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Full text of "Mélanges et lettres"

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PROHtRrT      0> 


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MÉLANGES  ET  LETTRES 


III 


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y.  Aureuu.  -   Imprimerie  Ue  I-a^jnv. 


X.  DOUDAN 


MÉLANGES 


ET 


LETTRES 


AVEC  UNE  INTRODUCTION 


vxn 


M.  LE  COMTE  D'HAUSSONVILLE 

RT   DBS   NOTICBS   PAR 

MM.  DE  SACY 
CUVILLIER-PLEURY 

III 


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r  ■ 


PARIS 

CALMANN    LEVY,    ÉDITEUR 

ANCIENNE  MAISON  MICHEL  LÉVY  FllÈllES 

RUE    AUBER,    3,   ET    BOULEVARD    DBS    ITALIENS,     13 

A  LA   LIBRAIRIE   NOUVELLE 

1877. 
Droits  de  niproductioo  et  de  traduction  ré^ervéi 


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3>73ô 


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^ 


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NOTE  DE   L'ÉDITEUR 


Nous  avions  annoncé  un  troisième  volume  de  la 
correspondance  de  M.  X.  Doudan,  qui  devait  contenir 
le  morceau  sur  les  Révolutions  du  goût.  Le  public  ne  se 
plaindra  pas  si  nous  dépassons  nos  engagements  en- 
vers Ini.  Il  a  trop  goûté  les  premières  lettres  que  nous 
lui  avons  données  pour  ne  pas  apprendre  avec  plaisir 
que  le  nombre  de  celles  qui  nous  ont  été  récemment 
apportées  s'est  trouvé  beaucoup  plus  considérable  que 
nous  ne  nous  y  attendions.  Faire  un  choix  était  diffi- 
cile, car  leur  valeur  littéraire  était  égale,  sinon  supé- 
rieure, à  celles  qui  ont  placé  si  vite  M.  Doudan  en  pre- 
mière ligne  parmi  les  épistolaires  de  nos  jours.  Nous 
avons  donc  pris  le  parti  de  publier  deux  nouveaux  vo- 
lumes. Les  lettres  que  nous  donnons  aujourd'hui  s'ar- 
rôtent  à  Tannée  1860.  Le  quatrième  et  dernier  volume, 
qui  paraîtra  prochainement,  contiendra,  avec  les  let- 
tres des  dernières  années,  le  morceau  sur  les  Bévolu* 
lions  du  goût», 


.U 


MÉLANGES   ET  lETTBES 


I. 


A   M.    A.    W.    SCHLBOEL. 

Paris,  10  avril  1832. 

J'espère,  monsieur,  que  cette  lettre  vous  trou- 
vera à  Lille  point  trop  ennuyé  de  la  quarantaine 
dont  vous  êtes  menacé.  C'est  une  bonne  fortune 
pour  Lille  qui  n'est  pas  une  ville  bien  littéraire 
que  de  pouvoir  se  vanter  de  vous  garder  trois  ou 
quatre  jours^  ne  fût-ce  même  que  pour  raison 
de  quarantaine.  Ce  sera  là,  je  crois,  son  plus 
grand  événement  dans  ses  fastes  littéraires.  Tout 
le  monde  ici  a  été  charmé  de  vous  savoir  arrivé 
bien  portante  Calais.  Vous  avez  maintenant  fait 
vos  preuves  contre  le  choléra.  C'est  bien  à  lui  de 
respecter  la  gloire  littéraire.  Il  ne  paraît  pas  tout 
à  fait  aussi  doux  avec  les  illustrations  politi- 

m.  1 


\y 


2  LETTRES. 

ques.  Vous  aurez  déjà  su  qu'il  s'était  attaqué  à 
M.  Casimir  Perièr.  C'eût  été  un  cruel  événement 
si  M.  Perier  eût  succombé.  Heureusement 
M.  Broussais  paraît  avoir  arraché  cette  proie  au 
choléra.  M.  Perier  est  encore  souffrant  à  l'heure 
où  je  vous  écris^  mais  plutôt  d'une  affection  à  la- 
quelle il,est  sujet  et  que  cette  secousse  a  réveil- 
lée. On  n'a  point  d'inquiétudes  graves  sur  lui, 
grâces  à  Dieu.  Nous  avons  eu  des  sctoes  cruelles 
ces  jours  derniers  dans  les  rues  de  Paris;  cette 
effroyable  accusation  d'empoisonnement  renou- 
velée de  toutes  les  grandes  contagions  connues, 
a  excité  le  peuple  à  d'horribles  désordres.  Douze 
ou  quinze  malheureux  ont  été  massacrés  comme 
empoisonneurs.  Ce  vieux  limon  de  barbarie  qui 
repose  dans  les  temps  tranquilles  produit  des 
monstres  aux  jours  de  crise.  A  présent  tout  est 
calme.  La  maladie  fait  son  chemin  avec  vivacité. 
Vous  entendrez  citer  comme  attaquées  du  cho- 
léra des  personnes  qui  n'ont  eu  réellement  que 
des  indispositions  plus  ou  moins  graves.  Choléra 
devient  le  terme  générique  de  toute  maladie. 
Voilà,  monsieur,  une  lettre  à  tremper  dans  le 
chlore  et  le  vinaigre,  il  n'est  question  que  de 
peste.  Heureusement  tout  le  monde  dans  cette 
maison  est  bien  portant.  Madame  de  Staël  est  re- 
tournée à  Genève,  Elle  est  partie  ce  matin. 


LETTRES.  3 

La  maison  est  bien  triste.  On  vous  y  regrette 
beaucoup^  monsieur.  Vous  la  ranimiez  de  votre 
esprit  et  de  votre  affection  pour  la  famille  du 
duc  de  Broglie.  Je  suis  bien  sûr  qu'il  ne  se  pas- 
sera pas  longtemps  sans  que  vous  revoyiez  vos 
amis  sur  les  bords  du  Rhin  ;  vous  avez  laissé  à 
tous  un  vif  désir  de  vous  retrouver  bientôt. 

J'userai  certainement,  monsieur,  delà  per- 
mission que  vous  voulez  bien  me  donner  de  vous 
écrire  à  Bonn  ;  j'ai  trop  regret  aux  petites  excur- 
sions que  vous  me  laissiez  faire  rue  de  Bourbon 
pour  ne  pas  chercher  à  renouer,  même  de  loin, 
ces  entretiens  où  vous  me  faisiez  retrouver  ce 
que  je  croyais  impossible  à  réunir,  la  grâce  du 
grand  siècle  et  retendue  d'esprit  de  nos  jours. 
Mille  et  mille  respects. 


IL 


AU  MÉMB. 


Broglie,  30  septembre  1832. 

Toute  la  famille  de  M.  de  Broglie  a  traversé 
heureusement  ces  tristes  jours  d'épidémie.  Le 
choléra  a  été  cependant  assez  violent  dans  le 
bourg  voisin  du  château;  sur  une  population  de 


if- 


I 


4  LKTTRE?. 

sept  cents  âmes^  cinquante  personnes  ont  été 
attaquées  et  vingt-deux  ont  succombé.  M.  de 
Broglie  avait  fait  venir  un  médecin  qui  avait 
traité  les  cholériques  dans  les  hôpitaux  et  qui  a 
fait  pour  les  malades  tout  ce  qu'il  était  humai- 
nement possible  de  faire.  Depuis  plus  de  trois 
semaines  aucun  nouvel  accident  n*est  arrivé; 
nous  espérons  que  tout  est  fini,  ici  comme  à  Pa- 
ris. Il  eût  été  certainement  à  désirer  que  ce  triste 
spectacle  fût  épargné  à  madame  de  Broglie.  Après 
le  cruel  malheur  *  qui  Ta  frappée  c'était  trop 
que  cette  agitation  et  ces  terribles  inquiétudes  de 
chaque  jour;  M.  et  madame  de  Broglie  ont  pensé 
qu'ils  ne  pouvaient  pas  laisser  le  lieu  qu'ils  habi- 
tent livré  sans  secours  intelligents  à  la  violence 
de  la  maladie.  Ils  ont  été  arrêtés  par  cette  idée  de 
devoir.  Le  voyage  sur  les  bords  du  Rhin  aurait 
évité  tout  cela.  Ces  bords  du  Rhin  sont  toujours 
pour  la  famille  un  sujet  d'entretien  et  Bonn  est 
le  point  où  vont  aboutir  tous  les  projets  de 
voyage.  J'espère  que  l'année  ne  se  passera  pas 
sans  que  vous  ayez  vu  chez  vous,  monsieur,  cette 
famille  qui  vous  est  tendrement  attachée.  Vous 
seriez  profondément  touché,  j'en  suis  certain^  du 
souvenir  que  votre  dernier  voyage  a  laissé  ici  ; 

1.  La  mort  de  mademoiselle  Pauline  de  Broglie. 


LETTRES.  5 

tout  cet  intérêts!  vif,  que  votre  entrelien  appor- 
tait dans  la  vie,  se  rattache  aussi  aux  derniers 
jours  heureux  où  Pauline  était  encore  1^.  Al- 
bert viendra  vous  expliquer  ce  qu'il  sait  de  latin, 
de  grec  et  d'histoire.  C*est  à  présent  un  des  gé- 
néalogistes les  plus  distingués  du  bourg  de  Bro- 
glie.  n  a  composé^  dans  ses  moments  de  loisir, 
des  tables  exactes  de  toutes  les  races  royales  qui 
ont  passé  dans  ce  monde,  et  cela,  avec  des 
détails  infinis  qu'il  va  chercher  en  furetant  dans 
tous  les  livres.  Il  pousse  l'exactitude  en  ce  genre 
jusqu'à  avoir  écrit  sur  ces  tableaux  la  mort  de 
Ferdinand  VII,  très-prématurément  tué  par  les 
journaux.  Je  ne  suis  pas  bien  sûr  que,  malgré  sa 
bonne  nature,  Albert  n'ait  été  un  peu  désap- 
pointé en  voyant  démentir  cette  nouvelle  qui  fai 
sait  une  rature  dans  sa  généalogie. 

Je  vais  écrire  à  l'instant  à  Paris  pour  ce  recueil 
de  M.  Schak  et  aussi  pour  la  nouvelle  publication 
dont  vous  avez  la  bonté  de  me  parier.  Je  suis 
très -heureux  que  vous  vouliez  me  permettre 
d'essayer  un  article  sur  ce  sujet  dans  les  Dé- 
bats. L'éclat  du  nom  de  l'auteur  reflétera  tou- 
jours un  peu  sur  le  rédacteur  et  l'article  ;  cela  est 
généreux  à  vous  d'écrire  de  temps  en  temps  en 
français  ;  pour  nous,  nous  ne  parlons  plus  guère 
cette  langue  ;  nous  avons    un  certain  jargon 


6  LETTRES. 

monstrueux  qui  ne  ressemble  à  rien ,  je  ne  sais 
quoi  de  trivial  et  d'hyperbolique  dans  le  style 
qui  va  tous  les  jours  en  s*exagérant.  Parmi  nos 
raisons  pour  avoir  la  rive  gauche  du  Rhin,  celle- 
ci  est  la  meilleure^  que  le  seul  écrivain  qui  con- 
serve à  la  langue  française  le  tour  d'élégance 
exquise  et  la  mesure  qu'elle  avait  autrefois  ha- 
bite cette  frontière. 

Tout  ce  que  Ton  sait,  même  en  France,  de  la 
supériorité  d'esprit  et  de  l'immense  savoir  de 
M.  Lassen,  tout  ce  que  je  vous  en  ai  entendu  dire 
à  Paris,  me  donne  un  vif  désir  de  lire  ces  soixante- 
dix  distiques  qui  résument  la  métaphysique  des 
Sankhyas.  Je  comparerais  ainsi  avec  l'original 
les  explications  déjà  données  là-dessus  par  votre 
savant  ami,  l'éditeur  de  Proclus. 

Depuis  que  le  choléra  a  cessé  ici,  M.  de  Broglie 
a  fait  faire  à  ses  enfants  un  petit  voyage  de  huit 
jours  en  Normandie,  à  travers  les  églises  gothi- 
ques et  les  ruines  des  constructions  normandes. 
Cette  petite  course  les  a  vivement  intéressés.  J'ai 
lu,  chemin  faisant,  mille  petites  [dissertations 
sur  toutes  ces  ruines,  écrites  par  des  antiquaires 
de  la  province.  Le  plus  souvent  cela  est  à  la  fois 
lourd  et  frivole.  La  petite  érudition  superficielle 
estinfinimentfatigante.Mêmepour  les  ignorants, 
la  haute  érudition  vaut  mieux  ;  elle  est  comme  la 


LETTRBS.  7 

mer  qui  soutient  presque  sans  effort  ceux  même 
qui  ne  savent  pas  nager. 

J'entends  regretter  tous  les  jours  ici,  monsieur, 
que  vous  n*ayez  pas  vu  Broglie.  Madame  de 
Broglie  disait  hier  qu'il  manquait  à  Broglie  d'a- 
voir été  vu  par  vous.  Pourquoi  ne  viendriez-vous 
pas  l'habiter  un  peu  l'été  prochain?  de  là  on  par- 
tirait avec  vous  pour  les  bords  du  Rhin  jusqu'à 
Bonn.  Qui  empêcherait  ce  roman  de  se  réaliser? 

Tout  est  fort  calme  dans  notre  monde  politi- 
que. Je  crois  que  le  problème  le  plus  compliqué 
est  de  savoir  si  M.  Dupin  sera  ou  ne  sera  pas  mi- 
nistre. Vraiment,  nous  sommes  sortis  depuis 
deux  ans  de  crises  plus  violentes  que  celle-là. 
Avez-vous  daighé  jeter  un  coup  d'œil  sur  l'éloge 
de  M.  Cuvier  par  cet  académicien?  Je  ne  doute 
pas  que  votre  sentiment  si  délicat  de  la  langue 
française  n'en  fût  révolté.  La  pensée  y  est  par- 
faitement au  niveau  de  l'expression  ;  c'est  une 
collection  de  quolibets.  On  y  rencontre  deux 
ou  trois  calembours  qui  ne  sont  peut-être  pas 
tout  à  fait  neufs,  mais  qui  sont  encadrés  là  avec 
im  rare  bonheur.  L'Académie  devait  mieux  à 
M.  Cuvier  qu'un  pareil  successeur.  Pour  moi, 
qui  ne  respecte  pas  infiniment  les  règlements 
académiques,  j'aurais  voulu  quelqu'un  qui  re- 
présentât la  science  tout  entière  unie  au  ta- 


8  LETTRES. 

lent  d'écrivain,  ce  quelqu'un  fût-il  étranger,  ce 
quelqu'un  eût-il  été  quelquefois  appelé  Quin- 
tilien  tudesque.  La  grâce  française,  comme  nous 
disons,  et  l'élégance  toute  française  du  style, 
comme  nous  disons  encore,  valent  bien  des  let- 
tres de  grande  naturalisation. 


HT. 


AU   MÊME. 


Paris,  20  mars  1833. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire,  monsieur,  que 
le  Journal  des  Débats  aODepte  avec  le  plus  vif  em- 
pressement la  proposition  que  vous  voulez  bien 
faire.  Je  me  suis  chargé  de  vous  exprimer  la  re- 
C/Onnaissance  du  rédacteur  en  chef,  M.  Berlin. 
M.  Bertin  est  un  homme  de  beaucoup  d'esprit, 
digne  de  ilre  ce  que  vous  écrirez.  J'ai  pensé,  en 
ouvrant  votre  lettre  et  en  y  trouvant  cette  pro- 
position d'écrire  dans  les  Débats^  aux  prédictions 
qui  nous  montrent  le  lion  venant  parmi  les  bre- 
bis ;  vous  êtes  le  lion  qui  avez  dévoré  bien  des 
classiques.  Le  journal  des  Débats  a  autrefois  dé- 
fendu ces  pauvres  classiques.  Il  vous  regardait 
alors  à  peu  près  du  même  œil  qu'Énée  voyait 


LBTTRBS.  9 

les  dieux  culbutant  sa  pauvre  vieille  Troie^ 

Numina  magna  Deum, 

mais  je  suis  témoin  que  les  rédacteurs  ont  tou- 
jours rendu  justice  à  la  supériorité  du  Quintilien 
tudesque  ;  pardon  de  vous  rappeler,  non  pas  ce 
mot  tudesque^  mais  ce  nom  de  Quintilien. 

Je  serai  bien  heureux  que  vous  veuillez  m'a- 
dresser  les  articles  que  vous  destinerez  au  Jour^* 
nal  des  Débats.  Je  les  lirai  d'abord  et  ce  sera  un 
moyen  pour  moi  de  secouer  la  poussière  des  dé- 
pêches et  des  protocoles  qui  s'accumule  sur  moi 
depuis  six  mois  bientôt.  Je  voudrais  bien  savoir, 
monsieur,  comment  vous  jugez  de  votre  retraite 
de  Bonn  les  faits  et  geste«  de  cette  Europe.  Tout 
y  .était  fort  embrouillé  qoMid  vous  avez  quitté 
Paris.  Il  me  semble  que  l'irritabilité  nerveuse  de 
la  France  et  de  l'Europe  se  calme  beaucoup  ;  on 
commence  à  voir  briller  un  jour  un  peu  plus  pur 
de  tous  côtés.  Le  loisir  littéraire  reviendra  bien- 
tôt, j'espère.  Je  préfère  bien,  pour  mon  compte, 
votre  traduction  du  Hitopadesa  aux  savantes  dis- 
sertations des  plénipotentiaires  de  S.  M.  le  roi  de 
Hollande.  J'aimerais  mieux  faire  sous  vous  la 
conquête  du  vieil  Orient  que  de  suivre  Ibrahim 
vers  Iconium,  aujourd'hui  Konieh. 

Votre  lettre  à  M.  de  Sacy  est  charmante.  Je 


10  LETTRES. 

l'ai  lue  à  ceux  que  j'en  cti  jugés  dignes.  On  me  de- 
mandait de  la  laisser  imprimer  dans  un  journal. 
J'ai  respecté  à  regret  votre  intention.  Je  la  tien- 
drai à  vos  ordres  et  ne  la  laisserai  imprimer  que 
sur  votre  bon  à  tirer.  J'avais  rêvé,  au  commen- 
cément  de  l'année,  d'être  votre  correspondant  à 
Paris,  mais  je  vois  que  je  ne  puis  être  qu'un  cor- 
respondant peu  exact,  quoique  plein  de  bonnes 
intentions,  quoique  très-touché  de  la  bonté  ex- 
traordinaire que  vous  avez  de  vous  souvenir  de 
moi.  Albert  est  dans  ce  moment  un  peu  comme 
Néron, 

n  excelle  à  guider  un  char  dans  la  carrière, 

un  char  ou  un  cheval.  Sauf  cette  ressemblance 
avec  Néron,  c'est  un  fort  bon  garçon,  qui  voit, 
avec  beaucoup  de  reconnaissance  et  un  peu 
d'orgueil,  arriver  des  lettres  de  Bonn  à  son 
adresse.  Ce  que  vous  lui  avez  dit  sur  l'étude  de 
la  géométrie  en  ferait  un  mathématicien  distin- 
gué si  la  nécessité  de  suivre  de  loin,  mais  exacte- 
ment^ les  cours  du  collège  ne  lui  prenait  tout  le 
temps  qu'il  ne  passe  pas  à  cheval. 

Adieu,  monsieur  ;  je  n'ai  pas  besoin  de  vous 
redire  toute  ma  reconnaissance  pour  la  bienveil- 
lance que  je  trouve  dans  vos  lettres.  Je  soupire 
après  le  temps  où  je  pourrai  aller  vous  en  re- 


LETTRES.  11 

mercier  à  Bonn,  et,  d'ici  là,  peut-être  vous  leds- 
serez-vous  entraîner  à  venir  voir  vos  amis  de 
Paris;  M.  et  madame  de  Broglie  en  seraient 
ravis. 


IV. 


AU   MÊME. 

Paris,  23  septembre  1833. 

Monsieur, 

J'ai  reçu  avec  un  bien  vif  plaisir  les  deux  arti- 
cles que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'envoyer  ; 
c'est  une  joie  partagée  par  le  rédacteur  du  jour- 
nal auquel  vous  les  destinez.  J'ai  lu  aussi  avec 
beaucoup  de  reconnaissance  la  lettre  qui  accom- 
pagnait ces  articles.  J'attendais  depuis  si  long- 
temps et  avec  tant  d'impatience  qu'ils  arrivas- 
sent que  j*avais  craint  que  votre  bienveillance 
pour  moi  se  fût  effacée  en  raison  composée  du 
temps  et  de  la  distance.  Permettez-moi  de  vous 
dire  que  j'attache  à  cette  bienveillance  un  prix 
où  l'amour-propre  ne  compte  pas  tout  seul.  Je 
viens  de  remettre  au  Journal  des  Débats  votre  ju- 
fçement  sur  M.  Fauriel.  Il  a  été  accueilli  comme 
il  devait  l'être.  On  observera  pour  l'impression 
les  divisions  que  vous  avez  indiquées.  Je  n^ai  pas 
trouvé  l'occasion  de  corriger  la  plus  légère  faute 


h  r 


12  LETTHKS. 

dans  le  manuscrit,  de  ces  fautes  que  vous  m'au- 
torisiez à  rectifier.  Il  est  reconnu  que  vous  écri- 
vez notre  langue  sans  ombre  d*accent  étranger. 
Comme  vous  le  demandez,  il  ne  sera  fait  par  le 
journal  aucun  changement  ni  suppression.  D'ail- 
leurs, le  rédacteur  des  Débats  est  trop  homme  de 
goût  et  d'esprit  pour  commettre  ce  crime  de  lèse- 
majesté  littéraire  au  premier  chef.  J'espère  avoir 
l'honneur  de  vous  écrire  bientôt  un  peu  plus  au 
long  et  je  vous  dirai,  comme  j'ai  besoin  de  le 
dire^  tout  ce  qui  m'a  si  vivement  frappé  dans  ce 
dernier  écrit.  J'y  trouve  un  mélange  charmant 
de  force  critique  et  d'imagination  naïve.  Vous 
savez  unir  l'enthousiasme  d'une  jeune  fille  qui 
lirait  un  roman  pour  la  première  fois  à  la  saga- 
cité tranquille  et  pénétrante  d'un  juge  impartial. 
C'est  sans  doute  ainsi  que  le  moyen  âge  doit  être 
jugé.  Je  crois  bien  qu'avant  vous  on  ne  s'était 
guère  avisé  du  moyen  âge.  Vous  avez  éclairé 
ses  ruines  de  leur  véritable  lumière.  Il  n'a  pas 
souvent  été  donné  d'allier  ainsi  la  vivacité  acérée 
du  jugement  à  la  mélancolie  contemplative  ;  de 
regarder  les  vieux  châteaux  avec  une  tristesse 
si  poétique  et  de  montrer  et  de  sentir  que  nous 
valons  mieux  que  les  hardis  chevaliers  qui  son* 
naient  du  cor  au  pied  de  ces  murs  aujourd'hui 
en  débris.  Les  nations  et  les  hommes  qui  n'ont 


Lettres.  13 

pas  ces  deux  impressions  à  la  fois  sont  boiteux; 
vous  avez  la  gloire  de  marcher  droit  au  milieu 
des  générations  boiteuses. 

Je  vous  écris  de  Paris  et  toute  la  famille  est  à 
Âuteuil.  Ce  ne  serait  pas  me  heusarder  beaucoup 
que  de  vous  dire  mille  souvenirs  de  leur  part. 


V. 


AU   MÉMF. 


Paris,  jeudi  U  août  1884. 

Le  départ  pour  Bonn  qui  avait  été  fixé  à  au- 
jourd'hui même  est  renvoyé  à  lundi  ;  la  duchesse 
de  Broglie  était  encore  assez  fatiguée  pour  pren- 
dre quelques  jours  de  repos  de  plus  ;  M.  de  Bro- 
glie était  aussi  arrêté  par  quelques  affaires  à 
terminer.  On  ne  compte  donc  atteindre  Cologne 
que  vers  samedi  23.  Ce  calcul  n*est  'qu'approxi- 
matif; je  prendrai  grand  soin  de  vous  tenir  au 
courant  de  toutes  les  variations  qui  se  présen- 
teraient. 

Albert  a  reçu  ces  jours  derniers  quelques  li- 
gnes que  vous  avez  eu  la  bonté  de  lui  écrire  ;  il  est 
très-reconnaissant  de  la  peine  que  vous  prenez 
de  le  traiter  si  bien  et  en  grand  garçon.  Cela  lui 


14  LBTTRBS. 


impose  beaucoup  de  devoirs.  Il  se  prépare  à  ré- 
soudre le  problème  de  Zenon  sur  le  cheval  et  la 
tortue.  Descartes  en  a  donné  avant  lui  une  solu- 
tion tout  algébrique.  Je  voudrais  savoir  si  vous 
m.  êtes  content.  Elle  me  semble  incomplète.  Je 
,  pense  avec  joie  qu'avant  dix  jours  nous  cause- 
rons avec  vous  de  Fargument  de  Zenon  dans  la 
patrie  de  Leibnitz. 

Âdieu^  monsieur  ;  je  ii*ai  pas  besoin  de  vous 
dire  que  Bonn  est  pour  moi  le  point  culminant 
du  voyage.  Malgré  la  beauté  des  bords  du  Rhin, 
je  suis  encore  plus  sensible  à  la  grandeur  des  in- 
telligences qu'aux  pompes  de  la  nature. 


VI. 


AU  MÊME. 


Coppet,  9  octobre  1834. 

J'ai  été  foudroyé  en  effet,  comme  vous  l'aviez 
demandé  à  madame  de  Staël  par  votre  dernière 
lettre,  mais  très-injustement  foudroyé,  car  je 
savais  que  vos  hôtes  vous  avaient  écrit  et  j'atten- 
dais de  mon  côté  des  nouvelles  de  Paris  sur  les 
articles  relatifs  à  l'histoire  de  France.  Je  voulais 
vous  envoyer  les  programmes  que  vous  m'avez 


LETTRES.  15 

demandés.  Je  ne  reçois  point  ces  programmes  et 
ne  veux  pourtant  pas  quitter  Coppet  sans  vous 
dire  qud  souvenir  reconnaissant  j*ai  emporté  de 
Bonn,  et  combien  j*ai  trouvé  de  charme  dans 
cette  vie  élégante,  animée  et  savante  à  la  fois 
que  vous  avez  bien  voulu  me  permettre  de  voir 
de  près.  J'imagine  que  c'est  ainsi  que  vivaient 
les  grands  esprits  d'Athènes  dans  les  plus  beaux 
temps  de  leur  civilisation  ;  mais  ces  grands  es- 
prits ne  cultivaient  point  le  sanscrit  et  ne  se  dou- 
taient point  du  Ramaycma.  Je  doute  fort  que  leur 
conversation  eût  l'étendue,  l'éclat  et  la  flnesse 
des  conversations  que  j'ai  entendues  dans  un 
charmant  salon  où  l'on  voit  les  plus  beaux 
paysages  de  l'Inde  et  où  l'on  entend  les  esprits 
les  plus  brillants  de  l'Europe.  Je  ne  pense  pas  non 
plus  que  le  vin  de  leurs  Iles  valût  le  vin  de  Cham- 
pagne du  Rhin.  Je  serais  bien  fâché  de  n'avoir 
pas  l'espérance  de  retourner  quelquefois  à  Bonn 
et,  à  voir  le  plaisir  que  l'on  a  trouvé  dans  ce 
voy^e,  je  suis  certain  qu'on  le  recommencera 
quelquefois,  avec  votre  permission. 

J'ai  vécu  ici  entre  le  lac  de  Genève  et  le  Gange; 
tantôt  faisant  des  courses  sur  l'eau  avec  Albert, 
tantôt  revenant  à  la  lecture  du  Ramayana  qui 
me  charme.  Je  ne  soupçonnais  pas  qu'on  pût 
conserver  dans  une  traduction  latine,  sévère- 


16  LETTRES. 

ment  exacte,  tous  ces  beaux  reflets  d'un  soleil 
étranger  et  d'une  civilisation  qui  n'est  plus. 
Je  garantis  la  fidélité  de  la  traduction  sans  rien 
savoir  du  texte.  Il  y  a  là  un  air  qui  ne  circule 
que  dans  les  grandes  forêts  où  Rama  errait  en 
exil.  Il  est  probable  que  dans  une  vie  anté- 
rieure vous  avez  habité  les  bords  du  Gange  et 
vous  étiez  certainement  dans  la  classe  la  plus 
éclairée  des  Brahmanes» 

Tout  le  monde  me  (fiâlttatde  de  vous  dire  mille 
tendres  amitiés.  Permettez-moi  d'y  ajouter  l'ex- 
pression de  mon respectueuxattachement. 


VIL 


AU  MÊMK. 


Paris,  28  mars  1836. 

Dieu  merci,  je  pourrai  vous  écrire  à  mon  aise, 
monsieur;  je  pourrai  causer  longuement  avec 
vous  des  temps  anciens  et  des  temps  mod|pnes, 
vous  demander  votre  avis  sur  tout,  et  l'histoire, 
et  la  philosophie,  etlllBitérature.  Vous  avez  jeté 
et  vous  jetez  la  lumière  sur  tout  ;  vous  remar- 
quez avec  raison  que  nous  ne  faisons  pas  préci- 
sément ici  la  même  chose  depuis  quelques  mois. 
Nous  habitons  un  peu  les  ténèbres  extérieures. 


LETTRES.  17 

La  politique  du  moment  n'est  pas  non  plus  bien 
charmante.  Si  Ton  veut  garder  quelque  mouve- 
ment d*esprit,  il  est  nécessaire  de  s*élever  plus 
haut.  Spemit  humum  fugiente  penna.  Il  faut  même 
aller  plus  haut  que  le  Jocelyn  de  M.  de  La- 
martine. Beaucoup  de  nos  travers  dlci-bas  ont 
suivi  le  poëte  sur  les  cimes  des  Alpes.  L'écho  de 
nos  petits  caquets  le  préoccupe  certainement 
jusque-là.  L'amoujr-fûropre ,  le  lieu  commun 
tourné  en  paradoxe,  raSectation  de  la  simplicité, 
il  a  emporté  tout  cela  dans  son  petit  paquet  vers 
ces  régions  supérieures.  Je  vous  parle  bien  en 
détail  Ae  Jocelyn.  Vous  aimez  mieux  errer  sur  les 
bords  du  Gange.  Les  eaux  du  fleuve  sacré  sont 
plus  profondes  et  plus  majestueuses  que  nos 
ruisseaux  qui  se  dissipent  en  cascades  et  en 
poussière  humide,  mais  vous  m'avez  accoutumé 
à  vous  voir  XcsU  à  tout.  Votre  esprit  a  de  ce  que 
les  théologiens  nomment^  je  crois,  l'omnipré- 
sence. Vous  avez  bien  voulu  m'envoyer  de  ces 
bords  du  Gange  des  épigrammes  contre  les  pe- 
tites ambitions  du  jour  plus  acérées  qu'on  ne  les 
aiguise  ici  dans  la  pdAssière  et  la  vivacité  du 
combat.  Je  tiens  donc  que  vous  avez  lu  M.  de 
Lamartine  et  aussi  les  Mémoires  de  madame 
Merlin.  Vous  pouvez  les  tenir  pour  authentiques. 
Elle  en  a  fait  des  lectures  dans  plusieurs  salons. 

III.  2 


18  LETTRES. 

Nous  sommes  loin  du  temps  de  madame  de  la 
Fayette. 

Ne  vom  découragez  pas  de  votre  bon  projet 
de  venir  à  Paris  ot  à  la  campagne  cette  an- 
née. On  a  pris  cela  pour  un  engagement  très- 
positif  auquel  vous  ne  pouvez  plus  manquer. 
Permettez-moi  de  vous  dire  que  moi  aussi  j'ai 

0 

grande  impatience  de  reprendre  ce  fîl  d'entre- 
tiens trop  souvent  brisé*  On  tâchera  d'être  pour 
vous  le  moins  goth  pos&Sble  ;  ce  n'est  pas  le  cas 
de  dire  de  notre  âge  présent  : 

Qui  n'a  pas  l'esprit  de  son  âge 
De  son  &ge  a  tout  le  malheur. 

Il  est  bon  de  regarder  en  avant  ou  en  arrière. 
L'imagination  a  été  précisément  donnée  à 
l'homme  pour  échapper  au  poids  de  ces  époques 
sans  éclat  et  sans  vie.  Quand  on  nomme  M***, 
inembre  de  l'Académie  française,  il  faut  regarder 
vers  Racine  et  Voltaire  pour  oublier  cette  triste 
nomination.  Ne  vous  fâchez  pourtant  pas  contre 
l'Institut  au  point  der  ne  pas  vouloir  parlft*  du 
dictionnaire.  Ce  dictionnaire  est  de  belle  taille, 
il  mérite  attention. 

Mille  respects  dévoués. 


LETTRES.  19 


VIII. 

AU  MÂME. 

* 

Broglie,  26  juin  183Ô. 

J'ai  donné,  il  y  a  déjà  quelque  temp^,  à  un  sa- 
vant orientaliste  qui  est,  je  ;  crois,  connu  de 
vous,  à  M.  Mohl,  la  lettre  sur  les  Contes  carabes 
que  vous  destiniez  à  M.  de  Sacy.  J'ai  eu  occasion 
de  rencontrer  assez  souvent  cet  hiver  dans  la 
même  maison  M.  Mohl  etM.Fauriel.  Après  avoir 
remis  cette  lettre  à  M.  Mohl,  j'ai  averti  M.  Fau- 
riel  et  tout  a  été  fait  suivant  vos  intentions. 

J'enverrai  sur-le-champ  vos  articles  sur  Ro- 
sette à  M.  Buloz. 

Je  viens  récemment  de  voir  avec  stupeur  que 
les  prétendues  négligences  du  Journal  des  Débats 
étaient  miennes.  Tout  dernièrement  on  m'a  ren- 
voyé du  ministère  un  carton  fermé  à  clef,  plein 
de  j^piers  à  moi  appartenant  et  j'y  ai  retrouvé 
avec  effroi  le  manuscrit  cacheté.  Soyez  donc 
assez  bon,  monsieur,  pour 

Que  la  foudre  en  éclats  ne  tombe  que  sur  moi, 

et,  en  même  temps,  que  le  carreau  que  vous  me 
lancerez  ne  soit  que  de  moyenne  grandeur,  car 


v^ 


20  LETTRES. 

je  vivais  alors  sous  de  telles  vagues  de  papiers 
que  le  bruit  de  cet  océan  m^étourdissait  un  peu. 

Je  vous  dois  d'autant  plus  ces  détails  que  le 
Jcumal  des  Débats  m'a  toujours  montré  pour 
vous  une  admiration  bien  juste,  mais  bien  sentie, 
et  que  si  mon  étourderie  le  privait  à  Favenir  des 
articles  que  vous  lui  eussiez  destinés,  je  serais  la 
cause  d'une  cruelle  injustice. 

J'ai  la  plus  grande  peine  à  croire  que  vous 
puissiez  jamais  être,  comme  vous  le  dites,  dé- 
couragé, hypocondre,  indolent,  insouciant  et  lé- 
thargique. Ces  dispositions-là  ne  peuvent  guère 
s'attaquer  à  un  esprit  tel  que  le  vôtre.  Vous  avez, 
de  compte  fait,  plus  de  mouvement  qull  n'en 
faut  pour  tenir  en  haleine  une  douzaine  d'orga- 
nisations ordinaires,  et  puis,  j'ai  vu  que  vous 
aviez  une  hygiène  intellectuelle  assez  savante 
pour  déjouer  toujours  tous  les  efforts  de  l'ennui 
et  du  découragement.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  cam- 
pagne vous  est  bonne  en  tous  cas.  Il  faut  venir 
vgir  vos  amis  sous  les  grands  arbres  de  Broglie  : 

...Nil  dulcius  est  bene  quam  munita  tenere 
Edita  doctrina  sapientum  templa  serena, 
Despicere  unde  queas  alios. 

C'est  votre  demeure  naturelle  que  ces  temples 
édita  doctrina  sapientum. 


LETTRES.  21 

27  juin.  —  Nous  apprenons  à  Tinstant  une 
no^velle  et  épouvantable  tentative  contre  la  vie 
du  Roi,  faite  le  25,  à  six  heures  du  soir.  Le  coup 
a  manqué  ;  la  main  qui  détourne  ces  coups  est 
plus  persévérante  et  plus  habile  que  la  perver- 
sité la  plus  savante. 


IX. 


A   MADAME  d'hAUSSONVILLE. 


Paris,  19  novembre  1836. 

J'attendais  toujours  une  permission  que 
M.  d^Haussonville  devait  m'expédier.  Il  m'avait 
fortement  engagé  à  ne  point  vous  écrire  sans 
autorisation  préalable.  Comme  cette  autorisation 
tarde  bien  à  venir,  Attila  s'ennuie  et  vous  écrit 
ces  lignes  pour  s'informer  de  votre  santé.  Priez 
donc  M.  d'Haussonville  d'antidater  le  permis 
qu'il  doit  m'envoyer,  afin  que  je  sois  en  règle. 
Madame  votre  mère  vous  raconte-t-elle  ses  mer- 
credis et  ses  samedis  ?  Je  vous  assure  qu'ils 
ont  fort  grand  air  et  qu'on  croirait  à  peine  que 
monsieur  votre  père  est  en  disgrâce.  Il  y  a  véri- 
tablement foule.  Il  est  vrai  que  le  grand  salon 
est  fermé  et  que  le  reste  de  rappurlement  est 


22  LETTRES. 

fort  petit,  comme  vous  savez^  mais  enfin  il  y  a 
foule  et  du  monde  le  plus  choisi.  On  y  parle  de 
toutes  choses  librement  et  respectueusement, 
sine  ira  et  studio.  C'est  un  grand  dédommagement 
de  n'être  pas  ministre  que  la  liberté  du  langage 
sur  les  questions  du  jour.  —  Vivre  libres  au  mi- 
nistres !  Je  ne  sais  pas  si  les  ministres  d'aujour- 
d'hui samedi  ont  beaucoup  de  liberté  d'esprit, 
mais  il  sont  très-aimables  et  très-bienveillants. 
M.  Mole  est  venu  chez  vous  l'autre  samedi  ;  tout 
ce  qu'il  a  dit  avait  très-bonne  grâce.  Il  y  a  eu 
jeudi  grand  dîner'  d'ambassadeurs  chez  M.  le 
ministre  de  l'instruction  publique.  Tous  les 
membres  du  corps  diplomatique  avaient  de 
beaux  gilets  blancs,  ce  qui  a  été  fort  remarqué^ 
attendu  la  mort  du  roi  Charles  X.  Aurons-nous 
une  brochure  de  M.  de  Chateaubriand  sur  la  vie 
et  la  mort  du  roi  Charles  X?  C'est  un  sujet  bien 
riche  en  déclamations  et  en  rapprochements 
forcés  :  «  Chose  étonnante  !  tandis  que  le  vieux  roi 
de  France  succombait  non  loin  de  l'Adriatique 
au  fléau  venu  des  crêtes  de  l'Hymalaya,  un  autre 
descendant  de  Robert  le  Fort  est,  aux  rives  de  la 
Seine,  assis  sur  le  trône  des  Gaules  et  commande 
à  ces  vieux  soldats  qui  ont  fouillé  avec  leurs  sa- 
bres les  tombeaux  des  Pharaons  et  abattu  l'aigle 
mourante  sur  les  remparts  du  Kremlin  ;  mais 


LETTRES.  23 

cette  aigle  s'envola  du  milieu  d'un  incendie,  et, 
menaçante,  empourprée  de  la  clarté  des  flammes, 
ene  poursuivit  cette  autre  aigte  née  dans  les  ro-' 
ciiers  de  la  Corse  !  »  la  voix  manque  à  mon  beau 
génie. 

Vous  savez  que  les  lettres  adressées  aux  pri- 
sonniers sont  toujours  mises  sous  les  yeux  de 
l'autorité.  L'autorité  m'a  donc  raconté  qu'elle 
avait  lu  une  lettre  de  M.  l'abbé  de  Lamennais  à 
Lagrange,  Lagrange  qui  offrait  sa  tête  et  deman- 
dait son  chapeau  à  k  chambre  des  pairs.  On  dit 
que  cette  lettre,  qui  est  une  sorte  de  consolation 
philosophique  plus  que  religieuse,  ne  manque  pas 
d'une  certaine  verve.  Je  n'^aime  pas  beaucoup  que 
Ton  considère  les  lettres  adressées  aux  prison- 
niers sous  le  point  de  vue  de  la  curiosité  littéraire. 
On  doit  trcdter  ces  lettres  Comme  les  confessions, 
les  oublier  dès  qu'on  les  a  lues.  Pour  son  livre, 
vous  l'avez  peut-être  déjà.  La  Belgique  a  été 
longtemps  le  point  de  mire  des  idées  révolution- 
naires de  cet  abbé  ;  il  doit  avoir  envoyé  son  der- 
nier ouvrage  aux  lecteurs  de  Y  Avenir.  A  propos, 
madame  Sand,  dans  ses  dernières  lettres  insérées 
dans  la  Retme  des  Deux  Mondes,  parle  avec  une  vive 
sympathie  de  M.  de  Lamennais.  Bossuet  aurait 
été  peu  touché  d'un  pareil  éloge.  Je  crois  même 
qu'il  s'en  serait  confessé  comme  d'un  péché. 


24  LETTRES. 

Je  savais  bien  que  vous  ne  persisteriez  pas  à 
vous  ennuyer  de  V Emile.  Je  crois,  en  effet,  que  la 
Profession  de  foi  du  vicaire  savoyard  ,est  au  nom- 
bre des  plus  belles  pages  qui  aient  été  écrites 
dans  le  monde.  L'émotion  et  la  raison  y  sont  ad- 
mirablement unies.  La  philosophie  n*a  jamais 
parlé  un  langage  plus  honnête,  plus  élevé,  plus 
éloquent,  plus  sensé.  La  philosophie  scientifique 
est  toujours  un  peu  systématique  ;  la  philoso- 
phie morale  souvent  un  peu  déclamatoire  ;  Tune 
manque  communément  de  bon  sens  et  Tautre  de 
précision  ;  on  a,  ou  bien  la  géométrie  romanes- 
que des  systèmes,  ou  bien  une  exaltation  tons 
règle  qui  n*est  pas  selon  la  science  ;  mais  dans  la 
Profession  de  foi^  la  fermeté  de  la  raison  et  le  sé- 
rieux de  rémotion  marchent  ensemble  ;  la  beauté 
du  langage  lui  est  inspirée  par  la  beauté  des  lois 
qu*il  contemple  ;  il  est  dans  la  vérité  ;  il  a  pied 
sur  terre  et  le  ciel  est  au-dessus  de  sa  tête,  et, 
comme  dans  les  œuvres  divines,  quoique  de  loin» 
la  sagesse  est  revêtue  d'une  grâce  parfaite.  Son- 
gez donc,  après  cela,  dans  quel  temps  Rousseau 
a  pensé  ces  choses.  C'est  quand  cet  imbécile 
de  d'Holbach  croyait  qu'un  gentilhomme  ne 
pouvait  pas  décemment  croire  en  Dieu  ;  ce 
n'est  pas  bien  loin  du  moment  où  Helvétius  pro- 
fessait que  toute  la  différence  de  l'homme  au 


LETTRES.  25 

chien  tenait  à  la  façon  dont  les  mains  étaient  ar- 
ticulées ;  que  toute  la  différence  entre  Bossuet  et 
un  chevd  de  fiacre  consistait  dans  la  manière 
dont  les  cinq  doigts  de  l'évêque  de  Meaux  pou- 
vaient se  plier,  se  serrer,  se  rapprocher,  s'éloi- 
gner. C'est  vrai  que  je  radote  un  peu*  C'est  Tâge 
et  la  maladie  ;  que  voulez-vous  ? 

M.  le  chargé  d'affaires  de  France  à  Bruxelles 
soutient  dignement  l'honneur  du  pays.  Il  pousse 
d'affreuses  clameurs  contre  moi  parce  que  j'ai  eu 
la  négligence  de  ne  lui  répondre  que  le  jour 
même  de  la  réception  de  sa  lettre  ou  peu  s'en 
faut. 

Voulez-vous  savoir  qui  est  venu  ici  hier  soir  ? 
Voici  :  M.  et  madame  Villemain,  M.  et  madame 
Lebrun,  le  ministre  de  Belgique,  l'ambassadeur 
d'Angleterre,  M.  Guizot,  M. de  Guisard,  M.  d'Hau- 
bersaërt,  madame  la  duchesse  de  Massa,  M.  et 
madame  Serurier,  M.  Georges  Serurier,  M.  Jouf- 
froy,  M.  de  Canouville,  les  deux  miss  Berry, 
M.  Cafiarelli,  M.  Anisson,  madame  de  Rémusat, 
M.  Sampayo,  M.  Boulay  de  la  Meurthe,  le  géné- 
ral Haxo,  le  colonel  Caradoc  et  vingt  autres,  ce 
qui  faisait  un  très-joli  salon. 


26  LETTRES. 


X. 


A  LA  MÊME. 


Samedi,  17  décembre  lase. 

J'ai  reçu  hier  une  très-aimable  lettre  de  vous 
et  aussi  une  lettre  de  M.  d'Haussonville,  dont  je 
le  remercierai  prochainement  comme  il  le  mérite. 
D*abord,  madame  votre  mère  désire  savoir  si  le 
présent  que  vous  destinait  madame  de  Staël,  et 
cpii  vous  a  été  envoyé  d'ici  à  Bruxelles,  vous  est 
arrivé  à  bon  port  ;  si  vous  avez  accusé  réception 
de  ce  dit  présent  à  madame  de  Staël  ;  si  ce  dit 
présent  est  joli  ;  si  ce  sont  des  diamants  ou  des 
plumes,  ou  des  perles,  ou  des  dentelles,  ou  des 
fleurs  ;  si  la  douane  a  porté  ses  mains  impies  sur 
ces  fleurs,perles,ou  plumes,  ou  quoi  que  ce  soit.  Si 
ce  sont  des  plumes  de  ffrèbes^  je  vous  prie  de  me 
les  envoyer.  Ces  plumes  de  grèbes  me  plaisent 
fort.  Je  vois,  tout  aussitôt  que  je  les  regarde,  les 
grands  lacs  ;  j'entends  le  mouvement  des  eaux 
et  les  roseaux  qui  bruissent  dftns  les  anses  écar- 
tées ;  envoyez-moi  ces  grèbes  ;  soufflez  fort  sur 
ces  plumes  dans  la  direction  de  Paris  ;  elles  m'ar- 
riveront  sans  être  froissées  par  l'œil  du  douanier. 
Si  c'étaient  des  perles,  je  les  accepterais  aussi. 


LETTRES.  27 

J'ai  tant  d'imagination  qne  la  vue,  la  possession 
d'une  belle  perle  me  plonge  an  fond  des  océans  : 
voilà  le  lit  des  mers,  ces  couches  d'ambre  et  de 
corail  qni  restent  paisibles  qnand  le  vent  agite 
la  surface  des  eaux  ;  yoilà  ces  beaux  poissons 
avec  leurs  riches  couleurs  qui  vivent  dans  ces 
retraites  profondes  et  qui  ne  sont  jamais  remon- 
tés jusqu'à  l'air  que  nous  respirons  ;  voilà  cette 
perle  qui  a  dormi  des  siècles  à  côté  de  tous  ces 
secrets  que  l'œil  de  l'homme  n'a  pu  voir  et  qpi'il 
ne  verra  jamais,  et  cela  vaut  de  5  à  6,000  francs 
net  ;  c'est  un  bon  argent.  —  Si  des  dentelles^ 
voyons  les  dentelles; — sur-le-champ,  un  roman 
se  développe  devant  moi.  La  pauvre  jeune  fille 
qui  a  travaille  cette  dentelle  a  fatigué  les  plus 
beaux  yeux  du  monde  à  cette  fragile  merveille  ; 
sa  pensée  rêveuse  suivait  tous  ces  fils  qui  s'en- 
trelacent et  reviennent  et  s'en  vont.  Qui  dira 
toutes  les  idées  mélancoliques,  toute  la  vivacité 
triste  qui  ralentissait  ou  précipitait  la  tâche  de 
la  pauvre  ouvrière?  Qui  saura  pourquoi  ce  fil  a 
dévié  de  son  chemin  sous  ses  doigts  distraits  ? 
D* où  vous  pouvez  voir  que,  si  j'étais  marcheuid 
de  vieux  habits,  je  m'arrêterais  tout  pensif  au 
coin  d'une  rue,  et,  m' asseyant  sur  une  borne, 
j'interrogerais  les  gilets  usés  et  les  uniformes 
déchirés  sur  les  destinées  de  leurs   maîtres. 


28  LETTRES. 

Vous  ne  serez  donc  pas  encore  ici  pour  le  22  ? 
Il  y  aura  foule  à  Tlnstitut.  Les  billets  de  centre, 
les  bons  billets,  y  sont  très-recherchés.  Vous  savez 
la  niche  du  sort  ?  On  a  tiré  Tautre  jour  de  Tume 
le  nom  des  trois  académiciens  qui  devaient  en* 
tendre  d'avance^  conformément  au  règlement, 
les  discours  de  M.  de  Ségur  et  de  M.  Guizot,  et 
ces  noms  se  sont  trouvés  être  M.  Royer-CoUard, 
M.  Thiers  et  M.  Dupin.  C'est  à  croire  que  le  hasard 
a  pu  faire  les  mondes  dans  une  bonne  veine. 
Quoi  qu'il  en  soit,  M.  Royer-CoUard  s*est  excusé 
sous  prétexte  qu'il  arrivait  de  la  campagne,  qu'il 
lui  fallait  ranger  ses  livres  et  ses  papiers  et  qu'il 
faisait  tout  lentement.  Sont  restés  pour  juges 
M.  Thiers  et  M.  Dupin.  Le  discours  de  M.  Guizot 
n'a  pas  fait  un  pli  ;  il  a  passé  comme  une  lettre 
à  la  poste.  M.  de  Ségur  a  été  moins  heureux.  Les 
éloges  qu'il  fait  du  récipiendaire  sont  un  peu  po- 
litiques et  fort  à  la  gloire  du  plus  juste  milieu. 
Cela  a  indigné  le  génie  tiers-parti  de  M.  Dupin 
et  un  peu  aussi  M.  Thiers.  Voilà  donc  M.  Dupin 
qui  veut  qu'on  rabatte  des  éloges  à  M.  de  Ségur 
qui  n'en  veut  point  démordre.  Si  les  esprits  ne 
se  ccdmaient  pas  de  part  et  d'autre,  ce  serait  un 
accroc  à  la  séance  du  22. 

Les  bulletins  de  Constantine  obscurcissent  un 
peu  ces  joies  littéraires  et  ces  querelles  littéraires. 


LETTRÉS.  29 

C'est  une  cruelle  histoire...  On  s'occupe  à  peu 
près  uniquement  ici  de  cette  triste  Afrique  ;  il  y 
a  bien  de  quoi.  Du  moins,  si  l'expédition  a  été 
conduite  témérairement,  la  retraite  s'est  faite 
avec  ordre  et  sang-froid,  et  le  maréchal  Clauzel 
s'y  est  montré  habile  et  courageux. 

On  a  ouvert  tous  les  beaux  salons.  Les  belles 
lampes,  les  belles  porcelaines,  les  belles  bouil- 
loires en  argent,  des  glaces  à  toutes  les  parois 
des  murs^  d'autres  glaces  à  la  vanille  ou  aux  noi- 
settes avec  le  thé.  Veuillez  me  donner  vos  ordres 
pour  la  demande  de  votre  congé. 

Pourquoi  me  trouvez-vous  un  modèle  de  la 
perfectibilité  humaine  ?  J'avais  d'abord  lu  perfec- 
tion^ à  cause  de  l'imperfection  de  votre  écriture 
et  j'ai  été  désappointé. 

Vous  aurez  peu  de  peine  à  rendre  votre  appar- 
tement très-joli.  La  vue  du  jardin  est  déjà  très- 
agréable  et  il  n^est  point  donné  au  bois  de  palis- 
sandre, si  laid  qu'il  soit^  de  gâter  cette  vue  et  ce 
soleil  si  gai,  quand  il  y  a  du  soleil. 

Tout  le  monde  se  porte  bien,  mais  il  fait  froide 
froid,  froid  ! 


LETTRES. 

XL 

A  LA  uàUU. 

Goppet,  18  juillet  1837. 

Je  veux  pourtant  avoir  directement  dQ  vos 
nouvelles,  madame.  Je  veux  absolument  voir  de 
votre  belle  écriture.  Je  ne  veux  pas  perdre  l'ha- 
bitude de  la  lire  et  cette  habitude  se  perdrait  fort 
vite.  Il  me  semble  que,  pendant  votre  séjour  à 
Bruxelles,  je  vous  écrivais  plus  souvent.  C'est 
probablement  parce  que  vous  étiez  alors  loin  des 
pays  civilisés.  A  Gurcy,  c'est  tout  autre  chose. 
Gurcy  est  Seine-et-Marne  et  Tony  parle  français. 
C'est  même  vous.qui  savez  les  nouvelles  et  les  pro- 
grès et  l'état  des  mœurs  «  d'aujourd'hui  jeudi,  » 
comme  disait  M.  de  Montlosier.  Au  bord  de  ce 
lac,  je  n'en  sais  pas  plus  sur  la  politique  de  France 
que  les  petites  truites  de  la  Versoy. 

J'ai  retrouvé  toutes  ces  montagnes  à  la  même 
place  ;  seulement,  les  neiges  m'ont  paru  moins 
blanches  et  le  vert  des  arbres  un  peu  moins  bril- 
lant. Les  Alpes  ou  moi,  nous  avons  un  peu 
vieilli.  Quant  à  Genève,  il  est  resplendissant  ; 
tout  le  quai  en  face  des  Bergues,  de  l'autre  côté 
du  Rhône,  est  d'une  beauté  surprenante.  Lasta- 


LETTRES.  31 

tua  41  Rousseau  a  été  inaugurée  au  milieu  de 
Tenthousiasme  public.  Le  pauvre  petit  horloger 
qui  s'enfuyait  de  Genève,  il  y  a  moins  de  cent 
ans,  ne  sachant  où  aller  souper,  ni  où  se  coucher 
est  devenu  le  premier  citoyen  de  la  fière  Répu- 
blique; sa  statue  est  là,  regardant  couler  les 
flots  bleus  du  Rhône.  Il  tient  un  livre  à  la  main; 
les  uns  disent  que  c'est  le  Contrat  social^  les  autres 
que  c'est  tout  simplement  V Emile.  Les  rues  hautes 
enragent  un  peu  de  voir  là  le  petit  horloger  révo- 
lutionnaire. Pour  être  juste^  il  faudrait  donner 
aussi  une  statue  à  Calvin,  mais  il  ne  paraît  pas 
qu'on  s'en  occupe.  Albert  vous  écrit-il  de  ses 
montagnes  ?  Vous  a-t-il  dit  qu'il  s'était  pris  de 
querelle  avec  le  maître  de  l'auberge  du  24  Fé- 
vrier'^ lequel  voulait  lui  faire  payer  cinq  francs 
ce  qu'il  avait  bu  de  bière  avec  M.  Patin.  Boire  en 
passant  pour  cent  sous  de  bière,  c'est  beaucoup 
boire,  ou  payer  bien  cher.  Il  s'en  est  tiré  sans  le 
moindre  assassinat. 

Je  lis  ou  j'écris  tout  le  jour  ;  je  viens  de  me 
débattre  contre  le  scepticisme.  Ce  n'est  pas  une 
petite  affaire.  J'ai  dit  très-péremptoirement  mon 
avis,  mais  je  n'en  suis  pas  encore  parfaitement 


1.  Auberge  de  la  Gemmi,  oii  Werner  a  placé  la  scène  de  son 
célèbre  drame,  le  24  Février, 


32  LETTRES. 

sûr.  Je  m'en  vais  griffonner  pour  la  refae  de 
M.  Rossi  un  article  sur  la  vie  de  W al  ter  Scott  ^  par 
son  gendre  ,  M.  Lockhart.  Lisez  cette  Vie  de 
Walter  Scott ^  elle  est  très-intéressante.  Ne  relisez 
jamais  de  la  connaissance  de  Dieu  et  de  soi-même  de 
Bossuet  ;  cela  ne  vaut  pas  la  peine.  C'est  la  seconde 
fois  que  je  m'y  laisse  prendre.  Le  livre  de  Féne- 
lon  est  bien  supérieur.  Je  ravaude  un  peu  dans 
la  Bibliothèque  universelle  de  Genève.  Il  y  a  des 
articles  intéressants.  Deux  ou  trois  de  M.  Topffer, 
historien  de  M.  Jabot,  qui  sont  spirituels  et,  ce 
qui  est  singulier,  assez  touchants.  Je  viens  de 
m'embarquer  avec  le  capitaine  Ross  pour  sa 
seconde  expédition  au  pôle  arctique.  Âvez-vous 
suivi  dans  les  journaux  l'aimable  correspondance 
dû  capitaine  d'Urville  et  de  M.  Arago  sur  le 
voyage  projeté  au  pôle  antarctique  ?  Ils  s'arra- 
chent les  cheveux  sur  la  question  de  savoir  ce 
qui  se  trouve  dans  les  endroits  où  personne  n'a 
mis  le  pied.  C'est  bien  mal  à  des  physiciens  de 
faire  des  hypothèses  et  de  se  dire  des  injures.  Je 
lis  Fleetwood  de  Godwin,  l'auteur  de  Caleb 
Williams.  Ce  n'est  pas  bon. 

Vous  dites  à  tout  cela  quand  aura-t-il  tout  lu  ? 
Je  vous  demande  pardon  de  vous  entretenir  de 
mes  lectures,  mais  vous  savez  que  la  vie  d'un 
homme  de  lettres  est  dans  ses  ouvrages,  et 


LETTRES.  33 

j'ajoute  dans  ses  lectures  quand  il  ne  compose 
pas  grand'chose. 

Priez  donc  M.  d'Haussonville  de  me  fournir 
quelque  aliment  politique.  Qu'y  a-t-il?  Dissout- 
on?  Traite-t-on?  Amnistie-t-on  ?  On  me  dit  qu'on 
penseàdissoudre.  On  me  dit  que  le  traité  avec  Ab- 
del-Kader  va  mettre  la  modération  et  T  horreur 
du  sang  et  toutes  les  grâces  de  la  civilisation  à 
Tordre  du  jour  parmi  toutes  les  tribus  de  l'Atlas 
et  dans  toute  l'étendue  du  désert.  On  me  dit  qu'il 
faut  entendre,  par  les  exceptions  faites  à  l'amnis- 
tie, que  tous  ceux  qui  sont  exceptés  de  ce  bienfait 
seront  encore  mieux  traités  que  les  autres.  Je 
trouve  les  journaux  désespérément  nuls.  Est-il 
donc  vrai  qu'ils  soient  tous  inspirés  par  le  gou- 
vernement ? 

Que  dites  vous  des  Voix  intérieures  de  M.Victor 
Hugo?  Il  me  semble  l'objet  de  toutes  les  atten- 
tions des  princes  de  ce  monde.  Qu'est-ce  que  ce 
tableau  qu'il  ^  trouvé  un  soir  dans  son  salon  et 
que  lui  envoyait  M.  le  duc  d'Orléans? 


m. 


34  LETTRES. 


XII. 


A  M.   RAULIN. 


Coppetf  24  août  1837. 

Vous  trouverez  que  je  suis  toujours  par  les 
chemins,  mon  cher  ami.  Votre  dernière  lettre  de 
Valençay  est  arrivée  ici  pendant  que  j'étais  à 
Ghamounix,  dans  les  États  de  S.  M.  Sarde.  Voilà 
ce  qui  fait  que  je  vous  réponds  un  peu  tard.  Je 
ne  suis  pas  même  bien  sûr  que  ceci  vous  rencon- 
tre encore  à  Valençay,  mais  ma  lettre  aura,  je 
pense,  assez  d'intelligence  pour  vous  aller  re- 
trouver à  Chérigny.  Je  vois  avec  plaisir  que  ce 
n'est  pas  tout  d'être  ïiommé  maître  des  requêtes 
en  service  ordinaire;  il  faut,  sur-le-champ,  un 
congé  pour  se  préparer  par  le  repos  à  bien  faire 
son  service.  J'ai  vu  enfin  cette  sainte  Elisabeth . 
C'est  une  bonne  et  honnête  fille  et  qui  a  beau- 
coup d'esprit.  J'aime  votre  article,  pour  le  fond 
et  pour  la  forme,  sauf  quelques  bizarreries  de 
style  qui  n'ont  pas  grand  inconvénient.  Seule- 
ment, faites-moi  Tamitié  de  me  dire  où  vous  avez 
vu  les  formes  sévères  de  l'art  byzantin  ?  J'ai  vu 
à  Mayence  une  église  byzantine  qui  n'est  pas  du 
tout  sévère.  Cela  a  l'air  d'une  salle  de  bains  pour 


LBTTRBS.  35 

des  odalisques.  Il  est  vrai  qu'il  ne  faut  disputer 
sur  l'art  avec  personne.  Une  fois  Timagination 
tournée  d'une  certaine  façon,  on  voit  tout  ce 
qu'on  veut.  On  a  vu  bien  des  bêtises  depuis  vingt 
ans  à  travers  les  ogives.  L'autre  jour,  à  Ghamou- 
nix,  en  regardant  les  formes  bizarres  des  gla- 
ciers, j^entendais  quelqu'un  dire  :  a  Voyez  comme 
cela  ressemble  à  une  procession  de  fantômes  !  » 
et,  tout  bien  considéré,  je  trouvais  que  cela  res- 
semblait à  un  amas  de  glace.  Je  n'en  persiste 
pas  moins,  malgré  la  sévérité  de  l'art  byzantin, 
à  trouver  que  vous  avez  écrit  là  une  vingtaine 
de  pages  excellentes. 

Ce  voyage  de  Ghamounix  m'a  indignement  fa- 
tigué, mais  j'y  ai  trouvé  de  l'intérêt.  Ges  menta- 
gnes  de  Savoie  sont  très-belles,  mais  ces  pauvres 
montagnes  sont  aussi  travaillées  par  des  révolu- 
tions. J'ai  vu  la  place  où  était,  il  y  a  quinze  jours 
encore,  un  lac  charmant,  transparent,  tranquille, 
avec  de  belles  forêts  qui  pendaient  sur  les  eaux. 
Ces  belles  forêts  se  sont  mises  en  danse  Tautre 
jour  et  elles  ont  comblé  exactement  le  lac.  Je 
me  suis  promené  à  pied  sur  ces  débris.  La  veille 
du  jour  où  je  suis  arrivé,  une  autre  montagne 
s'était  à  moitié  écroulée  dans  un  torrent  qui  est 
au-dessous  de  Ghamounix  et  on  passait  les  voi- 
tures à  grand'peine  à  travers  toutes  ces  pierres 


30  LETTRES. 

et  tous  ces  sapins  brisés.  Un  Anglais  était  avec 
son  guide  auprès  du  lac  de  Chède  quand  il  a  été 
si  soudainement  comblé.  Le  guide  s'en  alla  au 
fin  fond  du  lac  avec  la  montagne.  L'Anglais  di- 
sait froidement  en  racontant  cette  aventure  :  «  Je 
n'ai  jamais  rien  vu  de  si  joli,  d  J'ai  visité  la 
grotte  de  Balme  qui  n'est  qu'une  longue  souri, 
cière  humide  et  froide.  On  y  montre  pourtant 
deux  choses  assez  curieuses;  d'abord,  pour  par- 
ler comme  le  guide,  on  voit  à  ses  pieds  la  délicieuse 
vallée  de  Maglan  où  Florian  fit  errer  sa  Claudvie  ; 
ensuite,  on  voit  dans  la  grotte  même,  sur  le  re- 
gistre des  voyageurs,  ce  joli  petit  morceau  où  on 
annonçait  le  29  juillet  1835,  la  mort  du  roi  et 
l'attentat  de  Fieschi.  Si  j'avais  reconnu  l'écriture 
je  serais  allé  dénoncer  sur-le-chami^  Tauteur  à 
M.  le  procureur  du  roi  de  l'endroit  le  plus  voisin. 

Savez -vous  que  la  verve  de  votre  philip- 
pique  contre  la  science,  dans  votre  dernière  let- 
tre, m'a  fait  peur.  Je  crois,  en  vérité,  que  vous 
allez  bientôt  finir  toutes  vos  lettres  par  un  Écra- 
sons la  science.  Assez  écrasé  comme  cela,  mon- 
sieur, restons-en  là,  je  vous  prie. 

Écrivez-vous  quelque  autre  chose  pour  la  Ae- 
vue  française?  Vous  m'avez  parlé  d'une  théorie 
de  l'art.  Vous  feriez  bien  là-dessus  quelque  chose 
de  bon  si  vous  n'étiez  pas  cousu  de  préjugés. 


LETTRES.  37 

Pourquoi  ces  numéros  de  la  Revue  sont-ils,  d'ail- 
leurs, si  maigres  ?  J'entends  dire  que  M.  Guizot 
va  y  porter  secours  ;  je  m'imagine,  en  outre,  que, 
tôt  ou  tard,  elle  prendra  une  forme  politique.  Si 
les  élections  ont  lieu  cette  année,  on  pourra  s'en 
servir  pour  tirer  quelques  boulets  sur  l'ennemi, 
mais  un  journal  qui  paraît  tous  les  quinze  jours 
n'a  pas  grande  autorité.  Pour  moi,  si  je  savais 
où  mettre  des  articles  politiques,  il  me  semble 
que  j'en  ferais  quelques-uns  qui  ne  seraient  pas 
trop  mauvais  ;  mais  où  voulez-vous  mettre  de  la 
politique?  Le  monde  entier  appartient  à  César, 
c'est-à-dire  au  ministère.  Ce  César  a  bien  parfois 
l'air  de  Laridon  ;  eh  bien  !  le  monde  entier  ap- 
partient à  Laridon.  Cela  s'est  vu  plus  d'une  fois 

dans  rhistoire 

Bonjour  encore  ;  si  ma  lettre  n'a  pas  le  sens 
commun  c'est  que  je  suis  à  peu  près  malade  et 
d'une  humeur  de  chien.  Il  a  fait  tous  ces  jours-ci 
une-  abominable  chaleur  qui  rendait  ces  vallées 
comme  des  fours.  Il  fait  aujourd'hui,  par  com- 
pensation, une  brume  épaisse  qui  couvre  tout 
d*un  voile  assez  triste  et,  naturellement,  me  fait 
voir  tout  en  noir.  Vous,  qui  êtes  maître  des  re- 
quêtes, vous  ne  pensez  qu'à  la  joie  d'avoir  des 
broderies  bleues  sur  le  devant  de  voire  habit. 


38  LETTRES. 


XIII. 


A    MADAME   d'hADSSONVILLE. 


Broglie,  10  décembre  1837. 

Vou6  ne  vous  êtes  point  aperçu,  madame,  que 
je  ne  vous  ai  point  écrit  depuis  plus  d'un  mois. 
Je  Tai  très-bien  remarqué,  moi.  J'ai  pense  que 
mes  lettres  seraient  assez  mal  reçues  au  milieu 
de  tous  les  ennuis  que  vous  avez  eus.  Maintenant 
que  Ton  a  essuyé  la  rigueur  des  premiers  froids 
à  la  campagne,  on  s'en  va,  et  vous  reverrez  votre 
monde  le  15  au  soir,  ou,  tout  au  moins,  le  16  de 
bonne  heure.  Quoi  que  j'en  dise,  le  temps  s'est 
fort  bien  passé  ici,  et  l'on  y  a  beaucoup  parlé,  lu, 
discuté,  disputé.  M.  Raulin  vous  aura  donné  des 
nouvelles  et  des  bulletins  de  toutes  nos  batailles 
théologiques,  littéraires,  métaphysiques^  politi- 
ques. 

Irez-vous  à  l'ouverture  de  la  session  ?  Qui  fait 
le  discours  du  Roi?  C'est  un  beau  sujet  à  traiter; 
la  concorde  au  dedans,  et  la  victoire  du  côté  de 
l'Orient. 

Je  rapporte  à  Paris  un  très-méchant  article  sur 
Walter  Scott.  J'en  ai  honte  ;  mais  j'ai  été  gran- 
dement distrait  par  la  bibliothèque.  Un  livre  en 


LETTRES.  39 

appelle  un  autre.  J'ai  une  curiosité  sans  bornes. 
Je  suis  tombé  sur  les  discours  de  M.  Pitt,  qui 
m'ont  ramené  à  Thistoire  du  règne  de  Georges  III, 
qui  m'a  poussé  dans  les  pamphlets  politiques  de 
Johnson,  qui  m'a  obligé  à  lire  les  lettres  de  Ju- 
nius,  qui  m'ont  engagé  à  comparer  ce  style  avec 
celui  des  diatribes  de  Swift,  qui  m'ont  fait  relire 
ses  mémoires  par  Walter  Scott,  qui  m'a  ramené 
devant  mon  malheureux  article,  mais  j'ai  dé- 
tourné les  yeux  et  j'ai  pris  un  livre  de  métaphy- 
sique de  Chalmers,  excellent,  et  que  je  vous 
engage  à  lire,  si  vous  n'avez  pas  abjuré  la  méta- 
physique. 

Voulez-vous  bien  remercier  M.  d'Haussonville 
de  sa  lettre  et  lui  dire  qu'il  n'espère  point  que  je 
ne  lui  réponde  pas.  Vous  avez  donc  gardé  à  Paris 
quinze  jours  durant  M.  d'Eclepens  qui  ne  devait 
y  passer  que  quarante-huit  heures.  Il  nous  a  ra- 
conté des  histoires  charmantes  de  son  voyage 
d'Angleterre.  Il  en  avait  surtout  une  que  je  vous 
raconterais  si  elle  n'était  pas  si  longue  :  Un  bar- 
bier, tm  moine  et  un  soldat  voyageaient  ensem- 
ble. Arrivés  dans  une  auberge  d'assez  mauvaise 
apparence,  ils  prennent  peur  et^  couchés  dans  la 
même  chambre,  ils  conviennent  de  veiller  tour 
à  tour.  Le  barbier  monte  la  garde  le  premier. 
Voyant  le  moine  tonsuré  qui  dormait  profondé- 


40  LETTRES. 

ment,  et  aussi  T  officier  avec  ses  grands  cheveux 
et  ses  grandes  moustaches,  il  lui  prend  envie  de 
raser  et  de  tonsurer  Tofflcier  pendant  qu'il  dort 
pour  lui  donner  Tair  d'un  moine.  Il  se  met  à  l'œu- 
vre et  finit  son  opération  sans  réveiller  le  mili- 
taire. Puis^  quand  l'heure  de  sa  faction  est  finie, 
il  secoue  l'officier  nouvellement  tonsuré  et  lui 
dit  que  c'est  à  son  tour  à  faire  sentinelle.  Le  bar- 
bier se  couche  ;  l'officier  se  lève  tout  en  grognant 
et  encore  à  moitié  endormi.  Allant  et  venant 
dans  la  chambre,  il  se  regarde  tout  à  coup  dans 
la  glace  et,  sautant  de  joie  à  la  vue  de  sa  tonsure, 
il  s'écrie  :  «Quel  bonheur  !  le  barbier  s'est  trompé. 
Il  a  éveillé  le  moine  et  non  pas  moi.  » 

Voilà  une  belle  histoire,  j'espère,  et  comme  on 
n'en  raconte  pas  à  Paris.  La  session  ne  sera  peut- 
être  pas  si  amusante  que  cette  histoire-là. 


XIV. 


Broglie,  13  juillet  1S38. 


A   M.    RAULIN. 


  demain,  mon  cher  ami,  car,  si  vous  êtes  un 
homme  de  parole,  c'est  demain  que  vous  partez. 
Vous  dites  le  15,  mais  un  peu  d'impatience,  j'es- 


LBTTRES.  41 

père,  vous  fera  quitter  Paris  le  14.  Vous  devez 
rôtir  sur  cette  place  Louis  XV  avec  ces  grandes 
dalles  qui  sont  des  verres  ardents  par  ce  soleil. 
Ici,  il  y  a  de  grands  châtaigniers,  de  grands  chê- 
nes, de  grands  hêtres  qui  vous  attendent,  et, 
pour  parler  poétiquement,  comme  fait  la  prose 
la  plus  simple  aujourd'hui,  ils  murmurent  d'im- 
patience de  vous  abriter  sous  leur  ombre.  Venez, 
Paris  ne  vaut  pas  la  peine  qu'on  y  reste.  Sachez, 
monsieur,  que  cet  article  de  la  Revue  sur  This- 
toire  de  Louis  XIII  que  vous  pensiez  si  mauvais 
est  trouvé  excellent  par  des  gens  qui  s'y  connais- 
sent assurément.  M.  Guizot  m'en  a  parlé  dans 
des  termes  qui  vous  auraient  donné  quelque  va- 
nité^ quoique  vous  ne  soyez  point  sujet  à  Ta  va- 
nité. Quant  à  moi,  je  continue  à  ne  pas  avoir  lu 
ledit  article,  attendu  que,  si  je  néglige  la  Revue, 
la  Revue  paraît  me  mépriser  fort  et  ne  m'envoie 
pointées  cahiers.  Vous  êtes,  me  dit-on,  dans  le 
même  numéro  que  l'article  de  M.  Duvergier  de 
Hauranne;  Il  me  paraît  d'une  société  un  peu 
compromettante.  M.  le  garde  des  sceaux  pour- 
rait bien  être  tenté  de  vous  destituer  pour  écrire 
dans  le  même  journal  que  ce  député  félon.  Ces 
messieurs  prennent  goût  aux  lois  de  septembre. 
Ces  lois  de  septembre,  ces  fières  déesses  n  étaient 
pourtant  pas  faites  pour  être  les  servantes  de  ces 


42  LETTRES. 

messieurs.  Elles  étaient  nées  pour  garder  la  mo- 
narchie au  milieu  du  tumulte  révolutionnaire,  et 
point  pour  défendre^  comme  des  caniches,  le 
portefeuille  des  ministres. 

Je  m'arrête  de  peur  de  commettre  un  attentat 
pour  défaut  de  mesure  dans  mon  langage. 

Ma  tête  est  toujours  comme  utie  montre  qui 
s'arrête  quand  je  la  secoue  fortement.  Elle  fait 
tic-tic  pendant  un  quart  d'heure,  pour  s'arrêter 
encore.  Venez,  monsieur,  vous  l'avez  promis  au 
duc  de  Broglie.  Apportez  un  beau  morceau  sur 
Richelieu.  Je  vous  louerai  en  face.  C'est  un  des 
grands  plaisirs  de  la  vie  d'être  loué.  Je  ne  puis 
louer  madame  Sand  d'avoir  fait  YUscoque.  C'est 
le  Corsaire  de  lord  Byron  en  prose  boursou- 
flée. 

Vous  trouverez  ici  mademoiselle  de  Pomaret 
et  M.  et  madame  d'Haussonville.  M.  et  madame 
du  Parquet  ont  passé  ici  quelque  quinze  jours 
dans  une  amabilité  parfaite.  On  lit  encore  un  peu 
le  soir.  Vous  pourrez  reprendre  les  Provinciales 
comme  au  moment  de  votre  réveil  dans  le  salon 
l'hiver  dernier.  Je  suis  fâché  de  vous  voir  quitter 
saint  Cyprien.  Vous  êtes  volage  avec  les  Pères 
de  l'Église.  Vous  avez  déjà  joué  le  même  tour  à 
saint  Jean  Bouche  d'or,  qui  vous  le  reprochera 
durement  dans  l'autre  monde  et  qui  vous  fera  un 


LETTRES.  43 

discours  sur  la  persévérance.  A  ce  sujet»  je  n*ai 
rien  à  me  reprocher.  Je  vous  ai  prêché  en  temps 
et  hors  de  temps.  Il  n'y  a  de  plaisir  que  dans  les 
études  qu'on  poursuit  longtemps.  Il  faut  savoir 
braver  quelques  moments  d'ennui  et  aller  au 
fond  des  choses.  C'est  là,  sur  tous  les  sujets, 
qu'est  le  plaisir  sérieux  et  durable 

'    .    .    at  ilium 

Corvata  in  montis  fâciem  circumstetit  anda. 
Accepitque  sinu  vasto,  migitque  sub  amnem. 
Jamque  domum  mirans  genitricis,  et  humida  régna, 
Speluncis  quelacus  clausas,  lucosque  sonantes, 

Ibat 

C'est  la  persévérance  qui  vous  conduira  dans 
ces  beaux  abîmes,  et  ne  dites  pas  qu'il  est  trop 
tard. 

Cœtera  desiderantur^  ce  qui  veut  dire  que  vous 
ne  vous  souciez  pas  du  reste. 

Bonjour. 


XV. 


AU  MâME. 

Broglie,  17  août  1838. 

J*ai  été  ennuyé  tous  ces  jours  derniers,  mon 
cher  ami»  par  un  article  d'une  effroyable  len- 
teur à  copier.  Tout  en  copiant,  le  démon  du 


44  LETTRES. 

perfectionnement  me  fait  tout  changer  et  il  ne 
reste  plus  qu'un  quelque  chose  qui  n'a  plus  de 
nom  dans  aucune  langue.  Vous  lirez  cela  pour 
votre  malheur.  Je  m'en  vais  disserter  sur  Tédu- 
cation  comme  la  fait  le  génie  laïque  et  comme 
l'arrange  le  génie  ecclésiastique,  comme  l'entend 
Y  Emile  et  comme^  l'entend  l'évêque  de  Meaux- 
Que  faites- vous?  Vous  manquez  ici.  On  ne  s'y 
dispute  plus  autant.  On  n'entend  plus  ces  belles 
décharges  de  feux  croisés  de  paradoxes  et  de 
préjugés;  nous  avons  perdu  l'entêtement  des 
vieilles  doctrines  uni  à  l'insolence  naturelle  de 
l'esprit  moderne.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  vous  re- 
grette et  chacun  vous  regrette  ;  il  n'y  a  plus  que 
moi  pour  dormir  pendant  les  lectures  du  soir. 
Vous  n'auriez  pourtant  pas  dormi  à  quelques 
fables  de  la  Fontaine,  supérieurement  lues  par 
M.  Lebrun.  Votre  sang  classique  se  serait  réveillé 
dans  vos  veines.  Peut-être  n'auriez-vous  pas 
dormi  non  plus  à  la  mort  de  Wallenstein.  Je 
reprends  fort  à  Schiller;  on  a  beau  dire  que  ce 
n'est  point  dramatique  et  que  la  réalité  y  manque, 
je  suis  passablement  ennuyé  de  l'agitation  et  des 
grimaces  de  ce  qu'on  nomme  la  réalité  dans  les 
drames.  Je  reviens  à  une  opinion  de  mon  extrême 
jeunesse,  quand  je  ne  trouvais  rien  de  plus  beau 
au  monde  que  Ylphigénie  en  Tauride  de  Goethe, 


LETTRES.  45 

précisément  parce  qu^il  n'y  a  là  ni  vérité  locale, 
ni  observation  minutieuse  des  passions,  et  que 
ce  sont  presque  des  abstractions  poétiques  qui 
ont  juste  assez  de  formes  pour  ne  pas  échapper 
à  la  vue  et  rien  de  plus.  Relisez  cette  Iphigénie 
efi  Tauride.  Si  vous  ne  vous  ennuyez  mortelle- 
ment^ vous  serez  ravi,  mais  il  faut  un  tact  parti- 
culier pour  y  prendre  plaisir ,  quelque  chose  de 
la  seconde  vue  qui  fait  que  les  esprits  d*élite 
voient  des  choses  charmantes  au  fond  du  gali- 
matias double  de  saint  Martin.  Pour  passer  du 
mysticisme  à  réclectisme,avez-vo us  vu  quelques 
hôtes  du  dîner  de  Ghamplâtreux  ?  De  quoi  donc 
se  plaint  le  cuisinier  de  M.  le  président  du  Con- 
seil? Est-il  vrai  qu^ilait  exigé  Tinsertion  d'une 
note  au  Moniteur^  qui  établit  qu'il  avait  présidé 
tout  seul  au  dîner,  et  qu'il  était  faux  que  M.  Che- 
vet y  eût  mis  la  main.  C'est  un  grand  signe 
d'apaisement  des  partis  que  ces  luttes  où 
l'on  ne  se  jette  à  la  tête  que  YAlmanach  des 
gourmands.  Je  voudrais  savoir,  néanmoins,  et 
c'est  ici  une  question  constitutionnelle  presque, 
je  voudrais  savoir  si  l'on  a  suivi,  dans  la  confec- 
tion de  ce  repas,  la  Cuisinière  bourgeoise  ou  le  Cuisi- 
nier royal.  La  garde  nationale  se  le  demande  avec 
inquiétude. 

Cette  lettre  est  commencée  depuis  bien  long- 


46  LETTRES. 

temps.  J^ai  eu  mille  choses  à  faire  dans  Tinter- 
valle ,  mille  choses  que  j'ai  oubliées,  mais  qui 
étaient  indispensables  au  moment  même.  Les 
jours  et  les  mois  et  la  vie  s'en  vont  diablement 
vite.  On  n'a  de  temps  pour  rien.  Je  voudrais  ce- 
pendant en  avoir  pour  vous  écrire,  parce  que 
cela  m'amuse.  Que  faites-vous  dans  cette  crimi- 
nelle cité  de  Paris,  super  flumina  Babyhnis  ?  Vous 
êtes  homme  à  vous  enivrer  des  eaux  de  cette 
Babylone.  Êtes-vous  retourné  à  vos  dossiers? 
Vous  allez  respirer  cette  poussière  un  peu  sèche- 
pendant  tout  rhiver,  pendant  que  M.  et  madame 
d'Haussonville  s'en  vont  respirer  la  poussière  hu^ 
mide  des  cascades  de  Tivoli.  Je  leur  envie  ce  voyage. 
Je  voudrais  avoir  un  prix  de  vertu  de  six  mille 
francs  ;  je  l'emploierais  à  aller  visiter  la  maison 
de  Cicéron  et  le  petit  champ  et  le  petit  bois  d'Ho- 
race. Quant  à  Horace,  il  n'aurait  pas  eu  le  prix 
de  vertu.  C'est  le  pourceau  d'Épicure  avec  de 
grandes  ailes  poétiques.  Nous  avons  aujourd'hui 
beaucoup  de  pourceaux  d'Épicure,  mais  les  ailes 
manquent.  Ils  se  vautrent  en  croyant  voler. 

Bonjour,  mon  cher  ami  !  Méprisez  cette  terre 
et  ne  vous  arrêtez  pas  super  flumina  Babylonis. 


LETTRES.  47 


XVI. 


AU  BfâME. 


Broglie,  25  août  1888. 

Mon  cher  ami,  merci  de  votre  lettre  à  laquelle 
je  ne  réponds  pas.  Je  ne  vous  écris  que  deux  pe- 
tits mots  pour  vous  demander  un  grand  service. 
Je  renvoie,  aujourd'hui  25,  un  article  pour 
la  Bévue  à  M.  Rossi.  Ce  sont  les  épreuves  corri- 
gées, mais  je  voudrais  bien  que  vous  prissiez  la 
peine  de  jeter  un  coup  d'oeil  sur  la  deuxième 
épreuve  ;  rien  que  la  lire  pour  en  chasser  les 
énormités,  s'il  y  en  a.  La  ponctuation  était  déplo- 
rable. Pardon  de  ces  minces  détails,  mais  il  faut 
toujours  faire  de  son  mieux.  Passez  donc  à  l'im- 
primerie et  voyez.  Voyez  aussi  à  ce  que  l'on  ne 
signe  pas  l'article  par  distraction.  Je  ne  veux  pas 
signer  un  article  imprimé  en  caractères  micros- 
copiques. Dans  le  numéro  de  juin^  par  exemple,  * 
tAne  d'or  .d'Apulée  était  en  caractères  magni- 
fiques. Faut-il  donc  être  classé  ici  en  grands  et 
petits  animaux  ? 

J'écris  une  réclamation  respectueuse  pour  Va-- 
venir  à  M.  Rossi.  Je  lui  représente  que  je  ne  suis 
pas  le  seul  à  qui  l'on  fasse  cette  grâce  de  le  ca- 


48      •  LKTTRES. 

cher  sous  des  formes  imperceptibles  à  l'œil. 
Vous  êtes  aussi  du  nombre.  Je  lui  demande 
de  m'élever  à  la  dignité  de  lisible  quand  j*en- 
verrai  quelqu*autre  chose.  Je  suis  un  atome 
plein  d'amour-propre,  quand  je  m'y  mets.  Cet 
atome  est  bien  confus  de  Tennui  qu'il  va  vous 
donner. 

J'ai  donc  réclamé  la  République  des  lettres  ou 
tout  au  moins  Tégalité  des  classes  moyennes,  car 
je  n'ai  pas  d'insolence.  Je  ne  trouve  pas  mauvais 
que  M.  Guizot  soit  hors  de  ligne,  ni  M.  Cousin, 
ni  M.  de  Rémusat,  mais  vous  et  moi  pouvons 
bien  aspirer  à  Tégalité  avec  tous  ceux  dont  nous 
ne  savions  pas  le  nom  avant  les  publications  de 
la  Revue.  Qu'est-ce  que  M.  et  M.  et  M.?  Je  n'en 
sais  rien. 

Ne  parlez  pas  de  mes  réclamations.  Laissez 
faire  ma  lettre  à  M.  Rossi.  Il  faut  faire  toujours 
le  moins  d'embarras  possible  et  ne  point  criailler. 

Bonsoir^  homme  du  contentieux. 


LETTRES.  49 


XVII. 


A.   M.    A.   W.   8CHLB0EL. 


Paris,  20  octobre  1838. 

Monsieur, 

Je  ne  savais  que  trop  quel  sujet  de  profonde 
douleur  serait  pour  vous  le  cruel  événement  qui 
vient  de  mettre  le  deuil  dans  la  famille  de  M.  de 
Broglie.  Vous  perdez  une  amitié  précieuse  dont 
personne  plus  que  vous  n'était  capable  de  sentir 
le  prix  ;  vous  perdez  tout  ce  qui  vous  rappelait, 
tout  ce  qui  faisait  revivre  pour  vous  un  passé  au- 
près duquel  tout  pâlit  aujourd'hui.  J'aurais  voulu 
qu'il  vous  eût  été  possible  de  venir  ces  premiers 
mois  d'été  à  Broglie  ;  ces  souvenirs  vous  seraient 
doux  à  présent.  Vous  y  auriez  trouvé  dans  tous, 
et  surtout  chez  madame  de  Broglie,  une  amitié 
bien  vive.  Hélas  !  vous  l'eussiez  trouvée  dans  ces 
derniers  temps  plus  animée,  mieux  parlante, 
avec  plus  de  sérénité  d'esprit  que  vous  ne  l'aviez 
jamais  vue.  Celte  funeste  maladie,  rien  n'avait 
pu  un  instant  la  faire  craindre.  Rien^  dans  la 
tranquillité  parfaite  de  la  vie,  ne  pouvait  laisser 
traverser  l'idée  d'un  si  affreux  malheur  pour 
tant  de  destinées. 

m.  4 


50  LETTRES. 

Le  14,  la  maladie  prit  subitement  le  caractère 
d'une  fièvre  nerveuse,  et  sa  violence  ne  fit  que 
s'accroître  jusqu'à  ce  dernier  triste  jour  du  22. 
Il  y  avait  beaucoup  de  fièvres  adynamiques  à 
cette  époque  dans  diverses  parties  de  la  France  ; 
il  y  en  avait  en  Normandie,  mais  elles  n'avaient 
point  ce  caractère.  Hélas!  qu'importe  aujour- 
d'hui les  causes  déterminantes?  Pourquoi  se 
perdre  à  chercher  ce  qui  a  pu  déterminer  le  mal- 
heur ?  Il  ne  faut  pas  non  plus  chercher  dans  les 
idées  religieuses  dont  s'entretenait  l'âme  de  ma- 
dame de  Broglie  des  préoccupations  qui  l'au- 
raient attristée  ou  abattue.  Jamais,  je  vous  le 
disais  tout  à  Theure,  jamais  sa  sérénité  n'avait 
été  plus  complète.  Les  pensées  religieuses  cal- 
maient pour  elle  toutes  les  agitations.  Vous 
savez  avec  quelle  anxiété  elle  s'occupait  des 
moindres  chances  d'accidents  pour  les  siens; 
peu  a  peu,  elle  avait  apaisé  toutes  ces  anxiétés 
sous  l'idée  de  la  Providence.  Son  esprit  aussi  était 
animé  d'un  mouvement  plus  facile  et  plus  char- 
mant que  jamais.  Il  n'est  point  de  malheur  plus 
imprévu  et  qu'on  puisse  moins  rapporter  à  une 
cause,  à  une  influence  quelconque. 

Le  pauvre  Albert  voyageait  depuis  quinze 
jours  en  Bretagne  avec  l'un  de  ses  amis  de  col- 
lège pendant  qu'il  allait  perdre  une  telle  mère. 


LETTRES.  51 

On  ne  savait  où  l'avertir  durant  cette  course 
qu'il  faisait  sans  itinéraire  et  sans  but  déter- 
minés. Il  n'a  pu  trouver  de  lettres  qu'à  Nantes, 
quand  il  n'y  avait  plus  rien  à  espérer  ni  à  crain- 
dre. Madame  d'Haussonville  était  à  Florence; 
elle  n'a  pu,  quelque  rapide  qu'ait  été  son  retour, 
qu'arriver  bien  des  jours  après  que  sa  mère  n'é- 
tait plus.  Madame  de  Staël,  partie  de  Coppet  à  la 
première  crainte  du  danger,  n'a  atteint  Broglie 
que  deux  jours  après  le  dernier  jour. 

Que  vous  dire,  monsieur,  de  l'état  où  reste 
cette  maison  désolée  ?  Personne  ne  saura  com- 
ment reprendre  à  cette  vie  que  madame  de  Bro- 
glie animait  de  son  esprit  et  de  son  âme.  M.  de 
Broglie  a  été  souffrant  plusieurs  jours  après  son 
retour  à  Paris  ;  sa  santé  se  rétablit  un  peu,  mais 
pourra-t-il  se  relever  sous  cette  atteinte  si  pro- 
fonde? Il  suffira  aux  devoirs  qui  lui  restent, 
mais  l'intérêt  de  la  vie  est  fmi  sans  retour. 

Je  vous  dirai  souvent  des  nouvelles  d'une  fa- 
mille qui  est  aussi  la  vôtre  par  l'affection. 

M.  de  Broglie  me  demande  de  vous  parler  de 
son  tendre  attachement.  Albert  désire  que  je  le 
rappelle  respectueusement  à  votre  souvenir. 


52  LETTRES. 


XVIII. 
A   MADAME   LA   BARONNE  A.   DE   STAËL 

Paris,  jeudi  30  mat  1839. 

Louise  est  partie;  mademoiselle  de  Pomaret 
.  est  partie  ;  on  se  réduit  à  sa  plus  simple  expression. 
M.  d'Hausson ville  reviendra  ici  le  2,  et  sa  belle  ca- 
lèche neuve  avec  un  train  rouge  les  mènera  vers 
Coppet.  Je  vois  Coppet  tout  le  jour,  surtout  par 
ce  grand  soleil  qu'il  fait  à  présent  ;  j'entends  le 
bruit  des  fontaines  ;  je  vois  Tombre  de  tous  les 
arbres  ;  rien  ne  garde  plus  pour  moi  l'empreinte 
du  passé  que  ce  lac  et  ces  bords  du  lac.  Il  n'y  a 
que  la  grandeur  et  la  douceur  de  cette  vue  qui 
soit  en  accord  avec  l'image  du  passé...  Reverrai- 
je  moi-même  Coppet?  Il  y  a  des  jours  où  j'en 
doute,  et  puis  je  ne  sais  pourquoi  j'en  doute.  Je 
ne  suis  guère  malade;  c'est  plutôt  mon  esprit 
qui  défaille  que  ma  vie  qui  s'en  va... 

Le  procès  de  la  chambre  des  pairs  ne  paraît 
pas  se  décider  pour  le  mois  de  juin.  La  nature 
des  crimes  prend  un  terrible  caractère  de  gra- 
vité; on  croit  savoir  ceux  qui  ont  tué  de  leurs 
mains  et  avec  guet-apens  des  gens  désarmés  ;  la 
gravité  des  peines  devient  alors  presque  inévita- 


LETTRES.  53 

ble  et  la  lenteur  de  Tinstruction  et  du  jugement 
devient  encore  plus  obligatoire  par  là.  L'Orient 
est  un  sujet  d'entretien,  mais  on  ne  sait  rien  en- 
core de  bien  clair.  Rien  n'établit  que  les  hostili- 
tés aient  commencé,  et,  quand  elles  auraient 
commencé,  TeiTort  de  l'Europe  pourra  bien  en- 
core, pour  cette  fois,  empêcher  ces  deux  chiens 
sauvages  de  se  battre  longtemps.  Nous  envoyons 
une  flotte  de  guerre  pour  assurer  la  paix.  Le  mi- 
nistère va  très-bien^  très-bien^  mais  pa&-iiavan- 
tage.  Bien  des  petites  oppositions  recommen- 
cent, comme  on  voit  poindre  les  mauvaises 
herbes. 

XÎX. 

A.    M.    A.    W.    SCHLEGEL. 

Paris,  t  mars  1840. 

Monsieur,  je  pensais  tristement  depuis  bien 
des  mois  que  la  correspondance  que  vous  m'aviez 
permis  d'entretenir  avec  vous  était  interrompue. 
Je  craignais  de  vous  fatiguer  de  moijet  de  trou- 
bler vos  travaux.  Vous  ne  pouvez  pas  douter  du 
plaisir.et:,de  la  reconnaissance  que  m'a  fait  éprou- 
ver votre  dernière  lettre.  Elle  m^est  une  autori- 
sation pour  renouer  la  chaîne  des  temps.  Je  vous 


54  LETTRES. 

aurais  remercié  immédiatement  sans  une  pe- 
tite fièvre  que  je  devais  à  la  transition  un  peu 
brusque  de  Naples  à  Paris  par  cet  hiver.  Vos  amis 
sont  en  bonne  santé,  grâces  à  Dieu.  Ils  parlent 
souvent  de  vous  dans  leur  grande  et  triste  soli- 
tude. M.  et  madame  d'Haussonville,  madame  de 
Staël  et  Paul  sont  à  Naples.  M.  d'Haussonville  y 
.  est  chargé  d'affaires  de  France.  Madame  de  Staël 
y  restera  pour  sa  santé  jusqu'au  milieu  d'avril. 

Albert  est  revenu  ici  poursuivre  ses  études 
littéraires  et  scientifiques.  Il  a  terminé  les  cours 
du  collège  et  va  bientôt  suivre  la  faculté  de  droit. 
Nous  pensons  souvent  à  Timmense  secours  dont 
lui  seraient  aujourd'hui  vos  conseils  et  vos  en- 
tretiens. Vous  lui  ouvririez  les  grandes  vues  sur 
le  monde  intellectuel.  Vous  êtes  sur  la  montagne 
dominant  tout,  tandis  que  nous  sommes  ici  au 
rez-de-chaussée  à  regarder  par  de  petites  lucar- 
nes. C'est  toujours  le  projet  de  M.  de  Broglie  de 
débuter  par  Bonn,  quand  il  fera  connaître  l'Al- 
lemagne à  son  fils,  et  de  vous  demander  de  lui 
montrer  un  peu  ces  champs  infinis  dont  vous  sa- 
vez toutes  les  routes.  Albert  est  très-digne  de  vous 
écouter.  Quand  il  aura  achevé  ici  ces  années  in- 
dispensables de  droit,  il  ira  s'orienter  par  vos 
conseils.  L'essor  une  fois  donné,  on  ne  descend 
plus  des  régions  où  on  a  été  lancé.  Le  goût  du 


LETTRES.  55 

beau  et  du  grand  ne  s'acquiert  pas  progressive- 
ment, voilà  pourquoi  il  faut  commencer  par 
Bonn. 

Nous  vous  avons  montré  le  meilleur  ministère 
dont  nous  soyons  capables  aujourd'hui.  Il  est 
animé  de  bonnes  intentions  et  Ton  ne  peut  pas 
dire  qu'il  manque  de  gens  d'esprit.  M.  de  Rému- 
sat  va  passer  de  la  théorie  à  la  pratique  ;  je  m'as- 
sure qu'il  prouvera  aussi  que  la  grande  culture 
intellectuelle  ne  nuit  pas  à  Tintelligence  des 
grandes  affaires.  Vous  devez  trouver  que  le  char 
de  l'État  chemine  un  peu  lentement  chez  nous, 
au  milieu  d'une  foule  criarde  et  tracassière.  Il  a 
par  moment  l'air  d'une  charrette  embourbée, 
mais  il  n'en  est  rien,  il  avance  seulement  avec 
lenteur,  on  ne  peut  pas  dire  en  le  voyant  : 

Ardens  summa  decurrit  ab  arce 

J'aimerais  incomparablement  mieux  vous  sui- 
vre dans  vos  voyages  intellectuels  que  regarder 
cette  pauvre  politique  de  ce  monde  un  peu  crotté. 
Je  me  berce  souvent  de  l'idée  de  revoir  Bonn,  et 
la  charmante  hospitalité  de  votre  maison,  et 
votre  bibliothèque  que  je  vois  encore,  comme  il 
y  a  bien  longtemps,  hélas!  toute  pleine  de  ce  so- 
leil d'été  et  des  beaux  rayons  du  couchant^  si 
gaie  et  si  paisible. 


56  LETTRES. 


XX. 


A    MADAME    LA    BARONNE    A.    DE    STAËL. 

Paris,  1"  avril  1840. 

J'envoie  aujourd'hui  par  Marseille  les  livres 
pour  Paul.  Peut-être  tirerez-vous  parti  de  miss 
Edgeworth.  Je  lui  ai  déjà  lu  ces  histoires  de 
Frank  Tan  dernier  ;  je  doute  qull  les  recon- 
naisse ;  Bob  lui-même  ne  m'a  pas  reconnu,  ou  il 
a  feint  de  ne  me  pas  reconnaître,  à  ce  qu'on  me 
disait  pour  me  consoler  de  cette  mésaventure. 
J'ai  tardé  pour  ces  livres,  parce  que  j'ai  consulté 
le  tiers  et  le  quart;  mais,  en  avançant  dans  la  vie, 
je  remarque  que  le  tiers  et  le  quart  n'ont  pcus  la 
moindre  invention  pour  vous  tirer  d'affaire  sur 
rien.  Vous  ne  vous  figurez  pas,  j'en  suis  sûr,  le 
plaisir  que  m'a  fait  cette  nouvelle  que  vous  aviez 
lu  les  trois  quarts  de  ce  gros  premier  volume  des 
Mémoires  de  Goethe^  mais  je  prends  la  liberté  de 
vous  prêcher  la  sobriété.  Je  vous  enverrai  des 
numéros  du  journal  de  la  Société  de  tempérance. 
Il  ne  faut  lire  de  plus  que  ce  qui  vous  amuse  ; 
l'effort  est  moins  grand.  Il  faut  vous  imposer  un 
amusement  très-vif  en  fait  de  lectures  ;  c  est  là 


Lettres.  57 

qu*est  la  sagesse.  Â  la  fîn  de  ces  Mémoires  de 
Goethe^  il  y  a  un  voyage  en  Italie  ;  vous  devriez 
peut-être  prendre  cette  fin  avant  tout,  pendant 
que  vous  avez  Htalie  sous  les  yeux.  Ne  trouvez- 
vous  pas  que  cette  imagination  de  Goethe  est 
singulière  ?  Cela  est  vif  et  froid  tout  ensemble. 
Elle  ressemble  au  soleil  d'hiver  ;  il  y  a  dans 
son  caractère  très-peu  d'individualité,  et  beau- 
coup de  personnalité.  Je  n'ai  jamais  pu  bien 
accorder  Werther  et  Goetz  de  Berlichingen 
avec  Goethe  lui-même.  Peut-être  que  chacun 
met  beaucoup  du  sien  entre  tous  ces  traits'  un 
peu  généraux  du  roman. 

Paul  montre  de  bien  bonne  heure  un  esprit 
judicieux  s'il  croit  à  l'éternité  de  la  matière.  Il 
entrevoit  bien  qu'il  n'y  a  que  ce  moyen  de  tour- 
ner la  contradiction  flagrante  entre  la  toute 
puissance  et  le  désordre  du  monde  physique, 
le  péché  originel  ne  suffisant  qu'à  rendre  compte 
du  désordre  moral  ;  mais  Paul  fera  bien  de  ne 
pas  parler  trop  souvent  de  ces  questions  un  peu 
théologiques  pendant  qull  est  en  Italie  où  la 
puissance  ecclésiastique  est  plus  ombrageuse 
encore  que  chez  nous.  Je  ne  sais  pas  si  le  Pape  a 
défendu  à  mademoiselle  de  Pomaret  de  m'é- 
crire,  mais  je  ne  le  concevrais  pas,  et  il  ne 
saurait  y  avoir  d^empêchement  dirimant  à  écrire 


W 


.  r 


58  LBTTRES. 

à  un  homme  qui  n'a  jamais  été  à  Tlndex  de  la 
chancellerie  romaine. 

Le  ministère  va  très-bierij  irès^bie^i.  Il  a  tout  à 
fait  Tair  de  vivre.  La  tête  est  un  peu  penchée  à 
gauche,  mais  c'est  un  défaut  imperceptible,  et 
beaucoup  trouveraient  que  cela  lui  sied  bien. 
Madame  d'Haussonville  est  à  Gurcy.  Ce  mercredi 
qui  nous  manque  nous  a  tout  troublés.  Nous 
avons  dîné  chez  madame  du  Parquet  avec  M.  Le- 
brun. De  quoi  avons  nous  parlé  ?  mais,  en  vérité, 
pas  beaucoup  de  politique.  La  vivacité  des  der- 
niers jours  a  laissé  une  grande  fatigue.  On  a 
causé  de  Tlnstitut;  de  M.  Royer-CoUard  qui 
disait  à  M.  Victor  Hugo  venant  lui  demander  sa 
voix:  a  Monsieur^  on  ne  lit  plus  à  mon  âge,  on 
relit  ;  »  du  mérite  de  M.  Cousin  comme  écrivain, 
M.  de  Broglie  et  Albert  le  tenant  pour  un  peu  pa- 
rent des  grands  prosateurs  du  dix-septième  siè- 
cle ;  vous  pensezbien  que  M.  Villemain  n'a  pu  être 
oublié  après  ce  nom  de  Cousin  ;  ce  sont  comme 
les  Siamois  de  la  gloire  ;  puis  est  venu  l'éloge  de 
M.  Pasquier  comme  homme  littéraire  et  instruit. 
J'ai  demandé  pour  lui  une  pleice  à  l'Académie 
française  ;  alors  vint  un  éloge  de  M.  Mole  par 
M.  Lebrun..  Vous  savez  toutes  mes  nouvelles 
littéraires. 

J'ai  vu,  dimanche  dernier,  madame  Guizot, 


LETTRES.  59 

mais  je  n'ai  pas  causé  bien  longtemps  aveo  elle  ; 
il  y  avait  là  bien  du  beau  monde  et  surtout  ma- 
dame de  Lieven.  M.  Guizotfaità  Londres  la  pluie 
ai  le  beau  temps.  Personne  ici  ne  fait  le  beau 
temps.  Il  me  semble  qu^on  s'ennuie,  mais  il  est 
possible  que  Tennui  de  la  fille  du  Roi  vienne  du 
tiedans.  Je  voudrais  bien  que  le  séjour,  que  cette 
fin  de  séjour  à  Naples  vous  fût  doux.  Je  voudrais 
bien  vous  savoir  un  peu  contente  de  cette  vue 
nouvelle  de  Tltalie,  au  printemps,  avec  sa  robe  de 
lumière  et  de  fleurs.  Toutes  ces  collines  vont 
devenir  bien  belles  et  je  suis  fâché  de  vous  voir 
partir.  Passé  cent  lieues ,  on  ne  compte  guère 
avec  les  distances  ;  de  Tautre  côté  des  Alpes  ou 
de  l'autre  côté  du  Jura,  c'est  loin  et  c'est  la 
même  chose. 

XXI. 


▲    MADAME    d'hAUSSONVILLB. 


Paris,  samedi,  20  août  1840. 

Je  vous  ai  donné  un  tout  petit  signe  de  vie  le 
12  du  présent  mois,  encore  ai-je  peur  qu'il  ne 
soit  pas  arrivé  jusqu'à  vous,  bien  que  je  l'aie 
adressé  à  Coppet.  Je  vous  jure  que  ce  n'est  pas 
un  reproche  détourné  que  je  vous  fais.  J'ai  été 


60  LETTRES. 

trop  longtemps  négligent  dans  ma  vie  pour  ne 
pas  me  souvenir  un  peu  de  mon  état.  Celui  qui 
n'a  pas  été  paresseux,  que  sait- il  ? 

Vous  allez  voir  arriver  M.  Raulîn  qui  pense 
encore  plus  aux  arts  qu'à  la  politique.  J'ai  peur 
que  l'émotion  qu'il  a  ressentie  à  lavue  de  Stratonice 
ne  le  rende  aussi  malade  que  ce  pauvre  jeune 
homme  du  tableau.  Je  n'ai  pas  encore  vu  tout  ce 
luxe  de  TOrient.  Le  tableau  est  à  Saint-Cloud 
pour  quelques  jours.  Il  est  fort  admiré  ici.  J'ai 
vu  hier  dans  l'atelier  de  M.  Orsel  une  belle 
esquisse  d'un  tableau  destiné  à  l'église  de  Four- 
vières  de  Lyon .  C'est  le'  choléra  et  la  guerre 
civile  arrêtés  par  la  Vierge  et  les  Saints  du  pays. 
La  Vierge  est  très-noble  et  les  Saints  très-beaux. 
La  Vierge  n'a  rien  des  petites  grâces  mondaine^ 
qu'on  lui  donne  aujourd'hui.  Si  elle  était  au  bal- 
con de  rOpér^,  on  verrait  bien  qu'elle  est  d'un 
autre  monde,  et  cette  beauté  sérieuse  intimiderait 
tous  les  gens  à  la  mode.  L'ange  qui  repousse  le 
fléau  le  repousse  sans  effort,  avec  une  certitude 
de  sa  puissance  qui  est  vraiment  chrétienne.  Dans 
la  mythologie,  les  Dieux  ont  raison  de  gesticuler 
de  leur  mieux  pour  agir,  parce  que  leur  force  a 
encore  quelque  chose  de  matériel,  mais  la  puis- 
sance paisible  et  invincible  de  l'esprit  n'a  pas 
besoin  de  9'agiter, 


'  -a 

^  », 


W- 


LETTRES.  61 

Tibi  rident  «equora  ponti, 
Placatumque  nitet  diffuso  lumine  cœlum. 

Raulin,  voyant  que  le  tableau  me  plaisait,  était 
animé  aussi  d'un  esprit  vraiment  chrétien,  le 
plaisir  de  voir  le  succès  des  autres  ;  il  se  frottait 
les  mains  silencieusement  et  prenait  dans  Tate- 
lier  un  air  modeste  et  assuré.  Du  reste,  il  ne 
touche  plus  terre  depuis  que  Stratonice  est  ici. 

Pour  moi,  qui  n'ai  pas  vu  Stratonice^  je  touche 
terriblement  terre  dans  ce  grand  Paris  et  dans 
cette  grande  maison,  mais  je  ne  veux  pas  vous 
emiuyer  de  mes  ennuis,  quoique  vous  soyez 
assurément  très-bonne  ;  je  le  dis  très-sincère- 
ment. Vous  avez  vu,  n'est-ce  pas,  mademoiselle 
dePomaret?  La  mobilité  de  ses  projets  donne  le 
torticolis  à  ses  amis  ;  on  dit  :  elle  est  là?  Non  !  ' 
par  ici  ?  Non  !  elle  reste  î  Non  !  la  voilà  qui  part, 
avec  M.  et  madame  Lebrun?  avec  M.  d'Eclepens? 
Du  reste,  c'est  un  des  privilèges  de  l'homme,  et 
aussi  de  la  femme,  d'être  très-indécis.  Pour  mon 
compte,  je  ne  suis  pas  indécis,  parce  que  cela 
suppose  un  projet,  ou  plutôt  deux  projets  au 
moins,  et  que  je  n'en  ai  aucun.  Je  ne  conseille- 
rais, pourtant,  ce  régime  à  personne.  Ce  n'est 
^^  raisonnable,  ni  agréable,  et,  si  j'avais  à  me 
refaire,  il  est  très-certain  que  je  m'y  prendrais 
autrement,  mais  ce  qui  est  fait  est  fait. 


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62  LBTTRBS. 


XXII. 

A    MADAMB    LA    BARONNE    A.    DB    STABL. 

Paris,  vendredi,  13  novembre  4840. 

Vous  êtes  beaucoup  trop  bonne  d'écrire  si  exac- 
tement. Bien  que  je  ne  sois  pas  d'une  nature  très- 
désintéressée,  cela  me  fend  un  peu  le  cœur  de 
vous  voir  tenir  tête  à  trois  correspondants  forts  et 
bien  portants,  et  répondre  à  chacun  comme  s'il 
était  seul.  Je  vous  supplie  très-instamment  de 
me  traiter  un  peu  plus  mal.  C'est  une  preuve 
d'amitié  qui  ne  vous  prendra  pas  beaucoup  de 
temps  et  à  laquelle  je  serai  très-sensible.  Quand 
on  demandait  au  vieil  Horace  à  propos  de  son 
fils  :  Que  vouliez-vous  qu'il  fît  contre  trois  ?  il  ne 
pouvait  que  répondre  :  Qu'il  mourût  !  En  effet, 
si  le  jeune  Horace  écrit  trois  lettres  pendant  que 
ses  ennemis  n'en  écrivent  qu'une,  le  jeune  Ho- 
race, qui  est  d'une  nature  délicate  et  irritable 
(quant  aux  nerfs),  aura  des  maux  de  tête  affreux  ; 
il  sera  obligé  de  se  coucher  et  de  prendre  made- 
moiselle Jenny  pour  secrétaire.  Je  m'aperçois 
que  je  m'embrouille  quand  je  vois  mademoi- 
selle Jenny  soignant  le  jeune  Horace.  C'eût  été 
pour  elle  une  formidable  aventure  ;  mais  enfin. 


