vage et le chapelet; on cbanta ensuite quelques cantiques
suivis de prières particulières. Cette cérémonie dura en-
viron une heure ; tous ceux qui savaient lire avaient en
main leur livre de prières et de cantiques. Après cette
cérémonie il y eut un repas fraternel, je dus payer le
thé. Je les égayai beaucoup, aussi riaient-ils à gorge
déployée. Le soir, je m'enveloppai dans mes couver-
tures pour prendre un peu de repos, car je devais
repartir de grand matin. Cette journée du 27 décembre
fut extrêmement froide, nous avions au moins 45 de-
grés de froid, la fumée ne pouvait monter, nous en
étions aveuglés; en arrivant au camp je me gelai le nez,
les pommettes des joues et le front. Le 28, dans la nuit,
je me levai pour faire mes préparatifs de départ ; je char-
geai ma traîne de viande, et après la prière et le déjeu-
ner je me remis en route. J'étais seul avec un sauvage;
nous avions vent arrière, par bonheur. Vers deux heures,
nous fîmes un peu de feu et nous dînâmes; puis, étant re-
partis à la course, nous arrivâmes vers le milieu de la
nuit à la mission. J'avais marché ou plutôt couru pen-
dant plus de 12 heures. On compte environ 25 lieues de
la mission à la place occupée par les sauvages.
Peut-être, mon bien cher Père, serez-vous surpris que
je puisse résister à ces fatigues, vous qui m'avez vu si
trêle. Depuis que je suis dans ce pays, le bon Dieu m'a
accordé beaucoup de force et de courage, j'en suis moi-
même tout à fait surpris, et mes Supérieurs le sont aussi
— J50 —
quand ils se rappellent mes premières années de sé-
jour. Je crois vraiment que je suis là où le bon Dieu
me voulait. Aidez-moi, mon révérend Père, à lui en
rendre mille actions de grâces. Je suis si heureux d'être
ici attaché à son service que je ne voudrais changer
pour rien au mondera moins d'y être contraint par l'obéis-
sance.
J'ai dû renouveler mes voyages pour nous procurer de
la viande pendant quatre semaines. Pendant tout ce
temps je n'ai couché que trois fois à la mission, j'ai passé
les autres nuits dehors, et par les froids les plus rigou-
reux. Je puis vous assurer que j'ai eu souvent bien froid,
extrêmement froid, et un froid dont vous ne pouvez avoir
une idée, car les plus grands froids de France comparés
à ceux-ci sont comme le jour et la nuit. Parfois il m'ar-
rivait de ne pouvoir dormir, car je ne pouvais me ré-
chaufifer dans mes couvertures toutes remplies de neige et
de glaçons. Le 15 janvier, surtout, la température a été
extraordinairement rigoureuse ; notre respiration était
bruyante. Celte nuit nous n'osâmes pas nous coucher,
dans la crainte de nous geler. Pendant tous ces derniers
voyages j'étais avec les gens du fort. Une seconde fois je
me gelai la figure, et un soir, en arrivant à la mission, au
moment où je dételais mes chiens, en moins de deux mi-
nutes je me gelai encore tous les doigts. Quand je ren-
trai à la maison je souffrais tellement, que je fus sur le
point de perdre connaissance. Mes doigts étaient profon-
dément gelés, et au moment où je vous écris ils font peau
neuve. Je souffris beaucoup pendant huit jours, mais je
passai deux jours seulement sans travailler, et à force
d'enfler, ces pauvres doigts sont enfin sur le point de
guérir. Vous voyez, mon révérend Père, que les épines
du Nord piquent très-fort quelquefois. Dieu merci, mon
cœur n'est pas encore gelé, ni entre-gelé; y espère, avec
— 151 —
la grûce du bon Dieu et vos charitables prières, qu'il ne
gèlera jamais.
Maintenant que tous ces voyages viennent de finir, je
m'occupe de bûcher et de transporter le bois de chauffage.
Nous avons continuellement trois feux ù entretenir, et je
vous assure qu'une corde de bois par jour ne suffit pas
pour les mois de novembre, décembre^ janvier et février.
Je suis donc, comme vous voyez, grand approvisionneur
(.'t chauffeur de lu mission Saint-Pierre du lac Caribou ;
c'est autre chose que le calorifère du Sacré-Cœur. Quand
je vais être un peu avancé pour le bois, je couperai des
pieux pour commencer un grand enclos pour nos bes-
tiaux ; nous en attendons encore pour l'été prochain,
ainsi que des poules, car nos poules ne sont point encore
remplacées. Je vous assure que je me trouve bien privé
de ces obères poules... II est donc vrai que je n'entends
plus le chant du coq et le caquet des poules ; quand donc
reviendront-elles ? Malgré moi, j'en parle souvent. Oh!
des poules au lac Caribou
24 janvier 1816. — Les lettres vont partir. Adieu,
mon révérend et bien cher Père. Que Marie Immaculée
prenne sous sa garde ces lignes af^n qu'elles vous par-
viennent 1
Gel. GUILLET, O. M. î.
SECONDE LETTKE DU F. GUILLET (CëLESTIN)
AU R. P. TATIN.
Mission de Saint-Pierre au lac Caribou,
le 25 janvier 187G.
Mon révérend kt bien cher Père Tati:!,
. . . Que pourrai-je donc vous dire qui puisse vous in-
téresser un peu, notre vie étant si monotone, qu'elle offre
— 152 —
bien peu de matière à narration ? Déjà je vous ai fait con-
naître, autant que faire se peut par lettre, notre petite
mission, notre manière de vivre. Cependant je croirais ne
pas avoir accompli tout mon devoir^ si je n'entrais pas
un peu dans le détail de quelques événements qui se sont
passés au lac Caribou depuis l'an dernier, époque où,
comme aujourd'hui, j'avais le bonheur de vous écrire.
A cette époque, du 10 janvier 1875 jusqu'au 29 avril,
j'ai été continuellement eu voyage. Nous n'avions pas un
engagé, et cela par économie pour nos missions si
pauvres, mais non pour nos forces, car j'en ai bien perdu,
et cette année je me fatigue bien plus vite en faisant les
mêmes travaux.
Durant tous ces voyages j'ai eu peu d'aventures, ex-
cepté dans le dernier. Le 25 avril je fus envoyé à 25 ou
30 lieues d'ici ; je partais seul et je devais revenir de
même. J'avais été prévenu de ce voyage plusieurs se-
maines auparavant ; lorsqu'on m'en parla je ne pus
m'empécher de manifester certains pressentiments que
j'éprouvais involontairement. Le dégel commença pen-
dant la semaine qui précéda la fête de saint Marc, on ne
marchait qu'avec peine dans la neige fondante, les traînes
y adhérèrent, et pour avoir moins de difficultés il fallait
marcher la nuit, la neige était alors gelée et présentait
un chemin plus solide.
Le 25 avril, dans la nuit du dimanche au lundi, je me
mis en route, mes chiens étant très-bons, la traîne allégée
et le chemin battu ; je pus rester tout le temps enveloppé
dans mes couvertures et me faire traîner ainsi jusqu'au
camp des sauvages, où j'arrivai le lendemain soir; mes
chiens avaient couru tout le temps, on eût dit une malle-
poste. Je passai quelques heures aux loges. Je me fis aider
à charger mon traîneau, mais lorsque ma charge eut été
efiectuée, je commençai à m'eflrayer en la voyant un peu
— 153 —
forte. Je désirais que quelqu'un voulût bien m'accompa-
gner au train jusqu'à moitié chemin, mais tous refusè-
rent et je dus partir seul. Celte fois je ne marcliiiis pas
vite, le temps était couvert, le vent du sud souftluit et il
ne faisait pas froid. Il pouvait être de onze heures à mi-
nuit quand je me mis en route. Vers le. point du jour, je
fis du feu pour préparer mon déjeuner. La pluie com-
mença alors à tomber, de sorte que lorsque je dus me
remettre en marche j'étais déjà tout trempé sans avoir
rien pour changer. Mon feu, d'ailleurs, était si faible, que
j'eus beaucoup de peine à me préparer du thé; quant à la
viande je la mangeai, non pas cuite, mais à peine chauf-
fée. Je ne pouvais faire sécher mes vêtements et je me
trouvais sans abri sur une île complètement découverte
et brûlée. Il y avait peut-être une heure que je m'étais
remis à marcher, quand tout à coup il se fit un tourbillon
épouvantable ; je me trouvais sur un grand lac, loin des
îles et plus loin encore de tout bois qui aurait pu me ser-
vir d'abri. Le vent tourna subitement au nord et une grêle
épaisse commença à tomber pendant que le tonnerre
grondait. Puis il y eut une atfreuse tempête accompagnée
d'une telle quantité de neige, qu'au bout d'un peu de
temps je ne pus distinguer ni les îles, ni les bords du grand
lac; cette neige fit en même temps disparaître toute trace
de chemin battu, de telle sorte que mes chiens s'arrêtè-
rent. Je ne voulus pas, néanmoins, m'arrêter au milieu
du lac, de peur de me geler, ce qui n'aurait pas manqué
de m'arriver bientôt, car déjà mes vêtements, gelés sur
moi, étaient roides comme du carton ; je me hûtai de dé-
charger en partie mon traîneau ; je fis un amas de la
viande que je laissai au milieu du lac, et au-dessus je
plantai mon bâton dans la neige afin d'en pouvoir, en cas
de besoin, reconnaître la place. Je me mis ensuite à tirer
moi-même mon traîneau, tout en me recommandant du
— 154 —
fond du cœur au bon Dieu et à la sainte Vierge. Je mar-
chai ainsi sans trop savoir où je me rendais et pendant
environ quatre heures, qui me parurent une semaine, je
continuai d'avancer, priant de toutes mes forces saint
Raphaël de me garder et de me faire aborder à une île
pour y attendre la fin de la tourmente. Mon Dieu! que
j'étais fervent alors ! Je no puis vous dire dans quelles
angoises je me trouvais jusqu'à ce que j'eusse trouvé une
ile. Cette tempête produisait un tel tourbillon de neige,
que j'en étais aveuglé et que je no voyais même pas mon
chien de devant.
Enfin, j'atteignis une île et je me rassurai un peu, du
moins j'essayai de me rassurer, car je ne savais où je me
trouvais et de plus, pour comble de malheur, il n'y avait
dans cette île d'autre bois que quelques vieux troncs
d'arbres. J'essayai de les couper avec une hache, mais
du premier coup j'en cassai le manche... Alors n'ayant
plus aucun moyen de me garantir par le feu du froid qui
me gagnait, et de dégeler mes habits, au moyen de mes
raquettes je creusai dans la neige un trou d'au moins
12 pieds de profondeur, je tapissai les parois de cette
espèce de grotte avec quelques peaux, pour m^empêcher
de me mouiller davantage, puis je me blottis au fond du
trou, enveloppé dans mes couvertures qui, comme vous
pensez bien, n'étaient guère chaudes. Longtemps je
tremblai de froid, mais enfin je finis par me réchauffer
un peu.
J'aurais voulu pouvoir dormir, cela m'était impos-
sible à cause de l'anxiété dans laquelle j'étais. Cette
tempête continua pendant trois jours et ti'ois nuits avec
la même intensité. Je me préparais à mourir ainsi seul,
non de besoin, car ma traîne était chargée de vivres,
mais de froid, car je ne savais plus comment m'y prendre
pour entretenir un peu de chaleur en moi. Néanmoins,
— 155 —
malgré ma peine, je ne cessai d'espérer clans le secours
de ma bonne mère du ciel, Marie Immaculée.
Pendant ce temps, le II. P. Gasté était fort inquiet de
moi ; il se disait que je m'étais probablement perdu sur
le lac, où la pluie m'ayant surpris je devais m'ètre gelé.
Lui aussi, lebonetbien-aimé Père était dans des ant^'oisses
mortelles. Il me disait ensuite que pendant tout ce temps
il n'avait pu ni manger ni dormir, ni s'occuper attenti-
vement de quoi que ce fût. Il faisait prier les orphelins,
qui eux-mêmes ne cessaient de pleurer en pensant à
moi et plaignaient mon triste sort. Une première fois ce
cher Père avait envoyé à ma rencontre un sauvage qui
après quelques heures de marche s'empressa de revenir
en disant qu'il craignait de se perdre et que d'ailleurs on
ne voyait pas même assez pour se conduire. Ce jour-là,
de crainte de se perdre, personne ne vint du fort à la
mission. Une pauvre sauvagesse, en se rendant de "sa
loge à une autre, distante de 25 à 30 mètres, disparut
sous la neige et on eut bien de la peine à la sauver. Les
sauvages disaient qu'aucun d'eux n'avait souvenir d'une
pareille tempête, ce qui redoublait les inquiétudes du
cher Père. Enfin, le troisième jour, voulant offrir le saint
sacrifice à mon intention, il fondit en larmes en se
revêtant des ornements sacerdotaux, et comme me le
dirent ensuite les petits enfants, il faisait bien pitié, car il
les faisait pleurer eux-mêmes. Avant de commencer la
messe il annonça qu'il allait la dire pour le repos de mon
âme, si j'étais mort, ou bien pour ma conservation et mon
retour sain et sauf à la mission, dans le cas oij je serais
encore vivant. Après sa messe il pria l'officier en charge
du fort de vouloir bien envoyer deux de ses hommes à
ma recherche, avec leurs traînes et leurs chiens, et tout ce
qu'il fallait pour me changer de couvertures. Ces hommes
durent marcher toute la journée dn troisième jour sans
— 456 —
me trouver. Vers le milieu de ce jour la tempête com-
mença cependant à s'apaiser et ils purent découvrir mon
bâton que j'avais planté sur le bloc de neige où j'avais
enfoui une partie de ma charge et qu'une neige épaisse
avait garantie. En apercevant ce monticule ils se dou-
tèrent de quelque chose et ayant fouillé la neige ils trou-
vèrent, en effet, une quantité de vivres. Ils se dirent
alors que je ne pouvais pas être au delà, puisque j'avais
dû décharger ici une partie de mes provisions. Puis ayant
pris ces vivres sur leur traîneau, ils revinrent sur leurs
pas, regardant partout et cherchant attentivement pour
tâcher de retrouver mes traces. Mais ils ne virent rien,
et comme la nuit approchait ils reprenaient le chemin du
fort, se demandant où je pouvais être et quelle direction
j'avais pu prendre.
Pendant que cela se passait, de mon côté je cherchais
àm'orieuter. Je vis au loin une île que je crus recon-
naître. Vite, après avoir attelé mes chiens et chaussé mes
raquettes, je me dirigeai vers elle; quand j'y arrivai, je
reconnus que je marchais tout juste à rebours de mon
chemin, mais comme il faisait encore un peu jour, je ne
me décourageai pas, j'examinai bien cette île et ses en-
virons, je me rappelai alors que j'y étais venu deux ans
auparavant, et ayant bien considéré la direction de la
mission, sans me mettre plus en peine, je me dirigeai
en toute hâte vers ce point. J'en étais éloigné de
3 lieues, mais comme le vent avait durci la neige, je mar-
chais très-vite. Arrivé au bout de ce grand lac, je dus
traverser une île pour passer dans un autre lac. Mais
alors je me crus encore perdu, je ne reconnaissais plus
cette île et j'hésitais à m'y aventurer; il y a tant d'îles,
medisais-je, que je prends peut-être une autre pour celle
que je crois. J'avais laissé mes chiens sur le lac et j'avais
exploré l'île en faisant de tristes réflexions, quand, rêve-
— 157 —
nant à mon attelage sans savoir quel parti prendre, je
devinai, aux allures de mon chien de devant, que j'étais
dans le bon chemin. La nuit avançait, je m'abandonnai
à Tinstinct de cet animal, qui ne me trompa point, car,
arrivé au milieu de l'île, je reconnus un chemin de traînes
et de traces de raquettes.
Deo gratias! m'écriai-je de toutes mes forces; merci,
merci, mon Dieu ! Vous devez penser avec quelle ardeur
je continuai à avancer. Vers le milieu du lac j'aperçus
au loin deux traînes ; je pensai que c'étaient les gens
envoyés à ma recherche, et une demi-heure après je les
avais rejoints. « Viens vite, mon petit frère, me dirent-ils
en langue sauvage, l'homme de la prière, ton chef,
pleure après toi ; il nous a envoyés à ta recherche et
nous désespérions de te trouver, quand nous t'avons
entendu crier; nous avons reconnu ta voix et quelque
temps après nous t'avons vu au loin. Tiens, quitte là tes
raquettes, monte dans cette traîne ; tu es bien malheureux,
tu soutires beaucoup, n'est-ce pas ? » Je les rassurai, et
eux m'ayant bien enveloppé de couvertures me ramenèrent
sain et sauf à la mission, où le bon et cher Père Gasté,
en m'embrassant, m'inondait de ses larmes et me prodi-
guait toutes sortes de soins. J'en étais tout confus et je
le rassurai sur mon compte en lui disant que je n'étais
pas malade, que j'avais seulement le bout des doigts
gelés, mais que ce n'était pas la première ni la dernière
fois probablement si je devais vivre encore. Les orphelins,
de leur côté, me comblèrent de caresses et de baisers; je
fus tellement louché de tout cela, que je me mis aussi à
verser des larmes d'attendrissement. Il y avait un quart
d'heure que j'étais arrivé, quand tout à coup le sang
revint au bout de mes doigts gelés ; la douleur fut si vive
et me porta si fort au cœur, que j'en perdis connaissance.
J'étais ù table et je commençais à peine à manger. Cet
— 138 —
accident jeta le cher Père Gasté dans de nouvelles
transes ; mais ce ne fut rien, j'eus repris bientôt con-
naissance ; le bon Père m'appliqua du camphre sur les
doigts; huit jours après j'étais guéri et mes doigts fai-
saient peau neuve.
Trois semaines plus tard j'étais à charger du bois de
chauffage pour notre approvisionnement d'été et d'au-
tomne. C'était le lundi 24 mai j j'étais à deux heures de
la mission, quand je tombai dans un trou qui s'était formé
dans la glace au milieu du lac. Je m'enfonçai peu, car je
tenais les rênes de mon attelage que je me gardai bien de
lâcher, je n'eus de l'eau que jusqu'à la ceinture et je
sortis bien vile de ce malheureux trou. Mais le choc fut
si violent, que je crachai un peu de sang; de plus, comme
j'étais en sueur au moment de la chute et que mes vête-
ments gelèrent sur moi, je ne tardai pas à ressentir un
violent mal de tête. Arrivé à la mission, je me hâtai de
changer mes vêtements, il y avait près de deux heures
que j'étais mouillé, et quoique ce fut le 24 mai, le vent
du nord soufflant violemment ne m'avait pas permis de
me réchaufl'er. Je ne voulus rien dire ce jour-là, je fis
mon ménage comme à l'ordinaire, mais toute la nuit je
souffris de la tête. Le lendemain vers le soir, les douleurs
étaient devenues intolérables, on me fit coucher et bien-
tôt je commençai à souffrir d'un point de côté. C'était
une pleurésie qui se déclarait, ainsi que le reconnut bien
vite le R. P. Gasté. Ce bon Père me prodigua tous les
soins possibles, il me veilla lui-même pendant les huit
jours que je fus en danger. Encore une fois le bon Dieu
me mettait à deux doigts de la mort. Je ne m'en affligeai
pas. Une chose me faisait cependant de la peine, c'était
de voir ce pauvre Père seul chargé du soin de tout le
matériel de la mission. Je gardai le ht six semaines, et
vers le commencement |de juillet seulement, je pus me
— <59 —
remettre peu à peu au travail. Le moment était arrivé
de semer les pommes de terre. Le cher P, Gasté avait
lui-rnèinc tout préparé pour ce travail. Je ne pouvais
m'einpêcher de le plaindre en voyant toute la peine qu'il
se donnait, car il avait tout à faire en ce moment, et pen-
dant le fort de ma maladie il se coutenljiit d'une heure ou
deux de sommeil. Grâce à la Providence toute paternelle
du bon Dieu, il a pu suffire à tout. OU ! que ce bon Père
aura une belle couronne dans le ciel, que de vertus pra-
tiquées par lui dans ce petit coin de terre qui s'appelle la
mission Saint-Pierre du lac Caribou ! Depuis bientôt
quinze ans il est ici, s'épuisant pour le salut de ces pau-
vres infidèles qui jusqu'à ce jour ne lui ont guère donné
de consolations. Aujourd'hui cependant il semble que la
grâce les ait touchés, comme je vous le dirai plus loin.
J'ai oublié de mentionner le départ du P. Blanchet, qui
avait reçu un obédience le 5 mars précédent pour se
rendre à 150 heues d'ici, sur la Rivière aux Anglais, pour
fonder au lac Pélican la mission du Sacré-Cœur. II devait
aller de là, durant Tété, dans la prairie de Saint-Albert.
Voilà pourquoi le P. Gasté se trouvait seul avec moi.
Le 10 juillet M?"" Grandin arrivait ici, accompagné d'un
bon Frère canadien, le F. Labelle, de deux Monta-
gnais, d'un Américain et d'un sauvage Cri qui lui servait
de guide sur notre grand lac. Le 8 juillet, ils furent arrê-
tés par la glace, sur laquelle le lendemain ils durent
marcher toute la journée en la brisant afin de faire un
passage à leur canot. Ils étaient eûrayés de voir encore
de la glace à cette époque de l'année; elle ne disparut
que six jours plus tard, le li juillet.
Peu de jours auparavant, à l'entrée du lac, ils avaient
rencontré nos barques allant au-devant d'eux. Monsei-
gneur ayaut appris que j'étais malade, avait hâte d'arri-
ver. Enfin le samedi 10, vers neuf heures du soir, nous
— 160 —
entendîmes des coups de fusil et nous ne tardâmes pas
à découvrir sur le lac le grand canot qui nous amenait
notre bon évêque. Les sauvages répondirent par des dé-
charges successives; pour moi , tout transporté de bonheur,
je courus à la corde de notre petite clocbe, que je sonnai
à toute volée. Le R. P. Gasté se rendit au débarcadère
pour y recevoir Monseigneur et le conduisit ensuite à
notre chapelle, où il voulut bien donner la bénédiction
du saint Sacrement. Quand, en entrant à mon tour, je
vis Monseigneur revêtu de la chape, prosterné au pied
de l'autel et le F. Labelle agenouillé religieusement à
la sainte Table, je me crus guéri instantanément, et moi
qui n'avais pu chanter depuis le dimanche 23 mai, je me
mis à entonner les prières liturgiques sur un ton si élevé,
que tout le monde en fut surpris, et moi autant que les
autres. M^"" Grandin, inquiet jusque-là à mon sujet, n'eut
pas besoin de me voir pour se rassurer,, il lui suffit de
m'avoir entendu.
Monseigneur passa avec nous neuf jours qui furent
bien employés. Nous ne pouvions nous voir que le soir
après neuf heures. Le reste du temps était employé à
l'exercice du saint ministère par Sa Grandeur et le
P. Gasté. Le samedi 17, il y eut une grande procession
à la croix, avec déploiement de bannières et d'oriflammes.
Cette cérémonie était faite pour obtenir de Dieu la cessa-
tion des maladies et pour attirer des bénédictions sur
tous. Le lendemain on fit faire la première communion à
nos enfants. J'avais aidé le P. Gasté à les préparer à cette
grande action. Après la messe pontificale eut lieu la pro-
cession du Très-Saint Sacrement qui fut magnifique pour
le pays. Au reposoir on lut Tacte de consécration de la
mission au Sacré-Cœur de Jésus et le soir les enfants se
consacrèrent à la Sainte Vierge. Pour toutes ces céré-
monies nous avions appris des cantiques aux enfants, qui
— IGl —
les chantèrent très-bien. Nous étions heureux de ces
belles fêtes et Monseigneur nous exprima toute la satis-
faction qu'il éprouvait. Celte journée avait été bien rem-
plie, mais c'était la dernière que nous passions avec notre
bon évêque, aussi prolongeâmes-nous la veillée jusqu'à
minuit.
Dès le lendemain matin vers neuf heures, Monseigneur
remontait sur son canot d'écorce pour reprendre le che-
min de Saint-Albert. Il nous laissait le bon et vertueux
Frère Labelle, mais il emmenait le meilleur de nos orphe-
lins à qui il se proposait de faire commencer le latin
l'automne suivant, si la santé de cet enfant le permettait.
Nous l'avions recueilli à l'âge de quatre ans et depuis six
ans il était avec nous. Je le regrette beaucoup. Monsei-
gneur paraissait bien content de lui, car il a perdu toute
manière sauvage, il parle très-bien le français, sait lire et
écrire, et je puis ajouter qu'il connaît bien mieux encore
la véritable science, qui est celle de Tamour du bon Dieu.
Malheureusement sa santé est fort chétive, je crains
même qu'il ne devienne infirme. J'attends avec impa-
tience de ses nouvelles.
Nous allâmes, en canot d'écorce, reconduire Monsei-
gneur jusqu'à deux lieues de la mission; nous fîmes en-
semble le dernier repas, et lorsque nous eûmes reçu une
dernière bénédiction de Sa Grandeur nous demeurâmes
bien tristes sur la grève, échangeant aussi longtemps
que possible des signes d'adieu. Lorsque nous n'aper-
çûmes plus que l'eau, encore agitée par le mouvement
des rames, nous retournâmes à la mission. Nous étions
de nouveau orphelins pendant que notre bon Évêque
allait porter la joie etle bonheur à d'autres de nos frères,
eux aussi impatients de le revoir.
Un nouveau frère nous était cependant donné pour
partager nos peines et nos fatigues, pour adoucir notre
T. XV. Il
— 162 —
solitude, nous édifier par sa piété, ?on obéissance et
l'exemple do ses vertu<?. Que je remercie la Providence
et mes supérieurs de m'avoir donné un tel confrère ; j'ai
attendu six ans, mais je n'ai rien perdu pour avoir pra-
tiqué la patience, et maintenant je puis dire : Ecce quam
bonum et quam jucundum. hahitare fratres in unum. Que
tout a donc changé pour moi depuis l'arrivée du F. Labelle ;
maintenant je puis parler français et m'entretenir de
choses moins sauvage?. Depuis longtemps ne me trouvant
en compagnie des Pères qu'à table et pendant quelques
récréations, j'avais presque perdu l'habitude de parler
français, ce qui faisait bien rire Monseigneur lorsque je
m'oubliais à lui parler sauvage.
Vers la fin de juillet nous commençâmes à rôder de
toutes parts ù la recherche d'un peu de foin pour nos
animaux. La sécheresse avait brûlé celui qui avait poussé
là où j'en avais trouvé l'an dernier; ailleurs il était sous
l'eau. Nous cherchâmes pendant tout le mois d'août sans
pouvoir nous en procurer sulïisamment. Enfin, la saison
s'avançant, le Frère dut se mettre à faire la pêche. Il
avait, pour se former à ce métier, un sauvage qui bientôt
le laissa seul ; mais un autre pêcheur lui ayant donné
quelques leçons, en peu de temps il devint habile. Trois
semaines lui ont suûi pour prendre plus de 5000 pièces.
Voici quelques détails de nos aventures à cette époque.
Le R. P. Gasté nous envoya avec un Montagnais à une
journée de rames, au bout du lac, le long de la rivière la
Hache, parce qu'on nous avait dit qu'il y avait là du
foin en abondance. Nous partîmes un lundi, de grand
matin, afin d'arriver à temps pour planter notre tente.
Quand nous fûmes au terme de notre course, nous
trouvâmes, en effet, beaucoup de foin; mais il était
encore dans l'eau et sur un terrain peu solide. Ayant
ramé toute la journée, nous avions les bras rompus
— 1G3 —
et la besogne à faire élail ussez pénible; cependant
nous ne balançâmes pas, et le lendemain matin le
F. Labelle et moi nous nous mimes à l'eau jusqu'aux
genoux. Pour faucher, nous devions avoir les bras élevés
au-dessus de l'eau, ce qui clail uxlrcmement fatigant;
de plus, le terrain sur lequel nous élions*élail fort glissant,
aussi nous arriva-t-il plusieurs fois de tomber, et enOa
les moustiques et les maringouicîs nous mettaient en sang
les jambes, les bras et la figure. Le troisième jour je fus
contraint de m'arrôler, j'avais le visage entièrement enflé,
je voyais à peine, et j'eus une Irès-forle fièvre qui inquiéta
beaucoup luon cher compagnon. Le quatrième jour nous
devions rentrer à la mission. Nous naviguions depuis une
heure à peine., quand un grand vent s'éleva. C'était le
moment où nous sortions de la rivière pour entrer dans le
lac. Les vagues étaient grosses et notre canol faisait eau;
or, pendant que nous virions de bord l'avant se fendit et
nous allions couler. Nous étions eû'rayés du danger que
nous courions, mais heureusement une île était tout proche
de nous, nous la gagnâmes en toute hâte et le Frère
répara nos avaries avec quelques bouts de ficelle. Cepen-
dant le vent augmentait, nous ne pûmes pas nous rem-
barquer. Il souffla avec violence tout le jour et toute la
nuit, de sorle qu'au lieu de nous rendre à la mission,
il nous fallut rester dégrades dans celle île. Par surcroit
de malheur nous n'avions plus de vivres. A midi ou dut
se meltre à la ration. Chacun se mit alors à parcourir l'île
eu quête de quelques lièvres ou perdrix; nous ne trou-
vâmes rien. Vers le soir une bande de canards vint
s'abattre devant nous au bord du lac. Notre sauvage prit
un fusil pour le charger, mais, o malheur !il avait perdu
5a poudre. Nous essayâmes de tirer quelques canards à
coups de pierres, nous ne réussîmes qu'à les meltre
en fuite. Le soir il nous fallut souper par cœur, et cepen-
— 164 —
dant nous avions bien faim. Le sauvage ne cessait de
nous dire : Berbaisert , berbaisert^ que j'ai faim ! que
j'ai faim ! 11 fallut qu'il se couchât comme nous sans man-
ger. La nuit nous parut longue. Le vent soufflait toujours;
impossible de partir, et rien pour déjeuner. Dans la ma-
tinée, le F. Labelle eut une faiblesse, mais il revint vite;
le sauvage nous dit alors; «Une faut pourtanlpas mourir
ici, essayons de partir. » Nous nous rangeâmes à son avis
et nous nous mîmes en route. Plusieurs fois dans le tra-
jet nous dûmes aborder pour vider noire canot où nous
étions presque toujours aiàsisdans l'eau. Enfin le soir,
vers dix heures, nous arrivâmes à la mission sains et
saufs, mais très-faibles.
Nous trouvâmes le R. P. Gasté consterné d'un mauvais
tour que nos chiens avaient joué la nuit précédente en
pénétrant dans le hangar aux provisions et en en dévorant
une partie. Ils nous avaient laissé heureusement de quoi
souper encore ce soir-là.
Le 3 octobre arrivèrent enfin les barques. Elles avaient
dû attendre deux mois et davantage au chef-lieu du
district de Cumberland, oii le P. Bonald avait été obligé
de séjourner trois mois avant de pouvoir continuer sa
route. Ce cher Père nous arriva sain et sauf; mais le
temps était déjà très-froid, les petits lacs et les bois
étaient gelés et la neige couvrait la terre. Les barques
nous portaient de magnifiques ornements et des fieurs
pour notre chapelle, un harmonium, des décorations
pour nos fêtes et deux vitraux. Ce fut une grande joie
pour nous de posséder tant de richesses. Le soir il y eut
salut solennel et pour la première fois le son de l'harmo-
nium se fit entendre dans ce petit coin de terre perdu au
milieu des glaces. Nous fûmes tellement émus, le P. Gasté
et moi, que nos chants étaient interrompus par nos
larmes. Tout le monde partageait notre émotion, l'inler-
— 465 --
prête du bourgeois disait en sortant de la chapelle :
« Dans quel pays sommes-nous donc maintenant? Ce n'est
plus le lac Caribou, nous voilà transportés tout d'un
coup dans les grands pays de la belle France. Mon Dieu !
que nos Missionnaires ont do belles choses dans leur
pays. Si j'avais été comme eux, je crois que j'aurais eu
de la peine à le quitter pour venir dans celui-ci, où l'on
n'entend d'autres chants que les cris des loups et des
hiboux.» Une bonne vieille qui pleurait de tout son cœur
entra dans la maison et dit au P. Gvsté : « L'homme de
la prière, je pleure. — Et pourquoi pleures-tu ? lui
demanda le Père. — Je pleure parce que je suis mauvaise
et que j'ai peur de ne pas aller lù-liaut, chez le Grand
Maître de la prière, parce qu'en entendant ce grand livre
qui chantait (l'harmonium), je me disais : Puisque déjà
sur la terre j'ejntends de si belles choses, que sera-ce
chez le Grand Esprit ? Voilà pourquoi je pleure, j'ai peur
parce que je suis mauvaise. » Cette femme est une
excellente chrétienne qui communie souvent. Le Père
s'empressa de la rassurer en lui parlant delà bonté et de
la miséricorde de Dieu,
Le dimanche suivant on célébra une grand'messe so-
lennelle pour nos bienfaiteurs, on fit servir à cette occa-
sion lés nouveaux ornements et toutes les richesses que
nous avions reçues. C'était magnifique.
Le 4 décembre, des sauvages vinrent chercher le
P. Gasté pour des malades qui se mouraient à 60 lieues
d'ici, du côté du nord. J'accompagnai le Père, qui monta
dans la traîne pendant que je faisais marcher les chiens
et que je veillais à ce que l'équipage ne versât pas, ce qui
arrive plus souvent qu'on ne voudrait. Cette fois nous
fîmes le voyage sans une seule chute, aussi le P. Gastk
félicitait et vantait fort son cocher. Nous allions bon
train, les sauvages ne nous laissaient pas de répit; sur
— 166 —
trois nuits que nous avons passées en route, nous n'avons
dormi que quelques heures , et encore fallait-il que
le P. Gasté usât d'autorité pour obtenir ces quelques
moments de repos. Pour mon compte, le troisième jour
de cette course que je fis à pied tout le temps, je souffrais
extrêmement, j'avais une fièvre très- forte, et quand on
s'arrêta vers huit heures à un petit camp sauvage, il était
temps pour moi. J'arrivai longtemps après les autres,
car je marchais avec peine; si le voyage eût duré une
heure de plus, je me serais gelé. Je n'avais pas voulu
parler de mes sonlirances au P. Gasté, de peur de l'in-
quiéter, mais arrivé aux loges, je me vis dans la nécessité
de me coucher pendant que tout le monde mangeait.
Cela me remit un peu, toutefois le Père qui m'avait vu
avec une figure toute décomposée, craignit pour moi, et
voulait à toute force me laisser à ce camp pendant qu'il
continuerait tout seul son chemin. Je ne pus m'y déter-
miner, car je redoutais de laisser aller seul le Père, à cause
du peu de convenance des sauvages vis-à-vis du prêtre;
je craignais aussi de me trouver plus mal, loin de lui.
Nous reprîmes notre route, et le soir nous arrivâmes au
camp, terme de notre voyage.
Les malades pour qui le Père avait entrepris ce long
voyage, étaient en convalescence. Il fallut se borner à
baptiser quelques enfants. Plusieurs sauvages profitèrent
de la présence du prêtre pour se confesser.
Le lendemain, 8 décembre, pendant que toute la
congrégation était en fête, nous nous trouvions, nous
deux, bien loin du monde civilisé, dans les contrées les
plus reculées et les plus froides du globe. Nous n'avons
cessé de nous entretenir de la Congrégation, de nos
Frères, de nos fêtes et de notre Immaculée Mère ; nous
nous unissions à tous pour avoir part aux grâces répandues
plus particulièrement en ce jour sur notre chère fuinille.
— 467 —
Le Père rdunit deux fois les sauvages pour les instruire
et leur faire chanter des cantiques. Les sauvages pa-
raissaient heureux.
Nous repartîmes le lendemain de bonne heure. Un
seul sauvage vint avec nous pour nous guider. Cette fois,
nous allcimes lentement. Le temps éfait ëpouvantable ;
pendant trois jours, force nous fut de rester à la même
place. Cependant, comme nous avions le temps de
reposer, je me remis peu à peu, et sans une foulure à la
main que je me fis le dernier jour du voyage, je serais
rentré sain et sauf à la mission.
Nos fêtes de Noël furent splendides. Avant de repartir,
tous les sauvages qui y étaient venus se confessèrent et
promirent d'être désormais bien tidèles à observer les
devoirs de la religion. C'est un grand bonheur que ce
retour de nos pauvres sauvages à de meilleurs sentiments.
Ainsi, le bon P. Gasté commence enlin à moissonner un
peu, après avoir travaillé longtemps dans cette terre
stérile et ingrate. Dieu veuille que cette moisson soit de
plus en plus abondante !
J'aurais voulu vous donner les détails d'une journée
d'hiver au lac GariboU; mais ce sera pour plus tard. Je
crains de vous ennuyer en vous écrivant trop longue-
ment. Frère Guillet, g. m. i.
— 168 —
CEYLAN.
RAPPORT DU R. P. TROUCHET, SUB LA MISSION DE MANAAR,
17 février 1876.
Mon BIEN-AIMÉ ET RÉVÉREND PÈRE GÉNÉRAL,
En ce beau jour toute la Congrégation est en fête, et
nos Pères de JafFna, encore sous les salutaires influences
de leur retraite annuelle, sont tout heureux de se trou-
ver réunis auprès de notre vénéré Vicaire apostolique.
Quant à moi, l'obéissance m'ayant imposé le sacrifice de
rester seul dans ma mission, je ne crois pas pouvoir me
dédommager plus agréablement qu'en venant m'entre-
tenir avec mon bien-aimé Père général, et lui donner un
témoignage de tendresse toute filiale. Je veux aussi
prendre ma part à la joie de la famille, en intéressant tous
nos Frères de la Congrégation, qui sont toujours si heu-
reux de savoir qne leurs Frères de Ceylan ne les oublient
pas, et leur faire envier notre bonheur dans cette mission
lointaine.
Il n'y a rien de merveilleux dans ce que j'ai à vous
raconter, ce n'est pas la vocation des Oblats d'opérer des
merveilles, et nous sommes loin d'y prétendre, mais je
puis vous dire que ce qui nous rend heureux et nous fait
oublier que nous sommes éloignés de notre bien-aimé
Père général et de notre Congrégation, c'est l'esprit de
famille qui nous unit tous, et la bonté, je dirai toute mater-
nelle,de notre bien-aiméVicaire apostolique. M*"' BoNJEAN.
Le bon Dieu avait véritablement béni le petit essaim
de Ceylan, en lui donnant M»"^ Séméria comme premier
supérieur et premier vicaire apostolique choisi dans la
Congrégation, On est si heureux d'entendre parler de ce
— 169 —
Père bien-aimé, et de la tendresse dont son cœur débor-
dait pour ses chers Oblats. Cette tendresse, la tombe ne
nous l'a point ravip, et bion que je n'aie pas eu le bonheur
de connaître M»» Séméria à Ceylan, je puis dire de lui:
« Defunctus adhuc diligit. » Si M"'' Séméria fut Elie,
W^ BoNJEAN est Elisée.
C'est au mois de mai de l'année dernière, que je quittai
la mission de MuUailivu pour venir à Manaat- prendre la
place du H. P. Saint-Geneys, désigné pour la cure de la
cathédrale de JafFna où il aura dû trouver un champ bien
vaste et à la hauteur de son zèle.
Manaar est le nom d'une île d'environ 18 milles de
longueur, variant de 2 à 3 de largeur sur la côte
ouest de Ceylan : elle est séparée du continent par un
golfe ou bras de mer^ que les bancs de sable rendent
inaccessible aux vaisseaux de fort tonnage. Quand, à la
faveur de la marée basse, on vient de la terre ferme en
charrette à bœuf?, on ne peut acbever ainsi le voyage jus-
qu'à la ville de Manaar ; on laisse sa charrette et ses bœufs
dans la mer pour passer en barque le lit de la rivière:
voyage très-peu agréable en plein soleil, aussi la con-
struction d'une chaussée (causeway) qui reliera Manaar au
continent sera un grand bien, pour les coolis de l'Inde et
pour les Missionnaires.
La ville de Manaar possède deux églises catholiques, et
rile est aussi divisée en deux missions : le P. Gourdon,
qui est toujours un bon et allègre confrère, a la charge
de la partie nord de Pile, dont la résidence est Pes-
saley, tandis que votre très-humble enfant est le pasteur
de la ville de Manaar et des églises environnantes, y com-
pris trois petites chrétientés situées sur le continent.
A l'heure qu'il est, la majorité de la population à
Manaar est catholique, et le gouverneur actuel de Ceylau,
venant à Manaar, put prononcer celte parole mémo-
— 470 —
rable : « Ici, je suis en pays catholique, n A proprement
parler, nous n'avons pas de villages païens, il y a seule-
rnent deux ou trois villages de mahométans, venus de
rinde pour faire le commerce. A Manaar même, leur
mosquée est près de l'église qui me sert de résideuce, et
de ma chambre j'entends très-distinctement le marabout
(slebbe) annoncer les beures de la prière.
Ce qu'il y a de plus redoutable de la part des mahomé-
tans, ce n'est pas proprement la propagande, mais bien
leur talent de s'emparer des moindres coins de terre, de
protiter du moment où nos chrétiens sont dans la détresse
pour s'approprier leurs jardins de' cocotiers, et enlever
ou acheter les enfants, et, si les chrétiens n'y prennent
garde, les mahométans feront à Manaar ce qu'ils ont fait
à Pultlam; bientôt ils deviendront maîtres de tout le
pays, et tiendront nos chrétiens à la gorge. C'est quelque
chose de prodigieux que le développement àCeylan de la
secte de Mahomet, et je crois que, tôt ou tard, il faudra
l'attaquer plus directement qu'on ne l'a fait jusqu'ici,
pour mettre nos chrétiens en garde contre leurs envahis-
sements (1).
Vous ne se serez pas peu surpris d'apprendre qu'ils se
prévalent de notre silence sur leur secte, pour dire qu'elle
est inattaquable : un de nos disciples, ayant un jour
engagé une discussion avec un mahométan, se vit jeter
à la figure cette réponse.
(( Vos savants, vos gourous (prêtres) ont écrit des livres
contre les protestants; mais ils n'en ont point écrit contre
nouç, que je sache : pourquoi? Parce qu'ils ne peuvent
rien dire de contraire à notre religion. »
Mais jusqu'ici, ce qui fait le danger du catholicisme à
(1) Le fait esl qu'à Ceylau, ou n'a pas encore élé assez en nombre
pour s'occuper de l'évangélisalion directe d'aucune race, bouddhiste,
hindoue ou mahomélane. {Note dr Mi^ Bonjean.)
— m —
Manaar, ce no sont pas les mahométants, mais bien le
schisme qui à son tour a engendré le proieslanlisrae;
esprit de schisme et esprit de protestantisme, voilà bien
ce qui a perdu une foule d'âmes, considérablement
diminué les salutaires influences de la religion, et fait la
désolation de tous les Missionnaires. Le' schisme a engen-
dré des apostats, et il y en a encore maintenant qui, par
tous les moyens en leur pouvoir, cherchent à ruiner la
foi, et voudraient éteindre la mèche qui fume encore.
Nos chrétiens de la ville de INIanaar ont peu l'esprit sur-
naturel, on dirait qu'ils ont p'jur de doux ou trois misé-
rables apostats qui ont quelque pouvoir comme employés
du gouvernement, alors que, s'ils le voulaient bien, ils
pourraient eux-mêmes réduire au silence et le schisme
et le protestantisme.
Mais aussi, autant Manaar était favorisé de Dieu pour
le temporel comme pour le spirituel, autant il est aujour-
d'hui pauvre au moral comme au physique. Manaar
n'est plus qu'un désert où on n'a pas même de l'eau pour
boire : oui, mon révérendissime Père, l'eau que je bois
à Manaar me coûte plus cher que le vin qu'on boit en
France.
Il y a un proverbe tamoul qui dit : Quand l'église est
brillante, l'habitation est dans la prospérité; quand
l'église est eu ruine, l'habitation est aussi dans la
détresse (Rovil velanga, Koudy velangoum, Kovil alla,
Roudy alioum). C'est, à la lettre, ce qui est arrivé pour
Manaar. Un des plus riches habitants do Tilc et l'un des
plus anciens, il a plus de quatre-viugts ans, mo parle
quelquefois de l'ancien temps; quepeuifake un vieillard»
à moins qu'il ne raconte ? — Il me montre l'emplacement
de la maison de son père, et de beaux jardins de coco-
tiers où il allait lui-même dans son jeune temps, recueillir
le? noix do coco : il m'assure que tout In terrain qui envi-
— 172 —
roiine l'église et qui est maintenant une plage stérile,
était autrefois très-peuplé et cultivé. La ville est mainte-
nant refoulée loin de l'église, qui était anciennement au
centre des habitations, et tout autour on ne voit, à
Manaar, que stérilité et détresse. Serait-ce un châtiment
de Dieu ! je le crois ainsi. Comme me l'a raconté mon
bon vieux, en 1814 et 1816, une partie de l'île fut cou-
verte par l'eau de la mer : dans les années qui suivirent,
avec la sécheresse, toute l'eau potable du pays fut con-
sommée, et peu à peu la terre absorbant l'eau salée, on vit
périr les jardins de cocotiers : or, quand le cocotier périt,
malheur à l'Indien, « Vhabitation est aussi dans la détresse. »
Mais ce qui a fait surtout la ruine de Manaar, c'est
l'émigration des coolis de la côte, que le gouvernement
emploie dans les plantations de café (1), Ces coolis que
l'on charge sur des vaisseaux jusqu'au nombre de quatre
à cinq cents parfois, comme des têtes de bétail, venant
de l'Inde, arrivent avec toutes leurs misères et très-souvent
avec le choléra. C'est là le plus grand de nos fléaux qui,
depuis environ une cinquantaine d'années, fait régulière-
ment, de dix ans en dix ans, son apparition à Ceylan et
est presque en permanence sur la ligne d'émigrationdont
Pessaley à Manaar et Vangalai sur la terre ferme sont
les deux têtes de ligne. Aussi j'ai entendu les anciens
Missionnaires de Manaar me raconter qu'en allant faire
leur petite promenade à la tombée de la nuit, ils trouvaient
parfois des cadavres sous leurs pas. Ici il ne faut pas être
peureux et bien m'en a pris de ne pas l'être trop, car, il y
a à peine six mois, le terrible fléau est venu nous visiter,
hélas ! non sans créer de nombreux vides au, milieu de
mon troupeau.
(1) C'est l'association des Planteurs qui emploie ces coolis, dont le
gouvernement facilite et dirige l'éraigralion. Il en passe (allées et venues
comprises) plus de 150 000 par an !
— 473 —
Il y avait deux mois à peine que j'étais à Manaar lorsque
notre bien-aimé Pèro Supérieur, le R. P. Boisseau, nous
convoqua, le R. P. Gol'RDON et moi, à célébrer la fête
de la Visitation à N. D. de Madhu, pèlerinage très-
célèbre, situé au milieu d'une immense forêt sur le con-
tinent même de Ceylan. Des bruits siïiistres circulaient
déjà dans l'île de Manaar, et à Pessaley les pauvres pe-
tits enfants étaient déjà décimés par la maladie. Le
R. P. GocRDON, dont la présence était nécessaire à Ma-
dhu, dut obtempérer à la voix du R. P. Supérieur et
quitter sa mission, non sans avoir le cœur gros, car il
aime beaucoup ses chrétiens de Pessaley. Mais on me
laissa libre de rester dans ma mission pour obvier à toute
éventualité. Il n'y eut rien de sérieux cependant ni à
Pessaley ni à Manaar, et le R. P. Gourdon put être de
retour bien à propos pour assister les premières victimes
qui réclamaient le secours de son ministère, car ce jour-
là même le choléra se déclara sérieusement et la terreur
commença à régner dans le pays. Une partie de la popu-
lation quitta dès lors le village pour aller se disperser
dans les jardins de palmiers : c'était précisément l'époque
où le palmier donne son fruit ,qui est véritablement l'ali-
ment du pauvre ; les autres, au contraire, vinrent se ré-
fugier dans l'église, et c'est là que je les vis tous un jour
que j'allais visiter le cher P. Gourdon.
Jusqu'ici rien à Manaar, mais, vers le miheu de juillet,
la maladie se déclara aux environs mêmes, dans un petit
village où se trouve le puits qui alimente tout Manaar à
l'époque de la séctieresse. L'agent du gouvernement dé-
fendit aussitôt aux habitants d'aller dans ce village, où il
établit deux escouades de prisonniers qui puisaient de
l'eau et venaient la distribuer aux habitants. Mais aussi
ces pauvres gens furent les premiers atteints et bientôt
tout le fort de Manaar où se trouve la prison fut rempli
— 174 —
de malades, et force fut d'évacuer tous les prisonniers
yiir la rive opposée du petit bras de mer; là même ils
ne furent pas sans répandre la maladie, et le R. P. Su-
périeur eut à administrer quatorze victimes dans le
petit village voisin.
Dans la ville de Manaar le fléau commença bientôt à
exercer ses ravages ; je partais de bon matin pour aller
administrer les malades, je revenais vers les huit heures
pour dire la Messe et repartais immédiatement. Ce
règlement dura ainsi pendant plusieurs jours ; je don-
nais régulièrement des nouvelles de la santé publique à
Monseigneur, qui se trouvait alors à Batticaloa, et le
mettais au courant de tout pour diminuer ses angoisses.
Un soir, j'étais à réciter le chapelet avec quelques-uns
de mes chrétiens, pour obtenir la cessation du fléau,
quand un exprès m'arriva de la part du docteur en chef :
je me rends aussitôt chez ce monsieur, qui venait juste-
ment de faire l'inspection des malades dans leurs misé-
rables huttes : « Père, me dit-il, je vous ai fait appeler
pour vous montrer dans quel état sont vos chrétiens : il
y a maintenant treize cholériques et ceux qui restent
sains dans la population comprise dans cette partie de la
ville, sont tous ivres, hommes et femmes, et incapables
de soigner les malades. Si nous laissons les choses aller
de ce train-là, bientôt tout Manaar va être infecté et
toute la population sera en danger. Nous allons donc
faire construire un hôpital provisoire en dehors do la
ville, nous y ferons transporter tous les malades, et nous
incendierons ensuite toutes les maisons. »
Ce n'était pas mal imaginé, et je crois que si l'on avait
suivi ce plan dans la suite, à l'heure qu'il est il ne reste-
rait plus de Manaar que des cendres ; mais, ce n'élait
pas le temps de faire des représentations officielles ; une
bonne pensée me vint, c'est mon bon Ange, je crois, qui
— 173 —
me la sugi^éra : je proposai au docteur, s'il y consentait,
de transformer mon église en hôpital, à condition que
j'aurais un docteur chez moi, toujours prêt à secourir les
corps, alors que je pourrais aussi exercer mou minislère
pour les âmes. Inutile de vous dire que ma proposition
fut acceptée sur-le-champ; on disposa l'église pour un
hùpital, et le lendemain matin, vers les dix heures, je
complais déjà près de quarante malades dans mon église.
Je les confessai tous au fur et à mesure qu'on les appor-
tait, et pendant près de huit jours nous fûmes en pleine
ambulance. J'eus la consolation de régler les comptes
de tous mes malades et de donner à tous un passe-port
pour le Ciel ; je baptisai aussi cinq païens, et le seul qui
soit mort sans baptême est un pauvre mahométan qui
expira presque subitement ; c'est le seul qui m'ait échappé.
Le résultat de la mesure que j'avais prise fut assez con-
solant : sur quarante malades seize seulement sont morts,
tandis que ceux qui restèrent chez eux ont presque tous
péri.
Je dois, ici, rendre témoignage à la bonté et au dé-
vouement de l'agent du gouvernement à Manaar, M. El-
liot. Ce monsieur a vraiment été admirable de dévoue-
ment envers les pauvres cholériques, et d'attention pour
les Missionnaires catholiques.
J'étais délivré du fléau à Manaar quand j'appris qu'il
venait de se déclarer à Saleymanaar, à l'extrémité nord
de l'île, où le P. Gocrdon commençait à être fatigué et me
priait de demander du secours à Jaû'na. Le R. Père Supé-
rieur arrivait alors bien à propos de Jafifna pour nous en-
courager et nous aider en cas de besoin. Heureusement
la fatigue du il. P. Golhdon n'avait rien de sérieux, et
même il refusa d'abandonner le champ de bataille pour
venir se reposer à Manaar, où il pouvait compter sur les
soins d'un frère tout d(!Voué.
— 176 —
Le fléau disparut ainsi peu à peu en faisant beaucoup
de ravages ; vers la fin du mois de septembre nous comp-
tions, dans le district de Manaar, cinq cents victimes;
mais les Oblats de Marie Immaculée^ toujours en sûreté
quand leur mère veille sur eux, furent épargnés.
Dieu, dans les desseins de sa miséricorde, avait voulu,
ce semble, préparer ainsi nos pauvres chrétiens de Manaar
à la grande grâce du Jubilé. S'il y a quelque chose capable
de ramener les Indiens à des sentiments plus chrétiens,
c'est bien le terrible fléau qui les a si sévèrement éprouvés
et que nous appelons ici le grand Misiionnaire. Dès qu'il
commence à paraître, on pense à prier et à entendre la
Messe.
La grâce n'avait pas laissé nos paroissiens insensibles,
et tout dernièrement nous avons pu nous en assurer par
nous-mêmes. Sa Gr. M^'' Bonjean ayant demandé une
retraite à Manaar, nous avions fixé pour cela le commen-
cement du mois de janvier dernier, de façon à pouvoir
terminer les exercices à la fête de saint Sébastien, que les
chrétiens célèbrent ici très-pompeusement.
Une mission à Manaar ! Ce n'était pas sans entrevoir
de grandes difficultés ; d'abord rivalités et jalousies, in-
différence la plus profonde, esprit protestant, raisonneur
et critique : en un mot, Manaar s'élevait devant nous
comme une forteresse où l'esprit de ténèbres semblait
s'être retranché et dont tous les vices défendaient l'ap-
proche. Il n'y avait assurément pas motif à la confiance
en nos propres forces. Monseigneur nous donnait Tordre
d'attaquer le « fort armé » et de lui arracher ses vic-
times : nous lui répondîmes comme saint Pierre à
Notre-Seigneur Jésus-Christ : In verbo tuo laxabo rete
et sous la direction du bon Père Supérieur le R. P.
GouRDON et moi nous nous mîmes à l'œuvre. A la maison
de Jaffna on priait pour nous : le cher Père Flanagan
nous avait promis les prières de ses orphelins et la
Mère Xavier celles de ses petites orphelines. La prière
des enfants est toujours puissante sur le cœur du bon
Maître. Ne se plait-il pas à se servir des faibles pour con-
fondre ceux qui sont forts ? — Voilà un côté assuré et
certainement non le moindre. Mais il- y avait un autre
point non moins important, c'était d'attirer des chrétiens
à l'église pour leur faire entendre de bonnes instructions:
nous décorâmes l'église le mieux qu'il nous fut possible et
certains des principaux parmi nos chrétiens mirent la plus
grande bonne volonté à préparer une habitation conve-
nable aux Missionnaires et à les aider en tout.
Vous savez, mou Révérendissime Père, ce que c'est que
le commencement d'une mission : les uns y viennent un
peu par curiosité, les autres n'y prennent pas grand in-
térêt, et certains sont comme les contemporains de Noé,
qui ne voyaient pas où le saint Patriarche voulait en venir
avec l'arche qu'il construisait sur l'ordre de Dieu môme.
Il faut aux ouvriers apostoliques du zèle, du courage,
mais surtout de la patience pour ne pas vouloir être plus
prompts que la grâce, et lui donner le temps d'opérer dans
les âmes sans se laisser rebuter eux-mêmes par les pre-
mières difficultés.
Forts de la parole du Maître et sous la sage direction
de notre Père Supérieur, auquel nous avons toujours été
unis de cœur, nous commençâmes. Nous pûmes bien
augurer de la mission par ses débuts. Les exercices de la
retraite étaient assez bien suivis et les instructions écou-
tées; pour peu qu'il se trouvât de bonne terre, la bonne
semence ne pouvait manquer d'y fructifier : elle fructifia
un peu et quelques personnes vinrent se confesser, mais
ce n'était pas encore un mouvement religieux assez dé-
terminé. Dieu nous vint en aide.
Nous remarquons un jour que tous les malins, de six à
T. XV. li
— 178 —
3ept heures, on sonne régulièrement une cloche dans la
ville ; nous demandons ce que c'est et on nous répond
que les Wesleyens, secte de protestants les plus acharnés
contre l'Eglise catholique, ont aussi un service à la même
heure que nous, et qu'ils %'eulent empêcher les protes-
tants et les catholiques, s'ils le peuvent, de suivre les
exercices de la mission.
Encore une difficulté, mais, si Deus pro nohis, guis contra
nos ? Et nous entendons nos chrétiens rire des prolestants
et plaisanter à leur sujet de ce qu'ils avaient voulu avoir
leur retraite eux aussi. On a dit avec beaucoup de vérité
que le démon est le singe du bon Dieu : aussi la retraite
wesleyenne a entièrement tourné en déroute et les pro-
testants n'ont rien pu faire pour nuire au bon succès de
la mission.
Les gros poissons commençaient à se laisser prendre
au filet, mais nous n'en étions pas encore au point oîi
étaient les Apôtres au jour de la pêche miraculeuse :
(( rumpebatur autem rete eorum. » Le Curé rappelait tous
les soirs aux chrétiens qu'ils devaient venir se confesser :
il fallait même faire la tournée du village qui avoisine
l'église et amener les chrétiens néghgenls. Enfin un bon
nombre venaient, mais les plus gros poissons n'étaient
pas encore pris. Un soir, le P. Gourdon, avec son style
pittoresque, raconta l'histoire d'un petit enfant d'une dou-
zaine d'années qui, voyant que son père ne se confessait
pas, disait avec un à-propos admirable : « Ici à la maison
il n'y a plus que le chien, le chat et mon père qui ne se
soient pas confessés. » Le mot fit fortune, aussi le lende-
main et tous les jours suivants ce fut une afïluence consi-
dérable au confessionnal, et je vous assure, il y avait de
fameux poissons de dix, quinze, vingt et jusqu'à trente
ans en retard.
En même temps que nous avions à déraciner le vice,
— ny —
nous devions aussi attaquer le prolcstantisrao; IcR. P. Su-
périeur se cliarcfea de la besogne et dans quelques in-
structions i! attaqua directement l'iiérésie d'une manière
très-liabile et très-heureuse, àtel point que les Révérends
de l'endroit s'en alarmèrent. Ils savaient d'une manière
certaine que plusieurs de leurs coreligionnaires venaient
assister à nos instructions, mais une chose qui a beaucoup
fait rire le P. Gourdon, c'est que l'un d'entre eux qui ve-
nait plus régulièrement, appelait chacun de se? employés
catholiques devant moi et les engageait fortement à
venir se confesser souvent.
Ce brave homme n'est pas éloigné de la vérité ; vous
allez en juger par le trait suivant : je lui prêtai un jour
un volume des Tracts de Gliflon qu'il m'avait demandé.
Le ministre, étant venu chez lui, trouva surfti table le mal-
heureux volume :
(I Oîi avez-vous trouvé ce livre ? demanda-l-il aussitôt.
— C'est le Père qui me l'a prêté et je lui en suis très-
reconnaissant, j'ai trouvé dans ce livre beaucoup d'infor-
mations précieuses.
— Prenez garde ! Prenez garde ! mon ami, s'écrie le
ministre elFaré, vous pourriez bien vous laisser séduire
par ce gail!ard-là et devenir calholiquc romain !
— Il n'y aurait là rien de bien surprenant, reprit mon
protestant, et je ne dis pas que je ne le serai jamais : nous
voyons tous les jours bon nombre de protestants et non les
moins éclaires embrasser le catholicisme : par contre, nous
nevoyonsjamais les bonscatlioliques devenir protestants.»
L'argument n'était pas du goût du Révérend, aussi
changea-t-il le sujet de la conversation pour parler do la
pluie et du beau temps.
Un de mes chrétiens qui habite près de lui, m'a raconté
qu'un soir il voit arriver ce dernier mystérieusement qui
lui dit :
— 480 —
« Ah çà ! Qu'est-ce que j'entends dire, que le P. Bois-
seau s'est mis à déblatérer contre les protestants (lias
been abusing)? Non, répond le catholique, le Père a seu-
lement prouvé que vous autres vous n'êtes pas chrétiens.
Allez lui démontrer le contraire...» Et mon ministre de re-
prendre le même chemin par où il était venu.
Notre petite mission, qui n'avait duré que onze jours,
touchait à sa fin et on pouvait presque montrer au doigt
dans Kïanaar ceux qui n'avaient pas encore rempli leur
devoir. Ce qu'il y a surtout de remarquable et ce qui
prouve bien l'heureux résultat de la mission, c'est que
parmi les employés du gouvernement, qui sont tous plus
ou moins mêlés aux protestants, on n'en comptait que
deux qui ne se fussent pas approchés du saint Tribunal,
et encore l'un des deux se confessa avant la lin de la
mission.
La seule chose qui nous inquiéta un peu, ce fut de voir
arriver malade de la fièvre le cher P. Jourdiieuil que nous
avions laissé à Vangaley afin que la mission do Manlotte
ne fût pas dans un complet abandon. Mais le bon Dieu
arrangea le tout pour le mieux. Le cher P. Jourdheuil re-
couvra la sauté et, quoique ouvrier de la onzième heure,
il put nous venir en aide en entendant quelques confes-
sions, mais surtout en rehaussant par sa musique l'éclat
de nos cérémonies : ce qui ne contribua pas peu au bon
succès.
Enfin, le dernier jour de la Retraite je fis le relevé des
confessions et des communions , et je trouvai le beau
chiffre qui suit :
Confessions 590
Communions 460
Baplêraes de païens 10
Unions illégitimes al)andonnées ou légitimées. 60 à 70
La mission, qui avait produit de si heureux résultats et
— 181 —
qui avait tant réjoui notre vénéré Vicaire apostolique, ne
pouvait pas mieux se terminer que par la consécration au
Sacre Cœur de Jésus. Ce fut le H. P. Gourdon qui, du
haut de la chaire, lut cette touchante formule de consé-
cration.
Quelques-uns de nos chrétiens avaielit eu, la veille de ce
beau jour, l'heureuse pensée de demander par télégra-
phe la bénédiction de Monseigneur, qui se trouvait alors
à Jaffna, et le soir même de la clôture la bénédiction at-
tendue nous arriva.
La mission hnic, le R. P. Supérieur et le R. P. Gourdon
devaient retourner chacun dans sa mission respective;
mais il restait encore au Curé de Manaar à battre le fer
chaud, à découvrir les retardataires et ceux que des unions
illégitimes retenaient encore dans le péché. J'avais avec
moi quelques jeunes gens de bonne volonté qui se ren-
seignaient partout en mon nom et je trouvai ainsi le nom-
bre déplorable de quarante-sept couples mal assortis :
ajoutez ce nombre à bien d'autres chrétiens qui s'étaient
convertis peudant la mission et vous pouvez juger de l'é-
tat de Manaar avant notre arrivée. J'ai baptisé dix païens :
te qui élève à dix-huit le nombre de païens baptisés de-
puis le mois d'août, époque où le choléra sévissait à Ma-
naar ! Daigne le Cœur de Jésus leur accorder la grâce à
tous de persévérer dans la bonne voie, et les sept cents
martyrs de Manaar leur obtenir la grâce d'être toujours
forts dans leur foi !
Manaar est maintenant encore tout embaumé de piété:
on est tout heureux de voir les chrétiens venir à l'église
avec un saint empressement.
Vous le voyez, mon révérendissime ol bien-aimé Père,
à côté de nos peines et de nos fatiguf^p, nous avons aussi
nos consolations à Ceylan ; mais aussi ce qui fait notre
force, c'est que nous sommes Oblals, pleins de soumission
— 182 —
à nos supérieurs et aussi pleins de charilé les uns pour
les autres.
Une chose qui est à remarquer, c'est que les Oblats
sont toujours bénis quand ils sont fidèles à l'esprit de leur
vocation, qui est d'évangéliser les pauvres ; et une chose
bien capable de nous affermir dans cette belle vocation,
c'est de voir que, malgré nos misères, le bien se fait au-
tour de nous. Rien de plus capable de nous montrer que
nous sommes dans la voie où Dieu nous veut.
La mission de Munaar a eu aussi cela d'important,
qu'elle nous a montré la facilité pour les Missionnaires d'un
même district de se réunir pour donner de temps en
temps de petites retraites ou missions qui sont destinées,
j'ose dire, à produire un bien immense.
Daignez me bénir, mon révérendissime et bien-aimé
Père, ainsi que tous vos enfants de Ceylan ; votre béné-
diction nous portera bonheur. Daignez aussi bénir cette
belle mission de Ceylan, qui fera toujours la gloire de la
Congrégation.
En vous baisant respectueusement la main, je vous prie
de croire, mon révérendissime et bien-aimé Père, au plus
entier dévouement de
Votre très-humble enfant en Notre-Seigneur et Marie
immaculée.
Aug. Troucuet, g. m. I.
MAISONS DE FRANCE
MAISON DU SAGRÈ-COëUR DE MONTMARTRE.
Xous extrayonsdu Bulletin deVŒuvredu Vœu national
du 10 avril 1877, les lignes suivantes :
Le mois de mars amène les premiers anniversaires de la
chapelle provisoire. Nous avons achevé la période des nou-
veautés, des commencements, nous entrons dans celle des ré-
pétitions, des renouvellements. Nous pourrons étahlir des
comparaisons, des contrastes, et mêler les impressions du pré-
sent aux souvenirs du passé. Il nous sera plus facile de nous
rendre compte de la marche du sanctuaire et des bénédic-
tions que le Sacré Cœur lui accorde. Entrons dans cette nou-
velle carrière avec un nouvel élan d'ardeur ; plus les espaces
s'agrandissent, plus nos pas doivent se raffermir contre la fa-
tigue et s'avancer avec intrépidité. Le terme se* dessine, il
s'approche, puissions-nous l'atteindre bientôt !
Le 3 mars était le jour anniversaire de l'ouverture de la
chapelle et de la bénédiction solennelle. Une nombreuse assis-
tance, où l'on remarquait les membres du comité du Vœu
national et les dames patronnesses do la chapelle, avait ré-
pondu à l'appel. MB"" Richard, archevêque de Larissc et coad-
juteur de S. Em. le cardinal Guibert, célébra la sainte
messe au milieu d'un profond et pieux recueillement qu'en-
tretenaient des chants parfaitement exécutés. Près de soixante
et dix personnes communièrent et rappelèrent ainsi les premiè-
res communions données dans la ch>ipello provisoire.
Après la messe, Monseigneur adressa aux pèlerins une allo-
cution remplie d'onction et dont nous regrettons do ne pou-
voir donner qu'un faible résumé : « H y a un an, le vénéré
— 184 —
Cardinal bénissait cette chapelle et commençait le pèlerinage
qui n'a pas été interrompu depuis. Ce matin nous venons re-
mercier Dieu des grâces accordées dans ce sanctuaire béni et
lui demander de rendre de plus en plus féconde cette source
de miséricorde. Quel sera le texte de mon allocution ? Je ne
puis mieux faire que de vous adresser ces paroles de l'apôlrc
saint Paul : Allons avec confiance au trône de la grâce, afin d' ob-
tenir la miséricorde et de trouver la grâce dans un secours oppor-
^«n(Hebr. iv, 16). Ce trône de grâce, c'est le Sacré Cœur. Tous
les chrétiens doivent s'en approcher, mais surtout les enfants
de la France qui ont pu pendant cette année faire la douce
expérience de la puissance et de la bonté du Sacré Cœur : ap-
prochez-en surtout, vous, messieurs et mesdames, qui vous
occupez plus spécialement de cette grande œuvre du Vœu na-
tional et qui vous dévouez à faire connaître et aimer de plus
en plus le Sacré Cœur. Tous vos soins seront récompensés par
celui qui n'oublie pas le verre d'eau froide donné en son nom
à un pauvre.
Que devons-nous demander ? la miséricorde, la France en
a besoin. Elle le comprend et c'est avec un sentiment de re-
pentir et d'expiation qu'elle élève le Temple du Vœu natio-
nal . . . Gallia pœnitens. Qu'elle revienne déplus en plus à Jésus-
Christ, et eîle trouvera la grâce dans un secours opportun. Ce
secours, c'est la dévotion au Sacré Cœur, qui guérira les deux
grands maux de notre siècle, l'égoïsme à l'égard des hommes,
l'indifTérence à l'égard de Dieu. Le Sacré Cœur nous enseigne
la charité envers le prochain, la charité envers Dieu : c'est la
double leçon que le Sacré Cœur donne à l'humanité et qu'il
l'invite à suivre. Bénissons Dieu qui a posé ici ce trône de grâce
au centre de la France pour la régénération de notre patrie.. .»
Le zélé prélat, après cette allocution écoutée avec une atten-
tion des plus profondes, voulut bien donner le salut du très-
saint Sacrement etassisteraux prières solennelles pour l'Eglise
et pour la France.
A trois heures, M^'' de Forges, protonotaire apostolique et
prédicateur de la station du carême à Saint-Leu, fit retentir
la chapelle des accents d'une voix pénétrante, écho des plus
— I8:i —
nobles pensées et des plus chaleureux sentiments. La dévotion
au Sacré Cœur est une sève vivifiante, sortie sous l'incision delà
lancCj du cœur de celui qui se nomme la vraie vigne. Cette
sève forme les saints et leur fait produire des fruits de vie...
les apôtres, les martyrs, tous les saints en sont la preuve vi-
vante... ils ont vécu de la vie de Dieu. La France a aussi vécu
de cette vie : tant qu'elle fut unie au cep divin, elle a été fé-
conde et florissante. Maintenant elle est malade et elle se
meurt... on lui a offert des remèdes... les idées modernes...
les progrès de l'industrie... les progrès d'une prétendue civi-
lisation... rien n'a pu la guérir. Le vrai remède, c'est le
Sacré Creur. Nous eu avons la certitude dans les promesses
faites à la bienheureuse Marguerite-Marie. Ange de la France,
s'est écrié l'orateur, allez réjouir le ciel et annoncer que la
France commence à revivre, car elle commence à croire, à
espérer, à aimer ; le monument qu'elle élève en l'honneur du
Sacré-Cœur est le signe de sa foi, de son espérance, de son
amour !
Le Te Deum ïut chanté avec piété et ferveur : on sentait que
tous les cœurs étaient sous l'influence d'une vive et profonde
reconnaissance.
Le premier anniversaire fut même suivi d'un second qui
renouvela un des souvenirs les plus édifiants de l'année der-
nière. Le 4 mars nous offrit le pèlerinage de l'école de Sainte-
Geneviève : quatre cents jeunes gens remplirent la chapelle
de leur présence, de leurs chants, de leurs prières, du parfum
de leur piété et de leur recueillement. Nos soldats et quelques-
uns de nos ouvriers occupaient leurs places auprès d'eu.x. Le
R. P. DuLAC était absent ; le R. P. ministre de la maison, le
remplaça à l'autel. Un chapelain avait été prié d'adresser
quelques paroles à cet intéressant auditoire ; son allocution
peut se résumer ainsi : Autour du Sacré Cœur de Jésus, sur
la croix, trois groupes se dessinent : celui des blasphémateurs,
le plus nombreux; celui des amis de Jésus-Christ rendus im-
puissants par leur douleur ; celui de Joseph d'Arimathie et
de NicùJème qui fout acte d'audace et de dévouement en de-
mandant à Pilate l'autorisation d'ensevelir le corps, le Cœur
— 486 —
de Jésus : Hic audacier introivit ad PUatum et petiit corpus
Jesu.
Ces trois groupes se renouvellent et se perpétuent -, à l'heure
présente, leur rôle se montre avec éclat. Les blasphémateurs,
on les trouve jusque sur les trônes, et leurs adeptes sont in-
nombrables, ils paraissent triompher. Jésus est expirant... le
sacerdoce, la vie religieuse représentés par saint Jean et les
saintes femmes souffrent et prient... les âmes sont dans
l'anxiété : lamentabantur . Qui donc se dévouera pour
défendre le cœur de Jésus, pour l'arracher aux outiages de
ses ennemis ? Jeunes gens, c'est vous, c'est vous qui devez
continuer sur la terre en faveur de Jésus-Christ, en faveur de
son Eglise, le rôle de Joseph d'Arimathie : comme lui vous êtes
riches, comme lui vous êtes justes, soyez audacieux aw^ac^er ;
faites ce que le sacerdoce ne peut pas faire... ne craignez pas
d'affronter les puissants du siècle, les triomphateurs appa-
rents de l'Eglise et de Jésus-Christ ; prenez par vos paroles,
vos exemples, vos convictions hautement affirmées, manifes-
tées, la défense du Sacré Cœur et vous aurez l'incomparable
bonheur de Joseph d'Arimathie. Au jour de la sépulture, il a
été plus que les apôtres, il a été le dépositaire du corps de
Jésus, et son nom, conservé dans l'Evangile, rappelle à ja-
mais le souvenir de la fidélité et du dévouement. Que ce soit
votre modèle !
La quête fut faite pour la chapelle de Saint-Ignace que Son
Eminence a accordée aux RR. PP. Jésuites dans la future basi-
lique à la demande des quatre provinciaux de France.
Le mardi 7 mars, Ms' Fournier, évêque de Nantes, venait
mettre sous la protection du Sacré Cœur le grand projet qu'il
a conçu de terminer au plus tôt la restauration et l'achève-
ment de sa cathédrale. Le pieux prélat fit son ascension à
Montmartre en vrai pèlerin : il vint à pied et retourna à pied
et à jeun, malgré la neige qui tombait à gros flocons.
Vers la fin du mois de février, une demande avait été
adressée par le président de la Conférence de Saint-Vincent
de Paul de la paroisse des Ternes en ces termes : « Mon révé-
rend Père, tous les ans, à pareille époque, nous faisons tous
— 187 —
nos efforts pour obtenir que nos familles visitées accomplis-
sent le devoir pascal ; mais nos efforts sont bien peu de chose
si Dieu ne vient pas les bénir. Aussi désirons-nous cette année
implorer davantage sa miséricorde infinie et nous vous prions
de vouloir bien vous entendre avec notre bon confrère M. Paul
Féval, pour la célébration d'une messe à l'intention de la com-
munion pascale dos membres de notre conférence et des familles
visitées par eux. »
Le jour choisi était le vendredi 9 mars, féto des Cinq Plaies
de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Une députation de la Confé-
rence fut fidèle au rendez-vous et le saint sacrifice commença
à huit heures. Laissons à un auditeur que nos lecteurs recon-
naîtront le soin de résumer les impressions de cette pieuse
cérémonie.
« Mon cher Père,
« J'ai accepté cet honneur do vous transmetlro les remerci-
meuts du président et des membres de la conférence de Saint-
Ferdinand des Ternes pour la sainte messe que vous avez cé-
lébrée aujourd'hui, à l'intention de nos pauvres, dans la
chapelle du Vœu national. Vous avez demandé au Cœur de
Dieu, pour les chers amis que saint Vincent de Paul visite et
console par nous, vous avez demandé pour nous, pour ceux
qui nous aiment et aussi pour ceux dont nous ne supportons
pas assez les offenses, la grâce de remplir dignement le devoir
pascal. Puissiez-vous avoir été entendu, mon Père !
« Nous avons confiance en votre prière, à vous qui parlez
si près du Saint Cœur, à vous, le soldat du divin Amour, qui
tenez garnison dans la pacifique et miséricordieuse citadelle,
vouée au suprême Réconciliateur par la piété de la Franco. La
France est rassasiée de haine ; la France a faim et soif de
concorde. Dans l'allocution quo vous nous avez adressée, vous
avez éclairé vivement cotte vérité qui est la raison do notre
effort, à savoir : que l'aumùne n'est rien sans la charité,
montant du cœur de celui qui donne pour rehausser le cœur
de celui qui reroit. Il y avait une pensée qui débordait de
vous, pendant quo vous parliez du Sang précieux, fêlé en ce
- 188 —
jour du 9 mars, commémoration des cinq plaies du Sauveur :
je ne sais pas si vos lèvres ont prononcé le mot, signe de cette
pensée, mais nous l'entendions par-dessus votre parole. Vous
nous disiez avec l'émoi de votre geste, avec le rayon de vos
yeux : Réconciliez ! étoufFez la haine dans l'amour, serrez les
mains, cueillez les âmes ! Réconciliez pour la terre, ù Fran-
çais ! demandez à la Réconciliation le salut de notre France !
û chrétiens ! demandez à TAmour le salut de l'humanité
blessée ; réconciliez, réconciliez pour le ciel !
« C'était par vous que nous venait cette pensée, mon Père,
mais elle jaillissait du tabernacle où la vivante hostie aime et
brûle l'encens du pardon éternel.
« Et nous sommes sortis plus forts de chez vous, emportant
Dieu en nous, c'est-à-dire ce qu'il faut de vaillance surnatu-
relle, et de naïveté folle, et de miraculeux aveuglement
pour combattre, avec l'arme enfantine de David, le glaive
monstrueux de ce Goliath : la Haine, accroupie et pesant de
tout son poids mortel sur la poitrine de la patrie !
« Que chacun de nous réconcilie seulement une misère,
apaise une rancune, éteigne une convoitise, extirpe un vice,
dégage une vertu... ah! vous savez cela mieux que moi :
l'immensité de l'arbre catholique naît d'une imperceptible
semence. Qu'importe la faiblesse des ouvriers, si le monu-
ment construit par eux pierre à pierre s'appelle un jour la
pacification de la France !
« N'est-ce pas aussi le Vœu national, cela, mon Père ? — Et
nous l'emportions aujourd'hui de votre humble chapelle, qui
sera demain la plus haute basilique de l'univers ! »
Le même jour, fi neuf heures, s'effectuait le pèlerinage des
Sœurs anglaises du Saint-Enfant Jésus et de leurs élèves. Ces
religieuses sont établies à Neuilly. M. l'abbé Quinart, promo-
teur du diocèse, célébra la sainte messe et adressa une courte
allocution ; il invita ces âmes d'élite à entrer dans les plaies
de Notre-Seigneur, surtout dans celle de son Cœur adorable.
Là, dit-il, vous recueillerez le plus précieux enseignement :
l'union dans la charité : id omnes unum sint.
— 189 —
Le 12 mars, nous revîmes avec bonheur la paroisse de
Saint-Roch. Elle avait eu l'année dernière l'initiative des
processions sur le terrain de la future basilique : nous avions
parcouru la première fois la rue de la Fontenelle. Cette année
la procession s'est déployée sur les points et les abords de
notre vaste chantier. L'assistance était nombreuse, et cet acte
religieux a présenté une grande solennité et produit une édi-
fication bien profonde. L'allocution de M. l'abbé Miliaud a été
pleine de piété et d'éloquence : Nous qui vivons, bénissons le
Seigneur! Les ennemis do l'Eglise disent qu'elle est morte.
Erreur ! l'Eglise vit : elle parle, elle se meut, elle agit, son
visage rayonne de vie et d'activité ; son cœur bat... Si nous
ne vivions pas, nos ennemis nous redouteraient-ils autant ?
Approchons-nous donc du Cœur de Jésus, afin que notre vie
augmente et devienne de plus en plus semblable à la sienne.
Le 15 mars vit deux pèlerinages, celui des demoiselles
composant le catéchisme de persévérance de la paroisse de
Saint-Philippe du Roule et celui des Révérends Pères Oblats
de la rue de Saint-Pétersbourg et des fidèles qui fréquentent
leur chapelle. Le premier eut lieu à huit heures et il offrit
un spectacle charmant. Le zélé directeur de ce catéchisme,
M. l'abbé Miquel, célébra la sainte messe. Avant de monter à
l'autel, il avait eu la consolation de nous faire remettre par
une gracieuse députation une olfrande de 3 000 francs pour le
sanctuaire. Les prières furent ferventes; elles accompagnaient
le renouvellement des résolutions de la retraite.
A neuf heures, les Oblats faisaient leur entrée dans la cha-
pelle, qui fut bientôt remplie. Le R. P. de L'Hermite, supé-
rieur, célébra la saiute messe et fit une allocution pleine de
poésie, de piété et de doctrine : Sicut divisiones aquarutn, ita
cor régis in manu Domini. Le cœur de Jésus épanche ses fiots
sur la cité sainte, le ciel \ c'est un fleuve de gloire et de félicité ;
eu second lieu, sur les âmes justes; c'est un fleuve de grâce,
de progrès, de vertu de tout genre ; en troisième lieu, sur les
âmes des pécheurs, c'est un fleuve de miséricorde et de par-
don. Le premier converti du Sacré-Cœur, c'est le soldat Lon-
gin : il donne le coup de lance et il faitjaillir du Cœur adora-
— 190 ~
ble le sang et l'eau, symbole des sacrements du pardon et de
l'amour...
Ce pèlerinage a été remarquable par la piété des personnes
qui y ont pris part, le nombre des communions et la beauté
des chants.
Le 16 mars nous amena le catéchisme de persévérance de
la paroisse Saint-Augustin. RI. le Curé célébra la sainte messe
et fit une rapide exhortation, où il se plut à rappeler les liens
indissolubles qui unissent l'œuvre du Voeu national h la pa-
roisse Saint-Augustin. Assistance nombreuse, présence des
zélés catéchistes, M. l'abbé Galleten tête, communions, prières
ferventes, renouvellement des résolutions de la retraite.
Signalons rapidement la neuvaine préparatoire à la fête de
saint Joseph. Elle a été suivie par un bon nombre de fidèles^
et nous avons la consolation d'affirmer que bien des grâces ont
été obtenues.
La fête du patron de l'Eglise catholique a été célébrée avec
une grande solennité. Le matin, à neuf heures, avait lieu le pè-
lerinage du collège Stanislas et de la communauté des Maria-
nites, sous la direction du Supérieur général, le R, P. Simler.
Le R. P. de Lagarde, directeur du collège, a célébré la sainte
messe et a donné à son auditoire, composé de six cents jeunes
gens, une très-belle instruction : Sans effusion de sang, il n'y a
■point de rémission; c'est le texte. Il fut admirablement ex-
pliqué par l'histoire, par les données de la foi ; et les appli-
cations se résument à cette conclusion : vous êtes venus ici
pour donner à vos âmes le courage du martyre, et en atten-
dant, au moins celui du sacrifice. Les paroles énergiques de
l'orateur ont dû laisser de vives empreintes.
Le soir, M^"" de Forges prêcha sur les grandeurs do saint
Joseph et augmenta dans tous les cœurs la confiance envers
le grand patriarche dont le patronage tout-puissant est de plus
en plus invoqué par les fidèles.
L'exercice venait à peine de finir qu'une autre portion du
collège Stanislas se présentait pour faire son pèlerinage.
C'était la division des plus jeunes, qui n'avaient pu accom-
pagner leurs condisciples le matin.
— iM —
La Semaine sainto a présenté un speclaclo très-édifiant. Le
jour des Rameaux la procession des palmes a eu lieu, et,
grâce à la générosité d'un des hauts employés du Vœu natio-
nal, les chapelains ont porté des palmes venues deBordighiera
en Italie, les mômes qui sont envoyées ii, Rome pour le chapitre
de Saint-Pierre.
Les offices ont été suivis par une assistance deux fois plus
nombreuse que l'année précédente.
Le mois de mars se résume ainsi : \ 340 communions, 49
messes célébrées par des prêtres étrangers; plus de 16,000
pèlerins ; 32 070 recommandations dont 6o8 actions de grâces,
AcH. IlEÏ, 0. M. i.^ Sup.
Anticipant maintenant sur le numéro du Bulletin
du 40 mai, lequel ne paraîtra qu'après les épreuves du
numéro des Annales, disons un mot d'une autre céré-
monie dont nous avons été témoin ce matin, 10 avril.
W Mermillod, évêque d'Hébron, le pieux et éloquent
apôtre qui sait utiliser au profit de la France les loisirs
que lui fait la Révolution, a béni aujourd'hui solennelle-
ment dans la chapelle provisoire une statue de sainte
Geneviève, offerte au sanctuaire par les dames de l'Inslilut
du même nom. Sa Grandeur a célébré la messe à neuf
heures ; plusieurs membres du comité, des prêtres venus
en pèlerinage, et parmi eux M. l'abbé Perdreau, curé de
Saint-Etienne du Mont, entouraient l'autel. La chapelle
était pleine; au premier rang, les cent dames de l'Institut
de Sainte-Geneviève, et d'autres nobles chrétiennes du
Fanbourg-Saint-Germain. M""' la maréchale de Mac-
Mahon était là, pieusement confondue dans la foule. Tout
était piété, recueillement et prière dans cet auditoire
d'élite. La communion a été longue et la circulation s'est
faite avec un ordre parfait. Après la messe et la béné-
diction de la statue, Ms' Mermillod est monté en chaire,
et, pondant une demi«heurc trop rapidement écoulée, il
— 192 —
nous a parlé du Sacré Cœur, de sainte Geneviève, de la
France et de l'Eglise, en termes émus, avec un rare
honheur de rapprochements historiques. C'est une des
merveilleuses aptitudes de Sa Grandeur de savoir, dans
une circonstance donnée, grouper en un gracieux
ensemble toutes les affinités d'une date, d'une cérémonie,
d'une réunion d'âmes, avec le sujet qu'Elle traite.
M^"^ Mermillod nous a dit ses droits à bénir la statue
de sainte Geneviève à Montmartre ; il a été délégué par
le saint et illustre cardinal de Paris, qui est né dans un
pays où la dévotion au Sacré Cœur a toujours été en
honneur; il trouve ici pour garder le sanctuaire provi-
soire une congrégation, née à Marseille, la ville du Sacré
Cœur et de Belzunce ; sainte Clolilde, l'amie de sainte
Geneviève, et comme elle un des anges sauveurs de la
France, venait des frontières de l'Helvélie, ce cher pays
où il n'est plus permis à Fapôtre de parler de Jésus-
Christ. Et Montmartre ! quels souvenirs rappelle cette
coUine illustre et bénie ! Le salut de la France viendra de
là. Nous avons eu toutes les expiations ; le sang du prince
a coulé pour la France ; Louis XVI voulait consacrer son
royaume au Sacré Cœur ; le sang du pontife et du prêtre
a coulé sur la barricade j le sang du peuple a coulé sur
les champs de bataille à l'heure de nos infortunes ; à ces
flots réparateurs il faut joindre le sang plus pur encore
versé par Notre-Seigneur et sorti de la plaie de son Sacré
Cœur ; c'est lui qui donnera à nos expiations insufflsantes,
leur perfection véritable et la valeur pour le relèvement
de la France.
Sa Grandeur, à propos de sainte Geneviève, a cité un
fait saisissant de la vie de Voltaire. A ses derniers mo-
ments, celui dont le rire de démon se moqua de tout,
disait : « Je ne voudrais pas mourir avant d avoir fait ma
paix avec sainte Geneviève ; mon grand-père porta sa
— 193 —
châsse.» Tous nos vieux saints, a ajouté Sa Grandeur,
prépareront le salut de la France.
La matinée du 10 avril 1877 sera, pour la chapelle pro-
visoire de Montmartre, une date historique des plus pré-
cieuses.
MAISON DE TOURS.
Tours, le 17 avril IS'T.
Mon très-révérend et bien-almé Père,
Les pèlerinages à Saint-Martin sont connus de la Con-
grégation, puisque vous en avez fait insérer le récit dans
nos Annales. Mais voilà bientôt quinze mois que votre
paternelle autorité m'a confié la direction de notre mai-
son de Tours, et je dois vous rendre compte de toutes les
œuvres accomplies dans ce laps de temps sous mon admi-
nistration.
Dois-je dire, mon très-révérend Père, qu'en me confiant
le soin de poursuivre d'immenses projets vous m'avez
surchargé? Non, car les RR. PP. de l'Hermite et Rey ont
ouvert la voie avec autant de dévouement que d'intelli-
gence, et nous n'avons qu'à suivre leurs traces. La diffi-
culté est plutôt à les remplacer. Le premier, par sa piété
et la distinction de ses manières, avait su gagner la con-
fiance de ce que la ville de Tours possède de plus parfait;
le second, avec un zèle inépuisable et une étonnante fa-
cilité, avait semé les œuvres sous ses pas. Ce dernier,
surtout, me lègue un héritage de labeurs. A l'endroit de la
piété, il m'a laissé la direction de l'Archiconlrérie de
Saint-Martin, de l'Apostolat de la prière, de la Garde
d'honneur et de la Confrérie de Saint-Joseph ; à l'endroit
de la charité, celle de l'œuvre Apostolique de Saint-Joseph
— 194 —
en faveur des vocations ecclésiastiques et du Vestiaire de
Saint-Martin ; à l'endroit de la défense religieuse, la par-
ticipation la plus active aux travaux de l'Union sociale et
catholique de laTouraine. J'ai ajouté, pour me conformer
aux désirs du R. P. Provincial, la création d'un petit cer-
cle de jeunes gens et d'une conférence de Saint-Vincent
de Paul. Tout cela venant se joindre à mon œuvre capi-
tale de la chapelle et du pèlerinage de Saint-Martin, forme
un ensemble d'œuvres de nature à remplir toute une vie
sacerdotale. Le R. P. de l'Hermite, de son côté, a légué
au R. P. VoiRiN sa double mission auprès des personnes
pieuses et des soldats. Ces œuvres sont : l'Association en
faveur des âmes du purgatoire, la Congrégation des jeu-
nes personnes du commerce, le Cercle militaire et l'Aumô-
nerie de la garnison. Le R. P. le Vacon avait déjà la di-
rection de l'Archiconfrérie de Notre-Dame de la Salette. Le
service de la prison militaire, avec le titre d'aumônier
auxiliaire, lui a été confié depuis environ un an. Tel est
le champ dans lequel la sainte obéissance veut que nous
exercions notre zèle. Toutes ces œuvres ont été fondées
solidement et ont marché en progressant depuis leur nais-
sance.
Vous savez que celle de Saint-Martin continue à s'é-
panouir, à fleurir chaque jour avec plus d'éclat, sous
le souffle puissant du premier zèle que déployèrent Son
Em. le Cardinal Guibert et les deux Pères fondateurs
de notre maison. Nous sommes heureux de suivre l'im-
pulsion donnée et de diriger le mouvement progressif
dans la mesure de nos forces. Afin de développer la dé-
votion à saint Martin, le R. P. Rey avait fondé en 18G8
une confrérie en l'honneur du Tliaumaturge, ou plutôt
avait cherché à faire revivre l'ancienne. C'était la pensée
qu'exprimait le grand Cardinal Oblat, dans la circulaire
du 21 juin 1869. « Les Souverains Pontifes, disait-il, s'é-
— 195 —
taient plu à doter la Confrérie do Saint-Martin do? pins
amples privilèges et des indulgences les plus étendues.
Nous nous proposons de demander au Saint-Siège le re-
nouvellement de ces faveurs spirituelles, et notamment
de celles qui furent accordées par le pape Paul V, en
vertu de la bulle adressée à tous les confrères en l'an 1 609.»
La demande de l'illustre Archevêque ne pouvait pas n'être
pas agréée. L'année suivante, 1870, un rescrit pontifical
enrichissait en efTet la Confrérie de nombreuses indul-
gences et du titre d'Archiconfrérie pour tout le diocèse.
Mais cette pieuse institution avait pris, lors de mon arri-
vée, des proportion? tellement grandes que j'ai dû, par
Tentremise de notre vénéré Archevêque actuel, solliciter
à Rome la faveur d'étendre Tarchiconfrérie à toute la
France. Lu concession apostolique a été accordée le
6 mars de la présente année. En vertu de ces nouveaux
pouvoirs je puis affilier et agréger toutes les confréries
du même ordre établies, ou à établir, dans toute la France
dont saint Martin est le protecteur et le patron. Notre ar-
chiconfrérie revêt ainsi le caractère qui lui convient en de-
venant véritablement nationale. La première agrégation
a été celle de la Confrérie de Saint-Martin, instituée à
Amiens. Il était juste que la première place fût donnée à
la ville où notre Thaumaturge partagea son manteau
avec un pauvre. N'est-ce pas cet acte de charité qui a
popularisé saint Martin dans l'univers entier ?
Et quo Chrislus habel nomen Marlinus honorera.
De vit. S. Mart., Fortunat.
Tout cela, diroz-vous, est fort consolant et fort beau,
mais ne hûte pas la reconstruction de la basilique. Là
cependant est le point important pour la gloire et le culte
du Thaumaturge des Gaules.
Assurément la reconstruction de la basilique spirilucllo
— 196 —
avance l'œuvre matérielle. Mais nous devons ajouter que
l'œuvre matérielle elle-même est en voie de progrès. Jus-
qu'à ce jour des difficultés de plusieurs genres onipeui-être
ralenti notre marche; elles n'ont pas réussi à nous arrê-
ter. Celle qui paraît plus formidable est la nécessité d'ob-
tenir la rue que l'impiété a fait passer sur l'emplacement
de l'antique monument. Jusqu'ici, préoccupés de re-
cueillir le reste de l'emplacement et les fonds néces-
saires, nous n'avons pas cherché à la vaincre. Peut-être,
avec des temps moins troublés , pourrait-on obtenir
cette rue sans le consentement du Conseil municipal.
L'ancienne basilique, en effet, a été déclarée bien natio-
nal par la révolution. Elle a été ensuite vendue par par-
celles. Mais la ville s'est emparée sans aucun titre du
terrain nécessaire à la rue. Or, comme on ne pres-
crit pas contre l'Etat, le Gouvernement, s'il était restau-
rateur du bien, nous attribuerait certainement ce qui
nous appartient. Devant les tribunaux nous pourrions
même gagner un procès engagé dans ce sens, car, dans
l'espèce, plusieurs décisions ont formé la jurisprudence.
Nous n'y comptons pas, et nous ne l'entreprendrons pas.
Actuellement le Conseil municipal est hostile à la recon-
struction. Il a même été éiu en haine de cette œuvre de
réparation et d'expiation, grâce à des manœuvres mala-
droites. Le conseil précédent, au contraire, avait accepté
de concourir dans une certaine mesure au rétablissement
de la basilique, si la Commission se présentait avec la
propriété des terrains nécessaires et un million d'argent.
On a eu le tort de ne pas faire approuver celte délibéra-
tion, qui se trouve ainsi nulle et sans valeur. Mais les ter-
rains ont été achetés au prix d'environ 900000 francs,
frais d'achat et quelques autres compris, et la Commission
possède 1 100000 francs. Aussi, Sa Gr. W' l'Archevêque
se propose de faire la demande de la rue au conseil
— 11)7 —
qui dùit être élu au mois de novembre de celte année.
La Commission, afin de sauvegarder les intérêts des rues
voisines et de faciliter la circulation, s'engagera à faire
deux voies spacieuses le long des deux côtés de la basi-
lique. Il est impossible de préjuger la question et de con-
naître d'avance quels seront les agissements d'un conseil
qui n'est pas encore né ; toutefois, de l'aveu de tous,
l'œuvre fait son chemin, l'opinion publique s'émeut, et
le peuple pourrait bien pousser la Commission et le Con-
seil municipal. Ajourner la solution serait désormais une
faute.
Du reste, les difiicultés nous ont jusqu'ici été favora-
bles. Outre que, suivant l'usage, le temps c'est de l'argent,
nous avons commencé les constructions par cela même
que nous avons acheté l'emplacement de l'ancienne basi-
lique, puisque toutes les fondations existent intactes. Trois
périodes sont marquées dans ces fondations^ comme pour
rendre témoignage aux documents historiques. La pre-
mière période est celle de la basilique de Saint-Perpet,
Elle fut bâtie au cinquième siècle, époque gallo-romaine ;
le mortier en est d'une solidité à toute épreuve. La se-
conde basilique fut bâtie au neuvième siècle, par le
B. Hervé : le mortier des fondations est mal composé et
mal fait. La troisième fut celle du treizième siècle. Le
mortier de celte période, à peu près semblable à celui de
l'époque gallo-romaine, recouvre toute l'étendue de l'an-
cien monument et forme comme un corps unique avec
les pierres qu'il sert à lier. C'est comme un rocher iné-
branlable sur lequel on peut élever en toute conliance la
future basilique.
Enfin, on a retrouvé ou reconstitué les plans de l'an-
cien sanctuaire national. Sans doute Ms^ l'.Archevèque ne
les a pas adoptés; — ils rencontrent même, à cause de leur
importance et de leur étendue, des adversaires sérieux;
— 198 —
mais ils font désirer plus vivement la reconstruction. Se-
ront-ils suivis ? Je ne sais ce qui sera décidé, bien qu'il me
semble voir les intéressés incliner peu à peu vers l'affir-
mation. Le jugement est le domaine réservé de notre
Archevêque véuéré. S'ils sont adoptés, nous nous trou-
verons avoir même la naissance des piliers : ce qui avan-
cera singulièrement les travaux.
Peut-être, mon trcs-révércnd Père, désirez-vous avoir
une idée exacte de ce que serait l'ancien monument
relevé de ses ruines. Il m'est facile de vous donner
cette notion. La basilique de Saint-Sernin, de Toulouse,
a été bâtie sur le même plan, et peut nous dire aujour-
d'hui ce qu'était au siècle dernier notre sanctuaire et ce
qu'il serait s'il se relevait le même sur ses anciens fon-
dements.
En attendant l'époque de la réparation, la chapelle
provisoire continue à attirer les fidèles. Chaque année
voit même croître le nombre des fidèles qui la fréquentent.
On sent, quand on est près du saint tombeau, parmi les
multitudes accourues, que là se sont formés les grands
projets de la monarchie très-chrétienne, que là se sont
accomplis les grands faits de notre histoire nationale. Il
semble alors que l'on voit encore nos rois prendre la
chape de Saint-Martin comme un étendard de victoire...
Puissions-nous revenir à des temps dignes de cette époque
de notre foi et de notre grandeur !
La piété antique n'est assurément pas éteinte. Nous
pouvons citer, comme preuve de notre assertion, non-;
seulement les affirmations de la foi qui se font par les pè-
lerinages, mais aussi les actes de la générosité les plus
touchants. Cette année, outre les dons nombreux en ar-
gent, le sanctuaire de Saint-l\Iarlin a reçu un calice orné
de nombreux diamants de la plus belle eau, et un autre
du modèle le plus beau et le plus artistique de M. Pous-
— 199 —
sielgue. Ces deux riches objets, joints aux autres vases
sacrés et ostensoirs reliquaires, composent déjà un trésor
précieux.
J'ai nommé quelques autres œuvres, mon très-révérend
Père, et je dois en dire un mot en passant.
Le supérieur de Saiul-Marlin est directeur diocésain de
l'Apostolat de la prière, de la Garde d.'lionneur et de la
Confrérie de Saint-Joseph.
Les réunions de l'Apostolat de la prière se font dans
notre église. Rien de Lien saillant ne s'est passé depuis
mon arrivée à Tours. Cependant, dans les derniers mois
écoulés, l'œuvre a pris quelques développements parmi
les hommes. Nous voudrions annexer à cette pieuse in-
stitution l'affirmation chrétienne de quelques centaines
d'hommes qui, deux ou trois fois par an, se rendraient
dans Tune des églises les plus délaissées. Ce serait l'apos-
tolat par l'exemple, et nous espérons atteindre le but. Une
dizaine de zélateurs recueillent les uoms des adhérents à
ces manifestations de notre foi. Je suis aidé eu cela, soit
par l'Union catholique de la ïouraine, soit par le petit
cercle de mes jeunes gens et ma conférence de Saint-Vin-
cent de Paul.
La Garde d'honneur, qui marche son train de piété
ordinaire, a ses réunions dans la chapelle des dames de
la Purilication. C'est aussi dans cette même chapelle que
se font les réunions pour l'Association réparatrice de
Notre-Dame de la Saletle, dont le R. P. le Vacon est
chargé. Chaque année la retraite préparatoire à la fête de
cette dernière Association est prèchée par un de nos Pères
que nous appelons d'une autre maison. Le R. P. Girard,
de kl résidence de Saint-Andelain, a prêché celle de 187G
avec succès et a laissé dans ce milieu de piété une douce
et salutaire impression.
L'Œuvre apostolique de Saint- Joseph, greifée sur la
— 200 —
confrérie du même nom, a une tout autre importance.
M^' D'OuTREMO.NT l'avait léguée à nos Pères, et le R. P. Rey
l'a considérablement augmentée. Le directeur mène pa-
rallèlement l'accroissement du culte de saint Joseph et la
création de ressources suffisantes pour les frais d'éduca-
tion de soixante à quatre-vingts séminaristes. Cela paraît
exorbitant, et cependant il faut donner des bourses ou
parties de bourses à ce nombre de jeunes gens et d'en-
fants pour assurer au diocèse l'existence du clergé, en se
limitant au strict nécessaire. M. l'abbé d'Outremont se
procurait annuellement de 3000 à 3000 francs pour
celte œuvre ; le R. P. Rey est arrivé à 8 000 ; cette année,
grâce au concours puissant de Me' l'Archevêque, nous
avons dépassé 14000 francs. Les réunions se font dans la
chapelle des Dames Carmélites.
Le Vestiaire de Saint-Martin, seule œuvre de ce genre
qui existe dans la ville, est une consolation pour le direc-
teur. Les réunions pieuses se font dans notre sanctuaire;
les réunions de charité se font chez les Dames de l'Ado-
ration, et les réunions de travail chez nos Sœurs de l'Im-
maculée Conception. J'ai pu ajouter ces dernières avec
peine ; mais je l'ai fait, pressé par Monseigneur. Du reste,
c'est un grand bien. Le travail des Dames diminue déjà
d'un tiers le prix de revient des objets confectionnés, et
nous permet de distribuer aux pauvres un plus grand
nombre de vêtements. Je dois dire, et je le fais avec joie,
que nos Sœurs mettent au service de cette œuvre de cha-
rité tout leur cœur et toute leur habileté.
L'Association en faveur des âmes du purgatoire et la
Congrégation des jeunes personnes du commerce ont
leurs assemblées chez les Dames de la Retraite. Le
R. P. VomiN continue dans ces deux œuvres le bien si
admirablement commencé parle R. P. de l'Hermite.
Enfin, le R. P. Chaîne va tous les mois présider la Gon-
— 201 —
grégation des enfants de la Sainte-Famille établie chez
nos sœurs de l'Espérance.
Mais une mission plus difficile, mon très-révérend et
bien-aimé Père, est confiée à votre communauté de
Tours : je vous parle de l'aumônerie de la garnison et
de la prison militaire. Grâce à l'esprit antireligieux,
cette œuvre sainte est en péril, au moment même où
éclatent les bruits de guerre. Le II. P. Voirin était au-
mônier titulaire; on a supprimé son titre. Le révérend
Père a aussitôt, avec la permission de ses supérieurs,
demandé à être maintenu à sou poste en qualité d'au-
mônier volontaire, ce qui a été accordé sans difticulté.
Le R. P. Le Vacon, avec le titre d'aumônier auxiliaire,
aide le premier dans ces importantes et délicates fonc-
tions.
C'est le R. P. Le Vacon qui est chargé plus spéciale-
ment de la prison. Depuis que nous avons ce service,
nous avons renouvelé tout le mobilier sacré de la modeste
chapelle des détenus militaires. Instructions fréquentes,
bonnes lectures, chants de cantiques, retraite pascale :
tout est employé avec zèle. L'aumônier obtient même de
vraies consolations parmi les difficultés et les labeurs de
son ministère. Les exercices de la retraite pascale ont été
prêches, cette année, par le R. P. Le Vacon, et l'an der-
nier par le R. P. Voirin. Je suis heureux d'ajouter qu'à la
suite de ces retraites, la presque totalité des pauvres pri-
sonniers a fait son devoir religieux.
Quant à l'aumônerie de la garnison, elle a un caractère
spécial qui exige autant de prudence que de dévouement.
Le R. P. VoiRiN, ayant su conquérir l'estime et l'affec-
fetion des chefs, trouve en eux les meilleures dispo-
sitions. La visite des casernes se fait régulièrement, et
la messe militaire continue à être célébrée dans le sanc-
tuaire de saint Martin. Nous remarquons, depuis quel-
— 202 —
ques mois, une afïliience plus nombreuse à l'église. A qsîoi
faut-il attribuer ce progrès? Sans doute à l'action, chaque
jour plus appréciée, de l'aumônier ; cela est heureusement
incontestable. Mais nous devons l'attribuer à l'arrivée
d'un corps plus chrétien et à certaines industries pieuses.
Ainsi, lorsqu'il apprend la mort d'un officier ou même
d'un simple soldat, le R. P. Voiuin fait annoncer à l'ordre
du jour du samedi que le lendemain la sainte messe sera
célébrée pour le camarade décédé. L'assistance au saint
sacrifice devient pour ce jour affaire de bonne amitié, et
le régiment du défunt y vient en masse. Le soir, à six
heures et demie, les soldats se réunissent encore pour les
vêpres et sont nombreux à ce rendez-vous religieux.
Il faut cependant l'avouer, ces progrès sont dus en
grande partie à l'influence qu'exerce l'aumônier par le
moyen du cercle. Or, le cercle miUtaire devient chaque
jour plus florissant. Du reste, un article du Bulletin de
V Association catholique de Saint-François de Sales raconte
en bons termes le bien qui s'y fait, et nos frères seront
heureux de lire cet article. Le voici :
A quoi sert un aumônier militaire.
Je compte parmi mes amis un aumônier militaire. Aujour-
d'hui où l'on attaque si follement une institution éminemment
utile en dehors même de son principe religieux, j'ai voulu me
rendre compte par moi-même du bien que peut faire un au-
mônier au milieu de nos bons troupiers.
Me voici donc dans la ville de X..., où mon ami est aumô-
nier titulaire de la garnison. Ses fonctions officielles se rédui-
sent à peu de chose : célébrer la messe, le dimanche, pour la
garnison, et y faire une instruction de dix minutes, porter
quelques consolations aux prisonniers, préparer les enfants de
troupe à la première communion, c'est à peu près tout. Mais
ce n'est point assez pour un cœur sacerdotal qui sent tout ce
— 203 —
qu'il faut développer dans le soldat pour lo rendre vraiment
digne do l'armée.
Pour arriver à faire du bien à ces âmes franches et bonnes
pour la plupart, à tourner du bon côté leur activité qui n'est
que trop disposée à s'en éloigner, à élever surtout les senti-
ments à la hauteur des devoirs, il faut nécessairement que
l'aumônier se fasse l'ami des militaires,.les attire à lui pour
les soustraire aux influences mauvaises, et leur fasse aimer ce
que la discipline exige, ce que Thonneur commande.
Mon ami a donc créé un cercle militaire. Il a approprié à
cet usage une maison tout entière. Plusieurs billards, des jeux
de toute espèce (excepté des cartes), un piano, uue bibliothè-
que, où l'on trouve non-seulement des livres, mais des jour-
naux qui, à la grande joie des lecteurs, apportent des nou-
velles de leur département, offrent aux militaires, pour les
heures oisives, un choix de distractions variées. Ceux qui sont
illettrés, et il y en a malheureusement beaucoup, peuvent re-
cevoir un enseignement primaire ; des enfants de troupe sont
leurs zélés professeurs. .Ceux qui sont quelque peu instruits,
écoutent les conférences que leur fait l'aumônier, sur la géo-
graphie et l'histoire.
Des jetons de présence sont distribués chaque soir, et ser-
vent, à la fin du mois, à acquérir à l'enchère des cigares, du
papier à lettres, des timbres-poste et autres menus objets qui
font toujours grand plaisir. Les jours de fête, r'aumùnicr égayé
la soirée par quelques rafraîchissements, organise une petite
séance musicale (car il y a souvent des musiciens parmi ces
jeunes gens) ; puis c'est l'arbre de Noël tout chargé d'objets
désirés ; ce sont les étrennes, vraies fêtes de famille, dédom-
magement des joies du foyer qui manquent à l'absent.
L'été, le cercle serait bien sombre, si l'on restait enfermé
dans la ville sans ciel et sans arbres ; et la gaieté faisant dé-
faut, les habitués se disperseraient. Mais le bon aumônier ne
veut pas qu'on s'échappe par la tangente ; il a la jouissance
d'une campagne, et là se retrouvent les amusements des soi-
rées d'hiver. On y va nombreux, on se groupe autour do l'au-
mônier le long du chemin, et quand ou arrive, comme il l'ait
— 20-4 —
chaud, qu'on a beaucoup causé, beaucoup chanté, on trouve
avec plaisir une petite cantine où s'achète à prix réduit de la
bière ou de la limonade.
Mais ce n'est pas tout : il arrive au régiment des jeunes
gens à la foi vive, aux habitudes religieuses, et je dirai en
passant que ceux-là sont les meilleurs soldats et les plus dis-
ciplinés. Pour eux, Taumônier a dans son cercle une modeste
chapelle, et il y a institué la légion de Saint-Maurice. C'est
une phalange d'élite qui forme des apôtres pour la caserne, et
des modèles des meilleures vertus chrétiennes et militaires.
Un cérémonial touchant, qui s'accomplit dans la chapelle, les
enrôle sous la bannière de Notre-Dame des Soldats, et en rece-
vant leurs armes des mains de l'aumônier, ils jurent de ne ja-
mais faillir à l'honneur, de garder leur âme à Dieu, et de don-
ner, s'il le faut, leur sang à la patrie. Une médaille est donnée
en souvenir au nouveau légionnaire ; elle porte d'un côté
l'image de la sainte Vierge, de l'autre un trophée de toutes
armes, et autour, le nom du donataire.
Voilà les moyens qu'emploie mon ami pour préserver nos
jeunes soldats des dangereux contacts, pour leur donner le
goût des distractions honnêtes, pour les affermir dans leurs
heureuses dispositions.
N'est-ce pas là une œuvre patriotique au premier chef, bien
faite pour aider au véritable relèvement de notre armée? Et
il se trouve encore des gens assez dépourvus de sens qui de-
mandent pourquoi des aumôniers militaires!
Mais il y a dans la ville de X... des âmes élevées qui com-
prennent autrement les choses ; et l'aumônier, à qui des res-
sources sont indispensables, a trouvé chez beaucoup de mères
de famille, et chez plus d'un officier supérieur, un généreux
concours qui remplace, bien qu'imparfaitement, le modeste
traitement enlevé à l'aumônier militaire.
(P. D., Bulletin d'avril.)
L'amitié s'est peut-être donné libre cours dans ce char-
mant article : ainsi la fondation du cercle était faite quand
est arrivé le R. P. Voirin, les promenades à la campagne
— 205 —
ne sont pas encore parfaitement organisées ; mais l'en-
semble est exact.
Nos œuvres extérieures n'ont pas eu, à beaucoup près,
la même importance. Quelques sermons en ville et quel-
ques retraites de religieuses et de jeunes personnes ont
à peine distrait les Pères de leur ministère ordinaire. Je
dois cependant mentionner une retraite paroissiale, et
une autre aux dames de la ville, qui ont été prêcbées à
l'époque de Noël par le R. P. Chaîne dans la ville de
Brive, du diocèse de Tulle. Le prédicateur a été vraiment
goûté et a fait du bien. Je puis l'affirmer avec pleine
connaissance de cause, mes meilleures relations amicales
s'étant réfugiées dans cette gracieuse ville de la Corrèze.
Le même Père est allé, cette année, précber le carême
dans la chapelle de l'Hôtel-Dieu de Nantes, [et l'a fait
avec succès.
Mais je crois devoir enregistrer une autre œuvre qui
nous a comblés de consolation et a dépassé toutes nos
espérances : c'est la station quadragésimale dans la cathé-
drale de Tours par le R. P. Sardou. Notre révérend Père
Procureur général avait accepté cette œuvre in extremis Qi
pour remplacer M. Déuéchau, vicaire général, qui n'a pu
faire cette prédication après s'en être chargé. Il s'est
présenté en Missionnaire et, au jugement des personnes
les plus intelligentes, il a obtenu un fort beau succès. Du
reste, le résultat le prouve surabondamment : malgré les
communions générales d'hommes, faites cette année et
non l'an dernier à Notre-Dame la Riche et à Saint-
Julien, on a eu à la communion de la cathédrale un
nombre d'hommes que l'on n'avait pas obtenu jusqu'ici.
Notre révérend Père Procureur général doit être heureux
de ce succès vraiment selon le cœur de Dieu.
Que dire maintenant du coté matériel de notre maison ?
Grâce au R. P. Rey, nous habitons un fort bel hôtel. La
— 206 —
richesse toutefois n'y est qii''apparente, la pauvreté reli-
gieuse y règne comme il convient. Les réunions provin-
ciales peuvent désormais s'y faire facilement : la maison
est digne de son titre.
Je prépare de mon côté les moyens matériels qui
pourront améliorer le culte extérieur dans la chapelle.
Je dois vous dire^ mon révérend Père, que vos nouvelles
bontés n'ajouteront rien à la reconnaissance et à l'atta-
chement respectueux avec lesquels Je suis, mon très-
révérend et bien aimé Père, votre fils tràs-burable et très-
obéissant. L. DelpeiICH, g. m. I.
Nous sommes heureux de joindre à ce rapport les
extraits suivants de la Semaine Religieuse de Tours
du 7 avril 1877, rendant compte de la station quadragé-
simale à la métropole :
« Le R. P. Sardou, procureur général de la Congré-
gation des Oblats de Marie, a donné aux fidèles des in-
stitutions solides, vraiment pratiques, qui ont été appré-
ciées et goûtées. Nous eussions, sans doute, désiré voir
un plus grand nombre d'auditeurs le suivre habituelle-
ment dans la suite et l'enchaînement de ses sujets. Son
but était évident : il cherchai!, avant tout, à ra.mener à
Dieu les âmes indifférentes, aussi ne craignait-il pas d'ap-
peler l'attention de ses auditeurs sur les grandes vé-
rités de la religion, dans un langage noble, simple, digne
du véritable missionnaire. Son zèle apostolique^ empreint
d'une conviction profonde, inspiré par l'amour de Jésus-
Christ et des âmes, a obtenu des résultats dont il est
permis de bénir Dieu. Les cinq conférences spéciales
destinées aux hommes, ont été suivies, malgré les temps
contraires, par un nombre consolant d'auditeurs : elles
ont amené, nous le savons de source certaine, plusieurs
conversions notables et sérieuses.
- 207 —
« Le jour de Pâques, la messe de communion géné-
rale pour les hommes élait fixée à sept heures et demie.
Une assistance magnifique, supérieure à celle de l'année
dernière, occupait la plus grande partie do la nef prin-
cipale et des nefs latérales ; des mesures avaient été
prises pour que la majesté de cette cérémonie ne fût
point troublée par le mouvement des autres fidèles. Quel
beau spectacle pour le ciel et pour la terre, que cette
grande assemblée, rendez-vous de tout ce que notre
ville de Tours renferme de notabilités chrétiennes!
L'armée, la magistrature, le barreau, Tindustrie, le grand
et le petit commerce étaient dignement représentés ; la
charité catholique avait mêlé et confondu de la manière
la plus touchante le noble et l'ouvrier, le lettré et l'igno-
rant, dans l'unanimité des mêmes sentiments et des
mêmes pensées. Vous eussiez cherché en vain sur toutes
ces mâles physionomies d'autres reflets que ceux d'une
âme satisfaite, d'un cœur consolé dans le recueillement
de la prière et l'émolion puissante de la foi.
« Aux vêpres, le P. Sardou couronna sa station par une
solide et intéressante instruction sur la fête de Pâques,
qu'il considéra d'abord comme le jour par excellence de
Dieu, puisqu'il y manifestait d'une manière éclatante su
puissance et sa sagesse, ensuite comme le jour de l'homme
qui pouvait y trouver le ferme appui de sa foi et le prin-
cipe de ses espérances. A la fin prenant la parole,
M8' l'archevêque félicita délicatement le Révérend Père
et le remercia du bien qu'il avait fait au milieu de nous;
Sa Grandeur se plut à constater la sagesse de ses ensei-
gnements et les fruits de salut qu'il avait produits, »
PROVINCE BRITANNIQUE
Ecole réformatoire de Saint- Conleth, à Philipstown;
comté de King (Irlande).
Mon très-révérend et bien-aimé Père,
Selon la promesse que vous exigeâtes de moi à l'épo-
que de la retraite des Supérieurs, à Autun, je vous
adresse un compte rendu sommaire de la fondation et
des progrès de notre établissement de Philipstown. Je le
fais d'autant pins volontiers que j'ai encore présent à
l'esprit le souvenir des minutieuses informations aux-
quelles votre sollicitude paternelle prenait un si bien-
veillant intérêt, lorsqu'il m'était donné de la satisfaire de
vive voix.
Dans le cours de l'année 1870, il fut reconnu que
l'École réformatoire de Glencree n'était plus suffisante
pour le nombre toujours croissant des jeunes gens
adressés à cette institution par les magistrats du pays.
Les partisans du système pénitentiaire appliqué dans
cette maison cherchèrent donc un local pour y établir
une nouvelle école du même genre. Ils trouvèrent ce
qu'ils avaient souhaiter dans un ensemble de construc-
tions situées à Philipstown, comté de Ring, presque au
centre de l'Irlande. Ces constructions avaient précédem-
ment servi à diverses fins. Elevées dans la seconde moi-
tié du siècle dernier, comme casernement militaire, elles
devinrent ensuite une école de gendarmerie pour les
comtés de l'Ouest. Plus tard, et bien avant d'être affectées
au réformatoire qui s'y trouve aujourd'hui installé dans
— 209 —
des conditions extrêmement uvantageuses, elles avaient
été utilisées comme maison de détention et avaient
vu jusqu'à six cents prisonniers enfermés dans leur
enceinte.
Cependant, entre cette dernière occupation et l'occu-
pation actuelle, douze ans s'étaient écoUlés, pendant les-
quels l'immeuble demeura entièrement désert et livré à
tous les agents de la dévastation. Si, à l'extérieur, les
édifices étaient encore assez bien conservés lorsqu'ils
nous furent remis, ce n'était que ruines à l'intérieur.
Derrière ces hautes murailles, qui comprennent dans
leur pourtour o acres de terrain (environ 2 hectares),
rherbe croissait en liberté comme en pays sauvage,
les oiseaux de nuit peuplaient ce séjour solitaire, on
eût dit un vieux et triste manoir hanté par les esprits
follets; jamais on ne se fût imaginé que des hommes fus-
sent à la veille de fixer là leur demeure. Tels étaient les
lieux destinés au nouveau réformatoire.
Donc, par une sombre et froide journée de décembre,
eu 1870, deux de nos Pères vinrent pi-endre possession
de cette peu souriante solitude. Jamais plus belle occa-
sion de pratiquer la pauvreté, car ils n'avaient ni une
table où prendre leur modeste réfection, ni un lit où re-
poser leurs membres fatigués. Avec cela, ils étaient pleins
de confiance eu Dieu et ils s'estimaient heureux de com-
mencer leur œuvre parmi les rigueurs de la pauvreté, à
l'imitation de leur divin modèle.
Le septième jour de janvier 1871 nous arriva notre
premier sujet et, avant la fin de l'année, cent cinquante-
cinq noms avaient été inscrits au registre.
Peut-être ne sera-t-il pas hors de propos d'expHquer
ici que l'objet du réformatoire est de recevoir des enfants
qui ont été condamnés pour un délit quelconque, sou-
vent de très-minime importance, et par là, de les sauver
T. XV. U
— 210 —
à la fois de la conlagioa des prisons ordinaires et des
nombreux dangers auxquels ils seraient exposés en com-
pagnie de ceux qui les ont une première fois induits à
mal faire. Ces pauvres enfants sont ordinairement de la
dernière classe de la société; leurs parents sont géné-
ralement eux-mêmes des repris de justice ou des per-
sonnes à qui le vice de l'ivrognerie a fait perdre tout sen-
timent religieux et toute affection de famille. Quoi
d'étonnant que ces pauvres enfants, moralement orphe-
lins, soient ignorants, quand ils arrivent ici, de toute
vérité religieuse, même des principaux mystères, et tout
à fait dépourvus des premiers principes de l'éducation
sociale? Assurément, ceux d'entre nous ù qui l'obéis-
sance a fait un rôle dans cette œuvre, si bien nommée,
du Réformatoire, ont la satisfaction de se dire qu'ils ac-
complissent à la lettre la parole évangélique choisie
par notre vénéré fondateur pour devise de la Congré-
gation : Evangelizare pauperibus misii me. — Pauperes
evangelizantur. Le nombre de nos pupilles s'est constam-
ment et rapidement élevé, car dès la fin de 1872 il était
de deux cent soixante-dix-huit et il est aujourd'hui de
trois cent vingt.
On prendra peut-être quelque intérêt au détail des
occupations diverses auxquelles sont employés nos en-
fants.
Attendu qu'après quelques années passées ici, ils doi-
vent être rendus à la société et vivre de leur travail, nous
ne pouvons pas nous contenter de leur donner, avec le
bienfait de l'éducation religieuse, une instruction purement
scolaire. C'est pour nous un devoir de charité de leur en-
seigner un métier au moyen duquel ils puissent gagner
honnêtement leur vie et prendre, en retournant dans leur
famille, une place honorable parmi leurs concitoyens. En
conséquence ils ont quatre heures de classe par jour; le
— L>11 —
reste du temps est donné à l'enseignement professionnel.
Et, comme la plupart viennent de la campagne et ont
besoin avant tout de connaissances pratiques en agricul-
ture, nous avons adjoint à l'établissement, par divers
baux ou traités, ilO acres de terres arables (environ
45 hectares), presque exclusivement cullivéos par les en-
fants, sous la direction de nos Frères convers. La moi-
tié à peu près de celte contenance consiste en prairies,
sur lesquelles paissent de nombreux troupeaux de vaches
nécessaires à notre provision de lait et de beurre; le
reste nous produit du blé et des légumes pour la con-
sommation de rétablissement. On aura une idée de
rénorme quantité de beurre qui se fait dans la maison
pour la consommation ou pour la vente, si l'on se repré-
sente une baratte del'^^SOde diamètre et d'égale profon-
deur, à laquelle est adapté un manège, mis en mouve-
ment par un une et tout semblable à ceux dont on se
sert pour tirer de l'eau d'un puits.
Mais plusieurs de nos jeunes gens révèlent pour les
arts industriels des aptitudes trop précieuses pour qu'il
soit permis de laisser ce talent enfoui et inutile, ce qui ar-
riverait si nous ne les formions qu'aux travaux et à la vie
des champs. Nous avons donc créé des ateliers dans les-
quels chacun d'eux peut apprendre le métier qu'il pré-
fère; ils ont le choix entre les professions de tailleur
d'habits, de cordonnier, de sellier, de tonnelier, de
peintre, de tailleur de pierres, de charpentier, de menui-
sier, de carrossier, de charron, de tourneur, de forgeron,
de boulanger, de jardinier et d'imprimeur.
Depuis que l'institution est fondée, 45 enfants ont
appris à gagner leur subsistance comme tailleurs d'habilsj
et sur ce nombre 20sont sortis de l'école et s'entretiennent
honnêtement et honorablement du travail de leurs mains.
Presque autant de cordonniers ont suivi la même voie et
— 212 —
ont obtenu le même résultat. Dans quelques circonstances
on en a vu venir en aide à leurs parents âgés ou sans for-
tune. L'atelier de sellerie, dont le succès a dépassé toutes
les prévisions, occupe 10 ouvriers; mais aucun d'eux jus-
qu'ici n'a quitté l'institution. La tonnellerie, également
prospère, est une nouvelle branche de notre industrie;
elle occupe 8 enfants et promet d'être à la fois très-utile
aux ouvriers etlucrative pour l'établissement. Vingt jeunes
gens taillent la pierre^ extraite déjà parleurs camarades,
de nos carrières de granit. Ils n'ont travaillé jusqu'ici
que pour les besoins de la maison ; mais, pour qui connaît
nos installations nouvelles, ce n'est pas un mince mérite
d'avoir suffi à cette besogne. Quelques-unes de nos
constructions récemment achevées sont là pour té-
moigner du degré d'habileté auquel ils sont parvenus.
VingL-quatre ont été employés comme charpentiers ou
menuisiers. Eux aussi ont eu assez à faire à restaurer
les charpentes du vieil édifice et à construire celles des
édifices nouveaux. Tout le mobilier de la maison, les
bancs de la chapelle, les bancs et les tables de l'école,
les bancs et les tables du réfectoire sont sortis de
leurs mains diligentes. La construction des voitures,
dans laquelle nos jeunes artistes font preuve de beau-
coup de goût, n'a commencé que depuis deux ans, et
déjà des véhicules de tous genres sont sortis de notre
maison ; mais avec un fini d'exécution tel que beaucoup
de personnes se refusent à croire que ce travail appar-
tienne tout entier à notre jeunesse. Il est cependant par-
faitement vrai qu'il se commence, se continue et s'achève
chez nous. Les charrons construisent la carcasse, les for-
gerons assemblent les pièces, tournent les essieux, com-
posent les ressorts, et les peintres complètent le toutpar
des enluminures à la dernière mode. Enfin la plus récente
profession introduite dans la maison, comme étant la
— -213 — .
plus élevée et la plus voisine des professions libérales,
c'est celle de l'imprimerie. Nous avons, dans cet art,
quelques enfants bien formés. Actuellement ils sont en
train d'imprimer une nouvelle édition anglaise des Règles
et Constitutions à l'usage des Frères convers.
Nous ne devons pas oublier de mentionner le goût et
l'aptitude que plusieurs de nos jeunes gens montrent
pour la musique. Dans le but de cultiver ces dispositions
et de développer ce talent, nous avons créé deux bandes :
une, munie d'instruments à vent, cuivres et llùtes; elle
se compose de quarante exécutants, l'autre, munie d'in-
struments à cordes, violons et harpes, elle en compte
vingt. Les uns et les autres ont atteint un tel degré de
perfection qu'ils peuvent jouer avec la plus grande ai-
sance et une précision remarquable les morceaux les
plus difficiles.
Ce rapide aperçu serait incomplet si nous omettions de
dire au moins quelques mots de l'admirable esprit qui
règne dans notre établissement.
Notre premier soin, lorsqu'un enfant entre dans la
maison, est de prémunir son esprit contre l'impression,
assez naturelle chez lui, qu'il est un prisonnier et que
nous sommes à son égard les exécuteurs de la justice;
nous nous efforçons de lui persuader, au contraire, qu'il
est un fils confié à nos soins et qu'il trouvera en nous
toute l'affection et la bienveillance que l'humanité et la
religion peuvent inspirer. Cette pensée est parfaitement
comprise par nos bons Frères convers, qui en font la
règle de leur conduite. Ce qui le prouve, c'est la demande,
souvent exprimée par ceux qui ont fini leur temps, de
rester avec nous en travaillant de leur état comme au-
paravant-, ce sont aussi les lettres affectueuses 'que
d'autres, après leur départ, écrivent aux membres de la
communauté.
— 214 —
Le respect que nos enfants ont montré jusqu'ici à nos
Frères convers et la gratitude dont leurs lettres portent le
témoignage, démontrent d'une façon péremptoire quel
bien une communauté religieuse, et une communauté
religieuse seulement, est appelée à faire dans une insti-
tution de ce genre. Malheureusement nous n'avons
encore que douze Frères convers. Il s'en faut de beaucoup
que ce nombre soit eu rapport avec l'étendue de la tâche;
nous sommes donc obligés d'employer des séculiers pour
seconder les Frères dans quelques-unes de leurs sections.
L'influence que l'exemple des Frères exerce sur les
enfants se manifeste par une activité plus grande et une
industrie plus ingénieuse dans le travail, par une attention
plus soutenue à l'école et une dévotion plus sincère à la
chapelle. On peut reconnaître et mesurer en quelque
sorte T'abnégation et l'esprit religieux des Frères sur la
physionomie des enfants : on est frappé de l'air de con-
tentement et de bonheur qui distingue des autres ceux
qui leur sont confiés.
Quelle consolation c'est pour nous d'entendre, tous les
dimanches, matin et soir, ces trois cents jeunes gens
chanter avec âme les louanges de Dieu et de Marie
immaculée ! surtout lorsque nous songeons à la condition
déplorable dans laquelle ils seraient engagés s'ils
n'avaient été arrachés par une sévérité salutaire à la
contagion du vice et aux tentations nombreuses qui les
attendaient sur le chemin de la vie.
Déjà près de deux cents de ces jeunes gens ont passé
de nos mains à l'épreuve de la liberté. Les uns sont
retournés à leur pays natal, les autres ont émigré en des
régions lointaines. De presque tous nous avons appris
qu'ils àe souvenaient des enseignements religieux reçus
dans celte maison. Vraiment ! mon très-révérend Père,
si l'œuvie à laquelle vos enfants se dévouent à Philips-
— 2!5 —
town n'est pas aussi dcialante que d'autres, accomplies
par leurs frères sur un théâtre plus élevé, il est vrai
cependant de dire que nous puisons un sentiment d'inef-
fable consolation dans la pensée que c'est néanmoins
une œuvre grande et noble aux yeux de la foi, utile à la
gloire de Dieu et au salut de ces pauvres âmes, exposées,
sans elle, aux plus grands dangers.
Connaissant , mon très-révérend Père , jusqu'oiî va
votre affectueuse sollicitude pour chaque membre de la
famille, quelque part que l'obéissance l'ait placé et quel-
que modeste que puisse être son œuvre, qui est toujours
avant tout l'œiivre de Dieu, nous vous prions très-hum-
blement de bénir notre entreprise, et du fond de notre
cœur nous souhaitons qu'avant peu vous veniez nous
réjouir par votre présence et nous encourager par vos
paternelles exhortations.
Je suis, mon très-révérend Père, votre très-obéissant
et affectionné fds en Jésus-Christ et Marie immaculée.
P. J. Gauguren, 0. M. I.
Eglise de Holy-Cross, Liverpool.
Mon révérend et cher Père Martinet,
Sur rinvitation du U. P. Provincial, je vous adresse le
rapport annuel de noire mission de Holy-Cross. Or, vous
devez vous y attendre, les Pères de cette mission étant
employés à des œuvres paroissiales, ce rapport sera peu
différent de ceux qui l'ont précédé et de ceux qui le
suivront.
La mission de Moly-Cross compte une population de
iOOOO ûraes, dont 8 000 catholiques. Elle est considérée
comme l'Irlande de Liverpool. Les Père.5 attachés à celte
mission sont acluellemcnl peu nombreux; ils réalisent,
— 216 —
dans toute la rigueur du terme, la devise de la Congréga-
tion : Evangelizat^e paupcribus misit me; et, comme Supé-
rieur, je suis heureux d'ajouter que les pauvres enten-
dent en eûet la vraie prédication de l'Évangile : Pauperes
evangelizantur .
Cette mission est une des plus laborieuses que je con-
naisse : les Pères y sont engagés dans les travaux du
saint ministère depuis le matin de bonne heure jusqu'au
soir à une heure avancée de la nuit.
Notre église, quoique située dans le plus pauvre quar-
tier de la ville, est très-digne du culte catholique, elle
fait grand honneur à M»' Jolivet, par les soins de qui elle
a été bâlie. Elle est, sans conteste, regardée comme la
plus belle église de Liverpool et, au point de vue de l'art
religieux, elle compte comme une des plus remarquables
de l'Angleterre catholique, étant un des chefs-d'œuvre
de feu E.-W Pugin, le plus grand architecte de notre
époque.
Nos exercices religieux sont bien suivis par les fidèles
de la paroisse. Si je vous disais queplus de 4000 personnes
assistent à la messe dans notre église chaque dimanche
de Carême, vous pourriez comprendre combien le minis-
tère de nos Pères est hautement apprécié par le peuple
au milieu duquel ils exercent leurs fonctions sacerdo-
tales. Et cependant, il ne nous est pas permis d'avoir
beaucoup de messes. Nous n'en avons que cinq le di-
manche, savoir : à sept, huit, neuf, dix et onze heures,
avec sermon à la dernière (1). Nous avons ensuite caté-
chisme, instruction, bénédiction pour les enfants à trois
heures. Le nombre des enfants qui assistent à cet exer-
cice est d'environ 800. Enfin nous avons vêpres, sermon
et bénédiction pour le public ordinaire à six heures et
(1) Le nombre des messes à heure fixe est limité par l'Ordinaire du
lieu.
— 217 —
demie. Des baptêmes, des mariages se présentent tous
les jours de la semaine. Il ne se passe presque pas de
nuit qu'on ne vienne appeler les Pères pour quelque
malade et, souvent, deux ou trois fois. Les confession-
naux sont très-frcquentés, surtout le mercredi, le ven-
dredi et le samedi. Le nombre des confessions s'élève à
une moyenne de 500 par semaine.
Durant les six semaines de carême, sans compter les
confessions et communions hebdomadaires ou men-
suelles, nous avons entendu plus de 4 000 confessions
pascales, et, dans le courant de l'année, plus de 23 000 per-
sonnes ont reçu la sainte communion dans notre église.
Cela seul suffit pour donner une idée du travail de nos
Pères, surtout si l'on considère que, notre popu-
lation étant une population ouvrière, libre seulement
après la journée finie, les Pères ne quittent pas le con-
fessionnal, sauf de rares exceptions, avant dix heures du
soir.
En conformité avec les prescriptions de la règle, nous
réunissons tous les jours les fidèles pour la prière du soir
et, trois fois par semaine, nous leur adressons à cette
occasion la parole. Beaucoup profitent de cet exercice et
je crois que nous lui devons en grande partie l'aftluence
nombreuse du dimanche.
Les différentes œuvres de la mission prennent chaque
année de nouveaux développements.
La société des jeunes gens dépasse maintenant le chif-
fre de 700 membres. C'est un spectacle bien édifiant et
consolant de voir, chaque premier dimanche du mois,
500 d'entre eux, au moins, s'approcher de la sainte
Table. Leur directeur, le R. P. O'Dwver, est d'une acti-
vité infatigable; il est impossible de prendre plus d'inté-
rêt à la prospérité de l'association. Dans ces derniers mois
il a trouvé des ressources assez considérables pour faire,
— 218 —
en faveur de l'œuvre, l'acquisition d'un billard et d'un
jeu de bagatelle, pour les heures de délassement. Nous
avions la douleur de voir quelques-uns de nos jeunes
hommes fréquenter un club récemment ouvert dans le
voisinage. Lu toutes sortes de journaux passaient sous
leurs yeux et toutes sortes de propos troublaient leur
conscience et ébranlaient leurs convictions. Le R. P.
O'DwYER ne s'est donné de repos qu'il ne les eût amenés
à briser toute relation avec celte société de pestilence et
à fréquenter, au contraire, les salons de leclure atta-
chés à l'église.
La congrégation de l'Iramaculée-Conception, recrutée
parmi les demoiselles de la paroisse, compte 300 asso-
ciées, et, depuis neuf ans que j'en ai la direction, jamais
ces jeunes personnes, l'élite de la piété dans notre popu-
lation, n'ont manifesté un meilleur esprit. Cela est dû,
en grande partie, à l'intervention des sœurs de la Sainte-
Famille, que nous avons l'avantage de posséder pour la
tenue des écoles et qui ne mettent pas de bornes à leur
dévouement.
La confrérie de la Sainte-Famille, presque entièrement
composée de femmes mariées, compte déjà environ
300 membres, et j'espère la voir rapidement s'accroître
sous la direction du R. P. Phelan.
La confrérie du Mont-Carmel, recrutée dans tous les
rangs, compte 200 associés. Le R. P. Madden, qui en est
le directeur, n'épargne rien pour la faire progresser en
nombre et en ferveur.
Nous avons aussi une société de tempérance, dont les
membres se réunissent tous les lundis soir pour entendre
une conférence donnée par l'un des Pères. Cette société
est celle à laquelle le défunt P. Ddtertre avait donné
ses soins avec tant de dévouement et tant de succès.
La mémoire de ce bon Père est toujours vivante dans
— 219 —
la mission de Holy-Cross, quoique sa mort date de 1862.
Les Pères desservent une école indu'^trielle tenue par
les Sœurs de charité. Le R. P. Brody y donne l'instruc-
tion religieuse aux enfants. En outre, nos écoles de gar-
çons et de filles reçoivent chacune deux instructions par
semaine.
Le grand Hôpital des fiévreux est chaque année des-
servi par trois prêtres tirés des églises du voisinage. Or,
en ce qui nous regarde, ce pénible labeur a été dévolu
cette année au R. P. O'Dwyer. Ce bon Père s'est em-
pressé d'accepter une mission que je rae serais fait scru-
pule d'imposer à l'un des membres de la communauté, à
raison dn danger qu'elle présente et da nombre de prê-
tres qui, les années précédentes, ont en effet payé de
lonr vie leur charité pour les malades. C'est le président
d'une sorte de conseil de fabrique qui prin l'Evêque de
désigner un prêtre de chacune des trois églises voisines,
et, la désignation faite, personne autre n'est autorisé à
faire le service de l'hôpital pendant Tannée (I).
Le R. P. Brady, de la maison de Leeds, a prêché la
retraite annuelle de la société des jeunes gens, et cette
retraite a été couronnée des plus heureux résultats.
M8' O'Reilly, évêque du diocèse, a administré le sacre-
ment de confirmation dans notre église, pendant le Ca-
rême, à 45 personnes. C'était un jour de semaine, l'af-
fiuence néanmoins était considérable. Sa Grandeur a
daigné m'exprimer sa satisfaction de tout ce qu'elle avait
vu et, en général, du travail de nos Pères à Holy-Cross.
(1) Nous sommes persuadé que le R. P. Roche, si scrupuleux pour la vie
dp ses sujets, a lui-même plus d'une fols fait ce service honorable autant
que périlleux, qu'il hrùle de le faire encore et, quoique pour ceci il dût
lui en coûter davantage, qu'il serait le premier à désigner un des nôtres
pour cet office, si l'usage établi ne le décliargenit pas de ce soin. Sous
le bénéfice de cotte observaliou, nous comprenons et nous partageons
ses craintes et son admiration pour le dévouement du cher P. O'Dwter.
— 220 —
Le R. P. O'DwYER a prêché,, pendant le Carême, une
semaine de retraite à bord du Clarence, et avec un tel
succès, me disait le R. P. Commerford, que tout le per-
sonnel de l'école s'est approché des sacrements (1).
Les écoles de Holy-Cross font grand honneur à ceux
qui les ont fondées. Ce dut être une grande satisfaction
pour Mb"" Joliyet et pour les Pères qui les premiers défri-
chèrent ce champ inculte où nous récoltons des fruits
abondants, lorsqu'ils virent des écoles spacieuses s'ouvrir
à la jeunesse catholique. Les protestants faisaient tout ce
qui était en leur pouvoir pour pervertir les pauvres enfants
du quartier;, et aujourd'hui encore il n'est pas de séduc-
tions qu'ils n'emploient pour les attirer chez eux. Nous
avons des protestants, avec leurs comités scolaires, tout
autour de nous. Or, je le dis avec orgueil, pas un seul en-
fant de notre paroisse ne met les pieds dans leurs écoles.
Ces magnifiques constructions nous ont coûté 5000 li-
vres (125 000 francs). Plus de 1000 enfants .sont inscrits
au registre, et le nombre des fréquentants assidus s'élève
au-delà de 800.
Dans l'école des garçons l'enseignement est donné par
deux instituteurs brevetés et par cinq instituteurs-élèves.
Dans l'école des filles et dans l'école mixte des petits en-
fants, l'enseignement est donné par les sœurs de la
Sainte-Famille et un personnel variable d'institutrices-
élèves : les sœurs sont au nombre de cinq. Le change-
ment opéré dans nos classes depuis qu'elles ont passé
sous la direction des sœurs est quelque chose de prodi-
gieux. On dirait que ce ne sont plus les mêmes classes ni
les mêmes enfants. Les derniers examens, aussi bien celui
que les élèves passent devant l'inspecteur du gouverne-
(1) Le Clarence est un vaisseau stationné dans la Mersey, près de
Rock-Ferry. C'est une école réformatoire flottante. L'un de nos Përes
de Rock-Ferry en est l'aumônier.
— -221 —
ment sur les connaissances séculières, que celui qu'ils
passent devant l'inspecteur ecclésiastique sur les con-
naissances religieuses, ont été tout ce qu'on pouvait dé-
sirer de mieux. Aussi l'allocation du gouvernement, qui
est, vous le savez, en rapport avec le résultat des exa-
mens, a-t-elle été, celte année, la plus forte que nous
ayons reçue jusqu'à ce jour. Nos écoles sont en vérité
plus satisfaisantes que jamais et elles ne le cèdent à au-
cune autre ù Liverpool. Cela, nous le devons, comme je
l'ai dit, à la collaboration des sœurs, en ce qui regarde
l'école des filles-, mais en premier lieu et d'une manière
plus générale, nous le devons à la direction éclairée et
soutenue du R. P. Gaughren, mon prédécesseur, qui
avait fait de cette œuvre son œuvre de prédilection. Les
enfants qui ont fait leur première communion se confes-
sent tous les mois; et vous serez heureux d'apprendre
qu'il n'y a pas un enfant de huit ans à l'école qui n'ait
commencé et continué de se confesser régulièrement.
La dette contractée pour la fondation et le développe-
ment de celte mission était considérable; les intérêts à
payer étaient pour nous comme la pierre de moulin atta-
chée au cou du condamné. Cependant, du temps du
R. P. Lenoir dcjà, non-seulement on payait les intérêts,
maison commençail à mettre de cùlé pour la construc-
tion du chœur de l'église, qui a été ouvert l'année der-
nière par Son Éminence le Cardinal Manning, et qui n'a
pas coûté moins de 3 600 livres (80 000 francs). Cette
grosse somme a été réalisée avec le sou du pauvre. De-
puis quatre ans, tous les dimanches que le Seigneur a
faits, deux de nos Pères, à tour de rùle, se sont dévoués
à aller, de famille en famille, recueillir les oflrandes des
fidèles. Et cette tûche est certainement la plus fatigante
et la plus pénible de celles qui pèsent sur le personnel
de cette mission.
— 222 —
Trois vitraux qui font l'admiration de tout le monde
ont été récemment placés dans le chœur. Celui du mi-
lieu est un don de la société des jeunes gens. Il repré-
sente le crucifiement de Notre-Seigneur, de grandeur
naturelle, et l'invention de la sainte Croix. Les deux au-
tres représentent les saints patrons des quatre provinces
de l'Irlande, et ils ont été offerts par deux pieuses
dames de la paroisse. Ensemble les trois vitraux ont
coûté 280 livres (7 000 francs). Nous avons, enfin, pour
compléter notre installation, établi dans notre église
un calorifère à vapeur d'eau, au prix de 200 livres
(5 000 francs).
Maintenant, mon Révérend Père, permettez-moi d'ajou-
ter, en achevant ce rapport, que nonobstant l'étendue et
la continuité de leurs travaux, les Pères n'ont pas né-
gligé leur propre sanctification. Si la mission de Holy-
Gross est laborieuse, les membres de la communauté
sont prêts à tous les sacrifices et je dois leur rendre ce
témoignage qu'ils sont animés du plus excellent esprit à
l'égard des observances régulières et des exercices reli-
gieux dont l'obligation leur incombe.
Croyez-moi, cher Père Martinet, votre tout dévoué en
Noire-Seigneur et Marie immaculée.
L.-G. Roche, g. m. i.
Inchicore (Dublin), octobre 1876.
RÉVÉREND ET CHER PÈRE MARTINET,
En parcourant les annales delà Congrégation, toujours
si pleines d'intérêt pour les membres de la famille, et
voulant, moi aussi, donner un compte rendu des événe-
ments accomplis dans celte communauté d'inchicore,
— 223 —
je constate, au sujet de notre chronique, un long intervalle
de silence. Six ou sept ans se sont écoulés depuis notre
dernier rapport. Durant cette période, la mort a lourde-
ment fait peser sa main sur celte maison, eu lui enlevant,
dans la personne du P. James Gubbins, le modèle des
supérieurs, en diminuant notre effectif. de deux vaillants
sujets, les PP. Hickey et Hennessy, en faisant par là
même à leurs successeurs une part de travail plus
écrasante.
Grâce au zèle et au dévouement de nos Missionnaires, les
demandes de missions vont toujours en augmentant. Les
Évêques et les Curés daignent généralement se montrer
satisfaits de notre genre de prédication et de notre mode de
conduire les saints exercices. Cette estime dont jouit notre
communauté est un précieux héritage que nous ont légué
nos devanciers, elle est le fruit de longs et incessants tra-
vaux, de douloureux et innombrables sacrifices ; nous
en sommes justement fiers, la considérant comme uu
riche trésor au moyen duquel il nous est donné d'étendre
de plus en plus la rédemption des âmes, et comme un litre
de noblesse propre à nous attirer des vocations.
L'œuvre principale de cette communauté étant de don-
ner des mission^, le premier objet digne d'intéresser nos
lecteurs est une description exacte de nos missions en
Irlande. La foi du peuple irlandais est proverbiale ; elle
doit être bien connue de tous nos Missionnaires, en quel-
que contrée qu'ils aient planté leur lente. Toutefois, c'est
dans son propre pays qu'un peuple doit être étudié,
et c'est là seulement qu'on peut l'apprécier à sa juste
valeur.
Les paroisses en Irlande sont généralement importantes
par leur étendue et leur population. Deux, trois et même
quatre mille âmes : tel est le chillre ordinaire de la po-
pulation ; et celte population est souvent desservie pur
_ 224 —
deux églises. Quelquefois, les Missionnaires, conscients
de leur insuffisance, sont obligés de faire la part de Dieu :
ils s'adressent exclusivement aux paroissiens et ne reçoi-
vent qu'eux au sacré tribunal de la pénitence ; le plus
souvent cependant, en donnant la préférence à ceux
pour lesquels ils ont été appelés, ils n'excluent per-
sonne. Dans l'un et l'autre cas l'église regorge ordinai-
rement d'une foule compacte. De plusieurs milles à la
ronde, les fidèles accourent, avides d'entendre la parole
de Dieu et parfaitement eti état, pour la plupart, d'appré-
cier un bon discours.
Une plaie-forme est élevée dans un lieu convenable
de l'église d'où l'œil puisse embrasser l'auditoire tout en-
tier ; une table y est installée et sur la table la croix de
la mission. C'est du haut de cette estrade {^Qpalco des
Italiens) que le Missionnaire adresse la parole à ses audi-
teurs. Les galeries supérieures sont réservées à l'élite de
la population, et l'on doit croire que partout le nombre
des places détermine le point où finit l'aristocratie, car
jusqu'à la dernière elles sont toujours enlevées d'assaut
et occupées au grand complet. D'autre part, le rez-de-
chaussée, d'où l'on a préalablement retiré tous les bancs,
est envahi par une multitude étroitement serrée et restant
debout, si bien que l'orateur n'a devant lui qu'un océan
de têtes. Enfin, le clergé fait son entrée dans le sanctuaire ;
il se compose de tous les prêtres des environs, les uns
vieillis dans les travaux du ministère, les autres encore
au début de la carrière apostohque ; tous sont là pour
être témoins du combat, pour s'édifier et pour s'instruire,
donnant eux-mêmes, par le seul fait de leur présence,
un grand enseignement aux fidèles et un grand secours
aux prédicateurs. Dans ces circonstances, on comprend
que l'homme de Dieu ne ménage pas ses forces et qu'il
soumet à une terrible pression les ressources de son
— 223 —
esprit el de son cœur, dans la crainln do rester en des-
sous de sa lâche. Le sermon du soir ne dure pas moins
d'une heure. Les cilorls que le prédicateur est obligé de
faire, la chaleur qui se dégage de la multitude, l'air qu'il
respire, tout cela l'épuisé à tel point, qu'en descendant
de chaire il n'en peut plus. La cérémonie se termine par
la Bénédiction du Saint Sacrement.
