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Full text of "Missions de la Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée"

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MISSIONS 

BR   La 

CONGRÉGATION  DES  xMISSlONNAIRES  OBLATS 

DE    MARTE    IMMACULÉE 


« 


PAUI£.   —   IVPOGRAPUIB   A.   BBNNOTBB^  ROB  O'ARCET,  7. 


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MISSIONS 


DE  LÀ  CONGREGATION 


DES  MISSIONNAIRES  OBLATS 


DE    MARIE    IMMACULÉE 


QUINZIÈME  ANNÉE 


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rV 


PARIS 

TYPOGRAPHIE    A.    IIE.NNUYER 

RUB    d'aRCET,    7 


1S77 


MISSIONS 

DE  LA  CONGRÉGATION 

DES  OBLATS  DE  MARIE  iMMACULÊE 


N»  57.  —  Mars  1877. 


]\1AIS0NS  DE  FRANCE 


MAISON  DE  L'OSIER. 

Notre-Dame  de  l'Osier,  25  octobre  1876. 
MON  TRÈS-RÉVÉREND  ET  BIEN-AIMÉ  PÈRE, 

Le  dernier  compte  rendu  de  Notre-Dame  de  l'Osier 
remonte,  je  crois,  au  1"  juillet  1869.  Plusieurs  adminis- 
trations se  sont,  depuis  lors,  succédé,  et  le  personnel  de 
la  maison  a  subi,  à  diverses  reprises,  des  modifications 
notables.  Toutefois,  la  physionomie  générale  de  nos 
œuvres  et  du  Pèlerinage  n'a  point  changé,  grâce  à  Dieu  ! 
Elle  était  excellente  alors,  et,  si  je  ne  m'abuse,  elle  n'a 
pas  cessé  d'être  telle. 

Il  fant  le  dire  avec  la  plus  vive  reconnaissance,  nous 
constatons  tous  les  jours  la  protection  vraiment  signalée 
de  notre  bonne  Mcre,  Notre-Dnmc  de  l'Osier,  qu'il  s'a- 


gisse  des  intérêts  du  sanctuaire  ou  de  nos  travaux  apos- 
toliques. D'autre  part,  tous  nos  Pères  déploient,  sans 
compter  avec  leurs  forces  souvent  insuffisantes,  un  zèle 
et  un  dévouement  qui  dcfienl  tout  éloge.  Ces  qualités 
précieuses  leur  ont  justement  acquis,  dans  le  diocèse,  la 
réputation  d'infatigiibles  ouvriers. 

Je  parlerai,  dans  ce  modeste  rapport,  des  Missions,  du 
Pèleriucige  et  de  lu  Communauté. 

1°  Les  missions  proprement  dile?,  faites  avec  notre  cé- 
rémonial traditionnel  et  au  sein  dos  populations  de  la 
campagne,  continuent  de  faire  l'occupation  à  peu  près 
exclusive  de  nos  Pères,  et  Dieu  daigne  les  bénir  visible- 
ment. Il  est  très-rare  que  les  travaux,  même  les  plus 
difficiles,  ne  soient  pas  couronnés  d'un  succès  sérieux.  De 
l'aveu  de  tous,  une  bénédiction  privilégiée  récompense 
les  fatigues  des  Missionnaires  de  l'Osiei',  et  leur  concours 
est  plus  d'une  fois  demandé  et  non  sans  fruit  pour  des 
populations  qui  ont  résisté  à  d'autres  efforts.  Nous  n'avons 
point  de  mérite  à  reconnaître  que  c'est  aux  pieds  de  la 
Vierge  de  l'Osier  que  les  Ûblats  puisent  les  inspirations 
de  leur  fécond  apostolat. 

Les  résultats  du  dernier  Jubilé  ne  sauraient  être  passés 
sous  silence  ;  ils  ont  été  des  plus  consolants.  Dans  deux  ou 
trois  paroisses,  tous  les  hommes,  sans  exception,  se  sont 
assis  à  la  Table  sainte;  dans  d'autres,  MM.  les  Curés  ont 
tenu  à  nous  le  signaler  par  écrit  :  on  n'avait  vu,  de  mé- 
moire d'homme,  pareil  mouvement  religieux;  ailleurs, 
enfin,  des  triomphes  inespérés  ont  conquis  les  éléments 
les  plus  rebelles,  dans  d'importantes  localités  et  jusqu'aux 
portes  de  Grenoble  et  de  Lyon.  Le  H.  P.  Montfort  mé- 
rite ici  une  mention  toute  spéciale. 

Les  demandes  dépassent  toujours  de  beaucoup  le  chiffre 
des  travaux  accoidcs  ;  toutes  celle?  du  Carême  s'inscrivent, 
d'ordinaire,  deux  et  trois  ans  d'avance;  la  liste  de  1880 


—  7  — 

est  ouverte  depuis  l'année  dernière.  A  l'époque  du  Ju- 
bilé, s'il  faut  en  juger  par  les  instances  sans  nombre  qui 
nous  ont  été  faites,  nous  aurions  prêché  une  très- 
grande  partie  des  fi-xercices  donnés  dans  le  diocèse. 
Malgré  tous  nos  refus,  cette  campagne  n'a  point  laissé 
d'être  extrêmement  laborieuse.  D'octobie  à  la  fin  de 
mai, nous  avons  toujours  mené  trois  misi>ions  et  souvent 
quatre  de  front. 

Parmi  ces  œuvres,  il  convient  de  citer,  en  passant,  le 
Jubilé  de  l'Osier.  Il  n'a  rien  présenté  de  saillant,  sinon 
peut-être  une  conversion,  dont  j'aurai  occasion  de  parler 
plus  loin,  et  qui  est  le  fait  exclusif  de  l'apostolat  de  Notre- 
Dame  de  l'Osier.  Je  signalerai  encore  la  mission  de  Viiiay, 
notre  chef-lieu  de  canton.  Elle  a  été  donnée  par  les 
RU.  PP.  Supérieurs  Guatel  et  PiciiON.  Les  résultats,  très- 
satisfaisants  pour  les  temps  que  nous  traversons,  puisque 
près  de  six  cents  hommes  y  ont  participé,  eussent  été 
bien  plus  complets,  sans  l'hostilité  secrète,  mais  très- 
active,  de  la  Franc-Maçonnerie.  Son  intluence  s'est  éten- 
due surtout  sur  la  bourgeoisie  et  Ja  pauvre  jeunesse  ap- 
pelée sous  les  drapeaux  en  1870. 

Les  travaux  de  nos  années  ordinaires  couimencent  à  la 
Toussaint,  pour  ne  s,e  clore  qu'aux  dernières  limites  du 
temps  pascal,  toujours  prorogé  de  deux  ou  trois  se- 
maines. Sauf  quelques  jours  de  répit  à  peine  suliisauts 
ménagés  çà  et  là,  lousnosPères,partagéscn  trois  groupes, 
travaillent  sans  relûche.  Aussi  est-il  rare  que  plusieurs  ne 
fléchissent  pas  à  ce  rude  labeur.  L'année  dernière,  à  deux 
exceptions  près,  tous  ont  payé  leur  tribut  à  quelque 
malaise.  Le  bon  Père  Boukg,  dont  nous  avons  été  privés 
au  lendemain  de  la  dernière  campagne,  a  très-probable- 
ment dû  à  ses  fatigues  accumulées  cette  terrible  fièvre 
typhoïde  qui  l'a  conduit  aux  portes  du  tombeau  dès  son 
arrivée  au  Calvaire.  Ce  n'est  point  ici  que  l'on  est  exposé 


—  8  — 

à  oublier  les  exhorlations  de  notre  vénéré  Fondateur, 
nons  invitant  à  tout  sacrifier,  la  vie  mémo,  ponr  les  Amos, 
en  combattant  dans  l'arène  jusqu'à  épuisement  :  In  agonc 
procédant  decertaturi  usque  adinternecionem! 

Les  travaux  de  la  belle  saison  ne  nous  laissent  pas  non 
plus  inactifs.  Ainsi,  sans  parler  du  service  absorbant  du 
pèlerinage,  nous  avons  donné,  en  1875  et  1876,  22  re- 
traites de  première  communion,  15  retraites  de  pen- 
sionnat, dont  3  dans  des  petits  séminaires,  29  retraites  de 
congrégations  paroissiales  et  17  retraites  de  commu- 
nautés. Je  ne  compte  pas  les  adorations  et  panégyriques. 
Nombre  de  ces  travaux  ont  eu  ponr  tbéâtre  les  principales 
villes  du  diocèse.  Nous  avons  paru  et  devons  reparaître, 
l'an  prochain,  à  Lyon,  où,  depuis  la  retraite  pastorale  du 
très-regretté  Père  Vincent,  nul  Oblat,  que  je  sache, 
n'avait  été  appelé.  La  maison  a  dû  décliner,  en  outre,  les 
offres  les  plus  flatteuses  faites  par  la  cathédrale  de  Gre- 
noble et  d'autres  églises  de  grandes  villes.  Ce  sont  les 
ouvriers  et  non  pas  les  œuvres  qui  nous  manquent. 

En  résumé ,  la  Congrégation  paraît  très-bien  posée 
dans  le  diocèse,  grâce  aux  excellents  Supérieurs  qui  l'y 
ont  représentée  jusqu'en  1874.  Les  RU.  PP.  Cumin, 
AuDRUGER  et  Roux,  pour  ne  citer  que  les  plus  récents, 
ont  laissé  partout,  dans  des  genres  divers  mais  bien 
distingués,  d'ineffaçables  souvenirs  dans  les  paroisses 
et  les  communautés  religieuses.  Que  leur  modestie 
me  permette  de  le  dire,  longtemps  encore,  pour  le 
plus  grand  honneur  de  la  Congrégation,  on  les  citera 
comme  des  apôtres  accomplis,  et  nous  tous,  qui  jouis- 
sons si  honorablement  aujourd'hui  du  fruit  de  leur  talent 
et  de  leurs  travaux,  nous  n'aurons  qu'à  nous  efforcer  de 
marcher  fidèlement  sur  leurs  traces;  ils  nous  ont  légué 
les  vraies  traditions  de  l'apostolat,  tant  préconisées  par 
notre  vénéré  Fondateur. 


—  9  — 

Il  faut  ajouter,  pour  être  juste  et  complet,  que  si  les 
œuvres  de  celte  chère  maison  de  l'Osier  sont  manifeste- 
nmnt  agréi'cs  de  Dieu,  nos  bons  et  si  dévoilés  Pères  ne 
savent  hésiter  devant  aucune  surcharge,  ni  reculer  de- 
vant aucun  sacrifice.  Leur  piété,  leur  abnégation,  leur  es- 
prit fiatcrnel  surtout,  particulièrement  remarquée  des  ec- 
clésiastiques qui  nous  appellent,  ne  laissent  rien  à  désirer. 
Ce  m'est  une  très-douce  satisfaction  de  leur  rendre  ce 
témoignage  et  de  les  remercier,  dans  cette  publication  de 
famille,  de  kur  excellent  esprit  religieux  et  de  leur  dé- 
vouement à  toute  épreuve.  Deux  d'entre  eux  ont  poussé 
jusqu'à  l'héroïsme  l'amour  du  devoir,  en  renonçant  aux 
derniers  embrassements  de  leur  père  et  de  leur  mère, 
pour  ne  point  exposer  le  succès  d'œuvres  importantes 
touchant  à  leur  couronnement.  Ce  sont  les  RR.  PP.  Mont- 
fort  et  CiiATEL,  alors  occupés  aux  missions  de  Meyzieux 
et  de  Saint-Martin  de  Vienne.  Ai-je  besoin  d'ajouter  que 
Notre-Seigneur  a  daigné  bénir,  d'une  manière  toute  pri- 
vilégiée, des  âmes  qui  leur  coûtaient  si  cher! 

2°  Parlons  maintenant  dupèleriuage.— L'aflluence  des 
pèlerins  de  toute  condition,  des  pensionnats,  des  commu- 
nautés religieuses  et  des  paroisses  même,  en  ordre  de  pro- 
cession, ne  diminue  pas.  Loin  de  se  réserver,  comme  on 
aurait  pu  le  croire,  à  l'époque  du  Jubilé,  qui  procurait  à  cha- 
que paroisse  des  exercices  particuliers,  la  piété  chrétienne 
n'apoint  cessé  d'accourir  au  sanctuaire,  spécialement  pen- 
dant les  retraites  annuelles.  Celle  de  septembre  avait  été 
préchée,  en  1874,  avec  un  succès  marqué,  par  le  R.  P.  Rey- 
KAUD,  de  la  Maison  du  Calvaire.  Le  R.  P.  Bonnefoy,  de  la 
même  communauté,  et  le  R.  P.  Chatel,  en  1875  et  eu  1876, 
n'ont  pas  vu  moins  de  monde  se  presser  autour  de  la 
chaire,  et  les  exercices  se  sont  terminés  avec  beaucoup 
de  piété  et  d'éditicatiou.  Depuis  le  couronnement  de 
Notre-Dame  de  l'Osier,  c'est-à-dire  depuis  1873,  la  fête 


—   10  — 

patronale  de  la  Nativité  et  le  jour  de  la  clôture  de  la 
grande  retraite  de  septembre  voient  s'organiser  des  pro- 
cessions aux  flambeaux,  dont  les  ligues  se  déroulent  sur 
le  chemin  de  Bon-Renconlie  ou  dans  notre  jardin.  On  s'y 
rend  des  environs  avec  empressement,  et  ni  Je  charme 
ni  le  recueillement  ne  font  défaut  à  celte  nouvelle  et 
touchante  manifestation  en  l'honneur  de  notre  auguste 
Mère. 

Ce  sont  les  régions  évangélisées  par  nos  Pères  qui 
alimentent  surtout  le  pèlerinage.  Le  département  de  la 
Drôme,  où  nous  ne  pouvons  guère  accorder  qu'un  quart  de 
nos  travaux,  nous  envoie,  pour  sa  part,  de  nombreuses  dé- 
putalions.  A  vrai  dire,  la  bonne  et  puissante  Viex'ge  se 
montre  reconnaissante,  et  mille  traits  se  pourraient  citer, 
qui  tous  témoignent  des  bienfaits  variés  par  lesquels 
elle  récompense  la  confiance  de  ceux  qui  l'invoquent. 
Le  R.  P.  JoNvEAux,  d'abord,  puis  le  H.  P.  Gandar,  ont 
bien  voulu  se  charger  de  recueillir  et  d'enregistrer,  à  la 
gloire  de  notre  miséricordieuse  Souveraine,  lesguérisons 
merveilleuses  obtenues,  de  près  ou  de  loin,  par  son  inter- 
cession. Entre  toutes,  la  suivante,  remontant  au  28  octo- 
bre 1874,  mérite  d'être  signalée.  Voici  ce  qu'en  a  publié 
la  Semaine  )'eligiense  du  diocè:re  de  Grenoble,  à  la  date 
du  25  février  1875  : 

Un  grand  nombre  de  nos  lecteurs  ont  déjà  entendu  parler 
du  fait  extraordinaire  que  nous  allons  raconter  et  qui  date  de 
l'automne  dernier.  Si  l'on  a  mis  peu  d'empressement  à  le 
publier  par  la  voie  de  la  presse,  ce  n'était  certes  point  par 
indifTérence  pour  des  grâces  de  cette  nature,  mais  c'était  afin 
de  donner  plus  d'autorité  à  ce  fait  important,  après  qu'il 
aurait  reçu  du  temps  son  caractère  d'authenticité  divine.  En 
employant  ce  langage,  nous  n'entendons  pas,  assurément, 
exprimer  un  jugement  définitif  sur  la  guérison  que  nous 
allons  rapporter  :  nous  en  donnons  le  récit  tel  qu'il  a  été 


—  11  — 

envoyé  à  Monseigneur,  et  nous  le  publions  sous  les  réserves 
commandées  par  l'Église.  Voici  le  rapport  de  M.  le  Curé  de 
Rives  : 

«  Un  jeune  homme  du  nom  de  Pierre  Michalon,  de  Saint- 
Etienne  de  Saint-Geoirs,  âgé  de  vingt-cinq  ans,  étant  employé 
au  chemin  de  fer  de  ce  pays,  tomba  malade,  et  fut  envoyé  par 
le  médecin  de  la  compagnie  à  l'hùpital  de  Rives,  le  20  oc- 
tobre 1873.  Pendant  les  premiers  mois,  il  fut  atteint  d'une 
tièvre  muqueuse,  qui  ne  disparut  que  pour  le  plonger, 
bientôt  après,  dans  une  maladie  regardée  comme  incurable 
par  les  docteurs  Gériu^  de  Rives,  et  Jollans,  de  Sillans.  Le 
premier  voyait  habituellement  le  malade,  et  le  deuxième,  de 
loin  en  loin  seulement.  Or  Tun  et  l'autre  ont  constaté  que, 
pendant  huit  mois,  il  y  a  eu  chez  lui  paralysie  des  membres 
inférieurs,  causée  par  une  grave  lésion  à  la  moelle  épiuière, 
et  que  le  mal,  loin  de  céder  à  l'énergie  des  remèdes,  allait 
toujours  eu  empirant.  Plus  dune  fois,  mon  vicaire  et  moi, 
nous  avons  cru  le  pauvre  jeune  homme  aux  portes  du  tom- 
beau. A  la  vue  de  cet  état  désespéré  et  de  l'inefficacité  des 
remèdes,  M™^  la  Supérieure  de  l'hospice  s'avisa  de  lui  sug- 
gérer l'idée  de  s'adresser  à  Notre-Dame  de  Lourdes.  C'était  à 
l'époque  du  grand  pèlerinage  de  Grenoble  à  cette  ville  bénie. 
Micbalon  se  sentit  à  l'instant  tellement  saisi  par  cette  idée, 
qu'il  alla  jusqu'à  concevoir  le  projet  de  se  joindre  aux  pèlerins 
et  de  se  faire  transporter  à  la  fontaine  miraculeuse  !  Toutefois, 
devant  l'impossibilité  de  réaliser  un  tel  projet,  il  se  résigna 
à  y  renoncer,  mais  non  sans  peine.  Alors,  pour  le  consoler,  on 
lui  conseilla  de  se  vouer  à  Noire-Dame  de  l'Osier,  si  rap- 
prochée de  nous,  lui  promettant  qu'eu  temps  opportun  on 
l'y  conduirait  en  pèlerinage. 

«  Quelque  temps  après,  il  commen»;a  une  neuvaine  en 
l'houneur  de  Noire-Dame  de  l'Osier,  tout  en  buvant  chaque 
jour  de  l'eau  de  Lourdes.  Dès  le  début,  on  remarqua  une 
amélioration  sensible  dans  sa  voix,  qui  était  presque  éteinte 
depuis  deux  mois.  Le  voyage  à  l'Osier  fut  fixé  au  28  oc- 
tobre dernier.  Avant  de  l'effectuer.  M""  la  Supérieure  crut 
qu'il  était  prudent  de    le    faire  approuver  par  le  docteur. 


■~  12  — 

Celui-ci  s'y  prêta  d'autant  plus  volontiers,  qu'initié,  dès  le 
début,  à  tous  ces  pieux  projets,  il  les  avait,  pour  ainsi  dire, 
encouragés  lui-même  par  des  paroles  qui  semblaient  affirmer 
que  si  Notre-Dame  de  Lourdes  ou  de  l'Osier  opérait  une 
pareille  cure,  il  serait  le  premier  à  reconnaître  en  cela  un 
miracle  éclatant.  Le  malade  partit  donc  le  jour  désigné,  ac- 
compagné de  la  supérieure,  d'une  soeur  tourière  et  de  l'in- 
firmier Belin,  accoutumé  à  le  porter  rà  et  là,  comme  on  porte 
un  entant  incapable  de  toute  locomotion.  A  leur  arrivée  on  fut 
obligé  d'adjoindre  un  aide  à  l'infirmier,  pour  porter  le  jeune 
homme  dans  l'église.  Là,  on  le  déposa  sur  un  banc,  où  le 
Supérieur  des  Missionnaires  Oblats,  chargés  de  desservir  le 
pèlerinage,  vint  entendre  sa  confession  ;  on  l'emporta  ensuite 
près  du  chœur,  on  l'assit  sur  un  fauteuil,  et  il  reçut  la 
sainte  communion.  Son  action  de  grâces  finie,  on  le  fit  sortir, 
et  après  une  légère  réfection  on  le  reporta  à  l'église,  pour  le 
placer  devant  l'autel  de  la  chapelle  miraculeuse.  C'était 
vers  les  dix  heures.  Alors  commença  une  messe  célébrée  à 
son  intention.  Les  trois  autres  pèlerins  qui  avaient  com- 
munié avec  lui  et  pour  lui  y  assistèrent  et  unirent  de  nou- 
veau toutes  leurs  prières  aux  siennes.  Inutile  de  dire  avec 
quelle  ferveur  notre  malade  demandait  sa  guérisonà  la  bonne 
et  toute-puissante  Marie.  La  messe  se  termine,  et  aucun  chan- 
gement, hélas  !  ne  se  manifeste  dans  son  état.  Michalon 
néanmoins  ne  se  décourage  pas.  Le  chapelet  à  la  main,  les 
yeux  souvent  fixés  sur  l'autel,  il  reste  là,  seul,  jusqu'à  une 
heure  de  l'après-midi,  renouvelant  sans  cesse  ses  plus  vives 
et  ses  plus  ardentes  supplications.  A  cette  heure  les  deux 
religieuses  le  rejoignent  pour  lui  annoncer  que  c'est  le  mo- 
ment du  départ.  Au  même  instant,  l'une  et  l'autre  se  sentent 
dominées  par  je  ne  sais  quoi  de  divin,  qui  les  porte  à  espérer 
contre  toute  espérance.  De  son  côté  Michalon,  subissant  la 
même  influence,  sent  une  impression  irrésistible,  et  fait  partir 
de  son  cœur  un  dernier  cri  de  pitié,  auquel  cette  fois  la 
compassion  de  la  bonne  Mère  ne  résiste  pas.  Immédiatement 
il  entend  une  voix  intérieure  qui  lui  dit  :  «  Mets-toi  à  genoux.  » 
Le  paralytique  obéit  instantanément,  se  met  à  genoux  et  y 


—  i;{  — 

reste  quelque  temps  sans  appui,  sur  les  dalles  nues.  Comme 
on  le  presse  de  se  relever  :  a  Non,  dit-il  naïvement,  je  veux 
«  finir  ma  pénitence.  »  Bientiit  après,  il  se  relève  seul,  et  dès 
qu'il  est  debout,  on  lui  présente  ses  béquilles  pour  le  soutenir. 
Il  les  prend  toutes  deux  de  la  main  droite,  va  les  déposer  à 
l'angle  de  la  chapelle  ;  puis  revient  sans  appui,  entre  dans  le 
sanctuaire  et  se  prosterne  sur  les  marches  les- plus  élevées  de 
l'autel  comme  pour  se  rapprocher  de  sa  libératrice,  Notre-Dame 
de  l'Osier.  Là,  il  entre  en  communication  intime  avec  elle. 
M™*  la  Supérieure,  dont  les  impressions  se  devinent,  à  genoux, 
pleurait,  adorait,  remerciait;  puis  elle  se  lève,  s'avance  vers 
lui  :  «  C'est  assez,  lui  dit-elle,  c'est  assez,  il  faut  partir.  »  Il 
n'y  eut,  de  la  part  du  jeune  homme,  ni  réponse  ni  mouve- 
ment. Sur  ces  entrefaites,  Belin  et  son  aide  entrent  pour  le 
prendre  et  le  porter  à  la  voiture.  Mais  quelle  ne  fut  pas  leur 
stupéfaction  à  la  vue  de  ce  qui  se  passait  ! 

«  Alors,  la  révérende  Mère,  s'adressant  àl'inGrmier:  «Allez 
u  donc,  je  vous  prie,  lui  dit-elle,  l'avertir  que  c'est  l'heure  du 
«  départ.  »  Le  domestique  lui  obéit,  même  immobilité,  même 
silence.  Celui-ci,  à  ce  spectacle,  tombe  instinctivement  à 
genoux,  et  se  sent  saisi  d'émotion;  cependant,  sur  un  signe 
de  la  Supérieure,  il  l'interpelle  de  nouveau  et  d'un  ton  plus 
accentué  :  «  Pierre,  lui  dit-il,  notre  Mère  t'ordonne  de  partir. 
((  Va  chercher  tes  béquilles,  et  apporte-les  à  la  sainte  Vierge.  » 
Aussitôt,  sans  hésiter,  il  se  lève  avec  un  air  de  bonheur  in- 
dicible, avec  un  visage  tout  céleste,  qui  atteste  qu'un  regard 
de  Marie  vient  de  se  refléter  sur  lui  ;  il  va  prendre  ses  béquilles, 
et  les  dépose  à  l'angle  de  l'autel.  Mais  avant  de  quitter  ce 
sanctuaire  chéri,  il  veut  encore  remercier  sa  bienfaitrice. 
Enfin  il  vient  se  mettre  à  la  disposition  de  ses  compagnons 
de  voyage. 

«  Pendant  que  s'accomplissait  cette  scène,  plus  du  ciel  que 
de  la  terre,  l'aide  de  l'infirmier  était  sorti  tout  agité,  troublé, 
hors  de  lui.  Quelques  personnes,  l'apercevant  dans  cet  état, 
s'empressent  de  lui  demander  ce  qu'il  a  :  «  Ah  !  allez  voir  vous- 
«  mêmes  à  l'église...  ce  garçon  est  guéri.  En  voilà  un  mira- 
f(  cle  !  ))  Le  mot  r/jtrac/e  circule  bien  vite  de  bouche  en  bouche, 


—  li- 
on accourt,  et  bientôt  il  y  ca  foule  :  chacun  vient  voir  le  para- 
lytique guéri.  Enfin  Michalon,  s'arrachant  h  la  curiosité  uni- 
verselle, s'apprête  à  partir  :  <(  Mais,  s'écrie-t-on  en  le  retenant, 
il  faut  «  avertir  les  Pères.  »  Et  aussitôt  le  jeune  homme  est  in- 
troduit au  milieu  d'eux.  Ceux-ci  le  font  causer  sur  sa  maladie, 
s'informent  du  siège  du  mal,  de  son  origine,  deses  progrès, 
de  son  intensité,  etc.  Après  examen  sérieux,  tous,  s'accordant 
à  regarder  comme  un  prodige  la  guérison  si  subite  d'une  para- 
lysie de  cette  nature,  viennent  à  l'église  entonner  le  cantique 
de  la  reconnaissance  ;  et  les  chants,  les  harmonies  de  l'orgue 
et  le  son  des  cloches  se  confondent  en  un  concert  d'action  de 
grâces. 

«  A  leur  retour  à  Rives,  nos  pèlerins  joyeux  n'ont  rien  de 
plus  empressé  que  de  présenter  le  paralytique  guéri  aii  docteur 
Gérin,  qui  en  croit  à  peine  ses  yeux,  et  ne  dissimule  pas  son 
profond  étonnement.  L'étonnement  n'est  pas  moins  grand  à 
l'hôpital.  Tous  les  malades  sont  ébahis,  et  ne  reviennent  de 
leur  première  surprise  que  pour  s'écrier  :  «  Oh  !  c'est  vrai- 
«  ment  un  miracle  1  »  Cependant  une  voix  discordante  fait 
entendre  ces  mots:  «  Oui,  il  y  a  là-dessous  quelque  diablerie, 
«  aussi  ça  ne  durera  pas,  »  Cette  voix  était  celle  d'un  pauvre 
vieillard  qui,  depuis  longtemps,  peut  à  peine  faire  quelques 
pas.  Voyant  ensuite  notre  perclus  continuer  à  se  mouvoir,  à 
aller,  venir,  sans  chanceler  :  «  Toutde  même,  se  mit-il  A  dire, 
le  bon  Dieu  ne  ferait  pas  ça  pour  tout  le  monde.  » 

((  Le  lendemain  de  sa  guérison,  Michalon  vient  à  la  messe  et 
aussitôt  qu'elle  est  finie,  il  entre  à  la  sacristie,  se  jette  à  mon 
cou,  il  ne  fait  que  me  dire  ces  mots  :  «  Eh  bien,  mon  Père, 
«  me  voilà  !  »  Puis,  me  regardant  avec  un  air  de  bienheureux, 
il  lui  semble  que  je  dois  tout  deviner,  saneuvaine,  son  pèleri- 
nage et  le  reste.  Il  balbutie,  il  voudrait  m'expliquer  en  hâte  ce 
qui  s'est  passé.  Mais  si,  dans  son  émotion,  les  expressions  lui 
manquent,  tout  dans  son  regard  et  ses  mouvements  y  supplée 
et  semble  me  dire  :  Mon  Père,  vous  qui  m'avez  vu  si  malade 
et  presque  sans  parole,  admirez  ce  que  la  sainte  Vierge  vient 
de  faire.  —  Oh  !  bon  et  simple  jeune  homme  !  Oh  !  si  sa  bouche 
n'a  pas  su  tout  me  dire,  si  elle  n'a  pas  su  m'exprimer  son 


—  in  — 

amour  et  sa  reconnaissance  pour  Marie,  comme  son  cœur  se 
dédommagera  bientôt  aux  pieds  de  sa  bonne  Mère  ! 

«11  me  quitte,  et  va  se  prosterner  devant  l'autel  béni,  où  il 
reste  silencieux  et  fervent,  pendant  près  de  deux  heures.  Et 
ces  entretiens  pieux  avec  notre  Mère  céleste,  il  les  renouvelle 
chaque  jour  après  avoir  entendu  ma  messe.  Aussi  Marie  lui 
continue-t-elle  ses  faveurs.  Pour  que  son  œuvre  ne  pût  être 
mise  en  doute,  elle  n'a  pas  voulu  jusqu'ici  que  la  santé  de 
son  protégé  fût  un  instant  altérée.  Dans  le  fait,  toutes  les 
convictions  parmi  nous  sont  généralement  acquises  à  une 
intervention  divine.  Pour  tout  esprit  sérieux,  il  serait,  ce  me 
semble,  bien  difficile  de  penser  autrement.  Les  plus  incrédules 
ne  nient  pas  tout  ce  qu'il  y  a  d'extraordinaire  dans  la  tran- 
sition subite  de  l'état  désespéré  du  malade  à  un  état  normal  ; 
seulement,  ils  prétendent  qu'une  locomotion  violente  etsou- 
daine  peut  quelquefois  amener  un  pareil  résultat.  Mais  si 
c'est  un  moyen  de  la  thérapeutique,  il  est  à  présumer  qu'il  a 
été  tenté  plus  d'une  fois  pendant  huit  mois.  Or,  l'a-t-il  été, 
et  avec  quel  succès  ?  Us  prétendent  encore  que  l'ardeur  de  la 
foi,  la  véhémence  des  désirs  produisent  quelquefois  ces  effets 
prodigieux.  Ah!  s'il  en  eût  été  ainsi,  quel  est  le  malade  qui, 
de  l'avis  de  sou  médecin  *ne  s'efforcerait  do  les  produire?  Il  y 
a  bien  ici,  en  réalité,  une  foi  qui  espère  des  prodiges,  mais 
ce  n'est  plus  de  la  foi  humaine,  c'est  la  foi  divine,  celle  de 
l'Evangile,  à  laquelle  il  a  été  promis  de  transporter  les  mon- 
tagnes. En  effet,  d'après  des  hommes  compétents,  la  para- 
lysie qui  nous  occupe,  paralysie  chronique,  continue,  avec 
symptômes  de  plus  en  plus  alarmants,  et  qui  néanmoins 
disparaît  radicalement  en  quelques  minutes,  est  un  fait  qui 
ne  peut  s'expliquer  scientifiquement. 

Signé  :  «  Michal,  Curé  do  Rives.  » 

J'ajouterai  quelques  détails  à  ce  récit  officiel.  M.  le 
Curé  de  Rives,  le  dimanche  suivant,  avait  fait  espdrer,  en 
chaire,  une  fête  publique  d'action  dt3  grâcep,  à  la  très- 
sainte  Vierge,  dès  que  l'enqiiêle  de  l'Evéchë  serait  ter- 


—   IG  — 

minée.  Nous  crûmes  donc  délicat  et  prudent  de  nous 
interdire  toute  démarche,  toute  publication,  en  faveur  du 
prodige,  pour  écarter  jusqu'au  moindre  soupçon  d'ingé- 
rence intéressée.  C'est  ce  qui  explique  le  retard  du  récit 
paru  dans  la  Semaine  religieuse,  en  même  temps  que  sa 
réserve  obligée  sur  certains  points.  Nous  avons  plus  de 
latitude  dans  nos  annales  de  famille.  Je  dirai  donc  simple- 
ment que  la  science,  bien  qu'elle  dût  se  refuser  obstiné- 
ment, plus  tard,  à  en  donner  un  témoignage  formel,  avait 
parfaitement  reconnu  l'inutilité  de  tous  ses  traitements, 
et  pleinement  désespt^ré  de  la  guérison  de  l'infirme. 
La  veille  mémo  du  pèlerinage  à  Notre-Dame  de  l'Osier, 
le  docteur,  je  le  liens  de  bonne  source,  avait  dit  à  l'hôpital  : 
«  Oh  !  le  pauvre  garçon  !  s'il  guérissait,  je  n'hésiterais 
pas  à  constater  le  miracle:  il  serait  bien  de  premier  or- 
dre. »  De  fait,  il  paraît  que,  renseignant  trois  de  ses  confrè- 
res, réunis  le  2  février,  pour  faire  subir  au  miracle  l'exa- 
men le  plus  minutieux,  le  docteur  rapporta  le  fait  de 
l'Osier  avec  beaucoup  de  loyauté  et  non  sans  admira- 
tion. Il  expliqua  ce  qui  avait  précédé  la  guérison,  et 
s'attacha  à  éloigner  tout  soupçon  de  tromperie  et  de  si- 
mulation. 

On  fut,  parait-il,  convaincu,  à  huis  clos,  de  l'inierven- 
tion  divine.  Pourquoi  donc  n'a-t-on  pas  consenti  à  pu- 
blier le  fait,  du  moins  aie  laisser  publier?  Pourquoi  surtout 
le  prodigieux  euphémisme  employé,  pour  expliquer  la 
guérison  subite,  dans  le  rapport  rédigé  par  un  major 
d'hôpital  militaire,  à  la  suite  de  l'examen  des  quatre 
docteurs?  Analyse  faite  de  l'état  antérieur  de  Michalon, 
de  plusieurs  infirmités  très-graves,  comme  maladie  chro- 
nique de  la  moelle  épinière  ,  ankylose  opiniâtre  des 
deux  genoux,  paralysie  des  membres  inférieurs  et  supé- 
rieurs, la  relation  officielle  s'exprime  ainsi  :  «  Les  sym- 
ptômes ont  pu  être  brusquement  et  notablement  amendés, 


-   17   - 

sous  l'inlluence  d'une  vive  iinpresâion  morale.  »  Le  mot 
n'est-il  pas  adorable  :  Sous  l'influence  d'une  vive  impres- 
sion morale!  Je  crois  entendre  la  protestation  indignée  de 
sdi'ml  Panl  :  Co)nmutave7'unt  veritatem  Dei  in  mendacium. 
Celte  guérisoQ  merveilleuse,  dont  la  renommée  s'est 
aussitôt  emparée,  ù  la  louange  de  Notre-Dame  de  l'Osier, 
n'a  pas  laissé  de  produire  une  guérison  d'un  autre  genre. 
On  arem  arqué,  sans  doute,  qu'il  est  parlé  de  l'aide  prêtée 
à  l'infirmier  du  malade.  Cet  homme,  qui  est  tailleur, 
et  de  la  localité,  ne  pratiquait  pas  depuis  assez  long- 
temps, paraît-il.  Atterré  par  le  prodige,  dont  il  devint 
aussitôt  un  ardent  et  enthousiaste  narrateur,  il  cessa  dès 
lors  de  travailler  le  dimanche  ;  quelques  mois  plus  tard,  il 
faisait  ses  pâques  et  son  jubilé^  il  persévère  depuis  dans 
ses  bons  sentiments. 

Un  incident  d'un  autre  ordre,  tout  modeste,  je  l'avoue, 
mais  bien  touchant,  pourrait  témoigner  encore  des  inter- 
ventions bénies  et  des  conquêtes  apostoliques  de  la 
Vierge  de  l'Osier.  C'était  en  mars  1875.  Deux  de  nos  Pè- 
res prêchaient  le  Jubilé  à  Saint-Clair  de  la  Tour-du-Pin. 
Une  magnifique  plantation  de  croix  en  termina  les  exer- 
cices. Au  retour  de  la  cérémonie,  bon  nombre  d'hom- 
mes, foulant  aux  pieds  le  respect  humain,  vinrent  deman- 
der aux  apôtres  un  pieux  souvenir.  On  leur  distribua 
des  médailles  à  l'effigie  de  Notre-Dame  de  l'Osier.  Ainsi 
se  termina  l'œuvre  des  Missionnaires,  mais  non  point 
encore  celle  de  Marie.  Le  lendemain  matin,  à  l'heure  du 
départ,  comme  l'un  des  Pères  allait  sortir  de  l'église, 
tandis  que  sou  compagnon  achevait  le  saint  sacrifice,  il 
fut  arrêté,  par  le  seul  homme  qui  se  trouvât  alors  dans 
le  lieu  saint.  De  haute  stature,  d'une  physionomie  très- 
honnête,  cet  homme  pouvait  avoir  trente-cinq  ou  Irente- 
six  ans  :  «  Père,  dit-il  en  montrant  sa  médaille,  je  n'ai 
pas  fermé  l'œil  cette  nuit.  — Et  pourqui)i  donc? —  Je  n'ai 

T.    XV.  « 


—   18  — 

pas  fait  ma  mission,  je  ne  sais  comment  ni  pourquoi  je  suis 
allé  hier, avec  tons  lesautres,  vous  demanderunn  médaille. 
Mais  à  peine  l'ai-je  tenue  dans  la  main,  qu'elle  n'a  cessé 
de  me  dire:  Ne  laisse  pas  partir  les  Missionnaires  sans  te 
confesser;  il  t'arriverait  malheur.  J'ai  voulu  me  roidir, 
me  distraire,  me  livrer  au  repos,  peine  inutile  !  La  voix 
ne  s'est  tue  ni  le  jour  ni  la  nuit,  je  suis  venu  de  bien 
loin  ce  matin,  ajouta-t-il,  et  par  des  chemins  bien  mau- 
vais. Est-ce  que  je  ne  puis  plus  faire  mes  pâques?  Ne 
consentirez-vous  pas  encore  à  me  confesser?»  On  devine 
la  réponse  et  le  bonheur  du  Missionnaire.  Séance  tenante, 
il  fut  confessé  et  admis  à  la  sainte  Table.  C'était  un  bon 
père  de  famille,  rendu  au  devoir  et  à  la  vertu  par  la  mi- 
séricordieuse intercession  de  la  bonne  Vierge  de  l'Osier. 
Sa  médaille,  depuis  lors,  nous  est  encore  plus  chère. 

A  ces  faiis  concernant  le  pèlerinage  et  la  dévotion  de 
Notre-Dame  de  l'Osier,  il  convient  de  joindre  un  aperçu 
sur  le  sanctuaire  lui-même. 

On  sait  qu'il  a  été  terminé  dans  ses  parties  essentielles 
par  le  R.  P.  Audruger,  en  1870,  avec  le  concours  éclairé 
et  infatigable  du  R.  P.  Fayette,  qui  s'est  dévoué  à  rem- 
plir, pour  ainsi  dire,  la  double  tâche  d'architecte  et  d'en- 
trepreneur. 

L'ameublement  et  l'ornementation  de  l'église  ont  oc- 
cupé l'administration  entière  du  R.  P.  Roux,  de  1871  à 
1874.  Tous  les  Pères  ont  rivalisé  de  zèle  pour  cette 
œuvre  commune,  qui  exigeait  tant  de  ressources  ;  mais 
tous  me  sauront  gré  de  dire  que  le  R.  P.  Montfort  a  été 
l'intermédiaire  ordinaire  et  privilégié  des  plus  nobles  fa- 
milles et  des  secours  les  plus  abondants.  Des  vitraux  ont 
enrichi  une  partie  du  transept,  les  chapelles  latérales  et 
l'abside,  où  sont  représentés  les  deux  faits  merveil- 
leux qui  président  aux  origines  du  pèlerinage.  Cinq 
autels  d'un  marbre  beau  et  varié  ;   une  paire  de  condé- 


-  19  — 

labres  exceptionnellement  riche?  et  distingués  ;  des  tables 
de  communion  en  piiTre  d'Ecliaillon,  anx  trois  autels 
principaux  ;  une  slatue  monumentnic  do  Mai  io,  dominant 
de  3  mètres  le  grand  nulel,  et  gardée  par  de  prracicux 
anges  porto-flambeaux,  de  prandeur  proportionnée  :  tels 
sont  les  meubles  ou  embellissemenls  do  l'église,  y  com- 
pris encore  un  magnifiqno  tapis,  brodé  par  des  mains 
pieuses,  au  prix  de  beaucoup  de  patience  et  avec  beau- 
coup d'art.  Ses  nuances  sont  dos  plus  variées,  des  plus 
fiatclies  et  des  plus  délicates.  11  reproduit  les  chiffres 
et  la  couronuo  do  Notre-Dame  de  l'Osier,  et  son  nK^rilc 
est  tel,  qu'on  ne  l'estime  pas  à  moins  de  dix  à  douze 
mille  francs.  On  devine  encore,  sans  que  j'aie  besoin 
de  le  nommer,  l'heureux  et  actif  promoteur  de  cotte 
œuvre  très-remarquable.  La  piété  des  fidèles  a  joint  à 
tous  ces  dons  plusieurs  lampes,  dont  cinq  brûlent  de- 
vant l'autel  miiaculoux;  de  riches  chandeliers,  à  la  plu- 
part des  autels;  .'iin?i  que  de  nombreux  ex  voto,  appendus 
anx  murs  de  la  chapelle  privilégiée.  Mais  je  dois  men- 
tionner aussi  la  sp'endide  chaire  en  bois,  sculptée  à 
Metz,  oflerte  très-gracieusement  par  le  R.  P.  Michaux, 
alors  de  la  maison  de  Nancy.  Le  style  ogival  en  est  Irès- 
pur  et  l'exécution  est  irréprochable.  Rien  de  délicat  et  d'a- 
chevé comme  les  quatre  médaillons  représentant  les 
Evangélisles.  Avoir  fait  un  tel  présent  à  Notre-Dame  de 
l'Osier  ne  suffit  point  à  col  excellent  Père.  Il  n'a  cessé 
d'y  joindre  d'inappréciables  services,  au  sujot  desquels 
je  dois  lui  dire  toute  l'aftection  et  la  gratitude  de  nos 
cœurs. 

Toutefois,  le  pourrions-nous  taire?  malgré  tant  de 
dons,  de  fatigues  et  de  dévouement,  il  reste  encore  beau- 
coup à  faire  pour  donner  au  sanctuaire  sa  physionomie 
définitive.  Ainsi,  les  lonrelles  attendent  leurs  flèches  ;  les 
cloches  leur  clocher;  une  partie  du  fran>opl  o\  lonto  U 


—  20  — 
nef  leurs  verrières  ;  les  travées  leurs  confessionnaux  au 
style  de  l'église;  le  chœur  des  stalles;  la  tribune  ses 
orgues,  et  la  façade  son  achèvement.  Déplus,  et  surtout, 
il  nous  faut  pourvoir,  chaque  année,  aux  intérêts,  il  fau- 
drait pouvoir  dire  à  l'amortissement  des  40  000  francs  de 
la  dette  de  l'église.  La  générosité  des  fidèles^  qui  a  déjà 
tant  fait,  et  que  ne  provoque  plus  aussi  efficacement  la 
vue  d'un  temple  inachevé,  se  ralentit  nécessairement;  de 
sorte  que,  les  temps  mauvais  y  contribuant,  on  peut 
se  demander  si  notre  chère  église  de  l'Osier  n'attendra 
pas,  longtemps  encore,  les  compléments  et  la  libération 
dont  j'ai  parlé  !  Dieu  daigne  donner  à  nos  bons  et  si  dé- 
voués Pères  de  voir  bénir  encore  leurs  efforts,  pour  me- 
ner à  heureuse  fin  l'œuvre  si  laborieusement  entreprise? 
Adressons,  avant  de  quitter  le  sanctuaire  et  ses  bien- 
faiteurs, un  dernier  et  douloureux  hommage  à  la  mé- 
moire de  la  très-honorée  ]\r''=  Francine  d'Auberjon  de 
Murinais,  décédée  à  son  château  deMurinais,  le  13  novem- 
bre 1875,  à  l'âge  de  soixante-quatre  ans.  Nul  ne  saura  que 
Dieu  tout  ce  que  cette  âme  d'élite,  si  délicatement  géné- 
reuse, par-delà  même  la  tombe,  a  fait  pour  Notre-Dame 
de  l'Osier.  C'était  notre  constante  et  plus  digne  bienfai- 
trice; elle  s'est  éteinte,  au  milieu  et  à  la  suite  d'atroces 
souffrances,  dans  la  piété  la  plus  sereine,  provoquant 
les  larmes  et  emportant  la  vénération  de  toute  une  po- 
pulation. Ses  œuvres  et  notre  fidèle  et  religieux  souvenir 
la  béniront  à  jamais. 

3°  Maison  de  l'Osier.  J'ai  signalé  de  nombreux  chan- 
gements dans  le  personnel,  depuis  la  date  du  dernier 
rapport  officiel  ;  il  est  inutile  de  lesmentionner  ici  dans 
le  détail. 

Actuellement,  la  maison  est  ainsi  composée  :  les  RR.  PP. 
Lavillahdière,  Supérieur  ;  Gdmin  et  Montfort,  Assesseurs  ; 
Gandar,  Maître  des  novices  ;   Beuf,  Avignon,  Vassereau, 


Chatel,  Besson,  Hunri,  Pichon.  Je  ne  me  pardonnerais 
pas  et  l'on  rae  reprocherait  à  juste  titre  de  ne  pas  men- 
tionner ici  le  nom  du  R.  P.  Berne,  et  de  taire  la  doulou- 
reuse et  terrible  épreuve  qui  a  motivé,  à  nos  très-vifs  et 
unanimes  regrets,  sa  démission  de  Provincial  au  mois  de 
juin  dernier.  Comme  il  avait,  pour  d'impéfieuses  raisons 
de  santé,  continué  de  résider  au  milieu  de  nous,  en  échan- 
geant en  1871  la  charge  de  Maître  des  novices  contre  celle 
de  Provincial,  nous  avons,  ce  me  semble,  quelque  droit  de 
revendiquer  affectueusement  tout  ce  qui  le  concerne;  et 
l'on  me  saura  gré,  sauf  ce  bon  Père  sans  doute,  de  dire 
quelles  tortures  il  a  plu  à  Dieu  de  lui  ménager,  cinq  années 
durant,  et  quel  traitement  lui  a  rendu  la  santé  dont  il  jouit 
à  cette  heure.  Ce  mal  étrange,  localisé  d'abord  dans  l'esto- 
mac, s'acclimata  définitivement  dans  les  nerfs  du  côté  gau- 
che de  la  face.  Il  avait  été  contracté  à  l'occasion  d'une  vi- 
site duR.  P.  Provincialdans  le  Midi,  et,  chose  remarquable, 
ce  chraat,  depuis  lor?,  provoqua  toujours  invariablement 
des  recrudescences  de  celte  affection  nerveuse.  La  science 
crut  malheureusement  à  des  abcès  formés  entre  les  dents. 
11  n'en  était  rien  ;  la  suite  le  prouva  trop.  Toutes  les 
dents  turent  arrachées  et  le  mal  persista.  Il  persista,  en 
dépit  de  toutes  les  consultations,  de  tous  les  remèdes,  de 
tous  les  traitements;  et  Dieu  sait  si  les  hommes  de  l'art 
se  firent  faute  d'expédients,  tous  plus  désagréables  et 
plus  douloureux  les  uns  que  les  autres.  Le  pauvre  malade 
faisait  pitié.  Une  anémie  extrême  l'avait  réduit  à  l'état 
de  squelette.  Son  existence  n'était  plus  qu'un  enchaî- 
nement ininterrompu  de  douleurs  intolérables  et  indi- 
cibles :  plus  de  sommeil,  plus  de  réfection  possibles  ;  la 
moindre  parole  même,  le  moindre  mouvement  maxil- 
laire provoquaient  des  paroxysmes  inimaginables.  Il  sem- 
blait à  l'infortuné  patient  qu'on  lui  labourât  les  joues  avec 
des  grififes  de  fer,  tant  les  nerfs  se  tordaient  dans  d'af- 


22  — 

freuses  convulsions.  La  mort  lui  eût  été  plus  douce  ;  et 
notre  anxiété  grandissait  de  jour  en  jour.  Dieu  mit  euQn 
un  ternie  à  tant  de  tortures.  On  nous  signala  un  spécialiste 
fort  distingué,  major  de  l'Hôtcl-Dieu  de  Lyon.  Le  docteur 
Létiévant  conclut,  en  effet,  au  premier  examen  cl  sans  hé- 
siter, à  la  résection  des  trois  nerfs,  que  la  science  dénomme 
les  nerfs  temporal,  buccal  et  mentonuier.  Cinq  millimètres 
de  nerfs  furent  donc  retranchés  sur  ces  trois  points,  dans 
deux  opérations.  La  première  fut  très-laborieuse;  elle 
dura  deux  heures,  les  nerfs  s'étant,  nous  dit  le  chirurgien, 
comme  déplacés  et  enchevêtrés,  par  suite  de  la  longue 
et  violente  conUaclion  qu'ils  avaient  subie.  Notre  cher 
opéré  qui,  par  un  sentiment  non  moins  exquis  qu^éner- 
gique  de  vertu  religieuse,  avait  formellement  tenu  à  ré- 
sider au  milieu  des  pauvres  de  l'hôpital,  dans  une 
salle  commune,  dut  y  rester  une  quinzaine  de  jours, 
pour  laisser  aux  plaies  le  temps  de  se  cicatriser.  Durant 
ce  temps,  et  au  premier  avis,  nos  amis  s'étaient  émus. 
Grâce  à  la  prompte  et  toute  spontanée  intervention  de 
M"'  la  marquise  de  Murinais  et  do  WM.  Desgeorges, 
de  Lyon,  le  malade  fut  traité  avec  des  égards  plus 
qu'ordinaires.  La  maison  de  l'Osier  n'oubliera  jamais 
les  procédés  vraiment  touchants  d'une  bienveillance  si 
honorable  et  d'une  affection  si  délicate.  Cependant  l'ébran- 
lement nerveux,  suite  trop  nécessaire  de  la  terrible  opé- 
ration, allait  en  s'affaiblissant,  et  le  malade  entrait  en 
convalescence,  quand  survint  Térysipèle.  Les  bonnes 
Sœurs  de  l'Espérance  de  Lyon,  que  chaque  jour  voyait 
inquiètes  et  empressées  au  chevet  du  malade,  sollici- 
tèrent alors  du  docteur  avec  de  plus  vives  instances  l'au- 
torisation d'emmener  le  Père,  pour  le  soigner  sous  leur 
propre  toit.  Elles  furent  vraiment  inspirées  par  la  Provi- 
dence, non  moins  que  par  leur  cœur,  car  tous  les  opérés 
atteints    de    l'érysipèle    succombèrent  à    l'hôpital.    Le 


—  :i3  — 

R.  P.  Berne  était  à  peine  installé  à  l'Espérance,  dans  l'ap- 
partement réservé  aux  prédicateurs,  qu'un  imruense 
éboulement  se  proeluisait  dans  la  maison  même;  les  murs 
s'écroulaient  à  dix  pas  du  malade...  Les  travaux  d'escar- 
pement du  chemin  de  fer  des  Dombes  venaient  d'effon- 
drer, dans  un  précipice  de  50  à  60  mètres,  la  plus  grande 
partie  de  la  maison  ;  en  sorte  que  de  ce  magnilique  éta- 
blissement Une  restait  plus  que  des  décombres  et  quelques 
appartements  très-compromis.  Le  mur  de  soutènement, 
mal  fondé,  s'était  aliaissé,  témérairement  ébranlé  depuis 
des  mois,  et  cbaque  jour,  par  de  formidables  coups  de 
mine.  On  n'avait  à  déplorer  aucune  victime,  grâce  au 
sang-froid  et  à  l'énergie  de  la  Supérieure.  Avant  de  son- 
ger à  chercher  un  al)ri  pour  ses  piopres  Sœurs,  la  digne 
mère  Thérèse  s'occupa  d'en  trouver  un  pour  le  malade. 
Une  famille  du  voisinage,  non  moins  riche  que  pieuse, 
se  fît  un  honneur  de  l'accueillir  avec  la  plus  généreuse 
ella  plus  exquise  hospitalité.  De  son  côté,  le  major,  déro- 
geant à  toutes  ses  habitudes,  visitait  journellement,  par 
lui  ou  Tun  de  ses  internes,  son  client  favori.  Docteur  et 
malade  s'étaient,  en  etfet,  pris  en  alTeclion  ;  le  malade, 
par  une  reconnaissance  bien  légitime;  le  docteur,  à  cause 
du  courage  et  de  la  patience  de  son  malade  :  «  Je  m'y 
suis  grandement  attaché, disait-il  simplement,  parce  que 
c'est  un  homme  de  cœur.  »  Cinq  ou  six  semaines  s'étaient 
écoulées  depuis  l'opération.  Le  résultat,  couronné  du  plus 
complet  succès,  ne  laissait  rien  à  désirer.  Plus  aucun 
ressentiment  de  l'affection  nerveuse. 

Me  sera-l-il  permis  ici,  mon  très-révérend  et  bien-aimé 
Père,  de  dévoiler  avec  plus  de  réserve  que  mon  co3ur 
ne  voudrait  les  vives  et  douloureuses  anxiétés  que  vous 
avaient  fait  partager  jour  par  jour  tant  d'épreuves  succes- 
sives ;  votre  attendrissetuent  et  votre  peine  en  apprenant 
le  séjour  et  la  situation  de  l'humble  religieux  à  l'hôpital; 


ces  mille  prévenances,  enfin,  ces  sollicitudes  incessantes, 
dont  l'excellent  Père  se  sentait  tonché  au-delà  de  tonte 
expression,  et  qui  allaient  si  heureusement  ddlerrainer  sa 
convalescence?  Votre  charité  venait  d'arrêter  son  départ 
pour  Bordeaux.  La  directrice  générale  de  la  Sainte 
Famille  poussa  la  délicatesse  jusqu'à  envoj-or  de  cette 
ville,  pour  le  soigner  pendant  le  voyage,  une  Sœur  de 
l'Espérance.  Cette  bonne  religieuse,  aux  soins  aussi  dé- 
voués qu'expérimcnlés,  n'eut  plus  d'autre  mission  que 
de  seconder,  quelques  semaines  encore,  le  bien  progressif 
dont  l'incomparable  solitude  de  Martillac  était  l'occasion. 
L'appétit,  la  pleine  santé,  même  une  sorte  d'embonpoint 
tout  surpris  d'envahir,  pour  la  première  fois  peut-être, 
cette  organisation  jusque- là  si  frcle,  si  maladive,  ont  ré- 
concilié complètement  le  bon  Père  avec  la  vie  et  l'espoir 
de  servir  encore  la  Congrégation.  Il  nous  est  enfin  revenu, 
pour  prendre  part  à  la  retraite  annuelle  que  nous  donne 
à  cette  heure  la  parole  toute  fraternelle  et  tout  aposto- 
lique du  R.  P.  Marciial,  Supérieur  de  Talence.  Nous 
avons  salué  avec  une  très-vive  joie  le  retour  et  la  résur- 
rection du  H.  P.  Berne.  La  transformation  est  complète  : 
jamais  il  ne  s'est  si  bien  porté.  C'est  une  véritable  mer- 
veille, opérée  par  la  science,  et  couronnée  par  une  cha- 
rité, un  dévouement  et  des  soins,  dont  nous  garderons  le 
plus  reconnaissant  souvenir  à  la  bonne  Mère  Hardy-Moi- 
san  et  à  ses  filles  de  l'Espérance  de  Lyon. 

Puisque  je  signale  les  épreuves  que  la  maison  de  PO- 
sicr  a  subies  dans  ses  membres,  je  ne  puis  passer  sous 
silence  l'état  si  douloureux  du  R.  P.  Cumin.  Tout  le  monde 
sait  avec  quel  courage  cet  excellent  Père  a  supporté  et 
supporte  encore  des  souffrances  qui  l'ont  condamné  pré- 
maturément au  repos.  Mais,  Dieu  merci  !  la  trempe  vi- 
goureuse de  sa  constitution  n'est  pas  détruite,  et  nous  ne 
doutons  pas  qu'il  ne  retrouve,  dans  un  avenir  prochain, 


sinon  ses  forces  premières,  au  moins  un  état  de  sunté 
pntisfaisanf  ;  c'est  ce  que  nous  espérons,  et  des  soins  in- 
telligents et  dévoués  dont  il  est  l'objet  et  de  la  treuipo 
énergique  de  son  caractère. 

Le  Noviciat  ne  saurait  passer  inaperçu,  dans  ce  coup 
d'œil  jeté  sur  la  communauté.  N'en  est-il  pas  l'âme  et  la 
joie  ?  Il  a  droit  à  une  mention  très-spéciale  ,  et  que  je 
voudrais  rendre  fout  affectueuse.  Sous  la  direction  ha- 
bile, ferme  autant  que  douce  du  R.  P.  Gandah,  nos  chers 
novices  se  forment,  avec  d'excellentes  dispositions,  à 
toutes  les  vertus  religieuses;  et  c'est  avec  bonheur  que 
l'on  constate,  à  la  fin  de  leur  première  année  de  proba- 
tion,  le  succès  manifeste  de  leurs  etibrts.  Ils  ne  sont  pas 
nombreux,  il  est  vrai.  Depuisquelques  années  la  moyenne 
est  de  sept  ou  huit  sujets,  y  compris  les  recrues  du  juniorat 
de  Notre-Dame  des  Lumières.  Espérons  que  ce  berceau, 
tant  aimé  d'un  si  grand  nombre  des  nôtres,  retleurira  : 
il  a  eu  de  si  beaux  jours,  et  nous  avons  un  si  pressant 
besoin  de  vaillants  et  saints  ouvriers  ! 

Nos  chers  Frères  convers  aussi  deviennent  rares.  Ces 
hommes  de  bonne  volonté  sont  de  plus  en  plus  diffîciles 
à  trouver.  Encore  faut-il  malheureusement  compter  avec 
la  récente  organisation  du  service  militaire.  D'ailleurs, 
rendons-leur  ce  témoignage  bien  mérité  :  ceux  que  nous 
possédons  comprennent  la  beauté  et  la  fécondité  de  leur 
vocation  ;  ils  estiment  le  rôle  plus  modeste,  mais  très- 
méritoire  qui  leur  incombe  ;  ils  n'ignorent  pas  de  quelle 
utilité  sont  leurs  services  pour  les  âmes  et  la  Congréga- 
tion ;  et  les  nouveaux  venus  peuvent,  Dieu  merci,  s'édi- 
fier à  loisir  de  l'esprit  religieux,  des  solides  vertus,  du 
dévouement  sans  bornes  de  leurs  aînés,  les  Frères  profès. 

Le  R.  P.  Gandar,  si  chargé  qu'il  fût  déjà  par  ses  di- 
vers emplois  de  maître  des  novices,  de  préfet  de  nos 
Frères  convers  et  d'aumônier  des  Sœurs,  n'a  point  su 


—  26  — 

décliner  les  sollicitations  qui  le  pressaient  d'accepter 
encore  l'économat,  pour  enrichir  d'un  nouveau  Mission- 
naire notre  personnel  actif.  Qu'il  eu  soit  ici  remercié  très- 
affectueusement.  Sans  rien  dérober  à  ses  devanciers,  les 
RR.  PP.  Belf  et  Besson,  de  l'honneur  et  des  mérites  qu'ils 
se  sont  acquis  parleur  gestion  consciencieuse  et  dévouée, 
je  puis  dire  que  le  nouvel  économe  nous  a  rendu,  depuis 
un  an  et  demi,  les  plus  grands  services.  Au  prix  de  quel 
travail,  on  le  devine  sans  peine;  mais  le  dévouement  à  la 
famille  ne  sait  point  compter  avec  les  sacrifices. 

Le  R.  P.  Avignon,  nommé  pour  la  deuxième  fois  curé 
de  l'Osier,  en  1870,  administre  la  paroisse  avec  le  zèle 
et  la  piété  qui  le  caractérisent.  Je  signalerai  particulière- 
ment le  soin  qu'il  prend  de  ses  malades.  Son  abnégation 
et  sa  charité  pastorales  ne  connaissent  pas  de  mesure. 
Aussi  sa  lâche  est-elle  parfois  des  plus  rudes,  surtout  en 
nos  rigoureuses  saisons  d'hiver.  Dans  l'année  1875,  il  a 
bien  voulu  nous  prêter  de  plus,  pour  plusieurs  jubilés, 
un  concours  des  plus  actifs  et  des  plus  appréciés.  Ce 
digne  Père  est  plein  d'ardeur,  pour  tout  ce  qui  con- 
cerne les  soins  spirituels  de  son  saint  ministère.  Je  ne 
sais  s'il  existe  dans  le  diocèse  une  paroisse  plus  abon- 
damment pourvue  de  secours  religieux  de  tout  genre  :  pré- 
dications, confréries,  œuvres  pieuses,  etc.  La  Propagation 
de  la  foi  et  l'Association  de  la  Sainte-Enfauce  sont,  entre 
autres,  établies  sur  un  pied  excellent.  Le  goût  très-pro- 
noncé et  très-entendu  du  R.  P.  Curé  pour  les  cérémonies 
et  reposoirs,  sa  magnifique  voix  ajoutent  le  plus  grand 
lustre  à  nos  fêtes  du  pèlerinage,  animées  encore  et  gra- 
cieusement embellies  par  la  belle  musique  du  R.  P.  Vas- 
SEREAD  et  les  chants  de  ses  habiles  choristes.  Aussi  nos 
fêtes  sont-elles  des  plus  complètes  et  des  plus  attrayantes. 
On  accourt  et  de  fort  loin  pour  y  prendre  part.  Les  pèle- 
rins, dans    leur  admiration,  ne  nous  ménagent  pas  les 


—  27  — 

expressions  les  plus  llalleusesel  les  plus  encourageantes. 

Comine  le  prescrivent  nos  saintes  règles,  notic  maison 
s'ouvre  surtout  aux  retraitants  ecclésiastiques.  Bon  nom- 
bre viennent  cliaque  année  se  retremper  en  notre  douce 
solitude,  dans  les  exercices  spirituels. 

Les  visites  dont  le  clergé  nous  honore,  pendant  la 
belle  saison,  s'enchaînent  ù  peu  près  sans  interruption. 
Nous  avons  eu  le  bonheur  d'olïrir,  cette  année  même,  à 
l'occasion  de  la  conlirniation,  l'hospitalité  à  notre  nouvel 
et  saint  Evêquc,  Ms'Fava.  Sa  Grandeur  nous  a  traités 
avec  une  bienveillance  extrême,  et  Elle  a  daigné  mani- 
fester, à  plusieurs  reprises,  soit  en  public,  soit  dans  l'in- 
térieur delà  communauté,  sa  haute  sympathie  pour  nos 
Pères,  et  toute  sa  satisfaction  pour  leurs  travaux  et  succès 
apostoliques.  Nos  Sœurs  ont  reçu  les  mêmes  témoignages 
de  bonté  toute  paternelle. 

Je  ne  tairai  pas  non  plus  le  nom  si  connu  de  M.  le 
chanoine  Dupuy,  que  nous  considérons  comme  l'un  des 
nôtres,  et  que  Dieu  conserve,  malgré  ses  soixante-dix- 
huit  ans,  dans  une  étonnante  vigueur.  Il  vit  au  milieu  de 
nou8  et  nousTaimons  comme  la  relique  vivante  et  vénérée 
des  origines  delà  fondation  de  cette  maison.  Notre-Dame 
de  l'Osier,  dont  il  a  ressuscité  la  dévotion  et  le  pèlerinage, 
lui  accordera  de  lougucs  années  encore.  C'est  notre  plus 
doux  espoir.  LeR.  P.  ALDRUGER,à  l'occasion  des  noces  d'or 
deiM.  Dupuy,  le  lui  disail.du  haut  de  la  chaire,  en  1870. 
Notre  reconnaissanle  aU'eciion  ne  forme  pas  de  vœu  plus 
ardent.  Dirai-je  que,  toujours  jeune  d'esprit,  de  mémoire 
et  de  cœur,  l'aimable  vieillard,  conteur  infatigable,  est 
l'cime  et  fait  le  charme  de  toutes  nos  fêtes  de  famille  ? 

Je  saluerai,  en  terminant,  la  mémoire  du  regretté 
M.  Brissaud,  ancien  Curé  de  Vatilieu  ,  paroisse  Jimi- 
Irophe  qu'il  a  desservie  pendant  quarante  ans  avec  une 
inépuisable  charité,  et  retiré  à  l'Osier  depuis  plusieurs 


années.  Il  s'est  endormi  dans  le  Seigneur,  au  mois  de 
juin  dernier,  avec  les  sentiments  de  la  plus  tendre  piété 
envers  la  très-sainte  Vierge,  et  après  une  très -courte 
maladie.  Ce  saint  Prêtre  nous  édifiait  beaucoup  par  son 
très-grand  esprit  de  foi.  L'aménité  de  ses  relations  et  son 
empressement  à  nous  rendre  service  lui  avaient  assigné 
sa  place  dans  toutes  nos  réunions  intimes.  Il  a  emporté 
toute  noire  afïection  et  tous  nos  regrets. 

La  Maison  matérielle  a  passé,  elle  aussi,  dans  ces  der- 
nières années,  par  des  transformations  et  réparations 
importantes.  La  porte  d'entrée  et  les  parloirs  ouvrent 
aujourd'hui  sur  le  midi.  C'est  l'œuvre  du  R.  P.  Audru- 
GER,  qui  a,  de  plus  et  entre  autres,  aménagé  une  très- 
belle  salle  d'exercices  au-dessus  de  la  nouvelle  sacristie, 
qui  occupe  elle-même  l'emplacement  du  chœur  de 
l'ancienne  église.  Le  R.  P.  Roux,  sans  compter  bien 
d'autres  travaux  intérieurs,  a  donné  à  l'extérieur  des 
bâtiments  un  lustre  tout  nouveau,  dont  le  besoin  se 
faisait  vivement  sentir.  Enfin  on  a  créé  ou  renouvelé, 
alors  et  depuis ,  nombre  d'appartements,  meubles  et 
choses  essentielles,  qui  ont  exigé  des  dépenses  consi- 
dérables. Ce  qui  donne  à  la  maison  une  physionomie 
très-agréable  et  la  constitue  sur  le  meilleur  pied  pos- 
sible. Il  ne  reste  plus  aujourd'hui  qu'à  l'entretenir 
dignement,  et  la  tâche  ne  sera  pas  dépourvue  de  mérite. 

Les  divers  emplois  :  sacristie,  couture,  jardin,  cuisine, 
chambres,  etc.,  sont  consciencieusement  remplis.  Nos 
excellents  Frères  ne  sont  avares  ni  de  leur  bonne  volonté, 
ni  de  leur  travail.  Cette  touchante  sollicitude  pour  les 
intérêts  de  la  famille  les  honore,  autant  qu'elle  nous 
console.  Voici  le  personnel  de  nos  bons  Frères  convers  : 
FF.  Perrin,  Viret-Pierre ,  Delakge,  profès  perpétuels; 
FF.  Bouvier,  Leray,  Baron,  profès  de  cinq  ans  ;  F.  Suge, 
profès  d'un  an  -,  et  quatre  Frères  novices,  dont  un,   le 


—  29  — 

F.  RosAN,  prononcera  ses  premiers  vœux  à  la  clôture  de 
la  retraite,  Tels  sont,  mon  très  -  révérend  el  bien-aimé 
Père,  les  détails  qui  m'ont  paru  dignes  de  fixer  voire 
bienveillante  attention  sur  le  personnel  et  les  œuvres  de 
celte  chère  maison  de  Notre-Dame  de  l'Osier. 

Daignez,  en  nous  bénissant  tous,  pour  nous  rendre  de 
plus  en  plus  dignes  de  notre  si  belle  et  toute  sainte  voca- 
tion, me  permettre  de  ine  dire,  mon  très-révérend  et 
bien-aimé  Père , 

Votre  fils  très-humble  et  très-obéissant  en  Notre-Sei- 
gneur,  A.  Lavillardière,  cm.  t. 


LIAISON  D'ANGERS. 

Angers,  le  l^r  septembre  1876. 

Mon  très-révérend  et  bien-aimé  Père, 

Il  y  avait  sept  ans,  à  peine,  que  je  faisais  mes  adieux  à 
ce  beau  pays  d'Anjou,  pour  aller  travailler  successivement 
dans  nos  maisons  de  Rennes,  de  Marseille  et  de  l'Osier, 
lorsque  vous  m'exprimâtes  votre  volonté  de  me  voir 
revenir  à  Angers,  poi;r  y  reprendre  un  ministère  exercé 
déjà  pendant  six  ans. 

Je  quittai  donc  Notre-Dame  de  l'Osier,  mais  je  dois  bien 
l'avouer,  je  regrellai  celte  chère  maison  qui  fut  autrefois 
le  berceau  de  ma  vie  religieuse;  celle  gracieuse  église,  à 
la  décoralion  de  laquelle  j'avais  eu  Thonneur  de  travailler 
pendant  trois  ans,  celle  Vierge  miraculeuse,  couronnée, 
il  y  a  deux  ans,  par  Pie  IX,  de  ce  riche  diadème  que  j'eus 
le  bonheur  de  lui  présenter  à  Rome  pour  le  bénir;  il 
fallait  encore  s'éloigner  do  ces  populations  si  souvent 
évangélisées  par  nous,  et  toujours  si  fidèles  aux  traditions 
chréliennes. 


-  30  — 

En  compensation, mon  très-révérend  Père,  l'obéissance 
me  réservait  de  bien  douces  joies,  elle  me  rendait  à  celte 
chère  maison  d'Angers  que  j'avais  vue  naître  et  grandir, 
et  qtii  fut  toujours  si  féconde  en  travaux  apostoliques  ;  je 
revoyais  encore  le  saint  et  généreux  P.  Loevembruck,  mo- 
dèle parfait  du  vaillant  Missionnaire,  soldat  intrépide 
à  qnalre-vingt-un  ans,  toujours  debout  sur  le  champ 
de  bataille  ;  je  vivais  de  nouveau  au  milieu  de  cet  excel- 
lent clergé  angevin,  à  l'accueil  toujours  si  cordial,  et  d'une 
entente  si  fraternelle  avec  nous. 

Mais,  bien-airaé  Père,  que  les  choses  avaient  changé  ! 
«  Cette  maison  d'Angers,  disait  le  R.  P.  Soullier,  Assis- 
tant généial,  dans  son  rapport  au  Chapitre  général,  a  eu 
son  époque  brillante;  elle  est  beaucoup  moins  active  au- 
jourdluii  ;  la  guerre,  les  changements  fréquents  de  Supé- 
rieur et  de  Missionnaires,  et  surtout,  il  faut  le  reconnaître, 
l'insuffisance  croissante  du  personnel,  expliquent  ce 
ralentissement.»  Un  de  mes  prédécesseurs  attribue,  dans 
son  compte  rendu,  cotte  diminution  d'activité  à  notre 
fondation  de  Ponlmain,  et  au  concours  de  plusieurs  com- 
munautés de  Missionnaires. 

Quoiqu'il  en  soit, mon bien-aimé  Père,  celle  décadence, 
imputable  aux  seules  circonstances  défavorables,  dut  alar- 
mer le  nouveau  Provincial;  car,  dans  sa  première  visite,  il 
écrivit  dans  nos  registres  les  paroles  suivantes:  «Préoc- 
cupé comme  nous  le  sommes  de  la  situation  de  la  maison 
d'Angers,  au  point  de  vue  des  travaux  apostoliques,  nous 
croyons  devoir  implorer,  d'une  manière  spéciale,  l'inter- 
vention du  Sacré  Cœur  de  Jésus  ;  à  cet  effet  nous  ordon- 
nons une  neuvaine,  etc.  » 

La  neuvaine,  mon  très-révérend  Père,  produisit  son 
effet,  et  les  prières  furent  exaucées.  Quelques  mois  après, 
un  de  nos  amis,  M.  Aubry,  avocat  à  Angers,  à  Toccasion 
de  mon  retour,  insérait  dans  les  journaux  religieux  de  la 


—  31   — 

ville  des  paroles  blenvei!l;intes,  capables  de  ranimer  le 
zèle  du  cl<  rgé  pour  les  missions,  ft  la  confiance  envers 
les  Rlissionnaires.  Los  Prèlros  avaient  compris  l'appel,  cl 
en  venant  nous  souhaiter  la  bienvenue,  s'inscrivaient 
pour  de  nombreux  travaux. 

Déjà  plus  de  trente  demandes  étaient  acceptées,  lors- 
que le  jubilé  fut  promulgué. 

Il  fallut  dès  lors  se  mettre  en  campagne.  Les  ouvriers 
évangéli  jucs,  décidés  à  faire  bonne  contenance  devant 
une  si  belle  moisson,  reçurent  avec  joie  le  lot  que  l'obéis- 
sance venait  de  leur  assigner.  Los  RR.  PP.  Dufour,  Gil- 
LET,  Reynadd,  RoNNEMAisoN  et  Roux  réunirent  leurs  forces 
pour  faire  face  à  quatre-vingt-quatorze  travaux  dont  un 
bon  nombre  exigeaient  plusieurs  Missionnaires.  Il  faut 
bien  l'avouer,  mon  bien-aimc  Père,  sans  un  secours  spé- 
cial du  bon  Dieu,  cinq  Missionnaires  n'auraient  pu  à  eux 
seuls  supporter  le  poids  de  tant  de  fatigues. 

Je  me  bornerai  à  vous  donner  des  chiiiVes  qui,  prou- 
veront et  les  généreux  eûorls  des  ouvriers  et  surtout  la 
confiance  dont  nous  bonore  le  clergé  de  l'Anjou. 

Depuis  le  mois  d'octobre,  les  cinq  Missionnaires  ont 
prêclié  vingt-cinq  missions  ou  jubilés  ;  trente-sept  ado- 
rations précédées  do  quelques  jours  de  retraite;  huit  re- 
traites de  première  communion;  vingt-quatre  relrailes 
dont  huit  dans  de  grandes  communautés  religieuses,  entre 
autres  celles  des  religieuses  ïrappislines  d'Angers  et  de 
Laval,  les  autres  dans  différents  établissements  ;  un  cai  ôuie 
à  Baugé;  le  mois  de  Mario  à  Angers;  en  tout,  quatre- 
vingt-quatorze.  Déjà  cinquanle-deux  travaux  sont  promis 
depuis  le  commencement  de  ce  mois  jusqu'après  Pâques. 

Entronsraaintenantaudépùtde  mendicité,  où  le  11.  P.  Ey- 
MÈRE  continue  les  traditions  de  dévouement  et  de  zèle  de 
ses  prédécesseurs.  C'est  là  surtout  que  s'applique  d'une 
manière  touchante  noire  belle  devise  :  Pauperes  evange- 


—  32  — 

lizantur.  Chaque  dimanche  le  Père  aumônier  distribue  à 
ses  pauvres  le  pain  de  la  parole,  qu'il  sait  multiplier  dans 
les  grandes  fêles,  pendant  le  Carême  et  surtout  pendant 
la  retraite  pascale.  Tous  les  ans,  des  retours  sincères 
viennent  récompenser  son  zèle,  et  toujours,  au  moment 
de  la  mort,  munis  des  sacrements  de  l'Église,  des  pauvres, 
consolés,  s'en  vont  avec  confiance  dans  un  monde  meil- 
leur. Malgré  son  aumônerie,  le  R.  P.  Eymère  va  aussi 
quelquefois  en  mission. 

Enfin,  mon  très-révérend  Père,  pour  abréger,  je  laisse 
dans  le  secret  les  prodiges  do  grâces  et  de  conversions 
que  le  Seigneur  se  plaît  à  opérer  dans  les  âmes,  par  le 
ministère  des  Oblats  de  sa  sainte  Mère.  En  effet,  nos  tra- 
vaux sont  l'occasion  d'un  grand  nombre  de  faits  merveil- 
leux pour  le  salut  de  plusieurs;  Dieu  les  permet  souvent 
pour  soutenir  admirablement  le  courage  des  Missionnaires, 
qui  n'en  sont  que  les  humbles  instruments. 

Mais  en  terminant  ce  rapport,  je  suis  heureux  de  vous 
dire,  mon  bien-aimé  Père,  que  les  faits  si  consolants  que 
nous  venons  de  vous  faire  connaître  pour  réjouir  votre 
cœur,  vos  Missionnaires  d'Angers  les  doivent,  après  Dieu, 
au  caractère  franchement  apostolique  de  leur  prédication, 
au  maintien  des  traditions  de  nos  ancêtres  dans  la  Congré- 
gation, et  à  nos  splendides  fêtes  de  missions,  dont  la  ma- 
jesté et  l'enseignement  frappent  les  populations,  et  gra- 
vent pour  toujours,  dans  les  âmes,  les  vérités  de  la 
religion. 

Bénissez  vos  enfants  d'Angers,  ainsi  que  leurs  travaux, 
afin  qu'aujourd'hui,  comme  autrefois,  ils  travaillent  pour 
la  gloire  de  Dieu,  de  Marie  Immaculée  et  de  notre  chère 
Congrégation. 

Agréez,  mon  très-révérend  et  bien-aimé  Père,  l'ex- 
pression de  ma  filiale  et  respectueuse  aûection  en  Jésus, 
Marie,  Joseph.  Marins  Roijx,o.  m.  i. 


—  ;}3  — 


MAISON   DE  SAINT-.IEAX    DAUTUN. 


Aulun,  le  2-2  octobre  1876. 

Mon  très-révérend  père  , 

Je  vous  envoio  le  rapport  succinct  de  nos  tr.ivaux  à  par- 
tir du  mois  d'octobre  i873  jusqu'à  la  même  époque  de 
celte  année. 

En  jetant  les  yeux  sur  la  liste,  je  trouve  dix  jubilés, 
dix  grandes  missions,  trois  retraites  pascale-,  quatre  re- 
traites de  congrégation,  seize  retraites  de  première  commu- 
nion et  de  confirmation  ;  en  tout,  quarante-trois  travaux. 
Vous  voyez  que  les  Missionnaires  de  la  maison  de  Saint- 
Jean  ont  eu  leur  part  de  fatigue  pendant  l'année  du  Ju- 
bilé. Quel  a  été  le  résultat  de  leurs  efiorts?  Je  ne  puis 
mieux  vous  le  faire  connaître  qu'en  citant  les  paroles  de 
S.  Gr.  Msf  TEvêque  d'Autun,  dans  la  circulaire  par 
laquelle  il  annonçait  la  prolongation  du  Jubilé  jusqu'à 
Pâques  de  celte  année. 

«  J'ai  eu  la  consolation,  dit  Ms'"  Perraud,  d'apprendre 
que  dans  presque  toutes  les  paroisses  où  le  Jubilé  avait 
pu  être  fait,  et  là  surtout  oîi  il  avait  été  prêché  sous 
forme  de  mission,  il  y  avait  eu  d'abondants  fruits  de  salut. 
Partout  la  parole  sainte  a  été  entendue  avec  assiduité, 
empressement,  bon  vouloir;  et  les  Missionnaires,  qui  se 
sont  multipliés  pour  suffire  à  tant  de  demandes,  Francis- 
cains, Pères  de  la  compagnie  de  Jésus,  Oblals,  ont  va 
leur  zèle  apprécié  par  les  ûdèles,  et  béni  par  le  Sei- 
gneur. 

«Je  dois  des  remercîments  à  tous  ces  ouvriers  aposto- 
liques et  particulièrement  aux  Pères  Oblals  de  Saint-Jean, 
qui,depuisrouvertiiredu  Jubilé,  n'ontpaspris  unmoment 
de  repos,  et  ont  moins  compté  sur  leurs  force-?  que  sur 
T.  XV.  a 


—  34  — 

leur  courage  pour  répondre  aux  incessants  appels  de 
MM.  les  Curés.  » 

Nous  avons  fait  certainement  tout  ce  qui  a  dépendu 
de  nous  pour  aller  au  secours  d'un  certain  nombre  de 
ceux  qui  nous  ont  demandés;  mais  nous  avons  eu  la 
douleur  de  refuser  au  moins  autant  de  travaux  que  nous 
en  avons  accepté. 

Dieu  a  vu  noire  bonne  volonté  ;  il  a  soutenu  nos  for- 
ces et  béni  nos  efforts,  malgré  l'opposition  rencontrée 
dans  certaines  paroisses.  Et  à  ce  propos  je  ne  puis  mieux 
faire  que  de  vous  citer  une  lettre  que  l'on  m'écrivait  à  la 
suite  d'une  mission  préchée  dans  une  grande  paroisse, 
un  chef-lieu  de  canton  : 

«Je  viens  vous  exprimer  la  vive  reconnaissance  qui  est 
justement  due  à  vos  Missionnaires  pour  tout  le  bien  qu'ils 
ont  fait  à  ma  pauvre  paroisse.  C'est  avec  regret  que  je 
n'ai  pu  le  faire  en  public,  mais  les  dispositions  de  notre 
bourgeoisie  pour  tous  les  ordres  religieux  m'imposaient 
cette  douloureuse  réserve. 

«  Pour  moi  et  pour  l'immense  majorité  de  la  population, 
vos  Pères  ont  été  des  hommes  de  Dieu,  les  vrais  apôtres  de 
Jésus-Christ.  La  sympathie  générale  leur  est  acquise,  et 
ils  laissent  après  eux  un  doux  et  fructueux  souvenir.  Je 
n'oublierai  jamais  les  larmes  heureuses  qu'ils  m'ont  fait 
verser.  Tout  ce  qui  a  du  cœur  dans  ma  paroisse  tient  le 
même  langage. 

«Qu'ils  prient  Dieu  pour  nous  ces  bonsPères,  et  que  le 
bien  durable  qu'ils  ont  opéré  soit  un  dédommagement  ù 
toutes  leurs  peines  !  Le  vrai  bien  est  souvent  sans  éclat, 
mais  il  demeure,  c'est  le  cachet  des  œuvres  de  l'Eglise. 
Oui,  merci  !  mille  fois  merci  !...  » 

Nous  avons  parfois  rencontré  les  ditBcultés  mention- 
nées par  ce  bon  Curé  ;  mais  nous  pouvons  dire  aussi  que 
nous  avons  rencontré  dans  certaines  paroisses  des  familles 


—  35  — 

qui  nous  ont  puissamment  aidés,  dans  le  reloui  de$ 
pécheurs,  par  les  exemples  d'édification  qu'elles  don- 
naient. Là,  le  succès  était  à  peu  piès  complet  ;  et  cela 
prouve  que,  si  l'exemple  parlait  tonjoui?  d'en  haut,  les 
populations  seraient  bientôt  régénérées. 

Maintenant,  mou  très-révérend  Père,  je  ne  puis  me 
dispenser  de  vous  mentionner  la  nouvelle  œuvre  qui  nous 
a  été  confiée.  Le  gouvernement,  ayant  acheté  de  l'Evêché 
la  moitié  du  parc  dont  nous  avions  la  jouissance,  a  fait 
construire  des  casernes  sur  ce  terrain.  Au  mois  de  mai 
dernier,  les  soldats  sont  arrivés  pour  occuper  ces  casernes. 
Il  leur  fallait  un  aumônier.  Monseigneur  a  jugé  à  propos 
de  nous  confier  cette  œuvre  de  zèle;  et  le  R.  P.  Bonne- 
maison  a  été  présenté  par  le  R.  P.  Provincial  comme 
aumônier  militaire.  Ce  bon  Père  a  essayé  tous  les  moyens 
pour  opérer  un  peu  de  bien  parmi  ces  pauvres  jeunes 
gens;  mais  jusqu'à  ce  jour  son  ministère  s'est  à  peu  près 
borné  à  dire  la  messe  le  dimanche.  Avec  l'aide  de  quel- 
ques bons  officiers  du  régimi-nt,  il  vient  d'organiser  un 
cabinet  de  lecture  à  la  caserne.  Il  s'y  rend  tous  les  soirs, 
et  il  espère  pouvoir  faire  là  quelques  conférences.  Les 
enfants  de  troupe  ont  été  spécialement  l'objet  de  son  zèle, 
et  ils  ont  répondu  ù  son  attente. 

Le  R.  P.  Brun,  Curé  de  Saint-Jean  pendant  treize  ans, 
nous  a  quittés,  au  commencement  de  cette  année,  pour 
aller  à  Talence.  Les  fatigues  et  sollicitudes  qu'il  s'était 
imposées  pour  les  réparations  de  son  église  avaient  altéré 
sa  santé,  et  un  climat  plus  doux  lui  était  devenu  néces- 
saire. Il  est  parti,  emportant  les  regrets  de  ses  parois- 
siens et  l'estime  de  l'administration  diocésaine,  comme 
l'a  témoigné  Monseigneur  dans  une  lettre  parliculièro. 
Le  R.  P.  Bernard,  de  la  maison  de  Saint-Andelain,  est 
venu  prendre  sa  place.  Avec  l'aide  du  R.  P.  Bonnemaison 
comme  Vicaire,  il   continue  les   œuvre?  de  dévounneiit 


—  36  — 

que  les  Oblals  ontcréées  dans  ce  pauvre  faubourg  d'Autan. 

En  terminant  ce  court  rapport,  je  dois  indiquer  les 
noms  des  Missionnaires  qui,  avec  le  Supérieur,  ont  contri- 
bué aux  travaux.  Ce  sontlesRR.  PP.  Bautet  et  Pays,  tout 
le  temps  ;  le  R.  P.  Larose,  seulement  pendant  quelques 
mois;  le  R.  P.  Bonnemaison,  qui  nous  est  arrivé  au  mois 
de  février,  et  enfin  le  R.  P.  Michel,  qui  a  bien  voulu  quit- 
ter ses  fonctions  de  Vicaire  pour  nous  aider  dans  quatre 
paroisses.  Je  remercie  ces  bons  Pères  de  leur  obéissance 
parfaite,  et  du  zèle  admirable  qu'ils  ont  montré  dans  les 
missions  difficiles  qui  leur  ont  été  confiées. 

Voilà,  mon  très-révérend  Père,  ce  que  vos  enfants  ont 
fait  avec  l'aide  de  Dieu  pendant  Tannée  qui  vient  de 
s'écouler.  Ils  ont  été  heureux  de  se  sacrifier  pour  le  salut 
des  âmes  et  la  gloire  de  Dieu.  Daignez  nous  bénir  tous, 
afin  que  nous  puissions  voler  à  de  nouveaux  travaux,  et 
agréez  l'assurance  de  l'affection  la  plus  respectueuse  de 
tous  vos  enfants  de  la  maison  de  Saint-Jean. 

Votre  tout  dévoué  et  respectueux  fils  en  Jésus  et  Marie, 

M.-J.    ROYER,   0.    M.    I. 


REVUE  DES  SANCTUAIRES  ET  PELERINAGES 


NOTRE-DAME  DE  SION. 

Le  R.  P.  CoNRARD  nous  initie  par  le  compte  rendu  sni- 
vant  aux  principaux  pèlerinages,  accomplis  à  Sion, 
en  1874  et  1873.  Le  sanctuaire  est  visité  de  plus  en  plu?, 
et  les  magnifiques  réparations  faites  à  l'église  et  à  la 
maison  de  communauté,  la  présence  d'un  juniorat  iloris- 
sant,  l'installalion  plus  commode  des  pèlerins,  tout  est 
devenu  un  élément  de  progrès  et  un  attrait  pour  la  piété, 
sur  la  montagne  de  Sion. 

Écoutons  le  R.  P.  Conrard  : 

«  Arrivé  à  Sion  dès  les  premiers  jours  de  juin  1874, 
j'aurais  pu,  sans  doute,  réunir  de  nombreux  détails  sur 
les  concours  réguliers  et  extraordinaires  qui  ont  amené 
tant  de  pieux  pèlerins  aux  pieds  de  Marie.  Mais  j'ai  pensé 
qu'en  réduisant  aux  anniversaires  du  couronnement 
de  1873  le  récit  de  ces  autres  fêtes,  dont  le  caractère  de 
piété  s'accentue  et  se  résume  avec  toute  la  majesté,  tout 
le  grandiose  possible,  j'aurais  sullisamment  accompli  la 
lâche,  bien  douce,  qui  m'est  imposée. 

«  Je  débute  par  le  premier  anniversaire  du  couronne- 
ment. Dès  la  veille  du  8  septembre,  la  Sainte  Montagne  se 
couvrait  de  pèlerins.  Les  trois  belles  cloches  de  la  tour 
monumentale  annonçaient  l'arrivée  de  M^^'  Foulon,  Évêque 
de  Nancy,  qui  tenait  à  présider  les  grandes  solennités  du 
lendemain.  Lorsque  le  vénéré  Prélat  donna  la  bénédiction 
du  très-saint  Sacrement,  à  la  tombée  de  la  nuit,  l'église, 
devenue  trop  petite,  ne  pouvait  plus  contenir  la  foule.  La 
soirée  était  splendide.  Nul  vent  ne  soufllait  sur  la  mon- 
tagne, et  tout  portait  au  silence  et  au  reciieillemonl,  ou 


—  38  — 

plutôt  aux  charmes  de  la  piété.  Durant  le  calme  de  la 
nuit,  on  voulut  renouveler,  du  moins  en  petit,  la  grande 
scène  de  l'année  précédente.  On  avait  renoncé,  il  est 
vrai,  à  l'appareil  électrique,  dont  les  puissants  rayons,  en 
tombant  sur  la  statue  aérienne,  faisaient  croire  à  une 
apparition;  mais  les  chandelles  romaines  et  les  fusées 
montaient  comme  des  nuages  d'encens  lumineux  devant 
l'image  de  Marie,  qui  semblait  sourire  à  ses  enfants  ^  et 
la  foule  ravie  lui  envoyait  les  cantiques  de  l'amour.  Du 
haut  de  son  trône,  Marie  put  entendre  répéter  jusqu'à 
trois  fois  ces  paroles  d'un  de  nos  chants  les  plus  popu- 
laires : 

Oui,  je  veux,  6  tendre  Mère, 
Jusqu'à  mon  dernier  soupir, 
T'aiiner,  le  servir,  te  plaire, 
Et  pour  toi  vivre  et  mourir. 

«  Il  était  doux  d'entendre  ce  cri  de  tout  un  peuple, 
semblable  à  la  voix  des  grandes  eaux,  et  qui  faisait  venir 
sur  les  lèvres  ces  paroles  du  prophète-roi  :  aMirabiles  ela^ 
tiones  maris,  mirabilis  in  altis,  Dominus.  »  Les  feux  de 
Bengale,  qui  semblaient  rivaliser  d'ardeur  dans  leurs 
élans  avec  les  voix  de  la  foule,  s'éteignaient,  et  les 
chants  duraient  encore.  La  statue  monumentale  n'appa- 
raissait plus  avec  son  front  couronné  d'étoiles,  et  ses 
mains  ouvertes,  d'où  la  bénédiction  descend;  elle  était 
rentrée  dans  l'ombre.  C'était  alors,  comme  le  disait  un 
témoin  oculaire,  le  symbole,  le  mystère  de  l'amour  pas- 
sant du  visible  à  l'invisible.  C'est  à  cette  heure  que  l'on 
peut  apprécier  à  loisir  le  bienfait  de  la  foi. 

«  Il  est  onze  heures  du  soir;  entrons  à  l'église.  Tout 
y  est  calme  et  recueilli  dans  la  prière.  Les  confessionnaux 
sont  assiégés,  et  le  spectacle  est  des  plus  consolants.  A 
minuit,  les  messes  commencent  et  se  continuent  à  six  au- 
tels, pendant  toute  la  matinée. 


—  39  —  . 

0  Le  jour  s'annonce  aussi  beau  que  la  nuit  avait  été 
belle,  et  le  soloil,  en  éclairant  de  ses  premiers  rayons  la 
grande  statue  de  la  tour,  semblait  Tenlourer  d'un  vêle- 
ment d'or  :  ((la  vestitu  deaurato.  »  Aux  tourelles,  étaient 
suspendues  de  nombreuses  oritlummes  aux  couleurs  de 
Marie  et  de  Pie  IX.  D'autres  orillammes,  tloltanl  au  baut 
de  grands  mâts,  échelonnés  sur  deux  rangs,  ressemblaient 
à  des  jalons  plantés  sur  des  routes  célestes,  La  procession 
devait  passer  par  là.  Un  magnifique  arc  de  triompbe 
s'élevait  aux  abords  du  sanctuaire;  on  avait  suspendu  à 
son  dôme  une  corbeille  quadrangulaire,  portant  un  tou- 
chant symbolisme,  où  se  renconlraientà  la  fois  les  regrets 
et  les  espérances  de  la  patrie  en  deuil.  Ici,  nous  devons 
des  remercîmenls  au  zèle  intelligent,  au  bon  goût  du 
P.  Michel,  qui  avait  élé  chargé  de  cotte  partie  de  la  fêle, 
et  qui  s'en  est  acquitté  à  la  grande  satisfaction  de  tous.  Il 
est  vrai  qu'il  a  trouvé,  dans  les  junioristes,  un  ardent  et 
généreux  concours.  A  eux  aussi,  nos  bien  sincères  félici- 
tations. Durant  toute  la  uKilinée,  la  foule  allait  grossis- 
sant, et  la  table  de  communion  était  garnie  de  convives; 
les  autels  latéraux  deviennent,  à  leur  tour,  les  tables  du 
festin  eucharistique. 

«  A  dix  heures.  M*''  de  Nancy,  revêtu  de  ses  habits 
pontificaux,  traversait  processionnellement  l'église,  pour 
monter  sur  la  plate-forme  de  la  tour,  et  y  offrir  le  saint 
sacrifice,  en  face  de  tous  les  pèlerins,  réunis  sur  la  place, 
à  l'ombre  des  grands  tilleuls.  Deux  cents  prêtres  for- 
maient le  chœur;  l'année  précédente,  ils  étaient  plus  de 
quinze  cents,  et  néanmoins,  les  chants  de  ce  premier 
anniversaire  étaient  eux  aussi  pleins  de  majesté,  d'enthou- 
siasme. Tous  les  cœurs,  entraînés  par  un  irrésistible  élan, 
étaient  émus  comme  les  voix.  Après  l'évangile,  M.  l'abbé 
Scheltien,  l'éloquent  curé  de  Saint-Eustache  à  Paris,  est 
monté  dans  une  chaire,  improvisée  en  plein  air,  la  même 


—  -iO  — 

qui  avait  servi,  au  jour  du  couronnement,  à  M.  l'abbé 
Besson,  aujourd'hui  Évêque  de  Nîmes.  Dans  un  langage 
aussi  brillant  que  facile,  et  souvent  ému,  l'orateur  a  cap- 
tivé l'attention  de  la  foule  profondément  recueillie.  Recon- 
naissance pour  le  passé,  demande  pour  le  présent  et 
l'avenir  :  telles  ont  été  les  deux  pensées  de  son  discours, 
où  l'on  sentait  les  battements  d'un  cœur  français  et  lor- 
rain à  la  fois.  Le  vénérable  Evêque  de  Nancy,  visible- 
ment ému  par  les  paroles  de  son  ancien  condisciple  et 
ami,  s'est  entendu  rappeler,  en  présence  du  clergé  qui 
l'entourait  de  ses  sympathies  et  de  sa  vénération,  ceux 
de  ses  prêtres  qui  lui  avaient  fait  leurs  adieux,  à  la  clô- 
ture de  la  retraite  pastorale,  dans  une  scène  déchirante, 
et  qui  étaient  alors  absents  de  son  diocèse,  en  ces  joies  de 
la  mère  patrie,  souvenir  touchant  et  douloureux  pour  son 
cœur  de  Père...  A  la  fin  du  discours,  Sa  Grandeur  est 
remontée  à  la  chapelle  de  la  tour  pour  y  continuer  l'of- 
fice pontifical. 

«  La  moitié  de  la  fête  était  passée.  A  deux  heures  les 
rangs  se  pressent,  la  foule  s'accroît  pour  assister  à  la  pro- 
cession .  On  peut  évaluer  à  quinze  ou  vingt  mille  le  nombre 
des  pèlerins.  L'heure  venue,  et  au  signal  des  cloches,  le 
défilé  des  bannières  votives  commence.  Notre-Dame  de 
Sion  ouvre  la  marche,  portée  par  les  novices  Oblats  de 
Nancy,  pour  lesquels  ce  jour  est  «n  pèlerinage  de  tradi- 
tion. On  voit  apparaître,  tour  à  tour,  les  bannières  de 
Metz,  de  Strasbourg,  de  Château-Salins,  de  Lixheim,  tou- 
jours en  deuil,  portées  par  des  délégués  de  ces  mêmes 
villes.  L'étendard  de  Pont-à-Mousson  est  suivi  d'une  dé- 
putation  de  séminaristes  accompagnés  de  leur  vénérable 
supérieur.  Après  les  quarante  bannières,  qu'il  serait  trop 
long  d'énuraérer,  voici  venir  les  riches  reliquaires  de 
saint  Gérard,  fondateur  du  pèlerinage  au  dixième  siècle, 
et  la  précieuse  relique  du  voile  de  la  très-sainte  Vierge, 


—   41   — 

portûe  par  dmix  prètros  eu  dalmatiques,  la  statue  de 
Notre-Dame  de  Sion,  et  les  ex-voto  du  courouneinont.  En- 
fin, Monseigneur,  avec  sa  chapelle,  termine  la  proces- 
sion, qui  déroule  ses  longues  files  autour  de  la  montagne 
nu  chant  des  cantiques  de  la  Sion  terrestre,  prélude  des 
chants  de  la  Jérusalem  céleste. 

«  La  procession,  revenue  au  pied  de  la  tour,  écarte  ses 
rangs  pour  livrer  passage  aux  bannières  triomphantes,  et 
au  vénéré  Prélat,  qui  remonte  sur  la  plate-forme  pour  la 
troisième  fois.  Les  fidèles,  redoublant  d'ardeur,  entonnent 
les  Litanies  de  la  très-sainte  Vierge.  C'est  la  dernière 
heure,  le  dernier  chant  à  Marie;  puis  les  voix  se  taisent, 
le  silence  se  fait,  les  pèlerins  se  prosternent,  et  le  Dieu  de 
l'Eucharistie,  que  le  Pontife  tient  en  ses  mains,  alors 
suspendues  entre  le  ciel  et  la  terre,  bénit  la  foule  émue, 
qui  se  relève  aussitôt,  au  chant  final  du  Te  Deum.  A  l'une 
des  fenêtres  de  notre  maison,  donnant  sur  le  plateau  de  la 
montagne,  on  voyait  se  dessiner  les  traits  fatigués  de  celui 
qui  est  l'ûme  de  ces  belles  manifestations,  et  qu\ine  ma- 
ladie cruelle  forçait  alors  à  prendre  un  repos  absolu. 
Vous  avez  nommé,  sans  doute,  le  bien  cher  P.  Michadx. 
Il  jouissait  en  silence  de  ce  magnifique  spectacle  et  s'asso- 
ciait à  la  piété  des  pèlerins  et  au  triomphe  de  Marie  Im- 
maculée. II  recevait  ainsi  la  plus  douce  récompense  que 
son  zèle  infatigable  puisse  ambitionner  ici-bas. 

((  L'heure  du  départ  était  arrivée,  et  les  pèlerins  ne 
pouvaient  se  résoudre  à  quitter  la  montagne  et  ses 
grands  horizons.  Ils  avaient  revu  quelque  chose  des 
beautés  mémorables  du  couronnement.  Pour  quelques- 
uns,  la  pensée  de  l'exil  était  là.  Il  fait  si  bon  dans  la 
patrie!  Que  de  supplications  et  de  larmes  secrètes!  Les 
bannières  des  pays  annexés  sont  une  prédication  vivante 
et  une  source  de  bénédiction  pour  le  pèlerinage.  Le 
sanctuaire  devient  vraiment  un  lieu  de  repentir  et  de  con- 


—  42  — 

version.  Que  de  visiteurs  indifférents,  en  s'arrêtant  devant 
ces  bannières  couvertes  du  crêpe  de  deuil,  ont  senti  des 
larmes  et  des  sanglots  monter  de  leur  cœur  à  leurs  yeuxl 
Nous  en  avons  été  plus  d'une  fois  les  témoins.  C'est  que 
ces  étendards  prient,  pleurent  et  espèrent.  «  Spesl  » 
Puisse,  bientôt,  se  lever  le  jour  de  la  délivrance  ! 
et  «  que  des  sommets  de  Sion,  comme  le  dit  si  bien 
«  M^'  l'Évéque  de  Nancy,  dans  sou  beau  Mandement  pour 
«  le  couronnement,  l'horizon  ne  soit  pas  à  jamais  borné 
«  par  une  frontière  !  »  Alors,  ce  sera  le  jour  de  l'Alsace, 
de  la  Lorraine,  de  la  France;  le  jour  du  triomphe  et  de  la 
résurrection.  Alors,  les  collines  auront  des  tressaillements 
d'amour,  et  les  membres  morts  sortiront  de  leurs  sépulcres. 
«  Montes  et  colles  exultabunt  Domino,  et  ossa  humiliata.  » 

((  L'oclave  de  l'anniversaire  a  été  très-bien  suivie.  Encore 
que  le  temps  n'ait  été  favorable  que  deux  jours  dans  toute 
cette  semaine,  les  pèlerins  bravèrent  la  pluie  et  la  tem- 
pête pour  venir  rendre  à  Notre-Dame  de  Sion  le  tribut  de 
reconnaissance  et  d'amour,  qu'ils  n'avaient  pu  lui  offrir 
au  jour  de  la  grande  fête.  Chaque  jour,  il  y  avait  grand'- 
messe  à  dix  heures  et  vêpres  à  deux  heures,  chantées 
solennellement  par  les  enfants  du  juniorat,  et  suivies  du 
salut  du  très-saint  Sacrement.  Chaque  jour,  aussi,  sermon 
à  la  messe,  et  souvent  allocution  après  vêpres,  ou  le  mot 
d'adieu,  avant  le  départ.  Ces  solennités  occasionnent 
quelques  fatigues,  il  est  vrai,  mais  c'est  alors  qu'on 
éprouve  la  vérité  de  ces  paroles  de  saint  Augustin  :  «  Ubi 
«  amatur,  non  laboratur,  aut  si  laboratur,  labor  ipse  ama- 
«  tur.  »  Le  saint  tribunal,  surtout,  offre  de  grandes  con- 
solations, et  l'on  y  constate  de  nombreux  retours.  Nous 
avons  remarqué  que  la  grande  fête  du  couronnement  a 
laissé  de  profondes  impressions  dans  des  âmes  dévoyées; 
elles  n'ont  eu  de  trêve  et  de  repos  qu'eu  revenant  à 
Sion,  achever  leur  réconciliation  avec  Dieu. 


—  43  — 

«J'arrive  à  une  deuxième  fête,  à  un  des  pèlerinages  les 
plus  marquants  de  l'année  1873,  et  dont  l'inilialive  re- 
vit'nt  au  R.P.Michaux.  Je  veux  parlerda  pèlerinage  du  pe- 
tit séminaire  de  Pont-à-Mousson;  il  comptait  trois  cents 
élèves,  ayant  à  leur  tête  le  digne  supérieur,  M.  l'abbé  Gora- 
bervaux,  et  la  plupart  des  piofesseurs,  Cette  belle  mani- 
festation était  fixée  au  IG  juin,  jour  où  toute  la  France 
était  convoquée  à  faire  sa  consécration  au  Sacré  Cœur. 
Vers  les  dix  heures  du  matin,  nous  étions  sur  le  plateau 
avec  une  quarantaine  d'ecclésiastiques,  qui  étaient  venus 
prendre  part  à  la  fête,  et  mêler  leurs  joies  et  leurs  chants 
aux  joies  et  aux  chants  de  ces  enfants,  dont  quelques-uns 
étaient  leurs  élèves  et  leurs  protégés.  C'était  essentielle- 
ment une  fête  de  famille.  Mais  je  cède  ici  la  plume  au 
R.  P.  Zabel,  qui  a  bien  voulu  envoyer  à  l'Espérance  de 
Nancy  la  relation  d'une  journée  qui  comptera  dans  les 
fastes  du  petit  séminaire  de  Pont-à-Mousson,  comme  dans 
ceux  du  sanctuaire  de  Notre-Dame  de  Sion  et  du  diocèse  : 

«  Chaque  printemps  ramène  de  nombreux  pèlerins  et 
d'édifiants  concours  à  Notre-Dame  de  Sion.  Les  premiers 
communiants  viennent  de  fort  loin  au  rendez-vous  tradi- 
tionnel. Le  lundi  de  la  Pentecôte,  tout  en  conservant  son 
chiffre  de  plusieurs  milliers  de  pèlerins,  se  passe  d'une 
manière  toujours  plus  édifiante.  Cette  année  a  déjà  joui 
de  plusieurs  faveurs  exceptionnelles. 

«  Mg""  l'Evéque  de  Nancy,  ù  la  suite  de  sa  première 
tournée  de  confirmation,  vint  présider  l'ouverture  et  la  clô- 
ture du  mois  de  Marie.  Cette  clôture  coïncidait  avec  le  pre- 
mier jour  de  l'Octave  du  très-saint  Sacrement.  Précieuse 
Octave  pour  les  gardiens  du  sanctuaire  et  pour  les  pa- 
roissiens, qui  eurent  le  bonheur  de  jouii-,  pendant  une 
semaine  entière,  de  la  présence  et  de  la  bénédiction  quo- 
tidiennes du  premier  pasteur  du  diocèse.  Ccsbénédictions 
préparaient  une  autre  joie  ;  car  l'exemple  du  Prélat  avait 


—  u  — 

fait  nailre  une  pensée  qni  fut  vivement  accueillie  par 
l'âme  ardente  du  digne  supérieur  du  petit  séminaire  de 
Pont-à-Mousson.  Il  s'agissait  (chose  inouïe  dans  les  fastes 
du  diocèse)  d'organiser  une  grande  promenade-pèleri- 
nage à  Notre-Dame  de  Sion.  M.  l'abbé  Gombervaux  vint 
visiter  la  sainte  montagne  pour  examiner  l'emplacement 
et  les  ressources,  et  tout  fut  arrêté  pour  le  16  juin. 

«  Trois  grandes  pensées  présidaient  au  choix  de  cette 
journée,  devenue  justement  mémorable  :  célébrer  le 
deux-centième  anniversaire  de  la  première  apparition  de 
Notre-Seigneur  à  la  bienheureuse  Marguerite-Marie  au 
monastère  de  Pa?ay-le-Monial  ;  fêter  le  premier  jour  de  la 
trentième  année  de  l'élection  de  l'incomparable  Pie  IX,  si 
glorieusement  régnant;  enfin  accomplir  l'acte  de  consé- 
cration au  Sacré  Cœur  de  Jésus,  pendant  qu'à  Paris  on 
bénissait  la  première  pierre  de  l'église  du  Vœu  national. 
L'idée  était  grande  :  sa  réalisation  ne  laissa  rien  à  dési- 
rer. C'était  un  solennel  acte  de  foi  :  il  eut  son  épreuve, 
car  la  journée  du  15  fut  orageuse  et  menaçante,  mais 
celle  du  16  fut  sereine.  Le  soleil  effaça  le  souvenir  de 
la  température  de  la  veille,  sans  toutefois  trop  échauffer 
l'atmosphère.  Le  ciel  favorisait  évidemment  les  vœux  des 
jeunes  lévites. 

«  A  huit  heures  du  matin,  la  caravane  amenée  de  Pont- 
à-Mousson  à  Nancy  par  un  train  spécial,  arrivait  en  gare 
de  Vézelise,  et  prenait  à  pied  la  direction  de  la  sainte 
montagne.  Déjà,  du  sommet,  mille  regards  impatients  sui- 
vaient tous  les  mouvements  des  jeunes  pèlerins.  La  mar- 
che était  accélérée,  car  tous  les  cœurs  étaient  ardents. 
Bientôt  les  clochers  du  sanctuaire  saluèrent  l'approche 
des  trois  cents  Mussipontains.  L'ascension  de  la  montagne 
se  fit  à  la  manière  d'une  prise  d'assaut.  M.  le  Supérieur 
marchait  à  la  tête  de  la  colonne  et  modérait  l'ardente 
impétuosité  de  plusieurs,  qui  convoitaient  l'honneur  d'ar- 


—  45  — 

river  les  premiers.  Au  signal,  tous  se  trouvant  sur  le 
plateau  en  face  de  la  majestueuse  statue  de  Noire-Dame 
de  Sion,  de  toutes  les  poilrines,  ou  plutôt  de  tous  les 
cœurs,  éclate,  comme  d'une  seule  voix,  le  chant  du 
Salce  Regina.  Celait  le  premier  salut  envoyé  à  la  Protec- 
trice de  la  Lorraine. 

«  Après  quelques  instants  de  repos,  les  pèlerins  entrè- 
rent à  l'église  dans  un  ordre  parfait  et  la  messe  com- 
mença. L'évangile  cbanlé,  le  R.  P.  Michaux,  dans  un 
langage  à  la  fois  simple  et  pathétique,  rappela  à  ses 
jeunes  auditeurs  qu'ils  venaient  prier  pour  l'Eglise,  pour 
le  souverain  Pontife  et  pour  le  premier  pasleur  du  dio- 
cèse, pour  leurs  familles  et  pour  la  France,  pour  leurs 
bons  maîtres  et  pour  eux-mêmes,  afin  de  devenir  un 
jour  de  saints  prêtres.  Sa  voix  trouva  de  l'écho  dans 
tous  les  cœurs. 

«  Userait  difficile  deredire  les  impressions  produites  par 
les  centaines  de  voix  qui  exécutèrent  le  chant  de  la  messe 
avec  une  gravité,  une  piété  et  un  ensemble  remarquables. 
Quelques  morceaux  de  musique  furent  particulièrement 
l'objet  de  l'admiralion.  Après  la  messe,  on  passa  de  l'é- 
glise au  réfectoire.  Il  ressemblait  un  peu  à  celui  des  en- 
fants de  Dieu  en  route  pour  la  terre  promise.  Les  arbres 
séculaires  de  Sion  formaient  les  pavillons,  la  terre  ser- 
vait |de  table ,  la  pelouse  remplaçait  la  nappe ,  et  les 
pierres  brutes  étaient  devenues  des  sièges.  Tout  allait 
à  merveille.  Pas  de  préoccupations  ,  un  bon  appétit  et 
un  cœur  joyeux.  La  lable  des  maîtres  touchait  à  celle 
des  élèves.  Elle  comptait  un  grand  nombre  de  prêtres 
venus  sympatbiquement  à  une  i'éle,  dont  quelques-uns 
avaient  été  les  inspirateurs  généreux. 

«  A  deux  heures,  la  procession  s'organisait  au  chant 
da  Magnificat.  Ce  fut  le  moment  le  plus  louchant.  La 
croix  processionnelle  du  séminaire  ouvrait  la  marche; 


—  46  — 

venait  ensuite  une  bannière  aux  cœurs  de  Jésus  et  de 
Marie,  la  belle  bannière  de  la  Congrégation,  celle  de 
saint  Louis  de  Gonzague,  la  précieuse  relique  du  saint 
Voile,  le  beau  reliquaire  de  saint  Gérard,  la  statue  de 
Notre-Dame  de  Sion,  sur  son  riche  brancard,  trois  cœurs 
en  vermeil  sur  un  beau  coussin  de  soie  blanche  et 
d'or,  portés  par  des  ecclésiastiques  en  dalmaliques  et 
par  les  séminaristes  en  habits  de  chœur  aux  nuances 
bleues  et  roses.  Impossible  d'exprimer  les  impressions 
des  assistants.  Plusieurs  fois,  surtout  au  chant  du  cantique 
spécial  de  Notre-Dame  de  Sion,  elles  se  traduisaient  par 
de  douces  larmes.  L'harmonie  des  voix  et  des  instruments 
produisit  un  efïet  des  plus  heui"eux.  La  rentrée  dans  le  sanc- 
tuaire s'efieclua  an  chant  enthousiaste  du  Te  Deum,  suivi 
immédiatement  du  salut  solennel  du  très  saint  sacrement. 
Avant  la  bénédiction,  M.  le  Supérieur,  quittant  les  degrés 
de  l'autel,  monta  en  chaire,  et,  un  cierge  à  la  main,  pro- 
nonça l'acte  de  consécration  au  Sacré  Cœur  de  Jésus, 
que  tous  les  assistants,  séminaristes,  Oblals,  paroissiens 
et  nombreux  étrangers,  suivaient  dans  le  plus  profond 
recueillement. 

«  A  la  sortie,  les  élèves  prirent  à  la  hâte  un  petit  goû- 
ter et  les  groupes  se  formèrent  pour  le  départ.  Le  Sub 
tuum  fut  le  salut  d'adieu  à  Notre-Dame  de  Sion.  Aussitôt 
nos  voyageurs  pèlerins  reprirent  la  route  de  Vézelize,  et, 
conformément  au  désir  du  vénérable  doyen,  ils  traversè- 
rent la  petite  ville,  musique  en  tète, en  se  rendant  à  l'église. 
Le  Saint-Sacrement  étant  salué,  ils  reprirent  sans  délai  la 
direction  de  la  gare.  A  six  heures,  ils  étaient  tous  en 
chemin  de  fer,  emportant  les  douces  émotions  d'une 
journée  qui  n'avait  eu  que  le  défaut  d'être  trop  courte. 

«  En  quittant  le  sanctuaire  de  Notre-Dame  de  Sion,  les 
séminaristes  de  Pont-à-Mousson  ont  déposé  aux  pieds 
de  la  très-sainte  Vierge  trois  cœurs  en  vermeil,   sym- 


—  47   — 

boles  représentant  les  trois  divisions  des  élèves  du  sé- 
minaire. Dans  le  cœur  de  tous  les  témoins  du  pèleri- 
nage, ils  ont  laissé  trois  souvenirs  :  le  souvenir  de  leur 
piété,  le  souvenir  de  leur  bonne  tenue  et  le  souvenir  de 
la  grande  édification  d'un  si  beau  jour.  Bénis  soient, 
après  Dieu  et  Marie  Immaculée,  les  inspirateurs  et  direc- 
teurs de  cette  toucbante  fête,  qui  nous  a  redit  si  cloquem- 
raent  que  la  piété  est  utile  à  tout  ;  elle  prépare  les  vrais 
charmes  de  la  vie  présente  et  la  sécurité  de  la  vie  future. 

«  Un  ancien  élevé  du  pelil  séminaire  de  Pont-.i-Mousson.» 

Pour  compléter  les  faits  les  plus  saillants  du  pèlerinage 
dans  le  cours  de  cette  année  1875,  il  me  reste  à  vous 
parler,  mon  révérend  et  bien  cher  Père,  du  deuxième 
anniversaire  du  couronnement.  Pour  éviter  des  redites 
inutiles  et  des  détails  superflus,  j'en  emprunte  le  récit  à 
la  Semaine  religieuse  de  Nancy,  organe  diocésain  : 

«  Le  deuxième  anniversaire  du  couronnement  de  Notre- 
Dame  de  Sion  a  été  célébré  mercredi  dernier,  8  septem- 
bre. La  fête  avait,  cette  année,  un  caractère  d'intimité  qui, 
sans  nuire  ix  la  solennité,  favorisait  singulièrement  la  dé- 
votion. 

«  Nous  arrivions  dès  la  veille  par  une  soirée  splendide. 
Les  cloches  sonnaient  à  toute  volée  ;  il  nous  semblait  que 
leur  grande  voix  avait  piis  un  son  plus  solennel  pour 
annoncer  la  fête  du  lendemain;  et  à  peine  les  cloches 
avaient-elles  cessé  de  parler,  que  la  brise  du  soir  nous 
apportait  les  échos  des  chants  à  l'honneur  de  la  Vierge 
de  Sion.  Ce  n'était  pas  ce  que  des  artistes  formalistes 
appellent  de  la  grande  musique,  mais  nous  déclarons  n'a- 
voir rien  entendu  de  plus  beau,  de  plus  suave,  de  plus 
touchant,  do  plus  céleste:  c'était  le  Magnificat,  l'Ave 
maris  Stella,  le  Salve  Regina,  chaulés  par  les  Pères  gar- 
diens du  sanctuaire,  par  les  jeunes  élèves  de  la  maison, 


•48  - 

par  un  grand  nombre  d'habitants  des  villages  voisins, 
qui,  plus  intrépides,  n'avaient  pas  craint  de  faire  une 
première  fois  l'ascension  pour  venir  saluer  la  Donne 
Vierge  de  Sion.  Nous  avons  particulièrement  apprécié  un 
cantique  chanté  avec  harmonie,  mais  surtout  avec  entrain 
onction  et  piété,  par  les  enfants  du  juniorat  et  composé 
par  le  R.  P.  Simon,  l'habile  et  infatigable  maître  de  cha- 
pelle des  PP.  Oblats  de  Sion.  Nous  gravissions  les  der- 
nières pentes  de  la  montagne  :  plusieurs  feux  venaient 
d'être  allumés  devant  la  tour,  et  alors  nous  apparut  la  sta- 
tue de  la  Vierge  de  Sion  splendidement  éclairée,  se  dé- 
tachant sur  le  firmament,  dont  les  étoiles  lui  formaient 
comme  une  immense  couronne  ;  la  foule  pousse  un  cri 
d'admiration  et  répète  trois  fois  la  strophe  :  «  Monstra  te 
esse  Matrem.  »  Oh  !  à  ce  moment  on  sent  que  cette  prière 
monte  afrciel,  et  la  Vierge,  dont  les  bras  sont  étendus  sur 
la  Lorraine  et  sur  la  France,  semble  les  abaisser  pour  leur 
dire:  «Oui,  je  suis  votre  Mère,  mettez  votre  confiance 
«  dans  mon  bon  secours.  » 

<(  Ces  premières  émotions  nous  en  promettaient  d'au- 
tres pour  le  lendemain.  Le  soleil  se  levait  magnifique, 
éclairant  de  ses  premiers  feux  la  tour  monumentale,  que 
pouvaient  contempler  les  habitants  de  plus  de  cent  vil- 
lages, disséminés  autour  de  la  montagne.  Dès  cinq  heures, 
les  pèlerins  arrivent,  et  les  communions  sont  nombreuses 
à  toutes  les  messes  qui  se  succèdent  sans  interruption. 
Mais  voici  dix  heures  :  on  se  groupe  sur  la  pelouse  qui 
forme  comme  le  parvis  de  l'église;  la  messe  est  célébrée 
dans  la  chapelle  extérieure  de  la  tour,  par  M.  l'abbé  Jam- 
bois,  vicaire  général  de  Nancy  ;  nous  sommes  vivement 
frappés  du  recueillement  et  de  la  piété  des  assistants.  Le 
sermon,  donné  par  M.  le  Curé  de  Champigneulles-lez- 
Nancy,  y  a  certainement  contribué. 

«  Après  avoir  décrit  ce  mouvement  religieux  qui  porte 


—  49  — 

la  Franco  aux  sancluaires  les  plus  ilhislres  et  montre  que, 
dans  ce  spoclacle,  il  y  a  non-seulement  une  espérance, 
mais  une  ceililude  pour  le  salut  de  notre  beau  pays, 
M.  l'abbé  Pano  nous  a  donné  des  conseils  dont,  pour 
noire  part,  nous  lui  sommes  reconnaissant.  Il  nous  a 
dit  le  but  d'un  pèlerinage  et  les  conditions  pour  faire  un 
bon  pèlerinage  :  le  but,  c'est  de  devenir  meilleur;  c'est  pour 
cela  qu'une  condition  importante  est  la  réception  des  sa- 
crements de  Pénitence  et  d'Eucharistie.  Celte  condition, 
beaucoup  l'ont  remplie,  et  nous  pourrions  citer  des  per- 
sonnes qui  s'étaient  mises  en  roule  à  deux  heures  du 
malin  ;  qui  ont  fait  dans  leur  journée  plus  de  oO  kilomè- 
tres à  pieJ,  et  plus  de  70  en  chemin  de  fer,  et  qui  n'ont 
pu  communier  qu'à  onze  heures.  En  terminant,  l'orateur 
n'a  pas  manqué  de  recommander  aux  pèlerins  lu  néces- 
sité d'affirmer  leur  foi  et  de  la  défendre  généreusement 
devant  les  méchants.  Nous  avouons,  en  toute  simplicité, 
que  ce  dernier  aveu  nous  a  fait  du  bien,  et  qu'aux  ac- 
cents de  celte  parole  inspirée,  nous  avons  compris, 
mieux  que  jamais,  l'obligation,  pour  un  chrétien  de  pro- 
tester, par  sa  ferme  attitude,  contre  les  maximes  du 
monde.  C'était  pour  la  première  fois  qua  le  sermon  était 
donné  du  haut  de  la  galerie  extérieure  delà  tour.  L'essai 
a  été  concluant;  malgré  l'élévation  (près  de  10  mètres), 
pas  une  seule  parole  n'a  été  perdue,  pour  aucun  des  au- 
diteurs, même  les  plus  éloignés  :  désormais  c'est  de  là 
que  le  prédicateur  devra  parier  les  jours  de  grands 
concours.  A  deux  heures,  commence  la  procession  tradi- 
tionnelle, qui  se  fait  dans  un  ordre  parfait;  toutes  les 
bannières  sont  déployées,  des  larmes  coulent  sur  le 
passage  de  celles  qui  rappellent  une  douloureuse  sépara- 
tion... Les  RR.  PP.  Obials  portent  la  statue  de  l'Imma- 
culée Conception;  car,  paraît-il,  ils  ne  cèdent  cet  hon- 
neur ù  personne. 

T.  XV.  i 


—  oO  — 

«  Et  pendant  ce  triomphe  solennel  décerné  à  Marie, 
notre  pensée  se  reportait  à  quinze  ans  en  arrière.  Quel 
changement  !  Et  celte  transformation,  nous  la  devons, 
après  Dieu,  à  la  Congrégation  des  Oblats  de  Marie  Im- 
maculée. Nous  avons  pu  voir,  mercredi  dernier,  les  trois 
Pères  à  qui  en  revient  surtout  le  mérite:  le  P.  Conrard, 
à  qui  l'on  doit  la  première  idée  de  ce  monument  commé- 
moratif  ;  le  P.  Zabel,  qui  en  a  surveillé  l'exécution;  le 
P.  Michaux,  qui  l'a  conduit  à  bonne  fin,  et  dont  le  nom 
sera  perpétuellement  lié  à  la  restauration  du  pèlerinage 
de  Sion, 

«  Enfin  la  fête  se  termine  par  la  hénédiclion  du  très- 
saint  Sacrement,  et  presque  aussitôt  sonne  l'heure  du  dé- 
part; il  faut  quitter  bien  vite  la  sainte  montagne,  le 
chemin  de  fer  n'attend  pas.  On  se  hâte  de  faire  ses  der- 
nières recommandations  à  la  bonne  mère,  et  Ton  s'en  va 
le  cœur  plein  de  douces  émotions,  quoique  un  peu  triste 
de  quitter  ces  lieux  témoins  de  tant  de  prières  et  de 
miracles  ;  on  se  console  en  se  retournant  souvent  pour 
adresser  un  dernier  adieu  à  la  Vierge  de  Sion,  on  se  con- 
sole surtout  en  se  disant  :  Je  reviendrai.  C'est  l'exclama- 
tion que  nous  entendons  répéter  autour  de  nous.  Oui, 
revenez,  pieux  pèlerins,  venez  vers  celle  qui  est  votre 
espérance,  votre  vie,  votre  salut.  Et  nous  aussi,  nous 
reviendrons.  » 

«  UN  PÈLERIN.  >) 

Je  dois  ajouter  que  l'affluence  des  pèlerins  a  été  moins 
considérable  que  l'année  dernière.  Cependant  nous  comp- 
tions encore  cinq  à  six  mille  personnes.  Mais  nous  avons 
été  privés  de  la  présence  de  Ms""  l'Evêque  de  Nancy,  qui 
assistait,  ce  même  jour,  au  couronnement  solennel  de 
Notre-Dame  de  Benoîte-Vaux,  au  diocèse  de  Verdun;  et 
de  M&î'  l'Evêque  de  Saint-Dié,  retenu  dans  sa  ville  épisco- 


pale  par  le  sacre  de  M*'  Marchal,  son  vicaire  général. 
Un  bon  nombre  de  membres  du  clergé  lorrain,  aussi 
bien  que  de  fidèle?,  avail  suivi  les  deux  Prélats  à  ces 
grandes  solennités,  .1.  B.  Conrad,  o.  m.  i. 


PONTiMAIN. 


PELERINAGE  DE   M^'   LE  HARDY  DU  MARAIS, 
EVÈQDE  DE  LAVAL. 

La  Semaine  religieuse  de  Laval,  dans  son  numéro  du 
2  décembre  187G,  raconte  ainsi  le  premier  pèlerinage  du 
nouvel  Evèque  à  Notre-Dame  de  Pontmain  : 

Il  ne  sufGsait  plus  à  notre  pieux  Evêque  de  «  tourner  ses 
regards  suppliants  vers  Notre-Dame  d'Espérance  »  et  de 
l'invoquer  de  loin^  il  lui  tardait  de  porter  ses  pas  vers  «  le  lieu 
béni  de  Pontmain  » ,  et  ce  vœu  ardent  do  son  cœur,  le  digne 
Prélat  a  pu  enfin  le  réaliser  mercredi  et  jeudi  derniers.  La 
bonne  nouvelle  de  la  vi=ite  de  Monseigneur  n'était  parvenue 
à  Pontmain  quf>  le  mardi  soir.  Bientôt  elle  vola  de  bouche  en 
bouche  avec  une  rapidité  électrique  :  chacun  se  mit  à 
l'œuvre,  et  le  lendemain  Sa  Grandeur  trouva  les  rues  et  les 
maisons  élégamment  ornées  et  pavoisées,  et,  ce  qui  était  pour 
Elle  la  plus  belle  des  décorations,  elle  vit  tout  un  peuple 
accourir  à  sa  rencontre,  avec  un  élan  spontané,  inspiré  par 
l'amour  et  le  respect.  Les  RR.  PP.  Oblals,  gardiens  du  sanc- 
tuaire ;  M.  le  Doyen  do  Laudivy,  M,  le  Curé  do  Saiut-Ellier, 
les  Sœurs,  les  enfants  avec  leurs  oriflammes,  étaient  rangés 
processionnellement  à  l'entrée  du  bourg,  attendant  Monsei- 
gneur sous  un  bel  arc  do  triomphe.  A  son  arrivée,  Monsei- 
gneur fut  complimenté  par  M.  le  Maire  de  la  commune, 
récemment  érigée.  Après  la  réponse  gracieuse  et  bienveillante 
de  Monseigneur,  la  procession  se  mit  en  marche  et  se  dirigea 
vers  l'église,  au  chant  de  VEcce  Sacerdos  magnus  :  Sa  Grau- 


—  52  — 

deur  marchait  sous  le  dais,  porté  par  les  notables  de  la  pa- 
roisse, et  elle  était  escortée  d'une  grande  foule,  heureuse  de 
s'incliner  pour  adorer  le  Très-Saint  Sacrement,  puis  Monsei- 
gneur prêta  l'oreille  aux  paroles  de  bienvenue  qui  lui  furent 
adressées  du  haut  de  la  cliaire  par  le  R.  P. ^Bourde,  Supérieur 
des  Oblats  de  Poutmain. 

Monseigneur  remercia  le  R.  Père  des  bons  sentiments  qu'il 
lui  avait  exprimés  en  son  nom,  au  nom  du  R.  P.  Curé  et  de 
toute  la  paroisse.  Il  raconta  ensuite  comment,  en  1871,  après 
les  désastres  de  la  guerre  et  les  horreurs  de  la  Commune, 
après  avoir  visité  Notre-Dame  de  la  Salette,  qui  avait  prédit 
plus  de  vingt  ans  auparavant  les  malheurs  de  la  France,  il  en- 
tendit une  voix  intérieure  l'invitant  à  venir  à  Pontmain,  là 
où  Marie  s'était  montrée  non  plus  éplorée,  mais  souriante. 

Il  vint,  il  vit,  il  pria,  il  crut  et  fît  partager  sa  foi  à  un 
écrivain  distingué  qui  n'est  plus,  mais  dont  l'ouvrage  sur  la 
Salette,  Lourdes  et  Pontmain  contribue  encore  chaque  jour 
à  faire  davantage  connaître,  aimer,  bénir,  visiter  Notre-Dame 
d'Espérance.  Il  comprit  alors  les  desseins  de  la  miséricorde 
divine  sur  la  nation  éminemment  catholique  dans  sa  mission 
et  son  caractère  ;  un  instant  livrée  à  la  puissance  des  fils  des 
ténèbres,  elle  échappera  à  leurs  mains,  comme  le  passereau 
aux  filets  de  l'oiseleur,  par  la  prière  toute-puissante  de  Marie, 
unie  à  la  nôtre  :  car  Marie  veut  que  ces  enfants  prient  avec 
elle  :  Mais  priez,  mes  enfants, 

La  France  de  Voltaire  redeviendra  la  France  de  Clôvis,  de 
Charlemagne  et  de  saint  Louis.  Quand  il  visitait  ainsi,  en 
qualité  de  simple  prêtre,  il  y  a  cinq  ans,  le  lieu  sanctifié  par 
l'apparition  de  Marie,  Monseigneur  ne  se  doutait  pas  qu'il 
reviendrait  un  jour  à  Pontmain,  comme  évêque  de  Laval,  pour 
répandre  ses  meilleures  bénédictions  sur  la  paroisse  aimée  de 
Marie.  Cette  bonne  Mère  est  apparue  comme  l'arc-en-ciel  delà 
miséricorde,  tenant  entre  ses  mains,  nous  présentant  elle- 
même  son  Fils  crucifié  et  nous  promettant  le  salut,  si  nous 
voulons  prier.  En  finissant,  Monseigneur  a  adjuré  les  habitants 
de  Pontmain  de  se  montrer  toujours  dignes  de  la  grande  fa- 
veur accordée  à  leur  bourg  par  la  Reine  du  ciel.  Il  les  a  exhor- 


—  o3   — 

tés  vivement  à  donner  l'exemple  de  la  prière  et  de  toutes  ver- 
tus chrétiennes. 

Après  ce  discours,  religieusement  écouté,  Monseigneur 
présida  la  procession  ordinaire  du  pèlerinage,  et  donna  la 
bénédiction  du  Très-Saint  Sacrement.  Le  soir,  le  bourg  fut 
brillamment  illuminé  en  l'honneur  de  l'illustre  visiteur. 

Le  lendemain,  jeudi,  Monseigneur  célébra  la  sainte  messe 
à  huit  heures  et  demie  ;  l'église  était  remplie  de  fidèles.  Ac- 
compagnée de  M.  Hawke,  architecte  du  déparlement  et  des 
Pères  Oblats,  Sa  Grandeur  a  visité  l'église  en  construction  et 
a  constaté  avec  satisfaction  que  les  travaux,  sont  assez  avancés 
pour  permettre  bientôt  de  procéder  à  la  bénédiction  du  tran- 
sept et  du  chœur,  et  tout  lui  fait  espérer  qu'il  pourra  dans  la 
suite  pousser  activement  l'entier  achèvement  de  l'édifice. 


SAINT-MARTIN  DE  TOURS. 

Le  R.  P.  Delpeuch  a  rendu  compte  dans  la  Semaine 
religieuse  de  Tours  des  fêtes  du  pèlerinage  national  an- 
nuel, accompli  en  novembre  d876.  Nous  détachons  de 
son  récit  les  pages  principales  oui  sont  résumées  les 
solennités  de  TOclave  :        * 

Le  11,  jour  do  la  fête,  était  le  samedi.  Est-il  nécessaire 
de  dire  que  les  consolations  ont  été  nombreuses,  abondantes, 
d'une  douceur  inexprimable?  Que  de  chants  harmonieux  ! 
que  de  prières  sublimes  !  que  d'actes  de  piété  et  de  foi!  que 
d'élans  d'amour  !  A  six  heures,  le  T.  R.  P.  Bore,  supérieur 
général  des  Lazaristes,  conduisait  le  grand  séminaire,  accom- 
plissait son  pèlerinage,  avec  ses  fervents  lévites,  devant  le 
tombeau  de  celui  qui  fut  la  Perle  du  sacerdoce.  Sanctuaire 
envahi  déjà,  communions  nombreuses.  Les  messes  avaient 
commencé  à  cinq  heures  et  demie  :  elles  ne  cessèreut  qu'a- 
près une  heure  de  l'après-midi. 

A  sept  heures,  les  RR.  PP.  Jésuites  présentaient  au  Patron 


de  la  Touraine,  afin  qu'il  le  protège,  leur  beau  et  florissant 
collège  de  Saint-Grégoire  de  Tours.  A  huit  heures,  notre  bon 
et  vénérable  Archevêque,  fils""  Colet,  célébrait  l'auguste  sacrifice 
pour  l'archiconfrérie  de  Saint-Martin.  A  neuf  heureS;,  la  pa- 
roisse de  Saint-Pierre  des  Corps  arrivait  processionnellement 
avec  son  pieux  clergé.  Cette  simple  nomenclature  dit  plus 
que  toutes  les  descriptions,  car  le  sanctuaire  voyait  son  en- 
ceinte envahie  par  des  foules  sans  cesse  renaissantes. 

Bientùt  la  ville  cédait  la  place  aux  autres  paroisses  du 
diocèse.  Chinon,  Huismes,  Seuilly  et  Laroche  ont  ouvert  la 
voie.  Pèlerinage  bien  ordonné,  plein  d'entrain,  dans  lequel 
les  jeunes  personnes  du  chef-lieu  d'arrondissement  ont  sur- 
tout édifié  par  l'harmonie  de  leur  cliant,  comme  par  la  mo- 
destie de  leur  tenue.  Le  Grand-Pressigny  et  Champigay,  la 
Guerche  etBarrou,  la  Tour-Saint-Gelin  et  autres  paroisses  ont 
succédé  aux  pèlerinages  précédents,  Neuillé-Pont-Pierre, 
Saint-Antoine  du  Rocher,  Château-la- Vallière,  Semblançay, 
Rouziersetbien  d'autres  députalions  diocésaines  se  sont  ren- 
contrées dan  la  chapelle  provisoire,  beaucoup  trop  restreinte 
pour  contenir  ces  foules.  A  chaque  instant  il  fallait  écarter  les 
uns  pour  donner  place  aux  autres.  Triste  nécessité  et  conso- 
lante fatigue.  La  gloire  du  saint  semblait  être  chantée  par 
tous  les  cœurs,  et  toutes  ces  voix  pleines  d'amour  se  trouvaient 
au  même  diapason  de  ferveur,  de  confiance  et  de  foi. 

Dans  ce  même  jour,  bien  qu'il  dût  être  représenté  encore 
le  lendemain,  le  canton  de  Sainte-Maure  nous  a  envoyé  des 
groupes  nombreux  et  édifiants.  Là  vient  se  placer  un  petit 
ennui.  Le  retard  éprouvé  par  le  train  qui  portait  nos  chers 
pèlerins  les  a  fait  arriver  à  une  heuro  dix  minutes,  soit  après 
toutes  les  messes  célébrées.  Or,  encore  que  l'audition  de  la 
messe  ne  fût  pas  obligatoire,  cela  a  été  une  déception  et  une 
privation  vivement  senties.  Mais,  à  trois  heures,  tous  les 
pèlerins  se  trouvaient  réunis  pour  chanter  la  gloire  du  saint 
Protecteur  de  la  France.  C'était  une  consolante  compensation. 
Il  était  impossible,  parmi  ces  enthousiasmes  de  la  religion, 
de  ne  pas  s'écrier  :  «  Toutes  ces  foules  croyantes  attireront 
certainement  les  miséricordes  célestes  sur  notre  patrie.  » 


—  55  — 

Nous  devons  dire  ici  un  mot  de  l'orateur  qui  a  donné  une 
voix  à  tous  les  sentiments  de  nos  cœurs  pendant  la  neuvaine 
solennelle.  Nous  le  proclamons  avec  joie,  le  R.  P,  Sourrieu 
s'est  constamment  montré  l'homme  des  hautes  études,  des 
fortes  pensées,  et  de  la  solide  piété.  A  la  métropole,  il  a  exposé 
les  belles  et  fécondantes  doctrines  delà  vie  sociale  par  l'Eglise. 
A  la  chapelle  provisoire,  il  a  voulu  descendre  do  ces  sphères 
sublimes  ethabiter  la  région  de  la  vie  chrétienne  individuelle 
ou  dans  la  famille,  afin  d'en  donner  les  enseignements  pra- 
tiques. A-t-il  réussi  à  descendre  ?  nous  ne  voudrions  pas  pro- 
noncer. Il  y  avait  sans  doute  plus  d'abandon  dans  le  dernier 
genre,  mais  nous  estimons  qu'il  n'y  avait  ni  moins  de  grâce, 
ni  moins  d'élévation.  Style  tour  à  tour  imagé  et  incisif,  ori- 
ginalité et  fines  observations,  en  un  mot  tout  cet  ensemble  de 
beautés  qui  caractérise  la  littérature  vraiment  française,  se 
trouvait  dans  sa  parole  toujours  surnaturelle.  Nous  connais- 
sons même  des  auditeurs,  parmi  les  plus  intelligents,  qui 
ont  préféré  les  causeries  élevées  du  matin  aux  discours  solen- 
nels du  soir. 

Le  jour  de  la  solennité,  dimanche,  a  été  témoin  de  prodiges 
encore  plus  étonnants.  Il  nous  serait  impossible  de  dire, 
même  approximativement,  le  nombre  des  pèlerins.  Dès  cinq 
heures  du  malin,  la  chapelle  se  remplissait  de  fidèles.  Le 
canton  de  Chinon  qui,  k  veille,  avait  tant  édifié,  envoyait 
une  députation  plus  considérable  encore.  Azay-le-Rideau  et 
autres  paroisses  s'unissaient  à  cette  députation  sur  la  même 
voie  ferrée.  Sainte-Maure  et  les  paroisses  voisiaes,  plus  heu- 
reuses que  la  veille,  arrivaient  pour  la  messe  de  midi.  Elois 
et  Vendôme,  Contres,  Onzain  et  Chaumont  s'unissaient  à 
Mosnes  et  autres  groupes  d'Amboise  et  des  environs  ;  Chàtel- 
lerault  et  le  diocèse  de  Poitiers  étaient  représentés  par  de 
nombreux  jeunes  ouvriers  et  par  de  fiers  et  nobles  chrétiens. 
D'un  côté,  la  Ghapelle-sur-Loire  et  Saiut-Patrice,  Langeais 
et  Saint-Mars;  de  l'autre,  Château-Renault  et  les  paroisses  voi- 
sines, arrivant  en  foules  pressées,  venaient  enfin  se  joindre 
à  Fondeltes,  Saint-Martin-lc-Beau  et  tuus  les  environs  de 
Tours.  De  l'aveu  do  tous  on  n'avait  jamais  vu  pareille  af- 


—  56  — 

fluence.  Si  autrefois  les  vomissoires  antiques  jetaient  les  foules 
hideuses  du  paganisme  dans  les  arènes,  dimanche  les  voies 
nouvelles  semblaient  offrir  au  grand  thaumaturge  des  Gaules 
des  cœurs  tout  prêts  à  le  glorifier  en  se  plaçant  sous  sa  puis- 
sante protection.  Pourquoi  ne  pas  ajouter  que  jamais  ne 
parut  plus  manifeste  la  nécessité  de  construire  la  basilique? 

Procession  générale  au  saint  tombeau. 

L'affluence  inaccoutumée  des  pèlerins  rendait  évidente  une 
manifestation  extraordinaire,  majestueuse,  imposante.  L'at- 
tente générale  n'a  pas  été  trompée. 

Il  est  vrai  que  le  temps  menaçait  d'opposer  à  l'acte  public 
de  la  foi  de  nos  populations  un  obstacle  réputé  insurmontable 
par  les  hommes.  La  veille  une  pluie  abondante  avait  jeté  des 
épouvantements  dans  les  âmes  les  plus  confiantes.  On  eût  dit 
une  entrave  du  démon.  Le  prince  du  mal  avait  promis  autre- 
fois à  saint  Martin  d'être  toujours  sur  son  passage  ;  or,  encore 
qu'il  soit  menteur  dès  le  commencement,  il  a  tenu  parole  sur 
ce  point.  Mais  saint  Martin,  surtout,  a  été  fidèle  à  sa  promesse 
de  le  combattre  et  de  le  vaincre  :  comme  autrefois  il  com- 
mandait au  démon  de  quitter  le  corps  des  possédés,  il  lui  a 
commandé  de  quitter  les  éléments,  les  vents,  les  nuages  con- 
jurés contre  la  procession.  Le  cortège  des  fidèles  s'est  alors 
répandu  dans  les  rues  de  la  cité  au  milieu  de  la  joie  univer- 
selle et  sous  un  ciel  pacifié. 

Oui,  elle  était  belle  à  contempler  cette  procession  éclairée 
par  la  double  lumière  de  la  foi  et  de  l'espérance  !  Il  était 
beau  de  voir  ces  longues  rangées  de  chrétiens  de  tout  âge,  de 
toute  condition,  serpentant  la  lèvre  ornée  de  prière  et  le 
cœur  décoré  d'amour  !  La  musique  du  66«  et  celle  du  pen- 
sionnat des  Frères,  celles  du  cercle  de  Saint-Joseph  et  celui 
de  Saint-Pierre  des  Corps  ont  constamment  animé  la  marche, 
semblant  jeter  la  louange  du  saint  aux  plus  lointains  échos. 
De  plus,  chaque  groupe,  chaque  pensionnat,  chaque  institu- 
tion, chaque  congrégation  avait  son  chant,  son  harmonie,  sa 
beauté  religieuse.  Les  bannières  se  balançaient  avec  grâce. 


—    o/    — 


les  unes  portées  par  de  modestes  jeunes  filles,  les  autres  aux 
mains  vigoureuses  de  quelques  jeunes  gens  et  quelques 
nobles  chrétiens.  On  remarquait  celle  de  M,  Lafon,  le  peintre 
de  Menlana,  cette  illustration  que  répudient  ceux  qui  n'ai- 
ment la  lumière  ni  dans  l'art,  ni  dans  la  science,  ni  dans  la 
société.  Les  bannières  en  deuil  do  Metz  et  de  Strasbourg,  et 
celle  du  Comité  général  des  pèlerinages^  attiraient  les  plus 
sympathique»  regards.  Des  hommes  nombreux,  pressés  comme 
l'herbe  dans  la  prairie,  étaient  là,  sous  ces  bannières,  comme 
des  soldats  sous  le  drapeau.  En  les  voyant  tous  recueillis,  pro- 
fondément religieux,  marchant  décorés  de  la  croix  des  pè- 
lerins et  de  la  médaille  de  saint  Martin,  il  était  impossible  de 
contenir  son  émotion.  Un  mot  seul  peut  exprimer  les  sen- 
timents qui  affluaient  dans  tous  les  cœurs  :  «  C'est  un  acte 
public  de  foi  accompli  de  manière  à  ressusciter  l'espérance.  » 

Parmi  les  neuf  pontifes  qui  rehaussaient  par  leur  présence 
l'éclat  de  cette  majestueuse  fonction  sacrée,  on  distinguait 
M»'  l'Evêque  de  Bâle,  cet  iljustre  confesseur  de  la  foi  que  la 
franc-maçonnerie  suisse  a  chassé  du  Jura;  M^""  rArchevêque  de 
Tours  précédait  immédiatement  S.  Em.  },W^  le  Cardinal  Ar- 
chevêque de  Paris.  Arrivés  devant  la  tour  Charlemagne, 
Nosseigneurs  sont  montés  sur  l'estrade  préparée.  Devant  eux, 
à  droite  et  à  gauche  s'étendait  comme  un  océan  de  tètes  hu- 
maines. Silence  et  respect:  c'est  toujours  le  mot  de  la  prière; 
c'était  le  caractère  de  cette  solennité.  Mais  les  pontifes  chan- 
tent les  invocations  qui  préludent  aux  bénédictions  du  ciel  ; 
puis  ils  forment  ensemble  le  signe  de  la  croix  sur  ces  milliers 
d'hommes.  A  ce  même  instant  tout  ce  peuple  chrétien  tombe 
à  genoux  à  leurs  pieds.  Il  nous  semblait  voir,  à  ce  moment 
précieux,  la  protection  divine  descendre  sensiblement  sur 
notre  patrie.  Rien  ne  saurait  èlre  plus  émouvant  et  plus  ma- 
jestueux. 

Le  lundi  13,  les  pèlerinages  rccommenraient.  La  fête  de 
saint  Martin  doit,  en  effet,  subir  la  loi  posée  si  sagement  par 
l'Eglise,  et  se  continuer  pendant  l'Octave.  Le  vénérable 
Evêque  persécuté,  M»'  Lâchât,  arrivait  .\  six  heures.  A  huit 
heures,  c'était  le  tour  de  Ms'  Bécel,  évéque  de  Vannes.  Son 


—  58  — 

Em.  Mk"^  le  Cardinal  de  Paris  venait  ensuite.  Profitant  de  la 
présence  de  cet  éminent  prince  de  la  cour  romaine,  quelques 
dames  pieuses  avaient  organisé  une  assemblée  de  charité. 
Jamais  on  ne  vit  à  Tours  une  assistance  plus  distinguée.  L'il- 
lustre pontife,  après  sa  messe,  a  fait  avec  son  auditoire  d'élite 
une  suave  et  exquise  conversation,  dans  laquelle  il  a  surtout 
parlé  de  TCEuvre  de  Saint-Martin,  de  ses  origines,  de  ses 
développements  et  de  son  avenir.  Le  charme  sous  lequel  nous 
a  tenus  sa  parole  simple  et  grave,  toujours  bonne  et  toujours 
éminemment  chrétienne,  ne  nous  a  point  permis  de  remar- 
quer l'heure  avancée  de  la  matinée  quand  la  cérémonie  a  été 
terminée.  Du  reste,  l'Œuvre  des  églises  pauvres  du  diocèse, 
en  faveur  de  laquelle  les  premières  dames  de  Tours  ont  bien 
voulu  faire  la  quête,  a  bénéficié  de  la  nombreuse  assis- 
tance. 

MB'  le  Cardinal  a  daigné  voir  ensuite  chez  eux  les  chape- 
lains de  Saint-Martin,  Oblals  de  Marie  comme  lui,  ses  frères 
en  religion,  mais  dont  il  est  l'un  des  pères,  par  l'antiquité  de 
sa  profession  moins  encore  que  par  ses  mérites  et  sa  haute 
dignité.  C'est  dans  cette  intimité  qu'il  est  plus  facile  d'appré- 
cier le  caractère  de  cet  homme  de  Dieu,  si  constamment  na- 
turel et  bon.  On  dirait  qu'il  est  heureux  de  se  décharger  un 
instant  de  ses  grandeurs,  afin  de  vivre  de  la  vie  qu'il  aime, 
de  la  vie  religieuse  et  pauvre. 

Le  mardi,  il  appartenait  à  la  paroisse  do  Saint-Etienne 
d'apporter  sa  note  harmonieuse  dans  le  concert  de  la  louange 
perpétuelle,  laus  perpétua,  en  l'honneur  du  saint  patron  de 
Tours.  Créée  la  dernière,  elle  vient  aussi  la  dernière  dans 
l'ordre  adopté  pour  les  pèlerinages.  A  neuf  heures,  elle 
prenait  possession  du  sanctuaire  vénéré.  La  voix  éloquente 
qui,  pendant  la  neuvaine  solennelle,  a  si  parfaitement  tra- 
duit la  pensée  de  tous  les  pèlerins,  venait  de  s'éteindre  pour 
le  départ.  Il  fallait  cependant  un  langage  à  cette  manifestation 
de  toute  une  famille  spirituelle,  à  laquelle  s'étaient  joints  beau- 
coup d'étrangers.  L'un  des  chapelains  s'est  chargé  de  cette 
mission,  et  la  fonction  pieuse  s'est  accomplie  dans  les  condi- 
tions ordinaires. 


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Le  mercredi  15  a  eu  une  part  privilégiée  dans  la  célébra- 
tion de  la  gloire  de  saint  Martin.  A  sept  heures,  les  dames 
de  Sainte-Ursule  et  leur  pensionnat  faisaient  leur  pieux 
pèlerinage  sous  la  conduite  de  M.  l'abbé  Mars,  aumônier  de 
l'établissement.  Celle  fonction  à  peine  terminée,  les  dames  du 
Vestiaire  de  Saint-Martin  venaient  prendre  place  autour  du 
tombeau  vénéré.  M.  l'abbé  Renault,  vicaire  général,  célébrait 
Tauguste  sacriûce  et  adressait  à  cette  assistance  d'élite  une 
instruction  remarquable  par  la  piété  autant  que  par  le  charme 
de  la  diction. 

A  onze  heures,  les  pèlerins  d'Angers  et  de  Saumur  arri- 
vaient processionnellement.  Un  beau  groupe  d'hommes 
chantait  la  gloire  du  Thaumaturge  et  méritait  l'admiration 
et  le  respect  des  habitants  de  Tours.  Après  la  sainte  messe, 
célébrée  par  M.  l'abbé  Dénéchau,  vicaire  général,  et  la  véné- 
ration des  précieuses  reliques,  ces  enfants  de  l'Anjou  sont 
allés  prendre  un  instant  de  repos.  Us  étaient  de  nouveau  dans 
le  sanctuaire  à  trois  heures,  pour  assister  à  une  substantielle 
instruction  que  leur  a  faite  le  même  dignitaire  de  l'Eglise  de 
Tours,  qui  le  matin  offrait  pour  eux  le  sacrifice  de  l'Agneau 
sans  tache,  et  que  l'Anjou  a  donné  à  la  Touraine.  A  quatre 
heures  et  demie,  les  habitants  de  Saumur  assistèrent  encore 
à  la  cérémonie  sacrée  de  TOctave  et  aux  prières  que  l'on  fait 
chaque  jour  près  du  saint  tombeau. 

Les  prémices  du  jeudi  i6  ont  été  pour  les  petits  elles 
humbles.  Tout  le  personnel  qui  est  employé  à  servir  l'hospice, 
sœurs  de  la  Présentation,  jeunes  filles  et  aumôniers,  était  là 
au  complet,  dès  six  heures,  dans  le  sanctuaire.  Le  petit  sé- 
minaire remplaçait  à  six  heures  et  demie  les  nobles  serviteurs 
des  pauvres.  Chant  liturgique  et  cantiques  pieux,  tenue  mo- 
deste, prière  fervente,  rien  ne  manquait  au  pèlerinage  de 
ces  futurs  lévites.  A  huit  heures,  M.  le  Curé  de  Saint-Cyr 
célébrait  la  sainte  messe  pour  ses  paroissiens,  qui  étaient  pré- 
sents eu  grand  nombre  et  dont  une  centaine  a  fait  la  commu- 
nion. 

Le  pensionnat  Saint-.Martin,  dirigé  par  les  Frères  des  licoles 
chrétiennes,  a  ensuite  occupé  la  chapelle  provisoire.  L'un  des 


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fils  du  bienheureux'  La  Salle  tenait  l'orgue  et  accompagnait 
les  beaux  chants  exécutés  par  tous  ces  jeunes  gens,  que  nous 
reverrous  à  la  fin  de  TOctave.  Il  est  impossible  d'exprimer 
l'admiration  qu'ont  excitée  les  élèves  et  l'édification  qu'ils 
ont  donnée. 

Des  pèlerinages  étrangersaudiocèse  ont  succédé  à  la  réunion 
de  neuf  heures,  Blois  a  fourni  un  groupe  de  personnes 
pieuses.  Mais  le  canton  do  Montrichard,  du  même  diocèse,  a 
envahi  notre  sanctuaire  à  onze  heures.  Un  groupe  assez  nom- 
breux venu  de  Dangé,  dans  le  diocèse  de  Poitiers,  n'a  pu 
trouver  place  qu'en  descendant  dans  la  crypte.  Eu  vérité,  ce 
spectacle  était  émouvant.  La  fatigue  était  grande  pour  plu- 
sieurs qui  avaient  fait  le  long  trajet  avant  d'arriver  à  la  voie 
ferrée,  et  cependant  la  communion  a  été  nombreuse. 

A  deux  heures,  le  clergé  de  Saint-Etienne,  de  Tours,  ame- 
nait procossionnellement  les  écoles.  Chant  plein  d'entrain, 
belle  tenue  :  c'est  l'éloge  des  maîtres  et  des  parents,  et  cet 
éloge  est  mérité. 

Après  une  prédication  adressée  à  ces  chers  enfants,  les 
chapelains  ont  dû  faire  l'exercice  de  l'Octave.  A  ce  salut  de 
quatre  heures  et  demie  assistaient  non-seulement  les  fidèles 
de  la  ville,  mais  aussi  les  pèlerins  venus  le  matin.  La  journée 
a  donc  été  une  hymne  non  interrompue  en  l'honneur  de 
saint  Martin  :  laus  perpétua. 

Celle  du  vendredi  17  a  été  également  belle.  Les  pauvres 
ont  eu  les  prémices  comme  hier.  C'étaient,  dès  six  heures,  les 
orphelines  dirigées  par  les  Sœurs  de  Saint-Vincent  de  Paul  et 
leurs  zélées  et  habiles  maîtresses.  Chants  aussi  doux  que 
pieux,  tenue  aussi  modeste  que  facile,  air  de  contentement 
et  de  bonheur  en  toutes  ces  enfants  que  la  main  de  la  reli- 
gion cultive  avec  tant  d'amour. 

Les  Sœurs  de  l'Immaculée-Conception  ont  voulu  avoir  leur 
jour  et  leur  office  à  part.  Leur  pensionnat  de  la  rue  du 
Commerce,  si  parfaitement  dirigé  et  déjà  si  nombreux,  a 
occupé  le  sanctuaire  pendant  la  messe  de  neuf  heures.  Toutes 
ces  jeunes  filles,  parées  de  modestie,  sont  ensuite  descendues 
au  saint  tombeau,  et  ont  offert  leur  prière  au  Protecteur  de 


—  61  — 

la  France  pour  les  graves  intérêts  de  la  famille  et  de  la  pa- 
trie, comme  aussi  pour  le  bien  précieux  de  leur  propre 
sanctification  et  de  leur  avenir. 

La  fonction  de  quatre  heures  et  demie  avait  un  double  but: 
la  célébration  de  l'Octave  et  la  réunion  des  membres  de 
l'Apostolat  de  la  prière.  L'Apôtre  des  Gaules  semblait  briller 
d'un  plus  vif  éclat  dans  cette  circonstance.  Aussi  les  fidèles 
de  Tours  et  les  pèlerins  venus  des  environs  n'ont  point  man- 
qué au  rendez-vous  pieux. 

Le  18,  c'est  le  jour  de  l'Octave.  Les  solennités  vont  cesser, 
cette  touchante  prière  de  chaque  jour  que  nous  avons  appelée 
laus  perpétua  n'aura  plus  son  éclat  public,  sa  ferveur  de  fête. 
Les  fidèles  se  sont  redit  cela,  c'est  pourquoi  ils  sont  nombreux 
au  sanctuaire  du  tombeau  de  saint  Martin.  Vers  sept  heures, 
les  orphelines  des  Filles  du  Cœur  de  Jésus,  sous  la  conduite 
do  leurs  pieuses  maîtresses,  viennent  apporter  leur  note  d.ins 
le  concert  des  louanges  du  saint.  Communions  plus  nom- 
breuses à  toutes  les  messes,  et  particulièrement  à  la  messe  de 
neuf  heures.  Les  étrangers  paraissent  empressés  à  recueillir 
les  dernières  grâces,  et  les  habitants  de  Tours  à  célébrer  ces 
derniers  instants  de  la  fête. 

Le  soir,  à  quatre  heures  et  demie,  le  pensionnat  Saint- 
Martin,  selon  sa  promesse  et  sa  pratique  annuelle,  est  venu 
glorifier  son  saint  patron  par  les  chants  les  plus  harmonieux. 
Encore  que  l'on  soit-  accoutumé  à  admirer  les  méthodes 
savantes  et  savamment  appliquées  des  Frères  des  Ecoles  chré- 
tiennes dans  toutes  les  sciences  et  tous  les  arts,  on  demeurait 
étonné  en  écoutant  ces  jeunes  gens  que  l'on  aurait  pris  pour 
autant  d'artistes.  Cette  clôture  solennelle  est  aussi  une  réunion 
de  TArchiconfrérie.  La  Touraine  catholique  a  tenu  à  honneur 
de  se  faire  inscrire  sur  ses  registres.  Déjà  plus  de  trente  mille 
noms  inscrits  en  font  foi.  Est-il  un  seul  fidèle,  dévot  à  saint 
Martin,  qui  n'en  fasse  point  partie?  Il  ne  reste  plus,  après 
cette  cérémonie,  que  la  messe  pour  les  défunts  de  l'Archicon- 
frérie  et  la  distribution  des  bouquets  qui  ont  été  sanctifiés 
près  du  saint  tombeau.  Le  dimanche  nous  a  forcés  de  re- 
mettre au  lundi  cette  touchante  scène  de  famille. 


-  62  — 

Bien  qu'il  ne  fût  point  compris  dans  le  programme  de  nos 
solennités,  le  dimanche  n'a  cependant  pas  été  sans  sa  louange 
spéciale.  Les  pèlerins  sont  encore  venus  nombreux  vénérer 
les  reliques  du  saint,  qui  sont  demeurées  exposées  à  la  dévotion 
des  fidèles  jusqu'au  lundi. 

Ce  dernier  jour,  pieuse  affluence  :  c'était  la  messe  pour 
les  défunts  de  l'Archiconfrérie  ;  mais  c'était  aussi  le  dernier 
jour  de  la  vénération  des  reliques  et  la  distribution  des  fleurs 
offertes  au  saint  et  déposées  sur  le  tombeau.  Vraie  fête  de 
famille.  Les  chrétiens  les  plus  fervents,  les  plus  ornés  de  foi, 
sont  là,  attentifs  à  recueillir  ces  débris  devenus  des  reliques. 

La  chape  de  saint  Martin  faisait  autrefois  des  miracles  : 
pourquoi  ces  objets  sanctifiés,  eux  aussi,  par  le  contact  du 
repos  du  Thaumaturge,  selon  le  langage  de  la  tradition,  ne 
feraient-ils  pas  les  mêmes  prodiges? 

Qu'il  nous  soit  permis,  en  terminant  cette  chronique  de 
nos  fêtes,  de  remercier  d'abord  Dieu  et  son  saint  de  tout  le 
bien  qui  s'est  opéré  ;  ensuite  les  fidèles  habitants  de  Tours, 
qui,  par  leurs  largesses,  leur  concours  empressé,  leur  louange 
et  leur  amour,  se  montrent  de  plus  en  plus  les  dignes  en- 
fants de  saint  Martin.  Si  nous  l'osions,  nous  ajouterions  en- 
core l'expressiou  d'un  désir,  et  nous  demanderions  à  cette 
bonne  capitale  de  la  Touraine  de  créer  un  mois  de  saint 
Martin,  du  11  novembre  au  t4  décembre,  et  de  chanter 
chaque  jour,  pendant  ce  mois,  la  gloire  de  son  admirable 
Père  par  un  office  spécial  dans  le  sanctuaire  du  saint  tom- 
beau. Chaque  institution,  chaque  confrérie,  chaque  congré- 
gation, chaque  école,  chaque  établissement  chrétien  aurait 
son  jour  et  sa  part  dans  ce  concert  harmonieux,  et  l'on  réta- 
blirait avantageusement  la  solennité  appelée  par  nos  aïeux  r 
laus  perpétua . 

L.   Delpeuch,  0.   M.  I., 
Supérieur  des  chapelains  de  Sainl-Marlin. 


PROYINCE  BRITAMIOUE 


MAISON  DE  LEEDS. 

llounl  Saint-Mary's,  Leeds,  le  6  novembre  1876. 
Mon   TRES-nÉVÉREND    ET   BIEN-AIMÉ   PifiE. 

Je  viens  vous  faire  mes  humbles  excuses  d'avoir  si 
longtemps  tardé  à  vous  envoyer  le  compte  rendu  de  notre 
maison  de  Leeds.  Le  fait  est  qu'avec  un  ministère  comme 
le  nôtre,  entièrement  paroissial,  les  années  et  les  œuvres 
se  ressemblent  tant,  qu'on  hésite  à  répéter  toujours  les 
mêmes  choses. 

Il  y  a  un  peu  plus  de  deux  ans  que,  pour  la  seconde 
fois,  l'obéissance  m'a  placé  à  Leeds  en  qualité  de  supé- 
rieur local.  Ce  fut  en  1836^  que  notre  vénéré  Fondateur 
m'appela  du  Canada,  pour  exercer  ici  Tes  fonctions  de 
supérieur.  Notre  maison  de  Leeds  venait  d'être  fondée. 
Il  est  inutile  que  je  revienne  sur  le  passé.  Qu'il  me  suf- 
fise de  vous  dire,  en  peu  de  mots,  les  progrès  réalisés 
ici  avec  l'aide  de  Dieu.  En  1836,  notre  paroisse  avait  une 
population  de  douze  cents  âmes,  sans  église,  sans  com- 
munauté et  sans  écoles.  Aujourd'hui,  c'est  une  des  plus 
importantes  paroisses  de  la  ville.  Elle  compte  une  popu- 
lation de  plus  de  cinq  mille  âmes,  avec  une  magnifique 
église,  une  belle  maison  de  communauté,  de  spacieuses 
écoles,  fréquentées  par  près  de  huit  cents  enfants.  De 
vastes  salles  pour  l'Œuvre  de  la  jeunesse,  un  très-beau 
et  vaste  couvent  avec  une  communauté  de  vingt  reli- 
gieuses, auquel  est  attaché  un  orphelinat  qui,  en  fait  de 


__  64  —  . 

style  et  d'élégance,  ne  cède  en  rien  aux  plus  beaux  édi- 
fices de  ce  genre.  C'est  donc  vous  dire,  mon  bien-aiiné 
Père,  que  nous  avons  à  présent,  ù  notre  disposition,  des 
moyens  fort  puissants  pour  faire  l'œuvre  de  Dieu.  Que  le 
Seigneur  en  soit  raille  fois  béni.  Je  ne  puis  oublier  de 
dire  que  les  anciens  Pères  de  cette  paroisse  ont  apporté 
leur  part  de  zèle  et  d'activité  pour  préparer  ces  beaux 
résultats.  On  pourra  se  former  une  idée  de  ce  travail, 
lorsque  je  vous  dirai  que  le  coût  de  cet  établissement 
s'élève  à  environ  30000  francs,  et  qu'à  peu  d'exceptions 
près,  celle  somme  si  énorme  a  été  quêlée  par  nos  Pères 
cnx-raêmes,  ou  sous  leur  direclion. 

Après  une  interruption  de  sept  années,  je  succédais,  il 
y  a  un  peu  plus  de  deux  ans,  au  bon  et  regretté  P.  Red- 
MOJNTj  dont  les  mérites  vous  sont  bien  connus.  Pendant 
sept  ans,  il  remplit  ici,  avec  le  plus  grand  succès,  l'office 
de  supérieur  local.  Doué  de  talents  solides,  d'une  amabi- 
lité de  caractère  peu  ordinaire,  d'un  zèle  vraiment  apos- 
tolique, il  ne  semblait  exister  que  pour  travailler  à  la 
gloire  de  Dieu  et  au  bien  des  âmes.  Il  s'était  acquis,  non- 
seulement  l'estime,  mais  encore  l'admiration  de  tous  les 
catholiques  et  d'un  très-grand  nombre  de  protestants  de 
notre  vaste  cité  de  Leeds.  Malheureusement,  une  mort 
prématurée  l'a  enlevé  à  notre  chère  famille  qu'il  chérissait 
en  vrai  Oblat  de  Marie  Immaculée,  et  à  la  paroisse,  qui  le 
regrcUe  encore  vivement.  Que  je  m'estimais  heureux 
d'avoir  ce  saint  religieux  pour  supérieur.  C'est  vous  dire 
combien  j'ai  ressenti  sa  perte.  Je  n'ai  donc  pas  besoin  de 
vous  dire  combien  il  m'en  a  coûté  de  succéder  à  un  tel 
ouvrier. 

Notre  maison  de  Leeds  se  compose  en  ce  moment  de 
cinq  Pères  et  deux  Frères  convers,  dont  l'un  exerce  dans 
nos  écoles  les  fondions  d'instituteur.  Comme  je  vous  le 
disais  plus  haut,  notre  travail  est  exclusivement  parois- 


—  U5  — 

sial.  Ce  ministère,  dans  les  grands  centres  comme  Leeds, 

dont  la  population  est  de  trois  cent  mille  âmes,  est  tou- 
jours un  peu  pénible.  Nous  sommes  les  seuls  religieux 
établis  à  Leeds;  aussi,  nos  confessionnaux  sontfi'équenlés 
non-seulement  par  nos  paroissiens,  mais  aussi  par  un 
nombre  assez  considérable  de  fidèles  des  autres  paroisses. 

Nous  entendons  les  confessions  trois  fois  par  semaine. 
Tous  les  samedis,  notre  travail  au  confessionnal  se  pro- 
longe au-delà  de  onze  heures  du  soir.  Notre  église  se 
remplit  six  fois  tous  les  dimanches.  Outre  les  quatre 
messes,  dont  la  dernière  est  chantée  et  à  chacune  des- 
quelles il  y  a  instruction^  d'autres  offices  nous  occupent; 
près  de  huit  cents  enfants,  après  l'école  du  dimanche, 
assistent  à  trois  heures  à  la  bénédiclion  du  saint  Sacre- 
ment, puis  à  six  lieures,  la  journée  se  termine  par  le 
chant  des  Vêpres,  suivies  d'un  sermon  et  d'une  nouvelle 
bénédiction. 

Nos  paroissiens  fréquentent  les  Sacrements;  mais  ce 
qui  contribue  beaucoup  à  leur  dévotion,  ce  sont  les  asso- 
ciations pieuses  qui,  successivement,  ont  été  établies  par 
nous.  La  Congrégation  des  hommes  compte  à  peu  près 
400  membres  ;  celle  des  femmes,  600  ;  celle  des  gar- 
çons qui  ont  fait  leur  première  communion,  environ  200; 
celle  des  enfants  de  Marie  atteint  le  chiiire  de  300  ;  celle 
de  l'Immaculée  Conception,  aussi  pour  les  jeunes  per- 
sonnes, arrive  à  peu  près  au  mèaie  chitlVe.  Il  faut 
ajouter  que  ces  diverses  associations  prescrivent  à  leurs 
membres  la  sainte  Communion  tous  les  mois  ;  ce  qui 
nous  donne  un  travail  considérable.  Notre  digne  Evèque 
fit  donner,  l'hiver  dernier,  dans  toutes  les  paroisses 
de  la  ville  et  simultanément  une  mission  de  trois 
semaines.  ïrente-qualre  Missionnaires  y  prirent  part. 
Notre  paroisse  était  évangélisée  par  six  Pères,  outre 
ceux  de  la  maison.  C'était  un  beau  spectacle  de  voir 
r.  XV.  j 


--  G6  — 

arriver  tous  les  matins,  dès  quatre  heures,  de  quatre  cents 
à  cinq  cents  hommes  pour  assister  à  la  sainte  Messe,  sui- 
vie d'une  instruclion.  Dans  la  matinée,  les  enfants  de  la 
paroisse  venaient  à  leur  tour  prendre  pari  aux  exercices 
de  la  mission;  puis,  à  sept  heures  du  soir,  l'église,  bien 
que  très-vaste,  no  pouvait  contenir  la  foule.  A  cet  exer- 
cice, le  plus  important  de  la  journée,  plus  de  deux  mille 
personnes  étaient  réunies.  A  peine  l'exercice  terminé,  les 
confessionnaux  étaient  assiégés.  Plus  de  quatre  mille  per- 
sonnes s'approchèrent  de  la  sainte  Table.  La  mission  fut 
Clôturée  par  la  confirmation,  que  l'Evèque  administra  à 
plus  de  huit  cents  personnes,  dont  la  plupart  adultes.  On 
reçut  cl  cette  occasion   cinquante  abjurations. 

Notre  procession  de  la  Fête-Dieu  a  été  solennelle.  Pour 
la  seconde  fois,  elle  se  fît  hors  de  l'église.  Un  reposoir  élé- 
gant fut  élevé  par  nos  Pères  au  milieu  de  notre  jardin.  Des 
guirlandes  de  verdure,  des  draperies,  des  bannières  et  des 
oritlammes  flottaient  au  vent  sur  le  parcours  entier  de  la 
procession.  Nos  diverses  associations  et  confréries  précé- 
dées de  la  musique  ouvraient  la  marche  ;  les  Sœurs  avec 
leurs  orphelines  venaient  ensuite;  les  enfants  jetaient  des 
fleurs  à  profusion.  Un  clergé  nombreux  entourait  le  stùnt 
Sacrement.  Plus  de  quatre  mille  personnes,  dont  un  bon 
tiers  de  protestants,  suivaient  le  saint  Sacrement.  Chose 
étrange  .'  la  tenue  de  ces  derniers  fut  très-respectueuse. 
Un  temps  magnifique  contribua  beaucoup  au  succès  de 
cette  solennité.  Une  procession  du  saint  Sacrement  en 
dehors  de  l'église  ne  s'était  jamais  vue  depuis  l'époque  de 
la  Réforme.  Aussi  espérons-nous  que  ce  spectacle  inusité 
en  Angleterre  aura  été  pour  un  grand  nombre  de  pro- 
testants une  occasion  de  se  renseigner  sur  la  croyance  de 
la  présence  réelle.  Dans  la  plupart  des  fabriques  de 
Leeds  la  procession  de  Sainte-Marie  fut  le  sujet  principal 
des  conversations.  Puisse  le  Seigneur  bénir  nos  vœux,  et 


—  b7   — 

augmenter  parmi  nous  le  norabro  des  abjurations.  Vous 
serez  bien  aise  d'apprendre  qu'afin  de  propager  de  plus  en 
pins  la  dévotion  au  SacrùCœur  de  Jésus,  nous  sommes  sur 
le  point  d'ériger  dans  notre  église  un  pcptièma  autel,  lequel 
auteur  sera  consacré  au  Sacré  Cœur.  Il  coûtera  300  livres. 
Les  offrandes  des  fidèles  feront  les  frais  de-celte  dépense. 
Désireux  d'éloigner  des  auberges  et  théâtres  ceux  de  nos 
paroissiens  qui  lesfréquenlent,  nos  Pères  organisent  assez 
souvent  dans  nos  salles  desliiiécs  à  l'OEuvrc  des  jeunes 
gens  des  réunions  d'amusements.  Ces  soirées,  rendues 
aussi  agréables  que  possible,  attirent  souvent  do  grandes 
foules,  mais,  je  me  demande  quelquefois  ?i  le  bien  qui  en 
résulte,  ou  plutôt  le  mal  qu'on  empêche,  peut  compen- 
ser le  travail  énorme  que  cela  nous  impose. 

Je  regrcUo  vraiment,  mou  bien-aimc  Père,  d'avoir  si 
peu  decîioscs  intéressantes  ù  vous  dire.  Vous  verrez  néan- 
moins dans  ce  compte  rendu  que  vos  enfants  de  ce  cùté 
de  la  Manche  se  dévouent  généreusement  au  salut  des 
Times.  Que  s'il  ne  nous  est  pas  encore  donné  de  nous 
consacrer  à  l'œuvre  des  missions,  faute  de  sujets,  le 
travail  de  nos  Pères,  parmi  ce  qu'il  y  a  de  plus  pauvre 
et  de  plus  abandonné,  est  un  véritable  apostolat,  heiirs 
efforts  constants  et  souvent  couronnés  de  succès  parmi 
nos  frères  égarés  seront  pour  vous  un  sujet  do  douces 
consolations. 

Daignez  agréer  l'assurance  du  respect  et  de  la  consi- 
dération avec  lesquels  je  me  dis, 

Mon  très-révérend  et  bicn-aimé  Père, 
Votre  fils  dévoué, 

H.  PntT,  o.  M.  r. 


—  68  — 

MAISON  DE   KILBURN. 
Eglise  du  Sacré-Cœur,  Kilburn-London,  le  24  oclobre  1876. 

Mon  révérend  et  bien  cher  Père, 

Noire  communaulé  de  Kilburn  se  compose  de  trois 
PèreSj  de  six  jeunes  étudiants  et  d'un  Frère  convers.  Les 
Pères  s'occupent  du  soin  de  la  paroisse.  L'un  d'eux  est 
chargé  de  la  direction  des  étudiants.  Un  autre  ■vient  de 
recevoir,  du  R.  P.  Provincial,  la  mission  de  quêter  pour 
notre  nouvelle  église  ;  c'est  dans  ce  but  qu'il  est  mainte- 
nant à  Leeds.  Nos  étudiants  sont  des  jeunes  gens  aspi- 
rant à  devenir  Missionnaires  Oblats  de  Marie  ;  ils  nous 
sont  envoyés  par  nos  Pères  de  l'Angleterre,  de  l'Ecosse 
et  de  l'Irlande.  Ils  se  perfectionnent  dans  leurs  études 
classiques  sous  un  professeur  distingué,  membre  de 
l'Université  d'Oxford,  et  se  préparent  ainsi  à  entrer  au 
noviciat,  où  les  ont  déjà  précédés  deux  de  leurs  con- 
frères. 

Le  Frère  convers  remplit  les  fonctions  de  réglemen- 
taire, et  nous  édifie  par  le  zèle  charitable  avec  lequel  il 
remplit  auprès  de  nous  les  devoirs  de  coadjuteur. 

Comme  on  le  sait  déjà,  l'église  provisoire,  où  nous 
exerçons  le  saint  ministère,  n'a  de  place  que  pour  deux 
cent  vingt  personnes;  c'est  de  là  que  nous  rayonnons 
dans  un  district  qui  s'étend,  vers  l'est,  à  1  mille;  vers 
l'ouest,  à  3  milles  ;  vers  le  nord,  à  1  mille  ;  et  vers  le  sud,  à 
4  mille  et  demi.  La  population  de  ce  petit  arrondissement 
s'élèvera  bientôt  à  plus  de  50  000  habitants.  Nous  y  possé- 
dons, d'après  notre  dernier  recensement,  seulement  mille 
catholiques.  C'est  beaucoup  pourtant,  si  l'on  veut  bien 
se  rappeler  que  nos  réunions,  en  1864,  lors  de  l'établisse- 
ment de  cette  mission,  se  composaient  seulement  d'une 


—  69  — 

quinzaine  de  fidèles.  En  1868,  le  beau  jour  de  la  Nativité 
de  Marie,  notre  fondation  religieuse,  qui  avait  pris  nais- 
sance le  jour  de  laChandeleurj  sous  le  toit  hospitalier  d'une 
maison  de  Greville-Road,  fit  son  apparition  au  grand  jour 
et  avec  une  certaine  solennité  dons  l'église  actuelle,  dé- 
diée au  Sacré-Cœur,  église  qui  n'est  encore  qu'un  second 
provisoire.  Depuis  lors,  la  paroisse  a  pris  un  tel  accroisse- 
ment, que  nous  sommes  aujourd'hui  obligés  d'avoir  quatre 
messes  le  dimanche.  Tous  les  Pères  ont  permission  de 
biner.  La  messe  de  neuf  heures  est  pour  les  enfants  de 
l'école.  Leurs  chants  harmonieux  édifient  les  assistants. 
Nous  avons  aussi  deux  bénédictions  du  saint  Sacrement  ; 
à  quatre  heures  de  l'après-midi,  pour  les  enfants  de  la 
paroisse,  après  le  catéchisme,  et  à  sept  heures  du  soir, 
après  les  compiles  et  le  sermon.  Nous  prêchons  aussi  à  la 
messe  de  dix  heures  et  à  la  grand'messe,  à  onze  heures. 
Nos  offices  religieux  sont  bien  suivis  par  la  partie  ca- 
tholique et  honorable  de  nos  paroissiens  ;  ils  s'appro- 
chent régulièrement  des  sacrements.  Il  est  bien  à  re- 
gretter, qu'à  cause  de  certaines  difficultés  d'accès,  les 
pauvres  et  les  protestants  du  district  n'osent  pas  entrer 
dans  notre  église.  Il  y  en  a  qui  savent  surmonter  ces  dif- 
ficultés, mais  ils  sont  relativement  peu  nombreux.  Toute- 
fois, puisque  notre  transition,  du  premier  provisoire  au 
second,  a  produit  de  si  grands  fruits  en  si  peu  de  temps, 
espérons  que  lorsque  nous  aurons  passé  du  temporaire 
au  permanent,  c'est-à-dire  de  la  petite  église  actuelle  à 
la  grande  que  nous  voyons  en  perspective,  notre  paroisse 
arrivera  à  ce  degré  de  prospérité  spirituelle  que  nous  ap- 
pelons de  tous  nos  vœux.  Il  nous  sera  alors  plus  facile  de 
lutter  contre  les  sectes  nombreuses  et  puissantes  qui  nous 
entourent  et  qui  construisent  partout  de  beaux  temples 
et  de  vastes  écoles.  Les  disciples  du  docteur  Puscy,  c'est- 
à-dire  lesritualistes,  comme  tout  le  monde  les  appelle,  ou 


—  70  — 

bien  les  catholiques  anglais^  comme  ils  se  nomment  eux- 
mêmes,  n'auront  plus  alors  carte  blanche.  Jusqu'à  ce 
jour,  ils  ont  exercé  une  grande  influence  dans  le  voisinage. 
Ils  ont  déjà  construit,  près  de  nous,  plusieurs  écoles,  un 
orphelinat,  un  hospice,  deux  ou  trois  couvents,  où  se 
trouvent  des  sœurs  de  leur  façon.  Ils  sont  maintenant  en 
voie  de  bâtir  une  des  églises  les  plus  vastes  du  nord-ouest 
de  Londres.  Si  nos  projets  se  réalisent,  ils  ne  retiendront 
pas  longtemps  dans  l'erreur,  et  n'y  attireront  plus  si  faci- 
lement, tant  d'âmes  qui  cherchent  la  vérité.  Le  nombre 
de  nos  conversions  au  catholicisme  sera  alors  plus  grand. 
Nos  écoles  continuent  de  prospérer  sous  la  direction 
de  trois  dames  institutrices,  aidées  de  trois  assistantes. 
Le  nombre  des  élèves  inscrits  est  de  deux  cent  soixante- 
dix  ;  le  chiffre  moyen  desfréquenlants  est  de  deux  cent 
vingt.  La  moitié  sont  protestants.  Us  apprennent  le  caté- 
chisme catholique,  et  assistent  tous  aux  instructions,  quoi- 
qu'ils n'y  soient  pas  obligés.  Le  compte  rendu  des  inspec- 
teurs diocésains  et  du  gouvernement  leur  a  été,  cette  année 
encore,  très-favorable.  Malheureusement,  avec  la  manie 
que  l'on  a,  à  présent,  d'avoir  des  écoles  qui  ressemblent 
à  des  palais,  l'inspecteur  de  l'Etat  serait  porté  à  con- 
damner les  nôtres  comme  n'étant  pas  assez  spacieuses. 
Toutefois,  nous  y  tiendrons  aussi  longtemps  que  possi- 
ble. Bien  d'autres  comme  nous  pauvres  catholiques  les 
trouvent  convenables.  Elles  sont  un  peu  trop  éloignées  de 
l'église  (plus  d'un  kilomètre),  mais  elles  ont  l'avantage  de 
se  trouver  au  centre  de  notre  quartier  pauvre.  De  temps 
en  temps,  nous  avons  le  bonheur  de  recevoir,  dans  le 
sein  de  l'Eglise,  des  enfants  de  familles  protestantes, 
qui  fréquentent  nos  écoles.  Nous  aurions  un  plus  grand 
nombre  de  conversions,  si  les  parents  n'y  mettaient 
obstacle.  L'extension  de  notre  ministère,  et  le  culte  du 
Sacré  Cœur,    titulaire    de    notre   future   église,    feront 


—  71  — 

tomber,  il  est  permis  de  l'espérer,  les  préjugés  de  ces 
parents,  plus  ignorants  que  mauvais. 

Inutile  de  vous  parler  de  notre  nouvelle  maison.  Je  crois 
que  le  R.  P.  Provincial  vous  en  a  écrit  longuement.  Le 
terrain  sur  lequel  elle  a  été  construite  a  été  béni  par  le 
R.  P.  Provincial  le  jour  de  la  fête  de  saint  Joseph.  Le 
lundi  après  l'octave  on  on  a  béni  et  pesé  les  premières 
assises  ;  on  y  a  célébré  la  première  messe  le  jour  de  la 
fête  de  saint  Jean  Tévangéliste,  1875.  Le  25  janvier  1876, 
on  s'y  est  installé  avec  deux  ou  trois  élèves. 

Je  vous  ai  parlé,  en  son  temps,  d'une  retraite  de  quinze 
jours,  que  le  R.  P/Mathews,  supérieur  de  Tower-Hill, 
a  eu  la  bonté  de  donner  à  nos  paroissiens,  et  des  fruits 
abondants  qu'elle  a  produits.  Je  n'y  reviens  pas.  Nous 
avons  toutes  les  années  une  retraite  de  ce  genre. 

Je  recommande  à  vos  prières  et  à  celles  de  ceux  qui  liront 
ce  que  vous  voudrez  bien  insérer  dans  nos  Annales,  sur 
Rilburn,  l'œuvre  de  notre  nouvelle  église  du  Sacré-Cœur. 
J'espère  que  le  jour  n'est  pas  éloigné  où  les  Oblats  de 
Marie  Immaculée,  qui  viennent  d'ériger  à  Tov^^er-Hill  le 
Montmartre  de  Londres,  un  magnifique  temple  en  l'hon- 
neur des  martyrs  de  l'Angleterre,  posséderont  au  nord- 
ouest  de  cette  grande  cité  une  Eglise  du  Sacré-Cœur 
qui  ne  sera  pas  indigne  de  celle  que  nous  sommes  appelés 
à  desservir  sur  le  Montmartre  de  Paris. 

Veuillez,  mon  révérend  et  bien  cher  Père,  recevoir 
l'hommage  respectueux  de  votre  affectionné  frère  en 
Jésus-Christ  et  iMarie  Immaculée, 

J.  F.  M.  Arnoux,  0.  M.  I. 


NOUVELLES  DIVERSES 

DES    MISSIONS    ÉTRANGÈRES 


PROVINCE   DU  CANADA. 

Lowell  (Etats-Unis). 

Le  H.  P.  Mangin  nous  initie  aux  origines  de  la  maison 
de  Lowell,  et,  grâce  à  son  rapport,  la  congrégation  saura 
désormais  ce  qu'est  celte  importante  fondation,  aux  Etats- 
Unis,  La  lettre  est  du  20  novembre  1876. 

«  C'était  en  1867.  Un  prêtre  de  Montréal,  nommé 
Leclerc,  ancien  condisciple  deM^''  Williams,  Archevêque 
de  Boston,  était  venu  faire  visite  à  sa  Grandeur.  Monsei- 
gneur apprit  au  prêtre  canadien  que  la  ville  de  Lowell 
renfermait  un  grand  nombre  de  ses  compatriotes,  et  son 
désir  d'avoir  un  prêtre  de  leur  nationalité  pour  les 
réunir  en  paroisse,  (t  Je  pourrais  assurément  vous  trouver 
«  quelqu'un,  dit  M.  Leclerc,  mais  pourquoi  ne  vous 
«  adresseriez-vous  pas  aux  RR.  PP.  Oblats,  établis  à 
«  Montréal?»  Ms''  l'Archevêque  accepte  la  proposition 
et  charge  M.  l'abbé  Leclerc  de  négocier  l'affaire.  De 
retour  à  Montréal,  ce  dernier  va  trouver  le  R.  P.  Van- 
DENBERGHE,  Provincial,  et  lui  fait  part  des  intentions  de 
l'Archevêque  de  Boston,  en  l'engageant  vivement  à  y 
répondre.  Aussitôt  le  P.  Vandenbergiie  part  pour  Boston, 
où  il  reçoit  l'accueil  le  plus  gracieux.  Cette  première 
entrevue  n'amena  cependant  aucun  résultat,   à  cause 


—  73  — 

des  points  de  vue  ditiérenls  sous  les({ucls  chacun  envi- 
sageait la  fondation.  Sa  Grandeur  voulait  simplement 
avoir  un  prêtre  pour  desservir  les  Canadiens  de  Lowell, 
et  ne  pensait  null'îmcnt  à  établir  une  communauté. 
Le  P.  Provincial,  préoccupé  de  la  pensée  d'établir  la 
congrégation  à  Lowell,  désirait  non-seulement  avoir  une 
paroisse  pour  occuper  un  prêlre^,  mais  encore  des  res- 
sources sulMsantes,  et  demandait,  pour  cela,  une  paroisse 
anglaise  ou  irlandaise,  et  la  faculté,  pour  nos  Pères,  de 
donner  des  missions  dans  le  diocèse,  conformément  à  la 
règle  de  notre  Institut.  L'entente  ne  pouvait  s'établir 
sur  des  données  si  différentes  ;  mais  on  s'était  vu, 
apprécié  et  estimé  de  part  et  d'autre  ;  un  grand  pas  était 
donc  fait.  Monseigneur,  qui  ne  connaissait  pas  encore  les 
Oblats,  à  partir  de  ce  jour  ne  les  considéra  plus  comme 
des  étrangers.  En  parlant,  le  R.  P.  Vandenberghe  de- 
manda à  Sa  Grandeur  l'autorisation  de  faire  prêcher  une 
mission,  aux  Canadiens  de  Lowell,  par  deux  Pères  de 
Montréal.  Ce  serait  un  moyen,  lui  dit-il,  de  mieux  étu- 
dier la  situation  et  de  préparer  les  meilleures  résolutions 
à  prendre.  Monseigneur  accepta  avec  empressement  l'of- 
ft-e  qui  lui  était  faite. 

«  Au  commencement  de  1868,  les  PP.  Garin  et  La- 
(tIER  arrivaient  à  Lowell  pour  prêcher  la  mission  cana- 
dienne. Ils  reçurent  l'hospitalité  chez  le  prêtre  irlandais, 
et  donnèrent  les  exercices  dans  l'église  Saint-Patrick  ; 
l'oîuvre  réussit  parfaitement,  et  plus  de  huit  cents  per- 
sonnes s'approchèrent  de  la  table  sainte. 

«  Tout  en  s'occupant  du  salut  des  âmes,  les  deux  Mis- 
sionnaires ne  négligeaient  pas  la  grande  question  d'une 
fondation.  Me''  r.Archevêque  de  Boston  vint  à  Lowell  sur 
ces  entrefaites,  et  le  R.  P.  Vandenberghe  s'y  rendit  de  son 
côté  pour  conférer  de  nouveau  avec  Sa  Grandeur. 
«  Puisque  vous  êtes  ici,  mon  Père,  lui  dit  l'Archevêquo, 


—  li- 
ce nous  tâcherons  de  vous  trouver  une  place  ;  nous  allons 
((  examiner  et  chercher  ensemble  » .  Aussitôt  dit,  aussitôt 
fait  ;  l'Archevêque  et  le  Provincial  montent  en  voilure  et 
se  dirigent  vers  l'hôpital  Saint-Jean,  tout  nouvellement 
bâti  et  remis  aux  soins  des  Sœurs  de  Saint-Vincent.  Mon- 
seigneur avait  encouragé  ces  Coeurs  à  bâtir  une  chapelle 
publique  sur  leur  propre  terrain,  et  leur  en  laissait  les 
revenus.  Cette  chapelle  venait  d'être  terminée,  elle  con- 
tenait quatre  cents  personnes,  et  tous  les  oiiices  parois- 
siaux s'y  faisaient  régulièrement.  «  Si  vous  voulez,  je  vous 
«  donnerai  cette  chapelle,  dit  l'Archevêque  au  P.  Van- 
«  DENBERGHE  ;  pour  commencer  vous  la  desservirez  comme 
((  aumônier  des  Sœurs  ;  plus  tard  on  pourra  faire  une 
«  paroisse  irlandaise.»  La  proposition  fut  immédiatement 
acceptée,  et  il  fut  décidé  que  les  Oblats  s'installeraient  à 
Lowell. 

((  Aussitôt  nos  Pères  se  préoccupent  d'avoir  une  église 
pour  les  Canadiens.  La  Providence  leur  offrit  une  occasion 
favorable.  H  y  avait  une  église  prolestante  en  vente  ;  elle 
était  bâtie  en  briques,  avec  une  façade  en  pierre,  et  se 
trouvait  admirablement  située,  meublée  de  tout  ce  qui 
était  nécessaire,  même  d'un  orgue.  Le  marché  fut  bien 
vite  conclu,  au  prix  de  11500  piastres,  dont  3  000  furent 
payées  sur-le-champ.  Les  Canadiens  ayant  ainsi  leur  église, 
furent  séparés  des  Irlandais  et  constituèrent  une  paroisse 
dont  le  P.  G.^RiN  fut  nommé  Curé;  il  prit  possession  le 
premier  dimanche  de  mai  1868,  et  le  Massachusetts  eut 
dès  lors  dans  l'église  de  Saint-Joseph,  sa  première  paroisse 
canadienne.  A  la  même  époque,  le  Père  prit  possession 
de  l'aumônerie  de  la  chapelle  de  Saint-Jean.  A  partir  de 
ce  moment,  nos  Pères  qui,  jusqu'à  ce  jour,  avaient  reçu 
l'hospitaUté  chez  M.  O'Brien,  Curé  irlandais  de  Saint- 
Patrick,  vinrent  loger  à  l'hôpital.  Le  P.  Lagier  rentra  à 
Montréal,  et  le  P.  Guillard  vint  le  remplacera  Lowell,  où 


—  75  — 

il  arriva  en  juillet  de  la  même  année  ISfiS,  pour  s'occu- 
per des  Irlandais,  à  Saint-Jean. 

«  Nos  Pèxes,  pour  laisser  complète  liberté  aux  Sœurs, 
n'habitèrent  pas  longtemps  rhôpital,  et  ils  leurrent  un 
plus  tôt  une  petite  maison  sur  la  rue  voisine. 

«  Dans  le  courant  de  l'été,  Ms'^  l'Archevêque  de  Boston, 
afin  d'entrer  dans  les  vues  du  Provincial,  et  d'augmenter 
les  ressources  de  la  communauté  naissante  en  lui  procu- 
rant du  travail,  confia  à  nos  Pères,  d'une  manière  tempo- 
raire, ia  petite  mission  de  North  Billerica;  le  P.  Lebret 
arriva  du  Canada  pour  s'occuper  de  cette  œuvre,  et  dès 
la  fin  de  18G8,  nous  avions  une  maison  habitée  par  trois 
Pères  qui  desservaient  chacun  une  église. 

«  Les  choses  marchèrent  ainsi  jusqu'au  printemps  de 
l'année  4869  ;  mais  il  était  évident  que  cet  état  ne  pou- 
vait être  que  provisoire.  Nous  ne  pouvions  nous  accom- 
moder d'une  chapelle  dont  nous  n'étions  pus  les  proprié- 
taires ;  il  fallait  acheter  la  chapelle  Saint-Jean.  Les  Sœurs 
y  mirent  beaucoup  d'opposilion,  et  ii  fallut  l'intervention 
de  l'Archevêque  pour  les  décider.  Le  terrain  resta  aux 
Sœurs,  mais  la  chapelle,  en  devenant  notre  propriété, 
devint,  par  là  même,  église  paroissiale,  et  tous  ses  reve- 
nus nous  furent  acquis.  La  première  amélioration  fut 
l'agrandissement  de  ce  local,  insuffisant  par  l'annexion  de 
deux  bas  côtés  ;  huit  cents  personnes  purent  dès  lors 
trouver  place.  On  résolut  d'inaugurer  le  nouvel  état  de 
choses  par  une  mission,  véritable  moyen  de  se  faire  con- 
naître et  d'attirer  les  âmes. 

(i  Les  PP.  Mac  Grath  et  Mangin  furent  appelés  de  Buf- 
falo  pour  donner  les  exercices;  la  mission  commença  le 
deuxième  dimanche  de  mai  18G9,  et  elle  dura  deux  se- 
maines. Dire  l'eU'et  produit  sur  la  population  catholique  de 
Lùwell,  serait  chose  impossible.  L'église  insuffisante  elles 
fidèles  se  pressant  au.t  portes  ;  les   confessionnaux  en- 


—  76  — 

combrés  et  devenant  même  inabordables  ;  six  mille  deux 
cents  personnes  s'approchent  de  la  sainte  Table  pendant 
ces  quinze  jours;  en  un  mot  toutes  les  consolations 
apostoliques.  Un  résultat  matériel  fut  aussi  obtenu: 
ce  fut  la  location  de  toutes  les  places  de  l'église,  et  on  ne 
put  satisfaire  à  toutes  les  demandes.  Le  P.  Guilxard, 
chargé  alors  de  l'église,  seconda  le  mouvement  en  éta- 
blissant plusieurs  sociétés^  et  la  paroisse  se  trouva  lancée, 
dès  ce  jour,  dans  un  véritable  mouvement  religieux. 

«  L'église  de  Saint-Jean  est  devenue,  depuis,  l'église 
de  rimmacuIée-Conception  ;  elle  nous  appartient  en 
propre,  à  la  difierence  des  deux  autres  églises  dont  nous 
avons  parlé,  lesquelles  appartiennent  à  l'Archevêque  ; 
nous  n'en  avons  que  l'administration. 

«  Le  P.  Vandenberghe  vint  à  Lowell  au  mois  d'octobre 
de  l'année  de  la  mission,  pour  constituer  la  maison.  Le 
dernier  jour  du  mois,  la  communauté  fit  une  retraite  pré- 
paratoire à  l'acte  officiel  de  fondation,  et  le  jour  de  la 
Toussaint  le  P.  Garin  (André)  reçut  ses  lettres  de  Supé- 
rieur; le  P.  GuiLLARD  fut  nommé  premier  assesseur  et 
admoniteur,  et  le  P.  Lebret,  deuxième  assesseur  et  pro- 
cureur. 

«  Mais  tout  ce  qui  s'était  fait  jusqu'à  ce  jour,  en  fait 
d'installation,  n'était  que  du  provisoire.  Il  devint  néces- 
saire de  bâtir  une  église  plus  spacieuse  et  plus  durable. 
Ou  se  mit  à  l'œuvre  sur  un  terrain  nouveau,  comptant 
sur  la  Providence  et  sur  la  population  catholique  irlan- 
daise de  Lowell,  et  l'église  projetée  fut  commencée  sous 
le  titre  de  l'Immaculée  Conception.  Cette  église  sera  une  des 
plus  belles  du  pays  ;  elle  a  deux  cents  pieds  en  longueur; 
cent  neuf  de  largeur  au  transept,  et  soixante-cinq  sous 
voûte  ;  elle  est  en  construction  depuis  cinq  ans,  et  l'on 
espère  qu'elle  sera  finie  au  printemps  prochain, 

«  Je  finis  par  où  j'aurais  dû  commencer,  c'est-à-dire  par 


—  77  — 

un  aperçu  géographique  de  Lowcll.  Cette  ville  est  située 
à  23  milles  de  Boston,  et  à  28  milles  de  la  mer  ;  c'est 
une  ville  essentiellement  manufacturière  ;  le  dernier  re- 
censement, fait  en  1875,  indiquait  une  population  de 
cinquante  mille  âmes  ;  sur  laquelle  on  compte,  dit-on, 
vingt  mille  catholiques,  dont  trois  mille  Canadiens  fran- 
çais et  dix-sept  à  dix-huit  mille  Irlandais.  Les  catholiques 
sont  généralement  employés  dans  les  filatures,  et  consti- 
tuent la  classe  la  moins  aisée;  de  plus,  ils  changent  con- 
tinuellement, et  c'est  un  mouvement  de  va-et-vient  per- 
pétuel, ce  qui  amène  un  renouvellement  incessant  de  la 
population.  Le  ministère  est  laborieux  et  a  ses  dillicultés, 
mais  il  est  toujours  consolant  et  fructueux. 

«  Je  suis,  mon  révérend  Père,  avec  un  dévoué  re?p?ct, 
votre  frère,  bien  humble,  en  Notre-Seigneur  et  Marie. 
«  J.  Mangin,  g.  m.  I.,  Supérieur.  » 


G0L0.MB1E  BRITANNIQUE. 

Le  R.  P.  FûUQUET  nous  fait  connaître  les  débuts  de  la 
nouvelle  mission  de  Kootenay  ;  son  rapport  présente  un 
intérêt  particulier. 

a  Saint-Eugcne  Kootenay  (Rritish  Colombia  Canada), 
le  22  janvier  1875. 

(i  Notre  nouvelle  mission  est  située  sur  le  versant  ouest 
des  Montagnes  Rocheuses,  à  20  lieues,  au  nord,  de  la 
quarante-neuvième  parallèle  \  elle  est  limitée  à  l'ouest 
parle  ruisseau  de  Saint-Joseph  ;  au  nord  par  la  rivière 
Suinte-Marie,  qui  se  jette  à  2  lieues  de  là  dans  la  rivière 
Kootenay;  celte    dernière    s'appelle    Arc-Plate,    avant 


d'aller  se  perdre  dans  la  Colombie.  Je  ne  sais  pas  encore 
jusqu'où  s'étendra  noire  territoire  vers  l'est  et  le  sud.  Los 
limites  du  district  qui  doit  être  desservi  par  celle  mission, 
touchent,  à  l'est,  au  diocèse  de  M»'  Grandin  ;  au  sud,  aux 
diocèses  d'Idalio  et  de  Nesqually;  ce  sera  le  district  le 
plus  petit  et  le  moins  populeux.  Il  renferme  une  partie  de 
la  tribu  des  Kootenays,  quelques  fugitifs  de  celle  des 
Sbushuaps,  et  peut-être  aussi  quelques  familles  de  celle 
de  Colville,  avec  une  soixantaine  de  blancs  ;  une  centaine 
de  Chinois  y  restent  encore,  mais  ils  disparaissent  déplus 
en  plus  avec  les  mines  d'or.  C'est  la  seconde  mission  que 
je  suis  chargt^  d'établir  dans  le  vicariat  ;  comme  la  pre- 
mière, elle  portera  un  des  noms  do  notre  vénéré  fon- 
dateur. 

«  Au  commencement  de  juillet  dernier,  je  quittai  New- 
Westminster  avec  mon  co]npagnon,lc  F.  John  Burn;  nous 
arrivions  ici  dans  la  première  quinzaine  d'octobre,  après 
nous  être  arrêtés  aux  Arcs-Plates.  Il  nous  survint  bien  des 
mésaventures,  mais  Dieu  nous  garda,  nous  et  nos  chevaux, 
de  tout  accident  sérieux.  Notre  maladresse  à  attacher  les 
bagages  était  la  cause  ordinaire  du  danger;  nos  caisses 
tournaient  sur  le  dos  dos  chevaux  et  allaient  leur  battre 
les  lianes,  ce  qui  les  mettait  en  fureur  etleur  faisait  prendre 
la  course  dans  des  chemins  impraticables,  au  risque  de 
tout  briser,  hommes  et  bagages.  A  Colville,  en  particulier, 
tout  fut  jeté  à  bas;  j'en  fus  quitte  pour  quelques  livres 
imprégnés  de  boue;  mon  vin  de  messe  fut  heureusement 
préservé.  Un  jour,  un  de  nos  chevaux  fit  le  saut  périlleux 
dans  un  ravin,  et  il  me  fallut  aller  le  tirer  de  ce  mauvais 
pas,  où  il  s'était  fourvoyé  avec  nos  bagages,  et  cela  au 
milieu  d'un  essaim  de  guêpes  furieuses,  que  cette  chute 
aait  troublées  ;  j'en  fus  quitte  pour  quelques  piqûres 
désagréables. 

«  Au  bout  d'un  mois  de  séjour  à  notre  nouvelle  rési- 


—  79  — 

dence  nous  nous  trouvûmo.g  installes  convenablement, 
après  avoir  acheté,  d'un  yankce  protestant,  un  bel  empla- 
cement à  un  prix  fort  modique,  et  cela  contre  toute  espé- 
rance. La  protection  de  notre  saint  fondateur  nous  a  été 
bien  utile;  nous  ne  cessions  de  nous  adresser  à  lui. 

«  La  mission  date  de  trente  ans,  époque  à  laquelle  les 
Pères  Jésuites  que  nous  remplaçons  dans  ce  ministère 
commençaient  à  visiter  les  Rootenays.  Ces  Pères  ne  pou- 
-  valent  venir  régulièrement,  se  trouvant  à  cent  lieues  d'ici. 
J'ai  trouvé  tous  les  Rootenays  baptisés,  à  l'exception 
d'une  femme  que  j'ai  admise  dans  le  giron  de  l'Eglise 
chez  les  Arcs-Plates.  Je  m'attends  à  des  difficultés,  mais 
je  compte  aussi  sur  les  bèuédiclions  divines.  Mes  nou- 
veaux sauvages  sont  bien  dilFérents  de  ceux  des  cotes,  et 
sous  ce  rapport  il  me  faut  à  peu  près  recommencer  mon 
noviciat  de  Missionnaire. 

«  Enpassant  j'avais  visité  les  Arcs-Plates,  oùj'avais  pris 
possession  le  2o  août;  quelques-uns  étaient  venus  à  mu 
rencontre  à  quarante  lieues  de  la  frontière,  dans  le  ter- 
ritoire d'Idaho  (Etats-Unis).  Je  dus  pendant  mon  court 
séjour,  établir  mon  campement  dans  un  bas-fond,  à 
quelques  pas  de  celui  des  sauvages,  afin  de  ne  pas  me 
trouver  sur  un  territoire  où  je  n'avais  pas  juridiction,  et 
c'est  là,  encore  sur  mes  terres,  que  je  pus  exercer  le 
saint  ministère.  J'employai  une  semaine  entière  à  donner 
i\  mes  sauvages  les  exercices  d'une  retraite.  Plus  de  deux 
cents  se  présentèrent  au  tribunal  de  la  Pénitence.  Ces  con- 
fessions furent  pour  moi  une  rude  besogne.  Imaginez  que 
vous  arrivez  en  Russie  pour  confesser  deux  cents  Russes 
ignorants  et  vagabonds,  dont  vous  ne  connaissez  pas  la 
langue.  Telle  était  ma  situation.  Grâce  à  un  interprète,  et 
à  une  liste  de  questions  et  d'observations  les  plus  élémen- 
taires, je  me  tirai  d'atiaire  tant  bien  que  mal,  laissant  à 
la  divine  miséricorde  le  soin  de  suppléer  à  ce  qui  pouvait 


—  80  — 

manquer  de  mon  côté,  ou  de  celui  des  pénitents.  Les 
Arcs-Plaies  sont  les  sauvages  les  plus  pauvres  et  les  plus 
paresseux  que  j'aie  jamais  rencontrés;  sous  d'autres  rap- 
ports ils  sont  bons.  Viendront-ils  s'établir  sur  le  territoire 
de  la  Colombie  Britannique,  ou  continueront-ils  à  résider 
spécialement  sur  celui  d'idalio?  C'est  ce  que  je  ne  puis 
dire. 

Mes  Rootenays  m'ont  bien  édifié  pendant  mes  pre- 
miers mois  de  séjour.  A  la  nouvelle  année,  les  souhaits 
les  plus  heureux  ont  été  solennellement  et  publique- 
ment échangés  de  part  et  d'autre.  A  l'Epiphanie,  je  com- 
mençai à  entendre  les  confessions,  et  je  crois  que 
tous  se  présentèrent  au  saint  tribunal,  avant  de  partir 
pour  la  chasse  au  buffulo  ou  à  la  martre.  Comme  je  plains 
ces  pauvres  gens  !  S'ils  sont  moins  sensibles  que  nous  au 
froid,  il  n'est  pas  moins  vrai  qu'ils  en  souffrent  encore 
beaucoup.  Je  ne  vous  dirai  pas  combien  de  fois  je  me 
suis  brûlé  les  doigts  en  touchant  imprudemment  des 
objets  en  fer. 

«  Le  chef  de  mes  Kootenays  m'a  procuré  une  véritable 
consolation.  Cet  homme,  avec  son  air  doux,  spirituel  et 
sensé,  avait  été  jusqu'à  ce  moment  une  énigme  pour  moi. 
Tous,  Européens  et  sauvages,  lui  reprochaient  sa  faiblesse, 
qui  contrastait  étrangement  avec  la  fermeté  de  son  pré- 
décesseur. Jusqu'ici  je  n'avais  pu  obtenir  qu'il  se  servit  de 
son  autorité  pour  le  bien,  aussi  ai-je  profilé  du  mois  dejan- 
vier  pour  le  mettre  à  l'épreuve.  Le  chef  de  police  est  venu 
me  prévenir  qu'un  homme  avait  battu  sa  femme.  J'allais 
célébrer  le  saint  sacrifice  de  la  messe,  et  j'ai  répondu 
que  je  m'occuperais  de  cette  aûaire  après  l'exercice.  La 
messe  et  l'instruction  finies,  j'annonce  que  le  chef  va 
arborer  son  drapeau  et  revêtir  ses  insignes,  pour  juger  le 
ménage  en  litige,  dénoncé  par  le  chef  de  police.  Mon 
chef,  surpris  de  ma  hardiesse,  me  regarde  avec  étonne- 


—  81  — 

ment,  mais  ne  fait  aucune  objection  ;  je  lai  promels  de 
l'aider  de  mes  conseils  dans  l'exercice  de  sa  magistrature. 
J'étais,  il  faut  le  dire,  désireux  de  savoir  comment  il  s'en 
tirerait;  grâce  à  Dieu  tout  s'est  passé  mieux  encore  que 
je  ne  l'avais  espéré  ;  mon  Joseph  s'est  enfin  montré  chef 
et  a  agi  comme  tel.  Me  voilà  désormais  assuré  d'avoir  à 
ma  disposition  un  excellent  moyen  de  faire  observer  la 
discipline  dans  la  tribu,  sans  exposer  mon  ministère  à 
être  odieux.  Dorénavant  le  chef  intligera  les  punitions 
pour  les  fautes  extérieures  ;  c'est  là  un  point  capital  ; 
le  25  janvier,  anniversaire  solennel  dans  notre  congréga- 
lion,  j'ai  obtenu  pour  mes  sauvages  ce  que  nous  appelle- 
rions en  Fj'ance  un  bon  gouvernement. 

«  Depuis  mon  arrivée  dans  ma  nouvelle  mission  j'ai 
entendu  plus  de  cinq  cents  confessions,  donné  cent  com- 
munions, fait  seize  baptêmes,  trois  enterrements  et  béni 
six  mariages.  C'est  mieux  qu'à  Saint-Michel,  et  cepen- 
dant je  pense  toujours  à  mes  infortunés  sauvages  de.? 
côtes  de  la  mer.  » 


CEYLAN. 

JUBILÉ     DE     JAFFNA. 

Le  R.  P.  PÉLissiER  nous  communique  les  faits  les  plus 
marquants  de  l'apostolat  de  nos  Pères  dans  la  capitale  du 
vicariat  ;    nous  lui  laissons  la  parole  : 

«  Parmi  les  souvenirs  les  plus  remarquables,  je  dois 
mentionner  aujourd'hui  les  exercices  du  jubilé  donnés  à 
la  cathédrale  Sainte-Marie  par  Mk'  Bonjean,  notre  digne 
vicaire,  et  par  plusieurs  de  ses  collaborateurs.  Sous  la 
direction  de  ce  chef  aussi  habile  que  distingué,  les  exer- 

T.    XV.  6 


—  82  — 

cices  ont  guéri  toutes  sortes  de  misères  spirituelles  et 
converti  grand  nombre  d'âmes.  Un  mois  est  déjà  écoulé 
depuis  la  clôture  et  nous  avons  encore  la  consolation  de 
voir  rentrer  dans  le  bercail  des  brebis  égarées  que  le 
jubilé  a  prédisposées  à  cet  acte  chrétien  ;  nous  légitimons 
des  unions  illicites.  La  mort  d'un  pécheur  scandaleux  dans 
un  bourg  voisin  et  le  refus  de  sépulture  ecclésiastique 
ont  été  plus  efficaces  encore  que  nos  paroles  pour  rame- 
ner un  coin  assez  mauvais,   resté  indifférent  jusqu'à  ce 
jour.  Les  journaux  de  la  localité   ont  rendu  compte  des 
heureux  résultats  de  notre  apostolat;  je  glisse  ici  leurs 
récits. 

Le  catholique  Guardien  de  Jaffna  s'exprime  ainsi  dans 
son  numéro  du  l*""  avril  :  «  Le  jubilé  commencé  ù  la 
cathédrale  le  20  février  a  été  clôturé  dimanche  26  mars, 
sous  les  auspices  de  M^'  Bonjean,  notre  digne  prélat, 
assisté  des  RR.  PP.  Malroit,  Pélissieb,  Saint-Geneys, 
Flanagan,  qui  ont  occupé  la  chaire,  et  des  RR.  PP.  Pult- 
CANi,  Reating,  Jgurd'iieuil,  qui  les  ont  aidés  au  confes- 
sionnal. 

(( Le  F.  Xavier  Sandrasegara,  diacre  natif,  a  occasionnel- 
lement pris  part  avec  succès  aux  fatigues  de  la  prédica- 
tion ;  il  s'est  occupé  surtout  à  préparer  les  chrétiens  à  la 
réception  des  sacrements.  Tous  les  révérends  et  chers 
Missionnaires  susnommés  ont  redoublé  d'eiforts  et  de 
zèle  pour  atteindre  les  fins  du  jubilé  ;  malgré  les  chaleurs 
accablantes  de  la  saison  aucune  fatigue  n'a  été  épargnée, 
aucun  moyen  omis  pour  recueillir  la  plus  belle  moisson 
spirituelle.  Aux  exercices  quotidiens  du  soir,  soixante- 
sept  discours  sur  les  diverses  matières  de  la  mission  ont 
été  prêches  avec  succès;  de  ce  nombre  étaient  sept 
conférences  appelées  tarka-prasangam  (discussions  ora- 
toires) qui  traitaient  des  excuses  des  pécheurs,  du  pardon 
des  injures,  de    l'observance  des  saints  jours,   ou    qui 


-   83  — 

attaquaient  l'excès  des  liqueurs  enivrantes,  les  supersti- 
tions et  genlililés,  etc.,  etc.  Ces  exercices  ont  attiré  l'an- 
ditoire  le  plus  nombreux.  Les  autics  sujets  Irailés  étaient 
également  destinés  à  instruire,  à  impressionner,  à  gai^ner 
les  cœurs,  et  à  les  détacher  des  faux  attrails  du  niondo. 
Le  résultat  a  été  d'amener  un  grand  nombac  de  personnes 
à  la  confession  et  à  la  communion.  Combien  do  chrétiens, 
en  effet,   après  de  lonj^ues  années  de  né;:?ligence,  sont 
enfin  venus  avec  la  plus  jurande   liumilité   déposer  le 
fardeau  de  leurs  péchés  et  en  obtenir  misûricordo  !  Le 
dimanche  surtout  était  remarquablement  beau  par  l'im- 
posant spectacle  de  centaines  de  ferventes  communions 
et  confirmations.  Ces  fêles  se  sont  accrues  en  solennités 
et  en  splendeur  jusqu'à  la  conclusion  du  jubilé,   où  la 
cathédrale  décorée  avec  goût  et  brillamment  illuminée 
toute  la  journée  par  le  reflet  éblouissant  de  milliers  de 
lumières  et  le  Saint-Sacrement  exposé,  ont  attiré,  à  toute 
heure,  à  l'hôte  divin,  une  foule  d'adorateurs.  Ils  venaient 
tour  à  tour  réparer  autant  que  possible  les  outrages  que 
Jésus-Christ  avait  reçus  l'an  passé,  surtout  par  des  vols 
sacrilèges  commis  dans  plusieurs  de  nos  églises.  Ainsi  fut 
passée  eh  dévotions  et  prières  cette  dernière  journée.  Le 
soir,  l'église,  quoique  assez  vaste,  ne  pouvait  contenir 
l'assistance  des  fidèles.  Un  discours  pathétique  de  répa- 
ration au  très-saint  Cœur  de  Jésus  a  été  prêché  avec  re- 
doublement de  zèle,  et  l'auditoire  pénétré  faisait,  à  la 
suite  des  Missionnaires,  amende  honorable,  publii]uc  et 
solennelle.  La  bénédiction  du  Très-Saint  Sacrement  clô- 
turait ainsi  le  mois  de  grûces  et  de  salut.  Le  nombre  des 
communions  a  été  de  deux  mille  cinq  cents  ;  il  y  a  eu 
trois  cents  contirmations.  » 

Le  P.  PÉLissiER  ajoute  :  «  Les  protestants  eux-mômes, 
dans  cette  circonstance,  n'ont  pu  s'ompèther  de  rendre 
justice  au  zèle  du  clergé  catholique  d(?  Jiiiïna.  L"  Patriod 


—  84  — 

de  Geylan  rendait  ainsi  compte  de  notre  mission  et  du 
bien  qu'elle  a  opéré  :  «  Il  est  satisfaisant  de  voir  que  les 
labeurs  des  Missionnaires  calboliques  ont  commencé  à 
porter  leurs  fruits.  Leurs  touchantes  instructions  matin 
et  soir  depuis  un  mois  environ  ont  opéré  une  notable 
amélioration  dans  le  caractère  et  le  moral  des  popula- 
tions confiées  à  leurs  soins;  nous  tenons,  en  efi'et,  de 
bonne  source  que  le  débit  de  l'arrack  (eau-de-vie  de 
palmier)  parmi  les  catholiques  de  la  ville  et  des  alentours 
est  maintenant  considérablement  diminué,  que  moins 
fréquent  est  l'usage  du  toddy  (vin  de  palmier)  parmi  les 
classes  pauvres  ,  que  la  paix  et  la  piété  régnent  parmi  ce 
peuple  naguère  à  l'humeur  si  querelleuse.  Evidemment 
des  prêtres  sont  infatigables  et  s'efforcent  de  relever 
les  âmes,  d'instruire  les  ignorants  et  dans  des  circon- 
stances si  défavorables  (les  chaleurs  excessives)  leurs 
etforts  sont  si  persévérants  qu'il  est  surprenant  que  nos 
ministres  ne  s'efforcent  pas  de  les  imiter.  Présents  plus 
d'une  fois  à  l'église  catholique,  nous  sommes  heureux 
d'avouer  que  les  instructions  que  nous  y  avons  entendues, 
bien  moins  ampoulées  que  celles  des  nôtres,  étaient  pour- 
tant si  simples,  si  éloquentes,  si  instructives  et  si  pra- 
tiques, si  bien  appropriées  aux  besoins  de  leurs  ouailles, 
qu'à  voir  la  foule  des  chrétiens  qui  se  pressaient  à  l'église, 
vu  la  force  et  la  véhémence  des  sermons,  il  n'est  pas 
difiScile  de  juger  que  la  majeure  partie  de  l'assemblée  ne 
rentrait  au  logis  que  mieux  disposée  et  résolue  à  réfor- 
mer sa  conduite.  » 

De  telles  appréciations  de  la  part  de  nos  adversaires  sont 
bien  plus  propres  à  montrer  le  bien  que  la  grâce  a  opéré 
dans  les  âmes  durant  ces  saints  jours  que  ne  pourraient 
le  faire  de  longs  récits.  Que  le  Seigneur  soit  donc  béni  de 
tous  à  jamais  !  Nos  fatigues  ont  été  grandes,  nos  sueurs 
abondantes,  mais  en  fécondant  le  sillon  la  récolte  n'a  été 


—  8o  — 

que  plus  grande.  Euntes  ibant  et  ffebant,  tntttentes  seminn 
sua:  venientes  autem  venient  cum  exuUaiione,  portantes 
manijjulos  sitos. 

—  Le  R.  P.  Chounavël  est  l'upôtre  des  bouddhistes. 
A  Vennapu,  à  Ulaitiavu,  Gatunery,  Dcmattapityia,  Du- 
muladényia,  Négombo,  son  zèle  s'est  exercé  avec  un 
grand  succès.  Malheureusement,  sa  trop  grande  modestie 
nous  laisse  ignorer  une  foule  de  faits  édifiants  auxquels  la 
Congrégation  a  droit  d'être  initiée.  Nous  savons  d'autre 
part  quels  fruits  heureux  sont  produits  par  son  ministère, 
et  ne  pouvant  trouver  matière  dans  son  rapport  à  un 
résumé  complet,  nous  prendrons  çà  et  là  dans  des  lettres 
particulières  ce  qui  nous  a  semblé  de  nature  à  jeter  quel- 
que jour  sur  un  apostolat  si  fécond  : 

«  Le  8  octobre  dernier,  dit-il,  j'ai  posé  à  Mavila  la 
première  pierre  d'une  église  dédiée  à  Notre-Dame  des 
Victoires.  Il  n'y  a  là  qu'une  douzaine,  de  familles  chré- 
tiennes, mais  les  bouddhistes  sont  nombreux.  Je  veux  les 
attirer.  L'initiative  est  venue  de  quelques  chrétiens  de 
Gatunery,  trop  éloignés  pour  pouvoir  profiter  de  la  pré- 
sence du  Missionnaire.  Ils  ont  donc  demandé  d'avoir  une 
église  à  leur  portée.  L'un  d'eux  a  donné  le  terrain,  les 
autres  ont  souscrit  pour  400  et  quelques  roupies. 
Monseigneur  m'ayant  autorisé  à  poser  la  première  pierre, 
j'ai  fait  cette  cérémonie  le  8  octobre  1876.  Gette  pierre, 
bien  taillée  et  d'un  beau  poids,  a  été  donnée  par  uu  chré- 
tien de  Négombo;  elle  porte  cette  inscription  : 

+ 

D.    0.    M. 

B.    V.    MARIJ5 

A 

VICTORIIS 

8    OCTOBRE    1876. 


—  86  — 

(t  Uue  quinzaine  de  chrétiens  de  Négombo  ont  souscrit 
pour  cette  église,  qui  aura  30  pieds  de  large  et  30  de  lon- 
gueur jusqu'à  l'autel. 

«  Voici  maintenant  un  petit  résumé  de  ce  que  j'ai  fait  du 
1°^  octobre  1875  au  l"  octobre  1876:  209  baptêmes  d'en- 
fants chrétiens,  Ai  d'adultes,  presque  tous  bouddhistes, 
21  d'enfants  bouddhistes,  43  mariages,  1433  confessions 
d'hommes,  5  592  confessions  de  femmes,  5  813  commu- 
nions, 33  extrème-onetions,  21  viatiques.  Depuis  près 
de  vingt-cinq  ans  que  je  suis  à  Ceylan,  je  n'avais  jamais 
eu  la  consolation  débaptiser  tant  d'adultes. 

«  J'ai  baptisé  tous  les  pauvres  de  Demattapityia  ;  il  ne 
este  plus  à  convertir  que  les  gens  influents,  et  comme  le 
chef  du  village  est  lui-même  baptisé,  j'espère  que  bientôt 
tous  viendront.  J'ai  passé  dans  celte  population  trois 
semaines,  employées  à  instruire  de  mon  mieux.  La  lan- 
terne magique  m'a  été  très-utile  pour  attirer,  et  m'a  fourni 
le  moyen  d'expliquer  les  principaux  mystères  de  la  reli- 
gion. J'ai  montré  le  ciel,  l'enfer,  le  jugement,  la  mort  du 
juste  et  celle  du  pécheur,  le  chemin  du  ciel  et  celui  de 
l'enfer.  Mes  peintures  ne  sont  pas  des  chefs-d'œuvre;  je 
doute  cependant  qu'à  Paris  on  fasse  de  plus  beaux  diable  s; 
on  dit  que  les  miens  sont  très-réussis...  » 

Ailleurs,  le  P.  Chodnavel  écrit  d'Ulaitiavu  :  «Mon caté- 
chiste est  allé  à  plusieurs  reprises  trouver  les  principaux 
de  la  caste  des  Paduvas,  et  il  a  acquis  lu  certitude  qu'ils 
sont  disposés  à  se  faire  chrétiens.  Le  chef  le  plus  haut 
placé  vient  de  m'écriro  sur  une  feuille  de  palmier,  et 
m'annonce  qu'il  viendra  dimanche  prochain  s'entretenir 
avec  moi.  C'est  une  résolution  qui  peut  avoir  un  résultat 
capital,  et  qui  d'avance  me  réjouit  le  cœur.  Si  les  chefs 
de  la  caste  se  convertissent,  ce  sera  par  milliers  qu'il 
faudra  faire  des  baptêmes.  Mais  comment  suffire  à  ce 
ministère,  avec  mes  cinq  raille  chrétiens  disséminés  çà  et 


—  87  — 

là,  mes  écoles,  mes  catéchismes  et  mes  voyages  pour 
voir  des  malades?  Je  ne  puis  pas  même  suilire  au  travail 
de  ma  mission.  Mais  si  Dieu  veut  appeler  à  lui  cette  caste 
méprisée,  il  saura  bien  aviser  aux  moyens  à  employer. 
Que  ne  somoies-nous  plus  nombreux  ici  !  Que  de  boud- 
dhistes on  pourrait  convertir  !  J'ai  eu  la  consolation  d'en 
baptiser  plus  de  cinquante  depuis  le  mois  d'avril,  mais  je 
souffre  beaucoup  de  ne  pouvoir  m'occupcr  d'eux  autant 
qu'il  serait  nécessaire. 

«  Il  y  a  dans  nos  parages  un  minisire  protestant  qui 
circule  un  peu  partout  ;  jusqu'ici  il  n'a  pas  réussi  à  faire 
beaucoup  de  prosélytes;  aucun  de  nos  chrétiens  ne  s'est 
converti  à  la  secte  dont  ils  ont  horreur.  Les  bouddhistes 
eux-mêmes  méprisent  les  ministres,  surtout  à  cause  de 
leurs  femmes  ;  car  chez  les  bouddhistes  les  prêtres  ne 
sont  pas  mariés.  Ce  qui  attire  à  nous,  prêtres  catholiques, 
ce  sont  nos  cérémonies  et  nos  fêtes  ou  solennités  de  tout 
genre;  chose  inconnue  chez  ces  pauvres  bouddhistes,  dont 
tout  le  culte  consiste  à  offrir  quelques  fleurs  et  quelques 
sous  à  Bouddha.  Nos  Paduvas  ne  sont  pas  admis  à  cet 
honneur  ;  les  prêtres  bouddhistes  ne  veulent  pas  accepter 
leurs  ofirandes.  Les  hommes  ne  peuvent  pas  porter  le 
peigne  circulaire  dont  sont  ornés  les  Shingalais  de  caste 
supérieure,  les  femmes  ne  sont  vêtues  que  de  pièces  de 
toile  disgracieuses  qui  ne  les  couvrent  qu'incomplètement. 
On  ne  leur  permet  pas  de  s'habiller  d'une  manière  plus 
convenable  ;  aussi  ces  pauvres  gens  tiennent  beaucoup  à 
sortir  de  leur  état  d'abjection  -,  le  christianisme  seid  peut 
leur  rendre  ce  service.  » 

M*'  Bo.NjËAN  ajoute  en  note  à  ce  rapport  trop  succinct 
que  nous  venons  de  compléter  par  des  extraits  de  lettres 
particulières,  l'observation  suivante  :  «  A  ce  rapport,  je 
dois  ajouter  une  remarque  :  on  ne  peut  jamais  appré- 
cier l'étendue,  l'iuiporlanc".  et  le  succès  du  ministère  du 


—  88  — 

R.  P.  Chounavel  par  ce  qu'il  en  dit  lui-même;  car  il 
n'est  jamais  content  de  lui,  ni  de  ce  qu'il  fait.  L'œuvre  de 
l'évangélisation  des  bouddhistes,  dont  il  raconte  les  dé- 
buts, a  vraiment  pris  dans  ses  mains  une  importance 
considérable  :  elle  nous  donne  les  plus  grandes  espé- 
rances, et,  à  l'heure  qu'il  est,  c'est  ma  plus  grande 
consolation.  —  Quand  on  pense  que  ce  bon  Père,  outre 
tous  ses  autres  travaux,  les  constructions  dont  il  est  l'ar- 
chitecte, les  nombreuses  écoles  qu'il  a  fondées  et  qu'il 
dirige,  a  entendu  plus  de  sept  mille  confessions,  on  peut 
juger  qu'il  n'est  guère  inactif  et  que  sa  mission  n'est  pas 
en  décadence.  .> 

—  Le  P.  Boisseau,  à  la  date  du  8  octobre  1876,  com- 
munique à  M«'  BoNJEAN  les  détails  suivants  sur  Madhu  et 
son  pèlerinage  : 

Monseigneur  et  vénéré  Père, 

Durant  ces  dernières  années,  Madhu  a  été  le  point  cul- 
minant vers  lequel  ont  convergé  l'attention  et  l'anxiété 
publiques.  A  son  sujet  se  livrait  un  combat  dont  l'issue 
devait  entraîner  des  conséquences  d'un  ordre  majeur. 
Grâce  à  l'assistance  visible  de  Marie,  une  victoire  com- 
plète est  venue  couronner  quatre  années  de  luttes  et 
d'angoisses. 

L'année  dernière,  à  cette  date,  nous  n'avions  à  célébrer 
qu'un  demi-triomphe.  Le  champ  de  bataille  était  conquis, 
mais  nos  adversaires,  dans  la  lutte,  demeuraient  indomp- 
tés. A  leurs  yeux,  votre  titre  de  vainqueur  effaçait  celui 
de  pasteur  et  de  père  ;  ils  redoutaient  une  houlette,  qui 
les  avait  frappés,  bien  que  paternellement.  De  là,  cette 
répugnance  à  rentrer  sous  le  joug  légitime,  et  ces  me- 
nées ténébreuses  pour  passer  à  une  juridiction  étrangère. 


—  89  — 

Ici  encore,  grâce  à  l'intervention  de  la  très-sainte  Vierge, 
leius  coraplols  ont  été  déjoués. 

En  cette  occasion,  pour  la  première  fois  peut-être, 
l'autorité  ecclésiastique  de  Goa  refusa  de  se  prêter  aux 
désirs  schismaliques  des  rebelles;  de  sorte  que,  frustrés 
dans  leurs  coupables  espérances,  nas  Kadhéers  durent 
enfin  songer  à  rentrer  dans  le  devoir.  Je  ne  raconterai 
point  ici  les  diverses  alternatives  de  ce  long  contlit  entre 
l'esprit  mauvais  qui,  d'une  part,  poussait  ces  infortunés 
à  la  rébellion  à  outrance  et  la  miséricordieuse  Vierge  de 
Madhu  de  l'autre,  qui  ne  voulait  pas  que  la  joie  du  pre- 
mier triomphe  fût  ternie  par  les  regrets  d'un  schisme. 

Après  donc  une  opiniâtre  résistance,  la  grâce  enfin 
triompha.  A  la  suite  des  prières  publiques  qui,  durant 
tout  le  mois  de  Marie,  s'élevèrent,  par  l'initiative  de 
Votre  Grandeur,  de  tous  les  pomls  du  vicariat,  vers  le 
trône  de  la  Vierge,  refuge  des  pécheurs,  le  lundi  soir, 
29  mai,  nous  eûmes,  enfin,  la  consolation,  si  longtemps 
attendue,  de  voir  les  chefs  de  la  révolte  àMantotle  faire 
leur  soumission  et  apposer  leur  signature  à  l'acte  de  ré- 
tractation imposé  par  Votre  Grandeur.  Le  dernier  jour  de 
mai,  fête  de  Notre-Dame  des  Grâces,  je  me  rendais  à 
Adambey-Moltey,  siège  central  de  la  caste  et  foyer  des 
troubles,  et  enfin  le  3  juin,  veille  de  la  Pentecôte,  usant 
des  facultés  qui  m'étaient  conférées,  je  relevais  solennel- 
lement de  l'excommunication  réservée  au  Pape  les  au- 
teurs du  procès  de  Madhu,  et  après  quatre  années  de 
schisme,  j'avais  l'immense  joie  de  voir  ces  prodigues  re- 
venir à  leur  légitime  Père  et  Pasteur. 

Depuis,  chaque  église  des  Radhéers  a  tour  à  tour  été 
visitée.  Je  n'ai  qu'à  me  féliciter  de  l'accueil  qu'on  nous  a 
fait  partout.  Tous,  presque  sans  exception,  se  sont  appro- 
chés des  sacrements  et  une  dizaine  de  couples,  mariés 
civilement  ou  devant  les  prêtres  de  Goa,  ont  fait  revalider 


—  90  — 

leur  union;  de  sorte  qu'à  cette  heure  tout  est  fini  et  de  ce 
schisme  malheureux  il  ne  reste  plus  que  le  souvenir. 

Tant  de  faveurs  réclamaient  un  acte  solennel  de  recon- 
naissance, de  la  part  du  premier  Pasteur,  envers  celle  à 
qui  nous  en  étions,  en  partie,  redevables.  Aussi  Votre 
Grandeur,  cédant  à  l'impulsion  de  son  cœur  et  de  sa  gra- 
titude, se  hâla-t-elle  de  faire  préparer  un  ex-voto  propor- 
tionné au  bienfait. 

Cette  année,  notre  neuvaine  préparatoire  à  la  fêle  pa- 
tronale de  Madhu  (2  juillet)  restera  mémorable  entre 
toutes.  Outre  l'éclat  de  sa  présence,  Votre  Grandeur 
daignait  encore  illustrer  la  fête  par  un  acte  non  moins 
honorable  à  sa  piété  que  glorieux  pour  celle  qui  en  était 
l'objet.  Vous  voulûtes  offrir  une  couronne  d'or  émaillée 
de  pierres  précieuses,  où  la  beauté  du  travail  le  dispu- 
tait à  la  richesse  des  matériaux  (1). 

Ce  fut  le  29  juin,  fête  des  bienheureux  apôtres  Pierre 
et  Paul,  que  Votre  Grandeur,  entourée  de  ses  Mission- 
naires et  d'une  foule  de  pèlerins  accourus  de  tous  les 
points  de  l'Inde  et  de  Ceylan,  bénit  et  déposa  ce  précieux 
diadème  au  front  de  notre  radieuse  Madone.  Nul  doute 
qu'elle  ne  l'ait  agréé  avec  bonté,  comme  celui  qui,  quel- 
ques jours  plus  tard,  lui  était  offert  à  Lourdes,  car  l'un 
et  l'autre  étaient  le  gage  de  l'amour  le  plus  pur  et  de  la 
reconnaissance  la  plus  vraie. 

Mais  cet  ex-voto  n'est  point  le  seul  présent  que  Votre 
Grandeur  réserve  ù  Madhu.  GrAce  à  ses  généreux  encou- 
ragements, bientôt,  je  l'espère,  va  s'élever  ici  un  presby- 
tère nouveau,  en  attendant  que,  dans  un  avenir  prochain, 
les  ressources  permettent  de  remplacer  l'humble  chapelle 

(1)  Cette  couronne,  confectionnée  par  un  des  premiers  bijoutiers  de 
Jaffna,  et  regardée,  par  les  connaisseurs,  comme  un  chef-d'œuvre  d'art, 
coûte  1250  francs.  Un  autre  ex-voto,  non  moins  riche^  doit  être  égale- 
ment offert  à  Notre-Dame  des  Victoires,  par  S.  G.  Mer  Bonjean. 


—  91  — 

actuelle,  par  un  sanctuaire  plus  digne  de  celle  qui  y  pro- 
digue, chaque  jour,  ses  faveurs.  Cinquante  ares  de  terrain 
entourant  le  sanctuaire  et  que  le  temps  transformera  peu 
à  peu  en  une  gracieuse  oasis,  viennent  d'être  récemment 
achetés  à  la  couronne.  Des  puits  et  de  nouveaux  bazars 
mieux  fournis,  telles  sont  les  diverses  améliorations  pro- 
jetées ou  en  voie  d'exécution,  de  sorte  qu'en  peu  d'années 
l'ornementation  du  sanctuaire  et  le  bien-être  des  milliers 
de  pèlerins,  qui  annuellement  le  visitent,  laisseront,  j'en 
ai  l'espoir,  peu  à  désirer. 

Notre-Dame  de  Madhu  est  digne  de  nos  efforts  et  de 
nos  sacrifices.  S'il  m'était  possible  de  relater  tous  les  faits 
merveilleux,  les  cures  corporelles  et  spirituelles  qui  s'o- 
pèrent annuellement  à  ce  sanctuaire  béni,  la  liste  en 
serait  longue  et  édifiante.  Je  pourrais  dire  aussi  que  Dieu 
se  chargea  de  punir  par  le  choléra  ceux  qui  voulurent 
ridiculiser  le  pèlerinage  ou  le  détourner  de  son  but  chré- 
tien, en  lui  donnant  un  caractère  profane. 

Les  journaux  de  la  colonie  signalèrent,  dans  le  temps, 
la  guérison  extraordinaire  opérée  sur  un  pieux  pèlerin 
de  Mullaitivu  et  la  cure  inespérée  de  cette  autre  femme 
de  Valikamaca,  réduite  à  l'extrémité  par  la  morsure 
d'un  serpent.  Il  ne  m'appartient  pas  de  me  prononcer  sur 
la  nature  de  ces  faits  et  d'une  multitude  d'autres  qu'en- 
registre la  reconnaissance  publique.  Néanmoins  comment 
douter  de  l'intervention  miséricordieuse  de  celle  qu'au 
dire  de  Saint  Bernard  l'on  n'invoque  jamais  en  vain  ! 

Ajoutons  à  ces  rapports  la  copie  et  l;i  traduction  d'un 
bref  de  sa  sainteté  Pie  IX,  en  réponse  ù  une  adresse,  et  à 
une  généreuse  oOrandede  plus  do  3U00  francs  de  l'Evoque, 
du  clergé  et  des  fidèles  du  vicariat  de  Jatl'na. 


—  92  —  . 

t 
Plus  p.  p.   IX 

VENERABILIS    FRATER,    SALUTEM    ET  APÔSTOLICAM 

BENEDICTIONEM. 

Si  graviter  comraovemur  œrumnis,  qnibus  divina  jus- 
tilia,  tôt  ubique  concilata  sceleribus,  populos  passim 
affligit  ;  gravius  etiam  dolemus,  Venerabilis  Frater,  vicem 
istorum  fidelium,  quorum  inopia  aliis  atqne  aliis  jamdiu 
calamilatibus  aggravatur.  Recreamur  taraen  eorum  fide, 
quse  dum  ipsos  humiliât  sub  potenll  manu  Dei,  nova  eis 
comparât  incrementa  gratiarum.  Quod  sane  spirituale 
emolumentum  non  immerito  arguimus,  tura  e  communi 
eorum  dolore  ob  injurias  et  vexaliones  Ecclesiœ,  tum  ex 
incenso  pacis  et  libertalis  ejus  voto,  jugique  prece,  qua 
tantum  a  Deo  beueficium  impetrare  nituntur,  tum  de- 
nique  e  studio  erga  Sanctam  hanc  Sedera,  unitatis  Catho- 
licse  centrum,  plane  filiali  et  ejusmodi,  quod  ex  ipsa 
egestate  subsidium  in  ejus  opem  exprimere  poluerit.  Gu- 
jus  quidem  oblationis  pretium,  ab  iteratis  et  diuturnis 
auctum  privationibus,  solique  Deo  notum;  Nos  maximum 
censemus  ac  nobilissimura,  uti  anxii  ferventisque  amoris 
testem  indubium.  Itaque  et  hoc  et  cetera  filiorum  isto- 
rum officia  dum  gratissimo  excipimus  animo,  siraul  et  iis 
gralulamur,  quod  in  religione  et  caritate  ita  proficiunt, 
et  tibi  tuisque  Missionariis,  quorum  laboris  amplissimum 
fructum  in  tanta  pietate  videmus.  Augeat  Deus  incre- 
menta frugum  justitise  vestrse,  et  superni  favoris  ejus 
auspex  sit  vobis  Apostolica  Benedictio,  quam  prsecipuse 
Nostraî  benevolentiœ  testem  tibi,  Venerabilis  Frater,  sa- 
cerdolibus  omnibus,  qui  le  modérante,  missionibus  hisce 


—  93  — 

dant  operani,   cl  universis    islius  Vicaiialus    Apostolici 
fidelibus  peraraenler  imperlimus. 

Datum  Romœ,  apud  S.  Pelruin  die  22  Junii  anno-1876, 
Ponlifîcatus  Noslri  anno  Tricesirnoprimo. 

Veuerabili  Fratri  Christophoro  Episcopo  Medcnsi,  Vicario 
Apostolico  Jaffnensi.  Jafrnam. 


PIE    IX,    PAPE. 

VÉNÉRABLE    FrÈRE,    SALUT    ET    BÉNÉDICTION    APOSTOLIQCE. 

Si  nous  sommes  grandement  émus  des  châliments 
dont  la  justice  divine,  contrainte  par  tant  de  crimes  qui 
se  commettent  en  tons  lieux,  frappe  partout  les  peuples, 
nous  plaignons  aussi  vivement,  vénérable  Frère,  le 
sort  des  fidèles  dont  ces  calamités,  ajoutées  à  tant  d'autres, 
augmentent  encore  l'indigence.  Nous  sommes  cependant 
consolés  par  le  spectacle  de  leur  foi  qui,  les  portant  à 
s'humilier  sous  la  main  puissante  de  Dieu,  leur  procure 
ainsi  de  nouveaux  accroissements  de  grâces.  Et  ce  qui 
nous  rend  certains  de  ce  bénéfice  spirituel,  c'est  leur 
commune  douleur  à  la  vue  des  injures  et  des  persécutions 
de  l'Église,  c'est  leur  vœu  ardent  pour  sa  paix  et  sa  li- 
berté, c'est  leur  prière  continuelle  pour  s'efforcer  d'ob- 
tenir de  Dieu  ce  bienfait  si  grand,  c'est  enfin  leur  piété 
envers  ce  Saint-Siège,  centre  de  l'unité  catholique, 
piété  si  filiale,  qu'elle  les  porte  à  oublier  leur  pauvreté 
pour  venir  en  aide  ù  ses  besoins.  Ce  prix  de  leur  offrande, 
augmenté  par  de  fréquentes  et  longues  privations  et  que 
Dieu  seul  connaît,  nous  le  regardons  comme  très-grand 
et  très-noble,  car  il  est  le  témoignage  indubitable  de  leur 
amour  ardent  et  plein  de  sollicitudes. 


—  94  — 

Aussi,  en  acceptant  avec  reconnaissance  ce  don  et  les 
autres  devoirs  de  ces  Fils,  nous  les  félicitons  de  leur 
progrès  dans  la  religion  et  dans  la  charité,  et  nous  vous 
félicitons,  vous  et  vos  Missionnaires,  car  dans  cette  piété 
si  grande  nous  voyons  les  fruits  très-heureux  de  vos  la- 
beurs. Que  Dieu  daigne  accroître  de  plus  en  plus  les  fruits 
de  votre  justice  et  que  notre  Bénédiction  apostolique 
soit  le  gage  de  cette  faveur  céleste;  nous  l'accordons  du 
fond  du  cœur,  en  témoignage  de  notre  Paternelle  Bien- 
veillance, à  vous,  vénérable  Frère,  à  tous  les  prêtres  qui, 
sous  votre  conduite,  donnent  leurs  soins  à  ces  Missions 
et  à  tous  les  fidèles  de  ce  Vicariat  Apostolique. 

Donné  à  Rome,  près  de  Saint-Pierre,  le  vingt-deuxième 
jour  de  juin  de  l'année  1876,  la  trente  et  unième  de  notre 
Pontificat. 

A  notre  vénérable  Frère  Christophe,  Evêque  de  Médéa,  Vicaire 
Apostolique  de  Jaffna. 


YARIËTËS 


SON  EMINEKCE  LE  CARDINAL  I-'RANCIII, 
PRÉFET  DE  LA.  SACRÉE  CONGRÉGATION  DE  LA  PROPAGANDE. 

Le  cardinal  Franchi  est  né  à  Roino  le  25  juin  1819, 
d'une  des  familles  les  plus  anciennes  de  la  ville  éternelle. 
Son  nom  de  baptême,  comme  celui  de  son  prédécesseur, 
rappelle  un  illustre  conquérant.  Il  rêve  aussi  la  conquête 
du  monde,  mais  une  conquête  pacifique,  pour  le  salut 
des  âmes  et  la  gloire  de  Dieu.  Il  a  été  préparé  à  cette 
grande  œuvre  par  une  vie  laborieuse,  dont  nous  allons 
indiquer  les  traits  principaux. 

Admis  fort  jeune  au  séminaire  romain  ou  Apollinaire, 
Alexandre  Franchi  se  distingua  bientôt  par  son  applica- 
tion à  l'étude  et  par  la  vivacité  de  son  esprit.  Ses  heureuses 
facultés  se  développaient  avec  une  rapidité  merveilleuse, 
11  obtint,  ce  qui  fait  encore  époque  dans  les  annales  du 
séminaire  romain,  les  sept  premiers  prix  du  cours  de 
philosophie. 

Naturellement  porté  vers  les  études  sérieuses,  il  se 
livra  avec  ardeur  à  la  théologie.  Son  esprit  pénétrant 
abordait  sans  peine  les  questions  les  plus  élevées  de  la 
science  sacrée,  et  sa  mémoire  le  secondait  admirablement 
dans  ces  vastes  connaissances.  En  même  temps,  il  étudiait 
avec  un  soin  particulier  l'histoire  ecclésiastique. 

A  peine  âgé  de  vingt-deux  ans,  il  subit  avec  succès  l'exa- 
men du  doctorat  en  théologie,  et  peu  après  il  fut  choisi 
pour  soutenir,  sur  cotte  science,  une  discussion  publique. 


—  96  — 

Tl  y  recueillit  les  plus  beaux  suftVages.  C'est  alors  que  le 
cardinal  Lambruscliini  l'attacha  à  la  secrétairerie  des 
Affaires  extraordinaires,  et  que  les  supérieurs  du  sémi- 
naire romain  lui  confièrent  la  chaire  de  philosophie. 
Ordonné  prêtre  à  la  même  époque,  il  ne  cessa,  pendant 
cinq  ans,  de  s'acquitter  parfaitement  de  ces  diverses  et 
importantes  fonctions. 

En  1847,  l'abbé  Franchi  fut  nommé  minutante  de  la 
secrétairerie  d'Etat,  et  l'année  suivante  il  eut  en  même 
temps  la  chaire  de  diplomatie  sacrée  à  l'Académie  des 
nobles  et  celle  d'histoire  ecclésiastique  à  l'Université. 

Il  termina,  en  d853,  la  carrière  du  professorat  pour 
entrer  dans  celle  de  la  diplomatie.  Il  fut  d'abord  envoyé 
en  Espagne  avec  le  titre  de  chargé  d'affaires,  pour  rem- 
placer Me'  Brunelli,  nommé  cardinal.  C'est  dans  ces  cir- 
constances difficiles,  au  milieu  d'un  pays  sans  cesse 
agité  par  les  révolutions,  qu'il  commença  à  donner  des 
preuves  de  son  habileté. 

Trois  ans  plus  tard,  Pie  IX,  qui  appréciait  son  mérite, 
l'appela  à  Rome,  le  nomma  prélat  domestique,  et,  le 
19  juin  suivant,  le  préconisa  archevêque  in  partibus  de 
Thessalonique.  Bien  plus,  il  voulut  lui  conférer  lui-même 
la  plénitude  du  sacerdoce,  le  consacrer  de  ses  propres 
mains. 

Nommé  internonce  à  Florence,  M*''  Franchi  sut  captiver 
la  bienveillance  de  la  cour  et  du  clergé,  et,  ce  qui  fut 
pour  lui  une  bien  douce  consolation,  il  eut  l'insigne  hon- 
neur d'accompagner  Sa  Sainteté  dans  son  voyage  en 
Toscane.  Obligé  de  revenir  à  Rome,  à  la  suite  des  tristes 
événements  de  1859,  il  fut  nommé  secrétaire  général  de 
la  Congrégation  des  Affaires  ecclésiastiques  extraordi- 
naires. 

Pendant  huit  ans,  il  ne  cessa  de  travailler  avec  une 
activité  prodigieuse  ;  grâce  à  son  zèle  et  à  son  expérience, 


le  Saint-Si6ge  put  conclure  plusieurs  concordais  avec 
diûerentes  puissances. 

En  1860,  W'  Franchi  fut  nommé  nonce  apostolique  à 
Madrid,  oi!i  il  avait  laissé  les  meilli.'urs  souvenirs.  Mais  la 
révolution  qui  chassa  la  reine  Isabelle  ne  lui  permit  pas 
d'y  faire  uu  long  séjour. 

Le^concile  du  Vatican  s'ouvrait  quelques  années  après  : 
Pie  IX,  qui  reconnaissait  dans  son  nonce  d'Espagne  les 
plus  éminenles  qualités,  le  nomma  secrétaire  de  la  Con- 
grégation chargée  d'examiner  les  proposilions  des  évo- 
ques. Tous  ceux  qui  eurent  à  traiter  avec.lui  à  celte 
occasion,  se  plurent  à  louer  son  aimable  courtoisie,  sa 
perspicacité  de  vues  et  sa  profonde  connaissance  des 
matières  les  plus  diverses. 

En  1871,  la  question  arménienne  causait  des  craintes 
légitimes  et  devenait  un  sujet  de  discorde  entre  les  catho- 
liques de  l'Orient.  Ce  fut  encore  M^""  Franchi  que  Pie  IX 
choisit  pour  traiter  une  atlaire  si  délicate.  Sa  Sainteté  le 
nomma  ambassadeur  extraordinaire  auprès  de  la  cour 
ottomane.  Accompagné  de  ^W-'  Roncetti,  minutante  de  la 
Propagande  pour  les  riles  orientaux,  et  de  M^'  Massella, 
il  se  hâta  de  partir  pour  Constantinople.  Son  arrivée  fut 
une  véritable  ovation  j  le  sultan  lui-même  tint  à  honneur 
de  recevoir  l'envoyé  du  Sainl-Siége;  la  population  ca- 
tholique des  divers  riles  et  les  dissidents  eux-mêmes  lui 
donnèrent  de  nombreux  témoignages  de  leur  eslime  et 
de  leur  vénération. 

Tant  de  services  rendus  à  l'Eglise  méritaient  au  prélat 
une  distinction  plus  haute  encore  :  le:22  décembre  1873, 
M»'  Franchi  était  créé  cardinal,  aux  applaudissements  du 
monde  catholique.  Deux  mois  plus  tard,  le  :2i  féviier,  le 
cardinal  Barnabe,  préfet  de  la  Propagande,  terminait  sa 
longue  carrière.  Le  choix  de  son  successeur  était  d'autant 
plus  diihcile,  que  les  missions  prennent  chaque  jour  un 

T.  XV.  7 


—  98  — 

développement  plus  considérable.  Pie  IX  jeta  aussitôt 
les  yeux  sur  le  modeste  et  savant  cardinal  Franchi.  {Al- 
manacli  des  Missions  pour  l'année  1877.) 


DE   MARSEILLE    A    JAFFNA. 

Journal  de  voyage  du  R.  P.  Massiet. 

Dimanche  22  octobre.  —  Je  viens  de  dire  ma  dernière 
messo  sur  le  sol  de  la  France.  C'est  avec  le  calice  de  notre 
vénéré  Fondateur  que  j'ai  eu  l'honneur  d'oftrir  le  saint 
sacrifice.  Il  me  semblait  le  voir,  priant  avec  moi,  et  me 
bénissant  du  haut  du  ciel  ;  sa  bénédiction,  j'en  suis  sûr, 
me  portera  bonheur. 

Il  est  neuf  heures.  Nous  arrivons  à  bord  de  Y Iraouaddy, 
bien  désolés  de  laisser  derrière  nous  la  sœur  Marie  d'As- 
sise, que  la  maladie  relient  à  Marseille.  Ciel  !  quelle 
cohue  là  dedans  !...  On  court,  on  crie,  on  se  précipite, 
on  s'embrasse,  on  pleure,  on  part,  on  est  parti...  Comme 
un  géant,  notre  navire  s'avance  lentement  au  milieu  des 
raille  paquebots  ou  navires,  qui  encombrent  le  port  de 
Marseille.  Enfin,  nous  voilà  sortis  ;  nous  passons  au  pied 
de  la  colline  de  Notre-Dame  de  la  Garde,  comme  pour 
recevoir  une  dernière  bénédiction  de  la  bonne  Mère. 
Un  vieux  marin  lui  envoie  un  gracieux  salut,  en  lui  fai- 
sant tout  haut  ses  adieux  pour  quatre  mois  ;  je  vois  quel- 
ques sourires  sur  les  lèvres  de  certains  messieurs,  qui, 
sans  doute,  se  croient  trop  grands  pour  s'abaisser  jusque- 
là  ;  personne,  cependant,  n'ose  souffler  mot,  notre  gail- 
lard a  les  bras  solides,  et  les  rieurs  n'ont  pas  l'air  d'être 
hommes  à  pouvoir  supporter  facilement  une  avalanche 
d'arguments  frappants. 