LBTTRB8.  63 

Q  faut  écrire  moins.  Voilà  la  conclusion  de  ma 
petite  homélie  qui  est  assez  héroïque  et  dont  je 
vous  prie  de  me  savoir  beaucoup  de  gré. 

Nous  avons  recommencé  avant-hier  les  dîners 
du  mercredi  chez  madame  d'Haussonville.  Par 
grand  miracle^  on  n'a  pas  parlé  politique  ;  M.  Rau- 
lin  tourne  volontiers  aux  arts  et  à  la  littérature. 
On  a  donc  parlé  de  madame  delà  Fayette  et  de 
la  princesse  de  Clèves,  et  non  de  la  Fayette  et  de 
la  Révolution  française.  De  madame  de  la  Fayette 
on  en  est  venu  au  naturel  dans  les  habitudes  so- 
ciales et  dans  la  littérature.  Louise  et  moi,  nous 
avons  soutenu  qu'il  n'y  avait  pas  de  siècles  et  pas 
de  sociétés  plus  naturels  les  uns  que  les  autres  ; 
^11  y  avait  des  gens  naturels  et  des  gens  affec- 
tés, mais  pas  d'époques  naturelles  et  d'époques 
affectées.  M.  Raulin  a  levé  les  yeux  au  ciel  et  le 
i^te  de  la  société  a  rendu  grâce  aux  Dieux  de 
n'être  pas  paradoxal  comme  nous  autres  pha- 
risiens. 

La  France,  ne  partant  pas  pour  la  Syrie,  n'a  pas 
cru  devoir  prier  Marie  de  bénir  ses  exploits.  Nous 
avons  une  commission  de  l'Adresse  qui  n'a  pas 
l'intention  de  mettre  le  feu  à  l'Europe.  Cette 
commission  est  pleine  d'académiciens  qui  ne 
peuvent  pas  manquer  de  nous  faire  parler  avec 
dignité.  C'est  toujours  autant  de  pris  sur  l'en- 


64  LBTTRBS. 

nemi;  des  belles  phrases  qui  ne  coûtent  point  de 
pleurs  et  qui  ne  font  point  verser  de  sang.  Ppur 
moi,  je  m'occupe  si  peu  de  politique  que  je  me 
suis  enfoncé  en  Orient.  J'ai  relu  Y  Itinéraire  de 
M.  de  Chateaubriand,  relu  M.  de  Lamartine  et 
M.  Michaud.  Je  suis  obligé  de  revenir  sur  mes 
premiers  jugements  ;  Yltméraire  m'a  paru  un  peu 
décoloré  ;  les  yeux  sont  faits  à  présent  à  une  pa- 
lette plus  éclatante.  Cet  ouvrage  qui  passait  pour 
trop  brillante,  il  y  a  quelques  années,  est  la  so- 
briété même  aujourd'hui.  A  côté  de  M.  de  Lamar- 
tine, c'est  le  son  doux  et  mesuré  d'une  flûte  au 
lieu  de  tout  le  fracas  d'un  orchestre  moderne 
avec  toutes  les  cordes  du  piano  et  tous  les  cris 
des  instruments  de  cuivre,  et  il  est  vrai  qu'il  y  a 
plus  d'idées,  plus  de  couleurs,  plus  de  mouve- 
ment, plus  de  richesse  dans  M.  de  Lamartine; 
mais  on  dirait  que  tout  cela  ne  sort  pas  de  lui  et 
que  c'est  le  temps  qui  le  lui  prête.  Un  même  es- 
prit ne  peut  avoir  ni  toutes  ces  idées,  ni  toutes 
ces  couleurs.  Il  est,  pour  ainsi  dire,  une  dizaine 
de  personnes  à  la  fois.  On  perd  en  sincérité  et 
en  simplicité  ce  qu'on  gagne  en  luxe  et  en  pro- 
fusions de  tout  genre  ;  dans  la  multiplicité  de  ses 
points  de  vue  il  semble  loucher  sur  les  objets. 
C'est  de  notre  temps  qu'on  a  inventé  en  philoso- 
phie une  raison  impersonnelle,  qui  n'est  ni  Dieu 


LETTRES.  65 

ni  rhomme  et  qui  est  comme  un  lustre  suspendu 
au-dessus  de  la  tête  du  genre  humain  ;  en  elTet, 
rimagination  et  la  raison  de  chacun  ont  bien 
Taîr  d'une  raison  et  d'une  imagination  imper- 
sonnelles. Toutes  les  croyances,  tous  les  ins- 
tincts, tous  les  caprices,  toutes  les  prétentions, 
tous  les  préjugés,  toutes  les  libertés  de  l'esprit, 
tous  les  cultes  sont  réunis  à  un  degré  impossible 
dans  chacun,  et  l'esprit  de  l'homme,  dans  cette 
conciliation  des  contraires,  en  est  arrivé  préci- 
sément à  servir  Dieu  et  Mammon. 

Lisez^  je  vous  prie,  tour  à  tour,  quelques  pages 
de  M.  de  Chateaubriand  et  quelques  pages  de 
M.  de  Lamartine.  Lisez  dans  l'un  et  dans  l'autre, 
par  exemple,  les  courses  au  bord  de  la  mer  Morte 
et  du  lac  de  Tibériade.  Aujourd'hui  donc,  il  n'y  a 
pas  un  écrivain  dont  l'imagination  ne  se  nomme 
légion.  On  a  une  certaine  rage  à  vouloir  s'empa- 
rer de  toute  la  nature,  comme  on  faisait  dire  à 
Marie  Stuart.  On  a  si  peu  de  vie  intérieure  qu'on 
tâche  de  se  faire  une  gerbe  de  tout  ce  qu'on  glane 
par  les  champs  d'autrui.  Cela  inspire  peu  d'af- 
fection pour  chaque  auteur.  Là  où  il  n'y  a  pas  de 
9?ioi,il  n'y  a  rien.  Dans  l'Odyssée,  quand  ses  com- 
pagnons viennent  demander  au  cyclope  qui  fait 
tant  de  bruit  dans  sa  caverne ,  il  répond  Per^ 
sonne.  C'est  la  devise  de  la  littérature  moderne. 

m  5 


Ô6  LETTRES. 

Avez-vous  reçu  le  ballot  littéraire  ?  l'autre  bal- 
lot littéraire,  car  il  me  paraît  que  je  viens  d'en 
faire  un  aussi.  Avez-vous  reçu  Michelet,  Fauriel, 
les  Niebelungen,  sir  Samuel  Romilly,  Tatlas ,  la 
lampe,  le  loto,  les  cartes?  De  toute  cette  littéra- 
ture, la  lampe  me  paraît  ce  qui  met  le  plus  l'es- 
prit en  mouvement.  Quand  la  nuit  vient,  qu'il 
fait  triste  au  dedans  et  au  dehors  et  qu'on  ap- 
porte la  lampe,  le  cercle  d'or  qu'elle  dessine  sur 
la  iahlQ  ranime  les  pensées.  Tous  les  temps  qui 
ne  sont  plus,  toutes  les  soirées  qui  ont  dispara, 
semblent  passer  tristement,  mais  doucement, 
sous  vos  yeux  dans  l'éclat  de  la  lumière.  Mal- 
heureusement, je  tourne  à  avoir  mal  aux  yeux , 
et  c'est  un  livre  que  je  ne  pourrai  bientôt  plus 
lire  que  les  souvenirs  du  passé  dans  les  rayons 
d'une  lampe. 

XXIII. 

A    LA    MÊHB. 

Paris,  18  décembre  1840. 

Paris  est  sans  aucun  intérêt  à  présent,  s'il  y  a 
jamais  de  l'intérêt  à  Paris.  Les  combats  de  l'A- 
dresse sont  finis  et  Napoléon  est  de  nouveau  ren- 
tré dans  son  repos.  La  cérémonie  a  été  froide,  au 


LETTRES.  67 

propre  et  au  figuré,  au  dedans  et  au  dehors.  Je 
ne  suis  pas  de  ceux  qui  trouvent  que  cette  ab- 
sence d'enthousiasme  est  naturelle  et  de  bon  au- 
gure. Il  est  vrai  que  le  luxe  de  papier  doré  qui  a 
été  déployé  dans  cette  pompe  ne  parlait  pas  for- 
tement aux  imaginations.  Vous  avez  vu  que  Vio- 
tor  Hugo  n'a  rien  trouvé  à  dire  que  deux  ou  trois 
vers  mélancoliques  sur  trois  ou  quatre  cents 
mauvais  vers  : 

Et  la  Diane,  hélas  I  cette  voix  de  Taurore, 
Ne  le  réveille  pas  ! 

On  n'a  eu  des  yeux  que  pour  deux  objets  dans 
tout  le  cortège,  le  cercueil  et  le  prince  de  Join- 
ville.  L'air  hardi  de  l'équipage  de  la  Belle-Pouk 
et  la  simplicité  militaire  de  leur  costume  un  peu 
sombre  allait  mieux  dans  ces  funérailles  que 
toutes  les  aigles  en  papier  doré  qui  s'envolaient 
do  toutes  les  colonnes  en  carton.  On  dit,  mais  je 
ne  l'ai  pas  vu,  qu'au  moment  où  on  allait  débar- 
quer le  cercueil  sur  le  bord  de  la  Seine,  à  Cour- 
bevoie,  M.  le  maréchal  Soult  est  allé  sur  le  bâti- 
ment, qu'il  s'est  agenouillé  auprès  du  corps  de 
son  ancien  général  et  qu'il  a  fondu  en  larmes. 
Pourquoi  en  serait-il  autrement  ?  Il  a  beau  être 
préoccupé  des  intérêts  d'aujourd'hui,  l'imagina- 
tion prend  le  dessus  de  temps  en  temps  sur  tous 


68  LETTRES. 

les  hommes.  La  tête  appuyée  sur  le  drap  funé- 
raire, il  aura  rêvé  à  la  mort  qu'ils  avaient  vu, 
l'un  et  l'autre,  passer  si  souvent  d'un  pas  rapide 
auprès  d'eux.  Les  souvenirs  de  la  jeunesse  ébran- 
lent déjà  beaucoup  dans  une  vie  ordinaire  ;  com- 
ment ne  feraient-ils  rien  pour  ceux  qui  étaient 
jeunes  en  Italie  et  en  Moravie,  dans  les  plus  beaux 
jours  d'une  grande  histoire?  Qui  sait  sur  quels  dé- 
tails fugitifs  de  cette  première  jeunesse  s'arrêtait 
ajors  la  mémoire  du  vieillard  à  genoux? Pendant 
que  les  déclamateurs  répétaient  alors  les  noms  de 
Lodi  et  de  Rivoli,  une  parole  d'affection  qui  lui 
sera  revenue  à  la  pensée,  quelque  circonstance 
insignifiante,  en  apparence,  de  leur  vie  commune 
aura  détendu  cette  âme  rude.  Au  fond  de  tous 
les  grands  drames,  les  émotions  vraies  partent 
de  quelque  source  inconnue,  et,  dans  lés  récits 
qui  font  pleurer  les  soldats  d'Austerlitz,  on  s*é- 
tonnerait  bien  de  ce  qui  émeut  chacun  dans  le 
secret  de  son  imagination. 

Quoiqu'en  disent  les  journaux,  il  y  a  eu  peu 
de  cris  contre  M.  Guizot  dans  le  cortège.  Dans 
chaque  légion  ,  quelque  cinquantaine  de  per- 
sonnes criaient  nonchalamment  :i4  bas  rhomme 
de  GandI  C'était  plutôt  une  plaisanterie  de  mau- 
vais ton  qu'un  dessein  de  lui  faire  un  mauvais 
parti.  On  avait  eu  quelques  inquiétudes  pour  les 


LETTRES.  69 

hôtels  d'Angleterre  et  de  Russie,  mais  on  avait 
sagement  placé  des  bataillons  d'infanterie  à  por- 
tée. Au  fait,  il  n'y  a  eu  aucune  tentative  d'in-  x 
suite.  Quand  une  grande  cérémonie  se  prépare, 
il  n'y  a  rien  de  triste  comme  l'intérieur  des  cou- 
lisses... On  s'est  indigné  beaucoup  de  ce  que 
parmi  les  statues  qui  faisaient  la  haie  devant  lo 
cercueil  de  l'Empereur  on  ait  placé  celle  du 
grand  Condé,  à  cause  de  la  condamnation  du 
duc  d'Enghien,  et^  en  effet,  on  avait  donné  l'air 
tout  désolé  au  vainqueur  de  Rocroy  attendant  là, 
au  passage,  le  vainqueur  d'Iéna. 

Vous  ai-je  dit  que  les  trois  volumes  de  M.  de 
Lamennais  n'avaient  pas  le  sens  commun? 

Ni  moi  non  plus. 

XXIV. 

A.   M.    A.    W.    SCHLEGEL. 

Paris,  12  janvier  1841. 

Cher  Monsieur, 

Vous  êteà  bien  bon  de  vous  apercevoir  de  mon 
silence.  Il  est  malheureusement  déterminé,  à 
mon  grand  regret,  par  une  atonie  notable  de 
l'intelligence,  laquelle  résulte  d'une  petite  névral- 
gie obstinée  dans  la  tête.  Vous  comprenez  que 


70  LETTRES. 

me  sentant  stupide,  je  deviens  encore  beau- 
coup plus  timide  à  vous  fatiguer  de  moi;  mais, 
puisque  vous  voulez  bien  me  supporter  tel  quel,  je 
me  propose  d'abuser  à  l'avenir  de  votre  permis- 
sion. Je  vous  envoie  aujourd'hui,  sous  bande, 
l'exemplaire  de  la  comparaison  entre  les  deux 
Phèdres.  Je  ne  puis  pas  vous  déguiser  qu'après 
l'avoir  relu  j'ai  entretenu  la  mauvaise  pensée  de 
nier  le  dépôt  et  de  me  l'approprier,  par  la  raison, 
tirée  des  règles  les  plus  sévères  de  l'éthique,  que 
les  exemplaires  de  cet  ouvrage  sont  devenus  fort 
rares,  et  que  c'est  la  faute  de  l'auteur  s'il  n'a  pas 
été  souvent  réimprimé.  Mais  comme  il  faut  se  dé- 
fendre de  la  logique  des  passants,  j'ai  honnête- 
ment décidé  que  j'étais  tenu  à  restitution,  et  le 
principe  moral  qui  m'a  déterminé,  c'est  qu'après 
la  réimpression  vous  seriez  assez  bon  pour  m'en 
donner  une  copie. 

En  voyant  nommer  M.  Victor  Hugo  de  l'Aca- 
démie française,  vous  aurez  été  ramené  à  penser 
que  vous  n'aviez  pas  la  conscience  bien  nette  sur 
tous  les  écarts  de  son  imagination  et  je  dois  vous 
avertir  qu'il  faut  le  traiter  avec  quelques  égards 
puisqu'après  tout,  c'est  vous  qui  avez  mené  à 
mal  toute  la  génération  romantique.  C'est  un 
très-grand  péché,  mais  je  reconnais  que  vous 
pouvez  plaider  des  circonstances  atténuantes,  à 


LKTTRBS.  71 

peu  près  comme  Mirabeau  pourrait  plaider 
devant  la  postérité  qu'il  n'avait  pas  fait  les  vio- 
lences absurdes  de  la  Révolution.Toutefois,quand 
on  a  imprimé  à  son  temps  un  grand  mouvement, 
on  est  responsable^  je  dois  vous  le  redire,  de 
tout  ce  qui  se  passe  dans  le  monde  en  vertu  de 
ce  mouvement.  Pardon  d'inquiéter  si  vivement 
votre  conscience.  Vous  n'aviez  peut-être  pas 
pensé  qu'un  jour  viendrait  où  l'on  vous  deman- 
derait compte  à!Hemani  et  de  Lucrèce  Borgia, 
mais  il  faut  y  regarder  à  deux  fois  avant  de  faire 
de  grandes  révolutions.  Vous  êtes  dans  le  monde 
une  demi-douzaine  de  révolutionnaires  qui  serez 
un  peu  embarrassés  de  vos  descendants  devant 
l'avenir.  Bacon  a  fait  tous  les  petits  observateurs 
crottés  qui  trottent  par  le  monde  avec  des  mo- 
nographies sur  ceci  et  sur  cela  ;  Descartes,  avec 
sa  Méthode^  a  émancipé  une  foule  de  beaux 
esprits  qu'il  valait  mieux  laisser  sous  le  joug  de 
l'autorité;  je  ne  voudrais  pas  être  à  votre  place, 
malgré  la  gloire  qui  vous  reviendra  d'être  la 
cause  première  de  toutes  les  énormités  littérai- 
res de  notre  temps. 

Tous  les  problèmes  littéraires  que  vous  nous 
envoyez  de  temps  à  autre  sont  très-bien  accueillis. 
Nous  nous  flattons  d'en  avoir  résolu  quelques 
uns.  Albert  doit  vous  l'avoir  dit.  J'imaginais  que 


72  LETTRES. 

le  dernier  été  ne  se  passerait  pas  sans  que  vous 
fissiez  une  petite  excursion  en  Normandie  ou  en 
Suisse  ;  mais  on  me  dit  que  vous  entretenez 
d'autres  desseins  et  que  vous  méditez  un  voyage 
à  Berlin,  Ce  n'est  pas  le  compte  de  tous  vos  amis 
qui  voudraient  vous  voir  au  milieu  d'eux,  mais 
ils  finiront,  j'en  suis  sûr,  par  aller  à  Bonn  vous 
chercher,  puisque  vous  ne  voulez  pas  de  l'air  de 
France,  qui  n'est  pas  si  malsain  que  vous  croyez, 
pourtant. 

XXV. 

A    M.    RAULIN. 

Paris,  dimanche  S9  août  1841. 

Nous  partons  irrévocablement  mardi  matin^  et 
si  vous  gardez  votre  bonne  volonté  de  l'autre 
jour,  revenez.  Si  vous  ne  la  gardez  pas,  revenez 
encore  ;  car,  s'il  arrivait  que  vous  n'eussiez  pas 
envie  de  voir  les  gens,  les  gens  ont  envie  de 

vous  voir.  Il  n'y  a  rien  de  nouveau  ici  qu'un  peu 

• 

de  soleil  et  une  grande  poussière.  On  entend  le 
murmure  des  eaux  qui  sortent  des  bornes  fon- 
taines au  coin  des  rues  : 


Obliquo  laborat 

Lympha  fugax  trepidare  rivo, 
% 


LETTRES,  73 

On  entend  aussi  le  murmure  des  conseils  gé- 
néraux qui  approuvent  de  leur  mieux  le  re- 
censement ;  mais  cette  belle  habitude  de  délibé- 
rer pourra  bien  ne  pas  porter  toujours  des  fruits 
aussi  doux  pour  le  gouvernement.  Je  vous  prie 
de  reréfléchir  à  l'emploi  de  vos  vacances.  On  ne 
peut  pas  vous  désirer  nulle  part  plus  qu'en 
Suisse.  Ceux  qui  vous  diront  le  contraire  sont 
des  flatteurs.  C'est  vraiment  là,  d'ailleurs,  que 
vous  pourrez  esquisser  votre  article  sur  les  arts 
d'imitation,  comme  on  nomme  bêtement  les 
arts.  C'est  vraiment  là  que  vous  pourrez  mettre 
la  dernière  main  à  l'article  sur  l'administration 
romaine  que  vous  n'avez  pas  encore  commencé. 
Dites-moi  un  peu  pourquoi  vous  ne  faites  pas, 
par-ci  par-là,  des  morceaux  détachés  de  vos  ar- 
ticles? On  commence  par  écrire  sur  les  idées  qui 
plaisent  le  plus  ;  on  se  livre  successivement  aux 
fantaisies  et  aux  contradictions  de  son  esprit  ; 
c'est  ainsi  qu'on  a  vraiment  de  Tentrain,  et  puis, 
dans  un  dernier  travail,  on  soumet  toutes  ces 
contradictions  à  une  sévère  unité;  car  cette 
sévère  unité  est  bonne  enfant  ;  on  y  fait  tout  en- 
trer, le  oui  et  le  non.  Ce  n'est  pas  une  malle  de 
bois  qui  casse  plutôt  que  de  céder  ;  c'est  un  sac 
de  nuit  qui  prête.  Ceci  sent  bien  l'homme  qui 
voit  faire  des  paquets.  Je  vais  même  en  faire 


74  LETTRES. 

moi-même  et  soumettre  àTunité  d*unsac  de  nuit 
saint  Augustin,  un  poignard,  des  chemises,  ces 
deux  volumes  de  M.  Wiseman  que  je  lis  avec  une 
indignation  toujours  croissante.  Tenez,  en  fait 
d'unité,  l'unité  de  l'Église  vous  montrera  com- 
ment vous  pouvez  faire  avec  des  pensées  déta- 
chées et  contraires  un  long  discours  qui  a  tout 
l'air  de  se  suivre  dans  toute  la  rigueur  logique. 
Il  ne  faut  que  beaucoup  de  gravité  dans  le  ton  et, 
par-ci  par-là,  les  mots  or,  donc^  mais,  si,  car. 
L^esprit  a  besoin  de  cette  forme  et  il  ne  tient  pas 
extrêmement  au  fond.  Par  moments,  je  crois 
que  l'homme  a  besoin  de  paroles  précises  et  de 
pensées  vagues. 

Je  viens  de  soumettre  cette  idée  à  M.  d'Haus- 
sonville,  qui  me  dicte  les  mots  suivants  : 
M.  d'Haussonville,  avec  cette  droiture  d'esprit 
et  cette  hauteur  (fer  vues  qui  le  caractérisent,  par- 
tage complètement  cette  opinion.  Bonjour,  mon 
cher  ami. 


LBTTRBS.  75 


XXVI. 
A  MADAMS  D*HAU8S0NVILLB. 

Coppet,  S8  septembre  1841. 

Vous  parlez  donc  très-mal  de  moi,  de  moi  qui 
veixx  vous  écrire  tous  les  jours  que  Dieu  fait,  qui 
Vttus  écris  aujourd'hui,  après  avoir  annoncé  à 
votre  mari  que  je  vous  écrirais  demain? 

Vous  êtes  un  ingrat  ,  vous  le  fûtes  toujours, 


!»^   • 


]  a.x  rejeté  au  second  vers  les  deux  e  muets  néces- 
s^res  pour  faire  une  ingrate. 

\^ous  êtes  très-dure  pour  moi.  Vous  ne  per- 
Œiottez  pas  à  Albert  de  me  montrer  les  écrits  que 
vous  lui  communiquez.  Il  dit  que  c'est  fort  spi- 
rituel, mais  qu'il  n'est  pas  autorisé  à  le  laisser 
li-i*e  et  que  je  ne  le  lirai  pas.  A  la  bonne  heure  !  Je 
vous  réponds  qu'à  mon  tour  je  ne  vous  montre- 
ra rien  non  plus  de  ce  que  je  compose.  Il  est 
VT^ique  je  ne  compose  rien  absolument.  Les 
l^Hses  du  lac  ne  me  portent  pas  à  écrire,  mais 
ôUes  me  donnent  une  extrême  curiosité  de  ce  que 
vous  faites.  Vous  trouverez  aisément  des  juges 
P^us  éclairés,  mais  point  de  mieux  disposés  à 
^ut  admirer.  En  attendant,  je  lis  un  peu  du 


76  LETTRES. 

voyage  dUAddison  en  Italie.  C'est  un  esprit  moins 
brillant  que  le  vôtre,  mais  il  n'aurait  pas  refusé 
durement  à  ses  amis  de  leur  laisser  lire  quel- 
ques pages  d'un  manuscrit.  Il  faut  qu'on  n'ait  ni 
mis  ni  ôté  un  clou  en  Italie  depuis  cent  ans  et 
qu'il  ne  soit  venu  une  idée  nouvelle  à  personne 
depuis  cent  ans,  car  il  me  semblait  entendre  tout 
ce  que  disent  ceux  qui  ont  vu  Portici,  Pouzzoles, 
Rome,  Naples  et  Florence.  Je  savais  bien,  par 
expérience,  que  les  idées  des  hommes  ne  se  re- 
nouvellent pas  souvent,  mais  je  croyais  que 
les  monuments,  et  même  la  nature,  se  modi- 
fiaient davantage.  Le  président  de  Brosses,  qui 
est  un  peu  plus  récent,  a  vu  ce  que  \\i  Ad- 
dison,  et  l'homme  peut  bien  dire  :  tout  change, 
hélas  !  dans  la  nature ,  mais  mes  idées  ne  chan- 
gent pas. 

Pourtant,  si  ce  président  de  Brosses  n'était  pas 
si  singulièrement  mal  élevé,  je  vous  dirais  du 
bien  de  lui,  mais  je  suis  bien  certain  que  vous  ne 
l'avez  pas  lu.  Il  est  très-véhément  contre  toute 
école  de  peinture  qui  a  précédé  le  Pérugin.  J'ai 
envoyé  soigneusement  à  M.  Raulin  un  extrait 
des  passages  les  plus  injurieux  contre  les  ef- 
frayantes figures  d'Orcagna  et  de  Cimabue.  Il  ne 
me  répond  pas  et  je  crois  bien  qu'il  en  est  ma- 
lade. Il  estimait   fort  le  président  de  Brosses 


LETTRES.  77 

comme  ennemi  de  Voltaire  et  ce  lui  aura  été  un 
rude  coup. 

On  dit  que  vos  dernières  pages  ressemblent  à 
de  beaux  châles  de  cachemire  des  Indes.  Un  tissu 
riche  et  des  couleurs  qui  brillent  comme  d'un 
éclat  un  peu  sombre.  Quand  vous  déployez  un 
beau  châle,  il  vous  passe  devant  les  yeux  quelque 
chose  qui  rappelle  tout  le  luxe,  tous  les  trésors, 
toutes  les  pompes  de  Golconde.  La  seule  per- 
sonne qui  ait  lu  ici  votre  ouvrage  paraît  avoir 
reçu  une  impression  semblable.  Pour  moi,  j'au- 
rais bien  voulu  regarder  tout  ce  faste  de  l'Orient 
par  le  trou  de  la  serrure,  mais  la  moralité  d'Al- 
bert se  promène  en  sentinelle  et  m'a  dit  :  «  Passez 
au  large  !  »  Donc,  je  viens  de  me  rabattre  sur 
V Histoire  de  V Instinct  des  animaux  par  M.  F. 
Cavier.  Vous  voyez  si  je  soigne  les  transitions. 
Je  vis,  comme  Adam,  au  milieu  des  bêtes  et  j'é- 
tadie  le  jeu  de  leur  intelligence.  Qu'est-ce  que 
vous  avez  dit  de  cet  animal  féroce  qui  a  tiré  sur 
le  duc  d'Aumale  ?  Que  dit-on  de  la  date  du  pro- 
cès? Je  n'imagine  pas  qu'il  commence  avant 
Touverture  de  la  session  ;  ce  n'est  pas  une  siné- 
cure que  d'être  pair  de  France.  Croyez-vous  être 
député  Tan  prochain?  J'avais  envie  défaire  à 
votre  usage,  pour  le  temps  des  élections,  un  Art 
de  flatter  les  électeurs.  Règle  générale,  et  quoi- 


78  LETTRES. 

qu'on  en  dise,  il  faut  parler  charbon  à  un  meu- 
nier et  farine  à  un  charbonnier.  Cela  flatte  un 
meunier  qu'on  lui  parle  de  charbon.  Si  vous 
lui  jetez  tout  de  suite  sa  farine  à  la  tête,  il  voit 
que  vous  le  flattez  et  que  vous  ne  faites  pas  cas 
de  son  étendue  d'esprit.  —  Deuxième  règle,  qui 
est  une  conséquence  de  la  première,  parlez  aux 
électeurs  de  vos  affaires  et  de  vos  sentiments  et 
non  pas  de  leurs  affaires  et  de  leurs  sentiments. 
C'est  un  procédé  qui  n'a  pas  beaucoup  de  di- 
gnité ,  mais  il  a  beaucoup  d'efficacité.  Dites- 
leur  :  Albert  est  bon  enfant,  ou  bien,  il  est  diffi- 
cile à  vivre.  —  Ma  tante  a  une  grande  fortune,  ou 
une  petite  fortune.  —  Nous  dépensons  plus  que 
notre  revenu,  moins  que  notre  revenu.  — J'aime 
le  bleu  et  mon  mari  le  rouge,  etc.,  etc.  Voilà  qui 
gagne  les  cœurs  ;  mais  d'aller,  d'un  air  douce^ 
ment  hypocrite,  dire  à  un  charbonnier  :  Bonjour; 
monsieur  le  charbonnier  ;  votre  femme  se  porte 
bien?  Votre  demoiselle  va-t-elle  aux  Tuileries? 
Savez-vous  lire?  Savez- vous  écrire?  Allez-vous  à 
la  messe  ?  —  Cette  condescendance  le  gêne  et 
Toffénse. 

Voilà  ce  que  peut  un  pauvre  misérable  profes- 
seur d'esprit  pour  le  succès  de  votre  prochaine 
élection.  Si  vous  suivez  mes  conseils  et  que  vous 
ne  réussissiez  pas^  vous  aurez  du  moins  la  cou- 


LBTTBBS.  79 

solation  d'avoir  tout  fait,  et  d'avoir  sacrifié  toute 
dignité  personnelle  pour  réussir.  C'est  là  ce 
qu'on  appelle  aujourd'hui  avoir  de  la  force  de 
caractère. 

Adieu,  madame,  j'aurais  bien  voulu  lire  votre 
roman,  ou  votre  dissertation,  car  je  ne  sais  pas 
même  exactement  le  sujet  de  ces  œuvres  que  je 
ne  puis  pas  lire. 

XXVII. 

A   KABAMB  LA  BARONNE  DB  LASCOURS. 

Goppet,  ô  novembre  1841. 

Chère  madame,  je  vous  avoue  que  j'ai  pris  le 
commandement  de  M.  de  Lascours  à  Lyon  par  le 
côlé  triste;  je  ne  suis  donc  pas  en  train  de  félici- 
tations. Je  crains  que  tout  ce  train  de  monde  à 
recevoir  ne  vous  fatigue  extrêmement.  Bien  que 
vous  ne  puissiez  vous  faire  à  ridée  de  tenir  quelque 
place  quelque  part,  je  suis  persuadé  que  Lyon  se 
résignera  facilement  à  vous  voir  tenir  cette 
place  avec  votre  bonne  grâce  habituelle,  mais, 
quand  vous  aurez  exercé  cette  bienveillance  spi- 
rituelle qui  ranime  et  met  à  l'aise  les  pauvres 
gens  qui  entraient  tristement  et  timidement 
dans  un  salon,  vous  en  serez  récompensée  par 


80  LETTRES. 

une  grande  fatigue  jointe  au  sentiment  d*un  de- 
voir bien  rempli;  c'est  peu,  mais  il  est  vrai  que 
c'est  le  train  de  la  vie  dans  ses  rapports  avec  la 
société. 

Il  est  probable  que  nous  quitterons  Coppet 
entre  le  20  et  le  25.  Il  n'y  a  plus  rien  ici  qui  res- 
semble à  vos  collines  couvertes  de  thym  et  de 
romarin.  Les  arbres  commencent  à  devenir  tout 
rouges  et  les  eaux  du  lac  toutes  noires.  Je  ne 
trouvais  rien  autrefois  de  plus  gai  que  ces  pre- 
miers jours  d'hiver,  mais,  en  vieillissant,  on 
perd  cette  impression^  et  j'aimerais  assez  à  faire 
comme  les  hirondelles,  qui  s'arrangent  pour 
n'avoir  pas  d'hiver.  Il  est  assez  désagréable  de 
retourner  à  Paris  pour  entendre  six  mois  durant 
glousser  sur  la  politique  toutes  les  fortes  têtes, 
et  il  vaut  encore  mieux  lire  les  Tusculmics  et  le 
be  officiis  que  des  brochures  politiques.  J'ai  vu 
avec  plaisir  que  vous  aviez  pris  un  peu  de  goût 
à  cette  morale  de  Cicéron,  quand  ce  ne  serait 
que  par  le  côté  de  Vharmonk.  Ne  trouvez-vous 
pas  que  cela  est  grave,  tranquille  et  calme 
comme  une  belle  soirée  d'été?  Tous  ces  entre- 
tiens  sur  Dieu,  sur  le  juste,  sur  le  mal,  ont  l'air 
de  se  passer  dans  quelques-uns  des  beaux  pay- 
sages de  Claude  Lorrain.  Pour  le  stoïcisme, 
ça  été  un  goût  de  ma  première  jeunesse,  mais 


LETTRES.  81 

je  n*aime  pas  cette  prison,  —  grande  et  noble 
prison»  prison  pohrtant.  Puisque  nous  choisis- 
sons dans  le  paganisme,  j'aime  mieux  Fétat 
d'esprit  de  Cicéron  ;  une  volonté  droite  et  une 
intelligence  qui  s'ouvre  sur  tous  les  points  de 
rhorizon.  La  doctrine  des  stoïciens  est  comme 
une  épée  froide  et  aiguë  avec  laquelle  se  tran- 
chent toutes  les  questions  ;  c'est  une  sentinelle 
sous  les  armes  et  ne  pensant  qu'à  sa  consigne, 
n'aimant  point  la  conversation  et  criant  :  c<  Pas- 
sez au  large  !  i>  à  quiconque  viendrait  parler  de 
toutes  les  grandes  incertitudes  qu'il  peut  être 
inutile  de  résoudre,  mais  qui  agitent  incessam- 
ment son  esprit;  dès  qu'il  a  un  quart  d'heure  de 
liberté,  il  y  revient  toujours.  Vous  conviendrez, 
chère  madame,  que  vous  n'auriez  pas  voulu^ 
sous  ce  rapport,  être  stoïcienne.  Erreur  pour 
erreur,  il  vaut  mieux  regarder  un  grand  horizon 
d*un  large  balcon  que  de  n'avoir  qu'une  petite 
lucarne  sur  le  monde,  ou,  pour  mieux  dire,  un 
petit  jour  de  souffrance  ;  et,  pour  vous,  il  n'est 
pas  vrai  du  tout  que  vous  haïssiez  la  liberté  de 
Tesprit.  Vous  avez  placé  vos  croyances  comme 
on  bâtissait  autrefois  les  couvents.  Ceux  qui  ne 
sortaient  pas  du  cloître  regardaient,  cependant, 
avec  plaisir,  des  hauteurs  où  étaient  leurs  re- 
traites, les  bois,  les  eaux,  les  prairies,  et,  au 

m.  6 


82  LETTRES. 

loin,  les  grandes  murailles  des  villes;  ce  qui 
n'empêchait  pas  d'avoir  dans  la  cave  une  petite 
prison  pour  les  hérétiques,  mais  entre  soi  seule- 
ment. 

Pardon  de  toute  cette  liberté  d'esprit.  Puisque 
vous  êtes  si  loin  pour  si  longtemps,  il  faut  bien 
causer  comme  si  ce  n'était  pas  à  cent  lieues  de 
dislance... 

Voulez-vous  être  assez  bonne^  chère  ma- 
dame, pour  dire  à  M.  de  Lascours  tout  mon  re- 
gret de  ces  honneurs  militaires  qui  le  retiendront 
à  Lyon  ? 

XVIII. 

A    MADAME   d' H  AUS  S  ON  VILLE. 

Coppet,  mercredi  10  novembre  i841. 

Je  sais  de  vos  nouvelles  comme  on  sait  des 
nouvelles  des  rois,  par  ce  qu'on  entend  dire  çà  et 
là.  Je  lis  dans  une  correspondance  particulière 
que  vous  êtes  à  Gurcy  jusqu'à  la  moitié  de  dé^ 
cembre,  mais  de  savoir  directement  par  votre 
mari,  par  exemple,  quelles  sont  ses  chances  d'être 
député,  et  ses  vues  sur  Londres  et  ses  impres- 
sions sur  les  promotions  dans  la  carrière  di- 
plomatique, je  ne  puis  m'en  flatter. 


LETTRES*  83 

Est-ce  que  je  n'aime  plus  les  romans?  J'en  se- 
rais affligé,  n'aimant  pas  non  plus  la  réalité, 
mais  j'ai  trouvé  très-gentil  le  petit  traité  de 
Sainte-Beuve  sur  .67o/e7(fec/«  Surville.  Ce  sont  là 
proprement  les  fleurs  de  la  littérature  dans  un 
herbier,  il  est  vrai,  et  non  sur  leur  tige,  mais 
bien  conservées  et  charmantes  encore.  Le  litté- 
rateur proprement  dit  est  un  être  singulier;  il 
ne  regarde  pas  exactement  les  choses  avec  ses 
propres  yeux;  il  n'a  pas  exactement  ses  pro- 
pres impressions  à  lui  ;  on  ne  saurait  retrou- 
ver l'imagination  qui  était  la  sienne;  c'est  un 
arbre  sur  lequel  on  a  greffe  Homère^  Virgile, 
Milton,  le  Dante,  Pétrarque;  de  là,  des  fleurs 
singulières  qui  ne  sont  point  naturelles  et  qui  ne 
sont  pas  non  plus  artificielles.  L'étude  a  donné 
au  littérateur  quelque  chose  de  la  rêverie  de 
René  ;  avec  Homère,  il  a  regardé  la  plaine  de 
Troie,  et  il  est  resté  dans  soa  cerveau  un  peu  de 
la  lumière  du  ciel  grec  ;  il  a  pris  un  peu  de  l'éclat 
mélancolique  de  Virgile  en  errant  à  ses  côtés 
sur  l'Âventin  ;  il  voit  le  monde  comme  Milton  à 
travers  les  brouillards  de  l'Angleterre,  comme 
le  Dante  à  travers  le  jour  limpide  et  ardent  de 
l'Italie.  De  toutes  ces  couleurs  il  se  fait  une  cou- 
leur unique;  de  tous  ces  verres  par  lesquels  passe 
sa  vue  pour  arriver  au  monde  réel  il  se  forme 


84  LETTRES. 

une  teinte  particulière  qui  est  rimagination  des 
littérateurs.  S* il  avait  un  génie  à  part,  tous  les 
souvenirs  seraient  dissipés  par  Ténergie  de  son 
talent  personnel,  mais,  avec  un  génie  ouvert  et 
bien  fait,  tranquille  et  heureusement  cultivé,  on 
est  cette  eau  de  mille  fleurs  où  tous  les  parfums 
du  midi,  du  nord  et  de  tous  les  points  cardinaux 
se  mêlent.  Les  peuples  se  civilisent  aussi  de  cette 
façon,  et,  puisque  nous  parlons  de  civilisation,  sa- 
chez que  Genève  s'agite  et  s'inquiète  sur  le  lit  le 
plus  moelleux  que  jamais  peuple  ait  eu.  Il  se  fait 
des  assemblées  publiques  ;  on  demande  des  mo- 
difications à  la  Constitution.  Les  gens  paisibles 
en  sont  tout  effarés  ;  mais  Thomme  paisible  est 
naturellement  effaré.  M.  Turrettini  est  très-mal 
vu  pour  n'être  pas  tout  à  fait  aussi  effaré  ni  aussi 
paisible  qu'on  le  souhaite  ;  n'allez  pourtant  pas 
croire  qu'il  aille  aux  assemblées  populaires,  mais 
enfin,  il  est  ce  que  nous  nommions  autrefois  li- 
béral. 

Depuis  quelques  semaines  je  suis  devenu,  à 
mon  corps  défendant,  extrêmement  mondain. 
J'ai  dîné  trois  fois  dehors.  Chez  M.  Prévost,  fils 
du  traducteur  de  Dugald  Stewart,  j'ai  trouvé 
plusieurs  personnes  qui  auraient  beaucoup  d'es- 
prit, même  à  Patin.  Demandez  à  M.  d'Hausson ville 
s'il  connaît  M.  de  Cavour,  un  Piémontais,  qui  était 


LETTRES.  83 

à  ce  dîner.  C*est  un  métaphysicien  qui  a  écrit  sur 
Kant  ;  il  est  un  peu  gros  contre  l'habitude  des 
métaphysiciens.— 2%  j'ai  dîné  chez  M.  delà  Rive, 
le  professeur  de  physique,  dans  une  très-jolie 
maison  de  campagne,  du  côté  de  Carra  ; — d"",  chez 
M.  Eynard,  à  Beaulieu,  au  milieu  de  ce  beau  jar- 
din où  jaillissent  des  eaux  un  peu  froides  pour 
le  quart  d'heure.  N'allez  pas  croire  que  nous 
ayons  dîné  au  milieu  du  jardin,  car  il  fait  dans 
ces  contrées  un  froid  terrible  et  un  brouillard 
assez  sombre.  Voulez-vous  me  dire  pourquoi  je 
me  suis  figuré  que  vous  aviez  dit  que  M.  Raulin 
avait  vu  vos  brillants  dessins  du  lac  de  Côme  ? 
Il  me  dit  qu'il  n'en  a  rien  vu  du  tout.  Je  croyais 
que  vous  faisiez  un  ouvrage  en  commun.  Il  n'en 
pouvait  résulter  que  quelque  chose  de  très-rare... 


XXIX. 


A  M.    RAULIN. 


Coppet,  11  novembre  lâ4l. 

Mon  cher  ami,  n'attendez  de  moi  que  des  sot- 
tises. Je  suis  enrhumé,  enrhumé  du  cerveau,  et 
j'en  ai  vraiment  par-dessus  la  tête.  Je  ne  vous 
dirai  donc  rien  sur  le  Dante,  ni  sur  la  moindre 


J 


86  LETTRKS. 

des  vierges  de  Raphaël.  Toujours  est-il  que  ce 
mois-ci  ne  se  passera  pas  sans  que  vous  m'ayez 
vu  de  vos  propres  yeux,  si  vous  y  mettez  le 
moindre  intérêt. 

Voulez-vous  me  dire  où  en  est  votre  article  de 
la  Revue  des  Deux  Mondes  sur  M.  Thierry?  Je  vois 
avec  plaisir  jusqu'où  un  aussi  honnête  homme 
que  vous  peut  être  conduit  par  un  mélange  d'af- 
faires et  de'paresse.  Avez-vous  jeté  les  yeux  sur 
un  article  sur  M.  de  Surville  dans  cette  Revue? 
Cela  est  spirituel.  Vous  devriez  lire  des  revues, 
puisque  durant  les  sessions  du  Conseil  vous  ne 
pouvez  pas  poursuivre  de  grandes  lectures.  Les 
revues  sont  justement  faites  pour  les  hommes 
éclairés  que  le  malheur  de  leur  condition  détient 
dans  les  affaires.  Il  y  a  des  gens  qui^  de  leur  vie, 
n'ont  lu  quatre  pages  en  une  année  et  qui  vous 
disent  avec  assurance  que  les  revues  sont  une 
lecture  très-superficielle.  Ah!  mon  cher  mon- 
sieur, répétez  ce  mot  superficiel  qui  vous  va  si 
bien  !  Mais,  mon  cher  ami,  laissez  dire  ces  gens 
et  lisez  des  revues  ;  c'est  un  manger  fort  agréa- 
ble, point  indigeste  et  fort  nourrissant.  Je  relis 
ici  les  Confessions  de  Rousseau.  J'avoue  que  l'im- 
pression que  j'en  ai  reçu  ne  lui  est  plus  très- 
favorable.  Ne  vous  l'ai-je  pas  dit  l'autre  jour? 
Non,  car  vous  en  auriez  insolemment  triomphé. 


LBTTRBS.  87 

Soyez  assez  bon  pour  me  dire  quelque  chose  de 
tout  le  troupeau^  ou,  pour  mieux  dire,  de  foute 
la  bande  de  nos  amis  et  connaissances.  Yiel- 
Caste}  ne  m'a  pas  4ûnné  signe  de  vie,  et,  à  la 
vérité,  il  n'y  était  pas  obligé.  M.  de  Rémusat 
est-il  de  retour?  Prépare-t-il  son  casque,  son 
char  et  sa  colère?  Âvez-vous  entrevu  quelque 
part  M.  Mignet?  Piscatory  !  Piscatory!  Piscatory! 
Êtes^vo.us  déjà  dans  )es  bras  de  M.  Dumon  ?  Al- 
bert a  fait  route  avec  M.  Lacordaire,  de  Lyon  à 
Paris,  je  crois.  Il  faut  être  singulièrement  orga- 
nisé pour  aimer  mieux  être  un  personnage  à 
Paris  que  de  vivre  obscur  à  Rome.  Âurait-il  de 
Tambition  ? 

Adieu,  mon  cher  ami,  je  ne  suis  ni  bien  gai, 
ni  bien  portant.  Tous  ces  jours-ci,  le  temps  est 
si  triste  que  j'ai  un  redoublement  de  tristesse. 
Les  arbres  jaunissent,  le  brouillard  s'épaissit, 
l'air  est  âpre  ;  j'entends  mon  chien  qui  hurle. 
Tout  cela  n'est  pas  à  crever  de  rire,  ni  la  vie  non 
plus. 


I 

4 


88  LETTRES. 


XXX. 


A   MADAME    d'hAUSSON VILLE. 


Coppet,  iO  novembre  1841. 

Je  ne  sais  pas  pourquoi  vous  me  faites  la  guerre 
pour  avoir  dit  que  je  recevais  trop  peu  de  lettres 
de  Gurcy,  chère  madame.  Il  est  possible  que  mes 
lettres  ne  soient  pas  plus  nombreuses  que  celles 
que  je  reçois,  mais  je  mets  je  ne  sais  quel  em- 
pressement à  répondre  qui  prouve  qu'il  n*y  a 
qu'à  m' encourager  un  peu.  Je  crains  d'ennuyer, 
mais,  dès  qu'on  me  parle,  vite  quatre  pages  d'une 
écriture  fme  et  lisible,  tandis  que  les  autres  se 
donnent  du  temps  et  semblent  dire  :  a  Âh  !  mais, 
une  minute.  Je  ne  peux  pas  écrire  tous  les  jours; 
il  répond  coup  sur  coup  ;  on  n'en  aurait  jamcds 
fini  ;  je  lui  écrirai  dans  quinze  jours.  »  En  effet, 
au  bout  de  quinze  jours,  trois  semaines,  vient 
une  lettre  pleine  d'esprit  et  de  mouvement  d'es- 
prit. 

On  me  mande  de  Paris  que  vous  avez  été  ravie 
de  la  musique  de  Richard  Cœur  de  lion.  M.  Raulin 
bat  des  ailes  de  joie  en  vous  voyant  admirer  cette 
petite  musique  ;  pour  moi,  je  ne  fais  pas  gruM^ 
cas  de  cette  belle  copie  de  la  parole.  Il  n'y  a  que 


LETTRES.  89 

rinefTable  qui  vaille  la  peine  d'être  chanté.  Nous 
nous  sommes  autrefois  arraché  les  yeux  à  Broglie 
sur  cette  question. 

Je  trouve  Albert  bien  mondain.  Il  est  toujours 
chez  les  grands.  Il  ne  bouge,  dit-on,  des  affaires 
étrangères.  Je  vois  qu'on  l'engraisse  pour  en  faire 
un  ministériel.  Je  ne  suis  pas  sûr  qu'il  soit  bon 
de  s'accoutumer  de  bonne  heure  à  trouver  que 
le  pouvoir  a  raison.  C'est  une  de  ces  vérités  qu'il 
ne  faut  admettre  que  sous  les  coups  répétés  de 
Texpérience.  On  ne  doit  être  porté  à  donner  rai- 
son au  pouvoir  que  quand  on  a  mesuré  toute  la 
faiblesse  et  toute  la  méchanceté  de  l'homme  en 
société  ;  alors,  on  renonce  à  l'idéal,  et  Ton  se 
jette  dans  les  bras  des  gendarmes,  du  procureur 
du  roi,  du  contrôleur  des  contributions  ;  mais  ce 
sont  des  divinités  bien  sévères  pour  les  rêves  de 
la  première  jeunesse.  Quand,  à  la  fin  d'une  belle 
journée  d'automne,  vous  voyez  de  petites  co- 
lonnes de  fumée  bleue  monter  du  toit  des  ha- 
meaux à  travers  le  feuillage  rougi  des  peupliers, 
il  ne  faut  pas  que  la  première  pensée  soit  pour  le 
maire  et  l'adjoint  de  la  commune. 

Je  suis  plus  que  de  votre  avis  sur  l'article  de 
M.  d'Hausson ville  ;  je  le  trouve  excellent  de  tout 
point,  bien  écrit,  bien  pensé,  mesuré,  et  de  ce 
grand  air  qu'il  faut  avoir  quand  on  écrit,  lequel 


00  LET'fRBS. 

consiste  à  montrer  qu'on  en  pense  plus  encore 
qu'on  n'en  dit.  C'est  ce  qui  feut  la  grâce  dans  les 
mouvements;  n'avoir  pas  l'air  d^épuiser  sa  force, 
quoiqu'on  fasse  ;  n'avoir  pas  les  veines  du  front 
gonflées  et  la  poitrine  haletante.  Cet  article  est 
comme  la  conversation  soutenue  d'un  esprit  au- 
dessus  de  son  affaire.  J'ai  dit  à  M.  d'Haussonville 
une  petite  critique  sur  l'absence  de  conclusions, 
mais  je  suis  prêt  à  convenir  qu'il  n'est  pas  tou- 
jours à  propos  de  conclure.  On  peut  se  borner  à 
dire  :  a  Voilà  les  faits  et  voilà  où  ils  mènent. 
Pense2-y.  » 

Adieu,  madame.  J'arriverai  aussi  vendredi  à 
l'ombre  de  M.  de  Broglie  ;  croyez-vous  qu'on  me 
mette  à  la  porte?  Je  suis  assez  maigre,  assez  mal 
vêtu,  assez  grognon,  pas  bien  spirituel,  et  point 
Comte  ;  mais  on  est  très-charitable  à  Gurcy. 


XXXI. 


A  MADAME  LA  BARONNB  A.   DB  STAXI.. 


Paris,  23  Umet  1S4S. 


Nous  dhHones  hier  avec  H.  Ingres  chez  ma- 
dame d^HaussonviUe.  Je  crois  qne  toos  Tavez 
bi^aucoiip  vu  à  Rome.  C'est  un  être  singulier 


LETTRES.  91 

qu^un  véritable  artiste.  M.  de  Broglie  a  été  fort 
attentif  pour  lui  et  il  a  paru  charmé  de  ce  soin. 
Les  larmes  lui  venaient  aux  yeux  quand  on  lui 
faisait  Téloge  de  son  portrait  de  Ghérubini.  Il 
n'est  pas  très-spirituel  extérieurement,  mais  on 
voit  que  le  pot  bout  intérieurement.  Il  a  sa  langue 
à  Fextrémité  de  ses  doigts.  Il  parle  par  gestes 
arrondis,  comme  s'il  voulait  dessiner  ce  qu'il  a  à 
dire.  Avec  lui  était  là  un  jeune  musicien  <,le 
gendre  de  M.  Baillot;  entre  cette  peinture  et  cette 
musique  selon  son  cœur,  M.  Raulin  était  tout 
oppressé  d'aise  et  de  bien-être.  Il  ne  mangeait 
pas,  ne  parlait  guères  ;  il  a  avec  ces  [deux  mes- 
sieurs ce  quelque  chose  de  tendre,  de  confiant, 
de  respectueux,  d  emu,  qu'une  femme  peut  avoir 
pour  son  directeur.  Le  pauvre  garçon  est^  au 
fond,  plus  païen  qu'il  ne  pense.  C'est  la  musique 
d'église  qui  Télève  dans  le  ciel  catholique.  Il 
n'aurait  pas  su  résister  au  Jupiter  de  Phidias.  Ne 
trouvez-vous  pas  que  M.  Ingres  a  quelque  chose 
de  M.  Cousin,  mais  au  grand  sérieux?  Je  lui 
.  trouvais  des  airs  de  tête  qui  me  rappelaient  un 
acteur,  et  j'ai  fini  par  trouver  que  cet  acteur 
était  M.  Cousin.  N'attendez-vous  pas  avec  impa- 

• 

tience  les  deux  volumes  de  métaphysique  de 
M.  de  Rémusat?  Il  y  a  beaucoup  de  talent  et  d'es- 

1.  M.  E.  Sauzay. 


•  • 


92  LETTRES. 

prit  dans  ce  que  j'en  ai  lu  en  manuscrit,  mais 
c'est  Fenfer  de  l'abstraction.  C'est  une  prome- 
nade en  ballon  dans  les  espaces  sans  bornes, 
loin  des  vivants,  loin  des  arbres,  des  eaux, 
des  fleurs.  Vous  pourriez  bien  prendre  un  grand 
mal  de  tête  dans  cet  air  sec  et  froid  qui 
règne  sur  ces  hauteurs  désolées.  Je  me  reproche 
de  ne  vous  avoir  pas  encore  envoyé  le  deuxième 
volume  de  Port-Royal.  Vous  y  verrez  l'histoire 
complète  des  propositions  de  Jansénius.  Quoi 
qu'on  en  ait  dit,  c'était,  sans  doute,  un  fort  mé- 
chant homme*,  et  même  presque  calviniste  sur  les 
questions  de  la  grâce.  Il  est  vrai  que  saint  Au- 
gustin est  lui-même  pire  qu'un  protestant.  Du 
reste,  le  livre  de  M.  Sainte-Beuve  est  aimable, 
quoiqu'un  peu  décousu.  On  y  voit  aller  et  venir 
dans  leurs  cellules  et  dans  leurs  petits  jardins 
tous  ces  grands  personnages.  Oh  suit  les  jours 
réglés  de  M.  de  Sacy  quand  il  est  prisonnier  à  la 
Bastille  et  qu'il  y  traduit  la  Bible.  Je  ne  savais 
pas  que  TAncien  Testament  eût  été  ainsi  traduit 
sous  les  verrous.  On  lui  annonça  qu'il  pouvait 
partir,  le  lendemain  du  jour  qu'il  eut  achevé  son 
travail.  Il  avait  pris  goût  à  la  Bastille,  n'y  étant 
pas  dérangé  et  n'ayant  pas  de  visites  à  attendre. 
C'est  une  des  mille  douceurs  de  la  prison^  mais 
telle  est  l'infirmité  du  cœur  de  l'homme  que  je 


•  • 


LETTRES.  93 

suis  sûr  qu'on  se  lasse  aussi  de  la  prison  et  de  la 
solitude  absolue. 

M.  de  Broglie  est  tout  à  ses  travaux  de  la  com- 
mission des  colonies.  M.  Wilberforce  n'a  pas  mis 
plus  de  suite  à  ce  travail,  et  il  y  a  apporté  moins 
de  force  d'esprit.  Le  dépouillement  et  l'intelli- 
gence détaillée  des  documents  ei^igent  une  atten-* 
tion  très-forte  et  une  grande  sûreté  de  mémoire 
et  un  grand  esprit  de  critique  et  une  grande  fer- 
meté de  bon  sens  pour  marcher  entre  le  décou- 
ragement et  les  projets  romanesques. 

24  février. 

N'est-il  pas  vrai  que  je  vous  tiens  quelquefois 
wsez  bien  au  courant  de  la  vie  que'îes  vôtres 
mènent  ici?  Il  me  semble  même  que  je  ne  vous 
épargne  pas  assez  les  détails.  Hier,  c'était  l'im- 
mobile mercredi  de  madame  d'Haussonville  la 
mère.  Je  dis  immobile  dans  le  sens  qu'il  ne 
manque  jamais,  car  ces  soirées  sont  amusantes. 
Où  y  est  plus  entre  soi  qu'ailleurs;  on  n'y  est 
guères  qu'une  vingtaine  à  la  fin  de  la  soirée, 
mais  vraiment  vingt  personnes  qui  ne  haïssent 
P^  de  se  rencontrer.  A  dîner,  il  y  avait  M.  et 
madame  Georges  d'Harcourt;  et  savez-vous  que 
M.  G.  d'Harcourt  va  devenir  pair,  ou  plutôt  que 


94  LETTRES. 

de  toute  éternité  il  était  pair  par  droit  d'héré- 
'  dite?  Son  père  est  mort  avant  la  révolution  de 
Juillet  et  avant  rabolftion  de  l'hérédité,  et  lais- 
sait sa  pairie  régulièrement  à  son  fils  aîné^  mais 
ce  fils  aîné  a  voulu  à  toute  force  se  faire  Anglais 
et  rester  Anglais  ;  il  n'avait  point  de  fils^  alor& 
M.  Georges  d'Harcourt  a  réclamé  pour  succédef 
à  défaut  de  son  frère.  L'affaire  avait  dormi  quel- 
que dix  ans,  par  négligence,  par  ennui  de  ré- 
soudre de  petits  points  de  droit,  etc..  Mais  voicî 
qu'elle  se  réveille  triomphante  et,  dans  peu  de 
jours,  il  entrera  à  la  Chambre. 

Où  en  étais-je  donc  de  mon  dîner  de  mercredi? 
Ah!  —  M.  et  madame  d'Harcourt,  —  M.  et  ma- 
dame Mortier,  qui  se  préparent  à  retourner  en 
Suisse  dans  six  semaines,  avec  quelque  appré- 
hension de  cette  société  et  de  ce  climat  alpestre, 
—  M.  Guîzot,  très-aimable,  très  en  train  d'es- 
prit, ayant  toutes  les  vertus  des  cœurs  heureux, 
tout  semblable  à  un  général  qui  vient  de  gagner 
trois  ou  quatre  batailles  dans  une  rapide  cam- 
pagne, et,  en  effet,  voilà  ce  ministère  en  pleine 
mer  et  une  mer  tranquille  et  toutes  les  voiles 
doucement  enflées  au  souffle  de  M.  Jacques  Le- 
febvre,  de  M.  Delessert  et  de  M.  le  général  Jao- 
quominot.  M.  de  Rémusat  et  M.  Thiers  ne 
soufflent  que  dans  leurs  doigts;  l'un  écrit  les  ba- 


LBTTRBS.  95 

tailles  du  premier  Consul  et  M.  de  Rémusat 
cherche  comment  la  matière  et  l'esprit  peuvent 
entrer  en  relation  dans  ce  monde.  On  philosophe 
et  Ton  attend  des  jours  meilleurs.  On  écoute  le 
canon  de  Marengo  au  lieu  d'entendre  le  bruit 
des  voitures  d'ambassadeurs  dans  la  cour  du 
ministère  des  affaires  étrangères.  On  pense  à 
Dieu,  à  la  Substance,  au  temps,  à  l'étendue,  au 
lieu  de  lire  des  rapports  de  police  dans  le  ca- 
binet du  ministère  de  l'intérieur.  C'est  la  diffé- 
rence de  la  contemplation  à  l'action.  Je  soup- 
çonne qu'à  leur  place  vous  n'hésiteriez  pas  sur 
le  choix. 

Le  soir,  chez  madame  d'Haussonville,  est  ar- 
rivé bien  du  beau  monde  :  —  Madame  de  Ba- 
sante, qui  est  toujours  belle,  mais  qui  a  pourtant 
l'air  un  peu  triste,  et  M.  de  Barante,  qui  a  autant 
d'esprit  que  jamais,  malgré  son  séjour  dans  les 
glaces  de  l'empereur  Nicolas,  — Madame  Gabriel 
Messert,  qui  semblait  sortir  des  bois  par  un 

• 

jour  de  printemps,  —  Mademoiselle  de  Pomaret , 
^Louise,  bien  aimable  au  milieu  de  ce  petit  cer- 
^.  M.  d'Haussonville  ressent  toujours  des  souf- 
frances électorales  ;  il  prétend  que  je  n'ai  pas 
pris  assez  de  part  à  son  échec,  et,  en  vérité,  il  a 
grand  tort;  j'en  aurais  pris  beaucoup  moins  à 
mon  propre  échec.  Je  ne  me  figure  pas  qu'une 


96  LETTRES» 

place  au  milieu  de  cette  race  perverse  et  plate  et 
ennuyeuse  de  la  Chambre  des  députés  soit  une 
partie  notable  du  bonheur  de  ce  monde. 


XXXII. 


A   LA  HÊMB. 


Paris,  2  mars  IMS. 

Vous  avez  été  affligée,  j'en  suis  certain,  de  la 
mort  de  M.  JoufTroy.  Il  a  succombé  hier,  après 
avoir  lutté  longtemps  contre  une  maladie  de  poi- 
trine qui  n'a  pris  que  depuis  deux  mois  un  carac- 
tère  alarmant.  II  avait  beaucoup  d'esprit,  beau- 
coup de  talent  et  des  qualités  morales  d'un  ordre 
très-élevé.  Il  avait  médité  paisiblement  toute  sa 
vie  sur  toutes  les  grandes  questions  dont  il  a 
peut-être  à  présent  la  solution.  Tout  ce  que  ses 
livres  expriment  d'incertitudes  et  de  convictions 
produit,  en  les  relisant  à  présent,  un  effet  sin- 
gulier. Il  laisse  deux  petits  enfants  et  quelque 
petite  fortune  pour  achever  de  les  élever.  M.  de 
Broglie  l'avait  vu,  il  y  a  une  quinzaine  de  jours, 
déjà  bien  affaibli,  mais  non  point  d'intelligence. 
Parler  le  fatiguait.  Il  pensait  tristement,  tandis 
qu'il  voyait  s'écouler  ses  derniers  jours.  Il  voyait 


LBTTRBS.  97 

avec  une  fermeté  simple  et  mélancolique  qu'il 
n'y  avait  plus  de  remède  à  son  mal.  En  se  réveil- 
lant, le  jour  même  de  sa  mort,  il  se  trouvait 
mieux  que  tous  les  autres  jours,  et  puis  tout 
s'est  dénoué  tout  à  coup  et  ce  qu'il  a  pensé  et 
écrit  dans  ce  monde  deviendra  un  sujet  de  mé- 
ditation et  de  doute  pour  ceux  qui  vont  venir  et 
qui    souffriront,    s'inquiéteront   et    mourront 
comme  lui.  Le  (il  de  la  pensée  s'est  brisé  dans 
ses  mains;  un  autre  va  le  renouer  pour  le  voir 
se  briser  à  son  tour.  Il  a  regardé  bien  des  fois 
du  haut  de  ses  pauvres  montagnes  les  Alpes  et 
les  lacs  ;  il  a  cherché  le  mystère  que  murmure 
toute  cette  nature.  Un  autre  viendra  peut-être  à 
la  même  place  essayer  le  même  effort  inutile. 
Lisez  dans  la  Revue  des  Deux-Mandes  un  article 
de  M.  Libri,  iptitulé  :  Souvenirs  de  la  jeunesse  de 
Napoléon.  Tout  cela  est  extrait  d'un  grand  nom- 
bre de  cahiers  où  Bonaparte  avait  consigné  un 
peu  pêle-mêle  ses  souvenirs,  ses  études  et  ses 
propres  réflexions,  entre  dix-sept  et  vingt-quatre 
ans.  C'est  la  petite  source  qui  bouillonnait  incon- 
nue dans  un  petit  coin  du  monde  et  qui  est  de- 
venue un  grand  fleuve.  Quoi  qu'en  dise  M.  Libri, 
ces  commencements  me  semblent  assez  ordi- 
naires et  c'est  précisément  ce    que  je  trouve 
intéressant.  L'originalité  des  figures  est  souvent 

m.  7 


98  LETTRES. 

longtemps  à  se  faire  jour.  Le  talent,  rimagina* 
tion  vive,  la  pensée  colorée,  tout  cela  pousse 
tout  à  coup  par  un  jour  de  printemps,  comme 
un  arbre  qui  languissait  et  qui  se  couvre  un 
beau  matin  de  belles  fleurs  ;  le  vent  tiède  a  souf- 
flé ,  c*est  cela  qui  manquait  ;  ou  bien  le  chaos 
n'était  pas  encore  débrouillé  au  dedans,  et  Téqui- 
libre  et  Tordre  se  sont  soudainement  établis.  Qui 
dirait  qu'il  y  a  plus  qu'Alexandre  dans  cette  rhé- 
torique irrégulière  et  emphatique? 

Voulez-vous  être  assez  bonne  pour  relire  les 
deux  ou  trois  premiers  chants  du  Dante,  de 
Y  Enfer,  et  me  dire  ce  que  vous  en  pensez  ?  Après 
en  avoir  dit  et  pensé  beaucoup  de  mal,  il  est 
tombé  tout  à  coup,  d'un  certain  biais,  un  trait  de 
lumière  pour  moi  sur  cette  poésie.  Ici,  où  tout 
le  monde  a  des  partis  pris,  je  ne  peux  pas  de- 
mander si  j'ai  ou  si  j'avais  raison.  Je  m'adresse 
au  cristal  des  fontaines.  Ici,  tftut  le  monde  a  sa 
petite  mare  trouble  où  les  pieds  des  passants 
sont  plus  ou  moins  empreints . 

M.  Guizot  disait  hier  au  soir  que  M.  Jouffroy 
était  loin  de  penser  que  son  état  de  santé  fut  si 
grave  ;  qu'il  l'avait  entretenu,  il  y  a  huit  jours,  de 
ses  chances  à  la  prochaine  élection  et  causé  de 
la  question  de  savoir  sll  valait  mieux  pour  lui 
être  nommé  pair  que  de  rester  député  ;  mais  cela 


LETTRES.  99 

ne  prouve  pas  grand'chose  sur  le  sentiment 
qu'il  avait  habituellement.  Quand  il  vient  le 
moindre  souffle  de  bien-être,  on  reprend  invo- 
lontairement à  la  vie  pour  une  heure  ou  deux^ 
et  puis  on  ne  tarde  pas  à  entendre  de  nouveau 
siffler  le  vent  qui  emporte  à  Tautre  rive. 

5  mars. 

Cest  aujourd'hui  que  Ton  fait  les  funérailles 
de  M.  Jouffroy.  Albert  y  est  allé  avec  son  père. 
Je  suis  resté  chez  moi,  où  je  suis  retenu  par  un 
S^nd  mal  de  tête.  Son  cercueil  sera  porté  dans 
le  Jura.  Je  conçois  qu'il  n'ait  pas  voulu  être  mêlé 
à  cette  poussière  de  Paris.  Secrètement,  je  ne  se- 
^^  pas  fâché  d'être  à  sa  place  et  d'aller  dormir 
dans  ces  montagnes.  Il  avait  beaucoup  mieux  à 
^^e  que  moi  sur  cette  terre.  Mon  chemin  de- 

• 

^i^t  plus  triste  et  plus  étroit  chaque  jour.  Je 
suis  de  plus  en  plus  inutile  aux  autres  et  en- 
^^yeux  à  moi-même  aussi.  Je  ne  crois  pas  que 

• 

insupporte  un  autre  hiver  à  Paris.  Je  sais  bien 
l^^ilyaunpeu  de  manie  et  de  nerfs  malades 
^^8  cette  disposition,  mais  ces  nerfs-là  sont 
^^ssi  une  partie  de  ma  très-misérable  condition. 
C<>txime  vous  êtes  très-bonne,  je  vous  prie  de  ne 
P^^  trop  vous  attrister  de  ce  que  je  dis  là.  Il  me 
^vient  de   temps  à  autre   un   peu   d'entrain 


100  LETTRES. 

comme  un  trait  de  lumière  à  travers  les  vitres 
cassées  d'une  petite  maison  délabrée  et  aban— 
donnée  ;  mais,  en  tout,  c'est  une  très-triste  ma- 
sure. Les  mauvaises  herbes  croissent  dans  le 
jardin  ;  il  y  avait  quelques  arbres  qui  auraient 
pu  grandir^  mais  qui  ont  été  mangés  par  les  che- 
nilles. Vous  n'avez  pas  d'idée  de  la  trii^tesse  de 
ce  jardin. 

M.  Cousin  rentre  comme  membre  du  Conseil 
royal  en  remplacement  de  M.  Jouffroy.  M.  Ville- 
main  a  f;ât  là  un  acte  héroïque  en  le  proposant 
au  Roi,  car  M.  Cousin  est  un  voisin  hargneux  et 
impérieux.  Il  est  très-juste  qu'il  dirige  les  études 
de  philosophie  en  France,  mais  il  faut  un  grand 
fonds  de  philosophie  pour  vivre  en  paix  avec  lui. 
Mais  M.  Villemain  fait  bien  ce  qui  est  bien.  Peu 
de  ministres  se  seraient  prêtés  à  ce  désagrément 
de  tous  les  jours,  au  contact  de  cette  nature  or- 
gueilleuse, insolente,  égoïste,  habile  à  mal  faire. 
Les  eaux  les  plus  actives  et  les  plus  pures  de  la 
philosophie  n'ont  pas  plus  agi  sur  sa  nature  que 
sur  la  peau  d'un  rhinocéros. 

M***  pense  à  se  mettre  sur  les  rangs  pour  rem- 
placer M.  Jouffroy  dans  le  Doubs  ;  mais  on  ne 
doit  savoir  que  penser  de  ces  électeurs.  Pour 
M.  Jouffroy,  c'étaient  ses  amis^  ses  camarades, 
qui  avaient  fait  avec  lui  l'école  buissonnière  dans 


LETTRES.  101 

les  montagnes.  C'était  un  grand  esprit  qui  fai- 
sait honneur  à  ces  vallées  sauvages  et  qui  avait 
été  un  petit  paysan  avec  eux.  Il  était  fort  libre 
devant  eux  d'avoir  telle  ou  telle  opinion  politi- 
que. Ce  sera  tout  autre  chose  pour  un  étranger. 
M***  n'a  pas  été  dans  sa  jeunesse  avec  eux  à  la 
veillée  et  n'a  pas  cheminé  avec  eux  par  les  grands 
hivers  dans  les  petits  sentiers  de  la  montagne 
pendant  que  les  loups  se  promenaient  alentour. 
M.  Jouffroy  était  là,  à  la  chambre  des  députés^ 
au  nom  des  sentiments  les  plus  poétiques  du 
monde.  Les  gens  de  la  montagne  aimaient  à 
voir  à  la  Chambre  une  intelligence  supérieure 
qui  avait  grandi  sous  leurs  sapins,  dans  ces  petits 
hameaux.  Il  s'était  promené  dans  toutes  ces  ha- 
bitations ;  il  avait  causé  avec  eux  auprès  de  leurs, 
ruches  d'abeilles  ;  il  les  avait  quelquefois  entre- 
tenus, avec  sa  simplicité  élégante,  de  ce  qu'il  sa- 
vait de  Dieu,  du  monde,  de  Tavenir.  Je  me  sou- 
viens de  lui  avoir  entendu  raconter  ses  conver- 
sations avec  ses  compatriotes,  dont  les  uns 
étaient  spiritualistes,  les  autres  vraiment  mysti- 
ques, les  autres  stoïciens,  quelques-uns  pen- 
chant à  toute  incrédulité,  tous  confusément  et 
suivant  la  pente  naturelle  de  leur  caractère.  Il 
leur  disait,  à  son  tour,  ce  qu'il  pensait  d'utile  et 
de  consolant  sur  les  secrets  du  monde,  et  tout 


102  LETTRES. 

cela  au  milieu  de  tous  les  accidents  familiers  de 
la  vie  ;  le  soir,  quand  on  filait  le  chanvre  ;  le  ma- 
lin, quand  les  vaches  sortaient  des  étables  ;  avec 
un  berger  qu'il  rencontrait  à  midi  sous  Tombre 
des  rochers.  Et  voilà  que  son  cercueil  revient  au 
petit  cimetière  du  village.  A  son  arrivée,  on  en- 
tendra la  cloche  de  l'église  ;  on  viendra  par  tous 
les  sentiers  ;  mais  tout  rentrera  dans  le  silence 
et  l'on  montrera  de  temps  en  temps  aux  voya- 
geurs que  le  hasard  amènera  là  la  pierre  d'un 
philosophe  qui  avait  beaucoup  de  renommée  à 
Paris,  et,  sur  la  colline,  la  maison  de  son  père. 
Tous  ces  pauvres  philanthropes  anglais  qui 
comptaient  assister  ici  au  meeting  pour  l'aboli- 
tion de  l'esclavage  arrivent  à  la  file.  Le  boa. 
Josiah  Forsler  est  arrivé  ce  matin  avec  son  aie- 
noble,  son  grand  chapeau,  ses  grandes  jambes 
et  son  grand  parapluie.  Tout  ce  monde  bien- 
veillant dînera  mardi  chez  M.  de  Broglie. 

7  mars. 

Je  VOUS  disais  que  le  cercueil  de  M.  JoufTroy 
serait  reporté  dans  les  montagnes,  mais  on  a  re- 
noncé à  ce  projet.  Qu'avez-vous  dit  du  discours 
de  M.  Villemain?  Il  est  bien,  ce  me  semble.  Il  y 
en  a  eu  un  de  M.  Cousin,  mais  je  ne  l'ai  point 
vu.  Tout  le  monde  était  très-triste  à  cette  triste 


LETTRES.  103^ 

solennité.  C'était  une  créature  aimable  et  sau- 
vage, qui  n'avait  pas  les  instincts  de  la  société. 
Le  inonde  est  assez  bienveillant  pour  ces  carac- 
tères. Personne  ne  les  trouve  sur  son  chemin. 
Ils  ne  disputent  rien  à  personne. 


XXXIII. 


A   MADAME   d'hAUSSONVILLE. 


Coppet,  13  octobre  1842. 

Sans  qu'il  y  paraisse,  j'ai  regretté  beaucoup 
d^  ne  pas  passer  au  moins  un  peu  de  temps  à 
Gurcy,  car^  excepté  à  la  campagne,  on  ne  vous 
voit  plus.  A  Paris,  le  petit  train  du  monde  em- 
porte tout,  et  puis,  vous  y  prenez,  je  crois,  un 
peu  de  dédain  pour  tout  ce  qui  n'est  pas  du  plus 
v'f  éclat.  Il  vous  faut  un  peu  de  temps  pour  vous 
'^âcooutumer  à  votre  village  et  à  la  simplicité 
P^U.  élégante  de  ses  habitants. 

f^cndant  que  je  vous  écrivais,  je  reçois  une 
lettfe  d'Albert,  de  Berlin,  et  du  7  de  ce  mois.  Il 
^v^it  assisté  à  toutes  les  fêtes  du  mariage  d'une 
P^ixicesse,  et  avait  été  présenté,  lui  prince,  à 
^^^s  les  princes  et  princesses  de  la  maison  de 
Pelasse,  et  il  paraît  que  Dieu  a  béni  cette  Prusse 


104  LETTRES. 

dans  sa  famille  royale  et  que  cet  arbre  a  des  re- 
jetons  sans  fin.  Il  n'est  pas  trop  enthousiaste 
pour  un  voyageur  et  je  ne  crois  pas  qu'il  songe 
à  contracter  le  moindre  mariage  morganatique, 
ni  qu'il  revienne  présentant  de  la  main  gauche 
à  monsieur  votre  père  la  fille  d'un  ministre  pro- 
testant dont  il  serait  tombé  amoureux.  Il  n'est 
pas  le  héros  d'un  roman  d'Auguste  Lafontaine  ; 
ainsi,  n'atlendez  pas  une  belle-sœur  qui  ait  le 
genre  d'imagination  que  vous  nommez...  com- 
ment? Plaignez-le  de  cela. 

Adieu,  madame.  Dites  beaucoup  de  tendresses 
pour  moi  au  député  de  Provins.  Je  lui  écrirai 
bientôt,  mais  j'ai  honte  dédire  que,  n'ayant  pas 
grand'chose  à  faire  ici,  je  suis  pourtant  si  sou- 
vent interrompu  que  voilà  une  lettre  commencée 
depuis  trois  jours  et  je  finis  le  15  ce  que  j'avais 
daté  du  13.  Je  lis  aussi  à  bâtons  rompus,  d'abord 
M.  de  Ségur  sur  la  campagne  de  1812  ;  ensuite, 
Eschyle,  que  je  n'admire  pas  tant  que  les  gens 
qui  ont  plus  d'esprit  que  moi  ;  Schelling,  que  je 
ne  comprends  pas  du  tout  à  la  première  lecture, 
mais  je  sais  relire  une  dizaine  de  fois,  jusqu'à 
ce  que  le  jour  vienne  dans  ces  profondeurs  ger- 
maniques ;  toujours  le  Dante  ;  un  Voyage  de 
M.  Poujoulat  en  Italie,  qui  ne  me  paraît  pas  né 
pour  parler  de  l'Italie  ;  enfin,  je  relis  Y  Histoire 


LETTRES.  105 

romaine  de  M.  Michelet.  Gela  est  fou,  mais  j'aime 
ces  rêves  sur  rorigine  des  vieux  peuples  de  l'Ita- 
lie, sur  un  fond  de  paysage  d'aujourd'hui  ;  l'his- 
toire qui  passe  sur  la  nature  qui  demeure  ;  il  a 
assez  vivement  ces  deux  impressions.  Son  livre 
a  la  beauté  du  diable;  il  est  jeune  et  vivant,  mais 
il  n'a  pas  beaucoup  de  la  beauté  qui  ne  passe 
pas.  Ne  trouvez-vous  pas  qu'il  y  a  trois  classes 
de  livres  ?  Cîeux  qui  ont  l'agrément  d'un  esprit 
entrain,  qui  voit  les  choses  comme  nous  les 
voyons  aujourd'hui  jeudi;  —  ceux  qui  ont  la  sé- 
vérité des  idées  durables,  de  ces  idées  qui  domi- 
nent toujours,  un  peu  froides  comme  les  neiges 
des  hautes  montagnes  ;  —  ceux  qui  réunissent 
les  deux  qualités,  d'être  jeunes  et  de  toucher 
aussi  à  ce  qui  ne  périt  pas  ;  un  paysage  de  prin- 
temps dans  un  cadre  comme  la  mer  et  les  mon- 
tagnes. 

Ah!  j'oubliais  une  quatrième  classe  de  livres, 
ceux  qui  n'ont  ni  la  jeunesse,  ni  l'éternité. 


106  LETTRES. 


XXXIV. 


A  M,    RAULIN. 


Coppet,  dimanche  30  novembre  1842. 

Je  reçois  votre  lettre  ce  matin  même,  mon 
cher  ami.  Vous  me  demandez  si  j'ai  à  me  plain- 
dre de  vous,  puisque  je  ne  vous  écris  point.  Sans 
doute,  j*ai  à  me  plaindre  de  vous,  et  je  vous  de- 
mande comment  vous  en  pouvez  douter?  Quand 
j'ai  dû  rester  à  Paris  et  que  je  vous  priais  de  res- 
ter avec  moi  au  lieu  d'aller  en  Suisse,  vous 
m'avez  répondu  que  rien  ne  pouvait  vous  em- 
pêcher d'aller  en  Suisse;  quand  j'ai  pris  le  parti 
d'aller  à  Coppet,  vous  écrivez  que  tout  vous  fait 
un  devoir  impérieux  de  rester  en  France...  Je 
pense  bien  que  vous  pouvez  me  faire  toutes 
sortes  de  raisonnements  sur  ce  que  les  affaires 
prennent  mille  formes,  qu'on  découvre  des  dif- 
ficultés là  où  on  n'en  croyait  pas  rencontrer, 
mais  tout  cet  artifice  de  raisonnement  est  peine 
perdue  avec  moi.  Il  vous  a  plu  de  rester  à  Reims 
et  il  me  plaît,  à  moi,  d'être  en  colère  contre 
vous...  Donc,  je  ne  vous  dirai  pas  le  plus  petit 
mot  de  regret  sur  votre  résolution  prétendue 
héroïque  de  rester  à  Reims,  On  dit  souvent  ici  : 


LETTRES.  i07 

«Pourquoi  M.  Raulin  n'est-il  pas  venu?  C'est 
bien  triste!  i»  Mais  je  fais  la  sourde  oreille  et  je 
ne  pense  même  pas  à  ce  M.  Raulin  qui  est  si  af« 
faire. 

Je  vous  plains  beaucoup,  mon  cher  ami,  d'être 
encore  en  proie  à  votre  article.  Il  ne  faut  pour- 
tant pas  laisser  durer  si  longtemps  un  état  aussi 
violent.  La  composition  à  contre-cœur  porte  sur 
les  nerfs.  Ou  déterminez-vous  à  le  donner  tel 
quel,  ou  dites  une  bonne  fois  à  M.  Thierry,  non 
possumus;ei^  en  preuve,  montrez-lui  l'article  qui 
vous  déplaît.  Une  trop  longue  contention  d'es- 
prit sur  un  sujet  qui  ennuie  paralyse  toutes  les 
forces  de  Tintelligence.  Quand  vous  aurez  pris 
hardiment  votre  parti,  les  esprits  animaux  re- 
commenceront à  courir  gaillardement  ;  ils  se  di- 
ront l'un  à  l'autre  :  nous  n'avons  plus  l'article 
de  M.  Augustin  -Thierry  à  faire,  et  ils  se  rani- 
meront et  reprendront  confiance  en  eux- 
mêmes.  Allons  donc,  mon  cher  ami,  vous  qui 
êtes  un  homme  de  grande  résolution,  prenez 
votre  parti  aussi  nettement  que  vous  avez  pris 
celui  de  ne  point  venir  ici,  malgré  tant  de  ser- 
ments. 

Vous  aimez  les  questions  difficiles.  Vous  voulez 
savoir  comment  on  pourrait  concilier  la  liberté 
de  penser  et  de  parler  avec  la  plus  entière  sou- 


108  LETTRES. 

mission  à  Tautorité  de  TÉglise.  Je  ne  suis  pas  un 
grand  docteur,  mais  il  me  semble  qu'il  faut  d'a- 
bord diviser  :  sur  les  sujets  où  notre  mère  la 
sainte  Église  n'a  rien  décidé,  vous  dites  natu- 
rellement tout  ce  qui  vous  passe  par  la  tête,  et 
vous  vous  en  donnez  à  cœur  joie,  comme  à  peu 
près  on  mange  tant  qu'on  peut  les  jours  qui  ne 
sont  pas  de  jeûne.  Sur  les  points  où  elle  a  tranché 
les  questions,  on  peut  ne  pas  comprendre  ses  dé- 
cisions et  dire  autre  chose  en  ajoutant  :  Sauf  la 
soumission  à  l'Église^  si  je  fais  erreur.  On  peut  en- 
core faire  autrement,  penser  tout  le  contraire 
de  ce  que  pense  l'Église  et  dire  simplement  :  si 
l'Église  n'avait  pas  ordonné  de  croire  ceci,  je  croirais 
cela.  En  troisième  lieu,  on  peut  ne  pas  penser 
du  tout.  C'est  le  parti  le  plus  sûr  et  le  plus  con- 
forme à  la  volonté  de  l'homme  sur  celte  terre, 
où  il  ne  sait  rien  de  rien,  ni  pourquoi  le  vent 
souffle,  ni  pourquoi  les  corps  tombent  au  lieu  de 
monter,  ni  pourquoi  les  maîtres  des  requêtes  ne 
sont  pas  conseillers  d'État,  ni  les  conseillers 
d'État  auditeurs. 

Comment  êtes-vous  six  semaines  sans  écrire 
à  M.  Piscatory?  J'aime  ses  lettres  et  je  lui  ré- 
ponds courrier  par  courrier  pour  l'exciter  à  une 
correspondance  un  peu  plus  suivie  ;  mais  il  est 
de  ces  animaux  vigoureux  et  bondissants  qui 


LETTRES.  ]09 

n'avancent  que  par  vives  et  impétueuses  sail- 
lies, comme  l'a  dit  de  lui  Bossuet.  Toujours  est-il 
^ue  c'est  un  animal  qui  me  plaît.  Je  voudrais 
seulement  le  voir  nager  entre  les  Cyclades,  et  je 
me  flatte  toujours  que  M.  Guizot,  qui  se  connaît 
en  hommes  et  qui  ne  néglige  pas  ses  amis,  l'en- 
verra bientôt  du  côté  d'Athènes. 

Ah!  voilà  que  je  vous  parle  comme  si  je  n'é- 
tais pas  furieux  contre  vous.  Je  le  suis  pourtant, 
et  je  veux  l'être.  Il  vous  faudra  beaucoup  faire 
pour  reconquérir  mon  estime.  Commencez  par 
m'écrire  tous  les  jours  ;  peut-être  que  je  m'a- 
doucirai un  peu. 


!   DE    LASC01IR9. 


Paris,  samedi  il  mars  1643. 

Pourquoi  y  a-t-il  si  longtemps,  chère  madame,  I 

quejenevousaiécrit?Cest  que,  en  vérité,  je  me  | 

trouve  fort  ennuyeux  et  que  je  trouve  peu  amu- 
sant ce  que  je  vois  et  ce  que  j'entends.  Tantôt 
c'est  une  crise  ministérielle  qui  est  en  l'air,  et  | 

tantôt  les  Burgraves  de  M.  Victor  Hugo.  Quoi-  , 

qae  vous  vous  intéressiez  à  toutes  choses  par 
l'étendue  de  l'esprit,  je  crois  bien  que  vous  avez 


110  LETTRES. 

un  peu  d'étonnement  dans  cette  vie  sérieuse  et 
paisible  que  vous  menez  à  Lyon,  quand  on  vous 
raconte  de  quelles  misères  on  s'occupe  ici.  Pour 
les  personnes  qui  vivent  dans  un  ordre  de  pen- 
sées élevées,  tout  ce  petit  bruit  de  crécelles  doit 
leur  prendre  sur  les  nerfs.  C'est  comme  si  on 
m'eût  offert  de  lire  le  Messager  des  Chambres 
quand  je  regardais  Rome  pour  la  première  fois 
du  haut  du  Capitole.  Je  crains  donc  de  vous 
faire,  malgré  toute  votre  bienveillance,  l'effet  du 
Messager  des  Chambres.  Voulez-vous  bien  me 
rassurer  un  peu  lorsque  vous  aurez  un  moment 
de  loisir?  Ne  viendrez-vousjpas  bientôt  à  Paris, 
bien  que  nous  ne  soyons  pas  aimables?  Je  m'ima- 
gine que  vous  arriverez  vers  les  premiers  jours 
d'avril,  avec  mademoiselle  de  Pomaret.  Je  sais 
bien  qu'elle  a  été  inquiète  de  la  santé  de  madame 
d'Eclépens.  J'aurais  bien  voulu  avoir  directement 
d^elle  des  nouvelles  de  madame  d'Eclépens, 
mais  comme  j'écris  peu  ou  point  à  mes  amis,  une 
lettre  dans  ce  dessein  est  un  événement  qui  effa- 
rouche l'imagination  de  ceux  qui  sont  déjà  in- 
quiets. J'ai  toujours  mieux  aimé  passer  pour 
inaltentif  que  de  faire  une  petite  peine  inutile. 

Comment  avez-vous  trouvé  les  deux  volumes 
de  madame  de  Belgiojoso  que  M.  de  Lascours 
vous  a  rapportés?  Ils  ont  ici  un  succès  qui  me 


LETTRES.  111 

•  ■ 

paraît  mérité.  Ne  trouvez-vous  pas  là  des  mar- 
ques d'un  esprit  ferme,  simple  et  convaincu,  et 
avec  cela  la  liberté  de  pensées  sur  tous  les  points 
où  il  est  permis,  dans  TÉglise,  de  garder  sa  li- 
berté de  pensées.  Je  voudrais  bien  savoir  votre 
opinion  sur  ce  qu'elle  dit  des  peines  étemelles  ?  N'a- 
Ulle  pas  pris  le  bon  côté  de  ce  terrible  sujet  ? 
Elle  est  bien  un  peu  sévère  pour  saint  Augustin, 
et  c'était  un  plus  grand  homme  qu'elle  ne  dit, 
suivant  moi.  Je  le  vois  toujours  causant  à  une 
fenêtre  d'une  auberge  d'Ostie,  avec  sa  mère,  sur 
les  plus  grandes  questions  de  ce  monde  et  cela 
dans  un  langage  charmant  et  avec  une  admira- 
ble abondance  de  pensées  fines  et  d'images  écla- 
tantes. Je  sens  bien  que  ce  train  de  guerre  qu'il 
a  mené  contre  tant  d'hérésies  a  endurci  un  peu 
son  âme  et  tous  ses  arguments  vont  trop  loin 
pour  la  simple  raison  ;  on  dirait  qu'il  s'est  en- 
durci dans  la  vie  des  camps,  tandis  qu'il  pour- 
suivait les  donatistes,  les  pélasgiens  et  les  mani- 
chéens; mais  il  n'en  reste  pas  moins  une  de  ces 
Datupes  à  part  chez  lesquelles  les  idées  et  l'ima- 
gination vont  du  même  essor.  Voyez  M.  de  La- 
Daartine,  il  a  deux  ailes,  l'une  de  cygne,  qui  est 
l'imagination,  l'autre  de  moineau  et  voilà  pour 
sa  raison.  Le  pauvre  grand  homme  ne  peut  pas 
aller  bien  haut  dans  un  pareil  équipage.  Com- 


112  :  LETTRES. 

t 

ment  avez-vous  trouvé  la  façon  dont  M.  Guizot 
Ta  traité.  Je  m'en  suis  fort  réjoui  dans  mon 
cœur.  C'était  un  beau  spectacle  de  le  voir  plu- 
mer d'un  air  sévère  ce  bel  oiseau  des  Tropiques. 
On  dit  qu'il  avait  Tair  tout  mal  à  son  aise  après 
avoir  été  ainsi  plumé  ;  mais  les  ailes  de  Tamour- 
propre  repoussent  très-vite  ;  elles  repoussent  un 
peu  moins  brillantes  et  voilà  tout.  J'espère  que 
le  chantre  dElvire  ne  prendra  plus  de  quelques 
mois  des  airs  de  dictateur.  Le  ministère  est  tout 
triomphant.  J'espère  qu'il  n'en  sera  pas  moins 
modeste.  M.  Duvergier  va  demander  l'abolition 
du  scrutin  secret.  Il  est  chimérique  de  demander 
ce  genre  de  hardiesse  chez  nous.  Il  y  a  beaucoup 
de  gens  très-doux  qui  n'aiment  pas  qu'on  sache 
leur  vote  parce  qu'ils  ne  le  pourraient  plus  pro- 
mettre à  deux  partis  à  la  fois.  Il  n'est  vraiment^ 
pas  dans  les  bonnes  mœurs  parlementaires  de»- 
voter  ainsi  à  visage  découvert.  Je  pense  que  la 
proposition  de  M.  Duvergier  sera  repoussée  ai»- 
scrutin  secret.  Lisez-vous  M.  de  Lamennais  sur^ 
les  Amschdspans  ?  Je  n'ai  jamais  rien  vu  de  si  peu^ 
raisonnable  et  ensemble  de  si  ennuyeux.  Le  lan- 
gage e&t  à  l'avenant  des  idées,  faux,  exagéré, 
barriolé  de  toutes  sortes  de  mauvaises  couleurs. 
C'est  quelque  chose  qui  tient  plus  de  l'ivresse 
que  de  l'enthousiasme.  Voyez  ce  que  c'est  que 


LETTRES.  -.-.^  113 

delre  un  peu  malveillant;  on  finit  toujours  par 
avoir  raison.  Il  y  a  bien  des  années  que  je  pense 
du  mal  de  cet  homme  à  cause  de  son  premier 
ouvrage,  lequel  promettait  tout  ce  qu'il  a  fait 
depuis.  Il  a  une  machine  à  vapeur  de  la  force  de 
deux  cents  chiens  hargneux;  il  l'avait  d'abord 
attachée  au  catholicisme  et  aujourd'hui  il  l'atta- 
che à  la  démocratie,  mais  ce  sont  toujours  les 
mêmes  chiens  hargneux.  Vous  avez  vu  aussi  le 
Pascal  de  M.  Cousin?  N'est-ce  pas  une  singulière 
découverte  que  tous  ces  passages  tronqués,  dé- 
placés, altérés,  affadis  par  la  main  pieuse  de 
Port-Royal?  Ils  ont  fait  ce  qu'on  faisait  sous  la 
Restauration  dans  les  cathédrales.  On  les  badi- 
geonnait pour  effacer  toutes  les  teintes  sombres 
que  la  main  du  temps  y  avait  laissées  en  passant. 
H  y  a  la  même  différence  entre  le  langage  triste 
ft  profond  de  Pascal  et  la  clarté  un  peu  blafarde 
que  le  sacristain  de  Port-Royal  a  jetée  sur  les 
épreuves  de  ses  pensées. 

Après  cela,  n'êtes-vous  pas  d'avis  qu'il  y  a  un 
peu  d'exagération  aussi  dans  les  regrets  de 
M.  Cousin  sur  certaines  formes  qui  n'en  valent 
P^  la  peine?  Ainsi,  je  me  consolerais  de  ne  pas 
savoir  que  Pascal  a  dit  que  l'homme  est  un 
rnccourci  dabyme.  Ce  n'est  ni  simple,  ni  frap- 
pant, ni  même  très-intelligible. 

III.  K 


111  LETTRKS. 

Mgr.  l'archevêque  de  Lyon  a-t-il  le  loisir  de 
lire  le  chapitre  de  la  comtesse  Belgiojoso  sur 
saint  Irénée?  Peut-être  qu'il  n'a  pas  le  temps  de 
lire.  Saint  Augustin  lisait  beaucoup,  quoiqu'il 
agit  beaucoup,  mais  il  était  saint  Augustin. 
Saint  Jérôme  lisait  les  ouvrages  théologiques 
des  belles  dames  romaines^  mais  il  n'avait  pas 
de  diocèse.  Huet,  l'évêque  d'Avranches,  lisait 
tout,  mais  aussi,  quand  on  venait  le  consulter, 
son  valet  de  chambre  répondait  :  <  Monseigneur 
étudie.  y>  A  quoi  un  paysan  répliqua  qu'il  était 
fâché  d'avoir  un  évêque  qui  n'avait  pas  fait  ses 
études. 

Adieu,  chère  madame,  mille  tendres  respects. 
Gomment  Joseph  poursuit-il  ses  études,  lui  qui 
n'est  pas  évêque  et  qui  probablement  ne  le  sera 
jamais?  On  n  entend  rien  dire  de  mademoiselle 
Cécile,  sinon  qu'elle  est  jeune  et  belleet  aimable, 
mais  nous  le  savions  déjà. 

XXXVI. 

A    LA   MÊME. 

Paris.  i:<  juin  1843. 

Chère  madame,  je  n'aurais  pas  osé  vous  écrire 
durant  tout  ce  fracas  de  camp  et  de  revues.  Je 


LE  T TUES.  1  ir> 

craigaais  que  cette  magnificence  militaire  ne 
laissât  dans  l'ombre  vos  humbles  amis  de  Paris. 
Vous  êtes  bien  bonne  de  m'avoir   rassuré   là 
dessus,  mais  ce  qui  n'est  pas  si  aimable,  c'est  de 
dire  que  vous  avez  été  fort  soulTrante,  avec  une 
rapidité  toute  militaire  et  sans  autre  explication. 
Avez-vous  été  réellement  de  mauvaise  humeur 
d  être  malade?  Je  ne  crois  pas  beaucoup  à  votre 
mauvaise  humeur  dans  aucun  cas.  Vous  n'avez 
pas  même  de  mauvaise  humeur  le  dimanche  et 
c'est  pourtant  une  grande  épreuve  pour  les  ca- 
'•actères.  Ordinairement,    quand  Theure   de  la 
ffi^and'messe  approche,    on   devient   colère  de 
peur  d  être  arrêté  par  quelque  chose  et  de  n'être 
P^s  exact  à  ses  devoirs.  La  moitié  des  vices  de 
^^  monde  ne  vient-elle  pas  de  l'humeur  qu'on  a 
d^  ne  pouvoir  pas  faire  si  bien  qu'on  voudrait? 
^t  Voilà  justement  pourquoi  les  mauvais  sujets 
^^n.t  ordinairement  de  bons  enfants.  Ils  n'ont  pas 
^'iixipatience  de  ce 'qui  leur  manque  en  fait  de 
Vertus.  On  dit  que  M.  de  Lamartine  va  vous  aller 
Voir  à  Lyon.  Je  présume  que  M.  de  Lascours  n'ex- 
^^t^terapas  ses  officiers  à  aller  entendre  les  ho- 
mélies démocratiques  de  ce  tout  petit  O'Connell. 
Je  suis  déjà  bien  frappé  de  ce  que  j'ai  lu  de 
^otre  essai    sur    la   Somme  de    saint  Thomas, 
^'aime  ce  langage  qui  a  de  la  force,  de  la  dou- 


116  LETTRES. 

ceur,  de  la  clarlé,  et  partout  une  vivacité  cachée 
qui  se  trahit  pourtant  à  la  moindre  contradic- 
tion, comme  les  étincelles  sortent  de  la  machine 
électrique  dès  qu'on  approche  la  main.  Vous 
vous  êtes  placée  dans  le  point  de  vue  le  plus 
élevé  et  on  sent  que  vous  avez  un  grand  hori- 
zon devant  les  yeux,  mais  que  vous  tenez  qu'il 
est  bien  de  regarder  un  seul  point  auquel  il 
faut  tout  rapporter,  et  ce  seul  point  est  du  côté 
de  la  campagne  de  Rome  f  vers  de  grandes 
ruines  et  des  débris  de  belles  églises.  Le  paysage 
est  beau  et  mélancolique,  mais  on  dirait  que  la 
vie  s'en  retire  tous  les  jours,  et,  quand  il  s'y  fait 
un  peu  de  bruit,  on  croirait  que  c'est  l'agitation 
de  la  fièvre.  C'est  donc  le  tort  de  votre  beau 
livre  de  montrer  une  préoccupation  trop  forte 
de  ces  grandes  ombres  du  passé.  Il  est  singulier 
de  voir  défendre,  avec  toute  la  vivacité  d'une 
imagination  jeune  et  sérieuse,  un  système  en 
apparence  si  froid  et  d'une  rigueur  si  intraitable, 
mais,  à  vous  entendre  exposer  ce  système  dans 
les  pages  que  vous  voulez  bien  me  confier,  on  se 
reprend  à  le  trouver  d'accord  avec  toutes  les  lu- 
mières de  l'esprit  et  tous  les  rêves  que  lame 
poursuit.  En  le  lisant,  je  me  souvenais  involon- 
tairement d'avoir  rencontré  à  Rome,  dans  les 
Catacombes,  une  jeune  femme  d'une  charmante 


LETTRES.  117 

figure  qui  parcourait  d*un  pas  léger  ces  tristes 
demeures  des  morts.  Cette  vive  jeunesse  sem- 
blait faire  tout  revivre  autour  d'elle ,  mais  elle 
passée  et  son  flambeau  éteint,  que  restait-il?  Je 
vous  dis  bien  librement  mon  avis^  puisque  vous 
avez  la  bonté  de  me  consulter  sur  votre  travail. 
J'espère  que  vous  ne  m'en  voudrez  pas  trop. 
J'y  ai  fait  quelques  petites  corrections  de  détail. 
Il  y  a  quelques  erreurs  sur  le  protestantisme  ;  je 
n'aime  pas  beaucoup  cette  comparaison  de 
Luther  et  de  saint  Thomas.  Sans  doute,  saint 
Thomas  est  un  grand  esprit,  mais ,  puisqu'il  ne 
s'agit  que  de  supériorité  d'esprit,  pendant  que 
l'un  coupe  de  travers  un  cheveu  en  quatre, 
lautre  renverse  des  églises  et  brise  les  portes 
des  villes.  C'est  la  différence  qu'il  y  a  entre  une 
paire  de  ciseaux  et  un  boulet  de  canon.  J'aime  ce 
que  vous  dites,  au  contraire,  sur  la  tolérance. 
Le  morceau  est  charmant,  mais  pourquoi  rap- 
peler que  Calvin  a  brûlé  Servet?  Cela  trouble 
toute  la  sérénité  du  tableau  que  vous  avez  lait. 
Il  ne  faut  point  de  récriminations,  surtout  quand 
il  est  question  de  tolérance. 

Adieu,  chère  madame.  Je  fais  un  article  sur 
votre  ouvrage  et  j'espère  que  vous  m'autoriserez 
à  faire  quelques  citations.  J'ai  pris  d'abord  ce 
beau  passage  où  vous  peignez  toutes  les  inquié- 


W^  J.ETTUES. 

tudes  de  Tesprit  contenues  et  calmées  bientôt 
dans  le  cercle  magique  de  rautorité  de  l'Église. 


XXXVII. 


A     M.     HA  i;  LIN. 


(riircy,  dimanche  2a  Juillet  1843. 

Mon  cher  ami,  vous  m'écrivîtes  Tan  dernier, 
d'un  air  assez  grognon  :  Sachez  qtie  je  ne  ptns 
m' astreindre  à  aucune  exactitude  dans  mes  corres- 
pondances. Vous  pouvez  bien  penser  que  je  ne 
suis  pas  homme  à  oublier  cela,  et  je  fais  effort 
sur  moi-même  pour  ne  pas  vous  écrire  à  des 
jours  réglés,  suivant  mon  instinct;  et  puis,  faut- 
il  vous  le  dire  aussi  ?  je  ne  me  sens  aucun  em- 
pressement à  entretenir  des  rapports  trop  fré- 
quents avec  un  homme  aussi  mal  noté  dans  les 
papiers  de  M**\  Puisqu'il  vous  a  offert  l'autre 
jour  un  sacrifice  sur  l'autel  du  vrai  Dieu,  c'est 
qu'il  ne  vous  croit  pas  beaucoup  de  créclit  dans 
ce  monde,  et  il  s'y  connaît.  Ah  !  qui  m'eût  dit 
que  j'aurais  un  jour  la  consolation  de  vous  voir 
presque  pendu  comme  philosophe,  et  cela,  des 
mains  d'un  homme  en  qui  vous  aviez  mis  toute 
votre  complaisance  !  Je  me  figure  que  vous  êtes 


LETTRES.  119 

tout  mélancolique  depuis  cette  nouvelle  décou- 
verte dans  la  perversité  humaine. 

Sachez  que,  si  je  vis  ici  avec  d'honnêtes  gens 
qui  sont  incapables  de  la  plus  petite  noirceur, 
par  compensation,  il  pleut  à  torrents;  donc,  on 
veut  jouer  la  comédie  ;  on  essaie  les  Précieuses 
ridicules,  Mithridate,  et  que  sais-je  encore?  Tout 
cela,  par  fragments.  Je  n'en  suis  pas,  à  cause  de' 
ma  grande  timidité  qui  ne  me  laisse  pas  parler 
en  public,  mais  j'assiste  avec  plaisir  aux  répéti- 
tions, quand  on  veut  bien  me  le  permettre.  Bien 
que  je*n'aie  pas  beaucoup  de  sentiment  drama- 
tique, je  ne  suis  pourtant  pas  assez  stupide  pour 
ne  pas  sentir  ce  que  j'ai  souvent  entendu  expli- 
quer par  M*** ,  que  Racine  a  une  sensibilité  pro- 
fonde et  Molière  une  verve  comique  intarissable. 
J'en  ai  même  conclu  que  Racine  était  le  poëte 
du  cœur,  aussi  vrai  que  Boileau  est  le  législateur 
du  Parnasse,  quoi  ! 

Je  reçois  une  lettre  d'Athènes.  M.  Piscatory  me 
décrit  toute  sa  maison  sur  le  penchant  de  l'Hy- 
melte  et  la  vue  admirable  dont  il  jouit.  Il  est 
content  d'être  là  et  triste  d'être  loin  des  siens.  Ce 
qu'il  dit  de  celte  Grèce  me  donne  une  furieuse 
envie  d'aller  voir  Salamine  et  Marathon.  Ne  vous 
vient-il  pas  aussi  quelque  désir  d'abandonner  les 
^'g^ôs,  j'entends  par  là  vos  supérieurs  et  vos  col- 


120  LETTRES. 

lègues  ?  Vous  devriez  me  donner  quelques  nou- 
velles; me  dire  si  le  général  Espartero  échappera 
aux  griffes  de  ses  ennemis,  car  il  est  probable 
quUl  en  sera  bientôt  à  crier  :  a  Mon  royaume 
pour  un  cheval!...  »  Je  lis  un  charmant  discours 
de  M.  Villemain  sur  les  prix  de  toutes  couleurs 
que  distribue  llnstitut.  Je  soupçonne  qu'il  n*y  a 
de  vif,  de  spirituel  dans  tous  les  ouvrages  cou- 
ronnés que  la  manière  dont  M.  Villemain  en 
parle.  Quant  aux  prix  de  vertu,  je  trouve  qu'ils 
n'inspirent  aucune  émulation.  Mille  écus^  c'est 
peu  pour  la  vertu,  et  le  vice  rajf^orte  plus  à  un 
homme  de  bon  sens.  Que  dois-je  penser  de  récrit 
de  M.  Michelet  et  de  M.  Quinet  sur  les  jésuites? 
Est-ce  ce  que  j'ai  déjà  lu,  cedont  je  vousailu 
un  passage?  Pourquoi  se  mettre  deux  pour  cela? 
On  n'écrit  jamais  rien  de  bon  à  deux.  On  ne  se 
met  pas  à  deux  pour  pointer  un  canon  ;  ils  man- 
queront leur  coup,  et  c'est  dommage. 


XXXVIII. 


AU   MEME. 


Gurcy,  dimanche  o  août  1843. 

Pourquoi  me  dites-vous  :  j'attends  chaque 


LETTRES.  421 

matin  une  lettre  de  vous?  C*est  bien  à  vous,  qui 
êtes  quinze  grands  jours  sans  m' écrire,  à  le 
prendre  sur  ce  ton  avec  moi  !   Vous  répondrez, 
sans  doute^  que  vous  avez  beaucoup  d'affaires, 
mais  j'ai  toujours  laissé  dire  qu'il  n'y  avait  que 
les  gens  occupés  qui  eussent  du  temps  pour 
tout  ;  je  l'ai  laissé  dire,  me  réservant  d'en  profi- 
ter. Ah  !  vous  n'aimez  pas  assez  Frédéric  et  Ber- 
nerette.  Vous  ne  sentez  donc  pas  combien  toute 
cette  misère  est  poignante  et  poétique  en  même 
temps.  Je  veux  absolument  que  vous  me  disiez 
que  Manon  Lescaut  est  la  grossièreté  même.  La 
pauvre  Bernerette  suit  le  fil  de  l'eau  dans  sa 
pauvre  petite  barque  qui  va  se  briser  contre  les 
grands  moulins  de  l'ordre  social.  C'est  une  fata- 
lité plus  vraie  que  la  fatalité  des  Anciens.  Manon 
Lescaut  est  une  voleuse,  une  impudente,  une 
menteuse;  Desgrieux  est  un  escroc;  tout  cela 
n'est  pas  la  réalité  ;  c'est  quelque  chose  au-des- 
sous de  la  réalité;  enfin,  M.  de  Musset  est  certaine- 
ment un  homme  de  talent  et  tout  ce  que  vous 
me  dites  de  son  état  me  fâche.  Il  n'est  point  riche, 
il  est  malade  et  il  m'a  l'air  de  suivre  comme  Ber- 
nerette le  fil  de  l'eau.  Que  vous  a  donc  fait  l'em- 
pereur Napoléon  que  vous  le  traitiez  de  décla- 
mateur  !  Il  ne  déclamait  pas  sur  l' Adige,  et,  s'il 
parlait  en  Egypte  avec  quelque  recherche,  c'était 


122  LETTRES. 

pour  parler  au  fou  selon  sa  folie.  Prenez  garde 
qu'il  y  a  entre  la  grandeur  el  la  déclamation  une 
ligne  imperceptible,  mais  nette  et  tranchante 
comme  l'acier... 

Qaantà  cet  élégant  qui  trouve  qu'on  ne  peut  pas 
ne  pas  être  athée,  il  me  semble  que  ce  doit  être 
un  sot.  Regardez  bien,  et,  malgré  son  apparence 
d'esprit,  il  doit  avoir  sous  son  petit  duvet  bril- 
lant la  peau  d'un  sot.  Quelle  armée  que  les  sots 
et  les  faquins!  que  c'est  iqaposant!  Quelle  ligne 
menaçante  depuis  les  gros  bataillons  qui  sont 
sous  les  bannières  de  M.  de  Maistre  jusqu'aux 
petits  nigauds  qui  croient  inventer  les  lourdes 
sottises  du  baron  d'Holbach!  Oui,  vous  revien- 
drez à  mon  opinion  sur  M.  Ponsard,  et  même, 
si  Dieu  vous  fait  la  grâce  d'arriver  à  la  fin  de  vo- 
tre carrière  d'une  manière  ou  d'une  autre,  vous 
reviendrez  à  toutes  mes  opinions.  C'est  la  vraie 
conversion.  Voulez-vous  bien  ne  pas  tant  parler 
de  vos  jeunes  Espagnoles.  Qu'est-ce  que  cette 
manière  de  chanter  qu'on  n'a  qu'au-delà  des  Py- 
rénées? Vous  m'avez  bien  la  mine  d'aller  un  jour 
échauffer  la  marmite  de  Lucifer  avec  vos  des- 
criptions moitié  d'artiste  et  moitié  de  réprouvé. 
C'est  la  source  de  tous  les  crimes  littéraires  de 
ce  temps  que  ce  mélange.  Je  ne  serais  pas  étonné 
que  ce  fût  une  d'?s  formes  du  péché  contre  le 


LETTRES.  123 

Saint-Esprit  que  de  prendre  ce  qui  est  divin  pour 
en  orner  ce  qui  ne  Test  pas  du  tout.  Que  cela  ne 
vous  arrive  plus  ou  je  le  dis  à  saint  Jérôme,  à 
saint  Augustin,  à  saint  Ambroise  et  à  saint  Qui-^ 
riace  que  je  ne  connais  pas,  mais  dont  j'ai  vu  une 
belle  église  dans  les  ruines  abandonnées  de  la 
\ille  haute  de  Provins. 

