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s MR.
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/mlangesreligie03balm
Ex libris
A. POUDROlîX
MELANGES
RELIGIEUX, PHILOSOPHIQUES,
POLITIQUES ET LITTÉRAIRES.
Betanc;on , impr. d'Out. Clialandro fils.
MELANGES
RELIGIEUX, PHILOSOPHIQUES,
POLITIQUES ET LITTÉRAIRES,
DE J. BALMÈS.
Traduits de l'espagnol , avec une Introduction ,
^ Par J. BAREILLE.
TOME TROISIÈME.
— a-ï*3-®©-C-IE-e-«—
* PARIS,
CHEZ LOUIS VIVES, ÉDITEUR
RUE CASSETTE, 23.
18S4
2 DES INFLUENCES
les altérer d'une manière lamentable; suivez Ir
marche des nations dans ces périodes de grandeur
et de prospérité où l'abondance de leurs ressources
leur permet de traduire au dehors la force de leurs
croyances religieuses, d'élever à la Divinité des
monuments plus ou moins grandioses ; considérez
ces mêmes nations, enfin , lorsque , parvenues au
plus haut degré de civilisation et de culture intel-
lectuelle, enorgueillies de leur savoir et de leiu^s
progrès en tout genre, elles penchent vers l'indiffé-
rentisme et l'incrédulité, alors qu'on s'imagine, au
premier coup d'œil, ne voir régner en elles que la
vanité de la science et la soif des plaisirs matériels :
partout et toujours vous rencontrerez cette haute in-
fluence du ministère religieux.
Il est des époques où son action semble régner
exclusivement dans la société , où le sacerdoce est
tout, pour ainsi dire, dans le monde, et se fait de
tout autre pouvoir le docile instrument de son in-
fluence. Il est des temps où cette influence se com-
bine simplement avec les autres éléments sociaux ,
les domine et les dirige. Il en est enfin où la reli-
gion est comme ensevelie dans le tumulte des choses
humaines, de telle sorte qu'elle ne figure pas aux
yeux d'un observateur superficiel comme un pou-
voir digne d'une attention sérieuse. Ne nous lais-
sons pas toutefois halluciner par de trompeuses
apparences, ne jugeons pas de la force des choses
par le bruit qu'elles font ou par l'éclat qu'elles jet-
tent ; sachons descendre dans les entrailles du corps
RELIGIEUSES. 3
íocial, analyser ses mobiles cachés, les causes éloi-
gnées des événements extériem's , et nous verrons
que l'influence des ministres de la religion est encore
bien puissante et bien étendue, alors même qu'elle
nous semblait entièrement annihilée. Les formes
sous lesquelles elle se produit sont innombrables ,
elle exerce son action de mille manières différentes;
mais elle ne s'abdique jamais elle-même; elle ne
perd jamais ses moyens d'action, quoiqu'elle en
change selon les circonstances et les temps. Jetez
un coup d'œil sur l'histoire, et sachez en compren-
dre les profondes leçons. Dans l'enfance des socié-
tés humaines, l'influence du ministère religieux sert
à confirmer, à consolider l'autorité domestique, en
réunissant dans une même personne les vénérables
caractères de père et de prêtre. Quand les relations
sociales se sont développées et compliquées, tantôt
cette influence contribue à étendre et enraciner le
pouvoir d'une famille, qui résume en elle les droits
du gouvernement civil et les prérogatives du sacer-
doce ; tantôt elle a pour effet d'assurer à toute une
classe un rang distingué dans la société, un grand
ascendant sur la marche des affaires publiques, une
part abondante d'honneurs, de dignités et de riches-
ses; parfois elle forme par voie d'agglomération une
classe à partcjui contrebalance le pouvoir des autres
classes, sans monopoliser dans une famille ou dans
une caste les prérogatives et les bienfaits dont elle
jouit ; d'autres fois elle se présente dénuée de toute
sorte d'appuis humains, exerçant par elle-même
4 DES INFLUENCES
une action immédiate et directe sur les intelligences
et les volontés , action qui se répand dans tous les
sens d'une manière sûre et rapide , action qui se
révèle toujours par mie force douce et vivifiante ,
comme l'eau qui s'infiltre peu à peu dans le sein de
la terre, comme la chaleur qui fertilise les champs;
mais, sous une forme ou sous une autre, avec plus
ou moins d'éclat, plus ou moins d'énergie, avec tels
ou tels résultats , l'influence existe toujours, le mi-
nistère religieux est une chose inhérente à la vie
même de la société.
Il arrive souvent qu'en écrivant l'histoire d'un
peuple, on n'y fait figurer la religion c{ue comme
une chose très secondaire : on y décrira fort au long
des usages et des mœurs plus ou moins susceptibles
de satisfaire la raison ou la curiosité ; on y racon-
tera avec tous les détails imaginables l'ordre des
batailles, les vicissitudes de la guerre, les change-
ments d'institutions et de dynasties , le progrès ou
la décadence des sciences, des arts, du commerce ;
c'est là cju'on cherche uniquement les causes de ' la
puissance ou de la faiblesse , du bonheur ou du
malheur des nations ; et l'on n'accordera qu'une
bien faible attention aux idées religieuses, aux mo-
difications qu'elles ont subies, aux immenses résul-
tats dont elles sont la cause première. Il suit de i i
que les peuples dont on a fait l'histoire demeurent à
peu près inconnus, qu'on n'a vu cjue l'écorce des
choses, et que sous l'apparence d'un examen philo-
sophique, on n'a qu'un tableau fictif, entièrement
RELIGIEUSES. O
dû a rimagination de l'écrivain. Dans toute histoire
réellement digne de ce nom, devrait figurer en pre-
mière ligne le portrait des idées et des mœurs, qui
sont toujours la conséquence immédiate de la reli-
gion, quand elles n'en sont pas l'expression la plus
complète. Voilà pourquoi on devrait tenir compte
des modifications et des changements survenus
dans l'exercice du ministère religieux, dans la posi-
tion sociale des hommes qui en sont revêtus ; car
enfin la cause du ministre est tellement liée à l'in-
fluence du ministère, qu'on pourrait en quelque
sorte calculer le degré de cette influence par la con-
sidération dont jouissent ceux qui en sont les orga-
nes et les représentants.
L'influence des ministres de la religion une fois
admise, il serait facile de dire les causes de ce
phénomène. La religion, en effet, étant un fait com-
mun à tous les temps et à tous les pays, et la reli-
gion par sa nature ayant une si grande action sur
l'esprit et le cœur des hommes, il est impossible
que ses ministres ne participent pas en quelque
manière à la force, à l'efficacité renfermées dans les
croyances, dans les préceptes, dans les actes même
extérieurs dont ils sont les organes , les promoteurs
et les guides. S'il pouvait exister un peuple dénué
de toute religion, là seulement manquerait cette in-
fluence ; mais comme l'une de ces choses est impos-
sible, l'autre l'est au même degré. C'est en vain
qu'on tenterait de détruire le sentiment religieux;
il est indestructible dans l'humanité, comme faisant
6 DES INFLUENCES
en quelque sorte partie de son existence. Si l'on en-
lève aux peuples la véritable religion, ils en suivront
une fausse ; si le nom même de religion est effacé ,
on inventera d'autres noms qui exprimeront tou-
jours la même chose. N'a-t-on pas observé l'éton-
nant phénomène qui se produit chez les nations où
l'incrédulité a fait les plus grands ravages? A Paris,
par exemple, où certes les idées religieuses n'exer-
cent pas un trop grand ascendant, vous rencontre-
rez les superstitions les plus grossières; il y a là des
hommes et des femmes qui ne croient plus en Dieu
et qui écoutent avec une soumission admirable les
oracles de tel charlatan qui prédit, avec une assu-
rance à peine moins étonnante , les événements
futurs ou cachés d'où dépendent le plus souvent le
sort des individus et celui des familles. Chose re-
marquable! le même homme qui, séduit par les
funestes doctrines de Voltaire et des disciples de
Voltaire, a repoussé la religion de ses aïeux et pro-
testé au nom des lumières du siècle contre des en-
seignements aussi anciens que le monde, contre des
vérités appuyées sur des preuves innombrables ,
croira sans hésiter, sur la parole d'un misérable
imposteur, à des jours fastes ou néfastes, à mille
autres niaiseries non moins déplorables. Or, savez-
vous ce que signifient de telles anomalies? Elles si-
gnifient que l'homme ne saurait se renfermer dans
la sphère étroite de cette vie, dans le court espace
qui lui est mesuré sur la terre : une voix intérieure
lui répète sans cesse que tout ne finit pas là ,
RELIGIEUSES. 7
qu'il n'y a là qu'une faible partie de ce qui existe,
qu'il faut reconnaître des êtres d'un ordre différent,
une autre mode d'existence, une autre vie, un autre
monde ; que quand il a perdu le céleste flambeau qui
le conduisait dans le chemin de la vérité, il marche
à tâtons , dans les plus épaisses ténèbres, il adore
des idoles de son invention , une fois cjuil a cessé
d'adorer le seul vrai Dieu. C'est pour cela cp'il est
naturellement porté à penser qu'il existe des hom-
mes privilégiés dont l'esprit s'élève à des régions
supérieures, inaccessibles aux autres hommes; c'est
pour cela qu'il adm.et la possibilité de certaines
combinaisons mystérieuses propres à nous révéler
les secrets de l'avenir; c'est enfin pour cela qu'il a
besoin d'entendre la parole d'un imposteur quand
il n'écoute plus la parole du prêtre.
Ceci nous fait voir d'une manière éclatante com-
bien nous sommes fondés h reconnaître la force et
la grandeur des influences religieuses , puisque
l'homme qui n'a plus à son secours le ministère des
prêtres se fait des prêtres à sa guise , se soumet à
leur autorité, se laisse entraîner par quiconque en-
treprend de parler à ses instincts de croyance sur-
naturelle. Qu'importe le nom dont on revêt ces
prêtres de l'erreur? La chose reste au fond lamême.
Le fanatisme et la superstition ne sont autre chose
que le sentiment religieux jeté au dehors de sa voie.
Nous ne demandons pas pour les ministres de la
religion une influence plus grande qu'il ne leur con-
vient de la posséder; nous ne désirons pas, nous ne
6 DES INFLUENCES
regardons pas comme possible qu'une grande par-
tie des affaires humaines passent par leurs mains ,
comme cela se pratiquait dans d'autres temps et
dans d'autres circonstances ; mais nous ne pouvons
souiïrir en vérité l'incroyable aveuglement de
ces hommes qui, non contents de l'amoindrisse-
ment des influences religieuses dans l'époque où
nous vivons, travaillent incessamment à dénaturer
l'histoire, en représentant comme un fait odieux en
lui-même et funeste aux intérêts de la société cette
antique influence des ministres de la religion, quel-
que part qu'ils la rencontrent, n'importe le nom
sous lequel elle se produit. A ceux qui méconnais-
sent ainsi l'un des caractères les plus essentiels de
l'humanité, qui repoussent absolument l'interven-
tion et l'influence des ministres de la religion dans
le cours des choses humaines, dans la suite des évé-
nements engendrés par le développement de toutes
les civilisations, et qui n'ont parlé de la religion
que comme d'un fait accidentel et non comme d'une
des conditions essentielles de la vie des peuples,
nous pourrions bien rappeler , parmi tant d'autres
passages remarquables de l'antiquité païenne , ces
mots profonds adressés par Plutarque à un philoso-
phe épicurien : « Si vous parcourez l'univers, vous
rencontrerez des sociétés sans lettres, sans roi, sans
maisons, sans monnaie, sans théâtre, sans école;
mais vous n'en rencontrerez jamais , nul n'en a
jamais rencontré sans temples et sans dieux; non,
il n'existe pas de société qui ne pratique le devoir
RELIGIEUSES. 9
de la prière, qui n'ait ses formules de serment, qui
ne consulte des oracles , qui ne fasse des libations
et des sacrifices, soit pour obtenir les biens qui lui
manquent, soit pour détourner les maux qu'elle
craint. Je juge qu'il serait plus facile de bâtir une
ville dans les airs, que de fonder et de conserver
une société sans une foi religieuse. »
De tout temps, on a reconnu l'influence que nous
voulons établir; secondée ou contrariée, suivant la
circonstance, elle n'a jamais cessé d'exister; mais
le clergé catholique présente, sous ce rapport,
quelque chose d'exceptionnel et de caractéristique,
qu'on chercherait en vain dans les ministres d'une
autre religion. Deux causes ont contribué à aug-
menter l'influence du clergé catholique et à la met-
tre en évidence, autant aux yeux de ceux qui la re-
gardaient avec défiance qu'aux yeux de ceux qui la
réclamaient comme leur secours et leur appui;
nous voulons parler de l'indépendance de ce clergé
dans tout ce qui concerne les intérêts spirituels et
de ses rapports directs avec la conscience et la vie
des fidèles.
L'indépendance du ministère catholique, dans
toutes les affaires qui sont de son ressort, fut à
toutes les époques le cauchemar, pour ainsi parler,
des gouvernements arbitraires. Que cette hostilité
se soit manifestée sous la forme du despotisme
ministériel, ou bien qu'elle ait revêtu des traits
moins repoussants et plus flatteurs, elle n'en était ni
moins réelle ni moins dangereuse. Lisez l'histoire
1.
10 DES INFLUENCES
de l'Église après la conversion des empereurs, et
vous y remarquerez sans peine les premiers germes
d'un mal qui n'a cessé de l'affliger. Vous les trou-
verez surtout dans cette constante démangeaison
du pouvoir civil de se mêler des affaires ecclésias-
tiques. Ce pouvoir oubliait trop facilement la leçon
renfermée dans les immortelles paroles que le
grand évêque espagnol Osius fit entendre à l'em-
pereur Constance : « J'ai rendu témoignage de ma
foi, lui disait-il, dans la persécution de votre aïeul
Maximien, et si vous voulez renouveler l'épreuve,
je suis prêt à souffrir tous les tourments plutôt que
de trahir la vérité et de souiller mon innocence.
Que vos gouverneurs n'interviennent pas dans les
décisions de l'Église; cessez d'exiler les évêques,
dont le seul crime, à vos yeux, est de ne pas se
prêter aux abus du pouvoir. N'oubliez pas, empe-
reur, que, malgré ce magnifique titre, vous ne lais-
sez pas d'être homme, et d'être, comme tel, sujet à
la mort. Craignez l'éternité. Ne vous mêlez pas des
aiïaires ecclésiastiques; à cet égard, vous n'avez
pas d'ordres à nous donner : c'est vous, au con-
traire, qui devez en recevoir de nous. Dieu vous a
confié le gouvernement de l'empire, aux évêques
celui de l'Église chrétienne ; et, de même que nous
violerions l'ordre de Dieu si nous entreprenions
d'usurper votre pouvoir, de même vous le violez en
vous appropriant le pouvoir qui nous appartient. »
On dirait que cet illustre évoque pressentait les
calamités que devaient entraîner pour l'Église la
RELIGIEUSES. Il
manie théologique des empereurs d'Orient, et leurs
attaques incessantes contre l'indépendance des mi-
nistres de la religion, dans le point le plus délicat
de leur ministère, qui consiste à défendre Tinté-
grité du dogme. Qu'on ne s'imagine pas néan-
moins que cette indépendance soit indifférente au
sort de la religion, quand il s'agit de défendre la
discipline ecclésiastique : un abîme appelle un au-
tre abîme, et celui qui s'arroge aujourd'hui le droit
de faire des règlements ne fera pas difficulté de-
main de formuler une décision dogmatic|ue.
Il est curieux d'observer comment certains hom-
mes parlent de dogme et do discipline ; on dirait,
à les entendre, que ce sont là deux choses entière-
ment distinctes et séparées, qui n'ont jamais entre
elles un point de contact. Quand il s'agit de fixer
les attributions de l'autorité ecclésiastique, on les
lui fait illimitées en matière de dogme, mais bien
restreintes en ce qui concerne la discipline; et
comme la discipline est divisée par quelques-uns
en interne et externe , ce mot se prête d'une ma-
nière très élastique à tout ce C|ue peuvent désirer
les ennemis de l'Église; ils laissent, en consé-
quence, au pouvoir spirituel un exercice tellement
restreint, qu'on peut le regarder tout d'abord
comme réduit à néant, ou comme devant forcé-
ment disparaître, à la première attaque dirigée
contre lui.
Il importe de ne pas oublier que le dogme et la
discipline, choses bien distinctes, à la vérité, ont
12 DES INFLLEISCES
néanmoins tant de points de contact, se lient d'une
manière si intime, qu'on ne saurait porter atteinte
à la dernière sans que la première s'en ressente
aussitôt. L'élection et la confirmation des évêques
est, sans doute, une affaire de discipline; et ce-
pendant on ne peut y toucher sans ébranler im-
médiatement le dogme. Changez, en effet, la dis-
cipline établie, suivez les conseils de ceux qui
prétendent que le dogme n'y est nullement inté-
ressé, et vous verrez ce qu'il en sera bientôt de la
primauté du Saint-Siège, l'un des dogmes fonda-
mentaux du catholicisme. La question des dispen-
ses est également une question de discipline, mais
qui n'est pas moins inhérente au dogme que nous
venons d'indiquer. Nous pourrions citer des exem-
ples sans nombre à l'appui de cette même vérité;
mais ce que nous venons de dire suffit pour mettre
hors de doute que l'indépendance de l'Église, en
fait de discipline, est intimement liée à son indé-
pendance en fait de dogme.
La rehgion qui n'établit pas, comme l'un de
ses principes fondamentaux, l'indépendance de ses
ministres dans l'exercice de leurs fonctions, ne leur
assurera jamais le même degré d'influence que
celle qui repose sur cet inébranlable fondement.
Quand les ministres de la religion sont soumis à
un pouvoir temporel, de telle sorte qu'ils ne puis-
sent remplir les attributions de leur ministère,
sans se résigner à devenir les instruments de ce
pouvoir, ils abdiquent, on peut le dire, leur carao-
RELIGIEUSES. 13
tère religieux. Loin de paraître alors aux /eux des
peuples comme les envoyés de Dieu, ils ne sont
plus regardés que comme les mandataires des hom-
mes. Dès lors cesse également l'efficacité de leur
ministère, la principale influence de leur action,
celle qui est considérée comme une émanation du
pouvoir divin et qui fait de l'homme le dépositaire
des volontés du ciel par rapport à ses semblables.
Une fois que les ministres de la religion ont perdu
leur indépendance, la force du pouvoir religieux
n'est plus dans leurs mains; elle est dans la main
qui les domine et les dirige. Il arrive de là que
cette force s'amoindrit d'une manière étrange et
que le peu qui en reste est absorbé et exploité par
le pouvoir civil.
Il faut remarquer, en outre, qu'une telle puis-
sance sert de peu à celui-là même qui l'usurpe ; elle
est déplacée, hors de son élément naturel, et par
là même elle ne conserve plus qu'une ombre d'ac-
tion et de vie. Et, sur ce point, il existe une diffé-
rence bien remarquable entre le christianisme et
les autres religions : celles-ci se prêtent plus ou
moins à la direction du pouvoir temporel ; il en est
autrement du christianisme. Le christianisme, par
ses dogmes, par ses lois, par son origine, par son
mode de propagation, par son histoire tout en-
tière, est absolument indépendant; il ne peut même
exister sans cette indépendance , et du moment où
cette indépendance vient à lui manquer, il perd
aussitôt une des conditions nécessaires à sa vie. Ce
14 DES INFLUENCES
noble instinct se laisse apercevoir jusque dans les
sectes séparées; il leur rappelle la source dont
elles se sont éloignées; mais, rebelles à l'autorité
fondée par le divin Maître, elles portent le châti-
ment de leur révolte, en subissant le joug de l'es-
clavage sous une main étrangère.
C'est la chaire de saint Pierre, colonne de la
vérité, rocher inébranlable sur lequel est bâtie l'É-
glise de Jésus-Christ, cette Église contre laquelle
ne prévaudront pas les portes de l'enfer; c'est la
chaire de saint Pierre, dépositaire incorrupti-
ble du trésor de la foi , source intarissable de
sagesse et de prudence, à laquelle il a été donné
de passer, invulnérable et triomphante, à travers
les tourmentes et les combats de dix-huit siècles;
c'est cette chaire qui devait montrer à tous les
yeux, d'une manière également merveilleuse et pal-
pable, ce que vaut l'indépendance de la religion.
C'est pour cela que les papes ont déployé tant de
persévérance et d'efforts pour la conserver; c'est
pour cela qu'ils n'ont cessé de lutter avec une in-
vincible énergie contre les souverains qui voulaient
y porter atteinte.
Cette observation ne s'applique pas seulement
aux empereurs romains; le même phénomène se
reproduit dans les âges suivants, sous différentes
formes, avec de nouvelles péripéties. Un fatal in-
stinct a poussé du même côté tous les gouverne-
ments qui penchaient au despotisme : tous ont
essayé d'affaiblir l'influence du clergé, en tant
RELIGIEUSES. 15
qu'il forme un corps indépendant ; tous ont voulu
absorber cette indépendance à leur profit; et leur
but ultérieur a toujours été de réunir dans les mê-
mes mains le pouvoir civil et la suprématie ecclé-
siastique. Durant le cours du moyen-âge, nous
voyons se dérouler les longues et bruyantes que-
relles des empereurs avec les papes, ou bien, pour
nous servir d'une expression consacrée, les guerres
du sacerdoce et de l'empire. Si nous examinons de
près la marche de ces événements, sans nous lais-
ser arrêter par des incidents isolés et sans consé-
quence, si nous dégageons de l'ensemble des faits
leur signification totale, nous verrons que ce qui
s'agite au fond de ces immenses débats, c'est la
question de savoir si le pouvoir ecclésiastique doit
être indépendant dans l'exercice de ses attribu-
tions, s'il doit subsister à côté du pouvoir temporel
comme une puissance amie, ou s'il ne doit pas, au
contraire, vivre sous sa dépendance et dans un
esclavage plus ou moins déguisé.
Ce n'est pas ici le lieu de confirmer cette propo-
sition par les preuves historiques qu'il nous serait
facile d'en donner; une telle démonstration dépas-
serait aussi bien les limites de cet article. Qu'on
se rappelle seulement la fameuse question des in-
vestitures, qu'on ne perde pas de vue que la philo-
sophie de l'histoire, plus clairvoyante et plus im-
partiale que l'esprit de secte et d'incrédulité, a
justifié déjà, justifie chaque jour davantage, le
grand pape Grégoire VII et ceux de ses succès-
16 DBS líVFLUEISCES
seurs qui imilèrent l'exemple héroïque de cet
homme extraordinaire ; qu'on ne perde pas de vue
que le ridicule désormais le dispute à l'odieux, dans
les récriminations de ces prétendus philosophes
qui ne peuvent comprendre que l'Église ait placé
sur ses autels un homme accusé par eux d'ambi-
tion et de folie ; qu'on ne perde pas de vue enfin que
les ennemis du Saint-Siège confessent eux-mêmes,
en ce moment, la haute sagesse et la justice inal-
térable qui ne cessèrent de diriger les actes de ces
pontifes si calomniés. En présence de tous ces té-
moignages, on verra si c'était bien l'ambition des
papes qui fut la cause des discordes et des calami-
tés entraînées par ces luttes séculaires, et si ce n'é-
tait pas plutôt la cupidité du pouvoir temporel, qui,
sans souci de ses devoirs et même de ses intérêts,
tentait de s'agrandir en s' emparant de l'influence
religieuse; ce qu'il croyait réaliser en s' arrogeant
'iàs attributions du pouvoir ecclésiastique, en dé-
tf-d/Aint par ses fondements l'influence de l'Église.
Qu'en serait-il d'elle aujourd'hui si, dans ces
temps malheureux, le siège de Rome se fût montré
moins ferme dans ses principes, moins jaloux de
son autorité ? La simonie, ce fléau si commun à l'é-
poque dont il s'agit, eût fait encore de plus grands
ravages; les dignités ecclésiastiques et la juridiction
sacrée fussent devenues l'objet d'un commerce in-
fâme et la proie du dernier enchérisseur. Elles n'au-
raient plus été le partage de la science et de la
vertu, mais la conquête de la richesse; et l'Église
RELIGIEUSES. 17
aurait vainement pleuré sur une décadence dont la
cause eût été sans remède. La force et la constance
que les papes déployèrent dans le maintien des at-
tributions du pouvoir spirituel empêchèrent un dé-
bordement dont les conséquences sont incalcula-
bles ; le despotisme temporel fut arrêté dans des
entreprises empreintes d'autant d'injustice que de
témérité; et l'autorité ecclésiastique , dans le libre
et courageux exercice de ses attributions, put dès
lors aviser à la guérison d'un mal qui n'avait déjà
fait que de trop funestes ravages.
L'opinion que nous venons d'exprimer sur la
cause des grandes querelles entre le sarerdoce et
l'empire ne détruit pas la vérité de ce qu'on a dit
sur le projet poursuivi par les papes de conserver
('indépendance de l'Italie, sans cesse menacée par
les armes et la politique des empereurs. Des luttes
aussi vastes , et touchant un semblable objet, peu-
vent être rarement attribuées à une seule cause ; il
est impossible qu'à leur origine ne se soient combi-
nés des éléments divers, des agents multiples et
doués d'une efficacité plus ou moins étendue. On
peut donc admettre l'existence de plusieurs autres
causes, sans nier pour cela que la principale n'ait
été la nécessité faite aux papes de résister aux en-
treprises obstinées et sacrilèges du pouvoir tem-
porel.
Lorsque la révolution religieuse du xvi' siècle
vint entraver et faire dévier la marche des sociétés
européennes, en les jetant dans les sentiers détour-
18 DES INFLUENCES
nés de l'erreur et du schisme , on vit se manifester
clairement les cupides instincts du pouvoir tempo-
rel, dans tous les pays où parvint à triompher cette
étrange réforme. Une des causes cpi donnèrent au
protestantisme le plus de force et d'extension fut
son système de flatterie vis-à-vis de l'autorité ci-
vile, et l'empressement qu'il mit à lui donner dans
les affaires ecclésiastiques une prépondérance aussi
funeste qu'impie. Laissant de côté ce qui eut lieu
sous ce rapport en Allemagne, nous voyons ce phé-
nomène se produire en Angleterre sans déguise-
ment et sans détour. Les novateurs créèrent là un
nouveau pontificat suprême, dont ils n'hésitèrent
pas à revêtir le chef de l'État. En se déclarant le
chef de l'Église anglicane, en donnant pour appui à
cette usurpation sacrilège les coryphées du schisme
introduit chez cette nation, Henri VllI mit entière-
ment à découvert l'esprit dont le protestantisme était
animé ; ce fut là aussi une triste et solennelle expé-
rience qui montrait aux ministres de la religion l'é-
tat de sujétion et d'esclavage dans lequel ils tom-
bent, quand, oubliant la dignité de leur caractère,
unique base de leur indépendance, ils se font les
instruments du pouvoir temporel. Depuis l'époque
de la Réforme, le clergé anglican n'a cessé de voir
décroître son influence et son ascendant, au point
de n'avoir plus aujourd'hui d'autre genre d'autorité
que celle dont il est redevable à l'étendue de ses
propriétés, à la richesse de ses revenus, au rang
même qu'il occupe dans l'organisation politique.
RELIGIEUSES. 19
Le contraire est arrivé par rapport au clergé ca-
tholique sur tous les points de F Europe. Les idées
ont changé ou se sont profondément modifiées,
d'étranges bouleversements sont survenus; etl'in-
fluence du clergé s'est maintenue jusqu'à notre
époque, en dépit des secousses qu'il a ressenties par
le fait des révolutions ou la marche toute seule du
temps.
Qu'on reporte un coup d'œil sur l'histoire, qu'on
étudie ce qui se passe dans les religions différentes
du christianisme ou dans les sectes séparées de
l'Église ca'tholique, et l'on verra qu'il n'existe nulle
part un ministère religieux qui exerce , en vertu de
son caractère, une influence aussi grande que celle
dont le sacerdoce a disposé parmi nous, malgré les
attaques dont il a été l'objet. Nous n'ignorons pas
que chez plusieurs nations de l'antiquité comme des
temps modernes, on a vu des classes privilégiées
qui, réunissant à d'autres prérogatives celles du mi-
nistère religieux, avaient une haute prépondérance
sur toutes les affaires de la société ; mais il est à re-
marquer que le clergé catholique obtient cette même
prépondérance, non-seulement dans les pays dont
l'organisation sociale seconde ses vues, mais dans
les pays mêmes où cette organisation lui est oppo-
sée. De telle sorte qu'on peut établir en principe que
le clergé catholique est toujours, ou bien l'objet
d'une considération et d'un respect vraiment reli-
gieux, ce qui met naturellement dans ses mains
mille moyens d'influence à l'égard de la société, ou
-20 DES INFLUENCES
bien l'objet d'une jalousie latente et des plus hai-
neuses calomnies, quand il n'est pas ouvertement
persécuté, sans qu'on le voie jamais se résigner à
cette fatale abjection où tombent les ministres des
autres cultes. Si parfois on a pu croire qu'il parta-
geait sous ce rapport le sort commun, les événe-
ments ont bientôt démenti ces craintes ou ces espé-
rances.
Quand on observe les choses avec un certain
degré d'attention et de perspicacité, on voit que
cette influence n'a jamais disparu, pas même dans
les temps les plus malheureux , dans les plus terri-
bles tourmentes, alors qu'on eût pu croire qu'il n'en
restait plus la moindre trace. Quelle tourmente plus
affreuse peut-on imaginer que celle de la révolution
française? Yit-on jamais de plus rudes assauts li-
vrés à toutes les institutions existantes, et principa-
lement à l'institution du clergé catholique? Quel
siècle avait vu s'accomplir de plus scandaleux
exemples d'athéisme et d'impiété, les autels et les
temples renversés ou prostitués avec un cynisme
que la plume ne saurait retracer ? Qui eût dit que
l'influence du clergé subsistait encore en France
sous le règne même de laConvention ? Et cependant
cette influence existait en réalité : cachée dans le
secret des cœurs, ensevelie dans les plus profondes
ténèbres , elle faisait encore sentir son action vivi-
fiante au corps social, quand rien ne semblait révé-
ler cette action à la surface ; elle retrouvait encore
une sorte de liberté merveilleuse sous la main de fer
RELIGIEUSES. 21
de la plus atroce tyrannie ; elle se préparait, enfin,
à montrer d'une manière plus éclatante sa force
divine et ses glorieux résultats, le jour où la Provi-
dence se souviendrait dans sa miséricorde du
royaume de saint Louis.
Voyez ce qui se passa quand cette grande nation,
fatiguée de luttes intestines, de proscriptions en
masse, de révolutions et de bouleversements, se jeta
toute haletante entre les bras du premier consul, lui
demandant un peu de calme et de sécurité. Le géné-
rai victorieux, élevé au sommet du pouvoir par les
mains de ce même peuple qui détruisait naguère le
trône de ses rois en invoquant follement la liberté,
jette à peine un coup d'œil sur la société qui l'en-
toure et qui lui confie sa destinée; son œil d'aigle
reconnaît avant tout la nécessité d'appeler à son
secours, pour cette grande œuvre de réorganisa-
tion sociale, l'influence d'un sacerdoce doublement
consacré, par son caractère et par son martyre.
Cette première inspiration fut si noble et si vraie,
qu'elle ne laissa jamais un regret au cœur de cet
homme extraordinaire, alors même que ses démê-
lés avec les papes eussent pu lui inspirer un sem-
blable sentiment. Le rétablissement de la religion
en France , accomplie par Bonaparte dans un mo-
ment où son intention était de créer un gouverne-
ment fort et conciliateur, montre bien à (|uel point
pesait encore dans la balance de la politique l'in-
fluence du clergé. Il ne faut pas oublier, en efl'et,
que si Bonaparte releva de leur poussière les autels
22 DES INFLUENCES
renversés, ouvrit de nouveau les temples, soutint de
son bras puissant le sacerdoce naguère proscrit et
persécuté , ce n'est pas lui peut-être c|ui créa cette
influence et qui lui donna une nouvelle vie. Ce qu'il
fit, ce fut de débarrasser le chemin pour que cette
influencepût se déployer au grand jour ; mais encore
une fois il ne lui communiquait pas l'existence; ce
ne sont pas là des choses qu'on forme par un décret
ou qu'on établit par un règlement : elles existent
dans les réalités sociales antérieurement à la volonté
de l'homme, elles ne sont pas le résultat d'un acte
instantané, quelle que puisse être l'intelligence qui
le conçoit et la main qui l'exécute.
Ce que nous disons est si vrai , cette influence
existait si réellement dans les entrailles de la société,
alors même c|u'il n'en restait aucun vestige appa-
rent, qu'elle se manifesta tout-à-coup avec une force
dont les disciples de Voltaire furent eux-mêmes
étonnés et confondus. La réaction religieuse dont la
France fut alors le théâtre s'accomplit avec tant
d'énergie qu'elle changea comme par enchantement
la face de la nation. On n'eût pas regardé comme
possible qu'un peuple où l'on avait vu commettre
des excès qui touchaient aux dernières limites du
ridicule, s'ils n'eussent en même temps revêtu les
plus hideux caractères du sacrilège, pût passer avec
tant de promptitude et de facilité au plus noble élan
de l'enthousiasme religieux. Phénomène d'autant
plus étrange que les attentats commis contre la re-
ligion n'étaient pas des coups frappés inopinément
RELIGIEUSES. 23
et sans préméditation, que ces coups avaient été
lentement préparés d'avance et n'étaient que la mise
en œuvre des funestes théories dont la France s'é-
tait abreuvée pendant un demi-siècle. Ni la plume
des sophistes, ni le fer des persécuteurs, au sein des
triomphes les plus complets et les plus éclatants
qu'aient jamais pu rêver les ennemis de l'Eglise,
n'avaient donc pu détruire cette antique religion ;
elle montrait une fois de plus que son origine vient
des cieux, et que, soutenue par le bras du Tout-
Puissant, elle peut défier sans crainte toutes les
puissances de l'enfer. La calomnie, les sarcasmes,
la pauvreté, la persécution, qui s'étaient déchaînés
avec tant de fureur et de liberté contre le clergé ca-
tholique, n'avaient pu le dépouiller de ses divines
influences, ni l'empêcher d'être regardé comme l'un
des premiers éléments dont il fallait rechercher
l'appui, au moment de réorganiser une société tom-
bée dans l'état le plus effrayant de dissolution et de
marasme.
Un fait confirme hautement la vérité de ce que
nous avons dit touchant les bases sur lesquelles re-
pose cette merveilleuse influence du clergé catholi-
que, et montre avec la dernière évidence que la plus
profonde et la plus solide de ces bases est bien,
comme nous l'avons indiqué, l'indépendance de ce
même clergé dans l'exercice de ses fonctions; et ce
fait, c'est le concordat qui dut régler les affaires
ecclésiastiques, en même temps que l'action du mi-
nistère religieux se manifestait de nouveau dans la
2!l DES INFLUENCES
société. Cet acte solennel, en effet, consacrait d'une
manière explicite et décisive le principe de l'indé-
pendance de l'Église, dans le droit fait aux évêques
de recourir au chef suprême pour la solution de
toutes les difficultés , et dans le nœud puissant qui
rattache le passé au présent et ¿\ l'avenir de la so-
ciété chrétienne.
La Providence avait donc disposé les choses de
telle manière qu'une révolution, qui avait prin-
cipalement pour objet de consommer en France le
discrédit et la ruine de toute influence catholique ,
servît à montrer avec une évidence irrésistible com-
bien les efforts de l'homme sont impuissants contre
l'œuvre de Dieu. Dieu voulut que l'homme même
qu'on avait vu surgir du sein de la révolution, et qui
avait promené son drapeau victorieux dans toutes
les contrées de l'Europe, donnât aux peuples aussi
bien qu'aux gouvernements cette ineflaçable leçon,
que la religion est la première nécessité des socié-
tés humaines, qu'elle seule peut réorganiser celles
qui sont tombées en dissolution, qu'une nation for-
mée sous l'action du catholicisme doit revenir à
lui, même après les plus grands bouleversements,
qu'on ne saurait enfin obtenir des résultats satisfai-
sants, sous ce rapport, que par un accord parfait
avec le souverain pontife. Qu'importent les folies
sacrilèges dont ce même homme souilla plus tard
son nom, quand, aveuglé par l'orgueil, enivré par sa
fortune, il courait rapidement au pré4pice? Que
peuvent contre les réflexions que nous venons d'é-
RELIGIEUSES. 25
tablir les excès dont il se rend coupable, lorsque,
oubliant la politique de ses premières années et les
fondements sur lesquels il avait d'abord assis sa
puissance, il portait une mortelle atteinte aux inté-
rêts de sa grandeur en même temps qu'aux intérêts
de sa gloire? Bien loin d'infirmer notre raisonne-
ment, de semblables souvenirs lui donnent une force
nouvelle ; car, si les premiers actes du conquérant
eurent pour effet de l'élever à une hauteur qui sem-
blerait fabuleuse, si ce n'était là un fait aussi ré-
cent, les crimes et les erreurs qui signalèrent la fin
de sa carrière furent les seules causes de sa cliute
et de son exil.
L'histoire et l'expérience nous disent d'un com-
mun accord que, nulle part dans le monde, l'influence
du clergé catholique n'a été considérée avec dédain
ou tenue pour une chose de peu d'importance. La
confiance et l'amour, les soupçons et la haine dont
elle a été l'objet, prouvent également sa puissance,
sont des témoignages également significatifs que
lui rendent à leur manière ses amis et ses enne-
mis.
Voyez ce qui s'est passé en Angleterre. Depuis le
schisme d'Henri YIII jusqu'à nos jours, on a vu se
continuer d'une manière plus ou moins violente, plus
ou moins déguisée , la persécution contre le clergé
catholique; elle a paru suivre dans sa marche le
mouvement ascensionnel de l'influence de ce même
clergé ; et si dans le moment actuel la situation du
catholicisme s'est améliorée dansée pays, il ne le
III. 2
26 DES INFLUENCES
doit ni à la condescendance ni à l'humanité du
gouvernement, mais bien à la réaction extraordi-
naire qui se fait là comme partout ailleurs, et plus
peut-être que partout ailleurs, en faveur des idées
catholiques ; réaction qui, venant à coïncider heu-
reusement avec la situation politique de l'Irlande,
arrache aux gouvernements des concessions qu'ils
ne pouvaient plus refuser. Dans les longs et solen-
nels débats de l'émancipation catholique, on a pu
voir clairement l'importance qu'on donnait à des
questions de cette nature, puisque une mesure
inspirée par la saine politique , chctée par la pru-
dence gouvernementale, impérieusement exigée par
l'esprit du temps, rencontrait néanmoins une oppo-
sition tellement opiniâtre, qu'on n'a pu l'obtenir en
définitive qu'à force de courage et d'habileté.
L'attitude redoutable de l'Irlande a seule été capa-
ble de peser avec efficacité sur les délibérations du
parlement anglais; seule, la voix formidable
d'O'Gonnell a pu forcer dans ses détours cette du-
plicité britannique, que se sont transmise comme
un funeste héritage, durant l'espace de trois siècles,
les gouvernem.ents successifs de ce pays.
En Russie, où le gouvernement, ce me semble,
eût dû s'en tenir à des moyens calmes et lents pour
amoindrir l'influence du clergé catholique, oia le
monarque paraissait pouvoir et devoir respecter
l'esprit de tolérance si répandu dans notre siècle,
nous voyons cependant éclater la haine et la peur
qu'inspirent à l'autocrate des influences religieuses
RELIGIEUSES. 27
à peine sensibles dans l'étendue de son pouvoir,
dans l'immensité de ses États ; il ne respecte plus
les limites que lui prescrivaient à la fois sa sagesse
et sa gloire : le voilà lancé dans un système de per-
sécution et de barbarie qui sera la honte d'un règne
commencé sous de glorieux auspices.
En Prusse , où l'esprit de modération et de dou-
ceur a si profondément pénétré les régions gouver-
nementales, dans ce pays où l'on se fait gloire d'al-
lier l'ordre et la vigueur d'un gouvernement absolu
avec les discussions et la liberté d'un gouvernement
représentatif, chez un peuple enfin où la tolérance
de tous les cultes et le libre essor donné aux con-
troverses religieuses et morales doivent naturelle-
ment empêcher tout ce qui tendrait à violenter la
conscience; eh bien, là aussi nous voyons avec
étonnement les soupçons et la jalousie dont le
clergé catholique est l'objet de la part du pouvoir
civil, et le désir manifesté par celui-ci de gêner et
de neutraliser l'action de celui-là, en évitant cepen-
dant de se jeter dans certains moyens de nature à
soulever trop de bruit et de scandale. Mais on ne
s'arrête pas aisément sur cette pente funeste ; on en
est venu à ces moyens redoutés, témoin la persé-
cution dirigée contre l'archevêque de Cologne. 11
est vrai que les hommes d'État qui dirigeaient les
affaires de ce pays se sont montrés assez prévoyants
pour apercevoir de loin les abîmes où pouvait les
conduire une semblable conduite , et qu'ils ont eu
cette fois assez de prudence pour s'arrêter dans le
28 DES I^FLl!ENCES RELIGIEUSES.
périlleux chemin où le premier mouvement les
avait entraînés.
Ces attaques si multipliées et si ardentes contre
l'influence du clergé catholique révèlent d'une
manière non équivoque sa puissance et sa vigueur.
On ne combat pas avec cette ardeur et cette opi-
niâtreté une institution qui n'inspirerait ni crainte
ni jalousie; la haine de ses ennemis peut être regar-
dée comme la mesure exacte de sa puissance. Cette
puissance du reste ne frappe pas seulement au pre-
mier regard, quand on parcourt les pages de l'his-
toire; elle ressort invinciblement d'une attention
plus sérieuse, d'une étude plus approfondie sur les
dogmes et la discipline de l'institution chrétienne.
Nous aurons à considérer plus tard , par rapport
à l'Église d'Espagne en particulier, ce que nous
avons dit en général sur l'Église catholique.
STERILITE
DE LA
RÉVOLUTION ESMGNOLE.
Les anomalies que nous présente l'histoire d'Es-
pagne, pendant ces trente dernières années, sont
devenues plus d'une fois l'objet de nos réflexions;
nous cherchions à nous expliquer en nous-mêmes
les causes qui les ont produites, puisqu'il n'est rien,
dans la société comme dans la nature, qui n'ait
sa cause efficiente et sa raison d'être. Pouvoir affir-
mer qu'en Espagne trois et deux ne font pas cinq
serait en vérité le moyen le plus heureux pour expli-
quer ce qu'il y a d'étrange dans les événements
dont elle est le théâtre, ce qu'il y a d'incroy¿ible et
d'imprévu dans la suite de ces mêmes événements.
Par malheur, une semblable formule est impossible
et ne renferme rien que l'aveu de l'impuissance où
l'on est de comprendre ce que l'on voit. En voyant,
en effet , surgir des événements que rien ne faisait
pressentir dans le cours ordinaire des choses, pro-
noncer le mot d'anomalie, c'est avouer implicite-
ment son ignorance et l'impossibilité de remonter
à la cause. C'est là un motif pour nous de scruter et
30 STERILITE
d'analyser les éléments constitutifs de notre révo-
lution, de rechercher ce qui peut dans son essence
la distinguer des autres, puisqu'elle se montre si
différente d'elles dans son origine, ses dévelop-
pements et sa décadence, puisqu'elle n'a de
commun avec elles que cet invariable cortège de
perturbations et de calamités qu'elles traînent toutes
à leur suite. Les autres révolutions d'abord se sont
distinguées par les hommes extraordinaires qu'elles
ont produits; elles ont ensuite montré, dans le bien
comme dans le mal, des proportions colossales;
dans leur immense horizon, on apercevait inces-
samment, ou bien l'éclat radieux de F arc-en-ciel
déployant triomphalement d'un pôle à l'autre la
richesse de ses couleurs, comme le plus magnifique
reflet des promesses de l'avenir, ou bien les nuages
précurseurs de la tempête, le sombre et majestueux
appareil de la destruction et d^ la ruine, puis l'ou-
ragan lui-même se déchaînant sur la terre effrayée
et détruisant à la fois ses richesses et ses espéran-
ces. Chez nous, rien de pareil, ni un grand homme,
ni un grand événement, partout des faits mesquins,
des volontés chancelantes, des esprits étroits, un
mal sans compensation , un bien sans résultat du-
rable.
Il serait difficile de signaler quelque part une
pensée de gouvernement, un germe d'organisation
administrative, une amélioration sociale, un progrès
dans les sciences et les arts, un côté des choses
empreint de quelque grandeur , un acte digne de
DE LA RÉVOLUTION ESPAGNOLE. 31
quelque gloire. Que nous a donné cette révolution
si vantée ? Quelle petitesse dans ses principes ! quelle
incertitude, quelles aberrations dans sa marche!
quelle nullité dans ses résultats ! Pauvre révolution
qui naît dans un coin ignoré, et semble honteuse de
sa naissance , qui meurt sous un décret lancé par
un monarque, qui renaît par le fait d'une insurrec-
tion militaire, sur une terre isolée, et s'enfuit saisie
d'épouvante, à la seule vue du pavillon français
franchissant de nouveau les Pyrénées à la tête de
cent mille soldats ; elle avait oublié sans doute que
ce même pavillon avait dû s'incliner naguère devant
l'héroïque énergie de la nation espagnole, alors ce-
pendant qu'il marchait entouré d'un demi-million
de vétérans, vainqueurs de tous les peuples de l'Eu-
rope. Les véritables révolutions ne s'arrêtent pas
dans leur marche, elles ne comptent pas des trêves
de dix ans : elles avancent toujours, renversant,
écrasant, pulvérisant tout ce qui se met en travers
de leur passage; leur choc est irrésistible comme
celui d'un fleuve débordé; ce n'est pas aux forces
humaines qu'il appartient de les faire rentrer dans
leur lit, elles n'y rentrent jamais qu'au moment où
la Providence leur dit : C'est assez!
Serait-il possible de trouver une raison des ano-
malies que présente la révolution espagnole, dans
le caractère même du peuple espagnol ? est-ce que
nous manquerions par hasard de force et d'énergie?
aurions-nous perdu les grandes qualités qui rendi-
rent nos aïeux immortels? La patrie des Pelage,
32 STÉRILITÉ
des Gonzalve de Cordoue, des Fernand Cortés,
aurait-elle perdu son ancienne fécondité , ne serait-
elle plus que l'ombre d'elle-même? le soleil ne
brillerait-il plus au-dessus de nos tetes avec la
même puissance et le même éclat dont il nous cou-
ronnait, quand il ne se couchait pas sur l'empire
espagnol? Enfants dégénérés de ces hommes illus-
tres qui remplirent le monde du bruit de leurs
hauts faits, ne sentirions-nous plus couler dans nos
veines ce noble et généreux sang dontles flots, versés
sur toutes les contrées de l'Europe, dans l'Afrique et
les Indes, rattachaient au diadème des monarques
espagnols, comme des perles d'une inestimable va-
leur, les provinces qu'ils avaient arrosées; ouvraient
c\ la civilisation européenne des mers inconnues, des
parages inexplorés où devaient flotter plus tard, avec
tant de grandeur et de gloire , les pavillons de la
Grande-Bretagne , de la France et de la patrie de
Washington? Nous ne pouvons le croire : l'an 1808
n'est pas tellement éloigné de nous. Elle n'a pas
encore disparu, la génération qui fut témoin de
cette insurrection immortelle, où l'on vit un peuple,
sans roi, sans gouvernement, sans chef, se lever
comme un seul homme et descendre tout seul dans
la lice oi;i venaient de succomber lesplus grands po-
tentats de l'Europe. Ce spectacle fut grand, im-
mense, glorieux, unique dans l'histoire de ce siè-
cle; et cela, parce qu'il fut national, parce qu'il ne
fut pas l'œuvre de quelques hommes, ni la réalisa-
tion d'un plan tracé d'avance, mais bien le résultat
DE LA RÉVOLUTION ESPAGNOLE. 33
naturel, spontané, des idées et des mœurs de l'Espa-
gne; c'est pour cela qu'au premier cri, au premier
coup frappé pour l'indépendance de la patrie, tres-
saillirent tout-à-coup tous les échos de la péninsule
ibérique, que de toutes parts brillèrent au soleil les
armes d'une nation entière, comme à la voix du
capitaine resplendissent en même temps les épées,
les baïonnettes et les lances de toute une armée.
Nous ne croyons pas à l'affaiblissement des ra-
ces ; quand il se produit, en effet, nous y voyons
surtout le résultat du système religieux, social et
politique auquel ces races sont soumises ; la race
espagnole est donc toujours à nos yeux ce qu'elle
fut dans les jours de sa puissance et de sa gloire.
Trente ans ne suffisent pas en outre pour qu'un
peuple ait dégénéré ; et il n'y a pas plus longtemps
que cela qu'on vit le peuple espagnol se montrer le
plus hardi, le plus tenace, le plus courageux de
tous les peuples de la terre. Ce n'est donc pas au
caractère de notre peuple qu'il faut s'en prendre de
la petitesse de notre révolution; là n'est pas la
cause de cet amoindrissement, de cette prostration
qui succèdent, pour ainsi dire immédiatement, à un
mouvement colossal. La véritable cause est dans
l'impopularité de tous les projets tentés par la ré-
volution ; elle est en ce que l'immense majorité de
la nation n'a été pour rien dans ces misérables scè-
nes où l'on a parodié les événements révolutionnai-
res de quelques autres pays.
Une révolution, pour être telle, doit avoir ses
S4 STÉRILITÉ
racines au cœur même du pays; c'est là, unique-
ment là, qu'elle peut trouver sa force; car une ré-
volution se fait toujours pour renverser ce qui
existe, pour dépouiller ceux qui possèdent, pour
arracher la direction de la société des mains de
certaines classes, pour généraliser des avantages et
des biens qu'elles semblaient posséder à l'exclusion
des autres ; et par là même, la révolution est obli-
gée de lutter contre des institutions profondément
enracinées dans le sol, contre des intérêts puissants
qui se coalisent sous la menace du danger ; elle ne
peut dès lors se promettre le triomphe, ni commen-
cer la lutte avec apparence de succès, si elle n'a
pour elle une grande partie du peuple, si elle ne
peut mettre en jeu cette machine de guerre, cet
irrésistible bélier, dont les terribles coups ébranlent
en un instant les plus solides remparts. Hors de là,
il peut bien y avoir une suite de conspirations,
mais non une révolution véritable ; il peut y avoir
des émeutes , des insurrections, la guerre civile ,
mais non encore une fois la révolution elle-même ,
ce mouvement général qui soulève les flots popu-
laires et qui les précipite contre les sommités socia-
les pour les renverser et les anéantir.
Appliquez ces réflexions à notre histoire, et voyez
si vous ne comprendrez pas les anomalies qu'elle
présente. Rappelez la glorieuse époque dont nous
avons parlé , et vous avouerez que depuis lors il
n'a pas existé parmi nous de mouvement vraiment
national. Mille fois on amis ce mot en avant; mais
DE LA RÉVOLUTION ESPAGNOLE. 35
autant de fois il a été facile de voir, à travers les
voiles les plus ingénieux, percer les intrigues d'un
parti, d'une faction, d'un individu. Il ne s'est pas
élevé chez nous de ces hommes extraordinaires qui
se placent à la tête d'une révolution ; les grands
capitaines supposent toujours une grande armée,
les émeutes n'ont besoin que de quelques chefs
turbulents ; au bruit des clameurs populaires suf-
fisent toujours quelques tribuns capables de pro-
noncer avec emphase d'assourdissantes banalités.
A des hommes tels que Mirabeau , il faut des as-
semblées constituantes; à des homm.es tels que
Washington , il faut un peuple entier sous les
armes.
Sur certains points de la Péninsule , à diverses
époques de nos agitations , on a vu, qu'on le re-
marque bien, des soulèvements vraiment populai-
res ; et là, les chefs n'ont pas manqué. Le mou-
vement de la Navarre et des provinces vasconga-
des se personnifia dans l'illustre et malheureux
Zumalacarregui. Si la révolution avait été popu-
laire en Espagne , croyez-vous qu'elle eût tra-
versé tant d'années sans rencontrer un chef digne
d'elle ? Croyez-vous que certains hommes, qui se
sont plus ou moins élevés dans cette période , ne
fussent pas montés à une plus grande hauteur ,
inspirés et secondés par l'élan national? Mais que
peut devenir un homme qui s'adresse aux sympa-
hies du peuple, quand il sait que le peuple le re-
pousse et l'abhorre? A quoi peut également aboutir
où STÉRILITÉ
celui qui se sert du m ot de liberté pour entraîner
les masses, et que les masses regardent avec dé-
fiance, sinon avec antipathie , craignant que sous
ce nom séduisant et flatteur ne se cachent les en-
nemis de leurs idées et de leurs institutions les plus
chères ? Telle était cependant la position des hom-
mes qui s'étaient faits parmi nous les hérauts des
principes révolutionnaires; ils se sentaient faibles
sur le terrain où ils s'étaient placés, ils se croyaient
entourés de toutes parts d'ennemis nombreux et
puissants; ils ne pouvaient ignorer que la popula-
rité n'était dans leur bouche qu'une parole vide de
sens, ils avouaient eux-mêmes qu'il fallait des gé-
nérations nouvelles pour que les idées propagées
par eux pussent devenir populaires. De là le dé-
couragement , de là l'exaspération dont ils nous
ont souvent donné le triste spectacle; tantôt ils
couvraient leurs démarches et palliaient leurs des-
seins; tantôt ils se livraient à cette exagération qui
naît toujours de la difficulté qu'on sent à vaincre
la résistance; ils n'ont pas craint de jeter à la face
du peuple les reproches d'ignorance et d'incurie à
l'endroit de ses propres intérêts ; et cela , parce
qu'il ne voulait pas de ce bonheur imaginaire qu'ils
s'obstinaient à lui présenter.
La révolution proprement dite n'eut jamais en
Espagne le peuple de son côté , à moins qu'on ne
prenne pour le peuple cette poignée d'hommes tur-
bulents qui vociféraient le triomphe ou le blâme
dans les tribunes de Cadix , au temps des Cortés
DE LA RÉVOLUTION ESPAGNOLE. 57
extraordinaires, ou cette foule tumultueuse qui sui-
vait les images de Riego dans les rues de Madrid,
ou bien encore ces quelques factieux qui venaient
insulter les reines jusque dans leur palais, lors
des désordres de la Granja. Cette impopularité de
la révolution espagnole a été la véritable cause de
son étrange stérilité ; de là est venu qu'on n'a su
mettre à profit ni le soulèvement de 1808 , ni la
victoire qui en fut la conséquence; de là encore
cette série de réactions dans laquelle nous sommes
entrés, à partir de 1814 ; de là enfin l'impuissance
où nous sommes graduellement tombés de consti-
tuer un gouvernement national qui , fort de son
principe et de sa position , pût se consacrer sans
réserve au bonheur du pays.
C'est à ces mêmes causes qu'on peut attribuer
la violence et jusqu'à un certain point l'efficacité
des réactions accomplies ; parfois on a pu dé-
truire d'un seul coup des faits qui semblaient avoir
prescrit, et rétablir un état de choses antérieur au
mouvement de la révolution. On a souvent blâmé
cela comme le résultat d'un système , et l'on ne
s'apercevait pas que c'était là beaucoup mieux
qu'un système, que c'était l'effet logique et natu-
rel de la disposition des esprits et de la force qui les
appuyait, quand ils avaient remporté la victoire.
En Espagne, comme dans tous les autres pays
du monde, le parti qui vient de supplanter et de
subjuguer ses ennemis par la force des armes ;
fait disparaître autant qu'il est en lui les traces du
m. 3
38 STÉRILITÉ
pouvoir renversé, brise d'avance tous les moyens
capables de favoriser son retour, s'entoure, en un
mot, de tous les intérêts anciens ou nouveaux qui
peuvent affermir son triomphe. Mais ce qui s'est
passé dans les diverses réactions tentées jusqu'à
ce jour ne saurait plus désormais se reproduire.
Pourquoi ? Parce que la révolution a pris une ex-
tension beaucoup plus grande , parce qu'elle a eu
le temps de consolider son œuvre. On ne respecte
pas les faits accomplis, quand ils ne sont pas assez
forts pour imposer eux-mêmes le respect ; s'ils ont
au contraire assez de force, la nécessité de les su-
bir se nomme générosité, la peur revêt le dehors
de la prudence.
Pour qu'une révolution puisse réellement s'ap-
peler nationale, il n'est pas sans doute nécessaire
qu'elle ait en sa faveur l'opinion de tous les ci-
toyens, pas même de toutes les classes ; nous savons
que cette unanimité est à peu près impossible , à
moins que l'indépendance de la nation ne soit elle-
même en jeu; et, dans ce cas encore, faut-il supp-3-
ser qu'il n'a pas été possible de fausser le mouve-
ment et de donner le change à l'opinion. Mais pour
qu'une révolution soit nationale, il est du moins
nécessaire qu'une partie considérable de la nation
l'embrasse avec ardeur, et que derrière les esprits
qui poussent au renouvellement de l'état social se
range une masse imposante capablcdc réaliser leurs
projets. Si les idées se bornent à un petit nombre
d'esprits, si elles n'ont eu ni le temps ni le moyen
DE LA RÉVOLUTION ESPAGNOLE. 39
de se répandre parmi le peuple, elles pourront
bien former une école philosophique, et par l'in-
termédiaire de cette école ourdir de secrètes in-
trigues, préparer des conspirations, exciter des
désordres; elles ne soulèveront jamais ces vastes
et profondes tempêtes que nous appelons révolu-
tions.
Nous ne prétendons pas non plus que ces grands
événements soient toujours inspirés par une idée fixe,
se dirigent vers un but unique et déterminé ; dans
ce cas, ils perdraient peut-être une grande partie de
leurs forces, ils n'auraient plus ni le même élan ni
la même énergie. Pour ébranler et changer une
vieille société, il faut de puissants éléments d'agita-
tion et de discorde , il faut des principes dissolvants
qui relâchent tous les liens et menacent toutes les
institutions dont le corps social se compose; il faut
des idées neuves, hardies, séduisantes, capables de
fasciner les esprits, d'enflammer les cœurs et d'é-
blouir les imaginations par la perspective d'un bril-
lant avenir; avenir incertain, si l'on veut, vague,
indécis, et qui n'apparaît au bout de l'horizon que
comme le mirage à l'extrémité du désert. C'est là
précisément ce qui le rendra plus entraînant, ce qui
lui donne une influence plus irrésistible ; son attrac-
tion sera d'aulant plus forte , qu'il se refuse à l'exa-
men de la saine raison.
Dans la révolution d'Angleterre, par exemple, on
chercherait en vain l'unité de but et de plan ; dans
les phases qu'elle a parcourues, dans les difficultés
do STÉRILITÉ
qu'elle eut à vaincre^' dans les triomphes qu'elle rem-
porta, il est aisé de voir la multiplicité des causes
qui s'étaient réunies pour jeter la Grande-Bretagne
dans cette interminable série de malheurs. Il est
vrai néanmoins que, dans cette infinité de tendances
diverses, qu'il serait bien difficile de classer et beau-
coup plus encore de réduire à l'unité, soit dans leur
principe, soit dans leur fin, on voit dominer le fana-
tisme religieux, qui entraîne tout, qui subjugue tout,
qui porte de toutes parts la fougue de ses instincts
et les sombres reflets de sa pensée. L'interprétation
de r Écriture-Sainte abandonnée au sens privé, la
Bible répandue à profusion au milieu des classes
ignorantes et des passions les plus énergiques, con-
tribuèrent surtout à produire cette multitude de fa-
natiques dont l'esprit égaré par les plus étranges
doctrines, dont le cœur enivré d'un orgueil féroce
atteignirent souvent aux dernières limites de la fré-
nésie. La révolution se montrait l'irréconciliable
ennemie de toute puissance et de toute dignité, elle
s'appuyait sur cette tourbe immense de furieux qui,
dans les rois, ne voyaient plus que les délégués de
la grande prostituée de Babylone. La révolution
cherchait à renverser les restes de hiérarchie ecclé-
siastique laissés debout par le schisme et l'hérésie;
on en vint à soutenir avec ardeur qu'il fallait abolir
le sacerdoce, par la raison que les prêtres étaient
les ministres de Satan. La révolution tendait à tout
niveler; elle eût voulu anéantir jusqu'à l'inégalité
de la science ; par un sacrilège abus de l'Écriture-
DE LA RÉVOLUTION ESPAGNOLE. 41
Sainte, on condamnait la science comme une inven-
tion du paganisme, et les écoles publiques comme
des pépinières de désordres et de fureurs. La révo-
lution ne disait pas précisément où se trouvait le
bien ; mais elle désignait comme mal , et vouait en
conséquence à la destruction tout ce qui existait ;
elle n'avait pas, elle ne pouvait avoir une pensée
de réédification, elle n'avait que des instincts de dé-
molition et de ruine. Ces terribles instincts avaient
bouleversé les têtes d'un grand nombre de sectaires ;
et si l'on ne peut pas dire que la totalité du peuple
anglais était avec eux, leur nombre du moins était
si considérable, qu'ils pouvaient être considérés, vu
surtout leur exaltation et leur enthousiasme, comme
représentant la majorité de cette nation. Leur force
venait principalement des principes adoptés et po-
pularisés par le schisme d'Henri YIII, ils ne fai-
saient que tirer les conséquences des axiomes posés
un siècle auparavant. En communiquant à ce fana-
tisme une nouvelle'ardeur, en le dirigeant avec une
habileté remarquable vers le but de son ambition ,
Cromwell marchait à la dictature par le chemin de la
popularité.
La révolution française n'atteignit de si grandes
proportions, ne produisit des résultats si vastes et
si terribles , que parce qu'elle avait pris son point
d'appui dans le peuple ; les doctrines philosophi-
ques avaient déjà fait de profonds ravages pendant
l'espace d'un siècle , elles avaient miné par leur
fondement toutes les vieilles institutions : la révolu-
[i2 STÉRILITÉ
tion était faite dans les idées avant de s'accomplir
dans les faits.
Les matériaux de ces vastes incendies étaient
amoncelés , il ne manquait plus qu'une étincelle
pour y mettre le feu. Contemplez l'Assemblée na-
tionale au premier moment de son existence, et vous
verrez aussitôt une assemblée qui va se déclarer
indépendante de tous les pouvoirs anciens , du
clergé, de la noblesse et du trône ; vous verrez une
assemblée qui s'empare même de tous les pouvoirs,
qui les concentre dans son sein, qui se déclare sou-
veraine, qui donne déjà des lois à la France et pré-
pare les voies à la Convention. Là, sans réflexion ,
sans examen , vous apercevez de prime abord la
ligne qui sépare l'avenir du passé , le commence-
ment d'une ère nouvelle , les résultats de la philo-
sophie du xviii' siècle, les premiers éléments qui
doivent former, par leur agrandissement et leur
combinaison , la société du xix« siècle. Quand
Louis XYI , après la convocation des états-géné-
raux, se trouva face à face avec la révolution, ter-
riblement personnifiée par Mirabeau , il ne devait
pas sans doute reconnaître la voix de tout son peu-
ple dans la foudroyante éloquence du célèbre tri-
bun. Des classes entières étaient loin de sympathiser
avec les tendances de l'Assemblée nationale et d'ap-
plaudir à la scène du Jeu-de-Paume ; une foule
d'hommes appartenant à toutes les classes de la so-
ciété désiraient sincèrement le maintien de la mo-
narchie avec tout l'appareil de sa splendeur et de
DE LA REVOLUTION ESPAGNOLE. ll^
sa puissance, avec tous les moyens nécessaires pour
remplir ses hautes fonctions et travailler eiTicace-
mcnt au bonheur des peuples. Mais on ne saurait
nier que les doctrines philosophiques, ennemies de
toutes lesinstitutions sociales alors debout, n'eussent
gagne beaucoup de terrain, n'eussent consolidé leur
pouvoir et fait de nombreuses conquêtes, jusque
dans ces classes de la société qui auraient dû les
repousser avec le plus d'horreur, n'eût-ce été que
par intérêt propre ; on ne saurait nier que la masse
du peuple ne fût travaillée par un esprit d'agita-
tion et de résistance , que déjà ne fermentassent
visiblement dans son sein les formidables passions
qui devaient si tôt après déployer aux yeux de l'u-
nivers leur lugubre puissance ; on ne saurait non
plus révoquer en doute que ceux-là mêmes qui dé-
testaient la révolution, à cause de ses instincts irre-
ligieux et anarchiques, ne fussent exaspérés contre
les abus, n'en appelassent de tous leurs vœux la ré-
forme et la destruction , n'éprouvassent enfin une
fatale inclination à ne voir, dans les conseils de la
prudence et du sens commun, que les suggestions
ci les intrigues des courtisans. On ne savait pas ce
que c'était qu'une révolution , on n'en n'avait pas
vu les excès, on ne les regardait pas peut-être
même comm.e possibles ; dès lors on ne pouvait
penser non plus que ces mêmes tables, sur lesquel-
les on avait solennellement gravé les droits du peu-
ple, seraient si promptement souillées de boue et de
sang, que le poignard des Jacobins frapperait à la
lili STÉRILITÉ
fois tant de cœurs généreux et purs, et mettrait en
lambeaux la bannière de la liberté. Les esprits
étaient enivrés d'enthousiasme, et l'enthousiasme
portait dans ses bras ce qu'on peut nommer sa fille
la plus chère, l'espérance. Il en était peu qui vou-
lussent une révolution cruelle et sanglante ; mais
beaucoup demandaient une réforme sérieuse et ra-
dicale; et dans ces époques de bouleversement, la
révolution vient toujours à la suite de la réforme ,
un pas suffit pour aller de l'une à l'autre. Quand
un homme appelle la réforme à hauts cris, soyez
sûr que cet homme ne connaît pas le terrain sur
lequel il s'avance ; ou bien il parle de mauvaise foi
et il n'ose pas appeler la révolution de son véritable
nom. C'est pour cela que, l'impulsion une fois don-
née, la nation française la suit en aveugle. Les sif-
flements de la tempête montrent à chaque instant
les dangers du naufrage ; mais le vaisseau marche
à toutes voiles, et l'équipage, qui pâlit à la vue du
péril, s'y jette néanmoins tête baissée. Il s'efforce
bien sans doute de montrer un front serein ; mais
il se soumet avec une étrange docilité au com-
mandement des hommes assez hardis pour entre-
prendre de diriger la manœuvre , et pour défier
sans pâlir les fureurs de la tourmente.
Quels rapports de similitude pourrait-on établir
entre notre révolution et la révolution française ?
Comment serait-il possible d'oser les comparer ? Il
est vrai que notre nation a ressenti de profondes
secousses ; nous l'avons dit et nous ne craignons
DE LA RÉVOLUTION ESPAGNOLE. 45
pas de le répéter ; mais les motifs et le but de ces
secousses étaient diamétralement opposés h ceux
qu'elles avaient eus chez nos voisins. Chez eux, le
peuple se souleva contre les institutions anciennes :
chez nous, il s'est soulevé en leur faveur. Là-bas ,
le peuple combattit contre la religion et contre le
trône : ici le peuple a combattu pour les défendre ;
là le clergé et la noblesse tombèrent au premier
choc, leurs membres dispersés et descendus aux
rangs des autres hommes, ou bien furent entraînés
par le torrent de la révolution, ou bien furent con-
damnés à voir, d'une terre étrangère, les malheurs
de leur patrie : ici la noblesse et le clergé figuraient
dans les juntes, dans les bandes des insurgés, dans
les rangs de l'armée ; et formant avec le peuple un
ensemble compacte, ils ne laissaient pas de jouir
des prérogatives et des honneurs qu'ils avaient ob-
tenus sous la monarchie. L'insurrection contre les
Français fut un mouvement national; la révolution ne
le fut pas ; voilà pourquoi la révolution s'est montrée
aussi mesquine que l'insurrection avait été grande.
Le mouvement de la nation française n'eut pas pour
motif l'invasion d'une armée conquérante, ni pour
objet la conservation de l'indépendance nationale ;
d'une manière plus ou moins explicite, avec une
intention plus ou moins accusée, on s'acheminait à
la réforme d'abus imaginaires ou réels, on voulait
diminuer les prérogatives du trône, écarter l'in-
fluence des courtisans de la sphère du pouvoir, pour
y substituer l'intervention populaire. Le but était le
3.
46 STÉRILITÉ
même pour tous, le chemin devait Têtre aussi ; la
différence était que les uns voulaient aller plus loin,
tandis que les autres désiraient s'arrêter plus près.
Mais l'unité de direction, la réunion de toutes les
forces dans une seule pensée, du moins à l'origine
du mouvement, lui imprimèrent une rapidité qu'il
ne fut plus possible de contenir. Tout ce que la
révolution rencontra sur son passage, elle le ren-
versa, elle l'anéantit, poursuivant ainsi sa marche
irrésistible, jusqu'à ce qu'elle vînt s'engloutir elle-
même dans l'abîme qui lui était marqué par le doigt
de la Providence.
Comparez larévolution française avec la révolution
espagnole, observez l'origine de l'une et de l'autre,
voyez quel fut leur objet respectif, et vous compren-
drez aussitôt pourquoi les faits atteignirent des pro-
portions colossales de l'autre côté des Pyrénées, fu-
rent empreints d'une sublime horreur, tandis qu'on
n'a vu de ce côté que de misérables parodies, des
événements qui ne seraient que ridicules, si les ré-
sultats n'en avaient été désastreiLX. 11 y eut aussi
dans notre Espagne un grand soulèvement , il y eut
un enthousiasme national ; l'étincelle électrique a
jailli d'un bout à l'autre de notre patrie, semant
dans tous les cœurs le feu des grandes passions.
Il y eut du dévoûmcnt, de la fraternité, de l'hé-
roïsme, avec son mépris de la vie , son infatigable
persévérance, son invincible fermeté au milieu de
toutes les privations et de toutes les fatigues, avec
cette noble espérance supérieure aux plus grands
DE LA RÉVOLUTION ESPAGNOLE. [p
revers, avec ce sublime sang-froid qui dédaigne de
compter le nombre des ennemis. Il y eut aussi chez
nous cette irrésistible impétuosité qui triomphe de
tous les obstacles, qui brise toutes les résistances,
qui se joue des hasards, et qui doit enfin, par la force
même des choses, par une sorte de fatalité inéluc-
table, arriver à son but et se couronner des palmes
du triomphe. La flamme de l'enthousiasme fit pâlir
l'étoile de Napoléon : le sang de nos frères morts
en combattant dans les rues de Madrid, ou cruel-
lement fusillés dans le Prado, ne tarda pas à être
vengé dans les champs de Baylen ; la déloyale in-
vasion des armées françaises eut aussi sa revanche^
quand les armées espagnoles s'en allèrent déployer
leurs drapeaux victorieux dans les plaines de la
France.
Mais cette glorieuse défense, ces exploits prodi-
gieux, ne font que mieux ressortir la petitesse de ce
qu'on a voulu nommer parmi nous révolution. Vou-
lez-vous la bien juger , cette révolution ? Voyez
d'une part ce qu'elle fait, et de l'autre ce que fait
le peuple espagnol. Le peuple espagnol combat
pour la monarchie : la révolution introduit l'anar-
chie démocratique ; le peuple espagnol défend la
religion : la révolution ouvre le pays à l'école de
Voltaire ; le peuple espagnol a été rendu furieux
contre tout ce qui sent les idées françaises : la révo-
lution établit et proclame une constitution littéra-
lement copiée sur une constitution française. Faut-il
s'étonner après cela si la majorité des Espagnols a
4B STÉRÍLITÍ:
VU sans peine, disons même avec joie, que le mo-
narque ait repris toute l'autorité de ses aïeux ?
Faut-il s'étonner si, pendant que les baïonnettes
dispersaient une assemblée appelée populaire, le
peuple dételait les chevaux de la voiture royale ,
pour mener lui-même en triomphe le représentant
de son antique royauté ?
Si la révolution avait été véritablement nationale,
pensez-vous qu'elle n'eût pas eu quelque chose de
l'audace et de la grandeur du premier soulèvement;
pensez-vous que la défection d'une armée eût suffi
pour renverser de fond en comble les institutions
, du pays, pour passer tout-à-coup de la démocratie
la plus radicale à la monarchie la plus absolue? Il
n'y avait pas si longtemps que des armées aussi
nombreuses et plus aguerries avaient été repoussées
de notre sol ; et le peuple espagnol , qui avait plus
fait pour les vaincre et nous en délivrer que nos
armées elles-mêmes , se fût levé d'une manière
aussi triomphante contre cette dernière invasion, si
par hasard elle avait entrepris de faire violence à sa
volonté.
Et nous ferons observer qu'en émettant ces idées
nous n'avons nullement l'intention d'approuver les
fautes commises par le gouvernement de cette épo-
que, ni d'excuser la stérile persécution à laquelle il
se livra. Nous sommes convaincu qu'on perdit alors
une occasion extrêmement favorable de fonder un
gouvernement national, de fermer le volcan des
révolutions, d'enlever enfin tout prétexte aux intri-
DE LA RÉVOLUTION ESPAGNOLE. Il9
gues aussi bien qu'aux insurrections, et de prévenir
les fatales oscillations que nous avons déjà subies ,
que nous subissons encore , et dont Dieu seul peut
connaître la fin. Mais en reconnaissant l'aveugle-
ment des uns, nous ne prétendons pas jeter un voile
sur celui des autres ; il faut même remarquer que
la provocation est venue des idées révolutionnaires,
des folles tentatives qu'on a toujours renouvelées
pour implanter parmi nous des principes dont les
conséquences avaient été repoussées et vaincues sur
le champ de bataille. S'il est possible aux hommes
d'État d'alléguer pour excuse l'ardeur des passions,
de rejeter en quelque sorte leurs erreurs sur les
vengeances nationales, la révolution est dans l'im-
possibilité d'atténuer ses fautes , elle ne peut se
défendre d'avoir été la première cause de tous nos
malheurs.
Les partisans des doctrines essayées en 18 i 2
soutiennent que la cause des malheurs a été dans
les obstacles que le développement de ces doctri-
nes a rencontrés ; le tort de l'Espagne a été, dans
leur sens, de ne pas épouser l'ordre de choses éta-
bli par les Cortés extraordinaires, de ne pas adopter
de confiance les idées philosophiques du xviif siè-
cle. De telle sorte qu'une école qui s'est toujours
montrée d'une impuissance radicale pour fonder
quoi que ce soit, dans les pays mêmes où elle a ren-
contré les éléments les plus favorables, devait se
montrer féconde justement parmi nous, dans cette
même Espagne dont l'organisation politique et so-
50 STÉRILITÉ
ciale était, à quelques modifications près , celle du
temps de Philippe IL Ils devaient être bien aveu-
glés par Tesprit de système , les hommes de la ré-
volution, pour ne pas voir ce qui se passait sous
leurs yeux, les objets qu'ils avaient pour ainsi dire
sous la main. « Oh! disent-ils avec assurance, ce
peuple a été d'un fanatisme incurable, il n'a pas
compris ses intérêts ; ennemi de la liberté , il a
mieux aimé redevenir esclave , et sitôt qu'il a pu
recouvrer ses chaînes , il a dansé de bonheur au
bruit qu elles rendaient, comme au son de la musi-
que la plus agréable à son oreille. » iMais ne vous
apercevez-vous pas qu'en tenant ce langage vous
prononcez votre condamnation la plus décisive?
Comment n'avez-vous pas compris, qu'en suppo-
sant même que le bonheur et la liberté dont vous
parliez au peuple espagnol fussent une réalité, cette
réalité n'était rien pour un peuple qui n'en voulait
pas? Quelle folie que de vouloir imposer la liberté
h une nation qui selon vous ne pouvait la compren-
dre ? Quel droit aviez-vous de forcer cette même
nation à recevoir un bonheur qu'elle regardait
comme le malheur le plus terrible ?
Non, les maux de la patrie ne viennent pas de ce
que les institutions démocratiques et la philosophie
voltairienne n'ont pu prendre racine dans notre sol;
ils ne viennent pas de la chute d'un système qui
serait mort de consomption, s'il n'eût été renversé
par la force ; ils ne viennent pas de la répulsion
qu'ont éprouvée des doctrines repoussées de tous
DE LA RÉVOLUTION ESPAGNOLE. 51
les pays, presque aussitôt qu'essayées, et qui n'ont
pu réussir dans aucune contrée de l'Europe. La
cause de nos maux, c'est que, dans les occasions
favorables qui se sont présentées, nous n'avons pas
eu d'homme qui sût connaître la nation espagnole
et le siècle où nous vivons; c'est que le monarque,
élevé dans la cour de Charles IV, et bientôt em-
mené captif sur la terre étrangère, ne comprit ja-
mais sa position, ne connut jamais la force dont il
disposait, se mit à la tête des partis au lieu de se
mettre à la tête de la nation ; c'est que ce même
monarque, sans pensée gouvernementale bien ar-
rêtée, triste jouet de cette faiblesse et de ces hési-
tations devenues héréditaires parmi nous, se livra
sans résistance au cours des événements, se conten-
tant d'abattre la révolution, et ne songeant pas à
prévenir ses futures entreprises.
Que penser d'un gouvernement qui, à la suite
d'un triomphe aussi complet que celui de I8IÍ1,
s'endort d'un si profond sommeil, que, six ans
après, il suffit d'une insurrection militaire pour le
renverser et pour rétablir ce que les peuples avaient
vu tomber avec tant de bonheur? Il y eut une con-
spiration; mais pourquoi ne pas l'arrêter? Il y eut
une insurrection militaire; mais comment ne fut-il
pas possible de la suffoquer avant qu'elle en vînt à
s'emparer du centre même du gouvernement ? Les
peuples demeurèrent indifférents et froids; mais
quelle était la cause de cette froideur et de cette
indillérence ? La volonté du monarque fut violentée,
52 STÉRILITÉ
il se vit forcé de prêter serment à la nouvelle con-
stitution, et son serment imposa silence à la nation
et lui arracha cet acquiescement tacite qui ne cessa
que le jour où les coupables folies des vainqueurs
le rendirent impossible. Mais le monarque qui signa
le décret de Valence, sous la menace des baïon-
nettes croisées, eût dû tenir tête à ces mêmes baïon-
nettes : le serment n'est une parole vaine ni pour
les simples particuliers ni pour les rois. Tout fonc-
tionnaire doit être prêt à sacrifier sa vie plutôt que
de faillir à son devoir ; à plus forte raison, un roi
doit savoir mourir.