Je  fais  connaissance  avec  quatre  Pères  du  Saint-Esprit, 


—  09  — 

qui  se  rendent  ù  Mauiicc  et  qui  pendant  près  de  quinze 
jours  seront  mes  compagnons  de  cabine.  Nous  sommes 
un  peu  à  l'étroit,  mais  à  lu  guerre  comme  à  la  guerre, 
nous  sommes  trop  heureux  d'être  seuls  dans  notre  ca- 
bine et  d'avoir  l'espoir  de  pouvoir  y  dire  la  sainte  messe. 
Le  calme  commence  à  se  rétablir  à  bord;  chacun  est  i\ 
sa  place,  les  passagers  sont  au  nombre  de  530  environ.  — 
Vers  les  huit  heures  du  soir^  le  commandant  me  fait 
demander,  s'informe  de  l'étal  des  Sœurs,  me  parle  lon- 
guement de  M8'  BoNJEAN  et  finit  par  me  demander  de 
vouloir  bien  dire  la  messe  sur  le  pont  les  dimanches  et 
jours  do  fête,  demande  que  je  n'ai  garde  de  refuser, 
cela  se  comprend.  Il  pousse  l'amabilité  jusqu'à  m'offrir 
une  cabine  séparée  ;  j'accepte,  et  une  demi-heure  après 
me  voilà  installé  au  numéro  93,  à  côté  du  major,  à  deux 
pas  du  salon. 

Lundi  23.  —  La  Méditerranée  est  assez  calme,  quelques 
passagers,  cependant,  éprouvent  les  premières  atteintes 
du  mal  de  mer.  Nous  sommes  en  face  de  la  Corse  :  c'est 
la  dernière  terre  française  que  nous  rencontrerons,  mais 
partout  nous  rencontrerons  des  cœurs  français,  des  frères 
et  des  amis  qui  nous  rappelleront  la  patrie  absente.  D'ail- 
leurs, notre  véritable  patrie  à  nous,  c'est  le  ciel,  et  le 
chemin  qui  y  conduit,  c'est  la  voie  que  Dieu  nous  trace. 

Pour  la  première  fois  j'ai  dit  la  messe  en  mer,  je  n'en  per* 
drai  paslesouvenir;  il  y  a  là  quelque  chosed'indicible,  une 
émotion  qui  nous  rappelle  presque  celle  que  l'on  éprouve 
an  lendemain  de  l'ordination,  lorsque,  pour  la  première 
fois,  on  immole  la  divine  victime. 

Au  déjeuner,  je  fais  connaissance  avec  un  prêtre  es- 
pagnol, archidiacre  de  Manilla.  Le  costume  séculier  que 
porte  ce  monsieur  lui  a  valu  la  faveur  insigne  d'être  logé 
avec  trois  fanfarons  qui  prennent  plaisir  à  railler  en  sa 
présence  les  choses  les  plus  saintes.  —  Nous  avons  éga- 


—  100  — 

lement  à  bord  un  révérendissime  ministre  protestant, 
avec  toute  sa  famille,  composée  de  madame  et  de  cinq 
enfants.  J'ignore  le  nom  du  révérend,  mais  sa  physio- 
nomie répond  exactement  à  l'idée  que  je  m'étais  faite  du 
fameux  Bompas,  le  héros  légendaire  du  bon  Père  Petitot, 
Il  est  dix  heures  du  soir.  Le  capitaine  en  second,  M.  Gi- 
rard, me  montre  le  port  de  Civita-Vecchia.  A  quelques 
pas  de  là,  se  trouve  la  prison  du  Vatican  ;  un  petit  bras 
de  mer  nous  sépare  du  royal  prisonnier  :  qu'il  nous  serait 
doux  d'aller  nous  prosternera  ses  pieds  !  Nous  ne  pou- 
vons le  faire,  mais  du  moins  nous  prions  nos  anges  gar- 
diens de  lui  porter  avec  l'honîmage  de  cœurs  dévoués  l'ex- 
pression du  filial  attachement  des  derniers  de  ses  enfants. 
Mardi  24  octobre.  —  A  sept  heures,  on  jette  l'ancre 
dans  In  port  de  Naples...  Le  Vésuve  esta  deux  pas  de 
nous,  lançant  ses  noirs  tourbillons  de  fumée.  Nous  des- 
cendons à  terre,  à  la  recherche  de  la  maison  des  Sœurs 
de  l'Espérance.  Nous  en  ignorons  et  le  numéro  et  la  rue, 
et  jusqu'au  nom.  Qu'importe  !  Saint  Raphaël,  le  guide  des 
voyageurs,  nous  conduira.  Ballottés  pendant  plus  d'une 
lieure  dans  un  fiacre  qui  jadis  avait  été  neuf,  parcourant 
les  rues  les  plus  étroites  et  les  quartiers  les  plus  mal- 
propres de  la  ville,  nous  commençons  à  désespérer  de 
pouvoir  trouver  les  Sœurs  de  l'Espérance.  Cinq  fois  notre 
conducteur  nous  avait  déposés  à  terre,  et  cinq  fois  nous 
fûmes  obligés  de  remonter  en  voiture;  je  finis  enfin  par 
trouver  une  Sœur  de  charité  parlant  le  français.  Nous 
étions  à  deux  pas  de  la  maison  des  Sœurs,  nous  y  en- 
trâmes, et,  à  la  grande  joie  de  la  comraunaulé"réunie, 
nous  passâmes  quelques  heures  en  famille.  Cette  petite 
descente  sur  le  sol  italien  nous  a  fourni  l'occasion  de 
voir  de  près  quelques  sujets  du  nouveau  maître  de 
l'Italie.  Ce  qui  est  frappant,  c'est  l'affreuse  misère  qui 
semble  régner  dans  ce  pays.  A  peine  avions-noui5  mis  le 


—  101  — 

pied  à  leri'o,  que  nous  nous  vîmes  entourés  d'une  troupe 
de  femmes  et  d'enfants  en  Iiaillons,  qui  nous  tendaient 
une  main  desséchée. 

Mercredi  25  octobre.  —  Nous  payons  cher  les  quel- 
ques heures  de  repos  que  nous  avons  goûtées  hier. 
A  peine  avions-nous  quitté  Naples,  qnolo  ciel  s'est  mis  à 
l'orage  :  la  tempête  ne  tarde  pas  à  éclater.  Depuis  le  dé- 
troit de  Messine  jusqu'au  sortir  de  l'Adriatique,  impos- 
sible de  tenir  sui-  le  pont.  Les  Sœurs  et  moi  nous 
résistons  au  mal  de  mer.  Au  dîner,  nous  sommes  pres- 
que seuls  à  table.  Je  m'attribue  le  rôle  d'infirmier,  et  je 
cherche  à  guérir  mes  malades.  L'un  des  Pères  du  Saint- 
Esprit,  originaire  de  Bordeaux,  demande  à  son  confrère, 
atteint  comme  lui  du  mal  de  mer,  si  nous  nous  trouvons 
sur  le  golfe  de  Gascogne  :  «J'ignore,  répond  celui-ci; 
mais  ce  que  je  sais,  c'est  que  nous  nous  trouvons  sur  un 
gascon  de  golfe.  » 

Jeudi  26  octobre.  —  Nous  sommes  par  3b°2Q'  de  lati- 
tude et  19°27'  de  longitude  est,  à  581  milles  de  Port-Saïd. 
Le  calme  est  rétabli;  on  se  rencontre  sur  le  pont,,  et  cha- 
cun se  racontent  les  péripéties  et  les  souffrances  du 
jour  précédent.  Un  quidam  en  profite  pour  venir  me 
prêcher  la  république,  et  la  nécessité  pour  le  prêtre  de  se 
ranger  du  côté  des  républicains,  qui  seront  ses  plus  fer- 
mes défenseurs,  s'il  consent   à  adopter  leurs  or)inions. 

J'ai  préféré  répondre  au  prêtre  espagnol  venant  me 
trouver  sur  ces  entrefaites.  Le  pauvre  homme  n'est  pas 
au  bout  de  ses  misères.  Je  regrette  de  ne  pas  pouvoir  le 
prendre  avec  moi. 

Vendredi  27  octobre.  —  Nous  avons  à  bord  une  troupe 
d'artistes  lyriques,  qui  s'en  vont  faire  fortune  à  Batavia. 
Pauvres  gens  !  quitter  ainsi  patrie,  famille,  parents,  amis, 
uniquement  pour  aller  ramasser  quelques  misérables 
pièces   de  monnaie,   au  grand  risque  encore  de  perdre 


—  102  — 

leur  âme...  chose  d'ailleurs  dont  ces  dames  n'ont  pas 
l'air  de  s'occuper  beaucoup.  Nous  sommes  en  face  du 
pays  poétique  chaulé  par  Ilonièro...  Homère  et  ses  héros 
Bont  morts;  leurs  noms  seuls  sont  parvenus  jusqu'à 
nous,  et  la  terre  que  foulèrent  leurs  pieds  ne  porte 
aucune  trace  de  leurs  œuvres.  Taudis  qu'à  côté  de 
cette  même  Grèce,  dans  ces  îles  que  nous  longeons, 
un  autre  héros  passa.  C'était  un  apôtre  du  Christ,  en- 
chaîné par  SCS  propres  concitoj^ens  ;  c'était  Paul  se  ren- 
dant à  Home  pour  être  jugé  par  César.  La  tempête  l'a 
jeté  sur  ces  côtes.  Paul  y  prêche  la  foi,  et  sou  nom, 
devenu  immortel  comme  la  vérité  qu'il  annonçait  à  ce 
peuple,  se  présente  à  nous  entouré  de  la  triple  auréole 
d'apôtre,  de  docteur  et  de  martyr.  Salut,  belles  îles  évan- 
gélisées  par  l'Apôtre  des  nations  !  Puisse  l'éclat  de  votre 
foi,  semblable  à  celui  de  l'astre  qui  verse  en  ce  moment 
sur  vous  les  raj-ons  de  sa  lumière,  aller  toujours  en  se 
dilatant  jusqu'au  grand  jour  de  son  complet  épanouisse- 
ment dans  le  sein  de  la  lumière  incréée,  au  séjour  de 
l'éternité  bienheureuse  ! 

Samedi  28  octobre.  —  Je  passe  une  partie  de  la  mati- 
née à  admirer  la  danse  des  poissons  volants.  11  y  en  a  par 
milliers.  On  les  voit  s'élever  par  centaines  au-dessus  de 
l'eau,  raser  la  surface  liquide,  puis  disparaître  pour  repa- 
raître encore.  Un  monsieur  m'atUrmo  qu'il  n'est  pas  rare 
de  les  voir  entrer  dans  les  cabines  parles  sabords.  Nous 
distinguons  le  phare  d'Alexandrie.  Nous  laissons  à  droite 
le  port  de  Rosette.  En  face  de  nous,  Jérusalem  la  ville 
sainte;  à  droite,  l'Egypte,  avec  ses  souvenirs  !...  Oh! 
comme  tout  parle  ici  au  cœur  du  chrétien,  au  prêtre  sur- 
tout !  La  grande  voix  de  la  mer,  le  double  abîme  au 
milieu  duquel  je  suis  suspendu,  tout  se  tait,  tout  s'etiace 
devant  les  pensées  qui  absorbent  mon  esprit.  Je  tombe 
à  genoux,  et  je  récite  le  Vexilla  Régis.  Damiettc  m'appa- 


-  103  — 

raît  ù  riiorizon,  Damielle  et  saint  Louis  mourant,  a  Un 
roi  de  France  ne  se  rachète  pas  à  prix  d'argent.  »  Ainsi 
parlait  le  roi  de  France. 

Dans  l'après-dînée,  je  fis  connaissance  avec  l'un  des 
machinistes  de  notre  vaisseau.  Avec  quel  plaisir  je  lui 
expliquai  le  mystère  de  la  llédemption  !  il  avait  l'air  de 
m'écouter  attentivement.  Quand  j'eus  fmi^  il  répéta  trois 
ou  quatre  fois  :  Allah!  Allah!  et  disparut  au  milieu  de 
ses  congénères.  Ces  pauvres  Arahes  mènent  une  bien 
triste  vie!  Ils  passent  quatorze  heures  par  jour  auprès  de 
leurs  fourneaux,  et  ne  reçoivent  que  1  fr.  2o  par  jour. 
Ah  I  si  au  moins  ils  savaient  profiler  de  leurs  souffrances, 
et  se  mettre  au  service  d'un  Dieu  infiniment  généreux  ! 
A  trois  heures,  nous  arrivons  à  Port-Saïd.  La  ville  res- 
semble à  un  baraquement  de  soldats.  Les  rues  eu  sont 
droites,  régulières,  mais  généralement  malpropres.  On 
n'est  pas  peu  étonné,  en  entrant  dans  Port-Saïd,  d'y  ren- 
contrer à  chaque  pas  des  enseignes  telles  que  celles-ci  : 
Hôtel  de  Paris,  Modes  de  Paris,  Fantaisies  parisiennes, 
Articles  de  Paris,  etc.  Tout  y  est  à  la  parisienne;  le  fran- 
çais même  qu'on  y  parle  aune  légère  touche  d'afi'ecta- 
tion,  qui  ne  ressemble  pas  mal  à  l'accent  parisien  ;  la 
population  en  moyenne  partie  est  française  ;  les  Arabes, 
les  femmes  surtout,  portent  la  dégradation  et  l'abrutisse- 
ment peints  sur  leur  visage.  Nous  fûmes  visiter  l'église 
Sainte, Eugénie,  sous  la  garde  des  PP.  Franciscains.  C'est 
une  construcliou  toute  en  bois,  ressemblant  plus  à  un 
hangar  qu'à  une  église.  De  là,  nous  nous  rendîmes  au 
couvent  des  Sœurs  du  Bon-Pasteur.  Située  sur  les  bords 
de  la  mer,  leur  maison  est  splendide  :  elle  comprend 
l'hôpital,  les  écoles  et  l'orphelinat.  On  y  respire  un  air 
pur  et  sain,  que  l'on  chercherait  en  vain  dans  d'autres 
quartiers  de  Port-Saïd.  En  passant  devant  la  caserne  des 
soldats  égyptiens,  le  poste  se  lève  et  nous  présente  les 


—  104  — 

armes.  Saïd  doit  sa  fondation  et  toute  son  importance  au 
canal  :  les  machines  qui  ont  servi  à  le  creuser  se  trouvent 
encore  dans  son  port. 

Dimanche  29  octobre.  —  A  six  heures,  nous  entrons 
dans  le  canal  de  Suez.  Nous  mettrons  deux  jours  à  le 
traverser,  parce  qu'on  n'y  voyage  que  pendant  le  jour.  La 
longueur  totale  du  canal  est  de  87  milles  anglais;  il  a 
une  largeur  moyenne  de  45  mètres,  mais  le  milieu  seul 
est  navigable,  de  sorte  qu'il  est  impossible  que  deux 
vaisseaux  passent  de  front.  De  temps  en  temps,  on  ren- 
contre des  gares  où  les  vaisseaux  venant  en  sens  contraire 
sont  obligés  de  s'attondre. 

A  sept  heures  et  demie,  messe  sur  le  pont.  Le  com- 
mandant et  quelques  oflSciers  avec  un  certain  nombre  de 
matelots  y  assistent;  les  passagers  sont  peu  nombreux, 
les  dames  surtout  se  font  remarquer  par  leur  absence. 
C'est  qu'elles  n'ont  pas  eu  le  temps  défaire  leur  toilette, 
et  comment  oser  paraître  en  public  sans  être  parées,  ut 
sirnilitudo  templi!  De  Saïd  à  Suez,  voyage  monotone  entre 
deux  murailles  de  sable  aride  ;  de  chaque  côté  le  désert, 
coupé  de  temps  eu  temps  par  des  lacs  que  nous  traver- 
sons. 

A  deux  heures,  nous  traversons  le  lac  d'Ismaïlia,  sur 
les  bords  duquel  s'élève  la  ville  du  même  nom.  C'est 
une  oasis  charmante,  qui  tranche  agréablement  sur  le 
sable  du  désert.  La  traversée  du  lac  d'Ismaïlia  est  assez 
difficile  à  cause  du  grand  coude  que  les  vaisseaux  sont 
obligés  de  faire.  Aussi  VIraouaddy,  en  tournant  le  coude, 
se  jela-t-il  quelque  peu  dans  le  sable,  ce  qui  nous  retint 
pendant  plus  d'une  demi-heure.  Le  soleil  vient  de  se  cou- 
cher :  nous  entrons  dans  le  lac  Amer  et  nous  y  jetons 
l'ancre  pour  passer  la  nuit.  Une  petite  croix  de  bois  qui 
s'élève  à  l'entrée  du  lac,  sur  les  rives  du  canal,  indique 
l'endroit  où  repose  un  pauvre  matelot  de  la  Compagnie 


—  105  — 

asphyxié  par  la  chaleur  en  revenant  des  Indes.  Nous 
avons  récité  le  De  profundis  pour  lui. 

Lundi  30  octobre.  —  Hier  soir,  nos  acteurs  et  actrices 
avaient  voulu  organiser  un  bal.  Ils  en  ont  été  pour  leurs 
frais,  la  chaleur  ne  leur  permettant  pas  de  remplir  la 
partie  la  plus  intéressante  de  leur  programme.  A  onze 
heures,  nous  arrivons  à  Suez.  Nous  nous  y  trouvons  sous 
un  soleil  qui  nous  dispenserait  de  faire  rôtir  notre  gibier, 
si  nous  en  avions.  La  ville  de  Suez  n'a  fait  que  s'accroître, 
depuis  qu'elle  a  été  choisie  pour  tête  de  ligne  des  bateaux 
qui  font  le  service  d'Europe  aux  Indes.  Sa  rade  est  ma- 
gnifique; de  nombreux  bassins  y  abritent  un  grand 
nombre  de  vaisseaux.  Vue  à  distance,  elle  a  une  certaine 
apparence;  mais,  à  en  juger  pa?  les  spécimens  qu'elle 
nous  envoie  à  bord,  nous  n'avons  rien  perdu  à  ne  pas 
voir  de  près  ses  habitants.  A  deux  heures,  nous  levons 
l'ancre.  A  notre  droite  s'étendent  les  côtes  de  l'Egypte, 
d'où  partit  le  peuple  hébreu  sous  la  conduite  de  Moïse  ; 
à  gauche,  le  désert  où  il  erra  pendant  quarante  ans.  Un 
esprit  fort  me  fait  remarquer  que  Vauteur  du  Pentateuque 
s'est  montré  bien  ignorant  en  plaçant  sa  fable  du  passage 
de  la  mer  llouge  dans  ces  environs.  Quoi  de  plus  simple, 
en  effet,  que  d'entrer  dans  le  désert  par  l'isthm.e  de  Suez  ? 
Les  rires  de  ses  voisins  lui  font  assez  comprendre  qu'il 
s'adresse  à  mauvaise  enseigne. 

Mardi  31  octobre.  — Le  thermomètre  marque  3G  de- 
grés centigrades  sous  la  tente  du  pont.  Impossible  de  tenir 
dans  les  cabines.  Le  Sinai  et  le  mont  Horeb  disparaissent 
dans  le  lointain.  Nous  avons  laissé  à  gauche  la  Fontaine 
de  Moïse;  un  protestant  hollandais  me  la  fit  voir  ;  nous  en 
étions  à  8  ou  10  milles.  Vers  les  six  heures  du  soir,  nous 
assistons  à  l'un  des  plus  beaux  spectacles  que  la  nature 
puisse  offrir  en  ces  pays^  je  veux  dire  à  un  mirage  en  mer. 
Une  bande  d'un  rouge  sombre  borde  l'horizon  du  côté 


-  106  — 

du  soleil  coiicliant  :  sur  un  fond  blanchâtre  se  trouve  re- 
produite une  magnifique  chaîne  de  montagnes,  couron- 
née de  vastes  forêts  et  de  petits  villages  arabes  répandus 
çà  et  là  sur  les  penchants  des  ctillines.  A  chaque  pas,  on 
dirait  que  Vlraouaddy  va  se  jeter  contre  les  rochers  qui 
bordent  cette  terre  fantastique.  L'illusion  est  complète. 
Une  lueur  sombre  illumine  tout  l'horizon;  les  vagues, 
en  s'élevant,  la  rétlètent  et  semblent  autant  de  lames 
de  feu. 

Mercredi  1"  novembre.  —  Pendant  que  nos  frères  sco- 
lastiqucs  s'apprêtaient  à  fêter  leur  bicn-airaé  supérieur, 
nous  avons  eu,  nous  aussi,  notre  fêle  de  la  Toussaint. 
Dès  la  veille,  des  placards  affichés  dans  les  salons  aver- 
tissaient les  passagers  que  le  lendemain,  à  neuf  heures,  à 
la  demande  de  la  majorité  des  passagers  catholiques,  la 
messe  serait  dite  sur  le  pont.  Dès  six  heures  du  malin,  des 
matelots,  sur  l'ordre  du  commandant  Gauvain  et  sous  la  di- 
rection de  son  second^  M.  Girard,  commençaient  à  orner 
do  tentures  le  pont  de  V h^aouaddy .  Bientôt,  on  ne  voit  plus 
que  draperies,  drapeaux,  candélabres  et  bougies  :  on  se 
croyait  dans  l'une  de  nos  cathédrales  de  France.  A  neuf 
heures,  M.  le  commandant  Gauvain^  suivi  de  ses  officiers 
et  de  tous  les  matelots  catholiques  du  bâtiment,  vient 
prendre  place  sur  le  fauteuil  qui  lui  a  été  préparé.  Plus 
de  deux  cents  passagers  suivent  l'exemple  des  officiers.  La 
messe  commence;  rAi'emflr?"ss^(?//a  entonné  par  l'un  des  RR. 
Pères  du  Saint-Esprit  est  aussitôt  repris  par  les  voix  mâles 
et  sonores  des  matelots.  Le  Magnificat  fait  suite  à  l'hymne 
de  la  Vierge  et  la  messe  se  termine  avec  les  dernières 
notes  du  cantique  :  Pitié,  mon  Dieu.  Il  faut  avoir  assisté  à 
de  pareils  spectacles  pour  pouvoir  les  comprendre.  Pour 
les  décrire  comme  il  convient,  il  faudrait  la  plume  d'un 
poêle,  et  des  qualités  d'écrivain  auxquelles  je  ne  saurais 
prétendre.  L'enthousiasme  était  général;  la  rehgioncatho- 


—  -107  — 

ligue  s'imposait  d'elle-même  aux  pins  imliffdrents.  Je  liens 
à  reconiuiKre  ici  que  c'est  tout  spécialement  à  M.  le  com- 
mandant de  VIruouaddy  et  à  son  second,  M.  Girard,  que 
nous  devons  ce  petit  triomphe. 

Jeudi  2  novembre.  —  La  cérémonie  d'hier  n'a  pas  été 
sans  faire  impression  même  sur  les  pro4estauts.  Une  jeune 
dame  anglaise  témoigne  le  désir  de  se  faire  instruiî'e  dans 
la  religion  calholiquo.  J'engage  la  sœur  François-Xavier 
à  se  mettre  en  rapport  avec  elle.  Elle  commence  aussitôt 
son  ministère  de  missionnaire,  et  tout  me  fait  espérer 
qu'elle  ne  perdra  pas  son  temps,  en  cherchant  à  rame- 
ner au  bercail  cette  pauvre  brebis  égarée.  Dans  la  journée 
d'hier,  nous  avons  vu  de  loin  les  minarets  de  Rosseïs,  sur 
les  côtes  d'Abyssinie.  C'est  dans  les  vastes  dé?erls  qui  s'é- 
tendent entre  Sue/C  et  Kosscïs  que  se  trouve  cetle  Ihé- 
baïde  si  fameuse  dans  l'iiistoire  érémitique.  C'est  là  que 
se  sont  sanctifiés  les  Paul,  les  Antoine,  les  Pacôme  et  tant 
d'autres  pieux  solitaires  dont  on  retrouve  encore,  dit-on, 
les  grottes  taillées  dans  le  roc.  C'est  dans  ces  mêmes  pa- 
rages, mais  plus  vers  le  nord,  vis-à-vis  la  vallée  de  Bédia, 
que  les  Israélites  passèrent  la  mer  Rouge  à  pied  sec.  Vers 
six  heures  du  soir,  nous  passons  vis-à-vis  d'iiedjaz,  qui 
sert  de  port  à  la  Mecque,  située  dans  un  vallon  stérile,  à 
une  cinquantaine  de  kilomètres  de  la  mer. 

Vendredi  3  novembre.  —  Les  rochers  arides  de  Moka 
se  dessinent  à  l'horizon.  Autant  que  je  puis  m'en  ren- 
dre compte  d'aussi  loin,  on  n'y  distingue  pas  la  moindre 
trace  de  végétation.  Un  voyageur  m'aflirme  que  le  café 
qu'on  y  récolte  ne  suftirait  pas  à  vingt  personnes  pendant 
huit  jours,  mais  que  les  planteurs  des  environs  d'Ade.n 
ont  bien  soin  d'expédier  leur  café  en  Europe  sous  le  titre 
de  café  de  Moka.  Qu'on  dise  encore,  après  cela,  que  le 
nom  ne  fait  rien  à  la  chose  ! 

Samedi  4  novembre.  —  Je  suis  réveillé  dès  quatre 


—  108  — 

heures  du  raaliu  par  les  cris  des  matelols  se  rendant  à 
leur  poste  pour  le  mouillage.  Nous  voilà  à  Aden...  A  peine 
avons-nous  jeté  l'ancre,  que  nous  nous  voyons  entourés 
d'une  multitude  de  petites  barques  de  l^jSO  de  long,  sur 
O'^jSS  de  large,  montées  par  de  petits  négrillons,  qui  ne 
cessent  de  nous  crier  à  tue-tète  :  A  la  mer  !  A  la  mer  !  Mon 
voisin  me  dit  qu'ils  passeront  là  toute  la  journée  et  qu'ils 
ne  déguerpiront  que  lorsquer/rflowac?c?y  aura  levé  l'ancre. 
C'est  un  plaisir  de  les  voir  se  précipiter  au  fond  de  la 
mer  pour  aller  chercher  la  pièce  de  monnaie  que  quelque 
passager  leur  a  jetée.  Nous  avons  tout  le  loisir  de  con- 
templer les  positions  formidables  que  l'Angleterre  a  su  se 
ménager  à  Aden.  Depuis  Périm  jusqu'à  Aden,  on  peut 
dire  que  l'on  se  trouve  enfermé  dans  une  forteresse  an- 
glaise. Périm  cependant  n'aurait  pas  tous  les  avantages 
qu'on  veut  bien  lui  attribuer.  On  prétend  que  sa  forteresse 
commande  le  détroit.  Cela  est  faux,  s'il  faut  en  croire  les 
marins,  car  en  doublant  le  cap  ou  peut  parfaitement  se 
mettre  à  l'abri  de  ses  canons.  Pour  Aden,  elle  ressemble 
plus  à  une  prison  d'Elat  qu'à  une  ville.  Encaissée  entre 
d'énormes  rochers  presque  à  pic,  elle  est  entourée  d'une 
ceinture  de  canons  anglais,  qui,  en  moins  d'une  demi- 
heure,  l'auraient  réduite  en  cendres  au  moindre  soulève- 
ment. La  ville  proprement  dite  se  trouve  à  6  kilomètres 
àQ  Steamer- Point,  port  d'Aden.  Elle  a  15000  habitants 
environ,  et  une  église  catholique  desservie  par  les  RR. 
Pères  Franciscains.  Les  sœurs  du  Bon-Pasteur  y  ont  un 
couvent  attenant  à  l'église  cathohque. 

On  ne  peut  descendre  à  Aden  sans  aller  voir  les  fa- 
meuses citernes,  la  seule  et  unique  curiosité  que  l'on  ren- 
contre dans  ces  pays.  Nous  y  fûmes  en  compagnie  du 
R. P.  Supérieur  de  la  mission.  Là,  du  moins,  on  rencontre 
quelque  verdure,  et  une  certaine  fraîcheur  qui  pourrait 
n'être  pas  sans  danger,  si  l'on  ne  prenait  des  précautions. 


—  109  — 

L'eau  manquanl  complètement  à  Aden,  depuis  un  temps 
assez  long,  nous  avons  trouvé  les  citernes  vides  ;  la  plus 
grande  d'entre  elles  peut  contenir  jusqu'à  4  millions 
de  gallons  anglais.  En  revenant  d'Adcn  à  Stcamor-Point, 
je  faillis,  malgré  moi,  trouver  un  gîte  tout  autre  que  le 
numéro  93  de  Vlraouaddi/;  il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que 
de  m'cnvoyer  coucher  en  prison.  Mon  filou  de  cocher,  ne 
voulant  pas  se  contenter  des  10  francs  que  je  lui  payais 
pour  sa  voiture,  appela  la  police,  qui  sans  autre  forme  de 
procès  voulut  m'emmener  au  gaol.  Je  pris  ma  plus  grosse 
voix  pour  en  appeler  an  consul  français...  Je  ne  sais  com- 
ment l'affaire  se  serait  terminée,  si  l'un  des  officiers  de 
VJraouaddy,  retournant  à  bord,  ne  m'eût  pris  dans  sa  cha- 
loupe. A  neuf  heures  du  soir  nous  levons  l'ancre  et  nous 
quittons  Aden. 

Dimanche  5  novembre.  —  Que  faire  en  un  gîte,  à 
moins  que  l'on  ne  songe  ?  disait  le  bon  La  Fontaine.  —  Je 
me  trouve  un  peu  seul,  <lepuis  le  départ  des  Pères  du 
Saint-Esprit.  J'ai  pris  dans  ma  cabine  le  prêtre  espagnol. 
C'est  lui  qui  m'a  assisté  ce  maliu  à  la  messe  sur  le  pont. 
Pour  la  première  fois  nous  voyons  apparaître  dans  le  ciel 
la  croix  du  Sud.  La  nuit  est  calme,  la  mer  tranquille,  des 
myriades  d'étoiles  se  reflètent  dans  les  eaux  de  la  mer. 
C'est  superbe. 

Lundi  G  novembre.  —  Les  coqs  du  navire  m'ont  ré- 
veillé à  temps  pour  que  je  puisse  assister  au  lever  du 
soleil.  Il  est  cinq  heures  et  demie  :  un  nuage  sombre 
indique  la  place  où  bientôt  le  soleil  va  se  montrer.  11  de- 
vient d'un  rouge  pourpre...  Le  soleil  se  montre,  ou  plutôt 
trois  et  même  quatre  soleils  se  montrent  en  même  temps. 
Impossible  de  distinguer  quel  est  le  véritable,  jusqu'au 
moment  où,  s'élevant  dans  l'espace,  ils  semblent  se  con- 
fondre pour  ne  plus  former  qu'un  seul  disque  lumineux. 
—  Un  autre  phénomène  non  moins  intéressant,  c'est  celui 


—  110  — 
qu'il  nous  est  donné  de  voir  Ions  les  soirs,  après  le  cou- 
cher du  soleil.  Nous  nageons  dans  une  mer  de  feu.  L'eau 
est  si  phosphorescente,  qu'à  la  moindre  agitation  nous  la 
voyons  s'entlammer.  De  distance  en  distance  des  gerbes 
de  lumière  semblent  sortir  du  fond  de  la  mer  et  illumi- 
nent pendant  quelques  instants  foule  la  surface  des 
eaux,  c'est  un  véritable  fou  d'artifice.  — Vers  les  deux 
heures  de  l'après-midi,  nous  doublons  Socotora.  Celte  île, 
l'un  des  premiers  théâlres  du  zèle  de  saint  François-Xavier 
paraît  avoir  150  kilomètres  de  long  sur  25  seulement  do 
large.  On  n'y  dislingue  autre  chose  que  des  rochers  arides, 
et  on  a  de  la  peine  à  comprendre  comment  des  êtres  hu- 
mains peuvent  vivre  dans  un  pareil  enfer.  On  dit  cepen- 
dant que  la  population  de  l'île  compte  environ  7000  habi- 
tants, presque  tous  d'origine  arabe. 

Mardi  7  novembre.  —  Le  temps  est  à  l'orage  :  noua 
avons  eu  pendant  la  nuit  des  pluies  torrentielles;  la  mer 
est  un  peu  houleuse,  le  mal  de  mer  reparaît  à  bord.  Nous 
voilà  au  seizième  jour  de  notre  navigation,  et  tous  les 
jours  nous  avons  eu  le  bonheur  d'avoir  la  sainte  Messe. 
Nous  ignorons  toujours  ce  qu'est  le  mal  de  mer. 

Mercredi  8  novembre.  —  On  rencontre  de  singuliers 
personnages  en  voyage.  Figurez-vous  qu'aujourd'hui,  à 
table,  un  quidam  (il  était  Français),  qui  respecte  beaucoup 
la  liberté  des  opinions,  est  venu  me  dire  que,  grâce  à  la 
réflexion,  il  était  arrivé  à  ne  plus  croire  à  rien.  On  lui  fit 
remarquer  fort  à  propos  que  nous  avions  à  bord  une 
foule  de  bipèdes  et  de  quadrupèdes  qui  pratiquaient  la 
même  religion,  mais  qu'ils  avaient  le  bon  esprit  de  ne 
pas  s'en  vanter. 

Jeudi  9  novembre.  —  La  chaleur  nous  fait  une  rude 
guerre  abord.  Nos  Chinois  ont  beau  secouer  leurs  vastes 
éventails,  ils  ne  peuvent  arriver  à  rendre  le  salon  et  les 
cabinets  habitables.  Nous  sommes  par  9^37'  de  latitude 


-  111  — 

nord  et  G-1"1G'  de  longitude  est,  à  840  milles  de  Poinle- 
de-Galies.  La  mousson  qui  souffle  du  nord-est  relardo 
considérablement  la  marche  du  navire.  Je  doute  que 
nous  puissions  arriver  à  Galles  avant  dimanche  soir. 

Vendredi  10  novembre.  —  On  me  dit  que  nous  avons 
eu  une  tompète  pendant  la  nuit.  Ce  ma-tin,  en  me  levant, 
j'étais  tout  étonné  de  voir  tout  le  monde  malade.  Pour 
me  consoler  de  n^avoir  pas  assisté  à  ce  spectacle,  le  ca- 
pitaine m'en  promet  une  seconde  édilion  pour  ce  soir.  Le 
vaisseau  est  très-agité,  et  pour  se  rendre  d'un  endroit  à 
un  aulre,  on  se  voit  obligé  de  faire  maint  circuit,  trop 
heureux  encore  si  l'on  s'en  tire  en  marchant  sur  les  deux 
pieds. 

Samedi  M  novembre.  — La  tempête  annoncée  n'a  pas 
manqué  son  coup;  elle  nous  arrive  ce  matin.  Malgré  les 
efforts  que  je  fais  pour  garder  mon  sérieux,  je  ne  puis  me 
contenir  davantage,  en  songeant  au  bénéfice  que  le  mal 
de  mer  apporte  aux  marchands  d'eau  de  Cologne.  Nos 
Hollandaises  et  nos  Anglaises  s'en  servent  à  profusion  ; 
les  salons,  les  cabines,  le  pont,  tout  en  est  empesté.  Fort 
heureusement,  nous  ne  sommes  pas  fort  éloignés  de 
Ceylan. 

Dimanclie  1:2  novembre.  —Terre!  terre!  Voilà  Cey- 
lan I...  Je  tombe  à  genoux  sur  le  pont  et,  aidé  de  M.  Gi- 
rard, j'entonne  YAve  maris  Stella.  Personne  n'y  trouve 
rien  à  redire,  vu  que  je  suis  presque  le  seul  passager  que 
le  mal  de  mer  ait  respecté.  Je  descends  dans  ma  cabine, 
et  malgré  le  roulis  et  le  tangage,  je  me  hasarde  à  dire  la 
sainte  Messe.  C'était  une  messe  d'action  de  grâces,  la 
vingtième  et  dernière  que  je  disais  à  bord  de  VIraouaddi/, 
Tous  les  jours  de  notre  navigation,  sans  exception,  nous 
avions  eu  le  bonheur  de  la  dire  ;  il  était  juste  de  son» 
ger,  avant  tout,  à  remercier  Dieu  d'un  si  heureux 
voyage. 


__  112  — 

A  dix  heures,  nous  entrons  dans  le  port  de  Galles;  le 
navire  s'arrête  et  se  voit  aussitôt  entouré  d'une  multitude 
de  petite?  pirogues  longues  de  7  à  8  mètres  et  larges  de 
O^jSo  à  0",30  seulement.  A  peine  arrivés,  on  nous  remet 
des  lettres  de  M^'  Bonjean,  du  P.  Duffo  et  des  sœurs  de 
la  Sainte-Famille,  de  Rurunegala.  M.  Ruinât,  agent  des 
Messageries,  faisant  les  fonctions  de  consul  français  à 
Galles,  me  demande  par  mon  nom  dans  le  navire  ,  qu'il  a 
abordé  en  chaloupe,  et  me  transmet  les  instructions  qu'il 
a  reçues  de  Monseigneur,  touchant  la  dernière  partie  de 
notre  voyage.  Ce  monsieur  se  montre  envers  nous  d'une 
bonté  et  d'une  courtoisie  qui  va  jusqu'à  prévenir  nos 
moindres  besoins.  Descendus  à  terre,  nous  trouvons  son 
domestique  et  sa  voiture  à  notre  disposition  pour  nous 
conduire  h  la  mission  catholique.  Nous  y  sommes  reçus 
parle  hon  P.  Bergeretti,  véritable  type  du  religieux  mis- 
sionnaire. Dès  le  premier  instant,  nous  sonmies  en  fa- 
mille. Le  soir,  le  R.  Père  me  fait  inaugurer  mon  ministère 
sur  la  terre  ceylanaise,  en  donnant  la  bénédiction  à  son 
troupeau  de  catholiques,  réunis  dans  la  magnifique  éghse 
que  son  prédécesseur  a  fait  bûtir  à  Galles. 

Lundi  13  novembre.  —  Après  la  messe,  nous  allons, 
les  sœurs  et  moi,  rendre  visite  à  M.  Ruinât.  Nous  nous  en- 
tendons ensemble  pour  notre  départ  de  Galles.  De  là,  nous 
nous  rendons  à  la  douane  pour  en  retirer  nos  bagages. 

Ici  commencent  les  revers  de  la  médaille  :  après 
m'avoir  bien  et  dûment  demandé  le  prix  des  caisses  que 
nous  apportions  de  France,  après  m'avoir  fait  courir  pen- 
dant près  de  deux  heures  de  bureau  à  bureau  et  m'avoir 
demandé  cinquante-six  fois  mon  nom,  ils  finirent  par  me 
fairepayer  10  pour  100  de  droits  sur  les  sommes  que  j'avais 
déclarées.  Quarante-six  roupies  y  passèrent.  Le  soir,  je 
reçois  un  télégramme  de  Monseigneur,  qui  me  dit  de  me 
rendre  aussitôt  à  Rurunegala. 


—  H3  — 

Mardi  14  novembre.  — La  journée  se  passe  à  prendre 
les  dispositions  nécessaires  pour  le  départ,  k  expédier  les 
bagages  à  Coloiubo,  et  à  arrêter  nos  places  dans  le  coac/i. 
Le  soir,  le  P.  Bergeretti  me  conduit  chez  un  fervent  ca- 
tholique, descendant  des  anciens  rois  cingaiais,  baptisé 
par  nos  Pères  dans  les  commencements  de  la  mission  de 
Ceylan.  C'est  Tun  des  modliars  du  pays',  c'est-à-dire  une 
espèce  de  sous-préfet.  C'est  la  plus  haute  charge  que  les 
indigènes  puissent  ambitionner  sous  le  gouvernement  do 
Sa  Majesté  Britannique. 

Mercredi    15    novembre.  —  Départ  pour  Colonibo,  à 
six  heures  du  matin.  Nous  payons  la  modique  somme  de 
G2  francs  par  personne  pour  faire  le  voyage  de  Galles  ;"i 
Colombo.  En  France,  on  parcourrait  une  distance  deux 
fois  aussi  grande  pour  10  francs.  Nous  entrons  entin  dans 
le  cœur  de  cet  Éden,  véritable  paradis  terrestre,  où  toutes 
les  magnificences  de  la  création  semblent  s'être  donné 
rendez-vous  pour  étonner  le  voyageur  par  leur  nombre 
et  leur  variété.  Oh!   que   l'on  connaît  mal  Ceylan  en 
France!  Il  faudrait  le  pinceau  du  peintre  plutôt  que  le 
crayon  du  voyageur  pour  tracer  le  tableau  fidèle  des 
beautés  naturelles  de  ce  pays  où  l'on  voit  à  chaque  pas 
les  inventions  de  la  civilisation  moderne  s'élever  sur  des 
ruines  vingt  fois  séculaires.  La  route  qui  conduit  de  Galles 
à  Colombo  s'avance  presque  en  ligne  droite  sur  la  lisière 
de  la  forêt,  entre  TUcéan  d'un  côté,  et  les  arbres  de  la 
forêt  de  l'autre.  Le  voyageur  qui,  pour  la  première  fois, 
parcourt  ces  régions  éloignées,  ne  peut  se  rassasier  do 
contempler  cette  belle  nature  tout  à  la  fois  gracieuse, 
sauvage  et  grandiose.  La  route  elle-même  est  des  plus 
pittoresques.  Le  paysage  change  à  chaque   pas  :  tantôt 
c'est   le  cocotier    qui   semble  vouloir  porter  jusqu'aux 
nues  sa  couronne  de  fruits,  tantôt  c'est  le  palmier  qui 
étend  ses  larges  feuilles  au-dessus  de  nos  têtes,  comme 

T.  XT.  8 


—  H4  — 

pour  nous  garantir  contre  les  rayons  trop  ardents  du  so- 
leil. Tantôt  encore  c'est  le  bananier  qui  s'incline  sous  le 
riche  fardeau  de  ses  fruits,  ou  qui,  dégagé  de  ses  grap- 
pes, s'élance  dans  les  airs  pour  former  à  une  certaine 
hauteur  un  parasol  naturel  à  l'ombre  duquel  le  voyageur 
peut  en  toute  sûreté  se  laisser  aller  au  sommeil,  sans 
crainte  d'être  importuné  par  le  soleil.  De  Galles  à  Co- 
lombo, on  compte  vingt-cinq  lieues  environ;  nous  fîmes 
ce  trajet  en  dix  heures,  et  le  soir,  à  cinq  heures,  une  voi- 
ture venait  nous  prendre  au  Post-office  pour  nous  con- 
duire chf'Z  M«''  SiLLANi,  vicaire  apostolique  de  Colombo. 
Nous  y  fûmes,  reçus  comme  des  frères  ;  je  logeai  à  l'Evê- 
ché;  les  Sœurs  passèrent  la  nuit  au  couvent  des  Sœurs 
du  Bon-Pasteur,  qui  se  trouve  à  côté  du  palais  épisco- 
pal.  Vers  les  sept-heures  du  soir,  j'y  reçus  la  visite  du 
disciple  du  P.  Chounavel,  qui  m'engageait  à  aller  passer 
quelques  jours  avec  lui  à  Vennapuraï.  Malgré  le  vif  désir 
que  j'avais  de  faire  connaissance  avec  ce  cher  Père,  je 
me  vis  obligé  de  refuser,  mon  départ  pour  Kornegalle 
étant  fixé  au  lendemain  malin. 

Jeudi  16  novembre.  —  A  sept  heures,  nous  quittons 
Colombo  pour  nous  rendre  à  Polgahawhéla,  et  y  prendre 
la  voiture  pour  Kornegalle.  Le  pays  que  l'on  parcourt 
ainsi  en  chemin  de  fer  est,  sans  contredit,  le  plus  beau 
de  l'île.  Le  cannellier  embaume  l'air  de  ses  parfums,  et 
mille  tleurs  variées  tapissent  agréablement  le  penchant 
des  collines  et  le  fond  de  la  vallée.  Le  train  nous  emporte 
avec  une  vitesse  presque  vertigineuse  ;  les  panoramas 
les  plus  divers  se  déroulent  presque  en  même  temps 
devant  nous.  Les  amateurs  de  la  belle  nature  trouveraient 
ici  de  quoi  satisfaire  leur  goût  du  sauvage  et  du  gran- 
diose. A  neuf  heures  et  demie  du  matin,  nous  arrivons  à 
Polgahawhéla  ;  il  nous  reste  dix  milles  à  parcourir  avant 
d'être  à  Kornegalle.  Le  coach  nous  y  transporte  en  deux 


—  115  - 

heures  et  nous  dépose  à  quelques  pas  du  couvent  des 
Sœurs  de  la  Sainte-Famille,  que  notre  airiviîc  piuprend 
d'autant  plus  agréablement  qu'elles  ne  nous  attendaient 
plus.  Le  P.  Di'FFO  accourt  à  la  hâte  :  c'est  le  premier 
Oblat  que  je  trouve  sur  la  terre  de  Ceylan  ;  aussi,  je  vou8 
laisse  à  deviner  les  sentiments  de  joie  et  de  bonheur  qui 
débordaient  do  mon  cœur,  en  donnant  l'accolade  fra- 
ternelle à  ce  frère  bicn-aimc  dont  les  traits  m'étaient  in- 
connus, mais  qui  depuis  longues  années  combat  dans  les 
ranjçs  de  ceux  au  milieu  desquels  la  Providence  m'appello 
à  prendre  place.  Nous  trouvâmes  ce  bon  Père,  nouveau 
Néhémias,  le  glaive  d'une  main,  la  truelle  de  l'autre;  lui 
anssi,  il  a  eu  l'avantage  de  rencontrer  sur  son  «•.liemin  un 
autre  Bompas.  Le  révérend  Hencoq  (quel  nom  pour  un  mi- 
nistre protestant!),  le  révérend  lïencoq  lui  fait  une  guerre 
acharnée.  Si  le  Père  fait  maigre  le  vendredi,  c'est  par 
sensualité;  s'il  se  montre  zélé  pour  la  conversion  des 
bouddhistes,  c'est  l'esprit  de  parti  qui  le  fait  agir,  etc., 
etc.  Je  n'en  finirais  pas,  si  je  voulais  rapporter  toutes  les 
inventions  du  révérend  ministre  pour  faire  tomber 
l'œuvre  du  P.  Duffo.  Heureusement,  ce  cher  Père 
n'est  pas  homme  à  se  laisser  démonter  pour  si  peu  do 
chose. 

Le  ministre  a  beau  faire,  le  bishop  a  beau  multiplier 
ses  visites,  l'œ.nvre  du  P.  Duffo  continue  à  aller  son 
train,  et  quoi  que  fassent  ses  adversaires,  il  finit  toujours 
par  avoir  raison  de  tous.  Les  protestants  eux-mêmes 
admirent  son  orphelinat  et  le  couvent  des  sœurs  do  la 
Sainte-Famille.  Cinquante-quatre  jeunes  gens  de  sept 
à  quinze  ans  forment  la  couronne  de  ce  Père,  qui  a  à 
pourvoira  tous  leurs  besoins.  Il  aurait  un  personnel  plus 
considérable  si  l'exiguïté  du  local  ne  l'avait  forcé,  jus- 
qu'ici, à  renvoyer  un  certain  nombre  do  postulants. 
Cette  difficulté  sera  levée  dans  quelques  mois,  lorsque  le 


—  H6  — 

Père  aura  achevé  le  magnifique  orphelinat  qu'il  est  en 
train  de  construire. 

A  sept  heures,  la  communauté  se  réunit  à  la  chapelle, 
au  son  de  la  clocbe,  et  nous  récitons  l'office  en  chœur  : 
le  P.  DuFFO  présidait,  je  faisais  choriste.  Au  souper,  le 
Père  Supérieur  donna.  Deo  grattas,  cela  se  comprend; 
devinant  mon  attrait  pour  la  musique,  il  me  surprit  agréa- 
blement en  me  procurant  ensuite  le  plaisir  d'entendre  le 
cantique  :  Dieu  de  clémence,  chanté  en  français  par  l'un  des 
orphelins.  C'était  charmant  !  Les  deux  jours  suivants  se 
passèrent  à  visiter  les  belles  choses  de  Rornegalle  et  à 
rendre  visite  à  quelques  familles  européennes  qui  habi- 
tent cet  Eden.  Nous  y  rencontrâmes  une  famille  française. 
C'est  bien  le  cas  de  dire  qu'on  rencontre  partout  les  Fran- 
çais ;  volontiers,  je  leur  appliquerais  lo  proverbe  tamoul 
qui  dit  qu'il  est  aussi  difficile  de  rencontrer  un  endroit 
sans  corbeaux  qu'un  village  sans  musulmans.  Dans  la 
soirée  du  18,  nous  fûmes  visiter,  en  compagnie  d'un 
excellent  catholique  hollandais,  le  fameux  temple  de 
Bouddha,  qui  se  trouve  à  mi-côte  du  rocher  qui  do- 
mine la  ville  de  Rornegalle.  Conduits  par  un  prêtre 
bouddhiste  en  robe  jaune,  nous  pénétrâmes  dans  cet 
antre  obscur,  taille  dans  le  roc  et  ne  recevant  le  jour 
que  par  la  porte  d'entrée.  Le  grand  papa  Bouddha  était 
assis  sur  une  grosse  pierre,  le  dos  appuyé  au  rocher  et 
entouré  de  légions  de  petits  bouddhas.  C'est  une  statue 
informe  en  bois  ou  en  pierre,  je  ne  sais  trop,  ornée  de 
signescabalisliques,  dorée  sur  toutes  les  coulures,  chargée 
de  couleurs  rouges,  vertes,  etc.  L'autel  des  oÛVandes  se 
trouve  au  pied  de  la  statue:  c'est  une  énorme  pierre, 
toujours  couverte  de  fleurs  blanches  très-odoranles,  que, 
pour  cette  raison,  on  appelle  fleurs  de  Bouddha.  C'est  la 
seule  ollVande  que  Bouddha  exige  de  ses  dévots  adora- 
teurs. En  descendant  la  côte,  nous  vîmes  à  quelque  dis- 


—  i\l  — 

lance  devant  nous  le  fameux  (alipot  pnlni,  l'arbre  sacrtj 
de  Douddlia.  Cet  arbre  à  feuilles  gigantesques  ne  fleurit 
que  tous  Jes  tienle  ans  envirou.  Il  est  du  genre  des  pal- 
miers et  paraît  n'être  pas  très-répandu,  même  dans  co 
pays.  Nous  n'en  vîmes  que  deux  dans  tout  le  voyage  de 
Galle  à  Kornegalle.  Les  bouddhistes  so  servent  de  ses 
feuilles  pour  leurs iivressacrés.  Ils  écrivent  sur  ces  feuilles 
avec  un  stylet  de  fer^  et  les  caractères  ainsi  tracés  sont  inef- 
façables. Une  autre  singularité  du  culte  bouddhique,  c'est 
l'usage  où  sont  les  prêtres  bouddhistes  de  planter  tout 
autour  de  leur  bonzerie  ou  séminaire  de  grands  mûts 
surmontés  de  banderoUes  où  sont  écrites  des  formules  de 
prières.  Nous  en  vîmes  plus  de  dix  au  sommet  du  rocher 
où  se  trouve  la  bonzerie  de  Kornegalle;  suivant  eux, 
lorsque  le  vent  agile  ces  banderoUes,  leurs  prières  sont 
aussi  agréables  à  Bouddha  et  aussi  efficaces  que  s'ils  les 
prononçaient  eux-mêmes;  on  conçoit  qu'ils  trouvent  celte 
manière  de  prier  très-commode  ;  aussi  ont-ils  inventé, 
au  dire  de  mon  cicérone,  des  appareils  de  prières  qu'ils 
mettent  en  mouvement  au  moyen  de  manivelles. 

Le  dimanche  que  nous  passâmes  àKornegalle  fut  un  jour 
de  fête  pour  la  population  catholique.  C'est  un  événe- 
ment dans  ce  pays  que  l'arrivée  d'un  nouveau  mission- 
naire, surtout  quand  ce  missionnaire  vient  d'Europe. 
Aussi  depuis  neuf  heures  du  matin  jusqu'à  sept  heures  du 
soir  la  maison  du  P.  Duffo  fut-elle  constamment  pleine 
de  monde.  Chacun  voulait  voir  le  nouvel  arrivé  et  surtout 
lui  parler.  On  me  faisait  des  saluts  jusqu'à  terre,  et  malgré 
ma  bonne  volonté,  j'eus  bien  de  la  peine  parfois  à  garder 
mon  sérieux,  surtout  lorsqu'en  l'absence  duP.Di'FFOjil  me 
fallait  tout  seul  subir  la  harangue  de  ces  parleurs  infati- 
gables. Alors,  abordant  le  premier  venu,  je  lui  posais  la 
question  indispensable  :  Mocodé? {Qac  voulez-vous?)  J'é- 
coutais et  je  faisais  semblant  d'écouter  son  discours,  et 


-  118  — 

quand  je  croyais  qu'il  avait  assez  parle,  je  mettais  fin  à  sa 
harangue  par  un  undaï  (c'est  bien)donblemf;nt  accentué. 
Ils  parlaient  enchantés  du  nouveau  missionnaire,  qui  dès 
le  jour  de  son  arrivée  parlait  si  bien  le  cingalais,  et  moi  je 
courais  me  délasser  de  leurs  ennuyeux  discours  dans  la 
compagnie  du  bon  P,  Duffo,  qui  me  confiait  ses  peines, 
ses  tracasseries,  ses  projets  d'avenir,  en  un  mot,  tout  ce 
qui  peut  intéresser  le  missionnaire. 

Le  lundi  20,  il  fallut  recommencer  la  vie  de  voyageur. 
Ce  qui  me  coûta  le  plus,  ce  fut  de  quitter  ce  bon  P.  Duffo, 
avec  qui  j'avais  passé  quelques  jours  si  heureux.  Il  voulut 
bien  nous  accompagner  jusqu'à  Colombo  et  nous  donna 
deux  de  ses  disciples  pour  nous  suivre  jusqu'à  Jatïna. 
Cinq  de  ses  orphelins,  les  prémisses  de  l'Eglise  de  Candy, 
devaient  partir  avec  nous  pour  le  séminaire.  A  quatre 
heures  du  soir,  nous  étions  tous  à  bord  du  steamer  colonial 
le  Screndib,  après  avoir  failli  dix  fois  nous  noyer  dans  lo 
port  de  Colombo,  pour  nous  rendre  de  la  jetée  à  l'endroit 
où  le  bateau  était  arrêté.  Dès  le  premier  instant,  nous 
nous  aperçûmes  que  nous  n'étions  plus  à  bord  d'un  ba- 
teau français.  Le  lendemain,  jour  de  la  Présentation  de 
la  Sainte-Vierge,  pour  la  première  fois  depuis  le  jour  de 
mon  ordination,  j'eus  la  douleur  de  ne  pouvoir  dire  la 
sainte  messe.  Nous  aurions  pu  facilement  arriver  à  Jaûna, 
le  mardi,  dans  l'après-midi,  mais  nous  passâmes  presque 
toute  la  journée  du  21  dans  le  détroit  de  Pauniben,  pour 
attendre  le  llux,  condition  indispensable  pour  traverser 
ce  détroit.  Le  même  jour,  à  huit  heures  du  soir,  nous 
jetûmes  l'ancre  à  25  milles  de  Jatïna  et  nous  passâmes  là 
la  nuit.  Repartis  le  lendemain,  à  six  heures  du  matin,  nous 
arrivâmes  en  vue  de  JafTna  sur  les  huit  heures.  Un  ba- 
teau-mouche nous  conduisit  à  terre,  où  le  R.P.  Maijroit, 
en  compagnie  du  P.  Gouret  et  du  Fr.  de  Steffanis,  nous 
attendait  pour  nous  conduire  à  l'Evèché.  Nous  fûmes  reçus 


—  119  — 

à  la  chapelle  par  Monseigneur,  entouré  de  tons  les  Pères 
et  Frères  et  des  enfants  du  séminaire.  Un  Te  Dexim  d'ac- 
tions de  grûces  fut  entonné,  et  après  avoir  remercié  Dieu 
de  notre  heureux  voyage  nous  faisions  connaissance  avec 
ceux  d'entre  nos  Pères  qui  habitent  la  maison  de  Jaffna. 
Nous  étions  arrivés  à  destination  un  mois  jour  pour  jour 
après  notre  départ  de  Marseille. 


NOUVELLES  DIVERSES. 

CONSÉCRATION    DE   LA   CHAPELLE    DL'  GRAND  SÉMINAIRE 
DE  FRÉJUS. 

On  lit  dans  la  Semaine  religieuse  du  i6  décembre  : 

Mardi  dernier,  12  décembre,  le  Grand  Séminaire  a  vu 
s'accomplir  dans  ses  murs  une  belle  et  splendide  cérémonie  : 
la  consécration  de  sa  gracieuse  chapelle. 

Construite  par  les  soins  de  M»'  Jordany,  par  les  soins  aussi 
du  R.  P.  Balaïn,  supérieur  de  l'établissement,  lequel  avait 
su  se  procurer,  par  les  saintes  industries  de  son  zèle,  des 
fonds  considérables  pour  sa  décoration,  cette  chapelle  d'abord 
n'avait  été  que  bénite,  il  y  a  quelques  années.  La  voilà  consa- 
crée maintenant,  et  c'est  M»'  Jordany  lui-môme  qui,  par  une 
attention  éminemment  délicate  de  son  digne  et  vénéré  succes- 
seur, a  fait  la  cérémonie. 

Les  deux  prélats,  dans  celte  majestueuse  fonction,  avaient 
autour  d'eux  uue  nombreuse  et  imposante  couronne  de  lévites 
et  de  prùtres.  Il  y  avait  là  le  Chapitre  de  la  cathédrale, 
MM.  les  arcliiprctres,  les  membres  du  clergé  diocésain,  qui 
avaient  autrefois  professé  dans  l'établissement,  et  plusieurs 
autres  prêtres  invités  à  la  cérémonie. 

Les  chants,  les  priùros  du  Pontifical,  les  aspersions  à  l'ex- 
térieur et  à  l'iutéiieur  do  l'église,  les  onctions  sur  les  murs 


—  120  — 

et  sur  l'autel,  les  encensements  et  tous  les  autres  détails  da 
cette  belle  et  auguste  fonction,  se  sont  accomplis  dans  un 
ordre  parfait,  devant  cette  assistance  d'élite,  qui  savait  si 
bien  les  comprendre. 

Le  pontife  consécrateur  a  pu,  malgré  son  âge,  s'acquitter 
sans  trop  de  fatigue  de  sa  longue  et  laborieuse  tâcbe.  Les  con- 
solations que  son  âme  éprouvait  se  reflétaient  sur  son  visage 
et  soutenaient  visiblement  ses  forces  et  son  activité, 

La  consécration  terminée,  la  messe  a  été  célébrée  par 
Ms''  Terris.  Pendant  le  saint  sacrifice,  les  séminaristes  ont 
chanté  plusieurs  motets  en  rapport  avec  la  circonstance. 

Il  était  près  de  midi  quand  on  est  sorti  de  la  chapelle. 
Quelques  moments  après,  tous  les  invités  venaient  s'asseoir 
autour  d'une  table  que  présidaient  les  deux  prélats.  Vers  la 
fin  du  repas,  M^''  Terris  s'est  levé,  et  s'adressaut  à  son  véné- 
rable prédécesseur,  avec  cette  délicatesse  de  pensées  et  cette 
noblesse  d'expression  qui  lui  sont  si  familières,  il  lui  a  porté 
un  toast  que  nous  sommes  heureux  de  pouvoir  reproduire  : 

((  Monseigneur, 

«  L'Eglise  de  Fréjus  semble  prédestinée'à  l'une  des  joies 
les  plus  douces  du  cœur,  la  joie  du  retour.  Quinze  siècles 
écoulés  n'ont  pas  fait  oublier  les  transports  de  joie  qui,  sur 
ce  sol  même,  accueillirent  saint  Léonce,  après  une  longue 
absence.  Vous  étiez  parti  ;  vous  revenez,  Monseigneur,  et  les 
mêmes  transports  vous  reçoivent.  Pouvait-il  en  être  autre- 
ment? 

«  Aussi  bien,  je  sens  que  je  vais  être  applaudi  de  tous,  en 
ce  moment  où,  cédant  à  l'impulsion  de  mon  cœur,  et  usant 
d'un  droit  que  je  considère  comme  l'un  de  mes  plus  précieux 
privilèges,  je  viens  me  faire  l'écho  de  tous  ces  doyens  du 
clergé  de  Fréjus,  de  ce  vénérable  Chapitre,  des  pieux  et 
dignes  directeurs  du  séminaire,  auxquels  je  vois  s'unir  si 
opportunément  les  anciens  professeurs,  et  cette  intéressante 
jeunesse  cléricale,  qui  avait  espéré  travailler  sous  vos  ordres. 
Je  ne  veux  pas  omettre,  dans  l'expression  de  ces  sympa- 


—  121  — 

thiques  ^suffrages,  ceui-là  môme  qui  n'assistent  pas  à  cette 
fête  et  qui  eussent  été,  comme  nous,  si  fiers  et  si  heureux  de 
vous  revoir. 

«  Obéissant  à  la  joie  qui,  ce  matin,  remplissait  nos  âmes 
lorsque  nous  vous  contemplions  dans  le  rajeunissement  do 
votre  santé,  et  que  nous  nous  disions  combien  grand  serait 
notre  bonheur  si  nous  pouvions  vous  revoir  souvent  et  long- 
temps vous  garder  ;  résumant  en  un  seul  mot  tous  ces  senti- 
ments qui  nous  pressent  et  nous  charment,  je  demande  que 
tous  ici  me  fassent  écho,  et  que  nous  acclamions  ensemble 
Monseigneur  Jordany,  toujours  évoque  de  Fréjus.  » 

Ces  paroles  ont  été  suivies  de  lungs  applaudissements  et 
de  chaleureuses  acclamations  à  l'adresse  des  deux  prélats. 
W  Jordany  était  profondément  ému  ;  il  a  répondu  à  peu  près 
en  ces  termes  : 

((  Monseigneur, 

«Je  vous  remercie  bien  des  sentiments  que  Votre  Grandeur 
vient  de  m'exprimer.  Si,  comme  saint  Léonce,  dont  vous  avez 
rappelé  gracieusement  le  retour,  j'ai  quitté  mon  Eglise,  c'est 
que,  vous  le  savez,  mes  forces  ne  répondaient  plus  à  l'ardeur 
do  mon  zèle  et  que  je  sentais  le  besoin  de  remettre  la  hou- 
lette pastorale  à  des  mains  plus  jeunes  et  partant  plus  fortes 
que  les  miennes.  Mes  vœux  ont  été  exaucés,  et  je  suis  tout 
heureux  de  ^voir  cette  antique  et  illustre  Eglise  de  Fréjus, 
que  j'aime  et  que  j'aimerai  toujours,  placée  sous  une  autorité 
aussi  sage  que  la  vùtre.  La  joie  du  retour  est  aussi  pour  moi. 

((  Comme  saint  Léonce,  que  je  me  suis  toujours  proposé 
pour  modèle,  je  me  suis  attaché,  dès  le  début  do  mon  épis- 
copat,  par  les  liens  d'une  indissoluble  affection,  à  File  de 
Lérins,  et  Tune  de  mes  plus  grandes  consolations  a  été  de  ra- 
cheter cette  île,  d'y  établir  de  saints  religieux  et  d'y  voir 
refleurir  les  vertus  d'autrefois.  C'est  là  un  nouvel  attrait  pour 
mon  cœur,  une  nouvelle  cause  de  cette  joie  que  j'éprouve  à 
mon  retour. 

0  Vivez  longtemps.  Monseigneur,  à  la  tête  de  cette  chère 


_  122  — 

Eglise  de  Fréjus.  Vous  y  trouverez,  vous  y  avez  déjà  trouvé 
les  consolations  que  j'y  ai  trouvées  moi-même. 

((  Oui,  vivez  longtemps,  Monseigneur,  à  la  tète  de  ce  beau 
diocèse.  Ici,  le  clergé  n'a  jamais  été  avec  son  évêcjue  qu'un 
cœur  et  qu'une  âme,  et  quand  à  Rome,  au  jour  mémorable 
où  fut  proclamée  comme  dogme  de  foi  Tinfaillibilité  du  Sou- 
verain Pontife,  je  dis  ce  Placet  solennel  dont  je  ne  perdrai 
jamais  le  consolant  souvenir,  tous  mes  prêtres  étaient  d'esprit 
et  de  cœur  avec  moi,  et  ainsi  ce  Placet  n'était  pas  seulement 
le  mien,  c'était  celui  aussi  de  tout  mon  clergé,  et  plus  parti- 
culièrement des  membres  de  ce  vénérable  Chapitre. 

((  Oui,  vivez  longtemps,  Monseigneur,  à  la  tète  de  ce  clergé. 
Je  le  connais  assez  pour  vous  dire  qu'il  acclame  en  ce  moment 
comme  moi  M^""  Terris,  évèque  de  Fréjus  et  Toulon,  m 

Ces  paroles  du  vénérable  et  bien-aimé  prélat  ont  été  cou- 
vertes de  nouveaux  applaudissements  non  moins  chaleureux 
que  les  premiers. 

La  poésie  a  voulu  prêter  son  concours  à  cette  brillante  fête, 
dans  une  pièce  de  vers  intitulée  :  la  Consécration.  L'auteur, 
qui  était  le  R.  P.  Bénédic,  professeur  d'éloquence  sacrée  et 
d'histoire  ecclésiastique,  y  a  chanté,  en  termes  magnifiques  et 
pompeux,  la  grande  et  belle  cérémonie  du  matin  et  le  cen- 
tième anniversaire  de  la  fondation  de  l'établissement,  second 
objet  de  la  fête  qu'on  célébrait  en  ce  jour.  Le  grand  séminaire 
de  Fréjus,  en  effet,  a  été  construit  en  1776. 

Puis,  M.  le  chanoine  Terris  s'est  fait  à  son  tour  l'interprète 
des  sentiments  de  tous  dans  de  beaux  vers  provençaux. 

Dans  l'après-midi,  il  y  a  eu  office  pontifical,  célébré  par 
Ms""  Jordany.  L'office  a  été  suivi  d'un  éloquent  discours  pro- 
noncé par  le  R.  P.  Boeffard,  de  la  Congrégation  des  Oblats  de 
Marie  Immaculée. 

L'orateur,  prenant  pour  texte  ces  paroles  de  Dieu  à  Salo- 
mon  dans  le  second  livre  des  Paralipomènes  :  Elegi  locutn 
istum  mihi  in  domum  sacrificii  (J'ai  choisi  ce  lieu  pour  moi 
comme  une  maison  de  sacrifice),  en  a  fait  la  plus  heu- 
reuse application  au  temple  qui  venait  d'être  consacré  et  aux 


—  123  — 

prêtres  dont  les  murs  de  ce  temple  étaient  appelés  à  voir  la 
consécration. 

Dieu,  a-t-il  dit,  est  le  maître  absolu  de  toutes  choses  ; 
mais  quand  l'Eglise  veut  consacrer  à  ce  Maître  adorable  une 
créature  quelconque^  une  portion  de  la  matière  de  ce  vaste 
univers,  de  manière  qu'elle  devienne  j)lus  particulièrement 
la  propriété  de  Dieu^  la  chose  de  Dieu,  et  qu'elle  ne  puisse 
plus  sans  injustice,  sans  sacrilège,  s'employer  à  autre  chose 
qu'à  procurer  sa  gloire,  elle  la  sépare  d'abord  de  tout  objet 
profane  par  sa  bénédiction,  puis  elle  la  transforme,  la  surna- 
turalise par  un  second  acte  qu'on  appelle  la  sonctification  ; 
puis  enfin,  par  un  dernier  acte,  qui  est  la  consécration  propre- 
ment dite,  elle  en  fait  la  propriété  même  de  Dieu. 

Nous  voyons  ces  trois  actes  dans  la  consécration  de  nos 
églises.  Le  pontife  debout  au  milieu  de  l'édifice  qui  va  deve- 
nir la  maison  de  Dieu,  prie  le  Seigneur  de  bénir,  de  sancti- 
fier, de  consacrer  le  temple  et  l'autel  ;  Ut  ecclesiam  et  altare 
hoc  benedicere,  sanctificare  et  consecrare  digneris.  Il  y  a  ici 
bénédiction,  sanctification,  consécration.  L'édifice  est  séparé 
de  tout  objet  profane,  il  est  transformé,  il  passe  dans  un 
ordre  de  choses  surnaturel  et  divin,  il  devient  proprement  la 
maison  de  Dieu.  Flegi  locum  istum  yniki.  Il  est  marqué  par- 
tout du  sceau  de  Dieu,  qui  est  le  signe  de  la  croix.  Les  murs, 
le  pavé,  chaque  pierre  de  l'édifice  devra  proclamer  sa  gloire. 
Les  saints  y  viennent  alors  par  leurs  reliques,  ils  y  sont  chez 
eux,  parce  que  c'est  la  maison  de  leur  Père  ;  l'autel  du  sacri- 
fice y  est  dressé,  l'agneau  sans  tache  y  est  immolé  tous  les 
jours,  et  tous  les  jours  aussi  les  .Vmes  généreuses  viennent 
s'y  immoler  avec  lui.  In  domum  sacinficii. 

Dans  la  consécration  des  prêtres,  le  pontife  opère  les  mômes 
actes.  Tandis  que  les  jeunes  lévites  élus  pour  le  .sacerdoce 
sont  prosternés  sur  le  pavé  du  temple,  le  pontife  les  bénit, 
les  sanctifie,  les  consacre.  Ut  hos  electos  benedicere,  sanctifi- 
care et  consecrare  digneris.  Dès  lors  ils  ne  s'appartiennent 
plus,  leurs  mains  sont  marquées  du  sceau  de  la  croix  ;  ils  no 
doivent  plus  s'employer  qu'à  la  gloire  de  Diou  ;  ils  devien- 
nent les  hommes  do  Dieu,  ses  coopérateurs,  ses   représen- 


—  124  — . 

tants,  les  hommes  de  la  prière,  les  hommes  du  sacrifice. 

Nous  regrettons  vivement  de  ne  pouvoir  suivre  comme 
nous  le  voudrions,  dans  €e  simple  exposé,  les  riches  et  magni- 
fiques développements  que  l'orateur  a  donnés  à  ces  grandes 
et  belles  pensées,  qui  on  t  été  comme  le  canevas  de  son  discours. 

Le  salut  du  Saint-Sacrement  a  terminé  l'office  du  soir,  et 
une  brillante  illumination  cette  délicieuse  fête,  dont  tous  les 
détails  avaient  été  si  bien  ordonnés  par  le  R.  P.  supérieur  de 
la  maison  et  par  ses  dignes  collaborateurs. 


FÊTE  DU  17  JANVIER  A  PONTMAIN. 

Sixième   anniversaire    de    l'Apparition. 

La  fête  du  17  janvier  à  Pontmain  a  pris  celte  année  un 
caractère  tout  spécial  de  solennité  et  de  piété  admirable. 
Contrariée  par  une  pluie  continuelle,  celte  fête  ressem- 
blait à  l'époque  que  traversent  l'Eglise  et  notre  pays.  Les 
bons  deviennent  meilleurs  :  rien  ne  les  arrête  ;  les  épreuves 
ne  les  ébranlent  pas,  et  malgré  la  tempête,  malgré  le  dé- 
sordre des  esprils,  ils  restent  fidèles,  et  leur  élan  paraît 
d'autant  plus  beau  qu'il  est  contrarié  par  plus  d'obstacles. 
L'inclémence  du  ciel  n'avait  pas  arrêté  les  pèlerins.  Dès 
la  veille,  Ms'  l'évêque  de  Laval  fut  reçu  au  son  des 
cloches,  par  une  foule  nombreuse  que  le  dévouement 
et  le  zèle  du  pieux  Pontife  semblaient  réjouir  et  consoler 
des  fatigues  de  la  route.  Bientôt  les  exercices  du  pèleri- 
nage commencèrent;  à  la  lueur  des  cierges,  Monseigneur, 
précédé  de  deux  longues  files  de  pèlerins,  partit  en  pro- 
cession de  l'église  paroissiale  à  la  nouvelle  basilique  qui 
se  dressait  dans  l'ombre  comme  une  sorte  d'apparition 
grandiose,  et  semblait  rappeler  majestueusement  Tappa- 
rition  si  sublime  dans  sa  simplicité  de  la  Vierge  Marie  à 
quelques  petits  enfants.  Les  chants,  les  lumières,  la  tem- 
pête elle-même,  tout  donnait  à  cette  cérémonie  un  cachet 


—  125  — 

de  vérité,  do  foi,  d'espérance,  qui  ne  saurait  s'effacer 
delTiine  des  heureux  pèlerins.  Le  Prélat  donna  au  nou- 
veau sanctuaire  sa  première  bénédiction.  Noire-Seigneur 
Jésus-Clirist,  dans  le  mystère  adorable  de  l'Eucharislie, 
prit  possession  de  ce  monument  chargé  de  raconter  aux 
âges  futurs  le  mystère  d'amour  et  d'espérance  dont  Pont- 
main  a  été  le  bienheureux  théâtre. 

Toute  la  nuit,  les  pèlerins  arrivaient  en  foule  ;  ils  arri- 
vaient en  chantant  et  en  priant  ;  et  ou  pouvait  dire  de 
leur  foi  ce  que  les  Saints  Livres  ont  dit  de  l'amour  :  Aquœ 
multœ  non  potuerunt  extinguere  charitatem. 

Dès  le  lendemain,  à  la  pointe  du  jour,  les  deux  églises 
se  trouvaient  remplies.  Monseigneur  célébra  le  saint 
sacriQce  sur  un  autel  provisoire  dressé  au  fond  de  l'ab- 
side de  la  nouvelle  église.  Jamais  peut-être  foule  plus 
recueillie  n'assista  aux  saints  mystères  ;  debout  ou  à  ge- 
noux sans  appui,  tout  ce  monde,  composé  des  classes  les 
plus  variées  de  la  société,  se  tenait  immobile  dans  l'atti- 
tude du  recueillement  et  de  la  prière  :  les  communions 
furent  nombreuses,  les  cantiques  étaient  admirablement 
chantés  parce  qu'ils  partaient  du  fond  des  ûmes  et  que 
les  lèvres  suffisaient  à  peine  à  dire  ce  que  le  cœur  leur 
envoyait.  Après  un  repos  de  quelques  minutes.  Monsei- 
gneur vint  prendre  place  au  trône  pour  assister  à  la 
grand'messe  solennelle  célébrée  par  M.  l'abbé  Dulongde 
Rosnay,  son  vicaire-général.  Les  chants  furent  exécutés 
avec  une  harmonie  vraiment  remarquable,  grâce  au  zèle 
d'un  chrétien  aussi  pieux  qu'intelligent,  qui,  tout  en  pré- 
parant des  chrétiens,  a  trouvé  le  secret  de  faire  aussi  des 
artistes.  Les  heures  de  cette  heureuse  journée  s'écou- 
laient vite  dans  les  joies  de  la  prière  et  sous  l'iniluence 
de  je  ne  sais  quoi  de  surnaturel  qui  saisissait  toutes  les 
ûmes.  Bientôt  les  cloches  à  toute  volée  annoncèrent  les 
Vêpres.  Rien  n'était  beau  comme  de  voir  ce  peuple  chré- 


—  126  — 
tien  debout,  redisant  avec  une  sorte  d'cnlbousiasme  les 
psaumes  qui  propliëtisenlla  grandeur  de  J.-C,  les  triom- 
phes de  son  Eglise,  les  espérances  du  genre  humain,  et 
aussi,  par  l'application  qu'en  fait  l'Eglise,  les  beautés  do 
ce  tabernacle,  de  cette  Jérusalem  mystique  qui  a  contenu 
et  donné  au  monde  Jésus-Christ,  son  Sauveur  et  son  Roi. 
C'est  là  précisément  ce  qu'a  développé  le  1'.  Ueynaud 
dans  quelques  paroles  ardentes  parties  d'un  vrai  cœur 
d'apôtre. 

Après  la  bénédiction  du  Saint  Sacrement,  Monseigneur 
monta  en  chaire  et  adressa  aux  pèlerins  un  excellent 
discours. 

Ce  récit  ne  serait  pas  complet  si  nous  omettions  de 
parler  du  dévouement  avec  lequel  les  religieux  Oblats  font 
le  service  de  la  paroisse  et  du  pèlerinage.  On  dirait  que 
pour  ces  missionnaires  la  prière,  la  fatigue,  les  sacrifices 
de  toute  sorte  ne  sont  comptés  pour  rien  et  qu'ils  n'ont 
d'autre  souci  que  la  glorification  de  la  Vierge,  leur  mère. 
Aussi  tout  était  disposé  avec  un  goût  exquis  :  oriflammes, 
guirlandes,  illumination,  et  rien  n'était  comparable  à  la 
beauté  du  spectacle  que  présentait  cette  jeune  égHse,  ou 
plutôt  ce  commencement  d'église,  dont  l'autel  se  voyait 
entouré  d'une  très-nombreuse  couronne  de  prêtres,  et 
dont  les  arceaux,  à  peine  terminés,  recouvraient  une 
foule  si  compacte.  Parmi  jtant  d'ornements  et  de  ban- 
nières, on  remarquait  la  bannière  de  la  jeunesse  chré- 
tienne et  française  à  Notre-Dame  de  Pontmain,  qui  rap- 
pelait en  lettres  d'or  la  belle  inscription  que  Monseigneur 
se  propose  de  faire  graver  sur  la  chapelle  que  la  jeunesse 
érigera  en  l'honneur  de  Notre-Dame  d'Espérance  :  Vir- 
gini  Jmmaculaiœ,  Matri  Sancke  Spei  Eccksiœspes  et  Qalliœ 
juventus. 


—  127  — 

RETRAITE   DES   HOMMES  A  l'lGLISÉ  DE  SAINT-MARTIN 
DE  MARSEILLE. 

On  lit  dans  la  Gazette  du  Midi  du  2  février  : 

Depuis  I80O,  une  retraite  annuelle  spéciale  pour  les 
hommes  a  lieu  dans  l'église  do  Saint-MaHin.  Cette  année  elle 
a  été  prèchée  par  le  R  P.  BoF.FFAnD^  Oblat  de  Marie  Immaculée, 
de  la  résidence  de  Notre-Dame-de-la-Garde.  Chaque  soir, 
depuis  le  i8  janvier,  des  hommes  de.  tout  rang,  de  toute 
condition,  de  tout  âge  s'empressaient  de  venir  entendre  avec 
recueillement  la  parole  éloquente  du  zélé  missionnaire.  Cette 
affluence  des  plus  considérables  qui  remplissait  l'église  s'ex- 
pliquait par  les  rares  talents  de  l'orateur  et  les  sujets  de  ses 
prédications.  Le  P.  Boeffard  a  parlé  du  blasphème,  de  l'obser- 
vation du  dimanche,  du  respect  et  de  l'obéissance  que  l'on  doit 
aux  pères,  aux  magistrats  et  à  l'Eglise  -,  il  a  traité  aussi  du 
suicide,  du  duel,  de  l'assassinat,  de  la  haine,  du  scandale, 
de  la  mort  du  pécheur,  de  la  résurrection  de  Lazare,  du  ra- 
vage du  sensualisme,  et  enGu  de  la  communion. 

Dieu  a  béni  la  parole  apostolique  du  missionnaire  par  de 
nombreuses  conversions.  Samedi  soir,  les  confessions  ont  été 
entendues  jusqu'à  minuit. 

Dimanche  dernier,  jour  de  la  clùture  de  cette  retraite,  le 
R.  P.  BoEFFARî)  a  célébré  la  messe,  et  a  eu  la  consolation  do 
donner  la  communion  h  cinq  cents  hommes,  dont  une  cen- 
taine ne  s'étaient  pas  approchés  de  la  Sainte-Table  depuis 
longues  années.  Ce  spectacle  a  fait  éprouver  aux  assistants 
de  douces  émotions.  Le  soir,  après  les  vêpres,  le  Père  pré- 
dicateur a  prononcé  son  sermon  de  clùture  sur  la  persévérance. 
Il  a  été  suivi  de  l'imposante  cérémonie  de  la  procession  du 
Saint-Sacrement. 

Le  lendemain  matin,  à  sept  heures,  un  grand  nombre 
d'hommes  qui  avaient  assisté  a  cette  retraite  sont  montés  au 
sanctuaire  de  Notre-Dame-de-la-Garde  pour  mettre  leurs  réso« 
lutions  sous  la  protection  de  la  Bonne  Mère.  Le  P.  Boeffard 
a  prononcé  une  allocution  d'adieu.x  dans  laquelle  il  a  montré 


—  128  — 

la  Sainte  Vierge  comme  la  gardienne  de  la  persévérance.  Cet 
exercice  a  été  terminé  par  la  bénédiction'du  Saint-Sacrement 
qu'a  donnée  M»^  Cotton,  évéque  de  Valence,  de  passage  à 
Marseille.  Les  fruits  delà  retraite  de  1877  témoignent  com- 
bien les  croyances  religieuses  sont  profondément  enracinées 
dans  le  cœur  de  nos  concitoyens. 


Comme  l'année  dernière,  Son  Eminence  le  Cardinal 
Gdibert  a  fait  à  nos  Pères  de  la  maison  de  Paris  l'hon- 
neur de  célébrer  avec  eux  la  fête  de  l'Immaculée  Con- 
ception. Son  Eminence  a  dit  la  messe,  distribué  la  com- 
munion et  adressé  quelques  paroles,  pleines  de  sens  et 
de  piété,  à  un  nombreux  auditoire  ;  puis  Elle  a  visité  les 
travaux  de  la  maison  en  construction,  et  a  bien  voulu 
prendre  part,  avec  quelques  prêtres  amis,  au  dîner  de  la 
communauté.  Son  Eminence  ne  cesse  de  prouver  à  la 
Congrégation  l'amour  fidèle  qu'Elle  lui  garde. 

Le  R.  P.  Soullieh,  de  retonr  de  son  voyage  d'Amé- 
rique, est  arrivé  à  Paris  le  21  février  au  soir. 


Saint  Joseph  est  le  patron  de  notre  T.  R.  P.  Supérieur 
Général  ;  il  fut  celui  de  notre  vénéré  fondateur  ;  il  est  le 
protecteur  de  l'Eglise  universelle  et  le  protecteur  de 
notre  Congrégation.  A  ces  titres  divers,  notre  piété  ne 
saurait  rester  indifférente  à  son  culte  ;  nous  nous  per- 
mettons donc  d'indiquer  comme  sujet  d'une  lecture  utile 
et  intéressante  l'instruction  pastorale  et  mandement  de 
Ms'  de  Poitiers,  portant  promulgation  d'un  décret  apos- 
tolique, qui  attribue  à  saint  Joseph  le  titre  de  Pati'on  de 
l'Eglise  universelle  (4  mars  1871). 

Ce  document  se  trouve  dans  le  volume  VII  des  œuvres 
de  W  Pie. 


MISSIONS 

DE  LA  C0NGKÉ6ATION 

DES  OBIATS  DE  MARIE  IMMACULÉE 


N°  58.  —  Juin  1877. 


NOUVELLES  DIVERSES 

DES    MISSIONS    ÉTRANGÈRES 


SAINT-ALBERT. 

LETTRE  DE   MK'  GRANDIN. 

M*'  Grandin  a  bien  voulu  répondre  par  la  lettre  sui- 
vante, à  une  question  que  nous  lui  avions  posée  rela- 
tivement à  la  propagande  protestante  dans  le  Nord- 
Ouest.  Les  renseignements  donnés  par  Sa  Grandeur  sont 
instructifs  et  font  connaitre  bien  des  difficultés  que  le 
zèle  apostolique  peut  rencontrer  dans  ces  contrées;  il 
est  utile  de  connaître  ces  difficultés,  afin  de  se  préparer 
à  les  combattre. 

Saint-Alberl,  22  janvier  1877. 
Mon  révérend  et  bien  cuer  Père, 
J'entreprends  enfin  de  répondre  à  votre  bonne  lettre  du 
25  juillet  dernier,  je  l'ai  trouvée  à  Saint-Albert,  au  retour 


-    130  — 

de  mes  voyages  au  mois  d'oclobro.  Je  vous  demande 
pardon  d'avoir  tant  fardé  à  vous  écrire,  mais  quand 
j'arrive  j'ai  toujours  une  foule  d'écritures  en  retard; 
joignez-y  bien  des  dérungemenls,  une  certaine  paresse 
et  enfin  une  assez  mauvaise  sanlé.  Enfin,  j'entreprends 
de  vous  écrire  aujourd'hui,  malgré  un  mal  d'oreilles  qui 
semble  vouloir  redevenir  sérieux. 

Il  vous  a  paru,  me  dites-vous,  que  la  propagande  pro- 
testante est  un  des  plus  terribles  ennemis  qui  se  rencon- 
trent sur  nos  pas  ;  c'est  la  réalité  et  bien  que,  dans  le 
diocèse  de  Saint-Albert  comme  dans  le  Nord-Ouest,  les 
catholiques  l'emportent  en  nom.bre  sur  les  protestants, 
on  peut  cependant  dire  que  ces  derniers  sont  pour  nous  des 
ennemis  vraiment  redoutables.  On  appelle  dans  le  pays  la 
religion  catholique  «  la  religion  française,  »  et  le  protes- 
tantisme, «  la  religion  anglaise  »;  demandez  à  un  sauvage 
chrétien  quelle  est  sa  religion,  il  vous  répondra  ordi- 
nairement :  Je  prie  avec  les  Français  ou  :  avec  les  Anglais, 
ce  qui  fait  que  dans  le  pays  on  fait  souvent  d'une  cause 
purement  religieuse,  une  cause  nationale,  et  réciproque- 
ment. Quels  sont  donc  ceux  que  nous  appelons  Français 
dans  le  pays  ?  Ce  sont  des  descendants  de  Canadiens 
français  venus  dans  le  Nord  Ouest  comme  serviteurs  de 
la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson.  Les  Anglais  sont  aussi 
des  descendants  d'employés  de  celte  même  Compagnie, 
mais  d'une  classe  supérieure  ;  tous  les  directeurs  de 
diflerenls  grades,  depuis  le  gros  bourgeois  ou  chef  de 
district  jusqu'au  simple  commis,  étaient  et  sont  encore 
ou  Anglais  ou  Ecossais,  et  par  conséquent  protestants;  si 
parfois  il  se  trouvait,  parmi  les  simples  serviteurs, 
quelqu'un  de  ces  nations,  pour  peu  qu'il  eût  quelque  apti- 
tude, on  lui  donnait  une  charge  plus  ou  moins  impor- 
tante, et  on  le  tirait  ainsi  de  la  caste  des  simples  servi- 
teurs des  pauvres  catholiques.  Par  suite  de  cela,  bien  que 


—  131   — 

les  proteslanls  soient  de  beaucoup  les  moins  nombreux, 
ils  foi  ment  cependant  la  classe  riche,  la  classe  dirigeante, 
la  classe  savante  même  ;  toutes  les  charges  de  la  Compa- 
gnie, jusqu'à  présent  toute-puissante  dans  ce  pays,  sont 
entre  leurs  mains.  Maintenant  nous  allons  avoir  un  gou- 
vernement, déjà  notre  gouverneur  est  yoinmé  ;  c'est,  bien 
entendu,  un  protestant,  on  le  dit  même  orangiste  d'ori- 
gine écossaise;  tous  les  magistrats  des  différents  degrés 
seront,  à  n'en  pas  douter,  7'egis  ad  exemplar.  Si  parfois  il 
se  trouve  dans  cette  classe  élevée  cl  dirigeante  quelque 
catholique,  trop  souvent  il  paraît,  parmi  ses  collègues, 
humilié  de  sa  foi,  il  lui  faut  un  courage  plus  qu'ordinaire 
pour  pratiquer  une  religion  qui  est  regardée  comme  celle 
des  pauvres,  des  petits  et  des  ignorants.  Dans  une  réunion 
de  cette  bouigeoisie  se  trouvait  un  pauvre  misérable 
que  sa  lâcheté  avait  fait  aposlasier;  depuis  il  a  cepen- 
dant réparé  sa  faute.  J'étais  présent  ;  on  fut  assez 
aimable  pour  me  dire  :  «  Il  est  clair,  aux  yeux  de  tout 
le  monde,  que  le  proiestanlisme  est  la  reli,Mon  de  tous 
les  gens  instruits,  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  bien  dans  le 
pays,  n  Nous  formons  donc  dans  la  réalité  une  caste  à 
part,  une  caste  méprisée  par  le  vulgaire  de  nos  ri- 
chards, mais  honorée  cependant  par  les  vrais  genlils- 
hommes;  une  caste  d'autant  plus  nom])rouse  que  la  plu- 
part des  sauvages  qui  se  font  chrétiens  se  joignent  à 
nous.  Il  semblerait  cependant  naturel  que  ces  pauvres 
sauvages  prissent  la  religion  la  plus  aisée,  la  religion  des 
plus  puissants,  mais,  aujourd'hui  comme  autrefois,  le 
Seigneur  prend  plaisir  à  se  révéler  aux  simples  et  aux 
petits,  et  à  se  cacher  aux  superbes. 

Vous  voyez,  mon  bien  cher  Père,  quelle  est  notre  posi- 
tion par  rapport  aux  protestants,  nous  dépendons  d'eux 
presque  partout,  et  si  ici  nous  pouvons  lever  un  peu  la  télé 
parce   que   nous    sommes  le    nombre,     pour  peu    que 


-  132  — 

nous  voyagions,  nous  ne  pouvons  le  plus  souvent  re- 
cevoir l'hospitalité  et  des  secours  indispensables  que 
des  protestants.  Dans  presque  toutes  nos  missions,  le 
Missionnaire  a  dû  au  commencement  séjourner  plus  ou 
moins  longtemps  chez  le  chef  commerçant  du  poste,  dire 
la  sainte  Messe,  prêcher  et  faire  le  catéchisme  dans  un 
appartement  d'où  le  propriétaire  peut  entendre  tout  ce 
qu'on  dit  contre  sa  religion.  C'est  encore  ainsi  que  se 
donnent  les  missions  dans  presque  tous  les  postes  où 
nous  n'avons  pas  de  pied-à-terre.  Vous  comprenez  par 
là  la  fausseté  de  notre  position,  combien  il  faut  être 
réservé  et  prudent,  combien  facilement  le  pauvre  Mis- 
sionniiire  peut  compromettre  sa  cause  sans  être  même 
indiscret. 

Dans  cet  état  de  choses,  comment  donc  convertir  les 
protestants?  me  demanderez-vous  peut-être.  Je  réponds 
que  le  meilleur  moyen  de  les  convertir,  c'est  de  ne  pas 
paraître  vouloir  le  faire,  nous  les  éloignerions  si  nous 
allions  discuter  et  faire  de  la  controverse  ouverte- 
ment. Nos  cérémonies  les  attirent  souvent  à  nos  offices, 
la  messe  de  minuit,  les  ordinations,  nos  oblations 
nous  amènent  parfois  bien  des  curieux,  même  des 
ministres.  Je  les  vois  venir  avec  plaisir,  le  cher  P.  Les- 
TANC,  qui  a  l'avantage  de  parler  anglais  facilement,  leur 
donne  dans  ces  circonstances  une  bonne  instruction  qui 
ne  les  choque  point  et  peut  leur  faire  du  bien.  Dans  nos 
instructions,  nous  évitons  autant  que  possible  de  pro- 
noncer le  mot  protestant,  nous  parlons  de  la  présence 
réelle,  du  culte  de  la  très-sainte  Vierge,  de  la  vénération 
des  reliques  et  des  images,  etc.,  pour  instruire  comme 
il  faut  nos  catholiques,  mais  non  sous  forme  de  contro- 
verse et  d'attaques.  Si,  dans  nos  rapports  avec  eux,  les 
protestants  nous  font  des  objections,  nous  tâchons  d'y 
répondre  sans  les  froisser,  et  comme  c'est  difficile,  si 


—  133  — 

nous  savons  que  ces  objections  sont  faites  dans  le  but  de 
disputer,  nous  leur  disons  tout  simplement  que,  pour 
cause  de  charité  et  ne  point  nous  exposer  à  froisser,  nous 
préférons  ne  jamais  parler  controverse  ;  si  quelqu'un  veut 
se  faire  instruire  il  le  demande,  et  alors  ou  y  va  franche- 
ment, et  quand  uu  prolestant  vient  à  nous  de  la  sorle,  il 
est  déjà  converti,  toutes  les  objections  sont  résolues. 
Nous  avons  la  consolation  de  recevoir  parfois  des  abju- 
rations, c'est  une  faute  que  nos  meilleurs  amis  parmi  les 
protestants  ont  peine  à  nous  pardonner;  il  est  rare  qu'ils 
ne  se  vengent  pas  en  nous  refusant  certains  services 
qu'ils  nous  rendraient  sans  cela,  ce  qui  n'empêchera 
pas  que  le  pauvre  converti  aura  bien,  de  son  côté,  des 
sarcasmes  à  subir,  des  humiliations  à  essuyer  et  aussi 
des  petites  vengeances  à  supporter.  Cependant  quand  il 
n'y  a  pas  de  ministres  sur  place,  presque  tous  nos  protes- 
tants sont  assez  libéraux,  mais  leurs  ministres  les  rendent 
fanatiques  et  bigots.  J'ai  reçu  de  certains  personnages 
des  plaintes  contre  nos  Pères,  accusés  d'avoir  dit  que 
tous  les  protestants  étaient  damnés,  qu'ils  vivaient  comme 
des  animaux  sans  raison,  etc.,  et  ces  plaintes  venaient 
assurément  d'une  susceptibilité  inspirée  par  les  ministres. 
Nous  n'aurions  généralement  point  de  difficultés  avec 
nos  frères  séparés,  si  leurs  ministres  étaient  éloignés. 
Ceux  qui  viennent  par  ici  sont  généralement  peu  instruits 
et,  on  peut  dire,  de  la  classe  la  plus  commune.  Us  ont 
dans  leurs  rangs  des  métis,  et  même  des  sauvages, 
demi-savants  fort  orgueilleux  et  fort  suffisants,  que  je 
redoute  plus  que  les  docteurs  des  plus  célèbres  univer- 
sités anglaises  ;  ceux  qui  viendraient  de  là  seraient  au 
moins  des  hommes  instruits  et  dos  hommes  d'honneur, 
mais  ces  hoiomes  qui  ne  doivent  leur  position  qu'à /eur 
Bible  et  à  leur  fanatisme  sont  capables  de  tout  ;  le  respect 
d'eux-mêmes ,   les   bonnes  manières  ne   les  arrêteront 


—  VM  — 

jamais,  ils  mentiront,  calomnieront,  tous  les  moyens 
leur  seront  bons.  Par  exemple,  si  un  enfant  sauvage 
vient  à  mourir  après  que  nous  l'avons  baptisé,  ils  insinue- 
ront que  c'est  notre  baptême  qui  l'a  fait  mourir;  si 
nous  sommes  victimes  de  quelques  malheurs,  c'est  le 
bon  Dieu  qui  nous  rejette  avec  notre  religion.  Quels  argu- 
ments n'a-t-on  pas  tirés  de  l'incendie  de  Saint-Boniface 
et  de  celui  de  l'ile  à  la  Grosso  ;  de  notre  pauvreté  en  géné- 
ra! et  des  diiïérentes  éprouves  que  le  bon  Dieu  permet! 

Ils  tirent  parti  aussi  des  persécutions  de  l'Eglise,  fai- 
sant croire  aux  pauvres  sauvages  qu'eux  aussi  seront 
persécutés,  s'ils  se  font  catholiques.  Depuis  plusieurs 
années,  les  sauvages  attendent  l'établissement  du  gou- 
vernement dans  le  pays  ;  ccrlains  révérends  ou  leurs 
affiliés  leur  faisaient  croire  que  ce  serait  pour  nous  le 
commencement  des  persécutions  ;  si  le  gouvernement  ne 
nous  persécutait  pas  ouvertement,  il  nous  mettrait  de 
côté  avec  mépris  et  comblerait  de  ses  faveurs  tous  les 
protestants.  Au  mois  de  septembre  dernier,  le  gouver- 
neur de  Manitoba  vint  sur  notre  territoire  pour  conclure 
un  traité  avec  les  sauvages,  je  me  rendis  au  fort  Pitt 
avec  le  P.  Scollen,  pour  l'y  voir.  Son  Honneur  eut  le  bon 
esprit  de  nous  témoigner  beaucoup  d'égards  et  cela 
publiquement,  on  aurait  dit  qu'il  avait  eu  connaissance  de 
ces  bruits  ridicules  et  qu'il  voulait  en  détruire  l'effet.  Nos 
sauvages  catholiques,  et  même  les  sauvages  encore  infi- 
dèles, mais  plus  portés  de  notre  côté  que  du  côté  des 
protestants,  virent  avec  plaisir  cette  conduite  du  gouver- 
neur, mais  ils  ne  s'en  tinrent  pas  là,  plusieurs  voulurent 
savoir  de  Son  Honneur  même  ou  au  moins  des  gens  de 
sa  suite,  si  le  gouvernement  les  laisserait  libres  de  suivre 
leur  religion  et  bien  entendu  qu'ils  furent  complètement 
rassurés  et  purent  rassurer  leurs  frères. 

Ces   ministres  de  bas    étage  ne  sont  point    estimés. 


—  135  — 

même  par  leurs  coreligionnaires  qui  se  respectent  ;  ce- 
pendant ceux-ci  prendront  gënéraloment  leur  défense 
contre  nous;  leur  cause,  comme  je  vous  le  disais,  est 
autant  natinnule  que  religieuse.  Ces  révérends  ne  sont 
ordinairement  pas  difficiles  à  réfuter ,  ils  s'adressent 
volontiers  à  nos  pauvres  gens,  niajs  jamais  à  nous. 
Cependant,  pendant  que  j'étais  à  la  rivière  Mackenzie,un 
d'eux  osa  bien  attaquer  notre  cher  F.  Kernay  ;  ce  cher 
homme  comprenait  les  services  que  nous  rendent  nos 
bons  Frères,  et  s'il  eût  pu  nous  priver  de  notre  dévoué 
petit  Frère  il  eût  été  triomphant.  11  l'aborda  donc  poliment, 
lui  demanda  quel  était  le  prix  de  son  travail,  le  plaignit 
de  ce  que,  malgré  son  éducation,  il  eût  une  position  si 
pénible  et  si  peu  lucrative  et  il  lui  en  proposa  une  bien 
plus  avantageuse,  mais  il  se  fit  mettre  dans  son  chemin  ; 
il  le  méritnil  bien.  Il  est  bien  rare  que  des  gens  respec- 
tables nous  attaquent  sur  la  religion;  quelques  maladroits 
seuls  le  font  parfois  et  généralement  leurs  objections  ne 
sont  pas  à  craindre.  Pendant  le  concile  du  Vatican,  un 
jeune  fat  passant  ici  se  permit  de  critiquer  les  Pères  du 
concile,  qu'il  trouvait  bien  maladroits  parce  qu'ils  vou- 
laient, disait-i!,  imposer  à  l'univers  la  croyance  à  l'Im- 
maculée Conception  du  Pape;  il  rencontra  justement  le 
P.  André  pour  lui  répondre,  aussi  il  ne  fut  pas  manque. 
D'autres  fois,  ces  braves  s'attaquent  à  nos  pauvres  gens, 
qu'ils  regardent  comme  fort  ignorants.  Un  jour,  un 
Ecossais  parvenu  disait  à  un  de  nos  métis,  autrefois  son 
compagnon,  et  alors  serviteur  inférieur  sous  ses  ordres: 
«  Vous  autres  catholiques,  vous  ne  parlez  que  de  la  sainte 
Vierge,  vous  la  prioz  presque  à  l'égal  de  Dieu,  cependant 
c'était  une  femme  comme  les  femmes  du  fort  qui  sont  ici. 
—  Trouvez-moi  donc  dans  le  fort,  lui  répondit  l'humble 
métis,  une  femme  qui  soit  la  Mère  de  Dieu.  «Un  autre 
critiquait  devant  un  métis  les  jeihics  et  les  pénitences 


—  13(i  — 

auxquels  nous  ne  sommes  point  tenus,  disait-il,  parce  que 
Jésus-Christ  a  fait  pénitence  pour  nous.  Jésus-Christ 
«  n'est-il  pas  mort  pour  nous!  repartit  notre  sans-souci. 
—  Assurément.  Donc  nous  ne  devrions  pas  mourir.  »  La 
réponse  fut  plus  que  suffisante  pour  fermer  la  bouche  à 
notre  savant.  Excusez,  cher  Père,  toutes  mes  historiettes, 
elles  n'indiquent  pas,  comme  vous  le  voyez,  des  objec- 
tions bien  sérieuses. 

Notre  grand  argument  contre  tous  nos  ennemis,  ce 
sont  nos  orphelinats  et  les  petits  sauvages  que  nous  y 
élevons  ;  celte  œuvre  de  dévouement  et  de  charité  nous 
rend  vraiment  populaires,  les  plus  fanatiques  n'oseraient 
pas  dire  du  mal  d'une  pareille  œuvre  ni  de  ceux  qui  s'y 
dévouent.  Dernièrement  un  ministre  protestant  vient 
nous  faire  visite  et  me  remet  50  francs  de  sa  bourse, 
pour  nos  petits  enfants.  Dans  un  meeting  tenu  par  ordre 
du  gouvernement  pour  voir  quel  secours  on  pourrait 
procurer  à  la  population  de  Saint-Albert  dont  la  grêle 
avait  détruit  les  récoltes,  l'assemblée  était  composée 
de  sept  membres;  j'étais  le  seul  catholique,  il  y  avait 
un  évêque  prolestant  et  trois  ministres.  Sa  Seigneurie 
parla  éloquemment  en  notre  faveur  et  demanda  que 
le  gouvernement  nous  donnât  des  secours  gratis,  parce 
que  nous  faisons  une  œuvre  qu'il  devrait  encourager 
et  soutenir  par  tous  les  moyens  possibles.  Tous,  bien 
entendu,  furent  du  même  avis,  et  grâce  à  eux  nous 
avons  eu  un  secours  bien  nécessaire,  m  ^em/Joreo/j/jor^Mno; 
nous  n'avions  plus  que  20  à  30  livres  de  farine  d'orge,  il 
nous  en  fut  accordé  4000,  salutemex  inimicis  nostris.  Les 
protestants  de  toute  dénomination  estiment  nos  Sœurs  de 
charité,  je  puis  dire  aussi  que  tous  nous  estiment,  il  n'y 
a  pas  jusqu'au  dévouement  de  nos  chers  Frères  convers 
qui  ne  les  fasse  réfléchir.  Un  protestant  me  voyant  revenir 
d'Europe  avec  une  caravane  de  ces  dévoués  Frères  ne 


—   137  — 

pouvait  réprimer  son  admiration  :  A  la  rigueur,  disail-il, 
je  comprends  le  dévouement  du  Prêtre,  mais  celui  du 
Frère,  c'est  pour  moi  iiu  mystère. 

Vous  me  parlez  duGumberland.cher  Père;  c'est  en  effet 
un  district  où  le  protestantisme  est  tout-puissant,  même 
par  le  nombre.  Avant  que  nous  fussions  dans  le  pays,  un 
digue  prêlrc  canadien  évangélisait  ce  district  et  y  avait, 
parait-il,  baptisé  beaucoup  de  sauvages.  Une  maladie 
épidémique  vint  malheureusement  fondre  sur  eux.  Soit 
qu'on  le  leur  inspirât  on  que  cela  vint  de  leurs  croyances 
superstitieuses,  le  dévoué  M.  Desvaux  fut  supposé  avoir 
occasionné  cette  maladie;  pour  s'en  venger,  on  le  tua 
avec  son  serviteur,  on  a  cru  dans  le  temps  qu'il  s'était 
noyé  par  accident,  mais  aujourd'hui  il  n'y  a  plus  de 
doute,  le  coupable  est  connu,  il  vivait  encore  Tan 
dernier.  Mb'  Provencher,  n'ayant  pas  alors  de  prêtres 
dont  il  pût  disposer,  ne  put  faire  remplacer  cet  apôtre 
martyr,  les  protestants  en  protîtèrenl  et  ce  dut  leur  être 
facile,  si  les  sauvages  supposaient  que  la  maladie  leur 
avait  été  donnée  par  le  prêtre  catholique.  Aujourd'hui 
on  ne  se  souvient  plus  de  ce  digne  prêtre,  les  pro- 
testants ont  plusieurs  établissements  dans  ce  district, 
et  nous,  nous  n'avons  que  quelques  pauvres  catho- 
liques peu  instruits  vivant  au  milieu  des  protestants 
et  des  infidèles;  ne  voyant  le  prêtre  que  rarement,  ils 
sont  bien  en  réaMlé, errantes  sicut  oves  non  ftabentes pastorem. 
Je  vais  tâcher  de  leur  donner  quelqu'un  définitivement, 
mais  les  difficultés  sont  grandes,  si  grandes,  que  notre 
P.  Brunet  que  je  leur  avais  envoyé  a  dû  revenir.  Espé- 
rons que  peu  à  peu  elles  s'aplaniront.  Ce  district  est  le 
seul  de  mon  diocèse  qui  ait  eu  ses  martyrs,  la  vraie  foi 
s'y  implantera  et  y  régnera  donc.  Je  dis  ses  martyrs,  car, 
outre  M.  Desvaux,  il  est  presque  certain,  d'après  les  tra- 
ditions du  pays,  qu'un  Père  jésuite,  qui  accompagnait 


—  138  — 

les  premiers  explorateurs  dans  le  Nord-Ouest,  a  été 
massacré  aux  environs  du  fort  la  Corne,  district  du  Cum- 
berland,  et  ce  poste,  où  il  y  a  une  mission  protestante 
aujourd'hui,  est  le  seul  où  je  n'aie  rencontré  aucun  ca- 
tholique. 

Je  ne  sais,  cher  Père,  si  j'ai  bien  répondu  à  vos 
question?  ;  en  tous  cas^  j'ai  voulu  Je  faire.  Ce  que  je  vous 
ai  dit  doit  vous  faire  comprendre  un  peu  ce  qu'il  nous 
faudrait  faite.  Bien  que  la  pauvreté  ne  soit  pas  déshono- 
rante, je  voudrais  bien  pouvoir  relever  notre  pauvre 
population  par  l'instruction,  afin  que  nous  ne  soyons  pas 
toujours  sous  les  pieds  de  notre  adversaire  ;  pour  cela  il 
faudrait  des  secours  en  argent  et  en  sujets,  et  nos  pauvres 
chrétiens  ne  peuvent  absolument  nous  aider.  L'immigra- 
tion qui  se  dirige  de  nos  côtés  va  sans  doute  nous  amener 
des  hommes  plus  capables,  mais  c'est  encore  l'élément 
protestant  qui  domine  parmi  ces  immigrants,  si  bien 
qu'il  y  a  tout  à  craindre  que  bientôt  même  nous  ne  l'em- 
portions plus  en  nombre.  Priez  pour  nous,  cher  Père, 
et  croyez-moi. 

Votre    frère  affectionné    en  Jésus-Christ  et  Marie 
Immaculée, 
■f* Vital  J.,  Evéque  de  Saint-Albert,  o.  m.  i. 


LETTRE   DU    R.    P.    DOTJCET. 

Notre-Dame-de-la -Paix,  le  25  décembre  1876. 

Mon  révérend  Père, 

C'est  encore  de  la  rivière  des  Arcs  que  je  vous  écris 

aujourd'hui  :  je  devance  le  départ  du  courrier  pour  tracer 

quelques  lignes  à  la  hâle.  Si  je  ne  le  fuis  maintenant,  je 

serai  peut-être  longtemps  sans    pouvoir  vous  envoyer 


—   139  — 

de  lettre;  car  je  pars  demain  pour  aller  passer  le  reste 
de  l'hiver  avec  des  métis  qui  sont  hivernes  à  une  certaine 
distance  d'ici. 

Depuis  quelques  années,  nos  métis  sont  disséminés 
presque  par  tout  le  pays,  tandis  qu'auparavant  ils  se 
trouvaient  réunis  eu  bon  nombre  en  dHlérontes  places  : 
il  en  était  de  même  pour  les  sauva<:,'es.  Cela  vient  de 
ce  que  les  bnflle.s  ont  beaucoup  diminué  ces  dernières 
années,  et  qu'il  est  devenu  dillicile  pour  un  gros  c:imp 
de  subsister  quelque  temps  du  produit  de  la  chasse, 
devenue  moins  abondante.  De  plus,  les  inimitiés  qui  divi- 
saient les  différentes  tribus  empêchaient  les  gens  de  se 
répandre  dans  le  pays,  à  moins  d'être  en  nombre  et  bien 
armés.  Il  est  bien  diUScile  pour  nous  à  préseni,  à  cause 
de  cet  éparpillement,  de  les  instruire  et  de  leur  prêter  les 
secours  de  notre  ministère. 

Le  gouvernement  canadien,  qui  possède  ce  vaste  terri- 
toire du  Nord-Ouest,  a  commencé  à  traiter  avec  les  sau- 
vages au  sujet  d'une  indemnité  pour  leurs  terres,  et 
pour  essayer  de  les  consiituer  en  réserves,  comme  le  gou- 
vernement des  Etats-Unis  a  fait  avec  ses  sauvages.  L'été 
dernier,  ce  traité  s'est  fait  en  deux  places  sur  la 
Siskatchewan,  pour  une  partie  des  Cris.  L'été  prochain,  il 
se  fera  avec  le  reste  de  la  Iribu,  ainsi  que  pour  les  autres 
sauvages.  Un  lieutenant-gouverneur  vient  d'être  nommé 
pour  le  Nord-Ouest;  il  doit  résider  dans  la  Siskatchewan, 
à  l'embouchure  de  la  rivière  Bataille.  C'est  un  Canadien 
anglais,  protestant,  et  tous  ses  conseillers,  à  l'exception 
d'un,  sont  également  protestants.  Quand  ces  traites  avec 
les  sauvages  seront  tons  terminés,  un  grand  nombre  de 
blancs  viendront  probablement  s'établir  dans  le  pays;  ce 
seront  généralement  des  protestants  d'Ontario,  et  des  plus 
fanatiques. 

Que  vous  dirai-ie,  mon  bi''n  cher  Père,  de  mes  occu- 


—  140  — 

pations  ici?  Elles  sont  assez  monotones.  Les  métis  de  ces 
parages  sont  peu  nombreux,  disséminés  en  bien  des 
places,  et  ne  sont  ici  que  comme  des  oiseaux  de  passage, 
changeant  de  pays  presque  à  chaque  saison  :  une  année 
ici,  et  une  autre  année  à  des  centaines  de  lieues.  Les 
blancs  sont  la  plupart  protestants  de  naissance,  mais 
généralement  indifférents,  en  pratique,  à  toute  espèce  de 
religion.  Le  plus  grand  établissement  du  pays  est  appelé 
le  fortMac-Leod  ;  il  est  habité  par  des  blancs  parmi  lesquels 
il  y  a  un  certain  nombre  de  catholiques.  C'est  le  quartier 
général  des  troupes  du  gouvernement  dans  l'Ouest  :  il  y 
a  cent  à  cent  vingt  soldats.  Les  sauvages  sont  les  plus 
nombreux,  mais  sont  moins  portés  à  la  religion  que  ceux 
du  Nord  ;  ce  sont  ceux  dont  on  s'est  occupé  les  derniers. 
Parmi  eux  il  n'y  a  point,  ou  il  y  a  peu  d'adultes  baptisés; 
nous  espérons  qu'avec  la  grâce  de  Dieu  et  la  patience, 
nous  pourrons  les  christianiser,  comme  les  Jésuites 
du  Missouri  ont  fait  des  Pieds-Noirs,  ou  Piéganes  du 
Sud. 

L'été  dernier,  ces  pays  ont  reçu  pour  la  première  fois 
une  visite  épiscopale.  W  Grandin  est  venu  dans  le  mois 
de  juin;  malheureusement  les  sauvages  n'ont  pu  le  voirj 
ils  couraient  les  prairies,  à  la  chasse  aux  bufiQes.  Sa 
Grandeur  n'est  restée  que  peu  de  temps  avec  nous.  Le 
P.  ScoLLEN  partait  ensuite  pour  la  Prairie;  et  moi  j'ai 
gardé  la  maison,  seul  pendant  trois  longs  mois;  ce  cher 
Père  était  de  retour  vers  la  fia  d'octobre,  accompagné  du 
P.  TouzE,  qui  venait  de  recevoir  son  obédience  pour  Notre- 
Dame  de  la  Paix. 

Aussitôt  après  son  arrivée,  nous  nous  sommes  mis  à 
bâtir  une  petite  maison  plus  confortable  que  celle  que 
nous  avions  déjà.  C'est  une  habitation  bien  simple,  assez 
petite,  mais  elle  est  plus  chaude  que  l'ancienne,  chose  de 
première  importance  dans  un  climat  comme  le  nôtre. 


—  141  — 

Nous  avons  encore  la  chapelle  à  bâtir;  nous  espérons  la 
bâtir  l'été  prochain. 

Je  ne  sais  pas  si  Monseigneur  va  me  laisser  longtemps; 
il  est  assez  probable  que  je  serai  rappelé  auprès  des 
Cris.  En  tout  cas,  que  je  sois  ici  ou  ailleurs,  que  je  sois 
occupé  à  une  chose  ou  à  une  autre,  je  suis  toujours  con- 
tent. 

Je  n'ai  point  encore  songé  à  regretter  d'être  venu 
dans  ces  missions. 

Veuillez  me  pardonner  le  décousu  de  cette  lettre  ;  car 
je  suis  pressé,  ayant  à  préparer  mon  petit  bagage,  pour 
partir  demain  de  grand  matin. 

Veuillez  avoir  la  bonté,  mon  révérend  et  bien  cher 
Père,  de  prier  pour  moi  le  saint  enfant  Jésus  pour  que  je 
ne  sois  pas  au-dessous  de  ma  vocation. 

Votre  tout  dévoué  en  Notre-Seigneur  et  Marie  Imma- 
culée, 

L.  DoucET,  Prêtre,  o.  m.  i. 


PREMIERE  LETTRE   DU   FRERE   GUILLET   CELESTIN 
AU   R.    P.    TATIN. 

Mission  de  Saint-Pierre  au  Lac  Caribou, 
le  iO  septembre  1875. 

Mon  RÉVÉREND  ET   BIEN  CHER   PÈRE, 

. . .  Que  s'est-il  passé  au  lac  Caribou  depuis  que  je 
vous  ai  écrit  la  dernière  fois,  il  y  a  treize  mois?  Bien  des 
choses  assurément,  et  en  réalité  peu  de  choses,  car  la  vie 
que  nous  menons  ici  est  bieu  monotone.  La  télégraphie 
nous  laisse  bien  tranquilles,  les  nouvelles  du  jour  sont  à 
peu  près  toujours  les  mêmes,  la  lecture  des  journaux  est 
bientôt  faite  et  les  journées  n'en  sont  que  meilleures. 

Vers  la  fin  de  l'hiver  1874,  je  fus  envoyé  pour  couper 


-  142  — 

du  bois  de  cliaiiffuge  à  4  ou  5  milles  de  la  mission,  avoc 
le  plus  âgé  de  nos  orphelins.  Nous  avons  pu  couper  et 
amener  à  la  mission  la  valeur  de  150  voyages  à  chiens. 
Nous  parlions  chaque  matin  après  les  raetses  et  nous  ne 
revenions  que  le  soir  bion  fatigués  et  harassés,  aj-ant 
toute  la  passé  journée  les  pieds  emprisonnés  dans 
d'énormes  raquettes,  car  il  y  avait  6  ou  7  pieds  de  neige. 
Un  matin  nous  eûmes  plus  de  misères  que  d'habitude. 
Nous  étions  sur  le  grand  lac  quand  nous  fûmes  surpris 
par  une  poudrerie  épouvantable  ;  à  peine  pouvions-nous 
voir  nos  chiens.  Nous  perdîmes  notre  route;  le  vent, 
balayant  la  neige,  avait  fait  disparaître  toute  trace  de 
chemin  et,  comme  nous  allions  vers  le  nord,  il  nous 
jetait  la  neige  au  visage.  Pendant  que  nous  avancions, 
nous  abandonnant  à  l'instinct  de  nos  chiens,  plus  ca- 
pables que  nous  de  retrouver  notre  voie,  un  éclair  for- 
midable parut  tout  à  coup  et  fut  suivi  aussitôt  d'un 
coup  de  tonnerre  épouvantable  qui  fît  fendre  la  glace 
avec  des  craquements  terribles.  Je  me  croyais  perdu, 
car  remarquez  que  cet  orage  avait  lieu  par  un  froid  de 
plus  de  30  degrés.  Nous  errions  au  milieu  du  lac,  heu- 
reusement une  petite  éclaircie  nous  permit  de  voir 
que  nous  nous  écartions  beaucoup  ,  et  enfin,  après 
nous  être  remis  dans  la  benne  direction  nous  arrivâmes 
à  nie,  lieu  de  notre  travail.  Mais  nous  étions  tout  juste 
à  l'extrémité  opposée  et  il  fallut  la  longer  pour  retrouver 
notre  chantier.  Nous  fîmes  notre  charge  et  nous  repar- 
tîmes à  tâtons  sans  avoir  rien  mangé,  car,  ne  pen- 
sant pas  devoir  être  si  longtemps  absent,  je  n'avais  pris 
aucune  provision.  Notre  charge  était  moins  considérable 
qu'à  l'ordinaire;  cependant  je  dus  m'atteler  avec  mes 
chiens,  à  cause  des  bancs  de  neige  accumulés  par  la  tem- 
pête sur  le  lac,  lesquelsempêchaient  nostraînesde  glisser. 
L'obscurité  nous  fit  encore  faire  trop  de  chemin,  nous 


—  U'A  — 

dûmes  nous  arrêter  pour  respirer  cl  il  était  fort  tard 
quand  nous  arrivâmes  enfin  à  la  mission,  à  la  grande  joie 
des  Pères,  qui  pensaient  bien  que  nous  avions  dû  nous 
égarer.  Nous  aussi  nous  étions  contents  ;  nous  fûmes  bien- 
tôt remis  de  nos  fatigues  lorsque  nous  eûmes  réparé 
nos  forces  avec  quelques  poissons  cuits  devant  le  feu 
et  quelques  patates  eu  robe  de  chambre,  ce  qui  est  un 
vrai  luxe  au  lac  Caribou.  Cependant  le  lendemain,  quand 
je  voulus  me  servir  de  mon  bras  droit,  je  m'aperçus  que 
je  ne  pouvais  ni  le  tourner,  ni  le  lever,  il  était  démis  au 
coude  et  le  nerf  depuis  le  coude  jusqu'à  la  main  était 
entlé:  il  fallut  y  faire  des  frictions  de  camphre,  de  tein- 
ture d'arnica,  etc.  Je  souffris  pendant  huit  ou  dix  jours; 
au  bout  de  ce  temps  je  pus  recommencer  à  faire  quel- 
ques petites  choses,  mais  jusqu'au  printemps  il  me  fallut 
renoncer  à  tout  travail  un  peu  fort.  Voyant  arriver 
l'époque  des  travaux  du  jardin,  tous  les  jours  je  deman- 
dais au  bon  Dieu  de  me  guérir  assez  pour  me  permettre 
de  faire  les  semailles  et  quand  le  moment  fut  venu,  sans 
me  préoccuper  davantage,  je  prismes  outils  et  je  travail- 
lai, pendant  un  mois,  du  matin  au  soir,  sans  perdre  une 
minute.  Je  m'en  suis  très-bien  trouvé.  Cela  n'empêche 
pas  qu'à  chaque  mouvement  j'entendais  craquer  mon  bras, 
et  aujourd'hui  encore  il  n'est  pas  entièrement  remis,  bien 
que  je  n'en  souffre  plus. 

Je  vous  laisse  pour  aujourd'hui,  mon  révérend  Père,  il 
faut  que  je  fasse  mon  souper.  Tous  mes  moments  entre 
les  oiilces  ont  été  pour  vous. 

Dimanche  17.  —Voila  huit  jours,  mon  révérend  Père, 
que  je  conversais  avec  vous.  Je  viens  aujourd'hui  renouer 
cette  conversation;  je  souhaite  que  cela  ne  vous  ennuie 
pas  trop.  J'ai  si  peu  de  temps  1  Sur  la  semaine  je  ne 
puis  écrire;  les  occupiilions  si  multipliées  auxquelles  je 
me  livre  ne   me  laissent  pas    une   minute,  aussi  ai-je 


—  144  — 

la  main  pas  mal  engourdie  pour   écrire   le  dimanche. 

Vers  la  fin  de  juin  les  berges  quittaient  notre  fort,  em- 
menant le  R.  P.  Gasté,  qui  allait  visiter  plusieurs  postes 
et  les  évangéliser.  Ce  cher  Père  était  resté  neuf  ans  sans 
sortir  du  lac  Caribou,  sans  mettre  le  pied  dans  les  berges. 
Il  se  trouvait  en  compagnie  d'un  bourgeois  catholique, 
M.  Deschambault,  qui  le  recevait  à  sa  table  ;  aussi  a-t-il  fait 
un  heureux  voyage  avec  lui.  Son  absence  a  duré  deux 
mois.  Le  P.  Blanchet  et  moi  restions  seuls  à  la  mission. 
Pendant  ce  temps  ce  cher  Père  a  fait  la  voûte  de  notre 
chapelle  et  lambrissé  le  fond  du  chœur  ;  puis  nous  avons, 
à  nous  deux,  scié  le  bois  que  j'avais  coupé  et  amené  ici 
pendant  l'hiver.  Après  l'avoir  mesuré,  nous  trouvâmes 
que  nous  avions  40  cordes,  ce  qui  est  une  grande 
avance  pour  l'hiver.  C'est  pénible  de  voir  ce  cher  Père 
travailler  ainsi,  il  ne  sait  pas  s'épargner...  Pendant  qu'il 
faisait  la  voûte,  de  mon  côté  je  m'occupais  à  laver,  rac- 
commoder, empeser,  repasser  et  plisser  tout  le  linge 
d'église  et  nos  vêtements,  sans  abandonner  pour  cela  la 
culture  des  patates  et  le  soin  de  nos  jardins.  Comme  ces 
jardins  sont  situés  sur  le  versant  de  la  côte,  j'ai  dû  faire 
des  talus  pour  soutenir  les  terres.  Si  vous  voyez  jamais 
le  plan  de  notre  mission  fait  par  le  P.  Blanchet,  vous 
pourrez  vous  rendre  compte  de  cela,  car  il  a  fait  ressortir 
ce  grand  travail  qui  fait  l'étonnemenl  de  nos  pauvres 
sauvages  et  même  des  gens  du  fort.  Cela  me  rappelle  le 
haut  et  le  bas  jardin  du  Sacré-Cœur.  Puis  comme  les  jar- 
dins descendent  jusqu'au  bord  du  lac,  l'eau  étant  très- 
haute  ces  deux  années  dernières,  j'ai  dû  faire  une  im- 
mense chaussée  pour  l'empêcher  de  pénétrer  et  pour 
amortir  le  choc  des  vagues  qui  menaçaient  de  renverser 
la  clôture;  aussi  n'ai-je  pu  dormir  que  quelques  heures 
durant  les  nuits  d'été. 

Le  dimanche  23  août,  vers  midi,  nous  vîmes  les  voiles 


—  145  — 

des  berges.  J'étais  dans  la  cour  avec  nos  orphelins  et  un 
grand  nombre  de  sauvages;  quand  nous  les  aperçûmes 
ce  furent  de  grands  cris_,  des  battements  de  mains,  un  va- 
et-vient  général,  une  joie  universelle.  Vous  ne  pouvez 
vous  imaginer  l'impression  que  cela  produit,  mon  révé- 
rend Père.  Deux  berges  seulement,  ce  n'est  pas  grand'- 
chose,  mais  pour  le  pays  c'est  le  plus  grand  événement, 
même  pour  les  Missionnaires  et  peut-être  encore  plus 
pour  eux  que  pour  les  gens  du  pays.  Deux  heures  après 
les  barques  abordèrent  au  fort,  et  à  notre  grande  joie 
nous  pûmes  embrasser  le  R.  P.  Gasté  qui  revenait  en 
bonne  santé.  Ce  bon  Père  avait  reçu  en  présent  pour  la 
mission  une  génisse  et  deux  porcs,  véritable  fortune 
donnée  par  M.  Bellangé,  bourgeois  en  chef  du  fort  et  du 
district  de  Cumberland,  qui  avait  reçu  et  traité  en  prince 
le  Missionnaire  pendant  son  séjour  dans  ce  fort.  A  son 
arrivée  et  à  son  départ  le  pavillon  avait  été  hissé.  Ce 
cher  Père  n'en  revenait  pas.  Hélas  !  depuis  quinze  ans 
qu'il  est  ici,  jamais  il  n'avait  vu  pareille  démonstration. 
C'est  par  le  retour  des  barques  que  j'ai  reçu  votre  let- 
tre et  plusieurs  autres  m'annonçant  divers  envois,  entre 
autres  celui  d'un  petit  harmonium.  Les  animaux  donnés 
par  M.  Bellangé  me  créeront  un  surcroît  d'occupations. 
Après  les  avoir  installés,  je  fus  envoyé  en  canot,  avec 
un  sauvage,  à  plusieurs  lieues  d'ici  pour  chercher  du 
foin.  Nous  eûmes  de  la  peine  à  en  trouver,  l'eau  était 
très-haute,  le  foin  était  submergé.  Il  me  fallut  un  mois, 
c'est-à-dire  jusqu'à  la  fin  de  septembre,  pour  en  trouver 
en  quantité  sutJisante  pour  faire  hiverner  durant  huit 
mois  notre  petite  génisse  de  deux  ans.  Moi  qui  n'avais 
jamais  touché  une  faux,  je  dus  faucher  dans  les  ma- 
rais ayant  de  l'eau  jusqu'aux  genoux  et  quelquefois 
davantage,  restant  ainsi  des  journées  entières  dans 
une  eau  glacée,  car  la  glace  se  forme  dès  le  mois  de 

T.    XV.  10 


—  146  — 

septembre.  Aussi  ai-je  été  pris,  à  la  suite  de  ce  tra- 
vail, d'un  mal  de  gorge  qui  a  duré  jusqu'à  la  Toussaint. 
Dès  que  les  foins  furent  finis,  tout  le  monde  se  mit  à  la 
récolte  des  patates;  jamais  elle  n'a  été  plus  belle  que 
cette  année;  nous  en  recueillîmes  quarante  barils.  Le 
R.  P.  Gasté,  en  reconnaissance,  a  célébré  une  messe  d'ac- 
tion de  grâces.  Nous  récoltâmes  aussi  quaire  barils  de 
navets,  deux  de  carottes,  cinq  de  choux  de  Siam  et  d'au- 
tres magnifiques  choux  dont  quelques-uns  avaient 
pommé.  J'en  conserve  encore  un  peu.  Quant  à  la  salade, 
nous  l'avons  épuisée  il  y  a  peu  de  temps.  Notre  pêcbe 
d'automne  a  aussi  été  fort  bonne  :  3  000  pièces  à  la 
pente  pour  nos  chiens.  Ceux  de  ces  animaux  que  nous 
avons  ici  sont  de  la  race  des  chiens  esquimaux,  lesquels  sont 
excessivement  carnassiers.  Nous  devons  prendre  les  plus 
grandes  précautions  pour  n'avoir  pas  de  mauvaises  af- 
faires à  cause  de  leurs  méfaits  et  encore  ne  pouvons-nous 
toujours  réussir.  Aussi,  par  suite  d'une  scène  de  férocité 
à  laquelle  ils  avaient  pris  part,  avons-nous  abattu  trois  de 
ces  animaux.  Tous  auraient  dû  y  passer,  mais  que  deve- 
nir sans  eux  dans  ce  pays  où  leur  concours  est  indispen- 
sable pour  les  voyages  et  les  approvisionnements?  Ils 
constituent  une  véritable  fortune  et  sont  pour  Jious 
comme  les  bœufs  et  les  chevaux  pour  les  fermiers. 

L'automne  s'est  prolongé  cette  année  bien  au-delù  du 
temps  ordinaire.  La  glace  n'a  commencé  à  être  solide 
que  six  ou  huit  jours  après  la  Toussaint,  mais  à  partir 
de  ce  moment  jusqu'à  ce  jour  nous  avons  eu  de 
grands  froids  sans  discontinuer.  L'hiver  est  extrêmement 
rigoureux,  le  vent  du  nord  souffle  sans  cesse  et  nous 
avons  toujours  de  40  à  50  degrés  de  froid.  Tout  en  craque, 
il  se  fait  des  détonations  sur  le  lac  comme  dans  une  bat- 
terie de  canons. 

Notre  pêche  sous  la  glace  a  été  peu  abondante,  nous 


—  147  — 

n'avons  pris  qu'un  millier  environ  de  pièces  ot  il  nous 
en  fallait  au  moins  3  000.  Au  moment  où  nous  étions 
menacés  de  jeûner^  le  bon  Dieu  a  envoyé  les  Caribous 
dans  ces  parages  dès  le  commencenient  de  l'biver.  Ordi- 
nairement on  ne  les  voit  que  vers  In  fin  de  celle  saison  et 
encore  viennent-ils  en  petit  nomlire.  C'est  le  sixième  hi- 
ver que  je  passe  ici  et  j'en  ai  vu,  en  huit  jours,  plus  que 
pendant  les  cinq  hivers  précédents;  j'en  ai  compté  plus  de 
\  200  un  jour  que  je  me  trouvais  en  voyage. 

Lorsque  la  glace  fut  assez  forte,  j'entrepris  d'aller 
chercher  le  foin  que  j'avais  fauché  précédemment,  ce  fut 
l'afTaire  d'une  quinzaine  de  jours.  Peu  de  temps  après 
arrivèrent  ceux  de  nos  sauvages  qui  viennent  chaque 
année,  vers  colle  époque,  nous  apporter  des  provisions 
de  viande  ^èchc  et  de  graisse.  Ils  avaient  peu  de  chose, 
et  encore  leurs  vivres  étaient  gâtés  en  partie.  Ces  sau- 
vages ne  restèrent  que  deux  jours  et  regagnèrent  leur 
camp.  Mais  comme  ils  avaient  plusieurs  malades,  ils  de- 
mandèrent le  Prêtre  pour  les  visiter.  Le  R.  P.  Gasté  dut 
s'y  rendre,  il  me  prit  pour  l'accompagner  et  aussi  pour 
conduire  ies  chiens  afin  qu'il  pût  se  faire  traîner  une  par- 
tie du  trajet,  car  le  camp  où  nous  nous  rendions  était 
au  moins  à  oO  lieues  au  nord  de  notre  résidence. 

Le  1"  décembre,  de  grand  malin,  nous  laissâmes  seul 
pour  une  huitaine  de  jours  le  U.P.Blanchet,  et,  ayant  fait 
monter  le  R.  P.  Gasté  sur  la  ^ra/nf,  je  pris  la  conduite  de 
la  caravane.  Nous  étions  en  compagnie  de  vingt-cinq  sau- 
vages. Au  bout  de  deux  jours  et  une  nuit,  nous  arrivâmes 
au  camp,  où  se  trouvaient  réunies  quarante  à  cinquante  fa- 
milles. Comme  depuis  quelques  années  la  mort  ne  cesse 
de  faire  des  ravages  parmi  les  hommes,  nous  trouvâmes  un 
grand  nombre  de  veuves  et  encore  plus  d'orphelins.  Si 
vous  aviez  vu  comme  nous,  mon  Père,  ce  camp  de  sauva- 
ges montagnais,  assurément  votre  cœur  eût  été  navré 


—  d48  — 

comme  le  nôtre.  Que  de  misères,  et  comme  cela  faisait  pi- 
tié! La  coqueluche  avait  atteint  tous  les  enfants  et  de  tous 
les  côtés  nous  n'entendions  que  cris,  que  gémissements. 
Le  R.  P.  Gasté  fit  beaucoup  de  baptêmes  et  de  mariages, 
il  entendit  beaucoup  de  confessions  et  administra  les  der- 
niers sacrements,  aux  plus  malades.  Depuis  lors  un  grand 
nombre  d'enfants  et  d'adultes  sont  morts,  trois  ont  été 
gelés,  deux  d'entre  eux  avaient  été  abandonnés. 

Après  deux  jours  passés  dans  ce  camp,  nous  reprîmes 
le  chemin  de  la  mission.  Ma  traîne  était  un  peu  encom- 
brée par  les  vivres  que  nous  emportions,  de  sorte  que  le 
R.  P.  Gasté  n'y  put  prendre  place  que  de  temps  en  temps. 
Ce  voyage  le  fatigua  beaucoup  ;  il  n'avait  pu  dormir  pen- 
dant les  deux  nuits  passées  au  camp;  il  les  avait  em- 
ployées auprès  des  malades  et  des  affligés  pour  les  con- 
soler et  les  encourager.  Un  sauvage  vint  avec  nous  pour 
nous  servir  de  guide.  Nous  quittâmes  le  camp  le  5  dé- 
cembre au  matin  et  nous  n'arrivâmes  à  la  mission  que 
le  7.  Nous  ne  nous  étions  cependant  arrêtés  que  pour 
manger.  Nous  n'avons  pas  campé  une  seule  fois;  jour  et 
nuit  nous  marchions,  car  nous  voulions  arriver  pour  la 
fête  de  l'Immaculée  Conception.  Nous  étions  exténués  de 
fatigue,  de  faim  et  de  froid.  Pourtant,  dès  le  lendemain, 
bien  que  j'eusse  fait  tout  le  trajet  à  pied,  j'étais  frais  et 
dispos,  tout  prêt  à  recommencer,  s'il  l'eût  fallu  ;  mais  le 
R.  P.  Gasté  pendant  plusieurs  jours  dut  garder  la 
chambre. 

Le  lendemain  de  la  fête  je  commençai  à  bûcher  et  à 
transporter  le  bois  de  chautiage  avec  le  sauvage  qui 
nous  avait  accompagnés  et  qui  demeura  avec  nous  jus- 
qu'après Noël,  il  s'en  retourna  avec  les  sauvages  qui 
étaient  venus  pour  cette  belle  fête. 

Vers  la  même  époque  je  fus  envoyé  à  un  camp  monta- 
gnais  pour  chercher  des  vivres.  Au  moment  de  mon  arri- 


—  149  — 

vée,  vers  dix  heures  du  matin,  je  m'aperrus  que  plusieurs 
loges  s'étaient  réunies  et  qu'on  avait  disposé  des  robes  de 
caribou,  des  couvertures  pour  faire  les  prières  que  les  sau- 
vages font  ordinairement  le  dimanche.  Ils  ne  me  laissèrent 
pas  le  temps  de  respirer  et  me  dirent  tout  de  suite  :  «  Tu 
vas  commencer  à  prier  pour  nous;,  nous  t'attendons.  »  Je 
me  mis  aussitôt  à  commencer  la  grande  prière  en  sau- 
vage et  le  chapelet;  on  cbanta  ensuite  quelques  cantiques 
suivis  de  prières  particulières.  Cette  cérémonie  dura  en- 
viron une  heure  ;  tous  ceux  qui  savaient  lire  avaient  en 
main  leur  livre  de  prières  et  de  cantiques.  Après  cette 
cérémonie  il  y  eut  un  repas  fraternel,  je  dus  payer  le 
thé.  Je  les  égayai  beaucoup,  aussi  riaient-ils  à  gorge 
déployée.  Le  soir,  je  m'enveloppai  dans  mes  couver- 
tures pour  prendre  un  peu  de  repos,  car  je  devais 
repartir  de  grand  matin.  Cette  journée  du  27  décembre 
fut  extrêmement  froide,  nous  avions  au  moins  45  de- 
grés de  froid,  la  fumée  ne  pouvait  monter,  nous  en 
étions  aveuglés;  en  arrivant  au  camp  je  me  gelai  le  nez, 
les  pommettes  des  joues  et  le  front.  Le  28,  dans  la  nuit, 
je  me  levai  pour  faire  mes  préparatifs  de  départ  ;  je  char- 
geai ma  traîne  de  viande,  et  après  la  prière  et  le  déjeu- 
ner je  me  remis  en  route.  J'étais  seul  avec  un  sauvage; 
nous  avions  vent  arrière,  par  bonheur.  Vers  deux  heures, 
nous  fîmes  un  peu  de  feu  et  nous  dînâmes;  puis,  étant  re- 
partis à  la  course,  nous  arrivâmes  vers  le  milieu  de  la 
nuit  à  la  mission.  J'avais  marché  ou  plutôt  couru  pen- 
dant plus  de  12  heures.  On  compte  environ  25  lieues  de 
la  mission  à  la  place  occupée  par  les  sauvages. 

Peut-être,  mon  bien  cher  Père,  serez-vous  surpris  que 
je  puisse  résister  à  ces  fatigues,  vous  qui  m'avez  vu  si 
trêle.  Depuis  que  je  suis  dans  ce  pays,  le  bon  Dieu  m'a 
accordé  beaucoup  de  force  et  de  courage,  j'en  suis  moi- 
même  tout  à  fait  surpris,  et  mes  Supérieurs  le  sont  aussi 


—  J50  — 

quand  ils  se  rappellent  mes  premières  années  de  sé- 
jour. Je  crois  vraiment  que  je  suis  là  où  le  bon  Dieu 
me  voulait.  Aidez-moi,  mon  révérend  Père,  à  lui  en 
rendre  mille  actions  de  grâces.  Je  suis  si  heureux  d'être 
ici  attaché  à  son  service  que  je  ne  voudrais  changer 
pour  rien  au  mondera  moins  d'y  être  contraint  par  l'obéis- 
sance. 

J'ai  dû  renouveler  mes  voyages  pour  nous  procurer  de 
la  viande  pendant  quatre  semaines.  Pendant  tout  ce 
temps  je  n'ai  couché  que  trois  fois  à  la  mission,  j'ai  passé 
les  autres  nuits  dehors,  et  par  les  froids  les  plus  rigou- 
reux. Je  puis  vous  assurer  que  j'ai  eu  souvent  bien  froid, 
extrêmement  froid,  et  un  froid  dont  vous  ne  pouvez  avoir 
une  idée,  car  les  plus  grands  froids  de  France  comparés 
à  ceux-ci  sont  comme  le  jour  et  la  nuit.  Parfois  il  m'ar- 
rivait  de  ne  pouvoir  dormir,  car  je  ne  pouvais  me  ré- 
chaufifer  dans  mes  couvertures  toutes  remplies  de  neige  et 
de  glaçons.  Le  15  janvier,  surtout,  la  température  a  été 
extraordinairement  rigoureuse  ;  notre  respiration  était 
bruyante.  Celte  nuit  nous  n'osâmes  pas  nous  coucher, 
dans  la  crainte  de  nous  geler.  Pendant  tous  ces  derniers 
voyages  j'étais  avec  les  gens  du  fort.  Une  seconde  fois  je 
me  gelai  la  figure,  et  un  soir,  en  arrivant  à  la  mission,  au 
moment  où  je  dételais  mes  chiens,  en  moins  de  deux  mi- 
nutes je  me  gelai  encore  tous  les  doigts.  Quand  je  ren- 
trai à  la  maison  je  souffrais  tellement,  que  je  fus  sur  le 
point  de  perdre  connaissance.  Mes  doigts  étaient  profon- 
dément gelés,  et  au  moment  où  je  vous  écris  ils  font  peau 
neuve.  Je  souffris  beaucoup  pendant  huit  jours,  mais  je 
passai  deux  jours  seulement  sans  travailler,  et  à  force 
d'enfler,  ces  pauvres  doigts  sont  enfin  sur  le  point  de 
guérir.  Vous  voyez,  mon  révérend  Père,  que  les  épines 
du  Nord  piquent  très-fort  quelquefois.  Dieu  merci,  mon 
cœur  n'est  pas  encore  gelé,  ni  entre-gelé;  y  espère,  avec 


—  151  — 

la  grûce  du  bon  Dieu  et  vos  charitables  prières,  qu'il  ne 
gèlera  jamais. 

Maintenant  que  tous  ces  voyages  viennent  de  finir,  je 
m'occupe  de  bûcher  et  de  transporter  le  bois  de  chauffage. 
Nous  avons  continuellement  trois  feux  ù  entretenir,  et  je 
vous  assure  qu'une  corde  de  bois  par  jour  ne  suffit  pas 
pour  les  mois  de  novembre,  décembre^  janvier  et  février. 
Je  suis  donc,  comme  vous  voyez,  grand  approvisionneur 
(.'t  chauffeur  de  lu  mission  Saint-Pierre  du  lac  Caribou  ; 
c'est  autre  chose  que  le  calorifère  du  Sacré-Cœur.  Quand 
je  vais  être  un  peu  avancé  pour  le  bois,  je  couperai  des 
pieux  pour  commencer  un  grand  enclos  pour  nos  bes- 
tiaux ;  nous  en  attendons  encore  pour  l'été  prochain, 
ainsi  que  des  poules,  car  nos  poules  ne  sont  point  encore 
remplacées.  Je  vous  assure  que  je  me  trouve  bien  privé 
de  ces  obères  poules...  II  est  donc  vrai  que  je  n'entends 
plus  le  chant  du  coq  et  le  caquet  des  poules  ;  quand  donc 
reviendront-elles  ?  Malgré  moi,  j'en  parle  souvent.  Oh! 
des  poules  au  lac  Caribou 

24  janvier  1816.  —  Les  lettres  vont  partir.  Adieu, 
mon  révérend  et  bien  cher  Père.  Que  Marie  Immaculée 
prenne  sous  sa  garde  ces  lignes  af^n  qu'elles  vous  par- 
viennent 1 

Gel.    GUILLET,    O.    M.    î. 


SECONDE    LETTKE     DU   F.    GUILLET    (CëLESTIN) 
AU  R.  P.  TATIN. 

Mission  de  Saint-Pierre  au  lac  Caribou, 
le  25  janvier  187G. 

Mon  révérend  kt  bien  cher  Père  Tati:!, 
.  . .   Que  pourrai-je  donc  vous  dire  qui  puisse  vous  in- 
téresser un  peu,  notre  vie  étant  si  monotone,  qu'elle  offre 


—  152  — 

bien  peu  de  matière  à  narration  ?  Déjà  je  vous  ai  fait  con- 
naître, autant  que  faire  se  peut  par  lettre,  notre  petite 
mission,  notre  manière  de  vivre.  Cependant  je  croirais  ne 
pas  avoir  accompli  tout  mon  devoir^  si  je  n'entrais  pas 
un  peu  dans  le  détail  de  quelques  événements  qui  se  sont 
passés  au  lac  Caribou  depuis  l'an  dernier,  époque  où, 
comme  aujourd'hui,  j'avais  le  bonheur  de  vous  écrire. 

A  cette  époque,  du  10  janvier  1875  jusqu'au  29  avril, 
j'ai  été  continuellement  eu  voyage.  Nous  n'avions  pas  un 
engagé,  et  cela  par  économie  pour  nos  missions  si 
pauvres,  mais  non  pour  nos  forces,  car  j'en  ai  bien  perdu, 
et  cette  année  je  me  fatigue  bien  plus  vite  en  faisant  les 
mêmes  travaux. 

Durant  tous  ces  voyages  j'ai  eu  peu  d'aventures,  ex- 
cepté dans  le  dernier.  Le  25  avril  je  fus  envoyé  à  25  ou 
30  lieues  d'ici  ;  je  partais  seul  et  je  devais  revenir  de 
même.  J'avais  été  prévenu  de  ce  voyage  plusieurs  se- 
maines auparavant  ;  lorsqu'on  m'en  parla  je  ne  pus 
m'empécher  de  manifester  certains  pressentiments  que 
j'éprouvais  involontairement.  Le  dégel  commença  pen- 
dant la  semaine  qui  précéda  la  fête  de  saint  Marc,  on  ne 
marchait  qu'avec  peine  dans  la  neige  fondante,  les  traînes 
y  adhérèrent,  et  pour  avoir  moins  de  difficultés  il  fallait 
marcher  la  nuit,  la  neige  était  alors  gelée  et  présentait 
un  chemin  plus  solide. 

Le  25  avril,  dans  la  nuit  du  dimanche  au  lundi,  je  me 
mis  en  route,  mes  chiens  étant  très-bons,  la  traîne  allégée 
et  le  chemin  battu  ;  je  pus  rester  tout  le  temps  enveloppé 
dans  mes  couvertures  et  me  faire  traîner  ainsi  jusqu'au 
camp  des  sauvages,  où  j'arrivai  le  lendemain  soir;  mes 
chiens  avaient  couru  tout  le  temps,  on  eût  dit  une  malle- 
poste.  Je  passai  quelques  heures  aux  loges.  Je  me  fis  aider 
à  charger  mon  traîneau,  mais  lorsque  ma  charge  eut  été 
efiectuée,  je  commençai  à  m'eflrayer  en  la  voyant  un  peu 


—  153  — 

forte.  Je  désirais  que  quelqu'un  voulût  bien  m'accompa- 
gner  au  train  jusqu'à  moitié  chemin,  mais  tous  refusè- 
rent et  je  dus  partir  seul.  Celte  fois  je  ne  marcliiiis  pas 
vite,  le  temps  était  couvert,  le  vent  du  sud  souftluit  et  il 
ne  faisait  pas  froid.  Il  pouvait  être  de  onze  heures  à  mi- 
nuit quand  je  me  mis  en  route.  Vers  le. point  du  jour,  je 
fis  du  feu  pour  préparer  mon  déjeuner.  La  pluie  com- 
mença alors  à  tomber,  de  sorte  que  lorsque  je  dus  me 
remettre  en  marche  j'étais  déjà  tout  trempé  sans  avoir 
rien  pour  changer.  Mon  feu,  d'ailleurs,  était  si  faible,  que 
j'eus  beaucoup  de  peine  à  me  préparer  du  thé;  quant  à  la 
viande  je  la  mangeai,  non  pas  cuite,  mais  à  peine  chauf- 
fée. Je  ne  pouvais  faire  sécher  mes  vêtements  et  je  me 
trouvais  sans  abri  sur  une  île  complètement  découverte 
et  brûlée.  Il  y  avait  peut-être  une  heure  que  je  m'étais 
remis  à  marcher,  quand  tout  à  coup  il  se  fit  un  tourbillon 
épouvantable  ;  je  me  trouvais  sur  un  grand  lac,  loin  des 
îles  et  plus  loin  encore  de  tout  bois  qui  aurait  pu  me  ser- 
vir d'abri.  Le  vent  tourna  subitement  au  nord  et  une  grêle 
épaisse  commença  à  tomber  pendant  que  le  tonnerre 
grondait.  Puis  il  y  eut  une  atfreuse  tempête  accompagnée 
d'une  telle  quantité  de  neige,  qu'au  bout  d'un  peu  de 
temps  je  ne  pus  distinguer  ni  les  îles,  ni  les  bords  du  grand 
lac;  cette  neige  fit  en  même  temps  disparaître  toute  trace 
de  chemin  battu,  de  telle  sorte  que  mes  chiens  s'arrêtè- 
rent. Je  ne  voulus  pas,  néanmoins,  m'arrêter  au  milieu 
du  lac,  de  peur  de  me  geler,  ce  qui  n'aurait  pas  manqué 
de  m'arriver  bientôt,  car  déjà  mes  vêtements,  gelés  sur 
moi,  étaient  roides  comme  du  carton  ;  je  me  hûtai  de  dé- 
charger en  partie  mon  traîneau  ;  je  fis  un  amas  de  la 
viande  que  je  laissai  au  milieu  du  lac,  et  au-dessus  je 
plantai  mon  bâton  dans  la  neige  afin  d'en  pouvoir,  en  cas 
de  besoin,  reconnaître  la  place.  Je  me  mis  ensuite  à  tirer 
moi-même  mon  traîneau,  tout  en  me  recommandant  du 


—  154  — 

fond  du  cœur  au  bon  Dieu  et  à  la  sainte  Vierge.  Je  mar- 
chai ainsi  sans  trop  savoir  où  je  me  rendais  et  pendant 
environ  quatre  heures,  qui  me  parurent  une  semaine,  je 
continuai  d'avancer,  priant  de  toutes  mes  forces  saint 
Raphaël  de  me  garder  et  de  me  faire  aborder  à  une  île 
pour  y  attendre  la  fin  de  la  tourmente.  Mon  Dieu!  que 
j'étais  fervent  alors  !  Je  no  puis  vous  dire  dans  quelles 
angoises  je  me  trouvais  jusqu'à  ce  que  j'eusse  trouvé  une 
ile.  Cette  tempête  produisait  un  tel  tourbillon  de  neige, 
que  j'en  étais  aveuglé  et  que  je  no  voyais  même  pas  mon 
chien  de  devant. 

Enfin,  j'atteignis  une  île  et  je  me  rassurai  un  peu,  du 
moins  j'essayai  de  me  rassurer,  car  je  ne  savais  où  je  me 
trouvais  et  de  plus,  pour  comble  de  malheur,  il  n'y  avait 
dans  cette  île  d'autre  bois  que  quelques  vieux  troncs 
d'arbres.  J'essayai  de  les  couper  avec  une  hache,  mais 
du  premier  coup  j'en  cassai  le  manche...  Alors  n'ayant 
plus  aucun  moyen  de  me  garantir  par  le  feu  du  froid  qui 
me  gagnait,  et  de  dégeler  mes  habits,  au  moyen  de  mes 
raquettes  je  creusai  dans  la  neige  un  trou  d'au  moins 
12  pieds  de  profondeur,  je  tapissai  les  parois  de  cette 
espèce  de  grotte  avec  quelques  peaux,  pour  m^empêcher 
de  me  mouiller  davantage,  puis  je  me  blottis  au  fond  du 
trou,  enveloppé  dans  mes  couvertures  qui,  comme  vous 
pensez  bien,  n'étaient  guère  chaudes.  Longtemps  je 
tremblai  de  froid,  mais  enfin  je  finis  par  me  réchauffer 
un  peu. 

J'aurais  voulu  pouvoir  dormir,  cela  m'était  impos- 
sible à  cause  de  l'anxiété  dans  laquelle  j'étais.  Cette 
tempête  continua  pendant  trois  jours  et  ti'ois  nuits  avec 
la  même  intensité.  Je  me  préparais  à  mourir  ainsi  seul, 
non  de  besoin,  car  ma  traîne  était  chargée  de  vivres, 
mais  de  froid,  car  je  ne  savais  plus  comment  m'y  prendre 
pour  entretenir  un  peu  de  chaleur  en  moi.  Néanmoins, 


—  155  — 
malgré  ma  peine,  je  ne  cessai  d'espérer  clans  le  secours 
de  ma  bonne  mère  du  ciel,  Marie  Immaculée. 

Pendant  ce  temps,  le  II.  P.  Gasté  était  fort  inquiet  de 
moi  ;  il  se  disait  que  je  m'étais  probablement  perdu  sur 
le  lac,  où  la  pluie  m'ayant  surpris  je  devais  m'ètre  gelé. 
Lui  aussi,  lebonetbien-aimé  Père  était  dans  des  ant^'oisses 
mortelles.  Il  me  disait  ensuite  que  pendant  tout  ce  temps 
il  n'avait  pu  ni  manger  ni  dormir,  ni  s'occuper  attenti- 
vement de  quoi  que  ce  fût.  Il  faisait  prier  les  orphelins, 
qui  eux-mêmes  ne  cessaient  de  pleurer  en  pensant  à 
moi  et  plaignaient  mon  triste  sort.  Une  première  fois  ce 
cher  Père  avait  envoyé  à  ma  rencontre  un  sauvage  qui 
après  quelques  heures  de  marche  s'empressa  de  revenir 
en  disant  qu'il  craignait  de  se  perdre  et  que  d'ailleurs  on 
ne  voyait  pas  même  assez  pour  se  conduire.  Ce  jour-là, 
de  crainte  de  se  perdre,  personne  ne  vint  du  fort  à  la 
mission.  Une  pauvre  sauvagesse,  en  se  rendant  de  "sa 
loge  à  une  autre,  distante  de  25  à  30  mètres,  disparut 
sous  la  neige  et  on  eut  bien  de  la  peine  à  la  sauver.  Les 
sauvages  disaient  qu'aucun  d'eux  n'avait  souvenir  d'une 
pareille  tempête,  ce  qui  redoublait  les  inquiétudes  du 
cher  Père.  Enfin,  le  troisième  jour,  voulant  offrir  le  saint 
sacrifice  à  mon  intention,  il  fondit  en  larmes  en  se 
revêtant  des  ornements  sacerdotaux,  et  comme  me  le 
dirent  ensuite  les  petits  enfants,  il  faisait  bien  pitié,  car  il 
les  faisait  pleurer  eux-mêmes.  Avant  de  commencer  la 
messe  il  annonça  qu'il  allait  la  dire  pour  le  repos  de  mon 
âme,  si  j'étais  mort,  ou  bien  pour  ma  conservation  et  mon 
retour  sain  et  sauf  à  la  mission,  dans  le  cas  oij  je  serais 
encore  vivant.  Après  sa  messe  il  pria  l'officier  en  charge 
du  fort  de  vouloir  bien  envoyer  deux  de  ses  hommes  à 
ma  recherche,  avec  leurs  traînes  et  leurs  chiens,  et  tout  ce 
qu'il  fallait  pour  me  changer  de  couvertures.  Ces  hommes 
durent  marcher  toute  la  journée  dn  troisième  jour  sans 


—  456  — 

me  trouver.  Vers  le  milieu  de  ce  jour  la  tempête  com- 
mença cependant  à  s'apaiser  et  ils  purent  découvrir  mon 
bâton  que  j'avais  planté  sur  le  bloc  de  neige  où  j'avais 
enfoui  une  partie  de  ma  charge  et  qu'une  neige  épaisse 
avait  garantie.  En  apercevant  ce  monticule  ils  se  dou- 
tèrent de  quelque  chose  et  ayant  fouillé  la  neige  ils  trou- 
vèrent, en  effet,  une  quantité  de  vivres.  Ils  se  dirent 
alors  que  je  ne  pouvais  pas  être  au  delà,  puisque  j'avais 
dû  décharger  ici  une  partie  de  mes  provisions.  Puis  ayant 
pris  ces  vivres  sur  leur  traîneau,  ils  revinrent  sur  leurs 
pas,  regardant  partout  et  cherchant  attentivement  pour 
tâcher  de  retrouver  mes  traces.  Mais  ils  ne  virent  rien, 
et  comme  la  nuit  approchait  ils  reprenaient  le  chemin  du 
fort,  se  demandant  où  je  pouvais  être  et  quelle  direction 
j'avais  pu  prendre. 

Pendant  que  cela  se  passait,  de  mon  côté  je  cherchais 
àm'orieuter.  Je  vis  au  loin  une  île  que  je  crus  recon- 
naître. Vite,  après  avoir  attelé  mes  chiens  et  chaussé  mes 
raquettes,  je  me  dirigeai  vers  elle;  quand  j'y  arrivai,  je 
reconnus  que  je  marchais  tout  juste  à  rebours  de  mon 
chemin,  mais  comme  il  faisait  encore  un  peu  jour,  je  ne 
me  décourageai  pas,  j'examinai  bien  cette  île  et  ses  en- 
virons, je  me  rappelai  alors  que  j'y  étais  venu  deux  ans 
auparavant,  et  ayant  bien  considéré  la  direction  de  la 
mission,  sans  me  mettre  plus  en  peine,  je  me  dirigeai 
en  toute  hâte  vers  ce  point.  J'en  étais  éloigné  de 
3  lieues,  mais  comme  le  vent  avait  durci  la  neige,  je  mar- 
chais très-vite.  Arrivé  au  bout  de  ce  grand  lac,  je  dus 
traverser  une  île  pour  passer  dans  un  autre  lac.  Mais 
alors  je  me  crus  encore  perdu,  je  ne  reconnaissais  plus 
cette  île  et  j'hésitais  à  m'y  aventurer;  il  y  a  tant  d'îles, 
medisais-je,  que  je  prends  peut-être  une  autre  pour  celle 
que  je  crois.  J'avais  laissé  mes  chiens  sur  le  lac  et  j'avais 
exploré  l'île  en  faisant  de  tristes  réflexions,  quand,  rêve- 


—  157  — 

nant  à  mon  attelage  sans  savoir  quel  parti  prendre,  je 
devinai,  aux  allures  de  mon  chien  de  devant,  que  j'étais 
dans  le  bon  chemin.  La  nuit  avançait,  je  m'abandonnai 
à  Tinstinct  de  cet  animal,  qui  ne  me  trompa  point,  car, 
arrivé  au  milieu  de  l'île,  je  reconnus  un  chemin  de  traînes 
et  de  traces  de  raquettes. 

Deo  gratias!  m'écriai-je  de  toutes  mes  forces;  merci, 
merci,  mon  Dieu  !  Vous  devez  penser  avec  quelle  ardeur 
je  continuai  à  avancer.  Vers  le  milieu  du  lac  j'aperçus 
au  loin  deux  traînes  ;  je  pensai  que  c'étaient  les  gens 
envoyés  à  ma  recherche,  et  une  demi-heure  après  je  les 
avais  rejoints.  «  Viens  vite,  mon  petit  frère,  me  dirent-ils 
en  langue  sauvage,  l'homme  de  la  prière,  ton  chef, 
pleure  après  toi  ;  il  nous  a  envoyés  à  ta  recherche  et 
nous  désespérions  de  te  trouver,  quand  nous  t'avons 
entendu  crier;  nous  avons  reconnu  ta  voix  et  quelque 
temps  après  nous  t'avons  vu  au  loin.  Tiens,  quitte  là  tes 
raquettes,  monte  dans  cette  traîne  ;  tu  es  bien  malheureux, 
tu  soutires  beaucoup,  n'est-ce  pas  ?  »  Je  les  rassurai,  et 
eux  m'ayant  bien  enveloppé  de  couvertures  me  ramenèrent 
sain  et  sauf  à  la  mission,  où  le  bon  et  cher  Père  Gasté, 
en  m'embrassant,  m'inondait  de  ses  larmes  et  me  prodi- 
guait toutes  sortes  de  soins.  J'en  étais  tout  confus  et  je 
le  rassurai  sur  mon  compte  en  lui  disant  que  je  n'étais 
pas  malade,  que  j'avais  seulement  le  bout  des  doigts 
gelés,  mais  que  ce  n'était  pas  la  première  ni  la  dernière 
fois  probablement  si  je  devais  vivre  encore.  Les  orphelins, 
de  leur  côté,  me  comblèrent  de  caresses  et  de  baisers;  je 
fus  tellement  louché  de  tout  cela,  que  je  me  mis  aussi  à 
verser  des  larmes  d'attendrissement.  Il  y  avait  un  quart 
d'heure  que  j'étais  arrivé,  quand  tout  à  coup  le  sang 
revint  au  bout  de  mes  doigts  gelés  ;  la  douleur  fut  si  vive 
et  me  porta  si  fort  au  cœur,  que  j'en  perdis  connaissance. 
J'étais  ù  table  et  je  commençais  à  peine  à  manger.  Cet 


—  138  — 

accident  jeta  le  cher  Père  Gasté  dans  de  nouvelles 
transes  ;  mais  ce  ne  fut  rien,  j'eus  repris  bientôt  con- 
naissance ;  le  bon  Père  m'appliqua  du  camphre  sur  les 
doigts;  huit  jours  après  j'étais  guéri  et  mes  doigts  fai- 
saient peau  neuve. 

Trois  semaines  plus  tard  j'étais  à  charger  du  bois  de 
chauffage  pour  notre  approvisionnement  d'été  et  d'au- 
tomne. C'était  le  lundi  24  mai  j  j'étais  à  deux  heures  de 
la  mission,  quand  je  tombai  dans  un  trou  qui  s'était  formé 
dans  la  glace  au  milieu  du  lac.  Je  m'enfonçai  peu,  car  je 
tenais  les  rênes  de  mon  attelage  que  je  me  gardai  bien  de 
lâcher,  je  n'eus  de  l'eau  que  jusqu'à  la  ceinture  et  je 
sortis  bien  vile  de  ce  malheureux  trou.  Mais  le  choc  fut 
si  violent,  que  je  crachai  un  peu  de  sang;  de  plus,  comme 
j'étais  en  sueur  au  moment  de  la  chute  et  que  mes  vête- 
ments gelèrent  sur  moi,  je  ne  tardai  pas  à  ressentir  un 
violent  mal  de  tête.  Arrivé  à  la  mission,  je  me  hâtai  de 
changer  mes  vêtements,  il  y  avait  près  de  deux  heures 
que  j'étais  mouillé,  et  quoique  ce  fut  le  24  mai,  le  vent 
du  nord  soufflant  violemment  ne  m'avait  pas  permis  de 
me  réchaufl'er.  Je  ne  voulus  rien  dire  ce  jour-là,  je  fis 
mon  ménage  comme  à  l'ordinaire,  mais  toute  la  nuit  je 
souffris  de  la  tête.  Le  lendemain  vers  le  soir,  les  douleurs 
étaient  devenues  intolérables,  on  me  fit  coucher  et  bien- 
tôt je  commençai  à  souffrir  d'un  point  de  côté.  C'était 
une  pleurésie  qui  se  déclarait,  ainsi  que  le  reconnut  bien 
vite  le  R.  P.  Gasté.  Ce  bon  Père  me  prodigua  tous  les 
soins  possibles,  il  me  veilla  lui-même  pendant  les  huit 
jours  que  je  fus  en  danger.  Encore  une  fois  le  bon  Dieu 
me  mettait  à  deux  doigts  de  la  mort.  Je  ne  m'en  affligeai 
pas.  Une  chose  me  faisait  cependant  de  la  peine,  c'était 
de  voir  ce  pauvre  Père  seul  chargé  du  soin  de  tout  le 
matériel  de  la  mission.  Je  gardai  le  ht  six  semaines,  et 
vers  le  commencement  |de  juillet  seulement,  je  pus  me 


—  <59  — 

remettre  peu  à  peu  au  travail.  Le  moment  était  arrivé 
de  semer  les  pommes  de  terre.  Le  cher  P,  Gasté  avait 
lui-rnèinc  tout  préparé  pour  ce  travail.  Je  ne  pouvais 
m'einpêcher  de  le  plaindre  en  voyant  toute  la  peine  qu'il 
se  donnait,  car  il  avait  tout  à  faire  en  ce  moment,  et  pen- 
dant le  fort  de  ma  maladie  il  se  coutenljiit  d'une  heure  ou 
deux  de  sommeil.  Grâce  à  la  Providence  toute  paternelle 
du  bon  Dieu,  il  a  pu  suffire  à  tout.  OU  !  que  ce  bon  Père 
aura  une  belle  couronne  dans  le  ciel,  que  de  vertus  pra- 
tiquées par  lui  dans  ce  petit  coin  de  terre  qui  s'appelle  la 
mission  Saint-Pierre  du  lac  Caribou  !  Depuis  bientôt 
quinze  ans  il  est  ici,  s'épuisant  pour  le  salut  de  ces  pau- 
vres infidèles  qui  jusqu'à  ce  jour  ne  lui  ont  guère  donné 
de  consolations.  Aujourd'hui  cependant  il  semble  que  la 
grâce  les  ait  touchés,  comme  je  vous  le  dirai  plus  loin. 

J'ai  oublié  de  mentionner  le  départ  du  P.  Blanchet,  qui 
avait  reçu  un  obédience  le  5  mars  précédent  pour  se 
rendre  à  150  heues  d'ici,  sur  la  Rivière  aux  Anglais,  pour 
fonder  au  lac  Pélican  la  mission  du  Sacré-Cœur.  II  devait 
aller  de  là,  durant  Tété,  dans  la  prairie  de  Saint-Albert. 
Voilà  pourquoi  le  P.  Gasté  se  trouvait  seul  avec  moi. 

Le  10  juillet  M?""  Grandin  arrivait  ici,  accompagné  d'un 
bon  Frère  canadien,  le  F.  Labelle,  de  deux  Monta- 
gnais,  d'un  Américain  et  d'un  sauvage  Cri  qui  lui  servait 
de  guide  sur  notre  grand  lac.  Le  8  juillet,  ils  furent  arrê- 
tés par  la  glace,  sur  laquelle  le  lendemain  ils  durent 
marcher  toute  la  journée  en  la  brisant  afin  de  faire  un 
passage  à  leur  canot.  Ils  étaient  eûrayés  de  voir  encore 
de  la  glace  à  cette  époque  de  l'année;  elle  ne  disparut 
que  six  jours  plus  tard,  le  li  juillet. 

Peu  de  jours  auparavant,  à  l'entrée  du  lac,  ils  avaient 
rencontré  nos  barques  allant  au-devant  d'eux.  Monsei- 
gneur ayaut  appris  que  j'étais  malade,  avait  hâte  d'arri- 
ver. Enfin  le  samedi  10,  vers  neuf  heures  du  soir,  nous 


—  160  — 

entendîmes  des  coups  de  fusil  et  nous  ne  tardâmes  pas 
à  découvrir  sur  le  lac  le  grand  canot  qui  nous  amenait 
notre  bon  évêque.  Les  sauvages  répondirent  par  des  dé- 
charges successives;  pour  moi ,  tout  transporté  de  bonheur, 
je  courus  à  la  corde  de  notre  petite  clocbe,  que  je  sonnai 
à  toute  volée.  Le  R.  P.  Gasté  se  rendit  au  débarcadère 
pour  y  recevoir  Monseigneur  et  le  conduisit  ensuite  à 
notre  chapelle,  où  il  voulut  bien  donner  la  bénédiction 
du  saint  Sacrement.  Quand,  en  entrant  à  mon  tour,  je 
vis  Monseigneur  revêtu  de  la  chape,  prosterné  au  pied 
de  l'autel  et  le  F.  Labelle  agenouillé  religieusement  à 
la  sainte  Table,  je  me  crus  guéri  instantanément,  et  moi 
qui  n'avais  pu  chanter  depuis  le  dimanche  23  mai,  je  me 
mis  à  entonner  les  prières  liturgiques  sur  un  ton  si  élevé, 
que  tout  le  monde  en  fut  surpris,  et  moi  autant  que  les 
autres.  M^""  Grandin,  inquiet  jusque-là  à  mon  sujet,  n'eut 
pas  besoin  de  me  voir  pour  se  rassurer,,  il  lui  suffit  de 
m'avoir  entendu. 

Monseigneur  passa  avec  nous  neuf  jours  qui  furent 
bien  employés.  Nous  ne  pouvions  nous  voir  que  le  soir 
après  neuf  heures.  Le  reste  du  temps  était  employé  à 
l'exercice  du  saint  ministère  par  Sa  Grandeur  et  le 
P.  Gasté.  Le  samedi  17,  il  y  eut  une  grande  procession 
à  la  croix,  avec  déploiement  de  bannières  et  d'oriflammes. 
Cette  cérémonie  était  faite  pour  obtenir  de  Dieu  la  cessa- 
tion des  maladies  et  pour  attirer  des  bénédictions  sur 
tous.  Le  lendemain  on  fit  faire  la  première  communion  à 
nos  enfants.  J'avais  aidé  le  P.  Gasté  à  les  préparer  à  cette 
grande  action.  Après  la  messe  pontificale  eut  lieu  la  pro- 
cession du  Très-Saint  Sacrement  qui  fut  magnifique  pour 
le  pays.  Au  reposoir  on  lut  Tacte  de  consécration  de  la 
mission  au  Sacré-Cœur  de  Jésus  et  le  soir  les  enfants  se 
consacrèrent  à  la  Sainte  Vierge.  Pour  toutes  ces  céré- 
monies nous  avions  appris  des  cantiques  aux  enfants,  qui 


—  IGl  — 

les  chantèrent  très-bien.  Nous  étions  heureux  de  ces 
belles  fêtes  et  Monseigneur  nous  exprima  toute  la  satis- 
faction qu'il  éprouvait.  Celte  journée  avait  été  bien  rem- 
plie, mais  c'était  la  dernière  que  nous  passions  avec  notre 
bon  évêque,  aussi  prolongeâmes-nous  la  veillée  jusqu'à 
minuit. 

Dès  le  lendemain  matin  vers  neuf  heures,  Monseigneur 
remontait  sur  son  canot  d'écorce  pour  reprendre  le  che- 
min de  Saint-Albert.  Il  nous  laissait  le  bon  et  vertueux 
Frère  Labelle,  mais  il  emmenait  le  meilleur  de  nos  orphe- 
lins à  qui  il  se  proposait  de  faire  commencer  le  latin 
l'automne  suivant,  si  la  santé  de  cet  enfant  le  permettait. 
Nous  l'avions  recueilli  à  l'âge  de  quatre  ans  et  depuis  six 
ans  il  était  avec  nous.  Je  le  regrette  beaucoup.  Monsei- 
gneur paraissait  bien  content  de  lui,  car  il  a  perdu  toute 
manière  sauvage,  il  parle  très-bien  le  français,  sait  lire  et 
écrire,  et  je  puis  ajouter  qu'il  connaît  bien  mieux  encore 
la  véritable  science,  qui  est  celle  de  Tamour  du  bon  Dieu. 
Malheureusement  sa  santé  est  fort  chétive,  je  crains 
même  qu'il  ne  devienne  infirme.  J'attends  avec  impa- 
tience de  ses  nouvelles. 

Nous  allâmes,  en  canot  d'écorce,  reconduire  Monsei- 
gneur jusqu'à  deux  lieues  de  la  mission;  nous  fîmes  en- 
semble le  dernier  repas,  et  lorsque  nous  eûmes  reçu  une 
dernière  bénédiction  de  Sa  Grandeur  nous  demeurâmes 
bien  tristes  sur  la  grève,  échangeant  aussi  longtemps 
que  possible  des  signes  d'adieu.  Lorsque  nous  n'aper- 
çûmes plus  que  l'eau,  encore  agitée  par  le  mouvement 
des  rames,  nous  retournâmes  à  la  mission.  Nous  étions 
de  nouveau  orphelins  pendant  que  notre  bon  Évêque 
allait  porter  la  joie  etle  bonheur  à  d'autres  de  nos  frères, 
eux  aussi  impatients  de  le  revoir. 

Un  nouveau  frère  nous  était  cependant  donné  pour 
partager  nos  peines  et  nos  fatigues,  pour  adoucir  notre 

T.    XV.  Il 


—   162  — 

solitude,  nous  édifier  par  sa  piété,  ?on  obéissance  et 
l'exemple  do  ses  vertu<?.  Que  je  remercie  la  Providence 
et  mes  supérieurs  de  m'avoir  donné  un  tel  confrère  ;  j'ai 
attendu  six  ans,  mais  je  n'ai  rien  perdu  pour  avoir  pra- 
tiqué la  patience,  et  maintenant  je  puis  dire  :  Ecce  quam 
bonum  et  quam  jucundum.  hahitare  fratres  in  unum.  Que 
tout  a  donc  changé  pour  moi  depuis  l'arrivée  du  F.  Labelle  ; 
maintenant  je  puis  parler  français  et  m'entretenir  de 
choses  moins  sauvage?.  Depuis  longtemps  ne  me  trouvant 
en  compagnie  des  Pères  qu'à  table  et  pendant  quelques 
récréations,  j'avais  presque  perdu  l'habitude  de  parler 
français,  ce  qui  faisait  bien  rire  Monseigneur  lorsque  je 
m'oubliais  à  lui  parler  sauvage. 

Vers  la  fin  de  juillet  nous  commençâmes  à  rôder  de 
toutes  parts  ù  la  recherche  d'un  peu  de  foin  pour  nos 
animaux.  La  sécheresse  avait  brûlé  celui  qui  avait  poussé 
là  où  j'en  avais  trouvé  l'an  dernier;  ailleurs  il  était  sous 
l'eau.  Nous  cherchâmes  pendant  tout  le  mois  d'août  sans 
pouvoir  nous  en  procurer  sulïisamment.  Enfin,  la  saison 
s'avançant,  le  Frère  dut  se  mettre  à  faire  la  pêche.  Il 
avait,  pour  se  former  à  ce  métier,  un  sauvage  qui  bientôt 
le  laissa  seul  ;  mais  un  autre  pêcheur  lui  ayant  donné 
quelques  leçons,  en  peu  de  temps  il  devint  habile.  Trois 
semaines  lui  ont  suûi  pour  prendre  plus  de  5000  pièces. 
Voici  quelques  détails  de  nos  aventures  à  cette  époque. 
Le  R.  P.  Gasté  nous  envoya  avec  un  Montagnais  à  une 
journée  de  rames,  au  bout  du  lac,  le  long  de  la  rivière  la 
Hache,  parce  qu'on  nous  avait  dit  qu'il  y  avait  là  du 
foin  en  abondance.  Nous  partîmes  un  lundi,  de  grand 
matin,  afin  d'arriver  à  temps  pour  planter  notre  tente. 
Quand  nous  fûmes  au  terme  de  notre  course,  nous 
trouvâmes,  en  effet,  beaucoup  de  foin;  mais  il  était 
encore  dans  l'eau  et  sur  un  terrain  peu  solide.  Ayant 
ramé  toute  la  journée,  nous  avions  les  bras  rompus 


—  1G3  — 

et  la  besogne  à   faire    élail   ussez  pénible;   cependant 
nous  ne    balançâmes    pas,  et   le   lendemain   matin  le 
F.  Labelle  et  moi  nous  nous  mimes  à  l'eau  jusqu'aux 
genoux.  Pour  faucher,  nous  devions  avoir  les  bras  élevés 
au-dessus  de  l'eau,  ce  qui  clail  uxlrcmement  fatigant; 
de  plus,  le  terrain  sur  lequel  nous  élions*élail  fort  glissant, 
aussi  nous  arriva-t-il  plusieurs  fois  de  tomber,  et  enOa 
les  moustiques  et  les  maringouicîs  nous  mettaient  en  sang 
les  jambes,  les  bras  et  la  figure.  Le  troisième  jour  je  fus 
contraint  de  m'arrôler,  j'avais  le  visage  entièrement  enflé, 
je  voyais  à  peine,  et  j'eus  une  Irès-forle  fièvre  qui  inquiéta 
beaucoup  luon  cher  compagnon.  Le  quatrième  jour  nous 
devions  rentrer  à  la  mission.  Nous  naviguions  depuis  une 
heure  à  peine.,  quand  un  grand  vent  s'éleva.  C'était  le 
moment  où  nous  sortions  de  la  rivière  pour  entrer  dans  le 
lac.  Les  vagues  étaient  grosses  et  notre  canol  faisait  eau; 
or,  pendant  que  nous  virions  de  bord  l'avant  se  fendit  et 
nous  allions  couler.  Nous  étions  eû'rayés  du  danger  que 
nous  courions,  mais  heureusement  une  île  était  tout  proche 
de  nous,  nous   la  gagnâmes  en  toute  hâte  et  le  Frère 
répara  nos  avaries  avec  quelques  bouts  de  ficelle.  Cepen- 
dant le  vent  augmentait,  nous  ne  pûmes  pas  nous  rem- 
barquer. Il  souffla  avec  violence  tout  le  jour  et  toute  la 
nuit,  de  sorle  qu'au  lieu  de  nous  rendre  à  la  mission, 
il  nous  fallut  rester  dégrades  dans  celle  île.  Par  surcroit 
de  malheur  nous  n'avions  plus  de  vivres.  A  midi  ou  dut 
se  meltre  à  la  ration.  Chacun  se  mit  alors  à  parcourir  l'île 
eu  quête  de  quelques  lièvres  ou  perdrix;  nous  ne  trou- 
vâmes rien.  Vers  le    soir  une  bande   de  canards  vint 
s'abattre  devant  nous  au  bord  du  lac.  Notre  sauvage  prit 
un  fusil  pour  le  charger,  mais,  o  malheur  !il  avait  perdu 
5a  poudre.  Nous  essayâmes  de  tirer  quelques  canards  à 
coups   de  pierres,  nous  ne  réussîmes  qu'à  les  meltre 
en  fuite.  Le  soir  il  nous  fallut  souper  par  cœur,  et  cepen- 


—  164  — 

dant  nous  avions  bien  faim.  Le  sauvage  ne  cessait  de 
nous  dire  :  Berbaisert ,  berbaisert^  que  j'ai  faim  !  que 
j'ai  faim  !  11  fallut  qu'il  se  couchât  comme  nous  sans  man- 
ger. La  nuit  nous  parut  longue.  Le  vent  soufflait  toujours; 
impossible  de  partir,  et  rien  pour  déjeuner.  Dans  la  ma- 
tinée, le  F.  Labelle  eut  une  faiblesse,  mais  il  revint  vite; 
le  sauvage  nous  dit  alors;  «Une  faut  pourtanlpas  mourir 
ici,  essayons  de  partir.  »  Nous  nous  rangeâmes  à  son  avis 
et  nous  nous  mîmes  en  route.  Plusieurs  fois  dans  le  tra- 
jet nous  dûmes  aborder  pour  vider  noire  canot  où  nous 
étions  presque  toujours  aiàsisdans  l'eau.  Enfin  le  soir, 
vers  dix  heures,  nous  arrivâmes  à  la  mission  sains  et 
saufs,  mais  très-faibles. 

Nous  trouvâmes  le  R.  P.  Gasté  consterné  d'un  mauvais 
tour  que  nos  chiens  avaient  joué  la  nuit  précédente  en 
pénétrant  dans  le  hangar  aux  provisions  et  en  en  dévorant 
une  partie.  Ils  nous  avaient  laissé  heureusement  de  quoi 
souper  encore  ce  soir-là. 

Le  3  octobre  arrivèrent  enfin  les  barques.  Elles  avaient 
dû  attendre  deux  mois  et  davantage  au  chef-lieu  du 
district  de  Cumberland,  oii  le  P.  Bonald  avait  été  obligé 
de  séjourner  trois  mois  avant  de  pouvoir  continuer  sa 
route.  Ce  cher  Père  nous  arriva  sain  et  sauf;  mais  le 
temps  était  déjà  très-froid,  les  petits  lacs  et  les  bois 
étaient  gelés  et  la  neige  couvrait  la  terre.  Les  barques 
nous  portaient  de  magnifiques  ornements  et  des  fieurs 
pour  notre  chapelle,  un  harmonium,  des  décorations 
pour  nos  fêtes  et  deux  vitraux.  Ce  fut  une  grande  joie 
pour  nous  de  posséder  tant  de  richesses.  Le  soir  il  y  eut 
salut  solennel  et  pour  la  première  fois  le  son  de  l'harmo- 
nium se  fit  entendre  dans  ce  petit  coin  de  terre  perdu  au 
milieu  des  glaces.  Nous  fûmes  tellement  émus,  le  P.  Gasté 
et  moi,  que  nos  chants  étaient  interrompus  par  nos 
larmes.  Tout  le  monde  partageait  notre  émotion,  l'inler- 


—  465  -- 

prête  du  bourgeois  disait  en  sortant  de  la  chapelle  : 
«  Dans  quel  pays  sommes-nous  donc  maintenant?  Ce  n'est 
plus  le  lac  Caribou,  nous  voilà  transportés  tout  d'un 
coup  dans  les  grands  pays  de  la  belle  France.  Mon  Dieu  ! 
que  nos  Missionnaires  ont  do  belles  choses  dans  leur 
pays.  Si  j'avais  été  comme  eux,  je  crois  que  j'aurais  eu 
de  la  peine  à  le  quitter  pour  venir  dans  celui-ci,  où  l'on 
n'entend  d'autres  chants  que  les  cris  des  loups  et  des 
hiboux.»  Une  bonne  vieille  qui  pleurait  de  tout  son  cœur 
entra  dans  la  maison  et  dit  au  P.  Gvsté  :  «  L'homme  de 
la  prière,  je  pleure.  —  Et  pourquoi  pleures-tu  ?  lui 
demanda  le  Père.  —  Je  pleure  parce  que  je  suis  mauvaise 
et  que  j'ai  peur  de  ne  pas  aller  lù-liaut,  chez  le  Grand 
Maître  de  la  prière,  parce  qu'en  entendant  ce  grand  livre 
qui  chantait  (l'harmonium),  je  me  disais  :  Puisque  déjà 
sur  la  terre  j'ejntends  de  si  belles  choses,  que  sera-ce 
chez  le  Grand  Esprit  ?  Voilà  pourquoi  je  pleure,  j'ai  peur 
parce  que  je  suis  mauvaise.  »  Cette  femme  est  une 
excellente  chrétienne  qui  communie  souvent.  Le  Père 
s'empressa  de  la  rassurer  en  lui  parlant  delà  bonté  et  de 
la  miséricorde  de  Dieu, 

Le  dimanche  suivant  on  célébra  une  grand'messe  so- 
lennelle pour  nos  bienfaiteurs,  on  fit  servir  à  cette  occa- 
sion lés  nouveaux  ornements  et  toutes  les  richesses  que 
nous  avions  reçues.  C'était  magnifique. 

Le  4  décembre,  des  sauvages  vinrent  chercher  le 
P.  Gasté  pour  des  malades  qui  se  mouraient  à  60  lieues 
d'ici,  du  côté  du  nord.  J'accompagnai  le  Père,  qui  monta 
dans  la  traîne  pendant  que  je  faisais  marcher  les  chiens 
et  que  je  veillais  à  ce  que  l'équipage  ne  versât  pas,  ce  qui 
arrive  plus  souvent  qu'on  ne  voudrait.  Cette  fois  nous 
fîmes  le  voyage  sans  une  seule  chute,  aussi  le  P.  Gastk 
félicitait  et  vantait  fort  son  cocher.  Nous  allions  bon 
train,  les  sauvages  ne  nous  laissaient  pas  de  répit;  sur 


—  166  — 

trois  nuits  que  nous  avons  passées  en  route,  nous  n'avons 
dormi  que  quelques  heures  ,  et  encore  fallait-il  que 
le  P.  Gasté  usât  d'autorité  pour  obtenir  ces  quelques 
moments  de  repos.  Pour  mon  compte,  le  troisième  jour 
de  cette  course  que  je  fis  à  pied  tout  le  temps,  je  souffrais 
extrêmement,  j'avais  une  fièvre  très- forte,  et  quand  on 
s'arrêta  vers  huit  heures  à  un  petit  camp  sauvage,  il  était 
temps  pour  moi.  J'arrivai  longtemps  après  les  autres, 
car  je  marchais  avec  peine;  si  le  voyage  eût  duré  une 
heure  de  plus,  je  me  serais  gelé.  Je  n'avais  pas  voulu 
parler  de  mes  sonlirances  au  P.  Gasté,  de  peur  de  l'in- 
quiéter, mais  arrivé  aux  loges,  je  me  vis  dans  la  nécessité 
de  me  coucher  pendant  que  tout  le  monde  mangeait. 
Cela  me  remit  un  peu,  toutefois  le  Père  qui  m'avait  vu 
avec  une  figure  toute  décomposée,  craignit  pour  moi,  et 
voulait  à  toute  force  me  laisser  à  ce  camp  pendant  qu'il 
continuerait  tout  seul  son  chemin.  Je  ne  pus  m'y  déter- 
miner, car  je  redoutais  de  laisser  aller  seul  le  Père,  à  cause 
du  peu  de  convenance  des  sauvages  vis-à-vis  du  prêtre; 
je  craignais  aussi  de  me  trouver  plus  mal,  loin  de  lui. 
Nous  reprîmes  notre  route,  et  le  soir  nous  arrivâmes  au 
camp,  terme  de  notre  voyage. 

Les  malades  pour  qui  le  Père  avait  entrepris  ce  long 
voyage,  étaient  en  convalescence.  Il  fallut  se  borner  à 
baptiser  quelques  enfants.  Plusieurs  sauvages  profitèrent 
de  la  présence  du  prêtre  pour  se  confesser. 

Le  lendemain,  8  décembre,  pendant  que  toute  la 
congrégation  était  en  fête,  nous  nous  trouvions,  nous 
deux,  bien  loin  du  monde  civilisé,  dans  les  contrées  les 
plus  reculées  et  les  plus  froides  du  globe.  Nous  n'avons 
cessé  de  nous  entretenir  de  la  Congrégation,  de  nos 
Frères,  de  nos  fêtes  et  de  notre  Immaculée  Mère  ;  nous 
nous  unissions  à  tous  pour  avoir  part  aux  grâces  répandues 
plus  particulièrement  en  ce  jour  sur  notre  chère  fuinille. 


—  467  — 

Le  Père  rdunit  deux  fois  les  sauvages  pour  les  instruire 
et  leur  faire  chanter  des  cantiques.  Les  sauvages  pa- 
raissaient heureux. 

Nous  repartîmes  le  lendemain  de  bonne  heure.  Un 
seul  sauvage  vint  avec  nous  pour  nous  guider.  Cette  fois, 
nous  allcimes  lentement.  Le  temps  éfait  ëpouvantable  ; 
pendant  trois  jours,  force  nous  fut  de  rester  à  la  même 
place.  Cependant,  comme  nous  avions  le  temps  de 
reposer,  je  me  remis  peu  à  peu,  et  sans  une  foulure  à  la 
main  que  je  me  fis  le  dernier  jour  du  voyage,  je  serais 
rentré  sain  et  sauf  à  la  mission. 

Nos  fêtes  de  Noël  furent  splendides.  Avant  de  repartir, 
tous  les  sauvages  qui  y  étaient  venus  se  confessèrent  et 
promirent  d'être  désormais  bien  tidèles  à  observer  les 
devoirs  de  la  religion.  C'est  un  grand  bonheur  que  ce 
retour  de  nos  pauvres  sauvages  à  de  meilleurs  sentiments. 
Ainsi,  le  bon  P.  Gasté  commence  enlin  à  moissonner  un 
peu,  après  avoir  travaillé  longtemps  dans  cette  terre 
stérile  et  ingrate.  Dieu  veuille  que  cette  moisson  soit  de 
plus  en  plus  abondante  ! 

J'aurais  voulu  vous  donner  les  détails  d'une  journée 
d'hiver  au  lac  GariboU;  mais  ce  sera  pour  plus  tard.  Je 
crains  de  vous  ennuyer  en  vous  écrivant  trop  longue- 
ment. Frère  Guillet,  g.  m.  i. 


—  168  — 
CEYLAN. 

RAPPORT  DU  R.  P.  TROUCHET,  SUB  LA  MISSION  DE  MANAAR, 

17  février  1876. 
Mon  BIEN-AIMÉ  ET  RÉVÉREND  PÈRE  GÉNÉRAL, 

En  ce  beau  jour  toute  la  Congrégation  est  en  fête,  et 
nos  Pères  de  JafFna,  encore  sous  les  salutaires  influences 
de  leur  retraite  annuelle,  sont  tout  heureux  de  se  trou- 
ver réunis  auprès  de  notre  vénéré  Vicaire  apostolique. 
Quant  à  moi,  l'obéissance  m'ayant  imposé  le  sacrifice  de 
rester  seul  dans  ma  mission,  je  ne  crois  pas  pouvoir  me 
dédommager  plus  agréablement  qu'en  venant  m'entre- 
tenir  avec  mon  bien-aimé  Père  général,  et  lui  donner  un 
témoignage  de  tendresse  toute  filiale.  Je  veux  aussi 
prendre  ma  part  à  la  joie  de  la  famille,  en  intéressant  tous 
nos  Frères  de  la  Congrégation,  qui  sont  toujours  si  heu- 
reux de  savoir  qne  leurs  Frères  de  Ceylan  ne  les  oublient 
pas,  et  leur  faire  envier  notre  bonheur  dans  cette  mission 
lointaine. 

Il  n'y  a  rien  de  merveilleux  dans  ce  que  j'ai  à  vous 
raconter,  ce  n'est  pas  la  vocation  des  Oblats  d'opérer  des 
merveilles,  et  nous  sommes  loin  d'y  prétendre,  mais  je 
puis  vous  dire  que  ce  qui  nous  rend  heureux  et  nous  fait 
oublier  que  nous  sommes  éloignés  de  notre  bien-aimé 
Père  général  et  de  notre  Congrégation,  c'est  l'esprit  de 
famille  qui  nous  unit  tous,  et  la  bonté,  je  dirai  toute  mater- 
nelle,de  notre  bien-aiméVicaire  apostolique.  M*"' BoNJEAN. 

Le  bon  Dieu  avait  véritablement  béni  le  petit  essaim 
de  Ceylan,  en  lui  donnant  M»"^  Séméria  comme  premier 
supérieur  et  premier  vicaire  apostolique  choisi  dans  la 
Congrégation,  On  est  si  heureux  d'entendre  parler  de  ce 


—  169  — 

Père  bien-aimé,  et  de  la  tendresse  dont  son  cœur  débor- 
dait pour  ses  chers  Oblats.  Cette  tendresse,  la  tombe  ne 
nous  l'a  point  ravip,  et  bion  que  je  n'aie  pas  eu  le  bonheur 
de  connaître  M»»  Séméria  à  Ceylan,  je  puis  dire  de  lui: 
«  Defunctus  adhuc  diligit.  »  Si  M"''  Séméria  fut  Elie, 
W^  BoNJEAN  est  Elisée. 

C'est  au  mois  de  mai  de  l'année  dernière,  que  je  quittai 
la  mission  de  MuUailivu  pour  venir  à  Manaat-  prendre  la 
place  du  H.  P.  Saint-Geneys,  désigné  pour  la  cure  de  la 
cathédrale  de  JafFna  où  il  aura  dû  trouver  un  champ  bien 
vaste  et  à  la  hauteur  de  son  zèle. 

Manaar  est  le  nom  d'une  île  d'environ  18  milles  de 
longueur,  variant  de  2  à  3  de  largeur  sur  la  côte 
ouest  de  Ceylan  :  elle  est  séparée  du  continent  par  un 
golfe  ou  bras  de  mer^  que  les  bancs  de  sable  rendent 
inaccessible  aux  vaisseaux  de  fort  tonnage.  Quand,  à  la 
faveur  de  la  marée  basse,  on  vient  de  la  terre  ferme  en 
charrette  à  bœuf?,  on  ne  peut  acbever  ainsi  le  voyage  jus- 
qu'à la  ville  de  Manaar  ;  on  laisse  sa  charrette  et  ses  bœufs 
dans  la  mer  pour  passer  en  barque  le  lit  de  la  rivière: 
voyage  très-peu  agréable  en  plein  soleil,  aussi  la  con- 
struction d'une  chaussée  (causeway)  qui  reliera  Manaar  au 
continent  sera  un  grand  bien,  pour  les  coolis  de  l'Inde  et 
pour  les  Missionnaires. 

La  ville  de  Manaar  possède  deux  églises  catholiques,  et 
rile  est  aussi  divisée  en  deux  missions  :  le  P.  Gourdon, 
qui  est  toujours  un  bon  et  allègre  confrère,  a  la  charge 
de  la  partie  nord  de  Pile,  dont  la  résidence  est  Pes- 
saley,  tandis  que  votre  très-humble  enfant  est  le  pasteur 
de  la  ville  de  Manaar  et  des  églises  environnantes,  y  com- 
pris trois  petites  chrétientés  situées  sur  le  continent. 

A  l'heure  qu'il  est,  la  majorité  de  la  population  à 
Manaar  est  catholique,  et  le  gouverneur  actuel  de  Ceylau, 
venant   à   Manaar,  put  prononcer  celte  parole  mémo- 


—  470  — 

rable  :  «  Ici,  je  suis  en  pays  catholique,  n  A  proprement 
parler,  nous  n'avons  pas  de  villages  païens,  il  y  a  seule- 
rnent  deux  ou  trois  villages  de  mahométans,  venus  de 
rinde  pour  faire  le  commerce.  A  Manaar  même,  leur 
mosquée  est  près  de  l'église  qui  me  sert  de  résideuce,  et 
de  ma  chambre  j'entends  très-distinctement  le  marabout 
(slebbe)  annoncer  les  beures  de  la  prière. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  redoutable  de  la  part  des  mahomé- 
tans, ce  n'est  pas  proprement  la  propagande,  mais  bien 
leur  talent  de  s'emparer  des  moindres  coins  de  terre,  de 
protiter  du  moment  où  nos  chrétiens  sont  dans  la  détresse 
pour  s'approprier  leurs  jardins  de'  cocotiers,  et  enlever 
ou  acheter  les  enfants,  et,  si  les  chrétiens  n'y  prennent 
garde,  les  mahométans  feront  à  Manaar  ce  qu'ils  ont  fait 
à  Pultlam;  bientôt  ils  deviendront  maîtres  de  tout  le 
pays,  et  tiendront  nos  chrétiens  à  la  gorge.  C'est  quelque 
chose  de  prodigieux  que  le  développement  àCeylan  de  la 
secte  de  Mahomet,  et  je  crois  que,  tôt  ou  tard,  il  faudra 
l'attaquer  plus  directement  qu'on  ne  l'a  fait  jusqu'ici, 
pour  mettre  nos  chrétiens  en  garde  contre  leurs  envahis- 
sements (1). 

Vous  ne  se  serez  pas  peu  surpris  d'apprendre  qu'ils  se 
prévalent  de  notre  silence  sur  leur  secte,  pour  dire  qu'elle 
est  inattaquable  :  un  de  nos  disciples,  ayant  un  jour 
engagé  une  discussion  avec  un  mahométan,  se  vit  jeter 
à  la  figure  cette  réponse. 

((  Vos  savants,  vos  gourous  (prêtres)  ont  écrit  des  livres 
contre  les  protestants;  mais  ils  n'en  ont  point  écrit  contre 
nouç,  que  je  sache  :  pourquoi?  Parce  qu'ils  ne  peuvent 
rien  dire  de  contraire  à  notre  religion.  » 

Mais  jusqu'ici,  ce  qui  fait  le  danger  du  catholicisme  à 

(1)  Le  fait  esl  qu'à  Ceylau,  ou  n'a  pas  encore  élé  assez  en  nombre 
pour  s'occuper  de  l'évangélisalion  directe  d'aucune  race,  bouddhiste, 
hindoue  ou  mahomélane.  {Note  dr  Mi^  Bonjean.) 


—  m  — 

Manaar,  ce  no  sont  pas  les  mahométants,  mais  bien  le 
schisme  qui  à  son  tour  a  engendré  le  proieslanlisrae; 
esprit  de  schisme  et  esprit  de  protestantisme,  voilà  bien 
ce  qui  a  perdu  une  foule  d'âmes,  considérablement 
diminué  les  salutaires  influences  de  la  religion,  et  fait  la 
désolation  de  tous  les  Missionnaires.  Le'  schisme  a  engen- 
dré des  apostats,  et  il  y  en  a  encore  maintenant  qui,  par 
tous  les  moyens  en  leur  pouvoir,  cherchent  à  ruiner  la 
foi,  et  voudraient  éteindre  la  mèche  qui  fume  encore. 
Nos  chrétiens  de  la  ville  de  INIanaar  ont  peu  l'esprit  sur- 
naturel, on  dirait  qu'ils  ont  p'jur  de  doux  ou  trois  misé- 
rables apostats  qui  ont  quelque  pouvoir  comme  employés 
du  gouvernement,  alors  que,  s'ils  le  voulaient  bien,  ils 
pourraient  eux-mêmes  réduire  au  silence  et  le  schisme 
et  le  protestantisme. 

Mais  aussi,  autant  Manaar  était  favorisé  de  Dieu  pour 
le  temporel  comme  pour  le  spirituel,  autant  il  est  aujour- 
d'hui pauvre  au  moral  comme  au  physique.  Manaar 
n'est  plus  qu'un  désert  où  on  n'a  pas  même  de  l'eau  pour 
boire  :  oui,  mon  révérendissime  Père,  l'eau  que  je  bois 
à  Manaar  me  coûte  plus  cher  que  le  vin  qu'on  boit  en 
France. 

Il  y  a  un  proverbe  tamoul  qui  dit  :  Quand  l'église  est 
brillante,  l'habitation  est  dans  la  prospérité;  quand 
l'église  est  eu  ruine,  l'habitation  est  aussi  dans  la 
détresse  (Rovil  velanga,  Koudy  velangoum,  Kovil  alla, 
Roudy  alioum).  C'est,  à  la  lettre,  ce  qui  est  arrivé  pour 
Manaar.  Un  des  plus  riches  habitants  do  Tilc  et  l'un  des 
plus  anciens,  il  a  plus  de  quatre-viugts  ans,  mo  parle 
quelquefois  de  l'ancien  temps;  quepeuifake  un  vieillard» 
à  moins  qu'il  ne  raconte  ?  —  Il  me  montre  l'emplacement 
de  la  maison  de  son  père,  et  de  beaux  jardins  de  coco- 
tiers où  il  allait  lui-même  dans  son  jeune  temps,  recueillir 
le?  noix  do  coco  :  il  m'assure  que  tout  In  terrain  qui  envi- 


—  172  — 

roiine  l'église  et  qui  est  maintenant  une  plage  stérile, 
était  autrefois  très-peuplé  et  cultivé.  La  ville  est  mainte- 
nant refoulée  loin  de  l'église,  qui  était  anciennement  au 
centre  des  habitations,  et  tout  autour  on  ne  voit,  à 
Manaar,  que  stérilité  et  détresse.  Serait-ce  un  châtiment 
de  Dieu  !  je  le  crois  ainsi.  Comme  me  l'a  raconté  mon 
bon  vieux,  en  1814  et  1816,  une  partie  de  l'île  fut  cou- 
verte par  l'eau  de  la  mer  :  dans  les  années  qui  suivirent, 
avec  la  sécheresse,  toute  l'eau  potable  du  pays  fut  con- 
sommée, et  peu  à  peu  la  terre  absorbant  l'eau  salée,  on  vit 
périr  les  jardins  de  cocotiers  :  or,  quand  le  cocotier  périt, 
malheur  à  l'Indien,  «  Vhabitation  est  aussi  dans  la  détresse.  » 
Mais  ce  qui  a  fait  surtout  la  ruine  de  Manaar,  c'est 
l'émigration  des  coolis  de  la  côte,  que  le  gouvernement 
emploie  dans  les  plantations  de  café  (1),  Ces  coolis  que 
l'on  charge  sur  des  vaisseaux  jusqu'au  nombre  de  quatre 
à  cinq  cents  parfois,  comme  des  têtes  de  bétail,  venant 
de  l'Inde,  arrivent  avec  toutes  leurs  misères  et  très-souvent 
avec  le  choléra.  C'est  là  le  plus  grand  de  nos  fléaux  qui, 
depuis  environ  une  cinquantaine  d'années,  fait  régulière- 
ment, de  dix  ans  en  dix  ans,  son  apparition  à  Ceylan  et 
est  presque  en  permanence  sur  la  ligne  d'émigrationdont 
Pessaley  à  Manaar  et  Vangalai  sur  la  terre  ferme  sont 
les  deux  têtes  de  ligne.  Aussi  j'ai  entendu  les  anciens 
Missionnaires  de  Manaar  me  raconter  qu'en  allant  faire 
leur  petite  promenade  à  la  tombée  de  la  nuit,  ils  trouvaient 
parfois  des  cadavres  sous  leurs  pas.  Ici  il  ne  faut  pas  être 
peureux  et  bien  m'en  a  pris  de  ne  pas  l'être  trop,  car,  il  y 
a  à  peine  six  mois,  le  terrible  fléau  est  venu  nous  visiter, 
hélas  !  non  sans  créer  de  nombreux  vides  au,  milieu  de 
mon  troupeau. 

(1)  C'est  l'association  des  Planteurs  qui  emploie  ces  coolis,  dont  le 
gouvernement  facilite  et  dirige  l'éraigralion.  Il  en  passe  (allées  et  venues 
comprises)  plus  de  150  000  par  an  ! 


—  473  — 

Il  y  avait  deux  mois  à  peine  que  j'étais  à  Manaar  lorsque 
notre  bien-aimé  Pèro  Supérieur,  le  R.  P.  Boisseau,  nous 
convoqua,  le  R.  P.  Gol'RDON  et  moi,  à  célébrer  la  fête 
de  la  Visitation  à  N.  D.  de  Madhu,  pèlerinage  très- 
célèbre,  situé  au  milieu  d'une  immense  forêt  sur  le  con- 
tinent même  de  Ceylan.  Des  bruits  siïiistres  circulaient 
déjà  dans  l'île  de  Manaar,  et  à  Pessaley  les  pauvres  pe- 
tits enfants  étaient  déjà  décimés  par  la  maladie.  Le 
R.  P.  GocRDON,  dont  la  présence  était  nécessaire  à  Ma- 
dhu, dut  obtempérer  à  la  voix  du  R.  P.  Supérieur  et 
quitter  sa  mission,  non  sans  avoir  le  cœur  gros,  car  il 
aime  beaucoup  ses  chrétiens  de  Pessaley.  Mais  on  me 
laissa  libre  de  rester  dans  ma  mission  pour  obvier  à  toute 
éventualité.  Il  n'y  eut  rien  de  sérieux  cependant  ni  à 
Pessaley  ni  à  Manaar,  et  le  R.  P.  Gourdon  put  être  de 
retour  bien  à  propos  pour  assister  les  premières  victimes 
qui  réclamaient  le  secours  de  son  ministère,  car  ce  jour- 
là  même  le  choléra  se  déclara  sérieusement  et  la  terreur 
commença  à  régner  dans  le  pays.  Une  partie  de  la  popu- 
lation quitta  dès  lors  le  village  pour  aller  se  disperser 
dans  les  jardins  de  palmiers  :  c'était  précisément  l'époque 
où  le  palmier  donne  son  fruit  ,qui  est  véritablement  l'ali- 
ment du  pauvre  ;  les  autres,  au  contraire,  vinrent  se  ré- 
fugier dans  l'église,  et  c'est  là  que  je  les  vis  tous  un  jour 
que  j'allais  visiter  le  cher  P.  Gourdon. 

Jusqu'ici  rien  à  Manaar,  mais,  vers  le  miheu  de  juillet, 
la  maladie  se  déclara  aux  environs  mêmes,  dans  un  petit 
village  où  se  trouve  le  puits  qui  alimente  tout  Manaar  à 
l'époque  de  la  séctieresse.  L'agent  du  gouvernement  dé- 
fendit aussitôt  aux  habitants  d'aller  dans  ce  village,  où  il 
établit  deux  escouades  de  prisonniers  qui  puisaient  de 
l'eau  et  venaient  la  distribuer  aux  habitants.  Mais  aussi 
ces  pauvres  gens  furent  les  premiers  atteints  et  bientôt 
tout  le  fort  de  Manaar  où  se  trouve  la  prison  fut  rempli 


—   174  — 

de  malades,  et  force  fut  d'évacuer  tous  les  prisonniers 
yiir  la  rive  opposée  du  petit  bras  de  mer;  là  même  ils 
ne  furent  pas  sans  répandre  la  maladie,  et  le  R.  P.  Su- 
périeur eut  à  administrer  quatorze  victimes  dans  le 
petit  village  voisin. 

Dans  la  ville  de  Manaar  le  fléau  commença  bientôt  à 
exercer  ses  ravages  ;  je  partais  de  bon  matin  pour  aller 
administrer  les  malades,  je  revenais  vers  les  huit  heures 
pour  dire  la  Messe  et  repartais  immédiatement.  Ce 
règlement  dura  ainsi  pendant  plusieurs  jours  ;  je  don- 
nais régulièrement  des  nouvelles  de  la  santé  publique  à 
Monseigneur,  qui  se  trouvait  alors  à  Batticaloa,  et  le 
mettais  au  courant  de  tout  pour  diminuer  ses  angoisses. 

Un  soir,  j'étais  à  réciter  le  chapelet  avec  quelques-uns 
de  mes  chrétiens,  pour  obtenir  la  cessation  du  fléau, 
quand  un  exprès  m'arriva  de  la  part  du  docteur  en  chef  : 
je  me  rends  aussitôt  chez  ce  monsieur,  qui  venait  juste- 
ment de  faire  l'inspection  des  malades  dans  leurs  misé- 
rables huttes  :  «  Père,  me  dit-il,  je  vous  ai  fait  appeler 
pour  vous  montrer  dans  quel  état  sont  vos  chrétiens  :  il 
y  a  maintenant  treize  cholériques  et  ceux  qui  restent 
sains  dans  la  population  comprise  dans  cette  partie  de  la 
ville,  sont  tous  ivres,  hommes  et  femmes,  et  incapables 
de  soigner  les  malades.  Si  nous  laissons  les  choses  aller 
de  ce  train-là,  bientôt  tout  Manaar  va  être  infecté  et 
toute  la  population  sera  en  danger.  Nous  allons  donc 
faire  construire  un  hôpital  provisoire  en  dehors  do  la 
ville,  nous  y  ferons  transporter  tous  les  malades,  et  nous 
incendierons  ensuite  toutes  les  maisons.  » 

Ce  n'était  pas  mal  imaginé,  et  je  crois  que  si  l'on  avait 
suivi  ce  plan  dans  la  suite,  à  l'heure  qu'il  est  il  ne  reste- 
rait plus  de  Manaar  que  des  cendres  ;  mais,  ce  n'élait 
pas  le  temps  de  faire  des  représentations  officielles  ;  une 
bonne  pensée  me  vint,  c'est  mon  bon  Ange,  je  crois,  qui 


—   173  — 

me  la  sugi^éra  :  je  proposai  au  docteur,  s'il  y  consentait, 
de  transformer  mon  église  en  hôpital,  à  condition  que 
j'aurais  un  docteur  chez  moi,  toujours  prêt  à  secourir  les 
corps,  alors  que  je  pourrais  aussi  exercer  mou  minislère 
pour  les  âmes.  Inutile  de  vous  dire  que  ma  proposition 
fut  acceptée  sur-le-champ;  on  disposa  l'église  pour  un 
hùpital,  et  le  lendemain  matin,  vers  les  dix  heures,  je 
complais  déjà  près  de  quarante  malades  dans  mon  église. 
Je  les  confessai  tous  au  fur  et  à  mesure  qu'on  les  appor- 
tait, et  pendant  près  de  huit  jours  nous  fûmes  en  pleine 
ambulance.  J'eus  la  consolation  de  régler  les  comptes 
de  tous  mes  malades  et  de  donner  à  tous  un  passe-port 
pour  le  Ciel  ;  je  baptisai  aussi  cinq  païens,  et  le  seul  qui 
soit  mort  sans  baptême  est  un  pauvre  mahométan  qui 
expira  presque  subitement  ;  c'est  le  seul  qui  m'ait  échappé. 

Le  résultat  de  la  mesure  que  j'avais  prise  fut  assez  con- 
solant :  sur  quarante  malades  seize  seulement  sont  morts, 
tandis  que  ceux  qui  restèrent  chez  eux  ont  presque  tous 
péri. 

Je  dois,  ici,  rendre  témoignage  à  la  bonté  et  au  dé- 
vouement de  l'agent  du  gouvernement  à  Manaar,  M.  El- 
liot.  Ce  monsieur  a  vraiment  été  admirable  de  dévoue- 
ment envers  les  pauvres  cholériques,  et  d'attention  pour 
les  Missionnaires  catholiques. 

J'étais  délivré  du  fléau  à  Manaar  quand  j'appris  qu'il 
venait  de  se  déclarer  à  Saleymanaar,  à  l'extrémité  nord 
de  l'île,  où  le  P.  Gocrdon  commençait  à  être  fatigué  et  me 
priait  de  demander  du  secours  à  Jaû'na.  Le  R.  Père  Supé- 
rieur arrivait  alors  bien  à  propos  de  Jafifna  pour  nous  en- 
courager et  nous  aider  en  cas  de  besoin.  Heureusement 
la  fatigue  du  il.  P.  Golhdon  n'avait  rien  de  sérieux,  et 
même  il  refusa  d'abandonner  le  champ  de  bataille  pour 
venir  se  reposer  à  Manaar,  où  il  pouvait  compter  sur  les 
soins  d'un  frère  tout  d(!Voué. 


—  176  — 

Le  fléau  disparut  ainsi  peu  à  peu  en  faisant  beaucoup 
de  ravages  ;  vers  la  fin  du  mois  de  septembre  nous  comp- 
tions, dans  le  district  de  Manaar,  cinq  cents  victimes; 
mais  les  Oblats  de  Marie  Immaculée^  toujours  en  sûreté 
quand  leur  mère  veille  sur  eux,  furent  épargnés. 

Dieu,  dans  les  desseins  de  sa  miséricorde,  avait  voulu, 
ce  semble,  préparer  ainsi  nos  pauvres  chrétiens  de  Manaar 
à  la  grande  grâce  du  Jubilé.  S'il  y  a  quelque  chose  capable 
de  ramener  les  Indiens  à  des  sentiments  plus  chrétiens, 
c'est  bien  le  terrible  fléau  qui  les  a  si  sévèrement  éprouvés 
et  que  nous  appelons  ici  le  grand  Misiionnaire.  Dès  qu'il 
commence  à  paraître,  on  pense  à  prier  et  à  entendre  la 
Messe. 

La  grâce  n'avait  pas  laissé  nos  paroissiens  insensibles, 
et  tout  dernièrement  nous  avons  pu  nous  en  assurer  par 
nous-mêmes.  Sa  Gr.  M^''  Bonjean  ayant  demandé  une 
retraite  à  Manaar,  nous  avions  fixé  pour  cela  le  commen- 
cement du  mois  de  janvier  dernier,  de  façon  à  pouvoir 
terminer  les  exercices  à  la  fête  de  saint  Sébastien,  que  les 
chrétiens  célèbrent  ici  très-pompeusement. 

Une  mission  à  Manaar  !  Ce  n'était  pas  sans  entrevoir 
de  grandes  difficultés  ;  d'abord  rivalités  et  jalousies,  in- 
différence la  plus  profonde,  esprit  protestant,  raisonneur 
et  critique  :  en  un  mot,  Manaar  s'élevait  devant  nous 
comme  une  forteresse  où  l'esprit  de  ténèbres  semblait 
s'être  retranché  et  dont  tous  les  vices  défendaient  l'ap- 
proche. Il  n'y  avait  assurément  pas  motif  à  la  confiance 
en  nos  propres  forces.  Monseigneur  nous  donnait  Tordre 
d'attaquer  le  «  fort  armé  »  et  de  lui  arracher  ses  vic- 
times :  nous  lui  répondîmes  comme  saint  Pierre  à 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ  :  In  verbo  tuo  laxabo  rete 
et  sous  la  direction  du  bon  Père  Supérieur  le  R.  P. 
GouRDON  et  moi  nous  nous  mîmes  à  l'œuvre.  A  la  maison 
de  Jaffna  on  priait  pour  nous  :  le  cher  Père  Flanagan 


nous  avait  promis  les  prières  de  ses  orphelins  et  la 
Mère  Xavier  celles  de  ses  petites  orphelines.  La  prière 
des  enfants  est  toujours  puissante  sur  le  cœur  du  bon 
Maître.  Ne  se  plait-il  pas  à  se  servir  des  faibles  pour  con- 
fondre ceux  qui  sont  forts  ?  —  Voilà  un  côté  assuré  et 
certainement  non  le  moindre.  Mais  il- y  avait  un  autre 
point  non  moins  important,  c'était  d'attirer  des  chrétiens 
à  l'église  pour  leur  faire  entendre  de  bonnes  instructions: 
nous  décorâmes  l'église  le  mieux  qu'il  nous  fut  possible  et 
certains  des  principaux  parmi  nos  chrétiens  mirent  la  plus 
grande  bonne  volonté  à  préparer  une  habitation  conve- 
nable aux  Missionnaires  et  à  les  aider  en  tout. 

Vous  savez,  mou  Révérendissime  Père,  ce  que  c'est  que 
le  commencement  d'une  mission  :  les  uns  y  viennent  un 
peu  par  curiosité,  les  autres  n'y  prennent  pas  grand  in- 
térêt, et  certains  sont  comme  les  contemporains  de  Noé, 
qui  ne  voyaient  pas  où  le  saint  Patriarche  voulait  en  venir 
avec  l'arche  qu'il  construisait  sur  l'ordre  de  Dieu  môme. 
Il  faut  aux  ouvriers  apostoliques  du  zèle,  du  courage, 
mais  surtout  de  la  patience  pour  ne  pas  vouloir  être  plus 
prompts  que  la  grâce,  et  lui  donner  le  temps  d'opérer  dans 
les  âmes  sans  se  laisser  rebuter  eux-mêmes  par  les  pre- 
mières difficultés. 

Forts  de  la  parole  du  Maître  et  sous  la  sage  direction 
de  notre  Père  Supérieur,  auquel  nous  avons  toujours  été 
unis  de  cœur,  nous  commençâmes.  Nous  pûmes  bien 
augurer  de  la  mission  par  ses  débuts.  Les  exercices  de  la 
retraite  étaient  assez  bien  suivis  et  les  instructions  écou- 
tées; pour  peu  qu'il  se  trouvât  de  bonne  terre,  la  bonne 
semence  ne  pouvait  manquer  d'y  fructifier  :  elle  fructifia 
un  peu  et  quelques  personnes  vinrent  se  confesser,  mais 
ce  n'était  pas  encore  un  mouvement  religieux  assez  dé- 
terminé. Dieu  nous  vint  en  aide. 

Nous  remarquons  un  jour  que  tous  les  malins,  de  six  à 

T.  XV.  li 


—  178  — 

3ept  heures,  on  sonne  régulièrement  une  cloche  dans  la 
ville  ;  nous  demandons  ce  que  c'est  et  on  nous  répond 
que  les  Wesleyens,  secte  de  protestants  les  plus  acharnés 
contre  l'Eglise  catholique,  ont  aussi  un  service  à  la  même 
heure  que  nous,  et  qu'ils  %'eulent  empêcher  les  protes- 
tants et  les  catholiques,  s'ils  le  peuvent,  de  suivre  les 
exercices  de  la  mission. 

Encore  une  difficulté,  mais,  si  Deus  pro  nohis,  guis  contra 
nos  ?  Et  nous  entendons  nos  chrétiens  rire  des  prolestants 
et  plaisanter  à  leur  sujet  de  ce  qu'ils  avaient  voulu  avoir 
leur  retraite  eux  aussi.  On  a  dit  avec  beaucoup  de  vérité 
que  le  démon  est  le  singe  du  bon  Dieu  :  aussi  la  retraite 
wesleyenne  a  entièrement  tourné  en  déroute  et  les  pro- 
testants n'ont  rien  pu  faire  pour  nuire  au  bon  succès  de 
la  mission. 

Les  gros  poissons  commençaient  à  se  laisser  prendre 
au  filet,  mais  nous  n'en  étions  pas  encore  au  point  oîi 
étaient  les  Apôtres  au  jour  de  la  pêche  miraculeuse  : 
((  rumpebatur  autem  rete  eorum.  »  Le  Curé  rappelait  tous 
les  soirs  aux  chrétiens  qu'ils  devaient  venir  se  confesser  : 
il  fallait  même  faire  la  tournée  du  village  qui  avoisine 
l'église  et  amener  les  chrétiens  néghgenls.  Enfin  un  bon 
nombre  venaient,  mais  les  plus  gros  poissons  n'étaient 
pas  encore  pris.  Un  soir,  le  P.  Gourdon,  avec  son  style 
pittoresque,  raconta  l'histoire  d'un  petit  enfant  d'une  dou- 
zaine d'années  qui,  voyant  que  son  père  ne  se  confessait 
pas,  disait  avec  un  à-propos  admirable  :  «  Ici  à  la  maison 
il  n'y  a  plus  que  le  chien,  le  chat  et  mon  père  qui  ne  se 
soient  pas  confessés.  »  Le  mot  fit  fortune,  aussi  le  lende- 
main et  tous  les  jours  suivants  ce  fut  une  afïluence  consi- 
dérable au  confessionnal,  et  je  vous  assure,  il  y  avait  de 
fameux  poissons  de  dix,  quinze,  vingt  et  jusqu'à  trente 
ans  en  retard. 

En  même  temps  que  nous  avions  à  déraciner  le  vice, 


—  ny  — 

nous  devions  aussi  attaquer  le  prolcstantisrao;  IcR.  P.  Su- 
périeur se  cliarcfea  de  la  besogne  et  dans  quelques  in- 
structions i!  attaqua  directement  l'iiérésie  d'une  manière 
très-liabile  et  très-heureuse,  àtel  point  que  les  Révérends 
de  l'endroit  s'en  alarmèrent.  Ils  savaient  d'une  manière 
certaine  que  plusieurs  de  leurs  coreligionnaires  venaient 
assister  à  nos  instructions,  mais  une  chose  qui  a  beaucoup 
fait  rire  le  P.  Gourdon,  c'est  que  l'un  d'entre  eux  qui  ve- 
nait plus  régulièrement,  appelait  chacun  de  se?  employés 
catholiques  devant  moi  et  les  engageait  fortement  à 
venir  se  confesser  souvent. 

Ce  brave  homme  n'est  pas  éloigné  de  la  vérité  ;  vous 
allez  en  juger  par  le  trait  suivant  :  je  lui  prêtai  un  jour 
un  volume  des  Tracts  de  Gliflon  qu'il  m'avait  demandé. 
Le  ministre,  étant  venu  chez  lui,  trouva  surfti  table  le  mal- 
heureux volume  : 

(I  Oîi  avez-vous  trouvé  ce  livre  ?  demanda-l-il  aussitôt. 

—  C'est  le  Père  qui  me  l'a  prêté  et  je  lui  en  suis  très- 
reconnaissant,  j'ai  trouvé  dans  ce  livre  beaucoup  d'infor- 
mations précieuses. 

—  Prenez  garde  !  Prenez  garde  !  mon  ami,  s'écrie  le 
ministre  elFaré,  vous  pourriez  bien  vous  laisser  séduire 
par  ce  gail!ard-là  et  devenir  calholiquc  romain  ! 

—  Il  n'y  aurait  là  rien  de  bien  surprenant,  reprit  mon 
protestant,  et  je  ne  dis  pas  que  je  ne  le  serai  jamais  :  nous 
voyons  tous  les  jours  bon  nombre  de  protestants  et  non  les 
moins  éclaires  embrasser  le  catholicisme  :  par  contre,  nous 
nevoyonsjamais  les  bonscatlioliques  devenir  protestants.» 

L'argument  n'était  pas  du  goût  du  Révérend,  aussi 
changea-t-il  le  sujet  de  la  conversation  pour  parler  do  la 
pluie  et  du  beau  temps. 

Un  de  mes  chrétiens  qui  habite  près  de  lui,  m'a  raconté 
qu'un  soir  il  voit  arriver  ce  dernier  mystérieusement  qui 
lui  dit  : 


—  480  — 

«  Ah  çà  !  Qu'est-ce  que  j'entends  dire,  que  le  P.  Bois- 
seau s'est  mis  à  déblatérer  contre  les  protestants  (lias 
been  abusing)?  Non,  répond  le  catholique,  le  Père  a  seu- 
lement prouvé  que  vous  autres  vous  n'êtes  pas  chrétiens. 
Allez  lui  démontrer  le  contraire...»  Et  mon  ministre  de  re- 
prendre le  même  chemin  par  où  il  était  venu. 

Notre  petite  mission,  qui  n'avait  duré  que  onze  jours, 
touchait  à  sa  fin  et  on  pouvait  presque  montrer  au  doigt 
dans  Kïanaar  ceux  qui  n'avaient  pas  encore  rempli  leur 
devoir.  Ce  qu'il  y  a  surtout  de  remarquable  et  ce  qui 
prouve  bien  l'heureux  résultat  de  la  mission,  c'est  que 
parmi  les  employés  du  gouvernement,  qui  sont  tous  plus 
ou  moins  mêlés  aux  protestants,  on  n'en  comptait  que 
deux  qui  ne  se  fussent  pas  approchés  du  saint  Tribunal, 
et  encore  l'un  des  deux  se  confessa  avant  la  lin  de  la 
mission. 

La  seule  chose  qui  nous  inquiéta  un  peu,  ce  fut  de  voir 
arriver  malade  de  la  fièvre  le  cher  P.  Jourdiieuil  que  nous 
avions  laissé  à  Vangaley  afin  que  la  mission  do  Manlotte 
ne  fût  pas  dans  un  complet  abandon.  Mais  le  bon  Dieu 
arrangea  le  tout  pour  le  mieux.  Le  cher  P.  Jourdheuil  re- 
couvra la  sauté  et,  quoique  ouvrier  de  la  onzième  heure, 
il  put  nous  venir  en  aide  en  entendant  quelques  confes- 
sions, mais  surtout  en  rehaussant  par  sa  musique  l'éclat 
de  nos  cérémonies  :  ce  qui  ne  contribua  pas  peu  au  bon 
succès. 

Enfin,  le  dernier  jour  de  la  Retraite  je  fis  le  relevé  des 
confessions  et  des  communions ,  et  je  trouvai  le  beau 
chiffre  qui  suit  : 

Confessions 590 

Communions 460 

Baplêraes  de  païens 10 

Unions  illégitimes  al)andonnées  ou  légitimées.  60  à  70 

La  mission,  qui  avait  produit  de  si  heureux  résultats  et 


—  181  — 

qui  avait  tant  réjoui  notre  vénéré  Vicaire  apostolique,  ne 
pouvait  pas  mieux  se  terminer  que  par  la  consécration  au 
Sacre  Cœur  de  Jésus.  Ce  fut  le  H.  P.  Gourdon  qui,  du 
haut  de  la  chaire,  lut  cette  touchante  formule  de  consé- 
cration. 

Quelques-uns  de  nos  chrétiens  avaielit  eu,  la  veille  de  ce 
beau  jour,  l'heureuse  pensée  de  demander  par  télégra- 
phe la  bénédiction  de  Monseigneur,  qui  se  trouvait  alors 
à  Jaffna,  et  le  soir  même  de  la  clôture  la  bénédiction  at- 
tendue nous  arriva. 

La  mission  hnic,  le  R.  P.  Supérieur  et  le  R.  P.  Gourdon 
devaient  retourner  chacun  dans  sa  mission  respective; 
mais  il  restait  encore  au  Curé  de  Manaar  à  battre  le  fer 
chaud,  à  découvrir  les  retardataires  et  ceux  que  des  unions 
illégitimes  retenaient  encore  dans  le  péché.  J'avais  avec 
moi  quelques  jeunes  gens  de  bonne  volonté  qui  se  ren- 
seignaient partout  en  mon  nom  et  je  trouvai  ainsi  le  nom- 
bre déplorable  de  quarante-sept  couples  mal  assortis  : 
ajoutez  ce  nombre  à  bien  d'autres  chrétiens  qui  s'étaient 
convertis  peudant  la  mission  et  vous  pouvez  juger  de  l'é- 
tat de  Manaar  avant  notre  arrivée.  J'ai  baptisé  dix  païens  : 
te  qui  élève  à  dix-huit  le  nombre  de  païens  baptisés  de- 
puis le  mois  d'août,  époque  où  le  choléra  sévissait  à  Ma- 
naar !  Daigne  le  Cœur  de  Jésus  leur  accorder  la  grâce  à 
tous  de  persévérer  dans  la  bonne  voie,  et  les  sept  cents 
martyrs  de  Manaar  leur  obtenir  la  grâce  d'être  toujours 
forts  dans  leur  foi  ! 

Manaar  est  maintenant  encore  tout  embaumé  de  piété: 
on  est  tout  heureux  de  voir  les  chrétiens  venir  à  l'église 
avec  un  saint  empressement. 

Vous  le  voyez,  mon  révérendissime  ol  bien-aimé  Père, 
à  côté  de  nos  peines  et  de  nos  fatiguf^p,  nous  avons  aussi 
nos  consolations  à  Ceylan  ;  mais  aussi  ce  qui  fait  notre 
force,  c'est  que  nous  sommes  Oblals,  pleins  de  soumission 


—  182  — 
à  nos  supérieurs  et  aussi  pleins  de  charilé  les  uns  pour 
les  autres. 

Une  chose  qui  est  à  remarquer,  c'est  que  les  Oblats 
sont  toujours  bénis  quand  ils  sont  fidèles  à  l'esprit  de  leur 
vocation,  qui  est  d'évangéliser  les  pauvres  ;  et  une  chose 
bien  capable  de  nous  affermir  dans  cette  belle  vocation, 
c'est  de  voir  que,  malgré  nos  misères,  le  bien  se  fait  au- 
tour de  nous.  Rien  de  plus  capable  de  nous  montrer  que 
nous  sommes  dans  la  voie  où  Dieu  nous  veut. 

La  mission  de  Munaar  a  eu  aussi  cela  d'important, 
qu'elle  nous  a  montré  la  facilité  pour  les  Missionnaires  d'un 
même  district  de  se  réunir  pour  donner  de  temps  en 
temps  de  petites  retraites  ou  missions  qui  sont  destinées, 
j'ose  dire,  à  produire  un  bien  immense. 

Daignez  me  bénir,  mon  révérendissime  et  bien-aimé 
Père,  ainsi  que  tous  vos  enfants  de  Ceylan  ;  votre  béné- 
diction nous  portera  bonheur.  Daignez  aussi  bénir  cette 
belle  mission  de  Ceylan,  qui  fera  toujours  la  gloire  de  la 
Congrégation. 

En  vous  baisant  respectueusement  la  main,  je  vous  prie 
de  croire,  mon  révérendissime  et  bien-aimé  Père,  au  plus 
entier  dévouement  de 

Votre  très-humble  enfant  en  Notre-Seigneur  et  Marie 
immaculée. 

Aug.  Troucuet,  g.  m.  I. 


MAISONS  DE  FRANCE 


MAISON  DU  SAGRÈ-COëUR  DE  MONTMARTRE. 

Xous  extrayonsdu  Bulletin  deVŒuvredu  Vœu  national 
du  10  avril  1877,  les  lignes  suivantes  : 

Le  mois  de  mars  amène  les  premiers  anniversaires  de  la 
chapelle  provisoire.  Nous  avons  achevé  la  période  des  nou- 
veautés, des  commencements,  nous  entrons  dans  celle  des  ré- 
pétitions, des  renouvellements.  Nous  pourrons  étahlir  des 
comparaisons,  des  contrastes,  et  mêler  les  impressions  du  pré- 
sent aux  souvenirs  du  passé.  Il  nous  sera  plus  facile  de  nous 
rendre  compte  de  la  marche  du  sanctuaire  et  des  bénédic- 
tions que  le  Sacré  Cœur  lui  accorde.  Entrons  dans  cette  nou- 
velle carrière  avec  un  nouvel  élan  d'ardeur  ;  plus  les  espaces 
s'agrandissent,  plus  nos  pas  doivent  se  raffermir  contre  la  fa- 
tigue et  s'avancer  avec  intrépidité.  Le  terme  se*  dessine,  il 
s'approche,  puissions-nous  l'atteindre  bientôt  ! 

Le  3  mars  était  le  jour  anniversaire  de  l'ouverture  de  la 
chapelle  et  de  la  bénédiction  solennelle.  Une  nombreuse  assis- 
tance, où  l'on  remarquait  les  membres  du  comité  du  Vœu 
national  et  les  dames  patronnesses  do  la  chapelle,  avait  ré- 
pondu à  l'appel.  MB""  Richard,  archevêque  de  Larissc  et  coad- 
juteur  de  S.  Em.  le  cardinal  Guibert,  célébra  la  sainte 
messe  au  milieu  d'un  profond  et  pieux  recueillement  qu'en- 
tretenaient des  chants  parfaitement  exécutés.  Près  de  soixante 
et  dix  personnes  communièrent  et  rappelèrent  ainsi  les  premiè- 
res communions  données  dans  la  ch>ipello  provisoire. 

Après  la  messe,  Monseigneur  adressa  aux  pèlerins  une  allo- 
cution remplie  d'onction  et  dont  nous  regrettons  do  ne  pou- 
voir donner  qu'un  faible  résumé  :  «  H  y  a  un  an,  le  vénéré 


—  184  — 

Cardinal  bénissait  cette  chapelle  et  commençait  le  pèlerinage 
qui  n'a  pas  été  interrompu  depuis.  Ce  matin  nous  venons  re- 
mercier Dieu  des  grâces  accordées  dans  ce  sanctuaire  béni  et 
lui  demander  de  rendre  de  plus  en  plus  féconde  cette  source 
de  miséricorde.  Quel  sera  le  texte  de  mon  allocution  ?  Je  ne 
puis  mieux  faire  que  de  vous  adresser  ces  paroles  de  l'apôlrc 
saint  Paul  :  Allons  avec  confiance  au  trône  de  la  grâce,  afin  d' ob- 
tenir la  miséricorde  et  de  trouver  la  grâce  dans  un  secours  oppor- 
^«n(Hebr.  iv,  16).  Ce  trône  de  grâce,  c'est  le  Sacré  Cœur.  Tous 
les  chrétiens  doivent  s'en  approcher,  mais  surtout  les  enfants 
de  la  France  qui  ont  pu  pendant  cette  année  faire  la  douce 
expérience  de  la  puissance  et  de  la  bonté  du  Sacré  Cœur  :  ap- 
prochez-en surtout,  vous,  messieurs  et  mesdames,  qui  vous 
occupez  plus  spécialement  de  cette  grande  œuvre  du  Vœu  na- 
tional et  qui  vous  dévouez  à  faire  connaître  et  aimer  de  plus 
en  plus  le  Sacré  Cœur.  Tous  vos  soins  seront  récompensés  par 
celui  qui  n'oublie  pas  le  verre  d'eau  froide  donné  en  son  nom 
à  un  pauvre. 

Que  devons-nous  demander  ?  la  miséricorde,  la  France  en 
a  besoin.  Elle  le  comprend  et  c'est  avec  un  sentiment  de  re- 
pentir et  d'expiation  qu'elle  élève  le  Temple  du  Vœu  natio- 
nal . . .  Gallia  pœnitens.  Qu'elle  revienne  déplus  en  plus  à  Jésus- 
Christ,  et  eîle  trouvera  la  grâce  dans  un  secours  opportun.  Ce 
secours,  c'est  la  dévotion  au  Sacré  Cœur,  qui  guérira  les  deux 
grands  maux  de  notre  siècle,  l'égoïsme  à  l'égard  des  hommes, 
l'indifTérence  à  l'égard  de  Dieu.  Le  Sacré  Cœur  nous  enseigne 
la  charité  envers  le  prochain,  la  charité  envers  Dieu  :  c'est  la 
double  leçon  que  le  Sacré  Cœur  donne  à  l'humanité  et  qu'il 
l'invite  à  suivre.  Bénissons  Dieu  qui  a  posé  ici  ce  trône  de  grâce 
au  centre  de  la  France  pour  la  régénération  de  notre  patrie.. .» 

Le  zélé  prélat,  après  cette  allocution  écoutée  avec  une  atten- 
tion des  plus  profondes,  voulut  bien  donner  le  salut  du  très- 
saint  Sacrement  etassisteraux  prières  solennelles  pour  l'Eglise 
et  pour  la  France. 

A  trois  heures,  M^''  de  Forges,  protonotaire  apostolique  et 
prédicateur  de  la  station  du  carême  à  Saint-Leu,  fit  retentir 
la  chapelle  des  accents  d'une  voix  pénétrante,  écho  des  plus 


—  I8:i  — 

nobles  pensées  et  des  plus  chaleureux  sentiments.  La  dévotion 
au  Sacré  Cœur  est  une  sève  vivifiante,  sortie  sous  l'incision  delà 
lancCj  du  cœur  de  celui  qui  se  nomme  la  vraie  vigne.  Cette 
sève  forme  les  saints  et  leur  fait  produire  des  fruits  de  vie... 
les  apôtres,  les  martyrs,  tous  les  saints  en  sont  la  preuve  vi- 
vante... ils  ont  vécu  de  la  vie  de  Dieu.  La  France  a  aussi  vécu 
de  cette  vie  :  tant  qu'elle  fut  unie  au  cep  divin,  elle  a  été  fé- 
conde et  florissante.  Maintenant  elle  est  malade  et  elle  se 
meurt...  on  lui  a  offert  des  remèdes...  les  idées  modernes... 
les  progrès  de  l'industrie...  les  progrès  d'une  prétendue  civi- 
lisation... rien  n'a  pu  la  guérir.  Le  vrai  remède,  c'est  le 
Sacré  Creur.  Nous  eu  avons  la  certitude  dans  les  promesses 
faites  à  la  bienheureuse  Marguerite-Marie.  Ange  de  la  France, 
s'est  écrié  l'orateur,  allez  réjouir  le  ciel  et  annoncer  que  la 
France  commence  à  revivre,  car  elle  commence  à  croire,  à 
espérer,  à  aimer  ;  le  monument  qu'elle  élève  en  l'honneur  du 
Sacré-Cœur  est  le  signe  de  sa  foi,  de  son  espérance,  de  son 
amour  ! 

Le  Te  Deum  ïut  chanté  avec  piété  et  ferveur  :  on  sentait  que 
tous  les  cœurs  étaient  sous  l'influence  d'une  vive  et  profonde 
reconnaissance. 

Le  premier  anniversaire  fut  même  suivi  d'un  second  qui 
renouvela  un  des  souvenirs  les  plus  édifiants  de  l'année  der- 
nière. Le  4  mars  nous  offrit  le  pèlerinage  de  l'école  de  Sainte- 
Geneviève  :  quatre  cents  jeunes  gens  remplirent  la  chapelle 
de  leur  présence,  de  leurs  chants,  de  leurs  prières,  du  parfum 
de  leur  piété  et  de  leur  recueillement.  Nos  soldats  et  quelques- 
uns  de  nos  ouvriers  occupaient  leurs  places  auprès  d'eu.x.  Le 
R.  P.  DuLAC  était  absent  ;  le  R.  P.  ministre  de  la  maison,  le 
remplaça  à  l'autel.  Un  chapelain  avait  été  prié  d'adresser 
quelques  paroles  à  cet  intéressant  auditoire  ;  son  allocution 
peut  se  résumer  ainsi  :  Autour  du  Sacré  Cœur  de  Jésus,  sur 
la  croix,  trois  groupes  se  dessinent  :  celui  des  blasphémateurs, 
le  plus  nombreux;  celui  des  amis  de  Jésus-Christ  rendus  im- 
puissants par  leur  douleur  ;  celui  de  Joseph  d'Arimathie  et 
de  NicùJème  qui  fout  acte  d'audace  et  de  dévouement  en  de- 
mandant à  Pilate  l'autorisation  d'ensevelir  le  corps,  le  Cœur 


—  486  — 

de  Jésus  :  Hic  audacier  introivit  ad  PUatum  et  petiit  corpus 
Jesu. 

Ces  trois  groupes  se  renouvellent  et  se  perpétuent  -,  à  l'heure 
présente,  leur  rôle  se  montre  avec  éclat.  Les  blasphémateurs, 
on  les  trouve  jusque  sur  les  trônes,  et  leurs  adeptes  sont  in- 
nombrables, ils  paraissent  triompher.  Jésus  est  expirant...  le 
sacerdoce,  la  vie  religieuse  représentés  par  saint  Jean  et  les 
saintes  femmes  souffrent  et  prient...  les  âmes  sont  dans 
l'anxiété  :  lamentabantur .  Qui  donc  se  dévouera  pour 
défendre  le  cœur  de  Jésus,  pour  l'arracher  aux  outiages  de 
ses  ennemis  ?  Jeunes  gens,  c'est  vous,  c'est  vous  qui  devez 
continuer  sur  la  terre  en  faveur  de  Jésus-Christ,  en  faveur  de 
son  Eglise,  le  rôle  de  Joseph  d'Arimathie  :  comme  lui  vous  êtes 
riches,  comme  lui  vous  êtes  justes,  soyez  audacieux  aw^ac^er  ; 
faites  ce  que  le  sacerdoce  ne  peut  pas  faire...  ne  craignez  pas 
d'affronter  les  puissants  du  siècle,  les  triomphateurs  appa- 
rents de  l'Eglise  et  de  Jésus-Christ  ;  prenez  par  vos  paroles, 
vos  exemples,  vos  convictions  hautement  affirmées,  manifes- 
tées, la  défense  du  Sacré  Cœur  et  vous  aurez  l'incomparable 
bonheur  de  Joseph  d'Arimathie.  Au  jour  de  la  sépulture,  il  a 
été  plus  que  les  apôtres,  il  a  été  le  dépositaire  du  corps  de 
Jésus,  et  son  nom,  conservé  dans  l'Evangile,  rappelle  à  ja- 
mais le  souvenir  de  la  fidélité  et  du  dévouement.  Que  ce  soit 
votre  modèle  ! 

La  quête  fut  faite  pour  la  chapelle  de  Saint-Ignace  que  Son 
Eminence  a  accordée  aux  RR.  PP.  Jésuites  dans  la  future  basi- 
lique à  la  demande  des  quatre  provinciaux  de  France. 

Le  mardi  7  mars,  Ms'  Fournier,  évêque  de  Nantes,  venait 
mettre  sous  la  protection  du  Sacré  Cœur  le  grand  projet  qu'il 
a  conçu  de  terminer  au  plus  tôt  la  restauration  et  l'achève- 
ment de  sa  cathédrale.  Le  pieux  prélat  fit  son  ascension  à 
Montmartre  en  vrai  pèlerin  :  il  vint  à  pied  et  retourna  à  pied 
et  à  jeun,  malgré  la  neige  qui  tombait  à  gros  flocons. 

Vers  la  fin  du  mois  de  février,  une  demande  avait  été 
adressée  par  le  président  de  la  Conférence  de  Saint-Vincent 
de  Paul  de  la  paroisse  des  Ternes  en  ces  termes  :  «  Mon  révé- 
rend Père,  tous  les  ans,  à  pareille  époque,    nous   faisons  tous 


—  187  — 

nos  efforts  pour  obtenir  que  nos  familles  visitées  accomplis- 
sent le  devoir  pascal  ;  mais  nos  efforts  sont  bien  peu  de  chose 
si  Dieu  ne  vient  pas  les  bénir.  Aussi  désirons-nous  cette  année 
implorer  davantage  sa  miséricorde  infinie  et  nous  vous  prions 
de  vouloir  bien  vous  entendre  avec  notre  bon  confrère  M.  Paul 
Féval,  pour  la  célébration  d'une  messe  à  l'intention  de  la  com- 
munion pascale  dos  membres  de  notre  conférence  et  des  familles 
visitées  par  eux.  » 

Le  jour  choisi  était  le  vendredi  9  mars,  féto  des  Cinq  Plaies 
de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ.  Une  députation  de  la  Confé- 
rence fut  fidèle  au  rendez-vous  et  le  saint  sacrifice  commença 
à  huit  heures.  Laissons  à  un  auditeur  que  nos  lecteurs  recon- 
naîtront le  soin  de  résumer  les  impressions  de  cette  pieuse 
cérémonie. 

«  Mon  cher  Père, 

«  J'ai  accepté  cet  honneur  do  vous  transmetlro  les  remerci- 
meuts  du  président  et  des  membres  de  la  conférence  de  Saint- 
Ferdinand  des  Ternes  pour  la  sainte  messe  que  vous  avez  cé- 
lébrée aujourd'hui,  à  l'intention  de  nos  pauvres,  dans  la 
chapelle  du  Vœu  national.  Vous  avez  demandé  au  Cœur  de 
Dieu,  pour  les  chers  amis  que  saint  Vincent  de  Paul  visite  et 
console  par  nous,  vous  avez  demandé  pour  nous,  pour  ceux 
qui  nous  aiment  et  aussi  pour  ceux  dont  nous  ne  supportons 
pas  assez  les  offenses,  la  grâce  de  remplir  dignement  le  devoir 
pascal.  Puissiez-vous  avoir  été  entendu,  mon  Père  ! 

«  Nous  avons  confiance  en  votre  prière,  à  vous  qui  parlez 
si  près  du  Saint  Cœur,  à  vous,  le  soldat  du  divin  Amour,  qui 
tenez  garnison  dans  la  pacifique  et  miséricordieuse  citadelle, 
vouée  au  suprême  Réconciliateur  par  la  piété  de  la  Franco.  La 
France  est  rassasiée  de  haine  ;  la  France  a  faim  et  soif  de 
concorde.  Dans  l'allocution  quo  vous  nous  avez  adressée,  vous 
avez  éclairé  vivement  cotte  vérité  qui  est  la  raison  do  notre 
effort,  à  savoir  :  que  l'aumùne  n'est  rien  sans  la  charité, 
montant  du  cœur  de  celui  qui  donne  pour  rehausser  le  cœur 
de  celui  qui  reroit.  Il  y  avait  une  pensée  qui  débordait  de 
vous,  pendant  quo  vous  parliez  du  Sang  précieux,  fêlé  en  ce 


-  188  — 

jour  du  9  mars,  commémoration  des  cinq  plaies  du  Sauveur  : 
je  ne  sais  pas  si  vos  lèvres  ont  prononcé  le  mot,  signe  de  cette 
pensée,  mais  nous  l'entendions  par-dessus  votre  parole.  Vous 
nous  disiez  avec  l'émoi  de  votre  geste,  avec  le  rayon  de  vos 
yeux  :  Réconciliez  !  étoufFez  la  haine  dans  l'amour,  serrez  les 
mains,  cueillez  les  âmes  !  Réconciliez  pour  la  terre,  ù  Fran- 
çais !  demandez  à  la  Réconciliation  le  salut  de  notre  France  ! 
û  chrétiens  !  demandez  à  TAmour  le  salut  de  l'humanité 
blessée  ;  réconciliez,  réconciliez  pour  le  ciel  ! 

«  C'était  par  vous  que  nous  venait  cette  pensée,  mon  Père, 
mais  elle  jaillissait  du  tabernacle  où  la  vivante  hostie  aime  et 
brûle  l'encens  du  pardon  éternel. 

«  Et  nous  sommes  sortis  plus  forts  de  chez  vous,  emportant 
Dieu  en  nous,  c'est-à-dire  ce  qu'il  faut  de  vaillance  surnatu- 
relle, et  de  naïveté  folle,  et  de  miraculeux  aveuglement 
pour  combattre,  avec  l'arme  enfantine  de  David,  le  glaive 
monstrueux  de  ce  Goliath  :  la  Haine,  accroupie  et  pesant  de 
tout  son  poids  mortel  sur  la  poitrine  de  la  patrie  ! 

«  Que  chacun  de  nous  réconcilie  seulement  une  misère, 
apaise  une  rancune,  éteigne  une  convoitise,  extirpe  un  vice, 
dégage  une  vertu...  ah!  vous  savez  cela  mieux  que  moi  : 
l'immensité  de  l'arbre  catholique  naît  d'une  imperceptible 
semence.  Qu'importe  la  faiblesse  des  ouvriers,  si  le  monu- 
ment construit  par  eux  pierre  à  pierre  s'appelle  un  jour  la 
pacification  de  la  France  ! 

«  N'est-ce  pas  aussi  le  Vœu  national,  cela,  mon  Père  ?  —  Et 
nous  l'emportions  aujourd'hui  de  votre  humble  chapelle,  qui 
sera  demain  la  plus  haute  basilique  de  l'univers  !  » 

Le  même  jour,  fi  neuf  heures,  s'effectuait  le  pèlerinage  des 
Sœurs  anglaises  du  Saint-Enfant  Jésus  et  de  leurs  élèves.  Ces 
religieuses  sont  établies  à  Neuilly.  M.  l'abbé  Quinart,  promo- 
teur du  diocèse,  célébra  la  sainte  messe  et  adressa  une  courte 
allocution  ;  il  invita  ces  âmes  d'élite  à  entrer  dans  les  plaies 
de  Notre-Seigneur,  surtout  dans  celle  de  son  Cœur  adorable. 
Là,  dit-il,  vous  recueillerez  le  plus  précieux  enseignement  : 
l'union  dans  la  charité  :  id  omnes  unum  sint. 


—  189  — 

Le  12  mars,  nous  revîmes  avec  bonheur  la  paroisse  de 
Saint-Roch.  Elle  avait  eu  l'année  dernière  l'initiative  des 
processions  sur  le  terrain  de  la  future  basilique  :  nous  avions 
parcouru  la  première  fois  la  rue  de  la  Fontenelle.  Cette  année 
la  procession  s'est  déployée  sur  les  points  et  les  abords  de 
notre  vaste  chantier.  L'assistance  était  nombreuse,  et  cet  acte 
religieux  a  présenté  une  grande  solennité  et  produit  une  édi- 
fication bien  profonde.  L'allocution  de  M.  l'abbé  Miliaud  a  été 
pleine  de  piété  et  d'éloquence  :  Nous  qui  vivons,  bénissons  le 
Seigneur!  Les  ennemis  do  l'Eglise  disent  qu'elle  est  morte. 
Erreur  !  l'Eglise  vit  :  elle  parle,  elle  se  meut,  elle  agit,  son 
visage  rayonne  de  vie  et  d'activité  ;  son  cœur  bat...  Si  nous 
ne  vivions  pas,  nos  ennemis  nous  redouteraient-ils  autant  ? 
Approchons-nous  donc  du  Cœur  de  Jésus,  afin  que  notre  vie 
augmente  et  devienne  de  plus  en  plus  semblable  à  la  sienne. 

Le  15  mars  vit  deux  pèlerinages,  celui  des  demoiselles 
composant  le  catéchisme  de  persévérance  de  la  paroisse  de 
Saint-Philippe  du  Roule  et  celui  des  Révérends  Pères  Oblats 
de  la  rue  de  Saint-Pétersbourg  et  des  fidèles  qui  fréquentent 
leur  chapelle.  Le  premier  eut  lieu  à  huit  heures  et  il  offrit 
un  spectacle  charmant.  Le  zélé  directeur  de  ce  catéchisme, 
M.  l'abbé  Miquel,  célébra  la  sainte  messe.  Avant  de  monter  à 
l'autel,  il  avait  eu  la  consolation  de  nous  faire  remettre  par 
une  gracieuse  députation  une  olfrande  de  3  000  francs  pour  le 
sanctuaire.  Les  prières  furent  ferventes;  elles  accompagnaient 
le  renouvellement  des  résolutions  de  la  retraite. 

A  neuf  heures,  les  Oblats  faisaient  leur  entrée  dans  la  cha- 
pelle, qui  fut  bientôt  remplie.  Le  R.  P.  de  L'Hermite,  supé- 
rieur, célébra  la  saiute  messe  et  fit  une  allocution  pleine  de 
poésie,  de  piété  et  de  doctrine  :  Sicut  divisiones  aquarutn,  ita 
cor  régis  in  manu  Domini.  Le  cœur  de  Jésus  épanche  ses  fiots 
sur  la  cité  sainte,  le  ciel  \  c'est  un  fleuve  de  gloire  et  de  félicité  ; 
eu  second  lieu,  sur  les  âmes  justes;  c'est  un  fleuve  de  grâce, 
de  progrès,  de  vertu  de  tout  genre  ;  en  troisième  lieu,  sur  les 
âmes  des  pécheurs,  c'est  un  fleuve  de  miséricorde  et  de  par- 
don. Le  premier  converti  du  Sacré-Cœur,  c'est  le  soldat  Lon- 
gin  :  il  donne  le  coup  de  lance  et  il  faitjaillir  du  Cœur  adora- 


—  190  ~ 

ble  le  sang  et  l'eau,  symbole  des  sacrements  du  pardon  et  de 
l'amour... 

Ce  pèlerinage  a  été  remarquable  par  la  piété  des  personnes 
qui  y  ont  pris  part,  le  nombre  des  communions  et  la  beauté 
des  chants. 

Le  16  mars  nous  amena  le  catéchisme  de  persévérance  de 
la  paroisse  Saint-Augustin.  RI.  le  Curé  célébra  la  sainte  messe 
et  fit  une  rapide  exhortation,  où  il  se  plut  à  rappeler  les  liens 
indissolubles  qui  unissent  l'œuvre  du  Voeu  national  h  la  pa- 
roisse Saint-Augustin.  Assistance  nombreuse,  présence  des 
zélés  catéchistes,  M.  l'abbé  Galleten  tête,  communions,  prières 
ferventes,  renouvellement  des  résolutions  de  la  retraite. 

Signalons  rapidement  la  neuvaine  préparatoire  à  la  fête  de 
saint  Joseph.  Elle  a  été  suivie  par  un  bon  nombre  de  fidèles^ 
et  nous  avons  la  consolation  d'affirmer  que  bien  des  grâces  ont 
été  obtenues. 

La  fête  du  patron  de  l'Eglise  catholique  a  été  célébrée  avec 
une  grande  solennité.  Le  matin,  à  neuf  heures,  avait  lieu  le  pè- 
lerinage du  collège  Stanislas  et  de  la  communauté  des  Maria- 
nites,  sous  la  direction  du  Supérieur  général,  le  R,  P.  Simler. 
Le  R.  P.  de  Lagarde,  directeur  du  collège,  a  célébré  la  sainte 
messe  et  a  donné  à  son  auditoire,  composé  de  six  cents  jeunes 
gens,  une  très-belle  instruction  :  Sans  effusion  de  sang,  il  n'y  a 
■point  de  rémission;  c'est  le  texte.  Il  fut  admirablement  ex- 
pliqué par  l'histoire,  par  les  données  de  la  foi  ;  et  les  appli- 
cations se  résument  à  cette  conclusion  :  vous  êtes  venus  ici 
pour  donner  à  vos  âmes  le  courage  du  martyre,  et  en  atten- 
dant, au  moins  celui  du  sacrifice.  Les  paroles  énergiques  de 
l'orateur  ont  dû  laisser  de  vives  empreintes. 

Le  soir,  M^""  de  Forges  prêcha  sur  les  grandeurs  do  saint 
Joseph  et  augmenta  dans  tous  les  cœurs  la  confiance  envers 
le  grand  patriarche  dont  le  patronage  tout-puissant  est  de  plus 
en  plus  invoqué  par  les  fidèles. 

L'exercice  venait  à  peine  de  finir  qu'une  autre  portion  du 
collège  Stanislas  se  présentait  pour  faire  son  pèlerinage. 
C'était  la  division  des  plus  jeunes,  qui  n'avaient  pu  accom- 
pagner leurs  condisciples  le  matin. 


—  iM  — 

La  Semaine  sainto  a  présenté  un  speclaclo  très-édifiant.  Le 
jour  des  Rameaux  la  procession  des  palmes  a  eu  lieu,  et, 
grâce  à  la  générosité  d'un  des  hauts  employés  du  Vœu  natio- 
nal, les  chapelains  ont  porté  des  palmes  venues  deBordighiera 
en  Italie,  les  mômes  qui  sont  envoyées  ii,  Rome  pour  le  chapitre 
de  Saint-Pierre. 