Je  n'aime  pas  beaucoup  que  vous  lisiez  les 
beaux  endroits  de  madame  Sand,  puisque  tout 
cela  vous  met  dans  un  méchant  état  d'esprit. 
Vous  écrivez  sur  Jules  Romain  et  sur  une  mar- 
quise des  lignes  qui  me  font  peur  pour  vous. 
Vous  m'avez  l'air  de  vouloir  retourner  en  Egypte 
et  de  trouver  que  le  désert  et  ses  miracles  et  les 
cimes  des  montagnes  à  l'Orient  ne  valent  pas  la 
cour  de  Pharaon,  mais  il  est  trop  tard,  mon  cher 
monsieur,  non  pas  trop  tard  pour  Tâge,  mais 
vous  êtes  engagé  ;  vous  avez  mis  la  main  à  la 
charrue  et  il  ne  s'agit  plus  de  se  retourner.  Au 
reste,  les  marquises  passent  et  les  sommets  des 
monts  à  l'Orient  brillent  d'un  éternel  éclat. 
Voilà  tout  ce  que  j'ai  à  vous  dire  sur  Handel,  sur 
•Jules  Romain,  sur  Fra  Bartholomeo,  car  tout 
cela  c'est  pour  vous  une  manière  de  parler  des 
marquises.  Vous  voilà  comme  la  littérature  mo- 
derne, dérobant  quelque  collier  ou  quelque  bra- 
celet de  diamants  dans  le  Paradis  pour  en  orner 


124  lettrbs. 

une  marquise.  Ne  voyez-vous  pas  tout  le  chœur 
des  anges  qui  crie  :  au  voleur!  Vous  avez  besoin 
de  vous  tranquilliser  Timagination  ;  lisez  saint 
Martin,  cela  vous  enlèvera  à  toutes  les  réalités, 
car  cela  ne  ressemble  à  rien. 

J'aime  assez  la  manière  dont  les  Espagnols  se 
tirent  d'affaire.  Les  voilà  devenus  des  gens  civi- 
lisés. C'est  là  une  belle  conversion!  Si  Espartero 
a  gâté  la  moindre  chose  à  Séville,  s*il  a  jeté  la 
plus  petite  bombe  dans  la  mosquée  de  Séville, 
je  ne  lui  pardonnerai  de  mes  jours.  Je  plains  fort 
ce  pauvre  M.  Aligny  que  la  fièvre  oblige  de  reve- 
nir de  Grèce.  Quand  on  n'a  pas  une  santé  de  fer, 
on  n'est  bon  à  rien.  Je  vous  donne  ma  parole 
d'honneur  que,  si  j'avais  eu  une  bonne  santé,  je 
serais  une  créature  passablement  distinguée, 
mais  il  n'y  a  que  Dieu  et  moi  qui  sachions  com- 
bien d'obstacles  cette  misérable  petite  organisa- 
tion me  fait  rencontrer  partout.  Dieu  y  pourrait 
bien  quelque  chose,  mais  moi,  je  ne  sais  qu'y 
faire.  Si  vous  croyez  que  je  n'ai  plus  la  fièvre, 
vous  êtes  dans  une  grande  erreur.  Je  voudrais 
bien  voir  tous  ces  gens  qui  me  disent  d'une  voix 
forle  que  je  me  porte  parfaitement  bien,  je  vou- 
drais bien  les  voir  obligés  de  manœuvrer  ce 
petit  réseau  de  toiles  d'araignées  qui  est  ma 
propre  personne.  Je  fais  de  mon  mieux  presque 


LETTRES.  125 

toujours  et  je  vais  au  bout  de  mes  forces  phy- 
siques, mais  qui  est-ce  qui  sait  le  secret  de  la 
Force  de  son  voisin?  On  se  regarde  au  miroir,  on 
trouve  qu'on  a  tes  joues  rondes,  le  teint  brun  et 
animé,  on  se  frappe  la  poitrine  et  il  en  sort 
un  son  plein  et  égal  qui  annonce  une  longue 
vie, et  on  dit:  «  Bah!  qui  est-ce  qui  est  ma- 
lade ?  » 

Qui  est  malade?  C'est  vous,  mon  cher  ami, 
mais  vraiment  bien  malade  moralement.  Je  vous 
prie  d'appliquer  une  force  énergique  à  tourner 
le  cap  des  tempêtes  où  vous  vous  démenez.  Les 
beaux  yeux  des  marquises  font  mourir,  je  vous 
en  avertis.  Je  vous  trouve  bien  ému  littéraire- 
ment, et,  comme  vous  êtes  toujours  plein  de  con- 
séquence, j'en  conclus  que  cette  révolution  litté- 
raire correspond  à  une  autre  révolution  en  vous. 
Lisez  les  Bollandistes  ;  ce  sont  des  eaux  froides, 
ternes,  sans  courant,  point  de  paysage  à  l'hori- 
zon, rien  qui  éveille  l'imagination.  Laissez  là 
M.  de  Musset. 

J'ai  écrit  à  M.  Piscatory,  mais  je  ne  lui  ai  pas 
dit  que  vous  fussiez  exposé  à  faire  naufrage 
devant  les  marquises.  Je  lui  ai  dit  seulement  que 
vous  voudriez  bien  savoir  comment  il  se  trouve 
aupresdutombeaudeThemistocle.il  ne  semble 
pas  convaincu  que  le  roi  Othon  ait  le  génie  de 


126  LETTRES. 

Périclès,  mais  cela  viendra  pejit-être;  il  est  bien 
jeune. 

Bonjour,  mon  cher  ami.  Si  vous  vous  plaignez 
de  moi,  vous  êtes  criminel.  Vous  m'avez  pour- 
tant écrit  deux  aimables  lettres,  mais  je  suis  sûr 
que  vous  allez  vous  endormir  d'un  profond  som- 
meil durant  quinze  jours,  ou  bien  rêver  sur  Han- 
del,  ce  qui  est  pis. 

XXXIX. 

A  M.     A.    AV.    SCHLEGBL. 

Gurcy,  15  août  18 13. 

Ce  qu'il  vous  plaît  de  nommer  de  la  neige 
froide  est  une  pluie  de  roses  brillantes  ;  vous  les 
avez  jetées  dans  la  direction  de  Paris,  et,  à  mon 
grand  regret,  elles  me  sont  arrivées  un  peu  tard 
et  par  ricochet.  Elles  n'en  avaient  pas  moins 
gardé  leur  premier  éclat  et  leurs  fortes  épines. 
Je  tiens  toujours  que  vous  êtes  souvent  très-in- 
juste pour  les  pauvres  gens  dont  vous  vous  mo- 
quez ;  vous  avez  un  pressant  besoin  de  passer 
quelques  mois  à  Paris  pour  toucher  au  doigt 
votre  injustice.  Nous  allons  demander,  ne  vous 
en  ai-je  pas  déjà  informé?  votre  extradition 
pour  avoir  jugé  nos  chambres  et  précédemment 


MîTïRES.  l'iT 

nos  académies  avec  peu  d'équité  ;  nous  obtien- 
drons des  tribunaux  que  vous  soyez  condamné, 
pour  dommages  et  intérêts,  à  passer  un  an  avec 
nous  et  vous  serez  ici  d'un  grand  secours  à  l'A- 
cadémie française  pour  la  rédaction  de  son  dic- 
tionnaire étymologique.  Vous  voyez  que  nous 
n'entendons  pas  trop  mal  nos  affaires. 

J'ai  reçu  exactement  le  cahier  bleu  que  vous 
avez  la  bonté  de  me  confier.  J'ai  été  extrême- 
ment frappé  de  cette  lecture.  J'y  vois  partout  la 
marque  d'un  esprit  énergique  et  pénétrant.  Mais 
ne  trouvez-vous  pas  que,  sur  de  tels  sujets,  la 
pensée  peut  aller  successivement  d'une  extré- 
mité à  l'autre,  selon  le  biais  par  lequel  on  regarde 
les  choses?  Le  système  que  vous  attaquez  avec 
tant  de  force  ne  vous'  a-t-il  pas  paru  quelquefois 
aussi  comme  les  linéaments  un  peu  indistincts 
d'un  ordre  magnifique?  Je  ne  conteste  presque 
rien  de  ce  que  je  trouve  dans  les  cent  pensées. 
Mais  j'entrevois  seulement  que  la  même  puis- 
sance d'esprit  qui  fait  trouver  ces  arguments 
contre  pourrait  aussi,  à  un  autre  point  de  vue^ 
trouver  de  grandes  raisons  pour.  Vauban  aurait 
pris  Jérusalem  d'assaut,  mais,  s'il  s'était  jeté 
dans  Jérusalem,  il  aurait  pu  aussi  rendre  la  place 
inexpugnable.  La  force  des  intelligences  supé- 
rieures donne  un  peu  de  scepticisme  à  ceux  qui 


12S  LETTRES. 

les  regardent  développer  cette  force.  On  dirait 
que,  selon  qu'elles  donnent  leur  impulsion  d'O- 
rient en  Occident  ou  d'Occident  en  Orient,  elles 
peuvent  changer  toutes  les  perspectives  des 
choses.  Je  voudrais  bien  être  autorisé  à  montrer 
le  cahier  bleu  à  quelques-uns  de  vos  amis,  mais 
je  le  tiens  sous  les  sept  sceaux  jusqu'à  nouvel 
ordre  et  j^attends  la  suite  avec  impatience. . 

Nous  avons  relu  ici  le  Wilhelm  Meister  de  Goethe. 
Je  me  suis  promis  de  vous  demander  votre  avis 
sur  le  fond  et  sur  la  forme  ;  de  la  forme,  je  n'en 
suis  juge  en  aucune  manière,  mais,  pour  le 
fond,  ai-je  tort  de  trouver  cela  excessivement 
décousu  et  chimérique?  Ai-je  tort  de  penser  que 
vous  avez  ouvert  à  la  littérature  allemande  des 
routes  plus  larges,  plus  droites  et  qui  mèneraient 
plus  loin?  On  n'a  guère  avec  Goethe  le  senti- 
ment d'avoir  pied  sur  la  vérité.  C'est  comme  un 
voyage  en  l'air  où  on  ne  sait  si  ce  sont  les  objets 
ou  la  têle  qui  tourne. 


LETTRES.  129 


XL. 


A   M.    RAULIN. 


Gurcv,  16  aoûl  1813. 

Vous  êtes,  à  cette  heure,  mon  cher  ami,  au 
milieu  des  préparatifs  d'une  noce,  et,  probable- 
ment, vous  trouvez  que  ce  n*est  pas  très-gai.  Je 
voudrais,  du  moins,  être  sûr  que  vous  n'avez 
porté  à  Reims  ni  la  fièvre  ni  les  maux  de  tête  qui 
vous  tracassaient.  De  quoi  vous  mêlez-vous, 
d* être  malade?  Laissez  donc  faire  aux  gens  qui 
en  ont  Thabitude.  Quoi  qu'il  en  soit,  dites-moi  : 
Je  n'ai  plus  ni  fièvre,  ni  maux  de  tête.  Quant  aux 
causes  de  la  maladie,  je  me  réserve  de  les  appré- 
cier avec  vous  un  peu  plus  tard^ 

Quanti  dolci  pefisier,  quanio  desio 
Mena  costoro  al  dokroso  passa. 

Trop  heureux  que  tout  cela  finisse  par  un  mal 
de  tète.  D'ailleurs,  je  ne  sais  pas  bien  ce  qui  s'est 
passé  dans  les  champs  des  Pharaons^  au  milieti  des 
beaux  vallons  ;  peut-être  ne  s'est-il  rien  passé  du 
tout  ;  mais  un  air  de  Haydn,  un  sourire^  la  pen- 
sée du  temps  qui  s'envole,  je  ne  sais  quoi  qui 
rappelle  le  passé  et  qui  n'est  plus  le  passé,  cela 
suffit  pour  avoir  un  peu  de  fièvre.  Les  murs  de 

m.  9  . 


i 


130  LETTRES. 

la  Jérusalem  céleste  sont  beaux,  mais  nos  yeux 
ne  s'accoutument  qu'avec  peine  à  ces  monts 
glacés  qui  cernent  T horizon.  Ce  vent  froid  et  sa- 
lutaire qui  souffle  sur  ceux  que  la  fièvre  passa- 
gère du  temps  échauffe  encore  n'est  pasagréable, 
à  ce  que  je  crois,  dans  les  premiers  jours.  On  a 
bien  du  mal  à  se  persuader  que  la  beauté  qui 
passe  n'est  que  le  reflet  de  la  beauté  qui  dure. 
On  confond  souvent  la  lumière  d'un  jour  qui 
brille  dans  des  yeux  noirs  avec  les  purs  rayons 
de  la  lumière  éternelle.  Pour  être  vraiment 
chrétien  ou  vraiment  philosophe,  il  faut  livrer 
une  bataille  qui  ne  finit  pas  avec  toutes  les  er- 
reurs de  perspective  pour  lesquelles  on  dirait 
que  nous  avons  été  faits.  Et  voilà  justement 
pourquoi  votre  fille  est  muette  et  pourquoi  vous 
avez  mal  à  la  tête.  Toujours  est-il  que  je  me  gar- 
derais comme  du  feu  de  Handel  et  de  Jules  Ro- 
main, car  le  plus  sûr  pour  s'élever  à  l'éternelle 
beauté  dont  parlent  Platon  et  les  Pères  de  l'Église 
d'après  lui,  c'est  de  contempler  ici-bas  la  laideu 
qui  passe. 

Vous  avez  grand  tort  de  trouver  si  mauvi 
que  Napoléon  soit  populaire  auprès  des  comm 
voyageurs.  Il  ne  faut  pas  se  dégoûter  des  cho 
parce  qu'elles  sont  populaires.  C'est  même  t 
chose  à  apprendre  de  bonne  heure  quand  c 


letti.es.  131 

l'esprit  au-dessus  des  autres,  que  de  se  défendre 
contre  le  dégoût  que  les  lieux  communs  inspirent 
pour  ce  qui  est  sous  les  lieux  communs.  Toutes 
les  plus  hautes  vérités  se  promènent  par  le 
monde  en  redingote  grise. 

Pourquoi  n'êtes-vous    pas   sur'  la  liste   des 
membres  du  Conseil  d'État  condamnés  aux  vaca- 
tions? Y  b\  l'idée  que  vous  vous  êtes  arrangé  pour 
faire  la  besogne  de  M.  Hochet,  sans  que  cela 
vous  compte  comme  service  de  vacations.  Le 
poste  de  M.  Piscatory,  à  Athènes,  n'est  pas  non 
plus  une  sinécure,  mais  je  crois  qu'il  vaut  mieux 
^'re  surchargé  de  travail  en  Orient  que  même 
iihr&  de  tout  son  temps  dans  nos  misérables  cli- 
mats. Il  y  a  des  jours  où  j'aimerais  mieux  être  un 
pïlérien,  un  simple  galérien  à  Civita-Vecchia, 
^u*tan  bon  bourgeois  bien  à  son  aise  aux  Bati- 
Çïiolles  ou  à  Saint-Mandé.  Croyez-vous  que  les 
^^^identaux  soient  tout  à  fait  des  hommes  et  les 
occ5Î4J[entales  tout  à  fait  des  femmes?  A  propos  de 
^P tentrionaux ,   savez-vous    que  des   savants 
Pusses  (car  il  y  a  des  savants  russes,  à  ce  qu'il  pa- 
^'^t),  ont  trouvé  en  Sibérie,  l'autre  jour  ou  l'autre 
^^it,  un  bel  éléphant  antédiluvien,  mais  parfai- 
leoc\ent  conservé,  l'œil  vif,  des  poils  longs,  des 
^'^^irs  intactes.  Nous  n'avions  jamais  vu  que  les 
^    de  l'autre  éléphant,  trouvé  en  1798,  dans  les 


-$/• 


132  LKTTRES. 

glaces  du  pôle;  les  chiens  avaient  mangé  les 
chairs  avant  qu'on  ait  eu  le  temps  d'y  regarder, 
mais  celui-ci  est  complet.  Voilà  un  personnage 
respectable.  Nestor  est  un  petit  gamin  en  compa- 
raison et  Adam  ne  lui  va  pas  à  la  cheville  même 
pour  l'antiquité.  Il  a  vécu  avec  des  êtres  beau- 
coup plus  forts  qu'aucun  de  nous  ;  il  était  en  fa- 
miliarité avec  les  ptérodactyles  ;  il  voyageait 
dans  des  allées  droites  bordées  de  fougères  gi- 
gantesques ;  le  soleil  se  levait  à  d'autres  points 
de  l'horizon,  et  d'autres  mers  battaient  d'autres 
rivages.  On  ne  connaissait  alors  ni  marguilliers, 
ni  Conseil  d'État,  ni  curé  de  Saint-Louis  d' Antin  ; 
il  n'y  avait  point  de  chambre  des  vacations  et 
nul  mastodonte  n'était  retenu  deux  mois  à  Paris 
quand  tous  les  autres  mastodontes  allaient  se 
promener  en  Suisse,  à  Bade,  à  Spa,  à  Milan,  à 
Alexandrie,  etc.,  il  n'y  avait  point  encore  de 
marquis  de  La  Valette,  consul  à  Alexandrie 
d'Egypte. 

Bonjour,  mon  cher  ami  ;  pardon  de  mes  rêve- 
ries antédiluviennes.  Je  n'aime  pas  beaucoup  les 
vers  de  M.  de  Musset  adressés  à  M.  Charles  No- 
dier et  que  je  trouve  dans  la  Itevue  des  Deux- 
Mondes. 


LETTRES.  133 


XLI. 


A    M.    E.    LE   SAHUNB. 


Bro^lie,  9  décembre  1843. 

J  ai  dit  à  Albert,  cher  monsieur,  que  vous 
aviez  la  bonté  de  songer  à  lui  écrire,  et  il  vous 
fin  remerciera  prochainement  d'avance.  C'est  un 
grand  acte  de  charité  que  d'écrire  à  de  pauvres 
gens  qui  vont  dans  ces  pays  sauvages.  Depuis 
que  raifaire  de  M.  Olozaga  est  bien  expliquée 
dans  les  journaux,  je  commence  à  n'y  rien  com- 
prendre du  tout.  Si  cet  homme  a  fait  ce  dont  on 
l'accuse,  il  est,  à  coup  sûr,  fou  à  lier  ;  s'il  n'est 
pas  coupable  de  cette  absurde  violence,  que  pen- 
ser de  ses  accusateurs  ?  Enfin,  nous  en  saurons 
peut-être  davantage  quelque  jour,  mais  c'est 
toujours  une  histoire  qui  a  l'air  de  venir  du  fond 
de  l'Orient.  Les  premières  séances  des  Certes  ne 
^nt  pas  non  plus  très-calmes  et  nous  avions  tort 
de  croire  que  ce  pauvre  pays  était  un  peu  rassé- 
réné. Vous  avez  bien  raison  de  vous  mettre  à 
cultiver  la  philosophie,  et  je  suis  fâché  d'appren- 
dre que  M.  T.  est  un  adversaire  fde  la  fphiloso- 
P^îe  ;  il  est  vrai  que  c'est  aujourd'hui  la  grande 
^ode.  Il  faut  lui  lire  la  fin  de  l'introduction  de 


134  LETTRES. 

M.  de  Rémusat.  Ce  n'est  pas  que  je  ne  m'expli- 
que ce  découragement  des  sciences  métaphysi- 
ques. On  s'était  imaginé,  au  dix-huitième  siècle, 
qu'au  moyen  de  la  philosophie  on  chasserait 
sous  peu,  et  à  tout  jamais,  le  mal  de  ce  monde  ; 
on  est  étonné  que  nous  ne  sachions  pas  encore 
tout  sur  tout,  et  que  nous  ayons  encore  de  temps 
en  temps  la  fièvre  et  la  migraine.  A  présent,  on 
croit  que  les  sciences  physiques  vont  renouveler 
le  monde  et  on  en  verra  le  bout,  comme  de  la 
philosophie. 

La  chambre  des  députés  oommenc^t^elle  à 
s'éveiller  ?  Entend-on  déjà  les  bruits  sourds  qui 
précèdent  les  éruptions  des  volcans?  Ai-je  tort 
de  croire  que  vous  aurez  la  session  la  plus  pai- 
sible du  monde  ?  Je  ne  pense  pas  qu'on  soit  assez 
résolu  pour  mettre  à  la  porte  ceux  qui  vont  sa- 
luer un  autre  roi  que  le  nôtre.  Vous  disputerez- 
vous  sur  l'Église  et  sur  l'État?  Les  esprits  ne 
sont  pas  tournés  à  ces  hardiesses-là.  Vous  cau- 
serez donc  dans  la  salle  des  conférences,  et  vous 
lirez  les  nouveautés  que  M.  Beuchot  vous  procu- 
rera; vous  irez  voir  les  Bâtons  flottants  et  si 
M.  Berryer  parle  bien,  vous  l'applaudirez.  Quand 
je  dis  vaus^  ce  n'est  assurément  que  par  cette  fi* 
gure  que  nous  nommons  communication  dans  Us 
paroles^  car  je  sais  que  votre  vo\is  à  vous  est  au- 


LETTRES.  135 

trement  disposé.  Savez-vous  si  tout  le  tapage  est 
fini  au  cours  de  M.  Rossi  ?  Le  Français  n'aime 
pas  que  les  gens  de  talent  soient  bien  placés.  Il 
trouve  probablement  que,  quand  on  a  de  l'esprit 
et  de  la  science,  c'est  bien  suffisant  et  qu'il  faut 
donner  les  places  comme  consolation  à  ceux  qui 
n*ont  ni  Tun  ni  l'autre.  C'est  bien  du  bruit,  d'ail- 
leurs, pour  un  titre  de  doyen,  qui  ne  semble  pas 
une  insigne  faveur  et  qui  donne,  je  crois,  à  peu 
près   exclusivement  du  tracas  et  de  l'ennui.   Ce 
qui  m'a  donné  de  l'ennui  c'est  ce  livre  de  M.  de 
Custine ,  sur  la  Russie  ;  défiez-vous  de  ces  quatre 
volumes.  Quoi  qu'on  en  dise,  à  tout  prendre,  il 
vaut  mieux  lire  Homère  ;  sans  comparaison,  j'ai 
repris  le  Voyage  en  Orient  de  M.  de  Lamartine; 
on  voit  pourtant  assez  distinctement  les  lieux, 
<|uand  on  écarte  cette  forêt  d'épithètes  au  milieu 
de  laquelle  il  marche. 

J*espère  bien  ne  pas  passer  longtemps  dans  ce 
fi*oi<l  et  vous  aller  revoir  bientôt. 


13j  lettres. 


XLII. 


A   M..  A.    A\'.    SCHLEGEL. 


Paris,  21  avril  1844. 

Je  vous  aurais  dit  plus  tôt,  si  je  n'avais  été 
longtemps  fort  souffrant,  tout  le  plaisir  que  m*a 
causé  la  lecture  du  petit  cahier  que  je  dois  à 
votre  bonté.  Il  y  a  là  le  germe  d'une  foule  de 
beaux  ouvrages,  et  de  grandes  perspectives  au 
fond  de  tous  ces  petits  cadres  dans  lesquels  vous 
avez  rapidement  esquissé  vos  pensées.  J'aurais 
un  bien  vif  désir  de  vous  entendre  développer 
tout  ce  que  vous  avez  indiqué  là  d'une  main 
ferme  et  prompte.  J'ai  toujours  les  yeux  tournés 
du  côté  du  Rhin  ;  on  voulait  m'entraîner  à  un 
petit  voyage  en  Orient,  mais,  si  j'avais  un  mo- 
ment de  santé  passable,  je  préférerais  tourner 
vers  Bonn.  La  probabilité  est  que  je  demeurerai 
dans  mon  immobilité^  bien  malgré  moi. 

Je  crois  vous  l'avoir  déjà  fait  remarquer.  Vol- 
taire avait  grand  tort  de  dire  : 

Faites  tous  vos  vers  à  Paris 
Et  n'allez  point  en  Allemagne; 

je  vois  qu'on  fait  même  d'excellents  vers  fran- 
çais en  Allemagne  et  Boileau  lui-même  n'y  trou- 


LETTRES.  137 

verait  point  à  mordre.  Quoi  que  vous  en  pensiez, 
nous    sommes  très-capables  de   distinguer  vos 
vers  d'avec  ceux  de  Frédéric  le  Grand,  qui  n'a- 
vait jamais  pu  acquérir  ce  tour  aisé  et  dégagé 
que  donne  un  long  séjour  dans  la  société  la  plus 
polie  d'un  pays;  et  puis,  quoiqu'il  ait  gagné  plus 
de  batailles  que  vous  n'avez  eu  occasion  de  le 
taire,  je  prends  la  liberté,  n'étant  pas  né  dans 
son   royaume,  de  préférer   de  beaucoup  votre 
style  au  sien. 

m 

Je  n'ose  plus  vous  demander  votre  avis  sur  les 

questions  du  jour,  depuis  que  vous  m'avez  dit 

V^e  vous  n'aimiez  pas  à  écrire  sur  ces  matières. 

Je  serais  pourtant  très-curieux  de  votre  opinion 

sur  la  lutte  que  le  clergé  et  le  gouvernement  ont 

®^  ce  moment  sur  les  questions  d'instruction 

secondaire.  La  discussion  va  commencer  de- 

^^in  à  la  chambre  des  pairs.  Elle  sera,  je  crois, 

^*une  assez  grande  vivacité.  Vous  avez  pu  voir 

P^i*  l'attaque  de  M.  de  Montalembert  quel  en  sera 

'^  ton.  Je  suis  persuadé  que  vous  prendriez  à 

*^ut  cela  un  vif  intérêt  si  nous  avions  le  bonheur 

^^  Vous  avoir  ici. 

Tout  ce  qui  est  ici  me  recommande  de  vous 
^^ire  mille  tendres  compliments. 


138 


LETTRES. 


XLIII. 


AU  MEME. 


Paris,  3  mai  1S44. 

Nous  venons  d'avoir  à  Tlnstitul  une  séance  o 
M.  de  Rémusat  a  lu,  sur  les  origines  de  la  liti 
rature  française,  un  morceau  plein  d'esprit  et  ( 
vues  qui  aurait  certainement  mérité  votre  int 
rêt.  Les  deux  volumes  qu'il  a  publiés  sur  la  ph 
losophie,  ii  y  fit  deux  ans,  sont*iIs  tombés  soi 
vos  yeux?  Il  a  un  esprit  très-rare,  et  c'est  grai 
dommage  que  cet  esprit  soit  plongé  dans  cet 
poussière  des  batailles  parlementaires.  Aure 
vous  lu  le  grand  discours  par  lequel  M.  Cousio 
ouvert  le  débat  sur  l'instruction  secondaire?  1 
pauvre  philosophie  est  poursuivie  pour  le  qua 
d'heure  par  une  demi -douzaine  d'esprits  < 
travers  qui  la  prennent  pour  un  chien  enrag 
Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  en  traquant  le  chi< 
le  plus  doux,  on  fmit  par  le  rendre  méchant. 

Voulez-vous  bien  me  permettre  de  vous  di 
que  vous  me  traitez  fort  mal?  Vous  me  refus 
toute  conversation  sur  les  sujets  de  philosopti 
et  de  littérature.  Mon  admiration  très-sincère 
déjà  bien  ancienne  mériterait,  en  bonne  justic 


I; 


LETTRES.  139 

UQ  traitement  plus  doux.  Vous  avez  la  bonté  de 
me  dire,  il  est  vrai  :  «  Venez  à  Bonn  et  je  vous  ré- 
pondrai sur  tous  les  sujets  9,  mais  il  est  cruel  de 
dire  à  un  pauvre  homme  qui  ne  peut  pas  faire 
dix  lieues  sans  être  fort  souffrant  :  a  Je  ne  vous 
dirai  rien,  si  vous  ne  faites  cent  cinquante  lieues 
au  grand  galop  de  la  malle-poste.  »  Je  me  re- 
commande donc  à  votre  infinie  miséricorde. 
Mille  tendres  respects. 


xnv. 


A    M.     RAVLIN. 


Gurcy,  28  juin  1814. 

Comment,  mon  cher  ami,  vous  êtes  donc  livré 
à  Tracassin  ?  Il  se  sera  dit  :  «  Le  voilà  à  Reims  ; 
il  a  des  affaires  ;  il  faut  aller  et  venir  ;  donnons- 
lui  un  rhumatisme  et  un  médecin.  Le  rhumatisme 
agira  au  dedans,  le  médecin  au  dehors ,  et  ce 
Raulin  enragera.  >  Vous  aurez  pris  froid  en  cau- 
sant de  VEnfer  et  des  excommunications  avec 
votre  archevêque.  Tâchez  donc  de  n'être  plus 
malade  et  écrivez  que  vous  vous  portez  mieux. 
Vous  pouvez  être  certain  que  toutes  les  églises  de 
Paris  vont  faire  dire  pour  votre  rétablissement 


140  LETTRES. 

des  messes  en  mauvaise  musique,  et  les  demoi- 
selles de  votre  Paraclet  vont  consacrer  à  prier 
pour  vous  les  restes  d'une  voix  qui  tombe  et 
d'une  ardeur  qui  s'éteint. 

Tout  cela  est  bel  et  bon,  mais  je  n'aime  pas 
que  vous  ayez  la  tête  faible.  Je  ne  peux  pas  m'ô- 
ter  de  Tesprit  que  c'est  pour  avoir  trop  causé  avec 
votre  archevêque.  Oui,  sans  doute,  c'est  M.  Thiers 
qui  fait  le  rapport  (sur  l'instruction  secondaire). 
Où  est  le  grand  mal,  je  vous  prie?  C'est  un  des 
plus  ardents  catholiques  que  je  connaisse.  Per- 
sonne n'admire  plus  que  lui  l'admirable  organi» 
sation  du  catholicisme.  Ne  le  lui  avez-vous  pas 
entendu  dire  cent  fois?  De  plus,  il  n'aime  guèrô 
la  philosophie  ;  il  hait  les  idéologues,  ne  le  sa- 
vez-vous  pas?  Voilà  bien   des  garanties  pour 
ceux  qui  craignent  qu'on  ne  brûle  le  Temple  avec 
les  torches  de  la  raison. 

Je  ne  sais  rien  de  Paris,  sinon  que  tous  ces 
députés  s'embarrassent  les  jambes  dans  les 
rails  de  chemin  de  fer.  Il  est  certain  que  ce  ne 
sont  pas  les  règles  de  la  géographie  physique 
que  l'on  consulte  pour  déterminer  la  courbe  des 
chemins  de  fer.  lies  lignes  qu'ils  décriront  seront 
en  raison  directe  du  crédit  de  chaque  député. 
Après  tout,  l'esprit  qu'il  y  a  dans  Paris  ne  vaut 
pas  la  peine  qu'on  s'y  arrête  et  je  ne  crois  pas 


LETTRES.  141 

que,  sauf  le  préjugé  reçu,  il  y  ailla  moindre  diffé- 
rence entre  le  bavardage  de  Nevers  et  de  Bor- 
deaux et  le  bavardage  de  Paris.  Je  vous  prie,  ce- 
pendant 9  de  n'être  jamais  préfet ,  puisque  je 
réside  habituellement  à  Paris.  Tout  en  vous  écri- 
vant ces  sottises,  je  suis  toujours  traversé  par 
cette  idée  que  Ton  ne  doit  pas  être  malade.  Con- 
sultez donc  sérieusement.  Je  ne  fais  pas  grand 
cas  d'une  douleur  au  genou  qui  vous  empêche- 
^it  un  jour  ou  deux  d'aller  à  vêpres,  mais  il  ne 
fiiut  pas  avoir  la  fièvre,  ou  bien,  Iraitez-la^  et 
bien. 

Mon  dessein  est  de  rester  ici  jusqu'aux  pre- 
miers jours  de  juillet,  à  peu  près  le  temps  que 
^ous  comptez  passer  à  Reims.  Il  n'y  a  plus  trace 
*^  Comédie  ici.  L'Église  gallicane  ne  saurait  qui 
^^communier.    J'entends    excommunier  d'une 
®>^Oommunication  de  société,  puisqu'il  s'agissait 
^^ïxxplement  d'une  comédie  dé  société.  Vous  ai-je 
^it  que  je  trouvais  mauvais  cet  empressement 
mettent  les  membres  de  l'Université  à  faire 
'S  visites  à  la  commission  anti-sacristine.  lisse 
^^tMent  l'air  de  plaideurs.  On  fait  des  visites  à 
juge  lorsqu'on  a  une  affaire  embrouillée, 
is  on  ne  fait  pas  de  visites  pour  de  pareilles 
^u^estions.  Socrate  ne  mettait  point  de  cartes 
^Viez  les  juges  des    cours  et    tribunaux  d'A- 


142  LETTRES. 

thènes.  Vous  me  diree  que  Socrate  a  mal  fini. 
Adieu,  mon  cher  ami.  Avet-vous  des  nou- 
velles et  des  rapports  exacts  sur  la  communauté 
que  vous  dirigez.  Vous  êtes  le  Singlin  de  ce  Port- 
Royal  ,  toutes  choses  égales  ;  mais  n'ayez  doue 
plus  ce  sentiment  de  fatigue  et  écrivez-moi  que 
vous  vous  portas  tout  à  fait  bien. 


XLV. 

A   MADAME   LA  BARONNE  DE  STAËL. 

Paris,  s  septembre  1844. 

Vous  sentîteS'Yous  un  peu  d'orgueil  d'avoir, 
avec  neuf  mille  hommes ,  culbuté  toute  la  cava- 
lerie du  Maroc  à  la  bataille  d'isly?  Vous  vouliez, 
sans  doute,  avoir  le  parasol  du  fils  de  TEmpereur? 
C'est,  dit-on,  le  plus  joli  des  parasols.  Il  n'ira 
pas  dans  les  mains  des  belles  dames.  On  le  met- 
tra à  la  voûte  des  Invalides  avec  tous  les  petits 
lambeaux  d'or  et  de  soie  déchirés  par  le  canon  à 
Lodi,  à  léna,  à  Essling.  Quelle  destinée  pour  un 
parasol!  Nous  sommes  à  présent  dans  la  fumée 
de  la  poudre;  nous  sommes  noirs  comme  des 
diables;  nous  saccageons  les  villes.  On  dit  que 
tout  cela  finira  bien.  Ceux  qui  ont  vu  M.  Guizot 


LETTRES.  143 

disent  qu'il  a  Fair  rayonuaat*  L'Buropa  ne  sera 
pas  en  feu  cette  année. 

C'est  toujours  demain  que  M.  et  madame 
d'Haussonville  partent  pour  leur  pèlerinage  au 
temple  de  Thésée  et  à  rAcro-Corinthe.  Madame 
d*Haussonville  se  prépare  héroïquement  au  mal 
de  mer.  Je  m'obstine  toujours  i  trouver  que 
c  est  bien  loin  et  bien  fatigant  pour  elle.  Sans 
qu'il  y  ait  le  moindre  danger,  la  mer  est  très*- 
rude  par  Téquinoxe.  Le  sort  n'en  est  pas  moins 
jeté  et  la  malle^oste  les  emportera  demain  au 
grand  galop. 

Vous  aurez  le  Choix  de  lettres  morales  de  Voir 
taire.  J'ai  examiné  les  volumes.  Ce  sont  des 
extraits  encore  intéressants,  mais  considérable- 
ment mutilés.  C'est  un  Voltaire  sage,  un  lion  à 
qui  on  a  coupé  la  crinière,  arraché  les  dents, 
tranché  la  queue  et  rogné  les  ongles.  Ce  Voltaire- 
là  pourrait  entrer  dans  une  sacristie  et  passer 
trois  mois  dans  le  couvent  du  Sacré-Cœur  sans 
qu'il  scandalisât  personne.  C'est  un  animal  fort 
doux.  C'est  seulement  dommage  de  ne  pas  voir 
le  lion  bondissant,  rugissant,  secouant  sa  cri- 
nière, montrant  ses  quarante  dents  au  clergé  de 
France.  Ce  que  vous  aure2,  c'est  un  lion  habillé 
en  fille,  les  yeux  baissés,  les  mains  modestement 
croisées  sur  son  sac  à  ouvrage,  et,  pourtant,  au 


141  LETTRES. 

coin  de  la  bouche  et  dans  les  yeux  un  je  ne  sais 
quoi  qui  n*est  pas  de  bon  augure.  Il  se  fait  ici 
une  commission  pour  élever  une  statue  à  Vol* 
taire,  mais  non  pas  à  ce  Voltaire  hypocrite. 

Vous  me  demandez  pour  monsieur  votre  père 
un  livre  qui  remplace  M.  d'Estourmel.  Je  regarde 
par  tout  l'univers  si  je  trouverai  un  livre  récent, 
sérieux  et  intéressant.  Il  n'y  a  pas  même  de  ro- 
man intéressant.  Les  livres  sérieux  sont  sérieux 
comme  des  ânes  qu'on  étrille  et  comme  des  ânes 
qu'ils  sont.  Si  j'avais  du  talent,  si  j'étais  sérieux 
et  intéressant,  je  ferais  ce  livre  uniquement 
pour  distraire  M.  Vernet.  Vous  savez,  du  reste, 
qu'il  me  manque  plus  d'une  chose  pour  réussir 
dans  cette  entreprise.  Après  tout,  je  chercherai 
jusqu'au  dernier  jout  ce  livre  amusant  et  sé- 
rieux. 

XLVI. 


A   MADAME   d'hAUSSON VILLE. 


Coppet,  6  octobre  1844. 

Vous  êtes  bien  bonne  de  n'oublier  personne, 
même  à  la  vue  de  Malte  et  aux  portes  de  la  Grèce. 
J'espérais  qu'à  force  d'avoir  prévu  les  horreurs 
d'une  longue  navigation,  vous  y  échapperiez  en 


LETTRES.  146 

réalité  ;  je  vois  bien  que  ce  n'est  pas  non  plus  un 
moyen  infaillible  de  détourner  les  maux  que  de 
les  prévoir.  On  ne  peut  pourtant  guère  s'empê- 
cher d'avoir  quelque  confiance  dans  les  prédic- 
tions pour  éviter  les  choses  qu'on  redoute.  Votre 
mari  n'a  donc  pas.voulu  entendre  ce  cri  plaintif  : 
Italiam  !  Italiam  !  que  vous  jetiez  en  vue  des  côtes 
de  l'Italie.  Salve  magna  parois  frugum^  sahirnia 
tellus  !  En  mot  à  mot  :  Salut  1  terre  antique  où  F  on 
n  aurait  point  mal  au  cœur!  Énée  avait  peut-être 
une  émotion  du  même  genre  quand  il  saluait  les 
rivages  de  ce  pays,  mais  le  mal  de  mer  n'est  ja- 
mais entré  dans  un  hexamètre  du  temps  d'Au- 
guste. Est-ce  que  vous  avez  répété  les  vers  de 
M.  de  Musset  dans  le  vieux  port  de  Civita-Vec- 
chia  ?  Si  vous  avez  vu  là  M.  Limperani,  consul 
de  France,  il  ne  vous  aura  point  parlé  en  vers, 
et  je  ne  crois  pas  que  le  seuil  désert  de  la  cam- 
pagne de  Rome  le  fasse  rêver  à  la  manière  de 
M.  de  Chateaubriand.  M.  Lysimaque  n'est  pas 
poëte  non  plus,  bien  qu'il  soit,  je  pense,  d'ori- 
gine grecque.  Après  tout,  il  ne  faut  pas'  vous  at- 
tendre à  rencontrer  beaucoup  de  poëtes  sur  votre 
chemin.  Ce  sont  les  gens  du  Nord  qui  sont  poë- 
tes aujourd'hui,  s'il  y  en  a.  Il  faut  être  bien  vêtu, 
bien  nourri,  libre  et  bien  portant  pour  chanter 
des  airs  mélancoliques  à  la  vue  des  ruines  ;  et 

III.  10 


14Ô  LETTRES. 

puis,  du  moins  de  notre  tenips^  non-seulement 
personne  n'est  prophète  dans  son  pays,  mais 
personne  n*est  poëte  dans  son  pays.  Quand  sur 
le  penchant  de  la  tiiontagniB  on  voit  la  fumée 
s  élever  du  toit  d'une  cabane  dans  le  bleu  du 
couchant,  dès  qu'on  peut  se  dire  :  «c'est  ma 
grand*mère  qui  allume  Une  bourrée  pour  faire 
la  soupe»,  il  n'y  a  presque  plus  de  poésie,  du 
moins  telle  que  nous  l'entendons  aujourd'hui.  Il 
faut  des  lieUx  à  peu  près  inconnus  où  l'on  rêve 
des  habitants  en  harmonie  avec  la  beauté  de  la 
nature.  Chaque  fois  qu'on  ouvrira  la  porte  d'une 
maison  dans  la  vallée  de  Lacédémone,  vous 
croirez  voir  sortir  quielcjue  fille  d'Hélène,  mais 
votre  guide  sait  d'avance  que  c'est  la  maison  de 
sa  cousine  Éleuthère  qu'il  n'a  pas  voulu  épouser 
parce  qu'elle  est  trop  laide.  Ainsi,  peu  à  peu, 
dans  le  train  de  la  vie,  le  pays  prend  quelque 
chose  deâ  personnes,  et  comme,  en  masse,  les 
personnes  n'ont  pas  l'éclat  indestructible  de  la 
nature,  l'esprit  des  lieux  devient  prosaïque  par 
le  reflet  des  habitants.  Vous  me  direz  que  c'est 
pourtant  avec  tout  cela  qu'on  fait  l'amour  du 
pays,  mais  je  chercherai  un  autre  jour  à  conci- 
lier cette  contradiction.  Vous  voyez  toujours 
que  vous  aVez,  vous-même,  trouvé  Naples  plus 
beau  qu'autrefois  par  l'unique  raison  que  vous 


LETTRES.  147 

aviez  un  peu  oublié  les  Napolitains.  Vous  voilà 
bien  avancée  de  savoir  que  Charybde  ou  Scylla 
est  Uni  comme  une  glace;  vous  en  lirez  TOdys- 
sée  avec  un  peu  moins  de  plaisir.  "Ce  n'est  pas 
que  je  sois  pour  les  illusions  qu'on  entretient  de 
dessein  prémédité.  Derrière  ces  décorations  que 
Ton  nomme  des  illusions,  il  y  a  souvent  une 
perspective  plus  profonde  que  ces  oripeaux  nous 
empêchent  de  Voir. 

Je  vous  écris  encore  un  peu  endolori  d'une 
jolie  chute  de  voiture  qui  n'a  heureusement  fait 
de  mal  sérieux  à  personne.  Comme  nous  reve- 
nions l'autre  soir,  votre  père,  votre  tante, 
M.  Raulin  et  moi,  de  Chouilly  où  nous  avions 
dîn^  chez  madame  de  Ghateauvieux,  voici  que 
cheminant  dans  la  nuit  noire,  par  une  petite 
pluie  fine  et  sans  lanternes  ou  avec  une  seule 
lanterne,  le  cocher  se  trompe  de  chemin  et 
prend  gaiem^^nt  un  petit  sentier  abandonné 
d'une  pente  assez  roide.  Il  n'avait  pas  fait  dix 
pas  dans  ce  maudit  sentier,  que  la  voiture,  une 
jolie  calèche  à  glaces  et  bien  fermée,  penche, 
doucement,  puis  un  peu  plus  fort  et  plus  vite, 
puis  enfin  nous  voilà  tous  un  peu  pêle-mêle  et 
un  peu  la  tête  en  bas,  au  milieu  des  débris  de 
vitres  cassées.  La  conversation  s'engagea  alors 
trinquillement  sur  la  question  de  savoir  si  quel- 


148  LETTRES. 

qu'ua  était  blessé.  Monsieur  votre  père  déclare 
qu'il  n'a  pas  le  moindre  mal  ;  madame  de  Staël 
rien  non  plus  ;  ni  M.  Raulin,  ni  moi.  Seulement, 
nous  trouvions  que  le  cocher  tardait  un  peu  à 
ouvrir  la  portière  par  laquelle  on  voyait  parfai- 
tement le  ciel  au  zénith,  autant  qu'on  en  peut 
voir  par  un  jour  de  pluie,  à  neuf  heures  du  soir. 
Enfin,  on  sort  de  son  mieux  par  une  ascension 
verticale  et  nous  allons  demander  un  peu  d'aide 
pour  remettre  la  voiture  en  état  dans  la  maison 
la  plus  proche,  où  nous  avons  pris  le  thé  pen- 
dant qu'on  remettait  la  calèche  dans  la  voie 
étroite  qu'elle  avait  quittée  à  son  grand  détri- 
ment. Nous  n'arrivâmes  à  Coppet  qu'à  minuit. 
Le  docteur  Mercier  étant  venu ,  par  hasard,  le 
lendemain  et  trouvant  que  madame  de  Staël 
avait  assez  mal  à  la  tête^  lui  a  fait  mettre  quel- 
ques sangsues.  Aujourd'hui  dimanche,  après  sa 
chute  de  jeudi,  elle  est  allée  à  Genève  parfaite- 
ment remise.  Monsieur  votre  père  a  pris,  de  la 
secousse,  un  petit  rhumatisme  dans  l'épaule, 
dont  le  médecin  ne  fait  aucun  cas.  M.  Raulin  a 
l'oreille  déchirée,  mais  on  prétend  que  c'est  pour 
s'être  querellé  avec  des  néo-catholiques  qui  l'ont 
mordu  sur  la  question  des  libertés  de  TÉglise 
gallicane.  Voilà  notre  aventure  en  plaine  ;  vous 
qui  allez  courir  par  les  montagnes^  tâofa 


LETTRES.  149 

n'en  pas  faire  autant.  Vous  n'en  seriezpas  quittes 
pour  si  peu. 

Voulez-vous  dire  beaucoup  d'amitiés  à  Othe- 
nin  et  à  M.  de  Sahune.  Je  ne  suis  pas  du  tout 
consolé  de  n'être  pas  avec  vous  et  de  ne  pas  re- 
voir le  dernier  des  Mohicans  et  sa  petite  famille.' 
Ne  dites  pourtant  rien  de  bien  tendre,  de  ma 
part,  à  madame  Piscatory  qui  m'a  fermé  obsti- 
nément sa  porte  à  mon  dernier  séjour  à  Paris. 
Ne  lui  laissez  voir  de  ma  part  que  des  senti- 
ments modérés. 

LXVII. 

A  MADAME  LA  BARONNE  DE  LASCOURS. 

Coppet,  19  octobre  1844. 

A  présent,  chère  madajne,  il  n'y  a  plus  à  ba- 
lancer pour  vous  et  tout  le  monde  a  pris  au  grand 
sérieux  l'espoir  de  vous  voir  arriver  bientôt.  Il  va 
faire  beau  certainement,  car  il  a  plu  avec  fureur 
tous  ces  derniers  jours.  Déjà  tous  les  chemins 
sont  secs  et  on  ne  voit  plus  un  nuage  du  côté  du 
fort  de  l'Écluse.  On  en  conclut  que  c'est  bon 
signe  pour  votre  arrivée,  et  c'est  sans  doute  par 
un  ordre  du  jour  du  commandant  de  la  division 
rre. 


S 


150  LETTRES. 

N'êtes- VOUS  pas  très-émue  de  nos  prodigieux 
succès  en  Angleterre?  Quand  je  lisais  Thistoire 
de  la  rivalité  de  la  France  et  de  l'Angleterre,  je 
ne  me  doutais  pas  que  je  verrais  un  jour  à  peu 
près  de  mes  yeux  le  lord  maire  et  tous  ses  con- 
seillers venir  complimenter  le  roi  de  France 
avec  cette  vivacité  de  langage.  Je  ne  vois  pas 
comment  pourront  s'y  prendre  ces  deux  nations 
pour  s'égorger  un  beau  matin,  comme  semblent 
le  souhaiter  MM.  Ledru-Rollin,  Garnier-Pagès  et 
Hortensius  de  Saint-Albin.  Si  les  écrivains  de 
l'opposition  veulent  absolument  voir  le  parasol 
de  lord  Wellington  suspendu  à  la  voûte  des  In- 
valides, ils  n'ont  qu'à  aller  le  lui  prendre  eux- 
mêmes. 

Vous  avez  lu  avec  plaisir  l'article  de  M.  Saisset 
sur  la  philosophie  d'Alexandrie.  Ces  gens  d'A- 
lexandrie avaient  beaucoup  d'esprit  et  d'éléva- 
tion  d'esprit.  Ces  qualités  se  conservent  sous  les 
croyances  les  moins  raisonnables  ;  je  ne  sais  pas 
même  si  un  peu  de  folie  n'anime  pas  utilement 
les  qualités  de  l'intelligence.  Les  siècles  très- 
sensés  sont  un  peu  comme  les  canards  ;  ils  bar- 
botent dans  la  vie  réelle  et  ne  pensent  pas  à 
faire  usage  de  leurs  ailes.  Après  tout,  peut-être 
que  la  droite  raison,  en  grandissant,  prend  aussi 
des  ailes  et  fmit  par  s'élever  plus  haut  que  tiQOS 


LETTRES.  151 

les  autres  oiseaux  de  Tair.  Elle  est  toute  jeune 
encore  et  n'a  que  très-peu  (Je  plumes,  et  ce  peu 
de  plumes,  il  y  ^  4es  gens  qui  les  lui  veulent 
arracher  à  mesure,  sous  prétexte  que  les  plumes 
engendrent  Tesprit  d'orgueil  et  de  rébellion. 
Avez-vous  lu  \^  livre  même  de  M.  Jules  Simon 
sur  Alexandrie?  On  le  dit  curieux  et  bien  fait. 
Je  ne  Tai  point  encore  commencé.  En  fait  de 
lectures,  quoiqu'on  ne  fasse  à  présent  pas  grand'- 
chose  de  bon,  il  est  difficile  de  joindre  les  deux 
bouts  à  la  fin  de  Tannée.  On  laisse  avec  regret 
du  monde  derrière  soi.  Il  me  suffit  qu'une 
chose  soit  imprimée  pour  que  j'aie  envie  de  la 
lire.  J'ai  encore  la  si^perstition  de  l'imprimé; 
je  crois  toujours  que  ce  doit  être  quelque  chose. 
J'imagine  que  cet  entraînement  pour  les  livres 
quels  qu'ils  soient  tient  à  ce  qu'ils  sont  tous 
delà  même  écriture,  pour  ainsi  dire,  depuis 
Descartes  jusqu'au  dernier  feuilleton  du  der- 
nier journal.  Les  mauvais  prennent  par  là  un 
peu  de  l'autorité  extérieure  des  "bons.  Voilà 
pourquoi  on  a  presque  envie  de  croire  une  nou- 
velle absurde,  dès  qu'elle  est  imprimée.  Vous 
voyez  si  j'ai  l'esprit  docile. 

Les  Sociétés  de  Missions  anglaises  reprochent 
donc  au  gouvernement  français  son  fanatisme 
religieux?  Je  suis  assez  tranquille  à  cet  égard  et 


152  LETTRES. 

ne  crois  pas  que  ce  fanatisme  aille  bien  loin.  Je 
crois  pourtant  que,  sur  certains  points,  il  se  fait 
vifj  et  dépasse  un  peu  son  impression.  Cela  ne 
tourne  jamais  bien. 

Adieu,  chère  madame,  mille  et  mille  respects, 
avec  beaucoup  d'impatience  de  vous  voir  arriver 
à  Coppet. 

XLVIII. 

A   M.    RAULIN. 

% 

Coppet,  25  décembre  1844. 

Labuniur ,  labtmtur  anni.  J'ai  pourtant  quelque 
espérance  de  vous  revoir,  mon  cher  ami,  avant 
le  jour  de  l'an.  Nous  partons  après-demain  27, 
et,  si  nous  ne  gelons  en  chemin,  il  faudrait  un 
grand  désir  de  repos  pour  mettre  plus  de  quatre 
jours  à  arriver.  Il  fait  pour  le  présent  un  temps 
très-doux.  J'ai  passé  presque  toute  la  journée  à 
Genève  et  l'on  n'y  avait  point  froid.  Vous  me  di- 
rez que  l'empereur  Napoléon  est  ainsi  parti  de 
Moscou  par  un  temps  très-doux.  Si  nous  péris- 
sons dans  les  neiges,  vous  voudrez  bien  me  faire 
une  notice  nécrologique ,  pas  trop  longue,  pas 
d'un  langage  trop  vif,  quelque  chose  de  modéré, 
qui  a  l'air  d'en  dire  moins  qu'il  n'en  pense.  C'est 


LETTRES.  153 

ce  qui  convient  pour  un  pauvre  diable  qui  a  plus 
d'esprit  qu'il  n'en  montre.  Vous  voyez  que  je 
pense  à  tout.  J'ai  fait  dans  cette  course  d'hier  à 
la  ville  treize  visites;  cela  portera  malheur  à 
quelqu'un;  aussi  avais-je  cherché  à  en  faire 
quatorze,  mais  j'avais  épuisé  la  liste  de  mes 
amis. 

N'admirez-vous  pas  comme  vous  vous  plai- 
gnez toujours  mal  à  propos  ?  Mes  lettres  vous 
arrivent  au  moment  où  partent  vos  plaintes. 
Notre  correspondance  ne  va  pas  au  pas,  voilà 
tout.  Quand  vous  vous  sentez  en  règle,  vous  pre- 
nez de  l'orgueil,  et  vous  attendez  quW  vienne 
vous  chercher.     * 

Sachez  que,  depuis  qu'on  vous  a  vu  ici,  tout  le 
monde  veut  être  Français.  Insensés!  qui  s'ima- 
ginent qu'un  papier  signé  Martin  du  Nord  peut 
donner  ce  qui  fait  que  vous  tournez  la  tête  à  toul 
le  monde.  Il  y  a  Français  et  Français,  sachez-le 
bien.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  me  demande  quelles 
dém€urches  doit  faire  un  citoyen  suisse,  né  ici 
sous  la  domination  française,  et  issu,  par  les 
femmes,  de  parents  expulsés  ou  exilés  pour  cause 
de  religion.  Je  crois  que  ce  décret  de  l'Assemblée 
Constituante  n'est  pas  aujourd'hui  en  odeur  de 
sainteté  auprès  de  la  Justice.  Je  suis  vraiment 
choqué  de  l'insolente  légèreté  avec  laquelle  une 


154  LETTRES. 

demi-douzaine  de  petits  substituts  de  procureurs 
du  roi  traitent  des  ministres  protestants  qui 
valent  mieux  qu'eux  pour  la  science  et  la  gravité 
des  mœurs.  Ces  petits  messieurs  font  les  esprits 
fprta  sur  la  question  de  la  liberté  des  cultes.  Ils 
trouvent  ridicule  ce  que  le  chancelier  de  THospi- 
tal  a  appelé  de  tous  ses  vœux.  Ce  serait  une  belle 
histoire  à  faire  que  celle  des  faquins  aux  diverses 
époques  de  la  société.  On  aurait  la  philosopJiie 
de  rhistoire  en  caricature,  mais  aussi  sous  des 
formes  accessibles  par  là  à  toutes  les  intelligen* 
ces.  Le  faquin  est  partout  où  il  y  a  une  réaction 
momentanée  à  quelque  grand  principe.  Il  appa- 
raît à  la  surface  des  eaux  quand  elles  reprennent 
leur  niveau.  Il  ne  se  montre  jamais  dans  la 
tempête.  Il  est  insolent  et  paradoxal  dès  qu'il  a 
les  gendarmes  pour  lui. 

De  quoi  donc  vous  plaignez-vous  quand  vous 
prétendez  que  je  ne  vous  ai  rien  dit  de  nos  aven- 
turiers d'Orient?  Je  vous  ai  rfitconté  prompte- 
ment  et  par  le  menu  tout  ce  que  j'en  savais.  Je 
vous  avertis  que  les  reprqphes  n'ont  jamais  en- 
couragé à  bien  faire  et  que  je  hais  le  genre 
grognon.  Je  ne  sais  rien  de  plus  insupportable 
que  les  gens  qui  lisent  les  lettres  avec  distraction 
et  qui,  après,  vous  reprochent  de  ne  leur  avoir 
rien  dit  de  ce  que  vous  leur  racontez  très-exacte- 


LETTRES.  155 

ment.  Allez  chercher  des  amis  qui  aient  autant 
d'exactitude  et  des  amis  qui  gardent  cette  exac- 
titude dans  la  maladie,  dans  le  froid,  dans  le 
brouillard,  dans  l'horizon  d'un  départ,  au  milieu 
des  mille,  je  veux  dire,  des  treize  visites  que  né- 
cessite ce  départ.  Que  vous  en  avez  à  votre 
fi^ise,  vous  autres  gens  constitués  en  dignité,  qui 
faites  semblant  de  travailler  et  qui  prenez  l'air 
grave  et  occupé  dès  qu'on  vous  dit.  «  Ne*  pour- 
riez-vous  faire  ceci  ou  cela?  »  Vous  qui  vous  portez 
bien  et  qui  en  tirez  cette  conclusion  que  per- 
sonne n'est  malade ,  vous  croyez  peut-être  que 
vous  n'êtes  pas  un  hypocrite  et  vons  vous  trom- 
pez en  trompant  les  autres. 

Adieu,  mon  cher  ami.  Je  reviens  avec  une 
humeur  de  dogue.  Je  ne  compte  sur  rien  durant 
ce  séjour  de  Paris.  Voilà  les  années  qui  s'^n  yont 
et  chacune  apporte  une  eau  moins  claire  et 
moins  profonde.  Les  gens  qui  disent  que  c'est  la 
peine  de  vivre,  sont,  probablement,  des  gens 
contents.  Bonsoir. 


loé 


LETTRES. 


XLXIX. 


AU   MÊME. 


Paris,  l*rjuin  1845. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire,  mon  cher  ami, 
combien  j'aurais  voulu  vous  voir  durant  ces 
tristes  temps.  Vous  savez  que  j'ai  été  retenu  par 
un  mal  qui  n'a  pourtant  nuUe  gravité.  Je  ne 
vous  demande  pas  comment  vous  êtes,- car  on  ne 
se  reconnaît  point  dans  les  premiers  jours  d'un 
si  grand  malheur  ^  Vous  avez  le  mal  qui  s'at- 
tache aux  affections  vives,  la  crainte  de  n'avoir 
pas  joui  assez  de  la  présence  de  ceux  qui  ne  sont 
plus  ici.  Ne  vous  arrêtez  point  à  cette  pensée  qui 
n'est  que  douloureuse;  sans  doute,  on  ne  vit 
avec  les  siens  que  dans  l'idée  cruellement  fausse 
qu'on  ne  les  perdra  jamais.  Si  on  était  sans  cesse 
en  présence  de  l'idée  contraire,  le  sentiment  vif 
de  la  fragilité  de  la  vie  troublerait  tout  aussi.  Ne 
vous  agitez  point  de  ces  souvenirs  qui  vous 
trompent. 

Mille  tendresses,  mon  pauvre  ami. 

1.  M.  Raulin  venait  de  perdre  sa  mère. 


LETTRES.  157 


L. 


AU   MÊME. 


Ourcy,  mardi  5  juillet  1845. 

Qu'est-ce  que  vous  critiquez  dans  la  fin  de  ma 
dernière  lettre?  Je  vous  disais  probablement 
que  je  ne  vous  disais  que  des  bêtises,  parce  que 
je  ne  voulais  que  vous  répondre.  Il  faut  avoir 
Tesprit  bien  tourné  à  la  mauvaise  subtilité  pour 
voir  là  matière  à  explication.  Si  vous  aviez  pu 
recourir  à  votre  précédente  lettre,  tous  vos  doutes 
eussent  été  éclaircis.  Puisque  M.  de  Sahune  fait 
cent  lieues  en  malle-poste,  il  pouvait  bien  me 
répondre  dix  lignes.  C'est  un  infortuné  qui  mé- 
rite pourtant  des  égards  ;  il  écrit  quarante  lettres 
par  jour  à  ses  électeurs.  L'électeur  est  un  animal 
rongeur.  Je  vous  conseille  de  n'être  jamais  que 
pair  de  France  ;  d'ailleurs,  vous  n'êtes  pas  du 
bois  dont  on  fait  les  députés.  Vous  aimeriez 
mieux  perdre  dix  voix  que  de  céder  la  moindre 
nuance  de  vos  opinions  sur  le  sujet  le  plus  éloi- 
gné même  de  la  politique.  Ils  vous  montreront 
avec  orgueil  leur  belle  église  bien  badigeonnée 
à  neuf,  avec  un  beau  tableau  de  M.  Abel  de 
Pujol  au  maître  autel  ;  au  lutrin,  une  demi-dou- 


I 


158  LETTRES. 

zaine  de  clarinettes  pour  accompagner^  le  di- 
manche, les  versets  de  Job  ou  de  David  ;  et  vous 
seriez  homme  à  leur  dire  que  cet  arrangement 
est  indigne  de  la  gravité  du  culte  ;  vous  vous 
moqueriez  des  portraits  de  famille  de  vos  plus 
ardents  partisans  ;  vous  diriez  dans  la  conversa- 
tion que  rien  n'abaisse  Tesprit  comme  le  com- 
merce ;  que  Tindustrie  mène  à  mal  ;  que  les 
nouveaux  procédés  agricoles  ne  valent  pas  ia 
charrue  de  Virgile,  et,  le  jour  du  sclrutin^  vous 
n'auriez  qu'à  félidter  votre  adversaire  de  Tuna- 
nimité  des  suffrages  qu'il  aurait  obtenus. 

N'est-ce  pas  que  M.  Ch.  d'Éclepend  est  ai- 
mable? Lui  et  les  siens  semblent  venir  des  pays 
où  les  anciens  mettaient  leurs  romans  de  vertu 
(Bt  où  ils  supposaient  une  race  meilleure,  plus 
forte,  plus  douce  et  plus  hardie.  Je  suis  bien 
aise  que  vous  ayez  pris  ce  jeune  homme  en 
amitié.  Il  vous  fera  une  agréable  société  dans 
votre  solitude,  car  je  vous  suppose  bien  un 
peu  seul... 

Ah  !  mon  Dieu  !  voilà  déjà  Télé  parti  !  Il  ne  faut 
plus  faire  de  projets  que  pour  Fhiver, 

Wbile  summer  sun  roll  unperceive  d  away, 

Comme  a  dit  Pope,  à  ce  que  je  crois.  A  propos 
de  Pope,  savez- vous  que  nous  avons  pris  à  Rome 


LETTRES.  159 

.  une  excellente  position  ?  Tout  le  clergé  français, 

qvii  ne  daignait  seulement  pés  nous  regarder 

cj  laand  il  était  dans  la  ville  de  saint  Pierre,  vient 

s^înstîfii^  à  ratnbassade  à  cette  heure.  L'Église 

^«  France  va  refleurir  comme  un  beau  lys. 


.  LI. 


AU   MÊME. 


Qurcy,  29  juillet  1845. 

Si  vous  êtes  à  Paris,  prenez  votre  grand  parti, 
Totre  canne,  votre  parapluie,  un  mouchoir  de 
poche,  une  chemise,  et  venez  passer  ici  de  *huit 
à  quinze  jours.  Vous  aurez  une  réception  qui  ne 
ressemblera  pas  mal  à  celle  de  M.  le  duc  de 
Nemours  devers  Chateaurou  x.  Je  vous  ferai  un 
discours  sur  le  pas  de  la  porte  ;  vous  me  répon- 
drez comme  un  ange.  Le  curé  viendra  vous  dire 
qull  est  uniquement  occupé  du  salut  des  âmes 
et  qu'il  n'est  pas  de  ces  brouillons  qui  se  mêlent 
de  politique  ;  vous  lui  direz  que  c'est  fort  bien 
fait,  mais  qu'il  ne  faut  pas  non  plus  chanter  de 
musique  d'opéra  dans  les  églises;  et  on  vous 
chantera  un  Te  Deum  sur  l'air  d'Armtde^  vous 
m' allez  quittei' !  Venez  donc.  Je  Vols  avec  plaisir 


160  LETTRES. 

que  vous  n'avez  plus  aucun  mal.  Vous  m'avez 
la  mine  d'être  organisé  comme  les  Cosaques  du 
général  Souvarow  qui  avalaient  par  plaisir 
toutes  les  drogues  de  la  pharmacie  du  Grand- 
Saint-Bernard,  sans  en  ressentir  le  plus  léger 
malaise. 

Que  vous  a  fait  M.  **  *  pour  en  parler  avec  si 
peu  d'égards?  C'est  un  homme  grave  qui  dit 
hardiment  ce  qu'il  pense  ;  il  n'y  a  pas  beaucoup 
de  gens  qui  puissent  se  flatter  d'en  faire  autant. 
Il  est  vrai  qu'il  ne  faut  plus  réclamer  votre  esprit 
de  justice.  Je  vous  parle  modérément  de  M.  Quinet 
et  vous  me  répondez  que  ma  modération  seat  le 
fagot.  A  propos,  pourquoi  est-ce  une  expression 
fan^ilière  dans  la  littérature  catholique  que  ce 
io\xv\  Sentir  le  fagot?  J'ouvre  le  dictionnaire  ca- 
tholique et  je  trouve  à  l'article  :  Sentir  le  fagot  : 
«  //  se  dit  (fun  homme  dont  les  opinions  ne  sont  pas 
trèS'Orthodoxes;  il  est  familier.  »  Je  suis  vraiment 
fâché  que  cette  manière  de  dire  et  de  faire  soit 
familière. 

Puisque  vous  prenez  les  choses  ainsi,  je  vous 
dircd,  pour  vous  braver,  que  j'ai  eu  regret  à 
mon  jugement  un  peu  sévère  jsur  les  leçons  de 
M.  Quinet.  En' avançant,  j'ai  trouvé  une  leçon 
sur  le  mahométisme  où  il  y  a  de  l'esprit  et  du 
talent  à  un  degré  assez  rare.  Il  y  compare  Tes- 


LETTRES.  161 

prit  des  croisades  à  Tesprit  qui  animait  les  armées 
républicaines  qui  ont  visité  TÉgypte,  et  il  montre 
assez  bien  que  les  inspirations  de    l'Évangile 
étaient  plus  vives  dans  Kléber  et  dans  Desaix  et 
dans  Bonaparte  que  dans  Raymond  de  Toulouse^ 
dans  Bohémond  ou  dans  Godefroy  de  Bouillon. 
C'est  une  thèse  qui  se  peut  soutenir  quoique  à 
première  vue  elle  puisse  aussi  scandaliser  les 
faibles...  Puisque  vous  dites  qu'il  y  a  plus  d'es- 
prit dans  le  petit  doigt  du  moindre  marguillier 
de  France  que  dans  toute  l'Allemagne,  je  viens  de 
brûler  Kant  et  j'ai  fait  demander  le  moindre  des 
livres  de  philosophie  du  moindre  marguillier  de 
France  ;  ce  sera,  à  l'avenir,  toute  ma  consolation. 
Je  veux  me  défier  de  l'orgueil  des  pensées  vaines 
et  vous  me  verrez  dorénavant  à  la  suite  de  quel- 
que bon  marguillier  qui  en  sait  plus  dans  son 
petit  doigt  que  Fichte,  Hegel,  Schelling^  Kant, 
Goethe,  Wieland,  Jacobi,  Schiller,  etc.  Au  fond, 
je  vois  ce  que  vous  voulez  dire  ;  les  marguilliers 
sont  cartésiens  :  ils  rejettent,  de  peur  d'erreur, 
toutes  les  idées  dont  ils  ne  peuvent  pas  absolu- 
ment se  défaire,  et  ils  s'en  tiennent  à  ce  premier 
effort,  pour  avoir  remarqué  que  Descartes  s'est 
trompé  quelquefois  en  cherchant  à  remeubler  sa 
maison  après  ce  grand  déménagement. 
Mais  assez  de  marguilliers  pour  aujourd'hui. 
III.  11 


162  LETTRES. 

L'on  part  et  je  veux  donner  ma  lettre.  Il  me 
semble  que  je  ne  vous  ai  dit  que  des  bêtises  ;  je 
ne  voulais  que  vous  faire  un  petit  mot  de  ré- 
ponse. 


LIT. 


AU   MEME. 

Qurcy,  5  septembre  1845. 

Si  quis  qui  quid  agam  forte  requirat  orlt. 
Vipère  me  dices,  salvum  tamen  esse  negabis. 

En  français,  si  Ton  vous  demande  de  mes 
nouvelles^  dites  que  je  ne  suis  pas  mort  et  voilà 
tout.  Il  est  vrai  que  c'est  beaucoup.  Je  me  suis 
bien  gardé  de  rien  décider  encore  sur  mon 
voyage  à  Coppet.  Je  me  demande  à  moi-même 
ce  que  j'en  pense  et  je  me  dis  que  je  n'en  pense 
absolument  rien.  On  a  cherché  beaucoup  de  dé- 
finitions de  la  vraie  liberté  ;  ne  serait-ce  pas  à  ne 
jamais  se  décider  que  consisterait  cette  liberté, 
car  enfin,  résoudre  une  chose,  c'est  s'obliger 
quant  à  cette  chose  ?  On  cesse  alors  d'errer  dans 
les  champs  de  l'incertitude  où  l'âme  n'est  en- 
core liée  par  rien.  Je  sais  plus  d'un  grand  pro  • 
blême  de  philosophie  dont  chaque  proposition 
n'est  pas  beaucoup  plus  sensée  que  la  bêtise  que 


LETTRES.  163 

je  hasarde  là  devant  vous.  Et  devant  qui  puis-je 
mieux  la  hasarder,  grands  dieux  !  puisqu'il  n'y 
a  aucun  risque  que  vous  vous  y  laissiez  prendre. 
Vous  êtes  bien  bon  ;  mon  passage  de  Paris  à 
Gurcy  s'est  fait  sans  encombre  et  nous  avons 
causé  agréablement  tout  le  temps.  Seulement, 
c'était  un  jour  de  fête  dans  les  environs  d'ËtioUes 
et  il  y  avait  tant  de  gens  qui  couraient  à  cette 
fête,  que  les  w^agons  allaient  de  Paris  à  Corbeil 
sans  avoir  fait  un  pas.  Je  ne  sais  comment  on  a 
résolu  le  problème  mécanique  qui  s'est  présenté 
là.  Il  est  certain  que  j'ai  cru  que  nous  marchions 
et  que  nous  arrivions,  malgré  l'objection 

Comment,  tout  étant  plein,  tout  a  pu  se  mouvoir. 

Je  désire  pour  vous  à  Reims  le  joli  petit  soleil 
dont  on  jouit  ici.  Ces  jours  de  Reims  seront  bien 
mêlés  pour  vous^  mon  cher  ami,  de  tristes  im- 
pressions, mais  sur  ceux  qui  ne  vivent  pas  dans 
l'étourdissement  et  qui  ne  chassent  pas  habi- 
tuellement les  souvenirs  douloureux,  l'impres- 
sion des  lieux  est  moins  forte  et  ne  les  surprend 
guère. 

Albert  m'écrit,  du  23,  qu'il  part  dans  deux 
jours  pour  Naples.  Si  j'avais  les  ailes  de  la  co- 
lombe, j'y  serais  aussi  dans  deux  jours.  Vous  en 
êtes  donc  revenu  à  mon  idée  de  prendre  quelque 
chose  comme  les  ailes  de  la  colombe,  je  veux 


164  LETTRES. 

dire  la  malle-poste,  pour  passer  le  Jura?  Vous 
le  voyez,  rhomme  s'agite ,  mais  il  revient  tou- 
jours à  mes  avis,  suivant  la  remarque  de  Fénelon, 
Vous  avez  bien  raison,  d'ailleurs,  de  dire  que 
tout  chemin  mène  à  Paris  et  que  tout  chemin 
part  de  là.  C'est  la  Rome  des  temps  nouveaux. 
J'avoue  qu'elle  n'a  pas  si  bon  air  que  la  Rome 
qui  est  auprès  du  Tibre ,  mais  Paris  a  aussi 
ce  grand  caractère  de  l'inspiration  que,  si  vous 
mettez  ensemble  toutes  les  mauvaises  pas- 
sions et  tous  les  intérêts  les  plus  vulgaires  dans 
un  creuset,  et  que  vous  souffliez  le  feu,  vous 
trouverez  au  fond  le  pur  diamant  de  la  vé- 
rité. 

Figurez-vous  que,  par  pure  malice,  cette  mal- 
heureuse Revue  des  Deux-Mondes  n'est  pas  venue 
ici  et  je  ne  sais  rien  des  pensées  de  M.  Cousin 
sur  les  arts.  Je  ne  me  fie  pas  beaucoup  aux  mé- 
taphysiciens pour  traiter  les  questions  d'art. 
Quand  ils  en  parlent  vaguement,  cela  va  h  mer- 
veille. Quelques  traits  fugitifs  et  inachevés  dans 
le  grand  champ  de  l'infini  ont  toujours  un  cer- 
tain air.  C'est  par  là  que  vous  êtes  tenté  de 
prendre  Platon  pour  un  grand  artiste  ;  mais , 
malgré  son  Traité  du  Beau,  je  ne  voudrais 
seulement  pas  donner  mon  caniche  à  peigner 
à  Kant.  La  passion  de  Tabslrait  ne  suscite  pas 


LETTRES.  1G3 

beaucoup  de  belles  formes.  Les  métaphysiciens 
peuvent  faire  rêver  heureusement  un  grand 
artiste,  mais  ce  n'est  jamais  de  leurs  mains  que 
sortira  la  Vénus  de  Milo,  ni  la  Vierge  de  Raphaël 
avec  son  corset  rouge  et  ses  cheveux  blonds  au 
milieu  des  épis  mûrs  de  la  campagne  d'Italie. 
On  dit  que  Socrate  avait  fait  quelques  statues, 
mais  je  crois  bien  que  Verres  ne  les  aurait  pas 
placées  dans  sa  collection...  Ne  vous  laissez  pas 
croire  qu'on  vous  vole  vos  idées.  On  ne  vole  les 
idées  de  personne,  pas  plus  qu'on  ne  peut  déro- 
ber son  visage  à  un  autre.  Les  pensées  de  cha- 
cun sont  la  réflexion  de  la  lumière  éternelle  sur 
les  facultés  particulières  du  miroir  particulier 
qui  est  rintelligence  de  chacun.  Si  on  était  fidèle 
à  cette  lumière  au  lieu  de  répéter  ce  qu'on  en- 
tend, on  serait  plus  souvent  original. Après  quoi, 
je  conviens  qu'il  y  a  de  pauvres  hères  dont  le 
miroir  est  terne  et  dépoli. 

Le  député  pour  Provins  est  de  retour.  Il  est  la 
terreur  des  loups.  Il  en  a  assassiné  quatre,  l'autre 
jour,  en  compagnie  de  •  quatre  forts  chasseurs 
comme  lui.  Il  est  environné  de  fusils  de  chasse 
dans  son  cabinet.  Il  a  cent  livres  de  poudre  et 
un  demi-million  de  cartouches  dans  une  armoire 
au-dessus  de  sa  bibliothèque.  Un  de  ces  jours, 
}3ossuet,  Fénelon,  Bourdaloue,  qui  sont  dans  les 


166  LETTRES. 

rayons,  sauteront  avec  la  maison  et  s'en  iront  à 
tous  les  diables  qui  seront  tout  étonnés.  M.  de 
Viel-Castel  m'écrit  qu'il  lit  Bourdaloue  avec 
grande  édification.  Je  ne  mourrai  pas  content  si 
je  ne  vois  tomber  la  réputation  usurpée  de  ce 
jésuite.  Je  vous  demande  s'il  est  juste  de  nom* 
mer  le  même  jour  Bossuet  et  Bourdaloue?  L'un 
est  le  cheval  de  Job  qui  hennit  quand  il  en- 
tend le  clairon  des  batailles'^  l'autre  est  un 
sacristain  élevé  au  collège  de  Saint-Omer.  J'es- 
père que  vous  n'avez  pas  la  prétention  de  com- 
parer un  cheval  à  un  sacristain.  Les  gens  que 
Bourdaloue  a  ennuyés  et  qui  sont  respectueux, 
disentqu'il  raisonne  admirablement,  parce  qu'ils 
prennent  l'ennui  qu'ils  éprouvent  pour  l'effet 
d'un  raisonnement  serré  sur  leur  cerveau.  Si  le 
ciel  était  toujours  juste,  Bourdaloue  eût  été  le 
valet  de  chambre  de  Bossuet.  Il  aurait  veillé  à 
la  dépense  de  la  maison  et  fait  faire  des  reprises 
aux  pauvres  bas  violets  et  troués  du  pauvre 
grand  homme.  L'évêque  aurait  eu  un  peu  d'ai- 
sance et  n'aurait  pas  été  forcé  de  tirer  le  malin 
esprit  par  la  queue  pour  joindre  les  deux  bouts 
à  la  fin  de  l'année.  Ce  bon  Bourdaloue  était  ce 
qu'il  fallait  pour  tenir  la  maison  en  ordre,  un 
homme  probe,  plein  de  bons  sentiments,  sachant 
bien  lire  et  bien  écrire  et  capable  peut-être  de 


LBTTRR8.  167 

comprendre  à  demi  la  grandeur  de  son  maître. 
Massillon  aurait  fait  aussi  un  joli  garçon  de  cui- 
sine dans  ce  palais.  M.  de  Bonald  ne  viendrait 
pas  à  la  cheville  du  dernier  commissionnaire 
d'une  telle  maison.  Il  n'y  a  jamais  eu  que  M.  *** 
qui  fût  supérieur  à  Bossuet. 


LUI. 

AU     MÉMB. 

Broj^lic,  12  novembre  1845. 

Il  mo  semble  que  je  renais  à  récriture,  mon 
cher  ami.  Mes  doigts  sont  tout  rouilles,  tum 
ferri  riyor.  Ce  ne  sont  point  les  chants  de  Lully  ; 
mais  mes  doigts  se  dérouilleront  un  peu  et,  de 
votre  côté,  vous  vous  accoutumerez  à  ce  bruit 
de  vieille  ferraille,  de  telle  façon  que  nous  au- 
rons chanté  tous  les  deux  et  qu'il  n'y  paraîtra 
point.  Il  n'y  a  pas  de  nouvelles  ici.  M.  Poulain 
administre  avec  une  si  grande  sagesse  et  une  si 
haut«  capacité  qu'on  dirait  des  mouvements  do 
la  sphère  céleste.  Vous  n'êtes  pas  gouvernés  de 
la  sorte  dans  Paris  ;  vous  êtes  obligés  de  remettre 
de  temps  à  autre  la  main  à  votre  mécanique. 

Eh  bien,  quand  croyez- vous  que  vous  pour- 


168  LETTRES. 

rez  faire  une  campagne  en  Normandie?  Tout  le 
monde'crie  :  «  Où  est  M.  Raulin?  »  Les  arbres  de 
de  la  forêt  sont  dans  Tattente, 

Et  le  long  du  vallon  le  feuillage  a  tremblé, 

et  il  y  a  de  quoi;  j'en  ferais  autant  à  sa  place. 
Madame  de  Staël  va  déflnitivement  quitter  sa 
maison  qui  est  devenue  intenable  par  la  bise. 
Elle  n'est  plus  abritée  des  vents  par  la  chute.  Celte 
affaire  d'octobre  laissera  un  souvenir  glacial; 
mais,  après  tout,  dans  cent  ans  d'ici,  on  ne  verra 
plus  la  trace  des  dégâts  que  vous  avez  faits.  Les 
bois  repousseront,  les  oiseaux  reviendront,  et 
Ton  saura  à  peine  que  M.  Raulin  a  passé  par  là 
comme  un  ouragan.  L'homme  le  plus  violent 
peut  bien  peu  de  chose  contre  la  nature. 

Mon  cher  ami,  tout  cela,  comme  dit  Sancho, 
sont  des  paroles  inutiles  dont  nous  rendrons 
compte.  Il  n'y  a  qu'une  chose  sérieuse,  c'est  de 
vous  arranger  pour  venir  le  plus  tôt  possible-  Il 
fait  un  temps  magnifique  et  je  ne  vous  garantis 
pas  que  le  mois  de  décembre  aura  cette  splen- 
deur de  soleil  et  un  beau  feuillag:e.  Ces  malheu- 
reuses feuilles  attendent  toujours  l'été  qui  n'était 
pas  venu,  mais  le  voici.  Songez  que,  partant  à 
midi  par  le  chemin  de  fer,  vous  arrivez  à  Saint- 
Pierre-de-Louviers  à  trois  heures  et  vous  trou- 


LETTRES.  169 

vez  des  voitures  charmantes  qui  vous  mènent 
au  galop  jusqu'à  Bernay,  où  vous  êtes  à  sept 
heures  et  demie.  A  huit  heures  et  demie,  au  plus 
tard,  vous  êtes  à  Broglie.  Ah!  Bonjour  M.  Rau- 
lin!  Voilà  M.  Raulin!  Et  Ton  vous  prend  les 
mains,  et  Bob  vous  lèche,  et  le  chien  de  M.  Lou- 
vel  vous  mord,  et  Ton  vous  mène  en  triomphe 
dans  la  bibliothèque,  où  vous  voyez  un  bel 
escalier  en  spirale  qui  no  déguise  pas  son  exis- 
tence, qui  dit,  conformément  aux  saintes  règles 
de  l'architecture:  «  Je  suis  un  escalier.;  je  mène 
là-haut!  »  et,  là-haut,  tous  les  chefs-d'œuvre 
de  l'esprit  humain,  l'abbé  Fleury,  l'abbé  Emery, 
Tabbé  Poulie,  l'abbé  Bautain,  l'abbé  Karl,  l'abbé 
Ratisbonne,  et,  dans  un  coin,  tout  honteux, 
Voltaire,  Hume,  Locke,  Kant.  Venez  donc.  Il 
n'y  a  pas  de  danger  de  partage  dans  votre  co- 
mité. Comment  voulez-vous  que  le  hasard  amène 
en  quelques  jours  une  cause  si  obscure  que  des 
gens  aussi  éclairés  que  des  conseillers  d'État  se 
trouvent  j ustement  partagés,  dix  contre  dix,  et  en 
soient  réduits  à  tirer  au  sort,  ou,  si  vous  l'aimez 
mieux,  à  consulter  un  maître  des  requêtes? 
Toute  la  théorie  des  probabilités  doit  vous  ras- 
surer. 

Écrivez-moi  de  voire  jolie  demeure.  Votre  pa- 
ravent est-il  arrivé?  Votre  tapis  est-il  posé? 


170  LETTRES. 

J'ai  honte  de  moi  ;  je  me  suis  surpris,  l'autre 
nuit,  ne  dormant  pas,  à  lire  les  Mille  et  une 
Nuits  d'une  part,  et,  de  l'autre,  les  Contes  sur 
r Économie  politique  de  miss  Martineau.  Ce  sont 
bien  là,  j'espère,  les  deux  extrémités  du  monde 
intellectuel,  une  économie  où  tout  est  possible, 
et  une  économie  où  presque  tout  est  impossible. 
Ce  n'est  pas  dans  les  Mij-le  et  une  Nuits  que  vous 
trouverez  ce  principe  de  Malthus  sur  la  popula- 
tion qui  faisait  pleurer  d'indignation  M.  de  La- 
cretelle,  et,  malgré  tout  cela,  ce  genre  d'imagi- 
nation qui  a  fait  les  Mille  et  une  Nuits  est  encore 
plus  nécessaire  à  l'homme  que  la  connaissance 
des  règles  que  suit  la  richesse.  Sans  les  Mille  et 
une  Nuits  on  mourrait  de  tristesse. 


Liv. 


A    MADAME   LA   BARONNE   A.    DE    STABL. 

Paris,  lundi  25  mai  1846. 

Si  j'en  juge  par  votre  dernière  lettre,  vous 
allez  mener  cet  été  une  vie  bien  fatigante;  de 
deux  jours  l'un  à  Carra,  et  probablement  assez 
souvent  sur  la  route  de  Coppet,  dans  ce  pays  de 
réprouvés  ;  ce  n'est  pas  un  régime  fort  doux,  ni 


LETTRES.  171 

en  été  ni  en  hiver.  ••  Je  tordrais  bien  volontiers  le 
cou  à  ces  vilaines  gens  qui  vous  gâtent  Goppet, 
et,  si  je  puis  leur  faire  de  la  peine,  je  vous  prie 
de  me  faire  signe  ;  je  m'acquitterai  de  ce  soin 
avec  un  véritable  empressement.  Malheureuse- 
ment, la  peau  d'un  radical  est  d'une  extrême 
dureté.  Comment  vont  ces  pauvres  éclopés  de 
ministres  qu'ils  ont  préposés  à  leurs  paroisses? 
Ils  doivent  avoir  l'air  de  femmes  de  ménage,  en 
fait  de  religion,  lesquelles  font  le  gros  ouvrage 
dans  les  maisons  des  demi-pauvres,  venant  tard 
et  s'en  allant  de  bonne  heure.  Si  le  canton  de 
Vaud  avait  seulement  en  garnison  la  moitié  des 
troupes  qui  sont  aujourd'hui  sur  le  Champ  de 
Mars,  il  ne  tracasserait  pas  les  gens  qui  croient 
qu'une  religion  sans  dogmes  est  un  peu  risible. 
Nous  donnons  une  magnifique  revue  à  ce  mu* 
sulman  d'Ibrahim-Pacha.  Il  fait  un  soleil  ar* 
dent;  on  n'entend  que  le  bruit  des  tambours  et 
des  clairons-;  les  belles  dames  s'habillent  à  la 
hâte  pour  courir  à  l'École  militaire  et  voir 
du  balcon  toutes  les  savantes  manœuvres  de 
15,000  chevaux  et  de  15,000  hommes  de  pied. 
Quel  cœur  de  femme  un  peu  bien  fait  n'a  battu 
à  la  vue  d'un  escadron  de  carabiniers  ou  au 
bruit  d'une  belle  batterie  d'artillerie  qu'on  lance 
au  galop  sur  le  pavé?  Les  figures  reposées  des 


172  LETTRES. 

plus  savants  minisires  de  tout  un  synode  ne  leur 
donneraient  pas  la  moitié  de  cette  émotion^  et 
pourtant  tout  cet  éclat  militaire  n'est  qu'une 
image  do  la  destruction,  tandis  que  le  repos  ec- 
clésiastique parle  do  ce  qui  durera  quand  tous 
les  canons  de  ce  monde  auront  été  réduits  au 
silence.  Une  imagination  raisonnable  devrait 
trouver  M.  Coquerel,  prêchant  le  dimanche, 
mille  fois  plus  poétique  que  Bonaparte  poussant 
dans  le  Nil,  aux  Pyramides,  toute  la  cavalerie 
d'Egypte. 

M.  Raulin  défend  tant  qu'il  peut  le  portrait  de 
madame  d'Haussonville  contre  les  attaques  uni- 
verselles, et  il  a  raison.  Il  vous  écrirait  qu'il  est 
triste  aussi  de  votre  départ,  s'il  n'était  d'une  hu- 
meur de  dogue...  Il  est  pourtant  allé  hier  avec 
M.  de  Broglie  et  toute  la  troupe  évaporée  faire 
cette  course  à  Port-Royal  des  Champs.  Il  me 
semble  qu'elle  a  bien  réussi.  Je  n'en  ai  pourtant 
de  nouvelles  que  par  M.  de  Broglie  qui,  vous  le 
savez,  n'a  pas  pour  défaut  de  tomber  dains  des 
détails  trop  minutieux.  Je  sais  qu'ils  ont  trouvé 
à  Port-Royal  ce  vieux  monsieur  dô  quatre-vingt- 
douze  ans  qui  reste  là  en  sentinelle  autour  des 
ombres  de  M.  Arnauld  et  de  la,  mère  Angélique. 
Il  dit  avec  un  grand  sérieux  qu'à  la  mort  du 
diacre  Paris  (lequel  était  un  peu  fou)  on  a  vu 


LETTRES.  173 

beaucoup  de  signes  au  ciel  et  sur  la  terre.  On 
est  allé  à  Dainpierre  aussi,  mais  M.  Ingres  n*a 
pas  reçu  tout  le  monde,  à  beaucoup  près.  D'a- 
bord M.  et  madame  d'Haussonville  se  sont  pré- 
sentés et  ont  été  reçus;  puis,  une, bonne  est 
venue  inviter  M.  de  Rémusat  et  M.  Raulin;  puis 
enfin  un  second  message  a  annoncé  à  M.  de 
Broglie  qu'il  serait  admis;  quant  à  M.  de  Las- 
teyrie,  madame  Foy,  madame  Piscatory,  M.  de 
Sahune,  M.  de  Viel-Castel ,  ils  sont  restés  dans 
les  environs,  pestant  contre  les  caprices  des  ar- 
tistes. Les  élus  ont  donc  vu  la  première  partie 
du  grand  tableau  qui  représente  les  hommes 
heureux  par  leurs  vertus.  Le  peu  que  j'ai  com- 
pris de  la  description,  c'est  que  la  vertu  ne  porte 
ni  bas ,  ni  souliers,  ni  aucun  autre  vêtement 
d'aucune  sorte.  Il  y  a  là  vingt  personnes  de  tout 
âge,  qui  sont  parfaitement  vertueux  des  pieds  à 
la  tête.  Les  vieillards  boivent  du  lait  qui  coule  en 
bouillons  des  rochers  ;  les  demoiselles  dansent 
en  mesure  autour  d'un  autel  de  gazon.  Il  paraît 
que,  de  l'autre  côté,  le  vice  sera  fortement  habillé. 
On  ne  verra  absolument  que  le  bout  de  son  nez. 
Je  crois  que  vous  n'aimez  pas  les  descriptions, 
et,  malheureuaoment,  j'ai  le  tour  descriptif. 


174  LETTRES 


LV. 


A  MADAME   D  ^HAUSSONVILLB. 


Paris,  samedi  10  juin  1M6. 

Vous  aurez  le  Traité  de  l'éducation  de  RoUin , 
comme  vous  l'avez  demandé,  et  aussi  les  Médi^ 
talions  de  saint  Augustin.  —  Non,  je  me  trompe, 
le  Traité  d'éducation  de  madame  de  Kémusat  et  la 
Mare  au  diable  ou  aux  diables  de  madame  Sand, 
puisque  vous  le  voulez.  M.  Rousseau  est  en  cam- 
pagne par  30  degrés  de  chaleur  polir  vous  Ta- 
cheter, et  ils  seront  emballés  et  expédiés  en  toute 
hâte  pour  Gurcy,  car  je  compatis  à  ceux  qui  sont 
pressés  de  lire  un  livre.  Je  suis  toujours  celui 
qui  s'est  levé  un  jour  d'hiver,  à  onze  heures  du 
soir,  pour  aller  acheter  au  Palais-Royal  les  Mé^ 
moires  de  madame  Roland.  Il  me  semble  qu'elle 
était  alors  plus  jeune  et  plus  jolie  et  encore  plus 
héroïque  que  je  ne  la  trouve  à  cette  heure.  On 
vieillit  partout,  même  dans  les  livres  où  Ton  de- 
vrait conserver  une  éternelle  jeunesse.  La  Julie 
de  Rousseau  a  vieilli  avec  les  jeunes  femmes  da 
dix-huitième  siècle,  qui  passaient  une  nuit 
blanche  à  la  lire  au  temps  de  son  apparition 
dans  le  monde.  Werther  a  vieilli  avec  tous  ceux 


LETTRES.  ni 

à  qui  il  avait  donné  la  fantaisie  de  se  brûler  la 
cenrelle.  Les  héroïnes  de  madame  Sand  iront 
bientôt  à  l'Hospice  des  vieillards.  Il  n'y  a  qu'An- 
dromaque,  Hélène,  Didon  et  Françoise  de  Ri- 
mini  qui  ne  changent  point  de  figure.  C'est  pro- 
bablement que  dans  les  champs  du  plus  pur 
idéal  on  n'a  qu'un  profil  et  qu'un  profil  se  con- 
serve mieux  à  travers  les  siècles. 

Il  est  arrivé  hier  des  lettres  d'Albert,  de  Gênes. 
Il  allait  vite  et  n'arrivait  guère ,  mais  on  peut 
ne  passe  hâter  et  arriver  à  temps  avec  des  vieux 
cardinaux  qui  ne  sont  pas  étourdis  et  qui  ne 
marchent  qu'à  pas  comptés.  Il  ne  sied  point  à 
l'Église,  qui  est  éternelle,  de  frétiller  et  de  se 
dépêcher  pour  quoi  que  ce  soit.  La  nature  a  des 
mouvements  plus  prompts,  et  voilà  que,  pendant 
qu'on  désignait  un  cardinal  Micara  pour  la  pa- 
pauté, le  pauvre  homme  meurt  d'apoplexie.  La 
princesse,  qui  n'a  pas  la  patience  de  l'Église, 
part  toujours  vers  le  25  et  trouve  que  c'est  déjà 
partir  bien  tard.  Tout  le  monde,  d'ailleurs,  veut 
quitter  Paris,  tant  il  y  fait  chaud.  Nous  vivons 
dans  le  feu  comme  des  salamandres.  Le  soir,  il 
vient  encore  M.  de  Sahune,  M.  Raulin  et  M.  de 
Viel-Castel,  mais  M.  llaulin  part  aujourd'hui 
pour  la  campagne.  Je  vois  le  moment  où  je  serai 
seul  sur  cette  terre  brûlante.  Le  soir,  on  va  se 


176  LETTRES. 

promener  aux  Champs-Elysées.  On  voit  passer 
rapidement  une  voiture  où  dort  M.  Thiers;  une 
autre  voiture  où  dort  M.  d'Haubersaërt.  Quand 
un  Allemand  arrive  pour  la  première  foiâ  à  Paris 
avec  ridée  que  les  Français  sont  une  race  fort 
éveillée,  il  doit  être  très-surpris  de  voir  dormir 
dans  les  salons,  à  la  promenade,  et  partout. 
Qui  est  ce  monsieur  qui  dort?  M.  Thiers;  —  et 
cet  autre?  M.  de  Broglie;  —  et  cette  jolie  dame? 
madamed'Haussonville;puis  le  vicomte  d'Haus- 
sonville,  le  prince  de  Broglie,  etc.,  tout  dort. 
Chut! 

On  dort  fort  bien,  quand  on  a  trop  d'esprit. 

Si  ces  Français  si  actifs  ne  dormaient  les  vingt- 
quatre  heures  de  la  journée,  ils  ne  feraient  vie 
qui  dure. 

Bonsoir,  madame. 


LVI. 


A  M.    RAULIN. 


Paris,  5  août  1844. 

Je  ne  vous  écrirai  qu'un  petit  mot,  mon  cher 
ami.  Croyez-vous  qu'on  n'ait  rien  à  faire  quand 


LETTRES.  177 

il  faut  nommer  quatre  cent  cinquante-neuf  dé- 
putés dont  la  plupart  sont  conservateurs  ?  Nous 
avons  fait  des  merveilles,  convenez-en.  Pendant 
que  vou^  étiez  sur  votre  bâtiment  à  rêver  à  l'im- 
mensité de  l'Océan,  à  poursuivre  du  regard  tou- 
tes ces  vagues  à  perte  de  vue  qui  semblent  com- 
mérer  entre  elles  sur  Tinfini,  pendant  que  vous 
étiez  tout  ému  de  ce  grand  spectacle  et  du  mal  de 
mer,  j'étais  bien  loin  de  me  livrer  à  cette  contem- 
plation vaine.  Je  lisais  les  brochures  de  M***  dont 
Tune  finit  par  ces  mots  :  M.  le  vicomte  a  été  atterré^ 
et  l'autre  commence  par  ceux-ci  :  M.  le  vicomte 
est  resté  muet  devant  les  interpellations.  La  vérité 
est  que  monsieur  le  vicointe  a  très-bien  parlé!.. 
Sahuneest  réélu.  A  le  voir  partir  avec  l'air  si  pâle, 
j'en  avais  auguré  que  c'était  un  homme  perdu  et 
j'en  étais  très-fâché.  Il  n'en  faut  point  croire  ses 
pressentiments.  Ce  sont  des  imbéciles  qui  s'en 
tiennent  aux  apparences.  J'avais  le  pressenti- 
ment que  vous  passeriez  quinze  jours  à  l'hospice 
d'Avignon  avec  des  douleurs  atroces  dans  tous 
les  muscles  des  bras  et  de  la  poitrine  et  voilà 
que  vous  courez  de  Saint-Pierre  au  Colisée  et  de 
la  fontaine  Égérie  à  l'Académie  de  France.  Vous 
visitez  les  églises  et  vous  lorgnez  toutes  les 
jeunes  Romaines  qui  passent  sous  votre  regard 
d'artiste,  car  vous  êtes  comme  le   général  Van- 

III.  12 


178  LBTTRBS. 

damme,  et  vous  dites  que  c'est  à  cause  du  profil 
vraiment  byzantin.  Vous  savez  que  vous  avez 
pris  avec  moi  l'engagement  de  me  décrire  tout 
ce  que  vous  verrez  et  de  me  communiqijer  fidè- 
lement toutes  vos  impressions.  Je  compte  sur 
l'Italie  pour  vous  guérir  un  peu  de  votre  extrême 
fureur  pour  l'extrême  simplicité.  Après  cela, 
peut-être  bien  que  vous  ne  pensez  pas  du  tout 
aux  arts  pour  le  moment  et  que  vous  regrettez 
de  n'être  pas  dans  votre  cabinet  de  là  rue  Las- 
Cases  par  un  petit  temps  frais.  Les  écrevisses 
mises  dans  l'eau  bouillante  font,  saps  doute,  peu 
d'esthétique.  Comment  aurez-vous  trouvé  cet 
aimable  petit  ménage  dans  sa  villa  Âldobran- 
dini?Ils  valent  bien  les  Thermes  de  Caraoalla  ou 
les  restes  de  la  voie  Âppienne. 

Eh  !  bien,  avez-vous  lu  ces  romans  de  Walter 
Scott  qu'il  a  fallu  vous  faire  emporter  par  vio- 
lence, tant  vous  êtes  d'une  génération  perverse? 
Je  conviens  que  la  meilleure  place  pour  les  lire 
n'est  pas  dans  les  plaines  de  l'Italie.  Ce  sont  un 
peu  des  tableaux  flamands  ;  le  jour  qui  éclaire  ces 
pages  est  un  peu  terne  et  les  passions  y  sont  ci- 
vilisées à  l'excès,  mais  les  honnêtes  gens  ont 
tort  d'aimer  autre  chose.  Walter  Scott  est  un 
fermier  d'une  imagination  heureuse,  abondante 
et  bienveillante.  Son  jardin,  ses  poules,  seschiens. 


LETTRES.  179 

ses  canards,  les  arbres  de  ses  collines,  tout  cela 
lui  parle  un  langage  poétique  qui,  sans  doute, 
n'est  pas  tout  à  fait  celui  dés  sphères  célestes, 
mais  parmi  tous  ceux  qui  prêtent  Toreille  au 
bruit  des  sphères  célestes,  combien  y  en  a-t-il 
qui  entendent  autre  chose  que  des  sottises,  non 
par  la  faute  des  sphères,  mais  par  la  leur?  Pour 
un  Pétrarque  ou  un  Mil  ton  que  vous  rencontrez 
dans  le  pur  éther  cherchant  les  types  éternels 
qui  y  habitent  certainement,  combien  ne  ren- 
contrez*yous  pas  d'ivrognes  qui  ne  savent  seule- 
ment pas  où  ils  vont,  ni  quoi  ils  cherchent  ! 

Ne  me  demandez  pas  des  nouvelles  de  Paris. 
Vos  persiennes  sont  fermées  sur  cette  place  Bel- 
lechasse;  voilà  tout  ce  que  je  sais.  Hier,  en  pas- 
sant par  ces  quartiers  vers  onze  heures,  j'ai  cru 
voir  une  lumière  dans  votre  appartement,  mais 
c'était  à  l'étage  inférieur.  Je  me  demandais  déjà 
ce  que  je  devrais  faire  si  je  voyais  ainsi  votre  de- 
meure hantée  en  votre  absence.  N'allez  pas 
prendre  le  frisson  à  l'idée  qu'on  dévalise  vos  ar- 
moires et  votre  secrétaire.  J'ai  envie  de  vous  en 
donner  la  peur  pour  vous  faire  revenir;  mais 
vous  êtes  capable  d'oublier  tout  pour  les  pein- 
tures de  la  Farnesine.  Puisque  vous  avez  lu  les 
Martyrs^  souvenez-vous  qu'Eudore  s'écrie  quel- 
que part  :  a  Dans  ces  courses  d'une  curiosité 


180  LETTRES. 

dangereuse  Thumble  église  des  chrétiens  était 
oubliée.  »  On  dit  que  vous  épousez  une  Italienne. 
Je  vous  y  exhorte.  Les  gens  du  Nord  ne  sont  tout 
à  fait  ni  des  hommes  ni  des  femmes.  Nous  avons 
tous,  plus  ou  moins,  le  cou  mince,  la  poitrine 
étroite  et  l'imagination  fausse.  Je  n'ai  jamais  vu 
une  Italienne  passable  que  toutes  les  plus  belles 
Françaises  ne  devinssent,  à  mes  yeux,  pâles 
comme  la  mort;  nous  nous  attendons  que  vous 
reviendrez  avec  une  belle  dame  qui  aura  l'air  de 
Minerve  ou  de  Junon  et  qui  vous  donnera  un 
coup  de  couteau  chaque  fois  que  vous  regarderez 
trop  attentivement  dans  la  rue  la  beauté  qui 
passe  et  la  grâce  qui  s'évanouit. 

Adieu,  mon  cher  ami.  Toute  plaisanterie  à 
part,  je  désire  que  cette  Italie  vous  fasse  grand 
plaisir  et  grand  bien  à  l'imagination.  Il  faut  voir 
sans  cesse  de  nouveaux  spectacles,  sans  quoi 
l'on  devient  un  peu  stupide.  Si  j'étais  bien  por- 
tant, je  ferais  le  tour  du  monde  une  fois  la  se- 
maine et  dans  un  sens  nouveau  chaque  semaine. 
Je  chercherais  à  connaître  les  hommes  les  uns 
après  les  autres  ;  mais,  quand  op  ne  peut  pas 
faire  ainsi,  ce  n'est  pas  la  peine  de  vivre. 


LETTRES.  181 


LVII. 


A    MADAME    d'uAUSSONVILLE. 


Paris,  mardi  10  août  1846. 

Vous  faites  do  jolies  descriptions  de  Trouville. 
Je  vois  que  c'est  un  lieu  unique  sur  la  terre, 
puisque  la  marée  monte  et  descend  avec  le  lever 
et  le  coucher  du  soleil ,  mais  je  persiste  à  croire 
que  je  ne  suis  pas  assez  de  ce  monde  pour  me 
risquer  au  milieu  de  toutes  ces  élégances  des 
bains  les  plus  à  la  mode  de  toute  la  France.  Vous 
m'y  verrez  aussitôt  que  j'aurai  vingt-cinq  ans, 
une  jolie  figure,  que  je  pourrai  parler  de  che- 
vaux, un  peu  de  musique^  et  que  je  saurai  toutes 
les  petites  histoires  qui  courent  à  Paris.  Il  est 
vrai  que  je  parle  assez  couramment  de  mon  sel- 
lier, mais  quand  on  me  fait  expliquer,  je  suis 
obligé  de  convenir  que  c'est  l'homme  qui  a  fait 
une  muselière  à  mon  chien.  J'aimerais  assez  à 
voir  les  vagues  se  balancer  au  fond  du  couchant, 
sous  le  disque  du  soleil;  je  verrais  avec  plaisir 
des  nuées  de  goëlands  qui  tournoient  au-dessus 
des  eaux,  mais  le  beau  monde  qui  s'abat  sur  un 
salon  à  l'heure  où  la  nuit  plane  sur  l'Océan  ne 
me  plaît  pas  du  tout.  J'ai  toujours  préféré  les 


182  LETTRES. 

hirondelles,  les  étourneaux  qui  vont  en  troupe» 
les  pies  qui  vont  deux  à  deux,  à  tous  les  élégants 
qui  marchent  ensemble  ou  séparément.  J'ai  du 
goût  pour  les  bêtes  des  champs  et  des  eaux  ;  je 
n'aime  pas  beaucoup  les  gens  d'esprit  des  sa- 
lons. Vous  me  dites  qu'il  n^  a  personne  à  Trou- 
ville  ;  je  suis  persuadé  pourtant  qu'on  trouverait 
bien  encore  à  qui  parler  pour  s'ennuyer.  Je  ne 
suis  pas  difficile,  je  suis  sauvage.  C'est  une 
grande  sottise  à  moi,  aussi  je  m'en  prends  beau- 
coup plus  à  moi  qu'aux  autres  de  cette  disposi- 
tion. Je  conviens  même,  quoi  que  j'en  dise,  que 
souvent  les  personnes  qui  me  plaisent  médio- 
crement quand  je  les  rencontre  en  troupes,  me 
plaisent  assez  prises  une  à  une.  La  raison  en 
est,  sans  doute,  qu'on  en  vaut  mieux  quand  on 
n'est  point  regardé. 

Que  fait  votre  mari  depuis  qu'il  n'a  plus  rien  à 
faire?  Il  doit  se  réveiller  chaque  matin  léger 
comme  l'air  en  ne  se  sentant  plus  ce  cauchemar 
de  six  cents  électeurs  sur  la  poitrine  et  d*un 
petit  roquet  qui  lui  mordait  les  jambes.  On  ne 
voit  pas  encore  ici  beaucoup  de  députés.  On  dit 
qu'ils  sont  tous  d'une  fatigue  extrême,  comme 
des  gens  à  qui  on  aurait  donné  cent  coups  de 
bâton.  Les  élections  sont  un  exercice  beaucoup 
trop  violent;  il  y  a  même  des  départements  où 


LSTTRBS.  183 

c'est  un  exercice  dangereux.  L'opposition,  dans 
quelques  collèges,  semblait  vouloir  tordre  le  cou 
aux  conservateurs.  Aussi,  elle  demandera  sans 
doute  une  enquête  pour  savoir  apparemment 
pourquoi  les  conservateurs  n'ont  pas  voulu  se 
laisser  étrangler. 

Qu'est-ce  que  nous  faisons?  Nous  passons  nos 
soirées  chez  mademoiselle  de  Pomaret  qui  a 
ouvert  tous  ses  petits  salons.  On  y  rencontre 
M.  Anisson  et  M.  de  Viel-Castel.  C'est  tout  le 
monde  de  Paris,  à  ma  connaissance.  Adieu,  ma- 
dame. 

LVIII. 


A   MADAME   LA  MARQUISE   D 'hARCOURT. 


Garcy,  5  septembre  1846. 

J'ai  vu,  il  y  a  trois  jours,  M.  de  Lasteyrie  et  sa 
très-aimable  femme.  Ils  s'en  allaient  pour  une 
dizaine  de  jours  en  Angleterre.  M.  de  Lasteyrie 
a  bien  fait  de  se  préparer  une  vie  privée  agréable, 
car,  pour  le  moment,  la  vie  politique  dans  l'op- 
position n'est  pas  heureuse.  Je  reçois  de  Rome 
une  lettre  de  M.  Raulin,  qui  ne  sait  seulement 
pas  s'il  y  a  une  Chambre  des  députés  en  France. 
Il  a  baisé  récemment  les  pieds  du  Pape,  et  il  en 


184        .  LETTRES. 

est  littéralement  dans  Tivresse.  Il  dit  que  c'est 
un  grand  Pape,  du  ton  que  prenait  madame  de 
Sévigné  pour  dire  que  Louis  XIV  était  un  grand 
roi,  après  avoir  dansé  le  menuet  avec  lui.  Il  ne 
m'en  paraît  pas  moins  juger  très-bien  l'Italie,  et 
ses  lettres  ressemblent  beaucoup  aux  grandes 
églises  italiennes  qui  étincellent  de  couleurs, 
d'or^  de  lumières,  de  peintures,  et  où  l'on  se  croit 
toujours  dans  un  jour  de  grande  fête.  Il  dit 
qu'Albert  et  sa  femme  sont  très-aimés  à  Rome 
et  aussi  très-aimables.  Je  rêve  un  temps  où  tout 
le  monde  serait  encore  là  et  où,  vous  et  les  vô- 
tres, vous  y  feriez  un  long  séjour.  C'est  ainsi 
qu'il  serait  agréable  de  voir  Rome.  Je  ne  crois 
pas  que  j'aille  jusque-là.  J'ai  tort,  toutefois,  car, 
ce  qu'on  doit  faire  quand  on  en  est  réduit  les  trois 
quarts  du  temps  à  une  vie  solitaire,  c'est  de  cou- 
rir le  monde.  Tout  ce  qu'on  a  vu  de  grand  et  de 
beau  tient  compagnie  pour  toute  la  vie,  et,  après 
les  affections,  le  plus  grand  secret  pour  vivre  à 
peu  près  content  est  de  satisfaire  la  curiosité 
pour  de  grandes  choses.  Un  être  raisonnable, 
qui  n'a  ni  femme  ni  enfants,  devrait  incessam* 
ment  traverser  les  monts  et  les  mers,  aller  voir 
la  croix  du  Sud  au  fond  du  Midi,  les  Cyclades  du 
côté  de  l'Orient,  relire  le  Dante  vers  les  côtes  de 
Rimini  et  de  Ravenne,  commenter  le  Nouveau 


LETTRES.  185 

Testament  aui  bord  du  lac  de  Génézareth  et  l'An- 
cieii  Testament  depuis  le  pays  des  Mohabites  jus- 
qu'aux vallées  d'Hermon.  M.  deTalaru  me  paraît 
entendre  très-bien  la  vie.  Je  crois  pourtant  qull 
n*a  qu'une  curiosité  froide,  et  ces  entreprises 
demandent  un  peu  de  cette  folie  émue  qui  fait 
comprendre  je  ne  sais  quoi  dans  le  bruit  du 
vent  qui  passe  sur  les  lieux  déserts,  et  le  cri 
d'un  oiseau  qui  a  son  nid  dans  les  ruines  d'un 
grand  monument.  Avec  celte  disposition,  on 
peut  être  sûr  d'avoir  de  l'agrément  dans  un 
voyage  de  long  cours,  si  Ton  se  porte  bien,  et 
d'être,  au  retour,  un  être  assez  ridicule,  si  l'on 
fait  un  récit  exact  de  ses  impressions.  Les  gens 
sensés  vous  frappent  dans  la  main  et  vous  di- 
sent :  a  Très-bien,  mon  cher  monsieur,  vous 
n'aurez  pas  ma  fille.»  Mais  voyez  comme  l'homme 
est,  pour  le  moins,  un  être  double  !  Tandis  que 
je  vous  parle  ainsi  sincèrement,  sinon  simple- 
ment, ce  grand  voyageur  qui  dévore  l'espace, 
qui  veut  entendre  les  cigales  par  un  grand  jour 
d'été  aux  portes  de  Mycènes,  dans  un  désert  es- 
carpé où,  si  loin  que  l'on  regarde,  on  ne  voit 
âme  qui  vive,  ce  même  grand  voyageur  se  de- 
mande si  Étiolles  n'est  pas  bien  loin  pour  y  aller 
demain  en  chemin  de  fer.  Je  crois  qu'il  se  jure 
qu'il  prendra  la  fièvre  en  route  et  qu'il  deviendra 


186  «LBTTRBS. 

un  ennui  pour  M.  et  madame  de  Sainte-Aulaire. 
Quel  agrément  dans  la  vie  quand  toutes  les 
pièces  du  caractère  et  deTlmagination  sont  dans 
une  si  heureuse  harmonie  ! 