Avec le sermon du soir, notre programme comprend
une instruction le matin et un catéchisme à midi. Dans
l'intervalle, les confessionnaux sont toujours assiégés par
deux fois plus de personnes qu'on n'en peut recevoir. Ici
les hommes, dans leur empressement à parvenir au saint
tribunal, se présentent avec les femmes. Nos Missionnaires
ne connaissent donc pas les angoisses que, dans d'autres
pays, éprouvent leurs confrères en présence de l'incré-
dulité et de l'indliréreuce en matière religieuse ; mais le
travail est accablant, incessant et prolongé pendant trois
semaines ; et quand il est achevé dans une paroisse, il
recommence dans une autre ; et cela pendant huit mois
de l'année. Une seule campagne représente une formi-
dable somme de travaux.
La semence de la divine parole, ainsi répandue géné-
reusement et arrosée par les sueurs des ouvriers évangé-^
liques, rapporte en réalité le soixante et le cent pour un. ;
Pour se conformer à la règle, nos Missionnaires évitetiti
soigneusement dans leurs discours le pseudo-pathétique
et la sentimentalité stérile. Ils s'adressent toujours avec
sincérité, et par la bonne voie, aux esprits et aux cœurS'
des tidèles, qui les écoutent si religieusemeot. Ce carac-i
tère bien connu de nos pi-édications a souvent fixé su^
nos Pères le choix des lî^vèques et des Curés,
g II est rare qu'une mission s'achève sans ameneu: quel-rj
que remarquable conversion. Quelquefois c'est le scaQ4,
dalc d'une cohabitation illégitime qui cessera par le fait
T. XV. 13
— 226 —
d'un honorable mariage; une autre fois c'est un protestant
(il est rare cependant qu'un Irlandais protestant vienne
à la mission), c'est un protestant qui, vaincu par un sermon
sur l'enfer ou sur le jugement dernier et laissant de côté
toutes les subtilités de la controverse, soumettant hum-
blement sa raison au joug de la foi, demandera avec
simplicité : «Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? »
et rentrera dans le sein de la véritable Église.
Ces impressions de mission ne sont point des impres-
sions passagères qui s'évanouissent dès que le premier mo-
ment de ferveur et d'entliousiasme est passé. « Je connais
un homme, » disait le vénérable curé de Stradbally,
paroisse où nos Pères ont donné une mission, «je connais
un homme qui rarement assistait à la messe avant la mis-
sion, et qui, à ma connaissance, n'y a jamais manqué
depuis, chaque jour de la semaine.»
On sait combien désastreux et combien difficile à guérir
est le vice de l'intempérance. Contre lui le Missionnaire
tonne avec le plus de force et lance ses traits les plus
acérés. Or, nous avons souvent la consolation de nous
entendre dire, longtemps après la mission : «Mon Père,
depuis la mission, je n'ai pas pris de boisson enivrante, n
Oui, la mission est une date bénie pour les esclaves du
paché. Interrogés sur tel sujet et sur tel autre, il n'est
pias;rare^. d'entendre . eee braves gens vous répondre:
«Non, rien depuis, la mission». ,)- Celte date de la mission
laisse vxaiçaentaprèsieHc, dàns' l'âme do nos populations
croyantes, Une ilupaièrôJiqoii-CâWttedeidiefftiriller long-
temps encore après que Je souvenir des Missionnaires a
disparu.} et quelle canso'latio.Tipqurl^s4*éebêUJB convertis
et pour leurs-pâ^tewrs, •lorsqu'Oj'à l'heure dernièp&, 'il8
pèttyjent'iew4oiedipev eni&iisantellu9i(>â i04lK vkJ^ qoi Ues
déshonorèFent ^a jôui' l'itf Nous^ plosMpieri'd«^is''4a-nfi8i'
iiianiJ))'J- -i >;)j -v--^:) iiip vtfjiJi^i'.ili- mjiiii^ioi.uu'j 'jjiij'i» ylbb
— 221 —
Pendant IVlé de 4874, nos Pères turent invités par le
défunt archevêque de Cashel, le docteur Leahy, i prê-
cher trois missions dans trois paroisses de son diocèse,
désolées par des haines de famille; l'esprit de division, se
répandant de maison en maison, de district en district,
avait éclaté à la fin en violentes et fatalfs rencontres; le
sang appelait le sang et le meurtre provoquait le meur-
tre, à lel point que ce peuple, d'ailleurs intelligent et
pacifique, en était venu aux derniers actes d'un fréné-
tique et sauvage délire. Il n'y avait plus de sécurité pour
personne dans la contrée. La force armée était sur pied,
les prisons étaient remplies, quelques-uns furent con-
damnés aux travaux forcés, d'autres expièrent leurs
crimes sur l'échafand; et malgré tout, le démon de la
discorde et do la vengeance poursuivait son oeuvre. Pour
dire vrai, il y avait de ces agents dont la cupidité trou-,
vait si bien son compte dans les poursuites et dans le^
enquêtes, qu'ils étaient les premiers à raviver l'incendie]
par la ditt'usion des plus alarmantes nouvelles et des pl^^ç-^
calomnieuses injures. En vain le clergé, ayant l'arche-
vêque à sa tête, le clergé tant aimé par ce même peuple,
sourd aujourd'hui à sa voix, essaya-t-il de son interven-
tion. Lettre pastorale, serinons, visites à domicile^cyez
les plus ardents de chaque parti : tout fut inutile. ' ''"^^1:*
Lorsque les missions furent annoncées, grand TvtOû^Sfv
de personnes et, parmi elles, des magistrats an!(l;le'rt§"èi
expérimentés, prédisaient que même les missions ^ëfàielnt'
un insuccès. Jamais auparavant les Pèros n'avaient «^le.
appelés à entreprendre une œuvre plus difficiJljÇ!^yN|p.M^
réussir, c'était se préparer une pitoyable défaite, ils
osèrent néanmoins. Or, pendant que les servileuls-de
Marie immaculée, se confiant en Dieu, é talent a43X prisas
avec l'ennemi, toute la contrée priait et lesi suivait aTCw
un sympathique intérêt. L'.\rchevêquc, ide son cûti^y
— 228 —
écrivait au R. P. Kirby, alors supérieur d'Inchicore et
chef de mission :
Thurles, le 28 juillet 1874.
Cher Père Kirbï,
Vous et les autres Pères avez dû vous étonner de ce que je
ne suis pas allé vous voir, bénir et encourager votre œuvre.
J'en ai été empêché par la maladie. Hier j'ai jeté sur le papier
quelques idées, qui sont en ce moment chez Timprimeur. C'est
une instruction pastorale adressée aux paroisses de Pallas-
greane, de Kilteely et de Cappamore.
La première mission étant commencée, le peuple vint
en foule entendre proclamer les jugements de Dieu contre
l'homme vindicatif et le sublime précepte du pardon des
injures : « Aimez vos ennemis. Je vous le dis : Aimez vos
ennemis. » Ces paroles retentissaient avec tant d'autorité,
avec une abondance de lumière si persuasive, que bientôt
une réconciliation fut sur le point de s'effectuer et que le
Pj Kirby pouvait en donner la nouvelle à Monseigneur.
Ndus donnons ici la réponse de Sa Grâce :
-ini
jjjfj . Thurles, le 31 juillet.
.ji Mon cher PÈRE Kirby,
'Je suis rempli de joie, et je rends mille fois grâce au Sei-
gneur du succès donné à vos travaux par sa toute-puissante
bénédiction. Cela promet pour le grand et apostolique travail
dj^ns lequel vous êtes engagé. Dites au peuple de Kilteely que
sJL jusqu'ici je me suis attristé à son sujet, maintenant je
surabonde de joie... Je vous bénis, vous et vos collaborateurs.
Je bénis votre œuvre au nom du Père, et du Fils, et du Saint-
Éé'6ïiît;'Amen.
'l'iLa bénédiction de Dieu, si dévotement implorée par le
saint Prélat, descendit en effet si abondante sur les ou-
vriers et sur les exercices de la mission qu'avant la clôture
de ces mêmes exercices, dans chacun des pays évangé-
— 2^9 —
lises, un jour fut désigné pour la réconciliation publique
des partis devant l'autel. Là, en présence de ces mêmes
raaf^istrats qui avaient si souvent été témoins de leurs
dissensions, en présence d'une multitude innombrable,
ceux qui avaient été jusque-là ennemis à mort, se serrè-
rent affectueusement la main en signc'de pardon et de
bonne amitié.
Un touchant épisode de ces mémorables scènes de ré-
conciliation mérite une mention spéciale. Une pauvre
veuve pleurait un iîls unique, tombé, en un jour néfaste,
au nombre des victimes; la généreuse mère s'avança au-
devant de la foule et, avec un héroïque courage, elle
étreignit la main de celui qui passait pour en avoir été le
meurtrier.
Je n'entreprends pas de rapporter les unanimes éloges
contenus dans les journaux de l'époque et les descriptions
qu'ils firent ùTenvi, de ce touchant spectacle que les pro-
testants eux-mêmes appelaient le triomphe de la reli-
gion. Mais je ne puis me dispenser de reproduire la lettre
suivante, écrite par l'Archevêque peu de temps avant la
clôture de la troisième et dernière de ces mémorables
missions.
Belgique, le 12 seplembre 1874.
Mon cher Père Kirby,
La grande obligation que nous vous avons, moi et mon
peuple, m'impose le devoir de vous adresser à vous, et à vos
confrères (c'étaient les PP. Ryax, Ring, Laffan, Hunt et Ni-
coll), l'expression de ma gratitude pour le travail que vous
avez si généreusement entrepris dans mou diocèse, celui de
combattre le démon des factions, et que vous avez si noble-
ment accompli. Daigne le bon Dieu vous bénir, vous et vos
compagnons. Le succès a dépassé toutes nos espérances. Ces
merveilleux résultats, je l'espère de la grâce de Dieu, dure-
ront longtemps, ils dureront toujours. Ce n'est pas sans un
— 230 —
profond regret que j'ai appris par l'émouvante adresse du
P. Ryan que vous étiez à bout de santé et de forces, à ce point
que vous seriez obligé de retourner à Incbicore avant la clô-
ture des trois missions.
Toutefois, après vos travaux herculéens^ il reste peu à faire ;
après la signalée défaite que vous avez infligée à l'ennemi
dans sa principale forteresse, il tombera, comme une facile
conquête, devant vous sur d'autres champs de bataille. De ce
jour, les Pères Oblats ont le droit, puisqu'ils l'ont noblement
conquis, d'inscrire sur leur bannière les noms de Pallas-
greaue, Kilteely et Cappamore.
Je demeure, mon cher Père Kirby, votre tout dévoué,
Patrick Leahy, Archevêque.
Ce grand prélat n'a pas vécu assez pour être témoin de
la persévérance de son peuple, qui ne s'est pas démentie,
en effet, depuis trois ans. 11 mourut peu de temps après
la lettre que nous venons de reproduire. Notre commu-
nauté a perdu en lia un reconnaissant et puissant pro-
tecteur.
Sans vouloir fatiguer le lecteur par une fastidieuse no-
menclature des paroisses que nous avons évangélisées,
je demande la permission seulement de mentionner ceci,
que nos Pères ont prêché des missions, avec le succès
accoutumé, dans les diocèses de Dublin, de Kildare, de
Kilkenny, de Limerick, de Waterford, de Kilaloe et de
Cashel, pour la partie méridionale de l'Irlande; dans ceux
de Newry, de Kilmore, de Derry, de Raphoë et d'Ar-
magh, pour la partie septentrionale. Je ne parle pas
d'une longue liste de retraites dans les couvents et dans
les collèges ; pas plus que d'un grand nombre de sermons
de charité, à Dublin ou dans les villes de province.
L'année dernière notre campagne s'est ouverte en
mars et a fini en novembre, chaque mois ayant sa mis-
sion de trois semaines. Il serait peu délicat pour la mo-
— 231 —
destie de celui qui en serait l'objet, d'accorder une men-
tion spéciale à tel ou à tel membre de notre personnel ;
mais je puis dire que les RU. PP. Rirby, Ring, Aiiearn,
Shinnors, Nicoll, Gaughren (Antony) et Laffan ont riva-
lisé de zèle et de dévouement, faisant aimer partout la
devise de notre congrégation : Paup^res evangelizantur.
Une œuvre intimement liée avec l'œuvre des missions,
c'est le saint et sublime ministère des retraites pasto-
rales au clergé diocésain réuni sous la présidence de sou
Évéque. Ces retraites durent ordinairement du lundi jus-
qu'au dimanche et requièrent de la part de celui qui les
prêche un degré non médiocre de connaissances et de
tact. Attachant une grande importance à ce que le clergé
des divers diocèses conçût une bonne opinion de notre
communauté, j'ai été très-heureux, cette année, d'em-
ployer le P. KiRBY à cette œuvre spéciale. Il a donné suc-
cessivement les retraites du diocèse d'Ossory à Kilkenny,
du diocèse de Kilmore à Gavan, où cent prêtres se trou-
vaient présents; du diocèse de Walerford à Waterford,
et du diocèse de Dromore à Newry.
L'Évéque de Dromore m'écrivait après cette dernière
retraite : « Permettez-moi de vous remercier, en même
temps que le P. Kirby, pour l'admirable cours d'instruc-
tion que ce bon Père nous a donné cette semaine. Je ne
regrettais qu'une chose : que tous mes prêtres ne fussent
pas là pour en proiiler. »
L'Évéque de Waterford m'écrit dans le même sens et
il a déjà retenu le Père pour sa retraite ecclésiastique de
l'année prochaine. L'Évéque de Belfast, le docteur Do-
rian, a fait la même demande pour la même année.
Le P. KiRBY, à qui son état de santé ne permet pas,
depuis la fin de 1875, de prendre part à une grande mis-
sion, a cependant dirigé depuis cette époque, sans parler
de divers sermons de charité et de sa part de travail dans
— 232 —
notre église^ il a dirigé quatorze retraites, dont deux, à
Newry, aux hommes de la Sainte-Famille, pendant les-
quelles il a eu l'énorme chiffre de 3 300 hommes à la
sainte Table.
Nous avons déjà des demandes de mission pour l'année
prochaine.
A la suite d'une retraite donnée par trois des nôtres,
en trois églises de Belfast, retraite qui était notre pre-
mière apparition dans celte capitale de la province du
Nord et à la clôture de laquelle 3 000 hommes firent la
communion, l'Evéque nous a demandé, pour l'année pro-
chaine, une mission simultanée prêcbée par nos Pères
dans les cinq églises paroissiales entre lesquelles la ville
est divisée. Espérons que le R. P. Provincial, par l'appel
qu'il fera en notre faveur aux Pères de quelques autres
maisons, sera en état de porter notre personnel au nom-
bre requis de quinze Missionnaires pour cette oeuvre im-
portante.
Ce rapport a déjà dépassé les limites ordinaires, il faut
cependant que je mentionne encore les œuvres locales
qui occupent le zèle des Pères plus spécialement atta-
chés à la maison. L'assistance aux offices de notre éghse
a progressé dans le courant de l'année dernière. Notre
crèche de Noël, nos dévolions et nos processions du mois
de mai, continuent d'attirer par milliers le bon et pieux
peuple de Dublin. La belle église qui s'élève actuelle-
ment et qui commence à faire admirer ses belles propor-
tions et ses gracieuses formes, sera un attrait de plus
quand il nous sera donné de l'ouvrir au public. La pre-
mière pierre de cet édifice a été solennellement bénite et
posée en juillet dernier par S. Em. le cardinal Cullen,
Archevêque de Dublin, qui a bien voulu décorer le monu-
ment du beau titre d'Eglise de Marie immaculée.
Depuis cette époque nous avons eu la bonne fortune
— 233 —
d'accroître continuellement nos fonds de construction,
les excellents Frères convers Veknet et MAnoNEY nous
prêtant pour cet objet un concours frè?-cfrcctif et bien
apprécié.
Nous avons obtenu l'imprimatur de Son Eminence le
cardinal CuUen, pour les Règles de l'association de l'Im-
maculée Conception, association ouverte à tous les fi-
dèles de l'un et de l'autre sexe et que nous pouvons, avec
de grands avantages, établir dans les paroisses où nous
avons donné des missions; ce sera un lien spirituel entre
notre communauté d'une part, les prêtres et les popu-
lations évangélisées de Tautre; ce sera aussi^ par la con-
fession et la communion fréquentes qu'elle exige de ses
membres, un puissant moyen de persévérance.
Tel est, mon révérend et cher Père, le rapport véri-
dique des bonnes œuvres auxquelles nous sommes appli-
qués et dont nous recommandons humblement le succès
à nos Frères en religion. Notre vocation est de mainte-
nir vivante et active la foi d'un peuple, dont les ancêtres
ont conquis pour leur terre natale la glorieuse appellation
d'Ile des Saints.
Je demeure, mon cher et Révérend Père, votre tout
dévoué en Notre-Seigneur et Marie immaculée.
T. Ryan, g. m. I.
VARIÉTÉS
LE SACRÉ-CCEUR.
Le mois de juin est le mois des fêtes du Cœur de Jésus.
Depuis que la Congrégation a reçu la pieuse mission de
desservir le sanctuaire du Vœu national, tout ce qui in-
téresse cette grande dévotion est devenu plus cher aux
Oblats de Marie Immaculée. Ils suivent avec intérêt dans
le Bulletin mensuel les progrès de l'œuvre ; mais en ce
moment un souvenir plus spécial doit être accordé au
Sacré-Cœur ; aussi, croyons-nous faire plaisir à la Con-
grégation en insérant ici un petit discours sur cette dévo-
tion, trouvé dans les papiers du R. P. ViNCENsde regrettée
et apostolique mémoire. La seconde partie est incomplète,
et l'orateur probablement a dû l'achever en chaire ; n'im-
porte, ce document, tout incomplet qu^il soit, sera pour
nous une relique littéraire du plus grand prix.
Deus Charitas est et gui manet in Charitate in Deo manet.
Oui ! Dieu est charité, et dès lors une image nous rap-
pelle d'autant mieux ce Dieu qu'elle dépeint plus vive-
ment cette charité. A ce litre le cœur adorable du Sau-
veur mérite toutes nos préférences. C'est l'expression la
plus vive, la traduction la plus naturelle du mot de
l'Apôtre, Deus charitas est.... C'est le signe le plus frap-
pant de ce qui fait le caractère distinclif de la nouvelle
loi, de la loi d'amour : Qui manet in charitate in Deo
manet.
Et je ne m'étonne pas que notre Sauveur lui-même ait
— 235 —
voulu otlrir à nos hommages ce cœur adorable. C'était
résumer dans les termes les plus touchants ce qui forme
l'abrégé et la perfection de notre loi : Diliges Dominum
Deum tuum, hoc est primum mandatum. C'était pourvoir
aux nécessités pressantes de l'Eglise, c'était nous fournir
un dernier secours pour accomplir le* grand œuvre que
chacun de nous doit poursuivre et qui fait l'objet de toutes
les aspirations de l'Eglise, que nous reproduisions le plus
parfaitement possible notre divin modèle, le Christ, notre
divin Sauveur : Iterum pariurio donec formetur in vobis
Christus.
Puisque tous, nous devons reproduire ce divin modèle,
ne fallait-il pas, à mesure que s'avancent les temps et que
s'aggravent les difficultés, nous rendre plus saisissables
les traits intimes que nous étions appelés à reproduire?
Vous dire combien est l'aisoniiable le culte que nous
rendons au Sacré Cœur, et vous exposer ensuite les con-
séquences pratiques que nous devons déduire de ce culte,
tel est le but que je me propose.
Vers l'an 1680 notre divin Sauveur, se communiquant
plus intimement à une religieuse d'une émioente sainteté,
sœur Marie Alacoque, de l'ordre de la Visitation, lui disait :
« Voilà ce cœur qui a aimé les hommes jusqu'à s'épuiser
et se consumer pour leur témoigner sa tendresse et il ne
rencontre que froideur et ingratitude même parmi ceux
qui me devraient plus de dévouement faites ce que je
vous demande depuis si longtemps, dites que l'on éta-
blisse une fête en l'honneur de mon cœur. «
Longtemps la pauvre religieuse, se défiant d'elle-même,
refuse d'accepter la mission importante qui lui est confiée,
mais enfin elle devra céder et accomplir l'ordre qui lui a
été donné. . .. Ses paroles seront examinées atlentivement,
contredites même avec une sorte de passion et la fêle
expiatrice du Sacré-Cœur ne s'en établira pas moins,
— 236 —
d'abord dans quelques diocèses, bientôt dans plusieurs
royaumes, et la chaire de Pierre finira par la proposer à
l'univers entier.
Cette dévotion, comme tout ce qui vient de Dieu,
éprouvera de grandes contradictions. N'allez pas croire
cependant que, dans ce qui la constitue essentiellement,
cette dévotion soit nouvelle ! Je puis l'affirmer sans
crainte : elle remonte au berceau même du christianisme
et elle s'est perpétuée dans tous les siècles.
Et de fait, n'avons-nous pas entendu l'Apôtre nous dire :
Adeumus ergo cum fiduciâ ad tronum gratiœ ut misericor-
diam consequamur . Je le crois fermement : par ces paroles
l'Apôtre va nous conduire au cœur de Jésus. N'est-ce pas
là, en effet, que, pour nous autres chrétiens, se trouve et
la source et le principe et par conséquent le trône de la
grâce.... D'autre part, saint Augustin, en lisant le passage
de l'Evangile où un soldat nous est représenté perçant de
la lance le cœur de Jésus, s'écrie : Vigilanti verbo Evan-
gelista usus est, ut non diceret latus ejus percussii, sed aperuit,
ut illic,quodam modo vitœ ostium panderetur . . . « L'évangé-
liste a bien choisi son mot, il n'a pas dit du soldat qu'il
frappa ou blessa le côté de Jésus, mais qu'il l'ouvrit, afin
que nous comprissions que c'était la porte de la vie qui
nous était ouverte, » porte de la vie, ajoute ce saint, d'où
découlent tous les sacrements sans lesquels nous ne sau-
rions arriver à la vie véritable.
Mais avant cela, entendez Origène nous disant du dis-
ciple bien-aimé, qui eut le bonheur, au jour de la Cène,
d'appuj^er la tête sur le cœur de son divin Maître : Joannes
in peneti^ali Cordis Jesu requirens et perscrutans thesauros
sapientiœ et scientiœ.... C'est dans le cœur de Jésus que
Jean va puiser des trésors de sagesse et de science.
Mais voilà que par les paroles les plus touchantes
saint Bonavcnture nous presse de recourir à ce cœur ado-
— 237 —
rable : Surge igitur anima arnica Christi, ibi os apporte ut
haw'ias aquas de fontibus Salvatoris. Inutile, après cela, de
vous rappeler el sainte Gertrudc adressant à ce cœur les
désirs les plus embrasés et saint Louis de Gonzague en
faisant le but de ses plus fréquentes aspirations. Mais
permettez-moi de vous montrer Marie de l'Incarnation,
au milieu des sauvages du Canada, pratiquant cette dévo-
tion de la manière la plus admirable. Elle raconte elle-
même que, comme il lui semblait que Dieu s'éloignait
d'elle et refusait de l'entendre, elle était dans une profonde
affliction ; alors une voix intérieure lui dit : « Prie le Père
par le divin cœur de son Fils, p C'est pour elle une inspira-
tion. Il était neuf heures du soir ; depuis lors, tous les soirs
à la même heure, elle revenait à son cher exercice de
présenter au Père ce cœur adorable, en mettant dans ce
cœur tout ce qu'elle avait de cher, ses bons sauvages, de
pauvres pécheurs, toutes les ûmes dont elle désirait da-
vantage la conversion. ..Il faut lire la lettre qu'elle a écrite
elle-même à ce sujet.
Mais voici qu'à toutes ces autorités vient se joindre
l'ordre formel donné par notre divin Sauveur lui-même à
la vénérable Marie Alacoque.
N'êtes-vous pas surpris, cependant, que dans une afl'aire
si importante, que pour une entreprise qui devait rencon-
trer les plus sérieuses difficultés, notre Sauveur s'adresse à
une simple religieuse de la Visitation, enfermée dans un
monastère, à peine connue et mise, par la clôture, dans
l'impossibilité d'exercer aucune action extérieure? Soyez
en paix : quand Dieu veut agir lui-même, les instruments
les plus faibles sont ceux qui lui conviennent le mieux,
ils lui laissent toute la gloire de son œuvre. Mais, disons-
le, celte touchante manifestation s'adressait naturelle-
ment à cette famille religieuse dont saint François de
Sales, son fondateur, aurait voulu faire les Filles du cœur
— 238 —
de Jésus. C'est dans ce but qu'il les exhortait à méditer
souvent et à reproduire dans leurs œuvres ces paroles du
Seigneur : Apprenez de moi que je suis doux et humble
de cœur ; discite a me quia initis sum et humilis corde.
Certes, elles ont accompli lo vœu le plus ardent de leur
père et la vertu qui fait encore l'ornement et le caractère
distinctif de la Visitation est une douce charité, une
humble et touchante cordialité. Du reste, pour nous ser-
vir d'une image familière au saint évêque de Genève, on
sent qu'il avait voulu former une ruche spirituelle faite à
l'image du cœ.ur de Jésus. C'est la charité qui en fera l'es-
prit et ce saint asile sera ouvert à toutes les âmes blessées
par l'amour divin. Nul âge, nulle infirmité qui en ferme
l'entrée, et les règles sont si bien disposées que, tout en se
mettant à la portée des êtres les plus faibles, elles garde-
ront toujours et leur force native et leur saint empire.
Oh ! c'est véritablement la maison du cœur de Jésus !
Mais avez-vous bien réfléchi a ce qu'avait d'actuel, de
convenable, de nécessaire même, la divine manifestation
faite à l'Eglise par l'intermédiaire de cette sainte reli-
gieuse ?
C'était en 1680, le protestantisme avait affermi ses con-
quêtes, et d'autre part surgissait l'hérésie la plus astu-
cieuse qui jamais peut-être ait déchiré le sein de l'Eglise;
semblable à ces plantes parasites qui s'attachent, se
cramponnent au tronc de l'arbre dont elles sucent et ar-
rêtent le suc vital, le jansénisme, se tenant lié étroite-
ment à l'Eglise qui le repoussait, détruisait l'amour divin
en faisant de Dieu un tyran qui punit pour des œuvres
impossibles, ruinait le sacrement d'amour en le transfor-
mant en ce qu'il y a do plus terrible et composait des trai-
tés de la fréquente communion, qui ne renfermaient que
des motifs de ne jamais communier... Ah ! il était con-
venable, il fallait que notre Sauveur protestât. ,. 11 était
— 239 —
urgent que ce tendre Sauveur nous montrât son cœur si
aimant, si digne d'être aimé, pour que nous comprissions
bien, en le voyant, que le cœur de Dieu n'est pas ce que le
fait une hérésie sans entrailles. C'était en 1680. Déjà rira-
piété laissait pressentir les attaques sacrilèges ; les
langues qui devaient insulter ù toutes nos croyances s'ai-
guisaient ; bientôt une philosophie furieuse allait prendre
pour cri de guerre le blasphème le plus épouvantable
contre le Sauveur : Ecrasons r infâme... Non ! vous n'écra-
serez pas mon doux Sauveur, mais à un pareil cri, il de-
vient nécessaire que mon Sauveur se laisse voir tel qu'il
est, nous montre toutes les amabilités de son cœur, nous
en détesterons mieux la race aveugle de la secte impie
qui entreprend de le bafouer. 0 cœur de Jésus ! pardon
pour tant d'outrages.
C'était en 1680! Cent ans, plus tard, allaient se renou-
veler des persécutions que l'on croyait ensevelies à tout
jamais avec les Néron et les Domilien. Encore une fois,
les é'glises allaient être renversées, les autels profanés,
les prêtres, les catholiques fidèles entassés dans des ca-
chots, et conduits par centaines à l'échafaud. Contre cette
persécution inattendue, il fallait un asile aux confesseurs
de la foi, il fallait une consolation. Cœur de Jésus! mon-
trez-vous! rendez-vous plus accessible! Nous ne crain-
drons plus ni les prisons, ni les fers, ni la mort quand
nous pourrons nous réfugier en vous !
C'était en 1680. Et alors commençait la grande invasion
du mal funeste qui ronge encore notre triste époque : je
veux parler du sensualisme. Ce mot est presque barbare
pour vous, mes frères. Ce qu'il signifie est plus barbare
encore, dans un autie sens, pour ses malheureuses vic-
timfeailLéhûmnae à genoux devant la matière, l'homme
uniquement preAccupé de ses intérêts temporels, l'homme
nniijiioment d^si^eux -4« eo qui tlatte, émeut, ébranle
— 240 —
son organisation, l'homme esclave des sens et, par consé-
quent, l'homme dégénéré, abruti, tels sont les effets du
sensualisme. A cet homme ne parlez ni de la beauté de
son âme, ni de ses sublimes destinées, ni des amabilités
divines, pas même de l'amour divin ; parce que rien de
tout cela n'agit sur les sens, il n'y entend rien. Il ne com-
prend le cœur que lorsqu'il le surprend ému, saisi par ce
qui est sensible et se pâmant devant une idole de chair.
L'amour de mon Sauveur est tout autre, et la charité
qu'il nous inspire n'a rien de commun avec ces funestes
passions. Cette douce charité qui a sa source en Dieu et
s'épanche avec délices sur toutes les souffrances de la
terre, n'emprunte rien aux émotions physiques et ne leur
demande rien. Ah ! plutôt, elle s'en défie ; non, elle ne
voudrait pas agir d'après les inspirations de la chair, car
c'est la mort, si secundum carnem vixeritis, moriemini. Elle
fuit donc avec une sorte de frayeur tout ce qui est dé-
lices, plaisirs, satisfactions sensibles... Et vous dites
qu'elle est sans cœur... Elle s'apitoiera cependant stir les
victimes infortunées du libertinage du siècle. Pour elles,
elle aura des larmes, elle s'attendrira sur le pauvre, l'or-
phelin, la veuve, l'enfant abandonné, sur tous les déshé-
rités de la terre. Pour tous ces infortunés, pour ses enne-
mis eux-mêmes elle se consumera, se dépensera tout
entière et vous dites que ce n'est pas du cœur. Ah! venez
et étudiez le modèle de tous les cœurs, le cœur adorable
de mon Sauveur, alors vous pourrez entendre quelque
chose à la charité chrétienne. 0 cœur de Jésus, im-
molé pour nous, manifestez-vous à la terre, faites-vous
connaître à nous, c'est le seul moyen de rendre à nos
cœurs dégénérés les sublimes élans et l'amour véritablei
Remarquez, en effet, combien est convenable la tou+
chante dévotion qui nous est inspirée. C'est le cœur du
Sauveur, qui est ©flOeitt làj.nos adorations, mais ce, ccBttr
— 241 —
uni à la Divinité d'une manière inséparable, c'est le sanc-
tuaire vivant du Verbe de Dieu, c'est Dieu aimant les
hommes! Nos adorations peuvent-elles mieux s'adresser?
Est-il rien de plus propre à enllammer nos cœurs? Mais
ici, le Sauveur ne demande pas simplement nos hom-
mages, il veut nos réparations. Ah ! je comprends! C'est
que le chrétien aimant sent vivement les outrages faits à
l'objet de toutes ses afifections, il les sent pour son Dieu,
il les sent pour ses frères... 11 oftre ses larmes, ses dou-
leurs, ses amendes honorables afin de consoler le cœur
de son Bien-Aimé, sans doute, mais aussi pour expier,
réparer, effacer les fautes de ses frères, pour les arra-
cher aux suites funestes de leurs prévarications et de
leurs outrages. S'il pleure au pied des autels, ce n'est
que pour appeler le pardon et la miséricorde.
Vous en conviendrez : envisagée de la sorte, la dévo-
tion au cœur de Jésus est plus que convenable, elle est
nécessaire. Hâtons-nous d'en dire les conséquences pra-
tiques.
Au moment où le Dieu-Charité daigne en quelque sorte
se rendre sensible, ens'ofirant à nous sous l'emblème du
cœur adorable de Jésus, il me semble voir briller,
rayonner dans les airs ce feu céleste que Notre-Seigneur
est venu porter sur la terre.
A ce foyer mes yeux s'éclairent et mon cœur s'en-
flamme.
Une voix irrésistible me crie : « Qui n'aimera celui qui
nous a tant aimés 1 sic nos amantem... » Et ce cœur me
dit : Sic Deus dilexit mundum, ut Filiiim suwn unigeni-
tiini daret.
Ce cœur, Dieu a consenti à ce qu'il fût transpercé par
amour pour nous. Comment ne l'aimerais-je pas, ce Dieu !
Ah! dès lors je comprends le mot de l'Apotre : Cliaritas
Christi urget nos. Oui, la charité du Sauveur nous assiège
T. XV. 16
— 242 —
en quelque sorte, elle nous presse de toutes parts... Il
faut se rendre, il faut aimer le Sauveur... Dilexit me et
tradidit semetipsum pro me, si quis non amat Dominum nos-
trum Jesum Christum, sit anathema.
Remarquons-le bien ; c'est par le cœur de Jésus qu'on
arrive au Père.. . Nec est nomen aliud suO cœlo datum homi-
nibus, in quo oporteat nos salvos fieri... Hommes du siècle,
ne vous faites pas illusion, on ne va au Père que par le
Fils. Vous parlez du Père avec respect, avec amour même,
mais vous oubliez le Sauveur, votre religion est vaine...
vous ne prenez pas la voie véritable... Ego sum via... Sine
me nihil potestis facere.
Mais sur notre terre, ce cœur a pour trône la divine
Eucharistie; c'est donc là qu'il faut aller l'adorer et l'ai-
mer. C'est là qu'il faut aller lui offrir nos hommages et
nos réparations. Oui, c'est sous les saintes espèces que le
cœur de Jésus fait mieux sentir sa vertu ; là, il attire les
cœurs; là, il les purifie : c'est à la communion que nous
devons toutes les vertus qui consolent et honorent la
terre. De nos tabernacles sort une voix qui attire les
cœurs avec plus de force et de douceur.
Qui n'a entendu parler de ce bon religieux qui, après
avoir été amené au catholicisme et à la vie religieuse par
la divine Eucharistie, s'en va par le monde en chantant
l'objet de son amour, de sa reconnaissance, le Père Au-
gustin Hermann?
Mais voici un antre fait plus simple et qui ne me semble
pas moins frappant.
Dans le diocèse de Tarbes, un jeune homme avait reçu
une éducation chrétienne; mais plus tard, loin de ses pa-
rents, il avait perdu tout sentiment religieux. Il rentre
dans la famille pour quelques jours et afflige profondé-
ment ses parents par son impiété. C'était un dimanche.
Le jeune homme devait repartir le lendemain; mais le
— 243 -
soir, il est amené à l'église, ou ne sait trop comment. On
y fai?ait la procession du Saint Sacrement. Bientôt le
prêtre qui portait l'ostensoir est arrivé auprès du jeune
homme qui afTectait de rester debout et couvert. Le pas-
teur le conjure de se découvrir... prière inutile. Le
prêtre insiste et proteste qu'il va se lolirer si le jeune
homme ne se retire ou ue se découvre; le jeune homme
reste immobile et couvert. Le bon prêtre affligé retourne
sur ses pas et repose le Saint Sacrement sur l'antel. 11 ne
se doutait guère du miracle que notre Sauveur préparait.
Le jeune homme, rentré chez lui, se dispose à repartir le
lendemain de grand matin. Mais le malin, il ne reparaît
point. On va l'appeler, on lui rappelle qu'il devrait être
parti. « Non, rnpond-il, le scandale que j'ai donné est trop
grand, il faul à tout pri.x que je le répare et je ne vois
qu'un moyen. Je vais me rendre dans un séminaire, je
veux me consacrer tout entier ;i Celui que j'ai outragé. »
Et il partait pour le séminaire. Et aujourd'hui, ministre
du Dieu vivant, il fait connaître et aimer le Dieu qu'il eut
le malheur d'outrager.
C'est ainsi que se venge le cœur de mon Jésus. Oh!
venez avec moi au pied du saint Autel. Ensemble nous
déplorerons l'aveuglement, l'ingratitude des hommes qui
ferment les yeux à tant d'amour.
Mais ne l'oublions pas : l'amour pour notre divin Sau-
veur a pour signe et pour eti'el ia charité envers le pro-
chain. A la personne adorable de notre Sauveur, nous ne
pouvons que prolester de notre dévouement. Il nous est
donné de le lui témoigner dans la personne de nos frères.
Ce que vous faites au moindre des miens, c'est à moi-
même que vous le faites.
Le Sacrifice eucharistique.
Puisque nous sommes en voie de coUiger les souvenirs
de nos plus chers défunts, citons maintenant quelques
pages du R. P. Charles Baret extraites d'une instruction
ayant pour titre : le Sacrifice eucharistique.
Jésus-Christ, sacrifiant sa forme humaine dans
l'Eucharistie, nous y manifeste le dernier terme
de l'ascension dans l'amour.
Vous trouverez étrange peut-être le terme ^.'ascension
dont je me suis servi pour exprimer le sens du sacrifice
eucharistique : bien loin d'y paraître monter, Jésus-
Chiisl semble y atteindre le fond d'un abîme. Oui, sans
doute ; mais l'échelle de l'amour ne ressemble point à
l'échelle des grandeurs humaines. Plus on y descend,
plus on monte, et la mesure de l'élévation y est juste la
mesure des abaissements. Regardez cette mère tendre
et aimante ; |la voyez-vous déployant autour de son
enfant toutes les ressources et tous les artifices de son
ingénieuse tendresse ? Comme elle se fait petite avec
lui! Avec quel abandon elle s'abaisse jusqu'à son ni-
veau ! avec quel art elle dissimule le poids des années
pour donner à son maintien et à son langage la joyeuse
candeur et la simplicité naïve de l'enfance ! Comme elle
sait se réduire aux proportions de cette jeune âme, se
faisant, à toute heure, sa sœur, son égale ou son esclave I
Comparez à cette mère une matrone au maintien grave et
austère, ne souriant qu'à peine à sa jeune famille. De ces
deux mères, quelle est la plus élevée dans la hiérarchie
de l'amour ? Quelle est la plus aimante et la plus aimée ?
Si vous avez du cœur, vous n'hésiterez pas à donner la
palme à cette mère qui ne craint pas de descendre et qui
sait sacrifier à sa tendresse les dehors de sa dignité...
Regardez maintenant l'Eucharistie ; appelez ici toutes
— 245 —
les mères terrestres ; qu'elles viennent mettre en œuvre
les inventions et tous les stratagèmes de leur amour su-
blime. Entre elles et le Dieu de l'autel, un vaste abîme
sera toujours creusé. Aucun amour humain ne saurait
descendre de bien haut, et mille obstacles l'arrêtent sur
la voie des abaissements. Le Dieu de l'Eucharistie des-
cend des hauteurs suprêmes et ses abaissements se per-
dent dans Tinlhii. Ne me parlez point de la crèche de
Bethléem; ne me parlez pas môme de la Croix du Cal-
vaire. Si faible et si petit que soit TEnfant-Dieu, si meur-
tri et sanglant que soit le Dieu-Victime, je reconnais du
moins en lui la forme de l'homme, et à travers cette
forme je puis encore entrevoir un Dieu. Mais ici je ne
vois plus ni le Dieu, ni l'homme. L'Homme-Dieu tout
entier disparait et s'efface. L'infini n'est plus qu'un atome;
il semble toucher au néant.
Oui, l'Eucharistie est le dernier degré des abaisse-
ments du Verbe, et par là même, l'Eucharistie est le
plus haut terme de sou ascension dans l'amour. Je vous
le demande^, ô âmes chrétiennes, de tous les mystères
divins, quel est celui où Dieu vous paraît plus aimant et
plus aimable ? Quel est celui qui lui gagne plus infailli-
blement votre amour ? N'est-ce pas la très-sainte et ado-
rable Eucharistie ? Le don suprême de son amour, le
dernier excès, la dernière folie de sa tendresse n'est-ce
pas dans ce signe auguste qui vous le livre tout entier,
qui fait de lui votre frère d'exil, l'aliment de votre âme,
le baume de tous vos maux, le viatique de votre pèleri-
nage terrestre ? N'est-ce pas ici que vous avez compris
l'impuissance et l'inanité de toute atlection humaine ?
Quel autre qu'un Dieu pourrait vous aimer à ce point et
accumuler tant de prodiges pour vous téuioigner son
amour ? Mais aussi ce divin stratagème a ou sou plein
triomphe : c'est dans sa forme la plus humble que le
— 246 —
Dieu incarné a conquis plus d'amour. Vous m'en êtes
témoins : pourquoi cette affluence pieusement émue ?
Pourquoi, dans la plupart des contrées catholiques, celle
longue et brillante fête de l'Adoration perpétuelle ?
Pourquoi ces jours et ces uuils consumés en effusions
intimes et en aspiralions ardentes? Ah ! je vous entends,
âmes fidèles, Tamour du Dieu anéanti appelle et provoque
votre amour , il ne sera pas dit que l'amour infini ait
déployé en vain autour de vous tant de séductions et
tant de prodiges ! vous êtes tombés sous le charme qui a
conduit tous les saints aux radieux sommets de l'extase ;
et les battements do vos cœurs, bien mieux encore que
cet éclat et cette pompe, proclament que le Verbe, dans
le mystère qui met le comble h ses sacrifices, a conquis
plus d'amour que dans tous les autres mystères de sa
sagesse et de sa puissance infinie.
Mais replions-nous un instant sur nous-mêmes, et
tâchons de bien saisir cet enseignement qui sort de
l'Eucharistie. Notre Maître adoré, cachant sa forme per-
sonnelle sous ces humbles voiles, a voulu nous apprendre
que l'amour véritable est uniquement le fruit du sacri-
fice, et que, pour aimer divinement, comme pour être
divinement aimé, le moyen infaillible c'est l'immolation
volontaire. Quels flots de lumière jaillissent de ces divins
exemples! Hélas! pour la plupart des hommes, ces lu-
mières sont des éclairs, et ces éclairs portent la foudre.
Aux yeux de celte foule qu'entraîne le torrent du monde,
c'est une bien étrange doctrine que celle qui fonde l'amour
sur le sacrifice. Toutes ses passions ont leur racine dans
l'égoisrae. Dites donc au mondain que, pour aimer et
être aimé, il faut avant touts'oublier,;se renier, s'immoler
soi-même, vous lui parlez nue langue inconnue ; il ne
saurait jamais vous comprendre. Non, non, pauvres
esclaves, l'égoïsmc ne produit point i'aniour, pas plus
— 247 —
qu'un sable aride ne fait s'épanouir les roses ; le véritable
amour est un sommet, on y monte : le vôtre est un abîme,
on ne peut qu'y tomber. Songoz-y bien, en haut de ce
sommet où nous conduit le sacrifice, il y a le ciel, la
patrie de l'amour sans fin et sans mesure; au fond de cet
abîme où vous pousse l'égoïsuie, il y a" l'Enfer, le séjour
de la liuiiic imuicnso et inextinguible...
PIE IX.
Le mois de juin 1877 verra se produire un fait sans
précédents dans les annales de l'Eglise : le cinquantième
anniversaire de la Consécration épiscopale d'un Souve-
rain Pontife. Ce siècle dix-neuvième qui nous a tour à
tour ravis ou terrifiés par tant d'événements divers, ré-
serve de nouveaux élonnements à l'histoire, et l'on pourra
dire de lui qu'il a vu se dérouler ce que Bossuet appelle
toutes les alternatives des choses humaines. Le bien et le mal,
la vérité et le mensonge, le droit et la violence et les peu-
ples eux-mêmes se heurtent daus des luîtes formidables,
comme Jacob et Esau dans le sein d'une commune mère ;
mais du milieu de cette arène troublée, on voit apparaître
au-dessus du nuage la physionomie souriante et vénérable
du chef de rÉglise. Son calme et sou intrépidité sont un
spectacle qu'on ne se lasse pas de contempler, et si les
ruines s'accumulent, on sent que sa main peut les réparer
et on espère encore. La longévité merveilleuse du Pontife
est un motif de ne pas se décourager, car Dieu ne fait rieu
d'inutile, et s'il a permis que Pie IX dépassât les années
de Pierre, ce doit élre pour préparer un triomphe. Le
3 juin, une prière collective et universelle, portée par les
brises des Océans et redite par tous les échos du monde,
s'élèvera du fond dos solitudes et du cœur de nos civili-
— 248 —
salions en délire, pour remercier Dieu el lui demander la
prolongation du bienfait : Oremus pro Pondficenostro Pio.
— Dominus conservet eimi et vivificet eum.
La longévité de Pie IX est en effet un bienfait pour
l'Eglise, protégée par sa houlette ; elle la réjouit et la
réconforte en lui laissant le temps de faire des œuvres
réparatrices, et d'admirer de grandes vertus. Elle est de
plus une miséricorde pour le monde, invité à établir un
parallèle entre ses idoles et le Pontife, et à réfléchir enfin
sur les caractères de la véritable grandeur. Saint Augus-
tin dit quelque part que les grands hommes sont l'orne-
ment du siècle présent, ut ordinem prœsenlis sœcull orna-
ret. Pie IX sera la grande figure de son siècle, il est en ce
moment l'ornement et le soutien du monde qu'il supporte
comme Atlas^ et sa grandeur survivra à la durée caduque
des majestés d'ici-bas. C'est en vain que l'impiété accuse
les catholiques de servilisme et de flatterie ; s'ils admirent
ce n'est pas sans motifs ; leur vénération pour le chef de
l'Eglise s'augmente de tout le respect dû aux vertus de
Pie IX.
Réjouissons-nous donc en ce jour béni que le Seigneur
a fait. La longévité du Pape est une grâce gratuite de la
Providence ; mais elle est aussi la récompense des
prières et des sacrifices delà catholicité. Dieu n'a pas été
insensible aux alarmes de cette famille spirituelle, et
nous ne saurons bien qu'au ciel à quelles supplications
généreuses et pures obéit la Providence dans certains
actes inespérés de miséricorde. Si la régularité des habi-
tudes, l'austérité de la vie et la modération de l'âme sont
pour beaucoup dans la prolongation des jours si précieux
du Pontife, les causes surnaturelles sont encore plus ap-
parentes et nous croyons à autre chose qu'au hasard et
à l'hygiène. Un fait louchanf, choisi entre plusieurs,
pourra nous édifier sur ce point.
- !249 —
La Croix, célébrant le trentième anniversaire du couron-
nement de Pie IX, disait le iôjuin 187C : a Pie IX vit! —
Sa vie, magnifique enchaînement de prodiges, est elle-même
un miracle : il vit, retenu sur la torro par la victorieuse sup-
plication de l'Eglise, et racheté de la mort par les immola-
tions spontanées des martyrs de la dévotion au Pape. Des
campagnes les plus reculées jusqu'aux cités les plus popu-
leuses, — a dit l'évèquc de Genève, — la prière s'élève una-
nime et monte vers Dieu pour l'illustre Pontife; les faits les
plus héroïques de l'histoire se renouvellent, et ce qui eut lieu
sous Alexandre VII se reproduit encore sous nos yeux. Fort
d'un tel témoignage, nous pouvons donc légitimement attri-
buer à ces substitutions sublimes, la prolongation des jours
de Pic IX. » — Et, à ce propos, In Croix rappelait le sacri-
fice d'une élève de la Visitation, qui sauva Alexandre VII en
mourant à sa place; ceux du Frère Nerée, de M"" de Nédon-
chel et de M"® A. Lautard qui s'offrirent pour Pie IX et fu-
rent acceptés. Le sacrifice de cette dernière, si connue de beau-
coup d'entre nous, est raconté d'une manière très-exacte dans
les pages suivantes que nous extrayons d'une notice écrite en
anglais et traduite par M""*^ la marquise do Salvo :
Amélie désirait, avec toute la passion de sa nature ardente,
faire quelque chose pour Dieu; son impuissance et sa nullité
la désespéraient. Un jour, après s'être approchée de la table
sainte, pendant qu'elle priait avec ferveur pour Rome, pour
l'Eglise et pour le Saint-Père, dont la santé donnait de grandes
inquiétudes, ce désir s'empara de tout son être avec une puis-
sance qu'elle n'avait pas connue jusque-là : elle se sentit
poussée à offrir le sacrifice de sa vie pour Pie IX, afin que.
Dieu l'acceptant à la place de celle du Pontife, la barque de
Pierre conservât le pilote qui seul pouvait la guider à travers
les tempêtes qui la menaçaient de toutes parts. Le premier
mouvement d'Amélie fut de consommer le sacrifice de suite ;
mais, voulant lui donner le sceau de l'obéissance, elle ter-
mina tranquillement sa prière, quitta l'église et se dirigea
vers le Vatican. Là, aux pieds du Pontife malade, elle lui
avoua ce qui s'était passé en elle, et lui dit qu'elle désirait of-
— 250 —
frir sa vie à la place de la sienne, si Dieu voulait accepter un
sacrifice de si peu de prix, si peu digne de lui. Pie IX garda le
silence pendant quelques instants, tandis qu'Amélie, les mains
jointes et le regard fixé sur lui, attendait sa réponse. Puis,
comme s'il obéissait à une voix qui lui avait parlé en secret,
il posa sa main sur sa tête, et prononça solennellement ces
paroles : a Allez, ma fille, et faites ce que l'esprit de Dieu vous
a suggéré. » Il la bénit avec émotion, et elle le quitta remplie
de joie. Le même soir, elle écrivit deux lettres : l'une, qui est
trop intime pour être donnée ici, contenait le récit de tout ce
qui s'était passé dans la matinée ; l'autre révèle l'état de son
âme et les pensées qui l'occupaient lorsqu'elle était, comme
elle le croyait, sur le seuil de l'éternité. Elle écrivait : «Rome,
le 15 décembre. Tout est calme ici; nos chers zouaves ont le
courage des lions, ils puisent leur force dans le sang des mar-
tyrs; en général, ils sont pieux comme des anges : vous les
voyez constamment se débarrasser de leurs havre-sacs et de
leurs fusils pour se mettre aux pieds des prêtres, ou prier à
l'autel de la Reine des martyrs; ils sont vraiment les enfants
de l'Eglise et... » La phrase était interrompue, et la lettre ne
fut pas finie.
Le lendemain était un dimanche. Amélie assista, selon sa
coutume, à la première messe à Saint-Pierre. Elle reçut la
sainte communion, et le coeur fortifié par la divine Eucharis-
tie, elle offrit sa vie à celui qui avait été son premier, son der-
nier et son unique amour. Ces mots étaient à peine tombés de
ses lèvres, qu'elle fut saisie d'une douleur si subite et si poi-
gnante, qu'elle tomba par terre en jetant un cri. On l'entoura
et on la porta chez elle. Des prêtres et des religieuses qu'elle
connaissait, et qui étaient à l'église près d'elle, l'accompagnè-
rent jusqu'à sa demeure, dans la rue Pipresa dei Barberi. On
appela un médecin, mais celui-ci comprit bientôt que son art
ne pouvait rien pour elle. Toute la journée et les jours sui-
vants elle ne cessa de souffrir des douleurs si atroces, qu'elle
ne pouvait ni parler, ni remercier ceux qui la soignaient que
par un sourire ou un mouvement de mains. Le mercredi, elle
devint plus calme, les douleurs cessèrent, et elle demanda les
— 251 —
derniers sacrements, qui lui furent apportés tout de suite. Elle
reçut le viatique avec des sentiments d'une dévotion extraor-
dinaire, et resta longtemps absorbée dans la prière. Lors-
qu'elle eut fait son action de grâces, elle prit congé des amis
qui l'entouraient, avec beaucoup de calme et de tendresse, et
les pria de commencer ensuite les prières des agonisants ; ce
qu'ils firent, et Amélie se joignit aux réponses avec une fer-
veur qui toucha tous les cœurs. Lorsqu'elle arriva à ces pa-
roles solennelles par lesquelles l'Eglise envoie ses enfants
devant leur Juge miséricordieux : « Partez, âme chrétienne,
au nom du Père qui vous a créée, au nom du Fils qui vous a
rachetée, au nom du Saint-Esprit qui vous a sanctifiée, » elle
courba la tête et expira. La nouvelle de sa mort fut portée au
Vatican. Pie IX la reçut sans témoigner aucune surprise; mais
levant ses yeux au ciel, il murmura d'une voix émue : « Cosi
TOSTO ACCEriATTO ! »
Ce ne fut partout qu'une expression universelle de douleur,
non-seulement parmi les pauvres qu'elle avait soignés et sou-
lagés, mais parmi toutes les classes de la société. Tous se réu-
nirent en un concert unanime de regrets ; car tous avaient
apprécié et aimé la petite Française qui vivait si humblement
en faisant tant de bien. Sa maison fut assiégée de personnes
venant de tous les quartiers de la ville pour contempler ses
traits une dernière fois, toucher ses mains avec des croix et
des chapelets, et prier pour la victime qui s'était offerte pour
les péchés de son peuple et qui avait été acceptée par Celui
qui se plaît dans le sacrifice d'un cœur contrit. On peut en
vérité lui appliquer les paroles du Sauveur : « 0 femme,
grande est votre foi ; qu'il vous soit fait selon votre parole. »
Les circonstances extraordinaires de sa mort se répandirent
bientôt; ceux qui la connaissaient intimement ne s'étonnèrent
pas; chez tous elle excitait l'admiration et la louange. Les
larmes coulaient sans cesse près de sa couche funèbre, des
larmes plus douces que les rires de la terre. Tout à coup les
prières des morts cessèrent. D'un commun accord on entonna
le Te Deum et le Mar/nificai, ces chants d'allégresse éclatè-
rent de toutes parts ; les zouaves, ses chers zouaves, accouru-
— 232 —
rent chez elle aussitôt qu'ils apprirent que la bonne et dévouée
amie du soldat n'existait plus. C'était un spectacle bien émou-
vant que de les voir pleurant comme des enfants, touchant
avec leurs sabres et leurs chapelets ses mains jointes, et unis-
sant leurs voix aux cantiques d'actions de grâces.
Le Saint-Père, voulant ajouter son tribut à ce témoignage
universel d'amour et d'admiration, ordonna que la fille de
Saint-Dominique (1) fût enterrée avec toute la pompe elles
honneurs qui convenaient à la sainteté de sa vie et au carac-
tère héroïque de sa mort.
Ses restes furent portés à la basilique des Apôtres, accom-
pagnés d'un grand concours de peuple, de prêtres, de reli-
gieuses ; ils furent exposés toute la matinée à la vénération
des fidèles. Une messe de Requiem et l'office des morts furent
chantés ; puis on la transporta à Péglise de Sainte-Marie d'Ara
Cœli. Les zouaves réclamèrent l'honneur de porter sur leurs
épaules ses restes précieux, et cet honneur leur fut accordé.
Par la permission spéciale de Sa Sainteté, Amélie fut enterrée
dans les caveaux d'Ara Cœli ; mais à peine eut-on connais-
sance de sa mort à Marseille, que ses compatriotes demandè-
rent que son corps leur fût rendu. Pie IX fit répondre que
Rome avait les premiers droits pour le garder : Amélie ayant
fait le sacrifice de sa vie pour Rome, elle devait rester là où
l'holocauste avait été offert et consommé. Marseille se rendit à
la décision du souverain Pontife, et la fille de Saint-Dominique
reste sous le dôme de l'Ara Cœli, où elle attend l'ange de la
résurrection qui éveillera les morts pour les revêtir d'immor-
talité (2).
Pie IX, comme Moïse, conduit le peuple de Dieu pen-
dant une période difficile de son histoire. Les siècles, il
est vrai, ne sont plus les mêmes, mais les situations sont
analogues, les ennemis sont aussi jaloux, les haines aussi
(1) M"<= Laulard était du tiers ordre de saint Dominique.
(2) Extrait du Bulletin de Vunion des œuvres ouvrières catholiques,
numéro du 5 mai 1877.
— 253 —
allumées, et le Pharaon de la légalité politique traque et
punit encore la fécondité d'un peuple qu'il redoute.
Quand Pic IX monta sur la chaire de Pierre, la Révolu-
lion, brisant ses chaînes, menaçait d'anéantir l'EgHse
sans défense; Dieu, qui veille à la conservation de ses
œuvres, opposa un grand homme à ces projets sinistres ;
les flots amers et courroucés ont entraîné les trônes,
mais ils se sont rangés au passage de l'Arche sainte et
l'ont élevée à de plus sublimes hauteurs : inultiplicatœ
sunt aqiiœ, et elevaverunt arcamin sublime a terra. (Genèse,
VII, 17). Pendant une série d'années presque aussi
nombreuses que celles de la traversée du désert, Pie IX
a dirigé et protégé l'Eglise entourée d'ennemis. Sa parole
s'est fait entendre dans la confusion des doctrines, elle a
dissipé tous les mensonges et éclairé les esprits comme
la colonne lumineuse éclairait et précédait les tribus en
marche. La piété altérée lui a demandé des consolations,
et la dévotion au Sacré Cœur, recommandée par sa foi,
s'est propagée dans le monde ; des grâces vivifiantes ont
jailli de ce rocher entr'ouvert; les âmes ont repris cou-
rage, les jubilés les ont pardonnées et leur ont rendu les
biens surnaturels disparus.
Le Moïse du dix-neuvième siècle porte les Tables de la
Loi, reçues sur le Sinaï de ses douleurs et de son oraison,
et le Syllabus, comme un Décalogue nouveau qui con-
firme le premier, a frappé au cœur tout enseignement
contraire, et vengé les droits de la justice, remis en
honneur les principes sauveurs des sociétés et des âmes.
Moïse, sur le conseil de Jéthro, s'entoura de vieillards
pour consulter leur sagesse et partager avec eux le gou-
vernement du peuple; Pie IX, inspiré par le Saint-Esprit,
a convoqué plusieurs fois les évéques, ses vénérables
frères, et s'est entretenu avec eux des grandes questions
Ihéologiques réservées à nos jours mauvais. LeSdécem-
— 254 —
bre 1854, à Saint-Pierre de Rome, dans la splendeur
d'une fête toute céleste, il a résumé la foi du monde
catholique à l'Immaculée Conception de la sainte Vierge,
et décrété ce dogme infaillible, en présence de centaines
d'évèques, parmi lesquels brillait, à un rang d'honneur,
CFiarles-Joseph-Eugène de Mazenod, évêque de Mar-
seille, fondateur et premier supérieur général des Oblats
de Marie-Immaculée, appelé momentanément par le Sou-
verain Pontife pour jouir de ce triomphe. Quelques
années plus tard, les cvêques, plus nombreux encore,
revenaient à Rome, et assistaient à une canonisation
s(flennelle qui, découvrant les voiles du ciel, faisait
apparaître dans leur gloire des légions de saints; les mar-
tjTS japonais d'abord, et pour ne nommer à leur suite
que nos gloires françaises, l'iiunible bergère de Pibrac,
Germaine Cousin. Pie IX a désigné aussi ù notre vénéra-
tion un mendiant, le bienheureux Labre, dans un siècle
où chacun court avec frénésie à la conquête de la fortune,
et une vierge du cloître, la colombe de Paray-le-Monial,
apôtre du Sacré Cœur. Nous ne citerons pas tous les
noms des grandes âmes ainsi glorifiées pendant ce beau
pontificat ; mais rappelons que, sur l'instance d'un grand
évêque, et pour honorer un grand théologien et une
congrégation tout apostolique, saint Hilaire et saint
Alphonse de Liguori ont été proclamés docteurs.
Pie IX a créé des vicariats apostoliques et érigé nombre
de diocèses; les missions étrangères sont entrées à sa
suite dans l'ère des conquêtes ; la hiérarchie catholique
a été rétablie en Angleterre ; la tribu de Lévi a été vive-
ment exhortée à la sainteté de son ministère ; les ordres
religieux se sont multipUés et sont devenus plus féconds;
Pie IX a voulu même honorer et reconnaître les services
rendus en revêtant de la pourpre cardinaHce des moines
ou de grands évoques missionnaires ; pour nous borner.
— 255 —
nous n'en citerons que trois : le cardinal Guibert, de la
congrégation des Oblals de Marie-Immaculée ; le cardi-
nal Pitra, de l'ordre de Saint-Benoit; le cardinal Bilio, de
la congrégation des clercs réguliers de Saint-Paul, dits
Pères Barnabites.
Moïse appelait les ouvriers les plus habiles pour con-
struire l'Arche d'alliance et orner le Saint des saints \
Pie IX a couvert le monde catholique de basiliques et de
sanctuaires, envoyé des marbres de l'Emporium, des
ornements et des vases sacrés précieux aux cathédrales
et aux églises de pèlerinages, couronné les Vierges mi-
raculeuses les plus vénérées, versé de riches offrande»
aux victimes de tous les tléaux, et l'or que ses enfants lui
envoient pour soutenir sa détresse revient à toutes nos
souffrances nationales par les nombreux affluents de sa
charité. Ce chef de la prière a convoqué les âmes aux
solennités de la prière publique pour apaiser la justice
de Dieu, il a averti des souverains prévaricateurs ou per-
sécuteurs, accueilli dans une hospitalité royale les majes-
tés dépouillées par les révolutions, encouragé les martyrs
de la foi ou de la charité, pansé leurs blessures, consolé
leur exil et leur douleur. Il est l'homme de Dieu et il est
le serviteur et le père de tous, et, pour assurer à l'Eglise
les plus hauts patronages, il a constitué saint Joseph le
protecteur de cette mère éplorée dans sa fuite vers une
Egypte meilleure.
Tel a été Pic IX ; son pontificat est la grande bénédic-
tion de ce siècle de ruines et de réparations ; il a accom-
pli des merveilles, et c'est en face de la Révolution, for-
midable comme les Cbananéeus à la frontière, mais
impuissante comme eux, qu'il a fait avancer l'Eghse vers
son repos détinilif.
On avait prédit la mort prochaine tle ce grand homme;
depuis quinze aus ils attendent que le lutteur fatigué
— 256 —
tombe dans l'arène, mais Dieu s'est ri des faux prophètes
et des lâches. Que de blasphémateurs ont disparu depuis
ces prophéties ! Et Pie IX est encore debout, et ses
ennemis sont morts ou usés par le ridicule et la politique !
Pie IX vit, la santé du vénérable octogénaire est encore
vigoureuse, sa voix est sonore, sa marche est affermie ;
il parle chaque jour et il instruit le monde : Non caligavit
oculus ejus, necdentes illius motisunt...(J)eatéie., XXXIV, 7).
Peut-être à ce haut sommet de gloire et de sainteté oîi il
est parvenu la mort viendra-t-elle bientôt l'atteindre, mais
qu'importe ! L'œuvre est faite, toutes les gloires cou-
ronnent le front de ce grand Pape : celle du pontificat,
celle de l'apostolat et celle du martyre ; ils ne reste plus
à Jean-Marie Mastaï Ferreti que la gloire du ciel à
attendre. Lui, le plus doux des hommes comme celui dont
il rappelle la mission : mitissimus super omnes homines
(Nomb., XII, 3), il mourra peut-être sur la montagne de
son triomphe, aux portes de la terre promise ; mais s'il
s'endort, Josué recueillera son héritage et son sceptre,
et se mettant à la tête du peuple il l'entraînera par
un dernier effort dans une terre de liberté et de paix,
où l'Eglise goûtera les douceurs d'une halte dans la
marche des siècles.
NOUVELLES DIVERSES.
Le T.-R. P. Supérieur général vient de visiter succes-
sivement, en avril et en mai, plusieurs maisons de la pro-
vince du Nord. Arcachon, Talence, Limoges, Tours et
Angers ont eu la joie de recevoir cette paternelle et si
utile visite. Partout les prescriptions canoniques de la
Règle, relatives à la visite, ont été observées; le T.-R.
— 257 —
Père a vu tous nos Pères et Frères, s'est mis en rapport
avec Nosseigneurs les Evêques, et s'est renseigné sur
toutes nos œuvres. Cette visite, ciccueillie partout avec
bonheur et avec toutes les démonstrations du respect
filial, a produit les plus heureux fruits. A l'heure où nous
écrivons, le T.-R. P. Supérieur général n'est pas encore
de retour à Paris. Le Très-Révérend Père se propose
de visiter ainsi successivement toutes nos maisons de
France.
Le 22 avril, deux Sœurs de la Sainte-Famille se sont
embarquées à Marseille pour l'île de Ceylan : Sœur Marie
d'Assise Maguire, du diocèse d'Elphin (Irlande), et Sœur
Emmanuel Espériquette, du diocèse de Perpignan.
Le K. P. Lacombe remplit en ce moment au Canada
une mission de grande importance pour l'avenir de 1^
colonie catholique à Saint-Boniface. Depuis quelques
années les protestants orangisles du haut Canada se sont
établis en grand nombre sur le territoire de Manitoba. Ils
y ont déjà formé plusieurs agglomérations considérables,
notamment la ville de Winnipeg, sur la rive gauche de la
rivière Rouge, en face de l'archevêché catholique et des
établissements qui lui font escorte sur la rive droite.
Pour contre-balancer cette migration protestante qui tend
à tout envahir, Ms' Taché, qui est la Providence visible
de ce pays, a chargé le R. P. Lacombe d'aller faire un
recrutement de colons catholiques dans le bas Canada.
Ce bon Père a réussi au-delà de toute espérance. (Juiitre
cents émigranls canadiens français sont partis pour Mani-
toba le 24 avril, ot d'autres en grand nombre se dispo-
T. XV. *7
— 258 —
saient à les suivre. C'est un éminent service rendu à
l'Eglise dans le nord-ouest de l'Amérique, et une grande
joie pourM^' Taché.
Les lecteurs de Annales n'ont pas oublié le grand chef
des Cris, appelé l'Herbe odoriférante, le converti et l'ami
du R. P. Lacombe; le neuvième volume des Annales, à la
page il7, contient un récit intéressant qui nous donne
une véritable photographie de ce chef sauvage. Sa dévo-
tion, pleine de respect filial envers la personne du sou-
verain Pontife, était surtout remarquable. On pourra lire
avec intérêt les détails concernant la vie de Wikaskoki-
seyien surnommé l'Herbe odoriférante, dans le volume
que nous indiquons. Aujourd'hui c'est avec un véritable
regret que nous apprenons sa mort. Voici en quels termes
elle est annoncée par l'Opinion publique, journal de
Montréal, dans son numéro du 26 avril 1877 :
(( L'été dernier le lieutenant-gouverneur de Manitoba
se rendait sur les bords de la Saskatchewan, afin de faire
un traité avec la tribu des Cris. Quelques-uns étaient
mal disposés et ne voulaient pas entendre parler de traité.
Mais Wikaskokiseyien, dans une harangue sage et per-
suasive, fît comprendre aux siens que c'était leur intérêt
de bien s'entendre avec les blancs. Il les persuada et le
traité fut conclu. Devant toute l'assemblée, il demanda
au gouverneur des Missionnaires catholiques. Le repré-
sentant de la reine l'embrassa, lui remit un habit de
chef et un beau pistolet. Wikaskokiseyien s'était acquis
Tamitié et l'admiration de tout le monde. Hélas ! il ne
devait pas jouir longtemps de ces marques de distinction.
Quelques mois après, ce même pistolet lui donnait la
mort. Pendant une réunion dans sa loge, on examinait
cette arme, qu'on remuait en tous sens, sans précaution.
— 259 —
Tout à coup une détonation se fait entendre, cl le clief
des Cris est frappé mortellement, à la grande désolation
de tous.
« II y a une dizaine d'années, Abraham Wikaskokisc-
yien avait accompagné le P. La combe à Saint-Bouiface, où,
dans la cathédrale, il avait reçu le sacrement de confir-
mation des mains de S. Gr. M^M'Archevêque. »
Sous co titre : les Catholiques de Manitoba, on lit dans
l'Opinion publique du. 5 avril 1877 Particle suivant, extrait
du Métis, journal de Saint -Boniface :
Dimanche dernier, un grand nombre de personnes sont
allées à rArchevêché voir les cadeaux destinés à Sa Sainteté
Pie IX, à roccasion de ses noces d'or comme évêque. Ces ca-
deaux étaient exposés dans le salon et consistent en une ma-
gnifique descente de lit, en peau d'élan noir, fourrure très-
précieuse et très-rare ; en un petit tapis en peau de loup, en
une magnifique paire de pantoufles, une superbe paire de
gants à la façon du pays, et un équipage d'un missionnaire
voyageant dans le Nord. Cet équipage est certainement ce qu'il
y a de plus intéressant à voir. La traîne est tirée sur un fond
blanc cotonneux par trois chiens dont l'attelage est un miracle
de patience ; car rien n'y manque. La traîne porte les usten-
siles de cuisine, la hache et les chaudières ; et sur le côté, les
peaux crues se relèvent sous un lacet serré pour couvrir la
charge, qui se compose de la literie du Missionnaire, de sa
chapelle, de ses pauvres provisions de bouche et de la nour-
riture de ses chiens.
Ces cassettes, d'un très-joli dessin, seront, pour cette fois,
remplies de pièces d'or, produit do la quùto qui doit se faire
à Pâques dans toutes les églises de l'archidiocèso. Derrière la
traîne, et tenant la corde, s'avance le Missionnaire, la raquette
aux pieds, le fouet ])lombé à longue mèche ;i la main, les reins
— 260 —
serrés par la ceinture fléchée, le maskmout passé dans la cein-
ture, elle capuchon sur les yeux. Ses souliers minuscules et ses
mitaines ont soulevé des cris d'admiration. Tout cet attelage,
conduit ainsi que nous venons de le dire, tient dans un espace
de 3 pieds à peine sur 6 pouces de large. Malgré cela, on
aperçoit dans le lointain la surface blanche et polie du lac des
Esclaves ; puis, plus loin encore, à l'autre extrémité de cette
mer de glace et de froid, s'élève un étendard aux couleurs pa-
pales sur lequel on lit l'inscription suivante :
t
ECCO
OOUE VIAGGIANO 1 HISSIONARI
ne' PAESI DEL NORTE ESTREMO
DEL CANADA,
PER PORTAR AI SELVAGGII
IL VANGELO
COLL AMORE
DEL SANTISSIMO PADRE.
Les fourrures, les attelages des chiens, les gants et les sou-
liers sont jaunes et blancs, c'est-à-dire aux couleurs de Sa Sain-
teté.
Le but de cet envoi n'est pas simplement de flatter une vaine
curiosité, mais bien surtout de montrer à Notre Saint-Père le
Pape dans quel équipage voyagent les Missionnaires du Nord
et des prairies du Nord-Ouest, dans les longs hivers durant
lesquels ils vont porter les lumières de l'Evangile d'une tribu
à l'autre, couchant à la belle étoile, faisant plusieurs centaines
de milles sans rencontrer âme qui vive, et exposés à toutes les
tertipêtes qui désolent parfois ces immenses solitudes glacées.
L'adresse que nous publions plus bas accompagne le cadeau
de fête dont nous venons de parler. Elle est signée parle clergé,
les communautés religieuses et les représentants laïques des
différentes nationalités de l'archidiocèse.
Les collections, qui doivent se terminer à Pâques, seront en-
voyées en leur temps et compléteront notre cadeau de fête à
Notre Très-Saint et Bien-Aimé Père Pie IX.
— 261 —
ADRESSE
Très-Saikt-Pîsre,
Nous, l'Archevêque de Saint-Boniface, le clergé séculier et
régulier, les communautés religieuses et tous les fidèles de
l'archidiocèse de Saint-Boniface, au Canada, venons aujour-
d'hui, avec joie et amour, des extrémités de l'Amérique du
Nord, nous prosterner, avec l'univers catholique, aux pieds de
Votre Sainteté, pour Lui témoigner notre bonheur de voir luire
le cinquantième anniversaire de sa consécration épiscopale, et
Lui offrir en cette très-heureuse circonstance nos respectueuses
félicitations.
De quelle singulière et admirable protection, ô Très-Saint-
Père, la providence divine ne couvre-t-elle pas Votre Per-
sonne sacrée ! C'est là pour nous un motif toujours nouveau
d'admiration, d'encouragement et de consolation dans ces
temps mauvais où nous sommes. Votre Béatitude a déjà vu
depuis plusieurs années briller le cinquantième anniversaire
de son sacerdoce ; il y a trente et un ans que votre noble front
a ceint la tiare sacrée, et aujourd'hui nous est donné l'indicible
bonheur de célébrer avec Vous votre élévation semi-séculaire à
l'épiscopat. Et malgré l'âge patriarcal où Votre Béatitude est
parvenue, nous Vous trouvons plus de force et de santé. Vous
êtes, ô Très-Saint Père, le plus grand bienfait et la plus grande
consolation que la providence divine ait réservés à notre
siècle. Votre héroïque constance au milieu de tant de maux
et d'une si longue captivité fait l'admiration du ciel et de la
terre.
0 Très-Saint Père, si l'expression de notre sympathie peut
Vous être de quelque consolation, soyez persuadé qu'il y a ici,
aux extrémités de la terre habitable, des milliers de cœurs qui
sont avec Vous, dans votre prison, qui souffrent avec Vous et
qui protestent de toutes leurs forces contre les persécutions et
les spoliations dont Vous êtes la victime depuis tant d'années.
Nous rendons grâces à Dieu tous les jours de cette admirable
constance et de la forte santé que le ciel Vous continue dans
un si grand âge.
— 262 —
Permettez-nous, ô Très-Saint Père^ puisque nous en avons
une si belle occasion, de donner ici publiquement et solennel-
lement une nouvelle expression de nos sentiments d'entière et
parfaite soumission à votre suprême juridiction et autorité.
Nous reconnaissons en votre personne sacrée le successeur de
Pierre, le vicaire de Jésus-Christ, le pasteur de tout le trou-
peau, le docteur infaillible ; nous adhérons du plus intime de
notre âme et volonté à votre enseignement ; ce que Vous avez
défini dans vos encycliques et votre Syllabus, ce que Vous avez
confirmé au saint Concile œcuménique du Vatican, nous l'em-
brassons fidèlement et nous le croyons fermement ; nous nous
attachons à Vous et nous Vous suivons, parce que nous savons
que Vous avez les paroles de la vie éternelle.
Daigne le Dieu tout-puissant, par la Vierge immaculée que
Vous avez tant honorée, par le glorieux saint Joseph que Vous
avez proclamé patron de toute TEglise, par les saints apôtres
Pierre et Paul, accorder encore, pour le bonheur du monde, à
Votre Béatitude, de longs jours, afin que Vous puissiez, en ré-
compense de tant et de si grandes angoisses, être témoin du
triomphe définitif du Saint-Siège.
Veuille Votre Paternité agréer, en cette mémorable circon-
stance, le très-humble hommage de nos vœux, de notre filial
attachement et de nos respectueuses félicitations.
Humblement prosternés aux pieds de Votre Sainteté, nous
implorons tous de tout cœur la faveur de la bénédiction apos-
tolique.
Jl3
MISSIONS
DE LÀ CONGREGATION
DES OBIATS DE MARIE IMMACULÉE
N° 59. — Septembre 1877.
NOUVELLES DIVERSES
DES MISSIONS ÉTRANGÈRES
CANADA.
LETTRE DU R. P. TORTEL.
Montréal, Eglise Saint-Pierre, novembre 1876.
Mon révérend et bien cher père,
Il est bien temps de vous transmettre, pour nos An-
nales, le rapport que vous avez droit d'attendre sur notre
Maison Saint-Pierre de Montréal pour l'année 1875-1876.
La grâce du Jubilé a provoqué un surcroît de travail
extérieur, et le zèle seul a pu soutenir les forces de nos
Pères, qui se sont généreusement dépensés à celle mois-
son extraordinaire. Du 16 août 1875 au 2 novembre 1876,
clôture de la visite locale de la maison, nous comptons
cent vingt-deux campagnes. Tous nos Pères sans exception
ont dû paraître sur les tbécltres du combat apostolique,
dans les divers diocèses de la province ecclésiastique de
Québec et dans quelques diocèses des Etats-Unis. lis ont
été reçus partout comme les envoyés de Dieu, et le Jubilé
T. XV. 18
-, 264 —
s'est fait avec un entrain admirable dans chacune des
paroisses visitées par eux.
Le chiffre mentionné plus haut de cent vingt-deux
campagnes représente des travaux de genres divers.
Outre les retraites ordinaires , nous devons signaler
quatre retraites pastorales, une retraite d'ordination, au
grand séminaire deTroy, diocèse d'Albany, Etats-Unis;
quinze retraites de communautés religieuses, trois de
collège, deux de pensionnat et de couvent. Entre autres
sermons de circonstance, l'un des nôtres a eu cette iinnée
à donner le sermon de la Saint-Jean-Baptiste, fêle natio-
nale canadienne qui se célèbre tous les ans à Montréal
avec une solennité des plus grandes. Le service religieux
réunit des milliers de Canadiens Français dans l'immense
église de la paroisse Notre-Dame, et le Révérend Père
Lefebvre, avec son beau timbre de voix, a pu, sans fatigue,
faire arriver sa parole à toute cette foule. Son sermon,
dont les journaux ont reproduit l'analyse fidèle, a été
goûté par le clergé et par les fidèles, bien que le Mis-
sionnaire n'ait pas fléchi ni biaisé pour dire les vérités
que comportaient son sujet elles circonstances.
Le travail de notre église s'est continué sans incident
qui mérite mention.
Un des événements de l'année a été îe départ d'un
nouveau genre de Missionnaires, provoqué par le zèle et
le dévouement du Révérend Père Lacombe. Cet excellent
Apôtre du Nord-Ouest était avec nous depuis quelques
mois et rêvait sans cesse au bien et au progrès de ses
chères missions. Invité un jour à parler à l'association
de rimmaculée-Conception, il accepte et, parlant à son
auditoire de la propagation de la Foi à Manitoba, lui
révèle un projet qu'il travaillait déjà depuis quelque
temps, c'est-à-dire d'avoir dans ces pays lointains,
outre les Pères, les religieuses, qu'on appelle des Filles
— 265 —
données aux missions. Ces ouvrières nouvelles partiraient
pour aider les Pères el les Sœurs de charité dans les
ditl'érents postes et participeraient ainsi aux tiavaux si
méritoires qui font le chemin à la bonne nouvelle. Ce
ne serait plus cinquante-deux sous par an que l'on don-
nerait en aumône à la propagation de }a Foi ; on y met-
trait son talnnt, sou industrie, sa sanlé^ sa vie.
Ces quelques pensées généreuses semblaient jetées à
l'aventure, mais elles furent pieusement et sagement re-
cueillies, el par un si grand nombre, nue le Révérend Père
fut obligé d'arrêter Télan pour ne pas dépasser ses res-
sources. Le premier envoi comptait douze ou treize de
ces nouvelles reoues pour les missions du Nord-Ouest.
Arrivées à Saint-Boniface, chacune d'elles reçoit l'assi-
gnation de SOI poste, qui est, pour la plupart, à des cen-
taines de lieues plus loin. Au moment du départ, notre
R. P. Provinciaij qui avait accompagné le R. P. Soullier
àManitoba, en aperçoit une qui a les larmes aux yeux.
H Vous si joyeuse il n'y a que quelques heures, dit le
R. P. A^TOINE, vous voilà maintenant à pleurer ; mais
que regrettez-vous donc ainsi? Serait-ce le Canada? —
Non, mon Père, je ne regrette pas le pays. — Serait-ce
vos parents? — Non, mon Père, je ne regrette pas mes
parents : sur ce point, mon sacrifice est fait. — Quoi donc?
— Ah! mon père, ce que je regrette, c'est ma Congréga-
tion, ce sont ses belles fêtes, ses belles réunions de
chaque dimanche, que je ne pourrai plus voir. » Kt le
Père, tout ému de pareils sentiments, l'encourage pour-
tant en lui rappelant qu'elle a fait son sacrifice pour
Jésus et pour Marie Immaculée, et que Jésus et Marie
Immaculée ne se laisseront pas vaincre en générosité.
Le missionnaire des Pieds noirs et des Cris s'annonce de
nouveau pour janvier prochain. Il est probable qu'il aura
à délier le? cordons de sa bourse pour uno uouvello
— 266 —
caravane ; et nous, loin de gêner en rien sa propagande,
nous bénirons Dieu et l'Immaculée Mère des Oblats, qui
veut bien susciter ces nouveaux instruments de sa
miséricorde, et adoucir ainsi les fatigues et le martyre
de nos frères du Nord-Ouest.
Parmi les faits intéressants de ma chronique, je ne
puis m'empêclier de mentionner que nous avons eu le
bonheur de posséder M»"^ Taché pendant cinq ou six
semaines. Le digne prélat daignait rehausser de sa pré-
sence et de son concours notre fête de la Toussaint. Ce
jour-là, nous avons eu M^' l'Archevêque à l'autel et
le R. P. SouLLiER en chaire; c'est vous dire que la solen-
nité ne laissait rien à désirer et que notre bon peuple de
Saint-Pierre était ravi.
Convient-il de taire ici le grand événement de Tannée
1876, je veux dire le passage du R. P. Soullier comme
visiteur de la province du Canada ? Sans aucun doute,
d'autres plumes mieux taillées vous parleront plus en dé-
tail de ce fait qui a place de droit dans nos Annales ; mais
la maison, qui a été pour ainsi dire le centre des opéra-
tions de la Visite, a peut-être le droit et le devoir de faire
connaître quelques-unes de ses impressions, ne fût-ce que
comme témoignage de la gratitude qui remplit tous les
cœurs. Notre R. P. Visiteur est arrivé à Saint-Pierre le 20
mai, et le lendemain 21, anniversaire de la mort du fonda-
teur, il célébrait sa première messe dans la province. La
Providence ne nous signifiait-elle pas par cette date que
l'esprit de notre vénéré et bien-aimé Père-Fondateur ac-
compagnait le R. P. Soullier comme il avait accompagné
les autres Visiteurs extraordinaires de la province du
Canada? Nous pouvons en compter déjà plusieurs : les
RR. PP. Tempier, Vincens et Vanderberghe eux aussi nous
ont visités, etla visite du R. P. Soullier est la continua-
tion de leur œuvre et comme un brillant anneau de cette
— 267 —
douce chaîne qui nous attache plus fortement à la Con-
grégation. Notre bien-aimé Père Général, à plus de raille
lieues de distance, ne nous perd pas de vue; ses fils
d'outrc-raer préoccupent sa tendresse et sa sollicitude
paternelle, et s'il ne nous a pas été donné de le voir
lui-même, de lui témoigner qu'en Canada aussi on
l'aime et on le vénère, nous avons eu au moins l'homme
de sa droite, qui a passé au milieu de nous en faisant le
bien. La parole inspirée seule peut traduire fidèlement
Ja pensée et le sentiment de tous et de la Maison Saint-
Pierre en particulier, au souvenir de cette grâce insigne ;
Benedictus qui venit in nornine Domini, disions-nous à l'ar-
rivée; et au départ chacun chantait à l'envi dans son
cœur : Benedictus Dominus Dcus Israël quia visitavit et fecit
redemptinnem plebis suce.
Cette œuvre, inaugurée sous les auspices de notre
vénéré Père Fondateur, et par l'exercice des qua-
rante heures, qui commençaient le 21 mai à Saint-
Pierre, s'est accomplie en six mois, et le courage
indomptable de notre Père Visiteur peut seul expliquer
comment il a pu suffire à la besogne. Il a fallu parcourir
des distances immenses, atteindre la rivière Rouge, au
moins par Saint-Boniface, puis toutes les extrémités du
Canada les unes après les autres, pour visiter les rési-
dences de nos missions sauvages : le Désert; INIattawau,
Témiscaming, Betsiaraits ; et à chaque poste il y avait
un point d'arrêt pour voir hommes et choses. Comme
délassement de ces courses et de ces fatigues, qui sont
une portion du calice de rApôlrc, le R. P. Visiteur pré-
sidait et donnait la première retraite annuelle de !a pro-
vince, au collège d'Ottawa, à la fin d'août, avant l'ouver-
ture des classes ; puis, pour se reposer, il présidait et
donnait la deuxième retraite de la province à Saint-
Pierre de Montréal, au commencement d'octobre. C'est
— -268 —
pendant cette dernière retraite, comme aussi pendant la
visite, qu'est apparu devant nous, non pas l'Oblat de fan-
taisie tel que le font les illusions, hélas! si nombreuses et
si diverses de la pauvre nature humaine, mais l'Oblat
que noire vénéré Père Fondateur avait entrevu dans le
cœur de Dieu et dont la sainte Eglise a approuvé le
genre de vie ; non pas l'Oblat qui jouit de ses attaches
et de son sens, mais l'Oblat sérieux, c'est-à-dire victime
aimante, journalière et conslanledela Règle. Chaque en-
tretien de cette retraite ajoutait à cette physionomie du
vrai Missionnaire Oblal de Marie Immaculée un nouveau
trait qui nous ravissait tous. Aussi y avait-il une sainte im-
patience et une faim insatiable de ces réunions où nous
nous délections à l'audition de la parole de Dieu. L'esprit
y puisait des convictions plus profondes, le cœur s'y
enflammait de sentiments plus vifs, la volonté se pénétrait
d'élans plus généreux et la conscience^ en se rassérénant,
reprenait son empire et sa délicatesse religieuse. L'Oblat
ainsi racheté se transformait dans le respect, l'affection,
1© dévouement à l'autorité dans la Congrégation ; la
physionomie de l'autorité, elle aussi, à tous ses degrés
hiérarchiques se restaurait dans les ûmes avec son cachet
de fermeté vigilante et suave, comme on la conçoit dans
le cœur d'un Père. Notre prédicateur avait sans doute,
outre le trésor de la doctrine, celte dignité simple de la
forme qui est notre cachet distinctif ; mais l'action de
Dieu était là aussi ; une page de Gury lue et commentée
avait un son retentissant jusqu'au plus intime des cou-
sciences et devenait le sujet des plus utiles conférences.
Puisse cette rédemption faire époque dans la province et
dans la vie de chacun, et puissions-nous tous, par notre
fidélité cordiale à cette grâce de choix, dire le vrai merci
qu'ont droit d'attendre de nous notre T. R. P. Général
et son bien digne délégué ! Puisse l'autorité reconnaître
— 269 —
touiours en nous des fils selon son cœur 1 II me semble
avoir montré que nous ne disions pas vainement au
départ de notre U. P. Visiteur : Bcnediclus Dominus Deus
Israël guia visitavit et fecit redeniptionem plebis suce.
Daignez, excellent Père, agréer mes meilleurs souhaits
et me croire, en union de prières surto'ut au saint autel,
Votre humble et tout ailectionné IVèrc en N. S.
et M. I. Ad. Tortel, g. m. i.
LETTRÉ DU R. P. GRENIER AU T.-R. P. SUPERIEUR GENERAL.
Saint- Sauveur de Québec, 25 novembre 1876.
Très-révérend et bien aimé père,
Pour éviter des redites, je ne vous parlerai pas dans
ce rapport, comme dans ceux des années précédente?,
de nos diverses retraites d'enfants, de demoiselles, de
jeunes gens, de pères et de mères de famille. Elles ont,
grâce à Dieu, produit les mêmes fruits de salut et de
bénédiction. Toutefois, cette année, nous ne nous sommes
pas contentés de procurer les exercices spirituels aux
demoiselles et aux dames qui appartiennent aux Sociétés
des Enfants de Marie et de la Sainte-Famille ; nous les
avons donnés aussi à celles qui n'appartiennent pas à ces
deux confréries. Elles étaient à peu près au nombre de
i 300 à l 500. Nous avons eu le bonheur de les voir ap-
procher toutes de la sainte Table, soit à la communion
générale, soit dans les jours précédents.
L'hiver de 1875-1876, à raison de la crise commerciale,
fera longtemps parler de lui. Nos pauvres gens, c'est-à-
dire les trois quarts de notre paroisse, ont eu sans doute
beaucoup à soufiVir, mais il est juste de dire que la cha-
rité a été plus grande encore que de coutume dans tous
— 270 —
les rangs de la société. Notre lieutenant-gouverneur de
la province de Québec a disposé en faveur des pauvres
du montant destiné au bal qu'il donne annuellement à
cette époque et qui est de 10 000 francs. Le maire de la
cité a suivi son exemple et remis au fonds des pauvres
les 2 000 francs du dîner qu'il donne à nos édiles à la
même époque. Les bonnes Religieuses Ursulines ont
envoyé, à plusieurs reprises, leurs pensionnaires distri-
buer leurs petites épargnes dans les familles les plus
indigentes. De notre côté, nous avons fait appel aux pa-
roisses des environs ; elles y ont répondu généreuse-
ment. Les unes ont envoyé de Targent, les autres des pro-
visions|de bouche et les autres des chargements de bois de
chauffage. Nos pauvres gens, par leur bonne conduite
et leur résignation chrétienne, ont excité la sympathie
de tout le monde.
Le 14 février, un jeune Anglais est venu abjurer les
erreurs du protestantisme dans notre chapelle intérieure.
Ça n'a pas été l'effet d'un enthousiasme passager; il y
songeait depuis longtemps. C'est sur les bancs d'un col-
lège de France, de Douai, si je ne me trompe, que la vé-
rité a commencé à se faire jour dans son esprit. De
retour dans sa famille, il voulut obéir à sa conscience et
embrasser la religion catholique ; mais ses parents s'y
opposèrent, sans doute au nom de la liberté de conscience
et du libre examen. Pour mettre son projet à exécution,
il résolut de se soustraire à leur domination tyrannique
et partit pour le Canada. La fortune ne lui sourit pas.
Une goélette, sur laquelle il avait mis tout son avoir, fit
naufrage, et ce fut à grand'peine qu'il réussit à échap-
per à la mort. Ruiné et dépouillé de tout, il se mit en
service et prit la première place qu'il rencontra ; c'était
chez un protestant. Dans le calme de sa nouvelle posi-
tion, il se mit à réfléchir sur les vicissitudes de la vie et
— 271 —
résolut d'accomplir au plus tôt le projet que le bou Dieu
lui avait inspiré depuis longtemps et pour lequel il avait
tout quitté : parents et patrie. Il fit, sur ces entrefaites,
la rencontre du R. P. D.uf , qui s'assura, au bout de quel-
ques semaines, qu'il connaissait bien son catéchisme
et les obligations qu'il allait contracter, et eut le
bonheur de l'admettre le 14 février dans le sein de
l'Eglise.
Le 19 mars est la fête patronale do notre Société de
Saint-Joseph. Elle a voulu la célébrer avec encore plus
de pompe et d'éclat que les années précédentes. Le lieu-
tenant gouverneur avec sa famille et deux de ses mi-
nistres nous ont fait l'honneur d'y assister. Notre église
avait été magnifiquement ornée pour la circonstance.
Trois faisceaux de banderolles aux couleurs nationales
(bleu, blanc, rouge) pendaient gracieusement de la voûte,
tous les autels étaient éblouissants do fleurs et de lu-
mières. Un chœur composé des plus habiles artistes de
Saint-Roch et de Saint-Sauveur a chanté admira-
blement une messe de Lambillotte. Le R. P. Vignon,
supérieur des jésuites de Québec, a bien voulu donner le
sermon de circonstance, qui a été bien goûté. Je ne dois
pas manquer de mentionner qu'outre l'orgue, nous
avions un corps de musiciens organisé par la Société et
qui a fait ses débuts en ce jour. Au dire de tout le
monde, il s'est fort bien tiré d'afiaire.
Tout, en un mot, a contribué à donner une solennité
inaccoutumée à notre fête, à l'exception du temps. Il est
d'usage que la Société aille, en corps, saluer le président
avant la messe et l'amène, en l'escortant, jusqu'à l'église.
Nos musiciens devaient être de la partie, celte année, et
faire entendre, à cette occasion, leurs joyeuses fanfares.
Mais ils avaient compté sans la température; il faisait un
véritable froid de Sibérie, de sorte qu'ils n'ont pu se
272
servir de leurs instruments. Malgré ce contre-temps, la
fête, dans son ensemble, a été magnifique, et tout le
monde est retourné heureux dans sa famille. Après
l'office , Son Excellence , avec sa famille et ses mi-
nistres, a passé quelques instants au salon. Ces Messieurs
se sont montrés de la plus grande urbanité envers nous
et les principaux officiers de notre Société, qui sont venus
leur présenter leurs hommages et les remercier de l'hon-
neur qu'ils avaient bien voulu leur accorder.
Une chose qui doit donner plus de prix encore à cette
condescendance de notre bon gouverneur, c'est que
la petite vérole faisait toujours quelques victimes, et
que notre localité, bien à tort je le pense, n'a pas la
réputation d'être la plus saine. De plus, nos paroissiens
ne sont pas forts sur les précautions recommandées
par l'hj'giène; à peine convalescents, la figure toute vio-
lacée et à peine dépouillée des croûtes qu'engendre
cette affreuse maladie, ils ne craignent pas de venir à l'é-
glise. Il fallait donc plus que de la bonne volonté de la
part de Son Excellence pour venir assister à notre fête.
Nos pauvres gens lui en ont su gré, comme on pouvait le
voir sur leurs visages quand ils l'attendaient autour de sa
voiture et des deux côtés de la rue. J& regrette d'avoir à
dire maintenant que notre bon gouverneur a été assez
sérieusement indisposé, ces jours derniers, pour ne pou-
voir pas ouvrir le Parlement en personne, et qu'il a fallu
nommer un administrateur pro tempore. Les dernières
nouvelles nous font espérer que sa santé se rétablira et
qu'il pourra continuer de remplir ses fonctions jusqu'au
mois de février 1878, leur terme légal d'après notre con-
stitution.
Notre printemps a été des plus rigoureux, de sorte
que le pont de glace qui entrave la navigation du Saint-
Laurent n'est parti que le 6 ou 7 mai. Quelques jours
— 273 —
après, nous avions le plaisir de voir arriver au milieu de
nous le R. P. Lacombk, envoyé en mission extraordinaire
par M6' Taché, pour établir un courant d'émigration ca-
tholique vers la rivière Rouge. Ce point est de la dernière
importance pour cette province, qui ne s'est, pour ainsi
dire, jusqu'à présent, recrutée que des tîléments étrangers
à notre langue et à notre Foi, que lui fournissent, non-seu-
lement la province limitrophe d'Ontario, mais encore la
loinlaineIslande,voiremême]a asainteet orthodoxe » Rus-
sie. Ce cher Père a bien débuté, car, quelques jours après,
nous apprenions qu'une centaine de familles canadiennes
se dirigeaient des États-Unis vers Manitoba. Encore une
fois, ce n'est pas un petit service qu'il rend au pays et à
la religion.
Une autre visite, je ne dirai pas imprévue, mais plus
extraordinaire, nous attendait quelques jours après. Le
R. P. SouLLiER, que vous avez bien voulu nommer visi-
teur de la province du Canada, accompagné du R. P. Pro-
vincial, nous arrivait le 25, jour de l'Ascension. Nous
étions à la fin de la retraite de la Sainte Famille. Il eut
la bonté de dire, le lendemain, la messe de communion,
et, le soir, de présider à la réception d'ime centaine de
postulantes. Après avoir été présenter ses hommages à
W l'Archevêque et aux principaux membres du clergé,
il nous quittait, dès le soir même, en nous annon-
çant qu'il ne ferait sa visite oilicielle qu'à son retour de
Manitoba.
Dans une de ces courtes récréations que nous eûmes le
bonheur de passer ensemble, il m'arriva de dire, en
voyant la grande sécheresse qui régnait depuis longtemps
et la violence du vent qui soufflait : Voilà un temps
pour les incendies. «Quelle drùle d'idée, me dit-il, quel
rapport peut-il y avoir entre lo tumps et les incendies? —
Pour peu que vous restiez dans le pays, vous le compreu-
— 274 —
drez, » lui répondîmes-nous. Il n'a eu que trop, cet été,
roccasion de vérifier Texactitude de la prévision : la petite
ville de Saint-Jean a été presque entièrement détruite; la
ville épiscopale de Saint-Hyacinthe, dans un premier feu,
a perdu six cents maisons sur sept cents, et vingt dans
un deuxième. A la pointe Lévis, qui est en face de Québec,
il y a eu cinq ou six incendies plus ou moins considé-
rables. Le premier de la saison, et un des plus désas-
treux, a eu lieu à nos portes, pour ainsi dire, dans un l'au-
bourg voisin du nôtre. Le feu a pris naissance à l'extrémité
ouest et s'est rendu presque en droite ligne jusqu'aux
remparts, dévorant tout sur son passage, depuis trois
heures précises du matin jusqu'à sept heures du soir;
il n'a épargné que l'Asile du Bon Pasteur, qui est
resté debout au milieu des ruines fumantes de quatre
cent onze maisons. Les flammes, poussées par un vent
violent, avançaient avec tant de rapidité, malgrélesefïorts
héroïques de nos pompiers, que les pauvres incendiés n'ont
presque rien pu sauver. Heureusement que c'était au début
de la belle saison, le 30 mai, et à une époque de travail.
Grâce à la collecte qui a été faite dans toute la ville et aux
édifices publics qui ont été mis à leur disposition, les victi-
mes, quoique au nombre de cinq à six mille, n'ont pas eu
trop à souffrir sous le rapport du logement et de la nour-
riture; du moins le nécessaire ne leur a pas manqué.
C'était, jour pour jour, l'anniversaire d'un autre incendie,
qui avait déjà détruit ce faubourg vingt ans aupara-
vant.
C'est le triste sort auquel doivent s'attendre vos enfants
de Québec dans un avenir plus ou moins rapproché, au
milieu des milliers de bâtisses en bois qui se touchent
presque partout, ou qui ne sont séparées que par des
rues de 30 à 36 pieds de largeur.
Cependant, à quelque chose malheur est bon, dit le
— 273 —
proverbe. Notre municipalité a profité de la leçon pour
faire creuser de vastes citernes, disséminées de 2 000 pieds
en 2 000 pieds, sur toute l'étendue de noire paroisse. On
s'en est déjà bien trouvé : Une maison, où le feu avait
pris pendant que tous les bommes étaient à la grand'-
messe, en a été quitte pour quelques dégâts insignifiants.
Sans la citerne du voisinage, vu la forte brise qui régnait,
on ne sait où le feu se serait arrêté, et, probablement,
on aurait eu à déplorer une catastrophe aussi considé-
rable qu'en i866. Nous avons une de ces citernes à une
vingtaine de pas du presbytère, et notre Père économe en
a fait creuser deux dans le jardin ; de sorte que, sauf le cas
d'un embrasement général, nous avons quelque chance
d'échapper au danger qui nous menace.
Quelques jours après le départ du R. P. Visiteur,
M^' Fahre, alors coadjutcur de Montréal, nous faisait
l'honneur d'accepter notre hospitalité. Le lendemain, qui
était un dimanche, SaGrantleur a bien voulu adresser la
parole, une première fois aux petites filles du couvent, une
deuxième à la Congrégation des jeunes gens et une troi-
sième à la paroisse. Le soir, Elle nous quittait pour aller
prêcher au mois de Marie de la cathédrale ; c'est bien le
cas de dire ti^ansiit benefaciendo.
Le 3 août, le H. P. Visiteur nous arrivait de nouveau,
cette fois pour faire la visite régulière de la maison. 11 a
été à même de voir que nous ne sommes pas toujours
dans les frimas, et que, sous le rapport de l'intensité de
la chaleur, si ce n'est sous celui de la durée, nous n'a-
vons rien à envier à la France. Laissant de côté les ré-
sultats religieux, je vous dirai qu'au point de vue matériel
sa visite a tranché deux difficultés qui partageaient nos
esprits. La première avait trait à la construction d'une
salle d'asile pour les petits enfants de sept ans et au-des-
sous. Les uns la voulaient avec ardeur et les autres ne
— 276 —
s'en souciaient guère. Le R. Père a décidé que c'était le
complément nécessaire de notre paroisse.
La deuxième était au sujet d'une chapelle de congré-
gation. Depuis longtemps nous étions indécis sur le choix
du site : les uns la voulaient sur le terrain adjacent à
l'école des Frères; d'autres la voulaient dans une direc-
tion opposée, sur le terrain de notre futur asile; d'autres
ailleurs. Nous avions bien pensé à la mettre dans notre
sacristie supérieure, et, bien des fois, nous avions re-
gretté qu'après l'incendie de 1866 on n'eût pas suivi
l'idée du R. P. Vandenberghe, qui voulait bâtir la sacristie
d'une rue à l'autre. Mais, à la vue des embarras et des
dépenses qu'entraînerait la modification de l'état de
choses actuel, nous nous étions demandé s'il ne valait pas
mieux bâtir sur un terrain où nous aurions nos coudées
franches et où nous ne serions gênés par aucune construc-
tion déjà existante. Le R. P. "Visiteur a fait disparaître
toutes nos hésitations en nous faisant comprendre que
ce dernier parti serait bien plus dispendieux, moins avan-
tageux au point de vue de l'unité d'action et de la con-
centration de la paroisse, et, en même temps, bien incom-
mode pour le Père qui en serait chargé. Il a donc été
décidé, à l'unanimité du conseil, auquel prenait part le
R. P. Provincial, que la chapelle serait au-dessus de
la sacristie, qui sera allongée des deux côtés, de ma-
nière à nous donner une longueur de 100 pieds. On
élèvera les murs et on disposera le toit, qui a besoin d'être
refait, de manière à donner à la chapelle une cinquan-
taine de pieds de hauteur, et à recevoir un petit clocher
d'une soixantaine de pieds. D'après les calculs de l'archi-
tecte, elle pourra contenir mille personnes. Elle sera sous
le vocable de Notre-Dame de Lourdes, pour laquelle nos
gens ont une grande dévotion.
D'après le plan du R. P. Visiteur nous ne serons nulle-
— 277 —
ment embarrassés de noire grande sacriptie. Elle se
trouvera partagée naluroUeuienlen trois comparliments,
séparés par des cloisons vitrées ou simplement à jour, si
l'on veut. Le premier servira pour les enregistrements et
la comptabilité ; le deuxième, au centre, pour le vestiaire,
elle troisième pour la pénilencerie ou le.s confessionnaux.
Gomme nous nous ressentons toujours delà ciise com-
merciale, et que la dépense sera un peu forte pour nos
moyens actuels, nous nous proposons de faire l'an pro-
chain une loterie, qui, si elle n'est pas trop entravée par
d'autres œuvres analogues, nous donnera un résultat
beaucoup plus considérable qu'un bazar. Déjà nous avons
eu occasion de sonder l'opinion, et, partout, notre projet
a rencontré la plus grande sympathie. Les uns nous offrent
des lots; par exemple : une voiture d'été, une voiture
d'hiver, une montre en or, un moulin à battre le grain, uu
emplacement à bûlir; les autres oflVent des matériaux.
Un seul offre 75 toises de pierres, un autre vingt-cinq
mille briques, un autre des fournées de chaux, d'autres
des châssis, des portes; d'autres enfin du bois de con-
struction tout scié, prêt à être posé Mais aussi,
il faut le dire, leur générosité est bien stimulée par
le R. P. Dazé, qui ne ménage ni ses pas ni ses dé-
marches.
Après la visite de notre maison, le R. P. Soullier est
parti avec le R. P. Provincial pour la mission sauvage de
lietsiamits, où j'ai eu le bonheur de les accompagner.
Comme j'ai vu dans un des numéros des Annales que le
R. P. Visiteur doit faire plus tard le récit de ses voyages,
je me dispenserai d'en parler.
Le 13 août, W l'Archevêque avait la bonté de venir
bénir une cloche de 2 000 livres qui, avec tous les frais
de fonderie, transport, assurance et placement, nous
revient à neuf cent soixante et dix piastres. Elle com-
— 278 —
plète notre carillon. Grâce au zèle entreprenant et infa-
tigable du R. P. Dazé^ elle se trouve payée, moins
une trentaine de piastres qui, j'ai lieu de l'espérer, nous
seront apportées avant la fin de l'année. Sa Grâce a
fait le sermon de circonstance.
Le 26, nous commencions un bazar qui a duré une di-
zaine de jours. Il était destiné à couvrir les frais des stalles
de notre église, que nous avons commandées cet hiver
pour donner un peu d'ouvrage à nos pauvres ouvriers.
Malgré la dureté des temps, nos Dames directrices se sont
mises à l'œuvre avec un courage indomptable. Le bon
Dieu a béni leurs efforts et les sacrifices considérables de
plusieurs d'entre elles. Grâce à un temps exceptionnelle-
ment beau, notre bazar a reçu la visite d'un grand nombre
d'acheteurs ; de sorte qu'il a réalisé dix-huit cents piastres.
Ce résultat a surpris tout le monde et nous-mêmes les
premiers; car, en commençant, nous ne comptions pas
sur plus de cinq à six cents piastres. Nos espérances ne
s'élevaient pas au chitire de mille ; lequel chiffre, dans
les circonstances actuelles, nous paraissait fabuleux.
Dans mes précédents rapports, je vous ai parlé souvent,
mon très-révéreud Père, de nos craintes et de nos espé-
rances au sujet du tracé du chemin de fer qui doit tra-
verser notre paroisse et nous relier avec Montréal,
Ottawa et le Pacifique canadien. Ce tracé est définitive-
ment adopté. Nous avons obtenu, à peu près, tout ce que
nous désirions, et, depuis quelques semaines, la vapeur
réveille de ses sifflements aigus les échos de notre vallée.
Le 12 novembre, nous avions le bonheur de posséder
quelques instants au milieu de nous M^"^ Taché, que les
affaires de son diocèse avaient appelé en Canada.
La matinée du 14 nous ménageait une autre surprise bien
agréable : l'apparition, c'est bien le mot, du R. P. Laçasse
que nous croyions tous êtreeuhivernementchezlesEsqui-
— 279 —
maux, dans les profondeurs de la baie d'Hungava.
Le cher Père arrivait de Montréal, où il s'était rendu
directement pour voir le R, P. Visiteur. Il n'a pu nous
accorder que cinq minutes, le temps de nous donner l'ac-
colade fraternelle et de nous dire bonjour et adieu; il lui
fallait profiter du dernier steainboat de la saison, sous
peine de faire de grandes dépenses et d'arriver on ne
sait quand à Betsiamits. Il était sept heures vingt mi-
nutes, et à huit heures le bateau, qui était à une demi-
lieue, devait quitter le port. Nous avons eu le temps
néanmoins de constater que le bon Père, à en juger par
les apparences, n'avait pas trop souffert de la cuisine
des Esquimaux.
Il ne me reste plus maintenant à mentionner qu'un
seul fait dont j'aurais dû vous parler plus tôt, c'est le re-
censement de notre paroisse. Nous l'avons fait à la fin de
septembre et nous avons constaté que le nombre des
familles était de 2 334 donnant 7 905 communiants et
40 973 âmes, ou eu chiffres ronds^ en y comprenant les
navigateurs et les jeunes gens partis pour les chantiers,
une population de plus de 11000 âmes et de plus de
8000 communiants.
Avec toutes nos congrégations et les œuvres qui
se rattachent à une si vaste paroisse, vous pouvez juger
facilement que l'ouvrage ne nous manque pas et qu'il y
en aurait même assez pour occuper six Pères.
Veuillez bien, Très-Révérend et bien-aimé Père,agréer
ce récit tel qu'il est, et bénir tous vos enfants de Québec,
en particulier,
Votre très-obéissant et dévoué fils en N.-S. et M. I.
Grenier, o. m. i.
P. S. Je ne vous ai i ien dit de nos bons frères Gagnon
et Laporte. Je dois leur rendre le témoignage qu'ils ne
T. XV. 19
— 280 —
s'épargnent pas et partagent généreusement nos veilles
les jours de concours; ils nous rendent de grands ser-
vices, et ne contribuent pas peu, par leur zèle, à dé-
corer notre église et à relever la pompe de nos offices.
MANITOBA.
LETTRE DU R. P. CAMPER AU RÉVÉREND PERE MARTINET,
Saint-Laurent (lac Manltoba), le 12 avril \81Q.
RÉVÉREND ET BIEN CUER PÈRE,
L'année jubilaire 1875 comptera pour Saint-Laurent
comme une année de bénédictions toutes spéciales. La
retraite prccliée par le R. P. Supérieur de Sainte-Marie
de-Winipeg a opéré un grand bien. Elle commença le
19 septembre, fête de N.-D. des Sepi-Douleurs, pour se
terminer le dimanche suivant, 26. Deux fois par jour, les
fidèles se rassemblaient pour implorer les miséricordes
divines et entendre prêcher les grandes vérités du salut.
Le matin, à neuf heures, la grand'messe était suivie
d'une instruction ; à trois heures de l'après-midi, il y avait
chant d'un cantique, récitation du chapelet, puis une se-
conde instruction; avertis quelques semaines d'avance,
tous se firent un devoir d'assister ù chacun de ces exer-
cices. Les habitants de la Pointc-de-Chênes, eux-mêmes,
demeurant à six ou sept milles de la mission, se seraient
reprochés d'en manquer un seul. Deux fois par jour la
nouvelle chapelle se remplissait comme les jours de di-
manche et de grandes fêles. Nous étions loin de nous
attendre à un concours si nombreux. Pauvres, vivant au
jour le jour de pêche ou de chasse, la plupart avaient un
véritable sacrifice à faire; mais ils préféraient s'exposer
au jeûne que de laisser échapper une si belle occasion
— 281 —
d'entendre la parole de Dieu annoncde par un vënorable
Missionnaire, l'apôtre des Cris et des Pieds noirs. Dieu
bénit leur bonne volonté. Le temps fut magnifique pen-
dant toute la semaine.
Les exercices, suivis d'une retraite, étaient, pour les ba-
bitants du Lac, chose toute nouvelle. Ifs y prirent goût.
Quelques-uns d'entre eux connaissaient déj.^ le R. P. La-
combe, et la plupart avaient entendu parler de lui comme
d'un Missionnaire très-versé dans la langue crise, et très-
zélé pour le salut des Times les plus abandonnées. Il n'en
fallait pas davantage pour lui gagner leur atloction et les
rendre avides do l'entendre. Chacune de ses instructions,
faites dans cotte langue, qu'un grand nombre parlent et
que tous comprennent, fut écoutée avec la plus religieuse
attention. Tonibant dans des cœurs bien préparés, cette
semence de la parole divine ne pouvait manquer de pro-
duire d'heureux fruits de salul. Les bons s'animèrent
d'un nouveau zèle pour le bien. Plusieurs qui, par suite
de difticultés, de gène ou d'indifférence, négligeaient
leurs devoirs depuis deux à trois ans, jugèrent l'occasion
favorable pour se réconcilier avec Dieu. Et quelques-
uns môme, qui menaient une vie scandaleuse, trouvè-
rent qu'il faisait bon de servir le Seigneur, et se détermi-
neront à changer leur manière de vivre. A l'exception de
deux ou trois rebelles, tous ceux qui étaient présents s'ap-
prochèrent du Sacrement de pénitence; et la plupart, à la
fm de la retraite, reçurent leur Dieu dans leurs cœurs.
Ceux qui n'eurent pas ce bonheur immédiatement, l'eu-
rent bientôt après.
M*' rArchevèque avait promis de venir terminer les
exercices de la retraite, et conférer en même temps à
quelques personnes le sacrement de confirmation. Sa
Grâce arriva le samedi au soir. Elle venait de bénir, le
matin, la nouvelle église do la baie Saint-Paul. Le Père
— 282 —
DÉCORBY, survenu pendant la cérémonie, l'accompagnait.
Plusieurs jeunes gens à cheval, armés chacun d'un
fusil, avaient chevauché au-devant de Monseigneur, à
six ou sept railles de la mission. Dès qu'ils avaient aperçu
leur bien-aimé Archevêque, ils l'avaient salué par de
nombreuses décharges; et, après avoir reçu sa bénédic-
tion, ils s'étaient rangés derrière sa voiture pour lui
servir d'escorte. Ils arrivèrent vers cinq heures. Les
confessions étaient terminées. Tout le monde, réuni à la
porte de l'église, se mit à genoux pour recevoir la béné-
diction de Monseigneur, à laquelle les jeunes gens répon-
dirent par une nouvelle décharge de mousqueterie.
Le lendemain le R. P. Décorby chantait la grand'-
messe. Monseigneur l'Archevêque donpa une première
inslrucliou en français sur le sacrement de Confirma-
tion, qu'il conféra ensuite à une douzaine de personnes.
Dans l'après-midi. Sa Grâce fit un second sermon, en lan-
gue crise, félicitant les fidèles sur les bonnes dispositions
qu'ils avaient apportées à la retraite, et les engageant for-
tement à la couronner par un nouveau sacrifice librement
et généreusement ofifert au bon Dieu, celui de s'abstenir,
pour la vie, de boissons enivrantes. Soixante-treize hom-
mes, jeunes gens ou garçons, et soixante-cinq femmes ou
filles répondirent à l'invitation de leur bien-aimé Pasteur,
Ensuite eut lieu la plantation d'une croix à la porte de
l'église, en souvenir du Jubilé, et comme témoin de la
promesse qu'ils venaient de faire à Dieu. Enfin la céré-
monie se termina par le chant du Te Deum et la bénédic-
tion du Très-Saint Sacrement.
Ainsi finirent ces jours de salut. Après avoir présenté
ses respectueux hommages au grand chef de la prière, et
lui avoir demandé une dernière bénédiction, chacun
songea à regagner ses pénates, conservant dans son cœur
les bonnes paroles qu'il avait entendues. Le 27, au matin,
— 283 —
Monseigneur, ainsi que les RH. PP. Lacombe cl Dégorby
disaient adieu aux Missionnaires du lac Manitoba et re-
prenaient la route de Saint-Boniface. Les uns et les
autres étaient remplis de joie et bénissaient le Seigneur
des grâces qu'il avait bien voulu répandre sur la mission
de Saint-Laurent.
L'impression produite sur les cœurs par les instructions
du R. P. Supérieur de Sainte-Marie avait été profonde.
Longtemps après, nos chrétiens parlaient encore avec com-
plaisance de ces jours de véritable joie et de bonheur inac-
coutumé. Us commençaient à comprendre que le joug du
Seigneur est doux. Qui avait amené cet heureux résultat?
Hœc mutatio dexlerœ excelsi^ bien cher Père. Il y avait envi-
ron deux ans que, poussé par le souftle de l'Esprit divin et
aussi, sans doute, par l'inspiration de mon bon Ange,
j'avais implpré, en faveur de ma pauvre mission, les
prières d'un grand nombre de personnes dévotes au
Sacré Cœur de Jésus et à Marie Immaculée. Nous avions
placé dans notre chapelle une belle image du Sacré Cœur,
que le R. P. Tissot nous avait apportée de France. Nous
avions parlé à nos gens de cette admirable dévotion. Nous
leur avions dit les prodiges qu'elle opère ailleurs, et nous
leur avions promis qu'elle en opérerait aussi parmi eux.
Enfin, à la fête de Noël, nous avions consacré à cet ai-
mable Cœur la mission tout entière. La protection
divine se fit sentir immédiatement. Des difficultés, surve-
nues bientôt après, disparurent comme -par enchante-
ment et tournèrent même à bien. Encouragé, je multipliai
les recommandations, en réclamant les prières des âmes
pieuses; et déjà le bien se faisait, quoique encore insen-
siblement, lorsque la retraite du Jubilé, en apportant à
tous et à chacun des grâces particulières, est venue
triompher des derniers obstacles et gagner définitive-
ment à Dieu des cœurs déjà ébranlés. Depuis ce temps,
— 284 —
la parole de Dieu ne retentit plus seulement aux oreilles
comme un airain sonnant, elle va au cœur, et un bon
nombre s'appliquent aussitôt à la mettre en pratique.
Quelques personnes surtout se font remarquer par leur
bonne volonté. Les confessions et, parla même, les com-
munions sont devenues beaucoup plus fréquentes. Plu-
sieurs se confessent tous les mois, quelques-uns plus
souvent, et les moins fervents tiennent à s'approcher des
Sacrements au moins aux principales fêtes de l'année. A
la Toussaint et à Noël la plupart se sont nourris du pain
des forts. De plus, le jour de Noël, à la messe du jour,
quatorze enfants ont eu le bonheur de faire leur première
communion. Le Missionnaire a pu se réjouir d'autant
plus, en voyant les excellentes dispositions apportées
par ces enfants, que depuis longtemps il avait essayé en
vain de les préparer à cette importante action. Autrefois,
les jours de semaine, personne ne venait à la sainte
messe. Avant le Jubilé, on n'y voyait encore que
quelques rares personnes, toujours les mêmes. Depuis
la retraite, un bon nombre y assistent tous les matins ;
et, chaque jour, N.-S. Jésus-Christ reçoit plusieurs vi-
sites au Très-Saint Sacrement de l'Autel. Enfin, pendant
la retraite, le Révérend Père prédicateur érigea dans
notre chapelle les stations du chemin de la Croix. 11 fit
une instruction sur cette touchante dévotion et expliqua
la manière de la pratiquer dignement. Ce fut immédiate-
ment, àl'envi, à qui s'en acquitterait avec plus de ferveur.
Elle est devenue la dévotion favorite. A partir de cette
époque, il ne se passe guère de jour que quelqu'un ne
parcoure la voie douloureuse ; et chaque dimanche, plu-
sieurs fidèles se plaisent à y suivre les traces de Jésus.
Daigne le Seigneur leur conserver longtemps ces bonnes
dispositions!
Lorsque j'arrivai au lac Manitoba, en octobre 1866, il
— 285 —
y avait ù la mission treize familles catholiques^ et dix ù
la Pointe-de-Chênes. La chapelle était une pauvre con-
struction de 30 pieds sur 20, qui menaçait déjà ruine.
Rien ne la distinguait des autres maisons du village si ce
n'est une petite croix placée au-dessus du faîte. Le Mis-
sionnaire avait pour demeure une allonge d'environ
20 pieds carrés. Ce seul et unique appartement lui servait
en même temps de salle à manger et de chambre à
coucher, de salle d'étude et de chambre de récep-
tion, etc., etc. La simplicité recommandée par nos saintes
règles, y était strictement gardée. Point de luxe et point
de superflu. Une table, un lit, quelques images, deux ou
trois chaises, une ou deux cassettes en étaient tout le
mobilier. Toutefois cette humble chaumière avait un
grand avantage que n'ont pas toutes les grandes et belles
maisons de Paris, c'est que nous n'avions qu'une porte à
ouvrir pour rendre visite à Jésus au Très-Saint Sacrement.
Nous habitions sous ce même toit, lorsque l'arrivée du bon
frère Mulyihill, en décembre 1867, fit monter à trois le
personnel de notre communauté : un Béarnais, un Bre-
ton et un Irlandais, trois bons apôtres! Venus pour
évangéliser les pauvres, ils vivaient eux-mêmes pauvre-
ment, comptant plus sur la Providence que sur la généro-
sité des Manitobiens. Dieu merci ! elle ne les abandonna
jamais et, si la table n'était pas toujours des mieux servies,
l'union fraternelle qui régnait entre eux en assaison-
nait tous les mets et les leur rendait délicieux.
La première période d'une mission est la plus rude. Le
R. P. SiMONET en supporta généreusement toutes les ri-
gueurs. Appelé ailleurs par ses supérieurs, il nous faisait
ses adieux au mois de janvier 1870. Ce cher Père était
très-aimé des habitants du Lac. La manière dont ils
parlent encore de lui témoigne do la plus profonde
estime et du plus sincère attachement. Nous aussi, nous
~ 286 —
le vîmes partir à regret. Il avait été pour nous un Père
tendre et bon et le Frère le plus affectionné.
L'Irlandais et le Breton étaient restés seuls. Le Révérend
M. Proula. leur fut donné pour compagnon au mois de
septembre. Ce prêtre zélé et plein de talents nous fut d'un
grand secours daus ce temps de troubles et d'incerti-
tudes. Il se soumit avec joie à toutes les incommodités de
noire pauvreté et prit part volontiers à nos travaux ma-
nuels. Son séjour à Saint-Laurent fut d'environ un an et
demi. Il nous quittait à la fin de mars 1872. Au mois de
juillet, le R. P. Me' Carthy vint passer les vacances au
milieu de nous et prendre un peu de repos. L'air frais de
notre grand lac allait à sa santé. Il nous fut bientôt donné
pour faire définitivement partie de notre petite commu-
nauté.
Depuis, il n'y a point eu de changement dans le per-
sonnel de la maison, mais la mission a pris un tout autre
aspect. Plusieurs nouvelles maisons ont été bâties. Nous
comptons aujourd'hui trente-deux familles catholiques
établies le long du bois sur une étendue de plus de
3 milles, et à une distance d'environ 1 mille du lac. A la
Pointe-de-Chênes, le nombre des familles est resté à peu
près le même. Nous faisons tous nos efforts pour rappro-
cher celles-ci, et nous espérons qu'avant longtemps elles
seront toutes fixées à la mission. Déjà, avant mon arrivée
dans le pays, le R. P. Simonet parlait de construire une
nouvelle église et en cherchait les moyens. Nous dûmes
attendre encore plusieurs années avant de pouvoir en
poser les fondements. Enfin nous en bénîmes la première
pierre le 10 août 1873, fête de Saint-Laurent, patron de
la paroisse. Nous avons aujourd'hui une belle église de
60 pieds. Chacun des paroissiens y a apporté le travail de
ses mains. Mais, ce n'est que grâce à la générosité de
Msf l'Archevêque, de l'honorable James Me' Ray, et à
— 287 —
quelques souscriptions faites tant parmi les prolestants
que parmi les catholiques, que nous avons pu ouvrir
ce nouveau temple au culte public et en faire la bénédic-
tion le 20 juin de l'année dernière. Les fidèles s'étaient
cotisés pour faire chanter ce jour-là une grand' messe en
l'honneur du Sacré Cœur de Jésus, tena"n' à lui consacrer
leur nouvelle chapelle et à la mettre sous sa divine pro-
tection. Ils ont acheté un petit harmonium qui, chaque
dimanche et chaque jour de fête, soutient le chant des
enfants, habilement formés par le 11. P. Me' Cartuy.
Bientôt le modeste clocher sera enrichi d'une magnifique
cloche, promise par notre représentant au Parlement
local. L'église à peu près terminée, nous avons entrepris
une nouvelle bâtisse de 30 pieds, qui servira de maison
d'école. Les travaux en sont déjà assez avancés et nous
espérons qu'elle sera prête à recevoir les enfants au mois
de septembre prochain. Quant à notre résidence actuelle,
un peu dans le genre de la première, elle est loin d'être
un palais. Nous y sommes à l'étroit, mais déjà les princi-
pales pièces de charpente du futur monastère sont ren-
dues sur le terrain, et, Dieu aidant, avant longtemps
nous aurons une bonne et grande maison, où, si nous ne
goûtons pas toutes les douceurs, nous aurons au moins
le suffisant.
J'ai parlé de Técole. Nous avons, en eiiet, bien cher
Père, une école régulière, où une cinquantaine d'en-
fants viennent apprendre à lire, écrire et calculer. Le
français et l'anglais y sont enseignés. La charge en est con-
fiée au F. MuLviHiLL, qui, malgré ses autres occupations,
s'en acquitte avec zèle et réussit à merveille. Les enfants
sont généralement très-intelligents et font des progrès
rapides. Toutefois un grand obstacle reste à vaincre; c'est
que, la plupart des parents ne parlant que le cris ou le
sauteux, leurs enfants ne comprennent que fort peu le
— 288 —
français. Pour les y accoutumer, nous avons pris pour
règle^ depuis deux à trois ans, de ne leur prêcher qu'en
cette langue, sauf cependant à leur faire, tous les diman-
ches soir, une petite instruction, en forme de catéchisme,
dans la langue la plus généralement parlée, c'est-à-dire
en sauteux. Depuis le mois de février, le R. P. Me' Garthy
se dévoue aussi à l'enseignement à la Poinle-de-Giiênes.
Cette nouvelle école ne saurait durer longtemps. Mais,
en faisant mieux apprécier aux parents tous les avan-
tages d'une bonne éducation , elle les disposera à
faire quelques sacrifices pour se rapprocher de la mis-
sion, où ils pourront si facilement procurer ce bienfait à
leurs enfaiîts.
La population étant peu nombreuse, l'exercice du mi-
nistère à Saint-Laurent n'entraîne point de grandes fati-
gues et ne saurait occuper deux Pères. Mais ici, le Mission-
naire, pour vivre, doit gagner son pain à la sueur de son
front. Les travaux manuels absorbent donc une grande
partie de notre temps ; sans compter les voyages que nous
faisons ici et là. En effet, la paroisse de Saint-Laurent
n'est pas la seule confiée à nos soins. Nous avons encore
à visiter les différents postes échelonnés autour des lacs
Manitoba , Winipegons et du Cygne. Pour compléter
ce rapport, je dois aussi vous dire un mot de la partie
dispersée de notre troupeau. Comme de coutume, j'ai fait
cet hiver un voyage dans ces parages. Suivez-moi, révé-
rend et bien cher Père. Je vous parlerai le long du che-
min des pauvres chrétiens que nous y rencontrerons.
Un sauvage catholique de la baie des Canards est venu
me chercher avec sa traîne à chiens. Il sera mon guide et
mon seul compagnon. Le 25 janvier, fête de la conversion
de saint Paul, je quitte mes frères et vais camper à la
Pointe-de-Chènes. Le lendemain nous passons par la
rivière du Cygne et arrivons le soir à la Pointe-aux-
— 289 —
Lièvres. Ici j'entends deux confessions d'enfants. Les ca-
llioliques do ces deux endroits vont gcnûralement à
Saint-Laurent pour les principales fêles de l'année. Ils ne
sont point nombreux. Je ne compte qu'une seule t'amille
à la rivière du Cygne, et deux à la Pointc-aux-Liévres,
plus une femme, récemment mariée par le ministre à
un protestant.
Le 27, nous dînons à la Grande-Pointe. Ici hiverne,
dans la maison de son beau-frère et cousin, un métis an-
glais, converti autrefois du prote?tanlisme à la religion
catholique^ et baptisé par le R. P. Lestanc. Il s'est livré
depuis un an au vice de l'ivrognerie et néglige entière-
uîent ses devoirs. Toutefois, il se dit encore catholique. Il
s'est marié l'été dernier à une protestante en présence
du P. Me' Carthy. Je n'ai pu le voir ; il était absent. La
mère de son épouse était catholique dans le temps passé.
Mariée à un protestant, elle a fait naufrage dans la foi.
Elle demeure dans ces mêmes parages, mais je ne l'ai
point vue non plus. Notre dîner pris, d'une course
nous nous rendons chez le vieux chef sauteux Jonjons.
Ce vieux chef ne prie pas, mais il a deux de ses enfants
catholiques : une fille mariée à un métis sauteux de la
mission de Saint-Laurent ; et un lilt;, son voisin, qui a
pour femme une sauvagesse catholique de la rivière
Blanche. Mal informé, je n'ai point vu cette famille.
Après quelques instants de repos, nous reprenons notre
marche et allons à 5 ou G milles plus loin demander
logement pour la nuit à une famille sauvage de la rivière
du Chien. La maison est spacieuse, bien tenue, bien
propre. Nous y passons la nuit confortablement. Mais le
matin il fait un temps affreux. Nous avons toutes les
peines du monde à nous défendre contre le vent du nord,
qui finit par nous marquer à la figure. Arrivés au détroit,
nous courons nous réfugier sous la hutte d'un sauvage,
— 290 —
misérable réduit de 12 pieds carrés à peine, à moitié
enseveli dans la terre et n'ayant pour porte que quelques
débris de vieilles couvertures. Nous nous résignons à y
passer le reste de la journée et à y attendre le lendemain
29 janvier. Dans cette pauvre cbauraière, nous dormons
si bien, que le soleil nous surprend entre les bras de Mor-
pbée. Lorsque nous partons, les hommes du télégraphe
sont déjà à l'ouvrage pour percer la glace et planter leurs
poteaux. Nous camperons ce soir à la belle étoile. Gela
nous inquiète fort peu. Mais une autre chose nous cha-
grine. C'est demain dimanche. Nous n'aurons pas la
Sainte Messe. Le mauvais temps, en retardant notre
marche, nous a privés de ce bonheur. Dieu l'a voulu
ainsi. Résignons-nous et dormons en paix. Nous dormons,
en effet. Mais, pendant la nuit, la tempête s'est déchaî-
née ; et le matin, à notre réveil, la poudrerie dérobe à
nos regards toute l'étendue du lac. Le Seigneur veut au
moins nous obliger au repos et nous donner le temps de
chanter ses louanges avec le Psalmisle : Benedicite, gelu
et fyngus. Domino... Ignis, grando, nix, glacies, spiriius
procellarum : quœ faciunt verbum ejus^ laudate Dominum.
Vers midi, le temps se calme. Nous partons ; car nous
sommes loin des maisons et nous n'avons plus de pois-
sons pour nos chiens. A quelques milles de la grande
pointe de Sable, nous apercevons des épinettes plantées
çà et là. C'est de ce côté que nous allons chercher un
abri pour la nuit. En un instant la neige est écartée et
un beau tapis vert couvre toute la largeur du campement.
Mais, hélas ! mon compagnon peut à peine trouver assez
de bois sec pour faire deux attisées ; et, pour comble de
malheur, la nuit est excessivement froide. Nous avons
beau nous recoquiller sous notre robe de buffalo, le froid
nous gagne et nous empêche de dormir. Aussi de grand
malin nous sommes debout, et le jour vient à peine de
— 291 ~
paraître que dëjà nous trottons sur le lac. L'espoir de
trouver du poisson pour nos infatigables coursiers sou-
tient nos forces et notre course jusqu'au soir. Lorsque
nous frappons à la porte du fort de la Compagnie (petit
portage la Prairie), le soleil paraît encore. Nous avons
parcouru 35 milles dans notre journéç. Le commis est
absent. Sa dame nous accueille avec politesse et nous
offre l'hospitalité, que nous acceptons volontiers. Mais
ici encore, point de poissons pour nos chiens. Avant de
nous coucher, nous leur jetons, quoique à regret, quel-
ques bouchées de pcmikan qu'ils dévorent du meilleur
appétit. Plus nous approchons, plus il nous tarde d'arri-
ver au terme de notre voyage. Le 1" février, de grand
matin, nous sommes à la pointe à la Saline. Nous y ren-
controns le commis du poste que nous venons de quitter.
Quand nous avons fait manger nos chiens et qu'ils se
sont un peu reposés, nous leur jetons le cri : « Marche ! »
et nous voilà partis. Nous nous dirigeons vers l'entrée
de la rivière Poule d'eau. Bientôt nous apercevons la
maison de Saint-Matlh Paul, métis de la Rivière-Rouge,
qui depuis trois ou quatre ans s'est fixé dans ces parages
avec sa bande d'enfants. A quelque distance de lui est
venu camper, l'automne dernier, un sauvage de la baie
des Canards. Je consacre à ces deux familles toute la
journée du lendemain 2 février, fête de la Puriûcation.
Je baptise un enfant ; petits et grands se confessent et
les pères et mères reçoivent le pain eucharistique. — Le
3 février nous descendons de 12 milles la rivière. En deux
heures nos rapides coursiers nous font arriver à l'Eijuerre.
Bien vite tous les catholiques se rassemblent. Je chante
un cantique, fais la prière et leur donne une petite in-
struction, après laquelle tous, à l'exception d'un seul,
s'approchent du saint tribunal de la Pénitence. Je bap-
tise deux enfants, et le lendemain sept personnes ont le
— 292 —
bonheur de communier. \ port des familles de traiteurs,
il y a ici cet hiver cinq familles catholiques. Pauvres
sauvages ! Il y en a parmi eux qui aujourd'hui prient et
demain ne prient plus. Mais si leurs enfants tombent
dangereusement malades et que leurs médecins soient
impuissants pour les guérir, alors leur foi se réveille et
ils promettront de faire chanter des grand'messes. — Le
4 février, nous retournons sur nos pas, nous dînons chez
Sainl-Matth et allons camper à la pointe à la Saline. Le
vieux Loyer, sa femme, ainsi que mon compagnon de
voyage, se confessent et communient tous les trois le
lendemain. Ce même jour, 3 février, nous arrivons avant
midi à la Saline. Deux familles métisses y sont établies.
Comme de coutume, elles jeûnent, et elles périraient de
faim si les lièvres n'étaient en abondance (1). Je passe avec
elles le dimanche, leur donne quelques petites instruc-
tions, confesse petits et grands et donne la sainte com-
munion aux pères et mères. La veille, mon compagnon de
voyage a pris les devants. — Le 7 février, au lieu de
coursiers gras et bien altelcs, mon nouveau guide n'a
que des carcasses de chiens avec une traîne et des har-
nais d'aussi cliélive apparence. Mais, taisons-nous; nous
voyageons en pays sauvage, personne ne rira de nous.
Tout ce que je demande, c'est que ces squelettes vivants
traînent ma cassette jusqu'à la rivière aux Epinettes.
Dieu aidant, nous y arrivons avant le coucher du soleil.
C'est ici que s'est fixé, depuis deux ans, J. -Baptiste
Napakisit (le Pied plat), qui est allé me chercher au bout
du lac. Les sentiments admirables de foi et de dévoue-
(J) Le lecleur comprendra difficilement comment on est condamné à
jeûner el à peine préservé de mourir de faim, avec des lièvres en abon-
dance; c'est qu'il juge des lièvres de ces pays d'après ce qu'il sait de
nog lièvres d'Europe. Le lièvre d'Amérique, au contraire, est un pitoyable
gibier et un détestable manger.
— 293 —
ment de ce petit sauvage feraient rougir bien des chré-
tiens des pays civilisés. Sa famille, ainsi que celle de son
frère William et celle de sa sœur Julie, sont, pour le mo-
ment, les seules résidantes aux Epinettes. Je reste avec
elles toute la journée du 8. Parents et enfants se con-
fessent et trois ont le bonheur de recevoir la sainte com-
munion. — Le 9, je me rends avec mon Baptiste à la
baie des Canards. Les habitants de cette place et quel-
ques autres ont voulu le choisir pour leur chef. Il a enfin
consenti, dans l'espoir, si le gouvernement accepte sa
nomination, de voir se réaliser le plus ardent de ses dé-
sirs : entendre plus souvent parler de Jésus-Christ et de
sa doctrine, et procurer à ses enfants et à ceux des
autres le bienfait d'une éducation chrétienne. Il est porteur
d'une lettre du commissaire des Indiens, auquel les sauva-
ges avaient écrit pour lui faire connaître le résultat de leur
assemblée. M. Provencher ne leur donne pas une réponse
délinitive. «Il faut, leur dit-il, qu'il en écrive au surin-
tendant des altaires indiennes à Ottawa, et qu'il at-
tende sa décision. » Tous les hommes convoqués viennent
apprendre ce que dit le chonia-okima. J. -Baptiste Napa-
kisit rend compte de sa mission. Après quoi, je fais deux
baptêmes, j'entends quatre confessions et le lendemain
je donne quatre communions. — Le vendredi H, je
chausse mes raquettes et pars pour le lac du Cygne. La
nuit nous surprend en chemin. Nous campons à la belle
étoile, par un beau temps calme, sous un ciel pur, sans
nuage et parsemé de mille astres brillants ; mais aussi
par un froid des plus intenses. Nous dormons très-peu.
— Le 12, vers midi, nous saluons le vieux Canadien Ge-
naille et sa vieille Charlotte. Tous les hivers, le jeûne est
ici la règle générale. Cette année ne fait pas exception.
Toutefois, plein de conOancedans le Dieu qui prend soin des
petits oiseaux, je séjourne là plus longtemps qu'ailleurs.
— 294 —
Les travaux de mon ministère pendant ces quatre jours
sont : quatre baptêmes d'enfants, un baptême d'adulte,
deux mariages, une première communion et sept autres
communions. Les familles catholiques résidant actuelle-
ment au lac du Cygne sont au nombre de sept. Trois
familles sont allées se fixer plus loin, savoir le fameux Riji-
kous (Petit Ciel) et sa parenté. Il y a, de plus, au lac du
Cygne, quelques familles protestantes, les Brass, dont la
mère était catholique autrefois. Plusieurs d'entre eux sont
venus aux instructions le diraancbe et en semaine. Quant
aux quatre ou cinq familles sauvages protestantes ou infi-
dèles, établies autrefois le long de la rivière du Cygne,
elles ont suivi leur chef et parent Rijikous. — Le 16, je
reprends le chemin de la baie des Canards, où, après
avoir marché toute la journée à la raquette, j'arrive à la
tombée de la nuit. Je tenais à me rendre; car, demain 17,
est un jour mémorable pour la Congrégation ; et, puisque
je n'ai pas le bonheur de célébrer cette fête en famille,
et de goûter, au milieu de mes frères, toutes les dou-
ceurs du Quam bonum et quant jucundum, je veux au moins,
en renouvelant mes vœux, m'unir à eux de cœur, et
offrir à leur intention le saint sacrifice de la Messe. Pen-
dant les deux jours que je stationne à la baie des Ca-
nards, j'entends encore quelques confessions, donne une
communion et réhabilite un mariage déjà fait par le
ministre, deux ou trois semaines seulement avant mon ar-
rivée. Je dois signaler, parmi les bons résultats de ma
visite, la cessation d'un concubinage dont le scandale
affligeait le pays depuis plusieurs années.
Enfin, mon révérend et bien cher Père, j'ai visité tous
les pauvres catholiques de ces parages, je dois songer au
retour.
Baptiste Napakisit m'accompagne encore jusqu'au
poste Maniloba. Nous ne suivons pas tout à fait le
— 295 —
même chemin. J'ai encore deux places à vi?iter, en
passant. — Le 23 février, après avoir niarclié toute
la journée par une poudrerie effrayante, nous venons
camper chez Joseph Beauchamp. Ce malheureux, autre-
fois citoyen de la baie des Canards, est venu se fixer au
milieu dos sauvages, à environ 12 miHes du fort de la
Compagnie. Ces sauvages, il est vrai, sont, pour la plu-
part, catholiques, mais catholiques de nom et seulement
par le baptême. Ils ne connaissent ni prière, ni rien en fait
de religion, et ils ont bien des défauts. Toutefois, ils ne
feront jamais baptiser leurs enfants parle ministre, bien
qu'ils en aient plus d'une fois l'occasion. Quelques-uns
sont venus à confesse, et j'ai baptisé deux enfants. —
Le 24, à midi, nous arrivions chez Alexandre Campbell (à
Notre-Dame du Lac). Campbell est un vieux métis écossais.
Après avoir fait le catéchisme pendant quelques jours, je
quittai, le 29, le poste Manitoba ; j'étais de retour à
Saint-Laurent le P' mars au soir, et je retrouvais mes
Frères en bonne santé. Généralement, dans toutes les
stations que j'ai faites, j'ai trouvé chez nos gens des dis-
positions meilleures que de coutume, mais l'éparpille-
ment de nos brebis le long des lacs et des rivières sur une
grande étendue de terrain rend très-difficile l'évangélisa-
tian de ce pays; le voisinage des protestants et des
païens et la rareté inévitable des visites du Missionnaire
constituent pour nos pauvres chrétiens un véritable dan-
ger. Si tous ces petits groupes se réunissaient en un seul
endroit, le prêtre, ayant moins de distance à parcourir,
pourrait séjourner plus longtemps et instruire davan-
tage.
Pour compléter ce rapport, je dois vous dire un mot
de la rivière Blanche. Elle est située à l'ouest du lac Ma-
nitoba, vis-à-vis de la mission de Saint-Laurent, qui est
à l'est. Le Missionnaire s'y rend deux fois par an. Si les
T. XV. '20
— 296 —
sauvages avaient voulu l'écouter en prenant place sur les
bords de cette rivière, il y aurait là aujourd'hui une mis-
sion aussi prospère que celle de Saint-Laurent.
Je compte plus d'une vingtaine de familles catholiques
qui apparaissent de temps en temps dans ces parages.
Mais la vie nomade a toujours eu peureux trop d'attraits ;
et ils ont préféré s'exposer au jeûne et à toutes sortes de
privations, et jouir de la liberté de camper où bon leur
semble. Il n'y a donc d'établies à la rivière Blanche que
trois familles catholiques , et, avant longtemps, elles
seront contraintes d'aller se fixer ailleurs, les protestants
étant déjà à peu près maîtres de la place. Quant aux au-
tres fatp.illes, elles continuent à errer çà et là dans la
forêt et le long des lacs. Plusieurs restent des années en-
tières sans voir le Prêtre. Toutefois la plupart commen-
cent à comprendre que le Missionnaire avait raison. Elles
ont pris l'argent du Traité et elles font des effortspour se
réunir sur leur réserve le long du lac, à 13 ou 20 milles
de la rivière Blanche.
C'est encore à la rivière Blanche que nous nous ren-
dons pour voir ces sauvages catholiques. Il y a quelques
années, une petite chapelle y avait été bâtie. Elle ne fut
jamais achevée. Il y a deux ans, le feu ayant couru dans
la prairie, la chapelle devint la proie des llamraes, un
mois ou deux avant l'époque qu'ils avaient déterminée
pour travailler à y mettre la dernière main. Au commen-
cement de janvier dernier, avant de partir pour la baie
des Canards, j*y ai fait une courte apparition; je me suis
même rendu, pour la première fois, jusqu'à leur nouvelle
réserve. Il avait été convenu que j'arriverais le 20 mars
au lieu ordinaire du rendez-vous, à la rivière Blanche.
Ils m'avaient promis de s'y trouver tous réunis pour cette
époque, la plus favorable, disaient-ils, le poisson abon-
dant dans la rivière. J'ai été fidèle à ma parole. Mais
— ^'J7 —
malheureusement les pauvres sauvages s'élaieiil trompés
dans leur calcul. Le dégel venant plus lard celte année,
le poisson n'était point enconî rentré dans la livière. Ils
jeûnaient et étaient dispersés chacun tie son cùlé. Après
quatre àciiuj jours, j'ai été contraint do revenir. La partie
a été remise au mois de juin ou de jikillet. Ils ont bien
besoin de la visite du Prêtre ! Un bon nombre de grands
enfants cl même plusieurs personnes âgées n'ont point
encore fait leur première communion. Daigne enfin le
Seigneur avoir pitié d'eux et les combler de ses bénédic-
tions les plus abondantes!
Agréez, mon révérend et bien cher Père, tous les sen-
timents bien aflcclionnés et respectueux de votre indigne
et dévoué Frère,
J. Camper, g. m. i.
SAIxNT-ALBERT.
LETTHE DTI R. P. LEDUC AU R. P. AL'BERT.
N.-D. lies Vicloires; au lac Labiche, le "27 février 18"".
Mon révérend et bien cher Père Aubert,
L'année dernière, à pareille époque, j'envoyais direc-
tement à noire bicn-aimé Père général un long rapport
sur la mission du lac Labiche depuis sa fondation jus-
qu'au 1" janvier 1870. Puisque vous êtes chai'gé d'une
manière plus spéciale, mon révérend Père, de tout ce
qui a trait aux missions du Nord-Ouest, missions aux-
quelles vous avez vous-même si bien travaillé et dont vous
vous préoccupez encore avec une afïeclion toute pater-
nelle, c'est à vous que j'adresse aujourd'hui ces quel-
ques lignes. Puissent-elles vous intéresser un peu.
Le 2 janvier 1875, après sept jours de voyage en traî-
— 298 —
neau d'hiver, j'arrivai bienfatigué du lac Labiche au fort
Edmonlon. J'avais Tintenlion d'y passer la nuit, les mau-
vais chemins^ la neige et la poussière m'ayant empêché
d'arriver à temps pour souhaiter une bonne et heureuse
année à Mb"" Granuin , notre Evéque vénéré, et à mes
Frères de Saint-Albert. Mais un commis du fort me remit
de la part de Sa Grandeur une lettre à moi adressée à
Notre-Dame des Victoires, lettre qui me décida à me rendre
le soirjusqu'à Saint- Albert. Monseigneur me disait : u Je
ne sais, très-cher Père, quand vous pourrez venir nous
faire société, mais je vous assure que je désirerais bien
vous voir aujourd'hui même.» Aussitôt j'attelle^ et en route.
Je surprends Monseigneur, les Pères et les Frères à une
heure déjà assez avancée dans la nuit. Je me dédommage
amplement pendant dix ou douze jours du triste jour de
l'an que j'avais dû passer dans le bois, avec un gros
froid et une grosse tempête de neige. A la fin de janvier,
j'étais de retour au lac Labiche, où je retrouvais le bon
P. Uemas occupé, comme toujours, à instruire journelle-
ment tantôt des enfants, tantôt des adultes, tantôt des
vieillards, hommes ou femmes, que nous gardons à tour de
rôle à la maison pour les préparer soit au baptême, soit
à la première communion, soit à la confirmation, soit
même à la réception de ces trois sacrements le même
jour. Le R. P. Husson, ainsi que les deux Frères novices Le
SERRiiC et DuPYRE, travaillaient d'arrache-pied à l'élude
si diihcile de la langue montagnaise. Pour moi, devant
partir à la fin de mars pour la rivière Rouge, où m'appe-
laient quelques aiïaires relatives au diocèse de Saint-
Albert et au vicariat Mackenzie, je mis en ordre les
notes ou documents qui m'étaient nécessaires pour
prêcher à la communauté notre retraite annuelle du
17 février. Nous nous trouvâmes onze Oblats réu-
nis, profès ou novices, pour ces exercices si importants.
— 299 —
Ce fut pendant celte retraite que les deux Frères scolasti-
ques novices reçurent l'onction sacerdotale des mains de
Msr Faraud. C'était la première fois que pareille céré-
monie avait lieu à Notre-Dame des Victoires. Nos bons chré-
tiens assistèrent nombreux et recueillis à l'ordination. Au
fur et à mesure que Sa Grandeur faisait les cérémonies
prescrites, j'interprétais au peuple en langue crise les priè-
res ou exhortations du pontifical aux ordinanls, j'expliquais
en détail l'imposition et la consécration des mains, la tra-
dition des inslrumenls, la collation des pouvoirs pour la
rémission des péchés, etc., etc. Je vous demande si nos
chrétiens, généralement avides de la parole de Dieu, écou-
taient attentivement des choses si belles en elles-mêmes
et si nouvelles pour eux. Le 17 février, nous clôturions
notre retraite par la rénovation joyeuse de nos vœux,
présidée par Ms"" d'ANEMOuii. Presque immédiatement
après je dus prêcher la retraite annuelle des Sœurs de
Notre-Dame des Victoires et celle de leurs bonnes fdles.