Les  offices  ont  été  suivis  par  une  assistance  deux  fois  plus 
nombreuse  que  l'année  précédente. 

Le  mois  de  mars  se  résume  ainsi  :  \  340  communions,  49 
messes  célébrées  par  des  prêtres  étrangers;  plus  de  16,000 
pèlerins  ;  32  070  recommandations  dont  6o8  actions  de  grâces, 

AcH.  IlEÏ,  0.  M.  i.^  Sup. 

Anticipant  maintenant  sur  le  numéro  du  Bulletin 
du  40  mai,  lequel  ne  paraîtra  qu'après  les  épreuves  du 
numéro  des  Annales,  disons  un  mot  d'une  autre  céré- 
monie dont  nous  avons  été  témoin  ce  matin,  10  avril. 

W  Mermillod,  évêque  d'Hébron,  le  pieux  et  éloquent 
apôtre  qui  sait  utiliser  au  profit  de  la  France  les  loisirs 
que  lui  fait  la  Révolution,  a  béni  aujourd'hui  solennelle- 
ment dans  la  chapelle  provisoire  une  statue  de  sainte 
Geneviève,  offerte  au  sanctuaire  par  les  dames  de  l'Inslilut 
du  même  nom.  Sa  Grandeur  a  célébré  la  messe  à  neuf 
heures  ;  plusieurs  membres  du  comité,  des  prêtres  venus 
en  pèlerinage,  et  parmi  eux  M.  l'abbé  Perdreau,  curé  de 
Saint-Etienne  du  Mont,  entouraient  l'autel.  La  chapelle 
était  pleine;  au  premier  rang,  les  cent  dames  de  l'Institut 
de  Sainte-Geneviève,  et  d'autres  nobles  chrétiennes  du 
Fanbourg-Saint-Germain.  M""'  la  maréchale  de  Mac- 
Mahon  était  là,  pieusement  confondue  dans  la  foule.  Tout 
était  piété,  recueillement  et  prière  dans  cet  auditoire 
d'élite.  La  communion  a  été  longue  et  la  circulation  s'est 
faite  avec  un  ordre  parfait.  Après  la  messe  et  la  béné- 
diction de  la  statue,  Ms'  Mermillod  est  monté  en  chaire, 
et,  pondant  une  demi«heurc  trop  rapidement  écoulée,  il 


—  192  — 

nous  a  parlé  du  Sacré  Cœur,  de  sainte  Geneviève,  de  la 
France  et  de  l'Eglise,  en  termes  émus,  avec  un  rare 
honheur  de  rapprochements  historiques.  C'est  une  des 
merveilleuses  aptitudes  de  Sa  Grandeur  de  savoir,  dans 
une  circonstance  donnée,  grouper  en  un  gracieux 
ensemble  toutes  les  affinités  d'une  date,  d'une  cérémonie, 
d'une   réunion   d'âmes,  avec   le    sujet    qu'Elle    traite. 

M^"^  Mermillod  nous  a  dit  ses  droits  à  bénir  la  statue 
de  sainte  Geneviève  à  Montmartre  ;  il  a  été  délégué  par 
le  saint  et  illustre  cardinal  de  Paris,  qui  est  né  dans  un 
pays  où  la  dévotion  au  Sacré  Cœur  a  toujours  été  en 
honneur;  il  trouve  ici  pour  garder  le  sanctuaire  provi- 
soire une  congrégation,  née  à  Marseille,  la  ville  du  Sacré 
Cœur  et  de  Belzunce  ;  sainte  Clolilde,  l'amie  de  sainte 
Geneviève,  et  comme  elle  un  des  anges  sauveurs  de  la 
France,  venait  des  frontières  de  l'Helvélie,  ce  cher  pays 
où  il  n'est  plus  permis  à  Fapôtre  de  parler  de  Jésus- 
Christ.  Et  Montmartre  !  quels  souvenirs  rappelle  cette 
coUine  illustre  et  bénie  !  Le  salut  de  la  France  viendra  de 
là.  Nous  avons  eu  toutes  les  expiations  ;  le  sang  du  prince 
a  coulé  pour  la  France  ;  Louis  XVI  voulait  consacrer  son 
royaume  au  Sacré  Cœur  ;  le  sang  du  pontife  et  du  prêtre 
a  coulé  sur  la  barricade  j  le  sang  du  peuple  a  coulé  sur 
les  champs  de  bataille  à  l'heure  de  nos  infortunes  ;  à  ces 
flots  réparateurs  il  faut  joindre  le  sang  plus  pur  encore 
versé  par  Notre-Seigneur  et  sorti  de  la  plaie  de  son  Sacré 
Cœur  ;  c'est  lui  qui  donnera  à  nos  expiations  insufflsantes, 
leur  perfection  véritable  et  la  valeur  pour  le  relèvement 
de  la  France. 

Sa  Grandeur,  à  propos  de  sainte  Geneviève,  a  cité  un 
fait  saisissant  de  la  vie  de  Voltaire.  A  ses  derniers  mo- 
ments, celui  dont  le  rire  de  démon  se  moqua  de  tout, 
disait  :  «  Je  ne  voudrais  pas  mourir  avant  d  avoir  fait  ma 
paix  avec  sainte  Geneviève  ;  mon    grand-père    porta  sa 


—  193  — 

châsse.»  Tous  nos  vieux  saints,  a  ajouté  Sa  Grandeur, 
prépareront  le  salut  de  la  France. 

La  matinée  du  10  avril  1877  sera,  pour  la  chapelle  pro- 
visoire de  Montmartre,  une  date  historique  des  plus  pré- 
cieuses. 


MAISON  DE  TOURS. 


Tours,  le  17  avril  IS'T. 

Mon  très-révérend  et  bien-almé  Père, 

Les  pèlerinages  à  Saint-Martin  sont  connus  de  la  Con- 
grégation, puisque  vous  en  avez  fait  insérer  le  récit  dans 
nos  Annales.  Mais  voilà  bientôt  quinze  mois  que  votre 
paternelle  autorité  m'a  confié  la  direction  de  notre  mai- 
son de  Tours,  et  je  dois  vous  rendre  compte  de  toutes  les 
œuvres  accomplies  dans  ce  laps  de  temps  sous  mon  admi- 
nistration. 

Dois-je  dire,  mon  très-révérend  Père,  qu'en  me  confiant 
le  soin  de  poursuivre  d'immenses  projets  vous  m'avez 
surchargé?  Non,  car  les  RR.  PP.  de  l'Hermite  et  Rey  ont 
ouvert  la  voie  avec  autant  de  dévouement  que  d'intelli- 
gence, et  nous  n'avons  qu'à  suivre  leurs  traces.  La  diffi- 
culté est  plutôt  à  les  remplacer.  Le  premier,  par  sa  piété 
et  la  distinction  de  ses  manières,  avait  su  gagner  la  con- 
fiance de  ce  que  la  ville  de  Tours  possède  de  plus  parfait; 
le  second,  avec  un  zèle  inépuisable  et  une  étonnante  fa- 
cilité, avait  semé  les  œuvres  sous  ses  pas.  Ce  dernier, 
surtout,  me  lègue  un  héritage  de  labeurs.  A  l'endroit  de  la 
piété,  il  m'a  laissé  la  direction  de  l'Archiconlrérie  de 
Saint-Martin,  de  l'Apostolat  de  la  prière,  de  la  Garde 
d'honneur  et  de  la  Confrérie  de  Saint-Joseph  ;  à  l'endroit 
de  la  charité,  celle  de  l'œuvre  Apostolique  de  Saint-Joseph 


—  194  — 

en  faveur  des  vocations  ecclésiastiques  et  du  Vestiaire  de 
Saint-Martin  ;  à  l'endroit  de  la  défense  religieuse,  la  par- 
ticipation la  plus  active  aux  travaux  de  l'Union  sociale  et 
catholique  de  laTouraine.  J'ai  ajouté,  pour  me  conformer 
aux  désirs  du  R.  P.  Provincial,  la  création  d'un  petit  cer- 
cle de  jeunes  gens  et  d'une  conférence  de  Saint-Vincent 
de  Paul.  Tout  cela  venant  se  joindre  à  mon  œuvre  capi- 
tale de  la  chapelle  et  du  pèlerinage  de  Saint-Martin,  forme 
un  ensemble  d'œuvres  de  nature  à  remplir  toute  une  vie 
sacerdotale.  Le  R.  P.  de  l'Hermite,  de  son  côté,  a  légué 
au  R.  P.  VoiRiN  sa  double  mission  auprès  des  personnes 
pieuses  et  des  soldats.  Ces  œuvres  sont  :  l'Association  en 
faveur  des  âmes  du  purgatoire,  la  Congrégation  des  jeu- 
nes personnes  du  commerce,  le  Cercle  militaire  et  l'Aumô- 
nerie  de  la  garnison.  Le  R.  P.  le  Vacon  avait  déjà  la  di- 
rection de  l'Archiconfrérie  de  Notre-Dame  de  la  Salette.  Le 
service  de  la  prison  militaire,  avec  le  titre  d'aumônier 
auxiliaire,  lui  a  été  confié  depuis  environ  un  an.  Tel  est 
le  champ  dans  lequel  la  sainte  obéissance  veut  que  nous 
exercions  notre  zèle.  Toutes  ces  œuvres  ont  été  fondées 
solidement  et  ont  marché  en  progressant  depuis  leur  nais- 
sance. 

Vous  savez  que  celle  de  Saint-Martin  continue  à  s'é- 
panouir, à  fleurir  chaque  jour  avec  plus  d'éclat,  sous 
le  souffle  puissant  du  premier  zèle  que  déployèrent  Son 
Em.  le  Cardinal  Guibert  et  les  deux  Pères  fondateurs 
de  notre  maison.  Nous  sommes  heureux  de  suivre  l'im- 
pulsion donnée  et  de  diriger  le  mouvement  progressif 
dans  la  mesure  de  nos  forces.  Afin  de  développer  la  dé- 
votion à  saint  Martin,  le  R.  P.  Rey  avait  fondé  en  18G8 
une  confrérie  en  l'honneur  du  Tliaumaturge,  ou  plutôt 
avait  cherché  à  faire  revivre  l'ancienne.  C'était  la  pensée 
qu'exprimait  le  grand  Cardinal  Oblat,  dans  la  circulaire 
du  21  juin  1869.  «  Les  Souverains  Pontifes,  disait-il,  s'é- 


—  195  — 

taient  plu  à  doter  la  Confrérie  do  Saint-Martin  do?  pins 
amples  privilèges  et  des  indulgences  les  plus  étendues. 
Nous  nous  proposons  de  demander  au  Saint-Siège  le  re- 
nouvellement de  ces  faveurs  spirituelles,  et  notamment 
de  celles  qui  furent  accordées  par  le  pape  Paul  V,  en 
vertu  de  la  bulle  adressée  à  tous  les  confrères  en  l'an  1 609.» 
La  demande  de  l'illustre  Archevêque  ne  pouvait  pas  n'être 
pas  agréée.  L'année  suivante,  1870,  un  rescrit  pontifical 
enrichissait  en  efTet  la  Confrérie  de  nombreuses  indul- 
gences et  du  titre  d'Archiconfrérie  pour  tout  le  diocèse. 
Mais  cette  pieuse  institution  avait  pris,  lors  de  mon  arri- 
vée, des  proportion?  tellement  grandes  que  j'ai  dû,  par 
Tentremise  de  notre  vénéré  Archevêque  actuel,  solliciter 
à  Rome  la  faveur  d'étendre  Tarchiconfrérie  à  toute  la 
France.  Lu  concession  apostolique  a  été  accordée  le 
6  mars  de  la  présente  année.  En  vertu  de  ces  nouveaux 
pouvoirs  je  puis  affilier  et  agréger  toutes  les  confréries 
du  même  ordre  établies,  ou  à  établir,  dans  toute  la  France 
dont  saint  Martin  est  le  protecteur  et  le  patron.  Notre  ar- 
chiconfrérie  revêt  ainsi  le  caractère  qui  lui  convient  en  de- 
venant véritablement  nationale.  La  première  agrégation 
a  été  celle  de  la  Confrérie  de  Saint-Martin,  instituée  à 
Amiens.  Il  était  juste  que  la  première  place  fût  donnée  à 
la  ville  où  notre  Thaumaturge  partagea  son  manteau 
avec  un  pauvre.  N'est-ce  pas  cet  acte  de  charité  qui  a 
popularisé  saint  Martin  dans  l'univers  entier  ? 

Et  quo  Chrislus  habel  nomen  Marlinus  honorera. 
De  vit.  S.  Mart.,  Fortunat. 

Tout  cela,  diroz-vous,  est  fort  consolant  et  fort  beau, 
mais  ne  hûte  pas  la  reconstruction  de  la  basilique.  Là 
cependant  est  le  point  important  pour  la  gloire  et  le  culte 
du  Thaumaturge  des  Gaules. 

Assurément  la  reconstruction  de  la  basilique  spirilucllo 


—  196  — 

avance  l'œuvre  matérielle.  Mais  nous  devons  ajouter  que 
l'œuvre  matérielle  elle-même  est  en  voie  de  progrès.  Jus- 
qu'à ce  jour  des  difficultés  de  plusieurs  genres  onipeui-être 
ralenti  notre  marche;  elles  n'ont  pas  réussi  à  nous  arrê- 
ter. Celle  qui  paraît  plus  formidable  est  la  nécessité  d'ob- 
tenir la  rue  que  l'impiété  a  fait  passer  sur  l'emplacement 
de  l'antique  monument.  Jusqu'ici,  préoccupés  de  re- 
cueillir le  reste  de  l'emplacement  et  les  fonds  néces- 
saires, nous  n'avons  pas  cherché  à  la  vaincre.  Peut-être, 
avec  des  temps  moins  troublés ,  pourrait-on  obtenir 
cette  rue  sans  le  consentement  du  Conseil  municipal. 
L'ancienne  basilique,  en  effet,  a  été  déclarée  bien  natio- 
nal par  la  révolution.  Elle  a  été  ensuite  vendue  par  par- 
celles. Mais  la  ville  s'est  emparée  sans  aucun  titre  du 
terrain  nécessaire  à  la  rue.  Or,  comme  on  ne  pres- 
crit pas  contre  l'Etat,  le  Gouvernement,  s'il  était  restau- 
rateur du  bien,  nous  attribuerait  certainement  ce  qui 
nous  appartient.  Devant  les  tribunaux  nous  pourrions 
même  gagner  un  procès  engagé  dans  ce  sens,  car,  dans 
l'espèce,  plusieurs  décisions  ont  formé  la  jurisprudence. 
Nous  n'y  comptons  pas,  et  nous  ne  l'entreprendrons  pas. 
Actuellement  le  Conseil  municipal  est  hostile  à  la  recon- 
struction. Il  a  même  été  éiu  en  haine  de  cette  œuvre  de 
réparation  et  d'expiation,  grâce  à  des  manœuvres  mala- 
droites. Le  conseil  précédent,  au  contraire,  avait  accepté 
de  concourir  dans  une  certaine  mesure  au  rétablissement 
de  la  basilique,  si  la  Commission  se  présentait  avec  la 
propriété  des  terrains  nécessaires  et  un  million  d'argent. 
On  a  eu  le  tort  de  ne  pas  faire  approuver  celte  délibéra- 
tion, qui  se  trouve  ainsi  nulle  et  sans  valeur.  Mais  les  ter- 
rains ont  été  achetés  au  prix  d'environ  900000  francs, 
frais  d'achat  et  quelques  autres  compris,  et  la  Commission 
possède  1 100000  francs.  Aussi,  Sa  Gr.  W'  l'Archevêque 
se  propose  de  faire  la  demande  de  la  rue  au  conseil 


—  11)7  — 

qui  dùit  être  élu  au  mois  de  novembre  de  celte  année. 
La  Commission,  afin  de  sauvegarder  les  intérêts  des  rues 
voisines  et  de  faciliter  la  circulation,  s'engagera  à  faire 
deux  voies  spacieuses  le  long  des  deux  côtés  de  la  basi- 
lique. Il  est  impossible  de  préjuger  la  question  et  de  con- 
naître d'avance  quels  seront  les  agissements  d'un  conseil 
qui  n'est  pas  encore  né  ;  toutefois,  de  l'aveu  de  tous, 
l'œuvre  fait  son  chemin,  l'opinion  publique  s'émeut,  et 
le  peuple  pourrait  bien  pousser  la  Commission  et  le  Con- 
seil municipal.  Ajourner  la  solution  serait  désormais  une 
faute. 

Du  reste,  les  difiicultés  nous  ont  jusqu'ici  été  favora- 
bles. Outre  que,  suivant  l'usage,  le  temps  c'est  de  l'argent, 
nous  avons  commencé  les  constructions  par  cela  même 
que  nous  avons  acheté  l'emplacement  de  l'ancienne  basi- 
lique, puisque  toutes  les  fondations  existent  intactes.  Trois 
périodes  sont  marquées  dans  ces  fondations^  comme  pour 
rendre  témoignage  aux  documents  historiques.  La  pre- 
mière période  est  celle  de  la  basilique  de  Saint-Perpet, 
Elle  fut  bâtie  au  cinquième  siècle,  époque  gallo-romaine  ; 
le  mortier  en  est  d'une  solidité  à  toute  épreuve.  La  se- 
conde basilique  fut  bâtie  au  neuvième  siècle,  par  le 
B.  Hervé  :  le  mortier  des  fondations  est  mal  composé  et 
mal  fait.  La  troisième  fut  celle  du  treizième  siècle.  Le 
mortier  de  celte  période,  à  peu  près  semblable  à  celui  de 
l'époque  gallo-romaine,  recouvre  toute  l'étendue  de  l'an- 
cien monument  et  forme  comme  un  corps  unique  avec 
les  pierres  qu'il  sert  à  lier.  C'est  comme  un  rocher  iné- 
branlable sur  lequel  on  peut  élever  en  toute  conliance  la 
future  basilique. 

Enfin,  on  a  retrouvé  ou  reconstitué  les  plans  de  l'an- 
cien sanctuaire  national.  Sans  doute  Ms^  l'.Archevèque  ne 
les  a  pas  adoptés;  — ils  rencontrent  même,  à  cause  de  leur 
importance  et  de  leur  étendue,  des  adversaires  sérieux; 


—  198  — 

mais  ils  font  désirer  plus  vivement  la  reconstruction.  Se- 
ront-ils suivis  ?  Je  ne  sais  ce  qui  sera  décidé,  bien  qu'il  me 
semble  voir  les  intéressés  incliner  peu  à  peu  vers  l'affir- 
mation. Le  jugement  est  le  domaine  réservé  de  notre 
Archevêque  véuéré.  S'ils  sont  adoptés,  nous  nous  trou- 
verons avoir  même  la  naissance  des  piliers  :  ce  qui  avan- 
cera singulièrement  les  travaux. 

Peut-être,  mon  trcs-révércnd  Père,  désirez-vous  avoir 
une  idée  exacte  de  ce  que  serait  l'ancien  monument 
relevé  de  ses  ruines.  Il  m'est  facile  de  vous  donner 
cette  notion.  La  basilique  de  Saint-Sernin,  de  Toulouse, 
a  été  bâtie  sur  le  même  plan,  et  peut  nous  dire  aujour- 
d'hui ce  qu'était  au  siècle  dernier  notre  sanctuaire  et  ce 
qu'il  serait  s'il  se  relevait  le  même  sur  ses  anciens  fon- 
dements. 

En  attendant  l'époque  de  la  réparation,  la  chapelle 
provisoire  continue  à  attirer  les  fidèles.  Chaque  année 
voit  même  croître  le  nombre  des  fidèles  qui  la  fréquentent. 
On  sent,  quand  on  est  près  du  saint  tombeau,  parmi  les 
multitudes  accourues,  que  là  se  sont  formés  les  grands 
projets  de  la  monarchie  très-chrétienne,  que  là  se  sont 
accomplis  les  grands  faits  de  notre  histoire  nationale.  Il 
semble  alors  que  l'on  voit  encore  nos  rois  prendre  la 
chape  de  Saint-Martin  comme  un  étendard  de  victoire... 
Puissions-nous  revenir  à  des  temps  dignes  de  cette  époque 
de  notre  foi  et  de  notre  grandeur  ! 

La  piété  antique  n'est  assurément  pas  éteinte.  Nous 
pouvons  citer,  comme  preuve  de  notre  assertion,  non-; 
seulement  les  affirmations  de  la  foi  qui  se  font  par  les  pè- 
lerinages, mais  aussi  les  actes  de  la  générosité  les  plus 
touchants.  Cette  année,  outre  les  dons  nombreux  en  ar- 
gent, le  sanctuaire  de  Saint-l\Iarlin  a  reçu  un  calice  orné 
de  nombreux  diamants  de  la  plus  belle  eau,  et  un  autre 
du  modèle  le  plus  beau  et  le  plus  artistique  de  M.  Pous- 


—  199  — 

sielgue.  Ces  deux  riches  objets,  joints  aux  autres  vases 
sacrés  et  ostensoirs  reliquaires,  composent  déjà  un  trésor 
précieux. 

J'ai  nommé  quelques  autres  œuvres,  mon  très-révérend 
Père,  et  je  dois  en  dire  un  mot  en  passant. 

Le  supérieur  de  Saiul-Marlin  est  directeur  diocésain  de 
l'Apostolat  de  la  prière,  de  la  Garde  d.'lionneur  et  de  la 
Confrérie  de  Saint-Joseph. 

Les  réunions  de  l'Apostolat  de  la  prière  se  font  dans 
notre  église.  Rien  de  Lien  saillant  ne  s'est  passé  depuis 
mon  arrivée  à  Tours.  Cependant,  dans  les  derniers  mois 
écoulés,  l'œuvre  a  pris  quelques  développements  parmi 
les  hommes.  Nous  voudrions  annexer  à  cette  pieuse  in- 
stitution l'affirmation  chrétienne  de  quelques  centaines 
d'hommes  qui,  deux  ou  trois  fois  par  an,  se  rendraient 
dans  Tune  des  églises  les  plus  délaissées.  Ce  serait  l'apos- 
tolat par  l'exemple,  et  nous  espérons  atteindre  le  but.  Une 
dizaine  de  zélateurs  recueillent  les  uoms  des  adhérents  à 
ces  manifestations  de  notre  foi.  Je  suis  aidé  eu  cela,  soit 
par  l'Union  catholique  de  la  ïouraine,  soit  par  le  petit 
cercle  de  mes  jeunes  gens  et  ma  conférence  de  Saint-Vin- 
cent de  Paul. 

La  Garde  d'honneur,  qui  marche  son  train  de  piété 
ordinaire,  a  ses  réunions  dans  la  chapelle  des  dames  de 
la  Purilication.  C'est  aussi  dans  cette  même  chapelle  que 
se  font  les  réunions  pour  l'Association  réparatrice  de 
Notre-Dame  de  la  Saletle,  dont  le  R.  P.  le  Vacon  est 
chargé.  Chaque  année  la  retraite  préparatoire  à  la  fête  de 
cette  dernière  Association  est  prèchée  par  un  de  nos  Pères 
que  nous  appelons  d'une  autre  maison.  Le  R.  P.  Girard, 
de  kl  résidence  de  Saint-Andelain,  a  prêché  celle  de  187G 
avec  succès  et  a  laissé  dans  ce  milieu  de  piété  une  douce 
et  salutaire  impression. 

L'Œuvre  apostolique  de  Saint- Joseph,  greifée  sur  la 


—  200  — 

confrérie  du  même  nom,  a  une  tout  autre  importance. 
M^'  D'OuTREMO.NT  l'avait  léguée  à  nos  Pères,  et  le  R.  P.  Rey 
l'a  considérablement  augmentée.  Le  directeur  mène  pa- 
rallèlement l'accroissement  du  culte  de  saint  Joseph  et  la 
création  de  ressources  suffisantes  pour  les  frais  d'éduca- 
tion de  soixante  à  quatre-vingts  séminaristes.  Cela  paraît 
exorbitant,  et  cependant  il  faut  donner  des  bourses  ou 
parties  de  bourses  à  ce  nombre  de  jeunes  gens  et  d'en- 
fants pour  assurer  au  diocèse  l'existence  du  clergé,  en  se 
limitant  au  strict  nécessaire.  M.  l'abbé  d'Outremont  se 
procurait  annuellement  de  3000  à  3000  francs  pour 
celte  œuvre  ;  le  R.  P.  Rey  est  arrivé  à  8  000  ;  cette  année, 
grâce  au  concours  puissant  de  Me'  l'Archevêque,  nous 
avons  dépassé  14000  francs.  Les  réunions  se  font  dans  la 
chapelle  des  Dames  Carmélites. 

Le  Vestiaire  de  Saint-Martin,  seule  œuvre  de  ce  genre 
qui  existe  dans  la  ville,  est  une  consolation  pour  le  direc- 
teur. Les  réunions  pieuses  se  font  dans  notre  sanctuaire; 
les  réunions  de  charité  se  font  chez  les  Dames  de  l'Ado- 
ration, et  les  réunions  de  travail  chez  nos  Sœurs  de  l'Im- 
maculée Conception.  J'ai  pu  ajouter  ces  dernières  avec 
peine  ;  mais  je  l'ai  fait,  pressé  par  Monseigneur.  Du  reste, 
c'est  un  grand  bien.  Le  travail  des  Dames  diminue  déjà 
d'un  tiers  le  prix  de  revient  des  objets  confectionnés,  et 
nous  permet  de  distribuer  aux  pauvres  un  plus  grand 
nombre  de  vêtements.  Je  dois  dire,  et  je  le  fais  avec  joie, 
que  nos  Sœurs  mettent  au  service  de  cette  œuvre  de  cha- 
rité tout  leur  cœur  et  toute  leur  habileté. 

L'Association  en  faveur  des  âmes  du  purgatoire  et  la 
Congrégation  des  jeunes  personnes  du  commerce  ont 
leurs  assemblées  chez  les  Dames  de  la  Retraite.  Le 
R.  P.  VomiN  continue  dans  ces  deux  œuvres  le  bien  si 
admirablement  commencé  parle  R.  P.  de  l'Hermite. 

Enfin,  le  R.  P.  Chaîne  va  tous  les  mois  présider  la  Gon- 


—  201   — 

grégation  des  enfants  de  la  Sainte-Famille  établie  chez 
nos  sœurs  de  l'Espérance. 

Mais  une  mission  plus  difficile,  mon  très-révérend  et 
bien-aimé  Père,  est  confiée  à  votre  communauté  de 
Tours  :  je  vous  parle  de  l'aumônerie  de  la  garnison  et 
de  la  prison  militaire.  Grâce  à  l'esprit  antireligieux, 
cette  œuvre  sainte  est  en  péril,  au  moment  même  où 
éclatent  les  bruits  de  guerre.  Le  II.  P.  Voirin  était  au- 
mônier titulaire;  on  a  supprimé  son  titre.  Le  révérend 
Père  a  aussitôt,  avec  la  permission  de  ses  supérieurs, 
demandé  à  être  maintenu  à  sou  poste  en  qualité  d'au- 
mônier volontaire,  ce  qui  a  été  accordé  sans  difticulté. 
Le  R.  P.  Le  Vacon,  avec  le  titre  d'aumônier  auxiliaire, 
aide  le  premier  dans  ces  importantes  et  délicates  fonc- 
tions. 

C'est  le  R.  P.  Le  Vacon  qui  est  chargé  plus  spéciale- 
ment de  la  prison.  Depuis  que  nous  avons  ce  service, 
nous  avons  renouvelé  tout  le  mobilier  sacré  de  la  modeste 
chapelle  des  détenus  militaires.  Instructions  fréquentes, 
bonnes  lectures,  chants  de  cantiques,  retraite  pascale  : 
tout  est  employé  avec  zèle.  L'aumônier  obtient  même  de 
vraies  consolations  parmi  les  difficultés  et  les  labeurs  de 
son  ministère.  Les  exercices  de  la  retraite  pascale  ont  été 
prêches,  cette  année,  par  le  R.  P.  Le  Vacon,  et  l'an  der- 
nier par  le  R.  P.  Voirin.  Je  suis  heureux  d'ajouter  qu'à  la 
suite  de  ces  retraites,  la  presque  totalité  des  pauvres  pri- 
sonniers a  fait  son  devoir  religieux. 

Quant  à  l'aumônerie  de  la  garnison,  elle  a  un  caractère 
spécial  qui  exige  autant  de  prudence  que  de  dévouement. 
Le  R.  P.  VoiRiN,  ayant  su  conquérir  l'estime  et  l'affec- 
fetion  des  chefs,  trouve  en  eux  les  meilleures  dispo- 
sitions. La  visite  des  casernes  se  fait  régulièrement,  et 
la  messe  militaire  continue  à  être  célébrée  dans  le  sanc- 
tuaire de  saint  Martin.  Nous  remarquons,  depuis  quel- 


—  202  — 

ques  mois,  une  afïliience  plus  nombreuse  à  l'église.  A  qsîoi 
faut-il  attribuer  ce  progrès?  Sans  doute  à  l'action,  chaque 
jour  plus  appréciée,  de  l'aumônier  ;  cela  est  heureusement 
incontestable.  Mais  nous  devons  l'attribuer  à  l'arrivée 
d'un  corps  plus  chrétien  et  à  certaines  industries  pieuses. 
Ainsi,  lorsqu'il  apprend  la  mort  d'un  officier  ou  même 
d'un  simple  soldat,  le  R.  P.  Voiuin  fait  annoncer  à  l'ordre 
du  jour  du  samedi  que  le  lendemain  la  sainte  messe  sera 
célébrée  pour  le  camarade  décédé.  L'assistance  au  saint 
sacrifice  devient  pour  ce  jour  affaire  de  bonne  amitié,  et 
le  régiment  du  défunt  y  vient  en  masse.  Le  soir,  à  six 
heures  et  demie,  les  soldats  se  réunissent  encore  pour  les 
vêpres  et  sont  nombreux  à  ce  rendez-vous  religieux. 

Il  faut  cependant  l'avouer,  ces  progrès  sont  dus  en 
grande  partie  à  l'influence  qu'exerce  l'aumônier  par  le 
moyen  du  cercle.  Or,  le  cercle  miUtaire  devient  chaque 
jour  plus  florissant.  Du  reste,  un  article  du  Bulletin  de 
V Association  catholique  de  Saint-François  de  Sales  raconte 
en  bons  termes  le  bien  qui  s'y  fait,  et  nos  frères  seront 
heureux  de  lire  cet  article.  Le  voici  : 

A  quoi  sert  un  aumônier  militaire. 

Je  compte  parmi  mes  amis  un  aumônier  militaire.  Aujour- 
d'hui où  l'on  attaque  si  follement  une  institution  éminemment 
utile  en  dehors  même  de  son  principe  religieux,  j'ai  voulu  me 
rendre  compte  par  moi-même  du  bien  que  peut  faire  un  au- 
mônier au  milieu  de  nos  bons  troupiers. 

Me  voici  donc  dans  la  ville  de  X...,  où  mon  ami  est  aumô- 
nier titulaire  de  la  garnison.  Ses  fonctions  officielles  se  rédui- 
sent à  peu  de  chose  :  célébrer  la  messe,  le  dimanche,  pour  la 
garnison,  et  y  faire  une  instruction  de  dix  minutes,  porter 
quelques  consolations  aux  prisonniers,  préparer  les  enfants  de 
troupe  à  la  première  communion,  c'est  à  peu  près  tout.  Mais 
ce  n'est  point  assez  pour  un  cœur  sacerdotal  qui  sent  tout  ce 


—  203  — 

qu'il  faut  développer  dans  le  soldat  pour  lo  rendre  vraiment 
digne  do  l'armée. 

Pour  arriver  à  faire  du  bien  à  ces  âmes  franches  et  bonnes 
pour  la  plupart,  à  tourner  du  bon  côté  leur  activité  qui  n'est 
que  trop  disposée  à  s'en  éloigner,  à  élever  surtout  les  senti- 
ments à  la  hauteur  des  devoirs,  il  faut  nécessairement  que 
l'aumônier  se  fasse  l'ami  des  militaires,.les  attire  à  lui  pour 
les  soustraire  aux  influences  mauvaises,  et  leur  fasse  aimer  ce 
que  la  discipline  exige,  ce  que  Thonneur  commande. 

Mon  ami  a  donc  créé  un  cercle  militaire.  Il  a  approprié  à 
cet  usage  une  maison  tout  entière.  Plusieurs  billards,  des  jeux 
de  toute  espèce  (excepté  des  cartes),  un  piano,  uue  bibliothè- 
que, où  l'on  trouve  non-seulement  des  livres,  mais  des  jour- 
naux qui,  à  la  grande  joie  des  lecteurs,  apportent  des  nou- 
velles de  leur  département,  offrent  aux  militaires,  pour  les 
heures  oisives,  un  choix  de  distractions  variées.  Ceux  qui  sont 
illettrés,  et  il  y  en  a  malheureusement  beaucoup,  peuvent  re- 
cevoir un  enseignement  primaire  ;  des  enfants  de  troupe  sont 
leurs  zélés  professeurs.  .Ceux  qui  sont  quelque  peu  instruits, 
écoutent  les  conférences  que  leur  fait  l'aumônier,  sur  la  géo- 
graphie et  l'histoire. 

Des  jetons  de  présence  sont  distribués  chaque  soir,  et  ser- 
vent, à  la  fin  du  mois,  à  acquérir  à  l'enchère  des  cigares,  du 
papier  à  lettres,  des  timbres-poste  et  autres  menus  objets  qui 
font  toujours  grand  plaisir.  Les  jours  de  fête,  r'aumùnicr  égayé 
la  soirée  par  quelques  rafraîchissements,  organise  une  petite 
séance  musicale  (car  il  y  a  souvent  des  musiciens  parmi  ces 
jeunes  gens)  ;  puis  c'est  l'arbre  de  Noël  tout  chargé  d'objets 
désirés  ;  ce  sont  les  étrennes,  vraies  fêtes  de  famille,  dédom- 
magement des  joies  du  foyer  qui  manquent  à  l'absent. 

L'été,  le  cercle  serait  bien  sombre,  si  l'on  restait  enfermé 
dans  la  ville  sans  ciel  et  sans  arbres  ;  et  la  gaieté  faisant  dé- 
faut, les  habitués  se  disperseraient.  Mais  le  bon  aumônier  ne 
veut  pas  qu'on  s'échappe  par  la  tangente  ;  il  a  la  jouissance 
d'une  campagne,  et  là  se  retrouvent  les  amusements  des  soi- 
rées d'hiver.  On  y  va  nombreux,  on  se  groupe  autour  do  l'au- 
mônier le  long  du  chemin,  et  quand  ou  arrive,  comme  il  l'ait 


—  20-4  — 

chaud,  qu'on  a  beaucoup  causé,  beaucoup  chanté,  on  trouve 
avec  plaisir  une  petite  cantine  où  s'achète  à  prix  réduit  de  la 
bière  ou  de  la  limonade. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  :  il  arrive  au  régiment  des  jeunes 
gens  à  la  foi  vive,  aux  habitudes  religieuses,  et  je  dirai  en 
passant  que  ceux-là  sont  les  meilleurs  soldats  et  les  plus  dis- 
ciplinés. Pour  eux,  Taumônier  a  dans  son  cercle  une  modeste 
chapelle,  et  il  y  a  institué  la  légion  de  Saint-Maurice.  C'est 
une  phalange  d'élite  qui  forme  des  apôtres  pour  la  caserne,  et 
des  modèles  des  meilleures  vertus  chrétiennes  et  militaires. 
Un  cérémonial  touchant,  qui  s'accomplit  dans  la  chapelle,  les 
enrôle  sous  la  bannière  de  Notre-Dame  des  Soldats,  et  en  rece- 
vant leurs  armes  des  mains  de  l'aumônier,  ils  jurent  de  ne  ja- 
mais faillir  à  l'honneur,  de  garder  leur  âme  à  Dieu,  et  de  don- 
ner, s'il  le  faut,  leur  sang  à  la  patrie.  Une  médaille  est  donnée 
en  souvenir  au  nouveau  légionnaire  ;  elle  porte  d'un  côté 
l'image  de  la  sainte  Vierge,  de  l'autre  un  trophée  de  toutes 
armes,  et  autour,  le  nom  du  donataire. 

Voilà  les  moyens  qu'emploie  mon  ami  pour  préserver  nos 
jeunes  soldats  des  dangereux  contacts,  pour  leur  donner  le 
goût  des  distractions  honnêtes,  pour  les  affermir  dans  leurs 
heureuses  dispositions. 

N'est-ce  pas  là  une  œuvre  patriotique  au  premier  chef,  bien 
faite  pour  aider  au  véritable  relèvement  de  notre  armée?  Et 
il  se  trouve  encore  des  gens  assez  dépourvus  de  sens  qui  de- 
mandent pourquoi  des  aumôniers  militaires! 

Mais  il  y  a  dans  la  ville  de  X...  des  âmes  élevées  qui  com- 
prennent autrement  les  choses  ;  et  l'aumônier,  à  qui  des  res- 
sources sont  indispensables,  a  trouvé  chez  beaucoup  de  mères 
de  famille,  et  chez  plus  d'un  officier  supérieur,  un  généreux 
concours  qui  remplace,  bien  qu'imparfaitement,  le  modeste 
traitement  enlevé  à  l'aumônier  militaire. 

(P.  D.,  Bulletin  d'avril.) 

L'amitié  s'est  peut-être  donné  libre  cours  dans  ce  char- 
mant article  :  ainsi  la  fondation  du  cercle  était  faite  quand 
est  arrivé  le  R.  P.  Voirin,  les  promenades  à  la  campagne 


—  205  — 

ne  sont  pas  encore  parfaitement  organisées  ;  mais  l'en- 
semble est  exact. 

Nos  œuvres  extérieures  n'ont  pas  eu,  à  beaucoup  près, 
la  même  importance.  Quelques  sermons  en  ville  et  quel- 
ques retraites  de  religieuses  et  de  jeunes  personnes  ont 
à  peine  distrait  les  Pères  de  leur  ministère  ordinaire.  Je 
dois  cependant  mentionner  une  retraite  paroissiale,  et 
une  autre  aux  dames  de  la  ville,  qui  ont  été  prêcbées  à 
l'époque  de  Noël  par  le  R.  P.  Chaîne  dans  la  ville  de 
Brive,  du  diocèse  de  Tulle.  Le  prédicateur  a  été  vraiment 
goûté  et  a  fait  du  bien.  Je  puis  l'affirmer  avec  pleine 
connaissance  de  cause,  mes  meilleures  relations  amicales 
s'étant  réfugiées  dans  cette  gracieuse  ville  de  la  Corrèze. 
Le  même  Père  est  allé,  cette  année,  précber  le  carême 
dans  la  chapelle  de  l'Hôtel-Dieu  de  Nantes,  [et  l'a  fait 
avec  succès. 

Mais  je  crois  devoir  enregistrer  une  autre  œuvre  qui 
nous  a  comblés  de  consolation  et  a  dépassé  toutes  nos 
espérances  :  c'est  la  station  quadragésimale  dans  la  cathé- 
drale de  Tours  par  le  R.  P.  Sardou.  Notre  révérend  Père 
Procureur  général  avait  accepté  cette  œuvre  in  extremis  Qi 
pour  remplacer  M.  Déuéchau,  vicaire  général,  qui  n'a  pu 
faire  cette  prédication  après  s'en  être  chargé.  Il  s'est 
présenté  en  Missionnaire  et,  au  jugement  des  personnes 
les  plus  intelligentes,  il  a  obtenu  un  fort  beau  succès.  Du 
reste,  le  résultat  le  prouve  surabondamment  :  malgré  les 
communions  générales  d'hommes,  faites  cette  année  et 
non  l'an  dernier  à  Notre-Dame  la  Riche  et  à  Saint- 
Julien,  on  a  eu  à  la  communion  de  la  cathédrale  un 
nombre  d'hommes  que  l'on  n'avait  pas  obtenu  jusqu'ici. 
Notre  révérend  Père  Procureur  général  doit  être  heureux 
de  ce  succès  vraiment  selon  le  cœur  de  Dieu. 

Que  dire  maintenant  du  coté  matériel  de  notre  maison  ? 
Grâce  au  R.  P.  Rey,  nous  habitons  un  fort  bel  hôtel.  La 


—  206  — 

richesse  toutefois  n'y  est  qii''apparente,  la  pauvreté  reli- 
gieuse y  règne  comme  il  convient.  Les  réunions  provin- 
ciales peuvent  désormais  s'y  faire  facilement  :  la  maison 
est  digne  de  son  titre. 

Je  prépare  de  mon  côté  les  moyens  matériels  qui 
pourront  améliorer  le  culte  extérieur  dans  la  chapelle. 
Je  dois  vous  dire^  mon  révérend  Père,  que  vos  nouvelles 
bontés  n'ajouteront  rien  à  la  reconnaissance  et  à  l'atta- 
chement respectueux  avec  lesquels  Je  suis,  mon  très- 
révérend  et  bien  aimé  Père,  votre  fils  tràs-burable  et  très- 
obéissant.  L.  DelpeiICH,  g.  m.  I. 

Nous  sommes  heureux  de  joindre  à  ce  rapport  les 
extraits  suivants  de  la  Semaine  Religieuse  de  Tours 
du  7  avril  1877,  rendant  compte  de  la  station  quadragé- 
simale  à  la  métropole  : 

«  Le  R.  P.  Sardou,  procureur  général  de  la  Congré- 
gation des  Oblats  de  Marie,  a  donné  aux  fidèles  des  in- 
stitutions solides,  vraiment  pratiques,  qui  ont  été  appré- 
ciées et  goûtées.  Nous  eussions,  sans  doute,  désiré  voir 
un  plus  grand  nombre  d'auditeurs  le  suivre  habituelle- 
ment dans  la  suite  et  l'enchaînement  de  ses  sujets.  Son 
but  était  évident  :  il  cherchai!,  avant  tout,  à  ra.mener  à 
Dieu  les  âmes  indifférentes,  aussi  ne  craignait-il  pas  d'ap- 
peler l'attention  de  ses  auditeurs  sur  les  grandes  vé- 
rités de  la  religion,  dans  un  langage  noble,  simple,  digne 
du  véritable  missionnaire.  Son  zèle  apostolique^  empreint 
d'une  conviction  profonde,  inspiré  par  l'amour  de  Jésus- 
Christ  et  des  âmes,  a  obtenu  des  résultats  dont  il  est 
permis  de  bénir  Dieu.  Les  cinq  conférences  spéciales 
destinées  aux  hommes,  ont  été  suivies,  malgré  les  temps 
contraires,  par  un  nombre  consolant  d'auditeurs  :  elles 
ont  amené,  nous  le  savons  de  source  certaine,  plusieurs 
conversions  notables  et  sérieuses. 


-  207  — 

«  Le  jour  de  Pâques,  la  messe  de  communion  géné- 
rale pour  les  hommes  élait  fixée  à  sept  heures  et  demie. 
Une  assistance  magnifique,  supérieure  à  celle  de  l'année 
dernière,  occupait  la  plus  grande  partie  do  la  nef  prin- 
cipale et  des  nefs  latérales  ;  des  mesures  avaient  été 
prises  pour  que  la  majesté  de  cette  cérémonie  ne  fût 
point  troublée  par  le  mouvement  des  autres  fidèles.  Quel 
beau  spectacle  pour  le  ciel  et  pour  la  terre,  que  cette 
grande  assemblée,  rendez-vous  de  tout  ce  que  notre 
ville  de  Tours  renferme  de  notabilités  chrétiennes! 
L'armée,  la  magistrature,  le  barreau,  Tindustrie,  le  grand 
et  le  petit  commerce  étaient  dignement  représentés  ;  la 
charité  catholique  avait  mêlé  et  confondu  de  la  manière 
la  plus  touchante  le  noble  et  l'ouvrier,  le  lettré  et  l'igno- 
rant, dans  l'unanimité  des  mêmes  sentiments  et  des 
mêmes  pensées.  Vous  eussiez  cherché  en  vain  sur  toutes 
ces  mâles  physionomies  d'autres  reflets  que  ceux  d'une 
âme  satisfaite,  d'un  cœur  consolé  dans  le  recueillement 
de  la  prière  et  l'émolion  puissante  de  la  foi. 

«  Aux  vêpres,  le  P.  Sardou  couronna  sa  station  par  une 
solide  et  intéressante  instruction  sur  la  fête  de  Pâques, 
qu'il  considéra  d'abord  comme  le  jour  par  excellence  de 
Dieu,  puisqu'il  y  manifestait  d'une  manière  éclatante  su 
puissance  et  sa  sagesse, ensuite  comme  le  jour  de  l'homme 
qui  pouvait  y  trouver  le  ferme  appui  de  sa  foi  et  le  prin- 
cipe de  ses  espérances.  A  la  fin  prenant  la  parole, 
M8'  l'archevêque  félicita  délicatement  le  Révérend  Père 
et  le  remercia  du  bien  qu'il  avait  fait  au  milieu  de  nous; 
Sa  Grandeur  se  plut  à  constater  la  sagesse  de  ses  ensei- 
gnements et  les  fruits  de  salut  qu'il  avait  produits,  » 


PROVINCE  BRITANNIQUE 


Ecole  réformatoire  de  Saint- Conleth,  à  Philipstown; 
comté  de  King  (Irlande). 

Mon  très-révérend  et  bien-aimé  Père, 
Selon  la  promesse  que  vous  exigeâtes  de  moi  à  l'épo- 
que de  la  retraite  des  Supérieurs,  à  Autun,  je  vous 
adresse  un  compte  rendu  sommaire  de  la  fondation  et 
des  progrès  de  notre  établissement  de  Philipstown.  Je  le 
fais  d'autant  pins  volontiers  que  j'ai  encore  présent  à 
l'esprit  le  souvenir  des  minutieuses  informations  aux- 
quelles votre  sollicitude  paternelle  prenait  un  si  bien- 
veillant  intérêt,  lorsqu'il  m'était  donné  de  la  satisfaire  de 
vive  voix. 

Dans  le  cours  de  l'année  1870,  il  fut  reconnu  que 
l'École  réformatoire  de  Glencree  n'était  plus  suffisante 
pour  le  nombre  toujours  croissant  des  jeunes  gens 
adressés  à  cette  institution  par  les  magistrats  du  pays. 
Les  partisans  du  système  pénitentiaire  appliqué  dans 
cette  maison  cherchèrent  donc  un  local  pour  y  établir 
une  nouvelle  école  du  même  genre.  Ils  trouvèrent  ce 
qu'ils  avaient  souhaiter  dans  un  ensemble  de  construc- 
tions situées  à  Philipstown,  comté  de  Ring,  presque  au 
centre  de  l'Irlande.  Ces  constructions  avaient  précédem- 
ment servi  à  diverses  fins.  Elevées  dans  la  seconde  moi- 
tié du  siècle  dernier,  comme  casernement  militaire,  elles 
devinrent  ensuite  une  école  de  gendarmerie  pour  les 
comtés  de  l'Ouest.  Plus  tard,  et  bien  avant  d'être  affectées 
au  réformatoire  qui  s'y  trouve  aujourd'hui  installé  dans 


—  209  — 

des  conditions  extrêmement  uvantageuses,  elles  avaient 
été  utilisées  comme  maison  de  détention  et  avaient 
vu  jusqu'à  six  cents  prisonniers  enfermés  dans  leur 
enceinte. 

Cependant,  entre  cette  dernière  occupation  et  l'occu- 
pation actuelle,  douze  ans  s'étaient  écoUlés,  pendant  les- 
quels l'immeuble  demeura  entièrement  désert  et  livré  à 
tous  les  agents  de  la  dévastation.  Si,  à  l'extérieur,  les 
édifices  étaient  encore  assez  bien  conservés  lorsqu'ils 
nous  furent  remis,  ce  n'était  que  ruines  à  l'intérieur. 
Derrière  ces  hautes  murailles,  qui  comprennent  dans 
leur  pourtour  o  acres  de  terrain  (environ  2  hectares), 
rherbe  croissait  en  liberté  comme  en  pays  sauvage, 
les  oiseaux  de  nuit  peuplaient  ce  séjour  solitaire,  on 
eût  dit  un  vieux  et  triste  manoir  hanté  par  les  esprits 
follets;  jamais  on  ne  se  fût  imaginé  que  des  hommes  fus- 
sent à  la  veille  de  fixer  là  leur  demeure.  Tels  étaient  les 
lieux  destinés  au  nouveau  réformatoire. 

Donc,  par  une  sombre  et  froide  journée  de  décembre, 
eu  1870,  deux  de  nos  Pères  vinrent  pi-endre  possession 
de  cette  peu  souriante  solitude.  Jamais  plus  belle  occa- 
sion de  pratiquer  la  pauvreté,  car  ils  n'avaient  ni  une 
table  où  prendre  leur  modeste  réfection,  ni  un  lit  où  re- 
poser leurs  membres  fatigués.  Avec  cela,  ils  étaient  pleins 
de  confiance  eu  Dieu  et  ils  s'estimaient  heureux  de  com- 
mencer leur  œuvre  parmi  les  rigueurs  de  la  pauvreté,  à 
l'imitation  de  leur  divin  modèle. 

Le  septième  jour  de  janvier  1871  nous  arriva  notre 
premier  sujet  et,  avant  la  fin  de  l'année,  cent  cinquante- 
cinq  noms  avaient  été  inscrits  au  registre. 

Peut-être  ne  sera-t-il  pas  hors  de  propos  d'expHquer 
ici  que  l'objet  du  réformatoire  est  de  recevoir  des  enfants 
qui  ont  été  condamnés  pour  un  délit  quelconque,  sou- 
vent de  très-minime  importance,  et  par  là,  de  les  sauver 

T.   XV.  U 


—  210  — 

à  la  fois  de  la  conlagioa  des  prisons  ordinaires  et  des 
nombreux  dangers  auxquels  ils  seraient  exposés  en  com- 
pagnie de  ceux  qui  les  ont  une  première  fois  induits  à 
mal  faire.  Ces  pauvres  enfants  sont  ordinairement  de  la 
dernière  classe  de  la  société;  leurs  parents  sont  géné- 
ralement eux-mêmes  des  repris  de  justice  ou  des  per- 
sonnes à  qui  le  vice  de  l'ivrognerie  a  fait  perdre  tout  sen- 
timent religieux  et  toute  affection  de  famille.  Quoi 
d'étonnant  que  ces  pauvres  enfants,  moralement  orphe- 
lins, soient  ignorants,  quand  ils  arrivent  ici,  de  toute 
vérité  religieuse,  même  des  principaux  mystères,  et  tout 
à  fait  dépourvus  des  premiers  principes  de  l'éducation 
sociale?  Assurément,  ceux  d'entre  nous  ù  qui  l'obéis- 
sance a  fait  un  rôle  dans  cette  œuvre,  si  bien  nommée, 
du  Réformatoire,  ont  la  satisfaction  de  se  dire  qu'ils  ac- 
complissent à  la  lettre  la  parole  évangélique  choisie 
par  notre  vénéré  fondateur  pour  devise  de  la  Congré- 
gation :  Evangelizare  pauperibus  misii  me.  —  Pauperes 
evangelizantur.  Le  nombre  de  nos  pupilles  s'est  constam- 
ment et  rapidement  élevé,  car  dès  la  fin  de  1872  il  était 
de  deux  cent  soixante-dix-huit  et  il  est  aujourd'hui  de 
trois  cent  vingt. 

On  prendra  peut-être  quelque  intérêt  au  détail  des 
occupations  diverses  auxquelles  sont  employés  nos  en- 
fants. 

Attendu  qu'après  quelques  années  passées  ici,  ils  doi- 
vent être  rendus  à  la  société  et  vivre  de  leur  travail,  nous 
ne  pouvons  pas  nous  contenter  de  leur  donner,  avec  le 
bienfait  de  l'éducation  religieuse,  une  instruction  purement 
scolaire.  C'est  pour  nous  un  devoir  de  charité  de  leur  en- 
seigner un  métier  au  moyen  duquel  ils  puissent  gagner 
honnêtement  leur  vie  et  prendre,  en  retournant  dans  leur 
famille,  une  place  honorable  parmi  leurs  concitoyens.  En 
conséquence  ils  ont  quatre  heures  de  classe  par  jour;  le 


—  L>11  — 

reste  du  temps  est  donné  à  l'enseignement  professionnel. 
Et,  comme  la  plupart  viennent  de  la  campagne  et  ont 
besoin  avant  tout  de  connaissances  pratiques  en  agricul- 
ture, nous  avons  adjoint  à  l'établissement,  par  divers 
baux  ou  traités,  ilO  acres  de  terres  arables  (environ 
45  hectares),  presque  exclusivement  cullivéos  par  les  en- 
fants, sous  la  direction  de  nos  Frères  convers.  La  moi- 
tié à  peu  près  de  celte  contenance  consiste  en  prairies, 
sur  lesquelles  paissent  de  nombreux  troupeaux  de  vaches 
nécessaires  à  notre  provision  de  lait  et  de  beurre;  le 
reste  nous  produit  du  blé  et  des  légumes  pour  la  con- 
sommation de  rétablissement.  On  aura  une  idée  de 
rénorme  quantité  de  beurre  qui  se  fait  dans  la  maison 
pour  la  consommation  ou  pour  la  vente,  si  l'on  se  repré- 
sente une  baratte  del'^^SOde  diamètre  et  d'égale  profon- 
deur, à  laquelle  est  adapté  un  manège,  mis  en  mouve- 
ment par  un  une  et  tout  semblable  à  ceux  dont  on  se 
sert  pour  tirer  de  l'eau  d'un  puits. 

Mais  plusieurs  de  nos  jeunes  gens  révèlent  pour  les 
arts  industriels  des  aptitudes  trop  précieuses  pour  qu'il 
soit  permis  de  laisser  ce  talent  enfoui  et  inutile,  ce  qui  ar- 
riverait si  nous  ne  les  formions  qu'aux  travaux  et  à  la  vie 
des  champs.  Nous  avons  donc  créé  des  ateliers  dans  les- 
quels chacun  d'eux  peut  apprendre  le  métier  qu'il  pré- 
fère; ils  ont  le  choix  entre  les  professions  de  tailleur 
d'habits,  de  cordonnier,  de  sellier,  de  tonnelier,  de 
peintre,  de  tailleur  de  pierres,  de  charpentier,  de  menui- 
sier, de  carrossier,  de  charron,  de  tourneur,  de  forgeron, 
de  boulanger,  de  jardinier  et  d'imprimeur. 

Depuis  que  l'institution  est  fondée,  45  enfants  ont 
appris  à  gagner  leur  subsistance  comme  tailleurs  d'habilsj 
et  sur  ce  nombre  20sont  sortis  de  l'école  et  s'entretiennent 
honnêtement  et  honorablement  du  travail  de  leurs  mains. 
Presque  autant  de  cordonniers  ont  suivi  la  même  voie  et 


—  212  — 

ont  obtenu  le  même  résultat.  Dans  quelques  circonstances 
on  en  a  vu  venir  en  aide  à  leurs  parents  âgés  ou  sans  for- 
tune. L'atelier  de  sellerie,  dont  le  succès  a  dépassé  toutes 
les  prévisions,  occupe  10  ouvriers;  mais  aucun  d'eux  jus- 
qu'ici n'a  quitté  l'institution.  La  tonnellerie,  également 
prospère,  est  une  nouvelle  branche  de  notre  industrie; 
elle  occupe  8  enfants  et  promet  d'être  à  la  fois  très-utile 
aux  ouvriers  etlucrative  pour  l'établissement.  Vingt  jeunes 
gens  taillent  la  pierre^  extraite  déjà  parleurs  camarades, 
de  nos  carrières  de  granit.  Ils  n'ont  travaillé  jusqu'ici 
que  pour  les  besoins  de  la  maison  ;  mais,  pour  qui  connaît 
nos  installations  nouvelles,  ce  n'est  pas  un  mince  mérite 
d'avoir  suffi  à  cette  besogne.  Quelques-unes  de  nos 
constructions  récemment  achevées  sont  là  pour  té- 
moigner du  degré  d'habileté  auquel  ils  sont  parvenus. 
VingL-quatre  ont  été  employés  comme  charpentiers  ou 
menuisiers.  Eux  aussi  ont  eu  assez  à  faire  à  restaurer 
les  charpentes  du  vieil  édifice  et  à  construire  celles  des 
édifices  nouveaux.  Tout  le  mobilier  de  la  maison,  les 
bancs  de  la  chapelle,  les  bancs  et  les  tables  de  l'école, 
les  bancs  et  les  tables  du  réfectoire  sont  sortis  de 
leurs  mains  diligentes.  La  construction  des  voitures, 
dans  laquelle  nos  jeunes  artistes  font  preuve  de  beau- 
coup de  goût,  n'a  commencé  que  depuis  deux  ans,  et 
déjà  des  véhicules  de  tous  genres  sont  sortis  de  notre 
maison  ;  mais  avec  un  fini  d'exécution  tel  que  beaucoup 
de  personnes  se  refusent  à  croire  que  ce  travail  appar- 
tienne tout  entier  à  notre  jeunesse.  Il  est  cependant  par- 
faitement vrai  qu'il  se  commence,  se  continue  et  s'achève 
chez  nous.  Les  charrons  construisent  la  carcasse,  les  for- 
gerons assemblent  les  pièces,  tournent  les  essieux,  com- 
posent les  ressorts,  et  les  peintres  complètent  le  toutpar 
des  enluminures  à  la  dernière  mode.  Enfin  la  plus  récente 
profession   introduite  dans  la    maison,  comme  étant  la 


—  -213  —  . 

plus  élevée  et  la  plus  voisine  des  professions  libérales, 
c'est  celle  de  l'imprimerie.  Nous  avons,  dans  cet  art, 
quelques  enfants  bien  formés.  Actuellement  ils  sont  en 
train  d'imprimer  une  nouvelle  édition  anglaise  des  Règles 
et  Constitutions  à  l'usage  des  Frères  convers. 

Nous  ne  devons  pas  oublier  de  mentionner  le  goût  et 
l'aptitude  que  plusieurs  de  nos  jeunes  gens  montrent 
pour  la  musique.  Dans  le  but  de  cultiver  ces  dispositions 
et  de  développer  ce  talent,  nous  avons  créé  deux  bandes  : 
une,  munie  d'instruments  à  vent,  cuivres  et  llùtes;  elle 
se  compose  de  quarante  exécutants,  l'autre,  munie  d'in- 
struments à  cordes,  violons  et  harpes,  elle  en  compte 
vingt.  Les  uns  et  les  autres  ont  atteint  un  tel  degré  de 
perfection  qu'ils  peuvent  jouer  avec  la  plus  grande  ai- 
sance et  une  précision  remarquable  les  morceaux  les 
plus  difficiles. 

Ce  rapide  aperçu  serait  incomplet  si  nous  omettions  de 
dire  au  moins  quelques  mots  de  l'admirable  esprit  qui 
règne  dans  notre  établissement. 

Notre  premier  soin,  lorsqu'un  enfant  entre  dans  la 
maison,  est  de  prémunir  son  esprit  contre  l'impression, 
assez  naturelle  chez  lui,  qu'il  est  un  prisonnier  et  que 
nous  sommes  à  son  égard  les  exécuteurs  de  la  justice; 
nous  nous  efforçons  de  lui  persuader,  au  contraire,  qu'il 
est  un  fils  confié  à  nos  soins  et  qu'il  trouvera  en  nous 
toute  l'affection  et  la  bienveillance  que  l'humanité  et  la 
religion  peuvent  inspirer.  Cette  pensée  est  parfaitement 
comprise  par  nos  bons  Frères  convers,  qui  en  font  la 
règle  de  leur  conduite.  Ce  qui  le  prouve,  c'est  la  demande, 
souvent  exprimée  par  ceux  qui  ont  fini  leur  temps,  de 
rester  avec  nous  en  travaillant  de  leur  état  comme  au- 
paravant-, ce  sont  aussi  les  lettres  affectueuses 'que 
d'autres,  après  leur  départ,  écrivent  aux  membres  de  la 
communauté. 


—  214  — 

Le  respect  que  nos  enfants  ont  montré  jusqu'ici  à  nos 
Frères  convers  et  la  gratitude  dont  leurs  lettres  portent  le 
témoignage,  démontrent  d'une  façon  péremptoire  quel 
bien  une  communauté  religieuse,  et  une  communauté 
religieuse  seulement,  est  appelée  à  faire  dans  une  insti- 
tution de  ce  genre.  Malheureusement  nous  n'avons 
encore  que  douze  Frères  convers.  Il  s'en  faut  de  beaucoup 
que  ce  nombre  soit  eu  rapport  avec  l'étendue  de  la  tâche; 
nous  sommes  donc  obligés  d'employer  des  séculiers  pour 
seconder  les  Frères  dans  quelques-unes  de  leurs  sections. 
L'influence  que  l'exemple  des  Frères  exerce  sur  les 
enfants  se  manifeste  par  une  activité  plus  grande  et  une 
industrie  plus  ingénieuse  dans  le  travail,  par  une  attention 
plus  soutenue  à  l'école  et  une  dévotion  plus  sincère  à  la 
chapelle.  On  peut  reconnaître  et  mesurer  en  quelque 
sorte  T'abnégation  et  l'esprit  religieux  des  Frères  sur  la 
physionomie  des  enfants  :  on  est  frappé  de  l'air  de  con- 
tentement et  de  bonheur  qui  distingue  des  autres  ceux 
qui  leur  sont  confiés. 

Quelle  consolation  c'est  pour  nous  d'entendre,  tous  les 
dimanches,  matin  et  soir,  ces  trois  cents  jeunes  gens 
chanter  avec  âme  les  louanges  de  Dieu  et  de  Marie 
immaculée  !  surtout  lorsque  nous  songeons  à  la  condition 
déplorable  dans  laquelle  ils  seraient  engagés  s'ils 
n'avaient  été  arrachés  par  une  sévérité  salutaire  à  la 
contagion  du  vice  et  aux  tentations  nombreuses  qui  les 
attendaient  sur  le  chemin  de  la  vie. 

Déjà  près  de  deux  cents  de  ces  jeunes  gens  ont  passé 
de  nos  mains  à  l'épreuve  de  la  liberté.  Les  uns  sont 
retournés  à  leur  pays  natal,  les  autres  ont  émigré  en  des 
régions  lointaines.  De  presque  tous  nous  avons  appris 
qu'ils  àe  souvenaient  des  enseignements  religieux  reçus 
dans  celte  maison.  Vraiment  !  mon  très-révérend  Père, 
si  l'œuvie  à  laquelle  vos  enfants  se  dévouent  à  Philips- 


—  2!5  — 

town  n'est  pas  aussi  dcialante  que  d'autres,  accomplies 
par  leurs  frères  sur  un  théâtre  plus  élevé,  il  est  vrai 
cependant  de  dire  que  nous  puisons  un  sentiment  d'inef- 
fable consolation  dans  la  pensée  que  c'est  néanmoins 
une  œuvre  grande  et  noble  aux  yeux  de  la  foi,  utile  à  la 
gloire  de  Dieu  et  au  salut  de  ces  pauvres  âmes,  exposées, 
sans  elle,  aux  plus  grands  dangers. 

Connaissant ,  mon  très-révérend  Père ,  jusqu'oiî  va 
votre  affectueuse  sollicitude  pour  chaque  membre  de  la 
famille,  quelque  part  que  l'obéissance  l'ait  placé  et  quel- 
que modeste  que  puisse  être  son  œuvre,  qui  est  toujours 
avant  tout  l'œiivre  de  Dieu,  nous  vous  prions  très-hum- 
blement de  bénir  notre  entreprise,  et  du  fond  de  notre 
cœur  nous  souhaitons  qu'avant  peu  vous  veniez  nous 
réjouir  par  votre  présence  et  nous  encourager  par  vos 
paternelles  exhortations. 

Je  suis,  mon  très-révérend  Père,  votre  très-obéissant 
et  affectionné  fds  en  Jésus-Christ   et  Marie  immaculée. 

P.  J.  Gauguren,  0.  M.  I. 


Eglise  de  Holy-Cross,  Liverpool. 

Mon  révérend  et  cher  Père  Martinet, 

Sur  rinvitation  du  U.  P.  Provincial,  je  vous  adresse  le 
rapport  annuel  de  noire  mission  de  Holy-Cross.  Or,  vous 
devez  vous  y  attendre,  les  Pères  de  cette  mission  étant 
employés  à  des  œuvres  paroissiales,  ce  rapport  sera  peu 
différent  de  ceux  qui  l'ont  précédé  et  de  ceux  qui  le 
suivront. 

La  mission  de  Moly-Cross  compte  une  population  de 
iOOOO  ûraes,  dont  8  000  catholiques.  Elle  est  considérée 
comme  l'Irlande  de  Liverpool.  Les  Père.5  attachés  à  celte 
mission  sont  acluellemcnl  peu  nombreux;  ils  réalisent, 


—  216  — 

dans  toute  la  rigueur  du  terme,  la  devise  de  la  Congréga- 
tion :  Evangelizat^e paupcribus  misit  me;  et,  comme  Supé- 
rieur, je  suis  heureux  d'ajouter  que  les  pauvres  enten- 
dent en  eûet  la  vraie  prédication  de  l'Évangile  :  Pauperes 
evangelizantur . 

Cette  mission  est  une  des  plus  laborieuses  que  je  con- 
naisse :  les  Pères  y  sont  engagés  dans  les  travaux  du 
saint  ministère  depuis  le  matin  de  bonne  heure  jusqu'au 
soir  à  une  heure  avancée  de  la  nuit. 

Notre  église,  quoique  située  dans  le  plus  pauvre  quar- 
tier de  la  ville,  est  très-digne  du  culte  catholique,  elle 
fait  grand  honneur  à  M»'  Jolivet,  par  les  soins  de  qui  elle 
a  été  bâlie.  Elle  est,  sans  conteste,  regardée  comme  la 
plus  belle  église  de  Liverpool  et,  au  point  de  vue  de  l'art 
religieux,  elle  compte  comme  une  des  plus  remarquables 
de  l'Angleterre  catholique,  étant  un  des  chefs-d'œuvre 
de  feu  E.-W  Pugin,  le  plus  grand  architecte  de  notre 
époque. 

Nos  exercices  religieux  sont  bien  suivis  par  les  fidèles 
de  la  paroisse.  Si  je  vous  disais  queplus  de  4000  personnes 
assistent  à  la  messe  dans  notre  église  chaque  dimanche 
de  Carême,  vous  pourriez  comprendre  combien  le  minis- 
tère de  nos  Pères  est  hautement  apprécié  par  le  peuple 
au  milieu  duquel  ils  exercent  leurs  fonctions  sacerdo- 
tales. Et  cependant,  il  ne  nous  est  pas  permis  d'avoir 
beaucoup  de  messes.  Nous  n'en  avons  que  cinq  le  di- 
manche, savoir  :  à  sept,  huit,  neuf,  dix  et  onze  heures, 
avec  sermon  à  la  dernière  (1).  Nous  avons  ensuite  caté- 
chisme, instruction,  bénédiction  pour  les  enfants  à  trois 
heures.  Le  nombre  des  enfants  qui  assistent  à  cet  exer- 
cice est  d'environ  800.  Enfin  nous  avons  vêpres,  sermon 
et  bénédiction  pour  le   public  ordinaire  à  six  heures  et 

(1)  Le  nombre  des  messes  à  heure  fixe  est  limité  par  l'Ordinaire  du 
lieu. 


—  217  — 

demie.  Des  baptêmes,  des  mariages  se  présentent  tous 
les  jours  de  la  semaine.  Il  ne  se  passe  presque  pas  de 
nuit  qu'on  ne  vienne  appeler  les  Pères  pour  quelque 
malade  et,  souvent,  deux  ou  trois  fois.  Les  confession- 
naux sont  très-frcquentés,  surtout  le  mercredi,  le  ven- 
dredi et  le  samedi.  Le  nombre  des  confessions  s'élève  à 
une  moyenne  de  500  par  semaine. 

Durant  les  six  semaines  de  carême,  sans  compter  les 
confessions  et  communions  hebdomadaires  ou  men- 
suelles, nous  avons  entendu  plus  de  4  000  confessions 
pascales,  et,  dans  le  courant  de  l'année,  plus  de  23  000  per- 
sonnes ont  reçu  la  sainte  communion  dans  notre  église. 
Cela  seul  suffit  pour  donner  une  idée  du  travail  de  nos 
Pères,  surtout  si  l'on  considère  que,  notre  popu- 
lation étant  une  population  ouvrière,  libre  seulement 
après  la  journée  finie,  les  Pères  ne  quittent  pas  le  con- 
fessionnal, sauf  de  rares  exceptions,  avant  dix  heures  du 
soir. 

En  conformité  avec  les  prescriptions  de  la  règle,  nous 
réunissons  tous  les  jours  les  fidèles  pour  la  prière  du  soir 
et,  trois  fois  par  semaine,  nous  leur  adressons  à  cette 
occasion  la  parole.  Beaucoup  profitent  de  cet  exercice  et 
je  crois  que  nous  lui  devons  en  grande  partie  l'aftluence 
nombreuse  du  dimanche. 

Les  différentes  œuvres  de  la  mission  prennent  chaque 
année  de  nouveaux  développements. 

La  société  des  jeunes  gens  dépasse  maintenant  le  chif- 
fre de  700  membres.  C'est  un  spectacle  bien  édifiant  et 
consolant  de  voir,  chaque  premier  dimanche  du  mois, 
500  d'entre  eux,  au  moins,  s'approcher  de  la  sainte 
Table.  Leur  directeur,  le  R.  P.  O'Dwver,  est  d'une  acti- 
vité infatigable;  il  est  impossible  de  prendre  plus  d'inté- 
rêt à  la  prospérité  de  l'association.  Dans  ces  derniers  mois 
il  a  trouvé  des  ressources  assez  considérables  pour  faire, 


—  218  — 

en  faveur  de  l'œuvre,  l'acquisition  d'un  billard  et  d'un 
jeu  de  bagatelle,  pour  les  heures  de  délassement.  Nous 
avions  la  douleur  de  voir  quelques-uns  de  nos  jeunes 
hommes  fréquenter  un  club  récemment  ouvert  dans  le 
voisinage.  Lu  toutes  sortes  de  journaux  passaient  sous 
leurs  yeux  et  toutes  sortes  de  propos  troublaient  leur 
conscience  et  ébranlaient  leurs  convictions.  Le  R.  P. 
O'DwYER  ne  s'est  donné  de  repos  qu'il  ne  les  eût  amenés 
à  briser  toute  relation  avec  celte  société  de  pestilence  et 
à  fréquenter,  au  contraire,  les  salons  de  leclure  atta- 
chés à  l'église. 

La  congrégation  de  l'Iramaculée-Conception,  recrutée 
parmi  les  demoiselles  de  la  paroisse,  compte  300  asso- 
ciées, et,  depuis  neuf  ans  que  j'en  ai  la  direction,  jamais 
ces  jeunes  personnes,  l'élite  de  la  piété  dans  notre  popu- 
lation, n'ont  manifesté  un  meilleur  esprit.  Cela  est  dû, 
en  grande  partie,  à  l'intervention  des  sœurs  de  la  Sainte- 
Famille,  que  nous  avons  l'avantage  de  posséder  pour  la 
tenue  des  écoles  et  qui  ne  mettent  pas  de  bornes  à  leur 
dévouement. 

La  confrérie  de  la  Sainte-Famille,  presque  entièrement 
composée  de  femmes  mariées,  compte  déjà  environ 
300  membres,  et  j'espère  la  voir  rapidement  s'accroître 
sous  la  direction  du  R.  P.  Phelan. 

La  confrérie  du  Mont-Carmel,  recrutée  dans  tous  les 
rangs,  compte  200  associés.  Le  R.  P.  Madden,  qui  en  est 
le  directeur,  n'épargne  rien  pour  la  faire  progresser  en 
nombre  et  en  ferveur. 

Nous  avons  aussi  une  société  de  tempérance,  dont  les 
membres  se  réunissent  tous  les  lundis  soir  pour  entendre 
une  conférence  donnée  par  l'un  des  Pères.  Cette  société 
est  celle  à  laquelle  le  défunt  P.  Ddtertre  avait  donné 
ses  soins  avec  tant  de  dévouement  et  tant  de  succès. 
La  mémoire  de  ce  bon  Père  est  toujours  vivante  dans 


—  219  — 

la  mission  de  Holy-Cross,  quoique  sa  mort  date  de  1862. 

Les  Pères  desservent  une  école  indu'^trielle  tenue  par 
les  Sœurs  de  charité.  Le  R.  P.  Brody  y  donne  l'instruc- 
tion religieuse  aux  enfants.  En  outre,  nos  écoles  de  gar- 
çons et  de  filles  reçoivent  chacune  deux  instructions  par 
semaine. 

Le  grand  Hôpital  des  fiévreux  est  chaque  année  des- 
servi par  trois  prêtres  tirés  des  églises  du  voisinage.  Or, 
en  ce  qui  nous  regarde,  ce  pénible  labeur  a  été  dévolu 
cette  année  au  R.  P.  O'Dwyer.  Ce  bon  Père  s'est  em- 
pressé d'accepter  une  mission  que  je  rae  serais  fait  scru- 
pule d'imposer  à  l'un  des  membres  de  la  communauté,  à 
raison  dn  danger  qu'elle  présente  et  da  nombre  de  prê- 
tres qui,  les  années  précédentes,  ont  en  effet  payé  de 
lonr  vie  leur  charité  pour  les  malades.  C'est  le  président 
d'une  sorte  de  conseil  de  fabrique  qui  prin  l'Evêque  de 
désigner  un  prêtre  de  chacune  des  trois  églises  voisines, 
et,  la  désignation  faite,  personne  autre  n'est  autorisé  à 
faire  le  service  de  l'hôpital  pendant  Tannée  (I). 

Le  R.  P.  Brady,  de  la  maison  de  Leeds,  a  prêché  la 
retraite  annuelle  de  la  société  des  jeunes  gens,  et  cette 
retraite  a  été  couronnée  des  plus  heureux  résultats. 

M8'  O'Reilly,  évêque  du  diocèse,  a  administré  le  sacre- 
ment de  confirmation  dans  notre  église,  pendant  le  Ca- 
rême, à  45  personnes.  C'était  un  jour  de  semaine,  l'af- 
fiuence  néanmoins  était  considérable.  Sa  Grandeur  a 
daigné  m'exprimer  sa  satisfaction  de  tout  ce  qu'elle  avait 
vu  et,  en  général,  du  travail  de  nos  Pères  à  Holy-Cross. 

(1)  Nous  sommes  persuadé  que  le  R.  P.  Roche,  si  scrupuleux  pour  la  vie 
dp  ses  sujets,  a  lui-même  plus  d'une  fols  fait  ce  service  honorable  autant 
que  périlleux,  qu'il  hrùle  de  le  faire  encore  et,  quoique  pour  ceci  il  dût 
lui  en  coûter  davantage,  qu'il  serait  le  premier  à  désigner  un  des  nôtres 
pour  cet  office,  si  l'usage  établi  ne  le  décliargenit  pas  de  ce  soin.  Sous 
le  bénéfice  de  cotte  observaliou,  nous  comprenons  et  nous  partageons 
ses  craintes  et  son  admiration  pour  le  dévouement  du  cher  P.  O'Dwter. 


—  220  — 

Le  R.  P.  O'DwYER  a  prêché,,  pendant  le  Carême,  une 
semaine  de  retraite  à  bord  du  Clarence,  et  avec  un  tel 
succès,  me  disait  le  R.  P.  Commerford,  que  tout  le  per- 
sonnel de  l'école  s'est  approché  des  sacrements  (1). 

Les  écoles  de  Holy-Cross  font  grand  honneur  à  ceux 
qui  les  ont  fondées.  Ce  dut  être  une  grande  satisfaction 
pour  Mb""  Joliyet  et  pour  les  Pères  qui  les  premiers  défri- 
chèrent ce  champ  inculte  où  nous  récoltons  des  fruits 
abondants,  lorsqu'ils  virent  des  écoles  spacieuses  s'ouvrir 
à  la  jeunesse  catholique.  Les  protestants  faisaient  tout  ce 
qui  était  en  leur  pouvoir  pour  pervertir  les  pauvres  enfants 
du  quartier;,  et  aujourd'hui  encore  il  n'est  pas  de  séduc- 
tions qu'ils  n'emploient  pour  les  attirer  chez  eux.  Nous 
avons  des  protestants,  avec  leurs  comités  scolaires,  tout 
autour  de  nous.  Or,  je  le  dis  avec  orgueil,  pas  un  seul  en- 
fant de  notre  paroisse  ne  met  les  pieds  dans  leurs  écoles. 

Ces  magnifiques  constructions  nous  ont  coûté  5000  li- 
vres (125  000  francs).  Plus  de  1000  enfants  .sont  inscrits 
au  registre,  et  le  nombre  des  fréquentants  assidus  s'élève 
au-delà  de  800. 

Dans  l'école  des  garçons  l'enseignement  est  donné  par 
deux  instituteurs  brevetés  et  par  cinq  instituteurs-élèves. 
Dans  l'école  des  filles  et  dans  l'école  mixte  des  petits  en- 
fants, l'enseignement  est  donné  par  les  sœurs  de  la 
Sainte-Famille  et  un  personnel  variable  d'institutrices- 
élèves  :  les  sœurs  sont  au  nombre  de  cinq.  Le  change- 
ment opéré  dans  nos  classes  depuis  qu'elles  ont  passé 
sous  la  direction  des  sœurs  est  quelque  chose  de  prodi- 
gieux. On  dirait  que  ce  ne  sont  plus  les  mêmes  classes  ni 
les  mêmes  enfants.  Les  derniers  examens,  aussi  bien  celui 
que  les  élèves  passent  devant  l'inspecteur  du  gouverne- 

(1)  Le  Clarence  est  un  vaisseau  stationné  dans  la  Mersey,  près  de 
Rock-Ferry.  C'est  une  école  réformatoire  flottante.  L'un  de  nos  Përes 
de  Rock-Ferry  en  est  l'aumônier. 


—  -221  — 

ment  sur  les  connaissances  séculières,  que  celui  qu'ils 
passent  devant  l'inspecteur  ecclésiastique  sur  les  con- 
naissances religieuses,  ont  été  tout  ce  qu'on  pouvait  dé- 
sirer de  mieux.  Aussi  l'allocation  du  gouvernement,  qui 
est,  vous  le  savez,  en  rapport  avec  le  résultat  des  exa- 
mens, a-t-elle  été,  celte  année,  la  plus  forte  que  nous 
ayons  reçue  jusqu'à  ce  jour.  Nos  écoles  sont  en  vérité 
plus  satisfaisantes  que  jamais  et  elles  ne  le  cèdent  à  au- 
cune autre  ù  Liverpool.  Cela,  nous  le  devons,  comme  je 
l'ai  dit,  à  la  collaboration  des  sœurs,  en  ce  qui  regarde 
l'école  des  filles-,  mais  en  premier  lieu  et  d'une  manière 
plus  générale,  nous  le  devons  à  la  direction  éclairée  et 
soutenue  du  R.  P.  Gaughren,  mon  prédécesseur,  qui 
avait  fait  de  cette  œuvre  son  œuvre  de  prédilection.  Les 
enfants  qui  ont  fait  leur  première  communion  se  confes- 
sent tous  les  mois;  et  vous  serez  heureux  d'apprendre 
qu'il  n'y  a  pas  un  enfant  de  huit  ans  à  l'école  qui  n'ait 
commencé  et  continué  de  se  confesser  régulièrement. 

La  dette  contractée  pour  la  fondation  et  le  développe- 
ment de  celte  mission  était  considérable;  les  intérêts  à 
payer  étaient  pour  nous  comme  la  pierre  de  moulin  atta- 
chée au  cou  du  condamné.  Cependant,  du  temps  du 
R.  P.  Lenoir  dcjà,  non-seulement  on  payait  les  intérêts, 
maison  commençail  à  mettre  de  cùlé  pour  la  construc- 
tion du  chœur  de  l'église,  qui  a  été  ouvert  l'année  der- 
nière par  Son  Éminence  le  Cardinal  Manning,  et  qui  n'a 
pas  coûté  moins  de  3  600  livres  (80  000  francs).  Cette 
grosse  somme  a  été  réalisée  avec  le  sou  du  pauvre.  De- 
puis quatre  ans,  tous  les  dimanches  que  le  Seigneur  a 
faits,  deux  de  nos  Pères,  à  tour  de  rùle,  se  sont  dévoués 
à  aller,  de  famille  en  famille,  recueillir  les  oflrandes  des 
fidèles.  Et  cette  tûche  est  certainement  la  plus  fatigante 
et  la  plus  pénible  de  celles  qui  pèsent  sur  le  personnel 
de  cette  mission. 


—  222  — 

Trois  vitraux  qui  font  l'admiration  de  tout  le  monde 
ont  été  récemment  placés  dans  le  chœur.  Celui  du  mi- 
lieu est  un  don  de  la  société  des  jeunes  gens.  Il  repré- 
sente le  crucifiement  de  Notre-Seigneur,  de  grandeur 
naturelle,  et  l'invention  de  la  sainte  Croix.  Les  deux  au- 
tres représentent  les  saints  patrons  des  quatre  provinces 
de  l'Irlande,  et  ils  ont  été  offerts  par  deux  pieuses 
dames  de  la  paroisse.  Ensemble  les  trois  vitraux  ont 
coûté  280  livres  (7  000  francs).  Nous  avons,  enfin,  pour 
compléter  notre  installation,  établi  dans  notre  église 
un  calorifère  à  vapeur  d'eau,  au  prix  de  200  livres 
(5  000  francs). 

Maintenant,  mon  Révérend  Père,  permettez-moi  d'ajou- 
ter, en  achevant  ce  rapport,  que  nonobstant  l'étendue  et 
la  continuité  de  leurs  travaux,  les  Pères  n'ont  pas  né- 
gligé leur  propre  sanctification.  Si  la  mission  de  Holy- 
Gross  est  laborieuse,  les  membres  de  la  communauté 
sont  prêts  à  tous  les  sacrifices  et  je  dois  leur  rendre  ce 
témoignage  qu'ils  sont  animés  du  plus  excellent  esprit  à 
l'égard  des  observances  régulières  et  des  exercices  reli- 
gieux dont  l'obligation  leur  incombe. 

Croyez-moi,  cher  Père  Martinet,  votre  tout  dévoué  en 
Noire-Seigneur  et  Marie  immaculée. 

L.-G.  Roche,  g.  m.  i. 


Inchicore  (Dublin),  octobre  1876. 
RÉVÉREND   ET   CHER   PÈRE   MARTINET, 

En  parcourant  les  annales  delà  Congrégation,  toujours 
si  pleines  d'intérêt  pour  les  membres  de  la  famille,  et 
voulant,  moi  aussi,  donner  un  compte  rendu  des  événe- 
ments accomplis   dans    celte  communauté  d'inchicore, 


—  223  — 

je  constate,  au  sujet  de  notre  chronique,  un  long  intervalle 
de  silence.  Six  ou  sept  ans  se  sont  écoulés  depuis  notre 
dernier  rapport.  Durant  cette  période,  la  mort  a  lourde- 
ment fait  peser  sa  main  sur  celte  maison,  eu  lui  enlevant, 
dans  la  personne  du  P.  James  Gubbins,  le  modèle  des 
supérieurs,  en  diminuant  notre  effectif. de  deux  vaillants 
sujets,  les  PP.  Hickey  et  Hennessy,  en  faisant  par  là 
même  à  leurs  successeurs  une  part  de  travail  plus 
écrasante. 

Grâce  au  zèle  et  au  dévouement  de  nos  Missionnaires,  les 
demandes  de  missions  vont  toujours  en  augmentant.  Les 
Évêques  et  les  Curés  daignent  généralement  se  montrer 
satisfaits  de  notre  genre  de  prédication  et  de  notre  mode  de 
conduire  les  saints  exercices.  Cette  estime  dont  jouit  notre 
communauté  est  un  précieux  héritage  que  nous  ont  légué 
nos  devanciers,  elle  est  le  fruit  de  longs  et  incessants  tra- 
vaux, de  douloureux  et  innombrables  sacrifices  ;  nous 
en  sommes  justement  fiers,  la  considérant  comme  uu 
riche  trésor  au  moyen  duquel  il  nous  est  donné  d'étendre 
de  plus  en  plus  la  rédemption  des  âmes,  et  comme  un  litre 
de  noblesse  propre  à  nous  attirer  des  vocations. 

L'œuvre  principale  de  cette  communauté  étant  de  don- 
ner des  mission^,  le  premier  objet  digne  d'intéresser  nos 
lecteurs  est  une  description  exacte  de  nos  missions  en 
Irlande.  La  foi  du  peuple  irlandais  est  proverbiale  ;  elle 
doit  être  bien  connue  de  tous  nos  Missionnaires,  en  quel- 
que contrée  qu'ils  aient  planté  leur  lente.  Toutefois,  c'est 
dans  son  propre  pays  qu'un  peuple  doit  être  étudié, 
et  c'est  là  seulement  qu'on  peut  l'apprécier  à  sa  juste 
valeur. 

Les  paroisses  en  Irlande  sont  généralement  importantes 
par  leur  étendue  et  leur  population.  Deux,  trois  et  même 
quatre  mille  âmes  :  tel  est  le  chillre  ordinaire  de  la  po- 
pulation ;  et  celte  population  est  souvent  desservie  pur 


_  224  — 

deux  églises.  Quelquefois,  les  Missionnaires,  conscients 
de  leur  insuffisance,  sont  obligés  de  faire  la  part  de  Dieu  : 
ils  s'adressent  exclusivement  aux  paroissiens  et  ne  reçoi- 
vent qu'eux  au  sacré  tribunal  de  la  pénitence  ;  le  plus 
souvent  cependant,  en  donnant  la  préférence  à  ceux 
pour  lesquels  ils  ont  été  appelés,  ils  n'excluent  per- 
sonne. Dans  l'un  et  l'autre  cas  l'église  regorge  ordinai- 
rement d'une  foule  compacte.  De  plusieurs  milles  à  la 
ronde,  les  fidèles  accourent,  avides  d'entendre  la  parole 
de  Dieu  et  parfaitement  eti  état,  pour  la  plupart,  d'appré- 
cier un  bon  discours. 

Une  plaie-forme  est  élevée  dans  un  lieu  convenable 
de  l'église  d'où  l'œil  puisse  embrasser  l'auditoire  tout  en- 
tier ;  une  table  y  est  installée  et  sur  la  table  la  croix  de 
la  mission.  C'est  du  haut  de  cette  estrade  {^Qpalco  des 
Italiens)  que  le  Missionnaire  adresse  la  parole  à  ses  audi- 
teurs. Les  galeries  supérieures  sont  réservées  à  l'élite  de 
la  population,  et  l'on  doit  croire  que  partout  le  nombre 
des  places  détermine  le  point  où  finit  l'aristocratie,  car 
jusqu'à  la  dernière  elles  sont  toujours  enlevées  d'assaut 
et  occupées  au  grand  complet.  D'autre  part,  le  rez-de- 
chaussée,  d'où  l'on  a  préalablement  retiré  tous  les  bancs, 
est  envahi  par  une  multitude  étroitement  serrée  et  restant 
debout,  si  bien  que  l'orateur  n'a  devant  lui  qu'un  océan 
de  têtes.  Enfin,  le  clergé  fait  son  entrée  dans  le  sanctuaire  ; 
il  se  compose  de  tous  les  prêtres  des  environs,  les  uns 
vieillis  dans  les  travaux  du  ministère,  les  autres  encore 
au  début  de  la  carrière  apostohque  ;  tous  sont  là  pour 
être  témoins  du  combat,  pour  s'édifier  et  pour  s'instruire, 
donnant  eux-mêmes,  par  le  seul  fait  de  leur  présence, 
un  grand  enseignement  aux  fidèles  et  un  grand  secours 
aux  prédicateurs.  Dans  ces  circonstances,  on  comprend 
que  l'homme  de  Dieu  ne  ménage  pas  ses  forces  et  qu'il 
soumet  à  une  terrible  pression  les  ressources  de  son 


—  223  — 

esprit  el  de  son  cœur,  dans  la  crainln  do  rester  en  des- 
sous de  sa  lâche.  Le  sermon  du  soir  ne  dure  pas  moins 
d'une  heure.  Les  cilorls  que  le  prédicateur  est  obligé  de 
faire,  la  chaleur  qui  se  dégage  de  la  multitude,  l'air  qu'il 
respire,  tout  cela  l'épuisé  à  tel  point,  qu'en  descendant 
de  chaire  il  n'en  peut  plus.  La  cérémonie  se  termine  par 
la  Bénédiction  du  Saint  Sacrement. 

Avec  le  sermon  du  soir,  notre  programme  comprend 
une  instruction  le  matin  et  un  catéchisme  à  midi.  Dans 
l'intervalle,  les  confessionnaux  sont  toujours  assiégés  par 
deux  fois  plus  de  personnes  qu'on  n'en  peut  recevoir.  Ici 
les  hommes,  dans  leur  empressement  à  parvenir  au  saint 
tribunal,  se  présentent  avec  les  femmes.  Nos  Missionnaires 
ne  connaissent  donc  pas  les  angoisses  que,  dans  d'autres 
pays,  éprouvent  leurs  confrères  en  présence  de  l'incré- 
dulité et  de  l'indliréreuce  en  matière  religieuse  ;  mais  le 
travail  est  accablant,  incessant  et  prolongé  pendant  trois 
semaines  ;  et  quand  il  est  achevé  dans  une  paroisse,  il 
recommence  dans  une  autre  ;  et  cela  pendant  huit  mois 
de  l'année.  Une  seule  campagne  représente  une  formi- 
dable somme  de  travaux. 

La  semence  de  la  divine  parole,  ainsi  répandue  géné- 
reusement et  arrosée  par  les  sueurs  des  ouvriers  évangé-^ 
liques,  rapporte  en  réalité  le  soixante  et  le  cent  pour  un.  ; 
Pour  se  conformer  à  la  règle,  nos  Missionnaires  évitetiti 
soigneusement  dans  leurs  discours  le  pseudo-pathétique 
et  la  sentimentalité  stérile.  Ils  s'adressent  toujours  avec 
sincérité,  et  par  la  bonne  voie,  aux  esprits  et  aux  cœurS' 
des  tidèles,  qui  les  écoutent  si  religieusemeot.  Ce  carac-i 
tère  bien  connu  de  nos  pi-édications  a  souvent  fixé  su^ 
nos  Pères  le  choix  des  lî^vèques  et  des  Curés, 
g  II  est  rare  qu'une  mission  s'achève  sans  ameneu:  quel-rj 
que  remarquable  conversion.  Quelquefois  c'est  le  scaQ4, 
dalc  d'une  cohabitation  illégitime  qui  cessera  par  le  fait 

T.   XV.  13 


—  226  — 

d'un  honorable  mariage;  une  autre  fois  c'est  un  protestant 
(il  est  rare  cependant  qu'un  Irlandais  protestant  vienne 
à  la  mission),  c'est  un  protestant  qui,  vaincu  par  un  sermon 
sur  l'enfer  ou  sur  le  jugement  dernier  et  laissant  de  côté 
toutes  les  subtilités  de  la  controverse,  soumettant  hum- 
blement sa  raison  au  joug  de  la  foi,  demandera  avec 
simplicité  :  «Seigneur,  que  voulez-vous  que  je  fasse  ?  » 
et  rentrera  dans  le  sein  de  la  véritable  Église. 

Ces  impressions  de  mission  ne  sont  point  des  impres- 
sions passagères  qui  s'évanouissent  dès  que  le  premier  mo- 
ment de  ferveur  et  d'entliousiasme  est  passé.  «  Je  connais 
un  homme,  »  disait  le  vénérable  curé  de  Stradbally, 
paroisse  où  nos  Pères  ont  donné  une  mission,  «je  connais 
un  homme  qui  rarement  assistait  à  la  messe  avant  la  mis- 
sion, et  qui,  à  ma  connaissance,  n'y  a  jamais  manqué 
depuis,  chaque  jour  de  la  semaine.» 

On  sait  combien  désastreux  et  combien  difficile  à  guérir 
est  le  vice  de  l'intempérance.  Contre  lui  le  Missionnaire 
tonne  avec  le  plus  de  force  et  lance  ses  traits  les  plus 
acérés.  Or,  nous  avons  souvent  la  consolation  de  nous 
entendre  dire,  longtemps  après  la  mission  :  «Mon  Père, 
depuis  la  mission,  je  n'ai  pas  pris  de  boisson  enivrante,  n 
Oui,  la  mission  est  une  date  bénie  pour  les  esclaves  du 
paché.  Interrogés  sur  tel  sujet  et  sur  tel  autre,  il  n'est 
pias;rare^.  d'entendre .  eee  braves  gens  vous  répondre: 
«Non,  rien  depuis,  la  mission». ,)-  Celte  date  de  la  mission 
laisse  vxaiçaentaprèsieHc,  dàns' l'âme  do  nos  populations 
croyantes,  Une ilupaièrôJiqoii-CâWttedeidiefftiriller  long- 
temps encore  après  que  Je  souvenir  des  Missionnaires  a 
disparu.}  et  quelle  canso'latio.Tipqurl^s4*éebêUJB  convertis 
et  pour  leurs-pâ^tewrs,  •lorsqu'Oj'à  l'heure  dernièp&, 'il8 
pèttyjent'iew4oiedipev  eni&iisantellu9i(>â i04lK  vkJ^  qoi  Ues 
déshonorèFent ^a  jôui'  l'itf  Nous^  plosMpieri'd«^is''4a-nfi8i' 
iiianiJ))'J-  -i  >;)j -v--^:)  iiip  vtfjiJi^i'.ili-  mjiiii^ioi.uu'j   'jjiij'i»  ylbb 


—  221  — 

Pendant  IVlé  de  4874,  nos  Pères  turent  invités  par  le 
défunt  archevêque  de  Cashel,  le  docteur  Leahy,  i  prê- 
cher trois  missions  dans  trois  paroisses  de  son  diocèse, 
désolées  par  des  haines  de  famille;  l'esprit  de  division,  se 
répandant  de  maison  en  maison,  de  district  en  district, 
avait  éclaté  à  la  fin  en  violentes  et  fatalfs  rencontres;  le 
sang  appelait  le  sang  et  le  meurtre  provoquait  le  meur- 
tre, à  lel  point  que  ce  peuple,  d'ailleurs  intelligent  et 
pacifique,  en  était  venu  aux  derniers  actes  d'un  fréné- 
tique et  sauvage  délire.  Il  n'y  avait  plus  de  sécurité  pour 
personne  dans  la  contrée.  La  force  armée  était  sur  pied, 
les  prisons  étaient  remplies,  quelques-uns  furent  con- 
damnés aux  travaux  forcés,  d'autres  expièrent  leurs 
crimes  sur  l'échafand;  et  malgré  tout,  le  démon  de  la 
discorde  et  do  la  vengeance  poursuivait  son  oeuvre.  Pour 
dire  vrai,  il  y  avait  de  ces  agents  dont  la  cupidité  trou-, 
vait  si  bien  son  compte  dans  les  poursuites  et  dans  le^ 
enquêtes,  qu'ils  étaient  les  premiers  à  raviver  l'incendie] 
par  la  ditt'usion  des  plus  alarmantes  nouvelles  et  des  pl^^ç-^ 
calomnieuses  injures.  En  vain  le  clergé,  ayant  l'arche- 
vêque à  sa  tête,  le  clergé  tant  aimé  par  ce  même  peuple, 
sourd  aujourd'hui  à  sa  voix,  essaya-t-il  de  son  interven- 
tion. Lettre  pastorale,  serinons,  visites  à  domicile^cyez 
les  plus  ardents  de  chaque  parti  :  tout  fut  inutile.  '  ''"^^1:* 

Lorsque  les  missions  furent  annoncées,  grand  TvtOû^Sfv 
de  personnes  et,  parmi  elles,  des  magistrats  an!(l;le'rt§"èi 
expérimentés,  prédisaient  que  même  les  missions  ^ëfàielnt' 
un  insuccès.  Jamais  auparavant  les  Pèros  n'avaient  «^le. 
appelés  à  entreprendre  une  œuvre  plus  difficiJljÇ!^yN|p.M^ 
réussir,  c'était  se  préparer  une  pitoyable  défaite,  ils 
osèrent  néanmoins.  Or,  pendant  que  les  servileuls-de 
Marie  immaculée,  se  confiant  en  Dieu,  é talent  a43X  prisas 
avec  l'ennemi,  toute  la  contrée  priait  et  lesi suivait  aTCw 
un   sympathique   intérêt.    L'.\rchevêquc,  ide  son  cûti^y 


—  228  — 

écrivait  au  R.  P.  Kirby,  alors  supérieur  d'Inchicore  et 

chef  de  mission  : 

Thurles,  le  28  juillet  1874. 

Cher  Père  Kirbï, 

Vous  et  les  autres  Pères  avez  dû  vous  étonner  de  ce  que  je 
ne  suis  pas  allé  vous  voir,  bénir  et  encourager  votre  œuvre. 
J'en  ai  été  empêché  par  la  maladie.  Hier  j'ai  jeté  sur  le  papier 
quelques  idées,  qui  sont  en  ce  moment  chez  Timprimeur.  C'est 
une  instruction  pastorale  adressée  aux  paroisses  de  Pallas- 
greane,  de  Kilteely  et  de  Cappamore. 

La  première  mission  étant  commencée,  le  peuple  vint 

en  foule  entendre  proclamer  les  jugements  de  Dieu  contre 

l'homme  vindicatif  et  le  sublime  précepte  du  pardon  des 

injures  :  «  Aimez  vos  ennemis.  Je  vous  le  dis  :  Aimez  vos 

ennemis.  »  Ces  paroles  retentissaient  avec  tant  d'autorité, 

avec  une  abondance  de  lumière  si  persuasive,  que  bientôt 

une  réconciliation  fut  sur  le  point  de  s'effectuer  et  que  le 

Pj  Kirby  pouvait  en  donner  la  nouvelle  à  Monseigneur. 

Ndus  donnons  ici  la  réponse  de  Sa  Grâce  : 
-ini 
jjjfj  .  Thurles,  le  31  juillet. 

.ji  Mon  cher  PÈRE  Kirby, 

'Je  suis  rempli  de  joie,  et  je  rends  mille  fois  grâce  au  Sei- 
gneur du  succès  donné  à  vos  travaux  par  sa  toute-puissante 
bénédiction.  Cela  promet  pour  le  grand  et  apostolique  travail 
dj^ns  lequel  vous  êtes  engagé.  Dites  au  peuple  de  Kilteely  que 
sJL  jusqu'ici  je  me  suis  attristé  à  son  sujet,  maintenant  je 
surabonde  de  joie...  Je  vous  bénis,  vous  et  vos  collaborateurs. 
Je  bénis  votre  œuvre  au  nom  du  Père,  et  du  Fils,  et  du  Saint- 
Éé'6ïiît;'Amen. 

'l'iLa  bénédiction  de  Dieu,  si  dévotement  implorée  par  le 
saint  Prélat,  descendit  en  effet  si  abondante  sur  les  ou- 
vriers et  sur  les  exercices  de  la  mission  qu'avant  la  clôture 
de  ces  mêmes  exercices,  dans  chacun  des  pays  évangé- 


—  2^9  — 

lises,  un  jour  fut  désigné  pour  la  réconciliation  publique 
des  partis  devant  l'autel.  Là,  en  présence  de  ces  mêmes 
raaf^istrats  qui  avaient  si  souvent  été  témoins  de  leurs 
dissensions,  en  présence  d'une  multitude  innombrable, 
ceux  qui  avaient  été  jusque-là  ennemis  à  mort,  se  serrè- 
rent affectueusement  la  main  en  signc'de  pardon  et  de 
bonne  amitié. 

Un  touchant  épisode  de  ces  mémorables  scènes  de  ré- 
conciliation mérite  une  mention  spéciale.  Une  pauvre 
veuve  pleurait  un  iîls  unique,  tombé,  en  un  jour  néfaste, 
au  nombre  des  victimes;  la  généreuse  mère  s'avança  au- 
devant  de  la  foule  et,  avec  un  héroïque  courage,  elle 
étreignit  la  main  de  celui  qui  passait  pour  en  avoir  été  le 
meurtrier. 

Je  n'entreprends  pas  de  rapporter  les  unanimes  éloges 
contenus  dans  les  journaux  de  l'époque  et  les  descriptions 
qu'ils  firent  ùTenvi,  de  ce  touchant  spectacle  que  les  pro- 
testants eux-mêmes  appelaient  le  triomphe  de  la  reli- 
gion. Mais  je  ne  puis  me  dispenser  de  reproduire  la  lettre 
suivante,  écrite  par  l'Archevêque  peu  de  temps  avant  la 
clôture  de  la  troisième  et  dernière  de  ces  mémorables 
missions. 

Belgique,  le  12  seplembre  1874. 

Mon  cher  Père  Kirby, 
La  grande  obligation  que  nous  vous  avons,  moi  et  mon 
peuple,  m'impose  le  devoir  de  vous  adresser  à  vous,  et  à  vos 
confrères  (c'étaient  les  PP.  Ryax,  Ring,  Laffan,  Hunt  et  Ni- 
coll),  l'expression  de  ma  gratitude  pour  le  travail  que  vous 
avez  si  généreusement  entrepris  dans  mou  diocèse,  celui  de 
combattre  le  démon  des  factions,  et  que  vous  avez  si  noble- 
ment accompli.  Daigne  le  bon  Dieu  vous  bénir,  vous  et  vos 
compagnons.  Le  succès  a  dépassé  toutes  nos  espérances.  Ces 
merveilleux  résultats,  je  l'espère  de  la  grâce  de  Dieu,  dure- 
ront longtemps,  ils  dureront  toujours.  Ce  n'est  pas  sans  un 


—  230  — 

profond  regret  que  j'ai  appris  par  l'émouvante  adresse  du 
P.  Ryan  que  vous  étiez  à  bout  de  santé  et  de  forces,  à  ce  point 
que  vous  seriez  obligé  de  retourner  à  Incbicore  avant  la  clô- 
ture des  trois  missions. 

Toutefois,  après  vos  travaux  herculéens^  il  reste  peu  à  faire  ; 
après  la  signalée  défaite  que  vous  avez  infligée  à  l'ennemi 
dans  sa  principale  forteresse,  il  tombera,  comme  une  facile 
conquête,  devant  vous  sur  d'autres  champs  de  bataille.  De  ce 
jour,  les  Pères  Oblats  ont  le  droit,  puisqu'ils  l'ont  noblement 
conquis,  d'inscrire  sur  leur  bannière  les  noms  de  Pallas- 
greaue,  Kilteely  et  Cappamore. 

Je  demeure,  mon  cher  Père  Kirby,  votre  tout  dévoué, 
Patrick  Leahy,  Archevêque. 

Ce  grand  prélat  n'a  pas  vécu  assez  pour  être  témoin  de 
la  persévérance  de  son  peuple,  qui  ne  s'est  pas  démentie, 
en  effet,  depuis  trois  ans.  11  mourut  peu  de  temps  après 
la  lettre  que  nous  venons  de  reproduire.  Notre  commu- 
nauté a  perdu  en  lia  un  reconnaissant  et  puissant  pro- 
tecteur. 

Sans  vouloir  fatiguer  le  lecteur  par  une  fastidieuse  no- 
menclature des  paroisses  que  nous  avons  évangélisées, 
je  demande  la  permission  seulement  de  mentionner  ceci, 
que  nos  Pères  ont  prêché  des  missions,  avec  le  succès 
accoutumé,  dans  les  diocèses  de  Dublin,  de  Kildare,  de 
Kilkenny,  de  Limerick,  de  Waterford,  de  Kilaloe  et  de 
Cashel,  pour  la  partie  méridionale  de  l'Irlande;  dans  ceux 
de  Newry,  de  Kilmore,  de  Derry,  de  Raphoë  et  d'Ar- 
magh,  pour  la  partie  septentrionale.  Je  ne  parle  pas 
d'une  longue  liste  de  retraites  dans  les  couvents  et  dans 
les  collèges  ;  pas  plus  que  d'un  grand  nombre  de  sermons 
de  charité,  à  Dublin  ou  dans  les  villes  de  province. 

L'année  dernière  notre  campagne  s'est  ouverte  en 
mars  et  a  fini  en  novembre,  chaque  mois  ayant  sa  mis- 
sion de  trois  semaines.  Il  serait  peu  délicat  pour  la  mo- 


—  231  — 

destie  de  celui  qui  en  serait  l'objet,  d'accorder  une  men- 
tion spéciale  à  tel  ou  à  tel  membre  de  notre  personnel  ; 
mais  je  puis  dire  que  les  RU.  PP.  Rirby,  Ring,  Aiiearn, 
Shinnors,  Nicoll,  Gaughren  (Antony)  et  Laffan  ont  riva- 
lisé de  zèle  et  de  dévouement,  faisant  aimer  partout  la 
devise  de  notre  congrégation  :  Paup^res  evangelizantur. 

Une  œuvre  intimement  liée  avec  l'œuvre  des  missions, 
c'est  le  saint  et  sublime  ministère  des  retraites  pasto- 
rales au  clergé  diocésain  réuni  sous  la  présidence  de  sou 
Évéque.  Ces  retraites  durent  ordinairement  du  lundi  jus- 
qu'au dimanche  et  requièrent  de  la  part  de  celui  qui  les 
prêche  un  degré  non  médiocre  de  connaissances  et  de 
tact.  Attachant  une  grande  importance  à  ce  que  le  clergé 
des  divers  diocèses  conçût  une  bonne  opinion  de  notre 
communauté,  j'ai  été  très-heureux,  cette  année,  d'em- 
ployer le  P.  KiRBY  à  cette  œuvre  spéciale.  Il  a  donné  suc- 
cessivement les  retraites  du  diocèse  d'Ossory  à  Kilkenny, 
du  diocèse  de  Kilmore  à  Gavan,  où  cent  prêtres  se  trou- 
vaient présents;  du  diocèse  de  Walerford  à  Waterford, 
et  du  diocèse  de  Dromore  à  Newry. 

L'Évéque  de  Dromore  m'écrivait  après  cette  dernière 
retraite  :  «  Permettez-moi  de  vous  remercier,  en  même 
temps  que  le  P.  Kirby,  pour  l'admirable  cours  d'instruc- 
tion que  ce  bon  Père  nous  a  donné  cette  semaine.  Je  ne 
regrettais  qu'une  chose  :  que  tous  mes  prêtres  ne  fussent 
pas  là  pour  en  proiiler.  » 

L'Évéque  de  Waterford  m'écrit  dans  le  même  sens  et 
il  a  déjà  retenu  le  Père  pour  sa  retraite  ecclésiastique  de 
l'année  prochaine.  L'Évéque  de  Belfast,  le  docteur  Do- 
rian,  a  fait  la  même  demande  pour  la  même  année. 

Le  P.  KiRBY,  à  qui  son  état  de  santé  ne  permet  pas, 
depuis  la  fin  de  1875,  de  prendre  part  à  une  grande  mis- 
sion, a  cependant  dirigé  depuis  cette  époque,  sans  parler 
de  divers  sermons  de  charité  et  de  sa  part  de  travail  dans 


—  232  — 

notre  église^  il  a  dirigé  quatorze  retraites,  dont  deux,  à 
Newry,  aux  hommes  de  la  Sainte-Famille,  pendant  les- 
quelles il  a  eu  l'énorme  chiffre  de  3  300  hommes  à  la 
sainte  Table. 

Nous  avons  déjà  des  demandes  de  mission  pour  l'année 
prochaine. 

A  la  suite  d'une  retraite  donnée  par  trois  des  nôtres, 
en  trois  églises  de  Belfast,  retraite  qui  était  notre  pre- 
mière apparition  dans  celte  capitale  de  la  province  du 
Nord  et  à  la  clôture  de  laquelle  3  000  hommes  firent  la 
communion,  l'Evéque  nous  a  demandé, pour  l'année  pro- 
chaine, une  mission  simultanée  prêcbée  par  nos  Pères 
dans  les  cinq  églises  paroissiales  entre  lesquelles  la  ville 
est  divisée.  Espérons  que  le  R.  P.  Provincial,  par  l'appel 
qu'il  fera  en  notre  faveur  aux  Pères  de  quelques  autres 
maisons,  sera  en  état  de  porter  notre  personnel  au  nom- 
bre requis  de  quinze  Missionnaires  pour  cette  oeuvre  im- 
portante. 

Ce  rapport  a  déjà  dépassé  les  limites  ordinaires,  il  faut 
cependant  que  je  mentionne  encore  les  œuvres  locales 
qui  occupent  le  zèle  des  Pères  plus  spécialement  atta- 
chés à  la  maison.  L'assistance  aux  offices  de  notre  éghse 
a  progressé  dans  le  courant  de  l'année  dernière.  Notre 
crèche  de  Noël,  nos  dévolions  et  nos  processions  du  mois 
de  mai,  continuent  d'attirer  par  milliers  le  bon  et  pieux 
peuple  de  Dublin.  La  belle  église  qui  s'élève  actuelle- 
ment et  qui  commence  à  faire  admirer  ses  belles  propor- 
tions et  ses  gracieuses  formes,  sera  un  attrait  de  plus 
quand  il  nous  sera  donné  de  l'ouvrir  au  public.  La  pre- 
mière pierre  de  cet  édifice  a  été  solennellement  bénite  et 
posée  en  juillet  dernier  par  S.  Em.  le  cardinal  Cullen, 
Archevêque  de  Dublin,  qui  a  bien  voulu  décorer  le  monu- 
ment du  beau  titre  d'Eglise  de  Marie  immaculée. 

Depuis  cette  époque  nous  avons  eu  la  bonne  fortune 


—  233  — 

d'accroître  continuellement  nos  fonds  de  construction, 
les  excellents  Frères  convers  Veknet  et  MAnoNEY  nous 
prêtant  pour  cet  objet  un  concours  frè?-cfrcctif  et  bien 
apprécié. 

Nous  avons  obtenu  l'imprimatur  de  Son  Eminence  le 
cardinal  CuUen,  pour  les  Règles  de  l'association  de  l'Im- 
maculée Conception,  association  ouverte  à  tous  les  fi- 
dèles de  l'un  et  de  l'autre  sexe  et  que  nous  pouvons,  avec 
de  grands  avantages,  établir  dans  les  paroisses  où  nous 
avons  donné  des  missions;  ce  sera  un  lien  spirituel  entre 
notre  communauté  d'une  part,  les  prêtres  et  les  popu- 
lations évangélisées  de  Tautre;  ce  sera  aussi^  par  la  con- 
fession et  la  communion  fréquentes  qu'elle  exige  de  ses 
membres,  un  puissant  moyen  de  persévérance. 

Tel  est,  mon  révérend  et  cher  Père,  le  rapport  véri- 
dique  des  bonnes  œuvres  auxquelles  nous  sommes  appli- 
qués et  dont  nous  recommandons  humblement  le  succès 
à  nos  Frères  en  religion.  Notre  vocation  est  de  mainte- 
nir vivante  et  active  la  foi  d'un  peuple,  dont  les  ancêtres 
ont  conquis  pour  leur  terre  natale  la  glorieuse  appellation 
d'Ile  des  Saints. 

Je  demeure,  mon  cher  et  Révérend  Père,  votre  tout 
dévoué  en  Notre-Seigneur  et  Marie  immaculée. 

T.  Ryan,  g.  m.  I. 


VARIÉTÉS 


LE   SACRÉ-CCEUR. 

Le  mois  de  juin  est  le  mois  des  fêtes  du  Cœur  de  Jésus. 
Depuis  que  la  Congrégation  a  reçu  la  pieuse  mission  de 
desservir  le  sanctuaire  du  Vœu  national,  tout  ce  qui  in- 
téresse cette  grande  dévotion  est  devenu  plus  cher  aux 
Oblats  de  Marie  Immaculée.  Ils  suivent  avec  intérêt  dans 
le  Bulletin  mensuel  les  progrès  de  l'œuvre  ;  mais  en  ce 
moment  un  souvenir  plus  spécial  doit  être  accordé  au 
Sacré-Cœur  ;  aussi,  croyons-nous  faire  plaisir  à  la  Con- 
grégation en  insérant  ici  un  petit  discours  sur  cette  dévo- 
tion, trouvé  dans  les  papiers  du  R.  P.  ViNCENsde  regrettée 
et  apostolique  mémoire.  La  seconde  partie  est  incomplète, 
et  l'orateur  probablement  a  dû  l'achever  en  chaire  ;  n'im- 
porte, ce  document,  tout  incomplet  qu^il  soit,  sera  pour 
nous  une  relique  littéraire  du  plus  grand  prix. 

Deus  Charitas  est  et  gui  manet  in  Charitate  in  Deo  manet. 

Oui  !  Dieu  est  charité,  et  dès  lors  une  image  nous  rap- 
pelle d'autant  mieux  ce  Dieu  qu'elle  dépeint  plus  vive- 
ment cette  charité.  A  ce  litre  le  cœur  adorable  du  Sau- 
veur mérite  toutes  nos  préférences.  C'est  l'expression  la 
plus  vive,  la  traduction  la  plus  naturelle  du  mot  de 
l'Apôtre,  Deus  charitas  est....  C'est  le  signe  le  plus  frap- 
pant de  ce  qui  fait  le  caractère  distinclif  de  la  nouvelle 
loi,  de  la  loi  d'amour  :  Qui  manet  in  charitate  in  Deo 
manet. 

Et  je  ne  m'étonne  pas  que  notre  Sauveur  lui-même  ait 


—  235  — 

voulu  otlrir  à  nos  hommages  ce  cœur  adorable.  C'était 
résumer  dans  les  termes  les  plus  touchants  ce  qui  forme 
l'abrégé  et  la  perfection  de  notre  loi  :  Diliges  Dominum 
Deum  tuum,  hoc  est  primum  mandatum.  C'était  pourvoir 
aux  nécessités  pressantes  de  l'Eglise,  c'était  nous  fournir 
un  dernier  secours  pour  accomplir  le*  grand  œuvre  que 
chacun  de  nous  doit  poursuivre  et  qui  fait  l'objet  de  toutes 
les  aspirations  de  l'Eglise,  que  nous  reproduisions  le  plus 
parfaitement  possible  notre  divin  modèle,  le  Christ,  notre 
divin  Sauveur  :  Iterum  pariurio  donec  formetur  in  vobis 
Christus. 

Puisque  tous,  nous  devons  reproduire  ce  divin  modèle, 
ne  fallait-il  pas,  à  mesure  que  s'avancent  les  temps  et  que 
s'aggravent  les  difficultés,  nous  rendre  plus  saisissables 
les  traits  intimes  que  nous  étions  appelés  à  reproduire? 

Vous  dire  combien  est  l'aisoniiable  le  culte  que  nous 
rendons  au  Sacré  Cœur,  et  vous  exposer  ensuite  les  con- 
séquences pratiques  que  nous  devons  déduire  de  ce  culte, 
tel  est  le  but  que  je  me  propose. 

Vers  l'an  1680  notre  divin  Sauveur,  se  communiquant 
plus  intimement  à  une  religieuse  d'une  émioente  sainteté, 
sœur  Marie  Alacoque,  de  l'ordre  de  la  Visitation,  lui  disait  : 
«  Voilà  ce  cœur  qui  a  aimé  les  hommes  jusqu'à  s'épuiser 
et  se  consumer  pour  leur  témoigner  sa  tendresse  et  il  ne 
rencontre  que  froideur  et  ingratitude  même  parmi  ceux 

qui  me  devraient  plus  de  dévouement faites  ce  que  je 

vous  demande  depuis  si  longtemps,  dites  que  l'on  éta- 
blisse une  fête  en  l'honneur  de  mon  cœur.  « 

Longtemps  la  pauvre  religieuse,  se  défiant  d'elle-même, 
refuse  d'accepter  la  mission  importante  qui  lui  est  confiée, 
mais  enfin  elle  devra  céder  et  accomplir  l'ordre  qui  lui  a 
été  donné. . ..  Ses  paroles  seront  examinées  atlentivement, 
contredites  même  avec  une  sorte  de  passion  et  la  fêle 
expiatrice  du  Sacré-Cœur  ne  s'en  établira   pas  moins, 


—  236  — 

d'abord  dans  quelques  diocèses,  bientôt  dans  plusieurs 
royaumes,  et  la  chaire  de  Pierre  finira  par  la  proposer  à 
l'univers  entier. 

Cette  dévotion,  comme  tout  ce  qui  vient  de  Dieu, 
éprouvera  de  grandes  contradictions.  N'allez  pas  croire 
cependant  que,  dans  ce  qui  la  constitue  essentiellement, 
cette  dévotion  soit  nouvelle  !  Je  puis  l'affirmer  sans 
crainte  :  elle  remonte  au  berceau  même  du  christianisme 
et  elle  s'est  perpétuée  dans  tous  les  siècles. 

Et  de  fait,  n'avons-nous  pas  entendu  l'Apôtre  nous  dire  : 
Adeumus  ergo  cum  fiduciâ  ad  tronum  gratiœ  ut  misericor- 
diam  consequamur .  Je  le  crois  fermement  :  par  ces  paroles 
l'Apôtre  va  nous  conduire  au  cœur  de  Jésus.  N'est-ce  pas 
là,  en  effet,  que,  pour  nous  autres  chrétiens,  se  trouve  et 
la  source  et  le  principe  et  par  conséquent  le  trône  de  la 
grâce....  D'autre  part,  saint  Augustin,  en  lisant  le  passage 
de  l'Evangile  où  un  soldat  nous  est  représenté  perçant  de 
la  lance  le  cœur  de  Jésus,  s'écrie  :  Vigilanti  verbo  Evan- 
gelista  usus  est, ut  non  diceret  latus  ejus  percussii,  sed  aperuit, 
ut  illic,quodam  modo  vitœ  ostium  panderetur . . .  «  L'évangé- 
liste  a  bien  choisi  son  mot,  il  n'a  pas  dit  du  soldat  qu'il 
frappa  ou  blessa  le  côté  de  Jésus,  mais  qu'il  l'ouvrit,  afin 
que  nous  comprissions  que  c'était  la  porte  de  la  vie  qui 
nous  était  ouverte,  »  porte  de  la  vie,  ajoute  ce  saint,  d'où 
découlent  tous  les  sacrements  sans  lesquels  nous  ne  sau- 
rions arriver  à  la  vie  véritable. 

Mais  avant  cela,  entendez  Origène  nous  disant  du  dis- 
ciple bien-aimé,  qui  eut  le  bonheur,  au  jour  de  la  Cène, 
d'appuj^er  la  tête  sur  le  cœur  de  son  divin  Maître  :  Joannes 
in  peneti^ali  Cordis  Jesu  requirens  et  perscrutans  thesauros 
sapientiœ  et  scientiœ....  C'est  dans  le  cœur  de  Jésus  que 
Jean  va  puiser  des  trésors  de  sagesse  et  de  science. 

Mais  voilà  que  par  les  paroles  les  plus  touchantes 
saint  Bonavcnture  nous  presse  de  recourir  à  ce  cœur  ado- 


—  237   — 

rable  :  Surge  igitur  anima  arnica  Christi,  ibi  os  apporte  ut 
haw'ias  aquas  de  fontibus  Salvatoris.  Inutile,  après  cela,  de 
vous  rappeler  el  sainte  Gertrudc  adressant  à  ce  cœur  les 
désirs  les  plus  embrasés  et  saint  Louis  de  Gonzague  en 
faisant  le  but  de  ses  plus  fréquentes  aspirations.  Mais 
permettez-moi  de  vous  montrer  Marie  de  l'Incarnation, 
au  milieu  des  sauvages  du  Canada,  pratiquant  cette  dévo- 
tion de  la  manière  la  plus  admirable.  Elle  raconte  elle- 
même  que,  comme  il  lui  semblait  que  Dieu  s'éloignait 
d'elle  et  refusait  de  l'entendre,  elle  était  dans  une  profonde 
affliction  ;  alors  une  voix  intérieure  lui  dit  :  «  Prie  le  Père 
par  le  divin  cœur  de  son  Fils,  p  C'est  pour  elle  une  inspira- 
tion. Il  était  neuf  heures  du  soir  ;  depuis  lors,  tous  les  soirs 
à  la  même  heure,  elle  revenait  à  son  cher  exercice  de 
présenter  au  Père  ce  cœur  adorable,  en  mettant  dans  ce 
cœur  tout  ce  qu'elle  avait  de  cher,  ses  bons  sauvages,  de 
pauvres  pécheurs,  toutes  les  ûmes  dont  elle  désirait  da- 
vantage la  conversion. ..Il  faut  lire  la  lettre  qu'elle  a  écrite 
elle-même  à  ce  sujet. 

Mais  voici  qu'à  toutes  ces  autorités  vient  se  joindre 
l'ordre  formel  donné  par  notre  divin  Sauveur  lui-même  à 
la  vénérable  Marie  Alacoque. 

N'êtes-vous  pas  surpris,  cependant,  que  dans  une  afl'aire 
si  importante,  que  pour  une  entreprise  qui  devait  rencon- 
trer les  plus  sérieuses  difficultés,  notre  Sauveur  s'adresse  à 
une  simple  religieuse  de  la  Visitation,  enfermée  dans  un 
monastère,  à  peine  connue  et  mise,  par  la  clôture,  dans 
l'impossibilité  d'exercer  aucune  action  extérieure?  Soyez 
en  paix  :  quand  Dieu  veut  agir  lui-même,  les  instruments 
les  plus  faibles  sont  ceux  qui  lui  conviennent  le  mieux, 
ils  lui  laissent  toute  la  gloire  de  son  œuvre.  Mais,  disons- 
le,  celte  touchante  manifestation  s'adressait  naturelle- 
ment à  cette  famille  religieuse  dont  saint  François  de 
Sales,  son  fondateur,  aurait  voulu  faire  les  Filles  du  cœur 


—  238  — 

de  Jésus.  C'est  dans  ce  but  qu'il  les  exhortait  à  méditer 
souvent  et  à  reproduire  dans  leurs  œuvres  ces  paroles  du 
Seigneur  :  Apprenez  de  moi  que  je  suis  doux  et  humble 
de  cœur  ;  discite  a  me  quia  initis  sum  et  humilis  corde. 
Certes,  elles  ont  accompli  lo  vœu  le  plus  ardent  de  leur 
père  et  la  vertu  qui  fait  encore  l'ornement  et  le  caractère 
distinctif  de  la  Visitation  est  une  douce  charité,  une 
humble  et  touchante  cordialité.  Du  reste,  pour  nous  ser- 
vir d'une  image  familière  au  saint  évêque  de  Genève,  on 
sent  qu'il  avait  voulu  former  une  ruche  spirituelle  faite  à 
l'image  du  cœ.ur  de  Jésus.  C'est  la  charité  qui  en  fera  l'es- 
prit et  ce  saint  asile  sera  ouvert  à  toutes  les  âmes  blessées 
par  l'amour  divin.  Nul  âge,  nulle  infirmité  qui  en  ferme 
l'entrée,  et  les  règles  sont  si  bien  disposées  que,  tout  en  se 
mettant  à  la  portée  des  êtres  les  plus  faibles,  elles  garde- 
ront toujours  et  leur  force  native  et  leur  saint  empire. 
Oh  !  c'est  véritablement  la  maison  du  cœur  de  Jésus  ! 

Mais  avez-vous  bien  réfléchi  a  ce  qu'avait  d'actuel,  de 
convenable,  de  nécessaire  même,  la  divine  manifestation 
faite  à  l'Eglise  par  l'intermédiaire  de  cette  sainte  reli- 
gieuse ? 

C'était  en  1680,  le  protestantisme  avait  affermi  ses  con- 
quêtes, et  d'autre  part  surgissait  l'hérésie  la  plus  astu- 
cieuse qui  jamais  peut-être  ait  déchiré  le  sein  de  l'Eglise; 
semblable  à  ces  plantes  parasites  qui  s'attachent,  se 
cramponnent  au  tronc  de  l'arbre  dont  elles  sucent  et  ar- 
rêtent le  suc  vital,  le  jansénisme,  se  tenant  lié  étroite- 
ment à  l'Eglise  qui  le  repoussait,  détruisait  l'amour  divin 
en  faisant  de  Dieu  un  tyran  qui  punit  pour  des  œuvres 
impossibles,  ruinait  le  sacrement  d'amour  en  le  transfor- 
mant en  ce  qu'il  y  a  do  plus  terrible  et  composait  des  trai- 
tés de  la  fréquente  communion,  qui  ne  renfermaient  que 
des  motifs  de  ne  jamais  communier...  Ah  !  il  était  con- 
venable, il  fallait  que  notre  Sauveur  protestât. ,.  11  était 


—  239  — 

urgent  que  ce  tendre  Sauveur  nous  montrât  son  cœur  si 
aimant,  si  digne  d'être  aimé,  pour  que  nous  comprissions 
bien,  en  le  voyant,  que  le  cœur  de  Dieu  n'est  pas  ce  que  le 
fait  une  hérésie  sans  entrailles.  C'était  en  1680.  Déjà  rira- 
piété  laissait  pressentir  les  attaques  sacrilèges  ;  les 
langues  qui  devaient  insulter  ù  toutes  nos  croyances  s'ai- 
guisaient ;  bientôt  une  philosophie  furieuse  allait  prendre 
pour  cri  de  guerre  le  blasphème  le  plus  épouvantable 
contre  le  Sauveur  :  Ecrasons  r infâme...  Non  !  vous  n'écra- 
serez pas  mon  doux  Sauveur,  mais  à  un  pareil  cri,  il  de- 
vient nécessaire  que  mon  Sauveur  se  laisse  voir  tel  qu'il 
est,  nous  montre  toutes  les  amabilités  de  son  cœur,  nous 
en  détesterons  mieux  la  race  aveugle  de  la  secte  impie 
qui  entreprend  de  le  bafouer.  0  cœur  de  Jésus  !  pardon 
pour  tant  d'outrages. 

C'était  en  1680!  Cent  ans,  plus  tard,  allaient  se  renou- 
veler des  persécutions  que  l'on  croyait  ensevelies  à  tout 
jamais  avec  les  Néron  et  les  Domilien.  Encore  une  fois, 
les  é'glises  allaient  être  renversées,  les  autels  profanés, 
les  prêtres,  les  catholiques  fidèles  entassés  dans  des  ca- 
chots, et  conduits  par  centaines  à  l'échafaud.  Contre  cette 
persécution  inattendue,  il  fallait  un  asile  aux  confesseurs 
de  la  foi,  il  fallait  une  consolation.  Cœur  de  Jésus!  mon- 
trez-vous! rendez-vous  plus  accessible!  Nous  ne  crain- 
drons plus  ni  les  prisons,  ni  les  fers,  ni  la  mort  quand 
nous  pourrons  nous  réfugier  en  vous  ! 

C'était  en  1680.  Et  alors  commençait  la  grande  invasion 
du  mal  funeste  qui  ronge  encore  notre  triste  époque  :  je 
veux  parler  du  sensualisme.  Ce  mot  est  presque  barbare 
pour  vous,  mes  frères.  Ce  qu'il  signifie  est  plus  barbare 
encore,  dans  un  autie  sens,  pour  ses  malheureuses  vic- 
timfeailLéhûmnae  à  genoux  devant  la  matière,  l'homme 
uniquement  preAccupé  de  ses  intérêts  temporels,  l'homme 
nniijiioment  d^si^eux -4«  eo  qui  tlatte,  émeut,   ébranle 


—  240  — 

son  organisation,  l'homme  esclave  des  sens  et,  par  consé- 
quent, l'homme  dégénéré,  abruti,  tels  sont  les  effets  du 
sensualisme.  A  cet  homme  ne  parlez  ni  de  la  beauté  de 
son  âme,  ni  de  ses  sublimes  destinées,  ni  des  amabilités 
divines,  pas  même  de  l'amour  divin  ;  parce  que  rien  de 
tout  cela  n'agit  sur  les  sens,  il  n'y  entend  rien.  Il  ne  com- 
prend le  cœur  que  lorsqu'il  le  surprend  ému,  saisi  par  ce 
qui  est  sensible  et  se  pâmant  devant  une  idole  de  chair. 
L'amour  de  mon  Sauveur  est  tout  autre,  et  la  charité 
qu'il  nous  inspire  n'a  rien  de  commun  avec  ces  funestes 
passions.  Cette  douce  charité  qui  a  sa  source  en  Dieu  et 
s'épanche  avec  délices  sur  toutes  les  souffrances  de  la 
terre,  n'emprunte  rien  aux  émotions  physiques  et  ne  leur 
demande  rien.  Ah  !  plutôt,  elle  s'en  défie  ;  non,  elle  ne 
voudrait  pas  agir  d'après  les  inspirations  de  la  chair,  car 
c'est  la  mort,  si  secundum  carnem  vixeritis,  moriemini.  Elle 
fuit  donc  avec  une  sorte  de  frayeur  tout  ce  qui  est  dé- 
lices, plaisirs,  satisfactions  sensibles...  Et  vous  dites 
qu'elle  est  sans  cœur...  Elle  s'apitoiera  cependant  stir  les 
victimes  infortunées  du  libertinage  du  siècle.  Pour  elles, 
elle  aura  des  larmes,  elle  s'attendrira  sur  le  pauvre,  l'or- 
phelin, la  veuve,  l'enfant  abandonné,  sur  tous  les  déshé- 
rités de  la  terre.  Pour  tous  ces  infortunés,  pour  ses  enne- 
mis eux-mêmes  elle  se  consumera,  se  dépensera  tout 
entière  et  vous  dites  que  ce  n'est  pas  du  cœur.  Ah!  venez 
et  étudiez  le  modèle  de  tous  les  cœurs,  le  cœur  adorable 
de  mon  Sauveur,  alors  vous  pourrez  entendre  quelque 
chose  à  la  charité  chrétienne.  0  cœur  de  Jésus,  im- 
molé pour  nous,  manifestez-vous  à  la  terre,  faites-vous 
connaître  à  nous,  c'est  le  seul  moyen  de  rendre  à  nos 
cœurs  dégénérés  les  sublimes  élans  et  l'amour  véritablei 
Remarquez,  en  effet,  combien  est  convenable  la  tou+ 
chante  dévotion  qui  nous  est  inspirée.  C'est  le  cœur  du 
Sauveur,  qui  est  ©flOeitt  làj.nos  adorations,  mais  ce, ccBttr 


—  241  — 
uni  à  la  Divinité  d'une  manière  inséparable,  c'est  le  sanc- 
tuaire vivant  du  Verbe  de  Dieu,  c'est  Dieu  aimant  les 
hommes!  Nos  adorations  peuvent-elles  mieux  s'adresser? 
Est-il  rien  de  plus  propre  à  enllammer  nos  cœurs?  Mais 
ici,  le  Sauveur  ne  demande  pas  simplement  nos  hom- 
mages, il  veut  nos  réparations.  Ah  !  je  comprends!  C'est 
que  le  chrétien  aimant  sent  vivement  les  outrages  faits  à 
l'objet  de  toutes  ses  afifections,  il  les  sent  pour  son  Dieu, 
il  les  sent  pour  ses  frères...  11  oftre  ses  larmes,  ses  dou- 
leurs, ses  amendes  honorables  afin  de  consoler  le  cœur 
de  son  Bien-Aimé,  sans  doute,  mais  aussi  pour  expier, 
réparer,  effacer  les  fautes  de  ses  frères,  pour  les  arra- 
cher aux  suites  funestes  de  leurs  prévarications  et  de 
leurs  outrages.  S'il  pleure  au  pied  des  autels,  ce  n'est 
que  pour  appeler  le  pardon  et  la  miséricorde. 

Vous  en  conviendrez  :  envisagée  de  la  sorte,  la  dévo- 
tion au  cœur  de  Jésus  est  plus  que  convenable,  elle  est 
nécessaire.  Hâtons-nous  d'en  dire  les  conséquences  pra- 
tiques. 

Au  moment  où  le  Dieu-Charité  daigne  en  quelque  sorte 
se  rendre  sensible,  ens'ofirant  à  nous  sous  l'emblème  du 
cœur  adorable  de  Jésus,  il  me  semble  voir  briller, 
rayonner  dans  les  airs  ce  feu  céleste  que  Notre-Seigneur 
est  venu  porter  sur  la  terre. 

A  ce  foyer  mes  yeux  s'éclairent  et  mon  cœur  s'en- 
flamme. 

Une  voix  irrésistible  me  crie  :  «  Qui  n'aimera  celui  qui 
nous  a  tant  aimés  1  sic  nos  amantem...  »  Et  ce  cœur  me 
dit  :  Sic  Deus  dilexit  mundum,  ut  Filiiim  suwn  unigeni- 
tiini  daret. 

Ce  cœur,  Dieu  a  consenti  à  ce  qu'il  fût  transpercé  par 
amour  pour  nous.  Comment  ne  l'aimerais-je  pas,  ce  Dieu  ! 
Ah!  dès  lors  je  comprends  le  mot  de  l'Apotre  :  Cliaritas 
Christi  urget  nos.  Oui,  la  charité  du  Sauveur  nous  assiège 

T.  XV.  16 


—  242  — 

en  quelque  sorte,  elle  nous  presse  de  toutes  parts...  Il 
faut  se  rendre,  il  faut  aimer  le  Sauveur...  Dilexit  me  et 
tradidit  semetipsum  pro  me,  si  quis  non  amat  Dominum  nos- 
trum  Jesum  Christum,  sit  anathema. 

Remarquons-le  bien  ;  c'est  par  le  cœur  de  Jésus  qu'on 
arrive  au  Père.. .  Nec  est  nomen  aliud  suO  cœlo  datum  homi- 
nibus,  in  quo  oporteat  nos  salvos  fieri...  Hommes  du  siècle, 
ne  vous  faites  pas  illusion,  on  ne  va  au  Père  que  par  le 
Fils.  Vous  parlez  du  Père  avec  respect,  avec  amour  même, 
mais  vous  oubliez  le  Sauveur,  votre  religion  est  vaine... 
vous  ne  prenez  pas  la  voie  véritable...  Ego  sum  via...  Sine 
me  nihil  potestis  facere. 

Mais  sur  notre  terre,  ce  cœur  a  pour  trône  la  divine 
Eucharistie;  c'est  donc  là  qu'il  faut  aller  l'adorer  et  l'ai- 
mer. C'est  là  qu'il  faut  aller  lui  offrir  nos  hommages  et 
nos  réparations.  Oui,  c'est  sous  les  saintes  espèces  que  le 
cœur  de  Jésus  fait  mieux  sentir  sa  vertu  ;  là,  il  attire  les 
cœurs;  là,  il  les  purifie  :  c'est  à  la  communion  que  nous 
devons  toutes  les  vertus  qui  consolent  et  honorent  la 
terre.  De  nos  tabernacles  sort  une  voix  qui  attire  les 
cœurs  avec  plus  de  force  et  de  douceur. 

Qui  n'a  entendu  parler  de  ce  bon  religieux  qui,  après 
avoir  été  amené  au  catholicisme  et  à  la  vie  religieuse  par 
la  divine  Eucharistie,  s'en  va  par  le  monde  en  chantant 
l'objet  de  son  amour,  de  sa  reconnaissance,  le  Père  Au- 
gustin Hermann? 

Mais  voici  un  antre  fait  plus  simple  et  qui  ne  me  semble 
pas  moins  frappant. 

Dans  le  diocèse  de  Tarbes,  un  jeune  homme  avait  reçu 
une  éducation  chrétienne;  mais  plus  tard,  loin  de  ses  pa- 
rents, il  avait  perdu  tout  sentiment  religieux.  Il  rentre 
dans  la  famille  pour  quelques  jours  et  afflige  profondé- 
ment ses  parents  par  son  impiété.  C'était  un  dimanche. 
Le  jeune  homme  devait  repartir  le  lendemain;  mais  le 


—  243  - 

soir,  il  est  amené  à  l'église,  ou  ne  sait  trop  comment.  On 
y  fai?ait  la  procession  du  Saint  Sacrement.  Bientôt  le 
prêtre  qui  portait  l'ostensoir  est  arrivé  auprès  du  jeune 
homme  qui  afTectait  de  rester  debout  et  couvert.  Le  pas- 
teur le  conjure  de  se  découvrir...  prière  inutile.  Le 
prêtre  insiste  et  proteste  qu'il  va  se  lolirer  si  le  jeune 
homme  ne  se  retire  ou  ue  se  découvre;  le  jeune  homme 
reste  immobile  et  couvert.  Le  bon  prêtre  affligé  retourne 
sur  ses  pas  et  repose  le  Saint  Sacrement  sur  l'antel.  11  ne 
se  doutait  guère  du  miracle  que  notre  Sauveur  préparait. 
Le  jeune  homme,  rentré  chez  lui,  se  dispose  à  repartir  le 
lendemain  de  grand  matin.  Mais  le  malin,  il  ne  reparaît 
point.  On  va  l'appeler,  on  lui  rappelle  qu'il  devrait  être 
parti.  «  Non,  rnpond-il,  le  scandale  que  j'ai  donné  est  trop 
grand,  il  faul  à  tout  pri.x  que  je  le  répare  et  je  ne  vois 
qu'un  moyen.  Je  vais  me  rendre  dans  un  séminaire,  je 
veux  me  consacrer  tout  entier  ;i  Celui  que  j'ai  outragé.  » 
Et  il  partait  pour  le  séminaire.  Et  aujourd'hui,  ministre 
du  Dieu  vivant,  il  fait  connaître  et  aimer  le  Dieu  qu'il  eut 
le  malheur  d'outrager. 

C'est  ainsi  que  se  venge  le  cœur  de  mon  Jésus.  Oh! 
venez  avec  moi  au  pied  du  saint  Autel.  Ensemble  nous 
déplorerons  l'aveuglement,  l'ingratitude  des  hommes  qui 
ferment  les  yeux  à  tant  d'amour. 

Mais  ne  l'oublions  pas  :  l'amour  pour  notre  divin  Sau- 
veur a  pour  signe  et  pour  eti'el  ia  charité  envers  le  pro- 
chain. A  la  personne  adorable  de  notre  Sauveur,  nous  ne 
pouvons  que  prolester  de  notre  dévouement.  Il  nous  est 
donné  de  le  lui  témoigner  dans  la  personne  de  nos  frères. 
Ce  que  vous  faites  au  moindre  des  miens,  c'est  à  moi- 
même  que  vous  le  faites. 


Le  Sacrifice  eucharistique. 

Puisque  nous  sommes  en  voie  de  coUiger  les  souvenirs 
de  nos  plus  chers  défunts,  citons  maintenant  quelques 
pages  du  R.  P.  Charles  Baret  extraites  d'une  instruction 
ayant  pour  titre  :  le  Sacrifice  eucharistique. 

Jésus-Christ,  sacrifiant  sa  forme  humaine  dans 
l'Eucharistie,  nous  y  manifeste  le  dernier  terme 
de  l'ascension  dans  l'amour. 

Vous  trouverez  étrange  peut-être  le  terme  ^.'ascension 
dont  je  me  suis  servi  pour  exprimer  le  sens  du  sacrifice 
eucharistique  :  bien  loin  d'y  paraître  monter,  Jésus- 
Chiisl  semble  y  atteindre  le  fond  d'un  abîme.  Oui,  sans 
doute  ;  mais  l'échelle  de  l'amour  ne  ressemble  point  à 
l'échelle  des  grandeurs  humaines.  Plus  on  y  descend, 
plus  on  monte,  et  la  mesure  de  l'élévation  y  est  juste  la 
mesure  des  abaissements.  Regardez  cette  mère  tendre 
et  aimante  ;  |la  voyez-vous  déployant  autour  de  son 
enfant  toutes  les  ressources  et  tous  les  artifices  de  son 
ingénieuse  tendresse  ?  Comme  elle  se  fait  petite  avec 
lui!  Avec  quel  abandon  elle  s'abaisse  jusqu'à  son  ni- 
veau !  avec  quel  art  elle  dissimule  le  poids  des  années 
pour  donner  à  son  maintien  et  à  son  langage  la  joyeuse 
candeur  et  la  simplicité  naïve  de  l'enfance  !  Comme  elle 
sait  se  réduire  aux  proportions  de  cette  jeune  âme,  se 
faisant,  à  toute  heure,  sa  sœur,  son  égale  ou  son  esclave  I 
Comparez  à  cette  mère  une  matrone  au  maintien  grave  et 
austère,  ne  souriant  qu'à  peine  à  sa  jeune  famille.  De  ces 
deux  mères,  quelle  est  la  plus  élevée  dans  la  hiérarchie 
de  l'amour  ?  Quelle  est  la  plus  aimante  et  la  plus  aimée  ? 
Si  vous  avez  du  cœur,  vous  n'hésiterez  pas  à  donner  la 
palme  à  cette  mère  qui  ne  craint  pas  de  descendre  et  qui 
sait  sacrifier  à  sa  tendresse  les  dehors  de  sa  dignité... 

Regardez  maintenant  l'Eucharistie  ;   appelez  ici  toutes 


—  245  — 

les  mères  terrestres  ;  qu'elles  viennent  mettre  en  œuvre 
les  inventions  et  tous  les  stratagèmes  de  leur  amour  su- 
blime. Entre  elles  et  le  Dieu  de  l'autel,  un  vaste  abîme 
sera  toujours  creusé.  Aucun  amour  humain  ne  saurait 
descendre  de  bien  haut,  et  mille  obstacles  l'arrêtent  sur 
la  voie  des  abaissements.  Le  Dieu  de  l'Eucharistie  des- 
cend des  hauteurs  suprêmes  et  ses  abaissements  se  per- 
dent dans  Tinlhii.  Ne  me  parlez  point  de  la  crèche  de 
Bethléem;  ne  me  parlez  pas  môme  de  la  Croix  du  Cal- 
vaire. Si  faible  et  si  petit  que  soit  TEnfant-Dieu,  si  meur- 
tri et  sanglant  que  soit  le  Dieu-Victime,  je  reconnais  du 
moins  en  lui  la  forme  de  l'homme,  et  à  travers  cette 
forme  je  puis  encore  entrevoir  un  Dieu.  Mais  ici  je  ne 
vois  plus  ni  le  Dieu,  ni  l'homme.  L'Homme-Dieu  tout 
entier  disparait  et  s'efface.  L'infini  n'est  plus  qu'un  atome; 
il  semble  toucher  au  néant. 

Oui,  l'Eucharistie  est  le  dernier  degré  des  abaisse- 
ments du  Verbe,  et  par  là  même,  l'Eucharistie  est  le 
plus  haut  terme  de  sou  ascension  dans  l'amour.  Je  vous 
le  demande^,  ô  âmes  chrétiennes,  de  tous  les  mystères 
divins,  quel  est  celui  où  Dieu  vous  paraît  plus  aimant  et 
plus  aimable  ?  Quel  est  celui  qui  lui  gagne  plus  infailli- 
blement votre  amour  ?  N'est-ce  pas  la  très-sainte  et  ado- 
rable Eucharistie  ?  Le  don  suprême  de  son  amour,  le 
dernier  excès,  la  dernière  folie  de  sa  tendresse  n'est-ce 
pas  dans  ce  signe  auguste  qui  vous  le  livre  tout  entier, 
qui  fait  de  lui  votre  frère  d'exil,  l'aliment  de  votre  âme, 
le  baume  de  tous  vos  maux,  le  viatique  de  votre  pèleri- 
nage terrestre  ?  N'est-ce  pas  ici  que  vous  avez  compris 
l'impuissance  et  l'inanité  de  toute  atlection  humaine  ? 
Quel  autre  qu'un  Dieu  pourrait  vous  aimer  à  ce  point  et 
accumuler  tant  de  prodiges  pour  vous  téuioigner  son 
amour  ?  Mais  aussi  ce  divin  stratagème  a  ou  sou  plein 
triomphe  :  c'est  dans  sa  forme  la  plus  humble  que  le 


—  246  — 

Dieu  incarné  a  conquis  plus  d'amour.  Vous  m'en  êtes 
témoins  :  pourquoi  cette  affluence  pieusement  émue  ? 
Pourquoi,  dans  la  plupart  des  contrées  catholiques,  celle 
longue  et  brillante  fête  de  l'Adoration  perpétuelle  ? 
Pourquoi  ces  jours  et  ces  uuils  consumés  en  effusions 
intimes  et  en  aspiralions  ardentes?  Ah  !  je  vous  entends, 
âmes  fidèles,  Tamour  du  Dieu  anéanti  appelle  et  provoque 
votre  amour ,  il  ne  sera  pas  dit  que  l'amour  infini  ait 
déployé  en  vain  autour  de  vous  tant  de  séductions  et 
tant  de  prodiges  !  vous  êtes  tombés  sous  le  charme  qui  a 
conduit  tous  les  saints  aux  radieux  sommets  de  l'extase  ; 
et  les  battements  do  vos  cœurs,  bien  mieux  encore  que 
cet  éclat  et  cette  pompe,  proclament  que  le  Verbe,  dans 
le  mystère  qui  met  le  comble  h  ses  sacrifices,  a  conquis 
plus  d'amour  que  dans  tous  les  autres  mystères  de  sa 
sagesse  et  de  sa  puissance  infinie. 

Mais  replions-nous  un  instant  sur  nous-mêmes,  et 
tâchons  de  bien  saisir  cet  enseignement  qui  sort  de 
l'Eucharistie.  Notre  Maître  adoré,  cachant  sa  forme  per- 
sonnelle sous  ces  humbles  voiles,  a  voulu  nous  apprendre 
que  l'amour  véritable  est  uniquement  le  fruit  du  sacri- 
fice, et  que,  pour  aimer  divinement,  comme  pour  être 
divinement  aimé,  le  moyen  infaillible  c'est  l'immolation 
volontaire.  Quels  flots  de  lumière  jaillissent  de  ces  divins 
exemples!  Hélas!  pour  la  plupart  des  hommes,  ces  lu- 
mières sont  des  éclairs,  et  ces  éclairs  portent  la  foudre. 
Aux  yeux  de  celte  foule  qu'entraîne  le  torrent  du  monde, 
c'est  une  bien  étrange  doctrine  que  celle  qui  fonde  l'amour 
sur  le  sacrifice.  Toutes  ses  passions  ont  leur  racine  dans 
l'égoisrae.  Dites  donc  au  mondain  que,  pour  aimer  et 
être  aimé,  il  faut  avant  touts'oublier,;se  renier,  s'immoler 
soi-même,  vous  lui  parlez  nue  langue  inconnue  ;  il  ne 
saurait  jamais  vous  comprendre.  Non,  non,  pauvres 
esclaves,  l'égoïsmc   ne  produit  point  i'aniour,    pas  plus 


—  247  — 

qu'un  sable  aride  ne  fait  s'épanouir  les  roses  ;  le  véritable 
amour  est  un  sommet,  on  y  monte  :  le  vôtre  est  un  abîme, 
on  ne  peut  qu'y  tomber.  Songoz-y  bien,  en  haut  de  ce 
sommet  où  nous  conduit  le  sacrifice,  il  y  a  le  ciel,  la 
patrie  de  l'amour  sans  fin  et  sans  mesure;  au  fond  de  cet 
abîme  où  vous  pousse  l'égoïsuie,  il  y  a"  l'Enfer,  le  séjour 
de  la  liuiiic  imuicnso  et  inextinguible... 


PIE  IX. 

Le  mois  de  juin  1877  verra  se  produire  un  fait  sans 
précédents  dans  les  annales  de  l'Eglise  :  le  cinquantième 
anniversaire  de  la  Consécration  épiscopale  d'un  Souve- 
rain Pontife.  Ce  siècle  dix-neuvième  qui  nous  a  tour  à 
tour  ravis  ou  terrifiés  par  tant  d'événements  divers,  ré- 
serve de  nouveaux  élonnements  à  l'histoire,  et  l'on  pourra 
dire  de  lui  qu'il  a  vu  se  dérouler  ce  que  Bossuet  appelle 
toutes  les  alternatives  des  choses  humaines.  Le  bien  et  le  mal, 
la  vérité  et  le  mensonge,  le  droit  et  la  violence  et  les  peu- 
ples eux-mêmes  se  heurtent  daus  des  luîtes  formidables, 
comme  Jacob  et  Esau  dans  le  sein  d'une  commune  mère  ; 
mais  du  milieu  de  cette  arène  troublée,  on  voit  apparaître 
au-dessus  du  nuage  la  physionomie  souriante  et  vénérable 
du  chef  de  rÉglise.  Son  calme  et  sou  intrépidité  sont  un 
spectacle  qu'on  ne  se  lasse  pas  de  contempler,  et  si  les 
ruines  s'accumulent,  on  sent  que  sa  main  peut  les  réparer 
et  on  espère  encore.  La  longévité  merveilleuse  du  Pontife 
est  un  motif  de  ne  pas  se  décourager,  car  Dieu  ne  fait  rieu 
d'inutile,  et  s'il  a  permis  que  Pie  IX  dépassât  les  années 
de  Pierre,  ce  doit  élre  pour  préparer  un  triomphe.  Le 
3  juin,  une  prière  collective  et  universelle,  portée  par  les 
brises  des  Océans  et  redite  par  tous  les  échos  du  monde, 
s'élèvera  du  fond  dos  solitudes  et  du  cœur  de  nos  civili- 


—  248  — 

salions  en  délire,  pour  remercier  Dieu  el  lui  demander  la 
prolongation  du  bienfait  :  Oremus  pro  Pondficenostro  Pio. 
—  Dominus  conservet  eimi  et  vivificet  eum. 

La  longévité  de  Pie  IX  est  en  effet  un  bienfait  pour 
l'Eglise,  protégée  par  sa  houlette  ;  elle  la  réjouit  et  la 
réconforte  en  lui  laissant  le  temps  de  faire  des  œuvres 
réparatrices,  et  d'admirer  de  grandes  vertus.  Elle  est  de 
plus  une  miséricorde  pour  le  monde,  invité  à  établir  un 
parallèle  entre  ses  idoles  et  le  Pontife,  et  à  réfléchir  enfin 
sur  les  caractères  de  la  véritable  grandeur.  Saint  Augus- 
tin dit  quelque  part  que  les  grands  hommes  sont  l'orne- 
ment du  siècle  présent,  ut  ordinem  prœsenlis  sœcull  orna- 
ret.  Pie  IX  sera  la  grande  figure  de  son  siècle,  il  est  en  ce 
moment  l'ornement  et  le  soutien  du  monde  qu'il  supporte 
comme  Atlas^  et  sa  grandeur  survivra  à  la  durée  caduque 
des  majestés  d'ici-bas.  C'est  en  vain  que  l'impiété  accuse 
les  catholiques  de  servilisme  et  de  flatterie  ;  s'ils  admirent 
ce  n'est  pas  sans  motifs  ;  leur  vénération  pour  le  chef  de 
l'Eglise  s'augmente  de  tout  le  respect  dû  aux  vertus  de 
Pie  IX. 

Réjouissons-nous  donc  en  ce  jour  béni  que  le  Seigneur 
a  fait.  La  longévité  du  Pape  est  une  grâce  gratuite  de  la 
Providence  ;  mais  elle  est  aussi  la  récompense  des 
prières  et  des  sacrifices  delà  catholicité.  Dieu  n'a  pas  été 
insensible  aux  alarmes  de  cette  famille  spirituelle,  et 
nous  ne  saurons  bien  qu'au  ciel  à  quelles  supplications 
généreuses  et  pures  obéit  la  Providence  dans  certains 
actes  inespérés  de  miséricorde.  Si  la  régularité  des  habi- 
tudes, l'austérité  de  la  vie  et  la  modération  de  l'âme  sont 
pour  beaucoup  dans  la  prolongation  des  jours  si  précieux 
du  Pontife,  les  causes  surnaturelles  sont  encore  plus  ap- 
parentes et  nous  croyons  à  autre  chose  qu'au  hasard  et 
à  l'hygiène.  Un  fait  louchanf,  choisi  entre  plusieurs, 
pourra  nous  édifier  sur  ce  point. 


-  !249  — 

La  Croix,  célébrant  le  trentième  anniversaire  du  couron- 
nement de  Pie  IX,  disait  le  iôjuin  187C  :  a  Pie  IX  vit! — 
Sa  vie,  magnifique  enchaînement  de  prodiges,  est  elle-même 
un  miracle  :  il  vit,  retenu  sur  la  torro  par  la  victorieuse  sup- 
plication de  l'Eglise,  et  racheté  de  la  mort  par  les  immola- 
tions spontanées  des  martyrs  de  la  dévotion  au  Pape.  Des 
campagnes  les  plus  reculées  jusqu'aux  cités  les  plus  popu- 
leuses, —  a  dit  l'évèquc  de  Genève,  —  la  prière  s'élève  una- 
nime et  monte  vers  Dieu  pour  l'illustre  Pontife;  les  faits  les 
plus  héroïques  de  l'histoire  se  renouvellent,  et  ce  qui  eut  lieu 
sous  Alexandre  VII  se  reproduit  encore  sous  nos  yeux.  Fort 
d'un  tel  témoignage,  nous  pouvons  donc  légitimement  attri- 
buer à  ces  substitutions  sublimes,  la  prolongation  des  jours 
de  Pic  IX.  »  —  Et,  à  ce  propos,  In  Croix  rappelait  le  sacri- 
fice d'une  élève  de  la  Visitation,  qui  sauva  Alexandre  VII  en 
mourant  à  sa  place;  ceux  du  Frère  Nerée,  de  M""  de  Nédon- 
chel  et  de  M"®  A.  Lautard  qui  s'offrirent  pour  Pie  IX  et  fu- 
rent acceptés.  Le  sacrifice  de  cette  dernière,  si  connue  de  beau- 
coup d'entre  nous,  est  raconté  d'une  manière  très-exacte  dans 
les  pages  suivantes  que  nous  extrayons  d'une  notice  écrite  en 
anglais  et  traduite  par  M""*^  la  marquise  do  Salvo  : 

Amélie  désirait,  avec  toute  la  passion  de  sa  nature  ardente, 
faire  quelque  chose  pour  Dieu;  son  impuissance  et  sa  nullité 
la  désespéraient.  Un  jour,  après  s'être  approchée  de  la  table 
sainte,  pendant  qu'elle  priait  avec  ferveur  pour  Rome,  pour 
l'Eglise  et  pour  le  Saint-Père,  dont  la  santé  donnait  de  grandes 
inquiétudes,  ce  désir  s'empara  de  tout  son  être  avec  une  puis- 
sance qu'elle  n'avait  pas  connue  jusque-là  :  elle  se  sentit 
poussée  à  offrir  le  sacrifice  de  sa  vie  pour  Pie  IX,  afin  que. 
Dieu  l'acceptant  à  la  place  de  celle  du  Pontife,  la  barque  de 
Pierre  conservât  le  pilote  qui  seul  pouvait  la  guider  à  travers 
les  tempêtes  qui  la  menaçaient  de  toutes  parts.  Le  premier 
mouvement  d'Amélie  fut  de  consommer  le  sacrifice  de  suite  ; 
mais,  voulant  lui  donner  le  sceau  de  l'obéissance,  elle  ter- 
mina tranquillement  sa  prière,  quitta  l'église  et  se  dirigea 
vers  le  Vatican.  Là,  aux  pieds  du  Pontife  malade,  elle  lui 
avoua  ce  qui  s'était  passé  en  elle,  et  lui  dit  qu'elle  désirait  of- 


—  250  — 

frir  sa  vie  à  la  place  de  la  sienne,  si  Dieu  voulait  accepter  un 
sacrifice  de  si  peu  de  prix,  si  peu  digne  de  lui.  Pie  IX  garda  le 
silence  pendant  quelques  instants,  tandis  qu'Amélie,  les  mains 
jointes  et  le  regard  fixé  sur  lui,  attendait  sa  réponse.  Puis, 
comme  s'il  obéissait  à  une  voix  qui  lui  avait  parlé  en  secret, 
il  posa  sa  main  sur  sa  tête,  et  prononça  solennellement  ces 
paroles  :  a  Allez,  ma  fille,  et  faites  ce  que  l'esprit  de  Dieu  vous 
a  suggéré.  »  Il  la  bénit  avec  émotion,  et  elle  le  quitta  remplie 
de  joie.  Le  même  soir,  elle  écrivit  deux  lettres  :  l'une,  qui  est 
trop  intime  pour  être  donnée  ici,  contenait  le  récit  de  tout  ce 
qui  s'était  passé  dans  la  matinée  ;  l'autre  révèle  l'état  de  son 
âme  et  les  pensées  qui  l'occupaient  lorsqu'elle  était,  comme 
elle  le  croyait,  sur  le  seuil  de  l'éternité.  Elle  écrivait  :  «Rome, 
le  15  décembre.  Tout  est  calme  ici;  nos  chers  zouaves  ont  le 
courage  des  lions,  ils  puisent  leur  force  dans  le  sang  des  mar- 
tyrs; en  général,  ils  sont  pieux  comme  des  anges  :  vous  les 
voyez  constamment  se  débarrasser  de  leurs  havre-sacs  et  de 
leurs  fusils  pour  se  mettre  aux  pieds  des  prêtres,  ou  prier  à 
l'autel  de  la  Reine  des  martyrs;  ils  sont  vraiment  les  enfants 
de  l'Eglise  et...  »  La  phrase  était  interrompue,  et  la  lettre  ne 
fut  pas  finie. 

Le  lendemain  était  un  dimanche.  Amélie  assista,  selon  sa 
coutume,  à  la  première  messe  à  Saint-Pierre.  Elle  reçut  la 
sainte  communion,  et  le  coeur  fortifié  par  la  divine  Eucharis- 
tie, elle  offrit  sa  vie  à  celui  qui  avait  été  son  premier,  son  der- 
nier et  son  unique  amour.  Ces  mots  étaient  à  peine  tombés  de 
ses  lèvres,  qu'elle  fut  saisie  d'une  douleur  si  subite  et  si  poi- 
gnante, qu'elle  tomba  par  terre  en  jetant  un  cri.  On  l'entoura 
et  on  la  porta  chez  elle.  Des  prêtres  et  des  religieuses  qu'elle 
connaissait,  et  qui  étaient  à  l'église  près  d'elle,  l'accompagnè- 
rent jusqu'à  sa  demeure,  dans  la  rue  Pipresa  dei  Barberi.  On 
appela  un  médecin,  mais  celui-ci  comprit  bientôt  que  son  art 
ne  pouvait  rien  pour  elle.  Toute  la  journée  et  les  jours  sui- 
vants elle  ne  cessa  de  souffrir  des  douleurs  si  atroces,  qu'elle 
ne  pouvait  ni  parler,  ni  remercier  ceux  qui  la  soignaient  que 
par  un  sourire  ou  un  mouvement  de  mains.  Le  mercredi,  elle 
devint  plus  calme,  les  douleurs  cessèrent,  et  elle  demanda  les 


—  251  — 

derniers  sacrements,  qui  lui  furent  apportés  tout  de  suite.  Elle 
reçut  le  viatique  avec  des  sentiments  d'une  dévotion  extraor- 
dinaire, et  resta  longtemps  absorbée  dans  la  prière.  Lors- 
qu'elle eut  fait  son  action  de  grâces,  elle  prit  congé  des  amis 
qui  l'entouraient,  avec  beaucoup  de  calme  et  de  tendresse,  et 
les  pria  de  commencer  ensuite  les  prières  des  agonisants  ;  ce 
qu'ils  firent,  et  Amélie  se  joignit  aux  réponses  avec  une  fer- 
veur qui  toucha  tous  les  cœurs.  Lorsqu'elle  arriva  à  ces  pa- 
roles solennelles  par  lesquelles  l'Eglise  envoie  ses  enfants 
devant  leur  Juge  miséricordieux  :  «  Partez,  âme  chrétienne, 
au  nom  du  Père  qui  vous  a  créée,  au  nom  du  Fils  qui  vous  a 
rachetée,  au  nom  du  Saint-Esprit  qui  vous  a  sanctifiée,  »  elle 
courba  la  tête  et  expira.  La  nouvelle  de  sa  mort  fut  portée  au 
Vatican.  Pie  IX  la  reçut  sans  témoigner  aucune  surprise;  mais 
levant  ses  yeux  au  ciel,  il  murmura  d'une  voix  émue  :  «  Cosi 

TOSTO  ACCEriATTO  !  » 

Ce  ne  fut  partout  qu'une  expression  universelle  de  douleur, 
non-seulement  parmi  les  pauvres  qu'elle  avait  soignés  et  sou- 
lagés, mais  parmi  toutes  les  classes  de  la  société.  Tous  se  réu- 
nirent en  un  concert  unanime  de  regrets  ;  car  tous  avaient 
apprécié  et  aimé  la  petite  Française  qui  vivait  si  humblement 
en  faisant  tant  de  bien.  Sa  maison  fut  assiégée  de  personnes 
venant  de  tous  les  quartiers  de  la  ville  pour  contempler  ses 
traits  une  dernière  fois,  toucher  ses  mains  avec  des  croix  et 
des  chapelets,  et  prier  pour  la  victime  qui  s'était  offerte  pour 
les  péchés  de  son  peuple  et  qui  avait  été  acceptée  par  Celui 
qui  se  plaît  dans  le  sacrifice  d'un  cœur  contrit.  On  peut  en 
vérité  lui  appliquer  les  paroles  du  Sauveur  :  «  0  femme, 
grande  est  votre  foi  ;  qu'il  vous  soit  fait  selon  votre  parole.  » 

Les  circonstances  extraordinaires  de  sa  mort  se  répandirent 
bientôt;  ceux  qui  la  connaissaient  intimement  ne  s'étonnèrent 
pas;  chez  tous  elle  excitait  l'admiration  et  la  louange.  Les 
larmes  coulaient  sans  cesse  près  de  sa  couche  funèbre,  des 
larmes  plus  douces  que  les  rires  de  la  terre.  Tout  à  coup  les 
prières  des  morts  cessèrent.  D'un  commun  accord  on  entonna 
le  Te  Deum  et  le  Mar/nificai,  ces  chants  d'allégresse  éclatè- 
rent de  toutes  parts  ;  les  zouaves,  ses  chers  zouaves,  accouru- 


—  232  — 

rent  chez  elle  aussitôt  qu'ils  apprirent  que  la  bonne  et  dévouée 
amie  du  soldat  n'existait  plus.  C'était  un  spectacle  bien  émou- 
vant que  de  les  voir  pleurant  comme  des  enfants,  touchant 
avec  leurs  sabres  et  leurs  chapelets  ses  mains  jointes,  et  unis- 
sant leurs  voix  aux  cantiques  d'actions  de  grâces. 

Le  Saint-Père,  voulant  ajouter  son  tribut  à  ce  témoignage 
universel  d'amour  et  d'admiration,  ordonna  que  la  fille  de 
Saint-Dominique  (1)  fût  enterrée  avec  toute  la  pompe  elles 
honneurs  qui  convenaient  à  la  sainteté  de  sa  vie  et  au  carac- 
tère héroïque  de  sa  mort. 

Ses  restes  furent  portés  à  la  basilique  des  Apôtres,  accom- 
pagnés d'un  grand  concours  de  peuple,  de  prêtres,  de  reli- 
gieuses ;  ils  furent  exposés  toute  la  matinée  à  la  vénération 
des  fidèles.  Une  messe  de  Requiem  et  l'office  des  morts  furent 
chantés  ;  puis  on  la  transporta  à  Péglise  de  Sainte-Marie  d'Ara 
Cœli.  Les  zouaves  réclamèrent  l'honneur  de  porter  sur  leurs 
épaules  ses  restes  précieux,  et  cet  honneur  leur  fut  accordé. 
Par  la  permission  spéciale  de  Sa  Sainteté,  Amélie  fut  enterrée 
dans  les  caveaux  d'Ara  Cœli  ;  mais  à  peine  eut-on  connais- 
sance de  sa  mort  à  Marseille,  que  ses  compatriotes  demandè- 
rent que  son  corps  leur  fût  rendu.  Pie  IX  fit  répondre  que 
Rome  avait  les  premiers  droits  pour  le  garder  :  Amélie  ayant 
fait  le  sacrifice  de  sa  vie  pour  Rome,  elle  devait  rester  là  où 
l'holocauste  avait  été  offert  et  consommé.  Marseille  se  rendit  à 
la  décision  du  souverain  Pontife,  et  la  fille  de  Saint-Dominique 
reste  sous  le  dôme  de  l'Ara  Cœli,  où  elle  attend  l'ange  de  la 
résurrection  qui  éveillera  les  morts  pour  les  revêtir  d'immor- 
talité (2). 

Pie  IX,  comme  Moïse,  conduit  le  peuple  de  Dieu  pen- 
dant une  période  difficile  de  son  histoire.  Les  siècles,  il 
est  vrai,  ne  sont  plus  les  mêmes,  mais  les  situations  sont 
analogues,  les  ennemis  sont  aussi  jaloux,  les  haines  aussi 

(1)  M"<=  Laulard  était  du  tiers  ordre  de  saint  Dominique. 

(2)  Extrait  du  Bulletin  de  Vunion  des  œuvres  ouvrières  catholiques, 
numéro  du  5  mai  1877. 


—  253  — 

allumées,  et  le  Pharaon  de  la  légalité  politique  traque  et 
punit  encore  la  fécondité  d'un  peuple  qu'il  redoute. 
Quand  Pic  IX  monta  sur  la  chaire  de  Pierre,  la  Révolu- 
lion,  brisant  ses  chaînes,  menaçait  d'anéantir  l'EgHse 
sans  défense;  Dieu,  qui  veille  à  la  conservation  de  ses 
œuvres,  opposa  un  grand  homme  à  ces  projets  sinistres  ; 
les  flots  amers  et  courroucés  ont  entraîné  les  trônes, 
mais  ils  se  sont  rangés  au  passage  de  l'Arche  sainte  et 
l'ont  élevée  à  de  plus  sublimes  hauteurs  :  inultiplicatœ 
sunt  aqiiœ,  et  elevaverunt  arcamin  sublime  a  terra.  (Genèse, 
VII,  17).  Pendant  une  série  d'années  presque  aussi 
nombreuses  que  celles  de  la  traversée  du  désert,  Pie  IX 
a  dirigé  et  protégé  l'Eglise  entourée  d'ennemis.  Sa  parole 
s'est  fait  entendre  dans  la  confusion  des  doctrines,  elle  a 
dissipé  tous  les  mensonges  et  éclairé  les  esprits  comme 
la  colonne  lumineuse  éclairait  et  précédait  les  tribus  en 
marche.  La  piété  altérée  lui  a  demandé  des  consolations, 
et  la  dévotion  au  Sacré  Cœur,  recommandée  par  sa  foi, 
s'est  propagée  dans  le  monde  ;  des  grâces  vivifiantes  ont 
jailli  de  ce  rocher  entr'ouvert;  les  âmes  ont  repris  cou- 
rage, les  jubilés  les  ont  pardonnées  et  leur  ont  rendu  les 
biens  surnaturels  disparus. 

Le  Moïse  du  dix-neuvième  siècle  porte  les  Tables  de  la 
Loi,  reçues  sur  le  Sinaï  de  ses  douleurs  et  de  son  oraison, 
et  le  Syllabus,  comme  un  Décalogue  nouveau  qui  con- 
firme le  premier,  a  frappé  au  cœur  tout  enseignement 
contraire,  et  vengé  les  droits  de  la  justice,  remis  en 
honneur  les  principes  sauveurs  des  sociétés  et  des  âmes. 
Moïse,  sur  le  conseil  de  Jéthro,  s'entoura  de  vieillards 
pour  consulter  leur  sagesse  et  partager  avec  eux  le  gou- 
vernement du  peuple;  Pie  IX,  inspiré  par  le  Saint-Esprit, 
a  convoqué  plusieurs  fois  les  évéques,  ses  vénérables 
frères,  et  s'est  entretenu  avec  eux  des  grandes  questions 
Ihéologiques  réservées  à  nos  jours  mauvais.  LeSdécem- 


—  254  — 

bre  1854,  à  Saint-Pierre  de  Rome,  dans  la  splendeur 
d'une  fête  toute  céleste,  il  a  résumé  la  foi  du  monde 
catholique  à  l'Immaculée  Conception  de  la  sainte  Vierge, 
et  décrété  ce  dogme  infaillible,  en  présence  de  centaines 
d'évèques,  parmi  lesquels  brillait,  à  un  rang  d'honneur, 
CFiarles-Joseph-Eugène  de  Mazenod,  évêque  de  Mar- 
seille, fondateur  et  premier  supérieur  général  des  Oblats 
de  Marie-Immaculée,  appelé  momentanément  par  le  Sou- 
verain Pontife  pour  jouir  de  ce  triomphe.  Quelques 
années  plus  tard,  les  cvêques,  plus  nombreux  encore, 
revenaient  à  Rome,  et  assistaient  à  une  canonisation 
s(flennelle  qui,  découvrant  les  voiles  du  ciel,  faisait 
apparaître  dans  leur  gloire  des  légions  de  saints;  les  mar- 
tjTS  japonais  d'abord,  et  pour  ne  nommer  à  leur  suite 
que  nos  gloires  françaises,  l'iiunible  bergère  de  Pibrac, 
Germaine  Cousin.  Pie  IX  a  désigné  aussi  ù  notre  vénéra- 
tion un  mendiant,  le  bienheureux  Labre,  dans  un  siècle 
où  chacun  court  avec  frénésie  à  la  conquête  de  la  fortune, 
et  une  vierge  du  cloître,  la  colombe  de  Paray-le-Monial, 
apôtre  du  Sacré  Cœur.  Nous  ne  citerons  pas  tous  les 
noms  des  grandes  âmes  ainsi  glorifiées  pendant  ce  beau 
pontificat  ;  mais  rappelons  que,  sur  l'instance  d'un  grand 
évêque,  et  pour  honorer  un  grand  théologien  et  une 
congrégation  tout  apostolique,  saint  Hilaire  et  saint 
Alphonse  de  Liguori  ont  été  proclamés  docteurs. 

Pie  IX  a  créé  des  vicariats  apostoliques  et  érigé  nombre 
de  diocèses;  les  missions  étrangères  sont  entrées  à  sa 
suite  dans  l'ère  des  conquêtes  ;  la  hiérarchie  catholique 
a  été  rétablie  en  Angleterre  ;  la  tribu  de  Lévi  a  été  vive- 
ment exhortée  à  la  sainteté  de  son  ministère  ;  les  ordres 
religieux  se  sont  multipUés  et  sont  devenus  plus  féconds; 
Pie  IX  a  voulu  même  honorer  et  reconnaître  les  services 
rendus  en  revêtant  de  la  pourpre  cardinaHce  des  moines 
ou  de  grands  évoques  missionnaires  ;  pour  nous  borner. 


—  255  — 

nous  n'en  citerons  que  trois  :  le  cardinal  Guibert,  de  la 
congrégation  des  Oblals  de  Marie-Immaculée  ;  le  cardi- 
nal Pitra,  de  l'ordre  de  Saint-Benoit;  le  cardinal  Bilio,  de 
la  congrégation  des  clercs  réguliers  de  Saint-Paul,  dits 
Pères  Barnabites. 

Moïse  appelait  les  ouvriers  les  plus  habiles  pour  con- 
struire l'Arche  d'alliance  et  orner  le  Saint  des  saints  \ 
Pie  IX  a  couvert  le  monde  catholique  de  basiliques  et  de 
sanctuaires,  envoyé  des  marbres  de  l'Emporium,  des 
ornements  et  des  vases  sacrés  précieux  aux  cathédrales 
et  aux  églises  de  pèlerinages,  couronné  les  Vierges  mi- 
raculeuses les  plus  vénérées,  versé  de  riches  offrande» 
aux  victimes  de  tous  les  tléaux,  et  l'or  que  ses  enfants  lui 
envoient  pour  soutenir  sa  détresse  revient  à  toutes  nos 
souffrances  nationales  par  les  nombreux  affluents  de  sa 
charité.  Ce  chef  de  la  prière  a  convoqué  les  âmes  aux 
solennités  de  la  prière  publique  pour  apaiser  la  justice 
de  Dieu,  il  a  averti  des  souverains  prévaricateurs  ou  per- 
sécuteurs, accueilli  dans  une  hospitalité  royale  les  majes- 
tés dépouillées  par  les  révolutions,  encouragé  les  martyrs 
de  la  foi  ou  de  la  charité,  pansé  leurs  blessures,  consolé 
leur  exil  et  leur  douleur.  Il  est  l'homme  de  Dieu  et  il  est 
le  serviteur  et  le  père  de  tous,  et,  pour  assurer  à  l'Eglise 
les  plus  hauts  patronages,  il  a  constitué  saint  Joseph  le 
protecteur  de  cette  mère  éplorée  dans  sa  fuite  vers  une 
Egypte  meilleure. 

Tel  a  été  Pic  IX  ;  son  pontificat  est  la  grande  bénédic- 
tion de  ce  siècle  de  ruines  et  de  réparations  ;  il  a  accom- 
pli des  merveilles,  et  c'est  en  face  de  la  Révolution,  for- 
midable comme  les  Cbananéeus  à  la  frontière,  mais 
impuissante  comme  eux,  qu'il  a  fait  avancer  l'Eghse  vers 
son  repos  détinilif. 

On  avait  prédit  la  mort  prochaine  tle  ce  grand  homme; 
depuis  quinze  aus  ils  attendent  que  le  lutteur  fatigué 


—  256  — 

tombe  dans  l'arène,  mais  Dieu  s'est  ri  des  faux  prophètes 
et  des  lâches.  Que  de  blasphémateurs  ont  disparu  depuis 
ces  prophéties  !  Et  Pie  IX  est  encore  debout,  et  ses 
ennemis  sont  morts  ou  usés  par  le  ridicule  et  la  politique  ! 
Pie  IX  vit,  la  santé  du  vénérable  octogénaire  est  encore 
vigoureuse,  sa  voix  est  sonore,  sa  marche  est  affermie  ; 
il  parle  chaque  jour  et  il  instruit  le  monde  :  Non  caligavit 
oculus  ejus, necdentes  illius  motisunt...(J)eatéie.,  XXXIV,  7). 
Peut-être  à  ce  haut  sommet  de  gloire  et  de  sainteté  oîi  il 
est  parvenu  la  mort  viendra-t-elle  bientôt  l'atteindre,  mais 
qu'importe  !  L'œuvre  est  faite,  toutes  les  gloires  cou- 
ronnent le  front  de  ce  grand  Pape  :  celle  du  pontificat, 
celle  de  l'apostolat  et  celle  du  martyre  ;  ils  ne  reste  plus 
à  Jean-Marie  Mastaï  Ferreti  que  la  gloire  du  ciel  à 
attendre.  Lui,  le  plus  doux  des  hommes  comme  celui  dont 
il  rappelle  la  mission  :  mitissimus  super  omnes  homines 
(Nomb.,  XII,  3),  il  mourra  peut-être  sur  la  montagne  de 
son  triomphe,  aux  portes  de  la  terre  promise  ;  mais  s'il 
s'endort,  Josué  recueillera  son  héritage  et  son  sceptre, 
et  se  mettant  à  la  tête  du  peuple  il  l'entraînera  par 
un  dernier  effort  dans  une  terre  de  liberté  et  de  paix, 
où  l'Eglise  goûtera  les  douceurs  d'une  halte  dans  la 
marche  des  siècles. 


NOUVELLES  DIVERSES. 

Le  T.-R.  P.  Supérieur  général  vient  de  visiter  succes- 
sivement, en  avril  et  en  mai,  plusieurs  maisons  de  la  pro- 
vince du  Nord.  Arcachon,  Talence,  Limoges,  Tours  et 
Angers  ont  eu  la  joie  de  recevoir  cette  paternelle  et  si 
utile  visite.  Partout  les  prescriptions  canoniques  de  la 
Règle,  relatives  à  la  visite,  ont  été  observées;  le  T.-R. 


—  257  — 

Père  a  vu  tous  nos  Pères  et  Frères,  s'est  mis  en  rapport 
avec  Nosseigneurs  les  Evêques,  et  s'est  renseigné  sur 
toutes  nos  œuvres.  Cette  visite,  ciccueillie  partout  avec 
bonheur  et  avec  toutes  les  démonstrations  du  respect 
filial,  a  produit  les  plus  heureux  fruits.  A  l'heure  où  nous 
écrivons,  le  T.-R.  P.  Supérieur  général  n'est  pas  encore 
de  retour  à  Paris.  Le  Très-Révérend  Père  se  propose 
de  visiter  ainsi  successivement  toutes  nos  maisons  de 
France. 


Le  22  avril,  deux  Sœurs  de  la  Sainte-Famille  se  sont 
embarquées  à  Marseille  pour  l'île  de  Ceylan  :  Sœur  Marie 
d'Assise  Maguire,  du  diocèse  d'Elphin  (Irlande),  et  Sœur 
Emmanuel  Espériquette,  du  diocèse  de  Perpignan. 


Le  K.  P.  Lacombe  remplit  en  ce  moment  au  Canada 
une  mission  de  grande  importance  pour  l'avenir  de  1^ 
colonie  catholique  à  Saint-Boniface.  Depuis  quelques 
années  les  protestants  orangisles  du  haut  Canada  se  sont 
établis  en  grand  nombre  sur  le  territoire  de  Manitoba.  Ils 
y  ont  déjà  formé  plusieurs  agglomérations  considérables, 
notamment  la  ville  de  Winnipeg,  sur  la  rive  gauche  de  la 
rivière  Rouge,  en  face  de  l'archevêché  catholique  et  des 
établissements  qui  lui  font  escorte  sur  la  rive  droite. 
Pour  contre-balancer  cette  migration  protestante  qui  tend 
à  tout  envahir,  Ms'  Taché,  qui  est  la  Providence  visible 
de  ce  pays,  a  chargé  le  R.  P.  Lacombe  d'aller  faire  un 
recrutement  de  colons  catholiques  dans  le  bas  Canada. 
Ce  bon  Père  a  réussi  au-delà  de  toute  espérance.  (Juiitre 
cents  émigranls  canadiens  français  sont  partis  pour  Mani- 
toba le  24  avril,  ot  d'autres  en  grand  nombre  se  dispo- 

T.   XV.  *7 


—  258  — 

saient  à  les  suivre.  C'est  un  éminent  service  rendu  à 
l'Eglise  dans  le  nord-ouest  de  l'Amérique,  et  une  grande 
joie  pourM^'  Taché. 


Les  lecteurs  de  Annales  n'ont  pas  oublié  le  grand  chef 
des  Cris,  appelé  l'Herbe  odoriférante,  le  converti  et  l'ami 
du  R.  P.  Lacombe;  le  neuvième  volume  des  Annales,  à  la 
page  il7,  contient  un  récit  intéressant  qui  nous  donne 
une  véritable  photographie  de  ce  chef  sauvage.  Sa  dévo- 
tion, pleine  de  respect  filial  envers  la  personne  du  sou- 
verain Pontife,  était  surtout  remarquable.  On  pourra  lire 
avec  intérêt  les  détails  concernant  la  vie  de  Wikaskoki- 
seyien  surnommé  l'Herbe  odoriférante,  dans  le  volume 
que  nous  indiquons.  Aujourd'hui  c'est  avec  un  véritable 
regret  que  nous  apprenons  sa  mort.  Voici  en  quels  termes 
elle  est  annoncée  par  l'Opinion  publique,  journal  de 
Montréal,  dans  son  numéro  du  26  avril  1877  : 

((  L'été  dernier  le  lieutenant-gouverneur  de  Manitoba 
se  rendait  sur  les  bords  de  la  Saskatchewan,  afin  de  faire 
un  traité  avec  la  tribu  des  Cris.  Quelques-uns  étaient 
mal  disposés  et  ne  voulaient  pas  entendre  parler  de  traité. 
Mais  Wikaskokiseyien,  dans  une  harangue  sage  et  per- 
suasive, fît  comprendre  aux  siens  que  c'était  leur  intérêt 
de  bien  s'entendre  avec  les  blancs.  Il  les  persuada  et  le 
traité  fut  conclu.  Devant  toute  l'assemblée,  il  demanda 
au  gouverneur  des  Missionnaires  catholiques.  Le  repré- 
sentant de  la  reine  l'embrassa,  lui  remit  un  habit  de 
chef  et  un  beau  pistolet.  Wikaskokiseyien  s'était  acquis 
Tamitié  et  l'admiration  de  tout  le  monde.  Hélas  !  il  ne 
devait  pas  jouir  longtemps  de  ces  marques  de  distinction. 
Quelques  mois  après,  ce  même  pistolet  lui  donnait  la 
mort.  Pendant  une  réunion  dans  sa  loge,  on  examinait 
cette  arme,  qu'on  remuait  en  tous  sens,  sans  précaution. 


—  259  — 

Tout  à  coup  une  détonation  se  fait  entendre,  cl  le  clief 
des  Cris  est  frappé  mortellement,  à  la  grande  désolation 
de  tous. 

«  II  y  a  une  dizaine  d'années,  Abraham  Wikaskokisc- 
yien  avait  accompagné  le  P.  La  combe  à  Saint-Bouiface,  où, 
dans  la  cathédrale,  il  avait  reçu  le  sacrement  de  confir- 
mation des  mains  de  S.  Gr.  M^M'Archevêque.  » 


Sous  co  titre  :  les  Catholiques  de  Manitoba,  on  lit  dans 
l'Opinion  publique  du.  5  avril  1877  Particle  suivant,  extrait 
du  Métis,  journal  de  Saint -Boniface  : 

Dimanche  dernier,  un  grand  nombre  de  personnes  sont 
allées  à  rArchevêché  voir  les  cadeaux  destinés  à  Sa  Sainteté 
Pie  IX,  à  roccasion  de  ses  noces  d'or  comme  évêque.  Ces  ca- 
deaux étaient  exposés  dans  le  salon  et  consistent  en  une  ma- 
gnifique descente  de  lit,  en  peau  d'élan  noir,  fourrure  très- 
précieuse  et  très-rare  ;  en  un  petit  tapis  en  peau  de  loup,  en 
une  magnifique  paire  de  pantoufles,  une  superbe  paire  de 
gants  à  la  façon  du  pays,  et  un  équipage  d'un  missionnaire 
voyageant  dans  le  Nord.  Cet  équipage  est  certainement  ce  qu'il 
y  a  de  plus  intéressant  à  voir.  La  traîne  est  tirée  sur  un  fond 
blanc  cotonneux  par  trois  chiens  dont  l'attelage  est  un  miracle 
de  patience  ;  car  rien  n'y  manque.  La  traîne  porte  les  usten- 
siles de  cuisine,  la  hache  et  les  chaudières  ;  et  sur  le  côté,  les 
peaux  crues  se  relèvent  sous  un  lacet  serré  pour  couvrir  la 
charge,  qui  se  compose  de  la  literie  du  Missionnaire,  de  sa 
chapelle,  de  ses  pauvres  provisions  de  bouche  et  de  la  nour- 
riture de  ses  chiens. 

Ces  cassettes,  d'un  très-joli  dessin,  seront,  pour  cette  fois, 
remplies  de  pièces  d'or,  produit  do  la  quùto  qui  doit  se  faire 
à  Pâques  dans  toutes  les  églises  de  l'archidiocèso.  Derrière  la 
traîne,  et  tenant  la  corde,  s'avance  le  Missionnaire,  la  raquette 
aux  pieds,  le  fouet  ])lombé  à  longue  mèche  ;i  la  main,  les  reins 


—  260  — 

serrés  par  la  ceinture  fléchée,  le  maskmout  passé  dans  la  cein- 
ture, elle  capuchon  sur  les  yeux.  Ses  souliers  minuscules  et  ses 
mitaines  ont  soulevé  des  cris  d'admiration.  Tout  cet  attelage, 
conduit  ainsi  que  nous  venons  de  le  dire,  tient  dans  un  espace 
de  3  pieds  à  peine  sur  6  pouces  de  large.  Malgré  cela,  on 
aperçoit  dans  le  lointain  la  surface  blanche  et  polie  du  lac  des 
Esclaves  ;  puis,  plus  loin  encore,  à  l'autre  extrémité  de  cette 
mer  de  glace  et  de  froid,  s'élève  un  étendard  aux  couleurs  pa- 
pales sur  lequel  on  lit  l'inscription  suivante  : 

t 

ECCO 

OOUE  VIAGGIANO  1  HISSIONARI 

ne'    PAESI    DEL    NORTE    ESTREMO 

DEL    CANADA, 

PER    PORTAR    AI    SELVAGGII 

IL  VANGELO 

COLL    AMORE 

DEL    SANTISSIMO    PADRE. 

Les  fourrures,  les  attelages  des  chiens,  les  gants  et  les  sou- 
liers sont  jaunes  et  blancs,  c'est-à-dire  aux  couleurs  de  Sa  Sain- 
teté. 

Le  but  de  cet  envoi  n'est  pas  simplement  de  flatter  une  vaine 
curiosité,  mais  bien  surtout  de  montrer  à  Notre  Saint-Père  le 
Pape  dans  quel  équipage  voyagent  les  Missionnaires  du  Nord 
et  des  prairies  du  Nord-Ouest,  dans  les  longs  hivers  durant 
lesquels  ils  vont  porter  les  lumières  de  l'Evangile  d'une  tribu 
à  l'autre,  couchant  à  la  belle  étoile,  faisant  plusieurs  centaines 
de  milles  sans  rencontrer  âme  qui  vive,  et  exposés  à  toutes  les 
tertipêtes  qui  désolent  parfois  ces  immenses  solitudes  glacées. 

L'adresse  que  nous  publions  plus  bas  accompagne  le  cadeau 
de  fête  dont  nous  venons  de  parler.  Elle  est  signée  parle  clergé, 
les  communautés  religieuses  et  les  représentants  laïques  des 
différentes  nationalités  de  l'archidiocèse. 

Les  collections,  qui  doivent  se  terminer  à  Pâques,  seront  en- 
voyées en  leur  temps  et  compléteront  notre  cadeau  de  fête  à 
Notre  Très-Saint  et  Bien-Aimé  Père  Pie  IX. 


—  261  — 

ADRESSE 

Très-Saikt-Pîsre, 

Nous,  l'Archevêque  de  Saint-Boniface,  le  clergé  séculier  et 
régulier,  les  communautés  religieuses  et  tous  les  fidèles  de 
l'archidiocèse  de  Saint-Boniface,  au  Canada,  venons  aujour- 
d'hui, avec  joie  et  amour,  des  extrémités  de  l'Amérique  du 
Nord,  nous  prosterner,  avec  l'univers  catholique,  aux  pieds  de 
Votre  Sainteté,  pour  Lui  témoigner  notre  bonheur  de  voir  luire 
le  cinquantième  anniversaire  de  sa  consécration  épiscopale,  et 
Lui  offrir  en  cette  très-heureuse  circonstance  nos  respectueuses 
félicitations. 

De  quelle  singulière  et  admirable  protection,  ô  Très-Saint- 
Père,  la  providence  divine  ne  couvre-t-elle  pas  Votre  Per- 
sonne sacrée  !  C'est  là  pour  nous  un  motif  toujours  nouveau 
d'admiration,  d'encouragement  et  de  consolation  dans  ces 
temps  mauvais  où  nous  sommes.  Votre  Béatitude  a  déjà  vu 
depuis  plusieurs  années  briller  le  cinquantième  anniversaire 
de  son  sacerdoce  ;  il  y  a  trente  et  un  ans  que  votre  noble  front 
a  ceint  la  tiare  sacrée,  et  aujourd'hui  nous  est  donné  l'indicible 
bonheur  de  célébrer  avec  Vous  votre  élévation  semi-séculaire  à 
l'épiscopat.  Et  malgré  l'âge  patriarcal  où  Votre  Béatitude  est 
parvenue,  nous  Vous  trouvons  plus  de  force  et  de  santé.  Vous 
êtes,  ô  Très-Saint  Père,  le  plus  grand  bienfait  et  la  plus  grande 
consolation  que  la  providence  divine  ait  réservés  à  notre 
siècle.  Votre  héroïque  constance  au  milieu  de  tant  de  maux 
et  d'une  si  longue  captivité  fait  l'admiration  du  ciel  et  de  la 
terre. 

0  Très-Saint  Père,  si  l'expression  de  notre  sympathie  peut 
Vous  être  de  quelque  consolation,  soyez  persuadé  qu'il  y  a  ici, 
aux  extrémités  de  la  terre  habitable,  des  milliers  de  cœurs  qui 
sont  avec  Vous,  dans  votre  prison,  qui  souffrent  avec  Vous  et 
qui  protestent  de  toutes  leurs  forces  contre  les  persécutions  et 
les  spoliations  dont  Vous  êtes  la  victime  depuis  tant  d'années. 
Nous  rendons  grâces  à  Dieu  tous  les  jours  de  cette  admirable 
constance  et  de  la  forte  santé  que  le  ciel  Vous  continue  dans 
un  si  grand  âge. 


—  262  — 

Permettez-nous,  ô  Très-Saint  Père^  puisque  nous  en  avons 
une  si  belle  occasion,  de  donner  ici  publiquement  et  solennel- 
lement une  nouvelle  expression  de  nos  sentiments  d'entière  et 
parfaite  soumission  à  votre  suprême  juridiction  et  autorité. 
Nous  reconnaissons  en  votre  personne  sacrée  le  successeur  de 
Pierre,  le  vicaire  de  Jésus-Christ,  le  pasteur  de  tout  le  trou- 
peau, le  docteur  infaillible  ;  nous  adhérons  du  plus  intime  de 
notre  âme  et  volonté  à  votre  enseignement  ;  ce  que  Vous  avez 
défini  dans  vos  encycliques  et  votre  Syllabus,  ce  que  Vous  avez 
confirmé  au  saint  Concile  œcuménique  du  Vatican,  nous  l'em- 
brassons fidèlement  et  nous  le  croyons  fermement  ;  nous  nous 
attachons  à  Vous  et  nous  Vous  suivons, parce  que  nous  savons 
que  Vous  avez  les  paroles  de  la  vie  éternelle. 

Daigne  le  Dieu  tout-puissant,  par  la  Vierge  immaculée  que 
Vous  avez  tant  honorée,  par  le  glorieux  saint  Joseph  que  Vous 
avez  proclamé  patron  de  toute  TEglise,  par  les  saints  apôtres 
Pierre  et  Paul,  accorder  encore,  pour  le  bonheur  du  monde,  à 
Votre  Béatitude,  de  longs  jours,  afin  que  Vous  puissiez,  en  ré- 
compense de  tant  et  de  si  grandes  angoisses,  être  témoin  du 
triomphe  définitif  du  Saint-Siège. 

Veuille  Votre  Paternité  agréer,  en  cette  mémorable  circon- 
stance, le  très-humble  hommage  de  nos  vœux,  de  notre  filial 
attachement  et  de  nos  respectueuses  félicitations. 

Humblement  prosternés  aux  pieds  de  Votre  Sainteté,  nous 
implorons  tous  de  tout  cœur  la  faveur  de  la  bénédiction  apos- 
tolique. 


Jl3 

MISSIONS 

DE  LÀ  CONGREGATION 

DES  OBIATS  DE  MARIE  IMMACULÉE 


N°  59.  —  Septembre  1877. 


NOUVELLES  DIVERSES 

DES    MISSIONS    ÉTRANGÈRES 


CANADA. 

LETTRE   DU   R.    P.    TORTEL. 

Montréal,  Eglise  Saint-Pierre,  novembre  1876. 

Mon  révérend  et  bien  cher  père, 

Il  est  bien  temps  de  vous  transmettre,  pour  nos  An- 
nales, le  rapport  que  vous  avez  droit  d'attendre  sur  notre 
Maison  Saint-Pierre  de  Montréal  pour  l'année  1875-1876. 

La  grâce  du  Jubilé  a  provoqué  un  surcroît  de  travail 
extérieur,  et  le  zèle  seul  a  pu  soutenir  les  forces  de  nos 
Pères,  qui  se  sont  généreusement  dépensés  à  celle  mois- 
son extraordinaire.  Du  16  août  1875  au  2  novembre  1876, 
clôture  de  la  visite  locale  de  la  maison,  nous  comptons 
cent  vingt-deux  campagnes.  Tous  nos  Pères  sans  exception 
ont  dû  paraître  sur  les  tbécltres  du  combat  apostolique, 
dans  les  divers  diocèses  de  la  province  ecclésiastique  de 
Québec  et  dans  quelques  diocèses  des  Etats-Unis.  lis  ont 
été  reçus  partout  comme  les  envoyés  de  Dieu,  et  le  Jubilé 

T.   XV.  18 


-,  264  — 

s'est  fait  avec  un  entrain  admirable  dans  chacune  des 
paroisses  visitées  par  eux. 

Le  chiffre  mentionné  plus  haut  de  cent  vingt-deux 
campagnes  représente  des  travaux  de  genres  divers. 
Outre  les  retraites  ordinaires ,  nous  devons  signaler 
quatre  retraites  pastorales,  une  retraite  d'ordination,  au 
grand  séminaire  deTroy,  diocèse  d'Albany,  Etats-Unis; 
quinze  retraites  de  communautés  religieuses,  trois  de 
collège,  deux  de  pensionnat  et  de  couvent.  Entre  autres 
sermons  de  circonstance,  l'un  des  nôtres  a  eu  cette  iinnée 
à  donner  le  sermon  de  la  Saint-Jean-Baptiste,  fêle  natio- 
nale canadienne  qui  se  célèbre  tous  les  ans  à  Montréal 
avec  une  solennité  des  plus  grandes.  Le  service  religieux 
réunit  des  milliers  de  Canadiens  Français  dans  l'immense 
église  de  la  paroisse  Notre-Dame,  et  le  Révérend  Père 
Lefebvre,  avec  son  beau  timbre  de  voix,  a  pu,  sans  fatigue, 
faire  arriver  sa  parole  à  toute  cette  foule.  Son  sermon, 
dont  les  journaux  ont  reproduit  l'analyse  fidèle,  a  été 
goûté  par  le  clergé  et  par  les  fidèles,  bien  que  le  Mis- 
sionnaire n'ait  pas  fléchi  ni  biaisé  pour  dire  les  vérités 
que  comportaient  son  sujet  elles  circonstances. 

Le  travail  de  notre  église  s'est  continué  sans  incident 
qui  mérite  mention. 

Un  des  événements  de  l'année  a  été  îe  départ  d'un 
nouveau  genre  de  Missionnaires,  provoqué  par  le  zèle  et 
le  dévouement  du  Révérend  Père  Lacombe.  Cet  excellent 
Apôtre  du  Nord-Ouest  était  avec  nous  depuis  quelques 
mois  et  rêvait  sans  cesse  au  bien  et  au  progrès  de  ses 
chères  missions.  Invité  un  jour  à  parler  à  l'association 
de  rimmaculée-Conception,  il  accepte  et,  parlant  à  son 
auditoire  de  la  propagation  de  la  Foi  à  Manitoba,  lui 
révèle  un  projet  qu'il  travaillait  déjà  depuis  quelque 
temps,  c'est-à-dire  d'avoir  dans  ces  pays  lointains, 
outre  les  Pères,  les  religieuses,  qu'on  appelle  des  Filles 


—  265  — 

données  aux  missions.  Ces  ouvrières  nouvelles  partiraient 
pour  aider  les  Pères  el  les  Sœurs  de  charité  dans  les 
ditl'érents  postes  et  participeraient  ainsi  aux  tiavaux  si 
méritoires  qui  font  le  chemin  à  la  bonne  nouvelle.  Ce 
ne  serait  plus  cinquante-deux  sous  par  an  que  l'on  don- 
nerait en  aumône  à  la  propagation  de  }a  Foi  ;  on  y  met- 
trait son  talnnt,  sou  industrie,  sa  sanlé^  sa  vie. 

Ces  quelques  pensées  généreuses  semblaient  jetées  à 
l'aventure,  mais  elles  furent  pieusement  et  sagement  re- 
cueillies, el  par  un  si  grand  nombre,  nue  le  Révérend  Père 
fut  obligé  d'arrêter  Télan  pour  ne  pas  dépasser  ses  res- 
sources. Le  premier  envoi  comptait  douze  ou  treize  de 
ces  nouvelles  reoues  pour  les  missions  du  Nord-Ouest. 
Arrivées  à  Saint-Boniface,  chacune  d'elles  reçoit  l'assi- 
gnation de  SOI  poste,  qui  est,  pour  la  plupart,  à  des  cen- 
taines de  lieues  plus  loin.  Au  moment  du  départ,  notre 
R.  P.  Provinciaij  qui  avait  accompagné  le  R.  P.  Soullier 
àManitoba,  en  aperçoit  une  qui  a  les  larmes  aux  yeux. 
H  Vous  si  joyeuse  il  n'y  a  que  quelques  heures,  dit  le 
R.  P.  A^TOINE,  vous  voilà  maintenant  à  pleurer  ;  mais 
que  regrettez-vous  donc  ainsi?  Serait-ce  le  Canada?  — 
Non,  mon  Père,  je  ne  regrette  pas  le  pays.  —  Serait-ce 
vos  parents?  —  Non,  mon  Père,  je  ne  regrette  pas  mes 
parents  :  sur  ce  point, mon  sacrifice  est  fait.  — Quoi  donc? 
—  Ah!  mon  père,  ce  que  je  regrette,  c'est  ma  Congréga- 
tion, ce  sont  ses  belles  fêtes,  ses  belles  réunions  de 
chaque  dimanche,  que  je  ne  pourrai  plus  voir.  »  Kt  le 
Père,  tout  ému  de  pareils  sentiments,  l'encourage  pour- 
tant en  lui  rappelant  qu'elle  a  fait  son  sacrifice  pour 
Jésus  et  pour  Marie  Immaculée,  et  que  Jésus  et  Marie 
Immaculée  ne  se  laisseront  pas  vaincre  en  générosité. 

Le  missionnaire  des  Pieds  noirs  et  des  Cris  s'annonce  de 
nouveau  pour  janvier  prochain.  Il  est  probable  qu'il  aura 
à  délier  le?  cordons  de   sa  bourse   pour  uno   uouvello 


—  266  — 

caravane  ;  et  nous,  loin  de  gêner  en  rien  sa  propagande, 
nous  bénirons  Dieu  et  l'Immaculée  Mère  des  Oblats,  qui 
veut  bien  susciter  ces  nouveaux  instruments  de  sa 
miséricorde,  et  adoucir  ainsi  les  fatigues  et  le  martyre 
de  nos  frères  du  Nord-Ouest. 

Parmi  les  faits  intéressants  de  ma  chronique,  je  ne 
puis  m'empêclier  de  mentionner  que  nous  avons  eu  le 
bonheur  de  posséder  M»"^  Taché  pendant  cinq  ou  six 
semaines.  Le  digne  prélat  daignait  rehausser  de  sa  pré- 
sence et  de  son  concours  notre  fête  de  la  Toussaint.  Ce 
jour-là,  nous  avons  eu  M^'  l'Archevêque  à  l'autel  et 
le  R.  P.  SouLLiER  en  chaire;  c'est  vous  dire  que  la  solen- 
nité ne  laissait  rien  à  désirer  et  que  notre  bon  peuple  de 
Saint-Pierre  était  ravi. 

Convient-il  de  taire  ici  le  grand  événement  de  Tannée 
1876,  je  veux  dire  le  passage  du  R.  P.  Soullier  comme 
visiteur  de  la  province  du  Canada  ?  Sans  aucun  doute, 
d'autres  plumes  mieux  taillées  vous  parleront  plus  en  dé- 
tail de  ce  fait  qui  a  place  de  droit  dans  nos  Annales  ;  mais 
la  maison,  qui  a  été  pour  ainsi  dire  le  centre  des  opéra- 
tions de  la  Visite,  a  peut-être  le  droit  et  le  devoir  de  faire 
connaître  quelques-unes  de  ses  impressions,  ne  fût-ce  que 
comme  témoignage  de  la  gratitude  qui  remplit  tous  les 
cœurs.  Notre  R.  P.  Visiteur  est  arrivé  à  Saint-Pierre  le  20 
mai,  et  le  lendemain  21,  anniversaire  de  la  mort  du  fonda- 
teur, il  célébrait  sa  première  messe  dans  la  province.  La 
Providence  ne  nous  signifiait-elle  pas  par  cette  date  que 
l'esprit  de  notre  vénéré  et  bien-aimé  Père-Fondateur  ac- 
compagnait le  R.  P.  Soullier  comme  il  avait  accompagné 
les  autres  Visiteurs  extraordinaires  de  la  province  du 
Canada?  Nous  pouvons  en  compter  déjà  plusieurs  :  les 
RR.  PP.  Tempier,  Vincens  et  Vanderberghe  eux  aussi  nous 
ont  visités,  etla  visite  du  R.  P.  Soullier  est  la  continua- 
tion de  leur  œuvre  et  comme  un  brillant  anneau  de  cette 


—  267  — 

douce  chaîne  qui  nous  attache  plus  fortement  à  la  Con- 
grégation. Notre  bien-aimé  Père  Général,  à  plus  de  raille 
lieues  de  distance,  ne  nous  perd  pas  de  vue;  ses  fils 
d'outrc-raer  préoccupent  sa  tendresse  et  sa  sollicitude 
paternelle,  et  s'il  ne  nous  a  pas  été  donné  de  le  voir 
lui-même,  de  lui  témoigner  qu'en  Canada  aussi  on 
l'aime  et  on  le  vénère,  nous  avons  eu  au  moins  l'homme 
de  sa  droite,  qui  a  passé  au  milieu  de  nous  en  faisant  le 
bien.  La  parole  inspirée  seule  peut  traduire  fidèlement 
Ja  pensée  et  le  sentiment  de  tous  et  de  la  Maison  Saint- 
Pierre  en  particulier,  au  souvenir  de  cette  grâce  insigne  ; 
Benedictus  qui  venit  in  nornine  Domini,  disions-nous  à  l'ar- 
rivée; et  au  départ  chacun  chantait  à  l'envi  dans  son 
cœur  :  Benedictus  Dominus  Dcus  Israël  quia  visitavit  et  fecit 
redemptinnem  plebis  suce. 

Cette  œuvre,  inaugurée  sous  les  auspices  de  notre 
vénéré  Père  Fondateur,  et  par  l'exercice  des  qua- 
rante heures,  qui  commençaient  le  21  mai  à  Saint- 
Pierre,  s'est  accomplie  en  six  mois,  et  le  courage 
indomptable  de  notre  Père  Visiteur  peut  seul  expliquer 
comment  il  a  pu  suffire  à  la  besogne.  Il  a  fallu  parcourir 
des  distances  immenses,  atteindre  la  rivière  Rouge,  au 
moins  par  Saint-Boniface,  puis  toutes  les  extrémités  du 
Canada  les  unes  après  les  autres,  pour  visiter  les  rési- 
dences de  nos  missions  sauvages  :  le  Désert;  INIattawau, 
Témiscaming,  Betsiaraits  ;  et  à  chaque  poste  il  y  avait 
un  point  d'arrêt  pour  voir  hommes  et  choses.  Comme 
délassement  de  ces  courses  et  de  ces  fatigues,  qui  sont 
une  portion  du  calice  de  rApôlrc,  le  R.  P.  Visiteur  pré- 
sidait et  donnait  la  première  retraite  annuelle  de  !a  pro- 
vince, au  collège  d'Ottawa,  à  la  fin  d'août,  avant  l'ouver- 
ture des  classes  ;  puis,  pour  se  reposer,  il  présidait  et 
donnait  la  deuxième  retraite  de  la  province  à  Saint- 
Pierre  de  Montréal,  au  commencement  d'octobre.   C'est 


—  -268  — 

pendant  cette  dernière  retraite,  comme  aussi  pendant  la 
visite,  qu'est  apparu  devant  nous,  non  pas  l'Oblat  de  fan- 
taisie tel  que  le  font  les  illusions,  hélas!  si  nombreuses  et 
si  diverses  de  la  pauvre  nature  humaine,  mais  l'Oblat 
que  noire  vénéré  Père  Fondateur  avait  entrevu  dans  le 
cœur  de  Dieu  et  dont  la  sainte  Eglise  a  approuvé  le 
genre  de  vie  ;  non  pas  l'Oblat  qui  jouit  de  ses  attaches 
et  de  son  sens,  mais  l'Oblat  sérieux,  c'est-à-dire  victime 
aimante,  journalière  et  conslanledela  Règle.  Chaque  en- 
tretien de  cette  retraite  ajoutait  à  cette  physionomie  du 
vrai  Missionnaire  Oblal  de  Marie  Immaculée  un  nouveau 
trait  qui  nous  ravissait  tous.  Aussi  y  avait-il  une  sainte  im- 
patience et  une  faim  insatiable  de  ces  réunions  où  nous 
nous  délections  à  l'audition  de  la  parole  de  Dieu.  L'esprit 
y  puisait  des  convictions  plus  profondes,  le  cœur  s'y 
enflammait  de  sentiments  plus  vifs,  la  volonté  se  pénétrait 
d'élans  plus  généreux  et  la  conscience^  en  se  rassérénant, 
reprenait  son  empire  et  sa  délicatesse  religieuse.  L'Oblat 
ainsi  racheté  se  transformait  dans  le  respect,  l'affection, 
1©  dévouement  à  l'autorité  dans  la  Congrégation  ;  la 
physionomie  de  l'autorité,  elle  aussi,  à  tous  ses  degrés 
hiérarchiques  se  restaurait  dans  les  ûmes  avec  son  cachet 
de  fermeté  vigilante  et  suave,  comme  on  la  conçoit  dans 
le  cœur  d'un  Père.  Notre  prédicateur  avait  sans  doute, 
outre  le  trésor  de  la  doctrine,  celte  dignité  simple  de  la 
forme  qui  est  notre  cachet  distinctif  ;  mais  l'action  de 
Dieu  était  là  aussi  ;  une  page  de  Gury  lue  et  commentée 
avait  un  son  retentissant  jusqu'au  plus  intime  des  cou- 
sciences  et  devenait  le  sujet  des  plus  utiles  conférences. 
Puisse  cette  rédemption  faire  époque  dans  la  province  et 
dans  la  vie  de  chacun,  et  puissions-nous  tous,  par  notre 
fidélité  cordiale  à  cette  grâce  de  choix,  dire  le  vrai  merci 
qu'ont  droit  d'attendre  de  nous  notre  T.  R.  P.  Général 
et  son  bien  digne  délégué  !  Puisse  l'autorité  reconnaître 


—  269  — 

touiours  en  nous  des  fils  selon  son  cœur  1  II  me  semble 
avoir  montré  que  nous  ne  disions  pas  vainement  au 
départ  de  notre  U.  P.  Visiteur  :  Bcnediclus  Dominus  Deus 
Israël  guia  visitavit  et  fecit  redeniptionem  plebis  suce. 

Daignez,  excellent  Père,  agréer  mes  meilleurs  souhaits 
et  me  croire,  en  union  de  prières  surto'ut  au  saint  autel, 

Votre  humble  et  tout  ailectionné  IVèrc  en  N.  S. 
et  M.  I.  Ad.  Tortel,  g.  m.  i. 


LETTRÉ  DU  R.  P.  GRENIER  AU  T.-R.  P.  SUPERIEUR  GENERAL. 

Saint- Sauveur  de  Québec,  25  novembre  1876. 
Très-révérend  et  bien  aimé  père, 

Pour  éviter  des  redites,  je  ne  vous  parlerai  pas  dans 
ce  rapport,  comme  dans  ceux  des  années  précédente?, 
de  nos  diverses  retraites  d'enfants,  de  demoiselles,  de 
jeunes  gens,  de  pères  et  de  mères  de  famille.  Elles  ont, 
grâce  à  Dieu,  produit  les  mêmes  fruits  de  salut  et  de 
bénédiction.  Toutefois,  cette  année,  nous  ne  nous  sommes 
pas  contentés  de  procurer  les  exercices  spirituels  aux 
demoiselles  et  aux  dames  qui  appartiennent  aux  Sociétés 
des  Enfants  de  Marie  et  de  la  Sainte-Famille  ;  nous  les 
avons  donnés  aussi  à  celles  qui  n'appartiennent  pas  à  ces 
deux  confréries.  Elles  étaient  à  peu  près  au  nombre  de 
i  300  à  l  500.  Nous  avons  eu  le  bonheur  de  les  voir  ap- 
procher toutes  de  la  sainte  Table,  soit  à  la  communion 
générale,  soit  dans  les  jours  précédents. 

L'hiver  de  1875-1876,  à  raison  de  la  crise  commerciale, 
fera  longtemps  parler  de  lui.  Nos  pauvres  gens,  c'est-à- 
dire  les  trois  quarts  de  notre  paroisse,  ont  eu  sans  doute 
beaucoup  à  soufiVir,  mais  il  est  juste  de  dire  que  la  cha- 
rité a  été  plus  grande  encore  que  de  coutume  dans  tous 


—  270  — 

les  rangs  de  la  société.  Notre  lieutenant-gouverneur  de 
la  province  de  Québec  a  disposé  en  faveur  des  pauvres 
du  montant  destiné  au  bal  qu'il  donne  annuellement  à 
cette  époque  et  qui  est  de  10  000  francs.  Le  maire  de  la 
cité  a  suivi  son  exemple  et  remis  au  fonds  des  pauvres 
les  2  000  francs  du  dîner  qu'il  donne  à  nos  édiles  à  la 
même  époque.  Les  bonnes  Religieuses  Ursulines  ont 
envoyé,  à  plusieurs  reprises,  leurs  pensionnaires  distri- 
buer leurs  petites  épargnes  dans  les  familles  les  plus 
indigentes.  De  notre  côté,  nous  avons  fait  appel  aux  pa- 
roisses des  environs  ;  elles  y  ont  répondu  généreuse- 
ment. Les  unes  ont  envoyé  de  Targent,  les  autres  des  pro- 
visions|de  bouche  et  les  autres  des  chargements  de  bois  de 
chauffage.  Nos  pauvres  gens,  par  leur  bonne  conduite 
et  leur  résignation  chrétienne,  ont  excité  la  sympathie 
de  tout  le  monde. 

Le  14  février,  un  jeune  Anglais  est  venu  abjurer  les 
erreurs  du  protestantisme  dans  notre  chapelle  intérieure. 
Ça  n'a  pas  été  l'effet  d'un  enthousiasme  passager;  il  y 
songeait  depuis  longtemps.  C'est  sur  les  bancs  d'un  col- 
lège de  France,  de  Douai,  si  je  ne  me  trompe,  que  la  vé- 
rité a  commencé  à  se  faire  jour  dans  son  esprit.  De 
retour  dans  sa  famille,  il  voulut  obéir  à  sa  conscience  et 
embrasser  la  religion  catholique  ;  mais  ses  parents  s'y 
opposèrent,  sans  doute  au  nom  de  la  liberté  de  conscience 
et  du  libre  examen.  Pour  mettre  son  projet  à  exécution, 
il  résolut  de  se  soustraire  à  leur  domination  tyrannique 
et  partit  pour  le  Canada.  La  fortune  ne  lui  sourit  pas. 
Une  goélette,  sur  laquelle  il  avait  mis  tout  son  avoir,  fit 
naufrage,  et  ce  fut  à  grand'peine  qu'il  réussit  à  échap- 
per à  la  mort.  Ruiné  et  dépouillé  de  tout,  il  se  mit  en 
service  et  prit  la  première  place  qu'il  rencontra  ;  c'était 
chez  un  protestant.  Dans  le  calme  de  sa  nouvelle  posi- 
tion, il  se  mit  à  réfléchir  sur  les  vicissitudes  de  la  vie  et 


—  271  — 

résolut  d'accomplir  au  plus  tôt  le  projet  que  le  bou  Dieu 
lui  avait  inspiré  depuis  longtemps  et  pour  lequel  il  avait 
tout  quitté  :  parents  et  patrie.  Il  fit,  sur  ces  entrefaites, 
la  rencontre  du  R.  P.  D.uf ,  qui  s'assura,  au  bout  de  quel- 
ques semaines,  qu'il  connaissait  bien  son  catéchisme 
et  les  obligations  qu'il  allait  contracter,  et  eut  le 
bonheur  de  l'admettre  le  14  février  dans  le  sein  de 
l'Eglise. 

Le  19  mars  est  la  fête  patronale  do  notre  Société  de 
Saint-Joseph.  Elle  a  voulu  la  célébrer  avec  encore  plus 
de  pompe  et  d'éclat  que  les  années  précédentes.  Le  lieu- 
tenant gouverneur  avec  sa  famille  et  deux  de  ses  mi- 
nistres nous  ont  fait  l'honneur  d'y  assister.  Notre  église 
avait  été  magnifiquement  ornée  pour  la  circonstance. 
Trois  faisceaux  de  banderolles  aux  couleurs  nationales 
(bleu,  blanc,  rouge)  pendaient  gracieusement  de  la  voûte, 
tous  les  autels  étaient  éblouissants  do  fleurs  et  de  lu- 
mières. Un  chœur  composé  des  plus  habiles  artistes  de 
Saint-Roch  et  de  Saint-Sauveur  a  chanté  admira- 
blement une  messe  de  Lambillotte.  Le  R.  P.  Vignon, 
supérieur  des  jésuites  de  Québec,  a  bien  voulu  donner  le 
sermon  de  circonstance,  qui  a  été  bien  goûté.  Je  ne  dois 
pas  manquer  de  mentionner  qu'outre  l'orgue,  nous 
avions  un  corps  de  musiciens  organisé  par  la  Société  et 
qui  a  fait  ses  débuts  en  ce  jour.  Au  dire  de  tout  le 
monde,  il  s'est  fort  bien  tiré  d'afiaire. 

Tout,  en  un  mot,  a  contribué  à  donner  une  solennité 
inaccoutumée  à  notre  fête,  à  l'exception  du  temps.  Il  est 
d'usage  que  la  Société  aille,  en  corps,  saluer  le  président 
avant  la  messe  et  l'amène,  en  l'escortant,  jusqu'à  l'église. 
Nos  musiciens  devaient  être  de  la  partie,  celte  année,  et 
faire  entendre,  à  cette  occasion,  leurs  joyeuses  fanfares. 
Mais  ils  avaient  compté  sans  la  température;  il  faisait  un 
véritable  froid  de  Sibérie,  de  sorte  qu'ils  n'ont  pu  se 


272  

servir  de  leurs  instruments.  Malgré  ce  contre-temps,  la 
fête,  dans  son  ensemble,  a  été  magnifique,  et  tout  le 
monde  est  retourné  heureux  dans  sa  famille.  Après 
l'office ,  Son  Excellence ,  avec  sa  famille  et  ses  mi- 
nistres, a  passé  quelques  instants  au  salon.  Ces  Messieurs 
se  sont  montrés  de  la  plus  grande  urbanité  envers  nous 
et  les  principaux  officiers  de  notre  Société,  qui  sont  venus 
leur  présenter  leurs  hommages  et  les  remercier  de  l'hon- 
neur qu'ils  avaient  bien  voulu  leur  accorder. 

Une  chose  qui  doit  donner  plus  de  prix  encore  à  cette 
condescendance  de  notre  bon  gouverneur,  c'est  que 
la  petite  vérole  faisait  toujours  quelques  victimes,  et 
que  notre  localité,  bien  à  tort  je  le  pense,  n'a  pas  la 
réputation  d'être  la  plus  saine.  De  plus,  nos  paroissiens 
ne  sont  pas  forts  sur  les  précautions  recommandées 
par  l'hj'giène;  à  peine  convalescents,  la  figure  toute  vio- 
lacée et  à  peine  dépouillée  des  croûtes  qu'engendre 
cette  affreuse  maladie,  ils  ne  craignent  pas  de  venir  à  l'é- 
glise. Il  fallait  donc  plus  que  de  la  bonne  volonté  de  la 
part  de  Son  Excellence  pour  venir  assister  à  notre  fête. 
Nos  pauvres  gens  lui  en  ont  su  gré,  comme  on  pouvait  le 
voir  sur  leurs  visages  quand  ils  l'attendaient  autour  de  sa 
voiture  et  des  deux  côtés  de  la  rue.  J&  regrette  d'avoir  à 
dire  maintenant  que  notre  bon  gouverneur  a  été  assez 
sérieusement  indisposé,  ces  jours  derniers,  pour  ne  pou- 
voir pas  ouvrir  le  Parlement  en  personne,  et  qu'il  a  fallu 
nommer  un  administrateur  pro  tempore.  Les  dernières 
nouvelles  nous  font  espérer  que  sa  santé  se  rétablira  et 
qu'il  pourra  continuer  de  remplir  ses  fonctions  jusqu'au 
mois  de  février  1878,  leur  terme  légal  d'après  notre  con- 
stitution. 

Notre  printemps  a  été  des  plus  rigoureux,  de  sorte 
que  le  pont  de  glace  qui  entrave  la  navigation  du  Saint- 
Laurent  n'est  parti  que  le  6  ou  7  mai.   Quelques  jours 


—  273  — 

après,  nous  avions  le  plaisir  de  voir  arriver  au  milieu  de 
nous  le  R.  P.  Lacombk,  envoyé  en  mission  extraordinaire 
par  M6'  Taché,  pour  établir  un  courant  d'émigration  ca- 
tholique vers  la  rivière  Rouge.  Ce  point  est  de  la  dernière 
importance  pour  cette  province,  qui  ne  s'est,  pour  ainsi 
dire,  jusqu'à  présent,  recrutée  que  des  tîléments  étrangers 
à  notre  langue  et  à  notre  Foi,  que  lui  fournissent,  non-seu- 
lement la  province  limitrophe  d'Ontario,  mais  encore  la 
loinlaineIslande,voiremême]a  asainteet  orthodoxe  »  Rus- 
sie. Ce  cher  Père  a  bien  débuté,  car,  quelques  jours  après, 
nous  apprenions  qu'une  centaine  de  familles  canadiennes 
se  dirigeaient  des  États-Unis  vers  Manitoba.  Encore  une 
fois,  ce  n'est  pas  un  petit  service  qu'il  rend  au  pays  et  à 
la  religion. 

Une  autre  visite,  je  ne  dirai  pas  imprévue,  mais  plus 
extraordinaire,  nous  attendait  quelques  jours  après.  Le 
R.  P.  SouLLiER,  que  vous  avez  bien  voulu  nommer  visi- 
teur de  la  province  du  Canada,  accompagné  du  R.  P.  Pro- 
vincial, nous  arrivait  le  25,  jour  de  l'Ascension.  Nous 
étions  à  la  fin  de  la  retraite  de  la  Sainte  Famille.  Il  eut 
la  bonté  de  dire,  le  lendemain,  la  messe  de  communion, 
et,  le  soir,  de  présider  à  la  réception  d'ime  centaine  de 
postulantes.  Après  avoir  été  présenter  ses  hommages  à 
W  l'Archevêque  et  aux  principaux  membres  du  clergé, 
il  nous  quittait,  dès  le  soir  même,  en  nous  annon- 
çant qu'il  ne  ferait  sa  visite  oilicielle  qu'à  son  retour  de 
Manitoba. 

Dans  une  de  ces  courtes  récréations  que  nous  eûmes  le 
bonheur  de  passer  ensemble,  il  m'arriva  de  dire,  en 
voyant  la  grande  sécheresse  qui  régnait  depuis  longtemps 
et  la  violence  du  vent  qui  soufflait  :  Voilà  un  temps 
pour  les  incendies.  «Quelle  drùle  d'idée,  me  dit-il,  quel 
rapport  peut-il  y  avoir  entre  lo  tumps  et  les  incendies?  — 
Pour  peu  que  vous  restiez  dans  le  pays,  vous  le  compreu- 


—  274  — 

drez,  »  lui  répondîmes-nous.  Il  n'a  eu  que  trop,  cet  été, 
roccasion  de  vérifier  Texactitude  de  la  prévision  :  la  petite 
ville  de  Saint-Jean  a  été  presque  entièrement  détruite;  la 
ville  épiscopale  de  Saint-Hyacinthe,  dans  un  premier  feu, 
a  perdu  six  cents  maisons  sur  sept  cents,  et  vingt  dans 
un  deuxième.  A  la  pointe  Lévis,  qui  est  en  face  de  Québec, 
il  y  a  eu  cinq  ou  six  incendies  plus  ou  moins  considé- 
rables. Le  premier  de  la  saison,  et  un  des  plus  désas- 
treux, a  eu  lieu  à  nos  portes,  pour  ainsi  dire,  dans  un  l'au- 
bourg  voisin  du  nôtre.  Le  feu  a  pris  naissance  à  l'extrémité 
ouest  et  s'est  rendu  presque  en  droite  ligne  jusqu'aux 
remparts,  dévorant  tout  sur  son  passage,  depuis  trois 
heures  précises  du  matin  jusqu'à  sept  heures  du  soir; 
il  n'a  épargné  que  l'Asile  du  Bon  Pasteur,  qui  est 
resté  debout  au  milieu  des  ruines  fumantes  de  quatre 
cent  onze  maisons.  Les  flammes,  poussées  par  un  vent 
violent,  avançaient  avec  tant  de  rapidité,  malgrélesefïorts 
héroïques  de  nos  pompiers,  que  les  pauvres  incendiés  n'ont 
presque  rien  pu  sauver.  Heureusement  que  c'était  au  début 
de  la  belle  saison,  le  30  mai,  et  à  une  époque  de  travail. 
Grâce  à  la  collecte  qui  a  été  faite  dans  toute  la  ville  et  aux 
édifices  publics  qui  ont  été  mis  à  leur  disposition,  les  victi- 
mes, quoique  au  nombre  de  cinq  à  six  mille,  n'ont  pas  eu 
trop  à  souffrir  sous  le  rapport  du  logement  et  de  la  nour- 
riture; du  moins  le  nécessaire  ne  leur  a  pas  manqué. 
C'était,  jour  pour  jour,  l'anniversaire  d'un  autre  incendie, 
qui  avait  déjà  détruit  ce  faubourg  vingt  ans  aupara- 
vant. 

C'est  le  triste  sort  auquel  doivent  s'attendre  vos  enfants 
de  Québec  dans  un  avenir  plus  ou  moins  rapproché,  au 
milieu  des  milliers  de  bâtisses  en  bois  qui  se  touchent 
presque  partout,  ou  qui  ne  sont  séparées  que  par  des 
rues  de  30  à  36  pieds  de  largeur. 

Cependant,  à  quelque  chose  malheur  est  bon,  dit  le 


—  273  — 

proverbe.  Notre  municipalité  a  profité  de  la  leçon  pour 
faire  creuser  de  vastes  citernes,  disséminées  de  2  000  pieds 
en  2  000  pieds,  sur  toute  l'étendue  de  noire  paroisse.  On 
s'en  est  déjà  bien  trouvé  :  Une  maison,  où  le  feu  avait 
pris  pendant  que  tous  les  bommes  étaient  à  la  grand'- 
messe,  en  a  été  quitte  pour  quelques  dégâts  insignifiants. 
Sans  la  citerne  du  voisinage,  vu  la  forte  brise  qui  régnait, 
on  ne  sait  où  le  feu  se  serait  arrêté,  et,  probablement, 
on  aurait  eu  à  déplorer  une  catastrophe  aussi  considé- 
rable qu'en  i866.  Nous  avons  une  de  ces  citernes  à  une 
vingtaine  de  pas  du  presbytère,  et  notre  Père  économe  en 
a  fait  creuser  deux  dans  le  jardin  ;  de  sorte  que,  sauf  le  cas 
d'un  embrasement  général,  nous  avons  quelque  chance 
d'échapper  au  danger  qui  nous  menace. 

Quelques  jours  après  le  départ  du  R.  P.  Visiteur, 
M^'  Fahre,  alors  coadjutcur  de  Montréal,  nous  faisait 
l'honneur  d'accepter  notre  hospitalité.  Le  lendemain,  qui 
était  un  dimanche,  SaGrantleur  a  bien  voulu  adresser  la 
parole,  une  première  fois  aux  petites  filles  du  couvent,  une 
deuxième  à  la  Congrégation  des  jeunes  gens  et  une  troi- 
sième à  la  paroisse.  Le  soir,  Elle  nous  quittait  pour  aller 
prêcher  au  mois  de  Marie  de  la  cathédrale  ;  c'est  bien  le 
cas  de  dire  ti^ansiit  benefaciendo. 

Le  3  août,  le  H.  P.  Visiteur  nous  arrivait  de  nouveau, 
cette  fois  pour  faire  la  visite  régulière  de  la  maison.  11  a 
été  à  même  de  voir  que  nous  ne  sommes  pas  toujours 
dans  les  frimas,  et  que,  sous  le  rapport  de  l'intensité  de 
la  chaleur,  si  ce  n'est  sous  celui  de  la  durée,  nous  n'a- 
vons rien  à  envier  à  la  France.  Laissant  de  côté  les  ré- 
sultats religieux,  je  vous  dirai  qu'au  point  de  vue  matériel 
sa  visite  a  tranché  deux  difficultés  qui  partageaient  nos 
esprits.  La  première  avait  trait  à  la  construction  d'une 
salle  d'asile  pour  les  petits  enfants  de  sept  ans  et  au-des- 
sous. Les  uns  la  voulaient  avec  ardeur  et  les  autres  ne 


—  276  — 

s'en  souciaient  guère.  Le  R.  Père  a  décidé  que  c'était  le 
complément  nécessaire  de  notre  paroisse. 

La  deuxième  était  au  sujet  d'une  chapelle  de  congré- 
gation. Depuis  longtemps  nous  étions  indécis  sur  le  choix 
du  site  :  les  uns  la  voulaient  sur  le  terrain  adjacent  à 
l'école  des  Frères;  d'autres  la  voulaient  dans  une  direc- 
tion opposée,  sur  le  terrain  de  notre  futur  asile;  d'autres 
ailleurs.  Nous  avions  bien  pensé  à  la  mettre  dans  notre 
sacristie  supérieure,  et,  bien  des  fois,  nous  avions  re- 
gretté qu'après  l'incendie  de  1866  on  n'eût  pas  suivi 
l'idée  du  R.  P.  Vandenberghe,  qui  voulait  bâtir  la  sacristie 
d'une  rue  à  l'autre.  Mais,  à  la  vue  des  embarras  et  des 
dépenses  qu'entraînerait  la  modification  de  l'état  de 
choses  actuel,  nous  nous  étions  demandé  s'il  ne  valait  pas 
mieux  bâtir  sur  un  terrain  où  nous  aurions  nos  coudées 
franches  et  où  nous  ne  serions  gênés  par  aucune  construc- 
tion déjà  existante.  Le  R.  P.  "Visiteur  a  fait  disparaître 
toutes  nos  hésitations  en  nous  faisant  comprendre  que 
ce  dernier  parti  serait  bien  plus  dispendieux,  moins  avan- 
tageux au  point  de  vue  de  l'unité  d'action  et  de  la  con- 
centration de  la  paroisse,  et,  en  même  temps,  bien  incom- 
mode pour  le  Père  qui  en  serait  chargé.  Il  a  donc  été 
décidé,  à  l'unanimité  du  conseil,  auquel  prenait  part  le 
R.  P.  Provincial,  que  la  chapelle  serait  au-dessus  de 
la  sacristie,  qui  sera  allongée  des  deux  côtés,  de  ma- 
nière à  nous  donner  une  longueur  de  100  pieds.  On 
élèvera  les  murs  et  on  disposera  le  toit,  qui  a  besoin  d'être 
refait,  de  manière  à  donner  à  la  chapelle  une  cinquan- 
taine de  pieds  de  hauteur,  et  à  recevoir  un  petit  clocher 
d'une  soixantaine  de  pieds.  D'après  les  calculs  de  l'archi- 
tecte, elle  pourra  contenir  mille  personnes.  Elle  sera  sous 
le  vocable  de  Notre-Dame  de  Lourdes,  pour  laquelle  nos 
gens  ont  une  grande  dévotion. 

D'après  le  plan  du  R.  P.  Visiteur  nous  ne  serons  nulle- 


—  277  — 

ment  embarrassés  de  noire  grande  sacriptie.  Elle  se 
trouvera  partagée  naluroUeuienlen  trois  comparliments, 
séparés  par  des  cloisons  vitrées  ou  simplement  à  jour,  si 
l'on  veut.  Le  premier  servira  pour  les  enregistrements  et 
la  comptabilité  ;  le  deuxième,  au  centre,  pour  le  vestiaire, 
elle  troisième  pour  la  pénilencerie  ou  le.s  confessionnaux. 

Gomme  nous  nous  ressentons  toujours  delà  ciise  com- 
merciale, et  que  la  dépense  sera  un  peu  forte  pour  nos 
moyens  actuels,  nous  nous  proposons  de  faire  l'an  pro- 
chain une  loterie,  qui,  si  elle  n'est  pas  trop  entravée  par 
d'autres  œuvres  analogues,  nous  donnera  un  résultat 
beaucoup  plus  considérable  qu'un  bazar.  Déjà  nous  avons 
eu  occasion  de  sonder  l'opinion,  et,  partout,  notre  projet 
a  rencontré  la  plus  grande  sympathie.  Les  uns  nous  offrent 
des  lots;  par  exemple  :  une  voiture  d'été,  une  voiture 
d'hiver,  une  montre  en  or,  un  moulin  à  battre  le  grain,  uu 
emplacement  à  bûlir;  les  autres  oflVent  des  matériaux. 
Un  seul  offre  75  toises  de  pierres,  un  autre  vingt-cinq 
mille  briques,  un  autre  des  fournées  de  chaux,  d'autres 
des  châssis,  des  portes;  d'autres  enfin  du  bois  de  con- 
struction tout  scié,  prêt  à    être    posé Mais   aussi, 

il  faut  le  dire,  leur  générosité  est  bien  stimulée  par 
le  R.  P.  Dazé,  qui  ne  ménage  ni  ses  pas  ni  ses  dé- 
marches. 

Après  la  visite  de  notre  maison,  le  R.  P.  Soullier  est 
parti  avec  le  R.  P.  Provincial  pour  la  mission  sauvage  de 
lietsiamits,  où  j'ai  eu  le  bonheur  de  les  accompagner. 
Comme  j'ai  vu  dans  un  des  numéros  des  Annales  que  le 
R.  P.  Visiteur  doit  faire  plus  tard  le  récit  de  ses  voyages, 
je  me  dispenserai  d'en  parler. 

Le  13  août,  W  l'Archevêque  avait  la  bonté  de  venir 
bénir  une  cloche  de  2  000  livres  qui,  avec  tous  les  frais 
de  fonderie,  transport,  assurance  et  placement,  nous 
revient  à  neuf  cent  soixante  et  dix  piastres.  Elle  com- 


—  278  — 

plète  notre  carillon.  Grâce  au  zèle  entreprenant  et  infa- 
tigable du  R.  P.  Dazé^  elle  se  trouve  payée,  moins 
une  trentaine  de  piastres  qui,  j'ai  lieu  de  l'espérer,  nous 
seront  apportées  avant  la  fin  de  l'année.  Sa  Grâce  a 
fait  le  sermon  de  circonstance. 

Le  26,  nous  commencions  un  bazar  qui  a  duré  une  di- 
zaine de  jours.  Il  était  destiné  à  couvrir  les  frais  des  stalles 
de  notre  église,  que  nous  avons  commandées  cet  hiver 
pour  donner  un  peu  d'ouvrage  à  nos  pauvres  ouvriers. 
Malgré  la  dureté  des  temps,  nos  Dames  directrices  se  sont 
mises  à  l'œuvre  avec  un  courage  indomptable.  Le  bon 
Dieu  a  béni  leurs  efforts  et  les  sacrifices  considérables  de 
plusieurs  d'entre  elles.  Grâce  à  un  temps  exceptionnelle- 
ment beau,  notre  bazar  a  reçu  la  visite  d'un  grand  nombre 
d'acheteurs  ;  de  sorte  qu'il  a  réalisé  dix-huit  cents  piastres. 
Ce  résultat  a  surpris  tout  le  monde  et  nous-mêmes  les 
premiers;  car,  en  commençant,  nous  ne  comptions  pas 
sur  plus  de  cinq  à  six  cents  piastres.  Nos  espérances  ne 
s'élevaient  pas  au  chitire  de  mille  ;  lequel  chiffre,  dans 
les  circonstances  actuelles,  nous  paraissait  fabuleux. 

Dans  mes  précédents  rapports,  je  vous  ai  parlé  souvent, 
mon  très-révéreud  Père,  de  nos  craintes  et  de  nos  espé- 
rances au  sujet  du  tracé  du  chemin  de  fer  qui  doit  tra- 
verser notre  paroisse  et  nous  relier  avec  Montréal, 
Ottawa  et  le  Pacifique  canadien.  Ce  tracé  est  définitive- 
ment adopté.  Nous  avons  obtenu,  à  peu  près,  tout  ce  que 
nous  désirions,  et,  depuis  quelques  semaines,  la  vapeur 
réveille  de  ses  sifflements  aigus  les  échos  de  notre  vallée. 

Le  12  novembre,  nous  avions  le  bonheur  de  posséder 
quelques  instants  au  milieu  de  nous  M^"^  Taché,  que  les 
affaires  de  son  diocèse  avaient  appelé  en  Canada. 

La  matinée  du  14  nous  ménageait  une  autre  surprise  bien 
agréable  :  l'apparition,  c'est  bien  le  mot,  du  R.  P. Laçasse 
que  nous  croyions  tous  êtreeuhivernementchezlesEsqui- 


—  279  — 
maux,  dans  les  profondeurs  de  la  baie  d'Hungava. 
Le  cher  Père  arrivait  de  Montréal,  où  il  s'était  rendu 
directement  pour  voir  le  R,  P.  Visiteur.  Il  n'a  pu  nous 
accorder  que  cinq  minutes,  le  temps  de  nous  donner  l'ac- 
colade fraternelle  et  de  nous  dire  bonjour  et  adieu;  il  lui 
fallait  profiter  du  dernier  steainboat  de  la  saison,  sous 
peine  de  faire  de  grandes  dépenses  et  d'arriver  on  ne 
sait  quand  à  Betsiamits.  Il  était  sept  heures  vingt  mi- 
nutes, et  à  huit  heures  le  bateau,  qui  était  à  une  demi- 
lieue,  devait  quitter  le  port.  Nous  avons  eu  le  temps 
néanmoins  de  constater  que  le  bon  Père,  à  en  juger  par 
les  apparences,  n'avait  pas  trop  souffert  de  la  cuisine 
des  Esquimaux. 

Il  ne  me  reste  plus  maintenant  à  mentionner  qu'un 
seul  fait  dont  j'aurais  dû  vous  parler  plus  tôt,  c'est  le  re- 
censement de  notre  paroisse.  Nous  l'avons  fait  à  la  fin  de 
septembre  et  nous  avons  constaté  que  le  nombre  des 
familles  était  de  2  334  donnant  7  905  communiants  et 
40  973  âmes,  ou  eu  chiffres  ronds^  en  y  comprenant  les 
navigateurs  et  les  jeunes  gens  partis  pour  les  chantiers, 
une  population  de  plus  de  11000  âmes  et  de  plus  de 
8000  communiants. 

Avec  toutes  nos  congrégations  et  les  œuvres  qui 
se  rattachent  à  une  si  vaste  paroisse,  vous  pouvez  juger 
facilement  que  l'ouvrage  ne  nous  manque  pas  et  qu'il  y 
en  aurait  même  assez  pour  occuper  six  Pères. 

Veuillez  bien,  Très-Révérend  et  bien-aimé  Père,agréer 
ce  récit  tel  qu'il  est,  et  bénir  tous  vos  enfants  de  Québec, 
en  particulier, 

Votre  très-obéissant  et  dévoué  fils  en  N.-S.  et  M.  I. 

Grenier,  o.  m.  i. 

P.  S.  Je  ne  vous  ai  i  ien  dit  de  nos  bons  frères  Gagnon 
et  Laporte.  Je  dois  leur  rendre  le  témoignage  qu'ils  ne 

T.  XV.  19 


—  280  — 

s'épargnent  pas  et  partagent  généreusement  nos  veilles 
les  jours  de  concours;  ils  nous  rendent  de  grands  ser- 
vices, et  ne  contribuent  pas  peu,  par  leur  zèle,  à  dé- 
corer notre  église  et  à  relever  la  pompe  de  nos  offices. 


MANITOBA. 

LETTRE   DU  R.    P.    CAMPER   AU  RÉVÉREND  PERE  MARTINET, 
Saint-Laurent  (lac  Manltoba),  le  12  avril  \81Q. 
RÉVÉREND   ET   BIEN    CUER   PÈRE, 

L'année  jubilaire  1875  comptera  pour  Saint-Laurent 
comme  une  année  de  bénédictions  toutes  spéciales.  La 
retraite  prccliée  par  le  R.  P.  Supérieur  de  Sainte-Marie 
de-Winipeg  a  opéré  un  grand  bien.  Elle  commença  le 
19  septembre,  fête  de  N.-D.  des  Sepi-Douleurs,  pour  se 
terminer  le  dimanche  suivant,  26.  Deux  fois  par  jour,  les 
fidèles  se  rassemblaient  pour  implorer  les  miséricordes 
divines  et  entendre  prêcher  les  grandes  vérités  du  salut. 
Le  matin,  à  neuf  heures,  la  grand'messe  était  suivie 
d'une  instruction  ;  à  trois  heures  de  l'après-midi,  il  y  avait 
chant  d'un  cantique,  récitation  du  chapelet,  puis  une  se- 
conde instruction;  avertis  quelques  semaines  d'avance, 
tous  se  firent  un  devoir  d'assister  ù  chacun  de  ces  exer- 
cices. Les  habitants  de  la  Pointc-de-Chênes,  eux-mêmes, 
demeurant  à  six  ou  sept  milles  de  la  mission,  se  seraient 
reprochés  d'en  manquer  un  seul.  Deux  fois  par  jour  la 
nouvelle  chapelle  se  remplissait  comme  les  jours  de  di- 
manche et  de  grandes  fêles.  Nous  étions  loin  de  nous 
attendre  à  un  concours  si  nombreux.  Pauvres,  vivant  au 
jour  le  jour  de  pêche  ou  de  chasse,  la  plupart  avaient  un 
véritable  sacrifice  à  faire;  mais  ils  préféraient  s'exposer 
au  jeûne  que  de  laisser  échapper  une  si  belle  occasion 


—  281  — 

d'entendre  la  parole  de  Dieu  annoncde  par  un  vënorable 
Missionnaire,  l'apôtre  des  Cris  et  des  Pieds  noirs.  Dieu 
bénit  leur  bonne  volonté.  Le  temps  fut  magnifique  pen- 
dant toute  la  semaine. 

Les  exercices,  suivis  d'une  retraite,  étaient,  pour  les  ba- 
bitants  du  Lac,  chose  toute  nouvelle.  Ifs  y  prirent  goût. 
Quelques-uns  d'entre  eux  connaissaient  déj.^  le  R.  P.  La- 
combe,  et  la  plupart  avaient  entendu  parler  de  lui  comme 
d'un  Missionnaire  très-versé  dans  la  langue  crise,  et  très- 
zélé  pour  le  salut  des  Times  les  plus  abandonnées.  Il  n'en 
fallait  pas  davantage  pour  lui  gagner  leur  atloction  et  les 
rendre  avides  do  l'entendre.  Chacune  de  ses  instructions, 
faites  dans  cotte  langue,  qu'un  grand  nombre  parlent  et 
que  tous  comprennent,  fut  écoutée  avec  la  plus  religieuse 
attention.  Tonibant  dans  des  cœurs  bien  préparés,  cette 
semence  de  la  parole  divine  ne  pouvait  manquer  de  pro- 
duire d'heureux  fruits  de  salul.  Les  bons  s'animèrent 
d'un  nouveau  zèle  pour  le  bien.  Plusieurs  qui,  par  suite 
de  difticultés,  de  gène  ou  d'indifférence,  négligeaient 
leurs  devoirs  depuis  deux  à  trois  ans,  jugèrent  l'occasion 
favorable  pour  se  réconcilier  avec  Dieu.  Et  quelques- 
uns  môme,  qui  menaient  une  vie  scandaleuse,  trouvè- 
rent qu'il  faisait  bon  de  servir  le  Seigneur,  et  se  détermi- 
neront à  changer  leur  manière  de  vivre.  A  l'exception  de 
deux  ou  trois  rebelles,  tous  ceux  qui  étaient  présents  s'ap- 
prochèrent du  Sacrement  de  pénitence;  et  la  plupart,  à  la 
fm  de  la  retraite,  reçurent  leur  Dieu  dans  leurs  cœurs. 
Ceux  qui  n'eurent  pas  ce  bonheur  immédiatement,  l'eu- 
rent bientôt  après. 

M*'  rArchevèque  avait  promis  de  venir  terminer  les 
exercices  de  la  retraite,  et  conférer  en  même  temps  à 
quelques  personnes  le  sacrement  de  confirmation.  Sa 
Grâce  arriva  le  samedi  au  soir.  Elle  venait  de  bénir,  le 
matin,  la  nouvelle  église  do  la  baie  Saint-Paul.  Le  Père 


—  282  — 

DÉCORBY,  survenu  pendant  la  cérémonie,  l'accompagnait. 
Plusieurs  jeunes  gens  à  cheval,  armés  chacun  d'un 
fusil,  avaient  chevauché  au-devant  de  Monseigneur,  à 
six  ou  sept  railles  de  la  mission.  Dès  qu'ils  avaient  aperçu 
leur  bien-aimé  Archevêque,  ils  l'avaient  salué  par  de 
nombreuses  décharges;  et,  après  avoir  reçu  sa  bénédic- 
tion, ils  s'étaient  rangés  derrière  sa  voiture  pour  lui 
servir  d'escorte.  Ils  arrivèrent  vers  cinq  heures.  Les 
confessions  étaient  terminées.  Tout  le  monde,  réuni  à  la 
porte  de  l'église,  se  mit  à  genoux  pour  recevoir  la  béné- 
diction de  Monseigneur,  à  laquelle  les  jeunes  gens  répon- 
dirent par  une  nouvelle  décharge  de  mousqueterie. 

Le  lendemain  le  R.  P.  Décorby  chantait  la  grand'- 
messe.  Monseigneur  l'Archevêque  donpa  une  première 
inslrucliou  en  français  sur  le  sacrement  de  Confirma- 
tion, qu'il  conféra  ensuite  à  une  douzaine  de  personnes. 
Dans  l'après-midi.  Sa  Grâce  fit  un  second  sermon,  en  lan- 
gue crise,  félicitant  les  fidèles  sur  les  bonnes  dispositions 
qu'ils  avaient  apportées  à  la  retraite,  et  les  engageant  for- 
tement à  la  couronner  par  un  nouveau  sacrifice  librement 
et  généreusement  ofifert  au  bon  Dieu,  celui  de  s'abstenir, 
pour  la  vie,  de  boissons  enivrantes.  Soixante-treize  hom- 
mes, jeunes  gens  ou  garçons,  et  soixante-cinq  femmes  ou 
filles  répondirent  à  l'invitation  de  leur  bien-aimé  Pasteur, 
Ensuite  eut  lieu  la  plantation  d'une  croix  à  la  porte  de 
l'église,  en  souvenir  du  Jubilé,  et  comme  témoin  de  la 
promesse  qu'ils  venaient  de  faire  à  Dieu.  Enfin  la  céré- 
monie se  termina  par  le  chant  du  Te  Deum  et  la  bénédic- 
tion du  Très-Saint  Sacrement. 

Ainsi  finirent  ces  jours  de  salut.  Après  avoir  présenté 
ses  respectueux  hommages  au  grand  chef  de  la  prière,  et 
lui  avoir  demandé  une  dernière  bénédiction,  chacun 
songea  à  regagner  ses  pénates,  conservant  dans  son  cœur 
les  bonnes  paroles  qu'il  avait  entendues.  Le  27,  au  matin, 


—  283  — 

Monseigneur,  ainsi  que  les  RH.  PP.  Lacombe  cl  Dégorby 
disaient  adieu  aux  Missionnaires  du  lac  Manitoba  et  re- 
prenaient la  route  de  Saint-Boniface.  Les  uns  et  les 
autres  étaient  remplis  de  joie  et  bénissaient  le  Seigneur 
des  grâces  qu'il  avait  bien  voulu  répandre  sur  la  mission 
de  Saint-Laurent. 

L'impression  produite  sur  les  cœurs  par  les  instructions 
du  R.  P.  Supérieur  de  Sainte-Marie  avait  été  profonde. 
Longtemps  après,  nos  chrétiens  parlaient  encore  avec  com- 
plaisance de  ces  jours  de  véritable  joie  et  de  bonheur  inac- 
coutumé. Us  commençaient  à  comprendre  que  le  joug  du 
Seigneur  est  doux.  Qui  avait  amené  cet  heureux  résultat? 
Hœc  mutatio  dexlerœ  excelsi^  bien  cher  Père.  Il  y  avait  envi- 
ron deux  ans  que,  poussé  par  le  souftle  de  l'Esprit  divin  et 
aussi,  sans  doute,  par  l'inspiration  de  mon  bon  Ange, 
j'avais  implpré,  en  faveur  de  ma  pauvre  mission,  les 
prières  d'un  grand  nombre  de  personnes  dévotes  au 
Sacré  Cœur  de  Jésus  et  à  Marie  Immaculée.  Nous  avions 
placé  dans  notre  chapelle  une  belle  image  du  Sacré  Cœur, 
que  le  R.  P.  Tissot  nous  avait  apportée  de  France.  Nous 
avions  parlé  à  nos  gens  de  cette  admirable  dévotion.  Nous 
leur  avions  dit  les  prodiges  qu'elle  opère  ailleurs,  et  nous 
leur  avions  promis  qu'elle  en  opérerait  aussi  parmi  eux. 
Enfin,  à  la  fête  de  Noël,  nous  avions  consacré  à  cet  ai- 
mable Cœur  la  mission  tout  entière.  La  protection 
divine  se  fit  sentir  immédiatement.  Des  difficultés,  surve- 
nues bientôt  après,  disparurent  comme  -par  enchante- 
ment et  tournèrent  même  à  bien.  Encouragé,  je  multipliai 
les  recommandations,  en  réclamant  les  prières  des  âmes 
pieuses;  et  déjà  le  bien  se  faisait,  quoique  encore  insen- 
siblement, lorsque  la  retraite  du  Jubilé,  en  apportant  à 
tous  et  à  chacun  des  grâces  particulières,  est  venue 
triompher  des  derniers  obstacles  et  gagner  définitive- 
ment à  Dieu  des  cœurs  déjà  ébranlés.  Depuis  ce  temps, 


—  284  — 

la  parole  de  Dieu  ne  retentit  plus  seulement  aux  oreilles 
comme  un  airain  sonnant,  elle  va  au  cœur,  et  un  bon 
nombre  s'appliquent  aussitôt  à  la  mettre  en  pratique. 
Quelques  personnes  surtout  se  font  remarquer  par  leur 
bonne  volonté.  Les  confessions  et,  parla  même,  les  com- 
munions sont  devenues  beaucoup  plus  fréquentes.  Plu- 
sieurs se  confessent  tous  les  mois,  quelques-uns   plus 
souvent,  et  les  moins  fervents  tiennent  à  s'approcher  des 
Sacrements  au  moins  aux  principales  fêtes  de  l'année.  A 
la  Toussaint  et  à  Noël  la  plupart  se  sont  nourris  du  pain 
des  forts.  De  plus,  le  jour  de  Noël,  à  la  messe  du  jour, 
quatorze  enfants  ont  eu  le  bonheur  de  faire  leur  première 
communion.    Le  Missionnaire   a  pu  se  réjouir  d'autant 
plus,  en   voyant  les  excellentes  dispositions  apportées 
par  ces  enfants,  que  depuis  longtemps  il  avait  essayé  en 
vain  de  les  préparer  à  cette  importante  action.  Autrefois, 
les  jours  de  semaine,  personne  ne  venait  à  la  sainte 
messe.    Avant   le  Jubilé,    on    n'y   voyait   encore    que 
quelques  rares  personnes,  toujours  les  mêmes.  Depuis 
la  retraite,  un  bon  nombre  y  assistent  tous  les  matins  ; 
et,  chaque  jour,  N.-S.  Jésus-Christ  reçoit  plusieurs  vi- 
sites au  Très-Saint  Sacrement  de  l'Autel.  Enfin,  pendant 
la  retraite,  le  Révérend  Père  prédicateur  érigea  dans 
notre  chapelle  les  stations  du  chemin  de  la  Croix.  11  fit 
une  instruction  sur  cette  touchante  dévotion  et  expliqua 
la  manière  de  la  pratiquer  dignement.  Ce  fut  immédiate- 
ment, àl'envi,  à  qui  s'en  acquitterait  avec  plus  de  ferveur. 
Elle  est  devenue  la  dévotion  favorite.  A  partir  de  cette 
époque,  il  ne  se  passe  guère  de  jour  que  quelqu'un  ne 
parcoure  la  voie  douloureuse  ;  et  chaque  dimanche,  plu- 
sieurs fidèles  se  plaisent  à  y  suivre  les  traces  de  Jésus. 
Daigne  le  Seigneur  leur  conserver  longtemps  ces  bonnes 
dispositions! 

Lorsque  j'arrivai  au  lac  Manitoba,  en  octobre  1866,  il 


—  285  — 

y  avait  ù  la  mission  treize  familles  catholiques^  et  dix  ù 
la  Pointe-de-Chênes.  La  chapelle  était  une  pauvre  con- 
struction de  30  pieds  sur  20,  qui  menaçait  déjà  ruine. 
Rien  ne  la  distinguait  des  autres  maisons  du  village  si  ce 
n'est  une  petite  croix  placée  au-dessus  du  faîte.  Le  Mis- 
sionnaire avait  pour  demeure  une  allonge  d'environ 
20  pieds  carrés.  Ce  seul  et  unique  appartement  lui  servait 
en  même  temps  de  salle  à  manger  et  de  chambre  à 
coucher,  de  salle  d'étude  et  de  chambre  de  récep- 
tion, etc.,  etc.  La  simplicité  recommandée  par  nos  saintes 
règles,  y  était  strictement  gardée.  Point  de  luxe  et  point 
de  superflu.  Une  table,  un  lit,  quelques  images,  deux  ou 
trois  chaises,  une  ou  deux  cassettes  en  étaient  tout  le 
mobilier.  Toutefois  cette  humble  chaumière  avait  un 
grand  avantage  que  n'ont  pas  toutes  les  grandes  et  belles 
maisons  de  Paris,  c'est  que  nous  n'avions  qu'une  porte  à 
ouvrir  pour  rendre  visite  à  Jésus  au  Très-Saint  Sacrement. 
Nous  habitions  sous  ce  même  toit,  lorsque  l'arrivée  du  bon 
frère  Mulyihill,  en  décembre  1867,  fit  monter  à  trois  le 
personnel  de  notre  communauté  :  un  Béarnais,  un  Bre- 
ton et  un  Irlandais,  trois  bons  apôtres!  Venus  pour 
évangéliser  les  pauvres,  ils  vivaient  eux-mêmes  pauvre- 
ment, comptant  plus  sur  la  Providence  que  sur  la  généro- 
sité des  Manitobiens.  Dieu  merci  !  elle  ne  les  abandonna 
jamais  et,  si  la  table  n'était  pas  toujours  des  mieux  servies, 
l'union  fraternelle  qui  régnait  entre  eux  en  assaison- 
nait tous  les  mets  et  les  leur  rendait  délicieux. 

