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Full text of "Mélanges religieux, philosophiques, politiques et littéraires de J. Balmès"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/mlangesreligie03balm 


Ex  libris 
A.  POUDROlîX 


MELANGES 

RELIGIEUX,  PHILOSOPHIQUES, 
POLITIQUES  ET  LITTÉRAIRES. 


Betanc;on  ,  impr.  d'Out.  Clialandro  fils. 


MELANGES 

RELIGIEUX,  PHILOSOPHIQUES, 

POLITIQUES  ET  LITTÉRAIRES, 
DE  J.  BALMÈS. 


Traduits  de  l'espagnol ,  avec  une  Introduction  , 

^  Par  J.  BAREILLE. 


TOME  TROISIÈME. 


— a-ï*3-®©-C-IE-e-«— 


*  PARIS, 


CHEZ  LOUIS  VIVES,  ÉDITEUR 

RUE    CASSETTE,  23. 

18S4 


2  DES   INFLUENCES 

les  altérer  d'une  manière  lamentable;  suivez  Ir 
marche  des  nations  dans  ces  périodes  de  grandeur 
et  de  prospérité  où  l'abondance  de  leurs  ressources 
leur  permet  de  traduire  au  dehors  la  force  de  leurs 
croyances  religieuses,  d'élever  à  la  Divinité  des 
monuments  plus  ou  moins  grandioses  ;  considérez 
ces  mêmes  nations,  enfin  ,  lorsque ,  parvenues  au 
plus  haut  degré  de  civilisation  et  de  culture  intel- 
lectuelle, enorgueillies  de  leur  savoir  et  de  leiu^s 
progrès  en  tout  genre,  elles  penchent  vers  l'indiffé- 
rentisme  et  l'incrédulité,  alors  qu'on  s'imagine,  au 
premier  coup  d'œil,  ne  voir  régner  en  elles  que  la 
vanité  de  la  science  et  la  soif  des  plaisirs  matériels  : 
partout  et  toujours  vous  rencontrerez  cette  haute  in- 
fluence du  ministère  religieux. 

Il  est  des  époques  où  son  action  semble  régner 
exclusivement  dans  la  société  ,  où  le  sacerdoce  est 
tout,  pour  ainsi  dire,  dans  le  monde,  et  se  fait  de 
tout  autre  pouvoir  le  docile  instrument  de  son  in- 
fluence. Il  est  des  temps  où  cette  influence  se  com- 
bine simplement  avec  les  autres  éléments  sociaux  , 
les  domine  et  les  dirige.  Il  en  est  enfin  où  la  reli- 
gion est  comme  ensevelie  dans  le  tumulte  des  choses 
humaines,  de  telle  sorte  qu'elle  ne  figure  pas  aux 
yeux  d'un  observateur  superficiel  comme  un  pou- 
voir digne  d'une  attention  sérieuse.  Ne  nous  lais- 
sons pas  toutefois  halluciner  par  de  trompeuses 
apparences,  ne  jugeons  pas  de  la  force  des  choses 
par  le  bruit  qu'elles  font  ou  par  l'éclat  qu'elles  jet- 
tent ;  sachons  descendre  dans  les  entrailles  du  corps 


RELIGIEUSES.  3 

íocial,  analyser  ses  mobiles  cachés,  les  causes  éloi- 
gnées des  événements  extériem's  ,  et  nous  verrons 
que  l'influence  des  ministres  de  la  religion  est  encore 
bien  puissante  et  bien  étendue,  alors  même  qu'elle 
nous  semblait  entièrement  annihilée.  Les  formes 
sous  lesquelles  elle  se  produit  sont  innombrables  , 
elle  exerce  son  action  de  mille  manières  différentes; 
mais  elle  ne  s'abdique  jamais  elle-même;  elle  ne 
perd  jamais  ses  moyens  d'action,  quoiqu'elle  en 
change  selon  les  circonstances  et  les  temps.  Jetez 
un  coup  d'œil  sur  l'histoire,  et  sachez  en  compren- 
dre les  profondes  leçons.  Dans  l'enfance  des  socié- 
tés humaines,  l'influence  du  ministère  religieux  sert 
à  confirmer,  à  consolider  l'autorité  domestique,  en 
réunissant  dans  une  même  personne  les  vénérables 
caractères  de  père  et  de  prêtre.  Quand  les  relations 
sociales  se  sont  développées  et  compliquées,  tantôt 
cette  influence  contribue  à  étendre  et  enraciner  le 
pouvoir  d'une  famille,  qui  résume  en  elle  les  droits 
du  gouvernement  civil  et  les  prérogatives  du  sacer- 
doce ;  tantôt  elle  a  pour  effet  d'assurer  à  toute  une 
classe  un  rang  distingué  dans  la  société,  un  grand 
ascendant  sur  la  marche  des  affaires  publiques,  une 
part  abondante  d'honneurs,  de  dignités  et  de  riches- 
ses; parfois  elle  forme  par  voie  d'agglomération  une 
classe  à  partcjui  contrebalance  le  pouvoir  des  autres 
classes,  sans  monopoliser  dans  une  famille  ou  dans 
une  caste  les  prérogatives  et  les  bienfaits  dont  elle 
jouit  ;  d'autres  fois  elle  se  présente  dénuée  de  toute 
sorte  d'appuis  humains,  exerçant  par  elle-même 


4  DES    INFLUENCES 

une  action  immédiate  et  directe  sur  les  intelligences 
et  les  volontés  ,  action  qui  se  répand  dans  tous  les 
sens  d'une  manière  sûre  et  rapide  ,  action  qui  se 
révèle  toujours  par  mie  force  douce  et  vivifiante  , 
comme  l'eau  qui  s'infiltre  peu  à  peu  dans  le  sein  de 
la  terre,  comme  la  chaleur  qui  fertilise  les  champs; 
mais,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  avec  plus 
ou  moins  d'éclat,  plus  ou  moins  d'énergie,  avec  tels 
ou  tels  résultats  ,  l'influence  existe  toujours,  le  mi- 
nistère religieux  est  une  chose  inhérente  à  la  vie 
même  de  la  société. 

Il  arrive  souvent  qu'en  écrivant  l'histoire  d'un 
peuple,  on  n'y  fait  figurer  la  religion  c{ue  comme 
une  chose  très  secondaire  :  on  y  décrira  fort  au  long 
des  usages  et  des  mœurs  plus  ou  moins  susceptibles 
de  satisfaire  la  raison  ou  la  curiosité  ;  on  y  racon- 
tera avec  tous  les  détails  imaginables  l'ordre  des 
batailles,  les  vicissitudes  de  la  guerre,  les  change- 
ments d'institutions  et  de  dynasties ,  le  progrès  ou 
la  décadence  des  sciences,  des  arts,  du  commerce  ; 
c'est  là  cju'on  cherche  uniquement  les  causes  de  '  la 
puissance  ou  de  la  faiblesse  ,  du  bonheur  ou  du 
malheur  des  nations  ;  et  l'on  n'accordera  qu'une 
bien  faible  attention  aux  idées  religieuses,  aux  mo- 
difications qu'elles  ont  subies,  aux  immenses  résul- 
tats dont  elles  sont  la  cause  première.  Il  suit  de  i  i 
que  les  peuples  dont  on  a  fait  l'histoire  demeurent  à 
peu  près  inconnus,  qu'on  n'a  vu  cjue  l'écorce  des 
choses,  et  que  sous  l'apparence  d'un  examen  philo- 
sophique, on  n'a  qu'un  tableau  fictif,  entièrement 


RELIGIEUSES.  O 

dû  a  rimagination  de  l'écrivain.  Dans  toute  histoire 
réellement  digne  de  ce  nom,  devrait  figurer  en  pre- 
mière ligne  le  portrait  des  idées  et  des  mœurs,  qui 
sont  toujours  la  conséquence  immédiate  de  la  reli- 
gion, quand  elles  n'en  sont  pas  l'expression  la  plus 
complète.  Voilà  pourquoi  on  devrait  tenir  compte 
des  modifications  et  des  changements  survenus 
dans  l'exercice  du  ministère  religieux,  dans  la  posi- 
tion sociale  des  hommes  qui  en  sont  revêtus  ;  car 
enfin  la  cause  du  ministre  est  tellement  liée  à  l'in- 
fluence du  ministère,  qu'on  pourrait  en  quelque 
sorte  calculer  le  degré  de  cette  influence  par  la  con- 
sidération dont  jouissent  ceux  qui  en  sont  les  orga- 
nes et  les  représentants. 

L'influence  des  ministres  de  la  religion  une  fois 
admise,  il  serait  facile  de  dire  les  causes  de  ce 
phénomène.  La  religion,  en  effet,  étant  un  fait  com- 
mun à  tous  les  temps  et  à  tous  les  pays,  et  la  reli- 
gion par  sa  nature  ayant  une  si  grande  action  sur 
l'esprit  et  le  cœur  des  hommes,  il  est  impossible 
que  ses  ministres  ne  participent  pas  en  quelque 
manière  à  la  force,  à  l'efficacité  renfermées  dans  les 
croyances,  dans  les  préceptes,  dans  les  actes  même 
extérieurs  dont  ils  sont  les  organes ,  les  promoteurs 
et  les  guides.  S'il  pouvait  exister  un  peuple  dénué 
de  toute  religion,  là  seulement  manquerait  cette  in- 
fluence ;  mais  comme  l'une  de  ces  choses  est  impos- 
sible, l'autre  l'est  au  même  degré.  C'est  en  vain 
qu'on  tenterait  de  détruire  le  sentiment  religieux; 
il  est  indestructible  dans  l'humanité,  comme  faisant 


6  DES   INFLUENCES 

en  quelque  sorte  partie  de  son  existence.  Si  l'on  en- 
lève aux  peuples  la  véritable  religion,  ils  en  suivront 
une  fausse  ;  si  le  nom  même  de  religion  est  effacé , 
on  inventera  d'autres  noms  qui  exprimeront  tou- 
jours la  même  chose.  N'a-t-on  pas  observé  l'éton- 
nant phénomène  qui  se  produit  chez  les  nations  où 
l'incrédulité  a  fait  les  plus  grands  ravages?  A  Paris, 
par  exemple,  où  certes  les  idées  religieuses  n'exer- 
cent pas  un  trop  grand  ascendant,  vous  rencontre- 
rez les  superstitions  les  plus  grossières;  il  y  a  là  des 
hommes  et  des  femmes  qui  ne  croient  plus  en  Dieu 
et  qui  écoutent  avec  une  soumission  admirable  les 
oracles  de  tel  charlatan  qui  prédit,  avec  une  assu- 
rance à  peine  moins  étonnante ,  les  événements 
futurs  ou  cachés  d'où  dépendent  le  plus  souvent  le 
sort  des  individus  et  celui  des  familles.  Chose  re- 
marquable! le  même  homme  qui,  séduit  par  les 
funestes  doctrines  de  Voltaire  et  des  disciples  de 
Voltaire,  a  repoussé  la  religion  de  ses  aïeux  et  pro- 
testé au  nom  des  lumières  du  siècle  contre  des  en- 
seignements aussi  anciens  que  le  monde,  contre  des 
vérités  appuyées  sur  des  preuves  innombrables , 
croira  sans  hésiter,  sur  la  parole  d'un  misérable 
imposteur,  à  des  jours  fastes  ou  néfastes,  à  mille 
autres  niaiseries  non  moins  déplorables.  Or,  savez- 
vous  ce  que  signifient  de  telles  anomalies?  Elles  si- 
gnifient que  l'homme  ne  saurait  se  renfermer  dans 
la  sphère  étroite  de  cette  vie,  dans  le  court  espace 
qui  lui  est  mesuré  sur  la  terre  :  une  voix  intérieure 
lui  répète  sans  cesse  que  tout   ne  finit  pas   là , 


RELIGIEUSES.  7 

qu'il  n'y  a  là  qu'une  faible  partie  de  ce  qui  existe, 
qu'il  faut  reconnaître  des  êtres  d'un  ordre  différent, 
une  autre  mode  d'existence,  une  autre  vie,  un  autre 
monde  ;  que  quand  il  a  perdu  le  céleste  flambeau  qui 
le  conduisait  dans  le  chemin  de  la  vérité,  il  marche 
à  tâtons ,  dans  les  plus  épaisses  ténèbres,  il  adore 
des  idoles  de  son  invention  ,  une  fois  cjuil  a  cessé 
d'adorer  le  seul  vrai  Dieu.  C'est  pour  cela  cp'il  est 
naturellement  porté  à  penser  qu'il  existe  des  hom- 
mes privilégiés  dont  l'esprit  s'élève  à  des  régions 
supérieures,  inaccessibles  aux  autres  hommes;  c'est 
pour  cela  qu'il  adm.et  la  possibilité  de  certaines 
combinaisons  mystérieuses  propres  à  nous  révéler 
les  secrets  de  l'avenir;  c'est  enfin  pour  cela  qu'il  a 
besoin  d'entendre  la  parole  d'un  imposteur  quand 
il  n'écoute  plus  la  parole  du  prêtre. 

Ceci  nous  fait  voir  d'une  manière  éclatante  com- 
bien nous  sommes  fondés  h  reconnaître  la  force  et 
la  grandeur  des  influences  religieuses  ,  puisque 
l'homme  qui  n'a  plus  à  son  secours  le  ministère  des 
prêtres  se  fait  des  prêtres  à  sa  guise ,  se  soumet  à 
leur  autorité,  se  laisse  entraîner  par  quiconque  en- 
treprend de  parler  à  ses  instincts  de  croyance  sur- 
naturelle. Qu'importe  le  nom  dont  on  revêt  ces 
prêtres  de  l'erreur?  La  chose  reste  au  fond  lamême. 
Le  fanatisme  et  la  superstition  ne  sont  autre  chose 
que  le  sentiment  religieux  jeté  au  dehors  de  sa  voie. 

Nous  ne  demandons  pas  pour  les  ministres  de  la 
religion  une  influence  plus  grande  qu'il  ne  leur  con- 
vient de  la  posséder;  nous  ne  désirons  pas,  nous  ne 


6  DES    INFLUENCES 

regardons  pas  comme  possible  qu'une  grande  par- 
tie des  affaires  humaines  passent  par  leurs  mains , 
comme  cela  se  pratiquait  dans  d'autres  temps  et 
dans  d'autres  circonstances  ;  mais  nous  ne  pouvons 
souiïrir  en   vérité    l'incroyable    aveuglement  de 
ces  hommes  qui,  non    contents  de  l'amoindrisse- 
ment des  influences  religieuses  dans  l'époque  où 
nous  vivons,  travaillent  incessamment  à  dénaturer 
l'histoire,  en  représentant  comme  un  fait  odieux  en 
lui-même  et  funeste  aux  intérêts  de  la  société  cette 
antique  influence  des  ministres  de  la  religion,  quel- 
que part  qu'ils  la  rencontrent,  n'importe  le  nom 
sous  lequel  elle  se  produit.  A  ceux  qui  méconnais- 
sent ainsi  l'un  des  caractères  les  plus  essentiels  de 
l'humanité,  qui  repoussent  absolument  l'interven- 
tion et  l'influence  des  ministres  de  la  religion  dans 
le  cours  des  choses  humaines,  dans  la  suite  des  évé- 
nements engendrés  par  le  développement  de  toutes 
les  civilisations,  et  qui  n'ont  parlé  de  la  religion 
que  comme  d'un  fait  accidentel  et  non  comme  d'une 
des  conditions  essentielles  de  la  vie  des  peuples, 
nous  pourrions  bien  rappeler  ,  parmi  tant  d'autres 
passages  remarquables  de  l'antiquité  païenne ,  ces 
mots  profonds  adressés  par  Plutarque  à  un  philoso- 
phe épicurien  :  «  Si  vous  parcourez  l'univers,  vous 
rencontrerez  des  sociétés  sans  lettres,  sans  roi,  sans 
maisons,  sans  monnaie,  sans  théâtre,  sans  école; 
mais  vous  n'en  rencontrerez  jamais ,  nul  n'en  a 
jamais  rencontré  sans  temples  et  sans  dieux;  non, 
il  n'existe  pas  de  société  qui  ne  pratique  le  devoir 


RELIGIEUSES.  9 

de  la  prière,  qui  n'ait  ses  formules  de  serment,  qui 
ne  consulte  des  oracles ,  qui  ne  fasse  des  libations 
et  des  sacrifices,  soit  pour  obtenir  les  biens  qui  lui 
manquent,  soit  pour  détourner  les  maux  qu'elle 
craint.  Je  juge  qu'il  serait  plus  facile  de  bâtir  une 
ville  dans  les  airs,  que  de  fonder  et  de  conserver 
une  société  sans  une  foi  religieuse.  » 

De  tout  temps,  on  a  reconnu  l'influence  que  nous 
voulons  établir;  secondée  ou  contrariée,  suivant  la 
circonstance,  elle  n'a  jamais  cessé  d'exister;  mais 
le  clergé  catholique  présente,  sous  ce  rapport, 
quelque  chose  d'exceptionnel  et  de  caractéristique, 
qu'on  chercherait  en  vain  dans  les  ministres  d'une 
autre  religion.  Deux  causes  ont  contribué  à  aug- 
menter l'influence  du  clergé  catholique  et  à  la  met- 
tre en  évidence,  autant  aux  yeux  de  ceux  qui  la  re- 
gardaient avec  défiance  qu'aux  yeux  de  ceux  qui  la 
réclamaient  comme  leur  secours  et  leur  appui; 
nous  voulons  parler  de  l'indépendance  de  ce  clergé 
dans  tout  ce  qui  concerne  les  intérêts  spirituels  et 
de  ses  rapports  directs  avec  la  conscience  et  la  vie 
des  fidèles. 