Si nous n'épargnons pas les révolutionnaires,
nous ne voulons pas flatter les rois. La flatterie est
un poison subtil, qui tue d'autant plus sûrement
celui qui le reçoit, qu'il s'imagine respirer un suave
parfum. Par malheur, il s'introduit parmi nous une
coutume honteuse, celle de passer alternativement
des plus basses adulations aux injures les plus
grossières; le pouvoir est, dès lors, incertain et hé-
sitant entre le mensonge et la vérité, hors d'état de
distinguer l'opinion réelle du pays, tant elle est dé-
figurée par des exagérations déplorables.
Il faut le dire à haute voix, afin qu'on ne puisse
en prétexter cause d'ignorance, parmi les terribles
vicissitudes que nous sommes sans doute destinés à
traverser : le jour où les rois sauront comprendre et
remplir leur devoir, ce jour aura vu la fin des révo-
lutions; quand l'émeute, après avoir suborné ou
dispersé la garde royale, se trouvera face à face
DK LA RÉVOLUTION ESPAGNOLE. 53
avec la personne même du roi, mais d'un roi qu*ii
saura lui dire : « Je ne donne pas ma signature, je
ne prête pas serment; voilà ma tête, prenez-la plu-
tôt si vous voulez, » l'émeute alors sera pour jamais
vaincue.
Lors même que les révolutions se sentent fortes,
parce qu'elles sont véritablement populaires, s'il
leur arrive à toute extrémité de s'attaquer à la per-
sonne même du monarque, ce n'est jamais qu'à la
suite d'un grand nombre de concessions, après que
le trône a perdu son prestige, s'est humilié sous les
pieds de la révolution , au point d'en devenir l'in-
strument. La tête du malheureux Louis XVI tomba
sous le couteau de la guillotine, il est vrai ; mais ce
fut après avoir remplacé le diadème de Louis XIV
par l'infâme bonnet de la liberté. Quand, au con-
traire, la révolution se sent faible, impuissante, in-
digne de ce nom; quand elle ne s'élève pas au-des-
sus d'une intrigue de cour ou d'une insurrection
militaire, elle n'osera pas, soyez-en sûr, accepter
la tête du monarque : elle sait trop bien qu'à la
porte du palais elle trouverait le véritable peuple,
et qu'il lui serait demandé un compte terrible du
crime qu'elle aurait commis.
Cette vérité acquiert une force immense, quand
on en fait l'application au peuple espagnol, à ce
peuple dont le sentiment monarchique conserve en-
core tant de puissance et d'énergie, malgré toutes
les révoltes. Le despotisme ministériel ne provoque,
en Espagne, que l'aversion et la haine ; mais le mo-
54 STÉRILITÉ
narque est entouré de vénération et d'amour. Les
actes arbitraires des mandarins sont partout ac-
cueillis par une vigoureuse résistance; on les re-
pousse avec mépris, quand on ne les foule pas aux
pieds avec fureur. La volonté du monarque, au
contraire, est profondément respectée; et le jour où
le peuple la reconnaîtrait, la verrait consignée dans
un acte héroïque, ce jour-là, il se lèverait comme
un seul homme et lui ferait de sa poitrine un bou-
clier contre tous ses ennemis.
La fermeté de caractère est une des premières
qualités du souverain. Le défaut de talent se sup-
plée par la lumière des conseils, et, pour le choix des
conseillers, il suffît d'un peu de discernement et de
tact; mais un caractère faible est un défaut qui,
dans des circonstances critiques, peut avoir les plus
funestes résultats : c'est un vide que rien ne peut
combler. Avec cette déplorable facilité qu'on a
contractée parmi nous de changer de gouvernement
et de système, comme on change, en vérité, des
décorations de théâtre, cette force de caractère se-
rait un inestimable bienfait , une des plus grandes
faveurs que la Providence pourrait accorder à notre
malheureuse patrie. Et qu'on ne confonde pas cette
force de caractère avec le despotisme et la tyrannie ;
c'est, au contraire, un caractère faible qui penche
vers ces excès du pouvoir, par la mém.e raison que
la cruauté est la compagne inséparable de la couar-
dise.
Nous avons cherché la principale cause de la
TE LA KÉVOLUTION ESPAGNOLE. 55
stérilité qui caractérise la révolution espagnole, et
nous l'avons trouvée dans l'impopularité dont cette
révolution a été frappée dans son origine et dans sa
marche. Elle est maintenant affligée d'un autre mal
qui rend plus radicale, s'il se peut, cette même sté-
rilité : c'est le discrédit. Qui conserve désormais
quelques illusions? Qui se laisse éblouir par de vai-
nes paroles? Dans les relations sociales, à la tri-
bune, dans la presse, ne voyons-nous pas se mani-
fester chaque jour un désenchantement qui n'eût
pas semblé possible il y a quelques années?
Malgré l'incertitude et les menaces de l'avenir,
malgré les hasards auxquels la nation doit encore
être exposée, nous gardons néanmoins l'espérance
que le vaisseau chargé de nos destinées rentrera
dans le port, après avoir traversé les horreurs de
la tourmente ; et, si nous ne nous trompons, ce dés-
enchantement, que chaque jour, en effet, rend plus
profond et plus manifeste, est un des signes qui
peuvent le mieux nous faire présager des jours
meilleurs. Ces jours, nous ne les voyons pas aussi
rapprochés que quelques-uns paraissent les croire ;
nous ne les rejetons pas non plus, comme d'autres
le font, au rang des impossibilités. L'homme sait
peut-être quelque chose , s'il se borne à parler
du jour qui vient de finir; il ne sait rien du jour
qui doit suivre : l'avenir est le secret de la Provi-
dence.
Quoi qu'il doive arriver, les générations futures
ne perdront pas le fruit des sévères leçons données
56 STÉKILITÉ DE LA RÉVOLUTION ESPAGNOLE.
à la génération actuelle. Si l'on nous dit qu'en cela
du moins la révolution n'a pas été stérile, nous l'a-
vouerons sans peine; mais nous avons le droit d'a-
jouter que la plus terrible preuve de sa stérilité, c'est
de n'avoir produit autre chose, si ce n'est ce que
produisent les plus grands maux : l'expérience.
IL EST DJS TEMPS ENCORE PLUS FUNESTES
QUE US TEMPS DE RÉVOLUTION.
Plusieurs regarderont cette proposition comme
un étrange paradoxe ; il leur sera difficile de croire
que la révolution, cette fille de la corruption et du
mensonge, cette terrible personnification de la force
brutale en guerre avec le droit, ne marque pas les
temps les plus malheureux, ne soit pas elle-même
l'époque la plus fatale que puisse traverser une so-
ciété. Elle renverse, en effet, tout ce qui était de-
bout; elle marque son passage par le sang et les
ruines ; elle relâche tous les liens sociaux et domes-
tiques; elle brise tous ceux de l'État; elle accou-
tume les hommes à l'insurrection, entame la disci-
pline dans les armées, répand de toutes parts des
germes d'immoralité, et plonge enfin les peuples
dans le plus épouvantable chaos. Peut-on imaginer
une réunion de maux plus lamentables? Peut-on
concevoir un temps plus fécond en malheurs pour
les peuples, plus menaçant et plus terrible pour
leur avenir?
Il est certain que les époques de révolution sont,
à première vue, les plus effrayantes; il est vrai que
58 IL EST DES TEMPS ENCORE PLUS FUNESTES
les maux causés par la révolution se font sentir
d'une manière accablante, s'offrent à tous les re-
gards, se rendent palpables, dans les désastres ef-
frayants dont ils sont la cause. Il n'est pas de fa-
mille qui n'ait à plem^er des pertes cruelles : tantôt
c'est leur fortune, et tantôt ce sont leurs membres
les plus chers qui ont péri dans les discordes civiles
ou dans des luttes fratricides ; il n'est pas de classe
ni d'individu, il n'est pas d'intérêt ni d'opinion,
qui n'aient beaucoup souffert dans les agitations
révolutionnaires ; il n'est pas môme de peuple qui
n'ait été le triste témoin des plus affreiLx scandales
ou des catastrophes les plus douloureuses. Comme
la Médée des temps antiques, la révolution sème
sur ses pas les membres déchirés de ses propres
enfants ; ses amis et ses ennemis éprouvent égale-
m.ent ses fureurs : la spoliation, l'exil et l'échafaud
ne respectent ni les classes ni les personnes.
Aussi, quand les peuples échappent à ces épo-
ques d'agitation et de fureur, pour entrer sous
un régime tranquille et régulier ; quand ils voient
s'établir un gouvernement calme et modéré , ils
n'ont pas assez d'anathèmes pour les temps qui
viennent de finir ; ils en abhorrent même le nom
comme le symbole de toutes les calamités ; ils ne
sauraient surtout comprendre comment, sous le rè-
gne des lois, par des temps paisibles et sereins, il
leur serait possible d'éprouver des maux encore
plus grands que ceux dont la révolution est la cause.
Et toutefois rien de plus assuré. Les révolutions sont
QUE LES TEMPS DE RÉVOLUTION. 59
pour les peuples des maladies aiguës, et portent
avec elles leurs symptômes accoutumés, l'exalta-
tion, la fièvre, le délire. Mais toute maladie pro-
vient de causes antérieures qui ont porté le désor-
dre dans Torganisation, et souvent il arrive qu'une
trompeuse convalescence, qui semblerait devoir ré-
tablir les forces et la santé, mine sourdement la vie
du malade, et le conduit à la mort par des chemins
détournés et ténébreux.
Si tel est le danger qui menace les peuples au
sortir d'une révolution , le mal pèse déjà sur la
France, et l'avenir le réserve à l'Espagne, après ses
agitations actuelles ; nous échapperions difficilement
à ses atteintes, si nous ne réunissions toutes nos
forces pour le prévenir et le conjurer.
Non, le plus grand malheur d'une nation n'est
pas de voir le sang de ses fils répandu, pendant un
tempsplusou moinslong, sur les champs de bataille.
Après des guerres formidables qui ont éclairci les
rangs de la jeunesse, les peuples se relèvent par-
fois avec plus de puissance et d'énergie. Ainsi le
héros qui s'est distingué cent fois au milieu des ba-
tailles, dont le sang a coulé cent fois dans les plus
périlleuses rencontres, n'en montre à l'avenir que
plus de force et de courage; l'adresse et l'énergie
de son bras peuvent aisément se calculer sur le nom-
bre de ses cicatrices.
Le plus grand malheur d'une nation n'est pas
non plus d'avoir vu crouler un système politique et
tomber en pièces le mécanisme de l'État, d'être
60 IL EST DES TEMPS ENCORE PLUS FUNESTES
par ià même dans la nécessité d'organiser un sys-
tème plus conforme aux circonstances, plus propre
à consolider ses destinées. Dieu n'a pas laissé les
sociétés humaines dans un tel état de stérilité
qu'elles n'aient qu'un moyen pour vivre, un seul
plan d'après lec{uel elles puissent être gouvernées;
la raison, l'histoire et l'expérience nous apprennent
de concert que, les principes tutélaires dont l'huma-
nité ne peut jamais s'écarter impunément étant une
fois sauvegardés , il existe bien des combinaisons
diverses pour fonder un gouvernement capable
d'assurer l'ordre public, de protéger les intérêts de
tous et de réaliser le bonheur des peuples.
Le plus grand malheur d'une nation n'est pas
enfin que, parmi les révoltes et les bouleversements
d'une époque orageuse, il ait été porté de graves
atteintes à des intérêts matériels, tout respectables
qu'ils puissent être. Dans la vie, dans la force des
nations, les intérêts matériels comptent certainement
pour beaucoup ; mais il n'arrive presque pasque la
destruction partielle ou totale même de ces intérêts
entraîne la ruine de la société. Elle est comme l'in-
dividu, elle ne vit pas seulement de pain ; quand elle
ne pourvoit pas d'une façon à ses nécessités maté-
rielles, elle y pourvoit d'une autre; quand une insti-
tution disparaît, il s'en manifeste une nouvelle, la
lacune est remplie, et le temps se charge de mon-
trer les défauts du système inauguré sur les ruines
de l'ancien; l'expérience en régularise graduelle-
ment le jeu, et conduit à sa perfection relative, à son
QUB LES TEMPS DE REVOLUTION. 61
complet développement, ce qui n'était d'abord qu'un
embryon informe. L'injustice même des destruc-
tions accomplies va s'eiîaçant de la mémoire, à
mesure que le temps s'écoule; les circonstances et
les transactions consolident peu à peu le nouvel
ordre de choses. Arrive après cela la prescription
des siècles, cette prescription qui n'agit pas au
nom des lois écrites, mais qui repose sur le bon
sens du genre humain et sur l'acquiescement des
peuples.
Sans doute les malheurs que nous venons d'indi-
quer sont grands et lamentables; ils renferment
des injustices criantes, des scandales honteux, de
profondes immoralités, des bassesses, des intrigues,
la corruption des cœurs et l'avilissement des intelli-
gences ; mais ces calamités ne sont pas toutefois les
plus grandes que le génie du mal puisse répandre
sur la terre ; au-dessus de tous ces maux il y a des
maux plus terribles encore. Ces derniers maux se
réalisent quand l'existence intellectuelle et morale
des sociétés est attaquée dans sa source; quand, au
milieu des délices de la paix, parmi tous les pro-
grès matériels, au moyen du développement même
de la fortune publique et du bien-être delà nation,
les croyances religieuses sont minées et détruites ,
les idées morales perverties, les esprits énervés dans
les voluptés sensuelles, l'orgueil et le luxe surexcités
au-delà de toutes bornes; quand, au moyen de tout
cela, les liens sociaux et domestiques sont relâchés
et souvent rompus; quand le culte de l'or est pu-
62 IL EST DES TEMPS ENCORE PLUS FUNESTES
bliquement inauguré ; quand les vices les plus hon-
teux ont aussi leur apothéose par la prostitution
des beaux-arts et les ignominies de la littérature;
quand régoïsme a remplacé la vertu; quand enfin
aux sentiments nobles et généreux ont succédé la
petitesse, la couardise, la ruse et la flatterie.
Il est bien à craindre cju'à la suite de la désas-
treuse révolution qui travaille maintenant notre
pays, nous n'entrions dans mie ère qu'on nommera
peut-être l'ère de la régénération , où Ton montrera,
d'une part, une adresse hypocrite à éviter tout con-
tact, toute compromission avec les doctrines popu-
laires, mais où l'on repoussera, d'autre part, avec
une prévention aveugle tous les efforts tendant à
ressusciter les bons principes et les anciennes insti-
tutions. L'alliance de Tordre et de la liberté devien-
dra la magnifique formule de la société nouvelle.
Pas d'anarchie, dira-t-on alors, rien qui sente les
exagérations démocratiques ; mais aussi pas de des-
potisme, pas de superstition, rien qui soit inspiré
par l'intolérance et le fanatisme. Un pouvoir fort,
une administration vigoureuse, la centralisation de
toutes les forces nationales ; mais liberté pour les
idées et complète indulgence pour les mœurs. Sur-
veillance active à l'égard de l'enseignement; mais
encouragement pour les lumières et le progrès. Pro-
tection à rÉghse; mais protection dénuée de con-
fiance et pleine de soupçons, qui n'exclut ni la co-
lère ni les alarmes en présence d'un noble caractère
sacerdotal ou d'un mandement episcopal empreint
QUE LES TEMPS DE RÉVOLUTION. 63
d'une sainteindépendance; protection qui fasse res-
pecter les temples, en s'efforçant toutefois d'y ren-
fermer la religion, de telle sorte qu'elle ne puisse
en sortir ni répandre ses salutaires influences au
sein de la société ; protection qui permet de défen-
dre le dogme et la morale contre leurs ennemis, à
la condition cependant qu'on ne révélera jamais les
funestes tendances du gouvernement, les actes per-
nicieux de la magistrature, les dangereux résultats
d'un plan d'instruction, la conduite des professeurs
c^ui jettent dans l'esprit de la jeunesse les fatales se-
mences de la corruption et de l'erreur. Quelques
années d'ordre et de paix changeront ainsi de fond
en comble les idées, les mœurs, le caractère denotre
nation; et l'Espagne lancée dans la voie du progrès
ne gardera presque plus un souvenir de ce Cju'elle
fut aux temps de nos aïeux.
Le temps des illusions est passé : il ne faudrait
connaître ni les choses ni les hommes, pour se per-
suader cjue tel n'est pas l'avenir dont nous sommes
menacés; il faudrait n'avoir pas observé l'influence
que, depuis un siècle environ, la France exerce sur
nous, pour ne pas prévoir celle qu'elle doit exercer
encore. Nul ne peut ignorer que le système de gou-
vernement dont nous venons d'esc|uisser les nou-
veaux traits est bien celui qui prévaut chez nos
voisins. Mais il existe entre la France et l'Espagne
une différence qui ne saurait non plus échapper à
nos regards : c'est qu'un tel système peut être re-
gardé chez la première comme une expression assez
64 IL EST DES TEMPS ENCORE PLUS FUNESTES
fidèle de l'état social, tandis qu'il serait parmi nous
en pleine opposition avec les idées, les mœurs et les
croyances de l'immense majorité. Là le scepticisme
règne dans la société : ici, au contraire, c'est le ca-
tholicisme ; là bien des têtes sont bouleversées par
les théories démocratiques : ici dominent de toutes
parts les principes monarchiques ; là les mœurs ont
été profondément affectées et modifiées par la plus
terrible des révolutions, qui sut faire jaillir, après
tant de crimes, d'injustices et de catastrophes, la
gloire militaire et l'organisation administrative les
plus propres à séduire une nation : parmi nous, au
contraire , une révolution misérable et rachitique ,
inaugurée par l'intrigue et la folie , continuée par
les plus déplorables émeutes , soutenue vers sa fin
par un pouvoir militaire sans consistance et sans
grandeur ; une telle révolution a produit dans les
esprits une réaction puissante , a fait déserter son
drapeau par le plus grand nombre des imprudents
qui l'avaient suivi de bonne foi; de telle sorte que
la généralité des hommes honorables et la majeure
partie des hommes intelligents ne > regardent plus
maintenant qu'avec indignation ou mépris ces ten-
tatives impuissantes, ces efforts insensés, pour con-
duire la nation par des chemins qu'elle abhorre ,
vers un but dont elle ne veut pas. Funeste comme
il est, le système pratiqué chez les Français ne sau-
rait être en ce moment le seul possible ; il n'aurait
à notre avis ni chances de triomphe ni espoir de
durée, lors même que par des moyens violents il
QUE LES TEMPS DE RÉVOLUTIO^'. 65
tendrait à faire prévaloir les saines doctrines. Mais
heureusement nous sommes loin d'une situation
aussi déplorable , et si quelque chose doit soulever
parmi nous une forte résistance , peut-être même
donner lieu à de nouveaux conflits, ce serait le
projet d'implanter dans notre pays le système fran-
çais.
L'idée de jeter la nation entière dans le creuset
et ensuite dans un moule nouveau a perdu la révo-
lution et perdra tous ceux qui s'obstineront dans
une semblable folie. Si l'entreprise était tentée par
un gouvernement réguher, solidement établi, placé
dans les plus heureuses circonstances , ayant à sa
disposition de nombreux éléments de force , certes
son action serait bien plus terrible que celle de la
révolution ; cependant nous avons la conviction qu'il
échouerait devant les obstacles élevés contre une
telle pensée par les mœurs publiques, par les croyan-
ces religieuses , par les idées reçues et par ce bon
sens naturel qui est l'un des caractères distinctifs
de cette grande nation. Il est bon que tous les
hommes de conviction et de cœur, que tous les Es-
pagnols dévoués à la patrie, soient en garde contre
le péril que nous venons de signaler ; il est néces-
saire que tous les éléments de bien, si nombreux et
si forts sur Ic^ol de l'Espagne, se mettent en mou-
vement, se recherchent, se combinent et forment
une masse compacte autour de laquelle toutes les
forces vives du pays se rallient et se groupent, pour
résister, en temps opportun, sur le terrain de la
4.
66 IL EST DES TEMPS ENCORE PLUS FUNESTES
justice et de la loi, aux assauts que le génie du mal,
sous mille formes diverses, ne peut manquer de nous
livrer.
L'instruction et l'éducation sont deux points es-
sentiels qu'il importe de ne pas perdre de vue, pour
que le souffle impur de l'erreur et de la corruption
ne puisse pervertir les âmes droites , ni souiller les
cœurs innocents. Il faut veiller sans cesse sur les
innovations qu'on essaierait d'introduire ; car si elles
sont mauvaises, elles le seront d'autant plus que le
gouvernement dont elles auront l'appui sera plus
fort, et que la mise en œuvre présentera plus d'or-
dre et de régularité.
Nous disons cela , sans ignorer néanmoins que
chez une vieille nation, qui, de plus, a été travaillée
pendant longtemps par la guerre étrangère et par
la guerre civile , il y a bien des choses à réformer,
à corriger, à remettre en ordre ; nous n'ignorons
pas que le xix^ siècle est bien différent des siècles
qui l'ont précédé , que la situation de l'Europe a
bien changé , que le cours des idées n'est plus le
même, que les mœurs ont été singulièrement mo-
difiées, que le peuple espagnol d'aujourd'hui n'est
pas celui de Philippe II ou de Charles III, ni même
celui de 1808; nous n'ignorons pas que le temps
n'a pas laissé d'exercer sur nous, aussi bien que sur
les autres peuples , des influences de transforma-
tion et de changement, que les révolutions ne sont
pas passées sur nous sans nous laisser leur em-
preinte, que les livres modernes n'ont pas circulé
QUE LES TEMPS DE RÉVOLUTION. 67
dans notre pays sans y produire leur fruit , que
notre caractère national n'a pas été à Tabri de Tac-
tion exercée par la presse et la tribune, que le mou-
vement du siècle , en un mot , qui se communique
incessamment à nous par tant de moyens divers, a
fini par décomposer en grande partie cette puissante
cohésion que les anciennes institutions avaient don-
née à notre nationalité. Rien de tout cela ne nous
échappe : nous n'allons pas rever dès lors des temps
qui ne sont plus ; nous savons qu'il existe des be-
soins nouveaux qu'il faut satisfaire, des maux, pour
le moment indestructibles, qu'il faut savoir tolérer.
Mais nous savons aussi qu'une conduite prudente
et modérée , ayant pour but de tout harmoniser
pour le mieux possible , n'a rien de commun avec
un système fatal, intolérant pour le bien, indulgent'
pour le mal , avec un système auquel ne pourront
jamais s'accommoder les vénérables restes d'une
civilisation qui ne laissent pas d'avoir, quoi que
puissent en dire l'ignorance et la mauvaise foi, des
choses utiles et vraiment admirables.
Ce soin et cette vigilance imposent des obligations
nombreuses et pénibles en même temps. Ceux qui
se proposeront de résister à l'invasion du mal de-
vront de toute nécessité avoir une connaissance ap-
profondie du bien, non du bien abstractivemen t
compris, dans sa nature indépendante, absolue,
dans sa généralité indécise et vague, mais du bien
dans sa réalité concrète, d¿ms sa forme applicable
aux circonstances, adaptée aux nécessités du temps.
68 jr EST DES TEMPS E.>CORE PLUS FUNESTES
à Tesprit du siècle, aux mœurs réo;nantes. 11 ne faut
pas laisser à nos ennemis la possibilité de nous dire,
avec quelque apparence de vérité, que nous voulons
repousser le progrès et les lumières au moyen de
déclamations ignorantes et fanatiques; il faut que
les défenseurs de la religion et des vrais principes
politiques se présentent aux yeux du public avec le
prestige inhérent à la science véritable, qu'ils puis-
sent de la sorte infliger, le cas échéant, une sévère
leçon à leurs adversaires, en leur montrant que les
hommes de bien sont , eux aussi , à la hauteur des
connaissances de l'époque ; que lorsqu'ils donnent
leur adhésion, ce n'est ni par une aveugle défé-
rence, ni par un motif intéressé ; que lorsqu'ils con-
damnent, ce n'est pas faute d'avoir examiné la
question : ce n'est pas sous l'empire de l'ignorance
ou de la haine , mais bien sous l'impulsion d'une
conviction raisonnée, à la lumière d'une doctrine
réellement digne de ce nom. C'est ainsi qu'on doit
conquérir une position avantageuse dans l'opinion
publique; c'est ainsi qu'on peut repousser les ca-
lomnies et dissiper les illusions; c'est ainsi qu'on
obtient une influence légitime sur la marche géné-
rale des aiTaires et le droit d'admonester les gou-
vernements avec une noble fermeté ; c'est ainsi
qu'on parvient à ce degré de considération et de
confiance qui fait que, dans les circonstances cri-
tiques, dans les moments de danger, la nation prête
une oreille attentive à la voix indépendante qui s'é-
lève pour le salut public, qui signale les écueils où
QUE LES TEMPS DE RÉVOLUTION. 69
court se briser le vaisseau de l'Etat; c'est ainsi
qu'on se réserve le pouvoir et le privilège de faire
entendre, à l'instant donné, une parole brève et
forte, capable d'arrêter le bras prêt à frapper le
coup mortel, à faire revenir sur lui-même un gou-
vernement engagé dans la voie de la perdition.
DES INFLUENCES RELIGIEUSES.
{ Deuxième Arliclc. )
Nous devons maintenant appliquer à l'Espagne,
comme nous nous y sommes engagé, les considéra-
tions émises plus haut sur les influences du minis-
tère religieux. Ce fait général présente dans notre
patrie des traits remarquables et dignes d'être étu-
diés. On ne peut en efTet parcourir notre histoire
sans y rencontrer à chaque page, sinon toujours
dans le même plan, du moins à un point de vue si-
gnificatif et caractéristique, l'influence qui fait l'ob-
jet de nos observations. La décadence et la ruine
absolue de la domination romaine en Espagne dut
entraîner avec elle une telle désorganisation poli-
tique et sociale, qu'on peut à peine concevoir que
l'organisation ecclésiastique ait survécu à cette vaste
catastrophe. En lisant l'histoire de ces temps ora-
geux, l'observateur demeure frappé de surprise et
d'admiration en voyant que l'Eglise espagnole, bien
loin d'avoir été submergée sous les flots où venait
de périr le vaisseau de la puissance romaine, se pré-
sente aussitôt à ses yeux déployant une action plus
DES INFLUENCES RELIGIEUSES. 71
étendue , plus énergique, plus influente qu'aupa-
ravant, manifestant une force et des ressources
proportionnées aux nouveaux besoins de la société,
redoublant d'ardeur et de zèle, à mesure que des
circonstances plus critiques ou plus funestes récla-
ment plus impérieusement que jamais le secours et
l'appui de la seule institution respectée par la tour-
mente.
On vit alors d'une manière évidente et palpable
l'avantage qu'ont sur toutes les organisations so-
ciales celles qui reposent plus immédiatement sur
la religion. Tout s'ébranle, tout croule sous les coups
redoublés de l'invasion des barbares; l'Église seule
reste debout, et avec F Église l'espérance de la so-
ciété nouvelle. Que devinrent les généraux de l'em-
pire, leurs armées et leurs forteresses? que devinrent
les magistrats romains et leur vieille autorité? que
devint la législation elle-même, avec le système ad-
ministratif qu'elle avait réalisé et le système politi-
que dont elle était l'expression et la mise en œu-
vre? Tout fut dispersé, tout fut mis en lambeaux,
comme le faible réseau d'un filet où viendrait s'en-
gager un monstre marin. Les enfants du Nord, en
élevant leurs trophées au milieu des ruines et du
sang, ne virent plus rien debout autour d'eux, si ce
n'est les autels ; pas d'armes qu'ils n'eussent brisées,
si ce n'est le bâton pastoral des évêques. Quel
est le sens de ce phénomène? Ce phénomène
nous montre les profondes racines qu'avait déjà
poussées dans notre sol la religion catholique; il
72 DES INFLUENCES
nous fait voir que ce n'était pas là une institution
artificielle combinée par là politique des empereurs
chrétiens, que la religion peut se passer du secours
de la politique , et que lorsqu'on lui refuse un asile
matériel , elle peut en trouver un plus glorieux et
plus sûr dans le cœur des habitants delà Péninsule.
Le sang des martyrs, répandu sur notre sol avec tant
de profusion par le glaive des empereurs païens,
n'était pas demeuré stérile ; et quand la maîtresse
du monde fut tombée, laissant les peuples orphelins,
abandonnés à leurs propres ressources, à la merci du
premier conquérant, quand notre Espagne en par-
ticulier fut inondée coup sur coup par les hordes
barbares, c'est alors que l'Église se manifesta avec
plus de grandeur et de puissance et commanda à la
tempête avec une sublime sérénité.
C'est alors aussi que paraît dans tout son éclat
l'influence du ministère religieux: on la voit se per-
pétuer, s'étendre, se consolider, au moment môme
où l'édifice de l'empire romain s'abîme à ses re-
gards et semble la laisser sans appui, au moment
où l'hérésie arienne, généralement professée par les
tribus conquérantes, lui livre de nouveaux combats
et lui fait souffrir des persécutions cruelles. Quelle
pouvait être, sous la domination de l'hérésie la plus
puissante qui fut jamais, l'influence exercée par le
catholicisme? C'est ce que les faits historiques se
chargent de nous montrer. Il suffirait pour cela de
se rappeler celui de la conversion même des Goths;
car un tel fait ne peut être compris, eu égard sur-
RELIGIEUSES. 73
tout aux obstacles qu'il eut à vaincre et h la mer-
veilleuse rapidité avec laquelle il s'accomplit, si l'on
n'admet que l'influence des prêtres catholiques avait
déjà conquis un tel ascendant sur l'esprit et le cœur
des peuples , qu'il suffit de la résolution d'un mo-
narque pour donner aux changements préparés le
caractère d'un événement national.
Après une transformation aussi glorieuse que dé-
cisive, on ne voit plus pour ainsi dire régner au mi-
lieu de la société que l'action toute puissante du
clergé catholique ; les rois, les grands , le peuple,
tout est inspiré, dirigé par l'esprit de ces illustres
évêques qui, tout en s'occupant de régler et de
maintenir la discipline ecclésiastique, travaillaient
à former une grande nation, réunissant en un seul
corps les vainqueurs et les vaincus; relevant d'une
part et ranimant les anciens habitants de la Pénin-
sule, trop longtemps amollis par une vieille civilisa-
ion et façonnés à l'esclavage par le goût des plai-
sirs sensuels qu'elle leur avait inoculé ; adoucissant
d'autre part, apprivoisant en quelque sorte et péné-
trant d'un esprit nouveau ces barbares conquérants
qui venaient d'ajouter aux sauvages instincts de
leurs forets natales l'exaltation de leurs derniers
combats et l'orgueil de leurs triomphes. C'est ainsi
que les évêques fondèrent une monarchie puissante
qui put bien disparaître sous les flots de l'invasion
musulmane, mais qui présenta même alors cet éton-
nant phénomène d'une nation qui se survit à elle-
même et qui reparaît plus brillante et plus forte
III. 5
74 DES INFLUENCES
qu'elle ne l'avait jamais été dans les temps anté-
rieurs à sa ruine.
C'est un bien magnifique spectacle que celui qui
nous est offert par les assemblées de Tolède, délibé-
rant avec une profonde sagesse sur les affaires de l'E-
glise et sur celles de l'Etat. On se demande quelque-
fois si c'étaient là des conciles ou bien des cortes ;
qu'importe le nom quand on est parfaitement d'ac-
cord sur la chose? Si ces assemblées étaient réelle-
ment des cortés quand elles s'occupaient des affai-
res civiles, elles étaient encore alors tellement diri-
gées par les évoques, animées parleur esprit, qu'on
ne saurait y découvrir une étincelle d'intelligence
et de progrès qui n'ait jailli dusein de l'Eglise, pas
un élément de force qui n'ait son principe et son
appui dans les doctrines enseignées par l'Eglise ; à
chaque pas que la société fait , on voit en un mot
que la direction et l'impulsion lui viennent égale-
ment de l'Eglise. C'est l'Eglise qui assure aux mo-
narques la possession de leurs droits, qui les en-
toure de prestige, qui fortifie leur autorité, qui ga-
rantit l'inviolabilité de leur personne et de leur fa-
mille ; mais c'est l'Eglise aussi qui maintient le droit
des peuples, qui pose des limites à la puissance des
rois, qui se sert de son influence et de ses, richesses
pour élever une barrière contre la tyrannie, pour
soutenir le faible et secourir le malheureux. L'E- .
glise réforme la législation en se servant, il est vrai,
pour cela du vieux droit romain, mais en faisant
usage surtout des sublimes maximes de ce code di-
RELIGIEUSES. 75
vin qu'on nomme l'Evangile. C'est elle enfin qui de
cent peuples divers fait un grand peuple, en ressus-
citant l'esprit de cette nationalité qui des rives du
Guadalette s'était enfuie vers les grottes de Cava-
donga, et qui, grâce à cet esprit, se conserve in-
tacte, une, invincible contre la puissance colossale
du Croissant, lutte contre cette puissance pen-
dant l'espace de sept cents ans, sans jamais dé-
faillir, sans jamais s'arrêter, jusqu'à ce qu'elle a
vu flotter le drapeau chrétien sur les murs de
Grenade.
On a bien souvent observé que la civilisation es-
pagnole présente un caractère à part qui la distin-
gue des autres civilisations européennes , et l'on
donne assez généralement pour cause à ce phéno-
mène la politique qui a prévalu dans notre pays
sous les rois catholiques et spécialement sous les
rois de la maison d'Autriche. On leur a même re-
proché souvent avec une inexorable sévérité d'avoir
laissé l'influence du clergé prendre un trop grand
développement dans leur royaume, et de n'avoir
pas imité sous ce rapport les gouvernements qui
n'ont cessé de travailler à l'amoindrissement, sinon
à l'entière destruction de cette même influence.
Sans entrer pour le moment dans une discussion
étrangère à notre objet, sur le cours de la civilisa-
tion espagnole pendant les trois derniers siècles ,
nous ferons observer à ceux qui parlent avec tant
de sécurité des prétendues aberrations de cette épo-
que, qu'ils oublient d'une manière étrange l'histoire
76 DES INFLUENCES
de notre pays, quand ils signalent comme le carac-
tère propre, exclusif, d'une de ses périodes, ce qui
s'applique également à toute sa durée depuis l'in-
vasion des barbares. Le rapide coup d'œil que nous
venons de jeter sur les principales circonstances
de cette histoire depuis la chute de l'empire romain,
prouve jusqu'à l'évidence la vérité de notre obser-
vation ; mais il est aisé de la confirmer en compa-
rant l'histoire de notre pays à celle des nations
étrangères.
S'il est juste en effet de dire que, après l'inva-
sion despeuples duNord, l'action déployée par l'E-
glise pour adoucir lesmœurs'des conquérants, pour
améliorer le sort des peuples conquis, pour con-
duire les uns et les autres dans les voies de la civili-
sation chrétienne, a été un fait général, on peut
affirmer néanmoins que nulle part ce fait n'a eu des
proportions aussi grandes que dansnotre patrie, que
nulle part on n'a vu surgir du chaos de la barbarie
une nation aussi puissante, uniquement dirigée par
ses évêques. Jetez un regard sur les contrées du
Nord, et vous y verrez prévaloir l'élément barbare
à tel point qu'il a laissé ses empreintes dans toutes
les parties de l'organisation sociale. Des coutumes
féroces, une législation qui respire toujours l'esprit
de la barbarie, la force des armes érigée en arbitre
suprême, la féodalité dans toute sa puissance et
toute sa dureté ; en un mot, la société véritable des
peuples conquérants, avec les modifications toute-
fois introduites par la marche du temps, par le
IIELIGIEUSES. 77
changement de situation et surtout par l'influence
des idées religieuses.
Dans le midi de la France et plus particulière-
ment en Italie , on voit les éléments de F ancienne
société romaine lutter avec avantage contre ceux de
la société barbare, et montrer par là, comme il
était aisé de le prévoir, à quel point l'antique civili-
sation était enracinée dans le sol qui fut le théâtre
de son éclat et de ses triomphes. Ce ne fut pas une
chose utile, du moins au commencement, que l'or-
ganisation romaine survécût en Italie à la chute de
l'empire, carie besoin de gouvernement et d'admi-
nistration est un des premiers qui se font sentir aux
sociétés humaines. ' Mais plus tard on put remar-
quer de quel faible secours est nécessairement, pour
fonder quelque chose de grand et de durable, ce
qui porte en soi-même les germes de la dissolution
et de la caducité. Jamais l'Italie n'est parvenue à
s'organiser de manière à former une grande nation.
Perpétuellement exposée, soit aux invasions des
peuples étrangers, soit à la tyrannie des empereurs
d'Allemagne, soit à l'anarchie de ses propres répu-
bliques, tour-à-tour soumise à la prépondérance de
la domination espagnole, au protectorat de la mai-
.:on d'Autriche, elle a toujours montré la même im-
puissance à se former en corps de nation digne de
figurer au nombre des Etats européens. Peut-être,
et nous ne prétendons pas attacher trop d'impor-
tance à cette observation, peut-être est-ce aux cir-
constances exceptionnelles où ce pays se trouve
78 DES INFLUENCES
placé qu'il faudrait attribuer aussi la difficulté
qu'il éprouva toujours à faire prévaloir dans sa con-
stitution l'un des éléments premiers de la constitu-
tion européenne.
C'est ce qui n'arriva pas en Espagne, où le prin-
cipe religieux acquit tout d'abord une telle prépon-
dérance, qu'il soumit' tout à son action, et créa de
la sorte une société entièrement nouvelle, aussi con-
forme aux enseignements de l'Évangile que les
temps et les conjonctures avaient pu le permettre.
La législation émanée des conciles de Tolède a mé-
rité, comme on le sait, un renom immortel ; les amis
de riiistoire et de la philosophie lui rendent main-
tenant une entière justice, quelles qu'aient été
d'ailleurs leurs préveîi tiens contre la religion et
le clergé. Depuis cette époque, l'influence re-
ligieuse est celle qui n'a cessé de dominer dans
l'histoire de notre patrie ; et les vicissitudes des
temps n'ont pu effacer du front de la monarchie
espagnole le caractère qui lui fut imprimé dès son
berceau.
Yoilà comment doit s'expliquer la prépondérance
de l'élément religieux dans notre nation; voilàpour-
quoi enfin la féodalité n'a jamais eu parmi nous la
force et l'influence qu'elle avait acquises dans les
autres pays; voilà pourquoi enfin la noblesse, les
municipalités, les institutions populaires et la mo-
narchie elle-même, ont toujours porté chez nous un
cachet purement espagnol, et, quoique semblables
en certains points à celles des autres peuples, s'en
RELIGIEUSES. 79
sont toujours distinguées de manière à ne jamais
autoriser ni la confusion ni Terreur.
Étudiez avec soin l'histoire de l'Espagne, obser-
vez-la dans toutes ses périodes, sous tous ses as-
pects, et vous n'y trouverez rien de véritablement
universel et un, rien qui fût capable de former l'es-
prit de notre nationalité, si ce n'est la religion.
Le pouvoir royal passe par des alternatives de
faiblesse et de grandeur; l'aristocratie les éprouve
d'une manière non moins évidente ; la démocratie,
qui parfois se manifeste avec une puissance dange-
reuse pour les autres institutions, demeure souvent
comme anéantie; les diiîérents peuples, les diffé-
rents États dont se compose la monarchie espa-
gnole, sont régis par des lois et des mœurs diffé-
rentes, ils ne se ressemblent ni par les usages, ni
par les idiomes, ni par les inclinations; vous ne trou-
vez rien en eux qui puisse les unir, les rattacher, en
i'aire un peuple de frères, rien, si ce n'est la reli-
gic".. Elle seule se conserve intacte, inviolable, une,
à travers tous les bouleversements, toutes les varia-
tions, toutes les luttes; elle seule domine cette mul-
tiplicité d'éléments qui ont tant de peine à se ren-
contrer, qui parfois se repoussent même ; elle seule
se montre capable de briser tant d'obstacles qui
s'opposent à la formation d'une véritable nationa-
lité, et d'offrir, par conséquent, aux yeux du monde
étonné, cette gigantesque monarchie de Ferdinand
et d'Isabelle.
Lors de l'invasion des barbares, disparaît,
80 DES INFLUENCES
comme nous l'avons dit, l'empire romain ; notre
péninsule se trouve en même temps plongée dans la
plus affreuse anarchie ; peuple conquérant et peuple
conquis demeurent mêlés et confondus, sans autre
loi que la force des armes, sans autre instinct de
gouvernement que l'ambition de mille chefs rivaux,
sans autre vue, chez les vainqueurs, que la posses-
sion et le partage de la riche proie qui leur est
échue ; c'est au milieu de ce désordre que la reli-
gion brille tout-à-coup, comme l'astre éclatant du
jour à la suite d'une nuit ténébreuse; sa force et
son éclat suffisent à former cette puissante monar-
chie des Goths, qui n'a pas d'égale dans ces temps
reculés. Les Sarrazins envahissent la Péninsule, les
bords du Guadalette voient périr la fleur de nos
guerriers, le monarque lui-même n'échappe pas à
ce désastre : avec lui semble expirer la monarchie
espagnole. Rien ne peut résister à la marche triom-
phante des troupes de Muza, rien ne saurait pro-
téger les populations chrétiennes contre les flots
de cette nouvelle invasion; tout est perdu, il ne
reste plus qu'à courber humblement la tête sous le
cimeterre des enfants de Mahomet.
Qui pourrait concevoir l'idée de réagir contre ce
débordement effroyable, l'idée de réorganiser un
jour la monarchie chrétienne, de délivrer les peu-
ples accablés sous les fers des musulmans, de réu-
nir les débris épars d'une nation éteinte, de chasser
les conquérants, de promener sur tous les points de
la Péninsule la bannière des chrétiens ? L'nc telle
RELIGIEUSES. 81
idée, une semblable entreprise, ne pouvaient être
inspirées que par un seul principe, le principe c{ui
ressuscite les peuples aussi bien que les individus.
S'ils n'avaient pas été soutenus par leur foi reli-
gieuse, par une conscience inébranlable dans le
Dieu des armées, jamais les héros de Cavadonga,
quand, du haut de leur montagne, ils portaient
un regard sur cette Espagne bien-aimée, alors
occupée par d'innombrables ennemis, par d'heu-
reux concjuérants à l'apogée de leur gloire et de
leur puissance, par les dominateurs de l'Orient et
de l'Occident; jamais, disons-nous, cette poignée
de soldats n'eût osé s'engager dans une lutte aussi
inégale; jamais ces quelques Espagnols n'eussent
osé dire aux puissantes armées qui les assiégeaient
de toutes parts : « Oui, nous combattrons contre
vous, et nous remporterons la victoire ; nous trans-
mettrons à nos descendants le devoir sacré de vous
faire une guerre infatigable, et nos descendants
parviendront un jour à vous repousser du pays que
vous avez usurpé, du sol que vous profanez par
votre présence. »
Nous ne sachons pas que, dans l'histoire de
l'humanité, il existe un fait semblable à celui que
nous venons de rappeler. Rien ne nous paraît plus
propre à. révéler la force et l'énergie renfermées
dans le principe catholique; rien ne met plus en
relief ce dont est capable un peuple qui possède
cet inestimable trésor. Un enthousiasme éphémère,
un élan subit, peuvent sans doute provenir de plu-
5.
82 DES INFLUENCES
sieurs autres causes ; mais une décision prise par
tout un peuple et s' étendant à la durée de huit siè-
cles, ce fonds commun de dévoûment et de cou-
rage, transmis de génération en génération, comme
un héritage national, ne peuvent naître que d'un
principe religieux. Un peuple qui n'a pour mobile
que les intérêts de la terre, qui ne compte que sur
des secours humains, ne peut pas s'élever à ce
degré d'héroïsme; cela n'est donné qu'à des na-
tions qui ont placé leur espérance dans le secours
du ciel, qui ne se confient ni au nombre ni à la
valeur des combattants, et qui résument toutes
leurs croyances et toutes leurs aspirations dans
cette simple et subUme devise : Saint Jacques et
Espagne.
Durant cette longue période de notre histoire,
l'élément religieux domine à tel point sur tous les au-
tres éléments sociaux , qu'on pourrait à peine en
désigner un qui ne dépendît pas de celui-là. La
grande pensée, la pensée générale cfui soulève la
nation entière et la pousse contre les Maures, c'est
la pensée de la religion. C'est sous cette inspiration
que les rois font la guerre, que les grands se mon-
trent des héros, que le peuple vole à la mort; on
affronte tous les périls pour abattre l'étendard
odieux dont la seule présence dans la Péninsule est
un outrage à la bannière des chrétiens. Voulez-
vous vous faire une idée juste de l'esprit de ces
temps; voulez-vous remonter à la source d'un tel
héroïsme, apprécier les causes de cette victoire dé-
RELIGIEUSES. 83
finitive remportée sur la valeur, la ténacité, la puis-
sance des musulmans? ne disséquez pas, avec le
scalpel d'une froide critique, les grands événements
consignés dans l'histoire ou chantés dans les légen-
des; n'allez pas vous perdre dans un examen minu-
tieux des plus légères circonstances, ne contrôlez
pas-vainement quelque date ouquelques détails, dans
la vue de trouver en défaut la simplicité du chKmi-
queur ; réservez de semblables études pour le cssoù
vous vous proposeriez d'établir dans toute sa rigueur
l'exactitude historique ; ce n'est pas ce dont il s'a-
git quand on porte ses vues plus haut et plus loin,
quand on a pour objet, non point un aride travail
de chronologie ou de géographie, mais bien de pé-
nétrer dans l'esprit et les sentiments d'une grande
période historique. Vous ne dédaignerez pas alors
ces légendes miraculeuses où la pensée d'une grande
nation se manifeste encore plus que sa crédulité ;
vous recueillerez avec empressement ces chants po-
pulaires où le chrétien victorieux célèbre les triom-
phes qu'il a remportés et ceux dont le souvenir est
l'honneur immortel de ses pères; vous ne regarde-
rez pas comme insignifiant le récit des prodiges opé-
rés par le ciel pour décider en faveur de ses enfants
le sort de ces gigantesques batailles ; vous trouve-
rez dans tout cela, quelles que soient d'ailleurs vos
croyances religieuses ou vos opinions historiques,
de précieux renseignements, des traits lumineux
pour vous faire une idée vraie de cette période
de notre histoire nationale , d'une restauration
84 DES INFLUENCES
qui mérite à coup sûr de figurer parmi les événe-
ments les plus extraordinaires et les plus glorieux
dont les fastes de l'humanité aient perpétué la mé-
moire.
Tout dans cette période est animé , soutenu ,
inspiré par la pensée religieuse. Séparez le prêtre
du guerrier, et vous verrez comme le bras de ce
dernier s'énerve et défaillit; éloignez les évêques
des conseils des rois, qu'on n'ait plus en vue, dans
la conquête d'une cité , k purification d'un temple
profané par l'erreur , la restauration d'une vieille
cathédrale, le rétablissement de la religion, la li-
berté des fidèles qui gémissent sous le joug des mu-
sulmans, et vous aurez des rois qui s'endorment
dans les douceurs de la paix, et non des guerriers
et des héros; plongés dans une fausse sécurité à la
vue des drapeaux ennemis, ils se laisseront de nou-
veau subjuguer par leur puissance ; et le feu des
saints enthousiasmes, jadis entretenu par des mains
religieuses et vaillantes dans la grotte qui servit
d'asile au génie de Pelage, sera désormais éteint.
Que vous dirai-je de plus ? Si le peuple qui ûescend
du sommet des Asturies, et qui marche de victoire en
victoire jusqu'au rivage de la Méditerranée, cesse
un instant d'être placé sous l'influence de la reli-
gion, ce peuple disparaît et s'évanouit comme un
léger fantôme, car il n'a plus de vie, il n'a plus
d'âme, son existence est un incompréhensible mys-
tère ; l'idée de briser le joug subi par tant de na-
tions, accepté par tous les autres habitants de la
RELIGIEUSES. 85
Péninsule, l'idée de s'engager dans cette lutte iné-
gale et séculaire, n'est plus simplement qu'une folie
et une absurdité.
Wous serions dans une complète erreur si l'his-
toire de cette période ne renfermait pas les causes
profondes de l'ascendant exercé par la religion sur
toute la suite de nos destinées nationales. Il n'est
pas à supposer en effet qu'un peuple perde aisément
le souvenir des idées , des sentiments , des usages
et des mœurs qui ont reçu la double consécration du
temps et du martyre. Il serait bien à désirer qu'on
ne perdît pas de vue cette simple réflexion quand on
se mêle d'étudier et d'écrire même notre histoire ;
on devrait bien comprendre l'absurdité qu'il y a
à vouloir en séparer l'élément religieux, ou même à
n'y considérer la religion qu'avec un sentiment
de crainte et de défiance ; cela revient à falsifier
tout simplement cette histoire, ou même à la dé-
truire entièrement, puisqu'on éteint le principe de
sa vie.
La victoire s' étant déclarée en faveur des chré-
tiens par la conquête de feenade, et la nation espa-
gnole ne formant plus qu'une seule monarchie par
l'union de Ferdinand d'Aragon avec Isabelle de
Castille, la religion déploya son influence avec toute
la vigueur et l'éclat qu'il était aisé de prévoir à la
suite d'un semblable triomphe; son action ne put
même être éclipsée par les splendeurs inouïes d'un
diadème auquel venaient se rattacher, comme autant
de pierres précieuses, de nouvelles provinces et des
86 DES INFLUENCES
mondes nouveaux. Elle soutenait sa majesté à côté
de tant de grandeur ; cette majesté même semblait
grandir de toute la puissance acquise par les têtes
couronnées qui s'inclinaient devant elle ; elle sem-
blait bien plutôt leur tendre une main amie et les
seconder jusque dans les affaires civiles et politiques
qu'elle ne semblait solliciter leur appui et se faire
un piédestal de leur nouvelle puissance. Nous n'i-
gnorons pasee qu'on a dit des prétendus dangers
et des funestes résultats que la religion aurait entraî-
nés à cette époque ; nous ne nous arrêterons pas à
discuter une question déjà résolue dans des ouvrages
spéciaux sur cette matière; nous nous contentons de
rappeler un fait qui devait naturellement figurer
dans cette rapide esquisse des influences exercées
par la religion.
Nous aurions encore beaucoup de choses à dire
touchant ces mêmes influences considérées dans ces
derniers temps, à partir de la révolution de 1808;
mais comme c'est là un fait que personne n'ignore,
que tout le monde au contraire reconnaît, quelle
que soit d'ailleurs la différence des jugements et
des opinions sur sa nature et ses effets, nous croyons
pouvoir nous dispenser d'en parler dans un article
qui dépasse déjà nos limites ordinaires. Nous ne
voulons pas le terminer toutefois sans émettre quel-
cjues considérations sur une autre cause de la puis-
sante influence toujours exercée par le clergé.
Cette cause , nous l'avons indiquée plus haut.
Nous avons dit que le clergé, outre son indépen-
RELIGIEUSES. 87
dance dans l'exercice des fonctions inhérentes à son
caractère sacré, avait encore l'avantage d'entretenir
avec la conscience et la vie entière des chrétiens
des relations plus intimes et plus vraies, que ne les
ajamáis eues toute autre religion à l'égard de ceux
qui la professent. Pour mieux comprendre ce carac-
tère spécial du catholicisme, nous examinerons en
détail les traits divers et principaux qui tendent à
le former; ils peuvent, h notre avis, se réduire aux
suivants :
1° Unité et fixité du dogme ;
2" Enseignement de ce même dogme, avec une
pleine autorité en matière de foi, uniquement ré-
servée au clergé ;
3° Savante organisation de la hiérarchie ecclé-
siastique ;
{f Nerf de la discipline ;
5° Célibat ecclésiastique ;
6° Vigilance sur les mœurs des fidèles et système
de prédication ;
T Splendeur et magnificence du culte ;
8° Administration des sacrements, et en particu-
lier du sacrement de pénitence.
Nous nous efforcerons de donner à chacun de ces
points le degré de précision et de clarté dont nous
serons capables, en assignant à chacun la part qui
lui revient dans cette influence du clergé, objet de
tant d'invectives et de calomnies de la part des en-
nemis de r Église. On verra par là que ce que l'on
88 DES I.NFLLIiNCES IIELIGIELSES.
a osé attribuer à de mesquines intrigues est pro*.»
fondement enraciné dans la nature même des
choses, et ne dépend nullement de la volonté des
hommes.
L'importance et l'étendue d'un semblable sujet
nous font un devoir de le réserver pour une élude
spéciale.
LE SOCIALISME.
(Premier Arlicle.)
Le socialisme, ou bien cette école de philosophie
qui se propose de détruire l'ordre social actuelle-
ment existant, pour le reconstruire sur des bases
nouvelles et d'après un autre plan, est un objet
digne de fixer l'attention de tous les hommes qui
pensent, qui ont quelque amour pour l'humanité.
On se tromperait étrangement en elïet si l'on regar-
dait ces novateurs comme les misérables jouets d'un
fanatisme aveugle qui , jetés en dehors de toutes
les voies par un orgueil insensé , ne laissent après
eux aucune trace de leur passage. Il est certain
cj[u'on n'a réalisé nulle part, c^u'il est même impos-
sible de réaliser leurs systèmes, cju'ils se sont ren-
fermés jusqu'à ce jour et C|ue probablement ils se
renfermeront encore pour longtemps dans la sphère
de la spéculation et de la théorie ; mais la semence
qu'ils jettent à tous les vents de l'opinion tombe
au hasard sur une terre cjui la reçoit avec avidité
et qui peut la féconder, il faut savoir le reconnaî-
90 LE SOCIALISME.
tre, le jour où la Providence aura résolu de déchaî-
ner sur le monde des bouleversements jusqu'alors
inconnus.
Que les illusions de cette école ne soient pas tel-
lement à dédaigner, c'est ce que prouvent ses fré-
quentes apparitions à différentes époques et dans
différents pays : l'insuccès des anciens novateurs et
leur fin malheureuse ne découragent et n'effraient
nullement ceux qui aspirent à leur succéder. Les
temps présents nous offrent d'ailleurs sous ce rap-
port une circonstance remarquable et qui ne peut
que nous inspirer une véritable terreur. A toutes
les époques on a vu des hommes qui rêvaient une
nouvelle république, basée sur des principes entiè-
rement différents de ceux sur lesquels reposait la
société ; mais ces philosophes ne sortaient pas ordi-
nairement de leur sphère , ils se contentaient de
méditer dans le silence de leur cabinet ou de se pro-
mener par la pensée dans des mondes imaginaires;
s'ils allaient quelquefois jusqu'à publier un livre
où leur système était exposé , c'était plutôt comme
une œuvre d'imagination et de curiosité, que comme
un projet susceptible d'une réalisation sociale. Il
n'en est plus de même aujourd'hui, les réformateurs
n'ont plus voulu s'en tenir au rôle d'utopistes ; ils
ont poursuivi l'application de leurs idées, ils se
sont érigés en fondateurs d'une société nouvelle,
d'une société faite d'après le type qu'ils avaient
imaginé.
Si l'on recherche les causes de ce phénomène et
LE SOCIALISME. 9Î
de la différence qu'il établit avec les temps anté-
rieurs, on trouvera ces causes dans l'immense dé-
veloppement qu'a pris de nos jours l'esprit de liberté;
dans les tendances démocratiques qui sont un des
traits distinctifs de notre époque ; dans cette excen-
tricité où tombent les intelligences privées de toute
conviction réelle, de toute doctrine arrêtée qui leur
serve de pôle ; dans cette étrange impulsion qui
jette les sentiments et les idées en dehors du monde
réel, pour leur faire embrasser des ombres et des
fantômes ; dans ce malaise profond , dans cette in-
quiétude fébrile qui travaille les esprits , et plus
spécialement peut-être les esprits distingués par
leur science et leur talent, ce qui du reste ne pou-
vait manquer d'arriver quand toutes les croyances
religieuses s'étaient évanouies, après qu'on n'a pas
craint d'enlever aux malheureux mortels l'espérance
d'une meilleure vie par delà le tombeau.
Une pensée ne saurait plus désormais rester en-
sevelie dans les cartons d'un philosophe ; à peine
a-t-elle été conçue, qu'elle aspire à figurer dans le
domaine des faits et recherche avec ardeur l'épreuve
de l'expérience ; des tentatives moins motivées à
ses yeux sont là pour encourager son audace. Les
limites qui séparent la vérité de l'erreur, le juste de
l'injuste, étant une fois effacées, les barrières qui
s'élèvent entre l'utile et le nuisible se trouvent bien
affaibUes ; car la plupart furent élevées par ces
mêmes hommes qui achevaient à peine hier leur
œuvre de destruction, et qui se hâtent deprecia-
92 LK SOCIALISME.
mer aujourd'hui réternelle durée de l'édifice qu'ils
ont rapidement élevé sur les ruines d'un passé con-
sacré par les siècles. On comprend facilement dès
lors qu'une pensée douée d'une certaine force de
conception, ardente comme la tête même qui l'a
formée , pleine d'audace et d'énergie comme la
poitrine dans laquelle elle a fermenté, on comprend,
disons-nous, qu'une telle pensée s'élève avec indi-
'gnation contre celles qui veulent lui barrer le pas-
sage, et queses apôtres puissent dire à ceux qui
les ont devancés : « Qui êtes-vous donc, pour oser
m' adresser la parole que le Créateur imposait aux
flots de la mer, tu n'iras pas plus loin ? Vos titres
contre moi, c'est que vous êtes arrivés hier, tandis
que j'arrive aujourd'hui. Un passé qui comptait plu-
sieurs siècles d'existence n'a pu vous opposer la
prescription, et vous croiriez pouvoir l'invoquer
contre moi, vous qui ne datez que d'un jour? Puis-
que vous avez pu faire l'essai de vos théories, vous
ne m'empêcherez pas de faire l'essai des miennes ;
puisque vous avez reconstruit la société selon le
plan qui vous convenait, laissez-moi la reconstruire
à mon tour de la manière qui me convient. Vous
vous êtes présentés au nom de l'humanité , c'est
en son nom que je me présente ; si vous avez pro-
clamé la liberté , je la proclame d'une manière non
moins éclatante ; si vous avez tonné contre l'inéga-
lité des conditions , c'est à moi de la foudroyer à
cette heure ; si vous avez condamné comme injuste
tout ce qui existait, je condamne, avec non moins
LE SOCIALISME. 93
de raison, comme tel tout ce qui existe, sans en
excepter aucmie de vos œuvres.
« Vous avez appelé le genre humain à la parti-
cipation de certains droits politiques, vous avez ou-
vert les urnes du scrutin à un nombre bien restreint
de privilégiés et de censitaires, et puis vous avez
dit pompeusement c\ la société : Contente-toi de cela,
et crois, sur l'autorité de notre parole, que tu exer-
ces une véritable souveraineté. Pour moi, je con-
voque riiumanité tout entière , non pour qu'elle
assis;^ à des combinaisons fallacieuses, C{ui ne peu-
vent ni apaiser sa faim, ni étancher sa soif, ni cou-
vrir sa nudité, ni flatter même son orgueil, puisque
le plus grand nombre reste dépouillé de tout droit ;
je l'appelle, moi, à la communauté des biens, à des
plaisirs réels, à la jouissance d'un bonheur qu'elle
n'a jamais connu, à la satisfaction pleine et entière
de toutes ses nécessités, de tous ses instincts, de
tous ses caprices. La liberté que vous avez procla-
mée n'empêche pas le pauvre d'être sous la dépen-
dance du riche, le serviteur de subir les lois de son
maître, le mendiant de trembler de froid à la porte
de ces palais où régnent avec tant d'insolence le
luxe et la volupté ; pour moi, je proclame une li-
berté qui ne tolère aucune différence entre le riche
et le pauvre, qui ne laissera plus exister parmi les
hommes aucune sorte d'esclavage. Votre égalité à
vous, c'est le mensonge s' ajoutant à l'inégalité la
plus révoltante , puisqu'elle laisse subsister la riche
demeure du puissant à côté du triste réduit de l'in-
94 LE SOCIALISME.
digence, les plus éclatantes parures ù côté des
haillons les plus hideux ; pour moi, je ne reconnais
pas cette égalité monstrueuse , je ne souffrirai pas
qu'un carrosse doré, traîné par des chevaux impé-
tueux, puisse écraser en passant l'enfant à peine
entré dans la vie, le vieillard chancelant à qui ses
forces ne permettent plus d'éviter le danger. Je
veux que tout le monde soit habillé, logé, nourri
de la même manière, qu'il y ait une égale part de
plaisir pour tous. Je ne veux pas que la sueur de
l'immense majorité des hommes alimente désormais
le repos voluptueux d'une faible minorité. Je veux
que les produits du travail soient divisés en parties
proportionnelles, que le capitaliste n'en absorbe
plus la presque totalité, ne laissant au pauvre tra-
vailleur qu'un misérable salaire. Voilà comment
j'entends l'égalité, la liberté, la juste répartition des
droits entre tous ; voilà ce qu'exigent les véritables
intérêts du genre humain, tout le reste n'est qu'illu-
sion et mensonge. »
Tel est le langage que tient la pensée du jour à
la pensée de la veille; et ce langage n'a rien quede
naturel, quand une fois on perd de vue les princi-
pes de la justice pour ne faire attention qu'à ceux
de l'utilité, ou bien encore aux simples apprécia-
tions de la force brutale. Un abîme invoque %m
mitre alnme; et de là vient la nécessité de conser-
ver intacts les principes éternels qui servent de
base à la société et sans lesquels le monde retombe-
rait dans le chaos.
LE SOCIALISME. 95
Pour l'homme qui considère la société sans faire
présider à cet examen le flambeau du christianisme,
nous ne sommes pas étonne qu'il soit assailli de dou-
tes effrayants sur la justice et l'utilité de l'organi-
sation sociale, telle qu'elle existe aujourd'hui et
qu'elle a toujours existé ; nous comprenons que cet
homme soit entraîné par des idées lerribles vers un
bouleversement universel et l'application d'un autre
système. Humanum paucis vivit genits ; le genre
humain ne vit que pour le petit nombre , disait un
écrivain de l'antiquité; et cette effrayante assertion,
qui se vérifiait avec tant d'exactitude dans les socié-
tés païennes, ne laisse pas que de pouvoir s'appli-
quer sous plusieurs rapports au monde actuel. Avant
le christianisme , l'esclavage tenait au rang des
bêtes l'immense majorité des hommes. Selon le
droit romain, qu'on a osé nommer la raison écrite,
les esclaves n'étaient pas considérés comme des
hommes, mais bien comme des choses apparte-
nant aux maîtres, le maître avait le droit de vie et
de mort; un malheureux esclave était jeté aux mu-
rènes pour avoir cassé un vase. Quand un maître
était assassiné, on menait au supplice tous ses escla-
ves sans exceptic^n , quel qu'en fût du reste le nom-
bre; après qu'ils avaient donc servi à nourrir l'or-
gueil, à soutenir le luxe, à satisfaire tous les capri-
ces de cet homme pendant sa vie, ils versaient tous
leur sang pour la simple raison qu'un seul d'entre
eux était soupçonné d'avoir commis un crime, au-
quel, s'il en était réellement coupable, il n'avait été
90 LE SOCIALISME.
poussé, le plus souvent, que par un sentiment de
désespoir. Que de générations ont ainsi passé sur la
terre ensevelies dans la plus profonde abjection ,
ployant sous le poids de leurs travaux , subissant
les privations les plus cruelles ! Que de soupirs qui
ne furent jamais entendus, que de larmes qui ne
furent jamais essuyées , que d'amères douleurs sans
consolation et sans espérance ! Voyez ce qui se passe
dans les colonies par rapport aux malheureux nè-
gres, et cela malgré Tinfluence du christianisme,
les progrès delà civilisation, la douceur des mœurs
présentes, et vous comprendrez aisément ce qu'il
en serait du genre humain, si le système dégradant
de l'esclavage était partout établi.
Indépendamment des esclaves, le monde antique
avait aussi la classe pauvre, et cette classe qui résul-
tait à la fois des causes de ruine connues dans tous
les temps et de l'affranchissement des esclaves, se
trouvait extrêmement nombreuse ; elle inondait les
places publiques d'Athènes et de Rome , et là, ven-
dant ses votes aux riches ambitieux, elle formait un
perpétuel élément d'agitation et de discorde. On
pouvait bien aussi dire d'elle qu'elle vivait pour le
petit nombre , qu'elle devenait le partage du der-
nier enchérisseur. Quelles ne devaient pas être la
misère et la dégradation de ceux qui, pour avoir les
moyens de subsister, étaient obligés de se faire les
dociles instruments des ambitions ou des caprices
d' autrui? Qu'importait à cette foule affamée la forme
du gouvernement sous lequel elle avait à vivre?
Lu SOCIALISME. 97
Quelle différence peut-on voir entre gagner sa vie
de chaque jour par une obéissance passive aux or-
dres d'un maître qui vous nourrit, et la gagner sur
la place publique en votant stupidement pour celui
qui vous paie ?
On ne peut nier que le Christianisme, à mesure
qu'il s'étendait dans le monde et qu'il pénétrait
dans les mœurs, n'ait singulièrement amélioré le
sort des classes pauvres ; bientôt les esclaves furent
traités avec plus de douceur et les indigents secou-
rus avec plus de sollicitude et de générosité. Ajou-
tons à cela que, les moyens d'affranchissement et
d'émancipation se multipliant chaque jour, des éta-
blissements de bienfaisance étant également fondés
pour toutes les infirmités humaines, il en est résulté
que le pauvre et le malheureux ne se sont plus trouvés
dans cet horrible état d'abandon où le monde païen
les avait laissés. Il y a de longs siècles déjà que la
religion poursuit son œuvre en faveur de l'humanité
souffrante ; il y a de longs siècles qu'elle travaille
incessamment par les mains de ses plus fidèles ser-
viteurs à rendre l'infortune moins générale et moins
pénible. Et cependant il faut bien reconnaître que
l'aspect de la société est loin de pouvoir satisfaire
l'œil du chrétien, qu'on y rencontre encore des iné-
galités monstrueuses et d'épouvantables calamités ,
qu'on y voit encore la joie à côté de la douleur, le
plaisir insultant à la misère, le luxe faisant un hideux
contraste avec la nudité, la plus scandaleuse pro-
III 6
98 LE SOCIALISME.
digalité sans pitié, sans entrailles pour l'indigence
et pour la faim.
Celui qui considère toutes ces choses, abstraction
faite des idées d'un ordre supérieur, et ne voit que
ce que la terre lui présente de triste et de repous-
sant; celui qui, à cette vue, ne sait pas lever les
yeux au ciel et méditer sur l'origne et la destinée de
l'homme ; celui qui ne possède pas la clef de ces
mystères et qui ne voit pas la cause de tant de maux
dans une dégradation primitive ; celui qui s'aban-
donne enfin aux faibles lumières de sa raison , aux
vives impressions de son cœur et qui voit ainsi le
mal sans compensation, la douleur sans espérance,
la perversité sans châtiment, le plaisir coupable
sans remords, celui-là doit protester sans doute
contre cette épouvantable inégalité qui lui paraît
régner sur la terre , s'indigner contre une injustice
aussi révoltante , appeler à grands cris un remède
à tous ces maux et préférer, s'il le faut , le boule-
versement du monde à la prolongation de son exis-
tence dans son état présent.
On ne saurait trop le répéter : sans les lumières
de la révélation, l'homme, la société, l'univers en-
tier, sont un mystère incompréhensible ; si ce divin
flambeau ne vient dissiper nos ténèbres, il ne nous
sera jamais donné d'expliquer ce mélange de vérité
et d'erreur, de bien et de mal', de grandeur et de
petitesse, de sublimité et de dégradation, de bon-
heur et de misère, de joie et de douleur, qui se pré-
L SOCIALISME. 99
sente à nous de toutes parts, dans tous les âges,
dans tous les sexes, dans toutes les conditions ; nul
ne pourra jamais comprendre que le genre humain
vive ainsi sur la terre , accablé sous le poids de
toute sorte de malheurs, s'il ne va pas expiant dans
la vie une prévarication primitive. Au contraire, si
nous nous en rapportons à ce que nous enseigne
l'auguste religion d'un Dieu mort sur la croix, si
nous nous rappelons que l'homme n'est pas sorti des
mains de son créateur tel que nous le voyons au-
jourd'hui , mais bien dans un état de perfection et
de félicité digne du roi de la création, avec une in-
telligence lumineuse , un cœur droit, une âme enri-
chie de tous les dons du ciel , un corps à l'abri de
toutes les souffrances, avec des passions soumises à
la volonté , une volonté soumise à la raison , une
raison soumise à Dieu , si nous nous souvenons que
le péché détruisit cette œuvre sublimée , brisa cette
divine harmonie, que le Seigneur indigné contre sa
créature la condamna à la mort et l'assujétit à
manger son pain à la sueur de son front sur une
terre couverte de ronces et d'épines; si nous avons
devant les yeux cette histoire merveilleuse, la seule
qui nous dévoile l'énigme de l'humanité, tout alors
s' éclaire et se déroule naturellement à nos yeux :
dans cette interminable série de calamités qui pè-
sent sur la nature humaine, nous adorons la main
de la Providence qui la conduit à sa fin, et nous ne
sommes plus tentés de blasphémer la sagesse du
Tout-Puissant.
100 LE SOCIALISME.
Voilà pourquoi nous avons dit ailleurs et nous
répétons ici que la religion est la véritable philoso-
phie de l'histoire. Sans le secours de ses lumières,
en effet, impossible d'arrêter une idée, de poser un
principe dans ce vaste océan des choses humaines ;
l'esprit hésite, avance, recule, ne reconnaît d'autres
guides que le caprice ou le hasard; lors même
qu'il vient à découvrir par ses propres torces un
certain noml^re de ^ érités, il sent de toutes parts un
vide immense , il éprouve la nécessité d'un point
d'appui qui fixe ses incertitudes, qui soutienne sa
faiblesse , qui lui permette de reprendre haleine et
de porter un regard vacillant sur les hommes et les
choses. Qui n'a cent fois éprouvé cet état indéfinis-
sable de l'âme, quand on essaie de résoudre le pro-
blème du monde en laissant de côté les enseigne-
ments de la religion ? Qui n'est revenu des vagues
régions où ne pénètre pas sa divine lumière , avec
cette prostration morale, avec cet abattement de
l'esprit et du cœur qui doivent inévitablement suc-
céder à des efforts inespérés pour atteindre à l'im-
possibilité? Qui n'a été convaincu par une si triste
expérience : que bien timides sont ¿es pensées
des mortels , et leurs précoijcuices bien courtes et
bien incertaines ? Quand la religion ne nous pro-
curerait pas d'autre avantage que celui de posséder
des principes invariables à l'aide desquels nous
pouvons résoudre sans effort les plus difficiles pro-
blèmes touchant l'origine et la destinée de l'huma-
nité , nous serions encore dans l'impossibilité d'é-
LE S0C1ALIS5IE. 101
galer notre reconnaissance à un tel bienfait, puisque
ce n'est pas là seulement une donnée scientifique
nécessaire à notre intelligence , mais une intaris-
sable consolation nécessaire à notre cœur, une
source inépuisable de résignation et d'espérance.
Considérée du point de vue où la religion nous
élève, l'humanité nous présente un magnifique en-
semble dont toutes les parties , toutes les relations ,
toutes les souillures môme et toutes les beautés s'ac-
cordent et s'unissent dans le même plan : en elle
tout vient du ciel , et tout y retourne ; le bonheur
est un bienfait de la miséricorde infinie, le malheur
est une expiation de nos fautes , l'ignorance est le
châtiment qui suit l'orgueil du savoir, la mort s'ex-
plique parce que l'homme a voulu s'égaler à Dieu;
cette vie pleine de labeurs , de misères et de tour-
ments est la juste transformation d'une vie pleine
de toutes sortes de félicités, mais que l'homme foula
primitivement aux pieds avec son innocence. Ceux
qui ne possèdent pas ces grands principes ou qui ne
veulent pas en reconnaître la vérité ne peuvent voir
dans l'homme qu'un être malheureux , luttant in-
cessamment avec lui-même , rempli de nécessités
qu'il ne peut satisfaire, de passions qu'il ne saurait
contenter, insatiable de savoir et plongé dans une
irrémédiable ignorance , poursuivant sans cesse le
bonheur comme le premier besoin de sa nature, et
sans cesse accablé de calamités. Ces hommes s'en
prennent alors à la société, font entendre contre
son organisation des clameurs frénétiques, vont jus-
(i.
102 LE SOCIALISME.
qu'à blasphémer la bonté même de Dieu, interpré-
tant d'une manière impie les desseins de sa provi-
dence ; ils vivent dans les ténèbres d'une complète
erreur, ne se nourrissent que d'illusions et de fan-
tômes, ils usent les plus belles années de leur vie à
la réalisation de leurs projets imaginaires et ne re-
tirent de leurs pénibles efforts que les vaines satis-
factions de l'orgueil et parfois les lamentables inspi-
rations du désespoir.
DE L'ORIGINALITÉ
DANS LES ŒinRES DE L'ESPRIT
(Premier Article.)
Il y a dans l'originalité quelque chose de si bril-
lant et de si flatteur, que d'une certaine façon, elle
constitue par elle-même un mérite réel. Lisez l'œu-
vre la plus belle que vous puissiez imaginer , une
œuvre où brillent en même temps le talent, l'ima-
gination et la sensibilité, si néanmoins à travers le
coloris dont l'habileté de l'écrivain a su voiler son
modèle , vous parvenez à découvrir que ce n'est pas
dans son esprit que la pensée de l'œuvre a d'abord
germé ^ c'en est fait à vos yeux de sa plus belle
gloire ; il pourra bien mériter votre e&time, jamais
votre admiration : vous le lirez peut-être avec plai-
sir, jamais avec enthousiasme.
A cette dilïérence qui règne entre la création et
l'imitation , nous devons assigner deux causes : la
première est une inclination naturelle qui nous fait
nécessairement admirer le génie, qui nous enivre
de bonheur à la vue de son incommunicable beauté,
qui nous étonne et nous confond en présence de la
\Oll DE l'ORIGIîNALITÉ
force créatrice. Chose étonnante ! le travail, c'est-
à-dire ce qui nous appartient réellement en propre,
ce qui est un acte de notre volonté, la seule chose
où nous ayons un véritable mérite et qui ne soit
pas unción de la nature, le travail, pour utile, pour
méritoire qu'il soit , n'obtient jamais de nous le
même degré d'admiration que la fécondité d'un
talent naturel ; et cette observation s'applique aux
actes les plus communs de la vie, aux sentiments
les plus spontanés et par là même les plus vrais de
notre cœur. Cet enfant, disons-nous, est fort avancé,
très appliqué, très studieux Celui-ci est doué
d'un talent extraordinaire, il lui suffirait de vouloir
pour l'emporter sur tous ses condisciples. La pre-
mière parole est un éloge donné à l'application, la
seconde un hommage rendu à la nature ; quel est
néanmoins celui des deux enfants qui s'en trouve le
plus flatté ? La dilïérence est bien palpable : tan-
dis cjue l'un reçoit avec froideur, avec une sorte de
dégoût même le témoignage qu'on croit devoir lui
rendre, l'autre le reçoit avec un bonheur visible ,
avec une orgueilleuse avidité. L'homme se plaît de
la sorte à sacrifier le mérite laborieux à l'éclat d'un
talent sans travail et sans mérite. C'est là sansdoute
une appréciation déraisonnable et capricieuse,
pleine d'orgueil et de vanité ; mais qui montre ce-
pendant la grandeur et la noblesse de notre âme ,
l'immensité de ses désirs, son incomparable supé-
riorité par rapport à toutes les choses de la terre ,
la sublimité de ses instincts, lors même que ces ins-
DANS LES ŒUVRES DE l'eSPHIT. 105
tincts s'égarent dans leur application et leur objet.
Nous sommes tous portés à cacher aux autres la
peine et les sueurs que nous coûtent nos produc-
tions, nous avons tous au iond du cœur la mysté-
rieuse ambition de nous rapprocher en quelque
chose de cette force créatrice qui disait : Que la
lumière soit, et la lumière fut.
Mais cet enthousiasme naturel pour tout ce qui
semble révéler une puissance créatrice n'est pas la
seule cause qui donne à l'originalité l'avantage sur
l'imitation ; il en existe une autre cause dans la na-
ture même de cette faculté, de telle sorte que ce
n'est pas là seulement une illusion de l'orgueil et du
préjugé. Si ce qui est original est réellement beau,,
c'est d'autant plus beau que c'est original; nous
sommes par conséquent plus disposés à l'admirer.
Le beau, le vrai, en littérature consistent dans
la parfaite imitation de la nature elle-même, mais
celui qui imite des beautés littéraires n'est pas le
disciple de la nature, il est le disciple d'un écrivain.
Et c'est là ce qui marque essentiellement la diffé-
rence que nous avons d'abord signalée. Cette pen-
sée mérite un plus grand développement.
Les travaux littéraires, en prenant ce mot dans
son extension la plus vaste, ou si l'on veut même la
plus vague, sont à proprement parler l'expression de
notre pensée, et nous entendons par là toute opéra-
tion ou passion de l'âme. Cela posé, l'expression ne
sera jamais parfaitement vraie si elle n'est pas ori-
ginale; elle manquera donc de la qualité la plus
i 06 DE l'originalité
nécessaire à toute bonne production, elle manquera
de naturel et de vérité. Chaque individu, chaque
nation, chaque époque a son caractère particulier,
sa manière de voir les choses, de les représenter
et même de les sentir. Imposer à l'un ce qui est le
trait distinctif d'un autre, c'est renverser l'ordre
de la nature, mettre à la torture les facultés de
l'âm.e, attaquer son expansion, tarir enfin les sour-
ces du sublime et du beau. Et qu'on ne s'imagine
pas que nous voulons ici détruire toute sorte d'imi-
tation; non, nous voulons seulement en indiquer
les inconvénients et montrer les incontestables avan-
tages d'une originalité bien comprise et bien définie.
Celui qui se propose un modèle se courbe par là
même devant une autorité, et quand il s'agit de lan-
cer dans le monde de l'intelligence des traits heu-
reux et hardis, il est de mauvais augure de commen-
cer par baisser la tête. Sans qu'on s'en aperçoive,
sans qu'on y pense même, c'est le modèle qui de-
vient alors le beau idéal ; on ne s'imagine pas pou-
voir faire quelque chose de bien, si ce n'est en se
conformant au modèle, et ce qu'il y a de plus mal-
heureux, c'est qu'on copie le plus souvent ses dé-
fauts en laissant de côté ses beautés réelles. Tel est
le résultat naturel de cette habitude que l'on a de
forcer toute chose. Les rhéteurs ont écrit de longs
traités sur l'imitation ; sans contester leur mérite ni
leur rien ôter de leur importance, ces traités nous
semblent plus propres h produire une littérature de
convention qu'à faire fleurir les belles-lettres. L'idéo-
DAKS LES OEUVRES DE l'eSPRIT. 107
logie pourrait nous fournir à cet égard un sujet
abondant d'observations et de remarques ; mais
nous éviterons le champ aride et scabreux de la
théorie, pour entrer dans le champ plus ouvert et
plus fécond de T histoire littéraire.