La  première  période  d'une  mission  est  la  plus  rude.  Le 
R.  P.  SiMONET  en  supporta  généreusement  toutes  les  ri- 
gueurs. Appelé  ailleurs  par  ses  supérieurs,  il  nous  faisait 
ses  adieux  au  mois  de  janvier  1870.  Ce  cher  Père  était 
très-aimé  des  habitants  du  Lac.  La  manière  dont  ils 
parlent  encore  de  lui  témoigne  do  la  plus  profonde 
estime  et  du  plus  sincère  attachement.  Nous  aussi,  nous 


~  286  — 

le  vîmes  partir  à  regret.  Il  avait  été  pour  nous  un  Père 
tendre  et  bon  et  le  Frère  le  plus  affectionné. 

L'Irlandais  et  le  Breton  étaient  restés  seuls.  Le  Révérend 
M.  Proula.  leur  fut  donné  pour  compagnon  au  mois  de 
septembre.  Ce  prêtre  zélé  et  plein  de  talents  nous  fut  d'un 
grand  secours  daus  ce  temps  de  troubles  et  d'incerti- 
tudes. Il  se  soumit  avec  joie  à  toutes  les  incommodités  de 
noire  pauvreté  et  prit  part  volontiers  à  nos  travaux  ma- 
nuels. Son  séjour  à  Saint-Laurent  fut  d'environ  un  an  et 
demi.  Il  nous  quittait  à  la  fin  de  mars  1872.  Au  mois  de 
juillet,  le  R.  P.  Me'  Carthy  vint  passer  les  vacances  au 
milieu  de  nous  et  prendre  un  peu  de  repos.  L'air  frais  de 
notre  grand  lac  allait  à  sa  santé.  Il  nous  fut  bientôt  donné 
pour  faire  définitivement  partie  de  notre  petite  commu- 
nauté. 

Depuis,  il  n'y  a  point  eu  de  changement  dans  le  per- 
sonnel de  la  maison,  mais  la  mission  a  pris  un  tout  autre 
aspect.  Plusieurs  nouvelles  maisons  ont  été  bâties.  Nous 
comptons  aujourd'hui  trente-deux  familles  catholiques 
établies  le  long  du  bois  sur  une  étendue  de  plus  de 
3  milles,  et  à  une  distance  d'environ  1  mille  du  lac.  A  la 
Pointe-de-Chênes,  le  nombre  des  familles  est  resté  à  peu 
près  le  même.  Nous  faisons  tous  nos  efforts  pour  rappro- 
cher celles-ci,  et  nous  espérons  qu'avant  longtemps  elles 
seront  toutes  fixées  à  la  mission.  Déjà,  avant  mon  arrivée 
dans  le  pays,  le  R.  P.  Simonet  parlait  de  construire  une 
nouvelle  église  et  en  cherchait  les  moyens.  Nous  dûmes 
attendre  encore  plusieurs  années  avant  de  pouvoir  en 
poser  les  fondements.  Enfin  nous  en  bénîmes  la  première 
pierre  le  10  août  1873,  fête  de  Saint-Laurent,  patron  de 
la  paroisse.  Nous  avons  aujourd'hui  une  belle  église  de 
60  pieds.  Chacun  des  paroissiens  y  a  apporté  le  travail  de 
ses  mains.  Mais,  ce  n'est  que  grâce  à  la  générosité  de 
Msf  l'Archevêque,  de  l'honorable  James  Me'  Ray,  et  à 


—  287  — 

quelques  souscriptions  faites  tant  parmi  les  prolestants 
que  parmi  les  catholiques,  que  nous  avons  pu  ouvrir 
ce  nouveau  temple  au  culte  public  et  en  faire  la  bénédic- 
tion le  20  juin  de  l'année  dernière.  Les  fidèles  s'étaient 
cotisés  pour  faire  chanter  ce  jour-là  une  grand' messe  en 
l'honneur  du  Sacré  Cœur  de  Jésus,  tena"n'  à  lui  consacrer 
leur  nouvelle  chapelle  et  à  la  mettre  sous  sa  divine  pro- 
tection. Ils  ont  acheté  un  petit  harmonium  qui,  chaque 
dimanche  et  chaque  jour  de  fête,  soutient  le  chant  des 
enfants,  habilement  formés  par  le  11.  P.  Me'  Cartuy. 
Bientôt  le  modeste  clocher  sera  enrichi  d'une  magnifique 
cloche,  promise  par  notre  représentant  au  Parlement 
local.  L'église  à  peu  près  terminée,  nous  avons  entrepris 
une  nouvelle  bâtisse  de  30  pieds,  qui  servira  de  maison 
d'école.  Les  travaux  en  sont  déjà  assez  avancés  et  nous 
espérons  qu'elle  sera  prête  à  recevoir  les  enfants  au  mois 
de  septembre  prochain.  Quant  à  notre  résidence  actuelle, 
un  peu  dans  le  genre  de  la  première,  elle  est  loin  d'être 
un  palais.  Nous  y  sommes  à  l'étroit,  mais  déjà  les  princi- 
pales pièces  de  charpente  du  futur  monastère  sont  ren- 
dues sur  le  terrain,  et,  Dieu  aidant,  avant  longtemps 
nous  aurons  une  bonne  et  grande  maison,  où,  si  nous  ne 
goûtons  pas  toutes  les  douceurs,  nous  aurons  au  moins 
le  suffisant. 

J'ai  parlé  de  Técole.  Nous  avons,  en  eiiet,  bien  cher 
Père,  une  école  régulière,  où  une  cinquantaine  d'en- 
fants viennent  apprendre  à  lire,  écrire  et  calculer.  Le 
français  et  l'anglais  y  sont  enseignés.  La  charge  en  est  con- 
fiée au  F.  MuLviHiLL,  qui,  malgré  ses  autres  occupations, 
s'en  acquitte  avec  zèle  et  réussit  à  merveille.  Les  enfants 
sont  généralement  très-intelligents  et  font  des  progrès 
rapides.  Toutefois  un  grand  obstacle  reste  à  vaincre;  c'est 
que,  la  plupart  des  parents  ne  parlant  que  le  cris  ou  le 
sauteux,  leurs  enfants  ne  comprennent  que  fort  peu  le 


—  288  — 

français.  Pour  les  y  accoutumer,  nous  avons  pris  pour 
règle^  depuis  deux  à  trois  ans,  de  ne  leur  prêcher  qu'en 
cette  langue,  sauf  cependant  à  leur  faire,  tous  les  diman- 
ches soir,  une  petite  instruction,  en  forme  de  catéchisme, 
dans  la  langue  la  plus  généralement  parlée,  c'est-à-dire 
en  sauteux.  Depuis  le  mois  de  février,  le  R.  P.  Me'  Garthy 
se  dévoue  aussi  à  l'enseignement  à  la  Poinle-de-Giiênes. 
Cette  nouvelle  école  ne  saurait  durer  longtemps.  Mais, 
en  faisant  mieux  apprécier  aux  parents  tous  les  avan- 
tages d'une  bonne  éducation ,  elle  les  disposera  à 
faire  quelques  sacrifices  pour  se  rapprocher  de  la  mis- 
sion, où  ils  pourront  si  facilement  procurer  ce  bienfait  à 
leurs  enfaiîts. 

La  population  étant  peu  nombreuse,  l'exercice  du  mi- 
nistère à  Saint-Laurent  n'entraîne  point  de  grandes  fati- 
gues et  ne  saurait  occuper  deux  Pères.  Mais  ici,  le  Mission- 
naire, pour  vivre,  doit  gagner  son  pain  à  la  sueur  de  son 
front.  Les  travaux  manuels  absorbent  donc  une  grande 
partie  de  notre  temps  ;  sans  compter  les  voyages  que  nous 
faisons  ici  et  là.  En  effet,  la  paroisse  de  Saint-Laurent 
n'est  pas  la  seule  confiée  à  nos  soins.  Nous  avons  encore 
à  visiter  les  différents  postes  échelonnés  autour  des  lacs 
Manitoba ,  Winipegons  et  du  Cygne.  Pour  compléter 
ce  rapport,  je  dois  aussi  vous  dire  un  mot  de  la  partie 
dispersée  de  notre  troupeau.  Comme  de  coutume,  j'ai  fait 
cet  hiver  un  voyage  dans  ces  parages.  Suivez-moi,  révé- 
rend et  bien  cher  Père.  Je  vous  parlerai  le  long  du  che- 
min des  pauvres  chrétiens  que  nous  y  rencontrerons. 

Un  sauvage  catholique  de  la  baie  des  Canards  est  venu 
me  chercher  avec  sa  traîne  à  chiens.  Il  sera  mon  guide  et 
mon  seul  compagnon.  Le  25  janvier,  fête  de  la  conversion 
de  saint  Paul,  je  quitte  mes  frères  et  vais  camper  à  la 
Pointe-de-Chènes.  Le  lendemain  nous  passons  par  la 
rivière  du  Cygne  et  arrivons  le  soir  à  la  Pointe-aux- 


—  289  — 

Lièvres.  Ici  j'entends  deux  confessions  d'enfants.  Les  ca- 
llioliques  do  ces  deux  endroits  vont  gcnûralement  à 
Saint-Laurent  pour  les  principales  fêles  de  l'année.  Ils  ne 
sont  point  nombreux.  Je  ne  compte  qu'une  seule  t'amille 
à  la  rivière  du  Cygne,  et  deux  à  la  Pointc-aux-Liévres, 
plus  une  femme,  récemment  mariée  par  le  ministre  à 
un  protestant. 

Le  27,  nous  dînons  à  la  Grande-Pointe.  Ici  hiverne, 
dans  la  maison  de  son  beau-frère  et  cousin,  un  métis  an- 
glais, converti  autrefois  du  prote?tanlisme  à  la  religion 
catholique^  et  baptisé  par  le  R.  P.  Lestanc.  Il  s'est  livré 
depuis  un  an  au  vice  de  l'ivrognerie  et  néglige  entière- 
uîent  ses  devoirs.  Toutefois,  il  se  dit  encore  catholique.  Il 
s'est  marié  l'été  dernier  à  une  protestante  en  présence 
du  P.  Me'  Carthy.  Je  n'ai  pu  le  voir  ;  il  était  absent.  La 
mère  de  son  épouse  était  catholique  dans  le  temps  passé. 
Mariée  à  un  protestant,  elle  a  fait  naufrage  dans  la  foi. 
Elle  demeure  dans  ces  mêmes  parages,  mais  je  ne  l'ai 
point  vue  non  plus.  Notre  dîner  pris,  d'une  course 
nous  nous  rendons  chez  le  vieux  chef  sauteux  Jonjons. 
Ce  vieux  chef  ne  prie  pas,  mais  il  a  deux  de  ses  enfants 
catholiques  :  une  fille  mariée  à  un  métis  sauteux  de  la 
mission  de  Saint-Laurent  ;  et  un  lilt;,  son  voisin,  qui  a 
pour  femme  une  sauvagesse  catholique  de  la  rivière 
Blanche.  Mal  informé,  je  n'ai  point  vu  cette  famille. 
Après  quelques  instants  de  repos,  nous  reprenons  notre 
marche  et  allons  à  5  ou  G  milles  plus  loin  demander 
logement  pour  la  nuit  à  une  famille  sauvage  de  la  rivière 
du  Chien.  La  maison  est  spacieuse,  bien  tenue,  bien 
propre.  Nous  y  passons  la  nuit  confortablement.  Mais  le 
matin  il  fait  un  temps  affreux.  Nous  avons  toutes  les 
peines  du  monde  à  nous  défendre  contre  le  vent  du  nord, 
qui  finit  par  nous  marquer  à  la  figure.  Arrivés  au  détroit, 
nous  courons  nous  réfugier  sous  la  hutte  d'un  sauvage, 


—  290  — 

misérable  réduit  de  12  pieds  carrés  à  peine,  à  moitié 
enseveli  dans  la  terre  et  n'ayant  pour  porte  que  quelques 
débris  de  vieilles  couvertures.  Nous  nous  résignons  à  y 
passer  le  reste  de  la  journée  et  à  y  attendre  le  lendemain 
29  janvier.  Dans  cette  pauvre  cbauraière,  nous  dormons 
si  bien,  que  le  soleil  nous  surprend  entre  les  bras  de  Mor- 
pbée.  Lorsque  nous  partons,  les  hommes  du  télégraphe 
sont  déjà  à  l'ouvrage  pour  percer  la  glace  et  planter  leurs 
poteaux.  Nous  camperons  ce  soir  à  la  belle  étoile.  Gela 
nous  inquiète  fort  peu.  Mais  une  autre  chose  nous  cha- 
grine. C'est  demain  dimanche.  Nous  n'aurons  pas  la 
Sainte  Messe.  Le  mauvais  temps,  en  retardant  notre 
marche,  nous  a  privés  de  ce  bonheur.  Dieu  l'a  voulu 
ainsi.  Résignons-nous  et  dormons  en  paix.  Nous  dormons, 
en  effet.  Mais,  pendant  la  nuit,  la  tempête  s'est  déchaî- 
née ;  et  le  matin,  à  notre  réveil,  la  poudrerie  dérobe  à 
nos  regards  toute  l'étendue  du  lac.  Le  Seigneur  veut  au 
moins  nous  obliger  au  repos  et  nous  donner  le  temps  de 
chanter  ses  louanges  avec  le  Psalmisle  :  Benedicite,  gelu 
et  fyngus.  Domino...  Ignis,  grando,  nix,  glacies,  spiriius 
procellarum  :  quœ  faciunt  verbum  ejus^  laudate  Dominum. 
Vers  midi,  le  temps  se  calme.  Nous  partons  ;  car  nous 
sommes  loin  des  maisons  et  nous  n'avons  plus  de  pois- 
sons pour  nos  chiens.  A  quelques  milles  de  la  grande 
pointe  de  Sable,  nous  apercevons  des  épinettes  plantées 
çà  et  là.  C'est  de  ce  côté  que  nous  allons  chercher  un 
abri  pour  la  nuit.  En  un  instant  la  neige  est  écartée  et 
un  beau  tapis  vert  couvre  toute  la  largeur  du  campement. 
Mais,  hélas  !  mon  compagnon  peut  à  peine  trouver  assez 
de  bois  sec  pour  faire  deux  attisées  ;  et,  pour  comble  de 
malheur,  la  nuit  est  excessivement  froide.  Nous  avons 
beau  nous  recoquiller  sous  notre  robe  de  buffalo,  le  froid 
nous  gagne  et  nous  empêche  de  dormir.  Aussi  de  grand 
malin  nous  sommes  debout,  et  le  jour  vient  à  peine  de 


—  291  ~ 

paraître  que  dëjà  nous  trottons  sur  le  lac.  L'espoir  de 
trouver  du  poisson  pour  nos  infatigables  coursiers  sou- 
tient nos  forces  et  notre  course  jusqu'au  soir.  Lorsque 
nous  frappons  à  la  porte  du  fort  de  la  Compagnie  (petit 
portage  la  Prairie),  le  soleil  paraît  encore.  Nous  avons 
parcouru  35  milles  dans  notre  journéç.  Le  commis  est 
absent.  Sa  dame  nous  accueille  avec  politesse  et  nous 
offre  l'hospitalité,  que  nous  acceptons  volontiers.  Mais 
ici  encore,  point  de  poissons  pour  nos  chiens.  Avant  de 
nous  coucher,  nous  leur  jetons,  quoique  à  regret,  quel- 
ques bouchées  de  pcmikan  qu'ils  dévorent  du  meilleur 
appétit.  Plus  nous  approchons,  plus  il  nous  tarde  d'arri- 
ver au  terme  de  notre  voyage.  Le  1"  février,  de  grand 
matin,  nous  sommes  à  la  pointe  à  la  Saline.  Nous  y  ren- 
controns le  commis  du  poste  que  nous  venons  de  quitter. 
Quand  nous  avons  fait  manger  nos  chiens  et  qu'ils  se 
sont  un  peu  reposés,  nous  leur  jetons  le  cri  :  «  Marche  !  » 
et  nous  voilà  partis.  Nous  nous  dirigeons  vers  l'entrée 
de  la  rivière  Poule  d'eau.  Bientôt  nous  apercevons  la 
maison  de  Saint-Matlh  Paul,  métis  de  la  Rivière-Rouge, 
qui  depuis  trois  ou  quatre  ans  s'est  fixé  dans  ces  parages 
avec  sa  bande  d'enfants.  A  quelque  distance  de  lui  est 
venu  camper,  l'automne  dernier,  un  sauvage  de  la  baie 
des  Canards.  Je  consacre  à  ces  deux  familles  toute  la 
journée  du  lendemain  2  février,  fête  de  la  Puriûcation. 
Je  baptise  un  enfant  ;  petits  et  grands  se  confessent  et 
les  pères  et  mères  reçoivent  le  pain  eucharistique.  —  Le 
3  février  nous  descendons  de  12  milles  la  rivière.  En  deux 
heures  nos  rapides  coursiers  nous  font  arriver  à  l'Eijuerre. 
Bien  vite  tous  les  catholiques  se  rassemblent.  Je  chante 
un  cantique,  fais  la  prière  et  leur  donne  une  petite  in- 
struction, après  laquelle  tous,  à  l'exception  d'un  seul, 
s'approchent  du  saint  tribunal  de  la  Pénitence.  Je  bap- 
tise deux  enfants,  et  le  lendemain  sept  personnes  ont  le 


—  292  — 

bonheur  de  communier.  \  port  des  familles  de  traiteurs, 
il  y  a  ici  cet  hiver  cinq  familles  catholiques.  Pauvres 
sauvages  !  Il  y  en  a  parmi  eux  qui  aujourd'hui  prient  et 
demain  ne  prient  plus.  Mais  si  leurs  enfants  tombent 
dangereusement  malades  et  que  leurs  médecins  soient 
impuissants  pour  les  guérir,  alors  leur  foi  se  réveille  et 
ils  promettront  de  faire  chanter  des  grand'messes.  —  Le 
4  février,  nous  retournons  sur  nos  pas,  nous  dînons  chez 
Sainl-Matth  et  allons  camper  à  la  pointe  à  la  Saline.  Le 
vieux  Loyer,  sa  femme,  ainsi  que  mon  compagnon  de 
voyage,  se  confessent  et  communient  tous  les  trois  le 
lendemain.  Ce  même  jour,  3  février,  nous  arrivons  avant 
midi  à  la  Saline.  Deux  familles  métisses  y  sont  établies. 
Comme  de  coutume,  elles  jeûnent,  et  elles  périraient  de 
faim  si  les  lièvres  n'étaient  en  abondance  (1).  Je  passe  avec 
elles  le  dimanche,  leur  donne  quelques  petites  instruc- 
tions, confesse  petits  et  grands  et  donne  la  sainte  com- 
munion aux  pères  et  mères.  La  veille,  mon  compagnon  de 
voyage  a  pris  les  devants.  —  Le  7  février,  au  lieu  de 
coursiers  gras  et  bien  altelcs,  mon  nouveau  guide  n'a 
que  des  carcasses  de  chiens  avec  une  traîne  et  des  har- 
nais d'aussi  cliélive  apparence.  Mais,  taisons-nous;  nous 
voyageons  en  pays  sauvage,  personne  ne  rira  de  nous. 
Tout  ce  que  je  demande,  c'est  que  ces  squelettes  vivants 
traînent  ma  cassette  jusqu'à  la  rivière  aux  Epinettes. 
Dieu  aidant,  nous  y  arrivons  avant  le  coucher  du  soleil. 
C'est  ici  que  s'est  fixé,  depuis  deux  ans,  J. -Baptiste 
Napakisit  (le  Pied  plat),  qui  est  allé  me  chercher  au  bout 
du  lac.  Les  sentiments  admirables  de  foi  et  de  dévoue- 

(J)  Le  lecleur  comprendra  difficilement  comment  on  est  condamné  à 
jeûner  el  à  peine  préservé  de  mourir  de  faim,  avec  des  lièvres  en  abon- 
dance; c'est  qu'il  juge  des  lièvres  de  ces  pays  d'après  ce  qu'il  sait  de 
nog  lièvres  d'Europe.  Le  lièvre  d'Amérique,  au  contraire,  est  un  pitoyable 
gibier  et  un  détestable  manger. 


—  293  — 

ment  de  ce  petit  sauvage  feraient  rougir  bien  des  chré- 
tiens des  pays  civilisés.  Sa  famille,  ainsi  que  celle  de  son 
frère  William  et  celle  de  sa  sœur  Julie,  sont,  pour  le  mo- 
ment, les  seules  résidantes  aux  Epinettes.  Je  reste  avec 
elles  toute  la  journée  du  8.  Parents  et  enfants  se  con- 
fessent et  trois  ont  le  bonheur  de  recevoir  la  sainte  com- 
munion. —  Le  9,  je  me  rends  avec  mon  Baptiste  à  la 
baie  des  Canards.  Les  habitants  de  cette  place  et  quel- 
ques autres  ont  voulu  le  choisir  pour  leur  chef.  Il  a  enfin 
consenti,  dans  l'espoir,  si  le  gouvernement  accepte  sa 
nomination,  de  voir  se  réaliser  le  plus  ardent  de  ses  dé- 
sirs :  entendre  plus  souvent  parler  de  Jésus-Christ  et  de 
sa  doctrine,  et  procurer  à  ses  enfants  et  à  ceux  des 
autres  le  bienfait  d'une  éducation  chrétienne.  Il  est  porteur 
d'une  lettre  du  commissaire  des  Indiens,  auquel  les  sauva- 
ges avaient  écrit  pour  lui  faire  connaître  le  résultat  de  leur 
assemblée.  M.  Provencher  ne  leur  donne  pas  une  réponse 
délinitive.  «Il  faut,  leur  dit-il,  qu'il  en  écrive  au  surin- 
tendant des  altaires  indiennes  à  Ottawa,  et  qu'il  at- 
tende sa  décision.  »  Tous  les  hommes  convoqués  viennent 
apprendre  ce  que  dit  le  chonia-okima.  J. -Baptiste  Napa- 
kisit  rend  compte  de  sa  mission.  Après  quoi,  je  fais  deux 
baptêmes,  j'entends  quatre  confessions  et  le  lendemain 
je  donne  quatre  communions.  —  Le  vendredi  H,  je 
chausse  mes  raquettes  et  pars  pour  le  lac  du  Cygne.  La 
nuit  nous  surprend  en  chemin.  Nous  campons  à  la  belle 
étoile,  par  un  beau  temps  calme,  sous  un  ciel  pur,  sans 
nuage  et  parsemé  de  mille  astres  brillants  ;  mais  aussi 
par  un  froid  des  plus  intenses.  Nous  dormons  très-peu. 
—  Le  12,  vers  midi,  nous  saluons  le  vieux  Canadien  Ge- 
naille  et  sa  vieille  Charlotte.  Tous  les  hivers,  le  jeûne  est 
ici  la  règle  générale.  Cette  année  ne  fait  pas  exception. 
Toutefois,  plein  de  conOancedans  le  Dieu  qui  prend  soin  des 
petits  oiseaux,  je  séjourne  là  plus  longtemps  qu'ailleurs. 


—  294  — 

Les  travaux  de  mon  ministère  pendant  ces  quatre  jours 
sont  :  quatre  baptêmes  d'enfants,  un  baptême  d'adulte, 
deux  mariages,  une  première  communion  et  sept  autres 
communions.  Les  familles  catholiques  résidant  actuelle- 
ment au  lac  du  Cygne  sont  au  nombre  de  sept.  Trois 
familles  sont  allées  se  fixer  plus  loin,  savoir  le  fameux  Riji- 
kous  (Petit  Ciel)  et  sa  parenté.  Il  y  a,  de  plus,  au  lac  du 
Cygne,  quelques  familles  protestantes,  les  Brass,  dont  la 
mère  était  catholique  autrefois.  Plusieurs  d'entre  eux  sont 
venus  aux  instructions  le  diraancbe  et  en  semaine.  Quant 
aux  quatre  ou  cinq  familles  sauvages  protestantes  ou  infi- 
dèles, établies  autrefois  le  long  de  la  rivière  du  Cygne, 
elles  ont  suivi  leur  chef  et  parent  Rijikous.  —  Le  16,  je 
reprends  le  chemin  de  la  baie  des  Canards,  où,  après 
avoir  marché  toute  la  journée  à  la  raquette,  j'arrive  à  la 
tombée  de  la  nuit.  Je  tenais  à  me  rendre;  car,  demain  17, 
est  un  jour  mémorable  pour  la  Congrégation  ;  et,  puisque 
je  n'ai  pas  le  bonheur  de  célébrer  cette  fête  en  famille, 
et  de  goûter,  au  milieu  de  mes  frères,  toutes  les  dou- 
ceurs du  Quam  bonum  et  quant  jucundum,  je  veux  au  moins, 
en  renouvelant  mes  vœux,  m'unir  à  eux  de  cœur,  et 
offrir  à  leur  intention  le  saint  sacrifice  de  la  Messe.  Pen- 
dant les  deux  jours  que  je  stationne  à  la  baie  des  Ca- 
nards, j'entends  encore  quelques  confessions,  donne  une 
communion  et  réhabilite  un  mariage  déjà  fait  par  le 
ministre,  deux  ou  trois  semaines  seulement  avant  mon  ar- 
rivée. Je  dois  signaler,  parmi  les  bons  résultats  de  ma 
visite,  la  cessation  d'un  concubinage  dont  le  scandale 
affligeait  le  pays  depuis  plusieurs  années. 

Enfin,  mon  révérend  et  bien  cher  Père,  j'ai  visité  tous 
les  pauvres  catholiques  de  ces  parages,  je  dois  songer  au 
retour. 

Baptiste  Napakisit  m'accompagne  encore  jusqu'au 
poste  Maniloba.  Nous  ne   suivons  pas    tout    à  fait  le 


—  295  — 

même  chemin.  J'ai  encore  deux  places  à  vi?iter,  en 
passant.  —  Le  23  février,  après  avoir  niarclié  toute 
la  journée  par  une  poudrerie  effrayante,  nous  venons 
camper  chez  Joseph  Beauchamp.  Ce  malheureux,  autre- 
fois citoyen  de  la  baie  des  Canards,  est  venu  se  fixer  au 
milieu  dos  sauvages,  à  environ  12  miHes  du  fort  de  la 
Compagnie.  Ces  sauvages,  il  est  vrai,  sont,  pour  la  plu- 
part, catholiques,  mais  catholiques  de  nom  et  seulement 
par  le  baptême.  Ils  ne  connaissent  ni  prière,  ni  rien  en  fait 
de  religion,  et  ils  ont  bien  des  défauts.  Toutefois,  ils  ne 
feront  jamais  baptiser  leurs  enfants  parle  ministre,  bien 
qu'ils  en  aient  plus  d'une  fois  l'occasion.  Quelques-uns 
sont  venus  à  confesse,  et  j'ai  baptisé  deux  enfants.  — 
Le  24,  à  midi,  nous  arrivions  chez  Alexandre  Campbell  (à 
Notre-Dame  du  Lac).  Campbell  est  un  vieux  métis  écossais. 
Après  avoir  fait  le  catéchisme  pendant  quelques  jours,  je 
quittai,  le  29,  le  poste  Manitoba  ;  j'étais  de  retour  à 
Saint-Laurent  le  P'  mars  au  soir,  et  je  retrouvais  mes 
Frères  en  bonne  santé.  Généralement,  dans  toutes  les 
stations  que  j'ai  faites,  j'ai  trouvé  chez  nos  gens  des  dis- 
positions meilleures  que  de  coutume,  mais  l'éparpille- 
ment  de  nos  brebis  le  long  des  lacs  et  des  rivières  sur  une 
grande  étendue  de  terrain  rend  très-difficile  l'évangélisa- 
tian  de  ce  pays;  le  voisinage  des  protestants  et  des 
païens  et  la  rareté  inévitable  des  visites  du  Missionnaire 
constituent  pour  nos  pauvres  chrétiens  un  véritable  dan- 
ger. Si  tous  ces  petits  groupes  se  réunissaient  en  un  seul 
endroit,  le  prêtre,  ayant  moins  de  distance  à  parcourir, 
pourrait  séjourner  plus  longtemps  et  instruire  davan- 
tage. 

Pour  compléter  ce  rapport,  je  dois  vous  dire  un  mot 
de  la  rivière  Blanche.  Elle  est  située  à  l'ouest  du  lac  Ma- 
nitoba, vis-à-vis  de  la  mission  de  Saint-Laurent,  qui  est 
à  l'est.  Le  Missionnaire  s'y  rend  deux  fois  par  an.  Si  les 
T.  XV.  '20 


—  296  — 

sauvages  avaient  voulu  l'écouter  en  prenant  place  sur  les 
bords  de  cette  rivière,  il  y  aurait  là  aujourd'hui  une  mis- 
sion aussi  prospère  que  celle  de  Saint-Laurent. 

Je  compte  plus  d'une  vingtaine  de  familles  catholiques 
qui  apparaissent  de  temps  en  temps  dans  ces  parages. 
Mais  la  vie  nomade  a  toujours  eu  peureux  trop  d'attraits  ; 
et  ils  ont  préféré  s'exposer  au  jeûne  et  à  toutes  sortes  de 
privations,  et  jouir  de  la  liberté  de  camper  où  bon  leur 
semble.  Il  n'y  a  donc  d'établies  à  la  rivière  Blanche  que 
trois  familles  catholiques  ,  et,  avant  longtemps,  elles 
seront  contraintes  d'aller  se  fixer  ailleurs,  les  protestants 
étant  déjà  à  peu  près  maîtres  de  la  place.  Quant  aux  au- 
tres fatp.illes,  elles  continuent  à  errer  çà  et  là  dans  la 
forêt  et  le  long  des  lacs.  Plusieurs  restent  des  années  en- 
tières sans  voir  le  Prêtre.  Toutefois  la  plupart  commen- 
cent à  comprendre  que  le  Missionnaire  avait  raison.  Elles 
ont  pris  l'argent  du  Traité  et  elles  font  des  effortspour  se 
réunir  sur  leur  réserve  le  long  du  lac,  à  13  ou  20  milles 
de  la  rivière  Blanche. 

C'est  encore  à  la  rivière  Blanche  que  nous  nous  ren- 
dons pour  voir  ces  sauvages  catholiques.  Il  y  a  quelques 
années,  une  petite  chapelle  y  avait  été  bâtie.  Elle  ne  fut 
jamais  achevée.  Il  y  a  deux  ans,  le  feu  ayant  couru  dans 
la  prairie,  la  chapelle  devint  la  proie  des  llamraes,  un 
mois  ou  deux  avant  l'époque  qu'ils  avaient  déterminée 
pour  travailler  à  y  mettre  la  dernière  main.  Au  commen- 
cement de  janvier  dernier,  avant  de  partir  pour  la  baie 
des  Canards,  j*y  ai  fait  une  courte  apparition;  je  me  suis 
même  rendu,  pour  la  première  fois,  jusqu'à  leur  nouvelle 
réserve.  Il  avait  été  convenu  que  j'arriverais  le  20  mars 
au  lieu  ordinaire  du  rendez-vous,  à  la  rivière  Blanche. 
Ils  m'avaient  promis  de  s'y  trouver  tous  réunis  pour  cette 
époque,  la  plus  favorable,  disaient-ils,  le  poisson  abon- 
dant dans  la  rivière.  J'ai  été  fidèle   à  ma  parole.  Mais 


—  ^'J7  — 

malheureusement  les  pauvres  sauvages  s'élaieiil  trompés 
dans  leur  calcul.  Le  dégel  venant  plus  lard  celte  année, 
le  poisson  n'était  point  enconî  rentré  dans  la  livière.  Ils 
jeûnaient  et  étaient  dispersés  chacun  tie  son  cùlé.  Après 
quatre  àciiuj  jours,  j'ai  été  contraint  do  revenir.  La  partie 
a  été  remise  au  mois  de  juin  ou  de  jikillet.  Ils  ont  bien 
besoin  de  la  visite  du  Prêtre  !  Un  bon  nombre  de  grands 
enfants  cl  même  plusieurs  personnes  âgées  n'ont  point 
encore  fait  leur  première  communion.  Daigne  enfin  le 
Seigneur  avoir  pitié  d'eux  et  les  combler  de  ses  bénédic- 
tions les  plus  abondantes! 

Agréez,  mon  révérend  et  bien  cher  Père,  tous  les  sen- 
timents bien  aflcclionnés  et  respectueux  de  votre  indigne 

et  dévoué  Frère, 

J.  Camper,  g.  m.  i. 


SAIxNT-ALBERT. 

LETTHE   DTI   R.    P.    LEDUC  AU    R.    P.    AL'BERT. 

N.-D.  lies  Vicloires;  au  lac  Labiche,  le  "27  février  18"". 
Mon  révérend  et  bien  cher  Père  Aubert, 

L'année  dernière,  à  pareille  époque,  j'envoyais  direc- 
tement à  noire  bicn-aimé  Père  général  un  long  rapport 
sur  la  mission  du  lac  Labiche  depuis  sa  fondation  jus- 
qu'au 1"  janvier  1870.  Puisque  vous  êtes  chai'gé  d'une 
manière  plus  spéciale,  mon  révérend  Père,  de  tout  ce 
qui  a  trait  aux  missions  du  Nord-Ouest,  missions  aux- 
quelles vous  avez  vous-même  si  bien  travaillé  et  dont  vous 
vous  préoccupez  encore  avec  une  afïeclion  toute  pater- 
nelle, c'est  à  vous  que  j'adresse  aujourd'hui  ces  quel- 
ques lignes.  Puissent-elles  vous  intéresser  un  peu. 

Le  2  janvier  1875,  après  sept  jours  de  voyage  en  traî- 


—  298  — 

neau  d'hiver,  j'arrivai  bienfatigué  du  lac  Labiche  au  fort 
Edmonlon.  J'avais  Tintenlion  d'y  passer  la  nuit,  les  mau- 
vais chemins^  la  neige  et  la  poussière  m'ayant  empêché 
d'arriver  à  temps  pour  souhaiter  une  bonne  et  heureuse 
année  à  Mb""  Granuin  ,  notre  Evéque  vénéré,  et  à  mes 
Frères  de  Saint-Albert.  Mais  un  commis  du  fort  me  remit 
de  la  part  de  Sa  Grandeur  une  lettre  à  moi  adressée  à 
Notre-Dame  des  Victoires,  lettre  qui  me  décida  à  me  rendre 
le  soirjusqu'à  Saint- Albert.  Monseigneur  me  disait  :  u  Je 
ne  sais,  très-cher  Père,  quand  vous  pourrez  venir  nous 
faire  société,  mais  je  vous  assure  que  je  désirerais  bien 
vous  voir  aujourd'hui  même.»  Aussitôt  j'attelle^  et  en  route. 
Je  surprends  Monseigneur,  les  Pères  et  les  Frères  à  une 
heure  déjà  assez  avancée  dans  la  nuit.  Je  me  dédommage 
amplement  pendant  dix  ou  douze  jours  du  triste  jour  de 
l'an  que  j'avais  dû  passer  dans  le  bois,  avec  un  gros 
froid  et  une  grosse  tempête  de  neige.  A  la  fin  de  janvier, 
j'étais  de  retour  au  lac  Labiche,  où  je  retrouvais  le  bon 
P.  Uemas  occupé,  comme  toujours,  à  instruire  journelle- 
ment tantôt  des  enfants,  tantôt  des  adultes,  tantôt  des 
vieillards,  hommes  ou  femmes,  que  nous  gardons  à  tour  de 
rôle  à  la  maison  pour  les  préparer  soit  au  baptême,  soit 
à  la  première  communion,  soit  à  la  confirmation,  soit 
même  à  la  réception  de  ces  trois  sacrements  le  même 
jour.  Le  R.  P.  Husson,  ainsi  que  les  deux  Frères  novices  Le 
SERRiiC  et  DuPYRE,  travaillaient  d'arrache-pied  à  l'élude 
si  diihcile  de  la  langue  montagnaise.  Pour  moi,  devant 
partir  à  la  fin  de  mars  pour  la  rivière  Rouge,  où  m'appe- 
laient quelques  aiïaires  relatives  au  diocèse  de  Saint- 
Albert  et  au  vicariat  Mackenzie,  je  mis  en  ordre  les 
notes  ou  documents  qui  m'étaient  nécessaires  pour 
prêcher  à  la  communauté  notre  retraite  annuelle  du 
17  février.  Nous  nous  trouvâmes  onze  Oblats  réu- 
nis, profès  ou  novices,  pour  ces  exercices  si  importants. 


—  299  — 

Ce  fut  pendant  celte  retraite  que  les  deux  Frères  scolasti- 
ques  novices  reçurent  l'onction  sacerdotale  des  mains  de 
Msr  Faraud.  C'était  la  première  fois  que  pareille  céré- 
monie avait  lieu  à  Notre-Dame  des  Victoires.  Nos  bons  chré- 
tiens assistèrent  nombreux  et  recueillis  à  l'ordination.  Au 
fur  et  à  mesure  que  Sa  Grandeur  faisait  les  cérémonies 
prescrites,  j'interprétais  au  peuple  en  langue  crise  les  priè- 
res ou  exhortations  du  pontifical  aux  ordinanls,  j'expliquais 
en  détail  l'imposition  et  la  consécration  des  mains,  la  tra- 
dition des  inslrumenls,  la  collation  des  pouvoirs  pour  la 
rémission  des  péchés,  etc.,  etc.  Je  vous  demande  si  nos 
chrétiens,  généralement  avides  de  la  parole  de  Dieu,  écou- 
taient attentivement  des  choses  si  belles  en  elles-mêmes 
et  si  nouvelles  pour  eux.  Le  17  février,  nous  clôturions 
notre  retraite  par  la  rénovation  joyeuse  de  nos  vœux, 
présidée  par  Ms""  d'ANEMOuii.  Presque  immédiatement 
après  je  dus  prêcher  la  retraite  annuelle  des  Sœurs  de 
Notre-Dame  des  Victoires  et  celle  de  leurs  bonnes  fdles. 
Pendant  ce  temps  le  P.  Husson  continuait  d'aller  chaque 
dimanche  au  fort  de  la  Compagnie,  station  Saint-Valentin, 
afin  de  procurer  aux  chrétiens  de  cette  mission  la  facilite 
d'assister  à  la  sainte  Messe  et  d'entendre  la  parole  de 
Dieu.  Bientôt,  le  plus  fort  de  l'hiver  touchant  à  sa  fin,  je 
dus  songer  à  partir  pour  Saint-Albert  afin  de  n'être  pas 
surpris  en  roule  par  le  dégel,  comme  cela  m'était  arrivé 
l'année  précédente.  Après  avoir  reçu  les  inslruclions  de 
Ms""  d'AiSEMOUR  et  sa  bénédiction,  j'embrassai  cordiale- 
ment Pères  et  Frères,  dis  adieu  au  cher  P.  Husson,  que 
je  ne  devais  pas  retrouver  au  lac  Labiche  à  mon  retour 
de  Saint-Boniface,  puis  je  montai  dans  ma  carriole,  traî- 
née par  quatre  vigoureux  chiens  et,  en  route  pour  Ed- 
monlon.  Le  G  ou  7  d'avril  j'étais  à  Saint-Albert,  où  j'eus 
le  plaisir  de  passer  les  fêtes  de  Piiqucs.  Je  profitai  de  ce 
séjour  pour  recevoir  de  ÎMer  Grandin  les  iastructions  né- 


—  300  — 

cessaires  relatives  à  mon  voyage  à  Winlpeg;  aussi  le 
R.  P.  Lestanc  et  moi  nous  pûmes  à  loisir  réviser  et  régler 
nos  comptes  avec  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson, 
puis,  au  moment  où  je  m'y  attendais  le  moins,  une  lettre 
d'Edmonlon  m'annonça  qu'une  berge  étaitsur  le  pointde 
partir  pour  Carlton.  L'officier  en  cbarge,  l'iionorable 
RI.  Hamilton,  m'oiiVait  gracieusement  un  passage,  ajou- 
tant que  nous  aurions  avec  nous  le  colonelJervis,  autre 
ami  de  nos  missions.  J'acceptai  avec  joie  Pinvitation  qui 
m'était  faite  et  me  préparai  à  la  hâte  au  départ.  Deux 
jours  après  nous  voguions  dans  notre  primitive  embar- 
cation sur  la  Saskatchewan,  Le  soir,  nous  campions  aux 
casernes  du  gouvernement,  où  j'arrivai  harassé,  presque 
malade.  Le  lendemain,  ce  malaise  avait  disparu,  et  en  six 
jours,  grâce  à  un  bon  vent  et  à  nos  six  vigoureux  rameurs, 
nous  avions  parcouru  les  600  milles  environ  qui  nous 
séparaient  du  fort  Carlton.  Je  trouvai  là,  en  cbarge  du 
fort,  l'excellent  M.  Glarke,  autre  ami  dévoué  de  nos  mis- 
sions, du  P.  Leduc  et  de  M^"*  Grandin  en  particulier.  Aus- 
sitôt cheval  et  voiture  furent  mis  à  ma  di?position  et  le 
soir,  à  onze  heures,  je  surprenais  les  bons  Pèi*es  André  et 
FouRMOND  à  leur  mission  de  Saint-Laurent.  Le  P.  ANDr>É 
devait  m'accompagner  à  Saint-Boniface.  J'avais  hâte  d'ar- 
river, je  voulais  faire  le  voyage  aussi  promptement  que 
possible.  Le  R.  P.  André  se  mit  donc  en  frais  de  pré- 
parer chevaux  et  voiture,  puis  nous  allâmes  au  fort 
Carlton,  où  je  devais  régler  une  partie  des  comptes  de 
Saint-Albert  et  de  Mackenzic.  Le  lendemain  matin,  je 
sentis  les  premières  atteintes  de  mon  rhumatisme  inflam- 
matoire. J'en  informai  le  P.  André  en  lui  disant  qu'il  de- 
vrait se  rendre  sans  moi  à  Saint-Boniface,  qu'il  allait 
m'être  impossible  de  continuer  mon  voyage  par  terre.  De 
fait  le  lendemain  je  dus  me  mettre  au  lit.  Le  P.  FouR- 
MOND,  que  M.  Clarke  avait  envoyé  chercher,  vint  s'installer 


—  301  — 

mon  garde-malade.  Pendant  trois  semaines  je  restai  cloué 
sur  mon  lit  au  fort  de  la  Compagnie.  Je  ne  saurais  jamais 
assez  remercier  M.  Glarke  et  sa  dame  de  leur  attention, 
de  leur  bienveillance  et  de  leur  cliarité  pour  moi.  Oh! 
que  le  bon  Dieu  les  récompense  et  leur  accorde  donum 
verœ  fidei.  Inutile  de  dire  que  leR.  P.  Fourmond  fut  pour 
moi,  pendant  mon  séjour  à  Carlton,  un  intirmier,  un 
frère,  un  père  tout  dévoué.  Sur  ces  entrefaites,  l'unique 
steamboal  de  la  Saskatchewan  arriva  d'Edmonton  à  Carl- 
ton, ayant  ù  son  bord  le  R.  P.  Brunet  et  le  F.  Piquet.  Le 
premier  était  destiné  aux  missions  du  Curaberland;  le 
deuxième  devait,  par  la  première  occasion,  prendre  le 
chemin  de  l'ile  à  la  Grosse.  Quatre  soldats  me  portèrent 
solennellement  à  bord  du  steamboat,  où  le  cher  P.  Bru- 
net  me  servit  d'infirmier  dévoué.  Neuf  jours  après  nous 
arrivions  à  Saint-Boniface.  J'avais  pu,  sans  trop  de  fati- 
gue, supporter  le  voyage.  Je  trouvai  à  Saint-Boniface  le 
repos  et  les  soins  dont  j'avais  besoin.  Avec  quel  bonheur 
je  revis  Me""  Taché  et  les  Pères  de  la  rivière  Rouge,  que 
j'avais  quilles  dix  ans  auparavant.  J'eus  le  bonheur  de 
rencontrer  là  aussi  le  R.  P.  Soullier,  visiteur.  Je  ne  re- 
grettais qu'une  chose,  c'est  que  ce  bon  Père  visiteur  ne 
pût  continuer  son  voyage  jusqu'à  Saint-Alberl ,  oii 
Mer  Grandin  aurait  été  si  content  de  le  voir.  Pendant 
deux  mois  je  dus  garder  le  lit  ou  la  chambre  à  l'Arche- 
vêché,  ne  pouvant  que  par  intervalles  m'occuper  d'af- 
faires avec  le  R.  P.  Maisonneuve,  notre  procureur  à  Saint- 
Boniface,  pour  les  missions  du  Nord.  Pendant  ce  temps, 
comme  toujours,  Ms^  Grandin,  dans  le  diocèse  de  Saint- 
Albert,  prêchait  d'exemple  surtout.  Il  partaii,  toujours 
soutirant  et  presque  malade,  pour  aller  visiter  la  partie 
sud-ouest  de  son  diocèse.  11  allait  ainï.i  voir  et  encou- 
rager les  RR.  PP.  Scollen  elDoucETqui,  depuis  plusieurs 
années,   Iravaillunt  avec  zolo  au  milieu  des  Pieds-Noirs. 


—  302  — 

Le  II.  P.  Lestanc  gouvernait  de  son  mieux  la  mission 
de  Saint-Albeii,  où  il  ne  manquait  ni  d'enuuis  ni  d'occu- 
pations. Au  lac  Labiche,  M^""  Faraud  équipait  et  faisait 
partir  la  berge  destinée  à  transporter  les  pièces  du  Mac- 
kenzie,  puis  il  dirigeait  les  travaux  des  champs,  la  recon- 
struction de  notre  petit  moulin  à  farine  et  à  scie,  devait 
s'occuper  des  mille  petits  détails  de  radminislratiou  de 
la  mission  en  mon  absence,  et,  enfin,  au  départ  du 
R,  P.  Remas,  Sa  Grandeur  devait  assumer  la  charge  de 
maître  des  novices.  A  l'ile  à  la  Crosse,  le  R.  P.  Legeard 
s'efforçait  de  faire  face  à  tous  les  besoins  temporels  et 
spirituels  de  sa  mission,  tandis  que  le  P.  Moulin  accom- 
pagnait les  chasseurs  de  Carllon  et  que  le  R.  P.  Fourmond^ 
tout  en  donnant  ses  soins  spirituels  aux  chrétiens  de 
Saint-Laurent,  s'occupait  activement  de  la  culture  de  son 
petit  champ  et  de  l'érection  d'une  importante  bâtisse  au 
lac  Canard,  entre  Carlton  et  sa  mission.  Le  R.  P.  Gasté 
restait  seul  au  lac  Caribou,  instruisant  les  sauvages  qui 
viennent  continuellement  et  à  tour  de  rôle,  visiter  la 
mission,  pendant  que  son  jeune  et  zélé  compagnon,  le 
R.  P.  BoNALD,  visitait  les  différents  postes  du  district  de 
la  Rivière  aux  Anglais.  Au  nord-ouest  de  Saint-Albert, 
au  petit  lac  des  Esclaves,  les  PP.  Dupin  et  Bourgine 
avaient  à  endurer  bien  des  misères  et  des  privations  dans 
une  mission  importante ,  qui  ne  fait  encore,  pour 
ainsi  dire,  que  de  commencer.  Le  P.  Vegreville  soignait 
la  mission  du  lac  Sainte-Anne,  et  commençait,  à  l'âge 
de  cinquante  ans,  l'étude  de  la  langue  assiniboine.  Les 
PP.  Legoff  et  Chapellière  secondaient  de  tout  leur  cœur 
le  R.  P.  Legeard;  le  P.  Fafard,  dans  toute  la  ferveur  du 
zèle  sacerdotal,  donnait  ses  soins  aux  chasseurs  do  Saint- 
Albert;  le  P.  Blanchet  aidait  le  P.  Lestanc  dans  son  ad- 
ministration temporelle  et  desservait  le  fort  Edmonton... 
Le  P.  Grandin  dirigeait  le  collège  de  Saint-Albert,  et  fai- 


—  303  — 

sait  lu  classe  Jtj  latin  à  ses  jeunes  séminaristes,  tandis 
que  le  P.  Touze  finissait  son  noviciat  pour  aller  ensuilo 
rejoindre  les  Missionnaires  des  Pieds-Noirs  à  la  ri- 
vière des  Arcs.  Et  tous  nos  bons  Frères  convers  ren- 
daient des  services  signalés  dans  les  diUerenles  missions 
où  l'obéissance  les  a  placés.  Quant  à  moi,  vers  le  milieu 
du  mois  d'août  je  commençai  à  revenir  vite  à  la  santé 
et  songeai  sérieusement  à  reprendre  le  chemin  du  Nord. 
Je  réglai  ditiercnts  comptes  avec  le  R.  P.  Maisonneuve, 
m'entendis  avec  lui  pour  le  transport  annuel  des  pièces 
destinées  aux  vicariats  de  Saint-Albert  et  d'Atliabaskaw- 
Mackenzie,  puis  le  14  septembre  je  parlais  avec  une  cara- 
vane du  gouvernement  en  destination  pour  la  rivière  Ba- 
taille, à  40  milles  au  nord  du  fort  Carlton.  Le  lendemain 
je  rencontrai  le  bon  P.  Remas,  arrivant  de  Notre-Dame 
des  Victoires  du  lac  Labiche.  Nous  n'eûmes  guère  que  le 
temps  de  nous  communiquer  les  principales  nouvelles  et 
nous  dûmes  nous  séparer.  Combien  j'aurais  désiré  que 
notre  rencontre  eût  lieu  de  manière  à  nous  permettre  de 
passer  la  nuit  ensemble,  j'avais  tant  de  choses  à  lui  deman- 
der par  rapport  à  nos  chères  missions  du  Nord  !  Quelques 
jours  plus  tard  je  rencontrai  le  P.  Decorby,  revenant  du 
lac  Qu'appelle.  Ce  cher  Père,  que  je  n'avais  pas  vu  depuis 
douze  ans,  revint  sur  ses  pas  pour  camper  avec  moi.  Nous 
passâmes,  bien  entendu,  une  bonne  partie  de  la  nuit  à 
parler  sous  la  tente,  et  le  lendemain  il  fallut  se  dire  adieu 
pour  bien  des  années  encore  peul-ctrc.  A  la  lin  d'octo- 
bre, j'arrivai  bien  portant  cbez  les  RR.  PP.  Fourmond  et 
André  à  Carlton.  Je  ne  pus  me  reposer  que  deux  jours, 
la  saison  était  avancée  et  j'avais  encore  400  milles  pour 
me  rendre  à  Saint- Albert  et  IGO  de  là  au  lac  Labiche.  A 
la  Toussaint,  j'arrivai  au  fort  Pitt,  où  la  neige  me  força 
à  laisser  wagon  et  charrette  pour  prendre  une  traîne 
d'hiver.  A  Victoria,  c'est-à-dire  90  milles  avant  d'arriver 


—  304  — 

à  Saint-Albert,  plus  de  neige.  Je  montai  alors  à  cheval, 
et,  le  10  novembre,  à  deux  heures  de  Taprès-midi,  je  re- 
cevais la  bénédiction  de  Me""  Grândin  et  je  revoyais, 
content  et  joj^eux,  les  Pères  et  Frères  de  Saint-Albert. 
Le  P.  Grouard  m'attendait  là  depuis  plus  d'un  mois  déjà. 
M^'  Grandin  voulut  que  je  me  reposasse  quelque  tempsà 
Saint- Albert  avant  de  reprendre  le  chemin  du  lac  Labi- 
che. Enfin,  le  10  décembre,  j'arrivai  à  cette  mission,  que 
j'avais  quittée  le  28  mars  précédent. 

Celte  mission,  dédiée  à  Notre-Dame  des  Victoires,  peut 
avoir  une  population  d'environ  500  âmes;  malheureu- 
sement, cette  population  est  loin  d'être  réunie  sur  un 
seul  point;  à  part  un  certain  nombre  d'habitations  formant 
un  petit  village  à  quelques  centaines  de  mètres  au  nord  de 
notre  maison,  tous  les  autres  habitants  sont  disséminés  çà 
et  là  dans  leurs  cabanes,  bûties  presque  toutes  autour  du 
lac.  D'autres  sont  établis  sur  les  lacs  de  Môle  et  Castor,  à 
quelque  20  milles  d'ici,  de  sorte  qu'il  nous  est  très-ditlicile 
de  réunir  tous  nos  chrétiens  à  Téglise.  Néanmoins,  régu- 
lièrement, deux  fois  par  an,  ils  tiennent  à  venir  tous  à  la 
mission  pour  les  fêles  de  Noël  et  de  Pâques.  Dans  l'in- 
tervalle de  CCS  fêtes,  ils  viennent  à  toui-  de  rôle.  Les 
PP.  Grouard  et  Collignon  ont  été  dernièrement  visiter  les 
plus  éloignés  et  leur  donner  une  petite  mission.  Cette 
visite  a  certainement  eu  de  bons  résultats  et  fait  beau- 
coup de  bien.  En  outre,  chaque  dimanche,  le  P.  Colli- 
gnon se  rend  au  fort  de  la  Compagnie,  station  Saint— 
Vaientiu,  et  là  il  instruit,  confesse  et  communie  les 
chrétiens  établis  de  ce  côté.  Deux  fois  par  an  aussi,  au 
printemps  et  à  l'automne,  de  douze  à  quinze  familles 
montagnaises  viennent  du  lac  Froid  au  lac  Labiche  pour 
se  confesser  et  recevoir  la  sainte  communion  avant  de 
se  disperser  dans  les  bois  pour  la  chasse,  qui  est  pour 
ainsi   dire  lour  unique    moyen    de  subsister.  Un  assez 


—  305  — 

bon  nombre  de  Cris  du  lac  Castor,  auxquels  il  faut 
joindre  quelques  métis,  sont  encore  intidèles.  Mais, 
ij;râce  au  bon  Dieu,  tous  les  ans,  quelques-uns 
d'entre  eux  ouvrent  les  yeux  à  la  vérité  cl  criibrasscnt 
notre  sainte  religion.  C'est  ainsi  que  ch;ique  année 
nous  avons  un  certain  nombre  de  baplêmes  d'adultes  à 
etnegistrer.  Depuis  cet  automne,  trois  métis  ou  sauvages 
sont  ainsi  venus  à  la  mission  doiuander  à  se  faire  in- 
struire et  à  recevoir  la  grâce  du  baptême,  ce  qui  leur  a 
été  accordé  de  grand  cœur.  L'un  d'eux  semblait  même 
avoir  le  pressentiment  de  sa  mort  prochaine.  Après  son 
baptême  il  reprit  le  chemin  de  la  forêt;  mais,  quelques 
jours  plus  tard,  il  était  atteint  d'une  grave  maladie  qui 
l'emportait  promptement;  aujourd'hui  il  est  au  ciel,  où  il 
prie  pour  nous  et  pour  nos  œuvres.  L'année  précédente, 
une  pauvre  vieille  sauvagesse  que  j'avais  aussi  instruite, 
liaptisée  et  communiée  quelque  temps  auparavant,  quit- 
tait tranquillement  la  terre,  loin  de  la  mission,  mais  bieu 
préparée  et  ayant  parfaitement,  sans  nul  doute,  conservé 
la  grâce  de  sou  baptême. 

L'orphelinat  et  l'école  du  lac  Lnbiclic  sont  aussi  en  voie 
de  prospérité.  Nous  avons  maintenant  deux  Sœurs  institu- 
trices :  l'une  pour  le  français  et  l'autre  pour  l'anglais.  De- 
puis l'automne  dernier  les  enfants  ont  fait  des  progrès 
vraiment  surprenants.  Ms'^  d'ANEMOUR  ,  les  Pères  de 
la  mission  et  moi,  nous  leur  faisions  tout  récemment 
passer  un  petit  examen  dont  nous  avons  été  très-satis- 
faits. Mer  Faraud  était  surpris  et  enchanté.  Le  17  février 
au  soir,  ces  mêmes  enfants  nous  ont  donné  une  petite 
séance  des  plus  agréables.  Ils  ont  joué  deux  pièces,  l'une 
en  français  et  l'autre  en  anglais.  Tous  les  notables  de  la 
place,  catholiques  et  protestants,  avaient  été  invités.  Tous 
ont  été  on  ne  peut  plus  agréablement  surpris  et  contents. 
Et,  de  fait,  il  est  vraiment  étonnant  (ju'en  si  peu  de  temps 


—  306  — 

les  enfants  en  soient  venus  là.  Je  voudrais  pour  tout  au 
monde  avoir  un  local  convenable  pour  les  petits  garçons  ; 
avant  peu  j'espère  voir  sous  ce  rapport  mes  vœux  réalisés. 

Quant  à  la  communauté  que  nous  formons,  elle  est 
plus  nombreuse  que  jamais.  Six  Pères,  un  Ecclésiastique 
étranger  et  six  Frères  convers.  C'est  ici  une  véritable  uni- 
versité où  l'on  peut  conférer  les  grades  en  cri,  en  monta- 
gnais,  en  anglais,  en  théologie,  en  dessin,  en  peinture, 
voire  même  en  mathématiques.  C'est  une  vraie  maison 
d'étude;  il  y  a  au  moins  de  quinze  à  vingt  classes  par 
semaine.  Aussi  personne  n'a  le  temps  de  s'ennuyer.  Les 
jeunes  Pères  sont  pourtant  extrêmement  fatigués  ;  ils 
ont  trop  étudié,  ils  ont  besoin  de  quelques  jours  de  repos 
et  de  disîraclion.  A  cet  effet,  je  les  envoie  passer  quel- 
ques jours  à  Saint- Albert;  sept  jours  de  voyage  pour 
aller,  autant  pour  revenir,  une  semaine  avec  Ms""  Grandin 
et  les  Pères  d'Edraonton^  tout  cela  les  délassera  un  peu, 
j'espère.  Ils  se  préparent  joyeusement  à  partir  après- 
demain  matin. 

Puissent  ces  quelques  lignes ,  mon  révérend  et  bon 
Père,  vous  être  agréables  !  Je  me  recommande  à  vos 
prières  et  saints  sacrifices. 

Votre  afifectionné  Frère  en  J.  M.  J. 

H.  Leduc,  o,  m.  i.,  Prêtre. 


ILE   A  LA  CROSSE. 

EXTRAIT    d'une    LETTRE   DU    REVEREND   PÈRE   LÉGEARD 

au  r.  p.  martinet. 

Mon  révérend  et  bien  cher  Père, 

Voici  quelques  renseignements  sur  les  missions  que 
nous  desservons.  Ce  sont  les  missions  du  lac  Froid,  celle 


—  307  — 

du  lac  Canot,  celle  du  portage  la  Loche  et  enfin  celle  de 
l'île  à  lu  Crosse.  Précédemment,  nous  étions  également 
chargés  de  celle  du  lac  Vert,  mais  depuis  que  le 
P.  MoDLiN  y  réside  nous  n'avons  plus  à  nous  en  oc- 
cuper. 

{"^Mission  de  Saint- Raphaël  (lac  Froid).  — Je  laisse  la 
parole  au  R,  P.  Legoff,  qui  vous  dira  mieux  que  moi 
l'état  de  cette  mission,  ce  qu'il  y  a  fait  et  ce  qu'il  y  reste  à 
faire.  Voici  ce  qu'il  m'écrit  :  «  Que  vous  dirai-je  de  la 
mission  du  lac  Froid?  vous  savez  bien  ce  qu'il  en  est  et  ce 
que  j'y  ai  fait.  C'était  bien  triste,  autrefois,  que  ce  lac 
Froid!  et  môme  encore  aujourd'hui,  après  trois  missions 
que  j'y  ai  données,  il  s'en  faut  que  tout  y  soit  en  odeur 
de  sainteté. 

«  11  y  avait  une  dizaine  d'années  que  ces  pauvres  gens, 
à  part  trois  ou  quatre,  ne  fréquentaient  presque  plus  au- 
cune mission.  Et  comme  durant  ce  temps  aucun  Mission- 
naire n'alla  voir  ce  qu'ils  faisaient  ainsi  cachés  au  fond 
des  bois,  il  en  résulta  qu'ils  tombèrent  peu  à  peu,  faute 
d'instruction,  dans  une  ignorance  et  une  inditterence  bien 
grandes.  La  cause  de  cette  triste  défection  était  venue  du 
découragement  où  le«  avait  jetés  la  conduite  honteuse  de 
celui  qu'ils  regardaient  jusque-là  comme  leur  chef.  Ce 
pauvre  malheureux,  ayant  renvoyé  sa  légitime  épouse, 
s'était  attaché  à  la  veuve  de  son  frère  et  s'obstinait,  mal- 
gré toutes  les  prières  et  toutes  les  remontrances,  à  vivre 
en  concubinage  avec  elle.  C'était  quelque  peu  découra- 
geant, en  etl'et,  qu'un  tel  exemple  venant  d'un  tel  homme; 
d'autant  plus  que  les  autres,  voyant  leur  chef  excom- 
munié, se  regardaient,  par  le  fait,  comme  plus  ou  moins 
excommuniés  eux-mêmes. 

«  Dès  que  l'obéissance  me  plaça  à  l'île  à  la  Crosse, 
ma  pensée  se  tourna  vers  ces  pauvres  gens.  Mais  que 
faire?  je  ne  faisais  que  bégayer  le  montaguais.  Les  aller 


—  308  — 

attaquer  dans  cette  condition,  c'était  m'exposer  à  nn 
dchec  certain  ;  j'ai  donc  attendu  trois  ans.  Ce  n'est  qu'au 
bout  de  ce  temps  que  j'ai  trouvé  la  hardiesse  et  la  con- 
fiance nécessaires  pour  entreprendre  cette  pénible  et  dif- 
ficile mission.  La  cliose  pressait  d'autant  plus  que  je 
voyais  arriver  le  moment  où  les  jeunes  gens  de  cette 
triste  place,  tous  issus  de  frères  et  sœurs,  tous  cousins 
germains  par  conséquent,  s'uniraient  entre  eux  par  des 
mariages  incestueux.  Il  importait  d'empêcher  cela;  ce 
n'était  pas  facile,  car  la  plupart  de  ces  jeunes  gens  avaient 
l'âge  de  se  marier  et,  du  reste,  tenaient  à  le  faire  le  plus 
tôt  possible.  Comment  faire  alors?  personne  ici  parmi  nos 
Montagnais  n'étant  jaloux  de  donner  ses  enfants  à  des 
gens  si  mal  famés.  Oli  !  j'étais  bien  inquiet,  lorsque,  il  y 
a  (rois  ans,  j'entrepris  pour  la  première  fois  de  franchir 
les  40  à  50  lieues  qui  nous  séparent  du  lac  Froid  ! 
J'avais  confiance  en  Dieu,  mais  aussi  j'appréhendais 
beaucoup  la  fureur  du  diable.  Je  vous  avouerai  môme 
que  ma  confiance  devenait  parfois  bien  faible  en  face 
de  ces  appréhensions.  Durant  mon  voyage  qui  fut  de 
quatre  jours  pour  arriver  au  premier  village,  Tcspiit 
nuit  et  jour  préoccupé  de  cette  alfaire,  je  cherchai  et 
imaginai  bien  des  expédients  dont  le  meilleur  en  délini- 
live  ne  me  rassui-ait  guère.  Enfin,  le  dernier  jour,  comme 
je  traînais  péniblement  mes  raquettes  à  la  suite  de  mes 
quatre  jeunes  gens,  la  pensée  me  vint  de  m'adresscr  à 
l'archange  saint  Raphaël.  Je  songeai  à  ce  qu'il  fit  pour 
Sara,  à  ce  qu'il  fit  pour  le  vieux  Tobie,  et  comme  tous  les 
pauvres  sauvages  que  j'allais  visiter  se  trouvaient  à  la  fois 
dan?  le  cas  de  Tobic  et  dans  celui  de  Sara,  je  le  priai  de 
mon  mieux,  d'opérer  en  leur  faveur  cette  double  mer- 
veille qui  délivra  Sara  et  guérit  Tobie;  d'abord  en  éloi- 
gnant d'eux  le  démon  qui  les  ensorcelait,  puis  en  leur 
appliquant  le  remède  nécessaire  pour  guérir  leurs  yeux 


—  309  — 

aveuglés  par  l'ignorance  et  la  snperstilion,  et  leurs  cœurs 
souilli'S  cl  emlurcis.  Eu  mènie  temps  je  mellais  ce  pays  ot 
ses  habitants  sons  sa  protection,  et  lui  promettais,  pour 
le  cas  où  une  niission  serait  l)âlic  au  lac  Froid,  de  faire 
en  sorte  qu'elle  lui  fût  dédiée. 

«  Cette  première  visite  eut  pour  résultat,  d'abord,  de 
leur  prouver  que,  loin  de  les  mépriser,  je  les  aimais,  ce 
qui  est  beaucoup  ;  ensuite,  de  leur  faire  voir  que  j'enten- 
dais les  tirer  de  cet  élat  do  dégradation  et  de  déconsidé- 
tion  dans  lequel  ils  vivaient  ;  puis  enfin,  après  des  débals 
qui  durèrent  au  moins  quatre  heures,  de  séparer  le  mal- 
heureux concubinaire  cause  de  tout  le  mal,  de  le  séparer, 
dis-je,  de  cette  femme  qui,  comme  je  vous  l'ai  dit,  n'élait 
autre  que  la  veuve  de  son  frère.  En  même  temps,  après 
les  avoir  tous  confessés,  j'obtins  d'eux  la  promesse  qu'ils 
songeraient  désormais  sérieusement  au  salut  de  leurs 
ûmesj  l'on  m'assura  aussi  que  les  mariages  incestueux 
que  je  craignais  n'auraient  pas  lieu. 

«  L'année  suivante,  je  leur  renouvelai  ma  visite.  Mais, 
hélas  I  le  malheureux  concubinaire  n'avait  pu  résister  à  sa 
passion,  et  était  retourné  à  son  vomissement.  Pour 
comble  de  malheur,  redoutant  d'avance  l'efiet  d'une 
entrevue  avec  moi,  qui  ne  suis  pourtant  pas  bien  terrible, 
il  avait  pris  la  fuile  avec  sa  concubine,  se  proposant  de 
ue  revenir  chez  lui  que  lorsqu'il  pourrait  présumer  que 
je  serais  parti  et  que  la  rencontre  tant  redoutée  par  lui 
n'aurait  pas  lieu.  Heureusement  pour  moi  et  aussi  pour 
lui,  il  calcula  mal  et  arriva  chez  lui  tandis  que  j'y  étais 
encore.  Il  était  tout  honteux  d'avoir  manqué  à  sa  parole, 
et  en  même  temps  tellement  dominé  par  sa  passion,  qu'il 
paraissait  diûicile  de  le  détacher  de  celle  malheureuse, 
qui  ne  valait  pas  mieux  que  lui.  Il  s'en  sépara  pourtant 
et  promit  d'élre  plus  ferme  à  l'avenir,  llolas  !  il  retomba 
encore  malgré  tontes  ses  promesses,  et  ce  n'est  qu'à  la 


_.  31Ô  — 

iroisième  visite  que  je  leur  ai  faite  cette  annde  que  j'ai 
enfin  réussi  aies  séparer  définitivement. 

«  J'ai  fait  là  quatre  mariages  bien  assortis,  lesquels 
selon  toutes  les  prévisions  huraoines,  nous  clonnenl  les 
meilleures  garanties  pour  l'avenir.  Il  y  reste  encore  plu- 
sieurs jeunes  gens  à  marier,  mais  le  plus  difficile  est  fait  et 
j'espère  que  si  l'on  peut  sanctifier  encore  quelques 
alliances  dans  ces  familles  dégénérées,  on  les  tirera 
définitivement  de  l'état  de  dégradation  dans  lequel 
elles  sont  tombées.  Je  n'ai  pas  la  liste  de  toutes  ces 
familles,  je  ne  puis  donc  évaluer  au  juste  le  nombre  des 
personnes  qui  se  trouvent  au  lac  Froid  que  d'une  manière 
approximative.  Le  nombre  me  paraît  être  entre  quatre- 
vingts  et  cent.  » 

Il  y  a  aussi,  au  lac  Froid,  quelques  familles  crises 
encore  infidèles.  Comme  elles  ne  viennent  jamais  par  ici, 
j'ignore  leur  nombre.  Il  est  probable  qu'elles  ont  dû  voir 
des  Missionnaires  sachant  le  cris,  soit  au  fortPitt,  soit  au 
lac  Labiche  où  elles  peuvent  se  rendre  sans  diiliculté. 
Pour  plus  de  sûreté,  cependant,  le  R.  P.  Legoff  étudie 
actuellement  le  cris,  afin  de  pouvoir  instruire  un  peu 
ces  pauvres  gens  quand  il  ira  visiter  ses  Montagnais  le 
printemps  prochain. 

S»  Mission  de  la  bienheureuse  Marguerite-Marie  (lac 
Canot).  —  Cette  petite  mission  est  la  plus  favorisée  de 
toutes  celles  dont  nous  nous  occupons,  en  dehors  de  l'île 
à  la  Crosse.  Depuis  l'automne  de  4875,  elle  a  eu  l'avan- 
tage d'être  visitée  plusieurs  fois.  Le  R.  P.  Moulin  y  est 
venu,  du  lac  Vert,  passer  une  semaine  en  janvier  dernier. 
Le  R.  P.  Chapellière  y  est  resté  depuis  le  4  avril  jusqu'au 
10  juin,  et  depuis  le  28  août  jusqu'au  23  septembre  ;  ce 
qui  n'a  pas  empêché  ces  bons  sauvages  de  venir,  au  prin- 
temps etàl'automne,  suivre  les  exercices  delà  mission  que 
bous  donnons  régulièrement,  à  cette  époque,  à  tous  les 


—  3H  — 

sauvages  rcuinis.  Souvent  aussi  nous  les  voyons  dans  le 
courant  de  l'été  lorsqu'ils  viennent,  au  fort  de  la  compa- 
gnie de  la  baie  d'Hudsou,  chercher  ce  dont  ils  ont  besoin. 
Il  est  bien  rare  qu'ils  ne  se  confessent  pas  en  passant  ici. 
Pauvres  sauvages  !  ils  ont  bien  leurs  défauts,  il  s'en  faut 
qu'ils  soient  parfaits,  mais  il  faut  leurrendre  le  témoi- 
gnage qu'ils  sont  bien  dociles,  bien  obéissants,  remplis 
de  bonne  volonté  et  qu'on  peut  en  faire  tout  ce  que  l'on 
veut.  Une  chose  qui  me  fait  bien  plaisir,  c'est  qu'ils  com- 
mencent à  avoir  une  grande  dévotion  au   Sacré  Cœur. 
Tous  en  ont  déjà  des  images  que  nous  leur  avons  faites 
et  qu'ils  gardent  bien  précieusement.  Tous  également^  ou 
presque  tous,  portent  le  scapulaire  du  Sacré-Cœur.  Pour 
les  récompenser,  Dieu  leur  a  fait  une  faveur  dont  jouissent 
bien  peu  de  sauvages  dans  ce  pays.  Tout  le  temps  que  le 
Père  est  là,  Notre-Seigneur  réside  au  milieu  d'eux  dans 
la  petite  chapelle  qu'ils  ont  bâtie.  C'est  la  première  fois 
celte  année,  qu'avec  l'autorisation  de  Monseigneur  on  y 
a  conservé  la  sainte  réserve;  ce  qui,  certainement,  sera 
pour  eux  la  source  de  bien  des  grâces. 

Un  autre  avantage  qu'ont  les  Cris  du  lac  Canot,  c'est 
leur  petite  école.  Les  fruits  qu'elle  a  produits  sont  déjà 
bien  consolants.  Au  printemps  dernier,  quand  ils  vinrent 
pour  la  grande  mission,  leR.  P.  Cii.\pellière,  qui  arrivait 
avec  eux,  me  dit  que  bon  nombre  d'enfants,  garçons  ou 
filles,  connaissaient  leur  catéchisme  par  cœur  d'un  bout 
à  l'autre.  Je  n'osais  trop  y  croire  ;  pour  m'en  assurer,  j'in- 
terrogeai moi-même  les  enfants,  un  peu  sur  toutes  sortes 
de  sujets,  je  leur  demandai  plusieurs  explications  et  je  pus 
me  convaincre  que  ce  qu'on  m'avaitditétait  bien  vrai.  C'est 
la  première  fois,  je  pense,  que  nous  voyons  dans  nos  mis- 
sions des  enfants  sauvages  parfaitement  instruits  du  caté- 
chisme. Personne  même  n'aurait  songé  à  entieprendre 
cette  tâche  bien  ditlicile;  notre  petite  maîtresse  d'école, 

T.   XV.  21 


—  312  — 

avec  sa  bonne  volonté,  sa  persévérance  et  aussi  le  secours 
du  bon  Dieu,  en  est  venue  à  bout.  C'est  un  grand  travail 
de  moins  pour  nous.  Daigne  le  Seigneur  continuer  à 
répandre  ses  grâces  sur  cette  petite  mission  et  lui  faire 
porter  des  fruits  de  salut  encore  plus  abondants.  C^esl  ce 
que  leur  obtiendra,  j'en  suis  sûr,  leur  patronne,  la 
B.  Marguerite-Marie,  toujours  si  puissante  sur  le  cœur 
adorable  de  notre  doux  Sauveur. 

3°  Mission  de  la  Visitation  (Portage  la  Loche).  —  C'est 
le  R.  P.  Legoff  qui  en  est  chargé.  Voici  quelques  noies 
qu'il  m'a  communiquées  sur  cette  mission  :  «Depuis  mon 
arrivée  à  l'île  à  la  Crosse,  en  1870,  j'ai  déjà  visité  huit 
fois  ce  poste  ;  j'aurais  là-dessus  bien  des  choses  à  racon- 
ter ;  malheureusement,  c'est  le  temps  pour  les  raconter 
qui  me  manque.  Vous  voudrez  donc  bien  vous  contenter 
cette  fois  de  quelques  lignes. 

«  Celte  mission  compte  deux  cent  trente  et  quelques 
sauvages,  parmi  lesquels  il  y  a  soixante-dix  ou  soixante- 
douze  communiants.  Cette  mission  était  bien  négligée 
autrefois,  nos  Pères  se  trouvant  assez  souvent  dans  l'im- 
possibilité de  l'aller  visiter.  Depuis  que  je  suis  ici,  je  la 
visite  régulièrement  tous  les  ans,  et  même  l'année  der- 
nière j'y  ai  fait  deux  apparitions,  l'une  en  été,  l'autre  en 
hiver.  Cela  ne  les  satisfait  pas  encore,  et  depuis  longtemps 
ils  ne  cessent  de  demander  à  cor  et  à  cri  que  Monsei- 
gneur veuille  bien  établir  un  Missionnaire  au  milieu 
d'eux.  Même  pour  démontrer  à  Sa  Grandeur  combien  ce 
Missionnaire  serait  bien  au  milieu  d'eux  et  combien  il 
pourrait  compter  sur  leur  dévouement,  ils  ont  préparé 
depuis  doux  ou  trois  ans  tout  le  bois  nécessaire  à  la  con- 
struction d'une  église.  Tout  cela  forme  un  beau  tas,  je 
vous  l'assure,  et  c'est  du  beau  bois  !  Mais  par  malheur 
le  tas  reste  là  et  l'église  est  encore  dans  les  futurs  con- 
tingents.  Ils  la  bâtiront,  disent-ils,  oh  !    mais,  avec  de 


—  313  — 

l'empressement  tout  plein,  quand  Icnr  cher  Missionnaire 
tant  désiré  sera  arrivé.  Ils  ne  veuleiU  la  Lâlir  qu'à  cette 
condition,  prétendant  que  par  ce  parti  pris  ils  vont  cer- 
tainement obliger  Monseigneur  à  se  dépêcher  de  leur 
envoyer  le  Missionnaire  tant  désiré.  Comment  ne  se 
dépêcherait-il  pas  ?  Le  bois  de  construoliou  est  à  terre  et 
il  va  se  gâter  si  le  Missionnaire  n'arrive  pas  vile.  Finesses 
de  Montagnais  ! 

«  Ces  pauvres  sauvages,  quoique  visités  à  de  si  rares 
intervalles,  ne  laissent  pas  notre  ministère  sans  consola- 
tion. Je  vous  avoue  franchement  que  je  les  trouve  bien 
changés  depuis  la  première  fois  que  je  les  vis.  Ils  sont 
plus  dégrossis,  plus  instruits,  plus  attachés  à  leur  religion 
et  à  leur  Missionnaire.  Tous  pourtant  ne  répondent  pas 
également  ii  nos  soins  et  ne  montrent  pas  la  même  bonne 
volonté.  Ici,  comme  partout,  il  y  a  le  mélange  des  bons 
et  des  mauvais.  Les  mauvais  et  les  lièdcs  forment  à  mon 
avis  le  gros  tiers  :  les  autres  sont  convenables  et  ne  me 
donnent  guère  que  de  la  satisfaction,  » 

Il  est  donc  vrai,  comme  vous  pouvez  en  juger  par  cette 
lettre  du  R.  P.  Legoff,  les  sauvages  du  Portage  la  Loche 
nous  donnent,  pour  la  plupart,  de  la  satisfaction  et  il  y  au- 
rait là  de  quoi  faire  une  belle  mission.  Mais  cette  paresse 
qu'ils  montrent  pour  bâtir  une  chapelle  et  une  maison  pour 
le  Missionnaire  qui  va  les  visiter  me  fait  de  la  peine,  d'au- 
tant plus  que  presque  tousse  sont  construit  de  jolies  petites 
maisons  et  qu'ils  sont,  on  peut  le  dire,  les  sauvages  en  gé- 
néral les  plus  riches  et  les  mieux  établis  du  pays.  Au  lac 
Canot,  six  pauvres  Cris  ont  à  eux  seuls  bâti  la  chapelle  et 
un  appartement  contigu  à  la  chapelle  pour  leur  Mission- 
naire; et  eux,  depuis  trois  ans  que  l'aflaire  est  lancée, 
n'ont  pu  élever  une  chapelle  alors  que  tout  le  bois  de 
construction  était    rendu  sur  place.  Pauvres  gens!   ils 
manquent  d'entente  entre  eux,  ils  sont  un  peu  jaloux  les 


—  314  — 

uns  des  autres  ;  impossible  de  mettre  quelqu'un  à  la  tête 
de  cette  entreprise  sans  mécontenter  les  autres.  Voilà  en 
grande  partie  la  cause  de  ce  retard.  Sans  s'en  douter 
probablement,  ils  se  font  bien  tort,  car  ils  ne  prennent 
pas  le  moyen  d'obtenir  qu'un  Père  aille  résider  au  milieu 
d'eux. 

4°  Mission  de  Saint- Jean- Baptiste  (lie  à  la  Crosse).  — 
1°  Nos  travaux  pour  la  desserte  de  notre  église  sont  tou- 
jours les  mêmes.  Je  n'en  parlerai  donc  pas  aujourd'hui  ; 
je  me  contenterai  de  vous  dire  que  nous  sommes  bien 
contents  de  notre  petite  population.  Ces  pauvres  gens, la 
plupart  métis,  ont  bien  aussi  leurs  défauts,  mais  ils  nous 
écoutent  quand  nous  les  instruisons;  les  sacrements 
sont  bien  fréquentés,  et  les  offices  suivis  fidèlement.  Ce 
qui  nous  donne  meilleur  espoir  encore  pour  l'avenir, 
c'est  qu'il  n'y  a  pas  une  maison  à  l'île  à  la  Crosse  où  il 
n'y  ait  une  image  du  Sacré  Cœur.  Ce  divin  cœur,  j'en  suis 
sûr,  ne  manquera  pas  de  leur  accorder  les  bénédictions 
que  lui-même  a  promises  à  tous  ceux  qui  l'honoreront. 

En  fait  de  travaux  extraordinaires,  nous  avons  eu  le 
Jubilé  de  1875  ;  nous  l'avons  fait  du  d2  au  26  décembre. 
Pendant  celte  quinzaine,  il  y  avait  tous  les  soirs  béné- 
diction du  très-saint  Sacrement.  Vu  les  circonstances 
dans  lesquelles  se  trouvait  notre  petite  population,  nous 
n'avons  pas  jugé  à  propos  de  faire  aucun  autre  exercice 
public.  Nous  étions  un  peu  embarrassés  au  commence- 
ment pour  mettre  en  train  ce  jubilé;  le  succès  a  dépassé 
nos  espérances.  Nos  chrétiens  nous  ont  surpris  par  leur 
fidélité  à  assister  tous  les  jours  aux  exercices  et  à  faire  les 
stations  commandées  :  deux  à  la  grande  église,  deux  à  la 
chapelle  des  sœurs.  J'espère  que  le  bon  Dieu  les  aura 
récompensés  de  leur  bonne  volonté. 

Un  mot  maintenant  des  deux  grandes  missions  que 
nous  donnons  annuellement  au  printemps  et  à  l'automne. 


—  315  — 

Depuis  quelques  années,  la  mission  d'automne  perd 
beaucoup  do  son  importance  ;  elle  n'est  plus  suivie 
comme  autrefois.  En  187"),  elle  a  été  presque  nulle; 
pour  les  Gris  il  n'y  en  a  pas  eu  ;  pour  les  Montagnais 
presque  pas.  Quelles  sont  les  causes  de  ce  changement  ? 
Les  voici  :  autrefois  les  berges  de  la  Compagnie  qui 
partaient  chaque  printemps  pour  aller  à  York  Fac- 
tory  sur  la  baie  d'Hudson  chercher  les  marchandises 
pour  la  traite  avec  les  sauvages,  étaient  de  retour  ordi- 
nairement dans  la  dernière  moitié  de  septembre.  L'arri- 
vée des  berges  était  un  événement  pour  le  pays.  Les 
sauvages  se  rassemblaient  tous  alors  pour  prendre, 
comme  ils  disent,  «  leurs  avances,  »  c'est-à-dire  pour  re- 
cevoir de  la  Compagnie  ce  dont  ils  avaient  besoin  pour 
leur  hiver  en  fait  de  vêtements  ou  de  munitions  de  chasse. 
On  profitait  de  leur  présence  pour  leur  donner  les  exer- 
cices de  la  mission  pendant  douze  ou  quinze  jours,  après 
quoi  chacun  parlait  de  son  côté  pour  se  rendre  aux 
places  choisies  pour  rhivernement.  Actuellement  les 
choses  ont  bien  changé.  Toutes  les  marchandises  venant 
d'Angleterre  par  la  rivière  Rouge  et  le  lac  Vert,  les 
berges  ne  vont  plus  à  la  mer,  et  elles  arrivent  ici  à  dif- 
férentes époques  de  l'été,  ce  voyage  du  lac  Vert  ne  du- 
rant ordinairement  qu'une  semaine,  aller  et  retour.  Les 
sauvages,  assurés  de  trouver  toujours  ce  dont  ils  ont  be- 
soin, prennent  leur  temps.  En  outre,  la  plupart  d'entre 
eux  ayant  maintenant  des  maisons  et  des  champs  de 
patate,  ne  peuvent  rester  ici  longtemps  l'automne,  car 
c'est  le  moment  de  ramasser  les  patates  et  d'arranger  les 
maisons  pour  l'hiver.  Ajoutez  à  tout  cela  que  le  mois 
d'octobre  est  l'époque  de  l'année  où  l'on  prend  le  pois- 
son blanc  avec  le  plus  d'abondance.  Qn'arrive-t-il  ?  C'est 
que  quelques-uns  ne  viennent  point,  ou  bien  ils  arrivent 
les  uns  après  les  autres,  ou  bien  ils  ne  restent  que  quel- 


—  316  — 

ques  jours.  Impossible,  dans  de  pareilles  conditions,  de 
leur  donner  une  mission  en  règle.  Ils  se  contentent 
donc  de  se  confesser  une  fois  ou  deux,  de  communier 
quand  ils  sont  du  nombre  des  communiants  et  ils  parlent 
ensuite.  Quant  aux  pauvres  enfants  et  à  tous  ceux  qui 
ont  besoin  d'instruction,  on  ne  peut  guère  s'en  occuper, 
car  il  faut  passer  tout  le  temps  au  confessionnal.  Je  ne 
sais  si  je  me  trompe,  mais  je  crois  qu'il  nous  sera  diffi- 
cile de  donner  à  cette  mission  de  l'automne  l'importance 
qu'elle  avait  précédemment. 

En  revanche,  celle  du  printemps  devient  de  plus  en 
plus  consolante.  L'année  dernière,  en  1875,  lors  du  pas- 
sage de  Monseigneur  pour  sa  visite  pastorale,  elle  fut 
magnifique  ;   cette  année,  grâce  à  la  nouvelle  impulsion 
donnée  par  cette   visite,  elle  a    été  plus  belle  encore. 
Jamais,  je  crois,  il  n'y  avait  eu  une  mission  semblable  ; 
notre  église  était  littéralement  trop  petite  pour  contenir 
tout  notre  monde.  Pendant  la  semaine,  cela  allait  passa- 
blement encore,  parce  que  les    exercices  se  donnaient 
pour  1rs  Monlagnais  à  la  grande  église,  et  pour  les  Cris, 
qui  sont  bien  moins  nombreux,  à  la  chapelle  des  sœurs  ; 
mais  les  dimanches,  pour  les  offices,  tous  no  pouvaient 
entrer.  La  plus  belle  de  toutes  les  cérémonies  a  été  la 
grande  procession  du  Saint  Sacrement   que  nous  avons 
faite  le  jour  de  la  Fête-Dieu.  Il  y  avait  au  moins  six  ans 
qu'elle  n'avait  pas  eu  lieu,  pour  des  raisons  qu'il  serait 
trop  long  de  rapporter  ici.  Ce  jour-là,  pour  donner  à  tous 
la  facilité  d'assister  à  la  sainte  messe,  nous  multipliâmes 
les  offices.  Le  matin,  à  six  heures,  il  y  eut  messe  avec 
cantiques  et  sermons  en  montagnais;  la  plupart  des  sau- 
vages appartenant  à  cette  nation  communièrent  à  celte 
messe.  A  huit  heures  et  demie,  messe   encore  avec  can- 
tiques et  sermon  en  cris  ;   enfin  à  dix  lieures  et  demie, 
messe  solennelle  devant  le  Saint  Sacrement  exposé. 


—  317   - 

Dans  la  soirée,  eut  lieu  la  procession  du  Saint-Sacre- 
ment. Dès  la  veille,  les  sauvages,  sous  la  tlireclion  du 
R.  P.  CuAPELLiÈiiE,  avaient  planté  do  distance  en  distance, 
de  chaque  côté  du  parcours  que  devait  suivre  la  proces- 
sion, de  petits  arbres  coupés  dans  le  bois;  trois  arcs  de 
triomphe  av:iient  été  dressés  ;  enfin  lo-rcposoir  avait  élé 
élevé  sur  un  monticule,  à  700  ou  800  mètres  de  la  mis- 
sion. De  cette  élévation  le  coup  d'œil  était  magnifique  :  à 
droite  notre  beau  lac,  à  nos  pieds  le  camp  des  sauvages 
avec  SCS  tentes  et  ses  loges  en  grand  nombre,  un  peu 
plus  loin  la  mission,  puis  au  fond  de  la  scène,  au-delà  de 
la  baie  sur  les  bords  de  laquelle  s'élève  notre  établisse- 
ment, le  fort  de  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson. 

A  trois  heures,  la  procession  sortait  de  l'église;  tout 
le  monde,  hommes,  femmes  et  enfants,  marchaient  en 
rang.  A  un  étranger,  les  costumes  auraient  paru  bien  ba- 
riolés, bien  peu  dignes  peut-être  do  paraître  dans  une 
grande  procession  ;  nos  sauvages  n'y  pensaient  guère  ; 
le  bon  Dieu  non  plus,  j'en  suis  convaincu,  n'en  voulait 
aucunement  à  ces  pauvres  enfants  des  bois.  Au  milieu  des 
rangs,  se  déployaient  quatre  belloo  bannières  confection- 
nées à  rile  à  la  Crosse  :  celle  de  Saint-Jean-Baptiste,  pa- 
tron de  la  mission  ;  celle  de  Saint-Joseph  ;  celle  de  la 
Sainte-Vierge  et  celle  du  Sacré-Cœur,  la  plus  belle  de 
toutes.  Le  R.  Chapellière,  aidé  du  F.  Nemoz,  dirigeaitla 
procession;  le  R.  P.  Legoff  faisait  chanter  ses  iMontagnais. 
Quant  au  R.  P.  Légeard,  dont  la  sauté  était  un  peu  meil- 
leure, il  présidait  la  procession  el  avait  le  bonheur  de 
porter  le  Saint  Sacrement.  Quatre  hommes  choisis  parmi 
les  plus  anciens,  deu.\  métis,  un  iMontagnais  et  un  Gris, 
soutenaient  le  dais  ;  quatre  autres  des  plus  anciens  éga- 
lement, tenaient  les  cordous.  La  procession  se  déroula 
en  suivant  le  chemin  qui  lui  avait  »'té  préparé  le  long  du 
lac  et  au  mifieu  du  camp  des  sauvages.  Favorisée  par  un 


—  318  — 

temps  magnifique,  elle  fut  des  plus  belles.  Mais  il  y  eut 
un  moment  surtout  où  malj^ié  moi  les  larmes  s'échap- 
pèrent de  mes  yeux.  Après  la  bénédiction  donnée  du 
monticule,  sur  lequel  était  dressé  le  reposoir,  il  fallut 
réorganiser  la  procession  ;  cela  fut  un  peu  long  ;  pendant 
tout  ce  temps-là,  j'étais  tourné  vers  le  peuple,  tenant 
Noire-Seigneur  dans  mes  mains  ;  devant  moi  se  déroulait 
le  panorama  dont  je  vous  ai  parlé  plus  haut.  A  mes  pieds 
se  tenait  la  foule  des  hommes  qui  attendaient  leur  tour 
pour  partir;  moitié  à  genoux,  moitié  assis  par  terre,  ils 
étaient  là,  chantant  de  tout  leur  cœur  les  louanges  de 
Notre-Seigneur.  Comme  le  divin  Maître  devait,  ce  me 
semble,  être  heureux  de  ce  triomphe  !  Comme  son  Coeur 
adorable  qui  a  tant  aimé  les  petits  et  les  pauvres  devait 
être  satisfait  de  voir  agenouillés  à  ses  pieds  avec  tout 
l'abandon  filial  ces  pauvres  enfants  des  bois  !  Il  y  a  seu- 
lement trente  ans,  la  place  où  se  déroulait  en  ce  moment 
la  procession  n'était  qu'un  bois  épais  ;  au  lieu  du  chant 
des  cantiques,  on  n'y  entendait  que  le  bruit  du  tambour 
elles  chants  superstitieux  des  sauvages.  Que  Dieu  soit 
mille  fois  béni  de  ce  changement  !  Qu'il  soit  aussi  mille 
fois  béni  d'avoir  bien  voulu  se  servir  de  notre  chère 
Congrégation  pour  le  faire  connaître  et  aimer  de  ces 
pauvres  sauvages  !  Nos  Pères  qui  ont  travaillé  à  défri- 
cher cette  partie  de  la  vigne  du  Seigneur  n'ont  pas  perdu 
leur  temps  ;  les  fruits  que  nous  recueillons  maintenant 
sont  bien  consolants. 

Quand  nous  arrivâmes  à  l'église,  elle  était  déjà  rem- 
plie, et  bon  nombre  de  personnes  durent  rester  dehors 
pour  assister  à  la  bénédiction  du  Saint  Sacrement  qui 
termina  la  cérémonie. 

Vous  devez  le  comprendre,  cette  mission  nous  a  donné 
bien  des  joies.  La  plus  grande  partie  du  travail  retom- 
bait sur  le  R.  P.  Legoff^  qui  est  chargé  des  Montagnais. 


—  319  — 

Comme  ils  sont  très-nombreux,  c'est  à  peine  s'ils  lui 
laissaient  le  temps  de  prendre  ses  repas  et  le  sommeil 
nécessaire  pour  réparer  ses  forces  épuisées.  Quelques 
jours  après,  ils  partaient  tous,  fortifiés  par  la  réception 
des  sacrements,  affermis  dans  leurs  bonnes  résolutions  et 
attachés  plus  que  jamais  à  leur  religion  tt  à  ceux  qui  sont 
venus  la  leur  fuseigner. 

Depuis  deux  ou  trois  ans  surtout,  nous  avons  encore 
deux  petites  missions  supplémentaires  à  Noël  et  à 
Pâques.  Pour  ces  deux  fêtes,  nous  voyons  arriver  bon 
nombre  de  sauvages  qui  souvent  viennent  d'assez  loin 
pour  faire  leurs  dévotions.  C'est  un  surcroît  de  travail 
pour  nous,  mais  ce  travail  est  bien  consolant.  La  fête  de 
Noël  surtout  se  célèbre  avec  une  grande  solennité  :  il  est 
vrai  de  dire  que  nous  jouissons  d'un  privilège  que  nous 
envieraient  beaucoup  de  grandes  églises  de  France,  c'est 
qu'après  minuit  on  donne  la  bénédiction  papale  avec  in- 
dulgence plénière.  W^  Grandin,  ayant  obtenu  du  Sou- 
verain Pontife  la  permission  de  la  donner  trois  fois  par 
an  et  de  communiquer  ce  pouvoir  comnie  il  l'entendrait, 
a  accordé  au  Supérieur  de  la  mission  la  faculté  de  la 
donner  eu  son  nom  une  fois  chaque  année  ;  et  c'est  le 
jour  de  Noël  que  nous  avons  choisi  pour  cela. 

Vous  trouverez  peut-être  extraordinaire  que  je  ne  fasse 
mention  d'aucune  conversion  d'adultes,  soit  parmi  les 
hérétiques,  soit  parmi  les  infidèles  qui  doivent  se  trouver 
dans  la  mission  de  l'île  ù  la  Crosse.  Eu  fait  de  protes- 
tants, il  y  en  a  seulement  une  vingtaine  ici,  au  fort, 
hommes,  femmes  ou  enfants.  Ce  sont  fous  des  gens 
engagés  au  service  de  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hud- 
son,  ordinairement  pour  deux  ou  trois  ans,  et  qui  le 
plus  souvent  s'en  retournent,  leur  engagement  fini. 
Avec  eux  il  n'y  a  pas  grand'chose  à  faire.  De 
temps   en  temps  cependant,  mais  bien  rarement,  nous 


—  320  — 
recevons  quelques  abjurations.  Au  printemps  dernier, 
j'ai  eu  la  consolation  de  recevoir  celle  d'une  femme  mé- 
tisse anglaise,  mariée  depuis  quelques  années  à  un  de 
nos  métis  canadiens -français.  Depuis  longtemps,  elle 
était  sollicitée  par  la  grâce,  mais  elle  résistait  ;  elle  avait 
peur,  elle  craignait  ses  coreligionnaires;  il  a  presque 
fallu  un  miracle  pour  la  soumettre  ;  enfin  le  bon 
Dieu  a  eu  le  dessus  ;  elle  est  venue  d'elle-même  et  je 
n'ai  eu  qu'à  l'instruire.  On  lui  a  bien  fait  un  peu  de  mi- 
sères dans  les  commencements  ;  maintenant  on  la  laisse  à 
peu  près  tranquille.  Quelques  jours  après  son  abjuration 
et  son  baptême,  elle  avait  le  bonheur  de  faire  sa  première 
communion  le  jour  de  Pâques.  Que  Dieu  est  bon  pour 
les  cœurs  simples  I  Depuis  sa  conversion,  cette  pauvre 
femme  a  reçu,  on  peut  le  dire,  le  don  de  prière  ;  on  di- 
rait qu'elle  ne  peut  se  rassasier  de  prier;  la  confession 
et  la  communion  sont  un  besoin  pour  elle.  Puisse-t-elle 
persévérer  toujours  dans  ces  heureuses  dispositions  !  Je 
l'espère,  car  elle  aime  bien  le  Sacré  Cœur  et  la  sainte 
Vierge. 

Quant  aux  infidèles,  on  peut  dire  qu'il  n'y  eu  a  plus 
parmi  les  sauvages  du  district  de  l'Ile  à  la  Crosse  qui 
appartiennent  à  celte  mission.  Voici,  d'ailleurs,  ce  que 
M»'  Grandin  a  consigné  lui-même  dans  noire  registre 
des  actes  de  baptême,  mariages,  etc.,  etc  ,  lors  de  la 
plantation  de  la  croix  qui  clôtura  la  mission  du  prin- 
temps 1875  : 

«  Le  20  juin  1875,  nous  soussigné,  avons  clôturé  la 
mission  des  sauvages  qui  fréquentent  la  mission  de  Saint- 
Jean-Baptiste  de  l'île  à  la  Crosse  par  la  bénédiction  so- 
lennelle et  Téreclion  d'une  belle  croix  en  bois,  longue 
de  35  pieds,  sur  le  coteau  qui  s'élève  à  quelques  arpents 
au  sud  de  la  mission.  11  y  a  dix-sept  ans,  nons  élevions 
une  croix  à  la  même  place  et  nous  sommes  heureux  de 


—  321  — 

constater  aujourd'hui  que  depuis  ce  temps  notre  sainte 
religion  a  fait  dans  le  pays  des  progrès  que  vraiment  on 
n'aurait  pas  osé  espérer  alors.  On  peut  dire  aujonrd'hui 
que  tons  les  sauvages  sontchiétiens  et  catholiques  et  gé- 
néralement hons  chrétiens  et  bons  catholiques.  Que  Dieu 
on  soit  à  jamais  béni  !  » 

Cela  ne  veut  pas  dire  cependant  qu'il  n'y  ait  rien  de 
défectueux  parmi  nos  sauvages  et  que  tout  marche  à 
merveille.  Non,  malheureusement  ;  un  certain  nombre 
d'entre  eux  ont  besoin  d'être  suivis  de  près  et  rappelés 
souvent  h  l'ordre.  Parmi  les  Montagnais  surtout,  qui 
restent  loin  de  la  mission  et  qui  connaissent  bien  impar- 
faitement encore  noire  sainte  religion,  de  grands  dé- 
sordres se  produisent  parfois  :  il  a  fallu  même,  il  n'y  a 
pas  bien  longtemps  encore,  en  excommunier  quelques- 
uns  ;  mais,  Dieu  merci,  ces  faits  deviennent  de  plus  en 
plus  rares,  et  maintenant  surtout  que  la  mission  est  con- 
sacrée au  Sacré-Cœur,  cela  ira  mieux  encore,  nous  l'es- 
pérons. 

École  de  Notre-Dame  du  Sacré-Cœur.  —  Comme  vous 
le  savez  déjà,  c'est  le  nom  que  porte  maintenant  notre 
école.  Cette  œuvre,  à  laquelle  nous  attachons  beau- 
coup d'importance,  va  toujours  en  se  développant.  Pen- 
dant Tannée  scolaire  1873-1876,  nous  avons  eu  jusqu'à 
trente-deux  et  trente-trois  enfants,  tous  pensionnaires, 
y  compris  nos  orphelins.  Nous  ne  recevons  pas  d'ex- 
ternes. Je  suis  heureux  de  dire  qu'ils  nous  ont  donné 
plus  de  consolations  qu'ils  ne  l'avaient  fait  les  années 
précédentes.  Mais  il  faut  avoir  vécu  dans  le  pays  pour 
comprendre  ce  que  sont  nos  écoles,  pour  connaître  la 
patience  nécessaire  ù  nos  bonnes  sauirs  pour  instruire 
des  enfants  qui  n'ont  aucun  goût  pour  l'étude,  qui  ont 
honte,  pour  ainsi  dire,  de  bien  faire,  cl  dont  le  seul  désir 
est  de  quitter  l'école  le  plus  tôt  possible. 


—  3-22  — 

Les  parents  cependant  semblent  mieux  comprendre  la 
nécessilé  de  l'éducation  et  le  service  que  nous  leur  ren- 
dons en  instruisant  leurs  enfants  ;  quant  à  ces  derniers, 
ils  n'en  sont  pas  encore  là.  Ce  n'est  donc  qu'à  force  de 
travail  et  de  fatigue  qu'on  peut  arrivera  leur  faire  ap- 
prendre quelque  chose.  Quand  ils  paraissent  dans  les 
examens  publics,  ceux  qui  les  voient,  ceux  qui  les  en- 
tendent ne  se  doutent  guère  de  ce  qu'il  a  fallu  de  patience 
et  d'eûorts  pour  arriver  à  ces  résultats.  Les  sauvages  se 
montrent  maintenant  plus  empressés  à  nous  confier 
leurs  enfants;  actuellement  nous  en  avons  quinze,  réu- 
nis aux  orphelins,  c'est-à-dire  nourris  et  entretenus 
aux  frais  de  la  mission.  Si  nous  l'avions  voulu,  nous 
en  aurions  Jjien  davantage,  car  nous  en  avons  refusé  un 
certain  nombre,  mais  c'est  tout  ce  que  nos  ressources 
peuvent  nous  permettre  pour  le  moment. 

Ce  qui  donne  surtout  de  la  réputation  à  notre  école,  ce 
sont  les  examens  publics  que  de  temps  en  temps  nous  fai- 
sons subir  à  nos  enfants.  L'été  dernier,  l'officier  en  charge 
du  district  de  l'Ile  à  la  Crosse  devant  quitter  le  fort  pour 
être  nommé  à  un  grade  supérieur,  c'est-à-dire  à  l'inspec- 
tion de  tous  les  districts  du  Nord,  nous  avons  voulu  faire 
un  grand  examen  en  son  honneur  pour  le  remercier  de 
s'être  montré  toujours  le  bienfaiteur  de  nos  missions. 
C'est  le  20  juin  qu'a  eu  lieu  cet  examen.  L'assistance  était 
très-nombreuse  et  se  composait  surtout  des  métis  et  des 
sauvages  arrivés  pour  la  mission.  Le  R.  P.  Supérieur, 
pendant  la  séance,  avait  à  sa  droite  M.  l'inspecteur  et  le 
nouvel  officier  en  charge  du  district,  et  à  sa  gauche  les 
dames  de  ces  deux  messieurs  avec  leurs  enfants. 
Pendant  quatre  heures  que  dura  l'examen,  l'intérêt  ne 
cessa  d'aller  croissant.  Les  matières  de  l'examen, 
moilié  en  français,  moitié  en  anglais,  étaient  enlremè- 
lées  de  chansons  dans  les  deux  langues.  Lu  partie  fran- 


—  323  — 

çaisc  par  laquelle  on  commença  se  termina  par  une 
petite  pièce  admirablement  interprétée  et  qui  intéressa 
vivement  les  assistants.  La  partie  anglaise,  qui  vint  en- 
suite, se  termina  également  par  une  pièce  anglaise  en 
l'honneur  du  héros  de  la  fête.  Au  dire  de  tout  le  monde, 
cet  examen  a  été  le  plus  beau  de  tous-  ceux  qui  ont  eu 
lieu  à  l'île  à  la  Crosse.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'il 
a  été  le  plus  complet,  car  c'était  la  première  fois  qu'il 
comprenait  l'anglais  et  le  français  réunis.  Vint  en- 
suite la  distribution  des  prix  ;  après  quoi,  pour  clore  la 
séance,  nous  chantâmes  selon  l'usage  anglais  le  God  save 
thc  queen,  Dieu  sauve  la  reine...  Les  résultats  do  cet  exa- 
men se  font  déjà  sentir  :  à  la  rentrée  de  l'automne,  nous 
avons  eu  plus  de  quarante  pensionnaires,  sans  compter 
ceux  que  nous  avons  refusés. 

Je  ne  puis  terminer  ces  quelques  notes  sur  notre  école 
sans  vous  faire  part  d'une  faveur  bien  précieuse  qu'elle  a 
reçue  au  mois  de  janvier  1875.  Nos  enfants  venaient  de 
finir  leurs  lettres  de  bonne  année  :  tout  d'un  coup,  une 
petite  fille  s'écrie  au  milieu  de  ses  petites  compagnes  : 
«  Si  nous  écrivions  à  notre  Saint-Père  le  Pape  pour  lui 
dire  combien  nous  l'aimons  !  — Oui,  oui,  fut  la  réponse  gé- 
nérale, écrivons-lui,  )>  Les  maîtresses  me  demandèrent  ce 
que  j'en  pensais.  «Qu'elles  écrivent,  leur  dis-je,  nous  en- 
verrons la  lettre  àMonseigneur;il  en  fera  ce  qu'il  voudra.» 
Ellessemircnt  immédiatement  à  l'œuvre,  et  cellequi  avait 
la  plus  belle  main  écrivit  à  genoux,  par  respect  pour  notre 
Saint-Père.  La  lettre  fut  envoyée  à  Monseigneur.  11  ap- 
prouval'idée  de  nos  enfants,  fit  écrire  une  seconde  lettre 
parccuxdeSainl-.'Mbcrt,  elles  expédia  toutesdeuxà  Rome 
au  cardinal  préfet  de  la  Propagande.  Au  mois  de  février 
dernier,  nous  recevions  une  lettre  de  Monseigneur,  dans 
laquelle  il  nous  disait  :  «  A  propos  des  petits  enfants ,  j'ai  à 
vous  annoncer  une  nouvelle  qui  vous  fora  plaisir.  Vous 


—  324  — 

von?  souvenez  de  la  lettre  que  vos  élèves  écrivirent  il  y  a 
un  an  au  Souverain  Pontife  ;  les  enfants  de  Saint-Albert  lui 
écrivirent  de  leur  côté  et  j'envoyai  le  tout  à  S.Era.  le  car- 
dinal préfet  de  la  Propagande,  Il  y  a  quelques  semaines , 
je  recevais  de  S.  Em.  le  cardinal  Franchi  la  lettre  des 
enfants  de  Saint-Albert,  au  bas  de  laquelle  le  Pape  avait 
écrit  de  sa  main  :  «  Que  le  Seigneur  vous  bénisse  et  vous 
«  dirigedans  toutes  vos  voies,»  avec  sa  signature  ctladate. 
La  lettre  de  vos  enfants  est  restée  entre  les  mains  du 
Saint-Père.  Comme  celte  bénédiction  est  pour  les  enfants 
de  l'île  à  la  Crosse,  aussi  bien  que  pour  ceux  de  Saint- 
Albert,  je  tâcherai  de  vous  envoyer  un  souvenir  de  cette 
bénédiction. 

SonEminence  m'écrivait  enmême  temps:  «Pourcequi 
«  est  dos  lettres  si  aimables  envoyées  par  les  enfants  qui 
«fréquentent  les  écoles  catholiques  de  Saint-Albert  et  de 
«  l'île  à  laCrosse,  jelesaiprésentéesàSaSaintetédansl'au- 
«  dience  qu'il  m'a  accordée  le  1 1  de  ce  mois.  Il  les  a  re- 
«  eues  avec  bonté,  et  a  de  grand  cœur  envoyé  sabénédic- 
«lionapostolique  àces  môraesenfants,  ainsi  qu'auxSœurs 
«  qui  en  ont  soin  ,  et  vous  trouverez  sous  ce  pli  l'auto- 
«  graphe  de  celte  bénédiction  apostolique.  » 

Voici  maintenant  la  lettre  de  nos  enfants  : 

Très-Saint  Père, 

«  Nous  les  petits  enfants  métis  et  sauvages  de  l'école 
de  Nolro-Dame  du  Sacré-Cœur  de  l'île  à  la  Grosse,  ayant 
entendu  souvent  les  Révérends  Pères  qui  sont  venus  nous 
apprendre  la  prière,  et  les  bonnes  Sœurs  qui  nous  font  la 
classe,  nous  parler  de  notre  bon  Père,  le  grand  chef  de 
la  prière,  qui  est  à  Rome,  nous  dire  combien  il  fait  pitié, 
parce  qu'un  mauvais  roi  lui  a  pillé  tout  son  bien,  et  que 
les  mauvais  priants  le  font  souflYir  tous  les  jours,  nous 


—  325  — 

nous  sommes  dit  :  Nous  autres  petits  enfants,  nous  allons 
lui  écrire  pour  lui  dire  que  nous  l'aimons  beaucoup.  Oui, 
Très-Saint  Père,  nous  vous  aimons  de  tout  notre  cœur. 
Nous  voudrions  bien  faire  quelque  chose  pour  vous  soula- 
ger, mais  comme  nous  sommes  trop  pauvres,  nous  voulons 
tous  les  jours  prier  le  Sacré  Cœur  et^  la  sainte  Vierge 
pour  qu'ils  vous  gardent  et  vous  défendent  contre  les 
mécbants,  afin  que  vous  ne  fassiez  plus  pitié. 

«  Daignez,  0  Vous,  noire  bon  Père,  le  grand  chef  de 
la  prière,  recevoir  les  petits  présents  que  vous  otlVenl  vos 
petits  enfants  de  l'île  à  la  Crosse. 

a  Nous  nous  mettons  tous  à  Vos  genoux,  Très-Saint- 
Père,  afin  que  vous  vouliez  bien  nous  bénir,  nous  et  nos 
parents,  ainsi  que  les  Révérends  Pères,  nos  bonnes 
Sœurs,  et  tous  ceux  qui  nous  font  du  bien,  a 

Cette  lettre  était  accompagnée  de  la  liste  de  ce  que  nos 
enfants  avaient  promis  de  faire  ,  prières  ou  mortifica- 
tions pour  le  Souverain  Pontife.  Je  vous  l'aurais  bien 
transcrite,  mais  ce  rapport  est  déjà  bien  long,  et  je  ne 
veux  pas  l'allonger  encore. 

Gomme  souvenir  de  celte  bénédiction,  Monseigneur  nous 
a  envoyé  un  beau  portrait  du  Saint-Père,  au  bas  duquel 
se  trouvent  les  paroles  qu'il  a  bien  voulu  nous  adresser, 
ainsi  que  sa  signature.  C'est  un  autographe  de  Sa  Sain- 
teté, que  Sa  Grandeur  a  découpé  d'une  autre  pièce,  et 
collé  sur  cette  image.  Celte  bénédiction,  venue  de  si 
haut,  sera  un  encouragement  pour  nous,  et  aussi  un  gage 
de  succès  pour  cette  œuvre  si  importante. 

3°  Quelques  mots  en  finissant  sur  le  temporel  de  la 
mission  :  Notre  position  tend  à  s'améliorer  tous  les  jours. 
Pour  les  constructions  nous  sommes  bien  mainlenanl. 
Les  Sœurs  sont  assez  grandement  logées,  et  nous,  nous 
sommes  au  large.  Quant  aux  dégills  commis  les  années 
précédentes  par  les  inondations,  ils  sont  tous  à  peu  près 


—  326  — 

réparés.  On  peut  donc  dire  en  général  que  la  mission  est 
sur  un  bon  pied  :  après  les  travaux  que  nous  nous  propo. 
sons  de  faire  l'été  prochain ,  elle  aura  presque  été 
remise  à  neuf.  Cette  année  nous  avons  entrepris  de  répa- 
rer notre  église  et  de  recouvrir  d'une  nouvelle  couche 
de  peinture  tout  l'extérieur  qui  est  lambrissé  avec  des 
planches  :  c'était  un  travail  nécessaire,  qui  aurait  déjà 
dû  être  fait  depuis  longtemps,  car  le  bois  commençait  à 
se  détériorer  sensiblement.  Nous  avons  ouvert  pour 
cela  une  petite  souscription  ;  je  ne  m'attendais  qu'à 
une  somme  peu  considérable,  cependant  suffisante 
poui^  ce  que  nous  voulions  faire  :  grâce  à  Dieu  , 
nos  espérances  ont  été  dépassées.  Non-seulement  nos 
catholiques,  mais  encore  les  officiers  protestants  de  la 
Compagnie  nous  ont  donné  largement,  puis  les  sauvages 
se  sont  mis  de  la  partie,  ce  que  jamais  encore  ils  n'avaient 
fait,  de  telle  sorte  que  nous  avons  déjà  recueilli  trois  fois 
plus  que  je  n'espérais.  Une  fois  ces  réparations  et  ces 
travaux  finis,  notre  petite  église  sera  réellement  belle.  Je 
ne  puis  m'empècher  de  faire  ici  mention  de  deux  objets 
bien  précieux  dont  elle  a  été  enrichie  depuis  deux  ans. 
Le  premier  est  un  tableau  de  moyenne  grandeur,  quinous 
a  été  envoyé  par  la  Visitation  d'Autun;  il  représente  Notre- 
Seigneur  apparaissant  à  la  bienheureuse  Marguerite- 
Marie  et  lui  découvrant  son  divin  cœur.  Ce  tableau  a  été 
bénit  par  Ms'"  Grandin,  et  placé  dans  notre  église  le 
4  juin  1875,  jour  auquel  Sa  Grandeur  consacra  lui-même 
notre  mission  au  Sacré-Cœur.  L'autre,  plus  précieux 
encore,  car  c'est  une  véritable  relique,  est  venu  de  la 
Visitation  de  Paray-le-Monial.  C'est  la  première  lampe 
qui  a  été  mise  dans  la  première  chapelle  dédiée  au 
Sacré  Cœur,  et  construite  dans  le  jardin  de  la  Visitation  , 
du  vivant  même  de  la  B.  Marguerite-Marie.  Comme  vous 
le  voyez,  nous  sommes  vraiment  bien  privilégiés.  Puis- 


—  327  — 
sions-noiis  en  retour  contribuer  un  peu  à  faire  connaître 
et  aimer  le  Sacré  Cœur  et  son  lunnble  servante  ! 

Quant  à  la  vie,  pour  me  servir  de  l'expression  em- 
ployée ici,  elle  n'est  pas  toujours  des  meilleures.  Sous 
ce  rapport,  la  mission  de  l'ile  à  la  Crosse  est  une  des 
plus  pauvres  du  Vicariat.  En  1875,  nos  récoltes  ont 
été  bonnes  pour  l'orge  et  les  patates,  mais  non  pour 
le  blé.  Il  nous  a  fallu  passer  presque  tout  l'hiver  sans 
avoir  une  bouchée  de  viande  fraîche,  n'ayant  pour 
toute  provision  qu'environ  250  livres  de  mauvaise  fa- 
rine de  froment  et  100  livres  de  farine  d'orge  ;  tout 
cela,  pour  seize  personnes  (je  ne  parle  ici  que  des  Pères, 
Frères,  Sœurs,  cl  personnes  de  service,  car  pour  nos 
enfants  nous  ne  leur  en  donnons  jamais),  ce  qui  ne  fai- 
sait pas  même  i  livre  par  jour  à  partager  entre  seize  per- 
sonnes pour  trois  repas.  Si  nous  avions  encore  eu  de  la 
viande  sèche  et  du  pemikan  à  discrétion,  cela  aurait  été 
assez  bien,  mais,  hélas!  la  viande  sèche,  nous  n'en  avions 
pas.  Quant  au  pemikan,  il  nous  fallait  avoir  recours  à 
l'obligeance  de  l'officier  en  charge  du  district,  du  bour- 
geois, comme  on  l'appelle,  afin  d'en  avoir  le  strict  néces- 
saire pour  nos  travaux.  Nous  nous  sommes  bien  procuré 
quelques  lièvres  de  temps  eu  temps,  mais  ces  lièvres  du 
Nord  sont  une  bien  pauvre  nourriture,  et  celui  qui  n'a 
lien  que  cela  fait  tri.ste  chère.  Heureusement  que  les 
patates  ne  nous  manquent  point,  et  que  nous  avions  de 
l'orge  pour  faire  de  la  soupe,  et  du  poisson  frais  sulfisam- 
ment.  Nous  sommes  tous  les  enfants  de  la  Providence, 
mais  ici,  je  crois,  plus  que  partout  ailleurs.  Notre  pain 
quotidien,  c'est  le  poisson,  et  ce  pain  quotidien,  il  faut 
aller  le  chercher  tous  les  jours,  hiver  comme  été,  été 
comme  hiver,  il  faut  aller,  dis-je,  le  chercher  dans  le 
lac.  Malheureusement  il  se  fait  désirer  quelquefois,  il 
n'aime  pas  toujours,  parait-il,  à  se  faire  prendre  dans  les 

T.  XV.  28 


—  328  — 

«•ets.Dieu  merci,  nous  n'en  avons  cependant  jamais  man- 
qué; il  es?t  viai  que  nous  le  payons  assez  clicr,  surtout 
quand  il  est  rare.  Depuis  quelques  années ,  afin  d'en  avoir 
davantage  et  de  pouvoir  nourrir  tout  notre  petit  monde, 
nous  mettons  dans  nos  intérêts  les  âmes  du  purgatoire. 
L'hiver  dernier,  il  nous  fallait  jusqu'à  230  livres  de  pois- 
son par  jour  sans  compter  les  mauvais  pour  les  chiens. 

L'été  dernier,  le  bon  Dieu  nous  a  pris  en  pitié  en  nous 
envoyant  du  poisson,  comme  jamais  nous  n'en  avions 
pris  :  cet  automne,  nos  récoltes  de  patates  et  d'orge  ont 
été  plus  belles  encore  que  l'année  dernière.  Qu'il  en  soit 
mille  fois  béni  ! 

Après  tout  cela,  vous  comprendrez  que,  pour  entrete- 
nir cette  mission,  nous  devons  dépenser  annuellement 
une  somme  assez  considérable.  Nos  dépenses  actuelle- 
ment s''élèvent  au  moins  à  -12000  francs  par  an.  Pour  tout 
revenu  ,  nous  avons  nos  messes,  quelques  petites  rétri- 
butions pour  l'école,  et  quelques  dons  faits  à  l'enfant 
Jésus  dans  le  temps  de  Noël ,  c'est-à-dire  environ 
2000  francs,  ce  qui  laisse  une  balance  de  10  000  francs  à 
payer  par  la  caisse  vicariale.  Nous  quêtons  bien  de 
côté  et  d'autre,  parfois  nous  recevons  d'assez  bonnes 
petites  sommes,  mais  ce  n'est  rien  auprès  de  ce  dont  nous 
aurions  besoin. 

Daignez,  mon  révérend  et  bien- aimé  Père,  agréer  ce 
rapport  un  peu  trop  long  peut-être  sur  notre  chère  mis- 
sion de  l'Ile  à  la  Crosse.  Veuillez  prier  et  faire  prier  pour 
nous,  aûn  que  nous  puissions  continuer  et  augmenter, 
s'il  est  possible,  le  bien  produit  par  nos  devanciers. 

Ne  m'oubliez  pas  surtout  au  saint  autel,  et  croyez-moi 
toujours  aujourd'hui  comme  autrefois 

Votre  enfant  en  N.-S.  et  M.  T., 

P.    LÉGEARD,  G.  M.  I. 


-  329  — 

Exlraitf:  d'une  lettre  du  R.  P.  Lecomte  au  P.  Boisramé. 

Mission  de  la  Providence,  le  li  novembre  187G. 

Mon  révérend  et  bien  cher  Pèrej 

Je  recevais  votre  aimable  lettre  du  4  mai  dernier,  pen- 
dant mon  séjour  chez  nos  Pères  de  Saint-Bonifacc.  J'au- 
rais désiré  y  répondre  tout  de  suite,  mais  mes  occupa- 
tions ne  me  laissèrent  pas  une  minute  :  je  n'eus  mémo 
pas  le  temps  d'écrire  en  France.  Je  vous  remercie,  mon 
révérend  Père,  des  bons  conseils  que  vous  me  donnez; 
j'espère,  avec  la  grâce  de  Dieu  et  le  secours  de  sa  très- 
sainle  Mère,  y  demeurer  fidèle.  Vous  me  dites  de  me 
donner  plus  que  jamais  au  bon  Dieu  :  je  vous  l'as- 
sure, j'ai  fait  mon  sacrifice  coi'de  magno  et  animo  vo- 
lenti!  Du  reste  vous  connaissez  assez  mes  goûts  pour 
penser  que  le  sacrifice  que  j'ai  fait  en  quittant  tout, 
même  le  Canada,  n'a  pas  dû  m'être  très-pénible.  Me 
voilà  donc  maintenant  dans  le  Nord,  mea  maxima  cura. 
Je  ne  vous  parlerai  point,  mon  lévérend  Père,  de 
l'énorme  distance  qu'il  m'a  fallu  franchir  pour  me  rendre 
au  poste  que  j'occupe  acluellemenl,  p'est-à-dire  la  belle 
mission  de  la  Providence;  déjà  plusieurs  récits  de  ces 
longs  voyagep  ont  été  insérés  dans  nos  annales;  je  croi- 
rais gaspiller  mon  temps  à  vous  redire  les  mêmes  choses. 
Jo  passe  donc  outre,  et  j'arrive  tout  de  suite  à  la  Provi- 
dence. 

La  mission  de  la  Pf-ovidence  est  charmante  comme  site. 
Le  majestueux  Mackensie  coule  à  ses  pieds,  et  avec  une 
rapidité  telle,  qu'on  appelle  la  place  le  Grand  Rapide. 
L'évèché,  qui  ne  ressemble  en  rien  ù  nos  évèchés  de 
France,  est  cependant  bien  joli  et  assez  confortable.  C'est 


—  330  — 

une  maison  en  bois  et  à  deux  étages.  Elle  est  ainsi  divisée  : 
au  rez-de-chaussée  se  trouve  la  cbapolle  publique,  où 
tous  nos  sauvages  se  réunissent  chaque  dimanche.  Au 
premier  étage  il  y  a  trois  chambre?,  un  grand  dortoir 
pour  nos  Frères  convers  et  une  salle  de  réception  pour  les 
visiteurs.  Au  second  sont  les  mansardes;  comme  vous  le 
voyez,  nous  sommes  assez  au  large  :  le  couvent  n'est  pas 
plus  élevé  que  l'évêché  ;  mais  beaucoup  plus  long.  Ces 
deux  bâtisses  sont  sans  contredit  les  plus  belles  du 
Mackensie.  Je  ne  sais  si  vous  avez  eu  connaissance  de  la 
nouvelle  église  entreprise  par  notre  cher  Frère  Boisramé 
et  par  un  de  nos  engagés,  c'est  une  véritable  petite  ca- 
thédrale, elle  est  déjà  bien  avancée;  le  toit  est  complè- 
tement achevé,  et  un  beau  clocher  couronne  l'édifice.  Si 
nous  avions  reçu  cette  année  les  vitraux  dès  le  commen- 
cement du  printemps,  M«'  Clut  aurait  pu  y  officier  ponti- 
ficalement.  L'été  dernier,  Lamoureux,  un  de  nos  engagés, 
nous  a  fait  aussi  un  petit  moulin  à  farine  ;  il  n'est  pas 
encore  en  activité;  quelques  pièces  absolument  néces- 
saires nous  font  défaut;  le  bon  Frère  Salasse,  avec  toute 
son  habileté  dans  l'art  de  travailler  le  fer,  n'a  pu  jusque-là 
nous  les  procurer  ;  son  soufQet  de  forge,  nous  dit-il,  n'est 
pas  assez  fort.  Avant  que  nous  puissions  avoir  ces  pièces, 
il  faut  faire  un  voyage  au  fort  Simpson,  voyage  qui  ne 
s'effectuera  qu'au  commencement  du  printemps  prochain. 
Nous  voilà  donc  condamnés  à  moudre,  à  force  de  bras, 
le  peu  d'orge  que  nous  avons,  si  nous  voulons  de  temps 
à  autre  croquer  une  petite  galette.  C'est  certes  manger 
son  pain  à  la  sueur  de  son  front,  que  de  lé  moudre  ainsi. 
Un  petit  mot  du  temporel  de  la  mission  :  cette  année, 
mon  révérend  Père,  nous  n'avons  pas  à  craindre  le  jeûne  ; 
le  bon  Dieu  a  daigné  remplir  et  nos  greniers  et  nos  caves. 
Nous  avons  pu  recueillir,  dans  quelques  arpents  de  terre 
seulement,  1200  barils  de  patates.  Je  suis  juste  arrivé  à 


—  331  — 

temps  pour  commencer  la  récolte.  Pendant  quinze  jours 
entiers,  Monseigneur,  le  P.  Le  Doussal  et  moi,  en  compa- 
gnie de  deux  ou  trois  sauvages,  nous  avons  été  occupés 
aux  travaux  manuels;  il  y  avait  des  fatigues  à  essuyer,  je 
vous  l'assure;  mais,  d'un  autre  côté,  nous  prenions  plaisir 
à  faire  colle  recolle;  nous  avons  des  patates  qui  pèsent 
jusqu'à  une  livre  ;  voyez,  c'est  phénoménal  pour  le  Nord. 
Le  blé,  celle  année,  n'a  pas  mûri;  Tété  a  été  pluvieux  et 
presque  toujours  froid.  L'orge  a  un  peu  mieux  réussi; 
on  aurait  pu  avoir  une  assez  belle  moisson;  mais  les  mu- 
lots, qui  pullulaient  cette  année,  nous  en  ont  mangé  une 
bonne  partie  :  50  à  60  barils  seraient  le  maximum,  je 
pense.  Du  reste  le  bon  Frère  Siieers  se  prépare  à  la  battre. 
Le  cher  Frère  Boisramé  vient  de  terminer  sa  pêche.  Celte 
année,  comme  les  années  précédentes,  il  s'est  signalé  ; 
il  a  pris  plus  de  17  000  pièces  :  les  sauvages  ne  peuvent 
pas  s'expliquer  comment  il  dispose  tout  pour  toujours  si 
bien  réussir.  Les  sauvages  du  fort  Simpson  avaient  leur 
pèche  tout  à  côté  de  la  sienne,  ils  n'ont  presque  rien  pris 
de  tout  l'automne.  Le  bourgeois  du  fort  ne  sait  comment 
nourrir  les  quatre-vingts  personnes  dont  il  est  entouré.  Il 
est  venu  à  la  mission  demander  à  Monseigneur  s'il  pourrait 
lui  céder  quelques  pièces  de  poisson  :  Sa  Grandeur  a  eu  la 
générosité  de  lui  en  céder  1200^  à  raison  de  6  pelusle  cent. 
Du  poisson,  des  patates  en  quantité  (peu  de  viande),  tout 
est  pour  le  mieux.  Il  est  vrai  que  nous  avons  un  person- 
nel aussi  nombreux  qu'au  noviciat  de  Lachine,  d'heureuse 
mémoire;  nous  sommes,  dans  les  deux  communautés,  en 
comptant  les  engagés,  nous  sommes,  dis-je,  bien  près 
de  50.  Il  y  a  5  sœurs  de  charité,  1  sœur  converse, 
puis  25  ou  20  enfants,  garçons  ou  filles;  je  vous  assure, 
ces  petites  boucbes,  quand  il  s'agit  de  croquer  du  pois- 
son, ne  le  cèdent  en  rien  aux  grandes. 

Je  pense,  mon  révérend  Père,  qu'un  petit  mot    sur 


~  332  — 

notre  chère  communauté  vous  fera  plaisir.  Nous  sommes 
sept  en  tout  :  Sa  Gr.  Ms^  Clut,  le  R.  P.  Le  Doussal, 
novice  depuis  un  mois;  moi,  puis  quatre  Frères  convers, 
le  bon  Frère  Salasse,  le  cher  Frère  Boisramé,  une  des  illus- 
trations du  diocèse  de  Laval;  le  courageux  Frère  Sheers 
et  le  paisible  Frère  Caroux,  qui  n  eu  le  bonheur  de  pro- 
noncer ses  vœux  d'un  an  le  saint  jour  de  la  Toiissaint. 
Je  suis  on  ne  peut  plus  heureux  au  milieu  de  ces  chers 
Oblats,  Tout  se  fait  avec  le  plus  grand  silence  et  avec  la 
plus  grande  régularité.  Monseigneur  lui-même  préside 
tous  les  exercices  de  la  communauté.  Monseigneur  est  le 
supérieur;  je  vous  l'assure,  il  sait  nous  rendre  douce 
l'obéissance,  il  sait  nous  rendre  agréable  la  vie  religieuse; 
en  un  mot,  il  est  pour  nous  un  vrai  père,  toujours  gai  et 
afTable,  toujours  prêt  à  nous  entendre,  quelles  que  soient 
ses  occupations.  Encore  une  fois  je  bénis  le  bon  Dieu  de 
m'avoir  mis  entre  les  mains  d'un  si  bon  Père.  Ce  temps 
que  je  passe  à  la  Providence  n'est  que  la  continuation 
des  jours  de  paix  et  de  bonheur  que  j'ai  coulés  pendant 
seize  mois  dans  l'enceinte  bénie  du  noviciat  de  Notre- 
Dame  des  Anges. 

Un  petit  mot  de  mes  occupations.  Je  passe  une  bonne 
partie  de  la  journée  à  baragouiner  du  montagnais.  Cette 
langue  est,  au  dire  de  tous  les  Missionnaires,  la  plus  dif- 
ficile du  Nord,  surtout  pour  la  prononciation.  Le  R.  P.  Pe- 
TiTOT  a  rendu  un  grand  service  aux  jeunes  Missionnaires 
en  leur  laissant  le  gros  dictionnaire  qu'il  a  fait  imprimer 
en  France:  mais  il  n'a  pas  aplani  toutes  les  difficultés; 
du  reste,  c'était  impossible.  Ms'  Cldt,  qui  s'entend  par- 
faitement dans  cette  langue,  me  donne  deux  classes 
par  jour;  mes  progrès  ne  sont  pas  encore  bien  sensibles. 
Cependant,  permettez-moi  de  vous  dire  que  le  maître  est 
a?sez  satisfait  de  son  disciple.  Si  j'étudie  cette  langue, 
c'est,  soyez-en  sûr,  plus  par  nécessité  que  par  plaisir; 


—  333  — 
car,  franchement,  elle  n'a  rien  de  bien  attrayant  pour  moi, 
du  moins  jusqu'à  présent.  Elle  n'a  rien  non  plus  de  bien 
harmonieux;  il  y  a  certaines  letlres  surtout,  entre  autres 
les  deux  tt,  tlli,  7.-,  kks,  qui  déchirent  les  oreilles,  telle- 
ment elles  sont  dures  à  prononcer.  Je  vous  assure,  c'est 
loin  d'être  les  doux  accords  du  bon  Frère  Bresson.  Le 
reste  de  la  journée,  je  m'occupe  aux  travaux  manuels. 
Tous  les  jours.  Monseigneur,  le  P.  Le  Dgussal  et  voire 
humble  serviteur,  nous  nous  en  allons  dans  un  bois  voi- 
sin, une  hache  sur  l'épaule,  semblables  à  de  vieux  bûche- 
rons à  la  journée,  et  pendant  une  ou  deux  heures  nous 
faisons  la  manœuvre.  Je  n'ai  pas  encore  bien  le  tour  de 
la  hache,  cependant  je  tâche  de  faire  souffrir  le  bois  le 
moins  possible.  Une  fois  que  nous  avons  bûché  un  assez 
bon  morceau,  nous  regagnons  le  logis,  puis,  vers  le  soir, 
Monseigneur  et  moi  nous  attelons  messieurs  les  chiens 
et  nous  poussons  une  course  vers  les  chantiers  ;  nous  char- 
geons nos  traîneaux  de  notre  mieux,  et  nous  revenons  à 
toute  vitesse  voir  s'il  fait  bon  auprès  de  notre  poêle,  en- 
tretenu pendant  notre  absence  par  notre  excellent  Père 
novice.  Comme  vous  le  voyez,  mon  révérend  Père,  on 
n'est  pas  encore  si  malheureux  dans  le  Nord;  dans  le  Ca- 
nada, on  se  fait  une  trop  triste  piinture  de  ces  pays;  qu'ils 
y  viennent  donc,  et  ils  verront  bientôt  que  le  tableau  qu'ils 
s'en  font  est  de  beaucoup  trop  sombre.  Pour  ma  part,  je 
n'ai  jamais  été  si  heureux;  on  a  un  peu  à  snilliii,  il  est 
vrai  ;  mais  est-ce  que  les  souÛYanccs  ne  doivent  pa-s  élie 
le  partage,  l'héritage  do  l'Oblal?  et,  du  reste,  y  a-l-il 
un  pays  où  l'on  n'ait  pas  quelque  chose  cà  souflVir? 

Je  ne  vous  ai  pas  encore  dit  que  j'étais  délinilivement 
Oblat.  J'ai  pu  prononcer  mes  vœux  pf  rpétuols  seule- 
ment le  26  juillet,  an  lac  Labiche.  Ils  ont  été  reçus  par 
S.  Gr.  Ms""  Faraud;  la  cérémonie  a  été  Irès-brlle  et  en 
mémo  temps  très-touclnulc.  Pour  co  jout-!à,  les  bonnes 


—  334  — 

Sœurs  avaient  orné  la  chapelle  du  mieux  possible.  Le 
cantique  d'oblation  a  été  parfaitement  exécuté;  le  P.  Do- 
PIRE,    avec    sa   voix   magnifique,   faisait   le  solo;  il  l'a 
parfaitement  rendu;   il  ne  manquait  que  le   chœur  du 
noviciat.  Toute  la  journée,  c'a  été  fête  :  pour  tout  résu- 
mer, on  a  fait  beaucoup  d'honneur  au  nouvel  Oblat,  bien 
plus  qu'il  n'en  méritait.  Le  lendemain  de   mon  oblation, 
Monseigneur  me  fit  mettre  en  retraite;  je  devais  me  pré- 
parer à  la  réception  des  ordres  mineurs  et  du  sous-diaco- 
nat. La  cérémonie  allait  commencer,  quand  Monseigneur 
s'avisa  de  revoir  ses  pouvoirs.  Cruelle  déception,  je  de- 
vais bientôt  apprendre  qu'il  n'avait  pas  le  droit  de  m'or- 
donner,    vu  que  je  n'avais  ni   exéat,  ni  dimissoire   de 
mon  Evêquc.  Je  vous  l'assure,  si  dans  le  cours  de  ma 
vie  j'ai  eu  quelque  épreuve,  c'est  bien  celle-là;  Monsei- 
gneur lui-même  était  désolé,  mais  il  n'y  pouvait  rien. 
De  suite  il  a  écrit  au  R.  P.  Supérieur  général.  Je  ne  crois 
pas   recevoir   mon   exéat  avant   le  20  mars   prochain  ; 
voyez  comme  tout  cela  me  retarde.  Je  ne  serai  donc 
pas  prêtre   avant  le  20  ou  le  25  avril;  c'est  fort  pé- 
nible pour  moi  et  fort  ennuyeux  pour  S.  Gr.  M»'  Clut, 
vu  qu'il   est  obligé   de   remplir   seul   le   ministère,    le 
P.  Le  Doussal  comme  novice,  ne  pouvant  lui  être  d'au- 
cun   secours.    Il  me  faudrait  plusieurs  grains  de  rési- 
gnation, je  vous  l'assure;  cependant,  quoi  qu'il  arrive, 
que  la  volonté  de  Dieu  sur  moi  s'accomplisse.  Le  lac 
Labiche  était  un   véritable   noviciat  lors  de  mon  pas- 
sage :  il  y  avait  deux  Pères  novices  et  trois  Frères  convers. 
Les  Frères  convers  ont  prononcé  leurs  vœux  d'un  an  le 
i.5  août;  les  deux  Pères  Leserve  et  Dupiré  faisaient  leur 
oblation  perpétuelle  le  saint  jour  de  la  Toussaint.  Tous  les 
sujets  que  le  P.  Lecorre  a  amenés  de   France  l'année 
dernière  sont  maintenant  Oblals,  à  l'exception  du  P.  Le 
Doussal,  qui  fait  son  noviciat  à  la  Providence.  Le  P.  Le- 


—  335  — 

CORRE  lui-même  a  donné  l'exemple  en  se  consacrant  à 
jamais  à  Dieu  le  8  septembre  dernier.  Je  regrettai  de  ne 
pouvoir  assister  à  la  cérémonie.  Je  suis  arrivé  quelques 
jours  trop  tard. 


CEYLAN. 


On  lit  dans  les  Missions  catholiques,  numéro  du  6  juillet 
1877. 

Le  gouverneur  de  Ceylan,  sir  William-Henry  Gregory, 
ayant  été,  sur  sa  demande,  et  pour  raison  de  santé,  relevé  de 
ses  fonctions,  NN.SS.  Sillani,  vicaire  apostolique  de  Co- 
lombo, et  BoNJEAN,  vicaire  apostolique  de  Jaffua,  lui  ont  en- 
voyé une  adresse  à  laquelle  il  a  répondu  en  ces  termes  : 

«J'ai  l'honneur  de  répondre  à  l'adresse  d'adieu  de  Vos 
Grandeurs,  adresse  qui  m'apporte  les  sentiments  du  clergé 
de  Ceylan  et  des  184  000  habitants  catholiques  de  cette  île. 
Les  félicitations  que  vous  m'avez  adressées,  avec  tant  de  bien- 
veillance, ne  peuvent  être  accueillies  qu'avec  beaucoup  de 
reconnaissance. 

«Je  m'intéressais  vivement  aux  succès  de  vos  établissements 
et  je  les  ai  favorisés  de  tout  mon  pouvoir.  J'ai  soigneusement 
examiné  la  conduite  des  prêtres  catholiques  et  la  direction 
qu'ils  faisaient  suivre  à  leurs  fidèles,  et  c'est  pour  moi  un 
devoir  sacré  de  déclarer  que  l'influence  qu'ils  ont  obtenue 
provient  de  leur  bonté  constante  et  vigilante,  et  qu'ils  se  ser- 
vent de  cette  influence  au  seul  profit  du  bien,  de  la  moralité 
et  de  la  religion.  Etant  arrivé  à  cette  conviction,  j'aurais  été 
grandement  coupable  de  cacher  la  sympathie  que  m'inspi- 
rent vos  actes. 

«  Je  vous  remercie  vivement  de  votre  adresse,  qui,  je  vous 
assure,  causera  un  très-grand  plaisir  à  mes  anciens  électeurs 
de  l'Irlande,  et  je  prie  Dieu  de  faire  prospérer  et  de  bénir 
toutes  vos  pieuses  entreprises.  » 


REVUE  DES  SANCTUAIRES  ET  PÈLERINAGES 


MONTxMARTRE. 


Nous  ne  ferons  dorénavant  que  de  courts  emprunts  au 
Bulletin  de  l'Œuvre  du  Vœu  national.  Cette  publication 
mensuelle,  qui  no  coûte  que  2  francs,  est  reçue  dans  un 
très-grand  nombre  de  nos  communautés,  et  les  journaux 
catholiques  tiennent  le  monde  entier  au  courant  des  faits 
principaux  qui  se  passent  à  la  chapelle  provisoire.  Nous 
ne  pourrions  que  reproduire  ici  ce  qu'on  a  lu  ailleurs  ; 
toutefois,  pour  l'édificalion  de  ceux  de  nos  Missionnaires 
que  les  grandes  distances  privent  de  la  lecture  des  jour- 
naux, nous  mentionnerons  ici  quelques  paragraphes  dé- 
tachés de  la  ufirration  générale. 

Le  Bulletin,  dans  le  numéro  du  iO  juillet,  rend  ainsi 
compte,  par  la  plume  du  R.  P.  Rêt,  de  la  fête  du  Sacré- 
Cœur  : 

8  juin.  Fête  du  Sacré  Cœur.  —  A  lui  seul,  ce  jour  in- 
comparable, exquissé  dans  ses  plus  petits  détails,  remplirait 
le  Bulletin.  L'exposition  du  très-saint  Sacrement  acoramencé 
à  quatre  heures  et  demie.  Depuis  ce  moment  les  messes  se 
sont  succédé  sans  interruption  et  la  communion  a  été  distri- 
buée après  chaque  messe.  On  en  évalue  le  nombre  à  plus  de 
quinze  cents.  Piété,  recueillement,  prières,  affluence  inces- 
sante et  toujours  plus  nombreuse,  c'est  ce  dont  tous  les 
pèlerins  ont  été  les  témoins  heureux  et  édifiés. 

A  neuf  heures,  la  sainte  messe  a  été  célébrée  par  Ms'^  l'Ar- 
chevêque coadjuteur,  qui  voulut  bien,  avant  de  commencée 
le  saint  sacrifice,  bénir  le  groupe  représentant  l'apparition 
de  Notre-Seigneur  à  la  bienheureuse  Marguerite-Marie,  Le 


—  337  — 

don  (l'une  bienfaitrice  dévouée  à  Notre-Dame  Auxiliatrice 
ayant  rendu  libre  l'autel  de  la  sainte  Vierge,  nous  l'avons 
consacré  à  la  bionbeureuse  Marguerite-Marie,  et  les  Gardes 
d'honneur  de  la  chapelle  provisoire  ont  fait  les  frais  de  la 
nouvelle  installation. 

Après  avoir  distribué  la  communion  pendant  plus  d'une 
heure,  Sa  Grandeur  voulut  bien  adresser  une  allocution  à  la 
pieuse  assistance .  Elle  expliqua  avec  l'onction,  le  charme  et 
la  simplicité  qu'on  lui  connaît,  ce  texte  do  nos  saints  Livres  : 
Ils  verront  celui  qu'ils  ont  percé,  et  le  présenta  comme  une 
prophétie  de  la  dévotion  au  Sacré  Creur  et  de  la  réalisation 
du  Vœu  national.  Plus  cette  dévotion  se  propage,  plus  aug- 
mente la  connaissance  de  l'amour  de  Notre-Seigneur,  et  la 
France  en  a  fait  une  double  expérience.  Elle  contemple  la 
plaie  du  Sacré  Cœur  et  elle  lui  consacre  son  repentir  et  son 
dévouement.  Ce  repentir  et  ce  dévouement,  nous  devons  les 
rendre  pratiques  dans  notre  vie  de  chaque  jour.  Notre  re- 
connaissance et  notre  amour  grandiront  en  raison  même  de 
notre  pénitence  et  de  notre  dévotion  :  Gallia  pœnitens  et 
devota.  Monseigneur  voulut  bien  donner  le  Salut  et  réciter 
Tamende  honorable  au  nom  de  la  France, 

Le  soir,  à  trois  heures,  même  affluence,  malgré  une  cha- 
leur qui  semblait  avoir  transformé  notre  petite  chapelle  en 
un  véritable  foyer.  L'atmosphère  était  brûlante  :  on  aurait 
dit  que  le  soleil  de  juin  voulait  nous  donner  tous  les  rayons 
d'or  et  de  flammes  qu'il  nous  avait  refusés  pendant  le  mois 
do  mai.  Pauvre  petite  chapelle  provisoire,  il  semble  que 
tous  les  attraits  humains  lui  ont  été  refusés,  afin  que  l'attrait 
surnaturel  et  divin  s'y  manifeste  avec  plus  d'éclat  et  de  puis- 
sance ! 

M.  l'abbé  Baron  avait  bien  voulu  porter  la  parole.  Il  le  fit 
avec  son  talent  habituel.  Il  établit  que  le  Sacré  Cœur  est  le 
véritable  mémorial  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  puisque 
le  Cœur  est,  dans  le  langage  de  l'humanité,  la  plus  vive  ex- 
pression d'une  personnalité.  Un  homme  se  juge  et  s'eslime 
par  le  cœur.  Le  Sacré  Cœur,  c'est  le  mémorial  vivant  de  la 
doctrine,  des  actions  et  surtout  de  l'amour  de  Notre-Soignour. 


—  338  — 

Historique  de  la  dévotion  au  Sacré  Cœur,  opportunité  de 
son  extension.  Historique,  l'orateur  le  trace  à  grands  traits. 
Opportunité  :  à  la  déclaration  des  droits  de  l'homme,  il  fal- 
lait substituer  la  déclaration  des  droits  de  Dieu.  La  Révolution 
a  ébranlé  l'autorité  et  l'a  rendue  odieuse  ;  le  Sacré  Cœur  la 
rétablit  et  la  rend  aimable.  La  Révolution  nous  a  donné  des 
mœurs  païennes  ;  le  Sacré  Cœur  les  ramène  à  la  pureté  et  à 
la  sainteté.  La  Révolution  a  créé  l'individualisme,  l'égoïsme 
exagéré  ;  le  Sacré  Cœur  demande  le  dévouement.  La  Révolu- 
tion a  donné  le  signal  des  plus  grands  crimes  ;  le  Sacré  Cœur 
annonce  la  miséricorde  et  le  pardon,  il  nous  donne  l'amitié 
d'un  Dieu  pour  nous  aider  et  nous  consoler.  Voilà  les 
grandes  lignes  de  ce  discours  remarquable. 

Un  peu  plus  loin  le  Bulletin  ajoute  : 

La  journée  du  tO  juin,  dimanche  où  le  diocèse  de  Paris 
célèbre  la  fête  du  Sacré-Cœur,  nous  offre  à  sept  heures  le 
pèlerinage  du  patronage  et  de  l'école  professionnelle  du 
Petit-Montrouge,  sous  la  direction  de  l'abbé  Poirier,  Mis- 
sionnaire apostolique  ;  à  huit  heures ,  le  pèlerinage  des 
associations  des  jeunes  filles  du  commerce  et  de  l'oeuvre 
de  Saint-Paul,  conduites  par  M.  l'abbé  Quinard,  promo- 
teur du  diocèse  ;  à  neuf  heures,  le  pèlerinage  de  S.  E.  le 
cardinal  Guibert,  Archevêque  de  Paris,  qui  célébra  la  sainte 
messe  en  présence  d'une  assistance  très-nombreuse,  à  laquelle 
s'étaient  joints  environ  cinquante  soldats  du  poste  de  Mont- 
martre. La  chaleur  était  intense  :  la  chapelle  devenait  inha- 
bitable. Aussi  Son  Eminence  se  contenta-t-elle  de  féliciter  les 
nombreux  fidèles  de  leur  pieux  empressement,  et  après  le 
salut  Elle  se  rendit  sur  le  terrain  des  travaux  afin  d'en  con- 
stater les  progrès. 

A  trois  heures,  M.  l'abbé  Baron,  dans  un  rapide  entretien, 
expliqua  les  motifs  de  confiance  que  nous  donne  la  dévotion 
au  Sacré  Cœur  :  Miserebitur  :  Dieu  aura  pitié  de  nous.  Nous 
avons  essayé  de  tout,  nous  avons  eu  confiance  en  tous  les 
moyens  humains  :   il  ne  nous  reste  plus   qu'à  essayer  des 


—  339  — 

moyens  divins,  et  le  seul,  le  principal  est  le  Sacré  Cœur, 
dernier  mot  des  miséricordes  divines.  La  France  place  sur 
son  cœur  le  Cœur  de  Jésus,  et  elle  dit  à  tous  ses  ennemis  : 
Arrête  !  le  Cœur  de  Jésus  est  là. 

Le  même  numéro  du  Bulletin  insère  à  sa  première 
page  la  lettre  suivante  de  S.  Em.  le  Cardinal  Guibert, 
Archevêque  de  Paris,  à  tous  les  Archevêques  et  Evêques 
de  France  : 

Paris,  le  28  juin  1877, 

Monseigneur  , 

L'œuvre  du  Vœu  national  au  Sacré  Cœur  se  poursuit  à 
Paris,  mais  c'est  l'œuvre  de  tous  les  catholiques  de  France, 
et  surtout  des  évoques  :  sans  le  concours  que  m'ont  promis 
mes  vénérés  collègues,  je  n'aurais  jamais  osé  en  accepter  la 
responsabilité  ;  sans  le  concours  qu'ils  me  donnent  depuis 
quatre  ans,  je  n'aurais  pas  pu  commencer  de  la  réaliser. 

J'accomplis  donc  un  devoir  de  reconnaissance  en  envoyant 
à  Votre  Grandeur  un  document  de  nature  à  l'intéresser; 
c'est  l'album  qui  contient  les  études  architecturales  du  mo- 
nument que  nous  construisons. 

L'envoi  de  cet  album  me  fournit  une  occasion  précieuse 
de  m'entretenir  avec  vous  de  notre  commune  entreprise. 

J'aurais  senti  dans  les  premiers  temps  de  notre  œuvro  le 
besoin  de  répondre  à  certaines  préoccupations  qui  s'étaient 
fait  jour  dans  la  presse  relativement  au  plan  et  au  style  du 
monument.  Les  amis  exclusifs  de  l'art  gothique  avaient  peine 
à  pardonner  au  Comité  l'adoption  du  style  romano-byzantin. 
Aujourd'hui  ces  critiques  sont  tombées.  On  a  compris  d'abord 
que,  pour  administrer  sagement  les  ressources  venant  des 
offrandes  de  toute  la  France,  nous  avions  le  devoir  d'abdiquer 
toute  préférence  personnelle  et  de  chercher  les  garanties  les 
plus  sûres  pour  la  conception  et  la  bonne  exécution  de  ce 
grand  ouvrage.  Ces  garanties,  où  pouvions-nous  les  trouver, 


^   340  — 

sinon  dans  la  composition  d'un  jury  compétent  et  dans  l'ou- 
verture d'un  concours  dont  ce  jury  serait  le  juge?  Vous 
savez,  Monseigneur,  combien  ce  concours  fut  brillant  et  par  le 
nombre  des  concurrents  et  par  la  valeur  des  travaux  présen- 
tés. Ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable,  c'est  que  presque 
tous  les  projets,  bien  que  fort  différents  les  uns  des  autres, 
s'accordaient  à  écarter  le  style  ogival  et  à  placer  au  centre  du 
monument  une  vaste  coupole. 

La  nature  des  choses  indiquait  évidemment  cette  combi- 
naison ;  car  d'une  part  il  fallait  utiliser,  sans  en  rien  perdre, 
toute  la  surface  d'un  terrain  dont  la  largeur  égale  presque  la 
longueur  ;  c'est  ce  que  n'eût  point  permis  le  style  gothique, 
qui  dessine  une  forme  allongée.  Et,  d'autre  part,  il  impor- 
tait de  couronner  la  colline  par  une  masse  imposante  qui  de 
loin  arrêtât  le  regard  et  désignât  le  monument  de  la  piété 
nationale. 

Le  plan  que  les  juges  du  concours  ont  mis  au  premier  rang 
réalise  admirablement  ces  conditions.  Réformer  la  sentence 
du  jury,  c'eût  été  entrer  dans  la  voie  des  choix  arbitraires,  et, 
pour  contenter  quelques-uns,  s'exposer  à  mécontenter  le 
grand  nombre  des  souscripteurs,  en  écartant  une  œuvre 
d'un  grand  mérite. 

Nous  avons  donc  poursuivi  notre  marche,  et  l'adhésion 
générale  est  venue  donner  raison  à  notre  persévérance. 

Vous  n'avez  pas  oublié,  Monseigneur,  la  touchante  solen- 
nité du  i6  juin  1873.  Ce  jour-là,  tandis  que,  répondant  à 
l'invitation  du  Souverain  Pontife,  les  fidèles  du  monde  en- 
tier se  consacraient  au  Cœur  de  Jésus,  nous  avons  eu  la  joie 
de  poser  la  première  pierre  de  l'église  votive.  Depuis  lors, 
les  travaux  ont  été  poussés  avec  la  plus  grande  vigueur.  Sans 
doute,  des  difficultés  inattendues  sont  venues  en  retarder  la 
marche.  La  colline  de  Montmartre,  si  admirablement  dési- 
gnée par  sa  situation  incomparable  et  par  les  souvenirs  qui 
la  consacrent,  n'est  composée  que  de  sable  ou  de  terres  sans 
consistance  :  à  mesure  qu'on  fouillait  le  sol,  on  en  décou- 
vrait le  peu  de  solidité.  Il  a  fallu  faire  appel  à  toutes  les 
ressources  de  la  science  et  de  l'art  pour  assurer  aux  fonda- 


—  344  — 

tions  une  assiette  inébranlable.  Le  liullotin  mensuel  du  Vœu 
national  vous  a  fait  connaître,  Monseigneur,  le  caractère  et 
les  proportions  de  c^s  substructions  immenses,  dont  la  hau- 
teur dépasse  celle  de  l'édifice  qu'elles  sont  appelées  à  sup- 
porter. Grâce  à  Dieu,  l'heure  du  doute  est  passée  ;  les  puits 
s'achèvent  et  se  remplissent,  et  dans  quelques  mois  on  com- 
mencera la  construction  de  la  crypte  ;  dans  deux  ans,  je 
l'espère,  l'église  inférieure  pourra  être  consacrée. 

Mais  l'importance  inattendue  de  ces  travaux  souterrains 
aggrave  les  charges  de  l'entreprise,  et  l'activité  qui  règne 
sur  le  chantier  absorbe  rapidement  nos  ressources.  Il  faut 
que  la  charité  se  montre  plus  active  encore  ;  avec  les  facilités 
d'exécution  que  nous  ménagent  les  progrès  réalisés  dans 
l'art  de  construire,  la  promptitude  des  opérations  sera  ce 
que  la  fera  le  zèle  de  nos  souscripteurs. 

C'est  pourquoi,  Monseigneur,  en  vous  envoyant  ces  dessins 
qui  figurent  aux  yeux  le  temple  dont  nous  jetons  les  bases,  je 
ne  puis  mieux  faire  que  de  confier  à  votre  bienveillant  patro- 
nage les  intérêts  de  l'œuvre  commencée.  Je  n'ai  garde  d'ou- 
blier les  charges  si  lourdes  qui  pèsent  sur  vos  épaules  de 
pasteur  ;  surtout  je  n'oublie  pas  celles  que  des  circonstances 
récentes  sont  venues  ajouter  à  toutes  les  autres,  depuis  que 
l'épiscopat  français  a  dû  se  mettre  à  la  tête  du  mouvement 
qui  suscite  sur  plusieurs  points  de  notre  territoire  la  création 
d'Universités  catholiques.  Permettez-moi  d'espérer,  Monsei- 
gneur, que  parmi  tant  de  sollicitudes  l'œuvre  du  Vœu  na- 
tional vous  apparaîtra  comme  un  gage  de  la  protection  du 
Cœur  de  Jésus  sur  toutes  les  entreprises  de  votre  ministère 
pastoral.  Si  cette  œuvre  est  entre  mes  mains,  vous  savez  que 
je  ne  l'ai  point  cherchée.  J'occupais  le  siège  de  Tours  quand 
les  auteurs  du  Vœu  conçurent  la  pensée  d'élever  dans  Paris 
un  monument  au  Sacré  Cœur.  Appelé,  contre  mon  attente, 
sur  le  siège  de  saint  Denis,  je  ne  pouvais  refuser  à  leurs 
instances  de  prendre  en  main  cette  entreprise  de  foi,  de 
repentir  et  d'espérance.  J'ai  donc  accepté  ce  fardeau,  et  quand 
je  vous  prie,  Monseigneur,  de  m'aider  à  le  porter,  j'ai  la 
confiance  de  travailler  aussi  au  bien  de  votre  troupeau,  car 


—  342  — 

le  réveil  de  la  foi  dans  notre  capitale  serait  la  résurrection 
spirituelle  de  la  France  entière. 

Veuillez  bien  agréer,  Monseigneur,  l'assurance  de  mes 
sentiments  les  plus  respectueux  et  les  plus  dévoués. 

t  J.  HIPP.  cardinal  GUIBERT,  archevêque  de  Paris. 

Cette  lettre,  reproduite  par  toutes  les  feuilles  catholi- 
ques, sera,  nous  n'en  doutons  pas,  l'occasion  d'un  renou- 
vellement de  zèle  pour  l'œuvre  du  Vœu  national. 


PONTiMAIN. 


De  grandes  fêtes  ont  eu  lieu  à  Pontmain,  du  27  juin  au 
4  juillet,  pour  la  bénédiction  de  l'église  dans  la  portion 
déjà  achevée,  c'est-à-dire  le  sanctuaire  et  le  transept.  Les 
journaux  catholiques  ont  donné,  d'après  la  Semaine  reli- 
gieuse ûe  Laval,  le  récit  de  celte  belle  octave.  Nous  leur 
ferons  de  larges  emprunts,  toujours  à  l'intention  de  ceux 
de  nos  Missionnaires  qui  ne  lisent  pas  les  feuilles  publi- 
ques. Toutefois,  pour  ne  pas  allonger  ces  pages  outre 
mesure,  nous  n'insérerons  pas  le  beau  discours  prononcé 
le  17  juin  par  M»""  Freppel,  évêqne  d'Angers  :  l'Univers 
l'a  donné  in  extenso. 

La  veille  de  la  fête,  26  juin. 

Us  viennent,  les  Princes  de  l'Eglise,  ils  viennent  vers  /a 
Princesse  couronnée  d'étoiles  (Bonav.  Postil.,in  cap.  IMatl .); 
les  chars  qui  les  transportent  sont  escortés  par  les  cavaliers 
de  Pontmain  et  de  Saint-Ellier  :  equitatus  Dei  in  curribus 
Pharaonis.  Les  Prélats  mettent  pied  à  terre  à  l'arc  de 
triomphe  élevé  sur  la  route  de  Saint-Ellier,  et  sont  reçus  par 
le  clergé,  vers  six  heures  du  soir.  La  procession  s'organise,  et, 
sur  tout  le  parcours,  les  fronts  s'inclinent  pieusement  sous 


—  :{4:{  — 

la  main  bénissante  des  Evoques  qui  se  rendent  à  l'église  pour 
adorer  le  Saint  Sacrement.  Bientùt  le  demi-jour  du  crépus- 
cule permet  de  faire  la  procession  aux  tlambeaux.  Rien  n'est 
plus  touchant,  dans  sa  sublime  simplicité,  que  cette  pieuse 
cérémonie  ;  et  nulle  part,  elle  ne  convient  mieux  qu'ici. 
C'est  le  soir,  dans  l'azur  constellé  du  ciel,  que  Marie  est  ap- 
parue. N'est-il  pas  juste  que  le  scintillement  de  mille  lu- 
mières, le  chant  des  litanies  de  Lorette,  du  Salue  Regina, 
du  cantique  Mère  de  l'Espérance,  rappelle  la  soirée  à  jamais 
mémorable  du  17  janvier?  NN.  SS.  les  Evèques  assistent 
à  celte  procession  un  cierge  à  la  main,  ils  s'agenouillent 
devant  la  statue  de  Notre-Dame  d'Espérance,  érigée  à  l'en- 
droit précis  au-dessus  duquel  se  montra  la  sainte  Vierge,  et 
se  rendent  à  l'eslrade  où  Ms'  l'Archevêque  de  Tours  donne 
la  bénédiction  du  très-saint  Sacrement. 

Le  jour. 

Le  soleil  déchire  bientùt  le  voile  qui  couvre  le  ciel,  et  sou- 
rit par  son  radieux  éclat  à  la  fête  qui  commence.  Les  foules 
arrivent  de  tous  les  points  de  l'horizon,  et  des  flots  de  pèle- 
rins inondent  les  rues  de  Pontmain  et  le  champ  de  l'Appa- 
rition. A  tous  les  autels,  depuis  deux  heures  du  matin,  la 
sainte  messe  est  célébrée,  et  le  pain  de  vie  est  distribué.  A 
neuf  heures  et  demie,  le  clergé  vient  chercher  ù  la  maison 
presbytérale  NN.  SS.  les  Evêques,  et  le  cortège  sacré  se  rend 
au  nouveau  Sanctuaire.  On  voit  successsivement  apparaître 
Mi'  Sauvé,  recteur  de  l'Université  d'Angers,  le  11.  P.  Abbé 
de  Sept-Fonds,  le  R.  P.  Abbé  de  la  Trappe  du  Port-du-Salut, 
M*'  Lecoq,  évèque  de  Luçon,  accompagné  de  son  secrétaire 
particulier,  M*^  Sebaux  avec  AI.  Planchard,  son  vicaire 
général,  iM»'  Chaulet  d'Outremont,  évèque  du  Mans,  avec 
M.  Chanson,  son  vicaire  général,  M»'  Freppel,  évèque  d'An- 
gers, Mk'  Bécel,  évèque  de  Vannes,  accompagné  de  M^'  Tré- 
garo,  aumônier  en  chef  de  la  flotte,  M^'  Forcade,  archevêque 
d'Aix,  M»'  Collet,  archevêque  de  Tours,  notre  digne  métro- 
politain, avec  M.  Denéchau  ,  son  vicaire  général  ,  enûn 
M*'  l'évéque  de  Laval,  en  chape  et  en  mitre,  et  la  crosse  à  la 

T.  XV.  -23  ' 


main,  assisté  de  M.  Dulong  de  Rosnay,  vicaire  général,  et  de 
M.  Baudry,  archiprêtre  de  la  cathédrale.  Arrivés  à  la  porte 
de  l'église,  les  Prélats  et  leurs  assistants  se  rangent  en  demi- 
cercle,  et  Ms""  l'Evêque  procède  à  la  bénédiction  de  la  basi- 
lique. Elle  mérite  ce  nom,  tant  à  caiise  de  la  beauté  de  ses 
lignes  architecturales,  qu'à  cause  de  la  majesté  de  celui  qui 
va  y  habiter,  et  de  la  grandeur  de  celle  en  l'honneur  de 
laquelle  elle  est  dédiée.  Marie  n'est-elle  pas  appelée  par  les 
Pères  la  basilique  du  véritable  Assuérus  :  basilica  vert  As- 
sueri?  Les  beaux  vitraux  qui  projettent  leur  douce  lumière 
dans  le  sanctuaire  nous  représentent  la  Vierge,  comparée 
par  les  saints  Docteurs  à  un  cristal  limpide  illuminé  des 
rayons  du  soleil  de  justice.  En  voyant  notre  Evêque  bénir  la 
nouvelle  chapelle,  nous  contemplons  des  yeux  de  la  foi 
Marie  ratifiant  dans  le  ciel  la  bénédiction  du  représentant  de 
son  Fils.  Car  saint  Antonin  appelle  Marie  un  pontife  spiri- 
tuel remplissant  d'une  manière  mystique  les  fonctions  épisco- 
pales,  consacrant  les  temples  érigés  en  son  honneur  :  episcopa 
spirituatis  ;  habet  enim  officia  episcoporum,  aliquo  modo 
spirituali,  quoniam  consecrat  templa  quœ  ad  ejus  honorem 
fiunt.  (S.  Antonin,  Summa,  part.  IV,  tit.  xv,  c.  16.)  Après 
la  bénédiction  extérieure  du  monument,  les  Prélats  entrent 
dans  l'église,  à  la  suite  de  Monseigneur,  en  chantant  les 
litanies  des  Saints  et  se  placent  dans  les  fauteuils  réservés 
dans  le  sanctuaire  du  côté  de  l'Évangile.  L'église  est  élégam- 
ment ornée  :  on  remarque  les  écussons  des  évêques  présents, 
auxquels,  par  une  délicate  attention,  on  avait  ajouté  celui  de 
M*'  Wicart,  notre  premier  évêque  et  le  fondateur  du  nou- 
veau temple,  et  celui  du  Cardinal  archevêque  de  Rennes,  si 
dévoué  à  fsotre-Dame  de  Pontmain,  et  qui  a  manifesté  à  Mon- 
seigneur son  regret  de  ne  pouvoir  assister  à  cette  fête. 

L'archidiocèse  de  Kennes  était  représenté  par  M.  le  chan- 
celier de  l'archevêché,  par  M.  le  curé  de  Fougères  et  par  un 
grand  nombre  de  prêtres  rennais. 

La  bénédiction  terminée,  la  messe  pontificale  commence. 
Au  fond  du  sanctuaire  sont  disposés  deux  trônes  :  celui  du 
côté  de  l'épîlre  est  réservé  au  vénérable  métropolitain  qui  ce- 


—  345  — 

lèbre  le  saint  Sacriflce,  assisté  de  son  grand  vicaire^  de  M.  le 
supérieur  du  grand  séminaire,  et  de  M.  le  curé  de  Saint- 
Reuii  de  Chàteau-Goutier  ;  celui  du  cùté  de  l'Évaugile  est 
occupé  par  Monseigneur,  revota  de  sa  cuppa  magna ,  La  maî- 
trise de  Louvigné-du-Désert,  sous  la  direction  de  M.  le 
Gentilhomme,  se  fait  remarquer  par  la  bonne  exécution  des 
chants  de  la  messe,  surtout  le    Credo. 

Après  la  sainte  messe,  les  Kévérendissimes  Prélats  se 
rendent  à  l'estrade  où  M^"'  l'Evèque  doit  donner  la  béné- 
diction papale.  Pour  qu'une  fête  quelconque  dans  l'Eglise 
ait  une  signification  pleinement  catholique,  il  faut  qu'elle 
se  célèbre  pour  ainsi  dire  sous  le  regard  du  Prince  de  tous 
les  Pasteurs,  il  faut  que  sa  présence  plane  en  quelque  sorte 
au  milieu  des  plus  magnifiques  démonstrations.  Aussi,  Mon- 
seigneur, dans  sa  piété  filiale  envers  l'Evèque  des  évêques, 
a-t-il  demandé  à  Pie  IX  de  consacrer  par  sa  bénédiction  pré- 
cieuse la  solennité  de  ce  jour.  On  lit,  en  latin  et  en  français, 
le  bref  qui  autorise  l'évèque  de  Laval  à  donner,  au  nom  du 
Pape,  cette  bénédiction,  enrichie  d'une  indulgence  plénière, 
et  tous  les  pèlerins  la  reçoivent  avec  bonheur  et  recueille- 
ment. Les  Evéques  sont  reconduits  au  presbytère  par  le 
clergé  et  ainsi  finit  la  cérémonie  du  matin. 

Avant  de  raconter  la  fête  du  soir,  disons  un  mot  du  toast, 
porté  à  la  fin  du  dîner,  par  M^'  de  Laval,  en  l'honneur  des 
Prélats  présents.  Sa  Grandeur  remercie  l'honorable  métro- 
politain d'avoir  consacré  sa  première  visite,  dans  le  dio- 
cèse de  Laval,  à  la  gloire  de  Notre-Dame  de  Pontmain.  Elle 
exprime  sa  reconnaissance  à  M«''  l'archevêque  d'Aix  d'être 
venu  jusque  du  fond  de  la  Provence  prendre  parti  la  fête 
du  27  juin.  Elle  adresse  ses  actions  de  grâces  à  M*'  l'évèque 
de  Vannes,  le  premier  évèque  qui  soit  venu  en  pèlerinage  ù 
Pontmain,  et  qui  a  voulu  resserrer  les  liens  qui  unissent 
Sainte-Anne  d'Auray  à  Notre-Dame  d'Espérance  ;  ù  l'éloquent 
et  savant  évèque  d'Angers,  que  l'on  trouve  toujours  prêt  à 
redire  les  louanges  de  Marie  partout  où  elle  est  honorée  ;  au 
pieux  et  zélé  évèque  d'Angoulôme,  notre  compatriote,  qui  a 
formé  i  la  science  et  à  la  piété  tant  do  générations  sacerdo- 


—  346  — 

tables  ;  à  M^'  du  Mans  qui  gouverne  une  église  à  la  fois  mère 
et  sœur  de  celle  de  Laval  ;  à  M^''  Lecoq,  dont  l'adhésion  à 
l'œuvre  de  TUniversité  d'Angers  et  la  présence  à  Pontmain 
créent  des  liens  plus  intimes  entre  les  deux  diocèses  de  Laval 
et  de  Luçon  ;  aux  RR.  PP.  Abbés  de  Sept-Fonts  et  de  la 
Trappe  qui  viennent  déposer  les  hommages  du  cloître  aux 
pieds  de  la  Vierge  de  l'Espérance  ;  enfin  à  M""  Sauvé,  dont  la 
science  et  la  piété  illustrent  l'Université  d'Angers  et  se  re- 
flètent sur  le  diocèse  qui  l'a  vu  naître. 

En  son  nom  et  au  nom  de  tous  ses  collègues  de  l'épiscopat, 
M^'  l'archevêque  de  Tours  a  exprimé  à  M^'  l'évêque  de  Laval 
sa  joie  et  son  bonheur  d'inaugurer  ses  visites  parmi  nous  en 
assistant  à  une  si  belle  fête,  et  a  félicité  Sa  Grandeur  des  heu- 
reux débuts  de  son  épiscopat  dans  un  diocèse,  objet  des  pré- 
dilections de  la  Reine  du  Ciel. 

Si  la  fête  du  soir  est  moins  auguste,  elle  est  en  revanche 
plus  éclatante  que  celle  du  matin.  A  deux  heures  et  demie, 
NN.  SS.  les  Evêques,  ornés  de  leurs  crosses,  de  leurs  mitres 
et  de  leurs  chapes,  se  rendent,  sur  la  route  de  Fougères,  jus- 
qu'à l'arc  de  triomphe  érigé  en  face  du  cimetière.  Les  pèle- 
rins et  le  clergé  des  divers  doyennés  du  diocèse  sont  éche- 
lonnés le  long  de  la  roule  qu'ils  couvrent  de  leurs  rangs 
pressés  sur  un  espace  de  plus  d'un  kilomètre.  La  procession, 
présidée  par  M^""  l'archevêque  de  Tours,  se  met  en  marche  au 
chant  des  antiennes  et  des  cantiques  à  la  très-sainte  Vierge, 
Avec  quel  élan  disons-nous  les  strophes  du  Magnificat,  de 
VAve  maris  Stella!  Comme  nous  répétons  avec  enthousiasme 
ces  refrains  si  chers  au  cœur  des  fidèles,  si  odieux  à  nos  enne- 
mis :  Sauvez,  sauvez  la  France,  au  nom  du  Sacré  Cœur,  ou 
bien  :  Qu'il  monte  jusqu'au  Ciel  le  cri  de  la  Patrie  :  CutliO' 
liques  et  Français  toujours! 

Que  l'on  est  fier  d'être  catholique  en  présence  de  telles  ma- 
nifestations, et  que  l'on  est  fort  et  invincible  quand  on  sent 
palpiter  la  même  foi  dans  des  milliers  de  poitrines  humaines  ! 
A  ce  spectacle  on  comprend  mieux  le  mol  de  l'Apôtre  :  Ce  qui 
a  triomphé  du  monde^  c'est  notre  foi  :  liœc  est  Victoria  quœ 
vincit  mundum  fides  nostra. 


—  347  — 

Les  Révérendissimes  Evoques  prennent  place  aux  fauteuils 
dressés  sur  l'estrade  ;  ils  sont  entourés  du  clergé  et  les 
fidèles  se  serrent  près  de  la  chaire  où  M^'  l'évêque  d'Angers 
va  faire  entendre  sa  lumineuse  parole.  Il  paraît:  la  foule 
s'écarte  respectueusement  sur  son  passage.  Le  silence,  le 
recueillement,  Tattention  régnent  dans  l'imjnense  assemblée, 
qui  ne  veut  pas  perdre  une  parcelle  de  ce  festin  de  l'élo- 
quence sacrée. 

Ajoutons  à  ce  ri^cit  que  tous  les  détails  de  la  fête 
avaient  été  prévus  par  nos  Pères  ;  et  si,  au  jour  solennel, 
ils  se  sont  effacés  pour  laisser  la  direction  des  cérémo- 
nies aux  prêtres  expériraenlés  et  dévoués  désignés  pour 
ce  rôle,  on  sentait  pourtant  leur  intervention  partout  ;  et 
à  l'église,  et  à  l'estrade  que  leurs  mains  ont  élevée,  et 
dans  la  salle  gracieuse  du  festin  qu'ils  ont  fait  surgir  de 
terre  dans  une  vaste  prairie,  tout  était  ordonné  et  pré- 
paré de  façon  à  ne  rien  laisser  en  souffrance.  Le  clergé 
de  Laval  et  le  clergé  religieux  de  la  communauté  ont 
concouru  dans  une  entente  admirablement  fraternelle  à 
la  splendeur  des  fêtes.  Le  P.  Le  Vacon,  de  la  maison  de 
Tours,  était  venu  apporter  son  concours  et  son  zèle  d'an- 
cien chapelain  à  nos  Pères  de  Pontmain;  les  PP.  de 
L'Hermite  et  Roux  (Victor)  représentaient  le  Supérieur 
général  et  la  maison  de  Paris.  M.  le  chanoine  Villério, 
secrétaire  général  de  l'Archevêché  de  Rennes,  représen- 
tait S.  Em.  le  Cardinal  Saint-Marc. 

iNous  donnons  ici,  dans  la  forme  latine  et  dans  la  tra- 
duction française,  le  texte  des  acclamations  des  pèlerins, 
à  la  suite  du  beau  discours  do  Ms""  l'Evoque  d'Angers. 
Ces  acclamations,  dites  d'une  voix  forte  cl  sonore  par  un 
prêtre,  et  terminées  par  l'Amen  solennel  de  tous  les  pèle- 
rins, étaient  d'un  effet  saisissant,  et  ont  donné  à  la  céré- 
monie le  caractère  d'une  importante  manifestation  do  foi. 


—  348  — 

•  ACCLAMATIONES  PEREGRINORUM  IN  FINE  SOLEMNITATIS 
Die  27  junii  1877. 


Deo  Palri  ingenito,  Filio  ejus  unigenito,  Spiritui  sancto 
Paraclito,  sanctseet  individuœ  Trinilati  :  Benedictio,  laus,  ho- 
nor  et  gloria  in  saecula  séeculorum!  —  Amen. 

II. 

Christo  Régi  sœculorum  immortali,  quem  volumus  regnare 
super  nos  et  super  omnia,  necnon  ipsius  mitissimo  et  huniil- 
limo  Cordi  :  Novus  honor,  nova  gloria,  ac  pro  ejusdem  ho- 
nore laeso,  solemnis  satisfactio!  —  Amen. 

III. 

Beatissimse  et  Immaculatae  Dei  genitrici  Marias,  totius  dioe- 
cesis  nostrEe  Valleguidonensis  patronœ  potentissimœ,  quae  et 
ipsam  hanc  diœcesim  nostram  per  viscera  misericordiae  suae 
nuper  visitavit,  oriens  ex  alto  :  Laus  sempiterna^  gratiarum 
actio  maxima,  et  humiliima  supplicatio  !  —  Amen. 

IV. 

Sacrosanctae  Ecclesiae  Catholicae,  Apostolicee  et  Romanœ, 
cujus  Dei  gratia  nos  filii  sumus  :  Pia  veneratio  perpetuaque 
dileclio;  et  ejusdem  Decretis,  prœsertim  autem  SyllabOy 
plena  mentis  adheesio,  fîrmaque  cris  coufessio!  —  Amen. 

V. 

Sanctissimo  Domino  nostro  Pio  pap»  IX,  Patri  patrum, 
Doctori  summo  et  infallibili,  Régi  mansueto  et  forti,  Christi 
patientis  vero  discipulo  :  Pax,  consolatio,  et  ab  inimicorum 
manibus  proxim.a  atque  gloriosa  liberatio  !  —  Amen. 


—  349  — 

ACCLAMATIONS  DES  PÈLERINS  A  LA  FIN  DE  LA  SOLENNITÉ 
Le  27  juin  iSll. 

1. 

A  Dieu  le  Père  non  engendré,  au  Fils  unique  de  Dieu,  à 
l'Esjirit-Saint  Consolateur,  à  la  sainte  et  iuJivi.-ible  Trinité  : 
Bénédiction,  louange,  honneur  et  gloire  dans  les  siècles  des 
siècles!  —  Ainsi  soit-il. 

II. 

Au  Christ,  Roi  immortel  des  siècles,  que  nous  voulons  voir 
régner  sur  nous  et  sur  toutes  choses,  et  à  son  Cœur  très-doux 
et  très-liumble  :  Nouvel  honneur,  nouvelle  gloire,  et,  pour 
les  outrages  faits  à  son  Nom,  solennelle  satisfaction  !  —  Ainsi 
soit-il. 

III. 

A  la  Bienheureuse  et  Immaculée  Vierge  Marie,  mère  de 
Dieu,  très-puissante  patronne  de  tout  notre  diocèse  de  Laval, 
et  qui,  dans  les  entrailles  de  sa  miséricorde,  a  visité  aussi  na- 
guère ce  même  diocèse  de  Laval  en  apparaissant  dans  Ips  airs  : 
Louange  éternelle,  très-grande  action  de  grâces,  et  très- 
humble  supplication!  —  Ainsi  soit-il. 

IV. 

A  la  sainte  Eglise  catholique.  Apostolique  et  Uouiaine,  dont 
nous  sommes,  par  la  grâce  de  Dieu,  les  enfants  :  Vénération 
filiale,  éternel  amour;  et  à  tous  ses  Décrets,  principalement 
au  Syllabus,  pleine  adhésion  de  l'esprit,  et  ferme  confession 
des  lèvres!  —  Ainsi  soit-il. 

V. 

A  Notre  très-saint  Seigneur  le  Pape  Pic  IX,  Père  dos  pères, 
Docteur  suprême  et  infaillible.  Roi  doux  et  fuil,  vrai  disciple 
du  Christ  souffrant  :  Paix,  consolation,  prochaine  et  glorieuse 
délivrance  des  mains  de  ses  ennemis!  —  Aiiis-i  soit-il. 


—  350  — 

VI. 

lllustrissimo  ac  Reverendissimo  in  Chrislo  Palri  Julio-Dio  - 
nysio  Pontifîci  nostro,  Virginis  Immaculatae  cultori  devolis- 
simo,  nuper,  opitulanle  Deo,  vigilantissimi  Pastoris  mimera 
inter  nos  l'austissime  adepto;  quique  Altissimi  gloria,  ipsius 
DeiparaB  servitio  et  animarum  zelo  ardenter  flagrans,  hancce 
diem  solemniter  omnium  plausu  indixit  et  gloriose  sacravit  : 
iMulti  anni,  saucta  et  felix  Dominatio,  ejusque  laborum  de 
die  in  diem  quam  maximi  et  salutares  proventus  !  —  Amen. 


VII. 


Illustrissimo  ac  Reverendissimo  Patri,  Casimiro-Alexio, 
primo  Valleguidonensis  Ecclesi;e  Pontiûci,  jurium  Sedis  Apos- 
tolicae  strenuo  semper  assertori  ac  valido  propugnatori,  nec- 
non  hujusce  Templi,  ob  gratiarum  aclionem  pro  inclyto  Im- 
maculatœ  Virginis  bcneficio,  primo  conditori;  nunc  autem 
de  Sede  prae  magna  humililate  cesse  :  Pax  multa,  senectus 
tranquilla  et  bona,  pia  et  diuturna  filiorum  omnium  vene- 
ratio,  ac  pro  ejus  bono  certamine  egregie  certato,  quam 
maxima  et  amplissima  remuneratio!  —  Amen. 


VIII. 


llluslrissimis  ac  Reverendissimis  Archiepiscopis  et  Episco- 
pis  hic  praesenlibus,  de  Beata  Virgine^  PontiQce  nostro  et  tota 
Diœcesi^  bodie  prœserlim  inclyte  meritis;  necnon  totius  Galliae 
uostra;,  ejusdem  Virginis  regni,  zelantissimo  et  percelebri 
Prœsulum  collegio  :  Faustce  dies,  jugis  in  praeliis  Domini 
prosperitas,  atque  omnium  virtutum  ac  frugum  justitiae  con- 
tinua et  felix  amplificatio!  —  Amen, 


—  351  — 


VI. 


A  rUlustrissime  et  Révérendissime  Père  dans  le  Christ, 
Jules-Denys,  notre  Pontife,  très-dévot  serviteur  de  l'Imma- 
culée Vierge,  par  la  faveur  divine  heureusement  investi  na- 
guère de  la  charge  de  pasteur  très-vigilant  de  nos  âmes,  et 
qui,  plein  d'un  zèle  ardent  pour  la  gloire  du  Très-Haut, 
l'honneur  de  la  Mère  de  Dieu  et  le  salut  du  peuple  chrétien,  a 
solennellement  annoncé,  aux  applaudissements  de  tous,  et 
magnitlquement  célébré  cette  fêle  :  Nombreuses  années,  saint 
et  heureux  Pontificat,  et  sur  ses  travaux  apostoliques,  plus 
grandes  de  jour  en  jour  et  plus  salutaires  bénédictions  !  — 
Ainsi  soit-il. 

Vil. 

A  l'Illustrissime  et  Révérendissime  Père,  Casimir-Alexis, 
premier  Evèque  de  l'Eglise  de  Laval,  eu  tout  temps  l'intré- 
pide défenseur  et  le  vaillant  champion  des  droits  du  Siège 
apostolique,  et  qui,  en  action  de  grâces  d'une  insigne  faveur 
de  la  Vierge  Immaculée,  jeta  les  premiers  fondements  de  ce 
Temple  ;  maintenant  par  sa  grande  humilité  descendu  de  son 
Siège  :  Paix  abondante,  heureuse  et  tranquille  vieillesse, 
longtemps  encore  pieuse  vénération  de  tous  ses  enfants,  et 
pour  son  bon  combat  si  vaillamment  combattu,  très-grande  et 
très-ample  récompense!  —  Ainsi  soit-il. 

VUI. 

Aux  Illustrissimes  et  Révérendissimes  Archevêques  et  Evo- 
ques venus  en  ce  lieu,  et  qui  ont,  aujourd'hui  surtout,  si  no- 
blement mérité  de  la  bienheureuse  Vierge,  de  notre  Pontife 
et  de  tout  le  diocèse  ;  à  tout  lo  corps  très-zélé  et  très-illustre 
des  Evoques  de  notre  France,  le  Royaume  de  Marie  :  Bonne 
vie,  continuel  triomphe  dans  les  combats  du  Seigneur,  con- 
stant et  heureux  accroissement  de  toutes  vertus  et  fruits  de 
justice!  —  Ainsi  soit-il. 


352  — 


IX. 


AlmaB  Urbi  Romae,  christiani  orbis  capiti,  ejusque  populo 
in  angustiis  posito,  sed  in  Christura  et  ipsius  Vicarium  egre- 
gie  fideli  :  Dulcis  commiseratio,  sincera  admiratio,  vera 
libertas,  et  omnimoda  félicitas  !  —  Amen. 

X. 

Inclytae  Francorum  genti,  Romanae  Ecclesiae  primogenitaB, 
qusi  gesta  Dei  saepius  in  mundo  gloriose  peregit,  nunc  autem 
propter  peccata  sua  satis  miser»  et  nimis  dejcctae  :  Solemnis 
et  publica  cum  Dec  reconcilialio,  perfecta  redintegratio,  et  de 
virtute  in  virtutem,  proiiideque  de  clarilate  in  claritatem 
felix  et  admirabilis  ascensio!  — Amen. 

XI. 

Civitatis  et  diœcesis  Vallis  Guidonis  omnibus  ac  singulis 
viris  ecclesiasticis  et  fidclibus  :  Virtus,  pax  et  gaudium  in  Spi- 
ritu  Sancto,  et  post  tranquillam  vitam  œterna  béatitude  !  — 
Amen. 

XII. 

Universitati  studiorum  Andegavensi,  quae,  Deo  juvante, 
féliciter  jam  rediviva,  sanctione  vero  apostolica  mox  conGr- 
manda,  opem  Virginis  primigeniae  labis  nescia?  humilitcr  im- 
plorât; sit  nunc  et  in  œvum  ab  omni  vinculo  crroris  immu- 
nitas,  augmentum  et  fœcunditas,  necnon  in  omnibus  secura 
prosperitas!  —  Amen. 

XIII. 

Omnibus  et  singulis  peregrinis  hic  adstantibus  :  Larga  Dei 
benediclio  necnon  ad  propria  fausta  revorsio  ;  atque  inter  eos 
in  sacratissimo  Jesu  et  purissimo  Mariée  Corde,  jugis  et  per- 
fecta consociatio  1  —  Amen. 


—  353  — 


IX. 


A  l'auguste  ville  do  Rome, capitale  du  monde  chrétien,  et  à 
son  peuple  opprimé^  mais  trùs-Odèle  au  Christ  et  à  son  Vicaire  : 
Douce  commisération,  sincère  admiration,  vraie  liberté  et  fé- 
licité parfaite! —  Ainsi  soit-il. 

X. 

A  rHIuslre  Nation  française,  fille  aînée  de  l'Eglise  romaine, 
qui  souvent  a  accompli  glorieusement  dans  le  monde  les 
gestes  de  Dieu,  mais  qui  est  réduite  aujourd'hui,  à  cause  de 
ses  péchésj  à  un  état  de  misère  et  d'abaissement  profond  ; 
Solennelle  et  publique  réconciliation  avec  Dieu,  renouvelle- 
ment parfait,  heureuse  et  admirable  ascension  de  vertu  en 
vertu,  et  par  là  même  de  gloire  en  gloire  !  —  Ainsi  soit-il. 

XI. 

Au  clergé  et  aux  fidèles  de  la  ville  et  du  diocèse  de  Laval  : 
Vertu,  paix  et  joie  dans  l'Esprit-Saint,  et,  après  une  vie  tran- 
quille, béatitude  éternelle  !  —  Ainsi  soit-il. 

XII. 

A  l'Université  d'Angers  qui,  avec  l'aide  de  Dieu,  vient  heu- 
reusement de  renaître,  sera  bientôt  confirmée  par  la  sanction 
apostolique,  et  implore  humblement  le  secours  de  la  Vierge 
qui  n'a  point  connu  la  tache  originelle,  aujourd'hui  et  à 
jamais  exemption  de  tout  lien  d'erreur,  développement  et  fé- 
condité, et  en   tout  tranquille  prospérité!  —  Ainsi  soit-il. 


XIII. 

A  tous  et  à  chacun  des  pèlerins  ici  présents  :  Abondante 
bénédiction  de  Dieu,  retour  heureux  à  leurs  foyers  ;  union 
perpétuelle  entre  eux  dans  le  Sacré  Cœur  de  Jésus  et  dans  le 
Cœur  très-pur  de  Marie!  —  Ainsi  soit-il. 


—  354  — 

i:>iAUGIJRATI01\ 

DE  L'ARCHICONFRÉRIE  DE  N.-D.  DE  PONTMÂIN. 

Marie  s'est  montrée  à  Pontmain  avec  les  attributs  d'une 
reine,  le  sourire  d'une  amie,  la  compassion  d'une  mère,  et 
les  trois  principales  fêtes  de  cotte  semaine  d'or  font  merveil- 
leusement ressortir  ce  triple  caractère  de  l'apparition  du 
17  janvier.  La  présence  des  princes  de  l'Eglise  imprime  à  la 
journée  du  27  juin  un  cachet  de  majesté  qui  convient  aux 
grandeurs  de  la  souveraine,  appelée  par  saint  Germain  la 
magnificence  du  peuple  chrétien  ;  celle  de  dimanche  est  irra- 
diée des  grâces  et  des  charmes  de  la  Vierge,  ornement  de  la 
sainte  Eglise  (saint  Bernardin  de  Sienne)  :  enfin  celle  du 
A  juillet  invite  aux  réflexions  graves  et  sérieuses  dont  Marie, 
mère  de  douleur,  est  l'inspiratrice  :  eruditis  intersum  cogita- 
tionibus. 

L'archiconfrérie  de  Notre-Dame  d'Espérance  a  donc  été 
inaugurée,  dimanche,  avec  une  grande  solennité  et  au  milieu 
d'un  concours  de  pèlerins  plus  nombreux  encore  que  le  jour 
de  la  bénédiction  du  Sanctuaire. 

Monseigneur,  accompagné  de  M.  Vincent,  vicaire  général 
et  doyen  du  chapitre,  assiste  sur  son  trône  à  la  grand'messe 
célébrée  par  M.  l'archiprètre  de  Saint-Jean  de  Château- 
Gontier,  et  chantée  avec  un  nouveau  succès  par  la  maîtrise 
de  Louvigné-du-Désert,  infatigable,  comme  son  habile  di- 
recteur, M.  Le  Gentilhomme,  de  zèle  et  de  dévouement.  Le 
R.  P.  Roux,  Oblat  de  Marie  Immaculée,  qui  prêche  tous  les 
jours  de  l'octave,  et  montre  un  véritable  talent  oratoire,  ma- 
nifeste, dans  un  langage  clair  et  persuasif,  les  harmonies  qui 
existent  entre  la  solennité  de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul  et 
l'objet  de  la  fête  spéciale  en  l'honneur  de  Notre-Dame  de 
Pontmain. 

Le  soir,  vers  quatre  heures,  la  procession  annoncée  parle 
programme  se  prépare  sur  la  route  de  Fougères.  Rien  n'est 
omis  par  M.  le  maître  des  cérémonies  de  la  cathédrale  pour 


—  355  — 

que  l'ordre,  celte  suprême  beauté  de  toute  multitude  orga- 
nisée et  qui  jetait  en  extase  la  reine  de  Saba  à  la  cour  de  Sa- 
lomon,  soit  observé  dans  tous  les  rangs  du  cortège  sacré. 
Disons  aussi  que  la  docilité  des  pèlerins,  et,  croyons-nous,  la 
direction  céleste  de  V ordonnatrice  du  chœur  des  Vierges 
(Albert.  Magu.),  n'ont  pas  peu  contribué  à  maintenir  à  leurs 
places  respectives  les  groupes  multiples  de  la  procession,  à 
répandre  sur  elle  un  cbarme  ravissant,  et  à  exprimer  la 
pensée  qui  préside  à  ce  bel  ordre  :  «  donner  à  la  fête  de 
l'Inauguration  de  l'Archiconfrérie  de  Notre-Dame  de  Pontmain 
le  caractère  d'une  supplication  solennelle  et  faire  monter 
vers  le  ciel,  par  la  bouche  des  enfants,  la  prière  pour  le 
Diocèse,  pour  la  France  et  pour  l'Eglise.  » 

Aussi  l'attention  se  concenlre-t-elle  sur  les  enfants  chargés 
de  porter  les  emblèmes  rappelant  les  mystères  du  Rosaire, 
histoire  abrégée  de  l'Evangile.  A  mesure  que  la  procession 
défile,  nous  voyons  donc  se  dérouler  devant  nous  les  princi- 
paux mystères  de  la  vie,  de  la  mort  et  de  la  résurrection  de 
Jésus-Christ  notre  Sauveur,  mystères  auxquels  Marie  est  tou- 
jours associée  :  socia  conjunctione  perpétua  vitœ  unigeniti 
Filii  sui  (S.  Germain).  Les  petites  filles  portent  le  vêtement 
virginal  de  leur  première  communion,  honorant  ainsi  en 
Marie  la  candeur  de  l'innocence  :  candor  innocentiœ  (S.Lau- 
rent Justinien).  Deux  d'entre  elles  marchent  à  la  tête  de  la 
procession  tenant  en  leurs  mains  l'invitation  à  la  prière  faite 
par  celle  qui  prie  pour  nous,  afin  que  nous  soyons  délivrés  de 
nos  ennemis  :  oratrix  nostra  ut  ab  hostibus  nostris  liberemur 
(S.  Jean  Damascène).  Les  petites  filles  de  Louvigné-du-Désert 
(Rennes)  forment  le  groupe  du  mystère  de  l'Annonciation  : 
les  lis  qu'elles  portent  représentent  le  lis  immaculé  qui  a 
engendré  Jésus-Christ,  la  rose  qui  ne  se  flétrit  point  :  lilium 
immacnlatum  qnod  rosam  itnmarcescibilem  genuit  Christum 
(S.  Epiphane)  ;  les  banderoles  qu'elles  tiennent,  rappellent 
celle  qui  est  à  la  fois  servante  et  mère  du  Seigneur  :  ancilla 
Domini  et  mater  (S.  Léon  le  Grand),  Celle  qui  est  la  grâce 
elle-même  pour  ainsi  dire,  tant  elle  en  a  eu  la  plénitude  (S.  Bo- 
naventure).   Enfin  le  nom  même    de  ce   mystère  symbolise 


—  356  — 

Irès-bien  la  Vierge  de  Poutmain,  que  l'on  peut  appeler  avec 
Ain  pieux  écrivain  :  une  messagère  de  joie  :  nuntium  fausti 
gaudii. 

Le  second  mystère,  la  Visitation,  est  représenté  par  les  pe- 
tites filles  de  Saint-Georges-de-Reintenbaut  (Rennes).  Oui,  elle 
elle  est  bénie  entre  toutes  les  femmes,  celle  qui  nous  a  visités 
dans  nos  malheurs  et  nous  a  procuré  le  salut  :  Visilatio  œgro- 
tantiurriy  ac  salutem  nohis  conferens  (S.  Jean  Damascène). 

Les  petites  filles  du  Loroux  figurent  le  mystère  de  la 
Nativité  de  Notre-Seigneur.  Le  visage  si  doux,  si  tendre,  si 
compatissant  de  ce  petit  enfant  étendu  sur  sa  couchette,  de  ce 
petit  enfant  qui  nous  est  né,  qui  nous  est  donné  par  la  Vierge- 
Mère  :  parvulus  natus  est  nohis,  filius  datus  est  nobis,  nous 
fait  mieux  comprendre-  encore  les  paroles  que  naguère  elle 
fît  graver  à  ses  pieds  en  lettres  d'or  par  les  anges  :  Mon  Fils 
se  laisse  toucher. 

Voici  venir  les  enfants  de  Rillé  :  elles  portent  une  colombe 
et  des  cierges,  emblèmes  de  Marie,  flambeau  mystique  (S.  An- 
tonin)  et  colombe  aux  ailes  d'argent,  qui  a  pris  son  vol  vers 
Pontmain,  nous  apportant  le  rameau  d'olivier,  signe  de 
notre  réconciliation  avec  Dieu. 

Le  cinquième  mystère  est  symbolisé  par  un  groupe  de 
petits  garçons  de  Montaudin  qui  portent  en  triomphe  la 
statue  de  Jésus  retrouvé  dans  le  temple.  La  France  qui  a  perdu 
Jésus,  qui  l'a  chassé  de  ses  lois  et  de  ses  institutions,  le  re- 
trouvera bientôt  et  recouvrera  en  même  temps  sa  prospérité 
et  sa  gloire. 

Les  cinq  Mystères  douloureux  sont  représentés  par  les  pe- 
tits garçons  de  la  Bazouge  (Rennes),  de  Saint-Mars,  de  Saint- 
Ellier,  de  Fougerolles  et  de  Larchamp. 

La  France  était  agonisante  au  moment  de  l'apparition  de 
Pontmain  :  son  sang  ruisselait  de  toutes  parts  :  la  Vierge  est 
venue  lui  dire  de  prier,  comme  l'a  fait  Jésus  dans  son  agonie  : 
prolixius  orabut.  La  France  lui  a  obéi  et  lui  a  répondu  :  Que 
votre  volonté  soit  faite,  et  elle  a  senti  son  courage  se  ranimer 
sous  l'influence  de  Marie,  ange  descendu  du  Ciel  pour  la  ré- 
conforter. 


—  357  — 

La  France  a  été  flagellée  et  le  sera  encore  tant  qu'elle  ne  se 
convertira  pas.  Mais, 

Les  bras  liés  et  la  face  meurtrie, 
Elle  a  porté  son  regard  vers  le  ciel. 

Marie,  colonne  du  monde  (S.  Thomas  de  Villeneuve),  la  déta- 
chera de  la  colonne  de  la  flagellation. 

La  France  a  répudié  le  Christ  :  elle  a  couvert  sa  face  sacrée 
de  crachats  ignomineux,  elle  l'a  condamné  à  mort  en  disant  : 
Je  ne  veux  pas  qu'il  règne  sur  moi.  Mais,  comme  le  bon 
larron,  dans  la  meilleure  partie  d'elle-même,  elle  demande 
à  être  réintégrée  dans  le  royaume  de  Dieu  ;  nouvelle  Véro- 
nique, elle  essuie  le  visage  auguste  qu'elle  a  souillé  ;  elle 
n'abat  plus  la  croix,  elle  l'érigé  avec  honneur  :  elle  ne  mau- 
dit plus  son  roi,  elle  Paclame  :  Vive  le  Christ,  il  aime  les 
Francs!  C'est  qu'elle  a  rencontré,  sur  le  chemin  de  ce  nou- 
veau calvaire,  une  mère  éplorée  qui  n'a  pas  en  vain  fait 
appel  à  la  générosité  de  son  cœur. 

La  France  s'est  moquée  du  Roi  de  gloire  en  assimilant,  dans 
son  droit  public,  les  synagogues  de  Satan  à  la  véritable 
Eglise.  Le  libéralisme  lui  a  donné  pour  sceptre  un  roseau, 
pour  diadème  une  couronne  d'épines,  pour  manteau  royal  un 
lambeau  de  pourpre.  Mais  la  Vierge  a  affirmé  d'une  manière 
splendide  le  royauté  de  son  fils  sur  nous,  apparaissant  à 
Pontmain  couronnée  d'un  diadème  d'or,  vêtue  d'une  robe 
d'azur,  environnée  d'étoiles,  et  la  France  s'est  dit  à  elle-même  : 
Si  Marie  est  ma  Reine,  à  plus  forte  raison  Jésus  sera  mon 
Roi. 

La  France  enfin  a  exécuté  la  sentence  de  mort  prononcée 
contre  le  Christ  dans  la  personne  des  milliers  de  martyrs  im- 
molés en  haine  de  sa  royauté  sociale.  Mais  Marie  est  apparue 
à  la  Salelte,  portant  sur  elle  les  instruments  de  la  passion  ; 
à  Pontmain,  présentant  à  nos  regards  une  croix  et  un  Christ 
sanglants,  et,  comme  le  centurion,  nous  nous  sommes  frappé 
la  poitrine.  Nous  avons  chanté  avec  un  cœur  contrit  : 

Mon  doux  Jésus,  enfin  voici  le  (eraps 
Ue  pardonner  à  nos  cœurs  pénitents. 


—  358  — 

Ou  bien  : 

Pilié  mon  Dieu,  c'est  pour  notre  pairie 
Que  nous  prions  au  pied  de  cet  autel. 

Les  cinq  Mystères  glorieux  étaient  représentés  par  les  pe- 
tites filles  de  Saint-Martin  de  Landel  (Coutances),  de  Saint- 
Hilaire  da  Harcouet  (Coutances),  les  petits  garçons  de  Pont- 
main,  les  petites  filles  de  Landivy  et  de  Mantilly  (Séez). 

Il  vient  le  temps  où  notre  patrie  pourra  enfin  chanter  le 
triomphant  alléluia,  où  l'incertitude  ne  planera  plus  sur  ses 
destinées.  Marie  n'a-t-elle  pas  souri  aux  enfants  de  Pont- 
main?  Or,  l'hilarité  d'un  visage  royal  est  un  signe  de  vie  : 
in  hilaritaie  vultus  régis  vita.  Bientôt  la  France  se  débar- 
rassera du  linceul  de  mort  où  l'a  enveloppée  la  Révolution, 
et  l'on  dira  d'elle  comme  de  Jésus  :  Elle  n'est  plus  dans  le 
tombeau,  elle  est  vraiment  ressuscitée  :  non  est  hic:  surrexit 
vere.  Et  nous  chanterons  avec  l'Eglise  : 

Venit  dies,  dies  tua, 
In  qua  reflorent  orania. 
Lsteniur  et  nos  in  viam 
Tua  reducti  dextera  (1). 

Grâce  à  celle  que  les  Pères  appellent  notre  ascension  dans 
le  ciel  et  l'attraction  des  pécheurs,  grâce  à  celle  qui  nous  est 
apparue  à  Pontmain  comme  un  astre  splendide,  nous  ne 
bornons  plus  nos  pensées  et  nos  affections  dans  le  domaine 
des  intérêts  temporels  :  nous  méditons  dans  notre  cœur  des 
ascensions  vers  les  choses  célestes,  certains  que  si  nous  cher- 
chons avant  tout  le  royaume  de  Dieu  et  sa  justice,  tout  le 
reste  nous  sera  donné  par  surcroît  ;  et  que  nous  cueillerons, 
non  plus  des  gloires  éphémères  suivies  de  désastres  inouïs, 
mais  des  lauriers  immortels  dans  la  paix  et  la  tranquillité  de 
l'ordre  chrétien. 

Le  souffle  de  Satan  a  fait  des  ravages  immenses  dans  notre 

(Ij  Le  voilà  arrivé  ce  jour,  qui  est  votre  jourj  ô  mon  Dieu  :  ce  jour 
oii  tout  refleurit.  Réjouissons-nous,  car  nous  avons  été  remis  par  votre 
droite  dans  la  route  du  bonheur. 


-  359  - 

France,  mais  voici  que  celle  que  saint  Germain  appelle  un 
esprit  familier  avec  l'Esprit-Saint,  spii  ilus  Spirifui  sanclo 
fami/iaris,  annonce  à  noire  patrie  l'avènement  d'un  esprit 
nouveau  qui  détruira  l'esprit  de  la  révolution  et  renouvellera 
la  face  de  la  terre. 

Ressuscitée,  délivrée  de  l'esprit  du  mal,  la  France  se  tourne 
vers  sa  bienfaitrice  et  veut  lui  rendre  des  honneurs  analo- 
gues à  ceux  qu'elle  a  reçus  dans  le  ciel  le  jour  de  son  As- 
somption. C'est  ainsi  que  les  petites  filles  de  Landivy  portent 
en  triomphe  la  statue  de  Notre-Dame,  environnée  de  massifs 
de  roses  et  de  lis^  symboles  de  charité  et  d'innocence  : 

La  Vierge  immaculée 
N'a  pas  en  vain  fait  entendre  sa  voix; 
Sur  noire  terre  ingrate  et  désolée, 
Les  fleurs  du  Ciel  croîtront  comme  autrefois. 

Enfin  la  France,  dans  sa  reconnaissance  envers  la  Mère  de 
Dieu  apparue  à  Pontmain,  mettra  à  ses  pieds  sa  couronne  de 
gloire,  et  demandera  au  chef  de  l'Eglise  de  couronner  la  sta- 
tue bénie  et  vénérée  de  celle  qui  est  la  couronne  des  saints 
(S.  Ephrem). 

Rien  de  plus  gracieux  que  ces  groupes  d'enfants  rappelant 
d'une  manière  si  expressive  les  enseignements  du  Rosaire  et 
le  récitant  pieusement  pour  se  conformer  à  la  recommanda- 
tion de  Pie  IX  à  iMonseigneur  :  Dites  bien  à  tous  que  le  Pape 
ne  se  contente  pas  de  bénir  le  chapelet,  mais  qu'il  le  dit  tous 
les  jours  et  qu'il  invite  ses  enfants  à  le  dire  comme  lui. 

Ces  paroles  sont  inscrites  sur  une  banderole  portée  par 
deux  jeunes  gens  de  l'association  de  Beauregard  de  Laval. 
Quarante  délégués  de  cette  association  venus  à  Pontmain 
sous  la  conduite  de  leur  zélé  directeur  ont  édifié  tous  les  pè- 
lerins par  leur  bonne  tenue  et  leur  piété  :  dans  les  rangs  de 
la  procession,  ils  sont  à  la  suite  des  enfants  et  immédiatement 
avant  le  clergé. 

Au  milieu  du  clergé,  des  séminaristes  portent  le  bref 
pontifical  érigeant  l'archiconfrérie,  la  Tiare  et  les  clefs.  Enfin 
Monseigneur,  revêtu  de  ses  ornements  pontificaux,   ferme 

T.    XV.  2i 


—  360  — 

cette  belle  procession  qui  se  déploie  depuis  la  croix  de  Teuf- 
feu  jusqu'à  l'entrée  du  bourg.  En  face  de  l'estrade,  les  enfants 
sont  placés  dans  une  enceinte  réservée,  les  fidèles  couvrent 
la  place,  Monseigneur,  accompagné  du  clergé,  monte  à  l'es- 
trade, s'assied  sur  son  trône  et  le  sermon  commence.  Mous 
regrettons  de  ne  pouvoir  donner  qu'une  analyse  imparfaite 
de  la  belle  doctrine  exposée  avec  tant  d'éloquence  par  le 
R.  P.  Roux. 

L'orateur  a  pris  pour  texte  ces  paroles  : 

Quam  pulchra  tabernacula  tua,  Jacob; 

et  tentoria  tua,  Israël. 
Qu'ils  sont  beaux  les  pavillons,  ô  Jacob; 

qu'elles  sont  belles  tes  tentes,  6  Israël. 

«  Ces  paroles  du  prophète  lui  revenaient  à  la  mémoire, 
pendant  que  se  déroulaient  devant  lui  les  rangs  de  cette  pro- 
cession magnifique,  semblable  aux  lignes  d'une  armée  qui 
marche  aux  pacifiques  combats.  Groupés  à  l'abri  de  nos  bril- 
lantes bannières,  nous  faisions  monter  vers  Marie  des  chants 
enthousiastes,  qui  ressemblaient  aux  acclamations  anticipées 
du  triomphe;  et  il  croyait  entendre  la  Reine  du  ciel  nous 
répondre,  en  redisant  les  paroles  qu'elle  faisait  entendre  il  y 
a  quelques  années  à  peine  en  ces  lieux  bénis  :  «Confiance! 
«  mon  Fils  se  laisse  toucher,  et  Dieu  vous  exaucera  en  peu  de 
«  temps.  » 

«  Que  Dieu  nous  exauce  en  peu  de  temps,  tel  est  bien  en 
effet  le  désir  qui  fait  battre  ici  tous  les  cœurs.  Sans  doute,  au 
moment  où  la  très-sainte  Vierge  donnait  pour  la  première 
fois  cette  espérance  aux  heureux  voyants  de  Pontmain,  la 
patrie  temporelle  et  la  patrie  spirituelle,  Rome  et  la  France, 
étaient  en  proie  à  des  angoisses  sans  égales.  Mais  si  ces  dés- 
astres sont  passés,  ils  ont  laissé  parmi  nous  des  conséquences 
terribles  ;  et  quand  nous  interrogeons  l'avenir,  nous  décou- 
vrons, hélas  !  bien  des  menaces  à  l'horizon  de  l'Eglise  et  de 
la  patrie,  aussi  sentons-nous  encore  le  besoin  de  prier  et 
d'ouvrir  nos  âmes  à  l'espérance. 

«  Cette   espérance,  Monseigneur  l'a  accueillie  dans  son 


—  3Gi   — 

cœur;  placé  à  la  tète  d'un  diocèse  qui  avait  eu  l'honneur 
insigne  de  recevoir  peu  auparavant  la  visite  de  la  très-sainte 
Vierge,  il  s'est  considéré  comme  chargé  d'une  délégation  per- 
sonnelle de  sa  part  ;  il  a  compris  que  c'était  au  premier  pas- 
teur du  diocèse  qu'il  appartenait  de  propager  l'œuvre  de 
prières  demandées  par  Marie  lorsqu'elle  disait  aux  enfants  de 
Pontmain  :  «Mais  priez,  mon  fils  se  laisse  toucher.»  C'est  pour- 
quoi on  a  vu  notre  Evèque  solliciter  de  notre  bien-aimé  Pon- 
tife Pie  IX  l'érection  canonique  de  rarchicoufrérie  de  Notre - 
dame  d'Espérance,  union  de  prières  pour  obtenir  le  salut  de 
la  société  civile  et  religieuse.  Monseigneur  fait  en  cela  un 
grand  acte  de  foi,  et  un  grand  acte  de  patriotisme  ;  et  l'ora- 
teur est  assuré  d'être  en  ce  moment  l'interprète  fidèle  des 
dix  mille  cœurs  qui  l'entendent,  en  disant  qu'aujourd'hui 
Sa  Grandeur  a  bien  mérité  de  la  France  et  de  TEglise. 

«  Celui-là,  dit  la  Sainte  Ecriture,  aime  vraiment  ses  frères 
qui  prie  beaucoup  pour  le  peuple  :  Hic  est  fratrum  amator 
qui  midtum  oral  pro  populo.  En  effet,  toutes  les  fois  que  des 
hommes  vivent  en  société,  il  s'établit  une  solidarité  en  vertu 
de  laquelle  les  gains  et  les  pertes  sont  communs.  Les  fleuves 
débordés  ravagent-ils  une  portion  du  territoire?  les  popula- 
tions préservées  doivent  envoyer  du  pain  à  ceux  qui  n'en  ont 
plus.  L'ennemi  menace-t-il  une  province?  toute  la  nation  se 
lève,  et  tout  entière  elle  bénéficie  des  gloires  du  triomphe.  A 
cette  solidarité  est  étroitement  liée  laloide  la  réversibilité  des 
mérites  et  des  démérites  entre  les  membres  d'une  même  so- 
ciété. Si,  par  exemple,  une  armée  de  quelque  cent  mille 
hommes  ajoute  une  page  glorieuse  à  l'histoire  de  la  nation, 
celle-ci  loi>t  entière  est  proclamée  un  peuple  de  braves;  et  si 
une  poignée  d'audacieux  lève  Tétendard  de  la  discorde,  et 
traîne  quelques  bordes  d'égarés  dans  les  abîmes  de  sang  et 
de  boue  où  aboutissent  les  luttes  fratricides,  on  dit  encore 
que  la  nation  est  humiliée  et  avilie  :  les  mérites  et  les  démé- 
rites sont  communs. 

«  Cette  loi  trouve  son  application  dans  la  société  religieuse, 
dans  le  peuple  des  enfants  de  Dieu.  Le  prophète  Amos  adresse 
de  sanglants  reproches  aux  frères  de  Joseph,  qui,  après  avoir 


—  362  — 

fait  descendre  le  diseur  de  songes  dans  une  citerne  aban- 
donnée, buvaient  le  vin  dans  leurs  coupes,  sans  s'in- 
quiéter des  souffrances  de  leur  frère  :  Bibentes  vinum  in 
phialis  nil  patiebanlur  super  contritione  Joseph...  Que  de 
pauvres  Joseph  descendus  dans  les  citernes  ténébreuses  et 
sans  eaux  des  erreurs  modernes  et  des  hontes  criminelles  où 
elles  mènent!...  C'est  à  nous,  assis  aux  festins  des  grâces 
divines,  à  nous  les  croyants,  à  nous  qui  pouvons  boire  au 
calice  d'or  de  nos  autels,  qu'incombe  le  devoir  de  faire  par- 
ticiper ces  âmes  aux  grâces  de  salut,  en  priant  pour  elles,  et 
en  les  associant  aux  mérites  de  nos  bonnes  œuvres,  en  vertu 
de  l'étroite  solidarité  qui  les  unit  à  nous,  comme  des  frères 
égarés,  mais  toujours  de  la  famille. 

«  Hélas  !  cette  solidarité  ne  se  fait  que  trop  sentir  dans  les 
suites  du  mal!  Toutes  les  misères  humaines  ne  sont-elles  pas 
la  suite  d'an  crime  dont  nous  ne  sommes  pas  responsables? 
Nos  malheurs  présents  ne  sont-ils  pas  la  conséquence  des 
crimes  de  nos  pères?  Régicides  et  déicides  ils  ont  transmis  à 
leurs  enfants  un  esprit  de  révolte  contre  Dieu  et  contre 
l'homme  dont  nous  subissons  les  terribles  effets  :  Patres 
noslri  peccaverunt,  et  non  sunt,  et  nos  iniquitales  eorum  por- 
tavimusl  Mais  notre  siècle  a  péché  aussi,  et  les  enfants  sont 
menacés  de  porter  à  leur  tour  les  crimes  de  leurs  pères.  Nous 
pouvons  prévenir  ce  malheur,  car  si  Dieu  enveloppe  les  in- 
nocents dans  le  châtiment  des  coupables,  il  épargne  aussi  les 
coupables  en  étendant  sur  eux  le  mérite  des  prières  que  lui 
adressent  les  innocents, 

«  Or,  n'entendez-vous  pas  cet  immense  cri  de  blasphèmes 
qui  monte  à  Dieu  de  tous  les  points  de  la  terre  ?  A  nous  de 
l'étouffer  par  la  voix  d'une  immense  acclamation  d'amour... 
Ne  voyez-vous  pas  ces  mille  bras  qui  s'élèvent  vers  le  ciel 
comme  pour  le  défier,  et  provoquer  les  foudres  de  la  colère? 
A  nous  d'élever  nos  mains,  de  les  plonger  dans  le  cœur  de 
Jésus  pour  en  arracher  la  miséricorde  et  le  pardon...  Ne  res- 
pirez-vous pas  les  exhalaisons  fétides  sorties  du  puits  de 
l'abîme,  et  provoquant  le  dégoût  de  Dieu  ?  A  nous  de  faire 
monter  vers  lui  l'arôme  de  notre  amour  et  de  notre  prière  : 


—  363  - 

le  salut  du  peuple  l'exige,  la  France  nous  le  demande.  Pauvro 
France!  en  passant  devant  les  ruines  matérielles  que  Tiu- 
cendie  nous  a  faites,  en  contemplant  les  ruines  plus  tristes 
encore  que  le  crime  de  ses  enfants  a  amoncelées,  on  croit 
entendre,  du  sein  de  ces  tombeaux  de  nos  vieilles  gloires,  la 
voix  de  la  patrie  dire  en  gémissant  :  dO  vous  qui  passez,  qui 
n'avez  pas  bu  aux  sources  empoisonnées  oià  je  m'étais  abreu  - 
véo,  ayez  pitié  de  vos  frères,  de  votre  mère,  car  Dieu  nous  a 
frappés,  comme  le  vendangeur  qui  tranche  sans  pitié  :  0  vos 
qui  transitis  pcr  viam,  ailendite  et  videte...  quoniam  vinde- 
miavit  me  ut  locutusest  Dominus,  in  die  irœ  furoris  ejus.n 
Qui  donc  parmi  nous  voudrait  rester  sourd  à  cette  voix,  et  se 
soustraire  à  ce  devoir  ? 

«  Je  dis  :  ce  devoir.  En  effet,  saint  Paul  nous  dit  que  nous 
sommes  débiteurs  envers  chacun  de  nos  frères;  mais  cette 
dette  de  l'àme,  comment  l'acquitter?  Les  plus  à  même  do  le 
faire,  ce  sont  les  prêtres  sans  doute,  qui  ont  reçu  le  pouvoir 
d'agir  directement  sur  les  âmes  :  mais  pour  quelques  mil- 
liers d'âmes  qu'ils  atteignent,  combien  de  millions  ne  leur 
échappent-ils  pas  !  Ah  !  s'il  ne  fallait  qu'aller  dans  les  sanc- 
tuaires du  plaisir  et  du  crime,  pour  leur  prêcher  la  péni- 
tence, dussions-nous  tomber  sous  leurs  coups,  nous  irions 
tous,  et  nous  crierions  :  «Dans  quarante  jours  Ninive  sera  dé- 
((  truite,  si  elle  ne  retourne  au  Seigneur!  »  Mais  les  pécheurs 
ne  se  contenteraient  pas  de  tuer  Jonas,  ils  l'empêcheraient  de 
parler...  et  ainsi  le  prêtre  lui-même,  avec  la  puissance  divine 
de  son  saint  ministère,  ne  peut  payer  sa  dette  à  tousses  frères  ! 
Combien  moins  encore  le  pourront  les  simples  fidèles? 

«  Eh  bien!  le  problème  n'est  pas  insoluble  :  autrefois  les 
religieux  de  la  Merci  emportaient  de  l'or  et  s'en  allaient  payer 
la  rançon  des  chrétiens  captifs  des  infidèles,  ou  prendre  leurs 
chaînes  pour  eux,  quand  ils  n'avaient  plus  d'or  à  donner  ; 
ainsi  nous  avons  eu  main  la  ranron  de  nos  frères  esclaves, 
c'est  le  mérite  des  prières  que  nous  devons  adresser  pour  eux, 
c'est  la  réversibilité  du  mérite  de  nos  sacrifices,  en  nous  con- 
stituant devant  Dieu  victimes  expiatoires  pour  eux. 

«0  religion  chrétienne,  que  tes  dogmes  sont  consolants,  et 


—  364  — 

qu'ils  sont  vastes  et  beaux  les  horizons  que  tu  nous  ouvres  ! 
Cette  mère  était  devenue  impuissante  sur  l'âme  perdue  de 
son  fils...  Mais  elle  a  prié;  et  un  jour,  Dieu  s'est  présentée 
lui,  inattendu;  il  l'a  terrassé,  nouveau  Saul,  en  lui  disant: 
Me  reconnais-tu  ?  je  suis  le  Dieu  de  ta  mère  !  elle  a  prié  pour 
toi^  me  voici  !  Ce  prêtre  gémit  sur  les  âmes  qu'il  ne  peut 
sauver;  il  prie  entre  le  vestibule  et  l'autel,  et  Dieu  touché 
ramène  au  bercail  les  brebis  perdues!..  Cette  humble  chré- 
tienne a  entendu  dire  que  l'Eglise  gémit,  que  la  patrie  me- 
nace d'être  maudite  ;  elle  prie,  ignorée,  tandis  que  les  grands 
du  monde  font  des  combinaisons,  préparent  des  événements  ; 
et  tout  à  coup  survient  un  événement  imprévu  qui  déjoue  tous 
leurs  plans  et  défait  tous  leurs  avenirs  :  la  prière  do  l'humble 
chrétienne  avait  été  entendue  de  Dieu,  elle  avait  changé  la 
face  du  monde.  Au  jour  des  révélations  éternelles,  bien  des 
problèmes  nous  apparaîtront  ainsi  résolus  par  cette  donnée 
de  la  prière,  élément  qui  n'entrait  pas  dans  les  calculs  de 
ceux  qui  mènent  les  choses  ici-bas  !  Ah!  qu'elle  est  donc 
grande  la  puissance  de  la  prière,  et  que  c'est  bien  vraiment 
aimer  ses  frères,  que  de  prier  beaucoup  pour  le  peuple  :  Hic 
est  fratrum  amator... 

«  A  l'heure  présente  un  grand  combat  se  livre  entre  le  bien 
et  le  mal.  Les  deux  armées  sont  en  présence  :  d'un  côté,  l'ar- 
mée du  bien,  avec  son  Pontife  souverain,  les  évèques,  les 
prêtres,  tous  les  chrétiens  qui  ont  reçu  de  Dieu  une  arme, 
parole,  plume  ou  épée,  pour  prendre  une  part  active  à  la 
lutte  ,  d'un  autre  côté,  Satan  a  levé  de  nouveau  l'étendard  de 
la  haine  et  appelle  tous  ses  soldats.  Or,  entre  deux  armées 
qui  se  disposent  au  choc,  il  n'y  a  pas  de  place  pour  les  pares- 
seux endormis.  Nous  donc  qui  n'avons  pas  reçu  le  pouvoir 
d'exercer  une  action  directe  sur  les  destinées  du  monde  chré- 
tien, devrons-nous  demeurer  spectateurs  indolents  de  la  lutte  ? 
Non,  mais  un  étendard  est  aujourd'hui  arboré,  l'étendard  de 
la  prière  à  N.-D.  d'Espérance  ;  inscrivez-vous  sur  les  rôles  de 
cette  nouvelle  légion;  priez  pour  les  combattants,  et  vous 
aurez  votre  part  dans  le  mérite  de  la  victoire.  )» 


~  365  — 

Après  le  sermon,  on  fit  lecture  de  la  traduction  française 
du  Bref  pontifical  d'érection  de  rArchiconfrério.  Monseigneur 
donne  ensuite  sa  bénédiction  solennelle;  un  enfant  récite 
l'acte  de  consécration  à  la  sainte  Vierge,  et  le  salut  du  Très- 
saint  Sacrement  termine  cette  belle  fête,  qui  sera  un  jour 
glorieux  de  plus  à  inscrire  dans  les  annales  de  Pontmain. 


ERECTION    UU    CALVAIUE. 

L'octave  de  la  bénédiction  solennelle  du  sanctuaire  de  Notre- 
Dame  d'Espérance  a  été  marquée  par  une  fête  d'un  caractère 
éminemment  grave,  puisqu'il  s'agit  de  l'érection  d'un  Cal- 
vaire, Les  pèlerins  du  mont  Saint-Michel  reviennent  en  grand 
nombre  par  Pontmain;  on  remarque  parmi  eux  le  vicomte 
de  Damas,  zélé  promoteur  des  pèlerinages  en  France  ;  M.  l'abbé 
Tardif  de  Moidrey,  quelques  Pères  de  l'Assomption  et  beau- 
coup d'autres  voyageurs  de  distinction.  La  messe  solennelle 
est  chantée  de  nouveau  par  la  maîtrise  de  Louvigné-du-Dé- 
sert,  aidée  par  M,  Léonce  Turpin,  qui,  pendant  tous  les  jours 
de  l'octave,  s'est  montré  d'un  dévouement  au-dessus  de  tout 
éloge  et  a  été  une  précieuse  ressource  pour  les  RR.  PP.  de 
Pontmain  (t). 

A  deux  heures  de  l'après-midi,  la  procession  se  déploie 
sur  la  route  de  Fougères.  Dans  la  fête  de  dimanche,  nous 
avons  montré  Marie  associée  aux  joi^s,  aux  douleurs  et  aux 
triomiihes  de  son  Fils.  Aujourd'hui,  Celle  que  l'Eglise  appelle 
notre  espérance  et  à  laquelle  elle  demande  de  nous  montrer 
Jésus  :  et  Jesum...  nohis  ostende,  nous  Tcnvisogoons  nous 
présentant  non  plus  son  enfant  divin,  mais  le  crucifix  san- 
glant. Cette  croix  est  telle  que  la  Sainte  Vierge  la  montra  aux 
enfants  :  le  crucifix  et  le  bois  sont  teints  de  sang,  et  la  tige 

(1)  Nous  avons  omis,  dans  le  lécil  ilc  la  bénéiliclion  solennelle  publié 
dans  noire  dernier  numéro,  de  parler  de  l'orcheslre  des  élevés  des 
Frères  d'Evron.  Nous  le  regrellons  d'aulanl  plus  que  ces  jiunes  arlisles 
ont  déployé  une  habilelé  qui  fail  honneur  au  zèle  et  au  talent  de  leurs 
maîtres  vénérés. 


—  366  — 

est  surmontée  d'uu  écriteaii  blanc  où  le  nom  de  Jésus-Christ 
est  peint  en  lettres  rouges;  c'est  ce  qui  donne  un  cachet  spé- 
cial au  Calvaire  de  Fontmain.  Des  enfants  ayant  à  la  main  des 
oriflammes,  les  instruments  de  la  Passion,  et  des  banderoles 
avec  celte  inscription,  qui  rappellent  le  triomphe  du  Sau- 
veur :CA?7's;ms  vincit,  Christus  régnât ^  Christus  imperal  (1), 
marchent  en  tète  du  cortège.  Vingt  hommes  portent  la  croix 
devant  Monseigneur,  car  Sa  Grandeur  s'est  empressée  de  re- 
venir du  mont  Saint-Michel,  où  elle  a  assisté  au  couronne- 
ment de  l'archange,  pour  présider  la  procession  et  clôturer 
cette  semaine  de  fêtes.  Ou  se  rend,  au  chant  des  hymnes  et 
des  cantiques,  à  la  petite  éminence  sur  laquelle  est  bâti  le 
Calvaire.  Ce  lieu  est  parfaitement  choisi  :  la  croix  de  Pont- 
main  s'élève  au  sommet  de  la  rive  gauche  du  Dairon,  et  se 
dessine  sur  le  fond  de  verdure  placé  en  face  du  côté  opposé. 
C'est  dans  ce  site  charmant  que  sera  bâtie  plus  tard  la  com- 
munauté des  RR.  PP.  Oblats;  nulle  part  ailleurs  les  amis 
do  la  retraite  et  du  silence  ne  trouveront  un  séjour  plus 
agréable. 

Arrivé  à  l'endroit  désigné,  Monseigneur  prend  place  sous 
le  dais;  les  enfants  se  rangent  avec  leurs  oriflammes  et  les 
insignes  de  la  Passion  près  de  la  croix,  et  Sa  Grandeur  bénit 
le  bois  sacré,  signe  de  notre  rédemption.  Il  fallait  une  voix 
pour  expliquer  le  sens  de  cette  belle  cérémonie,  éclairer  les 
esprits  et  toucher  les  cœurs.  Le  R.  P.  Roux  prend  une  der- 
nière fois  la  parole. 

Après  avoir  remercié  S.  Gr.  M^'  l'Evêque  de  Laval  de  la 
joie  et  de  l'édificatiou  que  sa  présence  avait  apportées  aux 
fêtes  de  l'Octave,  et  avoir  demandé  une  bénédiction  spé- 
ciale de  la  très-sainte  Vierge,  ajoutée  à  celles  qu'elle  lui 
réservait  pour  son  zèle  à  propager  le  culte  de  Notre-Dame 
d'Espérance,  l'orateur  a  rappelé  que  la  Vierge  de  Pontmain, 
après  avoir  demandé  aux  enfants  de  prier,  leur  montra  en- 
suite un  crucifix  sanglant,  comme  pour  leur  enseigner  que  la 
prière  ne  suffît  pas  à  sauver  les  peuples,  si  l'on  n'y  ajoute  le 

(I)  Le  Christ  est  vainqueur,  le  Christ  règne,  le  Christ  commande. 


—  367  — 

sacrifice  :  Sine  sanguinis  effusione  non  fit  remissio  (sans  efTii- 
sion  de  sang,  point  de  rédemption). 

«La  souffrance,  a-t-il  dit,  est  la  condition  de  la  vie  humaine, 
et  le  souvenir  du  bonheur  pour  lequel  l'homme  avait  été  créé 
n'ajoute  qu'une  amertume  de  plus  à  ses  peines  présentes  : 
c'est  le  fils  de  famille,  déshérité  pour  ses  fautes,  et  à  qui  la 
pauvreté  pèse  plus,  parce  qu'il  se  souvient  de  son  ancienne 
fortune.  Et  maintenant,  la  poitrine  innocente  de  l'enfant  de- 
vra déjà  pousser  des  sanglots;  la  jeunesse,  que  l'on  dit  Tàge 
heureux,  ne  connaîtra  quelques  joies  qu'afin  de  pouvoir  les 
regretter  davantage  quand  elles  ne  seront  plus  ;  l'homme  mûr 
verra  sans  cesse  l'épée  du  chérubin  lui  interdisant  l'entrée  du 
paradis  de  la  joie  ;  et  le  vieillard  n'aura  pas  la  consolation 
du  vétéran  qui,  sur  ses  vieux  jours,  tranquille,  raconte  à  ses 
enfants  ses  batailles  :  Dimitte  me  ut  plangam  paululum  do- 
lorem  mewn  antequamvadam  ad  iei^ram  caliginosam...  Il  lui 
faudra  combattre  et  souffrir  jusqu'au  dernier  soupir.  En  pré- 
sence de  cette  nécessité,  il  est  tout  naturel  que  Jésus-Christ 
ait  fait  une  vertu  de  la  résignation  aux  croix;  mais  il  savait 
la  difficulté  de  ce  qu'il  nous  demandait,  et  il  nous  en  a  d'abord 
donné  l'exemple.  C'est  pourquoi  vous  le  voyez  sur  cette  croix, 
les  bras  étendus  pour  accueillir  les  souffrances,  la  tète  incli- 
née en  signe  d'acceptation...  Ainsi,  chrétiens,  soyez  des  âmes 
vaillantes,  à  qui  la  croix  ne  fait  point  peur  ;  et,  en  face  d'un 
siècle  qui  court  au  plaisir,  donnez  l'exemple  de  cette  gran- 
deur d'âme  qui  est  capable  de  toutes  les  victoires,  parce 
qu'elle  est  capable  de  tout  souffrir. 

«  Toutefois,  ajoute  l*orateur,  l'acceptation  de  la  croix  pour- 
rait suffire  à  faire  des  chrétiens  isolés,  elle  ne  suffirait  pas  i 
régénérer  et  à  sauver  un  peuple  ;  il  faut  pour  la  croix  un 
amour  qui  nous  fasse  voler  au-devant  d'elle.  Comme  dans  la 
défaite  d'une  armée  on  jette  un  corps  d'élite  sur  l'ennemi, 
pour  retarder  un  peu  sa  marche  et  donner  aux  fuyards  le 
temps  de  se  sauver,  tandis  que  les  héros  se  font  broyer  pour 
le  salut  de  leurs  frères,  ainsi  les  vrais  chrétiens  de  nos  jours 
doivent  se  jeter  au-devant  de  la  souffrance,  pour  arrêter  les 
coups  de  la  justice  divine,  les  recevoir  pour  eux-mêmes,  et 


—  368  — 

les  épargner  au  peuple  coupable  et  maudit.  Il  n'y  a  sans  cela 
d'amour  véritable  ni  pour  Dieu,  ni  pour  les  hommes  ;  car  la 
souffrance  est  l'épreuve  de  l'amour;  on  n'aime  bien  que  lors- 
qu'on sait  souffrir  pour  celui  que  l'on  aime...  Cette  croix 
nous  l'enseigne  encore  :  attaché  sur  elle  pendant  trois  longues 
heures,  Jésus  semble  interroger  tous  les  prophètes  qui  ont  dé- 
crit sa  Passion,  pour  leur  demander  s'il  n'a  omis  aucune  des 
douleurs  qu'il  doit  savourer  dans  ce  festin  de  souffrances;  et 
quand  Jérémie,  Isaïe,  David  se  taisent,  il  consent  à  mourir, 
ayant  consommé  le  salut  du  monde,  en  consommant  les  té- 
moignages de  l'amour  par  le  sacrifice. 

«  Voilà  le  modèle,  à  nous  de  le  suivre  !  Si  l'on  nous  dit 
qu'il  faut  du  sang  pour  purifier  les  crimes  de  la  société  mo- 
derne, donnez  le  sang  pur  de  vos  âmes,  les  larmes  de  vos  sa- 
crifices volontaires,  et  comme  le  vieux  monde  fut  sauvé  par 
la  croix  de  Jésus-Christ,  le  monde  actuel  le  sera  par  les  sacri- 
fices des  enfants  du  Dieu  de  la  Croix.  » 

La  vive  et  touchante  allocution  du  révérend  Père  est  écoutée 
avec  un  recueillement  profond  ;  sa  douce  onction  pénètre  les 
cœurs  bien  disposés  et  les  remplit  d'ardeur  pour  la  pénitence 
et  le  sacrifice,  loi  fondamentale  du  christianisme. 

Après  la  bénédiction  solennelle  donnée  par  Monseigneur, 
la  procession  se  remet  en  marche  et  entre  dans  l'église  nou- 
vellement bénile.  Jusqu'à  ce  jour,  notre  Evoque  avait  laissé  la 
parole  à  des  interprètes  habiles  et  autorisés  de  sa  pensée. 
Mais  le  peuple  chrétien  n'est  pas  comme  le  peuple  juif  ;  il  ne 
dit  pas  :  «  Que  ce  ne  soit  pas  le  Seigneur,  mais  Moïse,  qui 
nous  parle.  »  Moins  il  y  a  d'intermédiaires  entre  Dieu  et  lui 
et  plus  il  est  content.  C'est  donc  avec  une  véritable  satisfac- 
tion d'esprit  et  de  cœur  que  nous  avons  vu  Monseigneur 
monter  lui-même  en  chaire  ;  car,  après  le  Pape,  il  est  pour 
nous  le  représentant  le  plus  immédiat  de  Jésus-Christ.  Ses 
paroles  sont  comme  des  Hoches  choisies  :  Quasi  sagittam 
electam  ;  car  elles  sont  lancées  de  plus  haut  et  atteignent  plus 
sûrement  leur  but. 

Marie,  ce  doux  nectar  qui  enivre  notre  cœur,  selon  la  pa- 
role du  pape  Innocent,  met  sur  les  lèvres  de  notre  Père  vé- 


—  369  — 

névé  le  lait  et  le  miel  :  mel  et  lac  sub  lingua  iUius,  pour  qu'il 
célèbre  clignement  sa  douceur  et  ses  bontés  à  l'égard  de  la 
France.  Le  pieux  prélat  établit  un  touchant  parallèle  entre 
les  trois  apparitions  de  la  Salette,  de  Lourdes  et  de  Pontmain; 
il  montre  Marie  nous  invitant  à  la  conversion  à  la  Salette^  <à 
la  pénitence  à  Lourdes,  à  la  prière  et  au  sacrifice  à  Pontmain. 
Déjà  la  prière  s'élève  fréquente  du  sanctuaire  de  Pontmain, 
en  attendant  que  les  filles  de  Sainte-Scolastique  et  de  Sainte- 
Thérèse  viennent  ici  la  faire  monter  incessamment  nuit  et 
jour,  comme  un  suave  encens,  devant  le  trône  du  Très-Haut. 
Il  y  a^  dans  cette  allocution  paternelle,  un  mouvement  d'une 
éloquence  vraiment  pathétique,  quand,  nommant  l'une  après 
l'autre  les  communautés  religieuses  de  son  diocèse,  désignant 
les  pèlerins,  les  fidèles  et  les  ecclésiastiques  de  son  diocèse, 
les  directeurs  et  les  élèves  de  ses  deux  séminaires,  les  mem- 
bres de  son  chapitre,  Monseigneur  les  consacre  tous  à  Notre- 
Dame  de  Pontmain  et  les  place  sous  sa  toute-puissante  égide. 
Placés  par  la  main  de  notre  Evêque  à  l'abri  de  cette  citadelle 
imprenable  :  arx  inviolabilis  (S.  Jean  Damascène),  qu'avons- 
nous  à  redouter  de  nos  ennemis?  La  parole  épiscopale  des- 
cend dans  nos  âmes  comme  le  ruisseau  qui  s'épanche  du 
sommet  de  la  colline  au  fond  de  la  vallée  :  rigans  montes  de 
superioribus  suis,  et  y  suscite  la  plus  généreuse,  la  plus  vive 
affection  envers  notre  céleste  bienfaitrice.  Ces  sentiments  sont 
enfin  confirmés  par  la  bénédiction  du  très-saint  Sacrement, 
que  donne  Monseigneur,  et  qui  termine  cette  pieuse  céré- 
monie. 

Le  soir,  Monseigneur  veut  couronner  la  série  de  ces  fêtes 
splendides  en  présidant  lui-même  la  procession  aux  flam- 
beaux, cette  cérémonie  si  pieuse,  si  recueillie,  si  propre  à 
exciter  dans  le  cœur  l'esprit  do  prière,  grâce  spéciale,  selon 
nous,  du  pèlerinage  de  Pontmain.  Aujourd'hui  l'itinéraire 
est  modifié,  et  le  clergé  et  les  fidèles  vont  jusqu'au  pied  de  la 
croix,  bénite  quelques  heures  auparavant,  pour  y  chanter  des 
strophes  du  Vexilla  Régis.  Au  retour,  Notre-Seigneur  sort 
de  nouveau  de  sua  tabernacle  dans  la  basilique  brillamment 
illuminée,  et  bénit  les  pieux  fidèles  qui  retournent  à  leurs 


—  370  - 

demeures  1  ame  remplie  du  parfum  des  faveurs  célestes  dé- 
versées sur  eux  avec  abondance  par  l'organe  de  la  Mère  de  la 
divine  grâce,  puisqu'au  dire  de  saint  Bernard,  ((Dieu  a  voulu 
que  nous  reçussions  tout  par  les  mains  de  Marie»  :  Totum  nos 
habere  volait  per  Mariam. 


VARIÉTÉS 


PÈLERINAGE  A   ROME. 

ad  très-révérend  père  supérieur  général. 

Mon  très-révérend  Père, 

En  m'cnvoyant  à  Rome  avec  la  mission  de  vous  repré- 
senter aux  pieds  de  Pie  IX  à  l'époque  de  son  Jubilé  épis- 
copal,  vous  voulûtes  bien  me  recommander  de  ne  pas 
garder  pour  moi  seul  les  doux  souvenirs  du  pèlerinage. 
Les  notes  écrites  chaque  soir  ont  donc  formé  ce  recueil 
dont  je  vous  ollVe  l'hommage.  Vous  regarderez  à  la  bonne 
volonté  de  l'auteur,  et  non  à  l'imperfection  de  l'œuvre.  Il 
est  difficile  de  parler  de  Rome  en  quelques  lignes  ;  le  sujet 
est  immense  ;  j'ai  dû  me  borner  à  faire  un  résumé  rapide 
de  mes  heureuses  journées.  Ceux  de  nos  Pères  qui  cou- 
naissenl  Rome  constateront  bien  des  lacunes,  car  je  n'ai 
pu  tout  voir  ;  et  ceux  qui  n'ont  pas  eu  ce  bonheur  n'au- 
ront dans  mes  récits  qu'un  prohl  à  peine  indiqué  des 
beautés  de  la  Ville  Eternelle.  Je  ne  regretterai  pourtant 
pas  d'avoir  livré  à  mes  Frères  le  calepin  du  voyageur,  si 
la  jeunesse  de  nos  noviciats  et  scolasticats  s'inspire  en  le 
parcourant  du  sentiment  dont  j'ai  été  animé  peudant  mon 
pèlerinage,  un  ardent  dévouement  à  Pie  IX  et  à  l'Eglise. 

Veuillez  agréer,  mon  très-révérend  Père,  ce  témoi- 
gnage de  reconnaissance  de  votre  indigne  délégué,  avec 
l'hommage  de  mou  respect  bien  filial  et  bien  dévoué. 

M.  DE  l'Hermite,  0.  m.  I. 
Paris,  le  4  aoùl  1877. 


—  372  — 

Parti  de  Paris  le  23  mai,  par  un  temps  froid  et  bru- 
meux, je  trouvais  le  soleil  aux  limites  du  Daupliiné  et  de 
la  Provence,  et  de  ce  moment  jusqu'à  la  fin  du  voyage, 
je  devais  vivre  dans  sa  chaude  atmosphère.  Le  bonheur 
de  revoir  Marseille  après  douze  ans  d'absence,  fut  un 
premier  avant-goût  des  joies  qui  m'attendaient  à  Rome. 
Nos  belles  communautés  du  Calvaire  et  de  la  Garde  :  la 
première,  restaurée  avec  tant  de  goût,  la  seconde,  pre- 
mier contre-fort  du  sanctuaire  magnifique  bâti  aux  flancs 
âpres  des  rochers  ;  la  cathédrale,  dont  les  coupes  ma- 
jestueuses dessinent  au-dessus  de  la  cilé  le  monument 
qui  sera  son  plus  bel  ornement,  attirèi-ent  mon  attention 
et  furent  le  rendez-vous  de  mon  premier  pèlerinage. 
Mais  Marseille  n'était  qu'une  halte  au  milieu  de  mes 
Frères  ;  il  fallait  se  hâter  vers  Rome. 

Parlerai-je  de  l'ilinéraire  sur  les  bords  de  la  mer  ?  Bien 
des  plumes  de  touristes  et  de  littérateurs  ont  décrit  en  des 
pages  pleines  de  poésie  les  raille  contours  de  cette  route 
unique,  qu'on  est  convenu  d'appeler  la  Corniche  ;  je  n'ai 
pas  à  renouvolercesdescriptionsdont  je  ne  saurais  égaler 
la  grâce;  il  me  suffit  de  dire  qu'à  partir  de  Fréjus  et  Cannes 
jusqu'à  Gênes,  première  grande  ville  d'Italie,  la  route  ne 
laisse  pas  un  moment  de  repos  à  l'admiration  du  voya- 
geur ;  sur  la  droite,  la  Méditerranée  avec  ses  flots  d'azur, 
dont  les  prismes  reproduisant  tous  ceux  de  la  lumière, 
égayent  les  regards  de  leurs  mille  couleurs  ;  à  gauche,  des 
montagnes  couvertes  de  sapins  et  d'arbres  verts  d'où 
émergent  des  clochers  et  des  villages  ;  des  tours  sur  les 
plus  hauts  sommets  ;  des  villas  suspendues  aux  flancs  des 
coteaux,  et  des  cottages  dormant  dans  des  nids  de  ver- 
dure ;  des  sables  fins  ou  des  roches  énormes  caressées 
par  les  flots,  et  des  courbes  interminables  qui  sans  cesse 
changent  l'aspect  du  paysage,  telles  sont  les  surprises  et 
les  beautés  de  la  nature  sur  cette  route  magnifique. 


—  373  — 

Nous  traversons  Nice  sans  nous  y  arrêter  ;  Monte-Carlo, 
observatoire  de  la  Méditerranée;  Monaco,  dont  on  aperçoit 
le  chûfcaii  comme  une  l'orteresse  ;  Menton,  et  nous  arri- 
vons à  Vintimillc  :  c'est  l'Italie.  Des  gendarmes,  des  doua- 
niers en  costumes  au  moins  étranges,  sont  U\  dans  toute 
lu  majesté  de  leur  rôle.  L'arrêt  est  d'une  heure  et  demie  ; 
nous  avons  le  temps  de  goûter  les  premières  saveurs  ila- 
liennes  ;  je  déclare  qu'elles  m'ont  paru  insipides,  et  que 
je  n'en  ai  trouvé  que  plus  aimables  les  magnificences  qui 
devaient  suivre.  Une  gare  provisoire,  sale  et  délabrée  ; 
un  encombrement  de  bagages  et  de  voyageurs  ;  le  reten- 
tissement de  toutes  les  langues  et  de  tous  les  dialectes  ; 
tout  cet  ensemble  désagréable  fait  désirer  la  reprise  du 
voyage.  Mais  par-dessus  tout,  un  peuple  d'enfants  s'atta- 
chant  aux  pas  des  voyageurs,  et  leur  offrant  sans  répit 
des  billets  italiens  en  échange  de  leur  or  ou  de  leur  ar- 
gent. Maints  voyageurs  en  sont  fatigués  et  assourdis  ; 
pour  moi,  qui  suis  muni  d'un  billet  circulaire  et  qui  n'ai 
pas  grandes  dépenses  à  faire  jusqu'à  Rome,  je  refuse  ces 
otJ'res  de  service,  et,  comme  un  enfant  insiste  trop,  je  re- 
conduis un  peu  militairement;  le  mioche  détale  en  mau- 
gréant et  en  me  menaçant  des  carabiniers  italiens.  Di- 
sons-le tout  de  suite  pour  ne  pas  avoir  l'air  de  chercher 
noise  à  un  pays  hospitalier  :  ce  sont  là  des  scènes  de  fron- 
tière, et  dorénavant  nous  ne  rencontrerons  partout  qu'ac- 
cueil empressé.  De  petites  exceptions  ne  doivent  en  rien 
vicier  notre  jugement,  et  les  obsessions  des  quémandeurs, 
des  cochers  et  des  mendiants  de  profession,  ne  doivent 
pas  être  portées  en  ligne  d'accusation  contre  un  peuple. 

Enfin,  nous  repartons  ;  il  est  près  de  cinq  heures  du 
soir.  J'ai  la  bonne  chance  de  prendre  place  dans  un  wagon 
rempli  de  pèlerins  ;  tout  mon  compartiment  est  occupé 
par  une  famille  espagnole  de  Barcelone  ;  au  fond  il  y  a 
un  curé  audaious  qui  vient  de  passer  trois  nuits  en  roule  ; 


—  374  — 

il  succombe  de  sommeil  et  peut  à  peine  réveiller  assez 
son  attention  pour  dire  son  bréviaire.  Tous  ces  pèlerins 
espagnols  sont  des  gens  pleins  de  foi;  ils  prient  et  ils  rient 
pendant  toute  la  route  ;  je  me  constitue  leur  aumônier  et 
je  donne  le  signal  de  la  récitation  du  Rosaire  et  des 
prières.  La  route  que  nous  parcourons  est  ravissante  et 
pleine  de  souvenirs;  San-Remo,  Port-Maurice,  patrie  d'un 
saint  missionnaire  ;  Âlbenga,  d'où  j'aperçois  un  îlot  appelé 
Galliuaria,  où  saint  Martin  se  recueillit  un  jour  et  où  une 
plante  vénéneuse  faillit  lui  donner  la  mort  ;  Savone,  pri- 
son de  Pie  VU  ;  j'explique  à  mes  compagnons  de  route 
tous  ces  faits  du  passé,  et  nous  prions  pour  le  Pape. 

Il  est  plus  de  onze  heures  du  soir  quand  nous  arrivons 
à  Gênes.  Au  clair  de  lune  j'aperçois  sur  la  place  de  la 
gare  une  statue  colossale  de  Christophe  Colomb  ;  le  marin 
illustre  est  appuyé  sur  une  ancre,  un  sauvage  est  à  ses 
côtés  :  Christophoro  Colomb  la  Patria.  L'omnibus  me 
transporte  à  l'hôtel  de  France  ;  il  n'y  a  guère  là  que  des 
Français,  prêtres  ou  laïques,  et  des  chanoines  de  Saint- 
Paul  (Brésil)  envoyés  à  Rome  par  leur  évêque  pour  re- 
présenter le  diocèse.  Tout  le  personnel  des  serviteurs  de 
l'hôlel  parle  français.  Après  un  sommeil  réparateur  dans 
une  petite  cellule,  je  me  lève  d'assez  bonne  heure,  et  je  me 
mets  en  quête  d'une  église  pour  y  dire  la  messe  :  c'est  le 
dimanche  de  la  Sainle-Tiinilé.  Mon  bon  ange  m'amène, 
sans  qu'il  soit  nécessaire  de  consulter,  à  la  splendide  église 
de  VAnnunziata  :  l'or  ruisselle  sur  Jes  murs  ;  les  peintures 
la  couvrent  d'une  riche  parure  de  couleurs  ;  on  dirait  un 
printemps  à  la  première  éclosion  de  ses  tleurs.  Nous  som- 
mes là  plusieurs  prêtres  pèlerins,  mais  les  autels  sont  si 
nombreux,  que  je  n'ai  pas  à  attendre.  Après  avoir  bien 
admiré  cette  église,  je  prends  une  voiture  et  je  me  fais 
conduire  aux  autres  principales  églises  de  la  ville  ;  je  vois 
successivement  lu  cathédrale  ou  .San  Lorenzo,  Sont'  Am- 


—  375  — 

brogio,  Santa  Maria  di  Curignano  ;  du  clocher  de  cette 
dernière  église,  en  me  promenant  snr  la  plate-forme  qui 
l'entoure,  je  découvre  toute  la  ville  de  Gôncs,  son  port  et 
ses  navires,  le  golfe  qui  s'étend  au  large,  et  snr  les  mon- 
tagnes, les  forts  qui  protègent  toutes  ces  grandeurs. 

A  l'hôpital,  on  garde  le  corps  de  sainte  Catherine  de 
Gènes,  dans  une  tribune  de  la  chapelle.  J'ai  le  temps  de 
faire  ce  pieux  pèlerinage  ;  et,  seul  en  présence  de  la 
châsse,  je  salue  le  premier  corps  saint  que  je  rencontre 
sur  la  terre  italienne,  véritable  reliquaire  de  la  sainteté 
du  monde  entier.  Quelques  religieuses  prient  dans  la  tri- 
bune pendant  que,  dans  l'intérieur  de  l'église,  les  fidèles 
entendent  la  messe  ;  au  sortir  de  ce  lieu  saint  je  rencontre 
d'autres  pèlerins  qui  viennent  aussi  vénérer  la  patronne 
de  la  cité. 

J'ai  encore  le  temps  de  faire  le  tour  de  la  belle  prome- 
nade d'Acqua  Sola,  d'où  l'on  découvre  sur  la  ville  et  sur  la 
mer  un  beau  panorama.  Puis,  faisant  appel  îi  mes  sou- 
venirs classiques,  je  cherche  à  me  rappeler  les  illustra- 
tions historiques  de  Gènes,  et  le  nom  de  Doria  se  présente 
à  ma  mémoire.  Je  me  dirige  promptement  vers  le  palais 
del  principe.  La  portière,  avec  une  bonne  grâce  exquise, 
veut  bien  se  déranger  de  son  travail,  et  me  faire  visiter 
les  jardins,  les  salons,  et  les  galeries,  décorées  de  belles 
peintures  murales.  Là  sont  réunis  les  portraits  des  prin- 
cipaux Doria  ;  le  membre  le  plus  illustre  de  celle  forte 
race,  André,  ouvre  la  marche  et  semble  présider  au  dé- 
filé de  ses  descendants  comme  un  général  à  la  tête  de  ses 
troupes. 

A  onze  heures,  retour  à  l'hùtel  de  France.  Je  ren- 
contre à  table  d'hôte  des  gens  de  tous  les  pays,  mais 
principalement  des  Français  ;  tout  le  monde  a  bon  ton;  il 
n'y  a  là  que  des  pèlerins  et  pas  un  seul  commis  voya- 
geur. Les  pèlerinages  font  la  fortune  de  l'Italie,  qui,  en 

T.   XV.  « 


—  376  — 

échange  de  notre  argent,  ne  nous  donne  que  d'afifreux 
chili'ons  de  sa  Banque. 

Dans  l'après-midi,  départ  pour  Pise.  Je  voyage  avec 
deux  jeunes  prêtres  du  diocèse  de  Moulins,  et  tout  en 
causant  nous  admirons  les  beautés  du  parcours.  C'est 
éblouissant  comme  la  veille  ;  nous  passons  à  Chiavari,  à 
la  Spezzia,  centre  maritime  important  ;  nous  apercevons 
dans  les  montagnes  les  tranchées  d'où  l'on  extrait  les 
marbres  de  Carrare,  et  nous  devisons  ensemble  sur  tout, 
en  nous  consolant  ainsi  des  passages  des  tunnels  dont 
l'abus  est  peut-être  poussé  un  peu  loin. 