Pendant ce temps le P. Husson continuait d'aller chaque
dimanche au fort de la Compagnie, station Saint-Valentin,
afin de procurer aux chrétiens de cette mission la facilite
d'assister à la sainte Messe et d'entendre la parole de
Dieu. Bientôt, le plus fort de l'hiver touchant à sa fin, je
dus songer à partir pour Saint-Albert afin de n'être pas
surpris en roule par le dégel, comme cela m'était arrivé
l'année précédente. Après avoir reçu les inslruclions de
Ms"" d'AiSEMOUR et sa bénédiction, j'embrassai cordiale-
ment Pères et Frères, dis adieu au cher P. Husson, que
je ne devais pas retrouver au lac Labiche à mon retour
de Saint-Boniface, puis je montai dans ma carriole, traî-
née par quatre vigoureux chiens et, en route pour Ed-
monlon. Le G ou 7 d'avril j'étais à Saint-Albert, où j'eus
le plaisir de passer les fêtes de Piiqucs. Je profitai de ce
séjour pour recevoir de ÎMer Grandin les iastructions né-
— 300 —
cessaires relatives à mon voyage à Winlpeg; aussi le
R. P. Lestanc et moi nous pûmes à loisir réviser et régler
nos comptes avec la Compagnie de la baie d'Hudson,
puis, au moment où je m'y attendais le moins, une lettre
d'Edmonlon m'annonça qu'une berge étaitsur le pointde
partir pour Carlton. L'officier en cbarge, l'iionorable
RI. Hamilton, m'oiiVait gracieusement un passage, ajou-
tant que nous aurions avec nous le colonelJervis, autre
ami de nos missions. J'acceptai avec joie Pinvitation qui
m'était faite et me préparai à la hâte au départ. Deux
jours après nous voguions dans notre primitive embar-
cation sur la Saskatchewan, Le soir, nous campions aux
casernes du gouvernement, où j'arrivai harassé, presque
malade. Le lendemain, ce malaise avait disparu, et en six
jours, grâce à un bon vent et à nos six vigoureux rameurs,
nous avions parcouru les 600 milles environ qui nous
séparaient du fort Carlton. Je trouvai là, en cbarge du
fort, l'excellent M. Glarke, autre ami dévoué de nos mis-
sions, du P. Leduc et de M^"* Grandin en particulier. Aus-
sitôt cheval et voiture furent mis à ma di?position et le
soir, à onze heures, je surprenais les bons Pèi*es André et
FouRMOND à leur mission de Saint-Laurent. Le P. ANDr>É
devait m'accompagner à Saint-Boniface. J'avais hâte d'ar-
river, je voulais faire le voyage aussi promptement que
possible. Le R. P. André se mit donc en frais de pré-
parer chevaux et voiture, puis nous allâmes au fort
Carlton, où je devais régler une partie des comptes de
Saint-Albert et de Mackenzic. Le lendemain matin, je
sentis les premières atteintes de mon rhumatisme inflam-
matoire. J'en informai le P. André en lui disant qu'il de-
vrait se rendre sans moi à Saint-Boniface, qu'il allait
m'être impossible de continuer mon voyage par terre. De
fait le lendemain je dus me mettre au lit. Le P. FouR-
MOND, que M. Clarke avait envoyé chercher, vint s'installer
— 301 —
mon garde-malade. Pendant trois semaines je restai cloué
sur mon lit au fort de la Compagnie. Je ne saurais jamais
assez remercier M. Glarke et sa dame de leur attention,
de leur bienveillance et de leur cliarité pour moi. Oh!
que le bon Dieu les récompense et leur accorde donum
verœ fidei. Inutile de dire que leR. P. Fourmond fut pour
moi, pendant mon séjour à Carlton, un intirmier, un
frère, un père tout dévoué. Sur ces entrefaites, l'unique
steamboal de la Saskatchewan arriva d'Edmonton à Carl-
ton, ayant ù son bord le R. P. Brunet et le F. Piquet. Le
premier était destiné aux missions du Curaberland; le
deuxième devait, par la première occasion, prendre le
chemin de l'ile à la Grosse. Quatre soldats me portèrent
solennellement à bord du steamboat, où le cher P. Bru-
net me servit d'infirmier dévoué. Neuf jours après nous
arrivions à Saint-Boniface. J'avais pu, sans trop de fati-
gue, supporter le voyage. Je trouvai à Saint-Boniface le
repos et les soins dont j'avais besoin. Avec quel bonheur
je revis Me"" Taché et les Pères de la rivière Rouge, que
j'avais quilles dix ans auparavant. J'eus le bonheur de
rencontrer là aussi le R. P. Soullier, visiteur. Je ne re-
grettais qu'une chose, c'est que ce bon Père visiteur ne
pût continuer son voyage jusqu'à Saint-Alberl , oii
Mer Grandin aurait été si content de le voir. Pendant
deux mois je dus garder le lit ou la chambre à l'Arche-
vêché, ne pouvant que par intervalles m'occuper d'af-
faires avec le R. P. Maisonneuve, notre procureur à Saint-
Boniface, pour les missions du Nord. Pendant ce temps,
comme toujours, Ms^ Grandin, dans le diocèse de Saint-
Albert, prêchait d'exemple surtout. Il partaii, toujours
soutirant et presque malade, pour aller visiter la partie
sud-ouest de son diocèse. 11 allait ainï.i voir et encou-
rager les RR. PP. Scollen elDoucETqui, depuis plusieurs
années, Iravaillunt avec zolo au milieu des Pieds-Noirs.
— 302 —
Le II. P. Lestanc gouvernait de son mieux la mission
de Saint-Albeii, où il ne manquait ni d'enuuis ni d'occu-
pations. Au lac Labiche, M^"" Faraud équipait et faisait
partir la berge destinée à transporter les pièces du Mac-
kenzie, puis il dirigeait les travaux des champs, la recon-
struction de notre petit moulin à farine et à scie, devait
s'occuper des mille petits détails de radminislratiou de
la mission en mon absence, et, enfin, au départ du
R, P. Remas, Sa Grandeur devait assumer la charge de
maître des novices. A l'ile à la Crosse, le R. P. Legeard
s'efforçait de faire face à tous les besoins temporels et
spirituels de sa mission, tandis que le P. Moulin accom-
pagnait les chasseurs de Carllon et que le R. P. Fourmond^
tout en donnant ses soins spirituels aux chrétiens de
Saint-Laurent, s'occupait activement de la culture de son
petit champ et de l'érection d'une importante bâtisse au
lac Canard, entre Carlton et sa mission. Le R. P. Gasté
restait seul au lac Caribou, instruisant les sauvages qui
viennent continuellement et à tour de rôle, visiter la
mission, pendant que son jeune et zélé compagnon, le
R. P. BoNALD, visitait les différents postes du district de
la Rivière aux Anglais. Au nord-ouest de Saint-Albert,
au petit lac des Esclaves, les PP. Dupin et Bourgine
avaient à endurer bien des misères et des privations dans
une mission importante , qui ne fait encore, pour
ainsi dire, que de commencer. Le P. Vegreville soignait
la mission du lac Sainte-Anne, et commençait, à l'âge
de cinquante ans, l'étude de la langue assiniboine. Les
PP. Legoff et Chapellière secondaient de tout leur cœur
le R. P. Legeard; le P. Fafard, dans toute la ferveur du
zèle sacerdotal, donnait ses soins aux chasseurs do Saint-
Albert; le P. Blanchet aidait le P. Lestanc dans son ad-
ministration temporelle et desservait le fort Edmonton...
Le P. Grandin dirigeait le collège de Saint-Albert, et fai-
— 303 —
sait lu classe Jtj latin à ses jeunes séminaristes, tandis
que le P. Touze finissait son noviciat pour aller ensuilo
rejoindre les Missionnaires des Pieds-Noirs à la ri-
vière des Arcs. Et tous nos bons Frères convers ren-
daient des services signalés dans les diUerenles missions
où l'obéissance les a placés. Quant à moi, vers le milieu
du mois d'août je commençai à revenir vite à la santé
et songeai sérieusement à reprendre le chemin du Nord.
Je réglai ditiercnts comptes avec le R. P. Maisonneuve,
m'entendis avec lui pour le transport annuel des pièces
destinées aux vicariats de Saint-Albert et d'Atliabaskaw-
Mackenzie, puis le 14 septembre je parlais avec une cara-
vane du gouvernement en destination pour la rivière Ba-
taille, à 40 milles au nord du fort Carlton. Le lendemain
je rencontrai le bon P. Remas, arrivant de Notre-Dame
des Victoires du lac Labiche. Nous n'eûmes guère que le
temps de nous communiquer les principales nouvelles et
nous dûmes nous séparer. Combien j'aurais désiré que
notre rencontre eût lieu de manière à nous permettre de
passer la nuit ensemble, j'avais tant de choses à lui deman-
der par rapport à nos chères missions du Nord ! Quelques
jours plus tard je rencontrai le P. Decorby, revenant du
lac Qu'appelle. Ce cher Père, que je n'avais pas vu depuis
douze ans, revint sur ses pas pour camper avec moi. Nous
passâmes, bien entendu, une bonne partie de la nuit à
parler sous la tente, et le lendemain il fallut se dire adieu
pour bien des années encore peul-ctrc. A la lin d'octo-
bre, j'arrivai bien portant cbez les RR. PP. Fourmond et
André à Carlton. Je ne pus me reposer que deux jours,
la saison était avancée et j'avais encore 400 milles pour
me rendre à Saint- Albert et IGO de là au lac Labiche. A
la Toussaint, j'arrivai au fort Pitt, où la neige me força
à laisser wagon et charrette pour prendre une traîne
d'hiver. A Victoria, c'est-à-dire 90 milles avant d'arriver
— 304 —
à Saint-Albert, plus de neige. Je montai alors à cheval,
et, le 10 novembre, à deux heures de Taprès-midi, je re-
cevais la bénédiction de Me"" Grândin et je revoyais,
content et joj^eux, les Pères et Frères de Saint-Albert.
Le P. Grouard m'attendait là depuis plus d'un mois déjà.
M^' Grandin voulut que je me reposasse quelque tempsà
Saint- Albert avant de reprendre le chemin du lac Labi-
che. Enfin, le 10 décembre, j'arrivai à cette mission, que
j'avais quittée le 28 mars précédent.
Celte mission, dédiée à Notre-Dame des Victoires, peut
avoir une population d'environ 500 âmes; malheureu-
sement, cette population est loin d'être réunie sur un
seul point; à part un certain nombre d'habitations formant
un petit village à quelques centaines de mètres au nord de
notre maison, tous les autres habitants sont disséminés çà
et là dans leurs cabanes, bûties presque toutes autour du
lac. D'autres sont établis sur les lacs de Môle et Castor, à
quelque 20 milles d'ici, de sorte qu'il nous est très-ditlicile
de réunir tous nos chrétiens à Téglise. Néanmoins, régu-
lièrement, deux fois par an, ils tiennent à venir tous à la
mission pour les fêles de Noël et de Pâques. Dans l'in-
tervalle de CCS fêtes, ils viennent à toui- de rôle. Les
PP. Grouard et Collignon ont été dernièrement visiter les
plus éloignés et leur donner une petite mission. Cette
visite a certainement eu de bons résultats et fait beau-
coup de bien. En outre, chaque dimanche, le P. Colli-
gnon se rend au fort de la Compagnie, station Saint—
Vaientiu, et là il instruit, confesse et communie les
chrétiens établis de ce côté. Deux fois par an aussi, au
printemps et à l'automne, de douze à quinze familles
montagnaises viennent du lac Froid au lac Labiche pour
se confesser et recevoir la sainte communion avant de
se disperser dans les bois pour la chasse, qui est pour
ainsi dire lour unique moyen de subsister. Un assez
— 305 —
bon nombre de Cris du lac Castor, auxquels il faut
joindre quelques métis, sont encore intidèles. Mais,
ij;râce au bon Dieu, tous les ans, quelques-uns
d'entre eux ouvrent les yeux à la vérité cl criibrasscnt
notre sainte religion. C'est ainsi que ch;ique année
nous avons un certain nombre de baplêmes d'adultes à
etnegistrer. Depuis cet automne, trois métis ou sauvages
sont ainsi venus à la mission doiuander à se faire in-
struire et à recevoir la grâce du baptême, ce qui leur a
été accordé de grand cœur. L'un d'eux semblait même
avoir le pressentiment de sa mort prochaine. Après son
baptême il reprit le chemin de la forêt; mais, quelques
jours plus tard, il était atteint d'une grave maladie qui
l'emportait promptement; aujourd'hui il est au ciel, où il
prie pour nous et pour nos œuvres. L'année précédente,
une pauvre vieille sauvagesse que j'avais aussi instruite,
liaptisée et communiée quelque temps auparavant, quit-
tait tranquillement la terre, loin de la mission, mais bieu
préparée et ayant parfaitement, sans nul doute, conservé
la grâce de sou baptême.
L'orphelinat et l'école du lac Lnbiclic sont aussi en voie
de prospérité. Nous avons maintenant deux Sœurs institu-
trices : l'une pour le français et l'autre pour l'anglais. De-
puis l'automne dernier les enfants ont fait des progrès
vraiment surprenants. Ms'^ d'ANEMOUR , les Pères de
la mission et moi, nous leur faisions tout récemment
passer un petit examen dont nous avons été très-satis-
faits. Mer Faraud était surpris et enchanté. Le 17 février
au soir, ces mêmes enfants nous ont donné une petite
séance des plus agréables. Ils ont joué deux pièces, l'une
en français et l'autre en anglais. Tous les notables de la
place, catholiques et protestants, avaient été invités. Tous
ont été on ne peut plus agréablement surpris et contents.
Et, de fait, il est vraiment étonnant (ju'en si peu de temps
— 306 —
les enfants en soient venus là. Je voudrais pour tout au
monde avoir un local convenable pour les petits garçons ;
avant peu j'espère voir sous ce rapport mes vœux réalisés.
Quant à la communauté que nous formons, elle est
plus nombreuse que jamais. Six Pères, un Ecclésiastique
étranger et six Frères convers. C'est ici une véritable uni-
versité où l'on peut conférer les grades en cri, en monta-
gnais, en anglais, en théologie, en dessin, en peinture,
voire même en mathématiques. C'est une vraie maison
d'étude; il y a au moins de quinze à vingt classes par
semaine. Aussi personne n'a le temps de s'ennuyer. Les
jeunes Pères sont pourtant extrêmement fatigués ; ils
ont trop étudié, ils ont besoin de quelques jours de repos
et de disîraclion. A cet effet, je les envoie passer quel-
ques jours à Saint- Albert; sept jours de voyage pour
aller, autant pour revenir, une semaine avec Ms"" Grandin
et les Pères d'Edraonton^ tout cela les délassera un peu,
j'espère. Ils se préparent joyeusement à partir après-
demain matin.
Puissent ces quelques lignes , mon révérend et bon
Père, vous être agréables ! Je me recommande à vos
prières et saints sacrifices.
Votre afifectionné Frère en J. M. J.
H. Leduc, o, m. i., Prêtre.
ILE A LA CROSSE.
EXTRAIT d'une LETTRE DU REVEREND PÈRE LÉGEARD
au r. p. martinet.
Mon révérend et bien cher Père,
Voici quelques renseignements sur les missions que
nous desservons. Ce sont les missions du lac Froid, celle
— 307 —
du lac Canot, celle du portage la Loche et enfin celle de
l'île à lu Crosse. Précédemment, nous étions également
chargés de celle du lac Vert, mais depuis que le
P. MoDLiN y réside nous n'avons plus à nous en oc-
cuper.
{"^Mission de Saint- Raphaël (lac Froid). — Je laisse la
parole au R, P. Legoff, qui vous dira mieux que moi
l'état de cette mission, ce qu'il y a fait et ce qu'il y reste à
faire. Voici ce qu'il m'écrit : « Que vous dirai-je de la
mission du lac Froid? vous savez bien ce qu'il en est et ce
que j'y ai fait. C'était bien triste, autrefois, que ce lac
Froid! et môme encore aujourd'hui, après trois missions
que j'y ai données, il s'en faut que tout y soit en odeur
de sainteté.
« 11 y avait une dizaine d'années que ces pauvres gens,
à part trois ou quatre, ne fréquentaient presque plus au-
cune mission. Et comme durant ce temps aucun Mission-
naire n'alla voir ce qu'ils faisaient ainsi cachés au fond
des bois, il en résulta qu'ils tombèrent peu à peu, faute
d'instruction, dans une ignorance et une inditterence bien
grandes. La cause de cette triste défection était venue du
découragement où le« avait jetés la conduite honteuse de
celui qu'ils regardaient jusque-là comme leur chef. Ce
pauvre malheureux, ayant renvoyé sa légitime épouse,
s'était attaché à la veuve de son frère et s'obstinait, mal-
gré toutes les prières et toutes les remontrances, à vivre
en concubinage avec elle. C'était quelque peu découra-
geant, en etl'et, qu'un tel exemple venant d'un tel homme;
d'autant plus que les autres, voyant leur chef excom-
munié, se regardaient, par le fait, comme plus ou moins
excommuniés eux-mêmes.
« Dès que l'obéissance me plaça à l'île à la Crosse,
ma pensée se tourna vers ces pauvres gens. Mais que
faire? je ne faisais que bégayer le montaguais. Les aller
— 308 —
attaquer dans cette condition, c'était m'exposer à nn
dchec certain ; j'ai donc attendu trois ans. Ce n'est qu'au
bout de ce temps que j'ai trouvé la hardiesse et la con-
fiance nécessaires pour entreprendre cette pénible et dif-
ficile mission. La cliose pressait d'autant plus que je
voyais arriver le moment où les jeunes gens de cette
triste place, tous issus de frères et sœurs, tous cousins
germains par conséquent, s'uniraient entre eux par des
mariages incestueux. Il importait d'empêcher cela; ce
n'était pas facile, car la plupart de ces jeunes gens avaient
l'âge de se marier et, du reste, tenaient à le faire le plus
tôt possible. Comment faire alors? personne ici parmi nos
Montagnais n'étant jaloux de donner ses enfants à des
gens si mal famés. Oli ! j'étais bien inquiet, lorsque, il y
a (rois ans, j'entrepris pour la première fois de franchir
les 40 à 50 lieues qui nous séparent du lac Froid !
J'avais confiance en Dieu, mais aussi j'appréhendais
beaucoup la fureur du diable. Je vous avouerai môme
que ma confiance devenait parfois bien faible en face
de ces appréhensions. Durant mon voyage qui fut de
quatre jours pour arriver au premier village, Tcspiit
nuit et jour préoccupé de cette alfaire, je cherchai et
imaginai bien des expédients dont le meilleur en délini-
live ne me rassui-ait guère. Enfin, le dernier jour, comme
je traînais péniblement mes raquettes à la suite de mes
quatre jeunes gens, la pensée me vint de m'adresscr à
l'archange saint Raphaël. Je songeai à ce qu'il fit pour
Sara, à ce qu'il fit pour le vieux Tobie, et comme tous les
pauvres sauvages que j'allais visiter se trouvaient à la fois
dan? le cas de Tobic et dans celui de Sara, je le priai de
mon mieux, d'opérer en leur faveur cette double mer-
veille qui délivra Sara et guérit Tobie; d'abord en éloi-
gnant d'eux le démon qui les ensorcelait, puis en leur
appliquant le remède nécessaire pour guérir leurs yeux
— 309 —
aveuglés par l'ignorance et la snperstilion, et leurs cœurs
souilli'S cl emlurcis. Eu mènie temps je mellais ce pays ot
ses habitants sons sa protection, et lui promettais, pour
le cas où une niission serait l)âlic au lac Froid, de faire
en sorte qu'elle lui fût dédiée.
« Cette première visite eut pour résultat, d'abord, de
leur prouver que, loin de les mépriser, je les aimais, ce
qui est beaucoup ; ensuite, de leur faire voir que j'enten-
dais les tirer de cet élat do dégradation et de déconsidé-
tion dans lequel ils vivaient ; puis enfin, après des débals
qui durèrent au moins quatre heures, de séparer le mal-
heureux concubinaire cause de tout le mal, de le séparer,
dis-je, de cette femme qui, comme je vous l'ai dit, n'élait
autre que la veuve de son frère. En même temps, après
les avoir tous confessés, j'obtins d'eux la promesse qu'ils
songeraient désormais sérieusement au salut de leurs
ûmesj l'on m'assura aussi que les mariages incestueux
que je craignais n'auraient pas lieu.
« L'année suivante, je leur renouvelai ma visite. Mais,
hélas I le malheureux concubinaire n'avait pu résister à sa
passion, et était retourné à son vomissement. Pour
comble de malheur, redoutant d'avance l'efiet d'une
entrevue avec moi, qui ne suis pourtant pas bien terrible,
il avait pris la fuile avec sa concubine, se proposant de
ue revenir chez lui que lorsqu'il pourrait présumer que
je serais parti et que la rencontre tant redoutée par lui
n'aurait pas lieu. Heureusement pour moi et aussi pour
lui, il calcula mal et arriva chez lui tandis que j'y étais
encore. Il était tout honteux d'avoir manqué à sa parole,
et en même temps tellement dominé par sa passion, qu'il
paraissait diûicile de le détacher de celle malheureuse,
qui ne valait pas mieux que lui. Il s'en sépara pourtant
et promit d'élre plus ferme à l'avenir, llolas ! il retomba
encore malgré tontes ses promesses, et ce n'est qu'à la
_. 31Ô —
iroisième visite que je leur ai faite cette annde que j'ai
enfin réussi aies séparer définitivement.
« J'ai fait là quatre mariages bien assortis, lesquels
selon toutes les prévisions huraoines, nous clonnenl les
meilleures garanties pour l'avenir. Il y reste encore plu-
sieurs jeunes gens à marier, mais le plus difficile est fait et
j'espère que si l'on peut sanctifier encore quelques
alliances dans ces familles dégénérées, on les tirera
définitivement de l'état de dégradation dans lequel
elles sont tombées. Je n'ai pas la liste de toutes ces
familles, je ne puis donc évaluer au juste le nombre des
personnes qui se trouvent au lac Froid que d'une manière
approximative. Le nombre me paraît être entre quatre-
vingts et cent. »
Il y a aussi, au lac Froid, quelques familles crises
encore infidèles. Comme elles ne viennent jamais par ici,
j'ignore leur nombre. Il est probable qu'elles ont dû voir
des Missionnaires sachant le cris, soit au fortPitt, soit au
lac Labiche où elles peuvent se rendre sans diiliculté.
Pour plus de sûreté, cependant, le R. P. Legoff étudie
actuellement le cris, afin de pouvoir instruire un peu
ces pauvres gens quand il ira visiter ses Montagnais le
printemps prochain.
S» Mission de la bienheureuse Marguerite-Marie (lac
Canot). — Cette petite mission est la plus favorisée de
toutes celles dont nous nous occupons, en dehors de l'île
à la Crosse. Depuis l'automne de 4875, elle a eu l'avan-
tage d'être visitée plusieurs fois. Le R. P. Moulin y est
venu, du lac Vert, passer une semaine en janvier dernier.
Le R. P. Chapellière y est resté depuis le 4 avril jusqu'au
10 juin, et depuis le 28 août jusqu'au 23 septembre ; ce
qui n'a pas empêché ces bons sauvages de venir, au prin-
temps etàl'automne, suivre les exercices delà mission que
bous donnons régulièrement, à cette époque, à tous les
— 3H —
sauvages rcuinis. Souvent aussi nous les voyons dans le
courant de l'été lorsqu'ils viennent, au fort de la compa-
gnie de la baie d'Hudsou, chercher ce dont ils ont besoin.
Il est bien rare qu'ils ne se confessent pas en passant ici.
Pauvres sauvages ! ils ont bien leurs défauts, il s'en faut
qu'ils soient parfaits, mais il faut leurrendre le témoi-
gnage qu'ils sont bien dociles, bien obéissants, remplis
de bonne volonté et qu'on peut en faire tout ce que l'on
veut. Une chose qui me fait bien plaisir, c'est qu'ils com-
mencent à avoir une grande dévotion au Sacré Cœur.
Tous en ont déjà des images que nous leur avons faites
et qu'ils gardent bien précieusement. Tous également^ ou
presque tous, portent le scapulaire du Sacré-Cœur. Pour
les récompenser, Dieu leur a fait une faveur dont jouissent
bien peu de sauvages dans ce pays. Tout le temps que le
Père est là, Notre-Seigneur réside au milieu d'eux dans
la petite chapelle qu'ils ont bâtie. C'est la première fois
celte année, qu'avec l'autorisation de Monseigneur on y
a conservé la sainte réserve; ce qui, certainement, sera
pour eux la source de bien des grâces.
Un autre avantage qu'ont les Cris du lac Canot, c'est
leur petite école. Les fruits qu'elle a produits sont déjà
bien consolants. Au printemps dernier, quand ils vinrent
pour la grande mission, leR. P. Cii.\pellière, qui arrivait
avec eux, me dit que bon nombre d'enfants, garçons ou
filles, connaissaient leur catéchisme par cœur d'un bout
à l'autre. Je n'osais trop y croire ; pour m'en assurer, j'in-
terrogeai moi-même les enfants, un peu sur toutes sortes
de sujets, je leur demandai plusieurs explications et je pus
me convaincre que ce qu'on m'avaitditétait bien vrai. C'est
la première fois, je pense, que nous voyons dans nos mis-
sions des enfants sauvages parfaitement instruits du caté-
chisme. Personne même n'aurait songé à entieprendre
cette tâche bien ditlicile; notre petite maîtresse d'école,
T. XV. 21
— 312 —
avec sa bonne volonté, sa persévérance et aussi le secours
du bon Dieu, en est venue à bout. C'est un grand travail
de moins pour nous. Daigne le Seigneur continuer à
répandre ses grâces sur cette petite mission et lui faire
porter des fruits de salut encore plus abondants. C^esl ce
que leur obtiendra, j'en suis sûr, leur patronne, la
B. Marguerite-Marie, toujours si puissante sur le cœur
adorable de notre doux Sauveur.
3° Mission de la Visitation (Portage la Loche). — C'est
le R. P. Legoff qui en est chargé. Voici quelques noies
qu'il m'a communiquées sur cette mission : «Depuis mon
arrivée à l'île à la Crosse, en 1870, j'ai déjà visité huit
fois ce poste ; j'aurais là-dessus bien des choses à racon-
ter ; malheureusement, c'est le temps pour les raconter
qui me manque. Vous voudrez donc bien vous contenter
cette fois de quelques lignes.
« Celte mission compte deux cent trente et quelques
sauvages, parmi lesquels il y a soixante-dix ou soixante-
douze communiants. Cette mission était bien négligée
autrefois, nos Pères se trouvant assez souvent dans l'im-
possibilité de l'aller visiter. Depuis que je suis ici, je la
visite régulièrement tous les ans, et même l'année der-
nière j'y ai fait deux apparitions, l'une en été, l'autre en
hiver. Cela ne les satisfait pas encore, et depuis longtemps
ils ne cessent de demander à cor et à cri que Monsei-
gneur veuille bien établir un Missionnaire au milieu
d'eux. Même pour démontrer à Sa Grandeur combien ce
Missionnaire serait bien au milieu d'eux et combien il
pourrait compter sur leur dévouement, ils ont préparé
depuis doux ou trois ans tout le bois nécessaire à la con-
struction d'une église. Tout cela forme un beau tas, je
vous l'assure, et c'est du beau bois ! Mais par malheur
le tas reste là et l'église est encore dans les futurs con-
tingents. Ils la bâtiront, disent-ils, oh ! mais, avec de
— 313 —
l'empressement tout plein, quand Icnr cher Missionnaire
tant désiré sera arrivé. Ils ne veuleiU la Lâlir qu'à cette
condition, prétendant que par ce parti pris ils vont cer-
tainement obliger Monseigneur à se dépêcher de leur
envoyer le Missionnaire tant désiré. Comment ne se
dépêcherait-il pas ? Le bois de construoliou est à terre et
il va se gâter si le Missionnaire n'arrive pas vile. Finesses
de Montagnais !
« Ces pauvres sauvages, quoique visités à de si rares
intervalles, ne laissent pas notre ministère sans consola-
tion. Je vous avoue franchement que je les trouve bien
changés depuis la première fois que je les vis. Ils sont
plus dégrossis, plus instruits, plus attachés à leur religion
et à leur Missionnaire. Tous pourtant ne répondent pas
également ii nos soins et ne montrent pas la même bonne
volonté. Ici, comme partout, il y a le mélange des bons
et des mauvais. Les mauvais et les lièdcs forment à mon
avis le gros tiers : les autres sont convenables et ne me
donnent guère que de la satisfaction, »
Il est donc vrai, comme vous pouvez en juger par cette
lettre du R. P. Legoff, les sauvages du Portage la Loche
nous donnent, pour la plupart, de la satisfaction et il y au-
rait là de quoi faire une belle mission. Mais cette paresse
qu'ils montrent pour bâtir une chapelle et une maison pour
le Missionnaire qui va les visiter me fait de la peine, d'au-
tant plus que presque tousse sont construit de jolies petites
maisons et qu'ils sont, on peut le dire, les sauvages en gé-
néral les plus riches et les mieux établis du pays. Au lac
Canot, six pauvres Cris ont à eux seuls bâti la chapelle et
un appartement contigu à la chapelle pour leur Mission-
naire; et eux, depuis trois ans que l'aflaire est lancée,
n'ont pu élever une chapelle alors que tout le bois de
construction était rendu sur place. Pauvres gens! ils
manquent d'entente entre eux, ils sont un peu jaloux les
— 314 —
uns des autres ; impossible de mettre quelqu'un à la tête
de cette entreprise sans mécontenter les autres. Voilà en
grande partie la cause de ce retard. Sans s'en douter
probablement, ils se font bien tort, car ils ne prennent
pas le moyen d'obtenir qu'un Père aille résider au milieu
d'eux.
4° Mission de Saint- Jean- Baptiste (lie à la Crosse). —
1° Nos travaux pour la desserte de notre église sont tou-
jours les mêmes. Je n'en parlerai donc pas aujourd'hui ;
je me contenterai de vous dire que nous sommes bien
contents de notre petite population. Ces pauvres gens, la
plupart métis, ont bien aussi leurs défauts, mais ils nous
écoutent quand nous les instruisons; les sacrements
sont bien fréquentés, et les offices suivis fidèlement. Ce
qui nous donne meilleur espoir encore pour l'avenir,
c'est qu'il n'y a pas une maison à l'île à la Crosse où il
n'y ait une image du Sacré Cœur. Ce divin cœur, j'en suis
sûr, ne manquera pas de leur accorder les bénédictions
que lui-même a promises à tous ceux qui l'honoreront.
En fait de travaux extraordinaires, nous avons eu le
Jubilé de 1875 ; nous l'avons fait du d2 au 26 décembre.
Pendant celte quinzaine, il y avait tous les soirs béné-
diction du très-saint Sacrement. Vu les circonstances
dans lesquelles se trouvait notre petite population, nous
n'avons pas jugé à propos de faire aucun autre exercice
public. Nous étions un peu embarrassés au commence-
ment pour mettre en train ce jubilé; le succès a dépassé
nos espérances. Nos chrétiens nous ont surpris par leur
fidélité à assister tous les jours aux exercices et à faire les
stations commandées : deux à la grande église, deux à la
chapelle des sœurs. J'espère que le bon Dieu les aura
récompensés de leur bonne volonté.
Un mot maintenant des deux grandes missions que
nous donnons annuellement au printemps et à l'automne.
— 315 —
Depuis quelques années, la mission d'automne perd
beaucoup do son importance ; elle n'est plus suivie
comme autrefois. En 187"), elle a été presque nulle;
pour les Gris il n'y en a pas eu ; pour les Montagnais
presque pas. Quelles sont les causes de ce changement ?
Les voici : autrefois les berges de la Compagnie qui
partaient chaque printemps pour aller à York Fac-
tory sur la baie d'Hudson chercher les marchandises
pour la traite avec les sauvages, étaient de retour ordi-
nairement dans la dernière moitié de septembre. L'arri-
vée des berges était un événement pour le pays. Les
sauvages se rassemblaient tous alors pour prendre,
comme ils disent, « leurs avances, » c'est-à-dire pour re-
cevoir de la Compagnie ce dont ils avaient besoin pour
leur hiver en fait de vêtements ou de munitions de chasse.
On profitait de leur présence pour leur donner les exer-
cices de la mission pendant douze ou quinze jours, après
quoi chacun parlait de son côté pour se rendre aux
places choisies pour rhivernement. Actuellement les
choses ont bien changé. Toutes les marchandises venant
d'Angleterre par la rivière Rouge et le lac Vert, les
berges ne vont plus à la mer, et elles arrivent ici à dif-
férentes époques de l'été, ce voyage du lac Vert ne du-
rant ordinairement qu'une semaine, aller et retour. Les
sauvages, assurés de trouver toujours ce dont ils ont be-
soin, prennent leur temps. En outre, la plupart d'entre
eux ayant maintenant des maisons et des champs de
patate, ne peuvent rester ici longtemps l'automne, car
c'est le moment de ramasser les patates et d'arranger les
maisons pour l'hiver. Ajoutez à tout cela que le mois
d'octobre est l'époque de l'année où l'on prend le pois-
son blanc avec le plus d'abondance. Qn'arrive-t-il ? C'est
que quelques-uns ne viennent point, ou bien ils arrivent
les uns après les autres, ou bien ils ne restent que quel-
— 316 —
ques jours. Impossible, dans de pareilles conditions, de
leur donner une mission en règle. Ils se contentent
donc de se confesser une fois ou deux, de communier
quand ils sont du nombre des communiants et ils parlent
ensuite. Quant aux pauvres enfants et à tous ceux qui
ont besoin d'instruction, on ne peut guère s'en occuper,
car il faut passer tout le temps au confessionnal. Je ne
sais si je me trompe, mais je crois qu'il nous sera diffi-
cile de donner à cette mission de l'automne l'importance
qu'elle avait précédemment.
En revanche, celle du printemps devient de plus en
plus consolante. L'année dernière, en 1875, lors du pas-
sage de Monseigneur pour sa visite pastorale, elle fut
magnifique ; cette année, grâce à la nouvelle impulsion
donnée par cette visite, elle a été plus belle encore.
Jamais, je crois, il n'y avait eu une mission semblable ;
notre église était littéralement trop petite pour contenir
tout notre monde. Pendant la semaine, cela allait passa-
blement encore, parce que les exercices se donnaient
pour 1rs Monlagnais à la grande église, et pour les Cris,
qui sont bien moins nombreux, à la chapelle des sœurs ;
mais les dimanches, pour les offices, tous no pouvaient
entrer. La plus belle de toutes les cérémonies a été la
grande procession du Saint Sacrement que nous avons
faite le jour de la Fête-Dieu. Il y avait au moins six ans
qu'elle n'avait pas eu lieu, pour des raisons qu'il serait
trop long de rapporter ici. Ce jour-là, pour donner à tous
la facilité d'assister à la sainte messe, nous multipliâmes
les offices. Le matin, à six heures, il y eut messe avec
cantiques et sermons en montagnais; la plupart des sau-
vages appartenant à cette nation communièrent à celte
messe. A huit heures et demie, messe encore avec can-
tiques et sermon en cris ; enfin à dix lieures et demie,
messe solennelle devant le Saint Sacrement exposé.
— 317 -
Dans la soirée, eut lieu la procession du Saint-Sacre-
ment. Dès la veille, les sauvages, sous la tlireclion du
R. P. CuAPELLiÈiiE, avaient planté do distance en distance,
de chaque côté du parcours que devait suivre la proces-
sion, de petits arbres coupés dans le bois; trois arcs de
triomphe av:iient été dressés ; enfin lo-rcposoir avait élé
élevé sur un monticule, à 700 ou 800 mètres de la mis-
sion. De cette élévation le coup d'œil était magnifique : à
droite notre beau lac, à nos pieds le camp des sauvages
avec SCS tentes et ses loges en grand nombre, un peu
plus loin la mission, puis au fond de la scène, au-delà de
la baie sur les bords de laquelle s'élève notre établisse-
ment, le fort de la Compagnie de la baie d'Hudson.
A trois heures, la procession sortait de l'église; tout
le monde, hommes, femmes et enfants, marchaient en
rang. A un étranger, les costumes auraient paru bien ba-
riolés, bien peu dignes peut-être do paraître dans une
grande procession ; nos sauvages n'y pensaient guère ;
le bon Dieu non plus, j'en suis convaincu, n'en voulait
aucunement à ces pauvres enfants des bois. Au milieu des
rangs, se déployaient quatre belloo bannières confection-
nées à rile à la Crosse : celle de Saint-Jean-Baptiste, pa-
tron de la mission ; celle de Saint-Joseph ; celle de la
Sainte-Vierge et celle du Sacré-Cœur, la plus belle de
toutes. Le R. Chapellière, aidé du F. Nemoz, dirigeaitla
procession; le R. P. Legoff faisait chanter ses iMontagnais.
Quant au R. P. Légeard, dont la sauté était un peu meil-
leure, il présidait la procession el avait le bonheur de
porter le Saint Sacrement. Quatre hommes choisis parmi
les plus anciens, deu.\ métis, un iMontagnais et un Gris,
soutenaient le dais ; quatre autres des plus anciens éga-
lement, tenaient les cordous. La procession se déroula
en suivant le chemin qui lui avait »'té préparé le long du
lac et au mifieu du camp des sauvages. Favorisée par un
— 318 —
temps magnifique, elle fut des plus belles. Mais il y eut
un moment surtout où malj^ié moi les larmes s'échap-
pèrent de mes yeux. Après la bénédiction donnée du
monticule, sur lequel était dressé le reposoir, il fallut
réorganiser la procession ; cela fut un peu long ; pendant
tout ce temps-là, j'étais tourné vers le peuple, tenant
Noire-Seigneur dans mes mains ; devant moi se déroulait
le panorama dont je vous ai parlé plus haut. A mes pieds
se tenait la foule des hommes qui attendaient leur tour
pour partir; moitié à genoux, moitié assis par terre, ils
étaient là, chantant de tout leur cœur les louanges de
Notre-Seigneur. Comme le divin Maître devait, ce me
semble, être heureux de ce triomphe ! Comme son Coeur
adorable qui a tant aimé les petits et les pauvres devait
être satisfait de voir agenouillés à ses pieds avec tout
l'abandon filial ces pauvres enfants des bois ! Il y a seu-
lement trente ans, la place où se déroulait en ce moment
la procession n'était qu'un bois épais ; au lieu du chant
des cantiques, on n'y entendait que le bruit du tambour
elles chants superstitieux des sauvages. Que Dieu soit
mille fois béni de ce changement ! Qu'il soit aussi mille
fois béni d'avoir bien voulu se servir de notre chère
Congrégation pour le faire connaître et aimer de ces
pauvres sauvages ! Nos Pères qui ont travaillé à défri-
cher cette partie de la vigne du Seigneur n'ont pas perdu
leur temps ; les fruits que nous recueillons maintenant
sont bien consolants.
Quand nous arrivâmes à l'église, elle était déjà rem-
plie, et bon nombre de personnes durent rester dehors
pour assister à la bénédiction du Saint Sacrement qui
termina la cérémonie.
Vous devez le comprendre, cette mission nous a donné
bien des joies. La plus grande partie du travail retom-
bait sur le R. P. Legoff^ qui est chargé des Montagnais.
— 319 —
Comme ils sont très-nombreux, c'est à peine s'ils lui
laissaient le temps de prendre ses repas et le sommeil
nécessaire pour réparer ses forces épuisées. Quelques
jours après, ils partaient tous, fortifiés par la réception
des sacrements, affermis dans leurs bonnes résolutions et
attachés plus que jamais à leur religion tt à ceux qui sont
venus la leur fuseigner.
Depuis deux ou trois ans surtout, nous avons encore
deux petites missions supplémentaires à Noël et à
Pâques. Pour ces deux fêtes, nous voyons arriver bon
nombre de sauvages qui souvent viennent d'assez loin
pour faire leurs dévotions. C'est un surcroît de travail
pour nous, mais ce travail est bien consolant. La fête de
Noël surtout se célèbre avec une grande solennité : il est
vrai de dire que nous jouissons d'un privilège que nous
envieraient beaucoup de grandes églises de France, c'est
qu'après minuit on donne la bénédiction papale avec in-
dulgence plénière. W^ Grandin, ayant obtenu du Sou-
verain Pontife la permission de la donner trois fois par
an et de communiquer ce pouvoir comnie il l'entendrait,
a accordé au Supérieur de la mission la faculté de la
donner eu son nom une fois chaque année ; et c'est le
jour de Noël que nous avons choisi pour cela.
Vous trouverez peut-être extraordinaire que je ne fasse
mention d'aucune conversion d'adultes, soit parmi les
hérétiques, soit parmi les infidèles qui doivent se trouver
dans la mission de l'île ù la Crosse. Eu fait de protes-
tants, il y en a seulement une vingtaine ici, au fort,
hommes, femmes ou enfants. Ce sont fous des gens
engagés au service de la Compagnie de la baie d'Hud-
son, ordinairement pour deux ou trois ans, et qui le
plus souvent s'en retournent, leur engagement fini.
Avec eux il n'y a pas grand'chose à faire. De
temps en temps cependant, mais bien rarement, nous
— 320 —
recevons quelques abjurations. Au printemps dernier,
j'ai eu la consolation de recevoir celle d'une femme mé-
tisse anglaise, mariée depuis quelques années à un de
nos métis canadiens -français. Depuis longtemps, elle
était sollicitée par la grâce, mais elle résistait ; elle avait
peur, elle craignait ses coreligionnaires; il a presque
fallu un miracle pour la soumettre ; enfin le bon
Dieu a eu le dessus ; elle est venue d'elle-même et je
n'ai eu qu'à l'instruire. On lui a bien fait un peu de mi-
sères dans les commencements ; maintenant on la laisse à
peu près tranquille. Quelques jours après son abjuration
et son baptême, elle avait le bonheur de faire sa première
communion le jour de Pâques. Que Dieu est bon pour
les cœurs simples I Depuis sa conversion, cette pauvre
femme a reçu, on peut le dire, le don de prière ; on di-
rait qu'elle ne peut se rassasier de prier; la confession
et la communion sont un besoin pour elle. Puisse-t-elle
persévérer toujours dans ces heureuses dispositions ! Je
l'espère, car elle aime bien le Sacré Cœur et la sainte
Vierge.
Quant aux infidèles, on peut dire qu'il n'y eu a plus
parmi les sauvages du district de l'Ile à la Crosse qui
appartiennent à celte mission. Voici, d'ailleurs, ce que
M»' Grandin a consigné lui-même dans noire registre
des actes de baptême, mariages, etc., etc , lors de la
plantation de la croix qui clôtura la mission du prin-
temps 1875 :
« Le 20 juin 1875, nous soussigné, avons clôturé la
mission des sauvages qui fréquentent la mission de Saint-
Jean-Baptiste de l'île à la Crosse par la bénédiction so-
lennelle et Téreclion d'une belle croix en bois, longue
de 35 pieds, sur le coteau qui s'élève à quelques arpents
au sud de la mission. 11 y a dix-sept ans, nons élevions
une croix à la même place et nous sommes heureux de
— 321 —
constater aujourd'hui que depuis ce temps notre sainte
religion a fait dans le pays des progrès que vraiment on
n'aurait pas osé espérer alors. On peut dire aujonrd'hui
que tons les sauvages sontchiétiens et catholiques et gé-
néralement hons chrétiens et bons catholiques. Que Dieu
on soit à jamais béni ! »
Cela ne veut pas dire cependant qu'il n'y ait rien de
défectueux parmi nos sauvages et que tout marche à
merveille. Non, malheureusement ; un certain nombre
d'entre eux ont besoin d'être suivis de près et rappelés
souvent h l'ordre. Parmi les Montagnais surtout, qui
restent loin de la mission et qui connaissent bien impar-
faitement encore noire sainte religion, de grands dé-
sordres se produisent parfois : il a fallu même, il n'y a
pas bien longtemps encore, en excommunier quelques-
uns ; mais, Dieu merci, ces faits deviennent de plus en
plus rares, et maintenant surtout que la mission est con-
sacrée au Sacré-Cœur, cela ira mieux encore, nous l'es-
pérons.
École de Notre-Dame du Sacré-Cœur. — Comme vous
le savez déjà, c'est le nom que porte maintenant notre
école. Cette œuvre, à laquelle nous attachons beau-
coup d'importance, va toujours en se développant. Pen-
dant Tannée scolaire 1873-1876, nous avons eu jusqu'à
trente-deux et trente-trois enfants, tous pensionnaires,
y compris nos orphelins. Nous ne recevons pas d'ex-
ternes. Je suis heureux de dire qu'ils nous ont donné
plus de consolations qu'ils ne l'avaient fait les années
précédentes. Mais il faut avoir vécu dans le pays pour
comprendre ce que sont nos écoles, pour connaître la
patience nécessaire ù nos bonnes sauirs pour instruire
des enfants qui n'ont aucun goût pour l'étude, qui ont
honte, pour ainsi dire, de bien faire, cl dont le seul désir
est de quitter l'école le plus tôt possible.
— 3-22 —
Les parents cependant semblent mieux comprendre la
nécessilé de l'éducation et le service que nous leur ren-
dons en instruisant leurs enfants ; quant à ces derniers,
ils n'en sont pas encore là. Ce n'est donc qu'à force de
travail et de fatigue qu'on peut arrivera leur faire ap-
prendre quelque chose. Quand ils paraissent dans les
examens publics, ceux qui les voient, ceux qui les en-
tendent ne se doutent guère de ce qu'il a fallu de patience
et d'eûorts pour arriver à ces résultats. Les sauvages se
montrent maintenant plus empressés à nous confier
leurs enfants; actuellement nous en avons quinze, réu-
nis aux orphelins, c'est-à-dire nourris et entretenus
aux frais de la mission. Si nous l'avions voulu, nous
en aurions Jjien davantage, car nous en avons refusé un
certain nombre, mais c'est tout ce que nos ressources
peuvent nous permettre pour le moment.
Ce qui donne surtout de la réputation à notre école, ce
sont les examens publics que de temps en temps nous fai-
sons subir à nos enfants. L'été dernier, l'officier en charge
du district de l'Ile à la Crosse devant quitter le fort pour
être nommé à un grade supérieur, c'est-à-dire à l'inspec-
tion de tous les districts du Nord, nous avons voulu faire
un grand examen en son honneur pour le remercier de
s'être montré toujours le bienfaiteur de nos missions.
C'est le 20 juin qu'a eu lieu cet examen. L'assistance était
très-nombreuse et se composait surtout des métis et des
sauvages arrivés pour la mission. Le R. P. Supérieur,
pendant la séance, avait à sa droite M. l'inspecteur et le
nouvel officier en charge du district, et à sa gauche les
dames de ces deux messieurs avec leurs enfants.
Pendant quatre heures que dura l'examen, l'intérêt ne
cessa d'aller croissant. Les matières de l'examen,
moilié en français, moitié en anglais, étaient enlremè-
lées de chansons dans les deux langues. Lu partie fran-
— 323 —
çaisc par laquelle on commença se termina par une
petite pièce admirablement interprétée et qui intéressa
vivement les assistants. La partie anglaise, qui vint en-
suite, se termina également par une pièce anglaise en
l'honneur du héros de la fête. Au dire de tout le monde,
cet examen a été le plus beau de tous- ceux qui ont eu
lieu à l'île à la Crosse. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il
a été le plus complet, car c'était la première fois qu'il
comprenait l'anglais et le français réunis. Vint en-
suite la distribution des prix ; après quoi, pour clore la
séance, nous chantâmes selon l'usage anglais le God save
thc queen, Dieu sauve la reine... Les résultats do cet exa-
men se font déjà sentir : à la rentrée de l'automne, nous
avons eu plus de quarante pensionnaires, sans compter
ceux que nous avons refusés.
Je ne puis terminer ces quelques notes sur notre école
sans vous faire part d'une faveur bien précieuse qu'elle a
reçue au mois de janvier 1875. Nos enfants venaient de
finir leurs lettres de bonne année : tout d'un coup, une
petite fille s'écrie au milieu de ses petites compagnes :
« Si nous écrivions à notre Saint-Père le Pape pour lui
dire combien nous l'aimons ! — Oui, oui, fut la réponse gé-
nérale, écrivons-lui, )> Les maîtresses me demandèrent ce
que j'en pensais. «Qu'elles écrivent, leur dis-je, nous en-
verrons la lettre àMonseigneur;il en fera ce qu'il voudra.»
Ellessemircnt immédiatement à l'œuvre, et cellequi avait
la plus belle main écrivit à genoux, par respect pour notre
Saint-Père. La lettre fut envoyée à Monseigneur. 11 ap-
prouval'idée de nos enfants, fit écrire une seconde lettre
parccuxdeSainl-.'Mbcrt, elles expédia toutesdeuxà Rome
au cardinal préfet de la Propagande. Au mois de février
dernier, nous recevions une lettre de Monseigneur, dans
laquelle il nous disait : « A propos des petits enfants , j'ai à
vous annoncer une nouvelle qui vous fora plaisir. Vous
— 324 —
von? souvenez de la lettre que vos élèves écrivirent il y a
un an au Souverain Pontife ; les enfants de Saint-Albert lui
écrivirent de leur côté et j'envoyai le tout à S.Era. le car-
dinal préfet de la Propagande, Il y a quelques semaines ,
je recevais de S. Em. le cardinal Franchi la lettre des
enfants de Saint-Albert, au bas de laquelle le Pape avait
écrit de sa main : « Que le Seigneur vous bénisse et vous
« dirigedans toutes vos voies,» avec sa signature ctladate.
La lettre de vos enfants est restée entre les mains du
Saint-Père. Comme celte bénédiction est pour les enfants
de l'île à la Crosse, aussi bien que pour ceux de Saint-
Albert, je tâcherai de vous envoyer un souvenir de cette
bénédiction.
SonEminence m'écrivait enmême temps: «Pourcequi
« est dos lettres si aimables envoyées par les enfants qui
«fréquentent les écoles catholiques de Saint-Albert et de
« l'île à laCrosse, jelesaiprésentéesàSaSaintetédansl'au-
« dience qu'il m'a accordée le 1 1 de ce mois. Il les a re-
« eues avec bonté, et a de grand cœur envoyé sabénédic-
«lionapostolique àces môraesenfants, ainsi qu'auxSœurs
« qui en ont soin , et vous trouverez sous ce pli l'auto-
« graphe de celte bénédiction apostolique. »
Voici maintenant la lettre de nos enfants :
Très-Saint Père,
« Nous les petits enfants métis et sauvages de l'école
de Nolro-Dame du Sacré-Cœur de l'île à la Grosse, ayant
entendu souvent les Révérends Pères qui sont venus nous
apprendre la prière, et les bonnes Sœurs qui nous font la
classe, nous parler de notre bon Père, le grand chef de
la prière, qui est à Rome, nous dire combien il fait pitié,
parce qu'un mauvais roi lui a pillé tout son bien, et que
les mauvais priants le font souflYir tous les jours, nous
— 325 —
nous sommes dit : Nous autres petits enfants, nous allons
lui écrire pour lui dire que nous l'aimons beaucoup. Oui,
Très-Saint Père, nous vous aimons de tout notre cœur.
Nous voudrions bien faire quelque chose pour vous soula-
ger, mais comme nous sommes trop pauvres, nous voulons
tous les jours prier le Sacré Cœur et^ la sainte Vierge
pour qu'ils vous gardent et vous défendent contre les
mécbants, afin que vous ne fassiez plus pitié.
« Daignez, 0 Vous, noire bon Père, le grand chef de
la prière, recevoir les petits présents que vous otlVenl vos
petits enfants de l'île à la Crosse.
a Nous nous mettons tous à Vos genoux, Très-Saint-
Père, afin que vous vouliez bien nous bénir, nous et nos
parents, ainsi que les Révérends Pères, nos bonnes
Sœurs, et tous ceux qui nous font du bien, a
Cette lettre était accompagnée de la liste de ce que nos
enfants avaient promis de faire , prières ou mortifica-
tions pour le Souverain Pontife. Je vous l'aurais bien
transcrite, mais ce rapport est déjà bien long, et je ne
veux pas l'allonger encore.
Gomme souvenir de celte bénédiction, Monseigneur nous
a envoyé un beau portrait du Saint-Père, au bas duquel
se trouvent les paroles qu'il a bien voulu nous adresser,
ainsi que sa signature. C'est un autographe de Sa Sain-
teté, que Sa Grandeur a découpé d'une autre pièce, et
collé sur cette image. Celte bénédiction, venue de si
haut, sera un encouragement pour nous, et aussi un gage
de succès pour cette œuvre si importante.
3° Quelques mots en finissant sur le temporel de la
mission : Notre position tend à s'améliorer tous les jours.
Pour les constructions nous sommes bien mainlenanl.
Les Sœurs sont assez grandement logées, et nous, nous
sommes au large. Quant aux dégills commis les années
précédentes par les inondations, ils sont tous à peu près
— 326 —
réparés. On peut donc dire en général que la mission est
sur un bon pied : après les travaux que nous nous propo.
sons de faire l'été prochain , elle aura presque été
remise à neuf. Cette année nous avons entrepris de répa-
rer notre église et de recouvrir d'une nouvelle couche
de peinture tout l'extérieur qui est lambrissé avec des
planches : c'était un travail nécessaire, qui aurait déjà
dû être fait depuis longtemps, car le bois commençait à
se détériorer sensiblement. Nous avons ouvert pour
cela une petite souscription ; je ne m'attendais qu'à
une somme peu considérable, cependant suffisante
poui^ ce que nous voulions faire : grâce à Dieu ,
nos espérances ont été dépassées. Non-seulement nos
catholiques, mais encore les officiers protestants de la
Compagnie nous ont donné largement, puis les sauvages
se sont mis de la partie, ce que jamais encore ils n'avaient
fait, de telle sorte que nous avons déjà recueilli trois fois
plus que je n'espérais. Une fois ces réparations et ces
travaux finis, notre petite église sera réellement belle. Je
ne puis m'empècher de faire ici mention de deux objets
bien précieux dont elle a été enrichie depuis deux ans.
Le premier est un tableau de moyenne grandeur, quinous
a été envoyé par la Visitation d'Autun; il représente Notre-
Seigneur apparaissant à la bienheureuse Marguerite-
Marie et lui découvrant son divin cœur. Ce tableau a été
bénit par Ms'" Grandin, et placé dans notre église le
4 juin 1875, jour auquel Sa Grandeur consacra lui-même
notre mission au Sacré-Cœur. L'autre, plus précieux
encore, car c'est une véritable relique, est venu de la
Visitation de Paray-le-Monial. C'est la première lampe
qui a été mise dans la première chapelle dédiée au
Sacré Cœur, et construite dans le jardin de la Visitation ,
du vivant même de la B. Marguerite-Marie. Comme vous
le voyez, nous sommes vraiment bien privilégiés. Puis-
— 327 —
sions-noiis en retour contribuer un peu à faire connaître
et aimer le Sacré Cœur et son lunnble servante !
Quant à la vie, pour me servir de l'expression em-
ployée ici, elle n'est pas toujours des meilleures. Sous
ce rapport, la mission de l'ile à la Crosse est une des
plus pauvres du Vicariat. En 1875, nos récoltes ont
été bonnes pour l'orge et les patates, mais non pour
le blé. Il nous a fallu passer presque tout l'hiver sans
avoir une bouchée de viande fraîche, n'ayant pour
toute provision qu'environ 250 livres de mauvaise fa-
rine de froment et 100 livres de farine d'orge ; tout
cela, pour seize personnes (je ne parle ici que des Pères,
Frères, Sœurs, cl personnes de service, car pour nos
enfants nous ne leur en donnons jamais), ce qui ne fai-
sait pas même i livre par jour à partager entre seize per-
sonnes pour trois repas. Si nous avions encore eu de la
viande sèche et du pemikan à discrétion, cela aurait été
assez bien, mais, hélas! la viande sèche, nous n'en avions
pas. Quant au pemikan, il nous fallait avoir recours à
l'obligeance de l'officier en charge du district, du bour-
geois, comme on l'appelle, afin d'en avoir le strict néces-
saire pour nos travaux. Nous nous sommes bien procuré
quelques lièvres de temps eu temps, mais ces lièvres du
Nord sont une bien pauvre nourriture, et celui qui n'a
lien que cela fait tri.ste chère. Heureusement que les
patates ne nous manquent point, et que nous avions de
l'orge pour faire de la soupe, et du poisson frais sulfisam-
ment. Nous sommes tous les enfants de la Providence,
mais ici, je crois, plus que partout ailleurs. Notre pain
quotidien, c'est le poisson, et ce pain quotidien, il faut
aller le chercher tous les jours, hiver comme été, été
comme hiver, il faut aller, dis-je, le chercher dans le
lac. Malheureusement il se fait désirer quelquefois, il
n'aime pas toujours, parait-il, à se faire prendre dans les
T. XV. 28
— 328 —
«•ets.Dieu merci, nous n'en avons cependant jamais man-
qué; il es?t viai que nous le payons assez clicr, surtout
quand il est rare. Depuis quelques années , afin d'en avoir
davantage et de pouvoir nourrir tout notre petit monde,
nous mettons dans nos intérêts les âmes du purgatoire.
L'hiver dernier, il nous fallait jusqu'à 230 livres de pois-
son par jour sans compter les mauvais pour les chiens.
L'été dernier, le bon Dieu nous a pris en pitié en nous
envoyant du poisson, comme jamais nous n'en avions
pris : cet automne, nos récoltes de patates et d'orge ont
été plus belles encore que l'année dernière. Qu'il en soit
mille fois béni !
Après tout cela, vous comprendrez que, pour entrete-
nir cette mission, nous devons dépenser annuellement
une somme assez considérable. Nos dépenses actuelle-
ment s''élèvent au moins à -12000 francs par an. Pour tout
revenu , nous avons nos messes, quelques petites rétri-
butions pour l'école, et quelques dons faits à l'enfant
Jésus dans le temps de Noël , c'est-à-dire environ
2000 francs, ce qui laisse une balance de 10 000 francs à
payer par la caisse vicariale. Nous quêtons bien de
côté et d'autre, parfois nous recevons d'assez bonnes
petites sommes, mais ce n'est rien auprès de ce dont nous
aurions besoin.
Daignez, mon révérend et bien- aimé Père, agréer ce
rapport un peu trop long peut-être sur notre chère mis-
sion de l'Ile à la Crosse. Veuillez prier et faire prier pour
nous, aûn que nous puissions continuer et augmenter,
s'il est possible, le bien produit par nos devanciers.
Ne m'oubliez pas surtout au saint autel, et croyez-moi
toujours aujourd'hui comme autrefois
Votre enfant en N.-S. et M. T.,
P. LÉGEARD, G. M. I.
- 329 —
Exlraitf: d'une lettre du R. P. Lecomte au P. Boisramé.
Mission de la Providence, le li novembre 187G.
Mon révérend et bien cher Pèrej
Je recevais votre aimable lettre du 4 mai dernier, pen-
dant mon séjour chez nos Pères de Saint-Bonifacc. J'au-
rais désiré y répondre tout de suite, mais mes occupa-
tions ne me laissèrent pas une minute : je n'eus mémo
pas le temps d'écrire en France. Je vous remercie, mon
révérend Père, des bons conseils que vous me donnez;
j'espère, avec la grâce de Dieu et le secours de sa très-
sainle Mère, y demeurer fidèle. Vous me dites de me
donner plus que jamais au bon Dieu : je vous l'as-
sure, j'ai fait mon sacrifice coi'de magno et animo vo-
lenti! Du reste vous connaissez assez mes goûts pour
penser que le sacrifice que j'ai fait en quittant tout,
même le Canada, n'a pas dû m'être très-pénible. Me
voilà donc maintenant dans le Nord, mea maxima cura.
Je ne vous parlerai point, mon lévérend Père, de
l'énorme distance qu'il m'a fallu franchir pour me rendre
au poste que j'occupe acluellemenl, p'est-à-dire la belle
mission de la Providence; déjà plusieurs récits de ces
longs voyagep ont été insérés dans nos annales; je croi-
rais gaspiller mon temps à vous redire les mêmes choses.
Jo passe donc outre, et j'arrive tout de suite à la Provi-
dence.
La mission de la Pf-ovidence est charmante comme site.
Le majestueux Mackensie coule à ses pieds, et avec une
rapidité telle, qu'on appelle la place le Grand Rapide.
L'évèché, qui ne ressemble en rien ù nos évèchés de
France, est cependant bien joli et assez confortable. C'est
— 330 —
une maison en bois et à deux étages. Elle est ainsi divisée :
au rez-de-chaussée se trouve la cbapolle publique, où
tous nos sauvages se réunissent chaque dimanche. Au
premier étage il y a trois chambre?, un grand dortoir
pour nos Frères convers et une salle de réception pour les
visiteurs. Au second sont les mansardes; comme vous le
voyez, nous sommes assez au large : le couvent n'est pas
plus élevé que l'évêché ; mais beaucoup plus long. Ces
deux bâtisses sont sans contredit les plus belles du
Mackensie. Je ne sais si vous avez eu connaissance de la
nouvelle église entreprise par notre cher Frère Boisramé
et par un de nos engagés, c'est une véritable petite ca-
thédrale, elle est déjà bien avancée; le toit est complè-
tement achevé, et un beau clocher couronne l'édifice. Si
nous avions reçu cette année les vitraux dès le commen-
cement du printemps, M«' Clut aurait pu y officier ponti-
ficalement. L'été dernier, Lamoureux, un de nos engagés,
nous a fait aussi un petit moulin à farine ; il n'est pas
encore en activité; quelques pièces absolument néces-
saires nous font défaut; le bon Frère Salasse, avec toute
son habileté dans l'art de travailler le fer, n'a pu jusque-là
nous les procurer ; son soufQet de forge, nous dit-il, n'est
pas assez fort. Avant que nous puissions avoir ces pièces,
il faut faire un voyage au fort Simpson, voyage qui ne
s'effectuera qu'au commencement du printemps prochain.
Nous voilà donc condamnés à moudre, à force de bras,
le peu d'orge que nous avons, si nous voulons de temps
à autre croquer une petite galette. C'est certes manger
son pain à la sueur de son front, que de lé moudre ainsi.
Un petit mot du temporel de la mission : cette année,
mon révérend Père, nous n'avons pas à craindre le jeûne ;
le bon Dieu a daigné remplir et nos greniers et nos caves.
Nous avons pu recueillir, dans quelques arpents de terre
seulement, 1200 barils de patates. Je suis juste arrivé à
— 331 —
temps pour commencer la récolte. Pendant quinze jours
entiers, Monseigneur, le P. Le Doussal et moi, en compa-
gnie de deux ou trois sauvages, nous avons été occupés
aux travaux manuels; il y avait des fatigues à essuyer, je
vous l'assure; mais, d'un autre côté, nous prenions plaisir
à faire colle recolle; nous avons des patates qui pèsent
jusqu'à une livre ; voyez, c'est phénoménal pour le Nord.
Le blé, celle année, n'a pas mûri; Tété a été pluvieux et
presque toujours froid. L'orge a un peu mieux réussi;
on aurait pu avoir une assez belle moisson; mais les mu-
lots, qui pullulaient cette année, nous en ont mangé une
bonne partie : 50 à 60 barils seraient le maximum, je
pense. Du reste le bon Frère Siieers se prépare à la battre.
Le cher Frère Boisramé vient de terminer sa pêche. Celte
année, comme les années précédentes, il s'est signalé ;
il a pris plus de 17 000 pièces : les sauvages ne peuvent
pas s'expliquer comment il dispose tout pour toujours si
bien réussir. Les sauvages du fort Simpson avaient leur
pèche tout à côté de la sienne, ils n'ont presque rien pris
de tout l'automne. Le bourgeois du fort ne sait comment
nourrir les quatre-vingts personnes dont il est entouré. Il
est venu à la mission demander à Monseigneur s'il pourrait
lui céder quelques pièces de poisson : Sa Grandeur a eu la
générosité de lui en céder 1200^ à raison de 6 pelusle cent.
Du poisson, des patates en quantité (peu de viande), tout
est pour le mieux. Il est vrai que nous avons un person-
nel aussi nombreux qu'au noviciat de Lachine, d'heureuse
mémoire; nous sommes, dans les deux communautés, en
comptant les engagés, nous sommes, dis-je, bien près
de 50. Il y a 5 sœurs de charité, 1 sœur converse,
puis 25 ou 20 enfants, garçons ou filles; je vous assure,
ces petites boucbes, quand il s'agit de croquer du pois-
son, ne le cèdent en rien aux grandes.
Je pense, mon révérend Père, qu'un petit mot sur
~ 332 —
notre chère communauté vous fera plaisir. Nous sommes
sept en tout : Sa Gr. Ms^ Clut, le R. P. Le Doussal,
novice depuis un mois; moi, puis quatre Frères convers,
le bon Frère Salasse, le cher Frère Boisramé, une des illus-
trations du diocèse de Laval; le courageux Frère Sheers
et le paisible Frère Caroux, qui n eu le bonheur de pro-
noncer ses vœux d'un an le saint jour de la Toiissaint.
Je suis on ne peut plus heureux au milieu de ces chers
Oblats, Tout se fait avec le plus grand silence et avec la
plus grande régularité. Monseigneur lui-même préside
tous les exercices de la communauté. Monseigneur est le
supérieur; je vous l'assure, il sait nous rendre douce
l'obéissance, il sait nous rendre agréable la vie religieuse;
en un mot, il est pour nous un vrai père, toujours gai et
afTable, toujours prêt à nous entendre, quelles que soient
ses occupations. Encore une fois je bénis le bon Dieu de
m'avoir mis entre les mains d'un si bon Père. Ce temps
que je passe à la Providence n'est que la continuation
des jours de paix et de bonheur que j'ai coulés pendant
seize mois dans l'enceinte bénie du noviciat de Notre-
Dame des Anges.
Un petit mot de mes occupations. Je passe une bonne
partie de la journée à baragouiner du montagnais. Cette
langue est, au dire de tous les Missionnaires, la plus dif-
ficile du Nord, surtout pour la prononciation. Le R. P. Pe-
TiTOT a rendu un grand service aux jeunes Missionnaires
en leur laissant le gros dictionnaire qu'il a fait imprimer
en France: mais il n'a pas aplani toutes les difficultés;
du reste, c'était impossible. Ms' Cldt, qui s'entend par-
faitement dans cette langue, me donne deux classes
par jour; mes progrès ne sont pas encore bien sensibles.
Cependant, permettez-moi de vous dire que le maître est
a?sez satisfait de son disciple. Si j'étudie cette langue,
c'est, soyez-en sûr, plus par nécessité que par plaisir;
— 333 —
car, franchement, elle n'a rien de bien attrayant pour moi,
du moins jusqu'à présent. Elle n'a rien non plus de bien
harmonieux; il y a certaines letlres surtout, entre autres
les deux tt, tlli, 7.-, kks, qui déchirent les oreilles, telle-
ment elles sont dures à prononcer. Je vous assure, c'est
loin d'être les doux accords du bon Frère Bresson. Le
reste de la journée, je m'occupe aux travaux manuels.
Tous les jours. Monseigneur, le P. Le Dgussal et voire
humble serviteur, nous nous en allons dans un bois voi-
sin, une hache sur l'épaule, semblables à de vieux bûche-
rons à la journée, et pendant une ou deux heures nous
faisons la manœuvre. Je n'ai pas encore bien le tour de
la hache, cependant je tâche de faire souffrir le bois le
moins possible. Une fois que nous avons bûché un assez
bon morceau, nous regagnons le logis, puis, vers le soir,
Monseigneur et moi nous attelons messieurs les chiens
et nous poussons une course vers les chantiers ; nous char-
geons nos traîneaux de notre mieux, et nous revenons à
toute vitesse voir s'il fait bon auprès de notre poêle, en-
tretenu pendant notre absence par notre excellent Père
novice. Comme vous le voyez, mon révérend Père, on
n'est pas encore si malheureux dans le Nord; dans le Ca-
nada, on se fait une trop triste piinture de ces pays; qu'ils
y viennent donc, et ils verront bientôt que le tableau qu'ils
s'en font est de beaucoup trop sombre. Pour ma part, je
n'ai jamais été si heureux; on a un peu à snilliii, il est
vrai ; mais est-ce que les souÛYanccs ne doivent pa-s élie
le partage, l'héritage do l'Oblal? et, du reste, y a-l-il
un pays où l'on n'ait pas quelque chose cà souflVir?
Je ne vous ai pas encore dit que j'étais délinilivement
Oblat. J'ai pu prononcer mes vœux pf rpétuols seule-
ment le 26 juillet, an lac Labiche. Ils ont été reçus par
S. Gr. Ms"" Faraud; la cérémonie a été Irès-brlle et en
mémo temps très-touclnulc. Pour co jout-!à, les bonnes
— 334 —
Sœurs avaient orné la chapelle du mieux possible. Le
cantique d'oblation a été parfaitement exécuté; le P. Do-
PIRE, avec sa voix magnifique, faisait le solo; il l'a
parfaitement rendu; il ne manquait que le chœur du
noviciat. Toute la journée, c'a été fête : pour tout résu-
mer, on a fait beaucoup d'honneur au nouvel Oblat, bien
plus qu'il n'en méritait. Le lendemain de mon oblation,
Monseigneur me fit mettre en retraite; je devais me pré-
parer à la réception des ordres mineurs et du sous-diaco-
nat. La cérémonie allait commencer, quand Monseigneur
s'avisa de revoir ses pouvoirs. Cruelle déception, je de-
vais bientôt apprendre qu'il n'avait pas le droit de m'or-
donner, vu que je n'avais ni exéat, ni dimissoire de
mon Evêquc. Je vous l'assure, si dans le cours de ma
vie j'ai eu quelque épreuve, c'est bien celle-là; Monsei-
gneur lui-même était désolé, mais il n'y pouvait rien.
De suite il a écrit au R. P. Supérieur général. Je ne crois
pas recevoir mon exéat avant le 20 mars prochain ;
voyez comme tout cela me retarde. Je ne serai donc
pas prêtre avant le 20 ou le 25 avril; c'est fort pé-
nible pour moi et fort ennuyeux pour S. Gr. M»' Clut,
vu qu'il est obligé de remplir seul le ministère, le
P. Le Doussal comme novice, ne pouvant lui être d'au-
cun secours. Il me faudrait plusieurs grains de rési-
gnation, je vous l'assure; cependant, quoi qu'il arrive,
que la volonté de Dieu sur moi s'accomplisse. Le lac
Labiche était un véritable noviciat lors de mon pas-
sage : il y avait deux Pères novices et trois Frères convers.
Les Frères convers ont prononcé leurs vœux d'un an le
i.5 août; les deux Pères Leserve et Dupiré faisaient leur
oblation perpétuelle le saint jour de la Toussaint. Tous les
sujets que le P. Lecorre a amenés de France l'année
dernière sont maintenant Oblals, à l'exception du P. Le
Doussal, qui fait son noviciat à la Providence. Le P. Le-
— 335 —
CORRE lui-même a donné l'exemple en se consacrant à
jamais à Dieu le 8 septembre dernier. Je regrettai de ne
pouvoir assister à la cérémonie. Je suis arrivé quelques
jours trop tard.
CEYLAN.
On lit dans les Missions catholiques, numéro du 6 juillet
1877.
Le gouverneur de Ceylan, sir William-Henry Gregory,
ayant été, sur sa demande, et pour raison de santé, relevé de
ses fonctions, NN.SS. Sillani, vicaire apostolique de Co-
lombo, et BoNJEAN, vicaire apostolique de Jaffua, lui ont en-
voyé une adresse à laquelle il a répondu en ces termes :
«J'ai l'honneur de répondre à l'adresse d'adieu de Vos
Grandeurs, adresse qui m'apporte les sentiments du clergé
de Ceylan et des 184 000 habitants catholiques de cette île.
Les félicitations que vous m'avez adressées, avec tant de bien-
veillance, ne peuvent être accueillies qu'avec beaucoup de
reconnaissance.
«Je m'intéressais vivement aux succès de vos établissements
et je les ai favorisés de tout mon pouvoir. J'ai soigneusement
examiné la conduite des prêtres catholiques et la direction
qu'ils faisaient suivre à leurs fidèles, et c'est pour moi un
devoir sacré de déclarer que l'influence qu'ils ont obtenue
provient de leur bonté constante et vigilante, et qu'ils se ser-
vent de cette influence au seul profit du bien, de la moralité
et de la religion. Etant arrivé à cette conviction, j'aurais été
grandement coupable de cacher la sympathie que m'inspi-
rent vos actes.
« Je vous remercie vivement de votre adresse, qui, je vous
assure, causera un très-grand plaisir à mes anciens électeurs
de l'Irlande, et je prie Dieu de faire prospérer et de bénir
toutes vos pieuses entreprises. »
REVUE DES SANCTUAIRES ET PÈLERINAGES
MONTxMARTRE.
Nous ne ferons dorénavant que de courts emprunts au
Bulletin de l'Œuvre du Vœu national. Cette publication
mensuelle, qui no coûte que 2 francs, est reçue dans un
très-grand nombre de nos communautés, et les journaux
catholiques tiennent le monde entier au courant des faits
principaux qui se passent à la chapelle provisoire. Nous
ne pourrions que reproduire ici ce qu'on a lu ailleurs ;
toutefois, pour l'édificalion de ceux de nos Missionnaires
que les grandes distances privent de la lecture des jour-
naux, nous mentionnerons ici quelques paragraphes dé-
tachés de la ufirration générale.
Le Bulletin, dans le numéro du iO juillet, rend ainsi
compte, par la plume du R. P. Rêt, de la fête du Sacré-
Cœur :
8 juin. Fête du Sacré Cœur. — A lui seul, ce jour in-
comparable, exquissé dans ses plus petits détails, remplirait
le Bulletin. L'exposition du très-saint Sacrement acoramencé
à quatre heures et demie. Depuis ce moment les messes se
sont succédé sans interruption et la communion a été distri-
buée après chaque messe. On en évalue le nombre à plus de
quinze cents. Piété, recueillement, prières, affluence inces-
sante et toujours plus nombreuse, c'est ce dont tous les
pèlerins ont été les témoins heureux et édifiés.
A neuf heures, la sainte messe a été célébrée par Ms'^ l'Ar-
chevêque coadjuteur, qui voulut bien, avant de commencée
le saint sacrifice, bénir le groupe représentant l'apparition
de Notre-Seigneur à la bienheureuse Marguerite-Marie, Le
— 337 —
don (l'une bienfaitrice dévouée à Notre-Dame Auxiliatrice
ayant rendu libre l'autel de la sainte Vierge, nous l'avons
consacré à la bionbeureuse Marguerite-Marie, et les Gardes
d'honneur de la chapelle provisoire ont fait les frais de la
nouvelle installation.
Après avoir distribué la communion pendant plus d'une
heure, Sa Grandeur voulut bien adresser une allocution à la
pieuse assistance . Elle expliqua avec l'onction, le charme et
la simplicité qu'on lui connaît, ce texte do nos saints Livres :
Ils verront celui qu'ils ont percé, et le présenta comme une
prophétie de la dévotion au Sacré Creur et de la réalisation
du Vœu national. Plus cette dévotion se propage, plus aug-
mente la connaissance de l'amour de Notre-Seigneur, et la
France en a fait une double expérience. Elle contemple la
plaie du Sacré Cœur et elle lui consacre son repentir et son
dévouement. Ce repentir et ce dévouement, nous devons les
rendre pratiques dans notre vie de chaque jour. Notre re-
connaissance et notre amour grandiront en raison même de
notre pénitence et de notre dévotion : Gallia pœnitens et
devota. Monseigneur voulut bien donner le Salut et réciter
Tamende honorable au nom de la France,
Le soir, à trois heures, même affluence, malgré une cha-
leur qui semblait avoir transformé notre petite chapelle en
un véritable foyer. L'atmosphère était brûlante : on aurait
dit que le soleil de juin voulait nous donner tous les rayons
d'or et de flammes qu'il nous avait refusés pendant le mois
do mai. Pauvre petite chapelle provisoire, il semble que
tous les attraits humains lui ont été refusés, afin que l'attrait
surnaturel et divin s'y manifeste avec plus d'éclat et de puis-
sance !
M. l'abbé Baron avait bien voulu porter la parole. Il le fit
avec son talent habituel. Il établit que le Sacré Cœur est le
véritable mémorial de Notre-Seigneur Jésus-Christ, puisque
le Cœur est, dans le langage de l'humanité, la plus vive ex-
pression d'une personnalité. Un homme se juge et s'eslime
par le cœur. Le Sacré Cœur, c'est le mémorial vivant de la
doctrine, des actions et surtout de l'amour de Notre-Soignour.
— 338 —
Historique de la dévotion au Sacré Cœur, opportunité de
son extension. Historique, l'orateur le trace à grands traits.
Opportunité : à la déclaration des droits de l'homme, il fal-
lait substituer la déclaration des droits de Dieu. La Révolution
a ébranlé l'autorité et l'a rendue odieuse ; le Sacré Cœur la
rétablit et la rend aimable. La Révolution nous a donné des
mœurs païennes ; le Sacré Cœur les ramène à la pureté et à
la sainteté. La Révolution a créé l'individualisme, l'égoïsme
exagéré ; le Sacré Cœur demande le dévouement. La Révolu-
tion a donné le signal des plus grands crimes ; le Sacré Cœur
annonce la miséricorde et le pardon, il nous donne l'amitié
d'un Dieu pour nous aider et nous consoler. Voilà les
grandes lignes de ce discours remarquable.
Un peu plus loin le Bulletin ajoute :
La journée du tO juin, dimanche où le diocèse de Paris
célèbre la fête du Sacré-Cœur, nous offre à sept heures le
pèlerinage du patronage et de l'école professionnelle du
Petit-Montrouge, sous la direction de l'abbé Poirier, Mis-
sionnaire apostolique ; à huit heures , le pèlerinage des
associations des jeunes filles du commerce et de l'oeuvre
de Saint-Paul, conduites par M. l'abbé Quinard, promo-
teur du diocèse ; à neuf heures, le pèlerinage de S. E. le
cardinal Guibert, Archevêque de Paris, qui célébra la sainte
messe en présence d'une assistance très-nombreuse, à laquelle
s'étaient joints environ cinquante soldats du poste de Mont-
martre. La chaleur était intense : la chapelle devenait inha-
bitable. Aussi Son Eminence se contenta-t-elle de féliciter les
nombreux fidèles de leur pieux empressement, et après le
salut Elle se rendit sur le terrain des travaux afin d'en con-
stater les progrès.
A trois heures, M. l'abbé Baron, dans un rapide entretien,
expliqua les motifs de confiance que nous donne la dévotion
au Sacré Cœur : Miserebitur : Dieu aura pitié de nous. Nous
avons essayé de tout, nous avons eu confiance en tous les
moyens humains : il ne nous reste plus qu'à essayer des
— 339 —
moyens divins, et le seul, le principal est le Sacré Cœur,
dernier mot des miséricordes divines. La France place sur
son cœur le Cœur de Jésus, et elle dit à tous ses ennemis :
Arrête ! le Cœur de Jésus est là.
Le même numéro du Bulletin insère à sa première
page la lettre suivante de S. Em. le Cardinal Guibert,
Archevêque de Paris, à tous les Archevêques et Evêques
de France :
Paris, le 28 juin 1877,
Monseigneur ,
L'œuvre du Vœu national au Sacré Cœur se poursuit à
Paris, mais c'est l'œuvre de tous les catholiques de France,
et surtout des évoques : sans le concours que m'ont promis
mes vénérés collègues, je n'aurais jamais osé en accepter la
responsabilité ; sans le concours qu'ils me donnent depuis
quatre ans, je n'aurais pas pu commencer de la réaliser.
J'accomplis donc un devoir de reconnaissance en envoyant
à Votre Grandeur un document de nature à l'intéresser;
c'est l'album qui contient les études architecturales du mo-
nument que nous construisons.
L'envoi de cet album me fournit une occasion précieuse
de m'entretenir avec vous de notre commune entreprise.
J'aurais senti dans les premiers temps de notre œuvro le
besoin de répondre à certaines préoccupations qui s'étaient
fait jour dans la presse relativement au plan et au style du
monument. Les amis exclusifs de l'art gothique avaient peine
à pardonner au Comité l'adoption du style romano-byzantin.
Aujourd'hui ces critiques sont tombées. On a compris d'abord
que, pour administrer sagement les ressources venant des
offrandes de toute la France, nous avions le devoir d'abdiquer
toute préférence personnelle et de chercher les garanties les
plus sûres pour la conception et la bonne exécution de ce
grand ouvrage. Ces garanties, où pouvions-nous les trouver,
^ 340 —
sinon dans la composition d'un jury compétent et dans l'ou-
verture d'un concours dont ce jury serait le juge? Vous
savez, Monseigneur, combien ce concours fut brillant et par le
nombre des concurrents et par la valeur des travaux présen-
tés. Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que presque
tous les projets, bien que fort différents les uns des autres,
s'accordaient à écarter le style ogival et à placer au centre du
monument une vaste coupole.
La nature des choses indiquait évidemment cette combi-
naison ; car d'une part il fallait utiliser, sans en rien perdre,
toute la surface d'un terrain dont la largeur égale presque la
longueur ; c'est ce que n'eût point permis le style gothique,
qui dessine une forme allongée. Et, d'autre part, il impor-
tait de couronner la colline par une masse imposante qui de
loin arrêtât le regard et désignât le monument de la piété
nationale.
Le plan que les juges du concours ont mis au premier rang
réalise admirablement ces conditions. Réformer la sentence
du jury, c'eût été entrer dans la voie des choix arbitraires, et,
pour contenter quelques-uns, s'exposer à mécontenter le
grand nombre des souscripteurs, en écartant une œuvre
d'un grand mérite.
Nous avons donc poursuivi notre marche, et l'adhésion
générale est venue donner raison à notre persévérance.
Vous n'avez pas oublié, Monseigneur, la touchante solen-
nité du i6 juin 1873. Ce jour-là, tandis que, répondant à
l'invitation du Souverain Pontife, les fidèles du monde en-
tier se consacraient au Cœur de Jésus, nous avons eu la joie
de poser la première pierre de l'église votive. Depuis lors,
les travaux ont été poussés avec la plus grande vigueur. Sans
doute, des difficultés inattendues sont venues en retarder la
marche. La colline de Montmartre, si admirablement dési-
gnée par sa situation incomparable et par les souvenirs qui
la consacrent, n'est composée que de sable ou de terres sans
consistance : à mesure qu'on fouillait le sol, on en décou-
vrait le peu de solidité. Il a fallu faire appel à toutes les
ressources de la science et de l'art pour assurer aux fonda-
— 344 —
tions une assiette inébranlable. Le liullotin mensuel du Vœu
national vous a fait connaître, Monseigneur, le caractère et
les proportions de c^s substructions immenses, dont la hau-
teur dépasse celle de l'édifice qu'elles sont appelées à sup-
porter. Grâce à Dieu, l'heure du doute est passée ; les puits
s'achèvent et se remplissent, et dans quelques mois on com-
mencera la construction de la crypte ; dans deux ans, je
l'espère, l'église inférieure pourra être consacrée.
Mais l'importance inattendue de ces travaux souterrains
aggrave les charges de l'entreprise, et l'activité qui règne
sur le chantier absorbe rapidement nos ressources. Il faut
que la charité se montre plus active encore ; avec les facilités
d'exécution que nous ménagent les progrès réalisés dans
l'art de construire, la promptitude des opérations sera ce
que la fera le zèle de nos souscripteurs.
C'est pourquoi, Monseigneur, en vous envoyant ces dessins
qui figurent aux yeux le temple dont nous jetons les bases, je
ne puis mieux faire que de confier à votre bienveillant patro-
nage les intérêts de l'œuvre commencée. Je n'ai garde d'ou-
blier les charges si lourdes qui pèsent sur vos épaules de
pasteur ; surtout je n'oublie pas celles que des circonstances
récentes sont venues ajouter à toutes les autres, depuis que
l'épiscopat français a dû se mettre à la tête du mouvement
qui suscite sur plusieurs points de notre territoire la création
d'Universités catholiques. Permettez-moi d'espérer, Monsei-
gneur, que parmi tant de sollicitudes l'œuvre du Vœu na-
tional vous apparaîtra comme un gage de la protection du
Cœur de Jésus sur toutes les entreprises de votre ministère
pastoral. Si cette œuvre est entre mes mains, vous savez que
je ne l'ai point cherchée. J'occupais le siège de Tours quand
les auteurs du Vœu conçurent la pensée d'élever dans Paris
un monument au Sacré Cœur. Appelé, contre mon attente,
sur le siège de saint Denis, je ne pouvais refuser à leurs
instances de prendre en main cette entreprise de foi, de
repentir et d'espérance. J'ai donc accepté ce fardeau, et quand
je vous prie, Monseigneur, de m'aider à le porter, j'ai la
confiance de travailler aussi au bien de votre troupeau, car
— 342 —
le réveil de la foi dans notre capitale serait la résurrection
spirituelle de la France entière.
Veuillez bien agréer, Monseigneur, l'assurance de mes
sentiments les plus respectueux et les plus dévoués.
t J. HIPP. cardinal GUIBERT, archevêque de Paris.
Cette lettre, reproduite par toutes les feuilles catholi-
ques, sera, nous n'en doutons pas, l'occasion d'un renou-
vellement de zèle pour l'œuvre du Vœu national.
PONTiMAIN.
De grandes fêtes ont eu lieu à Pontmain, du 27 juin au
4 juillet, pour la bénédiction de l'église dans la portion
déjà achevée, c'est-à-dire le sanctuaire et le transept. Les
journaux catholiques ont donné, d'après la Semaine reli-
gieuse ûe Laval, le récit de celte belle octave. Nous leur
ferons de larges emprunts, toujours à l'intention de ceux
de nos Missionnaires qui ne lisent pas les feuilles publi-
ques. Toutefois, pour ne pas allonger ces pages outre
mesure, nous n'insérerons pas le beau discours prononcé
le 17 juin par M»"" Freppel, évêqne d'Angers : l'Univers
l'a donné in extenso.
La veille de la fête, 26 juin.
Us viennent, les Princes de l'Eglise, ils viennent vers /a
Princesse couronnée d'étoiles (Bonav. Postil.,in cap. IMatl .);
les chars qui les transportent sont escortés par les cavaliers
de Pontmain et de Saint-Ellier : equitatus Dei in curribus
Pharaonis. Les Prélats mettent pied à terre à l'arc de
triomphe élevé sur la route de Saint-Ellier, et sont reçus par
le clergé, vers six heures du soir. La procession s'organise, et,
sur tout le parcours, les fronts s'inclinent pieusement sous
— :{4:{ —
la main bénissante des Evoques qui se rendent à l'église pour
adorer le Saint Sacrement. Bientùt le demi-jour du crépus-
cule permet de faire la procession aux tlambeaux. Rien n'est
plus touchant, dans sa sublime simplicité, que cette pieuse
cérémonie ; et nulle part, elle ne convient mieux qu'ici.
C'est le soir, dans l'azur constellé du ciel, que Marie est ap-
parue. N'est-il pas juste que le scintillement de mille lu-
mières, le chant des litanies de Lorette, du Salue Regina,
du cantique Mère de l'Espérance, rappelle la soirée à jamais
mémorable du 17 janvier? NN. SS. les Evèques assistent
à celte procession un cierge à la main, ils s'agenouillent
devant la statue de Notre-Dame d'Espérance, érigée à l'en-
droit précis au-dessus duquel se montra la sainte Vierge, et
se rendent à l'eslrade où Ms' l'Archevêque de Tours donne
la bénédiction du très-saint Sacrement.
Le jour.
Le soleil déchire bientùt le voile qui couvre le ciel, et sou-
rit par son radieux éclat à la fête qui commence. Les foules
arrivent de tous les points de l'horizon, et des flots de pèle-
rins inondent les rues de Pontmain et le champ de l'Appa-
rition. A tous les autels, depuis deux heures du matin, la
sainte messe est célébrée, et le pain de vie est distribué. A
neuf heures et demie, le clergé vient chercher ù la maison
presbytérale NN. SS. les Evêques, et le cortège sacré se rend
au nouveau Sanctuaire. On voit successsivement apparaître
Mi' Sauvé, recteur de l'Université d'Angers, le 11. P. Abbé
de Sept-Fonds, le R. P. Abbé de la Trappe du Port-du-Salut,
M*' Lecoq, évèque de Luçon, accompagné de son secrétaire
particulier, M*^ Sebaux avec AI. Planchard, son vicaire
général, iM»' Chaulet d'Outremont, évèque du Mans, avec
M. Chanson, son vicaire général, M»' Freppel, évèque d'An-
gers, Mk' Bécel, évèque de Vannes, accompagné de M^' Tré-
garo, aumônier en chef de la flotte, M^' Forcade, archevêque
d'Aix, M»' Collet, archevêque de Tours, notre digne métro-
politain, avec M. Denéchau , son vicaire général , enûn
M*' l'évéque de Laval, en chape et en mitre, et la crosse à la
T. XV. -23 '
main, assisté de M. Dulong de Rosnay, vicaire général, et de
M. Baudry, archiprêtre de la cathédrale. Arrivés à la porte
de l'église, les Prélats et leurs assistants se rangent en demi-
cercle, et Ms"" l'Evêque procède à la bénédiction de la basi-
lique. Elle mérite ce nom, tant à caiise de la beauté de ses
lignes architecturales, qu'à cause de la majesté de celui qui
va y habiter, et de la grandeur de celle en l'honneur de
laquelle elle est dédiée. Marie n'est-elle pas appelée par les
Pères la basilique du véritable Assuérus : basilica vert As-
sueri? Les beaux vitraux qui projettent leur douce lumière
dans le sanctuaire nous représentent la Vierge, comparée
par les saints Docteurs à un cristal limpide illuminé des
rayons du soleil de justice. En voyant notre Evêque bénir la
nouvelle chapelle, nous contemplons des yeux de la foi
Marie ratifiant dans le ciel la bénédiction du représentant de
son Fils. Car saint Antonin appelle Marie un pontife spiri-
tuel remplissant d'une manière mystique les fonctions épisco-
pales, consacrant les temples érigés en son honneur : episcopa
spirituatis ; habet enim officia episcoporum, aliquo modo
spirituali, quoniam consecrat templa quœ ad ejus honorem
fiunt. (S. Antonin, Summa, part. IV, tit. xv, c. 16.) Après
la bénédiction extérieure du monument, les Prélats entrent
dans l'église, à la suite de Monseigneur, en chantant les
litanies des Saints et se placent dans les fauteuils réservés
dans le sanctuaire du côté de l'Évangile. L'église est élégam-
ment ornée : on remarque les écussons des évêques présents,
auxquels, par une délicate attention, on avait ajouté celui de
M*' Wicart, notre premier évêque et le fondateur du nou-
veau temple, et celui du Cardinal archevêque de Rennes, si
dévoué à fsotre-Dame de Pontmain, et qui a manifesté à Mon-
seigneur son regret de ne pouvoir assister à cette fête.
L'archidiocèse de Kennes était représenté par M. le chan-
celier de l'archevêché, par M. le curé de Fougères et par un
grand nombre de prêtres rennais.
La bénédiction terminée, la messe pontificale commence.
Au fond du sanctuaire sont disposés deux trônes : celui du
côté de l'épîlre est réservé au vénérable métropolitain qui ce-
— 345 —
lèbre le saint Sacriflce, assisté de son grand vicaire^ de M. le
supérieur du grand séminaire, et de M. le curé de Saint-
Reuii de Chàteau-Goutier ; celui du cùté de l'Évaugile est
occupé par Monseigneur, revota de sa cuppa magna , La maî-
trise de Louvigné-du-Désert, sous la direction de M. le
Gentilhomme, se fait remarquer par la bonne exécution des
chants de la messe, surtout le Credo.
Après la sainte messe, les Kévérendissimes Prélats se
rendent à l'estrade où M^"' l'Evèque doit donner la béné-
diction papale. Pour qu'une fête quelconque dans l'Eglise
ait une signification pleinement catholique, il faut qu'elle
se célèbre pour ainsi dire sous le regard du Prince de tous
les Pasteurs, il faut que sa présence plane en quelque sorte
au milieu des plus magnifiques démonstrations. Aussi, Mon-
seigneur, dans sa piété filiale envers l'Evèque des évêques,
a-t-il demandé à Pie IX de consacrer par sa bénédiction pré-
cieuse la solennité de ce jour. On lit, en latin et en français,
le bref qui autorise l'évèque de Laval à donner, au nom du
Pape, cette bénédiction, enrichie d'une indulgence plénière,
et tous les pèlerins la reçoivent avec bonheur et recueille-
ment. Les Evéques sont reconduits au presbytère par le
clergé et ainsi finit la cérémonie du matin.
Avant de raconter la fête du soir, disons un mot du toast,
porté à la fin du dîner, par M^' de Laval, en l'honneur des
Prélats présents. Sa Grandeur remercie l'honorable métro-
politain d'avoir consacré sa première visite, dans le dio-
cèse de Laval, à la gloire de Notre-Dame de Pontmain. Elle
exprime sa reconnaissance à M«'' l'archevêque d'Aix d'être
venu jusque du fond de la Provence prendre parti la fête
du 27 juin. Elle adresse ses actions de grâces à M*' l'évèque
de Vannes, le premier évèque qui soit venu en pèlerinage ù
Pontmain, et qui a voulu resserrer les liens qui unissent
Sainte-Anne d'Auray à Notre-Dame d'Espérance ; ù l'éloquent
et savant évèque d'Angers, que l'on trouve toujours prêt à
redire les louanges de Marie partout où elle est honorée ; au
pieux et zélé évèque d'Angoulôme, notre compatriote, qui a
formé i la science et à la piété tant do générations sacerdo-
— 346 —
tables ; à M^' du Mans qui gouverne une église à la fois mère
et sœur de celle de Laval ; à M^'' Lecoq, dont l'adhésion à
l'œuvre de TUniversité d'Angers et la présence à Pontmain
créent des liens plus intimes entre les deux diocèses de Laval
et de Luçon ; aux RR. PP. Abbés de Sept-Fonts et de la
Trappe qui viennent déposer les hommages du cloître aux
pieds de la Vierge de l'Espérance ; enfin à M"" Sauvé, dont la
science et la piété illustrent l'Université d'Angers et se re-
flètent sur le diocèse qui l'a vu naître.
En son nom et au nom de tous ses collègues de l'épiscopat,
M^' l'archevêque de Tours a exprimé à M^' l'évêque de Laval
sa joie et son bonheur d'inaugurer ses visites parmi nous en
assistant à une si belle fête, et a félicité Sa Grandeur des heu-
reux débuts de son épiscopat dans un diocèse, objet des pré-
dilections de la Reine du Ciel.
Si la fête du soir est moins auguste, elle est en revanche
plus éclatante que celle du matin. A deux heures et demie,
NN. SS. les Evêques, ornés de leurs crosses, de leurs mitres
et de leurs chapes, se rendent, sur la route de Fougères, jus-
qu'à l'arc de triomphe érigé en face du cimetière. Les pèle-
rins et le clergé des divers doyennés du diocèse sont éche-
lonnés le long de la roule qu'ils couvrent de leurs rangs
pressés sur un espace de plus d'un kilomètre. La procession,
présidée par M^"" l'archevêque de Tours, se met en marche au
chant des antiennes et des cantiques à la très-sainte Vierge,
Avec quel élan disons-nous les strophes du Magnificat, de
VAve maris Stella! Comme nous répétons avec enthousiasme
ces refrains si chers au cœur des fidèles, si odieux à nos enne-
mis : Sauvez, sauvez la France, au nom du Sacré Cœur, ou
bien : Qu'il monte jusqu'au Ciel le cri de la Patrie : CutliO'
liques et Français toujours!
Que l'on est fier d'être catholique en présence de telles ma-
nifestations, et que l'on est fort et invincible quand on sent
palpiter la même foi dans des milliers de poitrines humaines !
A ce spectacle on comprend mieux le mol de l'Apôtre : Ce qui
a triomphé du monde^ c'est notre foi : liœc est Victoria quœ
vincit mundum fides nostra.
— 347 —
Les Révérendissimes Evoques prennent place aux fauteuils
dressés sur l'estrade ; ils sont entourés du clergé et les
fidèles se serrent près de la chaire où M^' l'évêque d'Angers
va faire entendre sa lumineuse parole. Il paraît: la foule
s'écarte respectueusement sur son passage. Le silence, le
recueillement, Tattention régnent dans l'imjnense assemblée,
qui ne veut pas perdre une parcelle de ce festin de l'élo-
quence sacrée.
Ajoutons à ce ri^cit que tous les détails de la fête
avaient été prévus par nos Pères ; et si, au jour solennel,
ils se sont effacés pour laisser la direction des cérémo-
nies aux prêtres expériraenlés et dévoués désignés pour
ce rôle, on sentait pourtant leur intervention partout ; et
à l'église, et à l'estrade que leurs mains ont élevée, et
dans la salle gracieuse du festin qu'ils ont fait surgir de
terre dans une vaste prairie, tout était ordonné et pré-
paré de façon à ne rien laisser en souffrance. Le clergé
de Laval et le clergé religieux de la communauté ont
concouru dans une entente admirablement fraternelle à
la splendeur des fêtes. Le P. Le Vacon, de la maison de
Tours, était venu apporter son concours et son zèle d'an-
cien chapelain à nos Pères de Pontmain; les PP. de
L'Hermite et Roux (Victor) représentaient le Supérieur
général et la maison de Paris. M. le chanoine Villério,
secrétaire général de l'Archevêché de Rennes, représen-
tait S. Em. le Cardinal Saint-Marc.
iNous donnons ici, dans la forme latine et dans la tra-
duction française, le texte des acclamations des pèlerins,
à la suite du beau discours do Ms"" l'Evoque d'Angers.
Ces acclamations, dites d'une voix forte cl sonore par un
prêtre, et terminées par l'Amen solennel de tous les pèle-
rins, étaient d'un effet saisissant, et ont donné à la céré-
monie le caractère d'une importante manifestation do foi.
— 348 —
• ACCLAMATIONES PEREGRINORUM IN FINE SOLEMNITATIS
Die 27 junii 1877.
Deo Palri ingenito, Filio ejus unigenito, Spiritui sancto
Paraclito, sanctseet individuœ Trinilati : Benedictio, laus, ho-
nor et gloria in saecula séeculorum! — Amen.
II.
Christo Régi sœculorum immortali, quem volumus regnare
super nos et super omnia, necnon ipsius mitissimo et huniil-
limo Cordi : Novus honor, nova gloria, ac pro ejusdem ho-
nore laeso, solemnis satisfactio! — Amen.
III.
Beatissimse et Immaculatae Dei genitrici Marias, totius dioe-
cesis nostrEe Valleguidonensis patronœ potentissimœ, quae et
ipsam hanc diœcesim nostram per viscera misericordiae suae
nuper visitavit, oriens ex alto : Laus sempiterna^ gratiarum
actio maxima, et humiliima supplicatio ! — Amen.
IV.
Sacrosanctae Ecclesiae Catholicae, Apostolicee et Romanœ,
cujus Dei gratia nos filii sumus : Pia veneratio perpetuaque
dileclio; et ejusdem Decretis, prœsertim autem SyllabOy
plena mentis adheesio, fîrmaque cris coufessio! — Amen.
V.
Sanctissimo Domino nostro Pio pap» IX, Patri patrum,
Doctori summo et infallibili, Régi mansueto et forti, Christi
patientis vero discipulo : Pax, consolatio, et ab inimicorum
manibus proxim.a atque gloriosa liberatio ! — Amen.
— 349 —
ACCLAMATIONS DES PÈLERINS A LA FIN DE LA SOLENNITÉ
Le 27 juin iSll.
1.
A Dieu le Père non engendré, au Fils unique de Dieu, à
l'Esjirit-Saint Consolateur, à la sainte et iuJivi.-ible Trinité :
Bénédiction, louange, honneur et gloire dans les siècles des
siècles! — Ainsi soit-il.
II.
Au Christ, Roi immortel des siècles, que nous voulons voir
régner sur nous et sur toutes choses, et à son Cœur très-doux
et très-liumble : Nouvel honneur, nouvelle gloire, et, pour
les outrages faits à son Nom, solennelle satisfaction ! — Ainsi
soit-il.
III.
A la Bienheureuse et Immaculée Vierge Marie, mère de
Dieu, très-puissante patronne de tout notre diocèse de Laval,
et qui, dans les entrailles de sa miséricorde, a visité aussi na-
guère ce même diocèse de Laval en apparaissant dans Ips airs :
Louange éternelle, très-grande action de grâces, et très-
humble supplication! — Ainsi soit-il.
IV.
A la sainte Eglise catholique. Apostolique et Uouiaine, dont
nous sommes, par la grâce de Dieu, les enfants : Vénération
filiale, éternel amour; et à tous ses Décrets, principalement
au Syllabus, pleine adhésion de l'esprit, et ferme confession
des lèvres! — Ainsi soit-il.
V.
A Notre très-saint Seigneur le Pape Pic IX, Père dos pères,
Docteur suprême et infaillible. Roi doux et fuil, vrai disciple
du Christ souffrant : Paix, consolation, prochaine et glorieuse
délivrance des mains de ses ennemis! — Aiiis-i soit-il.
— 350 —
VI.
lllustrissimo ac Reverendissimo in Chrislo Palri Julio-Dio -
nysio Pontifîci nostro, Virginis Immaculatae cultori devolis-
simo, nuper, opitulanle Deo, vigilantissimi Pastoris mimera
inter nos l'austissime adepto; quique Altissimi gloria, ipsius
DeiparaB servitio et animarum zelo ardenter flagrans, hancce
diem solemniter omnium plausu indixit et gloriose sacravit :
iMulti anni, saucta et felix Dominatio, ejusque laborum de
die in diem quam maximi et salutares proventus ! — Amen.
VII.
Illustrissimo ac Reverendissimo Patri, Casimiro-Alexio,
primo Valleguidonensis Ecclesi;e Pontiûci, jurium Sedis Apos-
tolicae strenuo semper assertori ac valido propugnatori, nec-
non hujusce Templi, ob gratiarum aclionem pro inclyto Im-
maculatœ Virginis bcneficio, primo conditori; nunc autem
de Sede prae magna humililate cesse : Pax multa, senectus
tranquilla et bona, pia et diuturna filiorum omnium vene-
ratio, ac pro ejus bono certamine egregie certato, quam
maxima et amplissima remuneratio! — Amen.
VIII.
llluslrissimis ac Reverendissimis Archiepiscopis et Episco-
pis hic praesenlibus, de Beata Virgine^ PontiQce nostro et tota
Diœcesi^ bodie prœserlim inclyte meritis; necnon totius Galliae
uostra;, ejusdem Virginis regni, zelantissimo et percelebri
Prœsulum collegio : Faustce dies, jugis in praeliis Domini
prosperitas, atque omnium virtutum ac frugum justitiae con-
tinua et felix amplificatio! — Amen,
— 351 —
VI.
A rUlustrissime et Révérendissime Père dans le Christ,
Jules-Denys, notre Pontife, très-dévot serviteur de l'Imma-
culée Vierge, par la faveur divine heureusement investi na-
guère de la charge de pasteur très-vigilant de nos âmes, et
qui, plein d'un zèle ardent pour la gloire du Très-Haut,
l'honneur de la Mère de Dieu et le salut du peuple chrétien, a
solennellement annoncé, aux applaudissements de tous, et
magnitlquement célébré cette fêle : Nombreuses années, saint
et heureux Pontificat, et sur ses travaux apostoliques, plus
grandes de jour en jour et plus salutaires bénédictions ! —
Ainsi soit-il.
Vil.
A l'Illustrissime et Révérendissime Père, Casimir-Alexis,
premier Evèque de l'Eglise de Laval, eu tout temps l'intré-
pide défenseur et le vaillant champion des droits du Siège
apostolique, et qui, en action de grâces d'une insigne faveur
de la Vierge Immaculée, jeta les premiers fondements de ce
Temple ; maintenant par sa grande humilité descendu de son
Siège : Paix abondante, heureuse et tranquille vieillesse,
longtemps encore pieuse vénération de tous ses enfants, et
pour son bon combat si vaillamment combattu, très-grande et
très-ample récompense! — Ainsi soit-il.
VUI.
Aux Illustrissimes et Révérendissimes Archevêques et Evo-
ques venus en ce lieu, et qui ont, aujourd'hui surtout, si no-
blement mérité de la bienheureuse Vierge, de notre Pontife
et de tout le diocèse ; à tout lo corps très-zélé et très-illustre
des Evoques de notre France, le Royaume de Marie : Bonne
vie, continuel triomphe dans les combats du Seigneur, con-
stant et heureux accroissement de toutes vertus et fruits de
justice! — Ainsi soit-il.
352 —
IX.
AlmaB Urbi Romae, christiani orbis capiti, ejusque populo
in angustiis posito, sed in Christura et ipsius Vicarium egre-
gie fideli : Dulcis commiseratio, sincera admiratio, vera
libertas, et omnimoda félicitas ! — Amen.
X.
Inclytae Francorum genti, Romanae Ecclesiae primogenitaB,
qusi gesta Dei saepius in mundo gloriose peregit, nunc autem
propter peccata sua satis miser» et nimis dejcctae : Solemnis
et publica cum Dec reconcilialio, perfecta redintegratio, et de
virtute in virtutem, proiiideque de clarilate in claritatem
felix et admirabilis ascensio! — Amen.
XI.
Civitatis et diœcesis Vallis Guidonis omnibus ac singulis
viris ecclesiasticis et fidclibus : Virtus, pax et gaudium in Spi-
ritu Sancto, et post tranquillam vitam œterna béatitude ! —
Amen.
XII.
Universitati studiorum Andegavensi, quae, Deo juvante,
féliciter jam rediviva, sanctione vero apostolica mox conGr-
manda, opem Virginis primigeniae labis nescia? humilitcr im-
plorât; sit nunc et in œvum ab omni vinculo crroris immu-
nitas, augmentum et fœcunditas, necnon in omnibus secura
prosperitas! — Amen.
XIII.
Omnibus et singulis peregrinis hic adstantibus : Larga Dei
benediclio necnon ad propria fausta revorsio ; atque inter eos
in sacratissimo Jesu et purissimo Mariée Corde, jugis et per-
fecta consociatio 1 — Amen.
— 353 —
IX.
A l'auguste ville do Rome, capitale du monde chrétien, et à
son peuple opprimé^ mais trùs-Odèle au Christ et à son Vicaire :
Douce commisération, sincère admiration, vraie liberté et fé-
licité parfaite! — Ainsi soit-il.
X.
A rHIuslre Nation française, fille aînée de l'Eglise romaine,
qui souvent a accompli glorieusement dans le monde les
gestes de Dieu, mais qui est réduite aujourd'hui, à cause de
ses péchésj à un état de misère et d'abaissement profond ;
Solennelle et publique réconciliation avec Dieu, renouvelle-
ment parfait, heureuse et admirable ascension de vertu en
vertu, et par là même de gloire en gloire ! — Ainsi soit-il.
XI.
Au clergé et aux fidèles de la ville et du diocèse de Laval :
Vertu, paix et joie dans l'Esprit-Saint, et, après une vie tran-
quille, béatitude éternelle ! — Ainsi soit-il.
XII.
A l'Université d'Angers qui, avec l'aide de Dieu, vient heu-
reusement de renaître, sera bientôt confirmée par la sanction
apostolique, et implore humblement le secours de la Vierge
qui n'a point connu la tache originelle, aujourd'hui et à
jamais exemption de tout lien d'erreur, développement et fé-
condité, et en tout tranquille prospérité! — Ainsi soit-il.
XIII.
A tous et à chacun des pèlerins ici présents : Abondante
bénédiction de Dieu, retour heureux à leurs foyers ; union
perpétuelle entre eux dans le Sacré Cœur de Jésus et dans le
Cœur très-pur de Marie! — Ainsi soit-il.
— 354 —
i:>iAUGIJRATI01\
DE L'ARCHICONFRÉRIE DE N.-D. DE PONTMÂIN.
Marie s'est montrée à Pontmain avec les attributs d'une
reine, le sourire d'une amie, la compassion d'une mère, et
les trois principales fêtes de cotte semaine d'or font merveil-
leusement ressortir ce triple caractère de l'apparition du
17 janvier. La présence des princes de l'Eglise imprime à la
journée du 27 juin un cachet de majesté qui convient aux
grandeurs de la souveraine, appelée par saint Germain la
magnificence du peuple chrétien ; celle de dimanche est irra-
diée des grâces et des charmes de la Vierge, ornement de la
sainte Eglise (saint Bernardin de Sienne) : enfin celle du
A juillet invite aux réflexions graves et sérieuses dont Marie,
mère de douleur, est l'inspiratrice : eruditis intersum cogita-
tionibus.
L'archiconfrérie de Notre-Dame d'Espérance a donc été
inaugurée, dimanche, avec une grande solennité et au milieu
d'un concours de pèlerins plus nombreux encore que le jour
de la bénédiction du Sanctuaire.
Monseigneur, accompagné de M. Vincent, vicaire général
et doyen du chapitre, assiste sur son trône à la grand'messe
célébrée par M. l'archiprètre de Saint-Jean de Château-
Gontier, et chantée avec un nouveau succès par la maîtrise
de Louvigné-du-Désert, infatigable, comme son habile di-
recteur, M. Le Gentilhomme, de zèle et de dévouement. Le
R. P. Roux, Oblat de Marie Immaculée, qui prêche tous les
jours de l'octave, et montre un véritable talent oratoire, ma-
nifeste, dans un langage clair et persuasif, les harmonies qui
existent entre la solennité de saint Pierre et de saint Paul et
l'objet de la fête spéciale en l'honneur de Notre-Dame de
Pontmain.
Le soir, vers quatre heures, la procession annoncée parle
programme se prépare sur la route de Fougères. Rien n'est
omis par M. le maître des cérémonies de la cathédrale pour
— 355 —
que l'ordre, celte suprême beauté de toute multitude orga-
nisée et qui jetait en extase la reine de Saba à la cour de Sa-
lomon, soit observé dans tous les rangs du cortège sacré.
Disons aussi que la docilité des pèlerins, et, croyons-nous, la
direction céleste de V ordonnatrice du chœur des Vierges
(Albert. Magu.), n'ont pas peu contribué à maintenir à leurs
places respectives les groupes multiples de la procession, à
répandre sur elle un cbarme ravissant, et à exprimer la
pensée qui préside à ce bel ordre : « donner à la fête de
l'Inauguration de l'Archiconfrérie de Notre-Dame de Pontmain
le caractère d'une supplication solennelle et faire monter
vers le ciel, par la bouche des enfants, la prière pour le
Diocèse, pour la France et pour l'Eglise. »
Aussi l'attention se concenlre-t-elle sur les enfants chargés
de porter les emblèmes rappelant les mystères du Rosaire,
histoire abrégée de l'Evangile. A mesure que la procession
défile, nous voyons donc se dérouler devant nous les princi-
paux mystères de la vie, de la mort et de la résurrection de
Jésus-Christ notre Sauveur, mystères auxquels Marie est tou-
jours associée : socia conjunctione perpétua vitœ unigeniti
Filii sui (S. Germain). Les petites filles portent le vêtement
virginal de leur première communion, honorant ainsi en
Marie la candeur de l'innocence : candor innocentiœ (S.Lau-
rent Justinien). Deux d'entre elles marchent à la tête de la
procession tenant en leurs mains l'invitation à la prière faite
par celle qui prie pour nous, afin que nous soyons délivrés de
nos ennemis : oratrix nostra ut ab hostibus nostris liberemur
(S. Jean Damascène). Les petites filles de Louvigné-du-Désert
(Rennes) forment le groupe du mystère de l'Annonciation :
les lis qu'elles portent représentent le lis immaculé qui a
engendré Jésus-Christ, la rose qui ne se flétrit point : lilium
immacnlatum qnod rosam itnmarcescibilem genuit Christum
(S. Epiphane) ; les banderoles qu'elles tiennent, rappellent
celle qui est à la fois servante et mère du Seigneur : ancilla
Domini et mater (S. Léon le Grand), Celle qui est la grâce
elle-même pour ainsi dire, tant elle en a eu la plénitude (S. Bo-
naventure). Enfin le nom même de ce mystère symbolise
— 356 —
Irès-bien la Vierge de Poutmain, que l'on peut appeler avec
Ain pieux écrivain : une messagère de joie : nuntium fausti
gaudii.
Le second mystère, la Visitation, est représenté par les pe-
tites filles de Saint-Georges-de-Reintenbaut (Rennes). Oui, elle
elle est bénie entre toutes les femmes, celle qui nous a visités
dans nos malheurs et nous a procuré le salut : Visilatio œgro-
tantiurriy ac salutem nohis conferens (S. Jean Damascène).
Les petites filles du Loroux figurent le mystère de la
Nativité de Notre-Seigneur. Le visage si doux, si tendre, si
compatissant de ce petit enfant étendu sur sa couchette, de ce
petit enfant qui nous est né, qui nous est donné par la Vierge-
Mère : parvulus natus est nohis, filius datus est nobis, nous
fait mieux comprendre- encore les paroles que naguère elle
fît graver à ses pieds en lettres d'or par les anges : Mon Fils
se laisse toucher.
Voici venir les enfants de Rillé : elles portent une colombe
et des cierges, emblèmes de Marie, flambeau mystique (S. An-
tonin) et colombe aux ailes d'argent, qui a pris son vol vers
Pontmain, nous apportant le rameau d'olivier, signe de
notre réconciliation avec Dieu.
Le cinquième mystère est symbolisé par un groupe de
petits garçons de Montaudin qui portent en triomphe la
statue de Jésus retrouvé dans le temple. La France qui a perdu
Jésus, qui l'a chassé de ses lois et de ses institutions, le re-
trouvera bientôt et recouvrera en même temps sa prospérité
et sa gloire.
Les cinq Mystères douloureux sont représentés par les pe-
tits garçons de la Bazouge (Rennes), de Saint-Mars, de Saint-
Ellier, de Fougerolles et de Larchamp.
La France était agonisante au moment de l'apparition de
Pontmain : son sang ruisselait de toutes parts : la Vierge est
venue lui dire de prier, comme l'a fait Jésus dans son agonie :
prolixius orabut. La France lui a obéi et lui a répondu : Que
votre volonté soit faite, et elle a senti son courage se ranimer
sous l'influence de Marie, ange descendu du Ciel pour la ré-
conforter.
— 357 —
La France a été flagellée et le sera encore tant qu'elle ne se
convertira pas. Mais,
Les bras liés et la face meurtrie,
Elle a porté son regard vers le ciel.
Marie, colonne du monde (S. Thomas de Villeneuve), la déta-
chera de la colonne de la flagellation.
La France a répudié le Christ : elle a couvert sa face sacrée
de crachats ignomineux, elle l'a condamné à mort en disant :
Je ne veux pas qu'il règne sur moi. Mais, comme le bon
larron, dans la meilleure partie d'elle-même, elle demande
à être réintégrée dans le royaume de Dieu ; nouvelle Véro-
nique, elle essuie le visage auguste qu'elle a souillé ; elle
n'abat plus la croix, elle l'érigé avec honneur : elle ne mau-
dit plus son roi, elle Paclame : Vive le Christ, il aime les
Francs! C'est qu'elle a rencontré, sur le chemin de ce nou-
veau calvaire, une mère éplorée qui n'a pas en vain fait
appel à la générosité de son cœur.
La France s'est moquée du Roi de gloire en assimilant, dans
son droit public, les synagogues de Satan à la véritable
Eglise. Le libéralisme lui a donné pour sceptre un roseau,
pour diadème une couronne d'épines, pour manteau royal un
lambeau de pourpre. Mais la Vierge a affirmé d'une manière
splendide le royauté de son fils sur nous, apparaissant à
Pontmain couronnée d'un diadème d'or, vêtue d'une robe
d'azur, environnée d'étoiles, et la France s'est dit à elle-même :
Si Marie est ma Reine, à plus forte raison Jésus sera mon
Roi.
La France enfin a exécuté la sentence de mort prononcée
contre le Christ dans la personne des milliers de martyrs im-
molés en haine de sa royauté sociale. Mais Marie est apparue
à la Salelte, portant sur elle les instruments de la passion ;
à Pontmain, présentant à nos regards une croix et un Christ
sanglants, et, comme le centurion, nous nous sommes frappé
la poitrine. Nous avons chanté avec un cœur contrit :
Mon doux Jésus, enfin voici le (eraps
Ue pardonner à nos cœurs pénitents.
— 358 —
Ou bien :
Pilié mon Dieu, c'est pour notre pairie
Que nous prions au pied de cet autel.
Les cinq Mystères glorieux étaient représentés par les pe-
tites filles de Saint-Martin de Landel (Coutances), de Saint-
Hilaire da Harcouet (Coutances), les petits garçons de Pont-
main, les petites filles de Landivy et de Mantilly (Séez).
Il vient le temps où notre patrie pourra enfin chanter le
triomphant alléluia, où l'incertitude ne planera plus sur ses
destinées. Marie n'a-t-elle pas souri aux enfants de Pont-
main? Or, l'hilarité d'un visage royal est un signe de vie :
in hilaritaie vultus régis vita. Bientôt la France se débar-
rassera du linceul de mort où l'a enveloppée la Révolution,
et l'on dira d'elle comme de Jésus : Elle n'est plus dans le
tombeau, elle est vraiment ressuscitée : non est hic: surrexit
vere. Et nous chanterons avec l'Eglise :
Venit dies, dies tua,
In qua reflorent orania.
Lsteniur et nos in viam
Tua reducti dextera (1).
Grâce à celle que les Pères appellent notre ascension dans
le ciel et l'attraction des pécheurs, grâce à celle qui nous est
apparue à Pontmain comme un astre splendide, nous ne
bornons plus nos pensées et nos affections dans le domaine
des intérêts temporels : nous méditons dans notre cœur des
ascensions vers les choses célestes, certains que si nous cher-
chons avant tout le royaume de Dieu et sa justice, tout le
reste nous sera donné par surcroît ; et que nous cueillerons,
non plus des gloires éphémères suivies de désastres inouïs,
mais des lauriers immortels dans la paix et la tranquillité de
l'ordre chrétien.
Le souffle de Satan a fait des ravages immenses dans notre
(Ij Le voilà arrivé ce jour, qui est votre jourj ô mon Dieu : ce jour
oii tout refleurit. Réjouissons-nous, car nous avons été remis par votre
droite dans la route du bonheur.
- 359 -
France, mais voici que celle que saint Germain appelle un
esprit familier avec l'Esprit-Saint, spii ilus Spirifui sanclo
fami/iaris, annonce à noire patrie l'avènement d'un esprit
nouveau qui détruira l'esprit de la révolution et renouvellera
la face de la terre.
Ressuscitée, délivrée de l'esprit du mal, la France se tourne
vers sa bienfaitrice et veut lui rendre des honneurs analo-
gues à ceux qu'elle a reçus dans le ciel le jour de son As-
somption. C'est ainsi que les petites filles de Landivy portent
en triomphe la statue de Notre-Dame, environnée de massifs
de roses et de lis^ symboles de charité et d'innocence :
La Vierge immaculée
N'a pas en vain fait entendre sa voix;
Sur noire terre ingrate et désolée,
Les fleurs du Ciel croîtront comme autrefois.
Enfin la France, dans sa reconnaissance envers la Mère de
Dieu apparue à Pontmain, mettra à ses pieds sa couronne de
gloire, et demandera au chef de l'Eglise de couronner la sta-
tue bénie et vénérée de celle qui est la couronne des saints
(S. Ephrem).
Rien de plus gracieux que ces groupes d'enfants rappelant
d'une manière si expressive les enseignements du Rosaire et
le récitant pieusement pour se conformer à la recommanda-
tion de Pie IX à iMonseigneur : Dites bien à tous que le Pape
ne se contente pas de bénir le chapelet, mais qu'il le dit tous
les jours et qu'il invite ses enfants à le dire comme lui.
Ces paroles sont inscrites sur une banderole portée par
deux jeunes gens de l'association de Beauregard de Laval.
Quarante délégués de cette association venus à Pontmain
sous la conduite de leur zélé directeur ont édifié tous les pè-
lerins par leur bonne tenue et leur piété : dans les rangs de
la procession, ils sont à la suite des enfants et immédiatement
avant le clergé.
Au milieu du clergé, des séminaristes portent le bref
pontifical érigeant l'archiconfrérie, la Tiare et les clefs. Enfin
Monseigneur, revêtu de ses ornements pontificaux, ferme
T. XV. 2i
— 360 —
cette belle procession qui se déploie depuis la croix de Teuf-
feu jusqu'à l'entrée du bourg. En face de l'estrade, les enfants
sont placés dans une enceinte réservée, les fidèles couvrent
la place, Monseigneur, accompagné du clergé, monte à l'es-
trade, s'assied sur son trône et le sermon commence. Mous
regrettons de ne pouvoir donner qu'une analyse imparfaite
de la belle doctrine exposée avec tant d'éloquence par le
R. P. Roux.
L'orateur a pris pour texte ces paroles :
Quam pulchra tabernacula tua, Jacob;
et tentoria tua, Israël.
Qu'ils sont beaux les pavillons, ô Jacob;
qu'elles sont belles tes tentes, 6 Israël.
« Ces paroles du prophète lui revenaient à la mémoire,
pendant que se déroulaient devant lui les rangs de cette pro-
cession magnifique, semblable aux lignes d'une armée qui
marche aux pacifiques combats. Groupés à l'abri de nos bril-
lantes bannières, nous faisions monter vers Marie des chants
enthousiastes, qui ressemblaient aux acclamations anticipées
du triomphe; et il croyait entendre la Reine du ciel nous
répondre, en redisant les paroles qu'elle faisait entendre il y
a quelques années à peine en ces lieux bénis : «Confiance!
« mon Fils se laisse toucher, et Dieu vous exaucera en peu de
« temps. »
« Que Dieu nous exauce en peu de temps, tel est bien en
effet le désir qui fait battre ici tous les cœurs. Sans doute, au
moment où la très-sainte Vierge donnait pour la première
fois cette espérance aux heureux voyants de Pontmain, la
patrie temporelle et la patrie spirituelle, Rome et la France,
étaient en proie à des angoisses sans égales. Mais si ces dés-
astres sont passés, ils ont laissé parmi nous des conséquences
terribles ; et quand nous interrogeons l'avenir, nous décou-
vrons, hélas ! bien des menaces à l'horizon de l'Eglise et de
la patrie, aussi sentons-nous encore le besoin de prier et
d'ouvrir nos âmes à l'espérance.
« Cette espérance, Monseigneur l'a accueillie dans son
— 3Gi —
cœur; placé à la tète d'un diocèse qui avait eu l'honneur
insigne de recevoir peu auparavant la visite de la très-sainte
Vierge, il s'est considéré comme chargé d'une délégation per-
sonnelle de sa part ; il a compris que c'était au premier pas-
teur du diocèse qu'il appartenait de propager l'œuvre de
prières demandées par Marie lorsqu'elle disait aux enfants de
Pontmain : «Mais priez, mon fils se laisse toucher.» C'est pour-
quoi on a vu notre Evèque solliciter de notre bien-aimé Pon-
tife Pie IX l'érection canonique de rarchicoufrérie de Notre -
dame d'Espérance, union de prières pour obtenir le salut de
la société civile et religieuse. Monseigneur fait en cela un
grand acte de foi, et un grand acte de patriotisme ; et l'ora-
teur est assuré d'être en ce moment l'interprète fidèle des
dix mille cœurs qui l'entendent, en disant qu'aujourd'hui
Sa Grandeur a bien mérité de la France et de TEglise.
« Celui-là, dit la Sainte Ecriture, aime vraiment ses frères
qui prie beaucoup pour le peuple : Hic est fratrum amator
qui midtum oral pro populo. En effet, toutes les fois que des
hommes vivent en société, il s'établit une solidarité en vertu
de laquelle les gains et les pertes sont communs. Les fleuves
débordés ravagent-ils une portion du territoire? les popula-
tions préservées doivent envoyer du pain à ceux qui n'en ont
plus. L'ennemi menace-t-il une province? toute la nation se
lève, et tout entière elle bénéficie des gloires du triomphe. A
cette solidarité est étroitement liée laloide la réversibilité des
mérites et des démérites entre les membres d'une même so-
ciété. Si, par exemple, une armée de quelque cent mille
hommes ajoute une page glorieuse à l'histoire de la nation,
celle-ci loi>t entière est proclamée un peuple de braves; et si
une poignée d'audacieux lève Tétendard de la discorde, et
traîne quelques bordes d'égarés dans les abîmes de sang et
de boue où aboutissent les luttes fratricides, on dit encore
que la nation est humiliée et avilie : les mérites et les démé-
rites sont communs.
« Cette loi trouve son application dans la société religieuse,
dans le peuple des enfants de Dieu. Le prophète Amos adresse
de sanglants reproches aux frères de Joseph, qui, après avoir
— 362 —
fait descendre le diseur de songes dans une citerne aban-
donnée, buvaient le vin dans leurs coupes, sans s'in-
quiéter des souffrances de leur frère : Bibentes vinum in
phialis nil patiebanlur super contritione Joseph... Que de
pauvres Joseph descendus dans les citernes ténébreuses et
sans eaux des erreurs modernes et des hontes criminelles où
elles mènent!... C'est à nous, assis aux festins des grâces
divines, à nous les croyants, à nous qui pouvons boire au
calice d'or de nos autels, qu'incombe le devoir de faire par-
ticiper ces âmes aux grâces de salut, en priant pour elles, et
en les associant aux mérites de nos bonnes œuvres, en vertu
de l'étroite solidarité qui les unit à nous, comme des frères
égarés, mais toujours de la famille.
« Hélas ! cette solidarité ne se fait que trop sentir dans les
suites du mal! Toutes les misères humaines ne sont-elles pas
la suite d'an crime dont nous ne sommes pas responsables?
Nos malheurs présents ne sont-ils pas la conséquence des
crimes de nos pères? Régicides et déicides ils ont transmis à
leurs enfants un esprit de révolte contre Dieu et contre
l'homme dont nous subissons les terribles effets : Patres
noslri peccaverunt, et non sunt, et nos iniquitales eorum por-
tavimusl Mais notre siècle a péché aussi, et les enfants sont
menacés de porter à leur tour les crimes de leurs pères. Nous
pouvons prévenir ce malheur, car si Dieu enveloppe les in-
nocents dans le châtiment des coupables, il épargne aussi les
coupables en étendant sur eux le mérite des prières que lui
adressent les innocents,
« Or, n'entendez-vous pas cet immense cri de blasphèmes
qui monte à Dieu de tous les points de la terre ? A nous de
l'étouffer par la voix d'une immense acclamation d'amour...
Ne voyez-vous pas ces mille bras qui s'élèvent vers le ciel
comme pour le défier, et provoquer les foudres de la colère?
A nous d'élever nos mains, de les plonger dans le cœur de
Jésus pour en arracher la miséricorde et le pardon... Ne res-
pirez-vous pas les exhalaisons fétides sorties du puits de
l'abîme, et provoquant le dégoût de Dieu ? A nous de faire
monter vers lui l'arôme de notre amour et de notre prière :
— 363 -
le salut du peuple l'exige, la France nous le demande. Pauvro
France! en passant devant les ruines matérielles que Tiu-
cendie nous a faites, en contemplant les ruines plus tristes
encore que le crime de ses enfants a amoncelées, on croit
entendre, du sein de ces tombeaux de nos vieilles gloires, la
voix de la patrie dire en gémissant : dO vous qui passez, qui
n'avez pas bu aux sources empoisonnées oià je m'étais abreu -
véo, ayez pitié de vos frères, de votre mère, car Dieu nous a
frappés, comme le vendangeur qui tranche sans pitié : 0 vos
qui transitis pcr viam, ailendite et videte... quoniam vinde-
miavit me ut locutusest Dominus, in die irœ furoris ejus.n
Qui donc parmi nous voudrait rester sourd à cette voix, et se
soustraire à ce devoir ?
« Je dis : ce devoir. En effet, saint Paul nous dit que nous
sommes débiteurs envers chacun de nos frères; mais cette
dette de l'àme, comment l'acquitter? Les plus à même do le
faire, ce sont les prêtres sans doute, qui ont reçu le pouvoir
d'agir directement sur les âmes : mais pour quelques mil-
liers d'âmes qu'ils atteignent, combien de millions ne leur
échappent-ils pas ! Ah ! s'il ne fallait qu'aller dans les sanc-
tuaires du plaisir et du crime, pour leur prêcher la péni-
tence, dussions-nous tomber sous leurs coups, nous irions
tous, et nous crierions : «Dans quarante jours Ninive sera dé-
(( truite, si elle ne retourne au Seigneur! » Mais les pécheurs
ne se contenteraient pas de tuer Jonas, ils l'empêcheraient de
parler... et ainsi le prêtre lui-même, avec la puissance divine
de son saint ministère, ne peut payer sa dette à tousses frères !
Combien moins encore le pourront les simples fidèles?
« Eh bien! le problème n'est pas insoluble : autrefois les
religieux de la Merci emportaient de l'or et s'en allaient payer
la rançon des chrétiens captifs des infidèles, ou prendre leurs
chaînes pour eux, quand ils n'avaient plus d'or à donner ;
ainsi nous avons eu main la ranron de nos frères esclaves,
c'est le mérite des prières que nous devons adresser pour eux,
c'est la réversibilité du mérite de nos sacrifices, en nous con-
stituant devant Dieu victimes expiatoires pour eux.
«0 religion chrétienne, que tes dogmes sont consolants, et
— 364 —
qu'ils sont vastes et beaux les horizons que tu nous ouvres !
Cette mère était devenue impuissante sur l'âme perdue de
son fils... Mais elle a prié; et un jour, Dieu s'est présentée
lui, inattendu; il l'a terrassé, nouveau Saul, en lui disant:
Me reconnais-tu ? je suis le Dieu de ta mère ! elle a prié pour
toi^ me voici ! Ce prêtre gémit sur les âmes qu'il ne peut
sauver; il prie entre le vestibule et l'autel, et Dieu touché
ramène au bercail les brebis perdues!.. Cette humble chré-
tienne a entendu dire que l'Eglise gémit, que la patrie me-
nace d'être maudite ; elle prie, ignorée, tandis que les grands
du monde font des combinaisons, préparent des événements ;
et tout à coup survient un événement imprévu qui déjoue tous
leurs plans et défait tous leurs avenirs : la prière do l'humble
chrétienne avait été entendue de Dieu, elle avait changé la
face du monde. Au jour des révélations éternelles, bien des
problèmes nous apparaîtront ainsi résolus par cette donnée
de la prière, élément qui n'entrait pas dans les calculs de
ceux qui mènent les choses ici-bas ! Ah! qu'elle est donc
grande la puissance de la prière, et que c'est bien vraiment
aimer ses frères, que de prier beaucoup pour le peuple : Hic
est fratrum amator...
« A l'heure présente un grand combat se livre entre le bien
et le mal. Les deux armées sont en présence : d'un côté, l'ar-
mée du bien, avec son Pontife souverain, les évèques, les
prêtres, tous les chrétiens qui ont reçu de Dieu une arme,
parole, plume ou épée, pour prendre une part active à la
lutte , d'un autre côté, Satan a levé de nouveau l'étendard de
la haine et appelle tous ses soldats. Or, entre deux armées
qui se disposent au choc, il n'y a pas de place pour les pares-
seux endormis. Nous donc qui n'avons pas reçu le pouvoir
d'exercer une action directe sur les destinées du monde chré-
tien, devrons-nous demeurer spectateurs indolents de la lutte ?
Non, mais un étendard est aujourd'hui arboré, l'étendard de
la prière à N.-D. d'Espérance ; inscrivez-vous sur les rôles de
cette nouvelle légion; priez pour les combattants, et vous
aurez votre part dans le mérite de la victoire. )»
~ 365 —
Après le sermon, on fit lecture de la traduction française
du Bref pontifical d'érection de rArchiconfrério. Monseigneur
donne ensuite sa bénédiction solennelle; un enfant récite
l'acte de consécration à la sainte Vierge, et le salut du Très-
saint Sacrement termine cette belle fête, qui sera un jour
glorieux de plus à inscrire dans les annales de Pontmain.
ERECTION UU CALVAIUE.
L'octave de la bénédiction solennelle du sanctuaire de Notre-
Dame d'Espérance a été marquée par une fête d'un caractère
éminemment grave, puisqu'il s'agit de l'érection d'un Cal-
vaire, Les pèlerins du mont Saint-Michel reviennent en grand
nombre par Pontmain; on remarque parmi eux le vicomte
de Damas, zélé promoteur des pèlerinages en France ; M. l'abbé
Tardif de Moidrey, quelques Pères de l'Assomption et beau-
coup d'autres voyageurs de distinction. La messe solennelle
est chantée de nouveau par la maîtrise de Louvigné-du-Dé-
sert, aidée par M, Léonce Turpin, qui, pendant tous les jours
de l'octave, s'est montré d'un dévouement au-dessus de tout
éloge et a été une précieuse ressource pour les RR. PP. de
Pontmain (t).
A deux heures de l'après-midi, la procession se déploie
sur la route de Fougères. Dans la fête de dimanche, nous
avons montré Marie associée aux joi^s, aux douleurs et aux
triomiihes de son Fils. Aujourd'hui, Celle que l'Eglise appelle
notre espérance et à laquelle elle demande de nous montrer
Jésus : et Jesum... nohis ostende, nous Tcnvisogoons nous
présentant non plus son enfant divin, mais le crucifix san-
glant. Cette croix est telle que la Sainte Vierge la montra aux
enfants : le crucifix et le bois sont teints de sang, et la tige
(1) Nous avons omis, dans le lécil ilc la bénéiliclion solennelle publié
dans noire dernier numéro, de parler de l'orcheslre des élevés des
Frères d'Evron. Nous le regrellons d'aulanl plus que ces jiunes arlisles
ont déployé une habilelé qui fail honneur au zèle et au talent de leurs
maîtres vénérés.
— 366 —
est surmontée d'uu écriteaii blanc où le nom de Jésus-Christ
est peint en lettres rouges; c'est ce qui donne un cachet spé-
cial au Calvaire de Fontmain. Des enfants ayant à la main des
oriflammes, les instruments de la Passion, et des banderoles
avec celte inscription, qui rappellent le triomphe du Sau-
veur :CA?7's;ms vincit, Christus régnât ^ Christus imperal (1),
marchent en tète du cortège. Vingt hommes portent la croix
devant Monseigneur, car Sa Grandeur s'est empressée de re-
venir du mont Saint-Michel, où elle a assisté au couronne-
ment de l'archange, pour présider la procession et clôturer
cette semaine de fêtes. Ou se rend, au chant des hymnes et
des cantiques, à la petite éminence sur laquelle est bâti le
Calvaire. Ce lieu est parfaitement choisi : la croix de Pont-
main s'élève au sommet de la rive gauche du Dairon, et se
dessine sur le fond de verdure placé en face du côté opposé.
C'est dans ce site charmant que sera bâtie plus tard la com-
munauté des RR. PP. Oblats; nulle part ailleurs les amis
do la retraite et du silence ne trouveront un séjour plus
agréable.
Arrivé à l'endroit désigné, Monseigneur prend place sous
le dais; les enfants se rangent avec leurs oriflammes et les
insignes de la Passion près de la croix, et Sa Grandeur bénit
le bois sacré, signe de notre rédemption. Il fallait une voix
pour expliquer le sens de cette belle cérémonie, éclairer les
esprits et toucher les cœurs. Le R. P. Roux prend une der-
nière fois la parole.
Après avoir remercié S. Gr. M^' l'Evêque de Laval de la
joie et de l'édificatiou que sa présence avait apportées aux
fêtes de l'Octave, et avoir demandé une bénédiction spé-
ciale de la très-sainte Vierge, ajoutée à celles qu'elle lui
réservait pour son zèle à propager le culte de Notre-Dame
d'Espérance, l'orateur a rappelé que la Vierge de Pontmain,
après avoir demandé aux enfants de prier, leur montra en-
suite un crucifix sanglant, comme pour leur enseigner que la
prière ne suffît pas à sauver les peuples, si l'on n'y ajoute le
(I) Le Christ est vainqueur, le Christ règne, le Christ commande.
— 367 —
sacrifice : Sine sanguinis effusione non fit remissio (sans efTii-
sion de sang, point de rédemption).
«La souffrance, a-t-il dit, est la condition de la vie humaine,
et le souvenir du bonheur pour lequel l'homme avait été créé
n'ajoute qu'une amertume de plus à ses peines présentes :
c'est le fils de famille, déshérité pour ses fautes, et à qui la
pauvreté pèse plus, parce qu'il se souvient de son ancienne
fortune. Et maintenant, la poitrine innocente de l'enfant de-
vra déjà pousser des sanglots; la jeunesse, que l'on dit Tàge
heureux, ne connaîtra quelques joies qu'afin de pouvoir les
regretter davantage quand elles ne seront plus ; l'homme mûr
verra sans cesse l'épée du chérubin lui interdisant l'entrée du
paradis de la joie ; et le vieillard n'aura pas la consolation
du vétéran qui, sur ses vieux jours, tranquille, raconte à ses
enfants ses batailles : Dimitte me ut plangam paululum do-
lorem mewn antequamvadam ad iei^ram caliginosam... Il lui
faudra combattre et souffrir jusqu'au dernier soupir. En pré-
sence de cette nécessité, il est tout naturel que Jésus-Christ
ait fait une vertu de la résignation aux croix; mais il savait
la difficulté de ce qu'il nous demandait, et il nous en a d'abord
donné l'exemple. C'est pourquoi vous le voyez sur cette croix,
les bras étendus pour accueillir les souffrances, la tète incli-
née en signe d'acceptation... Ainsi, chrétiens, soyez des âmes
vaillantes, à qui la croix ne fait point peur ; et, en face d'un
siècle qui court au plaisir, donnez l'exemple de cette gran-
deur d'âme qui est capable de toutes les victoires, parce
qu'elle est capable de tout souffrir.
« Toutefois, ajoute l*orateur, l'acceptation de la croix pour-
rait suffire à faire des chrétiens isolés, elle ne suffirait pas i
régénérer et à sauver un peuple ; il faut pour la croix un
amour qui nous fasse voler au-devant d'elle. Comme dans la
défaite d'une armée on jette un corps d'élite sur l'ennemi,
pour retarder un peu sa marche et donner aux fuyards le
temps de se sauver, tandis que les héros se font broyer pour
le salut de leurs frères, ainsi les vrais chrétiens de nos jours
doivent se jeter au-devant de la souffrance, pour arrêter les
coups de la justice divine, les recevoir pour eux-mêmes, et
— 368 —
les épargner au peuple coupable et maudit. Il n'y a sans cela
d'amour véritable ni pour Dieu, ni pour les hommes ; car la
souffrance est l'épreuve de l'amour; on n'aime bien que lors-
qu'on sait souffrir pour celui que l'on aime... Cette croix
nous l'enseigne encore : attaché sur elle pendant trois longues
heures, Jésus semble interroger tous les prophètes qui ont dé-
crit sa Passion, pour leur demander s'il n'a omis aucune des
douleurs qu'il doit savourer dans ce festin de souffrances; et
quand Jérémie, Isaïe, David se taisent, il consent à mourir,
ayant consommé le salut du monde, en consommant les té-
moignages de l'amour par le sacrifice.
« Voilà le modèle, à nous de le suivre ! Si l'on nous dit
qu'il faut du sang pour purifier les crimes de la société mo-
derne, donnez le sang pur de vos âmes, les larmes de vos sa-
crifices volontaires, et comme le vieux monde fut sauvé par
la croix de Jésus-Christ, le monde actuel le sera par les sacri-
fices des enfants du Dieu de la Croix. »
La vive et touchante allocution du révérend Père est écoutée
avec un recueillement profond ; sa douce onction pénètre les
cœurs bien disposés et les remplit d'ardeur pour la pénitence
et le sacrifice, loi fondamentale du christianisme.
Après la bénédiction solennelle donnée par Monseigneur,
la procession se remet en marche et entre dans l'église nou-
vellement bénile. Jusqu'à ce jour, notre Evoque avait laissé la
parole à des interprètes habiles et autorisés de sa pensée.
Mais le peuple chrétien n'est pas comme le peuple juif ; il ne
dit pas : « Que ce ne soit pas le Seigneur, mais Moïse, qui
nous parle. » Moins il y a d'intermédiaires entre Dieu et lui
et plus il est content. C'est donc avec une véritable satisfac-
tion d'esprit et de cœur que nous avons vu Monseigneur
monter lui-même en chaire ; car, après le Pape, il est pour
nous le représentant le plus immédiat de Jésus-Christ. Ses
paroles sont comme des Hoches choisies : Quasi sagittam
electam ; car elles sont lancées de plus haut et atteignent plus
sûrement leur but.
Marie, ce doux nectar qui enivre notre cœur, selon la pa-
role du pape Innocent, met sur les lèvres de notre Père vé-
— 369 —
névé le lait et le miel : mel et lac sub lingua iUius, pour qu'il
célèbre clignement sa douceur et ses bontés à l'égard de la
France. Le pieux prélat établit un touchant parallèle entre
les trois apparitions de la Salette, de Lourdes et de Pontmain;
il montre Marie nous invitant à la conversion à la Salette^ <à
la pénitence à Lourdes, à la prière et au sacrifice à Pontmain.
Déjà la prière s'élève fréquente du sanctuaire de Pontmain,
en attendant que les filles de Sainte-Scolastique et de Sainte-
Thérèse viennent ici la faire monter incessamment nuit et
jour, comme un suave encens, devant le trône du Très-Haut.
Il y a^ dans cette allocution paternelle, un mouvement d'une
éloquence vraiment pathétique, quand, nommant l'une après
l'autre les communautés religieuses de son diocèse, désignant
les pèlerins, les fidèles et les ecclésiastiques de son diocèse,
les directeurs et les élèves de ses deux séminaires, les mem-
bres de son chapitre, Monseigneur les consacre tous à Notre-
Dame de Pontmain et les place sous sa toute-puissante égide.
Placés par la main de notre Evêque à l'abri de cette citadelle
imprenable : arx inviolabilis (S. Jean Damascène), qu'avons-
nous à redouter de nos ennemis? La parole épiscopale des-
cend dans nos âmes comme le ruisseau qui s'épanche du
sommet de la colline au fond de la vallée : rigans montes de
superioribus suis, et y suscite la plus généreuse, la plus vive
affection envers notre céleste bienfaitrice. Ces sentiments sont
enfin confirmés par la bénédiction du très-saint Sacrement,
que donne Monseigneur, et qui termine cette pieuse céré-
monie.
Le soir, Monseigneur veut couronner la série de ces fêtes
splendides en présidant lui-même la procession aux flam-
beaux, cette cérémonie si pieuse, si recueillie, si propre à
exciter dans le cœur l'esprit do prière, grâce spéciale, selon
nous, du pèlerinage de Pontmain. Aujourd'hui l'itinéraire
est modifié, et le clergé et les fidèles vont jusqu'au pied de la
croix, bénite quelques heures auparavant, pour y chanter des
strophes du Vexilla Régis. Au retour, Notre-Seigneur sort
de nouveau de sua tabernacle dans la basilique brillamment
illuminée, et bénit les pieux fidèles qui retournent à leurs
— 370 -
demeures 1 ame remplie du parfum des faveurs célestes dé-
versées sur eux avec abondance par l'organe de la Mère de la
divine grâce, puisqu'au dire de saint Bernard, ((Dieu a voulu
que nous reçussions tout par les mains de Marie» : Totum nos
habere volait per Mariam.
VARIÉTÉS
PÈLERINAGE A ROME.
ad très-révérend père supérieur général.
Mon très-révérend Père,
En m'cnvoyant à Rome avec la mission de vous repré-
senter aux pieds de Pie IX à l'époque de son Jubilé épis-
copal, vous voulûtes bien me recommander de ne pas
garder pour moi seul les doux souvenirs du pèlerinage.
Les notes écrites chaque soir ont donc formé ce recueil
dont je vous ollVe l'hommage. Vous regarderez à la bonne
volonté de l'auteur, et non à l'imperfection de l'œuvre. Il
est difficile de parler de Rome en quelques lignes ; le sujet
est immense ; j'ai dû me borner à faire un résumé rapide
de mes heureuses journées. Ceux de nos Pères qui cou-
naissenl Rome constateront bien des lacunes, car je n'ai
pu tout voir ; et ceux qui n'ont pas eu ce bonheur n'au-
ront dans mes récits qu'un prohl à peine indiqué des
beautés de la Ville Eternelle. Je ne regretterai pourtant
pas d'avoir livré à mes Frères le calepin du voyageur, si
la jeunesse de nos noviciats et scolasticats s'inspire en le
parcourant du sentiment dont j'ai été animé peudant mon
pèlerinage, un ardent dévouement à Pie IX et à l'Eglise.
Veuillez agréer, mon très-révérend Père, ce témoi-
gnage de reconnaissance de votre indigne délégué, avec
l'hommage de mou respect bien filial et bien dévoué.
M. DE l'Hermite, 0. m. I.
Paris, le 4 aoùl 1877.
— 372 —
Parti de Paris le 23 mai, par un temps froid et bru-
meux, je trouvais le soleil aux limites du Daupliiné et de
la Provence, et de ce moment jusqu'à la fin du voyage,
je devais vivre dans sa chaude atmosphère. Le bonheur
de revoir Marseille après douze ans d'absence, fut un
premier avant-goût des joies qui m'attendaient à Rome.
Nos belles communautés du Calvaire et de la Garde : la
première, restaurée avec tant de goût, la seconde, pre-
mier contre-fort du sanctuaire magnifique bâti aux flancs
âpres des rochers ; la cathédrale, dont les coupes ma-
jestueuses dessinent au-dessus de la cilé le monument
qui sera son plus bel ornement, attirèi-ent mon attention
et furent le rendez-vous de mon premier pèlerinage.
Mais Marseille n'était qu'une halte au milieu de mes
Frères ; il fallait se hâter vers Rome.
Parlerai-je de l'ilinéraire sur les bords de la mer ? Bien
des plumes de touristes et de littérateurs ont décrit en des
pages pleines de poésie les raille contours de cette route
unique, qu'on est convenu d'appeler la Corniche ; je n'ai
pas à renouvolercesdescriptionsdont je ne saurais égaler
la grâce; il me suffit de dire qu'à partir de Fréjus et Cannes
jusqu'à Gênes, première grande ville d'Italie, la route ne
laisse pas un moment de repos à l'admiration du voya-
geur ; sur la droite, la Méditerranée avec ses flots d'azur,
dont les prismes reproduisant tous ceux de la lumière,
égayent les regards de leurs mille couleurs ; à gauche, des
montagnes couvertes de sapins et d'arbres verts d'où
émergent des clochers et des villages ; des tours sur les
plus hauts sommets ; des villas suspendues aux flancs des
coteaux, et des cottages dormant dans des nids de ver-
dure ; des sables fins ou des roches énormes caressées
par les flots, et des courbes interminables qui sans cesse
changent l'aspect du paysage, telles sont les surprises et
les beautés de la nature sur cette route magnifique.
— 373 —
Nous traversons Nice sans nous y arrêter ; Monte-Carlo,
observatoire de la Méditerranée; Monaco, dont on aperçoit
le chûfcaii comme une l'orteresse ; Menton, et nous arri-
vons à Vintimillc : c'est l'Italie. Des gendarmes, des doua-
niers en costumes au moins étranges, sont U\ dans toute
lu majesté de leur rôle. L'arrêt est d'une heure et demie ;
nous avons le temps de goûter les premières saveurs ila-
liennes ; je déclare qu'elles m'ont paru insipides, et que
je n'en ai trouvé que plus aimables les magnificences qui
devaient suivre. Une gare provisoire, sale et délabrée ;
un encombrement de bagages et de voyageurs ; le reten-
tissement de toutes les langues et de tous les dialectes ;
tout cet ensemble désagréable fait désirer la reprise du
voyage. Mais par-dessus tout, un peuple d'enfants s'atta-
chant aux pas des voyageurs, et leur offrant sans répit
des billets italiens en échange de leur or ou de leur ar-
gent. Maints voyageurs en sont fatigués et assourdis ;
pour moi, qui suis muni d'un billet circulaire et qui n'ai
pas grandes dépenses à faire jusqu'à Rome, je refuse ces
otJ'res de service, et, comme un enfant insiste trop, je re-
conduis un peu militairement; le mioche détale en mau-
gréant et en me menaçant des carabiniers italiens. Di-
sons-le tout de suite pour ne pas avoir l'air de chercher
noise à un pays hospitalier : ce sont là des scènes de fron-
tière, et dorénavant nous ne rencontrerons partout qu'ac-
cueil empressé. De petites exceptions ne doivent en rien
vicier notre jugement, et les obsessions des quémandeurs,
des cochers et des mendiants de profession, ne doivent
pas être portées en ligne d'accusation contre un peuple.