J'entends  dlci  le  bruit  des  fanfares  qui  accueil- 
lent, à  Bade,  Tarrivée  du  duc  de  Montpensier.  Si 
ce  prince  avait  consulté  mes  convenances,  il 
n'aurait  pas  retenu  si  longtemps  M.  de  Langs- 
dorff,  que  j'aurais  tant  voulu  voir  à  Paris.  Il  est 
vrai  que  M.  le  duc  de  Montpensier  a  d'autres 
sujets  de  préoccupation  que  mes  plaisirs  parti- 
culiers. Il  se  marie  bientôt,  comme  vous  voyez. 
Le  ministère  en  éprouve  ici  modestement  une 
immense  satisfaction. 


LIX. 


A   M.    RAULIN. 


Taris,  17  octobre  1846. 

Mon  cher  ami,  je  vois  que  Naples  et  tous  les 
environs  ont  été  secoués  par  un  orage  épouvan- 
table et  que  beaucoup  de  monde  a  péri  dans  le 
désastre.  J'espère  que  vous  étiez  tranquillement 
dans  un  bon  lit  durant  ces  agitations.  Je  ne  vous 
remercie  pas  bien  des  charmants  récits  que  je 


LETTRES.  187 

VOUS  dois«  Je  préfère  de  beaucoup  vos  dessins 
aux  dessins  de  M.  Âlligny  ;  je  les  mets  au-dessus 
des  tableaux  du  Poussin,  quand  bien  même  vous 
devriez  en  enrager.  Pour  moi ,  je  ne  puis  vous 
envoyer  qu'un  petit  traité  de  nosologie  pratique. 
Tel  été  malade  comme  un  chien  à  Gurcy;  je  ne 
savais  que  devenir  par  excès  d'irritation  ner- 
veuse. Cela  a  duré  sept  ou  huit  jours  et  je  suis 
venu  à  Paris  où  la  pesanteur  de  l'air  qui  me  con- 
venait m'a  assez  bien  remis.  L'éther  subtil  de  la 
campagne  ne  me  convient  pas.  J'ai  vu  M.  Rossi 
qui  se  flatte  de  vous  arracher  aux  mains  du 
garde  des  sceaux  et  de  vous  garder  à  Rome  jus- 
qu'à l'éternité.  Je  ne  l'entends  pas  ainsi.  Si  vous 
ne  revenez  pas  au  terme  fixé,  j'écrirai  une  petite 
brochure  contre  les  fonctionnaires  qui  passent 
leur  vie  dans  les  églises  byzantines  et  autres, 
au  lieu  de  s'acquitter  des  devoirs  de  la  vie  civile. 
Je  deviendrai  méchant  et  féroce  comme  un  do- 
gue. Voilà  déjà  bien  longtemps  que  vous  lorgnez 
les  beautés  de  l'Italie.  Il  faut  enfin  revenir  au 
bercail  et  vérifier  des  bulles,  au  lieu  de  con- 
templer des  horizons  bleus  et  roses.  Vous  dites 
d'un  air  mélancolique  :  la  vie  est  un  voyage  ; 
mais  moi  je  vous  dis  qu'un  maître  des  requêtes 
est  tenu  à  la  résidence.  Dieu  a  fait  les  oiseaux 
pour  voler  par-dessus  les  dômes  de  Saint-Pierre 


188  LETTRES. 

et  tout  à  travers  les  campagnes  de  Rome,  mais 
il  a  fait  les  maîtres  des  requêtes  dans  un  autre 
but.  Si  vous  étiez  M.  Alexandre  Dumas,  je  trou- 
verais très-simple  que  vous  couriez  le  monde. 
Vous  pourriez  être  alors  chargé  d'une  mission 
pour  l'Espagne  et  T  Algérie  ;  vous  asseoira  la 
droite  des  princes  dans  des  fêtes  royales;  mar- 
cher le  premier  dans  Notre-Dame  d'Atocha  afin 
de  donner  au  monde  une  grande  idée  de  la 
France;  mais  vous  n'êtes  pas  M.  Alexandre  Du- 
mas, c'est  moi  qui  vous  le  dis.  Le  génie  seul  a  de 
pareils  privilèges  et  vous  n'avez  pas  le  génie 
d'Alexandre  Dumas.  Les  lettrés,  comme  dit 
M.  Victor  Hugo,  tiennent  une  jolie  place  dans  ce 
monde.  Que  sera-ce  quand  ils  sauront  parfaite- 
ment bien  lire  et  écrire,  comme  il  arrivera  par 
suite  du  progrès  do  l'instruction  primaire.  Vous 
devez  prendre  beaucoup  de  plaisir  à  l'extrême 
simplicité  avec  laquelle  on  raconte  le  voyage  de 
M.  le  duc  de  Montpensier  dans  les  Castilles. 
Quoi  qu'il  en  soit,  lord  Palmerston  enrage  un 
peu.  C'est  une  chose  inouïe  que  de  voir  l'audace 
de  ces  Français  qui  se  marient  sans  son  consen- 
tement. Je  ne  sais  quelle  sottise  fera  cet  homme 
pour  se  venger,  mais  il  fera  certainement  une 
sottise.  Le  méchant  fait  habituellement  une 
œuvre  qui  le  trompe;  ainsi  je  crois  que  nous 


LBTtRKS.  189 

pouvons  dormir  au  bruit  de  la  colère  de  ce 
grand  ministre  ;  enfin,  s'il  y  a  des  fous,  il  y  a  des 
sages,  grâces  à  Dieu.  Votre  Pape  est  un  sage.  Si 
tous  les  papes  avaient  valu  celui-là,  Thistoire  de 
l'Église  n'offrirait  plus  aux  libertins  l'occasion 
de  faire  des  difficultés. 

Je  dois  vous  avertir  que  votre  appartement  a 
un  peu  changé  de  face  ou,  du  moins,  de  per- 
spective. A  votre  retour,  vous  verrez  toute  la 
place  de  Bellechasse  enfermée  dans  une  im- 
mense cloison.  Vous  verrez  de  grands  amas  de 
pierres  vives  ;  vous  entendrez  le  cri  de  la  scie,  le 
bruit  des  marteaux,  les  clameurs  des  ouvriers, 
Sainte-Clotilde  s'élève  majestueusement.  Vous 
ne  verrez  plus  l'image  du  monde  qui  passe,  ni 
ce  jour  vif  qui  ne  brille  que  pour  s'éteindre^  ni 
cette  verdure  de  jardins  qui  n'a  qu'une  grâce 
passagère  et  que  le  vent  d'automne  disperse  par 
les  rues.  Vous  aurez  sous  les  yeux  la  figure  grise 
et  massive  de  ce  qui  ne  passe  pas.  Il  est  peu  de 
spectacles  plus  sains  pour  l'imagination  à  ce  que 
je  vous  ai  entendu  dire.  v 

Avez-vous  enfin  vu  Amalfi,  Traniet  toutes  ces 
côtes  si  charmantes?  Qu'est  devenu  le  jardin 
de  l'église  des  Capucins  qui  regarde  du  côté  de 
Pœstum?  Il  est  clair  que  c'est  là  qu'il  faut  vivre. 

Adieu,  mon  cher  ami.  Revenez  donc. 


190  LETTRES.' 

A.vez-vous  vu  la  catastrophe  de  la  pauvre  ville 
de  Genève?  Le  gouvernement  qui  périt  dans 
cette  bagarre  peut  bien  dire  ce  qui  est  écrit  à  Sa- 
lerne  sur  le  tombeau  de  Grégoire  VII  :  a  J'ai  haï 
riniquitéy  c'est  pourquoi  je  meurs  en  exil.  »  Les 
radicaux  vont  avoir  la  majorité  et  ce  n'est  pas 
une  race  pacifique .  Cette  histoire  de  Genève  est 
lamentable,  mais  vous  vous  êtes  peut-être  en- 
durci le  cœur  depuis  que  vous  vivez  dans  les 
fêtes  de  l'imagination.  Un  beau  tableau  vous  pa- 
raît sans  doute  plus  important  à  conserver  que 
le  meilleur  gouvernement.  Les  artistes  pour- 
raient bien,  comme  les  savants,  finir  par  ne  se 
soucier  d'autre  chose  que  de  la  beauté.  Tâchez  de 
ne  pas  vous  laisser  gagner  par  la  maladie.  Allez 
donc  à  Pompeï  et  rapportez -moi,  ou  envoyez- 
moi  plutôt,  quelques  feuilles  des  plantes  qui 
croissent  dans  les  degrés  du  théâtre  qui  est  au 
bout  de  la  ville.  Ce  théâtre  a  l'air  encore  plus  so- 
litaire que  le  reste  de  ces  murs  abandonnés.  Par 
instants,  dans  les  rues  de  la  ville,  on  ne  serait 
pas  étonné  de  voir  sortir  de  sa  maison  quelque 
vivant  d'autrefois.  Vous  auriez  là  un  joli  quart 
d'heure  de  conversation.  Parleriez-vous  à  ces 
gens  de  l'an  70,  ou  de  l'ancienne  vie  romaine  ou 
de  la  vie  nouvelle  qu'ils  mènent  dans  un  autre 
monde?  Cela  dépend  si  vous  êtes  plus  archéo- 


LETTRES.  191 

logue  ou  plus  théologien.  Toujours  est-il  que  je 
vous  souhaite  de  rencontrer  une  belle  demoi- 
selle de  la  grande  Grèce,  dans  les  rues  de  Pom- 
peï  ou  sur  les  degrés  des  églises  de  Pœstum. 


LX. 


AU   MÊME. 


Paris,  24  novembre  1840. 

• 

Vous  êtes  revenu  auprès  de  cette  petite  couvée, 
mon  cher  ami.  Il  paraît  que  tout  y  va  à  merveille 
et  c'est  un  grand  plaisir  de  voir  les  choses  aller 
si  bien.  Pour  vous,  vous  me  tracassez  assez  avec 
cette  jambe  qui  ne  veut  pas  vous  suivre  dans 
vos  courses  après  les  Vierges.  M.  de  Bourgoing 
dit  que  vous  en  avez  héroïquement  souffert, 
mais  il  faut  mieux  être  un  héros  en  puissance 
qu'en  action,  parce.qu'il  est  préférable  de  mar- 
cher sur  deux  jambes  fortement  tendues  que  de 
marcher  sur  sa  patience  et  sa  vertu  ;  ce  sont  de 
belles  béquilles,  mais  ce  sont  des  béquilles.  Je 
désire  beaucoup  n'avoir  été  qu'un  sot  lorsque 
je  vous  ai  dit  que  vous  seriez  arrêté  en  Italie, 
non  par  les  brigands,  mais  parles  rhumatismes. 
Voilà  que  M.  Rossi  retourne  à  Rome.  Je  vous 


192  LËTÏtlBS. 

crois  un  trop  vif  sentiment  du  devoir  pour  céder 
à  ses  conseils  et  ne  pas   revenir  au  logis  au 
terme  fixé.  Il  y  a  décidément  trop  longtemps 
qu'on  ne  vous  a  vu.  Vous  avez  été  d'une  par- 
faite bonté  ;  vous  avez  écrit  comme  si  vous  aviez 
été  dans  votre  repos  au  coin  de  votre  feu,  en  face 
de  votre  portrait  qui  n'a  pas  Tair,  comme  vous, 
d'avoir  été  en  Italie.  J'ai  reçu  votre  immortelle 
cueillie  dans  les  ruines  du  temple  de   Vénus. 
Vous  étiez  bien  libre  de  choisir  parmi  tous  les 
temples  de  toutes  les  di^ânités  de  tous  les  temps  ; 
vous  avez  choisi  celui-là.  On  m'avait  bien  dit 
que  vous  donniez  des  signes  de  cette  préférence 
dans  vos  conversations  et  dans  vos  regards  in- 
cessamment tournés  vers  les  femmes  étran- 
gères, mais  je  ne  reviens  p^s  de  votre   oubli 
d' Amalfî  !  Je  vous  dirai  toute  ma  vie  :  «  Si  vous 
n'avez  pas  vu  Amalfî,  vous  n'avez  pas  vu  l'Ita- 
lie, i  à  ce  que  je  crois,  du  moins,  moi  qui  n'ai 
vu  qu'Amalfi  !  Hélas  !  que  *je  vais  être    petit 
garçon  devant  vous,  avec  le  peu  d'Italie  que  j'ai 
vu  et  que  je  sais,  tandis  que  vous,  vous  avez 
été  de  la  cave  au  grenier  dans  toutes  les  mcd- 
sons  honnêtes  et  tous  les  lieux  célèbres  de  la 
Péninsule.    On  me  'dit  qu'à  Naples  vous  avez 
été  dans  un  lieu  fort  malhonnête.  Est-il  possible? 
Quoi!  avec  tant  de  sujets  de  distractions,  le  Vé- 


LKTTRBS.  193 

suve,  Nisida,  Ischia,  le  Pausilippe,  et  cette  dou- 
ceur de  l'air,  et  cette  mer  gaie  et  plaintive  à  la 
fois!  Tout  cela  n'a  pas  suffi  à  votre  criminelle 
activité.  Vous  vous  levez  dès  l'aube  du  jour  pour 
allez  visiter  quoi?  le  musée  réservé.  Pour  moi, 
je  n'ai  point  vu  ce  musée  Borbonico  riservato^  et 
j'ai  vu  Amalfi.  On  peut  juger  deux  hommes  sur 
ces  deux  faits  contraires,  bien  que  le  premier, 
celui  qui  a  visité  le  musée,  prêche  habituelle- 
ment le  dogme  et  la  morale. 

Malgré  cette  curiosité  dangereuse,  les  gens 
qui  voyagent  avec  vous  disent  que  vous  êtes 
non-seulement  le  plus  aimable,  mais  le  meilleur 
des  compagnons  de  voyage.  On  dit  qu'il  vaut 
mieux  être  en  querelle  avec  vous  que  d'accord 
avec  un  autre.  Je  vois  avec  une  joie  sensible  que 
vous  n'avez  pas  perdu  la  totalité  de  vos  vertus 
dans  cette  Italie  corruptrice. 

Je  suis  sûr  que  vous  avez  été  très-affligé  de 
cette  mort  de  M.  d'Haussonville  le  père.  Elle 
nous  a  consternés  ici.  Rien  ne  préparait  à  un  tel 
événement.  Il  paraissait  plus  jeune,  plus  fort, 
plus  vivant,  plus  durable  que  tous  ceux  parmi 
lesquels  il  vivait.  La  douceur  et  l'entrain  de  l'es- 
prit éloignent  les  idées  de  la  mort.  Il  semble,  et 
il  semble  à  tort,  que  l'homme  est  défendu  par 
ses  qualités  aimables.  Le  monde  n'est  pourtant 

III.  13 


194  LETTRES. 

pas  fait  sur  ce  plan,  et  il  n'est  qud  trop  facile  de 
s'en  convaincre.  Gurcy  a  comme  perdu  son 
soleil.  On  dit  qu'on  aura  peinie  à  l'habiter  en* 
core,  tant  cet  eKceilent  homme  y  était  partout, 
à  toutes  les  heures,  avec  son  activité,  sa  bonne 
humeur,  son  esprit  aimable,  sa  mémoire  iniinid 
de  tout  ce  qu'il  avait  vu,  lu  ou  entendu.  Ces 
pauvres  gens  de  Gurcy  sont  revenus  bien  tristed. 
Madame  d'Haussonville  n'a  pas  beaucoup  la 
force  de  repondre  à  quelque  chose*  Elle  est  fort 
simple  et  fait  de  son  mieux  pour  être  le  moins 
mal  possible,  mais  une  vie  commune  de  qua- 
rante-cinq ans  qui  finit  tout  à  coup  à  l'entrée  de 
cette  route  toute  noire  de  la  vieillesse  laisse  un 
vide  qui  n'est  pas  facile  à  combler. 

J'ai  votre  lettre  du  31  octobre  de  Florence. 
Vous  êtes  bien  bon  de  préférer  mon  griffonnage 
aux  vierges  même  de  Giotto.  Je  me  sens  fort 
au-dessous  de  Giotto;  c'est  T effet  de  la  maladie. 
Vous  n'avez  donc  point  rencontré  de  belles  fi- 
gures depuis  Naples  jusqu'à  Florence  ?  Le  hasard 
vous  aura  mal  servi,  car  on  n'est  laid  nulle  part 
en  Italie.  A  Naples,  à  la  vérité,  ce  n'est  pas  la 
^coutume  que  les  dames  des  classes  moyennes 
courent  la  ville.  On  y  a  prévu  qu'il  y  a  des  étran- 
gers effrontés  qui  lorgnent  avec  une  attention 
gênante  loul  ce  qui  peut  ressembler  aux  figures 


LETTRES.  195 

des  tableaux  d'église,  mais  il  n'en  est  pas  ainsi  à 
Florence,  autant  qu'il  m'en  souvienne.  Je  suis 
curieux  de  votre  impression  sur  Fiesole  ;  il  n'y 
a  rien  que  de  vieux  murs  et  une  vue  admirable, 
mais  Fiesole  est  une  ruine  parmi  les  ruines. 
Elle  était  déjà  en  décadence  quand  la  Béatrix  du 
Dante  élait  belle.  Que  de  générations  ont  cessé 
d'être  belles  depuis  ce  temps- là!  On  s'extasie 
toujours  sur  les  débris  des  monuments;  pour- 
quoi ne  s'extasie-t-onp8tô  toujours  à  la  vue  d'une 
vieille  dame  qui  a  été  parfaitement  belle?  Quand 
vous  voyez  ce  qui  reste  du  Palatin,  il  vous  passe 
devant  les  yeux  toutes  les  pompes  de  Rome, 
bien  que  vous   n'ayez  devant  vous  à  l'heure 
même  que  les  cailloux  qui  servaient  à  remplir 
l'intervalle  des   murs  de  marbre.  Une  vieille 
dame  a  bien  aussi  bon  air  que  les  murs  du  Pala- 
tin, et  pourtant  elle  ne  vous  dit  rien  et  vous  ne 
lui  dites  rien  non  plus  ;  elle  ne  vous  rappelle 
pas  les  beaux  jours  qu'elle  a  vus  ;  vous  ne  songez 
point  à  l'éclat  de  ses  yeux  dans  le  passé.  Pour- 
quoi, je  vous  prie?  C'est  une  assez  grande  ques- 
tion d'esthétique.   A  propos,    un   homme  qui 
méprise  beaucoup  le  beau,  c'est  le  dominicain 
de  Saint-Marc.  Le  pauvre  homme  avait  donc 
planté  de  gros  clous  dans  les  fresques  de  Fra 
Angelico  et  il  y  avait  suspendu  des  grappes  de 


l96  LETTRÉS. 

raisin  et  du  linge  sale.  Non  seulement  cet  homme 
préfère  l'utile  au  beau,  mais  aussi  la  malpro- 
preté à  la  propreté.  Dans  l'ordre  de  Futile,  je 
crois  bien  que  les  trois  quarts  de  la  propreté 
s'en  vont.  La  propreté  est  un  commencement  de 
beau.  Avez-vous   lu,  dans  la  Revue  des  Deux- 
Mondes^  la  dissertation  de  M.  Planche  sur  An- 
dréa del  Sarto  dont  vous  me  dites  qu'il  égale 
souvent  Raphaël?  Il  me  semble  pourtant  que 
ses  figures  n'ont  pas  la  beauté  saine  de  celles 
de  Raphaël.    Elles  font  toutes  une  petite  gri- 
mace bienveillante    qui  m'est  restée  dans  l'es- 
prit. Pour  M.  Planche,  il  est  devenu  terne   en 
devenant  riche.  Sa  muse  était  la  malveillance  ; 
l'argent  rend  bon  et  doux  ;  alors  son  genre  de 
talent  est  parti.  Les  critiques  dans  les  arts  sont 
ordinairement  lourds  et  techniques;  enfin  leurs 
livres  sont  le  contraire  des  idées  qu'ils  traitent. 
La  race  des  commentateurs  a  été  ainsi  faite  jus- 
qu'à nos  jours,  mais  à  présent,  les  critiques  ont 
l'éclat  des  plus   beaux    papillons.    Des   habits 
rouges,  de  la  musique,  surtout  de  la   grosse 
caisse  et  des  trompettes,  un  beau  cabriolet.  Ce 
sont  les   artistes  qui    sont    comparativement 
pâles  à  présent.  Ce  sont  les  papillons  qui  com- 
mentent les  chenilles;  mais  M.  Planche  est  un 
critique  de  la  vieille  roche. 


Jt 


LETTRES.  107 

27  novembre.  —  Vous  ne  vous  figurez  pas 
combien  nous  souffrons  dans  notre  Occident  avec 
un  thermomètre  à  0°  après  Tavoir  eu  àSO'*  Réau- 
mur,  jusqu'au  mois  de  septembre.  Mais  j'ai 
tort  de  vous  faire  ces  aveux,  vous  ne  voudrez 
plus  revenir. 


LXI. 


A    MADAME   LA     MARQUISE    d'hARGOURT. 


Paris,  18  juin  1847. 

Vous  entrez  dans  mes  plans,  assurément,  mais 
la  petite  difficulté,  c  est  que  vous  ne  savez  pas 
quand  vous  irez  à  Saint-Eusoge,  et  que  j'ignore 
quand  j'irai  aux  bains  de  mer.  Je  me  laisse  donc 
ballotter  sur  cette  petite  mer  d'incertitudes.  Vous 
me  direz  ce  que  vous  croyez  probable  et  je  bâ- 
tirai un  château  sur  ces  probabilités.  Je  suis,  à 
peu  près  sur  tous  les  sujets,  de  l'opinion  des  se- 
conds  academicteîis^  dont  vous  n'êtes  pas  obligée 
d'avoir  entendu  parler.  Cicéron  avait  adopté 
cette  école.  On  y  vivait  dans  une  foi  un  peu  in- 
certaine fondée  sur  les  grandes  probabilités  de 
ce  qui  a  l'air  parfaitement  vrai.  Cette  situation 
d'esprit  est  assez  humaine. Sans  doute  il  fait  bon 
4'£tvoir  quelques  points  un  peu  plus  solidement 


108  LETTRES. 

fixes,  et  tout  le  monde  en  a  probablement,  mais, 
sur  la  plupart  des  sujets,  la  disposition  des  se- 
conds académiciens  rend  tolérant  et  laisse  l'esprit 
ouvert  à  tous  les  soupçons  nouveaux  sur  les 
grandes  questions.  Pardon  de  cette  brusque  mé- 
taphysique. 

Comment  se  passent  ces  premiers  jours  dans 
ce  triste  lieu  qu'on  dit  charmant?  On  a  une  sorte 
de  superstition  qui  fait  croire  qu'une  nature 
riante  défend  contre  les  malheurs,  mais  la  na- 
ture paraît  occupée  d'autre  chose  que  de  nous 
par  moments.  Cest  pourtant  un  mouvement  na- 
turel que  d'avoir  le  cœur  serré  et  une  crainte 
secrète  à  la  vue  des  lieux  tristes,  et  l'impression 
contraire  devant  un  paysage  doux.  On  ne  sait  à 
quoi  se  fler  dans  les  images  de  ce  monde. 


LXII. 


A  liA  MIsMB* 


Ourcy,  18  août  IWT. 

Je  ne  sais  comment  j'ose  vous  répondre  si 
lard  après  que,  le  20  du  mois  de  juillet,  vous 
avez  eu  la  bonté  de  m'écrire  une  lettre  dont 
j'aurais  dû,  assurément,  me  montrer  plus  re- 


LETTRES.  190 

connaissant.  Je  pourrais,  sans  doute,  m*aller 
cacher,  mais  je  n'aurais  plus  chance  de  vous 
voir  si  je  persistais  dans  ce  dessein,  et  j'aime 
mieux  vous  prier  de  me  pardonner  et  de  ne  pas 
me  croire  un  ingrat.  Voici  un  mois  que  j'habite 
sur  le  bord  de  tous  les  chemins.  Il  paraît  que 
rincertitude  est  une  maladie  qui  accompagne 
les  maladies  nerveuses.  Quand  je  me  portais 
bien,  j'étais  extrêmement  décidé,  si  je  m'en 
souviens  bien. 

Si  on  en  croyait  le  National,  on  mettrait  toute 
la  France  en  accusation.  On  devrait  envoyer  en 
pays  étranger  les  sages  qui  nous  trouvent  dans 
un  état  si  affligeant  ;  nous  serions  débarrassés 
d'eux,  et  ils  en  verraient  de  belles  ailleurs. 

Vous  n'avez  donc  qu'une  passion  modérée 
pour  le  Passé  et  le  Présent?  Il  y  a  là  beaucoup  de 
roses  d'il  y  a  vingt  et  quelques  années.  Il  faut  de 
fières  roses  pour  vivre  vingt-cinq  ans.  Il  y  a 
aussi  beaucoup  d'esprit  qui  est  devenu  le  patri- 
moine de  tout  le  monde.  Les  paradoxes  des  gens 
supérieurs  deviennent  les  lieux  communs  de  la 
génération  qui  les  suit.  On  trouve  aussi  dans  ce 
recueil  les  défauts  habituels  de  l'auteur,  une 
émotion  très-fugitive  qui  s'évapore  quelquefois 
en  rhétorique  élégante,  et  des  chemins  perdus 
pour  aller  à  la  vérité.  La  grande  voie  romaine 


'  '■  -^l^  ■• 


200  LETTRES. 

que  suit  M.  Cousin,  par  exemple,  est  inconnue  à 
M.  de  Rémusat.  Il  court  par  des  sentiers  de  chè- 
vre. Ce  n'en  est  pas  moins  un  esprit  rare,  et  ses 
défauts  annoncent  plus  de  supériorité  que  les 
qualités  de  bien  d'autres.  Je  n'ai  trouvé  ici  en 
fait  de  livres  nouveaux  que  Platon.  Ces  Grecs  sont 
de  drôles  de  gens.  Ils  ont  parfois  l'air  de  n'avoir 
pas  au  plus  petit  degré  le  sentiment  de  la  vraie 
vérité.  On  dirait  que  ce  sont  des  Allemands  de 
premier  ordre  ;  seulement,  les  nuages  grecs  ont 
une  teinte  d'or  et  courent  légèrement  dans  un 
ciel  limpide  ;  les  nuages  allemands  ressemblent 
à  un  troupeau  de  bœufs  marchant  lentement 
sur  la  route  de  Poissy. 

Albert  est  en  route  pour  le  Périgord,  puis, 
vers  les  premiers  jours  de  septembre,  il  repas- 
sera les  monts.  Il  ira  voir  où  en  est  le  pauvre 
Pape  qui  mérite  qu'on  s'inquiète  de  lui.  Les 
connaisseurs  ne  sont  pas  inquiets  présentement 
de  l'état  de  l'Italie.  Elle  donne  pourtant  des  signes 
d'agitation  qui  me  la  font  croire  bien  malade. 
Si  ceci  tourne  mal,  il  faut  désespérer  des  bonnes 
intentions,  et'si  ce  Pape-ci  manque  son  coup, 
ses  successeurs  ne  feront  pas  mieux,  attendu 
que  les  siècles  ne  sont  plus  prodigues  de  papes 
un  peu  libéraux. 


LETTRES.  2DI 


LXIII. 


A.    M.    UAULIN. 


Paris,  2  novembre  1847. 

Mon  cher  Raulin,  je  suis  exact  dès  que  je.  ne. 
suis  pas  très-malade  et  je  réponds  courrier  par 
courrier  à  votre  lettre.  Vous  écrivez  donc  au 
président  du  conseil  d'État  que  vous  êtes  retenu 
à  Londres  par  Tamour  de  la  justice.  Cela  vaut 
peut-être  mieux  que  d'être  ramené  à  Paris  par 
Tamour  du  travail,  car  le  travail  de  l'homme 
n'est  que  vanité  les  trois  quarts  du  temps,  tandis 
que  ceux  qui  ont  soif  de  la  justice  ne  seront 
point  trompés,  à  ce  qu'on  assure.  Vos  amis  dlci 
comptaient  vous  voir  plus  tôt,  mais  la  plupart 
s'en  consolent  en  allant  à  la  campagne. 

Je  ne  vous  donnerai  de  nouvelles  de  personne 
ni  de  rien.  L'ordre  règne  à  Paris,  certainement. 
Il  n'y  a  point  une  voiture  dans  les  rues.  On  voit 
seulement  des  êtres  de  figure  un  peu  pédante 
qui,  depuis  deux  ou  trois  jours,  viennent  a  en 
bottes,  en  guêtres  et  aussi  en  guenilles  »  pour 
siéger  au  conseil  d'État.  S'ils  ne  sont  pas  beaux*, 
ils  sont  honnêtes  ;  ils  viennent  pour  faire  leur 
tache.  Ce  ne  sont  pas  des  ouvriers  de  la  onzième 


202  LETTRES. 

heure  qui  ne  viennent  que  pour  le  moment  du 
dîner. 

Voulez-vous  me  chercher  à  Londres,  si  ce 
n'est  pas  trop  loin  de  votre  main,  quelque 
biographie  un  peu  détaillée  du  docteur  Chalmers? 
Suivant  le  génie  de  l'Angleterre,  il  doit  avoir  été 
déjàpublié  sur  lui  une  demi-douzaine  de  volumes 
servant  d'introduction  au  récit  de  sa  vie  person- 
nelle et  renfermant  la  biographie  de  sa  grand'- 
mère,  de  son  arrière-grand' tante  et  des  lords  qui 
pouvaient  être  ses  cousins  au  quinzième  degré.  * 

Mille  et  mille  amitiés. 


LXIV. 


A    MADAME   d'HAUSSON VILLE. 


Par  ,  24  novembre  1847. 

Je  suis  décidément  le  plus  ingrat  des  hommes. 
Vous  avez  la  bonté  de  m'écrire  sans  tenir  compte 
de  mon  long  silence.  Il  est  vrai  que  si  je  ne  vous 
ai  point  écrit,  c'est  qu'il  y  avait,  suivant  les  pro- 
verbes, un  lion  dans  la  ri/e,,  chaque  fois  que  je 
voulais  vous  écrire.  Enfin,  vous  avez  la  bonté  de 
m'écrire,  et  voilà  que  je  me  dis,  en  recevant 
votre  lelire^  que  c'était  par  un  dimanche  que 


LETTRES.  203 

VOUS  avez  fait  cette  lettre,  que  le  dimanche  était 

votre  jour  de  correspondance,  et  que,  n'ayant 

à  écrire  à  personne,  vous  avez  fait  comme  les 

petits  castors  du  Jardin  des  plantes  qui  conti- 

xiaent,  par  instiact,  à  bâtir  des  digues  dans  un 

lieu  parfaitement  sec,  comme  s'ils  étaient  encore 

cku  bord  du  lac  Ontario.  Je  voudrais  me  cacher  à 

«eut  lieues  sous  terre  pour  avoir  eu  de  ces  idées 

abominables. 

Vous  aurez  Burlamachi,  s*il  y  a  un  Burlama- 
chi  au  monde  ;  mais  c'est  un  point  douteux,  bien 
que  cet  historien  soit  cité  par  des  auteurs  graves. 
11  est  des  auteurs  graves  qui  citent  légèrement. 
Toujours  est-il  qu'on  remuera  toute  la  poussière 
de  la  Mazarine  pour  y  trouver  ce  grand  homme 
inconnu.  Le  petit  Savonarole  est-il  toujours  au 
berceau  et  en  nourrice?  Il  faut  qu'il  croisse  pour 
faire  son  éducation.  Faites  donc  bien  vite  un 
grand  canevas  de  cette  histoire.  Bien  ou  mal, 
que  tout  ce  canevas  soit  fait  d'abord,  et  sans  la- 
cones,  sans  quoi  toutes  vos  idées,  et  même  vos 
notes,  s'en  iront  au  gré  des  vents.  Il  faut  une 
toile  bien  faite  pour  prendra  des  mouches.  Le 
système  de  composition  des  araignées  me  semble 
donc  excellent.  Toute  idée  qui  ne  sait  où  s'arrê- 
ter s'envole  comme  un  oiseau  de  passage;  le  vent 
passe,  il  le  suit.  Ayaz  un  grand  filet»  alors  tous 


204  LETTRES. 

les  oiseaux  prendront  plaisir  à  venir  s*y  placer  à 
leur  rang.  (Voilà  une  figure  heureuse  et  bien 
continuée  !)  C'est  par  le  procédé  que  j'ai  l'hon- 
neur d'exposer  devant  vous  que  Buffon  a  fait  un 
chef-d'œuvre  de  ses  Époques  de  la  Nature.  Il  les 
a  recopiées  quatorze  fois  de  sa  main,  c'est-à-dire 
qu'il  a  commencé  par  faire  une  esquisse  in- 
forme,, mais  cette  esquisse  a  attiré  aux  places 
marquées  des  idées  accessoires  qui  sont  venues 
se  placer  dans  la  seconde  épreuve,  et  ainsi  de 
suite,  les  traits  devenant  à  chaque  fois  plus 
fermes,  plus  précis,  plus  profonds,  la  précision 
du  trait  attirant  à  soi  la  vraie  couleur  ;  enfin,  à 
la  quatorzième  fois,  c'était  un  tableau  dont 
M.  Raulin  trouve  l'éclat  merveilleux.  Je  ne  donne 
pas  Buffon  pour  le  premier,  ni  même  pour  le  se- 
cond des  écrivains  français,  mais  je  donne  son 
procédé  pour  un  mécanisme  parfaitement  en 
accord  avec  le  mécanisme  de  l'intelligence.  On 
produit  ainsi  sans  fatigue,  et  avec  un  progrès 
continu,  N'ai-je  pas  déjà  prêché  ce  sermon  un 
autre  carême?  je  n'en  sais  rien,  mais  c'est  ce 
que  je  vous  souhaite  à  tous  si  vous  voulez  aller 
sans  trop  d'efforts  au  bout  de  votre  esprit.  Par- 
don ;  c'est  une  manière  de  dire  malheureuse- 
ment en  usage,  car  vous  comprenez  bien  que  je 
n'admets  pas  qu'il  y  ait  un  bout  à  votre  esprit. 


LBTTRfiS.  205 

J'ai  lu  aussi,  et  plusieurs  fois,  avec  grand  plai- 
sir, les  Mémoires  de  Benvemito  Cellini.  Ils  ne  sont 
pas  d'une  grande  gravité  de  langage,  surtout 
dans  le  texte,  car  le  traducteur  a  reculé  devant 
Textrême  liberté  de  langage  de  cet  étrange  per- 
sonnage. Ce  n'en  est  pas  moins  probablement 
un  portrait  très-vivant  des  Italiens  du  seizième 
siècle  et  une  image  très-exacte  de  l'Italie.  On  y 
voit  vivre  les  bourgeois  d'alors,  comme  dans  un 
roman  de  Walter  Scott  ;  on  vit  dans  toutes  les  pe- 
tites familles  de  Rome  et  de  Florence,  comme 
pourrait  le  faire  un  artiste  qui  se  met  en  pen- 
sion chez  un  marchand  de  la  Via  ripetta.  Avec 
tout  cela,  cet  homme  passe  pour  un  grand  men- 
teur et  un  grand  fanfaron  en  tout  genre,  mais  il 
a  menti,  et  il  s'est  vanté  suivant  les  probabilités 
morales  de  son  temps.  Il  passe  dans  ce  livre 
beaucoup  de  figures  gracieuses  qui  ne  sont  cer- 
tainement pas  d'invention.  Elles  ont  peut-être 
Servi  de  modèles  aux  grands  peintres  dont  vous 
admirez  les  tableaux  aujourd'hui.  Il  m'arrive 
Souvent,  devant  ces  tableaux  qui  sont  au  fond 
cie  la  galerie  du  Louvre,  vers  l'école  italienne, 
cJe  pensiar  que  la  plupart  de  ces  figures-là  ont 
eu  réellement  leur  place  dans  le  monde.  Nul  ne 
saura  jamais  leur  vrai  nom  ni  leur  vraie  vie. 
Tout  cela  dort  en  poussière  dans  les  églises  et 


206  LBTT&iiS. 

dans  les  cimetières  d'Italia,  pendant  que  leur 
ombre  attire  les  yeux  des  belles  dames  d'au- 
jourd'hui qui  visitent  les  galeries.  Qui  aurait  dit 
à  quelques-unes  de  ces  pauvres  filles  qui  ser- 
vaient de  modèles  que  cette  figure  qu'elles  re«- 
gardaient  dans  un  miroir  cassé  rayonnerait  à 
tout  jamais  dans  les  palais  de  France  ou  d'An- 
gleterre, ou  même  sur  le  maître-autel  de  quel- 
que cathédrale?  Voit-on  tout  cela  d'un  autre 
monde? 

En  ce  monde-ci,  il  n'y  a  rien  de  bien  nouveau. 
Les  radicaux  continuent  de  faire  des  infamies  à 
Fribourg,  mais  ce  n'est  pas  nouveau  non  plus. 


LXV. 


A   M.    d'hAUSSONVILLE. 


Broglic,  mercredi  24  mai  1848. 

J'ai  reçu  trois  lettres  de  vous,  durant  votre 
séjour  à  Paris;  trois  lettres  qui  avaient  la  briè- 
veté militaire  convenable  à  un  chef  de  corps 
campé  devant  des  ennemis  tels  que  M.  Barbes 
et  ses  pareils;  mais  elles  nous  ont  fait  grand 
plaisir  malgré  leur  brièveté.  Je  vous  ai  écrit  de 
mon  coté  le  20à  Gurcy.  M.  Et.  Arago  vous  aura- 


LETTRES.  207 

t-il  envoyé  ma  lettre?  Il  a  été  bien  occupé  toute 
la  journée  du  15,  mais,  depuis,  il  a  pu  se  livrer 
aux  minces  détails  de  Tadmiaistration,  M.  Rau- 
M  me  dit  que  vous  êtes  reparti  dimanche  pour 
reprendre  vos  quartiers  dans  les  plaines  de  Brie. 
Q  dit  des  amours  de  vos  gardes  nationaux  de 
Donnemarie.  On  ne  saurait  faire  trop  de  sacri- 
fices pour  entretenir  la  bonne  volonté  de  ces 
soldats  du  bon  ordre.  Si  Barbes  avait  réussi  et 
achevé  son  idylle,  Paris  aurait  envoyé  des  com- 
Daissaires  de  sa  façon  pour  mettre  la  terreur  à 
l'ordre  du  jour  dans  les  départements.  C'est  un 
jeune  homme  trop  bien  élevé  pour  ne  pas  suivre 
les  grands  exemples  du  passé,  et  Tombre  sacrée 
^  Couthon  et  de  Saint-Just  aurait  guidé  tous 
*^  pas  dans  la  carrière  qu'il  voulait  s'ouvrir.  Il 
^t  donc  au  moins  naturel  que  les  provinces 
fessent  de  fréquents  voyages  à  Paris  pour  voir  ce 
î^'on  décide  de  leurs  têtes.  A  la  prochaine  tenta- 
"Ve  d'égorger  les  membres  de  T  Assemblée  na- 
"^^etle,  il  se  peut  bien  qu'on  n'aille  pas  chercher 
*•  le  Procureur  général  de  la  République,  et 
9^*^  les  enfants  de  perdition  soient  traités  à  la 
^ÇOîide  l'interdit  quiest  décrété  dans  les  livres  de 
^^ÏBe.  J'achève  ici  les  Mémoires  de  Madame  Ro- 
I^Ud  ;  je  ne  lis  que  des  livres  de  révolution  et  les 
i^^f  naux  d'aujourd'hui   qui  n'en  dilfèrent  pas 


»  »■ 


•   I 
f    *. 

I 
'    y 


20B  LETTRES. 

beaucoup.  C'Bst  le  même  courant  elles  mêmes 
rivages  qu'on  voit  à  droite  et  à  gauche*  On  dit 
les  mêmes  choses  sur  les  vents,  les  flots  et  les 
étoiles;  c'est  le  même  pêle-mêle  de  hardiesse, 
de  timidité,  de  craintes,  d'espérances  ;  la  même 
douceur  perfide  dans  l'air  par  moments,  et  de 
grands  nuages  noirs  encore  immobiles  à  l'hori- 
zon. Après  tout,  cependant,  les  manœuvres  de 
l'équipage  peuvent  faire  aujourd'hui  ce  que 
n'ont  pas  fait  ceux  qui  ont  péri  dans  ces  eaux 
noires  et  turbulentes  ;  mais  il  me  semble  que  les 
pilotes  dorment  à  cette  heure. 

Que  faites-vous  quand  vous  ne  campez  pas 
sur  les  places  de  Paris?  Tout  le  monde  est 
comme  un  malade  qui  ne  peut  compter  raison- 
nablement que  sur  deux  ou  trois  mois  d'exis- 
tence. On  n'arrange  guère  sa  demeure  quand 
on  se  dit  qu'elle  sera  peut-être  occupée  par  les 
Icariens  et  Icariennes  sous  les  lois  sensées  de 
M.  Cabet.  On  n'émonde  point  ses  arbres  qui 
d'un  jour  à  l'autre  peuvent  couvrir  de  leur 
ombre  les  aimables  songes  de  quelque  Collot* 
d'Herbois  qui  viendra  se  reposer  à  midi  du  tracas 
des  affaires. 

Pour  moi,  je  recommence  ici  à  ressentir  la 
petite  fièvre  qui  me  minait  Tan  dernier.  Je  ne 
suis  pas  fait  pour  vivre  dans  les  bois.  Je  n'y 


LETTRES.  209 

comprends  rien,  car  j'aimerais  la  campagne  à  la 
folie  si  je  n'y  soutTrais  sans  cesse. 


LXVf. 


A   MADAME   d'hAUSSON VILLE. 


Broglie,  14  juin  1818. 

Il  est  bien  vrai  que  c'est  à  moi  de  vous  écrire, 
mais  on  me  dit  que  vous  tirez  cette  vérité  du 
principe  de  l'égalité.  Il  n'est  pas  juste  de  faire 
sortir  la  hiérarchie  de  l'égalité.  C'est  faire  cuire 
le  chevreau  dans  le  lait  de  sa  mère.  Vous  ne  rai- 
sonnez pas  en  vraie  républicaine.  Seriez-vous, 
par  hasard,  une   républicaine  du  lendemain? 
Que  dites-vous  des  vicissitudes   de   l'Empire? 
Avant-hier,  nous  étions  dans  de  vives  alarmes, 
nous  pensions    que    la  Commission  executive 
était  en  péril  et  que  César  menaçait  la  liberté. 
Hier,  nous  apprenons,  avec  joie,  qu'au  bruit  de 
trois  coups  de   fusil  M.   de  Lamartine  a  fait 
presque  décréter  l'exil  de   ce  César,  et  voilà 
qu'aujourd'hui  on  nous  dit  que  l'Assemblée  a 
décidé  à  une  immense  majorité  que  ce  même 
Louis  Bonaparte  siégera  dans  son  sein.  Les  trois 
coups  de  fusil  d'hier  se  réduisent  aussi  à  un  seul 

m.  14 


210  LETTRES. 

coup  de  pistolet,  ce  qui  est  fort  différent  pour 
les  deux  capitaines  sur  qui  on  n'a  pas  tiré  du 
tout  et  ce  qui  n'est  pas  différent  quant  au  vote 
des  fonds  secrets  qui  demeurent  votés  comme  si 
nous  avions  tiré  trois  coups  de  fusil.  Il  sera  bien 
habile  et  aura  une  grande  sagacité  rhistorien 
qui  racontera  clairement  les  trois  mois  qui  vien- 
nent de  s'écouler.  Celui  qui  pourrait  me  dire 
aujourd'hui  ce  qui  arrivera  demain  serait  aussi 
un  homme  assez  intelligent. 

Je  ne  veux  plus  d'un  monde  où  tout  change,  où  tout  passe, 

aussi  ne  sais-je  où  aller.  Si  j'étais  paratonnerre, 
je  ne  chercherais  pas  à  attirer  M.  Raspail,  ni 
M.  Barbes ,  ni  M.  Blanqui,  ni  M.  Proudhon, 
l'ennemi  particulier  de  Dieu. 

Au  reste,  dans  la  séance  d'aujourd'hui,  M.  de 
Lamartine,  répondant  aux  réclamations  de 
M.  Raspail,  a  déclaré  que  c'était  purement  au 
figuré  qu'il  avait  prétendu  être  un  paratonnerre, 
et  que,  en  parlant  ainsi,  il  n'avait  nullement  en- 
tendu blesser  M.  Raspail,  M.  Barbes,  ni  M.  Blan- 
qui dans  leur  honneur  et  leur  considération.  Je 
m'en  rapporte  à  M.  de  Lamartine,  mais  je  ne 
sais  pourquoi  il  a  voulu  leur  soutirer  leur  élec- 
tricité. Dans  la  séance  des  fonds  secrets  d'avant- 


LETTRES.  211 

hier,  le  paratonnerre  s'était  brusquement  trans- 
formé en  un  simple  aimant  pour  attirer  à  la 
Commission  executive  les  sommes  nécessaires 
à  surveiller  les  ministres  à  qui  elle  a  donné  toute 
sa  confiance.  C'est  un  joli  phénomène  d'élec- 
Iro-magnétisme  que  d'attirer  des  millions  en 
espèces  d'or  et  d'argent.  Toute  la  physique 
de  M.  Arago  n'en  serait  pas  venue  à  bout.  En 
temps  ordinaire,  je  croirais  que  la  commission 
du  pouvoir  exécutif,  battue  si  outrageusement 
sur  l'exil  de  Louis  Bonaparte,  va  renvoyer 
sa  pourpre  et  ses  faisceaux  au  président  de 
l'Assemblée  nationale;  dans  ce  temps  ex- 
traordinaire, il  est  probable  qu'il  n'en  sera 
rien.  Les  grandes  vertus  républicaines  ne  con- 
naissent pas  les  petites  susceptibilités  du  point 
d'honneur  ;  d'ailleurs,  M.  de  Lamartine  croyait 
avoir  entendu  partir  trois  coups  de  feu  ;  c'était  là 
ce  qui  l'avait  déterminé  à  dresser  la  veille  le 
décret  d'exil;  maintenant,  il  est  prouvé  qu'il 
n'en  était  rien  ;  eh  bien,  la  commission  ne  s'en 
fâche  pas;  elle  garde  ses  fonds  secrets;  l'Assem- 
blée nationale  garde  ses  convictions  ;  et  tout  est 
dit,  et  vive  la  République  ! 

Ce  n'est  pas  que  nous  soyons  tyrannisés  ici,  au 
moins.  On  y  vit  dans  une  fraternité  fort  polie. 
S'il  y  a  des  Raspail  ou  des  Barbes  dans  le  canton, 


212  LETTRES. 

ils  ne  se  montrent  pas  encore,  et,  n'élant  point 
paratonnerres,  nous  ne  cherchons  pas  à  les  atti- 
rer. Le  soleil  se  lève  dans  la  grande  allée  de  la 
forêt  el  se  couche  derrière  la  maison  de  M.  Lou- 
vel  comme  par  le  passé.  La  nature  n'a  pas  l'air 
de  savoir  que  M.  Ledru-Rollin  règne  sur  nous. 
Elle  n'a  rien  changé  à  ses  habitudes.  Poursui- 
vez-vous vos  travaux  accoutumés?  On  dit  qu'en 
lisant  l'histoire  sainte  vous  trouvez  que  nous 
sommes  revenus  au  temps  de  Babel.  Personne 
n'est  capable  aujourd'hui  de  faire  le  rez-de- 
chaussée  de  la  tour  de  Babel.  Tous  les  ateliers 
nationaux  ensemble  ne  feraient  pas  la  besogne 
de  dix  ouvriers  de  ce  temps-là.  Je  ne  crois  pas 
non  plus  qu'ils  se  dispersent  faute  de  s'entendre, 
comme  on  fit  alors,  mais,  pour  M.  de  Lamar- 
tine, il  pourrait  assurément  être  professeur 
d'éloquence  à  l'université  de  Babel. 

15  juiîi.  —  Albert  est  à  Paris  depuis  hier; 
j'espère  qu'il  n'aura  point  trouvé  un  trop  grand 
désordre.  Au  récit  des  journaux,  il  n'est  pas 
aisé  de  se  promener  paisiblement  par  la  ville. 
C'est  un  rude  métier  que  l'extrême  liberté.  On 
n'a  pas  un  instant  de  repos,  et  nul  ne  peut  faire 
sa  volonté,  à  moins  qu'il  n'ait  la  volonté  de 
mal  faire.  Avez-vous  approuvé  la  loi  sur  les 
attroupements    et  la  loi  sur    les    crieurs  pu- 


LETTRBS.  213 

blics?  Je  compte  que  nous  aurons  une  loi  sur 
les  banquets.  J*en  suis  d'avis.  On  a  beau  faire 
et  beau  pirouetter,  il  faut  en  revenir  un  jour  ou 
l'autre  au  centre  de  gravité.  Les  républiques 
mêmes  ne  sauraient,  un  jour  ou  l'autre,  se 
passer  d'un  peu  de  bon  sens. 


LXVII. 

A    MADAME    LA    BARONNE    DE    LASCOURS. 

Broglie,  samedi  17  juin  I84<. 

Chère  madc^me,  ces  bonnes  nouvelles  de  Las- 
cours  nous  font  grand  plaisir.  Vous  êtes  contente 
de  votre  petit  nid   dans  les  montagnes  ;  vous 
vous  portez  tous  bien,  même  M.  de  Lascours  qui 
n'y  est  pas  plus  sujet  que  moi;  vous  n'entendez 
que  de  très-loin  le  bruit  des  partis  qui  se  heur- 
tent et  se  menacent,  heureusement  sans  en  venir 
aux  mains.  On  se  compte,  et  ceux  qui  se  sentent 
les  moins  nombreux  vont  se  coucher,  attendant 
que  la  majorité  passe  de  leur  côté  le  lendemain. 
Après  tout,  il  serait  souverainement  absurde  de 
s'égorger  quand  personne,  excepté  deux  ou  trois 
mille  bandits,  n'a  le  moindre^^motif  d'en  vouloir 
à  la  vie  de  qui  que  ce  soit.  Je  suis  seulement 


214  LETTRES. 

fâché  que  M.  Joly,  dans  vos  contrées,  ait  érigé 
en  crime  un  petit  doute  innocent  sur  la  grandeur 
et  la  stabilité  de  la  République,  Pour  sa  stabilité, 
je  n*en  sais  rien,  et  il  me  semble  que  Louis- 
Napoléon  frappe  à  la  porte  avec  un  mélange  de 
force  et  de  discrétion  qui  pourrait  déterminer  à  • 
le  laisser  entrer.Pour  la  grandeur  de  cette  même 
République,  je  ne  vois  presque  personne  qui  en 
soit  ébloui.  Un  M.  de  Fourmont  qui  voyageait  en 
Grèce  vers  le  milieu  du  dix-huitième  siècle, 
je  crois,  écrivait  à  Paris  :  «J'ai  employé  quarante 
ouvriers  à  détruire  tout  ce  qui  restait  de  l'an- 
cienne Sparte.  »  Ce  M,  de  Fourmont  n'était  pas 
pour  cela  un  très-grand  homme.  Le  gouverne- 
ment d'aujourd'hui,  si  ce  nom  de  gouvernement 
n'est  pas  bien  pompeux,  fait  comme  M.  de  Four- 
mont. M.  Joseph  de  Lascoursdoit  vous  écrire  que 
Paris  n'a  pas  bon  air.  On  dit  qu'il  commence  à 
ressembler  à  un  grand  village  d'Orient  un  jour 
d'émeute.  On  ne  nettoie  pas  même  les  dehors 
de  la  coupe  et  du  plat.  La  ville  est  d'une  mal- 
propreté révoltante.  Je  ne  sais  ce  qui  arrivera  de 
cet  épisode  de  Louis  Bonaparte...  La  démission 
qu'il  vient  de  donner  afin,  dit-il,  de  ne  rien  trou- 
bler dans  son  pays,  ne  lui  fera  assurément  point 
de  tort.  C'est  une  déclamation  bien  placée... 
L'Évangile  dit  que  l'homme  ne  vit  pas  seule- 


LETTRES.  215 

ment  de  pain.  C'est  bien  vrai.  II  vit  aussi  de  dé« 
clamations,  mais  les  médecins  remarquent  qu'à 
ce  régime  il  décline  et  maigrit  à  vue  d'oeil.  Je  ne 
me  porte  pas  garant  de  cette  manière  de  voir  qui 
pourrait  bien  être  un  peu  séditieuse. 

Tout  le  monde  va  bien,  mais  on  est  terrible- 
ment éparpillé. 


LXVIII. 


A   M.    RAULIN. 


Broglie,  dimaache  n  juillet  1848. 

A  peine  arrivés,  voici  que  je  vous  écris.  Ce 
n'est  certainement  pas  pour  vous  donner  des 
nouvelles,  sinon  que  nous  arrivâmes  hier  au 
soir  en  bonne  santé,  chacun  selon  ses  forces,  et 
sans  avoir  été  ni  broyés  par  le  chemin  de  fer,  ni 
culbutés  par  la  diligence,  ni  égorgés  par  aucun 
élève  de  Proudhon  ou  de  Pierre  Leroux  que 
nous  aurions  pu  rencontrer  au  coin  d*ùn  bois. 
Du  pays  dont  je  vous  écris  il  n^y  a  point  de  nou- 
velles. Les  petites  centaurées,  les  verveines^  les 
héliotropes  y  sont  en  fleurs  comme  les  autres 
années  et  les  écureuils  montent  et  descendent 
dans  les  arbres  sans  demander  ce  qui  se  passe  à 
hris.  Pas  un  seul  n'est  abonné  au  moindre  jour- 


âl6  LETTRES. 

nal.  Pour  le  dire  en  passant,  croyez-vous  qu'il  y 
ait  des  commotions  sociales  parmi  les  bêtes  de 
Tair^  ou  des  ckamps,  ou  des  eaux  ?  Cela  se- 
rait bien  possible  et  j*en  serais  fâché  ;  il  plaît 
plus  à  mon  imagination  que  les  écureuils  vivent 
aujourd'hui  ainsi  qu'ils  vivaient  dans  les  dômes 
des  bois  d'Ëden,  mais  je  vous  ai  dit  déjà  qu'à 
une  époque  assez  voisine  du  temps  où  nous  vi- 
vons, une  race  de  rats  plus  forts  que  ceux  qui 
habitent  parmi  nous  étant  venue,  par  aventure, 
sur  un  bâtiment  de  commerce  qui  arrivait  des 
grandes  Indes,  a  chassé  toute  Tancienne  popu- 
lation des  rats  qui  avaient  vécu  sous  nos  anciens 
rois.  On  ne  retrouve  plus  aujourd'hui  la  vieille 
race  que  dans  des  fermes  isolées.  Ce  ne  sont  plus 
les  rats  qui  rongeaient  les  manteaux  des  cheva- 
liers du  moyen  âge.  Demandez  à  quelque 
professeur  du  Jardin  des  Plantes  ce  qu'il  en 
pense. 

Quand  je  dis  que  tout  est  tranquille  ici,  j'ai 
tort,  car  les  hommes,  sinon  les  bêtes,  y  étaient 
fort  soucieux  de  ce  qui  devait  arriver  à  Paris  le 
14  juillet.  Le  bruit  courait  partout  qu'il  y  avait 
eu  du  bruit  dans  la  capitale,  et,  au  passage  de  la 
diligence  beaucoup  de  petits  propriétaires  étaient 
sur  le  pas  de  leur  porte  attendant  leur  journal, 
pendant  que  leurs  vaches  paissaient  paisiblement 


LETTRES.  217 

dans  leur  pré  sans  se  douter  qu'il  y  eût  au  monde 
un  Ledru-Rollin  ou  un  Louis  Blanc  qui  veulent 
recommencer  l'univers  sur  un  meilleur  modèle. 
Cet  empressement  à  savoir  ce  qui  se  passe  à 
Paris  est  un  signe  habituel  des  temps  malheu- 
reux. Aujourd'hui,  on  est  naturellement  bien 
aise  de  savoir  si  le  petit  champ  où  l'on  a  planté 
de  beaux  arbres  ne  sera  pas,  au  soleil  levant,  la 
propriété  de  quelque  soldat  obscur  de  l'obscur 
Sobrier.  Autrefois,  du  moins,  c'étaient  des  vété- 
rans de  Sylla  ou  de  César  qui  prenaient  la  maison 
de  Virgile;  à  présent,  ce  sont  des  vétérans  de 
Sobrier  qui  menacent  la  maison  de  Victor  Hugo. 
Les  temps  déclinent  de  toute  façon. 

On  vous  regrette  fort.  Comment  àvez-vous 
quitté  les  acacias  d'ici  pour  les  conseillers  d'État 
deParis?Savez-vous  que  nous  avons  rencontré 
les  voyageurs  de  Saint-Aubin  au  débarcadère 
de  Saint -Pierre- de- Louviers?  Nous  avons,  à 
notre  grand  étonnement,  vu  ces  deux  oiseaux 
voltiger  autour  des  w^agons.  Nous  nous  sommes 
empilés  tous  dans  cette  diligence  que  vous  savez. 
Le  pauvre  Albert  a  voulu  monter  sur  l'impé- 
riale ;  il  y  était  en  nombreuse  société  :  un  vétéri- 
naire, élève  de  l'école  d'Alfort,  très-mal  appris 
et  débitant  des  sottises  socialistes  qui  ont  déter- 
miné le  conducteur  à  le  mettre  à  pied  sur  les 


218  LETTRES. 

chemins;  un  garde  municipal  qui  rentrait  dans 
ses  foyers,  grand  et  bel  homme,  car  c'était  le 
tambour-major  lui-même  de  la  garde  munici- 
pale; il  n'aurait  fait  qu'une  bouchée  du  petit 
vétérinaire  socialiste  ;  une  vieille  femme  qui  dé- 
ménageait tous  ses  vieux  meubles:  cage  à  poulet, 
poêle  à  frire,  édredon  de  plumes  de  poules,  un 
bois  de  lit  ;  et  enfin  une  foule  d'autres  citoyens 
parlant  politique  à  tue-tête  et  assez  sensément. 
J'ai  des  nouvelles  de  Suisse.  On  avait  dit  que 
le  chef  du  gouvernement,  M.  Druey,  était  mort  ; 
maïs  c'était  heureusement  un  faux  bruit.  Cet 
homme  éminent  n'était  qu'ivre  mort.  Il  s'est 
réveillé  de  là  en  parfaite  santé  et  a  été  rendu  à 
l'amour  et  au  respect  de  ses  concitoyens.  Nous 
aurions  aujourd'hui  aussi  pour  pasteurs  du 
peuple  des  gens  ivres^morts  sans  la  froide  et 
longue  épée  de  M.  le  général  Cavaignac. 


LXIX. 


A   M.    POIRSON. 


Coppet,  19  septembre  1848. 

Mon  cher  ami,  je  veux  vous  demander  des 
nouvelles  de  votre  petite  trinité  avant  que  vous 


LETTRES.  219 

irentriez  dans  le  grand  train  des  affaires  univer- 
sitaires et  que  vous  recommenciez  à  veiller  sur 
X^s  directions  de  Tintelligence   humaine   qui 
:r^*est  pas  florissante  en  ce  moment.  Je  tiens  à 
savoir  votre  histoire  privée  dans  ces  derniers 
^emps.  En  fait  d'histoire  politique,  je  la  vois 
assez  clairement  par  les  journaux.  Je  ne  vois 
xien  là  qui  n*ait  été  prédit  dès  longtemps  dans 
toutes  les  nosologies  politiques.  Les  événements 
qui  se  succèdent  prouvent  assez  bien  que  ren- 
seignement de  rhistoire  n'est  pas  une  vanité. 
J*ai  entendu  décrire  tout  ce  qui  arrive,  huit  jours 
après  la  révolution  de  Février.  Quand  M.  Bal- 
ianche  méditait  de  nous  donner  une  formule  au 
moyen  de  laquelle  on  pourrait  prédire  toute  la 
stiite  des  faits  politiques  à  venir ,  il  se  trompait 
peut-être  sur  sa  propre  capacité,  mais  il  ne  rê- 
"Vait  pas  Timpossible.  Quand  le  courant  des  eaux 
a.  acquis  une  certaine  force^  il  suit  sa  force  d'une 
façon  irrésistible,  et  il  emporte  avec  soi  tous  les 
eflorts  des  petites  volontés  qui  s'agitent  et  se 
noient  finalement.  Un  lîonaparte  lui-même  était 
obligé  de  regarder  longtemps  couler  ces  eaux 
débordées  avant  d'essayer  des   digues   et  des 
écluses.  Cela  n'empêche  pas  que,  devant  Dieu,  il 
n'y  ait  un  assez  joli  petit  tas  de  coquins  qui 
seront  responsables  à  son  tribunal  des  actes  de 


220  LETTRES. 

leurs  libertés  perverses,  et  aussi,  un  certain 
nombre  d'honnêtes  gens  à  qui  il  sera  tenu  compte 
de  leurs  bons  vouloirs  ;  mais  le  boulet  suit  sa 
route,  et  ce  ne  sont  pas  nos  petites  mains  qui 
l'arrêteront.  On  peut  empêcher  et  surtout  on 
peut  ne  pas  faire  les  révolutions  ;  seulement,  une 
fois  que  la  détente  est  partie,  le  projectile  suit 
les  lois  de  la  parabole  et  casse  les  bras  et  les 
jambes  qu'il  rencontre,  suivant  des  règles  fixes. 
A  quoi  ai-je  la  tête  de  vous  dire  mes  pressenti- 
ments sur  des  faits  déjà  accomplis  pour  vous? 
C'est  là  l'effet  des  distances  : 

Le  moment  dont  je  parle  est  déjà  loin  de  vous. 

Votre  passé  est  encore  notre  avenir.  Tout  ce  qui 
accélère  les  communications  ôte  aux  hommes 
l'occasion  de  dire  bien  des  sottises.  Nous  ne  sau- 
rons ces  élections  que  dans  trois  ou  quatre  jours. 
Je  ne  sais  pourquoi  je  m'y  intéresse,  dans  le 
point  de  vue  à  peu  près  fataliste  où  je  suis  en  ce 
qui  touche  la  première  impression  des  révolu- 
tions. On  a  beau  être  fataliste  sur  ceci  ou  sur 
cela  par  raisonnement,  l'instinct,  qui  n'est  qu'une 
bête,  est  pourtant  le  plu^  fort  ;  par  instinct  je  suis 
curieux  comme  une  chouette  de  tout  ce  qui  se 
passe  à  Paris;  j'écoute  ce  que  dit  même  M.  Le- 
dru-Rollin,  et  je  lis  même  les  jolis  morceaux  de 


LETTRES.  22\ 

pihilosophie, d'économie  politique,  de  morale,  de 
^statistique,  qui  servent  de  préface  à  la  Constitu- 
tion. Ce  n'est  pas  une  préface  à  l'Encyclopédie, 
C5'est  l'Encyclopédie  qui  sert  de  préface  à  la  Con- 
stitution. Ces  encyclopédistes-là  n'ont  pas  l'es- 
prit qui  animait  ceux  du  dix-huitième  siècle.  Il 
faut  néanmoins  convenir  que  le  droit  au  travail 
n'y  est  pas  posé  avec  Tinsolence  que  montraient 
au  début  les  défenseurs  des  absurdités  nouvel- 
les ;  il  a  dégénéré  en  une  exhortation  à  la  Répu- 
blique de  secourir  les  affligés.  Je  fais  comme 
vous  faites  probablement,  mon  cher  ami,  je  vis 
souvent  bien  loin  de  ces  misérables  temps  où 
nous  sommes,  me  promenant  dans  les  champs 
du  passé.  Je  viens  de  passer  cinq  ou  six  jours 
dans  le  cloître  de  Port-Royal  des  Champs  que 
nous  raconte  M.  Sainte-Beuve.  L'espèce  humaine 
est  d'une  inépuisable  variété  puisqu'elle  produit, 
à  seulement  deux  siècles  de  distance,  la  fixité 
des  idées  de  M.  Arnauld,  de  M.  de  Maistre,  de 
M.  de  Sacy,  et  ce  tourbillon  de  fantaisies  contra- 
dictoires qui  passe  en  agitant  cette  harpe  éo- 
lienne  qu'on  nomme  M.  de  Lamartine.  Je  ne 
m'attendais  pas  qu'un  temps  viendrait  où  ce  peu 
de  jour  qui  entre  à  travers  les  vitraux  de  la  pe- 
tite   Église   de    Port-Royal  me  paraîtrait  plus 
agréable  que  ce  grand  soleil  de  la  liberté  de 


222  LETTRES. 

pensée.  Mais  il  est  certain  que  ce  grand  soleil  a 
dévoré  les  idées;  ce  ne  sont  plus  que  des  feuilles 
mortes,  avec  lesquelles  joue  le  premier  soufQe 
d'air  qui  s'élève.  L'intelli^çence  affranchie  de 
toute  entrave  est  devenue  comme  le  Juif  errant, 
marchant  toujours  et  n'ayant  jamais  plus  de 
cinq  sous  dans  sa  poche  ;  ne  pouvant  s'arrêter 
nulle  part,  elle  ne  s'attache  à  rien,  velut  umbra^ 
sicut  nubes.  Il  ne  restera  bientôt  plus  dans  ce 
temps  en  fait  de  talent  que  le  talent  de  critique  ; 
celui-là  gagne  à  l'impartialité  et  à  l'étendue  de 
Tesprit;  mais  cette  impartialité  aussi  va  tour- 
ner, en  s' exagérant,  à  l'indifférence  ;  cette  éten- 
due, en  s'accroissant  démesurément,  ne  sera 
plus  que  le  vide;  et  à  force  de  n'être  que  des 
spectateurs,  de  n'éprouver  rien  pour  notre 
propre  compte  et  de  tout  juger  sans  rien  croire, 
nous  perdrons  môme  la  règle  des  jugements,  et 
comme  Perrin  Dandin  nous  deviendrons  simple- 
ment fous  de  la  fureur  de  juger  les  autres.  Les 
conseils  de  guerre  ne  sont  pas  encore  fous  ;  ils 
décident  les  affaires  avec  une  sévérité  utile  et 
mesurée  pourtant.  On  dit  que  vous  allez  envoyer 
par  la  France  des  commissaires  du  gouverne- 
ment autrement  choisis  que  ceux  de  M.  Ledru- 
RoUin.  Il  ne  suffit  pas  qu'ils  soient  autres,  et  je 
crois  qu'on  ferait  mieux  de  n  en  point  envoyer 


LETTRES.  223 

du    tout.   On  va   créer  quatre-vingt-six   petits 
foyers  d'agitation  autour  de  la  grande  fournaise 
de  Paris.  Tout  cela  n'est  pas  pour  rendre  Tair 
pius  doux  et  plus  respirable. 


LXX. 


A   MADAME   D*H  A  USSON  VI  LL  E. 


Cop{Jet,  23  seplembrc  1848. 

Xîe  pourriez- vous  pas  venir  tous  passer  l'hiver 
^^^  ce  siècle  au  bord  du  lac?  Je  suis  convaincu 
ï  ^^  on  aura  bien  peu  d'occasions  de  filer  des  jours 
^    or  et  de  soie  sur  les  rives  de  la  Seine,  ou  du 
*^^ing,  ou  de  la  Marne,  durant  la  mauvaise  sai- 
^^^n.  La  République  est  un  enfant  violent  et  très- 
^Xfflcile  à  élever,  qui  deviendra  encore  beaucoup 
t^lus  méchant  au  moment  du  sevrage.  Quand  la 
Nourrice  n'aura  plus  de  lait,  ce  sera  une  grande 
affaire,  je  vous  jure.  Voilà,  en  attendant,  que 
l^État  demande  tous  ses  conseils  généraux  pour 
Causer  avec  eux  de  contributions  directes,   et 
probablement  M.  de  Broglie  partira  le  1"  du 
mois  prochain,  pour  régler  dans  quelle  propor- 
tion chacun  doit  contribuer  au  bien  public.  N'é- 
tant point  membre  d'un  conseil  général^  je  crois 


'  1 

* 


224  LETTRES. 

que  je  resterai  encore  ici  quelque  peu.  On  nous 
assure  que  Paris  a  nommé  pour  ses  représen- 
tants M.  Thoré  ou  M.  Raspail,  et  certainement 
le  prince  Louis  Bonaparte.   Ce   prince  a  l'air 
d'être  devenu  l'amour  du  genre  humain  qui  n'y 
pensait  pas  il  y  a  six  mois.  L'aigle,  ou  plutôt  la 
linotte  impériale,  vole  de  clocher  en  clocher.  On 
a  bien  raison  de  dire  que,  si  le  cœur  est  vide,  le 
premier  venu  y  rentre  sans  difficulté.  Je  ne  crois 
pas  pourtant  que  la  France  passe  du  côté  de  sa 
gloire  de  quelque  temps,  mais  il  pourra  diviser, 
s'il  ne  peut  unir,  et  qui  ne  peut  pas  faire  le  bien^ 
n'est  pas  incapable  de  faire  beaucoup  de  mal- 
Reste  à  savoir  si  l'Assemblée  laissera  cet  aigles 
percher  sur  les  bancs  du  palais  national  et  démo — 
cratique.  Reste  à  savoir  si  M.  le  général  Cavai — 
gnac  supportera  qu'il  y  ait  quelqu'un  dans  1^ 
Chambre  qui  puisse  dire  incessamment  :  Mors- 
oncle  de  Marengo  par  ci,  mon  oncle  d'Austerlitz 
parla;  et  cela,  avec  la  prétention  d'être  l'héri- 
tier de  cet  oncle.  Pour  Toncle  de  M.  Raspail,  c'est 
le  démon  lui-même,  et,  s'il  est  difficile,  il  n'est 
pas  impossible  de  vivre  en  paix  momentanément 
avec  celte  famille,  d'autant  qu'il  est,  si  je  ne  mo 
trompe,  dans  le  donjon  de  Vincennes  (non  pas- 
le  démon  assurément,  mais   M.  Raspail).  J'ai 
reçu  l'autre  jour  une.  lettre  de  M.  d'Haussoa — 


LETTRES.  225 

ville  qui  me  dit  qu'il  est  occupé  à  peindre  trois 
grands  tableaux  pour  la  chapelle  de  M.  Buloz.  Ce 
M.  Buloz  parle  des  personnes  de  ce  monde  avec 
une  liberté  qui  sent  le  libertinage!...  Le  mieux, 
cependant,  est  de  ne  rien  écrire  par  ce  temps-ci. 
Noé,  ou  ses  enfants,  auraient  bien  vainement 
publié  des  brochures  plus  ou  moins  acérées  à 
répoque  du  déluge.  Il  n*y  a  pas  de  brochures 
qui  puissent  servir  de  digue  aux  eaux  de  Tabîme. 
L'esprit  nouveau^  ou,  si  vous  voulez,  la  bêtise 
nouvelle,  se  nomïne  légion  et  ce  genre  d'esprit 
ne  peut  être  conjuré  avec  une  plume  et  de 
Tencre.  Le  plus  sensé  est  de  se  tenir  dans  l'arche, 
quand  on  a  une  petite  arche  à  soi,  d'y  parler 
entre  soi  des  choses  éternelles  et  d'ouvrir  de 
temps  en  temps  la  fenêtre  pour  regarder  si  l'on 
voit  quelque  cime  de  montagne  qui  pointe  sous 
les  eaux.  C'est,  du  reste,  ce  que  vous  faites.  Vous 
vivez  depuis  quinze  jours  dans  une  arche  où  il 
n'y  a  que  des  gens  d'esprit.  Vous  trouverez  vous- 
même  que  le  temps  y  a  passé  comme  un  éclair. 
Je  vous  vois  de  loin  dans  le  fond  du  tableau  du 
Décaméron  de  Winterhalter,  mais  un  Décaméron 
irréprochable,  bien  entendu,  où  les  figures  sont 
beaucoup  plus  aimables  et  les  discours  beaucoup 
plus  sérieux.  Je  ne  soupçonne  pas  mêmeM.de  Viel- 
Castel  de  trop  de  liberté  dans  son  langage.  Est-il 

III.  15 


225  LBTTRBS. 

encore  à  Saint-Eusoge  à  cette  heure?  Comme 
M.  de  Sahune  ne  m'écrit  point,  j'en  conclus  qu'il 
est  parfaitement  bien,  car  si  je  voyais  une  lettre 
de  lui,  je  croirais  le  monde  renversé  et  je  ne  la 
recevrais  point  sans  quelque  effroi.  Je  n'écris 
point  à  madame  d'Harcourt  qui  ne  doit  ni  lire, 
ni  écrire,  ni  faire  beaucoup  d'actes  de  volonté 
dans  la  journée  afin  de  se  reposer  un  peu  ;  elle 
ne  peut  pas  dire,  comme  M.  de  Lamartine,  en 
ses  Méditations  poétiques^  je  crois 

J*ai  trop  ri,  trop  dansé,  trop  dormi  dans  la  vie. 

C'est  d'elle,  au  contraire  qu'il  aurait  dû  dire  : 
Par  un  instinct  trop  fort  dans  l'infini  lancée... 

Mais  il  n'y  a  pas  un  médecin  qui  ne  sache  que 
ce  régime*là  entretient  les  santés  délicates. 

Avez-vous  des  lettres  de  Normandie  ?  Je  n'ai 
reçu  qu'une  lettre  d'Albert  qui  avait  M.  l'évêque 
d'Évreux  et  qui  attendait  M.  Schnetz.  Ce  sont 
des  hôtes  qui  ne  se  ressemblent  pas.  Avez-vous 
vu  dans  la  Revue  des  lieux-Mondes  un  petit  récit 
de  la  vie  de  Léopold  Robert  et  incidemment  de 
M.  Schnetz  à  Rome?  Ce  ne  sont  point  là  des  vies 
d'évêques. 

Madame  votre  tante  vous  écrit  à  Gurcy,  ne  se 


LETTRES.  227 

faisant  pas  au  j  uste  une  idée  de  vos  résolutions . 
Elle  croit  que  rhorrible  ennui  qui  règne  à  Saint. 
Eusoge  vous  en  aura  chassée  plus  tôt  que  plus 
tard,  mais  il  se  peut  bien  que  la  République 
garde  nos  deux  lettres,  auquel  cas  vous  ne  sau- 
rez rien  de  tout  cela,  je  vous  en  avertis. 


LXXI. 


A  M.   B.   DB  gAHUMB. 


Coppet,  2  DOYembre  1848. 

Mille  remercîments,  mon  cher  ami,  de  votre 
lettre.  Voilà  qui  est  agir  noblement.  Vous  paye  z 
les  arrérages  avec  une  facilité  charmante.  Vous 
me  paraissez  connaître  adqûrablement  la  France 
et  je  la  sais  très-bien  après  vous  avoir  lu,  mais 
vous  n'avez  pas  la  même  instruction  ni  la  même 
sagacité  sur  les  affaires  de  Suisse  quand  vous  dites 
que  j'ai  dessein  de  passer  l'hiver  dans  ces  mon- 
tagnes. Je  n'ai  point  encore  fixé  le  moment  de 
mon  départ,  voilà  tout  ;  donc,  vous  m'avez  un 
peu  calomnié,  et  c'est  une  peccadille'  par  ces 
tempsrci  ;  quand  je  pense  que  voua  auriez  pu  me 
tordre  le  cou^  comme  on  a  fait  à  Vienne  à  M.  de 
Latour^  ou  me  couper  en  morceaux  comme  on  a 


22B  LETTRES. 

fait  à  M.  le  général  de  Bréa  à  Paris  et  à  M.  le 
général  Lambert  à  Pesth,  je  trouve  que  vous 
êtes  bien  vertueux  de  ne  m'avoir  pas  fait  davan- 
tage. 

Vous  me  dites  que  vous  faites  un  peu  de  théo- 
logie en  vous  promenant  dans  les  bois.  Vous 
avez  bien  raison  et  c'est,  je  crois,  le  seul  sujet 
qu'il  faille  traiter  aujourd'hui.  Il  vaut  certaine- 
ment mieux  s'appliquer  à  la  théologie  qu'à  la 
philosophie  de  l'histoire.  Vous  voyez  quel  air 
triste  a  M.  Mignet  en  voyant  s'engouffrer  dans  un 
abîme  tout  noir,  devant  ses  pieds,  le  grand 
fleuve  de  la  civilisation  dont  il  savait  si  bi  en  la 
carte. 

Je  m'en  suis  aperçu,  madame,  étant  par  terre; 

ça  été  notre  sagacité  à  tous.  Ce  qu'il  y  a  de 
mieux  à  faire,  c'est  de  parler  de  tout  autre  chose 
que  des  lois  qui  règlent  la  marche  des  peuples. 
C'est  comme  la  météorologie.  Quand  on  a  fait  une 
longue  série  d'observations,  on  sort  sans  para- 
pluie sur  la  foi  du  baromètre  et  du  thermomètre 
combinés,  et  on  est  mouillé  jusqu'aux  os.  Je  vois 
que  vous  vous  consolez  en  vous  promenant 
dans  les  Baléares  sur  les  pas  de  madame  Sand. 
Il  y  a  de  bien  jolis  paysages  dans  ces  Baléares, 
comme  il  y  a  de  charmants  tableaux  dans  les 


LETTRES.  229 

Lettres  cttm  voyageur^  mais  à  chaque  nouvelle 
lecture  vous  voyez  pâlir  les  couleurs.  C'est  le 
contraire  de  ce  qui  arrive  avec  les  très-grands 
écrivains  ;  il  semble  que,  à  mesure  qu'on  les  lit, 
le  fond  de  Thorizon  devient  plus  limpide  et  dé- 
couvre de  nouvelles  perspectives  plus  profondes. 
L'imagination,  pour  être  puissante,  agissante  et 
pénétrante  sur  les  autres,  doit  jaillir  du  plus 
profond  de  l'écrivain.   Aujourd'hui  que  Tart 
d'apprendre  s'est   beaucoup    perfectionné  on 
apprend  aussi  à  avoir  de  l'imagination,  et  ceux 
qui  en  ont  naturellement  y  mêlent  aussi,  bon 
gré,  mal  gré,  celle  d' autrui.  C'est  comme  cela 
qu'il  n'y  a  point  de  grimaud  qui  n'ait  un  peu 
d'imagination  en  dépit  de  Minerve  ;  c'est  comme 
cela  aussi  que,  dans  ceux  à  qui  la  nature  en  a 
donné  une,  le  mélange  avec  l'imagination  qui 
est  en  l'air  fait  un  amalgame  qui  pousse  au  noir 
et  perd  son  lustre  et  la  netteté  des  lignes  en  peu 
de  temps.  C'est  tout  juste  comme  il  en  est  arrivé 
des  couleurs  en  peinture.  Autrefois,  les  plus 
grands  peintres  les  préparaient  eux-mêmes  ;  ils 
étaient  à  peu  près  sûrs  de  l'eiTet  que  le  temps 
ferait  sur  elles  et  calculaient  là-dessus.  Aujour- 
d'hui, on  achète  ses  couleurs  chez  le  marchand 
et  les  tableaux  se  décomposent  promptement 
et  prennent  des  teintes  de  toutes  sortes  aux- 


230  LBTTRB8. 

quelles  on  ne  s'attendait  pas.  Je  ne  sais  pas  com- 
ment les  imaginations  vraies  se  tireront  d'af- 
faire, maintenant  qu'il  pleut  de  la  mauvaise 
couleur  sur  tout  le  monde.  Il  est  vrai  que  je  suis 
probablement  le  seul  à  chercher  ce  que  deviendra 
prochainement  l'imagination  littéraire.  Il  s'agit 
bien  de  tout  cela  I  Mais  on  dit  que  je  me  plais  au 
rôle  d'annosa  comix.  En  attendant,  il  paraît  que 
ceux  qui  ont  des  perroquets  et  des  sansonnets  et 
des  pies  doivent  leur  apprendre  à  crier  Vive 
t Empereur  I  Si  j'étais  pie  ou  perroquet,  du  diable 
si  on  me  faisait  crier  cela.  Changer  le  roi  Louis- 
Philippe  contre  l'empereur  Louis  Napoléon  est 
une  idée  par  trop  ridicule  aussi.  Saccager  la 
France  durant  huit  mois  pour  arriver  à  ce  beau 
résultat  est  un  fait  qui  suffirait  pour  nous  rendre 
immortels  dans  l'histoire. 

Dans  mes  moments  lucides,  je  ne  pense  pas  à 
l'avenir  ;  je  lis  Homère.  Je  vous  recommande  les 
biographies  des  batailles.  Tous  ces  jeunes  gens 
qui  meurent  ont  des  histoires  charmantes  aux- 
quelles le  bruit  des  armes  m'avait  empêché 
jusqu'à*  présent  de  faire  attention.  Ce  sont  d» 
petits  tableaux  de  la  vie  antique  d'un  fini 
admirable.  Reprenez  Homère  dans  ce  biais-là  ; 
les  couleurs  n'en  passent  pas. 

Adieu,  mon  cher  ami  ;  il  y  a. bien  longtemps 


LETTRES.  231 

qu'on  ne  vous  a  vu.  Je  vous  conjure  de  me  donner 
exactement  de  vos  nouvelles,  et  des  nouvelles  du 
neveu  d*AchiIle  à  qui  je  ne  donne  pas  ma  voix, 
et  des  nouvelles  de  tout.  Personne  ne  veut  me 
dire  des  nouvelles  de  tout  et  de  tous.  Je  m*y 
intéresse  pourtant. 

LXXII. 


A  M.   D*HAUS80NVILLB. 


Genève,  si  décembre  I8I8. 

Mon  cher  ami,  d'abord,  je  ne  suis  pas  comme 
l>eaucoup  de  vos  parents,  amis  et  alliés  qui  ne 
se  donnent  pas  la  peine  de  vous  dire  s'ils  ont  ou 
xi'ont  pas  reçu  vos  lettres  et  qui  écrivent  un  mo- 
xiologue  spirituel^  sans  doute,  mais  qui  ne  ré- 
pond jamais  à  aucune  des  choses  qu'on  leur  dit 
ou  qu'on  leur  demande.  Ce  genre  de  correspon- 
dance est  bien  encore  la  conversation^  mais  c'est 
la  conversation  doctrinaire,  dans  laquelle  on 
répond  aux  objections  sans  les  écouter,  puisque 
ce  qu'on  dit  répond  inévitablement  à  tout.  Donc, 
j'ai  reçu  vos  deux  lettres,  et  vous  êtes  bien  bon 
de  vous  accommoder  à  mes  infirmités  et  de 
soufTrir  un  peu  de  retard  de  ma  part.  Seconde- 
ment, j'ai  lu  votre  dernier  article  ;  toute  l'histoire 


232  LETTRES. 

de  raflaîre  d'Orient  est  clairement  et  rapidement 
exposée,  mais  je  reviens  toujours  un  peu  à  mon 
ancienne  critique  que,  une  fois  engagé  dans  le 
récit,  votre  impartialité  prend  le  dessus  et  vous 
ne  mettez  pas  assez  en  relief  pour  tout  le  monde 
ce  que  vous  voulez  surtout  prouver,  savoir, 
que  les  gens  d'aujourd'hui  sont  des  bêtes  en 
comparaison  des  gens  d'|iier.  Tout  récit  un  peu 
long  et  détaillé  a  cet  inconvénient;  on  perd 
de  vue  le  ton  du  pamphlet  pour  faire  de  l'his- 
toire. 

Après  avoir  regretté,  il  faut  dire  ce  que  vous 
voulez  à  l'avenir,  ce  que  vous  demandez  au 
neveu  du  vainqueur  d'Arcole...  Ce  qu'il  peut 
faire  de  mieux,  ce  me  semble,  c'est  de  frapper 
fort  et  ferme  pendant  que  le  fer  est  chaud  sur  les 
clubs  et  toutes  les  insolences  jacobines  de  tous 
les  genres;  dans  ces  premières  expéditions,  il 
^ura  pour  lui  tout  ce  qui  l'a  nommé...  il  fauL 
qu'il  nous  débarrasse  de  toute  la  boue  accumulée 
depuis  Février  et  qui  arrête  toutes  nos  rivières 
dans  leur  cours. 

Est-il  possible  que  M.  Odilon  Barrot  soit  resté 
ce  qu'il  était  au  23  février  et  qu'il  ne  veuille 
point  du  maréchal  Bugeaud  au  ministère  de  laL 
guerre,  sous  prétexte  qu'il  commandait  les 
troupes  de  la  rue  Transnonain?  D'abord,  le  gêné- 


LETTRES.  233 

rai  Bugeaud  n  a  rien  de  commun  avec  la  rue 
Transnonain,etpuis,  c^estbien  le  moment  de  dis- 
serter sur  le  passé,  en  vérité  !  La  question  est  d'a- 
voir un  présent  et  un  avenir. Dans  la  crise  où  sont 
les  choses,  si  on  se  met  à  lanterner,  à  reprendre 
ses  anciennes  querelles,  on  ira  à  tous  les  diables* 
Qui  a  donné  sa  voix  à  Louis  Napoléon  a  voulu  se 
débarrasser  de  tous  les  républicains  de  la  veille. 
Je  ne  demande  pas  leur  mort,  mais  qu'on  les 
mette  à  la  porte  des  synagogues  où  ils  tenaient 
les  premières  et  les  dernières  places.  M.  le  géné- 
ral Cavaignac  avait,  par  position,  ce  qu'il  fallait 
pour  nous  faire  vivoter  par  ce  régime,  mais 
Louis  Napoléon  n'a  rien  de  ces  qualités,  bonnes 
ou  mauvaises. 

Voilà  mon  humble  sentiment  sur  nos  affaires 
politiques.  Mes  affaires  particulières  ne  sont  pas 
brillantes.  Je  reste  sujet  à  des  étourdissements 
continuels,  très-pénibles  en  eux-mêmes.  Je  ne 
puis  me  mettre  en  route  par  ce  froid  et  par  cette 
santé. 


934  LETTRES. 


LXXIII. 


A   M*   RAULIN. 


Qenôve,  9  janvier  1849. 

Mon  cher  ami,  ne  soyez  pas  en  trop  grande 
susceptibilité  si  je  n'ai  pas  répondu  de  mon 
mieux  à  tout  ce  que  vous  dites  si  bien  dans  votre 
dernière  lettre  du  19  décembre.  Il  s'est  passé 
beaucoup  de  choses  depuis  ce  19,  car  ^ous  avez 
acclamé  un  fort  beau  président,  et  il  a  dû  com- 
mencer à  montrer  de  quel  bois  il  se  chauCfait 
dans  le  grand  hiver  de  notre  siècle.  Les  rapports 
qui  viennent  ici  sur  la  manière  dont  il  paît  ses 
brebis  sont  un  peu  contradictoires.  Les  uns 
disent  que  rien  n'avance;  que  les  Français  sont 
tout  aussi  inquiets  que  s'ils  n'avaient  point  à 
leur  tête  un  neveu  de  Napoléon  ;  les  autres  re- 
marquent, comme  un  heureux  indice,  que  les 
sages  qui  administraient  la  France  avec  une  si 
haute  prudence  depuis  onze  mois  commencent 
à  faire  leurs  paquets  et  qu'ils  sont  remplacés  par 
des  fonctionnaires  qui  n'ont  point  l'habitude 
des  liqueurs  fortes,  ni  des  belles  pipes  noircies  à 
leur  base,  ni  des  belles  demoiselles  qui  n'ont 
point  dit  leur  nom  et  qu'on  n'a  point  revues  ; 


LETTRES.  235 

mais  tout  cela  peut  être  trompeur.  Il  faudra 
savoir  quel  est  le  métis  agitât  molem  dans  ces 
changements.  Les  journaux  n'en  disent  jamais 
rien  que  pour  ceux  qui  le  savent  déjà.  Je  ne 
crois  pas,  du  moins,  que  nous  fassions  la  guerre. 
Notre  maître  n'a  pas  Tair  de  cette  humeur  ambi- 
tieuse et  violente  qui  fait  les  conquérants,  sui- 
vant Bossuet. 

On  me  dit  que  vous  vous  êtes  engagé  à  écrire 
dans  la  Revue  des  Deux-Mondes;  sur  quel  sujet  est 
cet  article  ?  Je  voudrais  bien  être  auprès  de  vous 
pour  le  voir  pousser.  Si  vous  m'en  croyez,  faites- 
le  rapidement  et  tout  d'une  traite,  et  corrigez 
après   aussi  lentement  que   vous   voudrez  et 
comme  le  temps  le  permettra  ;  sans  quoi,  on  hé- 
site à  chaque  paragraphe,  on  corrige  un  trait 
sans  savoir  quelle  dimension  aura  son  esquisse 
et  l'on  n'avance  point.  Quelqu'un  qui  écrit  visi- 
l)lement  tout  d'une  traite,  mais  sans  corriger, 
c'est  M.  de  Lamartine.  Vous  ne  lisez  pas  ses  Con- 
fidences  et  vous  avez  tort.  Vous  y  trouveriez  de 
jolies  choses,  avec  d'énormes  défauts.  C'est  la 
première  fois  que  les  champs  de  la  Bourgogne 
aient  été  à  pareille  fête  et  inondés  d'un  tel  dé- 
luge de  couleurs.  Cette  aimable  maison  de  Milly 
flotte  dans  ces  eaux  débordées  comme  l'Arche 
sur  les  vapeurs  du  déluge,  mais  enfin,  la  maison 


236  LETTRES. 

et  les  gens  qui  l'habitent  sont  agréables  à  regar- 
der.  Les  sources  de  ce  grand  diable  de  fleuve 
sans  lit  qu'on  nomme  M.  de  Lamartine  sont 
jolies.  Ces  Confidences  forment  un  contraste  sin- 
gulier avec  YOutre-tombe  et  Toutrecuidance  de 
M.  de  Chateaubriand.  Les  deux  personnages 
n'ont  point  vu  la  maison  paternelle  du  même 
œil  assurément...  Mais  vous  ne  lisez  rien  de  ces 
fadaises. 

J'espère  que  si  vous  n'avez  point  d'inquiétudes, 
vous  n'avez  plus  non  plus  de  rhumatisme.  J*en 
ai  un  dans  le  cou  et  dans  la  tête;  si  vous  pouviez 
le  placer  sur  quelque  tête  de  jacobin,  vous  m'o- 
bligeriez fort.  Si  vous  voulez  avoir  une  heure  ou 
deux  d'agréable  distraction,  lisez  le  livre  de 
M.  Ampère,  intitulé  La  Grèce,  Rome  et  Dante, 
Sans  beaucoup  de  force  ni  de  suite  dans  les  idées, 
il  a  beaucoup  d'élégance,  de  savoir  et  de  senti- 
ment de  ce  qui  est  beau. 

Qu'est-ce,  je  vous  prie,  qu'un  livre  de  M.  de 
Lamennais,  sur  la  religion?  Il  doit  être  intitulé  : 
De  la  Société  première  et  de  ses  lois  ou  De  la  Religion. 
Ce  doivent  être  des  timbales  ou  des  cymbales 
retentissantes  ;  encore  retentissantes  est-il  beau- 
coup dire. 


LETTRES.  23: 


LXXIV. 


A  M.   d'haUSSONVILLE. 


Dieppe,  15  juin  1849. 

Il  paraît  que  ce  mois  de  juin  est  marqué  là^ 
haut  d'un  signe  particulier  et  qu'il  porte  générale- 
ment à  rétat  de  siège.  Quand  j'ai  vu  tomber  le 
pauvre  maréchal  Bugeaud ,  j'ai  cru  que  c'était  la 
marque  que  le  bon  parti  était  condamné  et  que 
le  diable  allait  régner  officiellement  dans  ce 
monde.  Je  n'aurais  pas  pensé  que,  quatre  jours 
après^  toute  la  légion  du  mauvais  principe  dût 
être  mise  en  fuite  ;  il  est  vrai  que  je  ne  pensais  pas 
non  plus  qu'ils  osassent  sitôt  en  venir  à  la  guerre 
ouverte.  Voilà  donc  que  Ledru-Rollin,  Considé- 
rant et  consorts  courent  les  grands  chemins  pour 
éviter  la  gendarmerie  et  les  fortes  mains  du 
procureur  général.  M.  le  général  Changarnier  a 
fait  sur  eux  l'eRet  de  la  tête  de  la  Gorgone.  Huit 
escadrons  et  quatre  bataillons^  employés  à  temps, 
ont  eu  plus  d'effet  que  toute  une  armée,  avec  tout 
le  feu  de  tous  ses  canons,  n'avait  faitl'an  dernier. 
On  ne  peut  pas  regretter  que  tous  ces  misérables 
n'aient  pas  fait  plus  de  mal,  mais  dans  quinze 
jours  on  dira  :  «  Après  tout,  qu'ont-ils  fait  pour 


238  LETTRES. 

mériter  Tétat  de  siège?»  etc.  Toujours  est-il  qu'on 
se  sent  la  respiration  plus  libre  sous  Tétat  de 
siège,  gouverné  par  d'honnêtes  gens,  que  dans 
rétat  de  liberté  illimitée  dont  jouissaient  tous  les 
animaux  féroces  dans  nos  quartiers.  Je  ne  fais 
aucun  cas  du  droit  illimité  d'être  injurié,  pillé, 
maltraité  et  quelquefois  pendu.  Maintenant  que 
les  événements  ont  fait  table  rase,  qu'est-ce  que 
va  faire  la  législation?  Nous  voici  m  acumine 
rerum^  et  on  va,  alors  qu'on  aura  ou  non  la  main 
sûre,  décider  en  huit  jours  de  notre  sort  pour  dix 
ans.  Je  ne  compte  pas  par  plus  grand  laps  de 
temps,  car  il  ne  paraît  point  que  la  Providence 
veuille  que  la  France  reste  plus  d'une  dizaine  ou 
d'une  quinzaine  d'années  dans  la  même  position. 
Le  général  Changarnier  ne  doit  pas  ressentir  une 
médiocre  satisfaction.  A  en  juger  par  le  récit  des 
journaux,  la  terreur  marchait  visiblement  devant 
lui,  témoin  tous  ces  coquins  qui  courent  encore . 
On  me  dit  que  le  procureur  général  est  venu  à 
la  Chambre  avec  un  grand  filet  pour  pêcher  de 
cent  à  cent  vingt  membres  des  plus  éclairés  de 
l'opposition.  Les  débats  en  deviendront  d'abord 
beaucoup  plus  polis  et  la  salle  des  séances  certai- 
nement beaucoup  plus  propre.  Ce  n'est  pas 
que,après  toutesces  épurations  et  fumigations, il 
W  restera  encore  d'énormes  difficultés.  Tout  le 


LETTRES.  239 

parti  de  Tordre  va  probablement  se  décomposer 

et  chacun  va  recommencer  à  croire  que  rien 

n'est  plus  aisé  que  de  faire  les  affaires  de  son 

parti;  mais  je  suis  bien  curieux  de  l'avenir  et 

c*est  beaucoup  que  d'avoir  les  deux  pieds  à  sec 

pour  le  très*étroit  espace  du  présent. 


LXXV. 


A  M.   B.   DE  SAHUNB. 


Dieppe,  14  juillet  1840. 

Usirce  aujourd'hui  le  14  juillet?  Les  idées  ont 
fatit  terriblement  de  chemin  depuis  le  14  juillet 
1^*7S9!  Re fiait  exterritus  amnis.  Mais  ce  n'est  pas 
<^^la  que  je  veux  vous  dire,  mon  cher  ami.  Je 
veux  vous  remercier  de  la  peine  que  vous  avez 
^^  la  bonté  de  prendre;  j'ai  reçu  cette  nuée  de 
P^tes  hébreux  et  latins  en  très-bon  état  et  dans 
^^ut  le  lustre  de  leur  première  jeunesse.  On  n'est 
P^  fâché  d'avoir  ici  Horace,  Lucrèce  et  Virgile 
pour  se  distraire  un  peu  de  tout  ce  beau  monde 
^^i  se  promène  à  l'établissement.  Il  y  a  quelque 
Quinze  jours,  j'avais  avisé  de  beaux  oiseaux  de 
^©r  qui  venaient  s'abattre  et  s'ébattre  sur  ce  ri- 
^5ige  vers  trois  ou  quatre  heures  de  l'après-midi. 


240  LKTTRE!i. 

A  cette  heure,  à  présent,  tout  le  monde 
deParisapris  la  place  des  oiseaux  sang- 
le bruit  des  conversations  n'en  dit  pas  l«^ 
bruit  d'ailes  et  de  vagues  qu'on  enluii»*" 
ravant.  ^^ 

Nous  n'enlendrons  plus  le  géii'-"^^ 
renversant    les   murailles    d'Auif 
Tocqueville  doit  avoir  les  bras  lui-. 
le  monde  romain,  même  jifn 
nous  résoudre  pour  la  pii; 
l'ordre,  delà  liberté,  de  la  r< 
losophie? 

11  faudra  contenter  tout  le  »" 

d'où  je  conclus  que  d'ici  n 
monde  et  notre  père  poussa. 
Cela  m'est  bien  égal,  puu 
Changarnier  reste  sur  son 
d'artillerie  sur  leurs  afTûU. 
Jesuisdel'avisdeM.Cou 
il  serait  moo  ambassadeui' 
Prusse.  On  m'avaitditquuh. 
avait  la  passion  de  baiser  i, 
il  paraît,  à  ce  que  vous  i, 
du  côté  des  princes  de  1' 
le  philosophe  comprenii 
sion  de  France  en  Pru' 


LETTRES.  241 

M.  Cousin^  mais  je  m'oppose  absolument  à  ce 
qu'on    lui    donne    pour  secrétaires    tous    ces 
petits   faquins    de  métaphysiciens  à  la  suite, 
qui    prennent  des  airs  évaporés  dans  Tinfini 
et  qui  ne  sont  pas  fâchés  de  mettre  la  main 
sur  un  bon  emploi  dans  le    monde   réel.  Ce 
sont  vraiment  de  petits  esprits  de  ténèbres.  On 
dit  que  plusieurs  se  sont  faits  rouges  comme  le 
feu  de  Tenfer  ;  ce  n'est  pas  pour  un  philosophe 
un  motif  raisonnable,  mais  je  conviens  que  c'est 
un  motif  pour  un  homme  sensé  de  se  faire  rouge, 
quand  la  force  paraît  tourner  du  côté  des  rouges. . . 
Je  suis  bien  libre  aussi  de  rougir  pour  eux  du 
choix  que  font  ces  hommes  sensés. 

Adieu,  mon  cher  ami;  j'espère  bien  vous  revoir 
d'ici  à  une  quinzaine  de  jours  si  toutes  les  choses 
concrètes  et  aussi  les  personnes  ne  tombent  pas, 
d'ici-là,  sous  le  régime  de  la  métaphysique 
rouge. 

LXXVI. 

A  MADAME  LA  BARONNE   A.    DE  STABI^. 

Dieppe,  17  juillet  1849. 

Je  vous  aurais  écrit  hier  si  Albert  n'était  pas 
parti,  mais  Albert  vaut  mieux  qu'une  lettre.  Il 
m.  16 


242  LETTRES. 

VOUS  donnera  peu  et  de  bonnes  nouvelles.  Il  n*y 
en  a  pas  d'autres  ipi...  je  ne  sais  pourquoi  je  vous 
parle  de  ce  qui  se  passe  sur  la  terre.  Je  vis  sous 
les  vagues  bleues  ou  vertes  de  l'Océan.  Le  monde 
me  paraît  d'une  étrange  couleur  à  travers  ce 
voile.  Il  a  la  mine  verte  d'un  univers  qui  nlra 
pas  loin.  Pour  moi,  puisque  vous  avez  la  bonté 
de  le  demander,  je  suis  un  peu  mieux  que  cet 
univers.  Cette  eau  froide  ne  m'allait  pas  mal 
ces  jours-ci.  Aujourd'hui  seulement,  je  me 
sens  dans  une  disposition  que  les  Anglais  nom- 
ment ^rfmew,  je  crois.  J'espère  que  c'est  une 
ivresse  passagère,  car  je  suis  fâché  de  ne  pouvoir 
essayer  jusqu'au  bout  de  ce  remède  et  voir  s'il  y 
a  au  fond  des  eaux  une  manière  de  me  tirer  da 
misérable  état  dans  lequel  je  vis  depuis  quelques 
années. 

Est-il  vrai  que  la  philosophie  ait  envahi  votre 
demeure  et  qu'on  y  voie  souvent  M.  Cousin? 

Quoi,  fille  de  David,  vous  parlez  à  ce  traître? 

N'est-il  pas  vrai  que  ce  Mathan  est  le  plus  animé 
des  mortels? et  au  fond  très-bon  enfant  et  s'amu- 
sant  de  tout  comme  un  enfant.  Qui  n'est  pas  de- 
vant lui,  mais  à  côté  de  lui,  peut  marcher  dans 
un  continuel  amusement.  Il  a  un  feu  qui  ne  s'é- 
teint point,  mais  aussi,  j'en  conviens,  un  petit 


LETTRES.  243 

v^r  qui  ne  meurt  pas.  Je  conclus  que  votre  salon 
ôst  aujourd'hui  le  plus  brillant  de  Paris  et  je  ne 
Airai  pas  comme  M,  d'Haussonville  :  «  Ce  n  est 
I>cts  votre  faute.  »  A  la  longue,  un  salon  res- 
semble à  la  maîtresse  de  la  maison.  Quand  elle 
ïx^y  serait  pas  un  jour,  on  devrait  deviner  j  qui 
^lle  est,  à*entendre  et  à  voir  ceux  qu'on  trouve 
chez  elle. 

J'ai  commencé  M.  de  Lamartine.  C'est  un  drôle 
d'homme  et  un  drôle  de  livre.  Si  jamais  un  Alle- 
Uiand,  dans  mille  ans,  prend  ce  volume  au  sé- 
rieux, il  croira  qu'il  s'agit  d'une  nation  de  grands 
hommes,  tous]  grands  hommes,  depuis  M.  Flo- 
con  jusqu'à  M.  Marrast.  Il  a  certainement  in- 
venté le  premier  qu'avec  une  bienveillance  univer- 
selle dans  les  jugements  on  pouvait  faire  autant 
de  mal  que  les  autres  avec  toute  l'âpreté  du 
monde.  Il  dit  seulement  de  M.  Thiers  qu'il  est 
l'agitateur  intestin  d*une  assemblée.   L'expression 
n'est  pas  emphatique  et  je  n'aimerais  pas,  à  la 
place  djB  M.  Thiers,  qu'on  me  nommât  l'agitateur 
intestin  de  personne.  Il  n'a  point  parlé  de  M.  de 
Broglie;  c'est  assurément  de  dessein  prémédité, 
car,  enQn,  il  a  dû  entendre  parler  quelquefois 
dans  sa  vie  de  M.  de  Broglie.  On  dit  que  M.  de 
Broglie  est  inconsolable  de  ce  silence  étudié  de 
M.  de  Lamartine. 


244  LETTRES. 

J'ai  reçu  une  charmante  lettre  de  M.  de  Bpo- 
glie  aujourd'hui.  Il  ne  semble  pas  trop  abattu 
de  ne  pas  Qgurer  dans  ce  Panthéon  et  à  côté  et 
en  contraste  de  M.  Sobrier  et  de  M.  Caussidière, 
de  glorieuse  mémoire. 


LXXVII. 


A    MADAME    d'hAUSSON VILLE. 


Dieppe,  mardi  24  juillet  1849. 

On  voit  bien  que  vous  vivez  au  fond  des  bois. 
Vous  demandez  si  madame  votre  belle-sœur  est 
encore  ici,  et  elle  est  partie  depuis  trois  grands 
jours.  Je  dois  même  ajouter  qu'elle  est  probable- 
ment à  l'heure  qu'il  est  auprès  de  vous.  Pour 
Albert,  il  est  allé  faire  une  inspection  d'armes  au 
pied  des  remparts  de  Broglie  ;  mais  à  quoi  ser- 
vent aujourd'hui  les  inspections  d'armes  ?  Ni  les 
arcs  ne  sont  sûrs^  ni  les  chevaux  ne  sont  vites.  L'ai  • 
tier  philistin  a  l'air  de  se  moquer  de  notre  appa- 
reil militaire.  Je  vous  conseille  de  jouir  le  plus 
vivement  possible  de  l'ombre  des  chênes,  des 
marronniers  et  des  platanes  de  Gurcy  ; 

Carpe  diem,  quam  miniinum  credula  postero. 


LETTRES.  245 

£t  encore 

Cèdes  coemptis  saltibus  et  domo 
Villaque  flavus  quam  Tiberis  lavit, 
Cèdes... 

Les  chiens,  c*est-à-dire  les  socialistes,  déjà 
Sont  à  votre  porte  et  vous  prient  d'aller  partout 
a.illeurs  que  chez  vous,  pour  y  reposer  votre 
lête.  Ceci  soit  dit  sans  vous  comparer  le  moins 
cl  u  monde  à  Jézabel,  et  sans  comparer  les  chiens 
ïiux  socialistes.  Vous  savez  mon  affection  pour 
les  chiens.  Je  ne  vous  parlerais  point  de  ces 
tristes  sujets  si  vous  ne  veniez  de  lire  M.  de  La- 
martine. Vous  avez  appris  de  sa  propre  bouche 
de  quels  admirables  éléments  se  composait  la 
noble  armée  qui  a  fait  la  sainte  révolution  de 
février  :  apparent  dirœ  folies.  Il  faut  au  moins 
dix  ans  d'une  tyrannie  tutélaire  pour  rendormir 
toutes  ces  formidables  bêtes  que  réveille  le  bruit 
des  révolutions.  La   bonne   raison  qu'il  nous 
donne  pour  avoir  déchaîné  pour  sa  part  tous  ces 
fléaux,  c'est  qu'il  fallait  bien  obtenir  la  sépara- 
tion de  l'Église  et  de  l'État.  Enfin,  il  a  cru  mal 
faire,  et  ce  n'est  pas  sa  faute  si  l'Église  n'est  pas 
séparée  de  l'État,  car  il  avoue  lui-même  qu'il 
s'en  est  fallu  d'un  cheveu  pendant  quinze  jourà 
qu'il  n'y  eût  plus  en  France  ni  églises,  ni  mai- 
sons, ni  personne.  Ce  livre  de  M.  de  Lamar- 


246  LETTRES. 

tine  montre  en  lui  un  état  d'esprit  si  étrange 
qu'il  est  certainement  intéressant  à  lire.  Le 
diable  en  aura  assurément  mis  un  exemplaire 
dans  sa  bibliothèque,  comme  un  des  plus  beaux 
échantillons  de  la  sérénité  et  de  la  béatitude  d& 
l'orgueil  humain. 

Vous  ne  verrez  donc  point  mademoiselle  de 
Pomaret.  La  volage  s'en  va  en  Suisse,  enlevée 
par  madame  de^Staël. Depuis  quelque  temps  on  ne 
peut  plus  tenir  quatre  personnes  ensemble.  Le 
vent  d'orage  disperse  toutes  les  feuilles.  Tantôt 
M.  d'Haussonville  est  emporté  vers  la  Lorraine  ; 
puis  un  petit  mirage  électoral  fait  courir  Albert 
du  côté  de  l'Alsace.  M.  de  Broglie  ne  peut  quitter 
ni  la  Grange,  ni  tous  ceux  qui  boivent  du  torrent 
de  la  montagne.  Voici  madame  de  Staël  qui  s'en- 
fuit par  delà  d'autres  montagnes.  Depuis  que 
l'on  a  entendu  en  France  Tair  des  Girondins 
personne  ne  peut  plus  tenir  en  place.  M.  Ledru* 
RoUin  court  comme  un  Basque,  sautant  par- 
dessus toutes  les  frontières  ;  les  bons  et  les  mé- 
chants courent  î"dans  toutes  les  directions.  Ce 
doit  être  un  singulier  spectacle  à  regarder  d'en 
haut. 

La  plage  de  Dieppe  a  perdu,  vous  le  savez 
mieux  qu'une  autre,  ses  plus  belles  fleurs.  On. 
n'y  voit  plus  madame  la  princesse  de  B...,  qui 


LETTRES.  247 

est  allée  parler  précipitamment  et  sans  cesse 
mlleurs.  Je  n'y  vois  plusi  le©  Armides  du  Nord, 
qui  y  sont  peut-être  encore.  M.  Masson  est  parti 
pour  Paris  où  il  a  des  aiTaires.  Mais  j'ai  vu  M.  de 
Guizard  qui  est  venu  du  Tréport  me  faire  une 
petite  visite.  Nous  avons  parlé  pour  huit  jours. 
Je  suis  rentré  ensuite  dans  un  silence  forcé.  J'ai 
pourtant  rencontré  ici  un  ancien  ministre  du 
royaume  de  Belgique,  avec  qui  je  cause  un  peu 
durant  le  dîner,  un  dîner  de  cent  couverts  au 
moins.  Après  quoi  je  vais  me  promener  sur  les 
bords  de  la  mer  retentissante,  et  je  vais  me  cou- 
cher en   lui   disant  :    à  demain  matin.  A   quoi 
elle  répond  par  un  affreux  rugissement  sur  les 
galets.  Voilà  mon  genre  de  vie.  Celui  qui  a  pré- 
cédé me  plaisait  beaucoup  plus,  mais  il  faut 
s'accoutumer  à  vivre  seul. 