A  peine  descendus  de  wagon  à  Pise,  nous  louons  une 
voiture  et  nous  nous  faisons  conduire,  avant  que  la  nuit 
arrive,  à  la  cathédrale  et  au  pied  de  la  tour  penchée.  Mais, 
hélas  !  le  custode  vient  de  fermer  l'église,  bien  que  le 
soleil  ne  soit  pas  encore  couché,  et  les  plus  vigoureux 
coups  de  poing  de  notre  cocher  ne  pouvant  ébranler  ni  la 
porte,  ni  le  repos  de  ce  sacristain  modèle,  nous  nous  con- 
tentons d'admirer  à  l'extérieur  les  quatre  chefs-d'œuvre 
que  nous  avons  sous  les  yeux  :  la  cathédrale,  la  tour 
penchée,  le  baptistère  et  le  Campo  Santo.  Nous  repas- 
sons ensuite  FArno,  et  après  avoir  soupe  ,  nous  nous 
asseyor.s  au  frais  près  de  la  gare,  en  prenant  grand  plai- 
sir à  voir,  en  attendant  un  nouveau  départ,  de  petites 
mouches  lumineuses  traverser  en  folâtrant  les  massifs 
de  verdure  ;  ce  sont  de  minuscules  traînées  de  feu  qui 
sillonnent  l'espace  en  tous  sens  ;  nous  sentons  que  déjà 
il  fait  bien  plus  chaud  qu'en  France.  Mes  compagnons 
couchent  à  Pise,  pour  de  là  aller  à  Florence,  et  moi  qui 
désire  arriver  directement  au  but,  je  m'en  rapproche  un 
peu  plus  on  allant  coucher  à  Livourne,  qui  n'est  qu'à 
vingt-cinq  minutes  de  Pise. 

De  Livourne  je  ne  dirai  rien,  ne  l'ayant  vue  que  par 
un  coin  et  la  nuit.  Dès  quatre  heures  et  demie  du  matin, 


—  377  — 

aux  premières  clartés  et  à  la  pieinière  fraiclieur  du  jour, 
je  reparlais  le  lundi  ^8  mai  pour  llome,  où  je  devais  ar- 
river sans  nouvel  arrêt.  Dans  le  train  je  rencontre  beau- 
coup de  pèlerins  italiens,  entre  autres  un  jeune  Turinois, 
élève  des  Pères  Jésuites  de  Monaco,  et  nev<'U  du  cardinal 
Oreglia;  cf  jeune  homme  va  à  Rome  pour  la  première  fois 
pour  voirson  vénérable  oncle  et  èlre  présenté  nu  Pape.  Je 
rencontre  aussi  le  P.  Uamière.  Peu  à  peu  le  train  se  rem- 
plit, nous  dépassons  Civita-Veccbia,  nous  liaverions  des 
landes  peuplées  de  grands  bœufs,  nous  traversons  le 
Tibre;  Rome  n'est  pas  loin  ;  le  P.  Ramicre  me  fait  voir 
Saint-Paul  hors  des  murs,  sur  la  droite  ;  il  me  uomme  les 
églises  dont  nous  apercevons  les  dômes;  enfin,  vuici 
Saint-Pierre  sur  la  gauche  ;  je  me  mets  à  genoux  dans  le 
wagon  et  je  salue  avec  émotion  le  terme  de  mon  pèle- 
rinage; nous  longeons  les  remparts,  nous  entrons  en 
gare.  Rome  !  Rome  !  Nous  voici  arrivés. 

Il  est  une  heure  et  demie  de  Taprès-midi  ;  le  soleil  est 
étincclant  et  baigne  les  dômes  et  les  monuments  de  ses 
flots  lumineux.  Les  rues  sont  désertes,  c'est  l'beure  de  la 
sieste,  rigoureusement  imposée  par  la  chaleur  ;  seuls 
quelques  pèlerins,  Français  pour  la  plupart,  se  hasardent 
à  cette  heure  sur  le  pavé  brûlant.  Je  me  fais  conduire 
chez  M^''  Allard,  via  Monlei'one,  79.  Sa  Grandeur  est  à 
table  avec  le  R.  P.  Augier,  provincial  du  Midi,  arrivé  de- 
puis trois  jours.  L'heure  réglementaire  du  repas  a  été 
retardée  grâce  à  une  audience  qui  n'a  pas  eu  lieu,  et 
j'arrive  encore  à  temps.  Je  suis  accueilli  eu  frère  ;  nous 
allons  dès  ce  jour  former  une  petite  communauté  dont 
M«^  rarchevéque  de  ïarou  sera  le  vénéré  supérieur;  ma 
solitude  cesse,  je  me  retrouve  en  famille,  et  je  dois  dire 
que  ma  joie  de  voir  Rome  eût  été  incomplète  si  je  n'avais 
pas  dû  y  rencontrer  des  frères  :  «  Ecce  quam  bonutn  ai 
quam  jucundum...  » 


—  378  — 

A  peine  avons-nous  terminé  notre  repas,  une  pauvre 
famille  apporte  un  petit  enfant  en  danger  de  mort  et  le 
présente  à  Monseigneur  pour  qu'il  reçoive  le  sacrement 
de  confirmation.  C'est  une  des  plus  chères  occupations 
de  M^''  Allard  à  Rome,  la  confirmation  des  enfants  dan- 
gereusement malades;  il  ne  se  passe  guère  de  jour  qu'il 
ne  soit  appelé  pour  ce  ministère  jusque  dans  les  quar- 
tiers les  plus  éloignés,  ou  qu'il  ne  l'exerce  à  son  domi- 
cile. La  foi  des  parents  ne  veut  pas  priver  les  enfants  du 
sacrement  qui  donne  le  Saint-Esprit,  alors  que  leur  âme 
encore  pure  doit  conserver  sans  le  contrister  ce  don  pré- 
cieux. Pendant  mon  séjour,  je  verrai  cette  touchante  cé- 
rémonie se  renouveler  souvent  dans  la  petite  chambre 
de  la  rue  Monterone,  et  dès  mon  arrivée  j'exerce  les  fonc- 
tions de  vicaire  général  de  Taron. 

Le  plus  fort  de  la  chaleur  étant  passé,  et  le  désordre 
de  la  toilette  du  voyageur  étant  réparé,  le  P.  Augier 
veut  bien  me  diriger  dans  ma  première  sortie  et  m'ac- 
compagner  à  Saint-Pierre.  Ce  bon  Père  connaît  déjà 
Rome  et  ses  nombreux  détours;  il  s'est  mis  avec  une  fa- 
cilité merveilleuse  au  courant  de  la  géographie  de  la 
Ville  Eternelle. 

Nous  arrivons  sur  la  place  Saint-Pierre,  d'où  le  regard 
embrasse  l'harmonieux  ensemble  qu'offrent  la  basilique, 
le  palais  du  Vatican  et  les  galeries  circulaires  de  la  place 
avec  ses  fontaines  aux  eaux  de  cristal  et  son  obélisque. 
C'est  bien  là  ce  chef-d'œuvre  composé  de  plusieurs  par- 
ties dont  nous  avons  si  souvent  vu  les  reproductions  que 
l'art  en  a  faites,  ou  lu  les  descriptions  écrites  par  les 
plumes  les  plus  littéraires.  Un  sentiment  de  respect 
s'impose  à  l'âme  et  la  grandeur  de  la  majesté  se  révèle 
immédiatement.  C'est  bien  cette  église  incomparable  dont 
M^'  Gerbet  a  dit  dans  son  Esquisse  de  Rome  chrétienne  : 
«  Le  temple  central,  magnifique  emblème  de  cette  unité. 


—  379  — 

se  creuse  des  fondements  plus  profonds,  et,  se  couron- 
nant d'une  immense  coupole,  y  fait  monter  sa  croix  à 
une  hauteur  où  elle  n'était  point  encore  parvenue, 
comme,  en  une  saison  de  tempête,  un  grand  vaisseau, 
ferme  sur  ses  ancres,  place  le  plus  haut  qu'il  peut  le 
fanal  qui  doit  rallier  les  navires  que  les  vents  ont  dis- 
persés. »  Mais  que  dire  de  Saint-Pierre  vu  à  l'intérieur? 
Le  monde  catholique  est  là;  c'est  l'immensité  :  pro- 
portions hardies;  étendue  ;  lignes  pures  et  gracieuses; 
coupole  incomparable  ;  richesse  des  marbres  et  des  scul- 
ptures; mosaïques  ravissantes  ;  profusion  de  tous  les  tré- 
sors artistiques  et  religieux.  Nous  allons,  sans  distraire 
notre  vue  à  la  contemplation  de  ces  merveilles,  nous 
agenouiller  à  la  Confession  de  saint  Pierre,  et  réciter 
notre  Credo  catholique  en  face  du  tombeau  de  celui  qui 
fut  le  premier  gardien  de  la  foi,  priant  Dieu  de  laisser 
notre  cœur  se  consumer  d'amour  pour  lui  comme  les 
lampes  dont  le  cordon  lumineux  entoure  ce  lieu  véné- 
rable. Nous  saluons  ensuite  la  chaire  de  l'apôtre  portée 
par  les  quatre  grands  docteurs,  deux  de  l'Eglise  latine  et 
deux  de  l'Eglise  grecque,  et  après  ces  premiers  hommages 
rendus  aux  plus  chères  reliques  gardées  dans  ce  temple 
magnifique,  nous  commençons  un  saint  voyage  dans 
l'immensité  de  son  vaisseau.  Il  est  inutile  do  le  décrire, 
ce  serait  entreprendre  un  travail  téméraire;  l'œuvre  est 
au-dessus  de  toute  louange  vulgaire,  et  des  écrivains 
sans  nombre  ont  analysé  en  des  pages  devenues  classi- 
ques les  splendeurs  de  cepoëme  de  pierre.  Les  tombeaux 
des  papes  sont  échelonnés  dans  les  bas-côtés  et  les  cha- 
pelles comme  des  groupes  vivants;  le  marbre  et  le 
bronze  se  sont  merveilleusement  assouplis  sous  le  ciseau 
de  l'artiste,  et  les  illustres  pontifes  dont  la  dépouille  re- 
pose ici  semblent  commander  à  la  mort  sur  le  lit  de 
repos  que  le  génie  leur  a  créé.  Dans  la  nef  principale 


—  380  — 

nous  admirons  les  statues  des  fondateurs  d'ordres;  ils 
sont  bien  lu  à  leur  place  ces  héros  de  la  sainteté  et  du 
zèle,  dans  ce  sanctuaire  iaimense  où  leurs  vertus  ont  été 
proclamées.  C'est  avec  bonheur  que  nous  saluons  dans 
cette  pléiade  bénie  la  figure  souriante  de  saint  Vincent 
de  Pau!,  le  héros  populaire  de  la  charité  dans  notre 
chère  France  ;  il  est  placé  en  face  de  saint  Camille  de 
Lellis,  et  ces  deux  saints,  comme  deux  anges  revenus 
du  même  combat,  semblent  se  raconter  les  souffrances 
qu'ils  ont  consolées  sur  le  champ  de  bataille. 

Sur  les  flancs  des  colonnes  et  des  chapelles,  de  belles 
mosaïques  font  revivre  les  souvenirs  des  faits  les  plus 
connus  de  l'histoire  de  saint  Pierre  ;  on  peut  ici  relire  les 
Actes  des  Apôtres  et  s'en  servir  comme  d'un  guide  ex- 
cellent. Sur  des  tables  de  marbre  nous  lisons  les  noms 
des  évêques  qui  ont  assisté  à  la  proclamation  du  dogme 
de  l'Immaculée  Conception,  et  parmi  eux  notre  affection 
filiale  distingue  celui  de  notre  vénéré  fondateur;  mal- 
heureusement l'épigraphie  a  été  un  peu  parcimonieuse 
pour  ce  nom  si  cher,  et  on  s'est  contenté  d'écrire  Eugène 
Mazenod.  Nous  faisons  station,  en  passant,  à  la  chapelle 
des  confessionnaux  ;  ils  sont  échelonnés  le  long  d'une 
sorte  de  carrefour  qui,  à  lui  seul,  formerait  une  égUse  ; 
il  y  en  a  pour  toutes  les  langues;  ici  tout  le  monde  se 
sent  chez  le  père  de  famille,  et  tout  repentir,  pour  s'ex- 
primer, peut  prêter  au  pécheur  les  accents  de  la  langue 
natale.  C'est  précisément  l'heure  à  laquelle  les  péniten- 
ciers arrivent  ;  nous  les  voyons  passer  devant  nous  ;  ce 
sont  des  Récollets,  nous  dit-on  ;  leur  air  est  sérieux  et 
bon,  leur  marche  lente  et  modeste;  ils  savent  ce  qu'ils 
vont  faire,  et  tout  dans  leur  attitude  indique  qu'ils  com- 
prennent la  sublimité  et  la  douceur  de  leur  ministère. 
Pinçons  cependant  ici  une  observaiion  qui,  sous  notre 
plume,  ne  sera  pas   une  critique.  Nous  n'avons  jamais 


—  381  — 

rencontré  beaucoup  de  pénitents  autour  de  ces  confes- 
sionnaux; les  âmes  qui  se  présentent  prennent  leur 
temps  et  usent  hirgeaient  de  la  condescenuaiice  avec  la- 
quelle on  accueille  les  pèlerins  ;  mais  le  nombre  des 
églises  et  des  prêtres  est  considérable,  et  à  Rome  non 
deest  copia  confessarii. 

Après  nous  être  inclinés  devant  la  statue  de  saint  Pierre 
dont  nous  baisons  le  pied  de  bronze,  en  reconnaissance 
de  la  juridiction  du  souverain  des  âmes,  nous  sortons, 
l'âme  remplie  des  charmes  de  ce  premier  pèlerinage  ;  il 
me  semble,  pour  mon  compte,  que  je  pourrais  déjà  ren- 
trer en  France  sans  m'ètrc  exposé  à  faire  un  voyage 
inutile,  tant  l'aurore  des  fêtes  romaines  a  apporté  à  mon 
âme  de  lumineuses  et  saintes  révélations.  En  rentrant  à 
notre  domicile  nous  visitons  la  basilique  de  Saint-André 
délia  Valle  et  le  Panthéon.  Ce  dernier  monument  qu'A- 
grippa destinait  à  tous  les  dieux  du  paganisme  fut  otfert 
parle  christianisme  au  seul  vrai  Dieu.  Le  pape  Boni- 
face  IV  le  consacra  à  tous  les  martyrs,  et  Ms""  Gerbet,  ci- 
tant Baronius,  dit  qu'il  avait  fallu  employer  trente-deux 
chariots  pour  transporter  avec  solennité  les  ossements 
des  martyrs  que  l'on  avait  extraits  de  diverses  catacombes, 
pour  être  la  parure  du  temple  puritié.  Sa  forme  est  ori- 
ginale; c'est  une  rotonde  dont  les  arcs  supérieurs  n'ont 
pas  de  point  de  jonction;  la  voûte  est  à  jour,  et  par  celle 
ouverture  l'œil  voit  le  ciel  avec  ses  splendeurs  ou  ses 
nuages,  vivante  image  de  la  mobilité  des  choses  hu- 
maines; les  eaux  pluviales  en  tombant  dans  le  milieu 
de  l'église  n'altèrent  pas  la  beauté  du  lieu  saint;  elles 
coulent  sur  de  vastes  dalles,  et  s'acheminent  par  des 
pentes  insensibles  vers  de  petits  réservoirs  où  elles 
tombent  sans  bruit;  on  dirait  un  pur  cnnrant  destiné  à 
laver  les  dernières  proi'una'ious  du  paganisme.  C'est 
dans  cette  église  que  se  trouve  le  totnbjau  de  Raphaël. 


—  382  -- 

Le  soir,  après  souper,  profitant  de  quelques  billets 
d'entrée  dont  le  P.  Aigier  est  possesseur,  nous  nous  ren- 
dons au  palais  Altieri,  habité  par  le  cardinal  Borromeo, 
protecteur  des  cercles  et  œuvres  catholiques  à  Rome.  Il 
y  a  soirée  littéraire  et  musicale  au  palais  eu  l'honneur 
du  Jubilé  de  Pie  IX  et  aussi  en  l'honneur  des  pèlerins  des 
diverses  nations.  Le  palai?  est  magnifique,  aussi  beau 
qu'un  de  nos  ministères  de  Paris;  l'escalier  d'honneur  a 
le  grand  air  des  résidences  princières.  Nous  traversons 
uue  enfilade  de  salons  où  partout  nous  rencontrons  une 
société  d'élite.  On  respire  là  un  air  de  bon  ton  et  un  par- 
fum de  christianisme  dignes  de  la  sainte  Eglise  romaine. 
C'est  en  vain  que  la  critique  chercherait  prétexte  à  ses 
malices;  j'avais  lu  autrefois  maintes  diatribes  contre  les 
réceptions  des  cardinaux  ot  le  sans-gêne  qui  s'y  fait 
remarquer.  Ce  que  j'ai  sous  les  yeux  ne  ressemble  en 
rien  à  ces  tableaux  fantaisistes;  les  signes  de  la  vanité 
sont  absents  ;  les  messieurs  sont  d'une  politesse  exquise 
et  les  dames  d'une  modestie  parfaite.  Nous  contemplons 
cette  belle  réunion,  mais  une  petite  déception  nous  at- 
tend ;  la  salle  principale  n'est  pas  assez  vaste  pour  rece- 
voir les  hôtes  nombreux  de  Son  Éminence;  NN.  SS.  les 
Évêques  et  les  dames  sont  placés  les  premiers,  et  la 
foule  compacte  qui  suit  ne  peut  pénétrer  tout  entière 
dans  lîi  salle  du  concert.  Nous  nous  contentons  d'entendre 
de  loin  les  débuts  de  l'orchestre;  du  reste,  nous  sommes 
si  fatigués  —  il  est  bientôt  neuf  heures  du  soir  —  que  la 
privation  est  moins  sensible.  Nous  nous  retirons.  Voilà,  il 
me  semble,  une  première  demi-journée  à  Rome  bien 
remplie. 

Mardi  29  mai.  Première  journée  complète  à  Rome. 
Le  séminaire  français  est  à  deux  pas  de  la  via  Monterone; 
e'est  là  que  je  dirai  ma  première  messe.  Cet  établisse- 
ment donne  en  ce  moment  l'hospitalité  à  plusieurs  évê- 


—  383  — 

ques  français,  entre  autres  à  NN.  SS.  les  Archevêques  de 
IJourges  et  d'Aix  et  à  l'Évêque  de  Poitiers.  Tous  les  au- 
tels sont  pris  et  mon  tour  arrive  tardivement;  après  mon 
action  de  grâces  j'examine  la  chapelle  en  détail  ;  une  vie 
de  saint  Joseph,  représentée  dans  une  succession  de  ta- 
bleaux, attire  surtout  mon  attention. 

Vite,  il  faut  rentrer  :  on  parle  d'une  audience  pontifi- 
cale à  laquelle  nous  pourrons  assister  dans  la  matinée. 
Le  P.  Ai'GiER  a  rédigé  une  courte  adresse  expliquant 
très-nettement  le  motif  de  notre  pèlerinage;  il  y  est  dit 
qu'il  vient  à  Rome  représenter  sa  province  et  que  je  suis 
délégué  pour  représenter  le  Supérieur  général  et  la  Con- 
grégation aux  pieds  de  Pie  IX.  La  pensée  de  l'audience 
réjouit  notre  cœur,  Ms""  Allard  veut  bien  nous  accompa- 
gner et  uous  servir  d'introducteur;  nous  nous  consti- 
tuons ses  grands  vicaires,  et  nous  voilà  roulant  vers  le 
Vatican,  Grâce  à  l'Archevêque  de  Tarnn,  nous  arrivons 
jusqu'aux  appartements  les  plus  voisins  de  ceux  du  Pape 
sans  être  arrêtés  par  aucune  formalité  ;  les  Suisses  pré- 
sentent les  armes  à  Sa  Grandeur;  et  je  dois  ici  une 
mention  de  bon  souvenir  à  ces  braves  gens,  dont  l'allure 
fière  et  calme  dans  un  costume  un  peu  antique  sied  bien 
aux  défenseurs  d'un  prince  pacifique.  Nous  sommes  loin 
des  airs  de  soudards  et  des  poses  faussement  martiales 
que  se  donnent,  sous  des  plumets  ridicules  ou  sous  des 
vêtements  étriqués,  les  soldats  d'un  autre  souverain. 
Nous  gravissons  les  degrés  du  palais  en  disant  tout  bas  : 
Cor  mundum  créa  in  me  Deus,  afin  que  la  prière  rende 
notre  cœur  plus  pur  et  plus  digne  de  la  faveur  qu'on  nous 
accorde.  Grûce  à  M^'  Allard  nous  sommes  placés  dans  la 
salle  d'attente  qui  suit  immédiatement  celle  des  Évêques, 
et  M8r  Macchi,  maestro  di  caméra,  prévenu  de  notre  pré- 
sence, veut  bien  promettre  de  nous  présenter  lui-même. 

L'attente  est  de  près  d'une  heure  ;  un  ambassadeur  en 


—  384  — 

grande  tenue  passe  devant  nous  et  est  introduit  chez  le 
Souverain  Pontife;  les  salons  sont  pleins  ;  je  reconnais 
plusieurs  pèlerins ,  entre  autres  mon  compagnon  de 
voyage  de  la  veille,  le  jeune  Oréglia,  que  son  oncle  le 
Cardinal  va  présenter  à  Pie  IX.  Entîn,  un  mouvement  se 
fait  au  fond  des  appartements  ;  nous  voyons  briller  le 
casque  d'un  garde  noble,  et  bientôt  le  pape,  porté  en 
sédia,  passe  sur  le  front  des  pèlerins  agenouillés.  Nous 
entendons  sa  voix  claire  sans  le  voir  encore;  il  avance; 
le  voici  arrêté  devant  nous.  Prosternés  aux  pieds  du  Vi- 
caire de  Jésus-Christ,  nous  lui  offrons  l'hommage  collec- 
tif du  plus  profond  respect  et  des  pkis  iiliales  félicitations 
de  la  part  du  Supérieur  général,  de  la  Congrégation  tout 
entière,  des  fidèles  de  Paris  confiés  aux  soins  des  Oblats 
dans  nos  maisons  de  la  rue  Saint-Pétersbourg  et  de  Mont- 
martre, et  le  P.  AuGiER  oU're  l'hommage  particulier  de  la 
province  dont  il  est  le  représentant.  Notre  voix  ne 
tremble  pas,  bien  que  le  cœur  soit  ému;  nous  sentons 
que  nous  parlons  à  un  père.  Pie  IX,  les  regards  tournés 
avec  bienveillance  vers  les  deux  humbles  Missionnaires 
et  vers  l'Evêque  qui  les  accompagne,  nous  écoule  avec 
attention,  et  il  nous  semble  que  tout  est  bonté  dans  ses 
yeux  et  dans  son  silence  :  «Les  Oblats  de  Marseille,  dit- 
il  aussitôt  :  les  enfants  de  Mazenod.  Je  suis  bien  aise  de 
vous  voir,  »  Ces  courtes  paroles  sont  dites  avec  un  accent 
d'indicible  bonté.  «Mazenod,  je  l'ai  connu.  »  Le  souvenir 
du  fondateur  nous  protégeait  à  Rome,  et  le  P.  Augier 
ajouta  avec  beaucoup  d'à-propos  que  tous  deux  nous 
avions  été  ordonnés  prêtres  par  ce  grand  Evèque.  Nous 
demandâmes  ensuite  au  Souverain  Pontife  la  permission 
de  lui  offrir  les  dons  de  la  Congrégation,  de  la  province  du 
Midi  et  de  nos  fidèles  de  Paris.  Pie  IX  fit  un  signe  d'appro- 
bation et  de  satisfaction,  et  nous  déposâmes  chacun  une 
somme  assez  ronde  sur  le  plateau  du  camérier.  Enfin,  après 


—  ;]8.5  — 

avoir  prié  le  Souverain  Pontife  de  bénir  les  œuvres  et  les 
membres  de  la  Congrégation,  en  commençant  par  le  Su- 
périeur général,  et  aussi  les  personnes  dont  nous  avions 
la  liste,  nous  ajoutAmes  à  la  bâte  la  demande  de  quelques 
grâces  particulières,  qui  furent  accordées  sans  restric- 
tion, et  nous  reçûmes  pour  nous  et  pour  tous  ceux  dont 
nous  étions  les  délégués  la  bénédiction  pontificale.  Tout 
ceci  avait  duré  trois  minutes  à  peine;  mais  ces  rapides 
instants  marquent  dans  notre  vie  une  étape  heureuse  que 
rien  ne  fera  oublier.  En  nous  relevant,  nous  nous  sen- 
tions plus  forts  et  plus  disposés  à  toutes  sortes  de  bien. 
Lasédia  venait  de  se  remettre  en  marche  et  nous  la  sui- 
vions avec  les  pèlerins  qui  avaient  passé  avant  nous.  Je 
rencontrai  Ms""  Fournier,  Evêque  de  Nantes,  qui  me  fit 
l'honneur  de  me  reconnaître,  et  m'exprima  sa  satisfaction 
d'avoir  vu  la  Congrégation  représentée  à  Rome  dans  une 
circonstance  si  solennelle.  Hélas  !  à  mon  retour  en  France, 
la  première  nouvelle  que  j'apprendrai  sera  la  mort  si 
inopinée  de  ce  vaillant  Evêque. 

Bientôt,  en  suivant  le  flot,  nous  sommes  aux  portes  de 
la  salle  où  va  avoir  lieu  l'audience  publique,  et  oîi  des 
centaines  de  pèlerins,  moins  favorisés  que  nous,  atten- 
dent depuis  plus  d'une  heure.  C'est  l'audience  accordée 
aux  Portugais  présidés  par  le  Cardinal  Patriarche  de  Lis- 
bonne. Un  cri  formidable  de  :  a  Vive  Pie  IX!  »  accueille 
l'entrée  du  Souverain  Pontife,  que  l'on  porte  en  sédia 
jusqu'à  une  estrade  d'où  il  domine  l'assemblée.  Le  silence 
se  fait  et  le  Cardinal  lit  une  longue  adresse.  Pie  IX,  en- 
touré de  plusieurs  Cardinaux  et  Evêques,  répond  en  ita- 
lien. Je  ne  comprends  que  l'ensemble  du  discours  de  Sa 
Sainteté;  mais  sa  voix,  d'une  beauté  sonore,  remplit  la 
salle  comme  un  écho  céleste;  sa  parole  est  articulée;  pas 
une  syllabe  qui  ne  soit  distinctement  prononcée;  le  geste 
est  d'une  grande  dignité;  l'altitude  est  majestueuse.  Le 


~  386  — 

Pape  m'apparaît  en  ce  moment,  non-seulement  comme 
le  docteur  des  âmes,  mais  encore  comme  un  orateur  de 
premier  ordre.  Quand  il  se  lève  pour  bénir,  tout  son  être 
prend  quelque  chose  d'angélique  et  de  vraiment  inspiré. 
Il  commente  avec  force  et  émotion  chacune  des  paroles 
delà  bénédiction  pontificale;  il  a  des  larmes  dans  les 
yeux  et  dans  la  voix;  les  pèlerins,  prosternés,  pleurent  et 
se  relèvent  en  acclamant;  l'enthousiasme  est  général.  La 
foule  redescend  ensuite  par  groupes  les  degrés  du  Vati- 
can, et  il  me  semble  que  de  tous  les  cœurs  sort  cette  pa- 
role des  disciples  d'Emmaiis  :  Nonne  cor  nostrum  nrdens 
erat  in  nobis,  dum  loqueretur  in  via. 

Il  est  près  de  deux  heures  quand  nous  rentrons  pour 
dîner. 

Après  une  si  belle  matinée,  nous  ne  songeons  pas  à 
faire  aujourd'hui  d'autres  pèlerinages;  il  nous  faut  gar- 
der le  bon  goût  de  celui  qui  vient  de  finir.  Les  quelques 
heures  de  la  soirée  se  passeront  à  rêver  sur  les  ruines 
romaines.  Ainsi,  auions-nous  vu  les  deux  extrêmes  dans 
une  seule  journée.  Au  déclin  du  jour,  sur  le  sol  abreuvé 
du  sang  des  martyrs,  au  Golisée,  nous  pourrons,  en  nous 
détournant  avec  dégoût  de  la  Rome  homicide,  reporter 
nos  regards  consolés  sur  la  Rome  des  Papes,  dont  les 
dômes  resplendissent  au  loin,  et  lui  dire  avec  la  poésie 
liturgique  que,  des  deux  cités,  elle  est  la  plus  belle  : 

0  Roraa  felix,  quae  duorum  Principum 
Es  consecrata  glorioso  sanguine  ; 
Horum  cruore  purpurata  caeleras 
Excellis  orbis  una  pulchritudines  (1). 

Donc,  uous  voilà  au  Forum  romain,  en  face  du  Capi- 
tole,  sur  la  voie  Triomphale,  bordée  de  temples  dont  les 
colonnes  mutilées  ou  les  arcs  à  demi  brisés  parlent  en- 
core du  vieux  peuple  guerrier.  C'est  là  que  nous  avons 

(1)  Bréviaire  romain,  Hymne  de  la  fêle  des  saints  Pierre  et  Paul. 


—  387  — 

vécu  pendant  dix  ans  par  nos  études  classiques  ;  c'est  sur 
ce  Forum  que  nos  auteurs  latins  nous  ont  tenus  im- 
mobiles et  souvent  ennuyés,  pour  voir  passer  la  pompe 
des  triomphes  ou  entendre  les  harangues  des  discoureurs. 
Soit  dit  sans  reproche,  c'était  donner  trop  d'importance 
au  peuple  conquérant,  à  ses  combats,  à  ses  querelles  do- 
mestiques et  à  ses  crimes.  Un  courant  chrétien  qui  eût 
puritié  ces  miasmes  eût  été  un  repos  pour  des  intelli- 
gences d'écoliers,  et  une  source  de  vertus  pour  leurs 
cœurs.  Grâces  soient  rendues  aux  saints  prêtres  qui  nous 
ont  élevés  dans  nos  séminaires;  leur  bon  goût  et  leur 
piété  ont  fait  souvent  appel  à  d'autres  souvenirs  ;  nous 
avons  pu  traverser  les  marais  païens  inoffenso  pede;  le 
supplice  a  été  abrégé,  et  des  explorations  dans  la  littéra- 
ture chrétienne  ont  écarté  les  périls  de  l'enseignement  et 
ouvert  à  nos  esprits  de  plus  purs  horizons.  En  ce  mo- 
ment nous  foulons  aux  pieds  cette  terre  païenne  qui  a  bu 
le  sang  des  martyrs,  et  sur  laquelle  les  Papes  ont  assis 
la  Rome  nouvelle.  Sans  l'intervention  de  l'Eglise,  tous 
ces  souvenirs  n'existeraient  même  plus;  elle  a  conservé 
la  langue  et  la  littérature,  soutenu  les  murailles  crou- 
lantes des  monuments  de  ses  persécuteurs  et  donné  la 
paix  et  la  liberté  au  monde  :  Qua  libertate  Christus  nos 
liberavit. 

Nous  contemplons  ces  ruines  -,  nous  voyons  l'arc  de 
Septime  Sévère,  la  colonne  de  Phocas,  les  temples  des 
fausses  divinités;  nous  tournons  autour  du  Gapitole,  dont 
l'asceusion  n'a  rien  de  sublime;  nous  voyons  la  statue  en 
bronzedeMarc-Aurèle;  nousvisitons  la  roche  Tarpéienne. 
Il  faut  la  deviner  ;  on  la  rencontre  au  bout  d'un  jardin  ; 
l'exhaussement  des  terres,  les  plantes  grimpantes  qui  s'at- 
tachent aux  murs  la  masquent  en  partie.  Ce  n'est  pas  un 
précipice —  tant  s'en  faut — comme  au  temps  où  le  peuple 
romain  jetait  là  ses  généraux  malheureux  ou  ses  avocats 


—  388  — 

disgraciés  ;  mais    cependant  la  chute  serait  périlleuse. 

En  suivant  le  Forum  ,  nous  passons  sous  l'arc  do 
Titus,  dont  les  bas-reliefs  représentent  le  peuple  empor- 
tant en  captivité  et  sous  la  pique  de  ses  vainqueurs  les 
objets  de  son  culte.  Nous  voici  au  Colisée.  Ce  géant  se 
dresse  au  sein  des  ruines  païennes,  près  de  l'arc  de 
Constantin,  comme  le  sycibole  de  la  barbarie  des  persé- 
cuteurs et  de  la  noblesse  des  victimes.  Nous  admirons  ces 
galeries  circulaires ,  ces  vomitoires  immenses ,  d'où 
quatre-vingt  mille  spectateurs  débouchaient  après  avoir 
assisté  à  des  combats  de  gladiateurs  ou  à  des  immola- 
tions de  martyrs.  Tout  est  grand  ici;  c'est  un  reliquaire 
où  des  milliers  de  pures  victimes  nous  apparaissent  dans 
l'héroïsme  de  leur  sacrifice.  Les  stations  du  chemin  de 
la  Croix,  que  la  piété  avait  érigées  daas  ces  arènes,  ne 
sout  plus  là  ;  le  niveau  moderne  les  a  exilées,  mais  les 
murs  sont  encore  parfumés  de  l'odeur  d'un  sang  virginal, 
et  je  me  rappelle  ce  que  j'ai  lu  quelque  part,  à  savoir, 
que  les  botanistes  ont  découvert  quatre  cents  espèces 
dans  la  flore  du  Colisée,  et  parmi  elles  des  plantes  singu- 
lières et  inconnues,  dont  les  touffes  épanouies  formaient 
des  effets  pittoresques  admirés  des  peintres.  Des  dames 
belges,  à  qui  j'ai  indiqué  leur  chemin  tout  à  l'heure,  en- 
trent quand  nous  sortons;  leur  premier  acte  est  de  s'age- 
nouiller au  milieu  de  ce  théâtre  de  mort  et  de  baiser  avec 
amour  la  terre  arrosée  du  sang  des  martyrs.  Je  les  vois 
de  loin,  et  je  me  reproche  en  secret  d'avoir  eu  moins  de 
foi  qu'elles;  tant  il  est  vrai  que,  bien  souvent,  les  fidèles 
sout  nos  maîtres  dans  l'art  de  croire  et  de  prier. 

Mais  tout  ne  sera  pas  donné  à  la  Rome  païenne  dans 
cette  après-midi  ;  il  y  aura  la  part  des  souvenirs  chré- 
tiens. Nous  gravissons  près  du  Capitole  les  pentes  de  l'Ara 
Cœli,  ancien  temple  de  Jupiter  Capitolin,  devenu  l'autel 
du  vrai  Dieu.  Le  tombeau  de  sainte  Hélène,  la  pieuse  im- 


—  389  — 

pératricc  qui  peupla  Rome  païenne  de  reliques,  est  là. 
Partout,  à  Rome,  on  retrouve  le  souvenir  de  cette  illustre 
princesse,  dont  la  main  bâtit  tant  d'églises.  Quelques  pè- 
lerins de  diverses  nations  sont  en  ce  moment  réunis  diins 
la  vaste  nef  de  TAra  Cœli.  Cela  nous  vaut  le  privilège  de 
voir  une  image  de  Tenfant  Jésus,  la  plus  vénérée  de 
Rome.  Un  franciscain  fait  glisser  le  voile  qui  la  couvre. 
Mais,  à  la  hauteur  à  laquelle  ce  tableau  vénérable  est 
placé  au-dessus  du  maître-autel,  il  nous  est  difficile  d'en 
bien  distinguer  les  traits  ;  nous  nous  prosternons  avec 
respect  et  amour.  L'église  est  couverte  d'inscriptions 
lapidaires.  Je  lis  avec  attendrissement  l'épitaphe  d'une 
jeune  fille  morte  en  1870  à  la  fleur  de  l'âge^et  je  dois  dire 
ici  que  l'art  des  inscriptions,  à  Rome,  est  porté  jusqu'à  la 
perfection.  Partout,  la  pie/re  elle  marbre  redisent  les  ver- 
tus des  saints  personnages  et  les  dates  chronologiques;  le 
latin  le  plus  pur  étale  ses  phrases  irréprochables  sur  des 
tables  mortuaires,  et  l'incendie  vînt-il  à  dévorer  les  édi- 
fices, à  travers  les  pierres  noircies  on  pourrait  encore  re- 
lire et  reconstituer  l'histoire.  Je  regrette  de  n'être  pas 
savant  et  de  ne  faire  qu'un  séjour  limité.  Il  faudra  re- 
voir cette  église. 

De  l'Ara  Cœli  nous  descendons  à  la  prison  Mamertine 
au  pied  du  Capitule.  Nous  entrons  dans  la  chapelle  su- 
périeure, appelée  chapelle  du  Crucifix,  et  nous  péné- 
trons ensuite  dans  les  deux  cachots  qui  composent  la 
prison.  C'est  là  que  Jugurtha  fut  enchaîné,  que  mourut 
de  faim  le  fier  Gaulois  Vercingétorix  ;  c'est  là  que  saint 
Pierre  fut  le  captif  de  Néron.  Voici  la  source  qu'il  fil  jail- 
lir par  ses  prières  pour  baptiser  ses  gardes  convertis. 
Processus el  Marlinianus.  Le  séjour  est  horrible;  c'est  la 
nuit,  c'est  le  sépulcre;  une  vieille  dame  anglaise  qui  nous 
a  suivis  avec  son  mari  est  près  de  se  trouver  mal  de 
frayeur,  son  âme  prolestante  ne  peut  supporter  l'horreur 


—  390  — 

de  ce  lieu;  nous  l'engageons  à  remonter,  et  un  mo- 
ment après  nous  la  retrouvons  chez  le  portier,  encore 
pâle  et  toute  tremblante.  Nous  sortons  de  cet  atfreux  ca- 
chot où  nous  avons  prié  pour  la  liberté  de  TEglise  et  de 
son  chef,  et  nous  allons  visiter  de  l'autre  côté  de  la  rue 
l'église  de  Sainte-Martine.  Ce  qui  nous  charme  le  plus, 
c'est  la  crypte  que  nous  visitons  en  détail  et  dans  laquelle 
nous  prions  avec  ferveur  ;  ce  soir  nous  relirons  dans  nos 
bréviaires  la  légende  de  l'illustre  vierge  et  martyre. 
Ainsi  se  terminera  cette  mémorable  journée. 

Mercredi,  30  mai.  Aujourd'hui,  de  grand  matin,  nous 
nous  dirigeons  vers  Saint-Jean  de  Latran,  omnium  eccle- 
siarum  caput  et  mater.  Nous  n'avons  pas  adopté  de  pro- 
gramme régulier  pour  nos  pèlerinages  ;  étant  arrivés,  le 
P.  AcGiER  et  moi,  à  trois  jours  de  distance  l'un  de  l'autre, 
et  ne  faisant  partie  d'aucun  pèlerinage  collectif,  il  faut 
nous  livrer  aux  inspirations  du  moment  et  aux  exigences 
que  nous  font  les  circonstances.  Saint-Jean  de  Latran  est 
une  des  grandes  basiliques  et  a  droit,  de  toutes  manières, 
à  recevoir  une  de  nos  premières  visites.  Placée  aux  ex- 
trémités de  la  ligne  de  circonvallation  qui  enserre  la 
Ville  Elernelle,  dans  une  sorte  de  désert,  cette  basijique 
est  elle-même  un  désert.  Deux  ou  trois  bonnes  femmes, 
pBrdues  dans  son  immensité,  assistent  seules  aux  messes 
célébrées  en  ce  moment,  lorsque,  pendant  ma  messe, 
des  chants  lointains  viennent  réveiller  les  échos  endormis. 
Ce  sont  les  chanoines  qui  commencent  leur  office,  dont 
la  psalmodie  vient  se  mêler  aux  coups  monotones  frappés 
par  les  ouvriers  dans  des  chapelles  en  réparation.  Cette 
solitude  des  basiliques  est  presque  générale,  et  j'en  ai 
entendu  donner  l'explication  suivante  :  les  Romains  lais- 
sent ces  immenses  églises  aux  pèlerins,  dont  les  groupes 
se  perdent  facilement  dans  les  vastes  nefs,  et  eux  se  ré- 
servent de  prier  dans  leurs  petites  églises  paroissiales 


—  391  — 

qu'ils  aiment  beaucoup.  Bref,  Saint-Jean  de  Latran  ne 
fait  pas  exception  à  la  règle  en  ce  moment.  Après  l'ac- 
tion de  j^râces  nous  procédons  à  la  visite  détaillée;  nous 
admirons  l'ampleur  de  l'édifice,  ses  statues  d'apôtres  de 
grandeur  colossale,  ses  chapelles,  et  en  particulier  celle 
de  Saint-André  Corsini,  dédiée  à  ce  carme  illustre  par 
un  cardinal  de  sa  famille;  les  colonnes  en  travertin  qui 
soutiennent  le  porche  immense;  la  statue  du  Sauveur 
placée  au  frontispice  avec  la  couronne  de  saints  qui  l'en- 
tourent :  SalvatotH.  Le  Sauveur,  au  centre  de  ses  amis, 
domine  les  vastes  espaces  de  la  campagne  romaine,  dou- 
cement appuyé  sur  sa  croix  comme  un  guerrier  au  repos 
sur  ses  armes.  C'est  dans  cette  église  que  le  pape  vient 
se  faire  couronner  après  son  élection,  et  voici  la  logia  du 
haut  de  laquelle  il  donne  la  bénédiction  solennelle  le  jour 
de  l'Ascension.  Cette  imposante  cérémonie  n'a  pas  eu 
lieu  depuis  sept  ans.  Pour  parler  dignement  de  cette  église, 
il  faudrait  être  archéologue  et  savant,  je  ne  suis  ni  l'un 
ni  l'autre,  et  j'envoie  mes  lecteurs  aux  monographies 
faites  par  des  écrivains  autorisés. 

En  face  de  nous  est  une  autre  basilique,  Sainte-Croix 
de  Jérusalem,  dans  laquelle  la  mère  de  Constantin  dé- 
posa les  reliques  de  la  Passion.  Par  un  soleil  qui  com- 
mence à  devenir  ardent,  nous  nous  acheminons  de  ce 
côté.  «  C'est  une  heureuse  idée,  dit  M^*  Gerbet,  que 
d'avoir  placé  ces  deux  basiliques  en  face  l'une  de  l'autre. 
La  prairie  qui  les  sépare  est  un  des  lieux  de  Rome  les 
plus  favorables  à  la  méditation,  à  raison  des  monuments 
significatifs  qui  l'encadrent,  et  du  recueillement  dont  on 
y  jouit  :  de  rares  promeneurs,  un  troupeau  qui  se  repose 
et  l'ombre  de  quelques  arbres.  Cet  enclos  paisible  est 
bordé,  dans  toute  sa  longueur,  d'un  côté,  parles  grands 
arceaux  de  l'aqueduc  de  Néron;  de  l'autre  côté,  par  les 
anciens  remparts  et  les  restes  d'un  amphithéâtre.  » 

T.  XT.  26 


—  392  — 

Nous  entrons  dans  l'église  ;  elle  est  moins  belle  et 
moins  spacieuse  que  Saint-Jean  de  ,Latran,  mais  cepen- 
dant elle  n'est  pas  à  dédaigner  ;  son  autel  est  une  riche 
urne  de  basalte,  et  est  surmonté  d'un  baldaquin  que  sou- 
tiennent quatre  colonnes.  Il  y  a  là  un  prêtre  qui  déclame 
la  messe  d'un  ton  aigu  et  plaintif  peu  fait  pour  inspirer 
de  la  dévotion.  Nous  sommes  ruisselants  de  sueur;  aussi 
notre  halle  n'est  pas  longue  ;  nous  reviendrons  prier  dans 
cette  église  et  vénérer  le  riche  trésor  de  ses  reliques. 

Dans  cette  même  matin-ée  nous  avons  gravi  les  degrés 
delà  Scala  Sancla.On  appelle  ainsi  l'escalier  du  prétoire 
de  Pilate  rapporté  de  Jérusalem.  Cette  sainte  rehque  est 
gardée  dans  le  couvent  des  Passionnisles,  près  du  Latran. 
La  Scala  est  composée  de  vingt-huit  degrés  en  marbre, 
les  mêmes  que  Notre-Seigneur  monta  et  descendit  pen- 
dant sa  Passion  ;  on  les  a  renfermés  dans  un  vêtement  de 
noyer  qui  les  protège  contre  les  pieux  larcins  et  les  pré- 
serve de  l'usure  ;  mais  à  travers  des  interstices  ménagés 
çà  et  là  on  les  distingue  très-bien.  Avec  quelques  pèle- 
rins nous  montons  à  genoux  jusqu'au  haut  de  cet  esca- 
lier, occupés  de  méditer  sur  les  mystères  d'humilité  et  de 
souflfrance  dont  il  fut  le  théâtre  ;  c'est  le  meilleur  chemin 
de  la  Croix  que  j'aie  fait  de  ma  vie.  L'âme  se  sent  éprise 
de  l'amour  de  Notre-Seigueur  et  les  tlèches  de  sa  sainte 
passion  Ja  blessent  miséricordieusement  au  cœur.  Deux 
belles  statues  placées  an  bas  de  la  Scala  Sancta  méritent 
l'attention;  l'une  représente  VEcce  homo  et  l'autre  le 
baiser  de  Judas. 

En  rentrant  à  la  via  Monterone  nous  décrivons  une 
courbe  pour  aller,  près  de  la  place  du  Peuple,  faire  vi- 
site au  Frère  Siméon^  directeur  du  beau  pensionnat  des 
écoles  chrétiennes.  Le  Frère  Siméon  est  une  des  illustra- 
tions de  la  colonie  française  ;  il  nous  accueille  avec  une 
bienveillance  toute  religieuse. 


—  393  — 

Ce  n'est  que  sur  le  tard  que  nous  pouvons  reprendra 
nos  saintes  excursions.  La  chaleur  de  la  journée  ne  per- 
met pas  de  sortir  sans  imprudence.  Le  P.  Augier  a  dt^- 
couvert  en  face  de  Saint-Louis  des  Français  un  petit  ca- 
binet de  lecture  catholique  où  sont  admis  les  pèlerins. 
Les  Romains  veulent  que  leurs  hôtes  soient  bien  reçus; 
nous  irons  de  temps  en  temps  à  ce  rendez-vous  littéraire 
chercher  des  nouvelles  de  la  France.  Mais  les  bru'ts  po- 
litiques sont  ici  généralement  sans  écho,  et  les  pèlerins 
sont  plongés  dans  une  atmosphère  de  piété  qui  leur  fait 
oublier  les  clameurs  et  les  passions  de  Tarène.  Nous  li- 
sons dans  l' Univers  le  compte  rendu  des  fètos  jubilaires, 
mais  il  faut  convenir  qu'il  est  bien  plus  agréable  d'as- 
sister à  ces  solennités  que  d'en  lire  le  récit;  nous  com- 
plétons enlie  les  lignes  ce  que  lu  plus  fidèle  rédaction  a 
dû  nécessairement  omettre. 

Après  nous  être  un  peu  remis  au  courant  des  événe- 
ments de  la  patrie,  nous  entrons  à  Saint-Louis  des  Fran- 
çais, notre  église  nationale  :  c'est  encore  la  patrie. 
Charlemagne  et  saint  Louis  gardent  l'entrée  de  cotte 
église.  On  va  commencer  en  ce  moment  l'exercice  du  mois 
de  Marie.  Nous  y  assistons  et  nous  prions  la  Sainte  Vierge 
pour  la  France.  L'auditoire  est  presque  exclusivement 
composé  de  Français  ;  il  y  a  beaucoup  de  prêtres  pèlerins. 
Le  R.  P.  Laurençot,  de  la  Compagnie  de  Jésus,  fait  la  pe- 
tite instruction  d'usage,  à  la  suite  de  laquelle  a  lieu  lesalut 
solennel  à  Tautel  de  la  Sainte  Vierge.  Dans  la  tribune,  des 
artistes  chantent  des  litanies  qui  me  rappellent  celles  de 
Marseille,  et  auxquelles  tout  le  peuple  répond.  Après  la 
cérémonie  nous  jetons  un  coup  d'œil  sur  l'église  et  ses 
chapelles.  Il  y  a  beaucoup  de  pierres  tombales  et  d'in- 
scriptions. En  voici  une  qui  m'a  particulièrement  toii- 
ché.  A  la  porte  d'entrée,  sur  une  pyramide  funéraire,  on 
lit  :  A  la  mémoire  des  solda(s  français  tués  souslles  murs  de 


—  394  — 

Rome  en  1 849,  leurs  camarades  du  corps  expéditionnaire  de 
la  Méditerranée  ;  une  messe  quotidienne  a  été  fondée  par 
Pie  IX.  Ainsi  le  grand  pontife  n'oublie  pas  ces  obscurs 
et  vaillants  défenseurs  tombés  pour  sa  cause,  et  la  fra- 
ternité chrétienne  et  militaire  est  ici  représentée  dans  ce 
qu'elle  a  de  plus  touchant.  Alors  la  France  protégeait 
Rome,  et  pour  quelques  gouttes  du  sang  national  offert  à 
l'Eglise,  Pie  IX  bénissait  notre  patrie.  Aujourd'hui  nous 
avons  quitté  la  garde  ;  le  Souverain  Pontife  est  prison- 
nier et  la  France  est  battue  par  les  tempêtes.  Quel  sujet 
d'amères  réflexions! 

En  continuant  notre  course  à  la  recherche  des  églises, 
nous  en  rencontrons  une  dédiée  aux  stigmates  de  saint 
François.  L'exercice  du  mois  de  Marie  vient  de  com- 
mencer; il  y  a  une  foule  compacte,  et  c'est  à  peine  si 
nous  pouvons  trouver  une  place.  Le  prédicateur  paraît 
instruire  avec  beaucoup  de  clarté,  et  on  l'écoute  très- 
attentivement.  Pendant  son  discours,  des  sacristains  cou- 
rant sur  les  rebords  des  galeries  allument  de  tous  côtés 
des  lustres,  au  risque  de  se  casser  le  cou  ;  je  ne  puis  les 
regarder  sans  frémir,  et  je  prie  leur  ange  gardien  de  les 
protéger.  Ils  n'ont  pas  l'air  de  se  douter  du  danger  et 
leur  dextérité  est  prodigieuse;  bientôt  une  illumination 
splendide  revêt  l'église  entière  comme  d'une  robe  lumi- 
neuse \  le  salut  commence  :  c'est  un  évêque  qui  le  donne, 
et  des  chants  magnifiques  descendent  de  la  tribune. 
Nous  avons  bien  sanctifié  notre  soirée  et  nous  rentrons 
à  la  via  Monterone  où  Ms'  AUard  achève  sa  méditation 
en  attendant  le  souper. 

Jeudi,  31  mai.  C'est  aujourd'hui  la  Fête-Dieu;  ce  sera 
pour  nous,  de  toutes  manières,  une  grande  journée.  Nous 
allons  au  Gesu,  et  nous  sommes  bien  inspirés  en  choisis- 
sant cette  église.  Il  y  a  beaucoup  de  pèlerins,  presque 
tous  Français.  Je  rencontre  là  les  pèlerins  de  Limoges; 


—  395  — 

ils  sont  en  tout  quatre-vingt-dix  ;  ils  arrivent  peu  à  peu 
par  groupes;  M.  l'abbé  de  Bogenet,  vicaire  général,  di- 
recteur du  pèlerinage,  va  leur  dire  la  messe.  Je  vois  ce 
saint  prêtre  à  la  sacristie,  et  je  puis  lui  offrir  mes  hom- 
mages. Le  nombre  des  prêtres  qui  attendent  est  consi- 
dérable, ce  qui  nous  retarde  un  peu.  L'église  du  Gesu  est 
une  véritable  cathédrale  ;  étendue,  richesse  des  autels, 
décorations  intérieures,  rien  n'y  manque.  Le  tombeau  de 
saint  Ignace,  d'une  magnificence  inouïe,  est  à  gauche, 
dans  le  transept  :  c'est  une  urne  de  bronze  doré  ;  la  cha- 
pelle est  éblouissante  de  marbre,  d'agates,  de  cristaux 
de  roche,  de  pierres  précieuses.  Je  vais  y  prier  pendant 
mou  action  de  grâces  ;  pendant  ce  temps  la  marée  limou- 
sine monte  toujours  ;  je  vois  là  beaucoup  de  visages  con- 
nus; M.  de  Bogenet,  dans  une  chapelle  latérale,  adresse 
des  recommandations  à  ce  charmant  troupeau  et  lui  in- 
dique l'ordre  des  pèlerinages  pour  les  jours  suivants.  On 
s'accorde  à  dire  que  ce  pèlerinage  limousin  a  été  un  des 
mieux  organisés,  grûce  au  zèle  de  son  président. 

Nous  ne  pouvons  nous  arracher  de  cette  splendide 
église  du  6^e5M;  cependant  il  faut  gagner  du  temps,  car 
on  parle  d'une  audience  française  pour  midi,  et  ce  serait 
un  bonheur  de  pouvoir  y  assister.  Le  P.  Ramière,  que 
nous  rencontrons,  nous  indique  près  de  l'église  la  porte 
qui  conduit  à  la  chambre  de  saint  Ignace  de  Loyola.  Nous 
frappons  à  cette  petite  porte  verte  qui  s'ouvre  aussitôt; 
nous  franchissons  quelques  degrés,  et  nous  voici  dans  la 
cellule  du  saint,  bien  capitonnée  et  ornée  ;  on  y  dit  la 
messe  en  ce  moment,  ce  qui  n'empêche  pas  les  pèlerins 
de  circuler  et  de  tout  examiner.  Après  avoir  demandé 
l'esprit  intérieur  dans  cette  cellule,  nous  allons  à  la  Mi- 
nerve, église  des  Dominicains.  Elle  est  très-grande, 
très-belle,  mais  un  peu  obscure  ;  les  colonnes  de  marbre 
sont  énormes  5  c'est  la  richesse  romaine,  c'est  la  maison 


—  396  — 

de  Dieu  dans  sa  splendeur.  De  là,  nous  courons  bien  vite 
à  réglise  Saint-Ignace  qui  toucbe  au  Collège  Romain  ; 
c'est  encore  une  véritable  cathédrale.  Nous  trouvons  là 
une  foule  de  pèlerins,  entre  autres  M,  Tabbé  Roca,  vi- 
caire général  de  Perpignan,  Nous  suivons  ce  flot,  et  nous 
arrivons  par  une  succession  d'escaliers  et  de  salles  au 
haut  du  Collège,  à  la  cellule  de  saint  Louis  de  Gonzague. 
Elle  a  été  convertie  en  chapelle  ;  un  prêtre  est  à  l'autel  ; 
d'autres  prêtres  attendent  leur  toui'.  Nous  prions  avec 
émotion  dans  cette  cellule  où  habita  un  ange  ;  ainsi,  dans 
un  corps  délicat,  son  âme  vivait  emprisonnée  comme 
dans  une  enveloppe  fragile.  Nous  entrons  dans  la  salle 
où  il  prononça  ses  vœux  ;  voici,  à  côté,  la  cellule  du 
Bienheureux  Berkmans,  le  pieux  novice  belge.  On  nous 
montre  des  écrits  de  ces  deux  saints,  du  linge  leur  ayant 
appartenu,  et  au  sortir  de  ces  appartements  où  tout  res- 
pire la  piété,  on  nous  donne  à  chacun  une  belle  image 
de  saint  Louis  de  Gonzague;  c'est  de  la  générosité,  car 
nous  ■  sommes  nombreux,  et  la  circulation  des  pèlerins 
doit  être  incessante  en  ces  jours  de  fête. 

De  retour  à  la  maison  nous  faisons  nos  préparatifs  pour 
l'audience.  Me'  Allard  veut  bien  se  joindre  à  nous  et  nous 
épargner  par  sa  présence  la  ditbculté  de  nous  procurer 
des  cartes  d'entrée.  En  trois  jours  nous  aurons  assisté  à 
deux  audiences  ;  c'est  vraiment  avoir  du  bonheur.  La  file 
des  voitures  sur  la  route  du  Vatican  est  interminable,  et 
donne  à  cette  partie  de  la  ville  une  joyeuse  animation  qui 
contraste  avec  la  solitude  du  Quirinal  et  de  ses  alentours. 
Au-delà  du  pont  Saint-Ange  et  en  face  du  chûteau,  nous 
rencontrons  une  manifestation  révolutionnaire.  Une  affi- 
che que  nous  avons  lue  hier  sur  les  murs  convoque  les 
libé7'aux  à  un  meeting  au  théâtre  d'Apollo,  afin  de  protes- 
ter contre  les  pèlerinages  et  les  audaces  du  Vatican.  Quel- 
ques révolutionnaires  cosmopolites  traînent  une  hampe 


—  397  — 

qu'ils  voudraient  surmonter  d'un  drapeau  rouge  ;  mais 
la  police  s'y  oppose  ;  malgré  cet  encombrement  les  voi- 
lures des  pèlerins  traversent  la  cohue.  C'est  une  rencontre 
des  deux  camps  adverses  :  non  prœvalebunt. 

La  salle  d'audience  est  comble  ;  il  y  a  là  des  pèlerins 
de  Bourges,  de  Poitiers,  de  Limoges,  d'Angoulême,  de 
Perpignan  et  de  Troyes  ;  c'est  une  audience  toute  Fran- 
çaise ;  Ms'^  de  la  Tour  d'Auvergne,  archevêque  do  Boiir- 
ges,  est  à  la  tête  de  cette  importante  manifostalion  ;  !Ms'  de 
Poitiers  est  à  ses  côtés.  Mais  la  chaleur  est  en  propor- 
tion du  nombre  des  pèlerins  ;  nous  sommes  debout,  en- 
tassés ;  bientôt  c'est  à  n'y  plus  tenir  ;  un  prêtre  de  Li- 
moges, de  ma  connaissance,  se  trouve  mal.  Il  y  a  là  des 
prêtres,  des  hommes  du  monde,  des  dames  et  des  jeunes 
filles  délicates,  plusieurs  religieuses  françaises  ;  on  sup- 
porte les  longueurs  d'une  attente  qui  dure  plus  d'une 
heure,  c'est  le  triomphe  de  la  foi  et  de  l'amour  filial.  Ms' l'ar- 
chevêque de  Bourges,  de  la  part  du  Souverain  Pontife, 
recommande  aux  pèlerins  de  ne  pas  pousser  d'acclama- 
tions, et  de  contenir  dans  leur  cœur  l'explosion  de  leur 
enthousiasme.  C'est  presque  dommage,  et  il  ne  faut  rien 
moins  que  cet  ordre  formel  pour  arrêter  l'élan;  nous 
sommes  en  efi'el  sept  à  huit  cents  Français,  bien  plantés 
sur  nos  jambes  et  disposés  à  nous  dédommager  du  sup- 
plice de  la  chaleur  et  de  la  fatigue  par  un  vivat  formi- 
dable. Enfin,  Pie  IX  approche  ;  le  voilà  porté  par  ses  fi- 
dèles serviteurs,  entouré  de  cardinaux  et  d'évêques.  Le 
Souverain  Pontife  paraît  accablé  aujourd'hui  ;  ce  n'est 
plus  en  lui  cette  vigueur  étonnante  que  j'ai  constatée  il  y  a 
deux  jours  ;  mais  dans  un  instant  il  reprendra  ses  forces, 
et  le  Saint-Esprit  en  lui  dictant  des  paroles  d'amour  fera 
resplendir  sur  son  front  un  rayon  de  gloire.  On  se  de- 
mande comment  ce  vénérable  vieillard  de  quatre-vingt 
six  ans  peut  tenir  aux  fatigues  d'audiences  quotidiennes 


—  398   - 

et  multiples.  Dieu  est  avec  lui  et  l'amour  des  âmes  le  sou- 
tient ;  depuis  un  mois  il  ouvre  ses  portes  au  monde 
entier. 

Le  Souverain  Pontife  arrivé  au  trône,  MgM'archevêque 
de  Bourges  lit  une  fort  belle  adresse ,  dans  laquelle  il 
expose  les  droits  du  vicaire  de  Jésus-Christ,  comme  pon- 
tife, docteur  et  roi,  et  affirme  que  les  attentats  de  la  Ré- 
volution ne  pourront  rien  contre  Vhistoire  et  le  droit.  Après 
cette  lecture  commence  la  présentation  des  personnes  ad- 
mises à  oCTrir  des  présents  de  fête  à  Pie  IX  ;  on  est  ravi  de 
voir  de  si  beaux  bouquets  aux  mains  des  pèlerins,  et  aussi 
de  voir  de  si  brillants  cadeaux  tomber  de  leurs  mains. 
Nous  sommes  un  peu  trop  loin  pour  distinguer  en  détail 
ces  magnifiques  choses  qui  iront  grossir  le  trésor  de  l'Ex- 
position jubilaire,  mais  on  se  redit  de  proche  en  proche  la 
richesse  des  dons  et  la  bonté  du  père  de  famille.  M^'  de 
Bourges  offre  cinquante  calices,  qui  demain  peut-être 
prendront  la  route  des  missions  étrangères  ou  bien  iront 
consoler  la  pauvreté  de  quelque  église  de  campagne. 
Ainsi,  tous  les  dons  que  reçoit  Pie  IX  reviennent  au 
monde  catholique  par  les  mille  canaux  de  la  charité  pon- 
tificale. 

Pie  IX  prend  la  parole  ;  sa  voix  est  claire  et  majes- 
tueuse, son  regard  est  triste.  Il  nous  parle  des  processions 
de  la  Fête-Dieu  qui,  autrefois,  à  pareiljour,  traversaient 
les  rues  de  Rome  avec  une  pompe  royale  ;  la  Révolution 
a  renfermé  dans  le  sanctuaire  ces  cérémonies  répara- 
trices \  Pie  IX  s'afflige,  mais  sa  dernière  parole  est  une 
parole  d'espérance,  et  alors  le  regard  du  pontife  retrouve 
tout  son  feu,  et  sa  physionomie  tout  son  éclat.  Nous  tom- 
bons à  genoux  pour  recevoir  sa  bénédiction  ;  il  y  a  des 
larmes  dans  les  yeux,  de  l'émotion  dans  les  cœurs,  et  le 
silence  qu'on  nous  a  imposé  a  son  éloquence,  comme  les 
bravos  enthousiastes  d'avant-hier.  Je  n'ai  jamais  mieux 


—  399  — 

compris  qu'à  ces  audiences  la  paqe  de  l'Evangile  oîi  il 
est  dit  que  les  foules,  en  entendant  parler  Jésus,  ou- 
bliaieut,  dans  leur  bonheur,  jusqu'au  soin  de  la  nourri- 
ture. 

Aujourd'hui,  nous  rentrerons  à  pied  à  notre  domicile 
avec  M^'  Allard,  malgré  la  chaleur  torride  —  il  est  une 
heure  et  demie  ;  —  c'est  un  assaut  de  voilures,  et  il  nous 
est  impossible  de  nous  en  procurer  une^  mais  qu'importe  ! 
On  payerait  bien  cher  le  bonlieur  de  voir  et  d'entendre 
Pie  IX. 

Le  soir,  nous  reprenons,  le  P.  Augier  et  moi,  la  suite  de 
nos  pèlerinages  et  excursions.  L'église  de  Saiut-Auguslin 
reçoit  notre  première  visite  ;  en  priant  le  fils  nous  prions 
aussi  la  mère,  dont  la  dépouille  mortelle  est  gardée  dans 
l'église  de  celui  que  ses  prières  ramenèrent  au  port  ;  et 
dans  ce  beau  temple  et  ces  splendides  chapelles,  avec  une 
foi  vive  nous  prions  saint  Augustin  et  sainte  Monique,  en 
nous  rappelant  la  parole  consolatrice  de  l'évêque  à  l'il- 
lustre veuve  :  Ubi  tu,  et  ille.  Prenant  ensuite  par  le 
Corso,  et  visitant  sur  noire  passage  d'autres  églises,  à 
mesure  qu'elles  se  présentent  sur  notre  route,  nous  arri- 
vons à  la  place  d'Espagne,  où  nous  saluons  la  colonne 
commémorative  élevée  en  Thonneur  de  la  définition  du 
dogme  de  l'Immaculée  Conception,  puis  nous  gravissons 
sous  les  derniers  feux  du  soleil  les  pentes  de  la  Trinité 
des  Monts.  Là  nous  rencontrerons  la  France,  représentée 
par  les  religieuses  du  Sacré-Cœur  ;  notre  dévotion  nous 
attire  au  pied  d'une  image  célèbre,  appelée  Mère  admi- 
rable, très-vénérée  de  nos  soldats  pendant  l'occupation 
à  Rome,  et  devenue  légendaire  dans  tous  les  pensionnats 
du  Sacré-Cœur.  II  faut  connaître  l'existence  de  ce  petit 
chef-d'œuvre  pour  avoir  envie  de  le  voir  ;  car  il  est  caché 
dans  un  modeslc  corridor,  et  malhcureuscm(?nt  l'autel 
qu'on  a  élevé  en  face  de  cette  fresque  la  partage  en  deux 


—  400  — 

et  nuit  à  l'efiFet  de  la  peinture.  Nous  prions  quelques  in- 
stants avec  d'autres  pèlerins  prosternés  comme  nous  ;  puis, 
redescendant  les  escaliers  du  couvent  à  travers  un  essaim 
de  pensionnaires  et  de  religieuses,  nous  entrons  par  le 
côté  dans  l'église  de  la  Trinité  des  Monts  qui  domine  le 
panorama  de  la  ville  de  Rome. 

De  là  à  la  promenade  du  Pincio  il  n'y  a  qu'un  pas.  De 
belles  terrasses  élevées  en  amphithéâtre  nous  amènent 
à  cette  promenade  que  l'on  pourrait  appeler  les  Champs- 
Elysées  de  Rome.  Des  allées  ombragées  en  dessinent  le 
pourtour,  et  une  foule  réjouie  circule  de  tous  les  côtés  ; 
des  enfants  se  livrent  à  leurs  jeux,  des  voitures  se  croi- 
sent en  tous  sens  ;  un  régiment  exécute  des  morceaux  de 
musique  pour  le  plaisir  des  promeneurs  ;  des  prêtres  se 
promènent  lentement  et  se  reposent  des  labeurs  de  la 
journée.  Personne  ne  s'étonne  de  les  voir  mêlés  à  la 
foule.  Tout  le  monde  les  respecte.  En  France,  l'opinion  a 
créé  aux  prêtres  des  conditions  sociales  intolérables  ;  c'est 
à  peine  s'il  peut  se  montrer  sur  les  promenades  publiques 
à  l'heure  de  l'affluence  ;  on  ne  lui  reconnaît  le  droit  de  se 
promener  que  dans  «a  cellule  ou  sa  sacristie.  Grâce  à  Dieu, 
à  Rome,  il  en  est  autrement,  aussi,  tout  en  nous  tenant  à 
l'écart,  nous  pouvons  librement  contempler,  de  ces  ter- 
rasses, la  Ville  Eternelle,  dont  les  quartiers  se  dessinent 
sous  nos  yeux  comme  une  carte  géographique  ;  ou  bien 
contempler  du  haut  des  remparts  de  vertes  prairies  dans 
lesquelles  des  chevaux  en  liberté  se  livrent  à  leurs  courses 
folles. 

Vendredi  1"  juin.  Il  est  bien  temps  d'aller  dire  la 
messe  à  Saint-Pierro.  Aujourd'hui,  premier  jour  du  mois 
dans  lequel  on  célèbre  la  fêle  du  saint  apôtre,  à  deux 
jours  de  l'anniversaire  jubilaire  de  son  successeur,  la 
piété  ne  peut  que  goûter  un  bonheur  particulier  à  faire 
un  pèlerinage  à  Saint-Pierre.  iMsf  Allard  s'offre  à  nous 


—  /tOl  — 

accompagner,  et  se  propose  de  dire  la  messe  à  l'autel  de 
la  Confession,  pendant  que  nous  la  dirons  chacun  à  un 
autel  latéral.  De  tzrand  malin,  nous  nous  acheminons 
pédesirement,  tout  en  faisant  notre  oraison,  vers  la  basi- 
lique, dont  nous  sommes  à  près  d'uno  demi-heuro  de 
dislance.  En  passant  sous  le  Vatican,  nous  observons  que 
la  fenêtre  du  Pape  est  ouverte;  il  n'est  pas  encore  six 
heures,  et  déjà  Pie  IX  est  debout  et  à  la  prière. 

A  la  sacristie  de  Saint-Pierre,  nous  avons  déjà  été  de- 
vancés par  quelques  prêtres;  M»"'  Allard,  en  sa  qualité 
d'évêque,  est  immédiatement  admis  à  célébrer  le  saint 
sacrifice,  et  nous,  tout  en  prolongeant  nos  méditations 
dans  les  beaux  appartements  de  la  sacristie,  nous  atten- 
dons notre  tour.  L'attente  est  de  plus  de  trois  quarls 
d'heure.  Un  peu  de  désordre  se  manifeste  dans  cette 
affluence  sacerdotale;  il  y  a  des  passe-droits  inévitables 
et  des  erreurs  ;  quelques  empressés  s'emparent  des  amicls 
et  aubes  avant  leur  lour,  et  le  custode  commence  à 
être  débordé.  Mais  cet  abus  n'est  pas  de  longue  durée; 
arrive  bientôt  un  jeune  sacristain  à  l'air  décidé;  il  nous 
distribue  des  numéros  d'ordre,  s'empare  des  ornements, 
fait  attendre  les  usurpateurs,  et  veille  lui-même  à  ce  que 
chacun  de  nous  s'habille  sous  ses  yeux  et  à  son  tour. 
C'est  ce  qui  s'appelle  un  sacristain  à  poigne,  et,  dans  un 
sentiment  de  justice  satisfaite,  je  me  dis  à  part  moi  que 
l'autorité  bien  exercée  est  un  grand  bienfait  pour  tout  le 
monde. 

Notre  tour  arrivé,  nous  passons  avant  les  voleurs  d'or- 
nements; on  m'envoie  à  un  autel  de  la  chapelle  des  Con- 
fessionnaux. Puis,  nos  dévotions  faites  longuement,  nous 
allons  avec  M?p  Allard  déjeuner  à  la  tratoria  la  plus 
rapprochée,  où  nous  rencontrons  des  escouades  do  prê- 
tres pt'lerins  :  la  prévoyance  est  boime,  car  nous  ne  de- 
vons rentrer  qu'à  midi. 


—  402  — 

Et  maintenant  nous  allons  nous  engager  dans  le  dé- 
dale des  galeries  du  Vatican,  déjà  le  P.  Augier  et  moi 
nous  avons  traversé  rapidement  les  musées  de  peinture 
et  les  loges  de  Raphaël;  nous  pouvons  grouper  dans  un 
même  souvenir  ces  visites  dans  le  royaume  de  l'art  ché- 
tien.  Que  je  regrette  de  n'être  pas  artiste,  dans  cette  ville 
de  Rome  où  les  chefs-d'œuvre  de  la  peinture,  de  la  scul- 
pture, de  l'architecture  et  toutes  les  harmonies  de  la  mu- 
sique semblent  s'être  donné  rendez-vous.  Je  me  sens  perdu 
comme  un  ignorant  au  sein  de  ces  splendeurs,  et  toute- 
fois il  me  semble  que,  sans  pouvoir  analyser  la  perfection 
de  ces  grandes  œuvres,  je  les  comprends,  comme  ce 
paysan  qui,  ayant  entendu  un  grand  prédicateur,  disait  : 
«  Je  ne  pourrais  redire  ce  qu'il  a  dit,  mais  l'âme  entend.» 

Je  ne  tenterai  donc  pas  de  parler  des  musées  du  Vati- 
can ;  assez  d'écrivains  ont  fait  l'inventaire  des  trésors 
qu'ils  renferment  et  initié  leurs  lecteurs  à  l'art  d'admirer 
CCS  merveilles.  Et  puis,  ou  il  faut  se  taire,  ou  il  faut  n'o- 
metlre  aucun  détail,  tant  on  serait  embarrassé  pour  choi- 
sir et  éliminer  soi-même.  Relisons  les  ouvrages  spéciaux 
qui  ont  frayé  la  roule  dans  ces  salles  immenses,  et  admirons 
l'Eglise  qui,  par  ses  souverains  pontifes,  a  suscité  des  gé- 
nies et  décrit  dans  les  contours  de  la  toile  ou  gravé  dans  les 
plis  du  marbre  l'histoire  du  monde  et  des  âmes,  les  gran- 
deurs de  Dieu  et  les  mystères  de  sa  tendresse.  Il  y  a  telle 
figure  de  saint  ou  de  sainte,  telle  tête  de  vierge  qui  suf- 
firaient à  faire  aimer  la  vertu  et  à  révéler  l'existence  d'un 
monde  surnaturel.  Gomment  parler  des  tableaux  et  des 
fresques  de  cet  incroyable  musée  :  la  Transfiguration. 
l'Assomption,  la  Communion  de  saint  Jérôme,  la  Dispute 
du  Saint-Sacrement,  que  les  Italiens  appellent  la  Theo- 
logia,  la  Délivrance  de  saint  Pierre,  le  Baptême  de  Con- 
stantin, le  Couronnement  de  Charlemagne,  et  tant  d'au- 
tres, qui  portent  la  signature  du  plus  grand  des  peintres 


—  403  — 

ou  celle  de  ses  disciples.  Pour  ne  parler  que  des  œuvres  de 
Raphaël,  nous  en  emprunterons  le  classement  à  un  écri- 
vain autorisé^  M.  le  comte  Lafond.  Il  s'exprime  ainsi  dans 
ses  Lettres  d'un  pèlerin,  au  chapitre  intitulé  l'Epopée  de 
Raphaël  : 

«  En  résumé,  le  Vatican,  sanctuaire  de  l'art,  possède 
trois  poèmes  de  Raphaël,  qui  correspondent  aux  trois 
grandes  époques  de  l'histoire  du  monde  : 

1°  Dans  les  loges,  Raphaël  a  peint  toute  l'histoire  de 
la  Bible; 

2°  Dans  la  Vierge  de  Foligno,  la  Transfiguration  et  les 
tapisseries  du  Vatican,  il  a  peint  les  scènes  de  l'Evangile 
et  les  Actes  des  Apôtres; 

3°  Dans  les  chambres,  il  a  peint  l'histoire  et  le  triomphe 
de  l'Eglise. 

Jamais  artiste  n'a  été  plus  inspiré  du  ciel  pour  tra- 
duire aux  regards  son  îlme  et  sa  foi,  par  le  moyen  des 
couleurs;  nul  n'a  atteint  comme  lui  cette  limite  suprême 
de  l'art  qui  sépare  l'homme  de  l'ange;  aussi,  par  la  su- 
blimité des  sujets  et  la  perfection  du  génie,  aucun  autre 
n'a  mieux  mérité  le  glorieux  titre  de  Peintre  ordinaire  de 
Dieu,  n 

Je  ne  dirai  rien  de  la  chapelle  Sixtine,  qui  est  encore 
une  des  beautés  du  Vatican  :  il  faudrait  ici  entrer  dans 
le  domaine  de  l'art,  ce  qui  demande  une  compétence 
que  je  n'ai  pas.  Nous  voyons  la  fresque  immense  du  Ju- 
gement dernier  de  Michel-Ange  ;  je  dis  nous  voyons,  c'est 
nous  essayons  de  voir  qu'il  faudrait  dire,  car  à  la  hauteur 
où  est  celte  peinture,  et  dans  les  conditions  de  jour  assez 
mauvaises  où  elle  se  trouve  placée,  il  est  dithcile  d'en 
bien  saisir  les  détails  ;  les  uns  admirent  passionnément, 
les  autres  critiquent  ce  qu'ils  appellent  une  exhibition  de 
chairs  nues  ;  je  n'ai  pas  à  me  prononcer  et  à  mettre  d'ac- 
cord ces  opinions  extrêmes. 


Le  musée  de  sculpture  se  compose  d'une  succession 
de  longues  galeries  qui  se  bifurquent  en  rencontrant  des 
sortes  déplaces,  réservées  aux  œuvres  les  plus  colossales. 
D'un  côté  les  souvenirs  païens  et  de  l'autre  les  souvenirs 
chrétiens;  les  premiers,  irréprochables  pour  la  forme, 
n'ont  pas  d'âme;  les  seconds  sont  vivants.  Il  y  a  là  beau- 
coup d'inscriptions  et  de  symboles  des  catacombes;  les 
preuves  de  nos  dogmes  abondent  et  composent  une  véri- 
table prédication  lapidaire;  les  protestants  trouveraient 
ici  la  condamnation  de  beaucoup  de  leurs  erreurs,  et  la 
lumière  jaillirait  de  ces  murs  sur  lesquels  est  inscrite 
l'histoire  de  l'Eglise.  Je  préfère  bien  cela  aux  groupes 
fameux  du  Laocoon,  de  l'Apollon  du  Belvédère  et  autres, 
dont  les  marbres  sculptés  étalent  leur  perfection  artis- 
tique au  milieu  de  torses  païens  et  de  têtes  d'empereurs 
qui,  bien  vite,  vous  font  revenir  aux  chastes  symboles  du 
christianisme. 

La  bibliothèque  Vaticane  s'ouvre  à  notre  premier 
appel,  grâce  à  la  présence  de  M»'  Al  lard  ;  de  jeunes  co- 
pistes et  bibliothécaires,  avec  une  exquise  politesse, 
quittent  leur  table  de  travail  et  s'offrent  à  nous  faire  les 
honneurs  de  ce  sanctuaire  de  la  science.  Hélas!  nous  le 
traversons  rapidement.  Mais  que  dirai-je  de  la  première 
salle  où  nous  nous  engageons?  Le  marbre,  le  porphyre, 
la  malachite,  le  granit  d'Ecosse,  élancés  en  colonnes  et 
ruisselant  comme  des  glaces,  marient  de  tous  côtés  leurs 
couleurs  et  ombragent  de  riches  tables  sur  lesquelles  sont 
exposés  des  vases  de  porcelaine  gigantesques  et  divers 
présents  offerts  aux  papes  par  les  souverains  de  l'Europe. 
H  semble  que  la  nature  ait  épuisé  ses  largesses  pour  en 
réunir  ici  les  plus  beaux  échantillons. 

Quelle  que  soit  notre  admiration,  nous  devons  abréger 
celte  course  au  pays  des  m.erveilles.  On  nous  a  dit  que 
vers  onze  heures  nous  pourrions  être  reçus  par  le  car- 


—  405  — 

dinal  Simdoni,  secrétaire  d'Etat.  Nous  sommes  exacts  au 
rendez-vous,  et  nous  succédons  à  sept  évoques  italiens 
qui  sont  venus  présenter  leurs  hommages  collectifs  à  Son 
Eminence.  Le  ministre  de  Pie  IX  nous  accueille  avec  une 
bonté  qui  nous  toiioho  :  «  Vous  n'êtes  pas  pèlerin,  dit-il 
en  souriant  ù  Ms""  Allard.  —  Non,  réplique  Sa  Grandeur, 
mais  je  vous  amène  des  pèlerins...  »  Belle  tête,  regard 
intelligent,  pleine  possession  de  soi-même,  affabilité  dans 
l'accueil  et  la  parole,  tel  est,  au  premier  aspect,  le  mi- 
nistre secrétaire  d'Etat,  et  on  dit  en  le  voyant  :  Cest  un 
homme.  Son  Eminence  parut  très-satisfaite  d'apprendre 
que  la  Congrégation  des  Oblats  de  Marie  était  repré- 
sentée aux  fêtes  jubilaires  de  Pie  IX,  et  Elle  nous  parla 
avec  le  plus  grand  intérêt  de  notre  T.  R.  Père  Supérieur 
général.  L'antichambre  du  Cardinal  était  remplie  de 
visiteurs  dont  quelques-uns  étaient  arrivés  avant  nous. 
La  présence  de  Me»  Allard  nous  avait  permis  d'être 
introduits  des  premiers,  et,  pour  ne  pas  être  indiscrets, 
nous  nous  retirâmes,  pleins  d'admiration  pour  la  bienveil- 
lance avec  laquelle  la  pourpre  romaine  sait  accueillir  et 
condescendre  aux  désirs  des  pèlerins. 

Cette  matinée  du  1'' juin  a  été  pleine;  la  soirée  aura 
aussi  ses  occupations  et  ses  charmes.  Më'"  Allard  propose 
un  pèlerinage  à  Saint-Paul  hors  des  murs,  et  nous  sou- 
scrivons avec  empressement  à  ce  progamme.  Nous  tra- 
versons Rome;  sur  la  place  Campitelli  on  nous  fait  voir 
la  maison  où  est  mort  le  regretté  Me^  Nardi  ;  nous  lon- 
geons le  Tibre,  nous  saluons  le  mont  Testaceus;  on  nous 
indique  sur  une  porte  de  jardin  une  sculpture  représen- 
tant les  adieux  de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul,  à  l'en- 
droit où  ils  se  séparèrent  pour  aller  au  martyre,  et  nous 
arrivons  à  Saint-Paul,  immense  basilique  située  dans  le 
désert  d'une  campagne  désolée.  C'est  ici  qu'on  peut  se 
faire  une  idée  de  la  puissance  des  papes,  dont  le  génie  a 


—  406  — 

triomphé  de  toutes  les  difficultés  pour  mettre  debout  ce 
chef-d'œuvre  :  distance,  incendie,  dépense,  rien  n'a  arrêté 
leur  étonnante  volonté.  On  est  saisi  en  entrant  par  l'as- 
pect qu'offre  une  forêt  de  quatre-vingts  colonnes  de  granit 
imitant  le  marbre,  espacées  sur  quatre  rangs,  et  des  dalles 
ruisselantes  sur  lesquelles  on  ne  marche  qu'avec  respect. 
Les  marbres,  les  malachites,  le  porphyre  de  la  confession 
et  des  autels  envoient  de  tous  côtés  des  jets  de  lumière  ; 
les  yeux  en  sont  remplis  et  l'âme  ne  peut  suffire  au  bon- 
heur que  lui  apporte  la  contemplation  de  tant  de  ri- 
chesses. Au-dessus  des  colonnes,  des  mosaïques,  rangées 
comme  des  tableaux  dans  un  musée,  représentent  les 
deux  cent  soixante  papes  qui  se  sont  succédé  sur  la 
chaire  de  Saint-Pierre,  et  on  regarde  avec  attendrisse- 
ment ces  douces  et  graves  physionomies  qui,  dans  leur 
succession,  forment  la  plus  glorieuse  dynastie  du  monde. 
L'immense  basilique  de  Saint-Paul,  à  laquelle  on  ne  cesse 
de  travailler,  est  une  grandeur  archéologique  et  histo- 
rique offerte  par  les  papes  à  la  sainte  curiosité  des  pèle- 
rins du  monde  entier;  laissons  dire  ceux  qui  crient  à  la 
prodigalité  ;  pour  qui  seront  les  trésors  de  la  nature  et 
des  arts,  si  ce  n'est  pour  ceux  qui  cherchent  ici-bas 
quelque  symbole  du  temple  éternel  pour  prier  et  pour 
pleurer  î 

W  Gerbet  unit  dans  une  même  comparaison  les  trois 
basiliques  de  Saint-Jean  de  Latran,  Saint-Paul  et  Saint- 
Pierre,  et  résume  ainsi  :  «Nous  pouvons  dire  que  ce  qu'il 
y  a  de  plus  spécial  dans  Saint-Jean  de  Latran,  c'est  qu'il 
représente  l'unité,  puisqu'il  est,  par  sa  dignité  hiérar- 
chique, la  tête  et  le  centre  de  toutes  les  églises.  Ce  que 
Saint-Paul  nous  a  offert  de  plus  spécial,  c'est  l'expression 
de  la  perpétuité  dans  cette  antique  galerie  des  portraits 
de  tous  les  papes.  Saint-Pierre  reproduit,  d'une  manière 
éminente,  ces  deux  caractères  à  la  fois  :  l'unité,  parce 


—  407  — 

qu'il  possède  non-seulement  la  chaire,  mais  surtout  le 
tombeau  de  celui  que  le  Souverain  Pasteur  a  chargé  de 
paître  ses  agneaux  et  ses  brebis  ;  la  perpétuité,  parce  qu'il 
renferme  une  série  continue  de  monuments  qui  s'étend 
depuis  le  premier  siècle  jusqu'à  nos  jours,  sans  qu'aucun 
d'eux  forme,  par  sa  signification  religieuse,  une  disso- 
nance avec  les  idées  exprimées  par  ceux  qui  Pont  précédé 
et  par  ceux  qui  l'ont  suivi.» 

Le  pèlerinage  à  Saint-Paul  se  complète  d'ordinaire 
par  une  visite  à  Saint-Paul  Ïrois-Fontaines,  à  l'endroit 
où  le  grand  apôtre  fut  décapité,  ad  Aguas  Salvias.  Il  y  a 
encore  près  de  2  kilomètres  à  franchir.  Un  groupe  de 
trois  églises  tranche  sur  la  monotOMic  de  la  solitude.  C'est 
ici  la  route  d'Ostie.  «C'était,  dit  Louis  Veuillot,  la  grande 
voie  par  où  le  monde  entrait  dans  Rome,  dont  le  séjour 
de  Pierre  avait  fait  déjà  la  capitale  du  monde  catholique.  » 
Nous  entrons  à  l'église  des  Trois-Fonlaines;  ces  trois 
sources  bénies  sont  là  dans  l'église,  marquant  les  trois 
bonds  que  iit  la  tête  de  saint  Paul  quand  elle  fut  séparée 
du  corps;  nous  buvons  de  cette  eau,  qui  fut  du  sang,  et 
nous  demandons  l'esprit  apostolique.  Le  trappiste  qui 
nous  guide  nous  fait  remarquer  une  belle  mosaïque  et 
deux  bas-reliefs  représentant  le  martyre  de  saint  Pierre 
et  celui  de  saint  Paul.  Ce  sont  trois  dons  de  M.  le  comte 
de  Maumigny,  Français  bien  connu  dans  la  presse  catho- 
lique ;  il  a  donné  pour  ce  triple  ex-voto  une  somme  de 
30000  francs,  nous  dit-on,  en  souvenir  de  la  bataille  de 
Mentana,  d'oià  son  fils  revint  sain  et  sauf. 

Nous  revenons  à  Rome  ;  on  nous  montre  à  l'entrée  de  la 
ville,  et  près  du  Tibre,  le  petit  temple  de  Vesta,  véritable 
bijou  antique,  situé  à  l'extrémité  d'une  place  appelée  la 
Piazza  délia  Bocca  délia  Verita.  C'est  là,  dit-on,  que  l'on 
fait  les  exécutions  à  mort,  heureusement  fort  rares.  Nous 
passons  sans  admirer  ce  souvenir  païen,  laissant  sur  les 

T.   XY.  27 


—  408  — 

coteaux  de  notre  droite  des  monuments  chrétiens  que 
nous  viendrons  visiter  bientôt.  Saint-Pierre,  le  Vatican, 
Saint-Paul  hors  des  murs,  et  tout  ce  qui  se  joint  à  ces 
majestés  séculaires,  suffisent  pour  aujourd'hui  à  remplir 
notre  esprit. 

Samedi  2  juin.  Il  est  temps  d'aller  prier  à  Saint-Pierre 
ès-Liens  (San  Pielro  in  Yincoli),  église  célèbre  par  le  sou- 
venir qu'elle  rappelle  en  ce  moment.  C'est  là  que  le  Pape 
Pie  IX  reçut  la  consécration  épiscopale  il  y  aura  demain 
cinquante  ans.  Elle  n'est  pas  très-spacieuse.  Douze  cents 
personnes  peuvent  remplir  son  enceinte;  mais  elle  est 
deux  fois  immortelle,  et  par  les  chaînes  du  premier  pape 
et  par  le  pèlerinage  jubilaire  dont  elle  est  le  centre  depuis 
quelques  jours.  L'impératrice  Eudoxie,  femme  de  Théo- 
dose  le  Jeune,  la  fit  construire  sur  TEsquilin.  Près  de  la 
sacristie,  à  droite,  est  le  monument  de  Jules  II,  dont  le 
Moïse  de  Michel- Ange  a  fait  un  véritable  chef-d'œuvre.  Je 
n'en  veux  parler  que  par  citation.  Le  comte  Lafond  l'a 
décrit  fort  heureusement  :  «Le  fameux  Mosé,  dit-il,  est 
une  des  plus  fières  tigures  qui  soient  jamais  sorties  de  la 
main  d'un  sculpteur...  Observons  seulement  qu'on  la  voit 
de  trop  près,  et  que  cette  statue  était  destinée  à  être  vue 
à  20  pieds  de  haut.  On  dit  que  Michel-Ange,  son  œuvre 
achevée,  lui  déchargea  un  grand  coup  de  marteau  sur  le 
genou  en  s'écriant  :  «  Parle  donc,  puisque  tu  vis  !...  » 
Le  grand  Hébreu  est  ici  vivant;  il  vient  de  descendre  du 
Sinnï,  où  il  a  parlé  à  Jéhovah  face  à  face.  Il  est  assis,  le 
bras  appuyé  sur  les  tables  de  la  loi,  son  altitude  respire 
une  majesté  sombre  :  c'est  le  lion  au  repos,  sa  barbe  des- 
cend sur  sa  poitrine  comme  un  faisceau  de  serpents  en- 
gourdis ;  l'éclair  est  dans  ses  yeux;  sa  voix  de  tonnerre 
va  reprocher  aux  Juifs  l'idolâtrie  du  veau  d'or...  » 

L'église  de  Saint-Pierre  est  desservie  par  des  Pères 
Augustinicns.  Vu    le  nombre   considérable  des   prêtres 


1 


—  409  — 

pèlerins,  il  y  a  à  la  sacristie  plusieurs  jeunes  lévites  char- 
gés de  les  recevoir  ;  ils  acciieillonl  iivoc  iiu  hnn  luii  chré- 
tien qui  fait  plaisir,  donni-nl  un  numéro  d'oidrp  comme 
à  Saint-Pierre  et  veillent  à  ce  que.  dans  cette  aftluence 
qu'amène  ici  la  grâce  jubilaire,  tout  sn  passe  avec  re- 
cueillement et  convenance.  Leur  lonene  sontane  blanche 
se  dessine  dans  la  foule  et  tranche  sur  le  fond  sombre 
des  vêtements  des  autres  prêtres.  Ce  que  je  dis  de  l'ur- 
banité des  sacristains  de  Sainl-Pierre  es  Liens,  je  puis  le 
dire  de  tous  ceux  qui  ont  la  garde  dos  sacristies  à  Romn. 
Pendant  ces  fiMes  qui  ont  amené  tant  de  prêtres  do  tous 
les  pays,  je  n'ai  surpris  dans  aucun  employé  d'église  ni 
brusquerie,  ni  esprit  de  cu[jidité,  et  partout  les  prêtres 
étaient  servis  sans  qu'on  exigeât  d'eux  autre  chose  que 
la  patience  à  attendre  leur  tour. 

A  notre  sortie  on  nous  remet  un  diplôme  sur  lequel 
sont  collés  des  rubans  imprégnés  de  la  poussière  des 
chaînes  de  saint  Pierre.  Nous  voyons  arriver  LL.  EE. 
les  cardinaux  Nina  et  Franchi,  et  nous  assistons  à  une 
partie  de  leur  messe,  tout  eu  faisant  les  prières  du 
Tridmim.  Nous  rentrons  ensuite  dans  l'intérieur  de 
Rome  par  le  Cotisée  qui  est  tout  près,  et  nous  accordons 
notre  attention  plus  loin  au  Forum  de  Trajan  dont  les 
colonnes  brisées  sont  dispersées  au  milieu  de  ce  vieux 
centre  païen.  L.a  colonne  Trajane  se  dresse  du  milieu  de 
ces  ruines,  couronnée  de  la  statue  de  saint  Pierre,  et  re- 
garde deux  églises  dont  les  dûmes  semblent  se  côtoyer* 
En  passant  devant  le  Gesu,  j'y  entre  une  seconde  fois,  et 
je  rencontre  li\  le  pèlerinage  polonais  ;  il  n'y  a  que  des 
hommes;  on  dit  qu'ils  sont  venus  environ  sept  cents, 
presque  tous  de  la  Pologne  autrichienne;  deux  seule- 
ment de  la  Pologne  russe;  quelques  autres  de  la  Pologne 
allemande.  Un  de  leurs  piètres  leui  dit  la  messe,  et  ils 
chantent  dans  leur  langue  un  cantique  mélancolique,  oi!i 


—  410  — 

l'on  entend  tous  les  gémissements  de  la  prière.  Je  prie 
pour  tous  ceux  qui  n'ont  plus  de  patrie. 

Le  soir,  nous  faisons  un  nouvel  appel  à  l'obligeance 
de  M^'  Allard,  dont  la  présence  doit  nous^^être  très-utile, 
et  nous  allons  acheter  des  objets  de  piété  dans  un  ma- 
gasin de  la  rue  du  Borgho.  De  là  au  Vatican  il  n'y  a  qu'un 
pas;  nous  nous  y  rendons,  et  nous  arrivons  sans  encom- 
bres jusqu'aux  antichambres  du  Pape.  Un  serviteur  en 
livrée  nous  présente  un  plateau  d'argent  sur  lequel  nous 
déposons  nos  médailles,  chapelets  et  crucifix,  et  cinq 
minutes  après  il  nous  rapporte  tous  ces  objets  que  Pie  IX 
vient  de  bénir  et  d'indulgencier.  C'est  merveille  qu'un  si 
grand  bomme  suffise  à  tant  de  détails  ;  nous  ne  nous 
apercevons  pas  des  lenteurs  romaines  chez  ce  vénéré 
père  des  âmes.  En  redescendant  nous  rencontrons  de 
nouveau  les  Polonais  qui  arrivent  pour  rendre  visite  à 
leur  illustre  compatriote,  le  Cardinal  Ledochowse.!,  dont 
l'exil  a  été  accueilli  par  le  Pape  dans  le  palais  même  du 
Vatican.  Nous  nous  arrêtons  pour  contempler  ces  figures 
martiales,  ces  hommes  grands  et  forts,  aux  longs  che- 
veux et  aux  vêlements  amples  ;  leurs  bottes  énormes 
résonnent  sur  le  pavé,  et  ils  paraissent  indiiférents  à  la 
curiosité  qu'ils  excitent  dans  la  foule  :  ce  ne  sont  pas  des 
touristes,  ce  sont  des  pèlerins. 

Entrons  maintenant  à  Saint-Pierre  ;  c'est  Pheure  où  les 
pèlerins  y  viennent  en  plus  grand  nombre.  Nous  sommes 
bien  inspirés,  on  fait  en  ce  moment  au  fond  de  la  ba- 
silique les  prières  du  Triduum  et  des  chants  harmonieux 
remplissent  la  nef.  Nous  recevons  la  bénédiction  du 
très-saint  Sacrement  ;  puis,  sur  l'avis  ouvert  par  le 
P.  Al'Gier,  nous  allons  chacun  d'un  côté  nous  confesser 
pour  nous  préparer  à  gagner  Tindulgence  plénière  du 
lendemain.  Le  P.  Augier  entre  dans  un  confessionnal  pro 
lingua  italica,  et  moi,  qui  ne  sais  pas  les  langues,  je  vais 


—  AU  — 

modestement  trouver  le  pénitencier  désigné  pro  lingua 
gallica  ;  pendant  ce  temps  M^'  Aliard  se  prépare  de  son 
côté. 

Le  cœur  content  de  tout  ce  que  nous  avons  vu,  nous 
rentrons  à  notre  petite  communauté  de  la  rue  Monterone  ; 
à  rentrée  du  pont  Saint-Ange  j'aperçois  la  douce  figure 
du  vénérable  abbé  Delor,  curé  de  Saint-Pierre  de  Li- 
moges; son  cœur  déborde  de  joie,  et  il  prie  de  toute  son 
âme  ;  demain  je  le  rencontrerai  une  seconde  fois  à  Saint- 
Pierre  es  Liens.  Ce  vénéré  père  et  ami  s'applaudit  beau- 
coup de  la  bonne  organisation  du  pèlerinage  dont  il  fait 
partie.  Quel  bonheur  de  se  rencontrer  à  Rome,  la  patrie 
des  âmes  sur  la  terre  !  Après  avoir  traversé  le  pont 
Saint-Ange,  rencontre  moins  agréable  :  un  régiment  ita- 
lien avec  sa  musique  et  son  drapeau  ;  c'est  le  commence- 
ment d'une  fête,  bien  ditierente  de  celle  que  nous  nous 
préparons  à  célébrer  ;  la  Rome  officielle  célébrera  de- 
main la  fête  du  Statut  italien,  pendant  que  le  monde  ca- 
tholique célébrera  l'anniversaire  de  Pie  IX.  Cette  occur- 
rence semble  être  le  sourire  de  mépris  de  la  Providence, 
et  je  me  rappelle  le  Deusnon  irridetur  de  saint  Paul. 

Dimanche,  3  juin.  Voici  le  jour  solennel;  un  soleil  res- 
plendissant se  lève  à  l'horizon  de  Rome  et  fait  pressentir 
une  chaude  journée  d'été.  De  grand  malin  nous  nous 
mettons  chacun  séparément  en  quête  d'une  église.  J'ai 
fait  choix  de  Sainte-Agnès  (place  Navone).  Mais  les  portes 
sont  encore  closes  ;  d'autres  prêtres  qui  me  suivent  ne 
peuvent  non  plus  réussir  à  se  faire  ouvrir,  et  nous  atten- 
dons, en  continuant  notre  méditation  près  de  la  belle  fon- 
taine du  Bernin,  que  le  sacristain  veuille  bien  nous  per- 
mettre d'entrer.  Après  une  attente  assez  longue,  six 
heures  sonnent  et  les  barrières  sont  enfin  levées.  L'église 
de  Sainte-Agnès  est  très-gracieuse  ;  elle  est  l'œuvre  de  Bor- 
romini,  sous  Innocent  X  Pamphili.  C'est  une  croix  grecque 


—  412  — 

en  rotonde.  Un  bas-relief  représente  la  jeune  vierge  ro- 
maine sur  le  bûcher;  mais  le  souvenir  le  plus  saisissant, 
c'est  la  crypte,  bâtie  sur  l'emplacement  de  l'ancien  lupa- 
nar où  la  sainte  entant,  exposée  par  le  juge,  fut  miracu- 
leusement protégée  par  un  ange.  On  descend  quelques 
marches,  et  on  lit  en  grosses  lettres  ces  paroles  de  l'office 
de  la  sainte  : 

INGRESSA  AGNES  TURPITUDINIS  LOCUM  ANGELUM  DOMINI 
PRyEPARATUM  INVENIT. 

Au  fond  de  ce  souterrain  une  sculpture  de  grandeur 
naturelle  représente  la  vierge  de  treize  ans  revêtue  de 
cette  longue  chevelure  que  Dieu  fit  pousser  instantané- 
ment pour  rassurer  sa  modestie  alarmée.  Voilà  un  lieu 
infâme  devenu  un  sanctuaire,  et  on  se  sent  attendri  au 
souvenir  de  la  vicioire  de  cette  vierge  dont  le  nom  si- 
gnifie innocence,  et  des  prédilections  de  Dieu  pour  les 
âmes  qui  se  sont  consacrées  à  lui  par  un  éternel  amour. 
Les  flammes  elles  passions  humaines  respectèrent  l'an- 
gélique  enfant,  et  il  fallut  que  le  glaive  tranchât  le  fil 
fragile  de  son  existence.  0  invincible  épée  romaine, 
qu'eût-il  manqué  à  ta  gloire  si  tu  eus  respecté  ce  roseau  ! 
Agent  inconscient  de  la  Providence,  tu  moissonnais  des 
épis  pour  former  les  gerbes  du  père  de  famille,  comme 
autrefois  tu  moissonnais  des  peuples  pour  faire  place  à 
son  Eglise. 

Et  maintenant,  hâtons-nous  d'aller  à  Saint-Pierre  es 
Liens,  où  doit  se  faire  la  funzione  solennelle,  indiquée 
pour  neuf  heures.  Pendant  que  M^'  Allard  assiste  à  un 
sacre  d'évêque  et  que  le  P.  Augier  parcourt  les  cata- 
combes, je  me  hâte  vers  le  rendez-vous  du  pèlerinage. 
La  messe  doit  être  chantée  à  neuf  heures  par  le  cardinal 
Simeoni.  En  arrivant  aux  rues  montantes  qui  avoisinent 
le  Colisée,  je  rencontre  la  file  des  voitures  et  l'armée  pa- 


—  413  — 

cifique  des  pèlerins  ;  la  foule  débouche  de  partout  ;  la 
place  devant  l'église  est  encombrée;  il  y  a  là  uu  luxe  de 
police  beaucoup  trop  considérable,  car  on  peut  se  de- 
mander à  quoi  servent  tous  ces  sergents  de  ville;   quel- 
ques hommes  énergiques  et  entendus  suflQraient  à  faire 
ranger  les  voitures.   Il    n'est   pas   facile  d'entrer  dans 
l'église,  bien  qu'il  y  ait  encore  trois  qiiuris  d'heure  avant 
la  cérémonie.  Je  parviens  à  me   glisser  jusqu'au  Moïse 
de  Michel-Ange,  tout  près    de  la  sacristie,  mais  là  ma 
bonne  fortune  cesse  ;    un  gardien  interdit  itupitoyable- 
meut   l'entrée   du  sanctuaire,  dont    toutes   les    places 
sont  réservées  à  NN.  SS.  les   évêques.  La  chaleur  est 
étoutîante,  le  tlux  et  retlux  de  la  foule  roule  les  pauvres 
pèlerins  d'une  place  à  une  autre;  aussi  se  contentent-ils 
de  prier  un  instant  aux  intentions  du  Souverain  Pontife; 
Ils  sortent  ensuite  pour  faire  place  à  d'autres  arrivants. 
Je  crois  prudent  de  faire  comme  eux,  et  j'ai  grand'peine 
à  regagner  le  porche  d'où  l'œil  contemple  le  bel  efifet  de 
l'intérieur  et  les  décorations  et  illuminations.  Il  y  a  là, 
dans  l'église,  sur  la  place  et  dans  les  rues,  des  milliers 
d'âmes  ;  je  vois   arriver  le  pèlerinage  de  Limoges,  avec 
M.  l'abbé  de  Bogenet  en  tête.  Les  pèlerins  se  contentent 
de  prier  un  instant  et  se  rendent  ensuite  au  grand  Saint- 
Pierre  ;  j'entends  émettre  de   tous  côtés  le  regret  qu'on 
n'ait  pas  fait  la   cérémonie  dans  la  grande  basilique.  A 
neuf  heures,  le  cardinal  Simeoni  parait  avec  un  nombreux 
clergé;  c'est  le  signal  de  la  débandade  pour  un  grand 
nombre  de  pèlerins  qui,  ne  pouvant  trouvei    place  ou 
supporter  la  fatigue  de  la  cérémonie,  vont  satisfaire  leur 
dévotion  dans  d'autres  églises.  Et  moi  qui  ai  déjà  dit  la 
messe  dans  celle  église,  et  fait  mon  pèlerinage,  je  dis- 
parais comme  les  autres,  cl,  tournant  à  gauche,  je  pour- 
suis mes  saintes  excursions. 

Sur  ma  route  je  rencontre  Saint-Martin  ;  ce  n'est  pas 


—  414  — 

le  Saint-Martin  que  je  cherche,  celui  de  Tours,  ruais  je 
bénis  Dieu  de  m'avoir  amené  ici,  et  je  n'ai  pas  à  regret- 
ter mon  erreur.  Voilà  maintenant  Sainte-Marie  Majeure 
que  je  me  reproche  de  n'avoir  pas  encore  visitée.  La  ba- 
silique est  assise  sur  la  dernière  croupe  de  l'Esquilin, 
non  loin  du  Virainal.  Elle  a  un  aspect  imposant,  et  se 
détache  libre  de  tout  entourage  gênant,  dans  toute  la 
majesté  de  ses  formes.  Ses  façades,  ses  dômes,  son  clo- 
cher byzantin,  le  plus  haut  de  Rome,  élevé  par  le  Pape 
français  Grégoire  XI  à  son  retour  d'Avignon,  ressortent 
merveilleusement  dans  l'azur  du  ciel.  Mais  à  l'intérieur 
l'œil  ne  peut  suffire  à  contempler  les  beautés  accumulées 
par  l'art  dans  le  temple  do  la  Mère  de  Dieu;  marbres, 
porphyre,  immense  confession,  sculptures,  tombeaux; 
c'est  un  monde  de  merveilles.  Et  si,  du  parvis  et  des 
colonnes,  vous  levez  les  yeux  plus  haut,  vous  voyez  un 
plafond  à  caissons  qui  porte  votre  âme  dans  un  second 
monde  de  lumière  et  de  chefs-d'œuvre,  sans  qu'il  vous 
soit  permis  d'échapper  à  l'admiration.  On  a  eu  la  mal- 
heureuse idée  de  recouvrir  les  colonnes  de  la  nef  de  ten- 
tures rouges  pour  les  fêtes  du  Triduum  ;  c'est  le  seul  dé- 
faut que  je  trouve  en  ce  moment  à  la  basilique.  Deux 
immenses  chapelles  latérales,  véritables  églises,  ajoutent 
à  sa  splendeur.  La  chapelle  Pauline,  entre  autres,  est 
une  pierre  précieuse  dans  cet  écrin  offert  à  la  Reine  du 
ciel.  Sainte-Marie  Majeure  est  l'église  de  la  Crèche  ;  c'est 
là  qu'est  vénéré  le  Prœsepe;  aussi,  selon  la  remarque  de 
Ms'Gerbet,  tout,  dans  la  basilique,  semble  se  rapporter  au 
mystère  de  l'Incarnation.  Le  pape  Sixte  III  fit  exécuter  peu 
après  le  concile  d'Ephèse  une  mosaïque  comme  monu- 
ment du  dogme  qui  venait  d'être  proclamé  solennelle- 
ment. Il  y  a  aussi  un  tableau  de  l'Adoration  des  Mages, 
dont  M6'  Gerbet  dit  :  «  Dans  la  nuit  de  Noël,  Sainte-Ma- 
rie Majeure,  qui   est  l'église  de  li  crèche,  se  pare  de 


—  445  — 

mille  flambeaux  :  des  torrents  de  lumière  se  répandent 
sur  cette  mosaïque  obscurcie  par  les  siècles.  Kn  redeve- 
nant plus  visible,  elle  semble  se  rapprocher  et  descendre 
pour  mieux  prendre  part  à  la  fête,  en  même  temps  que 
des  chants,  admirablement  appropriés  au  caractère  de 
la  solennité,  prêtent,  pour  ainsi  dire,  une  voix  à  cet  arc 
de  triomphe,  qui  est  la  glorification  d'une  étable.  »  Le 
premier  or  venu  d'Amérique  a  été  oilert  à  cette  église  de 
la  Mère  de  Dieu,  et  lui  donne  le  lustre  qui  la  distingue. 

Dans  la  chapelle  de  gauche,  on  voit  représentée  la 
scène  rapportée  par  la  légende  du  bréviaire,  au  5  août,  le 
Pape  Libère  délimitant  sur  la  neige  l'espace  que  devra 
occuper  la  basilique.  On  y  vénère  une  image  de  la  sainte 
Vierge  dite  de  Saint-Luc. 

En  vérité,  Rome  ne  laisse  pas  un  moment  de  répit  à 
l'admiration  du  pèlerin,  et  on  ne  peut  faire  un  pas  sans 
éveiller  l'histoire.*  L'art  s'est  mis  au  service  de  la  vérité, 
et  son  génie  conserve  dans  une  enveloppe  ravissante 
toutes  les  grandeurs  du  passé. 

De  Sainte-Marie  Majeure  à  Notre-Dame  des  Anges, 
église  des  Chartreux,  il  n'y  a  qu'un  pas  ;  c^est  là  qu'il  faut 
se  rendre.  Cette  église  est  immense,  et  elle  me  parait 
d'autant  plus  immense  que,  malgré  la  messe  que  les  bons 
Pères  chantent  au  chœur,  les  nefs  sont  sans  habitants; 
trois  bonnes  femmes  composent  l'assistance.  Cette  église 
a  des  peintures  et  des  tableaux  du  premier  mérite  ;  un 
saint  Bruno  colossal,  œuvre  de  Houdon,  de  Paris,  en 
garde  l'entrée.  C'est  un  lieu  de  prières,  et  le  recueille- 
ment n'est  pas  difficile  dans  cette  solitude.  Ce  sont  les  an- 
ciens thermes  de  Dioclélien  ;  écoutons  ce  qu'en  dit  le  comte 
Lafond  :  «  Voilà  une  porte  d'église  qui  ne  promet  rien  de 
très-beau  :  qu'elle  est  trompeuse  !  Il  faut  entrer  et  admi- 
rer. Nous  sommes  au  milieu  de  la  grande  salle  de  la  pi- 
nacothèque des  thermes  changée  en  église  par  le  génie 


—  416  — 

de  Michel-Ange  ;  la  voilà  avec  sa  voûte,  ses  colonnes  im- 
menses et  ses  200  pieds  de  longueur.  Pie  IV,  voulant  éle- 
ver un  temple  à  la  reine  des  anges,  chargea  Michel-Ange 
de  lui  trouver  un  emplacemenl.  Le  grand  artiste  avait 
alors  quatre-vingt-six  ans.  Se  promenant  un  jour  au  mi- 
lieu des  ruines  de  ces  thermes,  il  trouva  encore  debout 
à  leur  place  huit  colonnes  énormes  de  gr?nil  sur  les- 
quelles viennent  s'appuyer  de  grands  arcs  à  plein  cintre, 
puis  des  murs  d'une  hauteur  prodigieuse  soutenant  une 
voûte  immense.  Son  vaste  génie  vit  aussitôt  le  parti  qu'on 
pouvait  tirer  de  ces  ruines.  Il  trace  tout  de  suite  son  plan 
et  son  dessin  ;  le  Souverain  Pontife  l'approuve,  et,  sans 
rien  changer  de  place,  sans  rien  détruire,  il  donne  à 
Rome  étonnée  un  des  plus  heaux  temples  réguliers  dont 
elle  ait  le  droit  de  se  vanter.  » 

Il  y  a  dans  cette  église  de  belles  inscriptions-,  j'ai  re- 
tenu celle  du  tombeau  du  cardinal  Alciati  : 

VIRTUTE  VIXIT, 
MEMORIA  VIVIT, 
GLORIA    VIVET. 

Le  soleil  est  déjà  bien  haut  à  l'horizon  et  la  chaleur 
excessive  est  le  signal  du  retour.  Mais,  pour  ne  rien 
perdre  des  bonnes  occasions,  je  vois  sur  ma  route  plu- 
sieurs autres  jolies  éghses,  à  mesure  qu'elles  se  présen- 
tent, entre  autres  celle  de  Saint-André  du  Quirinal,  toute 
remplie  des  souvenirs  et  des  reliques  d'un  ange,  saint 
Stanislas  de  Rostka.  Je  longe  le  Quirinal,  tout  pavoisé  pour 
la  fête  du  Statut,  mais  sauf  sur  ce  palais  royal,  volé  au 
Pape,  au  Corso  et  sur  les  monuments  publics,  les  drapeaux 
itahens  sont  rares  dans  Rome  :  la  fête  jubilaire  de  Pie  IX 
absorbe  l'attention  générale.  Le  Quirinal  a  le  privilège  de 
la  solitude  ;  des  gens  vulgaires  et  sans  tenue  attendent 
devant  une  porte  ouverte  sur  les  jardins,  et  semblent 


—  417  — 

guetter  la  sortie  de  quelque  équipage.  Je  passe  indiffé- 
rent devant  ce  piteux  spectacle.  A  midi  la  petite  commu- 
nauté de  la  rue  Monterone  se  retrouve  en  famille  :  Mn""  XI- 
lard  revenant  du  sacre  d'un  évèque  ;  le  P.  Augier,  de 
maints  endroits  divers,  entre  autres  des  catacombes  et  de 
Saint-Pierre  es  Liens,  et  moi,  des  lieux  de  pèlerinage 
que  je  viens  de  nommer. 

Le  P.  AuGiER,  étant  à  la  veille  de  son  départ,  utiliie  le 
soir  les  derniers  instants  qui  lui  restent  pour  visiter  ce 
qu'il  n'a  pas  encore  vu.  M»'  Allard  veut  bien  guider  mon 
pèlerinage  de  l'après-midi.  Nous  nous  rendons  à  Saint- 
Pierre  m  iMontorio,  par  les  derniers  flancs  du  Janicule.  On 
arrive  à  la  montagne,  après  avoir  traversé  les  rues  tour- 
nantes du  Transtevere,  et  suivi  une  roule  dont  les  replis 
forment  comme  autant  de  terrasses  étagées  en  forme  de  for- 
tifications. Du  sommet,  la  vue  s'étend  au  loin  ;  on  aperçoit 
Rome  dans  tout  son  développement  avec  les  sinuosités  du 
Tibre  qui  l'enlace  et  l'éclat  des  dômes  qui  scintillent  à  l'ho- 
rizon ;  et  par  delà,  les  montagnes  de  la  Sabine  et  du  pays 
latin  qui  semblent  être  des  forêts  avancées  pour  sa  dé- 
fense. Un  square,  tout  récemment  complanté,  s'ouvre  aux 
enfants  qui  courent  sur  son  sable  fin,  et  à  côté,  une  ma- 
gnifique fontaine,  appelée  fontaine  Pauline,  du  nom  du 
pape  Paul  V  (Borghése),  son  créateur,  fait  entendre  le  fra- 
cas de  ses  eaux.  EUes  débouchent  par  des  gueules  énor- 
mes, et  tombent  en  nappes  éblouissantes  dans  un  vaste 
bassin  de  marbre  ;  ce  ne  sont  pas  des  eaux  maigres  et 
venues  comme  à  regret,  ainsi  que  dans  beaucoup  de  nos 
villes  :  ce  sont  des  rivières  qui  se  font  place  à  travers  six 
belles  colonnes  de  granit  oriental.  L'eau  vient  du  lac  Brac 
ciano,  après  35  milles  de  route.  Auguste  et  Trajan  la 
tirent  venir,  et  Paul  V  rétablit  cet  aqueduc,  dont  les  ma- 
tériaux furent  fournis  par  le  forum  de  .Nerva.  A  la  porte 
du  désert  et  à  l'entrée  d'une  cité  dévorée  par  le  soleil. 


^-  418  — 

cette  fontaine  est  une  bénédiction  et  aussi  une  surprise. 
Mais  n'oublions  pas  que  nous  sommes  venus  visiter  une 
église.  Nous  entrons  donc  à  Saint-Pierre  in  Montorio.  Un 
cardinal  est  là  à  genoux,  faisant  sa  prière.  Après  quelques 
instants  d'adoration,  nous  entrons  à  droite  dans  une  petite 
cour,  et  nous  nous  trouvons  en  face  d'un  charmant  édifice 
bâti  sur  l'emplacement  oîi  la  cioix  de  saint  Pierre  fut 
enfoncée  dans  le  sol.  L'œuvre  est  du  Bramante.  Voici  la 
description  qu'en  fait  M.  Lafond  :  «  Imaginez-vous  un 
petit  temple  rond,  en  marbre,  entouré  d'un  portique  cir- 
culaire soutenu  par  seize  jolies  colonneltes  doriques  de 
granit  oriental;  l'intérieur  renferme  une  cliapelle  sur  le 
pavé  de  laquelle  on  voit  une  étroite  ouverture  ronde  qui 
correspond  à  une  autre  chapelle  souterraine;  làon  montre 
le  trou  où  fut  plantée  la  croix  à  laquelle  on  cloua  le 
Prince  des  Apôtres.  Ce  délicieux  édifice,  terminé  par  un 
dôme  svelte  et  gracieux,  n'a  rien  à  envier  à  la  Grèce  et  à 
l'ancienne  Rome.  Il  fut  construit  en  1502,  avec  une  royale 
munificence,  aux  frais  de  la  couronne  d'Espagne. 
Voici  l'inscription  en  l'honneur  des  rois  catholiques  : 

B.  PETRI  APOSTOLORUM  PRINCIPIS 

MARTIRIO   SACRUM 

FERDI>A>DUS  REX  HISPAMARU.M 

ET   ELltiABETHA  REGINA  CATHOUCI 

POST  ERECTUM  AB  EIS  ^DEM  POSUERE 

A?>>0   MDII. 

Un  franciscain  nous  fait  les  honneurs  de  ce  reliquaire, 
et  nous  prions  en  nous  laissant  aller  à  toute  l'effusion  de 
la  reconnaissance  et  de  la  foi  ;  nous  prions  pour  l'Eglise 
et  son  chef,  et  ce  n'est  qu'avec  peine  que  nous  consen- 
tons à  sortir  de  ce  lieu  sanclifié. 

Nous  descendons  le  Janicule  en  contemplant  les  der- 
nières clartés  du  soleil  sur  les  monuments  de  Rome  ;  nous 
traversons  la  via  Garibaldi,  souvenir  désagréable  d'une 


—  419  — 

époque  troublée  ;  c'est  en  effet  tout  près  d'ici  que  se 
trouve  la  porte  Saint-Pancrace,  oîi  le  héros  de  la  Révolu- 
tion défia  et  assassina  les  premiers  soldats  français  pris 
dans  un  piège  ;  mais  il  ne  devait  pas  jouir  longtemps  de 
sa  facile  victoire.  Nous  traversons  de  nouveau  Rome  dans 
sa  largeur  et  nous  allons  terminer  nos  dévolions  de  la 
journée  à  l'église  Saint-André  délie  Fratte,  près  la  Propa- 
gande. Celte  église  est  célèbre  par  l'apparition  de  la 
sainte  Vierge  à  M.  de  Rutisbonne  ;  c'est  ici  qu'entré  juif 
il  sortit  chrétien  par  le  cœur,  et  illuminé  de  toutes  les 
clartés  de  la  foi.  R  y  a  en  ce  moment  une  réunion  ;  un 
prêtre  parle  aux  fidèles  avec  beaucoup  d'animation.  Pour 
ne  pas  troubler  sa  parole,  nous  nous  contentons  de  prier 
humblement  à  l'autel  du  miracle,  aux  pieds  de  celle  dont 
nUustre  converti  disait  :  Elle  ne  rna  rien  dit,  mais  j'ai  tout 
cojnpris.  Nous  prions  pour  les  pécheurs,  pour  ceux  sur- 
tout dont  la  conversion  semble  humainement  impossible  ; 
et  il  nous  semble  que  notre  confiance  augmente  à  chaque 
parole  que  nous  prononçons.  Le  cœur  tout  embaumé,  nous 
rentrons  à  notre  domicile,  au  soir  de  cette  mémorable 
journée  que  l'histoire  signalera  comme  une  des  plus  belles 
de  l'Eglise  :  la  journée  des  Noces  d'or  de  Pie  IX. 

Lundi  4  juin.  Le  P.  Al'Gier  doit  partir  aujourd'hui  à 
dix  heures;  il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre  j  nous  allons 
dire  notre  messe  tout  près  d'ici,  à  notre  église  nationale 
de  Saint-Louis  des  Français.  Nous  arrivons  les  premiers, 
mais  il  n'y  a  encore  qu'un  servant,  et  il  faudra  se  succé- 
der. Le  vestiaire  de  la  sacristie  est  couvert  dans  toute  sa 
longueur  d'amicls  en  désordre,  dont  la  présence  atteste 
qu'une  légion  sacerdotale  a  dû  passer  par  là,  hier  et  les 
jours  précédents.  Saint-Louis  est  un  coin  de  la  patrie  sur 
la  terre  italienne  ;  nous  sommes  en  France  par  tout  ce 
qui  nous  entoure  et  nous  demandons  pour  cette  chère 
patrie  la  fidéhté  aux  principes  catholiques. 


—  420  — 

Le  P.  AuGiER  parli,  M^''  Allard  et  moi  nous  allons  à  la 
Propagande,  où  le  Cardinal  Préfet  donne  aujourd'hui 
audience  ;  déjà  le  P.  Augier,  avant  mon  arrivée,  avait  eu 
l'honneur  de  voir  Son  Éminence.  Dans  la  salle  d'attente 
il  y  a  des  Évêques,  des  Prêtres  de  tous  les  pays.  Nous 
attendons  un  long  temps  que  notre  tour  arrive,  mais 
M^'  Agnozzi,  secrétaire  de  la  Propagande,  passant  dans 
le  salon,  reconnaît  M^'  Allard  et  vient  causer  familière- 
ment avec  nous.  Nous  sommes  introduits  immédiatement 
après  les  Evêques  qui  nous  ont  précédés.  L'entrevue 
avec  le  Cardinal  Franchi  n'a  pas  été  longue  ;  nous  nous 
serions  reprochés  de  prolonger  et  de  prendre  sur  son 
temps  si  laborieusement  occupé,  surtout  en  ces  jours; 
mais  je  ne  puis  dire  avec  quelle  grâce  et  quelle  urbanité 
princière  nous  sommes  reçus.  Il  semble  qu'on  rende 
service  à  Son  Eminence  en  lui  dérobant  quelques  mi- 
nutes ;  je  lui  offre  les  hommages  du  T.-R.  P.  Supérieur 
général  et  de  la  Congrégation  entière,  et  je  remercie  Son 
Eminence  de  la  visite  qu'Elle  a  bien  voulu  nous  faire  à 
Paris,  rue  Saint-Pétersbourg  et  à  Montmartre,  il  y  a 
quelques  mois.  Le  cardinal  Franchi  n'a  oublié  aucun  dé- 
tail de  la  visite,  et  me  parle  avec  intérêt  de  l'Œuvre  du 
Sacré-Cœur;  je  suis  heureux  de  pouvoir  le  renseigner. 
Avec  quel  bonheur  j'ai  entendu  le  Cardinal  Préfet  rendre 
hommage  aux  travaux  de  nos  Missionnaires  à  l'étranger, 
et  me  dire,  au  moment  de  prendre  congé  :  Je  remercie  la 
Congrégation  de  tout  le  bien  qu'elle  fait  dans  l'Église,  et  je 
prierai  Dieu  tle  vous  envoyer  de  bonnes  et  nombreuses  voca- 
tions. Cette  visite  laisse  un  baume  sur  le  cœur;  Son  Emi- 
nence aime  les  Missionnaires  et  nous  aime  particulière- 
ment ;  c'est  une  douce  joie  de  le  voir  et  de  se  l'entendre 
dire.  M^'  Allard,  qui  collabore  aux  œuvres  de  la  Propa- 
gande et  utilise  ainsi  l'expérience  de  plus  de  vingt  ans 
de  séjour  aux  Missions  étrangères,  est  reçu  avec  un  em- 


—  421  — 

pressement  particulier  :  Rome  sait  toujours  reconnaître 
ce  que  l'on  fait  pour  les  Ames. 

Au  sortir  des  appartements  cardinalices,  qui  m'ont  paru 
bien  modestes,  nous  saluons  M^'  Agnozzi  et  nous  allons 
jeter  un  coup  d'oeil  sur  l'imprimerie.  On  nous  montre  les 
presses,  en  pleine  activité,  et  plusieurs  ouvrages,  entre 
autres  un  volume  renfermant  le  Pater  imprimé  en  deux 
cent  cinquante  langues;  à  côté  du  chinois  et  de  l'arabe 
je  découvre  une  traduction  du  Pater  en  dialectes  du  sud 
de  la  France.  Mais  voilà  midi  qui  sonne,  le  travail  cesse 
instantanément,  et  nous  sortons  avec  les  ouvriers  pour 
aller  nous  aussi  prendre  notre  réfection. 

Le  soir,  à  la  fraîcheur,  si  fraîcheur  il  y  a,  visite  au 
couvent  de  Sainte-Sabine.  Nous  y  arrivons  par  des 
rampes  escarpées  qui  contournent  le  mont  Aventin.  Les 
Dominicains  viennent  recevoir  Monseigneur;  quelques 
dames,  les  unes  de  Florence,  les  autres  de  Lyon,  se  pla- 
cent sous  la  protection  de  la  soutane  violette,  et  se  joi- 
gnent à  nous  pour  profiter  des  explications  que  va  nous 
donner  un  bon  Père. 

Ce  vieux  couvent  de  Sainte-Sabine,  bâti  sur  lu  hauteur, 
dominant  le  Tibre  et  la  route  qui  conduit  à  Saint-Paul 
hors  des  Murs,  est  tout  rempli  du  souvenir  de  saint  Do- 
minique et  du  pape  saint  Pie  V.  Nous  visitons  la  chambre 
du  grand  patriarche  de  l'Ordre  et  la  cellule  du  Pontife 
qui  prépara  la  victoire  de  Lépante. 

«  La  cellule  de  saint  Dominique,  dit  M.  Lafond,  nous 
a  été  conservée  dans  son  humilité  primitive,  telle  que 
l'habitait  le  saint  ;  mais  la  chapeik'  qui  la  précède  est  re- 
vêtue de  marbres  précieux  et  de  délicates  mosaïques  : 
c'est  uu  don  de  Charles  IV,  roi  d'Espagne,  qui  voulut 
ainsi  honorer  à  Home  le  plus  grand  saint  de  son  royaume. 
On  reconnaît  ici  la  splendeur  et  la  piété  castillanes.  » 

La  cellule  de  saint  Pie  V  est  plus  simple  encore  et  a  été 


—  422  — 

transformée  en  chapelle  :  «  Le  tableau  du  maître-autel 
est  singulier.  Pie  V  veut  baiser  un  cruciBx  empoisonné 
par  ses  ennemis,  mais  le  cruciûx  se  retire  de  lui-même 
et  refuse  de  toucher  ses  lèvres.  Au-dessus  de  la  porte,  il 
est  peint  à  genoux;  un  ange  lui  annonce  la  bataille  de 
Lépante;  par  la  fenêtre  il  voit  dans  une  vision  les  détails 
de  cette  grande  victoire  navale...  » 

Sainte  Sabine  était  une  noble  dame  romaine  qui  fut 
convertie  à  la  vraie  foi  par  la  vierge  Sérapie,  sa  servante, 
d'autres  disent  sa  fille  adoptive,  dont  elle  recueillit  les 
reliques  après  le  martyre.  Le  souvenir  de  ces  deux  illus- 
tres saintes  est  inséparable  dans  l'église  du  couvent. 
Celte  église  fut  bâtie  sur  l'emplacement  de  la  maison  de 
sainte  Sabine;  les  pierres,  les  tableaux,  tout  y  parle  des 
deux  saintes  qui,  séparées  par  la  distinction  des  classes, 
furent  réunies  comme  deux  sœurs  dans  l'égalité  chré- 
tienne par  le  lien  ineffable  de  l'amour  du  Christ.  On 
montre  la  pierre  sur  laquelle  saint  Dominique  venait 
prier  prosterné,  en  souvenir  de  l'héroïsme  des  saints,  et 
l'âme  est  toute  pénétrée  de  la  grandeur  de  tant  de  ver- 
tus; on  se  demande  ce  que  l'on  est  en  présence  de  ces 
caractères  si  fortement  trempés,  et  on  rougit  de  sa  déli- 
catesse. Ici  Lacordaire  vécut  en  novice  et  prépara  son 
âme  aux  grandes  luttes  oratoires;  c'est  peut-être  dans  une 
cellule  de  Sainte-Sabine  qu'il  a  écrit  ses  plus  belles  pages 
sur  la  vie  monastique.  Son  nom  est  sur  nos  lèvres  quand 
nous  parcourons  les  longs  corridors,  en  lisant  le  nom 
des  Pères  sur  chaque  cellule  ;  il  nous  semble  que  le  grand 
homme  va  sortir  d'un  de  ces  asiles  de  la  prière  et  du 
travail  et  nous  redire  en  paroles  inspirées  tout  le  bonheur 
du  cloître. 

Après  avoir  admiré  le  coup  d'œil  de  Rome  du  haut  d'un 
balcon  d'oia  la  vue  s'étend  au  loin,  nous  descendons  au  jar- 
din, où  nous  attend  une  autre  surprise.  Le  cicérone  nous 


—  423  — 

moulre  là  un  oranger  giganlosqiie  qui  fut  planté  par 
saint  Dominique  ;  on  soutient  sa  vieillesse  et  on  protège 
ses  branches  contre  les  pieux  larcins  en  l'enfermant  dans 
une  barrière  qui  l'isole  de  tout  autre  arbre  profane  ;  mais 
notre  cicérone  veut  bien  nous  donner  à  chacun  une 
feuille  de  ce  témoin  de  la  vie  des  saints.  On  nous  remet 
aussi  un  petit  imprimé  sur  lequel  je  lis  ces  gracieuses  pa- 
roles de  saint  François  de  Sales,  extraites  de  sa  première 
lettre  à  sainte  Jeanne  de  Chantai;  elles  sont  bonnes  à 
transcrire  ici  :  «  J'ai  vu  un  arbre  planté  par  le  bienheu- 
reux Dominique  à  Rome  ;  chacun  le  va  voir  et  le  chérit 
pour  l'amour  du  planteur  :  c'est  pourquoi,  ayant  vu  en 
vous  l'arbre  du  désir  de  sainteté  que  Notre-Seignenr  a 
planté  en  votre  âme,  je  le  chéris  tendrement  et  prends 
plaisir  à  le  considérer...  Je  vous  exhorte  d'en  faire  de 
même,  et  de  dire  avec  moi  :  Dieu  vous  croisse,  ô  bel 
arbre  planté!  divine  semence  céleste,  Dieu  vous  veuille 
faire  produire  votre  fruit  à  maturité  !  » 

Saint-Alexis  est  à  côté  de  Sainte-Sabine,  au  sommet  de 
l'Aventin.  L'église  occupe  l'emplacement  de  l'ancienne 
maison  du  saint,  appelé  par  la  légende  du  Bréviaire 
le  plus  noble  des  Romains,  Romanorum  nobilissimus.  C'est 
une  des  pratiques  de  l'Eglise  de  conserver,  sous  la  forme 
d'un  oratoire  ou  d'une  basilique  les  demeures  où  vécu- 
rent ses  plus  illustres  enfants,  et  de  donner  l'immortalité 
aux  murailles  que  le  temps  a  ébranlées,  en  les  renfer- 
mant dans  les  constructions  plus  solidesd'un  édifice  sacré. 
Ainsi  le  reliquaire  n'est  pas  loin  et  les  ossemenss  des 
saints  sont  conservés  et  vénérés  avec  leur  fragile  maison 
sur  le  sol  même  où  ils  naquirent,  vécurent  et  se  transfigu- 
rèrent dans  la  sainteté  et  la  mort.  Le  puits  de  l'habitation 
patricienne  est  renfermé  dans  l'intérieur  de  l'église  de 
Saint-Alexis,  et  voici  l'escalier  sous  lequel  pendant  vingt 
ans,  vainqueur  du  monde  et  des  passions,  le  saint  reposa, 

T.    XV.  38 


_  424  — 

obscur  mendiant,  ù  deux  pas  des  splendeurs  et  despures 
affections  qu'il  avait  sacrifiées  pour  Dieu,  Une  statue  en 
marbre,  placée  sous  l'escalier,  le  représente  couché  sur 
la  paille  et  à  Fheure  d^;  la  mort  ;  le  bourdon  de  pèlerin 
est  à  ses  côtés.  Il  est  impossible  de  ne  pas  être  attendri; 
le  passé  revit  et  devient  un  présent  que  l'on  voudrait  fixer 
dans  son  trop  rapide  passage  : 

Quis  lalia  fando 
Temperet  à  lacrymis? 

Nous  descendons  les  rampes  de  Sainte-Sabine  en  nous 
racontant  mutuellement  les  détails  de  cette  page  d'his- 
toire, et  nous  saluons  en  passant  l'église  de  Sainte-Anas- 
tasie  qui  n'est  pas  sans  mérite.  On  fait  mémoire  de  la 
sainte  martyre  à  la  seconde  messe  de  Noël.  En  rentrant 
dans  Rome  nous  trouvons  le  faubourg  envahi  par  une 
foule  de  paysans,  à  l'aspect  pacifique  et  bon  ;  nous  de- 
mandons ce  que  signifie  cette  réunion,  et  on  nous  dit  que 
tous  ces  braves  gens  viennent  ici  pour  se  louer  :  c'est  à 
cette  place  que  se  font  les  embauchoments  pour  le  tra- 
vail. Toutes  ces  figures  sont  honnêtes,  et  à  coup  sûr  il  n'y 
a  pas  de  destructeurs  do  la  société  dans  celte  agglomé- 
ration considérable.  En  France,  tout  rassemblement  un 
peu  nombreux  aux  portes  d'une  ville  semble  une  menace, 
et  on  est  tenté  de  crier  :  Caveant  consules. 

Mardi,  5  juin.  Messe  à  l'église  de  Sainte-Françoise 
romaine,  à  l'extrémité  du  Forum.  Cette  église  est  fort 
jolie  et  bien  ornée.  Devant  l'autel  on  voit  le  tombeau  de 
la  sainte,  riche  en  marbres  précieux  et  en  bronzes  dorés. 
Des  lampes  nombreuses  forment  autour  de  lui  une  cou- 
ronne de  lumières  ;  on  accède  à  l'autel  supérieur  par  deux 
escaliers  fort  élégants  ;  au-dessous  il  y  a  une  crypte,  où  je 
suis  autorisé  à  célébrer  le  saint  Sacrifice.  L'ordonnance 
générale  de  ce  sanctuaire,  avec  ses  degrés  et  sa  crypte,  me 


—  425  — 

rappelle  Saint-Marlin  de  Tours  ;  mais  il  y  u  ici  une  profu- 
sion de  marbres  el  de  richesses  que  l'on  ne  rencontre  pus 
dans  la  chapelle  provisoire  du  c^rnnd  Ibaiimalurge.  A 
droite  du  maîlre-aulel  je  remarque  le  tombeau  de  Gré- 
goire XI,  pape  français  et  Limousin  d'origine  ;  c'est  lui 
qui  ramena  la  papauté  d'Avianon  à  Pomc  ;  la  première 
ligne  de  son  épitaphe  est  ainsi  conçue  : 

ilREGORlO  XI   LKMOVICKNSI... 

Des  bas-reliefs  représentent  la  scène  du  retour  à  Home 
en  1377. 

En  sortant  de  cette  église,  je  jette  un  coup  d'œil  sur 
celle  des  saints  Corne  etDamien,  bâtie  sur  l'emplacement 
d'un  ancio'i  lotnnle  de  Rémus.  Il  faut  bien  accorder  en- 
core son  attention  aux  ruines  romaines,  dont  le  Forum 
concentre  ici  les  blocs  les  plus  fameux.  Le  Palatin  est  en 
face  avec  les  souvenirs  de  sa  grandeur  disparue  ;  ici  fut 
le  palais  des  Césars  ;  la  maison  dorée  de  Néron  s'éten- 
dait sur  ce  front  aujourd'hui  dévasté  qui  longe  la  voie 
Sacrée;  et  par  delà  c'est  r.\ventin,  où  le  peuple  allait 
bouder  le  pouvoir  et  préparer  ses  pronunciamentos.  Je  con- 
tourne en  entier  le  Forum,  et  je  salue  en  passant  une  petite 
église  où  le  saint  sacrement  est  exposé,  je  gravis  de  nou- 
veau le  Capitule  et  je  fais  une  seconde  visite  à  VAra  Cœli. 
Cette  église  fut  d'abord  un  temple  de  Jupiter  et  une  lé- 
gende raconte  qu'Auguste,  ayant  consulté  Toracle  de 
Delphes  sur  son  successeur,  fut  averti  de  la  naissance 
prochaine  d'un  Dieu  maître  de  Ions  les  Dieux.  A  cette  oc- 
casion il  établit  au  Capitole  un  autel  avec  cette  inscrip- 
tion : 

HAEC  EST  ARA  PRIMOGEMTI  DEI  (1). 

On  a  complété  la  dénomination  en  disant  l'Autel  du 
(1)  C'est  ici  l'autel  du  premier-né  de  Dieu. 


—  426  — 

Ciel  :  Ara  Cœli.  Les  moines  franciscains  sont  les  gardiens 
de  ce  vieux  débris  purifié  par  la  religion.  Dans  le  cloître 
du  couvent  voisin  que  la  Révolution  a  peut-être  volé,  je 
vois  des  soldats  italiens  assis  au  corps  de  garde  : 

Barbarus  has  segetesl 

Cette  vue  jette  un  peu  de  tristesse  dans  mon  âme.  Pour 
m'en  consoler,  je  fais  une  seconde  station  au  pied  du  Ca- 
pitole,  à  la  prison  Mamertine,  et  je  renais  à  l'espérance 
en  me  disaiit  que  saint  Pierre  est  sorti  de  cet  affreux 
séjour. 

II  est  l'heure  de  revenir  au  logis.  Près  de  la  place  de 
Venise  je  découvre  la  petite  église  de  Saint-Marc.  Son 
premier  aspect  me  ravit  ;  tout  me  paraît  élégant,  riche  et 
d'une  propreté  inouïe.  L'église  a  trois  nefs;  celle  du  mi- 
lieu est  soutenue  par  vingt  colonnes  ioniques  de  jaspe  de 
Sicile.  L'abside  est  ornée  de  quatre  colonnes  de  porphyre  ; 
on  monte  au  sanctuaire  par  dés  degrés.  Une  belle  colonne 
destinée  à  supporter  le  cierge  pascal  et  faite  de  brèche 
coraUine  fort  rare  se  lient  sur  la  droite,  comme  un  faction- 
naire au  port  d'armes  devant  un  palais.  Le  plafond  est  à 
caissons  avec  des  dorures,  et  le  pavé  est  tout  de  marbre. 
Celte  église  est  ravissante  ;  elle  doit  contenir  près  d'un 
millier  d'âmes  et  je  me  dis  en  l'admirant  que  c'est  tout  ce 
qu'il  nous  faudrait  pour  la  rue  Saint-Pétersbourg,  à 
Paris. 

La  soirée  sera  employée  à  visiter  les  catacombes.  Nous 
nous  engageons  dans  la  voie  Appienne,  rencontrant  sur 
notre  droite  les  thermes  de  Caraealla,  l'église  des  Saints 
Achille  ctNérée;  sur  notre  gauche  le  tombeau  de  Sci- 
pion,  le  Quo  vadis,  ou  petite  chapelle  bâtie  ù  l'endroit 
où  saint  Pierre,  fuyant  la  persécution,  rencontra  Notre- 
Seigneur,  et  nous  arrivons  à  un  champ  tout  couvert  de 
pavots,  emblème  du  so.aimeil;  ces  fleurs  mélancoliques 


-  427  — 

poussent  à  profusion  sui'  la  ville  sonlerraine.  Un  gardien 
nous  reçoit,  et  nous  descendons  tous  les  deux  à  sa  suite 
dans  les  mystères  des  catacombes,  appelées  en  cet  en- 
droit catacombes  de  Saint-Calixte.  C'est  un   dédale   de 
corridors  étroits,  de  biviums,  de  places,  de  salles  souter- 
raines où  passèrent,  prièrent  et  vinrent  reposer  les  saints 
et  les   martyrs,  pondant  la   tempête  des  persécutions. 
Nous  voyons  l'endroit  où  fut   enterrée  sainte  Cécile,  la 
chapelle  où   célébrait  le    Souverain  Pontife,  réfugié  ici 
avec  son    troupeau  fidèle.  Partout  se  lisent  les  preuves 
de  nos  mystères  et  de  nos  dogmes  les    plus  chers.  Les 
symbales  se  rencontrent  partout  aussi  et  ont  leur  lan- 
gage :  «  la  colombe,  le  cerf,  les  poissons,  l'ancre,  le  can- 
délabre, l'olivier,  les  palmes,  les  raisins  et  divers  autres 
emblèmes  étaient  les  mots  d'une  langue  qui  convient 
éminemment  à  la  tombe  d,  dit  M»''  Gerbet.  Et  un  peu 
plus  loin  il  ajoute  :  «  Le  plus  brillant  oiseau  de  nos  cli- 
mats, le  paon,  n'est  plus  pour  nous,  grâce  à  nos  fabu- 
listes, que  l'emblème  d'une  sotte  vanité.  Nos  pères  avaient 
compris  que  la  magnifique  parure  que  Dieu  lui  a  donnée 
doit  avoir  une  autre  signification.  Ils  le  représentaient 
sur  les  tombeaux  comme  l'emblème  de  la  transfiguration 
future...» 

IMais  comment  parler  des  catacombes?  il  faudrait  pour 
cela  la  science  compétente  et  écrire  un  volume.  Quel- 
ques pages  de  M^""  Gerbet  seront  mieux  placées  ici  que  mes 
inutiles  descriptions. 

«  On  a  souvent  essayé  de  décrire  les  catacombes,  dit 
l'illustre  écrivain;  elles  ont  inspiré  de  belles  pages  au 
génie  et  à  la  piété,  laquelle  a  un  secret  qui  n'est  qu'à 
elle  pour  pailor  do  ces  choses  qu'il  vaut  encore  mieux 
sentir  que  peindre.  Ceux  qui  n'en  auraient  encore  au- 
cune idée,  peuvent  se  représenter  vaguement  des  laby- 
rinthes souterrains,  presque  indescriptibles,  dans   les- 


—  428  -. 

quels  cent  chemins  droits,  obliques,  brisés,  sinueux, 
serpentent,  se  coupent  ou  s'entrelacent  à  l'infini,  les  uns 
impénétrables  aujourd'hui,  parce  qu'à  l'extrémité  qui 
aboutit  au  sentier  que  vous  parcourez,  ils  sont  fermés 
par  des  murs  ou  par  des  monceaux  de  terre;  les  autres 
vous  ouvrant,  à  droite  et  à  gauche,  des  profondeurs  in- 
connues, où  les  pas  des  visiteurs  n'osent  point  se  hasar- 
der ;  tout  cela  plein  de  tombeaux,  de  la  poussière  des 
vieux  siècles,  de  recoins  étranges,  dhisioires  tragiques, 
de  sorte  que  ces  lieux,  avec  les  mille  plis  et  replis  de 
leurs  sentiers  et  de  leurs  mystères,  conviennent  très-bien 
pour  être  des  palais  de  la  mort,  qui  est  si  pleine  elle- 
même  de  surprises,  de  secrets  terribles,  et  qui  suit  sou- 
vent, pour  frapper  ses  coups,  des  routes  aussi  tortueuses. 
De  chaque  côté  de  ces  corridors,  on  a  pratiqué  dans  le 
mur,  pour  y  déposer  les  cadavres,  des  espèces  de  niches 
oblongues,  placées  horizontalement  ;  elles  sont  superpo- 
sées les  unes  aux  autres,  de  manière  à  former  deux  ou 
trois  rangs  de  sépulcres,  parfois  six  ou  sept,  et  même 
jusqu'à  douze  dans  les  endroits  où  l'on  a  travaillé  dans 
des  couches  de  tuf  plus  hautes.  On  dirait  les  rayons 
d'une  bibliothèque  où  la  mort  rangeait  ses  œuvres.  Lors- 
qu'un corps  avait  été  confié  à  une  de  ces  niches,  on  la 
fermait  avec  des  briques,  des  pierres  ou  des  plaques  de 
marbre.  Assez  souvent  les  ouvriers  fermaient  l'entrée 
d'un  corridor  tout  entier,  eu  même  temps  qu'ils  en  creu- 
saient d'autres  :  la  terre  provenant  des  nouvelles  gale- 
ries servait  à  clore  quelques-unes  de  celles  où  les  morts 
étaient  au  complet,  comme  on  ferme  la  porte  d'un  gre- 
nier où  l'on  a  entassé  autant  d'épis  qu'il  en  peut  con- 
tehir.  Plusieurs  ont  été  bouchées  beaucoup  plus  tard, 
soit  par  des  éboulements,  soil  à  dessein,  par  mesure  de 
prudence  ou  de  nécessité.  Lorsqu'on  ouvre  un  corridor 
qui  n'a  pas  encore  été  exploré,  on   reporte  quelquefois 


—  429  — 

les  déblais  à  l'entrée  de  ceux  d'où  l'on  a  retiré  les  saintes 
reliques,  de  sorte  que  ceux-ci,  après  avoir  été  fermés 
autrefois,  parce  qu'ils  étaient  pleins,  sont  fermés  de 
nouveau,  parce  qu'ils  sont  vides.  Ces  galeries  mortuaires 
sont  en  général  étroites,  l'air  y  est  épais  et  lourd,  et  le 
terrain  presque  partout  exempt  d'humidité.  De  temps 
en  temps  l'espace  s'élargit,  et  vous  respirez  plus  à  l'aise 
en  arrivant  à  des  chambrfs  sépulcrales,  à  de?  chapelles 
qui  conservent  encore  des  peintures  antiques,  et  quel- 
quefois à  un  baptistère.  Dans  plusieurs  de  ces  cimetières, 
il  y  avait  de  distance  en  distance  des  soupiraux  carrés 
qui  faisaient  pénétrer  un  peu  de  lumière  dans  quelques 
chambres  de  lu  Rome  souterraine  (1).  On  rencontre  aussi 
un  puits  par  lequel  les  chrétiens  descendaient  d'une  car- 
rière dans  le  cimetière  creusé  au-dessous.  De  ces  de- 
meures funèbres,  la  plus  riche  en  souvenirs  est  celle  qui 
se  trouve  près  de  la  basilique  de  Saint-Sébastien;  mais 
elle  n'a  plus  guère  que  des  tombeaux  vides,  dans  la  par- 
lie  que  l'on  fait  parcourir  aux  visiteurs  :  comme  elle  est 
ouverte  depuis  longtemps  à  tout  le  monde,  et  qu'un  im- 
mense public  moderne  a  passé  par  là,  eiie  semble  avoir 
perdu,  par  ce  frottement  continuel,  quelque  chose  de 
son  lustre  ù'antiquité.  Elle  n'olTre  pas,  sous  ce  rapport, 
autant  de  charmes  que  d'autres  souterrains  moins  fré- 
quentés. Vous  retrouvez  dans  ceux-ci  un  certain  nombre 
de  tombeaux  fermés  et  pleins.  Dans  des  niches  ouvertes, 
de  vieux  ossements  se  laissent  toucher  ;  çà  et  là  quelques 
fragments  antiques  de  verre  ou  de  marbre.  Ces  cata- 
combes sont  plus  fraîches  de  vétusté,  et  font  mieux  sen- 
tir les  temps  primitifs.  On  ne  les  visite  ordinairement 
que  lorsqu'une  société  asïez  nombreuse  est  réunie.  Ces 

(1)  Occurrunt  cœsis  immiss.!  foiaraina  Icclis, 

Quae  jaciunt  claros  anlra  super  radios. 

(Prudent,  Hymne  XI,  IGO.) 


—  430  -^ 

caravanes  funèbres  sont  souvent  composées  de  personnes 
appartenant  à  diverses  nations  qui  s'entrevoient  un  in- 
stant dans  un  cimetière  soutenain,  à  la  lueur  d'une 
torche,  pour  ne  plus  se  revoir  sous  le  soleil;  malheureu- 
sement tous  n'y  apportent  pas  ces  dispositions  religieuses, 
ou  du  moins  ce  sentiment  des  convenances  que  de  pareils 
lieux  devraient  inspirer.  Le  recueillement  avec  lequel 
on  aimerait  goûter  toutes  leurs  impressions  est  mainte 
fois  troublé  par  les  bavardages  les  plus  déplacés,  par 
une  gaieté  insolente  pour  les  vivants  et  pour  les  morts. 
Malgré  cela,  une  visite  aux  catacombes  fait  un  efifet  so- 
lennel et  profond.  On  ne  peut  rencontrer  nulle  part  une 
aussi  vive  apparition  des  premiers  âges  du  christianisme. 
La  source  d'eau  de  l'antique  baptistère,  préservée  de  tout 
usage  profane,  coule  toujours  pure  comme  la  grâce,  dont 
elle  est  l'emblème.  Cette  longue  file  de  flambeaux,  portés 
par  les  visiteurs  qui,  dans  ces  étroites  galeries,  marchent 
à  la  suite  l'un  de  l'autre,  figure  assez  bien  les  processions 
qu'y  faisaient  les  premiers  chrétiens,  lorsqu'ils  y  rappor- 
taient le  corps  d'un  martyr,  ou  qu'ils  y  célébraient  quel- 
que autre  fête  ;  et  les  quinze  siècles  de  silence  qui  pla- 
nent sous  ces  voûtes  permettent  presque  d'entendre 
encore  les  pas  des  générations  héroïques.  Durant  ces 
siècles  immobiles,  nul  bruit  du  monde,  excepté  àl'époque 
des  incursions  de  quelques  hordes  lombardes,  n'a  eu 
d'écho  dans  ces  lieux,  nulle  poussière  nouvelle  n'y  a 
recouvert  les  chemins,  nulle  révolution  politique  n'est 
venue  y  laisser  quelque  trace  des  agitations  des  hommes, 
qui  mesurent  pour  nous  la  durée.  Le  temps  y  est  comme 
un  désert,  les  époques  lointaines  s'y  rapprochent  de 
vous,  comme  les  distances  se  raccourcissent,  par  l'ab- 
sence d'objets  intermédiaires,  dans  la  soHtude  de 
l'Océan.  » 

Sortis  de  ces  tombeaux  et  de  cette  nuit,  nous  avan- 


—   43Î    - 

çons  de  quelques  pas,  pour  visilor  la  basilique  de  Saint- 
Sébastien  hors  des  murs,  bâtie  sur  le  cimetière  de  Saint- 
Calixle.  Celle  éi^lise,  solitaire  dans  la  campagne  et  élevée 
sur  la  voie  Appiennc,  oîi  sont  les  sépultures  des  anciens 
Romains,  n'est  ni  immense,  ni  splendide  comme  d'autres 
que  nous  avons  déjà  vues,  mais  elle  est  riche  en  reliques. 
Le  bon  franciscain  qui  nous  reçoit  les  expose  à  notre  vé- 
nération, et,  sur  la  demande  de  Us^  de  Taron,  donne 
l'explication  de  ce  trésor  aux  pèlerins,  assez  nombreux 
en  ce  moment.  Avec  quelle  émotion  nous  nous  proster- 
nons devant  le  tombeau  de  saint  Sébastien,  ce  noble  et 
saint  capitaine  des  gardes,  percé  de  flèches  par  les 
archers  de  Mauritanie,  instruments  de  la  colère  de  Dio- 
clétien.  En  sus  des  grâces  personnelles  que  uous  deman- 
dons, nous  prions  pour  notre  chère  armée  française,  afin 
que  les  héros  chrétiens  se  multiplient  dans  ses  rangs  et 
que  sa  foi  rehgieuse  soit  à  la  hauteur  de  son  courage 
militaire. 

En  revenant  sur  nos  pas  et  aux  portes  de  Rome,  nous 
entrons  à  l'église  de  Saint-Grégoire.  C'est  l'ancienne  de- 
meure du  saint,  bâtie  sur  le  mont  Cœlius.  L'atrium  est 
spacieux  et  orné;  l'église  a  quelque  cbose  qui  tient  du 
monastère  et  du  palais.  Un  religieux  camaldule  nous  en 
fait  les  honneurs.  A  droite  de  l'autel,  voici,  dans  un  enfon- 
cement, la  cellule  du  grand  docteur  et  la  chaire  de  mar- 
bre dans  laquelle  il  enseigna.  Dans  une  petite  chapelle 
indépendante  et  qui  forme  une  église  à  part,  nous  sa- 
luons sainte  Sylvie,  sa  mère,  et  à  gauche  nous  entrons 
dans  l'ancien  Triclinium;  c'est  laque,  chaque  jour,  le  saint 
pape  servait  de  ses  mains  douze  pauvres;  un  ange,  dit  la 
légende,  vint  s'adjoindre  un  jour  aux  convives  pour  avoir 
le  même  honneur;  des  fresques,  fort  bien  conservées  en- 
core, représentent  ces  divers  faits,  et  au  milieu  de  la  salle 
on  voit,  renfermée  derrière  une  grille,  la  table  de  mar- 


—  432  — 

bre  à  laquelle  les  convives  du  saint  étaient  assis  comme 
des  princes  :  Peregrinos  quoiidie  ad  mensam  adhibebat  :  in 
quibus  et  angelum  et  dominum  angelorum  peregrini  facit 
accepit...  (Brev.  Rom.) 

Nos  pèlerinages  du  5  juin  nous  ont  transportés  dans 
un  monde  de  piété,  et  cette  journée  compte  parmi  les 
meilleures. 

Mercredi,  6  juin.  C'est  à  Sainte-Cécile  que  j'ai  résolu 
de  dire  aujourd'hui  la  messe.  La  jeune  martyre  a  trouvé 
en  France  un  historien  qui  a  immortalisé  sa  mémoire  et 
qui  l'a  rendue  populaire;  les  parfums  de  la  virginité  et 
du  martyre  s'exhalent  de  sa  vie  si  touchante  et  embau- 
ment encore  les  murs  de  sa  demeure  patricienne  trans- 
formée en  église.  C'est  dans  le  Traustevere  qu'il  faut 
aller  chercher  ce  bijou.  L'atrium,  comme  celui  de  Saint- 
Grégoire,  est  vaste  et  indique  la  richesse  de  la  famille. 
L'autel  principal  est  décoré  de  quatre  colonnes  de  mar- 
bre blanc  et  noir  qui  soutiennent  le  baldaquin;  cet  autel 
et  la  confession  sont  d'une  grande  richesse  ;  l'albâtre,  le 
lapis-lazuli,  le  jaspe,  le  vert  antique,  l'agate  et  le  bronze 
doré  entrent  dans  leur  composition  ;  le  corps  de  la  sainte 
repose  au-dessous.  La  statue  en  marbre  blanc  la  repré- 
sente couchée  sur  le  côté,  modestement  renfermée  dans 
les  plis  de  sa  robe  virginale,  el  portée  sur  les  feux  res- 
plendissants des  pierres  précieuses  qui  décorent  son  autel, 
comme  un  léger  flocon  d'écume  sur  les  Ilots  de  l'Océan. 
On  se  prosterne  devant  cette  image  qui  approche  de  si 
près  de  la  réalité,  et  on  sent  des  larmes  venir  aux  yeux. 
J'ai  le  bonheur  de  célébrer  le  saint  sacrifice  à  la  crypte, 
pendant  que  les  religieuses  bénédictines  psalmodient  l'of- 
fice dans  leurs  tribunes;  je  me  rappelle  les  anges  accom- 
pagnant les  cantiques  de  Cécile  :  Cantantibus  organis 
Cœcilia  Domino  dccantabai  dicens  :  Fiat  cor  nieum  immaculu- 
tum,  ut  non  confundar,  et  tout  s'unit  à  cette  heure  mati- 


—  433  — 

nale  pour  entretenir  la   pieuse  illusion   de    mes    sou- 
venirs. 

Je  voudrais,  en  sortant  de  cette  église,  avoir  sous  la 
main  la  Vie  de  sainte  Cécile  de  Dom  Guëranger;  il  me 
semble  que  je  la  relirais  sans  désemparer. 

Rome  est  la  ville  des  saints,  ils  sont  la  chez  eux  comme 
dans  une  patrie  terrestre;  chacun  y  a  son  église,  son 
culte  ou  ses  reliques,  ainsi  que  dans  le  ciel  ii  y  a  plusieurs 
demeures,  inamiones  mullœ  sunt. 

En  sortant  de  Sainte-Cécile,  je  me  lance  dans  les  rues 
tournantes  et  étroites  du  Transtevere  et,  après  bien  des 
détours,  j'arrive  à  la  basilique  de  Sainte-Marie,  La  basi- 
lique, dans  ce  quartier  misérable^  est  comme  un  diamant 
sur  la  robe  d'une  pauvre  femme  :  elle  est  éblouissante. 
C'est  le  premiei-  temple  qu'on  ait  consacré  à  Notre-Dame, 
et  les  papes  se  sont  employés  successivement  à  l'em- 
bellir. Les  nefs  sont  soutenues  par  vingt-deux  colonnes 
de  granit  rouge  et  noir;  le  pavé  est  entremêlé  de  por- 
phyres serpentins,  et  au  plafond  doré  on  voit  la  belle 
Assomption  du  Dominiquin.  Quatre  colonnes  de  porphyre 
soutiennent  le  tabernacle;  des  agneaux  représentés  sur 
les  murs  du  chœur  se  dirigent  avec  ensemble  vers  le  bon 
Pasteur,  placé  au  centre  de  la  réunion  ;  ce  sont  les  âmes 
attirées  par  la  douceur  du  Rédempteur.  Sur  une  pierre 
de  la  nef  on  lit  ces  mots  :  fons  olei.  C'est  là  qu'autrefois 
s'élevait  une  sorte  d'auberge  pour  les  soldats  romains, 
appelée  taberna  meritoria.  Un  jour,  une  fontaine  d'huile 
en  sort  et  ses  eaux  coulent  vers  le  Tibre;  on  apprend 
peu  de  temps  après  qu'un  enfant  miraculeux  est  né  à 
Bethléem;  la  source  d'huile  était  un  symbole  de  la  grâce 
incomparable  accordée  au  monde. 

Cette  basilique  de  Sainte-Marie  du  Transtevere  est  vrai- 
ment magnifique;  les  murs  du  porche  sont  couverts  de 
pierres  arrachées  aux  catacombes  et  portant  des  iuscrip- 


—  434  — 

tions  chrétiennes.  Dans  l'intérieur,  il  y  a  la  chapelle  du 
dernier  des  Stuarts, le  cardinal  duc  d'York,  qui  fut  titulaire 
de  la  basilique. 

Le  soir,  visite  à  Saint-Pierre;  c'est  pour  prendre  congé. 
Nous  arrivons  pendant  le  chant  des  Vêpres  et  nous  rece- 
vons la  bénédiction  du  très-saint  Sacrement.  Dans  ce 
dernier  pèlerinage  au  tombeau  des  saints  apôtres,  l'âme 
se  répand  avec  plus  d'efTusion,  et  semble  appeler  toutes 
ses  intentions  dispersées  pour  les  grouper  et  les  laisser 
dans  une  prière  d'adieu  sous  la  garde  des  deux  princes 
de  la  terre.  Nous  prolongeons  notre  visite,  nous  vou- 
drions une  seconde  fois  faire  bénir  des  objets  de  piété 
parle  pape;  mais  les  camériers  de  service  nous  disent 
que  Pie  IX  se  promène  en  ce  moment  dans  les  jardins. 
Nous  nous  en  réjouissons,  et  nous  revenons  au  petit  pas 
à  la  via  Monterone.  Rome  est  moins  animée  que  la  semaine 
précédente.  La  plupart  des  pèlerins  sont  partis  depuis  la 
fête  du  3,  chassés  par  la  chaleur  et  après  avoir  accompli 
leurs  dévotions. 

Jeudi,  7  juin.  Je  gravis  de  bonne  heure  les  hauteurs 
du  Viminal,  et  je  vais  dire  la  messe  à  Sainte-Praxède.  Il  y 
a  peu  d'églises  aussi  intéressantes  pour  la  piété.  Elle  a 
été  restaurée  par  saint  Charles  Borromée,  qui  en  portait 
le  titre  cardinalice;  il  a  là  sa  chapelle  dans  laquelle  on 
conserve  encore  son  misérable  fauteuil  en  bois  et  la  table 
à  laquelle  il  faisait  asseoir  les  pauvres.  Le  maître-autel  de 
l'église  est  soutenu  par  quatre  colonnes  de  porphyre  qui 
forment  une  confession  au-dessous  de  laquelle  repose  la 
fille  du  sénateur  Pudens.  Un  escalier  à  deux  rampes  dont 
les  degrés  sont  de  rouge  antique  conduit  à  l'abside.  Sur  les 
murs  arrondis  du  chœur,  des  agneaux  en  mosaïque  sont 
groupés  autour  du  Bon  Pasteur.  Au  milieu  de  l'église  est 
le  puits  de  la  maison  de  sainte  Praxède;  c'est  là  que  la 
vierge  enfermait  les  ossements  des  martyrs  et  gardait 


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leur  sang  précieusement  recueilli  avec  des  éponges  sur 
les  corps  suppliciés.  Deux  mille  trois  cents  martyrs  reçu- 
rent ici  une  sépulture  des  mains  de  la  charité;  cette 
légion  de  héros  passe  devant  les  yeux  quand  on  consi- 
dère le  lieu  de  leur  repos,  et  on  ne  marche  qu'avec  res- 
pect sur  ce  sol  consacré. 

Une  autre  précieuse  relique  est  conservée  à  l'église  de 
Sainte-Praxède;  c'est  la  colonne  de  la  Flagellation  de 
Noire-Seigneur.  Ce  souvenir  de  la  Passion  tout  empour- 
pré du  sang  de  la  sainte  victime  est  gardé  dans  une  riche 
chapelle,  et  on  ne  le  voit  qu'à  travers  une  grille  dans  une 
sorte  de  niche,  assez  lumineuse  pour  qu'on  dislingue 
bien  les  détails,  mais  inaccessible  aux  curiosités  trop  indis- 
crètes. C'est  dans  celte  chapelle  que  j'ai  le  bonheur  d'of- 
frir le  saint  Sacrifice  ;  tout  à  l'heure  un  cardinal  célébrait 
à  l'autel  de  saint  Jean  Gualbert.  On  ne  peut  dire  toutes 
les  saintes  émotions  de  l'âme  dans  ces  églises  de  Rome 
qui  sont  tout  à  la  fois  des  reliquaires,  des  calvaires  et  des 
Thabors;  la  méditation  y  est  facile  et  la  piété  s'y  nourrit 
de  tous  les  dons  évangéliques.  Je  prie  longuemimt  dans 
cette  église  de  Sainte-Praxède,  et  avant  de  sortir,  je  vais 
vénérer  la  dalle  de  marbre  gris  incrustée  en  or  sur 
laquelle  la  sainte  priait  prosternée. 

Sopra  questo  marmo  dorniita 
La  sanla  vergine  Prassede. 

En  passant  devant  Sainte-Marie  Majeure  j'entre  une 
seconde  fois  dans  la  basilique  que  j'examine  plus  en  dé- 
tail, puis,  descendant  de  quelques  mètres,  j'arrive  à 
l'église  de  Sainle-Pudenlienne.  Cette  sainte  était  la  sœur 
de  sainte  Praxède  et  fille  comme  elle  de  l'illustre  séna- 
teur Pudens,  qui  donna  l'hospitalité  à  saint  Pierre.  Les 
deux    sœurs   sont  inséparables  dans   l'admiration  des 


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âmes  comme  elles  le  sont  dans  les  récits  de  l'histoire. 
C'est  dans  ce  palais,  bâti  sur  l'emplacement  de  l'église 
actuelle,  que  saint  Pierre  habita,  prêcha,  offrit  le  Saint 
Sacrifice;  on  garde  la  table  de  bois  sur  laquelle  il  célé- 
brait les  saints  mystères,  et  voici  une  des  nombreuses 
inscriptions  qui  témoignent  de  ces  vieux  souvenirs  : 

IN  HOC  ALTARE 

SANCTUS  PETRUS 

PRO  VIVIS  ET  PRO  DEFUNCTIS 

AD  AUGENDAM   FIDELIUM  MULTITUDINEM 

CORPUS  ET  SANGUINEM  DOMINI 

OFFEREBAT. 

Sainte  Pudentienne,  comme  sa  sœur  sainte  Praxède, 
était  dévouée  au  culte  des  marlyrs  et  à  la  recherche  de 
leurs  reliques  ;  dans  son  église  il  y  a  aussi  un  puits  qui, 
d'après  la  tradition,  reçut  les  ossements  de  trois  mille 
soldats  de  Jésus-Christ.  De  belles  fresques  dans  la  nef  re- 
présentent les  deux  sœurs  s'employant  à  recueillir  ces 
restes  vénérables  et  à  éponger  le  sang  des  blessures.  On 
pourrait  appicndre  l'histoire  de  l'Eglise  sur  les  murs  des 
églises  de  Rome,  par  la  seule  étude  de  leurs  tableaux  et 
de  leurs  inscriptions. 

Mb'  Gerbet ,  dans  une  phrase  admirable,  a  résumé 
toutes  les  gloires  de  l'illustre  famille  du  sénateur  Pudens. 
La  voici  dans  toute  sa  splendeur  :  «  Si  l'on  voulait  résumer 
les  nobles  souvenirs  de  cette  famille  dans  quelque  image 
sensible,  on  pourrait  choisir  trois  coupes  :  la  coupe  d'un 
calice,  rappelant  les  premières  messes  célébrées  sous 
son  toit;  une  autre  coupe,  emblème  de  son  hospitalité; 
une  troisième  coupe  enfin,  figurant  celle  où  elle  renfer- 
mait le  sang  versé  pour  Dieu.  ,) 

La  soirée  d'aujourd'hui  étant  la  dernière  que  je  dois 
passer  à  Rome  doit  être  remplie;  c'est  l'heure  de  glaner 
et  de  recueillir  cà  et  là  bien  des  souvenirs  chrétiens  moins 


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éclatants,  mais  pourtant  bien  précieux.  M?''  Allard  se 
propose  de  m'accompagner  dans  ce  dernier  pèlerinage. 
Nous  débutons  par  Saint-Laurent  in  Damaso;  mais  l'église 
est  en  réparation,  complètement  fermée,  et  nous  passons 
avec  le  regret  de  n'y  pouvoir  entrer.  Pour  nous  consoler 
nous  visitons  la  belle  église  de  Saint-Philippe  de  Néri,  à 
l'heure  où  l'on  chante  les  vêpres  de  l'octave  de  la  Fête- 
Dieu.  Des  artistes  fout  à  la  tribune  une  fort  belle  mu- 
sique, mais  uniquement  pour  le  bon  Dieu,  car  c'est  à 
peine  si  Ton  rencontre  quelques  fidèles  clair- semés  dans 
les  nefs.  Un  sacristain  interrompt  sa  besogne  pour  nous 
guider.  Nous  allons  nous  prosterner  à  la  chapelle  du 
saint,  en  présence  de  son  tombeau;  il  y  a  là  un  magni- 
fique tableau  représentant  saint  Philippe  en  prière.  On 
nous  conduit  ensuite  par  un  petit  escalier  jusqu'à  sa 
chambre  ;  là  nous  trouvons  son  vieux  confessionnal,  avec 
une  grille  de  tôle  percée  en  écumoire  ;  l'autel  où  il  ofi'rait 
le  saint  Sacrifice,  son  grabat.  A  la  sacristie  on  nous 
montre  son  linge  d'autel,  sa  discipline  et  beaucoup  d'au- 
tres objets  lui  ayant  appartenu.  C'est  un  pieux  musée 
plus  intéressant  à  parcourir  que  ceux  où  l'on  ne  voit  que 
de  vieilles  cuirasses  ou  de  vieilles  médailles;  l'homme  est 
là  tout  entier  dans  sa  valeur  militante  et  dans  son  hé- 
roïsme chrétien. 

Les  pères  de  lOratoire  gardent  l'église  de  leur  saint 
fondateur  et  père. 

Revenant  sur  nos  pas,  nous  visitons  Sainte-Agnès  de  la 
place  Navone;  j'ai  déjà  parlé  de  cette  église  et  il  est  inu- 
tile d'en  donner  une  seconde  description.  Allons  au 
Corso,  voir  Sainte-Marie  in  via  lata,  à  côté  du  magni- 
fique palais  Doria.  Cette  petite  église,  ornée  par  la  riche 
famille,  est  toute  resplendissante  de  dorures,  de  jaspes, 
de  marbres  et  de  bronzes.  Mais  son  intérêt  principal  n'est 
pas  dans  ces  parures;  il  est  tout  entier  dans  ses  souve- 


—  438  — 

nirs.  On  nous  fait  descendre  dans  une  crypte  profonde 
qui  fut  la  prison  de  saint  Paul;  nous  lisons  à  l'entrée  ces 
paroles  des  Actes  des  Apôtres  :  Quum  autem  vemssemus 
Bomam,  permissum  est  Paulo  manere  sibimet  cum  custo- 
dientese  W2i7t7e...  Deux  ans  durant  le  saint  habita  ce  séjour; 
de  là  partirent  plusieurs  de  ses  lettres  les  plus  célèbres, 
et  bien  des  visiteurs  se  convertirent  en  venant  l'entendre. 
On  dit  que  saint  Luc,  compagnon  de  la  captivité  du  grand 
docteur  des  nations,  écrivit  ici  les  Actes  des  Apôtres  ;  eu. 
un  mot,  nous  touchons  en  ce  lieu  à  toutes  les  grandeurs 
de  l'histoire  ecclésiastique;  cette  prison  est  un  berceau 
comme  la  prison  Mamertine,  et  nous  y  prions  pour  la 
liberté  de  la  parole  apostolique.  La  grande  figure  de  saint 
Paul  nous  apparaît,  et  nous  nous  rappelons  les  trois 
choses  que  saint  Augustin  eût  désiré  voir  en  ce  monde  : 
Rome  dans  sa  gloire,  Cicéron  à  la  tribune,  et  saint  Paul 
prêchaut. 

Nous  avons  promis  de  revenir  à  Sainte-Croix  de  Jéru- 
salem; il  est  temps  de  mettre  à  exécution  ce  saint  projet. 
Le  premier  pèlerinage  a  été  incomplet  ;  celui  d'aujour- 
d'hui sera  tout  entier  consacré  à  la  piété.  Celte  basilique 
est  toute  remplie  du  souvenir  de  sainte  Hélène,  qui  la  fit 
ériger,  en  face  du  palais  sessorien,  pour  être  le  reliquaire 
des  objets  de  la  passion  du  Sauveur.  La  sainte  impéra- 
trice fît  apporter  par  des  vaisseaux  de  la  terre  du  Cal- 
vaire, pour  que  l'église  rappelât  mieux  encore  Jérusalem, 
et  son  fils  Constantin  l'aida  dans  tous  ses  pieux  projets. 
Benoît  XIV  a  été  le  restaurateur  de  cette  église. 

On  nous  fait  entrer  dans  une  grande  sacristie  que  l'on 
referme  soigneusement  derrière  nous,  et  nous  sommes 
admis,  avec  des  pèlerins  de  Turin,  à  vénérer  les  insignes 
reliques.  Je  n'en  puis  donner  de  mémoire  la  liste  com- 
plète, mais  voici  les  principales  :  un  énorme  morceau  de 
la  vraie  croix  rapportée  par  sainte  Hélène  ;  l'écriteau  ou 


—  439  — 

Ti  lui  us  de  ce[[e  cro\x]  un  saint  clou;  deux  épines  de  la 
couronne;  une  traverse  de  la  croix  du  bon  larron;  le 
doigt  de  saint  Thomas,  l'apôtre  incrédule.  Toutes  ces  re- 
liques, soigneusement  gardées  dans  une  armoire  massive 
et  protégées  p:ir  une  succession  déportes  et  d'énormesser- 
rures,  forment  un  des  plus  beaux  trésors  de  Rome.  Il  faut 
savoir  leur  existence  dans  la  basilique,  pour  demander 
aies  voir;  car  rien  n'indique  qu'elles  soient  ici,  et  j'ai 
compris  dans  cette  circonstance  que,  pour  bien  voir  et 
connaître  Rome,  il  faut,  non-seulement  du  temps,  mais 
encore  un  bon  guide.  Grâce  à  M»""  Allard,  j'ai  pu  voir  en 
quelques  jours  bien  des  merveilles  que  je  n'aurais  pas 
vues  sans  son  obligeant  intermédiaire. 

En  rentrant  nous  repassons  devant  Saint-Jean  de  La- 
tran,  et  nous  saluons  Saint-Clément^  non  loin  du  Colisée; 
cette  dernière  journée  n'a  pas  eu  une  minute  inutile. 

Vendredi,  8  juin.  C'est  aujourd'hui  la  fête  du  Sacré- 
Cœur  et  le  jour  du  départ;  c'est  à  neuf  heures  ce  matin 
qu'il  faut  quitter  Rome.  Je  suis  sur  pied  de  bonne  heure 
et  je  vais  dire  la  messe  à  Saint-Augustin,  église  de 
l'illustre  converti  du  cœur  d'une  mère  et  du  cœur  mi- 
séricordieux de  Jésus.  Mon  instinct  m'a  bien  conseillé. 
Il  y  a  beaucoup  de  monde  dans  cette  belle  église, 
beaucoup  de  prêtres,  presque  tous  ItaHens,  et  le  saint 
Sacrement  est  exposé.  J'ai  la  bonne  fortune  de  célé- 
brer le  saint  Sacrifice  au  maitre-autel  ;  un  beau  ta- 
bleau du  Sacré-Cœur  est  placé  au-dessus  et  un  peu  en 
arrière  de  cet  autel;  c'est  ce  modèle  simple,  mais  vrai, 
que  j'ai  rencontré  dans  tant  d'églises  à  Rome.  Dans  ce 
dernier  pèlerinage  je  fais  provision  de  piété  et  j'exprime 
toute  ma  reconnaissance  à  Notre-Seigneur  pour  les 
saintes  joies  que  j'ai  goûtées  pendant  mon  pèlerinage. 

Rentré  à  la  maison,  je  trouve  M»''  Allard  disposé  de 
son  côté  ;  nous  déjeunons,  nous  faisons  nos  adieux  à  la 
T.  XV.  2a 


—  440  — 

pieuse  famille  Baldassari  qui  nous  a  donné  l'hospitaliléj 
et  nous  partons  :  adieu,  Rome,  adieu,  puissé-je  te  re- 
voir ! 

Le  train  nous  emporte  avec  rapidité  loin  delà  Ville 
Eternelle,  à  travers  la  campagne  romaine  ;  nous  traversons 
le  Tibre,  nous  rencontrons  Narni  aux  flancs  de  l'Apennin, 
puis  Terni,  et  enfin  Spolète.  Cette  ville, qui  eut  Mastaï- 
Ferretti  pour  archevêque,  est  bâtie  en  ampliithéâtre  sur 
l'emplacement  d'un  ancien  cratère  à  la  sortie  des  gorges 
montagneuses  et  resserrées;  nous  voyons  resplendir  ses 
dômes.  La  vapeur  nous  entraîne  toujours,  et  nous  arri- 
vons à  Foligno.  Là  des  pèlerins  anglais,  revenant  d'As- 
sise, montent  dans  notre  compartiment  ;  ce  sont  des  gens 
très-aimables  qui  connaissent  quelques-uns  de  nos  Pères. 
Il  ne  faut  rien  moins  que  cette  bonne  compagnie  et  les 
beautés  du  paysage,  devenant  peu  à  peu  de  sévère  gra- 
cieux, à  mesure  que  nous  sortons  des  montagnes,  pour 
nous  dédommager  des  souffrances  dont  la  chaleur  et  la 
poussière  sont  l'occasion.  Enfin,  vers  sept  heures,  après 
une  journée  de  fatigue,  l'Adriatique  nous  apparaît  tout  à 
coup  avec  l'azur  et  le  mirage  de  ses  eaux  limpides  et 
unies  comme  une  glace  :  c'est  à  croire  que  la  locomotive 
vu  nous  jeter  dans  ce  lac  féerique.  Il  n'en  est  rien  ;  nous 
longeons  le  rivage  en  admirant  les  ondulations  des  gon- 
doles qui  le  côtoient, et  nous  arrivons  à  Ancône. 

Cette  ville,  étagée  aux  flancs  d'une  montagne  qui  la 
protège,  regarde  l'Adriatique  dont  les  eaux  expirent 
au  pied  de  ses  promenades,  et  est  le  sommet  d'un 
triangle  dont  la  base  s'étend  au  loin  sur  les  flots  :  rien 
de  pittoresque  comme  l'aspect  qu'elle  présente.  Nous 
n'en  jouirons  pas  longtemps  ;  car  notre  programme  a 
réglé  que  nous  coucherons  ce  soir  à  Lorelle.  D'Ancône  à 
Lorette  il  n'y  a  que  trois  stations.  Nous  arrivons  un  peu 
avant  minuit,  et  à  la  gare  nous  sommes  reçus  par  des  cris 


—   iU   — 

assourdissants  ;  c'est  à  qui,  des  cochers  innombrables,  aura 
notre  pratiijue  ;  le  train  a  débarqué  un  bataillon  de  pèle- 
rins de  toutes  les  nations  ;  on  fait  la  chasse  aux  pèlerins 
et  nous  n'échappons  à  l'inconvénient  d'une  hospitalité 
par  trop  empressée  qu'en  nous  Jotunt  précipitamment 
dans  une  ciLidino,  et  en  criant  au  cocher  :  Albergo  délia 
Pace.  C'est  bien  la  paix  en  eliet  et  le  ssonimeil  qu'il  nous 
faut  à  ce  moment,  après  unn  journée  ?\  pénible.  De  lu 
j?are  de  Lorette  à  la  ville  il  y  a  un-  loii^ue  distance,  et 
l'on  monte  toujours.  Notre  jeune  cocher,  sans  doute  pour 
arriver  un  des  premiers,  pousse  ses  chevaux  avec  une 
vigueur  tout  à  fait  inutile  ;  le  moindre  inconvénient  est 
de  faire  voler  des  tourbillons  de  poussière  qui  nous  enve- 
loppent ;  nous  nous  en  consolons  en  regardant  le  ciel  qui 
est  d'une  beauté  ravissante.  A  Lorette  on  ne  nous  débar- 
que pas  à  l'hôtel  délia  Pace  que  nous  avons  demandé  j 
notre  jeune  lionirae  a  ses  idées  et  aussi  sa  clientèle  qu'il 
cultive;  mais  peu  importe;  il  rst  tard,  l'hùtel  où  l'on  nous 
amène  montre  deux  honnêtes  tigures;  ce  n'est  pas  l'heure 
de  disputer  :  nous  restons  où  nous  sommes. 

Samedi,  9  juin.  La  journée  s'annonce  comme  devant 
être  très-chaude  ;  il  n'y  a  pas  moyen  do  dormir  ;  avant 
l'heure  régulière  de  nos  coniraunautés  nous  sommes  de- 
bout, et  nous  allons  à  Li  basilique  de  la  Santa  Casa.  Nous 
y  arrivons  par  une  longue  rue,  bordée  de  boutiques  de 
marchandes  d'objets  de  piété.  C'est  un  second  cbamp  de 
bataille  qu'il  nous  faut  traverser  ;  de  partout  des  voix 
gracieuses  nous  invitent  eu  italien,  en  français,  en  anglais 
à  venir  acbeter  ;  c'est  à  ne  pas  savoir  on  donner  de  la 
tête  ;  nous  en  sommes  quittes  en  promettant  à  la  mar- 
chande française  de  visiter  son  magasin  au  retour  df 
l'église,  et  nous  tiendrons  parole. 

La  basilique  dans  laquelle  est  renfermée  la  Santa  Casa 
est  un  monument.  Vue  de  la  plaine,  avec  son  dùoie,  t>es 


—  442  — 

chapelles  en  forme  de  bastions  et  le  palais  apostolique  qui 
Tavoisine,  elle  fait  l'efiet  d'une  forteresse.  Une  belle  place 
ayantunefontainedigne  d'elle  la  précède.  Le  comte  Lafond 
décrit  ainsi  la  basilique  :  «  Hâtons-nous  d'accomplir  notre 
vœu  de  pèlerin  et  de  pénétrer  dans  la  basilique  ;  elle  est 
très-élancée  et  très-gracieuse,  et  composée  de  différents 
styles  ;  on  y  trouve  même  de  l'ogival,  mais  ce  qui  domine 
c'est  le  style  de  Saint-Pierre  de  Rome.  On  y  entre  par 
trois  magnifiques  portes  de  bronze,  divisées  en  compar- 
timents, où  la  sculpture  a  représenté  l'Ancien  Testament 
dans  ses  rapports  avec  le  Nouveau.  L'église  a  trois  nefs  ; 
douze  chapelles  latérales,  douze  autels  forment  comme 
une  haie  glorieuse  qui  nous  mène  jusqu'à  la  maison  de 
Marie,  placée  sous  la  grande  coupole. 

«  Nous  arrivons  au-dessous  du  dôme  par  plusieurs  de- 
grés de  marbre,  et  nous  voici  devant  la  Santa  Casa. 
L'église  tout  entière  n'est  que  l'étui  de  ce  merveilleux 
bijou  d'architecture,  entièrement  revêtu  de  marbre  blanc 
de  Carrare.  Le  tout  forme  une  espèce  de  carré  long,  orné 
de  colonnes  corinthiennes,  percé  de  quatre  portes  que 
surmontent  de  vastes  sculptures  qui  représentent  la  vie  de 
la  sainte  Vierge...  la  Santa  Casa  est  blanche  et  gracieuse 
comme  une  fiancée  dans  sa  robe  de  marbre  toute  brodée 
d'admirables  bas-reliefs.  » 

Mer  Allard  et  moi  nous  demeurâmes  longtemps  en  orai- 
son dans  l'intérieur  de  cette  Santa  Casa,  et  après  avoir  pré- 
paré notre  âme  nous  célébrâmes  le  saint  Sacrifice  ;  Mon- 
seigneur dans  l'intérieur  même  de  la  Casa  et  moi,  en  ma 
qualité  de  vicaire  général  provisoire  deTaron,  bien  avant 
mon  tour,  à  l'autel  extérieur  de  T'Annonciation  adossé  à  la 
chapelle.  Après  la  messe  nous  donnâmes  libre  cours  à  nos 
prières  et  à  notre  dévotion.  Il  y  avait  une  circulation  non 
interrompue  de  pèlerins  de  tous  les  pays  de  l'Europe  ; 
nous  assistâmes  à  deux  grand'messes  et  à  l'office  des  cha- 


—  443  — 

noines  ;  nous  vénérâmes  ei  notre  aise  celle  sainte  maison 
de  Nazareth  :  Deiparœ  dounts  in  qua  Verbum  caro  factum 
est  ;  ce  sonl  les  paroles  que  Sixte-Quint  a  fait  inscrire  à  la 
façade  de  la  basilique  où  est  renfermé  ce  trésor. 

La  matinée  tout  entière  s'écoula  ainsi  dans  le  doux  bon- 
heur de  l'oraison. 

A  deux  heures  nous  fûmes  convoqués  par  le  pénitencier 
des  Français  à  une  conférence  qu'il  devait  donner  aux 
pèlerins  de  notre  nationalité.  Assis  sur  des  bancs,  en 
face  la  Santa  Casa,  Monseigneur  installé  sur  un  fauteuil 
à  la  place  d'honneur,  nous  étions  là  une  vingtaine  de 
Français  avec  quelques  Anglais,  réunis  pour  entendre  les 
explications  que  nous  donnait  le  bon  Père.  Il  y  a  grand 
avantage  à  être  ainsi  instruit  sur  place  par  un  cicérone 
officiel.  Après  ce  cours  historique,  religieux  et  archéo- 
logique, nous  fûmes  invités  par  notre  aimable  guide  à 
visiter  le  palais  apostolique.  Ce  palais,  adossé  à  la  basi- 
lique, est  spacieux  et  ne  manque  pas  d'un  certain  cachet. 
11  donne  asile  a  l'évêque  de  Lorelte,  qui  est  en  même 
temps  évéque  de  Recanali  et  qui  habite  six  mois  de  l'an- 
née dans  chacune  de  ces  deux  villes  ;  aux  chanoines  de 
la  basilique  et  à  tout  le  personnel  de  ses  employés  ;  enfin 
c'est  la  résidence  du  souverain,  quand  il  vient  à  Lorelte. 
Ce  palais  appartenait  autrefois  à  Pie  IX  ;  aujourd'hui 
c'est  le  portrait  d'un  autre  souverain  qu'on  y  rencontre. 
On  nous  fait  visiter  le  trésor  de  la  basilique  dans  une  des 
plus  belles  salles  de  ce  palais.  «  C'est,  dit  le  comte  Lafond, 
une  multitude  innombrable  de  cœurs  d'or  et  d'argent, 
d'étoû'es  précieuses,  de  calices  remarquables  par  le  tra- 
vail et  par  le  métal,  de  perles,  de  diamants,  de  tableaux, 
de  chandeliers,  de  montres,  de  bagues,  de  croix,  de  sta- 
tues, de  vases,  d'ostensoirs,  de  couronnes,  de  colliers,  de 
rosettes,  d'encensoirs,  de  lampes,  de  bassins,  et  d'autres 
objets  rares  et  précieux...»  11  y  a  là  la  tente  du  Grand  Turc 


-.  444  — 

prise  dans  son  camp  par  Sobieski  et  transformée  en  dais 
pour  le  saint  Sacrement,  des  vases  de  porcelaine  de  Li- 
moges d'une  grande  perfection,  et  une  ioule  d'objets  pré- 
cieux. 

D'un  balcon  qui  domine  la  plaine  nous  explorons  ensuite 
du  regard  le  eiiamp  de  bataille  de  Gasteltidardo;  le  Père  pé- 
nitencier nous  explique  les  positions  des  deux  armées:  sur 
ces  hauteurs  l'armée  piémontuise;  plus  bas,  l'armée  pon- 
tificale sous  les  oidi(,'s  de  Lamoricièie;  là-bas  à  mi-côte 
Pimodan  est  tombé,  et  voila  la  place  où  le  jeune  Mizaël  de 
Pas  a  été  frappe  en  allant  eu  reconnaissance  la  veille  de 
la  bataille.  En  ce  moment,  la  vallée  est  couverte  de  riches 
moissons  qui  s'élèvent  au-dessus  de  ce  champ  de  mortel 
cachent  presque  en  entier  la  colonne  commémorative  ; 
l'Adriatique  baigne  de  ses  flots  ce  lieu  célèbre  et  le  mont 
d'Ancône  lui  fait  an  fond  de  l'horizon  un  cadre  majes- 
tueux. On  voudrait  contempler  longtemps  ce  coin  de  terre 
où  la  justice  a  combattu  pour  la  plus  sainte  des  causes  ; 
mais  la  journée  s'avance,  nous  rentrons  à  la  basilique, 
et  dans  une  dernière  prière  nous  demandons  à  la  Vierge 
qui  a  été  nommée  le  Secours  des  chrétiens  de  protéger 
l'Eglise,  le  Souverain  Pontife  et  la  France,  la  Fille  aînée 
de  l'Eglise.  Des  pensées  mélancoliques  que  l'espérance 
console  cependant  remplissent  nos  âmes. 

Après  une  journée  entière  passée  dans  ce  sanctuaire 
immortel,  nous  revenons  à  Ancône,  et  là  se  fera  lu  sépa- 
ration définitive  :  Ms'  Allard  va  repartir  pour  Rome,  et 
demain  matin  je  me  réveillerai  à  Milan. 

Dimanche,  10  juin.  Milan  m'est  apparue  comme  une 
reine  dépossédée,  portant  encore  les  derniers  joyaux  de 
son  antique  grandeur.  Dire  qu'elle  a  de  beaux  monu- 
ments, de  belles  rues, ce  serait  dire  chose  vulgaire;  toute 
ville  dépassant  cent  mille  âmes  se  glorifie  du  même  mérite. 
Mais  ce  qui  dislingue  Milan,  c'est  sa  cathérale  de  marbre 


—  445  — 

qui  semble  ne  plus  appartenir  à  la  terre,  tant  le  génie  de 
l'architecte  l'a  portée'  haut  flans  le  ciel.  Elle  domine  les 
plaines  fécondes  de  la  Lonibardie  de  sa  taille  majes- 
tueuse, et  ses  lignes  blanches  et  haimonieuses  se  des- 
sinent avec  grâce  à  l'horizon.  C'est  une  agréable  sur- 
prise de  retrouver  le  style  ogival,  si  rare  en  Italie  ;  ici  il  a 
fait  des  prodiges.  Immensité  du  vaisseau,  cdévation  de 
la  voûte,  armée  innombrable  de  saints,  peuplant  les  airs 
comme  dos  stylites  sur  les  colonnoltes  légères  qui  les 
supportent,  tout  est  un  sujet  d'admiration.  Le  tombeau 
de  saint  Charles  est  une  merveille  ;  tout  Milan  est  reiu[)li 
de  sa  mémoire,  et  la  calhé  irale  est  le  palais  où  il  repose. 
La  tiguie  de  Marie  domine  la  cathédrale  ;  elle  est  posée 
sur  la  plus  haute  aiguille  et  les  images  des  saints  for- 
ment sa  cour. 

J'assiste  à  une  partie  de  la  grand'raesse;  le  rite  am- 
brosien  me  paraît  d'une  splendeur  antique. 

Je  visite  encore  beaucoup  d'autres  églises,  entre  autres 
Saint-Charles  el  Silnt-Ambroise.  Cette  dernière  église 
renferme  le  tombeau  du  grand  docteur;  plusieurs  pèle- 
rins sont  réunis  dans  la  crypte  où  il  est  placé,  et  malgré 
la  messe  qui  se  dit  au  maître-autel,  nous  sommes  admis 
à  vénérer  les  reli]ues  dans  l'urne  de  porphyre  où  elles 
reposent.  Les  reliques  des  saints  Gervais  et  Protais,  dé- 
couvertes par  le  saint,  sont  renfermées  dans  une  conque 
précieuse,  placée  a  un  autre  étage  de  ce  commun  toui- 
beau. 

En  présence  de  tant  de  merveilles  exposées  a  mes 
yeux,  je  me  prends  à  regretter  plus  que  jamais  ma  soli- 
tude. On  ne  peut  jouir  complètement,  quand  on  est  seul, 
du  spectacle  de  ces  chefs-d'œuvre,  et  je  voudrais  avoir 
un  compagnon,  ne  serait-ce  que  pour  pouvoir  lui  com- 
muniquer les  émotions  el  les  rétlexions  sans  norubre  qui 
ravii^senl  et  traversent  mon  ;  sprit  et  mon  àme. 


—  446  — 

Je  vais  coucher  à  Turin.  Les  deux  villes  ne  sont  qu'à 
quatre  heures  de  distance  ;  le  train  nous  emporte  à  tra- 
vers les  champs  de  Magenta,  et  j'aperçois  sur  la  gauche 
la  pyramide  élevée  sur  la  tombe  de  nos  soldais;  toutes 
les  gloires  militaires  de  la  France  revivent  dans  ma  mé- 
moire. Nous  passons  à  Novarc  ;  bientôt,  aux  derniers 
fouxdn  jour,  nous  apercevons  la  Superga,  basilique  auda- 
cieuscment  bâtie  sur  une  montagne;  c'est  le  tombeau 
des  rois  de  Piémont.  Ce  beau  monument  se  montre  à 
nous  sous  tous  ses  aspects  pendant  une  durée  assez  lon- 
gue ;  après  avoir  contourné  la  montagne  sur  laquelle  il 
est  assis,  nous  arrivons  à  Turin. 

Cette  ancienne  capitale  est  en  ce  moment  en  fête,  et 
tous  ses  habitants  remplissent  les  rues  et  courent,  je  ne 
sais  où,  pour  assister  à  un  feu  d'artifice.  Le  roi  est  ici 
aujourd'hui,  à  l'occasion  de  l'érection  d'une  statue  du 
duc  de  Gênes;  c'est  ce  qui  exphque  cette  foule  et  cet  en- 
combrement. Les  pauvres  pèlerins  arrivent  mal,  et  se 
logeront  comme  ils  pourront.  Pour  moi  que  la  fatigue 
accable,  je  ne  goûterai  dans  cette  belle  ville  qu'un  seul 
bonheur  :  celui  de  vénérer  à  la  cathédrale  le  saint  suaire 
qui  y  est  exposé,  et  cela  quelques  instants  avant  mon  dé- 
part, le  lundi  H  juin. 

Le  reste  du  voyage  sera  un  mélange  d'incidents  quel- 
quefois agréables,  le  plus  souvent  fort  pénibles.  Les 
Alpes,  leurs  vallées,  leurs  pics,  leurs  neiges,  leurs  cas- 
cades éblouissantes,  offrent  ù  chaque  instant  des  points 
de  vue  pittoresques  que  l'on  voudrait  retenir  dans  la 
course  rapide  qui  nous  emporte.  La  percée  du  mont  Cenis 
est  un  travail  hardi  ;  pendant  une  demi-heure  nous  vivons 
sous  terre  ;  mais  tout  est  si  bien  combiné,  que  le  voya- 
geur n'a  pas  à  souffrir  de  cet  itinéraire  étrange.  Plusieurs 
élèves  de  l'Ecole  polytechnique  de  Turin,  que  nous  avons 
pris  à  Bardonèche   et  qui  font  un  voyage  d'instruction 


—  447  — 

dans  les  montaj^nes,  répondent  avec  beaucoup  de  poli- 
tesse à  toutes  mes  questions,  et  me  donnent  toutes  les 
explications  que  je  désire.  Enfin,  nous  arrivons  à  Mo- 
dnne,  ou  plutôt  nous  y  tombons;  c'est  la  France,  et  je 
vois  l'honnête  figure  du  gendarme,  dont  le  tricorne  légen- 
daire est  un  signe  de  protection  et  l'annonce  de  la  patrie 
pour  le  voyageur  revenant  de  loin. 

Entre  Modane  et  Saint-Jean  de  Maurienne  le  train  s'ar- 
rête tout  près  d'un  tunnel;  des  rochers  tombés  des  mon- 
tagnes, à  la  suite  d'inondations,  ont  obstrué  la  route;  il 
faut  transborder  voyageurs  et  bagages.  Cette  opération 
demande  du  temps,  et  nous  fait  manquer  tous  les  trains 
correspondants  ;  chacun  supporte  son  malheur  avec  cou- 
rage. Nous  en  sommes  quittes  pour  griller  dans  la  gorge 
étroite  où  nous  sommes  stalionnaires,  et  pour  passer  la 
nuit  sur  des  planches  dans  une  petite  gare,  à  la  sortie  de 
ce  beau  pays  de  Savoie.  Cet  inconvénient  est  minime  ; 
un  peu  de  fatigue  et  des  ennuis  de  route,  tels  que  retard, 
chaleur  et  autres,  se  supportent  facilement  quand  on  re- 
vient de  Rome.  Le  mardi  soir,  12  juin,  je  retrouvais  ma 
cellule  de  la  rue  Saint-Pétersbourg,  le  cœur  rempli  des 
joies  d'un  pèlerinage  qu'on  ne  fait  qu'avec  le  désir  de  le 
reprendre  un  jour,  et  remerciant  Dieu,  à  qui  je  n'avais 
pas  dit  en  vain  au  départ  :  Ut  cum  pace,  sainte  et  gaudio 
revertamur  ad  propria. 


En  même  temps  qu'il  envoyait  deux  délégués  à  Rome 
pour  la  fête  jubilaire  de  Pie  IX,  le  T.  R.  P.  Supérieur 
général  faisait  partir  de  Paris  une  adresse  de  félicitations 
pour  le  Souverain  Pontife.  Nous  donnons  ici  le  texte  de 
cette  adresse,  écrite  au  nom  de  toute  la  Congrégation. 

Très-Saint  Père, 
En  ce  jour,  unique  dans  les  fastes  de  l'Eglise,  où  deux  cents 


—  448  — 

millions  de  catholiques  n'ayant  qu'un  cœur  et  qu'une  âme  se 
groupent  par  la  pensée  autour  de  votre  auguste  personne  pour 
célébrer  le  glorieux  jubilé  de  votre  épiscopat,le  quatre-vingt- 
cinquième  anniversaire  de  votre  naissance,  la  cinquante- 
huitième  année  de  votre  prêtrise  et  la  trente  et  unième  de 
votre  exaltation  au  souverain  pontificat,  la  petite  congrégation 
des  Missionnaires-Oblats  de  Marie-Immaculée,  élevée  au  rang 
des  familles  religieuses  par  votre  prédécesseur  d'heureuse 
mémoire  Léon  Xlî,  et  depuis,  comblée  de  faveurs  spirituelles 
par  chacun  des  Pontifes  qui  ont  occupé  le  siège  de  Rome,  et 
par  vous-même,  Très-Saint  Père,  qui  avez  personnellement 
connu  et  honoré  de  votre  bienveillance  M^""  Charles-Joseph- 
Eugène  de  Mazenod,  son  vénéré  fondateur  ;  cette  petite  Gon- 
grégatiou,  si  romaine  par  ses  origines,  par  son  éducation  et 
par  ses  convictions  intimes,  n'entend  le  céder  à  personne  dans 
l'expression  de  sa  foi,  de  son  amour  et  de  son  dévouement  à 
l'égard  du  vicaire  de  Jésus-Christ  heureusement  régnant,  le 
grand,  le  saint,  l'immortel  Pie  IX. 

Elle  a  délégué  deux  de  ses  membres  auprès  de  Sa  Sainteté, 
avec  mission  et  dans  l'unique  but  de  recevoir,  pour  le  corps 
entier  répandu  jusqu'aux  extrémités  de  la  terre,  une  Béné- 
diction dans  laquelle  il  lui  est  manifeste  que  tous  les  dons  du 
ciel  seront  contenus.  Mais,  parce  que  dans  ce  concours  im- 
mense notre  humilité  ne  saurait  faire  parvenir  aux  oreilles 
du  Saint  Pontife  les  paroles  de  notre  cœur  destinées  à  réjouir 
le  sien,  nous  avons  pensé  insister  encore  par  une  autre  voie 
en  plaçant  la  présente  adresse  sous  le  patronage  de  S.  Em.  le 
cardinal  Guihert,  archevêque  de  Paris,  que  Votre  Béatitude  a 
bien  voulu,  dans  une  circonstance  récente,  appeler  «  la  lu- 
mière de  notre  Société  ». 

A  vos  pieds,  Très-Saint  Père,  nous  faisons  hautement  pro- 
fession de  croire  tout  ce  que  croit  et  enseigne  notre  mère 
l'Eglise  parlant  par  votre  bouche  infaillible  :  nous  condam- 
nons tout  ce  qu'elle  condamne,  nous  réprouvons  tout  ce 
qu'elle  réprouve,  nous  revendiquons  tout  ce  qu'elle  reven- 
dique. Tous  les  droits  qu'elle  se  reconnaît,  nous  les  lui  re- 
connaissons; toutes  les  immunités  qu'elle  s'attribue,  nous  les 
lui  attribuons.  Tout  enseignement  contraire  à  son  enseigne- 
ment, nous  le  déclarons  d'avance  entaché  d'erreur  ;  toute  loi 
contraire  à  ses  lois,  nous  la  tenons  pour  nulle  et,  de  tous  les 
faits  qui  se  sont  accomplis  contre  elle,  aucun  n'est  pour  nous 
un  fait  accompli. 

A  qui  irions-nous,  Très-Saint  Père?  Comme  celui  dont  vous 
êtes  le  représentant  sur  la  terre,  vous  avez  les  paroles  de  vie. 
Dans  le  cours  de  ces  trente  dernières  années,  il  a  plu  au  Sei- 


—  449  — 

gneur  de  donner  au  monde  la  pleine  démonstration  de  cette 
vérit'"  de  foi  par  le  spectacle  fortifiant  de  l'intégrité  doctrinale 
dans  votre  magistère,  de  la  souveraine  autorité  dans  votre 
gouvernement  et  de  l'inépuisable  fécondité  dans  les  œuvres 
de  votre  ministère  sacré,  lorsque  partout  ailleurs  ce  n'était 
que  confusion  et  impuissance.  Dans  l'Eglise  seule  la  doctrine 
sans  tache,  la  certitude  absolue,  le  progrès  régulier;  dans 
l'Eglise  seule  l'inviolabilité  des  principes  et  la  sainteté  de  la 
morale  ;  dans  l'Eglise  seule  l'unité  des  esprits  et  l'élévation 
des  caractères. 

En  vain  les  hommes  de  la  fausse  science  et  de  la  politique 
antichrétienne  nous  accusent  d'être  les  contempteurs  de  la 
lumière  elles  ennemis  de  la  patrie.  Animés  par  l'exemple  de 
notre  hien-aimé  Pontife  et  de  nos  saints  évéques,  ces  intré- 
pides défenseurs  des  droits  de  Dieu,  de  l'Eglise  et  de  la 
conscience,  nous  répondrons  partout  et  dans  l'humble  sphère 
de  notre  condition  aux  nécessités  de  la  lutte.  Si  quelquefois 
l'amour  même  de  notre  sainte  cause  nous  fait  un  devoir  de 
nous  taire,  jamais  nous  n'obéirons  au.x  suggestions  de  la  peur, 
et  notre  silence,  bien  loin  d'être  un  acquiescement,  sera, 
comme  le  silence  du  Maître  devant  Hérode,  comme  le  silence 
des  martyrs  devant  les  persécuteurs,  un  reproche  d'iocom- 
pétence  et  la  haute  aifirmation  de  notre  supériorité.  Oui  !  si 
quelque  chose  devait  enflammer  notre  courage,  ce  serait  assu- 
rément la  menace  dirigée  contre  nous,  ce  serait  la  vue  de 
Pie  IX  dépouillé  et  prisonnier! 

Vivez,  Très-Saint  Père,  pour  voir  le  triomphe  de  l'Eglise 
que  vous  avez  si  efficacement  préparé  par  la  lutte!  Vivez, 
pour  recueillir  dans  la  joie  ces  moissons  que  vous  avez  semées 
dans  les  larmes  !  Vivez,  pour  voir  l'Italie  retourner  à  son  Père 
et  à  son  Roi  ;  pour  voir  la  France,  rendue  à  ses  premières 
destinées,  redevenir  la  fille  aînée  de  l'Eglise  et  le  bras  de  la 
chrétienté;  pour  voir  la  catholique  Espagne  retrouver  dans 
l'unité  de  sa  foi  l'unité  de  ses  aspirations  et  l'éclat  de  son  an- 
cienne gloire!  Vivez,  pourvoir  la  vieille  Angleterre  et  la  Ger- 
manie répudier  l'hérésie  des  novateurs  et  restaurer  chez  elles 
la  primitive  croyance  de  saint  Augustin  et  de  saint  Boniface  ! 
Vivez,  pour  voir  le  schisme  d'Orient  s'incliner  devant  la 
suprématie  du  Pontife  romain,  et  puiser  dans  ce  fait  la 
mission  et  la  grâce  de  délivrer  du  Croissant  le  tombeau 
du  Christ  et  le  berceau  de  l'Eglise.  Vivez,  Très-Saint  Père, 
pour  voir  accourir  vers  vous  les  peuples  de  tous  les  conti- 
nents et  de  toutes  les  îles,  pour  voir  afiluer  vers  la  Montagne 
sainte  toutes  les  nations  de  la  terre  !  Vivez,  pour  reprendre  ce 
grand  œuvre  dans   le  concile   du  Vatican   continué   et  voir 


—  450  — 

l'aurore  du  moins  de  ce  beau  jour  où  il  n'y  aura  plus  qu'un 
seul  bercail  et  un  seul  pasteur  ! 

Ce  sont  les  vœux  que  nous  adressons  à  Dieu  par  Jésus- 
Christ  Notre-Seigneur,  qui  vit  et  règne  dans  tous  les  siècles 
des  siècles. 

Paris,  le  25  mai  1877. 

[Signé):  Fabre,  g.  m.  i..  Supérieur  général. 


UNE  PAGE  DE  L'HISTOIRE  DE  SAINT-ANDELÂIN. 

Les  lecteurs  des  Annales  n'ont  pas  oublié  les  origines 
de  Saint-Andelain  et  les  épreuves  de  cette  fondation.  Au 
sommet  d'un  coteau  fertile  d'où  l'on  embrasse  un  im- 
mense horizon  sur  le  Nivernais,  et  par-delà  la  Loire,  sur 
les  pentes  verdoyantes  du  Berri,  s'élève  un  petit  village 
à  l'aspect  gracieux  :  c'est  Saint-Andelain.  La  population 
du  pays  est  laborieuse  ;  mais,  il  faut  bien  le  dire,  elle 
semblait  depuis  longtemps  indifférente  aux  devoirs  de  la 
religion.  Il  y  avait  là  une  œuvre  de  restauration  à  faire. 
Un  grand  chrétien,  propriétaire  dans  l'endroit,  entreprit 
résolument  d'apporter  remède  à  l'envahissement  des  mau- 
vaises doctrines.  M.  le  comte  Lafond  mit  à  cette  œuvre 
réparatrice  sa  fortune,  son  temps,  son  zèle.  Un  couvent 
de  sœurs  institutrices  fut  d'abord  bâti,  et  les  jeunes  filles 
reçurent  une  éducation  chrétienne.  Quelques  années 
après,  sur  l'autre  flanc  du  coteau,  dans  un  vaste  espace 
propre  à  toute  sorte  de  culture,  s'éleva  une  seconde  com- 
munauté. Ce  fut  notre  congrégation  qui  fut  choisie  et 
installée  à  ce  poste  de  combat.  Un  vaste  champ  s'offrait  à 
son  zèle;  elle  devait  défricher  localement  et  au  loin  un 
terrain  inculte.  Les  débuts  furent  difficiles;  des  opposi- 
tions imprévues  se  dressèrent  devant  nous  et  le  protes- 
tantisme se  glissa  traîtreusement  dans  l'héritage  du  père 


—  431  — 

de  famille,  à  la  faveur  du  mécontement  et  delà  calomnie. 
Mais  tous  ses  efforts  n'eurent  pour  résultat  que  d'affliger 
nos  Pères  et  d'exercer  leurs  vertus  sans  les  déconcerter. 
La  fondation  avait  le  cachet  de  l'épreuve,  et  le  fondateur 
y  mettait  toute  son  énergie  ;  nous  n'avons  pas  besoin  de 
raconter  une  seconde  fois  celte  histoire  connue  de  tout  le 
monde. 

Huit  ans  se  sont  écoulés,  et  déjà  des  espérances  et  des 
consolations  chrétiennes  germent  sur  le  coteau  si  âpre- 
ment  disputé.  La  foi  le  rafraîchit  de  ses  brises  et  les  pre- 
mières moissons  naissent  des  sueurs  et  des  larmes  des 
apôtres  et  du  fondateur.  On  n'entend  plus  le  sifflement 
du  blasphème  et  de  la  moquerie  sortir  du  fond  des  vignes  ; 
les  cantiques  uiontent  de  la  plaine  et  une  église  monu- 
mentale, ornée  de  toutes  les  beautés  de  Tart  et  du  culte, 
atteste  la  victoire  de  Jésus. 

Mais  à  quel  prix  il  a  fallu  acheter  ces  avantages  !  Celui 
qui  avait  voulu  la  fondation  mourait  il  y  a  deux  ans,  à  la 
force  de  l'âge,  avant  d'avoir  joui  du  bien  qu'il  avait  pré- 
paré. M.  le  comte  Lafond,  grand  catholique,  littérateur 
distingué,  homme  de  bien  dans  toute  la  force  du  terme, 
laissait  des  œuvres  au  berceau  et  orphelines  avant  l'heure. 
Dieu  n'a  pas  permis  que  le  programme  restât  pour  cela 
inachevé,  et  tout  ce  qui  avait  été  commencé  a  été  conli-» 
nué.  M™*  la  comtesse  Lafond,  héritière  des  vues  et  de  la 
piété  de  son  époux,  a  repris  chaque  chose  au  point  où 
elle  l'avait  trouvée,  et  sa  volonté  énergique  et  admi- 
rable vient  de  doter  le  pays  d'une  église  qui  en  sera  la 
parure.  Rien  ne  manque  à  ce  bel  édifice  chrétien  :  nefs 
spacieuses,  riches  vitraux,  chapelles  de  pèlerinages  d'un 
goût  artistique  remarquable,  l'une  dédiée  ù  Notre-Dame 
de  la  Salette,  l'autre  à  Notre-Dame  de  Lourdes;  orne- 
ments précieux,  tout  a  été  réuni  pour  donner  ù  la  mai- 
son de  Dieu  un  caractère  de  beauté  qui  attirera  les  âmes. 


—  452  — 

Le  24  juillet  dernier  était  le  jour  de  la  prise  de  posses- 
sion.Une  chapelle  funéraire,  annexée  à  l'église  et  complé- 
ment de  sa  structure,  s'ouvrait  pour  recevoir,  dans  un 
caveau  de  famille,  la  dépouille  mortelle  de  celui  qui  fut 
l'inspirateur  de  toutes  ces  créations.  Le  corps,  ramené 
d'un  cimetière  de  Paris,  entrait  dans  ce  nouveau  domi- 
cile où  les  prières  ne  manqueront  pas  au  bienfaiteur  de 
Saint-Andelain.  Une  imposante  assemblée  faisait  cortège 
à  ce  grand  deuil,  et  les  gens  de  la  campagne,  interrom- 
pant les  travaux  urgents  de  la  saison,  venaient  join- 
dre leurs  regrets  à  ceux  des  plus  nobles  familles  du 
pays.  Celte  cérémonie  a  été  le  triomphe  du  juste,  la 
consolation  de  sa  veuve  et  de  ses  enfants.  Près  de  M.  Louis 
Lafond,  nous  avons  remarqué  aux  places  réservées  : 
M.  de  Ghevrigny,  beau-père  du  défunt;  M.  le  marquis  des 
Cars,  son  gendre;  M.  Adolphe  Baudon,  président  général 
des  Conférences  de  Saint-Vincent  de  Paul,  son  beau- 
frère;  M.  de  Brimont,  sous-préfet  de  Cosne;  M.  de  Bour- 
going,  ancien  député;  M.  le  comte  de  Maumigny;  M.  le 
comte  de  Laubespin;  MM.  de  Montlaur;  M.  Douillard, 
architecte  de  la  belie  église  ;  et  nombre  d'autres  personnes 
de  distinction.  Soixante  prêtres,  parmi  lesquels  M.  l'abbé 
de  l'Escaille,  vicaire  général  de  Bourges,  et  M.  l'abbé 
Marbot,  vicaire  général  d'Aix,  étaient  réunis  dans  le 
sanctuaire,  autour  de  Ms'  Forcade,  archevêque  d'Aix,  et 
ancien  évêque  de  Nevers.  Le  nombre  des  prêtres  eût  été 
bien  plus  con5!idérable  sans  l'événement  foudroyant  de 
la  veille,  la  mort  subite  de  Mp'  de  Ladoue,  évêque  diocé- 
sain, qui  devait  présider  la  cérémonie. 

Ms'  Forcade  a  chanté  la  messe  pendant  laquelle  les 
chœurs  ont  ëlé  exécutés  par  la  maîtrise  de  la  cathédrale. 
Avant  l'absoute,  Sa  Grandeur,  sans  tenir  compte  de  la 
chaleur,  du  jeûne  et  de  l'excessive  fatigue,  a  voulu  pronon- 
cer l'éloge  funèbre  de  celui  qu'il  a  appelé  non  ami.  Après 


—  453  —       , 

avoir  exprimé  son  regret  de  l'absence  de  Me»"  de  Poitiers, 
qui  avait  promis  de  prendre  la  parole  et  que  la  maladie 
a  retenu,  et  payé  un  tribut  de  condoléance  au  deuil  de  l'é- 
glise de  Nevers,  },U^  Forcade  a  i;lorifié  dans  M.  le  comte 
Lafond,  son  désintéressement  et  son  esprit  de  pauvreté  : 
Beati  pauperes  spirilu.  Il  a  été  désintéressé  des  biens  tem- 
porels, des  honneurs  et  des  plaisirs,  en  un  mol,  de  tout 
ce  que  l'on  est  convenu  d'appeler  des  biens,  et  de  tout 
ce  que  sa  fortune  et  sa  position  le  mettaient  à  même  de 
se  procurer.  Simple  dans  les  habitudes  de  tous  les  jours 
et  menant  la  vie  d'un  moine,  le  comte  de  Lafond  ne 
savait  pas  calculer  quand  il  s'agissait  de  la  gloire  de  Dieu. 
Les  murs  de  celte  église  et  des  deux  couvents  voisins 
parleront,  et  le  peuple  qu'il  a  voulu  ramener  à  Dieu  par 
ses  bienfaits,  dira  la  piété  et  l'abnégation  du  défunt.  La 
péroraison  a  été  un  heureux  commentaire  de  ces  paroles 
de  David  :  Ego  in  simplicitute  cordis  nui  lœtus  obtuli  uni- 
versa  hœc  ;  et  populum  tuum,  qui  hic  repertus  est,  vidi  cum 
ingenti  gaudio  (1"  Paralip.,  XXIX,  1). 

A  la  suite  de  cet  éloge  funèbre  dont  nous  regrettons 
de  ne  pas  avoir  le  texte,  le  cercueil  a  été  descendu  dans 
le  caveau,  après  avoir  traversé  la  foule  respectueusement 
massée  dans  l'église,  sur  la  place  et  dans  le  cimetière.  Après 
les  dernières  prières  quelques  paroles  pleines  de  cœur 
ont  été  prononcées  sur  la  tombe  par  le  comte  de  Lau- 
bespin,  qui  s'est  fait  l'interprète  des  sentiments  du 
pays. 

Une  abondante  distribution  d'aumônes  aux  pauvres  a 
été  faite  ensuite  dans  l'église  parles  soins  de  la  famille. 
La  reconnaissance  du  malheureux  est  une  bénédiction, 
et  le  pauvre,  aujourd'hui  comme  autrefois,  est  appelé, 
dans  les  familles  chrétiennes,  à  partager  toutes  les  joies  et 
tous  les  deuils,  parce  qu'il  représente  Jésus-Christ. 

Genêt  atio  rectorum  benediceturi 


—  454  — 


NOUVELLES  DIVERSES. 


Notre  T.-R.  Père  Général  a  continué  pendant  le  mois 
de  juilletla  série  de  ses  visites  canoniques.  Il  s'est  dirigé 
cette  fois  vers  laLorraine,  où  notre  congrégation  compte 
deux  établissements  importants  :  le  noviciat  de  Nancy  et 
le  juniorat  de  Notre-Dame  de  Sion.  Nous  laisserons  aux 
supérieurs  de  ces  deux  maisons  le  soin  de  nous  raconter, 
dans  leur  rapport  annuel,  les  joies  et  les  bénédictions 
qu'a  dû  leur  procurer  la  visite  si  précieuse  du  chef  de 
notre  famille  religieuse.  Mais  nous  pouvons  dire  dès 
maintenant  combien  le  Supérieur  général  a  été  heureux 
de  son  séjour  dans  ces  communautés  oij,  sous  le  regard 
de  Dieu  et  la  protection  de  notre  Mère  Immaculée,  se 
préparent  de  si  douces  espérances  pour  l'avenir  de  la 
Congrégation.  Il  a  reçu,  avec  la  joie  la  plus  profonde, 
l'assurance  que  lui  ont  donnée  NN.  SS.  les  évêques  de 
Nancy  et  de  Metz  qu'il  a  visités,  de  leur  bienveillant  inté- 
rêt pour  nos  œuvres  et  de  leur  vive  satisfaction  pour  le 
bien  opéré  par  nos  Pères  dans  leurs  travaux  apostoliques 
et  dans  le  progrès  continu  que  leurs  efforts  ne  manquent 
pas  d'assurer  au  pèlerinage  de  Notre-Dame  de  Sion. 

Notre  T.-R.  Père,  parti  de  Paris  le  4  juillet,  était  de 
retour  le  28.  Dans  peu  de  temps  il  reprendra  le  cours  de 
ses  visites  et  nos  maisons  du  Midi  auront,  à  leur  tour,  la 
joie  de  le  recevoir. 


yl 


/5' 


MISSIONS 

DE  LÀ  CONGREGATION 

DES  OBLATS  DE  MARIE  IMMACULÉE 

N"  60.  —  Décembre  1877. 

MISSIONS    ÉTRANGÈRES 


CANADA. 


LETTRE  DU  R.   P.    PAILLIER  AD    R.  P.    SOULLIER 
ASSISTANT  GÉNÉRAL. 

Collège  d'Ottawa,  51  juillet  1877. 

Mon  révérend  et  bien  bon  Père, 

Nous  avons  enlin  alteinl  le  terme  de  l'année  scolaire  : 
Deus  nobis  hœc  otia  fecit.  Aussi  je  m'empresse  de  con- 
lier  au  papier  les  quelques  faits  intéressants  qui  se  sont 
produits  pendant  les  dix  derniers  mois.  C'est  à  vous  que 
j'adresse  ces  cinq  ou  six  pages  :  vous  y  avez  bien  droit. 
C'est  un  faible  témoignage  de  reconnaissance  pour  tout 
ce  que  vous  avez  fait  pour  nous,  et  pour  l'intérêt  si  vif 
que  vous  portez  en  particulier  à  la  communauté  d'Ot- 
tawa. Je  commencerai  par  narrer  les  faits  de  date  récente, 
pour  remonter  ensuite  dans   le  passé.  C'est   ce   qu'on 

T.  XV.  30 


—  456  — 

appelle  faire  de  l'histoire  à  rebours  :  c'est  agir  en  rétro- 
grade et  n'être  point  homme  de  son  siècle,  le  siècle  du 
progrès.  Peu  importe,  pourvu  que  j'arrive  à  vous  dire  tout 
ce  qui  peut  vous  intéresser. 

Le  26  juin  dernier,  nue  société  d'élite  se  pressait  dans 
la  grande  salle  du  collège,  décorée  avec  goût,  pour  as- 
sister à  la  distribution  solennelle  des  prix.  Quelques 
morceaux  littéraires,  plusieurs  jolis  chœurs  de  musique 
vocale  et  trois  ou  quatre  morceaux  de  musique  instru- 
mentale habilement  exécutés  par  les  orphéonistes  du 
collège,  faisaient  les  frais  de  cette  matinée,  à  laquelle 
des  circonstances  exceptionnelles  ne  nous  avaient  pas 
permis  de  donner  l'éclat  ordinaire.  Elle  fut  marquée  tou- 
tefois par  un  incident  qui  ne  fut  pas  dépourvu  d'intérêt. 
En  vertu  de  notre  charte  universitaire,  nous  conférâmes 
avec  solennité  le  diplôme  de  maître  es  arts  au  principal 
de  l'Ecole  normale,  M.  Al.  Mac  Abe.  G^est  un  excellent  ca- 
tholique irlandais,  que  ses  talents,  ses  connaissances  va- 
riées et  ses  rares  qualités  personnelles  avaient  désigné 
au  ministre  de  l'instruction  publique  pour  être  élevé  à  ce 
poste  honorable.  Veuillez  remarquer  que  la  presque  to- 
talité des  élèves  de  cette  école  et  tous  ses  professeurs 
appartiennent  à  la  religion  protestante.  Quelques  jours 
après  avoir  reçu  les  honneurs  universitaires,  M.  le  prin- 
cipal Mac  Abe  recevait  dans  une  lettre  officielle  les  féli- 
citations du  département  de  l'instruction  publique,  et  le 
ministre  ajoutait  :  «  Veuillez  assurer  M.  le  Président  et 
le  Sénat  de  l'Université  d'Ottawa  que  nous  apprécions 
hautement  l'honneur  conféré  à  l'École  normale  dans  la 
personne  de  son  digne  principal.  »  Le  lendemain  de  la 
distribution  des  prix,  nos  240  élèves  se  dispersaient 
sur  l'immense  continent  américain  dans  un  rayon  de 
plus  de  300  lieues,  et  le  collège,  habituellement  si 
bruyant  et  si  animé,  otfrait  une  retraite  paisible  et  silen- 


—  457  — 

cieuse  aux  quelques  professeurs.  Ils  y  goûtent  nn  repos 
nécessaire,  et  se  préparent  à  remplir,  ù  la  rentrée  des 
cours,  un  programme  qui  chaque  année  reçoit  de  nou- 
velles améliorations.  Ce  programme,  je  ne  vous  le  pré- 
senterai pas,  mon  révérend  Père,  vous  l'avez  lu  et  étu- 
dié dans  ses  détails,  vous  en  connaissez  l'excellence.  Les 
éloges  qu'il  reçoit  partout  sont  bien  mérités  et  valent  à 
notre  établissement  le  renom  d'une  excellente  maison 
d'éducation.  C'est  qu'en  effet  ce  programme  embrasse 
toutes  les  branches  de  l'enseignement,  et  tout  élève  bien 
doué,  qui  suit  consciencieusement  nos  cours,  peut  se 
présenter  pour  n'importe  quelle  carrière  :  l'état  ecclé- 
siastique, le  barreau,  la  médecine,  les  mines,  ponts  et 
chaussées,  rlc.  Et  puis,  il  faut  le  dire,  sans  fausse  mo- 
destie :  tout  ce  que  le  programme  indique,  s'enseigne,  et 
s'enseigne  bien.  Nos  élèves  le  sentent  et  le  disent,  et  les 
parents  le  reconnaissent.  Tout  ira  mieux  encore,  lorsque 
nous  aurons  pu  augmenter  le  personnel  enseignant  et 
nous  dispenser  des  services  de  plusieurs  professeurs 
laïques  auxquels  il  nous  faut  avoir  recours. 

iXous  calculions  que  l'aile  gigantesque  ù  cinq  étages 
construite  l'an  dernier  allait  nous  mettre  au  large  pour 
sept  à  huit  ans  au  moins  :  mais  point  du  tout.  Le  nombre 
de  nos  pensionnaires  a  doublé,  et  colui  des  externes  a 
pris  un  accroissement  proportionnel.  Il  nous  faut  héber- 
ger 140  pensionnaires,  15  Pères,  20  Frères  scolasliques, 
9  Frères  convers,  12  séminaristes,  20  domestiques  et  une 
centaine  d'élèves  externes.  Gela  vous  donne  en  bonne 
arithmétique  296  personnes  auxquelles  il  faut  assurer 
la  quantité  suffisante  d'air,  de  lumière  et  d'espace  pour 
se  mouvoir  à  l'aise. 

Il  y  a  quelques  jours  à  peine,  un  des  médecins  les 
plus  éminents  do  la  ville  vint  au  collège  aUn  de  s'en- 
tendre avec  les  autorités  et  de  prendre  les  mesures  néces- 


—  458  — 

saires  pour  ouvrir  dès  cet  automne  une  faculté  de  méde- 
cine. Ce  monsieur,  le  docteur  Grant,  avait  dressé  la  liste 
des  neuf  médecins  (dont  trois  sont  catholiques)  qui  de- 
vaient pendant  les  deux  premières  années  donner  l'en- 
seignement gratuit.  Deux  de  ce?  messieurs  mettaient  à 
la  disposition  de  la  Faculté  des  instruments  et  un  labo- 
ratoire valant  18  000  francs.  Mais  il  est  à  craindre  que  ce 
plan,  pour  n'avoir  point  été  suffisamment  mûri,  ne  puisse 
se  réaliser  cette  année. 

Plus  que  l'année  précédente,  l'année  1877  a  été  fé- 
conde en  incidents  remarquables,  venus  fort  à  propos 
pour  rompre  la  monotonie  de  la  vie  de  collège  et  con- 
tribuer à  fortifier  l'esprit  catholique  dans  l'âme  de  nos 
élèves.  Ce  fut  d'abord  le  cinquantième  anniversaire  delà 
consécration  épiscopale  de  Pie  IX.  Un  magnifique  pro- 
gramme soigneusement  élaboré  avait  été  distribué  dans 
toute  la  ville.  Conformément  aux  instructions  émanées 
du  comité  nommé  arf /«oc,  6  000  hommes  se  réunissaient 
au  dedans  et  aux  alentours  de  l'église  Saint-Patrice  à 
une  heure  et  demie,  le  dimanche  20  mai  ;  puis,  après  avoir 
assisté  au  clianl  du  Te  Deum  et  au  salut  solennel  du  saint 
Sacrement,  celte  masse  compacte  se  mettait  eu  marche 
pour  venir  assister  à  la  m.éme  cérémonie,  à  Saint-Joseph, 
à  Sainte-Anne  et  enfin  à  la  cathédrale.  Pour  ne  point 
choquer  les  susceptibilités  de  la  population  protestante, 
on  avait  évité  tout  déploiement  de  bannières,  d'oritlam- 
mes  et  même  de  musique.  Cette  procession  empruntait 
toute  son  imposante  majesté  de  la  piété,  du  recueille- 
ment et  du  silence  religieux  de  ces  six  mille  hommes  qui 
s'avançaient  quatre  de  front,  portant  sur  la  poitrine  un 
petit  ruban  blanc  avec  la  photographie  du  Saint-Père. 
Toutes  les  classes,  tous  les  rangs  étaient  confondus  dans 
cette  belle  manifestation  de  la  foi  de  tout  un  peuple,  de 
son  dévouement  et  de  son  amour  pour  le  successeur  de 


—  459  — 

Pierre.  Les  riches  marchaient  de  front  avec  les  pauvres, 
et  les  ministres  d'Étal  coudoyaient  les  plus  humbles  ar- 
tisans. Les  240  élèves  et  maîtres  du  collège  d'Ottawa  se 
faisaient  non-seulement  remarquer  par  leur  excellente 
tenue,  mais  ils  avaient  encore  décoré  magnifiquement  la 
façade  de  l'église  que  nous  desservons.  Au-dessus  de  la 
porte  principale  était  un  gigantesque  trophée  composé 
de  8  drapeaux,  dont  2  pontificaux,  2  fiançais,  2  anglais 
et  2  irlandais;  le  tout  encadrant  les  armes  du  souverain 
pontife.  Celte  belle  démonstration  préludait  bien  à  la 
fête  de  nuit  du  lendemain  (21  mai).  A  huit  heures  du  soir 
toutes  les  cloches  des  différentes  églises  catholiques  de 
la  ville  sonnaient  à  toute  volée.  En  moins  d'un  quart 
d'heure,  Ottawa  offrait  un  spectacle  vraiment  féerique. 
La  ville  entière  semblait  être  la  proie  d'un  vaste  incen- 
die ;  il  y  avait  illumination  générale  ^  la  façade  du  col- 
lège était  décorée  de  quatorze  transparents  de  grande 
dimension  et  du  plus  bel  effet,  encadrés  de  six  cents  lu- 
mières, sans  compter  douze  douzaines  de  lampions  di- 
versement colorés,  et  d'un  grand  nombre  de  lanternes 
vénitiennes  disposées  le  long  de  la  corniche.  A  huit 
heures  et  demie,  nos  240  élèves,  formant  deux  lignes 
parallèles  et  chacun  portant  une  torche  allumée,  se 
mirent  eu  marche  au  pas  gymnastique,  au  son  d'une 
joyeuse  fanfare  militaire  exécutée  par  le  corps  de  mu- 
sique du  collège,  et  se  rendirent  ainsi  à  l'évêché.  On  au- 
rait dit  deux  gigantesques  serpents  déployant  leurs  an- 
neaux de  feu  à  travers  une  population  compacte, 
allumant  partout  la  llamme  du  plus  pur  et  du  plus  vif 
enthousiasme.  Les  protestants  eux-mêmes,  ébahis  à  la 
vue  de  ce  spectacle  grandiose,  admiraient  le  prestige 
exercé  par  cet  homme  qu'on  appelle  Pie  L\,  dout  le 
nom  est  dans  toutes  les  bouches  et  dont  le  souvenir  seul 
fait  battre  le  cœur  de  deux  cents  millions  de  cathoUques 


—  460  — 

dans  le  inonde  entier.  Nos  élèves  armèrent  ainsi  au  pas 
de  charge  en  face  du  palais  épiscopal  brillamment  illu- 
miné. Au-dessus  de  la  porte  d'entrée  était  le  buste  de 
Pie  IX  environné  de  guirlandes  et  de  lumières;  nos 
élèves  entonnèrent  une  hymne  à  Pie  IX,  fort  joli  morceau 
composé  pour  la  circonstance  ;  le  corps  de  musique  fai- 
sait l'accompagnement. 

Trois  semaines  étaient  à  peine  écoulées  que  la  popu- 
lation de  notre  ville  se  portait  sur  les  rives  de  la  rivière 
Ottawa  pour  y  recevoir  Ms""  Conroy,  évêque  d'Ardagli 
(Irlande),  arrivant  au  Canada  avec  le  titre  et  les  pouvoirs 
de  délégué  apostolique.  Les  fêtes  du  cinquantième  anni- 
versaire de  Pie  IX  avaient  déjà  surexcité  chez  notre  po- 
pulation catholique  la  fibre  religieuse  :  aussi  l'arrivée  de 
M8'  Conroy,  venant  au  nom  de  Pie  IX,  revêtu  de  tout  le 
prestige  de  la  science,  des  talents  et  de  la  piété,  provo- 
qua-t-elle  chez  tous  nos  catholiques,  mais  plus  spéciale- 
ment chez  les  Irlandais,  dont  Son  Eycellence  est  bien  un 
des  plus  beaux  types,  une  nouvelle  explosion  d'enthou- 
siasme.  Je  n'ai  point  à  vous  raconter,  mon  révérend 
Père,  la  magnifique  réception  qui  fut  faite  à  l'ablégat 
par  la  capitale  de  la  puissance  du  Canada  :  je  me  borne- 
rai à  vous  dire  en  peu  de  mots  la  part  que  le  collège 
d'Ottawa  a  prise  à  cette  belle  démonstration.  Elle  n'a 
pas  été  la  moindre.  D'abord,  S.  Gr.  M"'  Duhamel,    par 
une    attention  toute    délicate   à  laquelle   nous  ne  de- 
vions point  nous  attendre,  avait  choisi,  parmi  le  nom- 
breux clergé  arrivé  des  différentes  paroisses  de  son  vaste 
diocèse,  trois  de  nos  Pères  afin  d'assister  S.  Exe.  M^'  Con- 
roy et  l'évêque  diocésain.  A  la  réception  de  l'ablégat,  sur 
le  seuil  de  la  cathédrale  et  pendant  le  salut  du  saint  Sa- 
crement, le  R.  P.  Supérieur  du  collège  occupait  la  droite 
de  Ms"-  Duhamel  et  les  deux  autres  Pères  se  tenaient  Tun 
à  la  droite,  l'autre  à  la  gauche  de  M"''  Conroy.  Le  sur- 


—  461  — 

lendemain  une  triple  salve  d'applaudissements  accueillait 
S.  Exe.  le  délégué  apostolique  à  son  entrée  dans  la 
grande  salle  du  collège.  Il  prit  place  sur  un  magnifique 
troue  :  on  voyait  rangés  à  srs  côtés  M'-'''  Duhamel,  évê- 
que  d'Ottawa,  et  l'évêque  du  Prince-Édoiiard,  M«'  Power. 
Venaient  ensuite  S.  Exe.  le  premier  ministre  de  la  puis- 
sance du  Canada,  le  ministre  des  travaux  publics,  le  mi- 
nistre de  l'agriculture,  celui  de  la  justice,  celui  des  pos- 
tes, le  président  du  conseil  privé  et  plusieurs  membres 
du  Parlement  fédéral.  Cinq  cents  personnes  remplissaient 
la  salle  du  collège.  Après  une  magnifique  ouverture  bril- 
lamment exécutée  par  notre  corps  de  musique,  douze 
élèves  en  uniforme  de  zouaves  pontificaux  et  précédés 
du  drapeau  pontifical  vinrent  présenter  les  armes  à 
S.  Exe.  le  délégué  apostolique,  puis  le  R.  P.  Supérieur 
du  collège  lui  souhaita  dans  un  petit  discours  la  bienve- 
nue au  nom  des  professeurs  et  des  élèves  de  l'établisse- 
ment. Vu  l'heure  avancée  de  la  nuit,  on  dut  raccourcir 
le  programme  et  omettre  deux  beaux  essais  composés 
pour  la  circonstance^,  l'un  par  le  R.  P.  Bennet  et  l'autre 
par  le  R.  P.  Fillatre.  La  partie  musicale  du  programme, 
cnlrecoupôe  d'évolutions  militaires  et  de  charges,  à  la 
vérité  non  sanglantes,  mais  dont  n'auraient  pas  rougi 
à  tout  autre  égard  les  vrais  zouaves  pontificaux,  fut 
fort  bien  exécutée  par  nos  jeunes  zouaves.  Bref,  S.  Exe. 
IMe'  Conroy,qui  avait  exprimé  son  intention  bien  formelle 
de  ne  point  adresser  la  parole,  revint  sur  sa  décision 
première,  et  pendant  un  petit  quart  d'heure  ravit  son 
auditoire  par  une  brillante  improvisation  dans  laquelle 
on  ne  savait  lequel  il  fallait  admirer  le  plus,  du  fond  ou  de 
la  forme. 

Voilà,  mon  révérend  et  bien  bon  Père,  les  quelques 
épisodes  intéressants  qui  ont  signalé  le  passage  de  l'an- 
née 1877  :  j'aurais  pu  mentionner  aussi  l'hospitalité  que 


—  462  — 

nous  avons  dû  offrir  aux  cent  zouaves  pontificaux  cana- 
diens qui  tous  les  ans  se  réunissent  dans  une  ville  de 
la  puissance,  et  qui  cette  année  ont  eu  leur  réunion 
à  Ottawa,  mais  je  m'aperçois  que  j'ai  dépassé  les  li- 
mites du  cadre  d'une  correspondance.  4ussi  vais-je  en 
rester  là.  Nous  avons  eu  à  déplorer  cette  année  la 
perte  de  deux  de  nos  Frères  scolastiques  :  le  F.  Bresson, 
décédé  le  18  décembre,  et  le  F.  Ward,  que  nous  avons 
enterré  le  jour  de  la  fête  de  sainte  Anne.  Nous  pouvons 
dire  de  chacun  d'eux  ces  paroles  inspirées  :  Consumma- 
tus  in  brevi  explevit  tempora  multa,  placita  enim  erat  Deo 
anima  illius,  propter  hoc  properavit  educere  illum  de  medio 
iniquitatum.  Ces  deux  bons  Frères  nous  ont  beaucoup 
édifiés  par  leurs  vertus  et  leurs  bons  exemples.  Ils  étaient 
deux  fruits  mûrs  pour  le  ciel. 

J'ai  fini  ma  petite  narration,  mon  révérend  Père,  toute 
remplie,  je  le  sens,  d'incorrections  et  de  nombreux  an- 
glicismes :  que  voulez-vous!  nous  oublions  ici  notre  belle 
langue  française  ;  puissent  ces  quelques  pages  intéresser 
celui  qui  a  fait  tant  de  bien  à  notre  province  du  Canada 
et  au  collège  d'Ottawa  en  particulier,  où  son  passage  a 
laissé  de  profonds  et  d'impérissables  souvenirs  ! 

Agréez,  mon  révérend  et  bien  bon  Père,  l'expression 
de  mon  profond  respect  et  de  mon  affection  toute  frater- 
nelle. 

A.  Paillier,  g.  m.  I. 


—  463  — 

LOWELL  (ÉTATS-UNIS). 

DÉDICACE  DE  l'ÉGLISE  DE  l'iMMACULÉE  CONCEPTION. 
(Fête  du  10  juin  1877  à  Lowell.) 

Compte  rendu  publié  par  un  des  journaux  protestants 
de  lu  ville  {Loivell  Ti)ne.<). 


I.  —  Histoire  de  son  érection. 

La  magnifique  et  imposante  église  de  l'Immaculée- 
Conception,  qui,  à  l'exception  de  la  tour,  est  maintenant 
terminée,  sera  solennellement  dédiée  demain  par  S.  Gr. 
l'Archevêque  Williams,  de  Boston.  Les  Pères  Oblats, 
qui  ont  bùti  cette  église,  sont  membres  d'un  ordre  de 
Missionnaires  pour  les  pauvres,  ordre  qui  a  été  fondé  il 
y  a  une  cinquantaine  d'années  par  Ms^  Charles-Eugène 
D£  Mazenod,  Evéque  de  Marseille.  Les  Pères  Oblats  vin- 
rent dans  ce  pays  en  I84I;  ils  s'établirent  d'abord  en 
Canada,  où  ils  n'ont  cessé  de  travailler  depuis,  avec  le 
plus  grand  zèle  et  beaucoup  de  succès,  tant 'au  milieu 
des  Indiens  qu'au  milieu  des  Canadiens  eux-mêmes. 

Au  mois  d'avril  1868,  les  Pères  Oblats,  à  l'invitation  de 
M?""  Williams,  vinrent  s'établir  à  Lowell.  Peu  de  temps 
après  leur  arrivée,  ils  achetèrent  le  terrain  sur  lequcj 
l'église  est  bâtie.  C'est  un  lot  de  300  pieds  sur  120.  Les  tra- 
vaux pour  la  construction  de  l'église  commencèrent  aussi- 
tôt et  la  première  pierre  fut  bénite,  par  M«'  l'Archevêque 
de  Boston,  le  31  novembre  1871,  au  milieu  d'une  foule 
nombreuse  que  l'intensité  du  froid  n'avait  pu  empêcher 
d'assister  à  la  cérémonie.  La  crypte  fut  achevée  au  mois  de 
juillet  1872  et  le  premier  dimanche  du  même  mois  elle  fut 
ouverte  au  culte  et  servit  d'église  à  partir  de  ce  moment. 


—  464  -- 

II.  —  Description  de  l'église. 

Extérieur.  — L'église  est  bâtie  en  pierres  de  granit. 
Elle  est  en  style  ogival  moderne,  avec  transept,  bas- 
côtés  et  clair  étage;  la  coupe  générale  de  l'édifice  est 
imposante  et  massive.  Néanmoins  les  nombreux  cloche- 
tons qui  surmontent  les  murs  et  les  pignons  lui  donnent 
un  certain  air  de  légèreté  et  d'élégance.  Il  n'y  a  qu'une 
tour  ;  au  lieu  de  se  trouver  sur  la  façade,  elle  est  placée  au 
coin  du  côté  sud-est.  Quand  elle  sera  surmontée  de  sa 
flèche,  l'église  représentera  un  ensemble  trcs-salisfaisant. 

Intérieur.  —  L'intérieur  présente  un  aspect  extrême- 
ment gracieux  et  léger.  La  belle  symétrie  des  ogives, 
la  légèreté  des  colonnes,  la  délicatesse  des  décorations, 
la  parfaite  harmonie  des  couleurs  donnent  à  l'intérieur 
un  charme  inexprimable.  Du  vestibule  au  chevet,  l'église 
a  192  pieds  de  long  sur  107  pieds  de  large  au  transept, 
76  pieds  aux  bas-côtés  et  70  pieds  sous-clef;  16  piHers 
élégants  soutiennent  la  voûte;  les  chapiteaux  de  ces 
piliers  présentent  les  plus  beaux  dessins  de  fruits  natu- 
rels, de  Heurs,  d'oiseaux,  alternant  avec  de  gracieux 
faisceaux  de  feuillage.  Du  milieu  des  colonnes  s'échap- 
pent des  arceaux  qui  décrivent  sur  la  voûte  des  courbes 
gracieuses  et  vont  se  réunir  à  une  moulure  très-saillante 
qui  court  tout  le  long  du  sommet  de  la  voûte. 

Les  bancs,  au  nombre  de  trois  cent  vingt-deux,  pou- 
vant recevoir  chacun  six  personnes,  sont  en  bois  de 
frêne  avec  garniture  en  cerisier.  Tout  l'ouvrage  en  bois 
est  fini  à  l'huile  et  au  shellao,  et  retient  sa  couleur  na- 
turelle. Les  planchers  sont  en  pin  delà  Géorgie  et  vernis. 

Les  chandeliers  pour  le  gaz  sont  fixés  aux  piliers  et 
sont  plaqués  en  or  ;  il  y  a  quatre  cent  trente  becs  de 
gaz,  qui,  lorsqu'ils  sont  tous  allumés,  produisent  un 
effet  des  plus  beaux.  Le  plancher  du  sanctuaire  est  re- 


—  465  — 

couvert  d'un  superbe  tapis  qui  a  dlé  commandé  et  con- 
fcclionîié  à  Lowcll  même. 

Les  verrières.  —  Toutes  les  verrières  de  l'église  sont 
des  verrières  de  couleur  ou  des  vitraux  peints.  Il  y  en 
a  sept,  dans  le  sanctuaire,  au-dessus  du  maîtrc-anlel. 
Les  vitraux  représentent  le  Sacré  Cœur,  l'Immiicuiéc 
Conception,  sainte  Anne,  sainte  Elisabeth,  saintJoachim, 
saint  Joseph  et  saint  Jean-Baptiste.  Ceux  de  l'église  re- 
présentent saint  Pierre,  saint  Paul,  saint  André,  saint 
Thaddée  et  saint  Patrick,  les  autres  forment  des  groupes  : 
Notre-Seigneur  qui  bénit  les  petits  enfants,  Moïse  frap- 
pant le  rocher,  saint  Martin  et  le  mendiant.  Ces  verrières 
sont  de  toute  beauté,  tant  pour  le  coloris,  qui  est  d'une 
grande  richesse,  que  pour  la  beauté  des  figures,  qui  est 
tout  ce  qu'on  peut  désirer  de  mieux.  Chacune  de  ces 
verrières, est  protégée,  à  l'extérieur,  par  un  autre  vitrage 
en  verre  ordinaire.  Elles  ont  toutes  été  données,  soit 
par  les  sociétés  attachées  à  l'église,  soit  par  des  parois- 
siens ;  le  nom  du  donateur  est  inscrit  sur  chaque  ver- 
rière. 

Le  maître-autel.  —  Le  maître-autel,  qui  est  tout  de 
marbre  et  du  style  ogival,  est  considéré  par  des  hom- 
mes compétents,  comme  un  des  plus  beaux  morceaux 
d'art  religieux  dans  l'Etat  du  Massachusetts.  11  a  18  pieds 
de  large  à  sa  base  et  21  pieds  de  haut.  Il  entre  dans  sa 
construction  dix  ou  douze  différentes  variétés  de  mar- 
bre, à  savoir  :  du  marbre  d'Italie,  de  France,  de  Bel- 
gique, d'Irlande,  et  plusieurs  variétés  de  marbre  du 
pays.  A  la  base  il  y  a  du  marbre  de  différentes  couleurs; 
mais  le  tabernacle  et  l'exposition  sont  du  blanc  le  plus 
pur;  la  porte  du  tabernacle  est  en  cuivre  doré,  ce  qui 
produit  un  excellent  eflel.  Cet  effet  se  trouve  encore 
augmenté  par  les  grands  chandeliers  et  la  croix,  qui  sont 
aussi  en  cuivre  doré.  L'autel  n'est  pas  encore  entièrement 


—  466  — 

achevé!;  il  manque  plusieurs  statues,  qui,  lorsqu'elles  se- 
ront placées,  ajouteront  beaucoup  à  sa  beauté. 

Les  orgues.  —  Les  orgues  ont  22  pieds  et  demi  de  lar- 
geur sur  24  de  profondeur  et  35  de  hauteur.  L'instru- 
ment se  compose  de  3  claviers  de  58  notes  chacun,  d'une 
pédale  de  30  notes,  de  54  registres  et  de  45  jeux.  Il 
contient  près  de  3  000  tuyaux.  Pour  fournir  du  vent  il 
y  a  2  soufflets  à  double  action,  et  les  soufflets  sont 
mis  en  mouvement  par  un  moteur  à  eau,  sans  le  se- 
cours d'aucun  homme.  Ces  moteurs  sont  d'une  date 
toute  récente,  mais  c'est  une  invention  extrêmement 
utile.  L'organiste  lui-même  peut ,  sans  se  déranger, 
mettre  le  moteur  en  mouvement  ou  l'arrêter  comme 
il  lui  plaît,  au  moyen  d'un  petit  registre  qui  se  trouve  à 
son  côté.  Les  Pères  Oblats  ont  droit  d'être  félicités  de 
l'acquisition  d'un  instrument  qui  fait  honneur  non-seu- 
lement à  leur  esprit  d'entreprise,  mais  aussi  à  la  ville  de 
Lowell  tout  entière.  C'est  pourquoi  nous  les  félicitons 
bien  sincèrement. 

IlL  —  Cérémonie  de  la  dédicace. 

C'est  le  40  juin  de  cette  année  qu'eut  heu  la  cérémo- 
nie si  désirée  et  si  longuement  attendue  de  la  dédicace 
de  la  belle  église  de  l'Immaculée-Conception.  Des  lettres 
d'invitation  avaient  été  envoyées  à  tous  les  évêques  de 
la  province.  Trois  se  rendirent  à  l'invitation  et  les 
autres  exprimèrent  le  regret  de  ne  pouvoir  venir,  tout 
en  félicitant  les  Pères  sur  le  succès  de  leur  entreprise. 
Une  trentaine  de  Prêtres  aussi  avaient  été  invités  et  plu- 
sieurs répondirent  à  cette  invitation. 

Le  jour  était  mal  choisi  pour  les  Prêtres  :  c'était  un  di- 
manche ;  c'est  pourquoi  plusieurs  qui  auraient  désiré  ar- 
demment venir  en  furent  empêchés;  d'un  autre  côté,  le 


—  467  - 
dimanche  dtait  le  seul  jour  possible  pour  nos  gens;  c'est 
pour  cela  qu'il  a  été  préféré  à  tout  autre. 

Toutes  les  dispositions  avaient  été  prises  la  veille  pour 
maintenir  le  bon  ordre  et  pour  empêcher  l'encombre- 
ment, soit  au  dedans,  soit  au  dehors  de  l'église.  Une 
demi-heure  avant  la  cérémonie  il  y  avait  !2  500  personnes 
commodément  assises  dans  l'église.  A  dix  heures  pré- 
cises la  procession  se  mit  en  mouvement  dans  l'ordre 
suivant  :  la  croix  avec  thuriféraires,  cinquante  acolytes 
habillés  de  soutanes  violettes  et  de  surplis  en  mousse- 
line; le  clergé  en  surplis  au  nombre  de  vingt-quatre 
Prêtres;  M^"'  l'Évêque  de  Springfield,  Ms''  l'Evêque  de 
Burlington,  enfin  Ms""  l'Archevêque  de  Boston.  La  pro- 
cession fît  le  tour  de  l'église  à  Tintérieur  et  à  l'extérieur, 
selon  qu'il  est  marqué  dans  le  rituel  romain. 

La  grand'messe  fut  chantée  par  le  R.  P.  Antoine,  pro- 
vincial; après  l'Évangile,  Ms"^  l'Évêque  de  Springtield 
monta  en  chaire  et  prononça  un  magnifique  sermon  sur 
l'unité  de  TÉglise.  Voici  la  traduction  des  principaux 
passages  : 

«  Mes  frères,  la  belle  cérémonie  à  laquelle  vous  venez 
d'assister  aujourd'hui  est  devenue  si  fréquente  dans  ces 
temps  de  progrès  et  de  civilisation,  qu'elle  a  jusqu'à  un 
certain  point  perdu  de  sa  nouveauté.  Il  y  a  quelques  an- 
nées à  peine,  c'était  une  chose  merveilleuse  de  voir  con- 
sacrer une  église  au  service  de  Dieu.  Mais  maintenant, 
que  les  sommets  de  presque  toutes  les  collines  qui  nous 
environnent  sont  couverts  de  splendides  édifices,  l'attrait 
de  la  nouveauté  a  en  partie  disparu.  Malgré  cela,  la  chose 
en  elle-même  n'a  rien  perdu  de  son  importance,  il  s'agit 
toujours  de  consacrer  un  endroit  au  service  de  Dieu. 
Dieu,  sans  doute,  peut  être  servi  partout  et  en  tout  lieu. 
Mais  ne  voyons-nous  pas  qu'il  a  lui-même  prescrit 
qu'on  réserve  à  son  service  quelques-uns  de  ces  endroits? 


—  468  - 

Il  a  commandé  de  lui  bâtir  uu  temple  dont  il  s'est  fait  lui- 
même  l'architecte.  Il  a  demandé  aussi  qu'on  lui  bâtit  un 
temple  en  ce  lieu,  et  c'est  précisément  ce  qui  nous  réunit 
ici  aujourd'hui.  Ce  temple  est  construit  et  c'est  une 
œuvre  vraiment  merveilleuse.  Ceux  qui  ne  sont  pas  ca^ 
tholiques  admirent  que  des  pauvres  gens  aient  pu  offrir  à 
Dieu  un  temple  aussi  magnifique,  et  vous-mêmes,  mes 
frères,  vous  êtes  surpris  de  la  rapidité  vraiment  merveil'- 
leuse  avec  laquelle  il  a  été  construit.  C'est  un  monument 
de  votre  zèle  et  de  votre  charité,  qui  portera  ses  fruits 
pendant  toute  l'éternité.  Pourquoi  avez-vous  bâti  une  si 
belle  église?  C'est  parce  que  vous  comprenez  que  Dieu 
mérite  d'être  honoré  d'une  manière  toute  spéciale  ;  oui, 
tous  nous  sentons  et  nous  croyons  que  nous  sommes  en 
présence  des  Anges  et  de  Notre-Seigneur,  non  pas  en 
ligure,  mais  en  réalité.  C'est  pourquoi  nous  nous  effor- 
çons de  remplacer  partout  par  des  édifices  plus  Gouver- 
nables ces  petites  églises  provisoires  où  nos  pères  venaient 
prier  il  y  a  cinquante  ans. 

('  Les  théologiens  nous  enseignent  que  hors  de  l'Église 
catholique  il  n'y  a  point  de  salut  ;  c'est  là  la  raison  pour 
laquelle  Jésus-Christ  a  laissé  à  son  Église  des  marques 
par  lesquelles  on  peut  la  reconnaître  facilement.  Ces 
marques  sont  :  l'unité  ,  la  catholicité ,  la  sainteté  et 
l'apostolicité.  L'unité,  c'est  là  la  plus  belle  marque  de 
l'Eglise  et  celle  sur  laquelle  je  désire  attirer  votre  atten- 
tion. » 

Après  avoir  démontré  la  nécessité  de  cette  unité  par 
l'Écriture  sainte,  par  des  analogies,  et  aussi  par  le  témoi- 
gnage des  saints  Pères,  l'orateur  continue  :  «  Tous  ces 
témoignages  démontrent  jusqu'à  l'évidence  cette  vérité, 
que  l'Église  de  Jésus-Christ  est  une,  puisque  Dieu  est  un, 
et  que  la  doctrine  qu'elle  enseigne  est  une  aussi,  puis- 
qu'elle vient  de  Dieu  ;  conséquemraent  tous  ceux  qui  ne 


—  469  — 
possèdent  pas  celle  doctrine  une,  sont  hors  de  la  vtliilé 
et  pat"  là  m(5me  hors  du  salut. 