Enfin, nous repartons ; il est près de cinq heures du
soir. J'ai la bonne chance de prendre place dans un wagon
rempli de pèlerins ; tout mon compartiment est occupé
par une famille espagnole de Barcelone ; au fond il y a
un curé audaious qui vient de passer trois nuits en roule ;
— 374 —
il succombe de sommeil et peut à peine réveiller assez
son attention pour dire son bréviaire. Tous ces pèlerins
espagnols sont des gens pleins de foi; ils prient et ils rient
pendant toute la route ; je me constitue leur aumônier et
je donne le signal de la récitation du Rosaire et des
prières. La route que nous parcourons est ravissante et
pleine de souvenirs; San-Remo, Port-Maurice, patrie d'un
saint missionnaire ; Âlbenga, d'où j'aperçois un îlot appelé
Galliuaria, où saint Martin se recueillit un jour et où une
plante vénéneuse faillit lui donner la mort ; Savone, pri-
son de Pie VU ; j'explique à mes compagnons de route
tous ces faits du passé, et nous prions pour le Pape.
Il est plus de onze heures du soir quand nous arrivons
à Gênes. Au clair de lune j'aperçois sur la place de la
gare une statue colossale de Christophe Colomb ; le marin
illustre est appuyé sur une ancre, un sauvage est à ses
côtés : Christophoro Colomb la Patria. L'omnibus me
transporte à l'hôtel de France ; il n'y a guère là que des
Français, prêtres ou laïques, et des chanoines de Saint-
Paul (Brésil) envoyés à Rome par leur évêque pour re-
présenter le diocèse. Tout le personnel des serviteurs de
l'hôlel parle français. Après un sommeil réparateur dans
une petite cellule, je me lève d'assez bonne heure, et je me
mets en quête d'une église pour y dire la messe : c'est le
dimanche de la Sainle-Tiinilé. Mon bon ange m'amène,
sans qu'il soit nécessaire de consulter, à la splendide église
de VAnnunziata : l'or ruisselle sur Jes murs ; les peintures
la couvrent d'une riche parure de couleurs ; on dirait un
printemps à la première éclosion de ses tleurs. Nous som-
mes là plusieurs prêtres pèlerins, mais les autels sont si
nombreux, que je n'ai pas à attendre. Après avoir bien
admiré cette église, je prends une voiture et je me fais
conduire aux autres principales églises de la ville ; je vois
successivement lu cathédrale ou .San Lorenzo, Sont' Am-
— 375 —
brogio, Santa Maria di Curignano ; du clocher de cette
dernière église, en me promenant snr la plate-forme qui
l'entoure, je découvre toute la ville de Gôncs, son port et
ses navires, le golfe qui s'étend au large, et snr les mon-
tagnes, les forts qui protègent toutes ces grandeurs.
A l'hôpital, on garde le corps de sainte Catherine de
Gènes, dans une tribune de la chapelle. J'ai le temps de
faire ce pieux pèlerinage ; et, seul en présence de la
châsse, je salue le premier corps saint que je rencontre
sur la terre italienne, véritable reliquaire de la sainteté
du monde entier. Quelques religieuses prient dans la tri-
bune pendant que, dans l'intérieur de l'église, les fidèles
entendent la messe ; au sortir de ce lieu saint je rencontre
d'autres pèlerins qui viennent aussi vénérer la patronne
de la cité.
J'ai encore le temps de faire le tour de la belle prome-
nade d'Acqua Sola, d'où l'on découvre sur la ville et sur la
mer un beau panorama. Puis, faisant appel îi mes sou-
venirs classiques, je cherche à me rappeler les illustra-
tions historiques de Gènes, et le nom de Doria se présente
à ma mémoire. Je me dirige promptement vers le palais
del principe. La portière, avec une bonne grâce exquise,
veut bien se déranger de son travail, et me faire visiter
les jardins, les salons, et les galeries, décorées de belles
peintures murales. Là sont réunis les portraits des prin-
cipaux Doria ; le membre le plus illustre de celle forte
race, André, ouvre la marche et semble présider au dé-
filé de ses descendants comme un général à la tête de ses
troupes.
A onze heures, retour à l'hùtel de France. Je ren-
contre à table d'hôte des gens de tous les pays, mais
principalement des Français ; tout le monde a bon ton; il
n'y a là que des pèlerins et pas un seul commis voya-
geur. Les pèlerinages font la fortune de l'Italie, qui, en
T. XV. «
— 376 —
échange de notre argent, ne nous donne que d'afifreux
chili'ons de sa Banque.
Dans l'après-midi, départ pour Pise. Je voyage avec
deux jeunes prêtres du diocèse de Moulins, et tout en
causant nous admirons les beautés du parcours. C'est
éblouissant comme la veille ; nous passons à Chiavari, à
la Spezzia, centre maritime important ; nous apercevons
dans les montagnes les tranchées d'où l'on extrait les
marbres de Carrare, et nous devisons ensemble sur tout,
en nous consolant ainsi des passages des tunnels dont
l'abus est peut-être poussé un peu loin.
A peine descendus de wagon à Pise, nous louons une
voiture et nous nous faisons conduire, avant que la nuit
arrive, à la cathédrale et au pied de la tour penchée. Mais,
hélas ! le custode vient de fermer l'église, bien que le
soleil ne soit pas encore couché, et les plus vigoureux
coups de poing de notre cocher ne pouvant ébranler ni la
porte, ni le repos de ce sacristain modèle, nous nous con-
tentons d'admirer à l'extérieur les quatre chefs-d'œuvre
que nous avons sous les yeux : la cathédrale, la tour
penchée, le baptistère et le Campo Santo. Nous repas-
sons ensuite FArno, et après avoir soupe , nous nous
asseyor.s au frais près de la gare, en prenant grand plai-
sir à voir, en attendant un nouveau départ, de petites
mouches lumineuses traverser en folâtrant les massifs
de verdure ; ce sont de minuscules traînées de feu qui
sillonnent l'espace en tous sens ; nous sentons que déjà
il fait bien plus chaud qu'en France. Mes compagnons
couchent à Pise, pour de là aller à Florence, et moi qui
désire arriver directement au but, je m'en rapproche un
peu plus on allant coucher à Livourne, qui n'est qu'à
vingt-cinq minutes de Pise.
De Livourne je ne dirai rien, ne l'ayant vue que par
un coin et la nuit. Dès quatre heures et demie du matin,
— 377 —
aux premières clartés et à la pieinière fraiclieur du jour,
je reparlais le lundi ^8 mai pour llome, où je devais ar-
river sans nouvel arrêt. Dans le train je rencontre beau-
coup de pèlerins italiens, entre autres un jeune Turinois,
élève des Pères Jésuites de Monaco, et nev<'U du cardinal
Oreglia; cf jeune homme va à Rome pour la première fois
pour voirson vénérable oncle et èlre présenté nu Pape. Je
rencontre aussi le P. Uamière. Peu à peu le train se rem-
plit, nous dépassons Civita-Veccbia, nous liaverions des
landes peuplées de grands bœufs, nous traversons le
Tibre; Rome n'est pas loin ; le P. Ramicre me fait voir
Saint-Paul hors des murs, sur la droite ; il me uomme les
églises dont nous apercevons les dômes; enfin, vuici
Saint-Pierre sur la gauche ; je me mets à genoux dans le
wagon et je salue avec émotion le terme de mon pèle-
rinage; nous longeons les remparts, nous entrons en
gare. Rome ! Rome ! Nous voici arrivés.
Il est une heure et demie de Taprès-midi ; le soleil est
étincclant et baigne les dômes et les monuments de ses
flots lumineux. Les rues sont désertes, c'est l'beure de la
sieste, rigoureusement imposée par la chaleur ; seuls
quelques pèlerins, Français pour la plupart, se hasardent
à cette heure sur le pavé brûlant. Je me fais conduire
chez M^'' Allard, via Monlei'one, 79. Sa Grandeur est à
table avec le R. P. Augier, provincial du Midi, arrivé de-
puis trois jours. L'heure réglementaire du repas a été
retardée grâce à une audience qui n'a pas eu lieu, et
j'arrive encore à temps. Je suis accueilli eu frère ; nous
allons dès ce jour former une petite communauté dont
M«^ rarchevéque de ïarou sera le vénéré supérieur; ma
solitude cesse, je me retrouve en famille, et je dois dire
que ma joie de voir Rome eût été incomplète si je n'avais
pas dû y rencontrer des frères : « Ecce quam bonutn ai
quam jucundum... »
— 378 —
A peine avons-nous terminé notre repas, une pauvre
famille apporte un petit enfant en danger de mort et le
présente à Monseigneur pour qu'il reçoive le sacrement
de confirmation. C'est une des plus chères occupations
de M^'' Allard à Rome, la confirmation des enfants dan-
gereusement malades; il ne se passe guère de jour qu'il
ne soit appelé pour ce ministère jusque dans les quar-
tiers les plus éloignés, ou qu'il ne l'exerce à son domi-
cile. La foi des parents ne veut pas priver les enfants du
sacrement qui donne le Saint-Esprit, alors que leur âme
encore pure doit conserver sans le contrister ce don pré-
cieux. Pendant mon séjour, je verrai cette touchante cé-
rémonie se renouveler souvent dans la petite chambre
de la rue Monterone, et dès mon arrivée j'exerce les fonc-
tions de vicaire général de Taron.
Le plus fort de la chaleur étant passé, et le désordre
de la toilette du voyageur étant réparé, le P. Augier
veut bien me diriger dans ma première sortie et m'ac-
compagner à Saint-Pierre. Ce bon Père connaît déjà
Rome et ses nombreux détours; il s'est mis avec une fa-
cilité merveilleuse au courant de la géographie de la
Ville Eternelle.
Nous arrivons sur la place Saint-Pierre, d'où le regard
embrasse l'harmonieux ensemble qu'offrent la basilique,
le palais du Vatican et les galeries circulaires de la place
avec ses fontaines aux eaux de cristal et son obélisque.
C'est bien là ce chef-d'œuvre composé de plusieurs par-
ties dont nous avons si souvent vu les reproductions que
l'art en a faites, ou lu les descriptions écrites par les
plumes les plus littéraires. Un sentiment de respect
s'impose à l'âme et la grandeur de la majesté se révèle
immédiatement. C'est bien cette église incomparable dont
M^' Gerbet a dit dans son Esquisse de Rome chrétienne :
« Le temple central, magnifique emblème de cette unité.
— 379 —
se creuse des fondements plus profonds, et, se couron-
nant d'une immense coupole, y fait monter sa croix à
une hauteur où elle n'était point encore parvenue,
comme, en une saison de tempête, un grand vaisseau,
ferme sur ses ancres, place le plus haut qu'il peut le
fanal qui doit rallier les navires que les vents ont dis-
persés. » Mais que dire de Saint-Pierre vu à l'intérieur?
Le monde catholique est là; c'est l'immensité : pro-
portions hardies; étendue ; lignes pures et gracieuses;
coupole incomparable ; richesse des marbres et des scul-
ptures; mosaïques ravissantes ; profusion de tous les tré-
sors artistiques et religieux. Nous allons, sans distraire
notre vue à la contemplation de ces merveilles, nous
agenouiller à la Confession de saint Pierre, et réciter
notre Credo catholique en face du tombeau de celui qui
fut le premier gardien de la foi, priant Dieu de laisser
notre cœur se consumer d'amour pour lui comme les
lampes dont le cordon lumineux entoure ce lieu véné-
rable. Nous saluons ensuite la chaire de l'apôtre portée
par les quatre grands docteurs, deux de l'Eglise latine et
deux de l'Eglise grecque, et après ces premiers hommages
rendus aux plus chères reliques gardées dans ce temple
magnifique, nous commençons un saint voyage dans
l'immensité de son vaisseau. Il est inutile do le décrire,
ce serait entreprendre un travail téméraire; l'œuvre est
au-dessus de toute louange vulgaire, et des écrivains
sans nombre ont analysé en des pages devenues classi-
ques les splendeurs de cepoëme de pierre. Les tombeaux
des papes sont échelonnés dans les bas-côtés et les cha-
pelles comme des groupes vivants; le marbre et le
bronze se sont merveilleusement assouplis sous le ciseau
de l'artiste, et les illustres pontifes dont la dépouille re-
pose ici semblent commander à la mort sur le lit de
repos que le génie leur a créé. Dans la nef principale
— 380 —
nous admirons les statues des fondateurs d'ordres; ils
sont bien lu à leur place ces héros de la sainteté et du
zèle, dans ce sanctuaire iaimense où leurs vertus ont été
proclamées. C'est avec bonheur que nous saluons dans
cette pléiade bénie la figure souriante de saint Vincent
de Pau!, le héros populaire de la charité dans notre
chère France ; il est placé en face de saint Camille de
Lellis, et ces deux saints, comme deux anges revenus
du même combat, semblent se raconter les souffrances
qu'ils ont consolées sur le champ de bataille.
Sur les flancs des colonnes et des chapelles, de belles
mosaïques font revivre les souvenirs des faits les plus
connus de l'histoire de saint Pierre ; on peut ici relire les
Actes des Apôtres et s'en servir comme d'un guide ex-
cellent. Sur des tables de marbre nous lisons les noms
des évêques qui ont assisté à la proclamation du dogme
de l'Immaculée Conception, et parmi eux notre affection
filiale distingue celui de notre vénéré fondateur; mal-
heureusement l'épigraphie a été un peu parcimonieuse
pour ce nom si cher, et on s'est contenté d'écrire Eugène
Mazenod. Nous faisons station, en passant, à la chapelle
des confessionnaux ; ils sont échelonnés le long d'une
sorte de carrefour qui, à lui seul, formerait une égUse ;
il y en a pour toutes les langues; ici tout le monde se
sent chez le père de famille, et tout repentir, pour s'ex-
primer, peut prêter au pécheur les accents de la langue
natale. C'est précisément l'heure à laquelle les péniten-
ciers arrivent ; nous les voyons passer devant nous ; ce
sont des Récollets, nous dit-on ; leur air est sérieux et
bon, leur marche lente et modeste; ils savent ce qu'ils
vont faire, et tout dans leur attitude indique qu'ils com-
prennent la sublimité et la douceur de leur ministère.
Pinçons cependant ici une observaiion qui, sous notre
plume, ne sera pas une critique. Nous n'avons jamais
— 381 —
rencontré beaucoup de pénitents autour de ces confes-
sionnaux; les âmes qui se présentent prennent leur
temps et usent hirgeaient de la condescenuaiice avec la-
quelle on accueille les pèlerins ; mais le nombre des
églises et des prêtres est considérable, et à Rome non
deest copia confessarii.
Après nous être inclinés devant la statue de saint Pierre
dont nous baisons le pied de bronze, en reconnaissance
de la juridiction du souverain des âmes, nous sortons,
l'âme remplie des charmes de ce premier pèlerinage ; il
me semble, pour mon compte, que je pourrais déjà ren-
trer en France sans m'ètrc exposé à faire un voyage
inutile, tant l'aurore des fêtes romaines a apporté à mon
âme de lumineuses et saintes révélations. En rentrant à
notre domicile nous visitons la basilique de Saint-André
délia Valle et le Panthéon. Ce dernier monument qu'A-
grippa destinait à tous les dieux du paganisme fut otfert
parle christianisme au seul vrai Dieu. Le pape Boni-
face IV le consacra à tous les martyrs, et Ms"" Gerbet, ci-
tant Baronius, dit qu'il avait fallu employer trente-deux
chariots pour transporter avec solennité les ossements
des martyrs que l'on avait extraits de diverses catacombes,
pour être la parure du temple puritié. Sa forme est ori-
ginale; c'est une rotonde dont les arcs supérieurs n'ont
pas de point de jonction; la voûte est à jour, et par celle
ouverture l'œil voit le ciel avec ses splendeurs ou ses
nuages, vivante image de la mobilité des choses hu-
maines; les eaux pluviales en tombant dans le milieu
de l'église n'altèrent pas la beauté du lieu saint; elles
coulent sur de vastes dalles, et s'acheminent par des
pentes insensibles vers de petits réservoirs où elles
tombent sans bruit; on dirait un pur cnnrant destiné à
laver les dernières proi'una'ious du paganisme. C'est
dans cette église que se trouve le totnbjau de Raphaël.
— 382 --
Le soir, après souper, profitant de quelques billets
d'entrée dont le P. Aigier est possesseur, nous nous ren-
dons au palais Altieri, habité par le cardinal Borromeo,
protecteur des cercles et œuvres catholiques à Rome. Il
y a soirée littéraire et musicale au palais eu l'honneur
du Jubilé de Pie IX et aussi en l'honneur des pèlerins des
diverses nations. Le palai? est magnifique, aussi beau
qu'un de nos ministères de Paris; l'escalier d'honneur a
le grand air des résidences princières. Nous traversons
uue enfilade de salons où partout nous rencontrons une
société d'élite. On respire là un air de bon ton et un par-
fum de christianisme dignes de la sainte Eglise romaine.
C'est en vain que la critique chercherait prétexte à ses
malices; j'avais lu autrefois maintes diatribes contre les
réceptions des cardinaux ot le sans-gêne qui s'y fait
remarquer. Ce que j'ai sous les yeux ne ressemble en
rien à ces tableaux fantaisistes; les signes de la vanité
sont absents ; les messieurs sont d'une politesse exquise
et les dames d'une modestie parfaite. Nous contemplons
cette belle réunion, mais une petite déception nous at-
tend ; la salle principale n'est pas assez vaste pour rece-
voir les hôtes nombreux de Son Éminence; NN. SS. les
Évêques et les dames sont placés les premiers, et la
foule compacte qui suit ne peut pénétrer tout entière
dans lîi salle du concert. Nous nous contentons d'entendre
de loin les débuts de l'orchestre; du reste, nous sommes
si fatigués — il est bientôt neuf heures du soir — que la
privation est moins sensible. Nous nous retirons. Voilà, il
me semble, une première demi-journée à Rome bien
remplie.
Mardi 29 mai. Première journée complète à Rome.
Le séminaire français est à deux pas de la via Monterone;
e'est là que je dirai ma première messe. Cet établisse-
ment donne en ce moment l'hospitalité à plusieurs évê-
— 383 —
ques français, entre autres à NN. SS. les Archevêques de
IJourges et d'Aix et à l'Évêque de Poitiers. Tous les au-
tels sont pris et mon tour arrive tardivement; après mon
action de grâces j'examine la chapelle en détail ; une vie
de saint Joseph, représentée dans une succession de ta-
bleaux, attire surtout mon attention.
Vite, il faut rentrer : on parle d'une audience pontifi-
cale à laquelle nous pourrons assister dans la matinée.
Le P. Ai'GiER a rédigé une courte adresse expliquant
très-nettement le motif de notre pèlerinage; il y est dit
qu'il vient à Rome représenter sa province et que je suis
délégué pour représenter le Supérieur général et la Con-
grégation aux pieds de Pie IX. La pensée de l'audience
réjouit notre cœur, Ms"" Allard veut bien nous accompa-
gner et uous servir d'introducteur; nous nous consti-
tuons ses grands vicaires, et nous voilà roulant vers le
Vatican, Grâce à l'Archevêque de Tarnn, nous arrivons
jusqu'aux appartements les plus voisins de ceux du Pape
sans être arrêtés par aucune formalité ; les Suisses pré-
sentent les armes à Sa Grandeur; et je dois ici une
mention de bon souvenir à ces braves gens, dont l'allure
fière et calme dans un costume un peu antique sied bien
aux défenseurs d'un prince pacifique. Nous sommes loin
des airs de soudards et des poses faussement martiales
que se donnent, sous des plumets ridicules ou sous des
vêtements étriqués, les soldats d'un autre souverain.
Nous gravissons les degrés du palais en disant tout bas :
Cor mundum créa in me Deus, afin que la prière rende
notre cœur plus pur et plus digne de la faveur qu'on nous
accorde. Grûce à M^' Allard nous sommes placés dans la
salle d'attente qui suit immédiatement celle des Évêques,
et M8r Macchi, maestro di caméra, prévenu de notre pré-
sence, veut bien promettre de nous présenter lui-même.
L'attente est de près d'une heure ; un ambassadeur en
— 384 —
grande tenue passe devant nous et est introduit chez le
Souverain Pontife; les salons sont pleins ; je reconnais
plusieurs pèlerins , entre autres mon compagnon de
voyage de la veille, le jeune Oréglia, que son oncle le
Cardinal va présenter à Pie IX. Entîn, un mouvement se
fait au fond des appartements ; nous voyons briller le
casque d'un garde noble, et bientôt le pape, porté en
sédia, passe sur le front des pèlerins agenouillés. Nous
entendons sa voix claire sans le voir encore; il avance;
le voici arrêté devant nous. Prosternés aux pieds du Vi-
caire de Jésus-Christ, nous lui offrons l'hommage collec-
tif du plus profond respect et des pkis iiliales félicitations
de la part du Supérieur général, de la Congrégation tout
entière, des fidèles de Paris confiés aux soins des Oblats
dans nos maisons de la rue Saint-Pétersbourg et de Mont-
martre, et le P. AuGiER oU're l'hommage particulier de la
province dont il est le représentant. Notre voix ne
tremble pas, bien que le cœur soit ému; nous sentons
que nous parlons à un père. Pie IX, les regards tournés
avec bienveillance vers les deux humbles Missionnaires
et vers l'Evêque qui les accompagne, nous écoule avec
attention, et il nous semble que tout est bonté dans ses
yeux et dans son silence : «Les Oblats de Marseille, dit-
il aussitôt : les enfants de Mazenod. Je suis bien aise de
vous voir, » Ces courtes paroles sont dites avec un accent
d'indicible bonté. «Mazenod, je l'ai connu. » Le souvenir
du fondateur nous protégeait à Rome, et le P. Augier
ajouta avec beaucoup d'à-propos que tous deux nous
avions été ordonnés prêtres par ce grand Evèque. Nous
demandâmes ensuite au Souverain Pontife la permission
de lui offrir les dons de la Congrégation, de la province du
Midi et de nos fidèles de Paris. Pie IX fit un signe d'appro-
bation et de satisfaction, et nous déposâmes chacun une
somme assez ronde sur le plateau du camérier. Enfin, après
— ;]8.5 —
avoir prié le Souverain Pontife de bénir les œuvres et les
membres de la Congrégation, en commençant par le Su-
périeur général, et aussi les personnes dont nous avions
la liste, nous ajoutAmes à la bâte la demande de quelques
grâces particulières, qui furent accordées sans restric-
tion, et nous reçûmes pour nous et pour tous ceux dont
nous étions les délégués la bénédiction pontificale. Tout
ceci avait duré trois minutes à peine; mais ces rapides
instants marquent dans notre vie une étape heureuse que
rien ne fera oublier. En nous relevant, nous nous sen-
tions plus forts et plus disposés à toutes sortes de bien.
Lasédia venait de se remettre en marche et nous la sui-
vions avec les pèlerins qui avaient passé avant nous. Je
rencontrai Ms"" Fournier, Evêque de Nantes, qui me fit
l'honneur de me reconnaître, et m'exprima sa satisfaction
d'avoir vu la Congrégation représentée à Rome dans une
circonstance si solennelle. Hélas ! à mon retour en France,
la première nouvelle que j'apprendrai sera la mort si
inopinée de ce vaillant Evêque.
Bientôt, en suivant le flot, nous sommes aux portes de
la salle où va avoir lieu l'audience publique, et oîi des
centaines de pèlerins, moins favorisés que nous, atten-
dent depuis plus d'une heure. C'est l'audience accordée
aux Portugais présidés par le Cardinal Patriarche de Lis-
bonne. Un cri formidable de : a Vive Pie IX! » accueille
l'entrée du Souverain Pontife, que l'on porte en sédia
jusqu'à une estrade d'où il domine l'assemblée. Le silence
se fait et le Cardinal lit une longue adresse. Pie IX, en-
touré de plusieurs Cardinaux et Evêques, répond en ita-
lien. Je ne comprends que l'ensemble du discours de Sa
Sainteté; mais sa voix, d'une beauté sonore, remplit la
salle comme un écho céleste; sa parole est articulée; pas
une syllabe qui ne soit distinctement prononcée; le geste
est d'une grande dignité; l'altitude est majestueuse. Le
~ 386 —
Pape m'apparaît en ce moment, non-seulement comme
le docteur des âmes, mais encore comme un orateur de
premier ordre. Quand il se lève pour bénir, tout son être
prend quelque chose d'angélique et de vraiment inspiré.
Il commente avec force et émotion chacune des paroles
delà bénédiction pontificale; il a des larmes dans les
yeux et dans la voix; les pèlerins, prosternés, pleurent et
se relèvent en acclamant; l'enthousiasme est général. La
foule redescend ensuite par groupes les degrés du Vati-
can, et il me semble que de tous les cœurs sort cette pa-
role des disciples d'Emmaiis : Nonne cor nostrum nrdens
erat in nobis, dum loqueretur in via.
Il est près de deux heures quand nous rentrons pour
dîner.
Après une si belle matinée, nous ne songeons pas à
faire aujourd'hui d'autres pèlerinages; il nous faut gar-
der le bon goût de celui qui vient de finir. Les quelques
heures de la soirée se passeront à rêver sur les ruines
romaines. Ainsi, auions-nous vu les deux extrêmes dans
une seule journée. Au déclin du jour, sur le sol abreuvé
du sang des martyrs, au Golisée, nous pourrons, en nous
détournant avec dégoût de la Rome homicide, reporter
nos regards consolés sur la Rome des Papes, dont les
dômes resplendissent au loin, et lui dire avec la poésie
liturgique que, des deux cités, elle est la plus belle :
0 Roraa felix, quae duorum Principum
Es consecrata glorioso sanguine ;
Horum cruore purpurata caeleras
Excellis orbis una pulchritudines (1).
Donc, uous voilà au Forum romain, en face du Capi-
tole, sur la voie Triomphale, bordée de temples dont les
colonnes mutilées ou les arcs à demi brisés parlent en-
core du vieux peuple guerrier. C'est là que nous avons
(1) Bréviaire romain, Hymne de la fêle des saints Pierre et Paul.
— 387 —
vécu pendant dix ans par nos études classiques ; c'est sur
ce Forum que nos auteurs latins nous ont tenus im-
mobiles et souvent ennuyés, pour voir passer la pompe
des triomphes ou entendre les harangues des discoureurs.
Soit dit sans reproche, c'était donner trop d'importance
au peuple conquérant, à ses combats, à ses querelles do-
mestiques et à ses crimes. Un courant chrétien qui eût
puritié ces miasmes eût été un repos pour des intelli-
gences d'écoliers, et une source de vertus pour leurs
cœurs. Grâces soient rendues aux saints prêtres qui nous
ont élevés dans nos séminaires; leur bon goût et leur
piété ont fait souvent appel à d'autres souvenirs ; nous
avons pu traverser les marais païens inoffenso pede; le
supplice a été abrégé, et des explorations dans la littéra-
ture chrétienne ont écarté les périls de l'enseignement et
ouvert à nos esprits de plus purs horizons. En ce mo-
ment nous foulons aux pieds cette terre païenne qui a bu
le sang des martyrs, et sur laquelle les Papes ont assis
la Rome nouvelle. Sans l'intervention de l'Eglise, tous
ces souvenirs n'existeraient même plus; elle a conservé
la langue et la littérature, soutenu les murailles crou-
lantes des monuments de ses persécuteurs et donné la
paix et la liberté au monde : Qua libertate Christus nos
liberavit.
Nous contemplons ces ruines -, nous voyons l'arc de
Septime Sévère, la colonne de Phocas, les temples des
fausses divinités; nous tournons autour du Gapitole, dont
l'asceusion n'a rien de sublime; nous voyons la statue en
bronzedeMarc-Aurèle; nousvisitons la roche Tarpéienne.
Il faut la deviner ; on la rencontre au bout d'un jardin ;
l'exhaussement des terres, les plantes grimpantes qui s'at-
tachent aux murs la masquent en partie. Ce n'est pas un
précipice — tant s'en faut — comme au temps où le peuple
romain jetait là ses généraux malheureux ou ses avocats
— 388 —
disgraciés ; mais cependant la chute serait périlleuse.
En suivant le Forum , nous passons sous l'arc do
Titus, dont les bas-reliefs représentent le peuple empor-
tant en captivité et sous la pique de ses vainqueurs les
objets de son culte. Nous voici au Colisée. Ce géant se
dresse au sein des ruines païennes, près de l'arc de
Constantin, comme le sycibole de la barbarie des persé-
cuteurs et de la noblesse des victimes. Nous admirons ces
galeries circulaires , ces vomitoires immenses , d'où
quatre-vingt mille spectateurs débouchaient après avoir
assisté à des combats de gladiateurs ou à des immola-
tions de martyrs. Tout est grand ici; c'est un reliquaire
où des milliers de pures victimes nous apparaissent dans
l'héroïsme de leur sacrifice. Les stations du chemin de
la Croix, que la piété avait érigées daas ces arènes, ne
sout plus là ; le niveau moderne les a exilées, mais les
murs sont encore parfumés de l'odeur d'un sang virginal,
et je me rappelle ce que j'ai lu quelque part, à savoir,
que les botanistes ont découvert quatre cents espèces
dans la flore du Colisée, et parmi elles des plantes singu-
lières et inconnues, dont les touffes épanouies formaient
des effets pittoresques admirés des peintres. Des dames
belges, à qui j'ai indiqué leur chemin tout à l'heure, en-
trent quand nous sortons; leur premier acte est de s'age-
nouiller au milieu de ce théâtre de mort et de baiser avec
amour la terre arrosée du sang des martyrs. Je les vois
de loin, et je me reproche en secret d'avoir eu moins de
foi qu'elles; tant il est vrai que, bien souvent, les fidèles
sout nos maîtres dans l'art de croire et de prier.
Mais tout ne sera pas donné à la Rome païenne dans
cette après-midi ; il y aura la part des souvenirs chré-
tiens. Nous gravissons près du Capitole les pentes de l'Ara
Cœli, ancien temple de Jupiter Capitolin, devenu l'autel
du vrai Dieu. Le tombeau de sainte Hélène, la pieuse im-
— 389 —
pératricc qui peupla Rome païenne de reliques, est là.
Partout, à Rome, on retrouve le souvenir de cette illustre
princesse, dont la main bâtit tant d'églises. Quelques pè-
lerins de diverses nations sont en ce moment réunis diins
la vaste nef de TAra Cœli. Cela nous vaut le privilège de
voir une image de Tenfant Jésus, la plus vénérée de
Rome. Un franciscain fait glisser le voile qui la couvre.
Mais, à la hauteur à laquelle ce tableau vénérable est
placé au-dessus du maître-autel, il nous est difficile d'en
bien distinguer les traits ; nous nous prosternons avec
respect et amour. L'église est couverte d'inscriptions
lapidaires. Je lis avec attendrissement l'épitaphe d'une
jeune fille morte en 1870 à la fleur de l'âge^et je dois dire
ici que l'art des inscriptions, à Rome, est porté jusqu'à la
perfection. Partout, la pie/re elle marbre redisent les ver-
tus des saints personnages et les dates chronologiques; le
latin le plus pur étale ses phrases irréprochables sur des
tables mortuaires, et l'incendie vînt-il à dévorer les édi-
fices, à travers les pierres noircies on pourrait encore re-
lire et reconstituer l'histoire. Je regrette de n'être pas
savant et de ne faire qu'un séjour limité. Il faudra re-
voir cette église.
De l'Ara Cœli nous descendons à la prison Mamertine
au pied du Capitule. Nous entrons dans la chapelle su-
périeure, appelée chapelle du Crucifix, et nous péné-
trons ensuite dans les deux cachots qui composent la
prison. C'est là que Jugurtha fut enchaîné, que mourut
de faim le fier Gaulois Vercingétorix ; c'est là que saint
Pierre fut le captif de Néron. Voici la source qu'il fil jail-
lir par ses prières pour baptiser ses gardes convertis.
Processus el Marlinianus. Le séjour est horrible; c'est la
nuit, c'est le sépulcre; une vieille dame anglaise qui nous
a suivis avec son mari est près de se trouver mal de
frayeur, son âme prolestante ne peut supporter l'horreur
— 390 —
de ce lieu; nous l'engageons à remonter, et un mo-
ment après nous la retrouvons chez le portier, encore
pâle et toute tremblante. Nous sortons de cet atfreux ca-
chot où nous avons prié pour la liberté de TEglise et de
son chef, et nous allons visiter de l'autre côté de la rue
l'église de Sainte-Martine. Ce qui nous charme le plus,
c'est la crypte que nous visitons en détail et dans laquelle
nous prions avec ferveur ; ce soir nous relirons dans nos
bréviaires la légende de l'illustre vierge et martyre.
Ainsi se terminera cette mémorable journée.
Mercredi, 30 mai. Aujourd'hui, de grand matin, nous
nous dirigeons vers Saint-Jean de Latran, omnium eccle-
siarum caput et mater. Nous n'avons pas adopté de pro-
gramme régulier pour nos pèlerinages ; étant arrivés, le
P. AcGiER et moi, à trois jours de distance l'un de l'autre,
et ne faisant partie d'aucun pèlerinage collectif, il faut
nous livrer aux inspirations du moment et aux exigences
que nous font les circonstances. Saint-Jean de Latran est
une des grandes basiliques et a droit, de toutes manières,
à recevoir une de nos premières visites. Placée aux ex-
trémités de la ligne de circonvallation qui enserre la
Ville Elernelle, dans une sorte de désert, cette basijique
est elle-même un désert. Deux ou trois bonnes femmes,
pBrdues dans son immensité, assistent seules aux messes
célébrées en ce moment, lorsque, pendant ma messe,
des chants lointains viennent réveiller les échos endormis.
Ce sont les chanoines qui commencent leur office, dont
la psalmodie vient se mêler aux coups monotones frappés
par les ouvriers dans des chapelles en réparation. Cette
solitude des basiliques est presque générale, et j'en ai
entendu donner l'explication suivante : les Romains lais-
sent ces immenses églises aux pèlerins, dont les groupes
se perdent facilement dans les vastes nefs, et eux se ré-
servent de prier dans leurs petites églises paroissiales
— 391 —
qu'ils aiment beaucoup. Bref, Saint-Jean de Latran ne
fait pas exception à la règle en ce moment. Après l'ac-
tion de j^râces nous procédons à la visite détaillée; nous
admirons l'ampleur de l'édifice, ses statues d'apôtres de
grandeur colossale, ses chapelles, et en particulier celle
de Saint-André Corsini, dédiée à ce carme illustre par
un cardinal de sa famille; les colonnes en travertin qui
soutiennent le porche immense; la statue du Sauveur
placée au frontispice avec la couronne de saints qui l'en-
tourent : SalvatotH. Le Sauveur, au centre de ses amis,
domine les vastes espaces de la campagne romaine, dou-
cement appuyé sur sa croix comme un guerrier au repos
sur ses armes. C'est dans cette église que le pape vient
se faire couronner après son élection, et voici la logia du
haut de laquelle il donne la bénédiction solennelle le jour
de l'Ascension. Cette imposante cérémonie n'a pas eu
lieu depuis sept ans. Pour parler dignement de cette église,
il faudrait être archéologue et savant, je ne suis ni l'un
ni l'autre, et j'envoie mes lecteurs aux monographies
faites par des écrivains autorisés.
En face de nous est une autre basilique, Sainte-Croix
de Jérusalem, dans laquelle la mère de Constantin dé-
posa les reliques de la Passion. Par un soleil qui com-
mence à devenir ardent, nous nous acheminons de ce
côté. « C'est une heureuse idée, dit M^* Gerbet, que
d'avoir placé ces deux basiliques en face l'une de l'autre.
La prairie qui les sépare est un des lieux de Rome les
plus favorables à la méditation, à raison des monuments
significatifs qui l'encadrent, et du recueillement dont on
y jouit : de rares promeneurs, un troupeau qui se repose
et l'ombre de quelques arbres. Cet enclos paisible est
bordé, dans toute sa longueur, d'un côté, parles grands
arceaux de l'aqueduc de Néron; de l'autre côté, par les
anciens remparts et les restes d'un amphithéâtre. »
T. XT. 26
— 392 —
Nous entrons dans l'église ; elle est moins belle et
moins spacieuse que Saint-Jean de ,Latran, mais cepen-
dant elle n'est pas à dédaigner ; son autel est une riche
urne de basalte, et est surmonté d'un baldaquin que sou-
tiennent quatre colonnes. Il y a là un prêtre qui déclame
la messe d'un ton aigu et plaintif peu fait pour inspirer
de la dévotion. Nous sommes ruisselants de sueur; aussi
notre halle n'est pas longue ; nous reviendrons prier dans
cette église et vénérer le riche trésor de ses reliques.
Dans cette même matin-ée nous avons gravi les degrés
delà Scala Sancla.On appelle ainsi l'escalier du prétoire
de Pilate rapporté de Jérusalem. Cette sainte rehque est
gardée dans le couvent des Passionnisles, près du Latran.
La Scala est composée de vingt-huit degrés en marbre,
les mêmes que Notre-Seigneur monta et descendit pen-
dant sa Passion ; on les a renfermés dans un vêtement de
noyer qui les protège contre les pieux larcins et les pré-
serve de l'usure ; mais à travers des interstices ménagés
çà et là on les distingue très-bien. Avec quelques pèle-
rins nous montons à genoux jusqu'au haut de cet esca-
lier, occupés de méditer sur les mystères d'humilité et de
souflfrance dont il fut le théâtre ; c'est le meilleur chemin
de la Croix que j'aie fait de ma vie. L'âme se sent éprise
de l'amour de Notre-Seigueur et les tlèches de sa sainte
passion Ja blessent miséricordieusement au cœur. Deux
belles statues placées an bas de la Scala Sancta méritent
l'attention; l'une représente VEcce homo et l'autre le
baiser de Judas.
En rentrant à la via Monterone nous décrivons une
courbe pour aller, près de la place du Peuple, faire vi-
site au Frère Siméon^ directeur du beau pensionnat des
écoles chrétiennes. Le Frère Siméon est une des illustra-
tions de la colonie française ; il nous accueille avec une
bienveillance toute religieuse.
— 393 —
Ce n'est que sur le tard que nous pouvons reprendra
nos saintes excursions. La chaleur de la journée ne per-
met pas de sortir sans imprudence. Le P. Augier a dt^-
couvert en face de Saint-Louis des Français un petit ca-
binet de lecture catholique où sont admis les pèlerins.
Les Romains veulent que leurs hôtes soient bien reçus;
nous irons de temps en temps à ce rendez-vous littéraire
chercher des nouvelles de la France. Mais les bru'ts po-
litiques sont ici généralement sans écho, et les pèlerins
sont plongés dans une atmosphère de piété qui leur fait
oublier les clameurs et les passions de Tarène. Nous li-
sons dans l' Univers le compte rendu des fètos jubilaires,
mais il faut convenir qu'il est bien plus agréable d'as-
sister à ces solennités que d'en lire le récit; nous com-
plétons enlie les lignes ce que lu plus fidèle rédaction a
dû nécessairement omettre.
Après nous être un peu remis au courant des événe-
ments de la patrie, nous entrons à Saint-Louis des Fran-
çais, notre église nationale : c'est encore la patrie.
Charlemagne et saint Louis gardent l'entrée de cotte
église. On va commencer en ce moment l'exercice du mois
de Marie. Nous y assistons et nous prions la Sainte Vierge
pour la France. L'auditoire est presque exclusivement
composé de Français ; il y a beaucoup de prêtres pèlerins.
Le R. P. Laurençot, de la Compagnie de Jésus, fait la pe-
tite instruction d'usage, à la suite de laquelle a lieu lesalut
solennel à Tautel de la Sainte Vierge. Dans la tribune, des
artistes chantent des litanies qui me rappellent celles de
Marseille, et auxquelles tout le peuple répond. Après la
cérémonie nous jetons un coup d'œil sur l'église et ses
chapelles. Il y a beaucoup de pierres tombales et d'in-
scriptions. En voici une qui m'a particulièrement toii-
ché. A la porte d'entrée, sur une pyramide funéraire, on
lit : A la mémoire des solda(s français tués souslles murs de
— 394 —
Rome en 1 849, leurs camarades du corps expéditionnaire de
la Méditerranée ; une messe quotidienne a été fondée par
Pie IX. Ainsi le grand pontife n'oublie pas ces obscurs
et vaillants défenseurs tombés pour sa cause, et la fra-
ternité chrétienne et militaire est ici représentée dans ce
qu'elle a de plus touchant. Alors la France protégeait
Rome, et pour quelques gouttes du sang national offert à
l'Eglise, Pie IX bénissait notre patrie. Aujourd'hui nous
avons quitté la garde ; le Souverain Pontife est prison-
nier et la France est battue par les tempêtes. Quel sujet
d'amères réflexions!
En continuant notre course à la recherche des églises,
nous en rencontrons une dédiée aux stigmates de saint
François. L'exercice du mois de Marie vient de com-
mencer; il y a une foule compacte, et c'est à peine si
nous pouvons trouver une place. Le prédicateur paraît
instruire avec beaucoup de clarté, et on l'écoute très-
attentivement. Pendant son discours, des sacristains cou-
rant sur les rebords des galeries allument de tous côtés
des lustres, au risque de se casser le cou ; je ne puis les
regarder sans frémir, et je prie leur ange gardien de les
protéger. Ils n'ont pas l'air de se douter du danger et
leur dextérité est prodigieuse; bientôt une illumination
splendide revêt l'église entière comme d'une robe lumi-
neuse \ le salut commence : c'est un évêque qui le donne,
et des chants magnifiques descendent de la tribune.
Nous avons bien sanctifié notre soirée et nous rentrons
à la via Monterone où Ms' AUard achève sa méditation
en attendant le souper.
Jeudi, 31 mai. C'est aujourd'hui la Fête-Dieu; ce sera
pour nous, de toutes manières, une grande journée. Nous
allons au Gesu, et nous sommes bien inspirés en choisis-
sant cette église. Il y a beaucoup de pèlerins, presque
tous Français. Je rencontre là les pèlerins de Limoges;
— 395 —
ils sont en tout quatre-vingt-dix ; ils arrivent peu à peu
par groupes; M. l'abbé de Bogenet, vicaire général, di-
recteur du pèlerinage, va leur dire la messe. Je vois ce
saint prêtre à la sacristie, et je puis lui offrir mes hom-
mages. Le nombre des prêtres qui attendent est consi-
dérable, ce qui nous retarde un peu. L'église du Gesu est
une véritable cathédrale ; étendue, richesse des autels,
décorations intérieures, rien n'y manque. Le tombeau de
saint Ignace, d'une magnificence inouïe, est à gauche,
dans le transept : c'est une urne de bronze doré ; la cha-
pelle est éblouissante de marbre, d'agates, de cristaux
de roche, de pierres précieuses. Je vais y prier pendant
mou action de grâces ; pendant ce temps la marée limou-
sine monte toujours ; je vois là beaucoup de visages con-
nus; M. de Bogenet, dans une chapelle latérale, adresse
des recommandations à ce charmant troupeau et lui in-
dique l'ordre des pèlerinages pour les jours suivants. On
s'accorde à dire que ce pèlerinage limousin a été un des
mieux organisés, grûce au zèle de son président.
Nous ne pouvons nous arracher de cette splendide
église du 6^e5M; cependant il faut gagner du temps, car
on parle d'une audience française pour midi, et ce serait
un bonheur de pouvoir y assister. Le P. Ramière, que
nous rencontrons, nous indique près de l'église la porte
qui conduit à la chambre de saint Ignace de Loyola. Nous
frappons à cette petite porte verte qui s'ouvre aussitôt;
nous franchissons quelques degrés, et nous voici dans la
cellule du saint, bien capitonnée et ornée ; on y dit la
messe en ce moment, ce qui n'empêche pas les pèlerins
de circuler et de tout examiner. Après avoir demandé
l'esprit intérieur dans cette cellule, nous allons à la Mi-
nerve, église des Dominicains. Elle est très-grande,
très-belle, mais un peu obscure ; les colonnes de marbre
sont énormes 5 c'est la richesse romaine, c'est la maison
— 396 —
de Dieu dans sa splendeur. De là, nous courons bien vite
à réglise Saint-Ignace qui toucbe au Collège Romain ;
c'est encore une véritable cathédrale. Nous trouvons là
une foule de pèlerins, entre autres M, Tabbé Roca, vi-
caire général de Perpignan, Nous suivons ce flot, et nous
arrivons par une succession d'escaliers et de salles au
haut du Collège, à la cellule de saint Louis de Gonzague.
Elle a été convertie en chapelle ; un prêtre est à l'autel ;
d'autres prêtres attendent leur toui'. Nous prions avec
émotion dans cette cellule où habita un ange ; ainsi, dans
un corps délicat, son âme vivait emprisonnée comme
dans une enveloppe fragile. Nous entrons dans la salle
où il prononça ses vœux ; voici, à côté, la cellule du
Bienheureux Berkmans, le pieux novice belge. On nous
montre des écrits de ces deux saints, du linge leur ayant
appartenu, et au sortir de ces appartements où tout res-
pire la piété, on nous donne à chacun une belle image
de saint Louis de Gonzague; c'est de la générosité, car
nous ■ sommes nombreux, et la circulation des pèlerins
doit être incessante en ces jours de fête.
De retour à la maison nous faisons nos préparatifs pour
l'audience. Me' Allard veut bien se joindre à nous et nous
épargner par sa présence la ditbculté de nous procurer
des cartes d'entrée. En trois jours nous aurons assisté à
deux audiences ; c'est vraiment avoir du bonheur. La file
des voitures sur la route du Vatican est interminable, et
donne à cette partie de la ville une joyeuse animation qui
contraste avec la solitude du Quirinal et de ses alentours.
Au-delà du pont Saint-Ange et en face du chûteau, nous
rencontrons une manifestation révolutionnaire. Une affi-
che que nous avons lue hier sur les murs convoque les
libé7'aux à un meeting au théâtre d'Apollo, afin de protes-
ter contre les pèlerinages et les audaces du Vatican. Quel-
ques révolutionnaires cosmopolites traînent une hampe
— 397 —
qu'ils voudraient surmonter d'un drapeau rouge ; mais
la police s'y oppose ; malgré cet encombrement les voi-
lures des pèlerins traversent la cohue. C'est une rencontre
des deux camps adverses : non prœvalebunt.
La salle d'audience est comble ; il y a là des pèlerins
de Bourges, de Poitiers, de Limoges, d'Angoulême, de
Perpignan et de Troyes ; c'est une audience toute Fran-
çaise ; Ms'^ de la Tour d'Auvergne, archevêque do Boiir-
ges, est à la tête de cette importante manifostalion ; !Ms' de
Poitiers est à ses côtés. Mais la chaleur est en propor-
tion du nombre des pèlerins ; nous sommes debout, en-
tassés ; bientôt c'est à n'y plus tenir ; un prêtre de Li-
moges, de ma connaissance, se trouve mal. Il y a là des
prêtres, des hommes du monde, des dames et des jeunes
filles délicates, plusieurs religieuses françaises ; on sup-
porte les longueurs d'une attente qui dure plus d'une
heure, c'est le triomphe de la foi et de l'amour filial. Ms' l'ar-
chevêque de Bourges, de la part du Souverain Pontife,
recommande aux pèlerins de ne pas pousser d'acclama-
tions, et de contenir dans leur cœur l'explosion de leur
enthousiasme. C'est presque dommage, et il ne faut rien
moins que cet ordre formel pour arrêter l'élan; nous
sommes en efi'el sept à huit cents Français, bien plantés
sur nos jambes et disposés à nous dédommager du sup-
plice de la chaleur et de la fatigue par un vivat formi-
dable. Enfin, Pie IX approche ; le voilà porté par ses fi-
dèles serviteurs, entouré de cardinaux et d'évêques. Le
Souverain Pontife paraît accablé aujourd'hui ; ce n'est
plus en lui cette vigueur étonnante que j'ai constatée il y a
deux jours ; mais dans un instant il reprendra ses forces,
et le Saint-Esprit en lui dictant des paroles d'amour fera
resplendir sur son front un rayon de gloire. On se de-
mande comment ce vénérable vieillard de quatre-vingt
six ans peut tenir aux fatigues d'audiences quotidiennes
— 398 -
et multiples. Dieu est avec lui et l'amour des âmes le sou-
tient ; depuis un mois il ouvre ses portes au monde
entier.
Le Souverain Pontife arrivé au trône, MgM'archevêque
de Bourges lit une fort belle adresse , dans laquelle il
expose les droits du vicaire de Jésus-Christ, comme pon-
tife, docteur et roi, et affirme que les attentats de la Ré-
volution ne pourront rien contre Vhistoire et le droit. Après
cette lecture commence la présentation des personnes ad-
mises à oCTrir des présents de fête à Pie IX ; on est ravi de
voir de si beaux bouquets aux mains des pèlerins, et aussi
de voir de si brillants cadeaux tomber de leurs mains.
Nous sommes un peu trop loin pour distinguer en détail
ces magnifiques choses qui iront grossir le trésor de l'Ex-
position jubilaire, mais on se redit de proche en proche la
richesse des dons et la bonté du père de famille. M^' de
Bourges offre cinquante calices, qui demain peut-être
prendront la route des missions étrangères ou bien iront
consoler la pauvreté de quelque église de campagne.
Ainsi, tous les dons que reçoit Pie IX reviennent au
monde catholique par les mille canaux de la charité pon-
tificale.
Pie IX prend la parole ; sa voix est claire et majes-
tueuse, son regard est triste. Il nous parle des processions
de la Fête-Dieu qui, autrefois, à pareiljour, traversaient
les rues de Rome avec une pompe royale ; la Révolution
a renfermé dans le sanctuaire ces cérémonies répara-
trices \ Pie IX s'afflige, mais sa dernière parole est une
parole d'espérance, et alors le regard du pontife retrouve
tout son feu, et sa physionomie tout son éclat. Nous tom-
bons à genoux pour recevoir sa bénédiction ; il y a des
larmes dans les yeux, de l'émotion dans les cœurs, et le
silence qu'on nous a imposé a son éloquence, comme les
bravos enthousiastes d'avant-hier. Je n'ai jamais mieux
— 399 —
compris qu'à ces audiences la paqe de l'Evangile oîi il
est dit que les foules, en entendant parler Jésus, ou-
bliaieut, dans leur bonheur, jusqu'au soin de la nourri-
ture.
Aujourd'hui, nous rentrerons à pied à notre domicile
avec M^' Allard, malgré la chaleur torride — il est une
heure et demie ; — c'est un assaut de voilures, et il nous
est impossible de nous en procurer une^ mais qu'importe !
On payerait bien cher le bonlieur de voir et d'entendre
Pie IX.
Le soir, nous reprenons, le P. Augier et moi, la suite de
nos pèlerinages et excursions. L'église de Saiut-Auguslin
reçoit notre première visite ; en priant le fils nous prions
aussi la mère, dont la dépouille mortelle est gardée dans
l'église de celui que ses prières ramenèrent au port ; et
dans ce beau temple et ces splendides chapelles, avec une
foi vive nous prions saint Augustin et sainte Monique, en
nous rappelant la parole consolatrice de l'évêque à l'il-
lustre veuve : Ubi tu, et ille. Prenant ensuite par le
Corso, et visitant sur noire passage d'autres églises, à
mesure qu'elles se présentent sur notre route, nous arri-
vons à la place d'Espagne, où nous saluons la colonne
commémorative élevée en Thonneur de la définition du
dogme de l'Immaculée Conception, puis nous gravissons
sous les derniers feux du soleil les pentes de la Trinité
des Monts. Là nous rencontrerons la France, représentée
par les religieuses du Sacré-Cœur ; notre dévotion nous
attire au pied d'une image célèbre, appelée Mère admi-
rable, très-vénérée de nos soldats pendant l'occupation
à Rome, et devenue légendaire dans tous les pensionnats
du Sacré-Cœur. II faut connaître l'existence de ce petit
chef-d'œuvre pour avoir envie de le voir ; car il est caché
dans un modeslc corridor, et malhcureuscm(?nt l'autel
qu'on a élevé en face de cette fresque la partage en deux
— 400 —
et nuit à l'efiFet de la peinture. Nous prions quelques in-
stants avec d'autres pèlerins prosternés comme nous ; puis,
redescendant les escaliers du couvent à travers un essaim
de pensionnaires et de religieuses, nous entrons par le
côté dans l'église de la Trinité des Monts qui domine le
panorama de la ville de Rome.
De là à la promenade du Pincio il n'y a qu'un pas. De
belles terrasses élevées en amphithéâtre nous amènent
à cette promenade que l'on pourrait appeler les Champs-
Elysées de Rome. Des allées ombragées en dessinent le
pourtour, et une foule réjouie circule de tous les côtés ;
des enfants se livrent à leurs jeux, des voitures se croi-
sent en tous sens ; un régiment exécute des morceaux de
musique pour le plaisir des promeneurs ; des prêtres se
promènent lentement et se reposent des labeurs de la
journée. Personne ne s'étonne de les voir mêlés à la
foule. Tout le monde les respecte. En France, l'opinion a
créé aux prêtres des conditions sociales intolérables ; c'est
à peine s'il peut se montrer sur les promenades publiques
à l'heure de l'affluence ; on ne lui reconnaît le droit de se
promener que dans «a cellule ou sa sacristie. Grâce à Dieu,
à Rome, il en est autrement, aussi, tout en nous tenant à
l'écart, nous pouvons librement contempler, de ces ter-
rasses, la Ville Eternelle, dont les quartiers se dessinent
sous nos yeux comme une carte géographique ; ou bien
contempler du haut des remparts de vertes prairies dans
lesquelles des chevaux en liberté se livrent à leurs courses
folles.
Vendredi 1" juin. Il est bien temps d'aller dire la
messe à Saint-Pierro. Aujourd'hui, premier jour du mois
dans lequel on célèbre la fêle du saint apôtre, à deux
jours de l'anniversaire jubilaire de son successeur, la
piété ne peut que goûter un bonheur particulier à faire
un pèlerinage à Saint-Pierre. iMsf Allard s'offre à nous
— /tOl —
accompagner, et se propose de dire la messe à l'autel de
la Confession, pendant que nous la dirons chacun à un
autel latéral. De tzrand malin, nous nous acheminons
pédesirement, tout en faisant notre oraison, vers la basi-
lique, dont nous sommes à près d'uno demi-heuro de
dislance. En passant sous le Vatican, nous observons que
la fenêtre du Pape est ouverte; il n'est pas encore six
heures, et déjà Pie IX est debout et à la prière.
A la sacristie de Saint-Pierre, nous avons déjà été de-
vancés par quelques prêtres; M»"' Allard, en sa qualité
d'évêque, est immédiatement admis à célébrer le saint
sacrifice, et nous, tout en prolongeant nos méditations
dans les beaux appartements de la sacristie, nous atten-
dons notre tour. L'attente est de plus de trois quarls
d'heure. Un peu de désordre se manifeste dans cette
affluence sacerdotale; il y a des passe-droits inévitables
et des erreurs ; quelques empressés s'emparent des amicls
et aubes avant leur lour, et le custode commence à
être débordé. Mais cet abus n'est pas de longue durée;
arrive bientôt un jeune sacristain à l'air décidé; il nous
distribue des numéros d'ordre, s'empare des ornements,
fait attendre les usurpateurs, et veille lui-même à ce que
chacun de nous s'habille sous ses yeux et à son tour.
C'est ce qui s'appelle un sacristain à poigne, et, dans un
sentiment de justice satisfaite, je me dis à part moi que
l'autorité bien exercée est un grand bienfait pour tout le
monde.
Notre tour arrivé, nous passons avant les voleurs d'or-
nements; on m'envoie à un autel de la chapelle des Con-
fessionnaux. Puis, nos dévotions faites longuement, nous
allons avec M?p Allard déjeuner à la tratoria la plus
rapprochée, où nous rencontrons des escouades do prê-
tres pt'lerins : la prévoyance est boime, car nous ne de-
vons rentrer qu'à midi.
— 402 —
Et maintenant nous allons nous engager dans le dé-
dale des galeries du Vatican, déjà le P. Augier et moi
nous avons traversé rapidement les musées de peinture
et les loges de Raphaël; nous pouvons grouper dans un
même souvenir ces visites dans le royaume de l'art ché-
tien. Que je regrette de n'être pas artiste, dans cette ville
de Rome où les chefs-d'œuvre de la peinture, de la scul-
pture, de l'architecture et toutes les harmonies de la mu-
sique semblent s'être donné rendez-vous. Je me sens perdu
comme un ignorant au sein de ces splendeurs, et toute-
fois il me semble que, sans pouvoir analyser la perfection
de ces grandes œuvres, je les comprends, comme ce
paysan qui, ayant entendu un grand prédicateur, disait :
« Je ne pourrais redire ce qu'il a dit, mais l'âme entend.»
Je ne tenterai donc pas de parler des musées du Vati-
can ; assez d'écrivains ont fait l'inventaire des trésors
qu'ils renferment et initié leurs lecteurs à l'art d'admirer
CCS merveilles. Et puis, ou il faut se taire, ou il faut n'o-
metlre aucun détail, tant on serait embarrassé pour choi-
sir et éliminer soi-même. Relisons les ouvrages spéciaux
qui ont frayé la roule dans ces salles immenses, et admirons
l'Eglise qui, par ses souverains pontifes, a suscité des gé-
nies et décrit dans les contours de la toile ou gravé dans les
plis du marbre l'histoire du monde et des âmes, les gran-
deurs de Dieu et les mystères de sa tendresse. Il y a telle
figure de saint ou de sainte, telle tête de vierge qui suf-
firaient à faire aimer la vertu et à révéler l'existence d'un
monde surnaturel. Gomment parler des tableaux et des
fresques de cet incroyable musée : la Transfiguration.
l'Assomption, la Communion de saint Jérôme, la Dispute
du Saint-Sacrement, que les Italiens appellent la Theo-
logia, la Délivrance de saint Pierre, le Baptême de Con-
stantin, le Couronnement de Charlemagne, et tant d'au-
tres, qui portent la signature du plus grand des peintres
— 403 —
ou celle de ses disciples. Pour ne parler que des œuvres de
Raphaël, nous en emprunterons le classement à un écri-
vain autorisé^ M. le comte Lafond. Il s'exprime ainsi dans
ses Lettres d'un pèlerin, au chapitre intitulé l'Epopée de
Raphaël :
« En résumé, le Vatican, sanctuaire de l'art, possède
trois poèmes de Raphaël, qui correspondent aux trois
grandes époques de l'histoire du monde :
1° Dans les loges, Raphaël a peint toute l'histoire de
la Bible;
2° Dans la Vierge de Foligno, la Transfiguration et les
tapisseries du Vatican, il a peint les scènes de l'Evangile
et les Actes des Apôtres;
3° Dans les chambres, il a peint l'histoire et le triomphe
de l'Eglise.
Jamais artiste n'a été plus inspiré du ciel pour tra-
duire aux regards son îlme et sa foi, par le moyen des
couleurs; nul n'a atteint comme lui cette limite suprême
de l'art qui sépare l'homme de l'ange; aussi, par la su-
blimité des sujets et la perfection du génie, aucun autre
n'a mieux mérité le glorieux titre de Peintre ordinaire de
Dieu, n
Je ne dirai rien de la chapelle Sixtine, qui est encore
une des beautés du Vatican : il faudrait ici entrer dans
le domaine de l'art, ce qui demande une compétence
que je n'ai pas. Nous voyons la fresque immense du Ju-
gement dernier de Michel-Ange ; je dis nous voyons, c'est
nous essayons de voir qu'il faudrait dire, car à la hauteur
où est celte peinture, et dans les conditions de jour assez
mauvaises où elle se trouve placée, il est dithcile d'en
bien saisir les détails ; les uns admirent passionnément,
les autres critiquent ce qu'ils appellent une exhibition de
chairs nues ; je n'ai pas à me prononcer et à mettre d'ac-
cord ces opinions extrêmes.
Le musée de sculpture se compose d'une succession
de longues galeries qui se bifurquent en rencontrant des
sortes déplaces, réservées aux œuvres les plus colossales.
D'un côté les souvenirs païens et de l'autre les souvenirs
chrétiens; les premiers, irréprochables pour la forme,
n'ont pas d'âme; les seconds sont vivants. Il y a là beau-
coup d'inscriptions et de symboles des catacombes; les
preuves de nos dogmes abondent et composent une véri-
table prédication lapidaire; les protestants trouveraient
ici la condamnation de beaucoup de leurs erreurs, et la
lumière jaillirait de ces murs sur lesquels est inscrite
l'histoire de l'Eglise. Je préfère bien cela aux groupes
fameux du Laocoon, de l'Apollon du Belvédère et autres,
dont les marbres sculptés étalent leur perfection artis-
tique au milieu de torses païens et de têtes d'empereurs
qui, bien vite, vous font revenir aux chastes symboles du
christianisme.
La bibliothèque Vaticane s'ouvre à notre premier
appel, grâce à la présence de M»' Al lard ; de jeunes co-
pistes et bibliothécaires, avec une exquise politesse,
quittent leur table de travail et s'offrent à nous faire les
honneurs de ce sanctuaire de la science. Hélas! nous le
traversons rapidement. Mais que dirai-je de la première
salle où nous nous engageons? Le marbre, le porphyre,
la malachite, le granit d'Ecosse, élancés en colonnes et
ruisselant comme des glaces, marient de tous côtés leurs
couleurs et ombragent de riches tables sur lesquelles sont
exposés des vases de porcelaine gigantesques et divers
présents offerts aux papes par les souverains de l'Europe.
H semble que la nature ait épuisé ses largesses pour en
réunir ici les plus beaux échantillons.
Quelle que soit notre admiration, nous devons abréger
celte course au pays des m.erveilles. On nous a dit que
vers onze heures nous pourrions être reçus par le car-
— 405 —
dinal Simdoni, secrétaire d'Etat. Nous sommes exacts au
rendez-vous, et nous succédons à sept évoques italiens
qui sont venus présenter leurs hommages collectifs à Son
Eminence. Le ministre de Pie IX nous accueille avec une
bonté qui nous toiioho : « Vous n'êtes pas pèlerin, dit-il
en souriant ù Ms"" Allard. — Non, réplique Sa Grandeur,
mais je vous amène des pèlerins... » Belle tête, regard
intelligent, pleine possession de soi-même, affabilité dans
l'accueil et la parole, tel est, au premier aspect, le mi-
nistre secrétaire d'Etat, et on dit en le voyant : Cest un
homme. Son Eminence parut très-satisfaite d'apprendre
que la Congrégation des Oblats de Marie était repré-
sentée aux fêtes jubilaires de Pie IX, et Elle nous parla
avec le plus grand intérêt de notre T. R. Père Supérieur
général. L'antichambre du Cardinal était remplie de
visiteurs dont quelques-uns étaient arrivés avant nous.
La présence de Me» Allard nous avait permis d'être
introduits des premiers, et, pour ne pas être indiscrets,
nous nous retirâmes, pleins d'admiration pour la bienveil-
lance avec laquelle la pourpre romaine sait accueillir et
condescendre aux désirs des pèlerins.
Cette matinée du 1'' juin a été pleine; la soirée aura
aussi ses occupations et ses charmes. Më'" Allard propose
un pèlerinage à Saint-Paul hors des murs, et nous sou-
scrivons avec empressement à ce progamme. Nous tra-
versons Rome; sur la place Campitelli on nous fait voir
la maison où est mort le regretté Me^ Nardi ; nous lon-
geons le Tibre, nous saluons le mont Testaceus; on nous
indique sur une porte de jardin une sculpture représen-
tant les adieux de saint Pierre et de saint Paul, à l'en-
droit où ils se séparèrent pour aller au martyre, et nous
arrivons à Saint-Paul, immense basilique située dans le
désert d'une campagne désolée. C'est ici qu'on peut se
faire une idée de la puissance des papes, dont le génie a
— 406 —
triomphé de toutes les difficultés pour mettre debout ce
chef-d'œuvre : distance, incendie, dépense, rien n'a arrêté
leur étonnante volonté. On est saisi en entrant par l'as-
pect qu'offre une forêt de quatre-vingts colonnes de granit
imitant le marbre, espacées sur quatre rangs, et des dalles
ruisselantes sur lesquelles on ne marche qu'avec respect.
Les marbres, les malachites, le porphyre de la confession
et des autels envoient de tous côtés des jets de lumière ;
les yeux en sont remplis et l'âme ne peut suffire au bon-
heur que lui apporte la contemplation de tant de ri-
chesses. Au-dessus des colonnes, des mosaïques, rangées
comme des tableaux dans un musée, représentent les
deux cent soixante papes qui se sont succédé sur la
chaire de Saint-Pierre, et on regarde avec attendrisse-
ment ces douces et graves physionomies qui, dans leur
succession, forment la plus glorieuse dynastie du monde.
L'immense basilique de Saint-Paul, à laquelle on ne cesse
de travailler, est une grandeur archéologique et histo-
rique offerte par les papes à la sainte curiosité des pèle-
rins du monde entier; laissons dire ceux qui crient à la
prodigalité ; pour qui seront les trésors de la nature et
des arts, si ce n'est pour ceux qui cherchent ici-bas
quelque symbole du temple éternel pour prier et pour
pleurer î
W Gerbet unit dans une même comparaison les trois
basiliques de Saint-Jean de Latran, Saint-Paul et Saint-
Pierre, et résume ainsi : «Nous pouvons dire que ce qu'il
y a de plus spécial dans Saint-Jean de Latran, c'est qu'il
représente l'unité, puisqu'il est, par sa dignité hiérar-
chique, la tête et le centre de toutes les églises. Ce que
Saint-Paul nous a offert de plus spécial, c'est l'expression
de la perpétuité dans cette antique galerie des portraits
de tous les papes. Saint-Pierre reproduit, d'une manière
éminente, ces deux caractères à la fois : l'unité, parce
— 407 —
qu'il possède non-seulement la chaire, mais surtout le
tombeau de celui que le Souverain Pasteur a chargé de
paître ses agneaux et ses brebis ; la perpétuité, parce qu'il
renferme une série continue de monuments qui s'étend
depuis le premier siècle jusqu'à nos jours, sans qu'aucun
d'eux forme, par sa signification religieuse, une disso-
nance avec les idées exprimées par ceux qui Pont précédé
et par ceux qui l'ont suivi.»
Le pèlerinage à Saint-Paul se complète d'ordinaire
par une visite à Saint-Paul Ïrois-Fontaines, à l'endroit
où le grand apôtre fut décapité, ad Aguas Salvias. Il y a
encore près de 2 kilomètres à franchir. Un groupe de
trois églises tranche sur la monotOMic de la solitude. C'est
ici la route d'Ostie. «C'était, dit Louis Veuillot, la grande
voie par où le monde entrait dans Rome, dont le séjour
de Pierre avait fait déjà la capitale du monde catholique. »
Nous entrons à l'église des Trois-Fonlaines; ces trois
sources bénies sont là dans l'église, marquant les trois
bonds que iit la tête de saint Paul quand elle fut séparée
du corps; nous buvons de cette eau, qui fut du sang, et
nous demandons l'esprit apostolique. Le trappiste qui
nous guide nous fait remarquer une belle mosaïque et
deux bas-reliefs représentant le martyre de saint Pierre
et celui de saint Paul. Ce sont trois dons de M. le comte
de Maumigny, Français bien connu dans la presse catho-
lique ; il a donné pour ce triple ex-voto une somme de
30000 francs, nous dit-on, en souvenir de la bataille de
Mentana, d'oià son fils revint sain et sauf.
Nous revenons à Rome ; on nous montre à l'entrée de la
ville, et près du Tibre, le petit temple de Vesta, véritable
bijou antique, situé à l'extrémité d'une place appelée la
Piazza délia Bocca délia Verita. C'est là, dit-on, que l'on
fait les exécutions à mort, heureusement fort rares. Nous
passons sans admirer ce souvenir païen, laissant sur les
T. XY. 27
— 408 —
coteaux de notre droite des monuments chrétiens que
nous viendrons visiter bientôt. Saint-Pierre, le Vatican,
Saint-Paul hors des murs, et tout ce qui se joint à ces
majestés séculaires, suffisent pour aujourd'hui à remplir
notre esprit.
Samedi 2 juin. Il est temps d'aller prier à Saint-Pierre
ès-Liens (San Pielro in Yincoli), église célèbre par le sou-
venir qu'elle rappelle en ce moment. C'est là que le Pape
Pie IX reçut la consécration épiscopale il y aura demain
cinquante ans. Elle n'est pas très-spacieuse. Douze cents
personnes peuvent remplir son enceinte; mais elle est
deux fois immortelle, et par les chaînes du premier pape
et par le pèlerinage jubilaire dont elle est le centre depuis
quelques jours. L'impératrice Eudoxie, femme de Théo-
dose le Jeune, la fit construire sur TEsquilin. Près de la
sacristie, à droite, est le monument de Jules II, dont le
Moïse de Michel- Ange a fait un véritable chef-d'œuvre. Je
n'en veux parler que par citation. Le comte Lafond l'a
décrit fort heureusement : «Le fameux Mosé, dit-il, est
une des plus fières tigures qui soient jamais sorties de la
main d'un sculpteur... Observons seulement qu'on la voit
de trop près, et que cette statue était destinée à être vue
à 20 pieds de haut. On dit que Michel-Ange, son œuvre
achevée, lui déchargea un grand coup de marteau sur le
genou en s'écriant : « Parle donc, puisque tu vis !... »
Le grand Hébreu est ici vivant; il vient de descendre du
Sinnï, où il a parlé à Jéhovah face à face. Il est assis, le
bras appuyé sur les tables de la loi, son altitude respire
une majesté sombre : c'est le lion au repos, sa barbe des-
cend sur sa poitrine comme un faisceau de serpents en-
gourdis ; l'éclair est dans ses yeux; sa voix de tonnerre
va reprocher aux Juifs l'idolâtrie du veau d'or... »
L'église de Saint-Pierre est desservie par des Pères
Augustinicns. Vu le nombre considérable des prêtres
1
— 409 —
pèlerins, il y a à la sacristie plusieurs jeunes lévites char-
gés de les recevoir ; ils acciieillonl iivoc iiu hnn luii chré-
tien qui fait plaisir, donni-nl un numéro d'oidrp comme
à Saint-Pierre et veillent à ce que. dans cette aftluence
qu'amène ici la grâce jubilaire, tout sn passe avec re-
cueillement et convenance. Leur lonene sontane blanche
se dessine dans la foule et tranche sur le fond sombre
des vêtements des autres prêtres. Ce que je dis de l'ur-
banité des sacristains de Sainl-Pierre es Liens, je puis le
dire de tous ceux qui ont la garde dos sacristies à Romn.
Pendant ces fiMes qui ont amené tant de prêtres do tous
les pays, je n'ai surpris dans aucun employé d'église ni
brusquerie, ni esprit de cu[jidité, et partout les prêtres
étaient servis sans qu'on exigeât d'eux autre chose que
la patience à attendre leur tour.
A notre sortie on nous remet un diplôme sur lequel
sont collés des rubans imprégnés de la poussière des
chaînes de saint Pierre. Nous voyons arriver LL. EE.
les cardinaux Nina et Franchi, et nous assistons à une
partie de leur messe, tout eu faisant les prières du
Tridmim. Nous rentrons ensuite dans l'intérieur de
Rome par le Cotisée qui est tout près, et nous accordons
notre attention plus loin au Forum de Trajan dont les
colonnes brisées sont dispersées au milieu de ce vieux
centre païen. L.a colonne Trajane se dresse du milieu de
ces ruines, couronnée de la statue de saint Pierre, et re-
garde deux églises dont les dûmes semblent se côtoyer*
En passant devant le Gesu, j'y entre une seconde fois, et
je rencontre li\ le pèlerinage polonais ; il n'y a que des
hommes; on dit qu'ils sont venus environ sept cents,
presque tous de la Pologne autrichienne; deux seule-
ment de la Pologne russe; quelques autres de la Pologne
allemande. Un de leurs piètres leui dit la messe, et ils
chantent dans leur langue un cantique mélancolique, oi!i
— 410 —
l'on entend tous les gémissements de la prière. Je prie
pour tous ceux qui n'ont plus de patrie.
Le soir, nous faisons un nouvel appel à l'obligeance
de M^' Allard, dont la présence doit nous^^être très-utile,
et nous allons acheter des objets de piété dans un ma-
gasin de la rue du Borgho. De là au Vatican il n'y a qu'un
pas; nous nous y rendons, et nous arrivons sans encom-
bres jusqu'aux antichambres du Pape. Un serviteur en
livrée nous présente un plateau d'argent sur lequel nous
déposons nos médailles, chapelets et crucifix, et cinq
minutes après il nous rapporte tous ces objets que Pie IX
vient de bénir et d'indulgencier. C'est merveille qu'un si
grand bomme suffise à tant de détails ; nous ne nous
apercevons pas des lenteurs romaines chez ce vénéré
père des âmes. En redescendant nous rencontrons de
nouveau les Polonais qui arrivent pour rendre visite à
leur illustre compatriote, le Cardinal Ledochowse.!, dont
l'exil a été accueilli par le Pape dans le palais même du
Vatican. Nous nous arrêtons pour contempler ces figures
martiales, ces hommes grands et forts, aux longs che-
veux et aux vêlements amples ; leurs bottes énormes
résonnent sur le pavé, et ils paraissent indiiférents à la
curiosité qu'ils excitent dans la foule : ce ne sont pas des
touristes, ce sont des pèlerins.
Entrons maintenant à Saint-Pierre ; c'est Pheure où les
pèlerins y viennent en plus grand nombre. Nous sommes
bien inspirés, on fait en ce moment au fond de la ba-
silique les prières du Triduum et des chants harmonieux
remplissent la nef. Nous recevons la bénédiction du
très-saint Sacrement ; puis, sur l'avis ouvert par le
P. Al'Gier, nous allons chacun d'un côté nous confesser
pour nous préparer à gagner Tindulgence plénière du
lendemain. Le P. Augier entre dans un confessionnal pro
lingua italica, et moi, qui ne sais pas les langues, je vais
— AU —
modestement trouver le pénitencier désigné pro lingua
gallica ; pendant ce temps M^' Aliard se prépare de son
côté.
Le cœur content de tout ce que nous avons vu, nous
rentrons à notre petite communauté de la rue Monterone ;
à rentrée du pont Saint-Ange j'aperçois la douce figure
du vénérable abbé Delor, curé de Saint-Pierre de Li-
moges; son cœur déborde de joie, et il prie de toute son
âme ; demain je le rencontrerai une seconde fois à Saint-
Pierre es Liens. Ce vénéré père et ami s'applaudit beau-
coup de la bonne organisation du pèlerinage dont il fait
partie. Quel bonheur de se rencontrer à Rome, la patrie
des âmes sur la terre ! Après avoir traversé le pont
Saint-Ange, rencontre moins agréable : un régiment ita-
lien avec sa musique et son drapeau ; c'est le commence-
ment d'une fête, bien ditierente de celle que nous nous
préparons à célébrer ; la Rome officielle célébrera de-
main la fête du Statut italien, pendant que le monde ca-
tholique célébrera l'anniversaire de Pie IX. Cette occur-
rence semble être le sourire de mépris de la Providence,
et je me rappelle le Deusnon irridetur de saint Paul.
Dimanche, 3 juin. Voici le jour solennel; un soleil res-
plendissant se lève à l'horizon de Rome et fait pressentir
une chaude journée d'été. De grand malin nous nous
mettons chacun séparément en quête d'une église. J'ai
fait choix de Sainte-Agnès (place Navone). Mais les portes
sont encore closes ; d'autres prêtres qui me suivent ne
peuvent non plus réussir à se faire ouvrir, et nous atten-
dons, en continuant notre méditation près de la belle fon-
taine du Bernin, que le sacristain veuille bien nous per-
mettre d'entrer. Après une attente assez longue, six
heures sonnent et les barrières sont enfin levées. L'église
de Sainte-Agnès est très-gracieuse ; elle est l'œuvre de Bor-
romini, sous Innocent X Pamphili. C'est une croix grecque
— 412 —
en rotonde. Un bas-relief représente la jeune vierge ro-
maine sur le bûcher; mais le souvenir le plus saisissant,
c'est la crypte, bâtie sur l'emplacement de l'ancien lupa-
nar où la sainte entant, exposée par le juge, fut miracu-
leusement protégée par un ange. On descend quelques
marches, et on lit en grosses lettres ces paroles de l'office
de la sainte :
INGRESSA AGNES TURPITUDINIS LOCUM ANGELUM DOMINI
PRyEPARATUM INVENIT.
Au fond de ce souterrain une sculpture de grandeur
naturelle représente la vierge de treize ans revêtue de
cette longue chevelure que Dieu fit pousser instantané-
ment pour rassurer sa modestie alarmée. Voilà un lieu
infâme devenu un sanctuaire, et on se sent attendri au
souvenir de la vicioire de cette vierge dont le nom si-
gnifie innocence, et des prédilections de Dieu pour les
âmes qui se sont consacrées à lui par un éternel amour.
Les flammes elles passions humaines respectèrent l'an-
gélique enfant, et il fallut que le glaive tranchât le fil
fragile de son existence. 0 invincible épée romaine,
qu'eût-il manqué à ta gloire si tu eus respecté ce roseau !
Agent inconscient de la Providence, tu moissonnais des
épis pour former les gerbes du père de famille, comme
autrefois tu moissonnais des peuples pour faire place à
son Eglise.
Et maintenant, hâtons-nous d'aller à Saint-Pierre es
Liens, où doit se faire la funzione solennelle, indiquée
pour neuf heures. Pendant que M^' Allard assiste à un
sacre d'évêque et que le P. Augier parcourt les cata-
combes, je me hâte vers le rendez-vous du pèlerinage.
La messe doit être chantée à neuf heures par le cardinal
Simeoni. En arrivant aux rues montantes qui avoisinent
le Colisée, je rencontre la file des voitures et l'armée pa-
— 413 —
cifique des pèlerins ; la foule débouche de partout ; la
place devant l'église est encombrée; il y a là uu luxe de
police beaucoup trop considérable, car on peut se de-
mander à quoi servent tous ces sergents de ville; quel-
ques hommes énergiques et entendus suflQraient à faire
ranger les voitures. Il n'est pas facile d'entrer dans
l'église, bien qu'il y ait encore trois qiiuris d'heure avant
la cérémonie. Je parviens à me glisser jusqu'au Moïse
de Michel-Ange, tout près de la sacristie, mais là ma
bonne fortune cesse ; un gardien interdit itupitoyable-
meut l'entrée du sanctuaire, dont toutes les places
sont réservées à NN. SS. les évêques. La chaleur est
étoutîante, le tlux et retlux de la foule roule les pauvres
pèlerins d'une place à une autre; aussi se contentent-ils
de prier un instant aux intentions du Souverain Pontife;
Ils sortent ensuite pour faire place à d'autres arrivants.
Je crois prudent de faire comme eux, et j'ai grand'peine
à regagner le porche d'où l'œil contemple le bel efifet de
l'intérieur et les décorations et illuminations. Il y a là,
dans l'église, sur la place et dans les rues, des milliers
d'âmes ; je vois arriver le pèlerinage de Limoges, avec
M. l'abbé de Bogenet en tête. Les pèlerins se contentent
de prier un instant et se rendent ensuite au grand Saint-
Pierre ; j'entends émettre de tous côtés le regret qu'on
n'ait pas fait la cérémonie dans la grande basilique. A
neuf heures, le cardinal Simeoni parait avec un nombreux
clergé; c'est le signal de la débandade pour un grand
nombre de pèlerins qui, ne pouvant trouvei place ou
supporter la fatigue de la cérémonie, vont satisfaire leur
dévotion dans d'autres églises. Et moi qui ai déjà dit la
messe dans celle église, et fait mon pèlerinage, je dis-
parais comme les autres, cl, tournant à gauche, je pour-
suis mes saintes excursions.
Sur ma route je rencontre Saint-Martin ; ce n'est pas
— 414 —
le Saint-Martin que je cherche, celui de Tours, ruais je
bénis Dieu de m'avoir amené ici, et je n'ai pas à regret-
ter mon erreur. Voilà maintenant Sainte-Marie Majeure
que je me reproche de n'avoir pas encore visitée. La ba-
silique est assise sur la dernière croupe de l'Esquilin,
non loin du Virainal. Elle a un aspect imposant, et se
détache libre de tout entourage gênant, dans toute la
majesté de ses formes. Ses façades, ses dômes, son clo-
cher byzantin, le plus haut de Rome, élevé par le Pape
français Grégoire XI à son retour d'Avignon, ressortent
merveilleusement dans l'azur du ciel. Mais à l'intérieur
l'œil ne peut suffire à contempler les beautés accumulées
par l'art dans le temple do la Mère de Dieu; marbres,
porphyre, immense confession, sculptures, tombeaux;
c'est un monde de merveilles. Et si, du parvis et des
colonnes, vous levez les yeux plus haut, vous voyez un
plafond à caissons qui porte votre âme dans un second
monde de lumière et de chefs-d'œuvre, sans qu'il vous
soit permis d'échapper à l'admiration. On a eu la mal-
heureuse idée de recouvrir les colonnes de la nef de ten-
tures rouges pour les fêtes du Triduum ; c'est le seul dé-
faut que je trouve en ce moment à la basilique. Deux
immenses chapelles latérales, véritables églises, ajoutent
à sa splendeur. La chapelle Pauline, entre autres, est
une pierre précieuse dans cet écrin offert à la Reine du
ciel. Sainte-Marie Majeure est l'église de la Crèche ; c'est
là qu'est vénéré le Prœsepe; aussi, selon la remarque de
Ms'Gerbet, tout, dans la basilique, semble se rapporter au
mystère de l'Incarnation. Le pape Sixte III fit exécuter peu
après le concile d'Ephèse une mosaïque comme monu-
ment du dogme qui venait d'être proclamé solennelle-
ment. Il y a aussi un tableau de l'Adoration des Mages,
dont M6' Gerbet dit : « Dans la nuit de Noël, Sainte-Ma-
rie Majeure, qui est l'église de li crèche, se pare de
— 445 —
mille flambeaux : des torrents de lumière se répandent
sur cette mosaïque obscurcie par les siècles. Kn redeve-
nant plus visible, elle semble se rapprocher et descendre
pour mieux prendre part à la fête, en même temps que
des chants, admirablement appropriés au caractère de
la solennité, prêtent, pour ainsi dire, une voix à cet arc
de triomphe, qui est la glorification d'une étable. » Le
premier or venu d'Amérique a été oilert à cette église de
la Mère de Dieu, et lui donne le lustre qui la distingue.
Dans la chapelle de gauche, on voit représentée la
scène rapportée par la légende du bréviaire, au 5 août, le
Pape Libère délimitant sur la neige l'espace que devra
occuper la basilique. On y vénère une image de la sainte
Vierge dite de Saint-Luc.
En vérité, Rome ne laisse pas un moment de répit à
l'admiration du pèlerin, et on ne peut faire un pas sans
éveiller l'histoire.* L'art s'est mis au service de la vérité,
et son génie conserve dans une enveloppe ravissante
toutes les grandeurs du passé.
De Sainte-Marie Majeure à Notre-Dame des Anges,
église des Chartreux, il n'y a qu'un pas ; c^est là qu'il faut
se rendre. Cette église est immense, et elle me parait
d'autant plus immense que, malgré la messe que les bons
Pères chantent au chœur, les nefs sont sans habitants;
trois bonnes femmes composent l'assistance. Cette église
a des peintures et des tableaux du premier mérite ; un
saint Bruno colossal, œuvre de Houdon, de Paris, en
garde l'entrée. C'est un lieu de prières, et le recueille-
ment n'est pas difficile dans cette solitude. Ce sont les an-
ciens thermes de Dioclélien ; écoutons ce qu'en dit le comte
Lafond : « Voilà une porte d'église qui ne promet rien de
très-beau : qu'elle est trompeuse ! Il faut entrer et admi-
rer. Nous sommes au milieu de la grande salle de la pi-
nacothèque des thermes changée en église par le génie
— 416 —
de Michel-Ange ; la voilà avec sa voûte, ses colonnes im-
menses et ses 200 pieds de longueur. Pie IV, voulant éle-
ver un temple à la reine des anges, chargea Michel-Ange
de lui trouver un emplacemenl. Le grand artiste avait
alors quatre-vingt-six ans. Se promenant un jour au mi-
lieu des ruines de ces thermes, il trouva encore debout
à leur place huit colonnes énormes de gr?nil sur les-
quelles viennent s'appuyer de grands arcs à plein cintre,
puis des murs d'une hauteur prodigieuse soutenant une
voûte immense. Son vaste génie vit aussitôt le parti qu'on
pouvait tirer de ces ruines. Il trace tout de suite son plan
et son dessin ; le Souverain Pontife l'approuve, et, sans
rien changer de place, sans rien détruire, il donne à
Rome étonnée un des plus heaux temples réguliers dont
elle ait le droit de se vanter. »
Il y a dans cette église de belles inscriptions-, j'ai re-
tenu celle du tombeau du cardinal Alciati :
VIRTUTE VIXIT,
MEMORIA VIVIT,
GLORIA VIVET.
Le soleil est déjà bien haut à l'horizon et la chaleur
excessive est le signal du retour. Mais, pour ne rien
perdre des bonnes occasions, je vois sur ma route plu-
sieurs autres jolies éghses, à mesure qu'elles se présen-
tent, entre autres celle de Saint-André du Quirinal, toute
remplie des souvenirs et des reliques d'un ange, saint
Stanislas de Rostka. Je longe le Quirinal, tout pavoisé pour
la fête du Statut, mais sauf sur ce palais royal, volé au
Pape, au Corso et sur les monuments publics, les drapeaux
itahens sont rares dans Rome : la fête jubilaire de Pie IX
absorbe l'attention générale. Le Quirinal a le privilège de
la solitude ; des gens vulgaires et sans tenue attendent
devant une porte ouverte sur les jardins, et semblent
— 417 —
guetter la sortie de quelque équipage. Je passe indiffé-
rent devant ce piteux spectacle. A midi la petite commu-
nauté de la rue Monterone se retrouve en famille : Mn"" XI-
lard revenant du sacre d'un évèque ; le P. Augier, de
maints endroits divers, entre autres des catacombes et de
Saint-Pierre es Liens, et moi, des lieux de pèlerinage
que je viens de nommer.
Le P. AuGiER, étant à la veille de son départ, utiliie le
soir les derniers instants qui lui restent pour visiter ce
qu'il n'a pas encore vu. M»' Allard veut bien guider mon
pèlerinage de l'après-midi. Nous nous rendons à Saint-
Pierre m iMontorio, par les derniers flancs du Janicule. On
arrive à la montagne, après avoir traversé les rues tour-
nantes du Transtevere, et suivi une roule dont les replis
forment comme autant de terrasses étagées en forme de for-
tifications. Du sommet, la vue s'étend au loin ; on aperçoit
Rome dans tout son développement avec les sinuosités du
Tibre qui l'enlace et l'éclat des dômes qui scintillent à l'ho-
rizon ; et par delà, les montagnes de la Sabine et du pays
latin qui semblent être des forêts avancées pour sa dé-
fense. Un square, tout récemment complanté, s'ouvre aux
enfants qui courent sur son sable fin, et à côté, une ma-
gnifique fontaine, appelée fontaine Pauline, du nom du
pape Paul V (Borghése), son créateur, fait entendre le fra-
cas de ses eaux. EUes débouchent par des gueules énor-
mes, et tombent en nappes éblouissantes dans un vaste
bassin de marbre ; ce ne sont pas des eaux maigres et
venues comme à regret, ainsi que dans beaucoup de nos
villes : ce sont des rivières qui se font place à travers six
belles colonnes de granit oriental. L'eau vient du lac Brac
ciano, après 35 milles de route. Auguste et Trajan la
tirent venir, et Paul V rétablit cet aqueduc, dont les ma-
tériaux furent fournis par le forum de .Nerva. A la porte
du désert et à l'entrée d'une cité dévorée par le soleil.
^- 418 —
cette fontaine est une bénédiction et aussi une surprise.
Mais n'oublions pas que nous sommes venus visiter une
église. Nous entrons donc à Saint-Pierre in Montorio. Un
cardinal est là à genoux, faisant sa prière. Après quelques
instants d'adoration, nous entrons à droite dans une petite
cour, et nous nous trouvons en face d'un charmant édifice
bâti sur l'emplacement oîi la cioix de saint Pierre fut
enfoncée dans le sol. L'œuvre est du Bramante. Voici la
description qu'en fait M. Lafond : « Imaginez-vous un
petit temple rond, en marbre, entouré d'un portique cir-
culaire soutenu par seize jolies colonneltes doriques de
granit oriental; l'intérieur renferme une cliapelle sur le
pavé de laquelle on voit une étroite ouverture ronde qui
correspond à une autre chapelle souterraine; làon montre
le trou où fut plantée la croix à laquelle on cloua le
Prince des Apôtres. Ce délicieux édifice, terminé par un
dôme svelte et gracieux, n'a rien à envier à la Grèce et à
l'ancienne Rome. Il fut construit en 1502, avec une royale
munificence, aux frais de la couronne d'Espagne.
Voici l'inscription en l'honneur des rois catholiques :
B. PETRI APOSTOLORUM PRINCIPIS
MARTIRIO SACRUM
FERDI>A>DUS REX HISPAMARU.M
ET ELltiABETHA REGINA CATHOUCI
POST ERECTUM AB EIS ^DEM POSUERE
A?>>0 MDII.
Un franciscain nous fait les honneurs de ce reliquaire,
et nous prions en nous laissant aller à toute l'effusion de
la reconnaissance et de la foi ; nous prions pour l'Eglise
et son chef, et ce n'est qu'avec peine que nous consen-
tons à sortir de ce lieu sanclifié.
Nous descendons le Janicule en contemplant les der-
nières clartés du soleil sur les monuments de Rome ; nous
traversons la via Garibaldi, souvenir désagréable d'une
— 419 —
époque troublée ; c'est en effet tout près d'ici que se
trouve la porte Saint-Pancrace, oîi le héros de la Révolu-
tion défia et assassina les premiers soldats français pris
dans un piège ; mais il ne devait pas jouir longtemps de
sa facile victoire. Nous traversons de nouveau Rome dans
sa largeur et nous allons terminer nos dévolions de la
journée à l'église Saint-André délie Fratte, près la Propa-
gande. Celte église est célèbre par l'apparition de la
sainte Vierge à M. de Rutisbonne ; c'est ici qu'entré juif
il sortit chrétien par le cœur, et illuminé de toutes les
clartés de la foi. R y a en ce moment une réunion ; un
prêtre parle aux fidèles avec beaucoup d'animation. Pour
ne pas troubler sa parole, nous nous contentons de prier
humblement à l'autel du miracle, aux pieds de celle dont
nUustre converti disait : Elle ne rna rien dit, mais j'ai tout
cojnpris. Nous prions pour les pécheurs, pour ceux sur-
tout dont la conversion semble humainement impossible ;
et il nous semble que notre confiance augmente à chaque
parole que nous prononçons. Le cœur tout embaumé, nous
rentrons à notre domicile, au soir de cette mémorable
journée que l'histoire signalera comme une des plus belles
de l'Eglise : la journée des Noces d'or de Pie IX.
Lundi 4 juin. Le P. Al'Gier doit partir aujourd'hui à
dix heures; il n'y a pas de temps à perdre j nous allons
dire notre messe tout près d'ici, à notre église nationale
de Saint-Louis des Français. Nous arrivons les premiers,
mais il n'y a encore qu'un servant, et il faudra se succé-
der. Le vestiaire de la sacristie est couvert dans toute sa
longueur d'amicls en désordre, dont la présence atteste
qu'une légion sacerdotale a dû passer par là, hier et les
jours précédents. Saint-Louis est un coin de la patrie sur
la terre italienne ; nous sommes en France par tout ce
qui nous entoure et nous demandons pour cette chère
patrie la fidéhté aux principes catholiques.
— 420 —
Le P. AuGiER parli, M^'' Allard et moi nous allons à la
Propagande, où le Cardinal Préfet donne aujourd'hui
audience ; déjà le P. Augier, avant mon arrivée, avait eu
l'honneur de voir Son Éminence. Dans la salle d'attente
il y a des Évêques, des Prêtres de tous les pays. Nous
attendons un long temps que notre tour arrive, mais
M^' Agnozzi, secrétaire de la Propagande, passant dans
le salon, reconnaît M^' Allard et vient causer familière-
ment avec nous. Nous sommes introduits immédiatement
après les Evêques qui nous ont précédés. L'entrevue
avec le Cardinal Franchi n'a pas été longue ; nous nous
serions reprochés de prolonger et de prendre sur son
temps si laborieusement occupé, surtout en ces jours;
mais je ne puis dire avec quelle grâce et quelle urbanité
princière nous sommes reçus. Il semble qu'on rende
service à Son Eminence en lui dérobant quelques mi-
nutes ; je lui offre les hommages du T.-R. P. Supérieur
général et de la Congrégation entière, et je remercie Son
Eminence de la visite qu'Elle a bien voulu nous faire à
Paris, rue Saint-Pétersbourg et à Montmartre, il y a
quelques mois. Le cardinal Franchi n'a oublié aucun dé-
tail de la visite, et me parle avec intérêt de l'Œuvre du
Sacré-Cœur; je suis heureux de pouvoir le renseigner.
Avec quel bonheur j'ai entendu le Cardinal Préfet rendre
hommage aux travaux de nos Missionnaires à l'étranger,
et me dire, au moment de prendre congé : Je remercie la
Congrégation de tout le bien qu'elle fait dans l'Église, et je
prierai Dieu tle vous envoyer de bonnes et nombreuses voca-
tions. Cette visite laisse un baume sur le cœur; Son Emi-
nence aime les Missionnaires et nous aime particulière-
ment ; c'est une douce joie de le voir et de se l'entendre
dire. M^' Allard, qui collabore aux œuvres de la Propa-
gande et utilise ainsi l'expérience de plus de vingt ans
de séjour aux Missions étrangères, est reçu avec un em-
— 421 —
pressement particulier : Rome sait toujours reconnaître
ce que l'on fait pour les Ames.
Au sortir des appartements cardinalices, qui m'ont paru
bien modestes, nous saluons M^' Agnozzi et nous allons
jeter un coup d'oeil sur l'imprimerie. On nous montre les
presses, en pleine activité, et plusieurs ouvrages, entre
autres un volume renfermant le Pater imprimé en deux
cent cinquante langues; à côté du chinois et de l'arabe
je découvre une traduction du Pater en dialectes du sud
de la France. Mais voilà midi qui sonne, le travail cesse
instantanément, et nous sortons avec les ouvriers pour
aller nous aussi prendre notre réfection.
Le soir, à la fraîcheur, si fraîcheur il y a, visite au
couvent de Sainte-Sabine. Nous y arrivons par des
rampes escarpées qui contournent le mont Aventin. Les
Dominicains viennent recevoir Monseigneur; quelques
dames, les unes de Florence, les autres de Lyon, se pla-
cent sous la protection de la soutane violette, et se joi-
gnent à nous pour profiter des explications que va nous
donner un bon Père.
Ce vieux couvent de Sainte-Sabine, bâti sur lu hauteur,
dominant le Tibre et la route qui conduit à Saint-Paul
hors des Murs, est tout rempli du souvenir de saint Do-
minique et du pape saint Pie V. Nous visitons la chambre
du grand patriarche de l'Ordre et la cellule du Pontife
qui prépara la victoire de Lépante.
« La cellule de saint Dominique, dit M. Lafond, nous
a été conservée dans son humilité primitive, telle que
l'habitait le saint ; mais la chapeik' qui la précède est re-
vêtue de marbres précieux et de délicates mosaïques :
c'est uu don de Charles IV, roi d'Espagne, qui voulut
ainsi honorer à Home le plus grand saint de son royaume.
On reconnaît ici la splendeur et la piété castillanes. »
La cellule de saint Pie V est plus simple encore et a été
— 422 —
transformée en chapelle : « Le tableau du maître-autel
est singulier. Pie V veut baiser un cruciBx empoisonné
par ses ennemis, mais le cruciûx se retire de lui-même
et refuse de toucher ses lèvres. Au-dessus de la porte, il
est peint à genoux; un ange lui annonce la bataille de
Lépante; par la fenêtre il voit dans une vision les détails
de cette grande victoire navale... »
Sainte Sabine était une noble dame romaine qui fut
convertie à la vraie foi par la vierge Sérapie, sa servante,
d'autres disent sa fille adoptive, dont elle recueillit les
reliques après le martyre. Le souvenir de ces deux illus-
tres saintes est inséparable dans l'église du couvent.
Celte église fut bâtie sur l'emplacement de la maison de
sainte Sabine; les pierres, les tableaux, tout y parle des
deux saintes qui, séparées par la distinction des classes,
furent réunies comme deux sœurs dans l'égalité chré-
tienne par le lien ineffable de l'amour du Christ. On
montre la pierre sur laquelle saint Dominique venait
prier prosterné, en souvenir de l'héroïsme des saints, et
l'âme est toute pénétrée de la grandeur de tant de ver-
tus; on se demande ce que l'on est en présence de ces
caractères si fortement trempés, et on rougit de sa déli-
catesse. Ici Lacordaire vécut en novice et prépara son
âme aux grandes luttes oratoires; c'est peut-être dans une
cellule de Sainte-Sabine qu'il a écrit ses plus belles pages
sur la vie monastique. Son nom est sur nos lèvres quand
nous parcourons les longs corridors, en lisant le nom
des Pères sur chaque cellule ; il nous semble que le grand
homme va sortir d'un de ces asiles de la prière et du
travail et nous redire en paroles inspirées tout le bonheur
du cloître.
Après avoir admiré le coup d'œil de Rome du haut d'un
balcon d'oia la vue s'étend au loin, nous descendons au jar-
din, où nous attend une autre surprise. Le cicérone nous
— 423 —
moulre là un oranger giganlosqiie qui fut planté par
saint Dominique ; on soutient sa vieillesse et on protège
ses branches contre les pieux larcins en l'enfermant dans
une barrière qui l'isole de tout autre arbre profane ; mais
notre cicérone veut bien nous donner à chacun une
feuille de ce témoin de la vie des saints. On nous remet
aussi un petit imprimé sur lequel je lis ces gracieuses pa-
roles de saint François de Sales, extraites de sa première
lettre à sainte Jeanne de Chantai; elles sont bonnes à
transcrire ici : « J'ai vu un arbre planté par le bienheu-
reux Dominique à Rome ; chacun le va voir et le chérit
pour l'amour du planteur : c'est pourquoi, ayant vu en
vous l'arbre du désir de sainteté que Notre-Seignenr a
planté en votre âme, je le chéris tendrement et prends
plaisir à le considérer... Je vous exhorte d'en faire de
même, et de dire avec moi : Dieu vous croisse, ô bel
arbre planté! divine semence céleste, Dieu vous veuille
faire produire votre fruit à maturité ! »
Saint-Alexis est à côté de Sainte-Sabine, au sommet de
l'Aventin. L'église occupe l'emplacement de l'ancienne
maison du saint, appelé par la légende du Bréviaire
le plus noble des Romains, Romanorum nobilissimus. C'est
une des pratiques de l'Eglise de conserver, sous la forme
d'un oratoire ou d'une basilique les demeures où vécu-
rent ses plus illustres enfants, et de donner l'immortalité
aux murailles que le temps a ébranlées, en les renfer-
mant dans les constructions plus solidesd'un édifice sacré.
Ainsi le reliquaire n'est pas loin et les ossemenss des
saints sont conservés et vénérés avec leur fragile maison
sur le sol même où ils naquirent, vécurent et se transfigu-
rèrent dans la sainteté et la mort. Le puits de l'habitation
patricienne est renfermé dans l'intérieur de l'église de
Saint-Alexis, et voici l'escalier sous lequel pendant vingt
ans, vainqueur du monde et des passions, le saint reposa,
T. XV. 38
_ 424 —
obscur mendiant, ù deux pas des splendeurs et despures
affections qu'il avait sacrifiées pour Dieu, Une statue en
marbre, placée sous l'escalier, le représente couché sur
la paille et à Fheure d^; la mort ; le bourdon de pèlerin
est à ses côtés. Il est impossible de ne pas être attendri;
le passé revit et devient un présent que l'on voudrait fixer
dans son trop rapide passage :
Quis lalia fando
Temperet à lacrymis?
Nous descendons les rampes de Sainte-Sabine en nous
racontant mutuellement les détails de cette page d'his-
toire, et nous saluons en passant l'église de Sainte-Anas-
tasie qui n'est pas sans mérite. On fait mémoire de la
sainte martyre à la seconde messe de Noël. En rentrant
dans Rome nous trouvons le faubourg envahi par une
foule de paysans, à l'aspect pacifique et bon ; nous de-
mandons ce que signifie cette réunion, et on nous dit que
tous ces braves gens viennent ici pour se louer : c'est à
cette place que se font les embauchoments pour le tra-
vail. Toutes ces figures sont honnêtes, et à coup sûr il n'y
a pas de destructeurs do la société dans celte agglomé-
ration considérable. En France, tout rassemblement un
peu nombreux aux portes d'une ville semble une menace,
et on est tenté de crier : Caveant consules.
Mardi, 5 juin. Messe à l'église de Sainte-Françoise
romaine, à l'extrémité du Forum. Cette église est fort
jolie et bien ornée. Devant l'autel on voit le tombeau de
la sainte, riche en marbres précieux et en bronzes dorés.
Des lampes nombreuses forment autour de lui une cou-
ronne de lumières ; on accède à l'autel supérieur par deux
escaliers fort élégants ; au-dessous il y a une crypte, où je
suis autorisé à célébrer le saint Sacrifice. L'ordonnance
générale de ce sanctuaire, avec ses degrés et sa crypte, me
— 425 —
rappelle Saint-Marlin de Tours ; mais il y u ici une profu-
sion de marbres el de richesses que l'on ne rencontre pus
dans la chapelle provisoire du c^rnnd Ibaiimalurge. A
droite du maîlre-aulel je remarque le tombeau de Gré-
goire XI, pape français et Limousin d'origine ; c'est lui
qui ramena la papauté d'Avianon à Pomc ; la première
ligne de son épitaphe est ainsi conçue :
ilREGORlO XI LKMOVICKNSI...
Des bas-reliefs représentent la scène du retour à Home
en 1377.
En sortant de cette église, je jette un coup d'œil sur
celle des saints Corne etDamien, bâtie sur l'emplacement
d'un ancio'i lotnnle de Rémus. Il faut bien accorder en-
core son attention aux ruines romaines, dont le Forum
concentre ici les blocs les plus fameux. Le Palatin est en
face avec les souvenirs de sa grandeur disparue ; ici fut
le palais des Césars ; la maison dorée de Néron s'éten-
dait sur ce front aujourd'hui dévasté qui longe la voie
Sacrée; et par delà c'est r.\ventin, où le peuple allait
bouder le pouvoir et préparer ses pronunciamentos. Je con-
tourne en entier le Forum, et je salue en passant une petite
église où le saint sacrement est exposé, je gravis de nou-
veau le Capitule et je fais une seconde visite à VAra Cœli.
Cette église fut d'abord un temple de Jupiter et une lé-
gende raconte qu'Auguste, ayant consulté Toracle de
Delphes sur son successeur, fut averti de la naissance
prochaine d'un Dieu maître de Ions les Dieux. A cette oc-
casion il établit au Capitole un autel avec cette inscrip-
tion :
HAEC EST ARA PRIMOGEMTI DEI (1).
On a complété la dénomination en disant l'Autel du
(1) C'est ici l'autel du premier-né de Dieu.
— 426 —
Ciel : Ara Cœli. Les moines franciscains sont les gardiens
de ce vieux débris purifié par la religion. Dans le cloître
du couvent voisin que la Révolution a peut-être volé, je
vois des soldats italiens assis au corps de garde :
Barbarus has segetesl
Cette vue jette un peu de tristesse dans mon âme. Pour
m'en consoler, je fais une seconde station au pied du Ca-
pitole, à la prison Mamertine, et je renais à l'espérance
en me disaiit que saint Pierre est sorti de cet affreux
séjour.
II est l'heure de revenir au logis. Près de la place de
Venise je découvre la petite église de Saint-Marc. Son
premier aspect me ravit ; tout me paraît élégant, riche et
d'une propreté inouïe. L'église a trois nefs; celle du mi-
lieu est soutenue par vingt colonnes ioniques de jaspe de
Sicile. L'abside est ornée de quatre colonnes de porphyre ;
on monte au sanctuaire par dés degrés. Une belle colonne
destinée à supporter le cierge pascal et faite de brèche
coraUine fort rare se lient sur la droite, comme un faction-
naire au port d'armes devant un palais. Le plafond est à
caissons avec des dorures, et le pavé est tout de marbre.
Celte église est ravissante ; elle doit contenir près d'un
millier d'âmes et je me dis en l'admirant que c'est tout ce
qu'il nous faudrait pour la rue Saint-Pétersbourg, à
Paris.
La soirée sera employée à visiter les catacombes. Nous
nous engageons dans la voie Appienne, rencontrant sur
notre droite les thermes de Caraealla, l'église des Saints
Achille ctNérée; sur notre gauche le tombeau de Sci-
pion, le Quo vadis, ou petite chapelle bâtie ù l'endroit
où saint Pierre, fuyant la persécution, rencontra Notre-
Seigneur, et nous arrivons à un champ tout couvert de
pavots, emblème du so.aimeil; ces fleurs mélancoliques
- 427 —
poussent à profusion sui' la ville sonlerraine. Un gardien
nous reçoit, et nous descendons tous les deux à sa suite
dans les mystères des catacombes, appelées en cet en-
droit catacombes de Saint-Calixte. C'est un dédale de
corridors étroits, de biviums, de places, de salles souter-
raines où passèrent, prièrent et vinrent reposer les saints
et les martyrs, pondant la tempête des persécutions.
Nous voyons l'endroit où fut enterrée sainte Cécile, la
chapelle où célébrait le Souverain Pontife, réfugié ici
avec son troupeau fidèle. Partout se lisent les preuves
de nos mystères et de nos dogmes les plus chers. Les
symbales se rencontrent partout aussi et ont leur lan-
gage : « la colombe, le cerf, les poissons, l'ancre, le can-
délabre, l'olivier, les palmes, les raisins et divers autres
emblèmes étaient les mots d'une langue qui convient
éminemment à la tombe d, dit M»'' Gerbet. Et un peu
plus loin il ajoute : « Le plus brillant oiseau de nos cli-
mats, le paon, n'est plus pour nous, grâce à nos fabu-
listes, que l'emblème d'une sotte vanité. Nos pères avaient
compris que la magnifique parure que Dieu lui a donnée
doit avoir une autre signification. Ils le représentaient
sur les tombeaux comme l'emblème de la transfiguration
future...»
IMais comment parler des catacombes? il faudrait pour
cela la science compétente et écrire un volume. Quel-
ques pages de M^"" Gerbet seront mieux placées ici que mes
inutiles descriptions.
« On a souvent essayé de décrire les catacombes, dit
l'illustre écrivain; elles ont inspiré de belles pages au
génie et à la piété, laquelle a un secret qui n'est qu'à
elle pour pailor do ces choses qu'il vaut encore mieux
sentir que peindre. Ceux qui n'en auraient encore au-
cune idée, peuvent se représenter vaguement des laby-
rinthes souterrains, presque indescriptibles, dans les-
— 428 -.
quels cent chemins droits, obliques, brisés, sinueux,
serpentent, se coupent ou s'entrelacent à l'infini, les uns
impénétrables aujourd'hui, parce qu'à l'extrémité qui
aboutit au sentier que vous parcourez, ils sont fermés
par des murs ou par des monceaux de terre; les autres
vous ouvrant, à droite et à gauche, des profondeurs in-
connues, où les pas des visiteurs n'osent point se hasar-
der ; tout cela plein de tombeaux, de la poussière des
vieux siècles, de recoins étranges, dhisioires tragiques,
de sorte que ces lieux, avec les mille plis et replis de
leurs sentiers et de leurs mystères, conviennent très-bien
pour être des palais de la mort, qui est si pleine elle-
même de surprises, de secrets terribles, et qui suit sou-
vent, pour frapper ses coups, des routes aussi tortueuses.
De chaque côté de ces corridors, on a pratiqué dans le
mur, pour y déposer les cadavres, des espèces de niches
oblongues, placées horizontalement ; elles sont superpo-
sées les unes aux autres, de manière à former deux ou
trois rangs de sépulcres, parfois six ou sept, et même
jusqu'à douze dans les endroits où l'on a travaillé dans
des couches de tuf plus hautes. On dirait les rayons
d'une bibliothèque où la mort rangeait ses œuvres. Lors-
qu'un corps avait été confié à une de ces niches, on la
fermait avec des briques, des pierres ou des plaques de
marbre. Assez souvent les ouvriers fermaient l'entrée
d'un corridor tout entier, eu même temps qu'ils en creu-
saient d'autres : la terre provenant des nouvelles gale-
ries servait à clore quelques-unes de celles où les morts
étaient au complet, comme on ferme la porte d'un gre-
nier où l'on a entassé autant d'épis qu'il en peut con-
tehir. Plusieurs ont été bouchées beaucoup plus tard,
soit par des éboulements, soil à dessein, par mesure de
prudence ou de nécessité. Lorsqu'on ouvre un corridor
qui n'a pas encore été exploré, on reporte quelquefois
— 429 —
les déblais à l'entrée de ceux d'où l'on a retiré les saintes
reliques, de sorte que ceux-ci, après avoir été fermés
autrefois, parce qu'ils étaient pleins, sont fermés de
nouveau, parce qu'ils sont vides. Ces galeries mortuaires
sont en général étroites, l'air y est épais et lourd, et le
terrain presque partout exempt d'humidité. De temps
en temps l'espace s'élargit, et vous respirez plus à l'aise
en arrivant à des chambrfs sépulcrales, à de? chapelles
qui conservent encore des peintures antiques, et quel-
quefois à un baptistère. Dans plusieurs de ces cimetières,
il y avait de distance en distance des soupiraux carrés
qui faisaient pénétrer un peu de lumière dans quelques
chambres de lu Rome souterraine (1). On rencontre aussi
un puits par lequel les chrétiens descendaient d'une car-
rière dans le cimetière creusé au-dessous. De ces de-
meures funèbres, la plus riche en souvenirs est celle qui
se trouve près de la basilique de Saint-Sébastien; mais
elle n'a plus guère que des tombeaux vides, dans la par-
lie que l'on fait parcourir aux visiteurs : comme elle est
ouverte depuis longtemps à tout le monde, et qu'un im-
mense public moderne a passé par là, eiie semble avoir
perdu, par ce frottement continuel, quelque chose de
son lustre ù'antiquité. Elle n'olTre pas, sous ce rapport,
autant de charmes que d'autres souterrains moins fré-
quentés. Vous retrouvez dans ceux-ci un certain nombre
de tombeaux fermés et pleins. Dans des niches ouvertes,
de vieux ossements se laissent toucher ; çà et là quelques
fragments antiques de verre ou de marbre. Ces cata-
combes sont plus fraîches de vétusté, et font mieux sen-
tir les temps primitifs. On ne les visite ordinairement
que lorsqu'une société asïez nombreuse est réunie. Ces
(1) Occurrunt cœsis immiss.! foiaraina Icclis,
Quae jaciunt claros anlra super radios.
(Prudent, Hymne XI, IGO.)
— 430 -^
caravanes funèbres sont souvent composées de personnes
appartenant à diverses nations qui s'entrevoient un in-
stant dans un cimetière soutenain, à la lueur d'une
torche, pour ne plus se revoir sous le soleil; malheureu-
sement tous n'y apportent pas ces dispositions religieuses,
ou du moins ce sentiment des convenances que de pareils
lieux devraient inspirer. Le recueillement avec lequel
on aimerait goûter toutes leurs impressions est mainte
fois troublé par les bavardages les plus déplacés, par
une gaieté insolente pour les vivants et pour les morts.
Malgré cela, une visite aux catacombes fait un efifet so-
lennel et profond. On ne peut rencontrer nulle part une
aussi vive apparition des premiers âges du christianisme.
La source d'eau de l'antique baptistère, préservée de tout
usage profane, coule toujours pure comme la grâce, dont
elle est l'emblème. Cette longue file de flambeaux, portés
par les visiteurs qui, dans ces étroites galeries, marchent
à la suite l'un de l'autre, figure assez bien les processions
qu'y faisaient les premiers chrétiens, lorsqu'ils y rappor-
taient le corps d'un martyr, ou qu'ils y célébraient quel-
que autre fête ; et les quinze siècles de silence qui pla-
nent sous ces voûtes permettent presque d'entendre
encore les pas des générations héroïques. Durant ces
siècles immobiles, nul bruit du monde, excepté àl'époque
des incursions de quelques hordes lombardes, n'a eu
d'écho dans ces lieux, nulle poussière nouvelle n'y a
recouvert les chemins, nulle révolution politique n'est
venue y laisser quelque trace des agitations des hommes,
qui mesurent pour nous la durée. Le temps y est comme
un désert, les époques lointaines s'y rapprochent de
vous, comme les distances se raccourcissent, par l'ab-
sence d'objets intermédiaires, dans la soHtude de
l'Océan. »
Sortis de ces tombeaux et de cette nuit, nous avan-
— 43Î -
çons de quelques pas, pour visilor la basilique de Saint-
Sébastien hors des murs, bâtie sur le cimetière de Saint-
Calixle. Celle éi^lise, solitaire dans la campagne et élevée
sur la voie Appiennc, oîi sont les sépultures des anciens
Romains, n'est ni immense, ni splendide comme d'autres
que nous avons déjà vues, mais elle est riche en reliques.
Le bon franciscain qui nous reçoit les expose à notre vé-
nération, et, sur la demande de Us^ de Taron, donne
l'explication de ce trésor aux pèlerins, assez nombreux
en ce moment. Avec quelle émotion nous nous proster-
nons devant le tombeau de saint Sébastien, ce noble et
saint capitaine des gardes, percé de flèches par les
archers de Mauritanie, instruments de la colère de Dio-
clétien. En sus des grâces personnelles que uous deman-
dons, nous prions pour notre chère armée française, afin
que les héros chrétiens se multiplient dans ses rangs et
que sa foi rehgieuse soit à la hauteur de son courage
militaire.
En revenant sur nos pas et aux portes de Rome, nous
entrons à l'église de Saint-Grégoire. C'est l'ancienne de-
meure du saint, bâtie sur le mont Cœlius. L'atrium est
spacieux et orné; l'église a quelque cbose qui tient du
monastère et du palais. Un religieux camaldule nous en
fait les honneurs. A droite de l'autel, voici, dans un enfon-
cement, la cellule du grand docteur et la chaire de mar-
bre dans laquelle il enseigna. Dans une petite chapelle
indépendante et qui forme une église à part, nous sa-
luons sainte Sylvie, sa mère, et à gauche nous entrons
dans l'ancien Triclinium; c'est laque, chaque jour, le saint
pape servait de ses mains douze pauvres; un ange, dit la
légende, vint s'adjoindre un jour aux convives pour avoir
le même honneur; des fresques, fort bien conservées en-
core, représentent ces divers faits, et au milieu de la salle
on voit, renfermée derrière une grille, la table de mar-
— 432 —
bre à laquelle les convives du saint étaient assis comme
des princes : Peregrinos quoiidie ad mensam adhibebat : in
quibus et angelum et dominum angelorum peregrini facit
accepit... (Brev. Rom.)
Nos pèlerinages du 5 juin nous ont transportés dans
un monde de piété, et cette journée compte parmi les
meilleures.
Mercredi, 6 juin. C'est à Sainte-Cécile que j'ai résolu
de dire aujourd'hui la messe. La jeune martyre a trouvé
en France un historien qui a immortalisé sa mémoire et
qui l'a rendue populaire; les parfums de la virginité et
du martyre s'exhalent de sa vie si touchante et embau-
ment encore les murs de sa demeure patricienne trans-
formée en église. C'est dans le Traustevere qu'il faut
aller chercher ce bijou. L'atrium, comme celui de Saint-
Grégoire, est vaste et indique la richesse de la famille.
L'autel principal est décoré de quatre colonnes de mar-
bre blanc et noir qui soutiennent le baldaquin; cet autel
et la confession sont d'une grande richesse ; l'albâtre, le
lapis-lazuli, le jaspe, le vert antique, l'agate et le bronze
doré entrent dans leur composition ; le corps de la sainte
repose au-dessous. La statue en marbre blanc la repré-
sente couchée sur le côté, modestement renfermée dans
les plis de sa robe virginale, el portée sur les feux res-
plendissants des pierres précieuses qui décorent son autel,
comme un léger flocon d'écume sur les Ilots de l'Océan.
On se prosterne devant cette image qui approche de si
près de la réalité, et on sent des larmes venir aux yeux.
J'ai le bonheur de célébrer le saint sacrifice à la crypte,
pendant que les religieuses bénédictines psalmodient l'of-
fice dans leurs tribunes; je me rappelle les anges accom-
pagnant les cantiques de Cécile : Cantantibus organis
Cœcilia Domino dccantabai dicens : Fiat cor nieum immaculu-
tum, ut non confundar, et tout s'unit à cette heure mati-
— 433 —
nale pour entretenir la pieuse illusion de mes sou-
venirs.
Je voudrais, en sortant de cette église, avoir sous la
main la Vie de sainte Cécile de Dom Guëranger; il me
semble que je la relirais sans désemparer.
Rome est la ville des saints, ils sont la chez eux comme
dans une patrie terrestre; chacun y a son église, son
culte ou ses reliques, ainsi que dans le ciel ii y a plusieurs
demeures, inamiones mullœ sunt.
En sortant de Sainte-Cécile, je me lance dans les rues
tournantes et étroites du Transtevere et, après bien des
détours, j'arrive à la basilique de Sainte-Marie, La basi-
lique, dans ce quartier misérable^ est comme un diamant
sur la robe d'une pauvre femme : elle est éblouissante.
C'est le premiei- temple qu'on ait consacré à Notre-Dame,
et les papes se sont employés successivement à l'em-
bellir. Les nefs sont soutenues par vingt-deux colonnes
de granit rouge et noir; le pavé est entremêlé de por-
phyres serpentins, et au plafond doré on voit la belle
Assomption du Dominiquin. Quatre colonnes de porphyre
soutiennent le tabernacle; des agneaux représentés sur
les murs du chœur se dirigent avec ensemble vers le bon
Pasteur, placé au centre de la réunion ; ce sont les âmes
attirées par la douceur du Rédempteur. Sur une pierre
de la nef on lit ces mots : fons olei. C'est là qu'autrefois
s'élevait une sorte d'auberge pour les soldats romains,
appelée taberna meritoria. Un jour, une fontaine d'huile
en sort et ses eaux coulent vers le Tibre; on apprend
peu de temps après qu'un enfant miraculeux est né à
Bethléem; la source d'huile était un symbole de la grâce
incomparable accordée au monde.
Cette basilique de Sainte-Marie du Transtevere est vrai-
ment magnifique; les murs du porche sont couverts de
pierres arrachées aux catacombes et portant des iuscrip-
— 434 —
tions chrétiennes. Dans l'intérieur, il y a la chapelle du
dernier des Stuarts, le cardinal duc d'York, qui fut titulaire
de la basilique.
Le soir, visite à Saint-Pierre; c'est pour prendre congé.
Nous arrivons pendant le chant des Vêpres et nous rece-
vons la bénédiction du très-saint Sacrement. Dans ce
dernier pèlerinage au tombeau des saints apôtres, l'âme
se répand avec plus d'efTusion, et semble appeler toutes
ses intentions dispersées pour les grouper et les laisser
dans une prière d'adieu sous la garde des deux princes
de la terre. Nous prolongeons notre visite, nous vou-
drions une seconde fois faire bénir des objets de piété
parle pape; mais les camériers de service nous disent
que Pie IX se promène en ce moment dans les jardins.
Nous nous en réjouissons, et nous revenons au petit pas
à la via Monterone. Rome est moins animée que la semaine
précédente. La plupart des pèlerins sont partis depuis la
fête du 3, chassés par la chaleur et après avoir accompli
leurs dévotions.
Jeudi, 7 juin. Je gravis de bonne heure les hauteurs
du Viminal, et je vais dire la messe à Sainte-Praxède. Il y
a peu d'églises aussi intéressantes pour la piété. Elle a
été restaurée par saint Charles Borromée, qui en portait
le titre cardinalice; il a là sa chapelle dans laquelle on
conserve encore son misérable fauteuil en bois et la table
à laquelle il faisait asseoir les pauvres. Le maître-autel de
l'église est soutenu par quatre colonnes de porphyre qui
forment une confession au-dessous de laquelle repose la
fille du sénateur Pudens. Un escalier à deux rampes dont
les degrés sont de rouge antique conduit à l'abside. Sur les
murs arrondis du chœur, des agneaux en mosaïque sont
groupés autour du Bon Pasteur. Au milieu de l'église est
le puits de la maison de sainte Praxède; c'est là que la
vierge enfermait les ossements des martyrs et gardait
— 435 —
leur sang précieusement recueilli avec des éponges sur
les corps suppliciés. Deux mille trois cents martyrs reçu-
rent ici une sépulture des mains de la charité; cette
légion de héros passe devant les yeux quand on consi-
dère le lieu de leur repos, et on ne marche qu'avec res-
pect sur ce sol consacré.
Une autre précieuse relique est conservée à l'église de
Sainte-Praxède; c'est la colonne de la Flagellation de
Noire-Seigneur. Ce souvenir de la Passion tout empour-
pré du sang de la sainte victime est gardé dans une riche
chapelle, et on ne le voit qu'à travers une grille dans une
sorte de niche, assez lumineuse pour qu'on dislingue
bien les détails, mais inaccessible aux curiosités trop indis-
crètes. C'est dans celte chapelle que j'ai le bonheur d'of-
frir le saint Sacrifice ; tout à l'heure un cardinal célébrait
à l'autel de saint Jean Gualbert. On ne peut dire toutes
les saintes émotions de l'âme dans ces églises de Rome
qui sont tout à la fois des reliquaires, des calvaires et des
Thabors; la méditation y est facile et la piété s'y nourrit
de tous les dons évangéliques. Je prie longuemimt dans
cette église de Sainte-Praxède, et avant de sortir, je vais
vénérer la dalle de marbre gris incrustée en or sur
laquelle la sainte priait prosternée.
Sopra questo marmo dorniita
La sanla vergine Prassede.
En passant devant Sainte-Marie Majeure j'entre une
seconde fois dans la basilique que j'examine plus en dé-
tail, puis, descendant de quelques mètres, j'arrive à
l'église de Sainle-Pudenlienne. Cette sainte était la sœur
de sainte Praxède et fille comme elle de l'illustre séna-
teur Pudens, qui donna l'hospitalité à saint Pierre. Les
deux sœurs sont inséparables dans l'admiration des
_ 436 —
âmes comme elles le sont dans les récits de l'histoire.
C'est dans ce palais, bâti sur l'emplacement de l'église
actuelle, que saint Pierre habita, prêcha, offrit le Saint
Sacrifice; on garde la table de bois sur laquelle il célé-
brait les saints mystères, et voici une des nombreuses
inscriptions qui témoignent de ces vieux souvenirs :
IN HOC ALTARE
SANCTUS PETRUS
PRO VIVIS ET PRO DEFUNCTIS
AD AUGENDAM FIDELIUM MULTITUDINEM
CORPUS ET SANGUINEM DOMINI
OFFEREBAT.
Sainte Pudentienne, comme sa sœur sainte Praxède,
était dévouée au culte des marlyrs et à la recherche de
leurs reliques ; dans son église il y a aussi un puits qui,
d'après la tradition, reçut les ossements de trois mille
soldats de Jésus-Christ. De belles fresques dans la nef re-
présentent les deux sœurs s'employant à recueillir ces
restes vénérables et à éponger le sang des blessures. On
pourrait appicndre l'histoire de l'Eglise sur les murs des
églises de Rome, par la seule étude de leurs tableaux et
de leurs inscriptions.
Mb' Gerbet , dans une phrase admirable, a résumé
toutes les gloires de l'illustre famille du sénateur Pudens.
La voici dans toute sa splendeur : « Si l'on voulait résumer
les nobles souvenirs de cette famille dans quelque image
sensible, on pourrait choisir trois coupes : la coupe d'un
calice, rappelant les premières messes célébrées sous
son toit; une autre coupe, emblème de son hospitalité;
une troisième coupe enfin, figurant celle où elle renfer-
mait le sang versé pour Dieu. ,)
La soirée d'aujourd'hui étant la dernière que je dois
passer à Rome doit être remplie; c'est l'heure de glaner
et de recueillir cà et là bien des souvenirs chrétiens moins
— 437 —
éclatants, mais pourtant bien précieux. M?'' Allard se
propose de m'accompagner dans ce dernier pèlerinage.
Nous débutons par Saint-Laurent in Damaso; mais l'église
est en réparation, complètement fermée, et nous passons
avec le regret de n'y pouvoir entrer. Pour nous consoler
nous visitons la belle église de Saint-Philippe de Néri, à
l'heure où l'on chante les vêpres de l'octave de la Fête-
Dieu. Des artistes fout à la tribune une fort belle mu-
sique, mais uniquement pour le bon Dieu, car c'est à
peine si Ton rencontre quelques fidèles clair- semés dans
les nefs. Un sacristain interrompt sa besogne pour nous
guider. Nous allons nous prosterner à la chapelle du
saint, en présence de son tombeau; il y a là un magni-
fique tableau représentant saint Philippe en prière. On
nous conduit ensuite par un petit escalier jusqu'à sa
chambre ; là nous trouvons son vieux confessionnal, avec
une grille de tôle percée en écumoire ; l'autel où il ofi'rait
le saint Sacrifice, son grabat. A la sacristie on nous
montre son linge d'autel, sa discipline et beaucoup d'au-
tres objets lui ayant appartenu. C'est un pieux musée
plus intéressant à parcourir que ceux où l'on ne voit que
de vieilles cuirasses ou de vieilles médailles; l'homme est
là tout entier dans sa valeur militante et dans son hé-
roïsme chrétien.
Les pères de lOratoire gardent l'église de leur saint
fondateur et père.
Revenant sur nos pas, nous visitons Sainte-Agnès de la
place Navone; j'ai déjà parlé de cette église et il est inu-
tile d'en donner une seconde description. Allons au
Corso, voir Sainte-Marie in via lata, à côté du magni-
fique palais Doria. Cette petite église, ornée par la riche
famille, est toute resplendissante de dorures, de jaspes,
de marbres et de bronzes. Mais son intérêt principal n'est
pas dans ces parures; il est tout entier dans ses souve-
— 438 —
nirs. On nous fait descendre dans une crypte profonde
qui fut la prison de saint Paul; nous lisons à l'entrée ces
paroles des Actes des Apôtres : Quum autem vemssemus
Bomam, permissum est Paulo manere sibimet cum custo-
dientese W2i7t7e... Deux ans durant le saint habita ce séjour;
de là partirent plusieurs de ses lettres les plus célèbres,
et bien des visiteurs se convertirent en venant l'entendre.
On dit que saint Luc, compagnon de la captivité du grand
docteur des nations, écrivit ici les Actes des Apôtres ; eu.
un mot, nous touchons en ce lieu à toutes les grandeurs
de l'histoire ecclésiastique; cette prison est un berceau
comme la prison Mamertine, et nous y prions pour la
liberté de la parole apostolique. La grande figure de saint
Paul nous apparaît, et nous nous rappelons les trois
choses que saint Augustin eût désiré voir en ce monde :
Rome dans sa gloire, Cicéron à la tribune, et saint Paul
prêchaut.
Nous avons promis de revenir à Sainte-Croix de Jéru-
salem; il est temps de mettre à exécution ce saint projet.
Le premier pèlerinage a été incomplet ; celui d'aujour-
d'hui sera tout entier consacré à la piété. Celte basilique
est toute remplie du souvenir de sainte Hélène, qui la fit
ériger, en face du palais sessorien, pour être le reliquaire
des objets de la passion du Sauveur. La sainte impéra-
trice fît apporter par des vaisseaux de la terre du Cal-
vaire, pour que l'église rappelât mieux encore Jérusalem,
et son fils Constantin l'aida dans tous ses pieux projets.
Benoît XIV a été le restaurateur de cette église.
On nous fait entrer dans une grande sacristie que l'on
referme soigneusement derrière nous, et nous sommes
admis, avec des pèlerins de Turin, à vénérer les insignes
reliques. Je n'en puis donner de mémoire la liste com-
plète, mais voici les principales : un énorme morceau de
la vraie croix rapportée par sainte Hélène ; l'écriteau ou
— 439 —
Ti lui us de ce[[e cro\x] un saint clou; deux épines de la
couronne; une traverse de la croix du bon larron; le
doigt de saint Thomas, l'apôtre incrédule. Toutes ces re-
liques, soigneusement gardées dans une armoire massive
et protégées p:ir une succession déportes et d'énormesser-
rures, forment un des plus beaux trésors de Rome. Il faut
savoir leur existence dans la basilique, pour demander
aies voir; car rien n'indique qu'elles soient ici, et j'ai
compris dans cette circonstance que, pour bien voir et
connaître Rome, il faut, non-seulement du temps, mais
encore un bon guide. Grâce à M»"" Allard, j'ai pu voir en
quelques jours bien des merveilles que je n'aurais pas
vues sans son obligeant intermédiaire.
En rentrant nous repassons devant Saint-Jean de La-
tran, et nous saluons Saint-Clément^ non loin du Colisée;
cette dernière journée n'a pas eu une minute inutile.
Vendredi, 8 juin. C'est aujourd'hui la fête du Sacré-
Cœur et le jour du départ; c'est à neuf heures ce matin
qu'il faut quitter Rome. Je suis sur pied de bonne heure
et je vais dire la messe à Saint-Augustin, église de
l'illustre converti du cœur d'une mère et du cœur mi-
séricordieux de Jésus. Mon instinct m'a bien conseillé.
Il y a beaucoup de monde dans cette belle église,
beaucoup de prêtres, presque tous ItaHens, et le saint
Sacrement est exposé. J'ai la bonne fortune de célé-
brer le saint Sacrifice au maitre-autel ; un beau ta-
bleau du Sacré-Cœur est placé au-dessus et un peu en
arrière de cet autel; c'est ce modèle simple, mais vrai,
que j'ai rencontré dans tant d'églises à Rome. Dans ce
dernier pèlerinage je fais provision de piété et j'exprime
toute ma reconnaissance à Notre-Seigneur pour les
saintes joies que j'ai goûtées pendant mon pèlerinage.
Rentré à la maison, je trouve M»'' Allard disposé de
son côté ; nous déjeunons, nous faisons nos adieux à la
T. XV. 2a
— 440 —
pieuse famille Baldassari qui nous a donné l'hospitaliléj
et nous partons : adieu, Rome, adieu, puissé-je te re-
voir !
Le train nous emporte avec rapidité loin delà Ville
Eternelle, à travers la campagne romaine ; nous traversons
le Tibre, nous rencontrons Narni aux flancs de l'Apennin,
puis Terni, et enfin Spolète. Cette ville, qui eut Mastaï-
Ferretti pour archevêque, est bâtie en ampliithéâtre sur
l'emplacement d'un ancien cratère à la sortie des gorges
montagneuses et resserrées; nous voyons resplendir ses
dômes. La vapeur nous entraîne toujours, et nous arri-
vons à Foligno. Là des pèlerins anglais, revenant d'As-
sise, montent dans notre compartiment ; ce sont des gens
très-aimables qui connaissent quelques-uns de nos Pères.
Il ne faut rien moins que cette bonne compagnie et les
beautés du paysage, devenant peu à peu de sévère gra-
cieux, à mesure que nous sortons des montagnes, pour
nous dédommager des souffrances dont la chaleur et la
poussière sont l'occasion. Enfin, vers sept heures, après
une journée de fatigue, l'Adriatique nous apparaît tout à
coup avec l'azur et le mirage de ses eaux limpides et
unies comme une glace : c'est à croire que la locomotive
vu nous jeter dans ce lac féerique. Il n'en est rien ; nous
longeons le rivage en admirant les ondulations des gon-
doles qui le côtoient, et nous arrivons à Ancône.
Cette ville, étagée aux flancs d'une montagne qui la
protège, regarde l'Adriatique dont les eaux expirent
au pied de ses promenades, et est le sommet d'un
triangle dont la base s'étend au loin sur les flots : rien
de pittoresque comme l'aspect qu'elle présente. Nous
n'en jouirons pas longtemps ; car notre programme a
réglé que nous coucherons ce soir à Lorelle. D'Ancône à
Lorette il n'y a que trois stations. Nous arrivons un peu
avant minuit, et à la gare nous sommes reçus par des cris
— iU —
assourdissants ; c'est à qui, des cochers innombrables, aura
notre pratiijue ; le train a débarqué un bataillon de pèle-
rins de toutes les nations ; on fait la chasse aux pèlerins
et nous n'échappons à l'inconvénient d'une hospitalité
par trop empressée qu'en nous Jotunt précipitamment
dans une ciLidino, et en criant au cocher : Albergo délia
Pace. C'est bien la paix en eliet et le ssonimeil qu'il nous
faut à ce moment, après unn journée ?\ pénible. De lu
j?are de Lorette à la ville il y a un- loii^ue distance, et
l'on monte toujours. Notre jeune cocher, sans doute pour
arriver un des premiers, pousse ses chevaux avec une
vigueur tout à fait inutile ; le moindre inconvénient est
de faire voler des tourbillons de poussière qui nous enve-
loppent ; nous nous en consolons en regardant le ciel qui
est d'une beauté ravissante. A Lorette on ne nous débar-
que pas à l'hôtel délia Pace que nous avons demandé j
notre jeune lionirae a ses idées et aussi sa clientèle qu'il
cultive; mais peu importe; il rst tard, l'hùtel où l'on nous
amène montre deux honnêtes tigures; ce n'est pas l'heure
de disputer : nous restons où nous sommes.
Samedi, 9 juin. La journée s'annonce comme devant
être très-chaude ; il n'y a pas moyen do dormir ; avant
l'heure régulière de nos coniraunautés nous sommes de-
bout, et nous allons à Li basilique de la Santa Casa. Nous
y arrivons par une longue rue, bordée de boutiques de
marchandes d'objets de piété. C'est un second cbamp de
bataille qu'il nous faut traverser ; de partout des voix
gracieuses nous invitent eu italien, en français, en anglais
à venir acbeter ; c'est à ne pas savoir on donner de la
tête ; nous en sommes quittes en promettant à la mar-
chande française de visiter son magasin au retour df
l'église, et nous tiendrons parole.
La basilique dans laquelle est renfermée la Santa Casa
est un monument. Vue de la plaine, avec son dùoie, t>es
— 442 —
chapelles en forme de bastions et le palais apostolique qui
Tavoisine, elle fait l'efiet d'une forteresse. Une belle place
ayantunefontainedigne d'elle la précède. Le comte Lafond
décrit ainsi la basilique : « Hâtons-nous d'accomplir notre
vœu de pèlerin et de pénétrer dans la basilique ; elle est
très-élancée et très-gracieuse, et composée de différents
styles ; on y trouve même de l'ogival, mais ce qui domine
c'est le style de Saint-Pierre de Rome. On y entre par
trois magnifiques portes de bronze, divisées en compar-
timents, où la sculpture a représenté l'Ancien Testament
dans ses rapports avec le Nouveau. L'église a trois nefs ;
douze chapelles latérales, douze autels forment comme
une haie glorieuse qui nous mène jusqu'à la maison de
Marie, placée sous la grande coupole.
« Nous arrivons au-dessous du dôme par plusieurs de-
grés de marbre, et nous voici devant la Santa Casa.
L'église tout entière n'est que l'étui de ce merveilleux
bijou d'architecture, entièrement revêtu de marbre blanc
de Carrare. Le tout forme une espèce de carré long, orné
de colonnes corinthiennes, percé de quatre portes que
surmontent de vastes sculptures qui représentent la vie de
la sainte Vierge... la Santa Casa est blanche et gracieuse
comme une fiancée dans sa robe de marbre toute brodée
d'admirables bas-reliefs. »
Mer Allard et moi nous demeurâmes longtemps en orai-
son dans l'intérieur de cette Santa Casa, et après avoir pré-
paré notre âme nous célébrâmes le saint Sacrifice ; Mon-
seigneur dans l'intérieur même de la Casa et moi, en ma
qualité de vicaire général provisoire deTaron, bien avant
mon tour, à l'autel extérieur de T'Annonciation adossé à la
chapelle. Après la messe nous donnâmes libre cours à nos
prières et à notre dévotion. Il y avait une circulation non
interrompue de pèlerins de tous les pays de l'Europe ;
nous assistâmes à deux grand'messes et à l'office des cha-
— 443 —
noines ; nous vénérâmes ei notre aise celle sainte maison
de Nazareth : Deiparœ dounts in qua Verbum caro factum
est ; ce sonl les paroles que Sixte-Quint a fait inscrire à la
façade de la basilique où est renfermé ce trésor.
La matinée tout entière s'écoula ainsi dans le doux bon-
heur de l'oraison.
A deux heures nous fûmes convoqués par le pénitencier
des Français à une conférence qu'il devait donner aux
pèlerins de notre nationalité. Assis sur des bancs, en
face la Santa Casa, Monseigneur installé sur un fauteuil
à la place d'honneur, nous étions là une vingtaine de
Français avec quelques Anglais, réunis pour entendre les
explications que nous donnait le bon Père. Il y a grand
avantage à être ainsi instruit sur place par un cicérone
officiel. Après ce cours historique, religieux et archéo-
logique, nous fûmes invités par notre aimable guide à
visiter le palais apostolique. Ce palais, adossé à la basi-
lique, est spacieux et ne manque pas d'un certain cachet.
11 donne asile a l'évêque de Lorelte, qui est en même
temps évéque de Recanali et qui habite six mois de l'an-
née dans chacune de ces deux villes ; aux chanoines de
la basilique et à tout le personnel de ses employés ; enfin
c'est la résidence du souverain, quand il vient à Lorelte.
Ce palais appartenait autrefois à Pie IX ; aujourd'hui
c'est le portrait d'un autre souverain qu'on y rencontre.
On nous fait visiter le trésor de la basilique dans une des
plus belles salles de ce palais. « C'est, dit le comte Lafond,
une multitude innombrable de cœurs d'or et d'argent,
d'étoû'es précieuses, de calices remarquables par le tra-
vail et par le métal, de perles, de diamants, de tableaux,
de chandeliers, de montres, de bagues, de croix, de sta-
tues, de vases, d'ostensoirs, de couronnes, de colliers, de
rosettes, d'encensoirs, de lampes, de bassins, et d'autres
objets rares et précieux...» 11 y a là la tente du Grand Turc
-. 444 —
prise dans son camp par Sobieski et transformée en dais
pour le saint Sacrement, des vases de porcelaine de Li-
moges d'une grande perfection, et une ioule d'objets pré-
cieux.
D'un balcon qui domine la plaine nous explorons ensuite
du regard le eiiamp de bataille de Gasteltidardo; le Père pé-
nitencier nous explique les positions des deux armées: sur
ces hauteurs l'armée piémontuise; plus bas, l'armée pon-
tificale sous les oidi(,'s de Lamoricièie; là-bas à mi-côte
Pimodan est tombé, et voila la place où le jeune Mizaël de
Pas a été frappe en allant eu reconnaissance la veille de
la bataille. En ce moment, la vallée est couverte de riches
moissons qui s'élèvent au-dessus de ce champ de mortel
cachent presque en entier la colonne commémorative ;
l'Adriatique baigne de ses flots ce lieu célèbre et le mont
d'Ancône lui fait an fond de l'horizon un cadre majes-
tueux. On voudrait contempler longtemps ce coin de terre
où la justice a combattu pour la plus sainte des causes ;
mais la journée s'avance, nous rentrons à la basilique,
et dans une dernière prière nous demandons à la Vierge
qui a été nommée le Secours des chrétiens de protéger
l'Eglise, le Souverain Pontife et la France, la Fille aînée
de l'Eglise. Des pensées mélancoliques que l'espérance
console cependant remplissent nos âmes.
Après une journée entière passée dans ce sanctuaire
immortel, nous revenons à Ancône, et là se fera lu sépa-
ration définitive : Ms' Allard va repartir pour Rome, et
demain matin je me réveillerai à Milan.
Dimanche, 10 juin. Milan m'est apparue comme une
reine dépossédée, portant encore les derniers joyaux de
son antique grandeur. Dire qu'elle a de beaux monu-
ments, de belles rues, ce serait dire chose vulgaire; toute
ville dépassant cent mille âmes se glorifie du même mérite.
Mais ce qui dislingue Milan, c'est sa cathérale de marbre
— 445 —
qui semble ne plus appartenir à la terre, tant le génie de
l'architecte l'a portée' haut flans le ciel. Elle domine les
plaines fécondes de la Lonibardie de sa taille majes-
tueuse, et ses lignes blanches et haimonieuses se des-
sinent avec grâce à l'horizon. C'est une agréable sur-
prise de retrouver le style ogival, si rare en Italie ; ici il a
fait des prodiges. Immensité du vaisseau, cdévation de
la voûte, armée innombrable de saints, peuplant les airs
comme dos stylites sur les colonnoltes légères qui les
supportent, tout est un sujet d'admiration. Le tombeau
de saint Charles est une merveille ; tout Milan est reiu[)li
de sa mémoire, et la calhé irale est le palais où il repose.
La tiguie de Marie domine la cathédrale ; elle est posée
sur la plus haute aiguille et les images des saints for-
ment sa cour.
J'assiste à une partie de la grand'raesse; le rite am-
brosien me paraît d'une splendeur antique.
Je visite encore beaucoup d'autres églises, entre autres
Saint-Charles el Silnt-Ambroise. Cette dernière église
renferme le tombeau du grand docteur; plusieurs pèle-
rins sont réunis dans la crypte où il est placé, et malgré
la messe qui se dit au maître-autel, nous sommes admis
à vénérer les reli]ues dans l'urne de porphyre où elles
reposent. Les reliques des saints Gervais et Protais, dé-
couvertes par le saint, sont renfermées dans une conque
précieuse, placée a un autre étage de ce commun toui-
beau.
En présence de tant de merveilles exposées a mes
yeux, je me prends à regretter plus que jamais ma soli-
tude. On ne peut jouir complètement, quand on est seul,
du spectacle de ces chefs-d'œuvre, et je voudrais avoir
un compagnon, ne serait-ce que pour pouvoir lui com-
muniquer les émotions el les rétlexions sans norubre qui
ravii^senl et traversent mon ; sprit et mon àme.
— 446 —
Je vais coucher à Turin. Les deux villes ne sont qu'à
quatre heures de distance ; le train nous emporte à tra-
vers les champs de Magenta, et j'aperçois sur la gauche
la pyramide élevée sur la tombe de nos soldais; toutes
les gloires militaires de la France revivent dans ma mé-
moire. Nous passons à Novarc ; bientôt, aux derniers
fouxdn jour, nous apercevons la Superga, basilique auda-
cieuscment bâtie sur une montagne; c'est le tombeau
des rois de Piémont. Ce beau monument se montre à
nous sous tous ses aspects pendant une durée assez lon-
gue ; après avoir contourné la montagne sur laquelle il
est assis, nous arrivons à Turin.
Cette ancienne capitale est en ce moment en fête, et
tous ses habitants remplissent les rues et courent, je ne
sais où, pour assister à un feu d'artifice. Le roi est ici
aujourd'hui, à l'occasion de l'érection d'une statue du
duc de Gênes; c'est ce qui exphque cette foule et cet en-
combrement. Les pauvres pèlerins arrivent mal, et se
logeront comme ils pourront. Pour moi que la fatigue
accable, je ne goûterai dans cette belle ville qu'un seul
bonheur : celui de vénérer à la cathédrale le saint suaire
qui y est exposé, et cela quelques instants avant mon dé-
part, le lundi H juin.
Le reste du voyage sera un mélange d'incidents quel-
quefois agréables, le plus souvent fort pénibles. Les
Alpes, leurs vallées, leurs pics, leurs neiges, leurs cas-
cades éblouissantes, offrent ù chaque instant des points
de vue pittoresques que l'on voudrait retenir dans la
course rapide qui nous emporte. La percée du mont Cenis
est un travail hardi ; pendant une demi-heure nous vivons
sous terre ; mais tout est si bien combiné, que le voya-
geur n'a pas à souffrir de cet itinéraire étrange. Plusieurs
élèves de l'Ecole polytechnique de Turin, que nous avons
pris à Bardonèche et qui font un voyage d'instruction
— 447 —
dans les montaj^nes, répondent avec beaucoup de poli-
tesse à toutes mes questions, et me donnent toutes les
explications que je désire. Enfin, nous arrivons à Mo-
dnne, ou plutôt nous y tombons; c'est la France, et je
vois l'honnête figure du gendarme, dont le tricorne légen-
daire est un signe de protection et l'annonce de la patrie
pour le voyageur revenant de loin.
Entre Modane et Saint-Jean de Maurienne le train s'ar-
rête tout près d'un tunnel; des rochers tombés des mon-
tagnes, à la suite d'inondations, ont obstrué la route; il
faut transborder voyageurs et bagages. Cette opération
demande du temps, et nous fait manquer tous les trains
correspondants ; chacun supporte son malheur avec cou-
rage. Nous en sommes quittes pour griller dans la gorge
étroite où nous sommes stalionnaires, et pour passer la
nuit sur des planches dans une petite gare, à la sortie de
ce beau pays de Savoie. Cet inconvénient est minime ;
un peu de fatigue et des ennuis de route, tels que retard,
chaleur et autres, se supportent facilement quand on re-
vient de Rome. Le mardi soir, 12 juin, je retrouvais ma
cellule de la rue Saint-Pétersbourg, le cœur rempli des
joies d'un pèlerinage qu'on ne fait qu'avec le désir de le
reprendre un jour, et remerciant Dieu, à qui je n'avais
pas dit en vain au départ : Ut cum pace, sainte et gaudio
revertamur ad propria.
En même temps qu'il envoyait deux délégués à Rome
pour la fête jubilaire de Pie IX, le T. R. P. Supérieur
général faisait partir de Paris une adresse de félicitations
pour le Souverain Pontife. Nous donnons ici le texte de
cette adresse, écrite au nom de toute la Congrégation.
Très-Saint Père,
En ce jour, unique dans les fastes de l'Eglise, où deux cents
— 448 —
millions de catholiques n'ayant qu'un cœur et qu'une âme se
groupent par la pensée autour de votre auguste personne pour
célébrer le glorieux jubilé de votre épiscopat,le quatre-vingt-
cinquième anniversaire de votre naissance, la cinquante-
huitième année de votre prêtrise et la trente et unième de
votre exaltation au souverain pontificat, la petite congrégation
des Missionnaires-Oblats de Marie-Immaculée, élevée au rang
des familles religieuses par votre prédécesseur d'heureuse
mémoire Léon Xlî, et depuis, comblée de faveurs spirituelles
par chacun des Pontifes qui ont occupé le siège de Rome, et
par vous-même, Très-Saint Père, qui avez personnellement
connu et honoré de votre bienveillance M^"" Charles-Joseph-
Eugène de Mazenod, son vénéré fondateur ; cette petite Gon-
grégatiou, si romaine par ses origines, par son éducation et
par ses convictions intimes, n'entend le céder à personne dans
l'expression de sa foi, de son amour et de son dévouement à
l'égard du vicaire de Jésus-Christ heureusement régnant, le
grand, le saint, l'immortel Pie IX.
Elle a délégué deux de ses membres auprès de Sa Sainteté,
avec mission et dans l'unique but de recevoir, pour le corps
entier répandu jusqu'aux extrémités de la terre, une Béné-
diction dans laquelle il lui est manifeste que tous les dons du
ciel seront contenus. Mais, parce que dans ce concours im-
mense notre humilité ne saurait faire parvenir aux oreilles
du Saint Pontife les paroles de notre cœur destinées à réjouir
le sien, nous avons pensé insister encore par une autre voie
en plaçant la présente adresse sous le patronage de S. Em. le
cardinal Guihert, archevêque de Paris, que Votre Béatitude a
bien voulu, dans une circonstance récente, appeler « la lu-
mière de notre Société ».