L'indépendance  du  ministère  catholique,  dans 
toutes  les  affaires  qui  sont  de  son  ressort,  fut  à 
toutes  les  époques  le  cauchemar,  pour  ainsi  parler, 
des  gouvernements  arbitraires.  Que  cette  hostilité 
se  soit  manifestée  sous  la  forme  du  despotisme 
ministériel,  ou  bien  qu'elle  ait  revêtu  des  traits 
moins  repoussants  et  plus  flatteurs,  elle  n'en  était  ni 
moins  réelle  ni  moins  dangereuse.  Lisez  l'histoire 

1. 


10  DES    INFLUENCES 

de  l'Église  après  la  conversion  des  empereurs,  et 
vous  y  remarquerez  sans  peine  les  premiers  germes 
d'un  mal  qui  n'a  cessé  de  l'affliger.  Vous  les  trou- 
verez surtout  dans  cette  constante  démangeaison 
du  pouvoir  civil  de  se  mêler  des  affaires  ecclésias- 
tiques. Ce  pouvoir  oubliait  trop  facilement  la  leçon 
renfermée  dans  les  immortelles  paroles  que  le 
grand  évêque  espagnol  Osius  fit  entendre  à  l'em- 
pereur Constance  :  «  J'ai  rendu  témoignage  de  ma 
foi,  lui  disait-il,  dans  la  persécution  de  votre  aïeul 
Maximien,  et  si  vous  voulez  renouveler  l'épreuve, 
je  suis  prêt  à  souffrir  tous  les  tourments  plutôt  que 
de  trahir  la  vérité  et  de  souiller  mon  innocence. 
Que  vos  gouverneurs  n'interviennent  pas  dans  les 
décisions  de  l'Église;  cessez  d'exiler  les  évêques, 
dont  le  seul  crime,  à  vos  yeux,  est  de  ne  pas  se 
prêter  aux  abus  du  pouvoir.  N'oubliez  pas,  empe- 
reur, que,  malgré  ce  magnifique  titre,  vous  ne  lais- 
sez pas  d'être  homme,  et  d'être,  comme  tel,  sujet  à 
la  mort.  Craignez  l'éternité.  Ne  vous  mêlez  pas  des 
aiïaires  ecclésiastiques;  à  cet  égard,  vous  n'avez 
pas  d'ordres  à  nous  donner  :  c'est  vous,  au  con- 
traire, qui  devez  en  recevoir  de  nous.  Dieu  vous  a 
confié  le  gouvernement  de  l'empire,  aux  évêques 
celui  de  l'Église  chrétienne  ;  et,  de  même  que  nous 
violerions  l'ordre  de  Dieu  si  nous  entreprenions 
d'usurper  votre  pouvoir,  de  même  vous  le  violez  en 
vous  appropriant  le  pouvoir  qui  nous  appartient.  » 
On  dirait  que  cet  illustre  évoque  pressentait  les 
calamités  que  devaient  entraîner  pour  l'Église  la 


RELIGIEUSES.  Il 

manie  théologique  des  empereurs  d'Orient,  et  leurs 
attaques  incessantes  contre  l'indépendance  des  mi- 
nistres de  la  religion,  dans  le  point  le  plus  délicat 
de  leur  ministère,  qui  consiste  à  défendre  Tinté- 
grité  du  dogme.  Qu'on  ne  s'imagine  pas  néan- 
moins que  cette  indépendance  soit  indifférente  au 
sort  de  la  religion,  quand  il  s'agit  de  défendre  la 
discipline  ecclésiastique  :  un  abîme  appelle  un  au- 
tre abîme,  et  celui  qui  s'arroge  aujourd'hui  le  droit 
de  faire  des  règlements  ne  fera  pas  difficulté  de- 
main de  formuler  une  décision  dogmatic|ue. 

Il  est  curieux  d'observer  comment  certains  hom- 
mes parlent  de  dogme  et  do  discipline  ;  on  dirait, 
à  les  entendre,  que  ce  sont  là  deux  choses  entière- 
ment distinctes  et  séparées,  qui  n'ont  jamais  entre 
elles  un  point  de  contact.  Quand  il  s'agit  de  fixer 
les  attributions  de  l'autorité  ecclésiastique,  on  les 
lui  fait  illimitées  en  matière  de  dogme,  mais  bien 
restreintes  en  ce  qui  concerne  la  discipline;  et 
comme  la  discipline  est  divisée  par  quelques-uns 
en  interne  et  externe ,  ce  mot  se  prête  d'une  ma- 
nière très  élastique  à  tout  ce  C|ue  peuvent  désirer 
les  ennemis  de  l'Église;  ils  laissent,  en  consé- 
quence, au  pouvoir  spirituel  un  exercice  tellement 
restreint,  qu'on  peut  le  regarder  tout  d'abord 
comme  réduit  à  néant,  ou  comme  devant  forcé- 
ment disparaître,  à  la  première  attaque  dirigée 
contre  lui. 

Il  importe  de  ne  pas  oublier  que  le  dogme  et  la 
discipline,  choses  bien  distinctes,  à  la  vérité,  ont 


12  DES   INFLLEISCES 

néanmoins  tant  de  points  de  contact,  se  lient  d'une 
manière  si  intime,  qu'on  ne  saurait  porter  atteinte 
à  la  dernière  sans  que  la  première  s'en  ressente 
aussitôt.  L'élection  et  la  confirmation  des  évêques 
est,  sans  doute,  une  affaire  de  discipline;  et  ce- 
pendant on  ne  peut  y  toucher  sans  ébranler  im- 
médiatement le  dogme.  Changez,  en  effet,  la  dis- 
cipline établie,  suivez  les  conseils  de  ceux  qui 
prétendent  que  le  dogme  n'y  est  nullement  inté- 
ressé, et  vous  verrez  ce  qu'il  en  sera  bientôt  de  la 
primauté  du  Saint-Siège,  l'un  des  dogmes  fonda- 
mentaux du  catholicisme.  La  question  des  dispen- 
ses est  également  une  question  de  discipline,  mais 
qui  n'est  pas  moins  inhérente  au  dogme  que  nous 
venons  d'indiquer.  Nous  pourrions  citer  des  exem- 
ples sans  nombre  à  l'appui  de  cette  même  vérité; 
mais  ce  que  nous  venons  de  dire  suffit  pour  mettre 
hors  de  doute  que  l'indépendance  de  l'Église,  en 
fait  de  discipline,  est  intimement  liée  à  son  indé- 
pendance en  fait  de  dogme. 

La  rehgion  qui  n'établit  pas,  comme  l'un  de 
ses  principes  fondamentaux,  l'indépendance  de  ses 
ministres  dans  l'exercice  de  leurs  fonctions,  ne  leur 
assurera  jamais  le  même  degré  d'influence  que 
celle  qui  repose  sur  cet  inébranlable  fondement. 
Quand  les  ministres  de  la  religion  sont  soumis  à 
un  pouvoir  temporel,  de  telle  sorte  qu'ils  ne  puis- 
sent remplir  les  attributions  de  leur  ministère, 
sans  se  résigner  à  devenir  les  instruments  de  ce 
pouvoir,  ils  abdiquent,  on  peut  le  dire,  leur  carao- 


RELIGIEUSES.  13 

tère  religieux.  Loin  de  paraître  alors  aux  /eux  des 
peuples  comme  les  envoyés  de  Dieu,  ils  ne  sont 
plus  regardés  que  comme  les  mandataires  des  hom- 
mes. Dès  lors  cesse  également  l'efficacité  de  leur 
ministère,  la  principale  influence  de  leur  action, 
celle  qui  est  considérée  comme  une  émanation  du 
pouvoir  divin  et  qui  fait  de  l'homme  le  dépositaire 
des  volontés  du  ciel  par  rapport  à  ses  semblables. 
Une  fois  que  les  ministres  de  la  religion  ont  perdu 
leur  indépendance,  la  force  du  pouvoir  religieux 
n'est  plus  dans  leurs  mains;  elle  est  dans  la  main 
qui  les  domine  et  les  dirige.  Il  arrive  de  là  que 
cette  force  s'amoindrit  d'une  manière  étrange  et 
que  le  peu  qui  en  reste  est  absorbé  et  exploité  par 
le  pouvoir  civil. 

Il  faut  remarquer,  en  outre,  qu'une  telle  puis- 
sance sert  de  peu  à  celui-là  même  qui  l'usurpe  ;  elle 
est  déplacée,  hors  de  son  élément  naturel,  et  par 
là  même  elle  ne  conserve  plus  qu'une  ombre  d'ac- 
tion et  de  vie.  Et,  sur  ce  point,  il  existe  une  diffé- 
rence bien  remarquable  entre  le  christianisme  et 
les  autres  religions  :  celles-ci  se  prêtent  plus  ou 
moins  à  la  direction  du  pouvoir  temporel  ;  il  en  est 
autrement  du  christianisme.  Le  christianisme,  par 
ses  dogmes,  par  ses  lois,  par  son  origine,  par  son 
mode  de  propagation,  par  son  histoire  tout  en- 
tière, est  absolument  indépendant;  il  ne  peut  même 
exister  sans  cette  indépendance ,  et  du  moment  où 
cette  indépendance  vient  à  lui  manquer,  il  perd 
aussitôt  une  des  conditions  nécessaires  à  sa  vie.  Ce 


14  DES   INFLUENCES 

noble  instinct  se  laisse  apercevoir  jusque  dans  les 
sectes  séparées;  il  leur  rappelle  la  source  dont 
elles  se  sont  éloignées;  mais,  rebelles  à  l'autorité 
fondée  par  le  divin  Maître,  elles  portent  le  châti- 
ment de  leur  révolte,  en  subissant  le  joug  de  l'es- 
clavage sous  une  main  étrangère. 

C'est  la  chaire  de  saint  Pierre,  colonne  de  la 
vérité,  rocher  inébranlable  sur  lequel  est  bâtie  l'É- 
glise de  Jésus-Christ,  cette  Église  contre  laquelle 
ne  prévaudront  pas  les  portes  de  l'enfer;  c'est  la 
chaire  de  saint  Pierre,  dépositaire  incorrupti- 
ble du  trésor  de  la  foi ,  source  intarissable  de 
sagesse  et  de  prudence,  à  laquelle  il  a  été  donné 
de  passer,  invulnérable  et  triomphante,  à  travers 
les  tourmentes  et  les  combats  de  dix-huit  siècles; 
c'est  cette  chaire  qui  devait  montrer  à  tous  les 
yeux,  d'une  manière  également  merveilleuse  et  pal- 
pable, ce  que  vaut  l'indépendance  de  la  religion. 
C'est  pour  cela  que  les  papes  ont  déployé  tant  de 
persévérance  et  d'efforts  pour  la  conserver;  c'est 
pour  cela  qu'ils  n'ont  cessé  de  lutter  avec  une  in- 
vincible énergie  contre  les  souverains  qui  voulaient 
y  porter  atteinte. 

Cette  observation  ne  s'applique  pas  seulement 
aux  empereurs  romains;  le  même  phénomène  se 
reproduit  dans  les  âges  suivants,  sous  différentes 
formes,  avec  de  nouvelles  péripéties.  Un  fatal  in- 
stinct a  poussé  du  même  côté  tous  les  gouverne- 
ments qui  penchaient  au  despotisme  :  tous  ont 
essayé  d'affaiblir  l'influence  du  clergé,  en  tant 


RELIGIEUSES.  15 

qu'il  forme  un  corps  indépendant  ;  tous  ont  voulu 
absorber  cette  indépendance  à  leur  profit;  et  leur 
but  ultérieur  a  toujours  été  de  réunir  dans  les  mê- 
mes mains  le  pouvoir  civil  et  la  suprématie  ecclé- 
siastique. Durant  le  cours  du  moyen-âge,  nous 
voyons  se  dérouler  les  longues  et  bruyantes  que- 
relles des  empereurs  avec  les  papes,  ou  bien,  pour 
nous  servir  d'une  expression  consacrée,  les  guerres 
du  sacerdoce  et  de  l'empire.  Si  nous  examinons  de 
près  la  marche  de  ces  événements,  sans  nous  lais- 
ser arrêter  par  des  incidents  isolés  et  sans  consé- 
quence, si  nous  dégageons  de  l'ensemble  des  faits 
leur  signification  totale,  nous  verrons  que  ce  qui 
s'agite  au  fond  de  ces  immenses  débats,  c'est  la 
question  de  savoir  si  le  pouvoir  ecclésiastique  doit 
être  indépendant  dans  l'exercice  de  ses  attribu- 
tions, s'il  doit  subsister  à  côté  du  pouvoir  temporel 
comme  une  puissance  amie,  ou  s'il  ne  doit  pas,  au 
contraire,  vivre  sous  sa  dépendance  et  dans  un 
esclavage  plus  ou  moins  déguisé. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  confirmer  cette  propo- 
sition par  les  preuves  historiques  qu'il  nous  serait 
facile  d'en  donner;  une  telle  démonstration  dépas- 
serait aussi  bien  les  limites  de  cet  article.  Qu'on 
se  rappelle  seulement  la  fameuse  question  des  in- 
vestitures, qu'on  ne  perde  pas  de  vue  que  la  philo- 
sophie de  l'histoire,  plus  clairvoyante  et  plus  im- 
partiale que  l'esprit  de  secte  et  d'incrédulité,  a 
justifié  déjà,  justifie  chaque  jour  davantage,  le 
grand  pape  Grégoire  VII  et  ceux  de  ses  succès- 


16  DBS   líVFLUEISCES 

seurs  qui  imilèrent  l'exemple  héroïque  de  cet 
homme  extraordinaire  ;  qu'on  ne  perde  pas  de  vue 
que  le  ridicule  désormais  le  dispute  à  l'odieux,  dans 
les  récriminations  de  ces  prétendus  philosophes 
qui  ne  peuvent  comprendre  que  l'Église  ait  placé 
sur  ses  autels  un  homme  accusé  par  eux  d'ambi- 
tion et  de  folie  ;  qu'on  ne  perde  pas  de  vue  enfin  que 
les  ennemis  du  Saint-Siège  confessent  eux-mêmes, 
en  ce  moment,  la  haute  sagesse  et  la  justice  inal- 
térable qui  ne  cessèrent  de  diriger  les  actes  de  ces 
pontifes  si  calomniés.  En  présence  de  tous  ces  té- 
moignages, on  verra  si  c'était  bien  l'ambition  des 
papes  qui  fut  la  cause  des  discordes  et  des  calami- 
tés entraînées  par  ces  luttes  séculaires,  et  si  ce  n'é- 
tait pas  plutôt  la  cupidité  du  pouvoir  temporel,  qui, 
sans  souci  de  ses  devoirs  et  même  de  ses  intérêts, 
tentait  de  s'agrandir  en  s' emparant  de  l'influence 
religieuse;  ce  qu'il  croyait  réaliser  en  s' arrogeant 
'iàs  attributions  du  pouvoir  ecclésiastique,  en  dé- 
tf-d/Aint  par  ses  fondements  l'influence  de  l'Église. 
Qu'en  serait-il  d'elle  aujourd'hui  si,  dans  ces 
temps  malheureux,  le  siège  de  Rome  se  fût  montré 
moins  ferme  dans  ses  principes,  moins  jaloux  de 
son  autorité  ?  La  simonie,  ce  fléau  si  commun  à  l'é- 
poque dont  il  s'agit,  eût  fait  encore  de  plus  grands 
ravages;  les  dignités  ecclésiastiques  et  la  juridiction 
sacrée  fussent  devenues  l'objet  d'un  commerce  in- 
fâme et  la  proie  du  dernier  enchérisseur.  Elles  n'au- 
raient plus  été  le  partage  de  la  science  et  de  la 
vertu,  mais  la  conquête  de  la  richesse;  et  l'Église 


RELIGIEUSES.  17 

aurait  vainement  pleuré  sur  une  décadence  dont  la 
cause  eût  été  sans  remède.  La  force  et  la  constance 
que  les  papes  déployèrent  dans  le  maintien  des  at- 
tributions du  pouvoir  spirituel  empêchèrent  un  dé- 
bordement dont  les  conséquences  sont  incalcula- 
bles ;  le  despotisme  temporel  fut  arrêté  dans  des 
entreprises  empreintes  d'autant  d'injustice  que  de 
témérité;  et  l'autorité  ecclésiastique  ,  dans  le  libre 
et  courageux  exercice  de  ses  attributions,  put  dès 
lors  aviser  à  la  guérison  d'un  mal  qui  n'avait  déjà 
fait  que  de  trop  funestes  ravages. 