Nous professons un grand respect pour la litté-
rature romaine, et nous n'avons aucune intention de
lui disputer le degré de gloire et de grandeur qu'elle
atteignit dans sa plus belle époque ; et cependant
nous ne craignons pas de dire qu'elle ne prit jamais
un essor assez élevé pour montrer cet éclat de puis-
sance et de beauté qu'elle a déployé chez d'autres
peuples. Une telle proposition nous serait-elle re-
prochée com.me un paradoxe ? Gela se pourrait bien;
mais nous ne la laisserons pas au moins sans quel-
ques preuves. Qu'est-ce, en effet, que la littérature
romaine? Généralement parlant , une sorte de tra-
duction de la littérature grecque. Poètes, orateurs,
philosophes , autant de Grecs qui parlent latin ; et
cela , à notre avis, fut un mal , un mal très grave :
car si les Romains se donnèrent ainsi les avantages
d'une régularité et d'une beauté artificielle qu'ils
n'auraient pas obtenues sans cela, ils perdirent tout
le mérite de l'originalité , ne se livrèrent pas assez
à leurs pensées propres, à leurs inspirations natio-
nales; et s'ils gagnèrent quelque chose dans la
forme , ils perdirent beaucoup dans le fond ; s'ils
eurent moins de défauts et d'irrégularités, ils eu-
rent aussi moins d'élévation, moins de grandeur et
moins d'enthousiasme,
108 DE l'originalité
Dépouillons-nous pour un moment des idées qui
nous ont été communiquées dans Fenfance , osons
demander à l'antiquité les titres qu'elle présente à
notre admiration, ne repoussons pas comme une
pensée d'orgueil le désir de savoir si les anciens,
pour lesquels nous avons une admiration si profonde,
ne se fussent pas montrés plus grands en suivant un
autre chemin. Discutons cette question avec une
sage et noble indépendance, et nous reconnaîtrons
une vérité là où nous avions cru n'apercevoir qu'un
paradoxe. On ne saurait nier que les idées romaines,
surtout en fait de mythologie, n'offrent beaucoup
de ressemblance avec celles des Grecs, et que par là
même les productions littéraires des premiers n'aient
des points de contact pour ainsi'dire continuels avec
celles des seconds ; mais nous ne saurions nous per-
suader que le génie romain, ce génie qui avait
conquis le monde, n'eût pas trouvé en lui-même de
plus grandes ressources que le génie grec ; nous
ne saurions nous persuader que le peuple qui avait
promené ses enseignes victorieuses des colonnes
d'Hercule au centre de l'Asie, des sables brûlants
de l'Afrique aux forêts de la Germanie; que ce
peuple dont les regards se reposaient encore sur
tant de puissance et de grandeur, quand il s'exer-
çait aux nobles travaux de l'intelligence ; nous ne
saurions nous persuader, disons-nous, qu'un tel
peuple eût quelque avantage à se renfermer dans
une stérile imitation des Grecs, des Grecs qui ne
vivaient plus alors que de souvenirs, et de souvenirs
DANS LES ŒuVRKS DE L' ESPRIT, J09
bien inférieurs assurément aux grandeurs réelles de
la maîtresse du monde. Si, au lieu de s'astreindre
à imiter continuellement les Grecs, au lieu de tenir
les yeux sans cesse fixés sur ce petit coin de terre
qu'on appelle la Grèce, les poètes romains les
avaient portés, à la suite de leurs aigles, sur les
sables de la Libye , les champs ibériens, les forêts
teutoniques, les rivages armoricains et les bords né-
buleux de la Tamise ; s'ils avaient étudié l'Asie par
eux-mêmes et non sur les rapports incomplets et
mensongers des Hellènes; s'ils avaient fait justice
des fables et des préjugés d'un peuple aimable sans
doute, mais aimable comme un enfant, suivant
l'expression de Bacon; si, mettant à profit les rela-
tions qu'ils pouvaient entendre de la bouche même
des soldats que la guerre avait transportés dans ces
pays étrangers, ils nous avaient tracé de larges ta-
bleaux de mœurs, des descriptions de pays incon-
nus; s'ils avaient revêtu d'une forme poétique les
grandes inspirations de César , quel intérêt plus
puissant n'eussent-ils pas offert à leurs contempo-
rains aussi bien qu'à la postérité ? Combien leur
âme si pleine de feu ne se fût-elle pas dilatée en
présence de ces lieux, théâtres des hauts faits d'un
père, d'un frère, d'un ami ; de ces lieux arrosés de
leur sang et consacrés peut-être parleurs dépouilles
mortelles? Parcourez les odes héroïques d'Horace;
combien n'est-il pas plus beau, combien n'est-il
pas plus sublime quand il chante les grandeurs et
les victoires de Rome, quand il est romain, unique-
III. 7
lio DE l'originalité
ment romain, quand il peut oublier un instant son
fameux précepte :
Vos exemplaria grœca
Nocturna vérsate manu, vérsate diurna.
Tacite n'est pas grec : c'est dans ses profondes
pensées, dans ses patriotiques ressentiments, dans
un cœur exaspéré par le règne de la tyrannie et par
celui du vice, qu'il puise ses grandes inspirations.
Quel est néanmoins l'auteur romain c|ui se fait lire
avec plus d'ardeur et de goût? Qui n'a dévoré cent
fois avec avidité ces pages immortelles qui, tout en
reproduisant admirablement l'objet que l'histoire
s'est proposé, nous peignent aussi sa grande âme?
La philosophie des Romains se ressent également
de la même tendance; elle est une répétition de
celle des Grecs, et rien de plus. Qu'a produit de
nouveau sous ce rapport l'un des plus beaux talents
de l'antiquité, le plus grand philosophe de Rome,
Cicerón ? A-t-il écrit quelque chose qu'on ne trouve
chez les Grecs ? voit-on briller en lui quelque étin-
celle de cette invention qu'on serait en droit d'at-
tendre d'un si magnifique génie? Mais ce n'est pas
nous qui voulons le juger en ce point, ce ne sera
pas non plus un ennemi des anciens, ce sera, si l'on
veut, un écrivain qui connaissait à fond et qui ai-
mait passionnément la littérature latine, le chan-
celier d'x^guesseau.
«Cicerón, nous dit-i!, plus orateur que philo-
sophe, a montré qu'il savait mieux exposer les pcn-
DANS LES OEUVRES DE l'eSPRIT. 111
sées des autres que penser par lui-même. » Juge-
ment sévère sans cloute, peut-être trop sévère, mais
qui emprunte un incontestable degré d'autorité au
caractère même du célèbre jurisconsulte. Ce n'est
pas au défaut du génie qu'il faudrait, comme semble
le faire d'Aguesseau, attribuer l'origine du mal, mais
bien aux circonstances dans lesquelles Cicerón se
trouva placé. Cicerón subissait l'influence de son
temps et de son pays ; il eût été plus réellement
philosophe s'il s'était beaucoup moins attaché à la
forme et davantage au fond, s'il avait eu la tête
moins remplie des pensées des autres et beaucoup
plus de ses propres pensées, en un mot si, moins
engoué du mérite des philosophes qui l'avaient
devancé dans la carrière, il se fût lancé dans la voie,
plus difficile il est vrai, mais à coup sûr plus fé-
conde, de l'invention.
Cela est si vrai, que les Romains se sont spécia-
lement distingués dans les branches des connais-
sances humaines où il leur fut impossible d'imiter.
On sait que la jurisprudence, considérée comme
science proprement dite, comme constituant une
série d'études sur les diverses parties de la législa-
tion et spécialement sur le droit privé, nous en
sommes redevables aux Romains ; là, on peut le
dire, ils se montrèrent créateurs, et c'est là aussi
qu'ils se montrèrent véritablement grands.
Il faut néanmoins observer que pour certains ta-
lents, c'est une grande ressource que l'imitation,
par la raison que, ne pouvant atteindre à l'origina-
112 DE L ORIGÍNALITE
lité, hors d'état de frapper une monnaie nouvelle ,
ils servent du moins à mettre l'ancienne en circu-
lation. Mais, pour les talents supérieurs, Timitation
est un véritable fléau ; s'astreindre au rôle d'imita-
teur, c'est abandonner le rôle que la nature vous
avait marqué, c'est laisser incultes les dons qu'on
avait reçus d'elle, et c'est pour cela cju'on doit re-
garder cette tendance comme un véritable malheur
pour la gloire littéraire d'une nation ; car, comme
il est extrêmement diflicile que les hommes même
supérieurs échappent aux influences du mflieu qui
les entoure, tous se feront imitateurs : les talents
les plus distingués seront entraînés par le courant,
ceux-là même cpi eussent pu produire des œuvres
originales et d'un mérite éclatant, consumeront leur
force, dépenseront leur génie dans des imitations
plus ou moins heureuses.
S'il existe une littérature vraiment nationale, si
les modèles qu'on imite sont choisis dans son propre
pays , les inconvénients ne sont pas aussi graves :
l'écrivain montrera toujours quelque étincelle d'ori-
ginalité ; ayant en eflet pour but d" imiter les tal)leaux
qui représentent des objets placés encore sous ses
yeux, il n'aura point d'efl"oi1s à faire, sa pensée
propre se glissera spontanément dans ses travaux,
son talent naturel aura trouvé le moyen de se déve-
lopper et de se manifester.
Quand il est question de ce qu'on est convenu
d'appeler la renaissance des sciences et des lettres en
Europe , on proclame comme un bonheur inappré-
DANS LES OEUVRES DE l'eSPHU. iio
ciable chaque découverte que l'on fait d'un ouvrage
de l'antiquité ; on n'hésite pas à déclarer que les fu-
gitifs de Constantinople, en transportant sur les ri-
vages d'itahe les trésors de la langue grecque, ont
presque sauvé l'Europe de la barbarie.
Nous avouerons sans doute que l'esprit public en
Europe gagna beaucoup à la découverte et à la cir-
culation des œuvres de l'antiquité; nous avouerons
même que les esprits suivirent alors la direction qui
semblait la plus naturelle dans de telles circon-
stances; mais nous jugeons que cette direction n'é-
tait pas la plus avantageuse. Elle n'était pas la plus
avantageuse, et cependant elle était la plus natu-
relle ; il est natm^el, en effet, que ce qui brille d'un
vif éclat nous éblouisse, que ce qui est nouveau
pique notre curiosité, que nous nous inclinions enfin
avec respect en présence d' œuvres et de génies qui
nous surpassent. Et voilà précisément sous quel
aspect vint s'offrir à cette époque la littérature an-
cienne. Il était utile sans doute d'étudier les an-
ciens, et l'enthousiasme qu'ils excitèrent, et les tra-
vaux dont ils furent l'objet, présentaient d'incon-
testables avantages ; mais cet enthousiasme et ces
travaux furent trop exclusifs et ne contribuèrent pas
peu à retarder la marche de l'esprit humain. Les
manuscrits de l'antiquité étaient bien une source de
richesses intellectuelles; mais l'Europe en possédait
déjà de plus vastes et de plus fécondes. S'il était
bien de mettre à profit les premières, il était néces-
saire de ne pas négliger les secondes ; il fallait se
iili DE I.' ORIGINALITÉ
souvenir que nos idées, nos mœurs, nos coutumes,
nos lois, notre climat même, notre organisation do-
mestique et sociale, nos systèmes de gouvernement
étaient bien différents de ce qui existait dans l'anti-
quité, et que notre littérature ne pouvait par consé-
quent se modeler d'une manière absolue sur celle
des anciens. Vouloir donc la faire entrer dans ce
cadre, c'était lutter vainement contre la nature des
choses, c'était entreprendre une œuvre qui ne pou-
vait aboutir, c'était enfin une réaction violente qui,
dans un temps plus ou moins éloigné, devait amener
une révolution.
Le fanatisme de l'antiquité fut tel h cette époque,
que plusieurs littérateurs, non contents de changer
leurs noms en des noms grecs et latins, non contents
de se jeter à corps perdu, sans règle et sans mesure,
dans l'étude de la littérature grecque et romaine,
ne pouvaient voir qu'avec une scrupuleuse répu-
gnance les livres où l'on traitait de religion, par la
raison qu'il se rencontrerait là quelque expression
peu conforme au génie de la latinité, et propre à
révolter la délicatesse de leur goût ; singulier tra-
vers qui alla jusqu'à leur donner de l'éloignement
pour la lecture de la Bilile, de peur que la traduc-
tion latine ne vînt à blesser leur imagination par la
construction d'une phrase qui ne serait pas de tout
point cicéronienne. Indépendamment du préjudice
que devait porter à l'étude même des lettres grec-
ques et latines celte fureur d'imitation, cette com-
plète abnégation de sa propre pensée, il est à remar-
DANS LES ŒUVRES DE l'eSPRIT. 115
quer qu'un tel fanatisme ne devait porter aucun fruit
dans Tordre intellectuel ; rien ne se maintient et ne
se développe que par la raison et le bon sens, tout
s'éteint et se flétrit par Texagération et la frénésie.
Mais plaçons-nous dans un ordre supérieur dï-
dées, élevons-nous à des considérations plus en
rapport avec l'objet de nos études présentes. Quels
tristes résultats ne devait pas produire dans les
sciences et les lettres cette sorte de servilismo imi-
tateur ? Du moment où ils eurent tourné les yeux
vers les choses de l'antiquité, avec ce sentiment
exagéré d'admiration et d'enthousiasme, les savants
et les lettrés parurent oublier les réalités du monde
qui les entourait, pour vivre uniquement dans un
monde de souvenirs et trop souvent dans un monde
imaginaire ; ils oublièrent la magnifique civilisation
qui se déroulait autour d'eux sous les glorieuses in-
fluences du christianisme, pour admirer exclusive-
ment la civilisation des Hellènes et les harangues du
Forum. La religion avec sa grandeur et sa subli-
mité, l'humanité avec ses généreuses aspirations
vers un ordre social incomparablement supérieur
à celui des anciens, la littérature moderne encore
jeune, il est vrai, mais rayonnante déjà d'un éclat
enchanteur et qui présageait un immense avenir,
tout disparaissait, tout s'éclipsait aux yeux de ces
hommes du passé ; il n'y avait de savoir, de génie,
de civilisation et de politesse que chez les Grecs et
les Romains. La littérature ne fut plus dès lors une
expansion libre et spontanée de l'àme, une exprès-
J 16 DE l'originalité
sion hardie de ses plus nobles sentiments, de ses
pensées les plus délicates, ce ne fut plus qu'un tra-
vail fixe, invariable, fait d'après un modèle dont il
n'était pas permis de s'écarter ; ce fut un culte
exclusif, intolérant et fanatique, dont on était sé-
paré sans pitié quand on n'allait pas jusqu'à respec-
ter même les erreurs des anciens. Il résulta de là
que les esprits demeurèrent préoccupés de cette
funeste idée, que la puissance créatrice de l'esprit
humain s'était épuisée dans les grandes œuvres de
la Grèce et de Rome. C'est ainsi qu'un aveugle
enthousiasme, qu'une imitation sans discernement
devinrent une sorte de fléau pour les sciences et les
lettres ; c'est ainsi que furent taries beaucoup plus
qu'on ne le pense les sources de l'inspiration et du
génie , c'est ainsi que la littérature et la société
marchèrent dans des voies opposées. Et la somme
des maux causés par un tel égarement ne fut nulle-
ment compensée par celle des biens qui résultèrent
de l'étude des modèles antiques. Nous ne connais-
sons rien de plus funeste, en eifet, dans la marche
de l'intelligence humaine, que de voir la littérature
et la société animées par des esprits différents, se
diviser par conséquent et lutter entre elles. Quand
l'homme ne peut plus s'inspirer des objets qui l'en-
tourent, quand le littérateur est comme un étranger
qui ne se repaît que de souvenirs et d'imaginations,
c|ui vit dans un monde idéal et n'a plus avec les
autres hommes ni point de contact, ni sentiment
de fraternité ; quand les accents de l'harmonie ne
DAKS LES ŒLVRES DE l'eSEIUT. 117
sont plus l'explosion de la nature, mais bien quel-
que chose de systématique et de conventionnel, un
froid écho de ce qui se disait il y a vingt siècles, la
parole peut être abondante et sonore, l'esprit est
réellement frappé de stérilité.
Une semblable littérature présente d'ailleurs un
autre inconvénient, celui de ne pouvoir jamais de-
venir populaire, et par là môme de ne jamais pousser
dans le sol de profondes racines, et de n'occuper
dans le temps qu'une bien courte durée. Elle ne sau-
rait, en eiïet, s'adresser qu'à un bien petit nombre
d'esprits et demeure circonscrite dans un cercle bien
restreint; elle porte le manteau de l'érudition, l'em-
preinte des longues veilles, d'un travail opiniâtre et
patient, elle court dès lors le risque d'être peu na-
turelle et de tomber dans l' affectation ; cette litté-
rature n'aspire pas précisément à la palme de l'ima-
gination et du génie, elle se contente du mérite d'un
savoir acquis par de pénibles travaux. Or, ce n'est
pas dans de telles conditions qu'elle peut s'offrir à
nous pleine d'orgueil et de fierté ; ce n'est pas ainsi
qu'elle pourrait être une et variée comme la nature,
multiple et délicate comme les sentiments de notre
cœur, tendre, fraîche et pure comme les productions
spontanées d'une terre heureuse et féconde.
Plus tard nous appliquerons ces observations à
l'histoire httéraire de l'Espagne.
DES INFLUENCES RELIGIEUSES.
(Troisième Arliclc.)
Nous avons indiqué, dans les précédents articles,
les principales raisons pour lesquelles le clergé ca-
tholique obtient sur les fidèles une influence plus
grande et plus décisive que celle dont jouissent
auprès de leurs sectaires les ministres d'une autre
religion quelconque. La première et la plus impor-
tante de ces raisons, nous l'avons signalée dans les
rapports incessants du sacerdoce avec la conscience
et la vie entière des catholiques; rapports qui s'éta-
blissent par l'unité et la fixité du dogme, par la ma-
nière dont il est enseigné, par les devoirs multiples
du clergé à l'égard de cet enseignement, par la
savante organisation de la hiérarchie ecclésiastique,
par le nerf de la discipline, par le célibat du clergé,
par sa continuelle vigilance sur les mœurs des peu-
ples qui lui sont confiés, par la splendeur et la ma-
gnificence du culte, par l'administration des sacre-
ments, et spécialement du sacrement de pénitence.
Nous allons examiner rapidement chacun de ces
points en particulier, et montrer comment ils se
lient avec celui qui fait l'objet principal de cette
discussion.
DES INFLUENCES RELIGIEUSES. 119
Unité et fixité du dogme. Cette propriété carac-
téristique du catholicisme, propriété qu'on cher-
cherait en vain dans les autres religions, a dû con-
tribuer avant tout à donner au clergé catholique
une influence efficace et durable partout où s'est
réellement établie cette religion divine. Quand les
croyances sont diverses, quand elles varient à chaque
instant, quand on les voit suivre le flux et le reflux
des opinions humaines, quand une génération re-
pousse comme absurde ce que la génération précé-
dente avait embrassé comme vrai, les hommes char-
gés du ministère de l'enseignement ne sauraient se
présenter au peuple comme les envoyésde Dieu. Quel-
ques efforts qu'ils puissent faire pour accréditer leur
mission, quelque habiles qu'ils soient à se donner
comme les légitimes successeurs de ceux qui les ont
précédés dans la carrière, l'œuvre de l'homme se
trahit toujours et perce à travers les voiles du men-
songe et de l'hypocrisie. Les préjugés, les habi-
tudes, les intérêts, la séduction, la violence et au-
tres causes semblables pourront bien soutenir pen-
dant un temps plus ou moins long le règne de l'im-
posture, en fermant les yeux des peuples à la
lumière de la vérité ; la Providence, dans les inscru-
tables secrets de sa sagesse, réservera pour une
époque plus éloignée le salut de ces peuples malheu-
reux plongés dans les ténèbres et les ombres de la
mort, permettra que le génie du mal les tienne long-
temps dans l'erreur et ne les laisse sortir de l'une
que pour les précipiter dans une autre plus funeste
120 DES INFLUENCES
encore ; il arriverd cependant que ces infortunés
sectaires, pour aveugles qu'on puisse les supposer,
remarqueront peut-être un jour les signes caracté-
ristiques de l'illusion et du mensonge, ne pourront
plus ctoulTer les fréquents soupçons qui traversent
leur esprit sur la vérité des doctrines qu'on leur en-
seigne; elle devra peu à peu obtenir soneiîet, l'irré-
sistible force de cet argument : la vérité est une, ce
qui change n'est donc pas la vérité.
Les rapports établis par l'enseignement de la
doctrine entre le prêtre et le fidèle sont rompus ou
bien étrangement affaiblis, du moment où la doc-
trine enseignée n'est pas à l'abri d'une telle attaque ;
on pourra bien voir encore Ih un maître et son
disciple, on n'y verra plus un envoyé du ciel et un
homme qui reçoit pieusement ses oracles. Dès lors
aussi, les doctrines et les fondements sur lesquels
on les fait reposer peuvent sans doute frapper avec
plus ou moins de force l'entendement humain , y
créer une conviction plus ou moins réelle ; mais ce
n'est pas ainsi qu'est engendrée dans les âmes la foi
religieuse, ce n'est pas ainsi qu'on enchaîne les
cœurs et qu'on fait pénétrer la vérité dans les esprits,
avec ce sentiment de vénération profonde qui les
fait s'incliner humblement en la présence de Dieu,
et recevoir avec reconnaissance, par l'organe de ses
ministres, les augustes secrets révélés aux généra-
tions précédentes. Ce n'est pas sous cet aspect ni
avec de tels caractères que le ministre de la religion
s'offre à nos regards ; nous ne saurions y voir tout
RELIGIEUSES. 121
au plus que les traits d'un philosophe plus ou moins
savant, plus ou moins dévoué au bien de ses sem-
blables ; ce sont là de belles qualités sans doute,
mais entièrement impuissantes à produire dans les
intelligences et dans les volontés cette impression
forte et durable ({u aucun souffle de l'erreur ou du
vice ne saurait eiîacer, cet irrésistible élan qui élève
l'homme vers une sphère supérieure, et le dispose
efficacement à la pratique de ces vertus qu'on cher-
cherait en vain dans des pensées purement hu-
maines.
Quelle vénération peut inspirer, en eiïet, un mi-
nistre qui se présente comme le successeur et le
continuateur de ceux qui prêchèrent la doctrine
avant lui, tandis qu'il enseigne une doctrine diffé-
rente ? Qu'mporte qu'il ait le même titre que ses
prédécesseurs, qu'il occupe les mêmes fonctions,
qu'il jouisse des mêmes prérogatives et que la so-
ciété ui fournisse les mêmes revenus ? La vénéra-
tion religieuse ne dépend pas de la volonté des
hom: les, ne s'impose pas avec des décrets, ne
s'obtiCnt pas par une vaine ostentation de décora-
tions et de titres, ne s'inspire même pas par de
belles paroles; si cette vénération doit être forte,
profonde et permanente, elle ne saurait reposer
que sur la vérité, dont l'incommunicable caractère
ne saurait être longtemps imité par les artificieuses
inventions de l'homme. Là se trouve la raison de la
considération et du respect qu'ont toujours et par-
tout obtenus les mini^-tresde la religion catholique:
122 DES INFLUENCES
car leur enseignement d'aujourd'hui est leur ensei-
gnement d'hier, leur enseignement de tous les siè-
cles depuis la fondation de l'Église.
Ce n'est pas même là que s'arrête le cours de
la tradition : le fidèle peut aisément remonter plus
haut en suivant avec attention l'ordre des enseigne-
ments sacrés ; il pénètre dans les temps qui ont
précédé la venue de Jésus-Christ. Les principaux
événements qui les remplissent, il les regarde comme
éti'oitement Ués aux vérités qui sont l'objet de sa
croyance ; il s'élève ainsi de génération en gé-
nération, de siècle en siècle, jusqu'au berceau du
genre humain, à côté duquel il trouve le berceau
de la religion chrétienne ; le mystère de la répara-
tion lui est montré en même temps que celui de la
chute ; il recueille la promesse d'un rédempteur et
voit déjà le Fils de Dieu se revêtir de la nature
humaine pour satisfaire à la justice divine et nous
réconciUer avec notre Créatem' ; il voit la fondation
de l'Église où se conserveront les augustes vérités
que Dieu daigne communiquer à l'homme, et les
moyens dont il se sert pour inonder la terre des
trésors de sa grâce. La voix du ministre de la re-
ligion est le fidèle écho de celle des apotres; ceux-
ci n'enseignaient que ce qu'ils avaient entendu de
la bouche même du Dieu fait homme ; or, Jésus-
Christ était la réalisation éclatante de toutes les
prophéties, l'accomplissement de toutes les pro-
messes, le terme et l'objet de toutes les espérances;
espérances et promesses qui ne cessent de retentir
RELIGIEUSES, 123
dans les temps antérieurs, qui passent et se trans-
mettent de bouche en bouche, d'existence en exis-
tence, comme la trace glorieuse que la sagesse
infinie laisse à travers les générations et les siècles.
Le prêtre catholic|ue n'enseigne pas ce qu'il a
imaginé, il communique ce qu'il a lui-même reçu;
ce n'est pas un philosophe cjui pense et qui veut
persuader aux autres la vérité de ses pensées, c'est
un envoyé de Dieu ; d'une main il porte le dépôt
qui lui a été confié, et de l'autre il présente les
titres qui font foi de la légitimité de sa mission.
Et tout cela néanmoins ne suffirait pas à produire
l'effet qu'on se propose, si tous les fidèles avaient
le droit de décider en matière de foi, si le dépôt
sacré se trouvait livré à des mains profanes, exposé
à tout vent de doctrines. Il n'y aurait pas autant de
liaison entre la conscience du fidèle et celle du mi-
nistre, si le premier n'était obligé de recevoir de la
bouche du second l'enseignement et l'explication
de la doctrine sainte, si, dans les doutes qui peuvent
lui survenir en pareille matière, il n'était pas comme
suspendu aux lèvres du prêtre, conslituées gar-
diennes de la science et dépositaires de la loi.
Exposition et enseignement du dogme, exclu-
sivement réservés au clergé. L'invariable distinc-
tion qu'on a faite dans l'Église catholique entre des
prêtres et les fidèles, avec la charge pour les pre-
miers d'enseigner la doctrine et la morale, de ré-
soudre toutes les difficultés qui peuvent se présen-
ter en ce point, a contribué d'une manière puissante
mil DES IISFLUEISCES
à les unir entre eux comme les membres différents
d'un même corps; car il n'a pas été possible d'a-
voir la foi et par là même d'appartenir à l'Église
catholique, sans recevoir de la bouche du prêtre de
continuelles instructions. Cela devait naturellement
inspirer aux fidèles une vénération profonde pour
le ministère religieux, et former des rapports inces-
sants entre celui qui donne et ceux qui reçoivent la
doctrine sacrée. De même que le simple fidèle est en
relation perpétuelle avec son pasteur, depuis qu'il
reçoit de lui les leçons du catéchisme jusqu'au mo-
ment o(i le prêtre lui prodigue les derniers conseils,
de même les diocèses tout entiers se trouvent unis
avec leur évêque dont ils reçoivent également le
pain de la parole sainte, tantôt par ses mande-
ments , tantôt par ses visites pastorales ; de même
enfin le monde catholique se trouve lié avec le Sou-
verain Pontife, dont les évoques invoquent fréquem-
ment les lumières et l'autorité dans toutes les cir-
constances difficiles, dans tous les dangers qui me-
nacent la foi.
Pour comprendre à quel point l'enseignement du
dogme sert à entretenir l'union la plus étroite entre
la tête et les membres, entre les différents degrés
de la hiérarchie, supposons un moment que le droit
d'enseigner vient tout-à-coup à disparaître ; n'allons
pas même jusqu'à dire que chaque fidèle dans sa
conscience, chaque curé dans sa paroisse, mais uni-
quement (juc chaque éveíjue dans son diocèse a le
droit de décider irrévocablement toutes les diffi-
1\KLIGIEL'SES. 125
cultes qui peuvent s'offrir dans renseignement de
la morale ou du dogme, sans qu'il soit permis de
recourir aux jugements du Souverain Pontife ; nous
voyons aussitôt se briser l'un des principaux liens
qui rattachaient au chef toutes les parties du catho-
licisme ; il faut effacer aussitôt de l'histoire ecclé-
siastique un nombre iniini de causes dans lesquelles
la suprématie du successeur de saint Pierre s'est
toujours exercée d'une manière également décisive
et solennelle ; les rapports sont à peu près rompus
entre les évoques et le Pape, et la primauté de
ce dernier n'est guère plus qu'un titre honorifique
sans application et sans réalité. Il est donc bien
évident, en effet, que l'union venant à disparaître
en ce qui regarde le dogme, elle ne peut subsister
par rapport à la discipline. On ne tarderait pas à
susciter la question môme du pouvoir disciplinaire,
puisque chaque évoque pourrait décider, par exem-
ple, qu'il est de foi que les évêques sont arbitres
suprêmes concernant la discipline de leurs diocèses
respectifs, et que les droits exercés jusqu'à ce jour
par les Souverains Pontifes* constituaient une véri-
table usurpation. C'est ainsi que, dans l'Église, une
partie se rattache à l'autre, que tout contribue à la
cohésion de l'ensemble, qu'il n'est pas possible de
toucher un côté de l'édifice sans qu'il soit ébranlé
tout entier et qu'il menace ruine.
Si cette perturbation résulte de la simple suppo-
sition t|ue chaque évèque aurait dans son diocèse
une autorité suprême en matière de dogme et de
126 DES INFLUENCES
morale, il est aisé de voir où l'on en viendrait si
chaque pasteur avait cette même autorité dans sa
paroisse, et mieux encore chaque fidèle dans sa
conscience. Dès lors tous les liens qui rattachent le
fidèle au pasteur sont brisés; le premier de tous, en
effet, consiste dans l'enseignement de la doctrine,
et celui-là venant à disparaître, aucun des autres ne
pourrait subsister. Telle est la raison pour laquelle,
chez les protestants, il reste si peu de communica-
tions et de rapports entre les ministres de la reli-
gion et les peuples : le principe de l'inspiration par-
ticulière ou celui du libre examen, ce qui dans le
fond revient au même, étant une fois posé, toute au-
torité doctrinale étant par là même détniite, les
ministres sont naturellement descendus au rang des
simples chrétiens, les distinctions qu'on a voulu in-
troduire ou maintenir ont toujours eu bien peu de
consistance, comme se trouvant en opposition avec
kl première base de la réforme.
Savante organisation de la hiérarchie ecclé-
siastique. C'est ici un modèle de gouvernement
qui réunit toutes les garanties d'ordre et de force
dans le pouvoir aux plus sages précautions contre
toute espèce d'arbitraire ; ici la multiplicité et la
complication des rapports se simplifient admirable-
ment par l'action incessante du centre d'unité au-
quel tout vient aboutir; ici lefidèle voit d'un coup
d'œil la voie qu'il doit suivre pour l'éclaircissement
d'un doute, pour la solution d'une aifaire ; il ne dé-
pend pas d'un pouvoir isolé qui puisse n'écouter
RELIGIEUSES. 127
que son caprice, il connaît le supérieur immédiat
auquel il peut recourir, en remontant de Tun à
l'autre jusqu'au Souverain Pontife, qui se trouve in-
\csti de l'autorité môme de Dieu sur la terre. Cette
organisation a fait du clergé catholique un corps
tellement compacte, tellement un, qu'on chercherait
en vain quelque chose de semblable dans l'histoire
des associations qui ont jamais existé. Répandue
sur toute la surface du globe, l'Église catholique
eût été bientôt la proie de la plus effrayante anar-
chie, si son divin fondateur ne l'eût dotée d'une
organisation aussi puissante. La violence des pas-
sions, la lutte des intérêts, les manœuvres de l'in-
trigue, la négligence dans l'accomplissement des
devoirs, auraient rapidement amené l'affaiblisse-
ment, la division et la ruine de ce corps imn.iense,
d'autant plus exposé à ce travail de destruction,
qu'il se compose de plus d'éléments divers. Que
fùt-il arrivé déjà, qu'en serait-il maintenant de cette
société chrétienne, si elle eût été moins fortement
constituée parla main du Tout-Puissant? Le mi-
nistère ecclésiastique eût-il entretenu ses incessantes
communications avec la vie entière des fidèles, eût-
il pu s'adresser efficacement à leur conscience ; son
action n'eût-elle pas été plutôt repoussée comme
un aiguillon importun , et sa parole dédaignée ,
malgré les avertissements les plus salutaires, à
cause môme de ces avertissements? Dans l'ordre
établi, c{uand le prêtre avertit et corrige, ce n'est
pas lui qui le fait, c'est l'Église par son organe;
'1"28 DES JiM'LllEiNCKS
quand il s'interpose dans une affaire de haute im-
portance , il ne le fait pas de sa propre autorité, il
le fait au nom de l'Église. Derrière le prêtre, le
fidèle aperçoit l'évèquc; au-dessus de celui-ci, le
Souverain Pontife, et autour du Souverain Pontife,
l'Église universelle, la tradition de tous les temps,
l'autorité des conciles, le sentiment des Pères et
des docteurs, les exemples de tous les saints ; et
tout cela dans un ordre parfait, dans une liaison
intime, dans une sublime unité ; nulle part on ne
voit agir l'homme seul, nulle part l'inspiration de
la raison individuelle, la prépondérance de la vo-
lonté privée, partout l'action du corps mystique de
Jésus-Christ, alimenté par son sang divin, guidé
par sa pure doctrine, animé de son esprit, tout pal-
pitant encore de cette vie lumineuse et puissante
qui lui fut communiquée dans le cénacle, éternelle-
ment fort des promesses de l'Éternel.
L'homme ne voyant plus ainsi dans le pouvoir
qui lui commande le fait personnel d'un autre
homme, mais bien la volonté de l'Église, disons
mieux, la volonté de Dieu même, l'homme n'est
plus humilié dans sa soumission, il grandit môme
par son obéissance. Ainsi se trouve réalisée d'une
manière admirable la condition la plus propre à
rendre l'obéissance facile et la soumission spon-
tanée ; l'homme n'est plus en présence d'un autre
homme, il ne s'incline plus devant sa raison et ne
plie pas sous sa volonté ; celui qui l'enseigne et lui
commande est la personnification d'un pouvoir su-
r.ELlGIKlSES. 129
périeur, d'un intérêt éternel, d'un principo sacré,
ou, pour mieux dire encore une fois, le représentant
de Dieu même. C'est là ce qui s'accomplit mei-veil-
leusement dans l'Église catholique : depuis le der-
nier des ministres jusqu'au Souverain Pontife, nul
ne parle en son nom ; le prêtre chargé de la plus
humble chapelle est le vicaire de son légitime su-
périeur, comme le successeur de saint Pierre est le
vicaire de Jésus-Christ. Ainsi se maintient une ad-
mirable unité dans la multiplicité des fonctions et
la différence des ministères ; les diverses parties de
ce vaste ensemble ne se confondent pas, ne s'em-
barrassent pas, ne se heurtent pas, elles travaillent
dans la plus parfaite harmonie, elles fonctionneni
chacune à sa place, chacune remplit son but spé-
cial selon le plan tracé par le divin Fondateur du
christianisme.
Les communions dissidentes, en brisant cette
unité, en détruisant cette hiérarchie, ont méconnu
les bases essentielles de tout bon gouvernement, se
sont privées des moyens les plus propres à leur as-
surer l'influence sur l'esprit des peuples. En vain se
nomment-elles l'Église; n'ayant plus l'unité, ce
n'est plus une Église qu'elles forment, mais un
grand nombre d'Églises; la hiérarchie de pouvoirs
et d'honneurs n'existant plus chez elles, elles n'ont
plus par là même ce point central, ce foyer vivant
de toute autorité, seul capable de leur donner une
action eiTicace sur la direction des consciences. Elles
vont plus loin; elles nient la divine institution du
íi30 DES INFLUENCES
sacerdoce, et d'une manièreplus ou moins restreinte
elles accordent cette dignité h la généralité des chré-
tiens, comme un droit inhérent h. leur caractère;
elles tournent la hiérarchie en dérision et la traitent
d'invention humaine; elles laissent à tous les chré-
tiens indistinctement le droit d'interpréter la Bible
et, par conséquent, celui de prononcer en dernier
ressort sur les matières de dogme et de morale.
Que peut-il résulter d'une telle organisation, d'un
semblable système, ou plutôt de l'al^sence de tout
système et de toute organisation? C'est à l'expé-
rience de chaque jour, c'est à l'histoire de ces trois
derniers siècles de répondre à cette question.
Le nerf de la discipline, si puissant dans l'Église
catholique, devait être, d'après ce que nous avons
dit, chose entièrement inconnue dans les commu-
nions protestantes. Laissant de côté les vertus plus
ou moins sincères, plus ou moins parfaites, qui peu-
vent se rencontrer chez quelques ministres de la pré-,
tendue réforme, leur plus ou moins d'assiduité
dans l'exercice de leurs fonctions, on peut assurer
sans crainte qu'une véritable discipline n'a jamais
existé, ne pourrait même s'établir dans les Églises
séparées : il n'y a pas de discipline sans autorité,
pas d'autorité sans hiérarchie, pas de hiérarchie
sans un chef suprême. Ces heureuses conditions ne se
trouvent réelleïTient que dans le catholicisme. Jusque
dnns ces époques dont les bouleversements jetaient
la perturbation dons les idées, entraînaient l'oubli
des devoirs, on vit toujours subsister la discipline.
RELIGIEUSES. iSl
Parfois elle était méconnue, foulée aux pieds; mais
elle ne laissait pas d'exister pour cela, il y avait tou-
jours des hommes courageux pour la proclamer,
pour protester contre le désordre, il s'éleva toujours
une voix énergicjuc pour demander l'extirpation du
mal et le châtiment des coupables. Chose remar-
cjuable et qui forme l'un des traits distinctifs de l'É-
glise catholic|ue, jamais la loi n'est impunément
violée dans cette Église, on y rencontre toujours des
esprits généreux qui s'avancent pour la défendre,
jamais la loi n'y est tellement abattue qu'on puisse
la forcer à se prêter en quekjue façon aux insatia-
bles exigences des passions humaines. On peut dire
cjue dans l'Église, si la loi est quelquefois brisée,
elle ne plie du moins jamais. Le législateur lui-
même pourra prévariquer, ses actions seront mau-
vaises, mais ses lois seront bonnes ; la faiblesse de
sa nature pourra l'entraîner en dehors de la voie;
hé bien, même dans un tel malheur, il élèvera îa
voix en faveur de la justice ; désordonné dans ses
mœurs, il maintiendra la pureté de la morale, il la
prêchera même à la face du monde, au riscpe de
faire monter fi son front la rougeur de la honte ;
sans crainc^ la puissance des grands, sans ména-
gement pour îa corruption générale, sans pitié pour
lui-même, il fait briller à tous les yeux la règle in-
flexible du devoir, et ne s'occupe pas de savoir s'il
rend ainsi plus éclatant et plus palpable le scandale
de sa vie, s'il ne provoque pas l'exécration de la
conscience publique. Dans les temps les plus mal-
132 DES INFLUENCES
heureux de Thistoire ecclésiastique, on voit con-
stamment régner un mouvement de réaction contre
le désordre, de nobles aspirations vers une réforme
qui ait pour eiTet de remédier aux maux qui travail-
lent l'humanité et qui affligent l'Église. Saint Gré-
goire VII, saint Bernard, saint Bonaven turc, furent
les précurseurs du concile de Trente.
Les chrétiens d'une foi pure et d'une intention
droite ne peuvent donc jamais voir dans les maux
dont l'Église est affligée une raison de croire qu'elle
ait été abandonnée par l' Esprit-Saint; ils ne jugent
pas nécessaire de détruire pour réformer, ni de po-
ser d'autres fondements que ceux qui ont été posés
par le divin Architecte. Les indéfectibles promesses
de celui-ci ne sont pas la seule garantie de leur foi ;
ils voient la lumière du Paraclet briller encore au
front de l'Église, le feu sacré brûler dans le sanc-
tuaire, et les tables de la loi se conserver intactes à
l'ombre de l'autel. La discipline peut bien se relâ-
cher, l'autorité semble elle-même défaillir; mais
les sentinelles d'Israël ne participent pas toutes à la
même défaillance, il en est qui veillent encore, qui
sont encore debout et qui rappellent aux autres le
devoir de garder avec autant de courage que de sol-
licitude les célestes trésors dont ils ont reçu le dépôt.
Réunis en concile ou dispersés dans leurs diocèses,
les évoques ne cessent de remplir la mission que
r Esprit-Saint leur a confiée de régir r Église de
Dieu. Si des nuages obscurs enveloppent parfois les
intelligences, si la corruption pénètre dans les cœurs
lír.T.íGiíiiiSKS. 133
et fait íléchir les volontés, si le vaisseau de la rcH-
gion battu par les vents et les ondes semble au mo-
ment de faire naufrage, si les chrétiens d'une foi
faible et d'une espérance chancelante sont frappes
de terreur, Jésus-Christ se lève alors et, debout sur
la barque, il commande aux vents et à la mer, et sa
parole suffit pour calmer la tempête. Il ne se montre
pas en personne, il suscite des hommes tels qu'Iîil-
debrand , saint Bernard , saint Charles Borromée,
saint Ignace de Loyola, et, répandant sur eux les
torrents de sa grâce, il renouvelle merveilleusement
la face de la terre. Que le vice ait seulement attaqué
les simples chrétiens, ou qu'il ait pénétré dans les
rangs du sacerdoce, lors même cjuc le génie du mal
aurait porté ses ravages jusque dans la sphère la
plus élevée, rien n'échappera à l'esprit réformateur,
il s'élèvera contre tous les abus et tous les désordres,
sa voix puissante, incorruptible, retentira dans tous
les carrefours de Jérusalem. Ce qui n'est aujour-
d'hui qu'un projet, un désir inspiré par la charité
et le zèle , se formulera peu à peu dans la législa-
tion ecclésiastique et formera l'un des articles de
la discipline sacrée. Ainsi, quand des circonstances
lamentables auront discrédité les ministres de la re-
ligion, diminué le respect et la considération dont
ils étaient entourés, aussitôt une légitime réforme
vient s'opposer au torrent dévastateur, rétablit l'au-
torité du sacerdoce, lui rend son influence, renoue
d'une manière plus intime les rapports qui doivent
exister entre le prêtre et les chrétiens, et répare de
m. i^
134 DES IIVFLUENCES
la sorte les maux qu'avaient entraînés pour la mo-
rale et pour la foi le mépris et la défiance. Qui peut
ignorer les prodiges opérés c\ cet égard dans l'Église
catholique, à partir du xyî'- siècle? Qui ne sait les
admirables changements produits de toutes parts,
avec autant de promptitude que d'efficacité par les
décrets du concile de Trente?
Le célibat ecclésiastique, à\ fortement attaqué
dans ces derniers temps, à grand renfort de raisons
politico-économiques, raisons dont la futilité n'a pas
tardé à être démontrée, il est vrai, par les progrès
de l'économie politique, est un puissant élément
d'influence pour le ministère religieux; son impor-
tance est telle, à notre avis, que cette institution
ne pourrait disparaître sans qu'on vît se relâcher
aussitôt tous les nœuds de la discipline, cesser les
communications vraiment religieuses entre les fidè-
les et le ministre de la religion, le caractère de ce
dernier perdre sa grandeur et son prestige avec son
austérité, et le prêtre descendre au rang des hommes
honorés peut-être, influents même, si l'on veut, mais
n'ayant guère d'influence et de considération que
celles qui lui seraient attirées par ses qualités per-
sonnelles. Nous ne nous proposons certes pas d'exa-
miner à fond une question dont l'importance récla-
merait une plus longue étude ; nous signalons seu-
lement dans le célibat l'influence qu'il donne au
clergé catholique et le secours dont il est pour ren-
dre plus faciles et plus vrais les rapports entre la
conscience des fidèles et le ministère des prêtres.
RELIGIEUSES. 135
C'est le célibat qui concilie principalement à ces der-
niers ce degré de vénération et de confiance qui leur
est nécessaire pour assurer aux fonctions dont ils
sont investis un exercice et des résultats conformes
au but de l'institution chrétienne.
On voit du premier coup d'œil, et sans avoir be-
soin de réflexion, que le célibat est un sublime sa-
crifice offert sur les autels de la religion pour la
gloire de Dieu et le salut des hommes; c'est encore
là un emblème glorieux de l'abnégation qui doit ca-
ractériser le ministère ecclésiastique, puisqu'il en-
traîne la rigoureuse obligation de pratiquer une
vertu qui n'est, dans l'Évangile, que l'objet d'un
simple conseil, et quel' Écriture-Sainte nous repré-
sente comme l'un des traits distinctifs de la vie
des anges.
Ce retranchement absolu des plaisirs sensuels, ce
renoncement sans bornes à des sentiments aussi
profondément gravés dans le cœur humain que le
désir de se voir entouré d'une famille et l'espérance
de se survivre dans sa postérité, détachent en quel-
que sorte l'homme tout entier de tous les objets ter-
restres, pour l'attacher aux choses du ciel. Le cœur
n'est plus étreint par la sollicitude et les soucis in-
hérents à cette qualité de chef de famille ; l'esprit
est dès lors plus libre, plus dégagé, plus capable de
se consacrer sans réserve à des pensées, à des pro-
jets qui intéressent le bonheur de ses semblables et
s'étendent parfois à un nombre illimité de généra-
tions ; l'homme se jette avec plus d'abandon dans
136 DES INFLUENCES
de périlleuses entreprises, il embrasse plus volon-
tiers les sublimes dévoûments; les sacrifices et les
périls sont un aliment pour son activité, une sauve-
garde pour sa vertu.
Gomment se seraient accomplis les prodiges des
missions catholiques, si les apôtres qui en furent les
héros eussent été chargés du soin d'une famille?
Comment eussent-ils fait pour s'élever à ce degré
d'abnégation qui ne se réserve rien, qui ne s'arrête
à rien, que rien dès lors ne peut ralentir, qui souffre,
avec une parfaite égalité d'âme, la pauvreté, la faim,
les privations de tout genre, les plus horribles fati-
gues, les tourments les plus recherchés, la mort la
plus affreuse ! Est-ce que les ministres protestants
se sont jamais élevés à ce degré d'héroïsme? Mon-
trèrent-ils jamais un tel dévoûment? Leur premier
soin, en arrivant au lieu de leur mission, n'est-il pas
de procurer à leur famille une habitation propre et
commode? Perdent-ils jamais de vue le soin de leur
propre fortune, au milieu de leurs prédications évan-
géliques? Mais aussi, quand est-ce qu'ils ont obtenu
de leurs néophytes les mêmes sentiments d'admi-
ration et d'amour, le même degré de soumission et
d'obéissance, qu'ont obtenus les missionnaires ca-
tholiques? N'ayant point d'or à répandre, n'ayant
point de fortes escadres pour les protéger, ni de
nombreux soldats pour aider au besoin l'effet de leur
parole, ils se présentent à ces peuples inconnus,
sans autre trésor que leur bréviaire, sans autres
armes qu'une croix, sans autre moyen de persuasion
RELIGIEUSES. 137
que la ferveur de leur zèle , la pureté de leur vertu
et l'exemple touchant de leur patience.
Par cela même qu'un homme n'a pas de famille
à lui, il est le père de toutes les familles. En vivant
au milieu du monde, seul , isolé, comme un voya-
geur sur une terre étrangère , il représente mieux
Jésus-Christ qui , voulant enseigner à Thomme le
devoir oi^i il était de préférer les choses du ciel à
toutes les considérations de famille et de patrie, fai-
sait entendre aux Juifs ces remarquables paroles :
« Qui est ma mère et quels sont ceux qui sont mes
frères ? » puis , étendant la main vers ses disciples,
ajoutait : « Yoilà ma mère et mes frères ; car qui-
conque fait la volonté de mon Père qui est dans les
cieux, celui-là est mon frère , et ma sœur, et ma
mère. »
On ouvre plus facilement son cœur à l'homme
qui n'a pas contracté de hens avec la femme; et le
fidèle qui porte au fond de son cœur une souffrance
cachée et qu'il n'oserait pas même révéler à ses plus
proches parents , à son ami le plus intime , verse
sans crainte le secret de sa douleur dans le cœur du
prêtre, bien persuadé que celui-là ne trahira pas sa
confiance , qui n'a de rapports avec la terre que
ceux formés par la charité. Combien de secrets et
quels secrets n'emporte pas dans la tombe le prêtre
qui pendant quelque temps a rempli les fonctions
du ministère ? En dehors même du tribunal sacré,
que d'affaires importantes et délicates, destinées à
ne jamais franchir le cercle de la famille, sont néan-
8.
138 DES INFLUENCES
moins confiées au ministre de Dieu, soit en vue d'ob-
tenir ses conseils dans de grandes difficultés, soit en
vue de le constituer médiateur dans des circonstan-
ces épineuses ? Les hommes même qui se montrent
les moins zélés pour la religion, ceux-là même sou-
vent qui se déchaînent en injures contre ses minis-
tres, ne peuvent s'empêcher, l'expérience de cha-
que jour nous l'enseigne, de confier au prêtre leurs
plus profonds secrets; et ce besoin se fait d'autant
plus sentir à leur cœur, que les secrets qui lui pèsent
demandent plus impérieusement un dépositaire cha-
ritable et discret, un conseiller sage et prudent, un
médecin habile et dévoué. On entend quelquefois
parler à cet égard de la tendresse des sentiments
paternels, de l'heureuse influence qu'ils peuvent
exercer sur le caractère ; mais on ne veut pas ob-
server que les sentiments dont le cœur du prêtre
doit être l'organe seraient plutôt altérés qu'a-
grandis par cette tendresse charnelle, qui peut bien
avoir ses avantages et son utilité pour le bien d'une
famille et remplir ainsi le plan du Créateur, mais
qui ne peut plus convenir à l'élévation, à l'austé-
rité, à la grandeur des fonctions sacerdotales. La
charité est tendre sans doute, aifectueuse et sensible,
elle ne doit être ni faible ni changeante ; fille du
ciel, elle a Dieu pour objet permanent ; quand elle
réside dans une ame, elle ne descend pas à la ré-
gion des sentiments terrestres et sensuels, elle se
tient dans la sphère la plus pure de l'intelligence et
de la volonté. Il est vrai qu'elle se réjouit avec ceux
RELIGIEUSES. 139
qui sont dans la joie, mais elle se réjouit dans le
Seigneur; il est encore vrai qu'elle pleure avec ceux
qui pleurent, mais elle fait h Dieu l'offrande de ses
larmes; il est vrai enfin qu'elle aime tous les
hommes, qu'elle les presse tous sur son cœur,
qu'elle porte secours à toutes les nécessités, con-
solation ù toutes les peines ; mais elle fait tout cela
pour gagner ses frères à Jésus-Christ, pour les pu-
rifier à leur passage sur la terre, pour les rendre
dignes d'une meilleure vie, et les plonger de ses
propres mains dans un océan de lumière et d'a-
mour.
Tels doivent être les sentiments du prêtre : for-
més par la charité, guidés, inspirés par elle, ne
laissant rien paraître de sensuel et de mondain ,
n'ayant rien de commun avec les sentiments uni-
quement fondés rur la nature, et dans tous les
actes, dans tous les sacrifices dont ils sont la source,
montrant invariablement la réalisation de ces ma-
gnifiques paroles de saint Paul : Tout à tous, afin de
les sauver tous.
Supposé qu'on l'appelle pour consoler une épouse
qui vient de perdre l'objet de ses affections et le
soutien de sa faiblesse, pour consoler un père au-
quel une mort prématurée vient de ravir l'orgueil
de sa maison et l'espérance de sa vieillesse ; quel est
le rôle qui convient dans ces tristes conjonctures au
ministre de la religion ? Tout en pleurant avec ceux
qui pleurent, doit-il partager l'abattement et la
prostration de ceux qu'il vient consoler ? lui siérait-
1^0 DES INFLUENCES.
il, par hasard, de laisser percer, à travers la dou-
leur peinte sur son visage, des sentiments purement
humains, empreints de cette faiblesse, de cette dé-
faillance qui en sont presque toujours la suite? Assu-
rément non ; dans ces grandes occasions surtout, on
ne console pas la douleur en lui laissant tout son
empire, on n'allège pas une souffrance par cela
seul qu'on la partage ; il n'est qu'un moyen de con-
soler la nature humaine, c'est de lui rtippeler ces
grandes pensées de la religion qui nous font trouver
une espérance jusop'au sein de la mort. Dieu, ses
desseins cachés, la nécessité de s'y soumettre, la
courte durée de la séparation qui nous fait verser
tant de larmes, la persuasion que celui cjui nous a
quittés jouit d'une meilleure vie, l'espoir de le re-
joindre bientôt au sein du Dieu vivant , dans une
éternité de bonheur, telles sont les considérations
sur lesquelles doit porter la parole du prêtre, telles
les pensées fondamentales qui s'appliquent le mieux
à la circonstance actuelle ; là seulement il trouvera
les consolations qu'il est venu porter au deuil récent
d'une famille.
Pour exercer dignement ces sublimes fonctions,
il n'est pas nécessaire qu'il ait lui-même éprouvé les
sentiments de l'époux et du père ; il lui suffit d'avoir
un cœur sensible, où vibrent après tout les mêmes
fibres que dans celui des affligés ; l'absence même
des émotions auxquelles parait succomber la fai-
blesse humaine, contribuera certainement à lui
donner cette force d'àme si bien faite pour accom-
IIELIGIEUSES. lili
pagner la divine résignation qui doit respirer dans
les paroles et les actions du représentant même de
Dieu.
Nous voulons rappeler en passant une considéra-
tion d'un autre genre, line sorte d'instinct qu'on
reconnaît dans l'humanité, comme le prouvent les
ti-aditions de tous les temps et les usages de tous
les peuples, a tenu constamment éloignées des plai-
sirs sensuels les personnes consacrées au ministère
de la religion ; dans cet instinct se révèle une sa-
gesse profonde et délicate qui ne pourrait être mé-
connue que par un esprit aveugle ou par un cœur
abruti. Ici comme partout ailleurs, le catholicisme
laisse éclater une preuve de sa divinité, en réalisant
d'une manière complète, sublime, une pensée qui
n'était dans les autres religions qu'à l'état de germe
et de tendance ; c'est une preuve de plus qu'il nous
donne de sa céleste origine : il résume et réunit, il
rend à sa beauté primitive tout ce qui flotte de
vrai, de juste et de bon , dans les traditions même
les plus défigurées du genre humain. Lisez l'his-
toire religieuse de tous les peuples, et vous rencon-
trerez chez tous des rapports plus ou moins étroits
entre le ministère des autels et le retranchement
des voluptés sensuelles ; partout vous remarquerez
une sorte d'intuition par rapport à cette harmonie
profonde qui règne entre la pureté du cœur et l'of-
frande du sacrifice ; parmi ceux-là même qui divi-
nisèrent le plaisir et qui le présentèrent à la véné-
ration des hommes sous les formes les plus impures ,
l/i2 DES INFLUENCES
VOUS découvrirez encore quelque institution qui pro-
teste contre de tels excès et qui symbolise, d'une
manière plus ou moins éclatante, cette idée, cette
tradition, cet instinct, n'importe le nom qu'on vou-
dra lui donner, dont nous avons signalé les traces
au sein de l'humanitc, malgré toutes ses vicissitudes
et toutes ses erreurs.
11 était réservé à l'Église catholicjue, toujours
soutenue par l'esprit de Dieu, de présenter sous
ce rapport au móndele type le plus sublime, en
faisant un précepte pour un nombre considérable
de ses enfants, de ce que l'Évangile n'avait recom-
mandé que sous forme de conseil ; il lui était ré-
servé de rehausser ainsi la dignité du sacerdoce,
en lui faisant un devoir d'une abnégation que la sa-
gesse humaine jugerait à peine possible, pour cer-
tains hommes à part et dans des cas excessivement
rares. Qui ne reconnaît, disons mieux, qui ne sent
l'élévation, la grandeur, la majesté dont le ministre
du sanctuaire est revêtu , lorsque se prosternant au
pied des autels, priant pour les péchés du peuple,
olïïant au Tout-Puissant le sacrifice de propitiation,
il paraît aux yeux de ses frères comme un être d'une
nature supérieure, sans lien avec aucun des objets
qui captivent les autres hommes; l'encens qui s'é-
lève de ses mains, la prière qui s'échappe de son
cœur, se mêlent au doux parfum de l'innocence, aux
sublimes aspirations de la chasteté. Si de ses fonc-
tions à l'autel, nous passons aux autres devoirs du
prêtre, si nous le considérons dans ses rapports di-
RÊLtGIEUSES. 143
reCts avec les fidèles, les enseignant, leur prodi-
guant ses conseils, ses tendres reproches, parfois
les leçons les plus sévères, faisant descendre sur
eux les trésors de la grâce par le moyen des sacre-
ments; qui ne voit combien son autorité est plus
grande, combien il obtient plus de respect, de con-
fiance et de vénération, quand, dans l'esprit des
fidèles, la pensée d'un ministère aussi saint n'est
mêlée d'aucun élément terrestre, d'aucune image
de volupté? Voulez-vous avoir une juste idée du
tort immense que les liens du mariage porteraient
à l'ascendant, à l'influence, à la considération du
clergé, appliquez cette hypothèse à la vie d'un
grand saint. Représentez-vous, par exemple, saint
François de Sales, cet homme si fervent dans l'o-
raison, si pénétré du feu du ciel dans l'oblation du
Saint-Sacrifice, ce prêtre infatigable dans l'admi-
nistration du sacrement de pénitence, dans ses gé-
néreux efforts pour ramener au sein de l'Eglise les
âmes égarées par le schisme et l'erreur, cet évêque
selon le cœur de Dieu, toujours prêt à secourir les
pauvres, h consoler les affligés, à instruire les igno-
rants, consumant sa vie tout entière, en un mot,
dans l'œuvre du salut de ses frères et de la gloire
de Dieu ; et dites-moi si, lorsque vous contemplez
cet ange de paix, cette lumière du monde, cette vic-
time de la charité, cet apôtre dévoré par la flamme
ée l'amour divin, qui se. fait tout à tous pour les
gagner tous à Jésus-Christ, lorsque plein d'admi-
ration pour tant de vertu, d'abnégation et de sacri-
lllk DES INFLUENCES.
fice, vous lui rendez les hommages dus aux plus
grands saints, dites, encore une fois, vous le repré-
sentez-vous engagé dans les liens du mariage? Oh
non, assurément non; vous n'eussiez pas même
voulu que ce mot eût été prononcé à propos d'un
tel homme; ce seul mot semble en effet dissiper
tout-à-coup la céleste vision qui remplissait votre
âme.
Ce ne sont pas là des raisons théologiques il est
vrai, des arguments d'école; c'est une sorte d'in-
spiration qui s'élève spontanément du plus intime
de notre être ; on ne doit pas y voir seulement l'ex-
pression d'un devoir imposé par la religion, mais
encore celle d'un besoin éprouvé par la nature elle-
même.
On ferait de vains efforts pour lutter contre l'é-
vidence d'une telle vérité; au fond, elle n'aurait
même pas besoin de preuves, elle est du nombre de
celles qui sont embrassées par le cœur beaucoup
plus tôt encore qu'elles ne sont acceptées par l'in-
telligence. Or, quand une doctrine crptive ainsi
tout-à-coup et sans elïort les puissances de notre
être, c'est une preuve qu'elle renferme en elle-
même une force mystérieuse inhérente à la vérité;
c'est une preuve qu'elle répond à des aspirations
élevées et délicates qui, pour ne pas se présenter à
. nos yeux d'une manière éclatante, ne laissent pas
que d'être réelles et réellement fondées dans la na-
ture même des choses. Dans une semblable question,
nous ne voudrions pas des ])hilosophes pour juges;
RELIGIEUSES. 1/|5
ils mettent trop souvent leur intérêt à taire aux plus
simples vérités une guerre systématique ; il arrive
trop souvent à la philosophie de disséquer à force
de vouloir analyser, et, par ses divisions et subdi-
visions interminables, elle finit par décomposer et
anéantir. Mais nous ne craindrions pas le jugement,
nous ne déclinerions pas l'autorité du simple bon
sens, lors même qu'il ne serait pas accompagné de
la foi. Pour décider la question en notre faveur, il
suffit de n'être pas résolu d'avance à étouffer les
sentiments naturels et spontanés du cœur humain ;
et nous sommes assuré que partout où cette question
sera posée dans la pratique, comme cela a lieu dans
les pays infidèles, le catholicisme ne manquera ja-
mais de sortir victorieux de l'épreuve. Nous n'a-
vons pas besoin de répéter le parallèle que nous
avons établi entre les missions des catholiques et
celles des protestants. Cet exemple, du reste, s'est
renouvelé depuis peu, lorsqu'on a eu la singulière
idée d'envoyer un évêque anglican à Jérusalem.
Comme le révérend envoyé des Anglais parcou-
rait les rues de la cité sainte, accompagné de son
épouse, qui se trouvait dans cet état que les jour-
naux anglais ont qualifié d'une manière si délicate
et si pure, en parlant de leur reine, le peuple
accueillait le couple heureux, h son passage, par
d'amers quolibets qui montraient bien à quel point
les infidèles eux-mêmes étaient loin de regarder
comme le successeur des apôtres l'envoyé de lord
Palmerston. Tous sentaient instinctivement que cet
III. 9
l/l6 DES INFLUENCES
homme vulgaire n'était pas du nombre de ceux qui
ont été chargés par le Sauveur de prêcher l'Évan-
gile à toute créa ture y de baptiser au nom du Père
et du Fils et du Saint-Esprit, et qui marchent à
l'accomplissement de leur mission, après avoir re-
noncé à tout ce qu'ils possédaient, après s'être re-
nonces eux-mêmes, afin de pouvoir présenter à
tous les yeux, dans leur propre personne, l'image
de Jésus crucifié.
Les ennemis avoués du catholicisme ont si bien
compris la force du célibat religieux que, sous diffé-
rents prétextes, tous plus ingénieux les uns que les
autres, mais toujours éminemment philanthropiques,
ils se sont efforcés de persuader à l'Église qu'elle
n'avait rien de mieux à faire que d'effacer la loi du
célibat de son code de discipline. Ils avaient bien
compris que là était l'un des plus puissants ressorts
de l'influence qu'ils voulaient anéantir et de la seule
autorité qui leur présente un obstacle invincible.
Pour nous , comme on le pense bien , appuyé
sur la raison, sur l'expérience, sur les sentiments
les plus délicats et les plus intimes du cœur hu-
main , nous tenons ce point pour l'un des plus
essentiels de la discipline ecclésiastique ; nous le
regardons comme le palladium de l'honneur du
clergé et le boulevart de sa puissance ; nous
sommes convaincu que la religion est redevable
d'un immense bienfait aux Souverains Pontifes qui
s'opposèrent avec une fermeté vraiment apostolique
aux torrents des passions, et f[ui les firent rentrer
RELIGIEUSES. iíll
dans les limites du devoir quand elles essayèrent de
les franchir.
Désormais les ennemis de l'Église devraient
comprendre qu'ils lui conseillent en vain de sup-
primer cette loi. Ce que l'ignorance, la corruption
et les bouleversements du moyen-âge, ce que les
déclamations des protestants et des philosophes du-
rant l'espace de trois cents ans n'ont pu obtenir,
ne sera sans doute pas accordé à leurs nouvelles
manœuvres, quand surtout l'argument qu'ils pré-
sentaient avec le plus de confiance contre le célibat
ecclésiasticjue, argument puisé dans l'intérêt de la
population, n'est plus regardé main tenant que comme
un misérable sophisme, dont les progrès de la science
et les simples lumières du sens commun ont fait en-
tièrement justice.
Si l'on aspire réellement à conserver au clergé
ses salutaires influences, on a quelque chose de
mieux à faire c|u'à lui conseiller de renoncer au
célibat : il faut laisser à l'Église la liberté de son
action pour qu'elle puisse assurer la rigoureuse
observation de son code disciplinaire , en sorte
qu'il règne une complète harmonie entre les ensei-
gnements et les œuvres. Ce que l'on doit faire en-
core, c'est de pourvoir à ce que l'Église ne manque
pas des moyens nécessaires pour former des mi-
nistres dignes de leur mission ; c'est de ne pas souf-
frir qu'elle soit ravalée au-dessous des autres insti-
tutions nationales, et qu'elle ne puisse donner aux
élèves du sanctuaire une instruction proportionnée
illS DES INFLUENCES RELIGIEUSKS.
à la grandeur de \em état. Voilà ce qu'il importe
de faire; tout le reste n'est que vaine phraséologie,
sans autre résultât que celui de mettre en évidence
la folie de ceux qui veulent corriger l'œuvre de
Dieu!
Nous reviendrons sur ce sujet pour le com-
pléter.
c>
LE SOCÍALISME.
(Second Arliclc )
THÉORIES DE ROBERT OWEN.
Nous avons indiqué dans un premier article la
source des doctrines subversives qui menacent la
société dans notre siècle. Là nous avons déterminé
le caractère et les tendances des nouvelles erreurs,
et nous avons fait entrevoir les vastes et fatales con-
séquences qui peuvent en résulter. Mais comme
nous avons dû nous en tenir alors à des considéra-
tions générales, comme nous ne pouvions descendre
dans les détails, ni par rapport aux écrits des so-
cialistes, ni par rapport à leurs rares essais de réali-
sation, c'est ce dont nous allons nous occuper dans
plusieurs articles successifs. Nous commencerons
par le chef d'école qui mérite assurément de fixer
le premier notre attention, quoique son nom soit
peut-être moins connu parmi nous que ceux de Saint-
Simon et de Fourier.
Nous voulons parler de Robert Owen ; celui-ci
150 LE SOCIALISME.
fut en même temps l'homme de la théorie et celui
de la pratique. Il se distingue en effet des autres
réformateurs , en ce que tous ont commencé par
imaginer des théories avec le projet de les réa-
liser dans la suite, tandis que celui dont nous
venons de prononcer le nom se mit d'abord à
l'œuvre et reçut de ses propres essais l'idée de sa
théorie. Cette dernière est sans doute profondément
erronée , extrêmement funeste dans ses consé-
quences; mais par là même qu'elle sort de la
bouche d'un homme pratique, d'un homme qui,
s'il a beaucoup écrit, s'est aussi longtemps dévoué
à la réalisation de ses idées, il s'ensuit que ces
mêmes idées sont aujourd'hui plus dangereuses,
plus capables de séduire un siècle qui se dit émi-
nemment positif et partisan des faits.
Robert Owen commence par déclarer faux en
eux-mêmes et préjudiciables à la société tous
les systèmes sociaux suivis jusqu'à ce jour. Dans
son célèbre Manifeste, publié à Londres le 2 fé-
vrier Í8/1O, il déclare ouvertement et sans détours
que le plan d'après lequel les sociétés sont organi-
sées, a son origine dans des notions sans consistance
et sans réalité, puisées dans l'état primitif, grossier,
imparfait, de l'esprit humain ; puis il ajoute aussitôt
que «toutes les circonstances extérieures d'après les-
quelles le monde est dirigé sont l'œuvre de l'homme
et se ressentent de ses notions primitives et gros-
sières. » Il faut beaucoup d'audace à coup sûr pour
condamner d'un ton aussi décisif tout ce qui a ja-
THÉORIES DE ROBERT OWEÎV. 151
mais existé, tout ce qui existe encore ; un orgueil
démesuré peut seul inspirer la prétention de donner
aux sociétés humaines une organisation nouvelle et
complètement satisfaisante, qUand on commence
par les regarder comme plongées dans un chaos
d'où elles n'ont pu sortir pendant le long cours des
siècles. Bien souvent on a dit que l'organisation so-
ciale était susceptible de grandes améliorations,
qu'il y avait k\ beaucoup de bien à faire et beau-
coup de mal à corriger, que l'ignorance, la malice
et toutes les passions de l'homme altéraient l'har-
monie qui devait régner dans le monde, qu'il im-
portait enfin de neutraliser par tous les moyens
possibles l'action de ces dangereux mobiles, autant
du moins que le permet la triste condition des en-
fants d'Adam. Mais Owen ne se borne pas à dé-
plorer des maux que personne ne conteste, il veut,
avant de proposer son système pour la régénération
de la société, établir, d'une manière indubitable,
que jusqu'à lui rien de bon n'avait été fait dans ce
sens, et que les hommes en étaient réduits à des
notions imaginaires, fruit amer et fatal de leur pri-
mitive ignorance.
Les faits, d'après Owen, prouvent évidemment
à quiconque sait observer et réfléchir, que ces no-
tions primitives et grossières ne sont qu'un tissu de
lamentableserreurs; que dansles sièclesqui l'ontpré-
cédé et qu'on pourrait justement appeler la période
irrationne/ le de l' existence humaine, l'homme
n'a cessé d'être trompé sur sa propre nature, et
152 Lli SOCIALISME.
d'être par là môme conduit au dernier degré d'im-
perfection et d'inconséquence parmi tous les êtres.
11 faut avouer que ces mots, période irralionnelle
de r existence humaine^ ont quelque chose d'é-
trange et de choquant, quand on se rappelle surtout
que le juge lui-même, qui a osé prononcer une sen-
tence aussi sévère, établit des doctrines dégradantes
au suprême degré, et qui auraient elles-mêmes pour
effet d'amener une période irrationnelle pour l'exis-
tence humaine, s'il était possible qu'elles fussent
réalisées.
Et sur quoi l'orgueilleux réformateur fonde-t-il
une condamnation prononcée contre l'humanité
tout entière? A-t-il par hasard découvert quelque
fait inconnu? Aurait-il soulevé le voile qui couvre
quelqu'un des grands secrets de la nature, et
peut-il présenter une donnée que n'aient déjà pos-
sédée ceux qui jusqu'à ce jour ont si profondément
médité sur les destinées du genre humain ? Assuré-
ment non; aussi le fondateur se contente-t-il d'af-
firmer que l'histoire du monde manifeste de la ma-
nière la plus évidente l'état d'ignorance et les
instincts grossiers qui n'ont cessé d'enrayer la
marche de l'humanité, ce qu'il y a d'irrationnel et
d'insensé dans ses tendances. C'est donc ainsi que
vous effacez d'un trait de plume les siècles de Pé-
neles, d'Auguste, de Léon X et de Louis XIV? C'est
donc ainsi que vous foulez aux pieds les gloires du
temps présent, en déclaront l'esprit humain plongé
dans l'ignorance et la folie, lui qui croit néanmoins
THÉORIES DE ROBERT OWEN. 153
pouvoir se vanter de ses progrès, de ses découvertes
et de sa brillante culture ? « L'histoire du monde,
nous répond Owen, n'est qu'une interminable série
de guerres, de pillages, d'égorgements, de divisions
perfides et sanglantes; elle nous présente l'humanité
dans un état d'opposition incessante à tout ce qui
pourrait lui procurer la paix et le bonheur ; elle
nous offre le spectacle d'une société où chacun est
en lutte contre tous et tous contre chacun : principe
de conduite admirablement combiné pour produire
le moins de biens et le plus de maux possible?. » Ces
paroles du réformateur renferment la cause de toutes
ses aberrations ; cette cause, nous l'avons déjà si-
gnalée, c'est la vue des souffrances physiques et
morales qui ont toujours affligé et qui affligent en-
core le genre humain.
Si l'on veut bien y faire attention, c'est là le
point de départ de tant de systèmes erronés sur
cette matière. Des hommes qui n'ont aucun prin-
cipe de religion, qui ne tiennent pas compte des
traditions primitives, qui ne font aucun cas des
croyances de tous les peuples concernant la chute
du premier homme et ses funestes conséquences,
qui se bornent à considérer la triste condition où
l'homme s'agite ici-bas, ne peuvent y voir en effet
qu'un problème insoluble. Où est la justice, de-
mandent-ils, à cette vue? où est l'équité? Comment
se fait-il que cette faible créature soit en butte à de
semblables tourments? Et privés qu'ils sont des lu-
mières de la foi, obstinés à ne point donner à leur
9.
ibk LE SOCIALISME.
philosophie le secours de la révélation, lors même
qu'ils ne l' accepteraient pas comme une œuvre di-
vine, ils se perdent dans leurs vaines pensées ; les
uns nient F existence de Dieu, les autres blasphèment
sa providence, ceux-là se déchaînent contre l'hu-
manité tout entière, ceux-ci s'en prennent unique-
ment au fanatisme et à la superstition ; en un mot,
ils s'égarent dans tous les sens à la recherche d'une
société qu'ils trouveraient , s'ils la cherchaient
avec un cœur droit et une intention pure, clai-
rement indiquée dans les éléments du christia-
nisme.
Qu'ils s'épuisent en vaines théories, qu'ils en-
tassent systèmes sur systèmes , seule la religion
chrétienne pourra leur expliquer les mystères de
l'homme et de l'humanité; il n'est pas d'autre fon-
dement que celui qu'elle a posé, non-seulement
pour bâtir l'édifice rehgieux, mais encore pour éle-
ver celui de la science. Sans la lumière de la révé-
lation, l'homme est une sorte de chaos; et quand
on refuse de croire les mystères parce qu'ils sont
incompréhensibles, on ne s'aperçoit pas qu'on
donne tête baissée dans le plus profond de tous les
mystères, et touchant l'objet qu'il importe le plus à
l'homme de connaître, c'est-à-dire lui-même.
Il est bien étrange de voir un philosophe con-
damner comme ignorant et grossier l'état de l'esprit
humain, dans tous les siècles et sous tous les systèmes
f{ui nous ont précédés, afílrmer sans détour et sans
restriction que le principe de conduite de l'humanité
THÉORIES DE ROBERT OWEN. 155
jusqu'à ce jour a été la lutte de chacun contre tous
et de tous contre chacun ; avait-il donc oublié ces
grandes maximes de charité et de fraternité si souvent
inculquées par le christianisme? SiOwen s'était con-
tenté de dire que les passions humaines élèvent de
continuels obstacles contre la réalisation de ces
maximes, s'il s'était contenté de déplorer l'aveu-
glement et la perversité qui font que les hommes
refusent de les embrasser, empêchant de la sorte
que la terre ne devienne un paradis, tous les chré-
tiens eussent été d'accord avec le réformateur, tous
seraient disposés à proclamer avec lui la nécessité
de travailler sans relâche à donner au monde des
institutions qui réalisassent enfin les préceptes et
les conseils de l'Évangile. Mais condamner sans
distinction tout ce qui a existé, tout ce qui existe en-
core, affirmer que toutes les institutions sont filles
de l'erreur et de l'ignorance, traiter avec un sem-
blable dédain toutes îesdoctrines et tous les systèmes
qui, jusqu'à ce jour, ont régi les sociétés humaines,
c'était, il faut l'avouer, un mauvais moyen pour
s'attirer des prosélytes parmi les hommes doués de
quelque raison et de quelque dignité; c'était au
contraire un moyen infaillible de révolter les esprits,
n'eût-ce été qu'en blessant l' amour-propre de tous
ceux qui avaient pris quelque part à des institutions
aussi hautement condamnées.
Or, à la place de ce système né de la plus pro-
fonde ignorance, et qui force l'homme, dès son pre-
mier pas dans la vie, à se montrer inconséquent,
156 LE SOCIALISME.
irrationnel, incapable même de juger ses erreurs
les plus grossières, soit dans la théorie, soit dans
la pratique, Owen annonce qu'il va proposer à tous
les peuples de la terre un autre système social, en-
tièrement nouveau, assis sur des principes inva-
riables, en rapport avec les faits les plus constants,
en parfaite harmonie avec les lois de la nature ;
dans ce système, chacun aura le secours de tous
et tous le secours de chacun, principe admirable-
ment combiné pour produire la plus grande somme
de biens et le moins de maux possibles.
Un tel système, à la différence de ceiLx qu'on a
pratiqués avant nous et qu'on praticjue encore de
notre temps, réalisera sur la terre les plus étonnants
prodiges : il créera un esprit nouveau et une vo-
lonté nouvelle dans tout le genre humain; il nous
conduira tous par une nécessité irrésistible h. être
conséquents, rationnels, sains de jugement et sages
dans la conduite. Jusqu'ici l'on croyait avoir assez
fait pour les hommes en leur aplanissant le che-
min de la vertu, en leur enseignant, en leur persua-
dant une conduite judicieuse et prudente, et tout
cela, en leur apprenant à bien user de leur liberté;
avec le système de Robert Owen, il s'opérera dans
la nature humaine un changement si profond, le mi-
racle par lequel il lui sera donné un esprit nouveau
et une volonté nouvelle sera si complet, que non-
seulement nous serons rationnels, conséquents, éga-
lement sages de conduite et de pensée, mais que
nous ne pourrons même pas agir d'une autre ma-
THÉORIES DE ROBERT OWEN. 157
nière, puisque nous serons élevés à ce genre de vie
par une nécessité irrésistible. Jamais un homme ne
promit autant de biens à l'humanité ; jamais ne s'of-
frit à nous une aussi belle perspective ; jamais ne
furent prononcés des mots aussi propres à nous
enivrer de joie et d'espérance, si par malheur l'exa-
gération elle-même dont ils sont empreints n'en fai-
sait ressortir l'illusion et l'erreur, s'il était possible
de nous laisser dépouiller de notre libre arbitre et
soumettre à une irrésistible nécessité, pour seconder
l'œuvre de notre régénération.
Et qu'on ne s'imagine pas que le réformateur
parle des résultats de son système comme d'une
simple probabilité; non, il en parle avec une sécu-
rité absolue : il ouvrira les yeux à l'homme sur la
dégradation présente et passée de son intelligence
et de sa raison, sur la démence et l'absurdité des
institutions sociales, sur l'impérieuse nécessité où
nous sommes de les remplacer par des institutions
plus en rapport avec nos besoins, réellement confor-
mes aux lois de notre nature. Quant aux doutes
qu'on pourrait former sur ces nouvelles institutions,
sur les faits qui leur serviraient de fondement et leur
accord avec notre nature, il est des signes caracté-
ristiques et certains, à l'aide desquels tous les
hommes, sans exception, peuvent distinguer la vé-
rité de l'erreur.
Le merveilleux système une fois réalisé, on verra
disparaître tout-à-coup l'ignorance humaine, le
paupérisme sera arrêté dans son cours, sans qu'il
158 LE SOCIALISME.
lui soit jamais possible de reprendre ses anciens dé-
veloppements, les différentes superstitions qui ré-
gnent dans le monde seront elles-mêmes dissipées,
la plupart des causes qui rendaient l'homme mal-
heureux en fait ou en imagination seront détruites
ou considérablement amoindries ; tous les biens qui
fournissent aux nécessités et aux plaisirs de la vie
seront répandus sur nous avec une abondance iné-
puisable, et le travail qui maintenant les produit
avec tant d'efforts et de sueurs deviendra lui-même
un bonheur de plus.