«  Tout  dans  la  nature  porte  le  caractère  de  l'unilé.  11  est 
vrai  qu'il  y  a  des  lois  spéciales,  qui  gouvernent  les  dif- 
férents règnes,  mais  toujours  est-il  que  les  différentes  or- 
ganisations sont  gouvernées  par  une  loi  générale  et  univer- 
selle :  la  loi  de  l'unité.  Cette  loi  domine  l'ordre  physique, 
l'ordre  moral,  et  elle  domine  aussi  l'ordre  religieux.  Rien 
plus,  elle  domine  l'Église  catholique  elle-même,  qu'elle 
rend  une,  non-seulement  une  dans  sa  doctrine  et  sa  hié- 
rarchie, mais  aussi  une  avec  son  passé.  De  là  vient  cet 
esprit  conservateur  qu'on  lui  reproche  tant  et  qui  fait  sa 
gloire,  puisqu'il  prouve  une  chose,  qu'elle  a  été  établie 
par  Dieu  qui  ne  change  pas. 

«J'entends  dire  quelquefois  que  nous,  catholiques,  nous 
n'avançons  pas  avec  la  civilisation  moderne.  Je  dirai  à 
ceux  qui  noua  font  ce  reproche  :  Êtes-vous  fatigués  du 
conservatisme  de  Dieu?  Est-ce  que  les  constellations  chan- 
gent? Non,  nullement.  Tout  ce  que  Dieu  a  fait  est  bien 
fait  et  n'a  pas  besoin  de  changer.  Le  progrès  suppose  des 
imperfections,  et  les  œuvres  de  Dieu  sont  parfaites. 
L'Église  catholique,  qui  est  son  ouvrage,  est  aussi  parfaite 
et  n'a  pas  besoin  de  progrès.  Dieu  l'a  marquée  au  coin 
de  son  inamovibilité  et  surtout  de  son  unité.  Je  la  vois, 
cette  unité,  dans  celle  succession  non  interrompue  de- 
puis le  temps  des  apôtres;  je  la  vois  dans  la  personne  de 
Pie  IX,  le  successeur  de  saint  Pierre,  à  qui  il  a  été  dit  : 
«  Tu  es  Pierre,  et  sur  cette  pierre  je  bâtirai  mon  Église,  et 
«  les  portes  de  l'enfer  ne  prévaudront  pas  contre  elle,  n 
Je  la  vois,  cette  unité,  dans  l'enseignement  uniforme  de 
tous  les  siècles. 

a  Lorsque  l'Église  définit  le  dogme  de  l'Immaculée  Con- 
ception et  celui  de  l'infaillibilité,  les  protestants  se  mi- 
rent aussitôt  à  crier  contre  ce  qu'ils  appelaient  d'étrnn- 


—  470  — 

ges  innovations.  Mais  permettez-moi  de  vous  dire,  mes 
amis  protestants,  que  vous  pratiquez  précisément  ce  que 
nous  enseignons  et  que  vous  allez  bien  plus  loin  que 
nous.  Quelle  est  la  mère  protestante  qui,  lorsqu'elle 
tient  sur  ses  genoux  cet  enfant  qu'elle  aime  tant, 
croit  que  l'âme  de  son  enfant  est  couverte  de  la  lèpre 
du  péché,  et  que  si  cet  enfant  venait  à  mourir  il  serait 
damné?  Il  n'y  en  pas  une  sur  mille;  toutes  au  con- 
traire croient  que  leurs  enfants  sont  purs  comme  des 
anges,  c'est-à-dire  qu'ils  sont  immaculés.  Ainsi,  tandis 
que  nous  enseignons  que  ce  privilège  n'est  accordé  qu'à 
une  seule  créature,  la  sainte  Vierge,  eux  prétendent  qu'il 
est  accordé  à  tout  le  monde.  Nous  enseignons  qu'un  seul 
enfant  est  venu  au  monde  sans  la  tache  du  péclié  origi- 
nel, c'est  là  tout  le  dogme  de  l'Immaculée  Conception, 
Quant  à  l'infaillihilité  du  Pape,  l'Église  enseigne  qu'il  ne 
peut  pas  se  tromper,  quand  il  définit  comme  chef  de 
l'ÉgUse  des  questions  de  foi  ou  de  morale.  C'est  là  toute 
la  doctrine  de  l'infaillibilité. 

«  On  nous  répète  à  satiété  que  l'Église  catholique  tombe 
de  vétusté,  qu'elle  s'en  va,  et  qu'elle  va  finir  par  dispa- 
raître complètement.  Mais  laissez-moi  vous  dire  qu'il  n'en 
est  rien.  Elle  est  persécutée,  c'est  vrai;  ses  ministres 
sont  emprisonnés,  c'est  encore  vrai  ;  malgré  cela,  elle  est 
triomphante;  les  prières  de  ses  enfants,  qui  montent  con- 
tinuellement jusqu'au  trône  de  Dieu,  sont  plus  puissantes 
que  les  persécutions.  La  main  toute-puissante  qui  l'a 
fondée  la  protège,  et  à  l'ombre  de  cette  protection  elle 
poursuit  sa  marche  triomphale  à  travers  le  monde  sous 
la  direction  du  pontife  bien-aimé  qui  vient  de  célébrer 
le  cinquantième  anniversaire  de  son  élévation  à  l'épisco- 
pat.  Qu'il  soit  béni  de  Dieu  autant  qu'il  est  vénéré  des 
hommes  I  » 

Tel  fut  à  peu  près  le  discours  de  Sa  Grandeur. 


—  471   — 

La  messe  qu'on  a  chantée  était  la  troisième  de  Haydn. 
Un  jeune  homme  de  LowfU  qui  a  éludié  au  Conservatoire 
de  Paris  touchait  l'orgue. 

Les  RR.  PP.  Obhits  qui  assistaient  à  la  cérémonie 
étaient  les  suivants:  R.  P.  Antoini;,  Provincial;  les 
PP.  Lacombe,  de  Saint-Bonifaco,  Guillard,  de  Bufl'alo, 
Mangin,  Garin,  M'Gratii,  Lebret,  [Jarber,  Riordan,  Four- 
NiERet  Gigault,  de  Lowell. 

Les  vêpres. — Les  vêpres  furent  chantées  à  six  heures  du 
soir.  L'église  étail  aussi  remplie  que  le  matin.  M^'"  l'Ar- 
chevêque, qui,  à  cause  d'une  erreur,  n'avait  pas  oilicié 
solennellement  à  la  messe,  voulut  bien  oiiicier  aux  vêpres. 
Après  vêpres,  Monseigneur  de  Burlington  monta  en  chaire 
et  fit  un  beau  sermon  sur  la  sainte  Vierge,  la  douce  pa- 
tronne de  l'Eglise.  Après  avoir  fait  allusion  à  la  cérémo- 
nie du  matin,  l'orateur  entra  immédiatement  dans  son 
sujet.  Son  but  était  de  démontrer  que  tous  tant  que  nous 
sommes,  catholiques  ou  protestants,  nous  avons  des  rap- 
ports nécessaires  avec  la  saiute  Vierge  :  rapports  d'amour, 
d'un  côté;  rapports  de  reconnaissance,  de  l'autre.  En 
effet,  dit-il,  tous  nous  espérons  arriver  au  salut  par  le 
mystère  de  la  Rédemption.  Or,  N.-S.  Jésus-Christ,  qui  a 
opéré  ce  mystère  de  notre  rédemption,  est  Dieu  et  homme 
tout  ensemble;  il  y  a  en  lui  deux  natures:  la  nature  di- 
vine et  la  nature  humaine;  l'union  et  la  coopération  de 
ces  deux  natures  étaient  nécessaires  à  l'accomplissement 
de  ce  mystère.  Sa  nature  divine,  Notre-Seigneur  l'a  reçue 
de  Dieu;  mais  sa  nature  humaine  lui  a  été  donnée  par 
Marie,  qui  est  devenue  par  là  même  la  mère  du  Sauveur 
et  qui  en  cette  qualité  a  une  part  nécessaire  dans  l'ac- 
complissement de  ce  mystère  de  la  Rédemption.  Nous 
pouvons  en  douter,  nous  pouvons  le  nier  même,  mais 
notre  négation  ne  changera  rien  à  la  chose,  et  il  sera 
éternellement  vrai  que  le  Sauveur  des  hommes  est  Dieu 

T.    ÏV.  31 


-   472  — 

et  homme  tout  ensemble  et  que  la  sainte  Vierge  est  sa 
mère.  Conséquemmenl,  il  sera  éternellement  vrai  qu'elle 
a  eu  une  part  active  à  l'œuvre  de  notre  salut  et  que,  bon 
gré  mal  gré,  nous  devons  avoir  avec  elle  des  relations 
nécessaires  de  reconnaissance.  Nous  catholiques,  nous 
aimons  à  le  reconnaître,  et  telle  est  la  raison  de  notre 
dévotion  envers  la  sainte  Vierge.  Mais  les  protestants  ne 
le  reconnaissent  pas,  parce  qu'ils  manquent  de  réflexion 
et  de  logique,  et  plus  encore,  parce  qu'ils  n'ont  plus  la 
foi  en  la  divinité  de  N.  S.  Jésus-Christ. 

L'orateur  a  développé  ces  pensées  avec  beaucoup  de 
vigueur  et  de  clarté.  Le  sermon  du  soir,  sans  être  aussi 
plein  d'actualité  que  celui  du  matin,  a  fait  grande  im- 
pression sur  l'auditoire,  non  pas  tant  à  cause  de  la  force 
des  arguments  qu'à  cause  de  l'accent  de  conviction  et 
ronction  de  la  piété  qui  pénétraient  tout  le  discours. 

Après  le  sermon,  on  a  donné  la  bénédiction  solennelle 
du  très-saint  Sacrement. 

S.  H.  le  maire  de  Lowell  et  plusieurs  des  citoyens 
les  plus  marquants  de  la  ville  ont  assiste  à  la  céré- 
monie. Catholiques  et  protestants  ont  été  unanimes  à 
louer  la  beauté  de  l'église  et  à  admirer  la  grandeur 
de  ses  cérémonies.  Le  journal  de  la  localité  termine  ainsi 
sou  compte  rendu  de  la  fête  du  10  juin  : 

«  Les  Pères  Oblats,  par  leurs  manières  polies,  leur 
générosité  et  leur  esprit  d'entreprise,  se  sont  fait  de 
nombreux  amis  dans  la  ville  de  Lowell.  Le  courage  et 
l'énergie  avec  lesquels  ils  ont  entrepris  et  complété  l'é- 
rection d'une  des  plus  belles  églises  du  pays  méritent  les 
plus  grands  éloges.  Qu'il  leur  soit  donné  d'en  jouir  long- 
temps. C'est  la  prière  de  tous  leurs  paroissiens  et  de  leurs 
nombreux  amis.  » 


—  473  — 
MANITOBA. 

RAPPORT  DU    R.    P.    LACOMBE. 

Eglise  Saint-Pierre,  Montréal,  l'J  juillet  1877. 
BlEN-AIMÉ   PÈRE   GÉNÉRAL, 

Ayant  terminé  la  mission  dont  m'avait  cliargé  l'Ar- 
chevêqup  de  Saint-Boniface,  et  sur  le  point  de  revenir  à 
Winnipeg,  je  me  fais  une  douce  obligation  de  raconter  à 
Votre  Paternité  ce  que  j'ai  fait  ici,  depuis  le  mois  de 
février  dernier. 

Avant  d'entrer  dans  aucun  détail,  laissez-moi  vous 
dire,  bien-nimé  Père,  que  l'œuvro  de  colonisation  par  des 
catholiques,  à  Manitoba,  est  une  œuvre  extrêmement 
importante,  au  point  de  vue  de  notre  nationalité,  et  sur- 
tout au  point  de  vue  religieux.  Ce  pays,  connu  autrefois 
sous  le  nom  générique  de  Rivière-Rouge,  forme  aujour- 
d'hui une  des  provinces  de  la  confédération  canadienne. 
C'est  là  que,  depuis  bien  des  années  déjà,  nos  Mis- 
sionnaires ont  porté  la  foi;  ils  ont  poussé  leurs  excur- 
sions à  plusieurs  centaines  de  milles  plus  loin,  sur  les 
grandes  rivières  Saskalchewau  et  Macknnsie.  Messagers 
de  la  bonne  nouvelle,  ils  sont  les  premiers  qui  aient  intro- 
duit des  germes  de  civilisation  dans  ces  immenses  terri- 
toires. Après  avoir  adouci  les  mœurs  farouches  des  sau- 
vages, ils  ont  rencontré  quelques  hommes  blancs,  venus 
au  milieu  d'eux  pour  échanger  leuts  marchandises  contre 
des  fourrures.  Bientôt,  ces  blancs  se  multiplièrent,  s'éta- 
blirent dans  ces  contrées,  et  formèrent  une  petite  popu- 
lation ,  surtout  dans  l'ancien  teriitoire  de  la  Uivière- 
Rouge.  Les  événements  de  1870,  1871,  1872  changèrent 
la  face  des  choses.  Manitoba  devint  une  province  avec 
tous  les  rouages  d'un  gouvernement  régulier ,   offrant 


—  474  — 

toutes  sortes  d'avantages  aux  étrangers  qui  voudraient 
émigrer  de  ce  côté.  Dans  le  premier  enthousiasme,  beau- 
coup de  familles  anglaises  et  protestantes  nous  arrivè- 
rent d'Ontario.  Bientôt  le  gouvernement  envoya  des 
agents  en  Russie,  et  nous  eûmes  une  immigration  de 
Mennonites,  et  même  une  centaine  de  familles  de  l'Is- 
lande. 

Menacés  d'être  envahis  par  l'élément  étranger  et  pro- 
testant, dans  ce  pays  que  nous  avons  été  les  premiers  à 
défricher,  nous  nous  sommes  alors  levés,  nous  les  Mis- 
sionnaires de  Maniloba,  et  ayant  notre  Archevêque  à 
notre  tête,  nous  avons  tenté  des  efiorts  pour  paralyser 
ceux  du  protestantisme.  Nous  pensions  avec  une  douleur 
extrême  aux  reproches  d'inditférence  que  pourraient 
nous  adresser  nos  successeurs.  C'est  sous  cette  impulsion 
que,  dans  l'hiver  de  1873,  notre  révérendissime  Vicaire 
m'envoya  au  Canada  pour  commencer  l'œuvre  d'une 
émigration  canadienne  française  vers  Manitoba.  Je  par- 
courus certains  centres  canadiens,  dans  les  Etats-Unis; 
je  parlai  de  Manitoba,  de  ses  avantages  et  désavantages, 
de  l'avenir  de  ce  pays  pour  la  colonisation.  Le  gouverne- 
ment canadien,  dont  j'avais  réussi  à  acquérir  les  sym- 
pathies, approuva  notre  plan  et  vota  même  quelque 
argent  pour  aider  au  transport  de  nos  immigrants.  Dans 
le  courant  de  1876,  cinq  cents  colons  catholiques  et  fran- 
çais avaient  grossi  les  rangs  de  nos  anciens  habitants, 
les  métis.  Les  choses  en  étaient  là,  quand  M^""  Taché,  en- 
couragé par  nos  premiers  succès,  me  confia  une  seconde 
fois  la  mission  de  continuer  le  recrutement  aux  Etats- 
Unis  et  au  Canada.  J'acceptai  de  grand  cœur  celte  mis- 
sion, en  considérant  devant  Dieu  que  c'était,  un  grand 
devoir  pour  nous  de  ne  pas  laisser  tomber  ce  pays,  pour 
ainsi  dire  civilisé  par  les  Oblats,  entre  les  mains  des  pro- 
testants. Suivant  mes  goûts  de  prédilection  ,  sans  doute 


—  475  — 

j'aurais  préféré  m'ensevelir  auprès  do  mes  chers  néo- 
phytes de  la  Saskalchewon,  mais  obéissant  au  désir  et  à 
l'appel  de  mon  Supérieur,  je  partis  de  Saint-Boniface, 
à  lu  fin  du  mois  de  janvier  dernier,  par  la  dilifïence  pu- 
blique, jusqu'à  Moorliead ,  distance  de  2'20  milles  de 
Winnipeg.  De  Moorliead,  par  le  chemin  de  fer,  j'arrivai 
à  Montréal,  après  avoir  voyagé  par  un  froid  Irès-piqnant. 
Nos  bons  Père?  de  Montréal  me  recureut  avec  la  cha- 
rité et  la  bonté  qui  les  caractérisent.  L'hospitalité  de 
leur  maison  m'était  acquise  pour  tout  le  temps  de  ma 
mission.  C'était  renouveler  à  mon  égard  ce  qu'on  avait 
fait  l'hiver  d^auparavant.  Je  commentai  de  suite  à  m'oc- 
cuper  de  mes  rapports  avec  le  gouvernement,  avec  les 
Compagnies  de  chemins  de  fer,  et  avec  nos  agents  d'im- 
migration dans  la  république  américaine. 

Dans  mes  différentes  excursions  au  milieu  des  centres 
canadiens  aux  Etats-Unis,  partout  je  fus  accueilli  en  Mis- 
sionnaire et  en  ami.  Les  prêtres  de  ces  différentes  locali- 
tés m'offraient  l'hospitalité,  et  étaient  heureux  dem'aider 
dans  l'accomplissement  de  mon  œuvre.  C'est  pendant 
une  de  ces  tournées  que  je  me  rendis  à  New-York, 
pour  rencontrer  le  cher  P.  Soullier,  notre  bien-aimé 
visiteur  au  Manitoba.  Après  avoir  dit  adieu  à  cet  ami 
vénéré,  d'après  son  avis  je  me  dirigeai  vers  Washington, 
où  une  Société  scientifique  m'offrait  d'imprimer,  à  ses 
propres  frais,  le  dictionnaire  adjibway,  ou  sauteux,  dont 
je  vous  ai  déjà  parlé.  N'ayant  pu  réussir  à  m'entendre 
sur  les  conditions  posées  par  les  membres  de  cette  So- 
ciété, je  laissai  la  capitale  des  Etats-Unis  et  je  continuai 
mon  œuvre  de  propagande  d'émigration  parmi  nos  Cana- 
diens employés  dans  les  manufactures  américaines.  Com- 
bien il  m'était  pénible  de  voir  nos  braves  pères  de  fa- 
mille aller  sacrifier  la  jeunesse  de  leurs  enfants  dans 
ces  grands  moulins  où,  en  peu  d'années,  on  contracte  la 


—  476  — 

terrible  maladie  de  la  consomption  !  Je  tâchais  de  leur 
faire  comprendre  que  l'air  sain  de  Manitoba  leur  serait 
plus  favorable  que  celui  des  usines;  que  leurs  bras  vi- 
goureux, en  remuant  le  riche  solde  notre  Nord-Ouest,  se 
fortifieraient  et  s'exerceraient  à  un  travail  plus  rémuné- 
rateur que  celui  auquel  ils  se  livrent  dans  une  sorte  d'es- 
clavage, au  grand  détriment  de  leur  santé  et  de  leur 
moralité. 

Je  revins  ensuite  à  Montréal  pour  organiser  les  dé- 
parts des  différentes  sections  de  voyageurs.  Depuis 
le  mois  de  mai  dernier,  six  cents  à  peu  près  sont 
partis  soit  des  Etats-Unis,  soit  de  la  province  de  Québec, 
pour  se  rendre  auprès  de  leurs  compatriotes  qui  les 
avaient  devancés.  It  est  vrai  qu'un  certain  nombre  sont 
revenus  non  satisfaits  du  pays  où  ils  s'étaient  imaginé 
trouver  une  fortune  toute  faite.  Ceux-là,  certainement, 
n'appartenaient  pas  à  la  phalange  de  ces  braves  pion- 
niers, qui  comprennent  ce  que  doit  faire  une  nouvelle 
colonie,  et  que  le  sol,  quelque  riche  qu'il  soit,  demande 
cependant  des  sueurs  et  des  fatigues  de  la  pari  de  celui 
qui  réclame  de  lui  une  abondante  moisson.  Ces  Cana- 
diens ne  ressemblaient  pas  à  nos  pères,  venus  de  la 
vieille  France,  et  qui  ont  formé  la  nouvelle  au  prix  de 
tant  de  sacrifices. 

Mon  bien-aimé  Père,  depuis  que  nous  avons  com- 
mencé celte  œuvre  de  colonisation,  à  Manitoba,  nous 
avons  éprouvé  certainement  bien  des  contrariétés  et  ren- 
contré bien  des  obstacles,  mais  les  résultats  obtenus  jus- 
qu'ici ont  de  quoi  compenser  nos  peines  ;  M^'  Taché 
m'écrit  que  des  paroisses  nouvelles  se  forment,  ou  bien 
les  nouvelles  familles  vont  s'échelonner  le  long  des  ri- 
vières, au  milieu  de  nos  provinces  de  métis.  Une  des 
grandes  épreuves  de  cetle  année,  ce  sont  les  pluies  tor- 
rentielles qui  n'ont  cessé  de  tomber  pendant  quelques 


—  477  — 

semaines.  Cette  quantité  d'eau  a  causé  des  dommages 
aux  récoltes  dans  les  terrains  bas,  ce  qui  était  propre  à 
décourager  les  nouveaux  arrivants.  Il  va  sans  dire  que 
TArchevèque  de  Saint-honiface,  ainsi  que  ses  dévoués 
collaborateurs,,  se  sont  multipliés  pour  aider,  renseigner, 
favoriser  les  immigrants  et  leur  procurer  les  premiers 
secours. 

Dans  quelques  jours,  je  partirai  avec  deux  nouveaux 
prêtres,  un  Frère  scolaslique,  des  maîtres  et  des  maî- 
tresses d'école  et  quelques  nouveaux  colons.  Par  mes 
rapports  avec  les  diflférentes  compagnies  de  chemins  de 
fer  et  de  steamboats,  j'ai  pu  obtenir  bien  des  réductions 
de  passage,  fort  avantageuses  pour  ma  bourse,  qui  est 
loin  d'être  bien  fournie  dans  ce  temps  de  crise  que  subit 
le  Canada. 

Pendant  ces  quelques  mois  passés  en  Canada,  je  me 
suis  occupé  de  limpression  du  dictionnaire  et  de  la  gram- 
maire de  la  langue  adjibway  ou  sauteuse.  Après  avoir 
publié  le  prospectus  et  les  premières  pages,  je  me  suis 
arrêté ,  pour  attendre  les  remarques  et  observations 
qu'on  jugerait  devoir  me  faire  (j'entends  ceux  qui  ont 
étudié  cette  langue).  C'est  à  Manitoba,  pendant  les  lon- 
gues soirées  de  l'hiver,  que  je  continuerai  ce  grand  tra- 
vail, qui  sera  loin  d'être  parfait,  mais  qui,  cependant, 
sera  d'un  grand  secours  aux  Missionnaires  qui  doivent 
se  livrer  à  l'étude  de  cette  langue. 

M^''  Tache  m'avait  aussi  chargé  de  traiter  une  au- 
tre affaire ,  non  moins  importante  que  celles  dont  je 
viens  d'entretenir  Votre  Paternité  :  procurer  au  dio- 
cèse de  Saint-Boniface  l'acquisition  des  Frères  de  la 
Doctrine  chrétienne.  Nos  Pères  et  les  autres  prêtres  sont 
en  trop  petit  nombre  et  trop  occupés,  d'ailleurs,  pour 
que  Monseigneur  puisse  en  détaclier  quelques-uns  pour 
faire  les  cours  dans  son  collège  de  Sainl-Duniface  et  la 


—  478  — 

maîtrise  de  Winnipeg.  Sa  Grâce  a  donc  décidé  de  faire 
un  appel  aux  bons  Frères,  qui  font  tant  de  bien  au  Ca- 
nada. J'ai  eu  le  bonheur  de  réussir  dans  cette  mission. 
Le  Supérieur  général  de  Paris  accepte  nos  conditions,  et 
nous  donnera  six  Frères,  qui  se  rendront  chez  nous  cet 
automne  ou  le  printemps  prochain.  Chez  nous,  déjà, 
comme  partout  ailleurs,  l'éducation  est  le  grand  cheval 
de  bataille  de  nos  adversaires.  Avec  eux  les  écoles,  et 
rien  que  les  écoles.  Nous  avons  une  grande  lutte  à  sou- 
tenir, et  pour  n'être  p^is  vaincus  il  nous  faut  des  hommes 
pour  enseigner,  et  ces  hommes,  ce  sont  ces  généreux 
coUaboraleurs  qui  vont  aller  bientôt  prendre  la  direction 
des  classes  au  collège  de  Saint-Boniface  et  à  la  maîtrise  de 
Sainte-Marie.  Depuis  plusieurs  années,  nous  luttons  avec 
succès  contre  les  protestants,  pour  ce  qui  est  de  l'ensei- 
gnement des  jeunes  personnes.  Deux  Communautés  de 
religieuses  dévouées  leur  donnent  des  soins  intelligents, 
avec  un  succès  que  nos  antagonistes  ne  peuvent  s'em- 
pêcher de  reconnaître. 

Encore  une  autre,  chose,  bien-aimé  Père,  qui  ne 
manquera  pas  d'exciter  l'intérêt  que  vous  nous  portez. 
Aujourd'hui  même,  je  reçois  une  communication  du 
secrétaire  d'Etat,  qui  m'informe  que  le  traité  des  Pieds- 
Noirs  aura  lieu  le  13  septembre  prochain,  au  pied  des 
montagnes  Rocheuses,  à  8  ou  900  milles  de  Saint- 
Boniface.  Le  gouvernement  m'informe  en  même  temps 
qu'il  requiert  mes  services  pour  Tacceptation  de  ce 
traité,  comme  interprète  et  comme  l'ami  de  ces  sau- 
vages, afin  de  leur  faire  comprendre  que  le  Canada 
ne  veut  pas  les  tromper,  mais  leur  faire  du  bien.  Déjà 
vous  m'avez  donné  la  permission  d'accepter  cette  mis- 
sion, importante  pour  nous  à  bien  des  points  de  vue, 
puisque  Sa  Grâce  présumait  votre  consentement.  Je 
partirai  demain  pour  Ottawa,  où  je  m'expliquerai  d'une 


—  479  — 

manière    claire  et   précise  sur  les  conditions   de   cette 
mission. 

Arrivé  à  Saint-Bonifaco  an  commencement  d'août,  j'en 
repartirai  après  quelques  jours,  avec  des  chevaux  et 
quelques  compaç^nons,  pour  me  rendre  an  près  des  sau- 
vages, où  je  rencontrerai  le  lieutenant-ijçouverneur  qui  y 
sera  déjà  arrivé  sans  doute.  Ces  assemblées  de  nos 
tribus  sauvaïçes,  où  l'on  fume  le  p;rand  calumet  avec 
un  chef  des  blancs,  sont  toujours  bien  solennelles,  et  sont 
un  événement  bien  marquant  dans  leur  histoire.  Plus 
tard,  je  me  ferai  un  devoir  de  vous  raconter  toutes  ces 
choses,  mes  aventures  de  voyage,  et  tout  ce  que  je  croi- 
rai devoir  intéresser  mes  Frères,  qui  ont  la  patience  de 
lire  les  incorrections  de  ma  plume  si  mal  exercée. 

Quand  vous  recevrez  celte  lettre,  je  serai  déjà  au 
milieu  du  grand  désert  des  prairies',  respirant  à  l'aise 
cet  air  de  mes  jeunes  années  de  Missionnaire.  Je  ne 
puis  m'empècher  de  vous  avouer  que  je  suis  heureux 
d'avoir  une  'si  belle  occasion  de  revoir  mes  néophytes, 
et  d'embrasser  quelques-uns  de  nos  chers  Pères,  qui  tra- 
vaillent avec  tant  de  zèle  au  milieu  d'eux.  Je  rencontrerai 
probablement  M=''  Grandin.  Inutile  de  dire  la  consolation 
fraternelle  que  nous  éprouverons. 

Je  ne  puis  terminer,  bien-aimé  Père,  cette  longue 
lettre,  sans  exprimer  mes  sentiments  de  reconnaissance 
pour  toutes  les  bontés  dont  nos  bons  Pères  de  la  pro- 
vince du  Canada  m'ont  comblé  pendant  mon  séjour  au 
milieu  d'eux.  Le  P.  Antoine,  cet  aimable  Provincial, 
avait  tout  mis  à  ma  disposition.  La  maison  où  j'ai  fait 
mon  plus  long  séjour  a  fait  tout  en  son  pouvoir  pour 
m'aider  dans  ma  mission  et  aplanir  les  difticultés,  et  au- 
jourd'hui que  je  me  sépare  de  ces  bien-aimés  Frères,  ils 
ne  veulent  rien  accepter  comme  dédommagement,  que 
mes  faibles  prières  pour  le  succès  de  leurs  grandes  œu- 


—  480  — 

vres  en  ce  pays.  C'est  bien  le  cas  de  répéter:  Ecce  quam 
bonum... 

En  terminant,  bien-aimé  Père  général,  je  vous  supplie 
de  nous  bénir,  de  bénir  cette  mission  que  le  gouverne- 
ment vient  de  me  confier  auprès  de  mes  cliers  sauvages. 
Je  crois  que  les  résultats  en  seront  beureux  pour  nos  éta- 
blissements religieux  en  ce  pays.  Ce  sera  une  belle  occa- 
sion d'agir  sur  l'esprit  des  sauvages,  qui  seront  heureux 
de  me  revoir  et  de  m'eutendre. 

En  menant  à  bonne  fin  ce  traité,  les  autorités  d'Ottawa 
ne  manqueront  pas  d'en  rapporter  le  mérite  aux  Mission- 
naires calboliques. 

Enfin,  je  remets  toute  cette  affaire  entre  les  mains  du 
grand  régulateur  des  événements,  et  sous  la  protection 
de  Celle  dont  nous  sommes  les  Oblats  el  les  enfants  cbéris. 

Vous  offrant  ma  respectueuse  et  filiale  aflection,  je  suis 
beureux  de  me  dire  comme  toujours, 

Votre  fils  dévoué  et  reconnaissant, 
Alb.  Lacombe,  g,  m.  I. 

P.  S.  22  juillet.  —  J'arrive  d'Ottawa,  où  j'ai  été  m'en- 
tendre  avec  le  gouvernement  canadien,  par  rapport  à  la 
mission  dont  il  veut  me  charger  auprès  des  Pieds-Noirs 
pour  la  conclusion  d'un  traité.  Le  premier  ministre,  le 
secrétaire  d'Etat  et  le  ministre  de  l'agriculture,  avec  les- 
quels j'ai  eu  des  entreliens,  se  sont  montrés  on  ne  peut 
plus  aimables,  et  toutes  les  conditions  de  ma  mission 
sont  conclues  par  écrit. 

Jeudi  procbain,  fête  de  sainte  Anne,  je  partirai  donc 
d'ici,  aux  frais  de  l'État,  pour  Manitoba,  pour  voir 
S.  Gr.  Msr  Taché.  Après  quelques  jours,  je  reviendrai 
a  Moorbead,  prendre  le  cbemin  de  fer,  qui  me  conduira 
à  Bismark  sur  le  Missouri,  et  de  là  par  les  bateaux  à  va- 
peur (treize  jours)  jusqu'à  Beuton ,  d'où  les  chevaux  du  gou- 


—  481  — 

vornemcnt  me  transporteront  au  fort  Mac-Leoil(220  milles 
de  Benton),  extrémité  sud  du  diocèse  de  Saint-Albert. 
C'est  aux  environs  de  ce  fort  que  le  13  septembre  pro- 
chain doit  se  conclure  ce  fameux  traité  entre  le  terrible 
enfant  du  désert  et  l'homme  blanc.  Là,  je  me  rencontrerai 
avec  les  PP.  Scollen  et  Duucet. 

Bicn-aimé  Père^  en  ce  jour,  veuillez  prier  et  faire  prier 
d'une  manière  particulière  pour  que  je  mène  abonne  fin, 
pour  la  plus  grande  gloire  de  notre  Foi  et  l'honneur  do 
notre  chère  Famille,  cette  grande  afifaire  pour  laquelle 
je  vais  travailler  avec  votre  paternelle  permission  et  le 
plein  agrément  de  mou  révérendissime  Vicaire. 

Bien-aimé  Père,  je  pars  avec  joie  et  bonheur.  Je  uo 
recule  et  ne  reculerai  devant  aucune  difficulté,  fatigues, 
contrariétés,  et  je  suis  trop  heureux  de  faire  quelque 
chose  pour  ma  Congrégation,  mes  bieu-aimés  Frères,  et 
surtout  ces  chers  Missionnaires  de  la  Saskalchewan,  où 
sera  toujours  une  grande  partie  de  mes  afiections.  Encore 
une  fois,  bénissez-moi  de  cette  bénédiction  de  votre 
tendre  cœur  qui  nous  aime  tant. 

A.  L.,  0.  M.  I. 


Au  mois  d'août  dernier,  lord  DuûTerin,  gouverneur 
général  du  Canada,  a  visité  la  ville  de  Saint-Boniface. 
Voici,  d'après  la  traduction  du  métis,  le  discours  adressé 
par  Msr  Taché  au  gouverneur,  et  la  réponse  de  Son 
Excellence  : 

A  Son  Excellence  le  comte  Dufferin,  gouverneur  général 
du  Canada. 

Qu'il  plaise  à  Votre  Excellence, 

La  visite  du  représentant  immédiat  de  notre  auguste  sou- 
veraine remplit  le  peuple  de  Maniloba  d'une  vive  et  sincère 


—  482  — 

allégresse.  Cette  joie  est  partagée  par  l'Archevêque  et  le 
clergé  catholique  de  cette  province,  qui  prient  Votre  Excel- 
lence d'en  agréer  la  faible  expression. 

Une  des  missions  du  clergé,  c'est  d'instruire  le  peuple  de 
l'obligation  qui  incombe  à  tous  d'honorer  et  respecter  l'auto- 
rité légitime.  Cette  mission,  nous  l'accomplissons,  milord  ; 
Votre  Excellence  n'en  doute  pas;  nous  sommes  heureux  de 
joindre  l'exemple  au  précepte. 

Votre  Excellence  n'est  point  étrangère  à  l'histoire  de  notre 
pays;  elle  sait  que  le  clergé  catholique  s'est  rangé  parmi  les 
hardis  découvreurs  qui,  les  premiers,  ont  pénétré  dans  Mani- 
toba  et  les  immenses  territoires  du  Nord  ;  le  même  clergé  a 
fait  sa  large  part  dans  l'œuvre  civilisatrice  qui  a  prédisposé 
les  aborigènes  de  ces  contrées,  ainsi  que  les  colons,  au  res- 
pect et  à  l'attachement  que  tous  témoignent  à  la  couronne 
d'Angleterre. 

Vous  connaissez  trop  bien,  milord,  le  peuple  du  Canada, 
pour  qu'il  soit  nécessaire  de  dire  que  le  groupe  national  au- 
quel nous  appartenons  se  flatte  avec  raison  de  ne  le  céder 
à  aucun  autre  dans  l'accomplissement  des  devoirs  que  lui 
impose  sa  condition  de  sujet  britannique. 

Dans  plusieurs  circonstances,  Votre  Excellence  a  bien 
voulu  reconnaître  publiquement  ces  dispositions.  Vos  hono- 
rables appréciations  s'unissent  à  nos  convictions  pour  dire 
que  le  sang  qui  coule  dans  nos  veines  n'est  point  un  obstacle 
aux  sentiments  de  loyauté  qui  doivent  caractériser  tous  les 
sujets  de  notre  bien-aimée  souveraine. 

Recevez,  Excellence,  l'assurance  du  respect,  du  dévouement 
et  de  l'obéissance  parfaite  qui  nous  animent  envers  Son 
Auguste  Majesté  la  Reine  et  celui  qu'elle  a  si  bien  choisi  pour 
la  représenter. 

Nous  vous  sommes  très-reconnaissants,  milord,  pour  l'hon- 
neur que  vous  nous  faites  aujourd'hui,  et  pour  l'encoura- 
gement que  vous  avez  donné  au  collège  de  Saint-Roniface, 
par  l'octroi  des  médailles  d'honneur  que  les  élèves  de  cette 
institution  doivent  à  la  libéralité  de  Votre  Excellence. 

Vous  êtes,  vous  milord,  le  représentant  de  l'autorité  de  la 


—  483  — 

souveraine,  mais  je  ne  vous  étonnerai  certainement  pas  en 
ajoutant  que  la  comtesse  est,  elle,  la  représentante  des  qua- 
lités éminentes  qui  distinguent  Sa  Gracieuse  Majesté  comme 
femme  et  comme  mère.  C'est  assez  dire  combien  nous  appré- 
cions la  visite  de  Votre  Excellence.  Milady,  nous  vous  prions 
de  vouloir  bien,  ainsi  que  votre  noble  époux,  agréer  les  hom- 
mages respectueux  de  l'archevêque  et  du  clergé  de  Saint- 
Boniface. 

Son  Excellence  répondit  en  anglais  ;  nous  traduisons  : 

Monseigneur  et  Messieurs, 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  c'est  avec  un  grand 
plaisir  que  je  me  vois  enfin  dans  les  limites  de  la  juridiction 
de  Votre  Grâce  et  dans  le  voisinage  de  ces  lieux  où  vous  et 
votre  clergé  avez,  pendant  tant  d'années,  poursuivi  votre 
tâche  sacrée. 

Votre  Grâce,  j'en  suis  persuadé,  n'est  pas  sans  savoir  com- 
bien je  sais  comprendre  et  apprécier  jusqu'à  quel  point  le 
clergé  catholique  du  Canada  a  contribué  au  progrès  de  la  civi- 
lisation depuis  le  commencement  jusqu'aujourd'hui  dans 
toute  l'étendue  de  la  puissance  de  Sa  Majesté  ;  et  peut-être 
n'y  a-t-il  pas  de  pays  où  les  travaux  des  missionnaires  catho- 
liques pour  la  civilisation  soient  plus  remarquables  et  aient 
laissé  sur  le  sol  une  empreinte  plus  frappante  qu'ici,  dans 
Manitoba. 

Plus  d'une  fois  avant  aujourd'hui  c'a  été  pour  moi  un  de- 
voir bien  doux  de  rendre  témoignage  à  la  constante  loyauté 
et  au  dévouement  que  vous  et  vos  Frères  avez  montrés  pour 
la  cause  du  bon  gouvernement  et  de  l'ordre  ;  les  bons  senti- 
ments et  l'entente  patriotique  que  je  vois  régner  en  cette 
province,  prouvent  incontestablement  l'esprit  de  charité  et 
de  sympathie  qui  anime  Votre  Seigneurie  ainsi  que  son  clergé 
envers  toutes  les  classes  de  vos  concitoyens. 

Pour  moi,  personnellement,  c'est  un  grand  bonheur  de 
visiter  le  théâtre  des  travaux  d'un  homme  pour  qui  j'entre- 
tiens une  amitié  et  une  estime  aussi  sincères  que  celles  que 


—  484  — 

je  ressens  pour  Votre  Grâce,  et  de  voir  de  mes  yeuï  l'excel- 
lent résultat  de  vos  incessants  travaux  et  de  votre  infatigable 
abnégation  et  dévouement  aux  intérêts  de  votre  troupeau.  J'ai 
confiance  que  la  Providence  de  Dieu  fera  en  sorte  que  vos 
ouailles  ainsi  que  tout  le  pays  aient  encore  longtemps  à  bé- 
néficier de  votre  administration.  Permettez-moi  d'assurer 
Votre  Grâce  et  le  clergé  de  votre  diocèse  que  nous  sommes, 
lady  Dufîerin  et  moi,  profondément  reconnaissants  pour  la 
bonne  et  cordiale  bienvenue  que  vous  nous  avez  préparée. 


MACKENSIE. 


JOURNAL  DU  R.  P.  LECORRE. 


Le  R.  p.  Lecorre,  parti  de  France  en  1870,  avec 
M^''  Clut,  a  pris  part  pendant  plusieurs  années,  en  qua- 
lité de  Missionnaire  libre,  aux  travaux  de  nos  Pères  dans 
le  vicariat  du  Mackensie.  Au  mois  de  septembre  1875  il 
fut  admis  à  commencer  son  noviciat  et  le  iO  septem- 
bre 1876,  ii  a  eu  lo  bonheur  de  faire  son  oblation.  Voici 
en  quels  termes  il  rend  compte  lui-même  de  cette  céré- 
monie dans  uue  lettre  adressée  à  sa  famille: 

Dimanche  10  septembre  1876.  —  Alléluia  !  Jo  puis  baiser 
avec  amour  ma  croix  d'Oblat  ;  je  puis  dire  à  Marie  : 
«  Je  suis  à  vous  pour  la  vie,  je  ne  m'appartiens  plus.  » 
C'est  vendredi  matin,  vers  trois  heures,  qu'a  eu  lieu  cette 
belle  et  touchante  cérémonie  démon  oblation.  La  veille 
encore,  à  midi,  je  pensais  qu'il  n'y  aurait  d'autres  Pères 
à  y  assister  que  M^""  Clut,  qui  devait  recevoir  mes  vœux  ; 
mais,  par  bonheur,  une  brigade  nous  a  amené,  le  soir, 
les  RR.  PP.  Petitot  et  de  Rrangué.  J'en  étais  si  heureux! 
Gomme  les  berges  devaient  repartir  le  lendemain,  de 
bon  malin,  on  a  dû  avancer  la  cérémonie  de  deux  heures, 
afin  que  les  Pères  pussent  y  assister. 


—  485  — 

Voici  comment  tout  s'est  pass(^  :  A  trois  heures  j'entrais 
dans  lu  cliapelle  qui  avait  été  ornée  par  les  sœurs  comme 
aux  plus  beaux  jours  de  fête  et  je  m'ao^enouillais  au  mi- 
lieu, en  face  d'une  petite  table  où  reposaient  la  formule 
d'oblation,  le  livre  des  Règles,  la  croix  d'Oblat  et  le  scapu- 
laire  de  la  Congrégation.  Monseigneur  avait  revêtu  ses 
habits  pontificaux,  assisté  des  PP.  Petitot  et  de  Krangué. 
Ou  commença  par  le  chant  du  Veni  Creator  ;  puis  Mon- 
seigneur,prenant  la  parole,  s'inspira  des  souvenirs  intimes 
du  passé,  disant  qu'il  m'aimait  déjà  comme  le  fidèle  com- 
pagnon de  ses  courses  et  de  ses  fatigues,  mais  qu'il  allait 
pouvoir  me  chérir  comme  un  frère  en  religion.  Il  passa 
en  revue,  d'une  façon  touchante,  les  diûerents  épisodes 
de  nos  voyages,  entre  autres  l'expédition  d'Alaska;  puis 
il  ajouta  qu'il  n'avait  pas  besoin  d'appuyer  sur  le  dévoue- 
ment et  le  zèle  qu'exige  la  carrière  d'Oblat  :  le  passé  en 
était  déjà  un  garant.  Ce  qui  me  touchait  dans  ces  paroles 
de  Monseigneur,  ce  n'étaient  pas  les  louanges  accordées  ù 
mon  courage  et  à  mon  passé  de  Missionnaire  ;  oh  !  je  sais 
que  je  suis  loin  de  les  mériter  devant  Dieu  ;  mais  c'est 
que  ces  paroles  venaient  du  cœur  et  respiraient  tant  de 
bonté  que  les  larmes  m'en  venaient  aux  yeux,  malgré  la 
bonne  contenance  que  je  voulais  garder. 

Vint  le  moment  de  prononcer  mes  vœux.  Voici  le  texte 
de  la  formule  : 

•f-  Au  nom  du  Père  et  du  Fils  et  du  Saint-Esprit,  Ainsi 
sùit-il.  Au  nom  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  en  pré- 
sence de  la  très-sainte-Trinité,  de  la  bienheureuse  Vierge 
Marie,  de  tous  les  anges,  de  tous  les  saints,  de  tous  mes 
Frères  ici  réunis  et  devant  vous.  Monseigneur  Isidore 
Clut,  Evêque  d'Eriudel,  délégué  du  Supérieur  générai, 
qui  me  tenez  la  place  de  Dieu,  moi,  Augusle-Louis-Mario 
Lecorre,  promets  à  Dieu  et  fais  vœu  de  pauvreté,  de  chas- 
teté et  d'obéissance  pour  toute  ma  vie.  Je  jure  et  fais 


—  486  — 

pareillement  vœu  de  persévérer  jusqu'à  ma  mort  dans  le 
saint  lustilut  et  la  Société  des  Missionnaires  Oblats  de  la 
Très-Sainte  et  Immaculée  Vierge  Marie.  Ainsi  Dieu  me  soit 
en  aide.  Ainsi  soil-il. 

«  Ensuite  Monseigneur  a  béni  ma  croix  et  mon  scapu- 
jaire  d'Oblat  qui,  avec  le  livre  des  Règles,  étaient  réunis 
sur  un  plateau  et  entourés  d'une  couronne  de  fleurs 
blanches.  Ces  trois  objets  bénis  m'ayant  été  donnés,  je 
me  suis  habillé  pour  dire  la  sainte  messe  durant  laquelle 
on  a  chanté  divers  morceaux  bien  touchants,  surtout 
le  cantique  d'Oblation  :  «  Mon  Dieu,  je  renonce  à  la 
terre,  »  etc.,  avec  le  refrain  : 

Sacrifice  d'amour, 
Holocauste  sublime,  etc. 

«Au  moment  de  communier,  j'ai  renouvelé  mes  vœux 
tacitement.  La  cérémonie  s'est  terminée  par  le  Te  Deum 
et  je  suis  allé  recevoir  l'accolade  fraternelle  de  Monsei- 
gneur, des  Pères  et  des  Frères  auxquels  je  suis  uni  pour 
la  vie  et,  je  l'espère,  pour  l'éternité.  Ah!  si  la  réception 
du  sous-diaconat  est  une  cérémonie  si  touchante  et  si  ca- 
pable d'émouvoir,  il  me  semble  qu'une  Oblation,  qu'une 
profession  religieuse  où  l'on  s'immole  totalement,  l'est 
encore  bien  davantage.  Je  bénis  le  bon  Dieu  de  m'avoir 
appelé  là,  et  vous  tous,  je  vous  prie  en  grâce  de  m'aider 
de  vos  ardentes  prières,  afin  que  je  sois  digne  d'une  vo- 
cation si  belle. 

«  Inutile  de  vous  parler  du  repas  qui  suivit.  On  fêta  ce 
jour  du  mieux  qu'on  put;  c'est  tout  dire.  Il  n'y  eut  ni  vin 
ni  même  de  cidre,  mais  cela  n'empêcha  pas  une  franche 
gaieté  de  régner  parmi  les  convives.  Les  PP.  Petitot  et 
DE  Rrangué  repartirent,  immédiatement  après  le  déjeu- 
ner, l'un  pour  son  cher  Good-Hope  et  l'autre  pour  la  mis- 
sion Saint-Raphaël,  au  fort  des  Liards, 


—  487  — 

«  Dans  le  courant  de  la  journée  je  suis  allé  bénir  les 
sœurs  et  les  enfants  de  l'école  et  j'ai  reçu  à  mon  tour  mon 
obédience  pour  la  mission  Saint-Joseph,  dans  mon  an- 
cienne et  fortunée  île  d'Ori^nial.  C'est  là  que  j'ai  fait  mes 
premières  armes  comme  Missionnaire  ;  c'est  là  que  je  re- 
tourne pour  y  travailler  cette  fois  comme  Oblat.  Ainsi,  je 
vais  me  rapprocher  de  vous  d'une  soixantaine  de  lieues! 
Vive  ^laric  Immaculée  !  Quand  vous  recevrez  ce  journal, 
remerciez-la  tous  avec  moi  du  bonheur  qu'elle  m'accorde 
d'être  son  Oblat.  » 

En  écrivant  au  T.-R.  P.  Supérieur  général,  le  lende- 
main de  son  oblalion,  après  avoir  fait  part  de  ses  senti- 
ments de  respect  pour  le  chef  de  la  famille  religieuse  à 
laquelle  il  venait  de  se  donner,  et  de  son  dévouement  pour 
la  Congrégation  et  les  œuvres  auxquelles  la  sainte  obéis- 
sance voudrait  l'employer,  le  11.  P.  Lecorre  s'exprimait 
ainsi  :  «  Comme  je  n'ai  plus  d'autre  famille  désormais, 
mon  très-révérend  Père,  que  celle  des  Oblats,  vous  me 
permettrez  de  vous  adresser  régulièrement  mes  notes 
hebdomadaires,  méthode  que  j'ai  toujours  suivie  pour  ma 
correspondance  avec  ma  famille  depuis  que  je  suis  dans 
le  nord.  Elles  n'oli'riront  guère  d'intérêt,  sans  doute,  la 
plupart  du  temps,  mais  jti  sais  que  vous  aimez,  comme  un 
bon  Père,  à  être  tenu  au  courant  de  la  vie  de  vos  Mission- 
naires lointains,  et  c'est  seulement  pour  répondre  à  ce 
désir  bien  légitime  que  je  vous  adresserai  mon  petit  jour- 
nal. En  écrivant  quelques  mots  chaque  dimanche,  je  me 
trouverai  toujours  prêt  au  départ  de  l'express  à  remplir 
l'obligation,  bien  douce  d'ailleurs,  de  vous  faire  connaître 
notre  vie.  » 

Nous  commençons  aujourd'hui  la  publication  de  ce 
journal  et  nous  avons  la  confiance  que  la  promesse  relatée 
dans  les  ligues  précédentes  sera  fidèlement  tenue. 

T.   XV.  Si 


—  488  — 


JOURNAL  HEBDOMADAIRE   DU   R.   P.   LECORRE. 

47  septembre  1876.  —  La  troisième  et  dernière  brigade 
des  berges  de  Ja  Compagnie  est  enfin  arrivée  et  nous  a 
amené  M.  le  Doussal,  le  F.  Lecomte  et  des  lettres  du  lac 
Labiche.  M^"'  Cllt,  d'après  ces  lettres,  devra  passer  l'hiver 
à  la  Providence,  et  le  P.  Grouard  au  lac  Labiche,  à  cause 
de  sa  santé,  ainsi  cjue  Tabbé  Jolys  amené  par  lui  de 
Québec.  Gela  fait  une  bonne  et  nombreuse  compagnie  à 
Notre-Dame  des  Victoires...  M.  Le  Doussal  va  bientôt 
commencer  son  noviciat.  Je  vais  pouvoir  jouir  encore 
quelques  jours  de  son  aimable  société,  car  je  ne  partirai 
pour  ma  nouvelle  mission  de  Saint-Joseph  qu'au  retour 
des  berges  du  fort  Simpson,  c'est-à-dire  dans  une  quin- 
zaine. 

24  septembre.  —  On  est  en  pleine  récolte  d'orge  et  de 
patates.  Déjà  l'orge  est  toute  couchée  sur  le  sol,  c'a  été 
l'œuvre  de  sept  à  huit  jours.  Monseigneur,  le  F.  Scheers 
et  tous  ont  pris  part  au  travaih  Pour  ma  part,  inha- 
bile faucheur,  j'ai  usé  de  ma  hberté  pour  faire  la  guerre 
aux  oies  et  aux  outardes,  à  quelques  pipes  du  bas  du 
fleuve,  et  j'ai  pu  apporter  ma  gerbe,  bien  plus  appétissante 
encore  que  l'orge,  une  gerbe  d'une  quinzaine  de  pièces, 
oies,  outardes  ou  canards. 

Après  l'orge,  les  patates,  et  il  y  en  a  long  à  fouiller, 
Dieu  merci!  Il  y  a  cependant  bien  de  quoi  effrayer  nos 
nouveaux  arrivants.  Déjà  le  F.  Lecomte  a  pris  la  dé- 
marche d'un  vieillard  de  quatre-vingts  ans  tout  cassé 
d'infirmités.  C'est  l'etFet  des  barils  de  patates  qu'il  s'est 
offert  courageusement  à  porter  dans  la  cave.  Tout  le 
monde  est  allé  aux  champs,  excepté  moi,  qui  avais  Tordre 
de  ne  pas  trop  malmener  un  mal  de  reins  qui  me  tracasse 
depuis  quelque  temps.  En  revanche,  je  suis  plongé  dans 


—  48<J  — 

les  livres  de  compte  et   m'en  donne  toute  la  journée. 

Le  F.  BoisuAMÉ  a  dû  abandonner  son  ouvrage  chéri  de 
la  construction  de  sa  catliédrale  pour  aller  encore  tenher 
quelque  pêche  miraculeuse  à  la  Grande-Ile.  11  parle  déjà 
de  seize  mille  poissons^  comme  s'ils  étaient  suspendus  au 
garde -manger. 

1"  octobre.  —  La  récolte  des  patates  s'est  terminée 
jeudi;  on  a  atteint  le  chiiïre  raisonnable  de  1000  et 
(juelques  barils.  On  ne  mourra  donc  pas  de  faim  à  la 
Providence  celte  année.  Mais  il  faut  calculer  qu'il  y  a 
près  de  cinquante  bouches  à  nourrir,  en  tenant  compte 
des  engagés  et  des  orphelins.  Nous  donnons  à  chaque 
engagé,  outre  la  ration  de  viande  ou  de  poisson,  c'est- 
à-dire  la  valeur  de  huit  livres,  un  demi-baril  de  patates 
par  semaine. 

Le  F.  Lecomte  et  M.  Le  Doussal  se  reposent  un  peu 
maintenant;  leur  fatigue  était  au  comble.  Quant  à 
Msr  Cldt,  c'est  un  vrai  saint  Isidore,  infatigable  pour  le 
travail  des  champs. 

Me  voici  à  la  veille  de  quitter  la  Providence.  La  barque 
du  lac  des  Esclaves  est  arrivée  ce  matin  du  fort  Simpson, 
et  s'apprête  à  continuer  sa  route  dès  demain  matin.  JMes 
bagages  sont  prêts  ;  le  tout  n'est  pas  lourd.  Seulement, 
j'emporte  à  Saint-Joseph  une  nouveauté  pour  la  localilé  : 
un  petit  harmonium,  qu'ont  bien  voulu  me  céder  les 
Sœurs,  et  un  bel  Enfant  Jésus  que  je  dois  aussi  à  leur 
bienveillance. 

A  l'ollice  du  soir  j'ai  fait  mes  adieux  à  tout  le  monde, 
en  m'inspirant  de  cette  parole  si  douce  et  si  chère  à  tout 
Oblat,  le  testament  et  le  dernier  gage  de  tendresse  de 
Jésus  du  haut  de  sa  croi.\  :  «  Mon  fils,  voilà  ta  mère!» 
C'est  à  Marie  que  j'ai  voulu  confier  en  parlant  toutes  ces 
ûmes,  que  j'ai  nourries  de  la  parole  de  Dieu  pendant  toute 
une  année. 


—  490  — 

Le  vent  qui  souffle  est  bon,  mais  trop  violent  pour 
que  la  voile  le  puisse  supporter.  Espérons  que  demain 
il  se  calmera  et  nous  conduira  rapidement  au  haut  du 
fleuve. 

8  octobre.  —  Nous  voici  dégradés,  par  suite  du  vent  con- 
traire, à  l'embouchure  d'une  rivière  qu'on  appelle  ri- 
vière au  Bœuf.  Plus  de  la  moitié  du  trajet  de  la  Providence 
à  l'île  d'Orignal  est  parcourue,  mais  non  sans  des  retards 
et  des  contre-temps  journaliers.  Généralement,  la  tra- 
versée du  lac  se  fait  en  trois  ou  quatre  jours,  et  voilà  huit 
jours  déjà  que  nous  sommes  ballottés. 

En  passant  à  la  rivière  au  Foin,  j'ai  salué  d'une  prière 
la  tombe  du  pauvre  F.  Hand.  Au  fort  (mission  Sainle- 
Anne),  j'ai  entendu  les  confessions  de  quelques  engagés 
catholiques,  qui  ont  communié  le  lendemain  matin  à  ma 
messe,  dite  sur  une  pauvre  table  boiteuse,  dans  une  vé- 
ritable étable  de  Bethléem.  Partis  de  la  rivière  au  Foin, 
nous  avons  voyagé  à  la  rame,  et  nous  sommes  allés  dîner 
près  de  la  rivière  aux  Bouleaux.  Le  dîner  était  composé 
invariablement,  comme  tous  nos  repas,  de  viande  sèche 
bouillie  et  de  quelques  patates.  Le  soir,  nous  campions 
à  la  Pointe,  où  l'un  de  nos  gens  tuait  un  aigle  de  quatre 
pieds  d'envergure.  Ce  fut  un  festin  pour  la  troupe.  Déjà 
ces  pauvres  gens  payaient  par  de  dures  privations  leur 
imprévoyance  de  la  veille,  alors  qu'ils  gaspillaient  le  peu 
de  viande  qui  leur  restait.  Ils  n'avaient  plus  d'autres  res- 
sources que  les  quelques  oiseaux  qu'ils  pouvaient  abat- 
tre. Aussi  tout  passait  au  feu,  et  les  entrailles,  à  peine 
roussies,  étaient  dévorées. 

Le  dimanche,  de  grand  matin,  je  dis  la  messe  dans  la 
tente.  On  y  assista  avec  recueillement.  Nous  vînmes  en- 
suite, à  la  rame,  camper  ici,  d'où  nous  ne  repartirons 
pas  de  sitôt,  car  c'est  le  vent  nord-est  qui  souffle,  et  ce 
vent  persiste  ordinairement  plusieurs  jours.  Nous  venons 


—  491  — 

de  réciter  ensemble  le  chapelet  et  de  cluinler  des  can- 
tiques, suivis  de  la  prière  du  soir,  à  côté  do  ma  tente. 

Ma  viande  sèche  est  épuisée;  m.iis  Alexis  Beaulieu,  qui 
est  à  la  fois  notre  pilote  et  mou  cuisinier,  a  encore  un  pou 
de  viande  pulvérisée  en  réserve. 

15  octobre.  —  J'ai  le  bonheur  de  vous  écrire  do  ma 
chambrette  d'autrefois,  de  cette  douce  petite  celinlo  où 
j'aimais  tant  à  me  reposer  les  premiers  jours  qui  suivi- 
rent mon  arrivée  ici  avec  Ms""  Clut,  en  février  1871.  J'é- 
tais alors  si  fatigué  de  mes  six  premiers  jours  do  marche 
à  la  raquette  et  des  cinq  premières  nuits  passées  dans  la 
neige  !  Nous  sommes  arrivés  ici,  hier,  au  lever  du  soleil. 
Ainsi,  nous  avons  mis  douze  jours  pour  faire  un  trajet 
qui  s'effectue  ordinairement  en  bien  moins  de  temps. 
Aussi  nos  hommes  avaient  les  dents  longues  en  arrivant 
ici;  il  y  avait  près  de  trois  jours  qu'ils  ne  mangeaient 
rien.  Nous  avons  été  éprouvés  tout  le  temps  par  des  vents 
contraires,  et  à  une  journée  d'ici  nous  avons  failli  être 
pris  par  la  glace  sur  un  îlot  qui  ne  nous  offrait  d'autre 
perspective  que  celle  de  mourir  de  faim.  Quand  nous 
l'avons  quitté,  il  ne  me  restait  plus  qu'une  demi-ration  de 
riz,  malgré  toute  mon  économie  des  jours  précédents. 
J'ai  pu  admirer  le  courage  et  la  patience  do  nos  pauvres 
sauvages  en  face  d'un  jeûne  prolongé  :  pas  une  plainte, 
pas  un  murmure  déplacé  ne  sort  de  leur  bouche,  malgré 
la  souffrance  qui  se  trahit  sur  leur  visage  par  lu  pâleur 
et  l'amaigrissement. 

En  l'absence  du  P.  Gascon,  actuellement  au  fort  Smith, 
j'ai  été  accueilli  par  le  bon  F.  Renault,  qui  venait  de  vi- 
siter ses  rets.  J'ai  trouvé  à  côté  do  la  mission  une  famille 
Beaulieu  installée  dans  une  maisonnette  servant  autrefois 
aux  engagés  de  la  mission.  Le  père  de  famille  n'est,  dit-on, 
pas  toujours  commode  pour  ses  voisins;  mais  le  Mission- 
naire ne  voit  dans  ces  gens-là  que  de  bons  catholiques 


—  492  — 

qui  peuvent  profiter  de  sa  présence  et  de  son  ministère. 
J'ai  chanté  la  grand'messe  eu  action  de  grâce  de  notre 
arrivée.  Tous  nos  catholiques  {tous  font  vingt  tout  au  plus) 
de  la  mission  et  du  fort  y  assistaient.  Mon  petit  Johny  est 
heureux  d'avoir  aussi  son  petit  coin  de  chambretle.  Il  se 
sent  grandi  de  toute  la  dimension  des  quatre  pieds  carrés 
de  son  chez-soi. 

22  octobre. — L^ile  d'Orignal,  ainsi  nommée  des  clans  qui 
la  peuplaient  autrefois,  n'est  séparée  du  continent  que 
par  un  petit  détroit  peu  profond.  Elle  est  toute  rocailleuse; 
les  pierres  à  chaux  y  abondent.  C'est  un  terrain  sec,  re- 
couvert d'arbustes  fruitieis  ou  à  graines  do  différentes 
espèces  :  le  poivrier,  le  framboisier  et  le  groseillier  y  do- 
minent. En  fait  d'arbres,  il  y  a  plus  de  trembles  que  d'é- 
pineltes;  quelques  bouleaux  assez  grêles  s'y  trouvent 
aussi.  L'ile  est  entourée  d'une  ceinture  de  bois  de  grève 
qui  suffirait  à  défrayer  la  moitié  de  Paris  pendant  un 
hiver.  Nous  avons  trois  énormes  tas  de  ce  bois  près  de  la 
mission.  Il  y  a  des  souches  qui  mesurent  plus  de  dO  mè- 
tres de  longueur  et  jusqu'à  1  mètre  d'épaisseur.  Tous 
ces  bois  proviennent  de  la  débûcle  du  tleuve  :  une  fois 
sur  le  lac,  ils  abordent  où  les  poussent  la  vague  et  le 
vent. 

La  mission  Saint-Joseph  est  située  tout  au  bord  de 
l'eau,  au  fond  d'une  baie,  et  compte  cinq  petits  édifices  : 
la  maison  des  Pères,  à  laquelle  touche  la  chapelle,  la 
cuisine  ou  appartement  de  décharge  en  même  temps 
qu'atelier  de  menuiserie,  le  hangar  aux  ustensiles  et  aux 
provisions,  et  une  cabane  qui  servait  autrefois  aux  en- 
gagés de  la  mission,  et  où  s'abrite  actuellement  la  famille 
de  nos  voisins.  Le  tout,  vous  le  savez,  est  en  bois  de  lon- 
gueur cimenté  par  du  mortier  et  recouvort  d'écorce. 

Dans  la  maison  d'habitation  il  y  a  neuf  appartements  ; 
mais,  à  vrai  dire,  trois  seulement  sont  do  dimension  con- 


—  493  — 

venable,  et  servent  de  chapelle,  de  pallo  commune  et  de 
cuisine.  Dans  les  six  autres,  il  n'y  a  place  que  pour  un 
lit  et  une  table.  Un  vieux  poêle  en  tôle  dans  la  chapelle, 
un  autre  en  faïence  dans  la  salle  commune,  et  une  che- 
miniie  dans  la  cuisine  combattent  sutiisamment  le  fi-oid 
le  plus  rigoureux.  Nous  avons  aussi  un  grenier  où  sont 
cachées  nos  richesses,  c'est-à-dire  les  quelques  marchan- 
dises qui  nous  servent  pour  des  échanges;  puis  une  cave 
où  sont  entassés  dans  la  paille  nos  quatre-vin;^t-clix  et 
quelques  barils  de  patates.  Dominant  toutes  ces  chétivcs 
constructions,  dout  la  principale,  la  maison  des  Pères  et 
la  chapelle,  a  failli  s'écrouler  sous  un  coup  de  veut  du 
nord,  dominant,  dis-je,  tout  ce  petit  domaine,  œuvre, 
en  grande  partie,  de  Mk^  Faraud,  s'élève,  au  bout  de 
deux  madriers  emboîtant  une  cloche  d'une  dizaine  de 
livres,  le  signe  sacré  de  notre  Rédemption,  attestant  au 
loin  que  notre  divin  Maître  a  pris  possession  du  lac  et 
des  habitants  de  ses  rives.  Aussi  ce  lac  no  nous  refuse 
pas  les  quelques  milliers  de  poissons  dont  nous  avons 
besoin  pour  notre  hiver,  et  les  habitants  sont  générale- 
ment do  bons  catholiques  qui,  par  leur  ferveur  et  leur 
bonne  conduite,  témoignent  assez  que  la  parole  de  Dieu, 
au  lac  des  Esclaves,  est  tombée  sur  une  bonne  terre. 
Ainsi,  aujourd'hui,  j'ai  eu  le  bonheur  de  donner  la  sainte 
communion  à  une  dizaine  de  sauvages  qui  retournent 
dans  les  bois.  Plusieurs  m'ont  demandé  des  scapulaires 
neufs  pour  remplacer  les  leurs  déjà  usés. 

Le  F.  llENArLT,  voyant  la  glace  s'étendre  dans  la  baie, 
lors  de  notre  arrivée,  avait  levé  ses  rets;  mais,  le  beau 
temps  étant  revenu,  je  l'ai  engagé  à  en  remettre  cinq  à 
l'eau.  Nous  n'avons,  à  la  ponte,  que  2300  poissons,  tant 
blancs  que  carpes,  truites,  iuconnus  et  loches;  je  vou- 
drais atteindre  le  nombre  de  2o00,  pour  être  sûr  de  ne 
pas  nous  trouver  à  court  cet  hiver.  Le  F.  Renault  est  d'un 


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dévouement  à  toute  épreuve  ;  c'est  un  vrai  trésor  pour 
une  petite  mission  comme  celle-ci. 

29  octobre. —  Pour  venir  aux  offices,  nos  paroissiens  du 
fort  ont  été  obligés  de  faire  le  long  tour  de  la  baie  ;  car 
la  glace,  par  un  gros  coup  de  vent  du  nord,  est  partie  au 
large. 

Que  je  vous  dise  un  mot  de  nos  dimanches.  La  grand'- 
messe,  qui  est  tantôt  à  dix  heures,  tantôt  à  onze  heures, 
suivant  l'arrivée  de  noscalholiques,  est  précédée  du  chant 
d'un  cantique,  que  suit  une  instruction  en  moutagnais. 
Vient  ensuite  la  grand'messe,  où  l'on  ne  chante,  en  fait 
de  prière  liturgique,  que  le  Kyrie,  le  Gloria  et  le  Credo. 
Le  Sanctus  et  YAgnus  Dei  sont  remplacés  par  des  can- 
tiques montagnais.  Dans  l'intervalle  qui  sépare  l'office 
du  matin  de  celui  du  soir,  on  mange  un  morceau.  Il  faut 
voir  tous  nos  priants,  accroupis  dans  la  salle  commune, 
divisés  par  groupes  de  familles,  et  se  partageant  quelques 
morceaux  de  viande  sèche.  Sur  le  poêle,  six  à  sept  chau- 
dières à  thé  se  disputent  une  petite  place.  Les  bonnes 
mamans  parsèment  la  salle  de  débris  de  mousse  et  de 
lichen  sauvage,  qui  leur  servent  à  emmaillotter  leurs 
babys.  Aussi  le  balai,  le  lendemain,  a  une  rude  corvée 
à  remplir. 

L'office  du  soir  se  compose  du  chant  d'un  cantique  à 
Marie,  de  la  récitation  du  chapelet,  d'une  instruction,  en 
français-métis,  sur  un  sujet  suivi,  puis  du  salut  et  des 
prières  de  l'archiconfrérie.  La  prière  du  soir,  en  français 
et  en  montagnais,  clôt  les  exercices  du  jour,  et  chacun 
se  retire  chez  soi,  content  et  paisible. 

C'est  mon  petit  Johny  qui  fait  les  fonctions  d'acolyte. 
Il  se  lève  tous  les  matins  à  cinq  heures,  comme  nous, 
balaye  la  maison,  et  après  la  messe  se  met  à  l'élude.  Le 
matin  je  lui  fais  traduire  du  français  en  anglais,  et  vice 
versa;  le  soir,  c'est  au  calcul  qu'il  s'applique  :  il  en  est 


—  493  — 

aux  règles  d'intérêt.  En  guise  de  récréation,  je  le  mène 
de  temps  ù  autre  avec  moi,  l'espace  d'une  lieure,  chasser 
les  perdrix  blanches.  Nous  en  avons  déjà  une  cinquan- 
taine en  réserve  ;  c'est  un  bon  supplément  de  vivres,  et 
mes  pauvres  dents,  qui  vont  s'ébrécliant  et  tombent  de 
jour  en  jour,  s'en  réjouissent  fort  ;  car  le  régime  de  la 
viande  sèche,  c'est-à-dire  du  parchemin,  bien  souvent  les 
met  à  une  dure  épreuve. 

Le  F.  Renault  a  entrepris,  cette  semaine,  de  rebousiller 
le  logis,  et  s'en  est  acquitté  avec  les  qualités  d'un  vrui 
maçon. 

5  novembre.  —  C'est  mercredi  dernier,  belle  fête  de  la 
Toussaint,  que  trois  de  mes  compatriotes  et  recrues,  les 
PP.  Le  Serrec  et  Dupire,  au  lac  Labiche,  et  le  F.  Carour 
à  la  Providence,  ont  dû  prononcer  leurs  vœux,  les  pre- 
miers pour  la  vie  et  le  troisième  pour  un  an.  Ce  dut  être 
un  beau  jour  pour  eux,  si  j'en  juge  par  la  joie  qui  inonda 
mon  cœur  le  jour  de  mon  oblalion.  Oh!  puissions-nous 
tous,  après  nous  être  consacrés  tout  entiers  à  Dieu,  mar- 
cher sur  les  traces  de  ceux  dont  nous  contemplons  ces 
jours-ci  le  triomphe  au  ciel  ! 

J'ai  paré  mon  humble  autel  de  mon  mieux  pour  la  fête, 
et  tout  mon  petit  troupeau  s'est  approché  de  la  sainte 
Table.  Dès  le  matin,  le  Frère  et  moi  avons  renouvelé 
nos  vœux  devant  le  saint  Sacrement. 

Le  froid  redevient  plus  intense.  Le  lac  est  repris  an 
large  par  les  glaces.  Tous  ces  jours-ci  des  volées  de  per- 
drix viennent  nous  visiter,  et  on  en  tue  cinq  ou  six  par 
jour,  presque  à  la  porte.  Notre  locataire  est  allé  faire  un 
tour  de  chasse,  et  a  rapporté  un  gros  ours  noir  qu'il  a  tué 
de  cinq  coups  de  fusil  dans  sa  tanière. 

12  novembre.  —  Rien  de  saillant  à  noter  cette  semaine, 
rien  du  moins  qui  puisse  vous  ofifrir  quelque  intérêt.  Nous 
avons  fait  faire  do  la  potasse  ;  c'est  notre    savon.  Les 


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femmes  de  ce  pays  la  confectionnent  avec  de  la  cendre 
de  peuplier,  de  la  graisse  et  du  sel. 

Hier,  samedi,  un  temps  épouvantable  tourmentait  la 
baie;  une  poudrerie  épaisse  et  glacée  empêchait  de  faire 
face  cinq  minutes  au  vent  sans  s'exposer  à  être  gelé.  Au- 
jourd'hui, la  bourrasque  continue  avec  presque  autant  de 
violence.  Aussi  ne  puis-je  m'empêcher  d'admirer  le  cou- 
l'age  et  l'esprit  de  piété  de  nos  catholiques  du  fort,  de  l'avoir 
affrontée  l'espace  d'une  petite  lieue  pour  venir  à  la  messe. 
Des  tns  de  neige  de  5  ù  6  pieds  se  sont  amoncelés  le 
long  de  la  maison. Mais  ce  que  le  vent  du  nord  charrie,  le 
vent  du  sud  l'emporte  ailleurs. 

Nous  avons  bien  ri,  le  Frère  et  moi,  en  voyant  l'équi- 
page d'une  pauvre  vieille  qui  demeure  au  fort.  Aussitôt  les 
offices  terminés,  la  vieille  sauvagcsse  s'accroupit  sur  deux 
planchettes  mal  jointes  qui  lui  servent  de  traîneau;  elle 
s'arme  d'un  bâton,  puis,  poussant  le  cri  de  guerre: 
Marche!  elle  accompagne  cette  invitation  d'un  vigoureux 
coup  sur  la  raaigre  échine  du  chien  de  derrière.  Elle  a 
trois  chiens  à  son  morceau  de  traîne,  mais  les  trois  passés 
à  la  cuisson  ne  fourniraient  pas  une  cuillerée  de  graisse. 
Los  noms  valent  mieux  que  les  bêtes  elles-mêmes.  Drap- 
Fin  est  le  nom  de  Tuii  d'eux,  et  c'est  ce  drap  fin  que  le 
bâton  se  charge  d'époiisseler  de  temps  à  autre.  Il  faut 
que  le  tout  marche,  criant,  boitant,  grinçant  sur  la  neige. 
Dans  la  semaine,  les  trois  coursiers  n'auront  peut-être 
pas  recueilli  un  bon  repas,  tout  compté.  Cela  n'empêche 
pas  qu'ils  charrieront  leur  vieille  ici  encore  jusqu'à  ce 
qu'ils  n'en  puissent  plus. 

49  novembre.  —  Deux  sauvages  viennent  d'arriver  d'un 
camp  de  la  rivière  et  annoncent  que  l'on  ne  peut  trouver 
d'orignaux;  par  suite,  la  disette  la  plus  complète  règne 
dans  le  camp.  Lorsque  les  pauvres  sauvages  viennent  à 
JHÛner,  gaie  iiux  blancs,  qui  vivent  en  grande   partie  de 


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leur  chasse.  Ces  deux  Indiens  dont  je  parle  se  sont  con- 
fessas et  ont  conimuniéavant  de  repartir. 

Pour  monagcr  notre  viande  sèche,  le  Frère  et  moi 
sommes  allés  tendre  des  hameçons  sous  la  glace.  Pour 
chaque  ligne  il  faut  creuser  dans  la  glace,  qui  est  déjà 
très-épaisse,  un  trou  de  3  à  4  décimètres  de  diamètre, 
trou  qu'il  faut  refaire  à  chaque  nouvelle  visite,  car  la 
glace  reprend  à  vue  d'œil  et  s'épaissit  d'un  bon  décimètre 
par  jour.  Nous  avons  tendu  dix  lignes  et  dès  la  première 
visite  nous  avons  rapporté  trois  truites  pesant  de  9  à  10 
livres  chacune  et  cinq  belles  loches  de  4  à  o  livres 
l'une.  Plusieurs  visites  aussi  fructueuses  fourniront 
un  supplément  de  vivres.  Outre  ce  poisson,  le  bon 
Dieu  nous  envoie  de  temps  en  temps  dans  l'île  des  volées 
de  gelinottes  ou  perdrix  blanches.  L'autre  jour,  dans  l'es- 
pace d'une  petite  demi-heure,  j'en  ai  descendu  huit.  Vous 
voyez  que  saint  Joseph  est  un  bon  économe  et  qu'il  fournit 
bien  sa  mission. 

26  novembre.  —  Me  voici  aujourd'hui  dans  une  petite 
maisonnette  bâtie  par  un  bon  sauvage  à  l'embouchure  de 
la  rivière  aux  Rochers.  Cette  rivière  se  jette  dans  le  lac 
des  Esclaves,  au  nord-est,  à  deux  bonnes  journées  de 
marche  de  la  Providence.  Des  sauvages  de  cet  endroit 
arrivés  à  la  mission  lundi  soir  me  dirent  qu'un  homme  de 
leur  camp,  non  baptisé  à  cause  de  son  refus  d'habiter 
avec  sa  première  femme,  se  mourait  et  témoignait  un  désir 
bien  vif  do  me  voir.  Aussitôt  me  voilà  A  atteler  mes  chiens 
mardi  matin  et  à  accompagner  ces  Indiens  jusqu'à  leur 
oarnp.  Quatre  traînes  marchaient  devant  la  mienne  et 
battaient  ainsi  le  sentier  pour  mes  chiens.  Nous  longions 
les  bords  du  lac  dans  les  baies.  Avant  la  lialtc  du  soir  on 
prit  deux  renards  au  piège,  et  comme  l'un  d'eux  était 
gras,  on  le  fit  bouillir  ei  on  le  mangea.  C'était  la  pieraière 
fois  que  j'en  mangeais,  mais  ce  ne  sera  pas  la  dernière, 


-^  498  — 

je  l'espère.  En  réalité,  les  préjugés  en  fait  de  nourriture 
n'ont  pas  de  plus  terrible  adversaire  que  la  faim. 

Le  soir,  nous  campâmes  dans  une  lisière  de  saules,  sur 
une  litière  de  saule  et  en  face  d'uu  méchant  feu  de 
saule.  Le  lendemain,  tout  alla  bien  jusqu'au  soir,  le  long 
des  îles  dont  le  lac  est  parsemé  dans  ces  parages.  On 
devait,  disait-on,  arriver  dans  la  nuit.  Mais,  encore  une 
fois,  riiomme  propose  et  Dieu  dispose.  Voici  qu'il  sur- 
vient une  affreuse  poudrerie  et  cet  effroyable  teinps  nous 
surprend  en  plein  lac  au  milieu  d'une  grande  traverse 
de  près  de  6  milles,  et  la  nuit  vient  s'ajouter  à  ces  em- 
barras. La  traîne  de  Petit-Jean,  l'Indien  qui  me  précède, 
s'arrête  un  peu  pour  me  donner  le  temps  de  changer 
de  place  deux  de  nos  chiens.  Pendant  ce  temps  les 
autres  continuent  à  avancer  et  disparaissent  dans  l'obs- 
curité de  la  poudrerie  et  de  la  nuit.  Quand  nous  nous 
remettons  en  marche,  plus  de  trace  du  sentier  de  nos 
devanciers,  et  le  chien  de  devant,  abasourdi  par  les  tour- 
billons de  neige,  ne  peut  le  retrouver.  Nous  voilà  bien 
anxieux.  Je  tire  un  coup  de  fusil  pour  avertir  que  nous 
sommes  en  détresse  ;  on  ne  répond  rien.  De  quel  côté 
est  la  terre  ?  C'est  qu'il  n'y  a  pas  à  plaisanter.  D'une  part, 
l'immensité  du  lac  qui  nous  offre  la  mort  si  nous  nous  y 
perdons  ;  d'autre  part,  coucher  sur  la  glace,  enveloppés 
d'une  pareille  tempête  de  neige,  c'est  s'exposer  à  se  geler 
tout  net,  malgré  la  chaleur  des  chiens  couchés  à  nos 
côtés.  Nous  marchions  donc  au  hasard  ;  cependant,  le 
vent  nous  dirigeait  un  peu.  D'ailleurs,  notre  bonne  Mère 
ne  veillait-elle  pas  sur  nous  ?  Après  trois  longues  heures 
d'une  marche  pénible,  nous  distinguions  entin  une  raie 
sombre  devant  nous.  C'était  la  terre  et  le  salut.  Bientôt 
Petit-Jean  bûchait  du  bois  sec;  moi,  je  cassais  des  bran- 
ches de  sapin  ;  le  petit  Johny  déblayait  une  place  pour  un 
campement  ;  et  à  onze  heures  du  soir  nous  nous  réjouis 


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sions,  ;\  l'abri  de  la  bourrasque,  devant  im  bon  brasier. 
Une  chose  seulement  nous  chagrinait  encore  un  peu  :  on 
avait  faim,  et  de  viande  sèche  ou  fraîche,  pas  le  moindre 
rogaton  ;  rien  que  du  poisson  à  chiens,  c'est-à-dire  pris 
dans  l'été  ou  les  chaleurs  d'automne  et  entamé  par 
les  vers.  Il  fallait  cependant  apaiser  un  peu  la  faim, 
et  tout  y  passa...  Quand  nous  nous  apprêtions  à  dispa- 
raître sous  nos  couvertures,  nous  entendîmes  les  jappe- 
ments d'un  chien  à  une  portée  de  balle  de  notre  campe- 
ment. Celaient  nos  déserteurs,  arrivés  avant  nous  dans 
le  bois,  et  nos  voisins  sans  s'en  douter. 

A  notre  réveil,  il  faisait  grand  jour,  nous  avions  trop 
dormi.  Heureusement  le  terme  de  notre  voyage  n'était 
pas  éloigné,  et  vers  une  heure  nous  étions  installés  dans 
la  maisonnette  d'où  j'écris  ces  lignes.  C'est  un  sauvage 
couteau-jaune,  Benjamin  Drarllorè,  qui  l'a  bâtie,  dans  la 
pensée  que  le  Missionnaire  viendrait  l'occuper  de  temps 
à  autre  pourvisiter  ses  compatriotes.  A  côté,  s'élèvent  cinq 
loges  dont  chacune  peut  contenir  un  couple  de  familles. 
Une  table  et  un  lit  composent  tout  l'ameublement  de  la 
maison,  et  quand  je  dis  un  lit,  vous  savez  ce  que  cela 
signifie  dans  ces  pays,  et  sîirtout  dans  un  camp  sauvage. 
Cinq  ou  six  images  sont  suspendues  au  mur,  toutes  jux- 
taposées, en  forme  de  croix. 

Mon  hôte,  à  mon  arrivée,  commença  à  s'excuser  sur  le 
manque  de  vivres  dans  le  camp.  La  chasse  au  caribou 
n'avait  pas  été  heureuse,  de  sorte  que  j'étais  menacé 
d'avoir  les  dents  longues.  N'importe,  j'étais  venu  surtout 
pour  ce  pauvre  malade  qui  me  demandait,  et,  sitôt  un 
peu  de  toilette  faite,  je  me  rendis  dans  sa  loge.  Il  souûrait 
beaucoup,  car  il  a  les  reins  brisés.  Il  me  demanda  le  bap- 
tême avec  instance,  me  promettant  de  faire  tout  ce  que 
je  lui  dirais  ;  il  reconnaissait  sa  faute  et  demandait  bien 
pardon  ù  Dieu.  Il  se  confessa  le  jour  même  et  le  lende- 


—  500  •— 

main  je  le  baptisai.  Il  avait  bien  de  la  peine  à  prononcer 
quelques  prières,  cependant  il  le  faisait  de  si  bon  cœur  ! 
Une  fois  chrétien,  vous  ne  sauriez  croire  combien  il  se 
montra  reconnaissant.  Pauvre  âme  !  Elle  se  sentait  si 
heureuse  de  l'espérance  de  voir  bientôt  ce  Dieu  si  misé- 
ricordieux qui  Tavait  attendue  à  l'heure  suprême,  pour 
la  convier  à  l'éternel  bonheur.  Jeudi  et  vendredi,  j'ai 
réuni,  matin  et  soir^  tous  les  sauvages  pour  !a  prière  et 
les  cantiques,  suivis  d'une  instruction.  Hier,  j'ai  été  oc- 
cupé toute  la  journée  à  entendre  les  confessions,  car  aux 
Indiens  du  camp  sont  venus  se  joindre  hommes,  femmes 
et  enfants  d'un  autre  camp  situé  •  à  une  journée  de 
marche  d'ici.  J'ai  pu  célébrer  le  saint  sacrifice  vendredi 
et  aujourd'hui.  Il  fallait  entendre  nos  Peaux-Rouges 
écorcher  le  GloiHa,  qu'ils  chantaient  d'ailleurs  aussi  juste 
qu'un  chantre  de  cathédrale.  J'ai  eu  le  bonheur  d'avoir 
aujourd'hui  trente-six  communions.  Ce  soir  on  a  chanté 
des  cantiques  à  Marie,  récité  le  chapelet  et  les  prières  de 
l'Archiconfrérie,  et  la  journée  s'est  terminée  par  une 
instruction  sur  la  nécessité  du  salut.  Je  viens  de  visiter 
une  dernière  fois  mon  pauvre  malade,  et  comme  ses 
forces  déclinent  rapidement,  j'ai  cru  devoir  l'adminis- 
trer avant  de  partir.  J'apprête  ma  traîne  pour  repartir 
demain,  de  grand  matin  ;  je  dois  être  mardi  soir  dans 
ma  maison. 

J'oubliais  un  petit  incident.  Comme  il  n'y  avait  pas  de 
vivres  du  tout,  je  proposai  à  mon  hôte,  tout  vieux  qu'il 
est,  d'aller  faire  un  tour  de  chasse.  «  Tous  les  jeunes 
gens  rôdent,  dit-il,  et  ils  ne  trouvent  pas  de  pistes.  —  Va 
quand  même,  prends  mon  fusil  et  tu  tueras  quelque 
chose.  »  Le  vieux  part,  plein  de  confiance,  de  grand  ma- 
tin, et  revient  à  la  tombée  du  jour,  en  se  traînant  plutôt 
qu'en  marchant,  mais  fier  d'avoir  deux  têtes  de  gibier 
dans  sa  gibecière  ! 


—  501   — 

3  décembre.  —  Me  voici  heureusement  de  retour  dans 
mon  île  depuis  samedi  soir.  Dès  le  lundi  de  grand  matin, 
nous  étions  en  marche,  et,  malgré  la  lenteur  des  chiens, 
nous  faisions,  ce  jour-là,  plus  de  la  moitié  du  trajet.  J'a- 
vais tracé,  devant,  la  direction  ù  suivre  pour  les  chiens, 
et  bien  que  mes  raquettes  ne  fussent  pas  pesantes,  je  n'en 
pouvais  plus,  arrive  le  soir,  vers  neuf  heures,  dans  la 
loge  d'un  sauvage  nommé  Pascal,  où  nous  campâmes. 
Cet  Indien,  poussé  par  la  disette,  était  venu,  depuis  notre 
passage,  s'établir  provisoirement  sur  les  bords  du  lac  pour 
pêcher  sous  la  glace.  En  échange  d'un  peu  de  viande 
fraîche  que  j'emportais  du  camp,  il  me  donna  quelques 
poissons  pour  mes  chiens.  Malgré  le  besoin  que  nous 
éprouvions  de  dormir,  nous  fûmes  troublés  presque  toute 
la  nuit  par  les  batailles  sanglantes  et  fréquentes  que  les 
chiens  de  la  loge  et  les  nôtres  vinrent  se  livrer  dans  l'in- 
térieur de  la  loge  et  jusque  sur  nos  poissons. 

Dès  trois  heures  du  matin,  nous  nous  remettions  en 
marche  pour  atteindre  Saint-Joseph  vers  cinq  heures  du 
soir.  Le  vieux  Benjamin,  qui  avait  voulu  nous  reconduire 
lui-même,  avait  attendu  son  arrivée  à  la  mission  pour  se 
confesser  et  communier.  Prosterné  devant  le  saint  Sacre- 
ment, je  remerciai  le  divin  Maître  d'avoir  bien  voulu 
opérer  quelque  bien  par  l'intermédiaire  de  soa  indigne 
serviteur,  dans  ce  petit  voyage.  Basile,  fils  aîné  du  vieil 
Indien,  vient  d'arriver  ce  soir,  obéissant  à  l'appel  que  j'a- 
vais fait  à  sa  bonne  volonté,  pour  accompagner  le  F.  Re- 
nault à  la  Providence.  Il  m'annonce  que  le  malade  que 
j'ai  baptisé  et  administré  est  mort  jeudi  dernier  :  quelle 
grâce  il  a  obtenue  de  la  miséricorde  divine! 

Le  F.  Renault,  en  mon  absence,  a  continué  la  pêche  à 
l'hameçon  et  était  tout  fier  de  m'annoncer,  à  mou  retour, 
la  capture  de  dix-neuf  belles  truites,  dont  plusieurs  pèsent 
18  livres  bien  comptées.  Les  perdrix  continuent  à  nous 


—  502  — 

visiter  ;  déjà  soixante-douze  ont  été  victimes  de  leur  té- 
mérité. 

10  décembre.  —  Je  suis  seul  depuis  mardi  matin,  par 
suite  du  départ  du  Frère  pour  la  Providence.  Basile  mar- 
che devant  la  traîne  pour  tracer  aux  chiens  le  chemin 
dans  la  neige.  A  peine  à  quelques  milles  dlci,  ils  ont  dû 
être  terriblement  embarrassés  par  une  poudrerie  des  plus 
intenses.  Pourvu  qu'il  ne  leur  soit  pas  arrivé  malheur! 

Notre  belle  fête  du  8  décembre  s'est  passée  pieusement. 
Presque  tous  nos  catholiques  ont  communié  en  ce  jour  de 
grâces  abondantes^  et  quelques-uns  qui  étaient  absents  se 
sont  approchés  aujourd'hui  de  la  sainte  table. 

En  moins  d'une  heure  j'ai  abattu  encore  dix  perdrix 
cette  semaine,  ce  qui,  ajouté  aux  autres,  donne  déjà  un 
total  de  quatre-vingt-deux  depuis  mon  arrivée.  Ce  sont  là 
des  vivres  à  bon  marché. 

\^  décembre. —  L'express  vient  d'arriver,  mon  irès- 
révérend  Père,  et  va  repartir  presque  aussitôt.  Je  vais 
donc  clore  ici  ce  petit  journal. 

En  vous  écrivant  de  cette  sorte,  peut-être  abusé-je  de 
vos  moments  ;  mais  vous  êtes  pour  moi  un  père  :  vous  ne 
craindrez  pas  de  me  le  dire;  vos  désirs,  soyez-en  sûr,  se- 
ront toujours  pour  moi  des  volontés. 

C'est  dans  ces  sentiments  que  je  suis,  mon  très-révé- 
rend et  vénéré  Père, 

Votre  très-humble  et  dévoué  serviteur  en  N.  S.  et  M.  I. 

Lecorre,  0.  m.  I. 


i—  503  — 

SAINT-ALBERT. 

EXTRAIT  DES  LETTRES  ADRESSÉES  AU  T.-R.  P.   SDPÉRIEUR 
GÉNÉRAL. 

Le  R.  P.  Fafard  écrit  de  Saint-Albert,  à  la  date  du 
3  octobre  1876  : 

...  Huit  jours  après  mon  ordination,  je  recevais  mou 
obédience  pour  aller  exercer  le  saint  ministère  au  milieu 
d'une  population  de  métis,  d'environ  800  âmes,  hivernes 
au  lac  du  Bœuf.  Je  fus  très-content  et  je  remerciai  le 
bon  Dieu  de  vouloir  bien  m'employer  sitôt  à  l'œuvre 
sublime  du  salut  des  âmes.  Sans  doute  pour  m'encoura- 
ger.  Dieu  a  daigné  verser  d'abondantes  bénédictions  sur 
les  débuts  de  mon  ministère.  Ce  n'était  pas  sans  une 
certaine  appréhension  que  M^""  Grandin  s'était  vu  con- 
traint de  me  confier  ce  travail,  et  moi-même  j'étais  loin 
d'être  sans  inquiétude  à  cause  de  mon  inexpérience. 

Je  venais  à  peine  d'arriver  à  ma  mission,  qu'on  vint 
m'appeler  auprès  d'un  vieillard  dangereusement  malade. 
Je  me  hâtai  de  répondre  à  l'appel  et  de  lui  porter  les  se- 
cours et  les  consolations  de  notre  sainte  religion.  Sa 
joie  fut  grande  en  me  voyant  arriver;  depuis  le  commen- 
cement de  sa  maladie,  il  ne  cessait  de  demander  à  Dieu 
de  ne  point  mourir  sans  avoir  eu  le  bonheur  d'être  visité 
par  un  prêtre.  Il  fil  sa  confession,  malgré  de  vives  dou- 
leurs qui  lui  arrachaient  des  cris.  Je  remerciai  le  Sei- 
gneur de  m'avoir  permis  d'arriver  à  temps  pour  adminis- 
trer les  derniers  sacrements  à  ce  cher  malade. 

Le  lendemain,  après  la  messe,  je  visitai  toute  cette 

population    qui  m'entourait.  Je  reçus  partout   un  bon 

accueil,  ces  pauvres  gens  paraissaient  si  heureux  de  me 

voir  !  Ils  répondirent  à  l'invitation  que  je  leur  lis  d'assis- 

T.  XV.  33 


—  504  — 

ter  chaque  matin  à  la  sainte  Messe  et  chaque  soir  à  la 
prière.  Je  profitai  de  leur  réunion  pour  leur  faire  chaque 
jour  une  instruction  qu'ils  écoutaient  avec  la  plus  grande 
attention. 

Pendant  les  premiers  jours  je  fis  de  nombreux  bap- 
têmes. J'ai  administré  ce  sacrement  à  80  enfants  et  à 
6  adultes,  dans  le  courant  de  l'hiver  et  de  l'été.  Aux 
approches  de  la  fêle  de  Noël,  je  pressai  tous  ceux  qui 
savaient  le  français  de  s'approcher  des  sacrements.  Envi- 
ron 80  répondirent  à  mon  appel  et  à  la  messe  de  minuit 
j'eus  la  joie  de  distribuer  la  sainte  communion  à  60  d'en- 
tre eux.. Que  je  fus  heureux,  dans  cette  sainte  nuit,  de 
célébrer  la  naissance  de  notre  Sauveur  au  milieu  de  cette 
population  de  métis  que  j'aimais  tant  déjà  et  dans  cette 
modeste  et  pauvre  chapelle  qui  me  rappelait  si  bien 
retable  de  Bethléem  !  Quelle  heureuse  coïncidence  pour 
moi  de  commencer  ma  carrière  de  Missionnaire  et  de 
sauveur  d'âmes  cette  même  nuit  où  Notre-Seigneur  appa- 
rut sur  la  terre  pour  être  le  Sauveur  du  genre  humain  !  Je 
n'entendis  pas  les  concerts  des  anges  célébrant  la  venue 
du  Messie,  mais  les  cantiques  de  nos  bons  métis  ne  m'en 
remplirent  pas  moins  d'émotion,  et  j'oubliai  dans  cette 
circonstance  les  cérémonies  pompeuses  dont  cette  fête  est 
l'occasion  dans  nos  belles  cathédrales. 

Les  fêtes  qui  suivirent  furent  bien  sanctifiées.  Les  dé- 
monstrations de  joie  me  parurent  cependant  excessives  ; 
j'en  fis  l'observation,  et  aussitôt  on  mit  fin  au  repas  et  aux 
danses. 

Je  fus  vivement  touché,  au  premier  jour  de  l'an, 
en  voyant  tout  le  monde  s'empresser  autour  de  ma  petite 
maison  pour  me  souhaiter  la  bonne  année  et  me  demander 
ma  bénédiction.  L'esprit  de  foi  et  les  bonnes  dispositions 
de  ces  chers  niétis  me  faisaient  espérer  que  je  serais  bien 
au  milieu  d'eux  ;  je  ne  me  suis  pas  trompé. 


-   SOS  — 

Peu  de  jours  après  le  commencement  de  l'année,  je  suis 
allé  visiter  des  malades  dans  deux  camps  de  mélis  éloi- 
gnés d'environ  30  railles  do  la  mission.  J'en  profitai  pour 
leur  annoncer  le  jubilé  qui  allait  être  prêché  au  lac  du 
Bœuf.  Le  R.  P.  Lestang  vint  me  rejoindre,  à  cet  eÛel, 
un  peu  après  l'Epiphanie,  et  aussitôt  nous  avons  com- 
mencé ces  saints  exercices,  qui  ont  duré  quinze  jours. 
Nous  donnions  deux. instructions  par  jour,  l'une  en  cri, 
par  le  R.  P.  Lestanc,  et  l'autre  en  français,  par  moi. 
A  l'exception  de  deux  ou  trois  personnes,  tout  le  monde 
a  fait  son  jubilé.  On  a  pu  constater  avec  bonheur  le  bien 
extraordinaire  opéré  par  ces  saints  exercices.  Le  R.  P. 
Supérieur  passa  encore  quelques  jours  avec  moi  et  en 
profita  pour  aller  visiter  un  autre  camp  de  métis. 

Depuis  le  commencement  de  janvier  jusqu'à  Pâques, 
j'ai  fait  le  catéchisme,  le  matin,  aux  enfants,  et  le  soir  à 
un  certain  nombre  de  jeunes  gens  ignorants  et  à  de  pau- 
vres sauvages.  J'avais  cent  enfants  qui  ont  assisté  régu- 
lièrement à  ces  catéchismes.  J'ai  dû  me  livrer  avec  ardeur 
à  l'étude  de  la  langue  crise,  car  ces  enfants  ne  compre- 
naient pas  le  français,  et  j'ai  été  assez  heureux  pour  pou- 
voir entendre  les  confessions  en  cette  langue,  à  l'époque 
des  fêtes  de  Pâques.  J'étais  seul  alors,  le  R.  P.  Lestang 
m'avait  quitté  au  commencement  de  mars.  Tous  nos 
métis,  excepté  cinq  ou  six  hommes,  ont  rempli  leur 
devoir  pascal,  et  le  jeudi  saint  les  enfants  ont  fait  leur 
première  communion. 

Vers  le  15  mai,  je  quittai  le  lac  du  Bœuf,  après  avoir 
vainement  attendu  M«'  Grandin  qui  devait  venir  confir- 
mer les  enfants,  et  je  suivis,  dans  leurs  courses  à  travers 
la  prairie,  pendant  tout  l'été,  une  partie  des  métis  qui 
avaient  hiverné  à  la  mission.  Chemin  faisant,  je  rencon- 
trai beaucoup  de  sauvages  et  de  mélis  qui  n'avaient  pas 
vu  le  prêtre  de  tout  l'hiver.  Un  grand  nombre  profitèreut 


—  506  — 

de  ma  présence  pour  faire  leurs  pâques  et  leur  jubilé.  Le 
travail  ne  me  manqua  pas.  C'est  dans  la  prairie  surtout 
que  ces  pauvres  gens  ont  besoin  du  prêtre  ;  la  vie  qu'ils 
mènent  et  ces  chasses  dangereuses  les  exposent  à  des 
périls  de  toute  nature.  Chaque  jour,  je  faisais  le  caté- 
chisme aux  enfants,  et  tous  les  soirs  je  réunissais  le 
camp  pour  la  prière  et  la  récitation  du  chapelet.  J'avais 
aussi  la  consolation  d'avoir  toujours  quelques  auditeurs 
assidus  à  ma  messe. 

J'ai  rencontré  quelques  camps  de  Cris  et  de  Pieds- 
Noirs.  Hélas  !  le  nombre  de  ceux  d'entre  eux  qui  mènent 
une  vie  véritablement  chrétienne  est  encore  bien  petit.  Il 
m'a  été  pénible  de  constater  que  le  démon  a  encore  tant 
d'adorateurs  dans  notre  territoire.  Un  certain  nombre 
sont  baptisés,  mais  leur  vie  est  loin  d'être  édifiante  et  ils 
demeurent  attachés  encore  à  beaucoup  de  leurs  anciennes 
superstitions.  Je  les  ai  en  vain  exhortés  à  venir  assister  à 
mes  catéchismes,  ils  ne  pouvaient  consentir  à  se  joindre 
aux  métis.  Que  je  serais  heureux  d'être  envoyé  au  milieu 
d'eux  pour  essayer  de  les  arracher  à  cette  cruelle  tyrannie 
du  démon  ! 

J'ai  eu  la  consolation  de  baptiser  cet  été  une  femme 
crise  appartenant  à  la  rehgion  protestante.  J'étais  allé  la 
visiter  lorsqu'elle  était  bien  malade.  Elle  me  manifesta 
le  désir  d'embrasser  notre  sainte  religion;  je  l'instruisis 
pendant  quelques  jours  et,  la  voyant  bien  disposée,  je 
l'admis  au  saint  baptême.  Elle  mourut  peu  après,  fort 
contente,  après  avoir  reçu  les  derniers  sacrements.  Enfin, 
le  3  septembre,  je  rentrai  à  Saint-Albert  après  une 
absence  de  neuf  mois.  Je  vais  rester  ici  jusque  vers  Noël; 
Monseigneur  tient  beaucoup  à  me  garder  quelque  temps 
près  de  lui  pour  oie  faire  subir  mes  examens  et  aussi 
pour  me  donner  la  consolation  de  jouir  des  douceurs  de 
la  vie  de  communauté.  Je  repartirai  pour  aller  hiverner 


—  507  — 

avec  les  métis,  qui  seront  dispersés  çù  et  là  aux  endroits 
les  plus  favorables  pour  la  chasse  au  buflle. 

A  .  Fafard,  g.  m.  I. 


CAFREKIE. 

LETTRE    DU   R.    P.    GÉRARD  AU    T.-R.    P.    SUPÉRIEUR    GÉNÉRAL. 
Mission  de  Sainte-Monique  chez  les  Basutu,  22  novembre  1876. 

Mon  révérendissime  et  bien-aimé  Père, 

C'est  vers  la  fin  de  février  de  cette  année  que  je  quittais 
Motsi  waM'a  Jesu  pour  me  rendre  à  Natal  et  surveiller 
l'impression  de  deux  livres  en  sisutu.  J'étais  accompagné 
d'un  jeune  chrétien';  nous  eûmes  à  traverser  quelques 
grandes  rivières  à  la  nage,  tantôt  sur  un  paquet  de  joncs, 
tantôt  nous  tenant  par  une  cheville  enfoncée  dans  un  tronc 
d'arbre  flottant.  Notre  voyage,  qui  se  faisait  à  cheval,  dura 
dix  jours;  la  plupart  du  temps  nous  dormîmes  à  la  belle 
étoile;  nous  eûmes  entre  autres  une  nuit  bien  humide  et 
froide.  La  pluie  et  la  nuit  nous  surprirent  dans  une  des 
gorges  noires  et  étroites  du  Drakensberg,  sans  autre  abri 
que  notre  couverture  et  un  petit  manteau.  Nous  passâmes 
la  nuit  accroupis  sur  nos  talons,  appuyant  nos  têtes  sur 
la  selle  de  nos  chevaux,  et  tâchant  de  donner  ainsi  un 
peu  de  pente  à  la  pluie  pour  qu'elle  ne  nous  pénétrât 
pas  entièrement. 

Un  autre  jour  nous  fûmes  plus  heureux.  Nous  reçûmes 
rhospitahté  chez  un  bon  fermierhollandaisqui  nous  voyait 
passer  près  de  sa  maison  vers  le  déclin  du  jour.  Il  était 
sourd,  mais  pas  muet  ;  sa  femme  non  plus  n'était  pas 
muette.  A  l'aide  de  mon  jeune  chrétien  mosutu,  qui  savait 
le  hollandais,  nous  entretînmes  une  longue  et  intéres- 
sante conversation.  Ce  bon  fermier  ressemblait  à  ceux  de 


—  508  — 

son  pays,  tous  très-religieux  à  leur  manière  et  très-hos- 
pitaliers; je  parle  de  ceux  qui  sont  nés  en; Afrique  et  qu'on 
appelle  Boers.  Avant  le  souper^  eut  lieu  la  cérémonie 
traditionnelle  du  lavement  des  pieds.  Un  membre  de  la 
famille  s'approcha  de  chacun  avec  une  cuvette  d'eau  et  un 
essuie-mains.  Comme  je  n'y  voyais  qu'une  pratique  d'hos- 
pitalité, je  laissai  faire  et  je  présentai  mes  pieds.  Le  len- 
demain matin,  on  nous  offrit  un  bon  déjeuner  et  des  pro- 
visions pour  continuer  notre  voyage.  Notre  joie  fut  bien 
grande  lorsque  nous  arrivâmes  sur  les  hauteurs  qui  do- 
minent Maritsburg.  Quinze  années  s'étaient  écoulées 
depuis  que  j'avais  quitté  cette  ville  avec  M^''  Allard  et  le 
F.  Bernard,  pour  aller  chez  les  Basutu  ;  mon  guide,  qui  y 
avait  été  plus  récemment  que  moi,  me  flt  apercevoir  avec 
joie  et  un  certain  orgueil  la  croix  qui  s'élève  sur  l'église 
catholique,  le  couvent  et  l'école.  Quel  bonheur  de  rencon- 
trer d'abord  le  bon  F.  Tivenan,  que  je  ne  connaissais  pas,  et 
qui  se  jetait  à  mes  pieds,  comme  les  bons  Irlandais!  Quelle 
fut  mon  émotion  lorsque  je  me  jetai  dans  les  bras  de 
notre  bien-aimé  et  vénérable  Evêque,  et  puis  dans  ceux 
du  jeune  et  si  pieux  P.  de  Lacy.  Le  bonheur  de  revoir  le 
bon  P.  Barret,  après  quinze  ans,  m'était  réservé  pour  le 
lendemain,  car  le  Père  était  allé  en  mission  ce  jour-là. 

Mon  séjour  a  duré  trois  mois.  Je  n'ai  pas  été  oisif;  mais 
j'aurais  encore  plus  et  mieux  travaillé,  si  la  maison  qu'ha- 
bitait alors  Sa  Grandeur  avait  été  plus  spacieuse.  Nous 
étions  à  l'étroit  et  au  milieu  du  tintamarre  de  deux  écoles 
tapageuses,  une  de  garçons  et  une  de  petites  filles.  Et 
dans  l'intérieur  de  la  maison,  il  y  avait  neuf  garçons  ve- 
nus du  réformatoire  de  Philipstown.  J'ai  bien  souffert  du 
bruit  ;  je  ne  savais  où  me  réfugier  pour  avoir  un  peu  de 
récollection,  si  nécessaire  pour  composer  et  corriger  mon 
ouvrage.  Mais  qu'il  faisait  bon  de  vivre  en  communauté 
avec  un  si  bon  Évoque,  de  si  bons  Pères  tl  un  si  bon  Frère! 


—  509  — 

Je  me  souviendrai  toute  ma  vie  de  l'esprit  de  famille  qne 
j'ai  remarqué  à  Marilsburg.  Je  ne  peux  non  plus  pas- 
ser sous  silence  l'édification  qui  m'est  venue  à  Natal  des 
soeurs  de  la  Sainte-Famille.  Plusieurs  fois,  à  M.iritsburg 
et  à  Durban,  j'ai  en  le  bonheur  d'être  invité  à  leur  adres- 
ser la  parole  et  à  dire  la  sainte  Messe,  ou  à  donner  la  bé- 
nédiction du  très-saint  Sacrement.  Dieu  soit  béni,  mon 
bien-aimé  Père,  de  vous  avoir  donné  des  enfants  aussi 
dévouées,  aussi  bonnes  religieuses  que  celles  que  j'ai 
vues  à  Natal  et  en  Basutuland!  Heureuses  sont-elles 
d'avoir  d'aussi  bonnes  supérieures  !  Et  celle  bonne  Mère 
Cécile,  qui  nous  a  quittés  dernièrement,  quelle  belle  et 
sainte  âme  !  Elle  aimait  tant  nos  pauvres  Basutu.  Quelle 
perte  ils  ont  faite  en  elle!  C'est  un  grand  bonheur  pour 
moi  de  l'avoir  vue  pendant  quelques  jours  à  Durban,  où 
les  œuvres  marchent  bien  et  se  développent.  Tous  vos 
enfants  dos  deux  familles  sont  vraiment  dignes  do  leur 
vénéré  Père.  Tous  sont  à  l'œuvre. 

Je  regagnai  le  pays  de  Basutu  et  quittai  Marilsburg  le 
11  mars,  mais  c'était  pour  aller  dire  adieu  à  nos  chers 
Pères  et  Frères,  Sœurs  et  Néophytes  de  Motsi  wa  M'a 
Jesu.  Quand  on  a  été,  auprès  de  pauvres  sauvages,  l'in- 
strument de  la  grâce  divine,  il  s'établit  entre  leurs  âmes 
et  le  Missionnaire  des  liens  indissolubles;  c'est  pour  cela 
que  la  séparation  est  bien  dure. 

Dans  mes  peines  je  concevais  une  joie  intime  en  voyant 
que  le  bon  Dieu  remettait  celte  mission  entre  de  meil- 
leures mains  que  les  miennes,  celles  d'un  bon  religieux 
comme  le  R.  P.  Lebihan,  qui  avait  quitté  la  Terre  des 
diamants,  après  bien  des  succès  apostoliques. 

Après  une  semaine  de  séjour  à  Motsi  waM'a  Jesu,  je  par- 
tais avec  le  11.  P.  Barthélémy  pour  la  nouvelle  mission 
que  Monseigneur  avait  permis  d'établir  dans  le  nord-est 
deLisutu.  Prenant  un  chemin  raccourci,  nous  partîmes  à 


—  510  — 

cheval,  laissant  le  F.  Mulligan  avec  le  wagon  qui  devait 
apporter  nos  effets.  Mais  toutes  sortes  de  mésaventures 
arrivèrent  à  ce  pauvre  wagon.  On  essaya  trois  fois  de 
l'amener,  chaque  fois  il  lui  arrivait  malheur;  il  tombait 
toujours  dans  lesfossés,  et  il  fallait  rebrousser  chemin. 

Enfin  j'allai  le  chercher  moi-même  à  la  fin  de  juillet. 
Je  vis  bientôt  que  le  mal  provenait  d*un  défaut  d'équi- 
libre. La  charge  étant  très-petite,  il  n'y  avait  pas  assez  de 
lest  dans  le  wagon,  et,  par  les  mauvais  chemins,  la  tente 
le  faisait  incliner  et  tomber. 

Il  est  inutile,  mon  bien-aimé  Père,  de  vous  dire  que 
nous  avons  eu  à  souffrir,  au  commencement,  du  froid  et 
de  la  faim.  Nous  en  sommes  contents;  mes  chers  compa- 
gnons ont  très-bien  supporté  toutes  ces  privations,  avec 
un  bon  cœur  et  un  bon  esprit;  cela  leur  fait  honneur  as- 
surément. 

Nos  petites  ressources  (13  livres)  pour  fonder  une  mis- 
sion et  le  temps  froid  de  l'hiver  ne  nous  permirent  de 
commencer  nos  travaux  qu'à  la  fin  de  juillet.  Nous  ne 
pouvions  trouver  un  seul  domestique.  Nous  bâtîmes  et 
nous  couvrîmes  de  chaume  une  petite  maison  ronde,  nous 
y  entrâmes  le  jour  de  l'Assomption.  Elle  nous  fut  aussi 
utile  qu'un  beau  palais. 

Après  cela  nous  pûmes  louer  quelques  domestiques, 
et  nous  commençâmes  la  bâtisse  de  la  chapelle.  Mais  il 
fallait  tout  faire  ;  il  fallait  façonner  plus  de  cinquante  mille 
briques,  les  cuire,  dans  un  pays  où  il  n'y  a  pas  de  bois^ 
chercher  l'herbe  pour  le  toit,  l'acheter  ou  la  quêter,  ici  et 
là,  chez  les  Basutu  qui  pouvaient  en  avoir. 

Grâce  à  Dieu,  à  force  d'économies  et  de  démarches,  et 
grâce  aussi  au  concours  actif  du  P.  Barthélémy  et  du 
F.  Mulligan,  nous  allons  avoir  une  belle  petite  chapelle  en 
briques  cuites,  de  60  pieds  de  long  sur  18  de  large  et  12  de 
haut.  Je  dois  dire  que  M^"^  Jolivet  a  eu  la  bonté  de  payer 


—  511  — 

tout  le  bois  de  charpente,  les  portes,  les  fenêtres  pour 
celte  chapelle  et  pour  une  maison  de  communauté 
en  sus. 

La  saison  des  pluies  étant  survenue,  il  devint  impossible 
da  faire  des  briques  pour  la  maison  de  communauté  ;  nous 
avons  été  obligés  de  bâtir  defsimples  huttes,  à  peine  plus 
commodes  que  celles  des  indigènes.  Voilà,  mon  très- 
révérend  Père,  le^commencement  de  la  petite  mission  do 
Sainte-Monique. 

L'emplacement  a  été  désigné  par  le  chef  du  pays,  Mo- 
lapo,  un  des  premiers  fils  de  Moshweshwe,  avec  le  con- 
cours et  l'agrément  du  magistrat  de  la  reine,  le  major 
Bell.  Mais  les  hmites  n'ont  pas  encore  été  fixées  par  le 
gouverneur,  qui  est  seul  le  maître  absolu  du  pays.  Il  ne 
l'a  encore  fait  pour  aucune  station.  Cependant  le  petit 
capitaine  de  Molapo,  avec  une  assemblée  de  plus  de  cent 
hommes  de  la  localité,  convoquée  par  l'ordre  de  Molapo, 
nous  a  montré  un  endroit  assez  vaste  pour  les  jardins,  et 
un  autre  pour  nos  maisons  d'école  et  dépendances.  L'em- 
placement est  dans  un  très-beau  site.  Il  s'y  trouve  trois 
fontaines  abondantes  d'une  eau  très-hmpide  qui,  après 
avoir  arrosé  une  petite  vallée,  va  se  jeter  dans  une  rivière 
a^T^elée  Khomokhwane  (c'est-à-dire  bœuf  blanc  et  noir); 
celle-ci,  à  son  tour,  se  déverse  dans  le  grand  Calédon,  qui 
forme  limite  entre  le  territoire  de  Basutu  et  le  Fi'ee  State. 
Nous  avons  devant  nous,  d'un  côté,  une  immense  plaine 
qui  a  bien  10  milles  de  large.  Ce  sont  de  magnifiques  pâ- 
turages. Il  y  a  des  villages  espacés  dans  ces  plaiiies,  mais 
ils  sont  plus  nombreux  sur  les  bords  du  Khomokhwane  et 
du  grand  Calédon.  A  trois  quarts  d'heure  de  notre  em- 
placement, il  y  a  aussi  une  montagne  appelée  Tsikwane, 
et  dans  ses  plis  une  population  considérable.  A  une  heure 
de  distance,  sur  l'autre  rive  du  Calédon,  se  trouve  un  pe- 
tit village  boer,  qui  fait  le  commerce  dans  le  pays  de  Ba- 


—  512  — 

sutu.  Nous  avons  là  quelques  catholiques  irlandais  qui 
viennent  à  la  messe  le  dimanche. 

Comme  je  l'ai  déjà  dit,  le  chef  de  ce  pays  est  Molapo. 
C'est  celui  des  fils  de  Moshweshwe  qui  vit  le  plus  à  l'eu- 
ropéenne, ou  même  qui  se  rapproche  le  plus  des  mo- 
narques orientaux.  Il  vit  dans  une  très-grande  opulence, 
il  a  fait  bâtir  deux  magnifiques  maisons  avec  vérandas. 
Elles  sont  bien  meublées  ;  l'une  d'elles  est  pour  les  Euro- 
péens, et  l'autre  est  lin  sérail.  Au  commencement,  ce  chef 
nous  semblait  froid  et  un  peu  hautain.  Maintenant  qu'il 
nous  connaît  un  peu  mieux,  il  a  bien  changé.  Il  me  reçoit 
très-convenablement  chaque  fois  que  je  lui  fais  une  visite. 
Le  magistrat  est  un  gentilhomme  qui  a  été  major  dans 
l'armée  anglaise.  Il  parle  français,  a  visité  l'Italie,  Rome, 
a  assisté  à  la  messe  pontificale  de  Pie  IX,  etc.;  il  est  bien 
bon  pour  nous.  Quand  nous  demandâmes  une  station  à 
Molapo,  il  en  référa,  cotnme  de  juste,  au  major,  lui  de- 
mandant en  même  temps  ce  qu'il  pensait  de  Ba  Roma  ;  le 
major  lui  fît  répondre  :  «  Tout  ce  que  je  sais  des  Romains 
est  bon,  recevez-les.  »  Sa  femme  est  aussi  d'une  grande 
bonté  pour  nous  ;  elle  a  été  élevée  au  couvent  de  Grabam's 
ïown,  et  elle  n'en  parle  qu'avec  de  grands  éloges. 

Pour  les  dispositions  des  Iksutu  dans  celle  localité,  nous 
ne  pouvons  pas  encorcï  en  bien  juger.  Je  crois  qu'elles  ne 
sont  pas  hostiles.  On  sait  partout  que  les  Romains  sont 
restés  fidèles  à  leur  poste  pendant  la  guerre,  qu'ils  con- 
solaient et  nourrissaient  même  leur  grand  roi.  On  sait 
encore  que  Moshweshwe  venait  assister  à  nos  fêtes,  etc. 
Un  des  chants  patriotiques  qui  disent  les  exploits  de 
Moshweshwe  a  été  composé  à  Moisi  wa  M'a  Jesu  par 
les  RR.  PP.  H[DIEN  et  Lebuian.  Beaucoup  de  Basutu  ont 
déjà  demandé  de  placer  leurs  fils  à  notre  école. 

Oui,  mon  bien-aimé  Père,  nous  allons  donc  bientôt  des- 
cendre dans  l'arène.  C'est  là  que  nous  attend  le  prince 


—  513  — 

des  ténèbres.  Son  fort  armé  s'est  obstinément  défendu 
dans  ces  pauvres  tribus  sauvages  et  païennes.  Il  vient 
encore  d'ajouter  à  ce  fort  un  conlre-fort,  celui  de  l'héré- 
sie :  à  peu  de  distance,  il  y  a  une  mission  proleslanle 
calviniste,  et  les  ritualistes  viennent  d'en  établir  une 
autre. 

Aous  avons  cependant  confiance  en  Dieu,  en  notre 
Immaculée  Mère  et  eu  sainte  Monique,  notre  patronne. 

Vous  prierez  bien  pour  nous,  mon  bien-aimô  Père,  afin 
que  le  bon  Dieu  agisse  avec  nous,  non  pas  selon  nus  pé- 
chésj  mais  selon  la  multitude  infinie  de  sa  miséricorde. 
Ayez  l'extrême  bonté  de  recommander  cette  mission  et 
vos  enfants  à  nos  bons  Pères  gardiens  du  sanctuaire  du 
Cœur  sacré  de  Jésus,  à  Montmartre. 

J'ose,  mon  très-révérend  Père,  recommander  cette 
œuvre  aussi  à  la  sagesse  de  votre  conseil.  Une  pensée 
pénible  nous  préoccupe,  c'est  le  manque  de  moyens  ma- 
tériels suffisants.  Nous  allons  tout  petitement  dons  notre 
entreprise,  faute  d'argent.  Et  cependant  nous  aurons 
bien  d'autres  bâtisses  à  faire  pour  répoudre  au  besoin  et 
au  désir  des  chefs.  Nos  œuvres  sont  sur  un  bon  pied,  à 
Natal  et  à  Bloemfontein,  rien  n^y  a  été  épargné.  Puissions- 
nous  bientôt  en  dire  autant  de  nos  établissements  dans 
le  Basululand  ! 

Enfin  nous  espérons  beaucoup  de  la  visite  prochaine 
de  Monseigneur.  Il  verra  par  lui-même  ce  qu'il  y  aura  de 
mieux  à  faire.  Mes  chers  compagnons  sont  le  R.  P.  Bar- 
thélémy et  le  F.  MuLLiGAN. 

Le  P.  Barthélémy  souffre  encore  souvent  de  maux  de 
tête.  Le  F.  Mdlligan  a  très-bonne  santé;  ils  me  prient, 
tous  les  deux,  de  vous  présenter  leurs  hommages  très- 
respcctucux. 

Je  ne  tarderai  pas  d'écrire  de  nouveau  à  Votre  Pater- 
nité. 


—  514  — 

Maintenant,  mon  révérendissime  et  bien-airaé  Père,  je 
me  recommande  instamment  à  vos  bonnes  prières  et 
saints  sacrifices. 

Recevez  l'expression  des  sentiments  d'afifection  et  de 
reconnaissance  avec  lesquels  j'ai  le  bonheur  d'être,  de 
Votre  Paternité,  le  très-humble  el  obéissant  fils  en 
Noire-Seigneur  et  Marie  Immaculée. 

J.    GÉRARD,  0.   M.   I. 


MAISONS  DE  FRANCE 


MAISON  DE  SAINT-JEAN  D'AUTUN. 

Autun,  le  19  septembre  1877. 

Mon  Révérend  Père, 

Je  vous  envoie  le  rapport  des  travaux  faits  par  les 
Pères  de  la  maison  de  Saint-Jean,  à  Autun.  Après  deux 
années  de  Jubilé,  pendant  lesquelles  nous  avions  été 
continuellement  occupés,  nous  avions  bien  droit  à  un  peu 
de  repos,  mais  la  divine  Providence  en  a  décidé  autre- 
ment. Le  temps  qui  s'est  écoulé  depuis  le  mois  d'oc- 
tobre 1876  jusqu'au  mois  de  septembre  1877  a  été  bien 
employé. 

Le  premier  travail  qui  se  présente  dans  l'ordre  chrono- 
logique est  la  retraite  des  élèves  du  petit  séminaire  de 
Plombières,  dans  le  diocèse  de  Dijon.  Elle  a  été  prêcbée 
par  le  Père  Supérieur.  Cette  maison  est  sous  la  direction 
d'un  ancien  professeur  du  grand  séminaire  qui  jouit 
d'une  réputation  de  sainteté  et  qui  la  mérite  bien.  Il  est 
secondé  dans  son  œuvre  par  un  corps  de  professeurs  à 
la  hauteur  de  la  position. 

Aussi  le  travail,  le  recueillement,  la  piété  habitent 
cette  maison,  qui  ne  renferme  à  peu  près  que  des  aspi- 
rants au  sacerdoce.  Cette  retraite  n'ollrait  donc  aucune 
difficulté;  il  n'y  avait  qu'à  se  présenter  pour  faire  le 
bien.  Aussi  le  jour  de  la  Toussaint,  ces  deux  cent  cin- 
quante jeunes  gens  s'approchaient  de  la  table  eucha- 
ristique, avec  la  plus  grande  piété.  Le  soir,  après  la 


~  516  — 

Consécration  àla  sainte  Vierge,  il  y  avait  réunion  ries  grands 
et  des  petits  élèves  dans  le  même  réfectoire,  et  le  souper 
terminé,  le  premier  en  excellence  de  la  classe  de  rhéto- 
rique venait  au  nom  de  tous  ses  condisciples  remercier 
le  Prédicateur  en  termes  les  plus  choisis. 

Pendant  l'A  vent,  les  Pères  ont  donné  trois  missions.  La 
première  à  Jouvençon,  paroisse  de  694  habitants,  dans  le 
canton  de  Cuisery.  Rlle  a  été  prêchée  par  le  R,  P.  Bermès, 
de  la  maison  de  Saint-Andelain,  que  le  R.  P.  supé- 
rieur avait  bien  voulu  envoyer  à  notre  secours,  et  le 
R.  P.  Pays,  de  la  maison  de  Saint-Jean.  Elle  a  parfaite- 
ment réussi,  malgré  les  obstacles  venus  d'où  on  n'aurait 
pas  dû  les  attendre.  Il  n'y  a  eu  ni  chants  ni  cérémonies, 
d'après  la  défense  du  Curé.  Cela  n'a  pas  empêché  que  la 
paroisse  fout  entière,  à  part  quelques  hommes,  n'ait  ré- 
pondu à  l'appel  des  Missionnaires. 

La  mission  de  Damrey,  près  Verdun,  a  eu  un  résultat 
qui  a  étonné  tout  le  monde.  Elle  a  été  donnée  par  le  R. 
P'  Cleach.  L'administration  diocésaine,  M.  le  Curé  lui- 
même,  pensaient  qu'il  n'y  avait  rien  à  faire,  et  tous  ont  été 
agréablement  surpris  quand  ils  ont  su  que  la  presque 
totalité  des  femmes  et  l'immense  majorité  des  hommes 
avaient  rempli  leurs  devoirs. 

Mission  de  Tannay,  dans  la  Côte-d'Or,  prêchée  par  le 
Père  Supérieur.  —  Cette  petite  paroisse  de  cinq  cents 
âmes  est  située  dans  le  canton  de  Mirebeau,  l'un  des  plus 
mauvais  de  la  Bourgogne.  Grâce  au  zèle  d'un  ancien 
Curé,  la  population  de  Tannay  s'était  assez  bien  conservée 
et  avait  encore  des  habitudes  religieuses.  Mais  l'absence 
d'un  Curé  résidant,  pendant  deux  ans,  avait  été  l'occa- 
sion d'une  grande  indifférence.  Le  Curé  actuel,  jeune 
prêtre  plein  d'ardeur,  aidé  par  une  famille  bourgeoise  de 
l'endroit,  a  fait  donner  cette  mission,  qui  a  eu  certaine- 
ment un  magnifique  résultat. 


—  317  — 

Pendant  trois  semaines,  hommes  et  femmes  sont  venus 
régulièrement  tous  les  soirs  à  l'instruction.  Les  chants^ 
grûce  au  concours  bienveillant  d'un  jeune  instituteur  qui 
louchait  l'harmonium  et  à  un  chœur  de  jeunes  gens  et 
de  jeunes  personnes,  ont  été  entraînants.  Aussi,  le  jour  de 
Noël,  les  bons  habitants  de  cette  petite  paroisse,  moins 
quelques  hommes,  venaient,  à  la  messe  de  minuit,  rece- 
voir rEnfant-Dieu  dans  leurs  cœurs  purifies. 

A  la  fui  de  janvier  d877,  les  quatre  Missionnaires  de 
Saint-Jean  se  remettaient  en  route  pour  les  missions  du 
Carême.  Quatre  paroisses  ont  été  évangélisées  durant  ce 
temps.  Voici  un  article  qui  a  paru  dans  la  Semaine  reli- 
gieuse d'Autun,  sur  la  mission  prêchée  dans  l'une  de  ces 
paroisses  : 

«  Dimanche  dernier,  23  février,  on  célébrait  à  la  Cha- 
pelle-Saint-Sauveur la  clôture  d'une  mission,  donnée 
par  les  Pères  Oblals  (les  PP.  Supérieur  et  Gillet).  Il 
serait  difficile  de  dépeindre  le  pieux  enthousiasme  avec 
lequel  les  habitants  de  cette  paroisse  avaient  accueilli 
l'annonce  d'une  mission;  il  serait  plus  difficile  encore  de 
dire  avec  quel  empressement  ils  se  sont  rendus  aux  in- 
structions, pendant  trois  semaines.  Ni  l'éloignement  de  la 
plupart  des  hameaux,  ni  le  temps,  bien  mauvais  très-sou- 
vent, n'ont  pu  les  arrêter.  Rien  aussi  n'était  édifiant 
comme  la  religieuse  attention  de  tous  ces  pieux  fidèles  à 
écouter  la  parole  de  Dieu.  Il  n'était  pas  rare  de  les  voir, 
au  sortir  d'un  exercice,  retourner  dans  leurs  demeures 
en  silence  et  profondément  pénétrés.  Ils  ne  recevaient 
pas  en  vain  la  grûce  de  Dieu,  selon  l'exhortation  du 
grand  Apôtre.  Les  hommes  qui,  dans  cette  paroisse,  ne 
rougissent  point  d'être  chrétiens,  ont  tenu  à  honneur 
d'assister  aux  instructions  de  la  mission.  Le  premier 
magistrat  a  donné  lui-même  l'exemple  de  l'assiduité  aux 
exercices  ;  on  l'a  vu  également  concourir  avec  zèle  à  la 


—  518  — 

décoration  de  l'église,  pour  les  diverses   cérémonies. 

La  communion  générale  des  hommes  a  été  surtout 
très-édifîante.  On  les  a  vus,  ces  chrétiens,  vraiment 
dignes  de  ce  nom,  se  présenter  à  la  sainte  Table  au 
nombre  de  cinq  cents.  Les  personnes  qui  ont  pu  être 
témoins  de  ce  spectacle  touchant  ont  été  émues  jus- 
qu'aux larmes  ;  elles  en  garderont  un  immortel  sou- 
venir. 

Il  ne  faut  pas  être  surpris  de  cette  manifestation 
extraordinaire  de  foi  et  de  piété  dans  la  paroisse  de  la 
Chapelle-Saint-Sauveur.  Tous  ceux  qui  connaissent  cette 
population  savent  combien  elle  est  attachée  à  ses  prin- 
cipes religieux.  Il  y  a  peu  de  pays  qui  aient  aussi  bien 
conservé  les  mœurs  patriarcales,  les  bonnes  habitudes 
d'autrefois;  il  y  en  a  peu  qui  soient  demeurés  si  constam- 
ment fidèles  à  la  pieuse  coutume  de  faire,  en  commun  et 
sous  la  présidence  du  chef  de  la  maison,  les  prières  du 
matin  et  du  soir.  C'est  que  la  Chapelle  compte  parmi  ses 
habitants  de  bons  pères,  de  bonnes  mères  de  famille; 
c'est  que  surtout  elle  a  à  sa  tête,  depuis  vingt  ans,  un  de 
ces  prêtres  au  cœur  apostolique,  un  de  ces  prêtres  ver- 
tueux et  dévoués  qui  rendent  tant  de  services  à  la  cause 
de  Dieu  et  des  âmes.  Ce  vénérable  pasteur  a  su  conserver 
à  ses  chers  paroissiens  les  bonnes  traditions  et  la  foi 
ardente  de  leurs  pères;  eux,  à  leur  tour,  lui  conservent 
leur  respectueuse  et  entière  soumission,  leur  amour  fihal 
eL  leur  tendre  reconnaissance.  Tous  ensemble,  ils  ne  for- 
ment qu'un  vœu  :  «  Le  garder  longtemps  encore  au 
miheu  d'eux.  » 

Pendant  que  les  PP.  Supérieur  et  Gillet  donnaient 
la  mission  dans  cette  paroisse,  les  Pères  Cleach  et 
Pays  prêchaient  à  Bruailles,  paroisse  de  mille  cent 
soixante-quinze  âmes,  dans  le  canton  de  Louhans.  Le 
mauvais  temps  presque  continuel,  le  mauvais  état  des 


—  r.i9  — 

chemins,  l'c-loignemenl  des  habitations  n'ont  pas  cnipê- 
clic  ces  braves  gens  de  se  rendre  cliaqne  soir  à  l'église. 
M.  le  Curé  s'est  montré  d'un  empressement  et  d'une  bonne 
volonté  admirables  à  seconder  les  Missionnaires  i)our  le 
chant  et  les  cérémonies.  Le  résultat  final  a  été  aussi  on  ne 
peut  plus  consolant.  Toutes  les  femmes  et  ù  peu  près  tous 
les  hommes  se  sont  approchés  des  sacrements. 

Le  troisième  dimanche  de  Carême,  les  PP.  Cleacii  et 
Pays  commençaient  la  mission  de  Saint-Bonnel-dc  Joux. 
chef-lieu  de  canton  de  1  573  âmes. 

Voici  ce  que  M.  le  Curé  de  cette  paroisse  écrivait  au 
Père  Supérieur  : 

Mon  révérend  Père, 

J'aurais  dû  être  plus  empressé  à  vous  exprimer  mes 
remercîments,  pour  les  deux  excellents  Missionnaires  que 
vous  avez  envoyés  à  Sainl-Bonnet-de-Joux,  et  pour  le 
bien  qu'ils  ont  fait  à  mon  troupeau.  Mais  si  mes  actions 
de  grâces  arrivent  un  peu  tardivement,  elles  n'en  sont 
pas  moins  sincères  et  cordiales,  je  vous  l'assure. 

Les  RR,  PP.  Cleach  et  Pays  sont  bien  des  hommes 
apostoliques  tels  que  je  pouvais  et  devais  les  désirer 
pour  ma  paroisse.  Si  la  terre  que  je  cultive  eût  été 
moins  ingrate  ou  mieux  préparée,  leur  zèle  infati- 
gable aurait  certainement  obtenu  le  succès  dont  ils 
sont  dignes  et  capables.  Toutefois,  vu  tous  les  obstacles 
diaboliques  que  Vinimicus  homo  leur  a  suscités,  ils  ont 
opéré,  avec  l'aide  d'en  haut,  un  nombre  de  retour.?  qui  a 
dépassé  mes  espérances;  sans  pailer  de  la  commotion 
salutaire  qu'ils  ont  imprimée  jusque  dans  les  rangs  de  la 
libre  pensée. 

Les  calculs  auxquels  je  me  suis  livré  depuis  leur  départ 
m'ont  révélé  que  toutes  les  femmes,  cinq  exceptées, 
avaient  répondu  à  leur  appel;  cl  que  trois  cent  quatre- 


—  520  — 

vingts  hommes  et  jeunes  gens  avaient  agi  rie  même  ;  dé- 
falcation faite  des  nombreux  jeunes  gens  qui  sont  ab- 
sents du  pays  et  qui,  par  suite  de  leur  ëloignement, 
rendent  la  population  masculine  de  beaucoup  inféiieure 
à  la  gent  féminine,  le  chiffre  des  récalcitrants  ou  impé- 
nitents se  serait  élevé  à  soixante-quinze  ou  quatre-vingts; 
et  sur  ce  chiffre,  quarante  au  moins  auraient  rempli  leur 
devoir  do  chrétien,  s'ils  n'eussent  été  les  victimes  ou 
les  jouets  de  l'Interna lionale  ou  de  la  Franc-Maçon- 
nerie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  fallait  que  vos  Révérends  et  dignes 
Pères  eussent  porté  de  rudes  coups  dans  le  camp  ennemi, 
pour  provoquer  le  cri,  expression  de  lamentables  regrets, 
qui  fut  entendu  le  soir  du  lundi  de  Pâques,  au  moment 
de  l'illumination  splendide  faite  en  l'honneur  de  Notre- 
Dame  de  Lourdes.  «C'est  à  n'y  pas  croire...  Comment 
deux  hommes,  deux  étrangers,  ont-ils  pu,  en  si  peu  de 
temps,  changer  de  la  sorte  l'esprit  et  les  allures  de  notre 
pays?»  Ces  paroles,  prononcées  dans  l'ombre  par  quelques 
voix  sinistres  et  discordantes,  ont  été  soigneusement  re- 
cueillies pardes  témoins  auriculaires  dont  les  affirmations 
ne  sauraient  être  contestées.  Vous  y  verrez  comme  moi, 
mon  llévéïend  Père,  un  magnitique  éloge  à  l'adresse  de 
vos  dignes  collaborateurs.  Les  sacrements  plus  fréquentés, 
les  exercices  du  mois  de  Marie  attirant  aussi  une  afïluence 
plus  considérable  h  l'église,  ou  provoquante  prière  com- 
mune dans  la  plupart  des  familles  éloignées  de  l'église, 
nous  indiquent  quelques-uns  des  salutaires  effets  de  la 
mission. 

Il  me  reste  à  vous  demander,  mon  révérend  Père,  le 
secours  de  vos  bonnes  prières,  pour  la  persévérance  de 
l'œuvre  commencée  ou  restaurée,  et  daignez  agréer  et 
faire  agréer  aux  dignes  Pères  Cleach  et  Pays  l'hom- 
mage de  ma  reconnaissance  et  le  profond  respect,  avec 


—  524  — 

lequel  j'ai  l'honneur  d'ôtrc,  mon  révi'rend  Père,  voire 
lonl  dévoué  confrère  et  serviteur, 

MONNOT, 
Curé  lie  Sainl-Boniiel  .loiix. 

Le  fjualrième  dimanche  do  carrmo,  ii's  PP.  Supérieur 
el  GiLLET  commençaienl  la  mifpjcn  de  Uiany-sur-Arroux, 
paroisse  de  1 161  âmes,  dans  le  canton  de  Gm  ufrnon.  Doux 
familles  nobles  exercent  une  grande  inllucnce  sur  la  popu- 
lation rurale,  pur  les  bons  exemples  qu'elles  donnent  et 
par  leurs  aumônes  considérables.  Aussi  il  n'y  avait  de  dif- 
ficulté réelle  que  pour  les  habitants  du  bourg.  Dès  le  jour 
de  notre  arrivée,  M.  le  Curé  nous  dit  :  «  Si  vous  pouvez  ra- 
mener ceito  pallie  de  mes  paroissiens,  vous  pourrez  vous 
flatter  d'av(;ii  parfaitement  réussi  dans  votre  mission.  » 
Avec  la  î^râce  de  Dieu,  c'est  ce  qui  est  arrivé.  El  le  samedi 
saint,  un  vieillard,  le  seul  qui  restât,  el  qui  disait  ne 
s'êtro  pas  confessé  depuis  quarante  ans,  allait  troiiver 
«on  Curé  dans  sa  chambre  pour  se  confesser.  Le  jour  de 
Pâques,  il  s'approchait  de  la  sainte  table.  Le  succès  a 
élé  complet  :  ijuulie  cents  femmes  et  un  peu  plus  de  trois 
cents  hommes,  se  sont  appiochés  desSacremer.ls.L';  soir, 
nous  terminions  nos  exercices  par  la  bénédiction  d'une 
magniliiiue  croix  en  pierre,  érigi'e  sur  la  place  publique. 

Dès  le  mardi  de  Pâques,  nous  recommencions  des  re- 
traites dans  trois  paroisses  dillerentes;  nous  les  avons 
terminées  nroc  lo  temps  pascal,  c'cst-à-diro  le  dimanche 
du  Bon-Pasteur. 

Depuis  ce  moment,  nous  avons  prêché  doux  neuvaines, 
deux  retours  de  mission,  deux  relrailos  de  religieuses  cl 
sept  retraites  de  première  communion. 

Pendant  que  nous  nous  livrio:is  aux  travaux  des  mis- 
sions, les  deux  Pères  restés  à  la  maison  avaient  aussi  un 
ministère  bien  actif.  Le  II.  P.  Beunaud,  chargé  d'une  pa- 


—  522  — 

roisse  de  plus  de  1  800  âmes,  se  sacrifle,  avec  un  zèle 
digne  de  tout  éloge,  à  cette  population  si  peu  reconnais- 
sante. Le  R.  P.  BoNNEMAisON  lui  prêle  secours,  tout  en 
s'occupant  de  l'œuvre  militaire.  Il  vous  dira  lui-même  ce 
qu'est  cette  œuvre  et  quels  excellents  résultats  elle  a 
préparés. 

Puissent  ces  quelques  détails  intéresser  nos  Pères  des 
missions  étrangères  !  Ils  sont  bien  pâles  à  côté  du  bien 
qu'ils  font  dans  les  diverses  contrées  où  l'obéissance  les 
a  envoyés.  Maintenant,  mon  révérend  Père,  il  me  reste 
à  vous  remercier  de  l'accueil  que  vous  avez  bien  voulu 
faire  aux  quelques  lignes  que  je  vous  ai  écrites  chaque 
année  sur  les  travaux  des  Missionnaires  de  Saint-Jean. 
C'est  probaljlemcnt  la  dernière  fois  que  j'ai  le  plaisir  de 
iii'entielenir  avec  vous;  car  me  voici  arrivé  à  la  fin  de 
mon  triennat,  et  j'ai  supplié  mes  supérieurs  de  m'enlever 
un  fardeau  bien  au-dessus  de  mes  forces.  Dans  quelque 
position  que  je  serve  la  Congrégation,  vous  pourrez  tou- 
jours compter  sur  mon  atieclion  fraternelle  et  mon 
entier  dévouement, 

M.-J.    ROYER,  0.  M.  I. 


MAISON  DE  TALENCE. 

Aiitun  (Saint-Jean),  le  25  septembre  1877. 

Mon  révérend  et  bien  cher  Père, 

Il  y  a  près  de  deux  ans  que  je  ne  vous  ai  pas  envoyé  le 
compte  rendu  des  travaux  de  la  maison  deTalence;  le 
peu  de  goût  que  j'ai  à  répéter  à  peu  près  les  mêmes 
choses  est  le  seul  motif  qui  m'ait  empêché,  l'an  dernier, 
de  le  faire  :  il  n'y  a  dans  le  Codex  Imioricus  rien  qui  puisse 


—  52.*}  — 

intéresser  d'une  manière  spéciale  ou  oflrir  un  nouvel 
aperçu. 

Les  missions  dans  le  diocèse  de  Bordeaux  sont  toujours 
comme  auliefois:  on  arrive  dans  une  paroisse  ;  la  pre- 
mière semaine  on  fait  quelques  exercices,  la  reirailc  des 
enfants  cl  la  visite  à  domicile;  on  reçoit  à  peu  près 
partout  un  bon  accueil  et  de  belles  promesses;  la  liste 
des  confirmants  se  remplit  ;  il  y  en  a  de  quinze,  vingt  et 
trente  ans,  même  plus,  car  généralement  il  y  a  des  retar- 
dataires, et  il  y  a  des  paroisses  qui  n'ont  pas  eu  l'honneur 
de  la  visite  épiscopale  depuis  dix,  quinze  et  même  vin,u;l 
ans.  L'auditoire  se  forme,  les  conférences  surtout  attirent, 
les  chants  et  les  cérémonies  ont  de  l'entrain.  Les  quatre 
semaines  réglementaires  s'(^coulent  ainsi  rapidement; 
le  moment  de  la  clôture  arrive,  de  grands  préparatifs  se 
font,  l'enthousiasme  se  propage  :  communion,  confirma- 
tion, clôture,  c'est  admirable.  La  mission  terminée  de- 
puis peu  de  temps,  si  on  rencontre  M.  le  curé  ou  s'il 
écrit  parfois,  il  veut  bien  nous  dire  que  l'œuvre  a  fait  du 
bien;  le  plus  souvent  il  dit  avec  désolation  :  Hélas!  c'est 
comme  auparavant  !  Qih^x'mwx^i  ^vts  s,  peuple  aimable;  ce 
serait  parfait  s'il  y  avait  plus  de  fond  et  de  persévérance. 

Pendant  l'année  1875-76,  les  travaux  ont  été  impor- 
tants, nombreux  et  presque  incessants  :  c'était  la  fin  du 
jubilé.  MM.  les  curés  se  hâtaient  de  profiter  du  mou- 
vement salutaire  qui  se  produisait  dans  les  esprits  et  les 
cœurs.  Dire  ce  que  chaque  Père  a  fait,  les  succès  qu'il  a 
obtenus  dans  chacune  de  ses  œuvres,  ce  serait  m'exposer 
à  otTenser  la  modestie  des  missionnaires  ;  je  vais  seule- 
ment donner  par  ordre  de  date  la  liste  des  missions  et 
des  autres  œuvres,  presque  toutes  dans  le  diocèse  de 
Bordeaux. 

En  1875,  nous  avons  prêché,  au  mois  d'octobre,  la 
mission    à    Cadaujac,    Saint-Trélody,    Soussans    ot    au 


—  524  — 

Temple  ;  au  mois  de  novembre,  A  Pugnac,  Villenave- 
d'Ornon,  Sainl-Delpliin  et  Cissac;  au  mois  de  décembre, 
à  Lngon,  Saint-Michel-la-Rivière,  Ares  et  Cou  Iras;  en 
1876,  en  janvier,  ù  Sainl-Genés  de  BInyc,  Cartelègue, 
Maigueron  et  Pardaillan:  cette  dernière  paroisse  est  du 
diocèse  d'Agcn. 

Pendant  !c  carême  et  après  Pâques,  nous  avons  prêché 
la  mission  à  Gaiiriac,  Lafosse,  Néi  igean  (  l  Saint-Germain 
du  Puclie  ;  la  station  qnadragésimalc  à  Lesparre,  la 
retraite  pascale  à  Bourg,  et  une  retraite  pascale  à  Auriac, 
diocèse  d'Agen. 

Le  mois  de  février  ne  pi'ul  guère  être  employé  aux 
missions  dans  le  Bordelais  :  c'est  le  temps  du  carnaval; 
vouloir  lutter  contre  l'entraînement  au  plaisir,  c'est 
s'exposera  de  graves  inconvénients;  la  communauté  de 
Talence  profile  do  ce  moment  pour  faire  sa  retraite  an- 
nuelle. 

Dans  le  cours  de  l'été,  nous  avons  prêclic  le  mois  de 
Marie  dans  la  cbapelle  de  Saint-Pierre  et  à  la  paroisse, 
deux  retraites  de  première  communion,  une  octave  et 
une  neuvaine  dans  l'église  de  Notre-Dame  d'Arcachon  ; 
des  retraites  aux  orphelins  de  Saint-Joseph,  aux  Péni- 
tentes de  la  Miséricorde  à  Libourne,  aux  Orphelines  et 
dans  un  autre  établissement  à  Rennes;  celle  do  iNotre- 
Dame  des  Sepl-Douleurs  à  Talence;  les  retraites  des  reli- 
gioupes  de  la  Sainte-Famille  à  Saint-Pierre,  au  Sablon- 
nât, aux  communautés  de  la  Sainte -Famille  à  Versailles, 
à  Saint-Mandé,  à  la  rue  du  Faubourg-Saint- Honoré  et  à 
la  rue  de  Clichy  à  Paris. 

Joignez  à  cela  un  retour  de  mission  à  Gauriac,  le  ser- 
vice paroissial  pendant  un  mois  à  Cadaujac,  plus  long- 
temps encore  à  Gradignan,  le.  service  de  la  chapelle  de 
Montmartre  pour  remplacer  le  11.  P.  Provincial  pendant 
ses  visites,  un  grand  nombre  de  sermons  d'adoration  et 


—  525  — 

de  ciiconslancc,  cl  vous  aiuez  le  Iravail  des  quatre  Pères 
missionnaires  de  la  maison  de  Talcnce,  pour  une  année. 

Je  ne  vous  parle  pas  du  ministère  de  la  paroisse  de 
Talence;  je  ne  suis  pas  assez  au  courant  de  ce  qui  s'y 
passe,  étant  très-souvent  absent  de  la  maison;  comme 
c'est  l'œuvre  spt'ciale  du  U.  P.  Ramadieiî,  je  pense  qu'il 
vous  adressera  lui-mèir.e  un  rapport  sur  (cllc  (l'uvre 
iin[)orlanle. 

L'année  1876-J877  est  loin  d'èlre  aussi  féconde  en 
travaux  et  en  œuvres  que  l'année  précédente,  Les  de- 
mandes ont  été  moins  nombreuses ,  el,  du  reste,  les 
forces  des  Missionnaires  n'y  auraient  pas  résisté.  La 
divine  Providence  me  procura  à  celte  époque  la  con- 
solation de  revoir  ce  lieu  mille  fois  béni  de  mon  no- 
viciat ;  je  n'y  étais  pas  revenu  depuis  que  je  m'y  étais 
formé  à  la  vie  religieuse  sous  l'apostolique  et  pater- 
nelle direction  du  11.  P.  Vincens,  qui  cumulait  alors  les 
fonctions  de  Supérieur  el  de  Maître  des  novices.  Invité  à 
donner  la  retraite  à  la  communauté  des  Pères  et  des 
Frères,  si  je  n'avais  considéré  que  mon  insuffisance,  as- 
surément j'aurais  décliné  l'honneur  qu'on  me  faisait  ; 
mais  mou  cœur  désirait  depuis  longtemps  voir  la  nou- 
velle église  et  revoir  la  maison  et  les  coteaux  de  l'Osier; 
j'ai  accepté  comme  une  bonne  fortune  l'ollVe  que  me 
faisait  le  II.  P.  Provincial  du  iNIidi  par  rentrcmisc  du 
R.  P.  Supérieur;  et  les  quelques  jours  passés  près  du 
cher  sanctuaire,  en  la  compagnie  de  nos  Pères  el  Frères, 
ont  été  pour  moi  des  jour?  d'ineU'able  bonheur. 

Du  mois  d'octobre  à  la  fin  du  mois  de  janvier,  il  n'y  a 
eu  que  la  retraite  tlout  je  viens  de  parler,  les  missions  de 
Marlillac,  Cavigiiac,  Lapouyadc  et  Tisac,  un  retour  de 
mission  à  Margueron,  la  retraite  paroissiale  à  Ncrac  el  à 
la  Teste,  les  retraites  des  Sœurs  de  Marlillac  et  des  Frères 
des  écoles  chrétiennes  au  noviciat  de  Taleucc. 


—  526  — 

Pondant  le  carême  et  après  Piques,  la  station  quadra- 
gésimalc  à  Langon  et  à  Cadillac,  la  mission  à  Saiiit-Tré- 
lody  et  à  Ordonac ,  la  relrailo  pascale  à  Salles  cl  à 
Auriac. 

Depuis  le  mois  do  mai  jusqu'à  uion  départ,  au  com- 
mencement de  septembre,  nous  avons  prêché  le  mois  de 
Marie  de  Talence,  des  retraites  de  première  communion, 
comme  à  l'ordinaire,  et  la  retraite  de  fin  d'année  des 
élèves  des  Dames  du  Sacré-Cœur  de  Bordeaux  ;  quelques 
adoratious  et  sermons  de  circonstance.  Enfin,  nous 
avons  fait  le  service  do  la  paroisse  de  Plassac  pendant 
cinq  semaines.  Il  y  a  eu  dans  ce  ministère  quelque 
chose  de  bien  consolant  pour  le  cœur  du  Missionnaire, 
c'est  la  préparation  à  la  première  communion  de  treize 
grands  jeunes  gens  et  d'un  homme  marié. 

La  paroisse  tout  entière  s'est  intéressée  à  cette  œuvre, 
et  le  jour  de  la  première  Communion,  qui  était  le  jour  de 
la  seconde  Fête-Dieu,  un  grand  nombre  de  personnes  ont 
voulu  les  accompagner,  ainsi  que  les  parents,  à  la  sainte 
table. 

Je  termine  en  signalant  un  événement  qui  a  fait 
échouer  notre  plan  de  campagne  sur  plusieurs  points. 
Eu  prêchant  une  adoration  à  Cavignac,  le  P.  Coste  se 
sentit  fatigué.  Il  revint  aussitôt  à  Talence,  et  le  médecin 
déclara  qu'il  était  menacé  d'une  maladie  grave  ,  une 
pleurésie  qui  datait  sans  doute  de  plusieurs  mois.  On  eut 
recours  aux  remèdes  les  plus  efficaces;  les  Sœurs  de 
Saint-Pierre  et  une  Sœur  de  l'Espérance  lui  ont  donné 
les  soins  les  plus  assidus  et  les  plus  intelligents;  malgré 
cela,  le  Père  a  dû  garder  la  chambre  pendant  deux  mois  et 
demi  ;  la  convalescence  aussi  a  été  longue.  Nous  espérons 
que  les  forces  seront  rendues  à  ce  vaillant  et  jusqu'alors 
infatigable  ouvrier  j  puisse-t-il  encore  longtemps  travail- 
ler au  salut  des  âmes  ! 


—  527  — 

Jo  no  vous  dis  rien  des  PP.  Poiliquen  et  Magr  et  du 
F.  Antoine.  Nous  les  avons  accueillis  comme  une  béné- 
diction pour  la  maison,  nous  les  avons  soignés  de  notre 
mieux  ;  hélas  !  nous  n'avons  pas  pu  les  sauver  et  les 
gardera  la  Congrégalion. 

Veuillez  agréer,  mon  révérend  et  bien  cher  Père,  l'as- 
surance de  mes  scnliuienls  respectueux  et  dévoués. 

Marcual,  g.  m.  I. 


REVUE  DES  SANCTUAIRES  ET  PÈLERINAGES 


NOTRE-DAME  DE  TALENCE. 

Nous  extrayons  des  notes  historiques  communiquées 
par  le  R.  P.  Marchal,  ancien  Supérieur  de  Talence,  la 
mention  des  principaux  pèlerinages  bordelais  faits  au 
sanctuaire  pendant  le  mois  de  mai  1877  : 

«C'est  M.  l'abbé  Raymond,  curé  de  la  cathédrale,  le 
plus  connu  et  le  plus  sympathique  organisateur  de  nos 
pèlerinages,  qui  a  inauguré  nos  fêtes  du  mois  de  Marie.  11 
a  même  devancé  de  quelques  jours  la  date  officielle.  La 
congrégation  des  Enfants  de  Marie,  l'orphelinat  des 
sœurs  de  Saint-Projet  et  quelques  paroissiens  s'étaient 
rangés  autour  du  pasteur.  Dans  son  allocution  M.  le  Curé 
a  rappelé  les  nombreux  pèlerinages  de  sa  jeunesse  lévi- 
tique  et  de  sa  vie  sacerdotale,  et  il  a  établi  que  bien  des 
âmes  doivent  à  leurs  pèlerinages  à  Talence  les  principes 
de  la  piété  qui  les  distingue. 

«Le  1"  mai  Téglise  de  Talence  n'a  pas  désempli.  La 
congrégation  de  Saint-André  a  surtout  contribué  à  Téclat 
de  cette  journée.  L'élite  de  la  paroisse  était  là  réunie. 
M.  le  Curé,  dans  son  allocution,  a  dit  :  «  Mes  enfants, 
comme  Abel  offrait  à  Dieu  ce  qu'il  avait  de  meilleur,  je 
suis  heureux,  en  ce  premier  jour  du  mois  de  Marie, 
d'offrir  à  la  sainte  Vierge  ce  que  j'ai  de  plus  précieux 
dans  ma  paroisse,  la  réun[on  des  âmes  les  plus  chré- 
tiennes. »  Les  chants  ont  été  fort  bien  exécutés;  pendant 
ce  temps  deux  Pcres  bénissaient  les  petits  curants  ame- 


—  sao  — 

n(5s  do  partout;  co  pieux  labeur  a  duré  toute  la  matinée 
et  no  s'est  terminé  que  vers  midi. 

«  Le  lendemain,  dès  cinq  heures  et  demie,  les  direc- 
teurs et  élèves  du  grand  séminaire  de  Bordeaux  faisaient 
ictentir  le  sanctuaire  de  leurs  chants  addiirahies.  A  peine 
les  lévites  sont-ils  partis  que  les  abords  de  l'église  sont 
envahis  par  des  voitures  d'où  sortent  de  nombreuses 
phalanges  de  dames  et  de  religieuses;  ce  sont  les  en- 
fants de  Marie,  anciennes  élèves  du  pensionnat  des  dames 
de  la  Réunion  ;  M.  Petit,  chanoine  secrétaire,  préside  ce 
pèlerinage. 

«  Le  jour  suivant,  qui  était  un  jeudi,  a  eu  lieu  le  pèle- 
rinage des  enfants  de  toutes  les  psalcttes  de  Bordeaux 
sous  la  direction  des  frères  des  Écoles  chrétiennes.  C'est 
dire  que  la  musique  a  été  bonne  ;  nous  avons  entendu 
une  intéressante  allocution  de  M.  l'abbé  Galibert,  curé  de 
Sainte-Croix  de  Bordeaux. 

«  Pendant  ce  temps  de  nombreux  groupes  de  religieuses 
et  de  jeunes  personnes  se  formaient  au  dehors  pour  venir 
prendre  dans  l'église  les  places  laissées  vides  par  le  dé- 
part du  premier  pèlerinage.  C'étaient  des  sœurs  délé- 
guées par  toutes  les  branches  do  la  Sainte-Famille  ;  les 
pensionnats  des  dames  de  Lorette  cl  dos  sœurs  do  l'Im- 
maculée-Conception, les  orphelines  de  Saint-Joseph 
étaient  là.  Des  voies  pures  et  exercées  faisaient  entendre 
les  chants  les  plus  pieux,  et  toute  l'assistance  répondait 
avec  un  merveilleux  ensemble  à  ces  cantiques.  Le 
R.  P.  RouLLET  était  à  l'autel,  entouré  de  tous  les  Pères  de 
la  rue  de  Berry  et  de  la  maison  de  Talence.  Le  P.  Leroy, 
prédicateur  du  mois  de  Marie,  adressa  la  parole  à  ce  bel 
auditoire  et  commenta  avec  beaucoup  de  bonheur  ces 
paroles  :  Et  in  elcctis  meistnitle  radiées.  Ce  pèlerinage  a 
été  un  des  mieux  organisés  et  des  plus   pieux. 

Signalons  parmi  les  pèlerinages  de  ce  mois  béni  celui 


-  530  - 

de  l'œuvre  des  Pères  Jésuites,  dite  Œuvre  des  Aposto- 
liques. Ce  sont  des  jeunes  gens  venus  de  divers  points 
pour  se  préparer  à  porter  uu  jour  l'Évangile  aux  nations 
infidèles.  Ils  suivent  les  cours  du  collège  de  Tivoli. 
M.  Thibaut,  professeur  à  la  Faculté  de  théologie,  leur  a 
parlé  en  très-bons  termes  sur  l'excellence  du  travail  chré- 
tien. 

«Dans  le  cours  de  la  seconde  semaine,  nous  avons  vu 
venir  en  pèlerinage  nos  bonnes  sœurs  agricoles  de 
VilIenave-d'Ornon  avec  leurs  orphelines.  M.  l'abbé  Gaus- 
sens,  cure  de  Saint-Seurin  de  Bordeaux,  a  bien  voulu 
officier  et  parler  le  dernier  jour  de  cette  semaine. 

«  Signalons  encore  et  surtout  le  pèlerinage  des  Cercles 
catholiques  de  Bordeaux.  L'avenue  de  Talence  était  en- 
combrée de  pèlerins  et  bientôt  des  voix  mules  se  firent 
entendre  dans  notre  pieux  sanctuaire.  L'encombrement 
était  si  grand,  que,  vers  neuf  heures,  près  de  deux  cents 
personnes,  désespérant  de  pouvoir  entrer,  allèrent  chez 
les  sœurs  entendre  la  messe  d'un  de  nos  Pères  qui  s'était 
réservé  pour  cette  occurrence.  M.  Martial,  vicaire  géné- 
ral, était  à  la  tête  du  pèlerinage  ;  c'est  lui  qui  a  officié; 
dans  son  discours  il  a  commenté  la  devise  inscrite  sur  la 
bannière  de  l'œuvre  :  Jn  hoc  signa  vinces...  sint  unum.  Les 
chants  de  tous  ces  fiers  chrétiens  étaient  entraînants, 
leur  altitude  était  admirable  ;  c'était  vraiment  un  beau 
spectacle. 

((  Le  jour  suivant,  les  RR.  PP.  Jésuites  accompagnaient 
les  habitués  de  leur  chapelle. 

«  N'oubhons  pas  de  mentionner  le  pèlerinage  de  l'Œu- 
vre de  la  persévérance  des  jeunes  personnes  de  la  paroisse 
Notre-Dame,  présidée  par  W  de  la  Bouillerie,  coadjuteur 
de  S.  Ém.  le  cardinal  Donnet.  Cette  œuvre,  qui  renferme 
dans  ses  rangs  l'élite  des  familles  bordelaises,  a  été  dans 
notre  sanctuaire  l'occasion  d'une  grande  édification,  et 


—  531   — 

nous  a  procurd  le  plaisir  d'entendre  une  de  ces  pieuses 
et  charmantes  homélies,  commentaire  des  textes  les  mieux 
choisis  de  la  sainte  Écriture,  comme  Ms''  le  coadjuleur 
sait  les  donner.  Sa  Grandeur  a  représenté  le  sanctuaire 
de  Marie  comme  la  fontaine  scellée,  le  jardin  fermé  et  le 
nid  de  la  céleste  tourterelle. 

«  Le  jeudi  de  la  Pentecôte  a  eu  lieu  la  bénédiction  so- 
lennelle des  enfants  et  leur  consécration  à  la  sainte 
Vierge  :  ce  spectacle  pieux  qui  revient  tous  les  ans  est 
toujours  d'un  intérêt  particulier,  et  c'est  la  fête  des  mères 
aussi  bien  que  des  enfants.  M.  Dulac,  vicaire  général,  a 
présidé  la  cérémonie.  Outre  les  enfants  amenés  pour  cette 
circonstance,  il  nous  a  fallu  encore  donner  asile  à  cinq 
cents  élèves  du  pensionnai  des  frères  de  la  rue  Sainl- 
Gcnest.  Notre  église  n'était  pas  assez  spacieuse  pour  con- 
tenir tous  les  pèlerins,  n 

Le  R.  P.  Marcual  donne  la  nomenclature  Irès-fidèle  de 
toutes  les  communautés  et  paroisses  qui  sont  venues  à 
Talence  prier  pendant  le  mois  de  Marie.  Nous  nous  con- 
tenterons de  ces  quelques  citations  qui  suffisent  à  donner 
une  idée  du  mouvement  de  la  piété  ;  l'histoire  locale  gar- 
dera avec  respect  la  longue  liste  de  ces  pèlerinages, 
grands  ou  petits,  dont  le  défilé  quotidien  donne  tant  d'a- 
nimation à  Talence.  Les  nombreux  sanctuaires  desservis 
par  la  Congrégation  sont  riches  de  ces  trésors  de  la  foi  et 
de  ces  pieux  récits;  les  annales  font  appel  aux  dépositai- 
res de  cette  fortune  historique,  et  puiseront  avec  plaisir 
dans  les  documents  conservés  aux  archives  de  chacun 
de  ces  lieux  bénis. 


—  532  — 


MONTMARTRE. 


Pèlerinage  espagnol  à  la  chapelle  provisoire  du  SaCré-Cœur. 

Le  lundi,  i5  octobre,  en  la  fête  de  sainte  Thérèse,  la 
colonie  espagnole  de  Paris  faisait  son  pèlerinage  à  la  cha- 
pelle du  Sacré-Cœur  à  Montmartre.  Un  révérend  Père 
Jésuite  cspniznol,  chargé  des  inlérêis  spirituels  de  ses 
compatriotes,  avait  organisé  cette  démonstration  et  invité 
le  R.  P.  Amorès,  de  notre  communauté  de  la  rue  de  Saint- 
Pétersbourg,  à  faire  le  discours  d'usage.  A  trois  heures 
de  l'après-midi,  cent  cinquante  Espagnols  se  trouvaient 
réuuis  dans  la  chapelle  provisoire;  M™**  la  duchesse  de 
Madrid  s'était  jointe  à  eux  et  s'était  modestement  cachée 
dins  la  foule,  qui  sut  cependant  la  distinguer.  Quelques 
Français  venus  pour  prier  complétaient  l'assistance;  beau- 
coup de  prêtres,  presque  tous  Espagnols,  avaient  pris 
place  dans  les  stalles  du  chœur.  Après  la  récitation  du 
chapelet,  le  R.  P.  Amouès  a  pris  la  parole  et  commenté 
foit  heureusement  dans  sa  langue  natale  la  devise  de 
sainte  Thérèse  :  Ou  souffrir  oumourir,  en  l'appliquant  au 
Sacré  Cœur  et  à  la  perfection  de  l'âme  chrétienne.  On 
écoutait  avec  charme  l'orateur,  dont  la  voix  sonore  et  la 
diction  d'un  grand  naturel  tenaient  en  éveil  l'alteution 
de  tous  les  auditeurs.  Quelques  cantiques  ont  été  chantés 
à  la  suite  ;  et  il  y  avait  bonheur  à  entendre  louer  Dieu 
dans  cette  belle  langue  espagnole,  si  pleine  et  si  reten- 
tissante, qui  semble  faite  pour  porter  jusqu'au  ciel  les 
supplications  et  les  plaintes  des  hommes. 

Un  salut  solennel  a  terminé  la  cérémonie,  et,  selon  la 
recommandation  de  l'orateur,  on  a  prié  pour  la  France  et 
pour  l'Espagne,  ces  deux  sœurs  lilles  de  l'Église,  égale- 
ment malheureuses. 


—  533  — 

Le  Bulletin  de  l'Œuvre  du  Vœu  national  termine  ainsi 
sa  chronique  du  mois  de  septembre  : 

«  Le  sanctuaire  et  les  travaux  ont  reçu  de  nombreux  visi- 
teurs. Parmi  les  plus  illustres,  nommons  MB""  l'archiduc 
Charles-Louis  et  M""*  l'archiduchesse  Marie-Thérèse,  fille  de 
M™"  la  duchesse  de  Bragance  ;  M»'  l'évèque  élu  de  Nevers, 
qui  est  venu  célébrer  la  messe  le  vendredi  28  septembre; 
M^'"  l'évèque  élu  de  Luçon,  qui,  le  dimanche  30,  a  visité 
longuement  les  travaux  de  la  future  basilique. 

«  M»'  le  coadjuteur  est  venu  le  jeudi  27,  dans  l'après- 
midi,  remercier  le  Sacré  Cœur  do  son  retour  à  la  santé.  Aver- 
tie une  des  premières  de  l'état  grave  du  vénéré  prélat,  la 
chapelle  provisoire  n'a  cessé  de  prier  pour  la  conservation 
d'une  existence  aussi  chère,  non-seulement  au  diocèse  de 
Paris,  mais  à  l'Eglise  de  France  tout  entière! 

((Les travaux  d'ornementation  du  sanctuaire  delà  chapelle 
sont  terminés.  Ils  ont  reçu  une  approbation  unanime,  Le  24, 
fête  de  Notre-Dame  de  la  Merci,  une  couronne  magnifique  en 
vermeil  et  ornée  d'améthistes  précieuses,  a  été  placée  au  pied 
de  la  statue  du  Sacré  Cœur,  comme  un  symbole  de  la  consécra- 
tion de  la  France  au  cœur  adorable  de  Jésus. 

((  Plus  de  t40  prêtres  étrangers  ont  célébré  la  messe  pen- 
dant le  mois  de  septembre.  Il  a  été  distribué  plus  de  3  200  com- 
munions. Les  recommandations  se  sont  élevées  au  chiffre 
de  26  131,  parmi  lesquelles  on  compte  2ol  actions  de  grâces. 
On  évalue  à  17  110  le  nombre  des  personnes  qui  ont  visité  le 
sanctuaire.  Outre  les  Evêques  déjà  nommés,  nous  devons 
encore  signaler  M.  Butot,  vicaire  général  de  Reims  ;  M.  Per- 
rard,  supérieur  du  grand  séminaire  de  Lons-le-Saulnier  ; 
M.  Bourlier,  supérieur  du  grand  séminaire  de  Chartres;  celui 
du  grand  séminaire  de  Quimper,  etc.,  etc.  En  général,  le 
mouvement  a  été  plus  considérable  que  dans  le  mois  précé- 
dent. Nous  en  rendons  grâces  au  Sacré  Cœur.  » 


AUMONERIES  MILITAIRES. 


Notre  Congrégation  est  chargée  depuis  quelques 
années  du  service  spirituel  de  la  garnison  dans  quelques 
centres  militaires.  Ces  œuvres  entrent  parfaitement  dans 
l'esprit  de  notre  Institut  et  sont  tout  à  fait  l'application 
de  notre  devise  :  Evangelizare  pauperibus  misit  me.  Il  ne 
sera  donc  pas  sans  intérêt  d'entendre  les  Pères  aumô- 
niers nous  rendre  compte  de  leurs  travaux  et  de  leurs 
espérances;  deux  ont  déjà  répondu  à  notre  appel,  et 
nous  comptons  bien  que  les  autres  suivront  bientôt  cet 
exemple. 

TOURS. 

Mon  révérend  Père, 

Vous  connaissez  mieux  que  moi  les  débuts  d'une  œuvre 
dont  votre  zèle  a  jeté  les  fondements  auprès  du  tombeau 
de  saint  Martin  et  dont  vous  avez  constaté  par  vous- 
même  les  premiers  fruits.  Je  ne  veux  pas  vous  en  entre- 
tenir ici  ;  du  reste,  dans  plusieurs  comptes  rendus  publiés 
déjà  dans  nos  annales,  on  a  raconté  comment,  insensi- 
blement et  sans  qu'ils  s'en  rendissent  raison  à  eux- 
mêmes,  nos  Pères  ont  été  appelés  à  prendre  la  direction 
des  œuvres  militaires  de  la  ville  de  Tours  et  à  leur  donner 
un  cachet  d'importance  qu'ils  étaient  loin  de  prévoir  au 
début. 

La  principale  cause  de  celte  extension  fut  la  création 
de  l'aumônerie  militaire.   En  appliquant  officiellement 


—  i)oo   — 

deux  des  nôtres  aux  besoins  ?plriluels  de  la  garnison,  la 
loi  leur  imposait  des  devoirs  nmltiples.  Ils  furent  heu- 
reux de  s'y  consacrer  tout  entieis.  Ce  grand  ministère 
fut,  du  reste,  encouragé  de  la  façon  lu  plus  généreuse 
partout  ce  que  la  ville  de  Tours  renferme  de  catholiques 
éminents  et  dévoués.  Une  famille  dont  le  nom  est  abso- 
lument attaché  à  nos  œuvres,  mit  à  la  disposition  de  l'au- 
mônier titulaire  les  sommes  nécessaires  pour  réaliser 
tout  ce  qu'il  croyait  utile  au  bien  des  soldats.  C'est  avec 
ce  concours  qui  ne  lui  lit  jamais  défaut,  mais  au  contraire 
prévint  constamment  ses  désirs,  que  l'aumônier  put 
soutenir  et  augmenter  le  cercle  mililaiie  dont  vous  avez 
eu  le  premier  l'inspiration.  Malgré  son  insultisance  rela- 
tive, cette  œuvre,  de  l'avis  de  tous  les  aumôniers  qui 
l'ont  vue,  est  en  son  genre  une  des  [Aus  complètes  qui  aient 
été  créées  jusqu'ici. 

Lorsque  après  deux  années  d'etlbrts,  une  décision 
malheureuse  menaça  l'existence  de  nos  œuvres  en  sup- 
primant le  traitement  des  aumôniers,  il  ne  nous  vint  pas 
en  pensée  de  regarder  en  arrière.  La  sympathie  univer- 
selle nous  était  acquise,  et  V Union  catholique  de  ïouraine 
revendiquait  le  privilège  de  nous  indemniser.  A  cette 
action  collective  des  représentants  de  tout  le  départe- 
ment nous  préférâmes  la  bienveillance  privée,  qui  nous 
ohrait  également  son  concours.  C'est  elle  qui  soutient 
presque  seule  les  aumôniers  et  leurs  œuvres.  Quelques 
petites  industries,  comme  celle  de  la  vente  des  vieux  pa- 
piers par  exemple,  quelques  dons  de  sociétés  de  bienfai- 
sance peuvent  bien  ajouter  à  nos  ressources,  mais  dans 
des  proportions  trop  minimes  pour  tigurer  ailleurs  que 
dans  notre  livre  de  comptes. 

Le  grand  moyen  de  faire  du  bien  au  peuple,  dit'  un 
prédicateur  populaire  de  notre  temps,  c'est  de  lui  faire 
sentir  qu'on  l'aime.    Le  but  constamment  poursuivi  par 
T.   XV.  35 


—  536  — 

nos  Pères  depuis  le  commencement  de  leur  ministère 
parmi  les  soldats,  est  de  les  persuader  de  leur  afleclion. 
Pour  cela  ils  n'épargnent  rien.  Ils  les  visitent  de  temps  à 
autre  dans  les  chambrées,  assistent  à  leurs  exercices,  à 
leurs  repos,  causent  avec;  eux^  s'informent  de  leur  pays, 
de  leur  famille,  de  tout  ce  qui  les  concerne,  leur  rendent 
de  petits  services.  Ces  rapports  fréquents  détruisent  les 
préjugés,  établissent  la  sympathie,  et  les  militaires  con- 
naissant et  aimant  leurs  aumôniers  tiennent  à  eux  plus 
volontiers. 

Le  cercle  militaire  est  l'endroit  oîi  ces  relations  s'éta- 
blissent d'une  manière  plus  facile  et  plus  sérieuse.  Les 
militaires  y  viennent  en  grand  nombre  surtout  pendant 
l'hiver.  Ils  y  trouvent  des  distractions  de  tout  genre,  des 
billards,  des  jeux,  une  bibliothèque  et  des  journaux.  Ces 
feuilles,  choisies  avec  soin  parmi  celles  du  département 
dont  les  soldats  sont  originaires,  leur  apportent  des  nou- 
velles et  des  renseignements  qui  lenr  sont  agréables. 
Pendant  l'été,  la  soirée  du  dimanche  se  passe  à  la  cam- 
pagne. Une  disposition  bienveillante  du  directeur  de 
rCEuvre  ouvrière  met  à  notre  usage  un  local  où  nos  sol- 
dats trouvent  des  récréations  et  des  jeu?:  champêtres. 

Nous  estimons  que  la  moitié  de  la  garnison  connaît 
et  fréquente,  au  moins  de  temps  en  temps,  notre  cercle 
militaire.  Nous  sommes  heureux  de  penser,  eu  voyant  nos 
salles  encombrées  et  notre  bibliothèque  remplie,  à  l'action 
préservatrice  qu'exerce  notre  petit  établissement. 

Notre  ambition  toutefois  ne  s'est  pas  bornée  là.  Il  nous 
a  paru  insuffisant  de  travailler  à  la  distraction  et  à  l'agré- 
ment du  soldat;  nous  avons  voulu  pourvoir  d'une  ma- 
nière plus  élevée  à  ses  intérêts  et  nous  nous  sommes 
occupés  de  son  instruction.  L'ignorance  est  la  gardienne 
des  préjugés  et  des  erreurs;  si  l'instruction  impie  est  un 
venin  dangereux,  la  science  chrétienne  est    un  agent 


—  537  — 

conservateur  des  bonnes  doclrines  et  des  croyances  reli- 
gieuses. Celte  pensée  nous  lit  créer,  dans  le  cercle  mili- 
taire, des  cours  pour  l'instruction  de  nos  soldais.  La  lec- 
ture, l'orthographe,  l'arithmétique  y  furent  enseignées 
durant  l'hiver  de  1875-I87H,  par  les  Frères  de  la  Sainte- 
Famille  de  Belley  et  l'année  dernière  par  les  enfants  de 
troupe  les  plus  intelligents  du  66*^  de  lig.ie.  Pendant  un 
temps  nous  ajoutâmes  à  ces  cours  des  leçons  d'histoire, 
de  géographie  et  d'allemand.  Le  succès  de  ces  cours  ne 
répondit  pas  à  nos  eflbrts.  Malgré  les  encouragements 
que  nous  donnions  et  les  prix  que  nous  promettions, 
le  progrès  de  nos  élèves  est  resté  très-probléniatique. 

Les  causes  de  cet  insuccès  sont  de  divers  genres;  la 
principale  est  l'impossibilité  où  se  trouvent  les  militaires 
de  venir  d'une  manière  régulière  aux  cours  qui  sont  faits 
pour  eux.  Les  gardes,  les  corvées,  les  piquets,  les  consi- 
gnes, etc.,  sont  des  forces  majeures  contre  lesquelles 
nous  ne  pouvons  lutter  en  reslant  chez  nous.  Pour  tour- 
ner autant  que  possible  la  ditliculté,  nous  avons  eu  l'idée 
de  fonder,  dans  les  ditlerentes  casernes,  des  bibliothè- 
ques catholiques.  Un  comité  a  été  formé  dans  ce  but; 
aujourd'hui,  deux  bibliothèques,  représentant  chacune 
une  valeur  de  1  000  francs,  ont  été  établies,  l'une,  dans 
la  principale  caserne  de  la  ville,  l'autre  au  camp  du  Ru- 
chard,  non  loin  de  Tours,  pour  les  troupes  qui,  pendant 
l'été,  y  sont  réunies  en  grand  nombre.  Ces  bibliothèques 
sont  appréciées  par  tout  le  monde.  Elles  contie-balan- 
cent  avec  succès  l'intluence  d'autres  créations  du  même 
genre  faites  par  les  sociétés  protestantes.  Les  livres  sont 
recherchés  et  lus  avec  plaisir...  Nous  complétons  noire 
défense  contre  le  prosélytisme  envnhisseur  de  nos  adver- 
saires par  de  fréquentes  distribulions  de  brochures,  de 
traits  religieux  ou  moraux,  etc.  Ces  feuilles,  que  nous 
laissons  trahier  à  dessein  sur  les  fables  et  les  lits  des 


-  538  — 

chambrées,  sont  un  appât  pour  les  oisifs.  Elles  les  occu- 
pent, les  iulëressent  et  leur  font  du  bien. 

Ce  que  nous  faisons  pour  le  plaisir  et  l'instruction  du 
soldat  n'est  pour  nous  qu'un  moyen  d'arriver  à  son  cœur, 
de  lui  conserver  ou  de  lui  rendre,  s'il  avait  eu  le 
malheur  de  les  perdre,  les  principes  religieux  de  ses 
jeunes  années. 

Tous  les  soirs  la  prière  se  fait  en  commun  dans  la  cha- 
pelle provisoire  de  Saint-Martin,  auprès  du  tombeau 
qui  conserva  si  longtemps  les  restes  de  ce  vaillant  soldat 
et  de  ce  grand  saint;  à  l'endroit  même  où  Clovis,  Charle- 
•  magne  el  tous  nos  rois  sont  venus  les  uns  après  les 
autres  consacrer  leur  épée.  Puissent  nos  jeunes  militaires, 
qui  prient  et  chantent  des  cantiques  dans  ces  lieux  si 
remplis  de  souvenirs,  se  pénétrer  de  plus  en  plus  des 
grands  et  nobles  sentiments  qui  font  l'ardeur  patriotique 
et  rhéroïsme  chrétien. 

Le  dimanche,  la  messe  militaire  se  célèbre  à  midi.  Ua 
piquet  d'hoinieur  est  place  de  chaque  côté  de  l'autel,  on 
chante  des  cantiques  pendant  tout  l'olhce  et  une  instruc- 
tion d'un  quart  d'heure  a  lieu  après  l'évangile.  Les  hommes 
seuls  sont  admis  à  celte  messe;  les  officiers  et  les  soldats 
y  viennent  généralement  en  bon  nombre,  surtout  les  jours 
de  fête.  Cet  office  du  dimanche  est  certainement  l'exercice 
qui  nous  donne  le  plus  de  consolation  et  d'espérance. 

Durant  l'hiver,  l'aumônier  fait  tous  les  jeudis  une  con- 
férence religieuse  au  cercle  militaire. 

La  ferveur  des  soldats  ne  va  pas  précisément  jusqu'à  les 
rendre  fidèles  et  exacts  à  ces  réunions.  Il  serait  à  souhai- 
ter que  nos  conférences  puissent  se  faire  à  la  caserne 
après  l'appel  du  soir,  mais  jusqu'ici  nous  n'avons  pu 
mettre  à  exécution  cette  pensée  qui  a  produit  ailleurs 
d'excellents  résultats. 

Pendant  la  semaine  sainte  une  retraite  est  prêchéeaux 


—  539  — 

militaires.  L'assistance  est  nombreuse  et  attentive.  Nous 
estimons  à  230  environ  le  nombre  des  communions  pas- 
cales, sans  compter  celles  qgi  se  font  au  dehors  de  Tours 
pendant  les  congés  accordés  aux  militaires.  Ce  cbiflie  est 
loin  d'être  absolument  satisfaisant.  Nous  voulons  espérer 
que  Dieu  nous  accordera  la  grîlce  de  le  voir  s'augmenter 
peu  à  peu. 

Si  un  grand  nombre  de  nos  soldats  ne  nous  donnent 
pas  toutes  les  satisfactions  désirables  au  point  de  vue 
chrétien,  il  est  des  natures  privilégiées  qui  sont  prêtes  <\ 
répondre  à  nos  soins,  et  qui  ne  demandent  qu'à  éire 
encouragées  pour  bien  faire.  Nous  avons  fondé  pour  ces 
braves  jeunes  gens  une  petite  association,  qui  leur  pro- 
cure, avec  des  secours  religieux  particuliers,  le  soutien 
et  le  stimulant  de  l'exemple  mutuel.  Cette  association  est 
sous  le  vocable  de  Notre-Dame  des  Soldats.  Le  règle- 
ment en  est  simple  ;  il  indique,  comme  but  à  atteindre,  la 
sanctification  personnelle  et  celles  des  camarades;  comme 
moyen,  la  prière  et  l'exemple.  Il  fixe  différentes  petites 
pratiques  ainsi  que  la  visite  des  malades  à  l'hùpital  et  à 
l'infirmerie. 

L'admission  dans  la  société  est  prononcée  par  un 
conseil  dont  l'aumônier  est  le  président.  Le  cérémo- 
nial de  la  réception  est  celui  qui  était  suivi  autrefois 
pour  la  création  des  chevaliers.  Les  récipiendaires  reçoi- 
vent chacun  une  médaille  gravée  ad  hoc.  Leur  nom  et 
celui  de  leur  régiment  y  sont  placés  en  exergue. 
M^'  r.^rchevéque  de  Tours  a  bien  voulu  approuver  notre 
petit  règlement,  et  nous  avons  eu  la  consolation  de  le 
voir  adopté  successivement  à  Limoges,  par  nos  Pères, 
à  la  caserne  du  Prince-Eugène  et  de  la  Courtille,  à  Paris. 
Dernièrement,  l'aumônier  militaire  de  Douai  nous  en  a 
demandé  quelques  exemplaires.  L'association  se  com- 
pose aujourd'hui,  apiès  le  départ  de  la  classe  187'2,  de 


—  540  — 

60  membres  environ.  Ils  sont  généralement  réguliers  et 
t'ervenls.  Plusieurs  communient  tous  les  huit  jours,  tous 
au  moins  quatre  fois  par  an. 

La  sollicitude  de  l'aumônier  militaire  n'a  pas  à  s'exer- 
cer à  riiôpilal.  Les  secours  religieux  sont  assurés  aux 
malades.  Ils  ont,  pour  les  visiter  journellement,  des  prê- 
tres dignes  et  dévoués.  Nos  Pères  se  bornent  à  les  voir 
de  temps  à  autre.  Quand  un  soldat  meurt,  la  messe  mili- 
taire du  dimanche  suivant  est  dite  à  son  intention.  Une 
note  envoyée  au  colonel  du  régiment  et  transmise  à  ses 
lioupcs  amène  toujours  à  la  messe  un  bon  nombre  de 
camarades  du  défunt. 

Tous  les  ans,  le  2  novembre,  l'aumônier  célèbre  un 
service  funèbre  pour  tous  les  soldais  de  la  garnison  morts 
pendant  l'année.  A  l'évangile,  il  donne  lecture  du  nécro- 
loge et  adresse  ensuite  quelques  mots  à  l'assistance.  Ce  ser- 
vice a  été  fondé  à  perpétuité  par  la  munificence  d'une  per- 
sonne généreuse.  Une  rente  de  90  francs  y  est  affectée. 

Une  décision  du  général  en  chef  du  corps  d'armée  a 
chargé  l'aumônier  du  service  de  la  prison  militaire.  Ce 
surcroît  de  responsabilité  pèse  surtout  sur  celui  de  nos 
Pères  qui  lui  a  été  adjoint  en  qualité  d'auxiliaire.  Le  ser- 
vice divin  est  célébré  tous  les  dimanches  à  la  prison,  les 
Vêpres  y  sont  chantées  dans  l'après-midi.  Les  prison- 
niers militaires  ne  sont  pas,  en  général,  ces  gens  tarés  et 
perdus  de  vice  (jue  l'on  rencontre  dans  les  prisons  civiles  ; 
ce  sont  le  plus  souvent  de  pauvres  jeunes  gens  qu'un 
oubli  d'eux-mêmes,  une  vivacité,  une  rébellion  peu  grave 
ont  conduits  devant  le  conseil  de  guerre.  L'action  do 
l'aumônier  est  facile  sur  ces  pauvres  âmes.  Frappées  par 
le  malheur,  elles  sont  heureuses  de  se  jeter  dans  les  bras 
du  ministre  des  miséricordes.  Aussi"  plusieurs  fois  par  an 
il  a  la  consolation  de  les  réconcilier  avec  Dieu  et  de  leur 
faire  faire  la  sainte  communion. 


~  541  — 

Les  enfants  de  Iroupe  sont  une  partie  importante  du 
troupeau  de  l'aumônier  militaire.  Il  a  le  devoir  de  les 
préparer  à  la  proniiore  coniiiiuuion.  Trois  fois  par  semaine, 
depuis  lo  mois  de  novomlire  jusqu'au  mois  de  mai,  il  les 
réunit,  et  leur  fait  le  catécliisme.  La  première  commu- 
nion de  ces  clicrs  enfants  revêt  une  solennité  oxce[)tion- 
nelle.  M^^  rArchovt^que  vont  bien  y  présidi'r  eu  personne 
et  donner  la  confirmation.  MM.  les  généraux  et  les  oili- 
cicrs  supérieurs  sont  là  aussi  pour  témoigner  de  leurs 
sentiments  chrétiens  et  de  leur  sympathie  pour  les  pre- 
miers communiants. 

En  gériéral,  l'aumônier  n'a  qu'à  se  louer  du  bon  vou- 
loir qu'il  rencontre  parmi  les  officiers  pour  l'accomplis- 
sement de  son  ministère.  Les  rapports  qu'il  a  avec  tous 
sont  faciles  et  agréables.  Il  serait  à  souhaiter  que  les 
subalternes  comprissent,  comme  ces  messieurs,  le  respect 
et  les  égaids  qu'ils  doivent  à  la  religion  et  aux  sentiments 
chrétiens  des  soldats  placés  sous  leurs  ordres.  Le  grand 
obstacle  au  bien  a  toujours  été,  jusqu'ici,  l'influence  désas- 
treuse exercée  par  certains  sous-ofiiciers  sans  principes 
et  sans  moralité.  Ce  sont  eux  qui  éloignent  de  nous  par 
le  ridicule,  le  sarcasme  et  quelquefois  la  persécution,  bon 
nombre  déjeunes  gens  que  des  mères  chrétiennes  nous 
avaient  recommandés  et  que  nous  avons  la  douleur  de 
voir  perdus  par  ce  pernicieux  contact. 

Dieu  veuille  nous  prêter  main-forte  dans  celte  lutte 
incessante  contre  le  mal,  et  nous  permettre  de  réaliser 
dans  ce  champ  difficile,  que  nous  avons  à  cultiver,  tout  le 
bien  que  nous  ambitionnons  pour  sa  gloire  et  pour  l'hon- 
neur de  notre  chère  Congrégation. 

Veuillez  agréer,  mon  révérend  Père,  l'assurance  de 
mes  sentiments  respectueux  et  dévoués  en  N.  S.  et  M.  I. 

\.  VOIRIN,  0.   M.  I., 
Âuiuonier  militaire  de  la  garnison  de  Tours. 


—  o42  — 

AUTUN. 

Autun,  20  septembre  1877. 

Mon  révérend  Père, 

Quand  l'obéissance  m'onvoya  à  Autun  en  janvier  4875, 
je  ne  me  doutais  nullement  de  la  charge  que  j'allais  avoir 
à  y  remplir. 

Le  gouvernement  faisait  bûtir  une  caserne  sur  la  par- 
lie  du  parc  de  Saint-Jean,  que  la  voie  ferrée  avait  déjà 
séparée  de  la  maison.  Dès  le  mois  de  juillet,  l'élat-major 
du  29''  de  ligne  vint  s'y  installer  avec  deux  bataillons  et 
le  dépôt.  Il  fallait  un  aumônier,  Monseigneur  s'adressa  à 
la  Congrégation,  qui  me  désigna  pour  en  remplir  les 
fonctions. 

Mon  embarras  était  grand.  Je  ne  savais  pas  l'A  B  C  du 
métier.  Donc,  pendant  trois  mois,  mon  ministère  se  borna 
à  dire  la  sainte  Messe  le  dimanche  dans  notre  église  de 
Saint-Jean,  à  sonder  le  terrain,  à  faire  connaissance  avec 
les  officiers  et  les  soldats. 

Bientôt  je  compris  que,  si  je  voulais  acquérir  quelque 
influence  sur  les  hommes,  il  fallait  créer  au  plus  vite  un 
cercle  militaire,  et  l'établir  dans  la  caserne  même.  Je 
me  mis  donc  à  travailler  dans  ce  sens. 

D'abord,  à  force  de  démarcbes,  je  commençai  par 
obtenir  un  petit  local  dans  la  caserne,  et  le  cercle  fut 
inauguré  sur  un  petit  pied. 

Dès  ce  moment,  grâce  à  la  générosité  des  bonnes  fa- 
milles d'Autun,  qui  sont  venues  à  mon  secours,  l'œuvre 
marcha  si  bien,  que  los  autorités  militaires,  touchées  du 
bien  qui  se  faisait,  se  décidèrent  à  mettre  à  la  disposition 
de  l'aumônier  un  des  vingt-quatre  bâtiments  qui  forment 
la  caserne.  J'eus  la  consolation  de  voir  tout  de  suite  près 


—  543  — 

de  deux  cents  hommes  occupés  à  lire^  à  écrire,  à  jouer; 
en  un  mot,  à  passer  leur  lemps  agréablement  et  utilement 
sous  ma  surveillance. 

J'allais,  je  venais,  au  milieu  de  tout  ce  monde,  parlant 
à  l'un,  domiant  un  conseil  à  l'autre,  grondant  doucement 
celui-ci,  félicitant  celui-là  sur  sa  bonne  tenue,  écrivant 
des  lettres  pour  les  uns,  corrigeant  les  fautes  d'ortho- 
graphe des  autres,  donnant  des  leçons  de  mathémati- 
ques, de  calligraphie,  etc..  etc. 

Le  dimanche  soir,  c'était  mieux  encore.  Ou  faisait  une 
grande  partie  de  loto.  Les  hommes  étaient  plus  nom- 
breux dans  la  salle  ordinaire  d'écriture.  C'était  solennel. 
Imaginez-vous  cent  cinquante  hommes,  gardant  le  si- 
lence, fumant  gravement  leur  pipe,  regardant  sur  un 
carton.  Tout  à  coup,  le  mol  ëo\cnne\  quixe  lelenlissait,  et 
riieureux  gagnant  venait  choisir  son  enjeu  fourni  par 
l'aumônier.  Celait,  ou  une  pipe,  ou  une  bobine  de  fil,  ou 
une  boîte  de  cirage  ou  de  la  cire  à  astiquer,  etc.,  etc. 
Valeur,  un  sou. 

Et  la  soirée  se  passait  gaiement. 

Pendant  tout  cela,  le  bon  Dieu  travaillait  les  âmes. 
Tous  les  dimanches  on  voyait  à  la  messe  une  moyenne 
d'hommes  équivalant  au  tiers  des  troupes.  Quand  les 
Pâques  sont  arrivées,  j'ai  pu  compter  cent  cinquante 
officiers  ou  soldats  qui  avaient  rempli  leur  devoir  de 
chrétiens.  J'avais  lâché  de  les  préparer,  par  des  instruc- 
tions de  dix  minutes,  à  l'église,  et  par  des  conférences 
familières  dans  l'une  des  salles  du  cercle. 

Par  exemple,  il  y  a  des  ombres  à  ce  tableau.  L'été 
une  fois  arrivé,  le  cercle  a  été  déserté.  Les  hommes  n'ont 
commencé  à  revenir  que  lorsque  j'ai  eu  l'heureuse  chance 
de  trouver  un  billard. 

Pourtant  il  faut  dire,  à  la  louange  de  la  garnison,  que 
le  chiffre  n'a  pas  diminué  à  l'éghse,  le  dimanche. 


—  544  — 

Voilà  l'hiver  qui  revient.  Le  cercle  se  repeuple.  Il  fera 
bon  se  trouver  à  l'abri,  dans  des  salles  bien  chauffées, 
largement  éclairées,  ayant  le  choix  de  750  volumes  pour 
lire,  du  papier  pour  écrire,  des  jeux  de  tontes  sortes, 
hormis  le  jeu  de  caries,  pour  se  distraire. 

En  ce  moment,  je  suis  en  train  de  réunir  les  éléments 
d'une  association  parmi  les  plus  fervents.  Déjà  le  règle- 
ment est  fait  et  approuvé  par  Monseigneur.  Les  associes 
ne  seront  pas  nombreux  dans  le  principe.  A  peine  une 
vingtaine,  mais  j'espère  qu'ils  seront  bons.  Je  compte 
qu'ils  m'aideront  singulièrement  à  ramener  les  uns,  à  af- 
fermir les  autres.  J'ai  déjà  commencé  l'expérience,  et  je 
trouve  que  le  résultat  a  clé  trcs-conso'ant. 

Vous  avez  vu  l'ensemble  de  l'œuvre,  mon  révérend 
Père,  voulez-vous  un  coup  d'œil  de  détail  sur  la  messe 
militaire.  Il  frappe  tons  ceux  qui  y  assistent. 

Tous  les  dimanches,  à  onze  heures  moins  le  quart,  la 
cloche  de  la  paroisse  annonce  la  messe  militaire.  A  ce 
signal,  les  sapeurs  du  régiment,  les  enfants  de  troupe, 
les  28  tambours  ou  clairons,  les  42  musiciens,  le  piquet 
d'honneur  de  25  hommes  commandé  par  un  officier,  tout 
s'ébranle  à  la  fois  et  prend  le  chemin  de  l'église.  En 
route  la  musique  joue  ses  airs  les  pins  gais,  tantôt  seule, 
tantôt  avec  l'accompagnement  des  tambours  et  clairons. 
On  arrive  à  la  porte  de  l'église.  L'entrée  est  solennelle. 
Les  tambours  battent  aux  champs.  Les  sapeurs  vont  se 
ranger  à  droite  et  à  gauche  dans  le  chœur.  La  musique 
s'installe  dans  la  chapelle  de  la  Sainte  Vierge  à  droite, 
les  tambours  et  les  clairons  dans  la  chapelle  de  Saint- 
Joseph  à  gauche,  le  piquet  d'honneur  sur  deux  rangs, 
au  milieu  de  la  nef.  Les  commandements  sont  donnés,  et 
on  attend  tranquillement  le  coup  précis  de  onze  heures. 
Pendant  ces  quelques  minutes  la  tribune  et  un  côté  do  la 
nef  se  remplissent  de  soldats  volontaires  (l'autre  côté  est 


—  545  — 

di^jà  plein  do  civils).  Les  officinrs  du  cadre  viennent  s'as- 
seoir sur  des  fauteuils  réserves  dans  l'avant-cliœur. 

Onze  heures  sonnent.  Le  Prêtre  monte  à  l'aiiiel,  pré- 
cédé de  doux  enfants  de  troupe  (ses  enfants  de  chœur),  et 
la  musique  commence  ses  morceaux,  tantôt  doux,  mé- 
Iancoli({ues,  tantôt  sonores,  retentissants,  guerriers,  mais 
toujours  gravrs,  je  dirais  mémo  chrétiens. 

A  l'Évangile,  silence  général.  Le  Prêtre  est  en  chaire. 
Tous  les  yeux  sont  fixés  sur  lui.  L'altenlion  est  générale 
et  soutenue. 

Au  bout  de  dix  minutes  le  Prêtre  reparaît  à  l'autel  et 
la  musique  reprend  jusqu'à  l'ÉUivation.  Alors  il  y  a  un 
moment  saisissant.  L'enfant  de  troupe  agite  la  sonnette. 
L'oflicier  commandant  le  piquet  donne  ses  ordres  : 
Genou,  terre.  Et  tous  les  fronts  s'iuclinenl,  tambours  et 
clairons  battent  aux  champs  jusqu'à  la  fin  do  l'Élévation. 
On  seul  la  présence  réelle  du  Dieu  caché  sous  les  saintes 
espèces.  Debout,  crie  l'officier,  et  la  musique  reprend  ses 
morceaux,  généralement  plus  pieux  que  les  premiers. 
Tout  cela  dure  jusqu'après  la  communion.  Alors  la  mu- 
sique entame  le  Domine^  saloam  fac  7'empublicnm,  qui  est  du 
plus  bel  etiet,  grâce  à  l'accompagnement  d'une  vingtaine 
de  voix  choisios  et  exercées. 

A  certaines  fêtes,  nous  avons  la  consolation  d'avoir  la 
bénédiction  du  très-saint  sacrement,  iminédialemenl 
après  la  messe.  Ces  jours-là,  l'cmolion  est  à  son  comble. 
Le  Tantum  ergo  est  si  bien  exécuté  par  les  mêmes  voix, 
toujours  soutenues  par  la  musique  ! 

Si  j'ai  été  trop  long  dans  tous  ces  menus  détails,  mon 
révérend  Père,  vous  m'excuserez,  à  cause  de  ma  bonne 
volonté  de  vous  être  agréable. 

Agréez,  mon  révérend  Père,  les  sentiments  avec  les- 
quels je  me  dis  toujours  votre  frère  dévoué  en  Jéaus-Christ 
et  Marie  Immaculée.  P.  Bonnemaison,  g.  m.  i. 


—  o46  — 

Ajoutons  à  ce  compte  rendu  un  extrait  de  la  Semaine 
religieuse  d'Xuian,  décrivant  une  cérémonie  religieuse  à 
Saint-Jean  : 

...  Dimanche  dernier,  22  juillet,  Monseigneur  arrivait  à 
l'église  de  Saint-Jean,  à  l'office  accoutumé  de  onze  heures. 
Il  y  avait  grand  concours.  M.  le  colonel  et  MM.  les  officiers 
occupaient,  au  chœur,  des  places  réservées. 

Le  P.  BoNNEMAisoN,  l'intelligent  et  zélé  aumônier  de  nos 
troupes  d'Autun,  adressa  à  Sa  Grandeur  quelques  paroles,  au 

commencement  de  la  cérémonie Monseigneur,  qui  devait 

parler  quelques  instants  après,  se  contenta  de  féliciter  d'un 
mot  M.  l'aumônier  et  de  remercier  M.  le  colonel,  ainsi  que 
MM.  les  officiers,  de  leur  précieux  concours  en  tout  ce  qui 
s'était  accompli  jusque-là. 

A  l'Evangile  il  monta  en  chaire,  et  prenant  pour  texte  ces 
paroles  de  Notre-Seigneur  en  saint  Matthieu  :  Amen,  dico 
vobis,  non  inveni  tanlam  fidem  in  Israël  (Matth.  viii,  10), 
«  Je  vous  le  dis  en  vérité,  je  n'ai  pas  trouvé  autant  de  foi  en 
Israël  » ,  il  fit  à  son  auditoire  une  application  aussi  ferme 
qu'ingénieuse  de  l'histoire  du  centurion. 

Il  est  de  mode  de  prétendre  que  la  religion  est  l'apanage 
des  prêtres  ou  des  femmes...  des  prêtres,  parce  que  leur  vie 
entière  les  y  ramène  ;  des  femmes,  parce  que  leur  imagina- 
tion et  leur  sensibilité  les  y  poussent. 

Or,  à  qui  va  l'éloge  de  Jésus-Christ?  à  un  apôtre?  Pierre, 
Jacques  ou  Jean?  Non.  Au  contraire  Jésus-Christ  reproche 
fréquemment  aux  Apôtres  de  manquer  de  foi  :  Modicœ  fidei. 
A  une  femme?  à  la  Chananéenne  qui  lui  demande,  en  dépit  de 
son  refus  apparent,  une  grande  grâce  et  qui  l'obtient  ?  à 
Madeleine  qui  pleure  de  repentir  à  ses  pieds?  Non.  A  qui 
finalement?  à  un  soldat,  au  chef  de  l'une  de  ces  centuries 
romaines  qui  avaient  parcouru  et  vaincu  le  monde  ! 

On  peut  donc  avoir  la  foi,  une  très-grande  foi,  et  en  même 
temps  être  homme  d'intelligence  et  de  cœur. 

Avec  la  foi,  ce  centurion  a  l'humilité,  une  vertu  de  choix 
également,  très-méconnue,   très-discréditée,  bonne  pour  les 


—  o47  - 

esprits  médiocres,  s'il  en  fallait  croire  certaines  gens!  en- 
tendez plutôt  :  Seigneur,  je  ne  suis  pas  digne  que  vous  en- 
triez sous  mon  toit  :  Domine,  non  sum  digntts  ut  intres  sub 
tectum  mcum. 

Mais  peut-être  de  telles  dispositions  paralysent-elles  l'exis- 
tence des  devoirs  professionnels.  C'est  là  encore  une  des  ac- 
cusations volontiers  dirigées  contre  la  religion.  L'homme 
religieux  porterait  si  haut  dans  l'infini  son  cœur  et  ses  re- 
gards qu'il  oublierait  la  terre.  Point  du  tout.  D'après  l'Evan- 
gile, le  centurion  est  un  chef  vigilant,  qui  tient  le  comman- 
dement d'une  main  vigoureuse  et  respectée.  «  J'ai  des  soldats 
sous  mes  ordres  ;  je  dis  à  l'un  :  va  !  et  il  va  ;  à  l'autre  :  viens  ! 
et  il  vient  ;  à  mon  serviteur  :  fais  ceci!  et  il  le  fait.  »  Voilà 
certes  une  autorité  nettement  affirmée,  un  devoir  profes- 
sionnel bien  rempli. 

Qu'est-il  arrivé  ?  L'Eglise,  émerveillée  d'une  si  rare  per- 
fection, a  dressé  au  centurion  un  monument  d'honneur,  non 
point  un  piédestal  de  marbre  ou  d'or  comme  font  les  hom- 
mes, frêle  souvenir  d'un  jour,  mais  un  monument  vivant  et 
éternel.  Qu'a-t-elle  donc  fait?  Elle  a  pris  sur  les  lèvres  de  ce 
croyant,  qui  était  un  brave,  l'e.xpression  même  de  sa  foi  et  de 
son  humilité  :  «  Seigneur,  je  ne  suis  pas  digne  que  vous  ve- 
niez en  ma  demeure  » ,  et  elle  l'a  placée  sur  les  lèvres  de 
tous  ses  fils  au  moment  de  la  communion  eucharistique. 

Depuis  vingt  siècles,  quiconque  a  le  bonheur  de  commu- 
nier, qu'il  soit  jeune  enfant,  Prêtre,  Evêque,  ou  souverain 
Pontife,  doit  se  frapper  trois  fois  la  poitrine  et  répéter  dans 
les  mêmes  termes,  le  même  aveu  du  centurion  :  Domine,  non 
sum  dignus  ut  intres  sub  tectum  meum. 

Rien  de  plus  saisissant  que  cette  fin  de  l'homélie  de  Mon- 
seigneur, et  que  les  conclusions  pratiques  tirées  de  tout  l'en- 
seignement de  cette  page  des  Evangiles. 

Elles  se  résumaient  à  ceci  :  qu'il  en  faudrait  finir  avec  les 
préjugés  qui  isolent  systématiquement  la  foi  de  l'intelligence 
et  du  courage,  surtout  en  un  pays  dont  l'histoire  compte  des 
noms  comme  ceux  de  Charlemague,  de  Godefroy  de  Bouillon, 
de  saint  Louis,  de  Condc,  de  Turenne,  de  Changarnier. 


—  548  - 

Nous  ne  dirons  rien  de  l'aspect  et  de  l'éclat  tout  martial  de 
la  cérémonie,  sinon  qu'on  ne  pouvait  moins  faire  que  d'en 
être  vivement  impressionné.  L'excellente  musique  du  29%  si 
habilement  dirigée  par  M.  Rodet,  n'a  pas  peu  contribué  à 
donner  à  la  fête  ce  qu'elle  avait  de  solennel. 


VARIÉTÉS. 


LE     CARDINAL    GCIBERT ,    ARCHEVEQDE    DE    PARIS, 
A  NOTRE-DAME  DE   l'OSIER. 

Sous  ce  titre,  le  R.  P.  Berne  raconte  le  pèlerinage  du 
cardinal  Guibert  au  sanctuaire  de  l'Osier,  si  cher  à  notre 
famille  religieuse;  nous  devons  à  l'auteur  de  celte  narra- 
tion des  reraercîmenls  pour  l'intérèl  qu'il  a  su  mettre 
dans  cette  page  d'histoire. 

«  Ce  fut  le  13  août,  à  deux  heures  et  demie  du  soir, 
que  Sou  Éminencc  arriva  en  gare  de  Vinay.  Son  arrivée 
était  annoncée  depuis  deux  jours;  aussi  l'illustre  Pontife 
fut-il  reçu,  à  sa  descente  de  voiture,  par  le  R.  P.  Al'Gier, 
provincial  du  Midi,  venu  de  Marseille  exprès  pour  lui 
faire  les  honneurs  de  la  maison  de  l'Osier,  et  par  le 
R.  P.  Berne,  supérieur  local.  M«"'  l'Arcbiprêtre  de  Vinay 
était  là  aussi,  avec  ses  deux  vicaires.  Au  dehors  de  la 
voie  ferrée,  une  foule  considérable  attendait,  impatiente 
de  contempler  les  traits  du  grand  Archevêque,  dont  le 
nom  est  en  si  haute  vénération  auprès  de  tous  ceux  qui 
aiment  l'Église.  Des  mères  lui  présentèrent  leurs  enfants 
qu'il  bénit,  tout  le  monde  se  pressait  autour  de  lui  pour 
le  voir  de  plus  près,  et  il  fallut  lui  frayer  un  chemin  à 
travers  celte  foule  jusqu'à  la  voilure  qui  lui  était  des- 
tinée. C'était  un  équipage  magnitique,  envoyé  pour  le 
recevoir  parM""=  la  uiarquise  de  Murinais,  heureuse  d'ho- 
norer ainsi  un  prince  de  l'Église.  Son  Éminence  y  arriva 
en  bénissant  à  droite  et  à  gauche  et  en  faisant  entendre 
des  paroles  de  bonté  que  la  foulo  accueillait  uvideraent. 


—  550  — 
Ayant  pris  place  dans  la  voilure  que  l'on  venait  de  décou- 
vrir pour  qu'on  pût  le  voir  à  discrétion,  il  s'en  fil  une 
chaire  d'où  il  parla  tout  le  temps  que  durèrent  le  retroit 
et  le  chargement  des  bagages.  Son  affabilité  toute  pater- 
nelle, la  bonté  empreinte  sur  son  visage,  l'expression  de 
sainteté  qui  se  dégage  de  toute  sa  personne  ont  visible- 
ment exercé  leurs  charmes  sur  les  assistants  :  à  la  place 
de  la  curiosité  première,  ou  ne  voit  plus  que  des  sourires 
gracieux  et  sympathiques  s'épanouir  su?  les  visages.  Si 
l'arrêt  eût  été  plus  long,  nul  doute  qu'on  n'eût  eu  un  spec- 
tacle analogue  à  celui  qui  se  déroulait,  au  temps  de  saint 
Louis,  sous  le  chêne  de  Vincennes,  quand  le  peuple  abor- 
dait le  saint  roi  et  s'épanchait  devant  lui  avec  une  si  con- 
fiante assurance. 

Mais  la  voilure  se  mit  en  marche  et  la  scène  changea. 
Dans  Vinay,  sur  toute  la  longueur  de  la  rue  qui  traverse 
la  petite  cité,  ce  fut  une  double  haie  d'habitants,  accou- 
rus des  divers  quartiers  et  recevant  avec  un  religieux 
respect  la  bénédiction  du  saint  Pontife.  En  même  temps, 
les  cloches  sonnaient  à  toutes  volées. 

A  Notre-Dame  de  l'Osier,  la  réception  devait  avoir 
naturellement  un  caractère  encore  plus  empressé  cl  plus 
expansif  :  c'était  au  sanctuaire  de  l'Osier  que  Son  Émi- 
nence  accordait  la  faveur  de  la  posséder  pendant  quel- 
ques jours.  Aussi  les  cloches  remplissuieut-elles  la 
contrée  de  leurs  voix  harmonieuses,  et  la  fouie  qui  rem- 
plissait la  place  de  l'Église  était-elle  rayonnante  de  joie. 
Cette  joie,  du  reste,  était  écrite  de  toutes  parts,  et  dans 
l'arc  de  triomphe  en  verdure  dressé  au-devant  de  l'en- 
trée du  village,  et  dans  les  guirlandes  qui  sillonnaient  les 
airs  dans  tous  les  sens,  et  dans  les  nombreux  sapins  des- 
cendus de  la  montagne  pour  ombrager  les  abords  de 
l'église,  et  dans  les  banderoles  qui  tlottaient  au  sommet 
des  tourelles. 


—  5^1   — 

En  descendant  de  voiture,  le  Cardinal  trouva  devant 
l'église  toute  la  communauté  dtî  l'Osioi-,  en  tète  de 
laquelle  il  eut  bientôt  distingué  le  vénérable  M.  Dnpuy, 
son  ancien  compngnou  d'armes  dans  les  luttes  de  l'Apos- 
tolat. Ce  digne  vétéran  de  la  milice  sacrée  se  dédomma- 
geait de  n'avoir  pu  recevoir  à  la  gare  son  illustre  ami, 
en  se  tenant  là  tout  prêt  à  recueillir  sa  première  bénédic- 
tion. 

Son  Éminence  l'embrassa  avec  ellusion,  donna  son 
anneau  à  baiser  à  tous  les  membres  de  la  communauté 
et  entra  dans  l'église,  où  la  population  le  suivit  en  foule. 
Quand  l'illuslre  visiteur  eut  satisfait  au  besoin  de  sa  piété, 
il  se  disposait  à  sortir;  mais  voyant  cette  masse  de  lîdcles 
qui  suivaient  tous  ses  mouvements,  il  ne  put  s'empêcher 
de  s'arrêter  pour  leur  adresser  la  parole.  Il  dit  ce  qui 
l'amenait  à  Notre-Dame  de  l'Osier  :  il  avait  jm'soIu  de 
faire,  à  la  fin  de  sa  carrière,  une  série  de  pèlerinages  pour 
se  préparer  au  grand  pèlerinage  de  l'éternité.  11  dit  les 
liens  spirituels  qui  l'unissaient  aux  Pères  Oblals,  gar- 
diens du  sanctuaire  :  il  a  été  un  de  leurs  frères  en  reli- 
gion et  a  travaillé  à  réaliser  comme  eux  la  devise  du 
divin  Maître  :  Evangelizare pauperibus  misit  me  (l'Esprit 
du  Seigneur  m'a  envoyé  pour  évangéliser  les  pauvres).  Il 
dit  les  sentiments  particuliers  qu'il  conserve  poui'  le  dio- 
cèse de  Grenoble,  dont  il  a  reçu  autrefois  un  précieux 
concours  dans  une  œuvre  importante.  Enlin,  il  congé- 
die ces  bons  fidèles  en  leur  donnant  la  bénédiction  et 
il  se  retire  pour  prendre  un  repos  dont  il  a  grand 
besoin. 

Le  soir,  à  sept  heures.  Son  Éminence  prenait  place  à 
des  agapes  de  famille,  auxquelles  deux  étrangers  seule- 
ment étaient  admis,  M.  le  Curé  de  Vinay,  qui  s'était 
montré  si  digne  d'être  associé  à  notre  joie,  et  M.  l'abbé 
Moyet,  professeur  d'humanités  au  petit  séminaire  deGre- 

T.  X.'.  36 


—  552  ~ 

noble,  el  ami  éprouvé  des  Pères  de  Noire -Dame  de  l'Osier. 
Je  ne  mentionne  pas  le  hon  M.  Dupuy,  car  il  ne  peut  être 
considéré  comme  un  étranger,  surtout  dans  une  Icllc 
circonstance.  Au  dessert,  le  R.  P.  Provincial  se  leva  pour 
porter  un  toast  à  Son  Éminence.  Nous  sommes  heureux 
de  pouvoir  donner  textuellement  les  paroles  prononcées 
par  le  révérend  Père.  La  réponse  du  Cardinal,  que  nous 
donnons  à  la  suite,  a  clé  reproduite  de  mémoire  par  le 
R.  P.  Provincial.  Elle  est  d'une  remarquable  exactitude. 

Éminence, 

0  Ils  étaient  vifs  et  profonds  les  transports  de  joie  qui 
sur  la  terre  de  Gessen  éclataient  dans  la  famille  du  vieux 
patriarche  Jacob,  lorsque  Joseph,  ce  fils  dont  la  destinée 
fut  de  grandir  et  de  s'élever  comme  par  miracle  jus- 
qu'aux premiers  degrés  du  trône,  filius  accrescens,  filius 
accrescens,  Joseph,  venait  au  milieu  de  ses  frères  se  repo- 
ser avec  eux  desfaligues  et  des  anxiétés  du  pouvoir. 

«  Pareille  est  la  joie  qui  nous  transporte  aujourd'hui 
devant  celui  que  nous  pouvons  à  juste  titre  appeler  notre 
Joseph.  Oui,  Monseigneur,  Joseph  toujours  estimé, 
vénéré  et  aimé  de  vos  frères  et  des  premiers  compagnons 
de  vos  travaux  apostoliques,  représentés  ici  par  celui 
dont  l'amitié  partage  avec  voire  piété  envers  la  sainte 
Vierge  l'honneur  de  vous  avoir  attiré  dans  cette  pieuse 
solitude,  vous  fûtes,  dès  le  commencement,  l'objet  parti- 
culier des  tendresses  et  des  complaisances  du  Père,  du 
fondateur,  du  patriarche  de  notre  bien-aimée  Congréga- 
tion. Plus  tard,  la  divine  Providence  vous  prit  par  la 
main  et  vous  conduisit,  de  degré  en  degré,  jusque  sur 
les  marches  du  trône  le  plus  auguste  de  l'univers,  le 
trône  du  Vicaire  même  de  Jésus- Christ.  Plus  vous  vous 
êtes  élevé  dans  les  rangs  de  la  hiérarchie  ecclésiastique 
et  plus  vous  avez  grandi  dans  l'estime,  le  respect  et  l'af- 


I 

I 


—  553  — 

feclion  du  mondo  catholique.  Si  voire  modestie  et  la 
nôtre  nous  y  autorisaient,  nous  pourrions  rappeler  ici 
cette  haute  et  ferme  sagesse  qui  prévoit  tout,  que  rioii 
ne  déconcerte,  qui  ne  craint  pas  de  se  mesurer  avec  les 
entreprises  les  plus  dilhcilcs  et  qui  arrive  toujours  à  ses 
fins  avec  force  et  douceur,  suaviter  et  fortiler;  nous  par- 
lerions de  celte  sainteté  qui  reluit  d'autant  plus  qu'elle  se 
cache  davantage,  de  ces  nobles  protestations  contre  les 
entreprises  iniques  de  la  llévolulion,  qui  feront  époque 
dans  les  annales  de  l'Église  de  France  et  que  le  Souve- 
rain Pontife  proclamait  naguère  trcs-sagt;?,  Irès-nobles, 
très-belles.  Mais  ce  qui  nous  touche  profondément,  ce 
qui  nous  émeut,  ce  qui  aux  sentiments  d'admiration 
pour  votre  grand  caractère  et  pour  vos  œuvres  ajoute  un 
indéfinissaLlc  scnliraent  de  reconnaissance  et  d'allection, 
c'est  que  du  haut  rang  où  la  divine  Providence  vous  a 
placé,  vous  daignez  ne  pas  ouhlier  votre  famille  religieuse. 
Il  vous  est  doux  de  la  visiter  quelquefois  et  de  lui  appor- 
ter avec  les  joies  vives  de  voire  présence  les  trésors  de 
vos  paternelles  bénédictions. 

«  Au  nom  de  cette  province  du  Midi  dont  vous  fûtes 
jadis  l'ornemenl  et  dont  vous  serez  toujours  la  gloire;  au 
nom  de  celte  maison  que  vous  avez  visitée  il  y  a  qua- 
rante et  un  ans  et  qui  vous  revoit  avec  tant  de  bonheur  ; 
merci,  merci  des  témoignages  cent  fois  répétés  de  votre 
bonté  et  de  voire  paternel  dévouement. 

«  Vous  venez  à  nous  le  jour  même  où  l'Église  met  sur 
nos  lèvres  le  nom  d'Hippolyte,  un  de  vos  glorieux  pa- 
trons, et  en  vous  olfrant  nos  souhaits  de  bonne  fête,  nous 
n'avons  garde  de  vous  désirer  la  couronne  qui  orne  le 
front  de  ce  grand  athlète  de  la  foi,  mais  nous  osons  dire 
que  voire  ambition  va  jusque-là.  Le  siège  de  Paris  n'a 
pas  eu  à  vos  yeux  d'autres  charmes  que  les  périls  qu'on 
y  rencontre.  C'est  l'allrait  du  maityro  qui  vous  a  décidé 


—  554  — 

à  vous  séparer  de  votre  chère  Église  de  Tours  pour  mon- 
ter sur  Je  siège  de  saint  Denis.  Et  votre  attitude,  aussi 
ferme  que  noble,  devant  les  menaces  de  l'impiété  révo- 
lutionnaire, nous  donne  d'avance  la  mesure  où  pourrait 
s'élever  voire  courage  d'évêque  et  de  chrétien,  de  soite 
que,  cette  couronne  que  nous  nV)Sons  pas  vouloir  pour 
votre  front,  orne  et  enlace  déjà  votre  cœur. 

«  A  la  bienvenue  au  milieu  de  nous,  et  à  la  fêle  de 
S.  Ém.  le  Cardinal  Guiljert,  Archevêque  de  Paris.  » 

Son  Éininencc  a  répondu  à  peu  près  en  ces  termes  : 

K  Je  suis  venu  ici,  mon  bon  Père,  pour  me  recueillir,  pour 
prier  la  sainte  Vierge,  pour  me  reposer  du  bruit  et  des  agi- 
tations du  monde,  pour  y  vivre  d'une  vie  d'abnégation  et 
de  silence  et  non  pas  pour  recevoir  des  compliments.  Vous 
venez  défaire  de  moi  un  éloge  pompeux,  mais  c'est  de  la 
poésie,  et  nous  savons  que  la  poésie  se  permet  des 
licences.  Vous  me  faites  un  mérite  de  ne  pas  oublier  la 
Congrégation  et  de  l'aimer  toujours  beaucoup.  Mais  c'est 
tout  naturel,  il  n'y  a  là  rien  qui  puisse  me  valoir  des 
éloges  et  des  remercîraents.  Ce  serait  une  lâcheté,  une 
trahison  coupable  que  d'agir  autrement.  Que  diriez-vous 
d'un  fils  qui,  parvenu  dans  le  monde  à  une  situation  éle- 
vée, méconnaîtrait  sa  mère,  parce  qu'elle  serait  d'une 
condition  humble  et  modeste?  La  modestie,  hi  simplicité, 
c'est  bien  le  caractère  propre  de  la  Congrégation  et  j'aime 
beaucoup  cela.  Faisons  le  bien  sans  bruit,  sans  fracas,  il 
n'en  sera  que  mieux  fait  et  plus  fructueux.  J'ai  passé 
quinze  ans  dans  la  Congrégation  et  je  puis  dire  que  c'est 
le  meilleur  temps  de  ma  vie.  Ces  années  ont  laissé  dans 
mon  cœur  les  plus  doux  souvenirs.  J'aime  surtout  à  pen- 
ser à  ces  missions  que  nous  donnions  dans  les  villages, 
car  nous  sommes  les  missionnaires  des  pauvres.  J'étais 


—  555  — 

faible  de  santé  et  j'avais  une  petite  voix.  Aussi  j'allais 
d'orilinairc  avec  des  Pères  qni  avaient  une  l)onne  poi- 
trine, et  une  foile  voix  ;  ils  faisaient  les  grands  sermons 
et  moi  je  faisais  le  caléchisme.  Cette  vie  me  plaisait  infi- 
niment. J'étais  liien  plus  heureux  que  je  ne  le  suis  à 
Paris,  dans  ce  monde  qui  n'est  que  mensonge,  qui  vous 
fait  toujours  des  compliments,  qui  n'a  rien  de  vrai,  un 
monde  que  j'appellerai  artiflciel. 

Oui,  j'ai  gardé  le  plus  doux  souvenir  des  années  que 
j'ai  passées  dans  la  Congréiralion.  Comment  puis-je  l'ou- 
blier cette  congrégation  ?  Je  lui  dois  tout.  C'est  elle  qui 
m'a  fait  ce  que  je  suis.  Je  n'étais  que  minoré,  quand  je 
suis  entré  dans  son  sein,  elle  m'a  formé,  elle  est  ma 
mère.  El  je  ne  suis  d'ailleurs  pas  fâché  de  profiler 
de  celte  occasion  pour  vous  dire  comment  les  choses  se 
sont  passées,  comment  je  suis  devenu  ce  que  je  suis. 
Croyez-le  bien,  c'est  sans  moi  et  malgré  moi,  que  tout 
s'est  fait.  J'étais  en  Corse,  supérieur  du  grand  séminaire 
d'Ajaccio;  je  prenais  mes  vacances  à  Vico,  lorsqu'une 
ordonnance  royale  (car  alors  nous  avions  un  roi)  me 
nomme  Évêque  de  Viviers.  Je  tombai  des  nues,  lorsque 
je  vis  mon  nom  sur  le  Moniteur  :  j'en  parlai  d'abord  à 
l'évoque  d'Ajaccio,  qui  me  pressa  vivement  de  ne  pas  re- 
fuser ;  et  je  crois  qu'il  avait  été  un  peu  complice  en  cette 
affaire.  Je  vins  ensuite  à  Marseille  voir  notre  fondateur, 
Mg""  de  iMazenod,  qui  se  trouvait  à  la  campagne,  à  Saint- 
Louis.  Je  lui  demandai  ce  que  ju  devais  faire.  Il  me  répon- 
dit ;  «  Je  ne  te  cache  pas  que  je  suis  très-embarrassé  (nous 
avions  entrepris  en  Corse  des  œuvres  importantes  el  on 
trouvait  difOcilemcut  quelqu'un  pour  me  remplacer).  Je 
suis  très-embarrassé.  Cependant  nous  allons  prier  toute  la 
journée  et  ce  soir  nous  verrons.  »  A  la  fin  de  la  journée, 
nous  allâmes  ensemble  sous  les  pins  de  la  campagne  qui 
dominent  la  mer,  et  il  me  dit  :  «  Plus  je  rétléchis  à  cette 


—  556  — 

affaire  et  moins  j'y  vois  clair.  Cependanl  il  est  possible 
que  la  Providence  ait  des  desseins  particuliers  que  nous 
ne  pouvons  pas  prévoir,  il  vaut  mieux  laisser  couler  l'eau  : 
tu  dois  partir  pour  Paris.  »  Et  voilà  comment  je  suis  de- 
venu évoque  de  Viviers.  Pendant  le  temps  que  je  suis 
resté  à  Viviers,  on  a  voulu  cinq  foia  m'en  tirer  ;  j'ai  même 
failli  devenir  évoque  de  Grenoble.  Le  saint  et  vénérable 
M^""  de  Bruillard,  que  je  connaissais  parce  que,  lorsque 
j'étais  en  Corse,  je  venais  chaque  année  à  Noire-Dame 
de  l'Osier  recruter  dans  le  diocèse  de  Grenoble  des  pro- 
fesseurs pour  le  petit  séminaire,  M^""  de  Bruillard,  dis-jc, 
m'a  écrit  des  lettres  ù  ce  sujet,  des  lettres  qui  m'ont  fait 
pleurer.  Mais  malgré  les  instances  de  ce  saint  évoque  je 
ne  voulus  pas  me  séparer  de  mes  diocésains  de  Viviers, 
ils  auraient  pu  dire  qu'à  mes  yeux  ils  étaient  moins  que 
ceux  du  Dauphiné.  On  a  voulu  aussi  me  faire  Archevêque 
d'Aix,   mais  je  répondis  au  ministre   par  la  parole   de 
l'Évangile  :  ISemo  propheta  in  patriâ  suâ  :  car  vous  savez 
que   je  suis  d'Aix.  Ma  nomination    à  l'archevêché    de 
Tours  a  paru,  elle  aussi,  dans  le  Moniteur   avant  que 
j'en  susse  rien,  et  en  même  temps  le  ministre  m'écrivait 
une  lettre  dans  laquelle  il  me  disait  :  «  Si  vous  refusez 
encore  celte  fois,  nous  serons  obligés  de  croire  que  vous 
êtes  hostile  au  gouvernement  et  que  c'est  par  esprit  d'op- 
position que  vous  rejetez  toutes  nos  offres.  » 

A  Tours,  j'étais  très-bien.  Je  m'étais  occupé  de  relever 
le  culte  de  saint  Martin,  qui  était  oublié  dans  ce  pays, 
lorsque,  après  la  guerre,  on  vint  m'offrir  l'archevêché  de 
Paris.  C'est  M.  Thiers  qui  m'écrivit  lui-même  pour  me 
prier  d'accepter  le  siège  de  saint  Denis.  Je  lui  répondis 
qu'à  mon  ûge,  à  l'âge  de  soixante-huit  ans,  on  ne  devait 
pas  y  songer;  que,  pour  faire  du  bien  à  cette  Église  qui 
avait  été  tant  tourmenlée,  il  fallait  un  Évêquc  plus  jeune, 
ayant  devant  lui  un  ceilain  nombre  d'années,  tandis  que 


MMP* 

—   oo7  — 

moi,  j'étais  déjà  aux  portes  du  tombeau.  M.  Thicrs  ui'eu- 
voya  alors  M.  JuU's  Simon,  dont  vous  avez  ciiteiidii  par- 
ler. M.  Jules  Simon  est  Irès-habile,  très-insinuant,  très- 
éloquent;  il  ni'appoita  les  meilleures  laisous  pour  me 
faire  accepter  la  proposition  do  M.  Tliiers.  Je  demeurai 
intloxible.  Je  lui  répondis  :  «  Mais,  monsieur  le  ministre, 
ni  vous  ni  moi  ne  pouvons  agir  contre  le  bon  sens  cl  ce 
serait  agir  contre  le  bon  sens  que  de  mettre  à  Paris  un 
bomme  de  mon  âge.  J'ai  soixaule-liuil  ans.  Ce  n'est  pas 
un  vieillard  qui  pourra  entreprendre  do  relever  ce  dio- 
cèse et  de  réparer  les  ruines  faites  dans  celte  Église.  Si 
vous  voulez  la  preuve  de  ce  que  je  vous  dis,  j'irai  vous 
cbercber  mon  extrait  de  naissance.  J'ai  soixante-buit 
ans.  ,) 
Le  ministre  alors  se  lève  et  me  dit  avec  vivacité  : 
«Mais  si  vous  refusez,  monseigneur,  on  dira  qu'où  ne 
veut  pas  de  l'arcbevêcbè  de  Paris,  parce  qu'on  y  fusille 
les  Archevêques. 

—  Monsieur  le  ministre,  comment  pouvez-vous  avoir 
une  telle  idée  d'un  Évêque  de  France? 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  le  crois,  mais  on  le  dira  dans 
le  public.  )) 

Cette  réflexion  du  ministre  m'émut  et  je  lui  dis  alors  : 

«  J'ai  un  supérieur,  c'est  le  Pape  ;  il  me  connaît,  il  sait 
mon  âge.  S'il  m'ordonne  d'aller  à  Paris,  j'irai  à  Paris.  » 

Trois  jours  après,  je  recevais  une  dépêche  du  cardinal 
Antonelli,  qui  me  faisait  une  obligation,  au  nom  du  Pape, 
d'accepter  l'archevêché  de  Paris.  Et  voilà  comment  je 
suis  allé  à  Paris. 

J'ai  raconté  ces  détails  intimes,  afin  qu'on  ne  croie 
pas  qu'en  entrant  dans  nue  congrégation,  ou  y  vient 
pour  devenir  évêque,  et  afin  que  nos  cJiois  novices 
n'aient  pas  l'ambition  d'être  un  jonr  cardinaux.  » 


—  558  — 

On  s'attendait  à  ce  que  la  présence  du  Cardinal-Arche- 
vêque de  Paris  attirât  une  grande  affluence  de  pèlerins 
à  Notre-Dame  de  l'Osier.  Cette  attente  n'a  pas  été  trom- 
pée :  le  concours  a  été  tel,  que  la  sainte  colline  n'avait 
jamais  vu  tant  de  monde,  de  mémoire  d'homme,  sauf  le 
grand  jour  du  couronnement.  Très-nombreuses  aussi  ont 
été  les  communions.  A  la  messe  de  sept  heures,  célébrée 
par  lui,  le  Cardinal  a  donné  la  sainte  communion  pendant 
près  d'une  heure.  La  grand'messe  a  été  célébrée  par 
M.  l'abbé  Reulot,  secrétaire  particulier  de  Son  Éminence, 
qui  assistait  en  soutane  rouge  et  cùppa  magna  rouge.  Il 
est  d'usage,  le  jour  de  l'Assomption,  qu'à  la  suite  des 
vêpres,  une  procession  se  déploie  sur  l'avenue  qui  va  de 
l'église  à  la  chapelle  de  Bon-Encontre.  Mais  cette  fois  il  a 
fallu  ouvrir  un  autre  champ  à  la  procession.  Pour  que 
cette  masse  de  fidèles,  accumulés  dans  l'éghse  et  sur  la 
place,  pût  se  mettre  en  rang,  les  Pères  ont  dû  livrer  leur 
vaste  jardin  et  c'est  là  que  la  procession  s'est  déroulée, 
dans  un  ordre  parfait,  au  milieu  de  chants  animés  d'un 
admirable  entrain.  La  cérémonie  terminée,  le  vénéré 
Cardinal  adressa  au  peuple  un  entretien  familier,  que  je 
m'abstiens  d'analyser  pour  ne  pas  trop  prolonger  ce 
récit. 

Le  soir,  tout  le  village  s'illumina  comme  par  enchan- 
tement ;  les  maisons  qui  enceignent  l'église  étincelaient 
de  lumières  ainsi  que  la  maison  des  Pères  et  celle  des 
religieuses;  l'avenue  qui  conduit  à  Bon-Encontre  était 
toute  en  feu  et  le  balcon  situé  au  sommet  de  la  tour  for- 
mait une  splendide  couronne  de  tlammes  au-dessus  de 
laquelle  planait  la  statue  de  Marie  Immaculée.  Le  bon 
cardinal  voulut  bien,  malgré  les  fatigues  de  la  journée, 
sortir  un  instant  pour  la  satisfaction  du  peuple  de  l'Osier. 
11  parcourut  l'avenue  de  Bon-Encontre,  s'arrêtant  à 
chaque  instant  ou  pour  bénir  ou  pour  adresser  quelques 


—  559  — 

paroles  simples  et  bonnes  qui  toncliaicnt  vivement.  Au- 
devant  et  en  arrière  du  corldge  de  Son  Éminoiice,  des 
chœurs  d'hommes  et  de  femmes  faisaient  entondro  leurs 
chants  avec  un  clan  entlionsiasto.  Mais  les  joies  d'ici-bas, 
même  les  plus  pures,  passent  rapidement  :  il  fallut  se  sé- 
parer et  peu  à  peu  tout  rentra  dans  le  calme.  Le  lende- 
main, l'ëminent  pèlerin  nous  quittait  pour  aller  prier  à 
la  Grande  Chartreuse  et  de  là  à  Notre-Dame  de  la  Salette. 
Mais  il  laissa  nn  souvenir  de  vénération  profonde  et  qui 
durera  longtemps.  Si  l'on  demandait  à  ceux  qui  l'ont  vu 
ce  qu'ils  pensent  du  Cardinal-Archevêque  de  Paris,  une 
même  réponse  partirait  de  tontes  les  bouches  :  C'est  un 
saint  I... 


La  date  du  5  décembre  ramèno  l'anniversaire  de  l'é- 
lection de  notre  T.-R.  P.  Supérieur  général,  premier 
successeur  de  notre  vénéré  fondateur,  Charles-Joseph- 
Eugène  DE  Mazenod.  Seize  ans  se  sont  écoulés  depuis 
cette  époque  ;  nos  Pères  reliront  avec  intérêt  la  page 
d'histoire  de  cette  mémorable  journée,  et  ceux  que  la 
Congrégation  a  reçus  dans  son  sein  depuis  cette  époque 
seront  heureux  d'entendre  les  détails  d'un  événement  si 
important.  Dans  cette  intention  nous  reproduisons  ici  les 
procès-verbaux  de  cette  élection  : 


PROCES-VERBAUX 

DES 

DEUX   PREMIÈRES   SEANCES  DU  CUAPITHE  GÉNÉRAL 
DE   LV 

CONGRÉGATION  DES  OBLATS  DE  MARIE  IMMACULÉE 
Tenues  à  Paris,  le  ;i  décembre  18G1. 


PREMIERE    SEANCE. 

Aujourd'hui,  3  décembre  1861,  le  Chapitre  général  de 
notre  congrégation  des  Oblats  de  Marie  immaculée,  dû- 
ment convoqué  par  lettres  closes  du  R.  P.  Tempier,  vi- 
caire général,  en  date  du  23  mai  dernier,  s'est  réuni  dans 
notre  maison  de  Paris  pour  élire  un  Supérieur  général, 
et  combler  ainsi,  autant  que  cela  se  peut,  le  vide 
immense  qu'a  fait  au  milieu  de  nous  la  mort  de  notre 
bien-aimé  et  à  jamais  regretté  Père  fondateur. 

L'acte  de  convocation  appelait  le  Chapitre  à  Notre- 
Dame  de  Montolivet,  mais  pour  de  sages  laisons  et  de 
l'avis  de  son  conseil,  le  révérend  Père  Vicaire  général  a 
cru  devoir  le  transférera  Paris.  Après  la  messe  capitu- 
laire  célébrée  parle  révérend  Père  Vicaire  général,  tous 
les  membres  du  Chapitre  se  sont  rendus  dans  la  salle  de 
délibération,  où  chacun  a  pris  sa  place  dans  l'ordre  sui- 
vant : 

Le  R.  P.  Tempier,  vicaire  général  de  la  Congrégation; 
les  RR.  PP.  Courtes  et  Vincens,  assistants  généraux;  le 
R.  P.  Fabre,  assistant  général  et  procureur  général  ; 
M^"'  GuiBERT,  archevêque  de  Tours,  député  des  vicariats 
de  Ceylan  et  de  Natal  ;  M^'  Guigue,  évoque  d'Ottawa, 


—  561  — 

provincial  du  Canada  ;  M»""  Tacué,  évêque  de  Sainl- 
Doniface,  vicaire  de  la  Rivièro-Ronge;  Ms""  Séméria, 
évoque  d'Olympia,  vicaire  de  Ccylan  ;  le  11.  P.  Cooke, 
provincial  d'Angleterre  ;  le  H.  P,  d'Herbomez,  vicaire  de 
rOrégon  ;  le  H.  P.  Vandenberghe  et  le  R.  P.  Soullieh, 
vice-provinciaux  de  la  première  et  de  la  deuxième  pro- 
vince de  France  ;  les  RU.  PP.  Honorât,  Martin,  Ricard  et 
Bernard,  Kî.-?  qualri;  i^/lus  anciens  supj^'rieurs  de  la  province 
habilée  par  lo  révérendissimo  Supérieur  gdncial  défunl; 
le  R.  P.  Magnan,  député  de  la  seconde  province  de 
Fiance  ;  le  R.  P.  Aubert,  député  du  Canarla  ;  le  R.  P.  Pi- 
net,  député  d'Angleterre;  le  R.  P.  Ralaïn,  député  de  la 
première  province  de  France. 

On  a  regretté  l'absence  de  cpielques  membres.  Ms'  Al- 
lard,  vicaire  de  Natal,  a  été  rclonu  [)ar  les  allaires  de 
son  vicariat;  le  député  de  la  Rivière-Rouge  n'a  pu  être 
convoqué  par  suite  du  grand  éloigneineul  de  cette  mis- 
sion ;  le  vicariat  de  TOré^on,  n'ayant  envoyé  aucun  litre 
authentique  pour  son  député,  n'a  pas  été  représenté  au 
Chapitre  par  ce  dernier. 

Tout  le  monde  ayant  été  placé,  on  a  imploré  les  lu- 
mières du  Saint-Esprit  et  le  secours  de  la  sainte  Vierge  par 
la  récitation  du  Veni  Creator  et  du  Sub  (uum,  après  quoi,  le 
révérend  Père  vicaire  général  a  pris  la  parole  pour  expri- 
mer les  sentiments  que  cette  l'éunion  solennelle  faisait 
naître  dans  son  cœi;r  ;  elle  lui  rend  plus  vive  et  présente 
la  mort  de  notre  illustrissime  et  bien-ainié  Père  fondateur, 
puisqu'on  se  trouve  réuni  pour  lui  donner  un  successeur. 
«  Ce  vénéré  Père  n'est  plus,  a-l-il  dit,  mais  son  esprit  vit 
encore  et  doit  toujours  vivre  dans  le  cœur  de  ses  enfants. 
Cet  esprit  de  foi,  de  zèle  et  de  dévouement,  suitout  de 
rhaiité  et  d'union  fraternelle,  dont  il  nous  a  laissé  le 
précieux  héritage  et  (jui  animera  (le  lévérend  Père 
Vicaire  en  a  le  doux  espoir)  tous  les  membres  du  Chapitre 


—  562  — 

dans  l'accomplissement  du  mandat  si  grave  qu'ils  ont 
reçu  de  la  confiance  de  la  Congrégation.  »  Le  révérend 
Père  s'attendrit  en  disant  de  quelle  éraolion  son  cœur 
a  été  remué  en  célébrant  la  messe  capitulaire.  Il  lui  a 
semblé  que  l'ûme  de  notre  saint  fondateur  se  mettait  en 
communication  avec  la  sienne  et  venait  assister  dans 
toutes  les  opcralions  du  Chapitre.  A  ce  souvenir  les 
larmes  le  gagnent  et  l'assemblée  tout  entière,  en  voyant 
pleurer  ce  vénérable  vieillard  actuellement  son  clief,  se 
sent  s.'iisie  des  vives  impressions  du  dévouement  de  la 
piété  filiale. 

Cette  touchante  allocution  est  suivie  de  la  vérilicalion 
des  pouvoirs,  qui  ne  donne  lieu  à  aucun  incident  remar- 
quable. 

Celte  opération  terminée,  le  révérend  Père  Vicaire  gé- 
néral a  pris  la  parole  et,  dans  les  termes  d'une  humilité 
profonde  et  d'un  dévouement  dont  la  société  ne  saurait 
trop  reconnaître  la  grandeur,  il  a  conjuré  les  membres  du 
Chapitre  de  ne  point  songer  à  lui,  pour  la  chai'ge  de  Supé- 
rieur général,  son  âge,  ses  infirmités  ne  lui  permettant 
plus  de  porter  un  si  lourd  fardeau. 

Mê""  GuiBERT,  Archevêque  de  Tours,  s'est  ensuite  levé; 
Sa  Grandeur  a  rappelé  d'abord  en  des  termes  touchants 
le  souvenir  de  celui  qui  a  fait,  en  nous  quittant,  un  si 
grand  vide  dans  la  famille  ;  Elle  nous  a  redit  les  exemples 
admirables  que  nous  a  légués,  pendant  sa  vie  entière  et 
surtout  pendant  sa  dernière  maladie,  notre  bien-aimé 
Fondateur. 

«  Je  bénis  Dieu,  a  dit  le  vénérable  Archevêque,  d'avoir 
pu,  pendant  près  de  deux  mois,  être  le  témoin  de  cette 
foi  si  vive  et  de  cette  piété  si  ardente,  qui  n'ont  cessé  de 
remplir  le  cœur  de  notre  bien-aimé  Père  sur  son  lit  de 
douleur.  Quand  nous  eûmes  appris  de  la  bouche  des  mé- 
decins que  l'état  de  notre  auguste  malade  était  arrivé  à 


—  5G3  — 

un  point  où  l'on  pouvait  théologiquement  lui  administrer 
les  derniers  sacrements,  et  comme  d'ailleurs  parmi  le 
peuple,  toujours  disposé  à  s'exagérer  un  grand  malheur 
qu'il  redoute,  quelques  personnes  avaient  pu  s'étonner  que 
Monseigneurn'eût  pas  encore  reçu  le  Saint  Viatique,  nous 
crûmes  devoir  proposer  ces  suprêmes  secours  de  la  reli- 
gion. Monseigneur  accueillit  avec  empressement  et  avec 
reconnaissance  notre  proposition.  Il  demande  si  le  péril 
est  imminent  ;  sur  notre  réponse  négative,  le  vénéré 
malade  réclame  deux  jours  pour  faire  sa  confession  géné- 
rale, et  déclare  qu'il  veut,  pour  l'édification  de  tous, 
recevoir  le  saint  Viatique  avec  la  plus  grande  solennité. 
Je  ne  puis  dire  tout  ce  que  cet  acte  eut  de  beau  et  de 
touchant;  que  n'avez-vous  été  témoins,  comme  je  le  fus 
moi-même  avec  plusieurs  Pères  ici  présents,  que  n'avez- 
vous  été  témoins  de  celte  cérémonie  où  éclatèrent  d'une 
manière  si  admirable  la  foi  profonde  et  la  tendre  charité 
de  ce  grand  homme  et  de  ce  saint!  Non,  jamais  je  ne  per- 
drai le  souvenir  de  ce  que  j'ai  eu  le  bonheur  de  voir  alors 
et  d'entendre.  Que  n'avez-vous  pu  apprécier,  comme  moi, 
le  calme  parfait,  la  lucidité  d'esprit  de  notre  illustre  Père, 
et  cette  rare  énergie  qui  ne  s'est  pas  démentie  un  seul 
instant,  malgré  de  cruelles  soufîVances  endurées  pendant 
plus  de  quatre  mois,  soulïrances  que  nous  n'avons  pu  bien 
apprécier  nous-mêmes,  que  lorsque  nous  avons  su  com- 
bien était  profonde  la  plaie  qui  le  dévorait  !  En  travaillant 
avec  lui,  et  nous  travaillions  souvent,  je  ne  me  lassai 
point  d'admirer  cette  grande  intelligence  et  ce  noble 
cœur.  Ces  impressions  ne  furent  pas  partagées  seulement 
par  nous,  qui  entourions  constamment  son  lit  de  douleur  : 
les  gens  du  monde  qui  rapprochaient,  et  notamment  ses 
médecins,  les  éprouvèrent  comme  nous.  L'un  d'eux,  que 
les  sentiments  religieux  n'inspiraient  certainement  pus, 
m'exprimait  son  admiration  par  ces  paroles  dignes  d'être 


—  564  — 

gardées  dans  les  souvenirs  de  la  Cougrcgalion  :  «  Jamais 
«  je  n'ai  vu  malade  souûVir  avec 'tant  de  dignité,  chaque 
«  visite  que  je  fais  à  Monseigneur  est  un  sermon  pour 
((  moi.  0 

«  Il  ne  m'a  pas  été  donné  d'assister  aux  derniers  mo- 
ments du  saint  malade;  mais  on  m'a  fait  le  récit  de  ses 
dernières  heures,  et  je  ne  connais  rien  dans  la  mort  des 
saints  qui  dépasse  le  trésor  d'édification  que  nous  oiiVcnt 
la  maladie  et  la  mort  de  notre  saint  Fondateur.)) 

Le  souvenir  de  celte  mort  réveille  dans  l'âme  de 
Ms*"  l'Archevêque  toute  la  vivacité  de  sa  douleur,  il 
la  domine  pourtant  en  reportant  sa  pensée  sur  la  Congré- 
gation, cette  œuvre  qui  plus  que  toute  autre  doit  immor- 
taliser notre  Père.  C'est  ici  qu'avec  une  sorte  d'inspiration 
et  un  accent  de  persuasion  dont  toute  l'assemblée  a  été 
proi'ondément  émue,  Monseigneur  s'est  écrié  :  «  Oui, 
notre  Père  est  mort,  mais  notre  Mère  vit  encore  et  celle-là 
je  la  crois  immortelle  :  elle  vivra,  elle  vivra  de  l'esprit  de 
son  fondateur,  j'en  ai  pour  garant  l'acte  d'humilité  et  de 
dévouoment  que  vient  d'accomplir  le  premier  compagnon 
et  le  plusf'dèlc  ami  de  celui  que  nous  pleurons.  »  Mon- 
seigneur se  tourne  alors  vers  le  R.  P.  Tempier  et  lui 
adresse  quelques  paroles  vivement  senties  sur  le  Lcl 
exemple  qu'il  vient  de  donner  à  la  Congrégation  en  décli- 
nant une  dignité  qu'appelaient  natuiellement  ses  vertus, 
sa  longue  expérience  et  ses  services  éminents. 

Monseigneur  pense  que  cet  exemple  doit  être  suivi,  et 
parlant,  tant  en  son  nom  qu'au  nom  des  autres  Evèques 
présents  au  Chapitre,  avec  lesquels  il  a  conféré  la  veille, 
il  fait  observer  que  pour  de  graves  raisons  il  ne  croit  pas 
oppoiluu,  dcins  les  circonstances  actuelles,  que  la  Con- 
grégation ait  à  sa  tête  un  Evêque.  Il  craint  que  la  no- 
mination d'un  Evoque  ne  soit  pas  agréable  à  Rome,  et 
que  lu  Congrégation  n'ait  à  soutiVir  de  la  lenteur  qu'en- 


—  565  — 

traînerait  la  démission  dn  prélat  élu.  Il  pense,  en  outre, 
que  NN.  SS.  les  Evoques  éprouveraient  pcnl-ôlre  une  cer- 
taine gAne  dans  leurs  rapports  avec  un  supérieur  général 
revêtu  de  leur  caractère,  ot  que  leurs  relations  avec  les 
Oblats  seront  plus  faciles  cl  plus  bienveillantes  quand  ils 
seront  gouvernés  par  un  simple  religieux.  Enfin,  puisque 
l'état  normal  do  l'inslitut  est  d'avoir  à  sa  tèlc  un  simple 
Prêtre,  pourquoi  ne  pas  y  entrer  dès  à  présent?  Surtout 
avec  la  facilité  que  nous  avons  de  choisir  un  digne  chef 
en  dehors  de  l'épiscopat. 

«  Cependant,  a  ajouté  Monseigneur,  qu'on  ne  se  mé- 
prenne pas  sur  les  sentiments  qui  m'inspirent  en  ce  mo- 
ment, ainsi  que  les  autres  Evoques  ici  présents. 

«  Ce  n'est  pas  par  défaut  de  dévouement  que  nous 
déclinons  vos  suQVages;  c'est,  au  contraire,  par  attache- 
ment pour  notre  Congrégation,  car  nous  la  regardons 
comme  notre  mère,  c'est  par  elle  que  nous  avens  été  for- 
més, c'est  de  son  sein  que  nous  avons  été  tirés,  elle  occu- 
pera toujours  la  première  place  dans  notre  cœur,  et  s'il 
le  fallait,  nous  n'hésiterions  pas,  pour  la  servir,  à  quitter 
nos  sièges;  cela  est  si  vrai,  que  nous  tenons  à  constater 
ici  notre  droit  à  l'éligibilité,  bien  loin  d'y  renoncer,  et  à 
reconnaître  que  les  membres  du  Chapitre  conservent, 
môme  à  notre  égard,  leur  pleine  liberté  d'élection.  » 

«  Du  reste,  a  ajouté  Monseigneur  en  terminant,  une  fois 
le  Supérieur  général  nommé,  quels  que  soient  ses  qua- 
lités ou  son  âge,  il  peut  compter  sur  notre  respect  et 
notre  dévouement  le  plus  complet. 

Après  ce  discours,  dont  nous  n'avons  pu  donner  à 
notre  grand  regret  qu'une  trop  faible  analyse,  et  qui 
devra  pourtant  rester  dans  la  Congrégation  comme  un 
monument  de  la  piété  liliale,  que  l'illustre  et  vénérable 
Archevêque  de  Tours  a  toujours  professée  pour  notre 
révérendissime  Père  et  de  son  dévouement  absolu  pour 


—  566  — 

notre  chère  Congrégation  qu'il  se  plaît  encore  à  nommer 
sa  mère,  le  R.  P.  Courtes  a  demandé  la  parole.  Il  sen- 
tait le  besoin  d'exprimer  son  admiration  pour  le  langage 
de  réminent  prélat,  et  son  regret  pour  la  résolution 
qu'ont  prise  NN.  SS.  les  Évêques,  membres  du  Chapitre. 
Il  lui  semble  qu'un  Supérieur  général  revêtu  de  la  dignité 
épiscopale,  soutiendrait  mieux  l'éclat  qu'a  jeté  sur  l'in- 
stilut  la  longue  administration  du  grand  Evêque  de  Mar- 
seille, de  ce  Père,  a-t-il  dit  avec  émotion,  qui  nous  con- 
temple du  haut  du  ciel,  ou  plutôt,  dont  l'âme  préside, 
sans  aucun  doute,  cette  assemblée  réunie  pour  élire  celui 
qui  doit  continuer  son  œuvre.  A  son  sens,  un  Evêque 
supérieur  général  ne  serait  qu'un  père  au  milieu  de  ses 
enfants,  et  un  modèle  plus  puissant  pour  nous  exciter 
tous  à  la  pratique  des  vertus  religieuses.  En  présence  du 
droit  qu'a  le  Chapitre  de  choisir  parmi  les  évêques  qui 
se  trouvent  dans  son  sein,  il  verrait  avec  la  plus  grande 
peine  l'assemblée  renoncer  trop  promptement  à  ce  droit 
si  précieux,  et  il  demande  avec  instance  qu'on  veuille 
bien  surseoir  à  l'élection. 

Après  d'autres  explications  données  par  quelques 
membres  du  Chapitre  sur  le  même  sujet,  la  proposition 
du  R.  P.  Courtes  est  adoptée  et  l'élection  renvoyée  à  la 
séance  du  soir. 

SECONDE  SÉANCE. 

A  deux  heures  et  demie  du  soir  du  même  jour,  tous  les 
membres  du  Chapitre  se  réunissent  dans  la  salle  des  dé- 
libérations, sous  la  présidence  du  R.  P.  Tempier,  vicaire 
général.  Cette  séance  s'ouvre,  comme  la  première,  parla 
récitation  du  Veni  Creator.  On  examine  tout  d'abord  si  le 
bulletin  pour  l'élection  du  Supérieur  général  doit  porter, 
outre  le  nom  du  candidat,  la  signature  du  votant,  comme 


—  riG7  — 

semble  l'indiquer  le  lexle  de  nos  saiiiles  Rè^'lcs.  Sur 
la  proposition  de  M*""  rArchovè(]ue  de  Tours  et  de 
Mgr  l'Évèquo  d'Ulynipiii,  le  Chapitre  décide  que  chaque 
membre  mettra  sa  signature  au  bas  de  son  bulletin, 
replié  et  cacheté  de  manière  à  cacher  seulement  le 
nom  du  votant.  Ainsi  seront  pleinement  sauvegardées 
la  liberté  et  la  responsabilité  des  votes.  Le  cachet  ne 
pourra  être  rompu  que  s'il  survient,  dans  le  cours  de 
l'élection,  quelque  vice  matériel  qui  rende  uécessaire  la 
manifestation  des  signatures.  Dans  tous  les  cas  les  bulle- 
tins seront  brûlés,  séance  tenante,  par  le  secrétaire  du 
Chapitre. 

Ensuite,  sur  l'invitation  du  R.  P.  Vicaire  général,  le 
secrétaire  a  donné  lecture  du  premier  paragra[)he  du  clia* 
pitre  1"  de  la  3'  partie  de  nos  constitutions  [De  capitulo 
generali).  Cette  lecture  a  fait  naître  une  (juestion  que  nous 
devons  relater  ici.  Plusieurs  membres  ont  demandé  à 
quel  moment  le  Chapitre  devait  procéder  à  l'élection  des 
assistants  du  Supérieur  général.  Fallait-il  la  faire  aussi- 
tôt après  avoir  nommé  ce  dernier,  ou  bien  la  renvoyer  à 
la  tin,  comme  cela  est  prescrit  dans  les  autres  Chapitres 
généraux  que  convoque  et  préside  le  Supérieur  général? 
Le  sens  de  nos  constitutions  n'a  pas  paru  longtemps  dou- 
teux, et  le  Chapitre  a  pensé  que  la  marche  régulière  des 
ailaires  voulait  qu'on  formât  sans  retard  le  Conseil  du 
nouveau  Supérieur  général  de  la  Congrégation. 