L'opinion  que  nous  venons  d'exprimer  sur  la 
cause  des  grandes  querelles  entre  le  sarerdoce  et 
l'empire  ne  détruit  pas  la  vérité  de  ce  qu'on  a  dit 
sur  le  projet  poursuivi  par  les  papes  de  conserver 
('indépendance  de  l'Italie,  sans  cesse  menacée  par 
les  armes  et  la  politique  des  empereurs.  Des  luttes 
aussi  vastes ,  et  touchant  un  semblable  objet,  peu- 
vent être  rarement  attribuées  à  une  seule  cause  ;  il 
est  impossible  qu'à  leur  origine  ne  se  soient  combi- 
nés des  éléments  divers,  des  agents  multiples  et 
doués  d'une  efficacité  plus  ou  moins  étendue.  On 
peut  donc  admettre  l'existence  de  plusieurs  autres 
causes,  sans  nier  pour  cela  que  la  principale  n'ait 
été  la  nécessité  faite  aux  papes  de  résister  aux  en- 
treprises obstinées  et  sacrilèges  du  pouvoir  tem- 
porel. 

Lorsque  la  révolution  religieuse  du  xvi'  siècle 
vint  entraver  et  faire  dévier  la  marche  des  sociétés 
européennes,  en  les  jetant  dans  les  sentiers  détour- 


18  DES   INFLUENCES 

nés  de  l'erreur  et  du  schisme ,  on  vit  se  manifester 
clairement  les  cupides  instincts  du  pouvoir  tempo- 
rel, dans  tous  les  pays  où  parvint  à  triompher  cette 
étrange  réforme.  Une  des  causes  cpi  donnèrent  au 
protestantisme  le  plus  de  force  et  d'extension  fut 
son  système  de  flatterie  vis-à-vis  de  l'autorité  ci- 
vile, et  l'empressement  qu'il  mit  à  lui  donner  dans 
les  affaires  ecclésiastiques  une  prépondérance  aussi 
funeste  qu'impie.  Laissant  de  côté  ce  qui  eut  lieu 
sous  ce  rapport  en  Allemagne,  nous  voyons  ce  phé- 
nomène se  produire  en  Angleterre  sans  déguise- 
ment et  sans  détour.  Les  novateurs  créèrent  là  un 
nouveau  pontificat  suprême,  dont  ils  n'hésitèrent 
pas  à  revêtir  le  chef  de  l'État.  En  se  déclarant  le 
chef  de  l'Église  anglicane,  en  donnant  pour  appui  à 
cette  usurpation  sacrilège  les  coryphées  du  schisme 
introduit  chez  cette  nation,  Henri  VllI  mit  entière- 
ment à  découvert  l'esprit  dont  le  protestantisme  était 
animé  ;  ce  fut  là  aussi  une  triste  et  solennelle  expé- 
rience qui  montrait  aux  ministres  de  la  religion  l'é- 
tat de  sujétion  et  d'esclavage  dans  lequel  ils  tom- 
bent, quand,  oubliant  la  dignité  de  leur  caractère, 
unique  base  de  leur  indépendance,  ils  se  font  les 
instruments  du  pouvoir  temporel.  Depuis  l'époque 
de  la  Réforme,  le  clergé  anglican  n'a  cessé  de  voir 
décroître  son  influence  et  son  ascendant,  au  point 
de  n'avoir  plus  aujourd'hui  d'autre  genre  d'autorité 
que  celle  dont  il  est  redevable  à  l'étendue  de  ses 
propriétés,  à  la  richesse  de  ses  revenus,  au  rang 
même  qu'il  occupe  dans  l'organisation  politique. 


RELIGIEUSES.  19 

Le  contraire  est  arrivé  par  rapport  au  clergé  ca- 
tholique sur  tous  les  points  de  F  Europe.  Les  idées 
ont  changé  ou  se  sont  profondément  modifiées, 
d'étranges  bouleversements  sont  survenus;  etl'in- 
fluence  du  clergé  s'est  maintenue  jusqu'à  notre 
époque,  en  dépit  des  secousses  qu'il  a  ressenties  par 
le  fait  des  révolutions  ou  la  marche  toute  seule  du 
temps. 

Qu'on  reporte  un  coup  d'œil  sur  l'histoire,  qu'on 
étudie  ce  qui  se  passe  dans  les  religions  différentes 
du  christianisme  ou  dans  les  sectes  séparées  de 
l'Église  ca'tholique,  et  l'on  verra  qu'il  n'existe  nulle 
part  un  ministère  religieux  qui  exerce ,  en  vertu  de 
son  caractère,  une  influence  aussi  grande  que  celle 
dont  le  sacerdoce  a  disposé  parmi  nous,  malgré  les 
attaques  dont  il  a  été  l'objet.  Nous  n'ignorons  pas 
que  chez  plusieurs  nations  de  l'antiquité  comme  des 
temps  modernes,  on  a  vu  des  classes  privilégiées 
qui,  réunissant  à  d'autres  prérogatives  celles  du  mi- 
nistère religieux,  avaient  une  haute  prépondérance 
sur  toutes  les  affaires  de  la  société  ;  mais  il  est  à  re- 
marquer que  le  clergé  catholique  obtient  cette  même 
prépondérance,  non-seulement  dans  les  pays  dont 
l'organisation  sociale  seconde  ses  vues,  mais  dans 
les  pays  mêmes  où  cette  organisation  lui  est  oppo- 
sée. De  telle  sorte  qu'on  peut  établir  en  principe  que 
le  clergé  catholique  est  toujours,  ou  bien  l'objet 
d'une  considération  et  d'un  respect  vraiment  reli- 
gieux, ce  qui  met  naturellement  dans  ses  mains 
mille  moyens  d'influence  à  l'égard  de  la  société,  ou 


-20  DES   INFLUENCES 

bien  l'objet  d'une  jalousie  latente  et  des  plus  hai- 
neuses calomnies,  quand  il  n'est  pas  ouvertement 
persécuté,  sans  qu'on  le  voie  jamais  se  résigner  à 
cette  fatale  abjection  où  tombent  les  ministres  des 
autres  cultes.  Si  parfois  on  a  pu  croire  qu'il  parta- 
geait sous  ce  rapport  le  sort  commun,  les  événe- 
ments ont  bientôt  démenti  ces  craintes  ou  ces  espé- 
rances. 

Quand  on  observe  les  choses  avec  un  certain 
degré  d'attention  et  de  perspicacité,  on  voit  que 
cette  influence  n'a  jamais  disparu,  pas  même  dans 
les  temps  les  plus  malheureux ,  dans  les  plus  terri- 
bles tourmentes,  alors  qu'on  eût  pu  croire  qu'il  n'en 
restait  plus  la  moindre  trace.  Quelle  tourmente  plus 
affreuse  peut-on  imaginer  que  celle  de  la  révolution 
française?  Yit-on  jamais  de  plus  rudes  assauts  li- 
vrés à  toutes  les  institutions  existantes,  et  principa- 
lement à  l'institution  du  clergé  catholique?  Quel 
siècle  avait  vu  s'accomplir  de  plus  scandaleux 
exemples  d'athéisme  et  d'impiété,  les  autels  et  les 
temples  renversés  ou  prostitués  avec  un  cynisme 
que  la  plume  ne  saurait  retracer  ?  Qui  eût  dit  que 
l'influence  du  clergé  subsistait  encore  en  France 
sous  le  règne  même  de  laConvention  ?  Et  cependant 
cette  influence  existait  en  réalité  :  cachée  dans  le 
secret  des  cœurs,  ensevelie  dans  les  plus  profondes 
ténèbres ,  elle  faisait  encore  sentir  son  action  vivi- 
fiante au  corps  social,  quand  rien  ne  semblait  révé- 
ler cette  action  à  la  surface  ;  elle  retrouvait  encore 
une  sorte  de  liberté  merveilleuse  sous  la  main  de  fer 


RELIGIEUSES.  21 

de  la  plus  atroce  tyrannie  ;  elle  se  préparait,  enfin, 
à  montrer  d'une  manière  plus  éclatante  sa  force 
divine  et  ses  glorieux  résultats,  le  jour  où  la  Provi- 
dence se  souviendrait  dans  sa  miséricorde  du 
royaume  de  saint  Louis. 

Voyez  ce  qui  se  passa  quand  cette  grande  nation, 
fatiguée  de  luttes  intestines,  de  proscriptions  en 
masse,  de  révolutions  et  de  bouleversements,  se  jeta 
toute  haletante  entre  les  bras  du  premier  consul,  lui 
demandant  un  peu  de  calme  et  de  sécurité.  Le  géné- 
rai victorieux,  élevé  au  sommet  du  pouvoir  par  les 
mains  de  ce  même  peuple  qui  détruisait  naguère  le 
trône  de  ses  rois  en  invoquant  follement  la  liberté, 
jette  à  peine  un  coup  d'œil  sur  la  société  qui  l'en- 
toure et  qui  lui  confie  sa  destinée;  son  œil  d'aigle 
reconnaît  avant  tout  la  nécessité  d'appeler  à  son 
secours,  pour  cette  grande  œuvre  de  réorganisa- 
tion sociale,  l'influence  d'un  sacerdoce  doublement 
consacré,  par  son  caractère  et  par  son  martyre. 
Cette  première  inspiration  fut  si  noble  et  si  vraie, 
qu'elle  ne  laissa  jamais  un  regret  au  cœur  de  cet 
homme  extraordinaire,  alors  même  que  ses  démê- 
lés avec  les  papes  eussent  pu  lui  inspirer  un  sem- 
blable sentiment.  Le  rétablissement  de  la  religion 
en  France ,  accomplie  par  Bonaparte  dans  un  mo- 
ment où  son  intention  était  de  créer  un  gouverne- 
ment fort  et  conciliateur,  montre  bien  à  (|uel  point 
pesait  encore  dans  la  balance  de  la  politique  l'in- 
fluence du  clergé.  Il  ne  faut  pas  oublier,  en  efl'et, 
que  si  Bonaparte  releva  de  leur  poussière  les  autels 


22  DES   INFLUENCES 

renversés,  ouvrit  de  nouveau  les  temples,  soutint  de 
son  bras  puissant  le  sacerdoce  naguère  proscrit  et 
persécuté ,  ce  n'est  pas  lui  peut-être  c|ui  créa  cette 
influence  et  qui  lui  donna  une  nouvelle  vie.  Ce  qu'il 
fit,  ce  fut  de  débarrasser  le  chemin  pour  que  cette 
influencepût  se  déployer  au  grand  jour  ;  mais  encore 
une  fois  il  ne  lui  communiquait  pas  l'existence;  ce 
ne  sont  pas  là  des  choses  qu'on  forme  par  un  décret 
ou  qu'on  établit  par  un  règlement  :  elles  existent 
dans  les  réalités  sociales  antérieurement  à  la  volonté 
de  l'homme,  elles  ne  sont  pas  le  résultat  d'un  acte 
instantané,  quelle  que  puisse  être  l'intelligence  qui 
le  conçoit  et  la  main  qui  l'exécute. 

Ce  que  nous  disons  est  si  vrai ,  cette  influence 
existait  si  réellement  dans  les  entrailles  de  la  société, 
alors  même  c|u'il  n'en  restait  aucun  vestige  appa- 
rent, qu'elle  se  manifesta  tout-à-coup  avec  une  force 
dont  les  disciples  de  Voltaire  furent  eux-mêmes 
étonnés  et  confondus.  La  réaction  religieuse  dont  la 
France  fut  alors  le  théâtre  s'accomplit  avec  tant 
d'énergie  qu'elle  changea  comme  par  enchantement 
la  face  de  la  nation.  On  n'eût  pas  regardé  comme 
possible  qu'un  peuple  où  l'on  avait  vu  commettre 
des  excès  qui  touchaient  aux  dernières  limites  du 
ridicule,  s'ils  n'eussent  en  même  temps  revêtu  les 
plus  hideux  caractères  du  sacrilège,  pût  passer  avec 
tant  de  promptitude  et  de  facilité  au  plus  noble  élan 
de  l'enthousiasme  religieux.  Phénomène  d'autant 
plus  étrange  que  les  attentats  commis  contre  la  re- 
ligion n'étaient  pas  des  coups  frappés  inopinément 


RELIGIEUSES.  23 

et  sans  préméditation,  que  ces  coups  avaient  été 
lentement  préparés  d'avance  et  n'étaient  que  la  mise 
en  œuvre  des  funestes  théories  dont  la  France  s'é- 
tait abreuvée  pendant  un  demi-siècle.  Ni  la  plume 
des  sophistes,  ni  le  fer  des  persécuteurs,  au  sein  des 
triomphes  les  plus  complets  et  les  plus  éclatants 
qu'aient  jamais  pu  rêver  les  ennemis  de  l'Eglise, 
n'avaient  donc  pu  détruire  cette  antique  religion  ; 
elle  montrait  une  fois  de  plus  que  son  origine  vient 
des  cieux,  et  que,  soutenue  par  le  bras  du  Tout- 
Puissant,  elle  peut  défier  sans  crainte  toutes  les 
puissances  de  l'enfer.  La  calomnie,  les  sarcasmes, 
la  pauvreté,  la  persécution,  qui  s'étaient  déchaînés 
avec  tant  de  fureur  et  de  liberté  contre  le  clergé  ca- 
tholique, n'avaient  pu  le  dépouiller  de  ses  divines 
influences,  ni  l'empêcher  d'être  regardé  comme  l'un 
des  premiers  éléments  dont  il  fallait  rechercher 
l'appui,  au  moment  de  réorganiser  une  société  tom- 
bée dans  l'état  le  plus  effrayant  de  dissolution  et  de 
marasme. 