Qu'avez-vous  dit  de  la  Dame  dépique  de  M.  Mé- 
rimée? Est-ce  tout  à  fait  de  M.  Pouchkine,  ou 
M.  Mérimée  y  a-t-il  mis  un  peu  du  sien?  Cela 
est  d'une  simplicité  chirurgicale  qui  ressemble 
plus  au  traducteur  qu'à  ce  qu'on  racontait  de 
l'auteur. 

Avez-vous  éclairci  la  question  de  savoir  si 
vous  étiez  l'auteur  d'un  écrit  sur  V Amour  ?Cesi 
vin  sujet  qui  a  été  souvent  traité,  mais  enfin,  si 
vous  l'avez  choisi,  vous  pourrez  mettre  sur  le 


246  LETTRES. 

tine  montre  en  lui  un  état  d'esprit  si  étrange 
qu'il  est  certainement  intéressant  à  lire.  Le 
diable  en  aura  assurément  mis  un  exemplaire 
dans  sa  bibliothèque^  comme  un  des  plus  beaux 
échantillons  de  la  sérénité  et  de  la  béatitude  de 
Torgueil  humain. 

Vous  ne  verrez  donc  point  mademoiselle  de 
Pomaret.  La  volage  s'en  va  en  Suisse,  enlevée 
par  madame  de^Staël. Depuis  quelque  tempsonne 
peut  plus  tenir  quatre  personnes  ensemble.  Le 
vent  d'orage  disperse  toutes  les  feuilles.  Tantôt 
M.  d'Haussonville  est  emporté  vers  la  Lorraine; 
puis  un  petit  mirage  électoral  fait  courir  Albert 
du  côté  de  l'Alsace.  M.  de  Broglie  ne  peut  quitter 
ni  la  Grange,  ni  tous  ceux  qui  boivent  du  torrent 
de  la  montagne.  Voici  madame  de  Staël  qui  s'en- 
fuit par  delà  d'autres  montagnes.  Depuis  que 
l'on  a  entendu  en  France  Tair  des  Girondins 
personne  ne  peut  plus  tenir  en  place.  M.  Ledru- 
Rollin  court  comme  un  Basque,  sautant  par- 
dessus toutes  les  frontières  ;  les  bons  et  les  mé- 
chants courent  ïîdans  toutes  les  directions.  Ce 

■A 

doit  être  un  singulier  spectacle  à  regarder  d'en 
haut. 

La  plage  de  Dieppe  a  perdu,  vous  le  savez 
mieux  qu'une  autre,  ses  plus  belles  fleurs.  On 
n'y  voit  plus  madame  la  princesse  de  B...,  qui 


LETTRES.  249 

touvoir  le  retrouver,  le  sentier  qui  menait  à  la 
paisible  demeure  qu'on  voyait  de  loin  en  imagi- 
lation.  Le  mieux  est  encore  du  s'en  rapprocher 
e  plus  possible,  même  quand  on  sait  qu'on  n'y 
irrivera  plus.  Il  ne  faut  renoncer,  à  aucun  mo- 
ment, à  son  idéal  en  tout  genre  ;  c'est  un  animal 
doux  et  sauvage,  qu'on  ne  fait  jamais  qu'entre- 
voir à  travers  les  arbres;  il  s'enfuit  dès  qu'on 
approche,  pour  reparaître  bientôt  encore,  mais 
toujours  d'un  peu  loin.  En  fait  de  plans  de  vie 
manquée,  il  n'est  ni  bon  ni  raisonnable  de  jeter 
le  manche  après  la  cognée.  Chaque  eObrt  pour 
s'en  rapprocher  entretient,  du  moins,  l'idée  de 
oequiest  bien.  Avec  les  débris  de  sa  première 
demeure  il  faut  s'en  refaire  une  autre^  et  l'orner 
des  dessins  de  ce  que  nous  aurions  souhaité  et 
qui  nous  manque.  Il  y  a  beaucoup  à  glaner  dans 
in  champs  du  pauvre ,  mais  pourvu  qu'on  se 
mette  à  glaner.  Nul  ne  doit  renoncer  à  être  le 
moins  malheureux  possible.  Il  n'y  a  de  malheur 
véritable  que  dans  ta  résolution  de  ne  plus  cher- 
cher à  raccommoder  ce  qui  est  cassé.  On  s'at- 
tache à  ces  objets  raccommodés  d'un  autre  sen- 
timent, m^iis  aussi  vif  que  ce  qui  a  précédé. 
Adieu;  it  bieiiti'it.  Je  sors  d'une  migraine  telle 
£U  avant  les  bains  de 
hoses  qu'elle  de- 


248  LETTRES. 

titre,  comme  M.  de  Jouy  avait  fait  à  un  traité  de 
morale  de  sa  composition  :  avec  le  portrait  cte=- 
l'auteur. 

Voilà  qui  est  finir  une  lettre  par  un  coup  d 
tonnerre. 

LXXVIII. 

A   MADAME   LA   BARONNE   A.    DE   STAËL. 

Gurcy,  24  août  1849. 

Je  réponds  à  la  petite  lettre  que  vous  avez  eu 
la  bonté  de  m' écrire  de  Coppet.  Les  catalpas  qui 
sont  sur  la  terrasse  sont-ils  toujours  aussi  beaux  ? 
Le  ruisseau  continue-t-il  toujours  son  bwit  ai- 
mable et  monotone?  Il  est  probable  que  rien  n'a 
changé  de  tout  cela.  Si  la  nature  changeait  ses 
allures,  nous  en  ferions  des  plaintes,  trouvant 
qu'elle,  du  moins,  ne  devrait  pas  passer  ;  nous 
ne  trouvons  pas  bon,  non  plus,  qu'elle  demeure  la 
même  au  milieu  des  changements  qui  nous  tra- 
vaillent... Quelle  tristesse  que  ce  pauvre  ménage 
de  ***!  Il  était  fait  pour  avoir  une  petite  vie  idéale 
à  l'ombre  de  ses  bignonias,  et  au  milieu  d'une 
famille  en  paix.  Personne,  presque  personne  du 
moins,  n'a  la  vie  pour  laquelle  il  étdt  né.  Il  y  a 
toujours  un  moment  où  l'on  perd,  sans  plus 


LETTRES.  249 

I>ouvoir  le  retrouver,  le  sentier  qui  menait  à  la 
I>aisible  demeure  qu'on  voyait  de  loin  en  imagi- 
i^ation.  Le  mieux  est  encore  de  s*en  rapprocher 
le  plus  possible,  même  quand  on  sait  qu'on  n'y 
orrivera  plus.  Il  ne  faut  renoncer,  à  aucun  mo- 
xnent,  à  son  idéal  en  tout  genre  ;  c'est  un  animal 
doux  et  sauvage,  qu'on  ne  fait  jamais  qu'entre- 
voir à  travers  les  arbres  ;  il  s'enfuit  dès  qu'on 
approche,  pour  reparaître  bientôt  encore,  mais 
toujours  d'un  peu  loin.  En  fait  de  plans  de  vie 
manquée,  il  n'est  ni  bon  ni  raisonnable  de  jeter 
le  manche  après  la  cognée.  Chaque  effort  pour 
s  en  rapprocher  entretient,  du  moins,  l'idée  de 
ce  qui  est  bien.  Avec  les  débris  de  sa  première 
demeure  il  faut  s'en  refaire  une  autre,  et  l'orner 
(les  dessins  de  ce  que  nous  aurions  souhaité  et 
qui  nous  manque.  Il  y  a  beaucoup  à  glaner  dans 
les  champs  du  pauvre ,  mais  pourvu  qu'on  se 
mette  à  glaner.  Nul  ne  doit  renoncer  à  être  le 
moins  malheureux  possible.  Il  n'y  a  de  malheur 
véritable  que  dans  la  résolution  de  ne  plus  cher- 
cher à  raccommoder  ce  qui  est  cassé.  On  s'at- 
tache à  ces  objets  raccommodés  d'un  autre  sen- 
timent, mais  aussi  vif  que  ce  qui  a  précédé. 

Adieu  ;  à  bientôt.  Je  sors  d'une  migraine  telle 
que  je  n'en  ai  jamais  connu  avant  les  bains  de 
mer.  J'ai  gagné  à  la  mer  deux  choses  qu'elle  de- 


250  LBTTRBS. 

vait  chasser,  le  mal  de  tête  habituel,  et  un  froid 
subjectif  BiSsez  fréquent.  Tout  cela  fait  que  je  no 
suis  bon  à  rien  du  tout. 


LXXIX. 

A   MADAME    LA   BARONNE  DE   LASCOURS. 

Paris,  25  décembre  1849. 

Est-ce  que  vous  n'avez  pas  remarqué,  chère 
madame^  qu'il  y  a  bien  longtemps  que  je  ne 
vous  ai  écrit?  J'avais  mené  tout  ce  printemps 
et  tout  cet  été  une  vie  si  misérable  que  je  ne 
trouvais  rien  de  bon  à  dire  à  mes  meilleurs  amis. 
Enfin,  tel  que  je  suis,  je  prétends  vous  écrire  et 
vous  demander  directement  comment  vous  êtes 
tous,  et  ceux  qui  sont  près  et  ceux  qui  sont 
loin. 

Je  n'ai  rien  à  vous  dire  de  Paris  que  vous  ne 
sachiez  comme  nous.  Il  n'y  a  point  de  faits  par- 
ticuliers qui  puissent  inquiéter  ou  rassurer  par 
ce  temps  de  la  République  ;  tout  se  passe  entre 
trente-six  millions  d'hommes.  Si  la  baleine  est 
tranquille,  si  la  baleine  donne  des  coups  de 
queue  plus  ou  moins  violents,  tout  le  monde  le 
voit  et  le  sent,  et  Ton  n'a  nul  besoin  de  micro- 


LETTRES.  251 

scope  pour  en  juger.  A  cette  heure,  le  monde 
socialiste  a  Tair  de  dormir.  On  dit  qu^il  a  pris 
un  goût  extrême  pour  la  lecture.  Il  distribue  à 
oeux  qu'il  veut  évangéliser  une  foule  de  petits 
pomans,  tirés  sur  papier  gris,  qui  ne  se  vendent 
que  quatre  sous  et  qui  laissent  encore  au  ven- 
deur un  profit  de   quelques  centimes.  Ces  vor 

• 

lûmes  sur  papier  gris,  ornés  de  gravures,  con- 
tiennent parfois  quatre  de  nos  volumes  ordi- 
naires. C'est,  par  exemple,  Jacques  le  fataliste^ 
de  Diderot,  ou  La  Religieuse^  du  même,  ou  bien 
encore  un  roman  de  composition  récente  mon- 
trant, bien  entendu,  comment  un  homme  riche 
a  mis  le  désordre  dans  une  famille  pauvre,  et 
comment,  pour  s'emparer  de  la  femme,  il  a  fait 
mettre  aux  galères  le  mari^  qui  est  la  perle  des 
hommes  et  des  maris.  La  police  poursuit  de  son 
mieux  ces  aimables  productions,  mais  les  socia- 
listes ont  l'agilité  des  puces.  Ils  se  dérobent  au 
moment  où  on  va  mettre  la  main  sur  leurs  pa- 
cotilles et  vont  infester  le  fond  des  campagnes 
de  leur  abominable  littérature.  On  écrit  de  son 
mieux,  parmi  les  honnêtes  gens,  pour  combattre 
l'effet  de  cet  apostolat  criminel,  mais  le  bien  . 
marche  comme  une  belle  armée  régulière,  avec 
quelque  lenteur,  tandis  que  les  guérillas  du  mal 
trottent  de  rochers  en  rochers.  Lisez-vous  le 


252  LETTRES. 

Messager  de  la  Semaine  ?  Vous  y  verrez  des  noms 
qui  ne  vous  sont  point  du  tout  inconnus.  Dans  c^ 
Messager  on  voit  siéger  ensemble  bien  des  gens  quL 

sont  fort  étonnés  du  nosud  qui  les  rassemble 

M.  de  Valmy,  M.  de  Broglie,  M.  A.  de  Broglie^ 
M.  de  Riancey,  M.  Piscatory,  l'abbé  Ledreuil. 
On  tâche  de  ne  point  se  quereller.  Les  gens  nô 
se  haïssent  souvent  que  faute  de  se  voir.  A  la  vé- 
rité, on  finit  quelquefois  par  se  haïr  pour  se  voir 
trop,  mais  enfin,  ce  n'est  point  le  cas.  On  est 
occupé  assez  souvent  de  l'ennemi  commun  ;  on 
ne  pense  que  le  moins  possible  au  passé  ;  il  n'y  a 
pas  de  quoi  songer  à  l'avenir  ;  c'est  déjà  beau- 
coup d'avoir  un  présent  ;  on  le  défend  de  son 
mieux,  et  ce  mieux  n'est   probablement   pas 
assez.  Au  reste,  malgré  tout,  je  persiste  dans 
mon  ancienne  impression  que  nous  ne  périrons 
pas,  mais  je  reconnais  qu'il  me  serait  assez  diffi- 
cile de  justifier  cette  façon  de  penser,  car  nous 
ne  ressemblons  pas  mal  à  des  fourmis  qui  tra- 
vailleraient, avec  espérance,  contre  une  marée 
de  l'Océan. 


LETTRES.  253 


LXXX. 

A   MADAME   LA    BARONNE  A.    DE   STAËL. 

Paris,  mardi  28  janvier  IS'ÎO. 

C'est  déjà  beaucoup  que  d'écrire  même  un  petit 
billet  par  une  grande  névralgie.  Il  ne  faut  point 
remuer  dès  qu'on  a  mal  à  la  tête.  Vous  ne  dites 
pas  si  vous  avez  froid  ou  chaud  dans  vos  nids 
de  marmottes,  par  cet  hiver.  Ici,  le  temps  ne 
peut  prendre  son  parti  de  nous  battre  froid.  Il 
fait  de  petites  journées  de  printemps.  Paul  va 
bien.  Il  continue  toujours  la  vie  des  solitaires  de 
Port-Royal,  se  couchant  comme  eux  à  huit  heu- 
res et  demie  et  se  levant  bien  avant  le  jour.  Ce 
régime  fait  que  je  ne  le  vois  pas  beaucoup.  Il  est 
aimable  quand  on  le  voit,  en  quoi  il  diffère  no- 
tablement  de  mes  autres  amis.  Il  n'imite  point 
Port-Royal  en  ce  sens  qu'il  va  au  spectacle.  Il 
vous  aura  raconté  Mithridate  et  les  Fetnmes  sa-- 
vantes.  Hormis  moi,  tout  le  monde  court  les 
spectacles,  car  M.  de  Broglie  et  Albert  et  sa 
femme  et  Louise  et  M.  et  madame  d'Harcourt 
étaient  allés,  le  même  jour,  voir  Claudie^  une 
jolie  pièce' de  madame  Sand  où  il  est  démontré 
que  les  jeunes  demoiselles  qui  ont  fondé  une  pe- 


244  LETTRES. 

J'ai  reçu  une  charmante  lettre  de  M.  de  Bpo- 
glie  aujourd'hui*  Il  ne  semble  pas  trop  abattu 
de  ne  pas  figurer  dans  ce  Panthéon  et  à  côté  et. 
en  contraste  de  M.  Sobrier  et  de  M.  Caussidière^ 
de  glorieuse  mémoire. 


LXXVII. 


A    MADAME    D*HAUSSON VILLE. 


Dieppe,  mardi  24  juillet  1849. 

On  voit  bien  que  vous  vivez  au  fond  des  bois. 
Vous  demandez  si  madame  votr^  belle-sœur  est 
encore  ici,  et  elle  est  partie  depuis  trois  grands 
jours.  Je  dois  même  ajouter  qu'elle  est  probable- 
ment à  l'heure  qu'il  est  auprès  de  vous.  Pour 
Albert,  il  est  allé  faire  une  inspection  d'armes  au 
pied  des  remparts  de  Broglie  ;  mais  à  quoi  ser- 
vent aujourd'hui  les  inspections  d'armes?  Aï  les 
arcs  ne  sont  sûrs^  ni  les  chevaux  ne  sont  vîtes,  L*al  • 
tier  philistin  a  l'air  de  se  moquer  de  notre  appa- 
reil militaire.  Je  vous  conseille  de  jouir  le  plus 
vivement  possible  de  l'ombre  des  chênes,  des 
marronniers  et  des  platanes  de  Gurcy  ; 

Carpe  diem,  quam  miniinum  credula  postero. 


LETTRES.  245 

Et  encore 

Cèdes  coemptis  saltibus  et  domo 
Viliaque  flavus  quam  Tiberis  lavit, 
Cèdes... 

Les  chiens,  c'est-à-dire  les  socialistes,  déjà 
sont  à  votre  porte  et  vous  prient  d'aller  partout 
ailleurs  que  chez  vous,  pour  y  reposer  votre 
tête.  Ceci  soit  dit  sans  vous  comparer  le  moins 
du  monde  à  Jézabel,  et  sans  comparer  les  chiens 
aux  socialistes.  Vous  savez  mon  affection  pour 
les  chiens.  Je  ne  vous  parlerais  point  de  ces 
tristes  sujets  si  vous  ne  veniez  de  lire  M.  de  La- 
martine. Vous  avez  appris  de  sa  propre  bouche 
de  quels  admirables  éléments  se  composait  la 
noble  armée  qui  a  fait  la  sainte  révolution  de 
février  :  apparent  dirœ  fades.  Il  faut  au  moins 
dix  ans  d'une  tyrannie  tutélaire  pour  rendormir 
toutes  ces  formidables  bêtes  que  réveille  le  bruit 
des  révolutions.  La  bonne  raison  qu'il  nous 
donne  pour  avoir  déchaîné  pour  sa  part  tous  ces 
fléaux,  c'est  qu'il  fallait  bien  obtenir  la  sépara- 
tion de  l'Église  et  de  l'État.  Enfin,  il  a  cru  mal 
faire,  et  ce  n'est  pas  sa  faute  si  l'Église  n'est  pas 
séparée  de  l'État,  car  il  avoue  lui-même  qu'il 
s^en  est  fallu  d'un  cheveu  pendant  quinze  jouri 
qu'il  n'y  eût  plus  en  France  ni  églises,  ni  mai- 
sons, ni  personne.  Ce  livre  de  M.  de  Lamar- 


246  LETTRES. 

tine  montre  en  lui  un  état  d'esprit  si  étrange 
qu'il  est  certainement  intéressant  à  lire.  Le 
diable  en  aura  assurément  mis  un  exemplaire 
dans  sa  bibliothèque^  comme  un  des  plus  beaux 
échantillons  de  la  sérénité  et  de  la  béatitude  de 
l'orgueil  humain. 

Vous  ne  verrez  donc  point  mademoiselle  de 
Pomaret.  La  volage  s'en  va  en  Suisse,  enlevée 
par  madame  de^Staël. Depuis  quelque  temps  on  ne 
peut  plus  tenir  quatre  personnes  ensemble.  Le 
vent  d'orage  disperse  toutes  les  feuilles.  Tantôt 
M.  d'Haussonville  est  emporté  vers  la  Lorraine  ; 
puis  un  petit  mirage  électoral  fait  courir  Albert 
du  côté  de  l'Alsace.  M.  de  Broglie  ne  peut  quitter 
ni  la  Grange,  ni  tous  ceux  qui  boivent  du  torrent 
de  la  montagne.  Voici  madame  de  Staël  qui  s'en- 
fuit par  delà  d'autres  montagnes.  Depuis  que 
l'on  a  entendu  en  France  Tair  des  Girondins 
personne  ne  peut  plus  tenir  en  place.  M.  Ledru- 
Rollin  court  comme  un  Basque,  sautant  par- 
dessus toutes  les  frontières  ;  les  bons  et  les  mé- 
chants courent  ^dans  toutes  les  directions.  Ce 
doit  être  un  singulier  spectacle  à  regarder  d'en 
haut. 

La  plage  de  Dieppe  a  perdu,  vous  le  savez 
mieux  qu'une  autre,  ses  plus  belles  fleurs.  On 
n'y  voit  plus  madame  la  princesse  de  B...,  qui 


LETTRES.  247 

est  allée  parler  précipitamment  et  sans  cesse 
ailleurs.  Je  n'y  vois  plus  iee  Armides  du  Nord, 
qui  y  sont  peut-être  encore.  M.  Masson  est  parti 
pour  Paris  où  il  a  des  affaires.  Mais  j'ai  vu  M.  de 
Guizard  qui  est  venu  du  Tréport  me  faire  une 
petite  visite.  Nous  avons  parlé  pour  huit  jours. 
Je  suis  rentré  ensuite  dans  un  silence  forcé.  J'ai 
pourtant  rencontré  ici  un  ancien  ministre  du 
royaume  de  Belgique,  avec  qui  je  cause  un  peu 
durant  le  dîner,  un  dîner  de  cent  couverts  au 
moins.  Après  quoi  je  vais  me  promener  sur  les 
bords  de  la  mer  retentissante,  et  je  vais  me  cou-- 
eher  en   lui   disant  :    à  demain  matin.  A   quoi 
elle  répond  par  un  affreux  rugissement  sur  les 
galets.  Voilà  mon  genre  de  vie.  Celui  qui  a  pré- 
cédé me  plaisait  beaucoup  plus,  mais  il  faut 
s'accoutumer  à  vivre  seul. 

Qu'avez-vous  dit  de  la  Dame  de  pique  de  M.  Mé- 
rimée? Est-ce  tout  à  fait  de  M.  Pouchkine,  ou 
M.  Mérimée  y  a-t-il  mis  un  peu  du  sien?  Cela 
est  d'une  simplicité  chirurgicale  qui  ressemble 
plus  au  traducteur  qu'à  ce  qu'on  racontait  de 
l'auteur. 

Avez-vous  éclairci  la  question  de  savoir  si 
vous  étiez  l'auteur  d'un  écrit  sur  V Amour  ?Cesi 
un  sujet  qui  a  été  souvent  traité,  mais  enfm,  si 
vous  l'avez  choisi,  vous  pourrez  mettre  sur  le 


258  LETTRES. 

senl  habituellement  Técunie  de  la  capitale  et  de 
ses  environs.  Je  ne  sais  pourquoi  on  nomme  ces 
trains  de  désagrément  des  trains  de  plaisir.  Ils 
ne  représentent  pas  mal  ce  que  sera  la  France^ 
alors  que  le  niveau  démagogique  Taura  radica- 
lement aplatie. 

LXXXIII. 


A  MADAME   LA  MARQUISE  d'haRGOURT. 


Broglie,  16  août  il 

Rien  n'est  plus  aisé  que  d'avoir  de  longues  let- 
tres de  moi.  Je  ne  m'arrête  que  quand  je  crains 
de  fatiguer.  Louis  ^,  par  exemple,  s'est  allé  éa^ 
cher  et  ne  m'a  plus  répondu  dès  qu'il  a  vu  à 
quel  déluge  il  s'était  exposé  en  entrcmt  dans  ce 
commerce  de  lettres  avec  moi.  Ce  sont  les  per- 
sonnes qui  ont  la  main  fatiguée  de  me  répondre 
qui  prétendent  que  je  n'aime  point  à  écrire.  Je 
suis  comme  les  bâtons  de  Goethe  qui  apportaient 
à  la  maison  plus  d'eau  qu'on  ne  leur  en  deman<* 
dait,  et  puisqu'on  m'attaque  si  souvent  devant 
vous,  on  vous  aura  peut-être  dit  que  j'étais  long 
et  sec  comme  ces  mêmes  bâions,  mais  il  faut 

I.  M.  le  marquiftde  Sainte-Âulaire. 


LETTRES.  259 

laisser  dire  mes  enneinîs.  Je  suis  bien  flatté  que 
M.  G.  veuille  être  irrité  contre  moi  ;  c'est  encore 
tine  marque  d*attenlion  et  la  seule,  peut-être, 
sur  laquelle  on  puisse  encore  compter  quand  on 
avance  dans  la  vie,  dans  la  maladie  et  dans  Tin- 
signiflatice.  Aussi,  je  tié  sais  où  Albert  va  cher- 
cher cette  crainte  qu'on  ne  me  gâte  ;  il  faut 
qu'il  ait  une  terrible  sollicitude  pour  le  perfec- 
tionnement d'àùtrui  en  matière  d'atnour-pro- 
pre.  Voulez-vous  le  lui  dire  â  son  passage  à 
Paris  qui  sera  le  20  ?  Le  pauvre  garçon  n'a  pas 
pu  résister  à  la  tentation  quand  il  a  vu  passer 
Éôn  père  et  ils  s'en  sont  allés  bras  dessus  bras 
dessous  à  Coppet,  toujours  causant  et  toujours 

courant 

Oui,  je  pense  tous  les  jours  au  plan  que  vous 
me  recommandez  de  faire  :  j'y  pense  sans  cesse 
avec  beaucoup  de  colère  contre  vous  sur  la  ma- 
nière dont  vous  vous  traitez.  Pharaon  ne  traitait 
pas  si  mal,  à  beaucoup  près,  les  Hébreux  durant 
leur  séjour  en  Egypte.  Ils  les  faisait  travailler 
de  leurs  mains,  mais  il  ne  les  tracassait  pas  mo- 
ralement et  ^intellectuellement  toute  la  sainte 
journée,  et  toutefois,  à  force  d'être  surmenés, 
ils  avaient  perdu  toute  force  extérieure  :  a  Moïse 
n  raconta  tout  ce  qu'il  avait  entendu  aux  enfants 
)>  d'Israël,  mais  ils  ne  l'écoutèrent  point  à  cause 


260  LBTTKES. 

»  de  l'angoisse  de  leur  esprit  et  de  leurs  péni- 
)i  blés  travaux.  »  J'espère  que  ce  texte  est  déci- 
sif en  faveur  de  l'obligation  où  l'on  est  de  se 
conquérir  du  repos  et  du  repos  d'esprit.  VoDà 
des  gens  qui,  à  force  de  travailler  et  de  tra- 
vailler innocemment  et  par  devoir,  en  appa- 
rence, se  rendent  incapables  de  comprendre 
Moïse.  Sans  être  prédicateur  de  mon  état,  il 
m'est  impossible  de  ne  pas  voir  là  pour  vous 
une  nécessité  de  vous  tenir  au  moins  deux 
heures  par  jour  et  de  suite  dans  un  repos 
agréable  où  Ton  cultive  son  esprit  sans  ef- 
fort, et  où  l'on  endort,  le  mieux  possible,  ses 
agitations  intérieures.  Ce  sommeil  de  l'âme 
est,  au  moins,  aussi  nécessaire  que  l'autre 
sommeil  ;  mais^  à  quoi  bon  vous  conseiller  une 
suite  de  lectures  déterminées  tant  que  vous 
n'aurez  pas  conquis  ce  lieu  de  sûreté  contre 
les  visites,  les  petits  devoirs,  le  bruit  des  en- 
fants? Tant  que  vous  n'aurez  pas  posé  des  sen- 
tinelles inexorables  autour  de  ce  lieu  de  repos 
dont  Virgile  a  dit  : 

Svb  vertice  laie 
jEquora  tuta  silent. 

«  Là  une  grande  paix  et  un  grand  silence  régnent  sur  les 
flots.  » 


LETTRES.  261 

En  fait  de  lectures,  il  ne  faut  suivre  que  sa 
fantaisie  et  le  tour  particulier  de  son  imagina- 
tion ;  obéir  à  ses  instincts  intellectuels  ;  recher- 
cher les  choses  qui  plaisaient  avant  cette  vie 
agréablement  tracassée,  mais  tracassée  par  Tim- 
mensité  des  soins  d'une  famille  et  d'une  maison  : 
Avant  que  les  jours  mauvais  n  arrivassent,  deS" 
quek  VOUS  dites  :  j'y  prends  un  très-grand  plaisir. 
A  mesure  que  ce  repos  agira,  vous  retrouverez 
au  dedans  cette  lumière  vive  et  tranquille  dans 
laquelle  planent  les  pensées  de  la  première  jeu- 
nesse. L'agacement  de  nerfs  fait  disparaître  ce 
milieu  limpide  et  éclatant  où  se  jouaient  les 
idées.  On  a  beau  laisser  aux  autres  la  même  im- 
pression de  son  esprit,  on  sent,  au  dedans,  je  ne 
sais  quoi  d'aride  et  d'irrité  qui  ôte  tout  plaisir 
intérieur  à  l'exercice  de  l'intelligence.  C'est  un 
chant  qui  n^est  plus  soutenu  par  Taccompagne- 
ment.  On  est  obligé  de  faire  comme  les  souve- 
rains qui  ont  perdu  de  grandes  batailles  ;  on  rap- 
pelle,  en  fait  d'idées,  ses  soldats  licenciés.  On  a 
encore  une  armée,  mais  une  armée  moins  jeune, 
moins  animée,  qui  ne  court  plus  dans  le  soleil  à 
la  conquête  de  l'Italie.  Enfin,  il  faut  cesser  de 
surmener  son  âme^  pour  faire  face  à  tout.  C'est 
un  devoir  de  négliger  certains  devoirs  apparents. 
C'est  dans  ce  sens  qu'il  est  dit  (pardon  !)  :  «  Les 


262  LETTRES. 

»  yeux  du  fou  sont  à  toutes  les  extrémités  de  la 
»  terre.  »  Fénelon  a  bien  raison  de  dire  à  une 
belle  dame,  dans  ses  Lettres  spirituelles  :  $cll  ne 
»  faut  pas  mener  votre  âme  comme  on  traite  à 
»  la  maison  la  Cendrillon  de  Rossini,  Cer^erentola 
»  par-ci^  C ener en to la  par'là;  on  sonne  de  tous  cô- 
))  tés  à  la  fois  ;  on  ne  sait  à  qui  entendre.  X^a 
»  pauvre  fille  maigrit  et  s'épuise  pour  satisfaire 
))  à  tant  de  devoirs  contraires.  Dieu,  ajpute  Fé* 
»  nelon,  n^est  pas  comme  don  Magnifico.  Il  veut 
)>  de  Tactivité,  maia  il  veut  du  repos  pour  tous 
))  les  membres  de  sa  famille.  La  sérénité^  qui  ne 
»  peut  naître  dans  le  tumulte,  est  aussi  bien  une 
»  vertu  chrétienne  que  le  courage;  peut-être 
»  même  est-elle  plus  dans  Tesprit  du  christi^- 
))  nisme  ;  Marie  semble  préférée  k  Marthe  pour 
»  marquer  cette  supériorité.  Tout  se  fait  ^aus 
»  trouble,  en  ordre^  et  avec  mesure,  dans  xm 
»  monde  parfait.  Les  anges,  dans  le^rs  actions 
x>  les  plus  vives,  n'ont  Tair  ni  pressé^  ni  agité  ; 
»  ils  prenneat  leur  temps  pour  tout.  Qui  s'agite, 
»  doit  réduire  le  champ  de  son  activité,  car  la 
*  paix,  c'est-à-dire  le  mouvement  libre  et  facile 
»  de  la  pensée  dans  la  contemplation  de  toutes 
»  les  vérités,  est  le  but  final  !  » 

Ainsi  parlait  Fenelon  sortant  de  l'Opéra-Ita- 
lien,  et  qui  osera  le  contredire  ? 


LETTRES.  263 

Adieu,  madame,  je  vous  en  dirai  davantage 
sur  la  direction  spirituelle  quand  vous  aurez  fait 
la  conquête  de  ces  deux  heures,  qui  doivent  être 
£aboiij  comme  parlent  les  juifs.  N'allez  pas  croire 
cjue  vous  vous  soyez  fait  un  mal  ni  sensible  pour 
les  autres  ni  peu  réparable  pour  vous  parce  que 

Pénelon  nomme  la  vie  de  Cenerentola  dans  son 

langage  un  peu  libre. 


LXXXIV. 

A  MADAME  LA  BARONNE  A.   DE  STAËL. 

Broglie,  mardi  4  septembre  1850. 

Je  ne  sais  comment  il  se  fait  que  je  ne  vous 
aie  point  écrit  tous  ces  jours-ci.  J'ai  été  ce 
que  vous  nommez  gringe  de  Tautre  côté  des 
montagnes.  Nous  voilà  déjà  entrés  dans  les  dé- 
filés de  l'automne;  il  a  fait  froid  tous  les  jours 
depuis  trois  semaines  et  les  nerfs  qui  ne  sont  pas 
d'airain  s'en  ressentent.  Tout  va  bien  ici.  M.  de 
Broglie  arrive  aujourd'hui  très-probablement. 
Il  a  dû  attendre  à  Évreux  le  passage  de  M.  le 
Président  de  la  République,  en  sa  qualité  de  pré- 
sident du  Conseil  général.  Bien  qu'Évreux  ne 
soit  pas  exempt  d'un  très-grossier  républica- 


264  LETTRES. 

nisme,  on  pense  néanmoins  que  Ton  n^aura  pas 
trop  mal  reçu  le  seul  représentant  du  bon  ordre 
dont  nous  jouissions  aujourd'hui.  Ce  Président 
passe  à  Bernay  tout  à  l'heure  et  il  a  fallu  qu* Al- 
bert mît  son  uniforme  de  chef  de  bataillon  et 
montât  à  cheval  pour  conduire  sa  garde  natio- 
nale sur  son  passage.  Il  aimerait  mieux  être  au 
coin  de  son  feu  à  lire  les  Pères  de  TÉglise  grec- 
que, mais  la  Providence  ne  paraît  point  disposée 
à  laisser  du  loisir  à  ceux  qui  veulent  étudier  sa 
marche  dans  les  premiers  siècles  de  TÉglise. 
Enfin  ce  soir,  probablement,  le  tourbillon  de 
cavalerie  qui  va  voir  les  vaisseaux  de  Cherbourg 
faire  feu  de  tous  leurs  canons  sera  passé  ;  mais 
on  ne  vit  jamais  tranquille.  Voilà  qu'il  est  arrivé 
ce  matin  une  lettre  de  M.  Raulin,  dictée  par  lui 
et  signée  d'une  main  fort  incertaine.  Il  dit  à 
Albert  qu'il  est  malade  au  Colombier  d'une  re- 
prise de  cette  névralgie  dont  il  avait  souffert 
récemment  à  Paris.  Le  ton  de  la  lettre  a  une 
certaine  gravité  triste  qui  donne  du  souci. 

Voilà  l'avenir  commencé  pour  ce  pauvre  ex- 
cellent Roi.  On  commence  à  en  parler  comme 
on  aurait  dû  en  penser  toujours.  Il  est  bien 
temps,  après  l'avoir  chassé  avec  le  fer  et  le  feu, 
de  dire  que  c'a  été  un  des  meilleurs  princes  que 
les  peuples  aient  jamais  connus.  Les  bourgeois 


LETTRES.  265 

de  Paris,  tout  en  le  regrettant,  ont  toujours  Tin- 
solence  de  dire  qu*il  manquait  de  grandeur.  Je 
voudrais  bien  savoir  qui  il  aurait  trouvé  pour  le 
suivre  s'il  avait  eu  ces  fantaisies  de  grandeur 
dont  on  parle  si  sottement.  On  lui  reprochait 
déjà,  avec  la  plus  grossière  violence,  le  peu  qu'il 
pouvait  employer  à  peindre  sur  les  murailles  de 
Tersfidlles  les  grandes  histoires  des  autres  temps. 
On  aurait  poussé  de  beaux  cris  s'il  avait  voulu 
faire  lui-même  avec  les  bourgeois  d'aujourd'hui 
uoe  suite  à  ces  tragiques  aventures.  Ce  que  nous 
avons  toujours  souhaité,  c*est  d'être  bien  nour- 
ris, bien  vêtus,  bien  couchés  et  couchés  de  bonne 
heure,  et  de  marcher  en  même  temps  pieds  nus 
et  sans  pain  à  la  conquête  de  l'Europe.  C'est  un 
problème  que  ni  César^  ni  Bonaparte  n'auraient 
pu  résoudre  apparemment. 

Adieu,  mille  et  mille  respects  et  mille  et  mille 
tendresses. 

LXXXV. 

A  LA  MÊME. 

Brogiie,  20  septembre  I850. 

Il  me  semble  que  tout  est  bien  changé  et  tris- 
tement changé  depuis  que  je  ne  vous  ai  écrit,  il 


266  LETTRES. 

y  a  seulement  quelques  jours  pourtant.  C'est  le 
premier  effet  d'une  grande  perte  dans  la  vie. 
Notre  pauvre  ami  Raulin  manque  partout,  lui 
qui  faisait  si  peu  de  bruit  et  ne  demandait  aux 
autres  que  de  l'amitié  !  Il  avait  une  chaleur  de 
cœur  et  une  ardeur  d'esprit  qui  agissaient, 
même  de  loin,  comme  une  température  douce 
et  amicale.  Nous  ne  verrons  personne  qui  lui 
ressemble  pour  la  sincérité,  l'énergie,  la  dou- 
ceur, la  fidélité  dans  l'amitié  avec  le  scrupule  le 
plus  délicat,  tous  les  agréments  d'un  esprit  rare 
avec  tant  d'élévation  morale.  Il  est  resté  jus- 
qu'au dernier  jour  ce  qu'il  avait  toujours  été,el, 
dans  les  angoisses  de  cette  cruelle  maladie,  il 
perçait  avec  effort  le  nuage  qui  l'environnait,  et 
on  retrouvait  cette  âme  courageusement  bien- 
veillante qui  se  préoccupait  des  autres  avec 
sollicitude,  et  regardait  avec  calme  tout  ce  qui 
la  menaçait.  Nous  n'avons  vu  que  trop  ce  triste 
dernier  jour,  Albert  et  moi.  Il  reste  une  bien 
misérable  confusion  d'esprit  entre  ces  cruelles 
images  et  tout  ce  passé  si  agréablement  écoulé 
avec  lui.  Ces  souvenirs  funèbres  noircissent  tout 
ce  qui  a  précédé.  Ma  pensée  ne  s'était  jamais  ar- 
rêtée sur  la  possibilité  de  ce  malheur.  Il  atait 
tant  de  force  et  de  résolution  qull  semblait  qu'un 
mal  sérieux  ne  pouvait  avoir  de  prise  sur  lui. 


LETTRES.  267 

Souvent  il  m'avait  dit  que  sa  vie  ne  serait  pas 
longue  ;  que  ses  parents  étaient  morts  de  bonne 
heure  ;  qu'il  aurait  la  même  destinée  ;  qu'il  sen- 
tait un  grand  ennui  de  tout  qu'il  prenait  pour  un 
présage,  mais,  quelques  minutes  après^  il  mon- 
trait tant  d*entrain,  tant  de  curiosité  pour  tant 
d'objets  d'études,  tant  de  gaieté,  qu'il  fallait  bien 
prendre  ces  pressentiments  pour  des  ombres  de 
mélancolie  sans  motifs,  comme  les  âmes  vives 
en  ont  souvent.  Aujourd'hui  que  ces  impres- 
sions sinistres  sont  justifiées,  il  devient  visible 
que  le  mal  avait  commencé  dès  longtemps...  Il 
vaut  mieux  croire  que  le  terme  de  la  vie  est  im- 
muable que  de  s'arrêter  à  toutes  les  petites  pré- 
cautions qui  auraient  pu  suspendre  le  cours  des 
choses. 

Ma  santé  n'est  pas  bien  forte  en  ce  moment 
et  je  fais  toutes  choses  avec  quelque  effort.  Est-il 
bien  vrai  que  vous  pourriez  arriver  bientôt  ici? 
Ce  serait  une  grande  joie  au  milieu  de  cette  tris- 
tesse. 


268  LETTRES. 


LXXXVI. 


A   M.   A.    DE   BROGLIB. 


Paris,  mardi  tt  janvier  1851. 

Mon  cher  ami,  on  n'est  aimable  qu'à  la  Roche. 
A  Paris,  on  est  d'une  humeur  hargneuse. ••  Il  est 
plus  clair  que  le  jour  que  quand  les  légitimistes 
sont  sages,  ils  en  ont  du  chagrin...  Il  ont  contri- 
bué de  leur  mieux  à  ce  blâme  grossier  contre  le 
gouvernement,  qui  met  à  peu  près  les  ministres 
en  demeure  de  s'en  aller.  Je  ne  sais  ce  que  feront 
ces  ministres,  car  les  règles  du  point  d'honneur 
parlementaire  changent  certainement  dans  les 
temps  d'orage...  Je  cherche  vainement  dans  le 
discours  de  M.  Charras  les  torts  des  ministres... 
Dans  des  jours  comme  ceux-ci,  tirer  le  canon 
d'alarme  pour  quelque  balourdise  d'un  maire 
ou  d'un  préfet  isolé,  c'est  certainement  une 
œuvre  insensée.  Nous  voilà  déjà  bien  loin  des 
harangues  de  M.  Berryer  et  de  M.  Barrot.  M,  Ber- 
ryer  a  eu  tout  l'éclat  d'un  beau  coup  de  ton- 
nerre du  haut  des  montagnes.  J'eusse  aimé 
mieux  que  ces  foudres  vinssent  de  notre  côté 
que  du  sien;  je  n'aime  pas  qu'on  prêche  bien 
ailleurs  que  dans  ma  paroisse,  mais,  enûn,  il  faut 


LETTRES.  269 

prendre  tous  les  beaux  orages  en  bonne  part. 
Pour  M.  Barrot,  il  a  parlé  d'or.  Il  avait  toute 
Tautorité  d'un  homme  qui,  ayant  fait  quelques 
sottises  dans  sa  vie  constitutionnelle,  peut  parler 
en  connaissance  de  cause.  Il  y  a  une  sagesse  qui 
vient  des  folies  passées  et  qui  n'est  pas  la  moins 
propre  à  faire  impression.  Je  voudrais  te  dire  ce 
que  feront  les  ministres,  mais,  pour  le  moment, 
ils  ne  le  savent  pas  plus  que  moi.  C'est  beaucoup 
que  de  céder  la  place  à  un  ministère  de  gauche. 
On  ne  vient  pas  de  ce  côté  pour  faire  des  choses 
sensées;  il  faut  peu  de  temps  pour  mal  faire  et 
si,  de  plus,  des  gens  de  gauche  présentables  ve- 
naient à  gouverner  jusqu'aux  élections,  nous  en 
verrions  de  belles,  à  coup  sûr. 

Ton  père  est  charmé  du  ton  de  simplicité  ai- 
mable .et  de  l'élévation  de  sentiments  qu'on 
trouve  dans  M.  de  Maistre.  Pour  moi,  je  n'aime 
aucun  genre  de  possédés.  Comme  le  diable  est 
un  être  fort  entendu,  je  suis  convaincu  qu'il  tire 
parti  du  bien  pour  séduire  les  gens  qu'il  ne  peut 
mener  ouvertement  à  mal.  Il  leur  met  une  idée, 
une  seule  idée  saine  dans  Tesprit  et,  avec  cette 
chaleur  dont  il  a  le  secret,  il  dilate  cette  unique 
idée  jusqu'à  ce  que  les  pauvres  gens  qui  en  sont 
dominés  deviennent  comme  les  vaches  qui  ont 
mangé  trop  de  trèfle.  Les  esprits  systématiques 


/ 


270  LETTRES. 

sont  tous,  plus  ou  moins,  sous  le  règnô  du  iiialin 
esprit,  de  là  leur  ton  impérieux,  le  mépris  et  le 
dénigrement  d'autrui,  le  mépris  et  le  dénigre- 
ment  de  toute  autre  idée  que  la  leur.  C^est  le  ver 
qui  est  au  fond  de  cette  rose  mousseuse  que 
vous  notnmez  M.  de  Montalembert  et  au  fond  de 
cette  fledr  de  coloquinte  que  vous  appelez  M.  de 
Maistre.  Ce  qui  prouve  quil  n'est  pas  bon  que 
rhomme  soit  seul  avec  une  idée,  c*est  que  toute 
domination  exclusive  de  ce  genre,  quelle  que 
soit  Tidée^  donne  les  mêmes  symptômes  ou  à 
peu  près,  chez  le  malade.  De  là  la  ressemblance 
des  grands  légitimistes  et  des  grands  jacobins. 
C*est  dans  le  sens  qu'il  faut  entendre  a  dcemonio 
meridianoj  délivrez-nous  de  cette  dangereuse 
clarté  qui  dessèche  ou  qui  brûle  tout  ce  qui  n'est 
pas  elle. 

LXXXVII. 


A  MADAME  LA   MARQUISE  d'uaRCOURT* 


Paris,  l«  août  1851. 

Je  puis  bien  vous  assurer  que  si  je  ne  vais  pas 
vous  voir,  ce  n'est  pas  faute  de  bonne  volonté. 
J'cd  été  chaque  jour  sur  le  point  de  me  mettre  en 
route  et  chaque  jour  arrêté  par  ces  insupporta* 


LETTRES.  271 

bles  angoisses  de  nerfs  que  je  ne  peux  calmer. 
Je  vous  prie  d'avoir  pitié  et  surtout  d'être  juste 
pour  les  malades  qui  ne  paraissent  pas  Têtre  au 
degré  voulu  pour  exciter  l'intérêt.  Un  malade 
méconnu  est  un  être  bien  misérable.  Les  gens 
qui  ont  Tâme   vraiment  charitable  devraient 
faire  une  institution  pour  défendre  cette  classe 
de  malheureux  si  peu  intéressante  aux  yeux  de 
la  société  mangeante,  buvante  et  agissante.  Il 
faudrait  savoir  braver  ce  qu'ils  ont  de  monoto- 
nie, d'idées  fixes,  d'idées  changeantes,  de  fausse 
sagacité,  de  découragements  absurdes,  de  rai- 
sonnements rigoureux  et  bêtes  aussi.  Qui  ferait 
cette  institution  avec  un  bon  règlement  ferait 
vraisemblablement  son  salut.  Mais  on  n'aime  à 
travailler  qu'au  soulagement  et  à  la  conversion 
des  Gentils.  On  n'a  pas  plutôt  passé  la  fleur  de  la 
jeunesse   et  l'âge  des  grandes  espérances  que 
tout  le  monde  dit  :  ce  Mais  il  n'est  pas  malade  ;  il 
a  très-bon  visage  ;  de  quoi  se  plaint-il  ?  » 

Qu'est-ce  que  vous  faites  dans  Étiolles?  je  croîsJ 
bien  que  vous  ne  vous  y  ennuyez  point  du  tout. 
Quand  je  me  figure  que  j'ai  une  heure  agréable, 
le  fond  du  passage  est  toujours  Étiolles...  J'ai  vu 
mercredi  M»  d'Harcourt  qui  s'en  allait  en  Angle- 
terre comme  un  homme  qui  aimerait  incompa- 
rablement mieux  rester  à  Étiolles.  C'est  une  dure 


272  LETTRES. 

responsabilité  devant  le  monde  que  Targent  e1 
les  chances  d'augmenter  son  bien.  Ce  monde 
vous  regarde  pour  vous  mépriser  et  vous  anathé- 
matiser  si  vous  manquez  d'ardeur  un  seul  mo- 
ment pour  soigner  ce  qu'on  nomme  le  patri- 
moine des  enfants.  Pour  moi  qui  crois  que  tous 
les  instincts  très-positifs  et  très-généraux  soni 
providentiels,  je  commence  à  croire  qu'il  y  a 
une  vertu,  une  vertu  morale  à  être  riche,  sans 
quoi  le  chœur  des  hommes  ne  dirait  pas  conti- 
nuellement :  c'est  une  des  familles  les  plus  ri- 
ches, les  plus  respectables  de  notre  département; 
et,  en  effet,  il  y  a  du  vrai  là-dessous.  Ce  vrai  ne 
simplifie  pas  du  tout  les  problèmes  qui  pèsent 
sur  le  genre  humain  où  il  est  de  toute  nécessité 
que  les  neuf  dixièmes  des  hommes  aient  juste  le 
nécessaire  pour  ne  pas  ipourir  de  faim;  le  socia- 
lisme serait  un  pauvre  remède  à  ce  mal  universel 
puisqu'il  ne  saurait  donner  au  mieux  qu'un 
genre  humain  où  il  n'y  aurait  plus  de  riches  du 
tout  et  où  chacun  aurait  l'air  bien  peu  respectable 
dans  son  arrondissement,  avec  la  petite  portion 
congrue  qu'il  mangerait  paisiblement  dans  une 
manière  d'hospice  universel.  Enfin,  est-ce  que 
dans  le  plan  de  la  Providence  Lucain  aurait  rai- 
son de  dire  :  Humanum  paucis  vivit  genus?  ce  qui 
signifierait,  à  le  bien  entendre  :  tout  tend  et  con- 


LBTTRBS.  273 

court  à  produire  un  petit  nombre  d*homines 
triés,  pour  ainsi  dire,  dans  ces  millions  d'ébau- 
ches qui  meurent  sans  nom ,  sans  développe- 
ment  moral,  même  sans  avoir  connu  le  bien-être; 
an  petit  nombre  d'hommes  éclairés  et  d^ mœurs 
délicates;  un  petit  nombre  d'êtres  heureux  et 
vertueux;  un  plus  petit  nombre  d'hommes  de 
génie;  en  un  mot,  Alexandre,  Scipion,  César, 
Pascal,  Racine,  Leibnitz,  Newton  et  la  petite 
société  d'élite  qui  les  comprend  à  peu  près;  voilà 
un  monde  un  peu  étroit,  quoique  fort  brillant, 
et  cette  doctrine  a  l'air  un  peu  abominable.  Il 
n'y  a,  en  sa  faveur,  qu'une  doctrine  à  peu  près 
semblable  dans  l'ordre  religieux,  c'est  celle  du 
petit  nombre  des  élus*  Les  jansénistes  disaient 
bien  avec  Lucain  du  monde  à  venir  :  Humanum 
paucis  vivii  genus. 

Faites-moi  le  plaisir  de  me  dire  par  quel  ha- 
sard je  vous  dis  tout  cela  ?  C'est  certainement 
pour  causer  et  comme  je  ferais  si  nous  nous  pro- 
menions dans  vos  allées  d'ÉtioUes,  qui  ne  sont  pas 
grillées,  noircies,  arrosées  àlamécanique  comme 
les  Champs-Elysées.  Comment  voulez-vous  que 
je  sois  volontairement  à  Paris  ? 

Ah!  je  suis  sûr  que  vous  ne  lisez  pas  V Histoire 

de  Ifl  Restauration^  de  M.  de  Lamartine.  Vous  le 

liriez  pourtant  avec  intérêt  ce  livre  que  vous  dé- 
ni. 18 


274  LBTTKSa. 

daignez  ;  il  y  a  des  pages  bien  pathétiques  et  trop 
pathétiques  sur  M.  le  duc  d'Enghien  et  sur  le 
pauvre  petit  dauphin.  Je  l'ai  mis  dans  les  baga- 
ges de  madame  de  Staël  qui  part  aujourd'hui  oa 
demain  pour  Londres.  Je  suis  sûr  que  ces  para- 
graphes d'une  teinte  un  peu  vive  sont  efficaces 
contre  le  mal  de  mer.  Avez-vous  vu  dans  le  nu- 
méro d'aujourd'hui  de  la  Hevue  des  Deux  Mondes j 
avec  quelle  fureur  M.  Cousin  parle  des  femmes 
du  dix-huitième  siècle?  Je  voudrais  savoir  ce  que 
madame  d'Épinay,  ou  madame  du  Deffand  ou  ma- 
demoiselle de  Lespinasse  lui  ont  fait  de  particu- 
lièrement désagréable.  Je  voudrais  savoir  aussi 
ce  que  les  grandes  dames  de  la  Fronde  ont  fait 
pour  lui.  Il  a  l'air  d'avoir  été  le  maréchal  d'Hoo- 
quincourt  avant  que  d'avoir  été  professeur  de 
philosophie  ;  et  puis,  c'est  un  emportement  con- 
tre les  femmes  maigres  qui  passe  vraiment  tou- 
tes les  bornes,  et  aussi  un  dédain  sourd,  mais 
profond  pour  madame  de  Sévigné  quand  il  la 
ôompare  à  cette  génération  de  géantes  rebondies. 
Qui  m'aurait  prédit,  il  y  a  vingt  ans,  que  M.  Cou- 
sin s'occuperait  à  ranger  les  femmes  des  quatre 
derniers  siècles  suivant  leur  poids  ?  toutes  ces 
singularités  sont  mêlées  d'impressions  assez  ori- 
ginales. 
Adieu,  madame,  dites  ce  que  vous  faites,  ce  que 


LBTT'BXS.  1^6 

VOUS  ferez,  et  si  vous  êtes  mieux...  J*ai  idée  que 
mademoiselle  Marie  m'a  pris  en  grippe.  Je  ne  le 
lui  rends  pas,  contre  ma  coutume. 


LXXXVIII. 


A  H.   B.  BB  8AHUNB. 


Garcy,  4andi  8  septembre  1851. 

Avouez-le,  mon  cher  ami,  vous  espériez  bien 
que  la  maladie,  ou  toute  autre  circonstance  indé- 
pendante de  ma  volonté  m'empêcherait  de  vous 
répondre.  Vous  vous  seriez  senti  en  règle  avec 
moi  pour  toute  votre  vie,  et  absous  de  toutes  vos 
énormités  passées.  Je  viens  donc,  pour  vous 
faire  enrager,  vous  remercier  de  votre  très-ai- 
mable lettre. 

Je  vois  que,  suivant  le  précepte  de  TÉcriture, 
vous  ne  vous  inquiétez  point  du  lendemain.  Vous 
regardez  paisiblement  Toccident  des  vallées  des 
Vosges  ;  vous  écoutez  le  silence  des  grands  bois 
et  vos  yeux  se  perdent  dans  l'immensité  de  Tair  ; 
vous  vivez  au  plus  haut  des  cieux  parmi  les 
chœurs  de  Sophocle.  Après  tout,  comme  vous  n'y 
pouvez  rien ,  vous  avez  grand'raison  de  profiter 
de  tout  cet  aimable  spectacle  des  nuages  qui 


276  LETTRES. 

courent,  de  l'ombre  qui  fuit  dans  les  vallons, 
des  monts  qui  se  couronnent  de  rose  au  déclin 
du  jour.  Tout  cela  durera  plus  longtemps  qu'au- 
cun des  royaumes  et  qu'aucune  des  démocraties 
du  présent  monde.  Que  vous  êtes  heureux  de 
poursuivre  tant  de  lectures  variées,  depuis  So- 
phocle jusqu'à   M.   Flocon  !  J'espère  que  vous 
donnez  aussi  quelques  moments  à  M.  Granier  de 
Cassagnac.  Il  prêche  le  dogme  et  la  morale  avec 
une  rare  séduction.  Il  semble  faire  la  guerre  pour 
l'ordre  et  la  religion,  comme  les  Anglais  la  fai- 
saient dans  le  Canada  avec  des  bandes  de  chiens  fé- 
roces. Il  n'y  a  rien  qui  nuise  aux  bons  principes 
comme  d'être  défendus  par  des  passions  violentes. 
Les  discours  modérés  gagnent,  à  la  longue,  beau- 
coup plus  d'âmes  au  bon  sens  que  ce  dérègle- 
ment de  violences  et  d'injures.  Si  jamais  je  suis 
évêque  ou  gouvernement,  je  mets  quinze  jours 
au  pain  et  à  l'eau  quiconque  me  défendra  autre- 
ment qu'avec  douceur  et  par  de  bonnes  raisons. 
La  raison  n'est  raison  que  parce  qu'elle  n'est  ni 
violente,  ni  injuste,  ni  injurieuse,  ni  croyant  lé- 
gèrement le  mal.  La  raison  doit  être  comme  un 
officier  français  parfaitement  posé  jusqu'au  mo- 
ment où  il  sent  la  nécessité  de  tuer  son  homme. 
Les  hurlements  en  faveur  des  bonnes  causes 
leur  donnent  un  air  sinistre  qui  n'attire  que  les 


LETTRES.  277 

faibles  qui  ont  peur  et,  ceux-là,  on  ne  les  garde 

pas  longtemps  de  son  côté,  mais  vous  ne  pouvez 

^uère  apprécier  toutes  ces  nuances  puisque  vous 

Ti'entendez  le  dimanche  que  les  homélies   de 

Id.  Flocon.  Vous  avez  là  un  étrange  chapelain  et, 

par-dessus  le  marché,  assez  ennuyeux.  Il  est  de 

la  nature  des  poisons  froids.  On  ne  fait  point  ici 

de  ces  lectures  désordonnées  ;  il  est  vrai  qu'on 

lit  peu  ;  on  chasse  tout  le  jour. 

Ah  !  vous  dites  aussi  que  notre  Ocxcident  n'est 
pas  beau  parce  qu'il  n'a  pas  la  lumière  de  laGrèce  ! 
Ces  Vosges  vous  attristent  parce  qu'elles  ne  s'en- 
flamment pas  au  soleil  comme  les  vallées  du 
Taygète.  J'ai  par  moments  l'idée  que  dans  l'ordre 
de  la  nature  tout  est  beau,  à  peu  près  au  même 
degré,  pour  un  œil  attentif,  et  ma  raison  déci- 
sive, c'est  que  tous  ces  tableaux  sont,  apparem- 
ment, du  même  peintre,  et,  ajoutez,  d'un  peintre 
qui,  apparemment  aussi^  n'a  pas  de  défaillance. 
Je  sais  bien  que  ma  raison  est  si  forte  qu'elle  est 
même  un  peu  trop  forte,  car  elle  irait  à  prouver 
que  les  environs  de  Pantin  valent  les  environs 
du  Pénée  et  que  M.  Nadaud,  pris  en  son  genre,  a 
autant  de  grâce  que  madame  Norton;  mais^  d'a- 
bord, la  liberté  de  M.  Nadaud  a  peut-être  déformé 
Vhomme  extérieur  en  lui,  ce  qui  n'arrive  point 
là  où  il  n'y  a  pas  liberté,  et  puis  il  ne  faut  rien 


278  LETTRES. 

pousser  à  l'extrême  et  trouver  beau  ce  qui  est 
beau-  dans  les  Vosges,  sans  songer  toujours  à 
Hélène,  aux  portes  de  Mycènes,  aux  oliviers  du 
Céphyse  et  aux  cygnes  de  TEurotas. 

Quand  revenez-vous  à  Paris  ?  Tout  le  monde  ici 
veut  le  savoir  et  tout  le  monde  vous  dit  beaucoup 
d'amitiés. 


LXXXIX. 


A   MADAME  d'hAUSSONYILLE. 


Paris,  13  novembre  1851. 

Je  prends  adroitement  mon  temps  pour  vous 
écrire.  Ma  lettre  arrivera  aux  environs  du 
dimanche  ;  peut-être  que,  pour  varier  un  peu  les 
occupations  de  la  semaine,  vous  songerez  aux 
pauvres  gens  qui  sont  à  Paris.  Si  vous  êtes  sen- 
sible, vous  devez  nous  croire  tous  les  jours  sur 
le  point  d'être  emportés  par  une  ravine  d'eau.  Ja 
crois  pourtant,  malgré  les  apparences,  qu'il  n'en 
sera  rien,  et  que  le  Président  de  la  République 
est,  comme  disait  Âugereau,  un  jeune  homme 
trop  bien  élevé  pour  méditer  de  pareilles  choses. 
Ce  que  je  puis  vous  garantir,  c'est  qu'aujour- 
d'hui, premier  jour  de  la  discussion,  il  n'y  a  pas 
quatre  chats  devant  l'Assemblée  nationale.  Il 


LETTRES.  279 

a^^araît  clairement  que  les  hommes  rouges  ont 
assez  de  bon  sens  pour  laisser  les  gens  modérés 
se  disputer  et  peut-être  se  manger  en  famille. 
Ces  rouges  ne  viendront    vraisemiblablement 
qu'au  dessert,  qui  peut  se  faire  attendre  encore 
quelque  temps.  Le  Président  de  la  République 
ne  fait  pas  mal  de  recrues  dans  les  réunions  mo- 
dérées. On  commence  à  y  insister  pour  qu'on 
discute  tout  de  bon  et  amicalement  le  projet  de 
loi  du  gouvernement,  sauf  à  y  apporter  tous  les 
a.mendements  qu'on  voudra.  Les  faibles  se  mul- 
tiplient et  il  devient  beaucoup  plus  probable  que 
œoi  finira  par  une  faiblesse  que  par  une  folie.  Il 
^st  vrai  que  d'un  autre  côté  les  questeurs  et  le 
ministère  ne  peuvent  pas  s'entendre  sur  la  ques- 
tion de  savoir  si  M.  Dupin  doit  ou  vt&a  être  le  gé- 
nén^sime  des  armées  de  France,  le  cas  échéant. 
lies  ministres  avaient^ommencé  par  avouer  que 
c*était  à  M.Dupin  et  à  M.  de  Panât  de  commander 
ces  armées,  quand  ils  en  avaient  le  désir,  mais, 
depuis  lors,  on  les  a  fait  réfléchir  et  ils  soutien- 
Bent  que  ce  qu'ils  avaient  dit  là  était  une  énorme 
sottise  dont  ils  étaient  tout  à  fait  incapables*  On 
usure  qu'on  a  fait  enlever  des  casernes  lé  dé- 
tsret,  resté  affiché   depuis   lonigtemps,  sur   les 
dfmts  du  président  de  l'Assemblée  à  disposer  de 
la  troupe,  mais  je  ne  le  tiens  que  d'un  ennemi 


280  LBÏTRBS. 

du  Président  de  la  République.  Ce  qui  est  cer- 
tain, c'est  que  chacun  croit  à  un  prochain  orage^ 
et  qu'on  ne  se  croit  plus  six  mois  devant  soi, 
comme  quand  on  espérait  ne  périr  qu'à  la  fin  de 
mai  prochain.  J'estime  encore  que  ces  terreurs 
passeront,  et  que  tout  le  monde  arrivera  dépe- 
naillé et  en  guenilles  sur  les  bords  de  ce  mois  de 
mai,  sans  équipages  de  pont  pour  passer  la  ri- 
vière et  pourchassé  par  les   cosaques  rouges. 

14  novembre. 

On  n'écrit  pas  dix  lignes  de  suite  sans  en- 
tendre frapper  à  sa  porte  un  petit  coup  dis- 
cret et  voir  un  monsieur  quelconque  qui  s'é- 
tablit pour  une  heure  à  parler  de  la  situation 
vraiment  tendue  dans  laquelle  nous  nous  trou- 
vons. Vous  verrez  par  le  résultat  de  la  discus- 
sion d'hier  que  la  majorité  n'était  pas,  en  effet, 
bien  ferme  dans  ses  étriers.  Neuf  voix  ne  sont 
pas  un  grand  signe  d'une  invincible  résolution. 
La  discussion  avait  été  si  peu  brillante  de  la  part 
du  gouvernement  que  les  moins  portés  à  bien, 
juger  de  la  résolution  des  modérés  comptaient, 
au  moment  du  vote ,  sur  une  cinquantaine  de 
voix  pour  le  rejet  immédiat,  mais  on  commence 
déjà  à  rendre  à  César  ce  qu'on  doit  à  Dieu.  Mal- 
gré la  vivacité  des  débats  de  l'Assemblée,  nous 


LETTRES.  281 

I 

ciissertons  un  peu  sur  les  questions  les  plus  déli- 
<3ates  de  la  philosophie.  Si  le  préfet  de  police 
écoutait  à  la  porte,  il  entendrait  rechercher  s'il 
■y  a  des  atomes  et  si  l'on  peut  concevoir  un  mo- 
ment  où  rétendue    matérielle   est  indivisible 
d'une  manière  absolue.  Il  entendrait  M.  de  Bro- 
glie  me  menacer  de  tomber  dans  Tidéalisme^ 
parce  que  je   ne  peux  pas  conserver  Tatome 
matériel,  et  que  je  soutiens  que  F indivisibi té  ab- 
solue est  le  trait  par  lequel  l'esprit  se  dégage  de 
la.  matière. 


xc. 


A   M.    E.    DE  SAHUNB. 

Paris,  15  novembre  1851. 

Mon  cher  ami,  je  n'attends  pas  de  lettres  de 
>ous,  mais  je  veux  vous  dire  que  je  ne  vous  ou- 
])lie  pas  au  milieu  des  pompes  de  Parb.  Vous 
croirez  peut-être  que  les  pompes  dont  je  parle 
sont  des  pompes  à  incendie  et  que  nous  sommes 
menacés  d'être  brûlés  pour  refus  de  suffrage 
universel.  Il  n'en  est  pas  encore  tout  à  fait  cdnsi. 
On  assure  que  nous  avons  encore  quelques  jours 
à  vivre  et,  de  matin  en  matin,  nous  arriverons  à 
Taurore  du  mois  de  mai  où  nous  entendrons 


282  LETTRES. 

chanter  le  rossignol  et  rugir  les  Red-men,  Il  y  a 
eu,  le  jour  même  du  vote  de  rejet  de  la  loi  pro- 
posée par  M.  de  Thorigny,  une  petite  alarme 
parmi  les  membres  de  la  majorité  qui  se 
croyaient  les  plus  compromis  devant  le  Prési- 
dent. Plusieurs  d'entre  eux  ont  soupçonné  que 
le  pouvoir  exécutif  aurait  la  fantaisie  de  s'assu- 
rer dans  la  soirée  de  leurs  personnes  à  l'effet  de 
procéder  le  lendemain  à  un  18  Brumaire  paisi- 
ble. Ce  soupçon  les  a  déterminés  à  aller  passer 
la  soirée  chez  le  sage  M.  Baze,  au  sein  de  l'As- 
semblée nationale,  afin  d'être  à  portée  des  pre- 
miers secours  si  la  gendarmerie  venait  les  visi- 
ter. La  soirée  s'est  prolongée  jusque  vers  deux 
ou  trois  heures  du  matin,  après  quoi,  n'enten- 
dant ni  bruit  de  chaînes,  ni  pas  de  chevaux, 
chacun  a  pris  le  parti  d'aller  se  coucher  plus  ou 
moins  chez  soi.  Comme  dans  les  jours  de  tem- 
pête, on  voyait  sous  le  grand  chêne,  qui  est  le 
salon  de  M.  Baze,  les  êtres  les  plus  divers  de  la 
création,  tous  réimis  par  un  sentiment  commun, 
M.  Jules  Favre,  M.  Emile  de  Girardin,  M.  Thiers, 
M.  le  général  Lamoricière,  M.  le  général  Chan- 
gamier  et  plusieurs  autres  membres  très-res- 
pectables de  la  majorité.  Ils  se  sont  certainement 
trompés  ce  jour-là,  mais  il  y  avait  de  quoi  se 
tromper,  et  je  trouve  que  c'est  une  inquiétude 


LVTTRBS.  28a 

assez  bien  placée.  Voici  Torage  passé.  Il  en  pas- 
sera encore  bien  d'autres  de  ce  genre  sur  le  toit 
de r Assemblée  avant  la  fin.  Les  gens  qui  connais- 
sent bien  Paris  disent  néanmoins  que  la  fermen-^ 
tation  est  très-grande  dans  les  classes  ouvrières. 
On  leur  fait  si  souvent  le  catéchisme  sur  le  suf- 
frage universel  qu'elles  recommencent  à  s'en 
entêter  ;  tout  cela  fait  que  nous  ne  sommes  pas  à 
la  noce  ;  excepté  le  général  Cavaignac  qui  va  se 
marier  sur  les  ruines  dumondeàune  jolie  demoi- 
selle de  dix-neuf  ans.  Je  ne  vois  pas  pourquoi 
on  ne^e  marierait  pas  à  la  veille  du  déluge.  Il  est 
vrai  qu'on  a  chance  de  ne  pas  pouvoir  établir 
ses  enfants,  mais  on  a  aussi  l'espoir  fondé  que 
les  enfants  ne  réclameront  pas  d'établissement. 
Adieu,  mon  cher  ami,  je  regrette  beaucoup 
ces  derniers  temps  de  Broglie,  quoique  je  tourne 
à  la  mort  dans  la  campagne,  vers  les  six  heures 
du  soir,  quand  la  nuit  vient  et  que  les  chemins  de- 
-nennenttout  noirs. 


xci. 

A  MADAME  LA  BARONNB  DE  LASCOURS. 

Paris,  11  février  1852. 

Chère  madame,  oui,  certainement,  je  veux 


284  LBTTRBS. 

toujours  VOUS  écrire,  et  je  voudrais  même  vous 
écrire  toujours,  mais,  durant  ces  jours  de  trem- 
blement de  terre  universel,  toutes  les  habitudes 
de  la  vie  à  quoi  Ton  tient  le  plus  sont  déroutées. 
Ce  qui  est  très-fixe  pour  moi,  c'est  le  désir  de 
vous  voir  enfin  arriver  au  mois  de  mai.  Je  croycds 
que  vous  aviez  renoncé  à  Paris,  à  ses  pompes  et 
à  ses  œuvres.  Ses  nouvelles  pompes  et  ses  œuvres 
récentes  n'ont,  à  la  vérité,  rien  de  bien  fascinsmt. 
Ce  n'est  pas  cependant  qu'elles  n'agissent  sur  un 
grand  nombre  de  personnes  et  même  sur  celles 
dont  on  l'eût  le  moins  attendu.  Si  on  m'avait 
donné  à  deviner,  l'an  dernier,  ceux  qui,  dans 
les  derniers  événements,  iraient  à  droite  et  ceux 
qui  tourneraient  à  gauche,  j'aurais,  pour  beau- 
coup, deviné  de  travers.  Le  drame  était  si  com- 
pliqué, que  les  impressions  particulières  de  cha- 
cun, au  moment  de  la  crise,  ont  décidé  de  son 
jugement  sur  les  événements.  Quand  la  poussière 
de  cette  mêlée  sera  tombée,  on  reprendra  sa 
pente  naturelle,  et  on  ne  verra  plus  les  scanda- 
les d'opinions  dont  nous  avons  été  témoins.  Pour 
moi,  qui  n'avais  jamais  vécu  que  parmi  la  liberté 
de  penser,  de  parler  et  d'écrire^  j'aurais,  je  crois 
beaucoup  de  peine  à  m'accoutumer  au  régime 
bienfaisant  inauguré  le  2  décembre.  Cela  fait 
l'effet  de  vivre  dans  une  autre  planète,  une  pla- 


LETTRES.  285 

nète  où  règne  un  grand  silence,  et  un  vent  sec  et 
froid.  Les  esprits  profonds  disent  que  c'est  la 
condition  de  Tordre.  Je  suis  bien  incapable  de 
les  contredire.  Je  me  ferai,  probablement,  à  ces 
éléments. 

On  va  nommer  demain  M.  Berryer  et 
M.  de  Musset  en  remplacement  de  M.  Dupaty  et 
de  M.  de  Saint-Priest.  Le  pauvre  M.  de  Saint- 
Priest  est  allé  mourir  bien  tristement  au  fond  de 
la  Russie.  Je  Pavais  vu  assez  souvent  ces  der- 
niers temps  chez  sa  tante.  Il  avait  certainement 
beaucoup  d'esprit  et  d'instruction. 

Adieu,  chère  madame,  je  ne  crois  pas  que  vous 

vous  présentiez  pour  entrer  dans  la  nouvelle 

Chambre  législative.  Vous  n'aimez  pas  beaucoup 

les  disputes.  Il  est  vrai  qu'il  n'est  pas  probable 

qu'on  se  querelle  beaucoup  dans  ce  lieu  où  on  a 

livré  tant  de  batailles  depuis  trente  ans.  Je  ne 

vois  ici,  ni  autour  d'ici,  aucun  empressement  à 

le  disputer  aux  candidats  du  gouvernement  qui 

ne  seront  pas  pris  parmi  les  esprits  violents  ni 

les  caractères  audacieux.  Ce  sera,  probablement, 

tin  asile  de  paix  et  il  est  juste  qu'il  soit  situé  sur 

la  place  de  la  Concorde. 


286  LBTTRBS. 


ex  IL 


A   M.    P18CAT0RY. 


Pariit,  8  mars  1852. 

N'est-ee  pas  M.  le  duc  de  Bourbon  qui  disait 
un  jour  à  M.  de  Talleyrand  le  lendemain  de  sa 
sortie  du  ministère  :  Monsieur  va  dans  ses  terres? 
C'était  une  coutume  sage,  bien  qu'elle  fût  de 
l'ancien  régime,  que  de  se  retirer  dans  ses  terres 
quand  on  n'avait  plus  rien  à  faire  dans  l'État.  La 
moitié  des  misères  de  Cicéron  vient  de  ce  qu'il 
n'avait  jamais  pu  prendre  son  parti  de  cultiver 
des  légumes  du  côté  de  Formies  ou  dans  Fras- 
cati.  Il  recommençait  chaque  jour  une  petite 
toile  d'araignée  que  le  rude  balai  de  ses  ennemis 
emportait  le  lendemain.  Il  devrait  y  avoir  dans 
les  bonnes  universités  une  chaire  où  l'on  ensei- 
gnât à  ne  pas  parler  et  à  ne  pas  agir,  dans  l'oc- 
casion. Quand  l'abbé  Sieyès  répondait  à  qui  lui 
demandait  ce  qull  avait  fait  durant  la  Terreur  : 
foi  vécu ,  il  ne  disait  pas  du  tout  une  platitude,  à 
le  bien  entendre...  Mais  il  paraît  que  le  Français  ' 
n'est  pas  propre  à  ce  genre  d'exercice  assez  pé- 
nible, il  est  vrai.  Je  suis  sûr  qtie  les  caporaux 
instructeurs  ont  toutes  les  peines  du  monde  à 


LETTRSS.  287 

enseigner  aux  conscrits  le  mouvement  qu'ils  nom- 
ment immobile.  La  destinée  nous  dit  pourtant 
souvent  :  attention!  immobile! 

Si  nous  n'étions  pas  immobiles,  pour  le  mo- 
ment, c'est  que  nous  y  mettrions  beaucoup  de 
mauvaise  volonté.  Si  Rousseau  n'était  pas  d'avis 
d'emmsdlloter  les  enfants,  M.  le  Président  de  la 
R^ublique  est  d'un  avis  contraire  pour  les  gran- 
des personnes.  Je  n'ai  jamais  entendu  un  si  grand 
sMence  de  ma  vie.  Je  crois  que  le  gros  du  public 
n'en  éprouve  pas  beaucoup  de  malaise.  Il  jouit 
encore  du  plaisir  de  n'être  pas  mort  de  la  main 
des  socialistes.  Il  tient  comme  un  remède  auquel 
il  doit  son  salut  tous  les  coups  de  bâton  qu'il  voit 
distribuer  à  droite  et  à  gauche  par  la  main  pa- 
ternelle du  gouvernement.  Quand  il  voit  exiler 
les  honnêtes  gens,  il  en  conclut  que  le  pouvoii^ 
est  encore  bien  plus  rude  envers  les  coquins  et 
il  sent  redoubler  le  sentiment  de  sa  sécurité.  Il 
est  vraisemblable  que  le  temps  modifiera  ces 
dispositions,  mais  au  moment  où  les  hommes 
commenceront  à  ne  plus  aimer  l'ordre  parfait 
d'un  couvent  fort  sévère,  les  grilles  seront  po- 
sées partout  et  l'impitoyable  portier  donnera  des 
coups  de  clef  sur  la  tête  à  ceux  qui  voudront  re- 
tourner dans  la  Babylone  du  monde.  On  parlait 
beaucoup  dans  ces  derniers  jours  d'un  projet  de 


288  LBTTRBS. 

loi  sur  renseignement  public  qui  n'était  pas 
tout  à  fait  conforme  aux  idées  de  1789.  Il  n'y  au- 
rait eu  dans  le  plan  ni  philosophes  ni  professeurs 
de  philosophie  et  l'insolence  des  libertins  n'au- 
rait pas  été  à  la  noce.  Il  se  dit  beaucoup  aujour- 
d'hui que  ces  mesures  salutaires  sontou  ajournées 
ou  remises  à  la  délibération  du  conseil  d'État. 
Les  évoques,  eux-mêmes,  à  ce  qu'on  assure, 
étaient  tout  effrayés  de  la  charge  immense  qu'on 
leur  donnait.  Les  dernières  nouvelles  sont  que 
M.  le  Président  de  la  République  ne  promulguera 
plus  beaucoup  de  décrets  de  son  motu  proprio  et 
qu'il  est  tout  entier  à  la  mise  en  mouvement  de 
la  vaste  machine  qu'il  a  conçue  et  qui  commen- 
cera de  travailler  le  29  du  mois  courant.  J'ai 
compté  sur  mes  doigts  que  des  deux  cent  soixante- 
et-un  membres  du  corps  Législatif,  j'en  connais 
tout  au  plus  quinze,  encore  n'est-ce  pour  la  plu- 
part que  de  vue.  C^est  déjà  beaucoup  d'honneur 
pour  moi,  mais  il  faut  que  j'aie  vécu  en  bien 
mauvaise  société  toute  ma  vie  pour  connaître  si 
peu  l'élite  de  la  nation.  La  Chambre  des  députés 
a  l'air  d'un  petit  bijou  depuis  que  vous  n'y  êtes 
plus.  Tout  est  lavé  et  mis  à  neuf,  afin  que  les 
honnêtes  gens  qui  vont  venir  ne  retrouvent  pas 
la  trace  de  cette  vilaine  race  qui  les  a  précédés. 
Toutes  choses  sont  faites  nouvelles,  et  l'Europe 


LETTRES.  289 

entière,  à  peu  d'exceptions  près,  semble  comme 
une  dame  sur  le  retour  qui  se  fait  dévote.  Je  ne 
sais  pourquoi  je  tiens,  malgré  toute  apparence, 
que  ce  n*est  pas  encore  pour  tout  de  bon  et  que  la 
dame  aura  encore  un  été  de  la  Saint-Martin.  Je 
crois  à  la  domination  iinale  du  sens  commun,  de 
réquité,  d'une  liberté  honnête.  On  dit  qu'il  n'y  a 
que  les  mauvais  sujets  qui  puissent  avoir  cette 
façon  de  penser.  Il  y  a  ici  une  fièvre  patriotique 
qui  pousse  à  la  recherche  des  bonnes  places  et 
des  beaux  uniformes  avec  une  grande  vivacité  et 
une  assez  touchante  unanimité.  Pourtant  il  y  a 
des  gens  plus  modérés.  Un  ancien  ambassadeur 
disait  l'autre  jour  :  c<  Oui,  sans  doute,  j'ai  sou- 
»  haité  d'être  du  Sénat,  mais  ce  n'est  pas  pour 
»  ce  que  vous  croyez  bien  ;  ce  n'est  pas  pou  r  la  va- 
»  nité d'être  d'un  des  premiers  corps  de  l'État; 
»  c'est  simplement  à  cause  de  cette  dotation  qui 
»  est  fort  commode  dans  des  temps  difficiles 
»  comme  ceux-ci.  »  Voilà  de  bonnes  âmes  et 
quinese  laissent  pas  aller  aux  fumées  delà  vaine 
gloire. 

Vous  avez  vu  que  M.  d'Haussonville  va  soute- 
nir, le  17,  un  procès  à  Bruxelles  pour  la  publica- 
tion du  Bulletin  français.  On  ne  peut  pas  me 
dire  quelles  pénalités  porte  la  loi  de  1816,  aux 
termes  de  laquelle  lui  et  M.  Alexandre  Thomas 
m.  19 


290  LBTTBS8. 

sont  traduite  en  justice»  Ces  lois  de  1816  étaient 
en  général  assez  draconiennes .  Tous  }es  siens 
ici  sont  fort  attristés  et  sa  mère  n'est  pas  d*un 
âge  où  ces  secousses  soient  sans  danger. 

Tout  est  vraiment  trop  triste.  On  ne  voit  nulle 
part  de  perspective  tolérable.  Le  mieux  est  en- 
core de  se  resserrer  dans  les  plaisirs  de  la  vto 
naturelle,  de  ne  point  écouter  le  bruit  des  serru- 
riers qui  travaillent  au  repos  public  et  de  regar- 
der pousser  ses  arbres  si  Ton  en  a,  de  soigner 
les  poules,  les  fleurs  et  son  potager,  comme  fait 
mademoiselle  Isabelle.  Qu'il  y  a  loin  des  cinq  ans 
où  vous  étiez  encore  en  Grèce!  Que  dirait  le 
pauvre  M.  Coletti  du  spectacle  des  choses  pré- 
sentes, s'il  était  encore  de  ce  monde?  qu'en  di- 
raient ceux  qui  vivaient  près  de  vous  où  vous 
êtes  aujourd'hui?  Il  y  a  un  beau  passage  de  Ci- 
céron  et  d'un  grande  mélancolie  sur  la  mort  de 
l'orateur. Crassus  et  qu'on  applique  volontiers  à 
tous  ceux  que  nous  ne  verrons  plus  :  sed  ii  tamen 
rempublicenn  casus  seeuti  sunt  ut  mihi  non  erepta 
L.  Crasso  a  Dits  immortalibus  vita  sed  donata  mars 
esse  videatur. 

Comment  va  votre  bras  ?  Vous  avez  traité 
cette  fois  votre  épaule  co  mme  vous  avez  fait,  il 
y  a- bien  des  années  à  Saint-Cloud,  quand  notre 
ami  Raulin  et  moi  nous  vous  avons  accompagné 


LBTT&BS.  291 

tians  une  caseroe  pour  y  chercher  un  chirur- 
gien. Vous  n'avez  tenu  aucun  compte  d'aucun 
avis  de  médecin.  Si  c'eût  été  de  ce  temps-ci, 
noas  aurions  demandé  un  flrman  du  ministre 
des  Travaux  publics  qui  vous  aurait  fait  rajuster 
la  clavicule  par  mesure  de  sûreté  générale,  tout 
comme  il  vous  ferait  casser  bras  et  jambes  par 
cette  même  mesure  de  sûreté  générale,  si  cela 
lui  faisait  plaisir. 
Adieu,  mon  cher  ami,  mille  tendres  amitiés. 


10  mars. 


Je  vous  disais  qu'on  croyait  qu'il  ne  pleuvrait 
pins  de  décrets  d'ici  à  la  réunion  du  Corps  légis- 
latif. En  voici  pourtant  un  sur  i'i&struction  pu- 
blique qui  mettra  enfin  un  terme  aux  témérités 
de  l'enseignement.  Les  gens  qui  broncheront 
seront  révoqués  par  le  ministre  qui  les  conduira 
dervant  le  conseil  qui  les  jugeait  autrefois ,  et 
le  ministre  dira  au  conseil  :  «  Regardez-bien 
»  ce  monsieur,  c'est  un  drôleque  je  viens  de  ré- 
»  voquer,jenevous  en  dis  pas  davantage  ni  à  hii 
»  non  plus.  I»  Ce  procédé,  appliqué  àr  l'administra- 
tiOB  de  la  justice  ordinaire,  consisterait  à  faire 
conduire  par  la  gendarmerie  un  homme  devant 
la  cour  et  à  dire  aux  juges  :  «  je  vous  avertis  que 
»  j'ai  condamné,en  ma  qualité  de  gouvernement. 


292  LETTRES. 

»  cet  individu  aux  galères  à  perpétuité.  Gendar- 
»  mes,  menez  monsieur  en  Cassation,  et  donnez 
»  avis  à  la  cour  de  ce  que  je  viens  de  faire.  La 
»  séance  est  levée,  demi-tour  à  droite,  marche  !  » 


XCIII. 

A   MADAME   LA   BARONNE  A.    DE   STAËL. 

.  Paris,  16  octobre  1852. 

Toutes  choses  sont  ici  dans  le  grand  repos  qui 
précède  les  grands  événements.  Il  n'est  pas  dou- 
teux que  l'Empire  soit  constitué  d'ici  à  un  mois, 
mais  M,  lô  Président  de  la  République  n'y  met 
pas  d'empressement.  Il  agit  comme  Dieu  par 
nombre,  par  poids  et  par  mesure.  Il  est  à  peu 
près  sûr  que  la  nation  sera  pour  lui,  la  semaine 
prochaine,  ce  qu'elle  était  cette  semaine-ci.  Il 
ne  l'épousera  donc  que  la  semaine  prochaine, 
afin  que  cela  n'ait  pas  Pair  d'un  rapt  autorisé 
seulement  par  un  mouvement  de  passion.  Ce  ne 
sera  pas  un  mariage  de  Gretna-Green.  Je  crois 
même  que  le  Pape  viendra  bénir  cette  union.  Ce 
sera  un  mariage  de  raison  aussi  bien  que  d'in- 
clination. Ce  n'est  pas  un  motif  pour  qu'il  ne 
tourne  pas  mal.  Nous  avons  vu  samedi,  Paul  et 


LETTRES.  293 

xnoi,  toutes  les  pompes  de  l'entrée  dans  Paris.  Il 
tx'Y  avait  nul   enthousiasme  apparent  sur  les 
points  que  nous  avons  visités.  C'était  le  quartier 
de  la  Madeleine  et  des  Affaires  étrangères.  Il  en 
était  tout  autrement,  dit-on,  dans  les  lieux  plus 
voisins  de  la  Bastille  et  du  faubourg  Saint-An- 
toine, où  les  cris  de:  Vive  l'Empereur!  avaient 
beaucoup  de  vivacité.  L'exaltation  tient  à  si  peu 
de  chose  dans  le  monde  et  il  y  a  tant  d'éléments 
qui  entrent  dans  sa  composition,  surtout  dans 
le's  masses  du  peuple,  qu'il  n'y  a  pas  beaucoup 
de  conséquence  à  tirer  du  peu  qu'on  voit  de  ses 
yeux.  Quoi  qu'il  en  sù%Y  Empire  est  fait.  Reste  à 
voir  la  suite  qui  est  fort  obscure,  comme  l'ave- 
nir, en  général,  et  comme  aussi  cQlinvenir^  en 
particulier.  Le  pauvre  ami  mahométaii  de  M***, 
Abd-e^Éader,  est  mis  en  liberté.  Ce  n'est  pas  ce 
que  je  désapprouve,  mais  il  est  mis  en  liberté 
avec  des  considérants  injurieux  pour  les  gouver- 
nements qui  ont  précédé  et  c'est  là  un  procédé 
un  peu  révolutionnaire.  Les  gouvernements  qui 
se  succèdent  ne  doivent,  en  bonne  politique,  que 
s'injurier  le  moins  possible  et  il  n'y  avait  pas  ici 
nécessité  à  l'injure. 

Vous  voilà  donc  dans  ce  grand  et  aimable  re- 
pos de  Carra,  après  tant  de  courses  sur  terre  et 
sur  mer?  Quinze  jours  sans  aucun  souci,  avec  les 


294  LETTRES. 

siens,  n'est  pas  un  petit  trésor.  Je  crains  que  le 
froid  ne  gâte  un  peu  ce  plaisir;  on  dit  que  vous 
vivez  dans  la  neige.  Voilà  Paul  en  bonnes  mains, 
son  père  étant  revenu.  Je  n'ai  pas  encore  de  pro- 
jets pour  cet  hiver,  en  ce  qui  me  touche  person- 
nellement. 


xciv. 


A  MADAME  PISCATORT. 


Paris,  19  juin  1853. 

Madame^ 

Je  me  fais  sans  cesse  décrire  Chérigny  dans 
les  plus  ladmitieux  détails.  J'ai  les  tableaux  qu'en 
font  M.  d'Haussonville,  Albert,  M.  de  Viel-Castel, 
madamed'Haussonville.  J'aurais  pourtantla  pas- 
sion de  le  voir  de  mes  yeux.  SU  passait  par  Ché- 
rigny un  de  ces  artistes  en  daguerréotype' qui 
courent  la  Fr6uice,  il  serait  bien  beau  à  M.  Pis- 
catory  de  me  faire  faire  une  petite  vue  microséo- 
pique  de  votre  maison  par  le  côté  que  vous  habi^ 
tezle  plus.  J'en  ornerais  les  murs  un  peu  sombres 
de  mon  cabinet.  J'aurais  aimé  à  Tavoir  devant 
moi  ces  derniers  jours,  à  Paris.  Ce  Paris  était 
d'une  solitude  xm  peu  triste  durant  ces  grandes 
IStes,  qaand  on  n'y  était  pas  invité.  La  foule 


LBTTRBS.  295 

était  si  grande  cpie  je  n'ai  pu  apercevoir  le  pro- 
fil d'aucun  de  ces  maîtres  du  monde  qui  se  pro- 
menaient sous  des  arcs  de  triomphe.  Rien  ne 
marque  mieux  la  grandeur  et  la  force  du  gou- 
vernement que  le  luxe,  Téclat,  les  plaisirs  mêlés 
À  la  conduite  d'une  grande  guerre.  Ce  n'est  plus 
•  de  nos  jours  qu'on  dit  :  «  Demain  relâche  à  cause 
fie  la  bcUaille  ».  Ce  calme,  dans  un  si  grand  sujet 
de  trouble,  tient  probablement  à  la  division  du 
travail.  Chacun  est  à  son  affaire  et  fedt  ce  à  quoi 
il  est  propre.  Ce  qui  est  certain  c'est  que  si  Col- 
bert  ou  M.  Turgot  ou  le  premier  Empereur  lui- 
même  revenaient  au  monde  ils  seraient  bien 
étonnés  de  ce  que  nous  voyons.Ces  gens-là  étaient 
affairés,  avares,  tatillons.  Aujourd'hui  on  dirait 
que  c^est  dans  les  Mille  et  une  Nuits  qu'on  a  pris 
les  principes  de  notre  économie  politique.  On 
n'avait  pas  bien  étudié  encore  la  véritable  nature 
du  crédit,  qui  est  sans  limites  tant  que  la  con- 
fiance est  sans  bornes,  de  même  qu'on  homme 
qui  tombe  ne  se  ferait  jamais  de  mal  s'il  pouvait 
tomber  toujours.  Aussi  dit-on  que  les  £ête9  de 
raôtel  de  Ville  surpassaient  toute  intelligence. 
La  reîne  d'Angleterre  a  trouvé  que  les  jours  de 
LondreB  étaient  sombresen  comparaison  de  cette 
nuit  enflammée.  Que  de  choses  a  vues  cet  H&tel 
de  Ville  depuis  deux  siècles,,  depuis  le  grand 


296  LETTRES. 

Condé  jusqu'au  prince  Napoléon!  que  de  choses 
la  reine  d'Angleterre  elle-même,  toute  jeune 
qu'elle  est,  n'a-t-elle  pas  vues  depuis  son  séjour 
à  Eu  jusqu'à  cette  dernière  promenade  sur  les 
ruines  de  Neuilly!  M.  de  Viel-Castel  est  parti 
d'ici  samedi  ;  il  avait  été  assez  souffrant,  ce  qui  ne 
Ta  pas  empêché  d'être  fort  en  train  de  conversa- 
tion et  de  poursuivre  son  histoire  de  la  Restau- 
ration. Je  compte  sur  cette  histoire  pour  me 
rendre  équitable  en  matière  politique.  Mais  si 
les  passions  sont  bien  folles^  l'équité  est  bien 
sage. 

J'espère  que  la  saison  ne  contrarie  pas  les 
plaisirs  un  peu  sévères  que  M.  Piscatory  trouve 
dans  l'agriculture.  Malgré  tous  les  souvenirs 
de  l'antiquité  romaine,  alors  qu'on  cultivait 
ses  champs  après  avoir  gagné  des  batailles,  il 
semble  un  peu  rude  de  cultiver  des  pommes  de 
terre  et  d'engraisser  des  moutons,  après  avoir 
travaillé  au  gouvernement  de  son  pays  et  tra- 
vaillé à  la  prospérité  de  la  Grèce  ;  mais,  s'il  est 
désintéressé,  il  a  bien  des  sujets  de  se  consoler 
en  voyant  les  autres  faire  tout  ce  qu'il  ne  peut 
plus  faire.  Il  a  vu  M.  de  La  Valette  assurer  aux 
catholiques  latins  plusieurs  clefs  de  plusieurs 
chapelles  dans  Jéi^usalem.  Il  voit .  conduire  une 
flotte  française  non  loin  des  Dardanelles,  tandis 


■c 


LETTRES.  297 

que  l'empereur  de  Russie  prendra  possession 
de  la  Moldavie  et  de  la  Valachie.  A  l'intérieur, 
Paris  entier  va  être  prochainement  remis  à  neuf 
et  cela  de  toute  nécessité  puisqu'il  est  présente- 
ment couvert  de  démolitions.  Le  bruit  des  fac- 
tions est  absolument  étouffé  et  vous  n'entendriez 
pas  une  plainte  dans  tout  l'Empire.  L'œil  vigi- 
lant de  la  police  pénètre  partout  et  peut-être 
qu'elle  surprendra  dans  ma  lettre  même  la  juste 
expression  de  mon  admiration.  Tout  cela  est 
bien  fait  pour  mettre  un  peu  de  baume  dans  le 
sang,  et  pour  faire  bêcher  avec  courage  des 
champs  qu'on  laissera  à  ses  petits-enfants. 

Il  faudrait  joindre  quelques  livres  un  peu  inté- 
ressants à  tant  de  motifs  de  satisfaction  ;  mais 
c'est  l'inconvénient  des  époques  très-heureuses 
où  l'ordre  règne  sans  contradiction  de  fournir 
très-peu  à  l'imagination.  Il  semble  qu'on  s'en- 
dorme dans  l'excès  du  bien-être.  Mademoiselle 
Isabelle  vous  dira  que  jamais  un  poulet  qu'on 
engraisse  avec  soin  et  qui  ne  manque  de  rien  ne 
s'avise  de  penser  et  d'écrire  avec  quelque  viva- 
cité. Il  est  heureux  et  voilà  tout.  Il  verrait  mille 
objections  à  toute  idée  un  peu  nouvelle,  si  par 
hasard  il  lui  en  venait  ;  elle  pourrait  choquer  la  fille 
de  Basse-cour  qui  lui  ferait  sa  part  plus  petite  ; 
elle  pourrait  irriter  le  cuisinier  et  le  faire  arriver 


29S  LBTTKSS. 

aux   plus   grandes  extrémités.    Les  idées    de 
M.  Cousin  sur  le  beau,  soit  dit  sans  comparai- 
son, ne  choqueront  aucun  cuisinier.  Ce  n'est 
pourtant  pas  la  peine  d'être  un  grand  esprit  et 
d'avoir  passé  cinquante  ans  en  tête  à  tête  avec  le 
beau  pour  n'en  avoir  tiré  que  cela.  A  quoi  sert 
d'avoir  vécu  toute  sa  jeunesse  avec  Platon,  d'avoir 
consacré  son  âge  mûr   à  tourner  autour  des 
grandes  dames  du  dix-septième  siècle,  pouf  nous 
dire  d'une  façon  trop  dogmatique  ce  que  tout  le 
monde  sait  sans  en  faire  gloire?  J'ai  droit  de-me 
plaindre  de  M.  Cousin,  ne  me  sentant  que  beau- 
coup d'admiration  pour  son  esprit,  et  n'ayant 
aucun  des  penchants  qui  font  qu'on  se  déchaîne 
si  injustement  contre  lui  aujourd'hui;  mais  je 
n'aime  pas  qu'on  me  parle  avec  le  ton  d'empire 
qu'il  affecte  pour  me  dire  des  choses,  ou  trop 
vraies  pour  qu'on  les  redise  ou  trop  fausses  pour 
qu'on  les  soutienne.  Il  a  beau  dire  des  lieux 
communs  dans  le  style  du  grand  siècle,  cela  ne 
fera  jamais  que  de  vieilles  idées  dans  un  s4yle 
renouvelé  des  Grecs.  Le  bon  sens  même  chez 
lui  prend  trop  des  airs  de  majesté.  Je  déteste 
toutes  les  tyrannies.  Du  reste,  il  est  pour  le 
moment  au  plus  haut  descieux  de  Taristocratie. 
Ha  le  mépris  le  plus  altier  pour  la  classe  'bour- 
geoise qui  n'a  pas  le  sentiment  de  sa  dignité, 


LSTT&ES.  £99^ 

qui^bange  d'aidées  et  d'impressions  à  tout  mo- 
ment.  A  T^ntendre  parler,  je  crois  par  instants 
q^*il  a  raison.  Pour  moi  cependant  Je  reste  dans 
mes  très-vieilles  croyances.  Ces  rêves-là  sont 
toujours  les  mêmes  pour  toutes  les  générations 
M,  si  Ton  y  restait  fidèle,  le  monde  irait  mieux 
et  plus  vite. 

xov. 

A  VADC^MB  LA  PRIKX3£S8S  DB    BROQi^lU. 


Gurcy,  18  juillet  1853. 

Votre  lettre  est  arrivée  pour  illuminer  une 
grande  solikide.  Voici  une  lettre  pour  M.  Saint- 
MaroGirardin.  Il  est  bien  loin.  Od  est  grognon 
qaand  on  «st  aux  eaux,  exœpté  aux  bains  de 
Plombières.  On  est  profaabieiDent  seul  dans 
tf&s  bains  de  Bourbon  ;  on  n'a  point  autour  de 
soi  rt  de  sa  baignoire  une  société  brillante.  Un 
garçon  de  bain  vous  apporte  une  lettre;  on 
tire  set  mains  de  l'eau  ;  on  lit  tristement  : 
VeméUez  recommander^  eto.  ;  on  sort  de  te  bain 
d'une  humeur  de  chien  ;  on  se  dit  :  «  Gertaine- 
ment,  je  n'en  iérai  rien,  p  On  lanterne  trois  ou 
quatre  jours  la  rage  dans  le  eœur,  et  pui6  on 

lit  par  écrire  quelques  lignes  glaciales  et  pour 


300  LETTRES. 

l'amour  de  Dieu.  C'est  avec  ce  genre  d amour  de 
ZWew  qu'on  fait  des  glaces,  à  ce  que  je  crois...  Il 
ne  faut  pourtant  pas  négliger  l'appui  de  M.  C.  Il 
est  fort  considéré  ;  il  ne  demande  jamais  rien. 
Bien  loin  d'agir  dans  ces  occasions  où  il  s'agit  de 
servir  quelqu'un  pour  l'amour  de  Dieu,  il  a  tout 
au  contraire  le  diable  au  corps.  (Je  ne  me  per- 
mettrais pas  de  hasarder  une  pareille  expression, 
si  je  ne  voulais  vous  faire  remarquer  comme  les 
langues  sont  singulières.  L'amour  de  Dieu,  dans 
le  thermomètre  des  passions  bienveillantes,  est 
au  degré  de  la  glace  fondante,  tandis  que  l'autre 
marque  la  chaleur  du  Sénégal.) 

Avez-vous  épuisé  tous  les  livres  qu'Albert  avait 
emportés.  Ici,  il  n'y  a  que  de  vieux  livres.  Je  lis 
et  relis  Réaumur  sur  toutes  les  petites  bêtes  de 
la  création.  J'étais  né  pour  vivre  avec  les  bêtes 
et  j'ai  joliment  manqué  ma  vocation.  J'ai  luaussi^ 
et  cela  est  récent,  un  roman  anglais  écrit  par  un 
Italien  dont  tout  l'artifice  est  de  raconter  la  vie 
d'un  jeune  Piémontais  qui  a  un  père,  une  mère, 
un  oncle,  des  frères,  qui  va  au  collège,  qui  se  fait 
avocat,  qui  devient  carbonaro,  qui  devient  amou- 
reux aussi  d'une  dame  tout  ordinaire.  On  croi- 
rait entrer  dans  une  maison  bourgeoise  de  Gênes. 
Il  n'y  a  nul  événement  considérable  ;  c'est  la  vie 
ordinaire  et  cette  description  longue  et  exacte, 


LETTRES.  301 

ennuyeuse  au  commencement,  amuse  à  la  lon- 
gue. C'est  bien  un  Italien  qui  a  écrit  ce  livre,  car 
il  n'y  a  pas  un  rayon  de  soleil,  pas  une  vue  de 
l'Apennin,  pas  une  des  choses  que  remarque  tout 
d'abord  un  étranger.  Madame  de  Catelan ,  que 
vous  n'avez  pas  connue,  disait  :  «  Je  déteste  les 
gens  qui  parlent  de  ce  qu'ils  savent.  »  Elle  avait 
raison  en  cela  que  les  traits  saillants  des  objets 
ne  frappent  que  dans  la  nouveauté.  Quand  on  y 
estaccoutumé,il  faut,  si  l'on  veut  les  revoir  dans 
tout  leur  effet,  s'en  éloigner  quelque  temps.  Ce 
n'est  vraisemblablement  que  dans  l'exil  qu'un 
Italien  voit  avec  plaisir  ce  fond  bleu  ardent  qui 
est  à  l'horizon  de  votre  tableau  de  40,000  francs. 


XCVI. 


A  MADAME    PISCATORY. 


Troaville,  8  août  1853. 

Les  lettres  arrivent  ici  avec  une  lenteur 
extraordinaire,  quand  elles  arrivent.  Celle  que 
je  dois  à  votre  bonté  me  paraît  avoir  fait  le  tour 
du  monde;  elle  m'a  fait  un  extrême  plaisir 
dans  ce  désert  froid,  humide  et  un  peu  silencieux 
que  nous  habitons.  C'est  ici  qu'on  regrette  les 


302  LRTTRBS. 

irk  de  Florence  et  les  roses  de  Pcestum.  Ce  Trou- 
vilte  m'avait  laissé  autrefois  un  souxi^nir  bien 
plus  agréable.  Ces  vapeurs  grises  de  TOeéan  sont 
passablement  monotones  et  les  eaux  de  la  mer 
de  Naples  ou  de  la  mer  Egée  sont  à  eelles^ 
comme  Fémeraude  est  à  Targile.  Vous  avez  bien 
raison  de  n'aimer  que  le  Midi.  Les  grandesdamea 
de  l'ancienne  Grèce  seraient  certainement  moi!- 
tes  de  chagrin  sur  les  côtes  de  Normandie.  Pé- 
nélope n'aurait  jamais  attendu  vingt  ans  son 
mari  ni  à  Saint-Malo,  ni  au  Tréport,  ni  à  Trou* 
ville,  ni  au  Havre-de-Grâce.  Je  ne  sais  comr 
ment  toute  la  brillante  jeunesse  qui  tient  garni- 
son dans  la  Baltique  s'arrangera  pour  pass» 
l'hiver  parmi  les  Finnois  et  les  Finnoises,  ceux 
surtout  qui  viennent  de  passer  un  autre  hiver 
dans  l'archipel  grec  et  sur  THellespont.  Avez- 
vous  des  nouvelles  de  ces  régions  polaires?  Nous 
apprenons  tout  à  coup  que  ce  n'est  plus  de  ce 
côté  qu'il  y  aura  du  danger  et  de  la  renommée  à 
trouver.  Nous  voilà  décidés  à  saccager  Sébasto- 
pol.  Au  milieu  de  beaucoup  de  sentiments  mâ- 
les^ je  serais  pourtant  charmé  d'apprendre  cette 
humiliation  de  Tempereur  de  Russie.  L'habitude 
est  si  forte  que  c'est  toujours  lui  qui  est  resté 
pour  moi  le  représentant  du  mauvais  principe. 
Les   choses    se  sont   modifiées  depuis   lors, 


L&TTRBA»  303 

mais  la  cotttume  est  la  plas  forte;  de  plus,  il 
est  certain  que  itous  ne  ferions  pas  mal  de  pren- 
dre des  drapeaiix  à  Fennemi^  d'enlever  des  bat- 
teries de  canoAt  et  de  brûler  des  places  de  guerre. 
Oq  dit  à  un  jeune  homme  qui  ne  se  soucie  ni  des 
sckeioes  ni  de  rien  de  sérieux  dans  la  vie  civile  : 
«Mon ami,  tu  devrais  t'eagager  »,  et  ce  jeune 
homme  revient  chez  lui  avec  un  air  grave  et  le 
grade  de  lientenant-cûlonel.  La  France  fait  bien 
de  s'engager.  On  dira,  si  Ton  veut,  que  notre  in- 
térêt bien  entendu  n'est  pas  de  nous  battre  trop 
fort  contre  les  Russes  pour  faire  plaisir  à  l'An- 
gleterre ;  il  me  semble  que  nous  n'avons  guère 
d'intérêt  bien  déterminé  pour  le  moment,  le 
mieux  est  donc  de  céder  à  ses  petites  passions  et 
j'aime  mieux  qu'il  arrive  du  mal  à  l'empereur 
de  Russie  qu*à  tout  autre  étranger  de  ma  con- 
naissance. Peut-être  que  vous  pensez  très-peu  à 
la  politique  dans  vos  jardins  de  Touraine.  Made- 
moiselle Rachel  fait  probablement  de  mémoire 
de  beaux  desdns  de  tout  ce  qu'elle  a  vu  en  Italie. 
Si  elle  a  lu  un  morceau  de  M.  Delacroix  sur  le 
beau  dansla/few/e  des  Dettx  Mondes^  y  ose  espérer 
qu'elle  n'y  a  rien  compris  du  tout;  la  question 
du  beau  est  surtout  obscure  quand  oi  travaille 
à  réclaircir,  et  les  exemples  sont  beaucoup  plus 
frappants  que  les  théories. 


304  LETTRES. 

Il  n'y  a  pas  grand  monde  ici,  et,  sans  le  salon 
de  madame  de  Boigne,  on  n'aurait  d'entretien 
qu'avec  les  oiseaux  de  mer;  mais  on  est  bien  ac- 
cueilli dans  ce  salon,  et  le  Chancelier  y  est  plus 
vivant  que  les  gens  qui  le  viennent  voir.  Sauf 
quelques  petits  emportements  de  conversation 
qui  passent  vite,  il  n'a  pas  de  préjugés  ni  sur  le 
présent,  ni  sur  le  passé,  ni  sur  l'avenir. 

Adieu,  madame,  mille  tendres  respects  et  mille 
amitiés  à  M.  Piscatory. 


XCVII. 


A  LA  MÊME. 


Broglie,  15  septembre  18&3. 

Je  n'ai  pas  osé,  chère  madame,  vous  envoyer 
ces  derniers  jours  de  ma  très-fine  écriture  de 
peur  de  renouveler  vos  douleurs  de  tête.  Je 
compte  pourtant  que  ces  maux  de  tête  sont  bien 
loin.  M.  de  Viel-Castel,  qui  est  ici  depuis  cinq  ou 
six  jours,  ne  nouis  a  donné  que  de  bonnes  nouvel- 
les de  Chérigny.  Albert  de  Broglie,  qui  na- 
vait  vu  dui;ant  un  mois  que  les  magnificences 
des  Pyrénées,  a  été  charmé  de  son  petit  séjour 
dans  votre  Touraine.  Tous  ceux  qui  reviennent 


.  ï 


LETTRES.  305 

de  chez  vous  s'imaginent  qu'il  n'y  a  rien  de  plus 
ciiarmant  que  de  passer  toute  Tannée  à  la  cam- 
pagne. Votre  maison  produit  le  même  effet  que 
les  romans  qui  font  croire  que  la  vie  des  champs 
est  préférable  à  tout.  Est-il  vrai  que  M.Duvergier 
rêve  aussi  de  vivre  suivant  Théocrite  et  les  Géorgi- 
^es?  M.Duvergier  adûvous  sembler  comme  une 
apparition,  lui  qui  garde  les  nuances  les  plus  déli- 
cates de  ses  colères  les  plus  anciennes.il  y  a  ainsi 
dans  les  cabinets  des  curieux  de  petites  coquilles 
d'avant  le  déluge  qui  ont  conservé  leurs  plus 
fines  arêtes  et  leurs  pointes  les  plus  aiguës  de- 
puis le  commencement  du  monde.  Tout  cela 
n'empêche  pas  qu'il  n'ait  beaucoup  d'énergie, 
d'esprit  et  de  talent  d'écrire  ;  peut-être  même 
est-ce  pour  cela  qu'il  a  beaucoup  de  talent  et 
d'esprit.  Il  faut  y  regarder  à  deux  fois  avant  de 
se  corriger  de  ses  défauts,  car  tout  se  tient  par 
des  liens  invisibles.  Si  le  curé  de  sa  paroisse  rame- 
nait M.Duvergier  au  pardon  des  injures,  peut-être 
que. prenant  l'air  doux  et  découragé,  il  écrirait 
mollement  des  choses  bienveillantes  et  insigni- 
fiantes. Chérigny  est  devenu  comme  Ferney, 
tous  les  gens  d'esprit  y  font  un  pèlerinage.  Vous 
avez  eu  aussi  la  visite  d'un  autre  homme  de  ta- 
lent qui  n'a  pas  les  mêmes  aspérités  et  qui  n'écrit 
pas  avec  le  même  emportement.  M.  de  Viel-Cas- 

III.  2  0. 


306  LBTTKBS* 

tel  me  dit  que  pendant  que  M.  de  Rémusat  était 
chez  vous  on  ne  se  taisait  ni  jour  ni  nuit  dans  la 
maison.  Je  vois  d'ici  ces  grandes  illuminations 
où  la  lumière  est  si  vive  et  l'air  un  peu  froid.  Ici 
nous  n'avons  pas  de  vos  grands  feux  d'artifice, 
mais  on  cause  seulement  quatre  ou  cinq  heures 
par  jour  pendant  qu'il  pleut,  car  il  pleut  tou- 
jours et  tout  le  jour. 