A vos pieds, Très-Saint Père, nous faisons hautement pro-
fession de croire tout ce que croit et enseigne notre mère
l'Eglise parlant par votre bouche infaillible : nous condam-
nons tout ce qu'elle condamne, nous réprouvons tout ce
qu'elle réprouve, nous revendiquons tout ce qu'elle reven-
dique. Tous les droits qu'elle se reconnaît, nous les lui re-
connaissons; toutes les immunités qu'elle s'attribue, nous les
lui attribuons. Tout enseignement contraire à son enseigne-
ment, nous le déclarons d'avance entaché d'erreur ; toute loi
contraire à ses lois, nous la tenons pour nulle et, de tous les
faits qui se sont accomplis contre elle, aucun n'est pour nous
un fait accompli.
A qui irions-nous, Très-Saint Père? Comme celui dont vous
êtes le représentant sur la terre, vous avez les paroles de vie.
Dans le cours de ces trente dernières années, il a plu au Sei-
— 449 —
gneur de donner au monde la pleine démonstration de cette
vérit'" de foi par le spectacle fortifiant de l'intégrité doctrinale
dans votre magistère, de la souveraine autorité dans votre
gouvernement et de l'inépuisable fécondité dans les œuvres
de votre ministère sacré, lorsque partout ailleurs ce n'était
que confusion et impuissance. Dans l'Eglise seule la doctrine
sans tache, la certitude absolue, le progrès régulier; dans
l'Eglise seule l'inviolabilité des principes et la sainteté de la
morale ; dans l'Eglise seule l'unité des esprits et l'élévation
des caractères.
En vain les hommes de la fausse science et de la politique
antichrétienne nous accusent d'être les contempteurs de la
lumière elles ennemis de la patrie. Animés par l'exemple de
notre hien-aimé Pontife et de nos saints évéques, ces intré-
pides défenseurs des droits de Dieu, de l'Eglise et de la
conscience, nous répondrons partout et dans l'humble sphère
de notre condition aux nécessités de la lutte. Si quelquefois
l'amour même de notre sainte cause nous fait un devoir de
nous taire, jamais nous n'obéirons au.x suggestions de la peur,
et notre silence, bien loin d'être un acquiescement, sera,
comme le silence du Maître devant Hérode, comme le silence
des martyrs devant les persécuteurs, un reproche d'iocom-
pétence et la haute aifirmation de notre supériorité. Oui ! si
quelque chose devait enflammer notre courage, ce serait assu-
rément la menace dirigée contre nous, ce serait la vue de
Pie IX dépouillé et prisonnier!
Vivez, Très-Saint Père, pour voir le triomphe de l'Eglise
que vous avez si efficacement préparé par la lutte! Vivez,
pour recueillir dans la joie ces moissons que vous avez semées
dans les larmes ! Vivez, pour voir l'Italie retourner à son Père
et à son Roi ; pour voir la France, rendue à ses premières
destinées, redevenir la fille aînée de l'Eglise et le bras de la
chrétienté; pour voir la catholique Espagne retrouver dans
l'unité de sa foi l'unité de ses aspirations et l'éclat de son an-
cienne gloire! Vivez, pourvoir la vieille Angleterre et la Ger-
manie répudier l'hérésie des novateurs et restaurer chez elles
la primitive croyance de saint Augustin et de saint Boniface !
Vivez, pour voir le schisme d'Orient s'incliner devant la
suprématie du Pontife romain, et puiser dans ce fait la
mission et la grâce de délivrer du Croissant le tombeau
du Christ et le berceau de l'Eglise. Vivez, Très-Saint Père,
pour voir accourir vers vous les peuples de tous les conti-
nents et de toutes les îles, pour voir afiluer vers la Montagne
sainte toutes les nations de la terre ! Vivez, pour reprendre ce
grand œuvre dans le concile du Vatican continué et voir
— 450 —
l'aurore du moins de ce beau jour où il n'y aura plus qu'un
seul bercail et un seul pasteur !
Ce sont les vœux que nous adressons à Dieu par Jésus-
Christ Notre-Seigneur, qui vit et règne dans tous les siècles
des siècles.
Paris, le 25 mai 1877.
[Signé): Fabre, g. m. i.. Supérieur général.
UNE PAGE DE L'HISTOIRE DE SAINT-ANDELÂIN.
Les lecteurs des Annales n'ont pas oublié les origines
de Saint-Andelain et les épreuves de cette fondation. Au
sommet d'un coteau fertile d'où l'on embrasse un im-
mense horizon sur le Nivernais, et par-delà la Loire, sur
les pentes verdoyantes du Berri, s'élève un petit village
à l'aspect gracieux : c'est Saint-Andelain. La population
du pays est laborieuse ; mais, il faut bien le dire, elle
semblait depuis longtemps indifférente aux devoirs de la
religion. Il y avait là une œuvre de restauration à faire.
Un grand chrétien, propriétaire dans l'endroit, entreprit
résolument d'apporter remède à l'envahissement des mau-
vaises doctrines. M. le comte Lafond mit à cette œuvre
réparatrice sa fortune, son temps, son zèle. Un couvent
de sœurs institutrices fut d'abord bâti, et les jeunes filles
reçurent une éducation chrétienne. Quelques années
après, sur l'autre flanc du coteau, dans un vaste espace
propre à toute sorte de culture, s'éleva une seconde com-
munauté. Ce fut notre congrégation qui fut choisie et
installée à ce poste de combat. Un vaste champ s'offrait à
son zèle; elle devait défricher localement et au loin un
terrain inculte. Les débuts furent difficiles; des opposi-
tions imprévues se dressèrent devant nous et le protes-
tantisme se glissa traîtreusement dans l'héritage du père
— 431 —
de famille, à la faveur du mécontement et delà calomnie.
Mais tous ses efforts n'eurent pour résultat que d'affliger
nos Pères et d'exercer leurs vertus sans les déconcerter.
La fondation avait le cachet de l'épreuve, et le fondateur
y mettait toute son énergie ; nous n'avons pas besoin de
raconter une seconde fois celte histoire connue de tout le
monde.
Huit ans se sont écoulés, et déjà des espérances et des
consolations chrétiennes germent sur le coteau si âpre-
ment disputé. La foi le rafraîchit de ses brises et les pre-
mières moissons naissent des sueurs et des larmes des
apôtres et du fondateur. On n'entend plus le sifflement
du blasphème et de la moquerie sortir du fond des vignes ;
les cantiques uiontent de la plaine et une église monu-
mentale, ornée de toutes les beautés de Tart et du culte,
atteste la victoire de Jésus.
Mais à quel prix il a fallu acheter ces avantages ! Celui
qui avait voulu la fondation mourait il y a deux ans, à la
force de l'âge, avant d'avoir joui du bien qu'il avait pré-
paré. M. le comte Lafond, grand catholique, littérateur
distingué, homme de bien dans toute la force du terme,
laissait des œuvres au berceau et orphelines avant l'heure.
Dieu n'a pas permis que le programme restât pour cela
inachevé, et tout ce qui avait été commencé a été conli-»
nué. M™* la comtesse Lafond, héritière des vues et de la
piété de son époux, a repris chaque chose au point où
elle l'avait trouvée, et sa volonté énergique et admi-
rable vient de doter le pays d'une église qui en sera la
parure. Rien ne manque à ce bel édifice chrétien : nefs
spacieuses, riches vitraux, chapelles de pèlerinages d'un
goût artistique remarquable, l'une dédiée ù Notre-Dame
de la Salette, l'autre à Notre-Dame de Lourdes; orne-
ments précieux, tout a été réuni pour donner ù la mai-
son de Dieu un caractère de beauté qui attirera les âmes.
— 452 —
Le 24 juillet dernier était le jour de la prise de posses-
sion.Une chapelle funéraire, annexée à l'église et complé-
ment de sa structure, s'ouvrait pour recevoir, dans un
caveau de famille, la dépouille mortelle de celui qui fut
l'inspirateur de toutes ces créations. Le corps, ramené
d'un cimetière de Paris, entrait dans ce nouveau domi-
cile où les prières ne manqueront pas au bienfaiteur de
Saint-Andelain. Une imposante assemblée faisait cortège
à ce grand deuil, et les gens de la campagne, interrom-
pant les travaux urgents de la saison, venaient join-
dre leurs regrets à ceux des plus nobles familles du
pays. Celte cérémonie a été le triomphe du juste, la
consolation de sa veuve et de ses enfants. Près de M. Louis
Lafond, nous avons remarqué aux places réservées :
M. de Ghevrigny, beau-père du défunt; M. le marquis des
Cars, son gendre; M. Adolphe Baudon, président général
des Conférences de Saint-Vincent de Paul, son beau-
frère; M. de Brimont, sous-préfet de Cosne; M. de Bour-
going, ancien député; M. le comte de Maumigny; M. le
comte de Laubespin; MM. de Montlaur; M. Douillard,
architecte de la belie église ; et nombre d'autres personnes
de distinction. Soixante prêtres, parmi lesquels M. l'abbé
de l'Escaille, vicaire général de Bourges, et M. l'abbé
Marbot, vicaire général d'Aix, étaient réunis dans le
sanctuaire, autour de Ms' Forcade, archevêque d'Aix, et
ancien évêque de Nevers. Le nombre des prêtres eût été
bien plus con5!idérable sans l'événement foudroyant de
la veille, la mort subite de Mp' de Ladoue, évêque diocé-
sain, qui devait présider la cérémonie.
Ms' Forcade a chanté la messe pendant laquelle les
chœurs ont ëlé exécutés par la maîtrise de la cathédrale.
Avant l'absoute, Sa Grandeur, sans tenir compte de la
chaleur, du jeûne et de l'excessive fatigue, a voulu pronon-
cer l'éloge funèbre de celui qu'il a appelé non ami. Après
— 453 — ,
avoir exprimé son regret de l'absence de Me»" de Poitiers,
qui avait promis de prendre la parole et que la maladie
a retenu, et payé un tribut de condoléance au deuil de l'é-
glise de Nevers, },U^ Forcade a i;lorifié dans M. le comte
Lafond, son désintéressement et son esprit de pauvreté :
Beati pauperes spirilu. Il a été désintéressé des biens tem-
porels, des honneurs et des plaisirs, en un mol, de tout
ce que l'on est convenu d'appeler des biens, et de tout
ce que sa fortune et sa position le mettaient à même de
se procurer. Simple dans les habitudes de tous les jours
et menant la vie d'un moine, le comte de Lafond ne
savait pas calculer quand il s'agissait de la gloire de Dieu.
Les murs de celte église et des deux couvents voisins
parleront, et le peuple qu'il a voulu ramener à Dieu par
ses bienfaits, dira la piété et l'abnégation du défunt. La
péroraison a été un heureux commentaire de ces paroles
de David : Ego in simplicitute cordis nui lœtus obtuli uni-
versa hœc ; et populum tuum, qui hic repertus est, vidi cum
ingenti gaudio (1" Paralip., XXIX, 1).
A la suite de cet éloge funèbre dont nous regrettons
de ne pas avoir le texte, le cercueil a été descendu dans
le caveau, après avoir traversé la foule respectueusement
massée dans l'église, sur la place et dans le cimetière. Après
les dernières prières quelques paroles pleines de cœur
ont été prononcées sur la tombe par le comte de Lau-
bespin, qui s'est fait l'interprète des sentiments du
pays.
Une abondante distribution d'aumônes aux pauvres a
été faite ensuite dans l'église parles soins de la famille.
La reconnaissance du malheureux est une bénédiction,
et le pauvre, aujourd'hui comme autrefois, est appelé,
dans les familles chrétiennes, à partager toutes les joies et
tous les deuils, parce qu'il représente Jésus-Christ.
Genêt atio rectorum benediceturi
— 454 —
NOUVELLES DIVERSES.
Notre T.-R. Père Général a continué pendant le mois
de juilletla série de ses visites canoniques. Il s'est dirigé
cette fois vers laLorraine, où notre congrégation compte
deux établissements importants : le noviciat de Nancy et
le juniorat de Notre-Dame de Sion. Nous laisserons aux
supérieurs de ces deux maisons le soin de nous raconter,
dans leur rapport annuel, les joies et les bénédictions
qu'a dû leur procurer la visite si précieuse du chef de
notre famille religieuse. Mais nous pouvons dire dès
maintenant combien le Supérieur général a été heureux
de son séjour dans ces communautés oij, sous le regard
de Dieu et la protection de notre Mère Immaculée, se
préparent de si douces espérances pour l'avenir de la
Congrégation. Il a reçu, avec la joie la plus profonde,
l'assurance que lui ont donnée NN. SS. les évêques de
Nancy et de Metz qu'il a visités, de leur bienveillant inté-
rêt pour nos œuvres et de leur vive satisfaction pour le
bien opéré par nos Pères dans leurs travaux apostoliques
et dans le progrès continu que leurs efforts ne manquent
pas d'assurer au pèlerinage de Notre-Dame de Sion.
Notre T.-R. Père, parti de Paris le 4 juillet, était de
retour le 28. Dans peu de temps il reprendra le cours de
ses visites et nos maisons du Midi auront, à leur tour, la
joie de le recevoir.
yl
/5'
MISSIONS
DE LÀ CONGREGATION
DES OBLATS DE MARIE IMMACULÉE
N" 60. — Décembre 1877.
MISSIONS ÉTRANGÈRES
CANADA.
LETTRE DU R. P. PAILLIER AD R. P. SOULLIER
ASSISTANT GÉNÉRAL.
Collège d'Ottawa, 51 juillet 1877.
Mon révérend et bien bon Père,
Nous avons enlin alteinl le terme de l'année scolaire :
Deus nobis hœc otia fecit. Aussi je m'empresse de con-
lier au papier les quelques faits intéressants qui se sont
produits pendant les dix derniers mois. C'est à vous que
j'adresse ces cinq ou six pages : vous y avez bien droit.
C'est un faible témoignage de reconnaissance pour tout
ce que vous avez fait pour nous, et pour l'intérêt si vif
que vous portez en particulier à la communauté d'Ot-
tawa. Je commencerai par narrer les faits de date récente,
pour remonter ensuite dans le passé. C'est ce qu'on
T. XV. 30
— 456 —
appelle faire de l'histoire à rebours : c'est agir en rétro-
grade et n'être point homme de son siècle, le siècle du
progrès. Peu importe, pourvu que j'arrive à vous dire tout
ce qui peut vous intéresser.
Le 26 juin dernier, nue société d'élite se pressait dans
la grande salle du collège, décorée avec goût, pour as-
sister à la distribution solennelle des prix. Quelques
morceaux littéraires, plusieurs jolis chœurs de musique
vocale et trois ou quatre morceaux de musique instru-
mentale habilement exécutés par les orphéonistes du
collège, faisaient les frais de cette matinée, à laquelle
des circonstances exceptionnelles ne nous avaient pas
permis de donner l'éclat ordinaire. Elle fut marquée tou-
tefois par un incident qui ne fut pas dépourvu d'intérêt.
En vertu de notre charte universitaire, nous conférâmes
avec solennité le diplôme de maître es arts au principal
de l'Ecole normale, M. Al. Mac Abe. G^est un excellent ca-
tholique irlandais, que ses talents, ses connaissances va-
riées et ses rares qualités personnelles avaient désigné
au ministre de l'instruction publique pour être élevé à ce
poste honorable. Veuillez remarquer que la presque to-
talité des élèves de cette école et tous ses professeurs
appartiennent à la religion protestante. Quelques jours
après avoir reçu les honneurs universitaires, M. le prin-
cipal Mac Abe recevait dans une lettre officielle les féli-
citations du département de l'instruction publique, et le
ministre ajoutait : « Veuillez assurer M. le Président et
le Sénat de l'Université d'Ottawa que nous apprécions
hautement l'honneur conféré à l'École normale dans la
personne de son digne principal. » Le lendemain de la
distribution des prix, nos 240 élèves se dispersaient
sur l'immense continent américain dans un rayon de
plus de 300 lieues, et le collège, habituellement si
bruyant et si animé, otfrait une retraite paisible et silen-
— 457 —
cieuse aux quelques professeurs. Ils y goûtent nn repos
nécessaire, et se préparent à remplir, ù la rentrée des
cours, un programme qui chaque année reçoit de nou-
velles améliorations. Ce programme, je ne vous le pré-
senterai pas, mon révérend Père, vous l'avez lu et étu-
dié dans ses détails, vous en connaissez l'excellence. Les
éloges qu'il reçoit partout sont bien mérités et valent à
notre établissement le renom d'une excellente maison
d'éducation. C'est qu'en effet ce programme embrasse
toutes les branches de l'enseignement, et tout élève bien
doué, qui suit consciencieusement nos cours, peut se
présenter pour n'importe quelle carrière : l'état ecclé-
siastique, le barreau, la médecine, les mines, ponts et
chaussées, rlc. Et puis, il faut le dire, sans fausse mo-
destie : tout ce que le programme indique, s'enseigne, et
s'enseigne bien. Nos élèves le sentent et le disent, et les
parents le reconnaissent. Tout ira mieux encore, lorsque
nous aurons pu augmenter le personnel enseignant et
nous dispenser des services de plusieurs professeurs
laïques auxquels il nous faut avoir recours.
iXous calculions que l'aile gigantesque ù cinq étages
construite l'an dernier allait nous mettre au large pour
sept à huit ans au moins : mais point du tout. Le nombre
de nos pensionnaires a doublé, et colui des externes a
pris un accroissement proportionnel. Il nous faut héber-
ger 140 pensionnaires, 15 Pères, 20 Frères scolasliques,
9 Frères convers, 12 séminaristes, 20 domestiques et une
centaine d'élèves externes. Gela vous donne en bonne
arithmétique 296 personnes auxquelles il faut assurer
la quantité suffisante d'air, de lumière et d'espace pour
se mouvoir à l'aise.
Il y a quelques jours à peine, un des médecins les
plus éminents do la ville vint au collège aUn de s'en-
tendre avec les autorités et de prendre les mesures néces-
— 458 —
saires pour ouvrir dès cet automne une faculté de méde-
cine. Ce monsieur, le docteur Grant, avait dressé la liste
des neuf médecins (dont trois sont catholiques) qui de-
vaient pendant les deux premières années donner l'en-
seignement gratuit. Deux de ce? messieurs mettaient à
la disposition de la Faculté des instruments et un labo-
ratoire valant 18 000 francs. Mais il est à craindre que ce
plan, pour n'avoir point été suffisamment mûri, ne puisse
se réaliser cette année.
Plus que l'année précédente, l'année 1877 a été fé-
conde en incidents remarquables, venus fort à propos
pour rompre la monotonie de la vie de collège et con-
tribuer à fortifier l'esprit catholique dans l'âme de nos
élèves. Ce fut d'abord le cinquantième anniversaire delà
consécration épiscopale de Pie IX. Un magnifique pro-
gramme soigneusement élaboré avait été distribué dans
toute la ville. Conformément aux instructions émanées
du comité nommé arf /«oc, 6 000 hommes se réunissaient
au dedans et aux alentours de l'église Saint-Patrice à
une heure et demie, le dimanche 20 mai ; puis, après avoir
assisté au clianl du Te Deum et au salut solennel du saint
Sacrement, celte masse compacte se mettait eu marche
pour venir assister à la m.éme cérémonie, à Saint-Joseph,
à Sainte-Anne et enfin à la cathédrale. Pour ne point
choquer les susceptibilités de la population protestante,
on avait évité tout déploiement de bannières, d'oritlam-
mes et même de musique. Cette procession empruntait
toute son imposante majesté de la piété, du recueille-
ment et du silence religieux de ces six mille hommes qui
s'avançaient quatre de front, portant sur la poitrine un
petit ruban blanc avec la photographie du Saint-Père.
Toutes les classes, tous les rangs étaient confondus dans
cette belle manifestation de la foi de tout un peuple, de
son dévouement et de son amour pour le successeur de
— 459 —
Pierre. Les riches marchaient de front avec les pauvres,
et les ministres d'Étal coudoyaient les plus humbles ar-
tisans. Les 240 élèves et maîtres du collège d'Ottawa se
faisaient non-seulement remarquer par leur excellente
tenue, mais ils avaient encore décoré magnifiquement la
façade de l'église que nous desservons. Au-dessus de la
porte principale était un gigantesque trophée composé
de 8 drapeaux, dont 2 pontificaux, 2 fiançais, 2 anglais
et 2 irlandais; le tout encadrant les armes du souverain
pontife. Celte belle démonstration préludait bien à la
fête de nuit du lendemain (21 mai). A huit heures du soir
toutes les cloches des différentes églises catholiques de
la ville sonnaient à toute volée. En moins d'un quart
d'heure, Ottawa offrait un spectacle vraiment féerique.
La ville entière semblait être la proie d'un vaste incen-
die ; il y avait illumination générale ^ la façade du col-
lège était décorée de quatorze transparents de grande
dimension et du plus bel effet, encadrés de six cents lu-
mières, sans compter douze douzaines de lampions di-
versement colorés, et d'un grand nombre de lanternes
vénitiennes disposées le long de la corniche. A huit
heures et demie, nos 240 élèves, formant deux lignes
parallèles et chacun portant une torche allumée, se
mirent eu marche au pas gymnastique, au son d'une
joyeuse fanfare militaire exécutée par le corps de mu-
sique du collège, et se rendirent ainsi à l'évêché. On au-
rait dit deux gigantesques serpents déployant leurs an-
neaux de feu à travers une population compacte,
allumant partout la llamme du plus pur et du plus vif
enthousiasme. Les protestants eux-mêmes, ébahis à la
vue de ce spectacle grandiose, admiraient le prestige
exercé par cet homme qu'on appelle Pie L\, dout le
nom est dans toutes les bouches et dont le souvenir seul
fait battre le cœur de deux cents millions de cathoUques
— 460 —
dans le inonde entier. Nos élèves armèrent ainsi au pas
de charge en face du palais épiscopal brillamment illu-
miné. Au-dessus de la porte d'entrée était le buste de
Pie IX environné de guirlandes et de lumières; nos
élèves entonnèrent une hymne à Pie IX, fort joli morceau
composé pour la circonstance ; le corps de musique fai-
sait l'accompagnement.
Trois semaines étaient à peine écoulées que la popu-
lation de notre ville se portait sur les rives de la rivière
Ottawa pour y recevoir Ms"" Conroy, évêque d'Ardagli
(Irlande), arrivant au Canada avec le titre et les pouvoirs
de délégué apostolique. Les fêtes du cinquantième anni-
versaire de Pie IX avaient déjà surexcité chez notre po-
pulation catholique la fibre religieuse : aussi l'arrivée de
M8' Conroy, venant au nom de Pie IX, revêtu de tout le
prestige de la science, des talents et de la piété, provo-
qua-t-elle chez tous nos catholiques, mais plus spéciale-
ment chez les Irlandais, dont Son Eycellence est bien un
des plus beaux types, une nouvelle explosion d'enthou-
siasme. Je n'ai point à vous raconter, mon révérend
Père, la magnifique réception qui fut faite à l'ablégat
par la capitale de la puissance du Canada : je me borne-
rai à vous dire en peu de mots la part que le collège
d'Ottawa a prise à cette belle démonstration. Elle n'a
pas été la moindre. D'abord, S. Gr. M"' Duhamel, par
une attention toute délicate à laquelle nous ne de-
vions point nous attendre, avait choisi, parmi le nom-
breux clergé arrivé des différentes paroisses de son vaste
diocèse, trois de nos Pères afin d'assister S. Exe. M^' Con-
roy et l'évêque diocésain. A la réception de l'ablégat, sur
le seuil de la cathédrale et pendant le salut du saint Sa-
crement, le R. P. Supérieur du collège occupait la droite
de Ms"- Duhamel et les deux autres Pères se tenaient Tun
à la droite, l'autre à la gauche de M"'' Conroy. Le sur-
— 461 —
lendemain une triple salve d'applaudissements accueillait
S. Exe. le délégué apostolique à son entrée dans la
grande salle du collège. Il prit place sur un magnifique
troue : on voyait rangés à srs côtés M'-''' Duhamel, évê-
que d'Ottawa, et l'évêque du Prince-Édoiiard, M«' Power.
Venaient ensuite S. Exe. le premier ministre de la puis-
sance du Canada, le ministre des travaux publics, le mi-
nistre de l'agriculture, celui de la justice, celui des pos-
tes, le président du conseil privé et plusieurs membres
du Parlement fédéral. Cinq cents personnes remplissaient
la salle du collège. Après une magnifique ouverture bril-
lamment exécutée par notre corps de musique, douze
élèves en uniforme de zouaves pontificaux et précédés
du drapeau pontifical vinrent présenter les armes à
S. Exe. le délégué apostolique, puis le R. P. Supérieur
du collège lui souhaita dans un petit discours la bienve-
nue au nom des professeurs et des élèves de l'établisse-
ment. Vu l'heure avancée de la nuit, on dut raccourcir
le programme et omettre deux beaux essais composés
pour la circonstance^, l'un par le R. P. Bennet et l'autre
par le R. P. Fillatre. La partie musicale du programme,
cnlrecoupôe d'évolutions militaires et de charges, à la
vérité non sanglantes, mais dont n'auraient pas rougi
à tout autre égard les vrais zouaves pontificaux, fut
fort bien exécutée par nos jeunes zouaves. Bref, S. Exe.
IMe' Conroy,qui avait exprimé son intention bien formelle
de ne point adresser la parole, revint sur sa décision
première, et pendant un petit quart d'heure ravit son
auditoire par une brillante improvisation dans laquelle
on ne savait lequel il fallait admirer le plus, du fond ou de
la forme.
Voilà, mon révérend et bien bon Père, les quelques
épisodes intéressants qui ont signalé le passage de l'an-
née 1877 : j'aurais pu mentionner aussi l'hospitalité que
— 462 —
nous avons dû offrir aux cent zouaves pontificaux cana-
diens qui tous les ans se réunissent dans une ville de
la puissance, et qui cette année ont eu leur réunion
à Ottawa, mais je m'aperçois que j'ai dépassé les li-
mites du cadre d'une correspondance. 4ussi vais-je en
rester là. Nous avons eu à déplorer cette année la
perte de deux de nos Frères scolastiques : le F. Bresson,
décédé le 18 décembre, et le F. Ward, que nous avons
enterré le jour de la fête de sainte Anne. Nous pouvons
dire de chacun d'eux ces paroles inspirées : Consumma-
tus in brevi explevit tempora multa, placita enim erat Deo
anima illius, propter hoc properavit educere illum de medio
iniquitatum. Ces deux bons Frères nous ont beaucoup
édifiés par leurs vertus et leurs bons exemples. Ils étaient
deux fruits mûrs pour le ciel.
J'ai fini ma petite narration, mon révérend Père, toute
remplie, je le sens, d'incorrections et de nombreux an-
glicismes : que voulez-vous! nous oublions ici notre belle
langue française ; puissent ces quelques pages intéresser
celui qui a fait tant de bien à notre province du Canada
et au collège d'Ottawa en particulier, où son passage a
laissé de profonds et d'impérissables souvenirs !
Agréez, mon révérend et bien bon Père, l'expression
de mon profond respect et de mon affection toute frater-
nelle.
A. Paillier, g. m. I.
— 463 —
LOWELL (ÉTATS-UNIS).
DÉDICACE DE l'ÉGLISE DE l'iMMACULÉE CONCEPTION.
(Fête du 10 juin 1877 à Lowell.)
Compte rendu publié par un des journaux protestants
de lu ville {Loivell Ti)ne.<).
I. — Histoire de son érection.
La magnifique et imposante église de l'Immaculée-
Conception, qui, à l'exception de la tour, est maintenant
terminée, sera solennellement dédiée demain par S. Gr.
l'Archevêque Williams, de Boston. Les Pères Oblats,
qui ont bùti cette église, sont membres d'un ordre de
Missionnaires pour les pauvres, ordre qui a été fondé il
y a une cinquantaine d'années par Ms^ Charles-Eugène
D£ Mazenod, Evéque de Marseille. Les Pères Oblats vin-
rent dans ce pays en I84I; ils s'établirent d'abord en
Canada, où ils n'ont cessé de travailler depuis, avec le
plus grand zèle et beaucoup de succès, tant 'au milieu
des Indiens qu'au milieu des Canadiens eux-mêmes.
Au mois d'avril 1868, les Pères Oblats, à l'invitation de
M?"" Williams, vinrent s'établir à Lowell. Peu de temps
après leur arrivée, ils achetèrent le terrain sur lequcj
l'église est bâtie. C'est un lot de 300 pieds sur 120. Les tra-
vaux pour la construction de l'église commencèrent aussi-
tôt et la première pierre fut bénite, par M«' l'Archevêque
de Boston, le 31 novembre 1871, au milieu d'une foule
nombreuse que l'intensité du froid n'avait pu empêcher
d'assister à la cérémonie. La crypte fut achevée au mois de
juillet 1872 et le premier dimanche du même mois elle fut
ouverte au culte et servit d'église à partir de ce moment.
— 464 --
II. — Description de l'église.
Extérieur. — L'église est bâtie en pierres de granit.
Elle est en style ogival moderne, avec transept, bas-
côtés et clair étage; la coupe générale de l'édifice est
imposante et massive. Néanmoins les nombreux cloche-
tons qui surmontent les murs et les pignons lui donnent
un certain air de légèreté et d'élégance. Il n'y a qu'une
tour ; au lieu de se trouver sur la façade, elle est placée au
coin du côté sud-est. Quand elle sera surmontée de sa
flèche, l'église représentera un ensemble trcs-salisfaisant.
Intérieur. — L'intérieur présente un aspect extrême-
ment gracieux et léger. La belle symétrie des ogives,
la légèreté des colonnes, la délicatesse des décorations,
la parfaite harmonie des couleurs donnent à l'intérieur
un charme inexprimable. Du vestibule au chevet, l'église
a 192 pieds de long sur 107 pieds de large au transept,
76 pieds aux bas-côtés et 70 pieds sous-clef; 16 piHers
élégants soutiennent la voûte; les chapiteaux de ces
piliers présentent les plus beaux dessins de fruits natu-
rels, de Heurs, d'oiseaux, alternant avec de gracieux
faisceaux de feuillage. Du milieu des colonnes s'échap-
pent des arceaux qui décrivent sur la voûte des courbes
gracieuses et vont se réunir à une moulure très-saillante
qui court tout le long du sommet de la voûte.
Les bancs, au nombre de trois cent vingt-deux, pou-
vant recevoir chacun six personnes, sont en bois de
frêne avec garniture en cerisier. Tout l'ouvrage en bois
est fini à l'huile et au shellao, et retient sa couleur na-
turelle. Les planchers sont en pin delà Géorgie et vernis.
Les chandeliers pour le gaz sont fixés aux piliers et
sont plaqués en or ; il y a quatre cent trente becs de
gaz, qui, lorsqu'ils sont tous allumés, produisent un
effet des plus beaux. Le plancher du sanctuaire est re-
— 465 —
couvert d'un superbe tapis qui a dlé commandé et con-
fcclionîié à Lowcll même.
Les verrières. — Toutes les verrières de l'église sont
des verrières de couleur ou des vitraux peints. Il y en
a sept, dans le sanctuaire, au-dessus du maîtrc-anlel.
Les vitraux représentent le Sacré Cœur, l'Immiicuiéc
Conception, sainte Anne, sainte Elisabeth, saintJoachim,
saint Joseph et saint Jean-Baptiste. Ceux de l'église re-
présentent saint Pierre, saint Paul, saint André, saint
Thaddée et saint Patrick, les autres forment des groupes :
Notre-Seigneur qui bénit les petits enfants, Moïse frap-
pant le rocher, saint Martin et le mendiant. Ces verrières
sont de toute beauté, tant pour le coloris, qui est d'une
grande richesse, que pour la beauté des figures, qui est
tout ce qu'on peut désirer de mieux. Chacune de ces
verrières, est protégée, à l'extérieur, par un autre vitrage
en verre ordinaire. Elles ont toutes été données, soit
par les sociétés attachées à l'église, soit par des parois-
siens ; le nom du donateur est inscrit sur chaque ver-
rière.
Le maître-autel. — Le maître-autel, qui est tout de
marbre et du style ogival, est considéré par des hom-
mes compétents, comme un des plus beaux morceaux
d'art religieux dans l'Etat du Massachusetts. 11 a 18 pieds
de large à sa base et 21 pieds de haut. Il entre dans sa
construction dix ou douze différentes variétés de mar-
bre, à savoir : du marbre d'Italie, de France, de Bel-
gique, d'Irlande, et plusieurs variétés de marbre du
pays. A la base il y a du marbre de différentes couleurs;
mais le tabernacle et l'exposition sont du blanc le plus
pur; la porte du tabernacle est en cuivre doré, ce qui
produit un excellent eflel. Cet effet se trouve encore
augmenté par les grands chandeliers et la croix, qui sont
aussi en cuivre doré. L'autel n'est pas encore entièrement
— 466 —
achevé!; il manque plusieurs statues, qui, lorsqu'elles se-
ront placées, ajouteront beaucoup à sa beauté.
Les orgues. — Les orgues ont 22 pieds et demi de lar-
geur sur 24 de profondeur et 35 de hauteur. L'instru-
ment se compose de 3 claviers de 58 notes chacun, d'une
pédale de 30 notes, de 54 registres et de 45 jeux. Il
contient près de 3 000 tuyaux. Pour fournir du vent il
y a 2 soufflets à double action, et les soufflets sont
mis en mouvement par un moteur à eau, sans le se-
cours d'aucun homme. Ces moteurs sont d'une date
toute récente, mais c'est une invention extrêmement
utile. L'organiste lui-même peut , sans se déranger,
mettre le moteur en mouvement ou l'arrêter comme
il lui plaît, au moyen d'un petit registre qui se trouve à
son côté. Les Pères Oblats ont droit d'être félicités de
l'acquisition d'un instrument qui fait honneur non-seu-
lement à leur esprit d'entreprise, mais aussi à la ville de
Lowell tout entière. C'est pourquoi nous les félicitons
bien sincèrement.
IlL — Cérémonie de la dédicace.
C'est le 40 juin de cette année qu'eut heu la cérémo-
nie si désirée et si longuement attendue de la dédicace
de la belle église de l'Immaculée-Conception. Des lettres
d'invitation avaient été envoyées à tous les évêques de
la province. Trois se rendirent à l'invitation et les
autres exprimèrent le regret de ne pouvoir venir, tout
en félicitant les Pères sur le succès de leur entreprise.
Une trentaine de Prêtres aussi avaient été invités et plu-
sieurs répondirent à cette invitation.
Le jour était mal choisi pour les Prêtres : c'était un di-
manche ; c'est pourquoi plusieurs qui auraient désiré ar-
demment venir en furent empêchés; d'un autre côté, le
— 467 -
dimanche dtait le seul jour possible pour nos gens; c'est
pour cela qu'il a été préféré à tout autre.
Toutes les dispositions avaient été prises la veille pour
maintenir le bon ordre et pour empêcher l'encombre-
ment, soit au dedans, soit au dehors de l'église. Une
demi-heure avant la cérémonie il y avait !2 500 personnes
commodément assises dans l'église. A dix heures pré-
cises la procession se mit en mouvement dans l'ordre
suivant : la croix avec thuriféraires, cinquante acolytes
habillés de soutanes violettes et de surplis en mousse-
line; le clergé en surplis au nombre de vingt-quatre
Prêtres; M^"' l'Évêque de Springfield, Ms'' l'Evêque de
Burlington, enfin Ms"" l'Archevêque de Boston. La pro-
cession fît le tour de l'église à Tintérieur et à l'extérieur,
selon qu'il est marqué dans le rituel romain.
La grand'messe fut chantée par le R. P. Antoine, pro-
vincial; après l'Évangile, Ms"^ l'Évêque de Springtield
monta en chaire et prononça un magnifique sermon sur
l'unité de TÉglise. Voici la traduction des principaux
passages :
« Mes frères, la belle cérémonie à laquelle vous venez
d'assister aujourd'hui est devenue si fréquente dans ces
temps de progrès et de civilisation, qu'elle a jusqu'à un
certain point perdu de sa nouveauté. Il y a quelques an-
nées à peine, c'était une chose merveilleuse de voir con-
sacrer une église au service de Dieu. Mais maintenant,
que les sommets de presque toutes les collines qui nous
environnent sont couverts de splendides édifices, l'attrait
de la nouveauté a en partie disparu. Malgré cela, la chose
en elle-même n'a rien perdu de son importance, il s'agit
toujours de consacrer un endroit au service de Dieu.
Dieu, sans doute, peut être servi partout et en tout lieu.
Mais ne voyons-nous pas qu'il a lui-même prescrit
qu'on réserve à son service quelques-uns de ces endroits?
— 468 -
Il a commandé de lui bâtir uu temple dont il s'est fait lui-
même l'architecte. Il a demandé aussi qu'on lui bâtit un
temple en ce lieu, et c'est précisément ce qui nous réunit
ici aujourd'hui. Ce temple est construit et c'est une
œuvre vraiment merveilleuse. Ceux qui ne sont pas ca^
tholiques admirent que des pauvres gens aient pu offrir à
Dieu un temple aussi magnifique, et vous-mêmes, mes
frères, vous êtes surpris de la rapidité vraiment merveil'-
leuse avec laquelle il a été construit. C'est un monument
de votre zèle et de votre charité, qui portera ses fruits
pendant toute l'éternité. Pourquoi avez-vous bâti une si
belle église? C'est parce que vous comprenez que Dieu
mérite d'être honoré d'une manière toute spéciale ; oui,
tous nous sentons et nous croyons que nous sommes en
présence des Anges et de Notre-Seigneur, non pas en
ligure, mais en réalité. C'est pourquoi nous nous effor-
çons de remplacer partout par des édifices plus Gouver-
nables ces petites églises provisoires où nos pères venaient
prier il y a cinquante ans.
(' Les théologiens nous enseignent que hors de l'Église
catholique il n'y a point de salut ; c'est là la raison pour
laquelle Jésus-Christ a laissé à son Église des marques
par lesquelles on peut la reconnaître facilement. Ces
marques sont : l'unité , la catholicité , la sainteté et
l'apostolicité. L'unité, c'est là la plus belle marque de
l'Eglise et celle sur laquelle je désire attirer votre atten-
tion. »
Après avoir démontré la nécessité de cette unité par
l'Écriture sainte, par des analogies, et aussi par le témoi-
gnage des saints Pères, l'orateur continue : « Tous ces
témoignages démontrent jusqu'à l'évidence cette vérité,
que l'Église de Jésus-Christ est une, puisque Dieu est un,
et que la doctrine qu'elle enseigne est une aussi, puis-
qu'elle vient de Dieu ; conséquemraent tous ceux qui ne
— 469 —
possèdent pas celle doctrine une, sont hors de la vtliilé
et pat" là m(5me hors du salut.
« Tout dans la nature porte le caractère de l'unilé. 11 est
vrai qu'il y a des lois spéciales, qui gouvernent les dif-
férents règnes, mais toujours est-il que les différentes or-
ganisations sont gouvernées par une loi générale et univer-
selle : la loi de l'unité. Cette loi domine l'ordre physique,
l'ordre moral, et elle domine aussi l'ordre religieux. Rien
plus, elle domine l'Église catholique elle-même, qu'elle
rend une, non-seulement une dans sa doctrine et sa hié-
rarchie, mais aussi une avec son passé. De là vient cet
esprit conservateur qu'on lui reproche tant et qui fait sa
gloire, puisqu'il prouve une chose, qu'elle a été établie
par Dieu qui ne change pas.
«J'entends dire quelquefois que nous, catholiques, nous
n'avançons pas avec la civilisation moderne. Je dirai à
ceux qui noua font ce reproche : Êtes-vous fatigués du
conservatisme de Dieu? Est-ce que les constellations chan-
gent? Non, nullement. Tout ce que Dieu a fait est bien
fait et n'a pas besoin de changer. Le progrès suppose des
imperfections, et les œuvres de Dieu sont parfaites.
L'Église catholique, qui est son ouvrage, est aussi parfaite
et n'a pas besoin de progrès. Dieu l'a marquée au coin
de son inamovibilité et surtout de son unité. Je la vois,
cette unité, dans celle succession non interrompue de-
puis le temps des apôtres; je la vois dans la personne de
Pie IX, le successeur de saint Pierre, à qui il a été dit :
« Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et
« les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle, n
Je la vois, cette unité, dans l'enseignement uniforme de
tous les siècles.
a Lorsque l'Église définit le dogme de l'Immaculée Con-
ception et celui de l'infaillibilité, les protestants se mi-
rent aussitôt à crier contre ce qu'ils appelaient d'étrnn-
— 470 —
ges innovations. Mais permettez-moi de vous dire, mes
amis protestants, que vous pratiquez précisément ce que
nous enseignons et que vous allez bien plus loin que
nous. Quelle est la mère protestante qui, lorsqu'elle
tient sur ses genoux cet enfant qu'elle aime tant,
croit que l'âme de son enfant est couverte de la lèpre
du péché, et que si cet enfant venait à mourir il serait
damné? Il n'y en pas une sur mille; toutes au con-
traire croient que leurs enfants sont purs comme des
anges, c'est-à-dire qu'ils sont immaculés. Ainsi, tandis
que nous enseignons que ce privilège n'est accordé qu'à
une seule créature, la sainte Vierge, eux prétendent qu'il
est accordé à tout le monde. Nous enseignons qu'un seul
enfant est venu au monde sans la tache du péclié origi-
nel, c'est là tout le dogme de l'Immaculée Conception,
Quant à l'infaillihilité du Pape, l'Église enseigne qu'il ne
peut pas se tromper, quand il définit comme chef de
l'ÉgUse des questions de foi ou de morale. C'est là toute
la doctrine de l'infaillibilité.
« On nous répète à satiété que l'Église catholique tombe
de vétusté, qu'elle s'en va, et qu'elle va finir par dispa-
raître complètement. Mais laissez-moi vous dire qu'il n'en
est rien. Elle est persécutée, c'est vrai; ses ministres
sont emprisonnés, c'est encore vrai ; malgré cela, elle est
triomphante; les prières de ses enfants, qui montent con-
tinuellement jusqu'au trône de Dieu, sont plus puissantes
que les persécutions. La main toute-puissante qui l'a
fondée la protège, et à l'ombre de cette protection elle
poursuit sa marche triomphale à travers le monde sous
la direction du pontife bien-aimé qui vient de célébrer
le cinquantième anniversaire de son élévation à l'épisco-
pat. Qu'il soit béni de Dieu autant qu'il est vénéré des
hommes I »
Tel fut à peu près le discours de Sa Grandeur.
— 471 —
La messe qu'on a chantée était la troisième de Haydn.
Un jeune homme de LowfU qui a éludié au Conservatoire
de Paris touchait l'orgue.
Les RR. PP. Obhits qui assistaient à la cérémonie
étaient les suivants: R. P. Antoini;, Provincial; les
PP. Lacombe, de Saint-Bonifaco, Guillard, de Bufl'alo,
Mangin, Garin, M'Gratii, Lebret, [Jarber, Riordan, Four-
NiERet Gigault, de Lowell.
Les vêpres. — Les vêpres furent chantées à six heures du
soir. L'église étail aussi remplie que le matin. M^'" l'Ar-
chevêque, qui, à cause d'une erreur, n'avait pas oilicié
solennellement à la messe, voulut bien oiiicier aux vêpres.
Après vêpres, Monseigneur de Burlington monta en chaire
et fit un beau sermon sur la sainte Vierge, la douce pa-
tronne de l'Eglise. Après avoir fait allusion à la cérémo-
nie du matin, l'orateur entra immédiatement dans son
sujet. Son but était de démontrer que tous tant que nous
sommes, catholiques ou protestants, nous avons des rap-
ports nécessaires avec la saiute Vierge : rapports d'amour,
d'un côté; rapports de reconnaissance, de l'autre. En
effet, dit-il, tous nous espérons arriver au salut par le
mystère de la Rédemption. Or, N.-S. Jésus-Christ, qui a
opéré ce mystère de notre rédemption, est Dieu et homme
tout ensemble; il y a en lui deux natures: la nature di-
vine et la nature humaine; l'union et la coopération de
ces deux natures étaient nécessaires à l'accomplissement
de ce mystère. Sa nature divine, Notre-Seigneur l'a reçue
de Dieu; mais sa nature humaine lui a été donnée par
Marie, qui est devenue par là même la mère du Sauveur
et qui en cette qualité a une part nécessaire dans l'ac-
complissement de ce mystère de la Rédemption. Nous
pouvons en douter, nous pouvons le nier même, mais
notre négation ne changera rien à la chose, et il sera
éternellement vrai que le Sauveur des hommes est Dieu
T. ÏV. 31
- 472 —
et homme tout ensemble et que la sainte Vierge est sa
mère. Conséquemmenl, il sera éternellement vrai qu'elle
a eu une part active à l'œuvre de notre salut et que, bon
gré mal gré, nous devons avoir avec elle des relations
nécessaires de reconnaissance. Nous catholiques, nous
aimons à le reconnaître, et telle est la raison de notre
dévotion envers la sainte Vierge. Mais les protestants ne
le reconnaissent pas, parce qu'ils manquent de réflexion
et de logique, et plus encore, parce qu'ils n'ont plus la
foi en la divinité de N. S. Jésus-Christ.
L'orateur a développé ces pensées avec beaucoup de
vigueur et de clarté. Le sermon du soir, sans être aussi
plein d'actualité que celui du matin, a fait grande im-
pression sur l'auditoire, non pas tant à cause de la force
des arguments qu'à cause de l'accent de conviction et
ronction de la piété qui pénétraient tout le discours.
Après le sermon, on a donné la bénédiction solennelle
du très-saint Sacrement.
S. H. le maire de Lowell et plusieurs des citoyens
les plus marquants de la ville ont assiste à la céré-
monie. Catholiques et protestants ont été unanimes à
louer la beauté de l'église et à admirer la grandeur
de ses cérémonies. Le journal de la localité termine ainsi
sou compte rendu de la fête du 10 juin :
« Les Pères Oblats, par leurs manières polies, leur
générosité et leur esprit d'entreprise, se sont fait de
nombreux amis dans la ville de Lowell. Le courage et
l'énergie avec lesquels ils ont entrepris et complété l'é-
rection d'une des plus belles églises du pays méritent les
plus grands éloges. Qu'il leur soit donné d'en jouir long-
temps. C'est la prière de tous leurs paroissiens et de leurs
nombreux amis. »
— 473 —
MANITOBA.
RAPPORT DU R. P. LACOMBE.
Eglise Saint-Pierre, Montréal, l'J juillet 1877.
BlEN-AIMÉ PÈRE GÉNÉRAL,
Ayant terminé la mission dont m'avait cliargé l'Ar-
chevêqup de Saint-Boniface, et sur le point de revenir à
Winnipeg, je me fais une douce obligation de raconter à
Votre Paternité ce que j'ai fait ici, depuis le mois de
février dernier.
Avant d'entrer dans aucun détail, laissez-moi vous
dire, bien-nimé Père, que l'œuvro de colonisation par des
catholiques, à Manitoba, est une œuvre extrêmement
importante, au point de vue de notre nationalité, et sur-
tout au point de vue religieux. Ce pays, connu autrefois
sous le nom générique de Rivière-Rouge, forme aujour-
d'hui une des provinces de la confédération canadienne.
C'est là que, depuis bien des années déjà, nos Mis-
sionnaires ont porté la foi; ils ont poussé leurs excur-
sions à plusieurs centaines de milles plus loin, sur les
grandes rivières Saskalchewau et Macknnsie. Messagers
de la bonne nouvelle, ils sont les premiers qui aient intro-
duit des germes de civilisation dans ces immenses terri-
toires. Après avoir adouci les mœurs farouches des sau-
vages, ils ont rencontré quelques hommes blancs, venus
au milieu d'eux pour échanger leuts marchandises contre
des fourrures. Bientôt, ces blancs se multiplièrent, s'éta-
blirent dans ces contrées, et formèrent une petite popu-
lation , surtout dans l'ancien teriitoire de la Uivière-
Rouge. Les événements de 1870, 1871, 1872 changèrent
la face des choses. Manitoba devint une province avec
tous les rouages d'un gouvernement régulier , offrant
— 474 —
toutes sortes d'avantages aux étrangers qui voudraient
émigrer de ce côté. Dans le premier enthousiasme, beau-
coup de familles anglaises et protestantes nous arrivè-
rent d'Ontario. Bientôt le gouvernement envoya des
agents en Russie, et nous eûmes une immigration de
Mennonites, et même une centaine de familles de l'Is-
lande.
Menacés d'être envahis par l'élément étranger et pro-
testant, dans ce pays que nous avons été les premiers à
défricher, nous nous sommes alors levés, nous les Mis-
sionnaires de Maniloba, et ayant notre Archevêque à
notre tête, nous avons tenté des efiorts pour paralyser
ceux du protestantisme. Nous pensions avec une douleur
extrême aux reproches d'inditférence que pourraient
nous adresser nos successeurs. C'est sous cette impulsion
que, dans l'hiver de 1873, notre révérendissime Vicaire
m'envoya au Canada pour commencer l'œuvre d'une
émigration canadienne française vers Manitoba. Je par-
courus certains centres canadiens, dans les Etats-Unis;
je parlai de Manitoba, de ses avantages et désavantages,
de l'avenir de ce pays pour la colonisation. Le gouverne-
ment canadien, dont j'avais réussi à acquérir les sym-
pathies, approuva notre plan et vota même quelque
argent pour aider au transport de nos immigrants. Dans
le courant de 1876, cinq cents colons catholiques et fran-
çais avaient grossi les rangs de nos anciens habitants,
les métis. Les choses en étaient là, quand M^"" Taché, en-
couragé par nos premiers succès, me confia une seconde
fois la mission de continuer le recrutement aux Etats-
Unis et au Canada. J'acceptai de grand cœur celte mis-
sion, en considérant devant Dieu que c'était, un grand
devoir pour nous de ne pas laisser tomber ce pays, pour
ainsi dire civilisé par les Oblats, entre les mains des pro-
testants. Suivant mes goûts de prédilection , sans doute
— 475 —
j'aurais préféré m'ensevelir auprès do mes chers néo-
phytes de la Saskalchewon, mais obéissant au désir et à
l'appel de mon Supérieur, je partis de Saint-Boniface,
à lu fin du mois de janvier dernier, par la dilifïence pu-
blique, jusqu'à Moorliead , distance de 2'20 milles de
Winnipeg. De Moorliead, par le chemin de fer, j'arrivai
à Montréal, après avoir voyagé par un froid Irès-piqnant.
Nos bons Père? de Montréal me recureut avec la cha-
rité et la bonté qui les caractérisent. L'hospitalité de
leur maison m'était acquise pour tout le temps de ma
mission. C'était renouveler à mon égard ce qu'on avait
fait l'hiver d^auparavant. Je commentai de suite à m'oc-
cuper de mes rapports avec le gouvernement, avec les
Compagnies de chemins de fer, et avec nos agents d'im-
migration dans la république américaine.
Dans mes différentes excursions au milieu des centres
canadiens aux Etats-Unis, partout je fus accueilli en Mis-
sionnaire et en ami. Les prêtres de ces différentes locali-
tés m'offraient l'hospitalité, et étaient heureux dem'aider
dans l'accomplissement de mon œuvre. C'est pendant
une de ces tournées que je me rendis à New-York,
pour rencontrer le cher P. Soullier, notre bien-aimé
visiteur au Manitoba. Après avoir dit adieu à cet ami
vénéré, d'après son avis je me dirigeai vers Washington,
où une Société scientifique m'offrait d'imprimer, à ses
propres frais, le dictionnaire adjibway, ou sauteux, dont
je vous ai déjà parlé. N'ayant pu réussir à m'entendre
sur les conditions posées par les membres de cette So-
ciété, je laissai la capitale des Etats-Unis et je continuai
mon œuvre de propagande d'émigration parmi nos Cana-
diens employés dans les manufactures américaines. Com-
bien il m'était pénible de voir nos braves pères de fa-
mille aller sacrifier la jeunesse de leurs enfants dans
ces grands moulins où, en peu d'années, on contracte la
— 476 —
terrible maladie de la consomption ! Je tâchais de leur
faire comprendre que l'air sain de Manitoba leur serait
plus favorable que celui des usines; que leurs bras vi-
goureux, en remuant le riche solde notre Nord-Ouest, se
fortifieraient et s'exerceraient à un travail plus rémuné-
rateur que celui auquel ils se livrent dans une sorte d'es-
clavage, au grand détriment de leur santé et de leur
moralité.
Je revins ensuite à Montréal pour organiser les dé-
parts des différentes sections de voyageurs. Depuis
le mois de mai dernier, six cents à peu près sont
partis soit des Etats-Unis, soit de la province de Québec,
pour se rendre auprès de leurs compatriotes qui les
avaient devancés. It est vrai qu'un certain nombre sont
revenus non satisfaits du pays où ils s'étaient imaginé
trouver une fortune toute faite. Ceux-là, certainement,
n'appartenaient pas à la phalange de ces braves pion-
niers, qui comprennent ce que doit faire une nouvelle
colonie, et que le sol, quelque riche qu'il soit, demande
cependant des sueurs et des fatigues de la pari de celui
qui réclame de lui une abondante moisson. Ces Cana-
diens ne ressemblaient pas à nos pères, venus de la
vieille France, et qui ont formé la nouvelle au prix de
tant de sacrifices.
Mon bien-aimé Père, depuis que nous avons com-
mencé celte œuvre de colonisation, à Manitoba, nous
avons éprouvé certainement bien des contrariétés et ren-
contré bien des obstacles, mais les résultats obtenus jus-
qu'ici ont de quoi compenser nos peines ; M^' Taché
m'écrit que des paroisses nouvelles se forment, ou bien
les nouvelles familles vont s'échelonner le long des ri-
vières, au milieu de nos provinces de métis. Une des
grandes épreuves de cetle année, ce sont les pluies tor-
rentielles qui n'ont cessé de tomber pendant quelques
— 477 —
semaines. Cette quantité d'eau a causé des dommages
aux récoltes dans les terrains bas, ce qui était propre à
décourager les nouveaux arrivants. Il va sans dire que
TArchevèque de Saint-honiface, ainsi que ses dévoués
collaborateurs,, se sont multipliés pour aider, renseigner,
favoriser les immigrants et leur procurer les premiers
secours.
Dans quelques jours, je partirai avec deux nouveaux
prêtres, un Frère scolaslique, des maîtres et des maî-
tresses d'école et quelques nouveaux colons. Par mes
rapports avec les diflférentes compagnies de chemins de
fer et de steamboats, j'ai pu obtenir bien des réductions
de passage, fort avantageuses pour ma bourse, qui est
loin d'être bien fournie dans ce temps de crise que subit
le Canada.
Pendant ces quelques mois passés en Canada, je me
suis occupé de limpression du dictionnaire et de la gram-
maire de la langue adjibway ou sauteuse. Après avoir
publié le prospectus et les premières pages, je me suis
arrêté , pour attendre les remarques et observations
qu'on jugerait devoir me faire (j'entends ceux qui ont
étudié cette langue). C'est à Manitoba, pendant les lon-
gues soirées de l'hiver, que je continuerai ce grand tra-
vail, qui sera loin d'être parfait, mais qui, cependant,
sera d'un grand secours aux Missionnaires qui doivent
se livrer à l'étude de cette langue.
M^'' Tache m'avait aussi chargé de traiter une au-
tre affaire , non moins importante que celles dont je
viens d'entretenir Votre Paternité : procurer au dio-
cèse de Saint-Boniface l'acquisition des Frères de la
Doctrine chrétienne. Nos Pères et les autres prêtres sont
en trop petit nombre et trop occupés, d'ailleurs, pour
que Monseigneur puisse en détaclier quelques-uns pour
faire les cours dans son collège de Sainl-Duniface et la
— 478 —
maîtrise de Winnipeg. Sa Grâce a donc décidé de faire
un appel aux bons Frères, qui font tant de bien au Ca-
nada. J'ai eu le bonheur de réussir dans cette mission.
Le Supérieur général de Paris accepte nos conditions, et
nous donnera six Frères, qui se rendront chez nous cet
automne ou le printemps prochain. Chez nous, déjà,
comme partout ailleurs, l'éducation est le grand cheval
de bataille de nos adversaires. Avec eux les écoles, et
rien que les écoles. Nous avons une grande lutte à sou-
tenir, et pour n'être p^is vaincus il nous faut des hommes
pour enseigner, et ces hommes, ce sont ces généreux
coUaboraleurs qui vont aller bientôt prendre la direction
des classes au collège de Saint-Boniface et à la maîtrise de
Sainte-Marie. Depuis plusieurs années, nous luttons avec
succès contre les protestants, pour ce qui est de l'ensei-
gnement des jeunes personnes. Deux Communautés de
religieuses dévouées leur donnent des soins intelligents,
avec un succès que nos antagonistes ne peuvent s'em-
pêcher de reconnaître.
Encore une autre, chose, bien-aimé Père, qui ne
manquera pas d'exciter l'intérêt que vous nous portez.
Aujourd'hui même, je reçois une communication du
secrétaire d'Etat, qui m'informe que le traité des Pieds-
Noirs aura lieu le 13 septembre prochain, au pied des
montagnes Rocheuses, à 8 ou 900 milles de Saint-
Boniface. Le gouvernement m'informe en même temps
qu'il requiert mes services pour Tacceptation de ce
traité, comme interprète et comme l'ami de ces sau-
vages, afin de leur faire comprendre que le Canada
ne veut pas les tromper, mais leur faire du bien. Déjà
vous m'avez donné la permission d'accepter cette mis-
sion, importante pour nous à bien des points de vue,
puisque Sa Grâce présumait votre consentement. Je
partirai demain pour Ottawa, où je m'expliquerai d'une
— 479 —
manière claire et précise sur les conditions de cette
mission.
Arrivé à Saint-Bonifaco an commencement d'août, j'en
repartirai après quelques jours, avec des chevaux et
quelques compaç^nons, pour me rendre an près des sau-
vages, où je rencontrerai le lieutenant-ijçouverneur qui y
sera déjà arrivé sans doute. Ces assemblées de nos
tribus sauvaïçes, où l'on fume le p;rand calumet avec
un chef des blancs, sont toujours bien solennelles, et sont
un événement bien marquant dans leur histoire. Plus
tard, je me ferai un devoir de vous raconter toutes ces
choses, mes aventures de voyage, et tout ce que je croi-
rai devoir intéresser mes Frères, qui ont la patience de
lire les incorrections de ma plume si mal exercée.
Quand vous recevrez celte lettre, je serai déjà au
milieu du grand désert des prairies', respirant à l'aise
cet air de mes jeunes années de Missionnaire. Je ne
puis m'empècher de vous avouer que je suis heureux
d'avoir une 'si belle occasion de revoir mes néophytes,
et d'embrasser quelques-uns de nos chers Pères, qui tra-
vaillent avec tant de zèle au milieu d'eux. Je rencontrerai
probablement M='' Grandin. Inutile de dire la consolation
fraternelle que nous éprouverons.
Je ne puis terminer, bien-aimé Père, cette longue
lettre, sans exprimer mes sentiments de reconnaissance
pour toutes les bontés dont nos bons Pères de la pro-
vince du Canada m'ont comblé pendant mon séjour au
milieu d'eux. Le P. Antoine, cet aimable Provincial,
avait tout mis à ma disposition. La maison où j'ai fait
mon plus long séjour a fait tout en son pouvoir pour
m'aider dans ma mission et aplanir les difticultés, et au-
jourd'hui que je me sépare de ces bien-aimés Frères, ils
ne veulent rien accepter comme dédommagement, que
mes faibles prières pour le succès de leurs grandes œu-
— 480 —
vres en ce pays. C'est bien le cas de répéter: Ecce quam
bonum...
En terminant, bien-aimé Père général, je vous supplie
de nous bénir, de bénir cette mission que le gouverne-
ment vient de me confier auprès de mes cliers sauvages.
Je crois que les résultats en seront beureux pour nos éta-
blissements religieux en ce pays. Ce sera une belle occa-
sion d'agir sur l'esprit des sauvages, qui seront heureux
de me revoir et de m'eutendre.
En menant à bonne fin ce traité, les autorités d'Ottawa
ne manqueront pas d'en rapporter le mérite aux Mission-
naires calboliques.
Enfin, je remets toute cette affaire entre les mains du
grand régulateur des événements, et sous la protection
de Celle dont nous sommes les Oblats el les enfants cbéris.
Vous offrant ma respectueuse et filiale aflection, je suis
beureux de me dire comme toujours,
Votre fils dévoué et reconnaissant,
Alb. Lacombe, g, m. I.
P. S. 22 juillet. — J'arrive d'Ottawa, où j'ai été m'en-
tendre avec le gouvernement canadien, par rapport à la
mission dont il veut me charger auprès des Pieds-Noirs
pour la conclusion d'un traité. Le premier ministre, le
secrétaire d'Etat et le ministre de l'agriculture, avec les-
quels j'ai eu des entreliens, se sont montrés on ne peut
plus aimables, et toutes les conditions de ma mission
sont conclues par écrit.
Jeudi procbain, fête de sainte Anne, je partirai donc
d'ici, aux frais de l'État, pour Manitoba, pour voir
S. Gr. Msr Taché. Après quelques jours, je reviendrai
a Moorbead, prendre le cbemin de fer, qui me conduira
à Bismark sur le Missouri, et de là par les bateaux à va-
peur (treize jours) jusqu'à Beuton , d'où les chevaux du gou-
— 481 —
vornemcnt me transporteront au fort Mac-Leoil(220 milles
de Benton), extrémité sud du diocèse de Saint-Albert.
C'est aux environs de ce fort que le 13 septembre pro-
chain doit se conclure ce fameux traité entre le terrible
enfant du désert et l'homme blanc. Là, je me rencontrerai
avec les PP. Scollen et Duucet.
Bicn-aimé Père^ en ce jour, veuillez prier et faire prier
d'une manière particulière pour que je mène abonne fin,
pour la plus grande gloire de notre Foi et l'honneur do
notre chère Famille, cette grande afifaire pour laquelle
je vais travailler avec votre paternelle permission et le
plein agrément de mou révérendissime Vicaire.
Bien-aimé Père, je pars avec joie et bonheur. Je uo
recule et ne reculerai devant aucune difficulté, fatigues,
contrariétés, et je suis trop heureux de faire quelque
chose pour ma Congrégation, mes bieu-aimés Frères, et
surtout ces chers Missionnaires de la Saskalchewan, où
sera toujours une grande partie de mes afiections. Encore
une fois, bénissez-moi de cette bénédiction de votre
tendre cœur qui nous aime tant.
A. L., 0. M. I.
Au mois d'août dernier, lord DuûTerin, gouverneur
général du Canada, a visité la ville de Saint-Boniface.
Voici, d'après la traduction du métis, le discours adressé
par Msr Taché au gouverneur, et la réponse de Son
Excellence :
A Son Excellence le comte Dufferin, gouverneur général
du Canada.
Qu'il plaise à Votre Excellence,
La visite du représentant immédiat de notre auguste sou-
veraine remplit le peuple de Maniloba d'une vive et sincère
— 482 —
allégresse. Cette joie est partagée par l'Archevêque et le
clergé catholique de cette province, qui prient Votre Excel-
lence d'en agréer la faible expression.
Une des missions du clergé, c'est d'instruire le peuple de
l'obligation qui incombe à tous d'honorer et respecter l'auto-
rité légitime. Cette mission, nous l'accomplissons, milord ;
Votre Excellence n'en doute pas; nous sommes heureux de
joindre l'exemple au précepte.
Votre Excellence n'est point étrangère à l'histoire de notre
pays; elle sait que le clergé catholique s'est rangé parmi les
hardis découvreurs qui, les premiers, ont pénétré dans Mani-
toba et les immenses territoires du Nord ; le même clergé a
fait sa large part dans l'œuvre civilisatrice qui a prédisposé
les aborigènes de ces contrées, ainsi que les colons, au res-
pect et à l'attachement que tous témoignent à la couronne
d'Angleterre.
Vous connaissez trop bien, milord, le peuple du Canada,
pour qu'il soit nécessaire de dire que le groupe national au-
quel nous appartenons se flatte avec raison de ne le céder
à aucun autre dans l'accomplissement des devoirs que lui
impose sa condition de sujet britannique.
Dans plusieurs circonstances, Votre Excellence a bien
voulu reconnaître publiquement ces dispositions. Vos hono-
rables appréciations s'unissent à nos convictions pour dire
que le sang qui coule dans nos veines n'est point un obstacle
aux sentiments de loyauté qui doivent caractériser tous les
sujets de notre bien-aimée souveraine.
Recevez, Excellence, l'assurance du respect, du dévouement
et de l'obéissance parfaite qui nous animent envers Son
Auguste Majesté la Reine et celui qu'elle a si bien choisi pour
la représenter.
Nous vous sommes très-reconnaissants, milord, pour l'hon-
neur que vous nous faites aujourd'hui, et pour l'encoura-
gement que vous avez donné au collège de Saint-Roniface,
par l'octroi des médailles d'honneur que les élèves de cette
institution doivent à la libéralité de Votre Excellence.
Vous êtes, vous milord, le représentant de l'autorité de la
— 483 —
souveraine, mais je ne vous étonnerai certainement pas en
ajoutant que la comtesse est, elle, la représentante des qua-
lités éminentes qui distinguent Sa Gracieuse Majesté comme
femme et comme mère. C'est assez dire combien nous appré-
cions la visite de Votre Excellence. Milady, nous vous prions
de vouloir bien, ainsi que votre noble époux, agréer les hom-
mages respectueux de l'archevêque et du clergé de Saint-
Boniface.
Son Excellence répondit en anglais ; nous traduisons :
Monseigneur et Messieurs,
Je n'ai pas besoin de vous dire que c'est avec un grand
plaisir que je me vois enfin dans les limites de la juridiction
de Votre Grâce et dans le voisinage de ces lieux où vous et
votre clergé avez, pendant tant d'années, poursuivi votre
tâche sacrée.
Votre Grâce, j'en suis persuadé, n'est pas sans savoir com-
bien je sais comprendre et apprécier jusqu'à quel point le
clergé catholique du Canada a contribué au progrès de la civi-
lisation depuis le commencement jusqu'aujourd'hui dans
toute l'étendue de la puissance de Sa Majesté ; et peut-être
n'y a-t-il pas de pays où les travaux des missionnaires catho-
liques pour la civilisation soient plus remarquables et aient
laissé sur le sol une empreinte plus frappante qu'ici, dans
Manitoba.
Plus d'une fois avant aujourd'hui c'a été pour moi un de-
voir bien doux de rendre témoignage à la constante loyauté
et au dévouement que vous et vos Frères avez montrés pour
la cause du bon gouvernement et de l'ordre ; les bons senti-
ments et l'entente patriotique que je vois régner en cette
province, prouvent incontestablement l'esprit de charité et
de sympathie qui anime Votre Seigneurie ainsi que son clergé
envers toutes les classes de vos concitoyens.
Pour moi, personnellement, c'est un grand bonheur de
visiter le théâtre des travaux d'un homme pour qui j'entre-
tiens une amitié et une estime aussi sincères que celles que
— 484 —
je ressens pour Votre Grâce, et de voir de mes yeuï l'excel-
lent résultat de vos incessants travaux et de votre infatigable
abnégation et dévouement aux intérêts de votre troupeau. J'ai
confiance que la Providence de Dieu fera en sorte que vos
ouailles ainsi que tout le pays aient encore longtemps à bé-
néficier de votre administration. Permettez-moi d'assurer
Votre Grâce et le clergé de votre diocèse que nous sommes,
lady Dufîerin et moi, profondément reconnaissants pour la
bonne et cordiale bienvenue que vous nous avez préparée.
MACKENSIE.
JOURNAL DU R. P. LECORRE.
Le R. p. Lecorre, parti de France en 1870, avec
M^'' Clut, a pris part pendant plusieurs années, en qua-
lité de Missionnaire libre, aux travaux de nos Pères dans
le vicariat du Mackensie. Au mois de septembre 1875 il
fut admis à commencer son noviciat et le iO septem-
bre 1876, ii a eu lo bonheur de faire son oblation. Voici
en quels termes il rend compte lui-même de cette céré-
monie dans uue lettre adressée à sa famille:
Dimanche 10 septembre 1876. — Alléluia ! Jo puis baiser
avec amour ma croix d'Oblat ; je puis dire à Marie :
« Je suis à vous pour la vie, je ne m'appartiens plus. »
C'est vendredi matin, vers trois heures, qu'a eu lieu cette
belle et touchante cérémonie démon oblation. La veille
encore, à midi, je pensais qu'il n'y aurait d'autres Pères
à y assister que M^"" Clut, qui devait recevoir mes vœux ;
mais, par bonheur, une brigade nous a amené, le soir,
les RR. PP. Petitot et de Rrangué. J'en étais si heureux!
Gomme les berges devaient repartir le lendemain, de
bon malin, on a dû avancer la cérémonie de deux heures,
afin que les Pères pussent y assister.
— 485 —
Voici comment tout s'est pass(^ : A trois heures j'entrais
dans lu cliapelle qui avait été ornée par les sœurs comme
aux plus beaux jours de fête et je m'ao^enouillais au mi-
lieu, en face d'une petite table où reposaient la formule
d'oblation, le livre des Règles, la croix d'Oblat et le scapu-
laire de la Congrégation. Monseigneur avait revêtu ses
habits pontificaux, assisté des PP. Petitot et de Krangué.
Ou commença par le chant du Veni Creator ; puis Mon-
seigneur,prenant la parole, s'inspira des souvenirs intimes
du passé, disant qu'il m'aimait déjà comme le fidèle com-
pagnon de ses courses et de ses fatigues, mais qu'il allait
pouvoir me chérir comme un frère en religion. Il passa
en revue, d'une façon touchante, les diûerents épisodes
de nos voyages, entre autres l'expédition d'Alaska; puis
il ajouta qu'il n'avait pas besoin d'appuyer sur le dévoue-
ment et le zèle qu'exige la carrière d'Oblat : le passé en
était déjà un garant. Ce qui me touchait dans ces paroles
de Monseigneur, ce n'étaient pas les louanges accordées ù
mon courage et à mon passé de Missionnaire ; oh ! je sais
que je suis loin de les mériter devant Dieu ; mais c'est
que ces paroles venaient du cœur et respiraient tant de
bonté que les larmes m'en venaient aux yeux, malgré la
bonne contenance que je voulais garder.
Vint le moment de prononcer mes vœux. Voici le texte
de la formule :
•f- Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, Ainsi
sùit-il. Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en pré-
sence de la très-sainte-Trinité, de la bienheureuse Vierge
Marie, de tous les anges, de tous les saints, de tous mes
Frères ici réunis et devant vous. Monseigneur Isidore
Clut, Evêque d'Eriudel, délégué du Supérieur générai,
qui me tenez la place de Dieu, moi, Augusle-Louis-Mario
Lecorre, promets à Dieu et fais vœu de pauvreté, de chas-
teté et d'obéissance pour toute ma vie. Je jure et fais
— 486 —
pareillement vœu de persévérer jusqu'à ma mort dans le
saint lustilut et la Société des Missionnaires Oblats de la
Très-Sainte et Immaculée Vierge Marie. Ainsi Dieu me soit
en aide. Ainsi soil-il.
« Ensuite Monseigneur a béni ma croix et mon scapu-
jaire d'Oblat qui, avec le livre des Règles, étaient réunis
sur un plateau et entourés d'une couronne de fleurs
blanches. Ces trois objets bénis m'ayant été donnés, je
me suis habillé pour dire la sainte messe durant laquelle
on a chanté divers morceaux bien touchants, surtout
le cantique d'Oblation : « Mon Dieu, je renonce à la
terre, » etc., avec le refrain :
Sacrifice d'amour,
Holocauste sublime, etc.
«Au moment de communier, j'ai renouvelé mes vœux
tacitement. La cérémonie s'est terminée par le Te Deum
et je suis allé recevoir l'accolade fraternelle de Monsei-
gneur, des Pères et des Frères auxquels je suis uni pour
la vie et, je l'espère, pour l'éternité. Ah! si la réception
du sous-diaconat est une cérémonie si touchante et si ca-
pable d'émouvoir, il me semble qu'une Oblation, qu'une
profession religieuse où l'on s'immole totalement, l'est
encore bien davantage. Je bénis le bon Dieu de m'avoir
appelé là, et vous tous, je vous prie en grâce de m'aider
de vos ardentes prières, afin que je sois digne d'une vo-
cation si belle.
« Inutile de vous parler du repas qui suivit. On fêta ce
jour du mieux qu'on put; c'est tout dire. Il n'y eut ni vin
ni même de cidre, mais cela n'empêcha pas une franche
gaieté de régner parmi les convives. Les PP. Petitot et
DE Rrangué repartirent, immédiatement après le déjeu-
ner, l'un pour son cher Good-Hope et l'autre pour la mis-
sion Saint-Raphaël, au fort des Liards,
— 487 —
« Dans le courant de la journée je suis allé bénir les
sœurs et les enfants de l'école et j'ai reçu à mon tour mon
obédience pour la mission Saint-Joseph, dans mon an-
cienne et fortunée île d'Ori^nial. C'est là que j'ai fait mes
premières armes comme Missionnaire ; c'est là que je re-
tourne pour y travailler cette fois comme Oblat. Ainsi, je
vais me rapprocher de vous d'une soixantaine de lieues!
Vive ^laric Immaculée ! Quand vous recevrez ce journal,
remerciez-la tous avec moi du bonheur qu'elle m'accorde
d'être son Oblat. »
En écrivant au T.-R. P. Supérieur général, le lende-
main de son oblalion, après avoir fait part de ses senti-
ments de respect pour le chef de la famille religieuse à
laquelle il venait de se donner, et de son dévouement pour
la Congrégation et les œuvres auxquelles la sainte obéis-
sance voudrait l'employer, le 11. P. Lecorre s'exprimait
ainsi : « Comme je n'ai plus d'autre famille désormais,
mon très-révérend Père, que celle des Oblats, vous me
permettrez de vous adresser régulièrement mes notes
hebdomadaires, méthode que j'ai toujours suivie pour ma
correspondance avec ma famille depuis que je suis dans
le nord. Elles n'oli'riront guère d'intérêt, sans doute, la
plupart du temps, mais jti sais que vous aimez, comme un
bon Père, à être tenu au courant de la vie de vos Mission-
naires lointains, et c'est seulement pour répondre à ce
désir bien légitime que je vous adresserai mon petit jour-
nal. En écrivant quelques mots chaque dimanche, je me
trouverai toujours prêt au départ de l'express à remplir
l'obligation, bien douce d'ailleurs, de vous faire connaître
notre vie. »
Nous commençons aujourd'hui la publication de ce
journal et nous avons la confiance que la promesse relatée
dans les ligues précédentes sera fidèlement tenue.
T. XV. Si
— 488 —
JOURNAL HEBDOMADAIRE DU R. P. LECORRE.
47 septembre 1876. — La troisième et dernière brigade
des berges de Ja Compagnie est enfin arrivée et nous a
amené M. le Doussal, le F. Lecomte et des lettres du lac
Labiche. M^"' Cllt, d'après ces lettres, devra passer l'hiver
à la Providence, et le P. Grouard au lac Labiche, à cause
de sa santé, ainsi cjue Tabbé Jolys amené par lui de
Québec. Gela fait une bonne et nombreuse compagnie à
Notre-Dame des Victoires... M. Le Doussal va bientôt
commencer son noviciat. Je vais pouvoir jouir encore
quelques jours de son aimable société, car je ne partirai
pour ma nouvelle mission de Saint-Joseph qu'au retour
des berges du fort Simpson, c'est-à-dire dans une quin-
zaine.
24 septembre. — On est en pleine récolte d'orge et de
patates. Déjà l'orge est toute couchée sur le sol, c'a été
l'œuvre de sept à huit jours. Monseigneur, le F. Scheers
et tous ont pris part au travaih Pour ma part, inha-
bile faucheur, j'ai usé de ma hberté pour faire la guerre
aux oies et aux outardes, à quelques pipes du bas du
fleuve, et j'ai pu apporter ma gerbe, bien plus appétissante
encore que l'orge, une gerbe d'une quinzaine de pièces,
oies, outardes ou canards.
Après l'orge, les patates, et il y en a long à fouiller,
Dieu merci! Il y a cependant bien de quoi effrayer nos
nouveaux arrivants. Déjà le F. Lecomte a pris la dé-
marche d'un vieillard de quatre-vingts ans tout cassé
d'infirmités. C'est l'etFet des barils de patates qu'il s'est
offert courageusement à porter dans la cave. Tout le
monde est allé aux champs, excepté moi, qui avais Tordre
de ne pas trop malmener un mal de reins qui me tracasse
depuis quelque temps. En revanche, je suis plongé dans
— 48<J —
les livres de compte et m'en donne toute la journée.
Le F. BoisuAMÉ a dû abandonner son ouvrage chéri de
la construction de sa catliédrale pour aller encore tenher
quelque pêche miraculeuse à la Grande-Ile. 11 parle déjà
de seize mille poissons^ comme s'ils étaient suspendus au
garde -manger.
1" octobre. — La récolte des patates s'est terminée
jeudi; on a atteint le chiiïre raisonnable de 1000 et
(juelques barils. On ne mourra donc pas de faim à la
Providence celte année. Mais il faut calculer qu'il y a
près de cinquante bouches à nourrir, en tenant compte
des engagés et des orphelins. Nous donnons à chaque
engagé, outre la ration de viande ou de poisson, c'est-
à-dire la valeur de huit livres, un demi-baril de patates
par semaine.
Le F. Lecomte et M. Le Doussal se reposent un peu
maintenant; leur fatigue était au comble. Quant à
Msr Cldt, c'est un vrai saint Isidore, infatigable pour le
travail des champs.
Me voici à la veille de quitter la Providence. La barque
du lac des Esclaves est arrivée ce matin du fort Simpson,
et s'apprête à continuer sa route dès demain matin. JMes
bagages sont prêts ; le tout n'est pas lourd. Seulement,
j'emporte à Saint-Joseph une nouveauté pour la localilé :
un petit harmonium, qu'ont bien voulu me céder les
Sœurs, et un bel Enfant Jésus que je dois aussi à leur
bienveillance.
A l'ollice du soir j'ai fait mes adieux à tout le monde,
en m'inspirant de cette parole si douce et si chère à tout
Oblat, le testament et le dernier gage de tendresse de
Jésus du haut de sa croi.\ : « Mon fils, voilà ta mère!»
C'est à Marie que j'ai voulu confier en parlant toutes ces
ûmes, que j'ai nourries de la parole de Dieu pendant toute
une année.
— 490 —
Le vent qui souffle est bon, mais trop violent pour
que la voile le puisse supporter. Espérons que demain
il se calmera et nous conduira rapidement au haut du
fleuve.
8 octobre. — Nous voici dégradés, par suite du vent con-
traire, à l'embouchure d'une rivière qu'on appelle ri-
vière au Bœuf. Plus de la moitié du trajet de la Providence
à l'île d'Orignal est parcourue, mais non sans des retards
et des contre-temps journaliers. Généralement, la tra-
versée du lac se fait en trois ou quatre jours, et voilà huit
jours déjà que nous sommes ballottés.
En passant à la rivière au Foin, j'ai salué d'une prière
la tombe du pauvre F. Hand. Au fort (mission Sainle-
Anne), j'ai entendu les confessions de quelques engagés
catholiques, qui ont communié le lendemain matin à ma
messe, dite sur une pauvre table boiteuse, dans une vé-
ritable étable de Bethléem. Partis de la rivière au Foin,
nous avons voyagé à la rame, et nous sommes allés dîner
près de la rivière aux Bouleaux. Le dîner était composé
invariablement, comme tous nos repas, de viande sèche
bouillie et de quelques patates. Le soir, nous campions
à la Pointe, où l'un de nos gens tuait un aigle de quatre
pieds d'envergure. Ce fut un festin pour la troupe. Déjà
ces pauvres gens payaient par de dures privations leur
imprévoyance de la veille, alors qu'ils gaspillaient le peu
de viande qui leur restait. Ils n'avaient plus d'autres res-
sources que les quelques oiseaux qu'ils pouvaient abat-
tre. Aussi tout passait au feu, et les entrailles, à peine
roussies, étaient dévorées.
Le dimanche, de grand matin, je dis la messe dans la
tente. On y assista avec recueillement. Nous vînmes en-
suite, à la rame, camper ici, d'où nous ne repartirons
pas de sitôt, car c'est le vent nord-est qui souffle, et ce
vent persiste ordinairement plusieurs jours. Nous venons
— 491 —
de réciter ensemble le chapelet et de cluinler des can-
tiques, suivis de la prière du soir, à côté do ma tente.
Ma viande sèche est épuisée; m.iis Alexis Beaulieu, qui
est à la fois notre pilote et mou cuisinier, a encore un pou
de viande pulvérisée en réserve.
15 octobre. — J'ai le bonheur de vous écrire do ma
chambrette d'autrefois, de cette douce petite celinlo où
j'aimais tant à me reposer les premiers jours qui suivi-
rent mon arrivée ici avec Ms"" Clut, en février 1871. J'é-
tais alors si fatigué de mes six premiers jours do marche
à la raquette et des cinq premières nuits passées dans la
neige ! Nous sommes arrivés ici, hier, au lever du soleil.
Ainsi, nous avons mis douze jours pour faire un trajet
qui s'effectue ordinairement en bien moins de temps.
Aussi nos hommes avaient les dents longues en arrivant
ici; il y avait près de trois jours qu'ils ne mangeaient
rien. Nous avons été éprouvés tout le temps par des vents
contraires, et à une journée d'ici nous avons failli être
pris par la glace sur un îlot qui ne nous offrait d'autre
perspective que celle de mourir de faim. Quand nous
l'avons quitté, il ne me restait plus qu'une demi-ration de
riz, malgré toute mon économie des jours précédents.
J'ai pu admirer le courage et la patience do nos pauvres
sauvages en face d'un jeûne prolongé : pas une plainte,
pas un murmure déplacé ne sort de leur bouche, malgré
la souffrance qui se trahit sur leur visage par lu pâleur
et l'amaigrissement.
En l'absence du P. Gascon, actuellement au fort Smith,
j'ai été accueilli par le bon F. Renault, qui venait de vi-
siter ses rets. J'ai trouvé à côté do la mission une famille
Beaulieu installée dans une maisonnette servant autrefois
aux engagés de la mission. Le père de famille n'est, dit-on,
pas toujours commode pour ses voisins; mais le Mission-
naire ne voit dans ces gens-là que de bons catholiques
— 492 —
qui peuvent profiter de sa présence et de son ministère.
J'ai chanté la grand'messe eu action de grâce de notre
arrivée. Tous nos catholiques {tous font vingt tout au plus)
de la mission et du fort y assistaient. Mon petit Johny est
heureux d'avoir aussi son petit coin de chambretle. Il se
sent grandi de toute la dimension des quatre pieds carrés
de son chez-soi.
22 octobre. — L^ile d'Orignal, ainsi nommée des clans qui
la peuplaient autrefois, n'est séparée du continent que
par un petit détroit peu profond. Elle est toute rocailleuse;
les pierres à chaux y abondent. C'est un terrain sec, re-
couvert d'arbustes fruitieis ou à graines do différentes
espèces : le poivrier, le framboisier et le groseillier y do-
minent. En fait d'arbres, il y a plus de trembles que d'é-
pineltes; quelques bouleaux assez grêles s'y trouvent
aussi. L'ile est entourée d'une ceinture de bois de grève
qui suffirait à défrayer la moitié de Paris pendant un
hiver. Nous avons trois énormes tas de ce bois près de la
mission. Il y a des souches qui mesurent plus de dO mè-
tres de longueur et jusqu'à 1 mètre d'épaisseur. Tous
ces bois proviennent de la débûcle du tleuve : une fois
sur le lac, ils abordent où les poussent la vague et le
vent.
La mission Saint-Joseph est située tout au bord de
l'eau, au fond d'une baie, et compte cinq petits édifices :
la maison des Pères, à laquelle touche la chapelle, la
cuisine ou appartement de décharge en même temps
qu'atelier de menuiserie, le hangar aux ustensiles et aux
provisions, et une cabane qui servait autrefois aux en-
gagés de la mission, et où s'abrite actuellement la famille
de nos voisins. Le tout, vous le savez, est en bois de lon-
gueur cimenté par du mortier et recouvort d'écorce.
Dans la maison d'habitation il y a neuf appartements ;
mais, à vrai dire, trois seulement sont do dimension con-
— 493 —
venable, et servent de chapelle, de pallo commune et de
cuisine. Dans les six autres, il n'y a place que pour un
lit et une table. Un vieux poêle en tôle dans la chapelle,
un autre en faïence dans la salle commune, et une che-
miniie dans la cuisine combattent sutiisamment le fi-oid
le plus rigoureux. Nous avons aussi un grenier où sont
cachées nos richesses, c'est-à-dire les quelques marchan-
dises qui nous servent pour des échanges; puis une cave
où sont entassés dans la paille nos quatre-vin;^t-clix et
quelques barils de patates. Dominant toutes ces chétivcs
constructions, dout la principale, la maison des Pères et
la chapelle, a failli s'écrouler sous un coup de veut du
nord, dominant, dis-je, tout ce petit domaine, œuvre,
en grande partie, de Mk^ Faraud, s'élève, au bout de
deux madriers emboîtant une cloche d'une dizaine de
livres, le signe sacré de notre Rédemption, attestant au
loin que notre divin Maître a pris possession du lac et
des habitants de ses rives. Aussi ce lac no nous refuse
pas les quelques milliers de poissons dont nous avons
besoin pour notre hiver, et les habitants sont générale-
ment do bons catholiques qui, par leur ferveur et leur
bonne conduite, témoignent assez que la parole de Dieu,
au lac des Esclaves, est tombée sur une bonne terre.
Ainsi, aujourd'hui, j'ai eu le bonheur de donner la sainte
communion à une dizaine de sauvages qui retournent
dans les bois. Plusieurs m'ont demandé des scapulaires
neufs pour remplacer les leurs déjà usés.
Le F. llENArLT, voyant la glace s'étendre dans la baie,
lors de notre arrivée, avait levé ses rets; mais, le beau
temps étant revenu, je l'ai engagé à en remettre cinq à
l'eau. Nous n'avons, à la ponte, que 2300 poissons, tant
blancs que carpes, truites, iuconnus et loches; je vou-
drais atteindre le nombre de 2o00, pour être sûr de ne
pas nous trouver à court cet hiver. Le F. Renault est d'un
— 494 —
dévouement à toute épreuve ; c'est un vrai trésor pour
une petite mission comme celle-ci.
29 octobre. — Pour venir aux offices, nos paroissiens du
fort ont été obligés de faire le long tour de la baie ; car
la glace, par un gros coup de vent du nord, est partie au
large.
Que je vous dise un mot de nos dimanches. La grand'-
messe, qui est tantôt à dix heures, tantôt à onze heures,
suivant l'arrivée de noscalholiques, est précédée du chant
d'un cantique, que suit une instruction en moutagnais.
Vient ensuite la grand'messe, où l'on ne chante, en fait
de prière liturgique, que le Kyrie, le Gloria et le Credo.
Le Sanctus et YAgnus Dei sont remplacés par des can-
tiques montagnais. Dans l'intervalle qui sépare l'office
du matin de celui du soir, on mange un morceau. Il faut
voir tous nos priants, accroupis dans la salle commune,
divisés par groupes de familles, et se partageant quelques
morceaux de viande sèche. Sur le poêle, six à sept chau-
dières à thé se disputent une petite place. Les bonnes
mamans parsèment la salle de débris de mousse et de
lichen sauvage, qui leur servent à emmaillotter leurs
babys. Aussi le balai, le lendemain, a une rude corvée
à remplir.
L'office du soir se compose du chant d'un cantique à
Marie, de la récitation du chapelet, d'une instruction, en
français-métis, sur un sujet suivi, puis du salut et des
prières de l'archiconfrérie. La prière du soir, en français
et en montagnais, clôt les exercices du jour, et chacun
se retire chez soi, content et paisible.
C'est mon petit Johny qui fait les fonctions d'acolyte.
Il se lève tous les matins à cinq heures, comme nous,
balaye la maison, et après la messe se met à l'élude. Le
matin je lui fais traduire du français en anglais, et vice
versa; le soir, c'est au calcul qu'il s'applique : il en est
— 493 —
aux règles d'intérêt. En guise de récréation, je le mène
de temps ù autre avec moi, l'espace d'une lieure, chasser
les perdrix blanches. Nous en avons déjà une cinquan-
taine en réserve ; c'est un bon supplément de vivres, et
mes pauvres dents, qui vont s'ébrécliant et tombent de
jour en jour, s'en réjouissent fort ; car le régime de la
viande sèche, c'est-à-dire du parchemin, bien souvent les
met à une dure épreuve.
Le F. Renault a entrepris, cette semaine, de rebousiller
le logis, et s'en est acquitté avec les qualités d'un vrui
maçon.
5 novembre. — C'est mercredi dernier, belle fête de la
Toussaint, que trois de mes compatriotes et recrues, les
PP. Le Serrec et Dupire, au lac Labiche, et le F. Carour
à la Providence, ont dû prononcer leurs vœux, les pre-
miers pour la vie et le troisième pour un an. Ce dut être
un beau jour pour eux, si j'en juge par la joie qui inonda
mon cœur le jour de mon oblalion. Oh! puissions-nous
tous, après nous être consacrés tout entiers à Dieu, mar-
cher sur les traces de ceux dont nous contemplons ces
jours-ci le triomphe au ciel !
J'ai paré mon humble autel de mon mieux pour la fête,
et tout mon petit troupeau s'est approché de la sainte
Table. Dès le matin, le Frère et moi avons renouvelé
nos vœux devant le saint Sacrement.
Le froid redevient plus intense. Le lac est repris an
large par les glaces. Tous ces jours-ci des volées de per-
drix viennent nous visiter, et on en tue cinq ou six par
jour, presque à la porte. Notre locataire est allé faire un
tour de chasse, et a rapporté un gros ours noir qu'il a tué
de cinq coups de fusil dans sa tanière.
12 novembre. — Rien de saillant à noter cette semaine,
rien du moins qui puisse vous ofifrir quelque intérêt. Nous
avons fait faire do la potasse ; c'est notre savon. Les
— 496 —
femmes de ce pays la confectionnent avec de la cendre
de peuplier, de la graisse et du sel.
Hier, samedi, un temps épouvantable tourmentait la
baie; une poudrerie épaisse et glacée empêchait de faire
face cinq minutes au vent sans s'exposer à être gelé. Au-
jourd'hui, la bourrasque continue avec presque autant de
violence. Aussi ne puis-je m'empêcher d'admirer le cou-
l'age et l'esprit de piété de nos catholiques du fort, de l'avoir
affrontée l'espace d'une petite lieue pour venir à la messe.
Des tns de neige de 5 ù 6 pieds se sont amoncelés le
long de la maison. Mais ce que le vent du nord charrie, le
vent du sud l'emporte ailleurs.
Nous avons bien ri, le Frère et moi, en voyant l'équi-
page d'une pauvre vieille qui demeure au fort. Aussitôt les
offices terminés, la vieille sauvagcsse s'accroupit sur deux
planchettes mal jointes qui lui servent de traîneau; elle
s'arme d'un bâton, puis, poussant le cri de guerre:
Marche! elle accompagne cette invitation d'un vigoureux
coup sur la raaigre échine du chien de derrière. Elle a
trois chiens à son morceau de traîne, mais les trois passés
à la cuisson ne fourniraient pas une cuillerée de graisse.
Los noms valent mieux que les bêtes elles-mêmes. Drap-
Fin est le nom de Tuii d'eux, et c'est ce drap fin que le
bâton se charge d'époiisseler de temps à autre. Il faut
que le tout marche, criant, boitant, grinçant sur la neige.
Dans la semaine, les trois coursiers n'auront peut-être
pas recueilli un bon repas, tout compté. Cela n'empêche
pas qu'ils charrieront leur vieille ici encore jusqu'à ce
qu'ils n'en puissent plus.
49 novembre. — Deux sauvages viennent d'arriver d'un
camp de la rivière et annoncent que l'on ne peut trouver
d'orignaux; par suite, la disette la plus complète règne
dans le camp. Lorsque les pauvres sauvages viennent à
JHÛner, gaie iiux blancs, qui vivent en grande partie de
— 497 —
leur chasse. Ces deux Indiens dont je parle se sont con-
fessas et ont conimuniéavant de repartir.
Pour monagcr notre viande sèche, le Frère et moi
sommes allés tendre des hameçons sous la glace. Pour
chaque ligne il faut creuser dans la glace, qui est déjà
très-épaisse, un trou de 3 à 4 décimètres de diamètre,
trou qu'il faut refaire à chaque nouvelle visite, car la
glace reprend à vue d'œil et s'épaissit d'un bon décimètre
par jour. Nous avons tendu dix lignes et dès la première
visite nous avons rapporté trois truites pesant de 9 à 10
livres chacune et cinq belles loches de 4 à o livres
l'une. Plusieurs visites aussi fructueuses fourniront
un supplément de vivres. Outre ce poisson, le bon
Dieu nous envoie de temps en temps dans l'île des volées
de gelinottes ou perdrix blanches. L'autre jour, dans l'es-
pace d'une petite demi-heure, j'en ai descendu huit. Vous
voyez que saint Joseph est un bon économe et qu'il fournit
bien sa mission.
26 novembre. — Me voici aujourd'hui dans une petite
maisonnette bâtie par un bon sauvage à l'embouchure de
la rivière aux Rochers. Cette rivière se jette dans le lac
des Esclaves, au nord-est, à deux bonnes journées de
marche de la Providence. Des sauvages de cet endroit
arrivés à la mission lundi soir me dirent qu'un homme de
leur camp, non baptisé à cause de son refus d'habiter
avec sa première femme, se mourait et témoignait un désir
bien vif do me voir. Aussitôt me voilà A atteler mes chiens
mardi matin et à accompagner ces Indiens jusqu'à leur
oarnp. Quatre traînes marchaient devant la mienne et
battaient ainsi le sentier pour mes chiens. Nous longions
les bords du lac dans les baies. Avant la lialtc du soir on
prit deux renards au piège, et comme l'un d'eux était
gras, on le fit bouillir ei on le mangea. C'était la pieraière
fois que j'en mangeais, mais ce ne sera pas la dernière,
-^ 498 —
je l'espère. En réalité, les préjugés en fait de nourriture
n'ont pas de plus terrible adversaire que la faim.
Le soir, nous campâmes dans une lisière de saules, sur
une litière de saule et en face d'uu méchant feu de
saule. Le lendemain, tout alla bien jusqu'au soir, le long
des îles dont le lac est parsemé dans ces parages. On
devait, disait-on, arriver dans la nuit. Mais, encore une
fois, riiomme propose et Dieu dispose. Voici qu'il sur-
vient une affreuse poudrerie et cet effroyable teinps nous
surprend en plein lac au milieu d'une grande traverse
de près de 6 milles, et la nuit vient s'ajouter à ces em-
barras. La traîne de Petit-Jean, l'Indien qui me précède,
s'arrête un peu pour me donner le temps de changer
de place deux de nos chiens. Pendant ce temps les
autres continuent à avancer et disparaissent dans l'obs-
curité de la poudrerie et de la nuit. Quand nous nous
remettons en marche, plus de trace du sentier de nos
devanciers, et le chien de devant, abasourdi par les tour-
billons de neige, ne peut le retrouver. Nous voilà bien
anxieux. Je tire un coup de fusil pour avertir que nous
sommes en détresse ; on ne répond rien. De quel côté
est la terre ? C'est qu'il n'y a pas à plaisanter. D'une part,
l'immensité du lac qui nous offre la mort si nous nous y
perdons ; d'autre part, coucher sur la glace, enveloppés
d'une pareille tempête de neige, c'est s'exposer à se geler
tout net, malgré la chaleur des chiens couchés à nos
côtés. Nous marchions donc au hasard ; cependant, le
vent nous dirigeait un peu. D'ailleurs, notre bonne Mère
ne veillait-elle pas sur nous ? Après trois longues heures
d'une marche pénible, nous distinguions entin une raie
sombre devant nous. C'était la terre et le salut. Bientôt
Petit-Jean bûchait du bois sec; moi, je cassais des bran-
ches de sapin ; le petit Johny déblayait une place pour un
campement ; et à onze heures du soir nous nous réjouis
— 499 —
sions, ;\ l'abri de la bourrasque, devant im bon brasier.
Une chose seulement nous chagrinait encore un peu : on
avait faim, et de viande sèche ou fraîche, pas le moindre
rogaton ; rien que du poisson à chiens, c'est-à-dire pris
dans l'été ou les chaleurs d'automne et entamé par
les vers. Il fallait cependant apaiser un peu la faim,
et tout y passa... Quand nous nous apprêtions à dispa-
raître sous nos couvertures, nous entendîmes les jappe-
ments d'un chien à une portée de balle de notre campe-
ment. Celaient nos déserteurs, arrivés avant nous dans
le bois, et nos voisins sans s'en douter.
A notre réveil, il faisait grand jour, nous avions trop
dormi. Heureusement le terme de notre voyage n'était
pas éloigné, et vers une heure nous étions installés dans
la maisonnette d'où j'écris ces lignes. C'est un sauvage
couteau-jaune, Benjamin Drarllorè, qui l'a bâtie, dans la
pensée que le Missionnaire viendrait l'occuper de temps
à autre pourvisiter ses compatriotes. A côté, s'élèvent cinq
loges dont chacune peut contenir un couple de familles.
Une table et un lit composent tout l'ameublement de la
maison, et quand je dis un lit, vous savez ce que cela
signifie dans ces pays, et sîirtout dans un camp sauvage.
Cinq ou six images sont suspendues au mur, toutes jux-
taposées, en forme de croix.
Mon hôte, à mon arrivée, commença à s'excuser sur le
manque de vivres dans le camp. La chasse au caribou
n'avait pas été heureuse, de sorte que j'étais menacé
d'avoir les dents longues. N'importe, j'étais venu surtout
pour ce pauvre malade qui me demandait, et, sitôt un
peu de toilette faite, je me rendis dans sa loge. Il souûrait
beaucoup, car il a les reins brisés. Il me demanda le bap-
tême avec instance, me promettant de faire tout ce que
je lui dirais ; il reconnaissait sa faute et demandait bien
pardon ù Dieu. Il se confessa le jour même et le lende-
— 500 •—
main je le baptisai. Il avait bien de la peine à prononcer
quelques prières, cependant il le faisait de si bon cœur !
Une fois chrétien, vous ne sauriez croire combien il se
montra reconnaissant. Pauvre âme ! Elle se sentait si
heureuse de l'espérance de voir bientôt ce Dieu si misé-
ricordieux qui Tavait attendue à l'heure suprême, pour
la convier à l'éternel bonheur. Jeudi et vendredi, j'ai
réuni, matin et soir^ tous les sauvages pour !a prière et
les cantiques, suivis d'une instruction. Hier, j'ai été oc-
cupé toute la journée à entendre les confessions, car aux
Indiens du camp sont venus se joindre hommes, femmes
et enfants d'un autre camp situé • à une journée de
marche d'ici. J'ai pu célébrer le saint sacrifice vendredi
et aujourd'hui. Il fallait entendre nos Peaux-Rouges
écorcher le GloiHa, qu'ils chantaient d'ailleurs aussi juste
qu'un chantre de cathédrale. J'ai eu le bonheur d'avoir
aujourd'hui trente-six communions. Ce soir on a chanté
des cantiques à Marie, récité le chapelet et les prières de
l'Archiconfrérie, et la journée s'est terminée par une
instruction sur la nécessité du salut. Je viens de visiter
une dernière fois mon pauvre malade, et comme ses
forces déclinent rapidement, j'ai cru devoir l'adminis-
trer avant de partir. J'apprête ma traîne pour repartir
demain, de grand matin ; je dois être mardi soir dans
ma maison.
J'oubliais un petit incident. Comme il n'y avait pas de
vivres du tout, je proposai à mon hôte, tout vieux qu'il
est, d'aller faire un tour de chasse. « Tous les jeunes
gens rôdent, dit-il, et ils ne trouvent pas de pistes. — Va
quand même, prends mon fusil et tu tueras quelque
chose. » Le vieux part, plein de confiance, de grand ma-
tin, et revient à la tombée du jour, en se traînant plutôt
qu'en marchant, mais fier d'avoir deux têtes de gibier
dans sa gibecière !
— 501 —
3 décembre. — Me voici heureusement de retour dans
mon île depuis samedi soir. Dès le lundi de grand matin,
nous étions en marche, et, malgré la lenteur des chiens,
nous faisions, ce jour-là, plus de la moitié du trajet. J'a-
vais tracé, devant, la direction ù suivre pour les chiens,
et bien que mes raquettes ne fussent pas pesantes, je n'en
pouvais plus, arrive le soir, vers neuf heures, dans la
loge d'un sauvage nommé Pascal, où nous campâmes.
Cet Indien, poussé par la disette, était venu, depuis notre
passage, s'établir provisoirement sur les bords du lac pour
pêcher sous la glace. En échange d'un peu de viande
fraîche que j'emportais du camp, il me donna quelques
poissons pour mes chiens. Malgré le besoin que nous
éprouvions de dormir, nous fûmes troublés presque toute
la nuit par les batailles sanglantes et fréquentes que les
chiens de la loge et les nôtres vinrent se livrer dans l'in-
térieur de la loge et jusque sur nos poissons.
Dès trois heures du matin, nous nous remettions en
marche pour atteindre Saint-Joseph vers cinq heures du
soir. Le vieux Benjamin, qui avait voulu nous reconduire
lui-même, avait attendu son arrivée à la mission pour se
confesser et communier. Prosterné devant le saint Sacre-
ment, je remerciai le divin Maître d'avoir bien voulu
opérer quelque bien par l'intermédiaire de soa indigne
serviteur, dans ce petit voyage. Basile, fils aîné du vieil
Indien, vient d'arriver ce soir, obéissant à l'appel que j'a-
vais fait à sa bonne volonté, pour accompagner le F. Re-
nault à la Providence. Il m'annonce que le malade que
j'ai baptisé et administré est mort jeudi dernier : quelle
grâce il a obtenue de la miséricorde divine!
Le F. Renault, en mon absence, a continué la pêche à
l'hameçon et était tout fier de m'annoncer, à mou retour,
la capture de dix-neuf belles truites, dont plusieurs pèsent
18 livres bien comptées. Les perdrix continuent à nous
— 502 —
visiter ; déjà soixante-douze ont été victimes de leur té-
mérité.
10 décembre. — Je suis seul depuis mardi matin, par
suite du départ du Frère pour la Providence. Basile mar-
che devant la traîne pour tracer aux chiens le chemin
dans la neige. A peine à quelques milles dlci, ils ont dû
être terriblement embarrassés par une poudrerie des plus
intenses. Pourvu qu'il ne leur soit pas arrivé malheur!
Notre belle fête du 8 décembre s'est passée pieusement.
Presque tous nos catholiques ont communié en ce jour de
grâces abondantes^ et quelques-uns qui étaient absents se
sont approchés aujourd'hui de la sainte table.
En moins d'une heure j'ai abattu encore dix perdrix
cette semaine, ce qui, ajouté aux autres, donne déjà un
total de quatre-vingt-deux depuis mon arrivée. Ce sont là
des vivres à bon marché.
\^ décembre. — L'express vient d'arriver, mon irès-
révérend Père, et va repartir presque aussitôt. Je vais
donc clore ici ce petit journal.
En vous écrivant de cette sorte, peut-être abusé-je de
vos moments ; mais vous êtes pour moi un père : vous ne
craindrez pas de me le dire; vos désirs, soyez-en sûr, se-
ront toujours pour moi des volontés.
C'est dans ces sentiments que je suis, mon très-révé-
rend et vénéré Père,
Votre très-humble et dévoué serviteur en N. S. et M. I.
Lecorre, 0. m. I.
i— 503 —
SAINT-ALBERT.
EXTRAIT DES LETTRES ADRESSÉES AU T.-R. P. SDPÉRIEUR
GÉNÉRAL.
Le R. P. Fafard écrit de Saint-Albert, à la date du
3 octobre 1876 :
... Huit jours après mon ordination, je recevais mou
obédience pour aller exercer le saint ministère au milieu
d'une population de métis, d'environ 800 âmes, hivernes
au lac du Bœuf. Je fus très-content et je remerciai le
bon Dieu de vouloir bien m'employer sitôt à l'œuvre
sublime du salut des âmes. Sans doute pour m'encoura-
ger. Dieu a daigné verser d'abondantes bénédictions sur
les débuts de mon ministère. Ce n'était pas sans une
certaine appréhension que M^"" Grandin s'était vu con-
traint de me confier ce travail, et moi-même j'étais loin
d'être sans inquiétude à cause de mon inexpérience.
Je venais à peine d'arriver à ma mission, qu'on vint
m'appeler auprès d'un vieillard dangereusement malade.
Je me hâtai de répondre à l'appel et de lui porter les se-
cours et les consolations de notre sainte religion. Sa
joie fut grande en me voyant arriver; depuis le commen-
cement de sa maladie, il ne cessait de demander à Dieu
de ne point mourir sans avoir eu le bonheur d'être visité
par un prêtre. Il fil sa confession, malgré de vives dou-
leurs qui lui arrachaient des cris. Je remerciai le Sei-
gneur de m'avoir permis d'arriver à temps pour adminis-
trer les derniers sacrements à ce cher malade.
Le lendemain, après la messe, je visitai toute cette
population qui m'entourait. Je reçus partout un bon
accueil, ces pauvres gens paraissaient si heureux de me
voir ! Ils répondirent à l'invitation que je leur lis d'assis-
T. XV. 33
— 504 —
ter chaque matin à la sainte Messe et chaque soir à la
prière. Je profitai de leur réunion pour leur faire chaque
jour une instruction qu'ils écoutaient avec la plus grande
attention.
Pendant les premiers jours je fis de nombreux bap-
têmes. J'ai administré ce sacrement à 80 enfants et à
6 adultes, dans le courant de l'hiver et de l'été. Aux
approches de la fêle de Noël, je pressai tous ceux qui
savaient le français de s'approcher des sacrements. Envi-
ron 80 répondirent à mon appel et à la messe de minuit
j'eus la joie de distribuer la sainte communion à 60 d'en-
tre eux.. Que je fus heureux, dans cette sainte nuit, de
célébrer la naissance de notre Sauveur au milieu de cette
population de métis que j'aimais tant déjà et dans cette
modeste et pauvre chapelle qui me rappelait si bien
retable de Bethléem ! Quelle heureuse coïncidence pour
moi de commencer ma carrière de Missionnaire et de
sauveur d'âmes cette même nuit où Notre-Seigneur appa-
rut sur la terre pour être le Sauveur du genre humain ! Je
n'entendis pas les concerts des anges célébrant la venue
du Messie, mais les cantiques de nos bons métis ne m'en
remplirent pas moins d'émotion, et j'oubliai dans cette
circonstance les cérémonies pompeuses dont cette fête est
l'occasion dans nos belles cathédrales.
Les fêtes qui suivirent furent bien sanctifiées. Les dé-
monstrations de joie me parurent cependant excessives ;
j'en fis l'observation, et aussitôt on mit fin au repas et aux
danses.
Je fus vivement touché, au premier jour de l'an,
en voyant tout le monde s'empresser autour de ma petite
maison pour me souhaiter la bonne année et me demander
ma bénédiction. L'esprit de foi et les bonnes dispositions
de ces chers niétis me faisaient espérer que je serais bien
au milieu d'eux ; je ne me suis pas trompé.
- SOS —
Peu de jours après le commencement de l'année, je suis
allé visiter des malades dans deux camps de mélis éloi-
gnés d'environ 30 railles do la mission. J'en profitai pour
leur annoncer le jubilé qui allait être prêché au lac du
Bœuf. Le R. P. Lestang vint me rejoindre, à cet eÛel,
un peu après l'Epiphanie, et aussitôt nous avons com-
mencé ces saints exercices, qui ont duré quinze jours.
Nous donnions deux. instructions par jour, l'une en cri,
par le R. P. Lestanc, et l'autre en français, par moi.
A l'exception de deux ou trois personnes, tout le monde
a fait son jubilé. On a pu constater avec bonheur le bien
extraordinaire opéré par ces saints exercices. Le R. P.
Supérieur passa encore quelques jours avec moi et en
profita pour aller visiter un autre camp de métis.
Depuis le commencement de janvier jusqu'à Pâques,
j'ai fait le catéchisme, le matin, aux enfants, et le soir à
un certain nombre de jeunes gens ignorants et à de pau-
vres sauvages. J'avais cent enfants qui ont assisté régu-
lièrement à ces catéchismes. J'ai dû me livrer avec ardeur
à l'étude de la langue crise, car ces enfants ne compre-
naient pas le français, et j'ai été assez heureux pour pou-
voir entendre les confessions en cette langue, à l'époque
des fêtes de Pâques. J'étais seul alors, le R. P. Lestang
m'avait quitté au commencement de mars. Tous nos
métis, excepté cinq ou six hommes, ont rempli leur
devoir pascal, et le jeudi saint les enfants ont fait leur
première communion.
Vers le 15 mai, je quittai le lac du Bœuf, après avoir
vainement attendu M«' Grandin qui devait venir confir-
mer les enfants, et je suivis, dans leurs courses à travers
la prairie, pendant tout l'été, une partie des métis qui
avaient hiverné à la mission. Chemin faisant, je rencon-
trai beaucoup de sauvages et de mélis qui n'avaient pas
vu le prêtre de tout l'hiver. Un grand nombre profitèreut
— 506 —
de ma présence pour faire leurs pâques et leur jubilé. Le
travail ne me manqua pas. C'est dans la prairie surtout
que ces pauvres gens ont besoin du prêtre ; la vie qu'ils
mènent et ces chasses dangereuses les exposent à des
périls de toute nature. Chaque jour, je faisais le caté-
chisme aux enfants, et tous les soirs je réunissais le
camp pour la prière et la récitation du chapelet. J'avais
aussi la consolation d'avoir toujours quelques auditeurs
assidus à ma messe.
J'ai rencontré quelques camps de Cris et de Pieds-
Noirs. Hélas ! le nombre de ceux d'entre eux qui mènent
une vie véritablement chrétienne est encore bien petit. Il
m'a été pénible de constater que le démon a encore tant
d'adorateurs dans notre territoire. Un certain nombre
sont baptisés, mais leur vie est loin d'être édifiante et ils
demeurent attachés encore à beaucoup de leurs anciennes
superstitions. Je les ai en vain exhortés à venir assister à
mes catéchismes, ils ne pouvaient consentir à se joindre
aux métis. Que je serais heureux d'être envoyé au milieu
d'eux pour essayer de les arracher à cette cruelle tyrannie
du démon !
J'ai eu la consolation de baptiser cet été une femme
crise appartenant à la rehgion protestante. J'étais allé la
visiter lorsqu'elle était bien malade. Elle me manifesta
le désir d'embrasser notre sainte religion; je l'instruisis
pendant quelques jours et, la voyant bien disposée, je
l'admis au saint baptême. Elle mourut peu après, fort
contente, après avoir reçu les derniers sacrements. Enfin,
le 3 septembre, je rentrai à Saint-Albert après une
absence de neuf mois. Je vais rester ici jusque vers Noël;
Monseigneur tient beaucoup à me garder quelque temps
près de lui pour oie faire subir mes examens et aussi
pour me donner la consolation de jouir des douceurs de
la vie de communauté. Je repartirai pour aller hiverner
— 507 —
avec les métis, qui seront dispersés çù et là aux endroits
les plus favorables pour la chasse au buflle.
A . Fafard, g. m. I.
CAFREKIE.
LETTRE DU R. P. GÉRARD AU T.-R. P. SUPÉRIEUR GÉNÉRAL.
Mission de Sainte-Monique chez les Basutu, 22 novembre 1876.
Mon révérendissime et bien-aimé Père,
C'est vers la fin de février de cette année que je quittais
Motsi waM'a Jesu pour me rendre à Natal et surveiller
l'impression de deux livres en sisutu. J'étais accompagné
d'un jeune chrétien'; nous eûmes à traverser quelques
grandes rivières à la nage, tantôt sur un paquet de joncs,
tantôt nous tenant par une cheville enfoncée dans un tronc
d'arbre flottant. Notre voyage, qui se faisait à cheval, dura
dix jours; la plupart du temps nous dormîmes à la belle
étoile; nous eûmes entre autres une nuit bien humide et
froide. La pluie et la nuit nous surprirent dans une des
gorges noires et étroites du Drakensberg, sans autre abri
que notre couverture et un petit manteau. Nous passâmes
la nuit accroupis sur nos talons, appuyant nos têtes sur
la selle de nos chevaux, et tâchant de donner ainsi un
peu de pente à la pluie pour qu'elle ne nous pénétrât
pas entièrement.
Un autre jour nous fûmes plus heureux. Nous reçûmes
rhospitahté chez un bon fermierhollandaisqui nous voyait
passer près de sa maison vers le déclin du jour. Il était
sourd, mais pas muet ; sa femme non plus n'était pas
muette. A l'aide de mon jeune chrétien mosutu, qui savait
le hollandais, nous entretînmes une longue et intéres-
sante conversation. Ce bon fermier ressemblait à ceux de
— 508 —
son pays, tous très-religieux à leur manière et très-hos-
pitaliers; je parle de ceux qui sont nés en; Afrique et qu'on
appelle Boers. Avant le souper^ eut lieu la cérémonie
traditionnelle du lavement des pieds. Un membre de la
famille s'approcha de chacun avec une cuvette d'eau et un
essuie-mains. Comme je n'y voyais qu'une pratique d'hos-
pitalité, je laissai faire et je présentai mes pieds. Le len-
demain matin, on nous offrit un bon déjeuner et des pro-
visions pour continuer notre voyage. Notre joie fut bien
grande lorsque nous arrivâmes sur les hauteurs qui do-
minent Maritsburg. Quinze années s'étaient écoulées
depuis que j'avais quitté cette ville avec M^'' Allard et le
F. Bernard, pour aller chez les Basutu ; mon guide, qui y
avait été plus récemment que moi, me flt apercevoir avec
joie et un certain orgueil la croix qui s'élève sur l'église
catholique, le couvent et l'école. Quel bonheur de rencon-
trer d'abord le bon F. Tivenan, que je ne connaissais pas, et
qui se jetait à mes pieds, comme les bons Irlandais! Quelle
fut mon émotion lorsque je me jetai dans les bras de
notre bien-aimé et vénérable Evêque, et puis dans ceux
du jeune et si pieux P. de Lacy. Le bonheur de revoir le
bon P. Barret, après quinze ans, m'était réservé pour le
lendemain, car le Père était allé en mission ce jour-là.
Mon séjour a duré trois mois. Je n'ai pas été oisif; mais
j'aurais encore plus et mieux travaillé, si la maison qu'ha-
bitait alors Sa Grandeur avait été plus spacieuse. Nous
étions à l'étroit et au milieu du tintamarre de deux écoles
tapageuses, une de garçons et une de petites filles. Et
dans l'intérieur de la maison, il y avait neuf garçons ve-
nus du réformatoire de Philipstown. J'ai bien souffert du
bruit ; je ne savais où me réfugier pour avoir un peu de
récollection, si nécessaire pour composer et corriger mon
ouvrage. Mais qu'il faisait bon de vivre en communauté
avec un si bon Évoque, de si bons Pères tl un si bon Frère!
— 509 —
Je me souviendrai toute ma vie de l'esprit de famille qne
j'ai remarqué à Marilsburg. Je ne peux non plus pas-
ser sous silence l'édification qui m'est venue à Natal des
soeurs de la Sainte-Famille. Plusieurs fois, à M.iritsburg
et à Durban, j'ai en le bonheur d'être invité à leur adres-
ser la parole et à dire la sainte Messe, ou à donner la bé-
nédiction du très-saint Sacrement. Dieu soit béni, mon
bien-aimé Père, de vous avoir donné des enfants aussi
dévouées, aussi bonnes religieuses que celles que j'ai
vues à Natal et en Basutuland! Heureuses sont-elles
d'avoir d'aussi bonnes supérieures ! Et celle bonne Mère
Cécile, qui nous a quittés dernièrement, quelle belle et
sainte âme ! Elle aimait tant nos pauvres Basutu. Quelle
perte ils ont faite en elle! C'est un grand bonheur pour
moi de l'avoir vue pendant quelques jours à Durban, où
les œuvres marchent bien et se développent. Tous vos
enfants dos deux familles sont vraiment dignes do leur
vénéré Père. Tous sont à l'œuvre.
Je regagnai le pays de Basutu et quittai Marilsburg le
11 mars, mais c'était pour aller dire adieu à nos chers
Pères et Frères, Sœurs et Néophytes de Motsi wa M'a
Jesu. Quand on a été, auprès de pauvres sauvages, l'in-
strument de la grâce divine, il s'établit entre leurs âmes
et le Missionnaire des liens indissolubles; c'est pour cela
que la séparation est bien dure.
Dans mes peines je concevais une joie intime en voyant
que le bon Dieu remettait celte mission entre de meil-
leures mains que les miennes, celles d'un bon religieux
comme le R. P. Lebihan, qui avait quitté la Terre des
diamants, après bien des succès apostoliques.
Après une semaine de séjour à Motsi waM'a Jesu, je par-
tais avec le 11. P. Barthélémy pour la nouvelle mission
que Monseigneur avait permis d'établir dans le nord-est
deLisutu. Prenant un chemin raccourci, nous partîmes à
— 510 —
cheval, laissant le F. Mulligan avec le wagon qui devait
apporter nos effets. Mais toutes sortes de mésaventures
arrivèrent à ce pauvre wagon. On essaya trois fois de
l'amener, chaque fois il lui arrivait malheur; il tombait
toujours dans lesfossés, et il fallait rebrousser chemin.
Enfin j'allai le chercher moi-même à la fin de juillet.
Je vis bientôt que le mal provenait d*un défaut d'équi-
libre. La charge étant très-petite, il n'y avait pas assez de
lest dans le wagon, et, par les mauvais chemins, la tente
le faisait incliner et tomber.
Il est inutile, mon bien-aimé Père, de vous dire que
nous avons eu à souffrir, au commencement, du froid et
de la faim. Nous en sommes contents; mes chers compa-
gnons ont très-bien supporté toutes ces privations, avec
un bon cœur et un bon esprit; cela leur fait honneur as-
surément.
Nos petites ressources (13 livres) pour fonder une mis-
sion et le temps froid de l'hiver ne nous permirent de
commencer nos travaux qu'à la fin de juillet. Nous ne
pouvions trouver un seul domestique. Nous bâtîmes et
nous couvrîmes de chaume une petite maison ronde, nous
y entrâmes le jour de l'Assomption. Elle nous fut aussi
utile qu'un beau palais.
Après cela nous pûmes louer quelques domestiques,
et nous commençâmes la bâtisse de la chapelle. Mais il
fallait tout faire ; il fallait façonner plus de cinquante mille
briques, les cuire, dans un pays où il n'y a pas de bois^
chercher l'herbe pour le toit, l'acheter ou la quêter, ici et
là, chez les Basutu qui pouvaient en avoir.
Grâce à Dieu, à force d'économies et de démarches, et
grâce aussi au concours actif du P. Barthélémy et du
F. Mulligan, nous allons avoir une belle petite chapelle en
briques cuites, de 60 pieds de long sur 18 de large et 12 de
haut. Je dois dire que M^"^ Jolivet a eu la bonté de payer
— 511 —
tout le bois de charpente, les portes, les fenêtres pour
celte chapelle et pour une maison de communauté
en sus.
La saison des pluies étant survenue, il devint impossible
da faire des briques pour la maison de communauté ; nous
avons été obligés de bâtir defsimples huttes, à peine plus
commodes que celles des indigènes. Voilà, mon très-
révérend Père, le^commencement de la petite mission do
Sainte-Monique.
L'emplacement a été désigné par le chef du pays, Mo-
lapo, un des premiers fils de Moshweshwe, avec le con-
cours et l'agrément du magistrat de la reine, le major
Bell. Mais les hmites n'ont pas encore été fixées par le
gouverneur, qui est seul le maître absolu du pays. Il ne
l'a encore fait pour aucune station. Cependant le petit
capitaine de Molapo, avec une assemblée de plus de cent
hommes de la localité, convoquée par l'ordre de Molapo,
nous a montré un endroit assez vaste pour les jardins, et
un autre pour nos maisons d'école et dépendances. L'em-
placement est dans un très-beau site. Il s'y trouve trois
fontaines abondantes d'une eau très-hmpide qui, après
avoir arrosé une petite vallée, va se jeter dans une rivière
a^T^elée Khomokhwane (c'est-à-dire bœuf blanc et noir);
celle-ci, à son tour, se déverse dans le grand Calédon, qui
forme limite entre le territoire de Basutu et le Fi'ee State.
Nous avons devant nous, d'un côté, une immense plaine
qui a bien 10 milles de large. Ce sont de magnifiques pâ-
turages. Il y a des villages espacés dans ces plaiiies, mais
ils sont plus nombreux sur les bords du Khomokhwane et
du grand Calédon. A trois quarts d'heure de notre em-
placement, il y a aussi une montagne appelée Tsikwane,
et dans ses plis une population considérable. A une heure
de distance, sur l'autre rive du Calédon, se trouve un pe-
tit village boer, qui fait le commerce dans le pays de Ba-
— 512 —
sutu. Nous avons là quelques catholiques irlandais qui
viennent à la messe le dimanche.
Comme je l'ai déjà dit, le chef de ce pays est Molapo.
C'est celui des fils de Moshweshwe qui vit le plus à l'eu-
ropéenne, ou même qui se rapproche le plus des mo-
narques orientaux. Il vit dans une très-grande opulence,
il a fait bâtir deux magnifiques maisons avec vérandas.
Elles sont bien meublées ; l'une d'elles est pour les Euro-
péens, et l'autre est lin sérail. Au commencement, ce chef
nous semblait froid et un peu hautain. Maintenant qu'il
nous connaît un peu mieux, il a bien changé. Il me reçoit
très-convenablement chaque fois que je lui fais une visite.
Le magistrat est un gentilhomme qui a été major dans
l'armée anglaise. Il parle français, a visité l'Italie, Rome,
a assisté à la messe pontificale de Pie IX, etc.; il est bien
bon pour nous. Quand nous demandâmes une station à
Molapo, il en référa, cotnme de juste, au major, lui de-
mandant en même temps ce qu'il pensait de Ba Roma ; le
major lui fît répondre : « Tout ce que je sais des Romains
est bon, recevez-les. » Sa femme est aussi d'une grande
bonté pour nous ; elle a été élevée au couvent de Grabam's
ïown, et elle n'en parle qu'avec de grands éloges.
Pour les dispositions des Iksutu dans celle localité, nous
ne pouvons pas encorcï en bien juger. Je crois qu'elles ne
sont pas hostiles. On sait partout que les Romains sont
restés fidèles à leur poste pendant la guerre, qu'ils con-
solaient et nourrissaient même leur grand roi. On sait
encore que Moshweshwe venait assister à nos fêtes, etc.
Un des chants patriotiques qui disent les exploits de
Moshweshwe a été composé à Moisi wa M'a Jesu par
les RR. PP. H[DIEN et Lebuian. Beaucoup de Basutu ont
déjà demandé de placer leurs fils à notre école.
Oui, mon bien-aimé Père, nous allons donc bientôt des-
cendre dans l'arène. C'est là que nous attend le prince
— 513 —
des ténèbres. Son fort armé s'est obstinément défendu
dans ces pauvres tribus sauvages et païennes. Il vient
encore d'ajouter à ce fort un conlre-fort, celui de l'héré-
sie : à peu de distance, il y a une mission proleslanle
calviniste, et les ritualistes viennent d'en établir une
autre.
Aous avons cependant confiance en Dieu, en notre
Immaculée Mère et eu sainte Monique, notre patronne.
Vous prierez bien pour nous, mon bien-aimô Père, afin
que le bon Dieu agisse avec nous, non pas selon nus pé-
chésj mais selon la multitude infinie de sa miséricorde.
Ayez l'extrême bonté de recommander cette mission et
vos enfants à nos bons Pères gardiens du sanctuaire du
Cœur sacré de Jésus, à Montmartre.
J'ose, mon très-révérend Père, recommander cette
œuvre aussi à la sagesse de votre conseil. Une pensée
pénible nous préoccupe, c'est le manque de moyens ma-
tériels suffisants. Nous allons tout petitement dons notre
entreprise, faute d'argent. Et cependant nous aurons
bien d'autres bâtisses à faire pour répoudre au besoin et
au désir des chefs. Nos œuvres sont sur un bon pied, à
Natal et à Bloemfontein, rien n^y a été épargné. Puissions-
nous bientôt en dire autant de nos établissements dans
le Basululand !
Enfin nous espérons beaucoup de la visite prochaine
de Monseigneur. Il verra par lui-même ce qu'il y aura de
mieux à faire. Mes chers compagnons sont le R. P. Bar-
thélémy et le F. MuLLiGAN.
Le P. Barthélémy souffre encore souvent de maux de
tête. Le F. Mdlligan a très-bonne santé; ils me prient,
tous les deux, de vous présenter leurs hommages très-
respcctucux.
Je ne tarderai pas d'écrire de nouveau à Votre Pater-
nité.
— 514 —
Maintenant, mon révérendissime et bien-airaé Père, je
me recommande instamment à vos bonnes prières et
saints sacrifices.
Recevez l'expression des sentiments d'afifection et de
reconnaissance avec lesquels j'ai le bonheur d'être, de
Votre Paternité, le très-humble el obéissant fils en
Noire-Seigneur et Marie Immaculée.
J. GÉRARD, 0. M. I.
MAISONS DE FRANCE
MAISON DE SAINT-JEAN D'AUTUN.
Autun, le 19 septembre 1877.
Mon Révérend Père,
Je vous envoie le rapport des travaux faits par les
Pères de la maison de Saint-Jean, à Autun. Après deux
années de Jubilé, pendant lesquelles nous avions été
continuellement occupés, nous avions bien droit à un peu
de repos, mais la divine Providence en a décidé autre-
ment. Le temps qui s'est écoulé depuis le mois d'oc-
tobre 1876 jusqu'au mois de septembre 1877 a été bien
employé.
Le premier travail qui se présente dans l'ordre chrono-
logique est la retraite des élèves du petit séminaire de
Plombières, dans le diocèse de Dijon. Elle a été prêcbée
par le Père Supérieur. Cette maison est sous la direction
d'un ancien professeur du grand séminaire qui jouit
d'une réputation de sainteté et qui la mérite bien. Il est
secondé dans son œuvre par un corps de professeurs à
la hauteur de la position.
Aussi le travail, le recueillement, la piété habitent
cette maison, qui ne renferme à peu près que des aspi-
rants au sacerdoce. Cette retraite n'ollrait donc aucune
difficulté; il n'y avait qu'à se présenter pour faire le
bien. Aussi le jour de la Toussaint, ces deux cent cin-
quante jeunes gens s'approchaient de la table eucha-
ristique, avec la plus grande piété. Le soir, après la
~ 516 —
Consécration àla sainte Vierge, il y avait réunion ries grands
et des petits élèves dans le même réfectoire, et le souper
terminé, le premier en excellence de la classe de rhéto-
rique venait au nom de tous ses condisciples remercier
le Prédicateur en termes les plus choisis.
Pendant l'A vent, les Pères ont donné trois missions. La
première à Jouvençon, paroisse de 694 habitants, dans le
canton de Cuisery. Rlle a été prêchée par le R, P. Bermès,
de la maison de Saint-Andelain, que le R. P. supé-
rieur avait bien voulu envoyer à notre secours, et le
R. P. Pays, de la maison de Saint-Jean. Elle a parfaite-
ment réussi, malgré les obstacles venus d'où on n'aurait
pas dû les attendre. Il n'y a eu ni chants ni cérémonies,
d'après la défense du Curé. Cela n'a pas empêché que la
paroisse fout entière, à part quelques hommes, n'ait ré-
pondu à l'appel des Missionnaires.
La mission de Damrey, près Verdun, a eu un résultat
qui a étonné tout le monde. Elle a été donnée par le R.
P' Cleach. L'administration diocésaine, M. le Curé lui-
même, pensaient qu'il n'y avait rien à faire, et tous ont été
agréablement surpris quand ils ont su que la presque
totalité des femmes et l'immense majorité des hommes
avaient rempli leurs devoirs.
Mission de Tannay, dans la Côte-d'Or, prêchée par le
Père Supérieur. — Cette petite paroisse de cinq cents
âmes est située dans le canton de Mirebeau, l'un des plus
mauvais de la Bourgogne. Grâce au zèle d'un ancien
Curé, la population de Tannay s'était assez bien conservée
et avait encore des habitudes religieuses. Mais l'absence
d'un Curé résidant, pendant deux ans, avait été l'occa-
sion d'une grande indifférence. Le Curé actuel, jeune
prêtre plein d'ardeur, aidé par une famille bourgeoise de
l'endroit, a fait donner cette mission, qui a eu certaine-
ment un magnifique résultat.
— 317 —
Pendant trois semaines, hommes et femmes sont venus
régulièrement tous les soirs à l'instruction. Les chants^
grûce au concours bienveillant d'un jeune instituteur qui
louchait l'harmonium et à un chœur de jeunes gens et
de jeunes personnes, ont été entraînants. Aussi, le jour de
Noël, les bons habitants de cette petite paroisse, moins
quelques hommes, venaient, à la messe de minuit, rece-
voir rEnfant-Dieu dans leurs cœurs purifies.
A la fui de janvier d877, les quatre Missionnaires de
Saint-Jean se remettaient en route pour les missions du
Carême. Quatre paroisses ont été évangélisées durant ce
temps. Voici un article qui a paru dans la Semaine reli-
gieuse d'Autun, sur la mission prêchée dans l'une de ces
paroisses :
« Dimanche dernier, 23 février, on célébrait à la Cha-
pelle-Saint-Sauveur la clôture d'une mission, donnée
par les Pères Oblals (les PP. Supérieur et Gillet). Il
serait difficile de dépeindre le pieux enthousiasme avec
lequel les habitants de cette paroisse avaient accueilli
l'annonce d'une mission; il serait plus difficile encore de
dire avec quel empressement ils se sont rendus aux in-
structions, pendant trois semaines. Ni l'éloignement de la
plupart des hameaux, ni le temps, bien mauvais très-sou-
vent, n'ont pu les arrêter. Rien aussi n'était édifiant
comme la religieuse attention de tous ces pieux fidèles à
écouter la parole de Dieu. Il n'était pas rare de les voir,
au sortir d'un exercice, retourner dans leurs demeures
en silence et profondément pénétrés. Ils ne recevaient
pas en vain la grûce de Dieu, selon l'exhortation du
grand Apôtre. Les hommes qui, dans cette paroisse, ne
rougissent point d'être chrétiens, ont tenu à honneur
d'assister aux instructions de la mission. Le premier
magistrat a donné lui-même l'exemple de l'assiduité aux
exercices ; on l'a vu également concourir avec zèle à la
— 518 —
décoration de l'église, pour les diverses cérémonies.
La communion générale des hommes a été surtout
très-édifîante. On les a vus, ces chrétiens, vraiment
dignes de ce nom, se présenter à la sainte Table au
nombre de cinq cents. Les personnes qui ont pu être
témoins de ce spectacle touchant ont été émues jus-
qu'aux larmes ; elles en garderont un immortel sou-
venir.
Il ne faut pas être surpris de cette manifestation
extraordinaire de foi et de piété dans la paroisse de la
Chapelle-Saint-Sauveur. Tous ceux qui connaissent cette
population savent combien elle est attachée à ses prin-
cipes religieux. Il y a peu de pays qui aient aussi bien
conservé les mœurs patriarcales, les bonnes habitudes
d'autrefois; il y en a peu qui soient demeurés si constam-
ment fidèles à la pieuse coutume de faire, en commun et
sous la présidence du chef de la maison, les prières du
matin et du soir. C'est que la Chapelle compte parmi ses
habitants de bons pères, de bonnes mères de famille;
c'est que surtout elle a à sa tête, depuis vingt ans, un de
ces prêtres au cœur apostolique, un de ces prêtres ver-
tueux et dévoués qui rendent tant de services à la cause
de Dieu et des âmes. Ce vénérable pasteur a su conserver
à ses chers paroissiens les bonnes traditions et la foi
ardente de leurs pères; eux, à leur tour, lui conservent
leur respectueuse et entière soumission, leur amour fihal
eL leur tendre reconnaissance. Tous ensemble, ils ne for-
ment qu'un vœu : « Le garder longtemps encore au
miheu d'eux. »
Pendant que les PP. Supérieur et Gillet donnaient
la mission dans cette paroisse, les Pères Cleach et
Pays prêchaient à Bruailles, paroisse de mille cent
soixante-quinze âmes, dans le canton de Louhans. Le
mauvais temps presque continuel, le mauvais état des
— r.i9 —
chemins, l'c-loignemenl des habitations n'ont pas cnipê-
clic ces braves gens de se rendre cliaqne soir à l'église.
M. le Curé s'est montré d'un empressement et d'une bonne
volonté admirables à seconder les Missionnaires i)our le
chant et les cérémonies. Le résultat final a été aussi on ne
peut plus consolant. Toutes les femmes et ù peu près tous
les hommes se sont approchés des sacrements.
Le troisième dimanche de Carême, les PP. Cleacii et
Pays commençaient la mission de Saint-Bonnel-dc Joux.
chef-lieu de canton de 1 573 âmes.
Voici ce que M. le Curé de cette paroisse écrivait au
Père Supérieur :
Mon révérend Père,
J'aurais dû être plus empressé à vous exprimer mes
remercîments, pour les deux excellents Missionnaires que
vous avez envoyés à Sainl-Bonnet-de-Joux, et pour le
bien qu'ils ont fait à mon troupeau. Mais si mes actions
de grâces arrivent un peu tardivement, elles n'en sont
pas moins sincères et cordiales, je vous l'assure.
Les RR, PP. Cleach et Pays sont bien des hommes
apostoliques tels que je pouvais et devais les désirer
pour ma paroisse. Si la terre que je cultive eût été
moins ingrate ou mieux préparée, leur zèle infati-
gable aurait certainement obtenu le succès dont ils
sont dignes et capables. Toutefois, vu tous les obstacles
diaboliques que Vinimicus homo leur a suscités, ils ont
opéré, avec l'aide d'en haut, un nombre de retour.? qui a
dépassé mes espérances; sans pailer de la commotion
salutaire qu'ils ont imprimée jusque dans les rangs de la
libre pensée.
Les calculs auxquels je me suis livré depuis leur départ
m'ont révélé que toutes les femmes, cinq exceptées,
avaient répondu à leur appel; cl que trois cent quatre-
— 520 —
vingts hommes et jeunes gens avaient agi rie même ; dé-
falcation faite des nombreux jeunes gens qui sont ab-
sents du pays et qui, par suite de leur ëloignement,
rendent la population masculine de beaucoup inféiieure
à la gent féminine, le chiffre des récalcitrants ou impé-
nitents se serait élevé à soixante-quinze ou quatre-vingts;
et sur ce chiffre, quarante au moins auraient rempli leur
devoir do chrétien, s'ils n'eussent été les victimes ou
les jouets de l'Interna lionale ou de la Franc-Maçon-
nerie.
Quoi qu'il en soit, il fallait que vos Révérends et dignes
Pères eussent porté de rudes coups dans le camp ennemi,
pour provoquer le cri, expression de lamentables regrets,
qui fut entendu le soir du lundi de Pâques, au moment
de l'illumination splendide faite en l'honneur de Notre-
Dame de Lourdes. «C'est à n'y pas croire... Comment
deux hommes, deux étrangers, ont-ils pu, en si peu de
temps, changer de la sorte l'esprit et les allures de notre
pays?» Ces paroles, prononcées dans l'ombre par quelques
voix sinistres et discordantes, ont été soigneusement re-
cueillies pardes témoins auriculaires dont les affirmations
ne sauraient être contestées. Vous y verrez comme moi,
mon llévéïend Père, un magnitique éloge à l'adresse de
vos dignes collaborateurs. Les sacrements plus fréquentés,
les exercices du mois de Marie attirant aussi une afïluence
plus considérable h l'église, ou provoquante prière com-
mune dans la plupart des familles éloignées de l'église,
nous indiquent quelques-uns des salutaires effets de la
mission.
Il me reste à vous demander, mon révérend Père, le
secours de vos bonnes prières, pour la persévérance de
l'œuvre commencée ou restaurée, et daignez agréer et
faire agréer aux dignes Pères Cleach et Pays l'hom-
mage de ma reconnaissance et le profond respect, avec
— 524 —
lequel j'ai l'honneur d'ôtrc, mon révi'rend Père, voire
lonl dévoué confrère et serviteur,
MONNOT,
Curé lie Sainl-Boniiel .loiix.
Le fjualrième dimanche do carrmo, ii's PP. Supérieur
el GiLLET commençaienl la mifpjcn de Uiany-sur-Arroux,
paroisse de 1 161 âmes, dans le canton de Gm ufrnon. Doux
familles nobles exercent une grande inllucnce sur la popu-
lation rurale, pur les bons exemples qu'elles donnent et
par leurs aumônes considérables. Aussi il n'y avait de dif-
ficulté réelle que pour les habitants du bourg. Dès le jour
de notre arrivée, M. le Curé nous dit : « Si vous pouvez ra-
mener ceito pallie de mes paroissiens, vous pourrez vous
flatter d'av(;ii parfaitement réussi dans votre mission. »
Avec la î^râce de Dieu, c'est ce qui est arrivé. El le samedi
saint, un vieillard, le seul qui restât, el qui disait ne
s'êtro pas confessé depuis quarante ans, allait troiiver
«on Curé dans sa chambre pour se confesser. Le jour de
Pâques, il s'approchait de la sainte table. Le succès a
élé complet : ijuulie cents femmes et un peu plus de trois
cents hommes, se sont appiochés desSacremer.ls.L'; soir,
nous terminions nos exercices par la bénédiction d'une
magniliiiue croix en pierre, érigi'e sur la place publique.
Dès le mardi de Pâques, nous recommencions des re-
traites dans trois paroisses dillerentes; nous les avons
terminées nroc lo temps pascal, c'cst-à-diro le dimanche
du Bon-Pasteur.
Depuis ce moment, nous avons prêché doux neuvaines,
deux retours de mission, deux relrailos de religieuses cl
sept retraites de première communion.
Pendant que nous nous livrio:is aux travaux des mis-
sions, les deux Pères restés à la maison avaient aussi un
ministère bien actif. Le II. P. Beunaud, chargé d'une pa-
— 522 —
roisse de plus de 1 800 âmes, se sacrifle, avec un zèle
digne de tout éloge, à cette population si peu reconnais-
sante. Le R. P. BoNNEMAisON lui prêle secours, tout en
s'occupant de l'œuvre militaire. Il vous dira lui-même ce
qu'est cette œuvre et quels excellents résultats elle a
préparés.
Puissent ces quelques détails intéresser nos Pères des
missions étrangères ! Ils sont bien pâles à côté du bien
qu'ils font dans les diverses contrées où l'obéissance les
a envoyés. Maintenant, mon révérend Père, il me reste
à vous remercier de l'accueil que vous avez bien voulu
faire aux quelques lignes que je vous ai écrites chaque
année sur les travaux des Missionnaires de Saint-Jean.
C'est probaljlemcnt la dernière fois que j'ai le plaisir de
iii'entielenir avec vous; car me voici arrivé à la fin de
mon triennat, et j'ai supplié mes supérieurs de m'enlever
un fardeau bien au-dessus de mes forces. Dans quelque
position que je serve la Congrégation, vous pourrez tou-
jours compter sur mon atieclion fraternelle et mon
entier dévouement,
M.-J. ROYER, 0. M. I.
MAISON DE TALENCE.
Aiitun (Saint-Jean), le 25 septembre 1877.
Mon révérend et bien cher Père,
Il y a près de deux ans que je ne vous ai pas envoyé le
compte rendu des travaux de la maison deTalence; le
peu de goût que j'ai à répéter à peu près les mêmes
choses est le seul motif qui m'ait empêché, l'an dernier,
de le faire : il n'y a dans le Codex Imioricus rien qui puisse
— 52.*} —
intéresser d'une manière spéciale ou oflrir un nouvel
aperçu.
Les missions dans le diocèse de Bordeaux sont toujours
comme auliefois: on arrive dans une paroisse ; la pre-
mière semaine on fait quelques exercices, la reirailc des
enfants cl la visite à domicile; on reçoit à peu près
partout un bon accueil et de belles promesses; la liste
des confirmants se remplit ; il y en a de quinze, vingt et
trente ans, même plus, car généralement il y a des retar-
dataires, et il y a des paroisses qui n'ont pas eu l'honneur
de la visite épiscopale depuis dix, quinze et même vin,u;l
ans. L'auditoire se forme, les conférences surtout attirent,
les chants et les cérémonies ont de l'entrain. Les quatre
semaines réglementaires s'(^coulent ainsi rapidement;
le moment de la clôture arrive, de grands préparatifs se
font, l'enthousiasme se propage : communion, confirma-
tion, clôture, c'est admirable. La mission terminée de-
puis peu de temps, si on rencontre M. le curé ou s'il
écrit parfois, il veut bien nous dire que l'œuvre a fait du
bien; le plus souvent il dit avec désolation : Hélas! c'est
comme auparavant ! Qih^x'mwx^i ^vts s, peuple aimable; ce
serait parfait s'il y avait plus de fond et de persévérance.
Pendant l'année 1875-76, les travaux ont été impor-
tants, nombreux et presque incessants : c'était la fin du
jubilé. MM. les curés se hâtaient de profiter du mou-
vement salutaire qui se produisait dans les esprits et les
cœurs. Dire ce que chaque Père a fait, les succès qu'il a
obtenus dans chacune de ses œuvres, ce serait m'exposer
à otTenser la modestie des missionnaires ; je vais seule-
ment donner par ordre de date la liste des missions et
des autres œuvres, presque toutes dans le diocèse de
Bordeaux.
En 1875, nous avons prêché, au mois d'octobre, la
mission à Cadaujac, Saint-Trélody, Soussans ot au
— 524 —
Temple ; au mois de novembre, A Pugnac, Villenave-
d'Ornon, Sainl-Delpliin et Cissac; au mois de décembre,
à Lngon, Saint-Michel-la-Rivière, Ares et Cou Iras; en
1876, en janvier, ù Sainl-Genés de BInyc, Cartelègue,
Maigueron et Pardaillan: cette dernière paroisse est du
diocèse d'Agcn.
Pendant !c carême et après Pâques, nous avons prêché
la mission à Gaiiriac, Lafosse, Néi igean ( l Saint-Germain
du Puclie ; la station qnadragésimalc à Lesparre, la
retraite pascale à Bourg, et une retraite pascale à Auriac,
diocèse d'Agen.
Le mois de février ne pi'ul guère être employé aux
missions dans le Bordelais : c'est le temps du carnaval;
vouloir lutter contre l'entraînement au plaisir, c'est
s'exposera de graves inconvénients; la communauté de
Talence profile do ce moment pour faire sa retraite an-
nuelle.
Dans le cours de l'été, nous avons prêclic le mois de
Marie dans la cbapelle de Saint-Pierre et à la paroisse,
deux retraites de première communion, une octave et
une neuvaine dans l'église de Notre-Dame d'Arcachon ;
des retraites aux orphelins de Saint-Joseph, aux Péni-
tentes de la Miséricorde à Libourne, aux Orphelines et
dans un autre établissement à Rennes; celle do iNotre-
Dame des Sepl-Douleurs à Talence; les retraites des reli-
gioupes de la Sainte-Famille à Saint-Pierre, au Sablon-
nât, aux communautés de la Sainte -Famille à Versailles,
à Saint-Mandé, à la rue du Faubourg-Saint- Honoré et à
la rue de Clichy à Paris.
Joignez à cela un retour de mission à Gauriac, le ser-
vice paroissial pendant un mois à Cadaujac, plus long-
temps encore à Gradignan, le. service de la chapelle de
Montmartre pour remplacer le 11. P. Provincial pendant
ses visites, un grand nombre de sermons d'adoration et
— 525 —
de ciiconslancc, cl vous aiuez le Iravail des quatre Pères
missionnaires de la maison de Talcnce, pour une année.
Je ne vous parle pas du ministère de la paroisse de
Talence; je ne suis pas assez au courant de ce qui s'y
passe, étant très-souvent absent de la maison; comme
c'est l'œuvre spt'ciale du U. P. Ramadieiî, je pense qu'il
vous adressera lui-mèir.e un rapport sur (cllc (l'uvre
iin[)orlanle.
L'année 1876-J877 est loin d'èlre aussi féconde en
travaux et en œuvres que l'année précédente, Les de-
mandes ont été moins nombreuses , el, du reste, les
forces des Missionnaires n'y auraient pas résisté. La
divine Providence me procura à celte époque la con-
solation de revoir ce lieu mille fois béni de mon no-
viciat ; je n'y étais pas revenu depuis que je m'y étais
formé à la vie religieuse sous l'apostolique et pater-
nelle direction du 11. P. Vincens, qui cumulait alors les
fonctions de Supérieur el de Maître des novices. Invité à
donner la retraite à la communauté des Pères et des
Frères, si je n'avais considéré que mon insuffisance, as-
surément j'aurais décliné l'honneur qu'on me faisait ;
mais mou cœur désirait depuis longtemps voir la nou-
velle église et revoir la maison et les coteaux de l'Osier;
j'ai accepté comme une bonne fortune l'ollVe que me
faisait le II. P. Provincial du iNIidi par rentrcmisc du
R. P. Supérieur; et les quelques jours passés près du
cher sanctuaire, en la compagnie de nos Pères el Frères,
ont été pour moi des jour? d'ineU'able bonheur.
Du mois d'octobre à la fin du mois de janvier, il n'y a
eu que la retraite tlout je viens de parler, les missions de
Marlillac, Cavigiiac, Lapouyadc et Tisac, un retour de
mission à Margueron, la retraite paroissiale à Ncrac el à
la Teste, les retraites des Sœurs de Marlillac et des Frères
des écoles chrétiennes au noviciat de Taleucc.
— 526 —
Pondant le carême et après Piques, la station quadra-
gésimalc à Langon et à Cadillac, la mission à Saiiit-Tré-
lody et à Ordonac , la relrailo pascale à Salles cl à
Auriac.
Depuis le mois do mai jusqu'à uion départ, au com-
mencement de septembre, nous avons prêché le mois de
Marie de Talence, des retraites de première communion,
comme à l'ordinaire, et la retraite de fin d'année des
élèves des Dames du Sacré-Cœur de Bordeaux ; quelques
adoratious et sermons de circonstance. Enfin, nous
avons fait le service do la paroisse de Plassac pendant
cinq semaines. Il y a eu dans ce ministère quelque
chose de bien consolant pour le cœur du Missionnaire,
c'est la préparation à la première communion de treize
grands jeunes gens et d'un homme marié.
La paroisse tout entière s'est intéressée à cette œuvre,
et le jour de la première Communion, qui était le jour de
la seconde Fête-Dieu, un grand nombre de personnes ont
voulu les accompagner, ainsi que les parents, à la sainte
table.
Je termine en signalant un événement qui a fait
échouer notre plan de campagne sur plusieurs points.