On  a  procédé  ensuite  à  l'élection  eu  se  conformant  à 
tout  ce  que  nos  saintes  Règles  proscrivent.  Tous  les  mem- 
bres du  Chapitre  ont  d'abord  écrit  et  préparé  leur  bulle- 
lin.  Puis  ils  sont  venus,  suivant  leur  rang,  déposer  leur 
vole  dans  l'urne.  Chacun  se  levait,  s'avanc^ait  devant  le 
Vicaire  général,  vers  le  lieu  où  l'urne  était  placée.  Là, 
sous  les  regards  de  Dieu,  et,  nous  pouvons  le  dire,  de  lu 
Congrégation  tout  entière,  au  milieu  d'un  silence  pro- 

T.    XV.  37 


—  568  — 

fond,  lu  raain  sur  la  poitrine,  le  votant,  avant  de  dé- 
poser son  bullelin,  prononçait  d'une  voix  grave  et  dis- 
tincte la  formule  du  serment  :  «  Moi,  N...,  je  jure  devant 
Dieu,  que  je  nomme  pour  Supérieur  général  des  Mission- 
naires Oblats  de  la  T. -S.  et  Immaculée  Vierge  Marie,  celui 
que  j'estime  le  plus  digne  et  le  plus  capable  de  bien  rem- 
plir cette  cbarge.  n  Nous  ne  saurions  dire  tout  ce  que 
cette  cérémonie  avait  de  saisissant  et  de  solennel. 

Cette  opération  terminée,  le  R.  P.  Vicaire  général  a 
procédé  avec  ses  assistants  au  dépouillement  du  scrutin. 
On  a  compté  vingt  billots  et  l'on  a  reconnu  que  ce  nom- 
bre était  égal  au  nombre  des  volants.  Le  Vicaire  général 
a  lu  ensuite  chaque  bullelin  à  haute  et  intelligible  voix. 
Les  assistants  lisaient  après  lui  et  deux  d'entre  eux  écri- 
vaient avec  le  secrétaire  le  nom  du  proclamé. 

Dix-neuf  voix  ont  été  pour  le  R.  P.  Fabre  et  une  pour 
le  R.  P.  Tempier.  Il  ne  nous  appartient  pas  d'expliquer 
comment  s'est  produite  cette  unanimité  si  parfaite.  Qui 
pourrait  ne  pas  y  voir  l'assistance  de  l'Esprit  Saint,  la 
protection  visible  de  notre  bonne  Mère,  la  Vierge  Imma- 
culée, l'appui  de  saint  Joseph,  notre  principal  patron,  et 
rintluence  paternelle  de  notre  saint  Fondateur? 

Nous  devons  relater  ici  cette  acclamation  universelle 
afin  qu'elle  demeure  dans  l'histoire  de  la  Congrégation 
comme  une  preuve  admirable  de  l'union  parfaite  de 
vues  et  de  volontés  qui  régnait  dans  le  Chapitre. 
Qu'on  nous  permette  aussi  de  constater,  en  passant,  la 
douce  joie,  la  délicieuse  émotion  et  la  sainte  fierté  que 
faisait  naître  dans  les  cœurs  un  accord  si  parfait.  Nous 
éprouvions  tous  comme  un  immense  soulagement. 

La  lecture  des  votes  étant  finie,  le  R.  P.  Vicaire  gêné* 
rai  a  proclamé  et  nommé  le  T.-R.  P.  Fabre  Supérieur 
général  de  la  Congrégation. 

Le  nouveau  Supérieur  général  s'est  alors  avancé  au 


—  569  — 

milieu  de  l'assemblée,  s'est  mis  à  genoux  et  a  fait  sa  pro- 
fession de  foi,  selon  la  forme  prescrite  par  le  pape  Pic  IV. 

Ensuite,  sur  l'inlcrpollation  du  Vicaire  frônéral,  il  a 
fait  le  serment  de  garder  inviolablcment  les  constitu- 
tions, et  en  particulier  le  décret  qui  défend  de  transférer 
hors  de  France  le  siège  du  Supérieur  général. 

Après  cela,  notre  révérendissitne  Père,  obéissant  à  la 
pieuse  inspiration  de  son  cœur,  est  allé  tout  d'abord 
se  jeter  aux  genoux  de  NN.  SS.  les  Évoques  pour  les 
prier  de  le  bénir.  Que  celte  démarclie  et  celle  bénédic- 
tion nous  ont  fait  de  bien  à  tous  !  Que  nous  aimions  à 
voir  notre  père  courber  la  tète  pour  recevoir  un  accrois- 
sement de  grâce,  de  confiance  et  de  force,  par  des  mains 
si  puissantes  quand  elles  s'élèvent  vers  le  ciel,  si  ricbes 
et  si  chères  quand  elles  s'abaissent  sur  nous  !  Eu  se  rele- 
vant des  pieds  du  prélat  qui  venait  de  le  bénir,  notre 
Père  recevait  de  l'Évèque  le  baiser  de  paix. 

Cette  démarche  si  belle  et  si  touchante  était  le  prélude 
de  la  cérémonie  du  baisement  des  mains  qui,  elle  aussi, 
a  profondément  remué  nos  cœurs.  Le  Supérieur  général 
s'était  assis  au  milieu  du  Chapitre,  dans  le  fauteuil  que 
s'était  empressé  de  lui  offrir  le  R.  P.  Tempier.  Ce  véné- 
rable Père,  qui,  il  n'y  a  qu'un  instant,  était  son  supérieur, 
s'est  agenouillé  comme  un  enfant  aux  pieds  de  celui  qui 
fut  autrefois  son  fils,  et  qui  va  désormais  succéder  à  notre 
illustre  Fondateur.  11  a  baisé  ses  mains  avec  une  hu- 
milité ravissante;  et  tous  les  deux  se  sont  embrassés 
avec  une  émotion  plus  facile  à  comprendre  qu'à  ex- 
primer. 

Tous  les  autres  membres  du  Chapitre,  à  l'exception  de 
NN.  SS.  les  Évoques,  que  leur  caractère  dispensait  de 
cette  démarche,  sont  venus  successivement  s'agenouiller 
aux  pieds  du  Supérieur  général,  baiser  respectueusement 
ses  mains  en  signe  d'obéissanco,  o[  recevoir  de  lui  le 


—  570  — 

baiser  de  paix  comme  premier  gage  de  son  afFection  pa- 
ternelle. 

Il  nous  semble  bien  diliicile  de  rencontrer  dans  la  vie 
quelque  chose  de  plus  émouvant  et  de  plus  beau.  Aussi- 
tôt après  la  cérémonie,  on  a  récité  le  Te  Deum  avec 
toute  l'effusion  de  la  plus  suave  et  de  la  plus  vive  recon- 
naissance. 

Noire  T.-R.  Père  s'est  rendu  ensuite  à  la  place  qu'avait 
occupée  jusque-là  le  Vicaire  général,  et,  d'une  voix 
noyée  dans  les  larmes,  il  nous  a  adressé  à  peu  près  ces 
paroles  : 

«  Ce  n'était  pas  à  moi,  mes  Pères,  d'occuper  la  place 
que  l'on  vient  de  m'assigner...  Non,  ce  n'était  pas  à  moi... 
et  je  sens  qu'il  me  faut  toute  la  force  de  l'obéissance, 
pour  me  soumettre...  Je  ne  me  dissimule  point  la  grandeur 
de  la  charge  que  vous  m'avez  imposée...  je  connais  ma 
faiblesse...  mais  pourtant  je  me  sens  rassuré...  Je  me 
sens  fort  en  pensant  à  l'unanimité  de  vos  suffrages...  Vous 
m'aiderez  à  le  poiter,  je  compte  sur  le  conseil  et  l'appui 
des  Évêques,  ici  présents,  dont  le  dévouement  à  la  So- 
ciété m'est  si  bien  connu...  Je  compte  sur  le  concours  de 
tous  les  membres  de  la  Congrégation,  et  plus  spéciale- 
ment sur  celui  des  membres  de  ce  Chapitre...  J'ai  la  vo- 
lonté bien  ferme  de  faire  tout  ce  qui  dépendra  de  moi 
pour  le  bien  de  la  famille.  Vous  m'aiderez  de  votre  dé- 
vouement et  de  vos  prières...  Je  vous  demande  aussi 
comme  une  grûce  de  vouloir  bien  me  faire  connaître,  en 
toute  circonstance,  tout  ce  que  vous  pourriez  remarquer 
en  moi,  afin  qu'en  travaillant  et  me  dévouant  pour  les 
autres,  je  puisse  me  sanctifier  moi-même.  » 

Et  pendant  qu'il  nous  tenait  ce  langage  qui  ressem- 
blait si  bien  à  celui  de  notre  premier  Père,  nous  ne  pou- 
vions répondre,  les  uns  et  les  autres,  que  par  nos  larmes. 
Le  ciel  nous  avait  rendu  la  parole  et  le  cœur  de  celui 


-  571  - 

que    nous   aimions    tanl...  Comment    ne    pas   pleuicr? 

Me""  l'Archcvéquc  a  bien  voulu  se  faire  l'inlerpiMc  des 
sentiments  Je  tous  les  membres  du  Chapiire.  Il  a  dit  au 
T.-R.  P.  Supérieur  général  qu'il  pouvait  se  rassurer,  fort 
comme  il  l'élait  de  rurianiniilc  des  suffrages,  et  qu'une 
Société,  qui  donnait  dans  ses  représenlanis  un  si  beau 
spectacle  d'union  et  de  dévouement,  ne  pouvait  qu'attirer 
sur  elle  les  bénédictions  de  Dieu,  et  s'assurer  un  avenir 
glorieux.  «  Je  crois,  a  ajouté  Monseigneur,  à  l'immorlalifé 
d'une  Congrégation  qui  peut  otlVir  de  tels  exemples.  » 

Sa  Grandeur  a  renouvelé  l'assurance  de  son  appui  et  de 
son  entier  dévouement^  et  c'est  ainsi  que  s'est  terminée 
cette  séance  solennelle  et  mémorable  qui  laissera  dans  le 
cœur  de  tous  ceux  qui  ont  eu  le  bonlieur  d'y  as.sii:ter 
d'ineffables  émotions,  d'impérissables  souveniis  et  un 
parfait  exemple  de  cette  union  l'ralernelle  que  nous  a  tant 
recommandée  et  que  nous  a  léguée  avant  de  mourir  notre 
saint  et  bieu-aimé  Fondateur. 

Après  des  émotions  si  vives,  les  membres  du  Chapitre 
ne  se  sont  pas  senti  le  courage  de  continuer  leurs  opéra- 
tions, et  ils  ont  renvoyé  au  lendemain  les  élections  des 
assistants  et  du  procureur  général. 

Le  lendemain,  G  décembre,  dans  la  séance  du  malin, 
ont  été  élus  les  assistants  généraux  et  le  procureur  géné- 
ral. Les  assistants  généraux  sont  :  les  RR.  PP.  Tempier, 
ViNCENS,  Courtes,  Vandenbergue  ;  et  le  procureur  géné- 
ral :  le  R.  P.  SoLLERiiN. 

Le  R.  P.  Tp:mpier  a  été  nommé  admoniteur  du  Supé- 
rieur générai,  et  le  R.  P.  Vandenbergue,  secrétaire 
général. 


NOUVELLES  DIVERSES 


La  Congrcgalion,  ayant  appris  par  la  voie  de  nos  An- 
nales que  le  T.-R.  P.  Supérieur  général  a  désigné  le 
R.  P.  Rambert  pour  écrire  la  vie  de  notre  vénéré  Fonda- 
teur, tiendra  sans  doute  à  savoir  oii  en  est  celte  œuvre 
importante.  La  lettre  suivante  du  R.  P.  Rambert,  en  ré- 
ponse aux  questions  du  Supérieur  général,  renseignera 
tous  les  membies  de  notre  famille  religieuse  sur  la 
marche  du  travail.  Nous  joignons  nos  instances  à  celles 
de  riiislorien  pour  que  nos  Pères  facilitent  sa  tâche  en 
lui  procurant  les  documents  qu'il  désire.  Il  suffit  que  cha- 
cun interroge  sa  mémoire  pour  en  faire  sortir  une  foule 
(le  souvenirs  et  de  faits  intéressants  qui  seront  classés 
avec  ordre  et  intelligence  par  le  révérend  Père. 

Voici  sa  lettre  au  Supérieur  général  : 

Autun,  le  14  novembre  1877. 

«  Mon  trés-révérend  et  bien-aimé  père, 
((  Rentré  seulement  hier  à  Autun,  je  lue  hâte  de  vous 
donner  les  détails  que  vous  avez  bien  voulu  me  demander 
sur  la  composition  de  la  vie  de  notre  vénéré  Fondateur, 
que  vous  m'avez  confiée. 

((  11  y  a  à  peu  près  deux  ans,  mon  bien-aimé  Père,  que 
vous  m'avez  chargé  de  ce  précieux  travail.  L'ouvrier  eût 
dû  être  effrayé  de  son  incapacité,  le  religieux  n'avait  qu'à 
obéir,  et  le  fils  se  livra  avec  ardeur  à  l'accomplissement 
d'une  tâche  si  consolante,  si  chère  à  son  cœur.  Mon  pre- 
mier soin  fut  de  me  rendre  compte  des  documents  qui 
étaient  mis  à  ma  disposition.  Ces  documents,  c'étaient  les 


—  573  — 

archives  de  la  Concjrëgation.  Lite  ces  archives,  écarter 
celles  qui  no  pouvaient  (Mre  d'aucune  utilité,  l'aire  un 
choix  parmi  celles  qui  pouvaient  servir,  les  classer,  puis, 
par  deux  voyap:es  successifs  à  Marseille,  les  compléter 
autant  que  possible,  au  moyen  des  registres  de  l'évêché 
de  Marseille,  tel  a  été,  dis-jo,  mon  premier  travail.  Ce 
travail  frès-eon?idérable,  vu  l'abondance  des  letli-es,  mé- 
moires, journaux,  etc.,  dont  il  m'a  fallu  piendre  connais- 
sance, m'a  occupé  une  année  entière. 

((  Après  ce  premier  travail  que  je  me  permettrai  d'ap- 
peler «ledébroaillemcnt  du  chaos»,  je  dus  me  livrer  à  un 
second  travail  préparatoire.  La  vie  de  noire  vénéré  Fon- 
dateur a  eu  une  longue  durée  ;  elle  a  été  admirableuieut 
remplie  ;  elle  s'est  trouvée  mêlée  à  tous  les  grands  faits 
d'une  époque,  la  plus  tourmentée  et  la  plus  féconde  en 
événements  extraordinaires,  soit  dans  l'ordre  politique, 
soit  dans  l'ordre  religieux.  11  en  résulte  que  les  docu- 
ments, même  choisis  et  triés,  sont  encore  très-nombreux. 
Dans  ces  documents,  bien  des  retranchement'î  sont  à 
faire.  Je  voulus  tout  d'abord  essayer  d'écrire,  mais  je  me 
perdais  au  milieu  de  cette  multitude  d'écrits  que  j'avais 
sous  les  yeux  et  qu'il  me  fallait  sans  cesse  revoir,  con- 
sulter, pour  être  exact  dans  les  moindres  faits. 

«J'étais  arrêté  presque  à  chaque  ligne.  Je  vis  bientôt 
qu'il  me  fallait  absolument  changer  de  méthode  si  je 
voulais  mettre  un  peu  de  rapidité  et  de  mouvement  dans 
le  récit.  Je  pris  alors  la  résolution  d'extraire  par  écrit, 
de  tous  les  matériaux  mis  à  ma  disposition,  les  seuls 
passages  qui  me  paraissaient  devoir  entrer  dans  la  com- 
position de  l'ouvrage  qui  m'était  confié.  C'était,  il  est 
vrai,  entreprendre  un  travail  long  et  pénible.  C'était  se 
condamner pourplusieurs  années  à  un  simp'c  Iravail  do 
copiste  ;  mais  ce  travail  me  [)arut  ituli-[)eusable,  et  tandis 
que  je  croyais  devoir  y  employer  deux  ou  trois  années. 


—  574  — 

je  l'avais  terminé  le  fo  août  de  cette  année,  c'est-à-dire 
après  un  an  seulement, 

«  J'ai  écrit  ainsi  à  peu  près  deux  mille  pages  qui  toutes 
n'entreront  pas  dans  le  corps  de  l'ouvrage,  mais  qui  sont 
le  résumé  de  tous  les  matériaux  mis  à  ma  disposition. 
Ces  pages  mettent  sous  mes  yeux,  année  par  année  et 
presque  jour  par  jour,  les  principaux  faits,  les  écrits  et 
les  acies  dont  se  compose  la  vie  de  notre  vénéré  Père  et 
Fondateur.  Le  grand  liavail  de  préparation  est  donc  ter- 
miné. Il  ne  me  reste  plus  maintenant  qu'à  me  mettre  à 
l'œuvre  et  à  me  livrer  à  la  composition.  On  me  deman- 
dera peut-être  à  ce  sujet  à  quelle  époque  je  pense  avoir 
fini.  Il  m'est  impossible  pour  le  moment  de  répondre  à 
cette  question.  Cela  dépendra  nécessairement  du  temps 
que  je  pourrai  prélever  sur  mes  autres  occupations,  de 
mou  état  do  santé  et  de  lu  facililé  pour  écrire  qu'il  plaira  au 
bon  Dieu  de  me  donner.  Tout  ce  que  je  puis  assurer,  c'est 
que  je  me  livrerai  sans  mesure  à  ce  travail,  que  j'y  em- 
ploierai tout  mon  temps,  toutes  mes  forces,  tout  mon  cœur. 

(c  En  terminant,  je  me  permettrai,  mon  bien-aimé 
Père,  de  faire  une  prière  à  ceux  de  nos  Pères  qui  ont  eu 
le  bonheur  de  connaître  notre  vénéré  Fondateur:  c'est 
de  vouloir  bien  recueillir  leurs  souvenirs  et  m'envoyer 
le  récit  de  ce  qui  dans  les  paroles  et  les  actions  de  ce 
bien-aimé  Père  les  aura  frappés.  La  partie  anecdotique, 
celte  partie  si  intéressante  dans  la  vie  d'un  saint  et  sur- 
tout d'un  saint  tel  que  notre  vénéré  Fondateur,  me 
manque  presque  complètement.  C'est  à  nos  Pères  anciens 
qui  ont  vécu  avec  notre  bien-aimé  patriarche  d'y  sup- 
pléer. Que  l'on  ne  craigne  pas  de  m'envoyer  des  récits  de 
faits  inutiles  ou  des  détails  peu  importants.  Ce  qui  n'a 
pas  de  valeur  en  soi  ou  isolément  en  a  quelquefois  beau- 
coup relativement  et  groupé.  Un  fait,  un  mot  qui  sem- 
blent n'avoir  pas  de  signification  viennent  quelquefois  à 


—  575  — 

l'cippui  d'une  thèse  on  d'une  acliou  de  grande  impor- 
tance. Au  nom  de  noire  bien-aimé  Fondateur,  de  sa 
mémoire  vénéréi^,  du  bien  que  doit  faire  la  lecture  de  sa 
vil,'  au  dedans  et  en  dehors  de  la  famille,  que  nos  Pères 
veuillent  bien  entendre  mon  humble  appel. 

«  Enfin  et  par  dessus  tout  je  demande  à  tous  les 
membres  de  notre  bieu-aimée  Congrégation  de  vouloir 
bien  m'aider  de  leurs  ferventes  prières.  Ceux  qui  me 
connaissent  ne  peuvent  douter  de  l'immense  besoin  que 
j'en  ai;  les  autres  ne  peuvent  se  dissimuler  l'extrême 
importance  de  l'œuvre,  ses  difficultés  et  combien  il  est  à 
souhaiter  qu'elle  soit  digne  de  celui  qu'elle  doit  glorifier. 

((  C'est  en  vous  réitérant  l'expression  de  mes  senli- 
nipuls  respectueux  et  dévoués  que  je  vous  supplie,  mon 
bien-aimé  Père,  de  vouloir  bien  bénir 

«  Votre  humble  et  tout  aflectionuc  fils, 

"ï.  HamberTj  g.  m.  I.  » 


Notre  très-révérend  Père  général  n'a  pu  réaliser 
qu'en  partie  son  projet  d'achever  la  visite  canonique  de 
nos  maisons  de  France.  L'état  de  sa  santé  l'a  obligé  d'in- 
terrompre son  voyage  et  de  remettre  à  un  autre  moment 
la  suite  de  ses  visites.  Plusieurs  de  nos  communautés  ont 
cependant  joui  de  la  consolation  de  le  posséder;  elles 
ont  été  heureuses  de  participer  ainsi  aux  joies  et  aux 
bénédictions  qu'apporte  partout  la  présence  du  bien-aimé 
chef  de  notre  famille  religieuse.  Nos  deux  clabhssemenls 
d'Aulun,  le  Noviciat  de  Notre-Dame  de  l'Osier,  la  maison 
de  Bon-Secours,  les  maisons  du  Calvaire  et  de  Notre-Dame 
de  la  Garde,  à  Marseille,  ont  eu  successivement  le  bonheur 
de  le  recevoir.  Pendant  le  séjour  de  notre  très-révérend 
Père  à  Marseille,  tous  nos  Pères  et  nos  Frères  d'Aix,  les 
Supérieurs  de  Fréjus  et  de  Notre-Dame  de  Lumières  ou 


—  576  — 

voulu  eux  aussi  profiter  de  la  proximité  pour  se  rendre 
auprès  du  Supérieur  général^  lui  exprimer  leur  vénéra- 
tion filiale  et  demander  ses  conseils. 

Nous  prions  tous  le  Seigneur  pour  qu'une  santé  qui 
nous  est  si  chère  se  rétablisse  promptement  et  permette 
à  notre  bien-aimé  Père  de  réaliser  tous  les  désirs  de  son 
cœur  en  allant  réjouir  par  sa  présence  tous  ceux  des 
nôtres  dont  l'espérance  colle  fois  a  été  déçue. 

Le  très-révérend  Père  général,  parti  de  Paris  le 
12  septembre,  y  est  rentré  le  12  novembre. 

Les  Pères  et  Frères  de  la  maison  générale  et  des  rési- 
dences de  Monlmarlre  et  de  Royaumont  ont  fait  la  re- 
traite annuelle  du  dimanche  21  octobre  au  dimanche  28 
du  même  mois.  Les  exercices  ont  été  prêches  par  le 
R.  P.  AuDRDGER,  supérieur  de  la  maison  de  Limoges,  avec 
une  grande  solidité  de  doctrine  et  une  parfaite  expérience 
delà  vie  religieuse  et  ecclésiastique.  C'était  comme  une 
sorte  de  retraite  pastorale  où  chacun  trouvait  pour  les  be- 
soins de  son  âme  les  indications  les  plus  précieuses.  A  cette 
occasion,  la  communauté  a  pris  possession  de  la  nouvelle 
chapelle  domestique  érigée  dans  les  britiraents  récem- 
ment construits  ;  dans  quelques  jours  l'installation  dans 
les  nouveaux  locaux  sera  complète. 

19  novembre.  —  Ms""  Grandin  est  arrivé  hier  soir,  18  no- 
vembre, à  Paris.  Sa  Grandeur  vient  en  France  pour  répa- 
rer sa  santé  fortement  ébranlée  par  les  travaux  des  mis- 
sions, et  Elle  a  dû  se  rendre  aux  instances  pressantes  et 
unanimes  des  Pères  de  son  vicariat,  justement  alarmés 
de  l'état  de  souffrance  de  leur  Évéque.  Hûtons-nous  de 
dire,  pour  rassurer  la  Congrégation,  que  la  traversée, 
malgré  des  fatigues  inévitables,  a  rendu  quelques  forces 
à  l'Évèque  de  Saint-Albert  et  que  déjà  il  se  sent  mieux. 
Tous  nous  prierons  pour  que,  sur  la  terre  de  France,  il  re- 


—  577  — 

couvre  des  forces  dont  il  fait  uu  si  saint   usage  pour  la 
gloire  de  Dieu  et  le  salut  des  âmes. 

Les  Sœurs  de  la  Saiute-Famille  ont  fait,  le  mois  der- 
nier, une  perle  des  plus  cruelles.  La  R.  Mère  Sainl- 
Bernard  Diindigeos,  présidente  pciinanenle  du  Con- 
seil général  de  Marie,  s'est  endormie  doucement  dans 
le  Soigneur,  le  samedi  6  octobre,  veille  de  la  fêle  du 
très-saint  Rosaire,  après  de  longs  mois  de  souffrances 
supportées  avec  une  patience  et  une  force  d'âme  admi- 
rables. Sa  mort  a  été  un  deuil  non-seulement  pour  la 
famille  religieuse  que  ses  vertus  édifiaient  depuis  qua- 
jante  années,  mais  encore  pour  tous  ceux  qui,  à  un  titre 
ou  à  un  aulro,ont  eu  quelques  rapports  avec  elle.  La 
baute  position  de  celle  vénérable  Mèie  dans  l'association 
delà  Sainte-Famille,  ses  fréquentes  relations  avec  noire 
Gongrégalion,  l'intérêt  si  vrai  et  si  constant  qu'elle  a 
toujours  porté  à  nos  œuvres  lui  avaient  gagné  l'estime  de 
ceux  des  nôtres  qui  l'ont  plus  parliculièrement  connue 
et  donné  droit  à  la  reconnaissance  de  tous.  Nous  avons 
la  confiance  que  Dieu, qui  exalte  les  burables  et  ne  laisse 
sans  récompense  rien  de  ce  qui  se  fait  pour  l'amour  de 
lui  seul,  aura  déjà  accordé  à  sa  modeste  et  tidèle  servante 
la  couronne  due  à  ses  mérites,  mais  nous  ne  laisserons 
pas  que  de  nous  souvenir  souvent  d'elle  devant  le  Sei- 
gneur pour  acquitter  ainsi  la  dette  de  notre  reconnais- 
sance. 

Les  premières  feuilles  de  ce  numéro  étaient  imprimées 
lorsque,  par  une  nouvelle  lettre  du  R.  P.  Lacombe,  nous 
avons  appris  qu'il  n'a  pu  se  rendre  cbtz  les  Pieds-Noirs 
pour  la  mission  oflicielle  qu'il  avait  à  remplir.  Le  zélé 
missionnaire  a  été  arrêté  par  la  maladie  à  Saint-Paul  de 
Minnesota. 


OBLATIONS 

ET    NUMÉROS  d'ORDKE    DEPUIS  LA    LISTE    PUBLIÉE    AU   MOIS 
DE  DÉCEMBRE    1876. 


N'^OSG.  Vaillancourt,  Joseph,  16  octobre  1876,  Ollawn. 
9-24.  WARD,Wilfrid.l6octobre  1876, Ottawa. (Décédé.) 

925.  Antoine,  Ernest,  18  octobre  1876^  Notre-Dame 

de  Sion.  (Décédé.) 

926.  M«=  Grath,    Jacques,  28  octobre  1876,  Philips- 

town  (F.  C). 
9-27.  Garey,  Guillaume,    28  octobre    1876,   Philips- 
town  (F.  C). 

928.  Berthelon,  Louis-Marie,  1"  novembre    1876, 

Nancy. 

929.  Le  Serrec,  François,  1"  novembre  1876,  Notre- 

Dame  des  Victoires  (Mackenzip). 

930.  Ddpire,   Louis -François,    1"    novembre  1876, 

Notre-Dame  des  Victoires  (Mackenzie). 

931.  JousSARD,  Célestin,  8  décembre  1876,  Autun. 

932.  MÉRER ,   Michel-Joacbim ,    8    décembre    1876, 

Autun. 

933.  Bessières  ,    Xavier -Marie,    8  décembre    1876, 

Autun. 

934.  Monnet,  Prosper-Marie,  8  décembre  1876,  Autun. 

935.  Poli,  Jean-Antoine,  8  décembre  4876,  Autun. 

936.  Dreter,  André,  8  décembre  1876,  Nancy  (F.  C). 

937.  TouzE,  Louis,  8   septembre  1876,   Saint-Albert, 

Notification  reçue  le  28  décembre. 


—  579  — 

N°"  938.  Paquette,  Josepli-Piene,  8  septembre  1876, 
Saint-Albert,  Nolilicalion  reçue  le  28  dé- 
cembre. 

939.  Joyce,  Guillaume,  25  décembre  1876,  Belinonl 

(Irlande). 

940.  DuvAL,  François-Joseph,  17  février  1877,  Autun. 

(Décédé.) 

941.  Baffi,  Eugène,  17  février  1877,  Autun. 

942.  Lecorre,  Auguste,    8  septembre   1876,  la  Pro- 

vidence (Mackenzie),   Notification    reçue    le 
19  mars  1877. 

943.  Dupont,   François,  19  mars  1877,  Notre-Dame 

des  Anges  (Canada). 

944.  Fox,   Patrice,  29  avril    1877,    Belmont   (Irlande) 

(F.  C). 

945.  Blais,  Moïse,  31  mai  1877,  Ottawa. 

946.  Paquet,  Adolphe-Félix,   17  juin   1877,    Nancy. 

947.  BiARD,  Louis  de  Gonzague,  17  juin  1877,  Nancy. 

948.  CuEVASSU,  François-Emile,  4  août  1877,  Nancy. 

949.  Albert,  François,  15  août  1877,  Autun. 

950.  Porte,  Frédéric,  15  août  1877,  Autun. 

951.  NiLLES,  Nicolas,  15  août  1877,  Autun. 

952.  Mauss,  Augustin,  15  août  1876,  Notre-Dame   de 

Sion. 

953.  Kenny,  Patrice,  15  août  1877,  Belmont  (Irlande) 

(F.  C). 

954.  Fafard,  Désiré,  15  août  1877,  Notre-Dame  des 

.\uges  (Canada). 

955.  Emery, Edouard,  15  août  1877,  Notre-Dame  des 

Anges  (Canada). 

956.  Marsan,  Célestin,   15    août  1877,    Notre-Dame 

des  Anges  (Canada). 

957.  GuiLLET,  Didace-Eugène,  15  août  1877,    Notre- 

Dame  des  Anges  (Canada). 


—  580  — 

N"  958.  MiCHELOT,  Léon-Marcellin,  8    septembre    1877, 
Nancy. 
959.  GiLLiE,  Roberl-François,  8    septembre    1877, 

Ottawa. 
96Ù.  DuiGNAM,  Joseph-Marie-Thomas,   21    septembre 

1877,lnchicore  (F.  G.). 
9(31.  Van-Laar,     Egidius-Josoph,    4    octobre     1877, 

Notre-Damo  des  Anges  (Canada). 
9G2.  Marcoux,    Joseph -Stanislas,    A    octobre   1877, 
Notre-Dame  des  Anges  (Canada). 
9G3.  Keppler,  Roberl-Émile,   7   octobre  1877,  Nancy 
(F.  G.). 
96i.  Suc,  Jean,  7  octobre  1877,  Nancy  (F.  C). 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


MARS  1877. 

Pages. 

Maisons  de  Fiunce.  —  Maison  de  l'Osier 5 

Maison  d'Angers 29 

Maison  de  Saint-Jean  d'Aulun 33 

Revue  des  sasctoaibes  et  pèlebinagks.  —  Noire-Dame  de  Sion.    .  57 

l'ontmain 51 

Saint-Marliu  de  Tours 55 

Province  britannique,  —  Maison  de  Leeds 63 

Maison  de  Kllburn 68 

Nouvelles  diverses  des  hissions  étrangères 72 

Variétés • 95 


JUIN  1877. 

Nouvelles  diverses   des  missions   étrangères.   Saint-Albkrt.  — 

Lellre  do  Mgf  Grandin •  .    .  129 

Lettre  du  R.  P.  Uoucet 15S 

Première  lellre  du  F.  GuiLLET  (Céleslin)  au  R.  P.  Tatis.   ...  141 

Seconde  lellre  du  F.  Gcillet  (Célestin)  au  R.  P.  Tatin 151 

Cevlan.  —  Rnpport  du  R.  P.  Trouchet  sur  la  mission  de  Manaar.  168 

Maisons  de  France.  —  Maison  du  Sacré-Cœur  de  Montmartre.   .    .  18." 

Maison  de  Tours 198 

Province  britannique.  —  Lettre  du  R.  P.  Gaughren 208 

Lettre  du   R.  P.  Roche 215 

Lellre  du  R.  P.  Rtan 222 

ViRiéTÉs.  —  Le  Sacré-Cœur 254 

Pie  IX 247 

Nouvelles  diverses 256 


SEPTEMBRE   1877. 

Nouvelles  diverses  des  missions  étrangères.  Canada.  —  Lellre  du 

R.  P.  ToRTEL  au  T. -R.  P.  Supérieur  général 263 

Lellre  du  T.-R.  P.  Grcnier  au  R.  P.  Supérieur  général..  .    .     269 


—  582'— 

Pages. 

Manitoba.  —  Lettre  du  R.  P.  Camper  au  R.  P.  Martinet.    .    .  280 

SaisT'Albert.  —  Lettre  du  R.  P.  Ledcc  au  R.  ['.   Aubebt,   .    .  297 
Ile  a  la  Crosse.  —  Extrait  d'une  lettre  du  R.  P.  Légeard   au 

R.  P.  Mabtiset 506 

Extrait  d'une  lettre  du  R.  P.  Lecomte  au  R.  P.  Boiskamé.   .   .  529 

Ceylas.  —  Extrait  des  Missions  catholiques 335 

RtTCE  DES  SAscTOAir.ES  ET  ièlebisages. — Montmartre 336 

Pontmain 542 

Inauguration  de  l'archiconfrérie  de  N.-D.  de  Pontmain.   .   .   .  554 
Variétés.  —  Pèlerinage  à  Rome.  Lettre  du  R.  P.   de  l'Uebmite  au 

T.-R.  P.  Supérieur  général 371 

Une  page  de  l'histoire  de  Saint-Ândelain 450 

NouYelles  diverses 454 


DCEMBRE    1877. 

Missio!«s  étrangères.    Cakada.    —    Lettre  du   R.  P.  Paillier  au 

R.  P.  SoL'LLiER,  assistant  général 455 

LowELL  ^Etats-Unis).  —  Dédicace   de   l'Eglise  de   l'Immaculée 

Conception 463 

Mabitoba.  —  Rapport  du  R.  P.  Lacombe 474 

Hackexsie.  —Journal  du  R.  P.  Lecorbe 485 

Saiht-Albebt.  —  Extrait  des  lettres  adressées  au  T.-R.  P.  Su- 
périeur général 503 

CAFutRiE.  —   Lettre  du    R.  P.  Gérard  au  T.-R.  P.  Supérieur 

général 507 

Maiso>s  DE  Frahce. —  Maison  de  Saint-Jean  d'Âutun 515 

Maison  de  Talence 522 

Revbe  des  sancidaires  et  pèlekisages.   -  K.-D.  de  Talence.    .    .  528 

Montmartre 532 

Admonebies  muiiiBEs.  —  Tours 534 

Autun 542 

Variétés 549 

Leitre  du  R.  P.  Rambert  au  R.  P.  Supérieur  général,  et  Nou- 
velles diverses 572 

Oblatious  et  numéros  d'ordre 578 


FIH    DE    LA    TABLE    DES    MATIERES. 


Pari«,  •—  Topographie  A.  UiimvYBB,  rue  d'Arcet,  7. 


MISSIONS 

DE  LA  CONGRÉGATION 

DES  OBLATS  DE  MARIE  IMMACULÉE 


Supplément  du  N°   60.  —  Décembre  1877. 


SIX  LÉGENDES  AMÉRICAINES 

IDENTIFIÉES 

A  L'HISTOIRE  DE  MOÏSE  ET  DU  PEUPLE  HÉBREU 


Le   R.  p.  E.  PETITOT,  0.  M.  I. 

mSSIONHAinE   AU    HACKENZIE  (1) 

Fort  Good-llope  (Mackenzie  River's  district),  Norlh-Wesl 
lerritory,  Brilish  Nortti  America,  '21  décembre  1870. 

Dans  ses  savantes  publications  intitulées  le  Mythe  de 
Votan  et  Histoire  légendaire  de  la  Aoucelle- Espagne,  M.  le 

(1)  Nous  publions  le  travail  du  R.  P.  Petitot  à  litre  de  document 
non  comme  vérilé  démontrée.  Nous  croyons  qu'on  peut  poursuivre  utile- 
ment la  trace  des  traditions  bibliques  à  travers  les  légenu'es  des  peu- 
plades les  plus  reculées  du  nouveau  monde;  c'est  pourquoi  nous  applau- 
dissons volontiers  aux  recherches  de  notre  laborieux  confrère,  en  lui 
laissant  toutefois  la  responsabilité  de  ses  observations  et  des  conclusions 
qu'il  en  tire.  S'il  faut  dire  toute  noire  pensée,  il  nous  semble  que  l'auteur 
pousse  trop  loin  la  préoccupation  des  rapprochements.  Kous  faisons  à  ce 
sujet  toutes  nos  réserves,  mais  nous  ne  nous  reconnaissons  pas  la  com- 
pétence nécessaire  pour  taire  des  coupures  dans  une  élude  de  ce  genre, 

[Soie  de  la  UédacliuH.) 
T.  XV.  38 


—  586  — 

comte  H.  de  Charencey  s'est  tij^pliquê  à  élucider  les  tra- 
ditions des  Indiens  de   rAmérique  t;enlrale.   Le  héros 
tzendale  Votan  ou  Wotan  a  surlout  arrêté  ses  regards  et 
mis  à  contribution  les  trésors  d'érudition  de  sa  plume. 
Si  M.  de  Charencey  ne  nous  a  point  appris  l'origine  pre- 
mière et  certaine  du  demi-dieu  guatémalien  ;  si  son  tra- 
vail,   quelque  remarquable    qu'il  soit;  laisse  encore  ce 
héros  à  l'état  de  mythe,  comme  le  noble  écrivain  le  re- 
connaît lui-même;  du  moins  il  a  prouvé  largement  que 
la  légende  d'Osaca  se  relie  à  la  tradition  nationale] des 
Indiens  Greeks,  et  qu'elle  est  également  identique  à  plu- 
sieurs légendes  asiatiques  d'une  origine  bouddhique  in- 
contestable, telles  que  la  tradition  siamoise  du  roc-sorpent 
Phrù-Ruang,   les  fables  birmanes  et  chinoises  du   Pyù- 
tsau-ti  et  de  Nga-Rwè.  Enlin,  il  rapproche  avec  bonheur 
la  légende   de  Votan  du  mythe  grec  de  Thésée.  Après 
avoir  comparé  ensemble  les  traits  de  ressemblance  qu'of- 
frent entre  elles  ces  différentes  traditions,  l'écrivain  con- 
clut, avec  Alex,  de  Humboldl,  à  l'origine  bouddhique  et 
asiatique  du  mythe  de  Votan. 

Nous  osons  espérer  que,  dans  ses  publications  subsé- 
quentes, M.  de  Charencey  voudra  bien  pousser  ses  cu- 
rieuses identifications  jusqu'au  bout,  de  manière  à  attein- 
dre le  pbint  de  départ  du  mythe  votanique  ;  car  Bouddha, 
n'étant  lui-même  qu'un  mythe,  doit  nécessairement  tirer 
son  origine  d'un  personnage  véritable  et  reconnu  par 
l'histoire.  De  même  que  l'ombre  exige  la  réalité  objec- 
tive ^  ainsi  la  fable  appelle  la  vérité  historique  qu'elle 
dêgilisé  et  qu'elle  cache.  Celle-ci  nous  représente  le 
héros  lui-même;  celle-là  ne  laisse  apparaître  qu'un 
masque  d'emprunt,  qu'un  personnage  de  théâtre. 

En  reconnaissant  que  le  Volan  des  Guatémaliens  n'est 
autre  que  la  divinité  asiatique,  dont  le  culte  est  observé 
par  un  grand  quart  de  l'humanité,  le  docte  philologue 


—  587  — 

a  considérablement  agrandi  et  aplani  la  seule  et  unique 
voie  par  laquelle  on  puisse  un  jour  parvenir  à  découvrir 
tonte  la  vérité  touchant  ce  héios  fabuleux.  Toutefois, 
la  souche  première  à  laquelle  se  ralluche  le  inyllie  de 
Votan,  ainsi  que  tous  ses  congénères,  tant  américains 
qu'europétMis  et  asiatiques,  c'csl-à-dire  le  point  de  dé- 
part de  la  faille  elle-même,  demeure  encore  inconnu. 

Nous  ne  pouvons,  en  effet,  reconnaître  le  réionnateur 
hindou  Sakia-Mouni,  le  premier  des  Bouddha  asiatiques, 
qui  vivait  970  ans  avant  Jésus-Christ,  comme  l'auteur 
oiit^inairc  de  son  système  religieux,  puisque,  dans  sa 
première  phase,  la  plus  humble  et  la  plus  liumanilaire, 
le  bouddhisilie  consistait  alors  tout  entier  dans  la  théorie 
de  la  métempsycose  et  de  la  migration  des  âmes ,  la- 
quelle émam^  de  la  vieille  Egypte  ,  ainsi  que  cela  est 
reconnu  et  adinis  par  les  savants.  Qu'on  nous  le  par- 
donne, mais  ii  nous  parait  exister  entre  ce  Mouni  et  le 
Monns  des  Grecs,  le  Manès  des  Egyptiens,  le  Manco  des 
Péruviens,  le  Mana  des  Sioux-Dakotas,  le  Manétu  des 
Algonquins,  le  Sa-Monn  des  Siamois,  le  Sa-Mana  des  Pé- 
guans,  etc.,  une  trop  grande  parenté,  pour  que  nous  ne 
placions  pas  sur  le  même  pied  tous  ces  législateurs  et 
demi-dieux,  refusant  au  premier  Bouddha,  Sakia-Mouni, 
l'antériorité  sur  les  autres.  A  nos  yeux,  il  est  évident  que 
le  mythe  boudilhique  lui-même  émane  de  rEgy[)te,et  que 
si  de  là  il  s'est  répandu  peu  à  peu  jusque  dans  i'exlrème 
Orient  par  l'Hindouslan,  la  Taitarie,  leTliibef,  la  Chine, 
Siam.  le  Pégu,  l'emj.ire  birman  et  le  Japon,  cl  s'il  par- 
vint ainsi  jusqu'en  Amérique,  il  n'est  pas  moins  vrai  que 
le  même  culle  et  la  uiTmoc  théorie  se  firent  également 
jour  vers  l'occident,  par  la  Grèce,  la  Germanie,  la  Gaule 
et  la  Scandinavie,  de  même  qu'ils  se  répandirent  au 
midi  parmi  les  peuplades  africaines. 

En  effet,  le  Sakia-Mouni  des  Mongols,  le  Bouddha  des 


—  588  — 

Thibélains,  n'est  autre  que  le  Fo  des  Chinois,  le  Boudso 
des  Japonais,  le  Bouton  des  Ralmouks,  le  Baouthi  des 
Cingalais,  le  Poudan  des  Tamouls,  le  Thica  des  Tonqui- 
nois,  le  Khodom  des  Siamois,  le  Koutama  des  Pégouans, 
le  Boutta  des  anciens  gymnosopliistes  indiens,  le  Boudeâ 
des  Grecs,  le  Tolh  des  Egyptiens,  le  Teut  des  Celtes,  le 
Wodan  des  Danois,  l'Odin  des  Scandinaves,  le  Dan  des 
noirs  dn  Dahomey,  le  Vaudou  de  ceux  du  Mozambique, 
enfin  !e  Woian  des  Guatémaliens,  ÏOion  des  Mexicains, 
le  Dan- ton,  ou  Sa-Wéta,  ou  Sié-Dhidié,  ou  Sa-kkè-Dènè 
des  Dènè-dindjié.  Tous  ces  demi-dieux  sont  des  divinités 
lunaires  et  peuvent  s'idenlitier  avec  le  dieu  lunaire  des 
Scandinaves,  Mena,  et  celui  des  Germains,  Men  ou  Moun, 
d'où  les  mots  lune  [moon)  et  mois  {men)  dans  les  langues 
saxonne  et  pélasgienne. 

Nous  espérons  prouver  que  Moïse,  le  Mouça  ou  Mausa 
des  Arabes,  le  Moses  des  Hébreux  el  le  Moysis  des  Egyp- 
tiens, fut  le  personnage  que  tous  ces  mythes  identiques 
révèlent  et  représentent.  Les  linguistes  qui  connaissent 
l'étroite  affinité  et  la  corrélation  naturelle  qui  existent 
entre  les  consonnes  B,  P,  V,  F,  M  et  la  double  voyelle  W 
ne  seront  nullement  étonnés  de  voir  le  nom  de  Bouddha, 
devenu  tour  à  tour  Poudan,  Podda,  Bouton,  Boudon,  Vo- 
tan,  Wodan,  Kodom,  Kutam,  etc.,  dériver  du  mot  Mousa  ou 
plutôt  Moudho,  nom  de  Moïse.  En  tout  cas,  que  le  lecteur 
bienveillant  ne  se  bâle  pas  de  juger  notre  travail  par  ce 
début,  mais  qu'il  veuille  bien  peser  les  preuves  que  nous 
allons  dérouler  à  ses  yeux. 

En  effet,  il  est  une  autre  identification  de  Wotan  que 
nous  seul  sommes  à  même  de  produire,  et  dont  nous 
nous  empressons  de  saisir  la  science  ethnologique.  C'est 
celle  du  plus  grand  héros  de  la  grande  famille  peau- 
rouge  des  Dènè-dindjié,  les  plus  septentrionaux  de  l'Amé- 
rique anglaise.  Probablement  ces  rapprochements,  im- 


-  589  - 

prévus  par  nos  loclcurs,  nous  pcrmetlroul  de  faire 
découvrir  tout  à  fait  le  héros  liistnrique  dont  le  Wolan 
des  T^cndalos  aussi  Lion  que  le  Bouddha  des  ïarlares 
Mongols  ne  sont  que  des  souvenirs  défigurés.  Nous  osons 
nous  en  tlaller.  Le  Icctenr  sans  préjugé  hostile  à  la  Bible 
et  au  l)on  sens  jucrera  si  nous  avons  atteint  notre  but. 

Par  mythe,  on  n'entend  pas  une  simple  fable  dénuée 
de  fondement  dans  l'histoire,  mais  bien  une  sorte  de  pa- 
rabole énigmalique,  par  laquelle  un  sacerdoce  hypocrite 
et  jaloux  de  son  autorité  et  de  sa  science,  tels  que 
l'étaient  ceux  de  l'Kgypte  et  de  l'Inde,  voilait  la  vérité  au 
vulgaire  ;  ou  bien  un  composé  emblématique  de  la  sym- 
bolique cabalistique  des  rabbins  talmudisles  ;  ou  bien, 
enfin,  et  plus  communément,  un  résultat  naturel  de  la 
dégénérescence  d'une  histoire  véritable,  mais  qui  ne  fut 
jamais  consignée  dans  les  archives  d'un  peuple  et  que  la 
tradition  seule  transmit  à  travers  les  âges  jusqu'à  un 
temps  donné. 

Nous  nous  permettons,  avant  d'entrer  en  matière,  de 
présenter  ici  quelques  observations  bien  simples,  que 
notre  expérience  des  langues  et  des  traditions  peaux- 
rouges  nous  met  à  même  de  faire. 

On  ne  doit  pas  attacher  une  trop  grande  valeur  à 
l'ordre  suivi  par  les  Indiens  dans  leurs  légendes,  à  la 
chronologie  qu'elles  semblent  donner,  ainsi  qu'aux  noms 
des  localités  et  des  héros  qui  s'y  rencontrent.  Les  tradi- 
tions des  Peaux-Rouges  abondent,  en  effet,  en  anacluo- 
nismes  autant  qu'en  synchronismes.  Les  faits  notoires 
et  historiques  y  sont  délayés  dans  une  foule  de  détails 
puérils  ou  ridicules;  des  faits  d'une  origine  éviden^ment 
très-reculée  sont  liés  avec  d'autres  beaucoup  plus  récents. 
De  plus,  certaines  légendes  attribuent  à  tel  personnage 
les  actions  qui,  dans  une  tribu  voisine,  seront  présentées 
comme  les  faits  et  gestes  d'un  autre  héros.  Les  anciens 


—  890  — 

en  agissaient  bien  de  la  même  manière,  el  la  mytholo- 
gie des  Grecs  et  des  Romains  est  pleine  de  ces  sortes  de 
quiproquo.  Le  même  béros  reçoit  aussi  différents  noms 
dans  différentes  peuplades.  Enfin,  on  remarque  entre  ces 
légendes  le  même  phénomène  que  nous  olfrcnt  les  dia- 
lectes d'un  même  idiome  peaa-rouge,  à  savoir  :  que  l'ac- 
cord s'est  fait  par  la  compulsion  de  toutes  les  versions 
de  la  même  fable,  de  sorte  qu'on  no  peut  ni  avoir  la  suite 
des  faits  ni  posséder  parfaitement  une  tradition  quel- 
conque, si  l'on  ne  réunit  les  diverses  variantes  qui  s'en 
font  dans  chaque  peuplade. 

Mais,  par  coutre,  voici  des  particularités  intéressantes 
que  l'élude  et  la  comparaison  des  légendes  indiennes 
nous  révèlent  :  il  est  constant  que  plus  on  se  rapproche 
de  l'extrémité  nord-ouest  du  continent  américain,  plus 
les  traditions  deviennent  claiies,  simple?,  exemples  de 
détails  puérils  ou  fabuleux,  el,  par  conséquent,  qu'elles 
revêtent  une  forme  plus  archaïque  et  plus  viaisumblijble, 

—  Go  sont  les  peuplades  les  plus  douces  et  les  plus  so- 
ciables, quelque  reculées  qu'elles  puissent  être,  qui  pos- 
sèdent les  traditions  les  plus  satisfaisantes. — Les  légendes 
des  Dènè-dindjié,  et  même  d'autres  nations  peaux-rouge?, 
non-seulement  se  rapprochent  des  faits  véritables  que 
nous  ont  légués  les  livres  historiques  ou  prophétiques  des 
Hébreux;  mais  encore  elles  contiennent  îles  parole?,  des 
sentences  et  des  proverbes  que  l'on  dirait  avoir  été  cal- 
qués sur  la  Bible,  et  qui  sont  comme  stéréotypés  clans  la 
mémoire  dos  sauvages.  Quelquefois  ces  phrases  senten- 
cieuses sont  accompagnées  de  phant,  ou  prononcées  dans 
une  langue  dont  ils  ont,  disent-ils,  perdu  l'intelligence. 

—  Dans  chaque  tribu,  les  Indiens  racontent  les  faits  men- 
tionnés par  leurs  traditions,  comme  s'ils  s'étaient  passés 
sur  leur  propre  territoire,  c'est-à-dire  dans  le  pays  et  sur 
le  continent  qu'ils  oqcqpent  actui.'Uemenl.  Et,  toutefois, 


—  59i  — 

par  une  contradiction  qui  s'explique,  cea  traditions  font 
une  mention  constante  d'un  autre  continent  situé  à  l'ouest 
de  l'Amérique  et  d'où  ils  tireraient  leur  origine;  ou  bien, 
les  narrateurs  ajoutent  que,  à  l'époque  où  leur  histoire 
eut  lieu,  la  terre  se  trouvait  dans  une  position  et  dans 
un  état  diÛ'érents  de  ceux  daus  lesquels  nous  la  voyons. 
On  voit  par  la  l'erreur  dans  laquelle  est  tombé  le  savant 
abbé  Brasseur  de  Buurbourg,  lorsqu'il  a  émis  l'opinion 
que  l'Egypte,  avec  sa  civilisation  et  ses  mythes,  est  sortie 
du  Mexique.  Le  docte  américaniste  s'est  laissé  fourvoyer 
par  les  traditions  des  Mexicains  et  des  Yucatègues,  qui, 
comme  celles  des  Dènè,  des  Dindjié,  des  Algonquins^  etc., 
font  de  leur  patrie  le  théâtre  des  événements  qu'elles  ra- 
content. L'amour-propre  et  la  vanité  sont  travers  com- 
muns à  tous  les  fiis  d'Adam.  11  était  naturel  que  chacun 
des  anciens  peuples  qui  furent  en  relation  avec  les  Hé- 
breux, ou  qui  ouïrent  les  merveilles  notoires  que  Dieu 
accomplit  en  eux,  se  sentît  incliné  à  se  les  attribuer.  Il  ne 
faut  pas  oublier,  de  plus,  que  tous  les  événements  relatés 
dans  le  Pentaleuque,  depuis  la  création  jusqi;'à  la  dis- 
persion des  peuples  ;\  Babel,  ne  sont  pas  seulement  l'his- 
toire du  peuple  hébreu,  mais  qu'ils  conviennent  à  tous 
les  peuples  du  globe.  Qu'y  a-t-il  donc  d'élonuaut  à  ce 
que  tous  en  aient  conservé  un  souvenir  plus  ou  nmins 
vivace?  Si  donc  l'abbé  de  liourbourg  avait  su  que  la  </e- 
néralité  des  Peaux-llouges  et  même  des  Kanaks  s'appro- 
prie les  mêmes  héros  et  les  mêmes  traditions  bibliques, 
il  ne  serait  pas  touibé  daus  une  erreur  aussi  manifeste. 
M.  de  Charenccy  nous  dit  (]u'en  Coilésyrie,  également, 
les  faits  ayant  rapport  à  Xoé  sont  très-fréquents  et  sont 
présentés  comme  s'étant  passés  sur  les  lieux  mêmes. 
Ainsi  en  fut-il  chez  les  rirecs,  au  rapport  de  Bérosej  chez 
les  Egyptiens,  d'après  Hérodote;  chez  les  Chinois,  les 
Hindous  et  les  Tarlares. 


—  592  — 

On  ne  saurait  nier  qu'il  existe  dans  beaucoup  de  dé- 
tails apparemment  puérils  de  ces  traditions  un  sens  em- 
blématique reposant  sur  des  jeux  de  mots,  sur  des  termes 
à  signification  double  ou  prêtant  à  l'équivoque,  dont  le  sen~ 
sus  obvius  caclie^  à  l'intelligence  de  quiconque  n'est  pas 
initié  à  l'argot  des  jongleurs,  un  fait  important.  Il  nous  est 
difficile  de  ne  pas  reconnaître,  dans  l'esprit  qui  présida 
primitivement  à  la  composition  de  ces  légendes,  une  sym- 
bolique cabalistique  analogue,  sinon  identique  à  celle 
du  Talmud.  Le  lecteur  en  jugera. 

Nous  avertissons  également  notre  bienveillant  lecteur 
que  la  tradition  du  héros  lunaire,  que  nous  allons  don- 
ner et  expliquer,  est  possédée  également  par  les  Esqui- 
maux, qui  le  nomment  Tatkrem-Innot  ;  T^av  les  Pieds- 
Noirs,  qui  le  nomment  Kohoyé-Natus ;  par  les  Algonquins, 
qui  l'appellent  Mustaté-Awasis.  Voici  donc  quatre  grandes 
familles  américaines,  les  Esquimaux,  les  Dènè-dindjié, 
les  Algonquins  et  les  Sioux-Dakotas,  qui  partagent  la 
même  croyance  sur  un  point  fort  important  de  leurs  théo- 
gonies respectives.  Toutefois  ces  quatre  peuples  sont  par- 
faitement distincts  et  divisés  d'esprit,  de  langue,  de  cou- 
tumes et  de  mœurs.  Les  savants  ne  seront  donc  pas 
étonnés  de  voir  la  nation  des  Greoks  et  celle  des  Maya- 
quiché  en  possession  de  la  même  croyance  et  tradition, 
ou  plutôt  de  nous  voir  assimiler  la  légende  de  Volan  et 
celle  des  Ghaklas-mustkogulche  à  la  tradition  du  ^a- 
Wéta  ou  Tan  des  Dènè  et  des  Dindjié,  peuples  hyperbo- 
réens  du  même  contiuent.  Ils  les  y  retrouveront  dans  une 
forme  si  primitive  que  nous  nous  attendons  bien  à  exci- 
ter rincrédulité  et  le  doute  dans  l'esprit  de  plus  d'un  sa- 
vant. Plus  d'un  lecteur  sera  tenté  de  considérer  ces  tra- 
ditions comme  une  réminiscence  confuse  des  récils  des 
missionnaires.  Nous  répondrons  à  cela  que  nos  Indiens 
ne  nous  possèdent  que  depuis  tout  au  plus  quinze  ans; 


—  593  — 

que  nous  avons  é\é  leurs  premiers  apôlrcs;  que  nous  leur 
avons  prêché  Jésus-Clirisl,  et  non  point  Moïse,  Abraham 
ou  Samson;  qu'il  nous  est  bien  difficile  de  leur  faire  rete- 
nir et  de  graver  dans  leur  mémoire  les  rudiments  les  plus 
essentiels  de  notre  religion  et  de  nos  dogmes;  à  plus 
forte  raison  serait-il  ditTicile  d'obtenir  d'eux  qu'ils  se  sou- 
vinssent de  longues  narrations,  telles  que  celles  que  nous 
allons  rapporter;  que  c'est  justement  de  la  bouche  dos 
vieillards,  c'est-à-dire  des  personnes  dont  nous  trouvons 
la  mémoire  la  plus  ingrate  et  la  plus  fermée  à  nos  ensei- 
gnements, que  nous  tenons  ces  traditions,  que  les  jeunes 
générations  tendent  à  oublier  de  plus  en  plus  et  à  regar- 
der comme  des  fables.  Enfin  nous  espérons  que  la  cri- 
tique que  nous  donnons  de  ces  différentes  traditions,  et 
l'accord  qui  se  manifestera  dans  les  diverses  tribus, 
apporteront  la  conviction  dans  Tesprit  des  plus  pré- 
venus. 

Nous  avons  déjà  donné,  soit  dans  le  bulletin  intitulé 
les  Missions  catholiques [l),  soit  dans  la  Monographie  des 
Bènè-dindjié  (2) ,  d'iiïérenles  versions  de  cette  légende.  Le 
lecteur  pourra,  s'il  le  juge  bon,  en  prendre  connaissance. 
Ici  nous  groupons  les  versions  les  plus  suivies  et  les  plus 
complètes  qui  aient  cours  parmi  les  peuplades  du  Mac- 
kenzie  et  de  l'Alhabaskaw,  touchant  leur  héros  ou  dieu 
lunaire. 

(1)  Direcleur,  M.  l'abbé  S.  Laverriëre,  6,  rue  d'Auvergne,  Lyon. 

(2)  Paris,  1876.  Edileur,  E.  Leroux,  28,  rue  Bonaparte. 


—  594 


CHAPITRE  PREMIER. 

LÉGENDE  DU  LÉGISLATEUR-DIEU  DES  CHIPPEWAYANS 
OU  MOiNTAGNAlS. 

§  1^'.   BÉTSUXÈ-YÉXELCHIAN  (l'eNFANT   ÉLEVÉ 
PAR   SA    GRAND'MÈRE). 

i°  Voici  la  Iradition  des  Monlagoais  du  grand  lac  dos 
Esclaves  : 

«  Alors,  longtemps  avant  le  Grand  Père  (le  Noé  des  CUip- 
pewayans)  et  les  deux  frères  (Abraham  et  Loth  des  mê- 
mes), il  y  eut  une  grande  famine.  Tous  les  caribous 
(rennes)  s'enfuirent  loin  de  notre  terre,  et  nous  y  mou- 
rions de  faim.  Alors  les  hommes  (  Dènè)  quillèrent  leur 
patrie  et  desrendirent  pour  habiter  le  long  de  la  mer, 
dans  le  désert  sans  arbreSj  dans  la  terre  étrangère,  afin 
d'y  arracher  leur  vie. 

«  Alors,  un  jour  qu'on  était  en  marche,  une  vieille 
femme,  qui  ne  pouvait  suivre  les  guerriers  que  de  loin, 
entendit  des  cris  d'enfant  au  bord  de  l'eau.  Elle  cherclia 
avec  soin  et  trouva,  au  milieu  de  la  touse  des  bœufs  mus- 
qués, un  tout  petit  enfant,  qui  lui  dit  :  «  Grand'mère, 
«  recueille-moi  ;  je  suis  venu  sur  la  terre  pour  faire  du 
«  bien  aux  hommes,  mes  frères.  »  La  vieille  femme  ra- 
massa le  petit  enfant,  elle  l'éleva  soigneusemeni,  et  c'est 
pourquoi  ou  appela  celui-ci  Bétsuné-Yénelchian  (  ?a 
grand'mère  l'a  élevé). 

«  Alors,  lorsque  Bétsuné-Yénelchian  devint  un  peu 
grand,  il  s'absentait  chaque  soir  et  ne  reparaissait  plus 
que  le  lendemain  matin.  Dans  les  commencements,  la 
vieille  s'inquiétait  beaucoup  de  ces  absences,  puis  elle 
finit  par  s'y  habituer.  On  ne  savait  où  il  allait  ;  mais  lui, 


-  5G5  — 

par  la  vertu  de  la  magie,  car  il  était  très-puissant,  se  ni<^- 
tamorpliosait  en  renne;  puis,  s'en  allant  parmi  les  ren- 
nes, il  les  atliiait  à  lui,  leiu'  touchait  le  museau  de  sa  ba- 
guette (car  c'est  au  moyen  d'une  Laguelte  qu'il  opérait 
des  prodiges),  et  aussitôt  les  caribous  tombaient  morln. 
Alors  il  rentrait  au  camp,  ayant  la  ceinture  pleine  de  lan- 
gues de  caribous  qu'il  rapportait  comme  un  trophée  lIlJ 
sa  chasse.  C'est  pourqi.oi  la  vieille  ainsi  que  ses  [larenis 
adoptifs  vivaient  dans  l'abondance. 

((Un  jour,  cependant,  Bétsuné-Vénelc/iian  dil  à  la 
vieille  qui  l'avait  élevé  :  ((  Mère,  diles  ceci  à  mes  frères  : 
«  Si  vous  voulez  me  donnpr  en  tribut  le  bout  de  toutes 
«  les  langues  des  rennes  que  vous  tuerez,  je  vous  prn- 
«  mets  de  ne  vous  laisser  jamais  manquer  de  viamje  Je 
«  vous  procurerai  des  caribous  en  abondance  et  tlemeu- 
((  rerai  longtemps  parmi  vous.  »  La  vieille  rapporta  aux 
hommes  les  paroles  de  l'Enfant  puissant,  et  les  hommes 
consentirent  à  ce  traité.  Au>silùt  les  rennes  commencè- 
rent à  abonder,  et  la  viande  à  devenir  très-grassr.  Pen- 
dfinl  longtemps  les  lUnè  furent  fidèles  à  payer  leur  iribut 
à  l'enfant  ;  mais  il  arriva  un  temps  où  ils  l'oublièrent,  el 
les  bouts  de  langue  ne  lui  furent  plus  donnés  :  ((  C'est 
«  fini,  je  ne  demeurerai  pas  plus  longtemps  avec  ces  in- 
((  grals,  (lit  Bétsutfté-Yénelc/iian  devenu  homme;  on 
«  m'oublie  parce  que  j'ai  été  trop  bon  ;  si  le  liibut  n'est 
<(  pas  payé,  je  partirai,  u 

((  La  vieille  pleura,  elle  supplia;  mais  ce  fut  en  vain  : 
«  Mes  fcères  m'oublient,  lui  répondit  le  Puissant  i  eh 
«  bien,  je  m'en  vais.  Toutefois  je  ne  les  abaiiilounerai 
«  pas  entièrement.  Quand  ils  m'app>lleront  à  leur  sc- 
(i  cours,  je  viendrai  à  eux.  Quant  à  vous,  lâchez  de  mu 
<i  suivre.  » 

11  dil  el  disparut  au  milieu  d'un  grand  troupeau  de 
bœufs  musqués.  La  vieille  suivit  bien  ses  traces  pemlant 


—  596  — 

quelque  temps,  mais  ce  lui  élait  bien  pénible,  à  son  âge, 
de  tracer  son  chemin  à  l'aide  des  raquettes.  Elle  ne  put 
jamais  arriver  au  bout. 

((  Depuis  ce  temps-là,  quand  le  caribou  manque  et  que 
nous  sommes  menacés  de  la  famine  {(an),  nous  allons 
dans  le  désert  qui  borde  la  mer  Glaciale,  et  nous  appe- 
lons Bétsuné-Yénelchian  et  les  bœufs,  dans  lesquels  il 
s'est  incarné.  Ils  entendent  notre  voix  ;  nous  en  tuons 
quelques-uns,  et  nous  échappons  ainsi  à  la  disette  et  à 
la  mort.  » 

2'  Voici  la  version  des  Dènè,  mangeurs  de  caribous, 
du  bout  du  lac  Atbabaskaw  : 

«  Un  jour,  dans  le  désert  où  vivent  les  rennes,  une 
jeune  fille  trouva  un  tout  petit  enfant  couché  dans  la 
mousse,  au  bord  d'un  tleuve  [nilin).  Elle  en  eut  pitié,  le 
recueillit,  l'enveloppa  d'une  peau  de  caribou  et  l'éleva 
elle-même.  Celte  lille  vivait  seule  et  fort  pauvrement  de 
racines  et  de  baies  sauvages.  Un  jour  qu'elle  se  lamen- 
tait à  la  vue  de  son  extrême  misère,  le  petit  enfant  lui 
dit  :  «  Ne  te  lamente  pas  ;  je  sais  où  il  y  a  du  poisson; 
«  suis-moi.  »  Et  aussitôt  il  la  conduisit  vers  un  grand  lac 
poissonneux,  où  ils  firent  une  pêche  très-abondante. 

«  Le  petit  enfant  lui  dit  encore  :  a  Bientôt  mes  frères 
«  ne  seront  plus  malheureux  ;  ils  auront  des  rennes  en 
«  abondance.  Mère,  fais-moi  des  raquettes.  »  La  pauvre 
fille,  qu'il  appelait  sa  mère,  lui  aj^ant  fait  des  raquettes 
et  l'en  ayant  chaussé,  il  s'en  fut  et  disparut  aussitôt  dans 
les  steppes.  De  la  nuit  il  ne  parut  pa?. 

«  Le  lendemain,  quand  Bétsuné-Yénelchian renlva  dans 
la  tente  de  la  pauvre  fille,  il  la  trouva  seule,  étendue  à 
terre,  sans  feu  et  presque  glacée  par  le  froid.  Il  l'éveilla, 
la  consola,  car  elle  Tavait  cru  perdu  et  mort  de  froid,  et 
il  lui  donna  quantité  de  langues  de  renne. 


-  397  — 

«  Le  lendemain  et  les  jours  suivants,  l'Enfant  puissant 
en  agit  ainsi  :  il  s'en  allait  parmi  les  rennes,  les  louchait 
au  museau  et  les  tuait  par  sou  seul  altouclicmeut.  C'est 
pourquoi  ses  parents  adoplifs  vécurent  très -bien  pendant 
longtemps. 

«  Etant  devenu  homme,  Bétsuné-Yénelchian  continua  à 
être  le  bienfaiteur  de  son  peuple.  Un  jour,  cependant,  il 
monta  sur  un  rocher  élevé,  et  dit  :  «  C'en  est  fait  ;  je  ne 
«  vivrai  pas  longtemps  désormais;  mais  tous  ceux  qui 
«  s'adresseront  à  moi  dans  le  besoin  seront  exaucés.  Je 
«  leur  enverrai  des  caribous  en  abondance.  » 

«  En  ce  moment  on  vit  sortir  de  toutes  les  issues  de  la 
forêt  des  ours  blancs,  des  ours  jaunes  et  des  ours  noirs 
(sas),  qui  tous  vinrent  droit  à  Bétsuné-Yénelchian.  «  Al- 
«  Ions,  c'est  le  moment  de  la  séparation,  dit-il  à  ses  frè- 
«  rcs;  une  grande  nation  m'attend  au-delà  de  la  mer.  Il 
«  faut  que  j'aille  à  elle  ;  parlons!  »  Ce  disant,  il  s'élança 
au  milieu  des  ours,  et  on  ne  le  revit  jamais  plus.  » 

3"  Ecoulons  mainlenant  la  version  des  Dènè  Couteaux- 
Jaunes,  qui  habitent  entre  le  grand  lac  des  Esclaves  et  la 
rivière  du  Cuivre  : 

«  Un  jour,  dans  le  désert  qui  borde  la  mer,  la  disette 
{tan,  dan)  de  viande  régnait  parmi  les  Dènè.  Ou  était 
donc  en  quête  de  renues ,  mais  vainement.  C'était  très- 
pénible. 

«  Alors,  on  entendit  comme  les  vagissements  d'un  en- 
fant au  bord  de  la  rivière  du  Cuivre.  Il  y  avait  là  beau- 
coup de  jeunes  filles.  Elles  se  mirent  à  la  recherche  de  la 
voix,  mais  sans  succès.  Survint  une  vieille  femme,  qui 
trouva  bientôt  un  tout  petit  enfant,  merveilleusement 
beau,  couché  dans  l'empreinte  du  sabot  d'un  renne.  Elle 
le  prit,  réleva  avec  amour  ;  c'est  pourquoi  on  l'appela 
Bétsuné  Yé-ndchiun.  Quoique  tout  petit,  il  parut  bien- 


—  598  — 

tôt  qu'il  était  très-puissant  par  la  vertu  de  son    ombre. 

«  Un  jour,  Bé-tmné  Yé-nelchian  dit  à  la  grand'mère  : 
«  Les  hommeSj  mes  frères,  sont  bien  malheureux  ;  je 
((  \eux  aller  les  trouver.  Ils  ont  faim;  je  veux  aller  leur 
«  procurer  de  la  viande.  »  Alors  la  vieille  pleura  ;  elle  le 
lui  défendit  ;  mais  lui  l'en  pressait  plus  vivement  encore. 
Enfin  elle  le  laissa  partir,  et  il  s'en  alla  vers  les  Denè,  ses 
frères. 

«  Quand  l'Enfant  magique  revint  à  la  tente  de  la 
grand'mère,  elle  était  étendue  inerte,  sans  feu  et  la  tête 
glacée.  Il  la  tira  de  sa  léthargie  :  «  Mère,  voyezj  »  dit-il, 
et,  défaisant  sa  ceinture,  il  en  laissa  tomber  quantité  de 
bouts  de  langues  de  renne  :  «  Mes  frères  vivront  à  leur 
«  aise  maintenant,  dit-il,  pourvu  qu'ils  se  souviennent 
h  de  moi.  » 

«  Il  demeura,  en  effet,  longtemps  parmi  ses  frères,  et  le 
caribou  ne  leur  faisait  jamais  défaut.  Un  jour,  dans  le  dé- 
sert sans  arbres,  on  chassait  péniblement,  car  il  n'y 
avait  point  d'eau.  Nous  mourions  donc  de  soif  :  «  Atten- 
dez, »  dit  l'Enfant  puissant,  devenu  homme  ;  et,  ayant 
fabriqué  une  flèche  magique,  il  la  ficha  en  terre,  et  il 
jaillit  aussitôt  de  cet  endroit  de  l'eau  en  abondance. 

«  Enfin,  étant  devenu  vieux,  i!  gravit  une  montagne  : 
«  Je  vais  bientôt  mourir,  dit-il  à  ses  frères  ;  mais  je 
<(  ne  vous  abandonnerai  pas.  Quand  vous  serez  dans  la 
u  détresse,  invoquez-moi,  et  je  viendrai  à  votre  secours.  » 
Alors  il  se  fit  dresser  eu  ce  lieu  élevé  une  loge  de  méde- 
cine (chunsh),  et,  y  étant  entré,  il  évoqua  son  esprit  ou 
ombre.  Cotntrie  il  n'en  sortait  plus,  on  s'aventura  dans 
le  pavillon  pour  voir  be  qu'il  était  devenu  ;  mais  il  n'y 
était  plus.  Depuis  ce  temps,  on  ne  sait  ce  qu'il  est 
devenu.  » 


599  — 


§  2.  OLTSINTilÉDII    fOPÉRAXt-BATON),  TRADITION 
DES    CÔÙTÈAUX-JAUNÉS. 

«  Ollsintvédh  (Opérant-bûloii ,  c'est-à-iiire  celui  qui 
opère;  par  la  verge)  était  un  hoiniiie  fort  puissant.  Il  opé- 
rait des  prodiges  au  moyen  d'un  bàlon  ;  c'est  pourquoi 
nous  l'appelons  ainsi. 

«  Un  jour,  le  Grand  Ennemi  lui  enleva  ses  deux  sœurs  : 
«  Tu  n'es  pas  un  homme,  lui  dit  quelqu'un,  puisque 
((  tu  te  laisses  ravir  tes  parents.  »  Alors  il  se  fâcha  contre 
son  adversaire;  il  le  frappa,  et,  sans  le  vouloir,  il  le  tua. 
Après  ce  coup,  il  se  leva  et  dit  :  «  Il  faut  que  je  délivre 
«  mes  deux  sœurs.  »  Aussitôt  il  partit  avec  son  frère, 
pour  se  mettre  à  leur  recherche.  Comme  ils  cherchaient 
chacun  de  leur  côté,  ils  avaient  convenu  d'un  signal 
pour  se  retrouver;  car  ils  vivaient  parmi  leurs  ennemis^ 
les  Eyunnè.  OUsintrédk  suspendait  donc  une  crécelle  à 
la  cime  d'un  arbre,  et,  lorsque  le  vent  l'agitait,  la  cré- 
celle était  entendue  par  les  deux  frères,  qui  s'en  reve- 
naient camper  en  ce  lieu. 

('  En  cherchant  leurs  sœurs,  les  deux  frères  arrivèrent 
dans  nue  contrée  dont  les  habitants  ne  se  nourrissaient 
que  d'une  gomme  blanche.  Ils  ne  purent  séjourner  en  ces 
lieux;  car  ce  mets  les  écœurait. 

«  Etant  partis  de  là,  ils  vinrent  dans  un  pays  dont  le 
peuple  se  nourrissait  de  grives.  Lui-même,  Oltsinlrédh, 
tendit  pour  ces  gens-là  ses  filets,  et  d'un  seul  coup  il  en 
prit  des  quantités  prodigieuses.  Mais,  comme  il  ne  trouva 
pas  ses  deux  sœurs  en  ce  lieu,  il  passa  au  delà. 

«  Oltsinfrédh  arriva  alors  dans  une  contrée  dont  les 
habitants  étaient  comme  des  lièvres  ;  ils  vivaient  dans 
une  obscurité  profonde  et  dormaient  sans  cesse.  Pour  eux 
il  produisit  la  lumière;   puis  il  les  changea   en  hom- 


—  600  — 

mes.  Mais  il  ne  demeura  pas  longtemps  en  ce  pays. 
«  Enfin,  il  parvint  à  une  vaste  tente,  à  la  tente  du 
Grand  Ennemi,  le  chef  des  Eyunne  (les  femmes).  Là,  ses 
deux  sœurs  se  désolaient  dans  la  captivité.  Comme  ce 
jour-là  leur  mari  était  à  la  chasse,  Oltsintrédh  lui  reprit 
ses  deux  sœurs  et  se  sauva  avec  elles,  ainsi  que  son 
frèie,  qui  l'accompagnait.  Lorsque  le  Grand  Ennemi  re- 
vint de  la  chasse  et  qu'il  ne  vit  plus  ses  deux  femmes 
esclaves,  il  entra  en  colère  et  se  mit  aussitôt  à  leur  pour- 
suite. Comme  il  était  lui-mômc  un  magicien  puissant,  il 
dressa  des  embûches  aux  fugitifs. 

«  Un  matin,  donc,  en  s'éveiliant,  ceux-ci  se  trouvèrent 
au  fond  d'un  précipice,  dans  une  crevasse  de  rochers 
très-profonde  :  «  Ne  vous  épouvantez  pas,  dit  Oltsiri' 
«  trédh  à  ses  sœurs  ;  confiez-vous  à  moi  ;  recouchez-vous 
((  et  dormez.  »  Aussitôt  elles  se  recouchent,  et  lui,  par 
la  puissance  de  sa  baguette,  les  lire  hors  de  l'abîme  en 
en  faisant  monter  le  fond  au  niveau  du  sol  environnant. 

«  La  seconde  nuit  étant  arrivée,  ils  campèrent  dans  le 
désert;  mais,  à  leur  réveil,  ils  se  trouvèrent  au  milieu  des 
eaux,  sur  une  petite  île  déserte.  Les  deux  sœurs  se  déso- 
laient :  «  Ce  n'est  rien,  leur  dit  leur  frère  ;  couchez-vous 
«  et  dormez.  «  Ce  disant,  il  fît  surgir  une  chaussée  de  cas- 
tors entre  l'île  et  la  terre  ferme,  durant  leur  sommeil,  de 
sorte  qu'à  leur  réveil  ils  traversèrent  fort  bien  le  lac  à 
pied  sec. 

«  A  la  fin  de  la  troisième  nuit  de  bivouac,  ils  se  trouvè- 
rent enterrés  dans  un  grand  marais  bourbeux.  Les  deux 
sœurs  n'en  pouvaient  plus.  Le  Grand  Ennemi  était  si  mau- 
vais I  que  faire  ?  «  Recouchez-vous  encore  et  dormez,  u 
dit  Oltsintrédh  avec  confiance.  Aussitôt,  par  sa  puissance, 
il  se  forma  à  travers  le  marais  un  sentier  de  sable  dur  et 
sec,  sur  lequel  les  sœurs  traversèrent  les  eaux  fangeuses. 

«  Enfin,  le  Grand  Ennemi,  voyant  qu'il  ne  pouvait 


—  GOl  — 

venir  à  bout  d'OUsintj'édh,  le  laissa  partir  en  paix  ainsi 
que  ses  sœurs.  Alors  lui-même  dit  à  sou  frère  :  «  Viens 
«  avec  moi,  je  vais  tuer  tous  les  hommes  ennemis, 
«  après  quoi  je  les  ressusciterai.  »  Il  se  dirigea  vers  une 
haute  montagne  qu'ils  gravirent  tous  deux.  Il  y  tonnait 
atrreusement.  Au  milieu  de  la  foudre,  Oltsintrédli  ra- 
massa deux  pierres  plates,  des  pierres  de  tonnerre,  et 
les  ayant  jetées  parmi  ses  ennemis,  ils  tombèrent  au 
même  instant  sans  mouvement  et  sans  vie.  Il  descendit 
alors  de  la  montagne.  Arrivé  en  bas,  Ollsiatrédh  trouva 
sa  vieille  mère  adblée ,  sa  vieille  mère  qui  l'avait 
élevé.  Elle  chantait,  la  vieille,  elle  dansait  :  «  Mes  cliaiils 
«  sont  nombreux,  disait-elle  ;  je  connais  beaucoup 
((  d'hymnes.» Ce  disant,  elledansait  comme  une  folle.  Or, 
cette  vieille,  c'était  un  reniird.  OUsintrédh  la  frappa  à  la 
tête  et  la  renversa  sans  vie. 

((  Oltsintrédli  vécut  fort  longtemps.  La  vieillesse  seule 
{chan)  en  vint  à  bout.  » 

§  3.   IDENTIFICATIONS. 

Le  lecteur  aura  sans  doute  déjà  remarqué  les  nom- 
breux points  de  ressemblance  que  cette  version  présente 
avec  l'histoire  de  Moïse  et  les  pérégrinations  des  Israélites 
dans  le  désert.  Ou  y  retrouve  même  quelques  traits  qui 
font  ressouvenir  de  quelques  particularités  de  la  vie  du 
Sauvpur.  Ces  points  de  ressemblance  n'ont  point  échappé 
aux  sauvages  eux-mêmes  ;  mais  il  n'entre  pas  dans  notre 
plan  de  les  faire  ressortir  ici.  Nous  voulons  mettre  seu- 
lement en  relief  le  parallèle  existant  entre  les  traditions 
susdites  et  l'histoire  du  grand  législateur  du  peuple 
hébreu. 

\]aQ  grande  famine  (/on)  oblige  les  Z)ènè  à  quitter  leur 
patrie,  pour  se  diriger  vers  les  déserts  du  littoral,  afin 

T.    XV.  3'J 


—  602  — 

d'y  chercher  leur  vie.  —  Une  grande  famine  ayant  désolé 
le  pays  de  Ghanaan,  qu'habitaient  les  fils  de  Jacob, 
ceux-ci  émigrèrent  dans  les  plaines  de  l'Egypte,  au  bord 
de  la  Méditerranée. 

Le  héros  cbippewayan  fut  trouvé  au  bord  d'un  fleuve 
[Nilin],  par  une  troupe  de  jeunes  filles,  dont  une  l'éleva 
et  l'adopta  pour  son  fils.  —  Moïse,  enfant,  fui  trouvé  au 
bord  du  Nil,  tleuve  d'Egypte,  par  les  filles  d'honneur  de 
Thermutis,  qui  l'éleva,  l'adopta,  et  essaya  même  de  le 
faire  passer  pour  son  fils  et  de  le  pousser  au  trône  des 
Pharaons. 

Le  héros  cbippewayan,  ainsi  que  Moïse,  était  merveil- 
leusement beau. 

Une  vieille  femme  est  dite  ailleurs  avoir  élevé  l'enfant, 
de  même  que  ce  fut  la  vieille  Egypte  qui  initia  Moïse  à 
ses  sciences,  à  ses  arts  et  à  son  antique  civilisation. 

Le  héros  dènè,  comme  Moïse,  reçut  son  nom  des  cir- 
constances qui  accompagnèrent  son  enfance.  L'un  et 
l'autre  furent  puissants  et  opérèrent  des  merveilles  à 
l'aide  d'une  baguette  ou  d'un  bâton  ;  l'un  et  l'autre  furent 
les  bienfaiteurs  de  leurs  compatriotes  qu'ils  appelaient 
avec  amour  leurs  frères. 

Bétsuné-Yének/nan  promet  aux  Dènè  d'être  leur  protec- 
teur et  leur  pourvoyeur  à  jamais,  pourvu  qu'ils  lui  payent 
un  tribut  de  bouts  de  langues.  Moïse  fait,  au  nom  de  Dieu, 
la  même  promesse  aux  Hébreux,  pourvu  qu'ils  soient 
fidèles  aux  préceptes  de  la  loi  et  à  la  circoncision  (I). 

Les  Dènè,  comme  les  Hébreux,  acceptent  le  pacte. 
Les  Dènè,  du  moins  ceux  de  l'extrôme  Nord,  pratiquent 
la  circoncision. 

Le  héros  chippewayan  vient  sur  la  terre  pour  y  faire 
du  bien  à  ses  frères.  Ailleurs  il  est  dit  qu'il  délivra  ses 

(I)  Exode,  cap.  xxit,  vers.  3. 


—  GU3  — 

deux  sœurs  de  la  captivité,  dans  laquelle  les  retenait  le 
Grand  Ennemi,  chef  de  la  nation  des  Femmes  [Eyunné), 
car  ce  mot  signifie  femmes  dans  les  dialectes  dènè  du 
Nord.  —  Moïse  reçoit  de  Dieu  l'ordre  d'aller  délivrer  ses 
fièros  de  la  servitude  des  Pharaons.  Les  Israélites  lurent 
plus  tard  divisés  en  deux  maisons  :  celle  de  Jiula  el  celle 
d'I-iaël,  que  le  prophète  Jéréinie  appelle  souvent  les  deux 
sœurs. —  N'avez-vous  point  vu  ce  qu'a  fait  la  rebelle  Israël? 
Elle  s'en  est  allée,  etc.  (Jérémic,  chap.  m,  v.  6,)  —  Et  la 
perfide  Juda,  sa  sœur,  voyant  que  f  avais  répudié  la  perfide 
Israël,  etc.  {Idem,  v.  8.)  —  Allez  donc  trouver  la  rebelle 
Israël  et  criez  vers  le  Nord,  oii  elle  est  maintenant,  etc. 
{Idem,  V.  H.) — En  ce  temps-là,  la  maison  de  Juda  ira  trou- 
ver la  maison  d'Israël,  et  elles  retourneront  de  la  terre  de 
l'Aquilon...    {Idem,  v.  18.) 

Ainsi  que  Moïse,  le  héros  dènè  tue  un  homme  ennemi, 
qui  insultait  au  malheur  des  siens. —  Ainsi  que  lui,  il  fuit 
jaillir  une  source  d'c;iu  vive  en  frappant  le  rocher.  Mais 
ils  le  frappent,  l'un  d'une  baguette,  l'autre  d'iuie  llèche. 

Oltsinlrédh  et  son  frère  tiavuillent  de  concert  a  la  déli- 
vrance de  leurs  sœurs,  comme  le  firent  Moïse  et  Aaron, 
relativement  aux  deux  maisons  de  Jacob  et  de  Joseph. 

Le  Grand  Ennemi  s'opposa  au  départ  des  deux  sœurs 
et,  par  la  vertu  magique,  leur  suscita  des  embûches. — Le 
Phoraon  se  refusa  également  à  laisser  partir  les  Hébreux 
et  tenta  de  déjouer  par  la  magie  les  prodiges  que  Moïse 
et  Aaron  opéraient  pour  le  contiaindre.  Oltsinirédh  de- 
meura vainqueur  dans  celle  lutte,  ainsi  que  le  fut  Moïse. 

Le  hérob  dènè  fait  traverser  à  pied  sec  par  ses  soîurs 
un  grand  lac  d'abord,  une  eau  fangeuse  ensuite.  —  Les 
Hébreux,  sous  la  conduite  de  Moïse,  traversent  à  pied 
sec  la  mer  llouge.  Plus  lard,  ils  renouvellent  le  même 
prodige  au  passage  du  Jourdain.  Le  Nil  est  appelé  €qu 
bourbeuse  par  l'Ecriture  (Josué^  chap.  xiii). 


—  604  — 

Oltsintrédlt  délivre  ses  sœurs  du  fond  d'un  précipice 
en  faisant  monter  l'abîme  au  niveau  des  terrains  envi- 
ronnants. —  Moïse  opéra  la  même  merveille  aux  sources 
du  torrent  d'Arnon,  ainsi  qu'aux  puils  des  Moabites. 
«  Alors  Israël  chanta  ce  cantique  :  «  Que  le  puits 
«  monte!...  »  Et  ils  chantaient  tous  ensemble:  «  Que  le 
((  puils  monte!...  »  (Nombres,  chap.  xxi,  v.  15-20). 

Les  sœurs  d'Oltsintrédh  campèrent  longtemps  dans  le 
désert  avant  de  revoir  leur  patrie;  toutefois  la  tradition 
ne  fait  mention  que  de  quatre  bivouacs.  —  Les  Hébreux 
demeurèrent  quarante  ans  dans  le  désert  d'Egypte  avant 
de  parvenir  dans  la  terre  du  partage. 

Olt&intrédli  traverse  un  désert  dont  les  habitants  se 
nourrissaient  d'une  gomme  blanche.  —  Pendant  quarante 
ans  Moïse  nourrit  son  peuple  de  la  substance  blanche  de 
la  manne.  Les  uns  et  les  autres  en  furent  dégoûtés. 

OUsinlrédh  parcourt  ensuite  une  contrée  où  l'on  ne  se 
nourrissait  que  de  grives  dont  il  prit  une  grande  quan- 
tité.—  Moïse  procure  aux  Hébreux,  par  deux  fois,  une 
grande  abondance  de  cailles.  Certains  rabbins  ne  nom- 
ment pas  la  caille,  mais  font  seulement  mention  d'oiseaux 
très-gras. 

Oltsintrédh  vécut  ensuite  parmi  des  hommes -Havres, 
qui  vivaient  au  milieu  de  ténèbres  épaisses.  Il  leur  pro- 
cura la  lumière  et  en  lit  des  hommes.  —  Les  Hébreux, 
captifs  sous  les  Pharaons,  avaient  la  timidité  du  lièvre. 
D'atfreuses  ténèbres  pesèrent  sur  toute  TEgypte,  sous 
Moïse,  tandis  que  les  Israélites  vivaient  dans  la  lumière. 
Eux-mêmes,  dans  le  désert,  vécurent  soms /a  nuée,  comme 
le  dit  saint  Paul.  Entin  Moïse  tit  des  hommes  de  ses  frères, 
en  les  constituant  en  nation,  en  relevant  leur  courage  et 
en  les  envoyant  à  la  conquête  d'une  patrie. 

Oltsintrédh  gravit  une  montagne  au  milieu  du  ton- 
nerre ;  il  y  ramasse  deux  pierres  plates  qu'il  lance  dans 


—  605  ~ 

les  rangs  de  ses  ennemis,  et  ce  faisant,  il  les  foudroie. — 
Moïse  reçoit  la  loi  sur  le  mont  Sinuï,  au  milieu  des  ton- 
nerres et  des  éclairs.  Il  descou  1  de  la  montagne  avec  les 
deux  tables  de  la  loi,  et  les  jelie  au  milieu  des  Israélites 
à  la  vue  de  leur  prévarication  ;  '23  000  hommes  périrent 
par  le  p:laive  des  lévites,  à  la  suite  de  cette  action. 

Eu  descendant  de  la  montagne,  Oltsintrédh  aperçoit  sa 
vieille  mère  qui  dansait  et  qui  chantait  comme  une  folle. 
Cette  vieille  était  un  renard.  Il  la  frappa  à  la  tète  et  la 
renversa  sans  vie.  —  En  descendant  du  Siuaï,  Moïse  est 
transporté  de  courroux,  ;i  la  vue  de  la  nation  d'Israël 
dansant  et  chantant  follement  autour  des  dieux  de  la 
vieille  Egypte,  le  bœuf  Apis ,  c'est-à-dire  Sérapis.  Le 
Seigneur  dit  d'Israël  qu'il  est  un  peuple  à  la  tête  dure 
(Exode,  chap.  xxiii,  v.  5)  ;  ailleurs,  le  Saint-Esprit  le  re- 
présente comme  rempli  do  duplicité,  d'astuce  et  de  four- 
berie. Moïse  brisa  l'idole  d'Apis  et  la  réduisit  en  poudre. 

Enfin,  devenu  vieux,  le  héros  dènè  gravit  une  mon- 
tagne pour  y  mourir,  ainsi  que  le  lit  Moïse.  (Deutéron., 
chap.  XXXIV.) 

Avant  de  mourir,  le  bienfaiteur  des  Chippewayans  leur 
promet  de  ne  les  abandonner  jamais  et  de  les  secourir 
quand  ils  recourront  à  lui.  —  Moïse  promet  le  secours 
de  Dieu  ;iux  Israélites,  pourvu  qu'ils  lui  soient  fidèle.s. 
(Deutéron.,  cliap.  xxviii.) 

Le  héros  chippewayan  s'écrie  qu'un  grand  peuple  l'at- 
tend au-delà  des  mers.  —  Moïse  prédit  les  grandeurs 
futures  du  peuple  hébreu,  et  dit  qu'il  peuplera  la  terre 
d'un  pôle  à  l'autre.  (Deutéron.,  chap.  xxxiii.) 

Bélsuné-Yenelchian  disparut  tout  à  coup  et  nul  d'entre 
les  Bènè  chippt'wayans  ne  sait  ce  qu'il  devint.  —  Les  Hé- 
breux ignorèrent  toujours  le  lieu  de  la  sépulture  de 
Moïse.  (Deutéron.,  chap.  xxxiv,  v.  6.) 

Toutefois,  plusieurs  Chippewayans  s'accordent  à  dire. 


—  606  — 

avec  les  Dhiè  du  Mackenzic,  que  leur  héros  partit  pour 
la  lune,  dans  laquelle  il  réside  sous  le  nom  de  Sa-Kkè- 
Dènè  {Aslre-dans-homine);  ce  nom  n'otfre-l-il  pas  quel- 
ques rapports  avec  Sakia-Muni  du  Bouddha  ?  Nous  re- 
trouverons cette  version  beaucoup  plus  claire  ailleurs.  Il 
est  bon  de  noter  ici  que  le  monosyllabe  &a,  en  dènè, 
signifie  à  la  fois  soleil  et  lune,  comme  le  samech  des 
Hébreux  et  le  sia  des  Aasj'riens.  Mais,  outre  le  mot  astre, 
le  moiios^'Uabe  sa  signifie  aussi  la  beauté  et  la  bonté: 
sa  bien,  bon,  san  bonté;  la  racine  S  convenant  à  toul  ce 
qui  caractérise  le  bien,  le  beau  et  le  bon,  soit  moraux, 
soit  physiques,  tels  que  l'ordre  se,  la  joie  san,  les  ajuste- 
ments Sun,  la  rondeur  et  la  ligne  circulaire  son,  etc.  Dire 
que  liélmné-  Yénelchian  est  parti  pour  l'astre  des  nuits  [sa), 
ne  serait-ce  donc  pas  une  nuinière  énigmalique  et  peut- 
être  caijalistique  d'exprimer  qu'il  est  allé  rejoindre  l'Etre 
beau,  bon  et  parfait  par  excellence,  c'est-à-dire  Dieu? 

Quant  à  ceux  qui  le  font  incorporer  à  l'ours,  qui  re- 
présente toujours  la  Divinité  dans  les  traditions  dènè,  il 
nous  est  impossible  de  ne  pas  voir  dans  celte  version  un 
quiproquo  causé  probablement  par  l'homonymie  que 
présentent  le  nom  de  l'ours  {sas  en  dèné,  s'a  dans  les 
autres  dialectes,  sic  en  dindjié)  et  celui  de  la  lune  {s'a 
en  ÙQn'Q^s'iè  en  dindjié).  Quoi  (ju'il  en  soit,  nous  devons 
noter  ici  en  passant  les  deux  exemples  de  croyance  à  la 
métempsycose  et  aux  incarnations  successives  que  nous 
offre  cette  tradition  montagnaise.  Nul  n'ignore  que  celte 
théorie  parvint  dans  l'Inde  par  l'Egypte,  et  que  les  Juifs 
eux-mêmes  en  furent  entaches. 

Bétsuné-Yénelclùan,  appelé  aussi  Oltsintrédh  ou  la  Verge 
opérante,  et  enfin  Sa-Kkè-Dènè  ou  rhabilanl  de  l'astre, 
Aslarté,  s'incarne  ici  dans  le  bœuf  musqué,  dans  la  bouse 
duquel  il  fut  trouvé,  et  ailleurs  on  l'identifiera  avec  le 
soleil,  puis  avec  la  lune.  N'avons-nous  pas  dans  ce  triple 


—  607  — 

caractère  le  mythe  antique  d'Osiris,  ou  le  soleil,  appelé 
aussi  Amon,  éTiiigiant  après  sa  luort  dans  le  bœuf  Apis  et 
renaissant  dans  son  fils  Osar,  dieu  luftle  lunaire,  ap[)olé 
également  Da-Khons  ou  Khons,  lune?  En  tout  cas,  on  peut 
prendre  note  de  la  conformité  qu'oft'rent  les  noms  à'Osco\ 
de  Sa-kia-  Muni,ùe  Sa-Kkè-Dènè,  do  Sa-Mana-Khofhm  et 
de  Sa-Mann-Kiitama,  héros  que  nous  avons  plus  d'une 
raison  de  croire  identiques,  comme  les  chapitres  suivants 
pourront  le  prouver.  Manëthon  donne  à  Moïse  le  nom 
d'Osar-Siph  ou  le  dieu  lunaire  ïaupe,.  d'après  Guérin  du 
Rocher.  Nous  verrons  plus  loin  que  les  Dènè-dindjié 
septentrionaux  appellent  leur  héros  la  taupe  on  la  musa- 
raigne, dont  le  nom,  en  chippewayan,  est  dan  ou  tan; 
monosyllabes  qui,  joints  aux  particules-articles  dènè  0 
ou  "WO,  forment  le  nom  de  Odan  ou  Wotan,  le  héros 
tzendale. 


CHAPITRE  II. 


HISTOIRE  Ll-GENUAIRE  DU  DIEU  MALE  LUNAIRE  DES  DÈNÈ 
PEAUX-I>E- LIÈVRE  DU  BAS  MACKEKZiE. 

§  1".  M-OTTSIXTANÉ  (L'ENFAM  DK  LA  MOUSSE,. —ETSÉXLLLÉ 
(LE  BIEN-ALMÉ).   —   SA-WÉTA  (L'HAnrfANT  DE  LA  Ll>EJ. 

«  Au  bord  d'un  Active  {\iliné,  ^or,)  on  entendit  pleurer 
un  tout  petit  enfant.  Plusieurs  jeunes  tilles  le  cherchèrent 
en  vain  ;  mais  une  vieille  femme  s'étanl  mise  à  sa  recher- 
che avec  elles,  elle  le  trouva  et  le  recueillit.  Il  était  cou- 
ché tnul  nu  dans  un  nid  do  mousse  {ni).  C'e-t  pourquoi  on 
l'appela  Ni-Oltsintané,  l'Eufant-Mousse.  Alors  la  vieille  le 
donna  à  une  des  jeunes  femmes  pour  qu'elle  le  nourrit  ; 
après  quoi  elle  l'adopta  pour  son  fils. 


—  608  — 

«  Quoique  tout  petit,  l'Enfant-Mousse  faisait  des  mer- 
veilles à  l'aide  d'une  baguette  de  saule,  et  il  procurait  à 
sa  mère  adoptive,  en  vertu  de  sa  magie,  un  grand  nombre 
de  rennes. 

«  Lorsque  l'Enfant-Mousse  fut  devenu  un  peu  pins 
grand,  il  dit  à  sa  mère  :  «  Mère,  dites  à  mes  frères  :  Sé- 
«  parez  pour  moi  l'épaule  et  l'estomac  des  animaux  que 
«  je  vous  procurerai.  »  La  vieille  obéit  à  son  ordre,  mais 
elle  n'éprouva  que  des  refus  de  la  part  de  ceux  dont  l'en- 
fant était  le  bienfaiteur.  Aussi  l'enfant  se  coucba-t-il  at- 
tristé et  sans  prendre  do  nourriture.  Sa  mère  s'en  alla 
donc  de  tente  en  tente,  disant  à  tous  :  «  Mon  fils,  si  bon 
«  et  si  puissant,  vous  a  demandé  comme  un  tribut  l'épaule 
«  et  l'estomac  des  caribous  qu'il  tue  pour  vous  ;  pourquoi 
«  les  lui  refuser  ?  c'est  bien  mal  d'en  agir  si  durement  en- 
«  vers  lui.  »  Mais  on  ne  l'écouta  pas.  Un  vieillard,  un 
grand  chef,  très-puissant  et  grand  magicien,  appelé  Tra- 
tsan-éko  (le  Corbeau  qui  court),  répondit  :  «  Ne  les  lui 
«  donnez  pas.  Ce  petit  étranger-là  est  par  trop  préten- 
<(  tieux.  »  L'Enfant-Mousse  se  coucha  donc  en  colère. 

«  Cependant  les  hommes  (Dènè)  avaient  tué  un  grand 
nombre  de  bœufs  musqués  et  de  caribous.  On  les  avait 
dépecés  ;  on  en  avait  boucané  et  fait  sécher  la  viande, 
comme  de  coutume,  et  leur  viande  était  suspendue  sur 
des  échafaudages.  Tout  à  coup,  afln  de  punir  ces  ingrats, 
Ni-Ottsintané  se  prit  à  rélléchir,  sur  le  minuit,  afin  de 
faire  de  la  magie  :  «  Nonna  taminel  nonna  tamine  !  »  ré- 
pétait-il. Ce  que  ces  paroles  signifient,  nous  ne  le  savons 
plus.  Mais  au  même  instant  la  viande  se  mit  à  bruisser  et 
à  pétiller  ;  les  morceaux  se  rejoignirent  ;  elle  se  ranima 
entièrement,  et  les  bœufs  musqués,  ayant  repris  vie, 
s'échappèrent  dans  le  désert  ;  de  sorte  qu'il  y  eut  la  fa- 
mine [ton)  dans  tout  le  camp. 

8  C'est  ce  petit  méchant  Enfant-Mousse  qui  a  fait  le 


—  609  — 
«  coup,  1)  se  dirent  les  hommes.  On  voulut  s'emparer  de 
lui,  mais  il  s'échappa  de  leurs  mains  on  ne  sait  comment, 
et  disparut.  La  nuit  venue,  l'enfant  était  de  nouveau  cou- 
ché auprès  de  sa  mère  adoplive  ;  mais  celle-ci,  à  son  ré- 
veil, sentit  son  cœur  glacé.  Elle  avait  le  cœur  glacé  ainsi 
que  la  tête. 

«  Le  lendemain,  les  hommes  prirent  dans  leurs  lacs  un 
bon  nombre  de  rennes  ;  mais  i'Enfant-Mousse  fit  encore 
la  magie,  et,  tous  ces  animaux  ayant  disparu,  la  famine 
régna  de  nouveau  dans  le  camp.  On  n'en  pouvait  plus  : 
«  Quel  méchant  garçon  !  se  disait-on  ;  pourquoi  veut- 
«  il  nous  détruire  par  la  faim  {(on)'!  »  Mais  lui,  se  rappe- 
lant que  ces  gens-là  avaient  fait  périr  ses  parents,  n'avait 
pas  déposé  sa  colère. 

«  Le  jour  suivant,  l'Enfant  magicien,  réveillant  de  nou- 
veau sa  grand'mère  ,  la  trouva  encore  ayant  la  tête 
froide  et  le  cœur  glacé.  Sa-WcUa  lui  dit  ;  «  Mère,  je  veux 
«  allertrouver  le  Corbeau.  »  Or, ce  Corbeau  était,  comme 
nous  l'avons  dit,  un  grand  chef  fort  puissant  et  très- 
méchant.  Il  avait  épousé  malgré  elles  deux  sœurs,  et  il 
habitait,  non  pas  dans  une  tente,  mais  bien  dans  une  jolie 
maison  de  bois,  au  fond  de  laquelle  on  apercevait  ses  jolies 
coupes,  ses  jolis  plats  travaillés ,  également  de  bois. 
Quand  l'Eufanl  dit  à  la  vioillo  qu'il  voulait  aller  trouver 
le  Corbeau  pour  lui  reprocher  sa  dureté,  elle  s'épou- 
vanta :  «  Que  vas-tu  faire  chez  cet  homme  ?  lui  dit- 
«  elle;  tu  sais  bien  combien  il  est  malin  et  puissant.  » 
Mais  lui  :  «  N'importe  ;  il  faut  que  j'y  aille,  »  répon- 
dit-il. 

«  Ni-Oitsintanê,  que  nous  appelons  aussi  le  Bien-.\imé 
[EtsenuUé]  et  Sa-\Véta,  ou  l'Habitant  de  la  lune,  se  rendit 
donc  chez  le  Corbeau-qui-court.  Il  pénétra  en  colère  jus- 
qu'au fond  de  sa  demeure  ;  il  renversa  de  fond  eu  com- 
ble tous  ses  vases  et  ses  coupes;  il  répandit  tout  autour 


—  6i0  — 

un  liquide  inflammable,  et  les  détruisit  par  le  feu.  Le 
Corbeau  étant  absent,  sa  femme,  qui  survint,  s'écria  : 
«  Pourquoi  fais-tu  cela,  méchant  petit  tabou  de  bouse 
«  {kofwèné  tsanné)  ?  n 

«  Sa-Wéla  se  cacha  toute  la  nuit  ;  mais  il  opérait  dans 
l'ombre. 

a  Le  jour  suivant  donc,  lorsque  le  Corbeau  s'éveilla,  il 
trouva  sa  maison  toute  remplie  d'un  duvet  blanc  magi- 
que, que  l'Enfant-Mousse  avait  fait  lomljer  de  la  lune,  du- 
rant la  nuit.  Le  Corbeau,  indigné,  lui  dit  :  «  Enfant, 
«  pourquoi  en  agis-tu  ainsi  sans  cesse  avec  nous  ?  » 
Mais  Ni-Ottsintané  faisait  semblant  de  dormir. 

«  Cependant  les  hommes  s'étaient  dit  les  uns  aux  au- 
tres :  «  Marchons  sur  l'ennemi  ;  poursuivons-le  dans  sa 
«  marche.  »  On  partit  donc  pour  la  guerre.  Le  Corbeau 
et  tout  son  peuple  se  mirent  à  la  poursuito  de  leurs  enne- 
mis, les  Dènè.  Ni  Ottsin/ané  les  laissa  paitir;  ensuite  il 
dit  à  la  vieille  grand'mère:  «  Moi  aussi,  je  veux  aller 
«  avec  les  guerriers  ;  laissez-moi  donc  partir.  —  Que 
((  dis-tu  là!  s'écria  la  vieille;  toi,  si  petit,  tu  vas  périr 
«  de  froid  et  de  misère!»  Il  ne  répondit  rien;  mais,  la 
nuit,  il  disparut,  et  rejoignit  le  Corbeau  et  ses  guerriers. 
Avant  de  se  présenter  devant  le  grand  chef  des  ennemis, 
il  ramassa  et  cacha  sa  chevelure,  car  ces  hommes  se  ra- 
saient la  léte  et  portaient  des  cheveux  d'auirui.  Lorsijue 
le  Corbeau  aperçut  l'Enfant-Mousse,  du  seuil  de  ta  lente 
il  lui  dit  :  «  Mon  ami,  qu'ètes-vous  venu  faire  ici  ?  — 
«  Je  suis  venu  pour  combattre,  »  répondit  TEnfunl  ma- 
gicien. On  partit. 

((  Cependant  Sa-Wéta,  après  avoir  rejoint  les  guer- 
riers, n'alla  pas  plus  loin.  Il  ne  les  suivit  pas,  il  ne  tua 
personne  ;  mais  il  se  recueilht  ainsi  qu'il  faisait  toujours 
avant  d'opérer  des  prodiges.  Ensuite  il  prit  une  petite 
chienne  blanche  ;  il  lui  coupa  le  bout  du  nez  (inron),  la 


—  611   — 

saigna,  la  tua,  et  de  son  sang  en  frotta  la  tente.  Cela  fait, 
il  se  recoucha  et  til  semblant  de  dormir;  mais,  en  rra- 
lité,  il  se  joua  tonte  la  nuit  avec  nn  enfant  magifjuc. 
Alors,  à  minuit,  un  grand  cri  retentit  dan?  tout  le  camp. 
Tous  les  ennemis  étaient  transpercés  de  ses  tlèches  invi- 
sibles. Il  y  avait  du  sang  et  des  morts  partout.  Durant 
toute  la  nuit,  à  mesure  que  le  sang  de  la  chienne  blanche 
coulait,  le  sang  humain  coulait  aussi  par  tout  le  camp 
ennemi.  De  toutes  parts,  on  n'entendait  que  ces  paroles  : 
«  Hélas  !  il  y  a  du  sang  dans  la  maison.  Mon  fils  perd 
«  tout  son  sang.  Le  mets  tabou  lo  châtie  !  »  C'était  donc 
excessivement  pénible.  Le  Corbeau-qui-courl  ne  s;ivait 
plus  que  penser.  Il  prononça  ce  peu  de  mots  d'un  air 
sombre  :  «  On  a  blasphémé  la  grande  montagne.  Il  a 
«  mangé  notre  fétiche,  l'animal-dieu  {el-loûne).  » 

((  Cependant  Ni-Oltsintanè,  disparaissant,  était  retourné 
auprès  de  la  grand'mère.  Il  la  trouva  comme  aupara- 
vant étendue  à  terre,  sans  feu,  et  le  cœur  glacé.  Le  len- 
demain, il  lui  dit  :  «  Je  pense  que  mes  frères  n'«>nt  plus 
«  rien  à  manger,  laissez-moi  donc  paitir.  Faites-moi 
«  un  gâteau  de  viande  et  de  graisse,  afin  que  je  le  leur 
«  porte.  »  La  vieille  lui  obéit,  parce  qu'elle  lui  obéissait 
toujours.  Elle  fit  donc  le  gâteau  et  le  plaça  en  dehors  de 
la  loge,  atin  que  l'Entant  lunaire  pût  le  prendre;  car, 
durant  la  nuit,  il  avait  disparu,  selon  son  liabitude.  iMais 
sa  vieille  mère  ne  s'inquiétait  plus  de  ces  absences,  elle 
y  était  accoutumée.  Alors  Sa-Wétu  apparut  tout  à  coup. 
Il  avait  tué  une  hermine  {zoë)  ;  en  marchant  il  en  avait 
répandu  le  sang  autour  de  la  tente  ;  il  le  répandit  aussi 
le  long  du  sentier  et  sur  le  gâteau  lui-méine.  11  lit  cette 
opération  niagi(|ue  au  bord  d'un  grand  lac,  où  il  demeu- 
rait. Alors,  au  même  moment,  le  giaud  lac  s'cnlr'ouvril 
d'une  rive  à  l'autre  ;  le  lit  du  lac  apparut  à  sec,  et  loul  an 
fond  on  aperçut  d'immenses  quartiers  de  viande  enipdés. 


—  612  — 

C'était  là  que  se  trouvait  cachée  toute  la  viande  qu'il  avait 
fait  disparaître  du  camp  de  ses  ennemis.  C'est  ainsi  que, 
par  la  magie  du  sang  versé  et  du  gâteau  de  viande,  il 
procura  à  ses  frères  une  grande  abondance  de  viande. 

«  Longtemps  après  cela,  il  arriva  que  les  frères  de 
l'Enfant-Mousse  tendirent  leurs  rets  aux  poissons  du 
grand  lac  ;  mais  ils  ne  pouvaient  rien  prendre.  Le  pois- 
son manquait  absolument.  L'Enfant  magique  se  rendit 
donc  au  bord  de  la  mer,  et  ne  dit  que  ces  mots  eu  soupi- 
rant :  «  Quoi  donc  !  j'aurais  conduit  en  pure  perte  mes 
«  frères  jusqu'au  Pieddu-Ciel,  leur  patrie  !  Pourquoi 
«  donc  maintenant  le  grand  lac  est-il  infructueux  pour 
«  eux  ?  »  Aussitôt  le  poisson  abonda. 

<c  Pendant  longtemps  l'Enfaiit-Mousse,  devenu  homme, 
en  agit  ainsi.  Il  opérait  sans  cesse  de  nouvelles  merveilles, 
et  cependant  il  demeurait  toujours  seul  et  dressait  son 
pavillon  loin  du  camp.  Un  jour  qu'il  avait  procuré  une 
grande  abondance  de  viande,  il  leur  dit  de  nouveau  : 
«  Séparez-moi  l'épaule  et  les  entrailles  des  victimes  que 
«  vous  ferez.  »  Alors  le  Corbeau,  lui  tout  seul,  répondit  : 
«  Non,  non,  ne  les  lui  donnez  pas  ;  cet  enfant  est  par 
<(  trop  vain.  »  Ni-Oltsintanè  se  relira  en  colère  comme  la 
première  fois,  et  se  coucha  sans  manger  :  «  Mère,  dit-il 
«  à  la  vieille,  c'en  est  fait  ;  ces  hommes  sont  mauvais  et 
«  ingrats  ;  il  faut  que  je  les  détruise  et  que  je  m'en  aille 
«  ailleurs.  Déjà  j'ai  habité  le  soleil,  mais  sa  luAière  était 
«  trop  brtjlanle,  et  c'est  pourquoi  je  suis  descendu  sur 
((  cette  terre  pour  faire  du  bien  aux  hommes  ;  mainte- 
«  nant  donc  que  les  hommes  ne  veulent  plus  de  moi,  je 
«  m'en  retourne  là-haut  ;  mais  j'habiterai  la  lune.  C'est 
«  là  que  ceux  qui  me  haïssent  me  verront.  Cette  nuit, 
«  continua-t-il,  liez  solidement  la  tente,  et  ne  sortez  pas. 
«  Quant  à  moi,  je  m'en  vais  d'où  je  suis  venu  ;  mais  je  ne 
«  vous  abandonnerai  pas.  Quand  vous  serez  dans  le  be- 


—  G13  — 

«  soin,  crioz  vers  moi,  et  je  viendrai  à  vous.  »  Et  comme 
sa  vieille  mère  et  ses  parents  adoplifs  se  désolaient  : 
«  Allons,  dit-il,  no  pleurez  pas  ;  il  n'y  a  rien,  en  ce  que  je 
«  vous  dis,  qui  puisse  vous  désoler.  Dormez  et  campez 
«  encore  une  nuit  et  une  autre  nuit  ;  tendez  vos  lacets  aux 
«  rennes  et  vos  filets  aux  poissons  entre  chaque  nuitée  ; 
«  et  c'est  ainsi  que  vous  parviendrez  à  me  suivre  dans  la 
«  lune.  »  Il  se  ceignit  la  tète  d'un  bandeau,  et  ajouta  : 
«  Le  soleil  en  agira  de  même  ;  lorsque  l'homme  mourra, 
«  l'astre  pâlira.  »  C'est  pour  cette  raison  qu'en  temps  de 
famine  {ton),  lorsque  nous  mourons  de  faim,  s'il  arrive 
que  le  soleil  pâlisse  et  s'entoure  d'un  halo,  nous  disons  : 
«  L'astre  combat  pour  nous.  » 

(c  Après  avoir  ainsi  parlé,  Ni-Ottsintané  disparut.  Et 
ses  parents  se  couchèrent  après  avoir  soigneusement 
fermé  les  tentes.  Au  milieu  de  la  nuit,  un  vent  effroyable 
parcourut  le  camp  et  y  fit  d'affreux  ravages.  Le  Corbeau, 
épouvanté,  s'écria  :  «  Il  a  trempé  la  touffe  d'herbe  dans 
«  le  sang,  et  l'esprit  est  venu  dedans  !  »  Alors  tout  le 
camp  se  leva  comme  un  seul  homme.  Ou  courait  ahuris 
à  travers  les  tentes,  et  un  grand  nombre  de  personnes 
gisaient  mortes  et  tuées  par  le  Grand  Esprit  de  la  mort. 
{Ettsonné). 

«  Quant  à  l'Enfant  puissant,  il  était  parti  pour  la  lune, 
où  on  peut  le  voir  encore.  On  l'appelle  maintenant  Sa- 
Wéta  (l'habitant  de  la  lune),  Ebœ-ekhon  (épée  et  bou- 
clier), Klo-da-tsoté  (rat  rouge,  au  museau  pointu,  c'est- 
à-dire  musaraigne),  Edz(j  (le  cœur),  et  enfin  E tisonné  {le 
génie  de  la  mort). 

«  C'est  pourquoi,  presque  à  la  fonte  des  neiges,  au  troi- 
sième mois  qui  s'appelle  la  lune  du  rut  des  rennes  et  au 
renouvellement  delà  lune,  nous  célébrons  la  fêle  de  Sa- 
Wéta,  appelée  le  Passade  funèbre  à  travers  les  tentes  {A'ron- 
tra  na-exélé  tsatéli).  A  cotte  fin,  on  cuit  de  la  viande  sous 


—  614  - 

terre  à  l'étuvée  dans  des  vases  de  racine  tressée,  puis  on 
en  remplit  des  gibecières.  Alors  les  jeunes  gens,  leurs 
gibecières  pleines  sur  le  dos,  les  reins  ceints  et  un  bûton 
à  la  main,  se  réunissent  à  minuit  dans  une  tente.  Puis, 
ressortant,  ils  courent  à  travers  les  loges  en  chantant  de 
temps  à  autre  vers  la  lune  :  »  Ouf/  sé-dhaf  Klo-do-tsolé 
»  él'è-kkè-tra  nondatralè  !  ttsu-chnc  yéen!  n  c'est-à-dire: 
«  Holà  1  souris  rouge  au  museau  poinlu,  hûle-toi  de  passer 
«  par-dessus  terre  en  forme  de  croix.  Montagne  du  bois, 
«  arrive!  —  Pourquoi  donc  la  lune  dispariiîl-elle  comme 
«  si  elle  allait  tomber  du  ciel?»  pensons-nous.  L'astre  est 
sans  doute  en  souffrance,  et  de  peur  qu'on  ne  le  tue,  nous 
crions  et  chantons.  Après  quoi  on  fait  un  repas  nocturne 
sous  les  tentes.  C'est  ainsi  que  nous  obéissons  aux  orJres 
mêmes  de  l'Habitant  de  la  lune,  Sa-Wéta  ou  la  musarai- 
gne {Wotan)  :  «  \u  troisième  mois,  quand  la  lune  pas- 
ce  sera,  nous  dit-il  jadis,  vous  ferez  un  repas  à  minuit  et 
«  vous  passerez  la  nuit  dans  la  neige  et  en  plein  air.  » 

«  Depuis  ce  temps-là  également,  quand  un  homme  dènè 
désire  prendre  beaucoup  de  rennes  ou  bien  qu'il  désire 
se  défaire  de  ses  ennemis,  il  prend  un  petit  enfant,  ill'en- 
veloppe  dans  une  peau  de  renne  garnie  de  son  poil  et  le 
lie  par  huit  cordes,  dont  quatre  partent  du  cou  et  quatre 
autres  des  pieds  de  l'enfant;  et  au  moyen  de  ces  lanières 
il  le  balance  en  chantant  et  en  criant.  C'est  la  magie  ap- 
pelée V Enfant  lié  ou  le  Jeune  Homme  bondissant.  Pendant 
longtemps  on  le  balance  ainsi  et  on  s'en  joue.  Après  quoi 
on  fait  un  festin.  Et  si  quelqu'un  survenant  entend  ce  bruit 
dans  une  tente,  il  ne  manque  pas  de  demander  au  magi- 
cien :  «  Ton  jeune  homme  magique  ae  me  tuera  pas, 
«  sans  doute  ?  »  Et  si  celui  qui  se  livre  à  cette  magie  est 
animé  de  bonnes  dispositions  envers  le  passant,  il  lui 
répond  négativement,  du  fond  de  sa  tente.  Alors  le  pas- 
sant peut  entrer  ;  sinon  il  faut  qu'il  s'éloigne  au  plus  vite. 


—  Glu  — 

«11  ne  faut  pas  parler  inutilement  et  sans  respect  de 
Su-Wéla,  car  c'est  parler  de  V  Esprit  de  la  mort  [Et  t  sonné 
déti).  C'est  lui  que  les  magiciens  chassent  du  corps  des 
malades  sous  la  forme  d'un  serpent  {Nàh-tuvjè)  parla  ma- 
gie nommée  le  Passage  sous  les  eaux  {tru  yié  tsédété).  Pour 
faire  celle  magie  curutive,  trois  jongleurs  sont  requis,  et 
ils  doivent  coucher  avec  le  malade  durant  trois  jours  et 
trois  nuits  d'un  jeûne  absolu.  Après  qu'ils  ont  obtenu  de 
lui  l'aveu  sincère  de  ses  fautes  et  jeté  au  feu  de  la  viande 
et  des  vêtements  en  l'honneur  d'Ettsonné,  ils  en  font  sor- 
tir cet  esprit  de  mort,  à  moins  que  celui-ci  n'aime  trop  le 
malade  et  ne  tienne  à  s'en  emparer.  » 


§   2.    KOrSlDATRÈH   (OPÉRANT-BATON).  —  ETSIÉ-DÉKFWOE 
(LE  GRAND-PÈRE    JAUNE). 

«Un  géant  des  Tétes-rasées  avait  volé  deux  sœurs  et 
les  avait  emmenées  en  captivité  dans  son  pays.  «  Je  ne 
«  demande  qu'une  tête^  »  avait-il  dil.  Mais  parce  qu'on  lui 
avait  refusé  celle  âme,  il  en  avait  agi  ainsi.  Il  avait  con- 
duit ces  deux  femmes  dans  le  pays  des  Hommes-chiens, 
et  là  il  les  retenait  en  esclavage. 

«  Alors  un  homme  appelé  Kotsidatrèh,  c'esl-à-dire  ce- 
lui qui  opère  par  la  baguette,  partit  pour  aller  délivrer  ses 
deux  sœurs. 

«  Chemin  faisant,  il  arriva  d'abord  dans  un  pays  dont 
les  habitants  ne  se  nourrissaiiml  que  d'orlolansdes  neiges 
et  de  gelinottes  blanches.  11  demeura  quelque  temps  dans 
celle  contrée  et,  ayant  pourchassé  ces  oiseaux,  d'un  seul 
coup  de  filet  il  en  prit  un  très-grand  nombre.  Mais  là  n'é- 
taient pas  ses  sœurs.  Ce  n'étaient  pourtant  pas  des  Hom- 
mes-chiens qui  demeuraient  eu  celle  contrée. 

«  Etant  parti  de  là,  il  arriva  dans  un  désert  donl  les 


—  616  — 

habitants  se  nourrissaient  exclusivement  d'une  gomme 
blanche.  Il  y  demeura  jusqu'au  printemps  suivant. 

«Au  printemps,  il  parvint  à  une  grande  tente  habitée 
par  des  Fils-de-chien.  Il  entra  dans  la  loge,  mais  il  y  ré- 
gnait une  nuit  très-obscure,  on  ne  pouvait  y  distinguer 
personne.  Alors Kotsidatrèh  jeta  au  feu  des  yeux  de  lièvre 
et  le  jour  se  fit  aussitôt.  Dans  la  tente  des  Fils-de-cbien, 
il  trouva  ses  deux  sœurs  captives.  Leur  ravisseur,  le  géant 
ennemi,  était  absent.  Kutsidatrèh  alla  donc  vers  ses  sœurs 
et  leur  dit  :  «  Mon  beau-frère  votre  mari  est  sans  doute  à 
«la  chasse.  Hâtez-vous  donc  de  me  suivre.  Voilà  que  je 
«  viens  pour  vous  délivrer.  »  Après  quelques  difficultés  de 
leur  part,  par  suite  de  la  crainte  que  leur  inspirait  le  chef 
des  Têtes-pelées,  elles  se  levèrent,  abandonnèrent  les 
enfants  qu'elles  avaient  eus  du  chien-géant  et  suivirent 
leur  libérateur  et  frère. 

«  La  nuit  venue,  on  campa.  Mais  le  géant,  outré  de  co- 
lère à  la  vue  de  la  disparition  de  ses  deux  esclaves,  fit  la 
magie  contre  eux  durant  la  nuit.  Lors  donc  que  le  jour 
parut,  les  fugitifs  se  trouvèrent  au  sommet  d'une  haute 
montagne.  Les  deux  femmes  se  prirent  à  se  lamenter, 
mais  leur  frère  leur  dit  :  «  Recouchez-vous  et  confiez-vous 
«  à  moi.  »  Elles  se  rendormirent.  Alors,  par  la  puissance 
de  sa  verge  de  saule,  Kotsidatrèh  aplanit  le  terrain  et  le 
rendit  d'un  abord  facile  et  commode. 

La  seconde  nuit  arrivée,  ils  bivouaquèrent  de  nouveau, 
mais  ce  fut  pour  s'éveiller  le  jour  suivant  dans  une  île 
perdue  sur  la  mer.  «  Rendormez-vous,  »  dit  encore  Kot- 
sidatrèh à  ses  sœurs.  Alors  il  fit  naître  pour  elles  une 
grande  chaussée  du  milieu  des  eaux,  de  sorte  qu'elles 
traversèrent  le  grand  lac  à  pied  sec. 

«  La  troisième  nuit  ils  campèrent  encore,  et  alors  le 
géant  ennemi  envoya  contre  eux  des  foudres  et  des  ton- 
nerres terribles.  Mais  le  libérateur  ayant  fait  une  boucle 


—  617  — 

à  sa  baguette  de  saule,  il  captura  les  oiseaux  de  tonnerre 
et  les  détruisit. 

«  Après  la  quatrième  nuit,  les  deux  sœurs  virent  tout  à 
coup  une  immense  nappe  d'eau  s'étendre  devant  elles  à 
perte  de  vue.  Elles  s'enfoncèrent  dans  la  mer  et  y  dispa- 
rurent. Mais  Rotsidatrèl)  les  tira  de  l'eau  avec  sa  verge  et 
les  deux  sœurs  échappèrent  à  la  mort. 

«  Ayant  campé  une  cinquième  fois,  lorsque  le  matin 
arriva,  ils  se  trouvèrent  emportés  par  un  rapide  etlVayant 
vers  un  abînie  sans  fond.  Mais  Rolsidatrèli  se  levant,  fit 
surgir  l'abîme  et  se  rabaisser  la  terre.  Et  ainsi  ils  ne  fu- 
rent pas   engloutis. 

«  Le  sixième  jour,  il  se  fit  une  obscurité  très-épaisse. 
On  ne  se  voyait  pas  à  deux  pas.  Les  deux  sœurs  fondi- 
rent en  larmes  :  «Ce  géant  veut  notre  perte,»  s'écrièrent- 
elles.  Mais  leur  frère  :  «  Recouchez-vous,  »  leur  dit-il,  et 
aussitôt  le  jour  se  fit. 

((  Etant  parvenus  encore  plus  loin,  ils  campaient  une 
septième  fois  pour  passer  la  nuit,  lorsqu'elles  entendi- 
rent tout  à  coup  les  rugissements  d'un  monstre  mangeur 
d'hommes.  «Faites  silence,  ne  dites  rien,  »  dit  Kotsida- 
trèh  à  ses  sœurs.  Alors  nous  ignorons  ce  qu'il  fit  au 
monstre  ;  mais  il  l'éteudit  sans  vie  à  ses  pieds. 

«  Le  huitième  jour,  l'eau  leur  manqua  complètement. 
Elles  pleuraient.  C'était  très-pénible.  Mais  lui,  fichant 
aussitôt  une  de  ses  flèches  sur  la  pente  d'une  montagne, 
en  fit  sortir  une  source  limpide  et  abondante  à  laquelle 
elles  se  rafraicLirent. 

«  Enfin  ils  arrivèrent  dans  une  localité  où  se  trouvaient 
plusieurs  sources  d'eau  fraicUe  appelées  les  Eaux  jail- 
lissantes. Là  ils  plantèrent  leur  lente.  Là  ils  demeurè- 
rent. Eu  ce  lieu  ils  aperçurent  trois  personnes,  un  bon 
vieillard  et  ses  deux  femmes.  «Quelles  gens  éies-vous?» 
leur  dit  le  vieillard;  et,  comme  ils  ne  répondaient  pas, 

T.  XV.  40 


~  618  — 

le  vieillard  ajouta:  «Ma  mère  ine  disait  jadis  qu'un  mé- 
«  chant  géaut  des  Têtes-rasées  avait  enlevé  deux  sœurs 
((  pour  en  faire  ses  esclaves.  Seriez-vous  par  hasard 
(I  ces  deux  sœurs?  —  Justement,  répondirent-elles,  c'est 
((  nous-mêmes.  » 

«  C'est  ainsi  que  Rotsidatrèh  délivra,  au  commen- 
cement, ses  deux  sœurs  de  l'esclavage  des  Hommes- 
chien?. 

«  Nous  invoquons  Rotsidatrèh,  appelé  aussi  le  Grand- 
Père  jaune,  afin  de  nous  procurer  une  grande  abondance 
d'animaux.  On  l'invoque  également  pour  obtenir  le  pou- 
voir de  faire  des  merveilles.  Rotsidatrèh  en  opérait  à 
l'aide  d'un  bâton  blanc.  De  son  bâton  il  frappait  la  terre 
et  les  eaux.  Quand  on  fait  cette  magie,  on  ne  blasphème 
pas,  on  ne  se  dépouille  point  de  ses  vêtements,  on  se 
contente  de  se  promener  en  chantant  et  en  donnant  du 
bâton  deci.  delà. 

«  Rotsidatrèh,  le  (îrand-Père  jaune,  demeure  mainte- 
nant au  Pied-duCiei,  où  il  conduisit  ses  frères.  Avec  son 
bâton  il  faisait  des  prodiges  et  détruisait  les  animaux  mal- 
faisants. Voici  encore  quelques-unes  des  merveilles  qu'il 
opéra  : 

«  Une  fois,  un  Na-ay,  un  mangeur  d'hommes  au  long 
nez  et  aux  petits  yeux,  accourut  vers  une  femme  sans 
mari  qui  demeurait  abandonnée  au  bord  de  la  mer.  u  C'est 
«  pour  moi  qu'elle  travaille,  qu'elle  apprête  ses  repas,  » 
se  disait  le  monstre.  Elle  était  sans  défense  à  sa  merci. 
«Rotsidatrèh,  s'écria-t-elle ,  toi  si  bon  et  si  puissant, 
«  accours  et  défends-moi  du  monstre.  »  Alors  tout  à  coup 
un  feu  sort  de  la  terre  qui  s'enlr'ouvre,  et  du  miheu  de 
ce  feu  bondit  l'homme  à  la  baguette.  Il  en  frappe  les  eaux 
de  la  mer,  il  les  divise  de  part  en  part;  dans  les  eaux  il 
ouvre  un  passage,  il  y  pourchasse  le  Na-ay  et  l'y  noie. 

«  Un  autre  jour,  au  milieu  d'un  lac  mis  à  sec,  on  en- 


—  619  — 

tendit  gronder  le  tonnerre.  On  accourut  pour  voir  ce  que 
c'était.  Rotsidalrèh,  le  Grand-Père  jaune,  dansait  là  dans 
la  mer  dessoclu^e.  Sa  têle  était  toute  blanchie  par  l'ûgn. 
11  donna  anx  Dènè  deux  sabots  de  renne,  et  par  ce  pré- 
sent il  leur  fit  tuer  un  nombre  incalculable  de  caribous, 

«  Une  autre  fois,  Kolsidatrèh  arriva  vers  une  tente 
dans  laquelle  pleumit  un  petit  enfant.  11  était  tout  seul  et 
exposé  à  la  voracité  d'un  géant  cannibale  qui  avait  déjà 
dévoré  sept  personnes.  Rotsidatrèh  saisit  le  géant  à  bras- 
le-corps  et  lutta  avec  lui  toute  la  nuit  sans  pouvoir  en 
venir  à  bout.  A  la  fin  cependant  il  lui  lira  le  nejf  de  la 
jambe,  le  rendit  boiteux  et  le  renversa  à  terre.  Puis  il  le 
ressaisit  de  nouveau,  lui  guérit  le  pied  et  le  renvoya 
sain  et  sauf.  Mais  enfin,  se  ravisant  une  troisième  fois,  il 
se  ren:it  à  sa  poursuite,  le  frappa  de  son  bâton  blanc  et 
le  renversa  à  terre  pour  jamais. 

«  Une  fois  encore,  Rotsidatrèh  rencontra  sur  le  sentier 
un  Etira-Kotchô,  monstre  gigantesque  qui  conviait  les 
passants  à  la  fornication.  Mais  le  Grand-Père  jaune  ac- 
courut vers  cette  bête  affreuse,  il  lui  arracha  la  mâchoire 
inférieure,  et,  l'en  frappant,  il  renversa  le  monstre  à 
terre;  puis  il  l'acheva  avec  son  bâton. 

«  Enfin,  un  autre  jour,  comme  les  frères  de  Rotsidatrèh 
(car  il  appelait  tous  les  hommes  ses  frères)  étaient  à  bout 
de  nourriture,  il  se  hâta,  dans  sa  bonté,  de  faire  à  leur 
insu  un  ballot  de  viande  sèche  et  boucanée  et  de  la  dépo- 
ser secrètement  au  milieu  do  leur  camp.  Mais  à  la  vue  de 
la  viande,  ces  ingrats,  loin  de  remercier  leur  bienfaiteur, 
se  répandirent  contre  lui  en  injures.  Le  Grand-Père  jaime, 
Etsié-dékfwôe,  s'irrita  tout  d'abord;  mais,  comme  sa  co- 
lère n'avait  jamais  d'efiét  fâcheux,  elle  s'apaisa  vite.  «Ils 
«veulent  de  la  viande  fraîche,  »  se  dit-il;  et  aussitôt  il 
s'en  alla  sur  un  lac,  prit  un  castor,  le  dépeça,  en  fit  rôtir 
la  chair  et  l'apporta  à  ses  frères  sans  la  manger.  Il  en 


—  620  — 

mangea  toutefois  la  graisse,  après  l'avoir  grillée.  Il  divisa 
ensuite  le  feu  en  deux  parts  et  se  coucha  au  milieu  des 
flammes  sans  qu'elles  le  brûlassent.  Par  cette  magie, 
Kotsidatrèh  procura  à  ses  frères  beaucoup  de  viande.  Puis 
il  leur  dit  :  «  N'oubliez  pas  ce  que  je  vais  vous  dire.  A 
l'avenir,  quand  vous  tuerez  un  animal  quelconque  à  la 
chasse,  observez  ceci  :  vous  placerez  le  sang  de  l'animal 
d'un  côté  et  sa  chair  de  l'autre.  » 


§  3.  IDENTIFICATIONS. 

Le  lecteur,  s'il  a  été  assez  patient  pour  lire  tout  au 
long  les  deux  traditions  qui  précèdent,  a  dû  demeurer 
convaincu  qu'elles  sont,  à  peu  de  chose  près,  identiques 
à  celles  des  Chippewayans,  mentionnées  dans  le  premier 
chapitre.  Les  personnages  principaux  y  sont  les  mêmes, 
les  noms  seuls  sont  changés.  Aux  identifications  qui  pré- 
cèdent, nous  allons  donc  joindre  ici  celles  que  nous  four- 
nissent les  présentes  traditions  : 

Le  héros  peau-de-lièvre  est  appelé  Y  Enfant-Mousse, 
parce  qu'il  fut  trouvé  tout  petit  au  bord  d'un  fleuve  {Ni- 
liae)  dans  la  mousse,  pâture  des  rennes.  Moïse,  dont  le 
nom  arabe  est  Moussa,  est  trouvé  dans  une  corbeille  de 
jonc  au  bord  du  NU,  fleuve  d'Egypte  (1). 

Devons-nous  considérer  comme  fortuit  le  jeu  de  mots 
qu'otfrent  mousse  et  moussa  ?  Mais  alors  pourquoi  le  même 

(1)  Il  nous  semble  que  le  R.  P.  Petitot  a  cédé  ici  à  la  préoccupation 
que  nous  dénoncions  à  la  première  page.  Pour  identifier  le  nom  de 
Moïse  avec  le  nom  du  héros  légendaire  Ni-Ottsinlané,  il  fait  intervenir 
la  traduction  française  de  ce  dernier  nom,  qui  signifie  l'enfant  de  la 
mousse,  et  il  insiste  sur  la  consonnance  entre  mousse  et  Moïse.  Pour 
nous,  il  est  évident  que  la  traduction  française  n'a  rien  à  faire  ici  et  que, 
pour  tirer  avantage  de  la  consonnance,  il  faudrait  qu'elle  eût  lieu  entre 
le  nom  Uéné  et  le  nom  hébreu. 

Toutefois,  en  refusant  de  souscrire  à  l'opinion  de  l'auteur,  nous  ue 


-  621  — 

héros  ou  dieu  /«wrtjVe  est-il  aussi  appelé  taupe^  musaraigne^ 
rat  rouge  au  museau  pointu^  alors  que  le  rat,  dont  le  nom 
est  mws  (prononcez  ffîOMs) en  latin, et  mouseen  anglo-saxon, 
s'appelle  [jljv  [moun)  en  grec,  mot  qui  caractérise  la  lune 
dans  la  même  langue  anglo-saxonne?  Pourquoi  ce  nom 
delà  taupe,  de  la  musaraigne  ou  rat  des  sables  (de  mus 
et  de  arena),  en  égyptien  Siptmeus^  est -il  appliqué  par 
l'historien  Manéthon  à  Moïse,  qu'il  appelle  Osar-siph?  Ne 
faut-il  voir  en  ceci  qu'une  bizarrerie  du  basard?  En  ce 
cas,  nous  en  promettons  d'autres  au  lecteur.  N'est-il  pas 
plus  rationnel  d'admettre,  avec  l'auteur  de  V Histoire  véri- 
table des  temps  fabuleux,  que  le  nom  de  taupe  ou  rat  rouge 
(siphneus)  ne  fut  appliqué  à  Moïse  par  les  Egyptiens 
qu'afin  de  dissimuler  le  miracle  si  notoire  et  si  honteux 
pour  leur  nation  que  le  libérateur  des  Hébreux  accomplit 
sur  les  eaux  de  la  mer  Rouge  (en  égyptien  Saph)  ?  Nous 
avons  donc  ici  le  fait  d'une  sorte  de  symbolisme  cabalis- 
tique semblable  à  celui  employé  par  les  Egyptiens,  et  non 
un  arrangement  fortuit  de  consonnances  semblables.  Mais 
bien  plus,  c'est  que  l'exemple  est  absolument  le  même  et 
appliqué,  comme  on  le  voit,  au  même  héros,  et  cela  non- 
seulement  en  Egypte  comme  en  Amérique,  mais  encore 
dans  l'Hindoustan,  contrée  qui  a  dû  servir  de  lieu  de  tran- 
sition au  même  mytbe.  En  effet,  V Histoire  légendaire  de  la 

nions  pas  absolument  le  système  de  transforroatiou  qu'il  invoque;  seu- 
lement nous  ne  croyons  pas  que  ce  système  soit  applicable  au  cas  présent. 
Sous  le  bénéfice  de  cette  observation,  qui  s'étend  à  plusieurs  autres  dé- 
nominations de  même  genre  sur  lesquelles  insiste  le  P.  Petitot,  nous  re- 
produisons dans  son  intégrité  le  travail  qu'il  nous  a  envoyé. Si  nous  avons 
raison  contre  lui,  ce  n'est  qu'un  argument  de  moins  pour  la  thèse  qu'il 
soutient;  et  il  en  a  assez  d'autres  pour  se  passer  de  celui-là.  .\  nos 
yeux  cette  question  est  une  question  ouverte,  sur  laquelle  nous  sommes 
prêts  à  recueillir  les  données  qui  nous  seront  fournies  Si  ces  données 
sont  en  opposition  sur  plusieurs  points,  il  y  a  lieu  d'espérer  que  du  choc 
jaillira  la  lumière  et  que  la  vérité  resplendira  avec  d'autant  plus  d'éclat 
qu'elle  aura  été  plus  sévèrement  conlrûlée.         {Sole  de  la  llédaclion.) 


-  622  — 

Nouvelle-Espagne  nous  apprend  que  dans  l'Inde  Yama,â\eu 
de  la  mort,  prend  la  forme  de  taupes,  de  souris,  de 
rats,  etc.  Or,  le  héros  lunaire  des  Pcaux-de -lièvre,  Sa- 
Wéta,  appelé  aussi  Klodatsolé  ou  la  taupe,  la  musaraigne, 
le  rat  rouge,  etc.,  est  identifié  par  ces  Indiens  à  E tisonné, 
le  génie  ou  Esprit  de  la  mort,  ainsi  qu'on  l'a  vu  dans  la 
première  des  deux  traditions. 

Nous  croyons  donc  que  cet  accord  si  parfait  entre  les 
Egyptiens,  les  Hindous  et  les  Dènè  américains  sur  un 
point  de  croyance  si  notoire  est  un  exemple  frappant  et 
convaincant  de  Tidentité  du  héros  qui  en  est  l'objet. 

L'enfant  Mousse  demande  qu'on  sépare  pour  lui  l'oslo- 
mac,  puis  les  entrailles,  ainsi  que  l'épaule  des  animaux 
qu'il  procurera  à  ses  frères.  Moïse  ou  Moussa  donne  les 
mêmes  ordres,  de  par  Dieu,  aux  Israélites  ses  frères.  Il 
demande  de  plus  à  Pharaon  la  permission  d'aller  sacrifier 
dans  le  désert. 

Le  Corbeau,  grand  chef  des  ennemis,  dont  le  nom  est 
Lénnènè.  on  la  nation  des  femmes,  refuse  à  Mousse  sa  de- 
mande. Pharaon  refuse  également  à  Moïse  de  laisser 
partir  les  Hébreux.  Dans  l'écriture  hiéroglyphique  des 
Egyptiens,  le  corbeau  signifie  maître,  chef,  roi. 

La  nation  des  Lénnènè  avait  fait  périr  les  parents  de 
l'Enfant-Mousse;  comme  les  Egyptiens  détruisaient  les 
enfants  des  Hébreux  afin  de  les  anéantir  en  tant  que 
nation. 

Pour  se  venger  du  refus  du  Corbeau  autant  que  du 
trépas  de  ses  proches.  Mousse  opère  divers  prodiges  avec 
8a  baguette.  —  Moïse  fait  fondre  sur  l'Egypte  les  dix 
plaies  pour  obtenir  du  Pharaon  le  départ  des  Israélites. 

Mousse  fait  fuir  lous  les  animaux  capturés  par  les 
Lénnènè.—  M;  ïse  détruit  par  la  peste  et  par  la  grêle  lous 
les  animaux  des  Eiiyptiens. 

Après  chacune  des   sorties  nocturnes  de  Mousse,  sa 


—  623  -- 

vieille  mère  arloptive  avait  lu  tAfe  et  le  cœur  cîlacéfl.  — 
Après  cliacun  de?  prndijjjes  opérôs  cliaqnp  jonr  pnr 
Moïse,  l'EijyptP  et  le  Pharaon  demeiirnient  froids  et  en- 
durcis. 

Mousse  était  aussi  appelé  le  Rieu-Aimé. —  Moïse  fut 
appelé  le  plus  doux  d'entre  les  hommes. 

Mousse  va  trouver  le  Gorheau  jusque  dans  sa  detneure 
pour  en  tirer  vengeance. —  Moïse  va  menacer  le  Pharaon 
des  vengeances  de  Dieu  jusque  dans  sa  demeure.  N'ayant 
plus  l'idée  d'un  palais,  nos  sauvages  ont  pourtant  con- 
servé un  vague  souvenir  des  splendeurs  des  Phaiaons. 
La  demeure  qu'ils  lui  prêtent,  au  lieu  d'être  une  pauvre 
tente  de  peau  comme  les  leurs,  est  uno  jolie  maison  de 
bois  où  se  montrent  des  coupes  et  des  vases,  toutes  cho- 
ses qui  leur  sont  étrangères  dans  leur  état  présent  de 
sauvagerie.  Où  ont-ils  donc  puisé  ces  idées,  si  elles  ne 
sont  des  souvenirs  du  passé? 

Mousse  détruit  les  coupes  et  les  vases  du  Corbeau. 
Moïse  enlève  les  vases  p:  écieux  des  Egyptiens.  Il  y  a  si- 
militude jusque  dans  ces  détails  aussi  minimes. 

Durant  la  nuit  le  héros  lunaire  fait  tomber  de  l'astre 
auquel  il  préside  un  duvet  blanc  et  magique.  Moï>:p  fait 
tomber  du  ciel  la  manne  qui  élait  blanche.  En  hébreu 
manhu,  nom  de  celte  substance,  veut  dire  ^?<'f5/-c«?  ;  en 
peau -de-lièvre,  mèni  signifie  qui  est-ce. 

Le  Corbeau  et  sou  peuple  se  mettent  à  la  poursuite  des 
Dbnè.  Le  Pharaon  et  son  peuple  poursuivent  les  Israélites 
sortant  de  l'Egypte. 

Les  compatriotes  tlu  ('orbeau  se  rasaient  la  têle  et, 
portaient  de  faux  cheveux.  Les  Égyptiens  se  rasaient  éga- 
lement et  portaient  des  perruques. 

L'Enfanl-Mousse,  combattant  pour  son  peuple,  immole 
pendant  la  nuit  une  chienne  blanche,  il  teint  de  son  sang 
la  tente  en  y   trempant  une  tuufle  d'herbe;  et,  durant 


—  624  - 

cette  même  nuit,  les  ennemis  des  Dènè  sont  détruits  par  les 
traits  invisibles  de  Mousse,  identifié  pour  cette  raison  à 
l'Enfant  magique  bondissant  ou  Génie  de  la  mort,  avec 
lequel  il  s'était  joué  toute  la  nuit.  De  même,  Moïse,  par 
l'immolation  de  l'agneau  pascal,  livra  les  premiers-nés 
des  Égyptiens  au  glaive  d'Asraodée,  Tange  de  la  mort  ou 
Ange  exterminateur,  qui  bondit  et  passa  à  travers  l'E- 
gypte pour  les  détruire.  Moïse  asperge  les  poteaux  des 
portes  du  sang  de  l'agneau  pascal  {se  en  hébreu),  au 
moyen  d'un  bouquet  d'by.ssope,  en  hébreu  ezob.  N'y  aurait- 
il  pas  ici  un  nouveau  jeu  de  mois  dans  la  tradition  dènè  ? 
Un  agneau,  un  paon,  un  veaus'appellent  sie  en  peau-de- 
lièvre  ;  un  petit  enfant,  se,  en  chippewayan  ;  et  l'hermine 
blanche  immolée  par  Mousse,  dans  une  occasion  sembla- 
ble, a  nom  zoë  ou  ézoë. 

Le  grand  chef  des  ennemis  des  Dèné  explique  la  mort 
merveilleuse  de  ses  compatriotes  par  ces  mots:  «  On  a 
blasphémé  la  montagne;  Mousse  a  mangé  notre  fétiche. 
Ce  mels-tabou  nous  chûtie.  »  Le  massacre  des  Égyptiens 
par  l'ange  exterminateur  eut  pour  cause  formelle  la  résis- 
tance blasphématoire  de  Pharaon  aux  ordres  de  Dieu, 
qui  désirait  qu'on  lui  sacrifiât  sur  le  mont  Sinaï;  et  pour 
cause  eflUciente  la  mort  et  la  manducation  emblématiques 
de  l'agneau,  un  des  nombreux  fétiches  qu'adorait  l'É- 

gypte. 

Mousse  demande  à  sa  vieille  grand'mère  de  le  laisser 
aller  vers  ses  frères  malheureux.  Moïse  fait  la  même  de- 
mande à  l'Egypte. 

Mousse  fait  faire  un  gâteau  sur  lequel  il  verse  le  sang 
d'une  hermine.  Ce  sang,  il  le  répand  également  autour  de 
sa  tente  et  sur  le  chemin,  au  moyen  d'un  bouquet  d'her- 
bes. Moïse,  dans  la  dédicace  du  tabernacle,  arrose  ce  pa- 
villon, les  victimes,  l'autel  et  le  peuple  du  sang  des  victi- 
mes, otTertes  avec  des  gâteaux.  (Exode,  chap.  xii,  v.  22). 


—  625  — 

Mousse  entr'ouvre  un  grand  lac  d'un  rivage  à  l'au- 
tre. Moïse  ouvre  un  passage  aux  Hébreux  dans  la  mer 
Rouge. 

Mousse  demeurait  toujours  seul  et  à  l'écart,  malgré  son 
extrême  bonté.  Moïse  demeura  quarante  jours  seul  sur  le 
Sinaï,  et  fit  ensuite  sa  demeure  près  de  Dieu,  en  dehors 
du  commerce  des  hommes. 

Mousse,  appelé  aussi  Sa-Wéla,  annonce  son  départ  de 
ce  monde,  et  prédit  que  le  soleil  pâlira  à  la  mort  de 
l'homme.  Moïse  prédit  aussi  sa  fin  elles  maux  qui  fondront 
sur  les  Israélites  rebelles. 

Sa-Wéta  apprend  à  ses  parents  de  quelle  manière  ils 
parviendront  à  le  suivre  dans  la  lune.  Moïse  apprend 
aussi  aux  Juifs  que  leur  patrie  véritable  n'est  point  en  ce 
monde.  En  lisant  le  passage  :  «  C'est  ainsi  que  vous  irez 
à  la  lune,  >>  ne  croirait-on  pas  entendre  la  phrase  du  poëte  : 
Macte  nova  virtute,  puer  ;  sic  itur  ad  astra  ? 

Les  Dènè  disent  que  parfois  le  soleil  combat  pour  eux. 
Le  soleil  combattit  pour  les  Hébreux,  sous  Josué,  en  pro- 
longeant son  séjour  sur  l'horizon  et  en  leur  donnant  ainsi 
le  temps  de  tailler  en  pièces  leurs  ennemis. 

Ni  Ottsintanè  procure  à  son  peuple  une  grande  quan- 
tité de  poissons.  Le  nom  de  Moïse  signifiant  tiré  des  eaux, 
et  ce  législateur  ayant  fait  passer  son  peuple  au  milieu 
delà  mer,  il  est  facile  de  comprendre  qu'il  soit  question 
de  poissons  dans  la  légende  dènè.  Le  nom  du  poisson  en 
hébreu  est  nouii-,  eu  dènè,  la  loche  ou  lotte  se  nomme 
noun-thé. 

Sa-Wêta  conduisit  les  Dènè,  ses  frères,  jusqu'au  Pied- 
du-ciel,  leur  patrie.  Moïse  conduisit  les  Israélites,  ses  frères, 
jusqu'à  l'entrée  de  la  terre  promise,  de  la  terre  sainte, 
de  laquelle  Jacob  avait  dit,  étant  à  Bet/iel,  qu'elle  était  la 
maison  de  Dieu  et  la  porte  du  ciel. 

Sa-\Véta  ordonne  à  son  peuple  de  célébrer  au  troisième 


—  626  — 

mois,  lors  de  la  nouvelle  lune,  une  fête  nocturne  nom- 
mée :  Passage  funèbre  à  travers  les  tentes.  Cette  fête  est 
une  imitation  frappante  delà  Pâque  des  Juifs  ou  fête  du 
passage  de  l'ange  exterminateur  à  travers  l'Egypte. 

La  seconde  tradition,  celle  du  Grand-Père  jaune  ou 
Kotsidatrèh,  qui  paraît  calquée  sur  la  légende  chippe- 
wayane  cVOltsintèd/i,  nous  fournit  les  rapprochements 
suivants  : 

Le  grand  chef  des  Têtes-rasées  retenait  en  esclavage 
deux  sœurs  qu'il  avait  enlevées.  Le  Pharaon,  roi  des 
Égyptiens,  peuple  à  la  tête  rasée,  retenait  dans  la  capti- 
vité les  deux  maisons  de  Jacob  et  de  Joseph. 

L'homme  à  la  baguette,  dit  aussi  le  Grand-Père  Jaune, 
se  dispose  à  délivrer  ses  deux  sœurs  de  la  tyrannie  des 
Têtes-rasées.  Moïse,  qui  opérait  des  prodiges  àl'aide  d'une 
baguette,  reçoit  la  misi'ion  divine  de  délivrer  les  Hébrenx 
de  la  captivité  des  Égyptiens. 

Kotsidatrèh  arrive  dans  un  désert  dont  les  habitants  se 
nourrissaient  d'ortolans-des-neiges  et  d'autres  oiseaux 
blancs.  Moïse  nourrit  son  peuple,  dans  le  désert,  de  la 
manne,  qui  était  blanche  ;  puis,  de  cailles,  que  la  version 
des  Septante  appelle  ortolans  {ortygometra). 

Kotsidatrèh^  arrivant  dans  le  pays  des  Têtes-pelées,  il  y 
régnait  une  obscurité  très-épaisse.  Il  y  produisit  la  lu- 
mière en  jetant  au  feu  des  yeux  de  lièvre.  Moïse  fil  peser 
sur  l'Egypte  des  ténèbres  épaisses,  tandis  que  les  Israéli- 
tes, alors  timides  comme  des  lièvres,  demeuraient  dans  la 
lumière. 

En  quittant  le  pays  des  hommes  à  tète  pelée,  Kotsida- 
trèh el  ses  sœurs  se  trouvèrent  au  sommet  d'une  haute 
montagne.  En  quittant  l'Egypte,  Moïse  et  les  Israélites 
habitèrent  les  abords  du  Sinaï,  sur  lequel  le  premier  ré- 
sida quarante  jours. 

Kotsidatrèh  fait  traverser  à  ses  sœurs  la  mer  à  pied 


—  H27  — 

sec.  Moïse  opère  In  même  merveille  en  faveur  des  Is- 
raélites. 

Kotsidatrèh,  sur  la  montagne,  capture  les  fou'ilres  diri- 
gées contre  lui.  Moïse  vit  Dieu  sur  le  Sinaï,  nu  milieu  de 
la  foudre,  et  il  n'en  mourut  point. 

Kotsidatrèli  délivre  ses  sœurs  d'une  horrible  et  épaisse 
obscurité.  Les  Hébreux  ne  soullrirent  pas  des  ténèbres 
qui  pesaient  sui  l'Egypte. 

Ainsi  que  Moïse,  Kotsidatrèh  fait  jaillir  une  source  de 
la  pente  d'une  montagne. 

Kotsidatrèh^  emporté  avec  ses  sœurs  par  un  torrent 
vers  un  abîme,  fait  monter  l'abîme  et  s'abaisser  la  terre. 
Sous  Moïse,  les  rochers  oîi  sont  les  sources  du  torrent  de 
l'Aron  sont  abaissés,  et  les  puits  de  Moab  élèvent  leurs 
eaux.  (Nombres,  chap.  xxi,  v.  15-18.) 

Les  fugitifs  arrivent  enfin  à  une  localité  où  se  trou- 
vaient plusieurs  sources  d'eau  vive.  Les  Hébreux  campè- 
rent à  Elim,  où  se  trouvaient  douze  sources  et  soixante- 
dix  palmiers,  emblèmes  des  soixante-dix  personnes  de  la 
maison  de  Jacob  et  des  douze  tribus  d'Israël.  Pour  rendre 
!e  rapprochement  plus  frappant,  les  Dènè  font  interve- 
nir ici  un  vieillard  et  ses  deux  femmes,  père  des  deux 
sœurs  captives,  et  qui  représente  le  patriarche  .\braham 
ou  bien  Jacob. 

Kotsidatrèh  réside  au  Pied-du-ciel,  où  il  conduisit  ses 
frères.  Moïse  mourut  à  l'entrée  de  la  terre  sainte,  au  pied 
des  montagnes  de  la  Palestine,  appelées  les  montagnes 
de  Dieu. 

Kotiidatrèh  délivre  une  femme  abandonnée  de  la  dent 
d'un  monstrt",  eu  noyant  celui-ci  dans  la  mer  qu'il  entr'- 
ouvre  d'un  coup  de  sa  baguette.  Moïse  délivre  la  nation 
abandonnée  d'Israël  en  attirant  et  en  noyant  dans  la  mer 
Rouge  l'armée  des  Egyptiens.  Le  Pharaon  est  comparé 
au  crocodile  par  Ézéchiel.  Cet  apologue  rappelle  les  fables 


—  628  — 

de  la  délivrance  d'Andromède  par  Persée,  et  d'Hémione 
par  Thésée.  N'est-il  pas  probable  qu'elles  ont  la  même 
origine  ? 

Kotsidatrèh  est  surpris  dansant  au  bord  de  la  mer  des- 
séchée. Il  donne  aux  Dènè  deux  sabots  de  renne,  ce 
qui  leur  procure  une  grande  abondance  de  vivres.  Moïse 
surprend  les  Israélites,  au  sortir  de  la  mer  Rouge,  dan- 
sant devant  le  veau  d'or.  Il  jette  alors  au  milieu  d'eux  les 
deux  tables  de  la  loi  et  fait  massacrer  23  000  hommes. 

L'épisode  de  la  lutte  de  Kotsidatrèh  avec  le  géant 
meurtrier  de  sept  personnes,  nous  semble  être  un  apolo- 
gue qui  résume  en  peu  de  mots  l'histoire  delà  nation  is- 
raélite.  Israël,  ce  géant  fort  contre  Dieu  même,  comme 
l'indique  son  nom,  détruisit  sept  peuples  plus  nombreux 
et  plus  puissants  que  lui,  dit  le  Deutéronome  (chap.  vu, 
v.  d),  à  savoir  les  Hétéens,  les  Gergéséens,  les  Amor- 
rhéenSjlesChananéens,  les  Phéréséens,  lesHévéens  et  les 
Jébuséens.  L'ange  de  Dieu,  représenté  ici  par  Kotsidatrèh, 
lutta  avec  Israël  toute  la  nuit;,  à  sou  dépari  delà  Mésopo- 
tamie, et  il  ne  put  en  venir  à  bout  qu'en  lui  desséchant  le 
nerf  de  la  cuisse  et  en  le  rendant  boiteux.  II  le  laissa  en- 
suite partir  en  paix  vers  le  pays  de  Chanaan  et  le  bénit 
même.  Mais  enfin  il  le  poursuivit  dans  ce  pays  et  le  ren- 
versa pour  toujours,  à  cause  de  ses  prévarications.  L'en- 
fanl  que  le  géant  s'apprêtait  à  dévorer  représentait  alors 
le  Christ  enfant,  cause  delà  ruine  du  peuple  juif.  Celte 
fable  paraît  fort  claire  ainsi  expliquée  et  elle  dénonce 
une  science  et  desconnaissances  historiques  dont  les  sau- 
vages  sont  maintenant  absolument  dépourvus. 

L'autre  épisode,  celui  du  monstre  qui  conviait  les  pas- 
sants à  la  fornication,  et  que  Kotsidatrèh  tua  de  sa  pro- 
pre mâchoire,  après  la  lui  avoir  arrachée,  nerappelle-t-il 
pas  le  fait  de  Samson,  tuant  raille  Philistins  avec  une 
mâchoire  d'une?  Le  monstre  que  les  Dènè  représentent 


—  629  — 

comme  un  ruminant  gigantesque,  conviendrait  [parfaite- 
ment au  Minolaure,  dans  lesquels  les  savants  s'accordent 
à  voir  une  image  des  nations  orientales  adoratrices  de 
Baal,  auquel  on  offrait  des  victimes  humaines.  De  son 
côté  la  sainte  Ecriture  caractérise  toujours  l'idolâtrie  de 
fornication.  Nous  avons  donc  ici  une  réminiscence  de  la 
fable  de  Thésée  tuant  le  Minolaure  ;  toutefois,  les  détails 
convenant  évidemment  à  Samson,  on  peut  croire  que  les 
deux  apologues  ont  été  empruntés  à  l'histoire  de  ce  héros 
Israélite. 

Si  on  nous  demande  comment  il  se  peut  que  Samson 
ait  été  confondu  avec  iMoïse,  je  réponds  :  1°  que,  si  Moïse 
fut  identifié,  comme  nous  le  verrons  plus  loin,  avec  le 
Serpent,  Samson  était  de  la  tribu  de  Dan,  dont  l'emblème 
était  le  Serpent;  2°  que  si  Moïse  est  dit,  par  les  Dènè, 
avoir  eu  des  rapports  avec  le  soleil  et  avec  la  lune,  le 
nom  hél)reu  de  Samson  signifie  lui-même  soleil.  Que 
faut-il  de  plus  pour  opérer  la  confusion  entre  deux  per- 
sonnages si  antiques? 


CHAPITRE  III. 


LÉGENDE   DU  DlEU-LUNAlRE  DES   DINDJIÉ  OU  LOUCHEUX, 

INDIENS  DE  L'AMÉRIQUE  RUSSE, 

PRÉSENTEMENT   TERRITOIRE  D'ALASKA. 

§  1"    SIÉ-ZJIÉ-DHIDIÉ   (l'habitant  DE  LA    LUNE). 
KLAG-DATHA  (LA  SOURIS  JAUNE). 

«  Une  vieille  femme  trouva  au  bord  de  l'eau  un  tout 
petit  enfant  pus  plus  long  que  le  doigt.  Elle  l'élova.  Lors- 
qu'il fut  grand,  il  était  très-puissant  par  la  magie  de  la 


—  630  -- 

bouse  de  vache  musquée  dont  on  l'avait  frotté.  Toutes 
les  nuits  il  disparaissait,  et  le  lendemain  on  trouvait  une 
foule  de  rennes  pris  au  lacet.  Par  sa  magie  il  tuait  ces 
rennes  et  les  rendait  fort  gras. 

«  Un  jour  Sié-zjié-dhidié  dit  à  ses  parents  adoptifs  : 
((  Séparez  pour  moi  la  graisse  des  intestins  de  tous  les 
«  animaux  que  vous  capturez.  »  —  «Non,»  lui  répondit- 
on.  Alors  l'enfanl  puissant  pleura.  Il  pleura  de  loge  en 
loge;  mais  on  fut  sans  pitié.  Ce  que  voyant,  il  se  mit  en 
colère  et  résolut  de  psinir  ces  gens-là  de  leur  ingratitude. 
Plusieurs  nuits  durant  il  disparut  pour  reparaître  le 
matin.  Finalement  il  dit  à  sa  vieille  mère  adoptive:  «Mère, 
«  cette  nuit  consolidez  et  fermez  bien  votre  tente,  suspendez 
«le  sang  de  celte  martre  blanclie  [siègu]  au-dessus  de  la 
«  porte,  dans  une  vessie,  et  liez  la  chienne  en  dehors  de  la 
«  maison.  »  Ce  disant,  il  déchira  ses  mitasses  de  peau  de 
martre  et  les  suspendit  également  au  faîte  de  la  tente. 

«  Mère,  dit-il  encore,  cette  terre  est  habitée  par  des 
«  gens  trop  mauvais,  c'est  pourquoi  dans  un  bref  délai  ils 
«  vont  tous  périr.  Mes  parents  adoptifs  sont  trop  durs  pour 
«  moi.  Quant  à  moi,  je  m'en  vais  et  je  me  rends  là-haut 
«  dans  la  lune.  C'est  là  que  ceux  qui  me  haïssent,  me  ver- 
ce  ront.  Taisez-vous,  ajouta-t-il,  il  n'y  a  rien  là  qui  puisse 
«  vous  porter  à  vous  lamenter.  Suivez  seulement  ces  pres- 
«  criptions  :  Lorsque  vous  voudrez  manger,  vous  prendrez 
«  une  épaule  de  renne,  vous  la  ferez  rôtir,  vous  la  décou- 
«  perez,  vous  la  dépouillerez  de  toute  sa  chair.  Mais  prenez 
((  bien  garde  d'en  jamais  rompre  les  os.  Après  en  avoir 
«  mangé,  si  vous  placez  cette  épaule  pour  moi  en  dehors 
tt  de  la  tente,  comme  un  tribut  et  une  offrande,  vous  ne 
«  manquerez  jamais  de  rennes.  »  Ainsi  dit  l'Enfant  puis- 
sant. 

«  On  obéit  de  point  en  point  à  Sié-zjié-dhidié,  La  nuit 
venue,  on  ferma  soigneusement  latente  avec  des  cordes; 


—  631  — 

le  sang  de  l'animal  tué  fut  renfermé  dans  une  vessie  et 
suspendu  au-dessus  de  la  porle.  On  (il  rûlirct  on  découpa 
l'épaule  de  renne,  sans  en  rompre  les  os;  on  la  mangea 
rôtie.  Et  sur  le  seuil,  en  dehors  de  ia  lente,  on  lia  la 
chienne.  Gela  fait,  on  vit  s'élever  tout  à  coup  du  faîte  de 
la  tente  une  colonne  de  fumée  épaisse,  la  lune  pâlit, 
l'Enfant  puissant  disparut,  et  un  vent  formidable  parcou- 
rut tout  le  camp.  Alors  tous  les  ennemis  furent  emportés 
à  la  cime  des  arbres  ou  brisés  contre  les  rochers.  Leurs 
cadavres  gisaient  partout.  Tous  leurs  animaux  périrent 
également. 

«  Mais  l'Enfant  lunaire,  prenant  la  vessie  de  sang,  la 
peau  de  n^artre  déchirée  et  la  petite  chienne  blanche, 
s'en  fut  dans  la  lune,  où  tout  le  monde  peut  le  voir, 
Après  son  départ,  ses  parents  ne  mangèrent  pas  autre 
chotie  que  l'épaule  magique.  Ils  en  découpaient  la  chair 
sans  en  rompre  les  os,  la  mangeaient,  puis,  exposant  l'os 
ainsi  dépouillé  eu  dehors  de  leur  lente,  comme  une 
otVrande  ù  lu  lune,  le  lendemain  ils  la  retrouvaient  encore 
intacte  et  toute  garnie  de  sa  chair.  Pendant  longtemps  ils 
en  agirent  ainsi,  et  toujours  l'épaule  renaissait.  Mais  à 
force  de  manger  de  la  viande  d'épaule,  ils  finirent  par 
s'en  fatiguer.  A  la  fin,  ils  brisèrent  les  os  de  l'épaule,  et 
n'offrirent  plus  celle-ci  en  sacritice.  Ce  fut  fini,  l'épaule 
de  renne  ne  repoussa  plus. 

«  Toutefois,  comme  l'habitant  de  la  lune  fut  toujours 
bon  [)Our  nous,  dans  le  désir  de  lui  plaire  et  par  ce  moyen 
de  nous  procurer  beaucoup  de  viande,  nous  célébrons  à 
la  nouvelle  lune  du  troisième  mois  une  fête  nocturne, 
appelée  Kron  Ira  naxatsèlœtalc  (le  passage  furlif  à  travers 
les  tentes).  iNous  prions  alors  la  Souris-jaune  {Klag-dutha), 
car  c'est  le  nom  de  l'Enfant  puissant  ;  et  la  souris-jaune 
nous  entend  et  nous  exauce.  Puissions-nous  refaire  en- 
core ce  qu'il  fit  jadis!  pensons-nous.  Puisse-t-il  lui-môme 


—  6â2  — 

redescendre  sur  terre  !  Alors  nous  l'imitons,  nous  obéis- 
sons à  ses  ordres,  afin  de  nous  procurer  beaucoup  de 
viande. 

«  Le  soir  donc,  à  la  nuit  tombante,  on  coupe  fort 
menu  de  la  viande  de  faon  de  renne  (sîè),  et  on  en  fait 
des  fardeaux.  Alors  chacun  s'élant  chargé  d'un  de  ces 
paquets,  on  commence  à  circuler  en  rampant  autour  des 
tentes,  à  la  manière  du  serpent.  Tout  à  coup  on  entre 
furtivement  dans  une  tente  ;  on  la  parcourt  à  la  hâte,  on 
mange,  en  courant,  de  la  viande  de  ceux  qui  entrent.  Tout 
le  monde  en  mange.  Puis,  étant  ressortis  en  se  cachant, 
on  entre  dans  la  loge  voisine  ;  et  ainsi  de  suite,  par  tout 
le  camp.  En  même  temps  on  heurte  des  llèches  en  les 
croisant  deux  par  deux  ou  quatre  par  quatre.  C'est  ce  que 
nous  appelons  :  Randja  Kkékraio  tckitchitandJa.Ces  tlèches 
sont  rouges  et  on  les  heurte  en  chantant  :  Klag-datha 
nan  Kkatraw  nikkè  anarhœkray  I  Ah!  ehl  xuh l  ah I  c'est- 
à-dire  :  0  souris-jaune,  par-dessus  terre,  passe  (ou  saute) 
promptemenl  en  forme  de  croix,  aexouha. 


§  2.  ETSIÉGÉ  (la  bouse  DE  BCEUF- MUSQUÉ). 

«  Etsiégé,  c'est-à-dire  Bouse,  est  ainsi  nommé  parce 
qu'étant  tout  petit,  il  fut  frotté  avec  de  la  bouse  de  bœuf 
musqué,  afin  de  recevoir  l'esprit  magique.  Il  fut  trouvé 
au  bord  de  l'eau,  dans  une  auge  de  bois,  par  une  vieille 
femme  de  la  nation  de  Dhœnan  (femmes  pubhques),  qui 
réleva  et  l'adopta  pour  son  tîls. 

(1  Devenu  grand,  Etsiégé  devint  très-puissant,  tout  en  de- 
meurant le  plus  doux  des  hommes.  Une  se  fâchait  jamais 
contre  les  hommes,  qu'il  appelait  ses  frères  ;  et  si  parfois 
ils  l'excitaient  à  la  colère,  celle-ci  n'avait  pas  de  suite 
fâcheuse  pour  eux.  Mais  le  pouvoir  d'Etsiégé  n'était  pas 


—  633  — 

de  la  nature  de  celui  dont  se  vantent  nos  jongleurs.  Eux 
sont  mauvais.  C'était  une  puissance  dont  nous  ignorons  la 
nature.  Il  produisait  des  merveilles  à  l'aide  d'une  ba- 
guette de  saule  ou  d'une  ramure  de  renne. 

«  Or,  en  ce  temps-là,  nous  demeurions  au  milieu  d'une 
nation  étrangère  qui  nous  avait  rendus  esclaves.  Nous  les 
appelons  la  nation  des  Femmes  publiques  (Dhœnan).  Ce 
peuple  était  riche  ;  il  possédait  du  métal,  des  étoiles, 
des  bestiaux  ;  mais  il  voulait  notre  destruction.  Comme 
ces  gens-là  allaient  nus  et  qu'ils  faisaient  leurs  délices 
de  la  chair  du  chien,  nous  nous  moquions  d'eux.  Us  nous 
forçaient  de  manger  de  cette  horrible  nourriture.  Toute- 
fois Etsiégé  ne  voulut  jamais  y  consentir.  Us  se  rasaient 
la  tête  et  portaient  des  cheveux  faux.  Nous  étions  si  mal- 
heureux parmi  les  Dhœnan,  que  nous  ne  pouvions  rire 
que  dans  un  péricarde  de  renne  ou  dans  une  vessie,  de 
crainte  d'être  entendus  de  nos  persécuteurs ,  car  ils 
s'imaginaient  toujours  qu'on  les  tournait  en  dérision. 

«  Etsiégé  ayant  donc  rassemblé  les  Dindjié,  ses  frères, 
il  les  forma  en  armée  et  résolut  d'aller  combattre  les 
Dhœnan,  puis  de  s'enfuir  dans  le  désert  qui  borde  la  mer 
Glaciale.  Il  arma  ses  raquettes  de  deux  cornes,  il  quitta 
la  vieille  grand'mèrc  qui  l'avait  élevé,  il  abandonna  sa 
femme,  sa  tente  et  tout  ce  qu'il  possédait  dans  la  terre 
des  Dhœnan  ;  et  il  se  dirigea  vers  le  limi  où  se  trouvaient 
ses  frères.  Comme  il  y  allait,  Etsiégé  rencontra  unhonmie 
très-beau  et  se  dit  :  «  Je  vais  le  tuer.  »  Il  marcha  donc 
de  conserve  avec  lui,  puis  il  le  frappa  tout  à  coup  d'une 
motte  de  terre  qui  lui  brisa  l'épine  dorsale,  et  il  l'étendit 
roide  mort.  «  Puisque  tu  as  fait  cela,  lui  dirent  ses  pa- 
«  rents,  tous  les  Dhœnan  te  tueront,  sauve-toi.  »  La 
vieille  qui  l'avait  élevé  lui  ayant  reproché  le  meurtre  du 
beau  jeune  homme,  il  la  renversa  également  d'un  cuup 
sur  le  front,  et  elle  gît  encore  sur  le  sentier. 

T.    XV.  il 


—  634  — 

«  Après  cela  Etsiégé  entra  de  nuit  chez  ses  frères.  Il  les 
trouva  habilant  parmi  la  nation  des  Femmes,  assis  et  man- 
geant au  milieu  d'un  peuple  ennemi.  Ayant  pénétré  dans 
le  village  où  son  frère  et  sa  sœur  demeuraient,  il  trouva 
celle-ci  en  deuil,  car  les  Dliœnan  avaient  tué  son  fils  unique. 
Elle  avait  donc  la  tête  saupoudrée  de  vermillon  et  de  duvet 
de  cygne,  comme  les  personnes  qui  sont  en  deuil.  Outré  de 
colère,  Bouse  procéda  toute  la  nuit  à  la  magie  qui  devait 
tuer  nos  persécuteurs.  C'est  VAkrey-anschiw  (le  jeune 
homme  magique).  Au  milieu  du  village,  un  jeune  homme, 
lié  par  l'Esprit  de  la  mort,  bondissait  deci  delà  à  travers 
les  tentes.  Dès  qu'Elsiégé  vit  le  jeune  homme  bondissant, 
il  chaussa  ses  raquettes  armées  de  cornes  affilées  par 
devant  et  par  derrière,  et  s'élança  sur  lui  en  croupe.  Le 
jeune  homme  magique  le  transporta  à  travers  les  tentes 
des  ennemis,  il  courait  et  sautait  en  tournoyant,  empor- 
tant Etsiégé  d.ins  sa  course.  Celui-ci  massacra  de  ses 
cornes  tous  les  Dliœnan.  Alors  celte  môme  nuit,  une 
grande  clameur  retentit  dans  le  pays  des  Femmes.  La 
vieille  grand'inère  se  désolait  sur  le  chemin,  en  criant  : 
((  Ah  !  si  mes  fils  vivaient,  si  mes  fils  vivaient  encore! 
«  Cette  nuit  même  son  frère  cadet,  le  jeune  homme  ma- 
«  gique,  les  a  tous  tués,  Nélchra  Kroakran  anschiw.  » 

«  Toutefois  Etsiégé  n'avait  pas  combattu.  Il  avait  im- 
molé une  petite  chienne  blanche,  avait  frotté  de  son  sang 
les  tentes  de  ses  frères,  et  pendant  la  nuit  le  sang  avait 
coulé  dans  le  camp  ennemi. 

«  Après  ce  coup  de  main.  Bouse  s'enfuit  du  pays  des 
Femmes,  accompagné  de  son  frère.  Il  avait  une  femme, 
il  la  laissa.  En  fuyant,  ils  aperçurent  sur  un  échafaudage 
de  belles  peaux  de  chèvre.  Bouse  les  prit,  en  fit  un  pa- 
quet et  les  emporta.  Alors  tous  s'en  furent  vers  le  pays 
où  ils  avaient  habité  primitivement.  Mais  avant  de  partir 
et  pendant  le  sommeil  des  Dhœnan,  Bouse  et  ses  frères 


—  635  — 

leur  enlevèrent  un  bulin  iiiagnifique.  Malheureusement 
on  partit  un  peu  lard,  ce  qui  donna  au  grand  chef  des 
Dhœnan  le  temps  de  poursuivre  les  Dindjié. 

((  Comme  on  clait  en  marche,  ayant  la  mer  devant  soi 
et  l'enuemi  derrière:  ((Qu'est-ce  qui  ai  rive  là-bas,  sur 
mer  ?  »  se  dit-on.  C'est  un  grand  vent  qui  se  lève  el  qui 
partage  la  mer;  des  vagues  hautes  comme  des  sapins 
surgissent,  et  l'eau  tout  entière  s'élève  de  part  el  d'aulre , 
elle  monte  eu  laissant  le  fond  à  sec.  «  Par  ici,  par  ici, 
«  prenez  terre,  prenez  terre,  mes  frères,  n  s'écria  Bouse. 
Ils  le  suivirent  tous  et  il  leur  fil  parfaitement  traverser  la 
mer  à  pied  sec.  Ils  parvinrent  tous  sains  et  saufs  sur 
l'autre  rive  et  prirent  terre.  .Alors  lui,  seul  au  bord  de 
la  mer,  promène  de  nouveau  son  bâlon  el  en  frappe  la 
terre.  Aussitôt  l'étançon  qui  la  soutient  tombe,  la  terre 
s'aflaisse,  l'eau  remonte  et  recouvrant  toute  la  terre,  elle 
fait  périr  le  reste  des  Dhœnan. 

«  Le  soir  arrivé,  Elsiégé  dit  à  ses  frères  :  «  Notre  pa- 
«  trie  est  encore  bien  éloignée,  mais  prenez  courage,  je 
«  vais  la  faire  se  rapprocher.  »  Ce  disant,  il  prit  un  faon 
de  renne  {sié),  le  saigna,  l'immola,  el  lui  arrachant  le  nerf 
de  la  jambe  :  «  Vous  ne  mangerez  pas  ceci,  »  dit-il  à 
ses  frères.  Par  la  vertu  de  cette  opération  magique  la 
terre  de  leurs  ancêtres  se  rapprocha  un  peu.  Au  crépus- 
cule elle  n'était  pas  fort  loin.  Bouse  retourna  vers  ses 
frères,  qui  lui  dirent  :  a  Les  enfants  n'ont  point  de  viande, 
«  el  les  hommes  faits  sont  satis  provisions.  »  Il  y  avait  là 
une  foule  immense  campée  sous  la  tente,  et  celte  foule 
innombrable  n'avait  rien  à  manger. 

«  Or,  c'était  le  Serpeni  {NùM-thadœd)  qui  privait  ainsi 
les  Dindjié  de  leur  subsistance.  Ce  serpent  atl'reu.\  habi- 
tait dans  une  caverne,  où  il  gardait  tous  les  poissons.  11 
les  avait  convertis  en  pierres,  ils  étaient  durs  comme  des 
rochers.  «  Je  détruirai  le  serpent,  n  se  dit  Bouse.  Toute- 


—  636  — 

fois,  il  ne  savait  où  était  son  repaire,  et  il  se  coucha  pour 
faire  la  magie  inquisitive. 

«  Pendant  que  tout  dormaitdans  le  camp,  un  enfant  ma- 
gique apparut  à  Etsiégé,  qui  lui  dit  :  «  Où  donc  est  le 
«  chemin  qui  conduit  à  la  terre  des  Se?'pents  ?  »  Alors  l'En- 
fant magique  :  «  Le  sentier  passe  par  là,  »  répondit-il. 
Bouse,  saisissant  le  hois  à  l'aide  duquel  il  opérait  des  pro- 
diges, ce  bois  si  léger  pour  son  bras  et  pour  celui  auquel 
il  le  confiait,  mais  si  lourd  à  tout  autre,  suivit  l'Enfant 
magique  et  se  rendit  à  la  terre  des  Serpents.  L'île  (1)  s'é- 
tend au  loin  sur  les  eaux,  c'est  une  terre  immense  pleine 
de  poissons  exquis,  on  les  mange  crus,  ces  poissons,  et 
ils  ont  un  goût  délicieux.  Mais  le  Grand  Serpent  de  la  mort 
et  de  la  famine  [Etan)  les  garde  dans  son  antre. 

«  Bouse  arrive  à  l'entrée  de  la  caverne  des  Serpents,  et 
pour  attirer  le  Grand  Serpent  de  la  mort,  il  plante  un  po- 
teau devant  l'oriûce  cl  le  surmonte  de  son  couvre-chef 
[tsaa).  Quant  à  lui,  il  se  tint  en  arrière,  armé  de  sa  verge 
magique. 

«  Alors  on  entendit  gronder  le  monstre,  on  le  vit  sortir 
de  la  caverne.  Bouse  brandit  son  bâton  et  en  frappant  le 
grand  serpent  sur  la  tête,  il  la  lui  écrasa  et  le  laissa  mort 
à  terre.  Puis,  pénétrant  dans  la  caverne  des  Serpents,  il 
remplit  de  poissons  sa  couverture  en  peau  de  chèvre  et 
s'en  retourna  au  camp.  «  Là-bas  j'ai  tué  ce  chien  maudit, 
«  dit-il  à  ses  frères,  je  l'ai  foulé  aux  pieds  et  lui  ai  écrasé 
«  la  tête.  »  Depuis  lors,  les  Dindjié  ne  manquèrent  plus 
de  nourriture. 

((  Dans  le  désert  aride  où  nous  habitions  sous  des  tentes 
de  mousse,  on  fit  la  rencontre  d'une  autre  nation  d'hommes 
puissants.  Ils  portaient  pour  coiiïure  des  bonnets  de  bois 

(1)  Tout  conlinenl  est  appelé  ile  par  les  Peaux-Rouges.  La  terre  elle- 
même  ost  coQsidérée  par  eux  comme  une  lie,  et  son  nom,  nné,  nni,  a  la 
mêuie  racine  que  le  mot  lie,  nnu. 


—  637  - 

semblables  aux  forcines  de  nos  sapins,  et  sur  leur  poi- 
trine un  vètemonl  composé  de  cailloux  agglutinés.  Un 
grand  bouclier  pendait  de  leur  épaule  gauche,  et  ils  por- 
taient à  la  main  des  couteaux  de  pierre  liée  au  bout  d'une 
perche.  Il  n'était  donc  point  facile  de  s'en  défaire.  Cepen- 
dant les  Dindjié  partirent  pour  les  combattre  ;  mais,  à  la 
vue  de  leur  grand  nombre,  ils  furent  effrayés  et  dirent  à 
Etsiégé  :  «  ïoi  seul  parles,  Bouse,  et  nous  verrons  ce  qui 
«  se  passera  par  en  bas.  »  Car,  comme  il  ne  pouvait  com- 
battre à  cause  de  son  grand  ûge,  il  s'était  fait  transporter 
par  ses  deux  fils  au  sommet  d'une  haute  montagne. 
Etsiégé  dit  donc  à  ses  deux  fils  :  «  Placez-moi  dans  mon 
a  chariot  et  précipitez-moi  sur  les  ennemis,  du  haut  de 
((  la  montagne.  »  Ils  lui  obéirent.  Alors,  quand  son  traî- 
neau se  prit  à  rouler  sur  la  pente  rapide,  il  en  sortit  un 
bruit  terrible  tel  que  celui  de  plusieurs  tonnerres.  Le 
traîneau  de  Bouse  tonnait  et  foudroyait  les  ennemis  en 
roulant.  Alors  la  nation  aux  casques  de  bois  prit  la  fuite 
et  les  Dindjié  les  poursuivant  en  Grent  un  grand  car- 
nage. 

«  Bouse  avait  un  frère  cadet,  c'était  un  jeune  homme 
magicien  nommé  Nèdhœvé  hig  ti-hi  (celui  qui  est  revêtu 
de  l'habit  blanc  magique).  De  concert  avec  Etsiégé,  il 
massacrait  nos  ennemis,  quoique  sans  combattre.  Revêtu 
d'un  long  habit  d'hermine  blanche,  il  balançait  sans  cesse 
un  instrument  suspendu  par  une  lanière.  Il  le  balançait 
en  parlant,  niais  nous  ne  savons  plus  ce  qu'il  disait,  ni  ce 
qu'il  faisait.  La  première  fois  que  nous  vous  avons 
vus  balançant  vos  encensoirs  en  parlant  à  voix  basse,  nous 
avons  pensé  que  vous  faisiez  quelque  chose  d'analogue. 
Eh  bien,  par  celte  parole  et  par  ce  balancement,  Nédhœve 
hig  ti-hi  massacrait  nos  ennemis. 

«  Un  jour,  entre  autres,  il  s'en  rassembla  une  grande 
foule.  C'étaient  des  Esquimaux.  Il  y  en  avait  tant,  qu'on 


—  638  — 

en  fut  dans  l'épouvante.  Néanmoins,  nous  nous  mîmes  en 
défense  ;  mais  nous  avions  le  dessous  et  commencions  à 
prendre  la  fuite.  Lorsque  Bouse  aperçut  la  tournure  que 
prenait  la  bataille,  il  monta  sur  la  montagne  et  s'y  tint, 
en  prononçant  ses  paroles  magiques  accoutumées.  Son 
frère  cadet,  revêtu  de  l'habit  blanc  en  hermine,  balançait 
son  instrument  en  parlant  tout  bas.  Tout  à  coup  Bouse  se 
prit  à  sauter  et  à  passer  en  forme  de  croix  d'une  épaule 
à  l'autre  de  son  frère,  en  prononçant  chaque  fois  ce  seul 
mot  :  iscli  1  Et  chaque  fois  qu'il  le  proférait,  un  ennemi 
mordait  la  poussière.  Ils  périrent  ainsi  jusqu'au  dernier, 
car  toute  la  journée  les  deux  frères  ne  firent,  l'un  que 
balancer  son  instrument  en  priant,  l'autre  que  passer 
par-dessus  son  frère,  en  forme  de  croix.  C'est  pourquoi, 
dans  la  fête  que  nous  célébrons  au  renouvellement  de  la 
lune,  le  troisième  mois  de  l'année,  en  l'honneur  de  Bouse 
ou  la  Souris-Jaune,  nous  le  prions  de  passer  par-dessus  la 
terre  en  forme  de  croix,  afin  qu'il  renouvelle  la  merveille 
qu'il  opéra  jadis,  et  qu'il  nous  procure  par  la  mort  de  nos 
eimemis  un  grand  nombre  de  rennes  ;  car  autrefois  nous 
étions  des  rennes  et  nos  ennemis  étaient  des  hommes  qui 
nous  tuaient  ;  mais,  grûce  à  Etsiêgé,  les  rôles  ont  été 
changés.  Nous  sommes  redevenus  des  hommes,  et  nos 
ennemis  ont  été  changés  en  animaux. 

«  De  tous  ces  ennemis  on  n'épargna  qu'un  vieillard. 
Il  était  si  âgé,  si  malheureux  !  On  ne  le  tua  point.  «  Va- 
t'en,  lui  dit  Bouse,  et  toi  et  tes  pareils  ne  revenez  jamais 
plus  par  ici.  »  Il  s'en  alla,  mais,  houleux  de  sa  défaite,  le 
malheureux  s'étrangla  avec  la  corde  de  son  arc,  et  se 
tuant,  il  mourut.  Quant  à  Elsiégé,  nul  ne  put  jamais  le 
tuer.  La  vieillesse  seule  (chan)  en  vint  à  bout.  » 


-  H39  — 


§    3.    IDENTIFICATION. 

Il  devient,  ce  semble,  superflu  de  continuer  à  établir 
le  parallèle  entre  ces  traditious  et  l'histoire  de  Moïse  et  du 
peuple  hébreu  dans  le  désert.  L'identité  est  par  trop  évi- 
dente. Nous  nous  contenterons  donc  de  mettre  en  relief 
les  traits  qui  diti'èrent  do  ceux  que  présente  la  même 
tradition  chez  les  Chippewayans  et  les  Peaux-de-lièvre, 
et  qui  ajoutent  un  caractère  de  similitude  de  plus  à  ceux 
déjà  fournis. 

L'habitant  de  la  lune  demande  à  ses  parents  en  tribut 
la  graisse  des  intestins.  —  Moïse  fait  la  même  demande 
aux  Israélites,  relativementaux  animaux  qui  doivent  être 
offerts  en  sacriQce.  Moïse  demande  aussi  à  Pliaruon  d'aller 
sacrifier. 

Les  parents  adoptifs  de  l'enfant,  ainsi  que  le  Pharaon, 
opposent  à  cette  demande  un  refus  formel. 

Après  ce  refus,  l'enfant  magicien,  tour  à  tour  suppliant 
et  irrité,  apparaît  et  disparaît  plusieurs  fois.  Moïse  fait 
maintes  instances  auprès  du  Pharaon,  toutes  accompa- 
gnées de  menaces  et  de  prodiges. 

Le  héros  lunaire  entreprend  alors  le  massacre  de  ces 
hommes  ingrats.  Moïse  résolut  de  tuer  tous  les  premiers- 
nés  de  l'Egypte. 

Le  héros  dindjié  ordonne  à  sa  mère  de  faiie  rôtir  et  de 
manger  durant  la  nuit  une  épaule  de  renne,  sans  en 
rompre  les  os,  de  suspendre  le  sang  d'une  martre  blanche 
(siègu)  au-dessus  de  la  porte,  de  s'enfermer  chez  eux, 
en  laissant  la  chienne  dehors.  Moïse  ordonne  à  la  nation 
Israélite  d'immoler  cette  nuit  un  agneau  sans  tache  [se), 
sans  en  rompre  les  os,  et  de  le  manger  rôti  durant  la 
nuit,  après  avoir  teint  de  son  sang  les  portes  des  maisons. 


—  640  — 

Il  laisse  dans  l'ignorance  de  cette  opération  mystérieuse, 
et  partant  sans  défense,  l'Egypte,  fille  de  Cham,  figurée  ici 
par  la  chienne.  De  nos  jours  encore  l'épithète  de  chien  est 
dans  l'Orient  synonyme  de  païen  et  d'incirconcis  ;  et 
les  Ghananéens  sont  traités  de  chiens  par  le  Christ  lui- 
même. 

Le  héros  lunaire  disparut  sans  qu'on  l'ait  jamais 
revu  depuis.  On  ignora  toujours  où  repose  le  corps  de 
Moïse. 

Une  colonne  de  fumée  épaisse  s'éleva  du  faîte  de  la 
tente  de  Sié-zjié-dhidié.  Une  colonne  de  nuée  couvrait 
le  pavillon  où  se  relirait  Moïse. 

Tant  qu'il?  furent  fidèles  aux  prescriptions  de  leur 
législateur,  les  Dindjié  vécurent  très-bien.  Ainsi  en 
fut-il  des  Israélites  tant  qu'ils  obéirent  aux  ordres  de 
Moïse. 

La  fête  équinoxiale  du  Passage  est  pour  les  Dindjié  une 
bénédiction,  comme  l'était  pour  les  Israélites  celle  du 
Phase.  Les  uns  comme  les  autres  la  célèbrent  en  commé- 
moration de  leur  délivrance  des  mains  de  leurs  ennemis 
et  au  troisième  mois  de  l'année. 

La  chair  de  l'épaule  ne  tarissait  pas.  Il  en  était  de 
même  de  la  manne. 

L'épaule  magique  ne  vint  ù  manquer  que  lorsque  les 
Dindjié  s'en  étant  dégoûtés  en  brisèrent  les  os.  Sous  l'an- 
cienne loi,  l'épaule  était  la  part  du  prêtre.  Le  sacerdoce 
Israélite  ne  disparut  que  lorsque  les  Juifs  déicides  eu- 
rent rais  à  mort  Celui  dont  leur  sacerdoce  n'était  que  la 
figure. 

En  liant  à  cette  tradition  si  curieuse  celle  d'Etsiégé, 
qui  ne  l'est  pas  moins,  nous  obtenons  l'histoire  presque 
complète  et  très-claire  de  Moïse.  Elle  est  si  claire,  que 
nous  croyons  parfaitement  inutile  d'établir  le  parallèle 
tout  au  long.  Le  lecteur  le  plus  prévenu  n'a  pu  qu'être 


—  64i  — 
frappé  de  tant  do  points  de  similitude.  Nous  trouvons  en 
effet  dans  la  tradition  d'Etsiégé  le  souvenir  très-vivace 
des  cornes  qui  ornaient  le  front  de  Moïse,  du  bercpuu  ou 
auge  dans  lequel  il  fut  exposé  sur  le  Nil,  de  l'ange  extermi- 
nateur, représenté  par  le  jeune  homnne  magique  bondis- 
sant à  travers  les  lentes  et  exterminant  les  Dhœnan.Nous 
y  voyons  clairement  le  meurtre  de  l'Egyptien  par  Moïse 
et  sa  fuite  dans  le  désert,  le  départ  des  Hébreux,  le  pas- 
sage de  la  mer  Rouge  et  la  défaite  de  l'armée  des  Egyp- 
tiens. Il  n'y  a  pas  jusqu'à  des  détails  infimes,  tels  que  les 
peaux  de  chèvre,  le  butin  enlevé  aux  Egyptiens,  cette 
nudité  d'une  nation  exécrée  sous  le  nom  de  peuple  des 
Femmes  publiques,  ce  peuple  à  lête  rasée  et  portant  per- 
ruque, qui  ne  s'y  trouvent  fidèlement  mentionnés.  Nous 
retrouvons  Aaron  dans  le  frère  cadet  d'Etsiégé,  et.  parti- 
cularité aussi  frappante  que  convaincante,  voilà  des  sau- 
vages relégués  aux  confins  de  la  terre,  qui  ont  conservé 
un  souvenir  vivace  de  l'encensoir,  de  la  prière,  du  blanc  et 
long  vêtement  des  prêtres  israélites.  Où  trouver  une  preuve 
plus  formelle  d'identité  ?  Les  Dindjié  nomment  la  famine 
{Ftan),  et  c'est  justement  dans  le  désert  d'Fian  que  les 
Israélites  furent  exposés  à  la  mort  cruelle  par  la  famine 
et  que  Moïse  fit  tomber  du  ciel  la  manne,  dont  le  goût 
exquis  et  multiple  a  fourni  matière  à  l'apologue  dindjié 
des  poissons  blancs  qui  se  mangent  crus  et  qui  ont  un 
goût  délicieux.  Et  que  dire  de  cette  description  si  piltores- 
qiiement  exacte  de  la  nation  aux  casques  de  bois?  Nos 
Indiens  ne  connaissent  ni  l'usage  du  casque,  ni  celui  de 
la  cuirasse,  du  bouclier  et  de  la  lance.  Et  cependant  voyez 
comme  ils  en  ont  conservé  vivace  le  souvenir,  après  une 
période  de  siècles  si  considérable. 

Dans  la  même  tradition  ne  voyons-nous  pas  également 
Moïse  priant  les  bras  en  croix  sur  la  montagne  et  procu- 
rant par  ce  moyen  la  défaite  des  Amalécites  ?  A  la  vérité 


—  642  — 

Etsiégé,  le  Moïse  dindjié,  ne  tient  pas  les  bras  en  croix, 
mais  il  passe  les  bras  en  croix  par-dessus  les  bras  de  son 
frère;  et  chaque  fois,  prononçant  le  mot  isch,  un  ennemi 
mord  la  poussière.  Qu'on  veuille  bien  le  j-emarquer,  le  mot 
Isch  est  le  monogramme  du  Christ,  et  par  un  très-léger 
changement  il  signifie  en  grec  poisson.  C'est  le  poisson 
qu'Etsiégé  procure  à  son  peuple  comme  nourriture  et 
qu'il  arrache  au  Grand  Serpent  de  la  mort.  N'aurions-nous 
pas  dans  cet  apologue  un  reste  de  la  symbolique  ju- 
daïque? Dans  la  primitive  Eglise,  le  poisson  était  l'image 
et  l'emblème  du  Christ.  De  plus  isch  est  le  commencement 
du  nom  de  Vickneumon,  l'ennemi  du  crocodile,  par  lequel 
les  Egyptiens  représentaieut  le  démon;  de  ïic/meumon, 
emblème  et  nom  du  dieu  égyptien  Totfi,  dieu  cornu,  le 
sauveur  de  son  peuple,  le  législateur,  le  prophète  et  le 
bienfaiteur.  Encore  une  fois  il  devient  impossible  de  ne 
pas  reconnaître  Moïse  dans  cette  tradition. 

Dans  l'Enfant  magique  dont  Bouse  recevait  les  visites 
nocturnes  et  qui  guidait  le  héros  dindjié  vers  la  terre  des 
Serpents,  nous  reconnaissons  l'ange  de  Dieu  qui  guidait 
le  peuple  de  Dieu  vers  la  terre  de  Chanaan.  Elsiégé, 
comme  Moïse,  passe  sa  vie  dans  le  désert  aride,  se  ser- 
vant l'un  et  l'autre  de  leur  bâton  pour  opérer  des  prodi- 
ges, résidant  sur  la  montagne  et  défaisant  leurs  ennemis 
à  l'aide  de  la  prière.  Dans  cette  tradition  dindjié  seule- 
ment nous  ne  voyons  pas  figurer  le  Pied-du-ciel,  bien 
qu'il  se  trouve  dans  d'autres  récits.  Par  contre,  cette 
légende  fait  mention  d'une  Terre  des  Serpents  el  de  la 
Caverne  des  Serpents,  dont  nous  ne  retrouverons  le  sou- 
venir que  chez  les  peuplades  à  peau  rouge  de  la  Nouvelle- 
Espagne.  Qu'est-ce  donc  que  cette  fable  et  pourquoi  la 
voyons-nous  ici  figurer  parmi  tant  de  vérités  historiques 
rapportées  sans  aucun  déguisement  ? 

La  fable  du  Grand  Serpent  de  la  mort  (Nah-tadhœd),  dé- 


—  6i3   - 

tenteur  de  tous  les  poissons  qu'il  avait  chanî^ôs  en  durs 
rochers,  et  de  la  manière  dont  Bouse  l'attira  hors  de  la 
Caverne  des  Serpents  par  un  signe  qu'il  éleva  sur  un 
poteau,  après  avoir  été  conduit  dans  la  Terre  des  Serpents 
par  un  enfant  merveilleux,  nous  semble  être  un  récit 
énigraalique  de  plusieurs  des  actes  de  Moïse.  Nous  avons 
justement  ici  une  de  ces  images  vives,  fortes  et  poétiques 
telles  que  celles  dont  les  prophètes  d'Israël  aimaient  à  se 
servir  et  qu'ils  proposaient  à  leur  peuple  pour  son  instruc- 
tion. Nous  trouvons  dans  Ezéchiel  l'apologue  suivant 
dont  le  prophète  se  sert  en  parlant  de  l'Egypte.  Que  le 
lecteur  juge  s'il  n'y  a  pas  identité  de  figure  et  d'idée  : 
«  Je  viens  à  vous,  Pharaon,  roi  de  l'Egypte,  gravd  dra- 
(s  gon  qui  vous  couchez  au  milieu  de  vos  tleuves,  et  qui 
dites  :  «  Le  fleuve  est  à  moi  et  c'est  moi-même  qui  me 
«  suis  fait.  Je  vous  mettrai  un  frein  aux  mâchoires,  j'at- 
«  tacherai  à  vos  écailles  tous  les  poissons  de  vos  fleuves 
«  (c'est-à-dire  font  votre  peuple)  et  je  vous  entraînerai  du 
«  milieu  de  vos  fleuves,  et  tous  vos  poissons  demeureront 
«  attachés  à  vos  écailles  et  périront  comme  vous,  car  je 
«  vous  jetterai  dans  le  désert  avec  tous  les  poissons  de  votre 
«  fleuve.  »  (1)  N'aurions-nous  pas  dans  celte  parabole 
l'orifiine  de  la  fable  du  Grand  Serpent  de  la  mort,  qui 
réside  dans  le  désert  entouré  d'ean,  dans  l'île  on  terre 
des  Serpents,  et  des  poissons  innombrables  dont  il  est  le 
maître  et  qu'il  a  changés  en  rochers? 

De  plus,  David,  le  roi-prophète,  nous  apprend,  au 
psaume  104,  que  non-seulement  Moïse  changea  en  sang 
les  faux  de  l'Egypte,  mais  qu'il  tua  tous  les  poissons  de 
rÉgypte.  L'une  et  l'autre  citation  conviennent  à  l'Elsiégé 
du  Dindjié. 

Maintenant,  que  le  désert  parcouru  par  Moïse  et  ses 

(1)  Ezéchiel,  cliap.  xxix,  vers.  3. 


—  644  — 

frères  pendant  quarante  ans  soit  appelé  la  terre  des 
Serpents  et  que  ce  seul  souvenir  soit  demeuré  dans  la  mé- 
moire des  Dindjié,  il  n'y  a  là  rien  que  de  très-compré- 
hensible, si  on  veut  bien  se  rappeler  que  c'est  dans  ce  dé- 
sert que  les  Israélites  trouvèrent  ces  serpents,  ou  plutôt 
ce  serpent,  ainsi  que  s'exprime  le  livre  saint,  dont  les  mor- 
sures brûlaient  comme  le  feu  et  qui  fit  périr  un  si  grand 
nombre  d'Hébreux.  Moïse  en  vint  à  bout  en  plantant 
comme  Etsiégé  un  signe  sur  un  poteau,  et  ce  signe  fut 
une  image  en  bronze  du  serpent  lui-même.  Il  est  vrai  que 
les  Dindjié  disent  que  Étsiégé  plaça  sur  ce  poteau  son 
couvre-chef  {tsaa,  tsade),  or  tsadé,  dans  la  cabale,  est 
l'emblème  du  serpent,  et  "^^  tsau,  signifie  crocodile, 
figure  du  démon  chez  les  Egyptiens.  L'épisode  des 
serpents  du  désert  et  du  serpent  d'airain  manquait  ab- 
solument dans  les  précédentes  traditions.  Celle-ci,  en 
comblant  cette  lacune,  nous  procure  la  certitude  la  plus 
irréfragable  que  c'est  bien  de  Moïse  que  parle  la  légende 
du  Dènè  et  du  Dindjié. 

Dans  la  tribu  des  Peaux-de-lièvre,  le  grand  législateur 
Kotsidal  ou  Sawéta,  le  même  que  Etsiégé  et  Sié-zjié-dhidié 
est  bien  identifié  au  serpent  ainsi  qu'au  génie  ou  ange  de 
la  mort  sous  le  nom  d'E tisonné,  mais  les  Indiens  n'ont  pas 
pu  nous  apprendre  la  raison  de  celle  identification.  Nous 
la  trouvons  ici,  de  sorte  que  la  tradition  des  Loucheux 
complète  sur  ce  point  celle  de  leurs  frères,  les  Peaux-de- 
lièvre.  De  même  qu'en  nous  disant  que  Etsiégé  recon- 
duisit ses  frères  vers  le  pays  où  ils  habitaient  avant  d'être 
retenus  captifs  par  les  Dhœnan  ou  nation  des  Femmes,  la 
tradition  des  Dindjié  nous  apprend  ce  qu'est  le  Pied- 
du-Ciel  des  Peaux-de-lièvre.  L'une  et  l'autre  contrée 
s'identifient  avec  la  terre  promise,  la  terre  de  Chanaan  ; 
de  même  que  la  nation  des  Femmes  devient  évidemment 
le  peuple  égyptien.  Si  donc  d'autres  nations  peaux -rouges 


—  645  - 
américaines  parlent,  dans  leurs  traditions,  de  Pied-du- 
Ciel,  de  terre  ou  de  caverne  des  Serpents,  de  nation  des 
Femmes  et  d'un  héros  astronomique,  nous  aurons  toute 
espèce  de  raisons  pour  identitier  leurs  traditions  à  celle 
des  Dènè-Dindjié,  et  les  unes  et  les  autres  à  l'histoire  de 
Moïse  et  du  peuple  de  Dieu.  Notre  conclusion  sera,  ce 
semble,  rationnelle  et  logique. 

On  se  demandera  peut-être  maintenant  pourquoi  le 
héros  lunaire  des  Dènè-Dindjié,  assimilé  au  serpent  chez 
les  Peaux-de-lièvre,  devient  le  vainqueur  du  serpent  chez 
les  Loucheux.  La  réponse  est  facile  et  naturelle.  Si  Moïse 
guérit  ses  frères  de  la  morsure  des  serpents  du  désert  de 
Sin,  ce  fut  par  la  vertu  du  serpent  d'airain.  Moïse  a  donc 
bien  pu  être  considéré,  par  un  peuple  malheureusement 
trop  enclin  à  l'idolâtrie,  tantôt  comme  le  dieu  de  la  mort 
sous  la  figure  du  serpent,  et  tantôt  comme  le  dieu  de  la 
vie  et  de  la  santé,  sous  la  forme  du  héros  vainqueur  du 
serpent  par  le  bois  et  la  C7'oix.  Et  ainsi  nous  avons  dans 
le  grand  héros  et  le  grand  législateur  Moïse  le  point  de 
départ  et  l'origine  d'un  mythe  que  possédèrent  l'Egypte, 
la  Grèce,  Rome  païenne,  la  Gaule  celtique  et  la  Scandi- 
navie d'une  part  ;  la  Chaldée,  l'Inde,  la  Tartarie,  la 
Chine,  d'autre  part;  et  qu'il  n'est  donc  point  merveilleux 
de  retrouver  en  Amérique. 

Nous  avons  vu  que  les  actions  de  Moïse  conviennent 
parfaitement  à  Toth  ou  Tautli,  le  dieu  cornu  des  Egyp- 
tiens, le  vainqueur  du  crocodile,  figure  du  démon,  par  le 
bois  et  la  croix;  et  dont  le  symbole  est  la  croix  ansée  •?• 
clef  de  vie  et  du  temple  de  santé  qui  nous  rappelle,  dit 
M.  de  Charencey,  la  clef  bouddhique  et  celle  des  sculptures 
de  Palenqué.  Ce  Toth  n'est  autre  que  le  Tautus  des  Baby- 
loniens et  le  Teut  ou  Teutatès  des  Celles. 

C'est  donc  encore  Moïse  que  nous  représente  l'Esculape 
des  Grecs,    le  dieu  de    la   santé,    revêtu  des  attributs 


—  646  — 

d'Apollon  Pythéen,  ou  tueur  de  serpents,  et  cependant 
adoré  sous  l'emblème  du  serpent  lui-même.  Esculape 
devenait  le  sauveur  de  l'humanité  par  le  bois  que  mord 
vainement  le  serpent.  Il  était,  de  plus,  revêtu  des  mêmes 
attributs  que  le  dieu  solaire  Apollon.  De  son  autel  on 
voyait  sortir  un  serpent  mystérieux  qui  allait  goûter  aux 
oUVandes  de  ses  fidèles  adorateurs  en  signe  dacceplalion. 
Le  bois  d'Esculape  nous  rappelle  la  verge  de  Rotsidatrèb, 
et  d'Elsiégé,  celle  d'Olsintresh,  deSa-Wéta  et  de  Sié-zjié- 
dhidié,  et  enfin  la  verge  ou  sceptre  jaune  du  Bouddha 
vivant.  Qui  ne  voit  dans  tous  les  héros  précédemment 
cités  le  même  personnage,  identique  de  tous  points  au 
Moïse  des  Hébreux  ? 

Si  l'on  nous  demande  maintenant  pourquoi  il  est  ques- 
tion de  kl  caverne  des  Serpents  dans  la  présente  tradition, 
nous  répondons  que  le  culte  du  serpent  s'est  toujours 
exercé  dans  des  antres  ou  cavernes,  parce  que  le  serpent 
était  chez  les  anciens  peuples,  particulièrement  chez  les 
Arias,  l'emblème  du  dieu  infernal  Pluton,  dont  le  nom  se 
rapproche  du  serpent  fabuleux  Python.  En  eflet,  les  prê- 
tresses inspirées  par  ce  dieu  et  qui  l'étaient  en  même 
temps  parle  dieu  soleil  ou  Apollon,  all'ectaient  d'habiter 
dans  des  antres,  du  fond  desquels  elles  rendaient  leurs 
oracles  énigmatiques.  Le  culte  idolâtrique  de  Moïse  s'étant 
uni  et  identifié  a  celui  du  serpent  d'airain,  qui  persévéra 
parmi  les  Israélites  jusqu'au  temps  du  roi  Ezéchias,  il  dut 
donc  revêtir  les  formes  de  l'ophiolâtrie  et  s'exercer  dans 
des  cavernes  et  des  grottes,  lesquelles  abondent  dans  la 
Judée.  Nous  ne  prétendons  pas  dire  pour  cela  que  le  fait 
de  rérection  en  croix  du  serpent  d'airain  ait  été  le  point 
de  départ  de  Tophiolâtrie.  Ce  culte  fétichiste  est  bien 
plus  antique  et  remonte  aux  premiers  âges  du  monde. 
L'Egypte  le  connaissait  assurément  et  nous  trouvons  le 
serpent  vert  sur  tous  ses  monuments,  uni  à  la  figure  du 


—  647  — 

Soleil  infernal  ou  Sérapis,  le  Pluton  des  Egyptiens,  dont 
il  était  rcmblème.  En  Cbaldéc,  le  serpent  était  également 
idenlitié  avec  Baal  ou  le  soleil. 

Après  ce  qui  précède,  nous  douions  qu'on  puisse  nier 
la  parfaite  identité  de  la  tradition  du  héros  lunaire  des 
Dènè-Dindjié  avec  l'histoire  de  Moïse  et  du  peuple  hébreu. 
Les  légendes  des  Creeks  et  des  Yucatèques  nous  fourni- 
ront encore  d'autres  preuves,  en  leur  temps. 

§   4.   CONSIDÉRATIONS  GÉNÉRALES. 

Le  lecteur  de  bonne  foi  se  sera  peut-être  posé  trois 
questions  relativement  à  trois  points  obscurs  que  présen- 
tent ces  traditions  des  Dènè  et  desDindjié  :  1°  Pourquoi 
ces  légendes  ne  contiennent-elles  aucun  enchaînement 
chronologique  dans  les  faits?  2"  Pourquoi  dans  chacune 
des  tribus  Dèuè-dindjié  la  même  tradition  revêt-elle  deux 
formes  et  se  présente-l-elle  sous  deux  aspects?  Pourquoi 
dans  l'une  le  héros  lunaire  est-il  représenté  à  l'état  d'en- 
fance et  comme  si  cette  enfance  eût  persévéré  toute  sa 
vie  ;  et  dans  l'autre,  à  l'état  d'homme  fait?  3°  Que  sont 
donc  les  Dènè-Dindjié  et  à  quelle  nation  de  l'antiquité 
devons-nous  les  rattacher  ? 

Nous  allons  essayer  de  répoudre  en  peu  de  mots  à  ces 
trois  questions  : 

1°  Pourquoi  les  légendes  des  Dènè-Dindjié  sont-elles 
dénuées  d'enchaînement  chronologique  dans  les  faits? 

Tout  d'abord,  on  ne  saurait  dire  qu'il  n'existe  absolu- 
ment aucun  lien  naturel  et  logique  dans  les  épisodes  ra- 
contés par  ces  traditions.  Us  appartiennent  tous  au  même 
personnage,  qui  est  reconnu  unanimement  pour  le  même 
par  toutes  les  tribus.  Seulement,  ces  faits,  n'ayant  jamais 
été  confiés  au  papier,  ne  peuvent  qu'être  un  peu  ditl'us. 


—  648  — 

Tels  qu'ils  sont  présentés,  on  a  lieu  de  s'étonner  qu'ils 
aient  pu  traverser  les  âges  sans  être  autrement  défigurés 
ou  travestis.  Ces  traditions  se  complètent  l'une  l'autre, 
de  telle  sorte  qu'il  n'y  a  qu'à  les  rapprocher  et  à  les  lier 
ensemble  pour  obtenir  un  enchaînement  satisfaisant.  Il 
nous  semble  qu'on  ne  saurait  être  moins  indulgent  pour 
des  sauvages  qu'envers  des  nations  civilisées;  or,  nous 
doutons  qu'un  peuple  civilisé  ait  le  talent  de  conserver 
d'une  manière  aussi  fidèle  une  histoire  quelconque,  sans 
le  secours  de  l'écriture,  pendant  un  laps  de  cinq  ou  six 
siècles  seulement. 

Le  manque  d'ordre  chronologique  que  présentent  les 
traditions  dènè-dindjié  peut  être  dû  également  à  la  dé- 
pression qu'ont  subie  les  facultés  intellectuelles  de  ces 
Peaux-Rouges,  dans  cet  état  forcé  et  violent  qu'on  appelle 
sauvagerie.  Leur  mémoire  étant  plus  en  jeu  que  leur  rai- 
son, elle  est  demeurée,  comme  chez  l'enfant,  la  seule  fa- 
culté à  laquelle  ils  fassent  appel.  11  en  résulte  que  chaque 
Indien  ne  transmettant  que  les  faits  dont  il  se  souvient, 
peu  à  peu  l'enchaînement  se  perd  et  des  lacunes  inter- 
viennent, surtout  s'ils  n'ont  pas,  au  préalable,  fixé  la 
suite  de  leurs  idées,  en  assignant  conventionnellement 
certaines  localités  où  ils  se  trouvent,  comme  ayant  été  le 
théâtre  supposé  des  exploits  de  leurs  héros. 

2°  Pourquoi  dans  chaque  tribu,  la  tradition  du  Moïse 
des  Dènè-dindjié  est-elle  racontée  de  deux  manières  dif- 
férentes, et  revét-elle  deux  aspects  différents  ? 

Ceci  peut  tenirà  différentes  causes.  D'abord,  on  a  dû  re- 
marquer que,  dans  chaque  tribu  ou  peuplade,  l'une  des 
deux  traditions  est  présentée  sous  forme  d'apologue, 
tandis  qu'il  ne  manque  que  fort  peu  de  chose  à  la  se- 
conde pour  être  un  récit  parfaitement  conforme  au  récit 
biblique.  Cette  marche,  qui  semble  avoir  été  suivie  con- 
stamment dans  toutes  les  traditions  de  nos  Indiens,  eslla 


—  649  — 

même  qui  fut  adoptée  par  les  prophètes  israélites  ainsi 
que  par  les  auteurs  des  livres  sapientiaux. 

Secondement,  nous  ferons  remarquer,  avec  l'auteur  du 
Mythe  de  Votan,  que  les  anciens  en  agirent  de  la  même 
manière  que  les  Dènè-dindjié.  Ils  faisaient  confusion 
parmi  les  dieux,  ils  invoquaient  le  même  dieu  sous  des 
noms  différents  et  avec  ditierentes  attributions.  L'ouvrage 
intitulé  :  les  Dieux  de  l'Egypte,  le  prouve  amplement, 
pour  ce  qui  est  delà  théogonie  égyptienne.  Enlin  les  my- 
Ihologies  grecque  et  hindoue  nous  offrent  les  mêmes  par- 
ticularités et  les  mêmes  confusions. 

Ici,  au  contraire,  on  ne  saurait  dire  qu'il  y  ait  confu- 
sion. La  première  tradition  représente  Moïse  à  l'étal  d'en- 
fance, tel  qu'il  fut  trouvé  sur  les  bords  du  Nil  et  élevé  par 
Thermulhès.  La  seconde  nous  le  montre  comme  libéra- 
teur. Il  n'y  a  en  cela  rien  de  plus  extraordinaire  que 
lorsque  nous  représentons  le  Christ  tantôt  sous  les  traits 
d'un  enfant,  et  tantôt  sous  ceux  d'un  homme  fait.  Sans 
aucun  doute,  aux  yeux  du  sauvage  qui  a  besoin  de  tout 
locahser,  et  de  tout  personnifier,  il  n'y  a  pas  plus  de  con- 
tradiction dans  un  cas  que  dans  l'autre.  Et  en  nommant 
leur  héros  l'Enfant  magicien  dans  tout  le  cours  de  l'une  des 
traditions,  ils  sont  loin  de  prétendre  qu'il  soit  demeuré 
enfant  toute  sa  vie. 

Enfin  une  quatrième  raison  que  nous  pouvons  assigner 
à  ce  dualisme,  c'est  que,  d'après  les  nombreux  points 
contradictoires  que  renferme  la  tradition  de  Moïse,  sau- 
veur, législateur,  père,  héros  et  dieu  lunaire  des  Dènè- 
dindjié,  nous  sommes  fondé  à  croire  qu'il  y  a  eu  du  mé- 
lange dans  leur  théogonie,  ce  qui  explique  cette  union 
d'une  excellente  tradition  judaïque  avec  le  sabéisme  des 
Chaldéens  et  des  Egyptiens,  et  l'ophiolâlrie  égyptienne  et 
asiatique.  Que  ce  peuple  soit  mixte  et  con)posé  de  deux 
éléments  hétérogènes,  jadis  ennemis  l'un  de  l'autre,  mais 


—  630  — 

fusionnés  ensemble,  et  que  ces  éléments  divers  aient  uni  en 
une  seule  croyance  leur  contingent  de  souvenirs,  de  vérités 
et  de  superstitions,  c'est  ce  dont  il  est  impossible  de  dou- 
ter, La  division  des  Dindjié  en  hommes  blancs  ou  de  la 
droite  et  en  hommes  noirs  ou  de  la  gauche  (division  en 
tout  semblable  à  celle  que  Castrén  trouva  chez  les  Sa- 
moyedeset  les  Tartares  septentrionaux)  ;  la  distinction  que 
font  les  Peaux-de-lièvre  et  les  Chippewayans  des  hommes 
proprement  dits  et  des  hommes  vulgaires;  ia  répudiation 
générale  de  la  tribu  des  Flancs-de-chien  par  les  autres 
peuplades,  à  cause  de  son  origine  prétendue  canine, 
sont  autant  de  preuves  de  notre  assertion.  Ce  qui  va  sui- 
vre pourra  le  prouver  encore.  Nous  arrivons  donc  à  la 
troisième  question. 

3°  Que  sont  les  Dènè-diniljié,  et  à  quelle  nation  de  l'an- 
tiquité ou  de  l'Asie  devons-nous  les  rattacher  ? 

La  réponse  ne  nous  semble  pas  difficile,  et  toutefois 
répondre  d'une  manière  absolue  sur  ce  point,  paraî- 
trait compromettant  à  beaucoup  de  gens.  Des  convic- 
tions individuelles  ne  sutlisenl  pas  pour  décider  de  l'o- 
pinion publique  ;  et,  de  nos  jours,  l'opinion  publique 
—  et  par  elle  nous  entendons  lopinion  du  monde 
savant  —  est  plus  que  jamais  hostile  à  tout  ce  qui  de 
loin  ou  de  près  touche  à  la  tradition  et  surtout  à  l'É- 
criture sainte.  Il  serait  pourtant  logique  de  la  part  des 
savants,  d'admettre  au  moins  l'autorité  des  livres  saints, 
à  titre  d'archives  historiques.  Nous  laissons  donc  de 
côté  lu  révélation,  qu'ils  n'admettent  pas,  et  ne  réclamons 
ici  que  le  droit  incontestable  d'invoquer  la  Bible  comme 
le  monument  le  plus  ancien  et  le  plus  véridique  que  nous 
a  légué  l'antiquité.  Ceux  qui  nous  refuseraient  ce  droit, 
feraient  preuve  de  mauvaise  foi,  ce  que  nous  ne  saurions 
jamais  admettre  chez  nos  lecteurs.  Maintenant  donc  nous 
en  appelons  à  leur  propre  jugement,  sur  ce  chapitre. 


i 


—  651    - 

Puisque  le  souvenir  traditionnel  de  Moïse  s'est  con- 
servé sous  une  forme  plus  archaïque  au  milieu  des  peu- 
plades hypeiboiôcnues  et  américaines  des  Dènè-dmfijiè, 
que  parmi  les  nations  policées  qui  furent  jadis  en  cuntacl 
avec  les  Israélites;  puisqu'ils  prétendent  que  leur  héros, 
dans  lequel  nous  avons  reconnu  tons  les  traits  qui  con- 
viennent à  Moïse,  fut  leur  libérateur,  leur  législateur, 
leur  père,  comme  il  est  encore  leur  bienfaiteur  et  leur 
dieu;  puisque  à  ces  excellentes  traditions  les  Dènb-dindj ié 
joignent  la  circoncision,  le  jeûne,  la  confession  auricu- 
laire faite  à  leurs  voyants  ou  magiciens,  les  prescriptions 
judaïques  relatives  aux  femmes,  à  l'usage  du  sang  et  des 
mets,  aux  animaux  purs  et  impurs,  In  prière  adressée  à 
leur  Moïse  lunaire,  la  fêle  du  Passage  dans  lequel  nous 
reconnaissons  la  Pâque,  des  pratiques  mystérieuses  ap- 
pelées le  Passage  sous  les  eaux  et  le  Jeune  Homme  magique 
bondissant,  dans  lesquelles  nous  avons  vu  un  souvenir  du 
passage  de  la  nur  Rouge  et  de  l'Ange  exterminateur, 
pratiiiues  et  fêtes  qui  corroborent  leurs  traditions  et 
qui  s'en  élayent,  il  nous  semble  qu'il  n'y  a  plus  de  doute 
possible.  Nous  avons  dans  les  Dènè-dindjié  quelques-uns 
des  restes  perdus  d'Israël,  maintenant  convertis  au  catho- 
licisme. Seulement,  nous  le  répétons,  ces  restes,  défigu- 
rés, dc'gradés,  souillés  par  le  féticbisme  du  chamanisme, 
ces  restes  qui  ont  perdu  jusqu'à  leur  nom,  leur  langue 
et  leui-  nationalité  ;  ces  restes  sont  mélangés  avec  d'autres 
éléments  évidemment  asiatiques,  qu'ils  soient  chinois, 
tartares,  hindous  ou  clialdéens;  peut-être  même  pouri-ail- 
on  y  trouver  quelques  traces  du  peuple  égyptien.  C/est 
ce  qui  expliquerait  couimont,  à  la  foi  en  leur  Moïse,  ils 
joignent  le  culte  idolàtrique  de  la  lune,  celui  du  génie  ou 
ange  de  la  mort,  l'opliiolûtrie,  etc. 

Mais  ici  les  savants  bosliles  à  la  Bible  nous  attendent. 
Votre  héros  dènè-dindjié  n'est  autre  que  Bouddha,  noua 


—  652  — 

diront-ils,  la  neuvième  incarnation  de  Wichnou;  car, 
de  même  que  la  bouse  de  vache  est  considérée  dans 
l'Inde  comme  un  talisman  et  un  signe  de  la  caste  sacer- 
dotale, de  même  le  héros  dindjié  est-il  appelé  Bouse, 
parce  qu'il  en  fut  frotté  afin  d'acquérir  la  vertu  magique, 
qui  en  fit  le  plus  grand  des  magiciens.  2"  Votre  héros 
s'incarne  dans  le  bœuf  musqué  comme  "Wichnou  s'in- 
carne dans  le  bœuf-zébu,  et  c'est  pourquoi  les  déjections 
de  cet  animal  sont  considérées,  sur  les  bords  du  Gange 
aussi  bien  que  sur  les  rives  glacées  du  Mackenzie,  comme 
possédant  la  vertu  magique.  Mais  on  attribue  autant  de 
pouvoir  aux  déjections  du  Bouddha  vivant,  que  les  la- 
mas distribuent,  d'après  Dernier,  comme  des  reliques. 
Et  comme  le  mot  bouse  dérive  du  grec  (bous  :  bœuf), 
qui  sait  si  le  nom  de  Bouddha,  dont  le  culte  se  lie  si  inti- 
mement à  la  vénération  pour  l'espèce  bovine,  ne  vient  pas 
également  du  nom  de  cet  animal?  La  seule  diiîérence 
entre  le  nom  Bouse,  nom  du  héros  dindjié,  et  le  nom  de 
Bouddha,  ne  cousiste-t-elle  pas  dans  la  seule  prononcia- 
tion de  rS,  qui,  accentuée  en  blésant,  prend  le  son  doux 
du  Ih  anglais?  3°  Bouse,  Mousse,  Wo-dan  ou  Sa-Wéta, 
sont  aussi  appelés  par  les  Dènè-dindjié  Souris-jaune, 
Grand-Père  jaune,  puis  enfin  rat  rouge.  Rouges  sont 
les  fièches  que  l'on  heurte  dans  la  fête  nocturne  du 
Passage;  de  saule  rouge  {Watap)  est  la  baguette  ou 
verge  de  Sa-Wéta;  c'est  du  sang  que  l'on  sus- 
pend au  dessus  de  la  loge  de  l'Enfant-lunaire,  c'est  du 
sang  qu'il  répand  sur  le  sentier  et  sur  le  gâteau  of- 
fert à  la  lune;  c'est  de  vermillon  qne  se  saupoudre  la 
veuve,  sœur  du  héros,  etc.  Or,  le  jaune  et  le  rouge  sont 
les  couleurs  chéries  du  bouddhisme,  parce  quelles  furent 
celles  de  Bouddha.  Le  jaune  est  la  couleur  de  l'idole  de 
Bouddha  et  de  la  caste  sacerdotale  des  lamas;  elle  est 
aussi  celle  des  Hoang-si-fandu  Thibet,  des  Tartares  Kalkaa 


—  653  - 

de  la  Mongolie.    Le  rouge  est  la  couleur  du    dalaï-lama 
ou  Bouddha  vivant  du  ïbibet;  c'est  avec  unebaguelte  de 
bois  rouge  doré  qu'il  distribue  ses  bénédictions.  Donc,  le 
prétendu  Moïse  des  Dènc-dindjié  n'est  autre  que  Bouddba 
lui-même.  4°  Votre  héros  et  législateur,  après  avoir  ha- 
bité notre  planète,  est  allé  prendre  possession  delà  lune; 
mais  à  Ceylan  l'on  montre  encore  l'empreinte  que  le  pied 
de  Bouddha,  montant  au  ciel,  laissa  sur  le  pic  d'Adam; 
mais  chez  les  Hindous,  Bouddha,  «  fils  du  dieu  lunaire 
Tcandra(l),  estpèredela  dynastie  lunaire  qui  fit  fleurir  la 
civilisation  aryenne  au    sud  de  l'Himalaya.  »  5°  Votre 
Bouse  eut  des  rapports  avec  le  serpent  et  il  pénétra  dans 
le  pays  des  Serpents;  mais  Bouddha  reçut  d'un  serpent 
la  charité  d'un  verre  d'eau  froide  et  pour  l'en  récompen- 
ser lui  promit  les  honneurs  divins.  L'ophiolûtrie  fut  émi- 
nemment liée  avec  le  bouddhisme  chez  les  peuples  de  la 
race  jaune,  et  on  trouve  sur  les  montagnes  de  l'Hima- 
laya une  nation  de  serpents  (2).  6°  Si  vos  Dènè  et  vos 
Esquimaux  portent  la  tonsure,  si  leurs  ennemis  se  ra- 
sent la  tête,  les  bonzes  et  les  lamas,  prêtres  de  Bouddha, 
sont   dans  la   même  coutume.  7°   Les  Dènè-dindjié   et 
jusqu'aux  Esquimaux,  nomment  leurs  ennemis  :  nation 
des  Femmes.  Mais  les  missionnaires  bouddhistes  qui  dé- 
couvrireutet  colonisèrent  le  Fou-sang,  l'an  499  de  J.-C, 
racontent,  dit  M.  Emile  Guimet,  qu'à  1000  lis  à  l'est  de 
cette  contrée  ils  trouvèrent  le  pays  des  Femmes.  Votre  tra- 
ditionest  donc  une  tradition  purementbouddhique.  8°  Les 
ennemis  de  vos  Dènè-dindjié  faisaient  leurs  délices  de  la 
chair  de  chien;  mais  les  Chinois  mangent  également  cet 
animal.   9°  Enfin,  si  les  Dènè-dindjiè^  croient  à  la  mé- 
tempsycose et  aux  incarnations  successives,  vous  devez 


(1)  Mythe  de  Volan,  p.  95. 

(2)  Mythe  de  Votan,  p.  116. 


—  654  — 

vous  rappeler  que  c'est  là  justement  le  dogme  capital  du 
bouddhisme  comme  du  brahmanisme,  son  aîné. 

Par  conséquent,  va-l-on  conclure  avec  une  grande  ap- 
parence de  raison,  la  légende  amëricaine  de  votre  pré- 
tendu Moïse  est  le  fait  des  bouddhistes  chinois,  colonisa- 
teurs du  Fou-sang,  au  cinquième  siècle;  ou  bien  une 
preuve  que  les  conquérants  tartares  de  la  Chine,  au 
treizième  siècle,  sous  Koublay-Khanou  Chan,  le  Chang-ti 
des  Chinois,  firent  pénétrer  le  bouddhisme  jusqu'en  Amé- 
rique après  l'avoir  introduit  au  Thibet. 

Nous  avouons  ([ue ces  objections  sont  fortes  et  niéritenl 
considération  ;  aussi  allons-nous  les  examiner  et  les  ré- 
soudre, s'il  est  possible. 

Nous  répondons  que,  bien  loin  de  laisser  en  défaut  nos 
identifications,  ces  points  de  ressemblance  de  la  tradition 
desDènéet  des  Dindjié  avec  lescroyances  bouddhiques  ne 
servent  qu'à  les  confirmer  : 

1°  Parce  qu'il  est  admis  par  les  savants  que  le  dieu 
lunaire  Bouddha  est  d'origine  égyptienne  (I)  et  que  si  sou 
culte  parvint  dans  rHindoustan,il  laissa  aussi  des  racines 
profondes  en  Grèce,  où  la  même  divinité  était  connue  et 
adorée  sous  les  noms  de  Boudo,  Boula,  Boucha,  Boudios, 
Bafo,  Bodès  et  Boto  (2).  Comme  Bouddha  et  Moïse,  c'était 
une  divinité  pacifique  et  libératrice  de  l'humanité.  Si 
donc,  on  ne  veut  reconnaître  que  le  myllie-feauddhique 
dans  notre  tradition  du  Moïse  dènè-dindjié,  on  doit  ad- 
mettre forcement  qu'avant  de  parvenir  en  Amérique  par 
la  Chine  et  l'Hindouslan,  ce  même  mythe  exista  tout  d'a- 
bord en  Egypte,  théâtre  des  merveilles  opérées  par  le 
Moïse  des  Hébreux  ;  et  que  nous  avons  donc  en  notre  fa- 
veur une  très-forte  probabilité  que  Moïse  fut  réellement 
le  héros  célébré  par  les  traditions  bouddhiques. 

(1)  Mylhe  de  Votan,  p.  97. 

(2)  Idem. 


-  655  — 

2°  Si  le  nom  de  Bouse,  donné  par  les  Dindjié  à  leur 
héros  lunaiio,  paraît  être  un  jeu  de  mois  sorappoil;inl  au 
nom  de  Bouddha  phis  qu'à  cehii  de  Moïse,  je  réponds 
que  ce  jeu  de  mots  n'est  pas  le  seul  ;  que  la  connais- 
sance du  mémo  niylhe  et  hi  profession  du  mémo  culte  en 
Grèce  et  dans  les  contrées  occideniales  habitées  par  les 
tribus  pélass;iennes,  celtiques,  Scandinaves  et  teutones, 
ont  fourni  d'autres  jeux  de  mots  significatifs  et  expressifs 
du  nom  de  Moïse  plus  que  de  celui  de  Bouddha.  Ainsi  nous 
trouvons  la  signification  du  nom  de  rat  et  de  souris  que 
les  Dèné-Dindjié  donnent  à  leur  héros  lunaire  et  les 
Hindous  à  leur  dieu  de  la  mort,  dans  sa  traduction  en 
latin,  mus  (pronoucez.  à  l'ilalienne  nious),  et  en  anglo- 
saxon,  moiise,  mots  qui  peuvent  passer  pour  le  symbole 
cabalistique  de  mousa,  nom  syrien  de  Moïse.  Ce  même 
mot  rat  se  dit  en  grec  \>.'xf  {nioun]  et  il  devient  alors  le 
nom  du  dieu  sidéral  égyptien  amoun  aussi  bien  que  celui 
de  la  lune  elle-même  [moon),  en  anglo-saxon.  Or,  le  dieu 
lunaire  des  Scandinaves  s'appelait  Mena,  dérivé  du  mona 
des  Grecs.  Ne  nous  est-il  pas  permis  de  voir  dans  cette 
divinité  le  Mouni  ou  Bouddha,  dieu  lunaire  des  Hindous,  et 
Mana,  même  divinité  chez  les  Pieds-Noirs  d'Amérique  ? 
Guérin  du  Rocher  n'a-t-il  pas  trouvé  un  jeu  de  mots 
semblable  entre  le  nom  de  la  taupe  ou  rat  rouge,  siphneus, 
celui  de  la  mer  Rouge,  sup/i,  et  le  nom  de  Moïse,  en  égyp- 
tien Osar-siph? 

Donc,  sans  repousser  et  en  admettant,  au  contraire,  les 
traits  de  ressemblance  que  l'on  pourra  trouver  entre  notre 
héros  lunaireaméricain  et  Bouddha,  on  voit  que  nous  repor- 
tons notreconclusion  plus  loin  et  que  les  considérations  qui 
précèdent  tendraient  à  faire  de  Bouddha  lui-môme  une 
imageprimilive  défigurée  de  Moïse.  D'ailleurs  les  lettres  B 
et  M  sont  corrélatives  et  affines  entre  elles.  Dans  h'S  dia- 
lectes dènè-dindjié,  elles  sont  très-souvent   transmutées 


—  656  — 

d'une  tribu  à  l'autre,  ainsi  qu'avec  les  consonnes  P,  "V  et  F 
et  même  W.  Ainsi  ban,  pan,  mon  et  fon  signifient  tous  éga- 
lement mère;oban,  opan,  kovén,  komon  et  kowina  signifient 
tons  autour;  bé,  pé,  vœ  et  wé  veulent  dire  lui,  elle;  etc. 
Ainsi  donc  le  mot  bouse  peut  aussi  bien  être  l'emblème 
cabalistique  du  nom  de  mousa  ou  Moïse  que  de  celui  de 
Bouddha.  D'ailleurs  le  même  héros  qui  chez  les  uns  est 
appelé  Bouse,  est  nommé  Mousse  dans  d'autres  tribus  ;  ce 
qui  confirme  notre  dire. 

3°  Nous  n'éprouvons  donc  nulle  difficulté  à  admettre 
que  les  titres  de  souris  jaune,  de  grand-père  jaune,  de  rat 
rouge^  caractéristiques  du  Bouddha  et  du  Yama  ou  dieu 
de  la  mort  hindous,  aient  été  tirés  de  l'Asie  et  provien- 
nent de  l'Inde  ou  du  Thibet.  Il  est  tout  naturel  de  croire 
que  le  mythe  a  acquis  plus  d'un  accroissement  dans  les 
localités  qu'il  a  traversées  avant  d'arriver  en  Amérique  (1). 

Mais  si  la  théogonie  égyptienne  était  mieux  con- 
nue ,  peut-être  retrouverions -nous  la  même  divinité 
dans  le  personnage  peint  en  jaune,  qui  se  montre 
fréquemment  dans  les  peintures  provenant  de  l'Egypte. 
De  même,  par  similitude,  on  pourrait  aussi  retrouver 
dans  cette  antique  contrée  l'usage  de  se  raser  la  tête, 
propre  aux  prêtres  de  Bouddha, 

4"  Le  héros  des  Dènè-dindjié  reçut  l'apothéose  et  est 
devenu  depuis  lors  un  dieu  lunaire,  tel  que  l'était  Bouddha 
ou  Moulni,  que  le  sont  Mena,  Mana,  Manco,  Sa-Mana,  So- 
Mona  et  tant  d'autres  divinités  identiques;  tandis  que 
nous  ne  voyons  nullement  que  Moïse  soit  parti  pour  la 
lune  ou  qu'il  ait  été  identifié  par  les  Israélites  avec  cet 
astre.  La  difficulté  en  serait  une  si  nous  pouvions  savoir 
ce  que  les  Israélites  répandus  en  Ghaldée  et  en  Egypte 

(1)  N'est-ce  pas  au  Thibet  qu'il  s'est  assimilé  la  grande  variété  de 
céréraonies  et  de  dogmes  catholiques,  enseignés  par  les  missionnaires 
chrétiens  à  la  cour  de  Genghis-Khan  ? 


—  687  — 

ont  cru  et  pensé  de  Moïse.  Quoi  qu'il  en  soit,  comme  le 
culte  de  la  lune  ou  Astaroth  était  généralement  répandu 
parmi  les  peuples  idolâtres  de  la  Palestine,  de  la  Chaldée 
et  de  l'Egypte,  au  milieu  desquels  vécurent  les  Israélites; 
comme  les  livres  saints  font  foi  que  les  Israélites  étaient 
très-enclins  à  l'idolâtrie  et  qu'ils  péchèrent  maintes  fois 
contre  le  vrai  Dieu,  pour  se  livrer  au  culte  de  Baal  (le  so- 
leil) et  d'Astaroth,  à  l'exemple  des  nations  qui  les  entou- 
raient ;  comme  ils  en  allièrent  les  pratiques  à  leur  antique 
vénération  pour  leur  grand  législateur  ;  comme  ce  fut 
Moïse  qui  leur  enseigna  l'usage  du  calendrier  et  qui  leur 
prescrivit  les  Néoménies  ou  fêtes  de  la  lune  :  les  savants 
verront  sans  doute  avec  nous  toute  espèce  déraisons  pour 
admettre  que  les  Israélites  purent  aisément  identifier 
Moïse  avec  cet  astre  ainsi  qu'avec  le  soleil.  La  disparition 
de  son  corps  après  sa  mort  put  leur  donner  à  croire  qu'il 
était,  en  etiet,  parti  pour  l'empyrée  ;  de  même  que  sa 
mort  sur  le  sommet  de  la  montagne  fut  le  principe  de  la 
fable  de  Bouddha  montant  au  ciel  du  sommet  du  pic 
d'Adam.  Si  donc  le  héros  des  Dènè-dindjié  n'est  autre 
chose  que  Bouddha,  en  tant  que  divinité  lunaire,  nous  pou- 
vons admettre  que  ce  mythe  s'est  allié  au  culte  idolâtrique 
de  Moïse  et  qu'il  a  passé,  après  cette  union,  en  Asie  et 
en  Amérique. 

5°  Quant  au  serpent  charitable  qui  procure  de  l'eau  à 
Bouddha  mourant  de  soif,  il  nous  paraît  avoir  une  grande 
parenté  avec  la  verge  de  Moïse  et  d'Aaron,  si  souvent  mé- 
tamorphosée en  serpent,  et  (jui  procura,  par  deux  fois, 
au  peuple  israélite  mourant  de  soif  dans  le  désert,  de  l'eau 
en  abondance.  Bouddha  promit  l'apothéose  au  serpent,  en 
récompense  de  sa  charité.  N'aurions-nous  pas  ici  un  apo- 
logue de  l'érection  dans  le  désert  du  serpent  d'airain,  qui 
guérit  les  blessures  des  Israélites?  Si  l'ophiolâlrie  s'allia 
de  bonne  heure  au  culte  de  Bouddha  eu  Asie,  on  peut 


—  6o8  — 

en  dire  autant  par  rapport  aux  Israélites;  car  nous  lisons 
dans  le  quatrième  livre  des  Rois  (I)  qu'Ezéchias  «  fit 
mettre  t;n  pièces  le  serpent  d'airain  que  Moïse  avait  fait, 
parce  que  les  enfant?  d  I-^raël  lui  avaùnt  brûlé  de  l'm- 
cens  jusqu'alors  (c'est-à-dire  l'avaient  adoré);  et  il  l'ap- 
pela Nohestan  »,  c'est-à-dire  ce  n'est  qu'un  peu  d'airain. 
Les  Juifs  durent  donc  aisément  identifier  Moïse  avec  le 
serpent;  et  ceci  nous  explique  pourquoi  le  législateur 
Mouse  ou  Bouse  des  Dèuè-dindjié,  dieu  lunaire  sous  le 
nom  de  Rat-Rouge,  comme  le  Osar-Siph  des  Egyptiens, 
et  de  Souris-Jaune,  comme  le  Yama  des  Hindous,  est  aussi 
appelé  le  génie  ou  le  dieu  de  la  mort  et  de  la  vie,  sous  la 
figure  du  serpent  [Nâh). 

6'  S'il  est  vrai  que  Thibétains  et  Chinois  s'accordent 
avec  les  Dènè-dindjié  pour  placer  leur  pays  et  leur  nation 
des  Femmes,  ainsi  que  leur  peuple  d'Bommes-Chiens,  les 
uns  à  l'occident,  les  autres  à  l'orient  de  leur  patrie  res- 
pective, cela  tient  à  une  tradition  très-antique,  non-seu- 
lement commune  à  ces  trois  peuples,  mais  encore  aux 
Tartares,  aux  Arabes,  aux  Abyssiniens,  aux  Egyptiens, 
aux  Finnois  et  même  aux  Scandinaves,  car  les  mêmes 
fables  ont  cours  même  en  Danemark  (2).  I/union  de  ces 
deux  singulières  traditions  se  rencontre  donc  chez  tous 
les  peuples  primitifs  qui  adorent  ou  qui  ont  adoré  le  dieu 
lunaire  Moïse  sous  difterents  noms.  Et  puisqu'il  nous  a 
été  aisé  de  reconnaître  le  peuple  égyptien  dans  les 
Hommes-Chiens  et  la  nation  des  B'emmes,  des  légendes 
Dènè-dindjié,  nous  sommes  autorisé  à  voir  le  même 
peuple  dans  les  légendes  identiques  des  Tartares,  des 
Chinois,  des  Finlandais  et  des  Danois.  Nous  le  reverrons 
encore  dans  les  T.-équils  du  Guatemala,  ennemis  des 
Tzendales,  adorateurs  du  héros  ophidien  Wotan,  dieu  as- 

(1)  Ctiap.  XVIII,  vers.  4. 

(2)  Voyez  Marco-Paulo;  Life  in  Abyssinia  ;  Revue  d'Edimbourg. 


—  689  — 

tronomiqiie.  Il  n'y  a  pas  jusqu'aux  Esquimaux  qui  ne 
connaissent  aussi  une  nation  de  femmes.  Tout  nous  portf 
donc  à  croire  que  cette  singulière  légende  a  pris  naissance 
en  Egypte,  ainsi  que  le  culte  du  dieu  lunaire  Bouddha; 
mais  qu'elle  émane  d'un  autre  peuple  que  le  peuple  égyp- 
tien; très-probablement  des  Israélites  ou  de  leurs  frères 
les  Ismaélites  ou  Arabes,  ainsi  que  le  suppose  un  auteur 
anglais  (I). 

7°  Enfin,  si  la  métempsycose  est  le  dogme  capital  du 
bouddhisme,  il  l'est  également  du  brahmanisme;  il  fut 
celui  de  la  Grèce,  des  druides,  des  Scandinaves;  il  est 
répandu  en  Afrique,  et  émane  avant  tout  de  la  vieille 
Egypte,  à  laquelle  les  Juifs  eux-mêmes  l'empruntèrent; 
car  les  Pharisiens  en  furent  entachés. 

Comme  on  le  voit,  les  apparences  d'objection  qui  s'éle- 
vaient contre  notre  thèse  ne  servent,  au  contraire,  qu'à 
en  manifester  la  force,  puisqu'elles  militent  en  sa  faveur. 
D'ailleurs,  ces  vestiges  du  culte  bouddhique  et  asiatique 
ne  peuvent  porter  atteinte  aux  preuves  qui  ressorlent  : 
1°  de  la  coïncidence  frappante  entre  la  tradition  du 
héros  lunaire  dènè-dindjié  et  l'iiisloire  de  Moïse;  2°  des 
coutumes  purement  judaïques  en  honneur  parmi  les 
Dènè-dindjié  ;  o°  enfin  de  la  corrélation  singulière  exis- 
tant entre  plusieurs  termes  de  leur  langue  et  les  mêmes 
mots  en  hébreu.  Toutau  pluspouirait-oii  en  tirer  pour  con- 
clusion que  le  dogme  des  Hébreux  se  trouve  uni,  chez  nos 
Dènè  dindjié,  avec  la  persuasion  des  bouddhistes  hindous 
et  égyptiens;  conclusion  que  nous  ailmettons  aisément, 
d'autant  plus  que  nous  sommes  convaincu  qu'après  raùr 
examen  de  la  question  on  finira  par  reconnaître  que  le 
persoimjige  mythique  de  Bouddh  i  n'est  autre  que  le 
héros  historique  Moïse  ou  Mousa. 

(1)  Sir  MansGeld  Parkius. 


—  660  — 

Nos  conclusions  demeurant  intactes,  il  ne  nous  reste 
plus  qu'à  les  défendre  et  à  les  étayer  par  d'autres  docu- 
ments, que  nous  fournira  encore  l'Amérique.  Nous  allons 
examiner  et  commenter  successivement  les  traditions  du 
dieu  solaire  des  Pieds-Noirs,  Natus  ou  Napi;  celle  des 
Creeks  de  la  Floride,  et  enfin  la  légende  du  dieu-serpent 
astronomique  des  Guatémaliens,  Wotan.  Elles  seront 
l'objet  d'autant  de  chapitres  distincts. 

Contentons-nous  de  dire  que  la  transition  entre  la 
croyance  des  boudhistes  asiatiques  et  celle  des  Dènè-dind- 
jié  américains,  nous  est  ménagée  par  le  dogme  du  dieu 
lunaire  des  Esquimaux,  Tatkrens-Jnnok;  de  même  qu'en- 
tre la  famille  dènè  et  la  famille  des  Iroquois-Sioux,  à  la- 
quelle appartiennent  les  Pieds-Noirs  et  les  Creeks,  la 
lacune  est  comblée  parla  famille  algique,  qui  reconnaît 
également  un  héros  lunaire  dans  Mustaté-Awasis  ou  l'En- 
fant-bison.  Sa  légende  est  en  tout  calquée  sur  celle  du 
Sa-Wéta  des  Dènè  ;  à  l'exception  du  bison  qui,  chez  les 
premiers,  remplace  le  bœuf  musqué  des  Dènè,  le  bœuf- 
zébu  des  Hindous  et  le  bœuf  Apis  des  Egyptiens. 


CHAPITRE  IV. 


FÊTE  NATIONALE  ET  TRADITIONNELLE    DU  SOLEIL 
CHEZ  LES  SIXICAQUES  OU  PIEDS-NOIRS. 

Les  Sixicaques  ou  Pieds-Noirs,  nation  qui  appartient  à 
la  grande  famille  iroquoise  dakotah,  reconnaissent  pour 
dieu,  père,  sauveur,  bienfaiteur  et  législateur  le  soleil, 
qu'ils  nomment  Natus  et  Napi  (le  vieillard). 

Natus,  à  proprement  parler,  n'est  point  l'astre  du  jour 
lui-même  ;  mais  un  héros,  qui  descendit  du  ciel  à  une  épo- 


—  661  — 

que  fort  éloignée,  passa  plusieurs  années  sur  terre,  sous 
le  nom  de  Napi,  opéra  maint  prodige,  créa  des  lois  et  une 
religion  dont  il  dota  les  Sixicaques,  et  se  montra,  en  un 
mot ,  leur  bienfaiteur  et  leur  père.  Reparti  pour  l'empy- 
rée,  il  est  allé  habiter  le  soleil,  qui  porte  maintenant  son 
nom,  et  il  continue  de  là  à  protéger  la  nation  siouse.  Il 
a  pour  femme  la  lune  [Kokoyé-Natus),  que  l'on  appelle 
aussi  la  Vieille, 

D'après  les  ordres  de  leur  législateur  Napi,  les  Pieds- 
Noirs  observent  annuellement  une  grande  fête  du  soleil, 
à  l'époque  du  renouvellement  de  la  lune  d'aoùt-septembre. 
En  vue  de  cette  fête,  ils  s'occupent  pendant  tout  ce  mois 
à  recueillir  des  provisions  de  boucbe  de  toute  espèce  : 
viande,  langues,  baies  sauvages,  racines  esculentes,  etc. 

Quntre  jours  avant  la  nouvelle  lune,  la  tribu  arrête  sa 
marche  ;  on  fait  choix  d'un  lieu  de  campement  propice, 
et  on  se  prépare  à  la  fête  par  le  jeûne  et  des  bains  de  va- 
peur. Le  grand  prêtre  du  Soleil,  ainsi  que  les  sept  ordres 
de  la  hiérarchie  militaire  et  sacerdotale,  prennent  la  di- 
rection et  le  gouvernement  du  camp,  et  on  fait  choix  de 
la  vierge  du  Soleil,  qui  doit  représenter  la  Lune  à  la  fête. 
Cette  espèce  de  vestale  est  choisie  parmi  les  vierges  ou 
parmi  les  femmes  qui  n'ont  eu  qu'un  seul  mari.  Elle  se 
prépare  à  ses  fonctions  par  une  grande  continence. 

Le  troisième  jour  des  préparatifs,  après  la  dernière  pu- 
rification, on  construit  le  temple  du  Soleil,  pendant  que 
le  grand  prêtre  compose  le  fagot  sacré  [eketsto-kisim). 
On  recouvre  celui-ci  d'une  peau  de  bison  et  on  le  lie  au 
faîte  du  temple.  Cette  construction  est  une  tente  ou  pa- 
villon circulaire,  fait  de  clayonnages  et  soutenu  par  un 
poteau  central,  appelé  le  poteau  sacré.  L'entrée  du  pavil- 
lon est  située  à  l'orient.  Tout  au  fond,  c'est-à-dire  à  l'oc- 
cident, se  trouve  une  section  appelée  la  Terre  sainte,  dans 
laquelle  s'élève  un  petit  autel  d'un  pied  carré,  que  l'on 


—  662  — 

entoure  d'herbes  odoriférantes  et  qui  supporte  une  tête  de 
bison  peinte  en  noir  et  en  rouge.  Tout  à  côté  de  l'autel  se 
trouve  la  place  réservée  à  la  vierge  du  Soleil. 

Le  moment  delà  fête  arrivé,  le  grand  prêtre,  la  vestale 
et  tout  le  peuple  sixiraque  se  rendent  processionnelle- 
ment  au  temple  du  Soleil,  an  son  des  tambours  et  des 
tchitchikwés.  On  plante  le  poteau  sacré  et  on  allume  le  feu 
sacré,  après  quoi  on  allume  le  calumet  que  l'on  se  hâte 
de  présenter  au  soleil,  dès  qu'il  se  mout'e  à  l'horizon. 
Cela  fait,  le  grand  prêtre  adresse  une  prière  à  l'astre  du 
jour,  impose  les  mains  aux  mets  qui  doivent  servir  au  re- 
pas sacré,  et  dépose  sur  l'autel  la  part  réservée  à  Natus 
lui-même.  De  son  côté,  la  vestale,  sortant  du  pavillon, 
distribue  à  chacun  sa  part  du  festin  ;  puis  elle  rentre,  se 
déchausse  et,  se  jetant  sur  une  couche  préparée  pour  elle, 
elle  y  doit  Vokan  ou  sommeil  de  guerre. 

Alors  commencent,  en  dehors  du  temple  et  parmi  la 
foule,  des  chants,  des  cris  de  joie,  des  proclamations  et 
des  danses.  Le  grand  chef  de  la  tribu,  à  cheval,  s'avance 
vers  le  poteau  sacré,  le  frappe  de  sa  lance,  et  fait 
quatre  fois  le  tour  du  temple  en  entonnant  un  chant 
de  triomphe. 

Pendant  quatre  jours  que  dure  la  fête,  le  grand  prêtre 
reçoit  toutes  les  offrandes  des  Sixicaques  et  les  oÛ're  au 
Soleil,  ou  plutôt  à  iVû^i/s,  résidant  dans  les  astres.  Les  dé- 
vots se  livrent  aussi,  durant  ce  temps,  à  des  macérations 
et  à  des  pénitences  publiques  identiques  à  celles  que  s'im- 
posent les  fakirs  de  l'Inde  et  les  fanatiques  de  Bénarès  et 
de  Jaggernaut.  Ils  se  font  des  mutilaliotis,  se  suspendent 
au  poteau  sacré  par  des  crocs  ou  des  cordes  qui  passent 
sous  la  peau  du  dos,  etc.  Ces  pénitences  se  font  en  l'hon- 
neur du  dieu  solaire,  afln  de  se  le  rendre  favorable. 