Il  ne  pleuvra  certainement  plus  quand  vous 
viendrez  ici.  Le  tenips  se  mettra  en  habits 
de  fête,  mais  est- il  bien  vrai  que  vous  y  vien- 
drez? Je  voudrais  pouvoir  arranger  mon  sé- 
jour ici  pour  ce  moment,  sans  quoi  je  me 
jetterai  à  l'eau,  où  que  je  sois,  si  j'apprends  de 
loin  que  M.  et  madame  Piscatory  sont  à  Bro- 
glie.  Comme  j'ai  quelque  dessein  d'aller  sur 
les  bords  du  lac  de  Genève  ce  sera  une  affaire 
aisée  que  de  se  noyer.  Il  ne  nous  vient  aucun 
bruit  de  Paris,  ni  livres,  ni  nouvelles.  Cette  af- 
faire des  Turcs  et  des  Russes  prend  le  caractère 
d'une  maladie  chronique.  Il  paraît  bien  d'ail- 
leurs que  les  Turcs  seuls  ont  envie  de  tirer  des 
coups  de  fusil.  Comme  ils  n'ont  ni  rentes  sur 
l'État,  ni  actions  sur  les  chemins  de  fer,  ils  ont 
gardé  des  passions  guerrières  que  l'Europe  civi- 
lisée neconnaît  plus  beaucoup.  L'Europe  est  bien 
vêtue,  bien  nourrie,  bien  couchée^  elle  va  à  la 


LRTTRBS.  307 

messe  et  à  la  Bourse  le  matin  et  fait  le  soir  sa 
partie  de  dominos.  On  n'aime  pas  à  risquer  tous 
ces  biens  sur  les  champs  de  bataille,  mais  il 
viendra  pourtant  un  moment  ou  il  sera  difficile 
de  laisser  l'empereur  de  Russie  donner  des  bals 
dans  le  sérail  de  Constantinople  à  ses  officiers  de 
cosaques  et    établir  des  colonies  militaires  à 
Smyrne,  à  Rhodes,  à  Chypre.  Chacun  voudra 
avoir  un  morceau  de  ce  beau  tapis  d'Orient.  Ce 
sera  un  grand  jour  de  baisse  pour  les  fonds  pu- 
blics. Ce  jour  est  loin  encore  vraisemblablement. 
En  attendant,  je  lis  des  mémoires  sur  Paul  V^ 
d'une  madame  Oberkirch,  une  grande  dame  al- 
sacienne de  la  fin  du  dernier  siècle.  Elle  a  fait  le 
voyage  de  Paris  avec  le  comte  et  la  comtesse  du 
Nord  en  1782.  C'est  une  revue  superficielle,  mais 
intéressante  aujourd'hui,  de  toute  cette  société 
de  la  fin  de  l'ancien  monde.  Elle  juge  à  tort  et  à 
travers,  avec  tous  les  préjugés  de  sa  classe,  et  de 
sa  classe  en  province  ;  elle  a  tout  le  degré  de  sa- 
gacité et  de  liberté  d'esprit  qu'on  pourrait  at- 
tendre d'un  des  quatre  grands  chevaux  d'Alsace 
à  cette  époque,  s'il  y  avait  des  chevaux  d'Alsace 
comme  de  Lorraine,  mais  tous  ses  défauts  même 
sont  la  couleur  du  temps.  Je  vois  M.  de.  Viel- 
Castel   lire  ici  ces   mémoires  ;    peut-être    que 
vous  les  connaissez  déjà.  C'est  une  lecture  que 


308  LETTRES. 

je  VOUS  recommande  si  vous  ne  l'avez  déjà  faite. 
Le  mieux  serait  de  prendre  année  par  année 
madame  de  Sévigné  et  M.  Walckenaër  et  d'a- 
chever sans  interruption  cette  longue  lecture. 
C'est  un  conseil  de  M.  Sainte-Beuve  dans  le  temps 
qu'il  n'écrivait  pas  dans  le  Moniteur.  C'est  là 
qu'on  voit  les  temps  anciens  par  leur  beau  côté. 
C'est  une  image  charmante  et  très-fausse  de  la 
société  du  dix-septième  siècle.  Une  petite  société 
choisie  s'est  peinte  en  beau  dans  la  plus  brillante 
imagination  qui  fut  jamais  ;  mais  les  Mille  et 
U7ie  Nuits  sont  agréables  a  lire.  Je  suis  de  mon 
temps  et  j'aime  mieux  Chérigny  que  les  Rochers. 
Albert  m'a  dit  que  madame  Foy^tait  bien  mieux 
et  qu'elle  arrivait  chez  vous  comme  il  partait. 
Dites-moi  aussi  que  madame  Galos  est  mieux. 

J'ai  fait  mille  questions  sur  M.  Piscatory 
à  quelqu'un  qui  l'a  vu  quelques  jours,  ce  quel- 
qu'un m'a  répondu  :  a  II  va  à  merveille,  il  est 
fort  aimable  ;  mais  je  ne  peux  pas  vous  cacher 
qu'il  ne  m'a  pas  fait  la  moindre  question  sur 
vous.  »  Mille  tendres  respects. 


LETTRES.  309 


XCVIII. 


A  LA  MÊME. 


Paris,  sa  octobre  1853. 

M.  de  Viel-Castel  vous  avait  bien  dit,  madame, 
quand  il  vous  racontait  que  j'étais  dans  un  mi- 
sérable état.  Me  voilà  un  peu  remis  sur  mes  pieds 
et  de  retour  à  la  vie.  S'il  pleut  dans  votre  Tou- 
raine  comme  en  Normandie,  j'ai  grand'peur  que 
l'agriculture  de  M.  Piscatory  ne  soit  pas  très-flo- 
rissante. On  dit  que  les  jardiniers  sont  de  mau- 
vaise humeur  par  tous  les  temps,  parce  que  si 
un  coin  du  jardin  veut  de  l'eau,  un  autre  a  besoin 
de  soleil.  Je  compte  qu'il  n'en  va  pas  de  même 
pour  les  laboureurs,  puisqu'on  ne  parle  que  de 
l'amabilité  de  Chérigny.  On  n'est  pas  àBroglie 
non  plus  abandonné  de  Dieu  et  des  hommes.  En 
attendant  votre  visite,  pour  laquelle  je  compte 
retourner  dans  ce  pays  de  brouillards,  on  a  vu 
arriver  M.  de  Barante.  Il  se  repose]  un  peu 
après  la  guerre  qu'il  a  menée  contre  la  Conven- 
tion nationale,  puis  il  retournera  en  Auvergne 
pour  faire  l'histoire  du  Directoire.  Ce  ne  sont  pas 
des  pastorales,  à  beaucoup  près,  que  ces  his- 
toires-là. Il  me  semble  qu'il  faudrait  laisser  re- 


310  LBTTRBS. 

poser  l'eau  avant  de  recommencer  sans  cesse  ces 
terribles  récits.  Nous  ne  sommes  certainement 
point  dans  un  état  d'esprit  propre  à  juger  avec 
équité  la  fln  du  dix-septième  siècle.  M.  de  Viel- 
Castel  a  raison  de  travailler  à  une  histoire  de  la 
Restauration;  c'est  un  sujet  tout  neuf  en  com- 
paraison de  la  première  Révolution  françcdse. 
M.  Guizot,qui  a  fait  un  petit  séjour  à  Broglie,nou5 
a  lu  des  chapitres  de  son  m*'  volume  de  la  Bévo- 
lution  d' Angletei^re.  Ces  fragments  me  semblent 
supérieurs  même  aux  deux  premiers  volumes, 
pour  le  talent  d'écrire  et  la  vigueur  du  dessin  de 
toutes  ces  figures  anglaises  plus  prononcées^  il 
en  faut  convenir,  que  les  traits  de  M.  Portails  ou 
4e  M.  Baroche,  ou  de  M.  Billault,  sans  même 
oublier  des  cavaliers  comme  M.  de  La  Roche- 
jaquelein.  Vous  aurez  deux  volumes  au  mois  de 
janvier.  M.  Thiers  va  terminer  ses  annales  du 
premier  Empire.  Je  ne  vois  pas  que  nous  diffé- 
rions beaucoup  du  siècle  d'Auguste.  Paris  de- 
vient comme  Rome  une  ville  de  marbre,  et  tou5 
les  hommes  de  talent  ont  des  loisirs  infinis  qui 
leur  permettent,  comme  à  Cicéron,  de  philoso- 
pher sur  le  passé,  sans  plus  avoir  droit  de  tou- 
cbiBrau  présent,  ou  de  s'occuper  de  l'avenir. 
En  arrivant  à  Paris,  dimanche  vers  cinq  heures, 
j'ai  vu  plus  de  belles  voitures  sortir  des  Champs- 


LKTTRBS.  311 

Élysées  qu'il  n'y  en  avait  certainement  sur  les 
avenues  du  Champ  de  Mars,  quand  Livie  s'y 
promenait  avec  sa  petite  famille,  et  des  voitures 
beaucoup  mieux  faites,  tout  autrement  douces 
et  légères.  Il  est  très-certain  aussi  qu'il  ne  s'est 
jamais  fait  à  la  Bourse  de  Rome  la  moitié  des  af- 
faires qui  se  traitent  ici.  Tout  se  fait  sur  une 
beaucoup  plus  grande  échelle  à  présent,  de  même 
que  Cayenne  est  un  beaucoup  plus  vaste  terri- 
toire que  ces  petites  îles  de  la  Méditerranée  où 
le  Prince  envoyait  réfléchir  les  personnes  qui  ne 
partageaient  pas  ses  principes  en  matière  de 
gouvernement.  J'ajoute  que  les  talents  véritables 
sont  à  celte  heure  notés  avec  des  égards  qu'ils 
n'avaient  jamais  rencontrés  dans  l'empire  ro- 
main. Pour  parler  de  choses  encore  plus  gra- 
ves, la  piété  commençait  à  fléchir  dans  ces  temps- 
là.  Auguste,  il  est  vrai,  portait  toujours  sur  lui 
une  peau  de  veau  marin  pour  se  garantir  de  la 
foudre,  mais  c'était  là  une  superstition  gros- 
sière. A  présent  tous  les  hommes  un  peu  à  la 
mode  sont  d'une  orthodoxie  sévère  et  ne  parlent 
qu'avec  un  juste  mépris  des  athées,  des  protes- 
tants^ des  fouriéristes  et  des  philosophes. 

Je  ne  comprends  pas  comment,  avec  la  délica- 
tesse de  votre  goût,  vous  n'avez  pas  aimé  ces 
belles  pages  sur  la  vie  militaire  de  M.  de  Mon- 


312  LBTTRBS. 

talembert.  C'est  là  qu'on  trouve  les  pures  doctri- 
nés  religieuses  dans  leur  éclat.  On  y  voit  un  pa- 
roissien et  des  pistolets  d'arçon  tout  armés  pour 
ceux  qui  diraient  le  contraire.  Il  y  a  là  une  viva- 
cité militaire  qui  doit  plaire  particulièrement  à 
M.  Piscatory.  11  est  sensible  que  le  cheval  de 
Job,  qui  hennit  au  bruit  des  trompettes,  n'est 
qu'une  sorte  de  chien  couchant  en  regard  de 
cette  fureur  des  batailles.  Les  descriptions  ont 
aussi  tout  le  charme  et  la  variété  du  désert  avec 
ses  immenses  plaines  de  sables  qui  s'allongent 
sous  les  pas  du  voyageur.  Quand  j'ai  lu  ces  pages, 
toutes  ces  flammes,  ce  soleil,  cette  poudre  de 
guerre  me  donnent  une  soif  dévorante.  Le  subli- 
me trop  longtemps  soutenu  fatigue  assez  les  or- 
ganisations frêles. 

Il  n'y  a  encore  personne  ici  et  j'habite  une 
maison  toute  vide.  Je  croyais  que  mademoiselle 
de  Pomaret  reviendrait  ces  jours-ci,  mais  je  reçois 
une  lettre  d'elle  qui  ne  parle  que  du  Mont-Blanc, 
des  feuilles  d'automne  et  du  curé  de  Nyon.  Je 
crois  qu'elle  ne  laissera  pas  tout  cela  pour  notre 
triste  vue. 

Adieu,  madame,  mille  tendres  respects. 


LETTRES.  313 


XCIX. 


A  M.   PISCATORY. 


Paris,  9  mars  1854. 

Vous  avez  bien  raison,  mon  cher  ami,  d'aller 
faire  une  petite  course  en  Italie  et  de  montrer 
Rome  à  mademoiselle  Rachel.  A  l'exception  des 
hommes  qui  ont  l'honneur  de  participer  au  gou- 
vernement, on  ne  peut  plus  guère  vivre  aujour- 
d'hui que  par  curiosité  et  à  la  façon  des  bohé- 
miens qui  chantent  voir,  c'est  avoir...  Il  faut  pour- 
tant bien  se  distraire  un  peu,  voir  le  Pape  et  ses 
cardinaux,  qu'ils  dansent  ou  non  des  fandangos, 
visiter  les  ruines  du  mont  Palatin,  le  temple  de 
Janus  à  deux  faces  et  la  cloaca  massima.  On  rêve 
un  peu  à  son  village  en  regardant  tous  ces  beaux 
monuments. 

La  Gazette  est  devenue  terriblement  intéres- 
sante depuis  que  le  monde  est  entré  dans  un  état 
de  crise.  Le  diable  doit  joliment  se  frotter  les 
mains  de  tout  ce  qu'il  aura  à  faire  d'ici  à  quel- 
ques années.  On  ne  lui  a  que  bien  rarement 
taillé  une  si  vaste  besogne.  Qui  aurait  cru  que 
le  zèle  du  comte  de  Montalembert  pour  les  lieux 
saints  mettrait  toute  l'Europe  en  armes  et  la 


314  LSTTRBfi. 

moitié  de  la  chrétienté  en  problème  ?  Qui  eût  dit 
que  M.  de  La  Valette,  quand  il  cherchait  un  peu 
d'avancement  dans  sa  carrière ,  allait  ébranler 
le  Caucase,  l'Olympe  et  tous  les  rochers  de  l'Al- 
banie d'abord,  sans  compter  les  tremblements  de 
terre  qui  pourront  éclater  dans  des  lieux  plus  rap- 
prochés de  nous?  Toujours  est-il  que  voilà  l'uni- 
vers qui  se  met  en  danse. Mais  vu  que  M.Baroche, 
M.  Troplong,  M.  Billault,  veillent  sur  cet  uni- 
vers, je  vis  en  pleine  assurance.  Ici,  on  n'entend 
aucun  bruit  de  guerre.  L'Écriture  remarque  que 
pendant  qu'on  élevait  le  temple  de  Salomon,  on 
n'entendait  aucun  bruit  de  marteaux  ni  de  pou- 
lies ;  que  les  ouvriers  ne  tenaient  aucun  mauvais 
propos  et  qu'ils  étaient  muets  comme  des  pois- 
sons. Nous  faisons  la  guerre  comme  Salomon  fai- 
sait son  temple.  Les  journaux  ne  parlent  seule- 
ment pas  du  mouvement  d'un  peloton  ;  personne 
n'a  l'air  pressé,  tout  le  monde  s'amuse.  L'art  de 
la  guerre  a  dû  se  simplifier  beaucoup  depuis  les 
jours  du  premier  Empereur.  Celui-là,  à  l'époque 
de  ses  campagnes,  passait  sa  vie  comme  dans 
une  fournaise.  U  lisait,  écrivait,  courait,  parlait, 
piquait  les  cartes  d'épingles  de  toutes  les  cou- 
leurs. Rien  à  présent  de  ce  fracas.  Remarquez 
que  la  nature  procède  aussi  en  silence.  Elle  vous 
fait  pousser  un  chêne  à  vue  d'œil,  et  vous  pré- 


LETTRES.  315 

pare  un  tremblement  de  terre  sans  paraître  y 
toucher. 

Je  voudrais  être  sûr  que  la  pauvre  Grèce  sor  - 
tira  en  bon  état  de  cette  bagarre.  La  lettre  du 
gouverneur  des  îles  Ioniennes  n'annonce  pas  de 
meilleures  dispositions  pour  ces  pauvres  gens 
que  n'en  montrait  lord  Palmerston  k  M.  Coletti 
au  temps  de  leurs  querelles.  Si  ce  pauvre  géné- 
ral Coletti  regarde  aujourd'hui  sur  toutes  les 
montagnes  de  son  pays,  il  doit  avoir  le  cœur  ter- 
riblement serré  et  regretter  de  n'être  pas  ici-bas. 
Le  roi  Othon  aurait  tout  l'esprit  et  toute  la  réso- 
lution de  César  qu'il  devrait  se  trouver  encore 
dans  une  cruelle  perplexité.  Mais  il  est  bien  pro- 
bable que  le  tumulte  sera  si  grand  dans  ce 
monde  d'ici  à  quelques  années,  que  bien  des  si- 
tuations qui  paraissent  inextricables  se  dénoue- 
ront naturellement.  Les  grandes  guerres  ne 
finissent  pas  comme  un  enchaînement  de  pro- 
positions logiques  et,  au  bout  d'un  peu  de  temps, 
chacun  a  changé  de  but,  de  rôle  et  d'attitude  ; 
mais  il  n'en  est  pas  moins  dur  de  n'avoir  à  comp-* 
ter  que  sur  le  hasard.  La  passion  de  l'Jiomme 
est  de  savoir  à  peu  près  ce  que  sera  son  lende- 
main. L'excellent  M.  Eynard  écrit  lettres  sur 
lettres  où. il  expose  ce  que  peut  et  doit  faire  le 
gouvernement  français  et  le  gouvernement  aa- 


316  LETTRES. 

glais  pour  cette  pauvre  race  grecque.  Il  ne  paraît 
pas  savoir  qu'il  est  bien  difficile  aujourd'hui  è, 
un  journal  d'éclairer  le  gouvernement  sur  ses 
devoirs.  Si  j'écrivais  une  lettre  au  bon  Dieu  sur 
ce  qu'il  doit  faire  et  éviter  dans  son  administra- 
tion de  l'univers,  il  me  trouverait  certainement 
fort  ridicule,  et  n'était  qu'il  est  souverainement 
bon,  il  pourrait  me  suspendre  avec  ou  sans  in- 
sertion au  Moniteur.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'ardeur 
de  M.  Eyriard  pour  les  petits-fils  de  Platon,  de 
Périclès  et  de  Philopœmen,  vaut  mieux,  peut- 
être,  que  les  peines  que  se  donnent  M,  Véron  et 
ses  pareils  pour  les  petits-fils  de  M.  Véron  ou 
autres,  chacun  selon  son  espèce.  Il  est  vrai  ce- 
pendant de  dire  que  les  Grecs  méritent  moins 
d'intérêt  en  ce  sens  qulls  ne  sont  pas  toujours 
d'une  probité  parfaite  dans  les  questions  d'aiv 
gent.  C'est  l'inconvénient  des  gouvernements 
libres  de  laisser  les  gens  satisfaire  une  avidité 
cynique  sans  que  personne  ose  dire  un  mot. 

Adieu,  mon  cher  ami,  voilà  un  bien  long  ba- 
vardage ;  je  n'en  finirais  pas,  s'il  ne  me  fallait 
écrire  à  M.  Eynard  que  sa  lettre  ne  peut  pets  être 
insérée  dans  le  Journal  des  Débats  comme  il  le 
souhaitait. 

Mille  et  mille  sentiments  dévoués.  Quel  jour 
venez- vous  ? 


LBTTRES.  317 


C. 


A   MADAME  LA  BARONNE   A.    DE   STABL. 

Paris,  !•' avril  1854. 

Il  est  agréable  pourtant  de  dater  une  lettre  de 
ce  premier  d'avril.  Il  y  a  comme  des  rayons  de 
soleil  sur  le  papier;  mais  cela  est  bon  pour  Paris 
et  j'ose  croire  qu'il  fait  froid  et  triste  à  Genève. 
Les  belles  dames  qui  y  séjournent  maintenant 
le  méritent  un  peu.  Il  nous  semble,  à  nous,  qu'il 
y  a  quelque  générosité  à  leur  écrire  ;  après  tout, 
il  ne  faut  pas  être  trop  exigeant.  Il  faut  trouver 
simple  que  les  gens  s'ennuient  et  s'en  aillent  de 
temps  en  temps.  Le  reste  serait  romanesque. 
Pascal,  avec  son  air  grognon  et  son  langage  pé- 
nétrant, disait  à  ceux  qui  lui  reprochaient  sa 
froideur  :  Vous  n'êtes  pas  ma  fin^  et  je  ne  suis  pas 
votre  fin.  C'est  ce  que  M.  Cousin  exprimait  sur  un 
ton  moins  solennel  quand  il  disait  :  Voyons-nous^ 
cher  ami^  voyons -nous; pas  trop  souvent^  mais  voyons- 
nous  quelquefois. 

Je  ferais  mieux  de  vous  donner  des  nouvelles 
de  Paul  (qui  engraisse  tous  les  jours)  que  de  com- 
mencer une  dissertation  qui  vous  amuserait  mé- 
diocrement. Vous  avez  raison  de  dire  de  toute 


318  LETTRES. 

cette  métaphysique  que  le  moindre  grain  de  mil 
ferait  bien  mieux  votre  affaire.  Il  n'y  a  pas  bien 
1  ongtemps  que  je  me  suis  aperçu  que  ce  petit 
courant  d'idées  en  l'air,  auquel  je  me  laisse  aller 
dans  mes  lettres,  ne  divertit  qu'un  petit  nombre 
de  personnes.  Madame***  me  disait  l'autre  jour 
que  j'écrivais  des  lettres  sèches,  et  cela  parce 
que  je  suis  le  mouvement  de  mes  idées  du  mo- 
ment, au  lieu  de  parler  des  personnes   et  des 
événements.  Je  me  guérirai  de  ce  vice.  Je  de- 
viendrai plus  substantiel.  M.  Raulin  aimait  ce 
genre  de  correspondance  au  plus  haut  des  airs  et 
mademoiselle  de  Pomaret  l'aime  aussi.  Albert, 
au  contraire,  l'a  en  déplaisance.  Il  cherche  des 
nouvelles  dans  une  lettre,  et  il  a  probablement 
raison . 

Je  vois  que  vous  êtes  tracassée  par  le  démon 
des  visites  et  des  invitations.  Ce  démon  est  un 
des  personnages  les  plus  tenaces  de  la  famille 
du  malin  esprit.  C'est  lui  qui  fait  trotter  par  les 
rues  la  moitié  des  i cassants;  c'est  lui  qui  suscite 
les  froideurs,  les  reproches,  les  négligences 
amèrement  reprochées,  les  saints  froids,  les  ju- 
gememts  sévères  sur  les  gens  inexacts.  Il  n'est 
pas  sûr  que  M.  L.  Necker  n'ait  pas  été  un  vrai 
sage  alors  qu'il  a  fui  loin  de  ce  petit  diable  au 
fond  de  l'île  de  Skye,  Je  suis  porté  à  penser  que 


LBTTRBS.  319 

je  ferai  un  jour  quelque  escapade  de  ce  genre. 
En  avançant  dans  la  vie,  on  trouve  que  c'est  en- 
core la  complète  solitude  qui  trompe  le  moins  et 
qui  froisse  le  moins.  Mais  voilà  encore  une  quasi 
dissertation  sur  laquelle  je  m'égare  à  propos  de 
visites. 

M.  d'Haussonville  est  dans  le  feu  de  sa  publica- 
tion sur  la  Lorraine.  Son  livre  est  presque  tout  im- 
primé. Vous  y  trouverez  certainement  de  Tintérêt 
et  même  de  Famusemeut.  C'est  une  histoire  peu 
connue,  bien  que  le  nom  de  Lorraine  soit  par- 
tout dans  notre  propre  histoire.  Mais  on  passe 
légèrement  sur  les  noms  secondaires,  sans  pen- 
ser que,  sous  ces  noms,  il  y  a  eu  des  vivants, 
très-vivants  et  très-dignes  d'intérêt.  On  s'accou- 
tume, dans  des  lectures  superjScielles,  à  regar- 
der les  personnages  publics  plutôt  comme  des 
pièces  d'une  grande  machine,  que  comme  des 
êtres  dont  on  peut  dire  : 

Ils  boivent  comme  nous,  et  nous  mangeons  comme  eux. 

Âh  !  cent  fois  davantage  ! 

Je  me  lais  se  entraîner  par  la  citai  ion  qui  ne 
signifie  rien. 

Madame  d'Harcourt  tient  toujours  ses  petits 
jeudis  qui  deviennent  pour  nous  une  coterie 
agréable.  Madame  d'Haussonville  la  mère  a  pris 


320  LETTRES. 

cela  de  bonne  grâce  et  a  pour  ce  jour-là  chez 
elle  de  braves  personnes  qui  aiment  le  whist  et 
le  billard.  Elle  m'a  signifié  en  riant  que  j'eusse  à 
n'y  point  paraître. 

C'est  aujourd'hui  qu'on  lit  au  Corps  législatif 
le  rapport  sur  M.  de  Montalembert.  Il  sera  sans 
doute  favorable  à  l'accusé,  mais  on  ne  doute 
point  qu'il  ne  soit  renvoyé  devant  les  tribunaux. 
Tout  cela  finira  vraisemblablement  par  la  pri- 
son, car  les  avocats  prétendent  que  le  délit  de 
publication  se  prouve  assez  aisément  coatr6 
quiconque  parle  à  l'oreille  de  son  plus  prodie- 
voisin. 

Lisez-vous  M.  Guizot?  On  n'a  guère  le  temps 
de  lire  dans  une  ville  où  l'on  a  cinquante  mille 
amis.  Que  dites-vous  des  cinquante  mille  Russes 
qui  viennent  de  passer  le  Danube  ?  Nous  allons 
voir  de  terribles  affaires  dans  le  courant  de  cette 
année.  Les  hirondelles  et  la  guerre  arrivent  en 
même  temps. 


CI. 


A   M.    d'hAUSSONVILLB. 


Trouville,  30  juillet  1854. 

Nous  menons  ici  la  vie  peu  variée  des  bains 


LETTRES.  3^1 


de  mer.  Albert  a  eu  la  bonté  de  me  proposer  de 
demeurer  dans  sa  maison.  J*ai  peur  de  con- 
tribuer à  le  tenir  bien  à  l'étroit  dans  sa  petite 
demeure.  Il  faudrait  avoir  un  peu  ses  cou- 
dées franches  au  bord  de  la  mer,  et  il  n'est  pas 
agréable  d'être  encaqués  comme  des  harengs 
en  présence  de  l'infini.  On  est  ici  logé  à  terre 
comme  à  bord  des  vaisseaux  et  il  fautfque 
l'espace  soit  une  chose  très-chère.  C'est  cepen- 
dant ce  qu'il  y  a  de  plus  étendu  dans  l'univers, 
.  apparemment!...  Nous  sommes  allés  dîner  chez 
M.  Cordier,  ancien  membre  de  l'Assemblée  na- 
tionale, avec  beaucoup  déjeunes  gens  que  nous 
ne  connaissions  guère,  ni  Albert  ni  moi.  On 
dirait  qu'on  fait  un  voyage  dans  la  lune,  tant  les 
habitudes  d'esprit,  la  nature  des  préoccupations 
et  le  tour  de  la  conversation  sont  différents, 
pour  ne  pas  dire  opposé;5.  Nous  n'avons  point  de 
tremblements  déterre,  mais  de  beaux  orages  qui 
semblent  vouloir  emporter  les  maisons  par  les 
airs.  Le  monde  habitable  à  la  mine  d'être  dans 
une  grande  crise.  On  était  ainsi  au  seizième 
siècle  ;  on  n'a  point  péri  au  seizième  siècle  mal- 
gré la  peste  et  la  guerre  et  les  révolutions  d'idées, 
tout  au  contraire.  On  a  changé  en  mieux.  C'est 
sans  doute  ce  que  nous  devons  faire  aussi  et  cela 
sera  facile.  Si  la  société  a  envie  de  changer  de 

m.  21 


-  ■  r  ' 


322  LETTRES. 

visftge,  «'est  le  cas  de  la  laisser  faii*e.  Je  ne  sois 
pas  de  ceux  qui  pensent  que  nous  périssonB, 
inaiS' teut  au  conatvaire  que  noui^^randisBoiis.  H 
y  a  dans  la  croissance  des  enfants  des .  moments 
où  ils  ne  sont  pas  àleur  avantage. 


CIT. 


A   MADAME  LA   BARONIÏE   A.    DE  STAËL. 

Trouville,  il  août  1854. 

M.  de  Broglie  est  arrivé  ici  avant-hier  à  neuf 
heures  du  soir,  par  le  Havre,  sur  une  jolie  mer 
unie  comme  un  miroir.  Il  ne  paraissait  point 
fatigué,  si  bien  que  nous  sommes  allés  au  Val- 
Richer,  ce  qui  fait  un  assez  joli  total  de  quatorze 
heures  dans  la  journée.  Ce  Val-Richer  est  des 
plus  agréables.  C'est  la  retraite  de  M.  Guizot 
selon  les  règles  de  lidéal.  On  y  voit  dans  une 
juste  mesure  les  marques  de  Thomme  d'£tat, 
du  savant,  de  grands  portraits  de  rois,  de 
princes,  de  généraux,  de  ministres^une  vaste 
bibliothèque,  quelques  restes  de  luxe  bien  placés 
dans  le  cadre  d'une  fortune  modeste;  enfin, 
l'archevêché  de  Cambrai,  tel  que  le  décrit  M.  de 
Beausset,  n'était  pas  mi6ux>  approprié  à  Fénelon 


LBTTRES.  323 

•  * 

que  le  Val-Richer  à  M.  Guizot.  Le  site  est  extrê- 
mement agréable;  une  petite  vallée  qui  est 
occupée  presqife  tout  entière  par  le  jardin  et 
cernée  par  des  collines  boiséî^s  ;  j^n  bruit  d'eaux 
modestes  et  viyes  ;  des  fleurs  ;  des  oiseaux  ;  des 
arbres  bien  cultivés  ;  une  vie  réglée  ;  un  grand 
courant  d'idées  ;  une  politesse  aimable  et  tran- 
quille ;  enfin  un  charmant  oasis  intellectuel  dans 
ces  vallées  un  peu  rudes  de  mœurs  de  la  Nor- 
mandie. 

Les  nouvelles  de  Paris  sont  bonnes.  M.  de 
Broglie  à  laissé  Paul  dans  une  santé  excellente. 
€'esthier  qu'il  a  dû  passer  son  premier  examen 
de  chimie.  Avant  quatre  semaines,  il  sera  sur 
l'impériale  de  quelque  diligence  dans  les  gorges 
du  Jura,  en  petite  tenue,  n'ayant  payé  que  demi- 
place  en  sa  qualité  de  militaire,  rêvant  à  Coppet, 
à  Edmond,  au  cours  des  astres,  aux  lois  des  nom- 
bres et  à  son  grand  uniforme. 

Ici  la  vie  passe  sans  grand  inconvénient,  sans 
bruit  de  mçnde...  Voilà  quatre  jours  que  je  dîne 
chez  madame  de  Boigne,  tout  étonné  de  me  re-  , 
trouver  dans  la  société  de  personnes  que  je  ne 
•connais  pas  de  tout  temps.  On  se  promçne  dans 
un  jardin  où  il  n'y  a  pas  une  feuille  desséchée, 
cil  l'on  ne  souffre  pas  une  fleur  piquée  des  vers  ; 
des  masses  de  géraniums  étincelants,  des  genêts, 


324  LETTRES. 

des  bruyères  roses,  rouges,  des  sauges  cardi- 
nales et  la  mer  à  côté  qui  semble  vouloir  avaler 
tout  ce  petit  monde  à  l'aquarelle.  La  corvée  de 
Trouville  commencée  sous  d'assez  ennuyeux 
auspices  n'aura  pas  trop  mal  tourné. 


cm. 


A   M.    PAUL   DE   BROGLIE. 


Broglie,  20  septembre  1S54. 

Mon  cher  ami,  je  n'ai  pas  répondu  aussitôt 
que  j'aurais  voulu  à  ton  petit  mot  si  aimable  que 
tu  as  trouvé  le  temps  de  m'écrire  dans  le  tu- 
multe d'une  arrivée,  et  quand  tu  retrouvais  tout 
ce  que  tu  regardais  de  loin,  du  coin  de  l'œil, 
depuis  un  an.  Cela  te  sera  certainement  compté 
par  tes  biographes  comme  une  preuve  d'un 
excellent  naturel.  Les  grands  géomètres  passent 
généralement  pour  un  peu  secs,  mais  je  vois 
bien  qu'il  y  a  des  exceptions. 

Je  voudrais  bien  être  sous  les  grands  chênes 
qui  sont  au  fond  du  parc  de  Coppet.  Je  prends 
déjà  mon  élan  pour  franchir  le  Jura,  mais  il  est 
possible  que  je  sois  obligé  de  m'y  reprendre  à 
plusieurs  fois,  comme  on  fait  un  fossé  profond. 


LETTRES.  325 

Si  j'ai  un  éclair  de  santé ,  j'arriverai  comme  la 
foudre  devant  les  deux  fontaines  de  la  grande 
cour.  Voilà,  j'espère,  une  figure  bien  conduite 
avec  toutes  les  analogies  rigoureusement  obser- 
vées. 

As-tu  des  nouvelles  de  l'École  ?  Il  est  probable 
que  dans  ces  premiers  jours  tu  ne  regardes  pas 
beaucoup  du  côté  de  la  montagne  Sainte-Gene- 
viève et  qu'elle  reste  perdue  dans  ses  brouillards. 
J'espère  que  tu  te  fais  réveiller  de  bon  matin  par 
Kiener  avec  ces  paroles  :  «  Capitaine ,  voici 
l'heure  de  la  diane  et  vous  pouvez  dormir  en 
paix.  » 

Nous  vivons  ici  dans  une  grande  solitude.  Si 
les  enfants  ne  criaient  comme  des  aigles,  on 
n'entendrait  aucun  bruit.  M.  Clémencet  parcourt 
les  bois  avec  les  petits  et  leur  fait  faire  des  col- 
lections d'insectes  et  de  plantes.  Victor  est  sur- 
tout sensible  à  la  classification.  Quand  il  sait  le 
genre  et  l'espèce,  son  esprit  est  dans  un  parfait 
repos.  Il  a  le  goût  des  classifications  plus  encore 
que  le  goût  des  bêtes-pour  elles-mêmes.  J'ai  dé- 
couvert autrefois  pourquoi  l'homme  avait  la 
rage  toute  spéciale  de  savoir  le  nom  de  toutes 
choses  avant  tout  ;  c'est  que,  s'il  ti'avait  dans  la 
mémoire  que  les  images  de  ces  choses,  elles 
s'embrouilleraient  assez  inévitablement  d'abord. 


326  LETTRES. 

puis,  il  ne  pourrait  ni  en  parler  aux  autres,  ni 
en  raisonner  intérieurement.  C'est  un  instinct 
qui  lui  est  donné  pour  faire  des  provisions  dans 
son  intelligence,  comme  l'instinct  d'amasser  est 
donné  aux  fourmis,  supposé  que  les  fourmis 
aient  des  greniers  d'abondance,  ce  qui  est  con- 
testé, je  crois,  par  les  observateurs. 

Adieu,  mon  cher  enfant.  Mon  instinct  est  d'al- 
ler vous  retrouver  bientôt. 


CIV. 


A  M.    d'hAUSSONVILLE. 


Broglie,  4  octobre  1854. 

Qui  est  bien  malade  suivant  les  derniers  jour- 
naux, c'est  le  prince  Menschikoff ,  s'il  est  là, 
comme  on  le  raconte,  une  mèche  allumée  à  la 
main  et  délibérant  s'il  fera  ou  non  sauter  la  flotte, 
après  avoir  promis,  dans  ses  proclamations , 
qu'il  se  ferait  sauter,  le  cas  échéant.  S'il  n'a  que 
six  heures  pour  résoudre  ce  problème,  il  a  droit 
de  demander  qu'on  ne  le  trouble  pas  dans  ses 
réflexions.  Ce  qui  paraît  certain ,  c'est  que  Sé- 
baslopol  est  enlevé  ou  à  peu  près  et  que  les  vais- 
seaux russes  sont  entre  deux  feux.  On  ne  peut 


LBTTRB.S.  327 

pas  voir  se  dissiper  plus  rapidement  le  prestige 
d'une  puissance  en  apparence  formidable.  Ceci 
va  inspirer  aux  esprits  téméraires  une  témérité 
sans  bornes.  Ils  croient,  avec  quelque  prétexte^, 
qu'il  n'y  a  que  de  marcher  sur  tout  ce  qui  a  Pair 
effrayant.  Quel  dommage  que  nous  n'ayons  pas 
fait  sauter  Sébastopol  dix  ans  plus  tôt  !  Cela  eût 
fait  honneur  aux  gouvernements  libéraux  et  les 
aurait  probablement  aidés  à  vivre.  A  cette  heure, 
les  habiles  disent  d'un  air  capable  :  «  Vous  n'en 
feriez  pas  autant,  vous  autres  parlementaires.  » 
Mais,  tout  cela  dit,  je  suis  très-aise  encore  aujour- 
d'hui que  les  grandes  civilisations  remportent 
sur  les  grandes  barbaries  et  j'aime  mieux  causer 
de  la  France  avec  des  étrangers  après  la  prise  de 
la  Crimée  qu'avant. 

Je  suis  encore  ici,  comme  vous  voyez,  mon 
cher  ami.  Je  n'ai  pourtant  pas  renoncé  à  toute 
intention  d'aller  en  Suisse,  bien  que  les  jours 
s'écoulent.  Je  pourrais  encore  y  passer  à  peu 
près  un  mois.  On  a  la  bonté  de  m'y  désirer  assez, 
bien  qu'on  ne  croie  pas  que  je  me  décide  à  cette 
course.  H  n'est  pas  commun  d'arriver  là  où  on 
est  bien  aise  de  vous  voir.  Ce  sera,  de  plus,  la 
dernière  année  que  Paul  passera  en  famille.  Dieu 
sait  ou  il  sera  l'an  prochain  !  Peut-être  qu'il 
CMEimandera  une  batterie  d'artillerie  sur  les 


328  LETTRES. 

bords  de  la  Newa  et  qu'il  défilera  sur  les  quais 
de  granit  de  Saint-Pétersbourg.  Si  la  paix  vient 
après  celte  victoire  de  Sébastopol,  ce  sera  une 
grande  preuve  de  sagesse  de  la  part  du  gouver- 
nement, mais  peut-être  que  c'est  une  sagesse 
qui  n'est  pas  dans  l'humanité.  D'ailleurs,  cette 
terre  de  Crimée  une  fois  conquise,  viendra  la 
difficulté  de  savoir  à  qui  on  louera  la  maison.  Il 
est  possible  aussi  que  l'empereur  de  Russie,  tout 
battu  qu'il  est,  ne  veuille  point  entendre  raison 
et  peut-être  que,  dans  l'état  où  il  est ,  manquer 
de  raison  est  encore  ce  qui  lai  reste  de  plus  rai- 
sonnable à  faire.  Il  ne  faut  faire  aucune  conjec- 
ture tant  que  son  général  est  là  à  délibérer  sur 
un  baril  de  poudre. 

Les  jeunes  frères  de  madame  Albert  de'Bro- 
glie  viennent  ici  passer  quelques  jours  avec  un 
jeune  abbé  du  Midi  qui  les  surveille  en  vacances. 
J'ignore  ce  que  fera  sur  ce  jeune  abbé  la  vue 
d'un  élève  de  l'École  normale  comme  M.  C,  Il 
n'a  probablement  jamais  vu  de  près  aucun  des 
monstres  de  cette  école-là.  A  la  vérité,  toutes  les 
classes  commencent  à  se  mêler,  car  trois  ou 
quatre  élèves  de  l'École  normale  sont  à  cette 
heure  prêtres  de  l'Oratoire.  Dans  quelques  an- 
nées les  prêtres  de  l'Oratoire  auront  un  certain 
penchant  à  passer  à  l'École  normale.  Il  y  a  dai 


LETTRES.  3:^9 

marées  très-marquées  dans  l'ordre  moral  et  in- 
tellectuel. Les  B^inets  de  la  philosophie  de- 
vraient en  faire  des  tables  exactes. 


cv. 


A   M.    E.    DE   SAHUNB. 


Broglie,  16  octobre  1854. 

On  dit,  mon  cher  ami,  que  vous  menez  une  vie 
très-agréable  dans  Gurcy,  une  vie  de  cocagne 
dans  Tordre  intellectuel,  causant  et  lisant  tout 
le  jour.  On  se  plaint  ailleurs  de  M.  de  Viel-Castel 
qui  n'a  pas  voulu  aller  en  Suisse,  afin  de  percer 
les  nuits  de  ses  conversations  dans  Seine-et- 
Marne.  Si  je  pouvais  bouger,  j'aurais  la  fantaisie 
d'aller  vous  entendre.  Pour  le  moment,  je  n'ôte- 
rais  à  personne  sa  part  de  conversation,  car  je 
suis  muet  comme  un  poisson.  Je  n'ai  d'idées  sur 
rien  ;  vous  me  direz  que  ce  n'est  pas  une  raison 
de  se  taire,  mais  la  parole  même  m'est  une 
fatigue.  Je  voudrais  que  cette  année  fût  finie. 
J'en  ai  vu  peu  d'aussi  lugubres.  Il  est  vrai  que 
quand  on  a  bien  dit  cela,  on  entre  avec  plaisir 
-  dans  l'année  1855,  et  l'on  y  trouve,  au  détour, 
..-^§utres  {malheurs  qu'on  ne  soupçonnait  pas. 


330  LBTTftES. 

Avez-votis  SU  quelques  détails  sur  ce  pauvre 
Étiolles?  On  ne  peut  pas  imaginer  un  événement 
qui  frappe  plus  à  fond  plus  d'âmes  excellentes. 

Dites-moi  vos  grandes  lectures  dans  Gurcy. 
Ce  n'est  certainement  rien  qui  se  rapporte  à 
Cicéron.  Vous  verrez  dans  TÉlysée,  non  pas 
l'Élysée-Bourbon,  ce  qu'il  vous  dira  sur  votre 
insigne  négligence.  Vous  auriez  pu  vous  en 
faire  un  avocat  dans  l'autre  monde  et  c'est  juste- 
ment lui  qui  portera  témoignage  contre  vous. 
Comme  il  a  la  langue  bien  pendue,  ce  ne  sera 
pas  une  petite  affaire,  et  comme  il  avait  une 
activité  de  possédé,  il  vous  en  dira  de  belles  sur 
la  paresse.  J'ai  relu  Tautre  jour  les  quatre  pre- 
miers livres  des  Tuscidanes;  j'ai  été  un  peu 
surpris  de  ma  froideur.  Peut-être  faut-il  se  sou- 
venir vaguement  de  la  plupart  des  livres.  On  y 
met  bien  des  choses  qui  n'y  sont  pas  et,  en  les 
relisant,  toutes  ces  choses  s'évanouissent.  Je  ne 
relirai  donc  pas  votre  Vie  de  Cicéron^  mais  je 
voudrais  bien  la  lire. 

Il  n'y  a  que  les  gens  de  l'Aima  qui  fassent  des 
choses  brillantes.  N'avez-vous  pas  plaint  ce 
pauvre  maréchal  de  Saint-Arnaud  ?  Toute  sa  vie 
n'était  pas  tout  à  fait  une  vie  de  Plutarque,  mais 
cette  énergie  méritait  quelque  chose  de  mieux 
que  d'êti'e  abattu  par  la  maladie  à  la  vue  ded 


LETTRES.  331 

murs  de  Sébastopol,  après   de   si  prodigieux 
eflforts  contre  rabattement  physique. 


CVI. 


A  MADAME   d'hAUSSONVILLE. 

Paris,  samedi  28  octobre  1854. 

Me  voici  enfin  arrivé  à  Paris  et  très-dis- 
posé à  prendre  la  route  de  Gurcy  à  la  pre- 
mière réquisition.  Je  suis  venu  ici  par  Évreux 
en  compagnie  d'Albert  qui  voulait  assister  aux 
funérailles  du  pauvre  évêque  d'Évreux.  Il  me 
semble  que  tout  le  monde  meurt  dans  '  cette 
terrible  année-ci.  Nous  avions  quitté  cet  excel- 
lent homme  à  Trouville,  il  Ji'y  a  pas  trois  mois^ 
faisant  le  projet  d'aller  à  Broglie  en  automne 
aussitôt  Tarrivée  du  duc  de  Broglie,  et  Albert  ne 
l'a  revu  que  sur  ce  lit  de  parade  qu'on  a  pro- 
mené, dans  la  cérémonie  funèbre,  à  travers  les 
rues  d'Évreux,  suivant  les  rites  pratiqués  à  la 
mort  des  évoques. 

Je  ne  sais  rien  du  triste  Étiolles...  Personne 
ne  saura  que  ceux  qui  l'ont  connue  dans  l'inti- 
mité ce  qu'était  madame  de  Langsdorff  ! . . . 

J'ai  bien  envie  de  vous  voir,  mais  je  vous 


332  LETTRES. 

avertis  que  je  ne  suis  pas  bien  aimable.  J'ai  pré- 
sentement à  peine  le  sens  commun  et  nul  en- 
train d'esprit.  Je  viens  d'ennuyer  à  fond  et 
madame  Albert  de  Broglie  et  Albert  ;  comme  ils 
sont  aimables  et  polis, ils  n'en  ont  rien  témoigné; 
mais  ils  se  frottent  certainement  les  mains  du 
départ  d'un  animal  maussade  et  mélancolique, 
qui  rendait  Ja  pluie  et  le  brouillard  encore  plus 
tristes. 

Enfin,  voyez  ;  me  voilà,  et  si  vous  voulez  vous 
risquer,  vous  n'avez  qu'un  mot  à  dire  pour  sa- 
voir ce  que  c'est  qu'un  ennuyeux.  Comme  vous 
avez  un  renfort  de  gens  d'esprit,  vous  ferez  feu 
supérieur  sur  moi. 


CVII. 


A   M.    D*HAUSSONVILLE. 


Paris,  lundi  il  décembre  1854. 

Vous  voyez  par  les  journaux  tout  ce  que  nous 
savons  ici  du  siège  de  Troie.  M.  de  Langsdorff, 
qui  est  venu  passer  quelques  jours  à  Paris  pour 
ses  affaires,  dit  que  les  Anglais  sont  aussi  dé- 
couragés que  peuvent  l'être  des  gens  très-cou- 
rageux et   très-persévérants.    Ils  voient  avec 


LETTRES.  333 

tristesse  que  tous  leurs  efforts  ne  peuvent  jamais 
montrer  à  l'Europe  une  armée  bien  nombreuse. 
On  croit  assez  qu'on  sera  obligé  d'en  venir  chez 
eux  au  système  de  recrutement  par  la  conscrip- 
tion. Ce  serait  une  terrible  innovation  dans  ce 
pays  de  liberté.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  paraît 
avoir  ici  aucune  inquiétude  sérieuse.  Je  disais 
l'autre  jour  à  M.  ***  toutes  les  raisons  qui  me 
semblaient  devoir  donner  beaucoup  de  souci  sur 
le  sort  de  notre  armée  exposée  en  nombre  in- 
férieur à  la  rigueur  d'un  hiver  en  pays  inconnu 
— en  face  d'un  ennemi  abrité  dans  des  murailles 
et  qui  a,  derrière  ces  murailles  et  au  delà  d'un 
petit  courant  de  mer,  d'autres  murailles  inacces- 
sibles où  il  pourra  s'établir  en  cas  de  défaite  — 
une  flotte  dont  on  reconnaît  aujourd'hui  qu'un 
caprice  du  vent  peut  l'engloutir  à  la  vue  de 
l'armée  de  terre.  M.  *"  admet  tout  cela,  mais  il 
affirme  que  les  gens  du  métier  sont  sans  inquié- 
tudes graves,  et  il  paraît  que  M.  Thiers  partage 
cette  sécurité.  Je  souhaite  bien  sincèrement 
qu'il  ait  raison.  Je  ne  pensais  pas  que  je  dusse 
un  jour  m'intéresser  réellement  à  une  expédition 
entreprise. par  le  présent  gouvernement. 


334  X'JBTTRES. 


CVIII. 


A    M.    PISCATORY. 


Paris,  3  mars  1855. 

Mon  cher  .ami,  tandis  que  l'on  se  creu$i4t  la 
tête  poupprévoirce  qui  arriverait  danscetOrieiit, 
voici  peut-pêtre  que  le  dénouement  survient  du 
côté  où  nul  ne  l'attendait.  L'empereur  de  Russie, 
en  mourant,  laisse  peut-être  Içs  seules  chances 
possibles  d'une  paix  un  peu  prompte.  La  moitié 
de  l'histoire  est  faite  ainsid'événements  inatten- 
dus, qui  font  prendre  un  autre  cours  au  fleuve, 
et,  comme  dans  les  romans  d'Anne  RadclifSe, 
c'est  par  une  porte  cachée  dans  la  muraille  qu'en- 
trent et  sortent  les  personnages  importants  du 
drame.  Qu'est-ce  que  voudra  le  successeur  de 
l'empereur  Nicolas  ?  je  voudrais  bien  que  cela 
pût  faire  lever  honorablement  le  siège  de  Sébas- 
topol  et  que  toutes  les  mines  dont  on  dit  que  la 
ville  est  pleine,  fussent  déménagées  paisible- 
ment et  ne  sautassent  pas  sous  une  dizaine  de 
mille  des  nôtres. 

Merci,  mon  cher  ami,  de  votre  très-aimable 
lettre.  C'est  grand  dommage  pour  moi  que  vous  ne 
bougiez  guère  de  votre  Tuscuium  un  peu  froid, 


.IrBTTRBS.  .335 

au  lieu.de  venir  dans  notre  Rome  un  peu  sale. 
Le  vent  de  Ja  mer,  vous  le  savez,  est  si  violent 
ici,  que  je  ne  m'entends  guère  avec  personne. 

«r 

Il  i^t  deux^  oboses  pqurgarder  sa  raison  debout; 
d*abord,  de  l^  raison,  ce  qui  n'est  pas  3i  comniun, 
et  puis  aussi  un  certain  mépris  de  la  .puissance 
4u  .monde^  ce  qui  est  fort  rare.  Il  y  a  peu  de  gens 
qui  osent  dire  avec  l^e.mierre  :  a  Le  public  est  un 
^>90tet,un  ivrogne  »>;  rien  n'est  plus  sûr  cependant. 
^Dieu  m'a  fait  la  ^râce  de  pouvoir  assez  souvent 
regarder  le  monde  en  face  sans  cligner  les  yeux. 
Il  est  bien  possible  que  cette  petite  hardiesse 
tienne  à  des  défauts,  et  Qlie  refroidit  certaine- 
ment un  bon  nombre  de  demi-amis.  L'homme 
en  société  est  un  animal  qui  se  plaît  à  penser 
et  à  voir  penser  comme  les  autres.  Il  n'aime 
pas  les. gens  qui  ne  se  mettent  pas  à  la  dernière 
mode  comme  lui;  il' voit  même  dans  cet  esprit 
de  contumace  un  manque  de  considération  pour 
lui.  Il  y  a  dans  cet  état  social  du  tyran  et  de 
l'esclave.  Il  exige  impérieusement  que  son 
voisin  soit  esclave  comme  il  l'est  lui-même. 
Quoi  qu'il  en  soit,  je  crois,  comme  vous,  que  Ci- 
céron  valait  bien  tout  chevalier  ou  tout  sénateur, 
ou  tout  lettré  de  ce  temps-ci.  C'est  une  aimable 
et  noble  créature.  Ce  petit  parvenu  d'Arpinum 
est  tout  simplement  le  plus  beau  résultat  de  toute 


336  LETTRES. 

la  longue  civilisation  qui  l'avait  précédé.  Je  ne 
sais  rien  de  plus  honorable  pour  la  nature 
humaine  qye  l'état  d  ame  et  d'esprit  de  Cicé- 
ron.  Il  est  sans  doute  aussi  résolu  qu'aucun 
des  bourgeois  de  Paris,  qui  le  tiennent  pour  un 
poltron,  pourl'avoir  entendu  dire  vaguement  au 
collège.  Il  est  actif  comme  la  foudre,  ami  sincère 
et  officieux,  bienveillant  pour  tous,  aimant  ce  qui 
brille,  mais  ce  qui  brille  en  éveillant  de  grandes 
pensées,  sage,  modéré,  ami  des  règles  sévères 
par  imagination,  stoïque  et  prêt  à  se  les  appli- 
quer à  lui-même,  après  un  peu  de  réflexion; 
sans  dogme,  il  est  vrai,  sans  traditions  impérieu- 
ses et  miraculeuses,  ne  reconnaissant  d'autres 
Pères  de  l'Église  que  la  suite  des  sages  que  le 
monde  avait  admirés  jusqu'à  lui,  mais  ne  dépas- 
sant pas  aussi  les  limites  de  l'intelligence  pour 
s'émouvoir  de  ce  qui  ne  dit  rien  à  l'esprit.  On  n'a 
pas  fait  un  compte  exact,  à  mon  sens,  des  rava- 
ges qu'a  produits  dans  les  esprits  des  temps 
nouveaux  l'habitude  d'admirer  l'inintelligible 
au  lieu  de  rester  tout  simplement  dans  l'inconnu. 
Au  temps  de  Cicéron,  aucune  croyance  surna- 
turelle ne  dominait  sur  les  esprits  cultivés. 
Quand  il  rêvait  sur  sa  terrasse  de  Formies,  en  vue 
de  la  mer,  il  suivait  avec  pleine  liberté  tous  les 
beaux  instincts  de  la  raison  humaine.  Quand  il 


LETTRES.  337 

cherchait  le  secret  du  monde,  ou  qu'il  se  deman- 
dait ce  que  murmuraient  ie3  vaguesà  ses  pieds, 
ce  que  disaient  les  astres  du  ciel  dltalie  sur  sa 
tête,  il  n'avait  entre  lui  et  la  nature  aucun  de 
ces  fantômes  imposants,  mais  informes,  qui  ra- 
vissaient Saint-Antoine  dans  le  désert  et  Saint- 
^ace  de  Loyola  dans  le  monde. 

Vous  dites  bien,  il  y  a  quelque  chose  de  Cicé- 
ron  dans  Voltaire,  mais  avec  toute  l'a  différence 
en  faveur  de  Cicéron,  que  celui-ci  pense  à  tous 
les  grands  problèmes  en  parfaite  liberté  de  spé- 
culation, sans  etinemis  qui  lui  disent  :  u  Mon- 
sieur, pas  tant  de  raisons,  ou  je  Je  dirai  au  roi,  au 
parlement,  au  Pape,  au  monde  chrétien.  » 
Aussi  l'esprit  de  Voltaire  s'est-il  exalté  et  em- 
porté outre  mesure  et  c'est  par  là  qu'il  pousse 
la  hardiesse  à  toute  extrémité.  Il  rencontre  des 
ennemis  dans  ces  espaces  infinis  où  la  pensé  e 
de  Cicéron  ne  rencontrait  nu!  obstacle. 

J'ai  aimé  comme  vous  ce  morceau  de  M.  Am- 
père ;  il  a  le  genre  d'imagination  qu'il  faut  à  un 
historien  des  vieilles  ruines.  Il  revoit  tout  ce 
grand  passé  avec  une  impression  analogue  à 
celle  qu'on  éprouve  en  se  rappelant  à  soi-même 
son  propre  passé  ;  des  couleurs  vives  et  tristes, 
qui  sont  les  vraies  couleurs,  mais  dégagées 
de  toutes  les  ombres  du  réel.  Il  voit  dans  la 


338  LETTRES. 

,vie  des  peuples  ce  qu'ils  voulaient  être  et  ce 
qu'ils  voulaient  faire,  plus  encore  que  ce  qulls 
ont  été  et  ce  qu'ils  ont  fait,  mais  cela  aussi  est 
une  vérité,  et  l'idéal  de  l'ancienne  Italie  n'est 
certainement  pas  l'idéal  de  la  France  d'aujour- 
d'hui. 

Les  derniers  discours  à  l'Académie  ne  sont 
pas  non  plus  des  discours  de  Cicéron.  Je  n'ai  pas 
eu  la  force  d*aller  jusqu'au  bout  du  discours  de 
M.  **'  ;  trois  foisî'ennui  m'a  forcé  d'abandonner 
la  résolution  que  j'avais  prise,  trois  fois,  d'aller 
jusqu'au  bout.  Des  gens  patients^  qui  l'ont  lu  ou 
écouté,  prétendent  qu'il  n'y  a  dans  son  jargon 
rien  de  repréhensible  contre  le  gouvernement 
de  Juillet.  J'aime  mieux  le  croire  que  d'y  aller 
voir. 

L'Angleterre  est  aussi  difficile  à  comprendre 
que  nous.  Combien  de  choses  surprenantes  nous 
avons  vues  chez  elle  depuis  le  commencement 
de  la  guerre!  Je  suis  étonné  que  lord  John 
Russel  se  montre  volontiers  hors  de  chez  lui. 
Cette  Angleterre  était  pour  les  gens  qui  aiment 
le  bien  un  spectacle  consolant,  mais  tous  les 
exemplaires  du  juste  et  du  bien  ont  l'air  de  s'en 
aller.  Cela  ne  fait  rien.  Le  bon  sens  peut  dire  ce 
que  Charles  XII  écrivait  sur  la  carte  des  con- 
quêtes de  la  Suède,  a  Dieu  me  l'a  donné,  le  diable 


LBTTRBS.  339 

ne  me  Tôtera  pas.  )>  —  Je  suis  bien  sûr  que  fina- 
lement nous  serons  victorieux  dans  la  grande 
bataille. 

Adieii,  mon  cher  ami,  voilà  bien  du  fatras  ; 
mille  et  mille  amitiés. 

Lisez  le  de  Seriectute  de  Cicéron.  Ce  n'est  pas, 
assurément,  un  livre  de  votre  âge,  mais  vous  y 
trouverez  toute  la  vie  [agricole  des  jRomains ,  et 
je  ne  s€ds  quelle  odeur  de  terre  nouvellement  la- 
bourée qui  vous  portera  à  la  tête. 


CIX. 


AU  MÊMB. 


Paris,  26  avril  1855. 

Que  je  vous  dise  d'abord,  mon  cher  ami,  com- 
bien j'ai  été  tçuché  et  reconnaissant  de  votre  ai- 
mable présent.  J'ai  placé  ce  beau  livre  que  je 
tiens  de  vous  et  qui  a  appartenu  à  votre  père 
dans  ce  petit  trésor  où  chacun  serre  ee  qu'il  a  de 
plus  précieux. 

J'espère  que  vous  lirez  avec  quelque  intérêt 
les  deux  volumes  que  je  vous  ai  envoyés.  La  Vie 
de  Washington  est  un  livre  bien  fait,  surtout 
pou^p  le  coup  d'essai  d'un  très-jeune  homme. 


340  LBTTRBS 

Il  n'est  peut-être  pas  assez  libéral,  mais  les  temps 
sont  durs.  Nous  sommes  bien  loin  des  jours  où 
rélite  des  nations  civilisées  suivait  avec  passion 
toutes  les  marches  de  Tarmée  de  Washington. 
Aujourd'hui  on  se  pendrait  volontiers  à  la  queue 
du  cheval  du  maréchal  Radetzki,  croyant  enfiler 
la  bonne  route  derrière  ce  demi-barbare  qui  ne 
connaît  que  l'ordre  du  régiment.  Pour  le  Menan- 
drc^  le  livre  n'est  pas  bien  fait;  vous  trouverez 
là  beaucoup  de  décousu,  un  certain  entraîne- 
ment de  jeunesse  à  suivre  la  première  idée  qui 
passe,  sans  songer  au  plan  général  ;  mais  le  sen- 
timent de  l'antiquité  y  est  vifet  original.  Il'don- 
ne  envie  de  relire  les  écrivains  anciens  dont  il 
parle,  et  il  faut  beaucoup  passer  à  qui  a  cette 
chaleur  communicative.  L'auteur  m'a  demandé 
de  lui  dire  les  défauts  de  son  livre,  et  je  le  lui  di- 
rai avec  une  parfaite  candeur.  Il  serait  mal  de  ne 
pas  dire  la  pleine  vérité  à  qui  a  beaucoup  d'es- 
prit et  peu  d'occasion  d'entendre  des  critiques 
un  peu  âpres. 

J'ai  quelque  idée  que  ce  décret  sur  les  acadé- 
mies va  engager  un  conflit  qui  ne  sera  pas 
agréable  aux  autorités  établies.  C'est  certaine- 
ment une  provocation  gratuite  à  des  gens  paisi- 
bles. On  met  d*abord  dans  l'Académie  des  scien- 
ces morales  dix  membres  justement  destinés  à 


LBTTRBS.  341 

changer  la  majorité,  puis  on  revient  à  des  règle- 
ments qui  n'ont  jamais  été  exécutés  ou  que  TA- 
cadémie  n'avait  jamais  subis.  Les  commissions 
choisies  par  le  gouvernement  décideront  avec  I^ 
bureau  du  mois  de  janvier  de  chaque  année  de 
la  distribution  des  prix^  sans  que  les  autres 
membres  aient  rien  à  y  voir.  Le  bureau  n*a  que 
trois  membres  et  la  commission,  au  choix  du 
gouvernement,en  a  quatre.  Le  résultat  sera  fort 
simple;  les  billets  pour  les  séances  publiques  de- 
vront être  tous  remis  au  ministère,  qui  en  fera 
la  distribution  à  son  gré.Reste  à  savoir  si  Tonne 
demandera  pas  communication  préalable  des  dis- 
cours, ce  qui  serait  assez  en  harmonie  avec  l'en- 
semble de  cette  nouvelle  législation.  L'Académie 
française  n'a  pas  l'air  de  vouloir  supporter  tran- 
quillement cet  affront  ;  moins  trois  ou  quatre 
membres,  tous  s'en  montrent  très-blessés.  Que 
le  démon  de  la  prudence  apaise  bientôt  cette 
irritation^  cela  se  peut  assurément,  mais  je  ne  le 
crois  pas. 

Voilà  de  bien  petites  affaires,  pendant  que  de- 
vant Sébastopol  on  se  lance  tout  ce  qu'il  y  a  de 
fer  et  de  feu  sur  la  planète.  On  dit  que  le  gouver- 
nement reçoit  du  général  Canrobert  des  nou- 
velles qui  font  espérer  qu'on  entrera  dans  la 
place  avant  huit  jours,  et  qu'on  n'en  publie. 


342  LETTRES. 

rien  pour  ne  pas  donner  de  fausses  espéran* 
ces.  Plaise  à  Dieu,  qu'il  en  soit  ainsi,  car  voilà 
bien  longtemps  qu'on  se  tue  et  qu'on  meurt  de 
maladie  devant  ces  chiennes  de  murailles  ! 


ex. 


A   M.    PAUL  DE    BROGLIE. 


Paris,  samedi  Jdjain  ISSb, 

Mon  cher  ami,  on  te  regarde  de  loin  faire  le 
déménagement  de  ton  bâtiment.  Cette  Persévé- 
rante est  devenue  une  personne  de  la  famille. 
On  la  connaît  mieux  que  bien  des  cousines.  Je 
crois  qu'à  ton  retour  ici  tu  trouveras  qu'on  a 
pris  toutes  les  façons  de  parler  de  la  marine. 
Tout  cela  veut  dire  que  tu  manques  beaucoup  à 
ce  petit  monde  que  tu  as  laissé  pour  un  temps. 
Il  est  singulier  que  les  hommes  vivent  d'cJ^ord 
en  famille  pour  se  séparer  ensuite  et  s'en  aller 
chacun  du  côté  des  quatre  vents.  Il  serait  plus 
simple  qu'il  commençassent  leur  vie  dans  l'iso- 
lement pour  se  réunir  ensuite.  Je  sais  toutefois 
qu'il  y  aurait  à  cela  de  grandes  difflcultés  et  ce 
que  j'en  dis  n'est  pas  pour  refaire  la  société  hu- 
.  maine  à  ma  fantaisie. 


LBTTRB8.  343 

Ici,  il  n'y  a  rien  de  nouveau  que  les  bonnes 
nouvelles  de  Crimée  que  vous  connaissez.  Ces 
bonnes  nouvelles  ne  sont  pas  sans  mélange,  car 
il  est  probablement  resté  bien  du  monde  dans 
ces  hardis  coups  de  main.  Il  paraît  que  l'in- 
fanterie française  a  pris  en  Crimée  des  habitudes 
qui  supposent  un  sang-froid  et  une  résolution 
inconnus  jusqu'aujourd'hui. 

Ta  sœur  est  venue  passer  un  jour  à  Paris.  Elle 
est  allée  le  soir  voir  une  actrice  italienne,  madame 
Ristori,  qui  fait  l'admiration  universelle  par 
l'énergie,  la  grâce  et  le  pathétique  de  son  jeu. 
Les  méchants  prétendent  que  mademoiselle  Ra- 
ehel  en  a  conçu  quelque  tristesse;  qu'elle  a  as- 
sisté dans  un  sombre  silence  à  une  représenta- 
tion de  madame  Ristori,  tandis  que  l'actrice 
italienne  au  Théâtre  Français  ne  pouvait  pas  con- 
tenir, dans  sa  loge,  les  témoignages  d'admiration 
en  entendant  mademoiselle  Rachel.  Avez-vous 
un  beau  théâtre  à  Brest?  J'imagine  que  chaque 
soir  vous  avez  surtout  une  nouvelle  représen- 
tation du  coucher  du  soleil  sur  les  flots  de  l'A- 
tlantique, mais  ce  spectacle  en  vaut  bien  un 
autre. 


344  LBTTRBS. 


CXI. 


AU   MÊME. 

Broglie,  samedi  7  juillet  1855. 

Ta  tante  m'a  dit  que  tu  voulais  que  les  lettres 
te  fussent  adressées  sur  la  Persévérante  en  per- 
sonne. C'est  déjà  comme  si  tu  t'éloignais  un  peu 
à  l'horizon  et  la  rue  d'Aiguillon  avait  moins  l'air 
d'un  pays  perdu  que  ce  vaisseau. 

Âs-tu  passé  une  petite  revue  de  ta  bibliothè- 
que de  campagne?  Âs-tu  déterminé  les  livres 
français  que  tu  voulais  emporter  au  bout  du 
monde  ?  Tes  listes  se  seront  probablement  per- 
dues dans  la  précipitation  de  ton  départ  de  Paris. 
Il  faut  d'abord  savoir  ce  qu'un  vaisseau  de  guerre 
peut  contenir  de  volumes,  en  lui  laissant  une 
place  raisonnable  pour  les  provisions  de  bouche, 
les  projectiles  de  toutes  sortes  et  autres  menus 
détails,  tels  que  l'équipage  lui-même.  Il  faut 
compter  qu'il  n'y  a  d'un  peu  durable  à  la  mer 
que  les  grands  écrivains  qu'on  peut  relire  plus 
d'une  fois,  parce  qu'ils  ont  une  eau  profonde^et, 
parmi  les  grands  écrivains,  viennent  d'abord, 
sous  le  rapport  de  beaucoup  de  sens  sous  un  petit 
volume,  les  grands  poëtes.  Il  est  singulier  que 


LETTRES.  345 

les  règles,  puériles  en  apparence,  de  la  rime,  du 
mètre,  etc.,  aient  cette  puissance  d'enfermer  des 
pensées  plus  vives  dans  des  impressions  plus 
fortes. 

J'apprends  qu'en  Germanie  autrefois  un  bon  prêtre 
Pétrit,  pour  s'amuser,  du  soufre  et  du  salpêtre.  • 

Il  semble  que  les  idées  enfermées  dans  les 
vers' se  condensent  à  la  façon  de  la  poudre  de 
guerre.  (Je  remarque  que  depuis  que  j'ai  des 
amis  qui  portent  Tépée,  mon  langage  a  pris  une 
sorte  d'allure  tout  à  fait  militaire.)  Veux-tu 
Montaigne?  Veux-tù  les  Lettres  de  madame  de 
Sévigné  ?  Cette  dernière  est  de  grand  encombre- 
ment, mais  il  se  peut  qu'en  mer,  à  cinq  ou  six 
cents  lieues  de  terre,  on  se  plaise  a  tout  ce  détail 
de  la  vie  dessalons  et  des  familles  du  dix-septième 
siècle,  qui  ressemblent,  après  tout,  aux  familles 
de  tous  les  siècles.  Peut-être  qu'on  se  plaît  à  ces 
bruits  de  terre,  comme  Colomb  lorsqu'il  vit  des 
papillons,  des  oiseaux  des  tropiques,  à  l'entrée 
des  Antilles.  Pour  Montaigne,  quoiqu'il  ait  une 
assez  pauvre  morale,  que  ses  instincts  soient 
d'un  épicuréisme  assez  vulgaire,  le  train  de  son 
imagination  est  stoïque.  Il  aime  les  grandes 
âmes,  quoiqu'il  ne  fût  pas  de  cette  élite.  Lui  qui 
était  assez  faible,  il  se  complaît  à  peindre,  avec 


346  LBTTRB8. 

les  expressions  les  plus  heureuses,  les  caractères 
énergiques  et  les  grandes  luttes  de  la  volonté. 
Pareille  chose  était  arrivée  à  Horace  ;  il  menait 
sa  petite  vie  paresseuse  et  égoïste  à  Tibur,  et 
quand  il  se  livrait  à  ses  rêveries  poétiques,  son 
esprit  l'emportait  vers  les  tentes  de  Brutus  et  de 
Caton.  On  est  surpris,  dans  l'histoire  militaire, 
de  trouver  dans  des  âmes  faibles  cette  admira- 
ble force  de  couleurs  pour  représenter  des  ver- 
tus dont  elles-mêmes  étaient  incapables.  Ils  ai- 
ment les  bruits  de  guerre  et  ils  ont  peur  de  leur 
ombre.  Dis-moi  ce  que  tu  veux,  et  je  ferai  tes 
commissions  de  près  ou  de  loin. 

Il  nous  vient  encore  tous  les  jours  des  dépê- 
ches de  lord  Raglan,  et  il  est  déjà  bien  loin  de 
tout  le  tumulte  du  siège.  C'est  une  fin  un  peu 
triste,  bien  que,  à  tout  prendre,  il  termine  très- 
honorablement  une  carrière  très-honorable  ; 
mais  enfin,  ses  derniers  jours  n'ont  pas  eu  l'éclat 
qu'il  se  promettait  en  quittant  l'Angleterre.  Il 
aura  sans  doute  entendu  quelque  chose  de  tous 
ces  murmures  qui  s'élevaient  contre  lui  ;  mais, 
après  tout,  je  me  figure  que  les  plus  vifs  et  les 
plus  vrais  plaisirs  de  la  vie  militaire  ne  sont  pas 
Tespoir  et  la  jouissance  d'une  grande  renommée. 
Probablement,  le  plaisir  habituel  de  se  sentir 
libre  et  à  Taise  dans  le  danger,  —  d'entendre 


LBTTRBS.  347 

dans  le  bruit  et  de  voir  dans  la  fumée  du  canon 
aussi  bien  et  mieux  que  dans  une  salle  de  danse, 
—  le  plaisir  de  commander,  non-seulement  aux 
autres,  mais  à  son  propre  esprit  dans  l'occasion, 
et  de  trouver  la  sérénité  dans  ce  qui  serait  alar- 
me et  tumulte  pour  les  autres,  —  le  plaisir  âpre 
de  souffrir  ce  que  d'autres  ne  pourraient  peut- 
être  pas  supporter, — en  un  mot,  le  sentiment  de 
l'exercice  énergique  et  profond  de  la  volonté  qui 
faisait  dire  à  Turenne,  parlant  à  sa  personne  : 
Carcasse^  tu  trembles?  Tu  tremblerais  bien  davantage 
si  tu  savais  où  je  te  mène;  voilà  de  petits  agré- 
ments habituels  que  lord  Raglan  a  trouvés  dans 
sa  vie  militaire  et  dont  le  vulgaire  ne  ferait  pas 
grand  cas,  quand  bien  même  il  s'en  douterait. 

Il  paraît  qu'on  ne  trouve  que  trop  de  ces  ru- 
des jouissances  dans  Sébastopol.On  dit  que,  sous 
quelques  jours,  un  effort  nouveau  et  plus  concerté 
sera  tenté  sur  tous  les  ouvrages.  Je  mettrai,  à  la 
prise  de  cette  chienne  de  ville,  toutes  les  lumières 
de  ma  chambre  à  ma  fenêtre,  en  signe  de  ré- 
jouissance. Comme  je  suis  au  fond  des  bois,  cela 
n*aura  nul  air  de  vouloir  se  faire  remarquer. 

Bonjour.  Voici  une  lettre  d'Albert,  de  Plom- 
bières, qui  m' arrive  à  quatre  jours  de  date.  Il 
dit  qu'il  ne  trouve  manière  de  passer  le  temps  to- 
lérablement  qu'en  se   soumettant  à  une  règle 


348  LETTRES. 

invariable  pour  remploi  de  ses  heures.  Cest  tout 
Tagrément  de  la  vie  de  ces  eaux,  et  il  me  semble 
qu'on  peut  rencontrer  cette  faculté  partout  où 
Ton  est  seul. 

CXII. 

A    MADAME    LA    BARONNE    A.    DE    STAËL. 

Broglie,  6  septembre  1855. 

Vous  avez  des  nouvelles  d'ici  et  je  n'ai  pas 
besoin  de  vous  faire  le  journal  de  la  petite  vie 
paisible  qu'on  y  mène.  Il  y  a  passé  pas  mal  de 
monde  depuis  le  départ  de  madame  d'Hausson- 
ville,  mais  personne  qui  ait  mis  son  bâton  de 
voyage  dans  un  coin  pour  faire  séjour.  Sauf  no- 
tre excellent  ami  Sahune,  tout  le  monde  est 
animé  de  l'esprit  du  Juif  errant.  M.  de  Corcelles 
y  a  passé  deux  jours.  Il  vous  aurait  plu  par  son 
goût  passionné  pour  la  vérité  qui  n'empêche 
guère  de  se  tromper,  mais  qui  témoigne  de  l'é- 
lévation de  l'âme.  Il  est  taillé  en  force,  comme 
vous  avez  pu  voir,  mais  il  est  de  la  race  des 
géants  qui  ont  plus  de  douceur,  de  délicatesse 
et  de  raffinement  d'esprit  que  beaucoup  de  pe- 
tits hommes.  M.  Ampère  vient  de  partir.  Il  a 
charmé  tout  le  monde.  Il  nous  a  lu  des  fragments 


LBTTRBS.  349 

de  la  métaphysique  de  son  père  qui  eussent  eu 
votre  approbation  pour  un  certain  élan  qui  va 
naturellement  au  grand,  n'était  que  cela  aurait 
surpassé  la  force  d'attention  des  petites  jdames 
qui  ont  aisément  mal  à  leur  tête.  L* esprit  de 
locomotion  a  emporté  M.  Ampère  à  Paris^  puis 
il  l'emportera  dans  trois  jours  à  Rome.  Albert 
et  sa  femme  ont  été  entraînés  dans  ce  tourbillon  ; 
ils  n'iront  pas  jusqu'à  Rome  pourtant.  Albert  va 
chez  M.  de  Montalembert  en  Bourgogne  et  la  prin- 
cesse de  Broglie  chez  sa  tante  Lemarrois.  M.  de 
Broglie  est  tout  seul  de  sa  maison,  ayant  pour  . 
compagnon  de  solitude  M.  de  Sahune,  M.  Savi- 
nien  Petit  qui  peint  de  beaux  petits  saints  dans 
une  petite  chapelle-  imitée  des  catacombes, 
mais  des  catacombes  avec  calorifères  etc., 
M.  Clemencet  et  moi  qui  écris  par  moments  un 
petit  volume  où  il  n'y  aura  pas  l'ombre  de  cata- 
combes, ni  de  saints,  ni  de  chandeliers  à  sept 
branches.  Nous  sommes  une  population  un  peu 
mélangée,  qui  ne  s'arrache  point  les  yeux.  J'ai 
appris  à  dire  assez  peu  ce  que  je  pense  et  à  par- 
ler avec  douceur  de  ce  que  je  ne  pense  pas.  J'ai 
fini  peu*  céder  au  nombre,  sans  en  avoir  plus 
d'admiration  pour  les  opinions  du  grand  nom- 
bre. J'ai  pris  pour  devise  :  Tu  ne  mordras  point, 
1%    parce    que  Ton   s'échauffe  en    mordant; 


350  LXTTRBS. 

2%  parce  que  les  mordus  poussent  des  cris  désa- 
gréables. J*ai  acheté  une  peau  de  mouton  et  je 
détale  dès  que  je  vois  ou  que  j'entends  l'appar 
rence  d'un  loup.  J'aurais  certainement  le  prix  de 
sagesse  dans  une  école  primaire... 

Je  ne  sais  pourquoi  je  plaisante.  La  vie  n'est 
pas  g€de  cependant.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que 
je  n'ai  nulle  envie  de  rire.  Adieu,  je  n'ose  pas 
vous  demander  si  c'est  vrai  que  vous  irez  à  Bro- 
glie  au  mois  de  novembre. 

CXÏII. 

A  M.   B.   DB  SAHUNB. 

9 

firogUe,  l*r  novembre  1855. 

Nous  voilà  à  cette  triste  étape  du  1*'  novembre. 
Ce  sont  les  portes  de  l'hiver  qui  ne  diffèrent  pas 
beaucoup,  à  ce  que  j'imagine,  des  portes  de 
l'enfer.  Les  nuits  sont  noires,  les  jours  sont  gris, 
le  vent  se  plaint  dans  tous  les  coins  de  la  maison, 
les  feuilles  passent  devant  les  fenêtres  comme 
de  petits  fantômes.  On  sent  en  soi  comme  une 
plus  grande  défiance  de  la  vie.  On  se  figure 
qu'on  ne  verra  plus  jamais  l'été.  Ce  sont  proba- 
blement des  impressions  de  gens  nerveux,  et  je 
soupçonne  que  nul  sergent  d'artillerie,  nul  bri- 


LETTRES.  351 

gadier  de  carabiniers  en  garnison  à  Versailles, 
n'a  de  ces  ridicules  sensations  à  la  vue  de  la 
chute  des  feuilles.  Savez-vous  quelque  chose  de 
nos  affaires  de  la  mer  Noire  ?  Je  souhaite  bien 
que  les  braves  gens  qui  sont  là  passent  Fhiver 
daijs  de  bonnes  villes  de  garnison,  s'il  y  a  pareille 
chose  sur  le  littoral  de  la  mer  Noire.  Avez-vous 
commencé  le  xii*  volume  de  M.Thiers?  Ce  sera  une 
agréable  lecture  pour  M.  votre  père.  A-t-il  vu  déjà 
la  préface  de  ce  xii*  volume  et  la  dissertation  plus 
vive  encore  que  neuve  sur  Tart  d'écrire  l'his- 
toire? Je  ne  sais  comment  il  fait  pour  avoir 
toutes  les  lenteurs  de  la  démonstration  la  plus 
étudiée  avec  cette  furia  qui  fait  croire  au  lecteur 
qu'il  court  la  poste  avec  lui.  Après  tout,  ces 
singularités-là  sont  ce  qu'on  nomme  le  talent. 
Aucun  historien  n'avait  encore  eu  cet  air  de 
cheval  arabe  au  galop  mêlé  à  Texactitude  minu- 
tieuse d' un  commis  au  département  de  la  guerre. 
Quand  retournez-vous  à  Paris?  Je  ne  sais 
pourquoi  j'aimerais  assez  le  séjour  de  Versailles 
dans  cette  sombre  saison.  On  y  a  quelque  chose 
des  agréments  de  la  solitude  avec  Paris  sous  la 
main.  J'ai  toujours  désiré  un  petit  désert  qui  fût 
aux  portes  d'une  très-grande  ville.  Ceci,  comme 
l'île  de  Robinson,  est  un  peu  trop  loin  de  l'habi- 
tation des  hommes.  Il  est  vred  que  les  chemins 


352  LETTRES. 

de  fer  rapprochent  toutes  les  distances,  y  com- 
pris la  distance  de  l'autre  monde  à  celui-ci. 

Adieu,  mon  cher    ami.    Portez-vous    donc 
mieux. 

CXIV. 

A   M.    PAUL   DE   BROOLIB. 

Broglie,  mercredi  28  novembre  1855. 

J'avais  espéré,  mon  cher  ami,  qu'il  nous  vien- 
drait, autour  du  15  de  ce  mois,  quelque  chose 
de  toi  de  Rio  de  Janeiro.  Je  vois  bien  que  tu  n'es 
pas  arrivé  à  temps  pour  donner  tes  lettres  au 
bateau.  Ce  sera  donc  pour  le  prochain  arrivage. 
I  Nous  avons  été  tristement  étonnés  l'autre  jour 
en  ouvrant  le  journal  et  en  y  trouvant  la  mort 
de  M.  Mole,  qui  est  mort  soudainement  à  Cham- 
plâtreux.  C'est  un  grand  arbre  de  la  vieille  forêt 
qui  tombe  et  un  des  témoins  et  des  acteurs  de  ce 
passé  qui  s'enfonce  déjà  dans  la  nuit.  Il  com- 
mence à  n'y  avoir  plus  beaucoup  de  ce  monde 
qui  se  souvienne  des  temps  de  l'expédition  d'E- 
gypte, de  Marengo,  du  Consulat; 

Regarde,  quelle  nuit  profonde 
A  remplacé  le  jour  vermeil. 

M.  l'amiral  Bruat  vient  de  mourir  bien  plus 


LETTRES.  353 

jeune,  à  bord  du  Montebello^  en  revenant  de  Cri- 
mée. Les  personnes  qui  Font  connu  disent  que 
c'était  un  homme  rare,  non-seulement  pour  l'é- 
nergie, mais  aussi  pour  la  sagesse  et  Thabileté 
dans  la  conduite  des  affaires. 

Je  viens  d'achever  le  douzième  volume  de 
M*.  Thiers.  Ce  sont  les  efforts  de  l'empereur  Na- 
poléon pour  obliger  l'Europe  continentale  à  fer- 
mer les  portes  aux  marchandises  anglaises, —  la 
résistance  de  la  Russie  à  quelques-unes  de  ses 
mesures, —  le  commencement  des  préparatifs 
pour  attaquer  la  Russie,  et  surtout  la  guerre 
d'Espagne  en  1810  et  1811,  et  surtout,  dans  cette 
guerre,  la  campagne  de  Masséna  en  Portugal  et 
ses  efforts  inutiles  devant  les  lignes  de  Torrès- 
Vedras.  On  y  voit  le  désordre  slntroduisant  par- 
tout dans  cette  guerre  que  l'Empereur  ne  peut 
voir  que  de  loin  et  où  Paris  ne  communique  plus, 
durant  des  mois  entiers,  avec  l'armée  française 
coupée  de  toutes  ses  routes  par  les  guerrillas;  — 
on  y  voit  l'indiscipline  dans  Tétat- major  ;  —  le 
maréchal  Ney  refusant  nettement  l'obéissance  à 
son  chef  Masséna  ;  —  le  général  Prouot  imitant 
plus  mollement  le  maréchal  Ney.  C'est  le  plus 
grand  tableau  qu'on  ait  jamais  fait  des  plus 
grandes  armées  en  lutte  avec  les  plus  grandes 

misères  et  animées  pourtant  d'un  invincible 
m.  23 


354  LBTTRBS. 

courage.  Les  hommes  du  métier  doivent  trouver 
un  grand  intérêt  dans  cette  lecture,  car  tout  y 
est  strictement  technique.  C'est  le  détail  le  plus 
minutieux  delà  manière  dont  se  font  les  grandes 
choses  et  dont  arrivent  les  grands  événements. 
L'auteur  n^  oublie  ni  un  homme,  ni  un  canon^ 
ni  une  pioche,  ni  un  pain.  Aucun  laïque  ne  s'était 
avisé  d'écrire  l'histoire  sur  ce  plan.  Les  person- 
nages n'y  sont  peints,  à  la  vérité,  qu'en  traits 
fort  rapides.  Il  ne  montre  que  le  cours  des  évé- 
nements, mais  tout  y  est,  et ,  chose  singulière, 
cette  grande  cuisine  des  choses  humaines  prend 
beaucoup  de  grandeur  par  Timportance  des  in- 
térêts de  tout  genre  qui  en  dépendent,  comme 
les  lois  de  la  nature  qui  sont  aussi  une  magni- 
fique cuisine. 

Comment  te  trouves-tu  de  celle  de  ton  bord, 
mon  cher  ami  ?  Ici,  tout  le  monde  va  bien.  On 
retournera  à  Paris  vers  Noël.  Paris,  dans  ce 
moment  est  tout  en  fêtes  par  l'arrivée  du  roi  de 
Piémont.  On  lui  montre  des  soldats,  des  che- 
vaux, des  canons,  et  c'est  sa  passion  première  ; 
il  va  aux  spectacles  ;  x>n  lui  fait  voir  les  belles 
choses  de  Paris  ;  on  illumine  la  rue  de  Rivoli  et 
la  place  de  la  Concorde  à  son  retour  des  théâ- 
tres. Tout  cet  éclat  lui  rendra  fort  triste  sa  petite 
capitale  au  pied  des  Alpes. 


LBTTRBS.  355 


CXV. 


A  M.   B.   DB  8AHUNB. 


Broglie,  14  décembre  1855. 

Mon  cher  ami,  votre  lettre  un  peu  triste  m'a 
attristé  aussi.  II  me  paraît  acquis  que  Versailles 
ne  vous  est  pas  très-sain.  C'est  grand  dommage, 
car  c'est  un  agréable  lieu,  un  peu  triste  à  la  ma- 
nière de  Rome.  Quoiqu'on  vous  oblige  à  mar- 
cher comme  le  Juif  errant,  vous  avez  pourtant 
trouvé  moyen  de  lire  le  douzième  volume  de 
M.  Thiers.  J'ai,  sur  cette  lecture,  la  même  impres- 
sion que  vous.  Il  y  a  peu  de  choses  dans  les 
grandes  histoires  des  grands  historiens  qui  sur- 
passe l'arrivée  de  l'armée  française  devant  les 
lignes  de  Torrès-Vedras  et  il  est  certain  que  les 
effets  ne  sont  pas  produits  par  des  artifices  de 
rhétorique.  Les  frais  en  sont  faits  par  tout  CQ 
qu'il  y  a  de  plus  simple  et  déplus  vrai  :  Masséna, 
déjà  vieux  et  toujours  énergique  ;  l'indocilité  de 
tous  ses  lieutenants  ;  cette  armée  que  mine  l'in- 
discipline et  que  tient  pourtant  en  ordre  l'hon- 
neur militaire  et  le  goût  des  grands  coups  ;  la 
froide  figure  de  Wellington  qui  regarde  s'avan- 
cer ce  nuage  du  haut  de  cette  vaste  citadelle  de 


356  LETTRES. 

Torrès-Vedras  avec  ses  dix  lieues  d'enceinte  ;  la 
France  et  l'Empereur  qui  sont  si  loin  ;  ces  cour- 
riers qui  ne  peuvent  passer  ;  cette  attente  de 
Soult  qu'on  croit  entendre  chaque  jour  tirant  le 
canon  de  l'autre  côté  du  Tage.  Il  n'est  pas  bien 
certain  que  Thucydide  ou  Tite  Live  eussent  fait 
mieux  ou  même  aussi  bien.  Notre  temps,  rien 
qu'avec  ce  livre-là  à  la  main,  pourrait  bien  ne 
pas  paraître  dans  la  décadence  littéraire  que 
nous  nous  plaisons  à  voir  parmi  nous.  Ce  n'est 
pas  le  dix-septième  siècle,  tout  dix-septième 
siècle  qu'il  est,  qui  eût  fait  un  si  beau  récit,  si 
simple,  si  vif,  d'un  intérêt  si  pressant,  où  tant 
de  détails  techniques  accroissent  le  pathétique, 
je  ne  dis  pas  trop,  le  pathétique  de  la  situation. 

Avez-vous  lu  un  petit  roman  anglais  qui  a 
pour  titre  :  Fabiola  ?  C'est  un  petit  catéchisme 
assez  intéressant,  ornéd'un  plan  des  catacombes. 
Toutes  les  femmes  y  sont  peintes  de  main  de 
cardinal  et  on  ne  voit  d'elles,  comme  de  raison 
et  de  religion,  que  le  bout  de  leur  nez.  J'ai  ap- 
pris beaucoup  mieux  dans  ce  petit  écrit  que 
dans  tout  ce  que  j'ai  pu  lire  de  l'antiquité  elle- 
même  combien  les  païens  étaient  de  francs 
scélérats.  Il  n'y  en  a  pas  un  dans  ce  roman  de 
M.  Wiseman  à  qui  je  voulusse  confier  ma  mon- 
tre. C'est  pourtant  dans  cette   horrible   étoffe 


LETTRES.  357 

qu'on  a  taillé  des  chrétiens  et  cela  prouve,  mieux 
que  toute  autre  démonstration,  ce  que  voulait 
démontrer  le  cardinal.  A  force  d'avoir  évité  l'i- 
mitation de  M.  de  Chateaubriand,  le  cadre  est 
bien  terne  et  Ton  ne  se  douterait  pas  qu'on  est 
en  Italie  et  au  milieu  de  la  campagne  de  Rome. 
Depuis  Bossuet,  l'imagination  ecclésiastique  a 
toujours  été  un  peu  terne.  Les  vérités  de  la  foi 
éblouissent,  ce  semble,  les  yeux  des  prêtres  et 
ils  ne  sauraient  bien  voir  le  monde  réel. 

Avez-vous  fait  votre  cour  au  roi  de  Sardaigne? 
On  dit  qu'il  était  tout  étonné  du  bon  accueil  que 
lui  ont  fait  les  évêques  de  France.  Il  n'est  pas 
accoutumé  chez  lui  à  ces  douceurs  évangéliques; 
je  crois  même  qu'il  est  un  peu  excommunié, 
mais  il  dit  d'une  façon  un  peu  militaire  qu'il  se 
moque  de  cette  humeur  de  ses  évêques.  Du  reste, 
sauf  cette  liberté  d'esprit,  il  me  plaît  assez.  Il  a 
toute  l'âme  d'un  soldat. 

Avez-vous  lu  Renan  dans  la  Bévue  des  Deux 
Mondes  ?  Il  m'a  tout  l'air  d'un  homme  qui  sera 
brûlé  avant  la  fin  de  ses  jours,  si  Dieu  lui  fait  la 
grâce  d'y  parvenir. 

Adieu,  mon  cher  ami.  Je  compte  être  avec 
vous  avant  le  25.  Je  me  porte  assez  mal  depuis 
ces  affreuses  neiges.  Portez-vous  mieux  vous- 
même.  Soignez-vous.  Marchez  sans  cesse. 


358  LETTRES. 


CXVT. 


AU   MÊME. 


Broglie,  21  décembre  1855. 

Ce  temps  ne  doit  pas  vous  aller  beaucoup  dans 
votre  disposition  nerveuse.  Je  ne  suis  pas  non 
plus  très-florissant  dans  la  neige  qui  recommence 
et  par  sept  degrés  Réaumur  de  froid  dans  la 
journée.  C'est  surtout  à  cette  heure  que  je  trouve 
que  rien  n'est  beau  comme  les  côtes  de  Naples  et 
de  Sorrente.  Qui  me  dirait  du  mal  de  la  campa- 
gne de  Rome  risquerait  un  mauvais  coup. 

Vous  ne  m'aviez  pas  dit  que  nous  étions  dans 
cette  intimité  avec  la  Suède.  Voilà  une  puissance 
qui  se  déclare  et  qui  en  sera  bien  récompensée, 
sans  qu'il  lui  en  coûte  rien.  Elle  s'engage  réso- 
lument à  être  protégée  toutes  les  fois  que  la 
Russie  voudra  lui  prendre  quelque  chose.  Il  me 
serait  bien  doux  de  prendre  de  tels  engagements 
avec  qui  que  ce  soit. 

Qu^avez-vous  dit  de  madame  de  Chevreuse  et 
de  M.  Cousin?  C'est  un  métaphysicien  singulière- 
ment tendre  que  notre  illustre  ami  !  De  plus,  il 
sait  les  détails  les  plus  secrets  de  Thistoire  avec 
une  précision  que  n'aurait  pu  égaler  madame  de 


LETTRES.      *  350 

Motteville  elle-même.  Il  sait  le  jour,  l'heure  et 
le  moment  où  l'heureux  cardinal,  pour  parler 

avec  lui,  est  devenu  le  maître  absolu  du  cœur 
d'une  grande  reine.  Pétrarque  est  entré  dans  des 
détails  aussi  sur  Laure  :  il  sesto  cCaprile^  mais  il  ne 
s'agissait  pas  encore  d'être  le  maître  victorieux 
du  cœur  de  cette  Laure.  M.  Thiers  ne  s'est  pas 
enfoncé  dans  de  pareilles  recherches.  Il  y  a  plus 
de  l'Albane  dans  l'un  et  plus  de  Michel- Ange 
dans  l'autre . 

Racontez-moi,  mon  cher  ami,  comment  vous 
avez  repris  la  vie  de  Paris.  Y  a-t-il  quelqu'un  à 
Paris  ?  Il  n'est  pas  facile  de  voyager  par  cet  air 
glacial.  Les  fourmis  avaient  bien  raison  d'en- 
foncer cette  année  leurs  demeures  bien  avant 
sous  la  terre.  La  cherté  des  subsistances  et  le 
grand  froid  sont  bien  des  misères  à  la  fois.  J'ai 
peur  aussi  que  les  pauvre  gens  de  Crimée  ne 
soient  pas  trop  à  leur  aise  dans  leurs  campe- 
ments, bien  que  cette  année  ils  aient  pu  démé- 
nager tout  ce  qu'il  y  avait  de  bois  de  construc- 
tion dans  Sébastopol.  M.  de  Molènes  n'a  pas  pu 
passer  sur  ces  champs  d  e  batailles  sans  y  pein- 
dre aussi  un  petit  tableau  de  l'Albane.  Il  aura 
mis  de  Tamour  partout,  au  bord  de  la  mer  d'A- 
frique, sur  les  sommets  de  l'Atlas  et  aussi  dans 
les  environs  du  Caucase.  On  est  étonné  de  voir 


360  »         LETTRES. 

passer  ces  jolies  dames  parmi  ces  canons  et  ces 
lignes  de  zouaves.  Les  choses,  à  la  vérité,  se 
passaient  déjà  ainsi  du  temps  d'Homère.  Si  Ton 
montait  déjà  à  cheval,  Briséis  se  promenait  en 
amazone  à  côté  d'Achille  sur  les  bords  du  Sca- 
mandre,  et  Hélène  en  calèche  dans  le  Corso  de 
Troie. 

Si  je  me  porte  mal  comme  à  présent,  je  par- 
tirai  dès  lundi  pour  ne  pas  rester  malade  dans 
ces  déluges  de  neige.  Vous  savez  que  j'ai  tou- 
jours besoin  de  perspectives  magnifiques  en  fait 
de  santé.  Qu'est-ce  que  vous  lisez?  Ne  m'écrivez 
pas  si  vous  êtes  le  moins  du  monde  souffrant. 


CXVII. 

A  M.  LE  DOCTEUR  ELYSÉE  MERCIER. 

Paris,  10  janvier  1&50. 

Cher  monsieur,  ce  commencement  de  journal 
m'a  fait  le  genre  de  plaisir  que  donne  Tair  léger 
et  vif  des  Alpes  quand  on  sort  de  la  lourde  atmos- 
phère de  la  plaine.  Je  répondrai  certainement  à 
votre  bonté  et  à  votre  confiance  en  vous  disant 
tout  ce  que  cette  lecture  pourra  me  suggérer,  y 
compris  mes  critiques,  s'il  y  avait  lieu.  Je  compte 


LETTRES.        *  361 

que  ce  récit  sera  long  et  détaillé.  Il  y  a  longtemps 
que  j'ai  remarqué  que  le  détail  et  l'étendue, 
presqu'en  tout  genre,  sont  les  premières  condi- 
tions de  l'intérêt.  Je  ne  sais  pourquoi  Boileau  a 
dit: 

Qui  ne  sût  se  borner  ne  sût  jamais  écrire. 

Le  grand  journal  de  Jacquemont,  par  exemple, 
non  pas  seulement  ses  lettres,  mais  le  journal 
régulier  qu'il  a  tenu  sur  les  pentes  de  l'Hyma- 
laya,  ne  serait  pas  moitié  si  intéressant  s'il  n'y 
disait  toutes  les  plus  petites  circonstances,  tous 
les  plus  petits  incidents  de  son  voyage.  Le  lec- 
teur a  besoin  d'un  centre,  d'un  point  de  vue 
d'où  il  regarde  les  choses.  Quand  le  voyageur 
l'oriente  comme  il  était  orienté  lui-même,  il 
voit  tout  ce  qu'on  lui  montre.  J'entends  donc 
vous  suivre  dans  vos  chalets  et  dans  vos  aubei** 
ges  avec  leur  société  mêlée.  M.  de  Saussure  a 
décrit  les  Alpes,  mais  je  ne  le  vois  pas  lui-même 
assez  souvent  dans  ses  courses.  Au  contraire, 
Ramon,  dans  son  ascension  au  Mont-Perdu,  a 
de  petit  détails  qu'un  autre  aurait  écartés  et  qui 
sont  souvent  les  traits  qui  contribuent  le  mieux  à 
rendre  présentes  les  scènes  qu'il  décrit.  Par 
exemple,  il  arrive,  à  la  chute  du  jour,  dans  un 
vaste  amphithéâtre  de  granit  où  il  ne  croît  pas 


z.    rj^   -  '-.tt-jt!.   jii  ii  z.e  v-;*aï  fias  un  bruit  de 

-.  -'— .  :zj^  :  ne  n-ni;:'';  un  pauvre  papillon 

^ir-  .'iir  -  "-m  les  vdiictfs  inférieures  a  porté 

is'it— i.  nii-iir-:  Jii.  <:jui  erre  avec  inquiétude 

*^  ■r:.-  ^-Li-i't  *..!:;jie,  et  ce  papill.jn  ^garé 

_  "ï=-.."-.'  .;i  -fz.'.c  ■.ristesse  de  ces  iléstr:=  qui 

.-  —    s.  .?=  ::rpiip]e  soleil,  la  nuit  et  li-vent. 

ir-  :  1  -î-:  1:3e  pu  rien  faire  des  dûcumenU 

iï  -liuis  iv.-ei  :vunis  pour  voire  courst-?  C'est 

•  721  LTi-.-f  irs  ;r.!s  quarts  du  temps  clans  les 

:-•  ail.'  w  '.i~:^...-z~T,ce.  On  fuit  des  provisions 

a  .ï  «îte  ^ar  !i  r  iiie.  comme  au  retour  on 

••C:  «s  -niilto-iix  qu'on  a  ramasses  sur  son  clie- 

Tf  -.  ;  -jsi  une  s-.rit  de  triat'e  instinctif  que  fait 

:aet:::«nce  et  î'iruaaination.  Cependant,  tout 

:  ie4  :■•*  inutile  dans  ce  qui  ne  sert  pas.  Le  sou- 

ï&r  de  oe  qu'on  ohercliait  avant  de  partir, 

.^Bte  sourdement  la  curiosité  et  dirige,  pour 

«aadire,  les  yeux,  de  même  qu'il  nous  reste 

jMKOup  dans  l'esf-rit  de  ce  que  nous  croyons 

iW"  oublié  de  nos  études  antérieures  en  tout 

4«i«.0adiraitquerialelligence  est  faite  comme 

«toUeauprofond.commeun  \-aste  paysage  avec 

4h  plus  saooessifs  dont  les  derniers  vont  se 

gndn  dtns  Iw  lointains  de  l'horizon.  On  n'y 

presque  plus  rieu  à  ces  grandes  dis- 

HÂs  pourtant  ce  sont  ces  lointains  qui 


rV 


LITTRX8.  363 

font  îa  beauté  du  tableau,  du  paysage.  Ajoutez 
que  l'iatelligeDce  étant  nsobile  et  vivante,  le 
vent  mystérieux  qui  l'anime  et  qui  la  traverse 
en  tous  sens,  change  les  plans  dans  un  ordre  se- 
cret, ramène  en  avant  ce  qui  était  au  fond  de  la 
perspective,  distribue  le  jour  et  l'ombre  dans  des 
variations  infinies  sur  ces  horizons  mobiles. 
C'est  le  jeu  même  de  l'imagination.  Ce  qu'on 
croit  avoir  oublié  est  tout  à  coup  ce  qui  colore 
des  pensées  nouvelles  ;  ce  qui  est  ancien,  ce 
qu'on  croyait  perdu  dans  l'esprit,  se  mêle  à  une 
impression  récente,  et  c'est  ainsi  que  se  multi- 
plient les  familles  des  idées.  Voilà  pourquoi 
j'aime  à  peu  près  autant  les  études  dites  inutiles 
que  les  autres,  les  travaux  que  l'on  croit  vains 
que  les  travaux  qui  ont  un  résultat  immédiat. 
L'intelligence  est  une  ménagère  admirable  ;  un 
jour  ou  un  autre,  elle  tire  parti  de  tout  ce  qu'elle 
a  ramassé  et  rangé  dans  sa  demeure.  Je  suis  sûr 
que,  sans  les  notes  préliminaires  qui  ne  vous  ont 
servi  de  rien,  bien  des  choses  vous  auraient 
échappé  que  vous  avez  trouvées  en  les  cherchant 
à  votre  insu.  J'insiste  avec  une  sorte  de  subtilité 
sur  ce  sujet  parce  qu'il  touche  à  la  culture  désin- 
téressée de  l'intelligence  et  qu'on  n'en  fait  aucun 
oas  dans  le  temps  présent.  Je  suis  peu  du  temps 
présent  et,  permettez-moi  de  vous  le  dire,  vous 


364  LETTRES. 

êtes  peu  du  temps  présent.  Je  m'en  console  ai- 
sément et  je  crois  que  vous  en  prenez  €dsément 
votre  parti. 

Je  vous  ai  déjà  dit  souvelit  mon  goût  malheu- 
reux pour  la  botanique.  Je  crois  bien  que  si  j'a- 
vais couru  de  bonne  heure  les  bois  avec  quel- 
que ami  qui  sût  mettre  le  nom  des  plantes  sur 
leur  visage,  j'aurais  fait  des  connaissances  et 
étendu  mes  relations  parmi  elles.  J'ai  toujours 
vécu  en  pays  excessivement  littéraire.  Notre 
pauvre  et  excellent  ami  Raulin  est  le  premier 
que  j'aie  connu  dans  ma  vie  qui  eût  la  passion 
et  la  connaissance  des  plantes.  Mon  ignorance 
n'empêche  pas  que,  quand  je  vois  un  herbier,  je 
vois  les  campagnes  où  je  suppose  que  les  plantes 
qu!il  contient  ont  vécu  ;  je  vois  l'heure  où  le  so- 
leil s'est  levé  sur  elles  ;  l'heure  où  elles  frisson- 
naient la  nuit  sous  le  vent;  le  ruisseau  qui  a 
bercé  de  ses  bruits  la  sourde  existence  de  l'ar- 
bre; mais  peut-être  que*  ce  ne  sont  pas  là  du 
tout  des  plaisirs  de  botaniste.  On  m'a  dit  que 
M.  de  Candolle  n'aimait  ni  la  nature  ni  les  jar- 
dins. Je  suis  du  moins  certain  qu'il  n'en  est  pas 
ainsi  pour  vous.  C'est  un  grand  don,  et  fort  rare 
en  ce  monde,  d'avoir,  comme  vous  l'avez,  les 
plaisirs  de  la  science  et  le  goût  de  la  nature. 
Souvent,  dans  l'étude  du  mécanisme  des  choses^ 


LETTRES.  365 

on  perd  le  goût  et  même  le  sentiment  de  l'en- 
semble  des  choses.  Dans  le  choix,  j'aimerais 
mieux  garder  le  sentiment  confus  de  la  beauté 
secrète  de  la  création,  mais  j'aimerais  mieux 
encore  réunir  la  connaissance  détaillée  et  scien- 
tifique aux  impressions  poétiques  que  donne 
l'ensemble.  Vous  êtes  de  cette  race  privilégiée. 
Peut-être  que  le  sua  si  bo7ia  norint  agricolœ  de 
Virgile  veut  dire  que  l'homme  des  champs  serait 
heureux  s'il  avait  le  sentiment  poétique  des 
choses  de  la  nature,  de  l'oiseau  qui  passe,  du 
bruit  des  eaux  qui  fuient,  du  jour  qui  se  lève,  du 
bruissement  des  blés  en  fleurs  ;  mais  tout  cela 
lui  fait  à  peu  près  le  même  effet  qu'à  moi  les  voi- 
tures de  pierres  ou  de  légumes  qui  traversent 
Paris.  Pourreveniràvos herbiers,  cher  monsieur, 
j'en  ai  un  aussi,  mais  de  fleurs  que  j'ai  prises 
dans  les  lieux  que  j'ai  visités,  qui  me  sont  agréa- 
bles à  un  titre  quelconque  :  Une  feuille  de  chêne 
emportée  par  le  vent  à  une  certaine  date  —  une 
rose  sauvage  d'un  autre  jour  et  d'un  autre  en- 
droit —  des  crocus  que  j'ai  cueillis  vers  Salerne, 
en  vue  des  deux  golfes  de  Naples  et  de  Pœstum, 
etc.  Cela  fait  une  chronologie  assez  mélancoli- 
que. 11  y  a  là  des  feuilles  qui  n'ont  plus  de  con- 
temporaines en  ce  monde.  Donnez-moi,  je  vous 
prie,  quelque  petit  échantillon  que  peut  compor- 


366  LBTTRBS. 

ter  une  lettre  de  quelque  plante  née  sur  une  hau- 
teur des  Alpes  où  personne  ne  va.  Je  serai  char- 
mé de  l'avoir  de  vous,  et,  en  la  revoyant  dans  mon 
singulier  herbier,  je  me  représenterai,  sur  vos 
indications,  le  lieu  où  elle  a  crû,  les  neiges  qui 
dominaient  la  vallée,  Touragan  qui  passait,  le 
nuage  qui  courait,  et  le  voyageur  qui  l'a  re- 
<3ueillie. 

Voilà  bien  des  divagations.  Il  me  semble  que 
je  puis  écrire  à  tort  et  à  travers  ce  qui  me  passe 
par  l'esprit.  J'ai  une  certaine  disposition  à  passer 
du  particulier  au  général.  C'est  une  sorte  de  ra- 
dotage doctrinaire  dont  j'ai  conscience  et  que 
vous  excuserez  certainement. 


CXVIII. 


AU   MÊME. 


Paris,  2  février  185«. 

Cher  monsieur,  je  reçois  votre  lettre  du  31  et 
je  n'avais  point  encore  pu  répondre  à  la  précé- 
dente. L'Albula  ne  court  pas  plus  vite  sur  les 
pentes  que  ne  coule  le  temps  à  Paris.  Je  m'ex- 
plique comment  M.  Sainte-Beuve,  par  exemple, 
avait  deux  domiciles,  l'un  connu,  où  l'on  était 


LBTTltES.  367 

sûr  de  ne  le  pas  trouver,  et  l'autre  inconnu,  où 
il  passait  ses  journées  au  travail.  Bien  que  je  ne 
sois  pas  M.  Sainte-Beuve,  j'aurais  besoin  d'un 
petit  domicile  inconnu,  et  je  finirai' par  en  choi- 
sir un.  C'est  dommage  que  les  Grisons  soient  un 
peu  loin  pour  revenir  dîner  le  soir  en  ville.  J'cd- 
merais  à  vivre  sur  quelques-unes  de  ces  collines, 
à  côté  des  châteaux  en  ruines  du  moyen  âge  et 
parmi  toutes  ces  aimables  tribus  de  fleurs  dont 
vous  faites  des  êtres  aussi  vivants  que  les  peu- 
ples qui  font  du  bruit  sur  la  terre.  En  vous  écou- 
tant parler  des  plantes,  on  est  tenté  de  croire 
qu'il  s'agit  de  personnes  raisonnables  qu'on 
peut  rencontrer  un  de  ces  jours  dans  la  société. 
C'est  €dnsi  qu^en  parlait  Virgile  : 

Bacchus  amat  IcoUes,  aquilonem  et  frigora  taxi. 

M.  Muret,  que  je  connais  si  bien  par  vous,  a 
cette  même  sympathie.  J'aime  à  lui  entendre 
dire  du  lieu  le  plus  fréquenté  par  VAngelica  ver-- 
ticillaris^  «  c'est  même  ici  sa  capitale.  »  Les  fées 
ne  peuvent  pas  faire  à  un  homme  un  plus  beau 
don  au  jour  de  sa  naissance,  que  de  lui  donner 
cette  sensibilité  vive  pour  la  nature  dans  son  dé- 
tail infini.  Les  gens  à  la  mode,  qui  vivent  parmi 
les  doreurs,  les  tapissiers,  les  décorateurs,  ne  se 
doutent  guère  qu'il  y  a  autour  d'eux  des  mer- 


.;> 


368        **'  LETTRBS. 

veilles  qui  surpassent  de  beaucoup  les  brocarts 
de  Lyon,  le  cachemire  des  Indes  et  l'argenterie 
d'Odiot.  Ce  n'est  pas  qu'ils  n'en  entendent  parler 
quelquefois  et  qu'ils  n'y  prêtent,  par  instants, 
une  attention  distraite,  mais  ils  ne  se  doutent 
pas  de  ce  sentiment  profond,  de  ce  sentiment  de 
famille  que  le  naturaliste  a  pour  la  création,  et, 
à  propos ,  dites-moi  pourquoi,  dans  tous  ces 
agréables  tableaux  que  vous  faites  passer  sous 
mes  yeux,  dans  ces  prairies  sur  le  bord  des  tor- 
rents, au  fond  des  vallées,  je  ne  vois  pas  une 
seule  bête,  ni  petite,  ni  grande?  Ces  plantes  que 
vous  faites  si  bien  voir,  correspondent,  certaine- 
ment, à  une  faune  particulière.  Je  cherche  l'oi- 
seau qui  voltige  au-dessus  de  ces  vallées,  le  liè- 
vre qui  les  traverse  en  fuyant,  les  loups  qui 
errent  la  nuit,  les  papillons  qui  s'abritent  sous 
ces  branches  les  jours  de  pluie.  Dans  ses  Géor- 
giquesy  Virgile  appelle  à  lui  toutes  les  petites 
bête^  de  l'Italie  des  bords  du  Benacus,  du  Min- 
cio,  du  Liris. 