Eu prêchant une adoration à Cavignac, le P. Coste se
sentit fatigué. Il revint aussitôt à Talence, et le médecin
déclara qu'il était menacé d'une maladie grave , une
pleurésie qui datait sans doute de plusieurs mois. On eut
recours aux remèdes les plus efficaces; les Sœurs de
Saint-Pierre et une Sœur de l'Espérance lui ont donné
les soins les plus assidus et les plus intelligents; malgré
cela, le Père a dû garder la chambre pendant deux mois et
demi ; la convalescence aussi a été longue. Nous espérons
que les forces seront rendues à ce vaillant et jusqu'alors
infatigable ouvrier j puisse-t-il encore longtemps travail-
ler au salut des âmes !
— 527 —
Jo no vous dis rien des PP. Poiliquen et Magr et du
F. Antoine. Nous les avons accueillis comme une béné-
diction pour la maison, nous les avons soignés de notre
mieux ; hélas ! nous n'avons pas pu les sauver et les
gardera la Congrégalion.
Veuillez agréer, mon révérend et bien cher Père, l'as-
surance de mes scnliuienls respectueux et dévoués.
Marcual, g. m. I.
REVUE DES SANCTUAIRES ET PÈLERINAGES
NOTRE-DAME DE TALENCE.
Nous extrayons des notes historiques communiquées
par le R. P. Marchal, ancien Supérieur de Talence, la
mention des principaux pèlerinages bordelais faits au
sanctuaire pendant le mois de mai 1877 :
«C'est M. l'abbé Raymond, curé de la cathédrale, le
plus connu et le plus sympathique organisateur de nos
pèlerinages, qui a inauguré nos fêtes du mois de Marie. 11
a même devancé de quelques jours la date officielle. La
congrégation des Enfants de Marie, l'orphelinat des
sœurs de Saint-Projet et quelques paroissiens s'étaient
rangés autour du pasteur. Dans son allocution M. le Curé
a rappelé les nombreux pèlerinages de sa jeunesse lévi-
tique et de sa vie sacerdotale, et il a établi que bien des
âmes doivent à leurs pèlerinages à Talence les principes
de la piété qui les distingue.
«Le 1" mai Téglise de Talence n'a pas désempli. La
congrégation de Saint-André a surtout contribué à Téclat
de cette journée. L'élite de la paroisse était là réunie.
M. le Curé, dans son allocution, a dit : « Mes enfants,
comme Abel offrait à Dieu ce qu'il avait de meilleur, je
suis heureux, en ce premier jour du mois de Marie,
d'offrir à la sainte Vierge ce que j'ai de plus précieux
dans ma paroisse, la réun[on des âmes les plus chré-
tiennes. » Les chants ont été fort bien exécutés; pendant
ce temps deux Pcres bénissaient les petits curants ame-
— sao —
n(5s do partout; co pieux labeur a duré toute la matinée
et no s'est terminé que vers midi.
« Le lendemain, dès cinq heures et demie, les direc-
teurs et élèves du grand séminaire de Bordeaux faisaient
ictentir le sanctuaire de leurs chants addiirahies. A peine
les lévites sont-ils partis que les abords de l'église sont
envahis par des voitures d'où sortent de nombreuses
phalanges de dames et de religieuses; ce sont les en-
fants de Marie, anciennes élèves du pensionnat des dames
de la Réunion ; M. Petit, chanoine secrétaire, préside ce
pèlerinage.
« Le jour suivant, qui était un jeudi, a eu lieu le pèle-
rinage des enfants de toutes les psalcttes de Bordeaux
sous la direction des frères des Écoles chrétiennes. C'est
dire que la musique a été bonne ; nous avons entendu
une intéressante allocution de M. l'abbé Galibert, curé de
Sainte-Croix de Bordeaux.
« Pendant ce temps de nombreux groupes de religieuses
et de jeunes personnes se formaient au dehors pour venir
prendre dans l'église les places laissées vides par le dé-
part du premier pèlerinage. C'étaient des sœurs délé-
guées par toutes les branches do la Sainte-Famille ; les
pensionnats des dames de Lorette cl dos sœurs do l'Im-
maculée-Conception, les orphelines de Saint-Joseph
étaient là. Des voies pures et exercées faisaient entendre
les chants les plus pieux, et toute l'assistance répondait
avec un merveilleux ensemble à ces cantiques. Le
R. P. RouLLET était à l'autel, entouré de tous les Pères de
la rue de Berry et de la maison de Talence. Le P. Leroy,
prédicateur du mois de Marie, adressa la parole à ce bel
auditoire et commenta avec beaucoup de bonheur ces
paroles : Et in elcctis meistnitle radiées. Ce pèlerinage a
été un des mieux organisés et des plus pieux.
Signalons parmi les pèlerinages de ce mois béni celui
- 530 -
de l'œuvre des Pères Jésuites, dite Œuvre des Aposto-
liques. Ce sont des jeunes gens venus de divers points
pour se préparer à porter uu jour l'Évangile aux nations
infidèles. Ils suivent les cours du collège de Tivoli.
M. Thibaut, professeur à la Faculté de théologie, leur a
parlé en très-bons termes sur l'excellence du travail chré-
tien.
«Dans le cours de la seconde semaine, nous avons vu
venir en pèlerinage nos bonnes sœurs agricoles de
VilIenave-d'Ornon avec leurs orphelines. M. l'abbé Gaus-
sens, cure de Saint-Seurin de Bordeaux, a bien voulu
officier et parler le dernier jour de cette semaine.
« Signalons encore et surtout le pèlerinage des Cercles
catholiques de Bordeaux. L'avenue de Talence était en-
combrée de pèlerins et bientôt des voix mules se firent
entendre dans notre pieux sanctuaire. L'encombrement
était si grand, que, vers neuf heures, près de deux cents
personnes, désespérant de pouvoir entrer, allèrent chez
les sœurs entendre la messe d'un de nos Pères qui s'était
réservé pour cette occurrence. M. Martial, vicaire géné-
ral, était à la tête du pèlerinage ; c'est lui qui a officié;
dans son discours il a commenté la devise inscrite sur la
bannière de l'œuvre : Jn hoc signa vinces... sint unum. Les
chants de tous ces fiers chrétiens étaient entraînants,
leur altitude était admirable ; c'était vraiment un beau
spectacle.
(( Le jour suivant, les RR. PP. Jésuites accompagnaient
les habitués de leur chapelle.
« N'oubhons pas de mentionner le pèlerinage de l'Œu-
vre de la persévérance des jeunes personnes de la paroisse
Notre-Dame, présidée par W de la Bouillerie, coadjuteur
de S. Ém. le cardinal Donnet. Cette œuvre, qui renferme
dans ses rangs l'élite des familles bordelaises, a été dans
notre sanctuaire l'occasion d'une grande édification, et
— 531 —
nous a procurd le plaisir d'entendre une de ces pieuses
et charmantes homélies, commentaire des textes les mieux
choisis de la sainte Écriture, comme Ms'' le coadjuleur
sait les donner. Sa Grandeur a représenté le sanctuaire
de Marie comme la fontaine scellée, le jardin fermé et le
nid de la céleste tourterelle.
« Le jeudi de la Pentecôte a eu lieu la bénédiction so-
lennelle des enfants et leur consécration à la sainte
Vierge : ce spectacle pieux qui revient tous les ans est
toujours d'un intérêt particulier, et c'est la fête des mères
aussi bien que des enfants. M. Dulac, vicaire général, a
présidé la cérémonie. Outre les enfants amenés pour cette
circonstance, il nous a fallu encore donner asile à cinq
cents élèves du pensionnai des frères de la rue Sainl-
Gcnest. Notre église n'était pas assez spacieuse pour con-
tenir tous les pèlerins, n
Le R. P. Marcual donne la nomenclature Irès-fidèle de
toutes les communautés et paroisses qui sont venues à
Talence prier pendant le mois de Marie. Nous nous con-
tenterons de ces quelques citations qui suffisent à donner
une idée du mouvement de la piété ; l'histoire locale gar-
dera avec respect la longue liste de ces pèlerinages,
grands ou petits, dont le défilé quotidien donne tant d'a-
nimation à Talence. Les nombreux sanctuaires desservis
par la Congrégation sont riches de ces trésors de la foi et
de ces pieux récits; les annales font appel aux dépositai-
res de cette fortune historique, et puiseront avec plaisir
dans les documents conservés aux archives de chacun
de ces lieux bénis.
— 532 —
MONTMARTRE.
Pèlerinage espagnol à la chapelle provisoire du SaCré-Cœur.
Le lundi, i5 octobre, en la fête de sainte Thérèse, la
colonie espagnole de Paris faisait son pèlerinage à la cha-
pelle du Sacré-Cœur à Montmartre. Un révérend Père
Jésuite cspniznol, chargé des inlérêis spirituels de ses
compatriotes, avait organisé cette démonstration et invité
le R. P. Amorès, de notre communauté de la rue de Saint-
Pétersbourg, à faire le discours d'usage. A trois heures
de l'après-midi, cent cinquante Espagnols se trouvaient
réuuis dans la chapelle provisoire; M™** la duchesse de
Madrid s'était jointe à eux et s'était modestement cachée
dins la foule, qui sut cependant la distinguer. Quelques
Français venus pour prier complétaient l'assistance; beau-
coup de prêtres, presque tous Espagnols, avaient pris
place dans les stalles du chœur. Après la récitation du
chapelet, le R. P. Amouès a pris la parole et commenté
foit heureusement dans sa langue natale la devise de
sainte Thérèse : Ou souffrir oumourir, en l'appliquant au
Sacré Cœur et à la perfection de l'âme chrétienne. On
écoutait avec charme l'orateur, dont la voix sonore et la
diction d'un grand naturel tenaient en éveil l'alteution
de tous les auditeurs. Quelques cantiques ont été chantés
à la suite ; et il y avait bonheur à entendre louer Dieu
dans cette belle langue espagnole, si pleine et si reten-
tissante, qui semble faite pour porter jusqu'au ciel les
supplications et les plaintes des hommes.
Un salut solennel a terminé la cérémonie, et, selon la
recommandation de l'orateur, on a prié pour la France et
pour l'Espagne, ces deux sœurs lilles de l'Église, égale-
ment malheureuses.
— 533 —
Le Bulletin de l'Œuvre du Vœu national termine ainsi
sa chronique du mois de septembre :
« Le sanctuaire et les travaux ont reçu de nombreux visi-
teurs. Parmi les plus illustres, nommons MB"" l'archiduc
Charles-Louis et M""* l'archiduchesse Marie-Thérèse, fille de
M™" la duchesse de Bragance ; M»' l'évèque élu de Nevers,
qui est venu célébrer la messe le vendredi 28 septembre;
M^'" l'évèque élu de Luçon, qui, le dimanche 30, a visité
longuement les travaux de la future basilique.
« M»' le coadjuteur est venu le jeudi 27, dans l'après-
midi, remercier le Sacré Cœur do son retour à la santé. Aver-
tie une des premières de l'état grave du vénéré prélat, la
chapelle provisoire n'a cessé de prier pour la conservation
d'une existence aussi chère, non-seulement au diocèse de
Paris, mais à l'Eglise de France tout entière!
((Les travaux d'ornementation du sanctuaire delà chapelle
sont terminés. Ils ont reçu une approbation unanime, Le 24,
fête de Notre-Dame de la Merci, une couronne magnifique en
vermeil et ornée d'améthistes précieuses, a été placée au pied
de la statue du Sacré Cœur, comme un symbole de la consécra-
tion de la France au cœur adorable de Jésus.
(( Plus de t40 prêtres étrangers ont célébré la messe pen-
dant le mois de septembre. Il a été distribué plus de 3 200 com-
munions. Les recommandations se sont élevées au chiffre
de 26 131, parmi lesquelles on compte 2ol actions de grâces.
On évalue à 17 110 le nombre des personnes qui ont visité le
sanctuaire. Outre les Evêques déjà nommés, nous devons
encore signaler M. Butot, vicaire général de Reims ; M. Per-
rard, supérieur du grand séminaire de Lons-le-Saulnier ;
M. Bourlier, supérieur du grand séminaire de Chartres; celui
du grand séminaire de Quimper, etc., etc. En général, le
mouvement a été plus considérable que dans le mois précé-
dent. Nous en rendons grâces au Sacré Cœur. »
AUMONERIES MILITAIRES.
Notre Congrégation est chargée depuis quelques
années du service spirituel de la garnison dans quelques
centres militaires. Ces œuvres entrent parfaitement dans
l'esprit de notre Institut et sont tout à fait l'application
de notre devise : Evangelizare pauperibus misit me. Il ne
sera donc pas sans intérêt d'entendre les Pères aumô-
niers nous rendre compte de leurs travaux et de leurs
espérances; deux ont déjà répondu à notre appel, et
nous comptons bien que les autres suivront bientôt cet
exemple.
TOURS.
Mon révérend Père,
Vous connaissez mieux que moi les débuts d'une œuvre
dont votre zèle a jeté les fondements auprès du tombeau
de saint Martin et dont vous avez constaté par vous-
même les premiers fruits. Je ne veux pas vous en entre-
tenir ici ; du reste, dans plusieurs comptes rendus publiés
déjà dans nos annales, on a raconté comment, insensi-
blement et sans qu'ils s'en rendissent raison à eux-
mêmes, nos Pères ont été appelés à prendre la direction
des œuvres militaires de la ville de Tours et à leur donner
un cachet d'importance qu'ils étaient loin de prévoir au
début.
La principale cause de celte extension fut la création
de l'aumônerie militaire. En appliquant officiellement
— i)oo —
deux des nôtres aux besoins ?plriluels de la garnison, la
loi leur imposait des devoirs nmltiples. Ils furent heu-
reux de s'y consacrer tout entieis. Ce grand ministère
fut, du reste, encouragé de la façon lu plus généreuse
partout ce que la ville de Tours renferme de catholiques
éminents et dévoués. Une famille dont le nom est abso-
lument attaché à nos œuvres, mit à la disposition de l'au-
mônier titulaire les sommes nécessaires pour réaliser
tout ce qu'il croyait utile au bien des soldats. C'est avec
ce concours qui ne lui lit jamais défaut, mais au contraire
prévint constamment ses désirs, que l'aumônier put
soutenir et augmenter le cercle mililaiie dont vous avez
eu le premier l'inspiration. Malgré son insultisance rela-
tive, cette œuvre, de l'avis de tous les aumôniers qui
l'ont vue, est en son genre une des [Aus complètes qui aient
été créées jusqu'ici.
Lorsque après deux années d'etlbrts, une décision
malheureuse menaça l'existence de nos œuvres en sup-
primant le traitement des aumôniers, il ne nous vint pas
en pensée de regarder en arrière. La sympathie univer-
selle nous était acquise, et V Union catholique de ïouraine
revendiquait le privilège de nous indemniser. A cette
action collective des représentants de tout le départe-
ment nous préférâmes la bienveillance privée, qui nous
ohrait également son concours. C'est elle qui soutient
presque seule les aumôniers et leurs œuvres. Quelques
petites industries, comme celle de la vente des vieux pa-
piers par exemple, quelques dons de sociétés de bienfai-
sance peuvent bien ajouter à nos ressources, mais dans
des proportions trop minimes pour tigurer ailleurs que
dans notre livre de comptes.
Le grand moyen de faire du bien au peuple, dit' un
prédicateur populaire de notre temps, c'est de lui faire
sentir qu'on l'aime. Le but constamment poursuivi par
T. XV. 35
— 536 —
nos Pères depuis le commencement de leur ministère
parmi les soldats, est de les persuader de leur afleclion.
Pour cela ils n'épargnent rien. Ils les visitent de temps à
autre dans les chambrées, assistent à leurs exercices, à
leurs repos, causent avec; eux^ s'informent de leur pays,
de leur famille, de tout ce qui les concerne, leur rendent
de petits services. Ces rapports fréquents détruisent les
préjugés, établissent la sympathie, et les militaires con-
naissant et aimant leurs aumôniers tiennent à eux plus
volontiers.
Le cercle militaire est l'endroit oîi ces relations s'éta-
blissent d'une manière plus facile et plus sérieuse. Les
militaires y viennent en grand nombre surtout pendant
l'hiver. Ils y trouvent des distractions de tout genre, des
billards, des jeux, une bibliothèque et des journaux. Ces
feuilles, choisies avec soin parmi celles du département
dont les soldats sont originaires, leur apportent des nou-
velles et des renseignements qui lenr sont agréables.
Pendant l'été, la soirée du dimanche se passe à la cam-
pagne. Une disposition bienveillante du directeur de
rCEuvre ouvrière met à notre usage un local où nos sol-
dats trouvent des récréations et des jeu?: champêtres.
Nous estimons que la moitié de la garnison connaît
et fréquente, au moins de temps en temps, notre cercle
militaire. Nous sommes heureux de penser, eu voyant nos
salles encombrées et notre bibliothèque remplie, à l'action
préservatrice qu'exerce notre petit établissement.
Notre ambition toutefois ne s'est pas bornée là. Il nous
a paru insuffisant de travailler à la distraction et à l'agré-
ment du soldat; nous avons voulu pourvoir d'une ma-
nière plus élevée à ses intérêts et nous nous sommes
occupés de son instruction. L'ignorance est la gardienne
des préjugés et des erreurs; si l'instruction impie est un
venin dangereux, la science chrétienne est un agent
— 537 —
conservateur des bonnes doclrines et des croyances reli-
gieuses. Celte pensée nous lit créer, dans le cercle mili-
taire, des cours pour l'instruction de nos soldais. La lec-
ture, l'orthographe, l'arithmétique y furent enseignées
durant l'hiver de 1875-I87H, par les Frères de la Sainte-
Famille de Belley et l'année dernière par les enfants de
troupe les plus intelligents du 66*^ de lig.ie. Pendant un
temps nous ajoutâmes à ces cours des leçons d'histoire,
de géographie et d'allemand. Le succès de ces cours ne
répondit pas à nos eflbrts. Malgré les encouragements
que nous donnions et les prix que nous promettions,
le progrès de nos élèves est resté très-probléniatique.
Les causes de cet insuccès sont de divers genres; la
principale est l'impossibilité où se trouvent les militaires
de venir d'une manière régulière aux cours qui sont faits
pour eux. Les gardes, les corvées, les piquets, les consi-
gnes, etc., sont des forces majeures contre lesquelles
nous ne pouvons lutter en reslant chez nous. Pour tour-
ner autant que possible la ditliculté, nous avons eu l'idée
de fonder, dans les ditlerentes casernes, des bibliothè-
ques catholiques. Un comité a été formé dans ce but;
aujourd'hui, deux bibliothèques, représentant chacune
une valeur de 1 000 francs, ont été établies, l'une, dans
la principale caserne de la ville, l'autre au camp du Ru-
chard, non loin de Tours, pour les troupes qui, pendant
l'été, y sont réunies en grand nombre. Ces bibliothèques
sont appréciées par tout le monde. Elles contie-balan-
cent avec succès l'intluence d'autres créations du même
genre faites par les sociétés protestantes. Les livres sont
recherchés et lus avec plaisir... Nous complétons noire
défense contre le prosélytisme envnhisseur de nos adver-
saires par de fréquentes distribulions de brochures, de
traits religieux ou moraux, etc. Ces feuilles, que nous
laissons trahier à dessein sur les fables et les lits des
- 538 —
chambrées, sont un appât pour les oisifs. Elles les occu-
pent, les iulëressent et leur font du bien.
Ce que nous faisons pour le plaisir et l'instruction du
soldat n'est pour nous qu'un moyen d'arriver à son cœur,
de lui conserver ou de lui rendre, s'il avait eu le
malheur de les perdre, les principes religieux de ses
jeunes années.
Tous les soirs la prière se fait en commun dans la cha-
pelle provisoire de Saint-Martin, auprès du tombeau
qui conserva si longtemps les restes de ce vaillant soldat
et de ce grand saint; à l'endroit même où Clovis, Charle-
• magne el tous nos rois sont venus les uns après les
autres consacrer leur épée. Puissent nos jeunes militaires,
qui prient et chantent des cantiques dans ces lieux si
remplis de souvenirs, se pénétrer de plus en plus des
grands et nobles sentiments qui font l'ardeur patriotique
et rhéroïsme chrétien.
Le dimanche, la messe militaire se célèbre à midi. Ua
piquet d'hoinieur est place de chaque côté de l'autel, on
chante des cantiques pendant tout l'olhce et une instruc-
tion d'un quart d'heure a lieu après l'évangile. Les hommes
seuls sont admis à celte messe; les officiers et les soldats
y viennent généralement en bon nombre, surtout les jours
de fête. Cet office du dimanche est certainement l'exercice
qui nous donne le plus de consolation et d'espérance.
Durant l'hiver, l'aumônier fait tous les jeudis une con-
férence religieuse au cercle militaire.
La ferveur des soldats ne va pas précisément jusqu'à les
rendre fidèles et exacts à ces réunions. Il serait à souhai-
ter que nos conférences puissent se faire à la caserne
après l'appel du soir, mais jusqu'ici nous n'avons pu
mettre à exécution cette pensée qui a produit ailleurs
d'excellents résultats.
Pendant la semaine sainte une retraite est prêchéeaux
— 539 —
militaires. L'assistance est nombreuse et attentive. Nous
estimons à 230 environ le nombre des communions pas-
cales, sans compter celles qgi se font au dehors de Tours
pendant les congés accordés aux militaires. Ce cbiflie est
loin d'être absolument satisfaisant. Nous voulons espérer
que Dieu nous accordera la grîlce de le voir s'augmenter
peu à peu.
Si un grand nombre de nos soldats ne nous donnent
pas toutes les satisfactions désirables au point de vue
chrétien, il est des natures privilégiées qui sont prêtes <\
répondre à nos soins, et qui ne demandent qu'à éire
encouragées pour bien faire. Nous avons fondé pour ces
braves jeunes gens une petite association, qui leur pro-
cure, avec des secours religieux particuliers, le soutien
et le stimulant de l'exemple mutuel. Cette association est
sous le vocable de Notre-Dame des Soldats. Le règle-
ment en est simple ; il indique, comme but à atteindre, la
sanctification personnelle et celles des camarades; comme
moyen, la prière et l'exemple. Il fixe différentes petites
pratiques ainsi que la visite des malades à l'hùpital et à
l'infirmerie.
L'admission dans la société est prononcée par un
conseil dont l'aumônier est le président. Le cérémo-
nial de la réception est celui qui était suivi autrefois
pour la création des chevaliers. Les récipiendaires reçoi-
vent chacun une médaille gravée ad hoc. Leur nom et
celui de leur régiment y sont placés en exergue.
M^' r.^rchevéque de Tours a bien voulu approuver notre
petit règlement, et nous avons eu la consolation de le
voir adopté successivement à Limoges, par nos Pères,
à la caserne du Prince-Eugène et de la Courtille, à Paris.
Dernièrement, l'aumônier militaire de Douai nous en a
demandé quelques exemplaires. L'association se com-
pose aujourd'hui, apiès le départ de la classe 187'2, de
— 540 —
60 membres environ. Ils sont généralement réguliers et
t'ervenls. Plusieurs communient tous les huit jours, tous
au moins quatre fois par an.
La sollicitude de l'aumônier militaire n'a pas à s'exer-
cer à riiôpilal. Les secours religieux sont assurés aux
malades. Ils ont, pour les visiter journellement, des prê-
tres dignes et dévoués. Nos Pères se bornent à les voir
de temps à autre. Quand un soldat meurt, la messe mili-
taire du dimanche suivant est dite à son intention. Une
note envoyée au colonel du régiment et transmise à ses
lioupcs amène toujours à la messe un bon nombre de
camarades du défunt.
Tous les ans, le 2 novembre, l'aumônier célèbre un
service funèbre pour tous les soldais de la garnison morts
pendant l'année. A l'évangile, il donne lecture du nécro-
loge et adresse ensuite quelques mots à l'assistance. Ce ser-
vice a été fondé à perpétuité par la munificence d'une per-
sonne généreuse. Une rente de 90 francs y est affectée.
Une décision du général en chef du corps d'armée a
chargé l'aumônier du service de la prison militaire. Ce
surcroît de responsabilité pèse surtout sur celui de nos
Pères qui lui a été adjoint en qualité d'auxiliaire. Le ser-
vice divin est célébré tous les dimanches à la prison, les
Vêpres y sont chantées dans l'après-midi. Les prison-
niers militaires ne sont pas, en général, ces gens tarés et
perdus de vice (jue l'on rencontre dans les prisons civiles ;
ce sont le plus souvent de pauvres jeunes gens qu'un
oubli d'eux-mêmes, une vivacité, une rébellion peu grave
ont conduits devant le conseil de guerre. L'action do
l'aumônier est facile sur ces pauvres âmes. Frappées par
le malheur, elles sont heureuses de se jeter dans les bras
du ministre des miséricordes. Aussi" plusieurs fois par an
il a la consolation de les réconcilier avec Dieu et de leur
faire faire la sainte communion.
~ 541 —
Les enfants de Iroupe sont une partie importante du
troupeau de l'aumônier militaire. Il a le devoir de les
préparer à la proniiore coniiiiuuion. Trois fois par semaine,
depuis lo mois de novomlire jusqu'au mois de mai, il les
réunit, et leur fait le catécliisme. La première commu-
nion de ces clicrs enfants revêt une solennité oxce[)tion-
nelle. M^^ rArchovt^que vont bien y présidi'r eu personne
et donner la confirmation. MM. les généraux et les oili-
cicrs supérieurs sont là aussi pour témoigner de leurs
sentiments chrétiens et de leur sympathie pour les pre-
miers communiants.
En gériéral, l'aumônier n'a qu'à se louer du bon vou-
loir qu'il rencontre parmi les officiers pour l'accomplis-
sement de son ministère. Les rapports qu'il a avec tous
sont faciles et agréables. Il serait à souhaiter que les
subalternes comprissent, comme ces messieurs, le respect
et les égaids qu'ils doivent à la religion et aux sentiments
chrétiens des soldats placés sous leurs ordres. Le grand
obstacle au bien a toujours été, jusqu'ici, l'influence désas-
treuse exercée par certains sous-ofiiciers sans principes
et sans moralité. Ce sont eux qui éloignent de nous par
le ridicule, le sarcasme et quelquefois la persécution, bon
nombre déjeunes gens que des mères chrétiennes nous
avaient recommandés et que nous avons la douleur de
voir perdus par ce pernicieux contact.
Dieu veuille nous prêter main-forte dans celte lutte
incessante contre le mal, et nous permettre de réaliser
dans ce champ difficile, que nous avons à cultiver, tout le
bien que nous ambitionnons pour sa gloire et pour l'hon-
neur de notre chère Congrégation.
Veuillez agréer, mon révérend Père, l'assurance de
mes sentiments respectueux et dévoués en N. S. et M. I.
\. VOIRIN, 0. M. I.,
Âuiuonier militaire de la garnison de Tours.
— o42 —
AUTUN.
Autun, 20 septembre 1877.
Mon révérend Père,
Quand l'obéissance m'onvoya à Autun en janvier 4875,
je ne me doutais nullement de la charge que j'allais avoir
à y remplir.
Le gouvernement faisait bûtir une caserne sur la par-
lie du parc de Saint-Jean, que la voie ferrée avait déjà
séparée de la maison. Dès le mois de juillet, l'élat-major
du 29'' de ligne vint s'y installer avec deux bataillons et
le dépôt. Il fallait un aumônier, Monseigneur s'adressa à
la Congrégation, qui me désigna pour en remplir les
fonctions.
Mon embarras était grand. Je ne savais pas l'A B C du
métier. Donc, pendant trois mois, mon ministère se borna
à dire la sainte Messe le dimanche dans notre église de
Saint-Jean, à sonder le terrain, à faire connaissance avec
les officiers et les soldats.
Bientôt je compris que, si je voulais acquérir quelque
influence sur les hommes, il fallait créer au plus vite un
cercle militaire, et l'établir dans la caserne même. Je
me mis donc à travailler dans ce sens.
D'abord, à force de démarcbes, je commençai par
obtenir un petit local dans la caserne, et le cercle fut
inauguré sur un petit pied.
Dès ce moment, grâce à la générosité des bonnes fa-
milles d'Autun, qui sont venues à mon secours, l'œuvre
marcha si bien, que los autorités militaires, touchées du
bien qui se faisait, se décidèrent à mettre à la disposition
de l'aumônier un des vingt-quatre bâtiments qui forment
la caserne. J'eus la consolation de voir tout de suite près
— 543 —
de deux cents hommes occupés à lire^ à écrire, à jouer;
en un mot, à passer leur lemps agréablement et utilement
sous ma surveillance.
J'allais, je venais, au milieu de tout ce monde, parlant
à l'un, domiant un conseil à l'autre, grondant doucement
celui-ci, félicitant celui-là sur sa bonne tenue, écrivant
des lettres pour les uns, corrigeant les fautes d'ortho-
graphe des autres, donnant des leçons de mathémati-
ques, de calligraphie, etc.. etc.
Le dimanche soir, c'était mieux encore. Ou faisait une
grande partie de loto. Les hommes étaient plus nom-
breux dans la salle ordinaire d'écriture. C'était solennel.
Imaginez-vous cent cinquante hommes, gardant le si-
lence, fumant gravement leur pipe, regardant sur un
carton. Tout à coup, le mol ëo\cnne\ quixe lelenlissait, et
riieureux gagnant venait choisir son enjeu fourni par
l'aumônier. Celait, ou une pipe, ou une bobine de fil, ou
une boîte de cirage ou de la cire à astiquer, etc., etc.
Valeur, un sou.
Et la soirée se passait gaiement.
Pendant tout cela, le bon Dieu travaillait les âmes.
Tous les dimanches on voyait à la messe une moyenne
d'hommes équivalant au tiers des troupes. Quand les
Pâques sont arrivées, j'ai pu compter cent cinquante
officiers ou soldats qui avaient rempli leur devoir de
chrétiens. J'avais lâché de les préparer, par des instruc-
tions de dix minutes, à l'église, et par des conférences
familières dans l'une des salles du cercle.
Par exemple, il y a des ombres à ce tableau. L'été
une fois arrivé, le cercle a été déserté. Les hommes n'ont
commencé à revenir que lorsque j'ai eu l'heureuse chance
de trouver un billard.
Pourtant il faut dire, à la louange de la garnison, que
le chiffre n'a pas diminué à l'éghse, le dimanche.
— 544 —
Voilà l'hiver qui revient. Le cercle se repeuple. Il fera
bon se trouver à l'abri, dans des salles bien chauffées,
largement éclairées, ayant le choix de 750 volumes pour
lire, du papier pour écrire, des jeux de tontes sortes,
hormis le jeu de caries, pour se distraire.
En ce moment, je suis en train de réunir les éléments
d'une association parmi les plus fervents. Déjà le règle-
ment est fait et approuvé par Monseigneur. Les associes
ne seront pas nombreux dans le principe. A peine une
vingtaine, mais j'espère qu'ils seront bons. Je compte
qu'ils m'aideront singulièrement à ramener les uns, à af-
fermir les autres. J'ai déjà commencé l'expérience, et je
trouve que le résultat a clé trcs-conso'ant.
Vous avez vu l'ensemble de l'œuvre, mon révérend
Père, voulez-vous un coup d'œil de détail sur la messe
militaire. Il frappe tons ceux qui y assistent.
Tous les dimanches, à onze heures moins le quart, la
cloche de la paroisse annonce la messe militaire. A ce
signal, les sapeurs du régiment, les enfants de troupe,
les 28 tambours ou clairons, les 42 musiciens, le piquet
d'honneur de 25 hommes commandé par un officier, tout
s'ébranle à la fois et prend le chemin de l'église. En
route la musique joue ses airs les pins gais, tantôt seule,
tantôt avec l'accompagnement des tambours et clairons.
On arrive à la porte de l'église. L'entrée est solennelle.
Les tambours battent aux champs. Les sapeurs vont se
ranger à droite et à gauche dans le chœur. La musique
s'installe dans la chapelle de la Sainte Vierge à droite,
les tambours et les clairons dans la chapelle de Saint-
Joseph à gauche, le piquet d'honneur sur deux rangs,
au milieu de la nef. Les commandements sont donnés, et
on attend tranquillement le coup précis de onze heures.
Pendant ces quelques minutes la tribune et un côté do la
nef se remplissent de soldats volontaires (l'autre côté est
— 545 —
di^jà plein do civils). Les officinrs du cadre viennent s'as-
seoir sur des fauteuils réserves dans l'avant-cliœur.
Onze heures sonnent. Le Prêtre monte à l'aiiiel, pré-
cédé de doux enfants de troupe (ses enfants de chœur), et
la musique commence ses morceaux, tantôt doux, mé-
Iancoli({ues, tantôt sonores, retentissants, guerriers, mais
toujours gravrs, je dirais mémo chrétiens.
A l'Évangile, silence général. Le Prêtre est en chaire.
Tous les yeux sont fixés sur lui. L'altenlion est générale
et soutenue.
Au bout de dix minutes le Prêtre reparaît à l'autel et
la musique reprend jusqu'à l'ÉUivation. Alors il y a un
moment saisissant. L'enfant de troupe agite la sonnette.
L'oflicier commandant le piquet donne ses ordres :
Genou, terre. Et tous les fronts s'iuclinenl, tambours et
clairons battent aux champs jusqu'à la fin do l'Élévation.
On seul la présence réelle du Dieu caché sous les saintes
espèces. Debout, crie l'officier, et la musique reprend ses
morceaux, généralement plus pieux que les premiers.
Tout cela dure jusqu'après la communion. Alors la mu-
sique entame le Domine^ saloam fac 7'empublicnm, qui est du
plus bel etiet, grâce à l'accompagnement d'une vingtaine
de voix choisios et exercées.
A certaines fêtes, nous avons la consolation d'avoir la
bénédiction du très-saint sacrement, iminédialemenl
après la messe. Ces jours-là, l'cmolion est à son comble.
Le Tantum ergo est si bien exécuté par les mêmes voix,
toujours soutenues par la musique !
Si j'ai été trop long dans tous ces menus détails, mon
révérend Père, vous m'excuserez, à cause de ma bonne
volonté de vous être agréable.
Agréez, mon révérend Père, les sentiments avec les-
quels je me dis toujours votre frère dévoué en Jéaus-Christ
et Marie Immaculée. P. Bonnemaison, g. m. i.
— o46 —
Ajoutons à ce compte rendu un extrait de la Semaine
religieuse d'Xuian, décrivant une cérémonie religieuse à
Saint-Jean :
... Dimanche dernier, 22 juillet, Monseigneur arrivait à
l'église de Saint-Jean, à l'office accoutumé de onze heures.
Il y avait grand concours. M. le colonel et MM. les officiers
occupaient, au chœur, des places réservées.
Le P. BoNNEMAisoN, l'intelligent et zélé aumônier de nos
troupes d'Autun, adressa à Sa Grandeur quelques paroles, au
commencement de la cérémonie Monseigneur, qui devait
parler quelques instants après, se contenta de féliciter d'un
mot M. l'aumônier et de remercier M. le colonel, ainsi que
MM. les officiers, de leur précieux concours en tout ce qui
s'était accompli jusque-là.
A l'Evangile il monta en chaire, et prenant pour texte ces
paroles de Notre-Seigneur en saint Matthieu : Amen, dico
vobis, non inveni tanlam fidem in Israël (Matth. viii, 10),
« Je vous le dis en vérité, je n'ai pas trouvé autant de foi en
Israël » , il fit à son auditoire une application aussi ferme
qu'ingénieuse de l'histoire du centurion.
Il est de mode de prétendre que la religion est l'apanage
des prêtres ou des femmes... des prêtres, parce que leur vie
entière les y ramène ; des femmes, parce que leur imagina-
tion et leur sensibilité les y poussent.
Or, à qui va l'éloge de Jésus-Christ? à un apôtre? Pierre,
Jacques ou Jean? Non. Au contraire Jésus-Christ reproche
fréquemment aux Apôtres de manquer de foi : Modicœ fidei.
A une femme? à la Chananéenne qui lui demande, en dépit de
son refus apparent, une grande grâce et qui l'obtient ? à
Madeleine qui pleure de repentir à ses pieds? Non. A qui
finalement? à un soldat, au chef de l'une de ces centuries
romaines qui avaient parcouru et vaincu le monde !
On peut donc avoir la foi, une très-grande foi, et en même
temps être homme d'intelligence et de cœur.
Avec la foi, ce centurion a l'humilité, une vertu de choix
également, très-méconnue, très-discréditée, bonne pour les
— o47 -
esprits médiocres, s'il en fallait croire certaines gens! en-
tendez plutôt : Seigneur, je ne suis pas digne que vous en-
triez sous mon toit : Domine, non sum digntts ut intres sub
tectum mcum.
Mais peut-être de telles dispositions paralysent-elles l'exis-
tence des devoirs professionnels. C'est là encore une des ac-
cusations volontiers dirigées contre la religion. L'homme
religieux porterait si haut dans l'infini son cœur et ses re-
gards qu'il oublierait la terre. Point du tout. D'après l'Evan-
gile, le centurion est un chef vigilant, qui tient le comman-
dement d'une main vigoureuse et respectée. « J'ai des soldats
sous mes ordres ; je dis à l'un : va ! et il va ; à l'autre : viens !
et il vient ; à mon serviteur : fais ceci! et il le fait. » Voilà
certes une autorité nettement affirmée, un devoir profes-
sionnel bien rempli.
Qu'est-il arrivé ? L'Eglise, émerveillée d'une si rare per-
fection, a dressé au centurion un monument d'honneur, non
point un piédestal de marbre ou d'or comme font les hom-
mes, frêle souvenir d'un jour, mais un monument vivant et
éternel. Qu'a-t-elle donc fait? Elle a pris sur les lèvres de ce
croyant, qui était un brave, l'e.xpression même de sa foi et de
son humilité : « Seigneur, je ne suis pas digne que vous ve-
niez en ma demeure » , et elle l'a placée sur les lèvres de
tous ses fils au moment de la communion eucharistique.
Depuis vingt siècles, quiconque a le bonheur de commu-
nier, qu'il soit jeune enfant, Prêtre, Evêque, ou souverain
Pontife, doit se frapper trois fois la poitrine et répéter dans
les mêmes termes, le même aveu du centurion : Domine, non
sum dignus ut intres sub tectum meum.
Rien de plus saisissant que cette fin de l'homélie de Mon-
seigneur, et que les conclusions pratiques tirées de tout l'en-
seignement de cette page des Evangiles.
Elles se résumaient à ceci : qu'il en faudrait finir avec les
préjugés qui isolent systématiquement la foi de l'intelligence
et du courage, surtout en un pays dont l'histoire compte des
noms comme ceux de Charlemague, de Godefroy de Bouillon,
de saint Louis, de Condc, de Turenne, de Changarnier.
— 548 -
Nous ne dirons rien de l'aspect et de l'éclat tout martial de
la cérémonie, sinon qu'on ne pouvait moins faire que d'en
être vivement impressionné. L'excellente musique du 29% si
habilement dirigée par M. Rodet, n'a pas peu contribué à
donner à la fête ce qu'elle avait de solennel.
VARIÉTÉS.
LE CARDINAL GCIBERT , ARCHEVEQDE DE PARIS,
A NOTRE-DAME DE l'OSIER.
Sous ce titre, le R. P. Berne raconte le pèlerinage du
cardinal Guibert au sanctuaire de l'Osier, si cher à notre
famille religieuse; nous devons à l'auteur de celte narra-
tion des reraercîmenls pour l'intérèl qu'il a su mettre
dans cette page d'histoire.
« Ce fut le 13 août, à deux heures et demie du soir,
que Sou Éminencc arriva en gare de Vinay. Son arrivée
était annoncée depuis deux jours; aussi l'illustre Pontife
fut-il reçu, à sa descente de voiture, par le R. P. Al'Gier,
provincial du Midi, venu de Marseille exprès pour lui
faire les honneurs de la maison de l'Osier, et par le
R. P. Berne, supérieur local. M«"' l'Arcbiprêtre de Vinay
était là aussi, avec ses deux vicaires. Au dehors de la
voie ferrée, une foule considérable attendait, impatiente
de contempler les traits du grand Archevêque, dont le
nom est en si haute vénération auprès de tous ceux qui
aiment l'Église. Des mères lui présentèrent leurs enfants
qu'il bénit, tout le monde se pressait autour de lui pour
le voir de plus près, et il fallut lui frayer un chemin à
travers celte foule jusqu'à la voilure qui lui était des-
tinée. C'était un équipage magnitique, envoyé pour le
recevoir parM""= la uiarquise de Murinais, heureuse d'ho-
norer ainsi un prince de l'Église. Son Éminence y arriva
en bénissant à droite et à gauche et en faisant entendre
des paroles de bonté que la foulo accueillait uvideraent.
— 550 —
Ayant pris place dans la voilure que l'on venait de décou-
vrir pour qu'on pût le voir à discrétion, il s'en fil une
chaire d'où il parla tout le temps que durèrent le retroit
et le chargement des bagages. Son affabilité toute pater-
nelle, la bonté empreinte sur son visage, l'expression de
sainteté qui se dégage de toute sa personne ont visible-
ment exercé leurs charmes sur les assistants : à la place
de la curiosité première, ou ne voit plus que des sourires
gracieux et sympathiques s'épanouir su? les visages. Si
l'arrêt eût été plus long, nul doute qu'on n'eût eu un spec-
tacle analogue à celui qui se déroulait, au temps de saint
Louis, sous le chêne de Vincennes, quand le peuple abor-
dait le saint roi et s'épanchait devant lui avec une si con-
fiante assurance.
Mais la voilure se mit en marche et la scène changea.
Dans Vinay, sur toute la longueur de la rue qui traverse
la petite cité, ce fut une double haie d'habitants, accou-
rus des divers quartiers et recevant avec un religieux
respect la bénédiction du saint Pontife. En même temps,
les cloches sonnaient à toutes volées.
A Notre-Dame de l'Osier, la réception devait avoir
naturellement un caractère encore plus empressé cl plus
expansif : c'était au sanctuaire de l'Osier que Son Émi-
nence accordait la faveur de la posséder pendant quel-
ques jours. Aussi les cloches remplissuieut-elles la
contrée de leurs voix harmonieuses, et la fouie qui rem-
plissait la place de l'Église était-elle rayonnante de joie.
Cette joie, du reste, était écrite de toutes parts, et dans
l'arc de triomphe en verdure dressé au-devant de l'en-
trée du village, et dans les guirlandes qui sillonnaient les
airs dans tous les sens, et dans les nombreux sapins des-
cendus de la montagne pour ombrager les abords de
l'église, et dans les banderoles qui tlottaient au sommet
des tourelles.
— 5^1 —
En descendant de voiture, le Cardinal trouva devant
l'église toute la communauté dtî l'Osioi-, en tète de
laquelle il eut bientôt distingué le vénérable M. Dnpuy,
son ancien compngnou d'armes dans les luttes de l'Apos-
tolat. Ce digne vétéran de la milice sacrée se dédomma-
geait de n'avoir pu recevoir à la gare son illustre ami,
en se tenant là tout prêt à recueillir sa première bénédic-
tion.
Son Éminence l'embrassa avec ellusion, donna son
anneau à baiser à tous les membres de la communauté
et entra dans l'église, où la population le suivit en foule.
Quand l'illuslre visiteur eut satisfait au besoin de sa piété,
il se disposait à sortir; mais voyant cette masse de lîdcles
qui suivaient tous ses mouvements, il ne put s'empêcher
de s'arrêter pour leur adresser la parole. Il dit ce qui
l'amenait à Notre-Dame de l'Osier : il avait jm'soIu de
faire, à la fin de sa carrière, une série de pèlerinages pour
se préparer au grand pèlerinage de l'éternité. 11 dit les
liens spirituels qui l'unissaient aux Pères Oblals, gar-
diens du sanctuaire : il a été un de leurs frères en reli-
gion et a travaillé à réaliser comme eux la devise du
divin Maître : Evangelizare pauperibus misit me (l'Esprit
du Seigneur m'a envoyé pour évangéliser les pauvres). Il
dit les sentiments particuliers qu'il conserve poui' le dio-
cèse de Grenoble, dont il a reçu autrefois un précieux
concours dans une œuvre importante. Enlin, il congé-
die ces bons fidèles en leur donnant la bénédiction et
il se retire pour prendre un repos dont il a grand
besoin.
Le soir, à sept heures. Son Éminence prenait place à
des agapes de famille, auxquelles deux étrangers seule-
ment étaient admis, M. le Curé de Vinay, qui s'était
montré si digne d'être associé à notre joie, et M. l'abbé
Moyet, professeur d'humanités au petit séminaire deGre-
T. X.'. 36
— 552 ~
noble, el ami éprouvé des Pères de Noire -Dame de l'Osier.
Je ne mentionne pas le hon M. Dupuy, car il ne peut être
considéré comme un étranger, surtout dans une Icllc
circonstance. Au dessert, le R. P. Provincial se leva pour
porter un toast à Son Éminence. Nous sommes heureux
de pouvoir donner textuellement les paroles prononcées
par le révérend Père. La réponse du Cardinal, que nous
donnons à la suite, a clé reproduite de mémoire par le
R. P. Provincial. Elle est d'une remarquable exactitude.
Éminence,
0 Ils étaient vifs et profonds les transports de joie qui
sur la terre de Gessen éclataient dans la famille du vieux
patriarche Jacob, lorsque Joseph, ce fils dont la destinée
fut de grandir et de s'élever comme par miracle jus-
qu'aux premiers degrés du trône, filius accrescens, filius
accrescens, Joseph, venait au milieu de ses frères se repo-
ser avec eux desfaligues et des anxiétés du pouvoir.
« Pareille est la joie qui nous transporte aujourd'hui
devant celui que nous pouvons à juste titre appeler notre
Joseph. Oui, Monseigneur, Joseph toujours estimé,
vénéré et aimé de vos frères et des premiers compagnons
de vos travaux apostoliques, représentés ici par celui
dont l'amitié partage avec voire piété envers la sainte
Vierge l'honneur de vous avoir attiré dans cette pieuse
solitude, vous fûtes, dès le commencement, l'objet parti-
culier des tendresses et des complaisances du Père, du
fondateur, du patriarche de notre bien-aimée Congréga-
tion. Plus tard, la divine Providence vous prit par la
main et vous conduisit, de degré en degré, jusque sur
les marches du trône le plus auguste de l'univers, le
trône du Vicaire même de Jésus- Christ. Plus vous vous
êtes élevé dans les rangs de la hiérarchie ecclésiastique
et plus vous avez grandi dans l'estime, le respect et l'af-
I
I
— 553 —
feclion du mondo catholique. Si voire modestie et la
nôtre nous y autorisaient, nous pourrions rappeler ici
cette haute et ferme sagesse qui prévoit tout, que rioii
ne déconcerte, qui ne craint pas de se mesurer avec les
entreprises les plus dilhcilcs et qui arrive toujours à ses
fins avec force et douceur, suaviter et fortiler; nous par-
lerions de celte sainteté qui reluit d'autant plus qu'elle se
cache davantage, de ces nobles protestations contre les
entreprises iniques de la llévolulion, qui feront époque
dans les annales de l'Église de France et que le Souve-
rain Pontife proclamait naguère trcs-sagt;?, Irès-nobles,
très-belles. Mais ce qui nous touche profondément, ce
qui nous émeut, ce qui aux sentiments d'admiration
pour votre grand caractère et pour vos œuvres ajoute un
indéfinissaLlc scnliraent de reconnaissance et d'allection,
c'est que du haut rang où la divine Providence vous a
placé, vous daignez ne pas ouhlier votre famille religieuse.
Il vous est doux de la visiter quelquefois et de lui appor-
ter avec les joies vives de voire présence les trésors de
vos paternelles bénédictions.
« Au nom de cette province du Midi dont vous fûtes
jadis l'ornemenl et dont vous serez toujours la gloire; au
nom de celte maison que vous avez visitée il y a qua-
rante et un ans et qui vous revoit avec tant de bonheur ;
merci, merci des témoignages cent fois répétés de votre
bonté et de voire paternel dévouement.
« Vous venez à nous le jour même où l'Église met sur
nos lèvres le nom d'Hippolyte, un de vos glorieux pa-
trons, et en vous olfrant nos souhaits de bonne fête, nous
n'avons garde de vous désirer la couronne qui orne le
front de ce grand athlète de la foi, mais nous osons dire
que voire ambition va jusque-là. Le siège de Paris n'a
pas eu à vos yeux d'autres charmes que les périls qu'on
y rencontre. C'est l'allrait du maityro qui vous a décidé
— 554 —
à vous séparer de votre chère Église de Tours pour mon-
ter sur Je siège de saint Denis. Et votre attitude, aussi
ferme que noble, devant les menaces de l'impiété révo-
lutionnaire, nous donne d'avance la mesure où pourrait
s'élever voire courage d'évêque et de chrétien, de soite
que, cette couronne que nous nV)Sons pas vouloir pour
votre front, orne et enlace déjà votre cœur.
« A la bienvenue au milieu de nous, et à la fêle de
S. Ém. le Cardinal Guiljert, Archevêque de Paris. »
Son Éininencc a répondu à peu près en ces termes :
K Je suis venu ici, mon bon Père, pour me recueillir, pour
prier la sainte Vierge, pour me reposer du bruit et des agi-
tations du monde, pour y vivre d'une vie d'abnégation et
de silence et non pas pour recevoir des compliments. Vous
venez défaire de moi un éloge pompeux, mais c'est de la
poésie, et nous savons que la poésie se permet des
licences. Vous me faites un mérite de ne pas oublier la
Congrégation et de l'aimer toujours beaucoup. Mais c'est
tout naturel, il n'y a là rien qui puisse me valoir des
éloges et des remercîraents. Ce serait une lâcheté, une
trahison coupable que d'agir autrement. Que diriez-vous
d'un fils qui, parvenu dans le monde à une situation éle-
vée, méconnaîtrait sa mère, parce qu'elle serait d'une
condition humble et modeste? La modestie, hi simplicité,
c'est bien le caractère propre de la Congrégation et j'aime
beaucoup cela. Faisons le bien sans bruit, sans fracas, il
n'en sera que mieux fait et plus fructueux. J'ai passé
quinze ans dans la Congrégation et je puis dire que c'est
le meilleur temps de ma vie. Ces années ont laissé dans
mon cœur les plus doux souvenirs. J'aime surtout à pen-
ser à ces missions que nous donnions dans les villages,
car nous sommes les missionnaires des pauvres. J'étais
— 555 —
faible de santé et j'avais une petite voix. Aussi j'allais
d'orilinairc avec des Pères qni avaient une l)onne poi-
trine, et une foile voix ; ils faisaient les grands sermons
et moi je faisais le caléchisme. Cette vie me plaisait infi-
niment. J'étais liien plus heureux que je ne le suis à
Paris, dans ce monde qui n'est que mensonge, qui vous
fait toujours des compliments, qui n'a rien de vrai, un
monde que j'appellerai artiflciel.
Oui, j'ai gardé le plus doux souvenir des années que
j'ai passées dans la Congréiralion. Comment puis-je l'ou-
blier cette congrégation ? Je lui dois tout. C'est elle qui
m'a fait ce que je suis. Je n'étais que minoré, quand je
suis entré dans son sein, elle m'a formé, elle est ma
mère. El je ne suis d'ailleurs pas fâché de profiler
de celte occasion pour vous dire comment les choses se
sont passées, comment je suis devenu ce que je suis.
Croyez-le bien, c'est sans moi et malgré moi, que tout
s'est fait. J'étais en Corse, supérieur du grand séminaire
d'Ajaccio; je prenais mes vacances à Vico, lorsqu'une
ordonnance royale (car alors nous avions un roi) me
nomme Évêque de Viviers. Je tombai des nues, lorsque
je vis mon nom sur le Moniteur : j'en parlai d'abord à
l'évoque d'Ajaccio, qui me pressa vivement de ne pas re-
fuser ; et je crois qu'il avait été un peu complice en cette
affaire. Je vins ensuite à Marseille voir notre fondateur,
Mg"" de iMazenod, qui se trouvait à la campagne, à Saint-
Louis. Je lui demandai ce que ju devais faire. Il me répon-
dit ; « Je ne te cache pas que je suis très-embarrassé (nous
avions entrepris en Corse des œuvres importantes el on
trouvait difOcilemcut quelqu'un pour me remplacer). Je
suis très-embarrassé. Cependant nous allons prier toute la
journée et ce soir nous verrons. » A la fin de la journée,
nous allâmes ensemble sous les pins de la campagne qui
dominent la mer, et il me dit : « Plus je rétléchis à cette
— 556 —
affaire et moins j'y vois clair. Cependanl il est possible
que la Providence ait des desseins particuliers que nous
ne pouvons pas prévoir, il vaut mieux laisser couler l'eau :
tu dois partir pour Paris. » Et voilà comment je suis de-
venu évoque de Viviers. Pendant le temps que je suis
resté à Viviers, on a voulu cinq foia m'en tirer ; j'ai même
failli devenir évoque de Grenoble. Le saint et vénérable
M^"" de Bruillard, que je connaissais parce que, lorsque
j'étais en Corse, je venais chaque année à Noire-Dame
de l'Osier recruter dans le diocèse de Grenoble des pro-
fesseurs pour le petit séminaire, M^"" de Bruillard, dis-jc,
m'a écrit des lettres ù ce sujet, des lettres qui m'ont fait
pleurer. Mais malgré les instances de ce saint évoque je
ne voulus pas me séparer de mes diocésains de Viviers,
ils auraient pu dire qu'à mes yeux ils étaient moins que
ceux du Dauphiné. On a voulu aussi me faire Archevêque
d'Aix, mais je répondis au ministre par la parole de
l'Évangile : ISemo propheta in patriâ suâ : car vous savez
que je suis d'Aix. Ma nomination à l'archevêché de
Tours a paru, elle aussi, dans le Moniteur avant que
j'en susse rien, et en même temps le ministre m'écrivait
une lettre dans laquelle il me disait : « Si vous refusez
encore celte fois, nous serons obligés de croire que vous
êtes hostile au gouvernement et que c'est par esprit d'op-
position que vous rejetez toutes nos offres. »
A Tours, j'étais très-bien. Je m'étais occupé de relever
le culte de saint Martin, qui était oublié dans ce pays,
lorsque, après la guerre, on vint m'offrir l'archevêché de
Paris. C'est M. Thiers qui m'écrivit lui-même pour me
prier d'accepter le siège de saint Denis. Je lui répondis
qu'à mon ûge, à l'âge de soixante-huit ans, on ne devait
pas y songer; que, pour faire du bien à cette Église qui
avait été tant tourmenlée, il fallait un Évêquc plus jeune,
ayant devant lui un ceilain nombre d'années, tandis que
MMP*
— oo7 —
moi, j'étais déjà aux portes du tombeau. M. Thicrs ui'eu-
voya alors M. JuU's Simon, dont vous avez ciiteiidii par-
ler. M. Jules Simon est Irès-habile, très-insinuant, très-
éloquent; il ni'appoita les meilleures laisous pour me
faire accepter la proposition do M. Tliiers. Je demeurai
intloxible. Je lui répondis : « Mais, monsieur le ministre,
ni vous ni moi ne pouvons agir contre le bon sens cl ce
serait agir contre le bon sens que de mettre à Paris un
bomme de mon âge. J'ai soixaule-liuil ans. Ce n'est pas
un vieillard qui pourra entreprendre do relever ce dio-
cèse et de réparer les ruines faites dans celte Église. Si
vous voulez la preuve de ce que je vous dis, j'irai vous
cbercber mon extrait de naissance. J'ai soixante-buit
ans. ,)
Le ministre alors se lève et me dit avec vivacité :
«Mais si vous refusez, monseigneur, on dira qu'où ne
veut pas de l'arcbevêcbè de Paris, parce qu'on y fusille
les Archevêques.
— Monsieur le ministre, comment pouvez-vous avoir
une telle idée d'un Évêque de France?
— Ce n'est pas moi qui le crois, mais on le dira dans
le public. ))
Cette réflexion du ministre m'émut et je lui dis alors :
« J'ai un supérieur, c'est le Pape ; il me connaît, il sait
mon âge. S'il m'ordonne d'aller à Paris, j'irai à Paris. »
Trois jours après, je recevais une dépêche du cardinal
Antonelli, qui me faisait une obligation, au nom du Pape,
d'accepter l'archevêché de Paris. Et voilà comment je
suis allé à Paris.
J'ai raconté ces détails intimes, afin qu'on ne croie
pas qu'en entrant dans nue congrégation, ou y vient
pour devenir évêque, et afin que nos cJiois novices
n'aient pas l'ambition d'être un jonr cardinaux. »
— 558 —
On s'attendait à ce que la présence du Cardinal-Arche-
vêque de Paris attirât une grande affluence de pèlerins
à Notre-Dame de l'Osier. Cette attente n'a pas été trom-
pée : le concours a été tel, que la sainte colline n'avait
jamais vu tant de monde, de mémoire d'homme, sauf le
grand jour du couronnement. Très-nombreuses aussi ont
été les communions. A la messe de sept heures, célébrée
par lui, le Cardinal a donné la sainte communion pendant
près d'une heure. La grand'messe a été célébrée par
M. l'abbé Reulot, secrétaire particulier de Son Éminence,
qui assistait en soutane rouge et cùppa magna rouge. Il
est d'usage, le jour de l'Assomption, qu'à la suite des
vêpres, une procession se déploie sur l'avenue qui va de
l'église à la chapelle de Bon-Encontre. Mais cette fois il a
fallu ouvrir un autre champ à la procession. Pour que
cette masse de fidèles, accumulés dans l'éghse et sur la
place, pût se mettre en rang, les Pères ont dû livrer leur
vaste jardin et c'est là que la procession s'est déroulée,
dans un ordre parfait, au milieu de chants animés d'un
admirable entrain. La cérémonie terminée, le vénéré
Cardinal adressa au peuple un entretien familier, que je
m'abstiens d'analyser pour ne pas trop prolonger ce
récit.
Le soir, tout le village s'illumina comme par enchan-
tement ; les maisons qui enceignent l'église étincelaient
de lumières ainsi que la maison des Pères et celle des
religieuses; l'avenue qui conduit à Bon-Encontre était
toute en feu et le balcon situé au sommet de la tour for-
mait une splendide couronne de tlammes au-dessus de
laquelle planait la statue de Marie Immaculée. Le bon
cardinal voulut bien, malgré les fatigues de la journée,
sortir un instant pour la satisfaction du peuple de l'Osier.
11 parcourut l'avenue de Bon-Encontre, s'arrêtant à
chaque instant ou pour bénir ou pour adresser quelques
— 559 —
paroles simples et bonnes qui toncliaicnt vivement. Au-
devant et en arrière du corldge de Son Éminoiice, des
chœurs d'hommes et de femmes faisaient entondro leurs
chants avec un clan entlionsiasto. Mais les joies d'ici-bas,
même les plus pures, passent rapidement : il fallut se sé-
parer et peu à peu tout rentra dans le calme. Le lende-
main, l'ëminent pèlerin nous quittait pour aller prier à
la Grande Chartreuse et de là à Notre-Dame de la Salette.
Mais il laissa nn souvenir de vénération profonde et qui
durera longtemps. Si l'on demandait à ceux qui l'ont vu
ce qu'ils pensent du Cardinal-Archevêque de Paris, une
même réponse partirait de tontes les bouches : C'est un
saint I...
La date du 5 décembre ramèno l'anniversaire de l'é-
lection de notre T.-R. P. Supérieur général, premier
successeur de notre vénéré fondateur, Charles-Joseph-
Eugène DE Mazenod. Seize ans se sont écoulés depuis
cette époque ; nos Pères reliront avec intérêt la page
d'histoire de cette mémorable journée, et ceux que la
Congrégation a reçus dans son sein depuis cette époque
seront heureux d'entendre les détails d'un événement si
important. Dans cette intention nous reproduisons ici les
procès-verbaux de cette élection :
PROCES-VERBAUX
DES
DEUX PREMIÈRES SEANCES DU CUAPITHE GÉNÉRAL
DE LV
CONGRÉGATION DES OBLATS DE MARIE IMMACULÉE
Tenues à Paris, le ;i décembre 18G1.
PREMIERE SEANCE.
Aujourd'hui, 3 décembre 1861, le Chapitre général de
notre congrégation des Oblats de Marie immaculée, dû-
ment convoqué par lettres closes du R. P. Tempier, vi-
caire général, en date du 23 mai dernier, s'est réuni dans
notre maison de Paris pour élire un Supérieur général,
et combler ainsi, autant que cela se peut, le vide
immense qu'a fait au milieu de nous la mort de notre
bien-aimé et à jamais regretté Père fondateur.
L'acte de convocation appelait le Chapitre à Notre-
Dame de Montolivet, mais pour de sages laisons et de
l'avis de son conseil, le révérend Père Vicaire général a
cru devoir le transférera Paris. Après la messe capitu-
laire célébrée parle révérend Père Vicaire général, tous
les membres du Chapitre se sont rendus dans la salle de
délibération, où chacun a pris sa place dans l'ordre sui-
vant :
Le R. P. Tempier, vicaire général de la Congrégation;
les RR. PP. Courtes et Vincens, assistants généraux; le
R. P. Fabre, assistant général et procureur général ;
M^"' GuiBERT, archevêque de Tours, député des vicariats
de Ceylan et de Natal ; M^' Guigue, évoque d'Ottawa,
— 561 —
provincial du Canada ; M»"" Tacué, évêque de Sainl-
Doniface, vicaire de la Rivièro-Ronge; Ms"" Séméria,
évoque d'Olympia, vicaire de Ccylan ; le 11. P. Cooke,
provincial d'Angleterre ; le H. P, d'Herbomez, vicaire de
rOrégon ; le H. P. Vandenberghe et le R. P. Soullieh,
vice-provinciaux de la première et de la deuxième pro-
vince de France ; les RU. PP. Honorât, Martin, Ricard et
Bernard, Kî.-? qualri; i^/lus anciens supj^'rieurs de la province
habilée par lo révérendissimo Supérieur gdncial défunl;
le R. P. Magnan, député de la seconde province de
Fiance ; le R. P. Aubert, député du Canarla ; le R. P. Pi-
net, député d'Angleterre; le R. P. Ralaïn, député de la
première province de France.
On a regretté l'absence de cpielques membres. Ms' Al-
lard, vicaire de Natal, a été rclonu [)ar les allaires de
son vicariat; le député de la Rivière-Rouge n'a pu être
convoqué par suite du grand éloigneineul de cette mis-
sion ; le vicariat de TOré^on, n'ayant envoyé aucun litre
authentique pour son député, n'a pas été représenté au
Chapitre par ce dernier.
Tout le monde ayant été placé, on a imploré les lu-
mières du Saint-Esprit et le secours de la sainte Vierge par
la récitation du Veni Creator et du Sub (uum, après quoi, le
révérend Père vicaire général a pris la parole pour expri-
mer les sentiments que cette l'éunion solennelle faisait
naître dans son cœi;r ; elle lui rend plus vive et présente
la mort de notre illustrissime et bien-ainié Père fondateur,
puisqu'on se trouve réuni pour lui donner un successeur.
« Ce vénéré Père n'est plus, a-l-il dit, mais son esprit vit
encore et doit toujours vivre dans le cœur de ses enfants.
Cet esprit de foi, de zèle et de dévouement, suitout de
rhaiité et d'union fraternelle, dont il nous a laissé le
précieux héritage et (jui animera (le lévérend Père
Vicaire en a le doux espoir) tous les membres du Chapitre
— 562 —
dans l'accomplissement du mandat si grave qu'ils ont
reçu de la confiance de la Congrégation. » Le révérend
Père s'attendrit en disant de quelle éraolion son cœur
a été remué en célébrant la messe capitulaire. Il lui a
semblé que l'ûme de notre saint fondateur se mettait en
communication avec la sienne et venait assister dans
toutes les opcralions du Chapitre. A ce souvenir les
larmes le gagnent et l'assemblée tout entière, en voyant
pleurer ce vénérable vieillard actuellement son clief, se
sent s.'iisie des vives impressions du dévouement de la
piété filiale.
Cette touchante allocution est suivie de la vérilicalion
des pouvoirs, qui ne donne lieu à aucun incident remar-
quable.
Celte opération terminée, le révérend Père Vicaire gé-
néral a pris la parole et, dans les termes d'une humilité
profonde et d'un dévouement dont la société ne saurait
trop reconnaître la grandeur, il a conjuré les membres du
Chapitre de ne point songer à lui, pour la chai'ge de Supé-
rieur général, son âge, ses infirmités ne lui permettant
plus de porter un si lourd fardeau.
Mê"" GuiBERT, Archevêque de Tours, s'est ensuite levé;
Sa Grandeur a rappelé d'abord en des termes touchants
le souvenir de celui qui a fait, en nous quittant, un si
grand vide dans la famille ; Elle nous a redit les exemples
admirables que nous a légués, pendant sa vie entière et
surtout pendant sa dernière maladie, notre bien-aimé
Fondateur.
« Je bénis Dieu, a dit le vénérable Archevêque, d'avoir
pu, pendant près de deux mois, être le témoin de cette
foi si vive et de cette piété si ardente, qui n'ont cessé de
remplir le cœur de notre bien-aimé Père sur son lit de
douleur. Quand nous eûmes appris de la bouche des mé-
decins que l'état de notre auguste malade était arrivé à
— 5G3 —
un point où l'on pouvait théologiquement lui administrer
les derniers sacrements, et comme d'ailleurs parmi le
peuple, toujours disposé à s'exagérer un grand malheur
qu'il redoute, quelques personnes avaient pu s'étonner que
Monseigneurn'eût pas encore reçu le Saint Viatique, nous
crûmes devoir proposer ces suprêmes secours de la reli-
gion. Monseigneur accueillit avec empressement et avec
reconnaissance notre proposition. Il demande si le péril
est imminent ; sur notre réponse négative, le vénéré
malade réclame deux jours pour faire sa confession géné-
rale, et déclare qu'il veut, pour l'édification de tous,
recevoir le saint Viatique avec la plus grande solennité.
Je ne puis dire tout ce que cet acte eut de beau et de
touchant; que n'avez-vous été témoins, comme je le fus
moi-même avec plusieurs Pères ici présents, que n'avez-
vous été témoins de celte cérémonie où éclatèrent d'une
manière si admirable la foi profonde et la tendre charité
de ce grand homme et de ce saint! Non, jamais je ne per-
drai le souvenir de ce que j'ai eu le bonheur de voir alors
et d'entendre. Que n'avez-vous pu apprécier, comme moi,
le calme parfait, la lucidité d'esprit de notre illustre Père,
et cette rare énergie qui ne s'est pas démentie un seul
instant, malgré de cruelles soufîVances endurées pendant
plus de quatre mois, soulïrances que nous n'avons pu bien
apprécier nous-mêmes, que lorsque nous avons su com-
bien était profonde la plaie qui le dévorait ! En travaillant
avec lui, et nous travaillions souvent, je ne me lassai
point d'admirer cette grande intelligence et ce noble
cœur. Ces impressions ne furent pas partagées seulement
par nous, qui entourions constamment son lit de douleur :
les gens du monde qui rapprochaient, et notamment ses
médecins, les éprouvèrent comme nous. L'un d'eux, que
les sentiments religieux n'inspiraient certainement pus,
m'exprimait son admiration par ces paroles dignes d'être
— 564 —
gardées dans les souvenirs de la Cougrcgalion : « Jamais
« je n'ai vu malade souûVir avec 'tant de dignité, chaque
« visite que je fais à Monseigneur est un sermon pour
(( moi. 0
« Il ne m'a pas été donné d'assister aux derniers mo-
ments du saint malade; mais on m'a fait le récit de ses
dernières heures, et je ne connais rien dans la mort des
saints qui dépasse le trésor d'édification que nous oiiVcnt
la maladie et la mort de notre saint Fondateur.))
Le souvenir de celte mort réveille dans l'âme de
Ms*" l'Archevêque toute la vivacité de sa douleur, il
la domine pourtant en reportant sa pensée sur la Congré-
gation, cette œuvre qui plus que toute autre doit immor-
taliser notre Père. C'est ici qu'avec une sorte d'inspiration
et un accent de persuasion dont toute l'assemblée a été
proi'ondément émue, Monseigneur s'est écrié : « Oui,
notre Père est mort, mais notre Mère vit encore et celle-là
je la crois immortelle : elle vivra, elle vivra de l'esprit de
son fondateur, j'en ai pour garant l'acte d'humilité et de
dévouoment que vient d'accomplir le premier compagnon
et le plusf'dèlc ami de celui que nous pleurons. » Mon-
seigneur se tourne alors vers le R. P. Tempier et lui
adresse quelques paroles vivement senties sur le Lcl
exemple qu'il vient de donner à la Congrégation en décli-
nant une dignité qu'appelaient natuiellement ses vertus,
sa longue expérience et ses services éminents.
Monseigneur pense que cet exemple doit être suivi, et
parlant, tant en son nom qu'au nom des autres Evèques
présents au Chapitre, avec lesquels il a conféré la veille,
il fait observer que pour de graves raisons il ne croit pas
oppoiluu, dcins les circonstances actuelles, que la Con-
grégation ait à sa tête un Evêque. Il craint que la no-
mination d'un Evoque ne soit pas agréable à Rome, et
que lu Congrégation n'ait à soutiVir de la lenteur qu'en-
— 565 —
traînerait la démission dn prélat élu. Il pense, en outre,
que NN. SS. les Evoques éprouveraient pcnl-ôlre une cer-
taine gAne dans leurs rapports avec un supérieur général
revêtu de leur caractère, ot que leurs relations avec les
Oblats seront plus faciles cl plus bienveillantes quand ils
seront gouvernés par un simple religieux. Enfin, puisque
l'état normal do l'inslitut est d'avoir à sa tèlc un simple
Prêtre, pourquoi ne pas y entrer dès à présent? Surtout
avec la facilité que nous avons de choisir un digne chef
en dehors de l'épiscopat.
« Cependant, a ajouté Monseigneur, qu'on ne se mé-
prenne pas sur les sentiments qui m'inspirent en ce mo-
ment, ainsi que les autres Evoques ici présents.
« Ce n'est pas par défaut de dévouement que nous
déclinons vos suQVages; c'est, au contraire, par attache-
ment pour notre Congrégation, car nous la regardons
comme notre mère, c'est par elle que nous avens été for-
més, c'est de son sein que nous avons été tirés, elle occu-
pera toujours la première place dans notre cœur, et s'il
le fallait, nous n'hésiterions pas, pour la servir, à quitter
nos sièges; cela est si vrai, que nous tenons à constater
ici notre droit à l'éligibilité, bien loin d'y renoncer, et à
reconnaître que les membres du Chapitre conservent,
môme à notre égard, leur pleine liberté d'élection. »
« Du reste, a ajouté Monseigneur en terminant, une fois
le Supérieur général nommé, quels que soient ses qua-
lités ou son âge, il peut compter sur notre respect et
notre dévouement le plus complet.
Après ce discours, dont nous n'avons pu donner à
notre grand regret qu'une trop faible analyse, et qui
devra pourtant rester dans la Congrégation comme un
monument de la piété liliale, que l'illustre et vénérable
Archevêque de Tours a toujours professée pour notre
révérendissime Père et de son dévouement absolu pour
— 566 —
notre chère Congrégation qu'il se plaît encore à nommer
sa mère, le R. P. Courtes a demandé la parole. Il sen-
tait le besoin d'exprimer son admiration pour le langage
de réminent prélat, et son regret pour la résolution
qu'ont prise NN. SS. les Évêques, membres du Chapitre.
Il lui semble qu'un Supérieur général revêtu de la dignité
épiscopale, soutiendrait mieux l'éclat qu'a jeté sur l'in-
stilut la longue administration du grand Evêque de Mar-
seille, de ce Père, a-t-il dit avec émotion, qui nous con-
temple du haut du ciel, ou plutôt, dont l'âme préside,
sans aucun doute, cette assemblée réunie pour élire celui
qui doit continuer son œuvre. A son sens, un Evêque
supérieur général ne serait qu'un père au milieu de ses
enfants, et un modèle plus puissant pour nous exciter
tous à la pratique des vertus religieuses. En présence du
droit qu'a le Chapitre de choisir parmi les évêques qui
se trouvent dans son sein, il verrait avec la plus grande
peine l'assemblée renoncer trop promptement à ce droit
si précieux, et il demande avec instance qu'on veuille
bien surseoir à l'élection.
Après d'autres explications données par quelques
membres du Chapitre sur le même sujet, la proposition
du R. P. Courtes est adoptée et l'élection renvoyée à la
séance du soir.
SECONDE SÉANCE.
A deux heures et demie du soir du même jour, tous les
membres du Chapitre se réunissent dans la salle des dé-
libérations, sous la présidence du R. P. Tempier, vicaire
général. Cette séance s'ouvre, comme la première, parla
récitation du Veni Creator. On examine tout d'abord si le
bulletin pour l'élection du Supérieur général doit porter,
outre le nom du candidat, la signature du votant, comme
— riG7 —
semble l'indiquer le lexle de nos saiiiles Rè^'lcs. Sur
la proposition de M*"" rArchovè(]ue de Tours et de
Mgr l'Évèquo d'Ulynipiii, le Chapitre décide que chaque
membre mettra sa signature au bas de son bulletin,
replié et cacheté de manière à cacher seulement le
nom du votant. Ainsi seront pleinement sauvegardées
la liberté et la responsabilité des votes. Le cachet ne
pourra être rompu que s'il survient, dans le cours de
l'élection, quelque vice matériel qui rende uécessaire la
manifestation des signatures. Dans tous les cas les bulle-
tins seront brûlés, séance tenante, par le secrétaire du
Chapitre.
Ensuite, sur l'invitation du R. P. Vicaire général, le
secrétaire a donné lecture du premier paragra[)he du clia*
pitre 1" de la 3' partie de nos constitutions [De capitulo
generali). Cette lecture a fait naître une (juestion que nous
devons relater ici. Plusieurs membres ont demandé à
quel moment le Chapitre devait procéder à l'élection des
assistants du Supérieur général. Fallait-il la faire aussi-
tôt après avoir nommé ce dernier, ou bien la renvoyer à
la tin, comme cela est prescrit dans les autres Chapitres
généraux que convoque et préside le Supérieur général?
Le sens de nos constitutions n'a pas paru longtemps dou-
teux, et le Chapitre a pensé que la marche régulière des
ailaires voulait qu'on formât sans retard le Conseil du
nouveau Supérieur général de la Congrégation.
On a procédé ensuite à l'élection eu se conformant à
tout ce que nos saintes Règles proscrivent. Tous les mem-
bres du Chapitre ont d'abord écrit et préparé leur bulle-
lin. Puis ils sont venus, suivant leur rang, déposer leur
vole dans l'urne. Chacun se levait, s'avanc^ait devant le
Vicaire général, vers le lieu où l'urne était placée. Là,
sous les regards de Dieu, et, nous pouvons le dire, de lu
Congrégation tout entière, au milieu d'un silence pro-
T. XV. 37
— 568 —
fond, lu raain sur la poitrine, le votant, avant de dé-
poser son bullelin, prononçait d'une voix grave et dis-
tincte la formule du serment : « Moi, N..., je jure devant
Dieu, que je nomme pour Supérieur général des Mission-
naires Oblats de la T. -S. et Immaculée Vierge Marie, celui
que j'estime le plus digne et le plus capable de bien rem-
plir cette cbarge. n Nous ne saurions dire tout ce que
cette cérémonie avait de saisissant et de solennel.
Cette opération terminée, le R. P. Vicaire général a
procédé avec ses assistants au dépouillement du scrutin.
On a compté vingt billots et l'on a reconnu que ce nom-
bre était égal au nombre des volants. Le Vicaire général
a lu ensuite chaque bullelin à haute et intelligible voix.
Les assistants lisaient après lui et deux d'entre eux écri-
vaient avec le secrétaire le nom du proclamé.
Dix-neuf voix ont été pour le R. P. Fabre et une pour
le R. P. Tempier. Il ne nous appartient pas d'expliquer
comment s'est produite cette unanimité si parfaite. Qui
pourrait ne pas y voir l'assistance de l'Esprit Saint, la
protection visible de notre bonne Mère, la Vierge Imma-
culée, l'appui de saint Joseph, notre principal patron, et
rintluence paternelle de notre saint Fondateur?
Nous devons relater ici cette acclamation universelle
afin qu'elle demeure dans l'histoire de la Congrégation
comme une preuve admirable de l'union parfaite de
vues et de volontés qui régnait dans le Chapitre.
Qu'on nous permette aussi de constater, en passant, la
douce joie, la délicieuse émotion et la sainte fierté que
faisait naître dans les cœurs un accord si parfait. Nous
éprouvions tous comme un immense soulagement.
La lecture des votes étant finie, le R. P. Vicaire gêné*
rai a proclamé et nommé le T.-R. P. Fabre Supérieur
général de la Congrégation.
Le nouveau Supérieur général s'est alors avancé au
— 569 —
milieu de l'assemblée, s'est mis à genoux et a fait sa pro-
fession de foi, selon la forme prescrite par le pape Pic IV.
Ensuite, sur l'inlcrpollation du Vicaire frônéral, il a
fait le serment de garder inviolablcment les constitu-
tions, et en particulier le décret qui défend de transférer
hors de France le siège du Supérieur général.
Après cela, notre révérendissitne Père, obéissant à la
pieuse inspiration de son cœur, est allé tout d'abord
se jeter aux genoux de NN. SS. les Évoques pour les
prier de le bénir. Que celte démarclie et celle bénédic-
tion nous ont fait de bien à tous ! Que nous aimions à
voir notre père courber la tète pour recevoir un accrois-
sement de grâce, de confiance et de force, par des mains
si puissantes quand elles s'élèvent vers le ciel, si ricbes
et si chères quand elles s'abaissent sur nous ! Eu se rele-
vant des pieds du prélat qui venait de le bénir, notre
Père recevait de l'Évèque le baiser de paix.
Cette démarche si belle et si touchante était le prélude
de la cérémonie du baisement des mains qui, elle aussi,
a profondément remué nos cœurs. Le Supérieur général
s'était assis au milieu du Chapitre, dans le fauteuil que
s'était empressé de lui offrir le R. P. Tempier. Ce véné-
rable Père, qui, il n'y a qu'un instant, était son supérieur,
s'est agenouillé comme un enfant aux pieds de celui qui
fut autrefois son fils, et qui va désormais succéder à notre
illustre Fondateur. 11 a baisé ses mains avec une hu-
milité ravissante; et tous les deux se sont embrassés
avec une émotion plus facile à comprendre qu'à ex-
primer.
Tous les autres membres du Chapitre, à l'exception de
NN. SS. les Évoques, que leur caractère dispensait de
cette démarche, sont venus successivement s'agenouiller
aux pieds du Supérieur général, baiser respectueusement
ses mains en signe d'obéissanco, o[ recevoir de lui le
— 570 —
baiser de paix comme premier gage de son afFection pa-
ternelle.
Il nous semble bien diliicile de rencontrer dans la vie
quelque chose de plus émouvant et de plus beau. Aussi-
tôt après la cérémonie, on a récité le Te Deum avec
toute l'effusion de la plus suave et de la plus vive recon-
naissance.
Noire T.-R. Père s'est rendu ensuite à la place qu'avait
occupée jusque-là le Vicaire général, et, d'une voix
noyée dans les larmes, il nous a adressé à peu près ces
paroles :
« Ce n'était pas à moi, mes Pères, d'occuper la place
que l'on vient de m'assigner... Non, ce n'était pas à moi...
et je sens qu'il me faut toute la force de l'obéissance,
pour me soumettre... Je ne me dissimule point la grandeur
de la charge que vous m'avez imposée... je connais ma
faiblesse... mais pourtant je me sens rassuré... Je me
sens fort en pensant à l'unanimité de vos suffrages... Vous
m'aiderez à le poiter, je compte sur le conseil et l'appui
des Évêques, ici présents, dont le dévouement à la So-
ciété m'est si bien connu... Je compte sur le concours de
tous les membres de la Congrégation, et plus spéciale-
ment sur celui des membres de ce Chapitre... J'ai la vo-
lonté bien ferme de faire tout ce qui dépendra de moi
pour le bien de la famille. Vous m'aiderez de votre dé-
vouement et de vos prières... Je vous demande aussi
comme une grûce de vouloir bien me faire connaître, en
toute circonstance, tout ce que vous pourriez remarquer
en moi, afin qu'en travaillant et me dévouant pour les
autres, je puisse me sanctifier moi-même. »
Et pendant qu'il nous tenait ce langage qui ressem-
blait si bien à celui de notre premier Père, nous ne pou-
vions répondre, les uns et les autres, que par nos larmes.
Le ciel nous avait rendu la parole et le cœur de celui
- 571 -
que nous aimions tanl... Comment ne pas pleuicr?
Me"" l'Archcvéquc a bien voulu se faire l'inlerpiMc des
sentiments Je tous les membres du Chapiire. Il a dit au
T.-R. P. Supérieur général qu'il pouvait se rassurer, fort
comme il l'élait de rurianiniilc des suffrages, et qu'une
Société, qui donnait dans ses représenlanis un si beau
spectacle d'union et de dévouement, ne pouvait qu'attirer
sur elle les bénédictions de Dieu, et s'assurer un avenir
glorieux. « Je crois, a ajouté Monseigneur, à l'immorlalifé
d'une Congrégation qui peut otlVir de tels exemples. »
Sa Grandeur a renouvelé l'assurance de son appui et de
son entier dévouement^ et c'est ainsi que s'est terminée
cette séance solennelle et mémorable qui laissera dans le
cœur de tous ceux qui ont eu le bonlieur d'y as.sii:ter
d'ineffables émotions, d'impérissables souveniis et un
parfait exemple de cette union l'ralernelle que nous a tant
recommandée et que nous a léguée avant de mourir notre
saint et bieu-aimé Fondateur.
Après des émotions si vives, les membres du Chapitre
ne se sont pas senti le courage de continuer leurs opéra-
tions, et ils ont renvoyé au lendemain les élections des
assistants et du procureur général.
Le lendemain, G décembre, dans la séance du malin,
ont été élus les assistants généraux et le procureur géné-
ral. Les assistants généraux sont : les RR. PP. Tempier,
ViNCENS, Courtes, Vandenbergue ; et le procureur géné-
ral : le R. P. SoLLERiiN.
Le R. P. Tp:mpier a été nommé admoniteur du Supé-
rieur générai, et le R. P. Vandenbergue, secrétaire
général.
NOUVELLES DIVERSES
La Congrcgalion, ayant appris par la voie de nos An-
nales que le T.-R. P. Supérieur général a désigné le
R. P. Rambert pour écrire la vie de notre vénéré Fonda-
teur, tiendra sans doute à savoir oii en est celte œuvre
importante. La lettre suivante du R. P. Rambert, en ré-
ponse aux questions du Supérieur général, renseignera
tous les membies de notre famille religieuse sur la
marche du travail. Nous joignons nos instances à celles
de riiislorien pour que nos Pères facilitent sa tâche en
lui procurant les documents qu'il désire. Il suffit que cha-
cun interroge sa mémoire pour en faire sortir une foule
(le souvenirs et de faits intéressants qui seront classés
avec ordre et intelligence par le révérend Père.
Voici sa lettre au Supérieur général :
Autun, le 14 novembre 1877.
« Mon trés-révérend et bien-aimé père,
(( Rentré seulement hier à Autun, je lue hâte de vous
donner les détails que vous avez bien voulu me demander
sur la composition de la vie de notre vénéré Fondateur,
que vous m'avez confiée.
(( 11 y a à peu près deux ans, mon bien-aimé Père, que
vous m'avez chargé de ce précieux travail. L'ouvrier eût
dû être effrayé de son incapacité, le religieux n'avait qu'à
obéir, et le fils se livra avec ardeur à l'accomplissement
d'une tâche si consolante, si chère à son cœur. Mon pre-
mier soin fut de me rendre compte des documents qui
étaient mis à ma disposition. Ces documents, c'étaient les
— 573 —
archives de la Concjrëgation. Lite ces archives, écarter
celles qui no pouvaient (Mre d'aucune utilité, l'aire un
choix parmi celles qui pouvaient servir, les classer, puis,
par deux voyap:es successifs à Marseille, les compléter
autant que possible, au moyen des registres de l'évêché
de Marseille, tel a été, dis-jo, mon premier travail. Ce
travail frès-eon?idérable, vu l'abondance des letli-es, mé-
moires, journaux, etc., dont il m'a fallu piendre connais-
sance, m'a occupé une année entière.
(( Après ce premier travail que je me permettrai d'ap-
peler «ledébroaillemcnt du chaos», je dus me livrer à un
second travail préparatoire. La vie de noire vénéré Fon-
dateur a eu une longue durée ; elle a été admirableuieut
remplie ; elle s'est trouvée mêlée à tous les grands faits
d'une époque, la plus tourmentée et la plus féconde en
événements extraordinaires, soit dans l'ordre politique,
soit dans l'ordre religieux. 11 en résulte que les docu-
ments, même choisis et triés, sont encore très-nombreux.
Dans ces documents, bien des retranchement'î sont à
faire. Je voulus tout d'abord essayer d'écrire, mais je me
perdais au milieu de cette multitude d'écrits que j'avais
sous les yeux et qu'il me fallait sans cesse revoir, con-
sulter, pour être exact dans les moindres faits.
«J'étais arrêté presque à chaque ligne. Je vis bientôt
qu'il me fallait absolument changer de méthode si je
voulais mettre un peu de rapidité et de mouvement dans
le récit. Je pris alors la résolution d'extraire par écrit,
de tous les matériaux mis à ma disposition, les seuls
passages qui me paraissaient devoir entrer dans la com-
position de l'ouvrage qui m'était confié. C'était, il est
vrai, entreprendre un travail long et pénible. C'était se
condamner pourplusieurs années à un simp'c Iravail do
copiste ; mais ce travail me [)arut ituli-[)eusable, et tandis
que je croyais devoir y employer deux ou trois années.
— 574 —
je l'avais terminé le fo août de cette année, c'est-à-dire
après un an seulement,
« J'ai écrit ainsi à peu près deux mille pages qui toutes
n'entreront pas dans le corps de l'ouvrage, mais qui sont
le résumé de tous les matériaux mis à ma disposition.
Ces pages mettent sous mes yeux, année par année et
presque jour par jour, les principaux faits, les écrits et
les acies dont se compose la vie de notre vénéré Père et
Fondateur. Le grand liavail de préparation est donc ter-
miné. Il ne me reste plus maintenant qu'à me mettre à
l'œuvre et à me livrer à la composition. On me deman-
dera peut-être à ce sujet à quelle époque je pense avoir
fini. Il m'est impossible pour le moment de répondre à
cette question. Cela dépendra nécessairement du temps
que je pourrai prélever sur mes autres occupations, de
mou état do santé et de lu facililé pour écrire qu'il plaira au
bon Dieu de me donner. Tout ce que je puis assurer, c'est
que je me livrerai sans mesure à ce travail, que j'y em-
ploierai tout mon temps, toutes mes forces, tout mon cœur.
(c En terminant, je me permettrai, mon bien-aimé
Père, de faire une prière à ceux de nos Pères qui ont eu
le bonheur de connaître notre vénéré Fondateur: c'est
de vouloir bien recueillir leurs souvenirs et m'envoyer
le récit de ce qui dans les paroles et les actions de ce
bien-aimé Père les aura frappés. La partie anecdotique,
celte partie si intéressante dans la vie d'un saint et sur-
tout d'un saint tel que notre vénéré Fondateur, me
manque presque complètement. C'est à nos Pères anciens
qui ont vécu avec notre bien-aimé patriarche d'y sup-
pléer. Que l'on ne craigne pas de m'envoyer des récits de
faits inutiles ou des détails peu importants. Ce qui n'a
pas de valeur en soi ou isolément en a quelquefois beau-
coup relativement et groupé. Un fait, un mot qui sem-
blent n'avoir pas de signification viennent quelquefois à
— 575 —
l'cippui d'une thèse on d'une acliou de grande impor-
tance. Au nom de noire bien-aimé Fondateur, de sa
mémoire vénéréi^, du bien que doit faire la lecture de sa
vil,' au dedans et en dehors de la famille, que nos Pères
veuillent bien entendre mon humble appel.
« Enfin et par dessus tout je demande à tous les
membres de notre bieu-aimée Congrégation de vouloir
bien m'aider de leurs ferventes prières. Ceux qui me
connaissent ne peuvent douter de l'immense besoin que
j'en ai; les autres ne peuvent se dissimuler l'extrême
importance de l'œuvre, ses difficultés et combien il est à
souhaiter qu'elle soit digne de celui qu'elle doit glorifier.
(( C'est en vous réitérant l'expression de mes senli-
nipuls respectueux et dévoués que je vous supplie, mon
bien-aimé Père, de vouloir bien bénir
« Votre humble et tout aflectionuc fils,
"ï. HamberTj g. m. I. »
Notre très-révérend Père général n'a pu réaliser
qu'en partie son projet d'achever la visite canonique de
nos maisons de France. L'état de sa santé l'a obligé d'in-
terrompre son voyage et de remettre à un autre moment
la suite de ses visites. Plusieurs de nos communautés ont
cependant joui de la consolation de le posséder; elles
ont été heureuses de participer ainsi aux joies et aux
bénédictions qu'apporte partout la présence du bien-aimé
chef de notre famille religieuse. Nos deux clabhssemenls
d'Aulun, le Noviciat de Notre-Dame de l'Osier, la maison
de Bon-Secours, les maisons du Calvaire et de Notre-Dame
de la Garde, à Marseille, ont eu successivement le bonheur
de le recevoir. Pendant le séjour de notre très-révérend
Père à Marseille, tous nos Pères et nos Frères d'Aix, les
Supérieurs de Fréjus et de Notre-Dame de Lumières ou
— 576 —
voulu eux aussi profiter de la proximité pour se rendre
auprès du Supérieur général^ lui exprimer leur vénéra-
tion filiale et demander ses conseils.
Nous prions tous le Seigneur pour qu'une santé qui
nous est si chère se rétablisse promptement et permette
à notre bien-aimé Père de réaliser tous les désirs de son
cœur en allant réjouir par sa présence tous ceux des
nôtres dont l'espérance colle fois a été déçue.
Le très-révérend Père général, parti de Paris le
12 septembre, y est rentré le 12 novembre.
Les Pères et Frères de la maison générale et des rési-
dences de Monlmarlre et de Royaumont ont fait la re-
traite annuelle du dimanche 21 octobre au dimanche 28
du même mois. Les exercices ont été prêches par le
R. P. AuDRDGER, supérieur de la maison de Limoges, avec
une grande solidité de doctrine et une parfaite expérience
delà vie religieuse et ecclésiastique. C'était comme une
sorte de retraite pastorale où chacun trouvait pour les be-
soins de son âme les indications les plus précieuses. A cette
occasion, la communauté a pris possession de la nouvelle
chapelle domestique érigée dans les britiraents récem-
ment construits ; dans quelques jours l'installation dans
les nouveaux locaux sera complète.
19 novembre. — Ms"" Grandin est arrivé hier soir, 18 no-
vembre, à Paris. Sa Grandeur vient en France pour répa-
rer sa santé fortement ébranlée par les travaux des mis-
sions, et Elle a dû se rendre aux instances pressantes et
unanimes des Pères de son vicariat, justement alarmés
de l'état de souffrance de leur Évéque. Hûtons-nous de
dire, pour rassurer la Congrégation, que la traversée,
malgré des fatigues inévitables, a rendu quelques forces
à l'Évèque de Saint-Albert et que déjà il se sent mieux.
Tous nous prierons pour que, sur la terre de France, il re-
— 577 —
couvre des forces dont il fait uu si saint usage pour la
gloire de Dieu et le salut des âmes.
Les Sœurs de la Saiute-Famille ont fait, le mois der-
nier, une perle des plus cruelles. La R. Mère Sainl-
Bernard Diindigeos, présidente pciinanenle du Con-
seil général de Marie, s'est endormie doucement dans
le Soigneur, le samedi 6 octobre, veille de la fêle du
très-saint Rosaire, après de longs mois de souffrances
supportées avec une patience et une force d'âme admi-
rables. Sa mort a été un deuil non-seulement pour la
famille religieuse que ses vertus édifiaient depuis qua-
jante années, mais encore pour tous ceux qui, à un titre
ou à un aulro,ont eu quelques rapports avec elle. La
baute position de celle vénérable Mèie dans l'association
delà Sainte-Famille, ses fréquentes relations avec noire
Gongrégalion, l'intérêt si vrai et si constant qu'elle a
toujours porté à nos œuvres lui avaient gagné l'estime de
ceux des nôtres qui l'ont plus parliculièrement connue
et donné droit à la reconnaissance de tous. Nous avons
la confiance que Dieu, qui exalte les burables et ne laisse
sans récompense rien de ce qui se fait pour l'amour de
lui seul, aura déjà accordé à sa modeste et tidèle servante
la couronne due à ses mérites, mais nous ne laisserons
pas que de nous souvenir souvent d'elle devant le Sei-
gneur pour acquitter ainsi la dette de notre reconnais-
sance.
Les premières feuilles de ce numéro étaient imprimées
lorsque, par une nouvelle lettre du R. P. Lacombe, nous
avons appris qu'il n'a pu se rendre cbtz les Pieds-Noirs
pour la mission oflicielle qu'il avait à remplir. Le zélé
missionnaire a été arrêté par la maladie à Saint-Paul de
Minnesota.
OBLATIONS
ET NUMÉROS d'ORDKE DEPUIS LA LISTE PUBLIÉE AU MOIS
DE DÉCEMBRE 1876.
N'^OSG. Vaillancourt, Joseph, 16 octobre 1876, Ollawn.
9-24. WARD,Wilfrid.l6octobre 1876, Ottawa. (Décédé.)
925. Antoine, Ernest, 18 octobre 1876^ Notre-Dame
de Sion. (Décédé.)
926. M«= Grath, Jacques, 28 octobre 1876, Philips-
town (F. C).
9-27. Garey, Guillaume, 28 octobre 1876, Philips-
town (F. C).
928. Berthelon, Louis-Marie, 1" novembre 1876,
Nancy.
929. Le Serrec, François, 1" novembre 1876, Notre-
Dame des Victoires (Mackenzip).
930. Ddpire, Louis -François, 1" novembre 1876,
Notre-Dame des Victoires (Mackenzie).
931. JousSARD, Célestin, 8 décembre 1876, Autun.
932. MÉRER , Michel-Joacbim , 8 décembre 1876,
Autun.
933. Bessières , Xavier -Marie, 8 décembre 1876,
Autun.
934. Monnet, Prosper-Marie, 8 décembre 1876, Autun.
935. Poli, Jean-Antoine, 8 décembre 4876, Autun.
936. Dreter, André, 8 décembre 1876, Nancy (F. C).
937. TouzE, Louis, 8 septembre 1876, Saint-Albert,
Notification reçue le 28 décembre.
— 579 —
N°" 938. Paquette, Josepli-Piene, 8 septembre 1876,
Saint-Albert, Nolilicalion reçue le 28 dé-
cembre.
939. Joyce, Guillaume, 25 décembre 1876, Belinonl
(Irlande).
940. DuvAL, François-Joseph, 17 février 1877, Autun.
(Décédé.)
941. Baffi, Eugène, 17 février 1877, Autun.
942. Lecorre, Auguste, 8 septembre 1876, la Pro-
vidence (Mackenzie), Notification reçue le
19 mars 1877.
943. Dupont, François, 19 mars 1877, Notre-Dame
des Anges (Canada).
944. Fox, Patrice, 29 avril 1877, Belmont (Irlande)
(F. C).
945. Blais, Moïse, 31 mai 1877, Ottawa.
946. Paquet, Adolphe-Félix, 17 juin 1877, Nancy.
947. BiARD, Louis de Gonzague, 17 juin 1877, Nancy.
948. CuEVASSU, François-Emile, 4 août 1877, Nancy.
949. Albert, François, 15 août 1877, Autun.
950. Porte, Frédéric, 15 août 1877, Autun.
951. NiLLES, Nicolas, 15 août 1877, Autun.
952. Mauss, Augustin, 15 août 1876, Notre-Dame de
Sion.
953. Kenny, Patrice, 15 août 1877, Belmont (Irlande)
(F. C).
954. Fafard, Désiré, 15 août 1877, Notre-Dame des
.\uges (Canada).
955. Emery, Edouard, 15 août 1877, Notre-Dame des
Anges (Canada).
956. Marsan, Célestin, 15 août 1877, Notre-Dame
des Anges (Canada).
957. GuiLLET, Didace-Eugène, 15 août 1877, Notre-
Dame des Anges (Canada).
— 580 —
N" 958. MiCHELOT, Léon-Marcellin, 8 septembre 1877,
Nancy.
959. GiLLiE, Roberl-François, 8 septembre 1877,
Ottawa.
96Ù. DuiGNAM, Joseph-Marie-Thomas, 21 septembre
1877,lnchicore (F. G.).
9(31. Van-Laar, Egidius-Josoph, 4 octobre 1877,
Notre-Damo des Anges (Canada).
9G2. Marcoux, Joseph -Stanislas, A octobre 1877,
Notre-Dame des Anges (Canada).
9G3. Keppler, Roberl-Émile, 7 octobre 1877, Nancy
(F. G.).
96i. Suc, Jean, 7 octobre 1877, Nancy (F. C).
TABLE DES MATIÈRES.
MARS 1877.
Pages.
Maisons de Fiunce. — Maison de l'Osier 5
Maison d'Angers 29
Maison de Saint-Jean d'Aulun 33
Revue des sasctoaibes et pèlebinagks. — Noire-Dame de Sion. . 57
l'ontmain 51
Saint-Marliu de Tours 55
Province britannique, — Maison de Leeds 63
Maison de Kllburn 68
Nouvelles diverses des hissions étrangères 72
Variétés • 95
JUIN 1877.
Nouvelles diverses des missions étrangères. Saint-Albkrt. —
Lellre do Mgf Grandin • . . 129
Lettre du R. P. Uoucet 15S
Première lellre du F. GuiLLET (Céleslin) au R. P. Tatis. ... 141
Seconde lellre du F. Gcillet (Célestin) au R. P. Tatin 151
Cevlan. — Rnpport du R. P. Trouchet sur la mission de Manaar. 168
Maisons de France. — Maison du Sacré-Cœur de Montmartre. . . 18."
Maison de Tours 198
Province britannique. — Lettre du R. P. Gaughren 208
Lettre du R. P. Roche 215
Lellre du R. P. Rtan 222
ViRiéTÉs. — Le Sacré-Cœur 254
Pie IX 247
Nouvelles diverses 256
SEPTEMBRE 1877.
Nouvelles diverses des missions étrangères. Canada. — Lellre du
R. P. ToRTEL au T. -R. P. Supérieur général 263
Lellre du T.-R. P. Grcnier au R. P. Supérieur général.. . . 269
— 582'—
Pages.
Manitoba. — Lettre du R. P. Camper au R. P. Martinet. . . 280
SaisT'Albert. — Lettre du R. P. Ledcc au R. ['. Aubebt, . . 297
Ile a la Crosse. — Extrait d'une lettre du R. P. Légeard au
R. P. Mabtiset 506
Extrait d'une lettre du R. P. Lecomte au R. P. Boiskamé. . . 529
Ceylas. — Extrait des Missions catholiques 335
RtTCE DES SAscTOAir.ES ET ièlebisages. — Montmartre 336
Pontmain 542
Inauguration de l'archiconfrérie de N.-D. de Pontmain. . . . 554
Variétés. — Pèlerinage à Rome. Lettre du R. P. de l'Uebmite au
T.-R. P. Supérieur général 371
Une page de l'histoire de Saint-Ândelain 450
NouYelles diverses 454
DCEMBRE 1877.
Missio!«s étrangères. Cakada. — Lettre du R. P. Paillier au
R. P. SoL'LLiER, assistant général 455
LowELL ^Etats-Unis). — Dédicace de l'Eglise de l'Immaculée
Conception 463
Mabitoba. — Rapport du R. P. Lacombe 474
Hackexsie. —Journal du R. P. Lecorbe 485
Saiht-Albebt. — Extrait des lettres adressées au T.-R. P. Su-
périeur général 503
CAFutRiE. — Lettre du R. P. Gérard au T.-R. P. Supérieur
général 507
Maiso>s DE Frahce. — Maison de Saint-Jean d'Âutun 515
Maison de Talence 522
Revbe des sancidaires et pèlekisages. - K.-D. de Talence. . . 528
Montmartre 532
Admonebies muiiiBEs. — Tours 534
Autun 542
Variétés 549
Leitre du R. P. Rambert au R. P. Supérieur général, et Nou-
velles diverses 572
Oblatious et numéros d'ordre 578
FIH DE LA TABLE DES MATIERES.
Pari«, •— Topographie A. UiimvYBB, rue d'Arcet, 7.
MISSIONS
DE LA CONGRÉGATION
DES OBLATS DE MARIE IMMACULÉE
Supplément du N° 60. — Décembre 1877.
SIX LÉGENDES AMÉRICAINES
IDENTIFIÉES
A L'HISTOIRE DE MOÏSE ET DU PEUPLE HÉBREU
Le R. p. E. PETITOT, 0. M. I.
mSSIONHAinE AU HACKENZIE (1)
Fort Good-llope (Mackenzie River's district), Norlh-Wesl
lerritory, Brilish Nortti America, '21 décembre 1870.
Dans ses savantes publications intitulées le Mythe de
Votan et Histoire légendaire de la Aoucelle- Espagne, M. le
(1) Nous publions le travail du R. P. Petitot à litre de document
non comme vérilé démontrée. Nous croyons qu'on peut poursuivre utile-
ment la trace des traditions bibliques à travers les légenu'es des peu-
plades les plus reculées du nouveau monde; c'est pourquoi nous applau-
dissons volontiers aux recherches de notre laborieux confrère, en lui
laissant toutefois la responsabilité de ses observations et des conclusions
qu'il en tire. S'il faut dire toute noire pensée, il nous semble que l'auteur
pousse trop loin la préoccupation des rapprochements. Kous faisons à ce
sujet toutes nos réserves, mais nous ne nous reconnaissons pas la com-
pétence nécessaire pour taire des coupures dans une élude de ce genre,
[Soie de la UédacliuH.)
T. XV. 38
— 586 —
comte H. de Charencey s'est tij^pliquê à élucider les tra-
ditions des Indiens de rAmérique t;enlrale. Le héros
tzendale Votan ou Wotan a surlout arrêté ses regards et
mis à contribution les trésors d'érudition de sa plume.
Si M. de Charencey ne nous a point appris l'origine pre-
mière et certaine du demi-dieu guatémalien ; si son tra-
vail, quelque remarquable qu'il soit; laisse encore ce
héros à l'état de mythe, comme le noble écrivain le re-
connaît lui-même; du moins il a prouvé largement que
la légende d'Osaca se relie à la tradition nationale] des
Indiens Greeks, et qu'elle est également identique à plu-
sieurs légendes asiatiques d'une origine bouddhique in-
contestable, telles que la tradition siamoise du roc-sorpent
Phrù-Ruang, les fables birmanes et chinoises du Pyù-
tsau-ti et de Nga-Rwè. Enlin, il rapproche avec bonheur
la légende de Votan du mythe grec de Thésée. Après
avoir comparé ensemble les traits de ressemblance qu'of-
frent entre elles ces différentes traditions, l'écrivain con-
clut, avec Alex, de Humboldl, à l'origine bouddhique et
asiatique du mythe de Votan.
Nous osons espérer que, dans ses publications subsé-
quentes, M. de Charencey voudra bien pousser ses cu-
rieuses identifications jusqu'au bout, de manière à attein-
dre le pbint de départ du mythe votanique ; car Bouddha,
n'étant lui-même qu'un mythe, doit nécessairement tirer
son origine d'un personnage véritable et reconnu par
l'histoire. De même que l'ombre exige la réalité objec-
tive ^ ainsi la fable appelle la vérité historique qu'elle
dêgilisé et qu'elle cache. Celle-ci nous représente le
héros lui-même; celle-là ne laisse apparaître qu'un
masque d'emprunt, qu'un personnage de théâtre.
En reconnaissant que le Volan des Guatémaliens n'est
autre que la divinité asiatique, dont le culte est observé
par un grand quart de l'humanité, le docte philologue
— 587 —
a considérablement agrandi et aplani la seule et unique
voie par laquelle on puisse un jour parvenir à découvrir
tonte la vérité touchant ce héios fabuleux. Toutefois,
la souche première à laquelle se ralluche le inyllie de
Votan, ainsi que tous ses congénères, tant américains
qu'europétMis et asiatiques, c'csl-à-dire le point de dé-
part de la faille elle-même, demeure encore inconnu.
Nous ne pouvons, en effet, reconnaître le réionnateur
hindou Sakia-Mouni, le premier des Bouddha asiatiques,
qui vivait 970 ans avant Jésus-Christ, comme l'auteur
oiit^inairc de son système religieux, puisque, dans sa
première phase, la plus humble et la plus liumanilaire,
le bouddhisilie consistait alors tout entier dans la théorie
de la métempsycose et de la migration des âmes , la-
quelle émam^ de la vieille Egypte , ainsi que cela est
reconnu et adinis par les savants. Qu'on nous le par-
donne, mais ii nous parait exister entre ce Mouni et le
Monns des Grecs, le Manès des Egyptiens, le Manco des
Péruviens, le Mana des Sioux-Dakotas, le Manétu des
Algonquins, le Sa-Monn des Siamois, le Sa-Mana des Pé-
guans, etc., une trop grande parenté, pour que nous ne
placions pas sur le même pied tous ces législateurs et
demi-dieux, refusant au premier Bouddha, Sakia-Mouni,
l'antériorité sur les autres. A nos yeux, il est évident que
le mythe boudilhique lui-même émane de rEgy[)te,et que
si de là il s'est répandu peu à peu jusque dans i'exlrème
Orient par l'Hindouslan, la Taitarie, leTliibef, la Chine,
Siam. le Pégu, l'emj.ire birman et le Japon, cl s'il par-
vint ainsi jusqu'en Amérique, il n'est pas moins vrai que
le même culle et la uiTmoc théorie se firent également
jour vers l'occident, par la Grèce, la Germanie, la Gaule
et la Scandinavie, de même qu'ils se répandirent au
midi parmi les peuplades africaines.
En effet, le Sakia-Mouni des Mongols, le Bouddha des
— 588 —
Thibélains, n'est autre que le Fo des Chinois, le Boudso
des Japonais, le Bouton des Ralmouks, le Baouthi des
Cingalais, le Poudan des Tamouls, le Thica des Tonqui-
nois, le Khodom des Siamois, le Koutama des Pégouans,
le Boutta des anciens gymnosopliistes indiens, le Boudeâ
des Grecs, le Tolh des Egyptiens, le Teut des Celtes, le
Wodan des Danois, l'Odin des Scandinaves, le Dan des
noirs dn Dahomey, le Vaudou de ceux du Mozambique,
enfin !e Woian des Guatémaliens, ÏOion des Mexicains,
le Dan- ton, ou Sa-Wéta, ou Sié-Dhidié, ou Sa-kkè-Dènè
des Dènè-dindjié. Tous ces demi-dieux sont des divinités
lunaires et peuvent s'idenlitier avec le dieu lunaire des
Scandinaves, Mena, et celui des Germains, Men ou Moun,
d'où les mots lune [moon) et mois {men) dans les langues
saxonne et pélasgienne.
Nous espérons prouver que Moïse, le Mouça ou Mausa
des Arabes, le Moses des Hébreux el le Moysis des Egyp-
tiens, fut le personnage que tous ces mythes identiques
révèlent et représentent. Les linguistes qui connaissent
l'étroite affinité et la corrélation naturelle qui existent
entre les consonnes B, P, V, F, M et la double voyelle W
ne seront nullement étonnés de voir le nom de Bouddha,
devenu tour à tour Poudan, Podda, Bouton, Boudon, Vo-
tan, Wodan, Kodom, Kutam, etc., dériver du mot Mousa ou
plutôt Moudho, nom de Moïse. En tout cas, que le lecteur
bienveillant ne se bâle pas de juger notre travail par ce
début, mais qu'il veuille bien peser les preuves que nous
allons dérouler à ses yeux.
En effet, il est une autre identification de Wotan que
nous seul sommes à même de produire, et dont nous
nous empressons de saisir la science ethnologique. C'est
celle du plus grand héros de la grande famille peau-
rouge des Dènè-dindjié, les plus septentrionaux de l'Amé-
rique anglaise. Probablement ces rapprochements, im-
- 589 -
prévus par nos loclcurs, nous pcrmetlroul de faire
découvrir tout à fait le héros liistnrique dont le Wolan
des T^cndalos aussi Lion que le Bouddha des ïarlares
Mongols ne sont que des souvenirs défigurés. Nous osons
nous en tlaller. Le Icctenr sans préjugé hostile à la Bible
et au l)on sens jucrera si nous avons atteint notre but.
Par mythe, on n'entend pas une simple fable dénuée
de fondement dans l'histoire, mais bien une sorte de pa-
rabole énigmalique, par laquelle un sacerdoce hypocrite
et jaloux de son autorité et de sa science, tels que
l'étaient ceux de l'Kgypte et de l'Inde, voilait la vérité au
vulgaire ; ou bien un composé emblématique de la sym-
bolique cabalistique des rabbins talmudisles ; ou bien,
enfin, et plus communément, un résultat naturel de la
dégénérescence d'une histoire véritable, mais qui ne fut
jamais consignée dans les archives d'un peuple et que la
tradition seule transmit à travers les âges jusqu'à un
temps donné.
Nous nous permettons, avant d'entrer en matière, de
présenter ici quelques observations bien simples, que
notre expérience des langues et des traditions peaux-
rouges nous met à même de faire.
On ne doit pas attacher une trop grande valeur à
l'ordre suivi par les Indiens dans leurs légendes, à la
chronologie qu'elles semblent donner, ainsi qu'aux noms
des localités et des héros qui s'y rencontrent. Les tradi-
tions des Peaux-Rouges abondent, en effet, en anacluo-
nismes autant qu'en synchronismes. Les faits notoires
et historiques y sont délayés dans une foule de détails
puérils ou ridicules; des faits d'une origine éviden^ment
très-reculée sont liés avec d'autres beaucoup plus récents.
De plus, certaines légendes attribuent à tel personnage
les actions qui, dans une tribu voisine, seront présentées
comme les faits et gestes d'un autre héros. Les anciens
— 890 —
en agissaient bien de la même manière, el la mytholo-
gie des Grecs et des Romains est pleine de ces sortes de
quiproquo. Le même béros reçoit aussi différents noms
dans différentes peuplades. Enfin, on remarque entre ces
légendes le même phénomène que nous olfrcnt les dia-
lectes d'un même idiome peaa-rouge, à savoir : que l'ac-
cord s'est fait par la compulsion de toutes les versions
de la même fable, de sorte qu'on no peut ni avoir la suite
des faits ni posséder parfaitement une tradition quel-
conque, si l'on ne réunit les diverses variantes qui s'en
font dans chaque peuplade.
Mais, par coutre, voici des particularités intéressantes
que l'élude et la comparaison des légendes indiennes
nous révèlent : il est constant que plus on se rapproche
de l'extrémité nord-ouest du continent américain, plus
les traditions deviennent claiies, simple?, exemples de
détails puérils ou fabuleux, el, par conséquent, qu'elles
revêtent une forme plus archaïque et plus viaisumblijble,
— Go sont les peuplades les plus douces et les plus so-
ciables, quelque reculées qu'elles puissent être, qui pos-
sèdent les traditions les plus satisfaisantes. — Les légendes
des Dènè-dindjié, et même d'autres nations peaux-rouge?,
non-seulement se rapprochent des faits véritables que
nous ont légués les livres historiques ou prophétiques des
Hébreux; mais encore elles contiennent îles parole?, des
sentences et des proverbes que l'on dirait avoir été cal-
qués sur la Bible, et qui sont comme stéréotypés clans la
mémoire dos sauvages. Quelquefois ces phrases senten-
cieuses sont accompagnées de phant, ou prononcées dans
une langue dont ils ont, disent-ils, perdu l'intelligence.
— Dans chaque tribu, les Indiens racontent les faits men-
tionnés par leurs traditions, comme s'ils s'étaient passés
sur leur propre territoire, c'est-à-dire dans le pays et sur
le continent qu'ils oqcqpent actui.'Uemenl. Et, toutefois,
— 59i —
par une contradiction qui s'explique, cea traditions font
une mention constante d'un autre continent situé à l'ouest
de l'Amérique et d'où ils tireraient leur origine; ou bien,
les narrateurs ajoutent que, à l'époque où leur histoire
eut lieu, la terre se trouvait dans une position et dans
un état diÛ'érents de ceux daus lesquels nous la voyons.
On voit par la l'erreur dans laquelle est tombé le savant
abbé Brasseur de Buurbourg, lorsqu'il a émis l'opinion
que l'Egypte, avec sa civilisation et ses mythes, est sortie
du Mexique. Le docte américaniste s'est laissé fourvoyer
par les traditions des Mexicains et des Yucatègues, qui,
comme celles des Dènè, des Dindjié, des Algonquins^ etc.,
font de leur patrie le théâtre des événements qu'elles ra-
content. L'amour-propre et la vanité sont travers com-
muns à tous les fiis d'Adam. 11 était naturel que chacun
des anciens peuples qui furent en relation avec les Hé-
breux, ou qui ouïrent les merveilles notoires que Dieu
accomplit en eux, se sentît incliné à se les attribuer. Il ne
faut pas oublier, de plus, que tous les événements relatés
dans le Pentaleuque, depuis la création jusqi;'à la dis-
persion des peuples ;\ Babel, ne sont pas seulement l'his-
toire du peuple hébreu, mais qu'ils conviennent à tous
les peuples du globe. Qu'y a-t-il donc d'élonuaut à ce
que tous en aient conservé un souvenir plus ou nmins
vivace? Si donc l'abbé de liourbourg avait su que la </e-
néralité des Peaux-llouges et même des Kanaks s'appro-
prie les mêmes héros et les mêmes traditions bibliques,
il ne serait pas touibé daus une erreur aussi manifeste.
M. de Charenccy nous dit (]u'en Coilésyrie, également,
les faits ayant rapport à Xoé sont très-fréquents et sont
présentés comme s'étant passés sur les lieux mêmes.
Ainsi en fut-il chez les rirecs, au rapport de Bérosej chez
les Egyptiens, d'après Hérodote; chez les Chinois, les
Hindous et les Tarlares.
— 592 —
On ne saurait nier qu'il existe dans beaucoup de dé-
tails apparemment puérils de ces traditions un sens em-
blématique reposant sur des jeux de mots, sur des termes
à signification double ou prêtant à l'équivoque, dont le sen~
sus obvius caclie^ à l'intelligence de quiconque n'est pas
initié à l'argot des jongleurs, un fait important. Il nous est
difficile de ne pas reconnaître, dans l'esprit qui présida
primitivement à la composition de ces légendes, une sym-
bolique cabalistique analogue, sinon identique à celle
du Talmud. Le lecteur en jugera.
Nous avertissons également notre bienveillant lecteur
que la tradition du héros lunaire, que nous allons don-
ner et expliquer, est possédée également par les Esqui-
maux, qui le nomment Tatkrem-Innot ; T^av les Pieds-
Noirs, qui le nomment Kohoyé-Natus ; par les Algonquins,
qui l'appellent Mustaté-Awasis. Voici donc quatre grandes
familles américaines, les Esquimaux, les Dènè-dindjié,
les Algonquins et les Sioux-Dakotas, qui partagent la
même croyance sur un point fort important de leurs théo-
gonies respectives. Toutefois ces quatre peuples sont par-
faitement distincts et divisés d'esprit, de langue, de cou-
tumes et de mœurs. Les savants ne seront donc pas
étonnés de voir la nation des Greoks et celle des Maya-
quiché en possession de la même croyance et tradition,
ou plutôt de nous voir assimiler la légende de Volan et
celle des Ghaklas-mustkogulche à la tradition du ^a-
Wéta ou Tan des Dènè et des Dindjié, peuples hyperbo-
réens du même contiuent. Ils les y retrouveront dans une
forme si primitive que nous nous attendons bien à exci-
ter rincrédulité et le doute dans l'esprit de plus d'un sa-
vant. Plus d'un lecteur sera tenté de considérer ces tra-
ditions comme une réminiscence confuse des récils des
missionnaires. Nous répondrons à cela que nos Indiens
ne nous possèdent que depuis tout au plus quinze ans;
— 593 —
que nous avons é\é leurs premiers apôlrcs; que nous leur
avons prêché Jésus-Clirisl, et non point Moïse, Abraham
ou Samson; qu'il nous est bien difficile de leur faire rete-
nir et de graver dans leur mémoire les rudiments les plus
essentiels de notre religion et de nos dogmes; à plus
forte raison serait-il ditTicile d'obtenir d'eux qu'ils se sou-
vinssent de longues narrations, telles que celles que nous
allons rapporter; que c'est justement de la bouche dos
vieillards, c'est-à-dire des personnes dont nous trouvons
la mémoire la plus ingrate et la plus fermée à nos ensei-
gnements, que nous tenons ces traditions, que les jeunes
générations tendent à oublier de plus en plus et à regar-
der comme des fables. Enfin nous espérons que la cri-
tique que nous donnons de ces différentes traditions, et
l'accord qui se manifestera dans les diverses tribus,
apporteront la conviction dans Tesprit des plus pré-
venus.
Nous avons déjà donné, soit dans le bulletin intitulé
les Missions catholiques [l), soit dans la Monographie des
Bènè-dindjié (2) , d'iiïérenles versions de cette légende. Le
lecteur pourra, s'il le juge bon, en prendre connaissance.
Ici nous groupons les versions les plus suivies et les plus
complètes qui aient cours parmi les peuplades du Mac-
kenzie et de l'Alhabaskaw, touchant leur héros ou dieu
lunaire.
(1) Direcleur, M. l'abbé S. Laverriëre, 6, rue d'Auvergne, Lyon.
(2) Paris, 1876. Edileur, E. Leroux, 28, rue Bonaparte.
— 594
CHAPITRE PREMIER.
LÉGENDE DU LÉGISLATEUR-DIEU DES CHIPPEWAYANS
OU MOiNTAGNAlS.
§ 1^'. BÉTSUXÈ-YÉXELCHIAN (l'eNFANT ÉLEVÉ
PAR SA GRAND'MÈRE).
i° Voici la Iradition des Monlagoais du grand lac dos
Esclaves :
« Alors, longtemps avant le Grand Père (le Noé des CUip-
pewayans) et les deux frères (Abraham et Loth des mê-
mes), il y eut une grande famine. Tous les caribous
(rennes) s'enfuirent loin de notre terre, et nous y mou-
rions de faim. Alors les hommes ( Dènè) quillèrent leur
patrie et desrendirent pour habiter le long de la mer,
dans le désert sans arbreSj dans la terre étrangère, afin
d'y arracher leur vie.
« Alors, un jour qu'on était en marche, une vieille
femme, qui ne pouvait suivre les guerriers que de loin,
entendit des cris d'enfant au bord de l'eau. Elle cherclia
avec soin et trouva, au milieu de la touse des bœufs mus-
qués, un tout petit enfant, qui lui dit : « Grand'mère,
« recueille-moi ; je suis venu sur la terre pour faire du
« bien aux hommes, mes frères. » La vieille femme ra-
massa le petit enfant, elle l'éleva soigneusemeni, et c'est
pourquoi ou appela celui-ci Bétsuné-Yénelchian ( ?a
grand'mère l'a élevé).
« Alors, lorsque Bétsuné-Yénelchian devint un peu
grand, il s'absentait chaque soir et ne reparaissait plus
que le lendemain matin. Dans les commencements, la
vieille s'inquiétait beaucoup de ces absences, puis elle
finit par s'y habituer. On ne savait où il allait ; mais lui,
- 5G5 —
par la vertu de la magie, car il était très-puissant, se ni<^-
tamorpliosait en renne; puis, s'en allant parmi les ren-
nes, il les atliiait à lui, leiu' touchait le museau de sa ba-
guette (car c'est au moyen d'une Laguelte qu'il opérait
des prodiges), et aussitôt les caribous tombaient morln.
Alors il rentrait au camp, ayant la ceinture pleine de lan-
gues de caribous qu'il rapportait comme un trophée lIlJ
sa chasse. C'est pourqi.oi la vieille ainsi que ses [larenis
adoptifs vivaient dans l'abondance.
((Un jour, cependant, Bétsuné-Vénelc/iian dil à la
vieille qui l'avait élevé : (( Mère, diles ceci à mes frères :
« Si vous voulez me donnpr en tribut le bout de toutes
« les langues des rennes que vous tuerez, je vous prn-
« mets de ne vous laisser jamais manquer de viamje Je
« vous procurerai des caribous en abondance et tlemeu-
(( rerai longtemps parmi vous. » La vieille rapporta aux
hommes les paroles de l'Enfant puissant, et les hommes
consentirent à ce traité. Au>silùt les rennes commencè-
rent à abonder, et la viande à devenir très-grassr. Pen-
dfinl longtemps les lUnè furent fidèles à payer leur iribut
à l'enfant ; mais il arriva un temps où ils l'oublièrent, el
les bouts de langue ne lui furent plus donnés : (( C'est
« fini, je ne demeurerai pas plus longtemps avec ces in-
(( grals, (lit Bétsutfté-Yénelc/iian devenu homme; on
« m'oublie parce que j'ai été trop bon ; si le liibut n'est
<( pas payé, je partirai, u
(( La vieille pleura, elle supplia; mais ce fut en vain :
« Mes fcères m'oublient, lui répondit le Puissant i eh
« bien, je m'en vais. Toutefois je ne les abaiiilounerai
« pas entièrement. Quand ils m'app>lleront à leur sc-
(i cours, je viendrai à eux. Quant à vous, lâchez de mu
<i suivre. »
11 dil el disparut au milieu d'un grand troupeau de
bœufs musqués. La vieille suivit bien ses traces pemlant
— 596 —
quelque temps, mais ce lui élait bien pénible, à son âge,
de tracer son chemin à l'aide des raquettes. Elle ne put
jamais arriver au bout.
(( Depuis ce temps-là, quand le caribou manque et que
nous sommes menacés de la famine {(an), nous allons
dans le désert qui borde la mer Glaciale, et nous appe-
lons Bétsuné-Yénelchian et les bœufs, dans lesquels il
s'est incarné. Ils entendent notre voix ; nous en tuons
quelques-uns, et nous échappons ainsi à la disette et à
la mort. »
2' Voici la version des Dènè, mangeurs de caribous,
du bout du lac Atbabaskaw :
« Un jour, dans le désert où vivent les rennes, une
jeune fille trouva un tout petit enfant couché dans la
mousse, au bord d'un tleuve [nilin). Elle en eut pitié, le
recueillit, l'enveloppa d'une peau de caribou et l'éleva
elle-même. Celte lille vivait seule et fort pauvrement de
racines et de baies sauvages. Un jour qu'elle se lamen-
tait à la vue de son extrême misère, le petit enfant lui
dit : « Ne te lamente pas ; je sais où il y a du poisson;
« suis-moi. » Et aussitôt il la conduisit vers un grand lac
poissonneux, où ils firent une pêche très-abondante.
« Le petit enfant lui dit encore : a Bientôt mes frères
« ne seront plus malheureux ; ils auront des rennes en
« abondance. Mère, fais-moi des raquettes. » La pauvre
fille, qu'il appelait sa mère, lui aj^ant fait des raquettes
et l'en ayant chaussé, il s'en fut et disparut aussitôt dans
les steppes. De la nuit il ne parut pa?.
« Le lendemain, quand Bétsuné-Yénelchian renlva dans
la tente de la pauvre fille, il la trouva seule, étendue à
terre, sans feu et presque glacée par le froid. Il l'éveilla,
la consola, car elle Tavait cru perdu et mort de froid, et
il lui donna quantité de langues de renne.
- 397 —
« Le lendemain et les jours suivants, l'Enfant puissant
en agit ainsi : il s'en allait parmi les rennes, les louchait
au museau et les tuait par sou seul altouclicmeut. C'est
pourquoi ses parents adoplifs vécurent très -bien pendant
longtemps.
« Etant devenu homme, Bétsuné-Yénelchian continua à
être le bienfaiteur de son peuple. Un jour, cependant, il
monta sur un rocher élevé, et dit : « C'en est fait ; je ne
« vivrai pas longtemps désormais; mais tous ceux qui
« s'adresseront à moi dans le besoin seront exaucés. Je
« leur enverrai des caribous en abondance. »
« En ce moment on vit sortir de toutes les issues de la
forêt des ours blancs, des ours jaunes et des ours noirs
(sas), qui tous vinrent droit à Bétsuné-Yénelchian. « Al-
« Ions, c'est le moment de la séparation, dit-il à ses frè-
« rcs; une grande nation m'attend au-delà de la mer. Il
« faut que j'aille à elle ; parlons! » Ce disant, il s'élança
au milieu des ours, et on ne le revit jamais plus. »
3" Ecoulons mainlenant la version des Dènè Couteaux-
Jaunes, qui habitent entre le grand lac des Esclaves et la
rivière du Cuivre :
« Un jour, dans le désert qui borde la mer, la disette
{tan, dan) de viande régnait parmi les Dènè. Ou était
donc en quête de renues , mais vainement. C'était très-
pénible.
« Alors, on entendit comme les vagissements d'un en-
fant au bord de la rivière du Cuivre. Il y avait là beau-
coup de jeunes filles. Elles se mirent à la recherche de la
voix, mais sans succès. Survint une vieille femme, qui
trouva bientôt un tout petit enfant, merveilleusement
beau, couché dans l'empreinte du sabot d'un renne. Elle
le prit, réleva avec amour ; c'est pourquoi on l'appela
Bétsuné Yé-ndchiun. Quoique tout petit, il parut bien-
— 598 —
tôt qu'il était très-puissant par la vertu de son ombre.
« Un jour, Bé-tmné Yé-nelchian dit à la grand'mère :
« Les hommeSj mes frères, sont bien malheureux ; je
(( \eux aller les trouver. Ils ont faim; je veux aller leur
« procurer de la viande. » Alors la vieille pleura ; elle le
lui défendit ; mais lui l'en pressait plus vivement encore.
Enfin elle le laissa partir, et il s'en alla vers les Denè, ses
frères.
« Quand l'Enfant magique revint à la tente de la
grand'mère, elle était étendue inerte, sans feu et la tête
glacée. Il la tira de sa léthargie : « Mère, voyezj » dit-il,
et, défaisant sa ceinture, il en laissa tomber quantité de
bouts de langues de renne : « Mes frères vivront à leur
« aise maintenant, dit-il, pourvu qu'ils se souviennent
h de moi. »
« Il demeura, en effet, longtemps parmi ses frères, et le
caribou ne leur faisait jamais défaut. Un jour, dans le dé-
sert sans arbres, on chassait péniblement, car il n'y
avait point d'eau. Nous mourions donc de soif : « Atten-
dez, » dit l'Enfant puissant, devenu homme ; et, ayant
fabriqué une flèche magique, il la ficha en terre, et il
jaillit aussitôt de cet endroit de l'eau en abondance.
« Enfin, étant devenu vieux, i! gravit une montagne :
« Je vais bientôt mourir, dit-il à ses frères ; mais je
<( ne vous abandonnerai pas. Quand vous serez dans la
u détresse, invoquez-moi, et je viendrai à votre secours. »
Alors il se fit dresser eu ce lieu élevé une loge de méde-
cine (chunsh), et, y étant entré, il évoqua son esprit ou
ombre. Cotntrie il n'en sortait plus, on s'aventura dans
le pavillon pour voir be qu'il était devenu ; mais il n'y
était plus. Depuis ce temps, on ne sait ce qu'il est
devenu. »
599 —
§ 2. OLTSINTilÉDII fOPÉRAXt-BATON), TRADITION
DES CÔÙTÈAUX-JAUNÉS.
« Ollsintvédh (Opérant-bûloii , c'est-à-iiire celui qui
opère; par la verge) était un hoiniiie fort puissant. Il opé-
rait des prodiges au moyen d'un bàlon ; c'est pourquoi
nous l'appelons ainsi.
« Un jour, le Grand Ennemi lui enleva ses deux sœurs :
« Tu n'es pas un homme, lui dit quelqu'un, puisque
(( tu te laisses ravir tes parents. » Alors il se fâcha contre
son adversaire; il le frappa, et, sans le vouloir, il le tua.
Après ce coup, il se leva et dit : « Il faut que je délivre
« mes deux sœurs. » Aussitôt il partit avec son frère,
pour se mettre à leur recherche. Comme ils cherchaient
chacun de leur côté, ils avaient convenu d'un signal
pour se retrouver; car ils vivaient parmi leurs ennemis^
les Eyunnè. OUsintrédk suspendait donc une crécelle à
la cime d'un arbre, et, lorsque le vent l'agitait, la cré-
celle était entendue par les deux frères, qui s'en reve-
naient camper en ce lieu.
(' En cherchant leurs sœurs, les deux frères arrivèrent
dans nue contrée dont les habitants ne se nourrissaient
que d'une gomme blanche. Ils ne purent séjourner en ces
lieux; car ce mets les écœurait.
« Etant partis de là, ils vinrent dans un pays dont le
peuple se nourrissait de grives. Lui-même, Oltsinlrédh,
tendit pour ces gens-là ses filets, et d'un seul coup il en
prit des quantités prodigieuses. Mais, comme il ne trouva
pas ses deux sœurs en ce lieu, il passa au delà.
« Oltsinfrédh arriva alors dans une contrée dont les
habitants étaient comme des lièvres ; ils vivaient dans
une obscurité profonde et dormaient sans cesse. Pour eux
il produisit la lumière; puis il les changea en hom-
— 600 —
mes. Mais il ne demeura pas longtemps en ce pays.
« Enfin, il parvint à une vaste tente, à la tente du
Grand Ennemi, le chef des Eyunne (les femmes). Là, ses
deux sœurs se désolaient dans la captivité. Comme ce
jour-là leur mari était à la chasse, Oltsintrédh lui reprit
ses deux sœurs et se sauva avec elles, ainsi que son
frèie, qui l'accompagnait. Lorsque le Grand Ennemi re-
vint de la chasse et qu'il ne vit plus ses deux femmes
esclaves, il entra en colère et se mit aussitôt à leur pour-
suite. Comme il était lui-mômc un magicien puissant, il
dressa des embûches aux fugitifs.
« Un matin, donc, en s'éveiliant, ceux-ci se trouvèrent
au fond d'un précipice, dans une crevasse de rochers
très-profonde : « Ne vous épouvantez pas, dit Oltsiri'
« trédh à ses sœurs ; confiez-vous à moi ; recouchez-vous
(( et dormez. » Aussitôt elles se recouchent, et lui, par
la puissance de sa baguette, les lire hors de l'abîme en
en faisant monter le fond au niveau du sol environnant.
« La seconde nuit étant arrivée, ils campèrent dans le
désert; mais, à leur réveil, ils se trouvèrent au milieu des
eaux, sur une petite île déserte. Les deux sœurs se déso-
laient : « Ce n'est rien, leur dit leur frère ; couchez-vous
« et dormez. « Ce disant, il fît surgir une chaussée de cas-
tors entre l'île et la terre ferme, durant leur sommeil, de
sorte qu'à leur réveil ils traversèrent fort bien le lac à
pied sec.
« A la fin de la troisième nuit de bivouac, ils se trouvè-
rent enterrés dans un grand marais bourbeux. Les deux
sœurs n'en pouvaient plus. Le Grand Ennemi était si mau-
vais I que faire ? « Recouchez-vous encore et dormez, u
dit Oltsintrédh avec confiance. Aussitôt, par sa puissance,
il se forma à travers le marais un sentier de sable dur et
sec, sur lequel les sœurs traversèrent les eaux fangeuses.
« Enfin, le Grand Ennemi, voyant qu'il ne pouvait
— GOl —
venir à bout d'OUsintj'édh, le laissa partir en paix ainsi
que ses sœurs. Alors lui-même dit à sou frère : « Viens
« avec moi, je vais tuer tous les hommes ennemis,
« après quoi je les ressusciterai. » Il se dirigea vers une
haute montagne qu'ils gravirent tous deux. Il y tonnait
atrreusement. Au milieu de la foudre, Oltsintrédli ra-
massa deux pierres plates, des pierres de tonnerre, et
les ayant jetées parmi ses ennemis, ils tombèrent au
même instant sans mouvement et sans vie. Il descendit
alors de la montagne. Arrivé en bas, Ollsiatrédh trouva
sa vieille mère adblée , sa vieille mère qui l'avait
élevé. Elle chantait, la vieille, elle dansait : « Mes cliaiils
« sont nombreux, disait-elle ; je connais beaucoup
(( d'hymnes.» Ce disant, elledansait comme une folle. Or,
cette vieille, c'était un reniird. OUsintrédh la frappa à la
tête et la renversa sans vie.
(( Oltsintrédli vécut fort longtemps. La vieillesse seule
{chan) en vint à bout. »
§ 3. IDENTIFICATIONS.
Le lecteur aura sans doute déjà remarqué les nom-
breux points de ressemblance que cette version présente
avec l'histoire de Moïse et les pérégrinations des Israélites
dans le désert. Ou y retrouve même quelques traits qui
font ressouvenir de quelques particularités de la vie du
Sauvpur. Ces points de ressemblance n'ont point échappé
aux sauvages eux-mêmes ; mais il n'entre pas dans notre
plan de les faire ressortir ici. Nous voulons mettre seu-
lement en relief le parallèle existant entre les traditions
susdites et l'histoire du grand législateur du peuple
hébreu.
\]aQ grande famine (/on) oblige les Z)ènè à quitter leur
patrie, pour se diriger vers les déserts du littoral, afin
T. XV. 3'J
— 602 —
d'y chercher leur vie. — Une grande famine ayant désolé
le pays de Ghanaan, qu'habitaient les fils de Jacob,
ceux-ci émigrèrent dans les plaines de l'Egypte, au bord
de la Méditerranée.
Le héros cbippewayan fut trouvé au bord d'un fleuve
[Nilin], par une troupe de jeunes filles, dont une l'éleva
et l'adopta pour son fils. — Moïse, enfant, fui trouvé au
bord du Nil, tleuve d'Egypte, par les filles d'honneur de
Thermutis, qui l'éleva, l'adopta, et essaya même de le
faire passer pour son fils et de le pousser au trône des
Pharaons.
Le héros cbippewayan, ainsi que Moïse, était merveil-
leusement beau.
Une vieille femme est dite ailleurs avoir élevé l'enfant,
de même que ce fut la vieille Egypte qui initia Moïse à
ses sciences, à ses arts et à son antique civilisation.
Le héros dènè, comme Moïse, reçut son nom des cir-
constances qui accompagnèrent son enfance. L'un et
l'autre furent puissants et opérèrent des merveilles à
l'aide d'une baguette ou d'un bâton ; l'un et l'autre furent
les bienfaiteurs de leurs compatriotes qu'ils appelaient
avec amour leurs frères.
Bétsuné-Yének/nan promet aux Dènè d'être leur protec-
teur et leur pourvoyeur à jamais, pourvu qu'ils lui payent
un tribut de bouts de langues. Moïse fait, au nom de Dieu,
la même promesse aux Hébreux, pourvu qu'ils soient
fidèles aux préceptes de la loi et à la circoncision (I).
Les Dènè, comme les Hébreux, acceptent le pacte.
Les Dènè, du moins ceux de l'extrôme Nord, pratiquent
la circoncision.
Le héros chippewayan vient sur la terre pour y faire
du bien à ses frères. Ailleurs il est dit qu'il délivra ses
(I) Exode, cap. xxit, vers. 3.
— GU3 —
deux sœurs de la captivité, dans laquelle les retenait le
Grand Ennemi, chef de la nation des Femmes [Eyunné),
car ce mot signifie femmes dans les dialectes dènè du
Nord. — Moïse reçoit de Dieu l'ordre d'aller délivrer ses
fièros de la servitude des Pharaons. Les Israélites lurent
plus tard divisés en deux maisons : celle de Jiula el celle
d'I-iaël, que le prophète Jéréinie appelle souvent les deux
sœurs. — N'avez-vous point vu ce qu'a fait la rebelle Israël?
Elle s'en est allée, etc. (Jérémic, chap. m, v. 6,) — Et la
perfide Juda, sa sœur, voyant que f avais répudié la perfide
Israël, etc. {Idem, v. 8.) — Allez donc trouver la rebelle
Israël et criez vers le Nord, oii elle est maintenant, etc.
{Idem, V. H.) — En ce temps-là, la maison de Juda ira trou-
ver la maison d'Israël, et elles retourneront de la terre de
l'Aquilon... {Idem, v. 18.)
Ainsi que Moïse, le héros dènè tue un homme ennemi,
qui insultait au malheur des siens. — Ainsi que lui, il fuit
jaillir une source d'c;iu vive en frappant le rocher. Mais
ils le frappent, l'un d'une baguette, l'autre d'iuie llèche.
Oltsinlrédh et son frère tiavuillent de concert a la déli-
vrance de leurs sœurs, comme le firent Moïse et Aaron,
relativement aux deux maisons de Jacob et de Joseph.
Le Grand Ennemi s'opposa au départ des deux sœurs
et, par la vertu magique, leur suscita des embûches. — Le
Phoraon se refusa également à laisser partir les Hébreux
et tenta de déjouer par la magie les prodiges que Moïse
et Aaron opéraient pour le contiaindre. Oltsinirédh de-
meura vainqueur dans celle lutte, ainsi que le fut Moïse.
Le hérob dènè fait traverser à pied sec par ses soîurs
un grand lac d'abord, une eau fangeuse ensuite. — Les
Hébreux, sous la conduite de Moïse, traversent à pied
sec la mer llouge. Plus lard, ils renouvellent le même
prodige au passage du Jourdain. Le Nil est appelé €qu
bourbeuse par l'Ecriture (Josué^ chap. xiii).
— 604 —
Oltsintrédlt délivre ses sœurs du fond d'un précipice
en faisant monter l'abîme au niveau des terrains envi-
ronnants. — Moïse opéra la même merveille aux sources
du torrent d'Arnon, ainsi qu'aux puils des Moabites.
« Alors Israël chanta ce cantique : « Que le puits
« monte!... » Et ils chantaient tous ensemble: « Que le
(( puils monte!... » (Nombres, chap. xxi, v. 15-20).
Les sœurs d'Oltsintrédh campèrent longtemps dans le
désert avant de revoir leur patrie; toutefois la tradition
ne fait mention que de quatre bivouacs. — Les Hébreux
demeurèrent quarante ans dans le désert d'Egypte avant
de parvenir dans la terre du partage.
Olt&intrédli traverse un désert dont les habitants se
nourrissaient d'une gomme blanche. — Pendant quarante
ans Moïse nourrit son peuple de la substance blanche de
la manne. Les uns et les autres en furent dégoûtés.
OUsinlrédh parcourt ensuite une contrée où l'on ne se
nourrissait que de grives dont il prit une grande quan-
tité.— Moïse procure aux Hébreux, par deux fois, une
grande abondance de cailles. Certains rabbins ne nom-
ment pas la caille, mais font seulement mention d'oiseaux
très-gras.
Oltsintrédh vécut ensuite parmi des hommes -Havres,
qui vivaient au milieu de ténèbres épaisses. Il leur pro-
cura la lumière et en lit des hommes. — Les Hébreux,
captifs sous les Pharaons, avaient la timidité du lièvre.
D'atfreuses ténèbres pesèrent sur toute TEgypte, sous
Moïse, tandis que les Israélites vivaient dans la lumière.
Eux-mêmes, dans le désert, vécurent soms /a nuée, comme
le dit saint Paul. Entin Moïse tit des hommes de ses frères,
en les constituant en nation, en relevant leur courage et
en les envoyant à la conquête d'une patrie.
Oltsintrédh gravit une montagne au milieu du ton-
nerre ; il y ramasse deux pierres plates qu'il lance dans
— 605 ~
les rangs de ses ennemis, et ce faisant, il les foudroie. —
Moïse reçoit la loi sur le mont Sinuï, au milieu des ton-
nerres et des éclairs. Il descou 1 de la montagne avec les
deux tables de la loi, et les jelie au milieu des Israélites
à la vue de leur prévarication ; '23 000 hommes périrent
par le p:laive des lévites, à la suite de cette action.
Eu descendant de la montagne, Oltsintrédh aperçoit sa
vieille mère qui dansait et qui chantait comme une folle.
Cette vieille était un renard. Il la frappa à la tète et la
renversa sans vie. — En descendant du Siuaï, Moïse est
transporté de courroux, ;i la vue de la nation d'Israël
dansant et chantant follement autour des dieux de la
vieille Egypte, le bœuf Apis , c'est-à-dire Sérapis. Le
Seigneur dit d'Israël qu'il est un peuple à la tête dure
(Exode, chap. xxiii, v. 5) ; ailleurs, le Saint-Esprit le re-
présente comme rempli do duplicité, d'astuce et de four-
berie. Moïse brisa l'idole d'Apis et la réduisit en poudre.
Enfin, devenu vieux, le héros dènè gravit une mon-
tagne pour y mourir, ainsi que le lit Moïse. (Deutéron.,
chap. XXXIV.)
Avant de mourir, le bienfaiteur des Chippewayans leur
promet de ne les abandonner jamais et de les secourir
quand ils recourront à lui. — Moïse promet le secours
de Dieu ;iux Israélites, pourvu qu'ils lui soient fidèle.s.
(Deutéron., cliap. xxviii.)
Le héros chippewayan s'écrie qu'un grand peuple l'at-
tend au-delà des mers. — Moïse prédit les grandeurs
futures du peuple hébreu, et dit qu'il peuplera la terre
d'un pôle à l'autre. (Deutéron., chap. xxxiii.)
Bélsuné-Yenelchian disparut tout à coup et nul d'entre
les Bènè chippt'wayans ne sait ce qu'il devint. — Les Hé-
breux ignorèrent toujours le lieu de la sépulture de
Moïse. (Deutéron., chap. xxxiv, v. 6.)
Toutefois, plusieurs Chippewayans s'accordent à dire.
— 606 —
avec les Dhiè du Mackenzic, que leur héros partit pour
la lune, dans laquelle il réside sous le nom de Sa-Kkè-
Dènè {Aslre-dans-homine); ce nom n'otfre-l-il pas quel-
ques rapports avec Sakia-Muni du Bouddha ? Nous re-
trouverons cette version beaucoup plus claire ailleurs. Il
est bon de noter ici que le monosyllabe &a, en dènè,
signifie à la fois soleil et lune, comme le samech des
Hébreux et le sia des Aasj'riens. Mais, outre le mot astre,
le moiios^'Uabe sa signifie aussi la beauté et la bonté:
sa bien, bon, san bonté; la racine S convenant à toul ce
qui caractérise le bien, le beau et le bon, soit moraux,
soit physiques, tels que l'ordre se, la joie san, les ajuste-
ments Sun, la rondeur et la ligne circulaire son, etc. Dire
que liélmné- Yénelchian est parti pour l'astre des nuits [sa),
ne serait-ce donc pas une nuinière énigmalique et peut-
être caijalistique d'exprimer qu'il est allé rejoindre l'Etre
beau, bon et parfait par excellence, c'est-à-dire Dieu?
Quant à ceux qui le font incorporer à l'ours, qui re-
présente toujours la Divinité dans les traditions dènè, il
nous est impossible de ne pas voir dans celte version un
quiproquo causé probablement par l'homonymie que
présentent le nom de l'ours {sas en dèné, s'a dans les
autres dialectes, sic en dindjié) et celui de la lune {s'a
en ÙQn'Q^s'iè en dindjié). Quoi (ju'il en soit, nous devons
noter ici en passant les deux exemples de croyance à la
métempsycose et aux incarnations successives que nous
offre cette tradition montagnaise. Nul n'ignore que celte
théorie parvint dans l'Inde par l'Egypte, et que les Juifs
eux-mêmes en furent entaches.
Bétsuné-Yénelclùan, appelé aussi Oltsintrédh ou la Verge
opérante, et enfin Sa-Kkè-Dènè ou rhabilanl de l'astre,
Aslarté, s'incarne ici dans le bœuf musqué, dans la bouse
duquel il fut trouvé, et ailleurs on l'identifiera avec le
soleil, puis avec la lune. N'avons-nous pas dans ce triple
— 607 —
caractère le mythe antique d'Osiris, ou le soleil, appelé
aussi Amon, éTiiigiant après sa luort dans le bœuf Apis et
renaissant dans son fils Osar, dieu luftle lunaire, ap[)olé
également Da-Khons ou Khons, lune? En tout cas, on peut
prendre note de la conformité qu'oft'rent les noms à'Osco\
de Sa-kia- Muni,ùe Sa-Kkè-Dènè, do Sa-Mana-Khofhm et
de Sa-Mann-Kiitama, héros que nous avons plus d'une
raison de croire identiques, comme les chapitres suivants
pourront le prouver. Manëthon donne à Moïse le nom
d'Osar-Siph ou le dieu lunaire ïaupe,. d'après Guérin du
Rocher. Nous verrons plus loin que les Dènè-dindjié
septentrionaux appellent leur héros la taupe on la musa-
raigne, dont le nom, en chippewayan, est dan ou tan;
monosyllabes qui, joints aux particules-articles dènè 0
ou "WO, forment le nom de Odan ou Wotan, le héros
tzendale.
CHAPITRE II.
HISTOIRE Ll-GENUAIRE DU DIEU MALE LUNAIRE DES DÈNÈ
PEAUX-I>E- LIÈVRE DU BAS MACKEKZiE.
§ 1". M-OTTSIXTANÉ (L'ENFAM DK LA MOUSSE,. —ETSÉXLLLÉ
(LE BIEN-ALMÉ). — SA-WÉTA (L'HAnrfANT DE LA Ll>EJ.
« Au bord d'un Active {\iliné, ^or,) on entendit pleurer
un tout petit enfant. Plusieurs jeunes tilles le cherchèrent
en vain ; mais une vieille femme s'étanl mise à sa recher-
che avec elles, elle le trouva et le recueillit. Il était cou-
ché tnul nu dans un nid do mousse {ni). C'e-t pourquoi on
l'appela Ni-Oltsintané, l'Eufant-Mousse. Alors la vieille le
donna à une des jeunes femmes pour qu'elle le nourrit ;
après quoi elle l'adopta pour son fils.
— 608 —
« Quoique tout petit, l'Enfant-Mousse faisait des mer-
veilles à l'aide d'une baguette de saule, et il procurait à
sa mère adoptive, en vertu de sa magie, un grand nombre
de rennes.
« Lorsque l'Enfant-Mousse fut devenu un peu pins
grand, il dit à sa mère : « Mère, dites à mes frères : Sé-
« parez pour moi l'épaule et l'estomac des animaux que
« je vous procurerai. » La vieille obéit à son ordre, mais
elle n'éprouva que des refus de la part de ceux dont l'en-
fant était le bienfaiteur. Aussi l'enfant se coucba-t-il at-
tristé et sans prendre do nourriture. Sa mère s'en alla
donc de tente en tente, disant à tous : « Mon fils, si bon
« et si puissant, vous a demandé comme un tribut l'épaule
« et l'estomac des caribous qu'il tue pour vous ; pourquoi
« les lui refuser ? c'est bien mal d'en agir si durement en-
« vers lui. » Mais on ne l'écouta pas. Un vieillard, un
grand chef, très-puissant et grand magicien, appelé Tra-
tsan-éko (le Corbeau qui court), répondit : « Ne les lui
« donnez pas. Ce petit étranger-là est par trop préten-
<( tieux. » L'Enfant-Mousse se coucha donc en colère.