Mais faudra-t-il, par hasard, attendre un grand
nombre de siècles pour jouir de ces magnifiques ré-
sultats? Le système d'Owen ne ressemblera-t-il pas
sous ce rapport à toutes ces grandes pensées qui ont
produit un bien remarquable pour le genre humain,
et auxquelles il a fallu un long espace de temps, afin
de développer les germes précieux renfermés dans
leur sein, et qui ont grandi comme a coutume de le
faire toute institution dont la durée doit embrasser
une période considérable de la vie de l'humanité?
Rien de semblable dans le système d'Owen ; ce der-
nier savait trop bien que, pour frapper vivement les
imaginations et se faire un grand nombre de pro-
sélytes, il ne fallait pas renvoyer à une époque éloi-
gnée le fruit de la semence qu'il jetait ; aussi n'hé-
site-t-il pas à nous dire que, dès la première année,
son système produira sur la terre une plus grande
somme de biens physiques et moraux que n'en pro-
duisirent jamais, durant le long cours de leur exis-
THÉORIES DE ROBERT OWEN. 159
tence, et que n'en pourront jamais produire les
systèmes connus et pratiqués jusqu'à ce jour.
Peut-être se croira-t-on en droit de penser au
moins qu'une transformation si complète ne saurait
avoir lieu sans provoquer des révolutions sanglan-
tes, qu'il faudra noyer le monde dans un déluge de
sang et de larmes, pour qu'il en sorte plus heureux
et plus pur, que l'humanité ne pourra, cette fois
comme toujours, réaliser un bien qu'en passant à
travers un grand nombre de maux, qu'elle ne trem-
pera ses lèvres à la coupe du bonheur qu'après
avoir épuisé celle de l'infortune, qu'elle ne parvien-
dra à la terre de promission qu'après avoir long-
temps erré sur les sables brûlants du désert. Ici
encore rien de semblable : le système d'Owen,
comme il nous le garantit lui-même, eiïectuera tou-
tes ces transformations si profondes et si radicales,
avec un ordre tellement parfait, que nul n'aura
rien à souffrir ni dans ses intérêts matériels, ni
dans son bien moral; il arrivera tout au con-
traire que les hommes éprouveront, dans toutes les
contrées du monde, une satisfaction et un bien-être
indicibles, à mesure que le changement s'accom-
plira.
On ne peut pas exiger davantage assurément du
généreux réformateur : changer la face de l'univers,
détruire entièrement ce qui existe, y substituer un
ordre tout nouveau, créer dans l'homme un autre
esprit et une autre volonté, faire régner dans tout
le genre humain la saine raison et la conduite la
160 LE SOCIALISME.
plus irréprochable, extirper tous les germes de divi-
sion, nous faire tous vivre au sein de la paix et de
la fraternité, chasser à la fois l'ignorance et le pau-
périsme, en rendre le retour à jamais impossible,
assurer à tous l'assistance de chacun, à chacun celle
de tous, et, pour comble de bonheur, ouvrir une
source intarissable des biens nécessaires ou môme
agréables à la vie, et tout cela sans que personne
ait rien à souffrir ni au moral ni au physique, sans
qu'on ait à redouter une transition orageuse, mais en
répandant au contraire des premiers bienfaits inmié-
diats sur tous les pays et sur toutes les existences,
aussitôt qu'on se met à réaliser sa pensée : voilà bien,
sans doute, ce qu'on peut appeler un système com-
plet; voilà qui équivaut à la découverte de la pierre
philosophale ; c'est là donner encore un solennel
démenti à ceux qui vont redisant sans cesse que,
sur cette terre infortunée, les biens sont accompa-
gnés d'un grand nombre de maux, la 'joie mêlée à
la douleur et le rire bien peu éloigné des larmes ;
c'est enfin là résoudre et trancher le problème so-
cial d'une manière plus triomphante que n'eût ja-
mais pu l'imaginer la poésie elle-même dans tout le
délire de ses aspirations et de ses rêves. L'humanité
n'a qu'à se réjouir dans l'espérance de ces temps
bienheureux ; seuls les partisans obstinés de la mé-
lancolie, les amateurs du sombre et du tragique,
ceux qui trouvent leur bonheur dans les drames les
plus lamentables et laissent leur cœur se plonger
délicieusement dans un océan de tristesse et de lar-
THÉORIES DE ROBERT OWEN. 161
mes, ceux-là seuls peuvent se plaindre du système
d'Owen.
A r apparition du nouvel esprit et de la nou-
velle volonté , seront nécessairement fermées quel-
ques sources d'art et de poésie ; il ne restera
plus dès lors que l'agréable et le beau, plus rien
désormais qui puisse causer un sentiment d'horreur,
blesser le cœur ou l'imagination, plus rien qui soit
capable de troubler cette paix, ce calme, cette in-
altérable sérénité dont le genre humain sera mis en
possession. Le siècle d'or rêvé par les anciens poè-
tes est bien pâle à côté de ce qu'on nous promet en
date de Londres 1840. Les ruisseaux de lait et de
miel, l'agneau jouant avec le lion, l'enfant molle-
ment assis sur le dos de l'hyène, la terre donnant
spontanément toute sorte de fruits, réjouissant notre
vue par les couleurs les plus brillantes et les plus
variées et notre odorat par des arômes inconnus :
tout cela peut à peine nous donner une idée de ce
que sera le monde quand il voudra bien prêter l'o-
reille à la parole du fabricant anglais.
Un point, sans plus, pouvait encore troubler les
esprits, les éloigner du système d'Owen, c'était de
savoir que ce système allait nous guérir de toutes
les superstitions. Les consciences étaient alarmées,
non sans raison, de voir ainsi condamner à la fois
toutes les religions avec tous les systèmes. En ce
point, il n'est guère possible au réformateur de
donner des explications pleinement satisfaisantes, à
moins de laisser tout d'abord saper son œuvre par
162 LE SOCIALISME.
le fondement, en admettant qu'avant lui il avait bien
existé quelqu'un ayant des idées raisonnables sur
rhumanité.
Or, comme Owen pose en principe que jusqu'à
lui l'esprit humain a vécu dans un état d'igno-
rance et de déraison, il ne saurait reconnaître que
le fondateur d'une religion quelconque ait ren-
contré le véritable plan social; c'est dire qu'il ne
peut transiger quant à la nécessité de détruire gra-
duellement toutes les superstitions qui régnent dans
le monde. Mais, prévoyant les alarmes qu'une telle
perspective allait causer aux esprits craintifs, et pour
éloigner en particulier toute idée de violence et de
persécution, Owen nous assure que, par égard pour
les erreurs du monde antique et par ménagement
pour toutes les susceptibilités des consciences, le
nouveau système arrangerait les choses de manière
à ce que les vieilles superstitions de chaque peuple
disparaîtraient sans effort, mourraient de mort natu-
relle; et tout cela avec le moins d'inconvénients
possibles pour les individus qui les professent, avec
le plus grand respect pour les faiblesses du cœur
humain. Il déclare, du reste, que les deux systèmes
étant entièrement opposés, il ne saurait y avoir de
fusion entre eux, pas même durant la période où
l'un doit absorber l'autre. Le nouveau, reposant
sur la vérité, n'admettra de déceptions d'aucune
sorte, ni dans la vie publique, ni dans la vie privée,
ni dans les relations des individus, ni dans celles
des peuples; il laissera l'ancien, uniquement fondé
THÉORIES DE ROBERT OWEX. 163
sur Terreur, se défendre comme il le pourra à l'aide
de ses subtilités et de ses mensonges.
Le fondateur du nouveau système social présente
de sûres garanties, dit-il, pour la réalisation de ce
qu'il promet, et ces garanties se trouvent dans le
caractère propre de sa vie, dont la première partie
s'est écoulée dans les travaux de l'industrie, tra-
vaux qui n'ont pas manqué de faire de lui un homme
d'ordre, de pratique et d'expérience ; d'où il résulte
que les institutions dont il est l'auteur reposent sur
la nature même des choses, sont en parfaite har-
monie avec les principes les plus positifs et doivent
présenter le résultat d'une connaissance approfondie
de toutes les lois de la nature.
L'auteur de ces étonnantes merveilles ne craint
nullement les objections que pourraient lui faire les
hommes expérimentés et instruits, car ses institu-
tions nouvelles, malgré la profonde combinaison
qu'elles montrent, ayant pour effet d'organiser toutes
choses de manière à ce que le genre humain tout
entier reçoive, en prix de son travail, des avanta-
ges cent fois plus grands que ceux dont pouvait
jouir, d'après l'ancien système, un individu quel-
conque; des plans aussi merveilleux, quoique inouïs
jusqu'à ce jour, ces étonnantes combinaisons qui
doivent aboutir à former un monde nouveau, à met-
tre l'homme en position d'une raison parfaite, ne
peuvent avoir à redouter l'examen de la science ni
l'épreuve de l'expérience dans l'une des quatre bran-
ches essentielles auxquelles se réduit l'ensemble de
164 LE SOCIALISMO.
la vie humaine, c'est-à-dire, 1° quant à la produc-
tion des richesses; 2° quant à leur distribution;
3° quant à la formation du caractère humain dès la
plus tendre enfance ; A' quant à rétablissement d'un
gouvernement local et général.
Le réformateur se flatte que l'époque n'est plus
éloignée de la réalisation de ses grands projets,
comme aussi de la destruction entière et pacifique
du système immoral sous lequel l'homme a vécu
jusqu'à ce jour; il croit voir un signe du prochain
accomplissement de ses espérances, dans la conster-
nation dont se trouvent frappés les hommes qui
croient avoir intérêt à la conservation de l'ancien
état de choses. C'est là, selon lui, une marque as-
surée que l'heure de la grande transformation a déjà
sonné; l'attention des peuples se porte instinctive-
ment vers ce but, tous les yeux sont dirigés vers ce
bonheur social auquel doivent participer les géné-
rations présentes et Les générations futures.
Quel sera cependant ce merveilleux système, en
l'honneur duquel l'auteur est saisi de si lyriques
transports? Par quels moyens se propose-t-il d'at-
teindre à ces glorieux résultats? La nature même de
l'esprit humain lui a-t-elle donc été révélée d'une
manière inconnue jusqu'à notre temps? Aurait-il
découvert dans notre cœur des secrets pleinement
ignorés, des ressorts qui s'étaient jusque-là dérobés
à l'œil du génie, aux mains les plus capables de les
mouvoir pour le bonheur du genre humain? Voilà
bien une question digne d'être examinée; il est juste
THÉORIES DE HOlîERT OWEA. 165
de soumettre le système d'Owen à la discussion la
plus rigoureuse, principalement en ce qui touche les
théories par lesquelles il entreprend de corriger l'i-
gnorance et l'erreur où Tesprit de l'homme était
enseveli et d'où sortaient incessamment, comme de
la boîte de Pandore, tous les malheurs qui se sont
répandus sur la terre.
DE L'ORIGÍMLÍTÉ
DANS LES ŒUVRES DE L'ESPRIT.
(Deuxième Arlicle.)
Lors de la renaissance des lettres en Europe, le
génie espagnol s'éleva au plus haut point de sa
splendeur; l'éclat de notre littérature semblait en
harmonie avec la puissance et l'éclat de cet immense
empire où le soleil ne se couchait jamais. Or, si
nous étudions avec une attention profonde les plus
belles œuvres de notre siècle d'or, nous voyons que
ce sont celles où l'auteur, oubliant pour ainsi dire son
érudition et sa science, transporté par quelqu'un
de ces grands événements qui s'accomplissaient
sous ses yeux, donnait un libre essor à son propre
génie, se livrait aux inspirations de son cœur et
laissait son âme s'abreuver aux sources pures du
sentiment national, et s'emparer des richesses de
notre magnifique langue. En avançant avec le
temps, et quand on pressentait déjà l'époque de
notre décadence, nous rencontrons un nom immor-
tel, l'honneur du génie espagnol, et nous pouvons
même ajouter une des gloires de l'esprit humain, le
DE l'originalité, ETC. 167
nom de Cervantes. Eh bien ! quand est-ce que cet
auteur est plus beau, plus fécond, plus intéressant?
Est-ce quand il met dans la bouche de son aimable
fou ou de quelque autre de ses personnages une dis-
sertation toute remplie d'érudition antique, renou-
velée des Grecs et desRomains? N'est-ce pas plutôt
quand il donne un libre cours à son imagination,
quand il se souvient uniquement qu'il est Espagnol,
soldat, chrétien, animé d'un sentiment réel? N'est-
cepas encore quand il décrit les usages et les mœurs
des pays où se passe l'action de son poème, quand
il retrace des caractères contemporains, quand il
poursuit de sa satire les vices et les ridicules de la
société, quand il ne se souvient plus, en un mot, de
ce qu'il peut avoir lu et ne demande ses inspirations
qu'à son humeur joyeuse, à son coup d'œil péné-
trant, à la droiture de sa raison, à la finesse de son
esprit, à la sensibilité de son cœur, à l'inépuisable
fécondité de son génie? A ceux-là de répondre, qui
cent fois ont lu Cervantes, toujours avec un nouveau
plaisir, avec un intérêt de plus en plus piquant, avec
ce goût de fraîcheur et de nouveauté qui fait perdre
au sujet ce qu'il peut avoir quelquefois de sérieux et
d'aride, grâce au merveilleux talent de l'auteur.
Là se trouve l'originalité dans tout son éclat, avec
tout son attrait , sous sa forme la plus riche et la
plus brillante ; là le génie dans toute sa pureté,
dans tout son naturel, sans aucun des oripeaux d'une
oiîectation puérile, sans l'appareil d'une érudition
empesée, sans la monotone gravité qui prétend aux
1G8 DE l'ouiginalité
honneurs d'une maturité savante, lentement acquise
dans le silence laborieux du cabinet. Cervantes se
lance librement dans le champ de la pensée, il par-
court dans son vol capricieux les sites les plus riants
et les plus frais bocages; il va comme l'abeille dé-
rober à chaque fleur son parfum le plus doux et sa
plus pure essence, pour en former un suc qui fait
de la lecture de son livre un plaisir non moins iné-
puisable qu'attrayant. Quel bonheur de se sentir
bercé par les doux songes, par les agréables illu-
sions que ne cesse d'enfanter un génie libre d'en-
traves, qui laisse courir sa plume avec une entière
liberté, qui répand ses trésors sans presque s'en
apercevoir, sans orgueil, sans prétention, avec une
noble et magnifique négligence? Pourquoi faut-il
que nos écrivains aient chassé de notre sol, aient
renié les inspirations du génie, pour les pâles imita-
tions du rhéteur? Pourquoi faut-il qu'au lieu de se
faire orateurs ou poètes de profession, de se poser en
hommes érudits, ils n'aient pas cultivé levaste champ
où se déploya le génie de nos grands écrivains, ils
n'aient pas demandé leurs inspirations aux glorieux
souvenirs de Cavadonga, aux légendes denos aïeux,
à celles même des Arabes, pour en former cette lit-
térature semi-orientale cjui convenait si bien h notre
sol, à notre climat, à nos traditions, à nos mœurs,
au caractère même de notre langue?
Peut-être n'existait-il pas de peuple en Europe
qui se trouvât dans une plus heureuse position pour
allier l'Orient ù l'Occident, le Nord au Midi, les
DANS LES ŒUVRES DE L'ESPRIT. 169
chauds parfums de l'Arabie aux froides haleines de
Taquilon, la force à la douceur, le calme à l'impé-
tuosité, la tendresse à l'héroïsme. La découverte
de l'Amérique et des Indes orientales, ces voyages
autour du monde, ces conquêtes gigantesques, la
vue de tant de peuples divers, si opposés de reli-
gion, d'idiomes et de mœurs, le pouvoir tout seul
de cette incomparable monarchie : voilà sans doute
autant d'éléments capables de donnerl'essor à notre
génie national; voilà bien une matière inépuisable à
de sublimes monuments ; c'en était assez du moins
pour détourner les esprits de ce fatras d'érudition,
de cette malencontreuse et stérile science , sous la-
quelle le bon goût a été misérablement étouffé, et
qui devait donner naissance à une littérature sans
nom et sans idée.
Quand cette époque si lamentable pour nos let-
tres espagnoles se fut écoulée, quand on voulut en-
trer dans une voie de restauration littéraire, on eut
longtemps à lutter contre un état de froideur, d'in-
différence et de stérilité qui frappe au premier abord
dans la suite de notre histoire. On ne voit s'élever
nulle part un homme de génie , on dirait que la
nation , placée sur le bord de l'abîme pendant le
règne de Charles H, avait perdu sa fécondité pri-
mitive, sa puissance et son élan. Pourquoi cela?
N'avions-nous plus nos glorieux souvenirs, notre
magnifique climat, notre belle langue? Rien de tout
cela ne nous manquait sans doute ; mais on avait
follement entrepris d'imiter la littérature du siècle
m 10
170 DE l'originalité
de Louis XÏV, et dès lors il était naturel que celle-
ci éclipsât notre génie national, puisqu'il s'était
comme abdiqué pour se mettre à sa remorque. Notre
gloire littéraire subit en effet une longue éclipse ;
elle avait perdu toute trace d'originalité. La litté-
rature antique semblait avoir posé les dernières li-
mites de l'esprit humain ; celle de Louis XÍV avait
élevé de nouveau les colonnes d'Hercule; c'était une
double barrière qui fermait la carrière du génie.
Boileau complétait Horace, Corneille achevait
l'œuvre de Sophocle, Bossuet et Bourdaloue réali-
saient pleinement l'idéal de Démosthène, et le génie
espagnol s'inclinait humblement devant ce terrible
nec plus ttlira. Plus ultra , pouvaient néanmoins
s'écrier les ombres de (lolomb et de Magellan ; plus
ultra, eussent pu répéter les ombres de Fernand
Gortez et de Pizarre.
Nous avons rencontré l'ordre et la régularité,
nous commettons peu de fautes, nous respectons
admirablement les règles établies; mais pouvons-
nous ignorer à quel point c'est un triste signe que
de n'avoir rien à reprendre dans les œuvres de l'es-
prit? C'est le signe de l'artiste correct, et non d'un
génie plein d'audace.
Les inconvénients de l'imitation sont assurément
très nombreux et très considérables partout, quand
on érige l'imitation en système ; mais ils le sont en
Espagne beaucoup plus que partout ailleurs, à rai-
son du caractère distinctif et spécial de notre natio-
nalité. C'est pour cela qu'il a fallu beaucoup plus
DA^S LES ŒUVRES Î)E l'eSPRIT. 171
de persévérance et d'efforts pour courber notre génie
national sous le joug de l'étranger, et le forcer à
suivre invariablement la voie qu'une autre nation
lui avait tracée. A l'avènement de la maison de
Bourbon, il fallait bien s'attendre à ce qu'on donnât
à notre monarchie toutes les analogies possibles
avec la France, et le r^gne de Charles III offrit
plus d'un point de rapport avec celui de Louis XIV.
Comme dans les pays oi^i règne un pouvoir absolu
le gouvernement exerce une grande influence jusque
dans la direction des lettres et des arts, nous fûmes
alors plus ou moins français dans la littérature aussi
bien que dans la politique. Et l'on ne songeait pas
que les idées qui prévalent dans cette dernière sphère
ne peuvent de si tôt se répandre dans la société, fé-
conder le génie national, échapper au cercle étroit
de leur action , si ce n'est pour produire tout au
plus de vaines et frivoles dédicaces , des composi-
tions et des travaux exécutés par ordre royal.
De là est encore résulté un autre mal très grave,
c'est que nous avons imité non-seulement le fond
même des choses, mais jusqu'à l'expression, jusqu'à
la langue. Elles sont profondes et nombreuses les
atteintes subies par la langue de Garcilaço, de Fray
Luis de Léon et de Cervantes.
Plusieurs écrivains distingués ont lutté contre ces
funestes tendances avec une louable ardeur; il en
est un surtout qui a su braver les sourires moqueurs
de nos gallicans, avec tant de courage et de bon-
heur, qu'on croit, en plein dix-neuvième siècle, lire
172 DE l'originalité
un écrivain du seizième. Nous avouons ingénu-
ment que nous éprouvons une grande joie h rencon-
trer parmi nous un auteur tout empreint de cette
saveur antique de notre langue espagnole; en faveur
de la grâce et de la pureté de son langage, volon-
tiers nous lui pardonnons d'être parfois tombé dans
l'excès contraire à celui qu'il prétendait condamner.
Mais il faut avouer également que si cette manière
de restaurer notre vieille langue présente quelques
avantages, on ne saurait en espérer des résultats ca-
pables d'agir sur l'ensemble des esprits. Il est bon,
sans doute, que notre jeunesse ait des modèles à
consulter, qu'elle puisse y voir dans toute sa pureté
le sublime idiome de nos aïeux ; mais si le remède
ne descend pas à la racine du mal d'une manière
plus large et plus vigoureuse, la réforme ne saurait
être ni générale ni permanente. C'est une rude tâ-
che que de lutter contre le courant des idées ; on le
pardonne à des écrivains d'un renom incontesté;
on dut bien le pardonner à Mariana, qui, suivant
l'expression de Saavedra, mettait autant de soin à
paraître vieux qu'en mettent à paraître jeunes les
merveilleux qui se teignent les cheveux et la barbe.
Il n'est pas difficile cependant d'observer en tout
cela le travail et l'aifection , on sent les difficultés
qu'un auteur a dû vaincre pour parler une langue
maintenant hors d'usage. Cela })cut suffire, sans
doute, pour qu'il tienne compte de ses efforts,
pour qu'on lui offre môme un intérêt particulier;
mais cela sert de peu pour réagir contre les abus qui
DANS LES OEUVRES DE l'eSPRIT. 173
débordent. C'est là comme une réaction violente, et
les réactions de cette nature sont généralement sté-
riles en heureux résultats.
Ces observations reposent encore sur d'autres
motifs qu'il est utile de signaler et d'étudier. Quand
on imite une langue, ce doit être pour imiter la pen-
sée; d'oii il résulte que des remèdes qui s'appliquent
uniquement à la première ne sont autre chose que
des palliatifs. Comment est-ce qu'on arrive à gué-
l'ir le mal inhérent à la pensée? Nous garantirons-
nous de l'imitation, sous ce dernier rapport? Voilà
la question dans toute sa gravité, dans toute sa
franchise.
Quand une nation se réduit au rôle d'imitatrice,
il faut qu'il y ait des raisons à cela, car rien dans le
monde ne se produit sans cause préalable. Cette
cause est ordinairement, dans le cas dont il s'agit,
qu'une nation a devant elle l'exemple d'une autre
nation plus civilisée ou plus polie ; et qu'on remar-
que bien ces deux mots qui, dans notre pensée, ex-
priment toujours ou devraient toujours exprimer des
choses très différentes. S'il pouvait se rencontrer
deux peuples ayant absolument les mêmes principes
de civilisation et de politesse, il serait naturel que
le moins avancé imitât constamment celui qui le
précède ; dans ce cas, le peuple imitateur et le peu-
ple imité, partant du même point et se dirigeant
vers le même but par un chemin identique, ne for-
meraient à peu près qu'un même peuple, l'un serait
comme une partie de l'autre. La civilisation romaine
10.
i7/i DE l'originalité
était bien différente de celle des Grecs ; les Romains
essayèrent en vain de s'approprier les beautés et la
splendeur de la politesse grecque; bon gré mal gré,
on voulut trouver des rapports de similitude entre
Aristide et Régulus, entre Alcibiade et Scipion ; et
c'était là chose impossible, ces hommes ne se res-
semblaient en rien. Les peuples européens, dévorés
par la soif de la science, se rencontrèrent parmi les
monuments de la Grèce et de Rome; de là leur
étrange hallucination ; on ne comprit pas la pro-
fonde différence des deux civilisations, et le ciel des
chrétiens se trouva confondu avec l'olympe des
païens, le culte de la croix avec les dieux de la my-
thologie. Le contraste était choquant, et pour le
faire ressortir, comme aussi pour exprimer toute
notre pensée, nous ne saurions mieux faire que de
reproduire le langage du secrétaire de Léon X, le
célèbre cardinal Bembo, qui donnait à Jésus-Christ
le titre de héros, à la Vierge celui de déesse de Lo-
rette, et qui de plus faisait dire au Pape, dans la
lettre par laquelle il communiquait aux princes chré-
tiens son élévation au trône pontifical, qu'il avait
été nommé souverain pontife par la volonté des
dieux immortels.
Une grande question a été agitée dans ces der-
niers temps entre les littérateurs et les philosophes,
touchant les avantages du christianisme et du pa-
ganisme dans les lettres et surtout dans la poésie.
Eh bien, une telle question ne se bornant pas à la
théorie, mais étant avant tout du domaine de la pra-
DANS LES ŒUVRES DE L'eSPRIT. 175
tique, et se réduisant, par là même, à un combat à
mort entre la muse antique et la muse chrétienne,
pour savoir à qui resterait en définitive la supréma-
tie dans le monde intellectuel ; une telle question,
disons-nous, eût été ridicule si elle n'était devenue
nécessaire; et cette nécessité résultait de la mon-
strueuse confusion d'idées introduite chez les mo-
dernes par une servile imitation des anciens.
Du reste, en dehors de tous les préjugés, la ques-
tion était bien simple : le paganisme peut-il sérieu-
sement être l'âme de notre littérature? Peut-il exer-
cer encore parmi nous ses antiques influences. La
réponse était bien facile, elle se trouve renfermée
dans une autre question. Peut-on retracer avec en-
thousiasme ce qu'on ne croit pas, ce qu'on tient pour
absurde, ce qu'on regarde comme un tissu d'agréa-
bles mensonges? Quel écho pourrait avoir dans la
société une religion repoussée par les idées, les
mœurs et les lois de cette société même? Par quels
moyens soutenir dans le domaine de la littérature
ce qu'on a détruit et renversé dans l'ordre social?
Qu'on nous dise si cela est ou n'est pas possible. Si
l'on nous répond que cela est possible, nous serons
autorisés à dire que la littérature n'est qu'un simple
passe-temps, un jeu puéril, et non l'expression de
la société, l'expression de l'intelligence humaine,
l'effusion vraie de notre cœur; nous ne pourrons
plus y voir qu'un art frivole dans lequel s'exerceront
tout au plus les oisifs et les curieux, un art propre à
faire briller une sorte de souplesse et de dextérité
176 DE l'originalité
spirituelle, mais nullement fait pour pousser de pro-
fondes racines dans la société; ce ne sera plus
qu'une fleur artificielle, belle si l'on veut, mais sans
vie, sans arôme et sans fruit. Nous ne craignons
pas de l'affirmer : la question ainsi posée n'en est
plus une et ne comporte pas de réponse; c'est l'é-
noncé d'un théorème évident, d'une vérité première;
vouloir en faire une question, c'est ne rien com-
prendre à la littérature, c'est une inconcevable aber-
ration de l'esprit. Et cependant, grâce à cette fu-
reur d'imitation dont nous avons parlé, ce théorème
était discuté et la solution en demeurait douteuse.
Il dépendait d'un autre théorème non moins facile
à résoudre, celui de savoir si, dans les lettres et les
arts, les fables du paganisme devaient l'emporter
sur les vérités chrétiennes. On ne pouvait faire un
pas dans la discussion avant d'avoir décidé si une
littérature imprégnée de mythologie n'était pas un
contre-sens pour nous. Que penseraient des chré-
tiens en voyant la poésie des Hébreux réduite à
descendre dans la lice avec la poésie des Grecs? Ce
n'est donc pas une question de préférence que Cha-
teaubriand a débattue, c'est la nécessité d'un chan-
gement qu'il a fait sentir.
La différence qui règne entre les nations mo-
dernes est moins grande assurément que celle qui
existe entre ces nations et les peuples de l'antiquité.
Les civihsations actuelles émanent toutes d'une
même source, elles ont conservé bien des points de
contact, bien des rapports de similitude. Sans
DANS LES OEUVRES DE l'ESPUIT. 177
doute , malgré l'identité de la couleur, il existe de
nombreuses nuances , et cette variété suffit pour
rendre extrêmement dangereuse et funeste Timpor-
tation d'une littérature d'un pays dans un autre.
Les critiques anglais se plaignent avec justice que
la restauration des lettres ait coïncidé chez eux avec
l'invasion de l'école de Louis XIV ; ils déplorent
que cette école ait été suivie par leurs plus beaux
talents, qu'elle ait ainsi contribué à diminuer le
nombre des œuvres originales, et longtemps re-
tardé l'époque où l'on devait enfin apprécier con-
venablement le mérite de Shakspeare ; ils ne peuvent
considérer comme un dédommagement aux pertes
éprouvées par leur littérature ce qu'elle a gagné
pendant ce temps en exactitude , en régularité , en
grâce même ; toutes choses dues à l'influence des
modèles et péniblement acquises par une sorte de
servilisme intellectuel.
C'est nous surtout qui pouvons, bien mieux que
les Anglais , nous plaindre d'un tel état de choses ;
car le préjudice porté à notre littérature a été d'au-
tant plus grand que nous étions placés dans des
conditions plus désavantageuses. Le voisinage et la
prépondérance des Français leur assuraient parmi
nous une influence sans limites ; et malgré les pro-
fondes différences qui se font remarquer entre nos
deux civilisations, il y a longtemps qu'on s'eflorce
de nous communiquer la politesse française , la lit-
térature française, et plût au ciel qu'il ne fallût pas
ajouter la civilisation française.
178 i)E l'originalité
Vu la distance qui nous sépare de cette grande
nation , et le pouvoir qu'elle exerce, non-seulement
sur notre pays, mais encore sur le reste de l'Europe,
il nous est bien difficile de nous dérober à ses in-
fluences littéraires, dans un temps surtout 01,1 nulle
nation ne peut fermer la porle aux sciences propa-
gées par le génie français, par ce génie qui semble
né pour répandre de toute part les diverses connais-
sances de l'époque actuelle. Voilà ce qui entravera
pour longtemps la marche de notre littérature ; et
si notre patrie demeure en ce moment comme
abattue sous le poids de ses discordes et de ses
malheurs, il est naturel que le génie espagnol par-
ticipe à cette défaillance, et ne donne pas le jour à
des œuvres originales.
Et malgré cela si l'on nous demandait quels sont
les moyens que nous jugeons les plus propres à pré-
parer la restauration des lettres espagnoles, à leur
rendre le mouvement et la vie; s'il nous était donné
d'adresser la parole à la génération qui s'élève, à
cette jeunesse si pleine d'ardeur pour la science, et
si digne de voir des jours meilleurs, nous lui dirions
que, sans négliger ce grand mouvement scienti-
fique et littéraire qui s'accomplit en Europe, tout
en tenant compte des modifications qu'il doit en-
traîner, nous devons être avant tout et par dessus
tout espagnols. S'il s'agit d'étudier l'histoire, con-
sultez , je le veux bien , cette école philosophique
si noble et si riche en observations, qui s'est élevée
de nos jours et qui produira de plus en plus des
DANS LES œUVRES DE l'eSPRIT. 179
fruits abondants de force et de vérité ; mais n'ou-
bliez pas de scruter nos vieilles archives, de fouillor
dans nos chroniques nationales, et de lire avec une
infatigable ardeur nos antiques et sages historiens.
Si vous vous abandonnez aux inspirations de la lit-
térature proprement dite , mettez-vous en rapport ,
à la bonne heure, avec cette vigueur de sentiments,
cette vivacité de couleurs, cette hardiesse d'expres-
sions qui signalent aujourd'hui les productions si
variées et si fécondes dont s'enorgueillissent à bon
droit certains pays étrangers ; mais si vous voulez
réellement suivre leurs traces, n'étouffez pas d'abord
votre inspiration personnelle et nationale, ne mé-
connaissez pas les avantages que la nature vous a
donnés, n'allez pas chercher ailleurs les types que
vous devez trouver dans votre patrie.
Est-ce que par hasard vous ne trouveriez pas
assez de matériaux pour vos conceptions les plus
vastes sur une terre où vous rencontrez à chaque
pas la vieille tour du Maure, les ruines du château
féodal , la mosquée convertie en temple chrétien ,
où vous entendez encore les refrains glorieux qui
rappellent la lutte séculaire de deux grandes races,
de deux grands principes, des deux grandes civili-
sations qui subsistent encore sur le globe ? Est-ce
qu'il ne dit rien à votre imagination le spectacle de
cette nationalité sortie des grottes de Cavadonga
pour reconquérir une patrie, abattre à ses pieds
l'orgueil du croissant, soumettre à son pouvoir
l'Italie et la Flandre , découvrir et subjuguer
180 DE l'originalité
r Amérique, accomplir enfin des exploits qui sem-
bleraient fabuleux, si la mémoire en était moins
récente !
Il n'est pas de satisfaction plus pure après avoir
lu tant d'auteurs français, que de renouveler con-
naissance avec nos écrivains de l'âge d'or; c'est là
du moins une diversion qui joint, on peut l'affirmer,
l'agréable à l'utile. En dépit de leurs déplorables
aberrations, les écrivains même de l'âge suivant
conservent encore une certaine pureté de langage ,
un goût de littérature nationale, on y découvre en
si grand nombre les traces des mœurs que nous
commençons à oublier, notre caractère s'y montre
avec tant de vérité, on y recueille tant de lumière
pour étudier à fond notre état social , pour recon-
naître même les causes de notre décadence , do
nos révolutions et de nos calamités, qu'il suffit
d'avoir savouré une fois cette lecture pour s'empres-
ser désormais à la recherche des livres espagnols ;
ajoutons même qu'en dépit de l'austère philoso-
phisme dont l'air est comme imprégné de nos jours,
on ne lira pas sans quelque plaisir les titres insolites,
les dédicaces ampoulées et les pompeuses appro-
bations dont on faisait toujours précéder nos vieux
livres. Une véritable philosophie trouvera certaine-
ment beaucoup d'or à recueillir au milieu de ces
matériaux informes ; c'est là qu'il pourra saisir la
physionomie des temps anciens , acquérir une pro-
fonde connaissance de la société espagnole, trouver
des caractères frappants de vérité et des tableaux
DANS LES ŒUVRES DE L'ESPRIT. 181
réellement empreints de la coulem' locale, s'il n'a
d'autre but que de parcourir avec honneur la carrière
des lettres ; et s'il aspire à exercer une influence
sur les destinées de la patrie, c'est encore là qu'il
trouvera un riche fonds d'expérience et de sa-
gesse.
Ce n'est pas que nous prétendions méconnaître la
distance qui nous sépare de ces temps; nous n'igno-
rons pas non plus les progrès accomplis par la phi-
losophie et les modifications introduites par ces
progrès jusque dans notre langue ; mais ces temps
anciens, malgré leur éloignemcnt et leur caractère
propre, ne laissent pas que d'avoir une grande
influence sur les temps actuels ; disons en outre que
leur éloignement même est une condition favorable
aux illusions de la poésie.
Peut-être nous sommes-nous parfois égaré dans
nos considérations sur cet important sujet, peut-
être nous sommes-nous laissé entraîner trop loin
par l'amour que nous ressentons, nous l'avouons
sans détour, et que nous avons toujours ressenti
pour l'originalité dans les lettres. Nous ne préten-
dons pas néanmoins exclure l'imitation, nous sa-
vons combien elle est utile, combien même souvent
elle est nécesssaire ; il faut reconnaître que le
plus grand nombre des hommes ne sont pas nés
pour se frayer des voies nouvelles, mais bien pour
suivre les sentiers battus. Ce que nous avons voulu,
c'est uniquement signaler les écarts où l'on est
tombé en pareille matière; nous avons prétendu
III. li
182 DE l'originalité
faire entrevoir de la sorte les torts graves et nom-
breux que de tels écarts ont causés à la littérature
et aux sciences; on doit enfin en conclure, dans
notre pensée, la nécessité de réduire l'imitation h.
de justes limites, si l'on ne veut pas que le génie
soit frappé de stérilité en subissant d'inutiles et
funestes entraves.
Nous ne sympathisons certes pas avec cette école
littéraire pleine de talents et de monstruosités, qui,
non-seulement a franchi les éternelles barrières
posées par la raison et le bon goût, mais encore a
perdu de vue que la littérature doit avoir pour objet
de moraliser les hommes et non de les pervertir ;
mais nous avouons ingénument que cette sorte de
révolution, qui s'est faite contre la littérature clas-
sique, je veux dire contre l'imitation réduite à l'étatde
système, contre les vains ornements d'une érudition
et d'une théorie conventionnelles, nous paraît le
résultat logique et naturel des circonstances actuel-
les, des besoins nouveaux qui se manifestent dans
la société; nous pensons qu'après bien des écarts
elle atteindra son but, qui est de mettre la littéra-
ture en harmonie avec l'état social, de terminer
leur long divorce, de faire que les œuvres du talent
et du génie, soient comme elles doivent l'être, la ma-
gnifique expression de la société, et non un simple
passe-temps, ainsi que nous l'avons dit, ou bien un
art curieux et léger à l'usage des seuls érudits;
c'est un signe pour nous que la littérature rede-
viendra une véritable harmonie divino, dont les ac-
DAKS LES OEUVRES DE l'eSPRIT. 183
cents s'élèveront assez haut et s'étendront assez
loin pour atteindre à toutes les classes sociales, et
rétablir ainsi les mutuelles influences de la littéra-
ture et de la société.
O'GONNELL.
O'Connell c'est l'Irlande. Voilà le véritable point
de vue sous lequel on doit considérer cet homme
célèbre, pour l'apprécier à sa juste valeur, pour
calculer en quelque sorte les étonnantes dimen-
sions de cette figure historique, de ce prodigieux
tribun, qui a réussi à se faire un trOne de diamant
sur le mobile élément de l'opinion et de la popula-
rité. O'Connel c'est l'Irlande; il est la personnifica-
tion d'un peuple de sept millions d'hommes, d'un
peuple opprimé pendant l'espace de plusieurs siè-
cles, souflrant la misère la plus horrible qui se
puisse imaginer, traînant une existence de malheur,
abreuvé d'humiliations et de douleurs sans exemple.
O'Connell c'est l'Irlande, l'Irlande catholique,
écrasée depuis trois siècles sous le pied dédaigneux
et cruel de l'aristocratie protestante, de cette aris-
tocratie implacable dans ses haines contre le catho-
licisme, insiatiable d'or et de pouvoir, rancuneuse,
tracassière et tyrannique, comme toute puissance
criminelle et tourmentée par le remords. O'Connell
c'est l'Irlande; et sa voix de tonnerre est la voix
O'CONNELL. 185
d'un grand peuple qui s'écrie : Assez! assez d'in-
justice et d'oppression, assez de souffrance et d'es-
clavage, assez de faim et de nudité! C'est la voix
d'un grand peuple qui bruit et s'agite, comme les
flots mutinés de l'Océan, au premier souffle de la
tempête, qui gronde comme l'ouragan encore
éloigné, mais prêt à répandre la désolation et la
terreur; qui mugit comme la voix des abîmes quand
la terre ébranlée va secouer comme de faibles ro-
seaux les tours antiques et les superbes palais.
Si vous ne le considérez à ce point de vue, vous
ne comprendrez rien à cet homme extraordinaire, à
cet Hercule du monde politique, qui, plus infatiga-
ble et plus invincible que l'Hercule de la fable, lutte
depuis trente ans avec l'aristocratie la plus artifi-
cieuse et la plus puissante qu'on ait jamais vue sur
la terre. Si vous ne l'entourez pas de plusieurs mil-
lions d'hommes couverts de haillons et dévorés par
la faim, si sa voix n'est pas pour vous celle de cette
multitude qui demande un remède h ses maux, qui
réclame son droit avec colère, avec fureur, quelque-
fois même avec désespoir, vous ne comprendrez ja-
mais ce singulier mélange d'enthousiasme religieux
et d'exaltation démocratique, de noblesse et de
grossièreté, de sentiments généreux et d'agression
implacable, de traits sublimes et de populaires ba-
nalités, de mots empreints d'une ineffable tendresse
et de sarcasmes sans pitié ; non, vous ne compren-
drez pas le grand agitateur, comme l'appellent les
whigs, le roi mendiant, comme le nomment lesto-
186 O'CONNELL.
ries, le libérateur, comme le proclame dans son
admiration passionnée l'Irlande tout entière.
Daniel O'Connell est né Fan 177/|, à Carhen,
comté de Rerry, dans la province de Munster. Son
pays natal est montagneiLX et d'un aspect sauvage,
digne berceau de cette organisation de fer, que
soixante ans de tempêtes et de combats, de tra-
vaux et de fatigues n'ont pu briser. Son père était
Morgan O'Connell, laboureur; il cultivait à titre de
rente une terre possédée jadis par ses aïeux; il
avait fait partie du collège protestant de Dublin.
Malgré la position lamentable où se trouvaient les
catholiques irlandais, l'éducation du jeune Daniel
ne fut pas négligée ; son père n'était pas dénué des
ressources nécessaires pour lui procurer ce bienfait.
La vie d'un homme peut souvent s'expliquer par
les premières impressions qu"il a reçues dans son
enfance : il n'est pas difficile de trouver dans les
premières années d'O'connell le germe de cet es-
prit agitateur, de cette haine implacable qu'il ne
cessa démontrer contre l'aristocratie d'Angleterre.
L'époque de sa naissance et le temps de son éduca-
tion furent signalés par une recrudescence de mal-
heurs pour l'Irlande. La misère, l'oppression et ce
cruel impôt de la dîme, exigé d'un peuple catholi-
que en faveur du clergé protestant, c'est-à-dire en
faveur des ministres d'une secte abhorrée, occa-
sionnèrent en 1701, dans la province de Munster,
le soulèvement des ji/Ve/eí/rs, autrement nommés
garçons b lattes ; soulèvement terrible, dans lequel
O'COINNELL. 187
une multitude affamée, ivre de fureur, avide de
vfengeance, parcourait l'Irlande, égorgeant les trou-
peaux de ses oppresseurs, envahissant les demeures
des particuliers, renversant l'enceinte des pâtura-
ges, brûlant les moissons, se livrant à toutes sor-
tes d'atrocités et d'excès. L'insurrection dura
quinze ans; car, si parfois elle était suffoquée sur tel
ou tel point par la force des armes ou la terreur des
supplices, elle renaissait bienlôt après; en 1775,
elle se présente plus terrible que jamais par la fu-
reur des hommes appelés clé fenseurs du droit, qui,
se portant pour les successeurs des garçons blancs,
ravagèrent toute l'Irlande, et particulièrement le
comté de Kerry, patrie d'Oconnell.
On se figure aisément les discours c|ui devaient
frapper les oreilles de cet enfant concernant l'insur-
rection des défenseurs du droit, si l'on se rappelle
surtout qu'il appartenait à une famille d'origine
irlandaise indigène, dont les ancêtres s'étaient dis-
tingués dans l'invasion anglo-normande, en défen-
dant avec une intrépidité sauvage l'indépendance de
la patrie. Il entendait sans doute excuser, louer
même quelquefois une insurrection causée par le
désespoir ; il entendait plaindre au moins les mal-
heureux Irlandais qui, faute de pouvoir payer au
jour fixé leur rente annuelle, étaient impitoyable-
ment jetés hors de la misérable cabane habitée par
leur femme et leurs enfants; et puis, cjuand ils s'en
allaient, couverts de haillons et pressés par la faim,
creuser le champ même qu'ils avaient ensemencé
188 O'CONIN'ELL.
pulir lui demander une nourriture grossière, les in-
fortunés étaientrcpousséspar les soldats; et, comme
pour les pousser aux dernières horreurs de la misère
et du désespoir, des maîtres inhumains, par un raffi-
nement de barbarie, faisaient labourer la terre pour
en détruire les fruits, et brûler les cabanes, pour que
les infortmiésne trouvassent plus un abri, et qu'ils
fussent réduits à mourir.de faim et de froid sur la
voie publique. Voilà ce que le jeune O'Connell en-
tendait raconter.
Son éducation fut confiée à un vieux catholique,
à l'un de ces prêtres irlandais qui portent au fond
du cœur le plus ardent amour pour la religion et la
patrie. Pauvres, persécutés, victimes de la haine
protestante, ils n'ont d'autre consolation que de
soulager les douleurs de leurs frères, en leur prodi-
guant les secours de la religion, en leur faisant
sans cesse espérer des jours meilleurs pour la mal-
heureuse Irlande. O'Connell enfant, avec son inces-
sante mobilité, sa précoce violence, son esprit vif
et pénétrant, son cœur ardent et sensible, devait
écouter avidement, les yeux remplis de larmes, les
souffrances de sa patrie; il devait concevoir une
haine indestructible pour ses oppresseurs; peut-être
l'avenir glorieux qui l'attendait ouvrait-il parfois
devant lui ses vagues horizons; l'affranchissemer^
de son Irlande, comme une vision de bonheur,
flottait peut-être à son œil ravi; enfant, il murmu-
rait peut-être ces paroles qu'il accentuait à soixante
ans, avec tant de puissance : Si jamais vient à
O'CONNELL. 189
sonner l'heure du combat entre l'Irlande et l'An-
gleterre, on me verra combattre au premiei' rang !
A l'époque dont nous parlons, les collèges catho-
liques étaient prohibés en Angleterre, en Ecosse, en
Irlande; cequi fitque lejeune O'Connell, en arrivant
à l'âge d'entrer dans une école publique, se trouva
dans la cruelle alternative où l'intolérance angli-
cane plaçait tous les jeunes catholiques, ou d'abju-
rer leur religion, ou d'aller chercher l'instruction
sur une terre étrangère. Le père d' O'Connell était
loin d'accepter pour lui la première hypothèse; il
ne voulait pas non plus le condamner à l'ignorance;
il prit donc le parti de l'envoyer sur le continent
suivre les cours du collège des pères dominicains, à
Louvain, Après quelque temps passé dans ce collège,
il se rendit à celui que les pères jésuites tenaient
à Saint-Omer, où il étudia pendant deux ans. Son
esprit inquiet et impétueux s'accommodait mal de
la discipline du collège; aussi ne se fit-il guère re-
marquer dans ses études, ni par ses succès, ni par
son application; il dépensait le plus souvent son
activité dans de rudes querelles avec ses condisci-
ples, auxquels il distribuait force Coups de poing.
C'est ce qui fit aussi qu'il abandonna la carrière
ecclésiastique, où ses parents désiraient l'engager,
poursuivre celle du droit, plus conforme à sesgoûts.
Après son retour dans sa patrie, il fut reçu avocat
en 1798.
Les circonstances où le jeune O'Connell entrait
dans le monde étaient on ne peut plus funestes.
190 o CONNELL.
L'Irlande s'était soulevée plusieurs fois, et chaque
fois rinsurrection avait été suffoquée. Les échafauds
ne cessaient de venger les outrages faits à l'Angle-
terre, et l'oppression continuait à faire peser sa main
de fer sur la malheureuse Irlande. Pour comble de
malheur, les portes du parlement irlandais se fer-
mèrent devant le jeune O'Connell, en conséquence
de VActe d' Union, qui recevait alors son application
la plus rigoureuse, grâce à l'or prodigué par le mi-
nistère Pitt. O'Connell, qui déjà sans doute pres-
sentait sa puissance de tribun, vit donc avec dépit
un Acte qui supprimait le parlement de sa patrie et
ne laissait à celle-ci aucun moyen légal de formuler
son opinion et ses plaintes. Dans une réunion d'avo-
cats tenue à Dublin pour protester contre VActe
d'Union, le jeune O'Connell se distingua par les
termes vigoureux, hardis, violents même dont il se
servit pour flétrir la suppression du parlement ir-
landais et la tyrannie de l'Angleterre. Après qua-
rante ans, O'Connell se souvient encore avec une
profonde émotion de cette grande circonstance. Dans
un banquet qui lui fut dernièrement offert par les
amis du rappel de V Union, et dans un discours sur
l'objet de cette manifestfition, il disait : « Membre
de l'ancien parlement irlandais, je n'ai pas oublié
mon début oratoire, ni l'émotion qui s'empara de
moi dans ce moment solennel. Mes principes de
cette époque sont mes principes d'aujourd'hui. Mon
corps a sans doute éprouvé l'effet des années, mais
non mon àme. »
O'CONNELL. 19Í
La mesure cependant avait été prise ; O'Gonnell
se vit condamné à renfermer dans le cercle étroit
du forum son immense activité. Cette âme impa-
tiente devait attendre, qui Teût cru? jusqu'en 1830,
pour figurer de nouveau dans le parlement.
Il est extrêmement curieux d'observer cet homme
dans ses fonctions d'avocat, et de voir comment il
sait profiter de sa position civile pour s'acheminer
vers cette prodigieuse popularité qui devait être le
piédestal de son pouvoir politique. L'intolérance
même du protestantisme anglican , les mesures de
rigueur adoptées contre les catholiques, le système
d'exclusivisme qui les frappait, les déclarant indi-
gnes de tout emploi civil et militaire, les dépouillant
de tout droit, les assuj étissant à des lois injustes
et cruelles, les réduisant, enfin, à l'état d'ilotes,
cette même tyrannie tracassière et brutale contri-
bua plus que toute autre chose à ce que le futur
vengeur de la patrie pût préparer, au milieu de ses
occupations d'avocat, les bases de ce pouvoir éton-
nant avec lequel la perfide métropole aurait un jour
à compter.
Son titre de catholique suscitait au jeune avocat
de nombreuses entraves ; mais son talent , son élo-
quence, sa prodigieuse activité, son application in-
fatigable au travail, appellent promptement sur lui
l'attention pubhque, lui gagnent la confiance; et
bientôt il est entouré d'une vaste clientèle. D'une
taille élevée, d'une force athlétique, d'une santé de
fer, d'un teint vif et coloré , l'œil resplendissant de
192 O'CONNELL.
la flamme du génie, cet homme est évidemment
taillé pour un grand rôle ; on devine en lui le libé-
rateur de r Irlande. Les pauvres irlandais se grou-
pent autour de lui pour implorer le secours de son
savoir et de son éloquence ; ils le regardent comme
leur protectenr, leur. soutien, le seul homme capa-
ble de les soustraire à cet inextricable réseau de lois
soupçonneuses et barbares qu on a tendu sous leurs
pas. Son air aimable, son regard bienveillant, le
doux sourire empreint sur ses lèvres, ouvrent le
cœur de ses clients et redoublent leur confiance. 11
mêle habilement à tous ses plaidoyers la. cause de
rirlande; de l'objet particulier qui l'occupe, il passe
à des considérations générales sur les droits de la
justice et de l'humanité; il se fait de la sorte à lui-
même une tribune politique, du haut de laquelle il
agite sans crainte , avec une entière liberté , tous
les genres de questions. Souvent, il personnifie dans
le plus obscur de ses clients l'Irlande persécutée ,
puis saisit cette occasion pour attaquer à outrance
VActe d'Union et le despotisme anglais ; l'avocat se
transforme insensiblement en homme politique, son
siège est devenu la tribune aux harangues.
Du cabinet aux salles d'audience, des tribunaux
aux banquets, aux réunions les plus vastes ; là, im-
provisant des diatribes éloquentes, enthousiasmant
le peuple avec sa parole embrasée, ou l'amusant par
des saillies familières et piquantes, toujours infati-
gable, toujours en mouvement, le nom sacré de
l'Irlande toujours à la bouche, concentrant en lui-
O'CONINELL. 193
.même toutes les sympathies de ses compéitriotes,
tenant le pays dans un état d'agitation incessante :
telle était la vie d'O'Connell avocat; c'est ainsi que
grandissaient sa réputation et sa gloire, c'est ainsi que
se cimentait et s'étendait cette popularité si grande
à la fois et si durable, qu'on ne trouve rien de pa-
reil ni dans les temps anciens ni dans les temps mo-
dernes.
Ce serait cependant une erreur de dire que l'agi-
tation de l'Irlande était l'œuvre d'O'Connell, et que
tant d'éléments capables d'amener tôt ou tard une
conflagration générale étaient amoncelés par lui.
Les fréquentes insurrections qui ravageaient le pays
avant sa naissance, celles qu'on vit éclater et qui
firent encore verser tant de flots de sang avant que
son âge lui permît d'exercer aucune influence, prou-
vaient assez clairement qu'il n'était pas l'auteur de
ce malaise profond qui travaille sa patrie. Non, l'a-
gitation de l'Irlande a sa source dans la persécution
qui pèse sur cette terre infortunée, dans son épou-
vantal^le misère ; ses habitants sont las d'esclavage
et d'exactions, las d'être en butte à la haine du pro-
testantisme anglican contre tout ce qui est catholi-
que, las enfin d'être exploités par la cupidité de leurs
maîtres. L'œuvre d'O'Connell, ce qui fera la gloire
immortelle de son génie, ce qui, d'ailleurs, a réelle-
ment amélioré le sort politique de l'Irlande et peut
amener un jour sa régénération sociale, c'est d'avoir
régularisé l'agitation, c'est d'avoir détruit, du moins
en grande partie, cette série d'insurrections partielles
194 O'CONNELL.
qui n'avaient d'autre effet que d'aggraver la misère
du pays et de le plonger plus avant dans l'escla-
vage ; c'est d'avoir concentré sur quelcpes points
déterminés les vues et les espérances des Irlandais.
Le mérite du célèbre agitateur n'est pas précisément
d'avoir fait sentir d'une manière plus vive à ses com-
patriotes les outrages et la violence qu'ils subis-
saient , mais bien d'avoir communiqué à ces péni-
bles sentiments plus de grandeur, plus de dignité,
une utilité réelle, en leur donnant un but, en leur
imprimant^, pour ainsi dire, le sceau de la religion
et de la patrie , en créant de la sorte un véritable
esprit national.
Telle était sa mission : il faut avouer qu'il réu-
nissait dans un éminent degré les qualités nécessaires
pour la remplir. Sa voix est claire, forte, sonore, har-
monieuse ; son geste n'a rien de gracieux et d'étudié,
il est plein de hardiesse et d'énergie, il a môme
quelque chose d'insolite et d'anormal, singulière-
ment propre à frapper la multitude. Tantôt il penche
en avant sa puissante tête et tient sa main droite
suspendue sur ses auditeurs ; tantôt il se rejette fière-
ment en arrière et croise ses bras sur sa large poi-
irine; tantôt il ouvre les bras et met sa poitrine à
découvert, dans l'attitude d'un homme qui brave
son ennemi. Sa parole est riche, brillante, variée,
comme l'expression spontanée d'une imagination
féconde et d'un cœur qui s'abandonne sans réserve
à ses mouvements généreux. Ajoutez à tout cela une
grande élévation de vues, une pénétration supé-
O'CONINELL. 195
Heure, une telle abondance de fortes pensées que,
suivant la magnifique expression de Shiel, il n'a pas
assez d'habits pour les revêtir. Dans sa parole, en
effet, rien qui sent ele raffinement et l'arlifice; c'est
la nature dans sa grandeur et sa simplicité, la cause
de la justice et celle de l'humanité dans toute leur
puissance, et, par-dessus tout, le sort de sa malheu-
reuse patrie, de son Irlande bien-aimée. Représen-
tez-vous cet admirable ensemble, et vous aurez une
idée de l'éloquence d'O'Connell, de cette éloquence,
tantôt tendre et pathétique, tantôt énergique et su-
blime, maintenant empreinte d'élévation et de ma-
jesté, puis descendant sans effort à l'insulte ba-
nale et grossière; elle peint en traits de feu les scènes
les plus grandioses, elle répand avec la même faci-
lité sur la tête d'une classe ou d'un individu la san-
glante ironie et le sarcasme impitoyable : vous com-
prendrez alors cette éloquence toujours populaire,
toujours applaudie , entraînant toujours après elle
des foules innombrables qui se pressent partout
sur les pas du grand orateur, qui l'acclament,
qui l'adorent, qui se jetteraient sur les armes avec
fureur, le jour où cette voix dirait : L'heure a
sonné !
Plusieurs se plaignent de l'amertume de son iro-
nie, de la cruauté de ses sarcasmes, de ses grossiers
jeux de mots, de ses violentes invectives ; mais on
ne doit pas oublier que, selon notre première pen-
sée, O'Connell c'est l'Irlande, l'Irlande opprimée,
persécutée durant trois siècles, et qui souffre encore
196 0'C0^JNELL.
aujourd'hui des humiliations et des douleurs que
nous ne pouvons comprendre, et Ton ne s'étonnera
plus dès lors de ce qu'il y a d'amer et de poignant
dans son langage.
Il faut remarquer en outre, pour être juste et vrai,
que le tribun n'attaque jamais sans être provoqué,
et que, s'il a couvert de boue, dans ses fougueuses
allocutions, l'aristocratie d'Angleterre, celle-ci ne
s'est pas montrée non plus d'une grande aménité à
l'égard de son adversaire. Si les tories n'hésitent pas
à le nommer saltimbanque sans pudeur, mendiant
sans vergogne, chien hargneux qn' on áewaiiimeíive
à la chaîne, on s'explique assez qu'il se permette de
répliquer sur le même ton, et que certains lords ne
soient plus pour lui que de vieilles femmes eu
pantalons, des têtes de sangliers. De telles images
ne font jamais défaut à sa colère. Sans doute, il se-
rait à désirer qu'il ne fût jamais tombé dans de
tels excès ; mais soyons justes encore une fois, et
sachons reconnaître qu'il est des positions où il n'est
guère possible de se renfermer dans les bornes de la
modération, et que, poursuivi comme il était par
l'aristocratie britannique, on comprend qu'un
homme de ce caractère se soit débarrassé de ses
ennemis avec le premier instrument tombé sous sa
main.
Quant à la générosité d'O'Connell , nul ne peut
la révoquer en doute ; et pour donner une idée de
lui sous ce rapport, il nous suffira de rappeler sa
conduite dans ses démêlés avec d'Esterre. O'Connell
O'COIVNELL. i97
se trouvait à Dublin, dans une de ces grandes réu-
nions où sa voix tonnante dirigeait à son gré les
passions populaires, comme on représente Neptune
commandant aux flots de l'Océan; or, dans une
péroraison écrasante, alors que Timpétuosité d'un
tel orateur ne connaît plus de bornes, il tomba par
hasard sur la corporation municipale et lui appliqua
la qualification de mendiante. Un avocat, nommé
d'Esterre, membre de cette municipalité, se préten-
dit nominalement offensé et voulut exiger d'O'Con-
nell une satisfaction éclatante, en lui envoyant un
cartel. O'Connell refusa, et, pour donner satisfac-
tion à son adversaire, déclara qu'il n'a eu l'intention
d'insulter personne en particulier. D'Esterre ne se
tient pas pour satisfait, il exige l'acceptation de son
cartel, et, dans le cas d'un refus, menace de souffle-
ter O'Connell. Outrés d'une telle insolence, les amis
de ce dernier lui donnent le conseil d'accepter le
défi. O'Cconnell se résout à prendre un parti que
ne lui conseillaient déjà que trop son indignation et
son courage.
On choisit le pistolet, et l'ennemi d'O'Connell
resta mort sur la place. Ce malheur fit tant d'im-
pression sur l'àme du grand orateur, qu'il entra aus-
sitôt après dans une église, et que là il jura solen-
nellement de ne jamais se battre en duel, serment
qu'il a fidèlement rempli. Il ne s'en tint pas là :
voyant le dénûment de la veuve d'Esterre, il lui of-
frit une pension équivalente à ce que gagnait son
mari, environ quatre mille francs. Il est vrai que la
198 O'CONINELL.
municipalité de Dublin, pour l'honneur de laquelle
d'Esterre était mort, ne permit pas que sa veuve
acceptât rien d'O'Connell, et qu'elle voulut elle-
même lui faire un revenu sur ses propres fonds ;
mais cela n'empêche pas que la proposition du gé-
néreux vainqueur ne fût aussi sincère que chevale-
resque.
Puisque nous avons touché un point de la conduite
d'O'Connell, qui se rapporte à ses sentiments reli-
gieux, il nous paraît bon d'en dire quelque chose
ici. O'Connell est un tribun, un démagogue, si l'on
veut ; mais il est en même temps religieux et catho-
lique. C'est ce c|u'il ne faut pas perdre de vue, quand
on prétend juger ses idées politiques et sa conduite
d'homme public. Les radicaux français, bien connus
pour la plupart par leurs idées antireligieuses et
surtout anticatholiques , ont peu de sympathie pour
O'Connell. Aux yeux de celui-ci , le catholicisme,
est l'unique base de la restauration de l'Irlande;
il se fait honneur du nom de papiste sous lequel il
est sans cesse désigné par les protestants ; et s'il
nnit ses efíorts à ceux des radicaux anglais, ce n'est
que dans le but de renverser l'Église anglicane, de
miner l'aristocratie et d'amener enfin un change-
ment de choses qui tournerait au profit de l'Jrlande.
C'est pour cela que certains radicaux français, dont
la démocratie ne s'élève pas au-dessus des utopies
de Rousseau, qui mêlent toujours h leurs idées de
liberté les préjugés irreligieux de l'école de Voltaire,
regardent O'Connell comme un esprit étroit, de peu
O'COINNELL. 199
de portée, admirablement servi par ses qualités exté-
rieures, mais profondément imbu de vieux préjugés
de secte. O'Gonnell un esprit étroit ! et quel homme
au monde a jamais plus largement compris sa situa-
tion politique et religieuse? O'Connell une intelli-
gence de peu de portée ! lui qui a organisé l'in-
surrection légale et permanente d'un peuple de sept
millions d'âmes, lui qui a fait trembler et rougir
r aristocratie la plus puissante, la plus orgueilleuse
et la plus habile qui fût jamais ! Seulement
pourvu de qualités extérieures ! celui qui dispose à
son gré de l'âme de ses auditeurs, les subjugue par
un attrait irrésistible, celui dont la parole secoue,
enflamme comme l'étincelle électrique les plus im-
menses assemblées, qui fait vibrer les fibres les plus
délicates du cœur humain, qui tient suspendus à sa
bouche, par des phrases brèves et substantielles, les
quarante mille hommes réunis souvent pour l'enten-
dre ; celui dont le langage est tellement concis, qu'il
semble craindre que toute l'abondance de sa parole
ne puisse suffire à celle de sa pensée ! Lui imbu de
vieux préjugés de secte ! Et pourquoi ? parce qu'il
est cathohque, parce qu'il a conservé la religion de
ses pères, le seul bien qui reste à l'Irlande pour la
consoler de ses maux !
C'est uniquement par ses convictions religieuses
qu'on peut s'expliquer la fidélité d'un tel homme à
l'engagement qu'il avait pris de ne plusse battre en
duel ; car il serait ridicule de penser qu'il se retran-
cherait derrière son vœu pour outrager ses ennemis
200 O'CONNELL.
en toute sécurité. On connaît la sévérité de la doc-
trine et de la morale catholiques concernant le duel :
iaui-il s'étonner qu'un catholique sincère comme
O'Connell ait voulu religieusement observer un vœu
si conforme aux préceptes les plus sacrés, si propre
à lui rappeler un douloureux souvenir?
Mais ce que les radicaux anglais ou français, ce
qi.ie les wighs ou les tories peuvent dire de ses
sentiments, ne peut que médiocrement intéresser
O'Connell. L'Irlande le proclame son libérateur et
lui dresse un véritable trône. La reine gouverne
sans doute la Grande-Bretagne ; mais il s'en faut
de beaucoup qu'elle fasse exécuter ses volontés dans
son royaume d'une manière aussi absolue que le
fait O'Connell dans l'Irlande. Ni les insultes, ni les
quolibets, ni les sarcasmes, ni les revers ne peuvent
l'abattre ou même l'attrister. Il a l'heureux privilège
de voir toujours les choses du bon côté, et sa foi
dans le triomphe de la cause qu'il défend est si
grande, qu'elle n'admet pas même un instant d'hé-
sitation.
Dans le caractère même de son ironie, dans ses
invectives les plus sarcastiques, dans les expédients
auxquels il a recours pour sortir des pas dangereux
et difficiles, on reconnaît un fonds inépuisable de
bonne humeur. Comme il est chauve et qu'il porte
une perruque assez mal dissimulée, un jour, dans
une de ces grandes réunions qui sont l'élément na-
turel de son âme orageuse, il arriva qu'un de ses
adversaires lui donna le nom de cliaiive. Que fait
, O'CONNELL. :201
O'Connell? Il ôte à l'instant sa perruque et montre
sa tête nue devant tout son immense auditoire, avec
ce léger sourire toujours répandu sur ses lèvres,
auquel s'ajoutait en ce moment un air extraordi-
naire de satisfaction et d'amabilité. L'auditoire était
fou d'enthousiasme, et, pendant que ses frénétiques
applaudissements achevaient de confondre le mal-
heureux contradicteur, O'Gonnell remettait tran-
quillement sa perruque et l'arrangeait avec plus de
soin sur sa tête. Un autre jour, il disputait avec un
adversaire qui par malheur était boiteux : celui-ci,
après une vive attaque dirigée contre O'Gonnell, se
permit d'ajouter : Mon langage est sévère , mais
juste. — Oui, répliqua vivement l'illustre orateur,
comme vos jambes !
Mais revenons à la politique, véritable sphère de
l'existence d'O'Gonnell. Son œuvre par excellence,
le vaste champ où se développe et s'accroît chaque
jour sa force prodigieuse, c'est la grande associa-
tion de l'Irlande, nommée, en 1829, Association
catholique; en 1837, Association générale de l'Ir-
lande; en 1839, Société des précurseurs ; et de nos
jours enfin, Association nationale. L'Irlande, de-
puis WJcle d'Union, n'a plus de parlement propre,
et les Anglais se feront prier, sans doute, avant de
le lui restituer; il est probable même qu'ils affron-
teront tous les dangers avant que d'y consentir. Mais
il faut avouer que l'association nationale, telle que
vient de l'organiser O'Gonnell, peut remplacer un
parlement, et même avec avantage, pour briser du
"202 O'CONNELL.
moins la chaîne de Tesclavage , si toutefois cet
homme célèbre laisse après sa mort mi successeur
digne de lui, capable de continuer son œuvre. Dé-
crétée d'illégalité, cette association a été plusieurs
fois dissoute ; mais elle s'est bientôt relevée, tou-
jours la même, quoique sous un nom différent. Les
dangers mêmes auxquels elle demeure constamment
exposée, et jusqu'à son défaut d'autorisation légale,
contribuent efficacement ii la rendre plus populaire,
moins accessible à la corruption, plus propre à dé-
jouer les manœuvres du cabinet de Saint-James, que
ne le serait un parlement revêtu de toutes les for-
mes de la légalité.
Du reste, quoique dénuée de ces formes, l'asso-
ciation n'en fonctionne pas d'une manière moins par-
faite et moins admirable. Elle a son conseil central,
qu'on peut considérer comme un véritable gouverne-
ment ; elle a son chef, ses finances, ses journaux qui
lui tiennent lieu de moniteur ; rien ne lui manque.
Nous nous trompons, une chose lui manque, c'est
le pouvoir de faire des lois rigoureuses, puisqu'elle
ne saurait avoir celui de les faire exécuter ; mais
qu'importe? ses inspirations ne sont-elles pas plus
exactement suivies que les lois elles-mêmes? Elle n'ô
pas non plus le droit légal de frapper des impôts ;
et cependant elle lève des contributions recueillies
avec mille fois plus de facilité, et surtout payées de
meilleur co^ur que les impùls votés par le parlement
d'Angleterre. La seule existence d'une telle associa-
tion, avec son organisation étonnante et les profon-
O'CONNELL. 203
des racines qu'elle a poussées dans le pays, avec
rinfluence illimitée qu'elle exerce, est une preuve
éclatante du talent d'O'Connel et du bien qu il a
fait à sa patrie, quand il a changé en une opposition
semi-légale les insurrections armées qui la déso-
laient, en une agitation pacifique, en des réunions
animées sans doute, mais régulières, les vieilles scè-
nes de meurtre et d'incendie.
Et qu'on ne s'imagine pas qu'un tel changement
ait en rien altéré la force et l'énergie de l'Irlande,
elles ont, au contraire, augmenté dans une propor-
tion à peine croyable ; car les forces autrefois dis-
séminées étant maintenant réunies, la vie politique
ayant acquis la puissance de l'unité dans les mains
du conseil supérieur, le mouvement s' étant régula-
risé sous une direction habile et sage, le niveau de
l'esprit public s'est élevé, il s'est formé une vérita-
ble opinion nationale, et cette opinion, appuyée sur
le sentiment vrai des forces du pays, a fait céder à
l'aristocratie anglaise, sans effusion de sang, sans
mouvement séditieux, ce que n'avait jamais pu lui
arracher la force des armes. La sagesse et le discer-
nement qui ont présidé à la création de l'association
irlandaise, la profonde intelligence que le célèbre
tribun a montrée des besoins de son pays et des
avantages de sa position, l'art qu'il a su mettre à
profiter de ceux-ci pour donner satisfaction à ceux-
là, ressortent admirablement des résultats obtenus
par l'association, si peu de temps après sa nais-
sance. A peine six ans s'étaient écoulés depuis le
'lOli O'CONNELL.
jour où vingt individus, réunis dans le cabaret de
Dompsey, à Dublin, s'occupèrent pour la première
fois de réaliser l'idée de cette œuvre, conçue par
O'Connell et Shiel, et l'association avait déjà poussé
de si profondes racines, acquis une telle étendue,
que l'aristocratie anglaise se voyait forcée d'aban-
donner son vieux système d'oppression à l'égard
des catholiques. C'était en 1829, et Wellington
avec Peel présentait aux chambres le bill d'éman-
cipation; en cela, ce n'était certes pas à l'impul-
sion de leur cœur, mais à celle de la nécessité que
ces hommes d'État obéissaient.
L'émancipation des catholiques, en eiîet, ne sau-
rait être regardée comme une concession généreuse
faite par l'aristocratie anglaise ; c'était une mesure
inévitable et forcée, que l'attitude prise par l'Ir-
lande ne permettait pas même de différer. C'est c\
sa magnifique association que l'Irlande devait sur-
tout cette attitude et cette énergie, et l'association
elle-même devait au génie d' O'Connell cette in-
fluence et cette popularité toujours croissantes, qui
forçaient Wellington, dans la chambre des lords, et
Peel, dans celle des communes, à proclamer l'im-
possibilité où l'on était de résister davantage. « L'é-
tat de l'Irlande s'est aggravé, disait Peel, le 5 mars
1829, à la chambre des communes; les réclamations
prennent chaque jour un tel degré d'exaltation et
de consistance, qu'on ne saurait plus tarder à y faire
droit. Il nous vaut mieux accorder de bonne grâce
ce qui nous serait plus tard arraché par la néccs-
O'CONNELL. 205
sité. » L'Irlande, Tassociation, O'Connell, voilà
donc la triple cause des terreurs de Peel et de son
changement d'opinion concernant l'émancipation
des catholiques.
Le mobile de cette mesure, à savoir, la nécessité,
se laisse voir d'une manière plus évidente dans la
chambre des lords. Là, l'opposition fut terrible,
comme on devait le prévoir, mais impuissante et
stérile. O'Connell était de l'autre côté du détroit à
la tête de sept millions d'âmes, dans une attitude
digne et fière, comme un général d'armée qui attend
la réponse que doit lui porter un parlementaire, pour
agir en conséquence. C'était un argument auquel
la chambre haute ne connaissait pas de réponse. En
vain l'archevêque d'York et l'évoque de Durham,
pour détourner le coup dont était menacée l'Eglise
protestante, combattent le bill d'émancipation
comme ne laissant pas des garanties suffisantes à
l'Église établie; en vain lord Eldon s'adresse-t-il à
la conscience de ses collègues, en leur rappelant
que dans la formule de leur serment ils ont déclaré
les pratiques de l'Église romaine idolâtres; tout
est inutile, ni le gouvernement ni les chambres ne
peuvent oublier les scènes qui ont signalé l'élection
de Clare.
Puisque nous avons prononcé ce nom, peut-être
sera-t-il agréable à nos. lecteurs que nous leur of-
frions une esquisse du tumultueux événement que
nous venons de rappeler. En môme temps qu'un
tel spectacle représente mieux que tous les discours
III. 12
â06 O'CONAELL.
la popularité d'O'Connell et la puissance de l'asso-
ciation, il peut servir à fixer le moment décisif où
commencent la défaite de l'aristocratie anglaise et
la liberté de l'Irlande.
A l'époque où ce fait nous reporte (1828) , les ca-
tholiques étaient privés de toutes charges civiles ou
militaires ; mais pour faire partie de la chambre, ils
avaient un obstacle de plus, c'était le serment que
tout député devait prêter à la suprématie protes-
tante, ou, en d'autres termes, au pouvoir suprême du
roi d'Angleterre sur le spirituel mômede ses sujets.
C'est dire que deux barrières fermaient à O'Connell
l'entrée de la chambre des communes : l'une était
sa religion même, qui entraînait la nullité de son
élection, et l'autre était la nécessité de prêter un
serment qui répugnait essentiellement à la con-
science d'un catholique; serment qui du reste au-
rait eu pour effet, non-seulement de le séparer de
Rome, mais encore de lui faire perdre en Irlande
toute la popularité dont il jouissait. Toutes ces dif-
ficultés néanmoins ne firent pas reculer O'Connell,
et quand se présentèrent les élections du comté de
Clare, il se porta pour candidat en concurrence avec
Fitz-Gérald. Le coup était hardi, mais ne pouvait
être mieux concerté. O'Connell venant à triom-
pher dans les élections, sa présence à la chambre
soulevait un grand conflit : il fallait ou bien se mettre
en lutte ouverte avec le peuple Irlandais, si l'on es-
sayait de lui renvoyer son député, ou bien entrer
dans la voie des conciliations, ou, ce qui revenait
o'gOíMnell. 207
au même, il fallait songer à la réforme de la légis-
lalion et à rémancipation des catholiques.
L'association avait pris ses mesures , l'Irlande
s'était mise en état d'agitation, et l'Angleterre at-
tendait avec une impatiente curiosité le résultat de
cette scène. O'Gonnell sort de Dublin, accompagné
des autres chefs catholiques; à son passage tout se
met en mouvement. Son voyage est un continuel
triomphe ; à son arrivée , l'enthousiasme est à son
comble. Les populations se précipitent sur ses pas
et s'inclinent spontanément devant lui ; les curés
vont à sa rencontre comme s'il eût été revêtu de
l'autorité suprême, et lui adressent des discours
pleins d'affection et d'enthousiasme. O'Gonnell
entre dans les églises, assiste avec recueillement
au saint sacrifice ; au sortir de là , il fait entendre
au peuple sa parole enflammée. « La rédemption de
l'Irlande est proche 1 » s'écrie-t-il avec un accent
prophétique. Et le peuple s'agite comme une forêt
secouée par les vents; des milliers de bras s'élèvent
vers le ciel ; à chaque instant éclatent des applau-
dissements frénétiques. Tous ceux qui peuvent se
mettre en route accourent à Ennis, ou pour prendre
part à l'élection, ou pour en être témoins; et ceux
qui ne peuvent pas suivent d'un œil avide le triom-
phant cortège, en appelant sur lui les bénédictions
du ciel.
O'Gonnell est enfin arrivé , le jour de l'élection a
paru ; une foule immense se précipite de toutes
parts, les électeurs se rendent au scrutin, conduits
nos O'CONNELL.
par leurs prêtres, bannières déployées, parmi les
acclamations de l'espérance et de la foi , au son des
instmments de musique. Rien ne saurait donner une
idée de ce peuple, qui semblait échapper à toutes
ses soufírances pour s'élancer vers un meilleur ave-
nir. Tous les ressorts étaient en jeu. Les amis
d'O'Connell , les membres de l'association haran-
guaient les électeurs ; un religieux carmélite , le
P. Lestrange , se voyait au milieu de la foule ,
la ranimant incessamment du feu de sa parole ; le
P. Maguire , franciscain , à qui ses prédications
avaient acquis une grande influence, singulière-
ment augmentée depuis peu par la victoire qu'il
avait remportée dans une controverse publique, à
Dublin, contre un ministre protestant, ne cessait,
de son côté, d'inspirer à la multitude le courage et
l'ardeur dont il était lui-môme animé.
Le concurrent d'O'Connell n'était pas peu redou-
table. Fitz-Gérald , quoique protestant, ne laissai
pas que d'être estimé dans l'Irlande, comme s'étant
montré favorable aux catholiques, ce qui, dans le
langage irlandais, équivalait au titre d'homme de
bien. 11 avait, en outre, des relations nombreuses ;
et, dans son discours avant l'élection , il sut toucher
les électeurs,, en leur rappelant les services rendus
au pays par sa famille, et leur présentant surtout ,
d' une voix émue et les yeux pleins de larmes, l'image
de son père, vieillard fort respecté dans le pays, et
qui , dans ce moment, étendu sur un lit de douleur,
était en proie aux angoisses de l'agonie.
O'CONNELL. 209
Mais que pouvait la parole de Fitz-Gérald contre
la parole d'O'Connell ? Le grand agitateur avait à
peine ouvert la bouche, que toutes les impressions
faites par le discours de son adversaire étaient com-
plètement effacées. L'idée du protestant honnête
homme, celle de la famille bienfaisante, l'image
d'un père mourant, tout avait disparu. La foule
recevait maintenant la parole d'O'Connell comme
la terre desséchée reçoit les fraîches ondées du ciel.
L'orateur savait toucher tous les ressorts du cœur,
émouvoir tous les sentiments ; un geste de sa main
puissante, un mouvement de ses épaules d'athlète,
ses regards perçants, sa voix forte, sonore, rapide
comme un torrent, maîtrisaient son auditoire et
l'animaient de son âme ; tantôt cette foule immense
s'agitait comme secouée par une puissance ma-
gique ; tantôt elle demeurait immobile, silencieuse,
comme si elle eût été frappée de la foudre ; et quand
l'orateur eut compris que toutes les fibres de ces
cœurs vibraient à l'unisson, il se tut. De toutes ces
poitrines haletantes partit un formidable hourrali
pour O'Gonnell; il fut élu à la majorité de 1,075
suffrages.
La première difficulté vaincue , il en restait une
seconde qui n'était pas moins redoutable , ou qui,
bien plutôt, semblait invincible : O'Gonnell ne
l'ignorait pas, il savait parfaitement que, sur son
refus de prêter le serment de suprématie, on ne lui
permettrait pas de siéger au parlement ; mais la
campagne était ouverte , et sous les meilleurs aus-
12.