Cum  medio  celeres  revolant  ex  œquore  mergi 
Clamoremque  ferunt  ad  littora,  cumque  marinœ 
In  sicGO  ludunt  f ulicœ  ;  notasque  paludes 
Deserit  atque  altamsuprà  volai  ardea  nubeiiv 

Bernardin  de  Saint-Pierre  prend  plaisir  à  dé- 
crire tous  les  insectes  qui  fréquentent  une  plante. 


?■■.  ;■. 


LETTRES.  vf^     369 

11  est  vrai  que  j'ai  un  goût  particulier  pour  les 
bêtes.  Même  à  Paris,  quand  je  regarde  de  ma 
fenêtre  dans  la  rue,  je  suis  plus  attentif  à  un 
moineau  qui  vient  résolument  enlever  un  brin 
de  paille  entre  les  jambes  de  passants,  qu'à  un 
petit  élégant  qui,  d'un  air  fringant,  passe  dans 
sa  voiture.  Quand  vous  ferez  de  ces  intéressantes 
lettres  un  livre  très-intéressant  aussi,  je  vous  de- 
manderai de  mettre  quelque  petite  vue  de  la 
faune  des  Grisons  à  côté  de  sa  flore.  Tous  les 
rapports  secrets  de  la  création  doivent  être  au 
moins  indiqués,  s'ils  ne  sont  pas  décrits.  Je  ne 
parle  pas,  en  effet,  d'un  détail  minutieux,  mais 
de  quelques  traits.  Dans  les  paysages  des  grands 
peintres,  il  y  a  toujours  un  témoin  intelligent 
des  merveilles  de  la  nature  ;  une  biche  qui  boit 
dans  le  courant  d'un  ruisseau,  une  génisse  qui 
rêve  dans  les  prés,  une  couvée  de  perdrix  qui 
passe  sous  les  buissons. 

Malgré  l'arrogance  de  mes  observations,  je 
n'en  suis  pas  moins  charmé  de  mes  promenades 
au  bord  de  /'/ww,  et  de  l'Albula.  Je  vous  suivrais 
ainsi  sur  tous  les  rivages,  bien  que  je  ne  sois 
pas  un  grand  marcheur.  Mes  petits  échantillons 
de  plantes  me  sont  arrivés  dans  un  parfait  état 
de  conservation.  Ils  prendront  place  dans  mon 
pauvre  herbier,  à  côté  des  plantes  que  j'ai  rap- 

111.  24 


« 


370    '  LBTTRBS. 

portdies  d'Italie  :  de  petits  crocus  trouvés  dans  les 
prés  de  Serrante,  pas  bien  loin  de  la  maison  du 
Tasse  ;  de  feuilles  des  buissons  qui  couvrent  sur 
le  Pausilippe  le  tombeau  vrai  ou  faux  de  Virgile  ; 
d'un  rameau  des  peupliers  qui  couvrent  la  mai- 
son d'Horace  à  Tivoli.  A  ce  propos,  voulez-vous 
me  dire  ce  que  c^est  que  des  paniporcini  ?  Il  y  a 
dans  les  Lettres  d'un  voyageur,  de  madame 
Sand,  une  sorte  d'ode  sur  la  botanique  dans  la- 
quelle elle  s'écrie  :  k  0  mes  paniporcini  d'Olié- 
tro  !  »  J'aime  à  voir  les  choses  dont  on  me  parle, 
et  je  n'ai  jamais  trouvé  dans  aucun  dictionnaire 
ces  paniporcini.  J'ai  eu,  dans  ma  manie  de  voir 
les  objets,  un  grand  désagrément.  Dans  le  Can- 
tique des  cantiques,  la  Sulamite  dit  :  Voici  le 
temps  oit  la  mandragore  exhale  ses  parfums.  Je 
croyais  qu'il  n'y  avait  que  de  jolies  fleurs  dans 
les  jardins  de  la  Sulamite.  La  mandragore  de 
nos  climats  a  une  forme  hérissée  et  malade* 
toute  horrible. 

Adieu,  cher  monsieur.  J'attends  vos  lettres 
avec  impatience,  comme  les  écoliers  font  les 
promenades  des  jeudis  et  dimanches. 


LETTRES.  371 


CXIX. 


AU  UâMB. 


Paris,  25  février  1856. 

Cher  monsieur,  j*ai  très-eicactement  reçu  vos 
doux  lettres  des  13  et  19  février,  et  les  plantes 
que  vous  avez  bien  voulu  y  joindre  étaient  dans 
toute  leur  fraîcheur  et  s'entretenaient  paisible* 
mentje  croisades  beaux  déserts  qu'elles  avaient 
quittés.  Le  petit  bouquet  de  ^^/lan^^^  entreautres, 
est  charmant.  Pour  le  demander  en' passant, 
quel  est  le  degré  probable  du  sentiment  des  vé- 
gétaux ?  Que  ressent  un  chêne,  au  lever  du  jour, 
quand  son  feuillage  semble  frémir  de  plaisir? 
Sait-il  quelque  qhose  du  ruisseau  qui  coule  h  ses 
pieds?  Sait-il  que  son  sommet  se  couvre  d'une 
vapeur  rose  au  coucher  du  soleil  ?  Je  conviens 
que  la  métaphysique  la  plus  subtile  aurait  peine 
à  se  démêler  dans  des  problèmes  si  compliqués 
et  sur  ces  confins  de  la  notion  de  vie,  mais,  en 
fin  de  compte,  admettant  et  compensant  les  unes 
par  les  autres  toutes  les  difficultés,  j'entretiens 
ridée  que  les  végétaux  ont  sourdement  du  plai- 
sir et  de  la  peine  et  qu'ils  sont,  à  un  certain  de- 
gré, des  personnes;  Je  demanderai  à  quiconque 


372  LETTRES. 

me  fera  d*un  air  altier  des  objections  sur  ce  su- 
jet, la  permission  de  lui  faire  d'un  air  humble 
des  objections  en 'sens  contraire. 

Soyez  assez  bon,  cher  monsieur,  pour  ne  pas 
m'exposer  au  mépris  des  savants  qui  n*ont  ni 
votre  bienveillance  pour  moi>  ni  votre  inâulgence 
naturelle.  Cela  dit,  je  tiens  que  les  savants  ont 
tort  de  soufirir  impatieiiiment  qu*on  erre  autour 
de  leur  domaine  pour  en  parler  à  la  façon  du 
bon  sens  vulgaire  et  de  cette  sorte  de  point  de 
vue  qu'on  appelle  littéraire.  Non-seulement  les 
sciences  sont  excellentes  en  elles-mêmes,  non- 
seulement  elles  ouvrent  les  chemins  à  toutes  les 
découvertes  grandes  ou  utiles,  non-seulement 
elles  sont  la  gloire  et  le  plaisir  des  savants, 
mais  il  sort  de  ces  sciences,  pour  les  esprits 
exercés  qui  ne  les  comprennent  pourtant  que 
vaguement,  comme  une  vapeur  lumineuse  qui 
embellit  et  agrandit  encore  la  nature  à  leurs 
yeux.  C'est  ce  qui  a  dicté  à  Bonnet  son  livre  sur 
la  contemplation  de  la  nature.  Il  est  du  petit 
nombre  de  savants  qui  ont  cru  que  les  demis  et 
les  quarts  de  connaissances  étaient  salutaires  à 
la  foule.  Mais,  d'ordinaire,  les  savants  entre- 
tiennent un  certain  mépris  pour  ceux  qui  les 
admirent  et  ils  traitent  volontiers  de  dédama- 
teurs  ceux  qui  parlent  avec  vivacité  de  leurs  dé- 


LETTRES.  373 

couvertes  sur  un  autre  ton  que  celui  de  la  science. 
Bernardin  de  Saint-Pierre,  que  je  vous  cite  un 
peu  souvent,  ce  me  semble,  a  mêlé  quelques 
erreurs  considérables  au  sentiment  le  plus  vif 
et  le  plus  élevé  de  la  nature,  mais  comme  il  n'é- 
tait pas  adepte,  comme  il  n'était  ni  botaniste, 
ni  géologue,  ni,  géomètre,  ni  astronome,  il  a  eu 
beau  faire  Paul  et  Virginie  et  les  charmantes 
parties  de  ses  Études  de  la  nature^  il  n'y  a  pas 
un  savant  qui*  se  permit  de  parler  de  lui  sans 
lever  préalablement  les  épaules.  Si  Ton  traite 
ainsi  Bernardin  de  Saint-Pierre,  il  n'est  pas  bien 
étonnant  que  l'on  se  moque  d'un  pauvre  homme 
qui  se  donne  les  airs  d'admirer  la  nature  sans 
avoir  rien  fait,  à  beaucoup  près,  qui  ressemble 
même  aux  Études  de  la  nature.  Je  dois  dire,  ce- 
pendant, que  je  suis  fort  décidé  à  continuer  d'ad- 
mirer les  pompes  du  monde,  j'entends  celles  de 
la  nature,  bien  que  je  n'en  sache  pas  les  lois  sur 
le  bout  du  doigt.  Il  faut,  sans  doute,  ne  pas  par- 
ler exclusivement  de  ce  qu'on  ignore,  mais  si  un 
homme  quelconque,  y  compris  Leibnitz  ou  New- 
ton, ne  parlait  que  de  ce  qu'il  sait  à  fond,  son 
esprit  et  sa  conversation  languiraient  souvent, 
et,  dans  ces  dédains  réciproques  l'humanité  se 
civiliserait  lentement,  car  la  civilisation  d'un 
peuple  se  forme  en  partie  de  ces  connaissances 


374  LBTTRBS. 

un  peu  confuses  et  générales,  qui  donnent  à  tous 
le  goût  de  tout  ce  qui  est  digne  de  curiosité  et 
d'admiration  et  qui  inspire  à  ceux  qui  ont  une 
vocation  particulière  la  passion  des  longues 
études  et  des  grands  travaux.  Je  reviens  aux 
Alpes.  J*ai  couru  avec  vous  sur  les  bords  de  l'Inn 
aux  eaux  transparentes,  M.  Calame  devrait  bien 
aller  voir  ces  trois  lacs  que  vous  décrivez  si  bien. 
Pourquoi  n'emporterait-on  pas  un  petit  daguer- 
réotype dans  ces  courses  ?  Mais  il  vaut  encore 
mieux  faire  comme  vous  et  peindre  à  la  plume. 
Il  manquera  toujours  à  la  photographie  Tim- 
pression  de  Tartiste  qui  peint.  Un  tableau  est  la 
nature  plus  Thomme  qui  s'en  émeut.  Cela  tran- 
che la  question  tant  controversée  de  Savoir  s'il 
faut  peindre  exactement  ce  qu'on  a  devant  les 
yeux.  Oui,  sans  doute,  pourvu  qu'on  y  joigne  le 
sentiment  qui  fait  rêver  en  même  temps  quel- 
que chose  de  mieux  encore,  c'est-à-dire  l'idéal. 
Que  vous  êtes  hèuréuj^  d'avoir  vu  la  sout*ce  de 
tous  ces  fleuves  qui  vont  les  uns  vers  la  hier 
Noire,  les  autres  à  l'Adriatique  !  J'aime  fort  ce 
que  vous  dites  du  choix  que  font  les  peuplés 
quand  il  s'agit  de  déterminer  la  source  d'uni 
fleuve.  J'àime  vos  marmottes  et  leur  cri  d'a- 
larme et  cette  sentinelle  aussi  tranquille  qu'un 
zouave  de  la  garde,  et  ces  habitations  souter- 


LETTRES.  375 

raines  ou  elles  font  leur  ménage  en  paix.  J'aime 
beaucoup  d'autres  choses  de  voire  lettre  ,  mais 
je  n*ai  que  le  temps  et  Tespace  nécessaires  pour 
vous  dire  mille  amitiés  bien  sincères. 


cxx. 


AU  MÊMB. 


Paris,  24  mars  lS5ô. 

Cher  monsieur,  il  ne  faut  pas  moins  qu'un 
mal  de  tête,  qui  revient  tous  les  jours  depuis  un 
mois,  pour  m'empêcher  de  causer  sans  mesure 
avec  vous  de  tout  le  plaisir  que  j*ai  à  voua 
suivre  dans  votre  agréable  excursion,  depuis  les 
auberges  dont  vous  faites  de  si  jolis  croquis^ 
jusqu'aux  sommets  de  toutes  ces  montagnes  que 
vous  me  faites  si  bien  voir  par  des  traits  si  bien 
choisis.  Il  me  semble  que  des  sommets  des 
monts,  nous  avons  quelque  disposition  à  mon-* 
ter  dans  le  ciel  un  peu  froid  de  la  métaphysique, 
mais,  après  vous  y  avoir  attiré,  je  pense  qu  il 
faut  ajourner  nos  disputes  sur  les  sujets  de  Vétre, 
de  f  harmonie  des  choses,  de  la  vie  générale  et  parti* 
culière,  au  jour  où  notis  pourrons  causer  à  loisir 
dans  votre  cabinet  en  vue  du  lac  et  des  mon-» 


376  LBTTRBS. 

tagnes.  Je  ne  veux  pourtant  pas  laisser  passer 
votre  disposition  à  soutenir  que  Tunivers  est 
vivant  à  la  façon  dont  nous  entendons  commu- 
çément  qu'un  être  est  vivant.  Il  me  paraît  que 
toutes  les  analogies  sont  contraires  à  «cette 
manière  de  penser,  et  que  Timagination  lui  est 
tout  aussi  opposée.  (Pardon  de  cette  affirmation 
si  tranchante,  mais  Thomme  qui  dispute  sur  la 
philosophie  est  naturellement  impoli.  Je  ne  sais 
comment  vous  faites  pour  échapper  à  cette 
règle.)  De  ce  qu'il  régnerait  une  certaine  har- 
monie entre  toutes  les  pièces  de  ce  globe  ou 
entre  toutes  les  pièces  de  Tunivers,  faudrait-il 
donc  conclure  que  le  globe,  ou  mieux  encore, 
que  Tunivers,  est  un  grand  animal?  Un  élégant 
se  sent,  s'il  y  pense,  tout  à  fait  étranger  à  son 
habit,  et  animé  d'une  vie  qui  n*est  pas  dans 
rhabit,  bien  que  cet  habit  soit  en  harmonie  avec 
lui.  Virgile  a  bien  dit,  avec  la  philosophie  an- 
cienne, mens  agitai  molem;  mais  il  ne  faut  pas 
Tentendreau  sens  d'une  âme  qui  meut  un  corps, 
mais  au  sens  d'un  général  qui  souffle  son  esprit 
à  ses  soldats.  Le  panthéisme  de  Spinosa  lui- 
même  n'a  pas  l'aspect  singulier  et  un  peu 
monstrueux  de  cet  être  gigantesque  dont  vous 
proclamez  l'existence.  Il  suffit  de  nous  tâter  pour 
sentir  que  nous  sommes  animés  d'une  vie  indi- 


LETTRES.  ^  377 

viduelle  et  que  nous  ne  sommes  pas  un  fragment 
de  votre  mastodonte  philosophique.  Que  serait 
un  être  dont  d'autres  êtres  animés  seraient  des 
fragments?  On  prétend,  et  peut-être  qu'on  dé- 
montre, qu'une  foule  de  petites  bêtes  courent 
dans  notre  circulation,  mais  ces  petites  bêtes  ne 
sont  pas  moi  et  je  ne  suis  pas  ces  petites  bêtes. 
Je  vous  avertis  donc,  cher  monsieur,  qu'avant  de 
laisser  brûleries  panthéistes,  je  vous  dénoncerai 
à  la  très-sainte  Inquisition  comme  auteur  d'une 
doctrine  plus  effroyable  que  le  panthéisme  ; 
mais,  avant  de  vous  faire  brûler,  je  vous  adres- 
serai quelques  paroles  de  consolation  ;  je  vous 
accorderai  que  l'homme  tombe  quelquefois  dans 
de  profondes  rêveries  où  il  se  voit,  non  pas 
comme  un  petit  organe  de  l'univers,  mais 
comme  en  parenté  étroite  avec  tout  le  reste  de 
la  création.  Il  lui  semble,  par  exemple,  quand  il 
écoute  le  petit  clapotement  des  eaux  au  bord 
d'une  mer  tranquille,  que  cette  mer  pense  quel- 
que chose  et  le  lui  dit  dans  son  langage  ;  il  croit 
qu'une  pensée  répond  à  sa  pensée  dans  le  grand 
silence  des  bois  ;  peut-être,  en  effet,  qu'il  s'en- 
tend avec  les  êtres  intelligents  et  invisibles  qui 
gardent  les  grandes  eaux  et  les  bois  et  les  mon- 
tagnes ;  peut-être  que  des  esprits  courent  dans 
les  orages  et  les  vagues  de  l'Océan  ;  il  est  possible 


378  LETTRES. 

qu'il  y  ait  autour  de  nous  beaucoup  plus  d'êtres 
intelligents  que  n'en  découvrent  nos  yeux.  La 
mythologie  ancienne  est  pleine  de  ces  pressen- 
timents^  et  la  religion  chrétienne  a  peuplé  le 
inonde  de  ses  anges.  La  voix  de  la  nature  est 
donc  peut-être  la  voix  de  ces  esprits  qui  gardent 
et  gouvernent  l'univers.  C'est  à  leur  présence 
qu'il  faudrait  rapporter  ce  sentiment  très*réel 
que  nous  avons  d'un  lien  avec  l'univers  plus 
profond  et  plus  secret  que  les  lois  de  la  matière 
que  nous  subissons  avec  lui  ;  mais  il  y  a  loin  de 
cette  façon  de  penser  ou,  si  l'on  veut,  de  sentir 
sur  les  relations  de£)  diverses  parties  du  monde^ 
à  ce  dieu  des  fables  indiennes  qui  est  un  géant 
terrible  dont  les  membres  sont  formés  de  my« 
riades  de  petits  hommes.  Ce  redoutable  per* 
sonnage  serait  votre  globe  animé.  Il  n*estpas 
bien  à  vous,  quand  vous  refusiez  aux  plantes 
la  sensibilité  parce  qu'elles  n'avaient  pas  de 
système  nerveux,  d'accorder  tine  énorme  per- 
sonnalité à  notre  énorme  planète^  et  peut-être  à 
l'ensemble  de  l'univers,  ni  la  planète  ni  l'univers 
n'ayant  sensiblement  point  de  système  nerveux. 
Je  vous  prie,  très-cher  monsieur,  de  prendre  ces 
remarques  que  je  vous  adresse  comme  des  re- 
marques de  malade  qui  se  fait  la  partie  belle  en 
exagérant  les  principes  de  son  adversaire. 


LBTTRBS.  379 

J*ai  beaucoup  de  choses  à  vous  dire  sur  vos 
lettres  précédentes.  Je  voudrais  m'arrêter  sur 
chaque  point,  —  dans  vos  maisons,  qui  ressem* 
blent  aux  maisons  de  Pompéi,  —  dans  ce  gros 
bourg  de  Lavio,  Lavinium,  où  vous  ne  me  dites 
pas  si  le9  jeunes  demoiselles  ont  d'aussi  beaux 
yeux  que  la  fiancée  de  Turnus  et  d^Énée.  J'ai 
regaràé  attentivement  la  figure  de  cet  hôte  qui 
vous  a  réou  d'un  air  si  curieux  et  si  hardi,  et  celle 
de  la  dame  jalouse.  Tout  ce  que  vous  dites  est 
finement  observé.  Il  est  clair  que,  comme  le 
disait  certain  Allemand,  le  dehors  est  un  t^yon-^ 
nement  du  dedans;  La  grande  jpeinture  est 
fondée  sur  l'idée  que  la  forme  est  le  signe  du 
tond. 

Savez-vous  que  le  récit  de  votre  dernière 
ascension  dans  la  basge  Engaddlne  et  votre  sin- 
gulier malaise,  et  votre  voyage  dans  ces  vallées 
de  l'égarement  où  vous  ne  saviez  plus  de  quel 
côté  tourner,  tout  cela  m'a  fort  inquiété.  Adieu, 
cher  monsieur,  mille  remerciements  de  tout  le 
plaisir  que  me  font  vos  lettres. 


380  LBTTRES. 


CXXÏ. 


A.    M.    PISCATORY, 


Paris,  1"  avril  1856. 

Mon  cher  ami^  je  ne  veux  pas  aller  chez  vous 
pour  un  jour  ou  deux.  J'entends  pouvoir  me 
vanter  d'avoir  passé  un  peu  longtemps  à  Chéri- 
gny  et  il  me  faut  remettre  le  voyage  après  la 
Suisse.  M.  de  Broglie  prétend  m'emmener  à 
Coppet  dès  les  premiers  jours  de  ce  mois.  Nous 
devions  même  partir  aujourd'hui  parce  que  ma- 
dame de  Staël  demande  du  renfort  pour  recevoir 
dès  demain  un  illustre  savant  allemand,  M.  Bun-t 
sen,  qui  n'est  pas  des  plus  orthodoxes,  mais  qui 
a  cependant  bien  de  l'esprit  ;  mais  il  a  fallu  ren- 
voyer notre  départ  à  lundi  ou  mardi  prochain 
pour  des  affaires  d'Alsace  qui  retiendront  M.  de 
Broglie  à  Paris  jusque  là.  Vous  devriez  inviter 
M.  de  Viel-Castel  à  quitter  Chérigny  le  plus  tôt 
possible.  Nous  ferions  route  ensemble  pour  le 
pays  de  Vaud. 

J^ai  partagé  beaucoup  de  vos  impressions  en 
lisant  le  livre  de  M.  de  Tocqueville.  Autrefois  on 
disait  d'un  livre  :  il  fait  penser  ;  c'est  un  tour  qui 
a  passé  de  mode  probablement  parce  qu'on  n'est 


LBTTRBS.  381 

plus  dans  rhabitude  de  penser.  Remarquez- vous 
qu'on  n'écrit  plus  guère  que  pour  peindre  ou 
pour  raconter,  non  ad  probandum  sed  ad  narran'- 
dum,  comme  disait  autrefois  M.  de  Barante?  On 
n'a  plus  besoin  d'avoir  un  avis  sur  rien.  M.  de 
Tocqueville  n'est  pas  ainsi.  J'ai  une  pierre  de 
touche  assez  sûre  pour  juger  si  un  homme  a  de 
Tesprit  et  du  talent,  c'est  de  chercher  s'il  m'a  fait 
songer  à  des  choses  que  je  n'aurais  pas  vues  sans 
lui.  M.  de  Tocqueville  est  de  ceux  qui  produisent 
cet  effet.  Il  a  fait,  si  je  ne  me  trompe,  de  grands 
progrès  depuis  ses  derniers  écrits.  Les  esprits 
qui  s'exercent  n'arrivent  que  très-tard  au  bout  de 
leur  développement.  On  se  moque  quelquefois 
de  moi  ici  parce  que  je  soutiens  qu'on  n'a  tout 
son  talent  et  surtout  toute  son  imagination  que 
très-tard.  Les  sots  croissent  vite  et  s'arrêtent 
promptement.  Voltaire  n'a  eu  tout  son  talent 
lyrique  qu'entre  soixante  et  quatre-vingts  ans. 
Ce  qui  me  séduit  dans  M.  de  Tocqueville,  outre 
la  pénétration  et  l'élévation,  c'est  le  don  de  l'ini- 
tiative. Il  a  cela  comme  d'autres  ont  le  don  des 
larmes.  Il  a  vraiment  des  formes  de  mépris 
admirables  pour  ce  qui  est  méprisable.  On  pour- 
rait faire  un  article  bien  intéressant  en  rappro- 
chant toutes  ces  belles  formes  de  langage  ;  peut- 
être,    après  cela,  qu'un  tel   rapprochement  ne 


382  LBTTRBS. 

ferait  pas  plaisir  à  grand  monde.  Avez-vous  ja- 
mais lu  les  ouvrages  de  politique  générale  de 
M.  Necker?  II  y  a  dans  M.  de  Tocqueville  quelque 
chose  de  cette  grande  science  d'anatomiste  en 
fait  d'institutions  qui  voit  comment  toutes  les 
pièces  agissent  et  réagissent  les  unes  sur  les 
autres  ;  mais,  si  M.  Necker  a  plus  de  vigueur, 
M.  de  Tocqueville  a  Tart  d'écrire  que  n'a  guère 
M.  Necker.  Après  tous  ces  éloges,  je  dois  dire 
que  le  livre  n'est  pas  bien  fait,  qu'on  ne  voit  pas 
nettement  ce  qu'il  désire  dans  le  champ  du  pos- 
sible ;  qu'il  perd  souvent  de  vue  ses  idées  géné«» 
raies ,  que  mÂme  il  les  contredit  parfois  ;  qu'il 
peut  lui  arriver  de  tirer  à  dix  pages  de  distance 
des  conséquences  contraires  des  mêmes  faits, 
etc.,  etc.  Ce  qui  n'empêche  qu'il  n'a  pas  paru 
depuis  longtemps  un  volume  aussi  spirituel  sur 
un  tel  sujet. 

Est-ce  que  vous  ne  mourez  pas  de  chaleur  dans 
vos  plaines  ?  Ici,  on  sera  prochainement  brûlé, 
si  le  thermomètre  continue  à  monter.  Avck-vous 
étudié  attentivement  les  discours  sur  les  inonda- 
tions, et  allez-vous  les  mettre  en  pratique  ?  Ce 
traité  respire  la  simplicité  des  époques  patriar- 
châles.  Je  suis  sûr  que  c'est  ainsi  que  Jacob  par- 
lait à  ses  serviteurs  quand  Je  Jourdain  sortait  de 
son  lit.  Ces  maximes  saines^  graves,  un  peu  élé- 


LBTTRBS.  383 

mentaires  sont  la  marque  de  tous  les  gouverne- 
ments paternels.  Les  Empereurs  ont  à  Pékin 
des  cérémonies  qui  sont  inspirées  par  le  même 
génie.  Que  la  précision  sèche  des  ingénieurs  est 
froide  en  regard  de  ces  leçons  d'un  père  à  ses 
enfants  ! 

Mademoiselle  Rachel  a-t-elle  oublié  qu'elle  a 
bien  voulu  me  promettre  un  petit  dessin  de  Ché- 
rigny?  J'y  tiens  fort  à  raison  de  l'auteur  et  du 
sujet.  En  échange  (si  je  puis  m'exprimer  ainsi], 
j'essayerai  de  traduire  les  Écdnomiques  de  Xéno- 
phon  pour  mademoiselle  Isabelle.  C'est  là  aussi 
qu'on  voit  de  charmantes  personnes  appliquées 
à  l'économie  domestique  rendre  la  vie  aimable 
et  facile  tout  autour  d'elles. 


CXXII. 


A    M.    E.   D8  8AUUNB. 


Broglie,  15  Juin  1850* 

Mon  cher  ami,  je  vous  écrivis  le  8  du  courant^ 
sans  reproche,  et  vous  ne  daignâtes  pas  me  répon- 
dra. J'étais  même  assez  inquiet  de  VQUS,  voyant 
que  vous  gardiez  ce  silence  obstiné  ;  je  l'attri- 
buais à  quelque  accès  de  fièvre  de  Morée,  mais 


384  LETTRES. 

j'ai  appris  de  M.  de  Guisard  que  votre  santé  est 
très-florissante,  que  vous  avez  visité  les  travaux 
de  Notre-Dame  de  Paris,  que  vous  avez  ad- 
miré cette  chrysalide  devenue  tout  à  coup  un 
brillant  papillon,  qu'enfin  vous  aviez  bon  pied , 
bon  œil  et  Timagination  ouverte  à  toutes  les 
séductions  du 'Beau.  Je  vois  avec  tristesse  que 
mes  lettres  ne  sont  pas  pour  vous  parmi  les  mani- 
festations du  Beau.  Je  comprends  que  vous  vous 
en  tenez  durement  à  la  proposition  que  je  vous 
fis  dans  un  accès  d'humilité  de  ne  répondre  qu'à 
une  lettre  sur  deux.  Vous  ignorez  donc  que  l'hu- 
milité est  une  vertu  qu'il  ne  faut  pas  prendre  au 
mot.  Elle  ne  vit  que  de  la  contradiction  du  pro- 
chain. Quand  on  lui  dit  :  Vous  avez  raison,  elle 
tourne  à  l'instant  en  orgueil  et  c'est  précisément 
ce  qui  m'arrive.  Je  réclame  absolument  l'égalité 
et  je  ne  veux  pas  entendre  parler  de  ce  marché 
léonin  de  deux  lettres  contre  une.  Vous  aurez 
Tobligeance  de  me  répondre  deux  lettres  avec 
deux  adresses  distinctes  par  le  prochain  courrier, 
sinon  je  rappelle  mes  ambassadeurs  et  nous  ver- 
rons beau  jeu. 
Vous  vous  oubliez,  ou  plutôt  vous  nous  oubliez 

cruellement  dans  les  Mille  et  une  Nuits  de  Paris. 
Vous  suivez  le  cortège  pompeux  qui  s'avance 
vers  la  Cathédrale  ;  vous  saluez  toutes  cesmagni- 


LBTTRB8.  385 

licences  de  la  terre  ennoblies  et  sanctifiées  par  la 
présence  d'un  légat  a  latere;  vous  remarquez  que 
la  terre  et  le  ciel  semblent  échanger  des  sourires 
dans  ces  touchantes  cérémonies;  parfois,  vous 
suivez  de  Tœil  ces  sacs  de  bonbons  que  le  caprice 
des  vents  promène  sur  toutes  les  têtes  et  qui  sont 
dans  les  airs  les  mobiles  images  des  séductions  de 
la  puissance.  De  tels  spectacles  sont  bien  faits 
pour  faire  oublier  qu'on  a  quelques  chétifs  amis 
qui  vivent  dans  l'obscurité  et  l'humidité  des 
bois. 

.  Où  passez-vous  vos  soirées  à  l'heure  où  vous 
Be  répondez  à  aucune  lettre  ?  L'impolitesse  ne 
sufQt  pas  à  remplir  la  vie,  et  on  a  beau  négliger 
ses  amis,  il  manque  encore  quelque  chose  aux 
esprits  actifs.  Il  n'y  a  presque  plus  de  beau 
monde  à  Paris,  excepté,  bien  entendu,  les  prin- 
ces, les  dominations  et  les  mille  évêques  qui  de- 
vaient faire  un  beau  tableau  dans  la  Basilique. 
Je  ne  me  hasarde  pas  en  disant  qu'on  n'a  rien  vu 
de  semblable  à  Nicée,  à  Éphèse,  à  Chalcédoine. 
Ranimez-vous  donc.  Racontez-moi  tout  ce  que 
vous  avez  vu.  Il  vous  en  coûterait  moins  d'écrire 
une  bonne  fois  que  de  passer  vos  journées  à  vous 
dire  :  Ah  1  mon  DieUy  que  c'est  ennuyeux  d'écrire! 
Les  paresseux  ne  sauront-ils  donc  jamais  qu'il 
n'y  a  de  repos  que  dans  l'activité  ? 

m.  25 


398 


Si  VOUS  rencontrez  M.  Masson,  dites-Ini  que  fé( 
en  bien  du  regret  de  ne  le  pas  voir  avant  de  qnif 
ter  Paris.  Je  lui  sais  un  gré  infini  d*avoir  gard 
beaueoup  d*esprît  par  le  temps  qni  court. 


CXXIIll 

A   MADAMB    PISCATORT. 

li  juillet  i856. 

Je  H*osais  pas  vous  écrire  encore,  dière  ma- 
dame. Je  me  figurais  qae  par  bonté  voc»  voch 
driez  me  répondre,  et  je  craignais  que  ce  petil 
travail  d'écriture  ne  devînt  agaçant  pour  une 
santé  peut-être  encore  un  peu  ébranlée.  X*ai  ét^ 
charmé  et  confus  de  recevoir  votre  lettre  et  je 
vous  aurais  certainement- prévenu,  si  je  n'avaifl 
craint  d'être  importun.  Je  suis  très-décidé  à  ne 
pas  me  rendre  à  toutes  ces  tentations  que  vous 
•faites  pour  m'ôter  certaines  admirations.  Le 
stoïcisme  a  si  rarement  une  charmante  figure 
dans  rhistoire  que  je  tiens  beaucoup  à  Texemple 
que  j'ai  cité  à  M.  Piscatory •  On  ne  voit  pas  de 
tels  portraits  dans  les  éditions  ordinaires  de  Plu- 
tarque.  Aussi  je  donnerais  volontiers  tous  mes 
livres  pour  un  Plutarque  orné  de  ce  portrait» 


Mademoisdle  Racfad^  devrait  bien  fSaire  oe  des- 
sm  pour  moi,  et  je  me  moquerais  bioi  alors  de» 
ynÊfOM  portraits  des  belles  dames  de  Po^rt-Royal» 
des-Champs,  comme  les  admire  M.  Cowôn,  avec 
iMtf  forée  d'âme  d'emprant  et  leur  bavardage 
phis  oo  moins  théologiqae.  Il  ii*f  a  d'ailleurs 
dans  ce  siède^à  qu'use  seide  personne  qui  ail 
&dt  un  joM  roman,  et  cette  dame  était  passable^ 
omrt  laide  et  asses  quinteuse. 

Tespère  que  vous  avear  pu  reprendre  le  trun 
ocdiMiH^de  irotre  vie  k  la  campagne  et  parmi 
vos  ocevpatioas  habituelles  je  veux  compter 
quelques  heures  de  cen^osîtien.  Je  m'aperçois 
que  depuis  une  charmante  lecture  que  j'ai  faite 
cet  hiver  i,  je  mâle  dans  mon  esprit  à  toutes 
les  personnes  que  j'ai  connues  trois  ou  quatre 
figures  finement  et  hardiment  dessinées  que  je 
n'ai  pourtant  jamais  vues  et  qui  me  semblent 
pour  te  moins  aussi  vivantes  que  toutes  les  au*- 
tres.  Je  vois  aussi  dans  le  lointain  des  diftteaux 
que  je  n'ai  jamais  habités,  que  je  n'habiterai  ja* 
mais,  et  dont  il  me  semble  que  je  connais  toutes 
les  vues  et  tous  les  sentiers  environnants.  Ceux 
qui  peuvent  produire  de  telles  illusions  sont  te- 
nus d^écrire  toujours.  Je  prétends  donc  me  mê- 


i.  M«  Doadan  parle  ici  d'un  ouvrage  récemment  publié  sott& 
es  àtre  :  Un  Coin  ou  Mondb^ 


388  LBTTRB8. 

1er  de  vous  donner  des  conseils  mutiles  afin  de 
me  figurer  à  Favenir  que' je  suis  pour  quelque 
chose  dans  ces  charmants  tableaux.  Je  dirai 
d*un  air  pédant,  que  pour  entretenir  le  talent  d'é- 
crire, ir  faut  travailler  un  peu  régulièrement 
même  dans  les  jours  où  Ton  ne  se  sent  pas  en 
train  d'écrire.  M.  de  Chateaubriand  avouait 
volontiers  qu'il  travaillait  tous  les  jours  un  cer- 
tain nombre  d'heures,  quelle  que  fût  la  disposi- 
tion de  son  esprit.  Il  s'enfonçait  dans  le  fourré 
de  ses  idées,  jnsqn'a  ce  qu^tl  Iruuvftt  UQ  ëhemin 
et  des  horizons  nouveaux,  et  il  affirmait  que^ 
avant  la  fin  des  heures  qu'il  se  fixait,  il  finissait 
toujours  par  trouver  ce  chemin.  C'est  que  pro- 
bablement, quand  on  attend  que  l'entrain  vienne, 
il  ne  vient  point  et  que  c'est  ce  premier  petit 
trav€dl  ingrat  et  inutile,  en  apparence,  qui 
amène  ces  moments  favorables  où  les  idées 
prennent  leur  forme  achevée  et  leurs  vraies  cou- 
leurs. Il  y  à  de  plus,  si  je  ne  me  trompe,  un  autre 
avantage  à  ce  travail  régulier,  si  court  qu'il 
puisse  être.  Si  l'on  songe  vaguement  et  de  loin  à 
ce  qu'on  veut  dire  sur  un  sujet,  on  se  berce  dans 
une  certaine  confusion  dont  on  se  promet  qu'on 
y  trouvera  toutes  les  perles  de  l'Orient,  mais, 
lorsque  plus  tard  on  veut  mettre  ces  rêveries  en 
paroles  précises,  en  images  déterminées,  on 


LBTTRBS.  389 

trouve  que  ce  qui  promettait  le  plus  ne  rend 
rien,  mais  que  tout  à  côté,  dans  un  coin  obscur 
encore  de  l'esprit,  se  dessinent  lentement  d'au- 
tres impressions  qui  deviennent,  qui  sont  des 
pensées  vraies  et  originales,  si  on  les  couve  un 
peu  longtemps  du  regard,  si  on  apprend  à  n'en 
pas  détourner  les  yeux.  A  cette  épreuve,  on  sé- 
pare en  soi  le  bon  grain  des  herbes  folles  et  l'on 
s'accoutume  à  regarder  fixement,  à  peindre 
réellement  ce  qui  se  passe  dans  cette  chambre 
obscure  de  l'imagination,  là  où  n'arrivent  ni  les 
bruits  du  dehors,  ni  les  pensées  des  autres,  ni 
les  im€iges  qui  ont  déjà  frappé  d'autres  yeux. 

Pardon  de  cette  dissertation.  Pour  en  finir,  ce 
n'est  pas  bien  à  vous<,  chère  madame,  de  vous 
moquer  de  mes  sentiments  sur  quelques  points 
de  théologie/  ^i  vous  aviez  voulu  m'expliquer 
les  vôtres,  il  est  bien  probable  que  je  m'y  serais 
rangé.  Mais  vous  savez  que  vous  prenez  plaisir 
à  couvrir  vos  opinions  sur  ces  sujets  de  quel- 
ques voiles  comme  on  faisait  dans  les  religions 
de  l'antiquité. 

M.  de  Yiel-Castel  doit  être  à  présent  à  Chéri- 
gny.  On  aurait  bien  voulu  le  garder  ici  plus  long- 
temps, mais  il  n'y  a  pas  eu  moyen;  je  vou- 
drais bien  le  suivre  dans  cet  air  vif  et  léger  dont 
vous  parlez.  Le  duc  de  Broglie  a  le  dessein  d'y 


^390  LETTRES. 

aller  bientôt.  Pour  moi,  je  ne  sais  pas  encore 
oe  que  je  ferai  cet  été  ;  je  suis  livré  aux  ennuis 
d*un  déménagement  dont  je  ne  sais  quand  je  le 
pourrai  faire.  Il  est  vrai  que  ce  n'est  guère  qu'an 
déménagement  de  livres,  mais  enfin,  livres  ai 
on  veut,  j'y  tiens  un  peu,  et  je  ne  voudrais  pas 
qu'ils  se  promenassent  cet  été  sur  la  voie  pu- 
blique. 

cxxiv. 

A  M.   PISCATORT. 

Paris,  23  août  1856. 

Personne  n'a  beaucoup  d'agréments  dans 

oette  chienne  de  vie,  passé  les  vii^t  premières 
années.  C'est  une  raison  pour  tâcber  d'avoir 
toujours  vingt  ans,  mais  il  y  a  à  cela  des  diffi- 
cultés pour  plusieurs.  Ce  n'est  pourtant  pas  plus 
difficile  que  de  se  soumettre  les  volontés  de 
l'Angleterre  et  les  cœurs  des  Bretons.  Vous  au- 
rez vu  ces  prodiges  dans  votre  vie,  et  j^espen 
que  TOUS  verrez  enoore  d'autres  prodiges  ai^ec 
le  cours  des  années.  Mais  l'histoÎM  de  nos  cm- 
qoante  dernières  années  a  eu  de  tdles  vicÛNi- 
ftades  et  de  tels  soubresauts  qu'il  est  d'm 
iiomme  asge^i  tant^  de  tout  «OKaindra,  -tpiaad  il 


i 


LXTTIIJI&  391. 

'tat  content,  tantôt  de  ne  desespérer  de  rien 
quand  il  est  triste.  Si,  malgré  toutes  vos  lumières 

«t  tout  votre  instinct  politique,  on  vous  avait 
demandé  après  Marengo,  ou  après  Austerlitz, 
ou  après  1812,  ou  en  1827,  ou  en  1840,  ou  en 
1848  de  faire  le  programme  de  ce  qui  allait 
suivre,  peut-être  que  vous  auriez  fait  des  pro- 
phéties oomme  toutes  les  prophéties  qui  ne  sont 
ni  dans  Y  Ancien^  ni  dans  le  Nouveau  TestamenL 
n  n'y  a  qu'une  chose  certaine,  c'est  que  les 
peuples  qui  ont  mangé  le  fruit  défendu  de  la 
liberté  n'y  renoncent  que  comme  les  ivro-  .^^ 
gnes  renoncent  à  boire,  dans  des  intervalles  -i^,^ 
très-courts.  Il  y  a  désormais  une  indépendance  ■"* 
d'habitude  qui  dort  au  Xond  des  esprits  les 
moins  fiers.  (Je  conviens  que  les  apparences 
ne  sont  pas  poor  moi).  Nul  n'éteindra  ces 
étincelles.  Elles  brillent  sous  l'eau  comme  le 
I^sphore  et  tous  les  flots  de  la  mer  de  Cheiw 
bourg  n'en  viendraient  pas  à  bout.  C'est  ce 
qui  fait  que,  dans  un  pays  si  sévèrement  or- 
donné, toutes  les  paroles  officielles  ont  le  toujr 
Ubérd.  Un  instinct  avertit  vos  maîtres  que  le 
jeu2ie4émon  sommaîlla  «t  qu-nne  voix  trop  rude 
le  réveillerait.  Cast  pourquoi  enoore,  après 
1844,  las  bonapartistes  ^8e  sont  sentis  libéraux, 
Tooi  n'était  pas  ià  tactique  d'oppositioup  L'iii- 


^2  LBTTRB8. 

domptable  esprit  de  TÂssemblée  constituante 
faisait  depuis  longtemps  le  mort  dans  les  âmes, 
mais  il  était  jusque  dans  les  âmes  les  plus  sou- 
mises et  attendait  l'occasion.  Ni  M.  Veuillot,  ni . 
personne  ne  sauraient  prévaloir  contre  la  gra- 
vitation et  autres  menues  lois  de  Tunivers  phy- 
sique et  moral. 

Me  voilà  comme  M.  Lacretelle  jeune  qui  comp- 
tait sur  le  progrès  des  lumières  pour  faire  sortir 
son  frère  des  prisons  de  la  Terreur,  et  pourtant 
il  en  est  sorti. 

Vous  ne  voulez,  mon  cher  ami,  me  rien  dire 
sur  votre  santé.  Vous  auriez  grand  besoin  sur  ce 
chapitre  d*un  conseil  de  famille  et  qu*on  vous 
forçât  à  suivre  les  avis  d*un  médecin  raisonnable 
et  éclairé.  M.  Mignet  disait  volontiers  :  «  Il  ne 
faut  pas  se  battre  contre  la  nature  qui  est  tou- 
jours la  plus  forte.  »  Âvez-vous  lu  son  discours 
sur  Schelling?  G*est  un  tour  de  force  que  de  par- 
ler en  public,  et  devant  un  public  peu  attentif 
aux  abstractions,  de  cette  métaphysique  qu'il 
n*est  déjà  pas  aisé  d'entendre  ou  de  croire  en- 
tendre même  dans  le  silence  du  cabinet.  Du 
reste,  la  philosophie  n'est  pas  à  la  mode  pour  le 
moment.  M.  de  Rémusat  excuse  de^  son  mieux 
celle  du  dix-huitième  siècle  dans  la  Retme  des 
Deux  Mondes.  Â  mon  humble  avis,  on  pouvait  en 


LBTTRBS.  393 

louer  hardiment  certaines  parties  et  excuser  les 
autres  par  d'autres  raisons. 

Adieu,  mon  cher  ami,  je  vais  prendre  le  che- 
min de  la  Suisse.  Écrivez-moi  à  Coppet  que  vous 
vous  soignez  comme  un  homme  sensé  que  vous 
êtes  en  plusieurs  points.  Bien  des  tendres  res- 
pects à  madame  Piscatory  qui  me  rend  en  mo« 
queries  assez  dures  mon  admiration  pour  elle, 
mais  jusqu'à  présent  sa  grâce  est'  la  plus  forte» 
Je  crains  que  cela  ne  dure  toujours. 


cxxv. 


A  M.    B.   DE   SAHUNB. 


Coppet,  21  septembre  1856. 

Mon  cher  ami,  je  ne  vous  en  écrirai  probable- 
ment pas  bien  long,  ayant  mal  aux  yeux,  comme 
il  m'est  déjà  arrivé  une  fois  ici.  Je  remarque  que 
tous  les  lieux  de  la  terre  me  sont  contraires 
et  que  j'accumule  partout  de  petites  infirmités 
qui  ne  s'en  vont  plus. 

Multa  feront  anni  venientes  commoda  seciim, 
Multa  recendentes  adimunt. 

Je  ne  suis  fou  ni  des  épitres,  ni  des  satires 
d*Horace,  mais  enfin,  cela  est  bien  dit.  Les  gens 


304  LXTT&Xfi. 

dégoût  qui  ont  les  oreilles  fines  ont  toujours 
préféré  cette  petite  morale  d'Horaxse  à  ses  odes. 
J'ai  un  petit  fonds  de  déclamaiion  intérieure  qui 
me  lait  mettre  les  odes  à  cent  coudées  au-dessus 

•des  petits  conseils  sagaoes  de  cette  prudence 

« 

vulgcdre  :  Spemii  humum  fugietite  pennâ^  c'estrà- 
dire  que  j'aime  à  vivre  dans  les  nuages.  U  vau- 
drait mieux  vivre  dans  le  ciel  avec  M«  VeuiUot, 
mais  je  suis  un  homme  de  juste  milieu. 

Voilà  les  bruits  de  Tautomne  qui  commencent 
et  qui  me  donnent  une  affreuse  tristesse. 

Voilà  rerrante  hirondelle 
Qui  rase  du  bout  de  son  aile 
L'eau  dormante  des  marais. 

Voilà  le  temps  où  Ton  oommence  à  penser  à 
Viiiverner;  les  jours  déclinent;  le  froid  pénètre 
jusqu'au  fond  des  pensées;  les  montagnes  s'en- 
veloppent déjà  dansleursmanteauxblancs.  Je  me 
figure  toujours  que  je  ne  reverrai  plus  Tété.  Bt 
vous,  mon  cher  ami,  que  faites-vous  T  Ëtes-vous 
encore  pour  longtemps  à  Versailles  T  Qu*avez- 
vous  fait,  qu'avez-vous  vu  dans  ces  deux  moisf 
Avez-vous  fait  des  visites  à  M.  Deiécluze,  votre 
voisin  de  Versailles  qui  vous  parieraii  <tes  arts 
iselon  votre  cœur?  Il  a,  dit-on,  de  belles  gravures, 
de  beaux  livres,  et  il  ne  peut  travailler  qoeanr 
des  propres  livrea.  J'ai  appris  avec  plaisir  qu'il 


avait  des  manies  innocentes.  Je  n*ai  pas  grande 
confiance  dans  Fimagination  des  gens  qui  n*oat 
pas  de  manies.  Le  talent  est  certainement  ona 
petite  maladie  ;  il  doit  donner  des  signes  d*un 
peu  de  singularité  intellectuelle.  Un  bon  bour- 
geois est  un  être  en  équilibre;'  il  a  le  sens  droit 
et  émoussé  ;  il  n'entend  rien  des  bruits  vagues 
qu'écoutait  Virgile.  Il  faut  un  peu  d'exaspé- 
ration nerveuse  pour  entendre  autre  chose  que 
la  cloche  du  dîner.  Les  manies  sont  des  contre- 
poids pour  résister  à  cette  sensibilité  mcdadive  ; 
de  là  ce  besoin  exagéré  ou  de  silence,  ou  de  ré- 
gularité, ou  d'irrégul€urité,ou  de  mouvement,  ou 
de  repos  que  ne  connaissent  pas  les  esprits  bien 
&its  qui  reçoivent  une  imagination  toute  faite 
de  leur  temps,  et  qui  ne  cherdient  pas  midi  à 
quatorze  heures  en  quoi  que  ce  soit.  Vous  savez 
qu'il  faut  prendre  ce  que  je  dis  en  un  autre  sens 
que  ce  désordre  des  génies  de  province  qui  se 
lont  fous  froidement  pour  voir  si  cet  état  ne  leur 
donnera  pas  du  talent.  Ceux-là,  aji  contraire 
sont  des  imitateurs  d'une  vieille  tradition  que  je 
méprise  comme  vous  la  méprisez.  Reste  toiyours 
qu'il  faut  un  régime  particulier  à  ees  gens  qui 
sont  au  genre  humain  ce  qaé  le  dkiea  est  aux 
chasseurs.  Odoracanumtns^ 
Avez^vous  lu  l'artide  de  M.  4e  Réamsat  mot 


396  LBTTRBS, 

les  sectes  de  FÂngleterre?  Le  respect  et  le 
dédain  se  sont  rencontrés  et  se  sont  embrassés 
dans  cet  article.  Le  mandement  de  Tévêque  de 
Louvain  est  d'un  tout  autre  genre. 


cxxvi. 

A  MADAME   LA   BARONNE  A.    DE  STABL. 

Garcy,  S  octobre  isSo. 

J'ai  quitté  Coppet  avec  plus  de  regrets  que  je 
ne  saurais  dire,  et  j'avais  envie  de  retourner  sur 
mes  pas  lorsque  je  revoyais  le  lac  à  travers  les 
arbres  de  la  montée  de  Saint-Cergues  ;  mais 
enfin,  il  faut  bien  partir  de  partout.  Nous  avons 
trouvé  la  maison  de  la  rue  de  l'Université  dans 
un  état  de  désolation  et  d'abomination  qui  ne 
permettaient  pas  d'y  rester  plus  de  vingt- quatre 
heures...  L'architecte  et  le  tapissier  m'ont  de* 
mandé  si  je  comptais  partir  à  2  heures  ou  à 
5  heures,  afin  d'évacuer  mes  meubles.  J'ai  ré- 
pondu à  ces  aimables  sollicitations  que  je  serais 
certainement  parti  le  lendemain  de  bonne  heure 
et  j'ai  rempli  ma  promesse,  laissant  avec  quel- 
que tristesse  ces  chambres  que  je  ne  reverrai 
plus  après  y  avoir  passé  dix  années  assez  tristes 


LBTTRB8.  397 

aussi,  mais  rhomme  est  un  animal  qui  regrette  ; 
c*est  sa  nature.  Que  je  regrette  Coppet,  cela  est 
simple,  mais  j'ai  eu  si  peu  de  jours  de  soleil  dans 
ces  chambres  qu'il  y  a  quelque  malice  à  la  Pro- 
vidence à  me  donner  quelque  chagrin  quand  je 
les  quitte.  Cela  dit,  vous  n'avez  nulle  idée  de  la 
bonté  et,  je  dois  dire,  de  la  patience  délicate  que 
M.  de  Broglie  m'a  montrées  dans  tout  ce  culbutis. 
Il  m'a  rendu  impossible  de  lui  dire  à  présent  que 
je  ne  veux  pas  prendre  ces  deux  belles  chambres 
du  fond,  au  détriment  des  enfants  qui  seront 
dans  des  entresols  tout  noirs,  si  je  consens  à 
m'ébattre  au  soleil  au-dessus  d'eux.  C'est  par  la 
même  raison  que  je  n'ai  pu  rester  à  Paris,  M.  de 
Broglie  m'ayant  dit  qu'il  attendrait  alors  que  je 
partisse.  J'aime  ma  liberté,  mais  je  fais  assez 
volontiers  la  volonté  des  autres  quand  ils  sont 
bons  pour  moL 

;  Nous  avons  trouvé  ici  M.  Ampère,  avec  son 
entrain  volcanique  et  sa  douceur  de  commerce, 
n  suit  qui  on  veut  sur  ce  qu'on  veut  dans  la 
conversation;  il  travaille  vingt-quatre  heures 
par  jour  et  cause  aussi  vingt-quatre  heures  par 
jour,  sans  compter  les  promenades  qu'il  fait  tout 
seul.  Les  gens  d'esprit  que  vous  connaissez  ne 
peuvent  vous  avoir  donné  l'idée  de  cette  vitalité 
d'intelligence  qui  se  porte  sur  tout. 


ïmaaM  toqIii  revoir  Carra;  j'aurais  bieft 
Toula  ne  pas  quitter  Coppei;  mais  il  fSBui  que  lea 
rttÎBaeattx  suirent  leur  p^ate»  Adieu  et  ]iiiU# 
temlresaes^  Je  suis  tout  abasourdi  de  mea 
voyages  et  de  mes  déméuagemeuta  et  je  ua> 
dis  pas  la  moitié  de  ce  que  je  veux  dire. 


CXXTIL 


A  M.  B.   DB  SAHUBB; 


Qurcy,  4  octobre  iiisc» 

J'a!  franchi  cet  abyme  qui  s'étend  du  Jura  à 
Paris,  vastes  régions  où,  selon  ma  coutume,  je 
croyais  tomber  malade  à  tout  moment-  Je  n'ai 
pas  pu  rester  plus  de  vingt-quatre  heures  à  Par»^ 
bien  qu*à  cette  fois  j*y  fusse  réellement  souffrant,, 
mais  le  jour  de  Técroulement  de  la  tour  de  Babel 
n'a  pas  du  présenter  Timage  d'un  tel  désordre. 
Architectes,  tapissiers,  peintres,  badigeonneurs, 
menuisiers,  serruriers,  maçons,  et  ceux  qui  font 
crier  la  pierre  sous  leurs  grattoirs,  et  ceux  qui  lan- 
dent  au  loin  la  poussière  sous  leurs  balais,  tout 
ce  monde  étaità  mes  portes  avec  la  térébenthine, 
&  mes  fenêtres  avec  le  vernis,  dans  ma  chambre 
à  coucher  avec  prière  de  dire  à  quelle  heure  je 


me  lèyerais  à  rdfet  d*empopter  mon  lit,  dans 
mon  cabinet  à  l'effet  d*en  œcpolMr  ton^mes  livres, 
et  do  haut  des  toitsdes  bcmimes  qéi  me  regai^ 
daient  m'babîUer.  Je  me  sois  de)»  réfagié  dans 
les  wagons  da  chemin  dé  fer  et  me  Toiei  à  Garey 
jnsqn*au  jonr  9a  j*«tïrai  nne  tanière  où  reposer 
ma  tête  et  mes  denx  on  trois  Tolnmes  d^om^re 
et  Virgile,  sans  compter  qnelqnee  romans  an- 
glais. Tai  tremré  id  M.  Ampère,  vif  comme  nn 
pmsson  dbne  F ean  par  les  pins  beanx  jours.  D 
fiut  dËc  cboses  à  la  fois,  les  achève  bien,  travaille 
kmt  le  joor  et  paraît  ne  rien  faire  du  font,  car  fl 
est  de  tontes  les  promenades,  de  tontes  les  con* 
varsations>  joue  au  billard  comme  un  officier  en 
garnison,  lit  des  romans  comme  une  petite  de» 
moiseUe  ^i  a  la  tête  montée.  Je  n*ai  jamais  vu 
nne  pareille  activité,  et  tout  cela  sur  un  fond  de 
douceur  et  d'égalité  très-aimables.  C^est  tout  à 
fait  de  lui  qu'on  peut  dire  qu'il  travaille  comme 
quatre. 

J'avoue  bien  que  j'ai  quitté  Coppet  avec  un 
grand  regret.  J'aime  mieux  les  cris  dé  la  bise 
dans  ce  pays-là  que  le  plus  beau  soleil  de  la  place 
de  la  C!oncorde,  sauf  les  jours  oùje  la  traverserai 
pour  aller  vous  voir,  mon  cher  ami  ;  mais  vous 
êtes  à  Versailles  comme  si  voua  étiez  à  Calcutta^ 
ioio  orbe  remotus.  Y  écrivez-vous,  du  moins,  queK 


<■ 


400  LETTRES. 

que  chose?  Non.  Y  lisez-vous  du  moins  quelque 
chose  ?  Avez-vous  lu  le  discours  sur  Vauvenar- 
gués  ?  J'en  ai  lu  les  premières  pages  ;  jeles  trouve 
bien  académiques,  je  veux  dire  dans  cette  langue 
un  peu  savamment  contournée  de  la  fin  du  dix- 
huitième  siècle  à  peu  près,  et  dont  tout  ce  qu'on 
peut  dire  d'elle  c'est  qu'elle  vaut  mieux  que  le 
jargon  usé  et  néologique  à  la  fois  qu'on  parle 
souvent  aujourd'hui.  Il  me  semble  que  j'cd  repris 
mentalement  vingt  contradictions  au  moios  ver- 
bales, rien  que  dans  l'exorde  de  ce  discours, 
mais  je  dois  convenir  que  je  trouve  aisément  des 
contradictions  dans  les  autres.  Je  ne  Vois  pas  non 
plus  beaucoup  de  sentiment  vif  de  la  figure 
énergique,  mélancolique  et  originale  de  ce  jeune 
officier  du  régiment  du  Roi,  qui  avait  à  la  fois 
quelque  chose  de  Gaton  et  de  Platon.  L*auteur 
est  bien  jeune,  il  est  vrai,  pour  sentir  et  surtout 
pour  rendre  ces  traits  singuliers.  Les  jeunes  gens 
même  de  beaucoup  d'esprit  sentent  et  rendent 
vivement  les  grands  lieux  communs  de  leur 
temps.  Ils  sont  dans  cette  période  où  la  Provi- 
dence a  voulu  que  tout  homme  se  peignît  de  la 
couleur  de  ce  temps.  Il  est  bon  qu'il  en  soit  ainsi, 
sans  quoi  les  générations  ne  prendraient  pas  les 
couleurs  dont  il  plaît  à  Dieu  de  nous  badigeon- 
ner de  siècle  en  siècle.  (Vous  voyez  que  je  tire 


LBTT&BS;  401 

toutes  mes  comparaisons  des  horreurs  d'une 
maison  livrée  aux  ouvriers.) 

Où  en  est  le  vrai  des  affaires  de  Naples  ?  Qui 
sera  le  Championnet  de  cette  expédition?  Si  Paul 
était  ici,  il  aurait  peut-être  sa  frégate  dans  les 
eaux  du  cap  Misène.  J'y  ai  vu  autrefois  un  vais- 
seau de  guerre  des  États-Unis,  qui  semblait  dor- 
mir au  milieu  d*un  silence  universel  sur  la  terre 
et  sur  les  eaux,  non  loin  du  port  où  Agrippa 
tenait  cette  petite  flotille  d'Actium  qui  a  fait  tant 
de  bruit  dans  le  monde. 

Adieu,  mon  cher  ami.  Je  voudrais  bien  vous 
voir  après  *cette  longue  absence. 


CXXVIII. 


A  M.    PAUL  DE  BR06LIB. 


Paris,  S  février  1857. 

Mon  cher  ami,  c*est  moi  qui  ai  lieu  d*être  fâché 

de  n'avoir  pas  pu  répondre  plus  tôt  à  ta  char«^ 

manie  et  aimable  lettre.  La  vérité  est  que  je  suis 

pris  d*une  grippe  violente  qui  me  tient  dans  la 

langueur.  Je  ne  puis  pas  mettre  le  nez  hors  de 

chez  moi  et  je  ne  suis  bon  qu'à  lire,  (je  n'entends 

point  par  là  qu'il  faille  lire  mes  écrits}.  Je  lis  à 
m.  M 


402  tBTTREff. 

Taventure,  comme  les  malades  qui  ne  savent  pas 
se  gouverner,  quoiqu'il  faille  apprendre  à  se  gou- 
verner en  toute  occasion  :  Sapiens  sibi  qui  ànpe^ 
riosus.  Je  lis  donc  M.Taine,  sur  les  philosophes  du 
dix-neuvième  siècle.  Ce  n'est  pas  la  peine  d'atta- 

queravec  tantd'âpreté  la  philosophiedeM.  Cousin 
pour  retourner  aux  environs  de  Condillac  mêlé  à 
un  peu  de  Hegel,  mais  il  a*  un  certain  art  d'écrire. 
Il  a  aussi  une  certaine  vivacité  dans  la  réduction 
à  l'absurde  qu'il  emploie  d'une  façon  bien  cava- 
lière contre  les  anciens  maîtres.  On  dit  que  c*est 
un  honnête  et  excellent  jeune  homn^e,  qui  vit 
pour  l'étude  et  qui  ne  mène  pas  du  tout  le  train 
des  jeunes  mauvais  sujets  littéraires  de  notre 
temps. 

Madame  de  Liéven  est  morte  assez  rapidement 
d'une  sorte  de  bronchite.  Après  avoir  vécu  toute 
sa  vie  dans  les  transes  de  la  mort,  elle  a  trouvé 
beaucoup  de  force  quand  la  certitude  a  pris  la 
place  de  l'inquiétude.  Elle  a  voulu  que  son  corps 
fût  transporté  en  Livonie,  dans  son  pays  natal. 
M.  de  Viel-Castel  est  fort  triste  de  cette  mort. 
Madame  de  Liéven  lui  avait  toujours  montré 
beaucoup  d'amitié.  Son  salon  était  un  petit  cercle 
oà  se  retrouvaient,  comme  en  pays  étranger,  les 
partie  les  plus  opposés,  qui  y  vivaient  en  grande 
paim^^et  avec  de  grands  égards  réci^roqu^0. 


LBTTRBS.  403 

M.  Rigault  a  commencé  avec  grand  applau- 
<lissement  son  cours  au  collège  de  France.  II  trai- 
tera de  l'étude  des  Pères ,  et  il  a  déjà  fait  des 
esquisses  très-brillantes  dans  son  discours  d'in- 
troduction. M.  VUlemain  marie  demain  sa  fille  à 
un  jeune  avocat  d'Angers.  M.  Biot  sera  reçu  à 
l'Académie  française  par  M.  Guizot.  Ceux  qui  ont 
lu  le  discours  de  M.  Guizot  disent  qu'il  est  plein 
de  belles  vues  sur  Thistoire  des  sciences.  Tout 
cela  ira  te  trouver  dans  la  rade  de  Brest.  Pleut-il 
ton30urs  sur  ces  flots  agités?  Que  sais-tu  de  la 
date  du  aépart  du  Tourvilk  pour  les  parages  plus 
riants  de  la  Méditerranée  ? 


cxxix. 


AU    MÉMB. 


Paris,  tl  février  185t: 

Mon  cber  ami,  j'ai  été  charmé  de  ta  lettre  si 
profondément  bonne  et  amicale.  J'ai  prié  ta 
tante  de  te  dire  que  si  je  ne  t'écrivais  pas  avec 
mon  exactitude  accoutumée,  c'est  que  j'étais 
troublé  par  des  inquiétudes  un  peu  hypocon- 
driaques sur  ma  santé.  Je  sais  que  tu  n'es  pas 
exigeant,  mais  il  n'e&t  pas  agréable  de  recevoir 


•"^. 


404  LETTRES. 

par  un  temps  de  pluie,  quand  on  fait  son  quart 
de  nuit,  les  piteuses  lamentations  d*un  malade. 
J'ai  été  si  souffrant  que  je  n*ai  vu  personne  et 
que  .je  ne  sais  rien  depuis  un  mois.  M.  Guizot  va 
passer  quelques  jours  au  Val-Richer.  Il  a  dû 
pourtant  attendre  à  Paris  une  audience  de  l'Em- 
pereur pour  lui  présenter  M.  Biot  en  sa  qualité 
de  directeur  de  TAcadémie.  Cette  Académie  ne 
prend  pas  mal  de  temps  à  ton  père  et  Tamuse.  Il 
suit  les  séances  avec  exactitude.  Les  travaux  de 
l'Académie  des  sciences  morales  lui  prennent 
encore  plus  de  temps.  Il  est  chargé  d'uil  rapport 
sur  le  meilleur  ouvrage  d'économie  politique  à  la 
portée  des  classes  ouvrières.  Il  paraît  qu'il  y  en 
a  un  excellent  au  concours.  L'instinct  drama- 
tique, en  France^  s'est  bien  rarement  uni  à  la  fa- 
culté de  bien  enseigner.  C'est  ce  qui  fait  aussi 
que  les  traités  religieux  sont  excessivement  froids. 
J'en  ai  lu  autrefois  qui  étaient  composés  par 
des  Américains  ;  les  personnages  y  étaient  vi- 
vants et  intéressants  ;  chez  nous,  ce  sont  des 
bonshommes  de  carton.  Du  reste,  on  dit  que  les 
classes  inférieures  sont  peu  sensibles  à  ces  efforts 
pour  mettre  les  idées  supérieures  à  leur  portée. 
Elles  ont  l'instinct  assez  fondé  qu*on  en  a  ôté 
quelque  chose  avant  que  de  les  faire  entrer  dans 
leur  esprit,  et  cela  leur  donne  légitimement  de 


LBTTRBS.  405 

rhumeur.  Elles  éprouvent  quelque  chose  de  ce 
que  je  ressentais  étant  enfant,  quand  on  m'a 
donné  en  prix  trois  volumes  intitulés  :  Newton^ 
mis  à  la  portée  des  intelligences  les  plus  bornées. 
Francklin  est  le  seul  homme  qui  ait  su  parler 
un  langage  qui  plût,  sans  les  dépasser^  aux  es- 
prits peu  cultivés,  mais  c'est  que  lui  même  n'en 
pensait  pas  davantage  sur  les  sujets  qull  ensei- 
gnait. Le  petit  volume  de  M.  Mesnard ,  sur  T A- 
cadémie  française,  a  le  plus  grand  succès  parmi 
les  lecteurs,  pour  le  bon  style,  le  sens  droit  et 
fin,  et  les  sentiments  élevés  qu*on  y  trouve.  Le 
troisième  volume  de  M.  d'Haussonville  lui  attire 
les  compliments  les  plus  vifs  de  tous  les  côtés. 
Il  est  maintenant  compté  parmi  les  historiens. 
On  est  bien  heureux  de  faire  de  bons  livres  en 
chassant  le  loup  et  le  sanglier  les  trois  quarts  de 
Tannée. 

J*ai  suivi  des  yeux  la  lutte  des  équipages  de 
tArcole  et  du  Tourvilk.  Tu  m'as  donné  envie  de  "  * -S? 

connaître  ton  lieutenant  de  quart.  C'est  une  bien 
aimable  qualité  que  cette  possession  réglée  de 
soi-même  et  ce  mélange  de  mesure  et  de  fami- 
liarité dans  les  rapports  de  supérieurs  à  infé- 
rieurs. Si  les  hommes  poursuivaient  leur  idéal 
au  lieu  de  suivre  leur  humeur  farouche',  le 
monde  serait  un  petit  paradis  en  comparaison 


tX 

+-,.-. 


406  LSTTa^s. 

de  ce  qu'il  est.  Si  chacun  faisait,  non  ce  qu'il  est 
bien  aise  de  faire,  mais  seulement  ce  qu'il  sera 
bien  aise  d'avoir  fait  dans  un  an,  dans  dix  ans, 
on  finirait  par  courir  sur  des  roses;  mais  le  plsûsir 
de  l'effort  dans  le  bon  sens  est  le  grain  de  sel  sur 
la  queue  de  l'oiseau» 

Adieu,  mon  cher  petit.  Je  te  trouve  aimable 
sans  avoir  besoin  de  faire  effort  pour  cela.  Je 
crois  que  très-prochainement  je  serai  rentré 
dans  mes  facultés  intellectuelles. 


cxxx. 


A   MADAME    PI8CAT0RT. 


Gurcy,  29  juin  1857. 

Chère  madame,  il  est  bien  possible  que  j'aie 
dit  à  l'un  de  nos  amis  que  je  craignais  d'être 
ennuyeux.  Ce  n'est  pas  une  idée  bien  neuve  et  il 
a  eu  tort  de  vous  la  répéter.  Ce  qui  est  bien  cer- 
tain c'est  que  je  ne  veux  pas  du  tout  être  en  que- 
relle avec  vous^  ne  comptant  pas  J^eaucoup  sur 
ce  principe  que  les  querelles  entretiemnent  rcanUié. 
Je  ne  sais  qui  a  dit  que  le  veni  qui  allume  un  bra- 
sier éteint  une  bouffie  et  le  moindre  petit  orage 
ne  pourrait  que  me  touj^ner  mal.  Je  demande 


LSTTRBS.  4D7 

■ 

donc  très^instamment  la  paix.  Je  crois  bien  que 
Ghérigny  me  guérirait  de  tous  mes  maux^  mais 
vous  auriez  bien  dû  me  dire  les  deux  autres 
remèdes  que  vous  y  savez,  car  il  me  faut  partir 
bientôt  pour  la  Suisse  et  je  ne  sais  pas  si,  à  mon 
retour,  on  pourra  encore  me  souffrir  à  Ghérigny^ 
où  vous  avez  foule  à  certaines  époques  de  Tan- 
née.  J'ai  trouvé  charmant  ce  tableau  que  vous 
faites  de  vos  jours  de  solitude,  de  verdure  et  de  /e- 
berté.  Si  je  faisais  un  roman  je  le  mettrais  invo- 
lontairement dans  le  cadre  de  Ghérigny  et ,  si 
j'osais,  j'y  peiAdrais  aussi  les  personnes  qui 
rhabitent.  Vous  voyez  que  je  suis  pour  la  litté- 
rature  classique  et  partisan  de  Tidéal.  Ge  qui 
vaudra  mieux  qu'un  livre  de  ma  façon,  c'est  le 
livre  que  je  n'ai  point  lu  et  qui  m'avait  été  mé- 
chamment promis  cet  hiver.  Je  suis  très-tenté 
de  croire  que  M.  de  Langsdorff  Ta  vu,  car  il  m'a 
affirmé  avec  beaucoup  de  candeur  qull  n'en, 
connaissait  pas  une  ligne  ;  et  c'est,  comme  vous 
savez,  ce  qu'il  avaitaf firme  d'un  autre  livre  après 
en  avoir  pris  lecture  la  veille.  Ne  pouvant  pas 
lire  ce  que  je  veux,  je  lis  ce  que  je  peux.  J'ai  dit 
à  M.  Piscatory  tout  le  cas  que  je  fais  du  livre  de 
M.  Duvergier.  Geux  qui  ne  pardonneront  pas 
les  vivacités  de  sa  conduite  à  la  sagesse  et  à  l'é- 
lé¥ation  de  ses  ouvrages  auront  grand  tort.  U  y 


408  LETTRES. 

a  beaucoup  de  gens  pour  qui  Ton  est  moins  sé- 
vère, et  qui  ne  rachètent  pas  leurs  emporte- 
ments par  Tesprit  et  la  rectitude  des  vues.  Il  est 
pourtant  singulier  que  celui  qu*on  accuse  d'a- 
voir cassé  le  gouvernement  représentatif  soit 
Fhomme  qui  en  explique  le  mieux  les  ressorts. 
Peut-être  faudrait-il  simplement  Tobliger  à  en 
faire  un  autre  à  ses  frais.  Lqs  électeurs  de  Ghft- 
teau-du-Loir  ont  eu  bien  raison  de  proposer  à 
M.  Piscatory  de  le  nommer  au  Corps  législatif  et 
lui  bien  raison  de  refuser.  On  a  beau  dire,  le  ser- 
ment est  \ine  déclaration  d'amour.  Il  a  toujours 
été  pris  ainsi,  témoin  (ous  les  gens  dont  on  se 
moque  pour  en  avoir  prêté  plusieurs.  Il  y  a  en 
France  beaucoup  de  personnes  sensées,  capa- 
bles d*une  opposition  assez  énergique  et  qui  ont 
pourtant  les  sentiments  qui  permettent  de  faire 
cette  déclaration  d'amour.  Ce  sont  celles-là  qu'il 
fallait  certainement  choisir.  A  la  vue  de  quelques 
nominations  d'une  couleur  qui  rappellebeaucoup 
1848,  les  bons  bourgeois  de  France  sentiront  re- 
doubler leur  affection  pour  les  préfets  qui  leur 
donnent  l'ordre  et  la  règle  et  ne  montrent  au- 
cune disposition  actuelle  de  mettre  le  feu  à  leurs 
maisons.  Ces  préfets  ont  un  zèle  admirable,  mais 
ils  ont  la  plupart  plus  de  chaleur  que  de  lumière. 
Je  suis  porté  à  croire  que  le  ministre  de  l'inté- 


LBTTEBS.  400 

rieur  a  enragé  en  entendant  le  babil  de  ces 
enfants  terribles.  L'un  des  plus  aimables  est  celui 
qui  a  reproché  son  ingratitude  à  M.  Buffet,  cette 
ingratitude  noire  qui  consiste  à  vouloir  faire 
partie  du  Corps  législatif  pour  défendre  les 
règles  posées  par  la  Constitution. 

Ce  petit  bruit  d'élection  peissé,  chacun  va  ren- 
trer dans  son  repos.  Xe  vois  que  mademoiselle 
Rachel  vit  dans  un  repos  très-animé  ;  elle  a  tous 
les  goûts  qui  rendent  la  vie  agréable  sous  tous 
les  gouvernements,  et  tous  les  talents  qui  char- 
ment les  autres  aussi  bien  sous  l'Empire  que  sous 
la  République.  Son  seul  défaut  est  de  ne  vouloir 
pas  entendre  parler  de  me  faire  une  petite  vue 
des  champs  et  du  château  de  Chérigny.  Je  vou- 
drais bien  que  les  règles  de  la  perspective  lui 
permissent  d'y  montrer  mademoiselle  Isabelle  à 
la  chasse,  M.  Piscatory  dans  ses  prairies,  et  une 
troisième  personne  écrivant  rapidement  à  son 
pupitre  des  pages  achevées  et  brillantes.  U  est 
grand  temps  que  cette  personne  change  un  peu 
le  tour  de  l'imagination  du  public.  Les  romans 
qu'on  lit  à  présent  ont  certainement  pour  but  de 
faire  périr  l'esprit  romanesque  pris  dans  le  bon 
sens  ;  c'est  pourtant  par  les  bons  romans  que 
la  France  ,  l'Angleterre  et  l'Allemagne  ont  été 
en  partie  civilisées.  Us  ont  plus  contribué  que 


410  LETTRES. 

toutes  les  prédications  pédantesques  à  faire  pas- 
ser  dans  la  masse  des  hommes  des  étincelles 
d'esprit  poétique  ;  ils  ont  donné  aux  sociétés  la 
délicatesse,  le  goût  des  sentiments  élevés.  Ils  ont 
fsdt  dans  les  temps  nouveaux  ce  qu'on  prétend 
qu'a  fait  la  chevalerie  au  moyen  âge  ;  mais,  par 
malheur,  voilà  qu'on  consacre  les  romans  à  ra« 
battre  l'imagination  et  à  abaisser  les  sentiments. 
Au  lieu  d'une  muse,  on  a  un  Sancho  Pança  per- 
vers qui  détruit  le  romanesque  pour  y  substituer 
une  connaissance  grossière  de  toutes  les  misères 
de  la  réalité.  Il  vaut  mieux,  pour  les  esprits,  vivre 
dans  les  nuages  que  dans  la  boue  ;  mais  ce  n'est 
pas  la  poétique  du  moment.  Comme  je  suis  opti- 
miste, je  crois  que  cet  avilissement  littéraire  ne 
dorera  pas  longtemps,  et  il  dépend  des  personnes 
de  talent  d'abréger  ces  mauvais  jours. 

Je  vous  trouve  bien  heureux  tous  de  ne  pas 
voyager  et  bien  heureux  de  yivre  les  uns  avec  les 
autres. . 


cxxxi. 


A  Jtt.    MA.S80N. 


Coppet,  26  juillet  1857. 

Que  vous  êtes  bon,  cher  monsieur,  de  ne  point 


LBTT&SS.  4lj 

oublier  les  gens  malingres  et  maussades  qui  ne 
peuvent  guère  écrire,  mais  qui  regrettaient 
beaucoup  nos  conversations  de  cet  hiver.  J'allais 
prendre  la  plume  quand  j'ai  reçu  vos  aimeibles 
lettres.  Je  voulais  savoir  ce  que  vous  pensiez  sur 
tout  ce  qui  s'est  fait  et  écrit  depuis  que  nous  ne 
nous  sommes  vus.  Les  préfets  qui  viennent  de 
taire  les  élections  me  paraissent  d'une  tout  autre 
sorte  que  ceux  que  j'ai  connus  avant  que  ne 
vinssent  les  fils  des  Grecs,  comme  dit  Homère.  Ils 
sont  très-contrfidres  à  l'idée  obstinée  que  j'entre- 
tiens du  progrès  de  la  nature  humaine.  Ils  ont 
traité  leurs  adversaires  dans  les  élections  avec 
beaucoup  plus  d'çmportement  que  d^autorité.  Je 
crois  que  le  gouvernement  lui-même  aurait 
voulu  que  la  pièce  fût  jouée  avec  plus  de  finesse 
et  plus  d'art,  mais  les  gens  sérieux  ne  font  pas 
de  marivaudage  quand  il  s'agit  du  bien  de  l'État, 
et  qu'il  y  va  aussi  de  leur  avancement;  ils 
frappent  fort,  afin  que  les  coups  soient  entendus 
et  que  leur  zèle  ne  reste  point  douteux.  Quel- 
ques-uns pensent  que  dans  cette  lutte  des  élec- 
tions, l'esprit  de  contumace  s'est  réveillé  un  peu 
partout.  Je  prends  la  liberté  d'en  douter.  Ces 
petits  cahots  peuvent  bien  éveiller  le  voyageur, 
mais  il  ne  tarde  pas  à  se  rendormir  et  à  rêver 
de  ses  petites  affaires.  Les  seuls  qui  se  tiennent 


412  LBTTRBS. 

«n  éveil»  sont  les  esprits  violents  qui  n*ont  pas 
dormi  une  minute  depuis  1848.  Que  vont  foire 
les  quatre  ou  cinq  membres  du  parti  républi- 
cain qui  se  décident  à  prêter  serment?  S'ils 
étaient  sensés  et  mesurés,  n'ayant  aucune  rela- 
tion de  société  dans  ce  salon  tel  quel  du  Corps 
législatif,  il  pourraient  produire  quelque  bon 
effet  en  disant  avec  une  simplicité  forte,  et  sans 
sortir  du  cercle  de  la  Constitution,  des  choses 
que  les  gens  du  monde  n'osaient  dire  là  qu'avec 
un  déluge  de  précautions  oratoires.  La  vérité 
est  qu'ils  n'en  feront  rien.  Une  conduite  raison- 
nable et  savante  n'est  dans  les  probabilités 
d'aucun  parti  pour  le  moment.  Comme  vous  le 
dites  bien,  le  gouvernement  n'a  à  redouter  qu'un 
seul  parti,  un  seul  qui  art  quelque  vigueur,  bien 
entendu,  parce  qu'il  est  celui  qui  a  les  idées  les 
plus  étroites  et  les  plus  chimériques.  L'esprit 
de  l'homme  moyen  est  comme  les  ballons ,  il 
ne  s'envole  un  peu  haut  que  s'il  est  gonflé  de 
vent. 

N'avez-vous  pas  été  louché  de  la  manière  reli- 
'gieuse  et  vigoureuse  dont  les  dernières  volontés 
de  Béranger  ont  été  exécutées?  Il  paraît  bien 
qu'il  avait  demandé  à  ses  exécuteurs  testa- 
mentaires que  deux  divisions  de  l'armée  de 
Paris  assistassent  en  armes  à  ses  funérailles. 


'  LSTTRBS»  4*13 

C'est  le  sens   de  tous  les  vers  qu*il   a  faits  : 

La  fleur  des  champs  brille  à  sa  boutonnière. 

Dans  je  ne  sais  quelle  bataille,  un  général 
tombe  frappé  en  pleine  poitrine  par  un  boulet 
de  canon.  Un  grenadier  ne  voulant  pas  Idsser  à 
Tennemi  la  montre  de  son  général,  la  prend 
pour  lui.  Comme  il  Tavait  encore  à  la  main,  on 
accourt  de  Tétat-major;  on  demande  au  grena- 
dier comment  est  venu  ce  coup  malheureux  r 
«  Voici,  dit  le  grenadier  ;  le  boulet  a  renversé  le 
général  qui  n'a  eu  que  le  temps  de  me  dire  : 
«  Tiens,  mon  ami ,  prends  ma  montre,  je  te  la 
donne,  n  Cela  se  passait  dans  Tarmée  autri- 
chienne, je  crois,  il  y  a  bien  longtemps. 

Adieu,  cher  monsieur.  Je  vais  vous  obséder  de 
mes  lettres  pour  avoir  des  vôtres. 


CXXXIL 


A    M.   PISCATORY. 


Coppet,  7  août  1857. 

Et  voilà  de  ces  choses  qui  font  plaisir  !  disait  un 
médecin  en  apprenant  la  mort  d*un  homme  à 
qui  il  avait,  de  son  vivant,  voulu  persuader  qu'il 
était  gravement  malade  et  qui  n'en  avait  voulu 


414  LBTTtlES. 

rien  croire.  Bien  que  cette  cocpieluche  n'aille 
pas  à  la  mort,  à  beaucoup  près,  bien  qu'elle  soit 
définie,  dans  les  livres  de  médecine,  une  maladie 
peu  grave,  vous  devez  pourtant  penser  si  je  suis 
heureux  de  l'avoir  si  bien  reconnue,  malgré 
tant  d'autorités  contraires  et  de  voir  aujourd'hui 
confirmer  mon  diagnostic  par  votre  propre  état  ! 
Sérieusement,  il  est  bien  ennuyeux  que  vous 
ayez  pris  cette  petite  chienne  de  maladie.  H 
n'est  pas  gai  de  se  réveiller  toutes  les  nuits  avec 
des  assauts  de  toux  nerveuse  et  des  étoufiements 
qui  ne  sont  rien,  mais  dont  on  ne  peut  pas 
s'empêcher  de  croire  qu'ils  vont  avoir  quelque 
suite  fâcheuse.  Je  suis  fort  contrarié  que  votre 
médecin  le  plus  proche  se  soit  noyé  par  ces 
temps  où  il  n'y  a  d'eau  nulle  part.  C'est  encore 
un  de  ces  tours  de  ce  petit  démon  que  nous  nom- 
mons Tracassin.  Ce  médecin  vous  aurait  donné 
quelque  préparation  de  belladone  qui  adouci- 
rait la  fureur  de  cette  toux,  mais  il  ne  faut 
entrer  en  relation  avec  cette  belladone  que 
sous  les  plus  extrêmes  précautions.  Les  bota- 
nistes ne  lui  ont  pas  donné  sans  motif  le  doux 
nom  A'Atropos.  Elle  a  un  air  doux  qui  calme 
d'abord  toutes  les  douleurs,  mais  elle  a  des 
retours  féroces.  Vous  devriez  aller  faire  un» 
visite  à  M.  Bretonneau  qui  vous  donnerait  on 


LBTTRBS.  415 

bon  avis.  Je  le  crois  encore  meilleur  médecin 
que  M.  Piscatory  à  qui  je  me  fierais  bien  plus 
pour  tuer,  à  lui  tout  seul,  une  demi-douzaine  de 
personnes  que  pour  guérir  qui  que  ce  soit  de 
quoi  que  ce  soit.  J/aimerais  bien  mieux  lui  con- 
fier cent  pièces  de  canon  pour  détruire  les 
murailles  de  Delhi  que  lui  laisser  préparer  une 
seule  pilule  pour  mon  chat.  Avec  beaucoup  plus 
d'esprit  que  Thésée,  Hercule  et  Pirithoûs,  il 
doit  pour  lui-même  avoir  les  mêmes  doctrines 
médicales,  comme^  par  exemple,  guérir  une 
fièvre  pernicieuse  prise  dans  les  marais  de  Leme, 
par  une  grande  partie  de  chasse  dans  les  bois  du 
Parnasse.  C'est  cette  grande  école  qui  fait  les 
générations  fortes  parce  qu'elle  laisse  ezter* 
miner  tous  les  faibles. 

On  dit  que  vos  champs  .rappellent  la  terre 
promise.  —  Est-ce  que  cette  effroyable  cha- 
leur permet  de  faire  la  moisson  de  tous  ces 
beaux  blés  ?  Avez  -  vous  été  invité ,  le  29  du 
înois  dernier,  à  la  réprésentation  de  VOEdyM 
à  Colonne  donnée  par  M.  Tévêque  d^Orléans? 
Vous  étiez  voisins  et  meilleurs  hellénistes  que 
beaucoup  de  ceux  qui  y  sont  allés.  On  y  voyait 
pourtant  M.  Villemain,  M.  Patin,  M*  Sain1>>Maro* 
Girardin.  Il  paraît  que  M.  Villemain  y  montrait 
une  joie  littéraire  singulièrement  pittoFMque 


416  LETTRES. 

durant  la  représentation.  Puisque  M.  Tévêque 
d'Orléans  s'avise  de  faire  jouer  ces  abominations 
de  l'antiquité,  Tévêque  d'Ârras  devrait  bien  lui 
faire  pièce  en  faisant  jouer  quelque  mystère, 
avec  le  chant  : 

Adventavit  asinus 
Pulcher  fortissimus. 

Monsieur  et  Madame  Ducbâtel  et  leurs  enfants 
ont  passé  par  ici  au  commencement  de  leur 
voyage  en  Suisse  et  peut  être  en  Italie.  M.  Du- 
cbâtel est  venu  passer  une  soirée  ici.  Il  ne  savait 
point  de  nouvelles.  Il  n*y  en  a  que  dans  Tlnde 
et  nous  ne  les  savons  pas.  J*ai  bien  raison  de 
croire  que  les  événements  arrivent  dans  l'his- 
toire comme  dans  les  romans  d'Anne  Radcliffe, 
par  une  porte  cachée  dans  la  muraille  et  qui 
s'ouvre  tout  à  coup.  Presque  tous  les  événe- 
ments sont  ainsi  dans  ce  monde  et  personne  ne 
meurt  guère  de  la  maladie  qu'il  a  redoutée.  Qui 
eût  dit,  il  y  a  six  mois,  qu'un  beau  matin  l'Angli»- 
terre  aurait  les  pieds  et  les  mains  liés  par  cette 
terrible  levée  de  boucliers  de  l'Inde  ?  Quand  bien 
même  elle  y  rétablirait  promptement  l'ordre, 
elle  aura  longtemps  besoin  de  toute  sa  force  et 
de  toutes  ses  forces  pour  l'y  maintenir.  Lord 
Palmerston  va  devenir  avec  toute  la  terre  aussi 


LETTRES.  417 

poli  qu'il  rétait  déjà  avec  les  Américains  du 
Nord,  et  il  faudra  dire  de  lui  à  Tenvers  d'A- 
lexandre :  U  se  tut  devant  la  terre.  Est-ce  que  ce 
coup  de  tonnerre  lointain  ne  va  pas  faire  venir 
une  foule  d'idées  aux  gens  qui  mènent  les 
affaires  en  Europe?  Il  est  certain  que  ce  dé- 
goût témoigné  par  les  Hindous  pour  la  graisse 
de  bœuf  modifie  singulièrement  la  balance  de 
l'Europe.  Qu'avez-vous  dit  du  morceau  de 
M.  Guizot  sur  la  Belgique  ?  il  y  a  de  quoi  con- 
tenter ou  irriter  tous  les  partis^  et,  d'ordinaire, 
les  partis  préfèrent  s'irriter. 

Adieu;  je  crois  que  Tracassin  a  résolu  que  je 
n'irai  jamaisà  Chérigny;  j'aime  pourtant  tous  les 
habitants  de  Chérigny.  Voulez-vous  envelopper 
cette  vérité  de  tous  les  ménagements  respec- 
tueux qu'il  y  faut  mettre  selon  les  personnes. 

Où  irez-vous  tousser  après  Chérigny  ? 


CXXXIII. 

A   M.    E.    DE   SAHUNE. 

Coppet,  11  août  1857. 

Mon  cher  ami,  je  me  flattais  que  vous  alliez 
m'écrire  pour  m'annoncer  votre  départ.  Je  crois 

III.  27 


418  LKTTRBS. 

qu'il  n'y  a  plus  maintenant  de  routes  pratiquées 
que  celle  de  Seyssel.  Les  postes  et  les  diligences 
ont,  m'a-t-on  dit,  cessé  de  suivre  les  chemins  de 
la  Faucille  et  de  Sain t-Cergues.  Tous  ces  lieux 
que  je  trouvais  fort  beaux  vont  rentrer  dans  le 
silence.  Les  progrès  font  autant  de  ruines  que  la 
barbarie.  Comme  j'ai  Timagination  tournée  a 
une  sorte  de  panthéisme  vague  (et  c'est  le  tour 
assez  général  des  imaginations  en  tout  temps), 
je  ne  peux  pas  m'empêcher  de  croire  que  ces 
torrents,  ces  hauts  sapins  du  Jura,  toutes  ces 
familles  de  fleurs  qui  croissent  dans  les  rochers, 
s'attristeront,  au  retour  de  l'été,  de  ne  plus  voir 
passer  les  voyageurs.  Il  est  plus  certain  encore 
que  les  aubergistes  auront  le  cœur  serré  quand 
ils  n'entendront  plus  le  grelot  de  leurs  chevaux  ; 
mais,  comme  le  dit  Cicéron  avec  une  grande 
force  de  consolation  pour  les  aubergistes,  ils 
doivent  penser  que  Babylone,  Sardes,  Argos^ 
Carthage  ont  vu  les  mêmes  retours  de  la  fortune 
et  que  les  hôtelleries  qui  avaient  pour  enseigne  : 
Au  grand  Nabuchodonosor^  ou  bien  VAgamemnon^ 
ou  bien  Hôtel  d'Atmibalj  ont  vu,  peu  à  peu, 
les  Grecs,  les  Asiatiques  et  les  Africains  faire 
prendre  d'autres  chemins  à  leurs  chaises  de 
poste  que  ceux  qui  menaient  à  Babylone,  à 
Sardes,  à  Memphis. 


LBTTRBS.  419 

On  ne  dit  pas  grand'chose  à  Broglie,  du  moins 
on  n'écrit  presque  rien,  et  à  moi  rien  du  tout. 
J*ai  pourtant  écrit  à  tout  le  monde  élégant.  J*ai 
appris  indirectement  que  cette  jolie  petite  orga- 
niste que  nous  avons  rencontrée  quelquefois 
dans  les  allées  du  parc  et  qui  avait  Tair  si 
souffrante,  est  morte  récemment  à  Évreux.  La 

nature  a  Tair  d'avoir  pour  règle  de  tuer  d*abord 

« 

pour  sa  consommation  les  plus  jolis  oiseaux  de 
ses  basses  cours.  C'est  une  fermière  assez  rude  et 
sans  beaucoup  d'imagination  que  cette  nature. 
.  Elle  fait,  il  est  vrai,  des  choses  admirables, 
mais  elle  ne  parait  pas  en  connaître  le  prix. 
Je  me  suis  mis  à  relire,  à  propos  des  affaires 
des  Indes,  la  Correspondance  de  Victor  Jac- 
quemont.  L'esprit  est  ouvert,  prompt,  sensé  ; 
il  n'est  pas  de  la  plus  grande  volée,  ni  d'une 
grande  finesse,  ni  de  beaucoup  d'invention , 
mais  il  a  ce  trait  original  de  tenir  des  facultés 
vives  et  saines  sous  le  gouvernement  d'une  âme 
intrépide  et  d'une  volonté  énergique.  C'est  un 
mélange  singulier  que  ces  lettres,  —  des  plai- 
santeries d'atelier  et  même  de  commis  voyageur, 
—  des  connaissances  étendues,  — •  la  passion  de 
savoir,  —  une  activité  dévorante  et  parfaitement 
réglée,  —  l'intrépidité  d'un  zouave  pour  aller 
chercher  la  température  des  derniers  sommets 


420  LBTTRBS. 

de  l'Himalaya,  —  la  fatuité  d'un  petit  Parisien  à 
la  mode  et  la  gravité  d'un  officier  de  l'armée  du 
Rhin,  —  étourdi,  prudent,  fantasque,  persévé- 
rant, réfléchi,  tranchant.  Il  est  curieux  de  voir 
ce  qu'il  pensait  il  y  a  vingt-cinq  ans  des  desti- 
tinées  de  l'Angleterre  dan»  les  Indes  et  de  voir 
de  quoi  elle  est  menacée  à  cette  heure....  Que 
diront   les   nations    et  que  penseront-elles  et 
qu'oseront-elles  si  elles  viennent  à  voir  tomber 
les  pierreries  du  Grand  Mogol  du  front  de  la 
reine  Victoria?  Je  désire  que  les  Anglais  l'em- 
portent, parce  que  j'aime  les  nations  civilisées, 
mais  à  la  condition  qu'ils  ne  se  laisseront  pas 
dire  par  leurs  brutaux  de  journaux  qu'il  faut 
absolument  égorger  tous  ceux  qui  ont  pris  les 
armes   dans   l'insurrection.    A   quoi    servirait  * 
d'avoir    eu    pour   compatriotes   Shakespeare, 
Cov^per,  Addison,  Gray,  Goldsmith^  tous  gens 
qui  ont  enseigné  la  pitié  au  monde,  pour  se  con- 
duire comme  le  duc  d'Albe  ou  les  nègres  de 
Saint-Domingue?  Les   esprits  communs   sont 
d'une  férocité  inouïe  quand  ils  ont  des  plumes^ 
du  papier  et  de  l'encre  sous  la  main. 

Adieu,  mon  cher  ami.    Dites-moi  que  vous 
arrivez.  On  vous  attend  avec  impatience. 


LBTTRBS*  421 


CXXXIV. 


A   M.  MAS80N. 


Coppet,  24  août  1S57. 

Si  je  n'avais  pas  été  souffrant  d'une  ophtalmie 
assez  ennuyeuse  durant  plusieurs  jours,  je  vous 
aurais  déjà  dit,  cher  monsieur,  mes  objections  à 
vos  découragements  sur  les  philosophes  et  aussi 
la  philosophie.  Vous  accusez  les  uns  d'entor^ 
tillage  et  de  brouillard.  Vous  réduisez  l'autre  à 
une  proposition  qui  entraîne  avec  soi  le  scepti- 
cisme. J'espère  que  ce  chagrin  contre  la  méta- 
physique était  passager.  On  n'a  pas  le  droit  de 
se  tant  défier  de  cette  philosophie  quand  on 
parle  si  bien  son  langage  le  plus  subtil  et  le  plus 
précis  ;  mais,  je  vois  ce  qui  en  est.  Quand  vous 
avez  eu  la  bonté  de  m'écrire,  vous  veniez  de 
passer  des  heures  charmantes  parmi  les  chants 
lyriques  de  V Œdipe  à  Colonne  et  la  poésie  inspire 
quelque  dédain  pour  les  procédés  un  peu  secs 
de  la  simple  raison.  De  plus,  vous  quittiez  le 
plus  aimable  des  évoques,  et  le  plus  aimable  et 
le  plus  éclairé  des  évêques  ne  saurait  avoir  pour 
cette  pauvre  raison  qu'une  bienveillance  assez 
altière.    Ces  sèches  personnes   qu'on  nomme 


422  LBTTRBS. 

rinduction  et  la  déduction  ont  l'air  déguenillé 
devant  la  muse  de  Sophocle  et  de  David.  Quand 
j'étais  jeune  et,  qu'après  avoir  entendu  itiadame 
Pasta,  je  revenais  à  Reid  ou  à  Descartes,  je  leur 
trouvais  une  mine  terriblement  rude  et  refro- 
gnée;  mais  l'éclat  de  madame  Pasta  est  déjà 
passé  et  Reid  et  Descartes  se  soutiennent.  Vous 
direz ,  si  vous  voulez,  comme  la  chanson  : 
La  beauté  passe^  mais  la  laideur  ne  passe  pas* 
Je  partage  beaucoup  de  votre  sentiment  sur 
les  défauts  de  composition  du  philosophe  qui 
nous  occupe,  mais,  malgré  ce  grand  défaut  de 
ne  pas  suivre  la  grande  route,  quand  il  y  en  a 
une,  et  que  ce  qu'on  cherche  est  au  bout» 
rétendue  et  la  pénétration  de  cet  esprit  sont 
telles,  que  peut- être  est-il,  après  tout»  le  premier 
des  métaphysiciens  de  notre  temps  pour  l'ins- 
tinct des  vrsds  problèmes,  et  pour  l'infinie 
variété  des  moyens  par  lesquels  il  en  recherche 
la  solution.  Comme  les  cygnes  sur  les  étangs,  il 
est  dans  son  élément  sur  ces  grandes  eaux  vertes 
et  sans  rivages  de  la  métaphysique.  Il  ne  s'ima- 
gine jamais  tout  ouvrir  et  tout  dénouer  avec 
une  seule  idée.  Il  n'est  pas  non  plus  de  ceux  qui 
barbotent  dans  le  bon  sens,  se  figurant  qu'ils 
creusent  au  plus  profond  des  abîmes.  On 
demande,  tout  au  moins,  à  la  philosophie,  si 


LBTTBB8.  423 

elle  ne  peut  trouver  mieux,  de  démontrer  les 
croyances  du  bon  sens  et  d'en  tirer  des  consé* 
quences.  Ce  ne  peut  être,  assurément,  dans  les 
simples  voies  du  bon  sens  que  se  rencontrent 
ces  preuves  ou  ces  découvertes.  Pour  faire  la 
preuve  d'une  addition,  on  ne  se  borne  pas  à  re- 
commencer l'opération,  on  change  à  dessein  de 
méthode  et  l'on  cherche  cette  preuve  dans  la 
diversité  des  moyens  aboutissant  au  même 
résultat.  Je  tiens  que  les  efforts  de  la  philosophie 
doivent  retrouver  le  sens  commun,  mais  je  ne 
crois  pas  cependant  qu'elle  doive  se  borner  à 
redire  les  choses  du  sens  commun  en  termes 
techniques.  Il  faut  donc  que  toute  philosophie 
marche  d'ordinaire  par  des  chemins  détournés» 
car  elle  a»  entre  autres,  pour  but  de  prendre, 
pour  ainsi  dire,  le  sens  commun  à  revers  et,'par 
là,  de  s'assurer  mieux  qu'il  n'est  pas  une  illusion 
de  notre  intelligence.  C'est,  j'en  conviens,  ce 
qui  donne  l'air  fou  aux  démarches  des  philo- 
sophes, mais,  à  y  bien  regarder,  toutes  les 
sciences  abstraites,  y  compris  les  mathéma- 
tiques, ont  cet  air-là  aux  yeux  du  bon  sens. 

Quant  au  brouillard  lumineux,  mais  enfin  au 
brouillard,  qui  flotte  sur  le  livre  en  question,  je 
vous  accorderai  bien  volontiers  qu'il  y  a  parfois 
quelque  vagua  sur  ce  qui  devrait  être  dans  le 


124  LBTTRBS. 

plein  jour,  mais  je  n'admettrais  pas  aussi  volon- 
tiers qu'il  fût  interdit  au  métaphysicien  d'expri- 
mer, dans  la  mesure  de  leur  confusion  originelle, 
les  idées  confuses  qui  se  trouvent  naturellement 
au  plus  profond  de  l'esprit  de  l'homme.  Je  ne 
voudrais- pas  du  tout  qu'on  balayât  toute  la  voie 
lactée  du  ciel  de  la  philosophie.  Par  exemple,  ce 
qui  perd  ordinairement  les  Français  qui  se  por- 
tent pour  interprètes  de  la  philosophieallemande, 
c'est  de  donner  à  un  certain  nombre  d'idées  va- 
gues, qui  ont  droit  de  cité  dans  l'intelligence  et 
que  les  Allemands  maintiennent  dans  le  vague, 
de  leur  donner  la  clarté  et  la  précision  que  nous 
voulons  partout.  Ce  haze  que  vous  peignez  comme 
aurait  peint  Claude  Lorrain  s'il  avait  peint 
Richmond,  il  est  bon  peut-être  qu'il  se  retrouve 
dans  le  tableau  de  notre  intelligence,  qu'il  enve- 
loppe les  notions  profondes,  mais  confuses,  qui 
environnent  nos  idées  claires  et  qui  sont  comme 
l'horizon  voilé  de  notre  esprit.  Nos  idées  claires 
sont  loin  de  ressembler  au  chœur  des  heures  chez 
les  poëtes,  lesquelles  se  tiennent  toutes  par  la 
main  et  font  le  cercle  parfait;  tout  au  contraire, 
elles  sont  séparées  par  de  grands  intervalles, 
mais  elles  suffisent  déjà  à  marquer  de  quelques 
points  lumineux  cette  courbe  mystérieuse  qui  ne 
se  referme  point  sur  elle-même  comme  le  cercle. 


LBTTRBS.  425 

et  qui  est  la  route  des  véritéis  supérieures.  Un 
temps  viendra,  sansdoute,  où  cette  grande  courbe 
s'illuminera  tout  entière  à  nos  yeux  et  étonnera 
bien  les  esprits  systématiques  qui  avaient  besoin 
d'une  clarté  parfaite.  Je  me  défie  donc  de  tout  ce 
qui  est  exactement  enchaîné  dès  à  présent  sur 
ces  hauteurs  intellectuelles,  mais  je  vois  avec 
plaisir,  que  de  siècle  en  siècle,  dans  l'histoire  de 
la  philosophie,  les  points  qu'elle  a  reconnus  de- 
viennent toujours  plus  fixes  et  plus  brillants  et 
qu'ils  projettent  leurs  lueurs  sur  cette  route  in- 
finie qui  se  perd  dans  l'ombre.  Déjà  sont  allumés 
tous  les  fanaux  qui  doivent  guider  l'homme  dans 
sa  vie  morale,  noctem  funalia  vincunt.  Sans  doute^ 
il  lui  reste  bien  des  choses  à  apprendre  et  il  reste 
bien  des  incertitudes  dans  nos  pensées  sur  les 
choses  supérieures,  mais  n'est-ce  rien  pourtant 
que  ces  phares  désormais  inextinguibles  élevés, 
contre  vent  et  marée,  par  le  travail  obstiné  de  la 
philosophie,  car,  malgré  la  force  malveillante  de 
vos  objections,  je  m'obstine  à  croire  que  cette 
philosophie  a  mis  derrière  un  solide  rempart,  à 
l'abri  du  doute,  tout  ce  que  l'homme  a  un  pres- 
sant besoin  de  croire  avec  assurance.  J'aime,  je 
l'avoue,  les  obscurités  qui  sont  au  delà,  car  elles 
ne  sont  pas  si  profondes  qu'elles  ne  me  laissent 
entrevoir  une  économie  dont  la  beauté  dépasse 


426  XBTTRBS. 

ma  pensée^  et  l'homme  a  besoin  d'entrevoir  à  la 
lueur  de  ce  qu'il  sait  de  science  certaine,  des 
choses  qui  le  dépassent,  et  si  j'aime  les  obscurités 
qui  résistent  ici-bas  à  mon  intelligence,  j'aime 
que  la  philosophie  me  reproduise  ce  sentiment, 
etje  suis  bien  aise  de  voir  flotter  à  l'horizon  ce 
voile  que  vous  voudriez  écarter  du  livre  dont 
nous  parlons.  J'aime  ces  rayons  incertains  de  la 
lumière  crépusculaire,  comme  les  donne  la 
nature. 

Mais  tout  ce  fratras  vous  fera  légitimement 
l'effet,  non  du  Aaze^mais  des  brouillards  de  Sibé- 
rie par  l'hiver.  Il  me  faudrait  un  peu  plus  de 
temps  et  d'espace  pour  dire  avec  clarté  mes  mo- 
tifs d'aimer  une  certaine  obscurité,  et  pourquoi 
elle  est  à  la  mesure  d'un  être  perfectible  conmie 
l'homme. 

M.  Cousin  a  passé  deux  soirées  ici,  revenant 
des  eaux  d'Évian.  Il  semble  bien  remis  ;  il  montre 
que  l'activité  d'esprit  est  un  cordial  dont  la  phy- 
siologie ne  sait  pas  encore  tout  le  secret.  Il  est 
aussi  jeune  qu'il  pouvait  l'être  en  1828,  il  y  aura 
demain  trente  ans.  Je  vois  avec  plaisir  que  les 
anathèmes  de  Mgr  l'évêque  de  Poitiers  n'ont  pas 
nui  à  la  santé  du  philosophe.  Les  eaux  d'Évian  ne 
sont  pourtant  pas  bien  fortes^  à  ce  qu'on  dit. 

Adieu,  cher  monsieur ,  mille  et  mille  senti- 


mM 


LBTTRBS»  427 

ments  très-dévoués  et  très-aCfectueux.  Je  me  re- 
présente toujours  avec  plaisir  cette  route  d'AJen- 
çoD  qui  est  au  bout  du  parc  de  Broglie. 


cxxxv. 


AU  MÂMB. 


Paris,  17  octobre  1857. 

Cher  monsieur,  je. n'ai  pas  pu  vous  dire  mes 
projets  depuis  un  mois  parce  que  j'étais  bien  in- 
capable d'en  former.  Je  ne  savais  pas  trop  si  je 
pourrais  quitter  la  Suisse  avant  l'arrivée  des 
neiges  et  s'il  ne  me  faudrait  point  passer  l'hiver 
avec  les  ours  et  les  marmottes,  entre  les  Alpes  et 
le  Jura.  Les  médecins  qui  ne  contestent  pas  que 
je  souffre  beaucoup  ne  veulent  pas  du  tout  me 
croire  gravement  malade.  Je  dois  donc  me  bor- 
ner à  me  sentir  fort  mal,  sans  jouir  de  ce  petit 
intérêt  qu'inspire  un  homme  qui  descend  vers 
un  précipice.  Je  vais  donc  m'acheminer  vers 
Broglie,  à  moins  d'un  nouvel  assaut  de  mes  nerfs. 
Je  serai  bien  heureux  d'avoir  la  perspective  d'y 
passer  d'agréables  journées  avec  vous.  Je  n'ai 
pas  li^oin  de  vous  dire  avec  quel  vif  plaisir  on 
vous  y  verra  arriver.  J'apprends  par  vous  que 


428  LBTTRBS. 

M.  Cousin  et  M.  Villemain  doivent  aussi  tourner 
leurs  pas  vers  la  Normandie,  mais  on  ne  m'écrit 
plus  guères  depuis  un  mois  que  je  n*ai  pas  tou- 
<5hé  une  plume.  Votre  lettre  que  j'ai  reçue  ce 
matin  m'a  ranimé ,  cher  monsieur.  Comment 
•avez-vous  fait*  pour  garder  le  démon  des  idées 
élevées  et  désintéressées  qui  ne  tourmente  pres- 
que plus  personne  aujourd'hui?  J'envie  à 
Mgr  l'évêque  d'Orléans  le  petit  voyage  qu'il  va 
faire  avec  vous  à  la  Trappe.  Vous  aller  philoso- 
pher par  les  chemins.  Tous  les  évoques  devraient 
être  tenus  de  faire,  une  fois  l'an,  un  petit  voyage 
d'agrément  avec  un  laïque  de  beaucoup  d'esprit. 
Ils  entreraient  mieux  dans  un  ordre  de  vérités 
que  le  diable,  dans  sa  malice,  dérobe  à  leurs 
yeux,  mais  la  difficulté  serait  de  trouver  .un  tel 
laïque  dans  chaque  diocèse.  Enfin,  ne  vous  at- 
tardez pas  dans  cette  Trappe,  et  venez  bien  vite 
sur  les  petits  bords  de  la  Charentonne.  Vous  me 
ferez  oublier  les  grandes  eaux  du  Léman  et  les 
•quatre-vingts  lieues  de  montagnes  qui  se  couron- 
nent de  rose  tous  les  soirs,  au  coucher  du  soleil. 
Je  prendrai  peut-être  la  liberté  de  vous  lire  quel- 
que petit  traité  de  ma  façon  sur  des  sujets  qui 
n'intéressent  point  le  vulgaire,  mais  il  faudra 
pour  cela  que  je  sois  sorti  du  marasme  qui  me 
fait  trouver  stupide  tout  ce  que  j'ai  pu  penser 


LETÏRBS.  429* 

dans  ma  vie.  Peut-être  aussi  que  ce  que  je  me 
plais  à  nommer  marasme  est  une  vue  claire^ 
mais  fugitive,  de  la  valeur  de  mes  idées. 

J'ai  passé  quinze  jours  avec  un  vieux  et  héroï- 
que soldat  qui  vous  est  très-attaché  et  nous  avons- 
eu  plaisir  à  parler  de  vous.  Quand  je  dis  vieux 
soldat,  ce  n'est  pas  qu'il  ne  soit  encore  très-capa- 
ble de  couvrir  avec  un  seul  bataillon  la  retraite 
.de  Constantine.  Il  voit  les  choses  humaines  ac- 
tuelles d'un  regard  ferme,  sans  vaines  espéran- 
ces, sans  chimères  d'émigré  d'aucune  sorte.  Il 
suit  avec  curiosité  toutes  les  guerres  qui  se  dé- 
chaînent par  le  monde  depuis  quelques  années, 
et  je  crois  bien  que  l'odeur  de  toute  cette  poudre 
lui  donne  le  genre  d'impressions  qu'aurait  eues 
le  cheval  de  Job  si  on  l'avait  tenu  à  Técurie  un 
jour  de  bataille  ;  enfin,  je  suis  chargé  pour  vous 
de  mille  et  mille  amitiés  très-profondément  sen- 
ties de  la  part  de  ce  soldat  qui  a  la  folie  de  croire 
que  la  force  n'est  pas  tout  dans  ce  monde.  Il 
voyage  avec  la  simplicité  d'un  officier  de  l'armée 
du  Rhin  ou  d'un  camarade  d'Épaminondas.  Cela 
m'étonne,  voyant  la  plupart  de  ses  contempo- 
rains militaires  vivre  dans  la  pourpre  et  dans 
l'or.  Il  faut  qu'il  ait  quelque  bizarrerie  dans  l'es- 
prit puisqu'il  n'est  point  encore  maréchal  et 
.  qu'il  ne  fait  point  partie  du  Sénat*  J'ai  bien 


430  LBTTRBS. 

marqué  dans  la  conversation  qu'il  a  des  idées 
'  très-particulières  sur  le  point  d'honneur.  Il  est 
bien  important  d'avoir  l'esprit  de  son  temps, 
s^ns  quoi  on  risque  de  n'avoir  non  plus  ni  voi- 
tures, ni  grand  train  de  maison  ;  c'est  une  idée 
qui  a  probablement  préoccupé  M.  le  ministre  de 
l'Instruction  publique  dans  la  nouvelle  organi- 
sation qu'il  vient  de  donner  au  Collège  de  France. 
Quand  il  viendra  à  vaquer  une  chaire  d'écono- 
mie politique,  j'espère  qu'il  la  donnera  à  M.  Mi- 
rés ;  peut-être  serait-il  mieu:s:  de  lui  donner  la 
chaire  de  philosophie  morale.  Les  sorciers  li- 
saient la  messe  à  l'envers  pour  évoquer  le  diable. 
On  lira  bientôt  Platon  et  Plutarque  à  l'envers 
dans  renseignement. 