« Cependant les hommes (Dènè) avaient tué un grand
nombre de bœufs musqués et de caribous. On les avait
dépecés ; on en avait boucané et fait sécher la viande,
comme de coutume, et leur viande était suspendue sur
des échafaudages. Tout à coup, afln de punir ces ingrats,
Ni-Ottsintané se prit à rélléchir, sur le minuit, afin de
faire de la magie : « Nonna taminel nonna tamine ! » ré-
pétait-il. Ce que ces paroles signifient, nous ne le savons
plus. Mais au même instant la viande se mit à bruisser et
à pétiller ; les morceaux se rejoignirent ; elle se ranima
entièrement, et les bœufs musqués, ayant repris vie,
s'échappèrent dans le désert ; de sorte qu'il y eut la fa-
mine [ton) dans tout le camp.
8 C'est ce petit méchant Enfant-Mousse qui a fait le
— 609 —
« coup, 1) se dirent les hommes. On voulut s'emparer de
lui, mais il s'échappa de leurs mains on ne sait comment,
et disparut. La nuit venue, l'enfant était de nouveau cou-
ché auprès de sa mère adoplive ; mais celle-ci, à son ré-
veil, sentit son cœur glacé. Elle avait le cœur glacé ainsi
que la tête.
« Le lendemain, les hommes prirent dans leurs lacs un
bon nombre de rennes ; mais i'Enfant-Mousse fit encore
la magie, et, tous ces animaux ayant disparu, la famine
régna de nouveau dans le camp. On n'en pouvait plus :
« Quel méchant garçon ! se disait-on ; pourquoi veut-
« il nous détruire par la faim {(on)'! » Mais lui, se rappe-
lant que ces gens-là avaient fait périr ses parents, n'avait
pas déposé sa colère.
« Le jour suivant, l'Enfant magicien, réveillant de nou-
veau sa grand'mère , la trouva encore ayant la tête
froide et le cœur glacé. Sa-WcUa lui dit ; « Mère, je veux
« allertrouver le Corbeau. » Or, ce Corbeau était, comme
nous l'avons dit, un grand chef fort puissant et très-
méchant. Il avait épousé malgré elles deux sœurs, et il
habitait, non pas dans une tente, mais bien dans une jolie
maison de bois, au fond de laquelle on apercevait ses jolies
coupes, ses jolis plats travaillés , également de bois.
Quand l'Eufanl dit à la vioillo qu'il voulait aller trouver
le Corbeau pour lui reprocher sa dureté, elle s'épou-
vanta : « Que vas-tu faire chez cet homme ? lui dit-
« elle; tu sais bien combien il est malin et puissant. »
Mais lui : « N'importe ; il faut que j'y aille, » répon-
dit-il.
« Ni-Oitsintanê, que nous appelons aussi le Bien-.\imé
[EtsenuUé] et Sa-\Véta, ou l'Habitant de la lune, se rendit
donc chez le Corbeau-qui-court. Il pénétra en colère jus-
qu'au fond de sa demeure ; il renversa de fond eu com-
ble tous ses vases et ses coupes; il répandit tout autour
— 6i0 —
un liquide inflammable, et les détruisit par le feu. Le
Corbeau étant absent, sa femme, qui survint, s'écria :
« Pourquoi fais-tu cela, méchant petit tabou de bouse
« {kofwèné tsanné) ? n
« Sa-Wéla se cacha toute la nuit ; mais il opérait dans
l'ombre.
a Le jour suivant donc, lorsque le Corbeau s'éveilla, il
trouva sa maison toute remplie d'un duvet blanc magi-
que, que l'Enfant-Mousse avait fait lomljer de la lune, du-
rant la nuit. Le Corbeau, indigné, lui dit : « Enfant,
« pourquoi en agis-tu ainsi sans cesse avec nous ? »
Mais Ni-Ottsintané faisait semblant de dormir.
« Cependant les hommes s'étaient dit les uns aux au-
tres : « Marchons sur l'ennemi ; poursuivons-le dans sa
« marche. » On partit donc pour la guerre. Le Corbeau
et tout son peuple se mirent à la poursuito de leurs enne-
mis, les Dènè. Ni Ottsin/ané les laissa paitir; ensuite il
dit à la vieille grand'mère: « Moi aussi, je veux aller
« avec les guerriers ; laissez-moi donc partir. — Que
(( dis-tu là! s'écria la vieille; toi, si petit, tu vas périr
« de froid et de misère!» Il ne répondit rien; mais, la
nuit, il disparut, et rejoignit le Corbeau et ses guerriers.
Avant de se présenter devant le grand chef des ennemis,
il ramassa et cacha sa chevelure, car ces hommes se ra-
saient la léte et portaient des cheveux d'auirui. Lorsijue
le Corbeau aperçut l'Enfant-Mousse, du seuil de ta lente
il lui dit : « Mon ami, qu'ètes-vous venu faire ici ? —
« Je suis venu pour combattre, » répondit TEnfunl ma-
gicien. On partit.
(( Cependant Sa-Wéta, après avoir rejoint les guer-
riers, n'alla pas plus loin. Il ne les suivit pas, il ne tua
personne ; mais il se recueilht ainsi qu'il faisait toujours
avant d'opérer des prodiges. Ensuite il prit une petite
chienne blanche ; il lui coupa le bout du nez (inron), la
— 611 —
saigna, la tua, et de son sang en frotta la tente. Cela fait,
il se recoucha et til semblant de dormir; mais, en rra-
lité, il se joua tonte la nuit avec nn enfant magifjuc.
Alors, à minuit, un grand cri retentit dan? tout le camp.
Tous les ennemis étaient transpercés de ses tlèches invi-
sibles. Il y avait du sang et des morts partout. Durant
toute la nuit, à mesure que le sang de la chienne blanche
coulait, le sang humain coulait aussi par tout le camp
ennemi. De toutes parts, on n'entendait que ces paroles :
« Hélas ! il y a du sang dans la maison. Mon fils perd
« tout son sang. Le mets tabou lo châtie ! » C'était donc
excessivement pénible. Le Corbeau-qui-courl ne s;ivait
plus que penser. Il prononça ce peu de mots d'un air
sombre : « On a blasphémé la grande montagne. Il a
« mangé notre fétiche, l'animal-dieu {el-loûne). »
(( Cependant Ni-Oltsintanè, disparaissant, était retourné
auprès de la grand'mère. Il la trouva comme aupara-
vant étendue à terre, sans feu, et le cœur glacé. Le len-
demain, il lui dit : « Je pense que mes frères n'«>nt plus
« rien à manger, laissez-moi donc paitir. Faites-moi
« un gâteau de viande et de graisse, afin que je le leur
« porte. » La vieille lui obéit, parce qu'elle lui obéissait
toujours. Elle fit donc le gâteau et le plaça en dehors de
la loge, atin que l'Entant lunaire pût le prendre; car,
durant la nuit, il avait disparu, selon son liabitude. iMais
sa vieille mère ne s'inquiétait plus de ces absences, elle
y était accoutumée. Alors Sa-Wétu apparut tout à coup.
Il avait tué une hermine {zoë) ; en marchant il en avait
répandu le sang autour de la tente ; il le répandit aussi
le long du sentier et sur le gâteau lui-méine. 11 lit cette
opération niagi(|ue au bord d'un grand lac, où il demeu-
rait. Alors, au même moment, le giaud lac s'cnlr'ouvril
d'une rive à l'autre ; le lit du lac apparut à sec, et loul an
fond on aperçut d'immenses quartiers de viande enipdés.
— 612 —
C'était là que se trouvait cachée toute la viande qu'il avait
fait disparaître du camp de ses ennemis. C'est ainsi que,
par la magie du sang versé et du gâteau de viande, il
procura à ses frères une grande abondance de viande.
« Longtemps après cela, il arriva que les frères de
l'Enfant-Mousse tendirent leurs rets aux poissons du
grand lac ; mais ils ne pouvaient rien prendre. Le pois-
son manquait absolument. L'Enfant magique se rendit
donc au bord de la mer, et ne dit que ces mots eu soupi-
rant : « Quoi donc ! j'aurais conduit en pure perte mes
« frères jusqu'au Pieddu-Ciel, leur patrie ! Pourquoi
« donc maintenant le grand lac est-il infructueux pour
« eux ? » Aussitôt le poisson abonda.
<c Pendant longtemps l'Enfaiit-Mousse, devenu homme,
en agit ainsi. Il opérait sans cesse de nouvelles merveilles,
et cependant il demeurait toujours seul et dressait son
pavillon loin du camp. Un jour qu'il avait procuré une
grande abondance de viande, il leur dit de nouveau :
« Séparez-moi l'épaule et les entrailles des victimes que
« vous ferez. » Alors le Corbeau, lui tout seul, répondit :
« Non, non, ne les lui donnez pas ; cet enfant est par
<( trop vain. » Ni-Oltsintanè se relira en colère comme la
première fois, et se coucha sans manger : « Mère, dit-il
« à la vieille, c'en est fait ; ces hommes sont mauvais et
« ingrats ; il faut que je les détruise et que je m'en aille
« ailleurs. Déjà j'ai habité le soleil, mais sa luAière était
« trop brtjlanle, et c'est pourquoi je suis descendu sur
(( cette terre pour faire du bien aux hommes ; mainte-
« nant donc que les hommes ne veulent plus de moi, je
« m'en retourne là-haut ; mais j'habiterai la lune. C'est
« là que ceux qui me haïssent me verront. Cette nuit,
« continua-t-il, liez solidement la tente, et ne sortez pas.
« Quant à moi, je m'en vais d'où je suis venu ; mais je ne
« vous abandonnerai pas. Quand vous serez dans le be-
— G13 —
« soin, crioz vers moi, et je viendrai à vous. » Et comme
sa vieille mère et ses parents adoplifs se désolaient :
« Allons, dit-il, no pleurez pas ; il n'y a rien, en ce que je
« vous dis, qui puisse vous désoler. Dormez et campez
« encore une nuit et une autre nuit ; tendez vos lacets aux
« rennes et vos filets aux poissons entre chaque nuitée ;
« et c'est ainsi que vous parviendrez à me suivre dans la
« lune. » Il se ceignit la tète d'un bandeau, et ajouta :
« Le soleil en agira de même ; lorsque l'homme mourra,
« l'astre pâlira. » C'est pour cette raison qu'en temps de
famine {ton), lorsque nous mourons de faim, s'il arrive
que le soleil pâlisse et s'entoure d'un halo, nous disons :
« L'astre combat pour nous. »
(c Après avoir ainsi parlé, Ni-Ottsintané disparut. Et
ses parents se couchèrent après avoir soigneusement
fermé les tentes. Au milieu de la nuit, un vent effroyable
parcourut le camp et y fit d'affreux ravages. Le Corbeau,
épouvanté, s'écria : « Il a trempé la touffe d'herbe dans
« le sang, et l'esprit est venu dedans ! » Alors tout le
camp se leva comme un seul homme. Ou courait ahuris
à travers les tentes, et un grand nombre de personnes
gisaient mortes et tuées par le Grand Esprit de la mort.
{Ettsonné).
« Quant à l'Enfant puissant, il était parti pour la lune,
où on peut le voir encore. On l'appelle maintenant Sa-
Wéta (l'habitant de la lune), Ebœ-ekhon (épée et bou-
clier), Klo-da-tsoté (rat rouge, au museau pointu, c'est-
à-dire musaraigne), Edz(j (le cœur), et enfin E tisonné {le
génie de la mort).
« C'est pourquoi, presque à la fonte des neiges, au troi-
sième mois qui s'appelle la lune du rut des rennes et au
renouvellement delà lune, nous célébrons la fêle de Sa-
Wéta, appelée le Passade funèbre à travers les tentes {A'ron-
tra na-exélé tsatéli). A cotte fin, on cuit de la viande sous
— 614 -
terre à l'étuvée dans des vases de racine tressée, puis on
en remplit des gibecières. Alors les jeunes gens, leurs
gibecières pleines sur le dos, les reins ceints et un bûton
à la main, se réunissent à minuit dans une tente. Puis,
ressortant, ils courent à travers les loges en chantant de
temps à autre vers la lune : » Ouf/ sé-dhaf Klo-do-tsolé
» él'è-kkè-tra nondatralè ! ttsu-chnc yéen! n c'est-à-dire:
« Holà 1 souris rouge au museau poinlu, hûle-toi de passer
« par-dessus terre en forme de croix. Montagne du bois,
« arrive! — Pourquoi donc la lune dispariiîl-elle comme
« si elle allait tomber du ciel?» pensons-nous. L'astre est
sans doute en souffrance, et de peur qu'on ne le tue, nous
crions et chantons. Après quoi on fait un repas nocturne
sous les tentes. C'est ainsi que nous obéissons aux orJres
mêmes de l'Habitant de la lune, Sa-Wéta ou la musarai-
gne {Wotan) : « \u troisième mois, quand la lune pas-
ce sera, nous dit-il jadis, vous ferez un repas à minuit et
« vous passerez la nuit dans la neige et en plein air. »
« Depuis ce temps-là également, quand un homme dènè
désire prendre beaucoup de rennes ou bien qu'il désire
se défaire de ses ennemis, il prend un petit enfant, ill'en-
veloppe dans une peau de renne garnie de son poil et le
lie par huit cordes, dont quatre partent du cou et quatre
autres des pieds de l'enfant; et au moyen de ces lanières
il le balance en chantant et en criant. C'est la magie ap-
pelée V Enfant lié ou le Jeune Homme bondissant. Pendant
longtemps on le balance ainsi et on s'en joue. Après quoi
on fait un festin. Et si quelqu'un survenant entend ce bruit
dans une tente, il ne manque pas de demander au magi-
cien : « Ton jeune homme magique ae me tuera pas,
« sans doute ? » Et si celui qui se livre à cette magie est
animé de bonnes dispositions envers le passant, il lui
répond négativement, du fond de sa tente. Alors le pas-
sant peut entrer ; sinon il faut qu'il s'éloigne au plus vite.
— Glu —
«11 ne faut pas parler inutilement et sans respect de
Su-Wéla, car c'est parler de V Esprit de la mort [Et t sonné
déti). C'est lui que les magiciens chassent du corps des
malades sous la forme d'un serpent {Nàh-tuvjè) parla ma-
gie nommée le Passage sous les eaux {tru yié tsédété). Pour
faire celle magie curutive, trois jongleurs sont requis, et
ils doivent coucher avec le malade durant trois jours et
trois nuits d'un jeûne absolu. Après qu'ils ont obtenu de
lui l'aveu sincère de ses fautes et jeté au feu de la viande
et des vêtements en l'honneur d'Ettsonné, ils en font sor-
tir cet esprit de mort, à moins que celui-ci n'aime trop le
malade et ne tienne à s'en emparer. »
§ 2. KOrSlDATRÈH (OPÉRANT-BATON). — ETSIÉ-DÉKFWOE
(LE GRAND-PÈRE JAUNE).
«Un géant des Tétes-rasées avait volé deux sœurs et
les avait emmenées en captivité dans son pays. « Je ne
« demande qu'une tête^ » avait-il dil. Mais parce qu'on lui
avait refusé celle âme, il en avait agi ainsi. Il avait con-
duit ces deux femmes dans le pays des Hommes-chiens,
et là il les retenait en esclavage.
« Alors un homme appelé Kotsidatrèh, c'esl-à-dire ce-
lui qui opère par la baguette, partit pour aller délivrer ses
deux sœurs.
« Chemin faisant, il arriva d'abord dans un pays dont
les habitants ne se nourrissaiiml que d'orlolansdes neiges
et de gelinottes blanches. 11 demeura quelque temps dans
celle contrée et, ayant pourchassé ces oiseaux, d'un seul
coup de filet il en prit un très-grand nombre. Mais là n'é-
taient pas ses sœurs. Ce n'étaient pourtant pas des Hom-
mes-chiens qui demeuraient eu celle contrée.
« Etant parti de là, il arriva dans un désert donl les
— 616 —
habitants se nourrissaient exclusivement d'une gomme
blanche. Il y demeura jusqu'au printemps suivant.
«Au printemps, il parvint à une grande tente habitée
par des Fils-de-chien. Il entra dans la loge, mais il y ré-
gnait une nuit très-obscure, on ne pouvait y distinguer
personne. Alors Kotsidatrèh jeta au feu des yeux de lièvre
et le jour se fit aussitôt. Dans la tente des Fils-de-cbien,
il trouva ses deux sœurs captives. Leur ravisseur, le géant
ennemi, était absent. Kutsidatrèh alla donc vers ses sœurs
et leur dit : « Mon beau-frère votre mari est sans doute à
«la chasse. Hâtez-vous donc de me suivre. Voilà que je
« viens pour vous délivrer. » Après quelques difficultés de
leur part, par suite de la crainte que leur inspirait le chef
des Têtes-pelées, elles se levèrent, abandonnèrent les
enfants qu'elles avaient eus du chien-géant et suivirent
leur libérateur et frère.
« La nuit venue, on campa. Mais le géant, outré de co-
lère à la vue de la disparition de ses deux esclaves, fit la
magie contre eux durant la nuit. Lors donc que le jour
parut, les fugitifs se trouvèrent au sommet d'une haute
montagne. Les deux femmes se prirent à se lamenter,
mais leur frère leur dit : « Recouchez-vous et confiez-vous
« à moi. » Elles se rendormirent. Alors, par la puissance
de sa verge de saule, Kotsidatrèh aplanit le terrain et le
rendit d'un abord facile et commode.
La seconde nuit arrivée, ils bivouaquèrent de nouveau,
mais ce fut pour s'éveiller le jour suivant dans une île
perdue sur la mer. « Rendormez-vous, » dit encore Kot-
sidatrèh à ses sœurs. Alors il fit naître pour elles une
grande chaussée du milieu des eaux, de sorte qu'elles
traversèrent le grand lac à pied sec.
« La troisième nuit ils campèrent encore, et alors le
géant ennemi envoya contre eux des foudres et des ton-
nerres terribles. Mais le libérateur ayant fait une boucle
— 617 —
à sa baguette de saule, il captura les oiseaux de tonnerre
et les détruisit.
« Après la quatrième nuit, les deux sœurs virent tout à
coup une immense nappe d'eau s'étendre devant elles à
perte de vue. Elles s'enfoncèrent dans la mer et y dispa-
rurent. Mais Rotsidatrèl) les tira de l'eau avec sa verge et
les deux sœurs échappèrent à la mort.
« Ayant campé une cinquième fois, lorsque le matin
arriva, ils se trouvèrent emportés par un rapide etlVayant
vers un abînie sans fond. Mais Rolsidatrèli se levant, fit
surgir l'abîme et se rabaisser la terre. Et ainsi ils ne fu-
rent pas engloutis.
« Le sixième jour, il se fit une obscurité très-épaisse.
On ne se voyait pas à deux pas. Les deux sœurs fondi-
rent en larmes : «Ce géant veut notre perte,» s'écrièrent-
elles. Mais leur frère : « Recouchez-vous, » leur dit-il, et
aussitôt le jour se fit.
(( Etant parvenus encore plus loin, ils campaient une
septième fois pour passer la nuit, lorsqu'elles entendi-
rent tout à coup les rugissements d'un monstre mangeur
d'hommes. «Faites silence, ne dites rien, » dit Kotsida-
trèh à ses sœurs. Alors nous ignorons ce qu'il fit au
monstre ; mais il l'éteudit sans vie à ses pieds.
« Le huitième jour, l'eau leur manqua complètement.
Elles pleuraient. C'était très-pénible. Mais lui, fichant
aussitôt une de ses flèches sur la pente d'une montagne,
en fit sortir une source limpide et abondante à laquelle
elles se rafraicLirent.
« Enfin ils arrivèrent dans une localité où se trouvaient
plusieurs sources d'eau fraicUe appelées les Eaux jail-
lissantes. Là ils plantèrent leur lente. Là ils demeurè-
rent. Eu ce lieu ils aperçurent trois personnes, un bon
vieillard et ses deux femmes. «Quelles gens éies-vous?»
leur dit le vieillard; et, comme ils ne répondaient pas,
T. XV. 40
~ 618 —
le vieillard ajouta: «Ma mère ine disait jadis qu'un mé-
« chant géaut des Têtes-rasées avait enlevé deux sœurs
(( pour en faire ses esclaves. Seriez-vous par hasard
(I ces deux sœurs? — Justement, répondirent-elles, c'est
(( nous-mêmes. »
« C'est ainsi que Rotsidatrèh délivra, au commen-
cement, ses deux sœurs de l'esclavage des Hommes-
chien?.
« Nous invoquons Rotsidatrèh, appelé aussi le Grand-
Père jaune, afin de nous procurer une grande abondance
d'animaux. On l'invoque également pour obtenir le pou-
voir de faire des merveilles. Rotsidatrèh en opérait à
l'aide d'un bâton blanc. De son bâton il frappait la terre
et les eaux. Quand on fait cette magie, on ne blasphème
pas, on ne se dépouille point de ses vêtements, on se
contente de se promener en chantant et en donnant du
bâton deci. delà.
« Rotsidatrèh, le (îrand-Père jaune, demeure mainte-
nant au Pied-duCiei, où il conduisit ses frères. Avec son
bâton il faisait des prodiges et détruisait les animaux mal-
faisants. Voici encore quelques-unes des merveilles qu'il
opéra :
« Une fois, un Na-ay, un mangeur d'hommes au long
nez et aux petits yeux, accourut vers une femme sans
mari qui demeurait abandonnée au bord de la mer. u C'est
« pour moi qu'elle travaille, qu'elle apprête ses repas, »
se disait le monstre. Elle était sans défense à sa merci.
«Rotsidatrèh, s'écria-t-elle , toi si bon et si puissant,
« accours et défends-moi du monstre. » Alors tout à coup
un feu sort de la terre qui s'enlr'ouvre, et du miheu de
ce feu bondit l'homme à la baguette. Il en frappe les eaux
de la mer, il les divise de part en part; dans les eaux il
ouvre un passage, il y pourchasse le Na-ay et l'y noie.
« Un autre jour, au milieu d'un lac mis à sec, on en-
— 619 —
tendit gronder le tonnerre. On accourut pour voir ce que
c'était. Rotsidalrèh, le Grand-Père jaune, dansait là dans
la mer dessoclu^e. Sa têle était toute blanchie par l'ûgn.
11 donna anx Dènè deux sabots de renne, et par ce pré-
sent il leur fit tuer un nombre incalculable de caribous,
« Une autre fois, Kolsidatrèh arriva vers une tente
dans laquelle pleumit un petit enfant. 11 était tout seul et
exposé à la voracité d'un géant cannibale qui avait déjà
dévoré sept personnes. Rotsidatrèh saisit le géant à bras-
le-corps et lutta avec lui toute la nuit sans pouvoir en
venir à bout. A la fin cependant il lui lira le nejf de la
jambe, le rendit boiteux et le renversa à terre. Puis il le
ressaisit de nouveau, lui guérit le pied et le renvoya
sain et sauf. Mais enfin, se ravisant une troisième fois, il
se ren:it à sa poursuite, le frappa de son bâton blanc et
le renversa à terre pour jamais.
« Une fois encore, Rotsidatrèh rencontra sur le sentier
un Etira-Kotchô, monstre gigantesque qui conviait les
passants à la fornication. Mais le Grand-Père jaune ac-
courut vers cette bête affreuse, il lui arracha la mâchoire
inférieure, et, l'en frappant, il renversa le monstre à
terre; puis il l'acheva avec son bâton.
« Enfin, un autre jour, comme les frères de Rotsidatrèh
(car il appelait tous les hommes ses frères) étaient à bout
de nourriture, il se hâta, dans sa bonté, de faire à leur
insu un ballot de viande sèche et boucanée et de la dépo-
ser secrètement au milieu do leur camp. Mais à la vue de
la viande, ces ingrats, loin de remercier leur bienfaiteur,
se répandirent contre lui en injures. Le Grand-Père jaime,
Etsié-dékfwôe, s'irrita tout d'abord; mais, comme sa co-
lère n'avait jamais d'efiét fâcheux, elle s'apaisa vite. «Ils
«veulent de la viande fraîche, » se dit-il; et aussitôt il
s'en alla sur un lac, prit un castor, le dépeça, en fit rôtir
la chair et l'apporta à ses frères sans la manger. Il en
— 620 —
mangea toutefois la graisse, après l'avoir grillée. Il divisa
ensuite le feu en deux parts et se coucha au milieu des
flammes sans qu'elles le brûlassent. Par cette magie,
Kotsidatrèh procura à ses frères beaucoup de viande. Puis
il leur dit : « N'oubliez pas ce que je vais vous dire. A
l'avenir, quand vous tuerez un animal quelconque à la
chasse, observez ceci : vous placerez le sang de l'animal
d'un côté et sa chair de l'autre. »
§ 3. IDENTIFICATIONS.
Le lecteur, s'il a été assez patient pour lire tout au
long les deux traditions qui précèdent, a dû demeurer
convaincu qu'elles sont, à peu de chose près, identiques
à celles des Chippewayans, mentionnées dans le premier
chapitre. Les personnages principaux y sont les mêmes,
les noms seuls sont changés. Aux identifications qui pré-
cèdent, nous allons donc joindre ici celles que nous four-
nissent les présentes traditions :
Le héros peau-de-lièvre est appelé Y Enfant-Mousse,
parce qu'il fut trouvé tout petit au bord d'un fleuve {Ni-
liae) dans la mousse, pâture des rennes. Moïse, dont le
nom arabe est Moussa, est trouvé dans une corbeille de
jonc au bord du NU, fleuve d'Egypte (1).
Devons-nous considérer comme fortuit le jeu de mots
qu'otfrent mousse et moussa ? Mais alors pourquoi le même
(1) Il nous semble que le R. P. Petitot a cédé ici à la préoccupation
que nous dénoncions à la première page. Pour identifier le nom de
Moïse avec le nom du héros légendaire Ni-Ottsinlané, il fait intervenir
la traduction française de ce dernier nom, qui signifie l'enfant de la
mousse, et il insiste sur la consonnance entre mousse et Moïse. Pour
nous, il est évident que la traduction française n'a rien à faire ici et que,
pour tirer avantage de la consonnance, il faudrait qu'elle eût lieu entre
le nom Uéné et le nom hébreu.
Toutefois, en refusant de souscrire à l'opinion de l'auteur, nous ue
- 621 —
héros ou dieu /«wrtjVe est-il aussi appelé taupe^ musaraigne^
rat rouge au museau pointu^ alors que le rat, dont le nom
est mws (prononcez ffîOMs) en latin, et mouseen anglo-saxon,
s'appelle [jljv [moun) en grec, mot qui caractérise la lune
dans la même langue anglo-saxonne? Pourquoi ce nom
delà taupe, de la musaraigne ou rat des sables (de mus
et de arena), en égyptien Siptmeus^ est -il appliqué par
l'historien Manéthon à Moïse, qu'il appelle Osar-siph? Ne
faut-il voir en ceci qu'une bizarrerie du basard? En ce
cas, nous en promettons d'autres au lecteur. N'est-il pas
plus rationnel d'admettre, avec l'auteur de V Histoire véri-
table des temps fabuleux, que le nom de taupe ou rat rouge
(siphneus) ne fut appliqué à Moïse par les Egyptiens
qu'afin de dissimuler le miracle si notoire et si honteux
pour leur nation que le libérateur des Hébreux accomplit
sur les eaux de la mer Rouge (en égyptien Saph) ? Nous
avons donc ici le fait d'une sorte de symbolisme cabalis-
tique semblable à celui employé par les Egyptiens, et non
un arrangement fortuit de consonnances semblables. Mais
bien plus, c'est que l'exemple est absolument le même et
appliqué, comme on le voit, au même héros, et cela non-
seulement en Egypte comme en Amérique, mais encore
dans l'Hindoustan, contrée qui a dû servir de lieu de tran-
sition au même mytbe. En effet, V Histoire légendaire de la
nions pas absolument le système de transforroatiou qu'il invoque; seu-
lement nous ne croyons pas que ce système soit applicable au cas présent.
Sous le bénéfice de cette observation, qui s'étend à plusieurs autres dé-
nominations de même genre sur lesquelles insiste le P. Petitot, nous re-
produisons dans son intégrité le travail qu'il nous a envoyé. Si nous avons
raison contre lui, ce n'est qu'un argument de moins pour la thèse qu'il
soutient; et il en a assez d'autres pour se passer de celui-là. .\ nos
yeux cette question est une question ouverte, sur laquelle nous sommes
prêts à recueillir les données qui nous seront fournies Si ces données
sont en opposition sur plusieurs points, il y a lieu d'espérer que du choc
jaillira la lumière et que la vérité resplendira avec d'autant plus d'éclat
qu'elle aura été plus sévèrement conlrûlée. {Sole de la llédaclion.)
- 622 —
Nouvelle-Espagne nous apprend que dans l'Inde Yama,â\eu
de la mort, prend la forme de taupes, de souris, de
rats, etc. Or, le héros lunaire des Pcaux-de -lièvre, Sa-
Wéta, appelé aussi Klodatsolé ou la taupe, la musaraigne,
le rat rouge, etc., est identifié par ces Indiens à E tisonné,
le génie ou Esprit de la mort, ainsi qu'on l'a vu dans la
première des deux traditions.
Nous croyons donc que cet accord si parfait entre les
Egyptiens, les Hindous et les Dènè américains sur un
point de croyance si notoire est un exemple frappant et
convaincant de Tidentité du héros qui en est l'objet.
L'enfant Mousse demande qu'on sépare pour lui l'oslo-
mac, puis les entrailles, ainsi que l'épaule des animaux
qu'il procurera à ses frères. Moïse ou Moussa donne les
mêmes ordres, de par Dieu, aux Israélites ses frères. Il
demande de plus à Pharaon la permission d'aller sacrifier
dans le désert.
Le Corbeau, grand chef des ennemis, dont le nom est
Lénnènè. on la nation des femmes, refuse à Mousse sa de-
mande. Pharaon refuse également à Moïse de laisser
partir les Hébreux. Dans l'écriture hiéroglyphique des
Egyptiens, le corbeau signifie maître, chef, roi.
La nation des Lénnènè avait fait périr les parents de
l'Enfant-Mousse; comme les Egyptiens détruisaient les
enfants des Hébreux afin de les anéantir en tant que
nation.
Pour se venger du refus du Corbeau autant que du
trépas de ses proches. Mousse opère divers prodiges avec
8a baguette. — Moïse fait fondre sur l'Egypte les dix
plaies pour obtenir du Pharaon le départ des Israélites.
Mousse fait fuir lous les animaux capturés par les
Lénnènè.— M; ïse détruit par la peste et par la grêle lous
les animaux des Eiiyptiens.
Après chacune des sorties nocturnes de Mousse, sa
— 623 --
vieille mère arloptive avait lu tAfe et le cœur cîlacéfl. —
Après cliacun de? prndijjjes opérôs cliaqnp jonr pnr
Moïse, l'EijyptP et le Pharaon demeiirnient froids et en-
durcis.
Mousse était aussi appelé le Rieu-Aimé. — Moïse fut
appelé le plus doux d'entre les hommes.
Mousse va trouver le Gorheau jusque dans sa detneure
pour en tirer vengeance. — Moïse va menacer le Pharaon
des vengeances de Dieu jusque dans sa demeure. N'ayant
plus l'idée d'un palais, nos sauvages ont pourtant con-
servé un vague souvenir des splendeurs des Phaiaons.
La demeure qu'ils lui prêtent, au lieu d'être une pauvre
tente de peau comme les leurs, est uno jolie maison de
bois où se montrent des coupes et des vases, toutes cho-
ses qui leur sont étrangères dans leur état présent de
sauvagerie. Où ont-ils donc puisé ces idées, si elles ne
sont des souvenirs du passé?
Mousse détruit les coupes et les vases du Corbeau.
Moïse enlève les vases p: écieux des Egyptiens. Il y a si-
militude jusque dans ces détails aussi minimes.
Durant la nuit le héros lunaire fait tomber de l'astre
auquel il préside un duvet blanc et magique. Moï>:p fait
tomber du ciel la manne qui élait blanche. En hébreu
manhu, nom de celte substance, veut dire ^?<'f5/-c«? ; en
peau -de-lièvre, mèni signifie qui est-ce.
Le Corbeau et sou peuple se mettent à la poursuite des
Dbnè. Le Pharaon et son peuple poursuivent les Israélites
sortant de l'Egypte.
Les compatriotes tlu ('orbeau se rasaient la têle et,
portaient de faux cheveux. Les Égyptiens se rasaient éga-
lement et portaient des perruques.
L'Enfanl-Mousse, combattant pour son peuple, immole
pendant la nuit une chienne blanche, il teint de son sang
la tente en y trempant une tuufle d'herbe; et, durant
— 624 -
cette même nuit, les ennemis des Dènè sont détruits par les
traits invisibles de Mousse, identifié pour cette raison à
l'Enfant magique bondissant ou Génie de la mort, avec
lequel il s'était joué toute la nuit. De même, Moïse, par
l'immolation de l'agneau pascal, livra les premiers-nés
des Égyptiens au glaive d'Asraodée, Tange de la mort ou
Ange exterminateur, qui bondit et passa à travers l'E-
gypte pour les détruire. Moïse asperge les poteaux des
portes du sang de l'agneau pascal {se en hébreu), au
moyen d'un bouquet d'by.ssope, en hébreu ezob. N'y aurait-
il pas ici un nouveau jeu de mois dans la tradition dènè ?
Un agneau, un paon, un veaus'appellent sie en peau-de-
lièvre ; un petit enfant, se, en chippewayan ; et l'hermine
blanche immolée par Mousse, dans une occasion sembla-
ble, a nom zoë ou ézoë.
Le grand chef des ennemis des Dèné explique la mort
merveilleuse de ses compatriotes par ces mots: « On a
blasphémé la montagne; Mousse a mangé notre fétiche.
Ce mels-tabou nous chûtie. » Le massacre des Égyptiens
par l'ange exterminateur eut pour cause formelle la résis-
tance blasphématoire de Pharaon aux ordres de Dieu,
qui désirait qu'on lui sacrifiât sur le mont Sinaï; et pour
cause eflUciente la mort et la manducation emblématiques
de l'agneau, un des nombreux fétiches qu'adorait l'É-
gypte.
Mousse demande à sa vieille grand'mère de le laisser
aller vers ses frères malheureux. Moïse fait la même de-
mande à l'Egypte.
Mousse fait faire un gâteau sur lequel il verse le sang
d'une hermine. Ce sang, il le répand également autour de
sa tente et sur le chemin, au moyen d'un bouquet d'her-
bes. Moïse, dans la dédicace du tabernacle, arrose ce pa-
villon, les victimes, l'autel et le peuple du sang des victi-
mes, otTertes avec des gâteaux. (Exode, chap. xii, v. 22).
— 625 —
Mousse entr'ouvre un grand lac d'un rivage à l'au-
tre. Moïse ouvre un passage aux Hébreux dans la mer
Rouge.
Mousse demeurait toujours seul et à l'écart, malgré son
extrême bonté. Moïse demeura quarante jours seul sur le
Sinaï, et fit ensuite sa demeure près de Dieu, en dehors
du commerce des hommes.
Mousse, appelé aussi Sa-Wéla, annonce son départ de
ce monde, et prédit que le soleil pâlira à la mort de
l'homme. Moïse prédit aussi sa fin elles maux qui fondront
sur les Israélites rebelles.
Sa-Wéta apprend à ses parents de quelle manière ils
parviendront à le suivre dans la lune. Moïse apprend
aussi aux Juifs que leur patrie véritable n'est point en ce
monde. En lisant le passage : « C'est ainsi que vous irez
à la lune, >> ne croirait-on pas entendre la phrase du poëte :
Macte nova virtute, puer ; sic itur ad astra ?
Les Dènè disent que parfois le soleil combat pour eux.
Le soleil combattit pour les Hébreux, sous Josué, en pro-
longeant son séjour sur l'horizon et en leur donnant ainsi
le temps de tailler en pièces leurs ennemis.
Ni Ottsintanè procure à son peuple une grande quan-
tité de poissons. Le nom de Moïse signifiant tiré des eaux,
et ce législateur ayant fait passer son peuple au milieu
delà mer, il est facile de comprendre qu'il soit question
de poissons dans la légende dènè. Le nom du poisson en
hébreu est nouii-, eu dènè, la loche ou lotte se nomme
noun-thé.
Sa-Wêta conduisit les Dènè, ses frères, jusqu'au Pied-
du-ciel, leur patrie. Moïse conduisit les Israélites, ses frères,
jusqu'à l'entrée de la terre promise, de la terre sainte,
de laquelle Jacob avait dit, étant à Bet/iel, qu'elle était la
maison de Dieu et la porte du ciel.
Sa-\Véta ordonne à son peuple de célébrer au troisième
— 626 —
mois, lors de la nouvelle lune, une fête nocturne nom-
mée : Passage funèbre à travers les tentes. Cette fête est
une imitation frappante delà Pâque des Juifs ou fête du
passage de l'ange exterminateur à travers l'Egypte.
La seconde tradition, celle du Grand-Père jaune ou
Kotsidatrèh, qui paraît calquée sur la légende chippe-
wayane cVOltsintèd/i, nous fournit les rapprochements
suivants :
Le grand chef des Têtes-rasées retenait en esclavage
deux sœurs qu'il avait enlevées. Le Pharaon, roi des
Égyptiens, peuple à la tête rasée, retenait dans la capti-
vité les deux maisons de Jacob et de Joseph.
L'homme à la baguette, dit aussi le Grand-Père Jaune,
se dispose à délivrer ses deux sœurs de la tyrannie des
Têtes-rasées. Moïse, qui opérait des prodiges àl'aide d'une
baguette, reçoit la misi'ion divine de délivrer les Hébrenx
de la captivité des Égyptiens.
Kotsidatrèh arrive dans un désert dont les habitants se
nourrissaient d'ortolans-des-neiges et d'autres oiseaux
blancs. Moïse nourrit son peuple, dans le désert, de la
manne, qui était blanche ; puis, de cailles, que la version
des Septante appelle ortolans {ortygometra).
Kotsidatrèh^ arrivant dans le pays des Têtes-pelées, il y
régnait une obscurité très-épaisse. Il y produisit la lu-
mière en jetant au feu des yeux de lièvre. Moïse fil peser
sur l'Egypte des ténèbres épaisses, tandis que les Israéli-
tes, alors timides comme des lièvres, demeuraient dans la
lumière.
En quittant le pays des hommes à tète pelée, Kotsida-
trèh el ses sœurs se trouvèrent au sommet d'une haute
montagne. En quittant l'Egypte, Moïse et les Israélites
habitèrent les abords du Sinaï, sur lequel le premier ré-
sida quarante jours.
Kotsidatrèh fait traverser à ses sœurs la mer à pied
— H27 —
sec. Moïse opère In même merveille en faveur des Is-
raélites.
Kotsidatrèh, sur la montagne, capture les fou'ilres diri-
gées contre lui. Moïse vit Dieu sur le Sinaï, nu milieu de
la foudre, et il n'en mourut point.
Kotsidatrèli délivre ses sœurs d'une horrible et épaisse
obscurité. Les Hébreux ne soullrirent pas des ténèbres
qui pesaient sui l'Egypte.
Ainsi que Moïse, Kotsidatrèh fait jaillir une source de
la pente d'une montagne.
Kotsidatrèh^ emporté avec ses sœurs par un torrent
vers un abîme, fait monter l'abîme et s'abaisser la terre.
Sous Moïse, les rochers oîi sont les sources du torrent de
l'Aron sont abaissés, et les puits de Moab élèvent leurs
eaux. (Nombres, chap. xxi, v. 15-18.)
Les fugitifs arrivent enfin à une localité où se trou-
vaient plusieurs sources d'eau vive. Les Hébreux campè-
rent à Elim, où se trouvaient douze sources et soixante-
dix palmiers, emblèmes des soixante-dix personnes de la
maison de Jacob et des douze tribus d'Israël. Pour rendre
!e rapprochement plus frappant, les Dènè font interve-
nir ici un vieillard et ses deux femmes, père des deux
sœurs captives, et qui représente le patriarche .\braham
ou bien Jacob.
Kotsidatrèh réside au Pied-du-ciel, où il conduisit ses
frères. Moïse mourut à l'entrée de la terre sainte, au pied
des montagnes de la Palestine, appelées les montagnes
de Dieu.
Kotiidatrèh délivre une femme abandonnée de la dent
d'un monstrt", eu noyant celui-ci dans la mer qu'il entr'-
ouvre d'un coup de sa baguette. Moïse délivre la nation
abandonnée d'Israël en attirant et en noyant dans la mer
Rouge l'armée des Egyptiens. Le Pharaon est comparé
au crocodile par Ézéchiel. Cet apologue rappelle les fables
— 628 —
de la délivrance d'Andromède par Persée, et d'Hémione
par Thésée. N'est-il pas probable qu'elles ont la même
origine ?
Kotsidatrèh est surpris dansant au bord de la mer des-
séchée. Il donne aux Dènè deux sabots de renne, ce
qui leur procure une grande abondance de vivres. Moïse
surprend les Israélites, au sortir de la mer Rouge, dan-
sant devant le veau d'or. Il jette alors au milieu d'eux les
deux tables de la loi et fait massacrer 23 000 hommes.
L'épisode de la lutte de Kotsidatrèh avec le géant
meurtrier de sept personnes, nous semble être un apolo-
gue qui résume en peu de mots l'histoire delà nation is-
raélite. Israël, ce géant fort contre Dieu même, comme
l'indique son nom, détruisit sept peuples plus nombreux
et plus puissants que lui, dit le Deutéronome (chap. vu,
v. d), à savoir les Hétéens, les Gergéséens, les Amor-
rhéenSjlesChananéens, les Phéréséens, lesHévéens et les
Jébuséens. L'ange de Dieu, représenté ici par Kotsidatrèh,
lutta avec Israël toute la nuit;, à sou dépari delà Mésopo-
tamie, et il ne put en venir à bout qu'en lui desséchant le
nerf de la cuisse et en le rendant boiteux. II le laissa en-
suite partir en paix vers le pays de Chanaan et le bénit
même. Mais enfin il le poursuivit dans ce pays et le ren-
versa pour toujours, à cause de ses prévarications. L'en-
fanl que le géant s'apprêtait à dévorer représentait alors
le Christ enfant, cause delà ruine du peuple juif. Celte
fable paraît fort claire ainsi expliquée et elle dénonce
une science et desconnaissances historiques dont les sau-
vages sont maintenant absolument dépourvus.
L'autre épisode, celui du monstre qui conviait les pas-
sants à la fornication, et que Kotsidatrèh tua de sa pro-
pre mâchoire, après la lui avoir arrachée, nerappelle-t-il
pas le fait de Samson, tuant raille Philistins avec une
mâchoire d'une? Le monstre que les Dènè représentent
— 629 —
comme un ruminant gigantesque, conviendrait [parfaite-
ment au Minolaure, dans lesquels les savants s'accordent
à voir une image des nations orientales adoratrices de
Baal, auquel on offrait des victimes humaines. De son
côté la sainte Ecriture caractérise toujours l'idolâtrie de
fornication. Nous avons donc ici une réminiscence de la
fable de Thésée tuant le Minolaure ; toutefois, les détails
convenant évidemment à Samson, on peut croire que les
deux apologues ont été empruntés à l'histoire de ce héros
Israélite.
Si on nous demande comment il se peut que Samson
ait été confondu avec iMoïse, je réponds : 1° que, si Moïse
fut identifié, comme nous le verrons plus loin, avec le
Serpent, Samson était de la tribu de Dan, dont l'emblème
était le Serpent; 2° que si Moïse est dit, par les Dènè,
avoir eu des rapports avec le soleil et avec la lune, le
nom hél)reu de Samson signifie lui-même soleil. Que
faut-il de plus pour opérer la confusion entre deux per-
sonnages si antiques?
CHAPITRE III.
LÉGENDE DU DlEU-LUNAlRE DES DINDJIÉ OU LOUCHEUX,
INDIENS DE L'AMÉRIQUE RUSSE,
PRÉSENTEMENT TERRITOIRE D'ALASKA.
§ 1" SIÉ-ZJIÉ-DHIDIÉ (l'habitant DE LA LUNE).
KLAG-DATHA (LA SOURIS JAUNE).
« Une vieille femme trouva au bord de l'eau un tout
petit enfant pus plus long que le doigt. Elle l'élova. Lors-
qu'il fut grand, il était très-puissant par la magie de la
— 630 --
bouse de vache musquée dont on l'avait frotté. Toutes
les nuits il disparaissait, et le lendemain on trouvait une
foule de rennes pris au lacet. Par sa magie il tuait ces
rennes et les rendait fort gras.
« Un jour Sié-zjié-dhidié dit à ses parents adoptifs :
(( Séparez pour moi la graisse des intestins de tous les
« animaux que vous capturez. » — «Non,» lui répondit-
on. Alors l'enfanl puissant pleura. Il pleura de loge en
loge; mais on fut sans pitié. Ce que voyant, il se mit en
colère et résolut de psinir ces gens-là de leur ingratitude.
Plusieurs nuits durant il disparut pour reparaître le
matin. Finalement il dit à sa vieille mère adoptive: «Mère,
« cette nuit consolidez et fermez bien votre tente, suspendez
«le sang de celte martre blanclie [siègu] au-dessus de la
« porte, dans une vessie, et liez la chienne en dehors de la
« maison. » Ce disant, il déchira ses mitasses de peau de
martre et les suspendit également au faîte de la tente.
« Mère, dit-il encore, cette terre est habitée par des
« gens trop mauvais, c'est pourquoi dans un bref délai ils
« vont tous périr. Mes parents adoptifs sont trop durs pour
« moi. Quant à moi, je m'en vais et je me rends là-haut
« dans la lune. C'est là que ceux qui me haïssent, me ver-
ce ront. Taisez-vous, ajouta-t-il, il n'y a rien là qui puisse
« vous porter à vous lamenter. Suivez seulement ces pres-
« criptions : Lorsque vous voudrez manger, vous prendrez
« une épaule de renne, vous la ferez rôtir, vous la décou-
« perez, vous la dépouillerez de toute sa chair. Mais prenez
(( bien garde d'en jamais rompre les os. Après en avoir
« mangé, si vous placez cette épaule pour moi en dehors
tt de la tente, comme un tribut et une offrande, vous ne
« manquerez jamais de rennes. » Ainsi dit l'Enfant puis-
sant.
« On obéit de point en point à Sié-zjié-dhidié, La nuit
venue, on ferma soigneusement latente avec des cordes;
— 631 —
le sang de l'animal tué fut renfermé dans une vessie et
suspendu au-dessus de la porle. On (il rûlirct on découpa
l'épaule de renne, sans en rompre les os; on la mangea
rôtie. Et sur le seuil, en dehors de ia lente, on lia la
chienne. Gela fait, on vit s'élever tout à coup du faîte de
la tente une colonne de fumée épaisse, la lune pâlit,
l'Enfant puissant disparut, et un vent formidable parcou-
rut tout le camp. Alors tous les ennemis furent emportés
à la cime des arbres ou brisés contre les rochers. Leurs
cadavres gisaient partout. Tous leurs animaux périrent
également.
« Mais l'Enfant lunaire, prenant la vessie de sang, la
peau de n^artre déchirée et la petite chienne blanche,
s'en fut dans la lune, où tout le monde peut le voir,
Après son départ, ses parents ne mangèrent pas autre
chotie que l'épaule magique. Ils en découpaient la chair
sans en rompre les os, la mangeaient, puis, exposant l'os
ainsi dépouillé eu dehors de leur lente, comme une
otVrande ù lu lune, le lendemain ils la retrouvaient encore
intacte et toute garnie de sa chair. Pendant longtemps ils
en agirent ainsi, et toujours l'épaule renaissait. Mais à
force de manger de la viande d'épaule, ils finirent par
s'en fatiguer. A la fin, ils brisèrent les os de l'épaule, et
n'offrirent plus celle-ci en sacritice. Ce fut fini, l'épaule
de renne ne repoussa plus.
« Toutefois, comme l'habitant de la lune fut toujours
bon [)Our nous, dans le désir de lui plaire et par ce moyen
de nous procurer beaucoup de viande, nous célébrons à
la nouvelle lune du troisième mois une fête nocturne,
appelée Kron Ira naxatsèlœtalc (le passage furlif à travers
les tentes). iNous prions alors la Souris-jaune {Klag-dutha),
car c'est le nom de l'Enfant puissant ; et la souris-jaune
nous entend et nous exauce. Puissions-nous refaire en-
core ce qu'il fit jadis! pensons-nous. Puisse-t-il lui-môme
— 6â2 —
redescendre sur terre ! Alors nous l'imitons, nous obéis-
sons à ses ordres, afin de nous procurer beaucoup de
viande.
« Le soir donc, à la nuit tombante, on coupe fort
menu de la viande de faon de renne (sîè), et on en fait
des fardeaux. Alors chacun s'élant chargé d'un de ces
paquets, on commence à circuler en rampant autour des
tentes, à la manière du serpent. Tout à coup on entre
furtivement dans une tente ; on la parcourt à la hâte, on
mange, en courant, de la viande de ceux qui entrent. Tout
le monde en mange. Puis, étant ressortis en se cachant,
on entre dans la loge voisine ; et ainsi de suite, par tout
le camp. En même temps on heurte des llèches en les
croisant deux par deux ou quatre par quatre. C'est ce que
nous appelons : Randja Kkékraio tckitchitandJa.Ces tlèches
sont rouges et on les heurte en chantant : Klag-datha
nan Kkatraw nikkè anarhœkray I Ah! ehl xuh l ah I c'est-
à-dire : 0 souris-jaune, par-dessus terre, passe (ou saute)
promptemenl en forme de croix, aexouha.
§ 2. ETSIÉGÉ (la bouse DE BCEUF- MUSQUÉ).
« Etsiégé, c'est-à-dire Bouse, est ainsi nommé parce
qu'étant tout petit, il fut frotté avec de la bouse de bœuf
musqué, afin de recevoir l'esprit magique. Il fut trouvé
au bord de l'eau, dans une auge de bois, par une vieille
femme de la nation de Dhœnan (femmes pubhques), qui
réleva et l'adopta pour son tîls.
(1 Devenu grand, Etsiégé devint très-puissant, tout en de-
meurant le plus doux des hommes. Une se fâchait jamais
contre les hommes, qu'il appelait ses frères ; et si parfois
ils l'excitaient à la colère, celle-ci n'avait pas de suite
fâcheuse pour eux. Mais le pouvoir d'Etsiégé n'était pas
— 633 —
de la nature de celui dont se vantent nos jongleurs. Eux
sont mauvais. C'était une puissance dont nous ignorons la
nature. Il produisait des merveilles à l'aide d'une ba-
guette de saule ou d'une ramure de renne.
« Or, en ce temps-là, nous demeurions au milieu d'une
nation étrangère qui nous avait rendus esclaves. Nous les
appelons la nation des Femmes publiques (Dhœnan). Ce
peuple était riche ; il possédait du métal, des étoiles,
des bestiaux ; mais il voulait notre destruction. Comme
ces gens-là allaient nus et qu'ils faisaient leurs délices
de la chair du chien, nous nous moquions d'eux. Us nous
forçaient de manger de cette horrible nourriture. Toute-
fois Etsiégé ne voulut jamais y consentir. Us se rasaient
la tête et portaient des cheveux faux. Nous étions si mal-
heureux parmi les Dhœnan, que nous ne pouvions rire
que dans un péricarde de renne ou dans une vessie, de
crainte d'être entendus de nos persécuteurs , car ils
s'imaginaient toujours qu'on les tournait en dérision.
« Etsiégé ayant donc rassemblé les Dindjié, ses frères,
il les forma en armée et résolut d'aller combattre les
Dhœnan, puis de s'enfuir dans le désert qui borde la mer
Glaciale. Il arma ses raquettes de deux cornes, il quitta
la vieille grand'mèrc qui l'avait élevé, il abandonna sa
femme, sa tente et tout ce qu'il possédait dans la terre
des Dhœnan ; et il se dirigea vers le limi où se trouvaient
ses frères. Comme il y allait, Etsiégé rencontra unhonmie
très-beau et se dit : « Je vais le tuer. » Il marcha donc
de conserve avec lui, puis il le frappa tout à coup d'une
motte de terre qui lui brisa l'épine dorsale, et il l'étendit
roide mort. « Puisque tu as fait cela, lui dirent ses pa-
« rents, tous les Dhœnan te tueront, sauve-toi. » La
vieille qui l'avait élevé lui ayant reproché le meurtre du
beau jeune homme, il la renversa également d'un cuup
sur le front, et elle gît encore sur le sentier.
T. XV. il
— 634 —
« Après cela Etsiégé entra de nuit chez ses frères. Il les
trouva habilant parmi la nation des Femmes, assis et man-
geant au milieu d'un peuple ennemi. Ayant pénétré dans
le village où son frère et sa sœur demeuraient, il trouva
celle-ci en deuil, car les Dliœnan avaient tué son fils unique.
Elle avait donc la tête saupoudrée de vermillon et de duvet
de cygne, comme les personnes qui sont en deuil. Outré de
colère, Bouse procéda toute la nuit à la magie qui devait
tuer nos persécuteurs. C'est VAkrey-anschiw (le jeune
homme magique). Au milieu du village, un jeune homme,
lié par l'Esprit de la mort, bondissait deci delà à travers
les tentes. Dès qu'Elsiégé vit le jeune homme bondissant,
il chaussa ses raquettes armées de cornes affilées par
devant et par derrière, et s'élança sur lui en croupe. Le
jeune homme magique le transporta à travers les tentes
des ennemis, il courait et sautait en tournoyant, empor-
tant Etsiégé d.ins sa course. Celui-ci massacra de ses
cornes tous les Dliœnan. Alors celte môme nuit, une
grande clameur retentit dans le pays des Femmes. La
vieille grand'inère se désolait sur le chemin, en criant :
(( Ah ! si mes fils vivaient, si mes fils vivaient encore!
« Cette nuit même son frère cadet, le jeune homme ma-
« gique, les a tous tués, Nélchra Kroakran anschiw. »
« Toutefois Etsiégé n'avait pas combattu. Il avait im-
molé une petite chienne blanche, avait frotté de son sang
les tentes de ses frères, et pendant la nuit le sang avait
coulé dans le camp ennemi.
« Après ce coup de main. Bouse s'enfuit du pays des
Femmes, accompagné de son frère. Il avait une femme,
il la laissa. En fuyant, ils aperçurent sur un échafaudage
de belles peaux de chèvre. Bouse les prit, en fit un pa-
quet et les emporta. Alors tous s'en furent vers le pays
où ils avaient habité primitivement. Mais avant de partir
et pendant le sommeil des Dhœnan, Bouse et ses frères
— 635 —
leur enlevèrent un bulin iiiagnifique. Malheureusement
on partit un peu lard, ce qui donna au grand chef des
Dhœnan le temps de poursuivre les Dindjié.
(( Comme on clait en marche, ayant la mer devant soi
et l'enuemi derrière: ((Qu'est-ce qui ai rive là-bas, sur
mer ? » se dit-on. C'est un grand vent qui se lève el qui
partage la mer; des vagues hautes comme des sapins
surgissent, et l'eau tout entière s'élève de part el d'aulre ,
elle monte eu laissant le fond à sec. « Par ici, par ici,
« prenez terre, prenez terre, mes frères, n s'écria Bouse.
Ils le suivirent tous et il leur fil parfaitement traverser la
mer à pied sec. Ils parvinrent tous sains et saufs sur
l'autre rive et prirent terre. .Alors lui, seul au bord de
la mer, promène de nouveau son bâlon el en frappe la
terre. Aussitôt l'étançon qui la soutient tombe, la terre
s'aflaisse, l'eau remonte et recouvrant toute la terre, elle
fait périr le reste des Dhœnan.
« Le soir arrivé, Elsiégé dit à ses frères : « Notre pa-
« trie est encore bien éloignée, mais prenez courage, je
« vais la faire se rapprocher. » Ce disant, il prit un faon
de renne {sié), le saigna, l'immola, el lui arrachant le nerf
de la jambe : « Vous ne mangerez pas ceci, » dit-il à
ses frères. Par la vertu de cette opération magique la
terre de leurs ancêtres se rapprocha un peu. Au crépus-
cule elle n'était pas fort loin. Bouse retourna vers ses
frères, qui lui dirent : a Les enfants n'ont point de viande,
« el les hommes faits sont satis provisions. » Il y avait là
une foule immense campée sous la tente, et celte foule
innombrable n'avait rien à manger.
« Or, c'était le Serpeni {NùM-thadœd) qui privait ainsi
les Dindjié de leur subsistance. Ce serpent atl'reu.\ habi-
tait dans une caverne, où il gardait tous les poissons. 11
les avait convertis en pierres, ils étaient durs comme des
rochers. « Je détruirai le serpent, n se dit Bouse. Toute-
— 636 —
fois, il ne savait où était son repaire, et il se coucha pour
faire la magie inquisitive.
« Pendant que tout dormaitdans le camp, un enfant ma-
gique apparut à Etsiégé, qui lui dit : « Où donc est le
« chemin qui conduit à la terre des Se?'pents ? » Alors l'En-
fant magique : « Le sentier passe par là, » répondit-il.
Bouse, saisissant le hois à l'aide duquel il opérait des pro-
diges, ce bois si léger pour son bras et pour celui auquel
il le confiait, mais si lourd à tout autre, suivit l'Enfant
magique et se rendit à la terre des Serpents. L'île (1) s'é-
tend au loin sur les eaux, c'est une terre immense pleine
de poissons exquis, on les mange crus, ces poissons, et
ils ont un goût délicieux. Mais le Grand Serpent de la mort
et de la famine [Etan) les garde dans son antre.
« Bouse arrive à l'entrée de la caverne des Serpents, et
pour attirer le Grand Serpent de la mort, il plante un po-
teau devant l'oriûce cl le surmonte de son couvre-chef
[tsaa). Quant à lui, il se tint en arrière, armé de sa verge
magique.
« Alors on entendit gronder le monstre, on le vit sortir
de la caverne. Bouse brandit son bâton et en frappant le
grand serpent sur la tête, il la lui écrasa et le laissa mort
à terre. Puis, pénétrant dans la caverne des Serpents, il
remplit de poissons sa couverture en peau de chèvre et
s'en retourna au camp. « Là-bas j'ai tué ce chien maudit,
« dit-il à ses frères, je l'ai foulé aux pieds et lui ai écrasé
« la tête. » Depuis lors, les Dindjié ne manquèrent plus
de nourriture.
(( Dans le désert aride où nous habitions sous des tentes
de mousse, on fit la rencontre d'une autre nation d'hommes
puissants. Ils portaient pour coiiïure des bonnets de bois
(1) Tout conlinenl est appelé ile par les Peaux-Rouges. La terre elle-
même ost coQsidérée par eux comme une lie, et son nom, nné, nni, a la
mêuie racine que le mot lie, nnu.
— 637 -
semblables aux forcines de nos sapins, et sur leur poi-
trine un vètemonl composé de cailloux agglutinés. Un
grand bouclier pendait de leur épaule gauche, et ils por-
taient à la main des couteaux de pierre liée au bout d'une
perche. Il n'était donc point facile de s'en défaire. Cepen-
dant les Dindjié partirent pour les combattre ; mais, à la
vue de leur grand nombre, ils furent effrayés et dirent à
Etsiégé : « ïoi seul parles, Bouse, et nous verrons ce qui
« se passera par en bas. » Car, comme il ne pouvait com-
battre à cause de son grand ûge, il s'était fait transporter
par ses deux fils au sommet d'une haute montagne.
Etsiégé dit donc à ses deux fils : « Placez-moi dans mon
a chariot et précipitez-moi sur les ennemis, du haut de
(( la montagne. » Ils lui obéirent. Alors, quand son traî-
neau se prit à rouler sur la pente rapide, il en sortit un
bruit terrible tel que celui de plusieurs tonnerres. Le
traîneau de Bouse tonnait et foudroyait les ennemis en
roulant. Alors la nation aux casques de bois prit la fuite
et les Dindjié les poursuivant en Grent un grand car-
nage.
« Bouse avait un frère cadet, c'était un jeune homme
magicien nommé Nèdhœvé hig ti-hi (celui qui est revêtu
de l'habit blanc magique). De concert avec Etsiégé, il
massacrait nos ennemis, quoique sans combattre. Revêtu
d'un long habit d'hermine blanche, il balançait sans cesse
un instrument suspendu par une lanière. Il le balançait
en parlant, niais nous ne savons plus ce qu'il disait, ni ce
qu'il faisait. La première fois que nous vous avons
vus balançant vos encensoirs en parlant à voix basse, nous
avons pensé que vous faisiez quelque chose d'analogue.
Eh bien, par celte parole et par ce balancement, Nédhœve
hig ti-hi massacrait nos ennemis.
« Un jour, entre autres, il s'en rassembla une grande
foule. C'étaient des Esquimaux. Il y en avait tant, qu'on
— 638 —
en fut dans l'épouvante. Néanmoins, nous nous mîmes en
défense ; mais nous avions le dessous et commencions à
prendre la fuite. Lorsque Bouse aperçut la tournure que
prenait la bataille, il monta sur la montagne et s'y tint,
en prononçant ses paroles magiques accoutumées. Son
frère cadet, revêtu de l'habit blanc en hermine, balançait
son instrument en parlant tout bas. Tout à coup Bouse se
prit à sauter et à passer en forme de croix d'une épaule
à l'autre de son frère, en prononçant chaque fois ce seul
mot : iscli 1 Et chaque fois qu'il le proférait, un ennemi
mordait la poussière. Ils périrent ainsi jusqu'au dernier,
car toute la journée les deux frères ne firent, l'un que
balancer son instrument en priant, l'autre que passer
par-dessus son frère, en forme de croix. C'est pourquoi,
dans la fête que nous célébrons au renouvellement de la
lune, le troisième mois de l'année, en l'honneur de Bouse
ou la Souris-Jaune, nous le prions de passer par-dessus la
terre en forme de croix, afin qu'il renouvelle la merveille
qu'il opéra jadis, et qu'il nous procure par la mort de nos
eimemis un grand nombre de rennes ; car autrefois nous
étions des rennes et nos ennemis étaient des hommes qui
nous tuaient ; mais, grûce à Etsiêgé, les rôles ont été
changés. Nous sommes redevenus des hommes, et nos
ennemis ont été changés en animaux.
« De tous ces ennemis on n'épargna qu'un vieillard.
Il était si âgé, si malheureux ! On ne le tua point. « Va-
t'en, lui dit Bouse, et toi et tes pareils ne revenez jamais
plus par ici. » Il s'en alla, mais, houleux de sa défaite, le
malheureux s'étrangla avec la corde de son arc, et se
tuant, il mourut. Quant à Elsiégé, nul ne put jamais le
tuer. La vieillesse seule (chan) en vint à bout. »
- H39 —
§ 3. IDENTIFICATION.
Il devient, ce semble, superflu de continuer à établir
le parallèle entre ces traditious et l'histoire de Moïse et du
peuple hébreu dans le désert. L'identité est par trop évi-
dente. Nous nous contenterons donc de mettre en relief
les traits qui diti'èrent do ceux que présente la même
tradition chez les Chippewayans et les Peaux-de-lièvre,
et qui ajoutent un caractère de similitude de plus à ceux
déjà fournis.
L'habitant de la lune demande à ses parents en tribut
la graisse des intestins. — Moïse fait la même demande
aux Israélites, relativementaux animaux qui doivent être
offerts en sacriQce. Moïse demande aussi à Pliaruon d'aller
sacrifier.
Les parents adoptifs de l'enfant, ainsi que le Pharaon,
opposent à cette demande un refus formel.
Après ce refus, l'enfant magicien, tour à tour suppliant
et irrité, apparaît et disparaît plusieurs fois. Moïse fait
maintes instances auprès du Pharaon, toutes accompa-
gnées de menaces et de prodiges.
Le héros lunaire entreprend alors le massacre de ces
hommes ingrats. Moïse résolut de tuer tous les premiers-
nés de l'Egypte.
Le héros dindjié ordonne à sa mère de faiie rôtir et de
manger durant la nuit une épaule de renne, sans en
rompre les os, de suspendre le sang d'une martre blanche
(siègu) au-dessus de la porte, de s'enfermer chez eux,
en laissant la chienne dehors. Moïse ordonne à la nation
Israélite d'immoler cette nuit un agneau sans tache [se),
sans en rompre les os, et de le manger rôti durant la
nuit, après avoir teint de son sang les portes des maisons.
— 640 —
Il laisse dans l'ignorance de cette opération mystérieuse,
et partant sans défense, l'Egypte, fille de Cham, figurée ici
par la chienne. De nos jours encore l'épithète de chien est
dans l'Orient synonyme de païen et d'incirconcis ; et
les Ghananéens sont traités de chiens par le Christ lui-
même.
Le héros lunaire disparut sans qu'on l'ait jamais
revu depuis. On ignora toujours où repose le corps de
Moïse.
Une colonne de fumée épaisse s'éleva du faîte de la
tente de Sié-zjié-dhidié. Une colonne de nuée couvrait
le pavillon où se relirait Moïse.
Tant qu'il? furent fidèles aux prescriptions de leur
législateur, les Dindjié vécurent très-bien. Ainsi en
fut-il des Israélites tant qu'ils obéirent aux ordres de
Moïse.
La fête équinoxiale du Passage est pour les Dindjié une
bénédiction, comme l'était pour les Israélites celle du
Phase. Les uns comme les autres la célèbrent en commé-
moration de leur délivrance des mains de leurs ennemis
et au troisième mois de l'année.
La chair de l'épaule ne tarissait pas. Il en était de
même de la manne.
L'épaule magique ne vint ù manquer que lorsque les
Dindjié s'en étant dégoûtés en brisèrent les os. Sous l'an-
cienne loi, l'épaule était la part du prêtre. Le sacerdoce
Israélite ne disparut que lorsque les Juifs déicides eu-
rent rais à mort Celui dont leur sacerdoce n'était que la
figure.
En liant à cette tradition si curieuse celle d'Etsiégé,
qui ne l'est pas moins, nous obtenons l'histoire presque
complète et très-claire de Moïse. Elle est si claire, que
nous croyons parfaitement inutile d'établir le parallèle
tout au long. Le lecteur le plus prévenu n'a pu qu'être
— 64i —
frappé de tant do points de similitude. Nous trouvons en
effet dans la tradition d'Etsiégé le souvenir très-vivace
des cornes qui ornaient le front de Moïse, du bercpuu ou
auge dans lequel il fut exposé sur le Nil, de l'ange extermi-
nateur, représenté par le jeune homnne magique bondis-
sant à travers les lentes et exterminant les Dhœnan.Nous
y voyons clairement le meurtre de l'Egyptien par Moïse
et sa fuite dans le désert, le départ des Hébreux, le pas-
sage de la mer Rouge et la défaite de l'armée des Egyp-
tiens. Il n'y a pas jusqu'à des détails infimes, tels que les
peaux de chèvre, le butin enlevé aux Egyptiens, cette
nudité d'une nation exécrée sous le nom de peuple des
Femmes publiques, ce peuple à lête rasée et portant per-
ruque, qui ne s'y trouvent fidèlement mentionnés. Nous
retrouvons Aaron dans le frère cadet d'Etsiégé, et. parti-
cularité aussi frappante que convaincante, voilà des sau-
vages relégués aux confins de la terre, qui ont conservé
un souvenir vivace de l'encensoir, de la prière, du blanc et
long vêtement des prêtres israélites. Où trouver une preuve
plus formelle d'identité ? Les Dindjié nomment la famine
{Ftan), et c'est justement dans le désert d'Fian que les
Israélites furent exposés à la mort cruelle par la famine
et que Moïse fit tomber du ciel la manne, dont le goût
exquis et multiple a fourni matière à l'apologue dindjié
des poissons blancs qui se mangent crus et qui ont un
goût délicieux. Et que dire de cette description si piltores-
qiiement exacte de la nation aux casques de bois? Nos
Indiens ne connaissent ni l'usage du casque, ni celui de
la cuirasse, du bouclier et de la lance. Et cependant voyez
comme ils en ont conservé vivace le souvenir, après une
période de siècles si considérable.
Dans la même tradition ne voyons-nous pas également
Moïse priant les bras en croix sur la montagne et procu-
rant par ce moyen la défaite des Amalécites ? A la vérité
— 642 —
Etsiégé, le Moïse dindjié, ne tient pas les bras en croix,
mais il passe les bras en croix par-dessus les bras de son
frère; et chaque fois, prononçant le mot isch, un ennemi
mord la poussière. Qu'on veuille bien le j-emarquer, le mot
Isch est le monogramme du Christ, et par un très-léger
changement il signifie en grec poisson. C'est le poisson
qu'Etsiégé procure à son peuple comme nourriture et
qu'il arrache au Grand Serpent de la mort. N'aurions-nous
pas dans cet apologue un reste de la symbolique ju-
daïque? Dans la primitive Eglise, le poisson était l'image
et l'emblème du Christ. De plus isch est le commencement
du nom de Vickneumon, l'ennemi du crocodile, par lequel
les Egyptiens représentaieut le démon; de ïic/meumon,
emblème et nom du dieu égyptien Totfi, dieu cornu, le
sauveur de son peuple, le législateur, le prophète et le
bienfaiteur. Encore une fois il devient impossible de ne
pas reconnaître Moïse dans cette tradition.
Dans l'Enfant magique dont Bouse recevait les visites
nocturnes et qui guidait le héros dindjié vers la terre des
Serpents, nous reconnaissons l'ange de Dieu qui guidait
le peuple de Dieu vers la terre de Chanaan. Elsiégé,
comme Moïse, passe sa vie dans le désert aride, se ser-
vant l'un et l'autre de leur bâton pour opérer des prodi-
ges, résidant sur la montagne et défaisant leurs ennemis
à l'aide de la prière. Dans cette tradition dindjié seule-
ment nous ne voyons pas figurer le Pied-du-ciel, bien
qu'il se trouve dans d'autres récits. Par contre, cette
légende fait mention d'une Terre des Serpents el de la
Caverne des Serpents, dont nous ne retrouverons le sou-
venir que chez les peuplades à peau rouge de la Nouvelle-
Espagne. Qu'est-ce donc que cette fable et pourquoi la
voyons-nous ici figurer parmi tant de vérités historiques
rapportées sans aucun déguisement ?
La fable du Grand Serpent de la mort (Nah-tadhœd), dé-
— 6i3 -
tenteur de tous les poissons qu'il avait chanî^ôs en durs
rochers, et de la manière dont Bouse l'attira hors de la
Caverne des Serpents par un signe qu'il éleva sur un
poteau, après avoir été conduit dans la Terre des Serpents
par un enfant merveilleux, nous semble être un récit
énigraalique de plusieurs des actes de Moïse. Nous avons
justement ici une de ces images vives, fortes et poétiques
telles que celles dont les prophètes d'Israël aimaient à se
servir et qu'ils proposaient à leur peuple pour son instruc-
tion. Nous trouvons dans Ezéchiel l'apologue suivant
dont le prophète se sert en parlant de l'Egypte. Que le
lecteur juge s'il n'y a pas identité de figure et d'idée :
« Je viens à vous, Pharaon, roi de l'Egypte, gravd dra-
(s gon qui vous couchez au milieu de vos tleuves, et qui
dites : « Le fleuve est à moi et c'est moi-même qui me
« suis fait. Je vous mettrai un frein aux mâchoires, j'at-
« tacherai à vos écailles tous les poissons de vos fleuves
« (c'est-à-dire font votre peuple) et je vous entraînerai du
« milieu de vos fleuves, et tous vos poissons demeureront
« attachés à vos écailles et périront comme vous, car je
« vous jetterai dans le désert avec tous les poissons de votre
« fleuve. » (1) N'aurions-nous pas dans celte parabole
l'orifiine de la fable du Grand Serpent de la mort, qui
réside dans le désert entouré d'ean, dans l'île on terre
des Serpents, et des poissons innombrables dont il est le
maître et qu'il a changés en rochers?
De plus, David, le roi-prophète, nous apprend, au
psaume 104, que non-seulement Moïse changea en sang
les faux de l'Egypte, mais qu'il tua tous les poissons de
rÉgypte. L'une et l'autre citation conviennent à l'Elsiégé
du Dindjié.
Maintenant, que le désert parcouru par Moïse et ses
(1) Ezéchiel, cliap. xxix, vers. 3.
— 644 —
frères pendant quarante ans soit appelé la terre des
Serpents et que ce seul souvenir soit demeuré dans la mé-
moire des Dindjié, il n'y a là rien que de très-compré-
hensible, si on veut bien se rappeler que c'est dans ce dé-
sert que les Israélites trouvèrent ces serpents, ou plutôt
ce serpent, ainsi que s'exprime le livre saint, dont les mor-
sures brûlaient comme le feu et qui fit périr un si grand
nombre d'Hébreux. Moïse en vint à bout en plantant
comme Etsiégé un signe sur un poteau, et ce signe fut
une image en bronze du serpent lui-même. Il est vrai que
les Dindjié disent que Étsiégé plaça sur ce poteau son
couvre-chef {tsaa, tsade), or tsadé, dans la cabale, est
l'emblème du serpent, et "^^ tsau, signifie crocodile,
figure du démon chez les Egyptiens. L'épisode des
serpents du désert et du serpent d'airain manquait ab-
solument dans les précédentes traditions. Celle-ci, en
comblant cette lacune, nous procure la certitude la plus
irréfragable que c'est bien de Moïse que parle la légende
du Dènè et du Dindjié.
Dans la tribu des Peaux-de-lièvre, le grand législateur
Kotsidal ou Sawéta, le même que Etsiégé et Sié-zjié-dhidié
est bien identifié au serpent ainsi qu'au génie ou ange de
la mort sous le nom d'E tisonné, mais les Indiens n'ont pas
pu nous apprendre la raison de celle identification. Nous
la trouvons ici, de sorte que la tradition des Loucheux
complète sur ce point celle de leurs frères, les Peaux-de-
lièvre. De même qu'en nous disant que Etsiégé recon-
duisit ses frères vers le pays où ils habitaient avant d'être
retenus captifs par les Dhœnan ou nation des Femmes, la
tradition des Dindjié nous apprend ce qu'est le Pied-
du-Ciel des Peaux-de-lièvre. L'une et l'autre contrée
s'identifient avec la terre promise, la terre de Chanaan ;
de même que la nation des Femmes devient évidemment
le peuple égyptien. Si donc d'autres nations peaux -rouges
— 645 -
américaines parlent, dans leurs traditions, de Pied-du-
Ciel, de terre ou de caverne des Serpents, de nation des
Femmes et d'un héros astronomique, nous aurons toute
espèce de raisons pour identitier leurs traditions à celle
des Dènè-Dindjié, et les unes et les autres à l'histoire de
Moïse et du peuple de Dieu. Notre conclusion sera, ce
semble, rationnelle et logique.
On se demandera peut-être maintenant pourquoi le
héros lunaire des Dènè-Dindjié, assimilé au serpent chez
les Peaux-de-lièvre, devient le vainqueur du serpent chez
les Loucheux. La réponse est facile et naturelle. Si Moïse
guérit ses frères de la morsure des serpents du désert de
Sin, ce fut par la vertu du serpent d'airain. Moïse a donc
bien pu être considéré, par un peuple malheureusement
trop enclin à l'idolâtrie, tantôt comme le dieu de la mort
sous la figure du serpent, et tantôt comme le dieu de la
vie et de la santé, sous la forme du héros vainqueur du
serpent par le bois et la C7'oix. Et ainsi nous avons dans
le grand héros et le grand législateur Moïse le point de
départ et l'origine d'un mythe que possédèrent l'Egypte,
la Grèce, Rome païenne, la Gaule celtique et la Scandi-
navie d'une part ; la Chaldée, l'Inde, la Tartarie, la
Chine, d'autre part; et qu'il n'est donc point merveilleux
de retrouver en Amérique.
Nous avons vu que les actions de Moïse conviennent
parfaitement à Toth ou Tautli, le dieu cornu des Egyp-
tiens, le vainqueur du crocodile, figure du démon, par le
bois et la croix; et dont le symbole est la croix ansée •?•
clef de vie et du temple de santé qui nous rappelle, dit
M. de Charencey, la clef bouddhique et celle des sculptures
de Palenqué. Ce Toth n'est autre que le Tautus des Baby-
loniens et le Teut ou Teutatès des Celles.
C'est donc encore Moïse que nous représente l'Esculape
des Grecs, le dieu de la santé, revêtu des attributs
— 646 —
d'Apollon Pythéen, ou tueur de serpents, et cependant
adoré sous l'emblème du serpent lui-même. Esculape
devenait le sauveur de l'humanité par le bois que mord
vainement le serpent. Il était, de plus, revêtu des mêmes
attributs que le dieu solaire Apollon. De son autel on
voyait sortir un serpent mystérieux qui allait goûter aux
oUVandes de ses fidèles adorateurs en signe dacceplalion.
Le bois d'Esculape nous rappelle la verge de Rotsidatrèb,
et d'Elsiégé, celle d'Olsintresh, deSa-Wéta et de Sié-zjié-
dhidié, et enfin la verge ou sceptre jaune du Bouddha
vivant. Qui ne voit dans tous les héros précédemment
cités le même personnage, identique de tous points au
Moïse des Hébreux ?
Si l'on nous demande maintenant pourquoi il est ques-
tion de kl caverne des Serpents dans la présente tradition,
nous répondons que le culte du serpent s'est toujours
exercé dans des antres ou cavernes, parce que le serpent
était chez les anciens peuples, particulièrement chez les
Arias, l'emblème du dieu infernal Pluton, dont le nom se
rapproche du serpent fabuleux Python. En eflet, les prê-
tresses inspirées par ce dieu et qui l'étaient en même
temps parle dieu soleil ou Apollon, all'ectaient d'habiter
dans des antres, du fond desquels elles rendaient leurs
oracles énigmatiques. Le culte idolâtrique de Moïse s'étant
uni et identifié a celui du serpent d'airain, qui persévéra
parmi les Israélites jusqu'au temps du roi Ezéchias, il dut
donc revêtir les formes de l'ophiolâtrie et s'exercer dans
des cavernes et des grottes, lesquelles abondent dans la
Judée. Nous ne prétendons pas dire pour cela que le fait
de rérection en croix du serpent d'airain ait été le point
de départ de Tophiolâtrie. Ce culte fétichiste est bien
plus antique et remonte aux premiers âges du monde.
L'Egypte le connaissait assurément et nous trouvons le
serpent vert sur tous ses monuments, uni à la figure du
— 647 —
Soleil infernal ou Sérapis, le Pluton des Egyptiens, dont
il était rcmblème. En Cbaldéc, le serpent était également
idenlitié avec Baal ou le soleil.
Après ce qui précède, nous douions qu'on puisse nier
la parfaite identité de la tradition du héros lunaire des
Dènè-Dindjié avec l'histoire de Moïse et du peuple hébreu.
Les légendes des Creeks et des Yucatèques nous fourni-
ront encore d'autres preuves, en leur temps.
§ 4. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.
Le lecteur de bonne foi se sera peut-être posé trois
questions relativement à trois points obscurs que présen-
tent ces traditions des Dènè et desDindjié : 1° Pourquoi
ces légendes ne contiennent-elles aucun enchaînement
chronologique dans les faits? 2" Pourquoi dans chacune
des tribus Dèuè-dindjié la même tradition revêt-elle deux
formes et se présente-l-elle sous deux aspects? Pourquoi
dans l'une le héros lunaire est-il représenté à l'état d'en-
fance et comme si cette enfance eût persévéré toute sa
vie ; et dans l'autre, à l'état d'homme fait? 3° Que sont
donc les Dènè-Dindjié et à quelle nation de l'antiquité
devons-nous les rattacher ?
Nous allons essayer de répoudre en peu de mots à ces
trois questions :
1° Pourquoi les légendes des Dènè-Dindjié sont-elles
dénuées d'enchaînement chronologique dans les faits?
Tout d'abord, on ne saurait dire qu'il n'existe absolu-
ment aucun lien naturel et logique dans les épisodes ra-
contés par ces traditions. Us appartiennent tous au même
personnage, qui est reconnu unanimement pour le même
par toutes les tribus. Seulement, ces faits, n'ayant jamais
été confiés au papier, ne peuvent qu'être un peu ditl'us.
— 648 —
Tels qu'ils sont présentés, on a lieu de s'étonner qu'ils
aient pu traverser les âges sans être autrement défigurés
ou travestis. Ces traditions se complètent l'une l'autre,
de telle sorte qu'il n'y a qu'à les rapprocher et à les lier
ensemble pour obtenir un enchaînement satisfaisant. Il
nous semble qu'on ne saurait être moins indulgent pour
des sauvages qu'envers des nations civilisées; or, nous
doutons qu'un peuple civilisé ait le talent de conserver
d'une manière aussi fidèle une histoire quelconque, sans
le secours de l'écriture, pendant un laps de cinq ou six
siècles seulement.
Le manque d'ordre chronologique que présentent les
traditions dènè-dindjié peut être dû également à la dé-
pression qu'ont subie les facultés intellectuelles de ces
Peaux-Rouges, dans cet état forcé et violent qu'on appelle
sauvagerie. Leur mémoire étant plus en jeu que leur rai-
son, elle est demeurée, comme chez l'enfant, la seule fa-
culté à laquelle ils fassent appel. 11 en résulte que chaque
Indien ne transmettant que les faits dont il se souvient,
peu à peu l'enchaînement se perd et des lacunes inter-
viennent, surtout s'ils n'ont pas, au préalable, fixé la
suite de leurs idées, en assignant conventionnellement
certaines localités où ils se trouvent, comme ayant été le
théâtre supposé des exploits de leurs héros.
2° Pourquoi dans chaque tribu, la tradition du Moïse
des Dènè-dindjié est-elle racontée de deux manières dif-
férentes, et revét-elle deux aspects différents ?
Ceci peut tenirà différentes causes. D'abord, on a dû re-
marquer que, dans chaque tribu ou peuplade, l'une des
deux traditions est présentée sous forme d'apologue,
tandis qu'il ne manque que fort peu de chose à la se-
conde pour être un récit parfaitement conforme au récit
biblique. Cette marche, qui semble avoir été suivie con-
stamment dans toutes les traditions de nos Indiens, eslla
— 649 —
même qui fut adoptée par les prophètes israélites ainsi
que par les auteurs des livres sapientiaux.
Secondement, nous ferons remarquer, avec l'auteur du
Mythe de Votan, que les anciens en agirent de la même
manière que les Dènè-dindjié. Ils faisaient confusion
parmi les dieux, ils invoquaient le même dieu sous des
noms différents et avec ditierentes attributions. L'ouvrage
intitulé : les Dieux de l'Egypte, le prouve amplement,
pour ce qui est delà théogonie égyptienne. Enlin les my-
Ihologies grecque et hindoue nous offrent les mêmes par-
ticularités et les mêmes confusions.
Ici, au contraire, on ne saurait dire qu'il y ait confu-
sion. La première tradition représente Moïse à l'étal d'en-
fance, tel qu'il fut trouvé sur les bords du Nil et élevé par
Thermulhès. La seconde nous le montre comme libéra-
teur. Il n'y a en cela rien de plus extraordinaire que
lorsque nous représentons le Christ tantôt sous les traits
d'un enfant, et tantôt sous ceux d'un homme fait. Sans
aucun doute, aux yeux du sauvage qui a besoin de tout
locahser, et de tout personnifier, il n'y a pas plus de con-
tradiction dans un cas que dans l'autre. Et en nommant
leur héros l'Enfant magicien dans tout le cours de l'une des
traditions, ils sont loin de prétendre qu'il soit demeuré
enfant toute sa vie.
Enfin une quatrième raison que nous pouvons assigner
à ce dualisme, c'est que, d'après les nombreux points
contradictoires que renferme la tradition de Moïse, sau-
veur, législateur, père, héros et dieu lunaire des Dènè-
dindjié, nous sommes fondé à croire qu'il y a eu du mé-
lange dans leur théogonie, ce qui explique cette union
d'une excellente tradition judaïque avec le sabéisme des
Chaldéens et des Egyptiens, et l'ophiolâlrie égyptienne et
asiatique. Que ce peuple soit mixte et con)posé de deux
éléments hétérogènes, jadis ennemis l'un de l'autre, mais
— 630 —
fusionnés ensemble, et que ces éléments divers aient uni en
une seule croyance leur contingent de souvenirs, de vérités
et de superstitions, c'est ce dont il est impossible de dou-
ter, La division des Dindjié en hommes blancs ou de la
droite et en hommes noirs ou de la gauche (division en
tout semblable à celle que Castrén trouva chez les Sa-
moyedeset les Tartares septentrionaux) ; la distinction que
font les Peaux-de-lièvre et les Chippewayans des hommes
proprement dits et des hommes vulgaires; ia répudiation
générale de la tribu des Flancs-de-chien par les autres
peuplades, à cause de son origine prétendue canine,
sont autant de preuves de notre assertion. Ce qui va sui-
vre pourra le prouver encore. Nous arrivons donc à la
troisième question.
3° Que sont les Dènè-diniljié, et à quelle nation de l'an-
tiquité ou de l'Asie devons-nous les rattacher ?
La réponse ne nous semble pas difficile, et toutefois
répondre d'une manière absolue sur ce point, paraî-
trait compromettant à beaucoup de gens. Des convic-
tions individuelles ne sutlisenl pas pour décider de l'o-
pinion publique ; et, de nos jours, l'opinion publique
— et par elle nous entendons lopinion du monde
savant — est plus que jamais hostile à tout ce qui de
loin ou de près touche à la tradition et surtout à l'É-
criture sainte. Il serait pourtant logique de la part des
savants, d'admettre au moins l'autorité des livres saints,
à titre d'archives historiques. Nous laissons donc de
côté lu révélation, qu'ils n'admettent pas, et ne réclamons
ici que le droit incontestable d'invoquer la Bible comme
le monument le plus ancien et le plus véridique que nous
a légué l'antiquité. Ceux qui nous refuseraient ce droit,
feraient preuve de mauvaise foi, ce que nous ne saurions
jamais admettre chez nos lecteurs. Maintenant donc nous
en appelons à leur propre jugement, sur ce chapitre.
i
— 651 -
Puisque le souvenir traditionnel de Moïse s'est con-
servé sous une forme plus archaïque au milieu des peu-
plades hypeiboiôcnues et américaines des Dènè-dmfijiè,
que parmi les nations policées qui furent jadis en cuntacl
avec les Israélites; puisqu'ils prétendent que leur héros,
dans lequel nous avons reconnu tons les traits qui con-
viennent à Moïse, fut leur libérateur, leur législateur,
leur père, comme il est encore leur bienfaiteur et leur
dieu; puisque à ces excellentes traditions les Dènb-dindj ié
joignent la circoncision, le jeûne, la confession auricu-
laire faite à leurs voyants ou magiciens, les prescriptions
judaïques relatives aux femmes, à l'usage du sang et des
mets, aux animaux purs et impurs, In prière adressée à
leur Moïse lunaire, la fêle du Passage dans lequel nous
reconnaissons la Pâque, des pratiques mystérieuses ap-
pelées le Passage sous les eaux et le Jeune Homme magique
bondissant, dans lesquelles nous avons vu un souvenir du
passage de la nur Rouge et de l'Ange exterminateur,
pratiiiues et fêtes qui corroborent leurs traditions et
qui s'en élayent, il nous semble qu'il n'y a plus de doute
possible. Nous avons dans les Dènè-dindjié quelques-uns
des restes perdus d'Israël, maintenant convertis au catho-
licisme. Seulement, nous le répétons, ces restes, défigu-
rés, dc'gradés, souillés par le féticbisme du chamanisme,
ces restes qui ont perdu jusqu'à leur nom, leur langue
et leui- nationalité ; ces restes sont mélangés avec d'autres
éléments évidemment asiatiques, qu'ils soient chinois,
tartares, hindous ou clialdéens; peut-être même pouri-ail-
on y trouver quelques traces du peuple égyptien. C/est
ce qui expliquerait couimont, à la foi en leur Moïse, ils
joignent le culte idolàtrique de la lune, celui du génie ou
ange de la mort, l'opliiolûtrie, etc.
Mais ici les savants bosliles à la Bible nous attendent.
Votre héros dènè-dindjié n'est autre que Bouddha, noua
— 652 —
diront-ils, la neuvième incarnation de Wichnou; car,
de même que la bouse de vache est considérée dans
l'Inde comme un talisman et un signe de la caste sacer-
dotale, de même le héros dindjié est-il appelé Bouse,
parce qu'il en fut frotté afin d'acquérir la vertu magique,
qui en fit le plus grand des magiciens. 2" Votre héros
s'incarne dans le bœuf musqué comme "Wichnou s'in-
carne dans le bœuf-zébu, et c'est pourquoi les déjections
de cet animal sont considérées, sur les bords du Gange
aussi bien que sur les rives glacées du Mackenzie, comme
possédant la vertu magique. Mais on attribue autant de
pouvoir aux déjections du Bouddha vivant, que les la-
mas distribuent, d'après Dernier, comme des reliques.
Et comme le mot bouse dérive du grec (bous : bœuf),
qui sait si le nom de Bouddha, dont le culte se lie si inti-
mement à la vénération pour l'espèce bovine, ne vient pas
également du nom de cet animal? La seule diiîérence
entre le nom Bouse, nom du héros dindjié, et le nom de
Bouddha, ne cousiste-t-elle pas dans la seule prononcia-
tion de rS, qui, accentuée en blésant, prend le son doux
du Ih anglais? 3° Bouse, Mousse, Wo-dan ou Sa-Wéta,
sont aussi appelés par les Dènè-dindjié Souris-jaune,
Grand-Père jaune, puis enfin rat rouge. Rouges sont
les fièches que l'on heurte dans la fête nocturne du
Passage; de saule rouge {Watap) est la baguette ou
verge de Sa-Wéta; c'est du sang que l'on sus-
pend au dessus de la loge de l'Enfant-lunaire, c'est du
sang qu'il répand sur le sentier et sur le gâteau of-
fert à la lune; c'est de vermillon qne se saupoudre la
veuve, sœur du héros, etc. Or, le jaune et le rouge sont
les couleurs chéries du bouddhisme, parce quelles furent
celles de Bouddha. Le jaune est la couleur de l'idole de
Bouddha et de la caste sacerdotale des lamas; elle est
aussi celle des Hoang-si-fandu Thibet, des Tartares Kalkaa
— 653 -
de la Mongolie. Le rouge est la couleur du dalaï-lama
ou Bouddha vivant du ïbibet; c'est avec unebaguelte de
bois rouge doré qu'il distribue ses bénédictions. Donc, le
prétendu Moïse des Dènc-dindjié n'est autre que Bouddba
lui-même. 4° Votre héros et législateur, après avoir ha-
bité notre planète, est allé prendre possession delà lune;
mais à Ceylan l'on montre encore l'empreinte que le pied
de Bouddha, montant au ciel, laissa sur le pic d'Adam;
mais chez les Hindous, Bouddha, « fils du dieu lunaire
Tcandra(l), estpèredela dynastie lunaire qui fit fleurir la
civilisation aryenne au sud de l'Himalaya. » 5° Votre
Bouse eut des rapports avec le serpent et il pénétra dans
le pays des Serpents; mais Bouddha reçut d'un serpent
la charité d'un verre d'eau froide et pour l'en récompen-
ser lui promit les honneurs divins. L'ophiolûtrie fut émi-
nemment liée avec le bouddhisme chez les peuples de la
race jaune, et on trouve sur les montagnes de l'Hima-
laya une nation de serpents (2). 6° Si vos Dènè et vos
Esquimaux portent la tonsure, si leurs ennemis se ra-
sent la tête, les bonzes et les lamas, prêtres de Bouddha,
sont dans la même coutume. 7° Les Dènè-dindjié et
jusqu'aux Esquimaux, nomment leurs ennemis : nation
des Femmes. Mais les missionnaires bouddhistes qui dé-
couvrireutet colonisèrent le Fou-sang, l'an 499 de J.-C,
racontent, dit M. Emile Guimet, qu'à 1000 lis à l'est de
cette contrée ils trouvèrent le pays des Femmes. Votre tra-
ditionest donc une tradition purementbouddhique. 8° Les
ennemis de vos Dènè-dindjié faisaient leurs délices de la
chair de chien; mais les Chinois mangent également cet
animal. 9° Enfin, si les Dènè-dindjiè^ croient à la mé-
tempsycose et aux incarnations successives, vous devez
(1) Mythe de Volan, p. 95.
(2) Mythe de Votan, p. 116.
— 654 —
vous rappeler que c'est là justement le dogme capital du
bouddhisme comme du brahmanisme, son aîné.
Par conséquent, va-l-on conclure avec une grande ap-
parence de raison, la légende amëricaine de votre pré-
tendu Moïse est le fait des bouddhistes chinois, colonisa-
teurs du Fou-sang, au cinquième siècle; ou bien une
preuve que les conquérants tartares de la Chine, au
treizième siècle, sous Koublay-Khanou Chan, le Chang-ti
des Chinois, firent pénétrer le bouddhisme jusqu'en Amé-
rique après l'avoir introduit au Thibet.
Nous avouons ([ue ces objections sont fortes et niéritenl
considération ; aussi allons-nous les examiner et les ré-
soudre, s'il est possible.
Nous répondons que, bien loin de laisser en défaut nos
identifications, ces points de ressemblance de la tradition
desDènéet des Dindjié avec lescroyances bouddhiques ne
servent qu'à les confirmer :
1° Parce qu'il est admis par les savants que le dieu
lunaire Bouddha est d'origine égyptienne (I) et que si sou
culte parvint dans rHindoustan,il laissa aussi des racines
profondes en Grèce, où la même divinité était connue et
adorée sous les noms de Boudo, Boula, Boucha, Boudios,
Bafo, Bodès et Boto (2). Comme Bouddha et Moïse, c'était
une divinité pacifique et libératrice de l'humanité. Si
donc, on ne veut reconnaître que le myllie-feauddhique
dans notre tradition du Moïse dènè-dindjié, on doit ad-
mettre forcement qu'avant de parvenir en Amérique par
la Chine et l'Hindouslan, ce même mythe exista tout d'a-
bord en Egypte, théâtre des merveilles opérées par le
Moïse des Hébreux ; et que nous avons donc en notre fa-
veur une très-forte probabilité que Moïse fut réellement
le héros célébré par les traditions bouddhiques.
(1) Mylhe de Votan, p. 97.
(2) Idem.
- 655 —
2° Si le nom de Bouse, donné par les Dindjié à leur
héros lunaiio, paraît être un jeu de mois sorappoil;inl au
nom de Bouddha phis qu'à cehii de Moïse, je réponds
que ce jeu de mots n'est pas le seul ; que la connais-
sance du mémo niylhe et hi profession du mémo culte en
Grèce et dans les contrées occideniales habitées par les
tribus pélass;iennes, celtiques, Scandinaves et teutones,
ont fourni d'autres jeux de mots significatifs et expressifs
du nom de Moïse plus que de celui de Bouddha. Ainsi nous
trouvons la signification du nom de rat et de souris que
les Dèné-Dindjié donnent à leur héros lunaire et les
Hindous à leur dieu de la mort, dans sa traduction en
latin, mus (pronoucez. à l'ilalienne nious), et en anglo-
saxon, moiise, mots qui peuvent passer pour le symbole
cabalistique de mousa, nom syrien de Moïse. Ce même
mot rat se dit en grec \>.'xf {nioun] et il devient alors le
nom du dieu sidéral égyptien amoun aussi bien que celui
de la lune elle-même [moon), en anglo-saxon. Or, le dieu
lunaire des Scandinaves s'appelait Mena, dérivé du mona
des Grecs. Ne nous est-il pas permis de voir dans cette
divinité le Mouni ou Bouddha, dieu lunaire des Hindous, et
Mana, même divinité chez les Pieds-Noirs d'Amérique ?
Guérin du Rocher n'a-t-il pas trouvé un jeu de mots
semblable entre le nom de la taupe ou rat rouge, siphneus,
celui de la mer Rouge, sup/i, et le nom de Moïse, en égyp-
tien Osar-siph?
Donc, sans repousser et en admettant, au contraire, les
traits de ressemblance que l'on pourra trouver entre notre
héros lunaireaméricain et Bouddha, on voit que nous repor-
tons notreconclusion plus loin et que les considérations qui
précèdent tendraient à faire de Bouddha lui-môme une
imageprimilive défigurée de Moïse. D'ailleurs les lettres B
et M sont corrélatives et affines entre elles. Dans h'S dia-
lectes dènè-dindjié, elles sont très-souvent transmutées
— 656 —
d'une tribu à l'autre, ainsi qu'avec les consonnes P, "V et F
et même W. Ainsi ban, pan, mon et fon signifient tous éga-
lement mère;oban, opan, kovén, komon et kowina signifient
tons autour; bé, pé, vœ et wé veulent dire lui, elle; etc.
Ainsi donc le mot bouse peut aussi bien être l'emblème
cabalistique du nom de mousa ou Moïse que de celui de
Bouddha. D'ailleurs le même héros qui chez les uns est
appelé Bouse, est nommé Mousse dans d'autres tribus ; ce
qui confirme notre dire.
3° Nous n'éprouvons donc nulle difficulté à admettre
que les titres de souris jaune, de grand-père jaune, de rat
rouge^ caractéristiques du Bouddha et du Yama ou dieu
de la mort hindous, aient été tirés de l'Asie et provien-
nent de l'Inde ou du Thibet. Il est tout naturel de croire
que le mythe a acquis plus d'un accroissement dans les
localités qu'il a traversées avant d'arriver en Amérique (1).
Mais si la théogonie égyptienne était mieux con-
nue , peut-être retrouverions -nous la même divinité
dans le personnage peint en jaune, qui se montre
fréquemment dans les peintures provenant de l'Egypte.
De même, par similitude, on pourrait aussi retrouver
dans cette antique contrée l'usage de se raser la tête,
propre aux prêtres de Bouddha,
4" Le héros des Dènè-dindjié reçut l'apothéose et est
devenu depuis lors un dieu lunaire, tel que l'était Bouddha
ou Moulni, que le sont Mena, Mana, Manco, Sa-Mana, So-
Mona et tant d'autres divinités identiques; tandis que
nous ne voyons nullement que Moïse soit parti pour la
lune ou qu'il ait été identifié par les Israélites avec cet
astre. La difficulté en serait une si nous pouvions savoir
ce que les Israélites répandus en Ghaldée et en Egypte
(1) N'est-ce pas au Thibet qu'il s'est assimilé la grande variété de
céréraonies et de dogmes catholiques, enseignés par les missionnaires
chrétiens à la cour de Genghis-Khan ?
— 687 —
ont cru et pensé de Moïse. Quoi qu'il en soit, comme le
culte de la lune ou Astaroth était généralement répandu
parmi les peuples idolâtres de la Palestine, de la Chaldée
et de l'Egypte, au milieu desquels vécurent les Israélites;
comme les livres saints font foi que les Israélites étaient
très-enclins à l'idolâtrie et qu'ils péchèrent maintes fois
contre le vrai Dieu, pour se livrer au culte de Baal (le so-
leil) et d'Astaroth, à l'exemple des nations qui les entou-
raient ; comme ils en allièrent les pratiques à leur antique
vénération pour leur grand législateur ; comme ce fut
Moïse qui leur enseigna l'usage du calendrier et qui leur
prescrivit les Néoménies ou fêtes de la lune : les savants
verront sans doute avec nous toute espèce déraisons pour
admettre que les Israélites purent aisément identifier
Moïse avec cet astre ainsi qu'avec le soleil. La disparition
de son corps après sa mort put leur donner à croire qu'il
était, en etiet, parti pour l'empyrée ; de même que sa
mort sur le sommet de la montagne fut le principe de la
fable de Bouddha montant au ciel du sommet du pic
d'Adam. Si donc le héros des Dènè-dindjié n'est autre
chose que Bouddha, en tant que divinité lunaire, nous pou-
vons admettre que ce mythe s'est allié au culte idolâtrique
de Moïse et qu'il a passé, après cette union, en Asie et
en Amérique.
5° Quant au serpent charitable qui procure de l'eau à
Bouddha mourant de soif, il nous paraît avoir une grande
parenté avec la verge de Moïse et d'Aaron, si souvent mé-
tamorphosée en serpent, et (jui procura, par deux fois,
au peuple israélite mourant de soif dans le désert, de l'eau
en abondance. Bouddha promit l'apothéose au serpent, en
récompense de sa charité. N'aurions-nous pas ici un apo-
logue de l'érection dans le désert du serpent d'airain, qui
guérit les blessures des Israélites? Si l'ophiolâlrie s'allia
de bonne heure au culte de Bouddha eu Asie, on peut
— 6o8 —
en dire autant par rapport aux Israélites; car nous lisons
dans le quatrième livre des Rois (I) qu'Ezéchias « fit
mettre t;n pièces le serpent d'airain que Moïse avait fait,
parce que les enfant? d I-^raël lui avaùnt brûlé de l'm-
cens jusqu'alors (c'est-à-dire l'avaient adoré); et il l'ap-
pela Nohestan », c'est-à-dire ce n'est qu'un peu d'airain.
Les Juifs durent donc aisément identifier Moïse avec le
serpent; et ceci nous explique pourquoi le législateur
Mouse ou Bouse des Dèuè-dindjié, dieu lunaire sous le
nom de Rat-Rouge, comme le Osar-Siph des Egyptiens,
et de Souris-Jaune, comme le Yama des Hindous, est aussi
appelé le génie ou le dieu de la mort et de la vie, sous la
figure du serpent [Nâh).
6' S'il est vrai que Thibétains et Chinois s'accordent
avec les Dènè-dindjié pour placer leur pays et leur nation
des Femmes, ainsi que leur peuple d'Bommes-Chiens, les
uns à l'occident, les autres à l'orient de leur patrie res-
pective, cela tient à une tradition très-antique, non-seu-
lement commune à ces trois peuples, mais encore aux
Tartares, aux Arabes, aux Abyssiniens, aux Egyptiens,
aux Finnois et même aux Scandinaves, car les mêmes
fables ont cours même en Danemark (2). I/union de ces
deux singulières traditions se rencontre donc chez tous
les peuples primitifs qui adorent ou qui ont adoré le dieu
lunaire Moïse sous difterents noms. Et puisqu'il nous a
été aisé de reconnaître le peuple égyptien dans les
Hommes-Chiens et la nation des B'emmes, des légendes
Dènè-dindjié, nous sommes autorisé à voir le même
peuple dans les légendes identiques des Tartares, des
Chinois, des Finlandais et des Danois. Nous le reverrons
encore dans les T.-équils du Guatemala, ennemis des
Tzendales, adorateurs du héros ophidien Wotan, dieu as-
(1) Ctiap. XVIII, vers. 4.
(2) Voyez Marco-Paulo; Life in Abyssinia ; Revue d'Edimbourg.
— 689 —
tronomiqiie. Il n'y a pas jusqu'aux Esquimaux qui ne
connaissent aussi une nation de femmes. Tout nous portf
donc à croire que cette singulière légende a pris naissance
en Egypte, ainsi que le culte du dieu lunaire Bouddha;
mais qu'elle émane d'un autre peuple que le peuple égyp-
tien; très-probablement des Israélites ou de leurs frères
les Ismaélites ou Arabes, ainsi que le suppose un auteur
anglais (I).
7° Enfin, si la métempsycose est le dogme capital du
bouddhisme, il l'est également du brahmanisme; il fut
celui de la Grèce, des druides, des Scandinaves; il est
répandu en Afrique, et émane avant tout de la vieille
Egypte, à laquelle les Juifs eux-mêmes l'empruntèrent;
car les Pharisiens en furent entachés.
Comme on le voit, les apparences d'objection qui s'éle-
vaient contre notre thèse ne servent, au contraire, qu'à
en manifester la force, puisqu'elles militent en sa faveur.
D'ailleurs, ces vestiges du culte bouddhique et asiatique
ne peuvent porter atteinte aux preuves qui ressorlent :
1° de la coïncidence frappante entre la tradition du
héros lunaire dènè-dindjié et l'iiisloire de Moïse; 2° des
coutumes purement judaïques en honneur parmi les
Dènè-dindjié ; o° enfin de la corrélation singulière exis-
tant entre plusieurs termes de leur langue et les mêmes
mots en hébreu. Toutau pluspouirait-oii en tirer pour con-
clusion que le dogme des Hébreux se trouve uni, chez nos
Dènè dindjié, avec la persuasion des bouddhistes hindous
et égyptiens; conclusion que nous ailmettons aisément,
d'autant plus que nous sommes convaincu qu'après raùr
examen de la question on finira par reconnaître que le
persoimjige mythique de Bouddh i n'est autre que le
héros historique Moïse ou Mousa.
(1) Sir MansGeld Parkius.
— 660 —
Nos conclusions demeurant intactes, il ne nous reste
plus qu'à les défendre et à les étayer par d'autres docu-
ments, que nous fournira encore l'Amérique. Nous allons
examiner et commenter successivement les traditions du
dieu solaire des Pieds-Noirs, Natus ou Napi; celle des
Creeks de la Floride, et enfin la légende du dieu-serpent
astronomique des Guatémaliens, Wotan. Elles seront
l'objet d'autant de chapitres distincts.
Contentons-nous de dire que la transition entre la
croyance des boudhistes asiatiques et celle des Dènè-dind-
jié américains, nous est ménagée par le dogme du dieu
lunaire des Esquimaux, Tatkrens-Jnnok; de même qu'en-
tre la famille dènè et la famille des Iroquois-Sioux, à la-
quelle appartiennent les Pieds-Noirs et les Creeks, la
lacune est comblée parla famille algique, qui reconnaît
également un héros lunaire dans Mustaté-Awasis ou l'En-
fant-bison. Sa légende est en tout calquée sur celle du
Sa-Wéta des Dènè ; à l'exception du bison qui, chez les
premiers, remplace le bœuf musqué des Dènè, le bœuf-
zébu des Hindous et le bœuf Apis des Egyptiens.
CHAPITRE IV.
FÊTE NATIONALE ET TRADITIONNELLE DU SOLEIL
CHEZ LES SIXICAQUES OU PIEDS-NOIRS.
Les Sixicaques ou Pieds-Noirs, nation qui appartient à
la grande famille iroquoise dakotah, reconnaissent pour
dieu, père, sauveur, bienfaiteur et législateur le soleil,
qu'ils nomment Natus et Napi (le vieillard).
Natus, à proprement parler, n'est point l'astre du jour
lui-même ; mais un héros, qui descendit du ciel à une épo-
— 661 —
que fort éloignée, passa plusieurs années sur terre, sous
le nom de Napi, opéra maint prodige, créa des lois et une
religion dont il dota les Sixicaques, et se montra, en un
mot , leur bienfaiteur et leur père. Reparti pour l'empy-
rée, il est allé habiter le soleil, qui porte maintenant son
nom, et il continue de là à protéger la nation siouse. Il
a pour femme la lune [Kokoyé-Natus), que l'on appelle
aussi la Vieille,
D'après les ordres de leur législateur Napi, les Pieds-
Noirs observent annuellement une grande fête du soleil,
à l'époque du renouvellement de la lune d'aoùt-septembre.
En vue de cette fête, ils s'occupent pendant tout ce mois
à recueillir des provisions de boucbe de toute espèce :
viande, langues, baies sauvages, racines esculentes, etc.
Quntre jours avant la nouvelle lune, la tribu arrête sa
marche ; on fait choix d'un lieu de campement propice,
et on se prépare à la fête par le jeûne et des bains de va-
peur. Le grand prêtre du Soleil, ainsi que les sept ordres
de la hiérarchie militaire et sacerdotale, prennent la di-
rection et le gouvernement du camp, et on fait choix de
la vierge du Soleil, qui doit représenter la Lune à la fête.
Cette espèce de vestale est choisie parmi les vierges ou
parmi les femmes qui n'ont eu qu'un seul mari. Elle se
prépare à ses fonctions par une grande continence.
Le troisième jour des préparatifs, après la dernière pu-
rification, on construit le temple du Soleil, pendant que
le grand prêtre compose le fagot sacré [eketsto-kisim).
On recouvre celui-ci d'une peau de bison et on le lie au
faîte du temple. Cette construction est une tente ou pa-
villon circulaire, fait de clayonnages et soutenu par un
poteau central, appelé le poteau sacré. L'entrée du pavil-
lon est située à l'orient. Tout au fond, c'est-à-dire à l'oc-
cident, se trouve une section appelée la Terre sainte, dans
laquelle s'élève un petit autel d'un pied carré, que l'on
— 662 —
entoure d'herbes odoriférantes et qui supporte une tête de
bison peinte en noir et en rouge. Tout à côté de l'autel se
trouve la place réservée à la vierge du Soleil.
Le moment delà fête arrivé, le grand prêtre, la vestale
et tout le peuple sixiraque se rendent processionnelle-
ment au temple du Soleil, an son des tambours et des
tchitchikwés. On plante le poteau sacré et on allume le feu
sacré, après quoi on allume le calumet que l'on se hâte
de présenter au soleil, dès qu'il se mout'e à l'horizon.
Cela fait, le grand prêtre adresse une prière à l'astre du
jour, impose les mains aux mets qui doivent servir au re-
pas sacré, et dépose sur l'autel la part réservée à Natus
lui-même. De son côté, la vestale, sortant du pavillon,
distribue à chacun sa part du festin ; puis elle rentre, se
déchausse et, se jetant sur une couche préparée pour elle,
elle y doit Vokan ou sommeil de guerre.
Alors commencent, en dehors du temple et parmi la
foule, des chants, des cris de joie, des proclamations et
des danses. Le grand chef de la tribu, à cheval, s'avance
vers le poteau sacré, le frappe de sa lance, et fait
quatre fois le tour du temple en entonnant un chant
de triomphe.
Pendant quatre jours que dure la fête, le grand prêtre
reçoit toutes les offrandes des Sixicaques et les oÛ're au
Soleil, ou plutôt à iVû^i/s, résidant dans les astres. Les dé-
vots se livrent aussi, durant ce temps, à des macérations
et à des pénitences publiques identiques à celles que s'im-
posent les fakirs de l'Inde et les fanatiques de Bénarès et
de Jaggernaut. Ils se font des mutilaliotis, se suspendent
au poteau sacré par des crocs ou des cordes qui passent
sous la peau du dos, etc. Ces pénitences se font en l'hon-
neur du dieu solaire, afln de se le rendre favorable.
Dès qu'elle est sortie de son sommeil de guerre, la
vierge du Soleil raconte au grand prêtre le rêve qu'elle
— 663 —
est consée avoir fait, et celui-ci le divul^e et le commente
avec graïul éclat devant toute la tribu. Pendant les otlian-
des. la vestale s'occupe d'entretenir le feu sacré en y je-
tant des herbes odoriféiantes, suitoui le brome odorant.
De temps à autre, elle otl're le calumet au Soleil, son
époux ; car nous ne devons pas oublier qu'elle figure la
Lune dans cette singulière fête. Enfin celle-ci se termine
le huitième jour, au soleil couchant, par une autre prière
du grand p;ètre et les vœux de toute la iribu.
IDENTIFICATIONS.
Si celte fête traditionnelle des Sixicaques s'éloigne des
usages dènè-dindjié, en ce sens qu'elle a pour objet le
culte du Soleil au lieu de celui de la Lune, elle s'accorde
toutefois, comme ceux-ci, avec les fêtes et les coutumes
hébraïques. Nous allons en faire ressortir facilement les
diitérents points d'iilentité.
El d'abord, iSapi, ce vieillard descendu du soleil pour
être le sauveur, le bienfaiteur et le législateur du peuple
sioux ou dakotah, et qui y remonte ensuite, est évidem-
ment le même héros que célèbrent Esquimaux, Diudjié,
Dènè et Algonquins; car celui-ci avoue à ses parents
qu'il habita primilicement le soleil, d'où il est descendu
pour leur plus grand bien. SI ces nuatre nations le font
habiter dans la lune, elles avouent îoutefois que, lors-
qu'il remonta au ciel, leur dieu législateur i-etourna d'a-
bord dans le soleil, d'où il émigra ensuite dans l'astre des
nuits. Quoiqu'il eùl atteint sur terre l'âge d'homme fait,
avant de repartir pour son séjour céleste, les quatre na-
tions plus haut citées lui donnent généralement le nom
d'Enfant. Il est tour à tour l'Enfunt-MouFse, l'Enfant-
Bouse et l'Enfant-Bison ou des bœufs. — De même, les
Pieds-Noirs nomment leur héros sidéral Natus, mot qui,
— 664 —
en latin, signifie enfant. Et cependant ils le représentent
comme un vieillard très-sage [Napi), et nous avons, alors,
le personnage du Grand-Père jaune des Peaux-de-lièvre.
La fêle du soleil est observée de temps immémorial
chez les Pieds-Noirs, d'après les ordres de leur héros,
Napi ou Natus ; comme la fête de la lune l'est, chez les
Dènè-dindjié, par ordre de Sa- Wéta.
Le nom de Sa-Wéta signifie aussi bien V Habitant du
soleil que V Habitant de la lune, car le mot sa, qui veut dire
saleil ou astre, s'applique à la lune comme au soleil.
Pour les distinguer, il faut ajouter dzin-di-Sa (soleil du
jour), trèivè-di-Sa (soleil de la nuit). De même aussi, chez
les Pieds-Noirs, le mot natus s'applique à la lune comme
au soleil, et la lune a sa part de la fête, en qualité d'épouse
de l'étoile du jour.
La fête des Pieds-Noirs, comme celle des Dènè-dindjié,
s'observe lors du renouvellement de la lune. Le mois
seul est dififérent. Les Dènè-dindjié font leur fêle du Pas-
sage au mois de mars-avril, c'est-à-dire à l'époque qui
correspond à celle où les Israélites célèbrent la Pâque,
avec laquelle la fête lunaire des Dènè-dindjié offre, comme
on l'a vu, la plus grande analogie. Chez les Sixicaques, la
fête de Natus ou du soleil se solennise au mois d'août-
septembre, et elle correspond justement à la fête mosaï-
que des Tabernacles ou Scénopégie, laquelle se célébrait
avec octave, de même que chez les Pieds-Noirs elle se cé-
lèbre pendant huit jours, à savoir : quatre passés en pu-
rifications, et quatre en oblations et en réjouissances pu-
bliques.
Dès le commencement du mois, les Sixicaques s'occu-
pent de recueillir les provisions qui serviront aux offran-
des et aux repas sacrés. — Tout le mois lunaire d'aoûl-
septembre était consacré, par les Hébreux, à la récolte
des fruits nouveaux.
— gg:; —
Les Pieds-Noirs se préparent à la solennité par quatre
jours de jeûne et de purifications, au moyen de bains de
vapeur; ils pratiquent, pendant la fêle, des expiations san-
glantes. — Les jours qui précèdent la fête des Taberna-
cles sont des jours de jeûne et de pénitence chez les
Israélites, parce que ce fut en ce temps qu'eut lieu l'ado-
ration du veau d'or, dans le désert, aux temps mo-
saïques.
Les Pieds-Noirs, qui d'ordinaire habitent sous des ten-
tes de peau, construisent, pour cette fête nationale, un
pavillon en clayonnage et en verdure. — Les Juifs passent
la fête des Tabernacles sous des tentes de verdure et de
branchage.
Les Pieds-Noirs ouvrent la fête au son des instruments
de musique en usage chez eux. — Chez les Hébreux, le
deuxième jour du mois d'août-septembre était appelé
Bos-Assana ou la tète des Trompettes, parce qu'on y célé-
brait, au son de ces instruments, le commencement de
l'année civile. De là proviennent sans doute encore nos
fanfares publiques du premier de l'an.
Le temple du soleil, chez les Pieds-Noirs, est entouré
de poteaux plantés de six en six pieds, et reliés par des
claies de verdure. Il est surmonté d'un fagot sacré qui est
censé devoir être allumé par le soleil et brûler au som-
met du pavillon. Il se trouve dans ce temple un couipar-
timent secret, intitulé la Terre sainte, dans laquelle réside
là femme lunaire, l'épouse visible du dieu remonté au ciel.
On y voit aussi un autel couvert d'herbes odoriférantes
et surmonté d'une tête de bison peinte en noir et en
rouge, couleurs de la mort et du sang. Enfin on entre-
tient dans le temple un feu sacré, qu'alimente l'épouse
du soleil. — Tout cet appareil n'est-il pas une copie dé-
colorée par le temps du tabernacle du vrai Dieu, que sur-
montait la colonne de feu, dans lequel se trouvaient aussi
T. IV. «3
— 666 —
le feu sacré, le Saint des Saints, l'autel des parfums et
celui des holocaustes ? Dans cette vierge, épouse de Na-
tus, ne reconnaissons-nous pas la femme invisible dont il
est si souvent question dans les traditions dènè-dindjié ,
cette femme céleste et pure dont leur législateur les en-
tretenait sans cesse, et dans laquelle il est Ijien facile de
voir un emblème parlant de la divinité cachée dans le
temple ? En effet, la vestale entretient le grand prêtre de
ses rêves prophétiques dont il instruit la foule, de même
que Moïse révélait au peuple hébreu les oracles de la Di-
vinité, qui se manifestait à lui dans le Tabernacle. Et l'un
comme l'autre recevaient ces communications mysté-
rieuses dans le réduit, caché au vulgaire, que l'on appelle
ici Terre sainte, et qui, chez les Hébreux, était le Saint
des Saints.
Dès que la fête du soleil est ouverte, les Pieds-Noirs se
livrent aux transports d'une grande joie, à des clameurs,
à des danses et à des festins. — C'est précisément ce qui
eut lieu, en ce même mois d'aoiit-septembre, parmi les
Hébreux, au désert de Sin, lesquels se livrèrent à l'adora-
tion idolâlrique du veau d'or (Exode, chap. xxxiii, v. 6),
dont la tèle de bison qui surmonte l'autel des Pieds-Noirs
peut bien être l'emblème. Er effet, plusieurs des anciens
Pères de l'Eglise, tels que les saints Cyprien, Ambroise,
Augustin, Jérôme, etc., ont pensé que l'idole appelée le
Veau d'or se réduisait à la seule figure de la têle d'Apis
ou Sérapis; et ils apjiuient leur opinion de cette parole
du roi David se rapportant à l'action de Moïse vis-à-vis
de cette idole : Contribulasti capita draeonum in aquis. Or,
Sérapis n'était autre que le soleil mort ou soleil infernal,
incarné dans le bœuf Apis. On comprend alors pourquoi
les Pieds-Noirs iont figurer une tête de bœuf dans leur
culte du soleil, et pourquoi cette tête est peinte de cou-
leurs funè'ores, la noir et le rouge.
— 007 —
Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, que la fête des Trom-
pettes, celle des Tabernacles, ainsi que celle de la Loi,
établie en mémoire de rétablissement de la loi mosaïque
et de la mort de Moïse, se célébraient toutes trois en ce
même mois, chez les Hébreux.
Les Piod?-Noirs font succéder à leurs danses et à leurs
cris de joie des chants de guerre et le sommeil de la
mort et de la guerre. C'est ainsi que la fête lunaire des
Dènè-dindjié revêt ép:aleraent un caractère funèbre. —
Les Hébreux aussi déploraient en ce mois le trépas ino-
piné qui frappa les vingt-trois mille adorateurs d'Apis,
abattus par le glaive des Lévites, et ils pleuraient aussi
la mort de Moïse , leur législateur et leur bienfai-
teur.
Aussi les Sixicaques, après avoir accueilli par des cris
de joie l'apparition de l'astre du jour sur l'horizon, dans
lequel réside leur bienfaiteur et père, Napi ou Natus, font-
ils finir sa fête le huitième jour, avec le soleil couchant,
qu'ils accompagnent de leurs regrets et de leurs vœux.
Nous avons ici le dogme le plus antique du sabéisme
oriental. Ainsi les Égyptiens pleuraient Osiris mort, et les
Syriens déploraient la mort d'Adonis. Sous notre climat
boréal, au solstice d'hiver, alors que l'étoile du jour a
disparu sous l'horizon pour une période plus ou moins
longue, les Dènè-dindjié considèrent l'astre comme mort,
et, en conséquence, ils ne profèrent plus son nom, selon
leur coutume vis-à-vis do leurs parents décédés. Ils n'ap-
pellent plus le soleil que Eyl-Dènk (cet homme-là), ou
Béqaré dziné niwa illê (celui qui rend les jours courts).
Mais quand, aux quelques heures de crépuscule qui
caractérisent le solstice d'hiver, ont succédé les jours il-
luminés de nouveau par l'astre revêtu de son ancienne
splendeur, les Dènè disent que l'astre est ressuscité [ti-
Kron-Kodédédjya), et les vieillards ajoutent d'ordinaire
— 668 —
en soupirant : « Mèni tchinkè ranasintzi ? Qui donc me
rajeunira comme le soleil ? »
Osiris mort se métamorphosa et s'incarna dans Apis,
le bœuf blanc et noir. Napi ou Natus, parti pour le so-
leil, se communique aux Sixicaques en envoyant le bison,
leur seconde providence, tout comme Sa-Wé(a mourant
s'incorpore au bœuf musqué, providence des Dènè en
temps de famine.
Ainsi, dans ces diverses théogonies des Peaux-rouges, on
voit , ainsi que dans celles des anciennes nations païennes
de notre Orient, le soleil et la lune s'identifier à l'espèce
bovine, qui reçut ensuite les mêmes adorations idolâtri-
ques. Et comme le dieu, père, législateur et bienfaiteur
de ces ditlerenies nations américaines, dans lequel nous
avons reconnu le Moïse des Hébreux, est par elles iden-
tifié soit aux astres, soit aux différentes variétés de l'es-
pèce bovine, nous pouvons conclure avec une grande
présomption de vérité, et par analogie, que ce fut réelle-
ment Moïse qui, dans l'ancien monde, fut le prototype et
le point de départ du mythe qui nous occupe. Dans l'Inde,
ce mythe engendra le brahmanisme et le bouddhisme; au
Thibet, il s'unit aux cérémonies du culte catholique
importé soit par les chrétiens de Saint-ïhomas, soit par
les Nestoriens, soit par les missionnaires européens qui
vécurent à la cour des khans ou Grands Mogols et engen-
dra le lamanisme. En Amérique, il demeura dans une
forme plus primitive et s'allia seulement aux prescriptions
et aux traditions hébraïques ou chaldéennes.
La tradition nationale des Chaktas-Muscogulches, telle
que nous la transmet « le mythe de Wotan » (p. 50),
d'après M. le docteur Briiiton, nous fournira de nouvelles
lumières en nous montrant les mêmes traditions sous
une latitude plusméridionale. Nous allonsla citer ci-après,
puis nous nous permettrons de la commenter.
— G60
CHAPITRE V.
TRADITION NATIONALE DES CHAKTAS (NATION DES CREEKS).
d'apivês le d' d.-g. brinton, cité par m. le comte de cdarehcey.
« A une certaine époque, la terre s'ouvrit du côté de
l'ouest, où se trouve sa bouche. Les Cussitaw sortirent de
cette bouche et s'établirent dans les environs. Mais la terre
s'étant mise en colère dévorait ses e:ifants. Aussi une
partie d'entre eux s'en alla-t-elle plus loin vers l'ouest;
cependant quelques-uns revinrent ensuite sur leurs pas et
se fixèrent de nouveau aux lieux qu'ils avaient quittés.
Le grand nombre toutefois resta en arrière, pensant que
cela valait mieux ainsi.
« Leurs enfants néanmoins continuaient à être dévorés
par la terre; aussi, pleins de dépit, se dirigèrent-ils du
côté de l'orient.
« Ils arrivèrent à une rivière très-large et bourbeuse,
campèrent, se reposèrent et passèrent la nuit.
« Le jour suivant ils repririMit leur marche et arrivè-
rent en un seul jour à une rivière rouge, dont les eaux
étaient du sang.
« Us vécurent près de cette rivière, dont les poissons
fournissaient à leur subsistance, pendant deux ans. Mais
il se trouvait là de petites cataractes qui leur rendaient ce
séjour peu agréable. Ils se transportèrent donc à Textré-
mité de cette rivière et entendirent un bruit pareil à celui
du tonnerre.
« Us approchèrent pour voir d'où venait ce tapage et
ils aperçurent une fumée rouge et ensuite une montagne
qui faisait un prodigieux vacarme. Du sommet de la mon-
tagne, partait un son semblable à un chant. Us montèrent
— 670 —
pour voir d'où il provenait. 11 y avait là un grand feu qui
flambait au sommet et c'était lui qui produisait ce son.
La montagne en question reçut le nom de Reine des mon-
tagnes. Elle continue à tonner jusqu'à ce jour et cause
beaucoup d'effroi à ceux qui l'entendent.
« C'est là qu'ils rencontrèrent un peuple formé de trois
dififérentes nations. Les Cussitaw avaient pris et conservé
un peu de feu de la montagne. C'est là quMls furent in-
struits dans la connaissance des herbes et dans beaucoup
d'autres sciences.
« De Test leur vint un feu blanc dont ils ne voulurent
point se servir. Du sud, un feu bleu dont ils ne voulurent
point faire usage. De l'ouest, apparut un feu noir qu'ils
refusèrent également d'employer. Enfin arriva du nord
un feu rouge et jaune. Ils le mêlèrent à celui qu'ils avaient
apporté de la montagne. C'est là le feu qu'ils emploient
encore aujourd'hui et parfois on l'entend chanter.
« Sur la montagne il y avait un poteau qui se mouvait
et faisait grand tapage. On ne savait comment le réduire
au silence. Enfin les hommes prirent un enfant orphelin
de mère, l'attachèrent au poteau et regorgèrent. Ensuite
ils arrachèrent le poteau, et ils le portent avec eux lors-
qu'ils vont à la guerre. Il était semblable à ces tomahawks
en bois dont on se sert aujourd'hui encore, et fait du même
bois. C'est là aussi que l'on découvrit quatre racines ou
gerbes qui firent par leur chant connaître leurs vertus.
C'étaient le pasaio ou racine du serpent à sonnettes, le
mikowéanotchaw ou racine rouge, le sowatchka ou racine
amère à fleur bleue, et le ousséloupoeke ou petit tabac. Ces
herbes, spécialement la première et la troisième, sont
employées comme la meilleure des médecines pour
les purifications du Bush ou fête de la danse du maïs
vert.
a A cette fête qu'on célèbre tous les ans, les Creeks
- U7J -
jeûnont et font des olliandes des prémices de leurs ré-
coltes.
« Depuis que la vertu de ces plantes leur a été révélée,
leurs femmes, à certaines époques de l'année, ont un feu
séparé, et elles quittent la compagnie des hommes pen-
dant cinq, six et sept jours, pour se purifier. Si elles nc-
glisçeaient celte pratique, les herbes perdraient leur pou-
voir et les femmes tomberaient malados.
« Vers ce temps surgit une dispute. Il s'agissait de sa-
voir quelle des quatre nations était la principale, c'est-
à-dire la plus ancienne, et devait commander. L'on tomba
d'accord que pour chacune des quatre tribus on élèverait
un mât, rougi avec de l'argile ; car l'argile, qui d'abord
est jaune, rougitpar la cuisson. On devait aller à la guerre,
et celle des nations qui parviendrait à couvrir la pre-
mière son mât, depuis le sol jusqu'au faîte, de scalps pris
sur l'ennemi, passerait pour la plus vieille et la princi-
pale. Les Cussitaw les premiers parvinrent à couvrir
leur mât de trophées de guerre, et le firent disparaître
sous les chevelures de leurs ennemis. Ils furent déclarés
les plus anciens. Puis vint le mât des Chikassaiv, ensuite
celui des Alihamons on Atilama. Enfin, sur celui des Obx-
katv, les scalps ne s'élevaient pas plus haut que le genou.
« Alors il y avait un oiseau bleu d'une taille gigantes-
que, plus rapide qu'un aigle, qui venait, tous les sept
jours, tuer et dévorer les Chaklaiv. L'on fit donc une
image de femme, que l'on déposa sur le sentier par où
passait l'oiseau. Le volatile l'emporta, la garda long-
temps, puis la remit à sa place. On la conserva soigneuse-
ment, dans l'espérance qu'il en sortirait quelque chose.
Longtemps après, il en sortit un rat rouge, que l'on re-
garda comme le fils de l'oiseau bleu.
(( LesCliaktaw tinrent conseil avec le rat rouge, pour
savoir comment parvenir à tuer le grand oiseau bleu. Ce-
— 672 —
lui-ci possédait un arc et des flèches. La corde de l'arc
fut rongée par le rat, de sorte que l'oiseau, ne pouvant
plus se défendre, fut mis à mort par les guerriers. De là
celte vénération qu'inspire Faigle, considéré comme un
grand monarque. Les Indiens se parent de ses plumes
lorsqu'ils vont traiter de la guerre ou de la paix. Teintes
en rouge, elles signiQent guerre. Teintes en blanc, elles
marquent la paix.
(( Ensuite ils quittèrent cette localité et arrivèrent à un
sentier blanc. Tout, aux alentours, était de couleur blan-
che, même l'herbe, et ils remarquèrent en ce lieu les
vestiges du séjour d'une tiibu. Ayant traversé le sentier,
ils campèrent, puis revinrent sur leurs pas pour savoir
ce qu'était ce sentier, quel peuple avait séjourné là, et
s'il ne vaudrait pas mieux pour eux continuer la route
qu'ils avaient prise. Cette route les conduisit à une baie
rocailleuse et enfumée.
a Us traversèrent la baie rocailleuse en se dirigeant
vers l'orient, et arrivèrent chez le peuple cussaw, près
d'une cité du même nom. Ils y séjournèrent quatre ans.
« Les Cussaw se plaignaient des ravages d'un monstre,
appelé Mangeur d'hommes, qui vivait dans une caverne.
Les Cussitaw s'engagèrent à les délivrer de cet ennemi.
A cet effet, ils creusèrent une fosse et la couvrirent d'un filet
en fil d'écorce de hickory. Ils y superposèrent des branches
d'arbre en forme de croix. Ensuite, se rendant à l'antre
du monstre, ils l'attirèrent en agitant une crécelle. L'ani-
mal sortit en fureur et les poursuivit à travers les bran-
ches disposées en croix. Les Cussitaw pensèrent alors
qu'il valait mieux laisser mourir un seul homme que
toute lanation. Ils prirent donc un enfant orphelin demère,
et le livrèrent au monstre, dès qu'il se fut approché de la
fosse. L'animal se laissa choir, et les Indiens le tuèrent
facilement, au moyen d'échardes de pin enflammées.
— 673 —
L'on garda ses os jusqu'à ce jour. Ils sont peinls en rouge
d'un côlé, el en blanc de l'autre.
« C'était d'ordinaire chaque septième jour que le man-
geur d'hommes exerçait ses ravages. Aussi, après s'en être
défaits, les Cussitaw demeurèrent-ils dans le pays pendant
sept jours. En souvenir du monstre, lorsqu'ils sepréparent
à faire la guerre, ils observent un jeûne de six jours, et se
mettent en marche le septième. S'ils ont soin d'empor-
ter les os du monstre avec eux, ils se tiennent sûrs du
succès.
« Au bout de quatre ans, les Cussitaw, ayant quitté le
peuple cussaw, arrivèrent à une rivière, sur les bords de
laquelle ils s'arrétèrent^deux ans, vivant de racines et de
poisson, faute de maïs ; ils s'y fabriquèrent des arcs, ar-
mèrent leurs flèches de dents de castor et de pointes de
silex. Us se servaient de roseaux fendus en guise de cou-
teaux.
« Etant partis de là, ils se rendirent à la baie Bruyante,
ainsi nommée à cause des cris qu'y poussaient les grues,
que l'on rencontra en ce lieu en quantité. Les Cussilaw y
passèrent une nuit. De là, ils atteignirent une rivière où
se trouvait une chute d'eau, qu'ils nommèrent Owa~
tonka.
u Le jour suivant, ils rencontrèrent un autre cours
d'eau, qu'ils appelèrent Rivière de l'arbre décortiqué. Ils
la traversèrent le lendemain et parvinrent à une haute
montagne, où vivait le peuple constructeur du chemin
blanc qu'ils avaient rencontré d'abord.
« Les Cussitaw lancèrent vers le peuple de la mon-
tagne des flèches blanches, en signe de paix, aûn de re-
connaître ses dispositions. Mais ce peuple, ramassant les
flèches blanches, les teignit en rouge el les leur renvoya,
en signe de guerre. Le chef cussilaw jugea qu'il était
prudent de s'arrêter. Cependant quelques guerriers ne
— 674 —
craignirent point de pousser jusqu'aux cabanes de ce
euple, qu'ils trouvèrent désertes.
« Ayant aperçu alors, au milieu du fleuve, un berceau
que l'on ne pouvait voir de la rive opposée, ils en cun-
clurent que la tribu ennemie avait cherché une retraite
au sein des eaux, et qu'elle n'avait point l'intention d'en
sortir.
« A cet endroit, ils trouvèrent une autre montagne,
nommée Moterell, qui faisait nn bruit semblable à celui du
tambour que l'on frapperait j et c'est là qu'ils supposè-
rent être la résidence de ce peuple mystérieux. Lors-
qu'ils partent pour la guerre, les Gussitaw entendent ce
bruit retentir de toutes parts.
« Etant partis de là ils, côtoyèrent la rivière jusqu'à
une chute d'eau, où ils aperçurent de grands rochers. Sur
ces rochers se trouvaient placés des arcs, et ils supposè-
rent que là encore résidait le peuple constructeur du che-
min blanc.
a Les Gussitaw se servaient, dans leur marche, de
denx éclaireurs, qui précédaient le corps d'armée.
Ces éclaireurs montèrent au sommet d'une haute mon-
tagne, et aperçurent une ville, dans la direction de la-
quelle ils lancèrent des flèches blanches ; mais les habi-
tants les renvoyèrent rouges.
« Alors les Gussitaw entrèrent en colère, et résolurent
d'attaquer la ville et de prendre une des maisons qui la
composaient pour chacun de leurs guerriers. Ils jetèrent
donc des pierres dans le lit de la rivière, de façon à la
pouvoir traverser, s'emparèrent de la cité, habitée par
des Têtes-Plates, et tuèrent tout, à l'exception de deux
personnes. S'étant mis à leur poursuite, ils trouvèrent
un chien blanc, qu'ils mirent également à mort.
« Alors ils aperçurent une fumée qui s'échappait d'une
autre ville. Ils jugèrent qu'elle devait être occupée par
— 675 —
le peuple conslnictcur du clierain blanc, et qu^ils cher-
chaient depuis si longtemps. C'était la ville et le pays des
Palachucolas.
« Les Cussitaw s'avancèrent vers ces derniers, animés
des intentions les plus hostiles; mais les Palachucolas
leur donnèrent à boire, en signe de paix, d'un breuvage
noir, ajoutant : « Nos cœurs sont blancs ; que les vôtres
« soient blancs aussi. Déposez donc les casse-tèle et
« montrez vos corps, comme preuve qu'ils sont blancs.»
Les Cussitaw voulurent garder leurs massues, mais les
Palachucolas les persuadèrent tellement, qu'ils finirent
par les ensevelir sous leurs lits. En retour, leurs nouveaux
alliés leur donnèrent des plumes blanches, et demandè-
rent à n'avoir qu'un chef en commun. Depuis ce temps-
là les deux nations ont toujours vécu ensemble.
« Une partie d'entre elles se fixa d'un côté de la ri-
vière aux Roches-peintes, et l'autre du côté opposé. La
première fraction s'appelle les Cussitaw^ et l'autre les
Cowctaw. Ils ne font qu'un peuple, celui des Creeks supé-
rieurs et inférieurs. Néanmoins, comme les Cussit.iw
aperçurent les premiers la fumée rouge et le feu rouge,
et qu'ils rougirent les cités dans le sang, ils ne peuvent pas
quitter leurs cœurs rouges, lesquels, après tout, sont
blancs d'un côté et rouges de l'autre. ûUiis ils recon-
naissent que le chemin blanc est le iiiedieur de tous, et
qu'ils auraient dû le suivre. »
IDENTIFICATIONS.
Nous regrettons de n'avoir pu nous procurer, dans les
États-Unis, le travail explicatif du docteur D.-G. Brinton
sur cette intéressante légende ; il ne peut être que fort
curieux et instructif. Mais, l'édition de son National Le-
gend of the C hakta- Muskokee étant épuisée, nous allons
— 676 —
essayer d'en donner un commentaire de notre cru, le-
quel, nous osons l'espérer, vu notre pratique du génie
des langues indiennes et nos études antécédentes des lé-
gendes et des mythes des Peaux-Rouges, sera de nature à
satisfaire nos lecteurs.
Avec cette justesse d'appréciation qui caractérise ses
études américaines, M. le comte de Gliarencey compare
la légende des Chaktas à celle des Guatémaliens, et leur
trouve une origine identique. Nous partageons entière-
ment son sentiment et allons faire ressortir, de plus, les
nombreux points de ressemblance qui rapprochent cette
même légende de celle d'Otsintresh, de Kotsidatréh et
d'Etsiégc. Dans celles-ci comme dans celle-là nous ne pou-
vons nous empêcher de reconnaître le récit des pérégri-
nations du peuple hébreu, depuis sa sortie de la Chaldée
jusqu'à son entrée dans la terre promise. Si, comme le
rappelle le noble écrivain, « les types primitifs, conservés
chez les sauvages de la Floride, semblent être précisé-
ment ceux que les Tzendales ont mis en oubli », nous
pouvons dire aussi que plusieurs de ces traits complètent
le récit des légendes dènè, dindjié et pieds-noirs. La tradi-
tion des Greeks sert comme de trait d'union naturel entre
les narrations des Peaux-Rouges septentrionaux et celles
des ludiens du sud de l'Amérique septentrionale. Le lec-
teur impartial en jugera.
Toutefois, dans la présente légende, ainsi que dans
celles qui l'ont précédée, nous éliminons jusqu'à la pen-
sée que les événements qu'elle relate aient eu pour scène
l'Amérique elle-même, ou bien qu'ils aient trait ;'i l'arri-
vée de la nation des Greeks sur ce continent. Nous allons
voir, en effet, les mêmes faits appliqués, par les Chaktas,
aux plages de la Floride, et, par les Dènè et les Dindjié,
aux steppes qui bordent l'océan Glacial. Plus tard, dans
uu autre chapitre, nous verrons encore Guatémaliens et
— 077 —
Yucatèques transporter dans la Nouvelle-Espagne le
théâtre d'événements absolument identiques. Ui-, tous ces
faits étant calqués sur ceux relatés dans le Pentaleuque,
spécialement dans les livres de V Exode et du Deutéronome^
il devient évident que ces traditions américaines n'ont
rapport ù autre chose qu'à l'histoire des Héhreux, sous la
conduite de Moïse.
A une certaine époque, dit la tradition des Creeks, la
terre s'ouvrit vers l'ouest, où se trouve sa bouche. — Les
Cussitaaw en sortirent et s'établirent dans les environs ;
mais, comme cette terre dévorait ses habitants, ils s'en
allèrent plus loi»), vers l'ouest, pour revenir ensuite vers
l'est. — Les Dènè-dindjié rapportent que, dans un passé
très-éloigné, le grand génie « qui voit en avant et en ar-
rière » [Ehna-gu-kini) ouvrit la terre dans l'Ouest, pour
en faire sortir leur ancêtre, le « voyageur sans feu ni
lieu » {Kpon-édin). Il s'établit dans les environs, puis
descendit vers la mer, dans le Sud-Ouest, à la recherche
de sa femme, qui lui avait été ravie ; puis, enfin, il revint
vers l'orient. — Or le Pentateuque nous dit qu'Abram
Kédir, c'est-à-dire le Voyageur, tiré par Dieu de la Chal-
dée, se dirigea vers le sud-ouest, vers l'Egypte, pour re-
tourner ensuite au pays de Ghanaan, duquel les espions,
envoyés par Moïse longtemps après, rendirent le té-
moignage que c était une terre qui dévorait ses habitants.
Le nom de l'Arabie et de la Chaldée est Cfitis, quo
l'historien Flavius Josèphe écrit Cush. Les Cussitaw ne
tireraient-ils pas de là leur nom ?
Les Chaktas placent dans l'Ouest la bouche de la terre.
— C'est aussi dans l'Ouest que les Dènè-dindjié mettent
l'antre immense d'où leur vient le dieu du tonnerre et
par lequel s'en retournent les mânes de leurs morts. Ces
mêmes Indiens disent être venus de l'ouest sur le conti-
nent américain. — C'est l'ouest que les Mexicains dési-
— 678 —
gnent par le signe zodiacal symbolique de la Maison
[Caltli), en tzendale et en kollouche {Nuh), d'où le nom de
Nahoa (peuple de l'Ouest), donné aux Toltèques, et de
Nahanné, que porte une des tribus, la plus occidentale,
des Dènè-dindjié.
Les Cussitaw, continuant à être dévorés par cette terre,
se dirigent définitivement vers le Levant. Ils arrivent à
une rivière boueuse, puis à un fleuve de sang, où ils de-
meurent pendant dix ans, se nourrissant de poisson. —
Les Hébreux (c'est-à-dire les voyageurs sans patrie,
d'après leur nom même), ne pouvant demeurer longtemps
dans la terre de Clianaan, à cause de la famine qui en dé-
vorait les habitants, se décident à passer en Egypte, sous
le gouvernement de Joseph. Ils viennent habiter pendant
deux cents ans sur les bords du Nil, que la sainte Écri-
ture nomme le fleuve bourbeux : « à fluvio turbido qui ir-
rigat Egyptum » (Josué, xiii, v. 3), et dont les eaux fu-
rent, par Moïse, converties en sang.
C'est de poisson que les Cussitaw se nourrissent, sur le
fleuve bourbeux ; c'est aussi de poisson que le Moïse des
Dènè-dindjié [E tsiégé-Niottsintané) nourrit son peuple.
— Moïse nourrit les Israélites de la manne. Comme ils
sortaient tous alors de la mer Rouge, il n'est pas étonnant
que la tradition, dénaturant les faits, ait appelé cette
blanche nourriture du poisson.
Les Cussitaw se transportent à l'embouchure du fleuve
de sang, et de là à une montagne embrasée et fumante,
qui faisait un prodigieux vacarme. La fumée et le feu en
étaient rouges. — Les Hébreux, ayant quitté le Nil aux
eaux converties en sang et traversé la mer Rouge (obser-
vez qu'Homère lui-même donne quelquefois à la mer le
nom de fleuve), parvinrent au pied du Sinaï, où Moïse
étant monté, cette montagne leur apparut toute en feu.
Une nuée épaisse la couvrit; il en sortait un grand feu et
— 670 —
une fumée rouge comme d'une fournaise, et le son de la
tronipetlc y (.levenait de plus en nlus éclulant et perçant
{Exode, IX, V. lt)-20; idem, xx, v. 18). — Etsiégé, le
Moïse des Dindjié ou Loucheux, ayant gravi une haute
montagne, s'en fait précipiter dans son char, et celui-ci,
en roulant sur les pentes escarpées, y produit le bruit de
cent tonnerres. — Otsintresh, le héros dènè, monte avec
son frère sur la montagne, au milieu de la foudre et des
tonnerres. Les Cussitaw gravissent également la mon-
tagne tonnante et embrasée.
Du sommet de cette reine des montagnes partait nn
son semblable à un chant, dit la légende fîoridienne, et
qui provenait du feu qui y brûlait. — Du sommet du Si-
naï partit la voix même de Jéhovah, proclamant le Déca-
logue. Les vibrations harmonieuses de la trompette y an-
noncèrent aux Hébreux que Dieu y était descendu. De
plus, c'était encore Dieu, résidant dans la colonne de feu
du tabernacle, qui rendait des oracles et dirigeait la mar-
che d'Israël.
Les Gnssitaw conservèrent du feu de la montagne. —
C'est au sommet du Sinaï que les Hébreux reçurent les
ordonnances relatives au culte de Jéhovah et à l'entre-
tien perpétuel du feu sacré. Un grand nombre de nations
peaux-rouges ont conservé pendant longtemps un feu
sacré.
Au pied de la montagne fumante et tonnante, les Cus-
sitaw furent instruits dans la connaissance des herbes et
dans plusieurs sciences. — Ce fut au pied du Sinaï que
les Hébreux reçurent la loi mosaïque, les prescriptions
relatives aux puritîcations légales, et qu'ils apprirent
diQercntes sciences et exercèrent ditl'érents arts, tels que
ceux d'orfèvre, de brodeur, de joaillier, de tisseur, de
fondeur de métaux, de charpentier, etc.
Los plantes connues des Cu?sitaw servaient àleurspuri-
— 680 —
fications. — Moïse apprit aux Israélites à se purifier avec
l'hysope.
Au pied de la montagne, les Cussitaw rencontrèrent un
peuple formé de trois autres nations. — Dans le désert de
Sinaï, le peuple hébreu fit la rencontre de trois peuples,
ses frères : les Iduméens, fils d'IsaaCj les Moabites et les
Ammonites, fils de Loth. A cause de l'étroite parenté qui
les unissait à ces descendants d'Abraham, leur père com-
mun, Dieu défendit aux Israélites de les combattre. —
Parmi les Israélites sortis d'Egypte se trouvaient aussi,
dit V Exode, des Egyptiens et des Chananéens, qui avaient
uni leur sort à celui du peuple de Dieu.
De l'est, les Cussitaw virent arriver un feu blanc, du
sud un feu bleu, de l'ouest un feu noir, et du nord un
feu rouge et jaune. Ils rejetèrent les trois premiers et
adoptèrent le quatrième. Serait-il impossible de recon-
naître, sous ces expressions figurées, les relations his-
toriques du peuple hébreu avec les races diverses et
de couleurs différentes qui l'entouraient géographique-
menl?Et, alors même que les couleurs et l'orientation
indiquées par la légende ne concorderaient pas par-
faitement avec les couleurs et l'orientation indiquées par
la géographie et l'histoire, faudrait-il renoncer à cette
supposition d'ailleurs assez probable?
Sur la montagne, les Cussitaw trouvèrent un poteau
qui était en mouvement et faisait grand tapage. On ne
put le réduire au silence qu'en y attachant et en y égor-
geant un enfant orphehn de mère. — Nous avons là un
double souvenir et du mont Moriab, sur lequel Isaac al-
lait être sacrifié, et du mont du Calvaire, qui reçut le sa-
crifice de Jésus-Christ. La croix semble être ce poteau qui
faisait si grand tapage. Elle en a fait et elle en fera encore
longtemps dans le monde, et surtout parmi les descen-
dants d'Israël, puisque c'est du Calvaire et du crucifie-
— G8I —
ment de Jésus que date leur dispersion par tout l'univers.
Isaac pouvait passer pour orphelin de mère, tant Sara
était vieille ; et Jésus, qui, en tant qu'homme, n'avait pas
de père, n'avait point de mère, en tant que Dieu, avant
son incarnation. — Les Dènè-dindjié, eux aus'^i, conser-
vent nubien vif souvenir d'une r7J0«/«^«e du bois, qu'ils ap-
pellent de tous leurs vœux, les uns à chaque renouvelle-
ment de la lune, les autres à chaque éclipse de lune, lors
de la fête de leur Moïse lunaire. Ils invoquent alors cette
montagne, en la priant d'arriver au plus tôt et de les
arracher de l'affreux pays où ils se trouvent. — Les Pieds-
Noirs ont également leur poteau sacré.
Les Gussitaw célèbrent une fête du maïs vert, nommée
Busk. Ce mot se rapproche du Pnscha des Israélites. Nous
avons vu chez les Dènè et les Pieds-Noirs une fête ana-
logue. Le mot Phase ou Pascha signifie saut, passage ; et la
fête des Dènè-dindjié s'appelle fête du Passage de l'ange
de la mort au travers des tentes. Lors de celte fête, ils
supplient leur dieu lunaire, la Souris jaune, de passer
par-dessus terre, en forme de croix, afin de les sauver et
de les délivrer de leurs ennemis. La croix, qui fut un
signe néfaste chez les anciens, fut un signe de bénédiction
chez les Israélites, dans la bénédiction de Jacob mourant,
sur les fils de Joseph, dans l'érection du serpent d'airain
en croix, dans les otl'randes des sacrificateurs, elc. Elle a
le même caractère au Mexique, chez les Dènè-dindjié et
chez les Chaktas.