2iO 0'C0N.>,ELL.
pices ; il fallait la conduire jusqu'au bout. De toute
manière, O'Gonnell était résolu à réclamer son siège
de député ; mais les événements marchaient vite ,
les chambres s'étaient empressées de voter le bill
d'émancipation en faveur des catholiques , grâce
probablement à l'impression causée par la triom-
phante élection de Clare. Que pouvait obtenir le nou-
veau député en se présentant à la chambre des com-
munes pour y essuyer un refus assuré ? Beaucoup
plus qu'on ne serait tenté de le croire : en provo-
quant une scène tumultueuse au milieu de laquelle on
le verrait sortir de la chambre pour n'avoir pas voulu
prêter le serment , il mettait de son côté tous les
hommes amis des convictions sincères et de la fer-
meté qui sait les défendre ; il engageait ouverte-
ment la lutte entre l'Angleterre et l'Irlande , rani-
mait l'esprit public et donnait le spectacle du droit
luttant corps à corps avec la loi ; il offrait , dans sa
personne et dans celle du président , d'un côté
l'image de l'Irlande catholique opprimée, et de
l'autre celle de l'Angleterre protestante persécu-
trice ; il jetait dès lors le discrédit sur la loi, en fai-
sait éclater au grand jour l'injustice et la tyrannie ,
la rendait, en un mot, impossible.
O'Gonnell se présente dans la salle du parlement,
la loi d'émancipation était déjà votée sans doute ;
mais comme il avait été élu avant ce vote, le prési-
dent, sous prétexte que la loi ne saurait avoir d'effet
rétroactif, exige le serment. O'Gonnell refuse de le
prêter; le président lui intime l'ordre de sortir, et
0'CO>'\KLL. 211
le députe de Clare sort en traversant une foule
immense qui ne peut se lasser de le contempler.
Aussi, quoique la loi d'oppression fût déjà révo-
quée, le glorieux tribun achève de la détruire, et
donne une impulsion décisive au système de liberté
dans lequel on est entré par rapport aux catholiques.
Son élection étant annulée, il revient en Irlande et
va de nouveau se présenter aux électeurs de Clare.
Jamais aucun triomphateur ne se vit entouré d'un
pareil enthousiasme. Qu'on se figure le libérateur
traversant l'Irlande en calèche découverte , sans
cesse escorté par plus de quarante mille personnes;
toutes les populations se précipitant à sa rencontre,
ivres d'espérance et de bonheur, couvrant de fleurs
son char de triomphe, et faisant retentir les airs de
leurs cris de joie et de leurs bénédictions enthou-
siastes. Qu'on se figure, s'il est possible, l'immense
et tumultueuse escorte entrant, au milieu de la nuit,
dans la ville de Clare , le char triomphal entouré
de piques et de palmes, sillonnant à grand'peine
les flots entassés du peuple, parmi le bruit des ac-
clamations et celui des musiques nationales, les
hommes levant au ciel leurs bras et leurs armes, les
femmes agitant leurs mouchoirs et soulevant leurs
enfants pour leur faire apercevoir le libérateur.
Qu'on se figure au-dessus de tout cela O'Connell,
debout sur son char, l'-âme exaltée par un si ma-
gnifique spectacle, enivrée par le sentiment du
triomphe, l'œil, le front illuminés par les émotions
tour-à-tour attendrissantes et sublimes , par les
2i2 O'CON.NELL.
mouvements impétueux qui battent sa poitrine ;
contemplez cette mule physionomie sous le vigou-
reux reflet des torches, ce geste irrégulier, mais
d'une étrange éloquence; le tribun harangue par-
fois la multitude , comme Démosthènes haranguait
les flots de la mer, et sa voix domine le tumulte
qui l'environne. Représentez-vous cette parole à la
fois grandiose et populaire, terrible et touchante,
forte et suave, qui sait si bien s'emparer du cœur
et remuer les masses; ressuscitez ce tableau tout
entier, et dites si l'histoire en présente nulle part
un autre aussi touchant et aussi splendide !
Nul compétiteur n'osa se présenter pour disputer
la victoire , et cela se comprend sans peine. Après
un semblable triomphe, on eût pu même en vérité
supprimer les formalités d'usage. Cette seconde
élection fit sur O'Connell une impression qu'on ne
peut rendre ; et dans le discours qu'il adressa à la
foule innombrable dont il était entouré, son élo-
quence atteignit à une telle hauteur, qu'on ne sau-
rait rien trouver de plus beau ni dans les orateurs
anciens, ni dans les orateurs modernes. Nous pen-
sons qu'on nous saura gré d'en donner un extrait.
Voici comme se terminait ce discours adressé à un
auditoire de quarante mille âmes : « En présence
de mon Dieu, avec un sentiment profond de la
responsabilité qu'entraînent les solennels devoirs
que vous m'imposez pour la seconde fois. Irlandais,
CCS devoirs, je les accepte; et la cerlitude où je suis
de les accomplir, je la puise, non dans mes forces.
O'CONNELL. 213
mais dans les vôtres. Les hommes de Clare n'igno-
rent pas que la seule base de la liberté, c'est la
religion. Vous avez triomphé, mais votre triomphe,
vous le devez à ce que la même voix qui s'élève
maintenant en faveur de la patrie s'était auparavant
répandue en présence du Seigneur. Les cantiques
de la liberté retentissent déjà dans nos vastes cam-
pagnes , franchissent les collines , remplissent les
vallons, sont répétés par le murmure de nos ruis-
seaux , et la voix impétueuse de nos torrents répond
avec le bruit de la foudre à l'écho de nos mon-
tagnes : L'Irlande est libre ! »
O'Connell entra dans la chambre des communes
en m^ars 1830 ; et dans cette nouvelle position , il
sut maintenir la grande idée qu'il avait jusque-là
donnée de lui-même. Son éloquence , plus appro-
priée néanmoins aux réunions populaires qu'aux
assemblées de quelques froids politiques , ne perdit
rien de son prestige et de sa réputation. Le glorieux
tribun de l'Irlande sut conquérir un rang également
élevé comme orateur parlementaire. Il se montra à
la chambre avec cette supériorité qu'il doit à son
éloquence, à ses talents, à l'énergie de son carac-
tère ; il est le chef reconnu du parti catholique ; son
vote est le vote de tous les députés irlandais. C'est
pour cela qu'on nomme cette fraction de la chambre
la queue (V O'Connell.
Retracer sa carrière politique à partir du moment
où il est entré dans la chambre , ce serait faire
l'histoire des vicissitudes subies par la Grande-
21 /î O'COTSNELL.
Bretagne ; car il est impossible de mentionner une
discussion importante, une crise ministérielle, sans
se trouver en face d'O'Connell , d'O'Connell pour-
suivant, harcelant tous les partis qui se succèdent
au pouvoir, et ne leur laissant point de relâche
qu'il ne leur ait arraché une concession , ou qu'il
n'ait renversé le ministère. Il serait long de racon-
ter en détail la vie publique d'O'Connell pendant
ces onze dernières années; ce serait, de plus, une
chose inutile , puisque cette histoire est connue de
tout le monde. Nous nous bornerons donc à signaler
en général la marche de sa politique, en faisant
suivre ce rapide aperçu de quelques réflexions qui ,
sans trop prolonger une étude déjà considérable ,
pourront offrir un intérêt utile et réel.
On a dit que la politique d'O'Connell avait été.
sujette h de nombreuses variations. Cela est vrai
jusqu'à un certain point ; mais cela provient de la
fixité même du principe qui n'a cessé de l'inspirer.
L'amélioration du sort de l'Irlande, tel est le but
constant de ses efforts et de tous ses actes ; il y tend
par le chemin qu'il juge le plus direct et le plus
favorable. 11 agit avec m.odération ou sans pitié ,
il fait alliance avec un ministère ou lui déclare une
guerre à mort; il montre des égards pour un parti,
ou ne craint pas de lui rompre en face et l'attaque
a\ec acharnement; tout cela d'après les circon-
stances et suivant qu'il est poussé par l'intérêt de
l'Irlande. Les circonstances exigent-elles des ména-
gements ; l'impétuosité de l'orateur se calme, son
O'CONNELL. 215
langage est un modèle de }3rudence et de concilia-
tion ; dans les réunions populaires, dans les ban-
quets, au parlement, il déploie le genre d'éloquence
le plus propre à calmer les passions, et qui ne garde
que l'énergie nécessaire pour les empêcher de tom-
ber dans la mollesse et l'incurie. Le péril vient-il à
menacer ; le fleuve qui coulait doucement dans la
plaine , faisant à peine entendre un léger murmure,
s'irrite à l'instant , écume et bouillonne, se heurte
avec fracas contre les obstacles qui s'opposent à sa
marche, les emporte ou les déborde avec d'épou-
vantables mugissements.
Vous vous persuadiez peut-être que dans son
alliance avec le parti whig, O'Connell avait perdu
sa primitive énergie, ou bien que l'âge avait re-
froidi son cœur? Yous étiez dans l'illusion : le lion
dormait ; à son réveil , à son premier rugissement ,
le ministère tory est frappé d'épouvante , même
avant d'avoir saisi les rênes de l'État. C'était pen-
dant la dernière session, le vieux tribun ouvre les
hostilités contre le futur ministère de Peel , mais
avec toute l'adresse que peut inspirer un immense
talent secondé par une longue expérience, avec
toute l'audace et toute l'énergie d'une âme de feu.
La loi sur les céréales avait été la principale pierre
d'achoppement du ministère whig ; O'Connell excite
contre le ministère tory les passions de la classe
nécessiteuse; c'est ce qu'il fait en présentant la
question sous son point de vue le plus âpre et le
plus irritant : « La question , dit l'habile orateur.
216 O'CONNELL.
ne saurait être plus simple; il s'agit de savoir si un
peuple doit avoir le pain cher ou à bon marché, s'il
doit vivre ou mourir de faim. » Il attaque ensuite les
tories avec toute la véhémence d'un jeune homme
de trente ans ; il manifeste sa crainte au sujet de
l'Irlande ; mais pour puiser de nouvelles forces dans
le sentiment du danger, il termine son discours par
les paroles suivantes , qui produisent dans l'assem-
blée une sensation profonde : « Jamais aucun mi-
nistère ne se sera vu entouré de plus grands périls ;
j'invite les ministres qui seront nommés, quels qu'ils
soient, à bien peser dans leur esprit la vérité de cette
parole : Quand l'homme est réduit à l'extrémité, il
profite de l'occasion que Dieu lui fournit ! Tôt ou
tard, il faudra bien qu'on rende justice à l'Irlande. »
La véhémence d'O'Connell dans ses attaques
contre les tories n'est pas difficile à comprendre
quand on songe que tous les hommes de ce parti
n'imitaient pas la modération dont Peel leur donnait
l'exemple; que les protestants n'attendaient que la
chute du nouveau ministère pour entrer dans la
voie des réactions contre les catholiques. On sait
qu'une des principales diiTicultés contre lesquelles
ont à lutter la prudence et la fermeté de Peel , c'est
l'exaltation de plusieurs de ses partisans ; et quoi-
qu'on puisse espérer que le célèbre ministre saura
garder la ligne de modération tracée dans son dis-
cours, on ne doit pass'étonncrdi; l'attitude prise vis-
à-vis de son ministère par l'homme éminent sur qui
reposent essentiellement les intérêts de l'Irlande. Si
O'CONNELL. 217
les attaques d'O'Connell nous paraissent acerbes et
violentes, n'oublions pasqu' elles sont provoquées en
grande partie par cette fraction furibonde des tories
qui déclame contre le catholicisme avec la fougue
et l'emportement de Luther lui-même.
Comment veut-on que l'Irlande se tienne dans le
calme et l'indifférence, quand elle entend de nos
jours répéter encore a que le catholicisme est la
religion du diable, que ses prêtres ne méritent pas
plus de considération que ceux de Mahomet, qu'ils
ne sont pas plus vertueux que ceux du paganisme,
pas plus humains que ceux de Jaggrenat? » quand
l'un des nouveaux ministres, lord Lyndhurst, a
poussé l'aveuglement de la haine contre les Irlan-
dais jusqu'à les nommer « des étrangers par le
sang, par la langue et par la religion? » Sans nul
doute, un homme sensé ne peut pas approuver ce
qu'il y a de violent et même d'injuste dans le lan-
gage d'O'Connell, lorsque, dans ses diatribes con-
tre les torys, il leur jette à la face la honteuse
qualification de traîtres à leur reine, ou bien quand
il proclame la liberté civile et religieuse avec une
exagération qui la rendrait même nuisible à l'Ir-
lande; mais un excès appelle toujours un excès, et
quand la provocation est blessante, il n'est pas
étonnant que la défense dépasse les bornes de la
modération et de la vérité.
Malgré les violences que nous reconnaissons dans
O'Connell et que nous sommes les premiers à blâ-
mer, on ne saurait nier que la démagogie de cet
III. 13
218 O'CONNELL.
homme ne présente un caractère qui fait le plus
grand honneur à la rectitude et à la pureté de ses
vues, tout ea montrant surtout l'heureuse influence
du catholicisme sur de tels génies; caractère qui
nous semble n'avoir pas été suffisamment étudié,
quoiqu'il offre un contraste frappant entre O'Con-
nell et les autres grands tribuns de toutes les épo-
ques, entre le catholicisme et toute autre religion
ou philosophie.
Jamais peuple n'eut plus raison de se plaindre
que le peuple irlandais; jamais homme n'obtint une
popularité plus grande et plus durable que celle
obtenue par O'Connell; jamais ne furent entassés
plus d'éléments pour une conflagration populaire.
Et cependant, quoique la lutte dure déjà depuis
plusieurs années et qu'il suffît à l'éloquent tribun
de crier : aux armes! la paix règne encore en Ir-
lande, la révolution n'a pu prévaloir. Qu'on fouille
dans l'histoire ancienne et moderne, et l'on ne trou-
vera pas à coup sûr un pareil exemple. Les déma-
gogues ne se bornèrent jamais à de simples dis-
cours; et quand ils ont senti qu'ils avaient sur
le peuple une influence suffisante, quand ils ont pu
penser que la révolution serait populaire et trouve-
rait un appui dans les masses, ils en sont toujours
venus aux voies de fait; et le gouvernement, d'a-
bord attaqué par la parole, l'a bientôt été par les
armes. Le contraire est arrivé dans l'Irlande : h.
mesure qu'on a vu se former un grand centre d'a-
gitation politique et religieuse par l'Association na-
O'CONNELL. 219
tionale, les insurrections partielles ont considérable-
ment diminué; et le monde a pu contempler cel
étonnant phénomène de sept millions d'hommes
opprimés et mourant de faim, qui se sont bornés
pendant plusieurs années à faire entendre des plain-
tes et des menaces. Les guerres civiles provoquées
parles protestants ne sont pas tellement anciennes, les
révolutions* excitées par les philosophes sont encore
toutes récentes; ce n'est pas là certes que nous de-
vons chercher un exemple d'une aussi prodigieuse
patience. L'histoire nous apprend que le protestan-
tisme et la philosophie n'ont attendu que d'être as-
sez forts pour recourir aux armes : pour l'une et
l'autre de ces deux puissances,' il n'a jamais été
question de moralité, mais uniquement d'opportu-
nité.
Nous insistons sur ce fait remarquable, par la
raison qu'il résulte, à notre avis, de la combinaison,
en Irlande, de l'élément religieux avec l'élément
démocratique; la fougue de celui-ci s'est trouvée
tempérée par la sagesse de celui-là. En eiTet, la li-
gne de conduite du catholicisme, par rapport à la
civilisation, a toujours été de réformer sans détruire,
de régénérer les nations, mais toujours en comp-
tant sur l'action du temps, jamais par les boulever-
sements, le sang et les ruines.
Et cependant, malgré les douces influences du
catholicisme, nous ne voulons pas nous faire illusion
sur le point où en sont les choses; nous doutons fort
que le drame si passionné, dont O'Connell joue le
220 O'CONISELL.
principal rôle, puisse avoir un dénoûment pacifi-
que. Dans l'avenir de l'Irlande, il y a une révolu- '
tion. Les catholiques sont émancipés sans doute, ils
ont les mêmes droits que les protestants; mais là
n'est pas toute la question. La question de l'Irlande
est plus profonde, elle va jusqu'au cœur même de^.'^
la société, elle est intimement liée avec le système
de propriété territoriale. La question de l'Irlande
est une question de pain. Trois millions de pauvres
mendiants, deiix millions d'indigents à peine moins
malheureux, et cela dans un pays dont les proprié-
taires fonciers comptent leurs revenus par millions,
c'est un problème qui dépasse toutes les forces hu-
maines; non, la politique de l'homme ne parviendra
pas à le résoudre pacifiquement; il ne reste qu'une
chose à savoir, c'est le jour et le moment marqués
dans les secrets de la providence, ou bien, pour nous
servir de la terrible parole d'O'Connell, il reste uni-
quement à savoir quand viendra l'occasion de
Dieu. Lorsque l'heure aura sonné, ce serait pour
l'Irlande un immense bienfait que d'avoir à sa tête
un homme comme O'Connell. Si un tel bonheur
devait arriver à ce peuple infortuné, il y aurait à le
féliciter encore, lors môme qu'il devrait pour cela
s'imposer, pendant quelques années déplus, la riche
liste civile par laquelle il pourvoit à la grande exis-
tence du Tribun-Roi.
Les classes sont punies de leurs crimes aussi bien
que les individus; et l'aristocratie anglaise qui, sui-
vant l'expression de Francis Burdett, a laissé sur
O'COÎVNELL. 221
l'Irlande une trace de sang, ne peut échapper au
châtiment qu'elle a mérité. Par son effroyable sys-
tème de spoliation, de despotisme et de barbarie,
elle a inoculé le paupérisme à l'Irlande comme une
lèpre dont les ravages augmentent toujours; mais
l'Angleterre a gagné la lèpre, le paupérisme la
dévore à son tour, et l'avenir semble lui réserver
les plus terribles catastrophes. La crise qu'elle su-
bit est plutôt sociale que politique. Il ne s'agit plus
dans ce pays d'abolir quelques privilèges plus ou
moins honorifiques, ou d'étendre quelques droits
plus ou moins réels; la question est portée sur un
terrain bien plus glissant, bien plus dangereux,
puisqu'il est ouvert à toutes les passions de la classe
la plus nombreuse. Quand lord Russell, en vue de
conserver le pouvoir; quand O'Connell, dans le but
d'attaquer les torys, ont dit que la question était de
savoir si le pain serait cher ou bon marché, ils pou-
vaient être sûrs que leur parole aurait partout un
puissant écho et trouverait les plus ardentes sym-
pathies dans les classes nécessiteuses. '
L'aristocratie anglaise a fait souvent entendre
d' ameres récriminations contre O'Connell ; elle ne
songe pas que la mort de son terrible adversaire,
qui serait pour l'Irlande un irréparable malheur,
le serait peut-être aussi pour l'Angleterre elle-même,
gupposons, en effet, qu'à la mort d'O'Connell, un
autre tribun, héritant en partie de sa popularité, ne
se contente plus d'invectives et de menaces; mais
que, se prévalant au contraire de l'effervescence des
222 O'CONNELL.
esprits, dans une de ces situations critiques si fré-
quentes dans ce pays, il donne le signal de la révo-
lution; qu' arriverait-il? L'Angleterre a sans doute
étouffé bien des émeutes; viendrait-elle aisément à
bout d'une révolution? Elle avait auparavant affaire
au désespoir, à la faim, à la soif de la vengeance;
et maintenant elle aurait à vaincre les mêmes en-
nemis, mais secondés et coalisés par l'esprit natio-
nal que le libérateur a créé, soutenus et dirigés par
cette association qui a poussé dans le pays de si
vastes et de si profondes racines. Auparavant l'An-
gleterre n'avait en tête que d'obscurs conspirateurs ;
elle se trouverait maintenant face à face avec des
révolutionnaires éclairés, avec des hommes rompus à
toutes les manœuvres de la vie politique. Les ban-
des d'insurgés pourraient se transformer en armées
régulières, et les réunions nocturnes de quelques
conspirateurs deviendraient aisément une assemblée
nationale.
Tous les révolutionnaires anglais ont les yeux fixés
sur l'Irlande ; tous la regardent comme le grand
levier dans les bouleversements qu'ils projettent.
Qu'on lise les discours des chartistes dans ces tur-
bulentes réunions qui ont pour but d'exciter les
passions de la multitude : amélioration du sort de
l'Irlande, rappel de L'union, alliance avec l'Ir-
lande, ne cessent-ils de crier sur tous les tons; et
l'on n'aura pas toujours un O'Connell pour repous-
ser loyalement de telles avances. La conduite du
grand orateur a été, dans ces circonstances, em-
O'CONNELL. ^ 223
preinte d'autant de prudence que de dignité.
Jamais il n'avait repoussé des alliances qui, sans
blesser ses principes, pouvaient être utiles à sa
patrie; mais' comme cette fois il s'agissait pour le
peuple irlandais de s'unir à des hommes irréligieux,
le tribun chrétien n'a pas voulu le promettre. Voici
les paroles qu'il prononçait dans une réunion tenue
à Dublin, l'un des premiers jours de ce mois:
(t M. Hayes, dans une réunion qui avait lieu der-
« nièrement à Cork, recommandait au peuple d'en-
(Í trer en alliance avec les chartistes, qui se propo-
« sent d'abréger la durée du parlement et de
« donner plus d'extension au droit électoral. Pour
« moi, je repousse cette motion ; je ne veux pas
« m'associer aux chartistes , parce que je suis
« l'ennemi de la force. Je n'accepte ni coopération
« ni secours de la part d'hommes dont les déclama-
« tions anti-religieuses m'inspirent un profond dé-
« goût. Le peuple irlandais est religieux et moral,
« il ne doit pas avoir de semblables auxiliaires. La
« conscience des chartistes est souillée de trop de
« crimes, pour que je puisse jamais m' allier avec
« eux. »
Dans une autre réunion, tenue à Londres le 30
août dernier, après avoir peint avec les plus vives
couleurs l'injustice et la cruauté dont l'Irlande a
été si longtemps la victime, après avoir de nouveau
protesté de sa résolution inébranlable de travailler
sans relâche au rappel de l'union, il ajoutait ces
remarquables paroles : « Pour mettre fin à la ty-
52/l 0'C0>.NELL.
« rannie et rétablir notre indépendance nationale,
« nous ne devons pas avoir recours à la violence ni
« à reffusion du sang. Je le déclare ici : nous ne
« pouvons obtenir l'amélioration de notre sort que
« par des moyens vertueux. » Un homme qui, pour
entrer en opposition avec un ministère dont il n'at-
tend rien de bon, s'exprime avec autant de noblesse
et de modération, se concilie nécessairement l'es-
time générale et mérite bien qu'on lui pardonne les
excès de langage auxquels il est entraîné par une
position irritante et difficile.
Nous le répétons : le jour où le héros de l'Irlande
descendra dans la tombe, le jour qui verra un peu-
ple immense pleurer sur la tombe de son libérateur,
le jour où ce redoutable ennemi de l'aristocratie
anglaise aura disparu de l'arène, ce jour pourra
marquer l'inauguration d'un nouvel esprit dans la
marche de l'Irlande, et les plus graves complica-
tions pour le royaume-uni. La démocratie est un
élément qui se conserve difficilement dans sa pureté
première ; il est sans cesse dans un péril imminent
d'être détourné de son but par des intentions perfi-
des et corrompu par le mélange des mauvaises
passions et des intérêts personnels. Le rappel de
l'union devient chaque jour plus populaire; dans les
circonstances présentes, un parlement irlandais
deviendrait aussitôt une assemblée constituante; et
la révolution politique aurait infailliblement pour
résultat une révolution sociale. Et qui pourrait
répondre que, parmi les fureurs de la tourmente,
O'COKNELL. 225
la voix du catholicisme serait encore entendue et
ferait prévaloir les sévères maximes de la raison
touchant le droit de propriété ? Une révolution en
Irlande roulerait principalement sur ce point inévi-
table et fatal : violation de la propriété! c'est dire
qu elle aurait un des caractères les plus terribles
que puisse avoir une révolution.
L'Angleterre n'ignore rien de tout cela, elle
s'opposera donc de toutes ses forces à ce qu'on
fasse le premier pas sur cette pente funeste. Des
bouleversements tels que nous pouvons les craindre,
compromettraient gravement sa tranquillité inté-
rieure, déjà bien menacée par les ferments dange-
reux qu'elle renferme; elle cesserait d'ailleurs par
là même d'être inaccessible aux attaques des puis-
sances du continent. Arriverait-elle au port à travers
tant d'écueils? C'est là le secret de la Providence;
mais si l'orgueilleuse Babylone est tombée ; si Rome
a été foulée sous les pieds des barbares, il se pour-
rait bien peut-être que la reine des mers eût son
heure marquée dans les desseins de F Éternel. Une
révolution pourrait amener à leur complet dévelop-
pement les germes de mort qu'elle cache dans son
sein, et hâter le moment de la dissolution; une
nouvelle expédition conduite par un heureux et
hardi capitaine, et prenant l'Irlande pour point
d'appui, pourrait bien aussi montrer que le colosse
avait les pieds de fer et d'argile. Alors, quand les
voyageurs de l'Orient et de l'Occident, du Nord et
du Midi voudraient contempler les ruines de l'ai -
15,
226 O'CONNELL.
tière Albion, ils passeraient aux rivages de l'Irlande
pour visiter le tombeau d'O'Gonnell, et diraient en
le voyant : Ici repose l'homme qui prépara la chute
du colosse ; il crut être seulement le libérateur de
rïrlande, il fut le vengeur du monde.
LE SOGÎALÎSME.
(Troisième Arlicle.)
THÉORIES DE ROBERT OWEN.
L'homme, d'après Owen, est un composé d'or-
ganisation individuelle et d'influences extérieures;
de là résultent ses sentiments et ses convictions qui
sont à leur tour la source de tousses actes. L'homme,
ne pouvant modifier son organisation propre ni les
conditions sociales au sein desquelles il vit, il s'en-
suit que les sentiments, les convictions, les actes
qui émanent de cette double cause, sont nécessaires
et forcés; l'homme n'y peut rien, il les subit et ne
les dirige pas; tout cela se passe en dehors de son
influence et de son consentement; de telle sorte que
l'individu reçoit d'une manière fatale des idées
vraies ou fausses, sans qu'il lui soit possible de dé-
sirer les unes ou de repousser les autres. Son ca-
ractère est un fait accidentel, indépendant de sa
volonté, puisque sa volonté elle-même, toujours
d'après le réformateur, est le résultat de convic-
tions nécessaires et de sentiments esclaves qui n'opt
228 LE SOCIALISME.
ni spontanéité ni liberté. D'où il résulte, en déiini-
tive, que l'homme étant à la fois le jouet de son
organisation, sur laquelle il ne peut rien, et de son
éducation sociale, contre laquelle il ne saurait réa-
gir, c^est commettre la plus choquante injustice que
de le rendre responsable de ses paroles et de ses
actes, puisqu'il y est entraîné par un concours de
circonstances irrésistibles.
Owen n'avait pas besoin de recourir à des ex-
pressions aussi pompeuses pour développer une
théorie qui n'a rien de nouveau, qui n'est qu'un
misérable plagiat de l'école matérialiste, une théorie
qui ne jette aucune lumière sur ce qu'ont dit, dans
tous les temps et dans tous les pays du monde, ceux
qui formaient le projet insensé de rabaisser l'homme
au niveau de la plante. Les philosophes qui ont nié
l'existence de l'àme humaine devaient nécessaire-
ment, et par voie de conséquence, prétendre que
l'homme n'est qu'un composé d'organisation indi-
viduelle et d'influences extérieures. Du moment, en
effet, où l'on ne reconnaît plus en lui une intelli-
gence distincte de son corps, il est évident qu'il
n'y reste plus qu'une organisation matérielle, de
quelque nom qu'on veuille l'appeler, sujette aux
modifications qu'elle reçoit des influences extérieu-
res. Dans une telle hypothèse, il est évident aussi
que les sentiments, les convictions et tous les actes
de l'homme sont le résultat de combinaisons pure-
ment corporelles; que dès lors l'homme ne peut
être responsable en aucune façon de ses actions ou
THÉORIES DE ROBERT OWE^. 229
de ses volontés, puisqu'il manque absolument de
toute liberté personnelle, et qu'il est poussé àTexer-
cice de ses facultés par une force non moins irré-
sistible que celle, par exemple, qui précipite les
corps abandonnés à eux-mêmes vers leur centre de
gravité.
On demeure frappé de surprise et de terreur,
en voyant une théorie par laquelle on prétend ré-
former le monde, inaugurée sous d'aussi funestes
auspices que le sont la négq,tion de l'esprit de
l'homme, la destruction de sa liberté et celle de sa
responsabilité morale, en entendant proclamer,
avant tout, que nous ne sommes autre chose qu'un
peu de matière organisée, que toutes nos pensées,
toutes nos volontés et tous nos actes sont les faits
nécessaires et naturels de cette organisation, que
nous sommes, par conséquent, à leur égard, sans
initiative et sans puissance, et que nous n'avons
qu'à nous abandonner à nos instincts, comme le
pendule à ses oscillations. Cette impression de ter-
reur est bien plus vive encore quand on se demande
ce que deviendrait l'humanité si de telles doctrines
venaient à prévaloir; non-seulement enverrait dis-
paraître l'idée même de la vertu et du vice, puis-
qu'on ne saurait comprendre ces deux choses sans
liberté; non-seulemeni on verrait disparaître les
notions du bien et du mal, puisqu'il serait absurde
de les appliquer à la matière organisée; non-seu-
lement, enfin, on verrait s'évanouir toute espérance
et toute pensée de la vie future ; mais la vie présente
'2'Ó0 LE SOCIALISME.
elle-même perdrait d'un même coup tout ce qu'elle
cl de grand et de sublime, de réel et de vrai.
Que sont les idées, si on ne leur donne pour siège
un esprit immortel, si l'on n'y voit qu'un produit
de la matière organisée?. Les sentiments les plus
purs, les plus beaux, les plus sublimes, à quoi se
réduisent-ils, quand on les considère comme le ré-
sultat de l'organisation physique? L'homme lui-
même, l'homme tout entier, perd la dignité de sa
nature, n'est plus à nos yeux ce qu'il était aupara-
vant, du moment où nous ne voyons plus en lui ni
mérite ni démérite, ni vice ni vertu, du moment où
nous l'avons dépouillé de sa responsabilité morale,
de sa liberté, de son âme elle-même. Ce n'est plus
un être fait à l'image et à la ressemblance de Dieu,
il n'y a plus pour lui ni grandes destinées à rem-
plir, ni généreuses entreprises à tenter. Misérable
accident de matière organisée, atome impercepti-
ble perdu dans ce vaste univers, jeté sur la terre
sans savoir par qui ni pourquoi, il subit les tristes
conditions de son existence et se traîne comme un
faible vermisseau sur ce tas de poussière et de boue
qui lui fut assigné pour demeure. Soumis aux lois
de l'inexorable nécessité, il ne peut rien ni pour
changer ni pour améliorer son sort ; ses actions, ses
volontés, ses pensées, ses sentiments et ses instincts,
tout ce qu'il est et tout ce qu'il a, tout dépend de
l'organisation qui lui est échue en partage, et des
circonstances extérieures au milieu desquelles il a
été placé. S'il exerce un acte qui lui semble ver-
THÉORIES DE ROBERT OWEN. 231
tiieux et qui laisse au fond de son âme la douce sa-
. tisfaction d'un devoir accompli, il doit repousser
une idée qui lui fait tant de bien, comme une vaine
illusion, comme une erreur condamnée par la véri-
table philosophie : cet acte qui lui semble vertueux,
en effet, n'est autre chose que le produit de son or-
ganisation matérielle; il n'a donc pas eu de mérite
à l'accomplir, il n'a satisfait à aucune obligation,
puisqu'il serait absurde d'appliquer aux opérations
de la matière les noms de mérite et de vertu.
S'il était possible que l'humanité vînt un jour,
mais un seul jour, à professer une si funeste doc-
trine, elle se sentirait aussitôt dégradée à ses pro-
pres yeux; son front s'abaisserait vers la terre
comme celui des animaux privés de raison, tout
noble sentiment cesserait de battre dans sa poitrine,
le flambeau de son intelligence s'éteindrait, sa vo-
lonté perdrait tout élan et toute énergie, et l'homme,
abandonné aux seuls instincts de la brute, verrait
tomber de sa tête le diadème qui convient au roi
de la création.
Mais c'est en vain que l'orgueil s'obstine, dans
son aveuglement, à créer d'horribles systèmes ayant
pour but de détruire ce cjui, de sa nature, est indes-
tructible et immortel. Le sentiment de la liberté
repose au fond de notre conscience ; c'est en vain
que nous tenterions de le suffoquer ; une voix inté-
rieure nous cht incessamment cjue nous sommes
libres ; avant d'agir, nous sentons invinciblement
que nous pouvons ne pas agir ; quand nous faisons
232 LE SOCIALISME.
une chose, nous sentons avec une égale énergie que
nous pourrions en faire une autre; et si parfois nous
voulons expérimenter la force et retendue de notre
libre arbitre, nous voyons que cette faculté est sans
limite et qu'elle s'étend depuis l'acte le plus sage
et le plus judicieux jusqu'à l'acte le plus extrava-
gant et le plus ridicule.
La responsabilité qui pèse sur nous ne nous est
pas moins évidente. Quand nous avons fait quelque
chose de bien, nous éprouvons un plaisir indicible,
provenant de l'approbation tacite de notre propre
conscience ; une action de vertu laisse au fond de
notre àme une impression de bonheur surhumain,
semiblable au suave parfum que laisse exhaler une
fleur en ouvrant sa corolle. Quand nous nous som-
mes, au contraire, éloignés du devoir, quand nous
avons commis une action mauvaise ou bien omis
une action à laquelle nous étions obligés, le remords
s'empare aussitôt de notre cœur, une voix intime
s'échappe des plus secrets replis de notre âme pour
nous reprocher notre crime ou notre lâcheté; en
vain réussirions-nous à nous disculper aux yeux des
autres, en vain recourons-nous à tous les subterfuges
pour nous défendre au tribunal de notre conscience,
en vain nous fuyons-nous nous-mêmes, pour ne plus
entendre cette voix importune et terrible ; elle nous
poursuit au sein même de nos distractions, de nos
plaisirs, de notre dissipation la plus eiTrénée; elle
nous poursuit le jour et la nuit, dans la veille et
dans le rêve, dans la santé et dans la maladie, dans
THÉORIES DE ROBERT OWEN. 233
le malheur et dans l'infortune ; elle va nous redi-
sant sans cesse : Tu as commis une action mau-
vaise !
Mais suivons le réformateur dans ses folles théo-
ries. Le bonheur, selon lui, le véritable bonheur,
fruit de l'éducation et de la santé, consiste dans le
désir d'augmenter le bien-être de nos semblables,
d'agrandir les connaissances humaines, par l'asso-
ciation d'êtres sympathiques, par la bienveillance
et la charité, en dehors de toute superstition, dans
le culte même de la vérité et l'usage complet de la
liberté individuelle. Que signifie cet assemblage de
mots, venant à la suite des principes que nous ve-
nons de réfuter? Qu'est-ce que la bienveillance,
qu'est-ce que la charité dans des êtres dont la na-
ture n'est autre chose qu'un peu de matière orga-
nisée? Qu'est-ce que le culte de la vérité, qu'est-ce
que l'usage complet de la liberté individuelle, si
cette liberté n'existe même pas, si tous les actes de
l'homme sont le résultat d'une invincible nécessité?
C'est ainsi qu'on cherche à couvrir l'erreur et la
pauvreté des idées pardes paroles pompeuses etbril-
lantes. C'est ainsi qu'on halluciné des esprits sans
défiance, en entassant des expressions dénuées de
tout sens dans la théorie à laquelle on les applique.
Puisque tout ce qui avait existé jusqu'à ce jour était
si grossier, si erroné, si mauvais de tout point, com-
ment se fait-il que vous preniez aux anciens systè-
mes leurs idées el jusqu'à leurs expressions? Qui
vous a donc appris à nommer la bienveillance, la
234 LB SOCIALISME.
charité, le culte de la vérité, l'usage de la liberté
individuelle, si ce n'est la doctrine elle-même que
vous repoussez avec dédain? Ah ! c'est que, sans le
secours de cette vieille langue chrétienne, vous
seriez forcé d'en inventer une au service de vos
théories, et que cette langue nouvelle, si elle ren-
dait exactement vos idées, serait le comble de la
dégradation et de la folie; c'est que vous n'oseriez
pas présenter cet affreux idiome à des individus
qui n'auraient pas entièrement perdu le sentiment
de leur dignité personnelle. Ainsi, quand vous par-
lez de charité, quand vous posez en principe le
désir de faire du bien à ses semblables, quand vous
répétez ces expressions si belles dans leur cadre
naturel, ou bien ces expressions n'ont aucun sens
dans votre système, ou bien elles expriment des
idées repoussantes et honteuses.
Selon vos principes , l'homme qui se montre
bienveillant et qui fait du bien aux autres, n'ac-
complit rien de noble, rien de généreux, rien qui
mérite la reconnaissance de ceux auxquels il pro-
digue ses bienfaits; car, en agissant de la sorte, il
fait une chose dont il ne peut s'empêcher, il obéit
à une nécessité irrésistible, il ne fait pas autre
chose que la pluie qui tombe par la loi de la pesan-
teur sur une terre altérée, la rafraîchit et la fertilise.
Analysez bien vos idées; formez un dictionnaire
qui en soit l'expression fidèle, et tâchez d'y intro-
duire, si vous le pouvez, les mots de bienveillance
et de charité.
THÉORIES DE ROBERT OWEN. 235
D'après Owen, la science sociale comprend celle
des lois de la nature, l'exacte théorie de la produc-
tion et de la distribution des richesses, la connais-
sance de tous les progrès humains, celle même
du gouvernement des sociétés. Et quelle sera la
religion d'un semblable système? Pas d'autre que
la religion de la charité, religion cjui se montre
assurément bien réservée sur tout ce qui dépasse
la portée de notre intelligence, mais qui doit cepen-
dant admettre un Dieu créateur, éternel, infini. On
peut craindre que cette profession de foi ne soit
une vaine formule, un tribut hypocrite payé aux
croyances de l'humanité, qui serait infailliblement
saisie d'horreur si l'on venait à lui prêcher le pur
athéisme. Aussi, quand il s'agit de rendre un culte
à ce Dieu créateur, éternel, infini, l'auteur du sys-
tème rationnel n'exige pas d'autre adoration que
l'obéissance à cette loi instinctive, qui oblige
l'homme à vivre selon les impulsions de sa nature,
'et d'atteindre ainsi la fin de son existence. Cette fin
est la pratique de la bienveillance mutuelle et le
désir toujours croissant de nous rendre heureux les
uns les autres, sans distinction de race, de sang,
ou de couleur. La religion est la recherche de la
vérité, l'étude des faits et des circonstances qui
produisent le bien et le mal : s'aimer, se bien diri-
ger, vivre heureux et tranquille, voilà ce qui plaît
à Dieu. D'une théorie matérialiste, on comprend
qu'il ne pouvait résulter qu'une morale matéria-
liste; on comprend aussi que, lorsqu'on ne voit dans
236 LE SOCIALISME.
r homme qu'une organisation physique, on ne parle
ni de récompenses, ni de châtiments réservés pour
une autre vie, on n'admette ni espérances ni ter-
reurs qui s'étendent au-delà du tombeau. Si l'homme
n'est qu'une poignée de poussière, il est naturel, il
est juste de le laisser dans la poussière, il ne faut pas
lui parler d'un avenir après la mort, puisque la
mort est tout simplement un souiïle qui brise une
organisation fragile et périssable.
La science du gouvernement , dans le système
d'Owen, consiste à fixer sur des bases rationnelles
la nature de l'homme et les conditions requises pour
son bonheur ; un gouvernement rationnel doit pro-
clamer avant tout la liberté absolue de conscience,
l'abolition de toute récompense et de toute peine,
source de toutes les inégalités sociales, et enfin
la négation de toute responsabilité personnelle,
puisque l'homme est esclave de ses propres ac-
tions.
Si l'homme agit mal, toujours dans le système du
réformateur, ce n'est pas à lui qu'il faut s'en pren-
dre, mais bien aux circonstances fatales dans les-
quelles il se trouve placé. Un criminel n'est autre
chose qu'un homme infirme, et si son infirmité va
jusqu'à menacer le bien ou la vie de ses semblables,
qu'on lui ouvre un hospice préparé pour les mora-
lités malades. Quand l'homme ne sera plus entouré
que de circonstances capables de lui inspirer le
bien, les infirmités de cette nature seront extrême-
ment rares ; et quand elles viendront à se produire,
THÉORIES DE ROBERT OWEN. 237
le gouvernement rationnel y pourvoira par le
moyen d'un Gharenton ou d'un Bedlam.
Le principe en vertu duquel on nie la liberté
humaine, et par là même toute sorte de responsabi-
lité, entraîne par voie de conséquence l'obligation
de ne voir dans un criminel qu'un malade, et rien
de plus. Si nous supposons, en effet, que les actions
de l'homme n'émanent pas de son libre arbitre, e^
qu'elles sont le résultat naturel d'un instinct auquel
il ne saurait résister , il faut en conclure que le vo-
leur, l'homicide, et les criminels de toute espèce,
ne commettent point leurs attentats avec une véri-
table délibération, et qu'ils obéissent uniquement
à une loi de leur nature. De telle sorte que l'homme
qui plonge un poignard dans le sein de son père ou
de son frère, ne fait que suivre l'impulsion de son
organisation particulière et des circonstances qui
l'entourent; il ne peut pas davantage se soustrain^
à de telles actions, qu'il ne peut s'empêcher d'é-
prouver une sensation de douleur quand il reçoit
une blessure.
Il ne semble pas possible qu'on ose, à la face du
monde civilisé, afficherdes doctrines, non-seulement
en si complète opposition avec le sens commun, aver-
ie cri de la conscience , avec le consentement du
genre humain, avec les lois et les mœurs de tous les
pays, mais de plus uniquement propres à déchaîner
toutes les passions, à donner naissance à tous les for-
faits; et ce qu'il y a de plus étonnant, c'est qu'une
théorie qui fut toujours le trait distinctif des sectes
238 I.E SOCIALISME.
les plas penerses, nous soit maintenant présen-
tée comme une invention merveilleuse, comme une
source inépuisable de bonheur et de prospérité.
Dans tous les temps on a reconnu que les hom-
mes sont plus enclins les uns que les autres au bien
ou au mal ; la différence des inclinations et des ca-
ractères est une chose si généralement proclamée ,
que dans tous les idiomes do l'univers on trouve
des mots pour exprimer cette différence; le bon
sens a toujours également distingué une inclination
plus ou moins forte d'une véritable folie. Dans le
premier cas, quelque violente que cette inclination
puisse être, on a toujours reconnu l'usage de la
liberté dans l'homme qui l'éprouve, on l'a toujours,
par conséquent déclaré responsable de ses actes :
dans le second cas, l'homme, étant entièrement dé-
pour\'u de raison , était considéré comme la brute
qui obéit à d'aveugles instincts auxquels elle ne
saurait résister. Déclarer maintenant que tous les
hommes sans exception se trouvent dans ce dernier
cas, c'est proclamer la démence universelle; et le
genre humain a sans doute le droit de renvoyer un
pareil outrage à celui qui le lui fait.
Avec une si belle théorie, on comprend sans peine
ce que serait la société imaginée par Owen. Les
hommes n'ayant plus ni récompense à espérer ni
châtiment à craindre, seraient sans aiguillon pour le
bien, et sans frein pour le mal ; -celui qui concevrait
l'idée de voler le bien de son voisin, d'a.ssassiner un
ami, de déshonorer une femme, d'incendier une
THÉORIES DE ROBERT OWEN. 239
maison ou de commettre tout autre acte semblable,
n'aurait autre chose à redouter, si ce n'est d'être
considéré tout au plus comme un homme atteint de
la maladie du vol, de celle de l'assassinat, et ainsi
de toutes les autres ; et comme, en s' abstenant de
commettre fréquemment de pareils attentats, il réus-
sirait peut-être à persuader que son infirmité n'est
pas dangereuse, et que l'excès dans lequel il est
tombé n'est qu'un accident passager, il pourrait
éviter encore d'être renfermé pour un temps consi-
dérable dans un Charenton ou un Bcdlam. Cepen-
dant, et malgré la complète évidence des funestes
résultats qu'entraîneraient infailliblement de si dé-
solantes doctrines, Owen se flatte qu'elles auraient
pour effet de créer un paradis sur la terre et d'orga-
niser une société où les hommes seraient des anges.
Le principe de cette société serait la vie commune,
c'est-à-dire une vie dans laquelle chaque individu,
travaillant selon ses moyens et son industrie, rece-
vrait tout ce dont il aurait besoin. Dans cette com-
munauté, l'éducation devrait être la même pour
tous, invariable, uniforme et du^gée de telle sorte
qu'elle ne fît naître que des sentiments vrais et libres,
conformes par-dessus tout aux lois évidentes de
notre nature. Dans de telles conditions, avec ce
concours de circonstances extérieures, la propriété
individuelle deviendrait inutile, et l'égalité parfaite,
la communauté absolue seraient les seules règles
possibles de la famille.
Owen pense qu'on pourrait à la suite abolir tous
240 LE SOCl.VLISME.
les signes distinctifs de la richesse individuelle, et
que la communauté remplacerait même la famille.
Chacune de ces communautés serait composée de
deux ou trois mille individus consacrés à des tra-
vaux, industriels ou agricoles, combinés de manière
à ce qu'ils pussent satisfaire à toutes les nécessités
essentielles. Les diverses communautés seraient liées
entre elles et formeraient une sorte de congrès ; on
ne reconnaîtrait dans chaque communauté d'autre
prééminence que celle des fonctions, lesquelles dé-
pendraient toujours de l'âge. Jusqu'à l'âge de quinze
ans, l'individu recevrait son éducation; il entrerait
ensuite dans l'ordre des travailleurs ; les agents les
plus actifs seraient les jeunes gens de vingt à vingt-
cinq ans ; ceux de vingt-cinq à trente veilleraient à
la conservation et à la distribution de la richesse
sociale produite par les premiers ; les hommes de
trente à quai'ante ans seraient chargés du mouve-
ment intérieur de la communauté ; ceux de qua-
rante à soixante régleraient les rapports des com-
munautés entre elles ; un conseil de gouvernement
présiderait enfin à toute organisation matérielle,
intellectuelle et morale.
Jusqu'à nos jours on avait cru qu'il était extrême-
ment dangereux d'oter tout frein aux passions ; dans
tous les pays du monde, sous toutes les formes de
gouvernement, au sein de toutes les religions, de
tous les systèmes philosophiques même non dépour-
vus de sens commun, on avait regardé comme une
indéclinable nécessité la répression de ces aveugles
THÉORIES DE ROBERT OWEN. 241
instincts qui se proposent une satisfaction momen-
tanée, qui n'ont d'objet que le présent et ne portent
jamais un regard de prévoyance sur l'avenir; de ces
penchants grossiers qui nous poussent vers leur but,
sans se préoccuper des funestes conséquences que
leur satisfaction doit entraîner, qui nous rendent
sourds à la voix de l'honneur comme à celle de la
conscience, à toutes les nobles inspirations renfer-
mées dans le nom de moralité, pourvu que notre
coupable désir soit accompli. La répression avait
été jugée nécessaire, indispensable, parce que l'expé-
rience a montré c{ue si nous laissons agir librement
les inclinations de la nature corrompue elles nous
dégradent, nous avilissent, nous rendent malheu-
reux, nous font descendre au niveau de la brute, et
finissent toujours par dévorer notre fortune , notre
santé, notre existence elle-même. La faculté donnée
à l'homme de résister à ces funestes entraînements,
la liberté qu'il possède d'agir dans un sens con-
traire, avait toujours été considérée comme l'un do
ses plus beaux apanages, l'un des traits caracté-
ristiques de sa nature, l'un des plus grands bienfaits
du Créateur, et celui qui le plaçait à la tête de la
création. Celui qui, se trouvant tenté par une pas-
sion violente qui l'entraînait vers un acte criminel,
faisait un généreux effort pour la vaincre et pour
suivre le chemin de la vertu, était regardé comme
un véritable héros et proposé comme tel à l'imita-
tion de ses semblables. Voilà quel était l'homme par
excellence ; celui-là avait montré la dignité humaine
III. 14
2/l2 LE SOCIALISME.
dans toute sa splendeur ; celui-là avait noblement
usé de sa raison et de sa liberté ; celui-là se trou-
vait avoir correspondu aux desseins que l'auteur de
son être s'était proposés, en le faisant à son image
et à sa ressemblance. Dieu ne voulait pas, en effet,
que cette créature privilégiée fût guidée par les
instincts de la bmte ; il lui donna pour guide la
raison, ce magnifique reflet de la vérité divine, ce
flambeau lumineux qui nous montre le bien et le
mal , qui nous découvre le droit sentier de la vie,
mais sans nous forcer à le suivre, en nous laissant
même la liberté de choisir celui de la perdition et
de la mort.
De cette sublime théorie, principe et base de la
science de l'homme, découlent logiquement les idées
de vertu, de devoii'à pratiquer, d'obligations à rem-
plir, les idées d'abnégation et de dévoûment, de
patience dans les travaux, de force dans les adver-
sités, de sérénité dans les tribulations, d'héroïque
résignation dans la perte des biens, de la santé, de
la vie même ; la pensée, en un mot, de tout souffrir
plutôt que de souiller sa conscience par un acte re-
prehensible. Avec nos vieilles croyances , l'huma-
nité se comprend dans ce qu'elle a de beau, de
grand et de sublime; l'homme, quoique sujet à
bien des misères et des défauts, est encore une
noble créature cjui porte au front l'empreinte du
sceau divin ; son bonheur n'est pas dans les plaisirs
de la terre, sa destinée n'a pas le tombeau pour li-
mite ; c'est un illustre proscrit qui passe un certain
THÉORIES DE ROBERT OWEN. 2/l3
nombre d'années loin de sa patrie, sous le poids
d'une mystérieuse douleur, dans cette vallée de
larmes, mais qui porte au fond du cœur F ineffaça-
ble espérance de retourner un jour à sa terre na-
tale et d'y jouir de la félicité pour laquelle il a été
créé. Fils du ciel, c'est au ciel qu'il dirige sa course ;
si parfois il s'écarte du chemin et se laisse entraîner
à des égarements que sa conscience ne tarde pas à
lui reprocher, son âme a été faite pour la possession
de Dieu : elle ne saurait dès lors rencontrer une
pleine satisfaction dans les joies du monde visible ; '
elle sent au milieu de toutes ses joies, dans l'abon-
dance de tous les biens, un malaise profond, un vide
inexprimable ; elle comprend qu'il ne lui sera donné
d'être heureuse, selon toute l'étendue de ses désirs
et de ses pensées, que lorsqu'elle aura franchi les
barrières du monde futur, et qu'elle pourra de la
sorte s'unir au Dieu qui la forma pour lui-même, et
se plonger dans cet océan de lumière et d'amour.
Ces grandes et sublimes destinées faites à
l'homme ne sont que de vaines illusions dans le
système d'Owen ; toutes ces vertus que nous avons
énumérées, l'abnégation, le désintéressement, la
résignation, la force, l'héroïque résistance à tous les
mauvais penchants, ce glorieux ensemble de devoirs
imposés à l'homme, et dont le nom seul l'ennoblit
et le fortifie, tout disparaît du moment qu'il n'a plus
de liberté, du moment où nous sommes fatalement
les esclaves des nos inclinations, quand on nous dé-
clare qu'il est inutile de lutter contre elles, que nous
244 LE SOCIALISME.
n'avons rien de mieux à faire qu'à nous abandonner
à nos instincts, à jouir par conséquent du plaisir
actuel, sans nous préoccuper de l'avenir, quand on
essaie de nous persuader que nous vivrons ainsi
d'une manière conforme aux lois de la nature, en
harmonie avec le but de notre création, agréable
aux yeux de Dieu, qui n'exige pas de nous d'autre
culte.
Pour des hommes qui sentent battre dans leur
poitrine un cœur noble et généreux, de semblables
théories cessent d'être dangereuses : elles ne sont
plus que blessantes pour la dignité humaine. Nous
aimons à penser que l'homme, tout faible qu'il est,
quoique sujeta bien des misères, n'abdique pas ai-
sément les titres de sa noblesse et les caractères de
sa grandeur ; malgré sa déchéance et ses longues
infortunes, il nous apparaît comme le descendant
d'une race illustre, qui se plaît, dans le malheur, à se
rappeler la gloire de son berceau , à montrer dans
son langage et dans ses manières les preuves irré-
cusables de sa grande origine. Non, l'humanité n'a
pas les yeux tournés vers les horizons que lui pré-
sente Owen ; un tel avenir ne va pas à sa nature, et
si elle le regardait comme prochain, bien loin de
s'élancer de ce côté, elle ferait entendre un cri de
répulsion et d'horreur, semblable à l'infortuné qui,
jouissant encore de la lumière des cieux , se voit
tout-à-coup condamné à descendre vivant dans les
épaisses ténèbres d'un humide cachot.
Si tel est le système d'Owen, considéré au point
THÉORIES DE ROBERT OWEN. 245
de vue de la dignité et delà moralité, il n'est guère
plus séduisant' quand on l'étudié sous les rapports
des résultats économiques. 11 établit la vie commune
sur l'étrange fondement d'une liberté absolue laissée
h toutes les passions; et c'est 1;\ justement le genre
de vie le moins réalisable sans la répression de nos
passions et de nos instincts. Le christianisme seul a
pu la réaliser un jour d'une manière sublime ; mais
comment? en lui donnant pour base l'abnégation,
le désintéressement, la mortification de la chair, le
renoncement à la volonté propre, avec l'obligation
faite à chaque individu de s'offrir pour tous en holo-
causte, tantôt en se vouant à la pénitence dans les
solitudes et les déserts, tantôt en se consacrant au
soulagement des malheureux , à la consolation des
affligés, au rachat des captifs, à l'instruction de
l'enfance, à la conversion des pécheurs, à la propa-
gation de la foi, à la régénération des peuples en-
core assis dans les ténèbres et dans les ombres de
la mort.
C'est ainsi, mais uniquement ainsi qu'on com-
prend la possibilité de la vie commune; car c'est
ainsi que les passions et les intérêts personnels
peuvent cesser de lutter ensemble, de manière à ne
plus jeter le désordre dans la société , ni l'exposer
par conséquent aux bouleversements les plus terri-
bles; c'est ainsi qu'on comprend la vie commune,
parce que les intérêts individuels chsparaissent, que
les passions sont calmées et domptées, que tout con-
verge vers un but commun, que tout rentre dans le
14.
246 LE SOCIALISME.
plan du Créateur, que tout, en un mot, est gouverné
par une seule volonté régnant sur toutes les autres
au nom sacré du devoir.
Laissez, au contraire, exister dans toute leur force
les intérêts individuels , laissez aux passions toute
leur vigueur et toute leur impétuosité, abandonnez à
leur appétit sans tVein toutes ces puissances aveugles,
et vous verrez avec quelle violence elles se ruent les
unes contre les autres, comment elles finissent par
s'entre-détruire, mais sans produire cette fois la
magnifique harmonie rêvée par le novateur réfor-
miste.
Le sentiment personnel étant étouffé, l'individu
se trouvant absorbé dans la communauté, l'âme
humaine serait privée de tout ressort, végéterait dès
lors dans l'inaction, s'il n'existait pour elle des mo-
tifs supérieurs capables de lui imprimer le mouve-
ment. Vous persuadez-vous par hasard que ce reli-
gieux détaché de tout intérêt propre, de toute vo-
lonté personnelle, qui se laisse gouverner par un
autre avec une soumission absolue, pensez-vous,
dis-je, qu'il ne conserve pas au fond de son cœur un
principe d'action et de vie, quand vous le voyez en-
treprendre avec bonheur les plus grands travaux,
se plaire uu sein de toutes les douleurs, se jouer de
toutes les entreprises ? Dans son extérieur, dans sa
conduite, dans ses discours, vous ne voyez plus
l'homme, mais uniquement le membre de la société
à laquelle il appartient; pénétrez toutefois dans
le secret de son âme. tùchez de le surprendre dans
TUÉORIES DE ROBERT OW'EK. 247
les douces effusions de l'amitié, dans les transports
de l'enthousiasme, dans l'explosion du feu sacré qui
brûle au fond de son'xœur ; vous verrez que le dé-
tachement des biens de la terre est accompagné d'un
ardent désir des trésors célestes, qu'aux affections
humaines a succédé l'amour divin, que les grossiers
plaisirs des sens sont remplacés par les doux ravis-
sements de la religion, par le bonheur d'aimer Dieu,
d'aimer ses semblables, d'offrir constamment sa vie
en holocauste pour la gloire de l'un et la félicité des
autres.
Oii sont ces glorieux mobiles dans l'organisa-
tion sociale imaginée par Owen? Là on prétend
aussi c[ue l'individu, la famille et tous les intérêts
personnels soient sacrifiés au profit de la commu-
nauté. Mais comment? par un raffmement d'é-
goïsme, par un secret retour du sentiment indivi-
duel; et cela, parce qu'on n'aurait plus à craindre
de manquer du nécessaire, parce qu'on aurait l'as-
surance que le travail des autres membres de la
société pourvoira à tout ce que peut réclamer le
soutien, le plaisir même de la vie, n'importe le de-
gré d'intensité qu'on apporte soi-même dans le tra-
vail dont on est chargé.
Quelle serait la conséquence inévitable d'un pa-
reil état social? La paresse, l'indolence la -plus
complète, un libre cours donné à tous les mauvais
instincts, aux passions de toute sorte, avec la certi-
tude que, pendant la courte durée que poun^ait avoir
une société de ce genre, régnerait la plus étrange
248 LE SOCIALISME.
injustice dans la distribution des richesses commu-
nes, et que les hommes les plus paresseux et les plus
pervers profiteraient des sueurs des ouvriers labo-
rieux et sincères.
L'essai fait en Amérique, par Owen lui-même,
aurait dû le convaincre de ces vérités. Ce qui est
arrivé à Nouvelle-Harmonie n'est pas un fait acci-
dentel, mais un exemple de ce qui ne manquerait
jamais d'arriver, sans distinction de temps ni de
pays. Owen, s' obstinant à fermer les yeux sur les
vices radicaux de son système, attribue le déplora-
ble résultat de sa tentative aux éléments dont sa
colonie était composée ; il ne veut pas faire atten-
tion que le mal dont il se plaint se trouverait par-
tout et toujours, à un degré plus ou moins intense;
qu'en supposant même une réunion d'hommes doués
d'intelligence et de moralité, les inconvénients,
pour ne pas se produire tout-à-coup, n'en seraient
pas moins inévitables, amèneraient tôt ou tard la
ruine de l'institution, et que cette institution, enfin,
bien loin d'améliorer l'humanité, ne ferait que la
corrompre tous les jours davantage, jusqu'à ren-
dre toute réunion impossible.
Se plaindre incessamment des hommes, de leur
défaut d'instruction et d'éducation, de leurs mau-
vais instincts, de leurs inclinations perverses, de
leurs habitudes vicieuses, c'est, après tout, vouloir
résoudre un problème, sans tenir compte d'une des
données les plus essentielles. Dans tout projet de
réforme, dans tout nouveau plan d'organisation se-
THÉORIES DE ROBERT OWEN. 249
ciale, il importe de prendre les hommes tels qu'ils
sont, et non précisément tels qu'on voudrait les
rendre.
Lors même que le système d'Owen serait parfai-
tement rationnel et juste, il suffirait qu'il exigeât
dans son application des préparatifs impossibles,
pour qu'il dût être regardé comme une utopie et
une chimère. Mais le plus grand mal n'est pas d'exi-
ger, de la part des hommes, des dispositions d'es-
prit et de cœur qu'on ne saurait y rencontrer ; le
mal est surtout en ce que, pour les disposer de la
sorte, on commence par ruiner en eux ce qu'il y a
de bien, en détruisant le sentiment de leur dignité
propre, en niant la liberté, la responsabilité morale,
la conscience, tout ce qui constitue l'homme, dans
la noble acception de ce mot, en ôtant tout frein
aux passions, en exaltant l'amour du plaisir, en s'ef-
forçant d'établir cette doctrine : que toute notre
destinée se borne à passer sur la terre une vie
douce et agréable. N'est-ce pas là briser tous
les ressorts qui peuvent conduire au bien et tous
les freins qui peuvent retirer du mal? n'est-ce pas
abandonner l'homme à toute l'impétuosité de ses
penchants, sans but, sans guide, sans soutien,
comme un vaisseau désemparé de toutes ses aides,
au milieu des tempêtes de l'Océan?
Cette rapide analyse des doctrines d'Owen est
une confirmation éclatante du principe que nous
avons d'abord posé, à savoir, que les hommes qui
considèrent la société, en dehors des lumières du
550 LE SOCIALISME.
christianisme, se trompent misérablement sur la
cause de nos maux et sur les remèdes qu'il faudrait
appliquer. Ils se montrent de tristes philosophes
quand ils se proposent d'expliquer le malaise du
genre humain, et des hommes d'État bien plus tris-
tes encore, quand ils proposent les plans d'après
lesquels ils organiseraient la société.
DE L'INFLUENCE DE LA SOCIÉTÉ
SUR LA POÉSIE.
Un malaise profond travaille en ce moment les
sociétés européennes et toutes celles mêmes du
monde civilisé; ce malaise, c'est le doute qui s'est
infiltré jusque dans leurs derniers fondements. Or,
le doute se manifeste dans la société par les mêmes
elïets que dans l'individu. Il est toujours un prin-
cipe d'oscillation et de changement ; c'est une in-
quiète et fébrile ardeur que rien ne peut calmer, si
ce n'est pour un moment l'obstination dans l'erreur,
et d'une manière définitive la connaissance et l'a-
mour de la vérité. Et toutefois cette agitation, si
fatale pour le temps présent, et qui semble si dan-
gereuse pour l'avenir, ne saurait être, aux yeux de
l'observateur, un sujet de tristes prévisions; elle est
plutôt un motif d'espérance. La société française,
qu'on pourrait regarder comme le cœur de la so-
ciété européenne, et dont il faut, par là même, ob-
server les battements avec la plus sérieuse attention,
si l'on veut se rendre compte de l'état de l'Europe
ou même de l'état de la civilisation tout entière, la
252 DE l'influence de la société
société française, disons-nous, était travaillée par
le doute du temps de la Régence, sous le règne de
Louis XV; elle doute encore soua le règne de Louis-
Philippe. Les deux situations offrent de nombreux
points de ressemblance, mais dans un ordre diffé-
rent : c'était alors un homme imbu de saines idées
et que le doute pervertit ; c'est maintenant un
homme fatigué d'erreurs et de folies, qui doute de
ces mêmes doctrines qu'il avait embrassées avec
enthousiasme, et qui cherche instinctivement dans
la vérité un point d'appui pour reposer son âme
brisée par tant de déceptions. La société glissait
alors sur une pente douce, mais dangereuse, qui la
conduisait lentement à l'immoralité, h l'athéisme
et puis à toutes les horreurs de la Convention ; elle
marche aujourd'hui bien lentement encore, il est
vrai, vers la religion, vers la morale, et, par consé-
quent, vers le bonheur public et privé.
Il y a déjà bien des années que de profonds ob-
servateurs avaient présagé cette restauration morale
et religieuse. Les ébranlements éprouvés depuis
lors, par les différents peuples de l'Europe, ont
semblé rendre impossible l'accomphssement de leurs
prévisions; mais le développement successif des
faits providentiellement enchaînés dans un ordre
admirable, va confirmant chaque jour la justesse de
leur coup d'œil, jusqu'à ce qu'une complète expé-
rience vienne, tôt ou tard, comme on ne saurait en
douter, leur rendre une pleine justice.
Quand on veut étudier la société, quand dans les
SUR LA POÉSIE. 253
faits passés ou présents on veut lire l'avenir, il est
nécessaire de s'élever très haut, pour échapper à
l'impression des détails et des particularités, pour
ne pas s'exposer à voir le poème dans un épisode,
pour ne pas se tromper sur la nature et la propor-
tion des événements; danger qui est inévitable
quand on demeure placé à un point de vue restreint,
enseveli dans la poussière soulevée par la marche
du monde, et comme plongé dans ces brumes
épaisses que les rayons du soleil rejettent sur les
flancs de la montagne. Si nous voulons prévoir avec
quelque certitude l'avenir de la société, sachons
observer la marche des idées, la tendance des sen-
timents, les nécessités de l'époque, les faits impor-
tants et décisifs, non point ceux c|ui jettent le plus
d'éclat ou qui font le plus de bruit, mais bien ceux
dont la portée est plus grande et l'influence plus
étendue. Agir autrement, c'est croire avoir saisi le
fil du drame quand on n'en signale qu'un incident,
c'est confondre le sentiment et l'idée du poète avec
le son matériel que rendent les instruments inter-
prètes de sa pensée.
La poésie, cette expression de la société, com-
mença, dès les premières années de ce siècle, à re-
vêtir un caractère religieux; elle le conserve encore
de nos jours et ne paraît pas à la veille de le dé-
pouiller. Ce fait, auquel peu de personnes accordent
toute l'importance qu'il a, explique mieux la marche
des choses que les événements lesplus éclatants; il
a déjà produit et produira dans l'avenir de plus
III. 15
*254 DE l'influence de la société
grands rcsultats que tous les plans et toutes les
combinaisons des hommes politiques. Les hommes
ne sont rien, les faits sont tout. Les desseins de
rhomme s'évanouissent comme une légère vapeur
surprise tout-à-coup au milieu des airs par le souf-
fle de l'ouragan. La Providence semble se plaire à
manifester la fragilité, le néant des œuvres aux-
quelles l'orgueil humain assignait une immense por-
tée et promicttait une durée éternelle.
Mais quoi, est-ce que la poésie est digne de fixer
l'attention de l'observateur qui se propose de juger
l'état de la société ou de scruter les secrets de l'a-
venir? Mobile comme le léger nuage qui se balance
dans l'espace, composée d'êtres imaginaires et de
créations fantasticiues, fille de l'exaltation et de
l'enthousiasme, n'ayant pour modèle et pour type
que les caprices mêmes de l'imagination, peut-elle
exprimer, en effet, quelque réalité sociale, présen-
ter un point d'appui, servir de boussole pour déter-
miner les tendances du siècle ? peut-elle offrir un
rayon d'espérance à la génération qui s'élève, un
baume consolateur à celle qui descend dans la
tombe? Qu'est-ce que la poésie? Où est-elle? Qui
la connaît? Qui jamais a déterminé ses limites et
défini sa nature? Et comment se peut-il qu'une om-
bre vaine, qui se nourrit uniquement d'illusions,
qui passe devant les hommes couverte d'un voile
impalpable et mystérieux, plongée dans une lumière
céleste et reflétant à nos yeux l'éclat de l'or et des
diamants, ait néanmoins une influence sur les gran-
SUR LA POÉSIE. 255
des destinées de la société, sur ces destinées que de
vastes et puissantes réalités semblent pouvoir seules
atteindre? Il est des hommes qui peuvent raisonner
de la sorte : ce sont ceux pour qui la société n'est
qu'un ensemble d'individus sans autres relations
que celles qui résultent des nécessités matérielles,
ceux pour qui la pensée humaine n'est qu'une sen-
sation et le cœur humain une machine à calcul,
ceux pour qui la beauté morale n'existe pas et
qui traitent de rêves les ravissements de la vertu
et les remords du vice, ceux pour qui le ber-
ceau de l'homme est sans illusion, et son tombeau
sans espérance. Mais cette parole insensée ira se
perdre dans les magnifiques harmonies qui régnent
entre la religion et l'humanité, entre le ciel et la
terre, entre Dieu et l'homme ; ce souffle empoisonné
sera refoulé, dissipé, anéanti par la voix même de
la vérité, ainsi que sur les plages enchantées de
l'Orient, le souffle venimeux du reptile se perd et
disparaît au sein des parfums embaumés et des
suaves exhalaisons d'une végétation puissante.
Qu'importe qu'on ne puisse pas définir la poésie?
Laissera-t-elle pour cela d'être une réalité, et une
réalité de la plus haute importance? A-t-on défini,
par hasard, le cœur d'une mère? Et ce cœur est-il
donc une vaine illusion? N'est-ce pas plutôt un fait
divin et solennel, auquel l'homme et la société doi-
vent également leur existence? Bien petit est
l'homme qui prétend tout définir; bien étroit est
l'esprit qui ne sait pas admettre un fait, quand ce
:256 DE l'i\flie>ce de la société
fait se présente enveloppé de beautés idéales et fée-
riques. Un tel homme ne connaît ni la nature, ni le
cœm% ni l'esprit même de llionmie : c'est un myope
qui peut avoir \ti sans doute une science en parti-
culier, mais non l'ensemble harmonieux des scien-
ces; il aperçoit à peine im léger profil, et croit
contempler dans toute son étendue la façade de l'é-
difice et ses proportions inmienses.
Celui qui, pour traiter des questions de poésie,
de morale ou de religion, met toujours le cœur de
côté; celui qui marche toujoiu"s le compas à la
main dans des choses d'inspiration et de sentiment
nest pas moins ridicule à mes yeux c[ue celui qui
soutiendrait que, pour marcher avec promptitude
et sùi'eté dans les voies ardues du calcul infinitési-
mal, la meillem-e méthode est de s'abandonner à
l'essor de son imagination ou bien à l'impulsion
de son cœm\ Il me suffit de savoir que la poésie
est une libre expansion de l'àme, une inspiration
mystérieuse qui se répand au dehors en accents
hannonieux, qui retrace avec amour les magnifi-
cences de la nature et tes scènes de la société, en
imprégnant ses tableaiut des émotions et des senti-
ments qui conviennent à leur cai'actère. La poésie
reproduit même parfois une création idéale, un
monde nouveau que l'esprit a découvert dans une
sorte d'extase et dont l'aspect a remph le cœur d'un
bonheur indicible. Tout cela me suffit, encore une
fois, pour reconnaître l'impoi-tance de la poésie,
pour proclamer sa réalité, pour lui assigner un rang
SUR LA POÉSIE. 257
distingué parmi les phénomènes qui représentent
l'état social ou qui font pressentir avec le plus de
certitude les secrets de l'avenir. Rien eu eiTetde plus
réel et de plus sincère que ce qui est ressenti par
notre cœur; il n'est pas non plus d'expression plus
candide et plus vraie que celle qui lui est arrachée
par le feu de l'imagination et celui de l'enthousiasme.
Voulons-nous dire par là que les poètes seuls forment
la société, qu'ils tiennent dans leurs mains les desti-
nées du reste des hommes? Nqh, c'est au contraire
la société qui forme les poètes; elle les inspire, leur
communique ses nécessités, les remplit de ses
idées et de ses sentiments; et quand on croit qu'ils
s'abandonnent à leur imagination, à leur enthou-
siasme; quand on ne voit dans leurs créations
idéales que l'œuvre de leurs mains, et dans les
formes variées dont ils les embellissent, que la
seule empreinte de leur génie propre, de leur ca-
ractère et de leur fantaisie, il se trouve encore
qu'ils ont uniquement exprimé les idées, les senti-
ments, les types divers, en un mot, de la société
dans laquelle ils vivent. Et si l'on ne sait plus
reconnaître ces types dans leur poétique langage ,
c'est parce que ce langage est supérieur à celui du
commun des hommes; c'est parce que les vérités
sociales deviennent, dans la bouche du poète , de
sublimes inspirations; c'est parce qu'ils revêtent
l'expression des besoins communs d'une forme
grandiose et sublime; c'est parce que la pensée de
tous, en devenant leur pensée, s'enveloppe d'une
258 DE l'ííM-luence de la société
harmonie divine qui ne saurait plus être saisie que
par une oreille délicate et exercée.
L'homme ne peut pas davantage se soustraire à
rinnuence de la société dans laquelle il vit, qu'il ne
peut s'empêcher de respirer l'air qui l'entoure. Les
plus éminents génies ne sont pas à l'abri de cette
influence ; et lors même qu'ils ont réagi contre la
société, qu'ils ont cru lui donner une impulsion
contraire à ses tendances, ils n'étaient encore alors
que l'expression vivante d'une des nécessités socia-
les ; ils devenaient l'organe par lequel elle se révé-
lait, le moyen providentiel qui devait en procurer
le développement, un instrument enfin réclamé par
les besoins nouveaux de la société. On a dit que
les grands génies changeaient parfois la marche des
sociétés humaines ; on attribuait ainsi d'immenses
événements à l'action d'un seul homme. Telle n'est
pas ma pensée : sans nier l'influence que peut avoir
eue et qu'a réellement exercée le génie dans les
changements religieux et politiques de la plus haute
importance, je suis néanmoins persuadé qu'il y a
sur ce point beaucoup d'exagération, et je pense
que l'apparition de tels génies est due en grande
partie aux circonstances extraordinaires où la so-
ciété se trouve placée; ils sont là pour développer
ses idées et ses sentiments, et pour faire aboutir
ses aspirations et ses efforts. On peut, l'histoire à la
main, justifier la vérité de cette observation ; quand
on sait la lire avec atlcntion et discernement, on
voit que trop souvent des hommes médiocres ont
su» LA POÉSIE. 259
suñi pour changer T aspect social d'un peuple et
parfois même de plusieurs peuples. Yenons-en aux
faits. Luther, un homme seul, un homme qui très
certainement n'était pas un génie, mais qui réunis-
sait à un talent plus qu'ordinaire une exaltation
sans frein, un orgueil sans limites, une parole acerbe
et cruelle: eh bien, cet homme, avec ses aberrations
étranges, avec ses frénétiques déclamations , fit en
Europe une révolution religieuse si vaste et si pro-
fonde, qu'il serait difficile de trouver dans toute
l'histoire un fait de cette nature et dont les résultats
se soient étendus aussi loin, soit dans l'ordre reli-
gieux, soit dans l'ordre moral et politique. Pour-
quoi donc l'entreprise de Luther eut-elle un succès
aussi extraordinaire et qui dépassa même les rêves
de son imagination? C'est c|ue l'occasion était on ne
])eut plus opportune et favorable, c'est qu'il y eut
là un fatal concours des plus malheureuses circon-
stances et que les germes des plus grands maux
couvaient au sein de l'Europe ; et Luther ne fut
autre chose que l'étincelle jetée sur cet amas ef-
frayant de matières inflammables; il ne fallait pas
autre chose pour causer la plus terrible des explo-
sions, pour mettre le feu aux quatre coins du monde
civilisé. Nous dirait-on par hasard que c'est là une
vaine conjecture , une théorie bâtie sur des fonde-
ments imaginaires? Non, c'est tout simplement un
fait : il devait s'écouler un temps considérable
avant la naissance de Luther, lorsque le cardinal
Julien, écrivant au pape Eugène IV, lui prédisait
:2()0 DK l'íaí'luiíínck de la société
à hi lettre cette longue série de calamités qui de-
^ aient plus tard se déchaîner sur la terre ; et quand
on a lu l'histoire des bouleversements et des hor-
reurs où l'Europe fut plongée par l'hérésiarque de
Wurtemberg, le sang se glace dans les veines et les
cheveux se dressent d'horreur, en rapprochant tout
cela des formidables prophéties que ce grand
homme faisait retentir aux oreilles du pontife. Vol-
taire lui-môme, dont la plume féconde et variée
servit d'une manière si puissante aux progrès de
l'incrédulité, ne fut en c{uelc{ue sorte que le complé-
ment des causes de désordre entassées avant lui ;
il croyait tout devoir à sa plume, tout à son talent,
et cet homme est comme le produit des circonstan-
ces fatales de son époque. Leibnitz pronostiquait la
révolution religieuse et politique dont le monde
était menacé, sans penser assurément à Voltaire,
avant même que naquît le philosophe de Ferney.
Il est nécessaire de détruire les fausses idées : il
faut beaucoup attribuer à la série des événements ,
à l'enchaînement des causes, et peu, bien peu, à
l'action de l'homme, ainsi qu'à ses talents. La Pro-
vidence chrige la société par les chemins tracés dans
ses plans éternels: les hommes qui, par leurs ta-
lents et leurs vertus, produisent un grand bien dans
le monde, peuvent être comparés à des étoiles bien-
faisantes que Dieu se plaît à semer dans le ciel de
l'humanité; les hommes au contraire qui boulever-
sent le monde sont pareils à de sanglantes comètes
(|ui traversent le firmament en jetant l'épouvante
s LU LA l'OÉSIE. 261
parmi les peuples, ou bien encore à de fatales va-
peurs qui s'élèvent du sein d'une société corrom-
pue, et qui, s' enflammant au milieu des airs avec
une explosion terrible, répandent la frayeur, le
poison et la mort sur ces mêmes sociétés dont les
vices et la corruption leur avaient donné naissance.
Mais laissons ces réflexions qui, bien qu'applica-
bles à tous les genres d'influences, le sont éminem-
ment à celle de la poésie; laissons-les, quoiqu'il
fût vrai de dire qu'elles suffiraient seules à prouver
combien le poète est une vive expression de la société
contemporaine, à quel point ses œuvres sont le ré-
sultat naturel du milieu qu'il respire. De ces consi-
dérations générales , venons-en à des observations
purement littéraires; qu'il ne soit pas dit que nous
fuyons le véritable point de la question et que nous
aimons à nous perdre dans des hauteurs intellec-
tuelles trop éloignées de la réalité, trop favorables
par là même aux conjectures aventureuses, aux
rêves de l'imagination , aux preuves de sentiment.
Ouvrons l'histoire même de la poésie, et voyons ce
que nous trouvons à chacune de ses pages. Les
seules poésies que nous connaissions et qui font
épociue dans les fastes de la littérature, celles par
conséciuent dont nous pouvons apprécier les rap-
ports avec les sociétés respectives, par la raison que
nous avons à la fois sous les yeux et leurs œuvres
capitales, et le tableau do la religion, des usages et
des mœurs des peuples c}ui les ont vues naître, ces
poésies sont celles des Hébreux, des Grecs, des
15.
262 DE L'irsFLUEKCE DE LA SOCIÉTÉ
Romains, du moyen-âge, de l'Italie et de l'Espa-
gne, à l'époque de leur renaissance littéraire, du
siècle de Louis XIV, du siècle de Voltaire, et enfin
la poésie de notre siècle.