Un  fait  confirme  hautement  la  vérité  de  ce  que 
nous  avons  dit  touchant  les  bases  sur  lesquelles  re- 
pose cette  merveilleuse  influence  du  clergé  catholi- 
que, et  montre  avec  la  dernière  évidence  que  la  plus 
profonde  et  la  plus  solide  de  ces  bases  est  bien, 
comme  nous  l'avons  indiqué,  l'indépendance  de  ce 
même  clergé  dans  l'exercice  de  ses  fonctions;  et  ce 
fait,  c'est  le  concordat  qui  dut  régler  les  affaires 
ecclésiastiques,  en  même  temps  que  l'action  du  mi- 
nistère religieux  se  manifestait  de  nouveau  dans  la 


2!l  DES   INFLUENCES 

société.  Cet  acte  solennel,  en  effet,  consacrait  d'une 
manière  explicite  et  décisive  le  principe  de  l'indé- 
pendance de  l'Église,  dans  le  droit  fait  aux  évêques 
de  recourir  au  chef  suprême  pour  la  solution  de 
toutes  les  difficultés ,  et  dans  le  nœud  puissant  qui 
rattache  le  passé  au  présent  et  ¿\  l'avenir  de  la  so- 
ciété chrétienne. 

La  Providence  avait  donc  disposé  les  choses  de 
telle  manière  qu'une  révolution,  qui  avait  prin- 
cipalement pour  objet  de  consommer  en  France  le 
discrédit  et  la  ruine  de  toute  influence  catholique , 
servît  à  montrer  avec  une  évidence  irrésistible  com- 
bien les  efforts  de  l'homme  sont  impuissants  contre 
l'œuvre  de  Dieu.  Dieu  voulut  que  l'homme  même 
qu'on  avait  vu  surgir  du  sein  de  la  révolution,  et  qui 
avait  promené  son  drapeau  victorieux  dans  toutes 
les  contrées  de  l'Europe,  donnât  aux  peuples  aussi 
bien  qu'aux  gouvernements  cette  ineflaçable  leçon, 
que  la  religion  est  la  première  nécessité  des  socié- 
tés humaines,  qu'elle  seule  peut  réorganiser  celles 
qui  sont  tombées  en  dissolution,  qu'une  nation  for- 
mée sous  l'action  du  catholicisme  doit  revenir  à 
lui,  même  après  les  plus  grands  bouleversements, 
qu'on  ne  saurait  enfin  obtenir  des  résultats  satisfai- 
sants, sous  ce  rapport,  que  par  un  accord  parfait 
avec  le  souverain  pontife.  Qu'importent  les  folies 
sacrilèges  dont  ce  même  homme  souilla  plus  tard 
son  nom,  quand,  aveuglé  par  l'orgueil,  enivré  par  sa 
fortune,  il  courait  rapidement  au  pré4pice?  Que 
peuvent  contre  les  réflexions  que  nous  venons  d'é- 


RELIGIEUSES.  25 

tablir  les  excès  dont  il  se  rend  coupable,  lorsque, 
oubliant  la  politique  de  ses  premières  années  et  les 
fondements  sur  lesquels  il  avait  d'abord  assis  sa 
puissance,  il  portait  une  mortelle  atteinte  aux  inté- 
rêts de  sa  grandeur  en  même  temps  qu'aux  intérêts 
de  sa  gloire?  Bien  loin  d'infirmer  notre  raisonne- 
ment, de  semblables  souvenirs  lui  donnent  une  force 
nouvelle  ;  car,  si  les  premiers  actes  du  conquérant 
eurent  pour  effet  de  l'élever  à  une  hauteur  qui  sem- 
blerait fabuleuse,  si  ce  n'était  là  un  fait  aussi  ré- 
cent, les  crimes  et  les  erreurs  qui  signalèrent  la  fin 
de  sa  carrière  furent  les  seules  causes  de  sa  cliute 
et  de  son  exil. 

L'histoire  et  l'expérience  nous  disent  d'un  com- 
mun accord  que,  nulle  part  dans  le  monde,  l'influence 
du  clergé  catholique  n'a  été  considérée  avec  dédain 
ou  tenue  pour  une  chose  de  peu  d'importance.  La 
confiance  et  l'amour,  les  soupçons  et  la  haine  dont 
elle  a  été  l'objet,  prouvent  également  sa  puissance, 
sont  des  témoignages  également  significatifs  que 
lui  rendent  à  leur  manière  ses  amis  et  ses  enne- 
mis. 

Voyez  ce  qui  s'est  passé  en  Angleterre.  Depuis  le 
schisme  d'Henri  YIII  jusqu'à  nos  jours,  on  a  vu  se 
continuer  d'une  manière  plus  ou  moins  violente,  plus 
ou  moins  déguisée ,  la  persécution  contre  le  clergé 
catholique;  elle  a  paru  suivre  dans  sa  marche  le 
mouvement  ascensionnel  de  l'influence  de  ce  même 
clergé  ;  et  si  dans  le  moment  actuel  la  situation  du 
catholicisme  s'est  améliorée  dansée  pays,  il  ne  le 
III.  2 


26  DES   INFLUENCES 

doit  ni  à  la  condescendance  ni  à  l'humanité  du 
gouvernement,  mais  bien  à  la  réaction  extraordi- 
naire qui  se  fait  là  comme  partout  ailleurs,  et  plus 
peut-être  que  partout  ailleurs,  en  faveur  des  idées 
catholiques  ;  réaction  qui,  venant  à  coïncider  heu- 
reusement avec  la  situation  politique  de  l'Irlande, 
arrache  aux  gouvernements  des  concessions  qu'ils 
ne  pouvaient  plus  refuser.  Dans  les  longs  et  solen- 
nels débats  de  l'émancipation  catholique,  on  a  pu 
voir  clairement  l'importance  qu'on  donnait  à  des 
questions  de  cette  nature,  puisque  une  mesure 
inspirée  par  la  saine  politique ,  chctée  par  la  pru- 
dence gouvernementale,  impérieusement  exigée  par 
l'esprit  du  temps,  rencontrait  néanmoins  une  oppo- 
sition tellement  opiniâtre,  qu'on  n'a  pu  l'obtenir  en 
définitive  qu'à  force  de  courage  et  d'habileté. 
L'attitude  redoutable  de  l'Irlande  a  seule  été  capa- 
ble de  peser  avec  efficacité  sur  les  délibérations  du 
parlement  anglais;  seule,  la  voix  formidable 
d'O'Gonnell  a  pu  forcer  dans  ses  détours  cette  du- 
plicité britannique,  que  se  sont  transmise  comme 
un  funeste  héritage,  durant  l'espace  de  trois  siècles, 
les  gouvernem.ents  successifs  de  ce  pays. 

En  Russie,  où  le  gouvernement,  ce  me  semble, 
eût  dû  s'en  tenir  à  des  moyens  calmes  et  lents  pour 
amoindrir  l'influence  du  clergé  catholique,  oia  le 
monarque  paraissait  pouvoir  et  devoir  respecter 
l'esprit  de  tolérance  si  répandu  dans  notre  siècle, 
nous  voyons  cependant  éclater  la  haine  et  la  peur 
qu'inspirent  à  l'autocrate  des  influences  religieuses 


RELIGIEUSES.  27 

à  peine  sensibles  dans  l'étendue  de  son  pouvoir, 
dans  l'immensité  de  ses  États  ;  il  ne  respecte  plus 
les  limites  que  lui  prescrivaient  à  la  fois  sa  sagesse 
et  sa  gloire  :  le  voilà  lancé  dans  un  système  de  per- 
sécution et  de  barbarie  qui  sera  la  honte  d'un  règne 
commencé  sous  de  glorieux  auspices. 

En  Prusse ,  où  l'esprit  de  modération  et  de  dou- 
ceur a  si  profondément  pénétré  les  régions  gouver- 
nementales, dans  ce  pays  où  l'on  se  fait  gloire  d'al- 
lier l'ordre  et  la  vigueur  d'un  gouvernement  absolu 
avec  les  discussions  et  la  liberté  d'un  gouvernement 
représentatif,  chez  un  peuple  enfin  où  la  tolérance 
de  tous  les  cultes  et  le  libre  essor  donné  aux  con- 
troverses religieuses  et  morales  doivent  naturelle- 
ment empêcher  tout  ce  qui  tendrait  à  violenter  la 
conscience;  eh  bien,  là  aussi  nous  voyons  avec 
étonnement  les  soupçons  et  la  jalousie  dont  le 
clergé  catholique  est  l'objet  de  la  part  du  pouvoir 
civil,  et  le  désir  manifesté  par  celui-ci  de  gêner  et 
de  neutraliser  l'action  de  celui-là,  en  évitant  cepen- 
dant de  se  jeter  dans  certains  moyens  de  nature  à 
soulever  trop  de  bruit  et  de  scandale.  Mais  on  ne 
s'arrête  pas  aisément  sur  cette  pente  funeste  ;  on  en 
est  venu  à  ces  moyens  redoutés,  témoin  la  persé- 
cution dirigée  contre  l'archevêque  de  Cologne.  11 
est  vrai  que  les  hommes  d'État  qui  dirigeaient  les 
affaires  de  ce  pays  se  sont  montrés  assez  prévoyants 
pour  apercevoir  de  loin  les  abîmes  où  pouvait  les 
conduire  une  semblable  conduite ,  et  qu'ils  ont  eu 
cette  fois  assez  de  prudence  pour  s'arrêter  dans  le 


28  DES    I^FLl!ENCES   RELIGIEUSES. 

périlleux  chemin  où  le  premier  mouvement  les 
avait  entraînés. 

Ces  attaques  si  multipliées  et  si  ardentes  contre 
l'influence  du  clergé  catholique  révèlent  d'une 
manière  non  équivoque  sa  puissance  et  sa  vigueur. 
On  ne  combat  pas  avec  cette  ardeur  et  cette  opi- 
niâtreté une  institution  qui  n'inspirerait  ni  crainte 
ni  jalousie;  la  haine  de  ses  ennemis  peut  être  regar- 
dée comme  la  mesure  exacte  de  sa  puissance.  Cette 
puissance  du  reste  ne  frappe  pas  seulement  au  pre- 
mier regard,  quand  on  parcourt  les  pages  de  l'his- 
toire; elle  ressort  invinciblement  d'une  attention 
plus  sérieuse,  d'une  étude  plus  approfondie  sur  les 
dogmes  et  la  discipline  de  l'institution  chrétienne. 

Nous  aurons  à  considérer  plus  tard ,  par  rapport 
à  l'Église  d'Espagne  en  particulier,  ce  que  nous 
avons  dit  en  général  sur  l'Église  catholique. 


STERILITE 


DE   LA 


RÉVOLUTION  ESMGNOLE. 


Les  anomalies  que  nous  présente  l'histoire  d'Es- 
pagne, pendant  ces  trente  dernières  années,  sont 
devenues  plus  d'une  fois  l'objet  de  nos  réflexions; 
nous  cherchions  à  nous  expliquer  en  nous-mêmes 
les  causes  qui  les  ont  produites,  puisqu'il  n'est  rien, 
dans  la  société  comme  dans  la  nature,  qui  n'ait 
sa  cause  efficiente  et  sa  raison  d'être.  Pouvoir  affir- 
mer qu'en  Espagne  trois  et  deux  ne  font  pas  cinq 
serait  en  vérité  le  moyen  le  plus  heureux  pour  expli- 
quer ce  qu'il  y  a  d'étrange  dans  les  événements 
dont  elle  est  le  théâtre,  ce  qu'il  y  a  d'incroy¿ible  et 
d'imprévu  dans  la  suite  de  ces  mêmes  événements. 
Par  malheur,  une  semblable  formule  est  impossible 
et  ne  renferme  rien  que  l'aveu  de  l'impuissance  où 
l'on  est  de  comprendre  ce  que  l'on  voit.  En  voyant, 
en  effet ,  surgir  des  événements  que  rien  ne  faisait 
pressentir  dans  le  cours  ordinaire  des  choses,  pro- 
noncer le  mot  d'anomalie,  c'est  avouer  implicite- 
ment son  ignorance  et  l'impossibilité  de  remonter 
à  la  cause.  C'est  là  un  motif  pour  nous  de  scruter  et 


30  STERILITE 

d'analyser  les  éléments  constitutifs  de  notre  révo- 
lution, de  rechercher  ce  qui  peut  dans  son  essence 
la  distinguer  des  autres,  puisqu'elle  se  montre  si 
différente  d'elles  dans  son  origine,  ses  dévelop- 
pements et  sa  décadence,  puisqu'elle  n'a  de 
commun  avec  elles  que  cet  invariable  cortège  de 
perturbations  et  de  calamités  qu'elles  traînent  toutes 
à  leur  suite.  Les  autres  révolutions  d'abord  se  sont 
distinguées  par  les  hommes  extraordinaires  qu'elles 
ont  produits;  elles  ont  ensuite  montré,  dans  le  bien 
comme  dans  le  mal,  des  proportions  colossales; 
dans  leur  immense  horizon,  on  apercevait  inces- 
samment, ou  bien  l'éclat  radieux  de  F  arc-en-ciel 
déployant  triomphalement  d'un  pôle  à  l'autre  la 
richesse  de  ses  couleurs,  comme  le  plus  magnifique 
reflet  des  promesses  de  l'avenir,  ou  bien  les  nuages 
précurseurs  de  la  tempête,  le  sombre  et  majestueux 
appareil  de  la  destruction  et  d^  la  ruine,  puis  l'ou- 
ragan lui-même  se  déchaînant  sur  la  terre  effrayée 
et  détruisant  à  la  fois  ses  richesses  et  ses  espéran- 
ces. Chez  nous,  rien  de  pareil,  ni  un  grand  homme, 
ni  un  grand  événement,  partout  des  faits  mesquins, 
des  volontés  chancelantes,  des  esprits  étroits,  un 
mal  sans  compensation ,  un  bien  sans  résultat  du- 
rable. 

Il  serait  difficile  de  signaler  quelque  part  une 
pensée  de  gouvernement,  un  germe  d'organisation 
administrative,  une  amélioration  sociale,  un  progrès 
dans  les  sciences  et  les  arts,  un  côté  des  choses 
empreint  de  quelque  grandeur ,  un  acte  digne  de 


DE  LA  RÉVOLUTION  ESPAGNOLE.       31 

quelque  gloire.  Que  nous  a  donné  cette  révolution 
si  vantée  ?  Quelle  petitesse  dans  ses  principes  !  quelle 
incertitude,  quelles  aberrations  dans  sa  marche! 
quelle  nullité  dans  ses  résultats  !  Pauvre  révolution 
qui  naît  dans  un  coin  ignoré,  et  semble  honteuse  de 
sa  naissance ,  qui  meurt  sous  un  décret  lancé  par 
un  monarque,  qui  renaît  par  le  fait  d'une  insurrec- 
tion militaire,  sur  une  terre  isolée,  et  s'enfuit  saisie 
d'épouvante,  à  la  seule  vue  du  pavillon  français 
franchissant  de  nouveau  les  Pyrénées  à  la  tête  de 
cent  mille  soldats  ;  elle  avait  oublié  sans  doute  que 
ce  même  pavillon  avait  dû  s'incliner  naguère  devant 
l'héroïque  énergie  de  la  nation  espagnole,  alors  ce- 
pendant qu'il  marchait  entouré  d'un  demi-million 
de  vétérans,  vainqueurs  de  tous  les  peuples  de  l'Eu- 
rope. Les  véritables  révolutions  ne  s'arrêtent  pas 
dans  leur  marche,  elles  ne  comptent  pas  des  trêves 
de  dix  ans  :  elles  avancent  toujours,  renversant, 
écrasant,  pulvérisant  tout  ce  qui  se  met  en  travers 
de  leur  passage;  leur  choc  est  irrésistible  comme 
celui  d'un  fleuve  débordé;  ce  n'est  pas  aux  forces 
humaines  qu'il  appartient  de  les  faire  rentrer  dans 
leur  lit,  elles  n'y  rentrent  jamais  qu'au  moment  où 
la  Providence  leur  dit  :  C'est  assez! 