Les femmes cussitaw observent les mêmes purifica-
tions légales que les femmes israélites. Il y a longtemps
que nous avons signalé les mêmes coutumes chez les
Dèuè-dindjié et parmi les Algonquins.
11 surgit une dispute parn)i les Chaktas, relativement
à la priorité de leurs quatre tribus. Il s'éleva également
une dispute parmi les quatre familles de la maison de
T. XV. ii
— 682 —
Lévi par rapport au sacerdoce, Coré prétendant que sa
famille remportait en ancienneté sur celle d'Aaron. Les
Chaktas jugèrent le différend au moyen de mâts qu'il
s'agissait de couvrir de chevelures ennemies. Moïse
vida le différend des Lévites au moyen des verges de
chaque famille qu'il déposa dans le tabernacle. La tribu
dont la verge devait fleurir et se couvrir de végétation,
devait être réputée la plus ancienne et la première. Et ce
fut la verge d'Aaron qui fleurit {Nombres, ch. xvii).
Un aigle bleu gigantesque venait tuer et dévorer les
Chaktas tous les sept jours. Il fut attiré par un simulacre
de femme déposé sur le chemin, et celle-ci mit au monde
un rat rouge, qui fut regardé, quoique probablement à
tort, pour le fiis de l'aigle bleu. Ce rat rouge causa le
trépas de l'oiseau en rongeant la corde de son arc, dans
lequel résidait sa force. Les traditions dènè-dindjié sont
identiques sur ce point. Elles nous parient d'un aigle
blanc immense qui dévorait les Indiens, d'un géant qui
avait déjà détruit sept personnes, d'un monstre qui se
tenait sur le sentier et déchirait les passants. Dans l'an-
tiquité, nous retrouvons des mythes analogues dans la
Chimère, dans le Minotaure qui, tous les ans, exigeait
sept victimes, dans le Sphinx, etc. Chez les Cussaw, nous
verrons un monstre qui, lui aussi, faisait des victimes
tous les sept jours. On ne saurait nier qu'il y a unité
d'idée dans ces divers apologues, tant en Amérique qu'en
Asie et en Europe, et ce nombre sept ne se rencontre
pas ici fortuitement.
Bien que l'on puisse voir dans le Minotaure, avec M. de
Charencey et d'autres auteurs, le dieu Moloch ou Baal
des Phéniciens, auquel on immolait des victimes hu-
maines dans un taureau d'airain que l'on embrasait, on
peut également, et avec autant de raison, y voir le sym-
bole d'un des quatre grands empires orientaux, qui s'op-
— G83 —
posèrent lo plus à l'accroissement et;i l'o.xistonce du peu-
ple de Dieu, savoir : l'Egypte, fi^'urée si souvent dans les
saints livres par le crocodile et le lion ; l'Assyrie, qui,
par son nom d'Ashour ou Astour, qui signifie bœuf, a pu
fort bien être symbolisée par le Minotaure. D'ailleurs son
emblème, qui se rencontre si fréquemment dans Ie9
palais et sur les murailles ruinées de Khorsabad, était le
bœuf à tète humaine ou chérub. La Babylonie était le
troisième empire; la Babylonie avait son dieu ISisrock,
homme à tète d'aigle, dont le Rouach-Elohim on Rouach^
El (Esprit de Dieu) des Hébreux a pu donner l'idée,
comme il a servi de thème, dit du Rocher, à la fable
d'Héraclès, l'Hercule des Grecs. Enfin venait la Syro-
Phénicie, qui adorait également la même divinité, sous
le nom d'Illus.
Mais dans l'apologue présent il me paraîtrait qu'il
s'agit de l'Egypte; car dans ce Rat rouge qui passa chez
les Cussitaw pour fils de l'aigle bleu et de la femme
trouvée sur le sentier, le lecteur a déjà dû reconnaître
le rat rouge des sables ou musaraigne des Dènè Peaux-
de-lièvre, le rat jaune du Dindjié ou Loucheux, c'est-à-
dire la figure du héros lunaire des Dènè-dindjié, vain-
queur aussi du peuple à tête-rasée^ qui les opprimait, et
dans lequel nous avons reconnu Moïse vainqueur des
Egyptiens; de même que le rat ronge des Cussitaw les
aida à se rendre maîtres et à détruire le monstrueux vo-
latile qui les opprimait. En eflet, Guèrin du Rocht'r, dont
un dédaigne peut-être trop les curieux parallèles, ne
nous apprend- il pas que Moïse fut appelé par les Egyp-
tiens Rat rouge, Taupe ou Musaraigne (Siphnus), tant à
cause de son nom égyptien, OsaV'Siph, que de son pas-
sage à travers les eaux de la mer Rouge {Suph) , ainsi que
nous l'avons dit ailleurs? L'identité do ce symbole chez
les Creeks, les Dènè, les Dindjié, lea Egyptiens et même
— 684 —
chez les Hindous, comme nous Je disions plus loin, est
donc de la dernière évidence, et doit être pour le lec-
teur une forte preuve de la réalité de nos identifications.
De la contrée habitée par l'aigle gigantesque, les Cus-
sitaw passèrent dans un pays dont le sol, le senlier et
jusqu'à l'herbe étaient de couleur blanche. Après avoir
quitté l'Egypte, les Hébreux, sortis de Cush ou pays de
Chanaan, vécurent dans le désert de la manne qui blan-
chissait la terre tous les matins. Les Dènè racontent
la même merveille sans aucune espèce d'apologue. (Voir,
pour ce fait, notre monographie desDènè-dindjié. Paris,
E. Leroux, éditeur, 1876.) D'ailleurs, la Palestine, dont
le nom signifie lieu couvert de cendres^ n'est-elle pas
bordée par la chaîne du Liban, dont le nom hébreu si-
gnifie blanc, candide ?
De ce lieu les Cussitaw parvinrent à une baie pierreuse
et enfumée. Les Dènè disent, sans aucun détour, qu'à
leur sortie du pays où ils vivaient sous la servitude du
peuple à tête rasée, ils vécurent de longues années dans
un désert pierreux et, pour un temps, au milieu de
ténèbres fort épaisses. Les Israélites, sortis de l'Egypte,
traversent le désert rocailleux de Sin, et vivent qua-
rante ans sous la nuée protectrice.
De la baie pierreuse et ténébreuse les Cussitaw se diri-
gèrent vers rOrient et arrivèrent à la ville des Cussaw. —
Les Israélites parvinrent du désert vers la ville d'Hésébon
qui appartenait aux Amorrhéens, fils de Chus ou Cush,
d'où est probablement aussi dérivé le nom de Cussaw,
comme celui de Cussitaw.
Les Cussaw se plaignaient des ravages d'un monstre
mangeur d'hommes qui vivait dans une caverne, et dévo-
rait leurs enfants tous les se/)/ jours. Les Cussitaw tuent
le monstre en le faisant choir dans une fosse sur laquelle
étaient disposés des bois en croix, non pas toutefois
— (185 —
avant qu'ils lui eussent abandonné un enfant orphelin.
Etsiégé, le Moïse des Z)mrfy/c', délivra son peuploduserpent
de la mort, qui vivait aussi dans un antre, et l'attira en
plaçant un signe sur un poteau, devant son repaire.
Moïse délivra Israël des serpents de feu en élevant en
croix le serpent d'airain, figure du Christ mort en croix
pour toute l'humanité. — Si le lecteur doutait que le fait
rapporté dans cet apologue eût trait au sacrifice du Cal-
vaire, combine et confondu avec l'érection du serpent
d'airain par Moïse, il nous sutllrait de relever l'expres-
sion des Cussitaw à propos de la mort de l'enfant livré au
monstre : « qu'ils crurent qu'il valait mieux laisser mourir
un seul homme que toute la nation; » car ces paroles sont
exactement celles qui furent prononcées par l'inique
grand prêtre Caïphe devant le Sanhédrin, à l'occasion de
la capture et de la mort préméditée du Christ. Quelque
étrange qu'il soit d'entendre cet écho d'une voix déicide
au fond des déserts de l'Amérique, qui pourrait en révo-
quer en doute la fidélité ?
Maintenant, que les monstrueux quadrupèdes ou vola-
tiles dont il est si souvent fait mention dans la présente
tradition, comme dans toutes celles des Peaux-Rouges,
puissent être considérés comme des emblèmes orientaux
des grandes nations qui furent jadis et sur un autre
continent les ennemis de ces Indiens, c'est ce qui nous
semble fort plausible, puisque Chaktas, Dènè et Diudjié
ne parlent de ces monstres qu'à propos de combats qu'ils
eurent à soutenir contre des ennemis bien plus forts
qu'eux. Ils pénètrent chez ces nations, et aussitôt l'his-
toire tournant à l'apologue, qu'y voient-ils? un aigle im-
mense, un lion, un monstre aflFrenx qui leur barre le
chemin et qu'il leur faut combattre afin de passer au delà.
Il devient par là évident que le souvenir de ces monstres
chimériques est demeuré dans Iciir esprit comme les
— 686 —
symboles des nations qu'ils représentèrent d'abord. Or
telle était justeraent la coutume des prophètes d'Israël.
Les livres inspirés ne dépeignent les grandes nations et
les grands monarques qui s'opposèrent au peuple de Dieu,
que sous la figure de monstres et de bêtes féroces. Ainsi
furent représentés les Égyptiens, les Phéniciens, les Ba-
byloniens, les Assyriens, les Perses, les Grecs et les Ro-
mains. C'est ainsi que le prophète Ezéchiel dit de l'Egypte :
«Je viens à vous. Pharaon, roi d'Egypte, grand dragon
qui vous couchez au milieu de vos fleuves... (crocodile)»
(Ezéchiel, chap. xxix, v. 3) ; et ailleurs : « Vous avez été
semblable au lion des nations et au dragon qui est dans
la mer (crocodile). » Juda lui-même, la souche des rois
de la Judée, ne fut-il pas comparé au lion par son père
Jacob, bénissant ses enfants, et Ezéchiel ne continue-t-il
pas cette comparaison contre Joachimdansle chapitre xix
de ses prophéties ; « ... Et il marcha parmi les lions, et il
devint un lion cruel ; il s'instruisit àprendre sa proie et à
dévorer les hommes. » Voilà donc un des mangeurs
d'hommes de nos Peaux-Rouges. « Alors les peuples de
toutes les provinces voisines s'assemblèrent contre lui,
ils jetèrent sur lui leurs filets et ils le prirent (chap. xix,
v. 8). » Le même prophète compare les Babyloniens à
l'aigle, ainsi que les Egyptiens. « Un aigle puissant, qui
avait de grandes ailes et un long corps couvert de plumes
de couleurs variées, vint sur le mont Liban... et un autre
aigle parut ensuite... Ne savez-vous pas ce que cette
énigme signifie? Le roi de Babylone, figuré par le pre-
mier aigle, vient à Jérusalem figurée par le Liban... et le
roi d'Egypte, figuré par le deuxième aigle... etc. » (Ezé-
chiel, chap. VII, v. 3-15.)
A son tour le prophète Daniel nous représente la mo-
narchie des Perses sous la forme d'un ours, celle des Ba-
byloniens comme un monstre ayant un corps de lionne,
— rR7 --
des ailes d'aigle et des pieds humains; le royaume des
Macédoniens comme un lôopard à quatre têtes et muni
de quatre ailes ; enfin la république romaine sous la
forme d'un autre monstre à dents de fer et à dix cornes.
Le royaume des Mèdes est comparé pnr lui au bélier et
celui des Grecs à nu bouc monstrueux (Daniel, chap. vu,
V. 3-8 ; cbap. vrii, v. 3).
Ces animaux, auxquels les prophètes israélites compa-
rèrent les nations ennemies de l'É^^lise et du peuple de
Dieu, sont ce que l'on appelle animaux chérubiques. Ils
sont d'ordinaire au nombre de quatre : Vaigfe, le lion, le
taureau et Vhomme. Dans la mystique des Hébreux, des
Chaldécns et des Égyptiens, on voit paraître fréquemment
ces figures d'animaux, qui primitivement furent les em-
blèmes delà divinité elle-même et que les voyants d'Is-
raël apercevaient sans cesse présents devant le trône et
sous les pieds de l'Éternel.
Les Assyriens avaient pour emblèmes de leur pays le
chérub, composé du bœuf, de l'aigle et de l'homme : c'é-
tait Schouron Tour, taureau ailé à tête humaine portant
la tiare royale. Ce symbole était justifié par le nom véri-
tab'e de l'Assyrie, qui était ffaschour ou Astour (1), d'où
sont dérivés les noms des Asturies, patrie des Ibères, et du
Turquestan ou Tour-estàn, c'est-à-dire pays des Turks ou
Scythes.
C'est sans doute l'Assyrie que les traditions dèn(''-
dindjié dépeignent comme un ruminant gigantesque qui
les conviait à la fornication ; et c'est sans doute la Baby-
lonie ou l'Egypte que ces Peaux Rouges, ainsi que les
Creeks, représentent comme un aigle gigantesque, en-
nemi de ces tribus et qui les détruisait. Qu'on se rappelle
que le dieu-aigle, Nisr ou Nisrock, des Babyloniens, n'é-
(1) Découverte des ruines de Ninive, par BoUa et Layard.
— 688 —
tait autre que le Mithra des Perses, dieu de la guerre et
de la mort. Comme preuve que nos Dènè-dindjié, et par
analogie les Creeks eux-mêmes ont tiré ces images et ces
emblèmes de la Chaldée, que le lecteur consulte mon
« Rapport sur la Géologie du Mackenzie » ; l'appendice
relatif aux armes de pierre de nos Indiens prouve que les
armes de pierre des Dènè-dindjié sont en tout semblables
à celles des peuples primitifs des Asturies, d'Erivan dans
le Caucase, de la Russie et du Danemark. Or les Ibères
qui peuplèrent les Asturies furent une colonne de Chal-
déens, et les Scythes, qui en dérivent également, furent
les premiers habitants du Caucase et de la Russie, l'an-
cienne Scylhie. Quant au Danemark, nous avons de fortes
probabilités qu'il fut peuplé par des Danites, comme nous
le dirons dans le chapitre suivant. Aussi trouve-t-on dans
cette contrée plusieurs des mythes en honneur dans la
Chaldée, dans la Tartarie et jusque chez nos Peaux-Rouges
d'Amérique.
Les uicmes Assyriens qui avaient aussi pour chérub
symbolique le griffon, animal fantastique composé de
l'aigle et du lion, représentaient leur grand dieu Cronus,
VElloïm ou El des Hébreux, Vlllus des Phéniciens, sous
la Hgure d'un /jomj^jeatVe semblable aux chérubins de l'ar-
che et à ceux que vit Ezéchiel. Il avait quatre ailes, deux
au repos et deux en activité, quatre yeux par devant et
quatre par derrière, pour marquer, dit Sanchoniathon,sa
toute-puissance et son omniscience. Or comment nos
Dènè-dindjié appellent-ils leur grand Dieu? Ehna gu-hini
(celui qui voit par devant et par derrière), E hta-odu-hini
(celui qui a des yeux devant et derrière), Ehna ta-ettini
(même signification). Comment donc nier que nous avons
ici une divinité identique à Elloïm, à lllus et à Cronus^
surtout lorsque les traditions des Dènè et des Dindjié, qui
se rapportent à ce Dieu, rappellent trait pour trait les
— G89 —
relations d'Abraham avec l'ange du Seigneur, le combat
de Jacob avec l'ange, etc.?
Si la nation assyrienne avait pour emblème Chérnb,
le Taureau, à cause de son nom Sc/ioin\ le peuple hé-
breu avait pour emblème le chérub à figure d'homme,
c'est-à-dire l'ange de Dieu, qui donna à Jacob le nom de
Sara El ou Israël, c'est-à-dire Fort contre Dieu. Nous
voyons, en effet, dans tout le cours de l'histoire des Is-
raélites, l'ange du Seigneur protéger et secourir visilde-
ment cette nation, qui tirait son nom de Dieu lui-même,
El. C'est l'archange Micha El, la F» rce de Dieu, qui est
leur guide dans le désert, et qui leur ordonne d'extermi-
ner les sept nations chananéennes, abominables aux
yeux d'Adonaï, à cause de leurs crimes (Deutéronome,
chap. VII, V. 1 ; Josué, chap. m, v. 10; chap. ix, v. 3;
chap. XII, V. 8). Comment les nations païennes, qui en-
vironnaient les Israélites, qui étaient les témoins et les
objets maudits de toutes les merveilles que l'ange du
Seigneur opérait contre elles, comment ces nations n'au-
raient-elles pas fait du Cbérub, protecteur d'Israël et ven-
geur des crimes des sept nations vouées à l'anathème,
les prototypes des monstres mangeurs d'hommes tous les
sept jours ou tous les sept ans, dont l'antiquité, soit phé-
nicienne, soit grecque, nous a transmis le souvenir ? Et
quoi d'étonnant que des peuplades qui descendaient des
Chaldéens, des Egyptiens, des Israélites rebelles ou des
Phéniciens, aient apporté avec elles des souvenirs jus-
qu'en Amérique ? De là le géant des Dènè Peaux-de-liè-
vre, destructeur de sept personnes, comme le Minotaure
des Cretois ; de là les lions et les aigles des Chaktas
et des Dènè, qui, tous les sept ans ou tous les sept
jours, venaient promener leurs ravages parmi les In-
diens.
Qui pourrait voir, dans des rapprochements si cou-
r- 690 -
stants et si identiques, une pure fortuite d'idées et de
mythes? — Mais continuons nos identifications.
Les Cussitaw pratiquaient le jeune ainsi que le font les
Pieds-Noirs, les Dènè-dindjié et les Israélites.
Ils connaissaient comme eux la période de sept jours.
Etant partis de nouveau, les Cussitaw arrivèrent en un
lieu nommé la baie Bruyante, à cause de la multitude de
gibier et de grues qu'ils y rencontrèrent. Ils n'y passèrent
qu^menuit. — LesDènè,en marcliedans le désert, se nour-
rissent d'ortolans des neiges et de gelinottes blanches. —
Les Hébreux, dans 1 ) désert, furent nourris de cailles ou,
comme le disent les i a bbins Salomon etRimchi, d'oiseaux
fort gras, car le genre et l'espèce de ces oiseaux n'étaient
pas mentionnés dans l'hébreu, et la version de Septante
en fait des ortolans, ainsi que le disent nos Dènè.
Les Cussitaw demeurèrent quatre ans dans le pays des
Cussaw, allant et venant sans cesse, combattant le mons-
tre et se servant d'armes de silex. — Les Israélites passè-
rent quarante ans dans le désert des enfants de Cuah,
voyageant sans cesse et combattant les Amalécites et les
Amorrhéens, figurés parle monstre mangeur d'hommes.
Après avoir traversé deux cours d'ean, les Cussitaw
arrivent à une montagne sur laquelle était située une
ville habitée par le peuple du sentier blanc. Ils parlemen-
tent pour avoir le droit de passer outre, et ce peuple leur
répond par une déclaration de guerre. — Après avoir
passé les torrents de Zared et d'Arnon, les Israélites arri-
vèrent au pied du mont Herraon et sous les murs d'Hésé-
bon. Moïse fait demander au roi des Amorrhéens la per-
mission de traverser pacifiquement son territoire, mais
Sehon répond par une déclaration de guerre. Le mont
Hermon fait partie de la chaîne du Liban, dont le nom
signifie hlanc, ainsi que nous l'avons dit plus haut. La
Sainte Écriture emploie souvent le nom du Liban pour si-
— 601 —
gnifier toute la terre sainte (ftzôchiel, chap. vu, v. 3-15).
Les Cussitaw aperçoivent un berceau sur les eaux d'un
fleuve. — La lacune ayant rapport ;\ la manière dont fut
trouvé Moïse enfant est ici en partie comblée. Toute-
fois, le fait est loin d'y être aussi explicite que dans les
traditions dènè-dindjié.
Les Cussitaw virent ensuite une montagne, nommée
Moterell, qui faisait un grand vacarme. Il y a ici un ana-
chronisme et une répétition, chose fréquente dans les lé-
gendes américaines. Il s'agit de nouveau delà montagne
embrasée et tonnante dont il a été parlé plus haut. Le
docteur Brinton observe que le nom Moterell n'est pas
creek. Ne serait-ce pas un vague et fugitif souvenir de
Mosera ou Mosroth, au pied du mont Ibor, lieu où mourut
Aaron ? (Deutéronome, chap. x, v. 5.)
Les Cussitaw, ayant côtoyé un cours d'eau, arrivent à
de grands rochers, sur lesquels ils aperçoivent des arcs.
Jugeant que la nation du sentier blanc occupe les hau-
teurs, ils y envoient porter des paroles de paix, mais on
leur répond par des déclarations de guerre. — Ceci est
encore une répétition de ce qui a été dit plus haut. — Le
peuple du blanc sentier représenta sans doute les habi-
tants de la Palestine et du Liban, c'est-à-dire du pays
blanc, candide, contrée élevée et montagneuse, comme
celle dont il est ici question.
Les Cussitaw avaient toujours dans leur marche deux
éclaireurs ou espions qui précédaient le corps d'armée.
— Les Israélites envoient des ambassadeurs aux Amor-
rhéens, avant de les attaquer (Deutéronome, chap. m,
V. 26). Moïse envoie Caleb et Josué visiter la terre pro-
mise ; Josué envoie vers Jéricho deux espions, qui logè-
rent chez Rahab.
Les Cussitaw résolurent d'attaquer la ville rebelle et
de prendre une maison pour chacun de leurs guerriers,
— 692 —
après avoir exterminé tous les habitants. — C'est ainsi
que les Israélites en usèrent à l'égard des Amorrliéens,
des habitants de Jéricho et des autres peuples de la Pa-
lestine (Deutéron,, chap. m). Les Dindjié rapportent la
même chose dans leurs traditions cVFtsiégè. Le seul sou-
venir de ces villes parmi des peuplades sauvages et no-
mades, n'est-il pas lui-même une très-forte preuve que
les événements qu'elles racontent se sont passés sous un
autre climat et dans une autre contrée, où leur genre de
vie était autre qu'il n'est ici ?
Les ennemis des Ciissitaw étaient des Tètes plaies, ceux
des Dènè-dindjié des Têtes pelées ou Têtes rouges (c'est
ce que signifie à la fois leur nom Kftvi de telle). Nous
avons reconnu dans ces derniers des Égyptiens et peut-
être aussi des Phéniciens.
Pour parvenir à la ville qu'ils veulent ruiner, les Gus-
sitaw traversent un fleuve à gué, en y jetant des pierres.
Arrivés dans la cité, ils en massacrent tous les habitants, à
l'exception de deux. — Pour parvenir à Jéricho, qne Dieu
leur a livrée, les Israélites traversent le tleuve du Jour-
dain à pied sec, et, après en avoir tiré douze pienes,
ils placent au milieu de sou lit douze autres pierres,
comme un monument commémoratif de leur passage. Ils
firent le sac de Jéricho, mais ils épargnèrent Rahab et sa
famille (Josué, chap. iv, v. 9).
Après le sac de la ville des Gussaw, les Cussitaw ren-
contrent un chien blanc qu'ils mettent aussi à mort. —
Après la conquête de Jéricho, les Israélites mirent à mort,
en le lapidant comme un chien, Achau, Israélite, qui fut
trouvé prévaricatenr (1).
(1) Nous en demandons pardon à notre cher confrère; il ne nous pa-
rait pas possible que de si nombreux et si menus détails de l'histoire de
la nation juive aient passé et se soient fidèlement transmis d'âge en âge
dans la mémoire d'un peuple, sous forme de fables si peu consistantes et
— 693 —
Les Cussitaw découvrent enfin le peuple habitant du
pays blanc, et veulent également le détruire; mais ce-
lui-ci parvint à les fléchir tellement, qu'ils contractèrent
alliance avec lui, et demeurèrent depuis lors avec ce
peuple sur le pied de l'amitié et de l'égalité. — Les Dènè-
dindjié disent aussi qu'ils vécurent très-longtemps parmi
leurs ennemis les Têtes rasées ou Hommes-Chiens, qui fi-
nirent par épouser leurs filles. — Ainsi les Israélites,
après avoir pénétré et s'être établis dans la terre pro-
mise, dont ils avaient reçu mission de détruire les habi-
tants primitifs, les sept nations chananéennes, s'en lais-
sèrent fléchir, et, émus de pitié, leur permirent de vivre
au milieu d'eux ; ils en épousèrent même les filles, ce qui
fut l'occasion et la cause de leur perte.
Cette dernière particularité nous autorise donc à voir,
dans la nation des Creeks, le mélange de deux éléments :
Israélite cX chunanéen ou phénïcien ; c'e&t-k-dire des mê-
mes éléments dont nous avons constaté l'existence parmi
les Dènè-dindjié, et qui, par le fait, se trouvaient réunis
ensemble, dans la nation israélite elle-même, lors des
deux captivités, sous Salmanazar et sous Nabuchodouo-
sor. Les Cussitaw seraient donc des Israélites mélangés
peut-être d'Égyptiens, et les Cowétas, ce peuple du
pays blanc, des descendants des Paleslins ou des Cha-
nanéens.
mêlés à tant d'aberrations ridicules. Quand l'ignorance et rimagination
se donnent libre carrière à ce point, il nous parait difficile qu'une tradi-
tion orale soit reconnaissable, dans ces menus détails, à cinquante ans
on à cinquante lieues de distance; peut-être même ne trouverait-on pas
deux homraes dans une tribu qui la rapportent d'une façon identique.
S'il en est ainsi, quelle conséquence peut-on tirer, dans cette catégorie
de faits secondaires, de la coïncidence de la fable avec l'histoire, après
un laps de temps si considérable? Si la thèse de l'auteur est vraie — et
nous voulons le croire — nous pensons qu'il ne faut demander à la tra-
dition que ce qu'elle peut donner, le souvenir plus ou moins altéré des
plus notables événements. {Sole de la Rédaction.]
— 694 —
Nous n'ignorons pas que certains lecteurs vont lever
les épaules à cette conclusion et la caractériseront de té-
méraire. Que ces personnes, suspendant un jugement si
hâtif, veuillent prendre connaissance du compte rendu du
congrès des Américains, V^ année, 1875. Elles y verront
des preuves convaincantes que des débris des nations
chananéennes, et probablement aussi du peuple Israé-
lite, abordèrent jadis eu Amérique, comme il conste par
les monuments et les pierres gravées en caractères phé-
niciens qui ont été découverts dans les États-Unis, ces
dernières années.
Passons maintenant à la tradition des Guatémaliens,
telle que nous la trouvons dans le Mythe de Votan, par
M. le comte de Charencey. Nous y retrouverons les mê-
mes phénomènes ethnologiques que dans les précé-
dentes.
La légende de Votan ou Wotan nous a été transmise
par l'évèque de Chiapas, don Francesco Nunez de la
Vega, qui la recueillit chez les peuples d'Oxaca. Elle fait
partie de la magnifique Bibliothèque américaine du sa-
vant abbé Brasseur de Bourbourg, que nous pouvons
considérer, parmi nos compatriotes, et en dépit de certai-
nes idées qu'on lui reproche justement, comme le pre-
mier des américanistes modernes. Nombre d'écrivains
espagnols, mexicains ou péruviens, cités dans l'ouvrage,
sont les sources auxquelles s'est inspiré l'auleur du My-
the de Votan. La plupart de ces écrivains appartiennent au
corps du clergé régulier, missionnaires de la Nouvelle-
Espagne ; tels sont : Tévêque don Diego de Landa, les
RR. PP. Torquemada, Grégoire Garcia, Clavigero, Bur-
goa, don F. Pimentel, Lopez de Cogolludo ; quelques au-
tres sont des laïques savants, tels que le docteur Juan
Diego de Tscudi, Ordofiez, Sahagun, Cabrera, Maria
Ed. de Rivero, etc.
— 695
CHAPITRE VI.
LÉGENDE NATIONALE DES TZENDALES DU GUATEMALA.
LE DEMI-DIEU WOTAN.
« Wotan, ou, comme l'écrit M. de Charencey, Volan,
était le grand chef des C/tans ou Serpents, et le troisième
de sa race. Dans un écrit laissé par lui, en langue tzen-
dale ou cliiapanèque, il s'intitule « le Seigneur du bois
creux », c'est-à-dire du Tiin ou tambour sacré. Mais les
Tzenddies et les Chiapanèques, qui se disent les premiers
habitants du continent américain, et qui reconnaissent
Wotan pour leur héros, leur père, leur bienfaiteur et
leur législateur, le nomment le Cœur du peuple, à cause
de sa grande douceur et des bienfaits dont ils en furent
comblés. Après sa disparition, ils lui décernèrent donc
les honneurs divins, et placèrent sous sa protection le
troisième mois de l'année.
« Dans son mémoire testamentaire, Wotan dit qu'il est
le petil-fils d'Ymos (le grand poisson cornu, le même
que Quetzal-Cohuatl des Nuhoas), ce vieillard sensé qui
échappe au déluge sur une grande barque qu'il construi-
sit dans le dessein de s'y retirer.
« Wotan raconte qu'il vit la grande tour élevée parles
hommes après le déluge, et qu'il fut envoyé par Dieu,
après la diffusion des langues, pour peupler le continent
américain , alors désert et inhabité. Il parvint, dit-il,
en Amérique, du côté du nord-ouest, par une voie
souterraine et ténébreuse, à la manière des serpents, ses
frères, après avoir passé par les sept demeures ou caver-
nes des treize serpents, et il ajoute que, dans ce voyage,
il laissa sur son chemin des signes de son passage.
« Wotan pénétra d'abord jusqu'au lieu oCi fut constrnile
depuis la cité des vieillards {huéhuétan), sur les bords de
— 696 —
la rivière de Ciudad-Real de Gliiapas. Il y amena sept fa-
railles de serpents ou Chans, commandées pur dix-neuf
chefs, à la tête desquels il se trouvait. Il dit que son but,
dans ce voyage en Amérique, était d'atteindre \e Pied du
ciel, afin d'y retrouver les serpents ses frères. Par la
même route souterraine qui le conduisit en Amérique,
Wolan fit quatre voyages successifs, aller et retour, de la
terre de Wolan (Valum Wotan) à la terre de Xibes ou
Chives (Valum Chivim). Ce dernier mot est le nom des
Tultul-Xinhs, appelés aussi Olmèques, Xicalanques,
Nahuallaques, Nahoas et Toltèqucs orientaux. Il ajoute
qu'il alla de là en Chaldée, à Jérusalem et en Europe.
« Wotan raconte encore dans cet écrit qu'au retour d'un
de ces voyages il trouva dans sa nouvelle pairie sept autres
familles étrangères. 11 délibéra longtemps pour savoir s'il
les traiterait en amis ou en ennemis; mais enfin il finit
par les reconnaître aussi pour des serpents comme
lui. C'étaient probablement des Nahoas orientaux ou
Chives. La tradition les nomme Iséquils. Wolan traita
les Tséquils en alliés, il fit alliance avec eux, leur donna
en mariage des filles chanes et les établit auprès de lui.
Ce sont les ancêtres des ïzendules et leur nom est resté
à un quartier de Ciudad-Real de Chiapas.
« Wolan apprit à son peuple l'agriculture, la culture
du maïs, la connaissance et l'usage du calendrier, les arts,
plusieurs sciences et toutes sortes de coutumes et de cé-
rémonies relativement à l'usage des coupes, des bassins
et des nappes. Il divisa l'année en treize mois lunaii es de
vingt jours chacun. Mais il allia à ces bienfaits le culte des
fétiches ou nagualt (l'animal-dieu), qu'il avait reçu des
Tséquils. Il importa en Amérique le tapir, édifia plusieurs
villes et soumit à ses lois les premiers habitants du pla-
teau d'Anahuac, les Ghichimèques ou Quinamès, adora-
teurs de Tezcatlipola^ l'ennemi de Quetzal-Cohuatl.
— n07 —
(i Wolan dit encore que par la puissance de son souffle
il édilin sur une montagne, sise sur les bords delà rivière
des vieillaiLls, un temple sombre et souterrain, dans le-
quel ii déposa son écrit ou mémoire testamentaire en hié-
rogly[)bes sur des tables de pierre ; plus dix-neuf sta-
tuettes de jade, représentant les rf/x-neM/'chefs subalternes
de ses Etats; plus des vases précieux et de grands tré-
sors. 11 préposa à la garde de ce temple souterrain une
grande prêtresse et des custodes ou Tlapians.
« Wotan divisa ses Etats américains en quatre royau-
mes, savoir : 1° celui de 7Vac/«-c^an (maison des serpents),
dans lequel on pense qu'était la fameuse cité de Palen-
qué, dont les ruines ne le cèdent guère en beauté à celles
deThèbfs etdePalmyre, et qui fut la capitale du royaume
appelé subséquemment Xibalba, c'est-à-dire portion des
Xibes ou Chives (des Nahoas);2° le royaume de Yucalan;
3° celui de Guatemala ; et 4° enfin celui de Tulha ou
Tulan, ôiins lequel se trouvait Ciudad-Real de Chiapas,
portion des Tséquils.
«Après toutes ces grandes actions, Wotan s'en retourna
aux lieux d'où il était venu et on ne le revit jamais plus. »
Ainsi finit la légende guatémalienne. Nous devons,
avant d'essayer de l'expliquer, la compléter en y ajou-
tant le compendium des données que nous fournissent
les auteurs qui ont écrit sur ce sujet.
Les cbroniqueurs donnent à Wotan dix-sept successeurs,
tous de la race des chefs de la nation wotanide.
« D'après l'abbé Brasseur de Bourbourg, les Chichi-
mèques, que Wotan trouva sur les plateaux d'Anahuac,
arrivèrent en Amérique, yers l'an 49 de notre ère, à'Aztlun
ou Asè-Land, comme l'écrit le baron de iJretonne, c'est-
à-dire de la terre des Ases, l'Asie. On les identifie avec
les ïoltèques occidentaux commandés par Itzamna, qiii
fut lui-même un des monarques du Yucatan.
T. XV. *5
— 698 —
«Les Wotanides, après avoir vécu en bonne infelli-
gence avec les Tséquils ou Nahoas, finirent par être en
proie aux guerres civiles el aux dissensions, et furent
enfin chassés de leur nouvelle patrie par ces barbares
qu'ils avaient accueillis et adoptés avec plus de générosité
que de prudence. La chute cle l'empire de Wotan, si
tant est que cet empire ait jamais existé en Amérique,
eut lieu, pense-t-on, vers le troisième siècle de notre ère.
Les Wotanides, chassés par les Nahoas, se dispersèrent
dans le Yucatan et le Guatemala. Quant à leurs ennemis,
ils continuaient à affluer dans le pays, par le côté nord-
esl du continent. Quelques Wotanides se mêlèrent aux
Nahoas et allèrent envahir, au onzième siècle, le pays des
Aztèques au Mexique, dans lequel ils fondèrent une autre
Tulan, en souvenir de Tulan de Chiapas ou Tulapan,
leur ancien patrimoine dans le Guatemala. C'est du nom
de ces deux villes que les Nahoas prirent le nom de 7W-
tèques, qui signifie homme de Tulan. Ce sont là les Tol-
tèques orientaux ou à tête droite. Ceux qui vinrent au
Mexique et au Guatemala par les côtes de la Californnie
furent des lêtes plates, et on les nomme Tollèques occi-
dentaux.
« On attribua à Wotan le culte religieux du mont Es-
curruchan, au sommet duquel on conservait un feu sacré
dans une enceinte palissadée.
« Chez lesTarasques, peuple du Michoacan (Mexique),
le même héros est connu et vénéré comme une divinité
bienfaisante sous les noms d'Odon et d'Jnodon.
« Les Othomies, autre peuplade mexicaine, le recon-
naissent pour leur législateur, l^ur père et leur dieu, sous
le no(n d'Oton,
«Wotan, héros, législateur et divinité des Tzendales, et
Quetzal-Cohuatl, législateur, héros et divinité des Toltè-
ques, peuvent bien être identifiés l'un à l'autre. En eflet,
— m\) —
Wotan est appelé le roi des serpeiUs', et le nom de
Quetzal-ColiiuUl signifie serpent verl.
« Alex, de Hiimboldl identifie, sans doute avec raison,
le dieu américain Wolan avec la divinité Scandinave
Wodan ou Odin, le dieu hindou Doudka, le thibétain
Pouta-la, le cingalais Podda, le tamoul Poudan, le grec
Boudea et l'égyptien Toth. Toutes ces divinités, en eflet,
présidaient au troisième jour de la semaine ainsi qu'à la
planète Mercure, de même que le dieu tzendale préside
dans le calendrier au troisième mois de l'année. C'est
pourquoi M. de Charencey assimile Wotan ou Votan aux
dieux congénères de Toth, Hermès ou Mercure. L'un et
l'autre de ces écrivains s'accordent pour considérer le
mythe de Wotan comme étranger à l'Amérique et d'o-
rigine bouddhique.
« Malgré le caractère de douceur et de bienveillance
que les peuplades de la Nouvelle-Espagne recon-
naissent à Wotan, certaines populations de l'Amérique
centrale lui prêtent un caractère funèbre. Ainsi, d'après
Brasseur de Bourbourg, les Guatémaliens Tassimilent à
Mam, dieu de la mort. D'autres peuples même lui prêtent
un caractère malin; ainsi les Maya-Qquiches en font le
Mauvais-Esprit, génie cruel et malfaisant. La raison
semble en être, dit l'auteur déjà cité, la haine qu'ils res-
sentaient pour leurs tyrans et leurs conquérants, les Na-
hoas du Yucalan, adorateurs de Wotan.
« Dans les belles ruines laissées au Yucatan par les
Wotanides, et spécialement sur les bas-reliefs de Palen-
qué, on voit représentés des pontifes revêtus de robes
longues et traînantes, tenant en main des encensoirs et
portant sur la tête des tiares; on y voit la croix, appelée
en mexicain Quiahuitztéotl{\e signe qui répartit la pluie),
c'esl-à-direlafécondité et la bénédiction dans ces régions
équatoriales. Or la tradition dit que ce fut le serpent vert
— 700 —
(Quetzal-Cohualt) qui le premier planla la croix au Mexi-
que. Celte divinité disparut comme Wotan après qu'elle
eut prêché sa doctrine et laissé des lois et une civilisation
au peuple des Chives ou Nahoas.
(( Enfin les auteurs déjà cités reconnaissent et admet-
tent qu'il faut savoir distinguer, dans la légende qui
nous occupe, le fait de l'immigration et du séjour des
Wotanides au Guatemala, d'avec le mythe de Wotan lui-
même. Au premier événement il faut attribuer la con-
struction des villes, la fondation des quatre grandsroyaa-
mes, etc.; mais le mythe, le culte et la tradition de Wotan
et de ses grandes actions ont nécessairement dû être im-
portés en Amérique par les sectateurs de Wotan qui pri-
rent ensuite son nom même. »
Voilà ce que donne en substance le Mythe de Wotan
et les conclusions auxquelles s'arrête cette brochure.
J'ajouterai à ce qui précède que les noms de localités
ou de pays européens et asiatiques qui se trouvent dans
cette tradition, me paraissent mériter peu de confiance et
avoir été ajoutés par les nai'rateurs espagnols, sans doute
pour la plus grande clarté du mémoire wotanide qu'ils
traduisirent. Il n'est point facile de croire que les noms
de Babel, de Jérusalem, de Rome, de la GUaldée, de
l'Europe, etc., se soient rencontrés inlégralement dans
cet écrit, d'ailleurs composé d'hiéroglyphes. On ne pour-
rait, en tout cas, en constater actuellement l'authenticité,
puisque toutes les pièces que i'évèque Nunez de la Véga
possédait seul de cette remarquable légende, furent
publiquement brûlées par ce prélat, dans le but de reli-
rei" le peuple d'Oxaca du culte idolàtrique de Wotan.
De même, l'imposition à plusieurs localités de la Nou-
velle-Espagne de noms fournis par la légende de Wotan
ne peut être tenue pour une preuve que les événements
narrés par celle-ci se sont passés en Amérique ; car
— 7UI —
alors il en faudrait dire autant de toutes les traditions
des Peaux-Rouges. Toutes, on effet, s'accordent à placer
dans leur propre contrée les faits que la Bible rapporte
avoir eu lieu dans l'Asie, ainsi que nous avons eu déjà
plus d'une fois l'occasion de le faire remarquer.
Ces préliminaires posés, nous en venons aux similitudes
que nous offre la légende de Wotan avec l'histoire de
Moïse et du peuple hébreu.
IDEMIFICATIONS.
Le traducteur espagnol de la légende tzendale ne nous
donne pas la sip:niflcafion du nom de Wotan ou Votan. Il
dit seulement que ce héros s'intitulaitle Seigneurdu Tun,
ou tambour sacré, mais sans nous apprendre pour quelle
raison, ni si c'est là la traduction du nom Vïo/an. Nous
prions le lecteur d'observer ici que les Kanaks ou Peaux-
Rouges de l'archipel tongien, ainsi que d'autres Polyné-
siens, font usage d'un tambour identique au tambour sacré
des Yucatèqiies et des Mexicains, lequel était formé d'un
bois creux. Ils possèdent encore de nos jours le lalli, sorte
de tambour ou de cloche, formé d'un tronc d'arbre creux
que l'on fait résonner en en frappant les lèvres d'un
maillet, après l'avoir au préalable isolé du sol, en le po-
sant sur un rouleau de cordes. Ces mêmes Kanaks ont,
eux aussi, la croyance en un dieu législateur descendu
jadis du ciel sous le nom de Rono et qui a disparu après
un séjour plus ou moins long sur terre. Ils attendent en-
core son retour de l'occident.
Quoiqu'il en soit, la première de nos identifications de
Wotan avec Moïse repose sur ce fait, que le héros tzen-
dale porte le même nom que le Moïse des Dènè-dindjié.
Entre autres épilhètes caractéristiques, celui-ci, avous-
— 702 —
nous dit, a reçu celles de taupe, de musaraigne [Klagdu-
tha en dindjié, Klo-datsolé en peau-de-lièvre, dan, tan,
don et (on en chippewayan et dans d'autres dialectes). Si
nous faisons précéder ces monosyllabes, qui signifient
taupe, musaraigne, rat rouge des sables, des particules-ar-
ticles 0, WO, KO, RON ou XO, qui sont du plus fréquent
usage chez les Dènè-dindjié, les Algonquins et même
chez les Polynésiens, nous obtenons en toutes lettres le
nom du héros tzendale et mexicain, avec ses variantes
Odon, Oton, Odan, Wotan, Kondon , sans que ces noms
perdent rien de leur signification dènè-dindjié ci-dessus
mentionnée.
Voici quelques exemples pris au hasard qui prouveront
au lecteur que les particules-articles 0, RO,\VO, XO, etc.,
sont d'un fréquent usage en Amérique et en Océanie
sans qu'elles altèrent en rien le sens des mots aux-
quels on les lie. On les emploie surtout dans les noms
propres, dans les abstractions. Exemples : Ozué, le dé-
sert; Oért, l'aube; Wotld, la tète; Woclara, la barbe;
Kokron, le feu ; Kunla, la main , etc. En algonquin on dit
0 chippway, le Sauleux ; 0 mas/ikego, le Swampie. En
kanak on dit 0 Taïti pour dire l'île de Taïti, la beUe île.
Les changements de l'article 0 en KO, WO ou XO exis-
taient également parmi les différents dialectes des lan-
gues orientales. Ainsi nous voyons le nom hébreu à'Omri,
roi d'Israël, écrit par les Assyriens Komriya; et celui
d'Hazaël, roi de Syrie, écrit Khazaël (1). Nous sommes
donc porté à admettre que c'e?t par un procédé analo-
gue, très-fréquent entre les dialectes américains, qu'a eu
lieu la mutation du nom de dan ou tan en celui de Wo-
tan ou Odon, Oton.
II nous semble que cette raison doit d'autant plus pa-
(1 ) Découverte des ruines de Ninive, par Botta et Layard.
— 7u;{ —
rattrc péreinploiie qu'à la synonymie dans les noms s'a-
joule encore la même synonymie dans les idées : Wolan
est appelé un serpcnl parce qu'il prétend êlre parvenu en
Amérique par des issues souterraines, à travers les mers
et les continents, en se p;lispant dans le sein de la terre à
la façon des serpents, et qu'il s'en alla de la même ma-
nière. Or nous avons appris, par du Roclior, que les
Efïyptiens donnaient à Moïse le nom de taupe pour la
même raison, c'est-à-dire à cau^^o de son passage sous la
mer Rouge, et Irès-probableinenl à cause de cette croyance
des Talraudistes que les âmes des [sraélites décédés sur
la terre étrangère devront aller ressusciter en Judée,
après s'y être rendues en Iravorsant les continents et les
mers par de secrètes issues, à la manière des taupes,
des rats et des serpents. Les Dènè-dindjié appellent leur
héros lunaire taupe et /■«/ rouge des sables, musaraigne^
pour la même raison.
Cette similitude d'idées, entre des nations si diverses
et sur le même chef, ne saurait être fortuite et confirme
notre opinion qu'elles émanent toutes primitivement du
Taira ud.
Wotan est le roi ou le chef de la nation des Chans, que
l'on traduit par Serpents, et le troisième de sa raco. —
Moïse est le grand chef et 1*' législateur de la nation israe-
lite, sortie de la terre de Cham ou Chanaan, et qui habita
pendant deux siècles la terre de Cfmrfi ou Aaw<, c'est-à-
dire l'Egypte. Il fut le Iroir-itMiie de sa race, ayant été le
petit-Qls de Lévi, père de la tribu ou race des Lévites.
On ntius dira mainlcnaut, peut rtre, que Moïse ne fut
jamais appelé un serpent, ni les II 'breux la nation des
Serpents. Nous répondons que, pour ne posséder aucune
preuve positive de cette opinion, il n'est pas moins pro-
bable et parfaitememenl admissible que Moïse ail pu être
assimilé au serpent par certains peuples idolâtres, voi-
— 704 —
sins des Hébreux, tels que l'étaient les Phéniciens, les
Égyptiens, les Chaldéens, ou même par les Israélites
de la captivité, qui furent si enclins à l'idolâtrie. Cette
probabilité repose, à nos yeux, sur un grand nombre
de preuves très-fortes : 1° Moïse fut élevé en Egypte,
où le serpent était adoré et ses momies conservées.
2' Les Pharaons, par lesquels il fut adopté et au trône
desquels il aurait pu prétendre, si la fraude de Therrau-
lis sa mère n'avait été découverte, les Pharaons, dis-je,
portaient sur leur tiare royale l'effigie du serpent, dont
la tète était surmontée du disque solaire. Qui sait même
si ces princes ne prétendaient pas à une origine ophi-
dicnne, et s'il ne faut pas aller chercher dans la patrie
des Pharaons le prototype de cette prétention bizarre des
rois de Siam et des empereurs du Birman ? 3" Très-cer-
tainement, le culte des Égyptiens, que nous sommes en-
core loin de connaître parfaitement, alliait le culte des
serpents à celui des astres, car les deux figures du ser-
pent et du soleil sont toujours unies sur les peintures mu-
rales et dans les sujets des sculptures des monuments
égyptiens. 4° En tout cas, pour ce qui concerne Moïse lui
seul, les changements de sa verge en serpent, et 5° l'érec-
tion eu croix du serpent d'airain, qui guérit les Hébreux
des morsures des serpents de feu et fut une figure du Christ-
Rédempteur, furent des événement trop notoires et trop
merveilleux pour n'avoir pas mérité à Moïse, dans l'es-
prit des païens et même de certains Israélites grossiers,
une certaine parenté avec la gent ophidienne. On ne sau-
rait nier que l'érection du serpent d'airain en croix, dans
le désert aride, n'ait été le point de départ de la tradition
mexicaine de Quetzal-Cohuatl, le serpent vert, érigeant
en Amérique la croix comme un signe de bénédiction, en
ce sens qu'il répartit la pluie, don aussi rare au Mexique
que dans les arides montagnes de la Judée. Aussi, la pluie
élail-elle justement considérée comme un bienfait par
le? Israélites, et leur rituel conliont-il des prières parti-
culières pour la demander au ciel. Sa privation était con-
sidérée comme un cliûlimenl d'en haut, ainsi qu'il arriva
sous l'impie Acliab. ^ Exauce-les (les Hébreux), est-il écrit
au livre des Rois, chap. viii, pardonne-leur les péchés
de tous les serviteurs et envoie la pluie sur la terre. »
— Pour les Dènè-diudjié la neige remplace la pluie ; la
iieige est pour eux un bienfait du ciel, parce qu'elle leur
permet de tuer aisément rennes et élans, animaux au
pied léger dont elle entrave la course. C'est à leur héros
lunaire, à leur Moïse, Sa-Wéta, que les Dènè septentrio-
naux demandent la neige, et ils le font au nom de la
c:ùix. G" Ce fut Moïse le premier qui initia le monde au
mystère de lu chute originelle par le seipenl. 7° Ce fut
Moïse qui lit construire les deux séraphins qui proté-
geaient l'oracle, et d'entre lesquels Dieu taisait entendre
sa voix. Or, le mot séraphin, en hébreu, signifie serpent
volant et brillant. 8" Le serpent d'airain ou serpent vert
(car l'airain revêt ordinairement ctUte couleur), tondu
par Moïse, fut conservé par les Juifs jusqu^iu temps du
roi Ézéchias, et ils lui rendaient un culte idolâtrique, dit
la liibie. Ést-il possible que Moïse fût étranger à ce cidte
cl que ces Israélites superstitieux ne l'aient pas assiuiilé
avec ce serpent? Si donc on nous objectait que Wotan,
homme-serpent, était adoré comme une divinité bienfai-
sante, et que Moïse ne le fut jamais, je rappellerais le
fait que je viens de citer, et j'y ajouterais ce texte de
l'Exode (chap. vu, v, 1), où il est écrit que Dieu dit à
Moïse : a Je vous ai établi le Dieu de Pharaon, et Aarou
sera votre prophète. » 'J" C'est Moïse, descendant de
Jacob, qui a divulgué la prophétie du vieux ()iitriarcho
mourant et bénissant ses enfants réunis autour de lui.
S'adressant à Dan : « Dan, dit-il. est un serpent dans le
— 706 —
chemin, il mord le pied du cheval afin que le cavalier
tombe à la renverse. » El les commentateurs de la Sainte
Écriture disent qu'il s'agissait, dans cette annonce pro-
phétique, de Samson ou Shamson, géant de la tribu de
Dan et juge d'Israël, qui fut pour les Phéniciens un ser-
pent dans le chemin, par toutes les embûches qu'il leur
suscitait et où il les fît périr. Le nom de Shamson veut dire
soleil. Nous aurions donc dans Shamson le Danile l'union
des deux emblèmes du serpent et du soleil, que l'on trouve
si souvent unis tant en Phénicie qu'en Assyrie et en
Egypte. Et ce que nous trouvons de plus singulier dans
celte rencontre, c'est que tous les peuples, à quelque con-
tinent, à quelque couleur qu'ils appartiennent, dont le
nom semble dérivé de celui du patriarche Dan, ont pos-
sédé ou possèdent encore le mythe du dieu-serpent astro-
nomique. En Europe nous avons eu les Danois el leur dieu
Wodan, les Dœne galliques et les Dèn ou Bas-Bretons et
leur Odin ; en Afrique, nous retrouvons actuellement les
Dahoméens et leur dieu-serpent Dan ou Tan (1) ; en Amé-
rique se révèlent à nous les Donè, les Dènè et les Dindjié,
avec leur divinité mâle lunaire Sa-Wéta, Dan ou Ton ; en-
fin au Mexique et dans l'Amérique centrale, plusieurs
peuples de race wotanide adorent le dieu-serpent Votan,
Odon ou Oton. Voilà une multitude d'exemples d'un phéno-
mène ethnologique qui est assez général pour mériter de
la part des savants un examen approfondi. 10° Enfin, on
peut ajouter aux raisons qui précèdent ce que nous avons
dit dans le troisième chapitre, touchant l'assimilation du
Moïse des Dènè-dindjié au serpent. Nous pouvons donc
conclure avec avantage que non-seulement il ne répu-
gne pas que Moïse ait été appelé serpent, mais qu'une
grande probabilité milite en faveur de celle opinion.
(1 ) Annales de la propagation de la foi. Lettre de M» l'abbé Borghero,
missionnaire au Dahomey.
- 707 —
Wotan était le chef de la nation des Cliam ou Chanes^
mots que Nunez de la Véga traduit par serpent. — D'après
l'abbé Hue, le fondateur de l'empire chinois est appelé
Chan par les habitants du Céleste Empire , et ce Chan est
le même que Fo, le Boudha des Chinois, lequel porte
chez les Japonais le nom de Chanca. On sait que les sou-
verains de la Perse se donnent le titre de Cha ou Scha^
et que celui des monarques mogols et tartares, qui do-
minèrent dans toute l'Asie au moyen âge, est Khan, que
l'on écrit aussi Chan. Le petit-fils de Genghis-Rhan, Ku-
blai-Chan ou Khan, ayant poussé ses armes conquérantes
jusque dans l'empire du Milieu, monta sur le trône, et
fut le premier empereur tartare de la Chine, sous le nom
de Chang-ti. — Chez les Dènè-dindjié, le personnage qui
représente Noé porte le nom de Chane ou Tchane, qui
signifie le Vieillard, nom du dieu sidéral des Pieds-Noirs.
— A Ceylan, le dieu des Tamouls, Poutan, est fils de
Tchandra, chef de la dynastie lunaire. — En faut-il da-
vantage pour prouver que dans ces différentes contrées
et parmi tant de peuples divers, imbus des mêmes idées
et ajoutant foi au même mythe, le personnage primitif
appelé Chan, Chane, Tchane, Tchandra, Chanca, etc., n'est
autre que le fils de Noé Cham, ou, ce qui est encore plus
probable, son petit-fils, le troisième de sa race, Chanaan,
par abréviation Chan, père des races touraniennes ado-
ratrices du serpent ?
Si l'on nous objecte que cette déduction est opposée et
contradictoire à notre thèse, qui milite en faveur des Hé-
breux, peuple de race araméenne ou sémitique, nous ré-
pondrons, conformément à tout ce qui a été dit plus haut,
que, dans toutes les traditions et les coutumes de nos
Peaux- Rouges, nous apercevons sans cesse l'élément ara-
méen uni à l'élément tourauien, et que, si plusieurs na-
tions américaines sont des restes d'Israël captif en Chai-
— 708 —
dée, comme tout semble le prouver, ces restes sont
mélangés avec des débris d'autres peuples asiatiques por-
tant avec eux les superstitions et les mythes des païens.
Ce dualisme, qui s'est révélé à nous dès le principe de
nos éludes des races peaux-rouges, forme le fond de la
thèse que nous développons ; nous prions le lecteur de
ne le point oublier.
Wotan fut appelé le Cœur du peuple, le cœur de la na-
tion tzendale, tant à cause des bienfaits que celle-ci eu
reçut que de la grande douceur du héros guatémaUen.
— Nous avons vu que les Dènè-dindjié donnent égale-
ment à leur dieu lunaire le nom de Cœur, et de Bicn-
aiméj et qu'ils le représentent comme le plus doux des
hommes. — Cette qualité, qui fut aussi le partage de tous
les Boudha asiatiques, fut possédée éminemment par
Moïse, le bien-aimé de Dieu et des Hébreux, et dont la
grande douceur est louée dans tant de passages des livres
saints.
Wotan préside, dans le calendrier yucatèque, au troi-
sième mois de l'année. — Ses congénères, Toth, dieu des
Égyptiens , et Boudha, dieu des Hindous et des Thibé-
tains, président au troisième jour de la semaine, ainsi
que le Mercure des Romains et l'Hermès des Grecs. —
C'est également au troisième mois, mars-avril, que les
Dènè-dindjié célèbrent la fête lunaire de leur Moïse. — Et
c'est au troisième mois que Moïse fil passer la mer Rouge
aux Hébreux , après les avoir délivrés des mains des Égyp-
tiens. En ce mois, ils célèbrent leur fête du Phase ou
Passage.
Wotan laissa son histoire écrite en hiéroglyphes sur
des tables de pierre. — Moïse nous a laissé le Pentateu-
que, qui fut comme son testament, comme il est l'his-
loire du monde et du peuple hébreu. Son successeur,
Josué, en fit transcrire une partie, le Deutéronome, sur la
— 709 —
pierre (Josué, cliup. viii, v. 32). Moïse lui-aièuie recul de
Dieu le Décalogue, écrit sur des tables de pierre.
Wotan raconte qu'il vit lu tour de Babel, qu'il fut témoin
de la confusion des langues et de ladispeisiondes peuples,
et qu'il re(^ut ensuite la mission divine de conduire ses frè-
res en Amérique, pour peupler ce continent alors désert.
— Celte double dëclaralion de la légende guatémalienne
nous semble si forte, qu'il est impossible de n'y pas recon-
naître un souvenir vivace de la vocation de iMoïse. — C'est
par les révélations faites par Dieu même à Moïse que
nous avons été initiés à l'histoire de la création, du dé-
luge, de la confusion des langues ù Babel, et de la mis-
sion divine que Moïse reçut longtemps après, de con-
duire le peuple hébreu dans la terre de Chanaan ,
vouée à la solitude de la mort par ordre de Dieu. —
Les légendes des Dindjié, des Dènè, des Greeks ne nous
disent pas autre chose que leurs pérégrinations sous
ce même chef, et la manière merveilleuse dont il les
délivra de leurs plus puissants ennemis. Seulement, il
est évident que les Tzendales ont commis ici à la fois
un anachronisme et un synchronisme, fail Uès-commun
dans les légendes indiennes : d'un côté, ils ont fait leui'
Moïse contemporain de Noé, ou même out confondu
les deux patriarches en un seul ; de l'autre, ils ont opéré
la même confusion entre l'Amérique et la terre promise.
En etlét, la légende, revenant de nouveau sur la mis-
sion divine de Wotan, dit que son but était de conduire les
sept familles de Serpents, qu'il dirigeait vers le Pied du
Ciel où se UoMvaient ses autres frères les Seipents. — Ui'.
nous avons vu que le héros lunaire des Dènè et des Din-
djié n'avait pas d'aulre but que de conduire leurs frères au
Pied du ciel, qui avait jadis été leur patrie première ; et tel
était aussi le but des pérégrinations des Chaktas. Par ce
Pied du ciel nous avons montré et prouvé qu'il s'agissait
— 710 -
de la Terre promise, où Moïse conduisit les Hébreux ; de
cette terre où Jacob, dès la première nuit qu'il y passa,
vit une écbelle qui, en s'appuyant sur le sol, atteignait
jusqu'au ciel, et sur laquelle les anges montaient et des-
cendaient, comme si elle eût été le pied du ciel et son
support ; de cette terre qu'il nomme Beth-El, c'est-à-
dire maison de Dieu, et de laquelle il prononça qu'elle
était véritablement la Porte du ciel (Genèse, cbap. xxviii,
V. 17). Par ce seul fait que les Dènè-dindjié placent leur
Pied du ciel bien loin dans Touest-sud-ouest, et sur un
autre continent, il devient évident, pour tout lecteur de
bonne foi, que le Pied du ciel, cherché par Wotan et ses
frères, n'a pu être l'Amérique, mais bien un certain pays
de l'ancien monde. Par conséquent, nous pouvons, par
une juste déduction, conclure que toutes les pérégrina-
tions, les allées et les venues qui accompagnèrent et sui-
virent ce voyage, ne sont que le récit des marches et con-
tre-marches des Israélites dans le désert, et non point des
voyages effectués sur le continent américain. — Mais, nous
le répétons, l'arrivée des adorateurs de Wotan en Amé-
rique se trouve englobée et confondue avec ces pérégri-
nations, ainsi que nous l'avons déjà constaté pour les
Dènè-dindjié et les Creeks.
Cependant, en un autre sens, le Pied du ciel pourrait
encore s'entendre de l'Amérique elle-même; et la tradi-
tion guatémalienne pourrait dire en effet que ce fut leur
héros qui les y conduisit ou plutôt qui les y poussa, puis-
que ce fut en effet Moïse, le premier d'entre les pro-
phètes, qui prédit aux Israélites qu'ils seraient dispersés
jusqu'aux gonds du ciel : « Si ad cardines cœli fueris
dissipatus, inde te relrahet Dorainus Deus tuus.» (Deutér.,
cap. XXX, V. 4.) Tous les commentateurs entendent par
les gonds du ciel les pôles terrestres ou bien quelque
plage située à l'extrémité du monde, comme l'était l'A-
— 711 —
mériquepour le monde uucieii. Gomme les Peaux-Rouges
croient que la terre est disculaire et qu'elle est bornée
tout autour par la retombée do la voûte des cieux, le
Pied du ciel est justement pour eux l'horizon le plus
éloigné à l'extrémité des mers, le continent le plus re-
culé.
C'est parce que Wotan, ainsi que Moïse, nous fait as-
sister, par son testament écrit, au cataclysme du déluge
et à la dispersion des peuples, qu'il dit avoir été témoin
de ces grands événements. Moïse, qui les avait reçus et
vus par révélation , aurait pu dire également qu'il en
avait été témoin, de la même manière que les prophètes
étaient témoins des événements futurs que Dieu leur
montrait. Il détourna devant Moïse le voile du passé,
comme il tira également pour lui celui de l'aveinr. Dans
l'un et l'autre cas, le prophète était témoin oculaire.
Wolan dit qu'il est le petit-fils d'Ymos, c'est-à-dire le
poisson cornu, l'espadon, ce vieillard sensé qui échappa
au déluge; il dit aussi qu'il est le troisième de sa race.
Dans ce passage, il s'agirait de Chan ou Chanaan, petit-
fils de Noéjle même que le Quetzal-Cohuatl desToltèques,
avec lequel Wotan fut souvent confondu, comme nous
l'avons déjà remarqué. L'occupation de la terre de Cha-
naan par les Israéliles, sous la conduite de Moïse, a pu
porter ses descendants abâtardis à croire qu'ils étaient
des fils de Chanaan. Parle fait, les Israélites, rejetés par
Dieu et envoyés en captivité, ont dû, d'après la Bible,
oublier jusqu'à leur nom et jusqu'à leur origine. Toute-
fois, dans ce nom d'Fwios nous retrouvons, sauf une
petite inversion qui s'explique aisément, le nom de Mosis,
c'est-à-dire de Moïse lui-même. Ce nom signifiant sauvé
des eaux (de l'égyptien woy, eau, et is ou ises^ conservé,
sauvé); et Moïse ayant ensuite passé à travers les eaux
de la mer Ilouge, quoi d'élonnant qu'il ail été identifié
— 712 —
par la tradition à Noé lui-même, le premier sauveur du
genre humain? Pris dans ce sens, le hérùs-scrpenl Wotan
ofl're une grande parenté avec le dieu-serpent Python de
la mythologie grecque , ce serpent qui, seul, survécut aux
eaux du déluge ou plutôt qui naquit du limon de la terre
après ce grand cataclysme, et que détruisit Apollon Pylhien
ou le Soleil. Il est assez curieux de trouver dans l'idiome
dènè-dindjié un mot racine qui se rapproche de l'égyp-
tien Two^; c'est le même mot eau en peau-de-lièvre : mié ;
de même que le mot fleuve, nilin, rappelle le nom du
iV//, fleuve d'Egypte, et que les mots ran et roë, qui signi-
fient aussi un cours d'eau, se rapprochent du même terme
en grec : péio.
Ce qu'ajoute la tradition izendale, que Wotan et ses
frères parvinrent eu Amérique par une voie souterraine
et cachée, à la manière des serpents, prouve évidemment,
sous forme d'apologue, ce que les Dènè-dindjié avouent
sans détour, qu'ils n'atteignirent ce continent qu'en
fuyant honteusement et en se cachant, de nuit, de leurs
ennemis, à la manière des reptiles et des rongeurs. Toute-
fois, comme nul des Israélites conduits par Moïse, ni Moïse
lui-même, ne parvinrent dans la terre promise, à l'ex-
ception des seuls Caleb et Josué, en vertu de celte per-
suasion où sont les Juifs qu'ils ne peuvent ressusciter que
dans cette terre sainte, en y parvenant par des voies
souterraines, en perforant la terre à la manière des ser-
pents et des rongeurs, la légende tzendale a pu dire avec
vérité que Wotan et ses Serpents, c'est-à-dire Moïse et les
Israélites morts dans le désert, arrivèrent dans le Valum
Wotan, c'est-à-dire la terre promise, par une voie souter-
raine. (Voir, pour cette superstition, la Synagoga Judaïca.)
Wotan dit qu'avant d'arriver en Amérique (1), il passa
(1) Bien que nous nommions si souvent l'Amérique, rien ne prouve,
dans la tradition tzendale, qu'il s'agit de ce continent, car le Valum
— 7l;{ —
par les sf/j/ doinn lires ou cavernes des treize serpents, et
qu'il y laissa des signes de son passage. Par ce (]ui pré-
cède, il est évident que la légende gualéinnlicnne est
l'histoire ou tableau synoptique de tout un peuple, puis-
qu'elle coniuience avec le déluge et Babel, pour ne se ter-
miner qu'à Jérusalem et à Horae. Le personnage de Wotan
devient donc ici le peuple adorateur de ce demi-dieu. Kli
bien, le peuple hébreu, avant d'être dispersé dans la
terre de captivité, habita les sepl Etats ou royaumes des
sept nations chananéennes vouées par Dieu à l'extermina-
tion à cause de leurs crimes (Deutéronorae, chap. vjii, v. 1;
Josué, chup.ii, v. 1, chap. XXIV, v. 2, etc.). Le peuple hé-
breu se composait de onze tribus et des deux demi-tribus
d'Ephraïm et de Manassès, qui reçurent, au partage de
la Palestine, une part égale à celle qui échut aux autres
tribus; en tout ti^eize tribus, dont une, celle de Dan, la
plus voisine de l'Egypte, la plus méridionale de la Judée
et parlant la plus facile à se répandre à l'étranger, avait
pour emblème le serpent : « Dan coluberin via. » Ce fut
de la tribu des Daniles que Moïse prophétisa qu'e//e sé-
tendrabien loin depuis ^û5ûn (Deutéronome, chap. xxxiii,
V. 22). « Or Basan, dit Menochius, est un lac étroit et
fort allongé, nommé aussi la Fiole [Phiala), duquel les
eaux coulent dans la fontaine de Dan par des canaux se-
crets et souterrains. » Ne sommes-nous pas autorisés à
voir dans ce fait purement topographique l'origine de
la croyance emblématique à l'émigration des Daniles,
c'est-à-dire des Serpents, par une voie secrète et souter-
raine, alors que Moïse lui-même se sert de celte cou-
formation des lieux habités par la tribu de Dan pour
en tirer la prophétie de la propension des Danites à émi-
Wotan dont il est question ne signifie pas autre chose que Terre de
Wolan ; ce sont les chroniqueurs espagnols qui ont entendu r.Araérique
par ce nom, mais rien ne le prouve.
T. XV. *8
— 714 —
grer et à se répandre parmi les nations? « Fluet largiter
de Basan. »
D'un autre côté, les sept nations chananéennes dé-
truites par les Israélites ont bien pu être assimilées au
serpent, tant à cause de leur méchanceté que parce
qu'elles adoraient l'infâme idole de Beel-Phegor ou Priape
(le Soleil générateur), dont le serpent phallique était
l'emblème, comme il était celui de Cham, dont il portait
également le nom [les Dieux de rÉgypté). Or, Bell était
représenté par le disque solaire flanqué de deux serpents
issanfs et ailés.
Quant à ce qui est àe?, cavernes des serpents que relate
la légende de Wotan, on doit savoir que la Judée, pays
très-montagneux, est plein de grottes et de cavernes na-
turelles ou creusées dans le roc, dans lesquelles se re-
tiraient jadis les peuples chananéens lorsqu'ils fuyaient
Josué et les Israélites (Josué, chap. x, v. 16). Ces
mêmes cavernes furent, pour les Juifs eux-mêmes, des
retraites sûres dans un grand nombre de cas. C'est ainsi
qu'après la mort de Débora , les Israélites , opprimés
par les Madianites, adorateurs du serpent phallus,
« furent obligés de se retirer dans les antres, dans les
cavernes des montagnes pendant sept ans. » (Juges,
chap. VI, V. 1 et 2.) Le même fait leur arriva sous Saûl
(Rois, chap. xiii, § 1, v. 6). David, et Saûl lui-même,
cherchèrent également un refuge dans les cavernes de la
Judée. Enfin, les Juifs enterraient leurs morts dans ces
mêmes cavernes naturelles. Et le Cantique des Cantiques,
parlant de la synagogue d'une manière métaphorique,
dit qu'elle se retire dans les cavernes des rochers et
dans les trous de la pierre.
On sait qu'il existe encore de nos jours, au pied des
montagnes Rocheuses et tout au nord des Etats-Unis, une
nation de Peaux-Rouges appartenant à la grande famille
— 715 —
iroquoise-iiioii8e, qui se décore du nom de Serpents. Les
savants devraient s'assurer s'il n'existe pas quelcjne lien
de parenté entre cette peuplado, la nation de Serpents qm
habitent les monts Himalaya, et les anciens sectateurs de
Wotan, les Guatémaliens. Cette question pourrait être
d'autant plus curieuse à éclaircirque la nation des Pieds-
Noirs, sœur de celle des Serpents et des Sioux, reconnaît,
comme nous l'avons vu, pour héros, législateur et dieu,
Natus (le Soleil), dont le nom en dènè signifie serpent
[Natushi). Natus est également appelé Napi, le vieillard,
et ce mol, en dènè, signitic le Nageur, comme le nom du
Noc mexicain Tespi. Nous aurions donc encore ici une
espèce d'identité établie entre le Wodan-Ymos des Tzen-
dales et le Natus-Napi des Pieds-Noirs. Le nom de Pieds-
Noirs lui-même, Sixicagué, est purement mexicain.
Wotan dit qu'il amena dans sa nouvelle patrie sept fa-
milles de Chans ou Serpents. Moïse conduisit vers la terre
promise les descendants des soixante et dix personnes qui
quittèrent avec Jacob la terre de Chanuan. L'unité sub-
stituée aux dizaines et même aux centaines, c'est ce qiii
se rencontre fréquemment dans les légendes américaines
et asiatiques. Ici 7 est placé pour 70, comme ailleurs
2 pour 200 et 4 pour 40.
Wotan effectua quatre voyages successifs, aller et re-
tour, de la terre de Wotan [Lum Wotan)-k celle de Chivim
[Lum Chivim). On en est réduit encore aux conjectures
touchant ces deux contrées. Nous ne saurions partager
l'opinion de ceux qui veulent, sans aucune raison plau-
sible, qu'elles se trouvent toutes deux sur le continent
américain. Les explications qui précèdent et le but que
nous poursuivons donnent la raison et la preuve de notre
divergence. Quelques auteurs ont vu dans ce Chivim le
pays des CAiyes ou JTîôes (1), les Tultul-Xinhs ou Nahoas,
(1) Xib signiGe homme, en langue tzendale.
— 716 —
appelés depuis Toltèques orientaux; mais ceci reste à
prouver. Notons ici que le mol chivim aune physionomie
tout orientale. On peut le comparer aux noms des fils de
Mesraïm, père des Egyptiens : Ludim, Anamira, Laabim,
Nephtuïm ; ainsi qu'aux noms cbaldéens cités par Daniel:
Chartumira, Asapliim, Mécaspbim etCliardim. Ce dernier
mot est le nom propre du peuple chaldéen, qui tire son
origine de Chased. Enfin le mot chivim offre également
de l'analogie, mais non plus quant à la finale, avec le
nom de la Chaldée en hébreu : Chir ou Kir, parce que les
Assyriens sont fils de Chus ou Cush, comme nous l'avons
dit déjà.
Admettons ici, jusqu'à preuve contraire, que Lum Chi-
vim soit la terre de Chir ou l'Assyrie, la Chaldée ; ce qui
ne contredit nullement la légende wotanide, puisqu'elle
dit que son héros visita la Chaldée et y fit même plusieurs
voyages ; nous verrons tout d'abord que Nimroud ou
Bel (c'est-à-dire le maître), père des Babyloniens, et des
Ninivites ou Assyriens par son fils Ninus, nommé aussi
Assur, fut le premier des tyrans et des idolâtres féti-
chistes, ainsi que la tradition guatémalienne le dit des
Xibes ou Nahoas. Ce fut Nimroud que les Cbaldéens ado-
raient sous la figure et le nom de Baal. La version grec-
que du Pentateuque appelle Nimroud le chirim pîv.to;, le
violent. Peut-être aurions-nous dans cette épitbète l'ori-
gine du nom des Xibes ou Chives. Quoi qu'il en soit, la
légende nous disant positivement que Wotan et les sept
familles de Chans passèrent par la Chaldée, avant de par-
venir en Amérique, nous sommes plus qu'autorisés à
voir la terre de Chir, c'est-à-dire la Chaldée ou Assyrie,
pays des Chirim, dans le pays des Chivim de la légende
tzendale; de même que le Lum Wotan demeure pour
nous la terre de Cbanaan ou des Chans.
Maintenant, que nous apprend riiisloire des Hébreux
~ 717 —
touchant leurs émigrations successives ? Partie de la
Chaldée {(Jhir) au nombre de sept personnes, la famille
d'Abram Hébert vient habiter la terre de Chanaan, qu'elle
quille bientôt pour l'EiTypte. Revenus en Chanaan, les
Hébreux en sortent sous Jacob au nombre de soixante-
dix personnes, pour y rentrer de nouveau deux cents
ans après, sous Moïse et Josué. Voici donc deux péréj^ri-
ualionsbien constatéei^. Les deux autres sont tout natu-
rellement les deux captivités, sous Salmanazar et sous
Nabuchodonosor, enChaldée. Et voilà les quatre voyages
de Lum Wotan à Lum Çhivim expliqués. Ce fut surtout
en Chaldée que les Israélites, déjà prévaricateurs et re-
jetés de Dieu, s'abandonnèrent au plus grossier féti-
chisme, ainsi que le déplorèrent les prophètes et surtout
Ezéchiel, et qu'une grande partie d'entre eux mérita,
par ses crimes, d'être poussée par Dieu « dans un désert
éloigné de tous les peuples, au-delà des mers, et sans
habitants », ainsi que les eu avait menacés Moïse.
Ici s'élève une objection que nous tâcherons de résou-
dre : Le personnage de Wotan ou Votan, offrant de si
grands rapports avec Boudha, comme l'ont constaté plu-
sieurs savants qui n'hésitent pas à les assimiler, ainsi
que nous l'avons déjà dit, le Lum-Wotan ne serait-il pas
le Thibet, patrie du lamanisme ou bouddhisme le plus
raffiné, le Thibet, dont le nom véritable est Té Boutan,
Té Dodhan ou Té Bnudan, c'est-à-dire pays de Boudha?
Les linguistes, n'ignorant pas l'étroite connexion qui
existe entre les consonnes P, B, M, F, V et W, ne seront
nullement étonnés de voir le nom de Boudha ou Bodhan
devenu celui de Wûtan ou Wodan. En dènè-dindjié, par
exemple, le mot traîneau, Vœt, s'exprime aussi bien par
ies/i-lchéné que par ??2M-tchéné c\wçh-{c\V(iuù\ le nom
du renne se dit, dans différents dialectes, béolzi, péolzi,
mèdzij wèdzi et vœdzey ; le pronom personnel lui, elle, se
— 718 —
traduit également par bé, pé, wé, mé et vœ. Les exemples
de ces mutations de consonnes afiines entre elles abon-
dent. Pourquoi n'en serait-il pas de même dans d'autres
langues ? Il y a plus, c'est que le fait existe pour le nom
de Moïse et celui de Boudha, ainsi que nous l'avons dit
dans le troisième chapitre.
Nous répondons donc à l'objection présente en disant
que, quand bien même il serait prouvé que Wotan et
Boudha ou Poudan sont le même personnage, et que
le Lum Wotan ou pays de Wotan n'est autre que le Te
Boudan ou pays de Boudha, il n'y aurait rien en cela qui
détruirait notre thèse, ainsi que nous l'avons dit dans les
chapitres précédents, persuadé que nous sommes que
Boudha, sous tous ses noms et sous toutes ses formes,
n'est qu'une modification (la modification asiatique) du
grand mythe universellement répandu, dont Môsché ou
Mousa, législateur des Hébreux et sauveur de son peuple,
l'illuminateur du genre humain par la révélation divine,
fut le point de départ et le prototype. Odin ou Wotan, en
Europe ; Boudha ou Poudan, en Asie ; Vodon ou Dan, on
Afrique, et Wotan ou Dan, en Amérique: voilà les quatre
formes du mythe mosaïque dans les quatre parties du
monde. Mythes ils sont, mais réelle et véritable fut leur
origine première. Que les savants de bonne foi veuillent
étudier à fond la question, ils en viendront, avec nous,
à cette conclusion.
Wotan raconte que de la Chaldée, lors de son dernier
voyage, il visita Rome, Jérusalem et l'Europe. Quelque
singulier qu'il soit de trouver ces noms dans une légende
américaine, et quoique nous les considérions ici comme
une addition étrangère , nous dirons , pour compléter
notre parallèle et en montrer la clarté, que c'est, par le
fait, de la dernière captivité en Chaldée que date la disper-
sion d'Israël, — ^je ne dis pas de ywrfa— par le monde entier.
— 71"J —
Serait-il improbable que ce furciil les Isra<Uites qui eussent
porté la connaissance (!t le culte iJolâtiiquc de MoïàC-
Wodan, Boudha-Dan et Wotan dans l;s quatre parties du
monde? La nation juive, bien qu'elle ne se composât que
des seules tribus de Juda et de Benjamin, compte cepen-
dant encore bien plus de 50 millions de citoyens, répandus
dans le monde entier. Voudrail-on que la nation des
Israélites, qui comprenait les dix autres tribus, eût été
anéantie à tput jamais? Cepeuilant nous ignorons dans
quelle nation sont répandus ses membres. Il est donc très-
probable qu'il en existe également un fort grand nombre
dispersés et cachés parmi les peuples du globe, ignorés
de tous et s'ignorant eux-mêmes.
Au retour d'un de ses voyages, Wotan trouva, à son
arrivée dans sa patrie, sept autres familles étrangères qui
s'y étaient installées. Il hésita longtemps pour savoir s'il
les chasserait; mais, enfin, il se laissa persuader par elles
qu'elles étaient de même race que lui, et, les ayant re-
connues pour alliées, il donna à ces nouveaux venus,
nommés Tséquils, des filles tzendales en mariage.
C'est ainsi que, dans la légende des Creeks, les Cus-
sitaw, après avoir fait la rencontre des Pachucolas et
avoir délibéré pour savoir s'ils les détruiraient ou non, se
laissent persuader par eux et contractent avec eux al-
liance.
C'est ainsi également que les Denè et les Dindjié pré-
tendent qu'ils vécurent au milieu de leurs ennen)is les
Tôtes-Rasées et les Pieds-de-chien, auxquels ils donnè-
rent leurs filles, et desquels est sertie la tribu des Flancs-
de-chien ou Fils-de-chien.
Evidemment, toutes ces traditions sont calquées sur
l'histoire des Hébreux, qui, à leur retour dans la terre
de promission, après doux cents ans d'exil en Egypte,
trouvèrent le pays peuplé par sept nations chananéennes
— 720 —
que Dieu leur ordonna d'exterminer; mais, leur zèle
ayant faibli, ils s'en laissèrent toucher de compassion,
leur permirent de vivre au milieu d'eux, et s'allièrent
même à eux, ce qui fut la cause de tous leurs malheurs.
De même, en effet, que le peuple wotanide reçut des
Tsêquils ou Nahoas, ses nouveaux alliés, le fétichisme ou
culte idolàlrique du nagualt, le culte du serpent, de
même les Israélites adoptèrent les abominables idoles des
Chananéens, particulièrement Baal et Astaroth, ainsi que
Beel-Phc.qor.
Le Daiiite Shamson fut une des plus illustres victimes
de ces alliances prohibées par Dieu, de même que les
Wotanides furent les victimes de la perfidie des Tsêquils.
Les Dènè-Dindjié reconnaissent également que la puis-
sance de leur héros E tsiêgé ow Sa-Wéta ne ressemblait
en rien à celle que s'attribuaient leurs sorciers actuels
ou sharaans, partisans du fétichisme.
La ]éf!:ende wotanide nomme Tsêquils, c'est-à-dire
hommes à jupon, la nation des Nahoas ou Nahuatlœques,
appelés ailleurs Tultul-Xinhs , Xibes et Toltèqucs orien-
taux, et le mot tséqui signifie femmes dans l'idiome dènè-
ditvijiê, lequel a été reconnu appartenir à la même famille
de langues que le toltèque. Or, il est remarquable que
les Dènè, les Dindjiê et même les Esquimaux s'accordent
à donner le nom de Femmes à la nation ennemie dans
laquelle ils vécurent et qui les persécuta jadis. Les Innoït
les nomment Femmelettes, les Dindjié Dhœnan ou Femmes
publiques, mot que les Peaux-de-lièvre traduisent par
Léméné, ainsi que par Eyrinnè, les femmes mariées. Les
Chippewayans, enfin, les reconnaissent aussi sous cette
dernière épithète, qui, chez eux, signifie les /bus. Si à
ces données positives nous ajoutons le témoignage des
bouddhistes chinois, colonisateurs du Fou-Sang ou Mexi-
que, au cinquième siècle de notre ère, nous voyons qu'ils
— V2[ —
trouvèrent ù 1 000 lis à l'orient de celle contrée le pn7js
des Femmes, ainsi que nous l'avons dit ailleurs. Esqui-
maux, Dindjié, Dènè, Algonquins, Pieds-Noirs et Maya-
Qquichoas s'accordent donc à placer à l'ouest du conti-
nent américain leurs anciens ennemis, la nation des
Femmes.
Pour la race maya-qquiche, à laquelle appartiennent
les Tzendales chiapanèques, cette nation ennemie n'est
autre que celle des Na/ioas ou ïoltèques orientaux. Pour
les Dènè-Bindjié, c'est le peuple kodouche, lequel se di-
vise en deux corps de nation, les Haïdas ou KoUouches à
tcle droite, et les Tonguras ou KoUouches à lête plaie,
division également propre aux Tollèques. Les Dènè, les
Dindjié, les Sareis, les Nabajoes, les Toltèques et les Kol-
louches parlent sinon des dialectes congénères, du moins
des idiomes frères et caractérisés par le même génie. —
Les mœurs dépravées et réprouvées par la nature ([ui
caractérisent les peuplades kollouclies conllrmenl le té-
moignage que portent de ce peuple de Femmes et de fous
les traditions des Dènè-Dindjié, lesquelles les représen-
tent comme allant entièrement nus et étant adonnés
au plus allVeux libertinage. Bancroft, dans son com(ten-
dium intitulé : Tlie Savage Tribes of the Pacific coast,
rapporte plusieurs citations de voyageurs desquelles il
appert que, dans ces peuplades, on trouve des jeunc>
gens qui, se consacrant au libertinage comme les etlëmi-
nès antiques, revêtent à cet efl'et le costume du sexe et
en atlectent follement les allures. Certaines tribus califor-
niennes imitent également cette odieuse dépravation, qui
justifie pleinement l'épilhète sanglante par laquelle les
nations plus chastes de l'est et du centre ont stigmatisé
les Kollouclies.
Si donc nous considérons le Fou-Sang comme l'em-
pire du Mexique, le témoignage des bouddhisles chinois
— 722 —
se trouve pleinement confirmé par celui de toutes les na-
tions américaines du centre et de l'est, qui reconnaissent
sur la côte occidentale de l'Amérique septentrionale,
entre la presqu'île d'Alaska et le Mexique, une nation
d'Indiens parfaitement dépeinte sous le nom de peuple
de Femmes. Faut-il donc encore considérer comme fortuit
cet accord des Dindjié, des Dènè, des Greeks, des In-
diens, des Pueblos, des Mexicains et des Maya-Qquichoas
lorsqu'ils s'unissent pour attester que leurs nationalités
respectives sont composées de deux éléments étrangers
l'un à l'autre et primitivement ennemis entre eux : l'un,
à tête droite, au crâne allongé et à l'occiput surélevé, aux
traits réguliers et nobles, et à la physionomie araméenne
ou sémitique; l'autre, d'un type vulgaire et repoussant,
à la tête globuleuse, au front carré, à l'occiput plat, aux
traits ramassés, au nez court ou épaté; traits caractéris-
tiques des races touraniennes ou chaniques ?
Le nom de Nahuatl ou Nahomas signifie hommes de
l'ouest, car le calendrier yucatèque , comme celui des
Mexicains, représentait l'Occident par la figure symboli-
que d'une cabane, emblème du lieu de leur provenance.
Cabane ou maison se dit nah dans les dialectes maya et
tzendale, aussi bien que dans la langue des Kollouches-
Haïdas des îles Charlotte. Remarquons aussi, avec de
Landa, cité par M. de Charencey, que les Yucatcques
appelaient jadis l'Occident No/ien ial, c'est-à-dire la grande
descente, à cause de la multitude de peuples qui abor-
dèrent au continent américain du côté du couchani. De
même aussi, dans la langue des Dènè, congénère des
idiomes mexicains, nous trouvons anciennement, pour
désigner l'ouest, le mot nahan, devenu présentement en
peau-de-lièvre tahan, taan. C'est pourquoi une des tribus
dènè, qui habite le plus près de l'ouest, dans les mon-
tagnes Rocheuses, s'appelle encore de nos jours Nahan-
— 723 —
ne, contraction de Nahnn-ottiné {^^gw^Ac du couchant). Ri-
cbardson les nomme Naltonies el Nahtlianas.
Devons-nous voir encore, dans cette triple consonnance
de nahoa, nohen, nahan, une fortuite de ressemblance dé-
nuée de tout fondement réel? Celte fortuite constante se-
rait plus extraordinaire que lu vérité même, puisque
chacun de ces mots désigne l'Occident et que les mots
Na/ioa et Nahan caractérisent de plus doux nations occi-
dentales.
J'ai dit qu'actuellement certaines peuplades dènè
nomment l'ouest ta/ian, taan, tan et même tah, selon
les dialectes. Cela tient à ce que les deux consonnes N et
T sont souvent convertibles en dènè-dindjié, bien que
l'on voit peu de rapports entre les nasales et les dentales.
Ainsi de nahan ils ont fait iahan, et de nah (maison en
koUouche et en maya-qquicbe) ils auront fait tah ; par la
même raison que de ni, né, nan, na, qui signifient terre,
ils font aussi ti, tien, tan, té, qui veulent dire égale-
ment terre. Or, dans le dialecte dindjié, le plus septen-
trional de tous, le mot terre, qui se dit Tien, ainsi qu'en
chinois, est aussi devenu le nom de l'Occident {tien). De
même que le mot tahan, nom de l'occidenl, en dènè peau-
de-lièvre, est justement le nom chinois de la grande pres-
qu'île à laquelle abordèrent tout d'abord les colonisa-
teurs du Fou-Sang, et dans laquelle le célèbre sinologue
de Guignes voyait la presqu'île du Kamtscliatka. Sans
contredire une si respectable autorité, nous ajoutons que
la description de celle contrée conviendrait aussi bien à
la grande presqu'île d'Alaska, l'ancienne Amérique
russe, patrie des Rollouches et des Dindjié, puisque de
l'une comme de l'autre de ces péninsules les colonisateurs
bouddhistes auraient pu, en se dirigeant vers le sud-est,
atteindre, à travers le continent, lo golfe du Mexique,
d'où ils seraient arrivés au Guatemala par l'orient, puis-
— 724 — ;
que c'est de ce côté-là qu'y parvinrent Wotan et les tséquils
eux-mêmes.
Les colonisateurs, quels qu'ils aient été, de l'Améri-
que, auraient donc donné à l'Occident le nom de la terre
qu'ils venaient de quitter {Tien), comme d'autres lui
laissèrent probablement le nom de leur patrie première,
Tahan ou Nalian, dans lequel il est bien permis de voir
une contraction du Nah chan desTzendales. En maya, ce
nom signifie maison des serpents; en kolloucbe, maison de
montagnes; et en dènè, tn^i^e du couchant. D'après le témoi-
gnage de M. Hue, une chaîne de montagnes qui sépare le
Thibet de la Gbine s'appelle également Nan-Chan.
Un fait singulier, c'est que dans le Honduras et dans le
dialecte lenka, qui appartient aussi au maya-qquicboa,
le mot maison, demeure, se traduit par tan et par tahu,
qui signifient l'un l'occident et Vsiuive pays des montagnes
en dènè-dindjié. Nouvelle confirmation de ce que nous
venons de dire que dans cette famille de langues les
mots nah et tah, nan et tan, nahan et tahan, ni et ti, nien
et tien, etc., sont synonymes et convertibles, et signifient
ici : maison, demeure ; là : terre, patrie, selon les dia-
lectes. Et comme les peuplades qui parlent ces langues
disent être venues de l'ouest et des montagnes Rocheuses,
elles ont tout naturellement donné à ce point de l'espace
et à la grande Cordillère qui l'occupe les noms de de-
meure, de patrie, ou terre proprement dite. De là les noms
de Tien, Tan, Tah, Tahan, Tahu, Nahan, Nah, Nohen
donnés à l'Occident par les Dènè-dindjié aussi bien que
par les Maya-Qquichoa. Bien plus, ces mots ne s'emploient
presque jamais seuls en dènè-dindjié, mais on les fait
suivre de la postposition ttsen, ttset, qui signifient à, vers.
Ainsi, pour désigner l'ouest, on dira Tien-Uset, Tahan-
Usen, comme, si Ton disait vers la Terre, vers le pays de
Tahan.
— 725 —
Ici on nous suscitera peut-être une nouvelle objection.
L'identité du nom de l'Occident en dèuè-dindjié [Tahan\
avec celui «le la grande péninsule découverte par les co-
lonisateurs bouddhistes du Fou-Sang {Tafian), en raème
temps qu'avec le nom donné à l'ouest de l'Amérique par
les Toltèques (Nohen), ayant été établie comme elle nous
semble l'être ci-dessus, ne pourrait-on pas en conclure
que les Nahoas que Wotan trouva implantés dans ses
nouveaux tltats ne sont autres que ces colonisateurs chi-
nois venus de Tahan? Nous répondons sans hésiter que
la chose ne se peut guère, puisque ces mêmes bouddhistes
s'accordent avec les Wotanides pour dire qu'ils trouvè-
rent la nation des Femmes (les Tséquils de Wotan) dans la
nouvelle contrée qu'ils venaient de découvrir. Comme
nous avons toutes espèces de raisons pour assimiler les
Tséquils (dont le nom signifie femmes, jupons, dans les lan-
gues congénères du tollèque) aux Nahoas orientaux, et
de plus comme le mythe de AVotan a tant de rapports
avec celui de Boudha, il serait bien plus rationnel d'ad-
mettre que ces sectateurs de Wotan furent réellement
les colonisateurs bouddhistes eux-mêmes, venus de Chine
au cinquième siècle, et que ces derniers étaient réelle-
ment des restes d'Israël venus à la suite de Koublax-Chan ;
puisque, aussi bien dans Boudha que dans Wotan et dans
Sa-Wéta, nous avons reconnu un héros législateur eu
tout comparable à Moïse.
M. de Charencey observant qu'en nabuatl le nom du
serpent a pour lettre initiale la lettre N, ainsi qu'en hé-
breu {nahash), en siamois {naUi) et en sanscrit {nàga), il
suppose qu'il n'y a aucune autre nation sur le sol amé-
ricain dans le vocabulaire de laquelle la lettre N soit
l'initiale du nom du serpent. Nous causerons donc à ce
savant américaniste une agréable surprise en faisant re-
marquer ici que le nom du serpent commence par la
— 726 —
consonne N dans tous les dialectes de la langue dhnè-
dindjié, congénère du naliuatl, dans le kollouche et pro-
bablement aussi dans le nabajo, peuplade du Nouveau-
Mexique. C'est là encore un des nombreux jalons par
lesquels il est aisé de suivre la marche du peuple adora-
teur AeWotan, de Sa-Wéta et deBoudha, la connaissance
du serpent et de très-gros serpents n'ayant pu parvenir
aux peuplades hyperboréennes que de l'Asie, puisqu'on
ne rencontre pas le plus petit orvet dans leur pays inhos-
pitalier et glacé , tandis qu'il y a des couleuvres dans le
Kamtschatka. Toutefois les Dènè-dindjié ont conservé le
souvenir de grands serpents verts qu'ils disent être fort
beaux à voir, mais très-dangereux. Ce sont donc des rep-
tiles du genre python, tels qu'il s'en trouve en Asie et
dans la Malaisie. Les Dènè nomment le serpent nâh-dudhi,
nâh-téwédi, nâh-tuwi, selon les dialectes ; et les Dindjié
nâh-tadhœt, ntri-ndjow. Dans tous ces mots composés, le
monosyllabe nâh semble être le nom propre de l'animal,
tandis que le mot qui suit n'en est que l'épithète ; car à
lui seul ce dernier mot signifie^ dans tous les dialectes,
celui qui se traîne, celui qui rampe. En effet, pour exprimer
l'action de ramper, on ne dit point nasdudh, natéwéd, na-
telldhœs, mais seulement esdudh ou Cesdudh, téwéd ou dé-
déwed, telldhœt. L'être qui est le sujet de la reptation est
donc le nâh^ mot racine conservé identiquement le même
dans tous les dialectes dènè-dindjié. Nâh-dudhi., etc., si-
gnifient donc le nâh rampant. Nous avons déjà fait remar-
quer combien le nom du héros solaire des Pieds-Noirs,
Natus, se rapproche de celui du serpent en dènè.
De plus, dans le dialecte dindjié, ie serpent porte un
autre nom, caractérisé par la consonne double kl, qui,
dans les autres dialectes, ne convient qu'aux rongeurs.
Par là encore s'expliquerait comment le nom de certains
rongeurs aussi bien que le nom du serpent aurait été
— 727 —
donné comme l'emblème du héros qui nous occupe. Cet
autre nom dindjié du serpent est klan, et les noms des
rongeurs en dènè sont klag, kli, glu, klé, écureuil ; A/m,
gluné, rat, souris; klo, klag, taupe, musaraigne, etc.
Woian fut le bienfaiteur et le législateur de son peuple,
auquel il apprit l'agriculture, les sciences, les arts; il ré-
gla le calendrier, institua une religion et bâtit des villes.
C'est également ce que les Dènè-dindjié disent de leur
Sa-\Véta, les Pieds-Noirs de iVa^MS, les Hindous, les Thi-
bétains, les Tartares et les Chinois de Doudha. C'est ce que
fut, avant toutes ces divinités, Moïse, instituteur des
néoménies et des fêtes, proclamateur de la loi divine, de
la religion judaïque et de ses rites. 1 1 dota Israël de villes,
en le mettant, parle ministère de Josué, en possession
des cités chananéennes, ainsi que le rapporte également
la légende des Chaktas.
Le culte de Wotan se lie intimement à celui du tapir,
dont la légende tzendale veut que ce héros ait doté TA-
mérique. Ainsi le culte de Boudha se lie également au
culte d'un animal, le bœuf-zèbre, dans l'Hindouslan,
le yack ou bœuf grognant, au Thibet; celui de Sa-Wéta,
au bœuf musqué ou ovibos ; celui de Mustaté-awasis et
de Natus, au bison ou buflalo. Par le fait, ce fut Moïse qui
dota les Israélites des bêtes à cornes, que les Égyptiens,
leurs maîtres, respectaient et adoraient comme des divi-
nités, en leur permettant de tuer ces animaux et de se
nourrir de leur chair, ce qui était considéi-é comme une
abomination aux yeux de leurs persécuteurs.
Wotan soumit à ses lois les habitants primitifs des hauts
plateaux d'Anahuac, adorateurs de 7é'-ca////;oca,rcnnenii
de ses dieux. Les Dènè combattirent longtemps les Tètes-
Rasées, adorateurs du géant Yanak fwi odinza, l'ennemi
personnel de leur dieu Ehna-guhini (celui qui voit par
devant et par derrière). Les Cussilaw vainquirent les
— 728 —
Cussaw, habitants des hauts rochers du pays blanc, et
s'emparèrent de leurs villes. Dans ces différentes légendes
il est aisé de voir un souvenir identique : celui de la con-
quête faite par les Hébreux des peuples chananéens qui
habitaient les terres hautes de la Palestine, et qui ado-
raient Beel-Phegor.
Wotan prétend qu'il édifia de son souffle un temple
sombre et souterrain au sommet d'une montagne, sise au
bord de la rivière de Huehuetan. Il y déposa son histoire
manuscrite écrite sur la pierre, un nombre de pierres de
jade en rapport avec le nombre des chefs de son peuple,
des vases précieux et des trésors. Enfin il établit pour le
service de ce temple une grande prêtresse et des custodes
ou tlapians. Peut-on voir une plus fidèle image du temple
de Jérusalem, également situé sur une montagne, des-
servi par la hiérarchie lévitique, ayant à sa tête le grand
prêtre, et qui contenait la Divinité elle-même? Sombre et
obscur était le Saint des Saints, sans cesse voilé aux yeux
du vulgaire, et dans lequel le grand prêtre lui-même n'en-
trait qu'une fois par an. Aussi entretenait-on devant l'en-
trée le chandelier à sept branches. L'arche, déposée dans
ce réduit obscur, renfermait un exemplaire du livre do
Moïse, un vase d'or plein de manne et la verge d'Aaron
si souvent changée en serpent. Enfin le grand sacrifica-
teur portait sur sa poitrine lerational, sur lequel se trou-
vaient autant de pierres précieuses que la nation Israé-
lite comptait de chefs de tribus. Le temple de Jérusalem
contenait aussi de grands trésors qui tentèrent maintes
fois la rapacité des monarques étrangers.
Les nations peaux-rouges situées au nord du Mexique
n'cnt pas conservé aussi vivace le souvenir d'un temple et
d'un culte particuliers. Toutefois chez les Nabajos et les
Apaches, peuples du Nouveau-Mexique, nous trouvons
des étuves souterraines où se font les assemblées reli-
— 720 —
gieuses; toutes les luitros peuplades de rAnK-ricjuo du
Nord ont éiçalenient leurs éluvos, lesquelles revêtent
aussi un caractère religieux ; mais ce sont de simples
tentes dressées au bord d'un cours d'eau. Chez les Es-
quimaux, adorateurs du héros solaire Pad-muna, les
réunions mystérieuses du Kécliim ollrenl la plus grande
ressemblance avec les temples obscurs des Nouveaux-
Mexicains. Les Chippeways et les Gris ont leur lont^ ta-
bernacle de feuillage dans lequel se pratiquent les mys-
térieuses initiations du Mitewi. LesDèué-dindjié ont leurs
chounsh ou loges de médecine ; enfin les Pieds-Noirs ont
leur temple du Soleil gardé par une prêtresse, desservi par
un grand prêtre et dans lequel on conserve le feu sacré.
A ce propos, nous ne saurions passer, sans les si-
gnaler, sur les curieuses coïncidences et synonymies
de termes et d'idées qu'offrent le nom du dieu élhéré
des pythagoriciens, Monas, Monade, cette âme du monde
d'où ils faisaient sortir et où ils faisaient émigrer en-
suite tout ce qui a vie en ce monde, le Manbs des Egyp-
tiens, avec le Manito des Algonquins, le Sakiâ-AJounî
des Mogols, le Sa-iV/uMa-Nodom des Siamois, le Sa-
J/ana-Kulama des Pégouans, le Manco-Kapac des Pé-
luviens, le Mana-Kopn des Pieds-Noirs et des Sioux, le
Mana-Komho des nègres du Darfour, etc. Elles prou-
vent la généralité du mythe qui nousoccupe, car personne
n'ignore que Sakia-Mouni est le même personnage que
/Jûuddha. Les mêmes coïncidences existent dans les divers
noms donnés à la magie en chaldéen, en grec, en latin et
en chippeway, idiome américain. En effet, les mots
makiusa et /Harfe /Mu^e, qui, en chaldéen, signifient à la fois
l'oliice du prêtre, la science sacerdotale, le culte du feu
et l'adoiation de la lumière, se rendent eu latin par ma^/u
et eu chippeway i)ar muëkiw el nmskikii/. Eu Pt-rso, le
prêtre était connu sous les noms de iiunj, tuoj, imtk':d,
1. V.. 47
— 730 —
d'où les Latins firent magos, magicus, magister, et d'où
tious avons tiré les mots 7nage, magicien et maître.
En sauteux ou chippeway, ce même mot se rend par
maëkiw-éy'mxxvik, et mamataw-?\vfok.
Mais revenons à nos identifications :
Wotan divisa ses Etals en plusieurs roj^aumes. Avant
de mourir. Moïse statua d'une manière prophétique la
part qui écherrait à chaque tribu d'Israël, et ordonna à
Josué de faire ce partage.
L'Etat des Wolanides se nommait Nâh-chan, c'est-à-
dire demeure des serpents. La contrée qui échut aux
Israélites fut le pays de Chan-aariy dont le mot Nâh-chan
semble être le même nom renversé.
Enfin Wotan s'en retourna mystérieusement aux lieux
d'où il était venu, et nul n'en entendit plus parler. Les
dènè-dindjié en disent autant de Sa-Wéta, bien que plu-
sieurs tribus prétendent quMl s'ittcarna dans le bœuf
musqué, et que d'autres le fassent monter dans la lune.
Les Taraouls font monter au ciel leur Poudan, au sommet
du pic d'Adam, dans l'île de Geylan, et ils y vénèrent
encore l'empreinte de ses pas. Les Pieds-Noirs prétendent
que leur héros Nâtus est parti pour le ciel, où il habite le
soleil. Telle est aussi la persuasion des Esquimaux rela-
tivement à leur grand héros Fadmuria^ dont le nom si-
gnifie : «Celui qui est monté au ciel. » Enfin, bien qu'on
sache que Moïse soit mort eftectivement, « nul homme,
dit leDeutéronome (chap.xxxrv,v.6),n'aconnujusqu'icile
lieu de sa sépulture. » Et sans doute Dieu le voulut ainsi,
afin de soustraire la dépouille et jusqu'au tombeau d'un
homme si saint et si extraordinaire, aux adorations dont
n'auraient pas manqué de l'entourer les Israélites, si en-
clins à l'idolâti ie. Et nous voyons combien cette précau-
tion était nécessaire, puisqu'il n'est que trop évident que
tantôt sous son nom véritable de Mousa ou Moses, tantôt
— 731 —
sons le couvert de son Dieu Adonai , le grand l(5gislateur
des Hébreux a servi de thème et de prototype au grand
mytlie religieux universellement répandu dans les qua-
tre parties du monde, sous les dillérents noms de Adonis,
Odon, Odin^ Dan, Don, Wodan, Wotan, Sa ff'i'ta, Oton,
Vodon; Mousse, Bouse, Boudha, Poudnn, lioudon, Doddu,
Botta, Boudéa, Toth, Teut et Taauth. Son ascension au
ciel peut s'expliquer d'une manière satisfaisante par
rassemblagemonstrueuxquefirenl les bouddhistes mogols
des dogmes chrélicns et leurs mythes païens, sous la do-
mination des Khans ou Chans, au onzième siècle ; union
d'où est sorti le lamanisme,qui est la forme la plus parfaite
du boudhisineet qui se rapproche sous plusieurs aspects
de la religion catholique.
Comme pour en rendre l'identité plus frappante et phis
facile à établir, la légende d'Oxaca donne à Wotan dix-
sept successeurs, tous de la même race et héros à grandes
merveilles. Or Moïse, juge et législateur des Hébreux, eut
également dix-sept successeurs, qui tous furent juges en
Israël et dont plusieurs firent des choses extraordinaires.
Voici leurs noms : Josué, qui arrêta le soleil dans sa
marche; Othoniel, qui défit Chusan, roi de Syrie; \od,
qui èventra Eglon, roi de Moab ; Samgar, qui tua GOO Phéni-
ciens avec un soc de charrue; Barac, qui vainquit Sisara,
général des Chananéens; Débora, qui fut prophétesse
en Israël ; Gédéon, qui vainquit les Moabites par le seul
son de la trompette; Abimélech, qui prit et brûla Sichem;
Thola ; Jaïr, dont les soixante-dix fils montaient soixante-
dix poulains d'ânesses ; Jcphté^ qui voua sa fille en holo-
causte ; Abésan, qui avait soixante enfants; Ahialon;
Abdon, qui eut quarante fils et trente petils-lils ; Sam-
son, qui tua mille Phéniciens avec une mâchoire d'âne,
de laquelle sortit ensuite une source d'eau vive ; Ih-li ; et
enfin Samuel, le prophète et le faiseur de rois. Si, à ces
— 732 —
dix-sepl jnges, nous joignons les deux fils de Samuel,
Joliel <;t Abia, qui jugèrent aussi Israël, mais conjoinle-
nient avec leur père, nous avons les dix-neuf chefs
wotanides que la légende tzendale nomme quelque autre
pari.
La monarchie wolanide fut détruite par des dissen-
sions intestines, auxquelles s'ajoutèrent la trahison et la
rébellion de leurs alliés, les Tséquils ou Nahuatlaques.
— La décadence de la monarchie israélite arriva par suite
des guerres civiles, qui scindèrent d'abord la Pales-
tine en deux royaumes distincts ; et des embûches que
leur dressèrent sans cesse leurs faux alliés, les Cliana-
néens, qu'ils auraient dû détruire, et qui empêchèrent
toujours les Israélites de se fortifier comme nation.
Les Tzendales disent que les disciples de Wotan furent
dispersés parmi d'autres peuples, ou englobés dans la
nation des ^'ahuatl, qui se fortifia à leurs dépens. — Les
Israélites turent dispersés par toute la terre. Un fort pe-
tit nombre demeura dans la terre sainte, où ils vivent mi-
sérabiemenL parmi leurs ennemis d'autrefois, les Idu-
mécns et les Syriens, devenus les Aiabes et les Turcs.
On attribue à Wotan le culte du mont E'scurnichan, an
sommet duquel, dans une enceinte palissadée, on con-
servait un feu sacré, et où chaque Indien déposait une
otfrande. — Ceci rappelle la montagne de Sion, si chère
aux Israélites et aux Juifs, au sommet de laquelle se
liouvait le temple, rendez-vous de tous les croyants. —
Nous avons vu que les Pieds-Noirs ont une figure de
cette montague dans la forme conique et circulaire de
leur temple palissade, au sommet duquel est le fagot sa-
cré, et dans lequel brûle le feu sacré, auquel les Indiens
portent également leurs offrandes. — Enfin les Dènè-
dindjié soupirent s^ans cesse après une montague du bois,
qu'ils invoquent en l'entourant de leurs i egrels et de leurs
— T.]3 —
vœux, et qu'ils supplient de les nrntchnr à In contrée
qu'ils habitent.
Malf^ré la p;r<inde douceur que la légende reconnaît à
Wotan,ou lui prèle en môme Icmps un caraclère funè-
bre et même malin. Ainsi, les Guatérualiens l'ideulifient
avec i)/aw7, dieu de la morl; et les Maya-Qqnichoa, avec
le mauvais Esprit. Toutefois, ces derniers, par une espèce
de contradiction, l'invoquent comme le ditm de l'abon-
dance (;l de Ir. chaleur, sous le nom de Kon ou Con. Celto
contradiction n'en est point une, en ce sens (|u'à lilre de.
souverain dieu, on peut dire de Wotan (juil départit la
raorl comme la vie, les maux comme les biens, ainsi qu'il
est dit de Dieu dans la Bible ; à savoir, la vie et les
biens, en les envoyant volontairement; la mort et les
maux, en les permettant librement. — Chez les Dènè-
dindjiè, le béros lunaire Dan ou SaW<-t(i, divinité bien-
faisante, qui donne le pouvoir d'opérer tles merveilles au
moyen d'une baguette, procure aussi la sanlé, et délivre
de la mort et des animaux malfaisants; elle envoie la
neige et les rennes sur la terre, et assure ainsi la vie du
peuple dènè-dindjié ; mais elle devient aussi un génie
de mort pour les ennemis des Dènè. On l'invofiuc alors,
comme l'ange de la mort, sous le nom d'Ettaun, et c'est
alors qu'elle est identifiée au serpent {na/i tudlii). Tour à
tour habitant de l'Astre, dieu de l'Abondance, î:sprit-ser-
pent, Rat rouge ou Souris jaune et génie de la Mort et do
la Vie; habitant du Picd-du-ciel el opérant des rnei veil-
les à l'aide de sa verge, ce dieu rappelle à la fois Moïse,
Asmodée ou l'Ange exterminateur, et Astaroth ou la
lune. Il revêt donc le triple caraclère d'Hécate, déesse de
l'abondance, sous le nom de Lune; déesse de la chasse,
£Ous celui do Diane; et déesse de la mort et des enfers,
sous le nom de Proscrpine. — Ainsi, les Pic. Is Noirs,
après avoir invoqué leur dieu solaire, Nàtus, p -ur lui do-
— 734 —
mander l'abondance, la santé et la vie, entonnent leurs
chants de mort et dorment le sommeil de guerre, afin
d'obtenir de lui le trépas de leurs ennemis.
Telle fut, sans doute, la triple persuasion des Guaté-
maliens, relativement à Wotan, Invoqué sous ce nom,
comme un héros et une divinité bienfaisante, il devient,
sous le nom de Mam, le génie de la mort, de la maladie,
et le démon des Yucatèques. Enfin, sous celui de C on on
Kon, il est, pour les Qquicboa, le dieu de la cbaleur et de
l'abondance. « Son symbole est alors, dit M. de Cha-
rencey, une tête humaine en forme de vase. »
Nous trouvons à ce dieu Mam des Guatémaliens une
singulière rsssemblance avec Mam-On, dieu des riches-
ses et de l'abondance chez les Phéniciens. On peut dire
même que c'est la même divinité, puisque le mot On ou
Eon signitie le dieu, le génie, l'esprit; comme si l'on di-
sait : le dieu Mam. On peut aussi le comparer à VAmoun
des Egyptiens et des Berbères modernes, et à VAmmon
des Grecs. L'auteur cité plus haut compare Mam au gé-
nie de la mort chez les Persans, Yima, ainsi qu'à celui de
la mort chez les Hindous, Yama. Les Dènè-dindjiô ont
également, dans leur théogonie, un personnage nommé
YùJnon , meurtrier de sa famille et de ses enfants ; ils le
nomment \e blanc Yamon; or, qu'on veuille bien observer
que, dans l'Inde, les dieux sont noirs et les démons blancs.
Blanche est la couleur funèbre en Chine, en Corée et au
Japon, et les Dènè-dindjié eux-mêmes se saupoudrent la
chevelure de duvet blanc, en signe de deuil. Les Dindjié,
ainsi que les Pieds-Noirs, les Sioux et les Creeks, pour la
même raison, se peignent alors le visage en blanc. M. de
Charencey nous dit que Yama revêt souvent la forme de rat,
de souris, comme VEttsun des Dènè-dindjié ; et, de plus,
les Dènè placent leur Fa?non au Pied-du-ciel, ainsi qu'ils le
font de leur Moïse ; car Yamon signifie le bord du ciel. Ils
— 735 —
identifient donc, on plutôt confondent ces diverses divi-
nités, ainsi que le faisaient souvent les anciens. Qui sait
même si ces difieronts noms : Mam, Mam-On^ Anmion,
Amoun, Ya-mon, Ya-ma et Yi-ma, ne proviennent pas,
ainsi cjuc le latin mors^ el le nom hébreu de Moïse Môs-
ché {Mousa, en arabe), de la racine hébraïque Alâschah,
tirer, extraire, retrancher ?
Quant au dieu des Qquichou, Kon ou Con, nous le
riitrouvons également dans l'antiquité. Les Égyptiens
avaient Aah-Khons, c'est-à-dire Khons, lune, dont la coif-
fure était le disque lunaire, flanqué de cornes de bœuf.
Sou animal symbolique était l'épervier. Il était le dieu de
la maladie, et on l'invoquait contre la mort et les dé-
mons. Fils d'Amoun ou le soleil, et de Maut ou Isis, la
lune, on l'appelait aussi Osar. — Or, tel n'était-il pas le nom
donné par l'historien égyptien Manéthon à iMoïse : Osar-
Siph, c'est-à-dire le dieu lunaire, taupe ou rat, Khons, la
taupe? — De même, chez nos Dénè-dindjié, l'épeivicr
{tra-t&è, pleurs de l'onde) joue un grand rôle dans les
chants el les cérémonies funèbres ; il semble y être dési-
gné comme un génie ou un symbole de mort. — Les
Dènè Peaux-de-lièvre invoquent aussi Sa-Wéta, leur
héros lunaire, sous le nom de Ebœ-Ekon, mot composé,
qui signifie à la fois fjlaive en forme de croissant, tel que
semble êlre la lune dans son premier quartier; et égide
ou bouclier circulaire, tel que le paraît être le même
astre dans son plein. C'est-à-dire glaive pour occire, bou-
clier pour protéger, espèce de diadème, qui convient
|)arfaitement à ce dieu de la mort et de la vie.
Nous avons de nouveau, dans ces rap[)rochcmenls, de
nombreux exemples de celte symbolique cabalistique,
que nous atlirmons exister dans plusieurs traits et dans
plusieurs expressions des légendes dènè-dindjié. Sur ce
point, comme sur beaucoup d'autres, nous avons Thon-
— 736 —
neur ile nous tror.ver iTacconi avec le savant comle H. de
Chnrencey, lequel, en parlant de ce symbolisme talmu-
dique, dit que « l'emprunta certainement dû se faire par
l'extrcmo Orient et que l'on peut citer bien des cas de
doctrines cabalistiques et chaldcennes, fidèlement con-
services en Amérique et en Océanic. »
Enfin, dans les ruines de. Palenqué, on voit des repré-
sentations de pontifes revêtus de robes traînantes et por-
tant des encensoirs; on y voit des croix terminées par
des appendices semblables à la clef bouddhique et éfryp-
tienno, etc. — Chez les Dènè-dindjié, à défaut de monu-
ments, nous avons des souvenirs vivants et très-distincts
de l'encensoir, de l'éphod des prêtres hébreux, de la
prière et de son efficacité, de la croix, etc. — En faut-il
davantage pour reconnaître que des descendants d'Israël,
sinon peut-être même des adeptes du christianisme, ont
aliordé en Amérique et s'y sont répandus à une époque
reculée? — Les prêtres juifs décrivaient l'image de la
croix en élevant l'hostie ou victime des sacrifices, puis,
l'abaissant vers la terre, ils la portaient horizontalement
de l'orient à l'occident, et la déposaient ensuite sur l'au-
tel. Telle est encore la pratique des Chamnns ou jongleurs
dènès, ainsi que celle des .\lgonquins, lorsqu'ils pré-
sentent le calumet au ciel, à la terre et aux points car-
dinaux.
En somme, on voit que nous avons de fortes présomp-
tions do croire que les Tzeudales-Chapanèqties et les
Maya-Qquiches sont un composé d'Israélites et de peu-
plades phéniciennes ou touranicnnes, ainsi que nous
l'avons dit des Creeks et des Dènè-dindjié, et que d'au-
tres voyageurs l'ont émis longtemps avant nous touchant
les Apaclics et les Chicassaws.
— 737 —
CHAPITKK \ 1 1.
CONCLUSION.
Nous n'ignorons pas que les rapproclienifnls (pii ont
f;iit la malioi'ft des chapitres précédents sont de nature à
soulever les récriminations de plusieurs penseurs, de
ceux surlout qui ne veulent pas voir intervenir la Bible à
jMopos d'une science quelconque, et qui prétendent dé-
cuuviir l'oriiîine des Américains, sans faire appel aux
comparaisons de dopâmes, de langues et de coutnmos. en-
tre le nouveau et l'ancion monde. Une telle méthode est
loin d'être scientifique et positive, puisqu'elle se dc'crarre
volontairement des moyens qui pourraient la conduire à
la possession de la vérité, pour se jeter dans des hy-
pothèses vaporeuses et gratuites, disons mieux, dans
dos propositions paradoxales et inadmissibles , telle
que celle de Paulochthonie des Indiens anuMicains ,
c'est-à-dire de leur création sur le sol américain lui-
même.
Avec un peu plus de simplicité et de sincérité, pas
n'est besoin de faire aussi grand effoit d'imagination. H
suffit d'ouviir les yeux et les oreilles, et d'enregistrer fi-
dèlement des notions, des traditions et des faits bien con-
nus des peuplades peaux-rouges, et que corrob(U'ent
entièrement nos livres sacrés. Quoi d«! plus positif et
de plus certain ? On nous a appelés un ;>^?*//, le pni-ti de
la tradition. Il y a ici plus qu'un parti et plus qu'une
tradition, du moins en ce qui regarde rhélërogénéilé
des Américains ou l'unité de l'espèce humaine; il y a l.i
grande école catholique, guidée par l'autorité divine, et
Ihisloirc universelle, parla révélation, acceptée de con-
— 738 —
fiance, et par les faits, qui viennent toujours confirmer
et corroborer la révélation. Or, nous persistons à croire
que cette méthode, pour parvenir à la connaissance des
origines, est plus scientifique et vaut mieux que Yhypo-
tfièse; parce que, du moins, elle s'appuie sur des preuves
orales et écrites, et sur des autorités incontestables : la
Bible d'un côté, le témoignage des peuples do l'aulrc.
Elle a donc plus de chance de conduire à la vérité.
Ne dirait-on pas que parler de l'ancien monde et
surtout des peuples de l'antiquité, à propos des Améri-
cains, c'est froisser les préjugés, se mettre on opposition
avec la science moderne, heurter de front la libre pensée,
ressusciter des faits et des vérités dont le scepticisme et
le matérialisme doctrinal de notre époque croient avoir
eu raison? Nommer la Bible, le peuple Israélite, ou telle
autre nation de l'Orient, n'est-ce pas assez pour se per-
dre de réputation, se faire fermer les portes des sanc-
tuaires de la science, se voir condamné, sans examen,
comme un enthousiaste et un homme arriéré ? Quant à
nous, nous sommes persuadé que des récriminations
et des piûlcsl allons qui ne reposent point sur une critique
impartiale et judicieuse, sont l'indice non équivoque
d'une cause qui redoute l'examen et ne demande qu'à
s'enlourer de ténèbres. Nous ne saurions consentir à
entrer dans cette voie, parce que nous devons la vérité à
tout homme de bonne foi, et que la vérité nous est en-
core plus chère que la réputation que nos écrits pour-
ront nous faire aux yeux de certaines gens.
Or, il serait impossible que les savants ne fussent pas
frappés et convaincus des rapports qui lient les peuples
américains aux nations asiatiques, s'ils avaient pu les
constater par eux-mêmes. Voyez la ressemblance que les
monuments du Pérou, du Yucatan, du Honduias et du
Mexique offrent avec ceux de l'Inde et de l'Égfypte. La
— 739 —
forme pyramidale se retrouve partout la même, dans ces
diverses contrées : aussi bien dans it.'s léocalis mexicains
que clans les immenses tombeaux des IMuuiUjus ; dans
les pagodes de l'Hindoustan, de Siam et de Java, comino
dans les temples de Palenqué, dans les mounds de la
Louisiane, ainsi que dans les tumuli que les races dites
cyclopéennes ont légués à l'Europe occidentale. Nous ve-
nons de voir longuement que les mêmes mythes ou, si
l'on veut, les mêmes persuasions régnent en Amérique,
en Asie et en Europe ; les usages traditionnels sont aussi
les mêmes. Nous en avons constaté ailleurs un grand
nombre, nous n'y reviendrons pas. Mais nous en lai-
sons ressortir ici d'autres qui nous ont échappé. Noiis
avons constaté que la circoncision est en usage chez les
Dènè et les Dindjié, comme elle se trouve chez les habi-
tants des Philippines. Si les Yucatèques cl les Mexicains
ne se circoncisaient pas, ils pratiquaient, du moius, dit
La Harpe, une incision aux parties naturelles des petits
enfants, afin de leur en tirer du sang. — Nous avons re-
trouvé en Amérique le sabéisme oriental, l'opliiolâlrie,
le culte du feu et de la lumière et le fétichisme, unis au
culte idolâtrique de Moïse ; nous y avons vu des temples,
des testaments éciits, des autels et des sacrilicaleurs, des
vestales et des pontifes ; nous y avons retrouvé le jeune,
la prière, l'usage des parfums et de l'encensoir, des of-
frandes et des sacrifices, des macérations et des pénitences
publiques, des hymnes et des danses sacres, des inili.i-
linns ot des mystères. — Quelles ressemblances ne [•ré-
sentent pas les funérailles de ces ditlerenls peuples? Tliez
les Dindjié et les Dènè septentrionaux, le cadavre était
lavé, oint, cousu étroitement dans une enveloppe de peau
que l'on peignait en rouge; puis on le transportait hors
du camp, au milieu des cris et des chants lugubres, avec
cette promptitude qu'affectent les Israélites et les musul-
— 7/i0 —
mans modernes. On pinçait ensuite le corps dans un tronc
d'arbre, et on le laissait s'y momifier. Dans l'Amérique
russe, on brûlait les morts sur un bûcher, <à l'instar des
Hindous et des Grecs. Ailleurs "on les abandonnait à la
dent des bêtes fauves ou aux serres des corbeaux et des
aifijles, ainsi qu'on le pratique au Thibet. Au Mexique et
au Brésil, on plaçait la momie accroupie dans de jurandes
jarres, après avoir en soin d'en extraire les viscères, que
l'on déposait, ainsi qu'en Ép^ypte, dans quatre urnes sur-
montées de têtes embli'matiques des animaux ou f^énics
gardiens de la mort : le corbeau, l'aigle, le lynx et le
cliacal. C'est ainsi qu'on a retrouvé des momies aux îles
Canaries, et jusqu'en France, à l'époque préhistorique.
Telle fut, par exemple, la momie trouvée au village de
IMantos, dans le Languedoc, dans la première moitié de
ce siècle.
Que de ressemblances entre les traditions elles-mêmes,
ces traditions dont le seul nom effarouclie tant une
certaine classe de gens ! C'est ainsi que, chez les Chip-
pewayans, l'idée de l'arche est remplacée par un grand
enclos, renfermant tous les animaux. Or, c'est là une lé-
gende zoroaslrienne, au rapport de M. de Charencey, cl
nous retrouvons ce même enclos dans la tradition de
\'Jnia des Persans, et de VYnios des Guatémaliens. — La
légende de la diûusion des langues et de la dispersion
des peuples est la même dans l'Aihabascaw-Mackenzie
qu'au Mexique et dans ce que les Européens nomment
l'Orient. Chez les premiers seulement, la tour de Babel
est devenue une haute montagne conique on une maison
de pierre cylindrique, ainsi que disent les Dènèdes mon-
tagnes Rocheuses ; chez les autres, c'est la pyramide d(i
Cholula.— LesDènè etlesDindjié rapportent maint exem-
ple de l'animation des cadavres par la cubation avec
leurs restes ; persuasion renouvelée des Égyptiens, qui la
- 7.tl —
lignèrent aiu Grecs. Les l'ables tl'Osiris et do Bacclius
nous en oftVent des exemples. — La période de sept
jours, qui est d'origine purement araméenne, on, disons
mieux, hébraïque, se retrouve, comme nous l'avons vu,
non-seulement chez lesToUèques elcheziesChaktas, mais
encore parmi les Dènè et les Dindjié. — La division de ce
dernier peuple en doux camps : les hommes de la droilo
{Ettc/iian-Krc) et ceux de la gauche {Natsin-A'ré), division
si curieuse que nous avons fait connaître, depuis longues
années, par nos précédents écrits, et qui est confirmée par
co qu'en a dit depuis l'ouvrage américain Alaska and
his /Ressources, cette division se trouve identiquement
la même parmi les Siamois (I), ainsi que parmi les Fin-
nois ci). Chez ces différentes nations, les jeunes gens doi-
vent choisir leur conjointe dans le camp opposé, et les en-
fants appartiennent de droit au camp de la inère. — Nous
avions également constaté ailleurs le mode de chasse
chinois, décrit par le R. P. Du Halde, S. J., qui consiste à
entrer dans l'eau jusqu'au cou en cachant sa lùle dans
une calebasse, et à saisir ainsi les pattes du gibier aqua-
tique, pour l'attirer sous l'eau et lui tordre le cou. Ce
genre de chasse, connu de nos Dindjié hyperboréens jiar
leurs traditions, était pratiqué par les Caraïl)es, au rap-
port de ^L le comte de Porto-Seguro. — Le uiènie aultuu-,
en décrivant une danse caraïbe, a dépeint, sans s'en dou-
ter, la danse dite de rours de nos Dènè Peaux-de-lièvie.
Elle consiste à sauter en rond autour d'un feu dans le-
qm.'I on a déposé sur une pierre la rotule d'un ours. Ce
faisant, les danseurs se voilent le visage du revers de lu
main gauche, et, se frappant la fesse droite avec l'une
des pattes de l'animal qu'ils tiennent en leur main, ils le
(1) Diclionnaif-e ethnographique de Mi'j':e, d'après (.a ILirpe, p. lô'JO.
{ij Idem., d'aprl'S Castrén, p. 7j'2.
— 7-42 —
défient en criant : « Mèni nayet ? Qui donc t'a tiré de ta
bauge ? » Au rapport de Malte-Brun, les Ostiaks ont
exactement la même danse, dans laquelle ils font à
l'ours les mêmes objurgalions.
A toutes ces preuves qui nous dévoilent tant de corré-
lations entre le nouveau monde et l'ancien, entre les
Peaux-Rouges et les Orientaux, nous devons joindre cel-
les que nous fournissent les découvertes ethnolopriques
les plus récentes. Dernièrement (1), un savant, sérieux et
considéré, faisait part à la Société de géographie do Paris
des curieuses et importantes similitudes qu'il a décou-
vertes entre les monuinenls réputés druidiques et celti-
ques, tels que tumuli, karnaks, kromleks, menhirs, dol-
mens, allées souterraines, etc., et non-seulement ce
savant français a retrouvé dans la patrie des Pharaons,
dans celle lenc noire {Kcm ou Cham), les ouvrages cy-
clopéeus qui excitent notre élonnement dans le nord et
l'occident de l'Europe, mais encore jusqu'à leurs noms
mêmes. Par là s'expliquent les ressemblances frappantes
qui avaient été remarquées déjà entre les types kymry
ou welche et kernvote ou bas breton, et le type égyp-
tien. Ces noms de peuples eux-mêmes semblent n'être que
des dérivés du n;jm de l'Egypte, Kern. De là ce type sep-
tentrional, à la face anguleuse et sauvage, aux cheveux
noirs, durs et plats, à l'œil brun et farouche, que nous
nous étonnons de voir mélangé avec la race blonde et
même jaune de leurs conquérants saxons, Scandinaves,
francs et germains.
Mais ces mêmes monuments, faussement appelés d?'ui-
digues, elqui appartiennent de dioit à la race égyptienne,
ou plutôt cliananéennc, le docteur Barlh les avait déjà
rcncontjés dans TElat de Tripoli, en 1855 (':2), et d'autres
(1) En mars 1876.
(2) Discoveries in Central Africa, by docteur Barlh.
~ 743 —
voyageurs en ont trouvé de parfaitement semblables sur
la côte de Malabar (1). Qu'y a-t-il là d'ëtonnant? N'ad-
niet-on pas que les Etrusques furent une colonie égyp-
tienne ; que Bouddha, le congénère des divinités améri-
caines Wotan et Sa-Wéla, a une origine égyptienne?
N'est-ce pas en Egypte que le philosophe chinois Lao-tsé
vint puiser la philosophie et le système religieux qu'il ré-
pandit dans l'extrême Orient (2)? — Et ceci se passait
vers le temps de la captivité et de la diffusion du peuple
Israélite. — N'est-ce pas de la vieille Egypte que Pyllia-
gore apporta en Grèce une théogonie et un système phi-
losophique qui, de là, se répandirent jusque dans tout
l'empire romain, et d'où sortirent les vieilles divinités
celtiques? Et ces tribus errantes et nomades qui ont tra-
versé tous les âges et qui vivent encore dans un état à demi
sauvage au sein de nos sociétés civilisées, que sont-elles,
sinon des peuplades égyptiennes, ainsi que les considère
l'opinion populaire? J'ai nommé les Gypsies du Cumbor-
land et du nord de l'Ecosse, les Bohémiens de France, les
Tziganes de Bohême, les Gittanos d'Espagne, \q% Zingari
de rindus, les Porff/rts du Malabar, les ï'ierff/as de Ceyiau,
h!S Nahoaris de Syrie, dont le nom rappelle si vivinneiit
les Nahoas du Mexique et les Nahonies de Richardson.
Et qu'y aurait-il donc de si extraordinaire en ce que
celte race cliananéenne, que nous voyons s'être ainsi ré-
pandue en Etn'opc, en Asie et en Afrique, prealableme.it
à l'occupation de ces conlinenls par les Aryàs et les Sé-
mites, se fût aussi disséminée en Océanie et en Amé-
rique ? N'avons-nons pas une très-forte probabilité qm?
les faits que nous observons dans les anciens continents
se sont reproduits, à notre insu, dans (es autres conti-
nents, que nous n'avons appeh'S le nouveau monde que
(1) Celtic Druids, by Ilitr-itis.
(2) Abel Rémusal, lUt'muire sur Lao-lseu.
— 744 —
pour déguiser nolro ignorance? N'y retrouve-t-on pas
des monuments en tout analogues à ceux de l'ancien ? et
ne sommes-nous pas très-fondé à considérer les tribus
nomades américaines, ainsi que les Océaniens, comme
les frères des Gypsies, des Poddas et des Nahoaris?
En admettant, par analogie, cette identité, on s'explique
pourquoi, parmi les tribus peaux-rouges, nous retrouvons
des t^'pes si divers, quoique tous à peau brune et à che-
veux noirs, et qui tantôt se rapprochent du type éeyplien,
et tantôt de l'hindou, ici paraissent israéiiles ou ara-
luiîeus, ailleurs kernvotes ou kyniiys.
C'est ainsi, pour ne mentionner que nos observations
propret', que certaines tribus Dèuè-dindjié, entre antres
celles des tleuves Anderson et Mackensic, les Esclaves et
les Flancs-de-chien* oli'rent une ressemblance fiappanle
avec le type égyptien ; yeux beaux et ardents, l'eiidus t-n
amande et bridés à l'angle interne; bouche pioéminente,
à la lèvre supérieure retroussée fortement, ce qui lia
donne un air dédaigneux et quelquefois brutal; front
haut, mais étroit; nez un peu camard ou ariondi, te que
l'on nomme un nez de mouton ou de sphinx ; pelite
moustache très-ci;tire. Ainsi que les femmes égyptiennes,
les femmes de ces tribus dènè portent sur le menton les
mêmes petites lignes parallèles tatouées eu bleu, ainsi
que de petites croix aux coins externes de l'œil et aux
commissures de la bouche. Mais le type le plus commun
parmi les Dindjic ou Loucheux d'Alaska est celui des
gypsies hindous, connus sous le nom do Poddas et de Vud-
das, dont j'ai vu et examiné bon nombre de photogra-
phies, prises d'après nature. On trouve chez eux des
personnes de teint très-foncé et d'autres à la peau
blanche.
Les types araniéens et israélitcs se relracenl d'une ma-
nière frappante dans les physionomies des Sioux, des Na-
- 7.i5 -
bajos, des Chippewayans et dos Peaux-dc-lièvre ; loin-
front est déprimé et bombé ; leurs cils épais voilent des
yeux au regard oblique et ophidicn ; les arcades sourci-
lières sont surélevées et se rejoignent à la racine du nez,
comme chez les Tarlares, en for i ant ce qu'on a appelé
sourcils de chèvre ; le nez est aquilin, vu de profil, et ce-
pendant écrasé vers les lèvre?, dont la supérieure d('passo
l'inférieure en manière de bec d'aiijle. Le pavillon des
narines est fortement accentué ; la tête est portée en
avant dans un grand nombre d'individus, ce qui leur
donne un air d'abjection caractéristique. Le teint, qui est
rouge clair chez les septentrionaux, devient bistré chez
les tribus méridionales. Les Sioux, le Chippewayans,
ainsi qu'une partie des Peaux-de-lièvre, ont le crûne al-
longé ; mais, dans la demi-tribu des Bûtards-Louchenx,
qui provient du mélange des Dènè Peaux-de-lièvre avec
les Dindjié ou Loucheux, le crâne est large, aplati à
l'occiput; le front est vaste et carré, les traits refrognés,
massifs et lourds ; les formes se rapprochent alors des
types brésiliens et esquimaux.
Quant à ces derniers, leur type, sur les côtes do la mer
Glaciale qui avoisinent les bouches du Mackenzie et de
l'Anderson, nous parait évidemment être le même que
celui des Botocudos et d'autres Brésiliens, tels que les
Tupis.les Purvis, etc., et que celui des Taïliens. Ils ont la
têle globuleuse et massive, large aux pommettes; les
yeux petits et bridés; la lèvre inférieure très-groî^se et
pendante; la bouche toujours ouverte; le nez rond et
gros ; le teint rouge blafard chez les Océaniens, bistré
chez les Brésiliens, jaune sale chez les Esquimaux.
Comme les sauvages auxquels nous les comparons, ces
Esquimaux se fendent latéralement les oreilles, et se cou-
pent carrément les cheveux au-dessus des yeux, tandis
qu'ils les laissent pendre de chaque côir^ du visage.
I. W. 48
— 746 —
Il n'est pas d'Indiens qni ressemblent plus aux Kanaks
d'Hawaï (Sandwich) que lesChinouks, de la Colombie bri-
tannique : têle large, face plate, yeux à fleur de tête, air
niais, teint rouge-clair.
Les Kanaks des îles Garabier et de l'archipel Samoa,
ainsi que les Indiens Wakish ou Têtes-Piales de la Co-
lombie britannique et de l'Orégon, ressemblent aux Al-
gonquins Chippeways et Kioways. Leur face est grotes-
que, leurs traits grossiers et fortement accentués, leur
nez aquilin, la bouche régulière et fermée, à lèvre supé-
rieure gouflée. Leur teint est rouge foncé ; leur crâne al-
longé et surélevé.
Les ressemblances entre les Océaniens et les Améri-
cains semblent être confirmées par l'accord de leurs idio-
mes, touchant leurs noms propres respectifs. Ce nom, qui
chez toutes ces nations est le mot Homme, s'exprime,
ainsi que nous l'avons dit ailleurs, en Océanie par les mots
tano, tanata ; en Amérique, à l'est des montagnes Rocheu-
ses, par tana, tène, dènè^ danè, tinè, dune, dindjié ; et, à
l'ouest des montagnes, par dnaïné, thnïané; enfin, sur les
bords du Pacifique, par la substitution de la lettre R au
D (ou au T, qui lui est corrélatif) , le mot homme devient
kéné, kinaï^kénaïtz. De là au nom decerlainsPolynésiens,
Kanak, la ditfércnce n'est pas grande, comme on le voit.
On peut également rapprocher le nom des P^squimaux,
innok, au singulier, de celui des Algonquins Cris ou CrJs-
tinaw inniniw, et des IVIaskégons ou Swauipies iginiw.
Jusqu'à démonstration positive du contraire, il de-
meure donc prouvé à nos yeux :
1° Que la majeure partie des Indiens qui appartien-
nent à la grande famille américaine des Dindjié-dènè-
nabajos-aztèques sont, ou bien les restes malheureux
des Israélites captifs en Chaldée , ou bien d'anciens
prosélytes du judaïsme immigrés de l'Asie. On ne sau-
— 747 —
rait admettre, en effet, qu'une nation autre que le peuple
Israélite ail conservé aussi vivace et aussi pure l'Iiistoire
de Moïse, unie à son culte, à des prescriptions purement
judaïques, à l'usage de la circoncision, et jusqu'à la fôte
du Phase ou de la Pâque.
2° Que l'élément étranger et ennemi que Dindjié,
Dènè, Chaktas, Tzendalcs et Aztèques reconnaissent
exister dans leur sein ne saurait être qu'un élément cha-
nanéen (ou, si l'on veut, touranien, pour nous conformer
à la nouvelle manière de s'énoncer qu'ont adoptée les
ethnologues). Si ces rapprochements que nous venons de
faire tiennent la balance à peu près égale entre les
Égyptiens, les Phéniciens et les Chaldéens, rappelons-nous
que, parmi les troupes des grands rois de Babylone, chez
lesquels les Israélites étaient captifs, « se trouvaient des
Égyptiens dont Crésus, roi de Lydie, avait le commande-
ment »; que Cyrns établit dos colonies égyptiennes dans
l'Asie Mineure (i); que la grande hordo desMogols conte-
nait tous les éléments que nous venons d'énumérer, et que
ceséIéments,assimilésaupenplechinois,aprèsla conquête
de Tsmpire du Milieu par Kublaï-Rhan, y ont été retrou-
vés depuis par d'autres voyageurs (2). Enfin, l'Amérique
ayant été découverte par des colonisateurs chinois, au
cinquième siècle de notre ère, il n'est nullement éton-
nant de retrouver en Amérique ces mêmes éléments
touraniens, bien qu'ils aient pu s'y transporter long-
temps auparavant, en même temps que l'élément Israélite
et araméen.
3° Enfin que les légendes américaines que nous venons
d'étudier et dans lesquelles nous avons reconnu uu sou-
venir traditionnel très-vivacc de l'histoire de Moïse et
du peuple hébreu, doivent être assimilées à celles qui ont
(1) Guérin Du Roctier.
(2) Klaprolh.
— 748 —
cours dans l'Asie louchant Bouddha, sous toutes les for-
mes de son mythe. — Il nous reste à savoir maintenant
dans laquelle de ses phases le bouddhisme a pu passer
sur le continent américain.
Pour cela, il faut nous rappeler que, dans le principe,
c'est-à-dire 970 ans avant notre ère, lorsque nous voyions
poindre le réformateur hindou Sa-Ria-Mouni, le premier
des Bouddha, toute sa religion consistait dans la théorie
égyptienne de la métempsycose. Ce J/ouni était donc une
doublure du Monas de Pylhagore, qui l'avait emprunté
au Manès des Égyptiens, comme il devint ailleurs Mana,
Manco et Manito. Les premiers patriarches du dogme de
la migration des âmes, laquelle eut son principe dans la
promesse do l'incarnation d'un rédempteur lulur, faite par
l'organe de MoijO^ ces premiers patriarclies, dis-je, vécu-
rent à la cour des rois de l'Inde, et Bouddha s'incarnait
tantôt dans une caste et tantôt dans une autre. Cette pé-
riode du bouddhisme, la plus primitive, fut aussi la
plus voisine du judaïsme, d'où nous n'hésitons pas à
dire qu'elle est issue, et à côté duquel elle a vécu et
grandi.
Au cinquième siècle de notre ère, Bouddha, alors fds
d'un roi de Malabar, quitta l'Hindoustan pour n'y plus
revenir, et alla se fixer en Chine, où, pendant huit siè-
cles, ses successeurs ou bouddhas vivants menèrent
une existence précaire. Cependant, de la Chine, ce culte
débonnaire et persuasif se répandit au Japon, en Corée,
au ïonqnin, au Cambodge, à Siam, au Pégu, et en Tarla-
rio surtout, sa patrie adoptive. C'est de celte époque que
date la colonisation de Fou-Sang, au Mexique, par des
pèlerins bouddhistes chinois (1). A celte époque, le culte
du Moïse-Bouddha devint la religion de plus du quart de
(I) De Guignes.
— 749 —
riiiimanilé, après avoir adopté les superstitions des ophio-
Jûircs asiatiques (1).
A celte seconde phase, succéda une troisième que l'on
nomme le lamanisrao ou bouddliisme tliibélain. Elle ne
prit naissance qu'au treizième siècle, lors des conquêtes
du Grand Mogol Gengis-Chan ou Khan, et de ses premiers
successeurs. A celle épo(|ue, le bouddha vivant était un
lalapoin thibélain. Les pontifes suprêmes do cette religion
furent revêtus d'une gloire toute nouvelle, et reçurent le
litre de rois et de dalaï-lama ou grand prclrc. Le Thibcl
devint ainsi la résidence de ces divinités humaines et le
bouddhisme Ihibétain, s'assimilant les dogme?, les mys-
tères, les cérémonies du culte des chrétiens nesloriens et
calhoiiques, dont la Tarlarie était alors remplie, revêtit
sa forme actuelle, appelée lanianisme (2). Cette tran^for-
uialion eut lieu Irente-trois ans après la mort de Gengis-
Rhan, cl par le fait de son pelil-tils, Rbublaï-RUan, con-
quérant tartare de la Chine.
Ce n'est pas cette dernière période du bouddhisme que
nous retrouvons chez nos Dènè-dindjié, c'est, au con-
traire, la forme la plus primitive et la plus voisine du ju-
daïsme, auquel nous l'avons vue mélangée. Mais au
Mexique et au Yucalan, il est probable que la seconde
forme fut importée par les colonisateurs bouddhiques du
troisième siècle, et que, les émigrations asialiques ayant
continué durant de longues années, quelques-unes des
innovations du laraanisme auront pu également s'implan-
ter sur le conlinont américain. Cette théorie expliquerait
les quelques pratiques clinUienucsque nous trouvons dif-
fuses au milieu des légendes et des coutumes des Peaux-
Houges : les représentations d'autels, d'oiseaux emblé-
matiques, d'encensoirs, de pontifes mitres, de tiares, <;lc.,
(1) De Charencey.
(2) Abel Réniusat.
— 750 —
en mêrrie temps que la civilisation avancée des empires
du Mexique et du Pérou.
Tels auraient été, en effet, les produits du bouddhisme
christianisé ou lamanisme. Tandis que les croyances, les
traditions et les pratiques purement judaïques des tribus
sauvages, unies à leur culte mosaïco-bouddhique, seraient
le résultat des émigrations primitives des bouddhistes
asiatiques, c'est-à-dire de ces restes d'Israël rejetés par
Dieu vers le Septentrion et l'extrême Orient, rebelles à
leur loi jusque dans la terre de l'exil, et qui, au culte ido-
lâtrique de Moïse et des astres, ont joint l'ophiolâirie ou
adoration du serpent (1) et toutes les erreurs des nations
(1) Les rapports terminologiques qui se présentent à nous entre le
pays d'Ophir, vers lequel les Tyriens ainsi que les rois de Juda et
d'Israël envoyaient leurs vaisseaux, et le pays des serpents, de nos
légendes dindjié et dzendale, nous sont une nouvelle garantie que les
Orientaux n'ont pas été étrangers au continent américain. En effet, le
nom du serpent en grec est ophis et en phénicien ophion, mot qui en
hébreu a le même signification.
Du pays d'Ophir, Israélites, Iduméens etChananéens rapportaient des
épices, de la poudre d'or, des pierres précieuses, de l'ivoire et des sin-
ges. Or, toutes ces choses existent ou existaient alors sur le continent
américain, qui possédait le mammouth et qui est le pays de l'or et des
bois de teinture par excellence. De plus, parmi les Sémites, deux hommes
ont porté le nom d'Ophir ou Opher, et sont considérés, par la Bible,
comme la souche des habitants de ce pays des Serpen/s. Ces deux hommes
furent Opliir, arrière-pelit fils d'Iléber, et Opher, petit-fils d'Abraham et
fils de Madian, contemporain des douze patriarches; tous deux de la
souche à laquelle appartenaient les Hébreux.
Nous n'ignorons pas que le premier Ophir est considéré comme le
père des Hindous, ce qui rapprocherait singulièrement le pays d'Ophir
de la Palestine; et de l'Amérique le transporterait dans l'Hindoustan.
Mais cette supposition ne saurait nuire à notre thèse, puisqu'il a fallu
que les colonisateurs asiatiques de l'Amérique passassent par l'Inde
et la Chine, pour arriver au continent américain, par le côté de l'Occi-
dent. Dans ce cas, ils auront pu dire, avec vérité, qu'ils passèrent par le
pays des Serpents, VOphir de l'Ecriture, c'est-à dire l'Hindoustan; et
qu'ils étaient eux-mêmes de la race des Serpents, c'est-à-dire d'Ophir;
puisque celui-ci était, aussi bien qu'Abraham, le petit-fils d'Héber, p'ere
des Hébreux.
— 751 —
toiiranifinnes, parmi lesquelles les Hëbreux vécurent, et
dont les débris, agglulinés à leur propre peuple, les ont
suivis jusque sur cette terre d'Amérique.
E. Petitot.
Quant à l'ophiolâtrie elle-mêrae, Mosheim dit (1) qu'elle fut, dans le
principe, un mélange de judaïsme et de philosophie égyptienne. Une
partie des Ophites orientaux embrassa ensuite la religion chrétienne,
tout en conservant ses anciennes erreurs. Ce que ce mélange monstrueux
offre de curieux pour nous, c'est que les dogmes et les croyances de n-s
Ophites christianisés concordent parfaitement avec ce qui reste de l'ancien
culte du serpent, tant en Asie qu'en Afrique et en Amérique. Ainsi, selon
les Ophites, le Créateur était un tyran et le Christ n'était venu que pour
en déduire l'empire (2). De même, dans les traditions dène etchakias,
en considérant l'ours, le lion et l'aigle comme les emblèmes de la Divi-
nité, nous avons vu celle-ci tyranniser les humains; et c'est le rat rouge
ou la souris qui seul vient à bout de délivrer le monde de cette tyrannie,
en rongeant soit l'arc de l'aigle, soit la pagaie de l'ours, etc.
Les Ophites disaient que le serpent, en donnant à nos premiers parents
la connaissance du bien et du mal, leur avait rendu le plus grand des
services. De même aussi les sectateurs dahomiens du dieu -serpent,
Dan ou Tan, prétendent que ce fut lui qui ouvrit les yeux à nos parents,
que le grand dieu Javieroh avait faits aveugles (5). Il est diflicile de ne
pas reconnaître Jéhovah dans Javieroh.
Lorsque les Ophites célébraient leurs mystères, un serpent sortait de
l'autel et paraissait goûter aux offrandes qu'on y déposait, comme pour
les accepter. Ainsi faisaient les prêtres d'Esculape, etc., etc.
Ainsi donc la présence de l'ophiolâtrie en Amérique, loin de battre en
brèche noire thèse, lui communique une nouvelle force, puisqu'elle
prouve une fois de plus que les idées judaïques et égyptiennes ont péné-
tré sur ce conliuenl, et que par conséquent il ne fut pas étranger à
l'ancien monde et surtout aux peuples orientaux.
(1) Bergier, Dictionn. théolog., article Ophiibs.
(2) Toute la mythologie égyptienne et grecque repose sur celte croyance, éctio affaibli
de la promesse primitive ilu Rédempteur. Voyez la fable d'Isis et de Typhon, et celle de
Prométhée, commentées par le savant A. Nicolas, t. U de ses Etudes philosophiqueu
(3) Annalet de la propagation de la foi, lettre de H. l'abbé Borghero, missionnaire
au Dahomey.
{Sote de l'auteur.)
Paris. - Typographie A. HsiiHOTiB, rue d'Arcel, 7.
BlNDINCi L
wuw j.
IJ«/*1
•H
0.^.!
0)
a
a
:^ -H
en \Qji
CV2 £h
a
o
0)
0]
G
O
•H
IT)
0)
co
-P
-U
H
XI
O
ta
0)
•H
u
O
3 5
University of Toront
Library
DO NOT
REMOVE
THE
CARD
FROM
THIS
POCKET
Acxne Library Gard Pocke
bntler Pat. • Kel. loJe» Kite'
Made by LIBRARY BUREA
"m
■mm
m