La poésie hébraïque, étant inspirée par Dieu
même, semblerait devoir être exclue de cette énu-
mération et ne pouvoir être l'objet d'un examen litté-
raire ; il semble en effet que des œuvres dictées par
l'inspiration divine ne peuvent être soumises aux
appréciations de la littérature, aux investigations de
l'esprit humain. Cette réflexion néanmoins, qui pré-
sente à première vue une difficulté frappante, n'a
plus de valeur ni d'application, si l'on considère
que l'esprit de Dieu devait s'accommoder au ca-
ractère aussi bien qu'aux mœurs du peuple auquel
sa parole était destinée, et que s'il consentait à
s'exprimer dans la langue des Hébreux, il devait
également en adopter le langage, et que de la sorte
le tour de l'expression, la couleur et le fonds même
du tableau, la beauté de la forme et la nature des
sentiments, tout ce qui constitue, en un mot, la poé-
sie proprement dite peut être considéré comme un
monument national. Si du reste dans la poésie de
ce peuple se trouve dépeint son caractère distinctif,
si l'on y trouve l'expression vraie de sa religion,
de ses usages et de ses mœurs , une image fidèle
par conséquent de l'intelligence, de l'imagination
et du cœur des Hébreux, tels que durent les former
l'origine, les événements, la vie tout entière de ce
peuple, l'inspiration divine de sa poésie devra dès
SUR LA POÉSIE. Í263
lors ajouter un grand poids aux considérations que
nous avons développées ; une vérité ne saurait re-
cevoir de justification plus éclatante qu'en se trou-
vant réalisée par celui-là même dans le sein duquel
résident toutes les vérités, et qui connaît assurément
le cœur de l'homme, sa nature et ses rapports,
puisque c'est lui qui l'a formé et qui lui inspira
le souffle de vie.
Qu'était-ce que le peuple hébreu ? Nous rencon-
trons son berceau sous la cabane du pasteur ; puis
nous le voyons errant avec sa tente, sous le palmier
du désert. Il tombe ensuite sous le joug de fer des
vieux Pharaons. Délivré par la main du Tout-Puis-
sant à force de prodiges opérés en sa faveur, de
maux répandus sur la terre d'Egypte, d'humiliations
infligées à l'orgueil des prêtres et des sages, il est
conduit dans le désert par ce même berger venu
de Madian, et dont la verge mystérieuse avait été
l'instrument de tant de merveilles : la mer s'était
partagée devant lui et, suspendant ses eaux à droite
et à gauche comme des murs de cristal, avait ouvert
un chemin à la fuite de ce peuple, pour ensevelir
aussitôt dans ses abîmes Pharaon et son armée ; une
colonne, de feu pendant la nuit, de fumée pendant
le jour, présidait à son pèlerinage ; à ses yeux s'é-
taient enflammées les cimes du Sinaï. Voyageur
pendant quarante ans dans un désert aride, il avait
incessamment soupiré après cette terre de promis-
sion que ses pères, Abraham, isaac et Jacob, avaient
habitée. Parvenu, enfin, au terme de sa course à
264 DE l'im'Lueince de la société
travers mille obstacles, mille sanglants combats et
les plus étonnants prodiges, il vivait seul, isolé,
presque toujours en guerre avec les peuples voisins
et constamment séparé d'eux par ses lois , sa reli-
gion et ses usages. Imbu des plus grandes idées
touchant le pouvoir de Dieu, nourri dans ces idées
par tous les faits de son histoire , par la vue des
lieux témoins des miracles opérés en sa faveur, par
la pompe des cérémonies et des sacrifices symboli-
ques destinés à lui rappeler sans cesse les mêmes
souvenirs et les mêmes sentiments, il attendait avec
confiance, avec une pleine foi dans les anciennes
promesses, la venue d'un homme extraordinaire, du
Messie primitivement annoncé, et dont la naissance
devait changer le sort de l'univers. Il est évident que
l'esprit d'un tel peuple devait tout naturellement
s'élever aux pensées les plus sublimes, que son ima-
gination ne devait rien avoir de mesquin et de pué-
ril, et que son génie, soutenu par de grandioses
souvenirs et par des espérances plus grandioses en-
core, devait se montrer grand et fécond comme la
nature elle-même, irrésistible et profond comme les
flots de l'Océan, rapide et lumineux comme la
foudre qui déchire la nue au sein d'une nuit ora-
geuse.
Comme ce peuple n'avait jamais éprouvé les dé-
licates impressions de cette vie molle et tranquille
qui règne dans les sociétés civilisées, comme il
était sans cesse appelé, ou bien au pied des autels
pour invoc[uer le Dieu de ses pères, ou bien dans les
SLR LA POÉSIE. 265
camps pour défendre sa patrie, il n'avait pas le
temps de goûter les douceurs de la vie domestique,
il ne pouvait entretenir en lui-même cette source
de paisibles sensations , de doux et suaves senti-
ments qui germent en foule chez les peuples voués
au ]3onheur de la paix ; respirant tour-à-tour la fu-
mée religieuse de l'encens et la sanglante poussière
des combats, ses sentiments devaient également par-
ticiper à ce double caractère. S'il parlait à son Dieu,
ridée de sa majesté le glaçait de terreur et le jetait
le front contre terre ; s'il parlait de ses ennemis, il
ne pouvait, au souvenir de tant de ruines et de
sang, qu'appeler sur eux d'une voix énergique
l'humiliation, la destruction et la mort. Frappé par
le spectacle des grands événements qui semblaient
reproduire à ses yeux la grandeur de ses origines,
il devait conserver encore un généreux frémisse-
ment dans les temps même de trêve et de paix, sem-
blable au bronze guerrier cjui, frappé parle bronze,
conserve longtemps des vibrations sonores et puis-
santes.
La forme de sa pensée ne pouvait ressembler en
rien à celle de la pensée des autres peuples. Simple
comme le langage de l'enfant, forte comme la voix
de l'homme dans le désert, sans affectation et sans
ambages , sans aucun de ces ornements délicats et
maniérés qu'on rencontre dans les autres littéra-
tures, la poésie de ce peuple est svelte et légère
comme la biche qui bondit dans les bois, forte et
puissante comme le rugissement du lion, comme la
:266 DE l'influence de la société
voix du tonnerre au sein de la tourmente, pure, in-
stantanée comme le rayon du soleil qui pénètre tout-
à-coup dans l'abîme. C'est tour-à-tour une vive al-
légresse qui se répand en sons harmonieux comme
la musique qui retentit au milieu d'une fête ; une
profonde terreur semblable à celle dont le voyageur
est saisi quand i! est surpris par la tempête dans
l'immensité du désert ; une mélancolie plaintive
comme la voix d'un peuple assis sur les ruines de
ses foyers ; une espérance pleine d'impatience et de
transports, comme celle d'un enfant qui attend un
objet désiré delà main de sa mère : voilà quelques-
uns des caractères qui devaient distinguer le peuple
hébreu. Sa poésie les a-t-elle réellement exprimés ?
Qu'on lise la Bible.
La poésie des Grecs, celle du temps d'Homère,
cette lyre qui résonnait au milieu des Hellènes,
alors que ce peuple marchait à la conquête de sa
civilisation, tandis que sa physionomie gardait en-
core en partie les traits grossiers des anciens Pe-
lages, cette poésie est riche, abondante comme la
nature même qui s'offrait aux regards du poète ;
robuste, énergique comme les bras des athlètes qui
luttaient dans l'arène; exubérante, animée comme
l'imagination des habitants du plus heureux climat,
pleine d'erreurs et de folie comme les autels et les
divinités mythologiques. Les traditions primitives
ayant, en effet, été corrompues par mille fables ridi-
cules, les plus sublimes vérités se trouvant mêlées,
confondues avec les rêves insensés venus de l'É-
SUR LA POÉSIE. 2G7
gypte et de la Phénicie, mais colorés par les bril-
lants rayons du beau ciel de la Grèce, Homère nous
présente toutes ces choses à la fois dans un vasle
et magnifique tableau : son pinceau frémit d'inspi-
ration et de vie, mais on voit qu'il l'a trempé dans
des couleurs altérées et fausses; son dessin est large
et vigoureux , mais il fourmille de toutes parts de
taches honteuses. C'est là une incontestable vérité,
n'en déplaise aux admirateurs d'Homère; le beau
ne peut exister sans vérité, et la vérité n'est pas
dans les rêves extravagants d'une imagination en
délire. Est-ce que mon intention serait néanmoins
de refuser au vieil Homère la palme glorieuse dont
l'admiration des peuples l'a couronné? Non, mais
je ne puis l'admirer en aveugle, et je me ris des
hommes qui prétendent nous le donner comme l'u-
nique modèle ; j'ai pitié de ceux qui se figurent qu'il
n'y a plus rien à faire quand on a lu V Iliade. Non,
malgré tous mes efforts et toute ma bonne volonté,
je ne puis me persuader que ce poète ait marqué la
suprême limite à laquelle peut atteindre l'esprit
humain.
Qu'on vante les beautés d'Homère, je le veux
bien, quand il peint avec tant de vérité les scènes de
la nature, sa touche délicate, inimitable, si l'on veut,
quand il exprime les sentiments les plus tendres et
les plus suaves ; qu'on déclare sa poésie sublime et
terrible, alors qu'elle retrace le pouvoir de Jupiter,
la fureur des combats et celle des éléments ; qu'on
ajoute, pour être juste et vrai, qu'il écrivait aussi
268 DE l'iwluelNck de j,a société
bien que pouvait le comporter son époque, il se
trou\era qu'on aura rendu mon idée principale.
Mais prétendre nous le donner comme la source
unique de tout c€ qui est beau, comme un modèle
dont il n'est plus permis d'approcher, c'est à mes
yeux une exagération inexplicable, un véritable
fanatisme littéraire. Sans doute, Homère de\ait
enthousiasmer les Grecs, comme étant leur expres-
sion poétique ; il devait plaire aux Romains, à
cause du rapport de leurs idées avec les siennes,
à cause des mœurs antiques et des glorieux souve-
nirs qu'il leur rappelait, et dont l'éclat se reflétait
d'une manière si vive sur leurs traditions et leurs
monuments ; mais vouloir qu'il produise le même
effet sur les peuples modernes, c'est ne connaître ni
la poésie, ni la société, ni l'homme ; c'est préten-
dre, pour ainsi parler, que l'Europe actuelle se lève
en masse pour venger la querelle de Priam et de
Paris.
Déjà, du temps d'Horace, les idées et les mœurs
avaient subi de si profonds changements, que l'au-
teur de VArt poéti(¡ue, lisant les poèmes d'Homère,
sentait qu'ils tombaient parfois de ses mains : Quan-
cloqiic bonus dormilat Ilomeriis, disait-il avec au-
tant de grâce que de vérité. Et ne nous faisons point
illusion : pour nous, il dort beaucoup plus souvent.
Bien des fois aussi, l'enthousiasme qu'il excite est un
enthousiasme factice et conventionnel : on part de
cette idée qu'on va lire ce qui s'est jamais fait de
plus beau, on se croit obligé dès lors h faire de l'ad-
SHK LA POÉSIE. 269
jiiiration et de l'enthousiasme, sous peine de donner
une triste idée de son goût; et s'il le faut, lors
même que le cœur est resté froid comme glace et
que l'esprit n'en peut plus de toutes ces divinités
extravagantes qui pullulent dans les pages du
poète, on en parlera à grand renfort d'expressions
hyperboliques, on se condamnera même à le relire
avec une insatiable ardeur, toujours pour éviter la
note infamante d'esprit étroit, ignorant et grossier.
11 y a beaucoup de vérité dans ces observations :
sachons le reconnaître, et mettons loyalement la
main sur notre cœur.
La poésie latine présente un caractère bien diffé-
rent de la poésie grecque : elle n'a ni sa simplicité,
ni son naturel ; elle n'en égale pas les beautés et ne
possède pas l'inappréciable avantage de rendre fidè-
lement les idées , les mœurs et la physionomie du
peuple dont elle devait être l'expression. Pour diri-
ger la jeunesse dans l'art de la poésie, Horace lui
donnait ces sages conseils :
..... Vos exemplaria grseca
Nocturna vérsate manu, vérsate diurna.
Ce n'est pas moi qui révoquerai en doute la finesse
et le tact du poète latin dans cette circonstance;
mais il me sera bien permis de dire que toute poé-
sie courbée sous le joug de l'imitation perd par
cela seul ses plus beaux caractères, tels que la vé-
rité, l'originalité, le naturel; qu'il est même à peu
près impossible qu'un poète imitateur ait tout le
:270 DE l'lnfluence de la société
mérite cp'il aiiréut eu s'il s'était abandonné à ses
propres inspirations. J'avouerai sans peine qu'iÎ
évitera parfois, en imitant, de très graves défauts;
mais je tiens pour certain qu'il ne s'élèvera pas à
de grandes beautés. Si la poésie doit être le langage
de l'inspiration et du sentiment, si l'on ne peut se
la représenter comme une statue froide et sans
àme, s'il ne suffit pas pour être poète de savoir
prendre ses proportions avec la règle et le compas,
on ne saurait nier qu'un auteur dont le but est d'en
imiter un autre ne perde en grande partie son ca-
ractère de poète, puisqu'il arrête par là même
l'essor de son imagination et de sa pensée, et qu'il
tarit dans leur source les nobles inspirations et les
beautés de premier ordre. De là vient sans doute
que la poésie romaine, qui est presque toujours une
poésie d'imitation, manque de ce premier caractère,
essentiel, comme nous l'avons dit, à toute composi-
tion poétique, d'être la véritable expression de la
société contemporaine. La vérité de cette observa-
tion ne saurait guère être contestée, pourvu qu'on
la restreigne toutefois à de justes limites et qu'on
en détermine le véritable sens. L'Enéide est bien
loin d'exprimer les idées et les mœurs du siècle
d'Auguste ; et c'est pour cela qu'en dépit de ses
richesses et de ses beautés, elle ne pouvait jamais
parvenir à la hauteur d'une œuvre réellement na-
tionale: il n'était pas possible que les tableaux
retracés par le poète excitassent parmi les Romains
un enthousiasme assez grand pour que le peuple
SUR LA rOÉSIE. 271
se groupât en foule autour du rapsode chantant les
morceaux choisis du poème. Malgré cela néan-
moins, quoique V Iliade perce trop souvent à tra-
vers V Enéide, quoique nous ne sentions pas battre
le cœur de Virgile avec cette ardeur et ces trans-
ports qui remplissaient le cœur d'Homère, quoique
les tableaux de V Enéide ne puissent nous servir à
connaître les mœurs et les idées de son siècle, il y
a quelque chose qui le laisse entrevoir: c'est la
merveilleuse élégance du style, Tampleur et la
magnificence des peintures, la délicatesse des sen-
timents et la supériorité de rintelligence. îl n'est
pas difficile de se transporter au temps où le poète
écrivait. On voit bien qu'il ne répandait pas ses vers
au milieu d'une nature à demi civihsée, au sein
d'une société possédant encore la candeur de l'en-
fance ou la vigueur de la jeunesse
L'Iliade est un arbre exubérant et superbe qui
s'élève au milieu des bois, dont la force etlamajesté
s'accroissent et par les ardeurs du soleil et par le
souftle impétueux des vents; V Enéide est ce même
arbre, mais transplanté dans un délicieux jardin, où
il s'élève caressé par la douce haleine des zéphyrs,
arrosé et cultivé par des mains ingénieuses et déli-
cates. Et voilà pourquoi V Enéide aussi, quoique ce
soit là une œuvre d'imitation, exprime et représente
l'étatde la société qui fa vue naître; voilà comment
la poésie respire encore sous ce rapport l'atmo-
sphère où le poète a vécu. On peut même faire à
:272 DE l'iinfll'ence de la sociétjk, etc.
cet égard une autre observation (lui ne manque pas
d'importance : une poésie qui ne chante (jue d'a-
près des modèles connus est la véritable expres-
sion d'un peuple naturellement imitateur, d'un peu-
ple qui semble avoir tout emprunté, ses usages,
ses mœurs, sa religion et jusqu'à ses idées, d'un
peuple en un mot dont la physionomie semble avoir
éié moulée sur celle du peuple qu'il avait pris pour
modèle. Ceux qui connaissent l'histoire des Grecs
et des Romains peuvent apprécier la portée de
cette observation , s'ils se rappellent en particulier
que, du temps d'Auguste, les Romains n'étaient
plus les descendants des Camille , des Regulus et
des Scipion, que les idées et les mœurs de la Grèce
les avaient alors envahis, de telle sorte cependant
qu'ils avaient hérité des vices de cette nation, et
non de ses vertus
LE SOCIALISME.
(Qualrième Arlicle.)
L'UTOPIE DE THOMAS iMORUS.
Parmi les philosophes qui se sont distingués
dans l'Europe moderne par leurs plans de réforme
sociale, figure un nom aussi grand dans les annales
de l'Église que dans celles de Fhumanité; sa gran-
deur et son illustration reposent sur des bases
reconnues dans tous les temps et dans tous les
pays, le savoir, la vertu, l'héroïsme. Nous voulons
parler de Thomas Morus , de ce grand-chancelier
d'Angleterre qui scella de son sang son attachement
à la loi catholique, qui sut opposer une généreuse
résistance à la tyrannie d'Henri VÍI1, préférer le
devoir à la fortune, la conscience à la vie. Celui qui
marche sans crainte à l'échafaudpourne pas trahir
la cause de son Dieu, celui qui aime mieux obéir à
Dieu qu'aux hommes et qui subit ainsi le dernier
supplice; celui-là, cpand il vient à parler de la
société, à émettre sur ce sujet des idées nouvelles,
des plans de réforme qui auraient pour effet de ren-
verser les systèmes suivis jusqu'à ce jour, et plus
274 LE SOCIALISME.
spécialement rorganisation clc son époque, celui-
là, disons-nous, mérite bien que nous nous occupions
de ce qu'il a dit et pensé ; car un tel homme est
trop profondément versé dans la science de la re-
ligion, pour accréditer des théories en opposition
avec les doctrines de l'Église.
11 est d'autant plus important d'examiner les
idées de Thomas Morus, que les ennemis de la vé-
rité pourraient s'emparer de son nom pour donner
à entendre qu'en condamnant les doctrines de cer-
tains novateurs, nous enveloppons dans la même
condamnation l'une des gloires du catholicisme.
Nous croyons pouvoir démontrer que les doctri-
nes du grand-chancelier n'ont rien de commun
avec celles de Saint-Simon, de Fourrier et d'Owen,
et que s'il y a beaucoup à reprendre dans plusieurs
passages de son œuvre, il ne perd jamais de vue
les lumières de la religion dans la solution des grands
et difficiles problèmes qu'il avait abordés, que le
christianisme lui sert toujours de flambeau, lors
même qu'il semble faire abstraction de ses divins
enseignements.
La publication de la fameuse Utopie de Mo]'us,
dansja première moitié du xvi' siècle, est un phé-
nomène qui montre à découvert le mouvement des
esprits à cette époque ; ce phénomène nous fait voir
en même temps avec quelle ignorance ou quelle
mauvaise foi les protestants et les incrédules ont
affirmé que, sans la révolution religieuse excitée
par Luther, l'enicndement humain fût demeuré
l'utopie de THOMAS MORUS. 275
dans les ténèbres et l'esclavage. On trouve dans
l'œuvre si remarquable de Moras des vues si éle-
vées, des sentiments si généreux, un tel désir
d'améliorer le sort du genre humain, qu'on est
étonné de voir un homme de cette époque pénétrer
aussi avant dans la connaissance de l'organisation
sociale, et de plus émettre ses idées avec tant de
courage et de liberté.
L'illustre chancelier condamnait déjà de son
temps le défaut et l'excès de travail auxquels les
pauvres sont encore sujets de nos jours. Il appar-
tient aux magistrats établis, disait-il, d'empêcher
le vagabondage et de faire que chaque membre du
corps social ait une occupation réelle. Mais il ne faut
pas non plus que la journée du travailleur com-
mence de trop bonne heure et se prolonge trop
avant dans la nuit; il ne faut pas que l'homme soit
excédé de travail comme la bête; car c'est un mal-
heur plus grand que celui de l'esclavage, que d'être
soumis à un travail sans interruption, comme cela
n'arrive que trop souvent en dehors de l'Utopie,
dans le monde des réalités contemporaines.
' Un des moyens proposés par l'auteur, pour aug-
menter la richesse, pour assurer l'abondance de
toutes les choses nécessaires à la vie, c'est de ne
pas souffrir dans la société un grand nombre de
bras improductifs et seulement propres à consumer
le travail des autres. Il se plaignait de ce que l'im-
mense majorité des femmes et plusieurs classes
d'hommes passaient leur vie dans l'oisiveté, de ce
:27G LE SOCIALISME.
qup \c nombre de ceux qui s'occupent à des travaux
utiles ou nécessaires se trouvait si réduit; il ajou-
tait que si les hommes occupés à des arts inutiles
et ceux qui passent leurs jours dans le repos et la
mollesse se consacraient à des travaux réellement
profitables, on verrait abonder, en peu de temps,
toutes les choses nécessaires, non-seulement à la
subsistance, mais encore au bien-être du genre hu-
main. « Dans toutes les républiques, disait-il, dans
celles mêmes qui sont les plus florissantes, où per-
sonne, par conséquent, n'a à craindre de mourir
de faim, chacun travaille bien plutôt néanmoins à
ses commodités particulières qu'au bonheur pu-
blic »
(c Oserait-on également comparer l'égalité so-
ciale, telle qu'elle est comprise chez les autres na-
tions, avec celle qui doit régner dans la république
d'Utopie? Quelle justice y a-t-il à ce qu'un noble
ou un plébéien usurier, à ce qu'un homme sans oc-
cupation, ou dont le travail est à peu près inutile,
ait tous les moyens, malgré son oisiveté, de se créer
une vie déUcieuse et splendide, tandis que' l'escla-
ve, r homme des champs, ou bien un employé pu-
blic, en travaillant souvent le jour et la nuit, avec
une fatigue qiîe la brute ne pourrait supporter, ga-
gne à peine le grossier aliment que les bêtes privées
de raison se procurent avec moins d'incommodité,
avec moins de peine et d'efforts, sans éprouver du
moins l'horrible appréhension de manquer un jour
du nécessaire? Poui' le malheureux journalier, le
l'utopie de THOMAS MORLS. 1277
maigre fruit de son travail et la pensée que sa vieil-
lesse s'écoulera dans la plus affreuse indigence,
r affligent et le torturent : son salaire lui suffit à
peine pour se sustenter ; il ne peut donc se créer
aucune réserve afin de passer des jours moins
malheureux, quand Tàge aura brisé ses forces.
N'est-elle donc pas bien injuste et bien cruelle,
cette république où la meilleure partie des revenus
est absorbée par une aristocratie oisive, par des
hommes occupés à des choses inutiles ou même
nuisibles, des baladins, des danseurs, des inventeurs
de nouveaux plaisirs, tandis qu'on ne montre ni
sollicitude ni pitié pour les agriculteurs et les arti-
sans, sans lesquels, cependant, il ne saurait y avoir
de république? Elle abuse, avec un orgueilleux dé-
dain, des travaux qui pourraient seuls lui devenir
profitables; elle oublie les peines et les efforts qu'ils
coûtent à l'ouvrier, et quand ce dernier se trouve
dans le besoin, après avoir passé de longues années
dans les plus rudes fatigues, quand il est accablé
par rage et les infirmités, elle ne sait le récompen-
ser de ses bienfaits et de ses peines qu'en le lais-
sant mourir de faim. Mais que dire, surtout, des
riches qui retiennent le salaire du pauvre, non-seu-
lement par la fraude et la violence, mais quelque-
fois môme sous la protection des lois? 11 est vrai
cju'une injustice aussi criante que celle de ne pas
récompenser des hommes qui se sont épuisés pour
le service et le bonheur publics, on a trouvé le
moyen de l'excuser, de la légitimer par une loi nou-
m. 1(5
278 LE SOCIALISME.
velle, cachant ainsi, sous le nom d'équité, l'ingrati-
tude et l'iniquité même. Telles sont les inventions
des riches pervers : on les voit se partager entre
eux, avec une insatiable avidité, les choses qui de-
vaient servir au bien-être de tous
« Voyez ce c{ui se passe dans les années de stéri-
lité, où des milliers de personnes meurent de faim.
J'oserai bien affirmer, sans détour, que si, à la fin
d'une telle disette, on mettait à découvert les gre-
niers des riches, il s'y trouverait assez de blé pour
que, réparti à temps entre les nécessiteux, pas un
n'eût été victime de la famine. On eût pu facile-
ment d'ailleurs pourvoir aux nécessités publiques,
si l'argent, inventé pour le bien de tous, n'eût servi
justement à éloigner le remède de tous ces maux.
Je ne doute pas que les riches eux-mêmes ne sen-
tent et ne comprennent la vérité de ces paroles ; ils
ne peuvent ignorer combien leur propre conchtion
serait plus avantageuse si aucun membre de la so^
ciété ne manquait du nécessaire, de combien de
maux ils s'añ"ranchiraient, dans le cas où leurs ri-
chesses seraient moins abondantes, mais accompa-
gnées d'une plus grande sécurité. Je tiens pour cer-
tain que le respect pour l'autorité de Jésus-Christ,
dont la sagesse et la bonté infinies n'ont pu con-
seiller ;i l'homme cjue ce qu'il y a de plus avanta-
geux pour lui, aurait soumis le monde à des lois
plus raisonnables et plus conformes à la charité, s'il
n'eût rencontré une fatale opposition dans l'orgueil,
leciuel estime moins ses biens propres que les biens
l'utopie de THOMAS MORLIS. 279
cV autrui, et trouve un cruel plaisir à tenir les pau-
^•res dans Thumiliation et le dénûment
»
Nous voulons maintenant présenter une idée de
l'organisation d'une république, telle que l'enten-
dait Morus ; on aimera sans doute à connaître les
grandes vues et les doux sentiments de cette âme si
pure et si belle. Qu'on ne s'attende pas à voir ici
les plans immoraux et dégradants de Saint-Simon,
de Fourier ou d'Owen; loin de là, l'illustre chan-
celier, tout en se proposant, il est vrai, d'esquisser
une république bien différente de celles qu'on avait
jusque-là vues sur la terre, respectait, avant tout,
les éternels principes de la morale et de la vertu ;
non-seulement il ne lâchait en rien les rênes aux
passions, ne fomentait aucun vice, comme ne l'ont
que trop fait les novateurs de notre époque ; mais il
n'essayait de rendre les hommes plus heureux qu'en
les rendant meilleurs, en réprimant leurs inclina-
tions mauvaises, en les conduisant à la pratique
de toutes les vertus.
On compte dans l'île d'Utopie cinquante-quatre
villes, ayant toutes la même langue, les mêmes lois,
les mêmes institutions, et toutes construites sur le
même plan. Les plus rapprochées les unes des au-
tres ne sont néanmoins séparées que par une dis-
tance de vingt-quatre mille pas; mais aucune n'est
assez éloignée pour qu'un piéton n'en puisse faire
le chemin dans une journée. La capitale s'appelle
Amauroto; elle est située au milieu de l'île; là se
^80 LE SOCIALISME.
rendent tous les ans trois citoyens de chaque ville
subalterne, recomniandables par leur âge et leur
expérience.
Aucune de ces villes n'a plus de vingt mille pas
détour, excepté celles qui sont les plus écartées, leur
éloignement même leur permettant une plus grande
étendue. Les agriculteurs se considèrent plutôt
comme les usufruitiers que comme les maîtres ab-
solus de la terre. Chaque famille agricole se com-
pose au moins de quarante personnes ; là se trou-
vent désignés le père et la mère de famille, et ce
choix ne peut tomber que sur des personnes d'un
âge avancé et de mœurs irréprochables ; trente
réunions de cette nature forment une espèce de dis-
trict gouverné par un chef. Les habitants des villes
se rendent successivement à la campagne pour se
livrer aux travaux de l'agriculture, et chaque année
vingt membres de chaque famille agricole rentrent
dans les villes après avoir, pondant deux ans, tra-
vaillé dans les fermes. Aucun citoyen ne demeure
ainsi dans l'oisiveté, puisqu'il en sort un égal nom-
bre pour aller travailler aux champs. Nul n'ignore,
de la sorte, l'art précieux de labourer la terre, tous
s'accoutument aux travaux de la campagne; on
laisse même, à ceux qui montrent un goût prononcé
pour ce genre d'occupations, le droit de les conti-
nuer au-delà du terme fixé. Tous les instruments
d'agriculture sont fournis par le magistrat à chaque
citoyen, sans qu'il en coi^ite rien à celui-ci. Quand
arrive le moment des travaux, les directeurs agri-
l'utopie de THOMAS MORUS. 281
coles avertissent le magistrat du nombre de bras
qui sont nécessaires, et les ouvriers sortent de la
ville pai' un temps serein, mènent à bout le travail
en peu d'heures, et mettent la récolte à l'abri de
tout contre-temps.
On élit tous les ans un chef pour trente familles;
ce chef était autrefois nommé dans la langue du
pays syphogrante, et maintenant philarque. Tous
les dix philarques ont un chef d'un ordre supérieur,
anciennement appelé tranivore , et aujourd'hui
protophilarque. Les syphograntes sont au nombre
de deux cents; ils promettent par serment d'élire
au scrutin secret, pour chef suprême, l'un des quatre
candidats proposés par le peuple, celui qu'ils juge-
ront eux-mêmes le plus digne de cet honneur. La
dignité de chef suprême esta vie, pourvu néanmoins
qu'il ne soit pas soupçonné de vouloir twanniser
l'État. Les tranivores se consultent avec le chef ou
prince tous les trois jours, à moins qu'une affaire
urgente n'exige de plus fréquentes déhbérations ;
ils n'arrêtent jamais un projet sans l'avoir discuté
trois jours d'avance. Parfois les affaires sont trai-
tées dans les assemblées générales de toute l'île.
Il est d'usage dans le sénat de ne point établir la
discussion sur un projet, le jour même où il a été
proposé ; on évite par là que chaque indi^ idu se
hasarde à dire inconsidérément la première chose
({lii lui vient à la pensée , et qu'il s'obstine en-
suite dans son opinion plutôt par un faux sentiment
de honte que par un sincère désir du bien public.
16.
:28:2 Lu sociALiSMi:.
Les jeux de dés sont déi^endus dans l'île. On n'y
permet que deux manières fort remarquables de
jouer aux échecs : la première représente une ba-
taille où l'un des deux partis dépouille l'autre ; la
seconde a un caractère moral beaucoup plus élevé,
elle simule un combat des vices contre les vertus, et
dans lequel chaque vice se trouve opposé à la vertu
contraire; dans les différentes péripéties de la lutte,
dans les moyens d'attaque et de défense, on retrace
ce qui réellement fait triompher la vertu du vice.
Les cités se composent de familles, oii les enfants
vivent sous le gouvernement et l'autorité du plus
âge des vieillards, si toutefois la raison de celui-ci
n'a pas été affaiblie par l'âge, auquel cas il est rem-
placé par le suivant. Quand une famille est peu
nombreuse, les autres lui cèdent un certain nombre
d'enfants. Quand la population est trop grande dans
une cité, on envoie l'excédant à la cité où la popu-
lation serait moins abondante ; et si l'île entière a
trop d'habitants, on fonde des colonies sur les terres
les plus rapprochées.
Chaque ville se divise en quatre quartiers, et au
centre de chaque quartier se trouve une place où
sont réunies toutes les productions de l'agriculture
et des arts. Chaque père de famille va i)rendre là
les choses nécessaires pour lui et les siens, sans
donner ni argent ni autre objet en échange. Les ani-
maux morts sont placés dans un lieu où l'on puisse
les laver avec soin. Et il est à remarquer qu^on ne
permet à aucun citoyen de les égorger, de les dé-
L'líTOrjE DE THOMAS MORUS. 1283
l)ecer ou de les dépouiller, de peur qu'une semblable
occupation n'introduise péunui les habitants de l'île
la cruauté et la barbarie, en leur faisant perdre
peu à peu la répulsion et l'horreur que de tels actes
doivent inspirer. Voilà pourquoi les esclaves seuls
sont employés à ce travail. Les citoyens ont une
table commune, et le système d'après lequel on or-
ganise les repas mérite de fixer l'attention. Chaque
district a des salles publiques dans la maison du sy-
phogrante, lequel est par conséquent chargé de
nourrir trente familles, quinze de chaque côté
de la table. A des heures marc|uées, les dépensiers
se rendent à la place pour se pourvoir de toutes les
choses nécessaires, après néanmoins cjue le dépen-
sier de rhôpital a pris ce dont il avait besoin pour
la nourriture et l'entretien des malades.
Dans chaque ville il y a quatre hôpitaux publics,
très rapprochés de la ville sans doute, mais toute-
fois en dehors des murs; ils sont si vastes qu'en les
voyant on les prendrait pour un village entier.
L'heureuse disposition des salles, l'abondance de
toutes les choses nécessaires, la sollicitude et la
charité desservants, lesecours de médecins habiles,
en un mot la réunion de tout ce qu'on peut désirer,
fait que les malades aiment mieux aller à l'hospice
que de rester chez eux.
Quand vient l'heure de dîner ou de souper, les
familles sont appelées au son de la trompette. Si
quelqu'un désire emporter chez soi une portion des
ahments servis, on ne l'en empêche pas, parce
284 LE SOCIALISME.
qu'on sii])posc que celui qui le fait en a réellement
besoin.
La présence au repas public n'est pas obliga-
toire ; mais personne ne se dispense d'y venir, d'a-
bord parce qu'on regarde comme une chose incon-
\ enante de nicUiger en particulier, et puis parce
que, dans les salles communes, on trouve des repas
si abondants et si délicats que difficilement on en
aurait de pareils dans une maison particulière.
Pendant le repas on lit quelques instants un livre
de morale, mais en ayant soin de ne pas prolonger
la lecture jusqu'à causer de l'ennui. Après la lec-
ture, les anciens ouvrent des conversations agréa-
bles, et font en sorte que les jeunes gens se mettent
aussi de la partie, pour c]ue la franchise et la liberté
que la table fait naître leur donne occasion de ma-
nifester leur caractère et leurs talents. Qu'on ne
s'imagine pas cependant que la liberté dégénère
en licence, toutes les précautions sont prises pour
éviter les excès. Au bout de la salle se trouve la
principale table occupée par le syphogrante et sa
femme; à la suite viennent les deux plus anciens
du district ; puis tous les âges se trouventmêlés, de
sorte que les jeunes gens ne puissent rien faire ou
dire qui ne soit remarqué par un vieillard; il arrive
par là que la considération et l'autorité des anciens
empêchent les écarts dans lesquels la jeunesse
pourrait tomber, si elle n'avait des témoins capa-
bles de modérer l'impétuosité et la légèreté natu-
relles à son âge.
l'utopie de THOMAS 3I0RUS. 285
Pour empêcher que la soif de l'or ne corrompe
les cœurs, on a pris des moyens pour que ce métal
perdît son prestige et sa valeur, ainsi que l'argent ;
on a pour cela fait servir le fer et le verre à la mon-
naie, et les métaux précieux, au contraire, aux
usages les plus communs. C'est avec l'or et l'argent
qu'on fait les grilles des prisons et les chaînes
des prisonniers. Les boucles d'oreilles, les anneaux
et les bracelets d'or sont autant de signes d'igno-
minie.
Quant aux diamants, aux escarboucles et aux
pierres précieuses de toutes sortes , on s'en sert uni-
quement pour la parure des enfants ; mais sitôt que
ces derniers sont arrivés à l'âge de raison, ils rou-
gissent de ces curiosités et les repoussent comme
des jouets maintenant indignes d'eux. Aussi, quand
les ambassadeurs d'Aménolie vinrent dans l'île
d'Utopie avec des habits couverts d'or, avec des
chaînes et autres ornements d'un grand prix, les
Utopiens les prenaient pour des esclaves, et les en-
fants, en les voyant passer, les montraient à leurs
mères et disaient : Mère, mère, voyez donc ce pauvre
homme qui porte des joujoiLx et des perles comme
s'il était un enfant. Les ambassadeurs comprirent à
la fin la cause de l'étonnement qu'ils excitaient : ils
se dépouillèrent dès lors de leurs inutiles parures.
Les habitants d'Utopie étaient surpris en effet, ob-
serve ici Morus avec une grande élévation de pensée,
que des hommes de sens pussent trouver leur satis-
faction et leur gloire dans l'éclat d'une petite pierre.
!286 LE SOCIALISME.
eux qui pcu\'ent admirer la grandeur et la beauté
des aslres, et surtout celle du soleil ; ils s'étonnaient
qu'un homme fût assez vain pour se croire plus noble
et plus grand parce qu'il revêt un habit plus coû-
teux et plus fin que celui des autres, la laine la plus
fine n'ayant pas après tout une autre origine que la
plus grossière, à savoir, la toison d'une brebis. Ils
s'étonnaient encore de ce que chez tous les peuples
on attachât une si grande valeur à une chose aussi
méprisable que l'or, mais une valeur telle qu'il est
souventplus estimé quel'hommelui-même, auservice
duquel il devrait être consacré. Ne voit-on pas sou-
vent un homme aussi lourd que le plomb et qui n'a
guère plus d'intelligence et de cœur, un homme
qui joint parfois la malice à la stupidité, et qui ce-
pendant a pour esclaves. un grand nombre d'autres
hommes honorables et sages, par la seule raison
qu'il possède une grande quantité d'or et d'argent...
11 s'étonnait par -dessus tout, mais avec un senti-
ment de répulsion et d'horreur, de la folie de ceux
qui, ne connaissant pas un autre homme, sans estime
pour lui, sans obligation contractée, lui rendent
néanmoins, par cela seul qu'il est riche, des hon-
neurs tels qu'il n'y manque guère plus que de les
adorer comme des dieux ; et cela, souvent en con-
naissant trop bien cet homme, c'est-à-dire en le
connaissant comme un misérable sans esprit et sans
entrailles, en sachant parfaitement que tousses tré-
sors sont mal acquis et qu'il n'en sera pas donné
un maravédi» aux pauvres.
l'utopie de THOMAS MORLS. HSl
Thomas Morus ne fait pas consister le l)onheur
de l'homme dans l'art de satisfaire ses passions,
comme l'ont fait tous les novateurs modernes ; il ne
fait pas abstraction de l'immortalité de l'âme, des
récompenses et des châtiments d'une autre vie.
Quand il explique aux Utopiens les principes de la
philosophie morale, il en pose comme fondement le
dogme de l'immortalité et celui de la responsabilité ;
il leur montre Dieu donnant l'être à l'àme humaine
et voulant lui-même être son bonheur ; il leur montre
la récompense promise à la vertu et le châtiment
réservé au vice dans un monde éternel. Il combat
avec beaucoup de force les théories qui prétendent
établir la morale sans aucune espèce de frein, et
seulement sur les intérêts de la vie présente. Voici
comment il s'exprime à cet égard : Embrasser les
peines et les difficultés de la vertu, non-seulement
en fuyant les plaisirs de la vie, mais encore en allant
au-devant des sacrifices et des douleurs, quand on
n'attend aucun bien d'une telle conduite, c'est ce
que les Utopiens appellent folie ; car si l'on ne doit,
après que la vie est terminée, obtenir aucune récom-
pense, à quoi bon l'avoir passée dans les peines et
les privations?
Les Utopiens définissent la vertu en disant qu'elle
consiste à vivre selon la loi naturelle, à suivre le
chemin que Dieu lui-même nous a tracé, en soumet-
tant nos appétits à la raison. Ils ajoutent que cette
pensée allume dans le cœur de l'homme le feu sacré
de l'amour divin, puisque c'est à Dieu que nous
288 LE SOCIALISME.
devons l'être et la vie, avec la possibiliU' (l'arriver
un jour au lionheur véritable.
On a fait un reproche à l'auteur de l'Utopie, ce-
lui d'avoir laissé des esclaves dans son île imagi-
naire ; on s'est étonné de ce qu'il autorisât un abus
si contraire aux mœurs douces et bienfaisantes dont
il voulait offrir le tableau; et cetétonnement parais-
sait d'autant plus raisonnable, que déjà de son
temps, l'esclavage était aboli dans toute l'Europe,
et les lois féodales elles-mêmes singulièrement
adoucies et modifiées. Si l'on veut toutefois exami-
ner avec attention le chapitre où l'illustre chancelier
parle des esclaves, on verra que, soit par l'origine,
soit par la condition qu'il leur assigne, l'esclavage
ainsi compris n'est guère fait pour porter atteinte
au bonheur de son île. H dit en premier lieu que les
Utopiens ne réduisent pas en esclavage les prison-
niers de guerre , pas même dans le cas où ils ont
été provocateurs. Cet état de dégradation ne se
transmet pas non plus de père en fils dans l'île
d'Utopie; on n'y permet pas même d'acheter des
esclaves chez les autres nations. On y ferme donc
réellement les trois sources de l'esclavage qui sont
la guerre, la naissance et la vente. Quels sont donc
ceux que les Utopiens ont pour esclaves? Ce sont
les hommes qu'on a condamnés à cet état pour avoir
commis un crime, soit que ce châtiment leur ait été
infligé dans l'île même, soit qu'ils l'aient mérité
dans un autre pays. Ces esclaves peuvent donc être
onsidérés comme des criminels condamnés aux
l'lTOPIIí de TI10.UAS .MORLS. . "289
galères ; c'est pour cela qu'on les tient en prison,
qu'on les traite avec sévérité et qu'on les occupe
sans relâche à des travaux qu'on peut regarder
comme une expiation de leurs crimes. Il est encore,
nous dit l'auteur, une autre source d'esclavage ; c'est
quand un étranger, pauvre et de basse extraction,
demande lui-même à être reçu dans cet état. Ceux
de cette catégorie sont traités d'une manière beau-
coup plus douce ; ce sont, pour ainsi dire, des ci-
toyens d'un rang inférieur et soumis à un travail plus
considérable; quand l'un d'eux veut quitter l'île,
ce qui n'arrive que bien rarement, on ne le retient
pas contre sa volonté , on ne le laisse pas même
partir sans avoir largement récompensé ses ser-
vices.
Il est cependant une ombre à ce tableau, c'est en
ce qui regarde le suicide ; on y rapporte, en effet,
une coutume locale qui ne peut en aucune façon être
excusée.
Après avoir dit que les malades y sont assistés
avec beaucoup de sollicitude et de charité, et
qu'on ne néglige aucun moyen pour les rendre à la
santé ; après avoir même ajouté que l'homme atteint
d'une longue maladie n'est pas abandonné à lui-
même, et qu'une douce conversation, telle que son
mal peut la comporter, en allège le poids autant qu'il
estpossible; l'auteur raconte, sans ajouter aucuneré-
flexion, que dans le cas où la maladie est incurable
et accompagnée de continuelles douleurs, les prêtres
pt les magistrats relèvent le courage du malade et
m. il
:290 LE SOCIALISME.
s'eflbrceiit de lui persuader, puisqu'il est désormais
inapte aux devoirs de la vie, un sujet de peines
pour les autres et poui- lui-même, de ne point pro-
longer un état aussi triste, de se résoudre à mourir,
-soit en s' arrachant lui-même la vie, soit en se lais-
sant tuer par une main étrangère. Il est évident
qu'une telle doctrine est de tout poiïit insoutenable;
et, bien que Thomas Morus ne la présente que
comme un usage établi dans une république
imaginaire, nous croyons cfu'il eût mieux fait de
ne point en présenter l'image à ses lecteurs; car on
peut douter s'il n'avait pas réellement la pensée que
le suicide, dans le cas dont il s'agit, fût une chose
licite.
Si telle a été son opinion, il a commis une er-
reur, mais une erreur très certainement involontaire,
puisque lui-même aifronta la mort avec tant d'hé-
roïsme pour ladéfensc de la vérité, et qu'il accepta,
phitôt que d'attenter à sa vie, toutes les horreurs
du dernier supplice.
Quant au suicide accompli sans le consentement
des prêtres et des magistrats, dans un cas même de
maladie, les Utopiens, nous dit Morus, le consi-
dèrent comme un crime; ils n'accordent pas les
honneurs de la sépulture à celui qui s'en est rendu
coupable.
Les femmes n'ont pas, dans l'île d'Utopie, la li-
berté c{ui leur est donnée par les réformateurs in-
crédules. La' monogamie est une des lois de l'île,
et si quelqu'un a commis un crime impur avant 'le
l'utopie de THOMAS MORUS. 291
mnriag'e, il est déclaré pour toujours inhabile à con-
tracter, sans préjudice des autres peines très gra-
ves auxquelles on le condamne. Pour ce qui regarde
le divorce, l'auteur déclare qu'il n'a pas lieu dans
l'île d'Utopie, si ce n'est pour le crime d'adultère
ou dans d'autres circonstances non moins décisives,
mais toujours avec le concours de l'autorité publi-
que, avec la permission expresse du sénat, lecjuel
ne l'accorde qu'avec une extrême diiTiculté, pour
ne point laisser aux époux la funeste perspective
d'une séparation. Il est nécessaire de remarquer ici
qu'il s'agit d'un peuple où n'est point parvenue la
lumière du christianisme, ce qui détruit en partic-
l'impression d'étonnement qu'une telle coutume
pourrait causer.
L'adultère est puni par des châtiments très sé-
vères, et la provocation suffit pour mériter une
peine, les lltopiens étant convaincus que la volonté
reconnue de mal faire, lors même qu'elle demeure
sans effet, ne saurait être impunie.
Il est curieux de voir un écrivain imbu des prin-
cipes et des mœurs du xvi" siècle, d'une époque oii
l'esprit guerrier était surexcité par tant de circon-
stances , nous représenter cependant la guerre
comme une chose indigne des hommes, s'efforcer
de nous persuader combien est fausse la gloire des
combats : chez les Utopiens, nous dit-il, bien loin
d'être considérée comme une gloire réelle, elle passe
pour une grande infamie. Ce qu'il ajoute à cet égard
sut les idées des habitants d'Utopie est digne de re-
^92 LE SOCIALISME.
marque : ils n'en appellent aux armes que dans les
cas d'extrême nécessité, c'est-à-dire, pour défendre
le territoire, venger de graves insultes ou secourir
leurs amis; il est à remarquer qu'ils n'entrepren-
nent jamais la guerre avec plus de résolution que
lorsqu'il s'agit de tirer satisfaction des pertes cau-
sées à leurs négociants dans les pays étrangers. Je
ne sais si l'on trouverait, dans un autre livre de la
môme époque, l'idée de faire un cas de guerre des
injures souiTertes par de simples particuliers voya-
agent dans des contrées étrangères pour y exercer
leur négoce.
La modération et la douceur introduites plus tard
dans la manière de faire la guerre, Thomas Morus
les avait pressenties. Les Utopiens ne saccagent
pas les villes, dit-il, ils ne ravagent pas les terres
de l'ennemi, ils ne mettent jamais le ieu aux mois-
sons et s'efforcent, au contraire, de les préserver
autant que possible dans la marche des corps d'in-
fanterie ou de cavalerie, considérant de quel avan-
tage elles peuvent être pour l'armée envahissante
elle-même. Ils respectent tout homme désarmé, à
moins que ce ne soit un espion ; ils ne commettent
aucun dégât dans les villes qui se rendent; et dans
celles qui sont prises d'assaut, ils ne sévissent que
contre les demeures de ceux qui ont empêché la
reddition, et se contentent de tuer les chefs et de
réduire les autres ;\ l'esclavage.
L'auteur suppose que, dans l'île d'Utopie, il existe
différentes religions; que les uçs y adorent le sole//
l'utopie de THOMAS MOKUS. 29o
et les autres la lune ou les diverses planètes, que
d'autres même y adorent" des hommes remarquables
par leurs vertus. Mais une partie des habitants, la
plus considérable et la plus sage, n'adore aucun
de ces objets ; elle est persuadée qu'il existe une
divinité cachée, éternelle, immense, ineffable, la-
quelle, par son pouvoir, et non par une présence
corporelle, s'étend également à tout l'univers. Ce
Dieu, ils le nomment père ; ils reconnaissent que
c'est de lui qu'ils ont à recevoir tous les biens, c'est
à lui qu'ils font remonter la cause de tous les pro-
grès et de tous les changements ; il est en même
temps, à leurs yeux, la fin de toutes les existences;
c'est donc à lui seul qu'ils rendent les honneurs
divins.
Les autres Utopiens, bien qu'adorant diverses
choses , s'accordent néanmoins à reconnaître qu'il
est un Dieu suprême qui a tout créé et qui con-
serve tout par sa providence.
La tolérance religieuse rentre dans les mœurs des
Utopiens, ils en exceptent cependant ceux qui osent
prétendre que les âmes meurent avec les corps, qu'il
n'est ni récompense ni châtiment après la vie, et
que le monde est gouverné par le hasard. Ceux qui
sont tombés dans ces erreurs monstrueuses, on les
regarde comme étant au-dessous de la bête, on ne les
compte pas au nombre des citoyens, de peur que leur
exemple n'imprime une souillure aux bonnes mœurs
et aux institutions les plus respectables ; on ne les
admet donc point aux honneurs, on ne leur confie
21)/t LE SOCIALISiME.
aucune charge dans la république, on les tient pour
inaptes à tout. Tel est Tunique châtiment qu'on
leur inflige, en les empêchant toutefois de parler de
leur doctrine, surtout en présence du vulgaire ; on
engage les prêtres à se mettre en rapport avec eux,
dans l'espoir qu'une telle folie sera guérie par le
contact de la raison.
Les Utopiens ont une grande idée du bonheur
des âmes dans l'autre vie ; ils ne pleurent point
leurs morts; ils regardent comme d'un mauvais au-
gure qu'un homme redoute d'abandonner la vie;
cette crainte leur paraît un effet du mauvais état de
la conscience ; ils pensent en outre quïl ne saurait
être agréable à Dieu de voir que nous n'allons pas
volontairement à lui quand il daigne nous appeler.
S'ils voient mourir quekfii'un avec ce sentiment de
répugnance, cette vue les attriste beaucoup, ils en-
terrent cet homme sans honneur et prient Dieu de
lui pardonner cette faiblesse. Ils ne pleurent point
sur celui x|ui meurt avec un sentiment de joie et
d'espérance ; ils recommandent son àme à Dieu et
célèbrent ses funérailles comme une sorte de triom-
phe; ils lui élèvent une colonne sur laquelle son
éloge est gravé, et, de retour dans leurs demeures,
ils racontent ses vertus et louent le bonheur de son
trépas.
Leur persuasion est qu'une telle manière d'ho-
norer les morts est la seule agréable à ces der-
niers, et la plus utile à ceux qui survivent ; ils sont
convaincus en outre que les âmes de ceux qui ne
I.' UTOPIE DE THOMAS MORLS. 295
sont plus sont présentes à ces cérémonies, par la
raison qu'elles ne seraient pas iieureuses si elles ne
pouvaient se transporter là où on les invoque, ou
bien qu'elles manqueraient de reconnaissance et
d'aiTection si elles ne désiraient revoir les personnes
aimées pendant la vie. Or, comme à leurs yeux la
mort ne diminue pas la charité, mais l'augmente
au contraire, ils se regardent comme toujourr, en-
tourés et secoiu'us par les âmes de leurs parents;
cette pensée les soutient dans les plus difficiles en-
treprises et les éloigne du mal, lors même qu'il doit
être le plus secret.
Par ce léger aperçu que nous venons de donner
sur l'Utopie de Thomas Morus, il est aisé de voir
à quel point ses théories, sans qu'il suppose même
la véritable religion connue dans sa république, sont
opposées au système dégradant de ceux qui ne voient
dans l'homme qu'un corps et des passions, qui font
table rase de tout principe religieux et moral, dé-
daignent les traditions des siècles et ne s'inspirent
que de leur orgueil pour procéder à la réorganisa-
tion de la société. Mais il ne faut pas s'y tromper :
cette différence existera toujours entre le philosophe
religieux et le philosophe incrédule. Alors même
que le premier s'abandonne aux rêves de son ima-
gination, ouvre un libre champ aux créations de son
génie, ses systèmes auront toujours un caractère
de raison et de dignité qui les distingue des autres ;
et tandis que le rêveur impie marche évidemment
sans guide, sans lumière, au gré de ses capri-
•i9() LE SOCIALISME.
ces et de ses plus grossiers instincts, le philosophe
chrétien sera toujours éclaire par un flambeau
surnaturel qui ne lui permettra jamais de s'égarer
complètement , quoiqu'il se persuade parfois mar-
cher uniquement sous les auspices de sa propre
raison.
DES INFLUENCES RELIGIEUSES.
(Oualrième et dernier Article.)
La vigilance sur les mœurs des fidèles est,
comme nous l'avons dit, mie des causes les plus ef-
ficaces de l'influence du clergé. Aucune religion n'a
fait complètement abstraction de la morale ; et ceux
qui n'ont pas craint d'avancer que la morale et la
religion ne devaient pas marcher ensemble, ont
montré qu'ils connaissaient aussi peu l'une que l'au-
tre. Lne religion qui resterait étrangère à la mo-
rale serait une véritable monstruosité ; et la morale
qui n'aurait pas la religion pour fondement demeu-
rerait sans consistance et sans action. Nous ne pré-
tendons pas par là nier l'existence de cette lumière
naturelle qui nous fait entrevoir, indépendamment
de l'exercice de tel ou tel culte, le bien et le mal ;
nous savons que cette lumière est un des plus beaux
apanages de l'humanité, qu'elle a été une de ses
planches de salut pour éviter un naufrage complet
au milieu de ses aberrations et de ses désordres. Il
importe néanmoins de faire observer que, sans un
culte religieux, lïdée de Dieu s'affaiblit graduelle-
17.
:298 DES INFLUENCES
ment dans notre âme, finit par n'exister tout au
plus que dans l'intelligence, et demeure sans action
sur la volonté ; or, quand les choses en sont venues
là, il est évident que la pratique des plus saines
maximes de la morale, de celles mêmes qui sont
dictées par la raison, doivent éprouver, éprouvent
en effet une déplorable atteinte, et risquent d'être
bientôt entièrement oubliées. Voilà pourquoi nous
disons c|ue la morale, pour être efficace et durable,
a besoin de chercher un appui dans les idées reli-
gieuses et de trouver dans le culte un auxiliaire
puissant.
Parmi les croyances qui ont divisé le genre hu-
main, soit dans les temps anciens, soit dans les
temps modernes, il n'en est aucune dont le fonda-
teur paraisse avoir perdu de vue ces éternels prin-
cipes; mais l'élément moralisateur a été si faible
dans quelques-unes, il avait si peu le moyen d'agir
sur les hommes, c[ue, si l'on observe quelque mora-
lité chez les hommes soumis à cette rehgion, on doit
y voir bien plutôt un fruit spontané cîe la lumière
naturelle qu'un résultat de l'influence religieuse
proprement dite. Là, personne ne corrige le vice,
personne ne stimule la vertu, personne qui s'occupe
à faire l'application des principes de la morale aux
actes de la vie; seulement quelques philosophes or-
gueilleux dissertent avec ostentation et prétendent
suppléer, avec leurs vaines paroles, au défaut des
moyens religieux qui n'agissent plus avec la même
efficacité, depuis qu'ils ont été altérés par l'idolâtrie.
RELIGIEUSES. 299
La politique elle-même s'est aperçue de ce vide;
aussi, pendant que d'un côté elle cherche un appui
dans la religion et s'efforce d'augmenter l'influence
de cette dernière, pour en obtenir un plus grand
secours dans le difficile gouvernement de la société,
elle fonde d'un autre côté des institutions civiles qui
puissent atteindre là où la religion n'étend pas ses
influences.
Qu'on se rappelle ce qu'étaient, à Rome, les
censeurs, quelles étaient les fonctions que la cou-
tume et les lois leur attribuaient, et qu'on dise s'il
n'est pas évident que cette institution civile était
un moyen pour suppléer à ce qui manquait du côté
de l'institution religieuse. Sans nier les salutaires
effets qu'on pouvait ainsi produire, toujours est-il
qu'il y avait là comme une dislocation de fonctions
homogènes, et c{u'il n'était plus possible, dès lors,
qu'elles fussent remplies avec toute l'exactitude et
toute l'eificacité dont elles eussent été susceptibles.
Aussi, suffit-il d'un temps très court pour que le
mal se manifestât dans toute sa difformité naturelle ;
la corruption et l'immoralité les plus hideuses
avaient lentement consumé l'empire romain, plu-
sieurs siècles avant que l'irruption des barbares
vînt le mettre en lambeaux. Les prêtres du paga-
nisme se contentent de donner leurs soins aux céré-
monies, aux sacrifices, aux augures, c'est-à-dire à
la partie extérieure de la religion ; ils ne se croient
nullement obligés à s'occuper de l'état des esprits
et de celui des consciences, bien moins encore se
300 DES I.XFLUEÎSCES
croiraient-ils obligés à leur inspirer la force et le
courage que réclament les luttes de la vie. L'homme
adore ses dieux, leur élève des temples magnifi-
ques, leur consacre de riches offrandes, les consulte
dans ses doutes, semble avoir l'esprit sans cesse
tendu vers le ciel ; mais, victime de mille supersti-
tions grossières, accordant à l'œuvre de ses mains,
aux rêves de son imagination, un culte qui n'est dû
qu'au Dieu véritable, il ne reçoit pas un seul rayon
de lumière qui puisse lui servir pour diriger sa con-
duite. Les fausses religions dominaient à peu près
sur toute la terre, et cette extension de leur domaine
n'avait pas empêché que le vice levât partout le
front à côté de l'autel, si toutefois il n'était pas inau-
guré sur l'autel même pour y recevoir, comme
un Dieu, les hommages des mortels.
La religion chrétienne paraît dans le monde;
mais en même temps qu'elle enseigne ses dogmes
et qu'elle établit son culte, elle fait de la morale
l'objet incessant de son zèle et de ses efforts, une
partie essentielle de son œuvre. Tout en accordant
aux pratiques extérieures l'importance qui leur est
due, elle a surtout les yeux fixés sur l'homme in-
térieur; elle se propose, avant tout, de le renouveler
par la grâce et tâche ensuite de conserver par tous
les moyens le fruit de cette rénovation merveilleuse.
Il est sans doute nécessaire, nous dit-elle, d'adorer
Dieu dans son temple, comme dans sa demeure de
prédilection, il faut observer les pratiques extérieu-
res imposées par la tradition ou par l'autorité des
RELIGIEUSES. 301
pasteurs légitimes, il faut assister aux augustes cé-
rémonies destinées à nous rappeler les mystères de
notre rédemption, à élever notre cœur et notre
prière vers les cieux, à nous mettre en présence de
la grandeur de notre être et de la fin pour laquelle
nous avons été créés; mais tout cela serait inutile
pour nous, ajoute l'Église, sans valeur aux yeux de
Dieu, si nous n'adorons ce Dieu en esprit et en vé-
rité, si nous ne lui offrons pas un cœur contrit et
humilié, si nous ne faisons pas de dignes fruits de
pénitence, si, purifiés dans le sang de l'Agneau, ré-
générés à une vie nouvelle, nous ne nous efforçons
pas de nous y maintenir, en nous abstenant de tout
mal, en marchant en présence du Seigneur, avec
un esprit droit, avec une intention pure et sainte.
C'est ainsi que l'Église fait que les pratiques du
culte soient toujours accompagnées de la pratique
de toutes les vertus, de telle sorte qu'on ne puisse
appliquer au peuple chrétien cette terrible parole :
« Ce peuple m'honore du bout des lèvres, mais son
cœur est loin de moi. » Ce n'est pas à dire pour
cela que l'Église réahse entièrement son objet;
mais tel est son désir, tel le but auquel elle aspire
sous la conduite de l' Esprit-Saint. La faiblesse de
l'homme paralyse trop souvent ces efforts, et sa
malice les combat; mais c'est là le résultat de sa
condition présente, et tant que nous vivrons sur la
terre, c'est en vain que nous rêverions un état d'où
le mal serait exclu. Le mélange du bien et du mal
est une des lois de ce monde, depuis la chute du
302 DES INFLUENCES
genre humain. 11 faut d'ailleurs moins considérer
en ceci le mal qui se commet encore, que celui qui
est réellement empêché , considération puissante
qu'il ne faut jamais perdre de vue quand on veut
rendre justice à une institution par rapport aux
effets qu'elle produit. 11 n'est pas d'institution sur
la terre qui puisse résister à l'examen de la raison,
s'il est permis de lui applicjuer cet argument : elle
laisse exister le mal, donc elle est mauvaise. Rien
de moins fondé, rien de plus faux qu'un tel raison-
nement ; car il faut ou changer la nature de l'homme,
ou se résigner h l'existence du mal, où que ce soit
qu'il se trouve, sous quelque institution qu'il soit
commis. Un tel argument ne prouve donc rien en-
core une fois contre l'Église catliolique; il ne fait
que rappeler une question philosophique, celle de
l'existence et de l'origine du mal, question qui, du
reste, ne saurait être résolue que par le dogme
chrétien de la prévarication primitive et des consé-
quences de cette prévarication.
L'Église catholique a montré une profonde con-
naissance du cœur humain, en prenant pour règle
de conduite d'insister sans relâche sur la pratique
de la vertu, d'inculquer à chaque instant les prin-
cipes de la morale, de ne pas se contenter d'un en-
seignement stérile, mais de faire que cet enseigne-
ment s'applique à tous les actes, se réalise dans la
vie du chrétien. Le paganisme n'avait j)as de chaire
pour enseigner la morale et la vertu, il n'employait
aucun moyen pour engager les hommes à les ré-
RELIGIEUSES. 303
duirc en pratique; il se bornait à quelque maxime
isolée, plus ou moins salutaire, à quelques exemples
plus ou moins purs, puis abandonnait l'homme à lui-
même. D'où il résultait que du moment où les sociétés
perdaient la simplicité de leurs mœurs primitives,
cet apanage naturel de l'enfance, et commençaient
à sentir leurs passions par le fait même de leurs dé-
veloppements et de leurs progrès, on voyait régner
bientôt la corruption la plus effrénée, et le peuple
en venait rapidement à cet état de dégradation et
d'immoralité où les Romains se trouvaient dans les
premiers temps de l'empire, et même dans les der-
niers temps de la république. Il ne suffit pas à
l'homme de connaître les principes de la saine mo-
rale : il a besoin qu'ils lui soient incessamment prê-
ches, répétés, inculqués ; car ce qui lui manque,
ce n'est pas précisément la connaissance de ces
principes, c'est un sentiment énergique, efficace de
l'obligation où il est de les mettre en pratique, une
volonté ferme, décidée, capable de surmonter tous
les obstacles, de vaincre toutes les inclinations dé-
pravées, tous les exemples funestes , et de ranimer
notre esprit quand il se sent défaillir dans le chemin
de la vertu. Pour cela, il est de la plus haute im-
portance, ou même d'une nécessité absolue, de
rappeler à l'homme ses devoirs dans tous les temps,
dans toutes les circonstances, à toute heure, sans
distinction d'âge, de sexe ou de condition, sans
ménagement pour les positions sociales les plus éle-
vées, sans fausse condescendance pour les plus im-
304 DES INFLüEiNCES
périeiises habitudes, sans jamais se prêter aux hy-
pocrites raisonnements d'une morale élastique; il
faut, bien au contraire, proclamer la véritable mo-
rale à haute voix, avec un courage invincible, cher-
chant sans cesse à réveiller la conscience, ce grand
auxiliaire du ministère sacré, et, si l'on ne peut
extirper le vice, ne jamais lui laisser au moins de
repos.
Telle est la ligne de conduite dont l'Église ca-
tholique ne s'est jamais écartée pendant les dix-
huit siècles de son existence ; elle ne s'en écartera
pas jusqu'à la consommation des temps. C'est ainsi
que l'a voulu son divin fondateur, c'est pour cela
qu'il lui a promis la force et les secours nécessaires
pour triompher de tous les dangers et de tous les
obstacles qui s'élèvent contre l'accomplissement de
sa mission. C'est en vain qu'aux époques même
les plus calamiteuses , dans les circonstances les
plus difficiles, on lui a demandé de se relâcher un
peu de sa rigidité morale, de savoir s'accommoder
aux passions comme aux intérêts du monde ; quel-
qu'un de ses ministres a pu céder sur tel ou tel
point, l'Église, jamais. Et ce n'est pas qu'elle ait
oublié cette indulgence pleine de miséricorde et
d'amour dont Jésus-Christ lui donna le sublime
exemple dans sa conduite envers les pécheurs ; ce
n'est pas qu'elle soit ainsi tombée dans ce rigorisme
excessif qui, sans égard pour la faiblesse humaine,
semble vouloir accabler les hdèles du poids de leurs
obligations, rendant pour ainsi dire impossible le
KliLlGlELSES. 305
pardon de leurs péchés, impralicable le chemin de
la pénitence et du ciel, les exposant de la sorte à
tomber dans l'abîme du désespoir. Bien au con-
traire, l'Église condamne avec indignation cette
rigueur pharisaïque, elle se souvient des paroles
consolantes du divin Maître, et va les redisant à
son tour dans toute la suite des siècles : « Venez à
moi, vous tous qui êtes fatigués et accablés, et je
vous soulagerai; prenez mon joug, parce qu'il est
léger; apprenez de moi, parce que je suis doux et
humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos
âmes. » En soutenant avec une inébranlable fer-
meté le dogme du pouvoir qu'elle a reçu de par-
donner tous les péchés, pour graves et nombreux
qu'ils puissent être, elle a mis en pratique les leçons
et les exemples de son divin fondateur; elle n'a
cessé d'avoir les bras ouverts pour y recevoir le
prodigue et le presser contre son cœur, lorsque
enfin, las de ses égarements et de ses malheurs, il
prend la résolution de rentrer dans la maison pater-
nelle.
Ceux qui déclament avec tant d'ardeur contre le
relâchement de la discipline, contre ces trésors
d'indulgence répandus par l'Église sur les misères
de l'humanité, devraient bien établir une distinc-
tion entre les opinions de tel ou tel écrivain catho-
lique et les doctrines de l'Église elle-même. On ne
peut ignorer à quel point sont nombreuses les pro-
positions condamnées par le Souverain Pontife, à
cause du relâchement qu'elles exprimaient ; et quoi-
g 06 DES INFLÜEISCES
qu'on ait toujours procédé en cette matière avec
le discernemenl voulu, pour ne pas envelopper*
dans la même censure des opinions plus ou moins
fondées, mais nullement en contradiction avec la
morale chrétienne, ne pouvant par conséquent être
en aucune façon condamnées comme hérétiques, ce
n'est pas à dire pour cela que l'Église ait couvert
de sa responsabilité toutes celles qu'elle n'a pas for-
mellement interdites.
Nous sommes tellement habitués aux prodiges
du christianisme, les pratiques et les devoirs qu'il
nous impose nous paraissent une chose tellement
naturelle, que nous sommes pour ainsi dire hors
d'état d'en apprécier la grandeur, d'en reconnaître
les salutaires effets. Si Socrate, Platon, Cicerón,
Sénèque, Épictète et les autres philosophes de
l'antiquité, qui s'appliquèrent à l'étude de la morale,
sortaient maintenant de leurs tombeaux et se trou-
vaient au milieu d'un pays chrétien, ils seraient
frappés d'étonnement et d'admiration, à la vue du
spectacle qu'un tel pays offrirait à leurs yeux. S'ils
entraient dans quelqu'une de nos magnifiques ca-
thédrales, au moment oii un éloquent orateur dé-
roule avec autorité les maximes évangéliques, en
fait une application frappante à tous les actes de la
vie, au moment, disons-nous, où un nombreux
auditoire recueille avec une émotion respectueuse
et profonde cette parole qui descend de la chaire de
vérité, tantôt comme une pluie- douce et bienfai-
sante qui tombe sur la terre altérée, tantôt comme
RELIGIEUSES. â07
la foudre qui gronde sur la tête des coupables pour
les détourner de la voie du mal , quels ne seraient
pas leur attendrissement et leur enthousiasme en
voyant enseigner à tout un peuple, sans distinction
d'âge, de sexe, de condition, do rang social, les
grands principes qu'ils avaient à peine entrevus,
qu'ils gardaient comme de précieux trésors, comme
de sublimes secrets, accessibles seulement à un
petit nombre de sages. Au sentiment de l'admira-
tion se joindrait celui de la honte, en voyant que
leur philosophie, C|u'ils regardaient comme ayant
atteint les dernières limites de la sagesse humaine,
était ainsi dépassée, échpsée par ce torrent de pures
maximes et de saintes inspirations qui tombe de la
bouche de cethomme dans lequel il leur serait impos-
sible de reconnaître le disciple d'une de leurs écoles.
Mais c|uelle ne serait pas leur stupeur si l'on venait
leur dire que cette scène, dont ils viennent d'être
les témoins, n'a rien d'inusité, rien d'extraordi-
naire, qu'elle se répète à l'heure même sur plusieurs
points de la même cité et dans toutes les contrées
de la terre; si l'on ajoutait que depuis les villes les
plus opulentes jusqu'aux plus humbles hameaux,
partout sont répandus des hommes chargés de la
même mission , rigoureusement obligés, par leur
devoir et leur institution même, à redire aux peuples
ces subhmes leçons; qu'indépendamment de cette
parole vivante , il circule dans tous les rangs de la
société, les plus riches comme les plus pauvres, les
plus savants comme les plus ignorants, une multi-
308 DES INFLÜEIN'CES
tilde de livres ayant pour but d'enseigner, dans
toute sorte de styles, sous mille formes différentes,
dans toutes les langues de l'univers, ces mêmes
maximes qu'ils viennent d'entendre de la bouche de
l'orateur sacré. Ah ! ces anciens philosophes se
prendraient à pleurer ; oui, ils verseraient des lar-
mes de reconnaissance et de joie, s'ils étaient con-
duits dans une de ces pauvres bourgades isolées,
où se trouvent réunies quelques familles qui peuvent
à peine gagner à la sueur de leur front les aliments
et les vêtements nécessaires; s'ils étaient ensuite
introduits, le dimanche, dans cette petite église où
un homme revêtu des habits sacerdotaux, debout
au pied de l'autel du sacrifice, exphque aux pau-
vres habitants de la campagne un passage de
l'Évangile, im trait de la vie de Jésus-Christ, une
partie de ses sermons; puis, déduisant de là les
plus sages règles de conduite applicable à la
vie tout entière du chrétien, reprend avec une
fraternelle sévérité les \ices qui se sont glissés
au sein de son troupeau , auquel il donne les remè-
des les plus efficaces pour guérir toutes ces infirmi-
tés de l'âme. Ils reconnaîtraient alors sans doute
que leur science était bien vaine et que dans leurs
écoles ils consumaient le temps à des jeux puérils et
stériles; ils avoueraient (¡uils voient maintenant la
magnifique réalisation de leurs plus beaux rêves;
ils s'écrieraient qu'un Dieu sans doute est descendu
sur la terre pour enseigner toutes ces choses aux
hommes, qu'il leur a tracé la conduite à tenir
RELIGIEUSES. 309
pour continuer dans tous les siècles ses sublimes
enseignements; ils diraient bien alors qu'un mortel
n'aurait jamais pu s'élever de lui-môme à de telles
pensées, et qu'une semblable organisation qui a
pour effet d'établir dans tout l'univers, d'ouvrir à
toutes les classes de la société, des chaires consa-
crées à l'enseignement d'une si haute philosophie,
ne pouvait en effet émaner que d'un Dieu, qui,
prenant pitié des ténèbres où le monde était ense-
veli, avait voulu l'éclairer et renouveler ainsi la
face de la terre.
Nous en appelons au jugement de tous ceux qui
savent réfléchir, de tous ceux qui savent apprécier
les choses à leur juste valeur, sans c{u'il soit néces-
saire pour cela qu'elles frappent par leur nouveauté ;
à eux de nous dire quelles pourraient être les im-
pressions des philosophes de l'antiquité. Il est diffi-
cile de juger les influences exercées par les institu-
tions chrétiennes, par la raison toute simple qu'elles
agissent directement sur l'intelligence et la volonté;
modifiant ainsi ce qu'il y a de plus intime dans
l'homme, et ne produisant leurs effets dans le monde
extérieur que suivant les progrès de cette rénova-
tion intérieure, elles ne peuvent avoir un retentis-
sement subit dans le monde, lors même qu'elles y
opèrent les changements les plus profonds et les
plus complets. Leur action est lente, mais sûre;
leurs effets sont peu éclatants, mais d'une impor-
tance décisive. Comparez le monde moderne avec
le monde ancien , voyez l'incalculable distance qui
310 DES IXFLUENCES
les sépare, et dites si le christianisme, par son tra-
vail lent et continu sur la société, n'a pas détruit
plus de maux et produit plus de bien que toutes les
autres institutions qui jamais ont fait le plus de bruit
dans le monde.
Il est nécessaire de se tenir en garde contre une
tactique déjà vieille parmi 1-^: ennemis du bien, et
qui fut plus d'une fois dirigée contre le divin fonda-
teur du christian^'smc, mais qui se détruit elle-même
par la contradiction qu'elle implicjue. Il ne faut pas
s'étonner cju'on accuse l'Église de tyi'annie alors
qu'elle se montre unicfaement juste, de faiblesse
et de relâchement quand elle répand sur les hom-
mes les bienfaits confiés à son amour. L'Église
n'a jamais confondu l'indulgence envers le pé-
cheur avec une coupable tolérance à l'égard du
péché; mais si d'autre part elle n'ignore pas les
séductions et les dangers que la vie nous présente,
elle ne laisse pas pour cela que de nous rappeler à
la sainteté de notre profession, à la dignité du
christianisme, à l'engagement que nous avons pris
de renoncer au diable et au monde ; elle nous remet
infatigablement devant les yeux l'obligation où
nous sommes de conserver cette vie nouvelle que
nous avons reçue en Jésus-Christ, de ne jamais
revenir aux habitudes du vieil homme, et, après
avoir été rendus participants de la nature divine, de
ne plus retomber dans un état indigne du nom
chrétien.
Les fidèles sont donc ti^ujours suspendus aux
RELIGIEUSES. 311
lèvres du prêtre, et celui-ci ne peut se montrer le
digne envoyé du Seigneur qu'à la condition de
montrer sans cesse à ses frères les beautés de la
vertu, la laideur du vice, et de menacer les pécheurs
impénitents de la colère d'un Dieu vengeur. Tel est
le but de la prédication évangélique, de cette parole
merveilleuse qui se multiplie sans relâche et retentit
à chaque instant sur toute la surface de l'univers.
Institution sublime, profondément salutaire, néces-
saire même^ pour perpétuer parmi les hommes le
saint enthousiasme du bien, les véritables notions
de la morale; institution uniquement propre au
christianisme, inconnue de toute rantic{uité, et
dont les sociétés séparées de l'Église catholique
n'ont jamais oiîert qu'une pâle et stérile imitation.
La splendeur et fa maijnificence du culte ca-
tholique sont une des causes les plus puissantes de
l'influence exercée par le clergé et de son ascendant
sur l'esprit des fidèles; et cela, en rendant la reli-
gion accessible aux sens en quelque sorte, en met-
tant à la portée des plus humbles intelligences ses
enseignements les plus relevés et ses plus profonds
mystères. On a beaucoup déclamé jadis contre la
pompe et l'éclat déployés dans les temples catho-
liques; on a dit que c'était là de l'ostentation et du
luxe, et que ce n'était pas ce que réclamait des
hommes un Dieu dont le regard pénètre jusqu'au
fond de nos cœurs. La philosophie du xviii^ siècle,
cette philosophie qui ne voyait qu'avec défiance et
répulsion tout ce qui tenait à la religion catholique,
312 DES INFLÜEISCES
cette philosophie qui condamnait sans appel comme
sans examen toutes les croyances, toutes les céré-
monies, toutes les pratiques suivies pendant Fespace
de dix-huit siècles, pouvait bien se payer de sem-
blables raisons ; mais toutes ces pauvretés.sont main-
tenant hors d'usage, elles ont été jugées comme
elles devaient l'être par tout homme capable de ré-
fléchir un peu sur les inclinations de notre nature
et sur l'objet de la religion. C'est un besoin naturel
à l'homme de manifester au dehors ses pensées et
ses sentiments. Cette simple considération suffît
pour légitimer le culte extérieur ; et si nous ajoutons
à cela que cette manifestation religieuse se trouve
dans une proportion exacte avec l'intensité et la
vivacité de nos impressions internes, il en résulte
bien clairement cjue les idées et les sentiments re-
ligieux étant ceux dont notre esprit est le plus frappé,
ceux qui saisissent le plus vivement toutes les puis-
sances de notre être, les actes destinés à produire
au dehors ce qui se passe à cet égard dans notre
ame doivent se distinguer de tous les autres actes
extérieurs, s'élever au-dessus d'eux, comme s'élève
au-dessus de tout ce qui reste collé sur la terre
toute chose prenant son essor vers les cieux.
Tous les peuples de l'univers se sont montrés una-
nimes en ce point; vous n'en verrez pas un chez
lecjuel les monuments religieux ne se fassent remar-
quer par leur grandeur et leur magnificence rela-
tives, toujours en proportion avec les ressources et
la civilisation de chaque peuple. On peut donc re-
RELIGreUSES. 313
garder l'Église catholique, dans la splendeur et la
beauté de son culte, comme ayant réalisé d'une
manière parfaite et sublime une aspiration, une
idée, un instinct, qui , dans un degré plus ou moins
élevé de développement et de puissance , ont tou-
jours et partout subsisté au sein de l'humanité, et
qui voulaient que ce que l'on consacrait à Dieu tut
réellement digne du maître de l'univers.
Le culte des images et des saints, si bien fait
pour ménager, dans un but religieux, l'alliance de
l'esprit et de la matière, si conforme aux conditions
de la vie présente, si propre à élever notre âme vers
le ciel sur les ailes de l'imagination et de l'espé-
rance, fait partie de cet ensemble harmonieux du
culte catholique. Il nous montre, sous un aspect
simple et touchant, la providence paternelle de no-
tre Dieu ; il nous présente à chaque pas un inter-
cesseur qui, libre déjà des misères de la vie, priera
pour nous avec d'autant plus de ferveur et d'in-
stances, qu'il fut un temps oij, revêtu de notre chair
mortelle, il eut à souffrir, lui aussi, dans cette vallée
de larmes, les maux, les fatigues et les tentations
qui sont actuellement noti-e partage.
Que de réflexions, que de sentiments ne fait pas
naître la vue d'un crucifix ! quel livre fut jamais plus
éloquent et plus vaste? Qui pourrait dire les douces
et salutaires émotions produites par l'image de la
Vierge tenant l'enfant Jésus dans ses bras, ou bien
les religieuses tristesses que cause à l'àme la vue
de Marie au pied de la croix ? Tant de traits em-
m 18
Sill DES INFLUENCES
pruntés à nos livres saints, à la tradition, à la vie
des innombrables héros du christianisme, représen-
tés sur les murs, sur les autels même de nos temples,
sont une source intarissable de saintes inspirations
et de nobles vertus. Si, d'un côté, le souffle du génie
qui, plus d'une fois, anima les artistes chrétiens, a
créé des merveilles qui sont à la fois une des gloires
de l'humanité et Tune des plus belles apologies du
christianisme, Dieu, qui se sert des créatures pour
l'accomplissement de ses desseins, veut, d'un autre
côté, que ces statues et- ces tableaux contribuent à
faire descendre dans notre àme l'amour des choses
du ciel, un dégoût toujours croissant pour les objets
terrestres, une incessante aspiration vers les biens
de l'éternité.