Serait-il  possible  de  trouver  une  raison  des  ano- 
malies que  présente  la  révolution  espagnole,  dans 
le  caractère  même  du  peuple  espagnol  ?  est-ce  que 
nous  manquerions  par  hasard  de  force  et  d'énergie? 
aurions-nous  perdu  les  grandes  qualités  qui  rendi- 
rent nos  aïeux  immortels?  La  patrie  des  Pelage, 


32  STÉRILITÉ 

des  Gonzalve  de  Cordoue,  des  Fernand  Cortés, 
aurait-elle  perdu  son  ancienne  fécondité ,  ne  serait- 
elle  plus  que  l'ombre  d'elle-même?  le  soleil  ne 
brillerait-il  plus  au-dessus  de  nos  tetes  avec  la 
même  puissance  et  le  même  éclat  dont  il  nous  cou- 
ronnait, quand  il  ne  se  couchait  pas  sur  l'empire 
espagnol?  Enfants  dégénérés  de  ces  hommes  illus- 
tres qui  remplirent  le  monde  du  bruit  de  leurs 
hauts  faits,  ne  sentirions-nous  plus  couler  dans  nos 
veines  ce  noble  et  généreux  sang  dontles  flots, versés 
sur  toutes  les  contrées  de  l'Europe,  dans  l'Afrique  et 
les  Indes,  rattachaient  au  diadème  des  monarques 
espagnols,  comme  des  perles  d'une  inestimable  va- 
leur, les  provinces  qu'ils  avaient  arrosées;  ouvraient 
c\  la  civilisation  européenne  des  mers  inconnues,  des 
parages  inexplorés  où  devaient  flotter  plus  tard,  avec 
tant  de  grandeur  et  de  gloire ,  les  pavillons  de  la 
Grande-Bretagne ,  de  la  France  et  de  la  patrie  de 
Washington?  Nous  ne  pouvons  le  croire  :  l'an  1808 
n'est  pas  tellement  éloigné  de  nous.  Elle  n'a  pas 
encore  disparu,  la  génération  qui  fut  témoin  de 
cette  insurrection  immortelle,  où  l'on  vit  un  peuple, 
sans  roi,  sans  gouvernement,  sans  chef,  se  lever 
comme  un  seul  homme  et  descendre  tout  seul  dans 
la  lice  oi;i  venaient  de  succomber  lesplus  grands  po- 
tentats de  l'Europe.  Ce  spectacle  fut  grand,  im- 
mense, glorieux,  unique  dans  l'histoire  de  ce  siè- 
cle; et  cela,  parce  qu'il  fut  national,  parce  qu'il  ne 
fut  pas  l'œuvre  de  quelques  hommes,  ni  la  réalisa- 
tion d'un  plan  tracé  d'avance,  mais  bien  le  résultat 


DE    LA  RÉVOLUTION    ESPAGNOLE.  33 

naturel,  spontané,  des  idées  et  des  mœurs  de  l'Espa- 
gne; c'est  pour  cela  qu'au  premier  cri,  au  premier 
coup  frappé  pour  l'indépendance  de  la  patrie,  tres- 
saillirent tout-à-coup  tous  les  échos  de  la  péninsule 
ibérique,  que  de  toutes  parts  brillèrent  au  soleil  les 
armes  d'une  nation  entière,  comme  à  la  voix  du 
capitaine  resplendissent  en  même  temps  les  épées, 
les  baïonnettes  et  les  lances  de  toute  une  armée. 

Nous  ne  croyons  pas  à  l'affaiblissement  des  ra- 
ces ;  quand  il  se  produit,  en  effet,  nous  y  voyons 
surtout  le  résultat  du  système  religieux,  social  et 
politique  auquel  ces  races  sont  soumises  ;  la  race 
espagnole  est  donc  toujours  à  nos  yeux  ce  qu'elle 
fut  dans  les  jours  de  sa  puissance  et  de  sa  gloire. 
Trente  ans  ne  suffisent  pas  en  outre  pour  qu'un 
peuple  ait  dégénéré  ;  et  il  n'y  a  pas  plus  longtemps 
que  cela  qu'on  vit  le  peuple  espagnol  se  montrer  le 
plus  hardi,  le  plus  tenace,  le  plus  courageux  de 
tous  les  peuples  de  la  terre.  Ce  n'est  donc  pas  au 
caractère  de  notre  peuple  qu'il  faut  s'en  prendre  de 
la  petitesse  de  notre  révolution;  là  n'est  pas  la 
cause  de  cet  amoindrissement,  de  cette  prostration 
qui  succèdent,  pour  ainsi  dire  immédiatement,  à  un 
mouvement  colossal.  La  véritable  cause  est  dans 
l'impopularité  de  tous  les  projets  tentés  par  la  ré- 
volution ;  elle  est  en  ce  que  l'immense  majorité  de 
la  nation  n'a  été  pour  rien  dans  ces  misérables  scè- 
nes où  l'on  a  parodié  les  événements  révolutionnai- 
res de  quelques  autres  pays. 

Une  révolution,  pour  être  telle,  doit  avoir  ses 


S4  STÉRILITÉ 

racines  au  cœur  même  du  pays;  c'est  là,  unique- 
ment là,  qu'elle  peut  trouver  sa  force;  car  une  ré- 
volution se  fait  toujours  pour  renverser  ce  qui 
existe,  pour  dépouiller  ceux  qui  possèdent,  pour 
arracher  la  direction  de  la  société  des  mains  de 
certaines  classes,  pour  généraliser  des  avantages  et 
des  biens  qu'elles  semblaient  posséder  à  l'exclusion 
des  autres  ;  et  par  là  même,  la  révolution  est  obli- 
gée de  lutter  contre  des  institutions  profondément 
enracinées  dans  le  sol,  contre  des  intérêts  puissants 
qui  se  coalisent  sous  la  menace  du  danger  ;  elle  ne 
peut  dès  lors  se  promettre  le  triomphe,  ni  commen- 
cer la  lutte  avec  apparence  de  succès,  si  elle  n'a 
pour  elle  une  grande  partie  du  peuple,  si  elle  ne 
peut  mettre  en  jeu  cette  machine  de  guerre,  cet 
irrésistible  bélier,  dont  les  terribles  coups  ébranlent 
en  un  instant  les  plus  solides  remparts.  Hors  de  là, 
il  peut  bien  y  avoir  une  suite  de  conspirations, 
mais  non  une  révolution  véritable  ;  il  peut  y  avoir 
des  émeutes ,  des  insurrections,  la  guerre  civile , 
mais  non  encore  une  fois  la  révolution  elle-même , 
ce  mouvement  général  qui  soulève  les  flots  popu- 
laires et  qui  les  précipite  contre  les  sommités  socia- 
les pour  les  renverser  et  les  anéantir. 

Appliquez  ces  réflexions  à  notre  histoire,  et  voyez 
si  vous  ne  comprendrez  pas  les  anomalies  qu'elle 
présente.  Rappelez  la  glorieuse  époque  dont  nous 
avons  parlé ,  et  vous  avouerez  que  depuis  lors  il 
n'a  pas  existé  parmi  nous  de  mouvement  vraiment 
national.  Mille  fois  on  amis  ce  mot  en  avant;  mais 


DE  LA  RÉVOLUTION  ESPAGNOLE.       35 

autant  de  fois  il  a  été  facile  de  voir,  à  travers  les 
voiles  les  plus  ingénieux,  percer  les  intrigues  d'un 
parti,  d'une  faction,  d'un  individu.  Il  ne  s'est  pas 
élevé  chez  nous  de  ces  hommes  extraordinaires  qui 
se  placent  à  la  tête  d'une  révolution  ;  les  grands 
capitaines  supposent  toujours  une  grande  armée, 
les  émeutes  n'ont  besoin  que  de  quelques  chefs 
turbulents  ;  au  bruit  des  clameurs  populaires  suf- 
fisent toujours  quelques  tribuns  capables  de  pro- 
noncer avec  emphase  d'assourdissantes  banalités. 
A  des  hommes  tels  que  Mirabeau ,  il  faut  des  as- 
semblées constituantes;  à  des  homm.es  tels  que 
Washington  ,  il  faut  un  peuple  entier  sous  les 
armes. 

Sur  certains  points  de  la  Péninsule  ,  à  diverses 
époques  de  nos  agitations  ,  on  a  vu,  qu'on  le  re- 
marque bien,  des  soulèvements  vraiment  populai- 
res ;  et  là,  les  chefs  n'ont  pas  manqué.  Le  mou- 
vement de  la  Navarre  et  des  provinces  vasconga- 
des  se  personnifia  dans  l'illustre  et  malheureux 
Zumalacarregui.  Si  la  révolution  avait  été  popu- 
laire en  Espagne ,  croyez-vous  qu'elle  eût  tra- 
versé tant  d'années  sans  rencontrer  un  chef  digne 
d'elle  ?  Croyez-vous  que  certains  hommes,  qui  se 
sont  plus  ou  moins  élevés  dans  cette  période ,  ne 
fussent  pas  montés  à  une  plus  grande  hauteur , 
inspirés  et  secondés  par  l'élan  national?  Mais  que 
peut  devenir  un  homme  qui  s'adresse  aux  sympa- 
hies  du  peuple,  quand  il  sait  que  le  peuple  le  re- 
pousse et  l'abhorre?  A  quoi  peut  également  aboutir 


où  STÉRILITÉ 

celui  qui  se  sert  du  m  ot  de  liberté  pour  entraîner 
les  masses,  et  que  les  masses  regardent  avec  dé- 
fiance, sinon  avec  antipathie  ,  craignant  que  sous 
ce  nom  séduisant  et  flatteur  ne  se  cachent  les  en- 
nemis de  leurs  idées  et  de  leurs  institutions  les  plus 
chères  ?  Telle  était  cependant  la  position  des  hom- 
mes qui  s'étaient  faits  parmi  nous  les  hérauts  des 
principes  révolutionnaires;  ils  se  sentaient  faibles 
sur  le  terrain  où  ils  s'étaient  placés,  ils  se  croyaient 
entourés  de  toutes  parts  d'ennemis  nombreux  et 
puissants;  ils  ne  pouvaient  ignorer  que  la  popula- 
rité n'était  dans  leur  bouche  qu'une  parole  vide  de 
sens,  ils  avouaient  eux-mêmes  qu'il  fallait  des  gé- 
nérations nouvelles  pour  que  les  idées  propagées 
par  eux  pussent  devenir  populaires.  De  là  le  dé- 
couragement ,  de  là  l'exaspération  dont  ils  nous 
ont  souvent  donné  le  triste  spectacle;  tantôt  ils 
couvraient  leurs  démarches  et  palliaient  leurs  des- 
seins; tantôt  ils  se  livraient  à  cette  exagération  qui 
naît  toujours  de  la  difficulté  qu'on  sent  à  vaincre 
la  résistance;  ils  n'ont  pas  craint  de  jeter  à  la  face 
du  peuple  les  reproches  d'ignorance  et  d'incurie  à 
l'endroit  de  ses  propres  intérêts  ;  et  cela ,  parce 
qu'il  ne  voulait  pas  de  ce  bonheur  imaginaire  qu'ils 
s'obstinaient  à  lui  présenter. 

La  révolution  proprement  dite  n'eut  jamais  en 
Espagne  le  peuple  de  son  côté  ,  à  moins  qu'on  ne 
prenne  pour  le  peuple  cette  poignée  d'hommes  tur- 
bulents qui  vociféraient  le  triomphe  ou  le  blâme 
dans  les  tribunes  de  Cadix  ,  au  temps  des  Cortés 


DE    LA   RÉVOLUTION    ESPAGNOLE.  57 

extraordinaires,  ou  cette  foule  tumultueuse  qui  sui- 
vait les  images  de  Riego  dans  les  rues  de  Madrid, 
ou  bien  encore  ces  quelques  factieux  qui  venaient 
insulter  les  reines  jusque  dans  leur  palais,  lors 
des  désordres  de  la  Granja.  Cette  impopularité  de 
la  révolution  espagnole  a  été  la  véritable  cause  de 
son  étrange  stérilité  ;  de  là  est  venu  qu'on  n'a  su 
mettre  à  profit  ni  le  soulèvement  de  1808  ,  ni  la 
victoire  qui  en  fut  la  conséquence;  de  là  encore 
cette  série  de  réactions  dans  laquelle  nous  sommes 
entrés,  à  partir  de  1814  ;  de  là  enfin  l'impuissance 
où  nous  sommes  graduellement  tombés  de  consti- 
tuer un  gouvernement  national  qui ,  fort  de  son 
principe  et  de  sa  position ,  pût  se  consacrer  sans 
réserve  au  bonheur  du  pays. 

C'est  à  ces  mêmes  causes  qu'on  peut  attribuer 
la  violence  et  jusqu'à  un  certain  point  l'efficacité 
des  réactions  accomplies  ;  parfois  on  a  pu  dé- 
truire d'un  seul  coup  des  faits  qui  semblaient  avoir 
prescrit,  et  rétablir  un  état  de  choses  antérieur  au 
mouvement  de  la  révolution.  On  a  souvent  blâmé 
cela  comme  le  résultat  d'un  système ,  et  l'on  ne 
s'apercevait  pas  que  c'était  là  beaucoup  mieux 
qu'un  système,  que  c'était  l'effet  logique  et  natu- 
rel de  la  disposition  des  esprits  et  de  la  force  qui  les 
appuyait,  quand  ils  avaient  remporté  la  victoire. 
En  Espagne,  comme  dans  tous  les  autres  pays 
du  monde,  le  parti  qui  vient  de  supplanter  et  de 
subjuguer  ses  ennemis  par  la  force  des  armes  ; 
fait  disparaître  autant  qu'il  est  en  lui  les  traces  du 
m.  3 


38  STÉRILITÉ 

pouvoir  renversé,  brise  d'avance  tous  les  moyens 
capables  de  favoriser  son  retour,  s'entoure,  en  un 
mot,  de  tous  les  intérêts  anciens  ou  nouveaux  qui 
peuvent  affermir  son  triomphe.  Mais  ce  qui  s'est 
passé  dans  les  diverses  réactions  tentées  jusqu'à 
ce  jour  ne  saurait  plus  désormais  se  reproduire. 
Pourquoi  ?  Parce  que  la  révolution  a  pris  une  ex- 
tension beaucoup  plus  grande ,  parce  qu'elle  a  eu 
le  temps  de  consolider  son  œuvre.  On  ne  respecte 
pas  les  faits  accomplis,  quand  ils  ne  sont  pas  assez 
forts  pour  imposer  eux-mêmes  le  respect  ;  s'ils  ont 
au  contraire  assez  de  force,  la  nécessité  de  les  su- 
bir se  nomme  générosité,  la  peur  revêt  le  dehors 
de  la  prudence. 

Pour  qu'une  révolution  puisse  réellement  s'ap- 
peler nationale,  il  n'est  pas  sans  doute  nécessaire 
qu'elle  ait  en  sa  faveur  l'opinion  de  tous  les  ci- 
toyens, pas  même  de  toutes  les  classes  ;  nous  savons 
que  cette  unanimité  est  à  peu  près  impossible ,  à 
moins  que  l'indépendance  de  la  nation  ne  soit  elle- 
même  en  jeu;  et,  dans  ce  cas  encore,  faut-il  supp-3- 
ser  qu'il  n'a  pas  été  possible  de  fausser  le  mouve- 
ment et  de  donner  le  change  à  l'opinion.  Mais  pour 
qu'une  révolution  soit  nationale,  il  est  du  moins 
nécessaire  qu'une  partie  considérable  de  la  nation 
l'embrasse  avec  ardeur,  et  que  derrière  les  esprits 
qui  poussent  au  renouvellement  de  l'état  social  se 
range  une  masse  imposante  capablcdc  réaliser  leurs 
projets.  Si  les  idées  se  bornent  à  un  petit  nombre 
d'esprits,  si  elles  n'ont  eu  ni  le  temps  ni  le  moyen 


DE   LA   RÉVOLUTION   ESPAGNOLE.  39 

de  se  répandre  parmi  le  peuple,  elles  pourront 
bien  former  une  école  philosophique,  et  par  l'in- 
termédiaire de  cette  école  ourdir  de  secrètes  in- 
trigues, préparer  des  conspirations,  exciter  des 
désordres;  elles  ne  soulèveront  jamais  ces  vastes 
et  profondes  tempêtes  que  nous  appelons  révolu- 
tions. 