Vous  avez  donc  lu  l'histoire  de  Richelieu  par 
M.  Michelet  ?  Vous  le  jugez  avec  une  rare  équité. 
Depuis  que  ce  diable  d'homme  a  dit  tant  de  sot- 
tises, personne  ne  veut  plus  voir  les  côtés  supé- 
rieurs de  sa  singulière  intelligence.  Vous  dites 
à  merveille  que  ses  caricatures  donnent  bien 
plus  l'idée  des  êtres  vivants  que  les  pâles  acadé- 
mies de  presque  tous  les  autres  historiens.  Bien 
qu'il  ne  soit  pas  d'un  naturel  doux^  il  a  comme 
une  sympathie  universelle  qui  le  fait  entrer  suc- 
cessivement dans  la  manière  d'être  de  tous  les 
êtres  de  tous  les  temps.  Il  rencontrerait  un  mas- 


LKTTRBS.  431 

todonte  qu'il  comprendrait  dans  une  certaine 
mesure  les  instincts  et  les  idées  sans  doute  un 
peu  confuses  du  jeune  monstre;  il  se  ferait  un 
moment  mastodonte.  Je  conviens  quil  a  écrit 
rhistoire  de  la  Révolution  ;  il  était  entré  dans  les 
idées  et  les  instincts  de  quelque  chacal.  C'est  le 
tour  de  la  critique  moderne  de  tout  comprendre 
bien  qu'il  y  ait  tant  de  gens  qui  ne  comprennent 
ni  rien  ni  personne.  C'est  peut-être  là  le  plus 
dangereux  des  progrès  de  notre  âge.  L'esprit  est 
si  faible,  la  force  morale  si  peu  énergique  dans 
les  hommes  pris  en  masse ,  qu'on  est  souvent 
bien  près  d'absoudre  tout  ce  que  l'on  comprend. 
Adieu,  cher  monsieur  ;  ne  vous  ennuyez  pas 
trop  des  lettres  d'un  malade  ;  ne  vous  découragez 
pas  de  lui  donner  le  plaisir  très-vif  des  vôtres. 


cxxxvi. 


A  M.  PAUL    DE    BR06LIB. 


Paris,  6  mars  1858. 

Ce  n'est  pas  que  je  t'aie  écrit  quarante-quatre 
lettres  depuis  ton  départ  pour  Indret,  mon  cher 
ami,  mais  je  suis  bien  aise  de  ne  pas  rompre  la 
petite  chaine  du  temps  et  de  lier  notre  nouvelle 


43*2  LETTRES. 

correspondance  à  ces  autres  jours  OÙ  tu  te  pro- 
menais dans  les  parages  du  cap  Horn  et  dtOlhaïti. 
Je  vois  ayec  plaisir  que  tu  as  déjà  une  sorte  d'é- 
tablissement dans  Indret  et  que  tu  n'es  point  là 
aussi  seul  que  Robinson  dans  son  île.  Je  ne  me 
fais  pas  une  idée  exacte  de  Tordre  de  tes  travaux 
•  dans  cet  antre  de  Vulcain  que  tu  veux  étudier, 
mais  je  me  figure  pourtant  que  tu  vas  faire  en 
grand  ce  que  j'ai  fait  quelquefois  en  petit,  quand 
j'ai  regardé  un  horloger  assembler  les  rouages 
d'une  petite  montre  de  femme.  Il  n'y  a  rien  de 
nouveau  ici.  Je  n'ai  vraiment  remarqué  depuis 
ton  départ  qu'une  seule  chose  digne  d'intérêt,  à 
savoir  quatre  ou  cinq  hirondelles  arrivées  ré- 
cemment du  Sud.  Je  pense  bien  que  vous  n'en- 
tendez pas  beaucoup  le  chant  des  oiseaux  dans 
Indret.  As-tu  donc  déjà  commencé  la  lecture  du 
Dante  au  bruit  des  marteaux  et  des  limes?  C'est 
un  drôle  d'accompagnement  pour  la  langue  tos- 
cane, mais  je  suis  d'avis  que  la  poésie  doit  entrer 
partout.  Je  suis  curieux  de  savoir  quelle  impres- 
sion te  causera  cette  imagination  singulière  du 
Dante.  Il  a  tout  à  coup^  au  milieu  des  violences 
de  l'esprit  de  parti,  des  éclairs  charmants  d'ima- 
gination virgilienne,  comme  ces  jolies  fleurs  qui 
croissent  dans  les  fentes  des  vieilles  murailles 
d'un  place  de  guerre.  Je  te  conseille  de  noter. 


LBTTRBS.  433 

au  moins,  6ur  ton  exemplaire,  les  passages  qui 
te  frapDpront,  car  la  composition  est  si  baroque 
que  c'est  quelquefois  au  fin  fond  de  F  Enfer  qu'on 
trouve  ces  souvenirs  poétiques  et  mélancoliques 
de  Florence,  quelque  vue,  à  la  manière  de  Claude 
Lorrain,  de  Lucques  ou  de  Venise.  Je  te  recom- 
mande le  paradis  comme  une  mine  d'idées  éle- 
vées sur  les  grandes  questions  de  la  théologie  et 
de  la  philosophie  religieuse.  J'ai  eu  parfois  l'idée 
de  les  rapprocher  de  celles  de  Milton  dans  le 
Paradis  perdu.  Chez  l'un  et  chez  l'autre,  on  dirait 
des  flots  de  lumière  orientale  qui  entrent  par  les 
vitres  un  peu  ternes  de  la  Sorbonne.  En  marge 
de  la  Somme  de  saint  Thomas,  les  vers  du  Dante 
sur  les  questions  théologiques  feraient  l'efTet  de 
ces  belles  peintut^es  des  mcmuscrits  du  moyen 
âge  qui  sont  semées  dans  de  grcmds  livres  de 
messe  ou  des  psautiers.  Mais,  qui  est-ce  qui  lit 
tous  les  livres  qu'il  emporte  en  voyage?  L'ima- 
gination fait  ses  provisions  au  départ,  et  le  cours 
des  affaires,  les  préoccupations  qui  viennent  à 
la  traverse,  emportent  communément  tous  les 
volumes  non  coupés  du  Dante,  de  Newton,  de 
Pascal  ;  mais  c'est  déjà  quelque  chose  de  s'être 
promis  d'y  regarder  ;  c'est  la  petite  semence  de 
l'Idéal  qui  dort,  qui  peut  dormir  longtemps,  sans 
perdre  son  principe  de  fécondité.  On  garde  la 
m.  28 


434  ] 

passion  des  lettres  sans  avoir  le  temps  de  lirev 
et  c'est  le  principal.  ^ 

As4u  vu,  daiïslQ  Journal  des  Débats,  qa^M.  Coo-» 
siQ  va  être  mis  à  l'index  à  Rome  pour  son  livre 
Du  Beau^  du  Vrai  et  du  Bien?  Cela  lui  sera  certain 
nement  très-désagréable.  Je  ne  suis  pas  de  la 
congrégation  de  Tindex,  mais  il  m'est  difficile 
de  voir  quelque  chose  à  reprendre  dans  ce  livre, 
si  ce  n'est  qu'il  n'y  a  pas  beaucoup  de  vues  nou- 
velles. Le  livre  de  M.  Guizot  n'est  pas  à  l'index  à 
Paris  ;  il  a  beaucoup  de  succès,  sauf  un  assez 
grand  nombre  de  personnes  qui  trouvent  qu'elles 
n'occupent  pas  une  assez  grande  place  dans  ce 
tableau  des  choses  humaines.  Si  l'on  en  croyait 
certaines  gens,  l'histoire  universelle  serait  tout 
simplement  leur  portrait  en  pied,  de  profil,  de 
face,  par  devant,  par  derrière.  Cela  ferait  aisé-^ 
ment  quatre  volumes. 

Adieu,  mon  cher  petit. 


cxxxvii. 

A  aiADAMB    LA  BARONNB  A.  DE  STABL. 

BrogUe»  IS  juillet  185A. 

Je  remarque  bien,  dans  tout  le  monde,  un  cer- 
tain  ralentissement  dans  la  correspondance. 


LBTTRS9.  435 

mais  je  ne  vois  nullement  dans  vos  petites  lettres 
ces  signes  d'affaiblissement  d'esprit  dont  il  vous 
jdaît  de  vous  vanter»  Probablement  vous  aimez 
moins  à  écrire,  et  cela  a  de  bien  autres  explica- 
tions  que  la  décadence  de  Tesprit.  Je  ne  me 
soucie  pas  de  vous  les  donner»  par  crainte  que 
vous  n'y  voyiez  l'instinct  querelleur  dont  vous 
aimez  à  m'accuser  et  qui  est  bien  loin  de  mon 
sentiment.  Je  me  borne  à  indiquer  une  des  ^£2: 
causes  de  ce  découragement  des  lettres.  Je  dirai 
les  cinq  autres  une  autre  fois.  Cette  fameuse 
cause  est  dans  un  certain  goût  exagéré  de  la  me- 
sure» la  crainte  de  hasarder  quelque  chose  en 
fait  d'idées,  de  jugements,  d'impressions.  Le 
plaisir  d'écrire  des  lettres  est,  en  grande  partie^ 
dans  la  liberté  même  un  peu  déréglée  de  la 
pensée  ;  dans  le  plaisir  de  dire  tout  ce  qui  passe 
par  la  tête  dans  le  moment  ;  dans  le  jeu  de  la 
plume  qui  va  parmi  les  hasards  de  toutes  les 
impressions.  Les  personnes  trop  sages  dans  leurs 
discours,  n'ont  pas  l'agrément  de  cette  vie  d'a- 
ventures. On  se  désaccoutume  d'aller  par  les 
petits  sentiers,  et  cependant  on  s'ennuie  de  la 
grande  route.  De  là  cette  certaine  tristesse  dont 
on  se  plaint  sur  la  nécessité  et  la  difficulté  d'é- 
crire des  lettres. 
Je  ne  me  souviens  plus  de  ce  petit  berger  dont 


436  LETTRES. 

VOUS  parlez.  Lisez-vous  des  romans  avec  lui?  Il 
faut,  par  sagesse,  s'accoutumer  à  quelque  frivo- 
lité. Avez-vous  lu  la  Vie  de  Charlotte  Brontë^  par 
madame  Gaskell  ?  Je  la  lis  avec  curiosité  et  in- 
térêt.  Il  faut  avouer  que  j'ai  l'esprit  de  tatillon- 
nage  et  que  l'infini  des  détails,  même  sur  des  gens 
qui  ne  sont  pas  de  la  plus  haute  volée  en  célé- 
brité, m'intéresse  cependant.   Cela  est  curieux 
aussi  comme  histoire  des  mœurs  singulières  de 
quelques    ecclésiastiques  d'Angleterre  au  di^- 
huitième  siècle  et  même  au  dix-neuvième.  C'est 
un  grand  contraste  avec  la  dignité  et  la  douceur 
traditionnelles  des  pasteurs  et  des  troupeaux  en 
Suisse  ;  enfin,  on  y  voit  comment  les  faits  réels 
de  la  vie  de  mademoiselle  Brontë  ont  passé  dans 
ses  romans,  et  dans  quelle  mesure  ils  y  ont  été 
altérés.  Albert  dit  que  North  and  South^  de  ma- 
dame Gaskell,  est  plein  de  talent  ;  mais  j'imagine 
bien  que  vous  en  savez  plus  long  que  moi  sur 
cette  littérature  einglaise  et  aussi  sur  l'améri- 
caine. C'est  grand  dommage  que  vous  le  sachiez, 
sans  quoi  je  vous  apprendrais  que  les  romans 
américains,  bien  qu'un  peu  longs,  respirent  un 
sentiment  très-aimable  et  très-sincère  de  dou- 
ceur et  d'humanité  délicate.  On  peut  s'en  éton- 
ner pour  un  pays  où  les  revolvers  et  même  les 
grands  couteaux  de  cjuisine  servent  si  fréquem- 


LBTTRBS.  437 

ment  à  terminer  les  débats  qai  peuvent  s'élever 
entre  deux  chrétiens  ;  mais  il  paraît  que  ce  ne 
sont  pas  les  mêmes  personnes  qui  recomman- 
dent la  douceur  évangélique,  bien  que  cette 
contradiction  se  soit  retrouvée  quelquefois  dans 
notre  Europe. 

CXXXVIII. 

ê 
A  LA  MÊME. 

Broglie,  t  août  1858. 

Nous  voilà  déjà  au  2  août,  et  Tété  s'enfuit 
grand  train.  Il  ne  nous  en  restera  pas  un  souve- 
nir bien  vif  de  cet  été.  Vous  allez  passer  trois 
semaines  dans  un  lieu  qui  n'est  pas^  dit-on,  pour 

chasser  les  soucis  et  la  tristesse  de  l'âme 

Sahune  avait  rapporté,  lui,  de  Louesche,  un 
souvenir  très-agréable.  Il  a  d'ailleurs  une  séré- 
nité qui  éclaire  les  lieux  les  plus  obscurs.  S'il 
est  vrai  que  les  lieux  changent  nos  dispositions, 
notre  tour  d'esprit  change  aussi  beaucoup  l'as- 
pect des  lieux.  Quand  il  vous  viendra  une  longue 
lettre  de  Callao  ou  d'O'Taïti,  tous  les  sommets 
des  montagnes  prendront  des  teintes  de  rose  ;  et 
pourtant,'  quand  on  est  triste,  ce  serait  bien  le 
moins  qu'on  fût  triste  dans  un  lieu  riant. 


438  LETTRES. 

Je  suis  fâché  que  Cranford  n'amuse  pas 
M.  Marc  Vernet.  II  est  singulier  qu'il  ne  soit  pas 
sensible  a  tout  ce  détail  de  sentiments,  de  scru- 
pules, de  chagrins  cachés  dans  des  âmes  simples 
et  bonnes.  Il  a  pourtant  étudié^  pour  les  régler 
chez  les  autres,  tous  ces  tours,  et  ces  détours,  et 
ces  retours  des  impressions  dans  les  âmes  de  ces 
petits  troupeaux  ;  mais ,  po^r  dire  toute  ma 
pensée,  puisque  je  prêche  de  tout  dire  dans  les 
lettres,  j'ai  toujours  cru  que  les  habitudes  théo- 
logiques font  un  peu  perdre  de  vue  le  vrai  fond  de 
la  nature  humaine.  Un  médecin  qui  aurait  dans 
une  petite  boîte  un  remède  à  tous  les  maux  ne 
se  soucierait  plus  beaucoup  de  là  clinique  ni  de 
rétude  de  la  physiologie.  Aussi  voit-on  Tentente 
profonde  et  délicate  de  la  nature  humaine  dimi- 
nuer à  mesure  que  les  doctrines  religieuses  se 
Fessèrent  dans  un  plus  petit  nombre  de  dogmes. 
On  ne  pense  plus  qu'à  la  puissance  de  ces  dogmes 
et  on  les  applique  à  tout  et  partout  avec  une  cer- 
taine monotonie  confiante.  L'idée  trop  habi- 
tuelle du  miracle  fait  négliger  et  bientôt  fait 
mépriser  toutes  les  nuances  de  la  nature  hu- 
maine. Fénelon  en  tient  plus  de  compte  que 
Calvin,  parce  que,  après  tout,  sa  religion  est  un 
peu  plus  en  rapport,  par  ses  croyances,  avec 
rinfinie  variété  des  âmes  que  la  théorie  pois- 


LKrraBS.  439 

santé  et  étroite  du  calvinisme.  En  voilà  peut- 
être  beaucoup  pour  me  venger  de  ce  qu'un  bon 
«sprit  ne  prend  pas  aux  mièvreries  de  Cranford^ 
mais  j'ai  la  fureur  des  idées  générales.  C'est  dans 
le  mauvais  sens  qu'il  faut  m'appliquer  les  vers 
de  M.  de  Lamartine  : 

...  une  active  pensée 
Par  UQ  instinct  trop  fort  dans  l'infini  lancée. 

Je .  dis  toi:gours  aux  gens  :  Voulez-vous  venir 
vous  promener  avec  moi  dans  les  espaces  ? 

La  mer  blanchit  sous  les  vedsseaux  anglais  et 
français  qui  vont  se  saluer  devant  Cherbourg, 
r^otre  curé  d'ici,  qui  ne  ressemble  pas  à  un  vais- 
seau de  guerre,  est  convoqué  pour  aller  recevoir 
l'empereur  à  Évreux.  Il  y  aura  là  deux  ou  trois 
cents  ecclésiastiques  et  l'archevêque  de  Rouen, 
3L  de  Bonnechose.  Bernay  verra  passer  ses 
maîtres,  mais  comme  un  éclair;  ils  ne  s'y  arrê- 
teront point.  Il  y  aura  un  petit  arrêt  à  Lisieux. 
M.  Guizot  n'y  sera  point,  d'abord  parce  qu'il  est 
<en  Angleterre.  Cette  visite  de  la  reine  d'Angle- 
terre n'a  pas  beaucoup  sa  pareille  dans  l'histoire. 
Il  est  bien  rare  qu'un  souverain  soit  venu  inau- 
gurer des  citadelles  élevées  en  face  de  lui  et  contre 
lui. 

Adieu.  Il  m'ôiiauie  de  ne  pas  vous  savoir  à 
Çoppet,  biea  que  je  n'y  sois  pas. 


440  LBTTRBS. 


CXXXIIX. 


A  MADAMB  PISCATORT. 


Paris,  25  août  1858. 

Comment  VOUS  accoutumez-vous,  chère  ma- 
dame, àla  simplicité  de  vos  campagnes  de  France? 
Vous  n'êtes  plus  sous  les  palmiers  ni  dans  les 
forêts  de  colonnes  des  grandes  mosquées.  C*est 
comme  si  Ton  passait  de  la  lecture  d'Homère 
aux  fables  de  la  Fontaine  ;  mais  il  y  a  aussi  du 
plaisir  à  lire  la  Fontaine  et  c'est  encore  de  la 
poésie.  Les  fleurs  du  blé  sont  faites  de  la  main 
du  même  ouvrier  qui  a  dessiné  le  feuillage  des 
palmiers.  J'ose  espérer  que,  jusque-là^  nos  ma- 
nières de  voir  en  théologie  ne  diffèrent  points 
maisje  n'irai  certainement  pas  plus  avant  sur 
ce  point,  de  peur  d'être  accusé  par  vous  de  sub- 
tilité. Avez-vous  déjà  commencé  à  mettre  en 
ordre  vos  notes  de  voyage?  Avez-vous  décidé  la 
question  s'il  faut  lire  ou  ne  pas  lire  les  livres  qui 
ont  traité  le  même  sujet?  Au  fond,  il  importe 
peu.  Les  esprits  originaux  ne  se  rencontrent 
point,  et  deux  personnes  d'imagination  qui 
voient  le  même  objet,  le  voient  sous  d'autres 
couleurs  et  sous  d'autres  aspects.  II  n'y  a  que  les 


LETTRES.  44) 

sots  qui  se  rencontrent  et  c*est  pour  cela  qu'ils 
forment  une  masse  si  serrée  et  si  puissante. 
Vous  pouvez  donc  lire,  ou  jie  pas  lire,  ceux  qui 
vous  ont  précédés  en  Espagne.  Vous  n'aurez 
aucune  envie  de  refaire  leurs  dessins.  Quand 
verrons-nous  ces  belles  aquarelles  où  la  couleur 
réelle  du  paysage  de  TAndalousie  se  mêlera  à  la 
couleur  de  Timagination?  car  il  faut  les  deux 
ensemble,  quoi  qu'en  disent  les  beaux|messieurs 
réalistes  d'aujourd'hui.  Pour  donner  aux  tableaux 
toute  leur  vraie  couleur,  il  faut  reprendre  bien 
vite  le  fil  de  vos  souvenirs.  Quelle  que  soit  la 
mémoire,  il  est  singulier  à  quel  point  les  im- 
pressions s'effacent  ou,  ce  qui  est  pis,  se  modi- 
fient et  se  dénaturent.  Il  le  faut  bien,  puisque, 
après  un  certain  nombre  d'années  d'absence , 
nous  sommes  tout  étonnés  de  ce  que  nous  re- 
voyons. Les  montagnes  de  Grèce  vous  surpren- 
dront  dans  dix  ans  par  leur  aspect  que  vous 
connaissez  pourtant  si  bien.  Nous  refaisons  sans 
cesse  dans  notre  esprit  ce  que  nous  avons  vu  une 
fois.  C'est  pour  cela  quil  y  a  tant  de  narrateurs- 
de  bonne  foi  qui  racontent  des  faussetés  dont  ils 
sont  profondément  convaincus  qu'elles  sont  la 
pure  vérité.  L'imagination  ne  cesse  pas  un  mo- 
ment de  travailler  et  abolit  peu  à  peu  la  réalité» 
...  J'espère  que  du  moins  le  soleil  ne  fait  point 


442  LETTRES. 

acception  de  personne  et  qull  réchauffe  le  petit 
monde  aussi  bien  que  les  grands  delà  terre 
d'Afrique.  Le  soleil  passe  pourtant  pour  un  peu 
courtisan.  Il  se  montre  toujours  quand  les  sou- 
verains parcourent  leurs  États  en  cérémonie.  Il 
pleuvait  partout  en  Normandie  hormis  sur  la 
rade  de  Cherbourg,  quand  Temperéjuret  la  reine 
d'Angleterre  s'y  sont  rencontrés  et  s'y  sont  em- 
brassés. Je  suis  plus  touché  qu'étonné  de  la  viva- 
oité  d'affection  que  l'empereur  a  trouvée  en  Bre- 
tagne. Les  âmes  tendres  ont  besoin  d'aimer. 
C'est  ce  qui  fait  que  le  regret  de  l'objet  aimé  est 
si  voisin  d'un  nouvel  attachement  à  un  nouvel 
objet.  Les  ministres  protestants,  par  exemple, 
;Sont  connus  pour  edmer  tendrement  leurs  femmes 
mais  si  le  malheur  veut  qu'ils  la  perdent,  ils  en 
épousent  et  en  aiment  tout  aussi  tendrement  une 
autre  dans  les  délais  voulus  par  la  loi  civile. 
C^est  ce  qui  explique  si  bien  la  parole  d'un  évêque 
breton  qui  a  été  désapprouvé  des  esprits  cha- 
grins pour  avoir  nommé  la  Bretagne  la  terre  de 
fidélité.  Aimer  jusqu'à  la  mort,  qui  paraît  dans  tous 
les  écrivains  de  notre  temps,  s'explique  encore, 
4»l<m  de  savants  interprètes,  par  aimer  jusqu'à 
la  chute  définitive  de  Tobjet  aimé.  L'homme  sur 
cette  terre  vit  au  milieu  de  telles  vicissitudes^  la 
Providence  lui  retire  si  rapidement  et  si  dure- 


•  LBTT&Bfi.  443 

mentce  qu'il  aime^qu^U  fautbien  qa'ilait  la  faculté 
-àe  s'attacher  successivement.  Cela  est  acconlé 
sans  difficulté  par  les  auteurs  les  [dus  considé- 
rables et  les  plus  approuvés,  tant  jurisconsultes 
que  philosophes  et  moralistes,  les  deux  Porta- 
lis,  M.  Dupin  et  M.  Baroche,  s'il  avait  écrit,  et 
d'autres  qui  sont  plus  proches  et  dont  les  noms 
vous  sont  présents  comme  à  moi. 

Vous  avez  bien  raison  d'être  irritée  contre 
cette  Fanny.  Il  m'a  fallu  voir  le  succès  de  Madame 
Bovary  auprès  de  tous  les  beaux  esprits  de  notre 
société  pour  croire  au  succès  de  Fanny^  Le  style 
emphatique  et  déclamatoire  a  aidé  l'auteur  à 
mettre  dans  son  livre  plus  de  choses  choquantes 
et  absurdes  qu'il  n'y  en  avait  dans  les  vilaines 
petites  histoires  de  madame  Bovary.  Si  un  jeune 
buffle,  dans  les  marais  pontins,  écrivait  ses 
mémoires,  et  le  détail  de  ses  affections,  de  ses 
jalousies,  de  ses  désordres,  de  ses  désespoirs,  il 
y  mettrait  sans  doute  la  même  délicatesse  et  le 
même  sentiment  du  bien  et  du  mal  moral  parmi 
les  buffles,  mais  pour  peu  qu'il  eût  l'esprit  bien 
fait  et  un  peu  cultivé,  il  ne  pousserait  pas  à  OM 
excès  ridicules  le  genre  descriptif.  La  sincéritS 
de  ses  passions  l'empêcherait  de  voir  une  foule 
de  choses  qui  n'importent  pas  à  ses  passions.  Il 
ne  nous  décrirait  pas,  tout  en  aiguisant  ses  cor- 


444  LBTTRBS. 

nés  pour  le  combat^  les  petites  fleurs  des  champs 
qu'il  ne  doit  point  remarquer,  ni  la  perruque  du 
curé  de  son  village  qui  ne  lui  fait  rien  ;  mais 
cette  petite  et  nombreuse  école  qui  se  nomme 
réaliste,  je  crois,  a  si  peu  de  sentiments  vifs  et  de 
passions  vraies  qu*elle  ressemble  à  ce  mathé- 
maticien qui  écrivait  du  lit  de  mort  de  sa  mère  : 
«J*ai  perdu  ma  mère  aujourd'hui  à  8  heures 
22  minutes  li2  (temps  moyen).»  Les  passions  ne 
sont  pas  si  exactes  et  ne  voient  pas  tant  de 
choses.  Dans  une  comédie  de  Tieck,  un  chat 
guette  un  rossignol  qui  chante  et  il  dit  :  «  Ce 
divin  chanteur  doit  avoir  un  goût  exquis.  »  Il 
ne  pense  qu'au  goût  qu'aura  le  rossignol  quand 
il  le  croquera.  Voilà  un  chat  qui  est  à  son  affaire 
et  qui  a  vraiment  des  sentiments  et  plus  d'art 
que  l'école  réaliste. 

Pendant  que  mademoiselle  Isabelle  chasse  et 
que  mademoiselle  Rachel  lit,  j'espère  bien  que 
vous  écrivez,  chère  madame;  je  veux  lire  des 
romans  français  qui  m'intéressent. 


LBTTRRS.  445 


CXL. 

A   MABAMB   LA    BARONNE    DE    LASCOURS.- 

Paris,  27  août  1858. 

Voilà  un  été  et  un  hiver  en  perspective  où 
l'on  sera  terriblement  éparpillés.  Et  vous,  chère 
madame,  comment  avez -vous  fait  ce  petit 
voyage?  Vous  avez  trouvé  à  Boussay  bien  mieux 
que  notre  pauvre  Normandie.  Je  me  figure  que 
l'air  y  est  plus  pur,  et  que  Ton  s'y  dispute  avec 
moins  de  vivacité  sur  tous  les  sujets.  Avez-vous 
commencé  quelque  grande  lecture?  Je  n'ai 
trouvé  ici  de  nouveau  que  le  discours  de  M.  Mi- 
gnet  sur  Schelling.  Il  a  très-bien  décrit^  même 
pour  des  lecteurs  peu  attentifs^  ce  petit  univers 
imaginé  par  Schelling,  où  toutes  les  pièces  se 
(apportent  si  bien  et  qui  est  rangé  comme 
un  papier  de  musique.  Le  défaut  général  des 
philosophies  allemandes,  c'est  que  tout  y  est  si 
parfaitement  enchaîné  qu'il  est  sensible,  au  pre- 
mier coup  d'œil  du  bon  sens,  que  cela  ne  res- 
semble point  du  tout  à  la  réalité.  Qui  sait  le  tout 
des  choses  peut  bien  se  vanter  qu'il  n'a  point  la 
moindre  idée  des  choses.  On  est  toujours  tenté 
de  dire  à  toutes  ces  belles  solutions  :  a  Cela  est  si 


clair  que  je  n'en  comprends  pas  un  mot.  »  Vous 
avez  lu,  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes^  un  article 
de  M.  de  Rémusat  sur  la  philosophie  du  dix- 
huitième  siècle.  Il  a  Tair  de  dire  que  c'est  une 
demoiselle  qui  avait  bon  cœur  et  mauvaise  tête. 
Je  crois  qufl  faudrait  renvoyer  à  une  vingtaine 
d'annéesd'id  toute  discussion  sur  de  tels  sujets» 
Chacrni  aujourd'hui  ne  discerne  dans  les  idées 
générales  que  ce  qui  se  rapporte  à  ses  intérêts  par- 
ticuliers. On  a  eu  une  telle  peur»  durant  quelques 
années,  de  se  voir  dépouiller  de  ses  biens  meubles- 
etimmeubleS)  que  toute  idée  qui  ressemble  à 
un  gendarme  est  la  bienvenue  et  que  tout  ce  qui 
a  un  air  d'indépendance  dans  le  monde  intellect 
tuel  est  suspect  d'effraction  et  de  vol  à  main 
armée  ;  mais»  quand  la  peur  sera  passée,  on  sera, 
un  peu  honteux  d'avoir  entretenu  des  pensées 
si  basses  pour  des  intérêts  si  grossiers. 

Nous  menons  ici,  dans  notre  solitude,  une  vie 
très-dissipée.  M.  de  Broglie  est  allé  deux  fois 
cette  semaine  au  Théâtre-Français.  Moi  qui  suis 
moins  frivole,  je  n'y  ai  été  qu'uni»  fois,  mais  nous 
passons  les  jours  dans  des  cafés  avec  des  mau- 
vais sujets  comme  M.  de  Sabune>  M.  de  Yid- 
Gastel  et  M.  Galas.  Malgré  la  vie  de  désordre 
que  je  mène  ici,  je  regrette  beaucoup,  chère 
madame^  les  jours  mieux  réglés  que  vous  a^es 


LBTTKB8;  447 

passés  à  Broglie  et  les  deux  jours  où  vous  éties 
encore  ici. 

CLXI. 

A  M.   PISCATORT. 

Coppet,  t8  septembre  1868. 

Mon  cher  ami,  Albert  écrit  de  très-bonnes  nou- 
velles de  la  Roche-Beaucourt  où  il  est  présente-- 
ment.  Madame  de  Broglie  est  beaucoup  mieux 
qu'elle  n'a  été  depuis  six  mois.  L*air  du  Midi  lui 
est  décidément  favorable.  Le  mal  diminue  visi- 
blement au  lieu  de  demeurer  stationnaire  comme 
dans  les  derniers  temps  où  l'on  ne  constatait  que 
des  progrès  souvent  interrompus  et  peu  mar- 
qués. Cest  bien  toujours  en  Afrique  qu'ils  vont. 
Us  partiront  de  Marseille  le  16  du  mois  prochain» 
Les  médecins  d'Alger  disent  des  merveilles  de 
leur  climat  durant  l'hiver  ;  restent  les  quarante- 
huit  heures  de  mer  ou  à  peu  près  qui  sont  bien 
une  petite  épreuve,  mais  ni  M.  Andral,  ni  M.  Bé- 
hier  ne  veulent  y  voir  un  inconvénient  grave. 
J'espère  que  cette  mer,  qui  est  troublée  natu- 
rellement ce  mois-ci,  sera  calmée  pour  lors» 
J'ajoute  qu'elle  peut  être  calme  quand  elle  le  veut 
bien.  C'est  une  remarque  uniforme  des  journaux 


448  LETTRES. 

^ue,  du  côté  de  Cherbourg,  TOcéan  est  devenu 
doux  comme  un  mouton  à  la  vue  de  deux  grands 
souverains,  et  tout  le  monde,  à  peu  près,  n'en 
aurait-il  pas  fait  autant  à  sa  place?  Il  est  vrai 
que  les  éléments  ont  des  égards  très  -  particu- 
liers pour  les  grandes  destinées.  Les  gens  gros- 
isiers  disent  qu'en  France  les  fonctionnaires 
publics  tournent  comme  le  vent;  on  devrait 
plutôt  dire  que  le  vent  tourne  comme  les  fonc- 
tionnaires publics.  Il  me  semble  que  cela  a  un 
air  plus  respectueux  et  qui  ne  saurait  offenser 
personne,  à  moins  que  je  ne  me  trompe. 

M.  d'Haussonville  a  quitté  Coppet  il  y  a  déjà 
huit  jours.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  trouve  d'ailleurs 
ce  pays-ci  très-agréable.  Il  estime  fort  les  Alpes 
et  les  monts  Jura,  mais  il  trouve  ma^uvais  qu'il 
n'y  vienne  pas  autant  de  faisans  et  de  perdrix 
que  dans  la  Brie.  Il  tue  donc  de  tout  cela  dans 
■Gurcy,  et  n'en  achève  pas  moins  un  volume 
in-folio  sur  le  cardinal  de  Fleury,  les  derniers 
ducs  de  Lorraine  et  le  roi  Stanislas.  Vous  y  verrez 
même  Voltaire  et  la  petite  cour  de  Lunéville.  Je 
l'ai  fort  engagé  à  parler  de  ce  Voltaire  avec  un 
souverain  mépris.  Cela  peut  assurer  le  succès 
d'un  livre  auprès  des  honnêtes  gens  et  des  esprits 
délicats.  Beaucoup  de  mes  amis  trouvent  la  cor-- 
re5/îonrfance  de  Voltaire  insupportable;  je  ne  les 


LBTTRBS.  449 

en  estime  que  davantage,  et  cela  me  fait  mieux 
apprécier  leur  bon  sens  et  leur  goût  et  aussi  leur 
sentiment  exquis  de  la  langue  française.  Je 
garde  leurs  lettres  dans  les  feuillets  de  la  Corres- 
pondance  de  Voltaire  pour  comparer  dans  Toc- 
casion. 

J'ai  déjà  recommandé  à  M.  de  Viel-Castel  qui, 
je  crois,  est  auprès  de  vous,  la  lecture  des  dépê- 
ches récemment  retrouvées  à  Turin  de  M.  Jo- 
seph de  Maistre.  Elles  sont  bien  instructives  et 
d'un  ton  de  modestie  qui  charme.  On  y  voit  : 
!•  qu'il  a  découvert,  à  force  d'investigations  pa- 
tientes, que  l'Autriche  est  une  puissance  très- 
égoïste,  peu  romanesque  et  point  du  tout  dévouée 
à  la  maison  de  Savoie  ;  2''  il  raconte  à  son  maître 
le  roi  de  Sardaigne  et  à  son  ministre  des  affaires 
étrangères,  qu'il  se  sent  ua  esprit  d^une  sagacité 
et  d'une  profondeur  qui  l'étonnent  souvent  lui- 
même  quelle  que  soit  l'habitude  qu'il  doit  en 
avoir  ;  il  avoue  que  le  flot  brillant  de  ses  pensées  est 
si  puissant  et  si  contenu,  qu'il  en  est  comme  ob- 
sédé ;  qu'il  a  un  style  d'une  énergie  surprenante 
et  qu'il  laisse  aux  autres,  s'ils  le  trouvent  trop 
fort,  à  le  délayer  comme  on  met  de  l'eau  dans 
un  vin  trop  fort  et  trop  généreux.  Il  ajoute  aussi 
qu'il  a  à  se  défier  de  soi  pour  un  tour  heureux 
de  plaisanteries  fines  ei  légères,  dont  le  secret 

nu  29 


n'était  connu  qu'en  France  avant  hii.  J(%nes  è 
cela  qu'il  traite  le  Pape  de  poliehinelle,  et  you» 
aurez  toutes  les  informations 'qu'il  donne  à  s» 
cour  et  toutes  les  vérités  qu'il  met  au  pied  de  la 
croix.  C'est  certainement  un  des  chrétiens  lea 
plus  originaux  qu'on  puisse  rencontrer,  quoi- 
qu'il y  en  ait  aujourd'hui  en  France  de  biesi  sin- 
guliers. 

Vous  vous  plaignez  de  ceux  qui  ne  vous  don* 
nent  point  de  leurs  nouvelles,  mon  cher  ami,  et 
vous  donc?  Je  n'ai  pas  encore  pu  obtenir  de  vous 
que  vous  disiez  clairement  si  vous  êtes  bien  ou 
mal.  Je  ne  sais  si  vous  traitez  les  autres  avee 
plus  de  confiance.  Si  vous  persévérez  dans  votre 
silence  avec  moi  sur  ce  chapitre,  je  le  deman- 
derai au  ministère  de  la  sûreté  générale  qui  doit 
avoir  copie  de  toutes  les  lettres  de  toutes  les 
personnes  marquantes  de  l'empire  (la  cour  de 
cassation  en  ayant  fait  une  sorte  de  devoir  à  la 
police)  ;  je  le  demanderai  à  votre  officier  de  gen- 
darmerie qui  doit  vous  connaître  ;  à  votre  com- 
missaire central  qui  centralise  probablement 
les  renseignements  sur  vous  ;  au  procureur  gé- 
néral impérial  de  votre  ressort  qui  doit  être  eu* 
rieux  et  attentif  aux  honnêtes  gens  et  qui  me  li^t 
peut-être  d'un  œil  sévère  au  moment  que  je  vous 
parle  ;  je  le  demanderai  enfin  à  ces  oiseaux  du 


ciel  de  toutes  cottleors  dont  parle  déjà  Bossaet 
qoand  il  dit  :  a  Les  oiseaux  da  ciel  rapportent 
au  prince  tout  ce  qu'ils  entendent  dire  aux  ex- 
trémités de  leur  empire.  >  Q^tam  puiehra  sunt  tei^ 
tmria  tuttj  Jacob! 

CSÇLIL 

A    M.   B.    DB    SAHUNB. 

Coppet,  13  octobre  1858. 

Vous  ne  m'avez  rien  raconté  delà  vie  de  Saint- 
Eusoge.  M.  d'Haussonville  m'a  dît  que  Ton  y 
avait  disséqué  le  pauvre  Bossuet...  Quand  on 
parle  comme  Bossuet,  on  a  droit  d'attendre  que 
les  autres  se  taisent  devant  vous.  Je  ne  sais  pas 
s'il  aurait  dit  des  platitudes  de  ce  temps-ci,  mais 
je  suis  sûr  que  ces  platitudes,  s*il  en  eût  dit,  mé- 
riteraient d'être  apprises  par  cœur,  ce  qui  ne 
peut  pas  se  garantir  de  beaucoup  4e  choses  rai- 
sonnables que  nous  disons.  Quand  je  dis  nous, 
c'est  de  moi  que  je  parle  et  de  quelques  autres, 
mais  non  pas  de  vous  qui  avez  défendu  Bossuet, 
j'en  suis  sûr.  Vous  avez  une  affection  naturelle 
pour  les  grands  esprits.  Gela  vaut  mieux  que  la 
soumission  à  la  mode  qui  fait  qu'on  est  tour  à 
ievr  insolent  ou  servile  envers  les  renommées. 


452  LSTTRBS. 


selon  que  la  tête  chante  au  chœur  de  la  nation. 
Saint  Jean  a  bien  raison  de  dire  dans  FApoca- 
lypse  :  «  Mes  petits^  défendez-^ous  de  la  mode.  » 
Mais  je  me  figure,  d'ailleurs,  que  peu  de  gens 
entendent  Bossuet.  On  s'attache  au  fond  de  ^es 
idées  et  elles  importent  peu  en  comparaison  de 
cette  imagination  qui  laisse  derrière  elle  tous  les 
poëtes  pour  la  gravité  et  Tétat  surnaturel.  Il  est 
le  seul  ministre  en  ce  monde  qui  eût  pu  faire  le 
discours  du  trône  de  Dieu,  si  Dieu  souffrait  un 
gouvernement  représentatif.  Milton  et  Pindare 
n'eussent  été  que  de  beaux  esprits,  dans  cette 
occasion,  en  regard  de  Bossuet.  C'est  la  plus 
grande  voix  que  vous  ayez  entendue  depuis  qu'il 
y  a  des  hommes,  une  voix  qui  s'entendent  au 
fond  de  toutes  les  forêts  et  qui  faisait  rêver  aux 
choses  éternelles.  On  dit  que  le  lion  fait  un  effet 
de  ce  genre  quand,  en  se  promenant  lentement, 
il  rugit  dans  la  nuit  et  que  les  Arabes  en  trem- 
blent sous  leurs  tentes  à  dix  lieues  à  la  ronde; 
mais,  si  Gérard  a  raison  de  tuer  des  lions,  il  n^est 
ni  si  beau,  ni  si  dangereux  aujourd'hui  de  se 
mettre  à  l'affût  dans  une  conversation  frivole 
pour  tuer  Bossuet.  Veuillot  en  fait  autant, 
Veuillot  dont  le  nom  n'égalera  peut-être  pas  celui 
de  Bossuet  dans  l'avenir. 
Voilà  comme  font  les  provinciaux  de  ma  sorte. 


LSTTRBS.  453 

mon  cher  ami  ;  ils  grossissent  toutes  choses  et 
raisonnent  à  perte  de  vue  sur  les  feux  follets  qui 
passent  comme  l'éclair  dans  des  sociétés  plus 
spirituelles  qu'on  ne  saurait  Têtre  entre  les 
Alpes  et  la  France. 

Tout  cela  dit,  donnez-moi  de  vos  nouvelles; 
et,  dans  un  supplément,  dites-moi  si  vous  êtes, 
car  si  vous  étiez,  il  me  semble  que  vous  m'auriez 
écrit  pour  me  donner  votre  adresse ,  comme 
font  les  êtres  réels  qui  ont  été  régulièrement 
élevés. 

Je  ne  sais  aucun  temps  où  les  journaux  ont  été 
si  profondément  insignifiants.  On  a  l'air  de  vivre 
dans  un  couvent  de  Trappistes^  où  l'on  ne  se  dit 
rien  et  où  il  ne  se  passe  rien.  Serions-nous  de- 
venus Trappistes?  Cen  est  bien  le  silence,  mais 
le  luxe  est  tout  autre  qu'à  la  Trappe. 


CXLIII. 

A  M.   B.   DB  SAHUMB. 

Coppet,  21  octobre  1858. 

Il  n'y  a  rien  dans  notre  Suisse,  sinon  que  les 
montagnes  du  côté  de  l'Orient  commencent  à 
prendre  une  petite  teinte  blanche  sur  leurs  som- 


454  LRTTKSS. 

mets.  Elles  peuvent  dire  comme  M.  de  Lamajp- 
tine  parlant  de  ses  cheveux  blancs  : 

Mais  l'hiver  a  blanchi  les  sommets  de  ma  vie. 

Le  miroir  du  lac  n'a  plus  la  splendeur  des  pro- 
duits de  Saint-Gobain  ;  il  ressemble  plus  aux 
glaces  de  Venise  par  un  certain  édat  sombre  au 
fond  duquel  on  croit  voir  quelque  chose  de  la 
tragique  et  brillante  Venise.  Ce  sont  les  tristesses 
de  l'automne  que  je  ne  trouverais  pas  tristes  s'il 
ne  fallait  pas  partir.  J'aspire  à  être  un  bel  wcbvQ 
sur  les  bords  du  Rhône,  afin  d'être  sûr,  où  à  peu 
près,  de  ne  pas  changer  de  résidence  tous  les 
trois  mois,  au  moins. 

Avez-vous  commencé  la  Correspondance  deM.de 
Lamennais^  publié  par  M.  Forgues?  Ce  sont  dos 
tableaux  représentant  l'intérieur  des  sacristies  et 
des  couvents  entre  1820  et  1830.  La  brosse  du 
peintre  est  triste  et  rude.  II  n'y  a  nulle  couleur 
et  nulle  imagination.  Je  n'ai  pas  très-bonne  idée 
des  hommes  qui  ne  mettent  pas  quelque  chose 
de  leur  esprit  dans  leurs  lettres  et  qui  semblent 
le  réserver  pour  leurs  ouvrages.  Voltaire  n'a  ja- 
mais fait  cette  économie,  quoi  qu'on  en  dise  ;  mais 
l'excuse  de  Ti.  de  Lamennais  est  peut-être  qu'il 
n'avait  pas  beaucoup  de  couleurs  dans  l'imagi- 
nation. L'école  des  exagérés  ^en  tout  genre  en  a 
rarement.  lis  tâchent  de  singer  les  siusdes  4e 


LBTTKBS.  4B5 

Michel-Ange  et  c'est  tout.  Il  n*ert  pu  donné",  à 
beaucoup  près,  à  tous  les  yeux  de  voir  la  cou- 
leur des  dioses.  Les  logiciens  par  métier  et  les 
singes  des  logidens  n'ont  point  d'yeux.  C'est 
d'eux  qu'il  est  é(H*it  :  W  non  nidebunt.  Il  n'en  est  ^ 
pas  moins  vrai  que  je  lis  ces  volumes  avec  inté- 
rêt. On  y  voit  passer  un  tas  de  noms  et  un  tas  de 
figures,  mal  esquissées,  il  est  vrai,  mais  dont  on 
«  entendu  parler  avant  la  révolution  de  Juillet 
et  qu'on  ne  reverra  plus.  Ces  gens  un  instant 
illustres 

Tombés  en  Tètemel  oubli 
Où  leur  nom  d'un  moment  demeure  enseveli» 

comme  c'est  dit,  je  crois,  dans  Irène. 

Vous  savez  que  j'ai  un  intérêt  ridicule  pour 
tout  ce  qui  a  vécu^  et  que  je  passerais  la  nuit  à 
lire  les  mémoires  de  la  cuisinière  de  Caton  dyti- 
que, si  on  découvrait  ce  trésor  (je  dis  cuisinière, 
parce  que  Caton  ne  s'élevait  sûrement  pas  jus- 
qu'à un  cuisinier),  enfin,  je  tâche  de  me  faire  des 
images  de  l'abbé  Baron,  de  mademoiselle  de 
Lucinière,  de  mademoiselle  de  Tremerenc,  de 
IL  de  Coriolis,  tous  correspondants  de  M.  de  La- 
mennais dans  sa  jeunesse.  Je  suis  fâché  même  que 
M.  de  Salinis  soit  encore  vivant  et  évêque,  car^ 
sans  cette  contrariété,  il  aurait  sa  part  de  ma  cu- 
riosité bienveillante.  Je  Us  aussi  M.  EalTet,  l'éco- 


456  «^  LETTRES. 

nbmiste,  qui  ne  ressemble  en  rien  à  M.  de  Lamen- 
nais. Malgré  M.  de  Broglie,  je  prends  la  liberté 
de  trouver  qull  n'a  pas  Tinstinct  dramatique  et 
le  vis  comica  ou  tragka,  si  vous  voulez,  qui  est  si 
nécessaire  pour  instruire  les  classes  peu  accou- 
tumées aux  abstractions.  Il  faut,  pour  elles,  que 
les  personnages  soient  vivants  ;  mais  il  est  plus 
facile  de  faire  un  traité  exact  et  sensé  d'écono- 
mie politique  que  de  faire  un  médecin,  un  curé, 
un  maire  et  des  ouvriers  qui  n'aient  pas  l'air 
d'académies,  et  des  académies  de  maires  et  de 
curés  sont  tristes.  Adieu,  cher  ami,  dites-moi 
franchement  si  vous  ne  pouvez  pas  lire  mon  écri- 
ture; dites-moi  ce  qull  y  faut  changer;  je  suis 
perfectible. 

CXLIV. 

A  MADAME  LA  BARONNE  A.   DE  STABL. 

Garcy,  16  novembre  1858. 

Vous  devez  avoir  bien  froid  et  bien  triste  dans 
cette  solitude  et  cette  noire  saison  de  bise.  M.  Ch. 
de  La  Guiche  qui  est  revenu  ici  de  Genève,  l'autre 
jour,  raconte  des  prodiges  de  violence  de  ce  vent 
qui  s'est  levé  sur  nous  à  notre  départ.  Il  est  vrai 
qu'il  était  habituellement  dans  le  plein  air,  puis- 


-  LBTTRB8.  457 

qull  chassait  le  chamois  par  les  montagnes.  Ma 
conclusion  est  qull  faut  que  vous  reveniez  dans 
nos  climats  plus  doux.  Il  y  pleut  à  verse,  et  le 
vent  n'est  que  furieux,  mais  point  fou  comme 
dans  le  Jura. 

II  me  semble  que  vous  ne  prenez  pas  heaucoup 
à  ridée  de  Cowper.  Je  ne  suis  pas  tyrcm  en  fait 
de  conseils,  car  je  suis  d'avis  qu'on  n*est  à  sa 
place  que  sur  sa  propre  pente.  Il  faut  suivre  ses 
goûts.  La  moitié  des  hommes  se  sont  perdus  mo- 
ralement quelquefois  et  intellectuellement  plus 
souvent  encore  pour  s'être  façonnés  au  goût  des 
autres.  Le  goût  de  l'étude,  la  passion  des  lettres, 
a  un  avantage  très-grand.  Elle  apprend  à  s'isoler 
de  tous  les  accidents  de  l'existence  et  donne  des 
plaisirs  que  n'atteignent  ni  le  vent,  ni  la  pluie 
de  Ja  réalité.  Ceux  qui  ont  ce  tour  d'esprit  ont 
une  forte  retraite  sur  des  hauteurs  inaccessibles, 
mais  ce  même  tour  d'esprit  a  ses  graves  incon- 
vénients. Il  accoutume,  peu  à  peu,  à  vivre  dans 
le  monde  des  chimères  et,  sans  doute,  il  doit  af- 
faiblir un  peu  le  ressort  de  Tâme.  Peut-être  que 
les  âmes  vives  ont  un  besoin  impérieux  de  ce 
qui  est  le  monde  réel,  parce  que  ce  qui  sort  de 
là  donne  des  impressions  qui  vont  plus  au  vrai 
fond  de  Têtre.  Un  jeune  homme  ardent  trouve 
certainement  plus  de  plaisir  à  poursuivre  des 


458  LBTTEB8. 

Arab^  dans  une  campagne  d'Algérie  qa*à  suivre 
dans  Homère  les  batailles  qui  se  livraient  au 
pied  de  Tlda...  C'est  une  très-jolie  vocation  que 
de  faire  entrer  la  poésie  dans  le  monde  réel.  C'est 
probablement  ce  que  vous  faites  à  cette  heure 
en  organisant  votre  petite  école.  Vous  transigez 
avez  les  difficultés  et  tâchez  de  concilier  lldéal 
avec  M.  N.  et  toute  sa  municipalité.  Comment 
vont  ces  commencements  épineux?  Vous  avez  vu 
le  second  moment  de  votre  maîtresse  d'école.  Ce 
second  moment  est  toujours  tout  autre  que  le 
premier.  Même  quand  on  ne  fait  pas  de  décou- 
vertes dans  une  personne,  Tinconnu  auquel  on 
s'accoutume  change  de  forme.  Comment  avez- 
'vous  laissé  ces  aimables  Carraaéens?  Carranéens 
est  un  plus  joli  nom  que  Carraïbes  et  leur  va 
mieux  par  conséquent.  Avez-vous  fait  votre 
course  à  Morges  «t  déjeuné  avec  les  imagmatUms 
•du  canton  de  Vaud  ? 


CXLV. 


▲  JC    POI&SON. 


Gurcy«  7  décembre  185S. 

Mon  cher  ami,  je  ne  sais  pas  trop  pourquoi 
Bossuet  dit  quelque  part,  d'un  air  furieux  i  «Pa- 


Lsrrmas.  4i9 

ris  vilto  de  trouble  et  de*  brait!»  Vous  Défaites 
pas  plus  de  bruit  qu'un  aidde  souris.  Depuis  que 
Ton  a  condaniné  M.  de  Moutalendiert  à  tant  de 
peines  inconnues  jusqu'à  nos  jours,  Paris  ne 
tient  pas  plus  de  place  dans  les  journaux  que 
Copenhague.  Mais  je  conviens  que  le  jugement 
du  comte  de  Montalembert  peut  compter  pour  un 
petit  événement  et  qu'on  peut  se  reposer  après 
avoir  fait  cette  besogne  ;  je  trouve  même  qu'on 
ne  rend  pas  au  tribunal  qui  l'a  prononcé  la  jus- 
tice que  les  particuliers  doivent  à  leurs  magis- 
trats, quand  ils  font  bien  ou  mal  leur  devoir. 
Sans  nul  doute  il  a  fallu  à  ces  juges  une  intrépi- 
dité singulière  pour  prononcer  des  peines  si  ter- 
ribles contre  un  écrit  dans  lequel  le  bon  sens 
trop  grossier  des  hommes  vulgaires  ne  saurait 
trouver  une  infraction  à  la  loi.  C'est  là  ce  qu'on 
nomme  agir  en  hommes  d'état,  et  consulter 
Fesprit  et  non  pas  la  lettre  de  la  législation.  Les 
pédants,  qui  ont  le  cerveau  étroit;  «disent  des  sot- 
tises à  ce  sujet;  ils  prétendent  que  la  lettre  de  la 
loi  doit  être  judaïquement  suivie,  sans  quoi  il 
n'y  a  dans  l'empire  le  plus  florissant  de  sécurité 
pour  personne,  que  dura  lex  $ed  2ex,  veut  dire^ 
'Cela.  Mais,  comme  disait  un  militaire  intrépide, 
présidant  un  conseil  de  guerre  :  «  Si  on  écoutait 
ces  bavards-là,  on   ne  condamnerait  pas   un 


460  ■  LBTTRB8. 

homme  sur  deux.  »  On  me  dit  d'ailleurs  que  ce 
procès  n'a  pas  beaucoup  éveillé  la  curiosité  pu- 
blique; que  M.  de  Montalembert  n'étant  pas  d'o- 
pinions très-populaires»  on  ne  prend  nul  intérêt 
à  son  sort.  Pour  le  coup,  moi  qui  n'ai  pu  lire 
sans  une  juste  horreur  les  témérités  dont  l'écrit 
de  M.  de  Montalambert  est  rempli,  je  trouve  que 
tout  citoyen  doit  être  extrêmement  attentif  à  la 
façon  dont  on  juge  soit  le  plus  obscur,  soit  le 
plus  acariâtre  de  ses  concitoyens,  attendu  qu'il 
n'est  pas  bon  de  laisser  établir,  sans  crier  quel- 
que  peu,  des  précédents  fâcheux.  Ce  qui  arrive 
en  ce  genre  à  un  homme  dont  le  visage  ne  me 
revient  pas,  peut  m'arriver  la  semaine  prochaine, 
et  il  serait  de  mon  devoir,  aussi  bien  que  de  ma 
prudence,  de  prendre  son  parti  s'il  n^était  pas 
traité  selon  les  règles  les  plus  exactes  du  droit 
écrit  et  de  la  stricte  légalité.  C'est  ce  qui  a  fait 
dire  à  un  publiciste  anglais  que  la  liberté  était  le 
droit  de  s'occuper  de  ce  qui  ne  vous  regarde  pas. 
Quand  les  sujets  ne  se  portent  pas  d'intérêt  les 
uns  aux  autres,  ils  ont  un  grand  désavantage 
sur  l'Etat  ;  ils  se  présentent  un  à  un  devant  la 
phalange  macédonienne  de  l'Administration  ^ 
qui  les  reçoit  sur  la  pointe  de  ses  piques.  Si 
M.  le  président  ***et  les  trois  juges  de  police  cor- 
rectionnelle me  paraissaient  avoir  prononcé  un 


LETTRES.  461 

jugement  inique  contre  le  plus  ardent  de  mes 
ennemis,  je  noterais  M*^  et  les  trois  juges  dans 
mon  livre  pour  les  poursuivre  toute  ma  vie  selon 
mes  faibles  moyens.  Heureusement  je  ne  suis 
pas  dans  une  si  pénible  obligation,  et  il  est  bien 
doux  de  penser  qu*ils  ont  dans  cette  affaire  tout 
mesuré  au  poids  du  sanctuaire,  5t/at;t/ere//br/t/er^ 
suivant  les  expression^  consolantes  de  l'Écriture, 
n  fait  ici  un  temps  si  triste  que  je  m'en  exile 
en  imagination  pour  aller  vers  les  régions  du 
soleil.  Je  lis ^  avec  curiosité  les  articles  de  la  jRe- 
tme  des  Deux  Mondes  sur  le  Sahel  et  tous  les  envi- 
ronsd' Alger.  C'est  dommage  qu'on  en  soit  séparé 
par  la  mer  retentissante,  comme  dit  Achille  de 
sa  Thessalie.  Je  ne  suis  pas  fait  pour  vivre  l'hi- 
ver; je  suis  convaincu  que  je  mourrai  dans  le 
mois  de  décembre  d'une  année  quelconque  (à 
moins  que  ce  ne  soit  à  une  autre  époque).  J'ai 
la  rage  du  jour  et  du  grand  jour,  et  des  jours 
longs,  et  des  jours  chauds.  Je  mets  entre  l'été  et 
l'hiver  la  même  différence  qu'entre  un  gouver- 
nement libre  et  un  gouvernement  paternel.  J'i- 
gnore sous  quel  gouvernement  je  mourrai,  et  la 
probabilité  pourtant  est  que  ce  sera  sous  celui- 
ci  ;  j'espère  qu'il  n'y  a  pas  d'offense  à  parler 
ainsi.  On  dit  donc  que  l'Afrique  est  un  lieu  de 
délices  pour  le  climat  et  les  horizons  magnifiques 


et  réclai  de  la  végétation,  mais  elle  ressemble 
plus  aux  belles  parties  de  l'Espagne  qu'à  l'Italie. 
Elle  n'a  rien  de  la  mollesse  ionienne  de  Naples, 
ce  n'est  pas  ce  qui  m'en  plaît  ;  mais  elle  n'en  va 
que  mieux  devenir  une  sorte  de  Sedente,  où  ré- 
gneront ïes  vertus  et  la  liberté,  sous  la  .protec- 
tion du  Prince-Ministre  qui  la  gouverne.  Beau- 
coup de  grandes  vues  de  M.  Emile  de  Girardin, 
le  Fénelon  du  siècle,  y  vont  sans  doute  se  réali- 
ser. On  verra  appliquer,  pas  bien  loin  des  ruines 
de  Carthage,  les  belles  leçons  de  Mentor  à  Ido* 
menée  avec  un  même  goût  de  l'ordre  et  de  la 
vertu  et  plus  de  respect  pour  la  liberté.  Saint- 
Marc  Girardin,  qui  ne  vaut  pas  l'autre  Girardin, 
a  pourtant  fait  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  sur 
les  Principautés  et  sur  l'action  de  la  France  dans 
les  négociations  qui  ont  réglé  cet  État,  un  article 
où  il  y  avait  bien  de  l'esprit.  Les  malveillants 
ont  voulu  y  voir  une  légère  teinte  d'ironie  du 
commencement  à  la  fin.  II  faut  le  bien  peu  con- 
naître pour  en  porter  un  tel  jugement  ;  il  est  trop 
savant  dans  l'art  d'écrire  pour  ignorer  qu'une 
ironie  trop  prolongée  est  un  défaut.  Ce  ne  serait 
que  sous  un  despotisme  que  cette  façon  d'écrire 
serait  en  place  ;  mais  quand  on  peut  tout  dire  har- 
diment, dans  le  cercle  des  lois,  qui  diable  pourrait 
avoir  recoofii  i  tous  ces  arts  de  la  servitude  ? 


LBTTRBff.  40^ 


CXLVI. 


A  M.   PAUL  DB    BKOGLIB. 


Gnrcy,  80  décembre  1858. 

Mon  cher  ami,  je  n'ai  pas  grande  confiance 
dans  cette  règle  qne  nous  avons  prise  depuis 
quelque  temps  de  t*adresser  tes  lettres  à  Pa^ 
nama^  voie  d'Angleterre,  sans  autre  indication  ni 
recommandation.  II  me  semble  qu'une  pauvre 
lettre  dans  cet  état  d'abandon  ne  peut  se  tirer 
d'affaire^  mais  on  se  tire  de  tout  dans  ce  monde 
avec  un  peu  d'intelligence,  et  j'aime  à  compter 
sur  rintelligence  de  ces  petits  paquets. 

On  part  d'ici  pour  Paris  vers  le  lendemain  du 
jour  de  Tan.  La  maison  est  présentement  au 
grand  complet  ;  M.  et  madame  d'Haussonville, 
naturellement  Mathilde,  Othenin,  ton  père,  M.  et  ' 
madame  d'Harcourt,  leurs  six  enfants,  made- 
moiselle de  Pomaret  et  enfin  moi-même.  Tout 
cela  fait  un  grand  bruit  à  déjeuner  et  à  dîner. 
On  dispute  sur  tout  avec  la  fureur  et  la  douceur 
accoutumées.  On  ne  parle  pas  du  livre  de 
M.  Michelet  sur  Y  amour  ^  mais  du  livre  de  M.  Va- 
cherot,  qui  a  pour  titre  :  Métaphysique  positive; 
du  livre  de  madame  de  Gasparin»  dont  je  t'ai 


■    4 


464  LETTRES. 

parlé;  on  revient  sur  ses  autres  écrits  et  l'on 
cherche  si  elle  a  agi  selon  la  sagesse  quand  elle 
s'est  moquée  de  ses  frères  protestants  et  de  ce 
qu'elle  nomme  le  palais  de  Chanaan.  C'est  alors 
qu'il  y  a  grande  mêlée  et  c'est  là  que  l'on  voit 
ceux  qui  sont  assis  au  banc  des  moqueurs.  M.  de 
Broglie,  madame  d'Harcourt  et  un  peu  made- 
moiselle de  Pomaret  sont  d'un  côté;  M.  et  ma- 
dame d'Haussonville  et  moi  de  l'autre  ;  et  puis, 
Ton  revient  sur  Pascal,  criant  toujours  de  plus 
en  plus  fort,  si  bien  que  le  petit  chien  de  Pauline 
d'Sarcourt  se  met  à  aboyer 'de  frayeur  ou  d'ému- 
lation, sans  trop  exprimer  d'opinion  ;  et  puis, 
tout  ce  bruit  cesse,  on  quitte  la  salle  à  manger, 
et  on  se  retrouve  au  salon,  en  parfaite  intelli- 
gence. Nicole  a  fait  un  petit  traité  sur  Fart  de 
conserver  la  paix  ;  on  pourrait  en  faire  un  autre 
sur  l'art  de  converser  chrétiennement.  Je  me  fi- 
gure qu'il  faut  faire  grande  attention  à  la  note 
sur  laquelle  on  commence  toute  discussion  ;  elle 
doit  décider  du  fond  même  des  idées  et  modifier 
tout  l'ordre  des  pensées.  Il  est  bien  probable 
qu'il  faut  un  accompagnement  de  flûtes  extrême- 
ment doux  et  non  un  accompagnement  de  trom- 
pettes si  l'on  veut  dire  des  choses  raisonnables, 
mais,  nous  autres  doctrinaires,  nous  ne  marchons 
dans  la  discussion  qu'au  son  des  instruments  de 


LETTRES.  465 

cuivre.  Nous  n*aimons  pas  à  chanter  en  partie  ; 
aussi  il  ne  vient  pas  grand  monde  à  nos  concerts. 
Nous  cherchons  le  point  de  désaccord  comme 
d'autres  cherchent  Taccord.  C'est  pourquoi  je 
porte  dans  mes  armes  un  chien  hargneux,  mais 
le  fond  est  assez  bon  enfant. 

Tu  sauras  qife  ton  père,  après  avoir  lu  la  Mi^- 
iaphysique  positive  de  M.  Vacherot  y  trouve  beau- 
coup de  talent  pour  Texposilion  des  idées,  une 
rare  clarté  dans  la  critique  des  systèmes  les  plus 
obscurs  comme  ceux  de  Kant  et  de  Hegel,  un 
style  qu'il  trouve  admirable  dans  sa  simplicité 
nerveuse  et  tout  à  fait  approprié  au  genre  philo- 
sophique, mais  il  lui  conteste  toutes  ses  idées  et 
•tiHites  ses  conclusions  et  je  n'en  suis  pas  étonné. 

Tu  auras  vu  dans  les  journaux  la  mort  de 
M.  Hippolyte  Rigault.  Il  a  été  très-universelle- 
ment regretté  et  pour  son  talent  et  pour  son 
caractère  aimable  et  indépendant.  Sa  mort 
a  fait  une  sensation  dans  Paris,  où  on  ne  se  soucie 
guère  de  personne.  Il  avait  des  dons  particuliers 
que  le  Journal  des  Débats  ne  retrouvera  guère 
dans  un  autre  ;  une  extrême  facilité  de  travcdl, 
la  variété,  une  hardiesse  mesurée  et  une  certaine 
entente  du  public  qui  lui  permettait  de  mettre 
les  nuances  d'idées  à  sa  portée  ;  le  sarcasme  vif 
sans  beaucoup  d'amertume,  et,  au-dessus  de  tout 

III.  30 


4106  LSTTRSS. 

œla,  il  avait  le  caractère  de  Iliomme  de  lettres 
dans  toute  la  dignité  qu'on  attache  à  oe  nom  et 
quinese  trouve  pas  toujours  dans  les  personnes. 

Les  nouvelles  d*Âlger  sont  toujours  les  mêmes. 
Le  climat  est  bon  pour  la  poitrine,  quoiqu'il 
agace  assez  les  nerfs  par  moment.  Albert  regarde 
avec  curiosité  toute  une  sorte  de  réforme  libé- 
rale que  le  prince  Napoléon  introduit  dans  toutes 
les  branches  de  Tadministration  en  Algérie. 

Voilà  raCTaire  de  M.  de  Montalembert  terminée 
et  jugée  définitivement  en  appel.  Les  nouveamc 
juges  ont  repoussé  la  partie  du  jugement  de 
police  correctionnelle  qui  mettait  le  comte  de 
Montalembert  sous  la  surveillance  et  à  la  dispo- 
sition du  ministre  de  la  police.  Ils  ont  aussi  lé- 
duit  la  prison  de  six  mois  à  trois  mois.  On  dit 
que  M.  Berryer  a  parlé  avec  une  grande  liberté 
et  une  extrême  vivacité.  L'empereur  a  renou- 
velé la  grâce  sur  le  jagement  de  la  Cour  d'appel. 

Adieu,  mon  cher  ami.  Voilà  un  jour  de  Tan 
qui  se  passe  sans  qu'on  te  voie,  mais  non  sans 
qu'on  pense  à  toi.  Les  absents  n'ont  pas  tort, 
quoi  qu'en  dise  un  mauvais  proverbe.  Si  ton  ap- 
pareil photographique  est  arrivé  en  bon  état, 
envoie-moi  la  vue  de  ton  petit  nid  dans  cette 
Oalédonie. 


1.«TT&B«.''  46T 


€XLVII. 


AU    MÊME. 


Paris,  14  janvier  1859. 

• 

Nous  commencioiis  à  trouver  mon  cher  ami» 
qu'il  y  avait  bien  longtemps  qu'on  n'avait  vu  de 
ton  écriture.  Ton  journal  à  fait  Tintérêt  de  deux 
ou  trois  jours  pour  nous.  Je  connais  maintenant, 
aussi  bien  que  qui  que  ce  soit,  cette  vallée  étroite, 
dominée  par  un  lac  et  où  coule  une  rivière  qu'il 
faut  passer  soixante-^trois  fois  pour  arriver  à  ce 
lac.  Nous  nous  disputons  pour  savoir  s'il  faut  la 
passer  soixante-trois  fois  avec  de  l'eau  jusqu'à  la 
oeinture  ou  si  quelque  philanthrope  y  a  jeté  çà 
et  là  des  troncs  d'arbres  pour  servir  de  ponts. 
En  tous  cas,  si  tu  es  encore  mouillé,  la  présente 
est  pour  t'inviter  à  te  sécher,  s'il  est  possible. 
Cette  vie  que  tu  mènes  à  O'Taïti  va  te  donner 
le  goût  eties  habitudes  des  cours.  Est-ce  que  vivre 
habituellement  avec  tant  de  rois,  de  reines,  de 
princes  et  de  princesses  ne  va  pas  te  donner  un 
grand  dédain  pour  notre  bourgeoisie  parisienne  ? 
n  n'empêche  que,  quand  tu  reviendras,  déd.ai- 
gneux  ou  non,  nous  aurons  grand  plaisir  à  voir 
ta  mine  noircie  par  le   soleil  des  tropiques. 


468  LETTRES. 

Quand  je  pense  que  Tannée  dernière,  à  ce  temps- 
ci,  tu  étais  dans  mon  cabinet  à  me  casser  tout 
mon  menu  mobilier ,  je  serais  prêt  à  sacrijSer  le 
meilleur  de  mes  couteaux  à  papier  pour  te  revoir. 
Le  jour  de  Tan ,  ici ,  a  été  marqué  par  un 
véritable  événement  politique.  On  parlait  va- 
guement, depuis  quelques  mois,  des  chances 
éloignées  d'une  guerre  de  la  France  et  du  Pié- 
mont contre  l'Autriche,  mais  c'était  un  sujet 
d'entretien  qui  n'agissait  point  d'une  façon  trop 
marquée  sur  le  crédit.  Le  !•' janvier,  l'empereur, 
en  recevant  M.  de  Hûbner,  ambassadeur  d*Âu- 
triche,  lui  a  exprimé  son  regret  que  les  relations 
de  la  France  et  de  l'Autriche  ne  fussent  pas  telles 
qu'il  Taurait  désiré.  A  ces  paroles,  la  Bourse 
a  fléchi,  plusieurs  jours  de  suite,  d'un  mou- 
vement assez  rapide.  Un  article  du  Moniteur 
a  cherché  à  diminuer  les  inquiétudes,  en  rédui- 
sant la  portée  des  paroles  de  l'empereur,  et  en 
déclarant  très-exagérées  les  conséquences  qu'on 
en  tirait.  Le  Times  a  commencé,  contre  les  pro- 
jets qu'il  suppose  au  gouvernement  français, 
une  polémique  extrêmement  violente  ;  le  Journal 
des  Débats  vient  de  faire  un  article  grave  pour 
représenter  les  chances  d'une  guerre  commencée 
en  Italie  par  la  France  au  profit  du  Piémont.  Le 
gouvernement  vient,   dit-on,   de  prescrire  le 


LBTTRB8.  469 

silence  à  la  plupart  des  journaux  sur  ce  sujet  et 
s'applique,  en  ce  moment,  à  tranquilliser  les  es- 
prits alarmés,  sans  trop  y  réussir. 

Comment  font  donc  chacune  des  lettres  que 
nous  t'écrivons  pour  se  perdre  en  route  ?  Qu'il 
est  difficile  de  s'entendre  de  si  loin  ! 


CXLVIII. 


A  M.  A.   DB  BBOOLIB. 


Paris,  19  Jaavier  1859. 

Nous  semblions,  ces  jours  derniers,  à  la  veille 
d'Arcole  et  de  Rivoli,  mais  comme  il  y  a  toujours 
un  certain  espace  de  temps  entre  la  veille  et  le 
lendemain,  nous  ne  sommes  pas,  en  ce  moment, 
aux  jours  d'Arcole  et  de  Rivoli.  Nous  sommes  à 
la  paix.  Tout  le  langage  officiel  est  dans  ce  sens, 
quoique  sans  rien  de  précis  ni  de  catégorique, 
mais  enfin,  toutes  les  petites  anecdotes  qu'on  col- 
porte vont  à  cette  fin  de  tranquilliser  les  fonds 
publics  qui  sont  nerveux  comme  de  petites  maî- 
tresses. Ce  tour  nouveau  qu'on  semble  vouloir 
donner  à  l'opinion  du  public  vient-il  de  prudence 
à  la  vue  des  chances  d'une  grande  guerre?  Est-ce 
un  calcul  du  moment  pour  arrêter  cette  sorte 


470  LBTTBBSw 

d*effroi  qui  troublerait  toutes  les  transactions  f 
Ce  dernier  est  probable,  etle  premier  est  possible. 
Il  serait  naturel  de  se  recueillir  un  peu  à  Tentrée- 
d'une  aussi  grande  aventure  et  en  entendant  les 
éclats  des  journaux  anglais  et  le  ton  altier  des 
journaux  allemands  de  tous  les  États,  en  son- 
geant]aux  difficultés  que  Romeprésenterait  tout 
d'abord,  en  pensant  au  déchaînement  inévitable 
de  toute  la  démagogie  en  Italie  et  en  voyant 
rabattement  mêlé  de  quelque  fureur  où  est  tom- 
bée la  Bourse  et  ses  innombrables  enfants  dès  les 
premières  ondulations  de  ce  tremblement  de 
terre...  Toutes  ces  choses  contradictoires  étant 
dites,  la  fantaisie  du  moment  est  de  sa  rassurer, 
et  de  croire  à  la  paix... 

Comme  je  disais  tout  cela  hier,  le  vent  tournait 
à  la  Bourse.  On  recommençait  à  croire  à  la 
guerre.  Il  est  probable  que  cette  fièvre  tierce  du*^ 
rera  quelque  temps. 

Âvez-vous  fait  venir  le  volume  de  Job  de 
M.  Renan?  J'en  ai  comparé  des  chapitres  avec 
ceux  de  la  Vulgate,  particulièrement  le  38*  sur  le 
spectacle  de  la  nature.  Je  ne  sais  certainement 
pas  l'hébreu^  et  je  n'ai  pour  règle,  dans  cette 
comparaison,  que  de  tenir  pour  vrai  le*  sens  le 
plus  vif  et  le  plus  fort.  Je  tiens  jusqu'à  présent  la 
Vulgate  supérieure  païf  les  endroits  oà  la  Vulgate 


et  M.  Renan,  ou  M.  Renan  et  la  Yolgate,  diffè- 
rent. 

M.  Feydeau  publie  un  nouveau  roman  dans  la 
Revue  contemporaine.  M.  Pasquier,  malgré  ses 
92  ans,  a  senti  la  rougeur  lui  monter  au  visage 
en  en  lisant  les  premières  pages.  La  Revue  coU'» 
temporaire  n'était-elle  pas  faite  pour  être  lue  par 
les  jeunûs  demoiselles  ? 


CXLIX. 

A  MADAMB    LA   PRINGBSSB    DB   BBOQLIB. 

Paris,  1  février  1859. 

Tout  le  monde  me  dit,  chère  madame,  que 
vous  êtes  bien  mieux  de  tout  point,  et  je  le  vois 
bien  par  votre  lettre.  On  n'a  point  cette  vivacité 
quand  on  souffre  de  la  névralgie,  et  qu'on  a 
les  nerfs  exaspérés  par  le  vent  du  nord. 

Nous  ne  saurons  rien  de  la  guerre  ou  de  la  paix 
avant  le  discours  de  Tempereur  au  Corps  légis- 
latif et  avant  les  séances  du  Parlement  d'Angle- 
terre... Nous  n'avons  que  des  sentiments  doux. 
On  ne  s'entretient  à  la  Bourse  que  des  agrément» 
de  la  paix. .«  En  attendant  que  le  sort,  e'est-à-dire  la 
sagesse  du  gouvernement,  ait  décidé  de  tout  cela,. 


472  LSTTRBS. 

nous  aurons  demain  rentrée  de  la  Princesse  de  Sa- 
voie dans  Paris.  Il  y  a  une  vingtaine  d^années  que 
j*ai  vu  entrer  dans  ce  même  Paris,  par  une  autre 
porte,  une  autre  Princesse,  et,  depuis  Jors,  il  s*est 
,  écroulé  une  monarchie,  et  il  s'est  élevé  une  Ré- 
publique qui  est  tombée,  et  il  s*est  élevé  un  Em- 
pire. Il  est  bien  difficile  de  savoir  quelle  MnoMse 
nous  verrons  entrer  dans  Paris  dans  vingts  Uns* 
Je  ne  crois  pas  que  M.  le  Ministre  de  la  guerre 
ait  dit  Tautre  jour  à  un  officier  qui  lui  parledt 
d'un  professeur  dans  une  école  militaire  :  «  Te- 
nez, mon  cher,  je  donnerais  à  présent  tous  mes 
professeurs  pour  un  cheval.  »  Il  est  très-difBcile 
à  nous,  pauvres  gens  qui  n'approchons  pas  des 
grands^  de  savoir  si  toutes  les  petites  historiettes 
qu'on  nous  raconte  ont  un  mot  de  vérité. 


CL. 


A    M.  PAUL  DB  BROOLIB. 


Paris,  13  mars  1850. 

J'ai  reçu  tes  deux  lettres  du  31  décembre  et  du 
30  janvier.  Cette  dernière  est  arrivée  avec  la  plu4 
aimable  rapidité,  car  elle  était  ici  le  5  mars.  Tu 
n'es  pas  comme  les  trois  quarts  du  genre  humain 


I.BTTRXS.  473 

écrivant  ;  tu  réponds  à  ce  qu*onte  dit  et  les  lettres 
avec  toi  ne  sont  pas  un  échange  de  monologues 
sans  rapport  les  uns  aux  autres.  Tu  tiens  plus  de 
Corneille  où  Jes  héros  se  répondent  que  des  tra- 
giques vulgaires  où  chacun  fait  son  morceau 
sans  se  soucier  à  qui  il  parle.  Je  me  suis  promené 
avec  toi  dans  les  plaines  du  Chili  avec  leurs  on- 
dulaticini|jinonotones,  sauf,  comme  tu  le  dis,  les 
Cordillières  qui  sont  semblables  aux  Alpes;  cela  fait 
bien,  en  effet,  un  petit  accident  dans  le  paysage* 
J'ai  vu  les  églises  magnifiques  de  ces  pauVres 
gens;  un  peuple  de  philosophes  n'aurait  pas 
laissé,  j'en  conviens,  beaucoup  de  monuments 
d'architecture  sur  notre  terre.  J'ai  regardé,  avec 
discrétion,  dans  ces  jolies  maisons,  ouvertes  le 
soir,  et  d'où  sortent  les  sons  rapides  et  mono- 
tones du  même  air  de  piano  répété  cent  fois. 
Quand  il  me  plaira,  je  me  ferai  psisser  auprès 
des  Espagnols  pour  un  vieux  voyageur  Ijui  a 
passé  sa  vie  dans  le  nouveau  monde.  J'aurais 
la  fantaisie  de  voir  comment  on  danse  de  l'au- 
tre côté  de  la  ligne.  Je  compte  que  ce  sont  tou- 
jours des  Français  qui  enseignent  cet  art  par 
tout  l'univers.  Je  crois  bien,  avec  toi,  que  la 
danse  est  nécessaire  pour  connaître  la  société, 
bien  que  Bacon  ne  l'ait  point  comptée,  dans  son 
Novum  organumj  parmi  les  instruments  de  con- 


^4L  LBTTRBS. 

naissances.  Quant  à  Hugg  Miller,  qui  n*est  point 
un  maître  à  danser,  tu  nous  en  as  doimé  la  plus 
grande  curiosité.  LordBrougham,  à  qui  ton  père 
en  a  parle,  avait  lu  sa  biographie  et  en  parlait 
avec  beaucoup  d'estime.  Je  me  propose  de  te  vo» 
1er  les  idées  qu'il  t'a  suggérées  sur  le  Beau.  Elles 
placent  la  théorie  de  l'idéal  au  plus  haut  des 
deux,  qui  est  la  vraie  place  ;  elles  feticiient  la 
booche  aux  copistes  emfagés  de  la  nature  ;  elke 
sont  une  démonstration  de  la  théorie  de  Platon, 
laquelle  n'a  pas  peu  contribué  à  civiliser  le  mon-* 
de.  Tout  homme  qui  n'est  pas  plus  ou  moins  pla- 
tonicien finira  mal,  et,  pour  le  dire  en  passant, 
ceque  tu  aimes  dans  le  caractère  des  Allemands 
est  un  penchant  vers  ces  rêveries  qui  ne  sont  pas 
autre  chose  qu'un  certain  goût  de  famille  qu'ont 
cm  enfants  de  Dieu  pour  l'idéal .    Quelquefois, 
cela  tourne  singulièrement,  comme  toutes  les 
dispositions  héréditaires  qui  sont  sujettes  à  dé* 
viation;  mais  enfin,  je  me  promets  le  plus  grand 
pladsir  de  la  lecture  de  ce  maçon  sublime.  Il  y  a,, 
à  Paris,  une  foule  de  maçons  de  l'école  réaliste 
qui  ne  le  valent  pas.Cest  dommage  que  tu  ne  sois 
pas  là  pour  que  nous  le  lisions  ensemble.  J'aime 
teecofvmmitKirBsetje  te  soupçonne  d'avoir  pexK 
fèelionné  l'édifice  de  cet  humble  architecte  ;  ei 
quand  cela  serait,,  las  gens  qui  font  venir  de 


I^BTTRXB.  47& 

• 

belles  idées  aux  autres,  n'en  sont  pas  moins  de 
grands  hommes  obscurs.  C'est  une  race  plus 
nombreuse  qu'on  ne  sait  ;  ils  mettent  les  esprits 
plus  forts  sur  la  voie  de  ce  qu'Oui  pense  là-haut  : 

Cognati  retinebat  semina  cœlî. 

n  reste  donc,  mon  cher  ami,  que,  tandis  que  nous 
sommes  ici  à  ne  rien  trouver  qui  vaille  au  centre 
de  la  civilisation  moderne,  tu  découvres,  au 
désert,  un  livre  original  et  qui  contient,  peut-être, 
la  réfutation  la  plus  solide  comme  la  plus  frap- 
pante du  système  Courbet.  Ce  Courbet  n'a  pas 
l'air  du  cousin  de  Dieu  et  visiblement  ils  n'ont 
pas  été  élevés  à  la  même  école.  • 

Il  paraît  que  nous  ne  sommes  pas  disposés  à 
nous  disputer,  car  je  suis  aussi  de  ton  avis  sur 
les  définitions  de  la  paresse.  Être  actif,  c'est  vou-^ 
loir  certainement,  et,  sans  nul  doute,  la  volonté 
désennuie  comme  un  vent  frais  qui  entre  dans 
une  chambre  étouffée  rafraîchit  ses  habitants» 
Je  me  souviens  pourtant  que  M.  Mignet,  qui  ob* 
serve  bien  dans  l'ordre  moral,  me  disait  un  jour 
que  des  actes  de  volonté  trop  répétés  usent  les 
nerfs,  mais  il  y  a  un  remède  à  tout  quand  on  ne 
veut  que  bien  faire.  La  règle  à  laquelle  on  sou- 
mettrait ses  occupations  de  chaque  jour  a  cet 
avantage  qu'elle  devient  habitude  et  demeure 


476  LETTRES. 

volonté,  mais  une  volonté  trempée  <f  eoti,  pour 
ainsi  dire,  et  moins  excitante.  Dans  cette  petite 
barque  où  nous  voguons,  chacun  de  nous,  il  faut 
tendre  la  voile  quand  le  vent  est  bon,  mais  pren- 
dre la  rame  dès  que  le  vent  est  contraire  ou  qu*il 
tombe.  J'ai  eu  longtemps  envie  de  faire  faire  un 
cachet  qui  exprimât  le  repos  et  le  bien-être  que 
•donne  l'activilé,  c'est-à-dire  une  volonté  réglée. 
J'avais  la  devise  :  Motu  quiescunt^  et  je  pensais  à 
donner  pour  corps  à  la  devise  le  système  plané- 
taire où  chaque  astre  est  dans  un  grand  repos 
bien  qu'emporté  par  un  grand  mouvement.  Je 
songeais  aussi  à  un  autre  cachet  :  m  nova  fert 
animus,  c'est-à-dire  s'initier  sans  relâche  aux  se- 
crets du  monde  ;  mais  j'aurais  voulu  exprimer, 
en  même  temps,  que  le  nouveau  est  autour  de 
soi,  qu'il  ne  faut  pas  le  chercher  bien  loin,  qu'en 
•creusant  sous  ses  pieds  on  trouverait  des  trésors  ; 
qu'en  traitant  d'une  certaine  manière  avec  ceux 
qui  vivent  auprès  de  vous  on  en  peut  faire  une 

sociéténouvelleettoujoursplus  aimable  etc.,  etc., 
mais  j'ai  fini  par  trouver  que  mon  cachet  aurait 
besoin  d'être  un  petit  in-folio  de  cinq  cents  pa- 
^es,  ce  qui  n'est  pas  dans  les  usages  de  l'art  hé- 
4raldi(}ue. 

16  mars. 

Malgré  le  langage  officiel  du  gouvernement 


LBTTRBS.  477 

qui  semble  faire  effort  pour  éloigner  les  craintes 
de  la  guerre,  le  public  s'obstine  à  croire  à  une 
collision  prochaine  entre  la  France  et  T  Autriche. 

Sais-tu  que  mademoiselle  Rachel  Piscatory 
épouse  M.  Trubert  ?  C'est  à  Chérigny  que  se  fera 
le  mariage. 

Je  te  prie  de  dire  beaucoup  d'amitiés  de  ma 
part  à  ce  pauvre  malheureux  chien  qui  est  venu 
se  réfugier  à  votre  bord.  Tu  as  l'art  de  faire 
prendre  les  animaux  en  affection  et  tu  sais  leur 
donner  des  traits  individuels  qui  en  font  exacte- 
ment  des  personnes.  Il  est  vrai  que  j'ai  une  ten- 
dance naturelle  vers  les  bêtes.  Si  je  croyais  à  la 
migration  de  âmes,  je  croirais  aussi  que  j'ai  erré 
dans  les  bois,  il  y  a  quelques  siècles,  avec  une 
fourrure  plus  ou  moins  épaisse  et  des  oreille» 
plus  ou  moins  pointues. 


CLI. 


AU    MËMB. 

Paris,  15  mai  1859. 

Voilà  terriblement  longtemps,  mon  cher  ami, 
que  nous  n'avons  eu  de  tes  nouvelles,  mais  comme 
tu  nous  as  menacés  de  n'en  avoir  que  vers  le 


478  LBTTRBS. 

mois  de  noTembre  ou  de  décembre  prochain» 
nous  sommes  encore  bien  loin  de  compte  et  U 
faudrjBL  encore  que  nous  laissions  filer,  durant 
bien  des  jours,  le  long  câble  de  la  patience.  Les 
journaux  disent  confusément  que  vous  avez  des 
querelles  à  O'Taïti  sur  le  protectorat  étendu  aux 
Iles-sous-le-vent.  Nous  comprenons  déjà  bien  peu 
nos  affaires  diplomatiques  de  TEurope  ;  celles  des 
antipodes  sont  au-dessus  de  notre  portée.  Tous 
les  doutes  sur  la  guerre  que  je  t'écrivais  il  y  a 
un  mois  sont  très-nettement  résolus  et  voilà  les 
deux  armées  de  Frcuice  et  d'Autriche  qui  vont  se 
rencontrer  en  Piémont.  L'empereur  esta  son 
quartier  général  à  Alexandrie  et  les  Autrichiens 
«n  face,  dans  le  carré  formé  par  le  Tessin,  la  Se* 
sia,  les  Alpes  et  le  Pô.  G*estlepremier  acte  d'une 
tragédie  dont  on  ne  saurait  dire  combien  elle 
aura  d'actes.  Pour  le  moment,  Tespérance  publi- 
que est  que  l'empereur  aura  de  prompts  succès  ; 
que  la  campagne  sera  courte  et  décisive,  et  qu'on 
arrivera  en  peu  de  temps  à  un  congrès  qui  ré- 
glera définitivement  les  affaires  de  l'Italie,  mais 
ce  sentiment  public  n'assure  malheureusement 
pas  le  cours  des  événements.  Bien  des  longues 
guerres  ont  commencé  avec  ces  espérances.  Des 
esprits  plus  chagrins  regardent  avec  inquiétude 
la  disposition  de  l'Allemagne  fédérale  qui  est. 


LXTTRBS.  479 

dit-on,  très-hostile  à  la  France.  La  Prusse  même 
par  la  bouche  du  prince  régent,  déclare  qu'elle 
ne  laissera  point  rompre  Téquilibre  actuel  de 
l'Erfrope.  L'Angleterre,  jusqu'à  ce  jour,  regarde 
les  combattants  sans  guère  laisser  lire  sur  son 
visage  le  parti  qu'elle  prendra.  Lord  Derby,  à  la 
vérité,  s'est  expliqué  dans  le  Parlement  dans  le 
sens  aussi  du  maintien  des  traités.  Il  est  vrai  que 
ce  ministère  Derby  est  d'un  tempérament  faible 
et  d'une  existence  précaire.  Toujours  est-il  qtffl 
y  a  bien  des  choses,  et  peut-être  de  terribles 
choses  derrière  ce  rideau  de  l'avenir  !  L'armée 
française  est  arrivée  très-rapidement  en  Pié- 
mont. La  flotte  en  a  passé  la  majeure  partie, 
environ  75,000  hommes  jusqu'à  présent,  car  les 
routes  du  Mont-Cenis  et  du  Mont-Genèvre  ne  sont 
pas  excellentes...  On  n'entend  pas  grand'chose 
aux  manœuvres  de  l'Autriche  qui  semblait  vou- 
loir frapper  un  coup  violent  sur  l'armée  sarde 
avant  l'arrivée  des  Français  et  qui  depuis  trois 
semaines  n'a  fait  que  tournailler  sur  les  bords 
du  Pô  et  de  la  Sesia  sans  qu'on  puisse  encore 
discerner  son  plan...  L'empereur  Napoléon  est 
parti  mardi  dernier  de  Paris  et  l'émotion  du 
gros  de  la  population  répondait  assez  à  l'ardeur 
de  l'armée. 
Albert  est  arrivé  d'Alger  samedi  30    mars. 


480  LETTRES. 

Toute  la  colonie  est  charmée  des  Algériens,  par- 
ticulièrement des  ofQciers  de  marine.  M.  et  ma- 
dame Fourichon  ont  été  pleins  d'attention  pour 
eux  et  leur  ont  montré  une  véritable' amitié. 
Après  leur  départ,  Tamiral  Fourichon  a  '  failli, 
l'autre  jour,  être  victime  d'un  horrible  accident. 
Il  revenait,  dans  son  canot,  de  conduire  M.  le 
général  Mac-Mahon  sur  YEylau,  à  son  départ 
pour  Gênes.  Le  vent  était  violent,  la  nuit  très- 
noire.  Une  balancelle  espagnole  sortait  du  port 
et  n'avait  point  de  feux.  Ellea  donné  sur  le  canot 
amiral  et  Ta,  littéralement,  coupé  en  deux. 
L'amiral  était  couché  au  fond  du  bateau.  Il  a 
eu  la  présence  d'esprit  de  s'accrocher^  je  ne  sais 
comment,  aux  agrès  de  la  balancelle.  Un  mate- 
lot a  été  noyé.  Un  autre  matelott  arrivé  à  la 
nage^  croyait  l'amiral  mort  et  l'a  annoncé  ainsi. 
Heureusement,  l'amiral  en  a  été  quitte  pour  une 
violente  contusion  à  l'épaule. 

Au  moment  où  je  ferme  ma  lettre,  des  person- 
nes très-bien  informées  me  disent  que  M.  de 
Chasseloup  est  nommé  ministre  de  la  Marine, 
par  décret  daté  de  Gênes.  M.  Hamelin  va  à  la 
Légion  d'honneur,  et  M.  Billaull  ira  probable- 
ment à  l'Algérie. 


LETTRES.  481 


CLII. 


AU    MEME. 


Broglie,  u  juillet  1859. 

Je  ne  puis  pas  te  dire,  ce  mois-ci,  qu'il  n'y  a 
rien  de  nouveau  depuis  ma  dernière  lettre. 
Nous  avons  eu  la  grande  bataille  de  Solférino  ; 
puis  Ton  s'est  préparé  à  assiéger  les  plus  formi* 
dables  forteresses  de  Tltalie  ;  puis,  tout  à  coup, 
nous  avons  appris  par  une  dépêche  télégraphi- 
que que  la  paix  était  faite  entre  l'Empereur  des 
Français  et  l'Empereur  d'Autriche,  que  la  Lom- 
bardie  était  donnée  au  Piémont,  que  la  Vénétie 
restait  à  l'Autriche  et  faisait  partie  d'une  confé- 
dération italienne  dont  le  Pape  était  le  président 
honoraire,  et  qu'ainsi,  après  ce  bruit  formidable, 
tout  allait  rentrer  dans  Tordre,  au  moins  pour 
un  temps.  La  flotte  qui  menaçait  Venise,  toute 
cette  petite  flottille  chargée  de  canons  que  M. 
Bouet  faisait  avancer  vers  les  lagunes,  vont  ren- 
trer à  Toulon.  Voilà  le  gros  des  choses.  Tu  com- 
prends qu'il  n'est  pas  aisé  d'en  saisir  les  consé- 
quences à  la  première  vue,  et  tu  ne  seras  pas 
plus  étonné  que  nous  si  tu  es  étonné  de  cet  inat- 
tendu. L'Europe  a  l'air  tout  aussi  ahurie  que  toi 

III.  31 


482  LETTRES. 

et  moi.  Ni  Italiens,  ni  Allemands,  ni  Pape,  ne 
voient  ce  qu'ils  espéraient  ou  ce  qu'ils  crai- 
gnaient. Qu'est-ce  qu'il  sortira  dans  quelques 
mois  de  tant  d'espérances  et  de  craintes  trom- 
pées, nul  ne  saurait  le  dire.  J'espère  que  les  jour- 
naux vous  arriveront  exactementen  même  temps 
que  nos  lettres  et  que  tu  pourras  suivre,  jour 
par  jour,  le  cours  bizarre  des  événements.  Ils 
n'en  demeurent  pas  moins  encore  assez  étranges 
pour  vous,  j'imagine.  A  en  juger  par  la  phrasé 
qui  termine  la  proclamation  de  l'Empereur  aux 
soldats,  après  la  paix,  ce  qui  a  arrêté  les  armées, 
c'est  la  crainte  d'une  collision  avec  une  grande 
partie  de  l'Europe,  et  c'est  là,  sans  doute,  ce  qui 
fait  dire  à  l'Empereur  qu'une  telle  lutte  n'aurait 
plus  été  en  proportion  avec  les  intérêts  que  la  France 
défend  en  Italie. 

J'ai  reçu  ta  lettre  du  28  mars,  mon  cher  ami. 
Je  ne  suis  pas  étonné  que,  tes  caisses  arrivées, 
tous  les  livres  qui  te  plaisaient  en  imagination 
ne  te  disent  plus  les  mêmes  choses  après  six 
mois  de  mer,  de  spectacles  changeants  et 
de  rêveries.  L'esprit  retravaille  tous  ses  sou- 
venirs  dans  la  solitude;  il  critique  et  recriti-^ 
que  toutes  choses  sourdement,  et  l'intelligence^ 
qui  n'a  pas  l'air  de  bouger,  se  trouve,  au 
bout  du  voyage,  avoir  fait  autant  de  chemin 


LETTRB8.  483 

que  le  vaisseau ,  mais  dans  d'autres  parages. 
Je  suis  bien  impatient  de  savoir  comment  se 
passe  cette  reconnaissance  armée  dans  votre 
Calédonie.  Les  gens  expérimentés  disent  qu'il  ne 
faut  avoir  nulle  distraction  parmi  ces  sauvages, 
dont  vous  vous  proposez  de  parcourir  les  domai- 
nes, et  que  toute  la  vigilance  d'Uncas  et  é'OEil- 
de-Faucon  n'est  pas  de  trop  parmi  ces  nations 
inhospitalières  ;  qu'on  ne  peut  pas  trop  se  garder 
de  la  flèche  qui  vole  dans  la  nuit  et  des  démons  du 
Midi  qui  se  cachent  derrière  les  arbres  pour  vous 
prendre  sans  armes.  Votre  expédition,  d'après  ce 
qu'on  m'en  dit,  me  semble  la  meilleure  société 
du  monde  en  fait  de  savants  et  de  gens  aimables. 
Je  vois  qu'il  faut  aller  dans  les  contrées  incivili- 
sées pour  y  trouver  la  civilisation.  Tes  remar- 
ques sur  les  coquilles  d'eau  douce  et  de  mer 
m'ont  beaucoup  intéressé  ;  tes  conclusions  sur  la 
difficulté  de  connaître  les  lois  du  monde  sont 
très-justes,  mais  il  se  pourrait  bien  qu'il  n'y  eût 
pas  des  lois  partout.  Je  t'ai  dit,  je  crois,  que  je 
tenais,  les  lois  inexorables  de  la  nature  néces- 
saires surtout  pour  les  lieux  où  vivent  des  êtres 
moraux  qui,  ayant  à  agir,  doivent  savoir  sur 
quoi  compter  ;  mais  peut-être  que  Dieu  fait  cer- 
taines choses  une  fois  et  pas  plus,  ce  qui  exclut 
absolument  l'idée  de  loi,  au  moins  dans  le  sens 


484  LETTRES. 

OÙ  l'on  entend  les  lois  du  monde  physique.  En 
sa  qualité  de  premier  des  peintres,  il  fait  des  ta- 
bleaux dont  il  ne  fait  ni  ne  laisse  faire  de  copies 
dans  FinQnie  variété  de  son  intelligence. 
.    Adieu,  mon  cher  ami.  Mille  tendresses. 


FIN    DU    VOLUME   TROISIEME. 


t; 


TABLE 


DU   TR0I8IKMK  VOLUMR 


LETTRES 

pages. 

I.  A  M.  A.  W.  Schlegel,  10  avril  1832  ...  i 

II.  Au  même,  30  septembre  1832 3 

III.  Au  même,  90  mars  1833 8 

IV.  Au  même,  23  septembre  1833 il 

y.  Au  même,  14  août  1834 13 

VI.  Au  même,  9  octobre  1884 14 

VII.  Au  même,  28  mars  183G 46 

VIII.  Au  même,  26  juin  1836 19 

IX.  A  madame  d'Haussonville,  19  novembre 

1836 21 

X.  A  la  même,  17  décembre  1836 26 

XI.  A  la  même,  48  juillet  1837 30 

XII.  A  M.  Raulin,  24  août  1837 34 

XIII.  A  madame  d'Haussonville,  10  décembre 

1837 38 

XIV.  A  M.  Raulin,  13  juillet  1838 40 

XV.  Au  même,  17  août  1838 43 

XVI.  Au  môme,  25  août  1838 47 

XVII.  A  M.  A.  W.  Schlegel,  20  octobre  1838.   .  49 
XVIII.  A  madame  la  baronne  A.  de  Staël,  30  mai 

1839 52 


486  LETTRES. 

Pages. 

XIX.  A  M.  A.  W.  Schlegel,  2  mars  1840.  ...  53 
XX.  A  madame  la  baronne  A.  de  Staël,  !«'  avril 

4840 56 

XXI.  A  madame  d'Haussonville,  29  août  1840  .  59 
XXII.  A  madame  la  baronne  A.  de  Staël,  13  no- 
vembre 1840 62 

XXIÏI.  A  la  même,  18  décembre  1840 66 

XXIV.  A  M.  A.  W.  Schlegel,  12  janvier  1841.    .  69 

XXV.  A  M.  Raulin,29aoùt  1841 72 

XXVI.  A  madame  d'Haussonville,  28  septembre 

1841 75 

XXVII.  A  madame  la  baronne  de  Lascours,  6  no- 
vembre 1841 . , 79 

XXVIII.  A  madame  d'Haussonville,  10  novembre 

1841 82 

XXIX.  A  M.  Raulin,  11  novembre  1841 85 

XXX.  A  madame  d*Haussonville,  20  novembre 

1841 88 

XXXI.  A  madame  la  baronne  A.  de  Staël,  23  fé- 

vrier 1842 90 

XXXII.  A  la  môme,  2  mars  1842 96 

XXXIII.  A  madamed'Haussonville,  13  octobre  1842.  103 

XXXIV.  A  M.  Raulin,  30  novembre  1842 106 

XXXV.  A  madame  la  baronne  de  LAScours,  11  mars 

1843 109 

XXXVI.  Alamêmi,  13  juin  1843 114 

XXXVII.  AM.Rauïlh,23juillell843 118 

XXXVIII.  Au  même,  6  août  1843 120 

XXXIX.  A  M.  A.  W,  Schlegel,  15  août  1843  .   .    .  126 

XL.  A  M.  Raulin,  16  août  1843  . 129 

XLI.  A  M.  E.  de  Sahune,  9  décembre  1843  .   .  133 

XLII.  A  M.  A.  W.  Schlegel,  21  avril  1844     .    .  136 

XLIII.  Au  même,  3  mai  1844 1.38 

XLIV.  A  M.  Raulin,  28  juin  1844 139 

XLV.  A  madame  la  baronne  de  Staël,  2  sep- 
tembre 1844 142 

XLVI.  A  madame  d'Haussonville,  6  octobre  1844.  144 
XLVII.  A  madame  la  baronne  de  Lascours,  19  oc- 
tobre 1844 149 

XLVIII.  A  M.  Raulin,  25  décembre  1844 152 

XLIX.  Au  même,  1«' juin  1845 156 


•  .'• 


é 


LETTRES.  487 

L.  Au  même,  5  juillet  1845 .157 

LI.  Au  même,  29  juillet  1845.   ........  i59 

LU.  Au  même,  5  septembre  1845 162 

LUI.  Au  même,  12  novembre  1845 167 

LIV.  A  madame  la  baronne  A.  de  Staël,  25  mai 

1846 170 

LV.  A  madame  d'HaussonvIlle,  «Ojuin  1846.  174 

LVI.  A  M.  Raulin,  5  août  1846 176 

LVII.  A  madame  d'Haussonviile,  10  août  1846.  181 
LVIII.  A  madame  la  marquise  d'Harcourt,  5  sep- 
tembre 1846 183 

LIX.  A  M.  Raulin,  17  octobre  «846.   .     ....  186 

LX.  Au  même,  24  novembre  1846 191 

LXI.  A  madame  la  marquise  d'Harcourt,  18  juin 

1847 197 

LXII.  A  la  même,  18  août  1847 198 

LXIII.  A  M.  Raulin,  2  novembre  1847 201 

LXIV.  A  madame  d'Haussonville,  24  novembre 

1847 202 

LXV.  A  M.  d'Haussonville,  24  mai  1848.    ...  206 

LXVI.  A  madame  d'Haussonville,  14  juin  1848.  .  209 
LXVII.  A  madame  la  baronne  de  Lascours,  17  juin 

1848 213 

LXVIir.  A  M.  Raulin,  if  juillet  1848 215 

LXIX.  A  M.  Poirson,  19  septembre  1848.  .   .   .  218 
LXX.  A  madame  d'Haussoimlie,  23  septembre 

1848 -V 223 

LXXr.  A  M.  E.  de  Sahune,  2  novembre  1848.   .  227 

LXXII.  A  M.  d'Haussonville,  21  décembre  1848  .  231 

LXXIll.  A  M.  Raulin,  9  janvier  1849 234 

LXXIV.  A  M.  d'Haussonville,  15  juin  1849.   ...  237 
LXXV.  A  M.  E.  de  Sahune,  14  juillet  1849.   ...  239 
LXXVI.  A  madame  la  baronne  A.  de  Staël,  1 7  juil- 
let 1849 241 

LXXVII.  A  madame  d'Haussonville,  24  juillet  1849.  244 
LXXVni.  A  madame  la  baronne  A.  de  Staël,  24  août 

1849 248 

LXXIX.  A  madame  la  baronne  de  Lascours,  25  dé- 
cembre 1849 250 

LXXX.  A  madame  la  baronne  de  Staël,  28  janvier 

1850 253 


488  LETTRES. 

Pages 

LXXXI.  A  M.  le  duc  de  Broglie,  20  juillet  1850.   .  255 

LXXXII.A  M.  Poirson,  i3aoûtl850 256 

LXXXIII.  A  madame  la  marquise  d'Harcourt,  16  août 

1850 258 

LXXXI V.  A  madame  la  baronne  A.  de  Staël,  4  sep- 
tembre 1850 263 

LXXXV.  A  la  même,  20  septembre  1850 265 

LXXXVL  A  M.  A.  de  Broglie,  22  janvier  1851  ...  268 
LXXXVII.  A  madame  la  marquise  d'Harcourt,  1  «^  août 

1851 270 

LXXXVlil.  A  M.  E.  de  Sahune,  8  septembre  1851 .   .  275 
LXXXIX.  A  madame  d'Hausson ville,  13  novembre 

1851 278 

XC.  A  M.  E.  de  Sabunc,  15  novembre  1851 .   .  281 
XCI.  A  madame  la  baronne  de  Lascours,  1 1  fé- 
vrier 1852 283 

XCII.  A  M.  Piscatory,  8  mars  1852 286 

XCIII.  A  madame  la  baronne  de  Staël,  16  octobre 

1852 292 

XCIV.  A  madame  Piscatory,  19  juin  1853;  ..  .  294 
XCV.  A  madame  la  princesse  de  Broglie,  18  juil- 
let 1853 299 

XCVl.  A  madame  Piscatory,  8  août  1853  .  ...  301 

XCVII.  A  la  même,  15  septembre  1853  .....  304 

.  XCVIII.  A  la  même,  26  octobre  1853 309 

XCIX.  A  M.  Piscatory,  9  mars  1854 313 

C.  A  madame  la  baronne  A.  de  Staël,  1*'  avril 

1854 317 

CI.  A  M.  d'Haussonville,  30  juillet  1854  ...  320 
CIL  A  madame  la  baronne-Â.  de  Staël,  11  août 

1854 322 

CIIL  A  M.  Paul  de  Broglie,  20  septembre  1854.  324 

CIY.  A  M.  d'Haussonville,  4  octobre  1854.  .   .  326 

CV.  A  M.  E.  de  Sahune,  16  octobre  1854.  .   .  329 

CVI.  A  madame  d'Haussonville,  28  octobre  1854.  331 

CVIL  A  M.  d'Haussonville,  1 1  décembre  1854.   .  332 

CVIII.  A  M.  Piscatory,  3  mars  1856 334 

CIX.  Aumêmc,  26  avril  1855 339 

ex.  A  M.  Paul  de  Broglie,  16  juin  1855.  ...  342 

CXI.  Au  même,  7  juillet  1855 344 

CXII.  A    madame    la    baronne    A.  de   Staël , 


LETTRBS.  489 

Pages. 

6  septembre  1855 948 

CXIII.  A  M.  E.  de  Sahune,  1^  novembre  i855 .  •  350 

CXIY.  A  M.  Paul  de  Broglie,  iS  novembre  1855.  352 

CXV.  A  M.  E.  de  Sahune,  14  décembre  1855  .  .  355 

ex VI.  Au  même,  21  décembre  1855 358 

CXVII.  A  M.  le  docteur  Elysée  Mercier,  10  janvier 

185Ô 360 

CXVIII.  Au  môme,  2  février  1856 366 

CXIX.  Au  même,  25  îëvrier  1856 371 

CXX.  Au  même,  24  mars  1856 375 

CXXI.  A  M.  Piscatory,  1    avril  1856 380 

CXXII.  A  M.  E.  de  Sahune,  15  juin  185G  .....  383 

CXXIII.  A  madame  Piscatory,  H  juillet  1856.   .   .  386 

CXXIV.  A  M.  Piscatory,  23  août  1856 390 

CXXV.  A  M.  Ë.  de  Sahune,  21  septembre  1856.   •  393 
CXXVI.  A  madame  la  baronne  A.  de  Staël,  2  oc- 
tobre 1856 396 

CXXVII.  A  M.  E.  de  Sahune,  4  octobre  1856  ,.   .  398 

CXXVIII.  A  M.  Paul  de  Broglie,  2  février  1857.  .   .  401 

CXXIX.  Au  même,  21  février  1857 403 

CKXX.  A  madame  Piscatory,  29  juin  1857  ..   •  406 

CXXXr.  A  M.  Masson,  26juillet  1857 410 

CXXXII.  A  M,  Piscatory,  7  aoùtlS57  ......  413 

CXXXIIl.  A  M.  E.  de  Sahune,  11  août  1857.   ...  417 

CXXXIV.  A  M.  Masson,  24  août  1857   ......  421 

CXXlfV.  Au  même,  17  octobre  1857 421 

CXXXVI.  A  M.  Paul  de  Broglie,  6  mars  1858.  ...  431 
CXXXVII.  A  madame  la  baronne  A.  de  Stacl,  10  juil- 
let 1858 434 

CXXXVIII.  A  la  même,  2  août  1858 437 

CXXXIX.  A  madame  Piscatorj,  25  août  1858.  ...  440 

CXL.  A  madame  la  baronne  de  Lascours,27août  « 

1858 445 

CXLI.  A  M.  Piscatory,  28  septembre  1858  ..   .  447 

CXLII.  A  M.  E.  de  Sahune,  13  octobre  1858.  .   .  451 

CXLIII.  Au  même,  21  octobre  1858 453 

CXLIV.  A  madame  la  baronne  A.  de  Staël,  16  no- 
vembre 1858 456 

CXLV.  A  M.  Poirson,  7  décembre  1858 458 

CXLVI.  A  M.  Paul  de  Broglie,  cO  décembre  1858.  463 

CXLVII.  Au  même,  14  janvier  1859 4C7 


490  '  LETTRES. 

CXLVIIl.  A  M.  A.  de  Broglie,  19  janvier  1859.   .   .  469 
CXLIX.  A  madame  la  princesse  de  Brogiie,  2  fé- 
vrier 1859 471 

CL.  A  M.  Paul  de  Broglie,  \3  mars  1859.  .   .  472 

CLI.  Au  môme,  15  mai  1859 .  477 

CLII.  Au  même,  14juilleM859 481 


F.  Aureau.  —  Imprimerie  de  ÎMWy, 


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