On parle quelquefois des désordres qui régnent
chez les catholicfues, de leurs égarements, de leurs
faiblesses, de leur peu de respect souvent pour la
religion, malgré tant de signes et tant d'objets ex-
térieurs destinés à la rappeler sans cesse ô leur es-
prit. On voit ce qu'est le peuple cathoUque avec
cela, mais on ne voit pas ce qu'il serait sans cela;
on voit que, nonobstant tous les moyens employés
pour lui rappeler la grandeur de sa destinée et les
devoirs qu'elle lui impose, il vit dans la distraction
et l'amusement, dans le relâchement et le vice;
mais on ne voit pas que ces moyens venant à lui
manquer, la religion s'effacerait entièrement de sa
mémoire, ou qu'il ne lui en resterait plus qu'une
idée vague, confuse, sans influence sur les senti-
RELIGIEUSES. Si5
ments du cœur et sur les actes de la vie. Laissez
donc le chrétien assister aux augustes cérémonies
de r Église et contempler les images sacrées qui lui
représentent au vif les vérités et les faits, objets de
ses croyances; laissez-le se prosterner devant une
image sainte pour implorer les secours du ciel ou
le remercier de ses bienfaits ; laissez-le s'approcher
du prêtre et lui remettre avec un sentiment de re-
connaissance et de foi ïex-voto qui doit rappeler
le secours merveilleux reçu dans un moment de
péril ou d'infortune, ou bien le cierge mystérieux
destiné à brûler devant un autel pendant une crise
terrible ; laissez-lui déposer aux pieds de la Vierge
ou d'un autre saint tutclaire la symbolique offrande,
témoignage de foi, de reconnaissance et d'amour;
laissez-lui répandre de la sorte les sentiments de son
cœur en démonstrations aussi pures que touchantes.
Si vous ne sentez pas vous-même ce que des actes
semblables font éprouver à un cœur religieux, ce
qu'ils ajoutent à son bonheur, le baume qu'ils versent
sur ses souffrances, avouez du moins qu'il y a là
quelque chose de saisissant et de sublime, et qu'il
existe de ravissantes harmonies entre la religion et
notre âme.
Les sacrements et surtout le sacrement de pé-
nitence constituent le dernier moyen d'influence
religieuse que nous ayons indiqué. Nous voudrions
pouvoir donner à ce point toute l'importance et toute
l'étendue qu'il mérite, indiquer au moins les nom-
breux rapports qui s'établissent entre le prêtre et le
316 DES INFLUENCES
fidèle par ces augustes symboles dans lesquels Dieu
a renfermé les trésors de sa grâce. Le baptême, en
purifiant de la tache originelle Tenfant qui vient de
naître , nous présente le prêtre comme un céleste
messager qui vient arracher au pouvoir de l'enfer
cette frêle créature, pour la donner une seconde
fois à cette famille qui vient d'éprouver un bonheur
indicible. Dans la confirmation, nous voyons l'évê-
que imprimant au chrétien le caractère de soldat de
Jésus-Christ, et le disposant ainsi aux combats in-
cessants qu'il devra soutenir contre le monde, le
démon et la chair. Nous aurions à considérer dans
la communion cette ineffable impression de bon-
heur et de vertu que laisse à l'âme j' acte par lequel
elle s'unit à Dieu, quand cet acte s'accomplit surtout
pour la première fois. Nous découvririons de même
dans tous les autres sacrements la cause et la source
des merveilleux effets qu'ils produisent dans une
âme, abstraction faite même du côté surnaturel, le
seul réellement sublime et fécond, de ces augustes
cérémonies. Nous verrions que le prêtre reçoit
l'homme entre ses bras dès qu'il ouvre les yeux à
la lumière, et ne l'abandonne pas même quand il
a rendu le dernier soupir, puisqu'il l'accompagne
de ses vœux et de ses bénédictions jusque dans la
tombe. En examinant en détail les pieux usages,
les vénérables pratiques dont ces actes solennels
sont accompagnés, nous aurions à signaler de toute
part les doux et puissants ressorts par lesquels ils
agissent sur le cœur du fidèle, et l'attachent d'une
RELIGIEUSES. 317
manière de plus en plus intime au ministre des au-
tels, à celui que Dieu fit le dépositaire de toutes ses
grâces. Chacun des sept sacrements conservés par
l'Eglise nous offrirait une matière abondante à" de
graves et salutaires considérations. Mais forcé que
nous sommes de respecter les 'limites qui nous sont
imposées, nous laisserons de côté tous les autres
sacrements pour arrêter un instant nos yeux sur
celui de la pénitence.
11 comprendrait bien mal le cœur de l'homme et
la nature de la religion, celui qui n'accorderait pas
à ce sacrement l'importance et les effets qui lui
sont assignés par la raison toute seule, en dehors
même des enseignements de la foi.
Dans l'administration du sacrement de pénitence,
le prêtre est à la fois juge, docteur et médecin ;
magnifique distinction établie par les théologiens et
fondée sur la nature même du sacrement qu'ils con-
sidèrent. Les souffrances de l'âme ne sont ni moins
tenaces ni plus faciles à guérir que celles du corps ;
et de même que celles-ci réclament les lumières et
l'action d'un médecin capable d'en découvrir la
source et d'en indiquer les remèdes, celles-là exigent
plus impérieusement encore un semblable secours.
Si l'art, qui a pour objet la guérison du corps, ren-
contre d'innombrables difficultés que le malade
abandonné à lui-même ne pourrait jamais vaincre,
la même chose a lieu par rapport aux maladies de
l'àme. L'organisation de notre corps est délicate et
compliquée, il n'est pas facile d'analyser et de clas-
18.
318 DES INFLUENCES
ser les différentes parties qui le composent ; les
pensées et les sentiments de l'àme ne sont ni moins
multiples ni moins cachés, et la connaissance du
cœur humain fut toujours regardée comme la preuve
d'une profonde sagesse et d'un esprit supérieur.
C'est cette connaissance néanmoins qui doit prési-
der à l'administration du sacrement de pénitence; et
dès lors les philosophes, qui élèvent si haut la science
dont l'homme est l'-objet, devraient bien aussi, pour
être conséquents avec eux-mêmes, accorder plus
d'importance à une institution qui dévoue des mil-
liers d'individus à cette étude de l'homme , non-
seulement en spéculation et en théorie, mais encore
par l'exercice continuel d'un dévoûment pratique.
Chez les théologiens, qui traitent de la morale
dans un style simple et sans ornement, dans un lan-
gage quelquefois peu correct, vous trouverez un
fonds inépuisable d'observations délicates et pro-
fondes sur les actes humains, sur les principes dont
ils émanent, sur les circonstances dont ils peuvent
être accompagnés, sur la fin qu'ils doivent avoir et
lesefiets qu'ils produisent ; l'étude de ces graves mo-
ralistes, faite avec intelligence et discernement, est
d'un puissant secours pour la science de l'homme.
Vous ne trouverez chez eux , il est vrai , ni préten-
tions philosophiques, ni paroles fleuries, ni saillies
piquantes , ni rien en un mot de ce qu'on est convenu
d'appeler esprit, aucun de ces brillants oripeaux qui
recouvrent ordinairement tant de misère et de vide ;
mais vous y trouverez en échange des principes lu-
RELIGIEUSES. 193
mineux, des maximes solides, des conséquences par-
faitement déduites auxquelles vous pouvez vous en
tenir sans crainte, non-seulement pour le règlement
de votre propre conduite, mais aussi pour la direction
des autres. Leurs livres vous donneront encore de
précieuses indications sur les signes qui manifestent
les dispositions des cœurs, indications qui peuvent
servir à un homme intelligent, pourTéclairer même
dans les aiïaires du monde. Ils vous fourniront des
moyens sûrs pour vaincre les passions les plus fortes,
corriger les habitudes les plus invétérées et vous
prémunir contre les pièges les plus cachés que le
génie du mal puisse vous tendre. Il y a là, en vérité,
tout un code de morale et de politique, également
utile à l'homme privé et à l'homme public.
11 est une circonstance surtout où la salutaire
influence du confesseur, nourri de ces doctrines,
formé d'ailleurs à l'école de toutes les vertus, se
fait sentir d'une manière plus vive et plus tou-
chante : c'est quand l'homme est placé dans une de
ces situations douloureuses où le cœur réclame une
cosolation, comme l' affamé réclame un aliment,
comme tout être vivant réclame l'air qu'il respire.
Il est des moments où des malheurs imprévus, des
espérances brisées, des remords violents, jettent
l'âme dans le désespoir. Pour elle, alors, le soleil a
perdu l'éclat de ses rayons, le ciel est comme enve-
loppé d'un voile de deuil, la terre est morne et sté-
rile ; tout, autour de cet homme, a pris un aspect
sombre et désolé : triste est le présent et plus triste
3:20 DES INFLUENCES
encore est l'avenir ; plus d'énergie, plus d'espérance ;
la vie se fait lourde à porter, un indicible ennui pèse
sur chacun de ses actes. Un homme ne pouvant plus
soulever une telle existence donne accès dans son
âme aux plus sinistres pensées. Mais supposez qu'il
conserve encore la foi, qu'il n'a pas entièrement
oublié les pratiques de la religion : il trouvera dès
lors au tribunal de la pénitence, avec le pardon de
ses péchés, un adoucissement, sinon un remède com-
plet à ses maux. Supposez, au contraire, que la lec-
ture des mauvais livres ou toute autre cause facile à
imaginerait jeté ce malheureux dans l'incrédulité et
le scepticisme : qui retiendra sa main prête à frap-
per? par quels motifs lui persuadera-t-on de ne pas
attenter à son existence ? quel lien l'attache encore
à la terre ? que peut-il craindre au-delà du tom-
beau? Il fut un temps où le jeune homme dissipé,
où le père de famille oublieux de ses devoirs, où la
jeune fille égarée, gardaient au fond de leur cœur
l'étincelle sacrée de la foi, en dépit même des plus
graves désordres, semblables au dissipateur qui
gaspille sa fortune , mais après avoir eu la précau-
tion de cacher un diamant précieux dont la valeur
pourra le délivrer un jour des dangers extrêmes aux-
quels il serait demeuré sans cela exposé.
Un jeune insensé ruinait sa santé, sa réputation,
ses biens, son avenir, le bonheur de sa famille; un
homme de mœurs corrompues et désordonnées avait
réduit ¿\ la misère sa femme et ses enfants, et s'était
attiré le mépris et la colère de ses amis ; une jeune ñ\h
RELIGIEUSES. 321
était plongée dans la plus profonde amertume, cou-
verte de honte et d'ignominie ; mais il y avait une
église,, et dans cette église un prêtre, sans cesse le
cœur et les bras ouverts pour y recevoir les infor-
tunés ; on savait qu'il possédait le secret de la con-
solation : la foi conduisait à ses pieds les tristes vic-
times du désordre. Elles lui confiaient leurs dou-
leurs en même temps que leurs péchés; elles se
croyaient peu auparavant seules dans le monde, et
voilà qu'elles venaient de rencontrer un père heu-
reux de leur prodiguer le pardon et l'espérance.
Toute sinistre pensée avait disparu de leur esprit ;
on ne s'en souvenait plus que comme d'un rêve af-
freux qui avait traversé une nuit de malheur et de
souffrance. Le pécheur repentant versait alors des
larmes qui soulageaient son cœur, ses soupirs étaient
moins pénibles; et plein de cette douce confiance
qu'il était pardonné dans le ciel, il se résignait à
passer sur la terre des jours mauvais, il est vrai,
mais qui seraient l'expiation de ses crimes. De nos
jours, ce remède puissant est négligé, méconnu par
un grand nombre d'àmes ; et, chose terrible à dire,
à mesure que diminue la foi dans sa divine puis-
sance, on voit augmenter le nombre des suicides.
Les malheureux, désormais sans consolation, pé-
rissent, les uns par le poison, les autres par le poi-
gnard; il en est qui se précipitent d'un lieu élevé,
il en est qui s'ensevelissent dans les flots; les armes
à feu, la vapeur du charbon, sont les tristes auxi-
liaires de la mort. Observons que beaucoup de ceux
322 DES INFLUENCES
qui figurent dans ces catalogues funèbres sont des
jeunes gens qui faisaient à peine leur entrée dans
la vie; on y voit même des enfants, déplorables
victimes des passions dans un âge où l'on aimait à
penser qu'ils n'avaient pas perdu leur innocence.
Eh bien ! tout cela est horrible à penser : c'est la
plus éloquente et la plus terrible condamnation de
toutes ces doctrines impies que tant d'esprits im-
prudents ou pervers s'efforcent de répandre ; c'est
la plus magnifique apologie de la morale et des
pratiques imposées par la religion ; c'est la réponse
la plus décisive à tout ce ciu'on a pu dire pour jeter
l'odieux ou le ridicule sur les mœurs de nos aïeux,
sur leur ignorance prétendue, sur leur état de dé-
gradation et d'esclavage, comparés à nos magni-
fiques progrès, à notre bonheur, à nos lumières.
Concluons, en récapitulant ce que nous avons
dit sur cet important sujet des influences religieuses.
Nous les trouvons dans tous les temps, chez tous
les peuples, à tous les degrés de civilisation, sous
toutes les formes sociales ; mais nous avons observe
que la religion catholique se distingue de toutes
les autres religions, non-seulement parce qu'elle a
poussé plus loin son action et ses influences, mais
encore et surtout parce qu'elle les a exercées d'une
manière plus efficace, plus profonde et plus du-
rable. En étudiant en détail les causes de ce phé-
nomène, en les analysant avec une sérieuse atten-
tion, nous les avons trouvées dans l'essence même
du catholicisme; et nous en avons conclu qu'il ne
RELIGIEUSES. 523
fallait point attribuer à des intrigues plus ou moins
habiles, aux desseins particuliers de quelques
hommes, l'ascendant que le catholicisme a toujours
eu sur l'esprit des peuples ; car outre que les sources
intrinsèques et su]3limes de cet ascendant nous ont
été clairement révélées, il serait absurde d'attribuer
à des causes accidentelles des effets généraux et
permanents.
Bien loin d'être redevable de son pouvoir moral
à de mesquines intrigues, le clergé catholique est
d'autant plus puissant qu'il demeure plus étranger
à toute sorte de moyens terrestres. Ce qu'il lui faut
en effet pour avoir un ascendant sans limites, c'est
une parfaite conformité à l'esprit de l'Évangile,
une rigoureuse obserxation de ses préceptes et de
ses conseils, l'application à sa propre vie et à la vie
des autres des principes moraux posés et dévelop-
pés par les Pères de l'Église, par les canons des
conciles, par les instructions des souverains pon-
tifes, par cet ensemble de saintes maximes qui for-
ment, avec le dogme, l'héritage sacré de la société
chrétienne. Que le prêtre soit prêtre : il ne lui faut
rien de plus ; il exercera dès lors par la force des
choses, en vertu même de son abnégation et de son
désintéressement, une irrésistible influence qui s'é-
tendra souvent, pour le bonheur des âmes, sur les
affaires temporelles et les intérêts matériels.
Cette dernière prévision se réalisera d'autant
mieux que la science du clergé, non-seulement en
ce qui touche la religion, mais encore dans tout ce
324 DES INFLUENCES
qui coiicGiMie l'instruction proprement dite, sera
plus réelle et plus étendue. C'est là un moyen de
prépondérance et d'action qui n'a jamais fait défaut
à l'Église catholique, qu'on ne pourrait du reste lui
ravir sans ébranler son existence elle-même. Il n'est
pas de pensée qui révèle mieux la haine et l'astuce
de ses ennemis que celle de la dépouiller des
moyens de s'instruire, d'éloigner ses ministres et
ses enfants des lieux consacrés à l'enseignement de
la science. Ce serait là une persécution mille fois
plus dangereuse que celle du glaive et du feu ; car
si le sang innocent est versé, la victime apparaît
tôt ou tard couronnée d'une brillante auréole ; le
même coup qui tue le corps délivre et ennoblit
l'âme, lui donne au ciel un bonheur sans limites et
sur la terre une gloire impérissable ; l'ignorance tue
et déshonore en même temps. Quand Julien-l' Apostat
entreprit de fermer les écoles aux chrétiens, il leur
faisait une guerre plus cruelle cjue les Dèce et les
Néron; et dans ces derniers siècles, quand les
protestants anglais ont voulu priver les catholiques
d'instruction, en les mettant dans l'alternative, ou
d'abjurer leur foi, ou d'aller suivre leurs études
dans un pays étranger, ils se montraient à la fois
plus perfides et plus cruels c[ue ne l'avaient été
Henri VI1Í et Elisabeth.
Ce sont là des vérités que les ennemis de l'Église
ne perdent pas de vue; raison de plus pour qu'elles
ne s'elTacent jamais de l'esprit des catholiques.
Souvenons-nous que les Pères des premiers siècles
ilKLíGIELSES. 3í25
pouvaient entrer en lutte sur toute sorte de sujets
avec les plus savants ennemis du christianisme, et
rendre en tout raison de leur foi; souvenons-nous
encore que dans les siècles suivants, tous les genres
de savoir qui purent échapper à F invasion des bar-
bares se trouvèrent concentrés dans es mains du
clergé catholique, et que, dans des temps plus
rapprochés de nous, soit à l'époque de la renais-
sance des lettres, soit encore plus tard et quand
l'esprit humain avait pris tout son essor, on a con-
stamment vu des ecclésiastiques figurer au premier
rang. L'or, la puissance, tout ce qui s'appelle ma-
tériel et positif exerce sans doute une grande in-
fluence dans les temps corrompus que nous traver-
sons; il faut néanmoins avouer que l'intelligence
n'a pas abdiqué son empire, qu'elle n'a pas
abandonné le poste d'honneur qui lui appartient,
ni tout-à-fait courbé le front sous la domination des
sens: elle conserve encore son prestige et sa force,
elle lutte avec succès contre les entraînements de la
matière. C'est elle en définitive qui règne toujours
sur le monde ; forte de ses titres anciens et de ses
services actuels, elle a droit à la reconnaissance,
aux hommages, à la déférence du genre humain;
c'est elle enfin, elle seule, qui pourra résoudre les
grands problèmes de l'avenir.
L'Église n'a pas oublié ces vérités : elle ne cesse
de les proposer à ses ministres, elle en fait l'objet
incessant de sa sollicitude et de ses efforts. A des
époques de perturbation et de décadence, sans
III. 19
o2() DES INFLUENCES RELIGIEUSES.
oublier le soin de maintenir ou de rétablir la disci-
pline, tout en s' appliquant à corriger, à perfection-
ner les mœurs de ses prêtres, elle usait de tout son
pouvoir, de tous ses moyens d'action, pour exciter
chez eux l'amour de la science, jalouse ciu'elle était,
à l'exemple de son divin fondateur, que les enfants
de la lumière ne fussent pas moins habiles et moins
prudents que les enfants des ténèbres. EiTorçons-
nous pour notre part de remplir les vues élevées de
notre mère ; répondons à son appel par une noble et
sainte ardeur. Quelles que soient les préventions qui
nous entourent, les difficultés que l'ignorance et la
mauvaise foi nous suscitent, ne doutons pas que tôt
ou tard le monde ne rende justice à la supériorité
de l'intelhgence loyalement mise au service de la
vérité : c'est là une royauté qui parvient toujours à
triompher des rébellions et des résistances, et les
sociétés humaines, si elles ne sont pas condamnées
H périr, finiront par s'incliner, respectueuses et
soumises, devant la triple majesté du sacerdoce, de
la science et de la vertu.
FRAGMENT D'UNE NOUVELLE.
«
LE COUP DE CLOCHE.
La pluie qui tombait à torrents avec un bruit
épouvantable, le vent qui secouait les arbres
de la forêt voisine et qui, battant avec force les
portes et les fenêtres du couvent, les faisait grin-
cer de mille façons dilïérentes, ne permettaient
pas au frère Pierre de s'assurer, si le bruit qu'il
venait d'entendre était bien celui de la cloche des
étrangers. Mais il fut promptement tiré de son in-
certitude par une secousse plus vive et plus pro-
longée qui dénotait bien clairement Timpatience de
celui qui se trouvait à la porte. Après quelques
instants on entendit le grincement d'une porte inté-
rieure qui s'ouvrait avec précaution, puis encore
un bruit de sandales qui foulaient le sol plus légè-
rement que de coutume, comme pour ne point in-
terrompre le profond silence où étaient plongés les
longs et sinueux corridors de cette maison solitaire.
— Qui demande ?
328 FRAGMENT
— Ouvrez par charité.
— Qui êtes-vous?
— Nous ne tenons plus au vent et h la pluie.
— Est-il arrivé quelque malheur dans quelque
maison du voisinage ?
— Est-ce que ce n'est pas un assez grand mal-
heur que d'être exposé à ce temps horrible, dans
un tel endroit et par une nuit aussi ténébreuse?
Ces dernières paroles, prononcées avec une cer-
taine impatience, n'engagèrent pas frère Pierre à
ouvrir de sitôt la porte du couvent. Ce qui n'était pas
fait pour diminuer sa répugnance, c'était le bruit
des pieds d'un cheval et les paroles entrecoupées
qu'il entendait à l'extérieur et qui ne ressemblaient
nullement à de pieuses invocations. Le bon frère ne
se souciait pas de prendre sur lui la responsabilité
d'ouvrir la porte à des personnes inconnues, à une
telle heure de la nuit ; d'autre part, il avait peine
à laisser des voyageurs à la porte, sous les coups
d'un orage qui semblait s'accroître à chaque instant.
Tout le monde au couvent était couché : il ne pou-
vait donc s'adresser à personne. Il lui vint en
pensée que peut-être le pèreLéandre, qui s'oubliait
assez souvent à son bureau de travail jusqu'à deux
heures après minuit, ne serait pas encore couché ;
la pendule du corridor venait ;\ peine de sonner
une heure. En effet, la lumière qui passait à tra-
vers la serrure fit connaître au frère portier que le
père Léandre veillait encore. Le respect que ce
père inspirait à toute la communauté avait atteint
D DNE NOUVELLE. 329
chez le bon frère un degré de vénération religieuse
et de crainte révérentielle que toute l'amabilité du
père Léandre n'avait pu dissiper. Il n'est pas diffi-
cile de comprendre, d'après cela, ciu'en approchant
de la porte d'une cellule aussi saintement redoutée,
le frère retint sa respiration , demeura quelques
instants indécis, avant de frapper du revers de sa
main deux petits coups à peine perceptibles.
— Entrez.
— Deo gratins.
— Qu'y a-t-il de lîouveau, dit le père en relevant
sa tête et en laissant sa plume dans l'encrier.
— On demande à la porte, et je n'ose prendre
sur moi d'ouvrir. Ce sont des gens qui prétendent
vouloir se garantir de la pluie ; mais je crois avoir
entendu le bruit des pieds d'un cheval, et je suis
bien sûr de ne pas me tromper.
— Ouvrez, ouvrez ; dans ce pays les voleurs ne
vont pas à cheval.
— Mais il est plus d'une heure...
— Raison de plus pour ne pas les laisser à la
porte.
— Je crois que l'un d'eux blasphémait.
— Tous ceux qui blasphèment ne sont pas des
voleurs.
— Enfin, pour moi... comme voudra Votre Pa-
ternité ; mais. . .
— Ouvrez, ouvrez; avec un tel déluge, j'en
prends sur moi la responsabilité.
Et reprenant sa plume, il continua d'écrire.
330 FRAGMENT
Ce ne fut pas sans crainte que le frère Pierre
exécuta les ordres du père Léandre. Ne songeant
plus au sommeil des autres religieux, il agitait une
poignée de grosses clefs et faisait beaucoup de bruit,
comme pour dire : J'y vais; c'était sans doute dans
le but de calmer d'avance la mauvaise humeur dû
visiteur impatient.
La porte est enfin ouverte ; et à la lumière de sa
lampe, ou mieux encore à celle des éclairs, frère
Pierre put voir ses nouveaux hôtes. Cette vue le
tranquillisa complètement. L'un était un cavalier
d'une noble figure qui semblait bien avoir atteint
ses trente-cinq ans; la politesse et l'élégance em-
preinte sur tout son extérieur indiquaient un per-
sonnage d'une classe élevée. L'autre semblait être
le domestique du premier ; ses manières brusques
décelaient un homme d'une classe inférieure ; il de-
vait avoir un peu plus de quarante ans ; il portait
les sparteilles, le pantalon blanc, la chemise à raies
bleues, le gilet et la veste d'un habitant du pays;
un foulard entourait sa tête.
— Vous avez donc bien peur do nous? dit le ca-
valier en franchissant le seuil de la porte et se-
couant l'eau C|ui découlait de son habit et de son
pantalon.
— Non... mais...
— C'est certain , c'est certain ; et vraiment h
cette heure, il n'y a pas à s'y fier.
— Mais pourquoi avoir peur ? s'écria le domes-
ticjue en entrant à son tour avec la cape, la valise
d'une nouvelle. 331
et le bâton ; por Maria saniîssima, nous ne sommes
cependant pas des volem's.
— Le cheval, Ferez, le cheval... qui suait à
grosses gouttes quand la pluie l'a inondé, interrom-
pit le maître qui ne voulait pas que le frère et le do-
mestique se prissent de paroles.
— Bonsoir, messieurs, dit le père Léandre en se
présentant tout-à-coup.
— Je vous offre mes hommages, père, répondit
le cavalier avec une profonde mclination et une
expression marquée d'amabilité respectueuse. Nous
vous aurons peut-être dérangé... veuillez agréer
nos excuses.
— Soyez sans inquiétude; je n'étais pas encore
couché, et le bon frère Pierre, peu habitué à rece-
voir des visites à pareille heure, est venu me dire
quel était votre empressement. Je vois que je ne
me suis pas trompé, et qu'au lieu d'avoir affaire à
des voleurs, comme il le craignait, nous avons le
plaisir de recevoir de fort aimables cavaliers.
— C'est trop de bonté, mon père, répondit l'é-
tranger, dont la figure exprimait visiblement la
j oie en entendant le bienveillant langage du vieil-
lard.
Le visage de celui-ci était noble et serein, et bien
que sillonné par les mortifications et les ans, il con-
servait encore un caractère de grâce et de douceur
qui tempérait admirablement cette empreinte de
gravité que donne à la physionomie la pratique des
plus austères vertus.
532 FRAGMENT
— Ce cavalier a J3esoin de repos, dit le père
Léaiidre en s' adressant au frère portier : préparez
lui vite à souper ; appelez un frère pour disposer une
chambre dans le meilleur quartier; et vous, en
attendant, procurez-lui des habits de rechange pour
qu'il puisse quitter ceux qu'il porte en ce moment.
— Je vous suis reconnaissant de tant de sollici-
tude, mon père, lui dit le cavaher; et je désire que
mon importune visite ne retarde pas au moins l'heure
de votre coucher.
— Il m'est indiiïérent de me coucher tard ou de
bonne heure ; je vous tiendrais volontiers compagnie
jusqu'au matin ; je vais néanmoins me retirer pour
vous laisser entièrement libres.
L'n salut cordial mit fin à la conversation, et le
père se retira dans sa cellule ; l'étranger alla se
reposer à son tour des fatigues et des contre-temps
du voyage.
Pendant que Ferez était à babiller sur le mauvais
temps, sm' la peur de frère Pierre, et sur les qua-
lités du cheval, se mettant ainsi dans le meilleur
rapport avec les frères qui s'étaient levés pour
aider à la réception, l'étranger, qui s'était assis à
table, demeurait là extrêmement pensif, sans songer
que son attitude distraite et méditative devait
appeler sur lui l'attention de tous ceux qui l'entou-
raient.
— Maître, dit Perez qui s'était rendu auprès de
lui, il paraît que l'orage vous a laissé sans appétit?
— C'est vrai ; je me sens tellement fatigué que
d'une nouvelle. 333
je 11(3 sais si nous pourrons demain continuer notre
voyage.
— Mais que voulez-vous, maître, répliqua Ferez
avec l'intention évidente de sonder le terrain ; ici
nous causerions du dérangement, et cela ne me
convient guère.
— Causer du dérangement, répliqua un frère
qui désirait fort prendre part à la conversation ; les
pères seront enchantés d'avoir une visite comme la
vôtre : cet endroit est si désert, ils s'ennuient de
n'avoir personne à qui parler. Soyez persuadés,
qu'ils seraient heureux, non-seulement que Votre
Grâce demeurât ici quelques jours pour se reposer
de ses fatigues, mais voulût encore y passer un
temps considérable.
En entendant ces paroles, l'étranger laissa per-
cer un éclair de joie sur sa sombre physionomie.
Le cœur du malheureux s'ouvre si facilement à
l'espérance !
— Vos pères doivent être peu nombreux?
dit-il.
— Pas tellement, répondit le bon frère, ils sont
maintenant un assez grand nombre. Mais il y a
surtout le père Léandre qui à lui seul en vaut bien
cent ; c'est un savant et un saint tout ensemble, et
depuis qu'il est arrivé dans cette maison, on dirait
qu'il l'a embaumée de l'odeur de ses vertus.
— Et y a-t-il longtemps qu'il est ici?
— Guère plus d'un an ; il est venu des Indes où
il a vécu pendant longtemps.
19.
554 FRAGMENT
— Il doit être bien vieux?
— Yieiix, il l'est en effet ; mais il esi bien con-
servé. Oh ! que je suis bien sûr que demain vous le
reconnaîtrez au premier coup d'œil dans toute la
communauté. 11 est de taille ordinaire, plutôt grand
([ue petit; sa figure est extrêmement agréable;
elle conserve encore le sourire et la douceur de la
jeunesse ; son front est vaste et chauve ; avec un
regard il nous impose à tous le silence et le respect,
et cependant il ne maltraite et n'humilie jamais per-
sonne.
— De cfui parlez-vous? dit le frère Pierre qui
revenait en ce moment, après avoir arrangé une
foule de choses de concert avec Ferez.
— Je parle du père Léandre.
— Mais monsieur a déjà causé avec lui. . .
— Ah ! ce père? dit l'étranger feignant une sur-
prise qu'il n'éprouvait pas, car il avait déjà parfai-
tement deviné de qui on lui parlait.
— Oh ! oui, oui, dit le frère Pierre avec un cer-
tain air de satisfaction et de supériorité, c'est un
homme habile, et le plus habile que nous ayons dans
tout l'ordre. J'en ai beaucoup entendu, car autre-
fois ils ^étaient plus nombreux qu'aujourd'hui ;
mais je reconnais que ni le père Gervais, ni le
père Marcelin, ni le grand lecteur Fulgence, ni le
définiteur Fernandez ne lui allaient à la cheville du
pied.
— Non? dit l'étranger qui n'était pas fâché de
stimuler l'humeur causeuse de ces bons frères.
d'une nouvelle. 335
— Non, non, reprit gravement le frère Pierre,
tout en arrangeant sur la table les objets néces-
saires, et celui qui vous en parlerait autrement vous
induirait en erreur ; car enfin, pour tout ce qui re-
garde arguments et sermons, les pères que je viens
de nommer avaient chacun leur mérite ; mais
le père Léandre sait tout. Il parle je ne sais
combien de langues, et dans certains tiroirs fermés
c\ clef, il a tous les livres des hérétiques et des
Maures.
— Voilà qui me paraît bien étonnant.
— Attendez donc, monsieur, attendez ; ce que
j'ai dit, ce n'est encore rien : il a disputé avec un
grand nombre de ces derniers, et l'on dit qu'il en a
converti plusieurs ; on ajoute même qu'une grande
partie de sa correspondance est avec des gens qui
vont tout de travers et qui veulent bien le consulter.
Je ne sais ce qu'il y a de vrai en cela ; ce qu'il y a
de certain, c'est que lorsque je lis l'adresse des
lettres qu'il reçoit, je ne puis me défendre de l'idée
qu'elles viennent de gens de condition : il reçoit des
lettres si propres, si belles, avec une écriture...
Allez, allez...
L'étranger venait d'apprendre ce qu'il désirait
savoir, et même tout ce qu'il pouvait apprendre
pour le moment, et ne pouvant pas prolonger la
conversation pour ne pas montrer trop de curiosité,
il témoigna le désir d'aller prendre du repos. Il
appela donc Ferez qui ne prenait guère intérêt à
cette conversation, et qui, maudissant un tel ba-
336 FRAGMENT
vardage, s'était endormi d'un profond sommeil,
et, la tête enfoncée dans la poitrine, ronflait avec
fracas.
LES EFFETS DE LA PLUIE.
Le cavalier avait passé une grande partie de la
nuit à réfléchir sur sa triste situation, sur les dan-
gers qui pouvaient s'offrir dans trois mortelles
journées à faire pour atteindre à la frontière de
France, sans oublier qu'il n'était que trop probable
que les divers passages des Pyrénées seraient gar-
dés avec soin. Dans de telles conjonctures, cette
maison solitaire au milieu d'un désert semblait lui
présenter un asile. Personne ne penserait que là se
cachait un proscrit, et comme de plus il n'était point
connu dans ce pays, il lui semblait aisé de donner
le change et de n'inspirer aucun soupçon aux frères
de ce couvent. La présence du père Léandre et le
portrait qu'on lui en avait fait lui permettaient
d'espérer que, dans un cas extrême, il trouverait
dans ce respectable vieillard un homme qui saurait
compatir à son infortune et ne point s'alai'mer de
certaines confidences. Dans tous leseas, il pouvait
sans danger demeurer quelques jours dans cette re-
d'une nouvelle. 337
traite. La diiîiculté consistait à trouver un prétexte
pour y prolonger son séjour.
Les rayonsdusoleil pénétraient déjà dans l'alcôve
de l'étranger, sans qu'il eût pu fermer encore un
seul instant les yeux. Mais Ferez, qui couchait dans
une pièce attenante à l'appartement de son maître,
avait passé la nuit dans un profond sommeil, ne se
préoccupant nullement de ce qui devait arriver le
lendemain. On eût dit que le danger était son élé-
ment naturel, et que pour lui la vie et la mort étaient
choses indifférentes. Il eût été inutile de vouloir lui
inspirer du chagrin ou de la crainte : il écoutait
tout avec un dédaigneux sourire, continuant à
broyer son tabac dans la paume de sa main , rou-
lant ensuite son cigarre, le portant négligemment
à sa bouche, tout en ayant l'air de dire ; Advienne
que pourra.
Se levant promptement à la voix de son maître,
il passa dans la chambre de ce dernier, et la conver-
sation suivante s'engagea à voix basse.
~ Que t'en semble-t-il, poursuivrons-nous notre
route?
— Comme vous voudrez ; quant aux jambes, je
promets qu'elles ne feront pas défaut.
— La frontière est bien loin !...
— Et que ferons-nous ici?
— Passer quelques jours^ et puis nous verrons.
— Ce n'est pas mal pensé ; puis je me suis aperçu
que ces frères sont de bons enfants et qu'il est aisé
de s'entendre avec eux.
338 FRAGMENT
— Gomment, s'entendre?
— Je veux dire qu'ils seront obligés de m'aimer
et de me soigner en conséquence, et particulière-
ment celui qui tient la clef de la cave.
— Por Dios, Pérez, ce n'est pas le cas de plai-
santer ; as tu donc si tôt oublié la position où nous
sommes ?
- — Je m'en souviens très bien ; mais je vous vois
avec une figure si triste que si, de mon côté, je m'a-
bandonne au chagrin, on connaîtra à dix lieues à la
ronde que nous avons une mauvaise affaire sur le dos.
— Et de quel prétexte nous servirons-nous? De
ma fièvre ?
— On fera venir le médecin, et celui-ci, nous
trouvant aussi frais qu'une rose, concevra sans nul
doute quelques soupçons. Quel besoin avons-nous
d'ailleurs d'appeler des curieux pour nous regarder
en face et nous accabler de questions ?
— Eh bien! que faire alors?
— C'est bien simple : il faut dire que vous êtes
atteint de douleurs rhumatismales, que vous vous
rendiez aux bains et que la bourrasque d'hier a re-
doublé votre mal. Si le médecin est appelé, le plus
fin, vous le savez, ne comprend rien à ce genre de
douleurs , qui du reste n'oblige à garder ni la
cliambre ni la diète. Si Votre Grâce n'entend rien
à faire le boiteux, je lui enseignerai comment il faut
faire ; cet art m'a préservé plus d'une fois de faire
sentinelle durant les froides nuits de l'hiver. Êtes-
vous de mon avis ?
d'une nouvelle. 339
— Bien pensé.
— Eh bien ! dès ce moment je vais me donner des
soins pour chauffer votre hnge et le parfumer à la
fleur de sureau ; et les bons pères demeureront per-
suadés que vous ne pouvez vous mettre en route ni
aujourd'hui ni demain. En attendant nous sonde-
rons le terrain, pour voir ce que nous aurons à
faire ; et Dieu par-dessus tout !
— Comme tu voudras.
LES VISITES.
Aussitôt après que les religieux eurent terminé
leurs offices du matin, l'appartement de leur hôte
fut envahi par les bons pères, qui s'empressaient
de demander au malade des nouvelles de sa santé.
Ferez n'avait pas oublié de servir deux messes,
d'aider à l'arrangement de la sacristie, de puiser
de l'eau avec les frères, de soigner avec son cheval
les mules du couvent ; en un mot, il se montra ce
c|u'on peut appeler un vétéran dans tous les genres
de services.
A le voir entrer dans l'appartement de son maî-
tre, en sortir d'un air affairé, parlera tous les pères
dont il savait déjà le nom, les traiter avec un cer-
tain air de familiarité respectueuse, on eût dit qu'il
340 FRAGMENT
habitait le couvent déjà depuis plusieurs années.
Pour ce qui regarde les cuisiniers et les dépensiers,
il en était avec eux sur le pied de T amitié la plus
cordiale.
Le père Léandre se rendit à son tour dans la
chambre de l'étranger, et après avoir salué les
pères qui s'y trouvaient avec une douce aiîabilité,
il alla s'asseoir sur leur invitation près du lit du
malade ; et comme si la présence du vieillard leur
imposait à tous, ils se retirèrent l'un après l'autre
jusqu'à le laisser seul avec l'étranger.
— Il faut absolument, dit le père, que vous
passiez quelques jours ici, pour rétablir votre santé.
- — Mais la saison des bains va bientôt être pas-
sée; il faut donc...
— Et quels bains devez-vous prendre?
— Je ne sais... Le médecin ne s'est pas encore
prononcé... Mais...
Le père Léandre remarqua sur la figure de son
interlocuteur un trouble visible; il ne donna donc
pas suite à des questions importunes, et détourna
gracieusement le cours de la conversation. Il parla
d'abord en général de ce goût pour les bains,
maintenant si répandu dans tous les pays de l'Eu-
rope ; puis il prit occasion de là pour rappeler les
usages des anciens à cet égard, et tira de la sorte
l'étranger de l'embarras où paraissait le jeter toute
explication concernant sa maladie ou le remède
qu'elle pouvait réclamer.
— A propos des anciens, observa l'étranger, fort
d'une nouvelle. 341
pressé de sortir du mauvais pas, ils ont laissé beau-
coup de livres, et vous devez en avoir un grand
nombre dans la bibliothèque du couvent.
— Pas un très grand nombre ; mais si les livres
dont la bibliothèque se compose ne sont pas très
nombreux, ils sont du moins bien choisis. A votre
lever, je m'empresserai de vous la montrer si cela
peut vous faire plaisir.
— Beaucoup, je vous assure; c'est pour moi le
plus grand des attraits.
— Dans ce cas, nous désirons que l'attrait de-
vienne de la fascination , et que cette fascination
soit bien longue.
L'étranger inclina la tête en signe de reconnais-
sance et de satisfaction. Dans ce moment, Pérez
entra, et le père Léandre profita de cette occasion
pour prendre congé du malade.
LES CORRIDORS.
Peu d'instants après , le nouvel hôte du couvent
avait quitté son lit, et malgré toutes les recomman-
dations de son domestique pour qu'il fît le boiteux,
'il ne put se résoudre à jouer une comédie qu'il
jugeait indigne de sa personne. Il prit le parti de
Sli'-I FRAGMENT
dire qu'il se sentait déjà bien soulagé, et dès lors il
n'y eut plus d'inconvénient à ce qu'il se promenât
dans les longs corridors. Il est vrai que sa démar-
che avait une fermeté qui déguisait mal ses pré-
tendues douleurs et révélait trop bien des habitudes
militaires.
Il eût désiré visiter tout d'abord le père Léandre ;
mais si le discernement et l'amabilité de cereHgieux
l'attiraient et l'enchantaient, son coup d'œil péné-
trant ne laissait pas de lui inspirer quelque crainte.
L'homme entouré de périls est facile à concevoir des
soupçons. Aussi continua-t-il à se promener dans
les corridors silencieux, en s' arrêtant de temps en
temps devant les \ieilles toiles qui en décoraient les
murs. Il arriva de la sorte devant une porte plus
grande que les autres, à laquelle était appendu un
petit carton oi^i étaient tracées quelques règles de
conduite pour ceux qui entraient dans cet apparte-
tement. C'était la bibliothèque.
Le cœur de l'étranger éprouva un vif sentiment
de plaisir en se trouvant dans un lieu où il pourrait
passer de longues heures dans une agréable occu-
pation, loin des discours des curieiLX et des impor-
tuns, avec le moyen d'éviter la conversation des
pères pendant une bonne partie du jour, sans pou-
voir être accusé d'impolitesse ou de misanthropie.
Il feignit donc le plus louable empressement pour la
lecture, et, tout en se promettant de dévorer le
premier livre de quelque intérêt qui tomberait sous
sa main et le servirait ainsi selon ses désirs, il
d'une nouvelle. * âftS
poussa la porte et se trouva clans la vaste salle où
étaient entassées les richesses intellectuelles du
couvent.
La pièce était rectangulaire et garnie dans toute
son étendue de tablettes de noyer ornées de mou-
lures simples, mais d'un goût exquis; on y voyait, à
coté d'un bon nombre de livres, des globes terres-
tres et des sphères armillaires. Çà et là se trouvaient
quelques religieux, les uns écrivant, les autres
lisant, et d'autres feuilletant différents volumes dans
le but évident d'y chercher des citations ou d'y
prendre des notes.
En face d'une armoire dont la forme et le bois se
distinguaient du reste de la bibliothèque, et dont
les portes indiquaient assez qu'elle renfermait des
objets qu'on ne livrait pas indistinctement à tout le
monde, était le père Léandre penché sur un antique
manuscrit, la main gauche étendue sur le papier où
il consignait ses notes, et le front appuyé sur la
main droite, qui tenait également une plume passée
entre le pouce et l'index.
L'étranger s'avançait peu à peu le long de la
salle, marchant avec précaution pour faire avec ses
bottes le moins de bruit possible. Il portait les yeux
à droite et à gauche pour considérer la disposition
de la bibliothèque, et saluait gracieusement les
religieux à mesure qu'il passait à côté d'eux, etcha-
cun lui répondait par une profonde inclination de
tête. Comme le père Léandre était penché sur son
travail et cachait son front dans sa main droite , le
344 FRAGMENT
cavalier ne le reconnut que lorsqu'il fut tout près
de lui, et, bien qu'il éprouvât une légère répu-
gnance à reprendre la conversation, il ne put se
dispenser de saluer respectueusement le vénérable
vieillard, quand celui-ci leva les yeux.
Non-seulement le salut fut rendu de la manière
la plus aimable; mais de plus le père Léandre
s'empressa de se lever, et pour se mettre en dispo-
sition d'accompagner le nouveau venu, il ferma le
manuscrit, remit ses notes dans un sac de cuir qu'il
avait à côté de lui sur la table, puis il ota ses lunet-
tes. Le cavalier cependant s'était rapproché du
religieux, et, mettant la main avec un empresse-
ment poli sur le manuscrit déjà fermé et qu'on se
mettait en devoir de replacer dans l'armoire :
— Je ne souffrirai pas, dit-il, que vous vous dé-
rangiez ; je suis même fâché de vous avoir distrait.
— Veuillez ne point faire attention à cela, répon-
dit le père avec un doux sourire.
— Non, non, il n'est pas nécessaire
— Eh bien, soit, répliqua l'aimable vieillard, si
vous tenez tant à ce que je travaille, je travaillerai ;
mais, à vrai dire, la paresse avait en ce moment un
excellent prétexte, et si vous le lui ôtez, elle n'a
plus qu'à souffrir et se taire.
Tout cela fut dit de l'air le plus fin et le plus
agréable; et cependant le père se disposait à se
rasseoir et à reprendre sa tâche.
— Je ne suis pas jaloux toutefois, dit alors le
cavalier, de joindre le titre d'ingrat à celui d'im-
d'iNK NOUVIÎLLE. 545
portiin ; j'accepte donc de vous imposer une inter-
ruption qui aura le double effet de vous procurer
quelque délassement, et à moi une si agréable
compagnie.
Le père Léandre répondit au compliment par un
léger sourire accompagné d'une inclination de tête;
il arrangeait en attendant le vieux manuscrit, qui
s'en allait en lambeaux à force de vétusté.
— Yoilà une lecture qui n'est pas pour moi ,
observa l'étranger qui désirait fort savoir quelle
était l'occupation du père Léandre.
— Pourquoi pas? répondit celui-ci; il n'est pas
des plus anciens ni des moins bien conservés.
— Sans doute; mais sortirait-il des meilleures
presses de Paris, il ne m'en dirait pas probablement
davantage que dans l'état où il est.
Le père Léandre mit tranquillement le manus-
crit dans l'armoire et donna un tour de clef, sans
rien répondre aux observations de son interlocu-
teur, comme s'il ne les avait pas entendues ou
comprises. Le cavalier avait espéré piquer un peu
la vanité du père, en le lançant dans une con-
versation sur le manuscrit arabe, et l'envelopper
ainsi dans un filet où se laissent prendre si facile-
ment des hommes même distingués, quand on leur
offre une occasion de faire briller leurs connaissan-
ces. Mais le père Léandre était un de ces esprits
supérieurs qui, solidement iondés sur l'humilité
chrétienne, jugent indigne d'eux de respirer les
enivrants parfums de la louange. Changeant donc
â/l6 FRAGMENT
de sujet de conversation sans effort et sans affecta-
tion d'aucune sorte :
— Savez-vous, dit-il, en s'assurant que les por-
tes de l'armoire étaient bien fermées, savez-vous
que nous avons besoin de compter sur la solidité de
ces portes, pour n'être pas exposés à perdre des
papiers importants.
— Comment cela?
~- C'est aisé à comprendre : comme le couvent
se trouve dans une solitude, on n'avait- pas cru de-
voir s'occuper de la conservation de la bibliothèque ;
tout le monde, tant ceux de la maison que les
étrangers, ayant donc le droit de fouiller partout ,
il en est résulté des pertes extrêmement regret-
tables.
Le cavalier, dont l'intention avait été, comme nous
l'avons dit, de tendre un piège à la vanité du père
Léandre, demeura surpris de la manière adroite et
naturelle dont le religieux s'en était tiré; dès ce
moment il cosçut pour lui un sentiment profond de
respect et de déférence. L'effet de la vanité est
toujours directement opposé à celui que le vaniteux
se propose : il recherche la bonne opinion et les
louanges des autres, et c'est le ridicule et le mépris
qu'il en obtient; l'homme au contraire qui sait
s'élever au-dessus des louanges, montre par là qu'il
a de nouveaux droits à les obtenir.
Le désir de lier uiic véritable conversation avec
le religieux croissait d'autant plus dans l'esprit de
l'étranger que celui-là s'était montré plus modeste.
d'une nouvelle. SÜ.7
Seul, isolé dans le monde, exposé aux plus grands
périls, il espérait trouver dans ce vieillard un rayon
de lumière et d'espérance. Qui sait, se disait-il à
lui-même, si un homme aussi supérieur aux misères
de ses semblables n'am*a pas à me fournir, sinon
une protection , du moins un conseil salutaire? Ce
qu'il avait entendu dire de lui la nuit précédente, la
douceur de sa physionomie, la réserve et l'amabilité
de ses paroles, concouraient à lui donner l'idée que
le père Léandre serait un homme tolérant pour
toutes sortes d'opinions, compatissant pour toutes
les infortunes.
En frappant à la porte de ce couvent, en lui de-
mandant un asile pendant l'orage, il avait eu l'in-
tention d'en sortir aussitôt que le jour commencerait
à paraître. Les instances de son domestique, l'état
dangereux des chemins et la violence de l'orage
l'avaient à peine décidé à s'arrêter dans un lieu
qu'il regardait comme peu sûr pour lui. Déjà, une
telle crainte disparaissait en grande partie par
le fait seul de la présente du père Léandre ; et la
parole de ce dernier, non-seulement avait achevé
de dissiper ses craintes, mais encore lui inspirait la
pensée de lui ouvrir entièrement son cœur et de lui
faire connaître les dangers de sa situation présente.
Il avait d'abord tremblé à la seule vue du couvent,
et maintenant cette paisible demeure lui semblait
presque un asile inviolable et sacré. Il voulut re-
nouer la conversation avec le respectable vieillard
qui l'accompagnait.
o48 FRAGMENT
— Votre bibliothèque, dit-il, est vraiment consi-
dérable.
— Oui, répondit le père, en ouvrages anciens ;
le malheur est que la caisse du couvent ne nous
permet pas d'acquérir les livres modernes, et la bi-
bliothèque dès lors demeure stationnaire. Telle
qu'elle est néanmoins, si vous la désirez voir en dé-
tail, nous attendrons un peu que le bibliothécaire,
qui vient de sortir ,soit de retour.
— Bien volontiers, répondit l'étranger.
— Tout vieux queje suis, dit le bon père avec son
doux sourire, je ne prendrais pas sur moi de tirer
de mes propres mains un livre de sa place ; je fus le
premier à me plaindre de l'abus que je vous rappe-
lais tout à l'heure, je ne puis donc me dispenser
d'obéir aux règles établies par la suite.
— Et cependant, cUt l'étranger, cela me pa-
raît pousser un peu loin le respect de la règle ; je
ne puis me persuader que votre supérieur ne vous
regarde pas comme exempt de ces petites for-
malités.
— Sans doute, répliqua le père Léandre ; mais de
ces formahtés, toutes petites qu'elles sont, dépendent
le maintien du bon ordre et la conservation de la
bibliothèque elle-même. En général, on ne com-
prend pas assez l'importance des petites choses :
si nous pouvions assister à la ruine et à la décom-
position des grandes, nous vemons que tout a com-
mencé par des questions de détail ; la gangrène
commence par un point en quelque sorte impercep-
d'une nouvelle. 3/i9
tibie à la surface mêr^e du corps, et peu d'heures
après elle envahit le cujur.
— Cela est vrai, dit le cavalier; mais il ne l'est
pas moins qu'il y a des distinctions à faire entre les
personnes et les choses.
— Je suis obligé d'en convenir; mais générale-
ment cete distinction est la fente par laquelle s'in
troduisent tous les abus. Les institutions humaines
soni toutes continuellement exposées aux attaques
des passions. Si l'on ne prend soin de bien fermer
toutes les fentes du vaisseau, il ne peut tarder à som-
brer.
L'étranger voyait déjà, dans ce peu de mots, se
révéler l'esprit observateur du père Léandre. Il est
aisé de s'apercevoir que cette manière de considé-
rer les choses, qu'un tel langage même, étaient la
preuve d'un esprit distingué, autant par le talent
naturel que par l'instruction acquise. Cette manière
de passer facilement et rapidement de la rigueur
d'une petite règle à des considérations élevées tou-
chant les institutions humaines montrait encore
chez le religieux l'habitude de l'observation et de la
méditation.
Le père Léandre appartenait, en effet, à cette
classe d'esprits qui, dominés par le sentiment de la
modestie et de l'humilité véritable, ne cherchent
nullement à se faire valoir ; mais qui, du moment où
la conversation leur donne l'éveil, déploient sponta-
nément leurs ailes et montent sans efforts à de
grandes hauteurs. Le nouvel hôte du couvent n'é-
III. 20
350 l'BAGMEM
tait pas ami des communautés religieuses, ni des ob-
servances précises d'un règlement; mais l'étude du
cœur humain avait toujours fait ses délices, il sai-
sissait avec avidité tout ce qui pouvait avoir quel-
que rapport avec cet objet. Il fut d'autant plus
heureux de trouver une semblable disposition chez
son interlocuteur, qu'il espérait en tirer quelque
lumière sur ce qu'il désirait savoir. Nous pouvons
donc ajouter qu'il marchait en quelque sorte la
sonde à la main.
— Je conviens, dit-il, qu'il importe quelquefois
de ne point dédaigner les petites choses, et que cette
précaution est nécessaire pour empêcher les hommes
et les sociétés de dégénérer ; mais il ne faut pas
non plus pousser les choses à l'excès : il en résulte-
rait des maux non moins graves.
— Ne quid nimis, répliqua le père : c'est là une
règle de prudence dont on ne doit pas s'écarter; je
ne veux donc pas dire qu'il soit nécessaire de rien
exagérer, ni de traiter les choses avec une rigueur
excessive. Bien au contrah'e , ce que je me propose
toujours, c'estde tout conduire avec force et suavité.
— Mais s'il faut s'en tenir au système de l'obser-
vation rigoureuse des petites choses, que devient
la suavité ?
— J'ai à vous dire que les choses me paraissent
sous un aspect tout différent.
— Et cependant il me semble difficile...
— Rien de plus facile, à mon avis. Une loi douce
ne peut-elle être rigoureusement observée?
d'une nouvelle. 351
— Nul doute à cela.
— Une loi sévère ne peut-elle, d'autre part,
être observée d'une manière lâche et incohérente?
— Cela n'est pas moins certain.
— Eh bien ! voici maintenant mon système.
Dans les institutions, dans les lois, en toute chose,
il m'importe peu qu'il y ait beaucoup de suavité,
beaucoup d'indulgence même, si l'on veut : ce qui
me paraît nécessaire, c'est de ne pas y porter la
plus légère atteinte. Une fois que le premier pas'
est fait, il n'est pas facile de s'arrêter dans cette
voie; et si les infractions deviennent fréquentes,
lors même qu'on les regarderait comme peu consi-
dérables en elles-mêmes, malgré le peu d'impor-
tance qu'on veut leur attribuer, elles n'en amène-
ront pas moins la ruine de l'institution ou de la loi.
— Je comprends parfaitement cette idée ; cette
manière de voir les choses est tout-à-fait de mon
goût. Votre observation est lumineuse et féconde ;
une foule d'applications, soit dans Tordre de la vie
publique, soit dans l'ordre de la vie privée, se pré-
sentent de suite à l'esprit.
Ces dernières paroles étaient à peine prononcées,
que les yeux des deux interlocuteurs se rencontrè-
rent et échangèrent un de ces regards par lesquels
deux esprits également scrutateurs s'interrogent
l'un l'autre, et pénètrent leurs pensées réciproques
avec plus de force et de vérité qu'ils n'eussent ja-
mais pu y parvenir à l'aide de la parole. Chacun
semble dire à l'autre : Que pensez-vous de cela?
352 FRAGMENT d'uNE NOUVELLE.
Et tous les deux restent persuadés qu'ils ont fait un
grand pas dans leur mutuelle connaissance. Le re-
gard est un moyen de communication , par rap-
port à la pensée, mille fois plus universel et plus
prompt que la langue. Dans un regard se trouve
quelquefois tout un long discours, se pressent une
multitude de sentiments que les plus longues pa-
roles auraient à peine rendus.
Dans ce moment, Ferez entra dans la biblio-
• thèque, portant à la main les journaux qui venaient
d'arriver par le courrier; il les remit au père
Léandre de la part du supérieur, qui avait, en effet,
coutume de lui donner la préférence.
— L'enveloppe est rompue, dit le père : c'est
bien ; je vois à la fin que le père prieur a lu les jour-
naux avant moi.
— Non, répondit Ferez, ils viennent d'arriver à
l'instant ; le portier me les a remis pour les porter
au père supérieur, qui a rompu l'enveloppe par mé-
garde et ne les a point lus.
En disant cela. Ferez avait légèrement touché le
pied de son maître, comme pour lui faire entendre
qu'il avait besoin de lui parler.
AUTRE FRAGMENT.
Le soleil baignait de ses derniers rayons le som-
met des énormes murailles qui, rongées par les
temps, paraissaient s'incliner sur la cour étroite et
profonde de la prison. Une sentinelle immobile
veillait en face d'une lucarne qui ne laissait passer
qu'un jour avare et prudent ; à travers les énormes
barreaux de fer, le soldat observait de temps à autre
les mouvements du prisonnier. De nombreux lustres
n'avaient pas, à ce qu'il semblait, passé sur la tête
de ce dernier ; mais on y voyait cette empreinte ter-
rible que les grandes infortunes laissent presque
toujours sur le front de l'homme. Il avait la plupart
du temps un air pensif et concentré ; parfois il croi-
sait les bras sur sa poitrine et fixait avec avidité le
jour extérieur, comme pour se soulager de ses
peines. Le tableau ciui se présentait k ses yeux était
loin sans doute d'être agréable et riant; mais peut-
être, par sa couleur sombre et mélancolique, n'en
était-il que mieux en rapport avec l'âme d'un in-
fortuné.
Les murs qui entouraient cet étroit espace avaient
cette teinte de feuille desséchée qui semble attester
20.'
354 AUTRE FRAGMENT.
le passage des siècles ; quelques touffes seulement
de mousse d'un vert obscur contrastaient d'une
manière moins pénible avec le sombre aspect des
ruines ; le sol même de la cour complétait bien l'en-
semble du tableau. Certains espaces étaient cou-
verts d'herbe; quelques fleurs pâles et maladives
croissaient entre les pierres de la muraille et sem-
blaient rechercher un rayon du soleil. Une troupe
de passereaux criards et mobiles volaient d'un côté
et de l'autre, se livraient à leurs bruyants ébats,
s'abattaient sur le sol, puis remontaient au-dessus'
de ces murs, triste et sombre barrière de cette
maison de deuil.
Alfred considérait avec attention ces pauvres pe-
tits oiseaux, les suivait d'un œil de complaisance;
quand il les voyait se rapprocher de la lucarne de
son cachot, il retenait son haleine pour ne pas les
effrayer. Privé de toute consolation sur la terre, son
cœur se dilatait en sentant près de lui quelques
êtres vivants. Quand après avoir picoté sur la terre
le peu de nourriture qu'ils pouvaient y rencontrer,
ils levaient de nouveau les yeux et s'envolaient
comme une flèche au sommet de l'édifice, Alfred les
suivait encore avec une douloureuse attention ; sur
sa figure se peignaient alors l'amertume et une
sorte d'envie. Il baissait la tête, puis la relevait tout-
à-coup; ses yeux brillaient d'un éclat inaccoutumé :
on eût pu voir passer sur son front comme l'ombre
p'un sinistre projet. Il portait à droite et à gauche
un regard défiant et scrutateur; puis encore,
AUTRE FRAGMENT. 555
appuyant son coude sur ses genoux , il cachait sa
figure dans ses mains.
La sentinelle, fatiguée d'être debout, était venue
s'appuyer un peu sur le contrevent de la lucarne,
et, tantôt sur un pied et tantôt sur un autre, la main
droite posée sur le canon de son fusil, elle semblait
compter le temps de faction qui lui restait encore;
elle montrait d'ailleurs une complète indifférence
pour tout ce qui l'entourait. Depuis un moment,
Alfred, qui venait de relever la tête, tenait les yeux
fixés sur la figure du soldat; il eût été facile de
voir dans cet examen attentif et prolongé un mé-
lange confus de plaisir, d'incertitude et de surprise,
Après un temps assez considérable, il se hasarda à
lui adresser quelques questions.
— Grenadier, lui dit-il, il est peu agréable, n'est-
ce pas, d'être sur pied pendant si longtemps?
— Pour le moment, peu m'importe, dit le soldat
en haussant les épaules et laissant tomber son
menton sur la bouche du fusil, avec un air prononcé
d'indifférence et de paresse.
— Yous me paraissez être un vétéran, et vous
ne tarderez pas sans doute à recevoir votre congé?
— Oh! le congé? J'allais le recevoir, et quelque
chose de plus quand je partis pour l'Amérique ; je
suis de la réserve qui revint il y a environ six
mois.
— Vous avez donc fait toute la campagne de
l'Indépendance?
— Pour vous faire plaisir, monsieur; et quand
556 AUTRE FRAGMEÎST.
le temps veut changer, j'en garde un souvenir dans
cette maudite jambe.
— Où avez-vous reçu cette blessure?
— Ala bataille de
— Ah ! voilà une terrible affaire !
— Oh! terrible en effet; est-ce que vous y étiez?
— Cela pourrait être.
Le grenadier avait quitté son attitude indifférente
et paresseuse: le souvenir de ses batailles avait
secoué toutes les facultés de son être, sa tête s'était
relevée avec une mâle fierté, sa main serrait forte-
ment le fusil, ses deux pieds s'étaient raffermis sur
le sol ; tout révélait en lui le vieux soldat.
— Que de monde périt en ce jour! continua le
prisonnier.
— Oh ! beaucoup ; tout mon bataillon tomba au
pouvoir de l'ennemi.
— Et vous, non?
— Pour moi je fus blessé et porté à l'hôpital.
N'importe, ce fut un beau jour que celui-lc\.
— Vous avez dû courir un grand danger?
— Si j'ai couru un grand danger!... Tout le
bataillon s'était déjà rendu, excepté la compagnie
des grenadiers. Nous avions eu le temps de prendre
position sur une petite colline : par trois ou quatre
fois nous repoussâmes un corps de cavalerie qui
nous chargeait avec fureur; mais à la fin nous
vîmes que nous allions être enveloppés à droite et à
gauche par quelques bataillons ennemis, et nous
dûmes nous retirer en toute hâte pour rejoindre une
AUTRE FRAGMENT. ?>61
de nos colonnes qui avait pris position à T arrière-
garde. Mais quand nous fûmes descendus dans la
petite plaine qu'il fallait traverser, un gros de hus-
sards revint sur nous, et c'est alors que je tombai
blessé d'un coup de sabre.
— Vous étiez terriblement exposé.
-~ Heureusement nous avions un capitaine qui
valait à lui seul toute une division. De ma vie je
n"ai vu un homme plus intrépide. Il avait bien là
son bon cheval ; mais il marcha tout le temps à
pied, se tint constamment à l' arrière-garde, avec
le sabre à la main, ayant assez à faire, je vous
jure, pour se débarrasser des cavaliers ; et cepen-
dant il marchait et nous faisait marcher comme si
nous eussions été à la parade. Les chevaux qui le
serraient de trop près tombaient que c'était une bé-
nédiction. Sitôt c|u'il me vit blessé, il me fit monter
sur son cheval. Quelques grenades et le feu nourri
d'un bataillon qui venait de nous atteindre disper-
sèrent la compagnie. Je n'oublierai jamais ce mo-
ment : le sang coulait de ma blessure, je me soute-
nais à peine sur le cheval. Le Heutenant voulut me
mettre à terre pour faire monter le capitaine.
« Infamie ! dit ce dernier : fuis si tu veux; pour moi je
mourrai à côté de ce soldat. » Prenant alors mon
fusil avec une main et me soutenant de l'autre, il
continuait sa route avec une sérénité parfaite. La
cavalerie nous avait cependant enveloppés ; le capi-
taine couche en joue le premier lancier prêt à me
renverser de cheval. « Ou respecter cet homme
o58 MIRE FIIAGMENT.
blessé, s'éci'ia-t-il, ou ki mort! » Le lancier s'arrête;
les autres arrivent, et nous restons tous deux au
pouvoir de l'ennemi.
— Sais-tu ce qu'on fit de cet homme?
— Je n'en ai jamais plus entendu parler ; ce que
je siis, c'est que je donnerais volontiers tout mon
sang pour lui.
— Oh I il y a si longtemps de cela. . . les choses
s'oublient...
— Jamais ! sur ma vie, jamais! dit le grenadier,
et ses yeux lançaient des étincelles. Il ne se passe
pas de jour que je ne pense à lui , il me semble
que je le vois encore : il aurait maintenant quelque
chose comme vingt-cinq ans ; c'était bien le plus
hardi gaillard de toute l'armée.
Alfred s'était peu à peu rapproché de la fenêtre,
tout en épiant avec soin si cpelqu'un n'écoutait pas
leur conversation ; puis de l'air d'un homme ciui ne
veut pas laisser échapper une occasion précieuse,
il passe la main à travers les barreaiLX, saisit la
cape du grenadier et lui dit d'une voLv attendrie :
— Alvaro, mon cher Alvaro, sai&-tu bien que tu
gardes maintenant ton ancien capitaine, et que dans
quelques instants tu le conduiras peut-être à la mort?
La foudre tombant tout-à-coup aux pieds du sol-
dat ne l'aurait pas frappé d'une telle immobilité:
la bouche béante, les yeux hors de leur orbite, il
considérait la figure d'Alfred, sur laquelle le jour
donnait alors assez pour qu'il pût aisément le re-
connaître.
AUTRE FllAGMENT. í^59
— Vous ici, capitaine! Quoi, c'est vous? dit le
grenadier en collant sa figure contre le grillage
épais de la lucarne.
— C'est moi, pauvre Alvaro, moi-même; mais
si tu tiens encore à moi, garde le silence, je t'en
conjure.
— Capitaine, que puis-je faire pour vous?
— Rien, pour le moment, si ce n'est garder le
plus profond silence.
Et comme le vétéran ouvrait encore la bouche
pour parler :
— Tais-toi, por Bios! lui dit le prisonnier,
essuie tes yeux; car si l'on venait
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
1848. '
Enfin l'heure a sonné : le formidable événement,
objet de tant de terreurs et de tant d'espérances,
vient enfin d'éclater. Louis-Philippe est tombé du
trône. L'ouragan déchaîné par la Providence a
dissipé dans un clin d'œil le laborieux édifice élevé
par la main des mortels : générations royales,
hommes d'État, institutions et personnes, tout a été
dispersé comme la poussière emportée par le vent.
L'histoire n'a pas gardé le souvenir d'une catastrophe
aussi soudaine, aussi humiliante pour les vaincus;
l'imagination elle-même des vainqueurs n'eût pu re-
garder comme possible un changement aussi com-
plet dans un temps aussi court. Tout à l'heure une
monarchie puissante qui se croyait sûre de l'avenir,
et l'instant d'après la république. C'est ainsi qu'on
voit dans un tremblement de terre s'abîmer tout-à-
coup une cité florissante ; c'est ainsi que s'ouvre un
immense cratère pour lancer jusqu'au ciol une py-
ramide de feu.
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 361
Respectons le malheur, mais n'oublions pas la
Providence : la compassion ne doit pas être athée.
La chute des grandeurs humaines est toujours une
grande leçon ; mais quand cette chute porte toutes
les marques d'une expiation, la leçon est double-
ment utile : elle nous montre à la fois la fragilité
des choses humaines et l'immutabilité de la justice
divine. Au vieillard de 1830 fait contrepoids le
vieillard de 18/i8 ; à une veuve, une veuve ; à un
orphelin, un orphelin. 11 y a cette différence néan-
moins, c'est que le vieillard de 1830 part pour
l'exil avec la dignité d'un roi, tandis que celui de
18Í8 s'enfuit et se cache comme le dernier des
hommes; la veuve de 1830 n'a pas l'humiliation
et la douleur d'implorer en vain la pitié d'une
Chambre.
Terrible coïncidence ! en sortant du jardin des
Tuileries, Louis- Philippe est entouré, menacé
par la foule; il est seul avec la reine Où
donc? Au pied de l'obélisque, à cette même place
où fut dressé l'échafaud de Louis XVI et celui de
l'infortunée Marie-Antoinette!.... Et dans ce mo-
ment-là même, l'émeute envahissait et dévastait
le Palais-Royal, ce palais qui fut, en 1789, le
centre , le foyer de tant de complots , ce palais
aux arbres duquel Camille Desmoulins prit cette
feuille fatale qui devint pour Paris le signe de la
révolte.
Les hommes ne connaissent pas l'avenir : la Pro-
vidence le prépare. C'est quand l'avenir est arrivé
m. 21
362 RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
que le passé s'explique. On comprend maintenant
ce que signifiait la mort étrange, imprévue, de
r héritier de la couronne. La Providence voulait
accabler cette famille sous le poids du malheur, et
de loin elle disposait les voies à sa ruine, afin qu'au
moment décisif elle n'eût aucun appui, aucune es-
pérance.
Quand la tempête eut éclaté, quand l'abdi-
cation devint une nécessité terrible, la présence
d'un roi de trente-sept ans, d'un prince aimé du
peuple, eût été sans nul doute une ancre de salut.
Eh bien! au lieu de cela on n'eut en perspective
qu'un régent détesté, une femme, un enfant ! la-
atriiisez-voiis, ô rois!....
Louis-Philippe eût pu dire, mieux que d'autres
et dans un sens plus réel, cette parole vulgaire :
Après moi le déluge ! La révolution qui vient de
l'emporter, en effet, est un véritable cataclysme ;
nul ne peut en sonder la profondeur, en calculer
les conséquences ; elle inaugure une ère inconnue
pour la France et pour l'Europe. Les effets, encore
une fois, ne peuvent en être signalés par personne ;
mais chacun en pressent la grandeur. Il en est de
cette révolution comme de ces horizons immenses
qui, n'ayant pas de limites, n'offrent à nos yeux
qu'une vague image de l'infini.
Il faut se pénétrer de l'importance de cet événe-
ment, en bien saisir les caractères, si l'on veut en
prévenir les funestes conséquences : les illusions
pourraient être chèrement expiées et les espérances
HépubliOle française. â6i^
se changer aisément en désespoir. S'imaginer que
les puissances étrangères pourraient étouffer la
nouvelle république serait une inconcevable folie ;
se persuader qu'elle voudra se circonscrire elle-
raême dans les limites oi^i s'était renfermée la dy-
nastie de Juillet ne serait pas, à mon avis, un rêve
moins insensé. La France, sous le gouvernement
de Louis-Philippe, était déchue de son rang comme
puissance européenne ; les intérêts de sa grandeur
étaient sacrifiés aux intérêts de sa dynastie. La
France constituée en république est une puissance
effrayante; elle joint à ses ressources naturelles
l'arme la plus terrible dont elle puisse disposer,
celle dont elle se sert avec le plus d'art, de force
et de génie : la propagande révolutionnaire.
Celui qui n'accorderait à cet événement que de
petites proportions et des conséquences peu éten-
dues ne mériterait pas qu'on essayât de le détrom-
per; car il prouverait par là qu'il n'est pas capable
de l'être.
Il est en politique , aussi bien qu'en littéra-
ture, un sentiment du grand : l'homme à qui ce
sentiment fait défaut ne connaîtra jamais qu'une
beauté fardée ou qu'une politique de salon. Il ne
saurait rien comprendre à cette politique réellement
grande qui embrasse tous les éléments de la so-
ciété et qui, dépassant de toute la hauteur de ses
inspirations les intérêts du moment, explique le
passé et présage l'avenir.
La commotion de Février n'est pas une révolu-
3G/l REPUBLIQUE FRANÇAISE.
tion nouvelle, mais une nouvelle phase de l'ancienne
révolution, de ce grand fait des temps modernes que
les historiens prendront toujours connue terme à la
fois et comme point de départ pour deux grandes
séries d'évolutions sociales. La révolution de 1789,
pour être bien comprise, ne doit être considérée
précisément ni dans l'Assemblée constituante, ni
dans la Convention, ni dans l'Empire, ni dans ses
crimes, ni dans ses exploits; il faut la considérer
comme un grand fait social, où les idées, les senti-
ments, les intérêis, en un mot, tout ce qui s'agitait
dans les siècles antérieurs pour amener un change-
ment dans le monde, se réunit, se condense, se
combine en France et spécialement à Paris, comme
dans un foyer incandescent prêt à dévorer la vieille
société européenne. Cette force nouvelle trouve un
roi sur son chemin, il est décapité; une famille
royale, elle est exterminée ; le corps de la noblesse,
il est dissous ; le pouvoir temporel du clergé, il est
détruit; l'Europe entière avec son antique organi-
sation monarchique, elle est bouleversée. La révo-
lution poursuit maintenant son cours ; la paix n'a
jamais été qu'une trêve ; le travail de transforma-
tion sociale n'a jamais été, à proprement parler,
interrompu dans cette marche étonnante des évé-
nements : il a été continué sans interruption, tantôt
à la lumière du jour, tantôt par des voies souter-
raines.
Ceux qui s'étaient persuadé que tout était fini,
d'abord à l'époque de la Restauration, puis àl'é-
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 365
tablissement de la royauté de Juillet, ressemblaient
à un homme qui croirait avoir étouffé le volcan,
parce qu'il a placé une pierre sur la bouche du cra-
tère. Malgré tous les efforts, après ce double essai,
le volcan n'a cessé de lancer des flammes, jusqu'à
ce qu'enfin il ait dispersé dans les airs ces fragiles
obstacles.
«Louis -Philippe est un grand politique; les
nombreux intérêts groupés autour de la monarchie
de Juillet et ligués avec elle sont de plus une ga-
rantie de sa durée. » Voilà ce que disaient certains
hommes, croyant répondre de la sorte aux craintes
que nous inspirait l'avenir de la France. Cette ré-
ponse, qui n'était au fond cp'une éclatante banalité,
n'avait pas laissé que d'éblouir les masses. Voyons
cependant ce qu'elle valait. Quand est-ce qu'on a
jugé de l'avenir d'un pays par le talent d'un
homme ? Ne voyez-vous pas que , plus vous vantez
le talent d'un homme, plus vous montrez à décou-
vert le mauvais état des choses? Si maintenir l'or-
dre est déjà la preuve d'un grand talent, on peut
en induire aussi^la grandeur de la difficulté et l'im-
minence du désordre. «Vous pouvez bien aujour-
d'hui raisonner de la sorte, nous dira-t-on peut-
être; mais personne ne l'eût fait auparavant.» Per-
sonne? Voici ce c|ue disait, en mai 1843, celui qui
maintenant écrit ces lignes :
« L'Europe entière a reconnu les faits qui furent
le résultat de la révolution de Juillet; mais cette
reconnaissance ne l'a pas empêchée de garder une
o66 RÉPUBLIQUE FRAÎSÇAISE.
attitude de prévention et de défiance, comme si elle
craignaitque, d'un moment à Tautre, desévénements
inattendus ne vinssent imprimer à l'ordre établi de
dangereuses secousses. Et qu'on ne s'imagine pas
que l'Europe suive cette ligne de conduite à cause
des sympathies plus ou moins grandes accordées à
la branche aînée ; ce n'est pas non plus qu'on puisse
douter des vues pacifiques et des tendances conser-
vatrices de la branche régnante. L'intérêt d'un in-
dividu ou d'une famille ne pèse pas assez, d'une
part, dans la balance politique des cabinets de
l'Europe, pour avoir droit à certains égards et pour
exercer une influence sur la marche générale des
affaires ; d'autre part, treize années de travaux et
de fatigues pour contenir la révolution, de conces-
sions et de déférences à tous les désirs, à toutes les
susceptibilités des gouvernements étrangers, sont
une preuve non équivoque de la volonté qu'on a de
tout faire pour arrêter le débordement des idées
révolutionnaires, et montrent clairement que, bien
loin de songer à faire de la propagande ou de ré-
veiller les questions résolues en 1815, on n'a d'au-
tre souci que de conserver le pouvoir, de rattacher
le présent au passé, et de glorifier par tous les
moyens le fait accompli, en faisant oublier son ori-
gine. Il résulte de là que la défiance manifestée par
l'Europe, dans toutes les occasions qui se sont
offertes, vient de la nature même des choses et de
l'idée que la France est loin d'être déuis de solides
conditions d'ordre et de stabilité
RIÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 367
« En réfléchissant sur la ligne de conduite suivie
par Louis-Philippe, on voit que tout son secret se
réduit à un jeu de bascule , à un perpétuel va-et-
vient.
« Il y a autour du trône deux douzaines environ
d'hommes politiques dont les principes ne sont
guère différents, et qui ne varient que dans l'appli-
cation ; comme ils doivent nécessairement varier,
ces hommes ne pouvant pas tous entrer dans le
môme ministère »
L'auteur donnait ensuite une esquisse des prin-
cipaux hommes d'État c|ui ont dirigé les destinées
de la France depuis 1830, puis il ajoutait :
« Voilà quels sont ces hommes, telles sont les
mains auxquelles a été confié le sort de la France,
telle est la situation lamentable d'une grande na-
tion, grâce à l'imprévoyante fureur de ceux c|ui
ont renversé tout ce qui était debout sans rien édi-
fier de nouveau qui pût offrir quelques garanties
de durée ; ils ont fait de la France une maison bâtie
sur le sable mouvant et prête à crouler aux pre-
miers coups de la tempête. ^-
« Ces hommes gouvernent la France par la rai-
son que, sous quelques rapports, ils représentent la
France, ils sont les fils de la révolution et les dis-
ciples mal déguisés des écoles philosophiques du
dernier siècle; et la France, telle qu'elle est main-
tenant, est aussi fille de la révolution, elle a été
nourrie en grande partie des mêmes doctrines. Ils
repoussent le passé avec un sentiment de haine ; et
o6S RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
la France a changé , elle aussi , de mœurs et de
principes, elle a quitté la voie que lui tracèrent ses
aïeux. Ils n'oseraient pas tirer de leurs principes
toutes les conséciuences qui s'y trouvent renfermées;
et la France ne le veut pas non plus , elle recule à la
vue du fantôme effrayant qui menace son bien-être
matériel, en même temps que l'ordre public. Ils
désirent renouer en apparence le présent au passé,
sans abjurer aucune de leurs fausses doctrines; et
la France penche également à réhabiliter les âges
écoulés dans la littérature, les sciences et les arts,
par manière de chstraction et de passe-temps, ne
leur laissant du reste qu'une importance bien se-
condaire dans l'ordre intellectuel, tout-à-fait nulle
dans l'ordre moral; ils sont incertains, la France
l'est aussi. Ils flottent en tous sens, la France n'est
pas moins flottante; ils ne pensent pas au lende-
main, assez occupés qu'ils sont du jour présent; ils
négligent la gloire nationale pour s'occuper uni-
quement des intérêts matériels, et en cela ils imi-
tent la France qui, travaillée par une philosophie
irréligieuse, semble avoir inauguré le règne de
l'égoïsme, ne connaître d'autre moyen que l'or,
d'autre but que le plaisir. Non, ce n'est pas tout-à-
fait la faute des gouvernants, si cette nation des-
cend du haut rang qui lui appartenait dans le
monde ; la France subit cette politique parce qu'elle
Ta méritée.»
Ces paroles étaient regardées alors comme l'ex-
pression de la colère ou l'arme d'un parti. Que
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 369
dira-t-on maintenant qu'on a vu se réaliser ces
présages d'une manière si terrible? Il est vrai que
les événements échappaient à toutes les prévisions;
mais ce n'était pas une prophétie non plus que
l'auteur prétendait faire ; il tirait, des objets placés
sous ses yeux , des conclusions naturelles et logi-
ques.