Nous  ne  prétendons  pas  non  plus  que  ces  grands 
événements  soient  toujours  inspirés  par  une  idée  fixe, 
se  dirigent  vers  un  but  unique  et  déterminé  ;  dans 
ce  cas,  ils  perdraient  peut-être  une  grande  partie  de 
leurs  forces,  ils  n'auraient  plus  ni  le  même  élan  ni 
la  même  énergie.  Pour  ébranler  et  changer  une 
vieille  société,  il  faut  de  puissants  éléments  d'agita- 
tion et  de  discorde ,  il  faut  des  principes  dissolvants 
qui  relâchent  tous  les  liens  et  menacent  toutes  les 
institutions  dont  le  corps  social  se  compose;  il  faut 
des  idées  neuves,  hardies,  séduisantes,  capables  de 
fasciner  les  esprits,  d'enflammer  les  cœurs  et  d'é- 
blouir les  imaginations  par  la  perspective  d'un  bril- 
lant avenir;  avenir  incertain,  si  l'on  veut,  vague, 
indécis,  et  qui  n'apparaît  au  bout  de  l'horizon  que 
comme  le  mirage  à  l'extrémité  du  désert.  C'est  là 
précisément  ce  qui  le  rendra  plus  entraînant,  ce  qui 
lui  donne  une  influence  plus  irrésistible  ;  son  attrac- 
tion sera  d'aulant  plus  forte ,  qu'il  se  refuse  à  l'exa- 
men de  la  saine  raison. 

Dans  la  révolution  d'Angleterre,  par  exemple,  on 
chercherait  en  vain  l'unité  de  but  et  de  plan  ;  dans 
les  phases  qu'elle  a  parcourues,  dans  les  difficultés 


do  STÉRILITÉ 

qu'elle  eut  à  vaincre^'  dans  les  triomphes  qu'elle  rem- 
porta, il  est  aisé  de  voir  la  multiplicité  des  causes 
qui  s'étaient  réunies  pour  jeter  la  Grande-Bretagne 
dans  cette  interminable  série  de  malheurs.  Il  est 
vrai  néanmoins  que,  dans  cette  infinité  de  tendances 
diverses,  qu'il  serait  bien  difficile  de  classer  et  beau- 
coup plus  encore  de  réduire  à  l'unité,  soit  dans  leur 
principe,  soit  dans  leur  fin,  on  voit  dominer  le  fana- 
tisme religieux,  qui  entraîne  tout,  qui  subjugue  tout, 
qui  porte  de  toutes  parts  la  fougue  de  ses  instincts 
et  les  sombres  reflets  de  sa  pensée.  L'interprétation 
de  r Écriture-Sainte  abandonnée  au  sens  privé,  la 
Bible  répandue  à  profusion  au  milieu  des  classes 
ignorantes  et  des  passions  les  plus  énergiques,  con- 
tribuèrent surtout  à  produire  cette  multitude  de  fa- 
natiques dont  l'esprit  égaré  par  les  plus  étranges 
doctrines,  dont  le  cœur  enivré  d'un  orgueil  féroce 
atteignirent  souvent  aux  dernières  limites  de  la  fré- 
nésie. La  révolution  se  montrait  l'irréconciliable 
ennemie  de  toute  puissance  et  de  toute  dignité,  elle 
s'appuyait  sur  cette  tourbe  immense  de  furieux  qui, 
dans  les  rois,  ne  voyaient  plus  que  les  délégués  de 
la  grande  prostituée  de  Babylone.  La  révolution 
cherchait  à  renverser  les  restes  de  hiérarchie  ecclé- 
siastique laissés  debout  par  le  schisme  et  l'hérésie; 
on  en  vint  à  soutenir  avec  ardeur  qu'il  fallait  abolir 
le  sacerdoce,  par  la  raison  que  les  prêtres  étaient 
les  ministres  de  Satan.  La  révolution  tendait  à  tout 
niveler;  elle  eût  voulu  anéantir  jusqu'à  l'inégalité 
de  la  science  ;  par  un  sacrilège  abus  de  l'Écriture- 


DE    LA   RÉVOLUTION    ESPAGNOLE.  41 

Sainte,  on  condamnait  la  science  comme  une  inven- 
tion du  paganisme,  et  les  écoles  publiques  comme 
des  pépinières  de  désordres  et  de  fureurs.  La  révo- 
lution ne  disait  pas  précisément  où  se  trouvait  le 
bien  ;  mais  elle  désignait  comme  mal ,  et  vouait  en 
conséquence  à  la  destruction  tout  ce  qui  existait  ; 
elle  n'avait  pas,  elle  ne  pouvait  avoir  une  pensée 
de  réédification,  elle  n'avait  que  des  instincts  de  dé- 
molition et  de  ruine.  Ces  terribles  instincts  avaient 
bouleversé  les  têtes  d'un  grand  nombre  de  sectaires  ; 
et  si  l'on  ne  peut  pas  dire  que  la  totalité  du  peuple 
anglais  était  avec  eux,  leur  nombre  du  moins  était 
si  considérable,  qu'ils  pouvaient  être  considérés,  vu 
surtout  leur  exaltation  et  leur  enthousiasme,  comme 
représentant  la  majorité  de  cette  nation.  Leur  force 
venait  principalement  des  principes  adoptés  et  po- 
pularisés par  le  schisme  d'Henri  YIII,  ils  ne  fai- 
saient que  tirer  les  conséquences  des  axiomes  posés 
un  siècle  auparavant.  En  communiquant  à  ce  fana- 
tisme une  nouvelle'ardeur,  en  le  dirigeant  avec  une 
habileté  remarquable  vers  le  but  de  son  ambition , 
Cromwell  marchait  à  la  dictature  par  le  chemin  de  la 
popularité. 

La  révolution  française  n'atteignit  de  si  grandes 
proportions,  ne  produisit  des  résultats  si  vastes  et 
si  terribles  ,  que  parce  qu'elle  avait  pris  son  point 
d'appui  dans  le  peuple  ;  les  doctrines  philosophi- 
ques avaient  déjà  fait  de  profonds  ravages  pendant 
l'espace  d'un  siècle  ,  elles  avaient  miné  par  leur 
fondement  toutes  les  vieilles  institutions  :  la  révolu- 


[i2  STÉRILITÉ 

tion  était  faite  dans  les  idées  avant  de  s'accomplir 
dans  les  faits. 

Les  matériaux  de  ces  vastes  incendies  étaient 
amoncelés ,  il  ne  manquait  plus  qu'une  étincelle 
pour  y  mettre  le  feu.  Contemplez  l'Assemblée  na- 
tionale au  premier  moment  de  son  existence,  et  vous 
verrez  aussitôt  une  assemblée  qui  va  se  déclarer 
indépendante  de  tous  les  pouvoirs  anciens ,  du 
clergé,  de  la  noblesse  et  du  trône  ;  vous  verrez  une 
assemblée  qui  s'empare  même  de  tous  les  pouvoirs, 
qui  les  concentre  dans  son  sein,  qui  se  déclare  sou- 
veraine, qui  donne  déjà  des  lois  à  la  France  et  pré- 
pare les  voies  à  la  Convention.  Là,  sans  réflexion , 
sans  examen ,  vous  apercevez  de  prime  abord  la 
ligne  qui  sépare  l'avenir  du  passé ,  le  commence- 
ment d'une  ère  nouvelle  ,  les  résultats  de  la  philo- 
sophie du  xviii'  siècle,  les  premiers  éléments  qui 
doivent  former,  par  leur  agrandissement  et  leur 
combinaison ,  la  société  du  xix«  siècle.  Quand 
Louis  XYI ,  après  la  convocation  des  états-géné- 
raux, se  trouva  face  à  face  avec  la  révolution,  ter- 
riblement personnifiée  par  Mirabeau ,  il  ne  devait 
pas  sans  doute  reconnaître  la  voix  de  tout  son  peu- 
ple dans  la  foudroyante  éloquence  du  célèbre  tri- 
bun. Des  classes  entières  étaient  loin  de  sympathiser 
avec  les  tendances  de  l'Assemblée  nationale  et  d'ap- 
plaudir à  la  scène  du  Jeu-de-Paume  ;  une  foule 
d'hommes  appartenant  à  toutes  les  classes  de  la  so- 
ciété désiraient  sincèrement  le  maintien  de  la  mo- 
narchie avec  tout  l'appareil  de  sa  splendeur  et  de 


DE  LA  REVOLUTION  ESPAGNOLE.       ll^ 

sa  puissance,  avec  tous  les  moyens  nécessaires  pour 
remplir  ses  hautes  fonctions  et  travailler  eiTicace- 
mcnt  au  bonheur  des  peuples.  Mais  on  ne  saurait 
nier  que  les  doctrines  philosophiques,  ennemies  de 
toutes  lesinstitutions  sociales  alors  debout,  n'eussent 
gagne  beaucoup  de  terrain,  n'eussent  consolidé  leur 
pouvoir  et  fait  de  nombreuses  conquêtes,  jusque 
dans  ces  classes  de  la  société  qui  auraient  dû  les 
repousser  avec  le  plus  d'horreur,  n'eût-ce  été  que 
par  intérêt  propre  ;  on  ne  saurait  nier  que  la  masse 
du  peuple  ne  fût  travaillée  par  un  esprit  d'agita- 
tion et  de  résistance  ,  que  déjà  ne  fermentassent 
visiblement  dans  son  sein  les  formidables  passions 
qui  devaient  si  tôt  après  déployer  aux  yeux  de  l'u- 
nivers leur  lugubre  puissance  ;  on  ne  saurait  non 
plus  révoquer  en  doute  que  ceux-là  mêmes  qui  dé- 
testaient la  révolution,  à  cause  de  ses  instincts  irre- 
ligieux et  anarchiques,  ne  fussent  exaspérés  contre 
les  abus,  n'en  appelassent  de  tous  leurs  vœux  la  ré- 
forme et  la  destruction ,  n'éprouvassent  enfin  une 
fatale  inclination  à  ne  voir,  dans  les  conseils  de  la 
prudence  et  du  sens  commun,  que  les  suggestions 
ci  les  intrigues  des  courtisans.  On  ne  savait  pas  ce 
que  c'était  qu'une  révolution ,  on  n'en  n'avait  pas 
vu  les  excès,  on  ne  les  regardait  pas  peut-être 
même  comm.e  possibles  ;  dès  lors  on  ne  pouvait 
penser  non  plus  que  ces  mêmes  tables,  sur  lesquel- 
les on  avait  solennellement  gravé  les  droits  du  peu- 
ple, seraient  si  promptement  souillées  de  boue  et  de 
sang,  que  le  poignard  des  Jacobins  frapperait  à  la 


lili  STÉRILITÉ 

fois  tant  de  cœurs  généreux  et  purs,  et  mettrait  en 
lambeaux  la  bannière  de  la  liberté.  Les  esprits 
étaient  enivrés  d'enthousiasme,  et  l'enthousiasme 
portait  dans  ses  bras  ce  qu'on  peut  nommer  sa  fille 
la  plus  chère,  l'espérance.  Il  en  était  peu  qui  vou- 
lussent une  révolution  cruelle  et  sanglante  ;  mais 
beaucoup  demandaient  une  réforme  sérieuse  et  ra- 
dicale; et  dans  ces  époques  de  bouleversement,  la 
révolution  vient  toujours  à  la  suite  de  la  réforme , 
un  pas  suffit  pour  aller  de  l'une  à  l'autre.  Quand 
un  homme  appelle  la  réforme  à  hauts  cris,  soyez 
sûr  que  cet  homme  ne  connaît  pas  le  terrain  sur 
lequel  il  s'avance  ;  ou  bien  il  parle  de  mauvaise  foi 
et  il  n'ose  pas  appeler  la  révolution  de  son  véritable 
nom.  C'est  pour  cela  que,  l'impulsion  une  fois  don- 
née, la  nation  française  la  suit  en  aveugle.  Les  sif- 
flements de  la  tempête  montrent  à  chaque  instant 
les  dangers  du  naufrage  ;  mais  le  vaisseau  marche 
à  toutes  voiles,  et  l'équipage,  qui  pâlit  à  la  vue  du 
péril,  s'y  jette  néanmoins  tête  baissée.  Il  s'efforce 
bien  sans  doute  de  montrer  un  front  serein  ;  mais 
il  se  soumet  avec  une  étrange  docilité  au  com- 
mandement des  hommes  assez  hardis  pour  entre- 
prendre de  diriger  la  manœuvre ,  et  pour  défier 
sans  pâlir  les  fureurs  de  la  tourmente. 

Quels  rapports  de  similitude  pourrait-on  établir 
entre  notre  révolution  et  la  révolution  française  ? 
Comment  serait-il  possible  d'oser  les  comparer  ?  Il 
est  vrai  que  notre  nation  a  ressenti  de  profondes 
secousses  ;  nous  l'avons  dit  et  nous  ne  craignons 


DE    LA   RÉVOLUTION    ESPAGNOLE.  45 

pas  de  le  répéter  ;  mais  les  motifs  et  le  but  de  ces 
secousses  étaient  diamétralement  opposés  h  ceux 
qu'elles  avaient  eus  chez  nos  voisins.  Chez  eux,  le 
peuple  se  souleva  contre  les  institutions  anciennes  : 
chez  nous,  il  s'est  soulevé  en  leur  faveur.  Là-bas  , 
le  peuple  combattit  contre  la  religion  et  contre  le 
trône  :  ici  le  peuple  a  combattu  pour  les  défendre  ; 
là  le  clergé  et  la  noblesse  tombèrent  au  premier 
choc,  leurs  membres  dispersés  et  descendus  aux 
rangs  des  autres  hommes,  ou  bien  furent  entraînés 
par  le  torrent  de  la  révolution,  ou  bien  furent  con- 
damnés à  voir,  d'une  terre  étrangère,  les  malheurs 
de  leur  patrie  :  ici  la  noblesse  et  le  clergé  figuraient 
dans  les  juntes,  dans  les  bandes  des  insurgés,  dans 
les  rangs  de  l'armée  ;  et  formant  avec  le  peuple  un 
ensemble  compacte,  ils  ne  laissaient  pas  de  jouir 
des  prérogatives  et  des  honneurs  qu'ils  avaient  ob- 
tenus sous  la  monarchie.  L'insurrection  contre  les 
Français  fut  un  mouvement  national;  la  révolution  ne 
le  fut  pas  ;  voilà  pourquoi  la  révolution  s'est  montrée 
aussi  mesquine  que  l'insurrection  avait  été  grande. 
Le  mouvement  de  la  nation  française  n'eut  pas  pour 
motif  l'invasion  d'une  armée  conquérante,  ni  pour 
objet  la  conservation  de  l'indépendance  nationale  ; 
d'une  manière  plus  ou  moins  explicite,  avec  une 
intention  plus  ou  moins  accusée,  on  s'acheminait  à 
la  réforme  d'abus  imaginaires  ou  réels,  on  voulait 
diminuer  les  prérogatives  du  trône,  écarter  l'in- 
fluence des  courtisans  de  la  sphère  du  pouvoir,  pour 
y  substituer  l'intervention  populaire.  Le  but  était  le 

3. 