Dès  qu'elle  est  sortie  de  son  sommeil  de  guerre,  la 
vierge  du  Soleil  raconte  au  grand  prêtre  le  rêve  qu'elle 


—  663  — 

est  consée  avoir  fait,  et  celui-ci  le  divul^e  et  le  commente 
avec  graïul  éclat  devant  toute  la  tribu.  Pendant  les  otlian- 
des.  la  vestale  s'occupe  d'entretenir  le  feu  sacré  en  y  je- 
tant des  herbes  odoriféiantes,  suitoui  le  brome  odorant. 
De  temps  à  autre,  elle  otl're  le  calumet  au  Soleil,  son 
époux  ;  car  nous  ne  devons  pas  oublier  qu'elle  figure  la 
Lune  dans  cette  singulière  fête.  Enfin  celle-ci  se  termine 
le  huitième  jour,  au  soleil  couchant,  par  une  autre  prière 
du  grand  p;ètre  et  les  vœux  de  toute  la  iribu. 

IDENTIFICATIONS. 

Si  celte  fête  traditionnelle  des  Sixicaques  s'éloigne  des 
usages  dènè-dindjié,  en  ce  sens  qu'elle  a  pour  objet  le 
culte  du  Soleil  au  lieu  de  celui  de  la  Lune,  elle  s'accorde 
toutefois,  comme  ceux-ci,  avec  les  fêtes  et  les  coutumes 
hébraïques.  Nous  allons  en  faire  ressortir  facilement  les 
diitérents  points  d'iilentité. 

El  d'abord,  iSapi,  ce  vieillard  descendu  du  soleil  pour 
être  le  sauveur,  le  bienfaiteur  et  le  législateur  du  peuple 
sioux  ou  dakotah,  et  qui  y  remonte  ensuite,  est  évidem- 
ment le  même  héros  que  célèbrent  Esquimaux,  Diudjié, 
Dènè  et  Algonquins;  car  celui-ci  avoue  à  ses  parents 
qu'il  habita  primilicement  le  soleil,  d'où  il  est  descendu 
pour  leur  plus  grand  bien.  SI  ces  nuatre  nations  le  font 
habiter  dans  la  lune,  elles  avouent  îoutefois  que,  lors- 
qu'il remonta  au  ciel,  leur  dieu  législateur  i-etourna  d'a- 
bord dans  le  soleil,  d'où  il  émigra  ensuite  dans  l'astre  des 
nuits.  Quoiqu'il  eùl  atteint  sur  terre  l'âge  d'homme  fait, 
avant  de  repartir  pour  son  séjour  céleste,  les  quatre  na- 
tions plus  haut  citées  lui  donnent  généralement  le  nom 
d'Enfant.  Il  est  tour  à  tour  l'Enfunt-MouFse,  l'Enfant- 
Bouse  et  l'Enfant-Bison  ou  des  bœufs. —  De  même,  les 
Pieds-Noirs  nomment  leur  héros  sidéral  Natus,  mot  qui, 


—  664  — 

en  latin,  signifie  enfant.  Et  cependant  ils  le  représentent 
comme  un  vieillard  très-sage  [Napi),  et  nous  avons,  alors, 
le  personnage  du  Grand-Père  jaune  des  Peaux-de-lièvre. 

La  fêle  du  soleil  est  observée  de  temps  immémorial 
chez  les  Pieds-Noirs,  d'après  les  ordres  de  leur  héros, 
Napi  ou  Natus  ;  comme  la  fête  de  la  lune  l'est,  chez  les 
Dènè-dindjié,  par  ordre  de  Sa-  Wéta. 

Le  nom  de  Sa-Wéta  signifie  aussi  bien  V Habitant  du 
soleil  que  V Habitant  de  la  lune,  car  le  mot  sa,  qui  veut  dire 
saleil  ou  astre,  s'applique  à  la  lune  comme  au  soleil. 
Pour  les  distinguer,  il  faut  ajouter  dzin-di-Sa  (soleil  du 
jour),  trèivè-di-Sa  (soleil  de  la  nuit).  De  même  aussi,  chez 
les  Pieds-Noirs,  le  mot  natus  s'applique  à  la  lune  comme 
au  soleil,  et  la  lune  a  sa  part  de  la  fête,  en  qualité  d'épouse 
de  l'étoile  du  jour. 

La  fête  des  Pieds-Noirs,  comme  celle  des  Dènè-dindjié, 
s'observe  lors  du  renouvellement  de  la  lune.  Le  mois 
seul  est  dififérent.  Les  Dènè-dindjié  font  leur  fêle  du  Pas- 
sage au  mois  de  mars-avril,  c'est-à-dire  à  l'époque  qui 
correspond  à  celle  où  les  Israélites  célèbrent  la  Pâque, 
avec  laquelle  la  fête  lunaire  des  Dènè-dindjié  offre,  comme 
on  l'a  vu,  la  plus  grande  analogie.  Chez  les  Sixicaques,  la 
fête  de  Natus  ou  du  soleil  se  solennise  au  mois  d'août- 
septembre,  et  elle  correspond  justement  à  la  fête  mosaï- 
que des  Tabernacles  ou  Scénopégie,  laquelle  se  célébrait 
avec  octave,  de  même  que  chez  les  Pieds-Noirs  elle  se  cé- 
lèbre pendant  huit  jours,  à  savoir  :  quatre  passés  en  pu- 
rifications, et  quatre  en  oblations  et  en  réjouissances  pu- 
bliques. 

Dès  le  commencement  du  mois,  les  Sixicaques  s'occu- 
pent de  recueillir  les  provisions  qui  serviront  aux  offran- 
des et  aux  repas  sacrés.  —  Tout  le  mois  lunaire  d'aoûl- 
septembre  était  consacré,  par  les  Hébreux,  à  la  récolte 
des  fruits  nouveaux. 


—  gg:;  — 

Les  Pieds-Noirs  se  préparent  à  la  solennité  par  quatre 
jours  de  jeûne  et  de  purifications,  au  moyen  de  bains  de 
vapeur;  ils  pratiquent,  pendant  la  fêle,  des  expiations  san- 
glantes. —  Les  jours  qui  précèdent  la  fête  des  Taberna- 
cles sont  des  jours  de  jeûne  et  de  pénitence  chez  les 
Israélites,  parce  que  ce  fut  en  ce  temps  qu'eut  lieu  l'ado- 
ration du  veau  d'or,  dans  le  désert,  aux  temps  mo- 
saïques. 

Les  Pieds-Noirs,  qui  d'ordinaire  habitent  sous  des  ten- 
tes de  peau,  construisent,  pour  cette  fête  nationale,  un 
pavillon  en  clayonnage  et  en  verdure.  —  Les  Juifs  passent 
la  fête  des  Tabernacles  sous  des  tentes  de  verdure  et  de 
branchage. 

Les  Pieds-Noirs  ouvrent  la  fête  au  son  des  instruments 
de  musique  en  usage  chez  eux.  —  Chez  les  Hébreux,  le 
deuxième  jour  du  mois  d'août-septembre  était  appelé 
Bos-Assana  ou  la  tète  des  Trompettes,  parce  qu'on  y  célé- 
brait, au  son  de  ces  instruments,  le  commencement  de 
l'année  civile.  De  là  proviennent  sans  doute  encore  nos 
fanfares  publiques  du  premier  de  l'an. 

Le  temple  du  soleil,  chez  les  Pieds-Noirs,  est  entouré 
de  poteaux  plantés  de  six  en  six  pieds,  et  reliés  par  des 
claies  de  verdure.  Il  est  surmonté  d'un  fagot  sacré  qui  est 
censé  devoir  être  allumé  par  le  soleil  et  brûler  au  som- 
met du  pavillon.  Il  se  trouve  dans  ce  temple  un  couipar- 
timent  secret,  intitulé  la  Terre  sainte,  dans  laquelle  réside 
là  femme  lunaire,  l'épouse  visible  du  dieu  remonté  au  ciel. 
On  y  voit  aussi  un  autel  couvert  d'herbes  odoriférantes 
et  surmonté  d'une  tête  de  bison  peinte  en  noir  et  en 
rouge,  couleurs  de  la  mort  et  du  sang.  Enfin  on  entre- 
tient dans  le  temple  un  feu  sacré,  qu'alimente  l'épouse 
du  soleil.  —  Tout  cet  appareil  n'est-il  pas  une  copie  dé- 
colorée par  le  temps  du  tabernacle  du  vrai  Dieu,  que  sur- 
montait la  colonne  de  feu,  dans  lequel  se  trouvaient  aussi 

T.   IV.  «3 


—  666  — 

le  feu  sacré,  le  Saint  des  Saints,  l'autel  des  parfums  et 
celui  des  holocaustes  ?  Dans  cette  vierge,  épouse  de  Na- 
tus,  ne  reconnaissons-nous  pas  la  femme  invisible  dont  il 
est  si  souvent  question  dans  les  traditions  dènè-dindjié , 
cette  femme  céleste  et  pure  dont  leur  législateur  les  en- 
tretenait sans  cesse,  et  dans  laquelle  il  est  Ijien  facile  de 
voir  un  emblème  parlant  de  la  divinité  cachée  dans  le 
temple  ?  En  effet,  la  vestale  entretient  le  grand  prêtre  de 
ses  rêves  prophétiques  dont  il  instruit  la  foule,  de  même 
que  Moïse  révélait  au  peuple  hébreu  les  oracles  de  la  Di- 
vinité, qui  se  manifestait  à  lui  dans  le  Tabernacle.  Et  l'un 
comme  l'autre  recevaient  ces  communications  mysté- 
rieuses dans  le  réduit,  caché  au  vulgaire,  que  l'on  appelle 
ici  Terre  sainte,  et  qui,  chez  les  Hébreux,  était  le  Saint 
des  Saints. 

Dès  que  la  fête  du  soleil  est  ouverte,  les  Pieds-Noirs  se 
livrent  aux  transports  d'une  grande  joie,  à  des  clameurs, 
à  des  danses  et  à  des  festins.  —  C'est  précisément  ce  qui 
eut  lieu,  en  ce  même  mois  d'aoiit-septembre,  parmi  les 
Hébreux,  au  désert  de  Sin,  lesquels  se  livrèrent  à  l'adora- 
tion idolâlrique  du  veau  d'or  (Exode,  chap.  xxxiii,  v.  6), 
dont  la  tèle  de  bison  qui  surmonte  l'autel  des  Pieds-Noirs 
peut  bien  être  l'emblème.  Er  effet,  plusieurs  des  anciens 
Pères  de  l'Eglise,  tels  que  les  saints  Cyprien,  Ambroise, 
Augustin,  Jérôme,  etc.,  ont  pensé  que  l'idole  appelée  le 
Veau  d'or  se  réduisait  à  la  seule  figure  de  la  têle  d'Apis 
ou  Sérapis;  et  ils  apjiuient  leur  opinion  de  cette  parole 
du  roi  David  se  rapportant  à  l'action  de  Moïse  vis-à-vis 
de  cette  idole  :  Contribulasti  capita  draeonum  in  aquis.  Or, 
Sérapis  n'était  autre  que  le  soleil  mort  ou  soleil  infernal, 
incarné  dans  le  bœuf  Apis.  On  comprend  alors  pourquoi 
les  Pieds-Noirs  iont  figurer  une  tête  de  bœuf  dans  leur 
culte  du  soleil,  et  pourquoi  cette  tête  est  peinte  de  cou- 
leurs funè'ores,  la  noir  et  le  rouge. 


—  007  — 

Il  ne  faut  pas  oublier,  d'ailleurs,  que  la  fête  des  Trom- 
pettes, celle  des  Tabernacles,  ainsi  que  celle  de  la  Loi, 
établie  en  mémoire  de  rétablissement  de  la  loi  mosaïque 
et  de  la  mort  de  Moïse,  se  célébraient  toutes  trois  en  ce 
même  mois,  chez  les  Hébreux. 

Les  Piod?-Noirs  font  succéder  à  leurs  danses  et  à  leurs 
cris  de  joie  des  chants  de  guerre  et  le  sommeil  de  la 
mort  et  de  la  guerre.  C'est  ainsi  que  la  fête  lunaire  des 
Dènè-dindjié  revêt  ép:aleraent  un  caractère  funèbre.  — 
Les  Hébreux  aussi  déploraient  en  ce  mois  le  trépas  ino- 
piné qui  frappa  les  vingt-trois  mille  adorateurs  d'Apis, 
abattus  par  le  glaive  des  Lévites,  et  ils  pleuraient  aussi 
la  mort  de  Moïse  ,  leur  législateur  et  leur  bienfai- 
teur. 

Aussi  les  Sixicaques,  après  avoir  accueilli  par  des  cris 
de  joie  l'apparition  de  l'astre  du  jour  sur  l'horizon,  dans 
lequel  réside  leur  bienfaiteur  et  père,  Napi  ou  Natus,  font- 
ils  finir  sa  fête  le  huitième  jour,  avec  le  soleil  couchant, 
qu'ils  accompagnent  de  leurs  regrets  et  de  leurs  vœux. 
Nous  avons  ici  le  dogme  le  plus  antique  du  sabéisme 
oriental.  Ainsi  les  Égyptiens  pleuraient  Osiris  mort,  et  les 
Syriens  déploraient  la  mort  d'Adonis.  Sous  notre  climat 
boréal,  au  solstice  d'hiver,  alors  que  l'étoile  du  jour  a 
disparu  sous  l'horizon  pour  une  période  plus  ou  moins 
longue,  les  Dènè-dindjié  considèrent  l'astre  comme  mort, 
et,  en  conséquence,  ils  ne  profèrent  plus  son  nom,  selon 
leur  coutume  vis-à-vis  do  leurs  parents  décédés.  Ils  n'ap- 
pellent plus  le  soleil  que  Eyl-Dènk  (cet  homme-là),  ou 
Béqaré  dziné  niwa  illê  (celui  qui  rend  les  jours  courts). 
Mais  quand,  aux  quelques  heures  de  crépuscule  qui 
caractérisent  le  solstice  d'hiver,  ont  succédé  les  jours  il- 
luminés de  nouveau  par  l'astre  revêtu  de  son  ancienne 
splendeur,  les  Dènè  disent  que  l'astre  est  ressuscité  [ti- 
Kron-Kodédédjya),  et  les  vieillards  ajoutent  d'ordinaire 


—  668  — 

en  soupirant  :  «  Mèni  tchinkè  ranasintzi  ?  Qui  donc  me 
rajeunira  comme  le  soleil  ?  » 

Osiris  mort  se  métamorphosa  et  s'incarna  dans  Apis, 
le  bœuf  blanc  et  noir.  Napi  ou  Natus,  parti  pour  le  so- 
leil, se  communique  aux  Sixicaques  en  envoyant  le  bison, 
leur  seconde  providence,  tout  comme  Sa-Wé(a  mourant 
s'incorpore  au  bœuf  musqué,  providence  des  Dènè  en 
temps  de  famine. 

Ainsi,  dans  ces  diverses  théogonies  des  Peaux-rouges,  on 
voit , ainsi  que  dans  celles  des  anciennes  nations  païennes 
de  notre  Orient,  le  soleil  et  la  lune  s'identifier  à  l'espèce 
bovine,  qui  reçut  ensuite  les  mêmes  adorations  idolâtri- 
ques.  Et  comme  le  dieu,  père,  législateur  et  bienfaiteur 
de  ces  ditlerenies  nations  américaines,  dans  lequel  nous 
avons  reconnu  le  Moïse  des  Hébreux,  est  par  elles  iden- 
tifié soit  aux  astres,  soit  aux  différentes  variétés  de  l'es- 
pèce bovine,  nous  pouvons  conclure  avec  une  grande 
présomption  de  vérité,  et  par  analogie,  que  ce  fut  réelle- 
ment Moïse  qui,  dans  l'ancien  monde,  fut  le  prototype  et 
le  point  de  départ  du  mythe  qui  nous  occupe.  Dans  l'Inde, 
ce  mythe  engendra  le  brahmanisme  et  le  bouddhisme;  au 
Thibet,  il  s'unit  aux  cérémonies  du  culte  catholique 
importé  soit  par  les  chrétiens  de  Saint-ïhomas,  soit  par 
les  Nestoriens,  soit  par  les  missionnaires  européens  qui 
vécurent  à  la  cour  des  khans  ou  Grands  Mogols  et  engen- 
dra le  lamanisme.  En  Amérique,  il  demeura  dans  une 
forme  plus  primitive  et  s'allia  seulement  aux  prescriptions 
et  aux  traditions  hébraïques  ou  chaldéennes. 

La  tradition  nationale  des  Chaktas-Muscogulches,  telle 
que  nous  la  transmet  «  le  mythe  de  Wotan  »  (p.  50), 
d'après  M.  le  docteur  Briiiton,  nous  fournira  de  nouvelles 
lumières  en  nous  montrant  les  mêmes  traditions  sous 
une  latitude  plusméridionale.  Nous  allonsla  citer  ci-après, 
puis  nous  nous  permettrons  de  la  commenter. 


—  G60 


CHAPITRE  V. 

TRADITION  NATIONALE   DES  CHAKTAS  (NATION  DES  CREEKS). 

d'apivês  le  d'  d.-g.  brinton,  cité  par  m.  le  comte  de  cdarehcey. 

«  A  une  certaine  époque,  la  terre  s'ouvrit  du  côté  de 
l'ouest,  où  se  trouve  sa  bouche.  Les  Cussitaw  sortirent  de 
cette  bouche  et  s'établirent  dans  les  environs.  Mais  la  terre 
s'étant  mise  en  colère  dévorait  ses  e:ifants.  Aussi  une 
partie  d'entre  eux  s'en  alla-t-elle  plus  loin  vers  l'ouest; 
cependant  quelques-uns  revinrent  ensuite  sur  leurs  pas  et 
se  fixèrent  de  nouveau  aux  lieux  qu'ils  avaient  quittés. 
Le  grand  nombre  toutefois  resta  en  arrière,  pensant  que 
cela  valait  mieux  ainsi. 

«  Leurs  enfants  néanmoins  continuaient  à  être  dévorés 
par  la  terre;  aussi,  pleins  de  dépit,  se  dirigèrent-ils  du 
côté  de  l'orient. 

«  Ils  arrivèrent  à  une  rivière  très-large  et  bourbeuse, 
campèrent,  se  reposèrent  et  passèrent  la  nuit. 

«  Le  jour  suivant  ils  repririMit  leur  marche  et  arrivè- 
rent en  un  seul  jour  à  une  rivière  rouge,  dont  les  eaux 
étaient  du  sang. 

«  Us  vécurent  près  de  cette  rivière,  dont  les  poissons 
fournissaient  à  leur  subsistance,  pendant  deux  ans.  Mais 
il  se  trouvait  là  de  petites  cataractes  qui  leur  rendaient  ce 
séjour  peu  agréable.  Ils  se  transportèrent  donc  à  Textré- 
mité  de  cette  rivière  et  entendirent  un  bruit  pareil  à  celui 
du  tonnerre. 

«  Us  approchèrent  pour  voir  d'où  venait  ce  tapage  et 
ils  aperçurent  une  fumée  rouge  et  ensuite  une  montagne 
qui  faisait  un  prodigieux  vacarme.  Du  sommet  de  la  mon- 
tagne, partait  un  son  semblable  à  un  chant.  Us  montèrent 


—  670  — 

pour  voir  d'où  il  provenait.  11  y  avait  là  un  grand  feu  qui 
flambait  au  sommet  et  c'était  lui  qui  produisait  ce  son. 
La  montagne  en  question  reçut  le  nom  de  Reine  des  mon- 
tagnes. Elle  continue  à  tonner  jusqu'à  ce  jour  et  cause 
beaucoup  d'effroi  à  ceux  qui  l'entendent. 

«  C'est  là  qu'ils  rencontrèrent  un  peuple  formé  de  trois 
dififérentes  nations.  Les  Cussitaw  avaient  pris  et  conservé 
un  peu  de  feu  de  la  montagne.  C'est  là  quMls  furent  in- 
struits dans  la  connaissance  des  herbes  et  dans  beaucoup 
d'autres  sciences. 

«  De  Test  leur  vint  un  feu  blanc  dont  ils  ne  voulurent 
point  se  servir.  Du  sud,  un  feu  bleu  dont  ils  ne  voulurent 
point  faire  usage.  De  l'ouest,  apparut  un  feu  noir  qu'ils 
refusèrent  également  d'employer.  Enfin  arriva  du  nord 
un  feu  rouge  et  jaune.  Ils  le  mêlèrent  à  celui  qu'ils  avaient 
apporté  de  la  montagne.  C'est  là  le  feu  qu'ils  emploient 
encore  aujourd'hui  et  parfois  on  l'entend  chanter. 

«  Sur  la  montagne  il  y  avait  un  poteau  qui  se  mouvait 
et  faisait  grand  tapage.  On  ne  savait  comment  le  réduire 
au  silence.  Enfin  les  hommes  prirent  un  enfant  orphelin 
de  mère,  l'attachèrent  au  poteau  et  regorgèrent.  Ensuite 
ils  arrachèrent  le  poteau,  et  ils  le  portent  avec  eux  lors- 
qu'ils vont  à  la  guerre.  Il  était  semblable  à  ces  tomahawks 
en  bois  dont  on  se  sert  aujourd'hui  encore,  et  fait  du  même 
bois.  C'est  là  aussi  que  l'on  découvrit  quatre  racines  ou 
gerbes  qui  firent  par  leur  chant  connaître  leurs  vertus. 
C'étaient  le  pasaio  ou  racine  du  serpent  à  sonnettes,  le 
mikowéanotchaw  ou  racine  rouge,  le  sowatchka  ou  racine 
amère  à  fleur  bleue,  et  le  ousséloupoeke  ou  petit  tabac.  Ces 
herbes,  spécialement  la  première  et  la  troisième,  sont 
employées  comme  la  meilleure  des  médecines  pour 
les  purifications  du  Bush  ou  fête  de  la  danse  du  maïs 
vert. 

a  A  cette  fête  qu'on  célèbre  tous  les  ans,  les  Creeks 


-   U7J    - 

jeûnont  et  font  des  olliandes  des  prémices  de  leurs  ré- 
coltes. 

«  Depuis  que  la  vertu  de  ces  plantes  leur  a  été  révélée, 
leurs  femmes,  à  certaines  époques  de  l'année,  ont  un  feu 
séparé,  et  elles  quittent  la  compagnie  des  hommes  pen- 
dant cinq,  six  et  sept  jours,  pour  se  purifier.  Si  elles  nc- 
glisçeaient  celte  pratique,  les  herbes  perdraient  leur  pou- 
voir et  les  femmes  tomberaient  malados. 

«  Vers  ce  temps  surgit  une  dispute.  Il  s'agissait  de  sa- 
voir quelle  des  quatre  nations  était  la  principale,  c'est- 
à-dire  la  plus  ancienne,  et  devait  commander.  L'on  tomba 
d'accord  que  pour  chacune  des  quatre  tribus  on  élèverait 
un  mât,  rougi  avec  de  l'argile  ;  car  l'argile,  qui  d'abord 
est  jaune,  rougitpar  la  cuisson.  On  devait  aller  à  la  guerre, 
et  celle  des  nations  qui  parviendrait  à  couvrir  la  pre- 
mière son  mât,  depuis  le  sol  jusqu'au  faîte,  de  scalps  pris 
sur  l'ennemi,  passerait  pour  la  plus  vieille  et  la  princi- 
pale. Les  Cussitaw  les  premiers  parvinrent  à  couvrir 
leur  mât  de  trophées  de  guerre,  et  le  firent  disparaître 
sous  les  chevelures  de  leurs  ennemis.  Ils  furent  déclarés 
les  plus  anciens.  Puis  vint  le  mât  des  Chikassaiv,  ensuite 
celui  des  Alihamons  on  Atilama.  Enfin,  sur  celui  des  Obx- 
katv,  les  scalps  ne  s'élevaient  pas  plus  haut  que  le  genou. 

«  Alors  il  y  avait  un  oiseau  bleu  d'une  taille  gigantes- 
que, plus  rapide  qu'un  aigle,  qui  venait,  tous  les  sept 
jours,  tuer  et  dévorer  les  Chaklaiv.  L'on  fit  donc  une 
image  de  femme,  que  l'on  déposa  sur  le  sentier  par  où 
passait  l'oiseau.  Le  volatile  l'emporta,  la  garda  long- 
temps, puis  la  remit  à  sa  place.  On  la  conserva  soigneuse- 
ment, dans  l'espérance  qu'il  en  sortirait  quelque  chose. 
Longtemps  après,  il  en  sortit  un  rat  rouge,  que  l'on  re- 
garda comme  le  fils  de  l'oiseau  bleu. 

((  LesCliaktaw  tinrent  conseil  avec  le  rat  rouge,  pour 
savoir  comment  parvenir  à  tuer  le  grand  oiseau  bleu.  Ce- 


—  672  — 

lui-ci  possédait  un  arc  et  des  flèches.  La  corde  de  l'arc 
fut  rongée  par  le  rat,  de  sorte  que  l'oiseau,  ne  pouvant 
plus  se  défendre,  fut  mis  à  mort  par  les  guerriers.  De  là 
celte  vénération  qu'inspire  Faigle,  considéré  comme  un 
grand  monarque.  Les  Indiens  se  parent  de  ses  plumes 
lorsqu'ils  vont  traiter  de  la  guerre  ou  de  la  paix.  Teintes 
en  rouge,  elles  signiQent  guerre.  Teintes  en  blanc,  elles 
marquent  la  paix. 

((  Ensuite  ils  quittèrent  cette  localité  et  arrivèrent  à  un 
sentier  blanc.  Tout,  aux  alentours,  était  de  couleur  blan- 
che, même  l'herbe,  et  ils  remarquèrent  en  ce  lieu  les 
vestiges  du  séjour  d'une  tiibu.  Ayant  traversé  le  sentier, 
ils  campèrent,  puis  revinrent  sur  leurs  pas  pour  savoir 
ce  qu'était  ce  sentier,  quel  peuple  avait  séjourné  là,  et 
s'il  ne  vaudrait  pas  mieux  pour  eux  continuer  la  route 
qu'ils  avaient  prise.  Cette  route  les  conduisit  à  une  baie 
rocailleuse  et  enfumée. 

a  Us  traversèrent  la  baie  rocailleuse  en  se  dirigeant 
vers  l'orient,  et  arrivèrent  chez  le  peuple  cussaw,  près 
d'une  cité  du  même  nom.  Ils  y  séjournèrent  quatre  ans. 

«  Les  Cussaw  se  plaignaient  des  ravages  d'un  monstre, 
appelé  Mangeur  d'hommes,  qui  vivait  dans  une  caverne. 
Les  Cussitaw  s'engagèrent  à  les  délivrer  de  cet  ennemi. 
A  cet  effet,  ils  creusèrent  une  fosse  et  la  couvrirent  d'un  filet 
en  fil  d'écorce  de  hickory.  Ils  y  superposèrent  des  branches 
d'arbre  en  forme  de  croix.  Ensuite,  se  rendant  à  l'antre 
du  monstre,  ils  l'attirèrent  en  agitant  une  crécelle.  L'ani- 
mal sortit  en  fureur  et  les  poursuivit  à  travers  les  bran- 
ches disposées  en  croix.  Les  Cussitaw  pensèrent  alors 
qu'il  valait  mieux  laisser  mourir  un  seul  homme  que 
toute  lanation.  Ils  prirent  donc  un  enfant  orphelin  demère, 
et  le  livrèrent  au  monstre,  dès  qu'il  se  fut  approché  de  la 
fosse.  L'animal  se  laissa  choir,  et  les  Indiens  le  tuèrent 
facilement,  au  moyen    d'échardes  de  pin  enflammées. 


—  673  — 

L'on  garda  ses  os  jusqu'à  ce  jour.  Ils  sont  peinls  en  rouge 
d'un  côlé,  el  en  blanc  de  l'autre. 

«  C'était  d'ordinaire  chaque  septième  jour  que  le  man- 
geur d'hommes  exerçait  ses  ravages.  Aussi,  après  s'en  être 
défaits,  les  Cussitaw  demeurèrent-ils  dans  le  pays  pendant 
sept  jours.  En  souvenir  du  monstre,  lorsqu'ils  sepréparent 
à  faire  la  guerre,  ils  observent  un  jeûne  de  six  jours,  et  se 
mettent  en  marche  le  septième.  S'ils  ont  soin  d'empor- 
ter les  os  du  monstre  avec  eux,  ils  se  tiennent  sûrs  du 
succès. 

«  Au  bout  de  quatre  ans,  les  Cussitaw,  ayant  quitté  le 
peuple  cussaw,  arrivèrent  à  une  rivière,  sur  les  bords  de 
laquelle  ils  s'arrétèrent^deux  ans,  vivant  de  racines  et  de 
poisson,  faute  de  maïs  ;  ils  s'y  fabriquèrent  des  arcs,  ar- 
mèrent leurs  flèches  de  dents  de  castor  et  de  pointes  de 
silex.  Us  se  servaient  de  roseaux  fendus  en  guise  de  cou- 
teaux. 

«  Etant  partis  de  là,  ils  se  rendirent  à  la  baie  Bruyante, 
ainsi  nommée  à  cause  des  cris  qu'y  poussaient  les  grues, 
que  l'on  rencontra  en  ce  lieu  en  quantité.  Les  Cussilaw  y 
passèrent  une  nuit.  De  là,  ils  atteignirent  une  rivière  où 
se  trouvait  une  chute  d'eau,  qu'ils  nommèrent  Owa~ 
tonka. 

u  Le  jour  suivant,  ils  rencontrèrent  un  autre  cours 
d'eau,  qu'ils  appelèrent  Rivière  de  l'arbre  décortiqué.  Ils 
la  traversèrent  le  lendemain  et  parvinrent  à  une  haute 
montagne,  où  vivait  le  peuple  constructeur  du  chemin 
blanc  qu'ils  avaient  rencontré  d'abord. 

«  Les  Cussitaw  lancèrent  vers  le  peuple  de  la  mon- 
tagne des  flèches  blanches,  en  signe  de  paix,  aûn  de  re- 
connaître ses  dispositions.  Mais  ce  peuple,  ramassant  les 
flèches  blanches,  les  teignit  en  rouge  el  les  leur  renvoya, 
en  signe  de  guerre.  Le  chef  cussilaw  jugea  qu'il  était 
prudent  de  s'arrêter.  Cependant  quelques  guerriers  ne 


—  674  — 

craignirent  point  de  pousser  jusqu'aux  cabanes  de  ce 
euple,  qu'ils  trouvèrent  désertes. 

«  Ayant  aperçu  alors,  au  milieu  du  fleuve,  un  berceau 
que  l'on  ne  pouvait  voir  de  la  rive  opposée,  ils  en  cun- 
clurent  que  la  tribu  ennemie  avait  cherché  une  retraite 
au  sein  des  eaux,  et  qu'elle  n'avait  point  l'intention  d'en 
sortir. 

«  A  cet  endroit,  ils  trouvèrent  une  autre  montagne, 
nommée  Moterell,  qui  faisait  nn  bruit  semblable  à  celui  du 
tambour  que  l'on  frapperait  j  et  c'est  là  qu'ils  supposè- 
rent être  la  résidence  de  ce  peuple  mystérieux.  Lors- 
qu'ils partent  pour  la  guerre,  les  Gussitaw  entendent  ce 
bruit  retentir  de  toutes  parts. 

«  Etant  partis  de  là  ils,  côtoyèrent  la  rivière  jusqu'à 
une  chute  d'eau,  où  ils  aperçurent  de  grands  rochers.  Sur 
ces  rochers  se  trouvaient  placés  des  arcs,  et  ils  supposè- 
rent que  là  encore  résidait  le  peuple  constructeur  du  che- 
min blanc. 

a  Les  Gussitaw  se  servaient,  dans  leur  marche,  de 
denx  éclaireurs,  qui  précédaient  le  corps  d'armée. 
Ces  éclaireurs  montèrent  au  sommet  d'une  haute  mon- 
tagne, et  aperçurent  une  ville,  dans  la  direction  de  la- 
quelle ils  lancèrent  des  flèches  blanches  ;  mais  les  habi- 
tants les  renvoyèrent  rouges. 

«  Alors  les  Gussitaw  entrèrent  en  colère,  et  résolurent 
d'attaquer  la  ville  et  de  prendre  une  des  maisons  qui  la 
composaient  pour  chacun  de  leurs  guerriers.  Ils  jetèrent 
donc  des  pierres  dans  le  lit  de  la  rivière,  de  façon  à  la 
pouvoir  traverser,  s'emparèrent  de  la  cité,  habitée  par 
des  Têtes-Plates,  et  tuèrent  tout,  à  l'exception  de  deux 
personnes.  S'étant  mis  à  leur  poursuite,  ils  trouvèrent 
un  chien  blanc,  qu'ils  mirent  également  à  mort. 

«  Alors  ils  aperçurent  une  fumée  qui  s'échappait  d'une 
autre  ville.  Ils  jugèrent  qu'elle  devait  être  occupée  par 


—  675  — 

le  peuple  conslnictcur  du  clierain  blanc,  et  qu^ils  cher- 
chaient depuis  si  longtemps.  C'était  la  ville  et  le  pays  des 
Palachucolas. 

«  Les  Cussitaw  s'avancèrent  vers  ces  derniers,  animés 
des  intentions  les  plus  hostiles;  mais  les  Palachucolas 
leur  donnèrent  à  boire,  en  signe  de  paix,  d'un  breuvage 
noir,  ajoutant  :  «  Nos  cœurs  sont  blancs  ;  que  les  vôtres 
«  soient  blancs  aussi.  Déposez  donc  les  casse-tèle  et 
«  montrez  vos  corps,  comme  preuve  qu'ils  sont  blancs.» 
Les  Cussitaw  voulurent  garder  leurs  massues,  mais  les 
Palachucolas  les  persuadèrent  tellement,  qu'ils  finirent 
par  les  ensevelir  sous  leurs  lits.  En  retour,  leurs  nouveaux 
alliés  leur  donnèrent  des  plumes  blanches,  et  demandè- 
rent à  n'avoir  qu'un  chef  en  commun.  Depuis  ce  temps- 
là  les  deux  nations  ont  toujours  vécu  ensemble. 

«  Une  partie  d'entre  elles  se  fixa  d'un  côté  de  la  ri- 
vière aux  Roches-peintes,  et  l'autre  du  côté  opposé.  La 
première  fraction  s'appelle  les  Cussitaw^  et  l'autre  les 
Cowctaw.  Ils  ne  font  qu'un  peuple,  celui  des  Creeks  supé- 
rieurs et  inférieurs.  Néanmoins,  comme  les  Cussit.iw 
aperçurent  les  premiers  la  fumée  rouge  et  le  feu  rouge, 
et  qu'ils  rougirent  les  cités  dans  le  sang,  ils  ne  peuvent  pas 
quitter  leurs  cœurs  rouges,  lesquels,  après  tout,  sont 
blancs  d'un  côté  et  rouges  de  l'autre.  ûUiis  ils  recon- 
naissent que  le  chemin  blanc  est  le  iiiedieur  de  tous,  et 
qu'ils  auraient  dû  le  suivre.  » 

IDENTIFICATIONS. 

Nous  regrettons  de  n'avoir  pu  nous  procurer,  dans  les 
États-Unis,  le  travail  explicatif  du  docteur  D.-G.  Brinton 
sur  cette  intéressante  légende  ;  il  ne  peut  être  que  fort 
curieux  et  instructif.  Mais,  l'édition  de  son  National  Le- 
gend  of  the  C hakta- Muskokee  étant  épuisée,  nous  allons 


—  676  — 

essayer  d'en  donner  un  commentaire  de  notre  cru,  le- 
quel, nous  osons  l'espérer,  vu  notre  pratique  du  génie 
des  langues  indiennes  et  nos  études  antécédentes  des  lé- 
gendes et  des  mythes  des  Peaux-Rouges,  sera  de  nature  à 
satisfaire  nos  lecteurs. 

Avec  cette  justesse  d'appréciation  qui  caractérise  ses 
études  américaines,  M.  le  comte  de  Gliarencey  compare 
la  légende  des  Chaktas  à  celle  des  Guatémaliens,  et  leur 
trouve  une  origine  identique.  Nous  partageons  entière- 
ment son  sentiment  et  allons  faire  ressortir,  de  plus,  les 
nombreux  points  de  ressemblance  qui  rapprochent  cette 
même  légende  de  celle  d'Otsintresh,  de  Kotsidatréh  et 
d'Etsiégc.  Dans  celles-ci  comme  dans  celle-là  nous  ne  pou- 
vons nous  empêcher  de  reconnaître  le  récit  des  pérégri- 
nations du  peuple  hébreu,  depuis  sa  sortie  de  la  Chaldée 
jusqu'à  son  entrée  dans  la  terre  promise.  Si,  comme  le 
rappelle  le  noble  écrivain,  «  les  types  primitifs,  conservés 
chez  les  sauvages  de  la  Floride,  semblent  être  précisé- 
ment ceux  que  les  Tzendales  ont  mis  en  oubli  »,  nous 
pouvons  dire  aussi  que  plusieurs  de  ces  traits  complètent 
le  récit  des  légendes  dènè,  dindjié  et  pieds-noirs.  La  tradi- 
tion des  Greeks  sert  comme  de  trait  d'union  naturel  entre 
les  narrations  des  Peaux-Rouges  septentrionaux  et  celles 
des  ludiens  du  sud  de  l'Amérique  septentrionale.  Le  lec- 
teur impartial  en  jugera. 

Toutefois,  dans  la  présente  légende,  ainsi  que  dans 
celles  qui  l'ont  précédée,  nous  éliminons  jusqu'à  la  pen- 
sée que  les  événements  qu'elle  relate  aient  eu  pour  scène 
l'Amérique  elle-même,  ou  bien  qu'ils  aient  trait  ;'i  l'arri- 
vée de  la  nation  des  Greeks  sur  ce  continent.  Nous  allons 
voir,  en  effet,  les  mêmes  faits  appliqués,  par  les  Chaktas, 
aux  plages  de  la  Floride,  et,  par  les  Dènè  et  les  Dindjié, 
aux  steppes  qui  bordent  l'océan  Glacial.  Plus  tard,  dans 
uu  autre  chapitre,  nous  verrons  encore  Guatémaliens  et 


—  077  — 

Yucatèques  transporter  dans  la  Nouvelle-Espagne  le 
théâtre  d'événements  absolument  identiques.  Ui-,  tous  ces 
faits  étant  calqués  sur  ceux  relatés  dans  le  Pentaleuque, 
spécialement  dans  les  livres  de  V Exode  et  du  Deutéronome^ 
il  devient  évident  que  ces  traditions  américaines  n'ont 
rapport  ù  autre  chose  qu'à  l'histoire  des  Héhreux,  sous  la 
conduite  de  Moïse. 

A  une  certaine  époque,  dit  la  tradition  des  Creeks,  la 
terre  s'ouvrit  vers  l'ouest,  où  se  trouve  sa  bouche.  —  Les 
Cussitaaw  en  sortirent  et  s'établirent  dans  les  environs  ; 
mais,  comme  cette  terre  dévorait  ses  habitants,  ils  s'en 
allèrent  plus  loi»),  vers  l'ouest,  pour  revenir  ensuite  vers 
l'est.  —  Les  Dènè-dindjié  rapportent  que,  dans  un  passé 
très-éloigné,  le  grand  génie  «  qui  voit  en  avant  et  en  ar- 
rière »  [Ehna-gu-kini)  ouvrit  la  terre  dans  l'Ouest,  pour 
en  faire  sortir  leur  ancêtre,  le  «  voyageur  sans  feu  ni 
lieu  »  {Kpon-édin).  Il  s'établit  dans  les  environs,  puis 
descendit  vers  la  mer,  dans  le  Sud-Ouest,  à  la  recherche 
de  sa  femme,  qui  lui  avait  été  ravie  ;  puis,  enfin,  il  revint 
vers  l'orient.  —  Or  le  Pentateuque  nous  dit  qu'Abram 
Kédir,  c'est-à-dire  le  Voyageur,  tiré  par  Dieu  de  la  Chal- 
dée,  se  dirigea  vers  le  sud-ouest,  vers  l'Egypte,  pour  re- 
tourner ensuite  au  pays  de  Ghanaan,  duquel  les  espions, 
envoyés  par  Moïse  longtemps  après,  rendirent  le  té- 
moignage que  c  était  une  terre  qui  dévorait  ses  habitants. 

Le  nom  de  l'Arabie  et  de  la  Chaldée  est  Cfitis,  quo 
l'historien  Flavius  Josèphe  écrit  Cush.  Les  Cussitaw  ne 
tireraient-ils  pas  de  là  leur  nom  ? 

Les  Chaktas  placent  dans  l'Ouest  la  bouche  de  la  terre. 
—  C'est  aussi  dans  l'Ouest  que  les  Dènè-dindjié  mettent 
l'antre  immense  d'où  leur  vient  le  dieu  du  tonnerre  et 
par  lequel  s'en  retournent  les  mânes  de  leurs  morts.  Ces 
mêmes  Indiens  disent  être  venus  de  l'ouest  sur  le  conti- 
nent américain.  — C'est  l'ouest  que  les  Mexicains  dési- 


—  678  — 

gnent  par  le  signe  zodiacal  symbolique  de  la  Maison 
[Caltli),  en  tzendale  et  en  kollouche  {Nuh),  d'où  le  nom  de 
Nahoa  (peuple  de  l'Ouest),  donné  aux  Toltèques,  et  de 
Nahanné,  que  porte  une  des  tribus,  la  plus  occidentale, 
des  Dènè-dindjié. 

Les  Cussitaw,  continuant  à  être  dévorés  par  cette  terre, 
se  dirigent  définitivement  vers  le  Levant.  Ils  arrivent  à 
une  rivière  boueuse,  puis  à  un  fleuve  de  sang,  où  ils  de- 
meurent pendant  dix  ans,  se  nourrissant  de  poisson. — 
Les  Hébreux  (c'est-à-dire  les  voyageurs  sans  patrie, 
d'après  leur  nom  même),  ne  pouvant  demeurer  longtemps 
dans  la  terre  de  Clianaan,  à  cause  de  la  famine  qui  en  dé- 
vorait les  habitants,  se  décident  à  passer  en  Egypte,  sous 
le  gouvernement  de  Joseph.  Ils  viennent  habiter  pendant 
deux  cents  ans  sur  les  bords  du  Nil,  que  la  sainte  Écri- 
ture nomme  le  fleuve  bourbeux  :  «  à  fluvio  turbido  qui  ir- 
rigat  Egyptum  »  (Josué,  xiii,  v.  3),  et  dont  les  eaux  fu- 
rent, par  Moïse,  converties  en  sang. 

C'est  de  poisson  que  les  Cussitaw  se  nourrissent,  sur  le 
fleuve  bourbeux  ;  c'est  aussi  de  poisson  que  le  Moïse  des 
Dènè-dindjié  [E tsiégé-Niottsintané)  nourrit  son  peuple. 
—  Moïse  nourrit  les  Israélites  de  la  manne.  Comme  ils 
sortaient  tous  alors  de  la  mer  Rouge,  il  n'est  pas  étonnant 
que  la  tradition,  dénaturant  les  faits,  ait  appelé  cette 
blanche  nourriture  du  poisson. 

Les  Cussitaw  se  transportent  à  l'embouchure  du  fleuve 
de  sang,  et  de  là  à  une  montagne  embrasée  et  fumante, 
qui  faisait  un  prodigieux  vacarme.  La  fumée  et  le  feu  en 
étaient  rouges.  —  Les  Hébreux,  ayant  quitté  le  Nil  aux 
eaux  converties  en  sang  et  traversé  la  mer  Rouge  (obser- 
vez qu'Homère  lui-même  donne  quelquefois  à  la  mer  le 
nom  de  fleuve),  parvinrent  au  pied  du  Sinaï,  où  Moïse 
étant  monté,  cette  montagne  leur  apparut  toute  en  feu. 
Une  nuée  épaisse  la  couvrit;  il  en  sortait  un  grand  feu  et 


—  670  — 

une  fumée  rouge  comme  d'une  fournaise,  et  le  son  de  la 
tronipetlc  y  (.levenait  de  plus  en  nlus  éclulant  et  perçant 
{Exode,  IX,  V.  lt)-20;  idem,  xx,  v.  18).  — Etsiégé,  le 
Moïse  des  Dindjié  ou  Loucheux,  ayant  gravi  une  haute 
montagne,  s'en  fait  précipiter  dans  son  char,  et  celui-ci, 
en  roulant  sur  les  pentes  escarpées,  y  produit  le  bruit  de 
cent  tonnerres.  —  Otsintresh,  le  héros  dènè,  monte  avec 
son  frère  sur  la  montagne,  au  milieu  de  la  foudre  et  des 
tonnerres.  Les  Cussitaw  gravissent  également  la  mon- 
tagne tonnante  et  embrasée. 

Du  sommet  de  cette  reine  des  montagnes  partait  nn 
son  semblable  à  un  chant,  dit  la  légende  fîoridienne,  et 
qui  provenait  du  feu  qui  y  brûlait.  —  Du  sommet  du  Si- 
naï  partit  la  voix  même  de  Jéhovah,  proclamant  le  Déca- 
logue.  Les  vibrations  harmonieuses  de  la  trompette  y  an- 
noncèrent aux  Hébreux  que  Dieu  y  était  descendu.  De 
plus,  c'était  encore  Dieu,  résidant  dans  la  colonne  de  feu 
du  tabernacle,  qui  rendait  des  oracles  et  dirigeait  la  mar- 
che d'Israël. 

Les  Gnssitaw  conservèrent  du  feu  de  la  montagne.  — 
C'est  au  sommet  du  Sinaï  que  les  Hébreux  reçurent  les 
ordonnances  relatives  au  culte  de  Jéhovah  et  à  l'entre- 
tien perpétuel  du  feu  sacré.  Un  grand  nombre  de  nations 
peaux-rouges  ont  conservé  pendant  longtemps  un  feu 
sacré. 

Au  pied  de  la  montagne  fumante  et  tonnante,  les  Cus- 
sitaw  furent  instruits  dans  la  connaissance  des  herbes  et 
dans  plusieurs  sciences.  —  Ce  fut  au  pied  du  Sinaï  que 
les  Hébreux  reçurent  la  loi  mosaïque,  les  prescriptions 
relatives  aux  puritîcations  légales,  et  qu'ils  apprirent 
diQercntes  sciences  et  exercèrent  ditl'érents  arts,  tels  que 
ceux  d'orfèvre,  de  brodeur,  de  joaillier,  de  tisseur,  de 
fondeur  de  métaux,  de  charpentier,  etc. 

Los  plantes  connues  des  Cu?sitaw  servaient  àleurspuri- 


—  680  — 

fications.  —  Moïse  apprit  aux  Israélites  à  se  purifier  avec 
l'hysope. 

Au  pied  de  la  montagne,  les  Cussitaw  rencontrèrent  un 
peuple  formé  de  trois  autres  nations.  —  Dans  le  désert  de 
Sinaï,  le  peuple  hébreu  fit  la  rencontre  de  trois  peuples, 
ses  frères  :  les  Iduméens,  fils  d'IsaaCj  les  Moabites  et  les 
Ammonites,  fils  de  Loth.  A  cause  de  l'étroite  parenté  qui 
les  unissait  à  ces  descendants  d'Abraham,  leur  père  com- 
mun, Dieu  défendit  aux  Israélites  de  les  combattre.  — 
Parmi  les  Israélites  sortis  d'Egypte  se  trouvaient  aussi, 
dit  V Exode,  des  Egyptiens  et  des  Chananéens,  qui  avaient 
uni  leur  sort  à  celui  du  peuple  de  Dieu. 

De  l'est,  les  Cussitaw  virent  arriver  un  feu  blanc,  du 
sud  un  feu  bleu,  de  l'ouest  un  feu  noir,  et  du  nord  un 
feu  rouge  et  jaune.  Ils  rejetèrent  les  trois  premiers  et 
adoptèrent  le  quatrième.  Serait-il  impossible  de  recon- 
naître, sous  ces  expressions  figurées,  les  relations  his- 
toriques du  peuple  hébreu  avec  les  races  diverses  et 
de  couleurs  différentes  qui  l'entouraient  géographique- 
menl?Et,  alors  même  que  les  couleurs  et  l'orientation 
indiquées  par  la  légende  ne  concorderaient  pas  par- 
faitement avec  les  couleurs  et  l'orientation  indiquées  par 
la  géographie  et  l'histoire,  faudrait-il  renoncer  à  cette 
supposition  d'ailleurs  assez  probable? 

Sur  la  montagne,  les  Cussitaw  trouvèrent  un  poteau 
qui  était  en  mouvement  et  faisait  grand  tapage.  On  ne 
put  le  réduire  au  silence  qu'en  y  attachant  et  en  y  égor- 
geant un  enfant  orphehn  de  mère.  —  Nous  avons  là  un 
double  souvenir  et  du  mont  Moriab,  sur  lequel  Isaac  al- 
lait être  sacrifié,  et  du  mont  du  Calvaire,  qui  reçut  le  sa- 
crifice de  Jésus-Christ.  La  croix  semble  être  ce  poteau  qui 
faisait  si  grand  tapage.  Elle  en  a  fait  et  elle  en  fera  encore 
longtemps  dans  le  monde,  et  surtout  parmi  les  descen- 
dants d'Israël,  puisque  c'est  du  Calvaire  et  du  crucifie- 


—  G8I   — 

ment  de  Jésus  que  date  leur  dispersion  par  tout  l'univers. 
Isaac  pouvait  passer  pour  orphelin  de  mère,  tant  Sara 
était  vieille  ;  et  Jésus,  qui,  en  tant  qu'homme,  n'avait  pas 
de  père,  n'avait  point  de  mère,  en  tant  que  Dieu,  avant 
son  incarnation.  — Les  Dènè-dindjié,  eux  aus'^i,  conser- 
vent nubien  vif  souvenir  d'une  r7J0«/«^«e  du  bois,  qu'ils  ap- 
pellent de  tous  leurs  vœux,  les  uns  à  chaque  renouvelle- 
ment de  la  lune,  les  autres  à  chaque  éclipse  de  lune,  lors 
de  la  fête  de  leur  Moïse  lunaire.  Ils  invoquent  alors  cette 
montagne,  en  la  priant  d'arriver  au  plus  tôt  et  de  les 
arracher  de  l'affreux  pays  où  ils  se  trouvent.  —  Les  Pieds- 
Noirs  ont  également  leur  poteau  sacré. 

Les  Gussitaw  célèbrent  une  fête  du  maïs  vert,  nommée 
Busk.  Ce  mot  se  rapproche  du  Pnscha  des  Israélites.  Nous 
avons  vu  chez  les  Dènè  et  les  Pieds-Noirs  une  fête  ana- 
logue. Le  mot  Phase  ou  Pascha  signifie  saut,  passage  ;  et  la 
fête  des  Dènè-dindjié  s'appelle  fête  du  Passage  de  l'ange 
de  la  mort  au  travers  des  tentes.  Lors  de  celte  fête,  ils 
supplient  leur  dieu  lunaire,  la  Souris  jaune,  de  passer 
par-dessus  terre,  en  forme  de  croix,  afin  de  les  sauver  et 
de  les  délivrer  de  leurs  ennemis.  La  croix,  qui  fut  un 
signe  néfaste  chez  les  anciens,  fut  un  signe  de  bénédiction 
chez  les  Israélites,  dans  la  bénédiction  de  Jacob  mourant, 
sur  les  fils  de  Joseph,  dans  l'érection  du  serpent  d'airain 
en  croix,  dans  les  otl'randes  des  sacrificateurs,  elc.  Elle  a 
le  même  caractère  au  Mexique,  chez  les  Dènè-dindjié  et 
chez  les  Chaktas. 

Les  femmes  cussitaw  observent  les  mêmes  purifica- 
tions légales  que  les  femmes  israélites.  Il  y  a  longtemps 
que  nous  avons  signalé  les  mêmes  coutumes  chez  les 
Dèuè-dindjié  et  parmi  les  Algonquins. 

11  surgit  une  dispute  parn)i  les  Chaktas,  relativement 
à  la  priorité  de  leurs  quatre  tribus.  Il  s'éleva  également 
une  dispute  parmi  les  quatre  familles  de  la   maison  de 

T.    XV.  ii 


—  682  — 

Lévi  par  rapport  au  sacerdoce,  Coré  prétendant  que  sa 
famille  remportait  en  ancienneté  sur  celle  d'Aaron.  Les 
Chaktas  jugèrent  le  différend  au  moyen  de  mâts  qu'il 
s'agissait  de  couvrir  de  chevelures  ennemies.  Moïse 
vida  le  différend  des  Lévites  au  moyen  des  verges  de 
chaque  famille  qu'il  déposa  dans  le  tabernacle.  La  tribu 
dont  la  verge  devait  fleurir  et  se  couvrir  de  végétation, 
devait  être  réputée  la  plus  ancienne  et  la  première.  Et  ce 
fut  la  verge  d'Aaron  qui  fleurit  {Nombres,  ch.  xvii). 

Un  aigle  bleu  gigantesque  venait  tuer  et  dévorer  les 
Chaktas  tous  les  sept  jours.  Il  fut  attiré  par  un  simulacre 
de  femme  déposé  sur  le  chemin,  et  celle-ci  mit  au  monde 
un  rat  rouge,  qui  fut  regardé,  quoique  probablement  à 
tort,  pour  le  fiis  de  l'aigle  bleu.  Ce  rat  rouge  causa  le 
trépas  de  l'oiseau  en  rongeant  la  corde  de  son  arc,  dans 
lequel  résidait  sa  force.  Les  traditions  dènè-dindjié  sont 
identiques  sur  ce  point.  Elles  nous  parient  d'un  aigle 
blanc  immense  qui  dévorait  les  Indiens,  d'un  géant  qui 
avait  déjà  détruit  sept  personnes,  d'un  monstre  qui  se 
tenait  sur  le  sentier  et  déchirait  les  passants.  Dans  l'an- 
tiquité, nous  retrouvons  des  mythes  analogues  dans  la 
Chimère,  dans  le  Minotaure  qui,  tous  les  ans,  exigeait 
sept  victimes,  dans  le  Sphinx,  etc.  Chez  les  Cussaw,  nous 
verrons  un  monstre  qui,  lui  aussi,  faisait  des  victimes 
tous  les  sept  jours.  On  ne  saurait  nier  qu'il  y  a  unité 
d'idée  dans  ces  divers  apologues,  tant  en  Amérique  qu'en 
Asie  et  en  Europe,  et  ce  nombre  sept  ne  se  rencontre 
pas  ici  fortuitement. 

Bien  que  l'on  puisse  voir  dans  le  Minotaure,  avec  M.  de 
Charencey  et  d'autres  auteurs,  le  dieu  Moloch  ou  Baal 
des  Phéniciens,  auquel  on  immolait  des  victimes  hu- 
maines dans  un  taureau  d'airain  que  l'on  embrasait,  on 
peut  également,  et  avec  autant  de  raison,  y  voir  le  sym- 
bole d'un  des  quatre  grands  empires  orientaux,  qui  s'op- 


—  G83  — 

posèrent  lo  plus  à  l'accroissement  et;i  l'o.xistonce  du  peu- 
ple de  Dieu,  savoir  :  l'Egypte,  fi^'urée  si  souvent  dans  les 
saints  livres  par  le  crocodile  et  le  lion  ;  l'Assyrie,  qui, 
par  son  nom  d'Ashour  ou  Astour,  qui  signifie  bœuf,  a  pu 
fort  bien  être  symbolisée  par  le  Minotaure.  D'ailleurs  son 
emblème,  qui  se  rencontre  si  fréquemment  dans  Ie9 
palais  et  sur  les  murailles  ruinées  de  Khorsabad,  était  le 
bœuf  à  tète  humaine  ou  chérub.  La  Babylonie  était  le 
troisième  empire;  la  Babylonie  avait  son  dieu  ISisrock, 
homme  à  tète  d'aigle,  dont  le  Rouach-Elohim  on  Rouach^ 
El  (Esprit  de  Dieu)  des  Hébreux  a  pu  donner  l'idée, 
comme  il  a  servi  de  thème,  dit  du  Rocher,  à  la  fable 
d'Héraclès,  l'Hercule  des  Grecs.  Enfin  venait  la  Syro- 
Phénicie,  qui  adorait  également  la  même  divinité,  sous 
le  nom  d'Illus. 

Mais  dans  l'apologue  présent  il  me  paraîtrait  qu'il 
s'agit  de  l'Egypte;  car  dans  ce  Rat  rouge  qui  passa  chez 
les  Cussitaw  pour  fils  de  l'aigle  bleu  et  de  la  femme 
trouvée  sur  le  sentier,  le  lecteur  a  déjà  dû  reconnaître 
le  rat  rouge  des  sables  ou  musaraigne  des  Dènè  Peaux- 
de-lièvre,  le  rat  jaune  du  Dindjié  ou  Loucheux,  c'est-à- 
dire  la  figure  du  héros  lunaire  des  Dènè-dindjié,  vain- 
queur aussi  du  peuple  à  tête-rasée^  qui  les  opprimait,  et 
dans  lequel  nous  avons  reconnu  Moïse  vainqueur  des 
Egyptiens;  de  même  que  le  rat  ronge  des  Cussitaw  les 
aida  à  se  rendre  maîtres  et  à  détruire  le  monstrueux  vo- 
latile qui  les  opprimait.  En  eflet,  Guèrin  du  Rocht'r,  dont 
un  dédaigne  peut-être  trop  les  curieux  parallèles,  ne 
nous  apprend- il  pas  que  Moïse  fut  appelé  par  les  Egyp- 
tiens Rat  rouge,  Taupe  ou  Musaraigne  (Siphnus),  tant  à 
cause  de  son  nom  égyptien,  OsaV'Siph,  que  de  son  pas- 
sage à  travers  les  eaux  de  la  mer  Rouge  {Suph) ,  ainsi  que 
nous  l'avons  dit  ailleurs?  L'identité  do  ce  symbole  chez 
les  Creeks,  les  Dènè,  les  Dindjié,  lea  Egyptiens  et  même 


—  684  — 

chez  les  Hindous,  comme  nous  Je  disions  plus  loin,  est 
donc  de  la  dernière  évidence,  et  doit  être  pour  le  lec- 
teur une  forte  preuve  de  la  réalité  de  nos  identifications. 

De  la  contrée  habitée  par  l'aigle  gigantesque,  les  Cus- 
sitaw  passèrent  dans  un  pays  dont  le  sol,  le  senlier  et 
jusqu'à  l'herbe  étaient  de  couleur  blanche.  Après  avoir 
quitté  l'Egypte,  les  Hébreux,  sortis  de  Cush  ou  pays  de 
Chanaan,  vécurent  dans  le  désert  de  la  manne  qui  blan- 
chissait la  terre  tous  les  matins.  Les  Dènè  racontent 
la  même  merveille  sans  aucune  espèce  d'apologue.  (Voir, 
pour  ce  fait,  notre  monographie  desDènè-dindjié.  Paris, 
E.  Leroux,  éditeur,  1876.)  D'ailleurs,  la  Palestine,  dont 
le  nom  signifie  lieu  couvert  de  cendres^  n'est-elle  pas 
bordée  par  la  chaîne  du  Liban,  dont  le  nom  hébreu  si- 
gnifie blanc,  candide  ? 

De  ce  lieu  les  Cussitaw  parvinrent  à  une  baie  pierreuse 
et  enfumée.  Les  Dènè  disent,  sans  aucun  détour,  qu'à 
leur  sortie  du  pays  où  ils  vivaient  sous  la  servitude  du 
peuple  à  tête  rasée,  ils  vécurent  de  longues  années  dans 
un  désert  pierreux  et,  pour  un  temps,  au  milieu  de 
ténèbres  fort  épaisses.  Les  Israélites,  sortis  de  l'Egypte, 
traversent  le  désert  rocailleux  de  Sin,  et  vivent  qua- 
rante ans  sous  la  nuée  protectrice. 

De  la  baie  pierreuse  et  ténébreuse  les  Cussitaw  se  diri- 
gèrent vers  rOrient  et  arrivèrent  à  la  ville  des  Cussaw. — 
Les  Israélites  parvinrent  du  désert  vers  la  ville  d'Hésébon 
qui  appartenait  aux  Amorrhéens,  fils  de  Chus  ou  Cush, 
d'où  est  probablement  aussi  dérivé  le  nom  de  Cussaw, 
comme  celui  de  Cussitaw. 

Les  Cussaw  se  plaignaient  des  ravages  d'un  monstre 
mangeur  d'hommes  qui  vivait  dans  une  caverne,  et  dévo- 
rait leurs  enfants  tous  les  se/)/ jours.  Les  Cussitaw  tuent 
le  monstre  en  le  faisant  choir  dans  une  fosse  sur  laquelle 
étaient  disposés  des  bois    en  croix,  non  pas  toutefois 


—  (185  — 

avant  qu'ils  lui  eussent  abandonné  un  enfant  orphelin. 
Etsiégé,  le  Moïse  des Z)mrfy/c',  délivra  son  peuploduserpent 
de  la  mort,  qui  vivait  aussi  dans  un  antre,  et  l'attira  en 
plaçant  un  signe  sur  un  poteau,  devant  son  repaire. 
Moïse  délivra  Israël  des  serpents  de  feu  en  élevant  en 
croix  le  serpent  d'airain,  figure  du  Christ  mort  en  croix 
pour  toute  l'humanité.  —  Si  le  lecteur  doutait  que  le  fait 
rapporté  dans  cet  apologue  eût  trait  au  sacrifice  du  Cal- 
vaire, combine  et  confondu  avec  l'érection  du  serpent 
d'airain  par  Moïse,  il  nous  sutllrait  de  relever  l'expres- 
sion des  Cussitaw  à  propos  de  la  mort  de  l'enfant  livré  au 
monstre  :  «  qu'ils  crurent  qu'il  valait  mieux  laisser  mourir 
un  seul  homme  que  toute  la  nation;  »  car  ces  paroles  sont 
exactement  celles  qui  furent  prononcées  par  l'inique 
grand  prêtre  Caïphe  devant  le  Sanhédrin,  à  l'occasion  de 
la  capture  et  de  la  mort  préméditée  du  Christ.  Quelque 
étrange  qu'il  soit  d'entendre  cet  écho  d'une  voix  déicide 
au  fond  des  déserts  de  l'Amérique,  qui  pourrait  en  révo- 
quer en  doute  la  fidélité  ? 

Maintenant,  que  les  monstrueux  quadrupèdes  ou  vola- 
tiles dont  il  est  si  souvent  fait  mention  dans  la  présente 
tradition,  comme  dans  toutes  celles  des  Peaux-Rouges, 
puissent  être  considérés  comme  des  emblèmes  orientaux 
des  grandes  nations  qui  furent  jadis  et  sur  un  autre 
continent  les  ennemis  de  ces  Indiens,  c'est  ce  qui  nous 
semble  fort  plausible,  puisque  Chaktas,  Dènè  et  Diudjié 
ne  parlent  de  ces  monstres  qu'à  propos  de  combats  qu'ils 
eurent  à  soutenir  contre  des  ennemis  bien  plus  forts 
qu'eux.  Ils  pénètrent  chez  ces  nations,  et  aussitôt  l'his- 
toire tournant  à  l'apologue,  qu'y  voient-ils?  un  aigle  im- 
mense, un  lion,  un  monstre  aflFrenx  qui  leur  barre  le 
chemin  et  qu'il  leur  faut  combattre  afin  de  passer  au  delà. 
Il  devient  par  là  évident  que  le  souvenir  de  ces  monstres 
chimériques  est  demeuré   dans  Iciir   esprit   comme  les 


—  686  — 

symboles  des  nations  qu'ils  représentèrent  d'abord.  Or 
telle  était  justeraent  la  coutume  des  prophètes  d'Israël. 
Les  livres  inspirés  ne  dépeignent  les  grandes  nations  et 
les  grands  monarques  qui  s'opposèrent  au  peuple  de  Dieu, 
que  sous  la  figure  de  monstres  et  de  bêtes  féroces.  Ainsi 
furent  représentés  les  Égyptiens,  les  Phéniciens,  les  Ba- 
byloniens, les  Assyriens,  les  Perses,  les  Grecs  et  les  Ro- 
mains. C'est  ainsi  que  le  prophète  Ezéchiel  dit  de  l'Egypte  : 
«Je  viens  à  vous.  Pharaon,  roi  d'Egypte,  grand  dragon 
qui  vous  couchez  au  milieu  de  vos  fleuves...  (crocodile)» 
(Ezéchiel,  chap.  xxix,  v.  3)  ;  et  ailleurs  :  «  Vous  avez  été 
semblable  au  lion  des  nations  et  au  dragon  qui  est  dans 
la  mer  (crocodile).  »  Juda  lui-même,  la  souche  des  rois 
de  la  Judée,  ne  fut-il  pas  comparé  au  lion  par  son  père 
Jacob,  bénissant  ses  enfants,  et  Ezéchiel  ne  continue-t-il 
pas  cette  comparaison  contre  Joachimdansle  chapitre  xix 
de  ses  prophéties  ;  «  ...  Et  il  marcha  parmi  les  lions,  et  il 
devint  un  lion  cruel  ;  il  s'instruisit  àprendre  sa  proie  et  à 
dévorer  les  hommes.  »  Voilà  donc  un  des  mangeurs 
d'hommes  de  nos  Peaux-Rouges.  «  Alors  les  peuples  de 
toutes  les  provinces  voisines  s'assemblèrent  contre  lui, 
ils  jetèrent  sur  lui  leurs  filets  et  ils  le  prirent  (chap.  xix, 
v.  8).  »  Le  même  prophète  compare  les  Babyloniens  à 
l'aigle,  ainsi  que  les  Egyptiens.  «  Un  aigle  puissant,  qui 
avait  de  grandes  ailes  et  un  long  corps  couvert  de  plumes 
de  couleurs  variées,  vint  sur  le  mont  Liban...  et  un  autre 
aigle  parut  ensuite...  Ne  savez-vous  pas  ce  que  cette 
énigme  signifie?  Le  roi  de  Babylone,  figuré  par  le  pre- 
mier aigle,  vient  à  Jérusalem  figurée  par  le  Liban...  et  le 
roi  d'Egypte,  figuré  par  le  deuxième  aigle...  etc.  »  (Ezé- 
chiel, chap.  VII,  v.  3-15.) 

A  son  tour  le  prophète  Daniel  nous  représente  la  mo- 
narchie des  Perses  sous  la  forme  d'un  ours,  celle  des  Ba- 
byloniens comme  un  monstre  ayant  un  corps  de  lionne, 


—  rR7  -- 

des  ailes  d'aigle  et  des  pieds  humains;  le  royaume  des 
Macédoniens  comme  un  lôopard  à  quatre  têtes  et  muni 
de  quatre  ailes  ;  enfin  la  république  romaine  sous  la 
forme  d'un  autre  monstre  à  dents  de  fer  et  à  dix  cornes. 
Le  royaume  des  Mèdes  est  comparé  pnr  lui  au  bélier  et 
celui  des  Grecs  à  nu  bouc  monstrueux  (Daniel,  chap.  vu, 
V.  3-8  ;  cbap.  vrii,  v.  3). 

Ces  animaux,  auxquels  les  prophètes  israélites  compa- 
rèrent les  nations  ennemies  de  l'É^^lise  et  du  peuple  de 
Dieu,  sont  ce  que  l'on  appelle  animaux  chérubiques.  Ils 
sont  d'ordinaire  au  nombre  de  quatre  :  Vaigfe,  le  lion,  le 
taureau  et  Vhomme.  Dans  la  mystique  des  Hébreux,  des 
Chaldécns  et  des  Égyptiens,  on  voit  paraître  fréquemment 
ces  figures  d'animaux,  qui  primitivement  furent  les  em- 
blèmes delà  divinité  elle-même  et  que  les  voyants  d'Is- 
raël apercevaient  sans  cesse  présents  devant  le  trône  et 
sous  les  pieds  de  l'Éternel. 

Les  Assyriens  avaient  pour  emblèmes  de  leur  pays  le 
chérub,  composé  du  bœuf,  de  l'aigle  et  de  l'homme  :  c'é- 
tait Schouron  Tour,  taureau  ailé  à  tête  humaine  portant 
la  tiare  royale.  Ce  symbole  était  justifié  par  le  nom  véri- 
tab'e  de  l'Assyrie,  qui  était  ffaschour  ou  Astour  (1),  d'où 
sont  dérivés  les  noms  des  Asturies,  patrie  des  Ibères,  et  du 
Turquestan  ou  Tour-estàn,  c'est-à-dire  pays  des  Turks  ou 
Scythes. 

C'est  sans  doute  l'Assyrie  que  les  traditions  dèn(''- 
dindjié  dépeignent  comme  un  ruminant  gigantesque  qui 
les  conviait  à  la  fornication  ;  et  c'est  sans  doute  la  Baby- 
lonie  ou  l'Egypte  que  ces  Peaux  Rouges,  ainsi  que  les 
Creeks,  représentent  comme  un  aigle  gigantesque,  en- 
nemi de  ces  tribus  et  qui  les  détruisait.  Qu'on  se  rappelle 
que  le  dieu-aigle,  Nisr  ou  Nisrock,  des  Babyloniens,  n'é- 

(1)   Découverte  des  ruines  de  Ninive,  par  BoUa  et  Layard. 


—  688  — 

tait  autre  que  le  Mithra  des  Perses,  dieu  de  la  guerre  et 
de  la  mort.  Comme  preuve  que  nos  Dènè-dindjié,  et  par 
analogie  les  Creeks  eux-mêmes  ont  tiré  ces  images  et  ces 
emblèmes  de  la  Chaldée,  que  le  lecteur  consulte  mon 
«  Rapport  sur  la  Géologie  du  Mackenzie  »  ;  l'appendice 
relatif  aux  armes  de  pierre  de  nos  Indiens  prouve  que  les 
armes  de  pierre  des  Dènè-dindjié  sont  en  tout  semblables 
à  celles  des  peuples  primitifs  des  Asturies,  d'Erivan  dans 
le  Caucase,  de  la  Russie  et  du  Danemark.  Or  les  Ibères 
qui  peuplèrent  les  Asturies  furent  une  colonne  de  Chal- 
déens,  et  les  Scythes,  qui  en  dérivent  également,  furent 
les  premiers  habitants  du  Caucase  et  de  la  Russie,  l'an- 
cienne Scylhie.  Quant  au  Danemark,  nous  avons  de  fortes 
probabilités  qu'il  fut  peuplé  par  des  Danites,  comme  nous 
le  dirons  dans  le  chapitre  suivant.  Aussi  trouve-t-on  dans 
cette  contrée  plusieurs  des  mythes  en  honneur  dans  la 
Chaldée,  dans  la  Tartarie  et  jusque  chez  nos  Peaux-Rouges 
d'Amérique. 

Les  uicmes  Assyriens  qui  avaient  aussi  pour  chérub 
symbolique  le  griffon,  animal  fantastique  composé  de 
l'aigle  et  du  lion,  représentaient  leur  grand  dieu  Cronus, 
VElloïm  ou  El  des  Hébreux,  Vlllus  des  Phéniciens,  sous 
la  Hgure  d'un  /jomj^jeatVe  semblable  aux  chérubins  de  l'ar- 
che et  à  ceux  que  vit  Ezéchiel.  Il  avait  quatre  ailes,  deux 
au  repos  et  deux  en  activité,  quatre  yeux  par  devant  et 
quatre  par  derrière,  pour  marquer,  dit  Sanchoniathon,sa 
toute-puissance  et  son  omniscience.  Or  comment  nos 
Dènè-dindjié  appellent-ils  leur  grand  Dieu?  Ehna  gu-hini 
(celui  qui  voit  par  devant  et  par  derrière),  E hta-odu-hini 
(celui  qui  a  des  yeux  devant  et  derrière),  Ehna  ta-ettini 
(même  signification).  Comment  donc  nier  que  nous  avons 
ici  une  divinité  identique  à  Elloïm,  à  lllus  et  à  Cronus^ 
surtout  lorsque  les  traditions  des  Dènè  et  des  Dindjié,  qui 
se  rapportent  à  ce  Dieu,  rappellent  trait  pour  trait  les 


—  G89  — 

relations  d'Abraham  avec  l'ange  du  Seigneur,  le  combat 
de  Jacob  avec  l'ange,  etc.? 

Si  la  nation  assyrienne  avait  pour  emblème  Chérnb, 
le  Taureau,  à  cause  de  son  nom  Sc/ioin\  le  peuple  hé- 
breu avait  pour  emblème  le  chérub  à  figure  d'homme, 
c'est-à-dire  l'ange  de  Dieu,  qui  donna  à  Jacob  le  nom  de 
Sara  El  ou  Israël,  c'est-à-dire  Fort  contre  Dieu.  Nous 
voyons,  en  effet,  dans  tout  le  cours  de  l'histoire  des  Is- 
raélites, l'ange  du  Seigneur  protéger  et  secourir  visilde- 
ment  cette  nation,  qui  tirait  son  nom  de  Dieu  lui-même, 
El.  C'est  l'archange  Micha  El,  la  F»  rce  de  Dieu,  qui  est 
leur  guide  dans  le  désert,  et  qui  leur  ordonne  d'extermi- 
ner les  sept  nations  chananéennes,  abominables  aux 
yeux  d'Adonaï,  à  cause  de  leurs  crimes  (Deutéronome, 
chap.  VII,  V.  1  ;  Josué,  chap.  m,  v.  10;  chap.  ix,  v.  3; 
chap.  XII,  V.  8).  Comment  les  nations  païennes,  qui  en- 
vironnaient les  Israélites,  qui  étaient  les  témoins  et  les 
objets  maudits  de  toutes  les  merveilles  que  l'ange  du 
Seigneur  opérait  contre  elles,  comment  ces  nations  n'au- 
raient-elles pas  fait  du  Cbérub,  protecteur  d'Israël  et  ven- 
geur des  crimes  des  sept  nations  vouées  à  l'anathème, 
les  prototypes  des  monstres  mangeurs  d'hommes  tous  les 
sept  jours  ou  tous  les  sept  ans,  dont  l'antiquité,  soit  phé- 
nicienne, soit  grecque,  nous  a  transmis  le  souvenir  ?  Et 
quoi  d'étonnant  que  des  peuplades  qui  descendaient  des 
Chaldéens,  des  Egyptiens,  des  Israélites  rebelles  ou  des 
Phéniciens,  aient  apporté  avec  elles  des  souvenirs  jus- 
qu'en Amérique  ?  De  là  le  géant  des  Dènè  Peaux-de-liè- 
vre, destructeur  de  sept  personnes,  comme  le  Minotaure 
des  Cretois  ;  de  là  les  lions  et  les  aigles  des  Chaktas 
et  des  Dènè,  qui,  tous  les  sept  ans  ou  tous  les  sept 
jours,  venaient  promener  leurs  ravages  parmi  les  In- 
diens. 

Qui  pourrait  voir,  dans  des   rapprochements  si  cou- 


r-  690  - 

stants  et  si  identiques,  une  pure  fortuite  d'idées  et  de 
mythes? —  Mais  continuons  nos  identifications. 

Les  Cussitaw  pratiquaient  le  jeune  ainsi  que  le  font  les 
Pieds-Noirs,  les  Dènè-dindjié  et  les  Israélites. 

Ils  connaissaient  comme  eux  la  période  de  sept  jours. 

Etant  partis  de  nouveau,  les  Cussitaw  arrivèrent  en  un 
lieu  nommé  la  baie  Bruyante,  à  cause  de  la  multitude  de 
gibier  et  de  grues  qu'ils  y  rencontrèrent.  Ils  n'y  passèrent 
qu^menuit. — LesDènè,en  marcliedans  le  désert,  se  nour- 
rissent d'ortolans  des  neiges  et  de  gelinottes  blanches.  — 
Les  Hébreux,  dans  1  )  désert,  furent  nourris  de  cailles  ou, 
comme  le  disent  les  i  a bbins  Salomon  etRimchi,  d'oiseaux 
fort  gras,  car  le  genre  et  l'espèce  de  ces  oiseaux  n'étaient 
pas  mentionnés  dans  l'hébreu,  et  la  version  de  Septante 
en  fait  des  ortolans,  ainsi  que  le  disent  nos  Dènè. 

Les  Cussitaw  demeurèrent  quatre  ans  dans  le  pays  des 
Cussaw,  allant  et  venant  sans  cesse,  combattant  le  mons- 
tre et  se  servant  d'armes  de  silex.  —  Les  Israélites  passè- 
rent quarante  ans  dans  le  désert  des  enfants  de  Cuah, 
voyageant  sans  cesse  et  combattant  les  Amalécites  et  les 
Amorrhéens,  figurés  parle  monstre  mangeur  d'hommes. 

Après  avoir  traversé  deux  cours  d'ean,  les  Cussitaw 
arrivent  à  une  montagne  sur  laquelle  était  située  une 
ville  habitée  par  le  peuple  du  sentier  blanc.  Ils  parlemen- 
tent pour  avoir  le  droit  de  passer  outre,  et  ce  peuple  leur 
répond  par  une  déclaration  de  guerre.  —  Après  avoir 
passé  les  torrents  de  Zared  et  d'Arnon,  les  Israélites  arri- 
vèrent au  pied  du  mont  Herraon  et  sous  les  murs  d'Hésé- 
bon.  Moïse  fait  demander  au  roi  des  Amorrhéens  la  per- 
mission de  traverser  pacifiquement  son  territoire,  mais 
Sehon  répond  par  une  déclaration  de  guerre.  Le  mont 
Hermon  fait  partie  de  la  chaîne  du  Liban,  dont  le  nom 
signifie  hlanc,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  plus  haut.  La 
Sainte  Écriture  emploie  souvent  le  nom  du  Liban  pour  si- 


—  601  — 

gnifier  toute  la  terre  sainte  (ftzôchiel,  chap.  vu,  v.  3-15). 

Les  Cussitaw  aperçoivent  un  berceau  sur  les  eaux  d'un 
fleuve.  —  La  lacune  ayant  rapport  ;\  la  manière  dont  fut 
trouvé  Moïse  enfant  est  ici  en  partie  comblée.  Toute- 
fois, le  fait  est  loin  d'y  être  aussi  explicite  que  dans  les 
traditions  dènè-dindjié. 

Les  Cussitaw  virent  ensuite  une  montagne,  nommée 
Moterell,  qui  faisait  un  grand  vacarme.  Il  y  a  ici  un  ana- 
chronisme et  une  répétition,  chose  fréquente  dans  les  lé- 
gendes américaines.  Il  s'agit  de  nouveau  delà  montagne 
embrasée  et  tonnante  dont  il  a  été  parlé  plus  haut.  Le 
docteur  Brinton  observe  que  le  nom  Moterell  n'est  pas 
creek.  Ne  serait-ce  pas  un  vague  et  fugitif  souvenir  de 
Mosera  ou  Mosroth,  au  pied  du  mont  Ibor,  lieu  où  mourut 
Aaron  ?  (Deutéronome,  chap.  x,  v.  5.) 

Les  Cussitaw,  ayant  côtoyé  un  cours  d'eau,  arrivent  à 
de  grands  rochers,  sur  lesquels  ils  aperçoivent  des  arcs. 
Jugeant  que  la  nation  du  sentier  blanc  occupe  les  hau- 
teurs, ils  y  envoient  porter  des  paroles  de  paix,  mais  on 
leur  répond  par  des  déclarations  de  guerre.  —  Ceci  est 
encore  une  répétition  de  ce  qui  a  été  dit  plus  haut.  —  Le 
peuple  du  blanc  sentier  représenta  sans  doute  les  habi- 
tants de  la  Palestine  et  du  Liban,  c'est-à-dire  du  pays 
blanc,  candide,  contrée  élevée  et  montagneuse,  comme 
celle  dont  il  est  ici  question. 

Les  Cussitaw  avaient  toujours  dans  leur  marche  deux 
éclaireurs  ou  espions  qui  précédaient  le  corps  d'armée. 
—  Les  Israélites  envoient  des  ambassadeurs  aux  Amor- 
rhéens,  avant  de  les  attaquer  (Deutéronome,  chap.  m, 
V.  26).  Moïse  envoie  Caleb  et  Josué  visiter  la  terre  pro- 
mise ;  Josué  envoie  vers  Jéricho  deux  espions,  qui  logè- 
rent chez  Rahab. 

Les  Cussitaw  résolurent  d'attaquer  la  ville  rebelle  et 
de  prendre  une  maison  pour  chacun  de  leurs  guerriers, 


—  692  — 

après  avoir  exterminé  tous  les  habitants. —  C'est  ainsi 
que  les  Israélites  en  usèrent  à  l'égard  des  Amorrliéens, 
des  habitants  de  Jéricho  et  des  autres  peuples  de  la  Pa- 
lestine (Deutéron,,  chap.  m).  Les  Dindjié  rapportent  la 
même  chose  dans  leurs  traditions  cVFtsiégè.  Le  seul  sou- 
venir de  ces  villes  parmi  des  peuplades  sauvages  et  no- 
mades, n'est-il  pas  lui-même  une  très-forte  preuve  que 
les  événements  qu'elles  racontent  se  sont  passés  sous  un 
autre  climat  et  dans  une  autre  contrée,  où  leur  genre  de 
vie  était  autre  qu'il  n'est  ici  ? 

Les  ennemis  des  Ciissitaw  étaient  des  Tètes  plaies,  ceux 
des  Dènè-dindjié  des  Têtes  pelées  ou  Têtes  rouges  (c'est 
ce  que  signifie  à  la  fois  leur  nom  Kftvi  de  telle).  Nous 
avons  reconnu  dans  ces  derniers  des  Égyptiens  et  peut- 
être  aussi  des  Phéniciens. 

Pour  parvenir  à  la  ville  qu'ils  veulent  ruiner,  les  Gus- 
sitaw  traversent  un  fleuve  à  gué,  en  y  jetant  des  pierres. 
Arrivés  dans  la  cité,  ils  en  massacrent  tous  les  habitants,  à 
l'exception  de  deux. —  Pour  parvenir  à  Jéricho,  qne  Dieu 
leur  a  livrée,  les  Israélites  traversent  le  tleuve  du  Jour- 
dain à  pied  sec,  et,  après  en  avoir  tiré  douze  pienes, 
ils  placent  au  milieu  de  sou  lit  douze  autres  pierres, 
comme  un  monument  commémoratif  de  leur  passage.  Ils 
firent  le  sac  de  Jéricho,  mais  ils  épargnèrent  Rahab  et  sa 
famille  (Josué,  chap.  iv,  v.  9). 

Après  le  sac  de  la  ville  des  Gussaw,  les  Cussitaw  ren- 
contrent un  chien  blanc  qu'ils  mettent  aussi  à  mort.  — 
Après  la  conquête  de  Jéricho,  les  Israélites  mirent  à  mort, 
en  le  lapidant  comme  un  chien,  Achau,  Israélite,  qui  fut 
trouvé  prévaricatenr  (1). 

(1)  Nous  en  demandons  pardon  à  notre  cher  confrère;  il  ne  nous  pa- 
rait pas  possible  que  de  si  nombreux  et  si  menus  détails  de  l'histoire  de 
la  nation  juive  aient  passé  et  se  soient  fidèlement  transmis  d'âge  en  âge 
dans  la  mémoire  d'un  peuple,  sous  forme  de  fables  si  peu  consistantes  et 


—  693  — 

Les  Cussitaw  découvrent  enfin  le  peuple  habitant  du 
pays  blanc,  et  veulent  également  le  détruire;  mais  ce- 
lui-ci parvint  à  les  fléchir  tellement,  qu'ils  contractèrent 
alliance  avec  lui,  et  demeurèrent  depuis  lors  avec  ce 
peuple  sur  le  pied  de  l'amitié  et  de  l'égalité.  —  Les  Dènè- 
dindjié  disent  aussi  qu'ils  vécurent  très-longtemps  parmi 
leurs  ennemis  les  Têtes  rasées  ou  Hommes-Chiens,  qui  fi- 
nirent par  épouser  leurs  filles.  —  Ainsi  les  Israélites, 
après  avoir  pénétré  et  s'être  établis  dans  la  terre  pro- 
mise, dont  ils  avaient  reçu  mission  de  détruire  les  habi- 
tants primitifs,  les  sept  nations  chananéennes,  s'en  lais- 
sèrent fléchir,  et,  émus  de  pitié,  leur  permirent  de  vivre 
au  milieu  d'eux  ;  ils  en  épousèrent  même  les  filles,  ce  qui 
fut  l'occasion  et  la  cause  de  leur  perte. 

Cette  dernière  particularité  nous  autorise  donc  à  voir, 
dans  la  nation  des  Creeks,  le  mélange  de  deux  éléments  : 
Israélite  cX  chunanéen  ou  phénïcien  ;  c'e&t-k-dire  des  mê- 
mes éléments  dont  nous  avons  constaté  l'existence  parmi 
les  Dènè-dindjié,  et  qui,  par  le  fait,  se  trouvaient  réunis 
ensemble,  dans  la  nation  israélite  elle-même,  lors  des 
deux  captivités,  sous  Salmanazar  et  sous  Nabuchodouo- 
sor.  Les  Cussitaw  seraient  donc  des  Israélites  mélangés 
peut-être  d'Égyptiens,  et  les  Cowétas,  ce  peuple  du 
pays  blanc,  des  descendants  des  Paleslins  ou  des  Cha- 
nanéens. 

mêlés  à  tant  d'aberrations  ridicules.  Quand  l'ignorance  et  rimagination 
se  donnent  libre  carrière  à  ce  point,  il  nous  parait  difficile  qu'une  tradi- 
tion orale  soit  reconnaissable,  dans  ces  menus  détails,  à  cinquante  ans 
on  à  cinquante  lieues  de  distance;  peut-être  même  ne  trouverait-on  pas 
deux  homraes  dans  une  tribu  qui  la  rapportent  d'une  façon  identique. 
S'il  en  est  ainsi,  quelle  conséquence  peut-on  tirer,  dans  cette  catégorie 
de  faits  secondaires,  de  la  coïncidence  de  la  fable  avec  l'histoire,  après 
un  laps  de  temps  si  considérable?  Si  la  thèse  de  l'auteur  est  vraie  —  et 
nous  voulons  le  croire  —  nous  pensons  qu'il  ne  faut  demander  à  la  tra- 
dition que  ce  qu'elle  peut  donner,  le  souvenir  plus  ou  moins  altéré  des 
plus  notables  événements.  {Sole  de  la  Rédaction.] 


—  694  — 

Nous  n'ignorons  pas  que  certains  lecteurs  vont  lever 
les  épaules  à  cette  conclusion  et  la  caractériseront  de  té- 
méraire. Que  ces  personnes,  suspendant  un  jugement  si 
hâtif,  veuillent  prendre  connaissance  du  compte  rendu  du 
congrès  des  Américains,  V^  année,  1875.  Elles  y  verront 
des  preuves  convaincantes  que  des  débris  des  nations 
chananéennes,  et  probablement  aussi  du  peuple  Israé- 
lite, abordèrent  jadis  eu  Amérique,  comme  il  conste  par 
les  monuments  et  les  pierres  gravées  en  caractères  phé- 
niciens qui  ont  été  découverts  dans  les  États-Unis,  ces 
dernières  années. 

Passons  maintenant  à  la  tradition  des  Guatémaliens, 
telle  que  nous  la  trouvons  dans  le  Mythe  de  Votan,  par 
M.  le  comte  de  Charencey.  Nous  y  retrouverons  les  mê- 
mes phénomènes  ethnologiques  que  dans  les  précé- 
dentes. 

La  légende  de  Votan  ou  Wotan  nous  a  été  transmise 
par  l'évèque  de  Chiapas,  don  Francesco  Nunez  de  la 
Vega,  qui  la  recueillit  chez  les  peuples  d'Oxaca.  Elle  fait 
partie  de  la  magnifique  Bibliothèque  américaine  du  sa- 
vant abbé  Brasseur  de  Bourbourg,  que  nous  pouvons 
considérer,  parmi  nos  compatriotes,  et  en  dépit  de  certai- 
nes idées  qu'on  lui  reproche  justement,  comme  le  pre- 
mier des  américanistes  modernes.  Nombre  d'écrivains 
espagnols,  mexicains  ou  péruviens,  cités  dans  l'ouvrage, 
sont  les  sources  auxquelles  s'est  inspiré  l'auleur  du  My- 
the de  Votan.  La  plupart  de  ces  écrivains  appartiennent  au 
corps  du  clergé  régulier,  missionnaires  de  la  Nouvelle- 
Espagne  ;  tels  sont  :  Tévêque  don  Diego  de  Landa,  les 
RR.  PP.  Torquemada,  Grégoire  Garcia,  Clavigero,  Bur- 
goa,  don  F.  Pimentel,  Lopez  de  Cogolludo  ;  quelques  au- 
tres sont  des  laïques  savants,  tels  que  le  docteur  Juan 
Diego  de  Tscudi,  Ordofiez,  Sahagun,  Cabrera,  Maria 
Ed.  de  Rivero,  etc. 


—  695 


CHAPITRE  VI. 


LÉGENDE  NATIONALE  DES  TZENDALES  DU   GUATEMALA. 
LE  DEMI-DIEU  WOTAN. 

«  Wotan,  ou,  comme  l'écrit  M.  de  Charencey,  Volan, 
était  le  grand  chef  des  C/tans  ou  Serpents,  et  le  troisième 
de  sa  race.  Dans  un  écrit  laissé  par  lui,  en  langue  tzen- 
dale  ou  cliiapanèque,  il  s'intitule  «  le  Seigneur  du  bois 
creux  »,  c'est-à-dire  du  Tiin  ou  tambour  sacré.  Mais  les 
Tzenddies  et  les  Chiapanèques,  qui  se  disent  les  premiers 
habitants  du  continent  américain,  et  qui  reconnaissent 
Wotan  pour  leur  héros,  leur  père,  leur  bienfaiteur  et 
leur  législateur,  le  nomment  le  Cœur  du  peuple,  à  cause 
de  sa  grande  douceur  et  des  bienfaits  dont  ils  en  furent 
comblés.  Après  sa  disparition,  ils  lui  décernèrent  donc 
les  honneurs  divins,  et  placèrent  sous  sa  protection  le 
troisième  mois  de  l'année. 

«  Dans  son  mémoire  testamentaire,  Wotan  dit  qu'il  est 
le  petil-fils  d'Ymos  (le  grand  poisson  cornu,  le  même 
que  Quetzal-Cohuatl  des  Nuhoas),  ce  vieillard  sensé  qui 
échappe  au  déluge  sur  une  grande  barque  qu'il  construi- 
sit dans  le  dessein  de  s'y  retirer. 

«  Wotan  raconte  qu'il  vit  la  grande  tour  élevée  parles 
hommes  après  le  déluge,  et  qu'il  fut  envoyé  par  Dieu, 
après  la  diffusion  des  langues,  pour  peupler  le  continent 
américain  ,  alors  désert  et  inhabité.  Il  parvint,  dit-il, 
en  Amérique,  du  côté  du  nord-ouest,  par  une  voie 
souterraine  et  ténébreuse,  à  la  manière  des  serpents,  ses 
frères,  après  avoir  passé  par  les  sept  demeures  ou  caver- 
nes des  treize  serpents,  et  il  ajoute  que,  dans  ce  voyage, 
il  laissa  sur  son  chemin  des  signes  de  son  passage. 

«  Wotan  pénétra  d'abord  jusqu'au  lieu  oCi  fut  constrnile 
depuis  la  cité  des  vieillards  {huéhuétan),  sur  les  bords  de 


—  696  — 

la  rivière  de  Ciudad-Real  de  Gliiapas.  Il  y  amena  sept  fa- 
railles  de  serpents  ou  Chans,  commandées  pur  dix-neuf 
chefs,  à  la  tête  desquels  il  se  trouvait.  Il  dit  que  son  but, 
dans  ce  voyage  en  Amérique,  était  d'atteindre  \e  Pied  du 
ciel,  afin  d'y  retrouver  les  serpents  ses  frères.  Par  la 
même  route  souterraine  qui  le  conduisit  en  Amérique, 
Wolan  fit  quatre  voyages  successifs,  aller  et  retour,  de  la 
terre  de  Wolan  (Valum  Wotan)  à  la  terre  de  Xibes  ou 
Chives  (Valum  Chivim).  Ce  dernier  mot  est  le  nom  des 
Tultul-Xinhs,  appelés  aussi  Olmèques,  Xicalanques, 
Nahuallaques,  Nahoas  et  Toltèqucs  orientaux.  Il  ajoute 
qu'il  alla  de  là  en  Chaldée,  à  Jérusalem  et  en  Europe. 

«  Wotan  raconte  encore  dans  cet  écrit  qu'au  retour  d'un 
de  ces  voyages  il  trouva  dans  sa  nouvelle  pairie  sept  autres 
familles  étrangères.  11  délibéra  longtemps  pour  savoir  s'il 
les  traiterait  en  amis  ou  en  ennemis;  mais  enfin  il  finit 
par  les  reconnaître  aussi  pour  des  serpents  comme 
lui.  C'étaient  probablement  des  Nahoas  orientaux  ou 
Chives.  La  tradition  les  nomme  Iséquils.  Wolan  traita 
les  Tséquils  en  alliés,  il  fit  alliance  avec  eux,  leur  donna 
en  mariage  des  filles  chanes  et  les  établit  auprès  de  lui. 
Ce  sont  les  ancêtres  des  ïzendules  et  leur  nom  est  resté 
à  un  quartier  de  Ciudad-Real  de  Chiapas. 

«  Wolan  apprit  à  son  peuple  l'agriculture,  la  culture 
du  maïs,  la  connaissance  et  l'usage  du  calendrier,  les  arts, 
plusieurs  sciences  et  toutes  sortes  de  coutumes  et  de  cé- 
rémonies relativement  à  l'usage  des  coupes,  des  bassins 
et  des  nappes.  Il  divisa  l'année  en  treize  mois  lunaii  es  de 
vingt  jours  chacun.  Mais  il  allia  à  ces  bienfaits  le  culte  des 
fétiches  ou  nagualt  (l'animal-dieu),  qu'il  avait  reçu  des 
Tséquils.  Il  importa  en  Amérique  le  tapir,  édifia  plusieurs 
villes  et  soumit  à  ses  lois  les  premiers  habitants  du  pla- 
teau d'Anahuac,  les  Ghichimèques  ou  Quinamès,  adora- 
teurs de  Tezcatlipola^  l'ennemi  de  Quetzal-Cohuatl. 


—  n07   — 

(i  Wolan  dit  encore  que  par  la  puissance  de  son  souffle 
il  édilin  sur  une  montagne,  sise  sur  les  bords  delà  rivière 
des  vieillaiLls,  un  temple  sombre  et  souterrain,  dans  le- 
quel ii  déposa  son  écrit  ou  mémoire  testamentaire  en  hié- 
rogly[)bes  sur  des  tables  de  pierre  ;  plus  dix-neuf  sta- 
tuettes de  jade,  représentant  les  rf/x-neM/'chefs  subalternes 
de  ses  Etats;  plus  des  vases  précieux  et  de  grands  tré- 
sors. 11  préposa  à  la  garde  de  ce  temple  souterrain  une 
grande  prêtresse  et  des  custodes  ou  Tlapians. 

«  Wotan  divisa  ses  Etats  américains  en  quatre  royau- 
mes, savoir  :  1°  celui  de  7Vac/«-c^an  (maison des  serpents), 
dans  lequel  on  pense  qu'était  la  fameuse  cité  de  Palen- 
qué,  dont  les  ruines  ne  le  cèdent  guère  en  beauté  à  celles 
deThèbfs  etdePalmyre,  et  qui  fut  la  capitale  du  royaume 
appelé  subséquemment  Xibalba,  c'est-à-dire  portion  des 
Xibes  ou  Chives  (des  Nahoas);2°  le  royaume  de  Yucalan; 
3°  celui  de  Guatemala  ;  et  4°  enfin  celui  de  Tulha  ou 
Tulan,  ôiins  lequel  se  trouvait  Ciudad-Real  de  Chiapas, 
portion  des  Tséquils. 

«Après  toutes  ces  grandes  actions, Wotan  s'en  retourna 
aux  lieux  d'où  il  était  venu  et  on  ne  le  revit  jamais  plus.  » 

Ainsi  finit  la  légende  guatémalienne.  Nous  devons, 
avant  d'essayer  de  l'expliquer,  la  compléter  en  y  ajou- 
tant le  compendium  des  données  que  nous  fournissent 
les  auteurs  qui  ont  écrit  sur  ce  sujet. 

Les  cbroniqueurs  donnent  à  Wotan  dix-sept  successeurs, 
tous  de  la  race  des  chefs  de  la  nation  wotanide. 

«  D'après  l'abbé  Brasseur  de  Bourbourg,  les  Chichi- 
mèques,  que  Wotan  trouva  sur  les  plateaux  d'Anahuac, 
arrivèrent  en  Amérique,  yers  l'an  49  de  notre  ère,  à'Aztlun 
ou  Asè-Land,  comme  l'écrit  le  baron  de  iJretonne,  c'est- 
à-dire  de  la  terre  des  Ases,  l'Asie.  On  les  identifie  avec 
les  ïoltèques  occidentaux  commandés  par  Itzamna,  qiii 
fut  lui-même  un  des  monarques  du  Yucatan. 

T.   XV.  *5 


—  698  — 

«Les  Wotanides,  après  avoir  vécu  en  bonne  infelli- 
gence  avec  les  Tséquils  ou  Nahoas,  finirent  par  être  en 
proie  aux  guerres  civiles  el  aux  dissensions,  et  furent 
enfin  chassés  de  leur  nouvelle  patrie  par  ces  barbares 
qu'ils  avaient  accueillis  et  adoptés  avec  plus  de  générosité 
que  de  prudence.  La  chute  cle  l'empire  de  Wotan,  si 
tant  est  que  cet  empire  ait  jamais  existé  en  Amérique, 
eut  lieu,  pense-t-on,  vers  le  troisième  siècle  de  notre  ère. 
Les  Wotanides,  chassés  par  les  Nahoas,  se  dispersèrent 
dans  le  Yucatan  et  le  Guatemala.  Quant  à  leurs  ennemis, 
ils  continuaient  à  affluer  dans  le  pays,  par  le  côté  nord- 
esl  du  continent.  Quelques  Wotanides  se  mêlèrent  aux 
Nahoas  et  allèrent  envahir,  au  onzième  siècle,  le  pays  des 
Aztèques  au  Mexique,  dans  lequel  ils  fondèrent  une  autre 
Tulan,  en  souvenir  de  Tulan  de  Chiapas  ou  Tulapan, 
leur  ancien  patrimoine  dans  le  Guatemala.  C'est  du  nom 
de  ces  deux  villes  que  les  Nahoas  prirent  le  nom  de  7W- 
tèques,  qui  signifie  homme  de  Tulan.  Ce  sont  là  les  Tol- 
tèques  orientaux  ou  à  tête  droite.  Ceux  qui  vinrent  au 
Mexique  et  au  Guatemala  par  les  côtes  de  la  Californnie 
furent  des  lêtes  plates,  et  on  les  nomme  Tollèques  occi- 
dentaux. 

«  On  attribua  à  Wotan  le  culte  religieux  du  mont  Es- 
curruchan,  au  sommet  duquel  on  conservait  un  feu  sacré 
dans  une  enceinte  palissadée. 

«  Chez  lesTarasques,  peuple  du  Michoacan  (Mexique), 
le  même  héros  est  connu  et  vénéré  comme  une  divinité 
bienfaisante  sous  les  noms  d'Odon  et  d'Jnodon. 

«  Les  Othomies,  autre  peuplade  mexicaine,  le  recon- 
naissent pour  leur  législateur,  l^ur  père  et  leur  dieu,  sous 
le  no(n  d'Oton, 

«Wotan,  héros,  législateur  et  divinité  des  Tzendales,  et 
Quetzal-Cohuatl,  législateur,  héros  et  divinité  des  Toltè- 
ques,  peuvent  bien  être  identifiés  l'un  à  l'autre.  En  eflet, 


—  m\)  — 

Wotan   est  appelé  le   roi  des   serpeiUs',  et  le  nom  de 
Quetzal-ColiiuUl  signifie  serpent  verl. 

«  Alex,  de  Hiimboldl  identifie,  sans  doute  avec  raison, 
le  dieu  américain  Wolan  avec  la  divinité  Scandinave 
Wodan  ou  Odin,  le  dieu  hindou  Doudka,  le  thibétain 
Pouta-la,  le  cingalais  Podda,  le  tamoul  Poudan,  le  grec 
Boudea  et  l'égyptien  Toth.  Toutes  ces  divinités,  en  eflet, 
présidaient  au  troisième  jour  de  la  semaine  ainsi  qu'à  la 
planète  Mercure,  de  même  que  le  dieu  tzendale  préside 
dans  le  calendrier  au  troisième  mois  de  l'année.  C'est 
pourquoi  M.  de  Charencey  assimile  Wotan  ou  Votan  aux 
dieux  congénères  de  Toth,  Hermès  ou  Mercure.  L'un  et 
l'autre  de  ces  écrivains  s'accordent  pour  considérer  le 
mythe  de  Wotan  comme  étranger  à  l'Amérique  et  d'o- 
rigine bouddhique. 

«  Malgré  le  caractère  de  douceur  et  de  bienveillance 
que  les  peuplades  de  la  Nouvelle-Espagne  recon- 
naissent à  Wotan,  certaines  populations  de  l'Amérique 
centrale  lui  prêtent  un  caractère  funèbre.  Ainsi,  d'après 
Brasseur  de  Bourbourg,  les  Guatémaliens  Tassimilent  à 
Mam,  dieu  de  la  mort.  D'autres  peuples  même  lui  prêtent 
un  caractère  malin;  ainsi  les  Maya-Qquiches  en  font  le 
Mauvais-Esprit,  génie  cruel  et  malfaisant.  La  raison 
semble  en  être,  dit  l'auteur  déjà  cité,  la  haine  qu'ils  res- 
sentaient pour  leurs  tyrans  et  leurs  conquérants,  les  Na- 
hoas  du  Yucalan,  adorateurs  de  Wotan. 

«  Dans  les  belles  ruines  laissées  au  Yucatan  par  les 
Wotanides,  et  spécialement  sur  les  bas-reliefs  de  Palen- 
qué,  on  voit  représentés  des  pontifes  revêtus  de  robes 
longues  et  traînantes,  tenant  en  main  des  encensoirs  et 
portant  sur  la  tête  des  tiares;  on  y  voit  la  croix,  appelée 
en  mexicain  Quiahuitztéotl{\e  signe  qui  répartit  la  pluie), 
c'esl-à-direlafécondité  et  la  bénédiction  dans  ces  régions 
équatoriales.  Or  la  tradition  dit  que  ce  fut  le  serpent  vert 


—  700  — 

(Quetzal-Cohualt)  qui  le  premier  planla  la  croix  au  Mexi- 
que. Celte  divinité  disparut  comme  Wotan  après  qu'elle 
eut  prêché  sa  doctrine  et  laissé  des  lois  et  une  civilisation 
au  peuple  des  Chives  ou  Nahoas. 

((  Enfin  les  auteurs  déjà  cités  reconnaissent  et  admet- 
tent qu'il  faut  savoir  distinguer,  dans  la  légende  qui 
nous  occupe,  le  fait  de  l'immigration  et  du  séjour  des 
Wotanides  au  Guatemala,  d'avec  le  mythe  de  Wotan  lui- 
même.  Au  premier  événement  il  faut  attribuer  la  con- 
struction des  villes,  la  fondation  des  quatre  grandsroyaa- 
mes,  etc.;  mais  le  mythe,  le  culte  et  la  tradition  de  Wotan 
et  de  ses  grandes  actions  ont  nécessairement  dû  être  im- 
portés en  Amérique  par  les  sectateurs  de  Wotan  qui  pri- 
rent ensuite  son  nom  même.  » 

Voilà  ce  que  donne  en  substance  le  Mythe  de  Wotan 
et  les  conclusions  auxquelles  s'arrête  cette  brochure. 
J'ajouterai  à  ce  qui  précède  que  les  noms  de  localités 
ou  de  pays  européens  et  asiatiques  qui  se  trouvent  dans 
cette  tradition,  me  paraissent  mériter  peu  de  confiance  et 
avoir  été  ajoutés  par  les  nai'rateurs  espagnols,  sans  doute 
pour  la  plus  grande  clarté  du  mémoire  wotanide  qu'ils 
traduisirent.  Il  n'est  point  facile  de  croire  que  les  noms 
de  Babel,  de  Jérusalem,  de  Rome,  de  la  GUaldée,  de 
l'Europe,  etc.,  se  soient  rencontrés  inlégralement  dans 
cet  écrit,  d'ailleurs  composé  d'hiéroglyphes.  On  ne  pour- 
rait, en  tout  cas,  en  constater  actuellement  l'authenticité, 
puisque  toutes  les  pièces  que  i'évèque  Nunez  de  la  Véga 
possédait  seul  de  cette  remarquable  légende,  furent 
publiquement  brûlées  par  ce  prélat,  dans  le  but  de  reli- 
rei"  le  peuple  d'Oxaca  du  culte  idolàtrique  de  Wotan. 

De  même,  l'imposition  à  plusieurs  localités  de  la  Nou- 
velle-Espagne de  noms  fournis  par  la  légende  de  Wotan 
ne  peut  être  tenue  pour  une  preuve  que  les  événements 
narrés   par  celle-ci  se    sont  passés  en  Amérique  ;  car 


—  7UI    — 

alors  il  en  faudrait  dire  autant  de  toutes  les  traditions 
des  Peaux-Rouges.  Toutes,  on  effet,  s'accordent  à  placer 
dans  leur  propre  contrée  les  faits  que  la  Bible  rapporte 
avoir  eu  lieu  dans  l'Asie,  ainsi  que  nous  avons  eu  déjà 
plus  d'une  fois  l'occasion  de  le  faire  remarquer. 

Ces  préliminaires  posés,  nous  en  venons  aux  similitudes 
que  nous  offre  la  légende  de  Wotan  avec  l'histoire  de 
Moïse  et  du  peuple  hébreu. 


IDEMIFICATIONS. 

Le  traducteur  espagnol  de  la  légende  tzendale  ne  nous 
donne  pas  la  sip:niflcafion  du  nom  de  Wotan  ou  Votan.  Il 
dit  seulement  que  ce  héros  s'intitulaitle  Seigneurdu  Tun, 
ou  tambour  sacré,  mais  sans  nous  apprendre  pour  quelle 
raison,  ni  si  c'est  là  la  traduction  du  nom  Vïo/an.  Nous 
prions  le  lecteur  d'observer  ici  que  les  Kanaks  ou  Peaux- 
Rouges  de  l'archipel  tongien,  ainsi  que  d'autres  Polyné- 
siens, font  usage  d'un  tambour  identique  au  tambour  sacré 
des  Yucatèqiies  et  des  Mexicains,  lequel  était  formé  d'un 
bois  creux.  Ils  possèdent  encore  de  nos  jours  le  lalli,  sorte 
de  tambour  ou  de  cloche,  formé  d'un  tronc  d'arbre  creux 
que  l'on  fait  résonner  en  en  frappant  les  lèvres  d'un 
maillet,  après  l'avoir  au  préalable  isolé  du  sol,  en  le  po- 
sant sur  un  rouleau  de  cordes.  Ces  mêmes  Kanaks  ont, 
eux  aussi,  la  croyance  en  un  dieu  législateur  descendu 
jadis  du  ciel  sous  le  nom  de  Rono  et  qui  a  disparu  après 
un  séjour  plus  ou  moins  long  sur  terre.  Ils  attendent  en- 
core son  retour  de  l'occident. 

Quoiqu'il  en  soit,  la  première  de  nos  identifications  de 
Wotan  avec  Moïse  repose  sur  ce  fait,  que  le  héros  tzen- 
dale porte  le  même  nom  que  le  Moïse  des  Dènè-dindjié. 
Entre  autres  épilhètes  caractéristiques,  celui-ci,  avous- 


—  702  — 

nous  dit,  a  reçu  celles  de  taupe,  de  musaraigne  [Klagdu- 
tha  en  dindjié,  Klo-datsolé  en  peau-de-lièvre,  dan,  tan, 
don  et  (on  en  chippewayan  et  dans  d'autres  dialectes).  Si 
nous  faisons  précéder  ces  monosyllabes,  qui  signifient 
taupe,  musaraigne,  rat  rouge  des  sables,  des  particules-ar- 
ticles 0,  WO,  KO,  RON  ou  XO,  qui  sont  du  plus  fréquent 
usage  chez  les  Dènè-dindjié,  les  Algonquins  et  même 
chez  les  Polynésiens,  nous  obtenons  en  toutes  lettres  le 
nom  du  héros  tzendale  et  mexicain,  avec  ses  variantes 
Odon,  Oton,  Odan,  Wotan,  Kondon ,  sans  que  ces  noms 
perdent  rien  de  leur  signification  dènè-dindjié  ci-dessus 
mentionnée. 

Voici  quelques  exemples  pris  au  hasard  qui  prouveront 
au  lecteur  que  les  particules-articles  0,  RO,\VO,  XO,  etc., 
sont  d'un  fréquent  usage  en  Amérique  et  en  Océanie 
sans  qu'elles  altèrent  en  rien  le  sens  des  mots  aux- 
quels on  les  lie.  On  les  emploie  surtout  dans  les  noms 
propres,  dans  les  abstractions.  Exemples  :  Ozué,  le  dé- 
sert; Oért,  l'aube;  Wotld,  la  tète;  Woclara,  la  barbe; 
Kokron,  le  feu  ;  Kunla,  la  main  ,  etc.  En  algonquin  on  dit 
0  chippway,  le  Sauleux  ;  0  mas/ikego,  le  Swampie.  En 
kanak  on  dit  0  Taïti  pour  dire  l'île  de  Taïti,  la  beUe  île. 

Les  changements  de  l'article  0  en  KO,  WO  ou  XO  exis- 
taient également  parmi  les  différents  dialectes  des  lan- 
gues orientales.  Ainsi  nous  voyons  le  nom  hébreu  à'Omri, 
roi  d'Israël,  écrit  par  les  Assyriens  Komriya;  et  celui 
d'Hazaël,  roi  de  Syrie,  écrit  Khazaël  (1).  Nous  sommes 
donc  porté  à  admettre  que  c'e?t  par  un  procédé  analo- 
gue, très-fréquent  entre  les  dialectes  américains,  qu'a  eu 
lieu  la  mutation  du  nom  de  dan  ou  tan  en  celui  de  Wo- 
tan ou  Odon,  Oton. 

II  nous  semble  que  cette  raison  doit  d'autant  plus  pa- 

(1  )  Découverte  des  ruines  de  Ninive,  par  Botta  et  Layard. 


—  7u;{  — 

rattrc  péreinploiie  qu'à  la  synonymie  dans  les  noms  s'a- 
joule  encore  la  même  synonymie  dans  les  idées  :  Wolan 
est  appelé  un  serpcnl  parce  qu'il  prétend  êlre  parvenu  en 
Amérique  par  des  issues  souterraines,  à  travers  les  mers 
et  les  continents,  en  se  p;lispant  dans  le  sein  de  la  terre  à 
la  façon  des  serpents,  et  qu'il  s'en  alla  de  la  même  ma- 
nière. Or  nous  avons  appris,  par  du  Roclior,  que  les 
Efïyptiens  donnaient  à  Moïse  le  nom  de  taupe  pour  la 
même  raison,  c'est-à-dire  à  cau^^o  de  son  passage  sous  la 
mer  Rouge,  et  Irès-probableinenl  à  cause  de  cette  croyance 
des  Talraudistes  que  les  âmes  des  [sraélites  décédés  sur 
la  terre  étrangère  devront  aller  ressusciter  en  Judée, 
après  s'y  être  rendues  en  Iravorsant  les  continents  et  les 
mers  par  de  secrètes  issues,  à  la  manière  des  taupes, 
des  rats  et  des  serpents.  Les  Dènè-dindjié  appellent  leur 
héros  lunaire  taupe  et  /■«/  rouge  des  sables,  musaraigne^ 
pour  la  même  raison. 

Cette  similitude  d'idées,  entre  des  nations  si  diverses 
et  sur  le  même  chef,  ne  saurait  être  fortuite  et  confirme 
notre  opinion  qu'elles  émanent  toutes  primitivement  du 
Taira  ud. 

Wotan  est  le  roi  ou  le  chef  de  la  nation  des  Chans,  que 
l'on  traduit  par  Serpents,  et  le  troisième  de  sa  raco.  — 
Moïse  est  le  grand  chef  et  1*'  législateur  de  la  nation  israe- 
lite,  sortie  de  la  terre  de  Cham  ou  Chanaan,  et  qui  habita 
pendant  deux  siècles  la  terre  de  Cfmrfi  ou  Aaw<,  c'est-à- 
dire  l'Egypte.  Il  fut  le  Iroir-itMiie  de  sa  race,  ayant  été  le 
petit-Qls  de  Lévi,  père  de  la  tribu  ou  race  des  Lévites. 

On  ntius  dira  mainlcnaut,  peut  rtre,  que  Moïse  ne  fut 
jamais  appelé  un  serpent,  ni  les  II  'breux  la  nation  des 
Serpents.  Nous  répondons  que,  pour  ne  posséder  aucune 
preuve  positive  de  cette  opinion,  il  n'est  pas  moins  pro- 
bable et  parfaitememenl  admissible  que  Moïse  ail  pu  être 
assimilé  au  serpent  par  certains  peuples  idolâtres,  voi- 


—  704  — 

sins  des  Hébreux,  tels  que  l'étaient  les  Phéniciens,  les 
Égyptiens,  les  Chaldéens,  ou  même  par  les  Israélites 
de  la  captivité,  qui  furent  si  enclins  à  l'idolâtrie.  Cette 
probabilité  repose,  à  nos  yeux,  sur  un  grand  nombre 
de  preuves  très-fortes  :  1°  Moïse  fut  élevé  en  Egypte, 
où  le  serpent  était  adoré  et  ses  momies  conservées. 
2'  Les  Pharaons,  par  lesquels  il  fut  adopté  et  au  trône 
desquels  il  aurait  pu  prétendre,  si  la  fraude  de  Therrau- 
lis  sa  mère  n'avait  été  découverte,  les  Pharaons,  dis-je, 
portaient  sur  leur  tiare  royale  l'effigie  du  serpent,  dont 
la  tète  était  surmontée  du  disque  solaire.  Qui  sait  même 
si  ces  princes  ne  prétendaient  pas  à  une  origine  ophi- 
dicnne,  et  s'il  ne  faut  pas  aller  chercher  dans  la  patrie 
des  Pharaons  le  prototype  de  cette  prétention  bizarre  des 
rois  de  Siam  et  des  empereurs  du  Birman  ?  3"  Très-cer- 
tainement, le  culte  des  Égyptiens,  que  nous  sommes  en- 
core loin  de  connaître  parfaitement,  alliait  le  culte  des 
serpents  à  celui  des  astres,  car  les  deux  figures  du  ser- 
pent et  du  soleil  sont  toujours  unies  sur  les  peintures  mu- 
rales et  dans  les  sujets  des  sculptures  des  monuments 
égyptiens.  4°  En  tout  cas,  pour  ce  qui  concerne  Moïse  lui 
seul,  les  changements  de  sa  verge  en  serpent,  et  5°  l'érec- 
tion eu  croix  du  serpent  d'airain,  qui  guérit  les  Hébreux 
des  morsures  des  serpents  de  feu  et  fut  une  figure  du  Christ- 
Rédempteur,  furent  des  événement  trop  notoires  et  trop 
merveilleux  pour  n'avoir  pas  mérité  à  Moïse,  dans  l'es- 
prit des  païens  et  même  de  certains  Israélites  grossiers, 
une  certaine  parenté  avec  la  gent  ophidienne.  On  ne  sau- 
rait nier  que  l'érection  du  serpent  d'airain  en  croix,  dans 
le  désert  aride,  n'ait  été  le  point  de  départ  de  la  tradition 
mexicaine  de  Quetzal-Cohuatl,  le  serpent  vert,  érigeant 
en  Amérique  la  croix  comme  un  signe  de  bénédiction,  en 
ce  sens  qu'il  répartit  la  pluie,  don  aussi  rare  au  Mexique 
que  dans  les  arides  montagnes  de  la  Judée.  Aussi,  la  pluie 


élail-elle  justement  considérée  comme  un  bienfait  par 
le?  Israélites,  et  leur  rituel  conliont-il  des  prières  parti- 
culières pour  la  demander  au  ciel.  Sa  privation  était  con- 
sidérée comme  un  cliûlimenl  d'en  haut,  ainsi  qu'il  arriva 
sous  l'impie  Acliab.  ^  Exauce-les  (les  Hébreux),  est-il  écrit 
au  livre  des  Rois,  chap.  viii,  pardonne-leur  les  péchés 
de  tous  les  serviteurs  et  envoie  la  pluie  sur  la  terre.  » 
—  Pour  les  Dènè-diudjié  la  neige  remplace  la  pluie  ;  la 
iieige  est  pour  eux  un  bienfait  du  ciel,  parce  qu'elle  leur 
permet  de  tuer  aisément  rennes  et  élans,  animaux  au 
pied  léger  dont  elle  entrave  la  course.  C'est  à  leur  héros 
lunaire,  à  leur  Moïse,  Sa-Wéta,  que  les  Dènè  septentrio- 
naux demandent  la  neige,  et  ils  le  font  au  nom  de  la 
c:ùix.  G"  Ce  fut  Moïse  le  premier  qui  initia  le  monde  au 
mystère  de  lu  chute  originelle  par  le  seipenl.  7°  Ce  fut 
Moïse  qui  lit  construire  les  deux  séraphins  qui  proté- 
geaient l'oracle,  et  d'entre  lesquels  Dieu  taisait  entendre 
sa  voix.  Or,  le  mot  séraphin,  en  hébreu,  signifie  serpent 
volant  et  brillant.  8"  Le  serpent  d'airain  ou  serpent  vert 
(car  l'airain  revêt  ordinairement  ctUte  couleur),  tondu 
par  Moïse,  fut  conservé  par  les  Juifs  jusqu^iu  temps  du 
roi  Ézéchias,  et  ils  lui  rendaient  un  culte  idolâtrique,  dit 
la  liibie.  Ést-il  possible  que  Moïse  fût  étranger  à  ce  cidte 
cl  que  ces  Israélites  superstitieux  ne  l'aient  pas  assiuiilé 
avec  ce  serpent?  Si  donc  on  nous  objectait  que  Wotan, 
homme-serpent,  était  adoré  comme  une  divinité  bienfai- 
sante, et  que  Moïse  ne  le  fut  jamais,  je  rappellerais  le 
fait  que  je  viens  de  citer,  et  j'y  ajouterais  ce  texte  de 
l'Exode  (chap.  vu,  v,  1),  où  il  est  écrit  que  Dieu  dit  à 
Moïse  :  a  Je  vous  ai  établi  le  Dieu  de  Pharaon,  et  Aarou 
sera  votre  prophète.  »  'J"  C'est  Moïse,  descendant  de 
Jacob,  qui  a  divulgué  la  prophétie  du  vieux  ()iitriarcho 
mourant  et  bénissant  ses  enfants  réunis  autour  de  lui. 
S'adressant  à  Dan  :  «  Dan,  dit-il.  est  un  serpent  dans  le 


—  706  — 

chemin,  il  mord  le  pied  du  cheval  afin  que  le  cavalier 
tombe  à  la  renverse.  »  El  les  commentateurs  de  la  Sainte 
Écriture  disent  qu'il  s'agissait,  dans  cette  annonce  pro- 
phétique, de  Samson  ou  Shamson,  géant  de  la  tribu  de 
Dan  et  juge  d'Israël,  qui  fut  pour  les  Phéniciens  un  ser- 
pent dans  le  chemin,  par  toutes  les  embûches  qu'il  leur 
suscitait  et  où  il  les  fît  périr.  Le  nom  de  Shamson  veut  dire 
soleil.  Nous  aurions  donc  dans  Shamson  le  Danile  l'union 
des  deux  emblèmes  du  serpent  et  du  soleil,  que  l'on  trouve 
si  souvent  unis  tant  en  Phénicie  qu'en  Assyrie  et  en 
Egypte.  Et  ce  que  nous  trouvons  de  plus  singulier  dans 
celte  rencontre,  c'est  que  tous  les  peuples,  à  quelque  con- 
tinent, à  quelque  couleur  qu'ils  appartiennent,  dont  le 
nom  semble  dérivé  de  celui  du  patriarche  Dan,  ont  pos- 
sédé ou  possèdent  encore  le  mythe  du  dieu-serpent  astro- 
nomique. En  Europe  nous  avons  eu  les  Danois  el  leur  dieu 
Wodan,  les  Dœne  galliques  et  les  Dèn  ou  Bas-Bretons  et 
leur  Odin  ;  en  Afrique,  nous  retrouvons  actuellement  les 
Dahoméens  et  leur  dieu-serpent  Dan  ou  Tan  (1)  ;  en  Amé- 
rique se  révèlent  à  nous  les  Donè,  les  Dènè  et  les  Dindjié, 
avec  leur  divinité  mâle  lunaire  Sa-Wéta,  Dan  ou  Ton  ;  en- 
fin au  Mexique  et  dans  l'Amérique  centrale,  plusieurs 
peuples  de  race  wotanide  adorent  le  dieu-serpent  Votan, 
Odon  ou  Oton.  Voilà  une  multitude  d'exemples  d'un  phéno- 
mène ethnologique  qui  est  assez  général  pour  mériter  de 
la  part  des  savants  un  examen  approfondi.  10°  Enfin,  on 
peut  ajouter  aux  raisons  qui  précèdent  ce  que  nous  avons 
dit  dans  le  troisième  chapitre,  touchant  l'assimilation  du 
Moïse  des  Dènè-dindjié  au  serpent.  Nous  pouvons  donc 
conclure  avec  avantage  que  non-seulement  il  ne  répu- 
gne pas  que  Moïse  ait  été  appelé  serpent,  mais  qu'une 
grande  probabilité  milite  en  faveur  de  celle  opinion. 

(1  )  Annales  de  la  propagation  de  la  foi.  Lettre  de  M»  l'abbé  Borghero, 
missionnaire  au  Dahomey. 


-  707  — 

Wotan  était  le  chef  de  la  nation  des  Cliam  ou  Chanes^ 
mots  que  Nunez  de  la  Véga  traduit  par  serpent.  —  D'après 
l'abbé  Hue,  le  fondateur  de  l'empire  chinois  est  appelé 
Chan  par  les  habitants  du  Céleste  Empire  ,  et  ce  Chan  est 
le  même  que  Fo,  le  Boudha  des  Chinois,  lequel  porte 
chez  les  Japonais  le  nom  de  Chanca.  On  sait  que  les  sou- 
verains de  la  Perse  se  donnent  le  titre  de  Cha  ou  Scha^ 
et  que  celui  des  monarques  mogols  et  tartares,  qui  do- 
minèrent dans  toute  l'Asie  au  moyen  âge,  est  Khan,  que 
l'on  écrit  aussi  Chan.  Le  petit-fils  de  Genghis-Rhan,  Ku- 
blai-Chan  ou  Khan,  ayant  poussé  ses  armes  conquérantes 
jusque  dans  l'empire  du  Milieu,  monta  sur  le  trône,  et 
fut  le  premier  empereur  tartare  de  la  Chine,  sous  le  nom 
de  Chang-ti.  —  Chez  les  Dènè-dindjié,  le  personnage  qui 
représente  Noé  porte  le  nom  de  Chane  ou  Tchane,  qui 
signifie  le  Vieillard,  nom  du  dieu  sidéral  des  Pieds-Noirs. 
—  A  Ceylan,  le  dieu  des  Tamouls,  Poutan,  est  fils  de 
Tchandra,  chef  de  la  dynastie  lunaire.  — En  faut-il  da- 
vantage pour  prouver  que  dans  ces  différentes  contrées 
et  parmi  tant  de  peuples  divers,  imbus  des  mêmes  idées 
et  ajoutant  foi  au  même  mythe,  le  personnage  primitif 
appelé  Chan,  Chane,  Tchane,  Tchandra,  Chanca,  etc.,  n'est 
autre  que  le  fils  de  Noé  Cham,  ou,  ce  qui  est  encore  plus 
probable,  son  petit-fils,  le  troisième  de  sa  race,  Chanaan, 
par  abréviation  Chan,  père  des  races  touraniennes  ado- 
ratrices du  serpent  ? 

Si  l'on  nous  objecte  que  cette  déduction  est  opposée  et 
contradictoire  à  notre  thèse,  qui  milite  en  faveur  des  Hé- 
breux, peuple  de  race  araméenne  ou  sémitique,  nous  ré- 
pondrons, conformément  à  tout  ce  qui  a  été  dit  plus  haut, 
que,  dans  toutes  les  traditions  et  les  coutumes  de  nos 
Peaux- Rouges,  nous  apercevons  sans  cesse  l'élément  ara- 
méen  uni  à  l'élément  tourauien,  et  que,  si  plusieurs  na- 
tions américaines  sont  des  restes  d'Israël  captif  en  Chai- 


—  708  — 

dée,  comme  tout  semble  le  prouver,  ces  restes  sont 
mélangés  avec  des  débris  d'autres  peuples  asiatiques  por- 
tant avec  eux  les  superstitions  et  les  mythes  des  païens. 
Ce  dualisme,  qui  s'est  révélé  à  nous  dès  le  principe  de 
nos  éludes  des  races  peaux-rouges,  forme  le  fond  de  la 
thèse  que  nous  développons  ;  nous  prions  le  lecteur  de 
ne  le  point  oublier. 

Wotan  fut  appelé  le  Cœur  du  peuple,  le  cœur  de  la  na- 
tion tzendale,  tant  à  cause  des  bienfaits  que  celle-ci  eu 
reçut  que  de  la  grande  douceur  du  héros  guatémaUen. 
—  Nous  avons  vu  que  les  Dènè-dindjié  donnent  égale- 
ment à  leur  dieu  lunaire  le  nom  de  Cœur,  et  de  Bicn- 
aiméj  et  qu'ils  le  représentent  comme  le  plus  doux  des 
hommes.  — Cette  qualité,  qui  fut  aussi  le  partage  de  tous 
les  Boudha  asiatiques,  fut  possédée  éminemment  par 
Moïse,  le  bien-aimé  de  Dieu  et  des  Hébreux,  et  dont  la 
grande  douceur  est  louée  dans  tant  de  passages  des  livres 
saints. 

Wotan  préside,  dans  le  calendrier  yucatèque,  au  troi- 
sième mois  de  l'année.  —  Ses  congénères,  Toth,  dieu  des 
Égyptiens ,  et  Boudha,  dieu  des  Hindous  et  des  Thibé- 
tains,  président  au  troisième  jour  de  la  semaine,  ainsi 
que  le  Mercure  des  Romains  et  l'Hermès  des  Grecs.  — 
C'est  également  au  troisième  mois,  mars-avril,  que  les 
Dènè-dindjié  célèbrent  la  fête  lunaire  de  leur  Moïse.  —  Et 
c'est  au  troisième  mois  que  Moïse  fil  passer  la  mer  Rouge 
aux  Hébreux ,  après  les  avoir  délivrés  des  mains  des  Égyp- 
tiens. En  ce  mois,  ils  célèbrent  leur  fête  du  Phase  ou 
Passage. 

Wotan  laissa  son  histoire  écrite  en  hiéroglyphes  sur 
des  tables  de  pierre.  — Moïse  nous  a  laissé  le  Pentateu- 
que,  qui  fut  comme  son  testament,  comme  il  est  l'his- 
loire  du  monde  et  du  peuple  hébreu.  Son  successeur, 
Josué,  en  fit  transcrire  une  partie,  le  Deutéronome,  sur  la 


—  709  — 

pierre  (Josué,  cliup.  viii,  v.  32).  Moïse  lui-aièuie  recul  de 
Dieu  le  Décalogue,  écrit  sur  des  tables  de  pierre. 

Wotan  raconte  qu'il  vit  lu  tour  de  Babel,  qu'il  fut  témoin 
de  la  confusion  des  langues  et  de  ladispeisiondes  peuples, 
et  qu'il  re(^ut  ensuite  la  mission  divine  de  conduire  ses  frè- 
res en  Amérique,  pour  peupler  ce  continent  alors  désert. 
—  Celte  double  dëclaralion  de  la  légende  guatémalienne 
nous  semble  si  forte,  qu'il  est  impossible  de  n'y  pas  recon- 
naître un  souvenir  vivace  de  la  vocation  de  iMoïse.  —  C'est 
par  les  révélations  faites  par  Dieu  même  à  Moïse  que 
nous  avons  été  initiés  à  l'histoire  de  la  création,  du  dé- 
luge, de  la  confusion  des  langues  ù  Babel,  et  de  la  mis- 
sion divine  que  Moïse  reçut  longtemps  après,  de  con- 
duire le  peuple  hébreu  dans  la  terre  de  Chanaan , 
vouée  à  la  solitude  de  la  mort  par  ordre  de  Dieu.  — 
Les  légendes  des  Dindjié,  des  Dènè,  des  Greeks  ne  nous 
disent  pas  autre  chose  que  leurs  pérégrinations  sous 
ce  même  chef,  et  la  manière  merveilleuse  dont  il  les 
délivra  de  leurs  plus  puissants  ennemis.  Seulement,  il 
est  évident  que  les  Tzendales  ont  commis  ici  à  la  fois 
un  anachronisme  et  un  synchronisme,  fail  Uès-commun 
dans  les  légendes  indiennes  :  d'un  côté,  ils  ont  fait  leui' 
Moïse  contemporain  de  Noé,  ou  même  out  confondu 
les  deux  patriarches  en  un  seul  ;  de  l'autre,  ils  ont  opéré 
la  même  confusion  entre  l'Amérique  et  la  terre  promise. 
En  etlét,  la  légende,  revenant  de  nouveau  sur  la  mis- 
sion divine  de  Wotan,  dit  que  son  but  était  de  conduire  les 
sept  familles  de  Serpents,  qu'il  dirigeait  vers  le  Pied  du 
Ciel  où  se  UoMvaient  ses  autres  frères  les  Seipents.  —  Ui'. 
nous  avons  vu  que  le  héros  lunaire  des  Dènè  et  des  Din- 
djié n'avait  pas  d'aulre  but  que  de  conduire  leurs  frères  au 
Pied  du  ciel,  qui  avait  jadis  été  leur  patrie  première  ;  et  tel 
était  aussi  le  but  des  pérégrinations  des  Chaktas.  Par  ce 
Pied  du  ciel  nous  avons  montré  et  prouvé  qu'il  s'agissait 


—  710  - 

de  la  Terre  promise,  où  Moïse  conduisit  les  Hébreux  ;  de 
cette  terre  où  Jacob,  dès  la  première  nuit  qu'il  y  passa, 
vit  une  écbelle  qui,  en  s'appuyant  sur  le  sol,  atteignait 
jusqu'au  ciel,  et  sur  laquelle  les  anges  montaient  et  des- 
cendaient, comme  si  elle  eût  été  le  pied  du  ciel  et  son 
support  ;  de  cette  terre  qu'il  nomme  Beth-El,  c'est-à- 
dire  maison  de  Dieu,  et  de  laquelle  il  prononça  qu'elle 
était  véritablement  la  Porte  du  ciel  (Genèse,  cbap.  xxviii, 
V.  17).  Par  ce  seul  fait  que  les  Dènè-dindjié  placent  leur 
Pied  du  ciel  bien  loin  dans  Touest-sud-ouest,  et  sur  un 
autre  continent,  il  devient  évident,  pour  tout  lecteur  de 
bonne  foi,  que  le  Pied  du  ciel,  cherché  par  Wotan  et  ses 
frères,  n'a  pu  être  l'Amérique,  mais  bien  un  certain  pays 
de  l'ancien  monde.  Par  conséquent,  nous  pouvons,  par 
une  juste  déduction,  conclure  que  toutes  les  pérégrina- 
tions, les  allées  et  les  venues  qui  accompagnèrent  et  sui- 
virent ce  voyage,  ne  sont  que  le  récit  des  marches  et  con- 
tre-marches des  Israélites  dans  le  désert,  et  non  point  des 
voyages  effectués  sur  le  continent  américain. — Mais,  nous 
le  répétons,  l'arrivée  des  adorateurs  de  Wotan  en  Amé- 
rique se  trouve  englobée  et  confondue  avec  ces  pérégri- 
nations, ainsi  que  nous  l'avons  déjà  constaté  pour  les 
Dènè-dindjié  et  les  Creeks. 

Cependant,  en  un  autre  sens,  le  Pied  du  ciel  pourrait 
encore  s'entendre  de  l'Amérique  elle-même;  et  la  tradi- 
tion guatémalienne  pourrait  dire  en  effet  que  ce  fut  leur 
héros  qui  les  y  conduisit  ou  plutôt  qui  les  y  poussa,  puis- 
que ce  fut  en  effet  Moïse,  le  premier  d'entre  les  pro- 
phètes, qui  prédit  aux  Israélites  qu'ils  seraient  dispersés 
jusqu'aux  gonds  du  ciel  :  «  Si  ad  cardines  cœli  fueris 
dissipatus,  inde  te  relrahet  Dorainus  Deus  tuus.»  (Deutér., 
cap.  XXX,  V.  4.)  Tous  les  commentateurs  entendent  par 
les  gonds  du  ciel  les  pôles  terrestres  ou  bien  quelque 
plage  située  à  l'extrémité  du  monde,  comme  l'était  l'A- 


—  711   — 

mériquepour  le  monde  uucieii.  Gomme  les  Peaux-Rouges 
croient  que  la  terre  est  disculaire  et  qu'elle  est  bornée 
tout  autour  par  la  retombée  do  la  voûte  des  cieux,  le 
Pied  du  ciel  est  justement  pour  eux  l'horizon  le  plus 
éloigné  à  l'extrémité  des  mers,  le  continent  le  plus  re- 
culé. 

C'est  parce  que  Wotan,  ainsi  que  Moïse,  nous  fait  as- 
sister, par  son  testament  écrit,  au  cataclysme  du  déluge 
et  à  la  dispersion  des  peuples,  qu'il  dit  avoir  été  témoin 
de  ces  grands  événements.  Moïse,  qui  les  avait  reçus  et 
vus  par  révélation ,  aurait  pu  dire  également  qu'il  en 
avait  été  témoin,  de  la  même  manière  que  les  prophètes 
étaient  témoins  des  événements  futurs  que  Dieu  leur 
montrait.  Il  détourna  devant  Moïse  le  voile  du  passé, 
comme  il  tira  également  pour  lui  celui  de  l'aveinr.  Dans 
l'un  et  l'autre  cas,  le  prophète  était  témoin  oculaire. 

Wolan  dit  qu'il  est  le  petit-fils  d'Ymos,  c'est-à-dire  le 
poisson  cornu,  l'espadon,  ce  vieillard  sensé  qui  échappa 
au  déluge;  il  dit  aussi  qu'il  est  le  troisième  de  sa  race. 
Dans  ce  passage,  il  s'agirait  de  Chan  ou  Chanaan,  petit- 
fils  de  Noéjle  même  que  le  Quetzal-Cohuatl  desToltèques, 
avec  lequel  Wotan  fut  souvent  confondu,  comme  nous 
l'avons  déjà  remarqué.  L'occupation  de  la  terre  de  Cha- 
naan par  les  Israéliles,  sous  la  conduite  de  Moïse,  a  pu 
porter  ses  descendants  abâtardis  à  croire  qu'ils  étaient 
des  fils  de  Chanaan.  Parle  fait,  les  Israélites,  rejetés  par 
Dieu  et  envoyés  en  captivité,  ont  dû,  d'après  la  Bible, 
oublier  jusqu'à  leur  nom  et  jusqu'à  leur  origine.  Toute- 
fois, dans  ce  nom  d'Fwios  nous  retrouvons,  sauf  une 
petite  inversion  qui  s'explique  aisément,  le  nom  de  Mosis, 
c'est-à-dire  de  Moïse  lui-même.  Ce  nom  signifiant  sauvé 
des  eaux  (de  l'égyptien  woy,  eau,  et  is  ou  ises^  conservé, 
sauvé);  et  Moïse  ayant  ensuite  passé  à  travers  les  eaux 
de  la  mer  Ilouge,  quoi  d'élonnant  qu'il  ail  été  identifié 


—  712  — 

par  la  tradition  à  Noé  lui-même,  le  premier  sauveur  du 
genre  humain?  Pris  dans  ce  sens,  le  hérùs-scrpenl  Wotan 
ofl're  une  grande  parenté  avec  le  dieu-serpent  Python  de 
la  mythologie  grecque ,  ce  serpent  qui,  seul,  survécut  aux 
eaux  du  déluge  ou  plutôt  qui  naquit  du  limon  de  la  terre 
après  ce  grand  cataclysme,  et  que  détruisit  Apollon  Pylhien 
ou  le  Soleil.  Il  est  assez  curieux  de  trouver  dans  l'idiome 
dènè-dindjié  un  mot  racine  qui  se  rapproche  de  l'égyp- 
tien Two^; c'est  le  même  mot  eau  en  peau-de-lièvre  :  mié ; 
de  même  que  le  mot  fleuve,  nilin,  rappelle  le  nom  du 
iV//,  fleuve  d'Egypte,  et  que  les  mots  ran  et  roë,  qui  signi- 
fient aussi  un  cours  d'eau,  se  rapprochent  du  même  terme 
en  grec  :  péio. 

Ce  qu'ajoute  la  tradition  izendale,  que  Wotan  et  ses 
frères  parvinrent  eu  Amérique  par  une  voie  souterraine 
et  cachée,  à  la  manière  des  serpents,  prouve  évidemment, 
sous  forme  d'apologue,  ce  que  les  Dènè-dindjié  avouent 
sans  détour,  qu'ils  n'atteignirent  ce  continent  qu'en 
fuyant  honteusement  et  en  se  cachant,  de  nuit,  de  leurs 
ennemis,  à  la  manière  des  reptiles  et  des  rongeurs.  Toute- 
fois, comme  nul  des  Israélites  conduits  par  Moïse,  ni  Moïse 
lui-même,  ne  parvinrent  dans  la  terre  promise,  à  l'ex- 
ception des  seuls  Caleb  et  Josué,  en  vertu  de  celte  per- 
suasion où  sont  les  Juifs  qu'ils  ne  peuvent  ressusciter  que 
dans  cette  terre  sainte,  en  y  parvenant  par  des  voies 
souterraines,  en  perforant  la  terre  à  la  manière  des  ser- 
pents et  des  rongeurs,  la  légende  tzendale  a  pu  dire  avec 
vérité  que  Wotan  et  ses  Serpents,  c'est-à-dire  Moïse  et  les 
Israélites  morts  dans  le  désert,  arrivèrent  dans  le  Valum 
Wotan,  c'est-à-dire  la  terre  promise,  par  une  voie  souter- 
raine. (Voir,  pour  cette  superstition,  la  Synagoga  Judaïca.) 

Wotan  dit  qu'avant  d'arriver  en  Amérique  (1),  il  passa 

(1)  Bien  que  nous  nommions  si  souvent  l'Amérique,  rien  ne  prouve, 
dans  la  tradition  tzendale,  qu'il  s'agit  de  ce  continent,  car  le  Valum 


—  7l;{  — 

par  les  sf/j/ doinn lires  ou  cavernes  des  treize  serpents,  et 
qu'il  y  laissa  des  signes  de  son  passage.  Par  ce  (]ui  pré- 
cède, il  est  évident  que  la  légende  gualéinnlicnne  est 
l'histoire  ou  tableau  synoptique  de  tout  un  peuple,  puis- 
qu'elle coniuience  avec  le  déluge  et  Babel,  pour  ne  se  ter- 
miner qu'à  Jérusalem  et  à  Horae.  Le  personnage  de  Wotan 
devient  donc  ici  le  peuple  adorateur  de  ce  demi-dieu.  Kli 
bien,  le  peuple  hébreu,  avant  d'être  dispersé  dans  la 
terre  de  captivité,  habita  les  sepl  Etats  ou  royaumes  des 
sept  nations  chananéennes  vouées  par  Dieu  à  l'extermina- 
tion à  cause  de  leurs  crimes  (Deutéronorae,  chap.  vjii,  v.  1; 
Josué,  chup.ii,  v.  1,  chap.  XXIV,  v.  2,  etc.).  Le  peuple  hé- 
breu se  composait  de  onze  tribus  et  des  deux  demi-tribus 
d'Ephraïm  et  de  Manassès,  qui  reçurent,  au  partage  de 
la  Palestine,  une  part  égale  à  celle  qui  échut  aux  autres 
tribus;  en  tout  ti^eize  tribus,  dont  une,  celle  de  Dan,  la 
plus  voisine  de  l'Egypte,  la  plus  méridionale  de  la  Judée 
et  parlant  la  plus  facile  à  se  répandre  à  l'étranger,  avait 
pour  emblème  le  serpent  :  «  Dan  coluberin  via.  »  Ce  fut 
de  la  tribu  des  Daniles  que  Moïse  prophétisa  qu'e//e  sé- 
tendrabien  loin  depuis  ^û5ûn  (Deutéronome,  chap.  xxxiii, 
V.  22).  «  Or  Basan,  dit  Menochius,  est  un  lac  étroit  et 
fort  allongé,  nommé  aussi  la  Fiole  [Phiala),  duquel  les 
eaux  coulent  dans  la  fontaine  de  Dan  par  des  canaux  se- 
crets et  souterrains.  »  Ne  sommes-nous  pas  autorisés  à 
voir  dans  ce  fait  purement  topographique  l'origine  de 
la  croyance  emblématique  à  l'émigration  des  Daniles, 
c'est-à-dire  des  Serpents,  par  une  voie  secrète  et  souter- 
raine,  alors  que  Moïse  lui-même  se  sert  de  celte  cou- 
formation  des  lieux  habités  par  la  tribu  de  Dan  pour 
en  tirer  la  prophétie  de  la  propension  des  Danites  à  émi- 

Wotan  dont  il  est  question  ne  signifie  pas  autre  chose  que  Terre  de 
Wolan  ;  ce  sont  les  chroniqueurs  espagnols  qui  ont  entendu  r.Araérique 
par  ce  nom,  mais  rien  ne  le  prouve. 

T.    XV.  *8 


—  714  — 

grer  et  à  se  répandre  parmi  les  nations?  «  Fluet  largiter 
de  Basan.  » 

D'un  autre  côté,  les  sept  nations  chananéennes  dé- 
truites par  les  Israélites  ont  bien  pu  être  assimilées  au 
serpent,  tant  à  cause  de  leur  méchanceté  que  parce 
qu'elles  adoraient  l'infâme  idole  de  Beel-Phegor  ou  Priape 
(le  Soleil  générateur),  dont  le  serpent  phallique  était 
l'emblème,  comme  il  était  celui  de  Cham,  dont  il  portait 
également  le  nom  [les  Dieux  de  rÉgypté).  Or,  Bell  était 
représenté  par  le  disque  solaire  flanqué  de  deux  serpents 
issanfs  et  ailés. 

Quant  à  ce  qui  est  àe?,  cavernes  des  serpents  que  relate 
la  légende  de  Wotan,  on  doit  savoir  que  la  Judée,  pays 
très-montagneux,  est  plein  de  grottes  et  de  cavernes  na- 
turelles ou  creusées  dans  le  roc,  dans  lesquelles  se  re- 
tiraient jadis  les  peuples  chananéens  lorsqu'ils  fuyaient 
Josué  et  les  Israélites  (Josué,  chap.  x,  v.  16).  Ces 
mêmes  cavernes  furent,  pour  les  Juifs  eux-mêmes,  des 
retraites  sûres  dans  un  grand  nombre  de  cas.  C'est  ainsi 
qu'après  la  mort  de  Débora  ,  les  Israélites ,  opprimés 
par  les  Madianites,  adorateurs  du  serpent  phallus, 
«  furent  obligés  de  se  retirer  dans  les  antres,  dans  les 
cavernes  des  montagnes  pendant  sept  ans.  »  (Juges, 
chap.  VI,  V.  1  et  2.)  Le  même  fait  leur  arriva  sous  Saûl 
(Rois,  chap.  xiii,  §  1,  v.  6).  David,  et  Saûl  lui-même, 
cherchèrent  également  un  refuge  dans  les  cavernes  de  la 
Judée.  Enfin,  les  Juifs  enterraient  leurs  morts  dans  ces 
mêmes  cavernes  naturelles.  Et  le  Cantique  des  Cantiques, 
parlant  de  la  synagogue  d'une  manière  métaphorique, 
dit  qu'elle  se  retire  dans  les  cavernes  des  rochers  et 
dans  les  trous  de  la  pierre. 

On  sait  qu'il  existe  encore  de  nos  jours,  au  pied  des 
montagnes  Rocheuses  et  tout  au  nord  des  Etats-Unis,  une 
nation  de  Peaux-Rouges  appartenant  à  la  grande  famille 


—  715  — 

iroquoise-iiioii8e,  qui  se  décore  du  nom  de  Serpents.  Les 
savants  devraient  s'assurer  s'il  n'existe  pas  quelcjne  lien 
de  parenté  entre  cette  peuplado,  la  nation  de  Serpents  qm 
habitent  les  monts  Himalaya,  et  les  anciens  sectateurs  de 
Wotan,  les  Guatémaliens.  Cette  question  pourrait  être 
d'autant  plus  curieuse  à  éclaircirque  la  nation  des  Pieds- 
Noirs,  sœur  de  celle  des  Serpents  et  des  Sioux,  reconnaît, 
comme  nous  l'avons  vu,  pour  héros,  législateur  et  dieu, 
Natus  (le  Soleil),  dont  le  nom  en  dènè  signifie  serpent 
[Natushi).  Natus  est  également  appelé  Napi,  le  vieillard, 
et  ce  mol,  en  dènè,  signitic  le  Nageur,  comme  le  nom  du 
Noc  mexicain  Tespi.  Nous  aurions  donc  encore  ici  une 
espèce  d'identité  établie  entre  le  Wodan-Ymos  des  Tzen- 
dales  et  le  Natus-Napi  des  Pieds-Noirs.  Le  nom  de  Pieds- 
Noirs  lui-même,  Sixicagué,  est  purement  mexicain. 

Wotan  dit  qu'il  amena  dans  sa  nouvelle  patrie  sept  fa- 
milles de  Chans  ou  Serpents.  Moïse  conduisit  vers  la  terre 
promise  les  descendants  des  soixante  et  dix  personnes  qui 
quittèrent  avec  Jacob  la  terre  de  Chanuan.  L'unité  sub- 
stituée aux  dizaines  et  même  aux  centaines,  c'est  ce  qiii 
se  rencontre  fréquemment  dans  les  légendes  américaines 
et  asiatiques.  Ici  7  est  placé  pour  70,  comme  ailleurs 
2  pour  200  et  4  pour  40. 

Wotan  effectua  quatre  voyages  successifs,  aller  et  re- 
tour, de  la  terre  de  Wotan  [Lum  Wotan)-k  celle  de  Chivim 
[Lum  Chivim).  On  en  est  réduit  encore  aux  conjectures 
touchant  ces  deux  contrées.  Nous  ne  saurions  partager 
l'opinion  de  ceux  qui  veulent,  sans  aucune  raison  plau- 
sible, qu'elles  se  trouvent  toutes  deux  sur  le  continent 
américain.  Les  explications  qui  précèdent  et  le  but  que 
nous  poursuivons  donnent  la  raison  et  la  preuve  de  notre 
divergence.  Quelques  auteurs  ont  vu  dans  ce  Chivim  le 
pays  des  CAiyes  ou  JTîôes  (1),  les  Tultul-Xinhs  ou  Nahoas, 

(1)  Xib  signiGe  homme,  en  langue  tzendale. 


—  716  — 

appelés  depuis  Toltèques  orientaux;  mais  ceci  reste  à 
prouver.  Notons  ici  que  le  mol chivim  aune  physionomie 
tout  orientale.  On  peut  le  comparer  aux  noms  des  fils  de 
Mesraïm,  père  des  Egyptiens  :  Ludim,  Anamira,  Laabim, 
Nephtuïm  ;  ainsi  qu'aux  noms  cbaldéens  cités  par  Daniel: 
Chartumira,  Asapliim,  Mécaspbim  etCliardim.  Ce  dernier 
mot  est  le  nom  propre  du  peuple  chaldéen,  qui  tire  son 
origine  de  Chased.  Enfin  le  mot  chivim  offre  également 
de  l'analogie,  mais  non  plus  quant  à  la  finale,  avec  le 
nom  de  la  Chaldée  en  hébreu  :  Chir  ou  Kir,  parce  que  les 
Assyriens  sont  fils  de  Chus  ou  Cush,  comme  nous  l'avons 
dit  déjà. 

Admettons  ici,  jusqu'à  preuve  contraire,  que  Lum  Chi- 
vim soit  la  terre  de  Chir  ou  l'Assyrie,  la  Chaldée  ;  ce  qui 
ne  contredit  nullement  la  légende  wotanide,  puisqu'elle 
dit  que  son  héros  visita  la  Chaldée  et  y  fit  même  plusieurs 
voyages  ;  nous  verrons  tout  d'abord  que  Nimroud  ou 
Bel  (c'est-à-dire  le  maître),  père  des  Babyloniens,  et  des 
Ninivites  ou  Assyriens  par  son  fils  Ninus,  nommé  aussi 
Assur,  fut  le  premier  des  tyrans  et  des  idolâtres  féti- 
chistes, ainsi  que  la  tradition  guatémalienne  le  dit  des 
Xibes  ou  Nahoas.  Ce  fut  Nimroud  que  les  Cbaldéens  ado- 
raient sous  la  figure  et  le  nom  de  Baal.  La  version  grec- 
que du  Pentateuque  appelle  Nimroud  le  chirim  pîv.to;,  le 
violent.  Peut-être  aurions-nous  dans  cette  épitbète  l'ori- 
gine du  nom  des  Xibes  ou  Chives.  Quoi  qu'il  en  soit,  la 
légende  nous  disant  positivement  que  Wotan  et  les  sept 
familles  de  Chans  passèrent  par  la  Chaldée,  avant  de  par- 
venir en  Amérique,  nous  sommes  plus  qu'autorisés  à 
voir  la  terre  de  Chir,  c'est-à-dire  la  Chaldée  ou  Assyrie, 
pays  des  Chirim,  dans  le  pays  des  Chivim  de  la  légende 
tzendale;  de  même  que  le  Lum  Wotan  demeure  pour 
nous  la  terre  de  Cbanaan  ou  des  Chans. 

Maintenant,  que  nous  apprend  riiisloire  des  Hébreux 


~  717   — 

touchant  leurs  émigrations  successives  ?  Partie  de  la 
Chaldée  {(Jhir)  au  nombre  de  sept  personnes,  la  famille 
d'Abram  Hébert  vient  habiter  la  terre  de  Chanaan,  qu'elle 
quille  bientôt  pour  l'EiTypte.  Revenus  en  Chanaan,  les 
Hébreux  en  sortent  sous  Jacob  au  nombre  de  soixante- 
dix  personnes,  pour  y  rentrer  de  nouveau  deux  cents 
ans  après,  sous  Moïse  et  Josué.  Voici  donc  deux  péréj^ri- 
ualionsbien  constatéei^.  Les  deux  autres  sont  tout  natu- 
rellement les  deux  captivités,  sous  Salmanazar  et  sous 
Nabuchodonosor,  enChaldée.  Et  voilà  les  quatre  voyages 
de  Lum  Wotan  à  Lum  Çhivim  expliqués.  Ce  fut  surtout 
en  Chaldée  que  les  Israélites,  déjà  prévaricateurs  et  re- 
jetés de  Dieu,  s'abandonnèrent  au  plus  grossier  féti- 
chisme, ainsi  que  le  déplorèrent  les  prophètes  et  surtout 
Ezéchiel,  et  qu'une  grande  partie  d'entre  eux  mérita, 
par  ses  crimes,  d'être  poussée  par  Dieu  «  dans  un  désert 
éloigné  de  tous  les  peuples,  au-delà  des  mers,  et  sans 
habitants  »,  ainsi  que  les  eu  avait  menacés  Moïse. 

Ici  s'élève  une  objection  que  nous  tâcherons  de  résou- 
dre :  Le  personnage  de  Wotan  ou  Votan,  offrant  de  si 
grands  rapports  avec  Boudha,  comme  l'ont  constaté  plu- 
sieurs savants  qui  n'hésitent  pas  à  les  assimiler,  ainsi 
que  nous  l'avons  déjà  dit,  le  Lum-Wotan  ne  serait-il  pas 
le  Thibet,  patrie  du  lamanisme  ou  bouddhisme  le  plus 
raffiné,  le  Thibet,  dont  le  nom  véritable  est  Té  Boutan, 
Té  Dodhan  ou  Té  Bnudan,  c'est-à-dire  pays  de  Boudha? 
Les  linguistes,  n'ignorant  pas  l'étroite  connexion  qui 
existe  entre  les  consonnes  P,  B,  M,  F,  V  et  W,  ne  seront 
nullement  étonnés  de  voir  le  nom  de  Boudha  ou  Bodhan 
devenu  celui  de  Wûtan  ou  Wodan.  En  dènè-dindjié,  par 
exemple,  le  mot  traîneau,  Vœt,  s'exprime  aussi  bien  par 
ies/i-lchéné  que  par  ??2M-tchéné  c\wçh-{c\V(iuù\  le  nom 
du  renne  se  dit,  dans  différents  dialectes,  béolzi,  péolzi, 
mèdzij  wèdzi  et  vœdzey  ;  le  pronom  personnel  lui,  elle,  se 


—  718  — 

traduit  également  par  bé,  pé,  wé,  mé  et  vœ.  Les  exemples 
de  ces  mutations  de  consonnes  afiines  entre  elles  abon- 
dent. Pourquoi  n'en  serait-il  pas  de  même  dans  d'autres 
langues  ?  Il  y  a  plus,  c'est  que  le  fait  existe  pour  le  nom 
de  Moïse  et  celui  de  Boudha,  ainsi  que  nous  l'avons  dit 
dans  le  troisième  chapitre. 

Nous  répondons  donc  à  l'objection  présente  en  disant 
que,  quand  bien  même  il  serait  prouvé  que  Wotan  et 
Boudha  ou  Poudan  sont  le  même  personnage,  et  que 
le  Lum  Wotan  ou  pays  de  Wotan  n'est  autre  que  le  Te 
Boudan  ou  pays  de  Boudha,  il  n'y  aurait  rien  en  cela  qui 
détruirait  notre  thèse,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  dans  les 
chapitres  précédents,  persuadé  que  nous  sommes  que 
Boudha,  sous  tous  ses  noms  et  sous  toutes  ses  formes, 
n'est  qu'une  modification  (la  modification  asiatique)  du 
grand  mythe  universellement  répandu,  dont  Môsché  ou 
Mousa,  législateur  des  Hébreux  et  sauveur  de  son  peuple, 
l'illuminateur  du  genre  humain  par  la  révélation  divine, 
fut  le  point  de  départ  et  le  prototype.  Odin  ou  Wotan,  en 
Europe  ;  Boudha  ou  Poudan,  en  Asie  ;  Vodon  ou  Dan,  on 
Afrique,  et  Wotan  ou  Dan,  en  Amérique:  voilà  les  quatre 
formes  du  mythe  mosaïque  dans  les  quatre  parties  du 
monde.  Mythes  ils  sont,  mais  réelle  et  véritable  fut  leur 
origine  première.  Que  les  savants  de  bonne  foi  veuillent 
étudier  à  fond  la  question,  ils  en  viendront,  avec  nous, 
à  cette  conclusion. 

Wotan  raconte  que  de  la  Chaldée,  lors  de  son  dernier 
voyage,  il  visita  Rome,  Jérusalem  et  l'Europe.  Quelque 
singulier  qu'il  soit  de  trouver  ces  noms  dans  une  légende 
américaine,  et  quoique  nous  les  considérions  ici  comme 
une  addition  étrangère ,  nous  dirons ,  pour  compléter 
notre  parallèle  et  en  montrer  la  clarté,  que  c'est,  par  le 
fait,  de  la  dernière  captivité  en  Chaldée  que  date  la  disper- 
sion d'Israël, — ^je  ne  dis  pas  de  ywrfa— par  le  monde  entier. 


—  71"J  — 

Serait-il  improbable  que  ce  furciil  les  Isra<Uites  qui  eussent 
porté  la  connaissance  (!t  le  culte  iJolâtiiquc  de  MoïàC- 
Wodan,  Boudha-Dan  et  Wotan  dans  l;s  quatre  parties  du 
monde?  La  nation  juive,  bien  qu'elle  ne  se  composât  que 
des  seules  tribus  de  Juda  et  de  Benjamin,  compte  cepen- 
dant encore  bien  plus  de  50  millions  de  citoyens,  répandus 
dans  le  monde  entier.  Voudrail-on  que  la  nation  des 
Israélites,  qui  comprenait  les  dix  autres  tribus,  eût  été 
anéantie  à  tput  jamais?  Cepeuilant  nous  ignorons  dans 
quelle  nation  sont  répandus  ses  membres.  Il  est  donc  très- 
probable  qu'il  en  existe  également  un  fort  grand  nombre 
dispersés  et  cachés  parmi  les  peuples  du  globe,  ignorés 
de  tous  et  s'ignorant  eux-mêmes. 

Au  retour  d'un  de  ses  voyages,  Wotan  trouva,  à  son 
arrivée  dans  sa  patrie,  sept  autres  familles  étrangères  qui 
s'y  étaient  installées.  Il  hésita  longtemps  pour  savoir  s'il 
les  chasserait;  mais,  enfin,  il  se  laissa  persuader  par  elles 
qu'elles  étaient  de  même  race  que  lui,  et,  les  ayant  re- 
connues pour  alliées,  il  donna  à  ces  nouveaux  venus, 
nommés  Tséquils,  des  filles  tzendales  en  mariage. 

C'est  ainsi  que,  dans  la  légende  des  Creeks,  les  Cus- 
sitaw,  après  avoir  fait  la  rencontre  des  Pachucolas  et 
avoir  délibéré  pour  savoir  s'ils  les  détruiraient  ou  non,  se 
laissent  persuader  par  eux  et  contractent  avec  eux  al- 
liance. 

C'est  ainsi  également  que  les  Denè  et  les  Dindjié  pré- 
tendent qu'ils  vécurent  au  milieu  de  leurs  ennen)is  les 
Tôtes-Rasées  et  les  Pieds-de-chien,  auxquels  ils  donnè- 
rent leurs  filles,  et  desquels  est  sertie  la  tribu  des  Flancs- 
de-chien  ou  Fils-de-chien. 

Evidemment,  toutes  ces  traditions  sont  calquées  sur 
l'histoire  des  Hébreux,  qui,  à  leur  retour  dans  la  terre 
de  promission,  après  doux  cents  ans  d'exil  en  Egypte, 
trouvèrent  le  pays  peuplé  par  sept  nations  chananéennes 


—  720  — 

que  Dieu  leur  ordonna  d'exterminer;  mais,  leur  zèle 
ayant  faibli,  ils  s'en  laissèrent  toucher  de  compassion, 
leur  permirent  de  vivre  au  milieu  d'eux,  et  s'allièrent 
même  à  eux,  ce  qui  fut  la  cause  de  tous  leurs  malheurs. 

De  même,  en  effet,  que  le  peuple  wotanide  reçut  des 
Tsêquils  ou  Nahoas,  ses  nouveaux  alliés,  le  fétichisme  ou 
culte  idolàlrique  du  nagualt,  le  culte  du  serpent,  de 
même  les  Israélites  adoptèrent  les  abominables  idoles  des 
Chananéens,  particulièrement  Baal  et  Astaroth,  ainsi  que 
Beel-Phc.qor. 

Le  Daiiite  Shamson  fut  une  des  plus  illustres  victimes 
de  ces  alliances  prohibées  par  Dieu,  de  même  que  les 
Wotanides  furent  les  victimes  de  la  perfidie  des  Tsêquils. 

Les  Dènè-Dindjié  reconnaissent  également  que  la  puis- 
sance de  leur  héros  E tsiêgé  ow  Sa-Wéta  ne  ressemblait 
en  rien  à  celle  que  s'attribuaient  leurs  sorciers  actuels 
ou  sharaans,  partisans  du  fétichisme. 

La  ]éf!:ende  wotanide  nomme  Tsêquils,  c'est-à-dire 
hommes  à  jupon,  la  nation  des  Nahoas  ou  Nahuatlœques, 
appelés  ailleurs  Tultul-Xinhs ,  Xibes  et  Toltèqucs  orien- 
taux, et  le  mot  tséqui  signifie  femmes  dans  l'idiome  dènè- 
ditvijiê,  lequel  a  été  reconnu  appartenir  à  la  même  famille 
de  langues  que  le  toltèque.  Or,  il  est  remarquable  que 
les  Dènè,  les  Dindjiê  et  même  les  Esquimaux  s'accordent 
à  donner  le  nom  de  Femmes  à  la  nation  ennemie  dans 
laquelle  ils  vécurent  et  qui  les  persécuta  jadis.  Les  Innoït 
les  nomment  Femmelettes,  les  Dindjié  Dhœnan  ou  Femmes 
publiques,  mot  que  les  Peaux-de-lièvre  traduisent  par 
Léméné,  ainsi  que  par  Eyrinnè,  les  femmes  mariées.  Les 
Chippewayans,  enfin,  les  reconnaissent  aussi  sous  cette 
dernière  épithète,  qui,  chez  eux,  signifie  les /bus.  Si  à 
ces  données  positives  nous  ajoutons  le  témoignage  des 
bouddhistes  chinois,  colonisateurs  du  Fou-Sang  ou  Mexi- 
que, au  cinquième  siècle  de  notre  ère,  nous  voyons  qu'ils 


—  V2[  — 

trouvèrent  ù  1  000  lis  à  l'orient  de  celle  contrée  le  pn7js 
des  Femmes,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  ailleurs.  Esqui- 
maux, Dindjié,  Dènè,  Algonquins,  Pieds-Noirs  et  Maya- 
Qquichoas  s'accordent  donc  à  placer  à  l'ouest  du  conti- 
nent américain  leurs  anciens  ennemis,  la  nation  des 
Femmes. 

Pour  la  race  maya-qquiche,  à  laquelle  appartiennent 
les  Tzendales  chiapanèques,  cette  nation  ennemie  n'est 
autre  que  celle  des  Na/ioas  ou  ïoltèques  orientaux.  Pour 
les  Dènè-Bindjié,  c'est  le  peuple  kodouche,  lequel  se  di- 
vise en  deux  corps  de  nation,  les  Haïdas  ou  KoUouches  à 
tcle  droite,  et  les  Tonguras  ou  KoUouches  à  lête  plaie, 
division  également  propre  aux  Tollèques.  Les  Dènè,  les 
Dindjié,  les  Sareis,  les  Nabajoes,  les  Toltèques  et  les  Kol- 
louches  parlent  sinon  des  dialectes  congénères,  du  moins 
des  idiomes  frères  et  caractérisés  par  le  même  génie.  — 
Les  mœurs  dépravées  et  réprouvées  par  la  nature  ([ui 
caractérisent  les  peuplades  kollouclies  conllrmenl  le  té- 
moignage que  portent  de  ce  peuple  de  Femmes  et  de  fous 
les  traditions  des  Dènè-Dindjié,  lesquelles  les  représen- 
tent comme  allant  entièrement  nus  et  étant  adonnés 
au  plus  allVeux  libertinage.  Bancroft,  dans  son  com(ten- 
dium  intitulé  :  Tlie  Savage  Tribes  of  the  Pacific  coast, 
rapporte  plusieurs  citations  de  voyageurs  desquelles  il 
appert  que,  dans  ces  peuplades,  on  trouve  des  jeunc> 
gens  qui,  se  consacrant  au  libertinage  comme  les  etlëmi- 
nès  antiques,  revêtent  à  cet  efl'et  le  costume  du  sexe  et 
en  atlectent  follement  les  allures.  Certaines  tribus  califor- 
niennes imitent  également  cette  odieuse  dépravation,  qui 
justifie  pleinement  l'épilhète  sanglante  par  laquelle  les 
nations  plus  chastes  de  l'est  et  du  centre  ont  stigmatisé 
les  Kollouclies. 

Si  donc  nous  considérons  le  Fou-Sang  comme  l'em- 
pire du  Mexique,  le  témoignage  des  bouddhisles  chinois 


—  722  — 

se  trouve  pleinement  confirmé  par  celui  de  toutes  les  na- 
tions américaines  du  centre  et  de  l'est,  qui  reconnaissent 
sur  la  côte  occidentale  de  l'Amérique  septentrionale, 
entre  la  presqu'île  d'Alaska  et  le  Mexique,  une  nation 
d'Indiens  parfaitement  dépeinte  sous  le  nom  de  peuple 
de  Femmes.  Faut-il  donc  encore  considérer  comme  fortuit 
cet  accord  des  Dindjié,  des  Dènè,  des  Greeks,  des  In- 
diens, des  Pueblos,  des  Mexicains  et  des  Maya-Qquichoas 
lorsqu'ils  s'unissent  pour  attester  que  leurs  nationalités 
respectives  sont  composées  de  deux  éléments  étrangers 
l'un  à  l'autre  et  primitivement  ennemis  entre  eux  :  l'un, 
à  tête  droite,  au  crâne  allongé  et  à  l'occiput  surélevé,  aux 
traits  réguliers  et  nobles,  et  à  la  physionomie  araméenne 
ou  sémitique;  l'autre,  d'un  type  vulgaire  et  repoussant, 
à  la  tête  globuleuse,  au  front  carré,  à  l'occiput  plat,  aux 
traits  ramassés,  au  nez  court  ou  épaté;  traits  caractéris- 
tiques des  races  touraniennes  ou  chaniques  ? 

Le  nom  de  Nahuatl  ou  Nahomas  signifie  hommes  de 
l'ouest,  car  le  calendrier  yucatèque  ,  comme  celui  des 
Mexicains,  représentait  l'Occident  par  la  figure  symboli- 
que d'une  cabane,  emblème  du  lieu  de  leur  provenance. 
Cabane  ou  maison  se  dit  nah  dans  les  dialectes  maya  et 
tzendale,  aussi  bien  que  dans  la  langue  des  Kollouches- 
Haïdas  des  îles  Charlotte.  Remarquons  aussi,  avec  de 
Landa,  cité  par  M.  de  Charencey,  que  les  Yucatcques 
appelaient  jadis  l'Occident  No/ien  ial,  c'est-à-dire  la  grande 
descente,  à  cause  de  la  multitude  de  peuples  qui  abor- 
dèrent au  continent  américain  du  côté  du  couchani.  De 
même  aussi,  dans  la  langue  des  Dènè,  congénère  des 
idiomes  mexicains,  nous  trouvons  anciennement,  pour 
désigner  l'ouest,  le  mot  nahan,  devenu  présentement  en 
peau-de-lièvre  tahan,  taan.  C'est  pourquoi  une  des  tribus 
dènè,  qui  habite  le  plus  près  de  l'ouest,  dans  les  mon- 
tagnes Rocheuses,  s'appelle  encore  de  nos  jours  Nahan- 


—  723  — 

ne,  contraction  de  Nahnn-ottiné  {^^gw^Ac  du  couchant).  Ri- 
cbardson  les  nomme  Naltonies  el  Nahtlianas. 

Devons-nous  voir  encore,  dans  cette  triple  consonnance 
de  nahoa,  nohen,  nahan,  une  fortuite  de  ressemblance  dé- 
nuée de  tout  fondement  réel?  Celte  fortuite  constante  se- 
rait plus  extraordinaire  que  lu  vérité  même,  puisque 
chacun  de  ces  mots  désigne  l'Occident  et  que  les  mots 
Na/ioa  et  Nahan  caractérisent  de  plus  doux  nations  occi- 
dentales. 

J'ai  dit  qu'actuellement  certaines  peuplades  dènè 
nomment  l'ouest  ta/ian,  taan,  tan  et  même  tah,  selon 
les  dialectes.  Cela  tient  à  ce  que  les  deux  consonnes  N  et 
T  sont  souvent  convertibles  en  dènè-dindjié,  bien  que 
l'on  voit  peu  de  rapports  entre  les  nasales  et  les  dentales. 
Ainsi  de  nahan  ils  ont  fait  iahan,  et  de  nah  (maison  en 
koUouche  et  en  maya-qquicbe)  ils  auront  fait  tah  ;  par  la 
même  raison  que  de  ni,  né,  nan,  na,  qui  signifient  terre, 
ils  font  aussi  ti,  tien,  tan,  té,  qui  veulent  dire  égale- 
ment terre.  Or,  dans  le  dialecte  dindjié,  le  plus  septen- 
trional de  tous,  le  mot  terre,  qui  se  dit  Tien,  ainsi  qu'en 
chinois,  est  aussi  devenu  le  nom  de  l'Occident  {tien).  De 
même  que  le  mot  tahan,  nom  de  l'occidenl,  en  dènè  peau- 
de-lièvre,  est  justement  le  nom  chinois  de  la  grande  pres- 
qu'île à  laquelle  abordèrent  tout  d'abord  les  colonisa- 
teurs du  Fou-Sang,  et  dans  laquelle  le  célèbre  sinologue 
de  Guignes  voyait  la  presqu'île  du  Kamtscliatka.  Sans 
contredire  une  si  respectable  autorité,  nous  ajoutons  que 
la  description  de  celle  contrée  conviendrait  aussi  bien  à 
la  grande  presqu'île  d'Alaska,  l'ancienne  Amérique 
russe,  patrie  des  Rollouches  et  des  Dindjié,  puisque  de 
l'une  comme  de  l'autre  de  ces  péninsules  les  colonisateurs 
bouddhistes  auraient  pu,  en  se  dirigeant  vers  le  sud-est, 
atteindre,  à  travers  le  continent,  lo  golfe  du  Mexique, 
d'où  ils  seraient  arrivés  au  Guatemala  par  l'orient,  puis- 


—  724  —  ; 

que  c'est  de  ce  côté-là  qu'y  parvinrent  Wotan  et  les  tséquils 
eux-mêmes. 

Les  colonisateurs,  quels  qu'ils  aient  été,  de  l'Améri- 
que, auraient  donc  donné  à  l'Occident  le  nom  de  la  terre 
qu'ils  venaient  de  quitter  {Tien),  comme  d'autres  lui 
laissèrent  probablement  le  nom  de  leur  patrie  première, 
Tahan  ou  Nalian,  dans  lequel  il  est  bien  permis  de  voir 
une  contraction  du  Nah  chan  desTzendales.  En  maya,  ce 
nom  signifie  maison  des  serpents;  en  kolloucbe,  maison  de 
montagnes;  et  en  dènè,  tn^i^e  du  couchant.  D'après  le  témoi- 
gnage de  M.  Hue,  une  chaîne  de  montagnes  qui  sépare  le 
Thibet  de  la  Gbine  s'appelle  également  Nan-Chan. 

Un  fait  singulier,  c'est  que  dans  le  Honduras  et  dans  le 
dialecte  lenka,  qui  appartient  aussi  au  maya-qquicboa, 
le  mot  maison,  demeure,  se  traduit  par  tan  et  par  tahu, 
qui  signifient  l'un  l'occident  et  Vsiuive  pays  des  montagnes 
en  dènè-dindjié.  Nouvelle  confirmation  de  ce  que  nous 
venons  de  dire  que  dans  cette  famille  de  langues  les 
mots  nah  et  tah,  nan  et  tan,  nahan  et  tahan,  ni  et  ti,  nien 
et  tien,  etc.,  sont  synonymes  et  convertibles,  et  signifient 
ici  :  maison,  demeure  ;  là  :  terre,  patrie,  selon  les  dia- 
lectes. Et  comme  les  peuplades  qui  parlent  ces  langues 
disent  être  venues  de  l'ouest  et  des  montagnes  Rocheuses, 
elles  ont  tout  naturellement  donné  à  ce  point  de  l'espace 
et  à  la  grande  Cordillère  qui  l'occupe  les  noms  de  de- 
meure, de  patrie,  ou  terre  proprement  dite. De  là  les  noms 
de  Tien,  Tan,  Tah,  Tahan,  Tahu,  Nahan,  Nah,  Nohen 
donnés  à  l'Occident  par  les  Dènè-dindjié  aussi  bien  que 
par  les  Maya-Qquichoa.  Bien  plus,  ces  mots  ne  s'emploient 
presque  jamais  seuls  en  dènè-dindjié,  mais  on  les  fait 
suivre  de  la  postposition  ttsen,  ttset,  qui  signifient  à,  vers. 
Ainsi,  pour  désigner  l'ouest,  on  dira  Tien-Uset,  Tahan- 
Usen,  comme,  si  Ton  disait  vers  la  Terre,  vers  le  pays  de 
Tahan. 


—  725  — 

Ici  on  nous  suscitera  peut-être  une  nouvelle  objection. 
L'identité  du  nom  de  l'Occident  en  dèuè-dindjié  [Tahan\ 
avec  celui  «le  la  grande  péninsule  découverte  par  les  co- 
lonisateurs bouddhistes  du  Fou-Sang  {Tafian),  en  raème 
temps  qu'avec  le  nom  donné  à  l'ouest  de  l'Amérique  par 
les  Toltèques  (Nohen),  ayant  été  établie  comme  elle  nous 
semble  l'être  ci-dessus,  ne  pourrait-on  pas  en  conclure 
que  les  Nahoas  que  Wotan  trouva  implantés  dans  ses 
nouveaux  tltats  ne  sont  autres  que  ces  colonisateurs  chi- 
nois venus  de  Tahan?  Nous  répondons  sans  hésiter  que 
la  chose  ne  se  peut  guère,  puisque  ces  mêmes  bouddhistes 
s'accordent  avec  les  Wotanides  pour  dire  qu'ils  trouvè- 
rent la  nation  des  Femmes  (les  Tséquils  de  Wotan)  dans  la 
nouvelle  contrée  qu'ils  venaient  de  découvrir.  Comme 
nous  avons  toutes  espèces  de  raisons  pour  assimiler  les 
Tséquils  (dont  le  nom  signifie  femmes,  jupons,  dans  les  lan- 
gues congénères  du  tollèque)  aux  Nahoas  orientaux,  et 
de  plus  comme  le  mythe  de  AVotan  a  tant  de  rapports 
avec  celui  de  Boudha,  il  serait  bien  plus  rationnel  d'ad- 
mettre que  ces  sectateurs  de  Wotan  furent  réellement 
les  colonisateurs  bouddhistes  eux-mêmes,  venus  de  Chine 
au  cinquième  siècle,  et  que  ces  derniers  étaient  réelle- 
ment des  restes  d'Israël  venus  à  la  suite  de  Koublax-Chan  ; 
puisque,  aussi  bien  dans  Boudha  que  dans  Wotan  et  dans 
Sa-Wéta,  nous  avons  reconnu  un  héros  législateur  eu 
tout  comparable  à  Moïse. 

M.  de  Charencey  observant  qu'en  nabuatl  le  nom  du 
serpent  a  pour  lettre  initiale  la  lettre  N,  ainsi  qu'en  hé- 
breu {nahash),  en  siamois  {naUi)  et  en  sanscrit  {nàga),  il 
suppose  qu'il  n'y  a  aucune  autre  nation  sur  le  sol  amé- 
ricain dans  le  vocabulaire  de  laquelle  la  lettre  N  soit 
l'initiale  du  nom  du  serpent.  Nous  causerons  donc  à  ce 
savant  américaniste  une  agréable  surprise  en  faisant  re- 
marquer ici    que   le  nom  du  serpent  commence  par  la 


—  726  — 

consonne  N  dans  tous  les  dialectes  de  la  langue  dhnè- 
dindjié,  congénère  du  naliuatl,  dans  le  kollouche  et  pro- 
bablement aussi  dans  le  nabajo,  peuplade  du  Nouveau- 
Mexique.  C'est  là  encore  un  des  nombreux  jalons  par 
lesquels  il  est  aisé  de  suivre  la  marche  du  peuple  adora- 
teur AeWotan,  de  Sa-Wéta  et  deBoudha,  la  connaissance 
du  serpent  et  de  très-gros  serpents  n'ayant  pu  parvenir 
aux  peuplades  hyperboréennes  que  de  l'Asie,  puisqu'on 
ne  rencontre  pas  le  plus  petit  orvet  dans  leur  pays  inhos- 
pitalier et  glacé ,  tandis  qu'il  y  a  des  couleuvres  dans  le 
Kamtschatka.  Toutefois  les  Dènè-dindjié  ont  conservé  le 
souvenir  de  grands  serpents  verts  qu'ils  disent  être  fort 
beaux  à  voir,  mais  très-dangereux.  Ce  sont  donc  des  rep- 
tiles du  genre  python,  tels  qu'il  s'en  trouve  en  Asie  et 
dans  la  Malaisie.  Les  Dènè  nomment  le  serpent  nâh-dudhi, 
nâh-téwédi,  nâh-tuwi,  selon  les  dialectes  ;  et  les  Dindjié 
nâh-tadhœt,  ntri-ndjow.  Dans  tous  ces  mots  composés,  le 
monosyllabe  nâh  semble  être  le  nom  propre  de  l'animal, 
tandis  que  le  mot  qui  suit  n'en  est  que  l'épithète  ;  car  à 
lui  seul  ce  dernier  mot  signifie^  dans  tous  les  dialectes, 
celui  qui  se  traîne,  celui  qui  rampe.  En  effet,  pour  exprimer 
l'action  de  ramper,  on  ne  dit  point  nasdudh,  natéwéd,  na- 
telldhœs,  mais  seulement  esdudh  ou  Cesdudh,  téwéd  ou  dé- 
déwed,  telldhœt.  L'être  qui  est  le  sujet  de  la  reptation  est 
donc  le  nâh^  mot  racine  conservé  identiquement  le  même 
dans  tous  les  dialectes  dènè-dindjié.  Nâh-dudhi.,  etc.,  si- 
gnifient donc  le  nâh  rampant.  Nous  avons  déjà  fait  remar- 
quer combien  le  nom  du  héros  solaire  des  Pieds-Noirs, 
Natus,  se  rapproche  de  celui  du  serpent  en  dènè. 

De  plus,  dans  le  dialecte  dindjié,  ie  serpent  porte  un 
autre  nom,  caractérisé  par  la  consonne  double  kl,  qui, 
dans  les  autres  dialectes,  ne  convient  qu'aux  rongeurs. 
Par  là  encore  s'expliquerait  comment  le  nom  de  certains 
rongeurs  aussi  bien  que  le  nom  du  serpent  aurait  été 


—  727  — 

donné  comme  l'emblème  du  héros  qui  nous  occupe.  Cet 
autre  nom  dindjié  du  serpent  est  klan,  et  les  noms  des 
rongeurs  en  dènè  sont  klag,  kli,  glu,  klé,  écureuil  ;  A/m, 
gluné,  rat,  souris;  klo,  klag,  taupe,  musaraigne,  etc. 

Woian  fut  le  bienfaiteur  et  le  législateur  de  son  peuple, 
auquel  il  apprit  l'agriculture,  les  sciences,  les  arts;  il  ré- 
gla le  calendrier,  institua  une  religion  et  bâtit  des  villes. 
C'est  également  ce  que  les  Dènè-dindjié  disent  de  leur 
Sa-\Véta,  les  Pieds-Noirs  de  iVa^MS,  les  Hindous,  les  Thi- 
bétains,  les  Tartares  et  les  Chinois  de  Doudha.  C'est  ce  que 
fut,  avant  toutes  ces  divinités,  Moïse,  instituteur  des 
néoménies  et  des  fêtes,  proclamateur  de  la  loi  divine,  de 
la  religion  judaïque  et  de  ses  rites.  1 1  dota  Israël  de  villes, 
en  le  mettant,  parle  ministère  de  Josué,  en  possession 
des  cités  chananéennes,  ainsi  que  le  rapporte  également 
la  légende  des  Chaktas. 

Le  culte  de  Wotan  se  lie  intimement  à  celui  du  tapir, 
dont  la  légende  tzendale  veut  que  ce  héros  ait  doté  TA- 
mérique.  Ainsi  le  culte  de  Boudha  se  lie  également  au 
culte  d'un  animal,  le  bœuf-zèbre,  dans  l'Hindouslan, 
le  yack  ou  bœuf  grognant,  au  Thibet;  celui  de  Sa-Wéta, 
au  bœuf  musqué  ou  ovibos  ;  celui  de  Mustaté-awasis  et 
de  Natus,  au  bison  ou  buflalo.  Par  le  fait,  ce  fut  Moïse  qui 
dota  les  Israélites  des  bêtes  à  cornes,  que  les  Égyptiens, 
leurs  maîtres,  respectaient  et  adoraient  comme  des  divi- 
nités, en  leur  permettant  de  tuer  ces  animaux  et  de  se 
nourrir  de  leur  chair,  ce  qui  était  considéi-é  comme  une 
abomination  aux  yeux  de  leurs  persécuteurs. 

Wotan  soumit  à  ses  lois  les  habitants  primitifs  des  hauts 
plateaux  d'Anahuac,  adorateurs  de  7é'-ca////;oca,rcnnenii 
de  ses  dieux.  Les  Dènè  combattirent  longtemps  les  Tètes- 
Rasées,  adorateurs  du  géant  Yanak  fwi  odinza,  l'ennemi 
personnel  de  leur  dieu  Ehna-guhini  (celui  qui  voit  par 
devant  et  par  derrière).   Les  Cussilaw   vainquirent  les 


—  728  — 

Cussaw,  habitants  des  hauts  rochers  du  pays  blanc,  et 
s'emparèrent  de  leurs  villes.  Dans  ces  différentes  légendes 
il  est  aisé  de  voir  un  souvenir  identique  :  celui  de  la  con- 
quête faite  par  les  Hébreux  des  peuples  chananéens  qui 
habitaient  les  terres  hautes  de  la  Palestine,  et  qui  ado- 
raient Beel-Phegor. 

Wotan  prétend  qu'il  édifia  de  son  souffle  un  temple 
sombre  et  souterrain  au  sommet  d'une  montagne,  sise  au 
bord  de  la  rivière  de  Huehuetan.  Il  y  déposa  son  histoire 
manuscrite  écrite  sur  la  pierre,  un  nombre  de  pierres  de 
jade  en  rapport  avec  le  nombre  des  chefs  de  son  peuple, 
des  vases  précieux  et  des  trésors.  Enfin  il  établit  pour  le 
service  de  ce  temple  une  grande  prêtresse  et  des  custodes 
ou  tlapians.  Peut-on  voir  une  plus  fidèle  image  du  temple 
de  Jérusalem,  également  situé  sur  une  montagne,  des- 
servi par  la  hiérarchie  lévitique,  ayant  à  sa  tête  le  grand 
prêtre,  et  qui  contenait  la  Divinité  elle-même?  Sombre  et 
obscur  était  le  Saint  des  Saints,  sans  cesse  voilé  aux  yeux 
du  vulgaire,  et  dans  lequel  le  grand  prêtre  lui-même  n'en- 
trait qu'une  fois  par  an.  Aussi  entretenait-on  devant  l'en- 
trée le  chandelier  à  sept  branches.  L'arche,  déposée  dans 
ce  réduit  obscur,  renfermait  un  exemplaire  du  livre  do 
Moïse,  un  vase  d'or  plein  de  manne  et  la  verge  d'Aaron 
si  souvent  changée  en  serpent.  Enfin  le  grand  sacrifica- 
teur portait  sur  sa  poitrine  lerational,  sur  lequel  se  trou- 
vaient autant  de  pierres  précieuses  que  la  nation  Israé- 
lite comptait  de  chefs  de  tribus.  Le  temple  de  Jérusalem 
contenait  aussi  de  grands  trésors  qui  tentèrent  maintes 
fois  la  rapacité  des  monarques  étrangers. 

Les  nations  peaux-rouges  situées  au  nord  du  Mexique 
n'cnt  pas  conservé  aussi  vivace  le  souvenir  d'un  temple  et 
d'un  culte  particuliers.  Toutefois  chez  les  Nabajos  et  les 
Apaches,  peuples  du  Nouveau-Mexique,  nous  trouvons 
des  étuves  souterraines  où  se  font  les  assemblées  reli- 


—  720  — 

gieuses;  toutes  les  luitros  peuplades  de  rAnK-ricjuo  du 
Nord  ont   éiçalenient  leurs  éluvos,    lesquelles    revêtent 
aussi  un  caractère  religieux  ;  mais   ce  sont   de   simples 
tentes  dressées  au  bord  d'un  cours  d'eau.  Chez  les  Es- 
quimaux,  adorateurs  du   héros    solaire   Pad-muna,   les 
réunions  mystérieuses  du  Kécliim  ollrenl  la  plus  grande 
ressemblance  avec   les  temples  obscurs  des  Nouveaux- 
Mexicains.  Les  Chippeways  et  les  Gris  ont  leur  lont^  ta- 
bernacle de  feuillage  dans  lequel  se  pratiquent  les  mys- 
térieuses initiations  du  Mitewi.  LesDèué-dindjié  ont  leurs 
chounsh  ou  loges  de  médecine  ;  enfin  les  Pieds-Noirs  ont 
leur  temple  du  Soleil  gardé  par  une  prêtresse,  desservi  par 
un  grand  prêtre  et  dans  lequel  on  conserve  le  feu  sacré. 
A  ce  propos,   nous  ne   saurions  passer,  sans  les  si- 
gnaler,  sur  les   curieuses   coïncidences   et  synonymies 
de  termes  et  d'idées  qu'offrent  le   nom  du  dieu  élhéré 
des  pythagoriciens,  Monas,  Monade,  cette  âme  du  monde 
d'où  ils  faisaient  sortir  et  où  ils  faisaient  émigrer  en- 
suite tout  ce  qui  a  vie  en  ce  monde,  le  Manbs  des  Egyp- 
tiens, avec  le  Manito  des    Algonquins,    le  Sakiâ-AJounî 
des   Mogols,    le    Sa-iV/uMa-Nodom   des    Siamois,  le  Sa- 
J/ana-Kulama  des   Pégouans,   le  Manco-Kapac  des  Pé- 
luviens,  le  Mana-Kopn  des  Pieds-Noirs  et  des  Sioux,  le 
Mana-Komho  des  nègres  du  Darfour,    etc.   Elles  prou- 
vent la  généralité  du  mythe  qui  nousoccupe,  car  personne 
n'ignore  que  Sakia-Mouni  est  le  même  personnage  que 
/Jûuddha.  Les  mêmes  coïncidences  existent  dans  les  divers 
noms  donnés  à  la  magie  en  chaldéen,  en  grec,  en  latin  et 
en   chippeway,    idiome    américain.   En   effet,    les  mots 
makiusa  et /Harfe /Mu^e,  qui,  en  chaldéen,  signifient  à  la  fois 
l'oliice  du  prêtre,  la  science  sacerdotale,  le  culte  du  feu 
et  l'adoiation  de  la  lumière,  se  rendent  eu  latin  par  ma^/u 
et  eu  chippeway  i)ar  muëkiw   el   nmskikii/.  Eu    Pt-rso,  le 
prêtre  était  connu   sous   les  noms  de  iiunj,  tuoj,  imtk':d, 

1.   V..  47 


—  730  — 

d'où  les  Latins  firent  magos,  magicus,  magister,  et  d'où 
tious  avons  tiré  les  mots  7nage,  magicien  et  maître. 

En  sauteux  ou  chippeway,  ce  même  mot  se  rend  par 
maëkiw-éy'mxxvik,  et  mamataw-?\vfok. 

Mais  revenons  à  nos  identifications  : 

Wotan  divisa  ses  Etals  en  plusieurs  roj^aumes.  Avant 
de  mourir.  Moïse  statua  d'une  manière  prophétique  la 
part  qui  écherrait  à  chaque  tribu  d'Israël,  et  ordonna  à 
Josué  de  faire  ce  partage. 

L'Etat  des  Wolanides  se  nommait  Nâh-chan,  c'est-à- 
dire  demeure  des  serpents.  La  contrée  qui  échut  aux 
Israélites  fut  le  pays  de  Chan-aariy  dont  le  mot  Nâh-chan 
semble  être  le  même  nom  renversé. 

Enfin  Wotan  s'en  retourna  mystérieusement  aux  lieux 
d'où  il  était  venu,  et  nul  n'en  entendit  plus  parler.  Les 
dènè-dindjié  en  disent  autant  de  Sa-Wéta,  bien  que  plu- 
sieurs tribus  prétendent  quMl  s'ittcarna  dans  le  bœuf 
musqué,  et  que  d'autres  le  fassent  monter  dans  la  lune. 
Les  Taraouls  font  monter  au  ciel  leur  Poudan,  au  sommet 
du  pic  d'Adam,  dans  l'île  de  Geylan,  et  ils  y  vénèrent 
encore  l'empreinte  de  ses  pas.  Les  Pieds-Noirs  prétendent 
que  leur  héros  Nâtus  est  parti  pour  le  ciel,  où  il  habite  le 
soleil.  Telle  est  aussi  la  persuasion  des  Esquimaux  rela- 
tivement à  leur  grand  héros  Fadmuria^  dont  le  nom  si- 
gnifie :  «Celui  qui  est  monté  au  ciel.  »  Enfin,  bien  qu'on 
sache  que  Moïse  soit  mort  eftectivement,  «  nul  homme, 
dit  leDeutéronome  (chap.xxxrv,v.6),n'aconnujusqu'icile 
lieu  de  sa  sépulture.  »  Et  sans  doute  Dieu  le  voulut  ainsi, 
afin  de  soustraire  la  dépouille  et  jusqu'au  tombeau  d'un 
homme  si  saint  et  si  extraordinaire,  aux  adorations  dont 
n'auraient  pas  manqué  de  l'entourer  les  Israélites,  si  en- 
clins à  l'idolâti  ie.  Et  nous  voyons  combien  cette  précau- 
tion était  nécessaire,  puisqu'il  n'est  que  trop  évident  que 
tantôt  sous  son  nom  véritable  de  Mousa  ou  Moses,  tantôt 


—  731   — 

sons  le  couvert  de  son  Dieu  Adonai ,  le  grand  l(5gislateur 
des  Hébreux  a  servi  de  thème  et  de  prototype  au  grand 
mytlie  religieux  universellement  répandu  dans  les  qua- 
tre parties  du  monde,  sous  les  dillérents  noms  de  Adonis, 
Odon,  Odin^  Dan,  Don,  Wodan,  Wotan,  Sa  ff'i'ta,  Oton, 
Vodon;  Mousse,  Bouse,  Boudha,  Poudnn,  lioudon,  Doddu, 
Botta,  Boudéa,  Toth,  Teut  et  Taauth.  Son  ascension  au 
ciel  peut  s'expliquer  d'une  manière  satisfaisante  par 
rassemblagemonstrueuxquefirenl  les  bouddhistes  mogols 
des  dogmes  chrélicns  et  leurs  mythes  païens,  sous  la  do- 
mination des  Khans  ou  Chans,  au  onzième  siècle  ;  union 
d'où  est  sorti  le  lamanisme,qui  est  la  forme  la  plus  parfaite 
du  boudhisineet  qui  se  rapproche  sous  plusieurs  aspects 
de  la  religion  catholique. 

Comme  pour  en  rendre  l'identité  plus  frappante  et  phis 
facile  à  établir,  la  légende  d'Oxaca  donne  à  Wotan  dix- 
sept  successeurs,  tous  de  la  même  race  et  héros  à  grandes 
merveilles.  Or  Moïse,  juge  et  législateur  des  Hébreux,  eut 
également  dix-sept  successeurs,  qui  tous  furent  juges  en 
Israël  et  dont  plusieurs  firent  des  choses  extraordinaires. 
Voici  leurs  noms  :  Josué,  qui  arrêta  le  soleil  dans  sa 
marche;  Othoniel,  qui  défit  Chusan,  roi  de  Syrie;  \od, 
qui  èventra Eglon,  roi  de  Moab  ;  Samgar,  qui  tua  GOO  Phéni- 
ciens avec  un  soc  de  charrue;  Barac,  qui  vainquit  Sisara, 
général  des  Chananéens;  Débora,  qui  fut  prophétesse 
en  Israël  ;  Gédéon,  qui  vainquit  les  Moabites  par  le  seul 
son  de  la  trompette;  Abimélech,  qui  prit  et  brûla  Sichem; 
Thola  ;  Jaïr,  dont  les  soixante-dix  fils  montaient  soixante- 
dix  poulains  d'ânesses  ;  Jcphté^  qui  voua  sa  fille  en  holo- 
causte ;  Abésan,  qui  avait  soixante  enfants;  Ahialon; 
Abdon,  qui  eut  quarante  fils  et  trente  petils-lils  ;  Sam- 
son,  qui  tua  mille  Phéniciens  avec  une  mâchoire  d'âne, 
de  laquelle  sortit  ensuite  une  source  d'eau  vive  ;  Ih-li  ;  et 
enfin  Samuel,  le  prophète  et  le  faiseur  de  rois.  Si,  à  ces 


—  732  — 

dix-sepl  jnges,  nous  joignons  les  deux  fils  de  Samuel, 
Joliel  <;t  Abia,  qui  jugèrent  aussi  Israël,  mais  conjoinle- 
nient  avec  leur  père,  nous  avons  les  dix-neuf  chefs 
wotanides  que  la  légende  tzendale  nomme  quelque  autre 
pari. 

La  monarchie  wolanide  fut  détruite  par  des  dissen- 
sions intestines,  auxquelles  s'ajoutèrent  la  trahison  et  la 
rébellion  de  leurs  alliés,  les  Tséquils  ou  Nahuatlaques. 
—  La  décadence  de  la  monarchie  israélite  arriva  par  suite 
des  guerres  civiles,  qui  scindèrent  d'abord  la  Pales- 
tine en  deux  royaumes  distincts  ;  et  des  embûches  que 
leur  dressèrent  sans  cesse  leurs  faux  alliés,  les  Cliana- 
néens,  qu'ils  auraient  dû  détruire,  et  qui  empêchèrent 
toujours  les  Israélites  de  se  fortifier  comme  nation. 

Les  Tzendales  disent  que  les  disciples  de  Wotan  furent 
dispersés  parmi  d'autres  peuples,  ou  englobés  dans  la 
nation  des  ^'ahuatl,  qui  se  fortifia  à  leurs  dépens.  —  Les 
Israélites  turent  dispersés  par  toute  la  terre.  Un  fort  pe- 
tit nombre  demeura  dans  la  terre  sainte,  où  ils  vivent  mi- 
sérabiemenL  parmi  leurs  ennemis  d'autrefois,  les  Idu- 
mécns  et  les  Syriens,  devenus  les  Aiabes  et  les  Turcs. 

On  attribue  à  Wotan  le  culte  du  mont  E'scurnichan,  an 
sommet  duquel,  dans  une  enceinte  palissadée,  on  con- 
servait un  feu  sacré,  et  où  chaque  Indien  déposait  une 
otfrande.  —  Ceci  rappelle  la  montagne  de  Sion,  si  chère 
aux  Israélites  et  aux  Juifs,  au  sommet  de  laquelle  se 
liouvait  le  temple,  rendez-vous  de  tous  les  croyants.  — 
Nous  avons  vu  que  les  Pieds-Noirs  ont  une  figure  de 
cette  montague  dans  la  forme  conique  et  circulaire  de 
leur  temple  palissade,  au  sommet  duquel  est  le  fagot  sa- 
cré, et  dans  lequel  brûle  le  feu  sacré,  auquel  les  Indiens 
portent  également  leurs  offrandes.  —  Enfin  les  Dènè- 
dindjié  soupirent  s^ans  cesse  après  une  montague  du  bois, 
qu'ils  invoquent  en  l'entourant  de  leurs  i egrels  et  de  leurs 


—  T.]3  — 

vœux,  et  qu'ils   supplient   de  les  nrntchnr  à  In    contrée 
qu'ils  habitent. 

Malf^ré  la  p;r<inde  douceur  que  la  légende  reconnaît  à 
Wotan,ou  lui  prèle  en  môme  Icmps  un  caraclère  funè- 
bre et  même  malin.  Ainsi,  les  Guatérualiens  l'ideulifient 
avec  i)/aw7,  dieu  de  la  morl;  et  les  Maya-Qqnichoa,  avec 
le  mauvais  Esprit.  Toutefois,  ces  derniers,  par  une  espèce 
de  contradiction,  l'invoquent  comme  le  ditm  de  l'abon- 
dance (;l  de  Ir.  chaleur,  sous  le  nom  de  Kon  ou  Con.  Celto 
contradiction  n'en  est  point  une,  en  ce  sens  (|u'à  lilre  de. 
souverain  dieu,  on  peut  dire  de  Wotan  (juil  départit  la 
raorl  comme  la  vie,  les  maux  comme  les  biens,  ainsi  qu'il 
est  dit  de  Dieu  dans  la  Bible  ;  à  savoir,  la  vie  et  les 
biens,  en  les  envoyant  volontairement;  la  mort  et  les 
maux,  en  les  permettant  librement.  —  Chez  les  Dènè- 
dindjiè,  le  béros  lunaire  Dan  ou  SaW<-t(i,  divinité  bien- 
faisante, qui  donne  le  pouvoir  d'opérer  tles  merveilles  au 
moyen  d'une  baguette,  procure  aussi  la  sanlé,  et  délivre 
de  la  mort  et  des  animaux  malfaisants;  elle  envoie  la 
neige  et  les  rennes  sur  la  terre,  et  assure  ainsi  la  vie  du 
peuple  dènè-dindjié  ;  mais  elle  devient  aussi  un  génie 
de  mort  pour  les  ennemis  des  Dènè.  On  l'invofiuc  alors, 
comme  l'ange  de  la  mort,  sous  le  nom  d'Ettaun,  et  c'est 
alors  qu'elle  est  identifiée  au  serpent  {na/i  tudlii).  Tour  à 
tour  habitant  de  l'Astre,  dieu  de  l'Abondance,  î:sprit-ser- 
pent,  Rat  rouge  ou  Souris  jaune  et  génie  de  la  Mort  et  do 
la  Vie;  habitant  du  Picd-du-ciel  el  opérant  des  rnei  veil- 
les à  l'aide  de  sa  verge,  ce  dieu  rappelle  à  la  fois  Moïse, 
Asmodée  ou  l'Ange  exterminateur,  et  Astaroth  ou  la 
lune.  Il  revêt  donc  le  triple  caraclère  d'Hécate,  déesse  de 
l'abondance,  sous  le  nom  de  Lune;  déesse  de  la  chasse, 
£Ous  celui  do  Diane;  et  déesse  de  la  mort  et  des  enfers, 
sous  le  nom  de  Proscrpine.  —  Ainsi,  les  Pic. Is  Noirs, 
après  avoir  invoqué  leur  dieu  solaire,  Nàtus,  p  -ur  lui  do- 


—  734  — 
mander  l'abondance,  la  santé  et  la  vie,  entonnent  leurs 
chants  de  mort  et  dorment  le  sommeil  de  guerre,  afin 
d'obtenir  de  lui  le  trépas  de  leurs  ennemis. 

Telle  fut,  sans  doute,  la  triple  persuasion  des  Guaté- 
maliens, relativement  à  Wotan,  Invoqué  sous  ce  nom, 
comme  un  héros  et  une  divinité  bienfaisante,  il  devient, 
sous  le  nom  de  Mam,  le  génie  de  la  mort,  de  la  maladie, 
et  le  démon  des  Yucatèques.  Enfin,  sous  celui  de  C on  on 
Kon,  il  est,  pour  les  Qquicboa,  le  dieu  de  la  cbaleur  et  de 
l'abondance.  «  Son  symbole  est  alors,  dit  M.  de  Cha- 
rencey,  une  tête  humaine  en  forme  de  vase.  » 

Nous  trouvons  à  ce  dieu  Mam  des  Guatémaliens  une 
singulière  rsssemblance  avec  Mam-On,  dieu  des  riches- 
ses et  de  l'abondance  chez  les  Phéniciens.  On  peut  dire 
même  que  c'est  la  même  divinité,  puisque  le  mot  On  ou 
Eon  signitie  le  dieu,  le  génie,  l'esprit;  comme  si  l'on  di- 
sait :  le  dieu  Mam.  On  peut  aussi  le  comparer  à  VAmoun 
des  Egyptiens  et  des  Berbères  modernes,  et  à  VAmmon 
des  Grecs.  L'auteur  cité  plus  haut  compare  Mam  au  gé- 
nie de  la  mort  chez  les  Persans,  Yima,  ainsi  qu'à  celui  de 
la  mort  chez  les  Hindous,  Yama.  Les  Dènè-dindjiô  ont 
également,  dans  leur  théogonie,  un  personnage  nommé 
YùJnon  ,  meurtrier  de  sa  famille  et  de  ses  enfants  ;  ils  le 
nomment  \e  blanc  Yamon;  or,  qu'on  veuille  bien  observer 
que,  dans  l'Inde,  les  dieux  sont  noirs  et  les  démons  blancs. 
Blanche  est  la  couleur  funèbre  en  Chine,  en  Corée  et  au 
Japon,  et  les  Dènè-dindjié  eux-mêmes  se  saupoudrent  la 
chevelure  de  duvet  blanc,  en  signe  de  deuil.  Les  Dindjié, 
ainsi  que  les  Pieds-Noirs,  les  Sioux  et  les  Creeks,  pour  la 
même  raison,  se  peignent  alors  le  visage  en  blanc.  M.  de 
Charencey  nous  dit  que  Yama  revêt  souvent  la  forme  de  rat, 
de  souris,  comme  VEttsun  des  Dènè-dindjié  ;  et,  de  plus, 
les  Dènè  placent  leur  Fa?non  au  Pied-du-ciel,  ainsi  qu'ils  le 
font  de  leur  Moïse  ;  car  Yamon  signifie  le  bord  du  ciel.  Ils 


—  735  — 

identifient  donc,  on  plutôt  confondent  ces  diverses  divi- 
nités, ainsi  que  le  faisaient  souvent  les  anciens.  Qui  sait 
même  si  ces  difieronts  noms  :  Mam,  Mam-On^  Anmion, 
Amoun,  Ya-mon,  Ya-ma  et  Yi-ma,  ne  proviennent  pas, 
ainsi  cjuc  le  latin  mors^  el  le  nom  hébreu  de  Moïse  Môs- 
ché  {Mousa,  en  arabe),  de  la  racine  hébraïque  Alâschah, 
tirer,  extraire,  retrancher  ? 

Quant  au  dieu  des  Qquichou,  Kon  ou  Con,  nous  le 
riitrouvons  également  dans  l'antiquité.  Les  Égyptiens 
avaient  Aah-Khons,  c'est-à-dire  Khons,  lune,  dont  la  coif- 
fure était  le  disque  lunaire,  flanqué  de  cornes  de  bœuf. 
Sou  animal  symbolique  était  l'épervier.  Il  était  le  dieu  de 
la  maladie,  et  on  l'invoquait  contre  la  mort  et  les  dé- 
mons. Fils  d'Amoun  ou  le  soleil,  et  de  Maut  ou  Isis,  la 
lune,  on  l'appelait  aussi  Osar. — Or,  tel  n'était-il  pas  le  nom 
donné  par  l'historien  égyptien  Manéthon  à  iMoïse  :  Osar- 
Siph,  c'est-à-dire  le  dieu  lunaire,  taupe  ou  rat,  Khons,  la 
taupe? — De  même,  chez  nos  Dénè-dindjié,  l'épeivicr 
{tra-t&è,  pleurs  de  l'onde)  joue  un  grand  rôle  dans  les 
chants  el  les  cérémonies  funèbres  ;  il  semble  y  être  dési- 
gné comme  un  génie  ou  un  symbole  de  mort.  —  Les 
Dènè  Peaux-de-lièvre  invoquent  aussi  Sa-Wéta,  leur 
héros  lunaire,  sous  le  nom  de  Ebœ-Ekon,  mot  composé, 
qui  signifie  à  la  fois  fjlaive  en  forme  de  croissant,  tel  que 
semble  êlre  la  lune  dans  son  premier  quartier;  et  égide 
ou  bouclier  circulaire,  tel  que  le  paraît  être  le  même 
astre  dans  son  plein.  C'est-à-dire  glaive  pour  occire,  bou- 
clier pour  protéger,  espèce  de  diadème,  qui  convient 
|)arfaitement  à  ce  dieu  de  la  mort  et  de  la  vie. 

Nous  avons  de  nouveau,  dans  ces  rap[)rochcmenls,  de 
nombreux  exemples  de  celte  symbolique  cabalistique, 
que  nous  atlirmons  exister  dans  plusieurs  traits  et  dans 
plusieurs  expressions  des  légendes  dènè-dindjié.  Sur  ce 
point,  comme  sur  beaucoup  d'autres,  nous  avons  Thon- 


—  736  — 

neur  ile  nous  tror.ver  iTacconi  avec  le  savant  comle  H.  de 
Chnrencey,  lequel,  en  parlant  de  ce  symbolisme  talmu- 
dique,  dit  que  «  l'emprunta  certainement  dû  se  faire  par 
l'extrcmo  Orient  et  que  l'on  peut  citer  bien  des  cas  de 
doctrines  cabalistiques  et  chaldcennes,  fidèlement  con- 
services  en  Amérique  et  en  Océanic.  » 

Enfin,  dans  les  ruines  de. Palenqué,  on  voit  des  repré- 
sentations de  pontifes  revêtus  de  robes  traînantes  et  por- 
tant des  encensoirs;  on  y  voit  des  croix  terminées  par 
des  appendices  semblables  à  la  clef  bouddhique  et  éfryp- 
tienno,  etc.  —  Chez  les  Dènè-dindjié,  à  défaut  de  monu- 
ments, nous  avons  des  souvenirs  vivants  et  très-distincts 
de  l'encensoir,  de  l'éphod  des  prêtres  hébreux,  de  la 
prière  et  de  son  efficacité,  de  la  croix,  etc.  —  En  faut-il 
davantage  pour  reconnaître  que  des  descendants  d'Israël, 
sinon  peut-être  même  des  adeptes  du  christianisme,  ont 
aliordé  en  Amérique  et  s'y  sont  répandus  à  une  époque 
reculée?  —  Les  prêtres  juifs  décrivaient  l'image  de  la 
croix  en  élevant  l'hostie  ou  victime  des  sacrifices,  puis, 
l'abaissant  vers  la  terre,  ils  la  portaient  horizontalement 
de  l'orient  à  l'occident,  et  la  déposaient  ensuite  sur  l'au- 
tel. Telle  est  encore  la  pratique  des  Chamnns  ou  jongleurs 
dènès,  ainsi  que  celle  des  .\lgonquins,  lorsqu'ils  pré- 
sentent le  calumet  au  ciel,  à  la  terre  et  aux  points  car- 
dinaux. 

En  somme,  on  voit  que  nous  avons  de  fortes  présomp- 
tions do  croire  que  les  Tzeudales-Chapanèqties  et  les 
Maya-Qquiches  sont  un  composé  d'Israélites  et  de  peu- 
plades phéniciennes  ou  touranicnnes,  ainsi  que  nous 
l'avons  dit  des  Creeks  et  des  Dènè-dindjié,  et  que  d'au- 
tres voyageurs  l'ont  émis  longtemps  avant  nous  touchant 
les  Apaclics  et  les  Chicassaws. 


—   737   — 


CHAPITKK    \  1  1. 

CONCLUSION. 

Nous  n'ignorons  pas  que  les  rapproclienifnls  (pii  ont 
f;iit  la  malioi'ft  des  chapitres  précédents  sont  de  nature  à 
soulever  les  récriminations  de  plusieurs  penseurs,  de 
ceux  surlout  qui  ne  veulent  pas  voir  intervenir  la  Bible  à 
jMopos  d'une  science  quelconque,  et  qui  prétendent  dé- 
cuuviir  l'oriiîine  des  Américains,  sans  faire  appel  aux 
comparaisons  de  dopâmes,  de  langues  et  de  coutnmos.  en- 
tre le  nouveau  et  l'ancion  monde.  Une  telle  méthode  est 
loin  d'être  scientifique  et  positive,  puisqu'elle  se  dc'crarre 
volontairement  des  moyens  qui  pourraient  la  conduire  à 
la  possession  de  la  vérité,  pour  se  jeter  dans  des  hy- 
pothèses vaporeuses  et  gratuites,  disons  mieux,  dans 
dos  propositions  paradoxales  et  inadmissibles ,  telle 
que  celle  de  Paulochthonie  des  Indiens  anuMicains , 
c'est-à-dire  de  leur  création  sur  le  sol  américain  lui- 
même. 

Avec  un  peu  plus  de  simplicité  et  de  sincérité,  pas 
n'est  besoin  de  faire  aussi  grand  effoit  d'imagination.  H 
suffit  d'ouviir  les  yeux  et  les  oreilles,  et  d'enregistrer  fi- 
dèlement des  notions,  des  traditions  et  des  faits  bien  con- 
nus des  peuplades  peaux-rouges,  et  que  corrob(U'ent 
entièrement  nos  livres  sacrés.  Quoi  d«!  plus  positif  et 
de  plus  certain  ?  On  nous  a  appelés  un  ;>^?*//,  le  pni-ti  de 
la  tradition.  Il  y  a  ici  plus  qu'un  parti  et  plus  qu'une 
tradition,  du  moins  en  ce  qui  regarde  rhélërogénéilé 
des  Américains  ou  l'unité  de  l'espèce  humaine;  il  y  a  l.i 
grande  école  catholique,  guidée  par  l'autorité  divine,  et 
Ihisloirc  universelle,  parla  révélation,  acceptée  de  con- 


—  738  — 

fiance,  et  par  les  faits,  qui  viennent  toujours  confirmer 
et  corroborer  la  révélation.  Or,  nous  persistons  à  croire 
que  cette  méthode,  pour  parvenir  à  la  connaissance  des 
origines,  est  plus  scientifique  et  vaut  mieux  que  Yhypo- 
tfièse;  parce  que,  du  moins,  elle  s'appuie  sur  des  preuves 
orales  et  écrites,  et  sur  des  autorités  incontestables  :  la 
Bible  d'un  côté,  le  témoignage  des  peuples  do  l'aulrc. 
Elle  a  donc  plus  de  chance  de  conduire  à  la  vérité. 

Ne  dirait-on  pas  que  parler  de  l'ancien  monde  et 
surtout  des  peuples  de  l'antiquité,  à  propos  des  Améri- 
cains, c'est  froisser  les  préjugés,  se  mettre  on  opposition 
avec  la  science  moderne,  heurter  de  front  la  libre  pensée, 
ressusciter  des  faits  et  des  vérités  dont  le  scepticisme  et 
le  matérialisme  doctrinal  de  notre  époque  croient  avoir 
eu  raison?  Nommer  la  Bible,  le  peuple  Israélite,  ou  telle 
autre  nation  de  l'Orient,  n'est-ce  pas  assez  pour  se  per- 
dre de  réputation,  se  faire  fermer  les  portes  des  sanc- 
tuaires de  la  science,  se  voir  condamné,  sans  examen, 
comme  un  enthousiaste  et  un  homme  arriéré  ?  Quant  à 
nous,  nous  sommes  persuadé  que  des  récriminations 
et  des  piûlcsl allons  qui  ne  reposent  point  sur  une  critique 
impartiale  et  judicieuse,  sont  l'indice  non  équivoque 
d'une  cause  qui  redoute  l'examen  et  ne  demande  qu'à 
s'enlourer  de  ténèbres.  Nous  ne  saurions  consentir  à 
entrer  dans  cette  voie,  parce  que  nous  devons  la  vérité  à 
tout  homme  de  bonne  foi,  et  que  la  vérité  nous  est  en- 
core plus  chère  que  la  réputation  que  nos  écrits  pour- 
ront nous  faire  aux  yeux  de  certaines  gens. 

Or,  il  serait  impossible  que  les  savants  ne  fussent  pas 
frappés  et  convaincus  des  rapports  qui  lient  les  peuples 
américains  aux  nations  asiatiques,  s'ils  avaient  pu  les 
constater  par  eux-mêmes.  Voyez  la  ressemblance  que  les 
monuments  du  Pérou,  du  Yucatan,  du  Honduias  et  du 
Mexique  offrent  avec  ceux  de  l'Inde  et  de  l'Égfypte.  La 


—  739  — 

forme  pyramidale  se  retrouve  partout  la  même,  dans  ces 
diverses  contrées  :  aussi  bien  dans  it.'s  léocalis  mexicains 
que  clans  les  immenses  tombeaux  des  IMuuiUjus  ;  dans 
les  pagodes  de  l'Hindoustan,  de  Siam  et  de  Java,  comino 
dans  les  temples  de  Palenqué,  dans  les  mounds  de  la 
Louisiane,  ainsi  que  dans  les  tumuli  que  les  races  dites 
cyclopéennes  ont  légués  à  l'Europe  occidentale.  Nous  ve- 
nons de  voir  longuement  que  les  mêmes  mythes  ou,  si 
l'on  veut,  les  mêmes  persuasions  régnent  en  Amérique, 
en  Asie  et  en  Europe  ;  les  usages  traditionnels  sont  aussi 
les  mêmes.  Nous  en  avons  constaté  ailleurs  un  grand 
nombre,  nous  n'y  reviendrons  pas.  Mais  nous  en  lai- 
sons  ressortir  ici  d'autres  qui  nous  ont  échappé.  Noiis 
avons  constaté  que  la  circoncision  est  en  usage  chez  les 
Dènè  et  les  Dindjié,  comme  elle  se  trouve  chez  les  habi- 
tants des  Philippines.  Si  les  Yucatèques  cl  les  Mexicains 
ne  se  circoncisaient  pas,  ils  pratiquaient,  du  moius,  dit 
La  Harpe,  une  incision  aux  parties  naturelles  des  petits 
enfants,  afin  de  leur  en  tirer  du  sang.  —  Nous  avons  re- 
trouvé en  Amérique  le  sabéisme  oriental,  l'opliiolâlrie, 
le  culte  du  feu  et  de  la  lumière  et  le  fétichisme,  unis  au 
culte  idolâtrique  de  Moïse  ;  nous  y  avons  vu  des  temples, 
des  testaments  éciits,  des  autels  et  des  sacrilicaleurs,  des 
vestales  et  des  pontifes  ;  nous  y  avons  retrouvé  le  jeune, 
la  prière,  l'usage  des  parfums  et  de  l'encensoir,  des  of- 
frandes et  des  sacrifices,  des  macérations  et  des  pénitences 
publiques,  des  hymnes  et  des  danses  sacres,  des  inili.i- 
linns  ot  des  mystères. — Quelles  ressemblances  ne  [•ré- 
sentent pas  les  funérailles  de  ces  ditlerenls  peuples?  Tliez 
les  Dindjié  et  les  Dènè  septentrionaux,  le  cadavre  était 
lavé,  oint,  cousu  étroitement  dans  une  enveloppe  de  peau 
que  l'on  peignait  en  rouge;  puis  on  le  transportait  hors 
du  camp,  au  milieu  des  cris  et  des  chants  lugubres,  avec 
cette  promptitude  qu'affectent  les  Israélites  et  les  musul- 


—  7/i0  — 

mans  modernes.  On  pinçait  ensuite  le  corps  dans  un  tronc 
d'arbre,  et  on  le  laissait  s'y  momifier.  Dans  l'Amérique 
russe,  on  brûlait  les  morts  sur  un  bûcher,  <à  l'instar  des 
Hindous  et  des  Grecs.  Ailleurs  "on  les  abandonnait  à  la 
dent  des  bêtes  fauves  ou  aux  serres  des  corbeaux  et  des 
aifijles,  ainsi  qu'on  le  pratique  au  Thibet.  Au  Mexique  et 
au  Brésil,  on  plaçait  la  momie  accroupie  dans  de  jurandes 
jarres,  après  avoir  en  soin  d'en  extraire  les  viscères,  que 
l'on  déposait,  ainsi  qu'en  Ép^ypte,  dans  quatre  urnes  sur- 
montées de  têtes  embli'matiques  des  animaux  ou  f^énics 
gardiens  de  la  mort  :  le  corbeau,  l'aigle,  le  lynx  et  le 
cliacal.  C'est  ainsi  qu'on  a  retrouvé  des  momies  aux  îles 
Canaries,  et  jusqu'en  France,  à  l'époque  préhistorique. 
Telle  fut,  par  exemple,  la  momie  trouvée  au  village  de 
IMantos,  dans  le  Languedoc,  dans  la  première  moitié  de 
ce  siècle. 

Que  de  ressemblances  entre  les  traditions  elles-mêmes, 
ces  traditions  dont  le  seul  nom  effarouclie  tant  une 
certaine  classe  de  gens  !  C'est  ainsi  que,  chez  les  Chip- 
pewayans,  l'idée  de  l'arche  est  remplacée  par  un  grand 
enclos,  renfermant  tous  les  animaux.  Or,  c'est  là  une  lé- 
gende zoroaslrienne,  au  rapport  de  M.  de  Charencey,  cl 
nous  retrouvons  ce  même  enclos  dans  la  tradition  de 
\'Jnia  des  Persans,  et  de  VYnios  des  Guatémaliens.  —  La 
légende  de  la  diûusion  des  langues  et  de  la  dispersion 
des  peuples  est  la  même  dans  l'Aihabascaw-Mackenzie 
qu'au  Mexique  et  dans  ce  que  les  Européens  nomment 
l'Orient.  Chez  les  premiers  seulement,  la  tour  de  Babel 
est  devenue  une  haute  montagne  conique  on  une  maison 
de  pierre  cylindrique,  ainsi  que  disent  les  Dènèdes  mon- 
tagnes Rocheuses  ;  chez  les  autres,  c'est  la  pyramide  d(i 
Cholula.— LesDènè  etlesDindjié  rapportent  maint  exem- 
ple de  l'animation  des  cadavres  par  la  cubation  avec 
leurs  restes  ;  persuasion  renouvelée  des  Égyptiens,  qui  la 


-  7.tl   — 

lignèrent  aiu  Grecs.  Les  l'ables  tl'Osiris  et  do  Bacclius 
nous  en  oftVent  des  exemples.  —  La  période  de  sept 
jours,  qui  est  d'origine  purement  araméenne,  on,  disons 
mieux,  hébraïque,  se  retrouve,  comme  nous  l'avons  vu, 
non-seulement  chez  lesToUèques  elcheziesChaktas,  mais 
encore  parmi  les  Dènè  et  les  Dindjié.  —  La  division  de  ce 
dernier  peuple  en  doux  camps  :  les  hommes  de  la  droilo 
{Ettc/iian-Krc)  et  ceux  de  la  gauche  {Natsin-A'ré),  division 
si  curieuse  que  nous  avons  fait  connaître,  depuis  longues 
années,  par  nos  précédents  écrits,  et  qui  est  confirmée  par 
co  qu'en  a  dit  depuis  l'ouvrage  américain  Alaska  and 
his  /Ressources,  cette  division  se  trouve  identiquement 
la  même  parmi  les  Siamois  (I),  ainsi  que  parmi  les  Fin- 
nois ci).  Chez  ces  différentes  nations,  les  jeunes  gens  doi- 
vent choisir  leur  conjointe  dans  le  camp  opposé,  et  les  en- 
fants appartiennent  de  droit  au  camp  de  la  inère.  —  Nous 
avions  également  constaté  ailleurs  le  mode  de  chasse 
chinois,  décrit  par  le  R.  P.  Du  Halde,  S.  J.,  qui  consiste  à 
entrer  dans  l'eau  jusqu'au  cou  en  cachant  sa  lùle  dans 
une  calebasse,  et  à  saisir  ainsi  les  pattes  du  gibier  aqua- 
tique, pour  l'attirer  sous  l'eau  et  lui  tordre  le  cou.  Ce 
genre  de  chasse,  connu  de  nos  Dindjié  hyperboréens  jiar 
leurs  traditions,  était  pratiqué  par  les  Caraïl)es,  au  rap- 
port de  ^L  le  comte  de  Porto-Seguro.  —  Le  uiènie  aultuu-, 
en  décrivant  une  danse  caraïbe,  a  dépeint,  sans  s'en  dou- 
ter, la  danse  dite  de  rours  de  nos  Dènè  Peaux-de-lièvie. 
Elle  consiste  à  sauter  en  rond  autour  d'un  feu  dans  le- 
qm.'I  on  a  déposé  sur  une  pierre  la  rotule  d'un  ours.  Ce 
faisant,  les  danseurs  se  voilent  le  visage  du  revers  de  lu 
main  gauche,  et,  se  frappant  la  fesse  droite  avec  l'une 
des  pattes  de  l'animal  qu'ils  tiennent  en  leur  main,  ils  le 


(1)  Diclionnaif-e ethnographique  de  Mi'j':e,  d'après  (.a  ILirpe,  p.  lô'JO. 
{ij  Idem.,  d'aprl'S  Castrén,  p.  7j'2. 


—  7-42  — 

défient  en  criant  :  «  Mèni  nayet  ?  Qui  donc  t'a  tiré  de  ta 
bauge  ?  »  Au  rapport  de  Malte-Brun,  les  Ostiaks  ont 
exactement  la  même  danse,  dans  laquelle  ils  font  à 
l'ours  les  mêmes  objurgalions. 

A  toutes  ces  preuves  qui  nous  dévoilent  tant  de  corré- 
lations entre  le  nouveau  monde  et  l'ancien,  entre  les 
Peaux-Rouges  et  les  Orientaux,  nous  devons  joindre  cel- 
les que  nous  fournissent  les  découvertes  ethnolopriques 
les  plus  récentes.  Dernièrement  (1),  un  savant,  sérieux  et 
considéré,  faisait  part  à  la  Société  de  géographie  do  Paris 
des  curieuses  et  importantes  similitudes  qu'il  a  décou- 
vertes entre  les  monuinenls  réputés  druidiques  et  celti- 
ques, tels  que  tumuli,  karnaks,  kromleks,  menhirs,  dol- 
mens, allées  souterraines,  etc.,  et  non-seulement  ce 
savant  français  a  retrouvé  dans  la  patrie  des  Pharaons, 
dans  celle  lenc  noire  {Kcm  ou  Cham),  les  ouvrages  cy- 
clopéeus  qui  excitent  notre  élonnement  dans  le  nord  et 
l'occident  de  l'Europe,  mais  encore  jusqu'à  leurs  noms 
mêmes.  Par  là  s'expliquent  les  ressemblances  frappantes 
qui  avaient  été  remarquées  déjà  entre  les  types  kymry 
ou  welche  et  kernvote  ou  bas  breton,  et  le  type  égyp- 
tien. Ces  noms  de  peuples  eux-mêmes  semblent  n'être  que 
des  dérivés  du  n;jm  de  l'Egypte,  Kern.  De  là  ce  type  sep- 
tentrional, à  la  face  anguleuse  et  sauvage,  aux  cheveux 
noirs,  durs  et  plats,  à  l'œil  brun  et  farouche,  que  nous 
nous  étonnons  de  voir  mélangé  avec  la  race  blonde  et 
même  jaune  de  leurs  conquérants  saxons,  Scandinaves, 
francs  et  germains. 

Mais  ces  mêmes  monuments,  faussement  appelés  d?'ui- 
digues,  elqui  appartiennent  de  dioit  à  la  race  égyptienne, 
ou  plutôt  cliananéennc,  le  docteur  Barlh  les  avait  déjà 
rcncontjés  dans  TElat  de  Tripoli,  en  1855  (':2),  et  d'autres 

(1)  En  mars  1876. 

(2)  Discoveries  in  Central  Africa,  by  docteur  Barlh. 


~  743  — 

voyageurs  en  ont  trouvé  de  parfaitement  semblables  sur 
la  côte  de  Malabar  (1).  Qu'y  a-t-il  là  d'ëtonnant?  N'ad- 
niet-on  pas  que  les  Etrusques  furent  une  colonie  égyp- 
tienne ;  que  Bouddha,  le  congénère  des  divinités  améri- 
caines Wotan  et  Sa-Wéla,  a  une  origine  égyptienne? 
N'est-ce  pas  en  Egypte  que  le  philosophe  chinois  Lao-tsé 
vint  puiser  la  philosophie  et  le  système  religieux  qu'il  ré- 
pandit dans  l'extrême  Orient  (2)?  — Et  ceci  se  passait 
vers  le  temps  de  la  captivité  et  de  la  diffusion  du  peuple 
Israélite.  — N'est-ce  pas  de  la  vieille  Egypte  que  Pyllia- 
gore  apporta  en  Grèce  une  théogonie  et  un  système  phi- 
losophique qui,  de  là,  se  répandirent  jusque  dans  tout 
l'empire  romain,  et  d'où  sortirent  les  vieilles  divinités 
celtiques?  Et  ces  tribus  errantes  et  nomades  qui  ont  tra- 
versé tous  les  âges  et  qui  vivent  encore  dans  un  état  à  demi 
sauvage  au  sein  de  nos  sociétés  civilisées,  que  sont-elles, 
sinon  des  peuplades  égyptiennes,  ainsi  que  les  considère 
l'opinion  populaire?  J'ai  nommé  les  Gypsies  du  Cumbor- 
land  et  du  nord  de  l'Ecosse,  les  Bohémiens  de  France,  les 
Tziganes  de  Bohême,  les  Gittanos  d'Espagne,  \q%  Zingari 
de  rindus,  les  Porff/rts  du  Malabar,  les  ï'ierff/as  de  Ceyiau, 
h!S  Nahoaris  de  Syrie,  dont  le  nom  rappelle  si  vivinneiit 
les  Nahoas  du  Mexique  et  les  Nahonies  de  Richardson. 

Et  qu'y  aurait-il  donc  de  si  extraordinaire  en  ce  que 
celte  race  cliananéenne,  que  nous  voyons  s'être  ainsi  ré- 
pandue en  Etn'opc,  en  Asie  et  en  Afrique,  prealableme.it 
à  l'occupation  de  ces  conlinenls  par  les  Aryàs  et  les  Sé- 
mites, se  fût  aussi  disséminée  en  Océanie  et  en  Amé- 
rique ?  N'avons-nons  pas  une  très-forte  probabilité  qm? 
les  faits  que  nous  observons  dans  les  anciens  continents 
se  sont  reproduits,  à  notre  insu,  dans  (es  autres  conti- 
nents, que  nous  n'avons  appeh'S  le  nouveau  monde  que 

(1)  Celtic  Druids,  by  Ilitr-itis. 

(2)  Abel  Rémusal,  lUt'muire  sur  Lao-lseu. 


—  744  — 

pour  déguiser  nolro  ignorance?  N'y  retrouve-t-on  pas 
des  monuments  en  tout  analogues  à  ceux  de  l'ancien  ?  et 
ne  sommes-nous  pas  très-fondé  à  considérer  les  tribus 
nomades  américaines,  ainsi  que  les  Océaniens,  comme 
les  frères  des  Gypsies,  des  Poddas  et  des  Nahoaris? 

En  admettant,  par  analogie,  cette  identité,  on  s'explique 
pourquoi,  parmi  les  tribus  peaux-rouges,  nous  retrouvons 
des  t^'pes  si  divers,  quoique  tous  à  peau  brune  et  à  che- 
veux noirs,  et  qui  tantôt  se  rapprochent  du  type  éeyplien, 
et  tantôt  de  l'hindou,  ici  paraissent  israéiiles  ou  ara- 
luiîeus,  ailleurs  kernvotes  ou  kyniiys. 

C'est  ainsi,  pour  ne  mentionner  que  nos  observations 
propret',  que  certaines  tribus  Dèuè-dindjié,  entre  antres 
celles  des  tleuves  Anderson  et  Mackensic,  les  Esclaves  et 
les  Flancs-de-chien*  oli'rent  une  ressemblance  fiappanle 
avec  le  type  égyptien  ;  yeux  beaux  et  ardents,  l'eiidus  t-n 
amande  et  bridés  à  l'angle  interne;  bouche  pioéminente, 
à  la  lèvre  supérieure  retroussée  fortement,  ce  qui  lia 
donne  un  air  dédaigneux  et  quelquefois  brutal;  front 
haut,  mais  étroit;  nez  un  peu  camard  ou  ariondi,  te  que 
l'on  nomme  un  nez  de  mouton  ou  de  sphinx  ;  pelite 
moustache  très-ci;tire.  Ainsi  que  les  femmes  égyptiennes, 
les  femmes  de  ces  tribus  dènè  portent  sur  le  menton  les 
mêmes  petites  lignes  parallèles  tatouées  eu  bleu,  ainsi 
que  de  petites  croix  aux  coins  externes  de  l'œil  et  aux 
commissures  de  la  bouche.  Mais  le  type  le  plus  commun 
parmi  les  Dindjic  ou  Loucheux  d'Alaska  est  celui  des 
gypsies  hindous,  connus  sous  le  nom  do  Poddas  et  de  Vud- 
das,  dont  j'ai  vu  et  examiné  bon  nombre  de  photogra- 
phies, prises  d'après  nature.  On  trouve  chez  eux  des 
personnes  de  teint  très-foncé  et  d'autres  à  la  peau 
blanche. 

Les  types  araniéens  et  israélitcs  se  relracenl  d'une  ma- 
nière frappante  dans  les  physionomies  des  Sioux,  des  Na- 


-  7.i5   - 

bajos,  des  Chippewayans  et  dos  Peaux-dc-lièvre  ;  loin- 
front  est  déprimé  et  bombé  ;  leurs  cils  épais  voilent  des 
yeux  au  regard  oblique  et  ophidicn  ;  les  arcades  sourci- 
lières  sont  surélevées  et  se  rejoignent  à  la  racine  du  nez, 
comme  chez  les  Tarlares,  en  for  i  ant  ce  qu'on  a  appelé 
sourcils  de  chèvre  ;  le  nez  est  aquilin,  vu  de  profil,  et  ce- 
pendant écrasé  vers  les  lèvre?,  dont  la  supérieure  d('passo 
l'inférieure  en  manière  de  bec  d'aiijle.  Le  pavillon  des 
narines  est  fortement  accentué  ;  la  tête  est  portée  en 
avant  dans  un  grand  nombre  d'individus,  ce  qui  leur 
donne  un  air  d'abjection  caractéristique.  Le  teint,  qui  est 
rouge  clair  chez  les  septentrionaux,  devient  bistré  chez 
les  tribus  méridionales.  Les  Sioux,  le  Chippewayans, 
ainsi  qu'une  partie  des  Peaux-de-lièvre,  ont  le  crûne  al- 
longé ;  mais,  dans  la  demi-tribu  des  Bûtards-Louchenx, 
qui  provient  du  mélange  des  Dènè  Peaux-de-lièvre  avec 
les  Dindjié  ou  Loucheux,  le  crâne  est  large,  aplati  à 
l'occiput;  le  front  est  vaste  et  carré,  les  traits  refrognés, 
massifs  et  lourds  ;  les  formes  se  rapprochent  alors  des 
types  brésiliens  et  esquimaux. 

Quant  à  ces  derniers,  leur  type,  sur  les  côtes  do  la  mer 
Glaciale  qui  avoisinent  les  bouches  du  Mackenzie  et  de 
l'Anderson,  nous  parait  évidemment  être  le  même  que 
celui  des  Botocudos  et  d'autres  Brésiliens,  tels  que  les 
Tupis.les  Purvis,  etc.,  et  que  celui  des  Taïliens.  Ils  ont  la 
têle  globuleuse  et  massive,  large  aux  pommettes;  les 
yeux  petits  et  bridés;  la  lèvre  inférieure  très-groî^se  et 
pendante;  la  bouche  toujours  ouverte;  le  nez  rond  et 
gros  ;  le  teint  rouge  blafard  chez  les  Océaniens,  bistré 
chez  les  Brésiliens,  jaune  sale  chez  les  Esquimaux. 
Comme  les  sauvages  auxquels  nous  les  comparons,  ces 
Esquimaux  se  fendent  latéralement  les  oreilles,  et  se  cou- 
pent carrément  les  cheveux  au-dessus  des  yeux,  tandis 
qu'ils  les  laissent  pendre  de  chaque  côir^  du  visage. 

I.   W.  48 


—  746  — 

Il  n'est  pas  d'Indiens  qni  ressemblent  plus  aux  Kanaks 
d'Hawaï  (Sandwich)  que  lesChinouks,  de  la  Colombie  bri- 
tannique :  têle  large,  face  plate,  yeux  à  fleur  de  tête,  air 
niais,  teint  rouge-clair. 

Les  Kanaks  des  îles  Garabier  et  de  l'archipel  Samoa, 
ainsi  que  les  Indiens  Wakish  ou  Têtes-Piales  de  la  Co- 
lombie britannique  et  de  l'Orégon,  ressemblent  aux  Al- 
gonquins Chippeways  et  Kioways.  Leur  face  est  grotes- 
que, leurs  traits  grossiers  et  fortement  accentués,  leur 
nez  aquilin,  la  bouche  régulière  et  fermée,  à  lèvre  supé- 
rieure gouflée.  Leur  teint  est  rouge  foncé  ;  leur  crâne  al- 
longé et  surélevé. 

Les  ressemblances  entre  les  Océaniens  et  les  Améri- 
cains semblent  être  confirmées  par  l'accord  de  leurs  idio- 
mes, touchant  leurs  noms  propres  respectifs.  Ce  nom,  qui 
chez  toutes  ces  nations  est  le  mot  Homme,  s'exprime, 
ainsi  que  nous  l'avons  dit  ailleurs,  en  Océanie  par  les  mots 
tano,  tanata  ;  en  Amérique,  à  l'est  des  montagnes  Rocheu- 
ses, par  tana,  tène,  dènè^  danè,  tinè,  dune,  dindjié  ;  et,  à 
l'ouest  des  montagnes,  par  dnaïné,  thnïané;  enfin,  sur  les 
bords  du  Pacifique,  par  la  substitution  de  la  lettre  R  au 
D  (ou  au  T,  qui  lui  est  corrélatif)  ,  le  mot  homme  devient 
kéné,  kinaï^kénaïtz.  De  là  au  nom  decerlainsPolynésiens, 
Kanak,  la  ditfércnce  n'est  pas  grande,  comme  on  le  voit. 

On  peut  également  rapprocher  le  nom  des  P^squimaux, 
innok,  au  singulier,  de  celui  des  Algonquins  Cris  ou  CrJs- 
tinaw  inniniw,  et  des  IVIaskégons  ou  Swauipies  iginiw. 

Jusqu'à  démonstration  positive  du  contraire,  il  de- 
meure donc  prouvé  à  nos  yeux  : 

1°  Que  la  majeure  partie  des  Indiens  qui  appartien- 
nent à  la  grande  famille  américaine  des  Dindjié-dènè- 
nabajos-aztèques  sont,  ou  bien  les  restes  malheureux 
des  Israélites  captifs  en  Chaldée  ,  ou  bien  d'anciens 
prosélytes  du  judaïsme  immigrés  de  l'Asie.  On  ne  sau- 


—  747  — 

rait  admettre,  en  effet,  qu'une  nation  autre  que  le  peuple 
Israélite  ail  conservé  aussi  vivace  et  aussi  pure  l'Iiistoire 
de  Moïse,  unie  à  son  culte,  à  des  prescriptions  purement 
judaïques,  à  l'usage  de  la  circoncision,  et  jusqu'à  la  fôte 
du  Phase  ou  de  la  Pâque. 

2°  Que  l'élément  étranger  et  ennemi  que  Dindjié, 
Dènè,  Chaktas,  Tzendalcs  et  Aztèques  reconnaissent 
exister  dans  leur  sein  ne  saurait  être  qu'un  élément  cha- 
nanéen  (ou,  si  l'on  veut,  touranien,  pour  nous  conformer 
à  la  nouvelle  manière  de  s'énoncer  qu'ont  adoptée  les 
ethnologues).  Si  ces  rapprochements  que  nous  venons  de 
faire  tiennent  la  balance  à  peu  près  égale  entre  les 
Égyptiens,  les  Phéniciens  et  les  Chaldéens,  rappelons-nous 
que,  parmi  les  troupes  des  grands  rois  de  Babylone,  chez 
lesquels  les  Israélites  étaient  captifs,  «  se  trouvaient  des 
Égyptiens  dont  Crésus,  roi  de  Lydie,  avait  le  commande- 
ment »;  que  Cyrns  établit  dos  colonies  égyptiennes  dans 
l'Asie  Mineure (i);  que  la  grande  hordo  desMogols  conte- 
nait tous  les  éléments  que  nous  venons  d'énumérer,  et  que 
ceséIéments,assimilésaupenplechinois,aprèsla  conquête 
de  Tsmpire  du  Milieu  par  Kublaï-Rhan,  y  ont  été  retrou- 
vés depuis  par  d'autres  voyageurs  (2).  Enfin,  l'Amérique 
ayant  été  découverte  par  des  colonisateurs  chinois,  au 
cinquième  siècle  de  notre  ère,  il  n'est  nullement  éton- 
nant de  retrouver  en  Amérique  ces  mêmes  éléments 
touraniens,  bien  qu'ils  aient  pu  s'y  transporter  long- 
temps auparavant,  en  même  temps  que  l'élément  Israélite 
et  araméen. 

3°  Enfin  que  les  légendes  américaines  que  nous  venons 
d'étudier  et  dans  lesquelles  nous  avons  reconnu  uu  sou- 
venir traditionnel  très-vivacc  de  l'histoire  de  Moïse  et 
du  peuple  hébreu,  doivent  être  assimilées  à  celles  qui  ont 

(1)  Guérin  Du  Roctier. 

(2)  Klaprolh. 


—  748  — 

cours  dans  l'Asie  louchant  Bouddha,  sous  toutes  les  for- 
mes de  son  mythe.  — Il  nous  reste  à  savoir  maintenant 
dans  laquelle  de  ses  phases  le  bouddhisme  a  pu  passer 
sur  le  continent  américain. 

Pour  cela,  il  faut  nous  rappeler  que,  dans  le  principe, 
c'est-à-dire  970  ans  avant  notre  ère,  lorsque  nous  voyions 
poindre  le  réformateur  hindou  Sa-Ria-Mouni,  le  premier 
des  Bouddha,  toute  sa  religion  consistait  dans  la  théorie 
égyptienne  de  la  métempsycose.  Ce  J/ouni  était  donc  une 
doublure  du  Monas  de  Pylhagore,  qui  l'avait  emprunté 
au  Manès  des  Égyptiens,  comme  il  devint  ailleurs  Mana, 
Manco  et  Manito.  Les  premiers  patriarches  du  dogme  de 
la  migration  des  âmes,  laquelle  eut  son  principe  dans  la 
promesse  do  l'incarnation  d'un  rédempteur  lulur,  faite  par 
l'organe  de  MoijO^  ces  premiers  patriarclies,  dis-je,  vécu- 
rent à  la  cour  des  rois  de  l'Inde,  et  Bouddha  s'incarnait 
tantôt  dans  une  caste  et  tantôt  dans  une  autre.  Cette  pé- 
riode du  bouddhisme,  la  plus  primitive,  fut  aussi  la 
plus  voisine  du  judaïsme,  d'où  nous  n'hésitons  pas  à 
dire  qu'elle  est  issue,  et  à  côté  duquel  elle  a  vécu  et 
grandi. 

Au  cinquième  siècle  de  notre  ère,  Bouddha,  alors  fds 
d'un  roi  de  Malabar,  quitta  l'Hindoustan  pour  n'y  plus 
revenir,  et  alla  se  fixer  en  Chine,  où,  pendant  huit  siè- 
cles, ses  successeurs  ou  bouddhas  vivants  menèrent 
une  existence  précaire.  Cependant,  de  la  Chine,  ce  culte 
débonnaire  et  persuasif  se  répandit  au  Japon,  en  Corée, 
au  ïonqnin,  au  Cambodge,  à  Siam,  au  Pégu,  et  en  Tarla- 
rio  surtout,  sa  patrie  adoptive.  C'est  de  celte  époque  que 
date  la  colonisation  de  Fou-Sang,  au  Mexique,  par  des 
pèlerins  bouddhistes  chinois  (1).  A  celte  époque,  le  culte 
du  Moïse-Bouddha  devint  la  religion  de  plus  du  quart  de 

(I)  De  Guignes. 


—  749  — 
riiiimanilé,  après  avoir  adopté  les  superstitions  des  ophio- 
Jûircs  asiatiques  (1). 

A  celte  seconde  phase,  succéda  une  troisième  que  l'on 
nomme  le  lamanisrao  ou  bouddliisme  tliibélain.  Elle  ne 
prit  naissance  qu'au  treizième  siècle,  lors  des  conquêtes 
du  Grand  Mogol  Gengis-Chan  ou  Khan,  et  de  ses  premiers 
successeurs.  A  celle  épo(|ue,  le  bouddha  vivant  était  un 
lalapoin  thibélain.  Les  pontifes  suprêmes  do  cette  religion 
furent  revêtus  d'une  gloire  toute  nouvelle,  et  reçurent  le 
litre  de  rois  et  de  dalaï-lama  ou  grand  prclrc.  Le  Thibcl 
devint  ainsi  la  résidence  de  ces  divinités  humaines  et  le 
bouddhisme  Ihibétain,  s'assimilant  les  dogme?,  les  mys- 
tères, les  cérémonies  du  culte  des  chrétiens  nesloriens  et 
calhoiiques,  dont  la  Tarlarie  était  alors  remplie,  revêtit 
sa  forme  actuelle,  appelée  lanianisme  (2).  Cette  tran^for- 
uialion  eut  lieu  Irente-trois  ans  après  la  mort  de  Gengis- 
Rhan,  cl  par  le  fait  de  son  pelil-tils,  Rbublaï-RUan,  con- 
quérant tartare  de  la  Chine. 

Ce  n'est  pas  cette  dernière  période  du  bouddhisme  que 
nous  retrouvons  chez  nos  Dènè-dindjié,  c'est,  au  con- 
traire, la  forme  la  plus  primitive  et  la  plus  voisine  du  ju- 
daïsme, auquel  nous  l'avons  vue  mélangée.  Mais  au 
Mexique  et  au  Yucalan,  il  est  probable  que  la  seconde 
forme  fut  importée  par  les  colonisateurs  bouddhiques  du 
troisième  siècle,  et  que,  les  émigrations  asialiques  ayant 
continué  durant  de  longues  années,  quelques-unes  des 
innovations  du  laraanisme  auront  pu  également  s'implan- 
ter sur  le  conlinont  américain.  Cette  théorie  expliquerait 
les  quelques  pratiques  clinUienucsque  nous  trouvons  dif- 
fuses au  milieu  des  légendes  et  des  coutumes  des  Peaux- 
Houges  :  les  représentations  d'autels,  d'oiseaux  emblé- 
matiques, d'encensoirs,  de  pontifes  mitres,  de  tiares,  <;lc., 

(1)  De  Charencey. 

(2)  Abel  Réniusat. 


—  750  — 
en  mêrrie  temps  que  la  civilisation  avancée  des  empires 
du  Mexique  et  du  Pérou. 

Tels  auraient  été,  en  effet,  les  produits  du  bouddhisme 
christianisé  ou  lamanisme.  Tandis  que  les  croyances,  les 
traditions  et  les  pratiques  purement  judaïques  des  tribus 
sauvages,  unies  à  leur  culte  mosaïco-bouddhique,  seraient 
le  résultat  des  émigrations  primitives  des  bouddhistes 
asiatiques,  c'est-à-dire  de  ces  restes  d'Israël  rejetés  par 
Dieu  vers  le  Septentrion  et  l'extrême  Orient,  rebelles  à 
leur  loi  jusque  dans  la  terre  de  l'exil,  et  qui,  au  culte  ido- 
lâtrique  de  Moïse  et  des  astres,  ont  joint  l'ophiolâirie  ou 
adoration  du  serpent  (1)  et  toutes  les  erreurs  des  nations 

(1)  Les  rapports  terminologiques  qui  se  présentent  à  nous  entre  le 
pays  d'Ophir,  vers  lequel  les  Tyriens  ainsi  que  les  rois  de  Juda  et 
d'Israël  envoyaient  leurs  vaisseaux,  et  le  pays  des  serpents,  de  nos 
légendes  dindjié  et  dzendale,  nous  sont  une  nouvelle  garantie  que  les 
Orientaux  n'ont  pas  été  étrangers  au  continent  américain.  En  effet,  le 
nom  du  serpent  en  grec  est  ophis  et  en  phénicien  ophion,  mot  qui  en 
hébreu  a  le  même  signification. 

Du  pays  d'Ophir,  Israélites,  Iduméens  etChananéens  rapportaient  des 
épices,  de  la  poudre  d'or,  des  pierres  précieuses,  de  l'ivoire  et  des  sin- 
ges. Or,  toutes  ces  choses  existent  ou  existaient  alors  sur  le  continent 
américain,  qui  possédait  le  mammouth  et  qui  est  le  pays  de  l'or  et  des 
bois  de  teinture  par  excellence.  De  plus,  parmi  les  Sémites,  deux  hommes 
ont  porté  le  nom  d'Ophir  ou  Opher,  et  sont  considérés,  par  la  Bible, 
comme  la  souche  des  habitants  de  ce  pays  des  Serpen/s.  Ces  deux  hommes 
furent  Opliir,  arrière-pelit  fils  d'Iléber,  et  Opher,  petit-fils  d'Abraham  et 
fils  de  Madian,  contemporain  des  douze  patriarches;  tous  deux  de  la 
souche  à  laquelle  appartenaient  les  Hébreux. 

Nous  n'ignorons  pas  que  le  premier  Ophir  est  considéré  comme  le 
père  des  Hindous,  ce  qui  rapprocherait  singulièrement  le  pays  d'Ophir 
de  la  Palestine;  et  de  l'Amérique  le  transporterait  dans  l'Hindoustan. 
Mais  cette  supposition  ne  saurait  nuire  à  notre  thèse,  puisqu'il  a  fallu 
que  les  colonisateurs  asiatiques  de  l'Amérique  passassent  par  l'Inde 
et  la  Chine,  pour  arriver  au  continent  américain,  par  le  côté  de  l'Occi- 
dent. Dans  ce  cas,  ils  auront  pu  dire,  avec  vérité,  qu'ils  passèrent  par  le 
pays  des  Serpents,  VOphir  de  l'Ecriture,  c'est-à  dire  l'Hindoustan;  et 
qu'ils  étaient  eux-mêmes  de  la  race  des  Serpents,  c'est-à-dire  d'Ophir; 
puisque  celui-ci  était,  aussi  bien  qu'Abraham,  le  petit-fils  d'Héber,  p'ere 
des  Hébreux. 


—  751  — 

toiiranifinnes,  parmi  lesquelles  les  Hëbreux  vécurent,  et 
dont  les  débris,  agglulinés  à  leur  propre  peuple,  les  ont 
suivis  jusque  sur  cette  terre  d'Amérique. 

E.  Petitot. 

Quant  à  l'ophiolâtrie  elle-mêrae,  Mosheim  dit  (1)  qu'elle  fut,  dans  le 
principe,  un  mélange  de  judaïsme  et  de  philosophie  égyptienne.  Une 
partie  des  Ophites  orientaux  embrassa  ensuite  la  religion  chrétienne, 
tout  en  conservant  ses  anciennes  erreurs.  Ce  que  ce  mélange  monstrueux 
offre  de  curieux  pour  nous,  c'est  que  les  dogmes  et  les  croyances  de  n-s 
Ophites  christianisés  concordent  parfaitement  avec  ce  qui  reste  de  l'ancien 
culte  du  serpent,  tant  en  Asie  qu'en  Afrique  et  en  Amérique.  Ainsi,  selon 
les  Ophites,  le  Créateur  était  un  tyran  et  le  Christ  n'était  venu  que  pour 
en  déduire  l'empire  (2).  De  même,  dans  les  traditions  dène  etchakias, 
en  considérant  l'ours,  le  lion  et  l'aigle  comme  les  emblèmes  de  la  Divi- 
nité, nous  avons  vu  celle-ci  tyranniser  les  humains;  et  c'est  le  rat  rouge 
ou  la  souris  qui  seul  vient  à  bout  de  délivrer  le  monde  de  cette  tyrannie, 
en  rongeant  soit  l'arc  de  l'aigle,  soit  la  pagaie  de  l'ours,  etc. 

Les  Ophites  disaient  que  le  serpent,  en  donnant  à  nos  premiers  parents 
la  connaissance  du  bien  et  du  mal,  leur  avait  rendu  le  plus  grand  des 
services.  De  même  aussi  les  sectateurs  dahomiens  du  dieu -serpent, 
Dan  ou  Tan,  prétendent  que  ce  fut  lui  qui  ouvrit  les  yeux  à  nos  parents, 
que  le  grand  dieu  Javieroh  avait  faits  aveugles  (5).  Il  est  diflicile  de  ne 
pas  reconnaître  Jéhovah  dans  Javieroh. 

Lorsque  les  Ophites  célébraient  leurs  mystères,  un  serpent  sortait  de 
l'autel  et  paraissait  goûter  aux  offrandes  qu'on  y  déposait,  comme  pour 
les  accepter.  Ainsi  faisaient  les  prêtres  d'Esculape,  etc.,  etc. 

Ainsi  donc  la  présence  de  l'ophiolâtrie  en  Amérique,  loin  de  battre  en 
brèche  noire  thèse,  lui  communique  une  nouvelle  force,  puisqu'elle 
prouve  une  fois  de  plus  que  les  idées  judaïques  et  égyptiennes  ont  péné- 
tré sur  ce  conliuenl,  et  que  par  conséquent  il  ne  fut  pas  étranger  à 
l'ancien  monde  et  surtout  aux  peuples  orientaux. 

(1)  Bergier,  Dictionn.  théolog.,  article  Ophiibs. 

(2)  Toute  la  mythologie  égyptienne  et  grecque  repose  sur  celte  croyance,  éctio  affaibli 
de  la  promesse  primitive  ilu  Rédempteur.  Voyez  la  fable  d'Isis  et  de  Typhon,  et  celle  de 
Prométhée,  commentées  par  le  savant  A.  Nicolas,  t.  U  de  ses  Etudes  philosophiqueu 

(3)  Annalet  de  la  propagation  de  la  foi,  lettre  de  H.  l'abbé  Borghero,  missionnaire 
au  Dahomey. 

{Sote  de  l'auteur.) 


Paris.    -  Typographie  A.  HsiiHOTiB,  rue  d'Arcel,  7. 


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