21.
370 RÉrUBLIQUE FRANÇAISE.
Ce qu'on a dit des intérêts qui servent d'appui au
trône n'était pas moins illusoire; car, s'il faut tenir
compte des intérêts qui lui étaient favorables, on
ne doit pas oublier ceux qui lui étaient opposés;
c'est l'unique moyen d'apprécier ses éléments de
stabilité. Sans dcute, il y avait beaucoup d'intérêts
réunis pour soutenir le pouvoir de Louis-Philippe ;
mais si cela suffisait pour maintenir un pouvoir, il
n'y aurait plus de révolution possible. Par là même
qu'il y a révolution, on comprend qu'il doit exister
une certaine combinaison d'éléments sociaux con-
tre lesquels cette révolution est dirigée. En 1789,
il y avait aussi des intérêts nombreux et puissants
groupés autour d'un trône qui comptait quatorze
siècles d'existence; et cependant ce trône et ces in-
térêts furent renversés par la puissance révolution-
naire, ils disparurent en un instant comme de fai-
bles arbrisseaux dispersés par l'orage. La fragilité
du gouvernement de Louis-Philippe ne commença
pas, mais se manifesta le 23 février. Ce qui s'abî-
me avec tant de rapidilé devait être faible et J^ien
faible avant la fatale secousse. Une dynastie dont
les membres partent pour l'exil, sans opposer au-
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 371
cune résistance, sans rencontrer un point d'appui,
dans un abandon tel qu'on n'en rencontre pas
d'exemple dans l'histoire des infortunes royales, ne
pouvait avoir, il faut en convenir, de profondes
racines dans la France; c'était là une institution
entièrement factice, et qui ne se soutenait que par
un prodige d'équilibre.
L'iiabileté de Louis-Philippe consistait, en eiTet,
dans un jeu de bascule qui le maintenait entre deux
abîmes; c'était là un système de va-et-vient, une
perpétuelle manœuvre d'oscillations politiques in-
génieusement compensées; il jouait, pour ainsi
dire, aux ministres. «Je me considère, disait-il
- lui-même, comme un conducteur de diligence, je
prends les chevaiLX que je trouve et non ceux que
je veux. » Le malheureux ne prévoyait donc pas
que du moment où il était réduit à ce rôle de con-
ducteur, les voyageurs pouvaient le mettre de côté,
lui et ses chevaux. C'est, en effet, ce qui n'a pas
manqué d'arriver; la révolution de Février a été la
pire de toutes les révolutions, la révolution du
mépris, comme on l'a dit pendant qu'elle s'accom-
plissait, comme on le disait même d'avance.
Un fait appelle l'attention dans tout ce qui vient
de se passer, c'est l'influence que Paris exerce
désormais sur la marche du monde. Paris remue
la France , et la France remue l'univers ; hier le
statu quo européen semblait assis sur des bases
inébranlables; aujourd'hui tout s'ébranle et se dé-
traque ; il serait impossible de dire s'il restera de-
372 RÉPUBLIQUE FRAINÇAISE.
bout un trône qui n'ait à craindre pour sa stabilité.
Qu'était-il survenu? C'était Paris qui, soulevé par
le vent révolutionnaire , avait renversé le gouver-
nement et proclamé la république ; la France, à
cette nouvelle, frappée d'une sorte de stupeur, se
soumet au nouvel ordre de choses avec plus de do-
cilité que n'en montreraient des peuples asiatiques
aux ordres du sultan. L'Europe, dont la France
est le cœur, s'ébranle du même coup ; on dirait que
la société européenne forme un seul corps où cir-
cule une même vie, et dont tous les memibres sont
dans un état de malaise et de douleur quand le
principal organe est atteint par la fièvre. C'est ainsi
qu'on voyait, sous l'empire romain, toutes les pro-
vinces qui formaient ce corps immense, depuis les
colonnes d'Hercule jusqu'aux frontières des Partlies,
attendre avec anxiété la nouvelle des événements
qui s'accomplissaient à Rome; la victoire d'une
faction ou le triomphe d'un ambitieux décidait du
sort du monde.
L'ascendant que Paris exerce sur la France est
sans doute fort ancien ; il dépend à la fois de l'im-
mense population de cette capitale et des autres
avantages qu'elle réunit ; mais c'est de 89 que date
cette sorte de domination exclusive dont elle est dé-
sormais investie. Sous Henri III et sous Henri IV,
Paris se vit menacé par des armées françaises; sous
Louis XIY, la Régence, Louis XV et Louis XVI,
¡quoique la grande ville pesât d'un grand poids dans
a balance des affaires publiques, les capitales des
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 373
diverses provinces avaient néanmoins leur impor-
tance et lem' autorité. Quand éclata la révolution
de 89, la vie propre des provinces était loin d'être
encore éteinte; on en voit la preuve, non-seulement
dans certains faits purement politiques et moraux,
mais encore dans les insurrections qui eurent pour
but de s'opposer au gouvernement de la capitale.
La révolution grandit, elle triomphe de tous ses
ennemis intérieurs et extérietirs; d'une main, elle
soumet la Vendée; de l'autre, elle brise le sceptre
des rois coalisés. Il se forme dès lors à Paris un
centre d'action devant lequel se courbe humble-
ment tout le pouvoir des provinces. De 1789 à Í8O/1 ,
la France s'accoutume à voir une insurrection de
Paris lui arracher un gouvernement, et les intri-
gues de quelques Parisiens lui en donner un autre ;
elle reçoit tour-à-tour, de leurs mains , la Conven-
tion, le Directoire, le Consulat, l'Empire. Sous la
Restauration même , l'influence intellectuelle et mo-
rale de Paris prend des accroissements considéra-
bles. La fusion de la France en un seul corps ho-
mogène, sa réduction à l'état de machine, et de
machine mue par un seul ressort agissant à Paris,
était tellement avancée, qu'en 1830, on fait dispa-
raître une constitution et une dynastie, sans qu'on
prenne soin de consulter la France, en transportant
uniquement le grand ressort des Tuileries à l'Hô-
tel-de-Ville.
Ce fait révèle le profond énervement de l'esprit
public en France; il n'y a plus de vigueur, en
374 RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
effet, quand on abdique ainsi le droit d'être enten-
du dans des questions qui se lient si intimement à
la vie nationale. Quoi ! le télégraphe dit : Le duc
d'Orléans est nommé lieutenant-général du royau-
me, et la France le reconnaît; le télégraphe ajoute:
La branche aînée est proscrite, la famille d'Orléans
est appelée à régner, et la France ratifie cette pro-
scription et cette royauté; un jour, le télégraphe
annonce que l'on vient d'appeler à la régence la
duchesse d'Orléans, en passant par dessus la no-
mination du duc de Nemours faite par une loi so-
lennellement discutée, et la France applaudit à cette
mesure ; bientôt le télégraphe proclame l'existence
d'un gouvernement provisoire, et la France s'em-
presse d'accueillir ce gouvernement; le télégraphe
instruit la nation que le nouveau gouvernement
veut la république et qu'elle est déjà proclamée
dans Paris, et la France répond : Vive la Républi-
que. Ce n'est pas là de la liberté, ce n'est pas là de
l'esprit public, c'est de l'énervement et de la pros-
tration !
Jamais on ne vit délégation plus absolue de ce
qu*on est convenu d'appeler souveraineté natio-
nale. Paris tient de la France une sorte de pouvoir
tacite c|ui lui permet d'en disposer comme il l'en-
tend. Monstruosité intolérable ; car si Paris renfer-
me un million d'habitants, la France en compte
trente-cinq millions. Et puis, c|ui peut ignorer
qu'une capitale plongée dans la dissipation et le
luxe, énervée par les plaisirs, dominée par l'esprit
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 375
de rintérct individuel, est incapable, dans un mo-
ment de crise, de tenir tête h une faction qui ose
tout, organisée d'avance, agissant d'après un plan
habilement combiné, et pouvant, par conséqifent,
concentrer ses forces sur tel ou tel point déterminé
pour décider la victoire? Quand la duchesse d'Or-
léans se présenta, accompagnée de ses enfants,
devant la Chambre des députés, nul doute qu'elle
n'eût été proclamée régente si le Corps législatif
n'eût été envahi par une poignée d'hommes déter-
minés. Il n'était pas aisé de leur opposer, dans la
même salle, une compagnie de soldats , et c'est là
ce c[ui fit échouer le projet de régence, créa le gou-
vernement provisoire, et transforma tout-à-coup en
république la vieille monarchie française.
Au nombre de ses habitants, la ville de Paris
joint un foyer d'intelligence, de richesse et d'ambi-
tion qui, se fortifiant de toute la puissance de la cen-
tralisation administrative, fascine instantanément la
France, lui enlève le sentiment de ses forces et jus-
qu'à la pensée même de la résistance. On a dit que
par le nombre et la nature des éléments qui s'accu-
mulent à Paris, cette ville peut à bon droit être re-
gardée comme représentant véritablement la France,
et que, se composant de la partie la plus active et
la plus intelligente de la nation , elle peut en fixer
les destinées à sa guise. 11 faudrait, pour accepter
une telle conclusion, donner aux théories de déléga-
tion politique une étrange élasticité. Quoi qu'il en
soit, en posant en principe cette passive résignation
o 76 RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
de la part de la Frailee, il ne faut pas oublier après
tout que Paris est entouré de fortifications qui le
mettent à r abri d'un coup de naain, lors même qu'il
serait entouré par une armée puissante, f[ue cette
capitale renferme en outre deux cent mille habitants
armés, appartenant presque tous à la classe ou-
vrière ; il ne faut pas se condamner, en suivant le
cours des événements chez une nation aussi grande,
à rétrécir tellement son horizon qu'on ne voie plus
qu'une seule ville où s'agitent toutes les passions,
où les factions s'élèvent et se renversent, absolu-
ment comme cela se passait durant le moyen-âge
dans les petites républiques d'Italie.
Il est vrai que Paris étant considéré comme le
centre et le foyer où se concentrent l'intelligence et
l'activité de la France, on doit admettre que l'opi-
nion du pays puisse avoir une action plus ou moins
directe, plus ou moins étendue, sur les événements
de la capitale ; mais qui pourra calculer les modifi-
cations que cette opinion nationale éprouve elle-
même en arrivant à ce foyer qui doit la refléter?
Est-on bien sûr qu'elle ne subit pas ainsi des chan-
gements essentiels et, pour ainsi dire, une décom-
position complète? C'est même là ce qu'il y a de
plus probable.
Orateurs fougueux, publicistes loquaces, em-
ployés insatiables, chefs de clubs, nécessiteux de
tout genre, aventuriers de tous pays, émigrés révo-
lutionnaires, voyageurs courant après les aventures,
ouvriers sans travail , paresseux qui ne veulent pas
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 377
travailler, hommes perdus qui n'attendent qu'âne
occasion pour ressaisir une fortune qu'ils ont dissi-
pée ou pour acquérir celle qu'ils n'ont jamais eue,
tout cela réuni forme une masse llottante , tumul-
tueuse et qui suffit par elle-même à procurer tous
les bouleversements dans un peuple où l'on possède
une assez grande somme de liberté pour que les
faction s puissent s'y développer à l'aise et déclarer
la guerre au gouvernement établi. Qu'on ajoute à
cela la crainte que chacun éprouve d'exposer tous
ses biens en résistant aux factieux, la légèreté de
caractère qui distingue les Parisiens et, par suite,
l'étrange facilité avec laquelle ils changent d'opi-
nion , aussi amateurs de la nouveauté en fait de
politique qu'ils puissent l'être en fait de mode, l'ir-
résistible impétuosité enfin du premier mouvement
chez les Français, et l'on verra si la prépondérance
absolue de Paris n'entraîne pas les plus grands
dangers pour l'avenir de la France.
Un journal a dit, en parlant de l'organisation
administrative de la France, un mot plein de sens
et de vérité : la centralisation elle-même n'est pas
centralisée. Or, ce que le journal entend du défaut
d'unité dans les diverses branches de l'administra-
tion, s'applique encore mieux au défaut de liens po-
litiques et moraux entre les divers éléments dont
Paris se compose. Cette ville, la tête de la France,
n'est au fond que l'anarchie vivante. Diversité de
croyances, ou plutôt absence de toute croyance,
lutte incessante d'opinions et d'intérêts, vaste mê-
lée de prétentions et d'ambitions rivales, nul in-
â78 RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
dividu, nulle classe qui soit capable de diriger la
marche des pensées et des événements, partout Top-
position , partout le caprice , partout la confusion et
le chaos ; voilà une faible image de cette tête char-
gée de donner à la nation l'ordre et l'harmonie !
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. â79
La révolution de Février pose deux grandes ques-
tions, soulève deux problèmes :
1° Est-il possible de soumettre à la forme répu-
blicaine les pays de l'Europe aujourd'hui gouvernés
par des monarques ?
2° Est-il possible de changer les relations ac-
tuellement existantes entre le travail et le capital?
L'avenir de l'Europe dépend de la solution que
ces problèmes vont recevoir en France. Les étudier,
par conséquent, c'est conjecturer quel sera l'avenir
des monarchies européennes et l'organisation fu-
ture de la société dans ses bases les plus impor-
tantes.
On a dit qu'en France la république est impossi-
ble ; or, cette impossibilité une fois posée , comme
il ne sera pas facile de revenir de sitôt à la monar-
chie, on en conclut que cette nation devra subir de
terribles vicissitudes.
L'essai que la France fait en ce moment est nou-
veau dans le monde, à moins c^u'on n'en cherche
un exemple dans la période rapide et sanglante de
la première révolution. On a vu des républiques
aristocratiques, oligarchiques, démocratiques, mais
toutes fondées sur le principe de la fédération, lors-
380 RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
qu'elles n'étaient pas renfermées dans des bornes
très étroites, ou qu'elles ne refusaient pas les droits
de citoyen à l'immense majorité des habitaiits.
Quant à voir une république unitaire, ayant passé
le niveau sur toutes les provinces et sur tous les in-
dividus, avec un seul centre politique et le suffrage
universel, c'est ce que nous disons sans exemple.
L'essai tenté par la France aura pour effet, s'il
réussit, de résoudre un problème dont la solution
ne s'était vue jusqu'à ce jour que dans les livres.
La période de la révolution de 89, où l'on fit des
essais de ce genre, fut de trop courte durée pour
pouvoir en rien conclure touchant cette importante
question. La France venait de démolir une monar-
chie de quatorze siècles et de briser le pouvoir de
certaines classes; sur ce monceau de ruines recou-
vertes de sang, on ne pouvait rien organiser, si ce
n'est la guerre; et la terreur fut la guerre contre
tous les obstacles du dedans, une sorte de frénésie
victorieuse et sanglante contre tout ce qui présen-
tait une ombre de résistance ; la guerre se produi-
sait au dehors sous des formes plus franches et
moins repoussantes, par une lutte acharnée contre
les souverains coalisés pour étouffer la révolution.
Un tel état de choses était incompatible avec une
idée quelconque d'ordre et d'harmonie. Ce qui
avait commencé dans le sang et dans le feu devait
finir dans le feu et dans le sang ; le drame ouvert
par la prise de la Bastille eut pour dénoûment
l'entrée des alliés à Paris.
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 381
Quelque sombre que puisse donc apparaître l'a-
venir de la république actuelle, bien qu'il ne soit
que trop à craindre que cet avenir aura plus d'une
page sanglante, on ne saurait douter néanmoins
qu'on ne tienne à s'éloigner d'une manière essen-
tielle des errements de 93. Ce qui vient de crouler
n'est pas un trône de quatorze siècles, mais un
gouvernement bâtard né parmi les barricades; il
n'y a plus de classes privilégiées qui soutiennent
des droits fondés sur les principes de la justice,
mais une réunion fortuite d'hommes riches qui dé-
sirent sauvegarder leurs propriétés; ce n'est pas au
nom des traditions, mais en vertu de je ne sais
quelles théories, qu'on aspire à conserver la pré-
pondérance dans les affaires publiques. Il n'y a
pas lutte contre la noblesse et le clergé, et c'est
pour cela qu'on n'en persécute pas les membres; la
lutte s'est engagée contre l'aristocratie de l'or, qui
s'était établie au nom de la liberté, en vertu de
certaines idées d'économie politique; et c'est pour
cela qu'on l'attaque maintenant avec le principe
de l'organisation du travail, qui n'est que la mise
en œuvre d'une nouvelle doctrine économique et de
théories libérales beaucoup plus avancées.
On regarde comme un axiome d'expérience que
la forme républicaine est d'une facile application
aiLX États peu considérables, mais ne convient nul-
lement aux grands États. Les républiques italiennes
dans le moyen-âge et dans des temps plus récents,
celles des villes libres et de la Suisse, confirment la
382 RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
première partie de cette assertion ; la seconde sem-
ble prouvée par la tendance invariable de tous les
grands États de l'Europe vers la constitution mo-
narchique. L'exemple actuel des républiques d'A-
mérique, de celle en particulier des États-Unis,
nous montre cette forme républicaine établie sur
une grande échelle ; mais il ne faut pas perdre de
vue qu'il n'y a pas là une république comme on
prétend l'établir en France, il y a la confédération
de plusieurs petites républiques. Avec les différen-
ces voulues, on voit à peu près dans le nouveau
monde ce qui se passe dans la Suisse; et ce fait
nous induit à penser qu'une république unitaire
doit rencontrer de bien grandes difficultés, puis-
qu'elle n'existe nulle part qu'à l'état de fédéralisme.
En recherchant les causes qui rendent si difficile
aux grandes nations une forme politique si facile
aux petites, on rencontre en premier lieu la confu-
sion que doit produire l'accumulation de tant d'élé-
ments divers, quand il s'agit de les faire converger
vers un seul point pour créer un centre de gouver-
nement. On comprend que dans un pays où l'on ne
compte qu'un demi-million d'habitants, par exem-
ple, il soit possible de jeter toutes les forces sociales
dans le mouvement politique, sans qu'il en résulte
une conflagration. Les proportions restreintes du
pouvoir public, l'impossibilité de se livrer à des
guerres étrangères, ne comportent pas le développe-
ment de ces ambitions démesurées que de vastes
États font surgir par la perspective d'entreprises
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 383
gigantesques. Les dissensions civiles elles-mêmes
ne peuvent, dans un petit État, s'élever au-dessus
de séditions passagères , elles ne sauraient atteindre
à la hauteur d'une véritable révolution.
Mais dire à une nation de trente-cinq millions
d'habitants : Souveraine de droit, exerce de fait la
souveraineté, mets en mouvement toutes tes forces,
donne des armes à 'chacun de tes enfants, convo-
que-les tous autour des urnes électorales, accorde à
tous le droit d'être élus membres de l'assemblée
nationale et de prendre place même parmi les gou-
vernants, laisse à tous la liberté de parler, d'écrire,
de s'associer, de discuter dans les réunions privées
ou publiques, sur toutes sortes de questions , poli-
tiques, religieuses, sociales et morales, excite tout
ce qu'il peut y avoir dans ton sein de puissance,
de vie, d'activité, jette tout cela dans la brûlante
sphère de la politique; puis dans cet immense
tourbillon d'intérêts divers et de forces opposées,
fais tout converger vers un point unique, fais de ce
point le centre harmonieux d'un vaste système, un
principe d'unité qui soumette au même ordre, à la
même administration paisible et régulière, tous les
peuples faisant partie de cette grande république ;
dire cela à une telle nation, c'est exiger d'elle la
solution d'un problème dont les données lui échap-
pent de toutes parts. La France poursuit en ce mo-
ment cette solution; l'atteindra-t-elle? Bien hardi
serait celui qui promettrait un tel résultat; et s'il
nous est permis d'exprimer nos prévisions et nos
384 RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
conjectures, nous disons sans hésiter, ou bien que
la France retournera à la monarchie, ou bien
qu'elle se départira de l'unité absolue pour se jeter
dans le fédéralisme.
L'état de prostration où sont tombées les capita-
les des anciennes provinces, l'action absorbante et
délétère qu'exerce sur tout le pays la centralisation
administrative, rendentimpossiblepour longtemps le
développement du ledérahsme et ne permettent pas
même qu'une telle idée germe dans la tête des
Français. La prépondérance de Paris est tellement
grande que, bien loin de songer à placer d'autres
villes sur un pied d'égalité avec elle, on ne regarde
pas même comme possible de mettre quelque res-
triction h son pouvoir absolu. Une autre raison qui
empêcherait l'établissement du fédéralisme, c'est
l'esprit de nationalité. Celui qui tenterait de porter
atteinte à l'unité delà république serait considéré
comme traître et comme suspect d'avoir des rela-
tions avec les ennemis de la France.
Ces considérations peuvent sans doute être mo-
difiées par le temps, et c'est ce à quoi donnera lieu
la proclamation même de la république. Tandis que
la France était soumise à la monarchie qui , dans
un instant, faisait sentir son action jusqu'à ses der-
niers confins par le moyen du télégraphe, de la
gendarmerie, de la police, par tous les fils d'une
administration fortement organisée, intervenant
dans toutes les affaires et sur tous les points du
territoire , sans compter une armée de quatre cent
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 385
mille hommes, comm^ base et moyen d'action; la
France, disons-nous, n'avait pas le sentiment de ses
propres forces; tout effort individuel, ou même
collectif, dans une province était bientôt écrasé par
le pouvoir colossal qui siégeait à Paris. Les droits
politiques octroyés à un nombre d'habitants aussi
restreint que l'est celui de deux cent mille censitai-
res sur une masse de trente-cinq millions de Fran-
çais, ne suiTisent nullement à réveiller dans l'esprit
public la conscience de ses forces, et d'autant moins
que des combinaisons artificieuses avaient peuplé
les corps législatifs d'une foule d'employés, vérifiant
ainsi cette parole devenue fameuse, qu'au lieu d'un
gouvernement représentatif, on avait une représen-
tation de gouvernement.
Mais la république étant proclamée , avec le suf-
frage universel et la liberté absolue de la presse,
la liberté de pétition, d'association, sans restriction
et sans limites, les rênes étant lâchées à toutes les
idées, à tous les sentiments, à toutes les passions,
avec une ampleur égale à celle que les vents peu-
vent avoir sur la face de l'Océan, la centralisation
administrative perd son nerf et sa puissance, les
gendarmes n'inspirent plus aucune peur, la police
n'est plus qu'un mot vide de sens ; le pays recouvre
alors de toute nécessité le sentiment de ses forces,
les individus se comptent et savent qu'ils sont aux
habitants de Paris comme trente-cinq sont à un;
les provinces calculent leurs ressources et se pren-
nent à douter que l'abdication qu'elles font entre
m. 22
â86 RÉPCBLIQLE FRANÇAISE.
les mains de la capilale ait une compensation équi-
valente dans les biens qui peuvent résulter de la
centralisation administrative; or, ces questions qui
naîtront dans l'esprit du peuple, qui seront agitées
par les clubs, discutées par la presse, germeront
lentement au sein de la nation et prépareront les
voies à de profonds changements dans T organisa-
tion politique.
L'unité nationale, comme élément de puissance
et d'indépendance pour le pays, présente bien pour
le moment certaines garanties de force ; mais ces
garanties peuvent disparaître avec le temps. Les
Etats-Unis forment bien un système fédéral, et
cependant ils ne laissent pas que de constituer une
république assez puissante , capable non-seulement
de défendre l'intégrité de son territoire, mais encore
d'en conquérir de nouveaux : témoin la guerre du
Mexique. Il se présente en outre une autre considé-
ration extrêmement grave, c'est que les formes répu-
blicaines ou libérales venant à se propager dans le
¡'."este de l'Europe, la France n'a plus à craindre
une invasion étrangère. Que les idées françaises
régnent à Vienne et à Berlin, une sainte alliance
devient impossible. Si la Russie faisait, un jour, une
tentative contre les faits et les opinions modernes,
ce n'est pas uni([uement contre la France, mais
bien contre l'Allemagne et contre l'Europe entière,
pour ainsi dire, qu'elle aurait à lutter; et dans ce
cas il ne serait plus nécessaire, comme en 93, que
la république française fut une et indivisible.
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 387
Un retour à la monarchie n'est pas impossible,
et, certaines conditions étant posées, il pourrait
môme n'être pas difficile ; mais le difficile et peut-
être l'impossible, ce serait de rendre stable la nou-
velle monarchie. On a coutume de se demander si
la république peut durer en France, et l'on ne
songe pas qu'à côté de cette question il -s'en pré-
sente une autre : la monarchie peut-elle durer en
France? Les journaux ont rapporté que Louis-Phi-
lippe, au moment de s'embarcfuer pour l'Angleterre,
aurait dit à l'un de ceux c|ui l'accompagnaient :
« Ralliez-vous franchement au drapeau de la répu-
blique , car j'emporte avec moi la monarchie fran-
çaise, elle descendra avec moi dans la tombe; j'au-
rai été le dernier roi de France. » Cette prédiction
n'était pas inspirée par l'abattement où devait se
trouver ce malheureux prince, en montant sur une
barque de pêcheur; elle lui était suggérée par la
connaissance qu'il avait de la société française, la-
quelle ne peut c{ue difficilement réunir les éléments
nécessaires pour restaurer une monarchie.
Si l'on veut bien y faire attention, la monarchie
française mourut sur l'échafaud de Louis XVI;
c'est alors que croula le seul trône possible, celui
cjui repose sur le droit, les traditions, l'amour du
peuple. Tout ce qu'on a vu depuis n'a été qu'un
vain effort pour ressusciter un cadavre.
Napoléon ne fut pas un monarque, dans la véri-
table acception du mot, mais bien le premier géné-
ral d'une république guerrière; il la domina par
388 RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
l'ascendant de son génie, par l'éclat de ses victoi-
res. L'empire de Napoléon est un véritable inter-
mède dans l'histoire de la monarchie française;
cet homme n'a rien de commun, rien de semblable
avec les rois qui l'ont précédé et ceux qui l'ont
suivi ; c'est un grand conquérant, disons mieux ,
c'est la révolution elle-même personnifiée dans un
homme pour achever et consolider son œuvre , en
l'étendant par la conquête. Louis XVIII monte sur
le trône de France, à la suite d'une invasion étran-
gère. L'opinion, égarée par des folliculaires et des
tribuns, lui fit un crime irrémissible de cette coïnci-
dence. Habile conciliateur, esprit calme et lucide,
le monarque restauré essaie de tous les moyens
pour rendre possible une monarchie rendue perfi-
dement impopulaire. Vains efforts! Et cependant la
paix dont la France jouit sous son règne sert à
réparer les forces de cette nation, énervées par la
crise révolutionnaire, épuisées par une guerre de
vingt ans, abattues enfin et brisées par des revers
inouïs et l'invasion des alliés. Charles X vient à son
tour s'asseoir sur le trône; mais les idées subversi-
ves continuent à se répandre, et d'autant plus dan-
gereuses qu'elles savent mieux se déguiser. La
révolution de 1830 met bientôt à découvert la fai-
blesse de la Restauration contre des manœuvres
aussi bien concertées.
C'est ici le lieu de remarquer la différence in-
structive et frappante qui se trouve entre la chute
du trône de Louis XVI et celle du trône de
RÉPUBBIQUE FRANÇAISE. 389
Charles X : celle du premier ne se produit qu'avec
des convulsions horribles et des flots de sang ; celle
du second fut un événement accompli dans trois
jours et que la France ne ressent que comme le
contre-coup de l'ébranlement de Paris. C'est que
du temps de Louis XYl, la monarchie était un être
vivant et comme la grande artère de la nation,
tandis qu'en 1830, elle n'était qu'une pièce de rap-
port, sans cohésion avec l'esprit public, une sorte
de parure et de livrée que la France quittait pour
en revêtir une autre. Ce dernier phénomène s'est
reproduit en 1848, mais avec des circonstances
aggravantes. Le peuple de Paris ne semble plus
avoir renversé un trône et exilé une dynastie; on
dirait qu'il vient de renvoyer une famille de valets.
L'humiliation éprouvée par la famille d'Orléans n'a
pas d'exemple dans l'histoire; elle donne à penser
que pour la France la monarchie même est morte,
et que si jamais elle revient chez cette nation, ce
sera pour disparaître encore.
L'acte le plus dangereux fait par le gouverne-
ment provisoire, c'est d'avoir posé le problème de
l'organisation du travail, non comme une théorie
ou comme un projet d'exécution éloignée, mais
bien comme une résolution d'urgente nécessité et
dont plusieurs éléments sont acceptés sans examen
préalable. Des questions de cette nature cependant
exigent beaucoup de temps et de calme; c'est jus-
tement ce qui manque dans un moment de révolu-
tion ; et quand c'est le gouvernement lui-même qui
22.
390 RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
en presse la solution, il laisse voir aux intéressés
qu'ils peuvent l'exiger sur l'heure, et qu'on n'osera
pas leur imposer les délais exigés par la prudence la
plus vulgaire.
Cette question est la plus considérable que les
sociétés aient peut-être jamais eu à résoudre; à
peine si l'abolition de l'esclavage offrait autant de
difficultés. Pour résoudre cette dernière question,
en effet, il suffisait de remplir deux conditions : in-
demniser le maître et donner à l'esclave affranchi
la facilité d'acquérir les moyens nécessaires pour
vivre en homme libre ; deux choses qui pouvaient
se réaliser sans porter atteinte au droit de propriété
et à la liberté des contrats, conditions fondamen-
tales de l'ordre social. Et cependant le christianisme,
qui abolit l'esclavage par des moyens justes et pa-
cifiques, prit de longs siècles pour accomplir cette
œuvre de régénération ; il est même à remarquer
que la première chose c|u'il fit pour améliorer le
sort de l'esclave et préparer sa liberté, ce fut de lui
enseigner l'obéissance. On ne fait pas le bien du
peuple en lui suggérant de folles espérances qui ne
pourront jamais se réaliser; c'est là le propre des
séducteurs et des faux amis. L'amélioration du sort
des travailleurs est sans doute un objet d'une très
haute importance, il est juste de s'en occuper. Ceux
qui dédaignent l'examen de cette question ne con-
naissent pas les dangers qu'elle peut entraîner pour
la société. Mais, d'autre part, ceux qui veulent en
précipiter la solution, ceux qui, sous prétexte de
^ RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 391
vouloir la résoudre dans un sens favorable au
peuple, commencent par attaquer la propriété d'une
manière plus ou moins directe, par attenter aux
droits des riches, ceux-là sont les apôtres d'une
fausse liberté, d'une égalité irréalisable, et leurs
propos insensés n'auront d'autres résultats que de
provoquer des bouleversements épouvantables et
d'attirer sur les ouvriers eux-mêmes les plus lourdes
calamités.
Je ne méconnais pas la nécessité d'examiner la
question. Je crois avoir été un des premiers en
Espagne qui ont étudié avec quelque étendue lés doc^
trines socialistes, et appelé l'attention des hommes
qui savent penser sur les maux physiques et moraux
qui ont donné naissance à ces doctrines. Ma convic-
tion est que l'organisation du travail devra reparaî-
tre dans l'avenir et amener des modifications pour
le moment impossibles. Je suis également persuadé
que dans deux siècles la société aura subi des chan-
gements dont nous pourrions à peine nous former
une idée : ce qui ne m'empêche pas d'insister sur
le devoir rigoureux de ne rien précipiter. Si l'on
essaie d'effectuer en peu de temps ce qui doit être
le résultat du lent travail des idées, des sentiments
et des faits, on n'obtiendra pas d'autre résultat que
d'amener un cataclysme qui, bien loin de hâter la
solution, la retardera pour un temps indéfini.
L'organisation du travail est un mot que tout le
monde prononce, que presque personne n'entend,
et qu'on ne s'est guère donné la peine de définir
392 RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. ^
avec exactitude et précision. Organiser le travail
signifie sans doute quelque chose de nouveau, si
l'on entend par là améliorer le sort des travailleurs,
indique une modification réelle dans les relations
actuelles entre le capital et le travail, au profit de
ce dernier.
On peut ei^reprendre de deux manières cette or-
ganisation : ou par l'action du gouvernement, ou
par la volonté libre et spontanée des individus,
maîtres et journaliers.
L'action du gouvernement peut s'exercer par
deux voies différentes : ou par voie de législation,
en fixant les heures de travail, les prix des journées,
la répartition des bénéfices, etc.. ou par voie d'ad-
ministration , en établissant des ateliers nationaux,
en favorisant l'esprit d'association parmi les ou-
vriers, en secondant les établissements fondés par
eux, etc..
Examinons séparément chacun de ces moyens :
L'action législative du gouvernement serait fu-
neste, constituerait une attaque au droit de pro-
priété, aurait pour effet de rendre les capitaux plus
rares et de provoquer une perturbation économi-
que qui pourrait tout naturellement finir par une
révolution sociale.
11 ne suffit pas de dire : élevons le prix de la jour-
née , il faut savoir de plus si cette augmentation est
possible. Le prix de la journée n'est pas une chose
absolue : il dépend d'un grand nombre de considé-
rations qui le rendent essentiellement variable. Ce
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 393
prix étant déterminé par la loi, le maître n'aurait
plus, il est vrai, la faculté de l'abaisser; mais il
faudrait savoir aussi s'il aurait la possibilité de le
maintenir. Il ne le pourrait certainement pas, si
l'objet fabriqué ne peut être vendu, ou si le prix de
la vente ne couvre pas les frais de fabrique, avec un
bénéfice net pour le maître et sa famille. Placé dans
l'alternative de se ruiner ou de fermer sa manufac-
ture, le maître optera pour ce dernier parti; et,
dans ce cas, au lieu d'un prix élevé, il n'y aura de
prix d'aucune sorte. Que faire alors? Se livrera une
espèce d'inquisition pour savoir si le maître dit vrai
ou faux quand il se déclare dans l'impossibilité de
maintenir son établissement ? Essaiera-t-on de dres-
ser le compte exact du prix des matières premières,
de tous les frais de fabrication, de l'intérêt du capi-
tal, du loyer de la maison, de l'entretien et du re-
nouvellement des machines, du profit même que le
maître déclare nécessaire à sa position et à celle de
sa famille ? Qui ne voit que tout cela ne saurait avoir
lieu, sans avoir recours à l'oppression la plus
odieuse, sans porter atteinte au droit de propriété,
sans s' exposer à voir disparaître tous les capitaux
et fermer, par conséquent, toutes les sources du
travail ?. . .
o9/i RÉPUBLIQUE FKAISÇAiSE.
Liberté, Égalité, Fraternité, magnifiques paroles
et qui représentent de magnifiques idées ; mais, en
les inscrivant sur sa bannière, la république fran-
çaise offre-t-elle de sérieuses garanties qu'elle saura
les réduire en pratique ? La liberté est la soumission
de tous à la loi , y compris ceux cjui gouvernent ;
l'égalité, si l'on n'en fait pas le renversement de
toutes les bases sociales, ne peut signifier autre
chose que le règne de la loi sur tous , sans distinc-
tion et sans partialité ; la fraternité est un mot dé-
nué de sens, s'il n'exprime l'amour de tous les
hommes entre eux. Avec l'indifférence religieuse, il
n'est plus de frein moral, et sans frein de cette na-
ture, les passions ne connaissent plus de bornes et
produisent une licence c|ui tue la liberté sous le plus
abject des monopoles; sans frein moral, la corrup-
tion envahit tout, l'or pétrifie les cœurs, renverse
l'empire des lois, pour y substituer celui du bon
plaisir, et l'égalité n'est plus qu'un amer sarcasme
jeté aux petits et aux faibles.
Que dire de la fraternité, quand elle ne puise pas
sa vie dans le sentiment religieux? 11 y a sans doute
dans le cœur de l'homme un doux sentiment qui
ÜÉPUBLIQLE FRANÇA-ISE. 395
rinclinc à ramour de ses semblables ; mais à ren-
contre do ce sentiment généreux , il s'en élève un
autre dur et cruel, celui de l'égoïsme, et trop sou-
vent, par malheur, la victoire demeure à ce dernier,
La lecture d'une belle tirade en l'honneur de la fra-
ternité , un magnifique discours prononcé par mi
éloquent orateur pour exhorter les hommes à se
traiter en frères , peuvent produire un effet mo-
mentané, faire couler des larmes de tendresse, faire
tomber les ennemis dans les bras les uns des autres ;
mais cette première impression est bientôt effacée,
ces mêmes hommes se retrouvent de nouveau vis-à-
vis de leurs propres idées, de leurs passions, de
leurs besoins, de leurs rivalités, de leurs haines; et
si leur esprit n'est soumis à des croyances arrêtées,
leur cœur à des préceptes inflexibles, qu'arrivera-
t-il alors? A l'expérience de nous le dire.
La nouvelle république française n'a pas jus-
qu'ici versé le sang ; dans l'enivrement du triomphe,
loindïmiterla première, elle s'est elforcée d'en faire
oublier les lugubres souvenirs. Son premier décret,
touchant les peines politiques, n'a pas été mi décret
de proscription et de sang : il porte , au contraire,
l'abolition de la peine de mort en pareille matière.
Quelle que soit l'opinion qu'on peut avoir sur ce point,
on ne laisse pas que d'éprouver une vive consolation,
en voyant condamner l'échafaud dans un moment
où l'on pouvait craindre de le voir relever. Il sera
dressé plus tard , nous dira-t-on : la chose est bien
possible; mais le sang humain n'est pas tellement à
â96 RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
dédaigner, ce nous semble, que, s'il n'est pas possi-
ble d'en empêcher l'effusion, on n'ait à se réjouir de
la voir retarder.
Je ne dirai pas que la peine de mort doive être
abolie pour crime politique; mais j'ose affirmer
qu'une telle peine doit être extrêmement rare. Des
temps de révolution comme les nôtres imposent une
grande modération. Ceux qui sont d'une opinion
contraire ne doivent pas oublier que peut-être ils
conspiraient hier, ou qu'ils pourront conspirer de-
main contre le gouvernement établi. Avec la divi-
sion qui règne maintenant dans les sociétés , dans
cette lutte ardente des partis, dans un tel fraction-
nement des opinions politiques, quel est l'homme de
courage et d'action qui pourrait dire qu'il n'entrera
jamais dans aucun projet ayant pour but de renver-
ser le gouvernement? On comprend que dans des
temps de calme et de paix, quand des projets sub-
versifs ne peuvent entrer que dans un très petit
nombre de têtes, on ait recours à des moyens rigou-
reux pour assurer la tranquillité publique ; mais au-
jourd'hui, dans un moment où le nombre de ceux qui
verraient tomber avec bonheur le parti régnant est
si considérable, quand on est si vivement tenté par
\h. même de profiter de circonstances favorables
pour aider au résultat désiré, comment prononcer
sans terreur la peine de mort? comment dégainer
sans frémir ce glaive de la loi qui restera désormais
suspendu sur toutes les têtes ? Soyons francs et sin-
cères : de tous les partis actuellement existant en
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 397
Espagne, en est-il un seul qui puisse dire en toute
vérité : Je n'ai pas ourdi de conspirations; j e n'ai
pas fomenté de soulèvements ? N'ont-ils pas tous
leurs victimes quïls décorent du titre de mar-
tyrs?
Si la peine de mort, en outre, avait pour effet
d'empêcher de nouvelles insurrections, on pourrait
s'y résigner avec moins de répugnance; mais il
n'en est rien, l'expérience ne profite à personne.
Quand un héros de parti a été frappé de mort, on
se dispute l'honneur de lui succéder et d'offrir, au
besoin, le même sacrifice. La mort de Léon n'em-
pêcha pas l'insurrection de 18/12; les fusillades de
Barcelone ne découragèrent nullement les hommes
de 18/i3 ; le supplice de Zurbano fut suivi de la
déclaration de la Galice; les exécutions d'Alcarral
n'ont pas arrêté les derniers désordres. Rien ne
saurait démontrer d'une manière plus éloquente
que, dans des temps comme les nôtres, le sang fé-
conde les rébellions, et c|u'il importe de l'écono-
miser autant que possible, s'il est vrai que tous les
partis sont condamnés à payer ce fatal tribut.
Toutes ces raisons, puisées dans le sentiment de
l'humanité et dans des considérations d'utilité pu-
blique, sont encore dominées par une raison plus
puissante de justice et d'équité, puisqu'il faut con-
sidérer les choses du point le plus élevé où le légis-
lateur a dû se placer. Chaque parti croit avoir
raison, regarde ses doctrines comme vraies, son
pouvoir comme légitime ; lorsqu'il est à bas et qu'il
m. 23
398 RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
s'élève contre ses heureux adversaires, loin de se
considérer comme coupable de trahison et de ré-
volte, il n'est plus composé que de héros luttant
pour conquérir un pouvoir qui leur appartient de
droit, pour abattre des rivaux qui ne sont que des
usurpateurs et des despotes. Peu de chose suffit
dans un temps de discorde, pour que les mêmes
actions soient désignées sous des noms opposés.
Ce c|ui là s'appelle héroïsme, se nomme ici trahison,
et réciproquement. Il n'en est pas de ces délits
comme des crimes ordinaires; ces derniers sont
tenus pour tels dans tous les partis et par tous les
hommes. Le vol et l'assassinat sont des crimes tou-
jours et partout, n'importe les opinions et les cir-
constances. Le supplice qui les punit déshonore le
criminel et jusqu'à un certain point sa famille; l'é-
chafaud pour cause politique n'entraîne aucun dés-
honneur, pas même souvent aux yeux de ceux qui
Font dressé. Est-ce que le nom du général Léon et
l'honneur de sa famille sont regardés comme flétris
par les progressistes eux-mêmes? Il est évident que
non. Qui ne voit, par conséquent, que le bon sens,
la justice et la nécessité s'élèvent à l'envi contre
l'effusion du sang c|uand la victime ne perd rien
de sa noblesse et de sa dignité ni à ses propres
yeux, ni aux yeux de ceux qui la frappent?
Les fabricants de constitutions ont cru pouvoir
aussi fabriquer des monarchies. La commission
chargée d'élaborer un projet de constitution pou-
vait bien également élaborer un trône; de même
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 399
que l'architecte qui bâtit un édifice peut le couron-
ner par une coupole ou par tout autre ornement
qui lui convient le mieux. Quant aux dynasties, rien
de plus facile que de les improviser; comme on
destitue un fonctionnaire pour en nommer un autre
à sa place, on dépose un roi pour lui donner un
successeur, à la condition toutefois de décerner à
ce dernier les titres de majesté, de personne au-
guste, sacrée, inviolable, sans oublier ceux de
sagesse profonde, de bonté paternelle, de cœur ma-
gnanime, et autres de ce genre consacrés par l'u-
sage et le devoir des cours. Après avoir proclamé
la souveraineté du peuple, après avoir destitué les
rois comme des alguazils ou les avoir décapités
comme des criminels ; après avoir traîné dans toutes
les boues de la rue le sceptre et la couronne, et jeté
la pourpre royale aux grossières dérisions d'une
populace effrénée, ces mêmes hommes ont relevé
la pourpre, le sceptre et la couronne, et les portant
solennellement aux yeux des peuples étonnés, ils
s'écriaient : Prosternez-vous et adorez ! Après avoir
vilipendé les insignes sacrés des princes de l'Église,
foulé aux pieds les blasons de l'antique noblesse,
ces mêmes hommes, encore une fois, se couvraient
de plaques et de cordons, revêtaient des costumes
brodés d'or, puis, avec un sérieux admirable, ils se
rangeaient autour d'un trône élevé de leurs mains,
et jouaient à merveille le rôle des anciens courti-
sans. Semblables aux augures romains, ils devaient
rire de cette comédie quand ils se regardaient l'un
llOO RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
l'autre ; mais les événements ne tardèrent pas à leur
prouver, avec une logique irrésistible, qu'on ne
gouverne pas les peuples par des jongleries et des
mensonges.
La monarchie héréditaire est une nécessité pour
les nations ; quand le respect traditionnel pour cette
institution a disparu, il faut l'entourer d'un respect
imposé par la raison et la sagesse. Si l'attachement
à la monarchie n'est plus un sentiment, il doit sub-
sister comme principe ; la prévoyance doit au moins
remplacer l'amour dans le soin de la défendre.
Ainsi parlent les nouveaux partisans de la monar-
chie, ceux qui sont nés de la révolution, ceux qui
voient dans la monarchie un moyen de conserver
ce qu'ils ont acquis. Illusion ! La monarchie ne sau-
rait être, dans aucun pays, le résultat d'un calcul,
une forme purement conventionnelle; il faut qu'elle
soit un sentiment, une tradition, une institution
profondément liée aux idées rehgieuses et morales,
accompagnée d'une vaste organisation sociale, en
rapport avec elle. S'il n'en est pas ainsi, jamais on
ne fera pénétrer dans la tête des hommes le droit
d'une famille sur une nation de plusieurs millions
d'individus. Lorsque les peuples se mettent à cal-
culer les avantages de la monarchie, c'est qu'elle
se meurt et qu'ils ont perdu leur amour pour
elle.
Quand l'Église sacrait solennellement les rois et
les environnait ainsi d'un prestige religieux, elle
faisait une œuvre éminemment politique, en posant
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 401
la condition sans laquelle les monarchies hérédi-
taires ne peuvent longtemps subsister. Dans les
constitutions modernes, on fait également usage
des mois inviola ble et sacrée; on tâche ainsi de sup-
pléer au défaut de la chose. Mais y supplée-t-on
en réaUté, lorsque les conditions d'existence de la
monarchie sont discutées en plein parlement, quand
un trône doit surgir du rapport d'une commission
d'avocats? Ce trône s'offrira-t-il de la sorte aux
yeux des peuples, entouré du prestige et de la
grandeur qui doivent commander le respect et l'o-
béissance?
Une organisation sociale conforme aux besoins
de la monarchie est encore une des conditions né-
cessaires à celle-ci pour assurer son existence et sa
stabilité. En Allemagne, le monarque est le pre-
mier des princes confédérés; en Angleterre, il est
le premier des lords. Quand les lords et les princes
viendront à dispai'aître, les monarques se trouve-
ront face à face avec le peuple qui ne tardera pas à
leur dire : A quoi êtes-vous bons? Et alors, dans la
Grande-Bretagne même, recevront leur application
les terribles paroles de Reinolds dans le meeting
de Kennington-common, en présence de dix-huit
mille auditeurs, le 13 mars de cette même année, à
propos de l'étrange liberté dont jouit l'Angleterre :
« Deux ou trois membres de l'aristocratie possè-
dent à peu près tout Londres. Nous payons par an
quatre cent mille livres sterling pour l'entretien
d'une reine, tandis que le président des États-Unis
/t02 RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
d'Amérique exerce ses fonctions pour cinq mille
livres. »
Les faux amis des rois leur persuadent que leur
pouvoir s'enracine et se fortifie par l'établissement,
comme ils disent, d'une administration vigoureuse.
Une grande armée bien disciplinée et bien rétri-
buée, une police qui fouille à chaque instant et pour
tous les motifs le sanctuaire du foyer domestique,
des corps spéciaux qui puissent accourir sur tous
les points du territoire, pour prêter main forte à
l'action du gouvernement et dissiper les noyaux de
révolte, un nombre infini d'employés pour assurer
autant de dévoûments au pouvoir et grouper le plus
possible d'intérêts qui l'appuient, faire en sorte
que le commerce et l'industrie aient une grande ac-
tivité pour y trouver un autre genre d'intérêts sym-
pathiques, constituer enfin un élément poUtique
brillant et splendide, qui nage dans le luxe et les
plaisirs, et qui, détruisant graduellement les con-
victions sincères et les sentiments généreux, rat-
tache à l'autorité suprême un grand nombre de
serviteurs aveugles qui se prêtent à toutes ses vo-
lontés, sans distinction et sans réserve ; tels sont
les éléments de force et de durée dont on flatte les
espérances des rois, en ieur persuadant que par de
semblables moyens ils seront à l'abri de tous lea
dangers. Malheureux monarques, s'ils comptent en
effet, sur la parole de leurs flatteurs, dominer les
peuples par la force, et non par l'amour ; si, n'o-
sant en appeler à la confiance, ils ne s'en reposent
HÉPUBLIQUË FRANÇAISE. ftOS
plus que sur un espionnage soldé; si, au lieu de
chercher leur point d'appui sur la masse de leurs
sujets, ils ne demandent que celui de quelques mil-
liers d'employés, laissant ainsi l'administration pu-
blique se changer en une exploitation organisée du
pays.
La monarchie n'a d'avenir que dans les pays où
il y a, non-seulement des idées, mais encore des
sentiments monarchiques ; où la présence du souve-
rain excite encore des transports d'enthousiasme ;
où l'on sait crier encore : Vive le roi, non point en
vertu d'un ordre transmis à tous les rangs d'une
armée, mais par un mouvement du cœur, par une
explosion sympathique et générale. Pour assurer
l'avenir de la monarchie, il faut un gouvernement
paternel et surtout à bon marché ; il ne faut pas que
le calcul de Reinolds puisse avoir son application ,
afin que les peuples, venant à faire la comparaison
entre les frais d'une république et ceux d'une mo-
narchie, le résultat soit favorable à cette dernière.
Jamais la grandeur des idées et la noblesse des
sentiments ne furent, plus que de nos jours, néces-
saires au trône; l'abnégation, le désintéressement,
la générosité, en firent toujours les plus beaux or-
nements. Aujourd'hui ce sont là les conditions de
son existence. Quand des éléments si nombreux et
si forts s'élèvent contre la monarchie, elle a besoin
de se défendre par l'ascendant et le prestige des
grandes qualités.
La révolution de Paris n'a pas changé l'Europe,
kOk RÉPUBLIQUE FRAISÇ.USE.
elle a montré ce qu'elle était; le volcan existait
déjà, et pour être caché dans les entrailles de la
terre et comprimé pour un temps, il ne perdait rien
de sa force ; tôt ou tard il devait éclater. Les évé-
nements actuels dépassent toutes les prévisions,
beaucoup plus par leur rapidité que par leur im-
portance. Que la France eût son ordre politique
appuyé sur des bases éphémères, que les idées en
Allemagne fussent dans un état d'anarchie com-
plète, que le statu quo européen fût aux prises
avec des causes de dissolution qui n'attendaient
que le moment favorable, une occasion, pour pro-
duire une conflagration générale , c'est ce que ne
pouvaient ignorer ceux qui n'avaient aucun intérêt
à se faire illusion, et moins encore ceux qui ne
jugent pas de l'état social par des faits passagers
ou d'après les préoccupations d'un parti ; mais bien
à la lumière des éternels principes de la religion
et de la raison. Celui qui écrit ces lignes signalait
déjà, en 18/il, la fausse position des Etats de l'Eu-
rope et l'impossibilité où ils étaient d'y persister
longtemps. « La force des armées et la vigilance de
la police sont les deux grands moyens sur lesquels
se fonde l'espérance des Etats, et ce n'est pas sans
raison, car si le monde n'est pas bouleversé de
fond en comble, c'est à cette double puissance
qu'on le doit. On ne voit plus aujourd'hui, comme
aux temps anciens, des troupes d'esclaves contenus
par les fers, mais des armées entières qui, l'arme
au bras, surveillent les capitales. Si l'on veut bien
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 405
s'en rendre compte , après tant de discussions , de
tentatives, de réformes et de changements, les
questions de gouvernement et d'ordre public sont
venues se résoudre en une question de force. Voyez
ce qui se passe en France : la classe riche toujours
les armes à la main pour résister aux attaques de
la classe pauvre; puis, au-dessus de l'une et de
l'autre, la force armée prête à maintenir la tran-
quillité à coups de canon, s'il le faut.
« Certes, le tableau que nous oiîrent, sous ce
rapport, les nations européennes, mérite de fixer
notre attention. Depuis la chute de Napoléon, les
grandes puissances ont joui d'une paix qu'on pour-
rait nommer octavienne ; on ne peut s'arrêter aux
légères secousses qui , sur diiïérents points , sont
venues un moment l'interrompre. Ni l'occupation
d'Ancône, ni la prise d'Anvers, ni la guerre de Po-
logne ne peuvent être considérées comme des guerres
européennes ; et celle d'Espagne, limitée par sa
nature et son but, ne pouvait s'étendre au-delà des
mers ou des Pyrénées. Et malgré une situation aussi
calme, des armées immenses figurent dans les sta-
tistiques de l'Europe; et ces armées entretiennent
les appréhensions et absorbent toutes les ressourcés
des trésors publics. A quoi sert cet appareil mili-
taire? Croyez-vous, par hasard, que ces forces co-
lossales sont maintenues sur pied par les gouver-
nements, pour n'être pas pris au dépourvu, dans
l'éventualité d'une guerre générale, de cette guerre
qui menace toujours et qui jamais n'éclate, que
23.
406 RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
personne ne craint sérieusement, ni les gouverne-
ments ni les peuples? Non; elles ont un autre
objet, et c'est de suppléer aux influences morales
qui font défaut de toutes parts d'une manière lamen-
table, et, plus que partout ailleurs , dans le pays
même où l'on a proclamé, avec le plus d'ostenta-
tion, le règne de la justice et de la liberté. » [Le
protestantisme comparé, etc., t. o, ch. 47.)
La chute du pouvoir absolu en Autriche et en
Prusse ne laisse plus de sens à ce qu'on appelait la
politique du Nord. Au lieu de ces puissances con-
servatrices, irréconciliables ennemies de toute ré-
volution, et dont la main puissante empêchait ou
réprimait tout mouvement révolutionnaire , on voit
des peuples non moins puissants, pleins d'enthou-
siasme pour la liberté, dont ils acclamaient pour la
première fois le nom magique, et qui montrent de
vives sympathies pour toutes les révolutions, et
spécialement pour celle de la France. La Russie
trouve des ennemis là où elle ne croyait avoir que
des amis fidèles ou des serviteurs dévoués ; l'œuvre
politique de la Sainte-Alliance est entièrement tom-
bée, et l'espérance de la rétablir, s'il en existe au-
cune, ne peut avoir d'objet c{iie dans un temps bien
éloigné; il ne s'agit pas de savoir où l'on peut
revenir, mais où l'on doit aller. Ainsi donc, et c'est
une chose dont tous les pnrtis doivent rester con-
vaincus, les questions })olitiques ont changé de face,
le problème se complique de données nouvelles,
regardées autrefois romm»^ impossibles, et des con
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 407
ditions qu'on regardait comme fixes et permanen-
tes ont disparu. Celui qui , pour étudier ces ques-
tions, n'a pas, depuis le 2/i février, changé son
point de vue, ne peut manquer d'être dans l'erreur.
La reconnaissance d'un gouvernement par les puis-
sances du Nord, qui jadis avait une si grande por-
tée, n'en a plus qu'une bien faible aujourd'hui, si
tant est qu'elle en conserve aucmie. Ces puissances
ayant cessé d'être ce qu'elles étaient, leurs actes
ne peuvent plus avoir la même signification et la
même importance.
Les hommes et les partis qui voudront acquérir
ou conserver une influence chez une nation de
l'Europe, n'importe laquelle, doivent, maintenant
surtout, se mettre à la hauteur des circonstances.
S'ils prennent leur niveau trop bas, ils périront
dans les flots d'une mer orageuse, difficilement ils
pourront surnager ; en politique comme en littéra-
ture, le pire de tous les genres est le genre niais;
et bien niais serait celui qui se ferait illusion sur
l'état actuel de la société contemporaine. S'il ne
s'agit que de pleurer, il suffit pour cela d'une obs-
cure retraite, il faut alors abdiquer toute prétention
politique et se retirer du théâtre où se débat le sort
des nations ; mais si l'on veut exercer une influence,
prendre part au gouvernement de la société, il est
nécessaire alors de se produire au grand jour, de
respirer l'atmosphère environnante, d'accepter les
conditions du combat telles que les ont faites les
idées et les mœurs actuelles. D'une autre façon,
llOS RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
les partis se réduisent à des cercles imperceptibles
par leur étendue , stériles pour le bien ; ce sont là
de fragiles obstacles pour le vainqueur, qui les
laisse se nourrir de chimériques espérances. De
tels partis forment parfois des projets insensés, ils
consument en des luttes inutiles des énergies qu'ils
eussent pu consacrer au bien de la société et pour
leur propre avantage. Les principes ne meurent
pas; cela est vrai, si Ton entend parler des princi-
pes de la religion, de la morale et de la raison ;
mais les œuvres de l'homme, que l'orgueil décore
parfois du nom de principes , sont destinées à se
modifier, à se transformer. Repousser obstinément
cette transformation, c'est y substituer la mort.
On connaît la phrase de Metternich : Après moi
le déluge! Si c'était là une simple prévision, elle
n'a été que trop exacte, puisque le déluge est arrivé
même avant la mort du vieux ministre, et qu'il n'a
pas eu, en mourant, la consolation de laisser son
système debout et de transmettre aux conservateurs
de l'Europe le soin d'en pleurer la chute. Metter-
nich et Louis-Philippe étaient deux hommes jugés
nécessaires, mais suffisants pour maintenir le statu
quo. Nécessaires, ils l'étaient peut-être dans un
sens; suflisants, ils ne l'ont pas été. La Providence
a permis qu'un souffle ait fait crouler tout cet écha-
faudage élevé par la sagesse humaine. Si Louis-
Philippe et Metternich croyaient, comme tout le
prouve, à la solidité de leur œuvre, ils doivent vi-
vement regretter à cette heure de n'être pas morts
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 409
plus tôt. C'est là une leçon de plus pour nous ap-
prendre ce que valent les jugements des hommes.
Si les révolutions de Paris et de Vienne étaient arri-
vées aussitôt après la mort de Louis-Philippe et de
Metternich, on aurait regardé comme un axiome
que la vie de ces deux politiques était la garantie
de la paix du monde. Yoyez-les fugitifs et cher-
chant un asile ; l'un plus humilié dans sa chute que
ne le fut aucun roi; l'autre, après avoir perdu son
pouvoir de quarante ans dans une bourrasque pas-
sagère, cédant à l'émeute comme eût pu le faire un
ministre improvisé.
Après moi le déluge ! Mais c'était là une con-
damnation radicale de son système : l'homme ne
se contente pas de travailler pour le présent, il en-
visage aussi l'avenir ; s'il pressent un déluge, il
s'efforce de l'éviter. Dans le maniement des affaires
pubhques, il se rencontre de grandes difficultés que
l'homme de tête et de cœur se garde bien d'appeler
impossibilités, surtout quand il a disposé pendant
quarante ans des ressources d'un puissant empire.
S'il était nécessaire de changer de politique, en
n'en changeant pas, vous avez commis une bien
grave erreur; et si ce n'était pas nécessaire, vous
avez bien mal défendu ce statu quo contre lequel
ne luttait pas la nécessité.
Le premier effet de la république française a
été de changer la situation de l'Europe, en renver-
sant par le contre-coup de son influence morale les
formes politiques de la Prusse, de la Confédération
lliO RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
germanique, et, ce qu'il y a de plus étonnant, de
rAutriche elle-même. Metteniich, peu auparavant
maître absolu de la politique du Nord, et dispo-
sant par là même d'un vote décisif dans toutes les
grandes questions de la diplomatie, est obligé de
s'enfuir précipitamment d'une capitale où il semble
qu'il avait plutôt régné cjue gouverné pendant l'es-
pace de quarante ans; de telle sorte que, de Pa-
lerme à Stockholm, de Turin à Saint-Pétersbourg,
il ne reste plus rien debout de la Sainte-Alliance.
Seule la Russie denieure là, retranchée dans ses
régions septentrionales, défiant encore les événe-
ments, grâce à ses neiges et à l'état d'isolement
de ses populations qui, disséminées dans un vaste
territoire, ne prennent aucune part à l'agitation
dont le reste de l'Europe est travaillé.
En voyant avec quelle rapidité ont été brisées
par l'arrivée d'une dépêche télégraphique des
œuvres qu'on avait proclamées impérissables, cette
monarchie prussienne, si vantée pour la force et
l'habileté de sa centralisation, cet empire d'Au-
triche, boulevart inexpugnable, avait-on pensé,
de toutes les traditions anciennes, objet constant
des espérances de tous ceux qui rêvaient un nou-
veau congrès de Vérone, on est étonné de la facilité
avec laquelle l'homme se laisse tromper par de
vaines apparences, on apprend à se défier de toutes
ces forces et de toutes ces grandeurs que le péril
n'a pas encore mises à l'épreuve. S'il avait fallu
s'en rapporter à certains articles de la Gazette de
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. 411
Vienne, de V Observateur autrichien, de la Ga-
zette d'Aîigsboiirg, même à l'heure du cataclysme,
ces pyramides de granit devaient rester debout.
Mais les événements sont venus démontrer d'une
manière aussi prompte que décisive, qu'en Alle-
magne, pas plus qu'en France, l'édifice politique
ne reposait sur la terre ferme, que là aussi l'orga-
nisation était artificielle et violente ; que là pas plus
qu'ailleurs les principes ne régnaient sur le cœur
des peuples, comme on osait s'en flatter, et que
pour conserver le statu qiio, c'était peu qu'une ar-
mée et la police.
Comment pourrait-on expliquer autrement leur
chute? S'ils étaient si forts, comment se sont-ils
montrés si faibles à l'épreuve? Serait-ce qu'ils n'ont
pas su déjouer le péril? Mais alors que devient leur
perspicacité? Disons quelque chose de plus simple,
de plus conforme au sens commun : c'est que les
idées libérales avaient gagné du terrain, malgré la
compression exercée contre elles, et que les événe-
ments de Paris leur ont donné cette liberté d'expan-
sion dont elles avaient uniquement besoin pour
vaincre la résistance. En 1789, les souverains de
l'Europe purent se coaliser contre la France et sou-
tenir une lutte de plusieurs années dans le but d'é-
touifer la révolution ; les peuples les suivirent dans
cette lutte. Si la révolution ne fut pas étouffée, cela
tint à des causes indépendantes de la volonté des
peuples. En lS/i8, la nouvelle de la révolution faite
h Paris suffit pour que tout s'enflamme comme une
412 RÉPUBLIQUE FRA^ÇAISE.
traînée de poudre. Ce phénomène peut étonner
celui qui ne sait pas l'état des idées en Allemagne ;
mais non celui qui n'ignore pas que, sous l'appa-
rence du calme et de l'ordre, il s'était fait dans ce
pays, dans l'espace d'un demi-siècle, un mouve-
ment doctrinal, social, politique même, qui laissait
bien loin de lui la marche de la France et de l'An-
gleterre. Ce ne sont pas seulement les idées libé-
rales, mais bien les idées communistes qui ont
germé de l'autre côté du Rhin ; de telle sorte que la
question du travail, qui menace d'une manière si
grave l'avenir de la république française, si les cir-
constances viennent à la poser en Allemagne comme
à Paris, pourra prendi'e encore un aspect plus for-
midable. Sauf la diiTérence des époques, il n'est
pas impossible de revoir la guerre des paysans.
LE SOCIALISME.
(Cinquième et dernier Article.)
CONCLUSION.
En reportant notre pensée sur l'origine, la nature
et les effets des systèmes imaginés par Saint-Simon,
Fourier et Robert Owen, dont le dernier seulement
a pu être de notre part l'objet d'un examen détaillé,
il est aisé de voir la déraison de ceux qui veulent
attribuer à ces coupables folies une influence quel-
conque pouvant tourner au bien de la société. Ces
trois novateurs prennent également pour base de
leurs théories la liberté complète des passions, ou,
pour mieux dire, leur satisfaction absolue; ils con-
damnent d'un commun accord, non-seulement les
vigoureuses doctrines de l'Évangile, mais celles
mêmes des plus grands philosophes de l'antiquité.
Cette célèbre sentence, sustine et abstine, qui ren-
ferme une si profonde sagesse, est repoussée par
les modernes réformateurs comme contraire à la
raison et au bonheur. Souffrir et s'abstenir, c'est,
d'après eux , faire violence aux lois de la nature,
aller contre les desseins du Créateur, rompre enfin
llill LE SOCIALISME.
l'harmonie de l'univers, qu'ils font consister dans
l'expansion illimitée de tous les sentiments, dans la
satisfaction complète de toutes les passions.
Louis Reybaud, dans son œuvre intitulée : Étu-
des sur les réformateurs modernes , convient
qu'une telle liberté donnée à toutes les inclinations
est essentiellement destructive de toute morale, et
par là même , de toute société ; mais il se permet
de dire en même temps que le christianisme avait
poussé trop loin la lutte de la raison contre les
passions, en faisant du dépouillement de soi-même
la plus haute expression de la perfection religieuse,
en martyrisant le corps sans aucun profit pour l'âme.
Il est vrai qu'il ajoute ensuite que cette exagération
trouve son correctif dans celle de nos penchants, et
ne saurait dès lors être pour l'humanité, une cause
de décadence. Cette proposition, prise dans son
ensemble, tend à nous représenter le christianisme
comme exagérant le principe de la résistance im-
posée à la partie supérieure de notre être à l'égard
de la partie inférieure, et comme enseignant par
conséquent une doctrine fausse, puisque la vérité
exagérée cesse d'être la vérité. Nous ne pouvons
pas laisser passer sans réfutation une affirmation
aussi grave, une erreur aussi dangereuse, et qui
ne saurait avoir pour cause qu'une ignorance plus
ou moins déguisée du caractère et des tendances
de la morale évangélique.
Pour la parfaite intelligence de ce que nous avons
à dire sur ce point, il faut se rappeler la différence
CONCLÜSlOiX. 415
qui existe entre les préceptes et .les conseils. Les
premiers obligent tout chrétien, et non les seconds;
l'observance des uns est nécessaire pour arriver au
bonheur éternel ; celle des autres ne l'est que pour
arriver à la perfection. Si vous voulez entrer dans
la vie, dit Jésus-Christ, observez les commande-
ments; si vous voulez être parfait, allez, vendez '
tout ce que vous avez, donnez-en le prix aux pau-
vres, et suivez-moi. Dans les commandements,
c'est-à-dire dans la loi qui oblige tous les chrétiens,
sont compris l'amour de Dieu , du prochain et de
nous-mêmes, la défense de jurer, de tuer, de dé-
rober, de médire, de porter atteinte à la vertu aussi
bien qu'à la réputation et à la vie du prochain.
Sont-ce là des préceptes dont on puisse dire avec
vérité qu'ils tourmentent et martyrisent l'homme?
Les commandements ajoutés par l'Eglise, comme
celui d'assister, certains jours, au saint sacrifice de
la messe; de s'abstenir, certains autres jours, de
manger de tel ou tel aliment, de prendre ses repas de
telle ou telle manière, mais sans c{ue cela puisse en
rien nuire à notre santé ou à nos intérêts ; ces com-
mandements, disons-nous, si doux et si suaves,
peuvent-ils être traités de tourment ou de mar-
tyre? Sans doute, le chrétien doit se maintenir pur,
non-seulement dans ses actes, mais encore dans ses
paroles et ses pensées ; sans doute, il doit confor-
mer sa vie tout entière à la loi de Dieu, sans ja-
mais se laisser détourner par des considérations
terrestres. Mais le bon sens et la raison ne lui pre-
416 LE SOCIALISME.
scrivent-ils pas les mêmes choses? La philosophie
elle-même ne pose-t-elle pas en principe qu'il n'est
pas de bonne morale sans conformité aux lois de la
sagesse infinie? Et la philosophie a-t-elle été, pour ce
motif, accusée d'exagération, accusée surtout d'être
le bourreau de notre corps ? Les peines et les pri-
vations que celui-ci doit souffrir, en vertu de ce
principe, sont bien légères; et si l'on compare le
bien-être, la force et la santé que lui procure une
conduite morale, avec les infirmités et les autres
maux qui résultent du débordement des passions,
on peut affirmer sans crainte que, même sous le
rapport purement humain et matériel , les avanta-
ges de la vertu sont incontestables, et que le vice
paie bien cher ses plaisirs d'un moment.
L'observation des préceptes n'est donc pas un
martyre, comme nous l'avons dit; voyons s'il en
est autrement de celle des conseils. Il est indubitable
que les conseils ont pour objet la répression des in-
clinations les plus fortes, la privation des plaisirs les
plus séduisants, l'acceptation d'une vie laborieuse
et pénible, et des humihations les plus repous-
santes; et que, sous ce rapport, on peut appeler la
pratique de la perfection une immolation perpé-
tuelle du corps et môme du cœur. Mais il n'est pas
vrai que cette immolation soit stérile pour l'âme ;
l'avantage spirituel en est même, en grande partie,
le principe et l'objet. L'homme sensuel n'est pas
crucifié par une haine aveugle et déraisonnable ; il
l'est pour qu'il ne puisse s'élever contre l'homme
CONCLUSTON. 417
spirituel, ni l'entraîner dans le chemin du vice; il
l'est enfin en vue d'offrir à Dieu un sacrifice pur en
expiation de tant de plaisirs coupables. Qu'on lise
la vie des saints les plus célèbres par l'austérité de
leur pénitence, et l'on verra que leur but était de
se mettre de plus en plus à l'abri du péché, d'a-
vancer dans la voie de la perfection, de briser en
eux tout attachement à la terre, pour mieux assurer
par là le salut de leur âme et la gloire de leur Dieu.
Pour agréable que soit à Dieu ce genre de vertu,
qui consiste à sacrifier le corps pour donner à l'âme
une pureté plus parfaite, pour la dégager graduel-
lement de tous les éléments terrestres, pour l'initier
dès ici-bas à son immortelle destinée, il est évident
toutefois que Jésus-Christ, en établissant sur la terre
sa loi sainte, en donnant aux hommes ses sublimes
conseils, prévoyait qu'un bien petit nombre auraient
le courage de tout abandonner pour le suivre dans
le chemin de la perfection , pour accepter les pri-
vations et les sacrifices qui constituent le plus haut
degré de la sainteté, l'idéal même de la vertu.
Connaissant la faiblesse de l'homme, il savait que
le nombre des chrétiens qui s'attacheraient unique-
ment aux préceptes serait sans comparaison plus
grand que celui des chrétiens capables d'embrasser
en outre la pratique des conseils. Il y a même plus:
ses conseils n'étaient pas faits pour tous les hommes;
pour la réalisation de son plan divin, il suffisait et
il était nécessaire que quelques hommes seulement
offrissent un tel holocauste.
/il 8 LE SOCIALISME.
Cela posé, on voit clairement le rôle qu'ont rem-
pli dans le monde les grands servitem's de Dieu,
les héros de la vertu chrétienne. En mortifiant la
chair, en réduisant leur corps en servitude, en don-
nant à leur àme ce magnifique essor qui lui permet
à peine de jeter un regard sur les choses de la terre
pour les mépriser et leur dire un éternel adieu, en
se détachant de tout au point de ne plus compter
c|ue sur l'aumône ou plutôt sur la bonté de la Pro-
vidence, ces grands ascètes, ces glorieux pénitents,
les Paul, les Antoine, les Hilarión, les Jérôme, les
François d'Assise, les Dominique de Gusman, les
Cajetan, les Ignace de Loyola, nous apparaissent
dans la suite des siècles comme les dépositaires du
feu sacré, comme les modèles vivants et la person-
nification du christianisme, comme les images fi-
dèles de Jésus-Christ et la plus éloquente leçon
qu'il puisse donner à ses disciples. C'est ainsi que
dans l'ancienne alliance, le Seigneur envoie de
temps en temps ses prophètes au peuple d'Israël,
pour lui rappeler ses bienfaits et la promesse du
plus grand de tous, qui doit être la venue du Messie,
du Désiré des nations. Le divin fondateur de l'ÉgHse
n'ignorait pas sans doute la nature des êtres qui
devaient la composer ; il savait que ces êtres sont
sujets à beaucoup de misères, qu'ils ont l'entende-
ment obscurci, la volonté faible et languissante, le
cœur incliné vers le mal dès la plus tendre enfance;
il savait qu'il fallait à l'homme le secours de la
grâce divine, non-seulement pour marcher dans la
CONCLUSION. 419
voie de la perfection, mais pour respecter même le
devoir et la vertu, pour accepter avec soumission et
fidélité le joug suave de sa loi.
Reprocher dès lors à la religion chrétienne d'exa-
gérer la vertu d'abnégation et de détachement de
soi-même ; prétendre qu'elle a besoin d'être corrigée
par la force de nos instincts et de nos passions, c'est
ne rien comprendre à l'économie du christianisme,
c'est méconnaître la sagesse de son divin fondateur,
c'est supposer qu'il s'est bercé d'une espérance ir-
réalisable, et, par conséquent, qu'il a trop présumé
de lui-même en disant qu'il connaissait le cœur hu-
main.
On voit combien il serait aisé de pousser plus
loin ces conséquences impies. Mais l'ignorance,
nous le croyons du moins, l'emporte ici sur l'im-
piété. Nous pouvons donc nous contenter de dire
que parler des exagérations morales du christia-
nisme, c'est surtout ignorer que cette perfection
dont Jésus-Christ nous donne à la fois le conseil et
l'exemple, n'exige pas dans bien des circonstances
ce renoncement eiîectif, cette immolation du corps,
qui nous frappent d'admiration dans la vie de quel-
ques saints, qu'il suffit pour cela que le cœur soit
détaché de toute affection terrestre et purifié dans
le creuset de l'amour divin; c'est ignorer que cette
hauteur de perfection n'est nullement incompatible
avec le soin des affaires temporelles, quand on doit
s'en occuper par état et par devoir, et qu'un genre
de vie qui ne permet ni de longues oraisons ni
/l20 LE SOCIALISME.
de grandes austérités, peut néanmoins être très
agréable à Dieu; c'est avoir oublié, si jamais on l'a
connue, cette maxime inscrite dans le texte sacré
et réalisée par tant de saints, que la charité se fait
toute à tous pour nous gagner tous à Jésus-Christ.
La religion n'a donc pas besoin du correctif des
passions. C'est à elle, au contraire, de les corriger
et de les dominer; et quand les passions lui font
obstacle, ce n'est ni la prévoyance ni la sagesse de
son divin fondateur qu'on doit en accuser.
Nos modernes réformateurs ont donné pour base
à leurs systèmes un principe diamétralement op-
posé à celui de la morale chrétienne ; ils ont, comme
nous l'avons dit, fait consister le bonheur de l'homme
et celui de la société dans la liberté illimitée de toutes
les passions. Jésus-Christ nous enseigne que le plus
haut degré de la perfection, c'est de renoncer, au
moins de cœur, à toutes les choses de la terre, pour
le suivre lui-même dans le chemin du ciel ; et les
novateurs déclarent que le bien parfait se trouve à
satisfaire tous ses penchants, à s'attacher à la terre
comme un vil reptile, sans jamais lever la tête pour
porter un regard vers les régions de l'immortalité.
La terre est un lieu d'exil, a dit le premier; la terre
est notre patrie, disent-ils. La vie est un voyage;
non, la vie est le terme et le but. Le plaisir matériel
est funeste à l'esprit; le plaisir matériel sanctifie
l'clme. Apprenez de moi que je suis doux et humble
de cœur; livrez-vous sans contrainte à l'orgueil et
à la colère. Sanctifiez-vous dans la pénitence; sane-
CONCLUSION. 421
tifiez-vous dans la volupié. Se peut-il imaginer
une opposition plus radicale et plus complète?
Malgré les sublimes modèles d'abnégation et
d'austérité que la religion leur présente, malgré la
pureté des commandements et l'élévation des con-
seils qu'elle leur donne, les hommes se laissent en-
core si souvent entraîner dans les sentiers du vice
et de la dégradation. Qu'en sera-t-il, dès lors, si,
au lieu de leur rappeler sans cesse ces enseigne-
ments et ces exemples, on commence par ôter tout
frein à leurs passions, on stimule chez eux la soif
du plaisir, on va même jusqu'à surexciter chaque
jour davantage cette fébrile ardeur qui les précipite
dans les voluptés sensuelles, au risque d'y perdre à
la fois leur fortune, leur honneur et leur vie?
Dix-huit siècles se sont écoulés depuis l'appari-
tion du christianisme. Cette religion sainte a vécu
chez des peuples différents de lois, d'usages et de
mœurs, placés à tous les degrés de la civilisation,
depuis l'enfance jusqu'à la décrépitude; et les
peuples ont trouvé dans la religion un secours pro-
portionné à tous leurs besoins; elle a fait avancer
ceux qui étaient en arrière des autres, et retenu sur
le bord des abîmes ceux qui se laissaient entraîner
en dehors de la voie ; et tout cela sans abandonner
un seul de ses dogmes, sans rien retrancher de sa
morale, en conservant l'ensemble harmonieux de
son culte. Le christianisme s'est constamment mon-
tré à la hauteur de toutes les situations et de toutes
les circonstances; jamais on n'a pu l'accuser avec
III. 24
Zl22 LE SOCIALISME.
quelque raison de manquer de force ou de lumière
pour sauver la société. Comment irions-nous main-
tenant nous persuader qu'il ne soit plus en état
d'accomplir cette même œuvre de salut? Les pro-
grès des sciences et des arts, les modifications sur-
venues dans les sociétés humaines ne peuvent que
faire mieux éclater sa grandeur et sa puissance.
Une religion qui est tout amour et toute vérité n'a
rien à craindre des progrès que nous voyons s'ac-
complir. Elle fait mieux que de les défier, elle les
seconde et les épure. Peut-on concevoir un ensei-
gnement supérieur au sien sur Dieu et sur l'homme?
Jamais on ne nous dira rien de plus sublime et de
plus rationnel sur l'origine et les destinées de l'hu-
manité. Jamais il ne nous sera révélé une morale
plus simple à la fois et plus parfaite que cette mo-
rale dont tous les préceptes, toutes les aspirations
se résument dans l'amour de Dieu et du prochain!
TABLE DES MATIERES
CONTENUES DANS LE TROISIÈME VOLURIE
Des Influences religieuses (Premier Article). ... 1
Stérilité de la Révolution espagnole 29
Il est des empts encore plus funestes que les temps de
révolution 57
Des Influences religieuses (Deuxième Article) ... 70
Le Socialisme (Premier Article) 89
De l'Originalité dans les œuvres de l'esprit (Premier
Article) 103
Des Influences religieuses (Troisième Article). . . . 118
Le Socialisme (Deuxième Article) . Théories de Robert
Owen 149
De l'Originalité dans les œuvres de l'esprit (Deuxième
Article) 166
O'Connell . 184
Le Socialisme (Troisième Article). Théories de Robert
Owen 227
De l'Influence de la Société sur la Poésie. . . , . 251
Le Socialisme (Quatrième Article). L'utopie de Thomas
Morus 273
Des Influences religieuses (Quatrième et dernier Ar-
ticle) . . 297
424 TABLE DES MATIÈRES.
Fragment d'une nouvelle 327
Autre Fragment 353
République française. 1848 360
Le Socialisme (Cinquième et dernier Article). Conclu-
sion ". ' 413
FIN DE LA TABLE DU DERNIER VOLUME.
Paris. — Imprirnerjc Lacoue et C'», rue SouUiot, 16,
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