46  STÉRILITÉ 

même  pour  tous,  le  chemin  devait  Têtre  aussi  ;  la 
différence  était  que  les  uns  voulaient  aller  plus  loin, 
tandis  que  les  autres  désiraient  s'arrêter  plus  près. 
Mais  l'unité  de  direction,  la  réunion  de  toutes  les 
forces  dans  une  seule  pensée,  du  moins  à  l'origine 
du  mouvement,  lui  imprimèrent  une  rapidité  qu'il 
ne  fut  plus  possible  de  contenir.  Tout  ce  que  la 
révolution  rencontra  sur  son  passage,  elle  le  ren- 
versa, elle  l'anéantit,  poursuivant  ainsi  sa  marche 
irrésistible,  jusqu'à  ce  qu'elle  vînt  s'engloutir  elle- 
même  dans  l'abîme  qui  lui  était  marqué  par  le  doigt 
de  la  Providence. 

Comparez  larévolution  française  avec  la  révolution 
espagnole,  observez  l'origine  de  l'une  et  de  l'autre, 
voyez  quel  fut  leur  objet  respectif,  et  vous  compren- 
drez aussitôt  pourquoi  les  faits  atteignirent  des  pro- 
portions colossales  de  l'autre  côté  des  Pyrénées,  fu- 
rent empreints  d'une  sublime  horreur,  tandis  qu'on 
n'a  vu  de  ce  côté  que  de  misérables  parodies,  des 
événements  qui  ne  seraient  que  ridicules,  si  les  ré- 
sultats n'en  avaient  été  désastreiLX.  11  y  eut  aussi 
dans  notre  Espagne  un  grand  soulèvement ,  il  y  eut 
un  enthousiasme  national  ;  l'étincelle  électrique  a 
jailli  d'un  bout  à  l'autre  de  notre  patrie,  semant 
dans  tous  les  cœurs  le  feu  des  grandes  passions. 
Il  y  eut  du  dévoûmcnt,  de  la  fraternité,  de  l'hé- 
roïsme, avec  son  mépris  de  la  vie ,  son  infatigable 
persévérance,  son  invincible  fermeté  au  milieu  de 
toutes  les  privations  et  de  toutes  les  fatigues,  avec 
cette  noble  espérance  supérieure  aux  plus  grands 


DE    LA    RÉVOLUTION    ESPAGNOLE.  [p 

revers,  avec  ce  sublime  sang-froid  qui  dédaigne  de 
compter  le  nombre  des  ennemis.  Il  y  eut  aussi  chez 
nous  cette  irrésistible  impétuosité  qui  triomphe  de 
tous  les  obstacles,  qui  brise  toutes  les  résistances, 
qui  se  joue  des  hasards,  et  qui  doit  enfin,  par  la  force 
même  des  choses,  par  une  sorte  de  fatalité  inéluc- 
table, arriver  à  son  but  et  se  couronner  des  palmes 
du  triomphe.  La  flamme  de  l'enthousiasme  fit  pâlir 
l'étoile  de  Napoléon  :  le  sang  de  nos  frères  morts 
en  combattant  dans  les  rues  de  Madrid,  ou  cruel- 
lement fusillés  dans  le  Prado,  ne  tarda  pas  à  être 
vengé  dans  les  champs  de  Baylen  ;  la  déloyale  in- 
vasion des  armées  françaises  eut  aussi  sa  revanche^ 
quand  les  armées  espagnoles  s'en  allèrent  déployer 
leurs  drapeaux  victorieux  dans  les  plaines  de  la 
France. 

Mais  cette  glorieuse  défense,  ces  exploits  prodi- 
gieux, ne  font  que  mieux  ressortir  la  petitesse  de  ce 
qu'on  a  voulu  nommer  parmi  nous  révolution.  Vou- 
lez-vous la  bien  juger  ,  cette  révolution  ?  Voyez 
d'une  part  ce  qu'elle  fait,  et  de  l'autre  ce  que  fait 
le  peuple  espagnol.  Le  peuple  espagnol  combat 
pour  la  monarchie  :  la  révolution  introduit  l'anar- 
chie démocratique  ;  le  peuple  espagnol  défend  la 
religion  :  la  révolution  ouvre  le  pays  à  l'école  de 
Voltaire  ;  le  peuple  espagnol  a  été  rendu  furieux 
contre  tout  ce  qui  sent  les  idées  françaises  :  la  révo- 
lution établit  et  proclame  une  constitution  littéra- 
lement copiée  sur  une  constitution  française.  Faut-il 
s'étonner  après  cela  si  la  majorité  des  Espagnols  a 


4B  STÉRÍLITÍ: 

VU  sans  peine,  disons  même  avec  joie,  que  le  mo- 
narque ait  repris  toute  l'autorité  de  ses  aïeux  ? 
Faut-il  s'étonner  si,  pendant  que  les  baïonnettes 
dispersaient  une  assemblée  appelée  populaire,  le 
peuple  dételait  les  chevaux  de  la  voiture  royale , 
pour  mener  lui-même  en  triomphe  le  représentant 
de  son  antique  royauté  ? 

Si  la  révolution  avait  été  véritablement  nationale, 
pensez-vous  qu'elle  n'eût  pas  eu  quelque  chose  de 
l'audace  et  de  la  grandeur  du  premier  soulèvement; 
pensez-vous  que  la  défection  d'une  armée  eût  suffi 
pour  renverser  de  fond  en  comble  les  institutions 
,  du  pays,  pour  passer  tout-à-coup  de  la  démocratie 
la  plus  radicale  à  la  monarchie  la  plus  absolue?  Il 
n'y  avait  pas  si  longtemps  que  des  armées  aussi 
nombreuses  et  plus  aguerries  avaient  été  repoussées 
de  notre  sol  ;  et  le  peuple  espagnol ,  qui  avait  plus 
fait  pour  les  vaincre  et  nous  en  délivrer  que  nos 
armées  elles-mêmes ,  se  fût  levé  d'une  manière 
aussi  triomphante  contre  cette  dernière  invasion,  si 
par  hasard  elle  avait  entrepris  de  faire  violence  à  sa 
volonté. 

Et  nous  ferons  observer  qu'en  émettant  ces  idées 
nous  n'avons  nullement  l'intention  d'approuver  les 
fautes  commises  par  le  gouvernement  de  cette  épo- 
que, ni  d'excuser  la  stérile  persécution  à  laquelle  il 
se  livra.  Nous  sommes  convaincu  qu'on  perdit  alors 
une  occasion  extrêmement  favorable  de  fonder  un 
gouvernement  national,  de  fermer  le  volcan  des 
révolutions,  d'enlever  enfin  tout  prétexte  aux  intri- 


DE    LA    RÉVOLUTION    ESPAGNOLE.  Il9 

gues  aussi  bien  qu'aux  insurrections,  et  de  prévenir 
les  fatales  oscillations  que  nous  avons  déjà  subies  , 
que  nous  subissons  encore ,  et  dont  Dieu  seul  peut 
connaître  la  fin.  Mais  en  reconnaissant  l'aveugle- 
ment des  uns,  nous  ne  prétendons  pas  jeter  un  voile 
sur  celui  des  autres  ;  il  faut  même  remarquer  que 
la  provocation  est  venue  des  idées  révolutionnaires, 
des  folles  tentatives  qu'on  a  toujours  renouvelées 
pour  implanter  parmi  nous  des  principes  dont  les 
conséquences  avaient  été  repoussées  et  vaincues  sur 
le  champ  de  bataille.  S'il  est  possible  aux  hommes 
d'État  d'alléguer  pour  excuse  l'ardeur  des  passions, 
de  rejeter  en  quelque  sorte  leurs  erreurs  sur  les 
vengeances  nationales,  la  révolution  est  dans  l'im- 
possibilité d'atténuer  ses  fautes  ,  elle  ne  peut  se 
défendre  d'avoir  été  la  première  cause  de  tous  nos 
malheurs. 

Les  partisans  des  doctrines  essayées  en  18  i  2 
soutiennent  que  la  cause  des  malheurs  a  été  dans 
les  obstacles  que  le  développement  de  ces  doctri- 
nes a  rencontrés  ;  le  tort  de  l'Espagne  a  été,  dans 
leur  sens,  de  ne  pas  épouser  l'ordre  de  choses  éta- 
bli par  les  Cortés  extraordinaires,  de  ne  pas  adopter 
de  confiance  les  idées  philosophiques  du  xviif  siè- 
cle. De  telle  sorte  qu'une  école  qui  s'est  toujours 
montrée  d'une  impuissance  radicale  pour  fonder 
quoi  que  ce  soit,  dans  les  pays  mêmes  où  elle  a  ren- 
contré les  éléments  les  plus  favorables,  devait  se 
montrer  féconde  justement  parmi  nous,  dans  cette 
même  Espagne  dont  l'organisation  politique  et  so- 


50  STÉRILITÉ 

ciale  était,  à  quelques  modifications  près ,  celle  du 
temps  de  Philippe  IL  Ils  devaient  être  bien  aveu- 
glés par  Tesprit  de  système  ,  les  hommes  de  la  ré- 
volution, pour  ne  pas  voir  ce  qui  se  passait  sous 
leurs  yeux,  les  objets  qu'ils  avaient  pour  ainsi  dire 
sous  la  main.  «  Oh!  disent-ils  avec  assurance,  ce 
peuple  a  été  d'un  fanatisme  incurable,  il  n'a  pas 
compris  ses  intérêts  ;  ennemi  de  la  liberté ,  il  a 
mieux  aimé  redevenir  esclave ,  et  sitôt  qu'il  a  pu 
recouvrer  ses  chaînes ,  il  a  dansé  de  bonheur  au 
bruit  qu  elles  rendaient,  comme  au  son  de  la  musi- 
que la  plus  agréable  à  son  oreille.  »  iMais  ne  vous 
apercevez-vous  pas  qu'en  tenant  ce  langage  vous 
prononcez  votre  condamnation  la  plus  décisive? 
Comment  n'avez-vous  pas  compris,  qu'en  suppo- 
sant même  que  le  bonheur  et  la  liberté  dont  vous 
parliez  au  peuple  espagnol  fussent  une  réalité,  cette 
réalité  n'était  rien  pour  un  peuple  qui  n'en  voulait 
pas?  Quelle  folie  que  de  vouloir  imposer  la  liberté 
h  une  nation  qui  selon  vous  ne  pouvait  la  compren- 
dre ?  Quel  droit  aviez-vous  de  forcer  cette  même 
nation  à  recevoir  un  bonheur  qu'elle  regardait 
comme  le  malheur  le  plus  terrible  ? 

Non,  les  maux  de  la  patrie  ne  viennent  pas  de  ce 
que  les  institutions  démocratiques  et  la  philosophie 
voltairienne  n'ont  pu  prendre  racine  dans  notre  sol; 
ils  ne  viennent  pas  de  la  chute  d'un  système  qui 
serait  mort  de  consomption,  s'il  n'eût  été  renversé 
par  la  force  ;  ils  ne  viennent  pas  de  la  répulsion 
qu'ont  éprouvée  des  doctrines  repoussées  de  tous 


DE    LA   RÉVOLUTION    ESPAGNOLE.  51 

les  pays,  presque  aussitôt  qu'essayées,  et  qui  n'ont 
pu  réussir  dans  aucune  contrée  de  l'Europe.  La 
cause  de  nos  maux,  c'est  que,  dans  les  occasions 
favorables  qui  se  sont  présentées,  nous  n'avons  pas 
eu  d'homme  qui  sût  connaître  la  nation  espagnole 
et  le  siècle  où  nous  vivons;  c'est  que  le  monarque, 
élevé  dans  la  cour  de  Charles  IV,  et  bientôt  em- 
mené captif  sur  la  terre  étrangère,  ne  comprit  ja- 
mais sa  position,  ne  connut  jamais  la  force  dont  il 
disposait,  se  mit  à  la  tête  des  partis  au  lieu  de  se 
mettre  à  la  tête  de  la  nation  ;  c'est  que  ce  même 
monarque,  sans  pensée  gouvernementale  bien  ar- 
rêtée, triste  jouet  de  cette  faiblesse  et  de  ces  hési- 
tations devenues  héréditaires  parmi  nous,  se  livra 
sans  résistance  au  cours  des  événements,  se  conten- 
tant d'abattre  la  révolution,  et  ne  songeant  pas  à 
prévenir  ses  futures  entreprises. 

Que  penser  d'un  gouvernement  qui,  à  la  suite 
d'un  triomphe  aussi  complet  que  celui  de  I8IÍ1, 
s'endort  d'un  si  profond  sommeil,  que,  six  ans 
après,  il  suffit  d'une  insurrection  militaire  pour  le 
renverser  et  pour  rétablir  ce  que  les  peuples  avaient 
vu  tomber  avec  tant  de  bonheur?  Il  y  eut  une  con- 
spiration; mais  pourquoi  ne  pas  l'arrêter?  Il  y  eut 
une  insurrection  militaire;  mais  comment  ne  fut-il 
pas  possible  de  la  suffoquer  avant  qu'elle  en  vînt  à 
s'emparer  du  centre  même  du  gouvernement  ?  Les 
peuples  demeurèrent  indifférents  et  froids;  mais 
quelle  était  la  cause  de  cette  froideur  et  de  cette 
indillérence  ?  La  volonté  du  monarque  fut  violentée, 


52  STÉRILITÉ 

il  se  vit  forcé  de  prêter  serment  à  la  nouvelle  con- 
stitution, et  son  serment  imposa  silence  à  la  nation 
et  lui  arracha  cet  acquiescement  tacite  qui  ne  cessa 
que  le  jour  où  les  coupables  folies  des  vainqueurs 
le  rendirent  impossible.  Mais  le  monarque  qui  signa 
le  décret  de  Valence,  sous  la  menace  des  baïon- 
nettes croisées,  eût  dû  tenir  tête  à  ces  mêmes  baïon- 
nettes :  le  serment  n'est  une  parole  vaine  ni  pour 
les  simples  particuliers  ni  pour  les  rois.  Tout  fonc- 
tionnaire doit  être  prêt  à  sacrifier  sa  vie  plutôt  que 
de  faillir  à  son  devoir  ;  à  plus  forte  raison,  un  roi 
doit  savoir  mourir. 

Si  nous  n'épargnons  pas  les  révolutionnaires, 
nous  ne  voulons  pas  flatter  les  rois.  La  flatterie  est 
un  poison  subtil,  qui  tue  d'autant  plus  sûrement 
celui  qui  le  reçoit,  qu'il  s'imagine  respirer  un  suave 
parfum.  Par  malheur,  il  s'introduit  parmi  nous  une 
coutume  honteuse,  celle  de  passer  alternativement 
des  plus  basses  adulations  aux  injures  les  plus 
grossières;  le  pouvoir  est,  dès  lors,  incertain  et  hé- 
sitant entre  le  mensonge  et  la  vérité,  hors  d'état  de 
distinguer  l'opinion  réelle  du  pays,  tant  elle  est  dé- 
figurée par  des  exagérations  déplorables. 

Il  faut  le  dire  à  haute  voix,  afin  qu'on  ne  puisse 
en  prétexter  cause  d'ignorance,  parmi  les  terribles 
vicissitudes  que  nous  sommes  sans  doute  destinés  à 
traverser  :  le  jour  où  les  rois  sauront  comprendre  et 
remplir  leur  devoir,  ce  jour  aura  vu  la  fin  des  révo- 
lutions; quand  l'émeute,  après  avoir  suborné  ou 
dispersé  la  garde  royale,  se  trouvera  face  à  face 


DK    LA    RÉVOLUTION    ESPAGNOLE.  53 

avec  la  personne  même  du  roi,  mais  d'un  roi  qu*ii 
saura  lui  dire  :  «  Je  ne  donne  pas  ma  signature,  je 
ne  prête  pas  serment;  voilà  ma  tête,  prenez-la  plu- 
tôt si  vous  voulez,  »  l'émeute  alors  sera  pour  jamais 
vaincue. 

Lors  même  que  les  révolutions  se  sentent  fortes, 
parce  qu'elles  sont  véritablement  populaires,  s'il 
leur  arrive  à  toute  extrémité  de  s'attaquer  à  la  per- 
sonne même  du  monarque,  ce  n'est  jamais  qu'à  la 
suite  d'un  grand  nombre  de  concessions,  après  que 
le  trône  a  perdu  son  prestige,  s'est  humilié  sous  les 
pieds  de  la  révolution ,  au  point  d'en  devenir  l'in- 
strument. La  tête  du  malheureux  Louis  XVI  tomba 
sous  le  couteau  de  la  guillotine,  il  est  vrai  ;  mais  ce 
fut  après  avoir  remplacé  le  diadème  de  Louis  XIV 
par  l'infâme  bonnet  de  la  liberté.  Quand,  au  con- 
traire, la  révolution  se  sent  faible,  impuissante,  in- 
digne de  ce  nom;  quand  elle  ne  s'élève  pas  au-des- 
sus d'une  intrigue  de  cour  ou  d'une  insurrection 
militaire,  elle  n'osera  pas,  soyez-en  sûr,  accepter 
la  tête  du  monarque  :  elle  sait  trop  bien  qu'à  la 
porte  du  palais  elle  trouverait  le  véritable  peuple, 
et  qu'il  lui  serait  demandé  un  compte  terrible  du 
crime  qu'elle  aurait  commis. 

Cette  vérité  acquiert  une  force  immense,  quand 
on  en  fait  l'application  au  peuple  espagnol,  à  ce 
peuple  dont  le  sentiment  monarchique  conserve  en- 
core tant  de  puissance  et  d'énergie,  malgré  toutes 
les  révoltes.  Le  despotisme  ministériel  ne  provoque, 
en  Espagne,  que  l'aversion  et  la  haine  ;  mais  le  mo- 


54  STÉRILITÉ 

narque  est  entouré  de  vénération  et  d'amour.  Les 
actes  arbitraires  des  mandarins  sont  partout  ac- 
cueillis par  une  vigoureuse  résistance;  on  les  re- 
pousse avec  mépris,  quand  on  ne  les  foule  pas  aux 
pieds  avec  fureur.  La  volonté  du  monarque,  au 
contraire,  est  profondément  respectée;  et  le  jour  où 
le  peuple  la  reconnaîtrait,  la  verrait  consignée  dans 
un  acte  héroïque,  ce  jour-là,  il  se  lèverait  comme 
un  seul  homme  et  lui  ferait  de  sa  poitrine  un  bou- 
clier contre  tous  ses  ennemis. 

La  fermeté  de  caractère  est  une  des  premières 
qualités  du  souverain.  Le  défaut  de  talent  se  sup- 
plée par  la  lumière  des  conseils,  et,  pour  le  choix  des 
conseillers,  il  suffît  d'un  peu  de  discernement  et  de 
tact;  mais  un  caractère  faible  est  un  défaut  qui, 
dans  des  circonstances  critiques,  peut  avoir  les  plus 
funestes  résultats  :  c'est  un  vide  que  rien  ne  peut 
combler.  Avec  cette  déplorable  facilité  qu'on  a 
contractée  parmi  nous  de  changer  de  gouvernement 
et  de  système,  comme  on  change,  en  vérité,  des 
décorations  de  théâtre,  cette  force  de  caractère  se- 
rait un  inestimable  bienfait ,  une  des  plus  grandes 
faveurs  que  la  Providence  pourrait  accorder  à  notre 
malheureuse  patrie.  Et  qu'on  ne  confonde  pas  cette 
force  de  caractère  avec  le  despotisme  et  la  tyrannie  ; 
c'est,  au  contraire,  un  caractère  faible  qui  penche 
vers  ces  excès  du  pouvoir,  par  la  mém.e  raison  que 
la  cruauté  est  la  compagne  inséparable  de  la  couar- 
dise. 

Nous  avons  cherché  la  principale  cause  de  la 


TE    LA   KÉVOLUTION   ESPAGNOLE.  55 

stérilité  qui  caractérise  la  révolution  espagnole,  et 
nous  l'avons  trouvée  dans  l'impopularité  dont  cette 
révolution  a  été  frappée  dans  son  origine  et  dans  sa 
marche.  Elle  est  maintenant  affligée  d'un  autre  mal 
qui  rend  plus  radicale,  s'il  se  peut,  cette  même  sté- 
rilité :  c'est  le  discrédit.  Qui  conserve  désormais 
quelques  illusions?  Qui  se  laisse  éblouir  par  de  vai- 
nes paroles?  Dans  les  relations  sociales,  à  la  tri- 
bune, dans  la  presse,  ne  voyons-nous  pas  se  mani- 
fester chaque  jour  un  désenchantement  qui  n'eût 
pas  semblé  possible  il  y  a  quelques  années? 

Malgré  l'incertitude  et  les  menaces  de  l'avenir, 
malgré  les  hasards  auxquels  la  nation  doit  encore 
être  exposée,  nous  gardons  néanmoins  l'espérance 
que  le  vaisseau  chargé  de  nos  destinées  rentrera 
dans  le  port,  après  avoir  traversé  les  horreurs  de 
la  tourmente  ;  et,  si  nous  ne  nous  trompons,  ce  dés- 
enchantement, que  chaque  jour,  en  effet,  rend  plus 
profond  et  plus  manifeste,  est  un  des  signes  qui 
peuvent  le  mieux  nous  faire  présager  des  jours 
meilleurs.  Ces  jours,  nous  ne  les  voyons  pas  aussi 
rapprochés  que  quelques-uns  paraissent  les  croire  ; 
nous  ne  les  rejetons  pas  non  plus,  comme  d'autres 
le  font,  au  rang  des  impossibilités.  L'homme  sait 
peut-être  quelque  chose ,  s'il  se  borne  à  parler 
du  jour  qui  vient  de  finir;  il  ne  sait  rien  du  jour 
qui  doit  suivre  :  l'avenir  est  le  secret  de  la  Provi- 
dence. 

Quoi  qu'il  doive  arriver,  les  générations  futures 
ne  perdront  pas  le  fruit  des  sévères  leçons  données 


56       STÉKILITÉ  DE  LA  RÉVOLUTION  ESPAGNOLE. 

à  la  génération  actuelle.  Si  l'on  nous  dit  qu'en  cela 
du  moins  la  révolution  n'a  pas  été  stérile,  nous  l'a- 
vouerons sans  peine;  mais  nous  avons  le  droit  d'a- 
jouter que  la  plus  terrible  preuve  de  sa  stérilité,  c'est 
de  n'avoir  produit  autre  chose,  si  ce  n'est  ce  que 
produisent  les  plus  grands  maux  :  l'expérience. 


IL  EST  DJS  TEMPS  ENCORE  PLUS  FUNESTES 
QUE  US  TEMPS  DE  RÉVOLUTION. 


Plusieurs  regarderont  cette  proposition  comme 
un  étrange  paradoxe  ;  il  leur  sera  difficile  de  croire 
que  la  révolution,  cette  fille  de  la  corruption  et  du 
mensonge,  cette  terrible  personnification  de  la  force 
brutale  en  guerre  avec  le  droit,  ne  marque  pas  les 
temps  les  plus  malheureux,  ne  soit  pas  elle-même 
l'époque  la  plus  fatale  que  puisse  traverser  une  so- 
ciété. Elle  renverse,  en  effet,  tout  ce  qui  était  de- 
bout; elle  marque  son  passage  par  le  sang  et  les 
ruines  ;  elle  relâche  tous  les  liens  sociaux  et  domes- 
tiques; elle  brise  tous  ceux  de  l'État;  elle  accou- 
tume les  hommes  à  l'insurrection,  entame  la  disci- 
pline dans  les  armées,  répand  de  toutes  parts  des 
germes  d'immoralité,  et  plonge  enfin  les  peuples 
dans  le  plus  épouvantable  chaos.  Peut-on  imaginer 
une  réunion  de  maux  plus  lamentables?  Peut-on 
concevoir  un  temps  plus  fécond  en  malheurs  pour 
les  peuples,  plus  menaçant  et  plus  terrible  pour 
leur  avenir? 

Il  est  certain  que  les  époques  de  révolution  sont, 
à  première  vue,  les  plus  effrayantes;  il  est  vrai  que 


58   IL  EST  DES  TEMPS  ENCORE  PLUS  FUNESTES 

les  maux  causés  par  la  révolution  se  font  sentir 
d'une  manière  accablante,  s'offrent  à  tous  les  re- 
gards, se  rendent  palpables,  dans  les  désastres  ef- 
frayants dont  ils  sont  la  cause.  Il  n'est  pas  de  fa- 
mille qui  n'ait  à  plem^er  des  pertes  cruelles  :  tantôt 
c'est  leur  fortune,  et  tantôt  ce  sont  leurs  membres 
les  plus  chers  qui  ont  péri  dans  les  discordes  civiles 
ou  dans  des  luttes  fratricides  ;  il  n'est  pas  de  classe 
ni  d'individu,  il  n'est  pas  d'intérêt  ni  d'opinion, 
qui  n'aient  beaucoup  souffert  dans  les  agitations 
révolutionnaires  ;  il  n'est  pas  môme  de  peuple  qui 
n'ait  été  le  triste  témoin  des  plus  affreiLx  scandales 
ou  des  catastrophes  les  plus  douloureuses.  Comme 
la  Médée  des  temps  antiques,  la  révolution  sème 
sur  ses  pas  les  membres  déchirés  de  ses  propres 
enfants  ;  ses  amis  et  ses  ennemis  éprouvent  égale- 
m.ent  ses  fureurs  :  la  spoliation,  l'exil  et  l'échafaud 
ne  respectent  ni  les  classes  ni  les  personnes. 

Aussi,  quand  les  peuples  échappent  à  ces  épo- 
ques d'agitation  et  de  fureur,  pour  entrer  sous 
un  régime  tranquille  et  régulier  ;  quand  ils  voient 
s'établir  un  gouvernement  calme  et  modéré ,  ils 
n'ont  pas  assez  d'anathèmes  pour  les  temps  qui 
viennent  de  finir  ;  ils  en  abhorrent  même  le  nom 
comme  le  symbole  de  toutes  les  calamités  ;  ils  ne 
sauraient  surtout  comprendre  comment,  sous  le  rè- 
gne des  lois,  par  des  temps  paisibles  et  sereins,  il 
leur  serait  possible  d'éprouver  des  maux  encore 
plus  grands  que  ceux  dont  la  révolution  est  la  cause. 
Et  toutefois  rien  de  plus  assuré.  Les  révolutions  sont 


QUE  LES  TEMPS  DE  RÉVOLUTION.       59 

pour  les  peuples  des  maladies  aiguës,  et  portent 
avec  elles  leurs  symptômes  accoutumés,  l'exalta- 
tion,  la  fièvre,  le  délire.  Mais  toute  maladie  pro- 
vient de  causes  antérieures  qui  ont  porté  le  désor- 
dre dans  Torganisation,  et  souvent  il  arrive  qu'une 
trompeuse  convalescence,  qui  semblerait  devoir  ré- 
tablir les  forces  et  la  santé,  mine  sourdement  la  vie 
du  malade,  et  le  conduit  à  la  mort  par  des  chemins 
détournés  et  ténébreux. 

Si  tel  est  le  danger  qui  menace  les  peuples  au 
sortir  d'une  révolution ,  le  mal  pèse  déjà  sur  la 
France,  et  l'avenir  le  réserve  à  l'Espagne,  après  ses 
agitations  actuelles  ;  nous  échapperions  difficilement 
à  ses  atteintes,  si  nous  ne  réunissions  toutes  nos 
forces  pour  le  prévenir  et  le  conjurer. 

Non,  le  plus  grand  malheur  d'une  nation  n'est 
pas  de  voir  le  sang  de  ses  fils  répandu,  pendant  un 
tempsplusou  moinslong,  sur  les  champs  de  bataille. 
Après  des  guerres  formidables  qui  ont  éclairci  les 
rangs  de  la  jeunesse,  les  peuples  se  relèvent  par- 
fois avec  plus  de  puissance  et  d'énergie.  Ainsi  le 
héros  qui  s'est  distingué  cent  fois  au  milieu  des  ba- 
tailles, dont  le  sang  a  coulé  cent  fois  dans  les  plus 
périlleuses  rencontres,  n'en  montre  à  l'avenir  que 
plus  de  force  et  de  courage;  l'adresse  et  l'énergie 
de  son  bras  peuvent  aisément  se  calculer  sur  le  nom- 
bre de  ses  cicatrices. 

Le  plus  grand  malheur  d'une  nation  n'est  pas 
non  plus  d'avoir  vu  crouler  un  système  politique  et 
tomber  en  pièces  le  mécanisme  de  l'État,  d'être 


60   IL  EST  DES  TEMPS  ENCORE  PLUS  FUNESTES 

par  ià  même  dans  la  nécessité  d'organiser  un  sys- 
tème plus  conforme  aux  circonstances,  plus  propre 
à  consolider  ses  destinées.  Dieu  n'a  pas  laissé  les 
sociétés  humaines  dans  un  tel  état  de  stérilité 
qu'elles  n'aient  qu'un  moyen  pour  vivre,  un  seul 
plan  d'après  lec{uel  elles  puissent  être  gouvernées; 
la  raison,  l'histoire  et  l'expérience  nous  apprennent 
de  concert  que,  les  principes  tutélaires  dont  l'huma- 
nité ne  peut  jamais  s'écarter  impunément  étant  une 
fois  sauvegardés ,  il  existe  bien  des  combinaisons 
diverses  pour  fonder  un  gouvernement  capable 
d'assurer  l'ordre  public,  de  protéger  les  intérêts  de 
tous  et  de  réaliser  le  bonheur  des  peuples. 

Le  plus  grand  malheur  d'une  nation  n'est  pas 
enfin  que,  parmi  les  révoltes  et  les  bouleversements 
d'une  époque  orageuse,  il  ait  été  porté  de  graves 
atteintes  à  des  intérêts  matériels,  tout  respectables 
qu'ils  puissent  être.  Dans  la  vie,  dans  la  force  des 
nations,  les  intérêts  matériels  comptent  certainement 
pour  beaucoup  ;  mais  il  n'arrive  presque  pasque  la 
destruction  partielle  ou  totale  même  de  ces  intérêts 
entraîne  la  ruine  de  la  société.  Elle  est  comme  l'in- 
dividu, elle  ne  vit  pas  seulement  de  pain  ;  quand  elle 
ne  pourvoit  pas  d'une  façon  à  ses  nécessités  maté- 
rielles, elle  y  pourvoit  d'une  autre;  quand  une  insti- 
tution disparaît,  il  s'en  manifeste  une  nouvelle,  la 
lacune  est  remplie,  et  le  temps  se  charge  de  mon- 
trer les  défauts  du  système  inauguré  sur  les  ruines 
de  l'ancien;  l'expérience  en  régularise  graduelle- 
ment le  jeu,  et  conduit  à  sa  perfection  relative,  à  son 


QUB  LES  TEMPS  DE  REVOLUTION.       61 

complet  développement,  ce  qui  n'était  d'abord  qu'un 
embryon  informe.  L'injustice  même  des  destruc- 
tions accomplies  va  s'eiîaçant  de  la  mémoire,  à 
mesure  que  le  temps  s'écoule;  les  circonstances  et 
les  transactions  consolident  peu  à  peu  le  nouvel 
ordre  de  choses.  Arrive  après  cela  la  prescription 
des  siècles,  cette  prescription  qui  n'agit  pas  au 
nom  des  lois  écrites,  mais  qui  repose  sur  le  bon 
sens  du  genre  humain  et  sur  l'acquiescement  des 
peuples. 

Sans  doute  les  malheurs  que  nous  venons  d'indi- 
quer sont  grands  et  lamentables;  ils  renferment 
des  injustices  criantes,  des  scandales  honteux,  de 
profondes  immoralités,  des  bassesses,  des  intrigues, 
la  corruption  des  cœurs  et  l'avilissement  des  intelli- 
gences ;  mais  ces  calamités  ne  sont  pas  toutefois  les 
plus  grandes  que  le  génie  du  mal  puisse  répandre 
sur  la  terre  ;  au-dessus  de  tous  ces  maux  il  y  a  des 
maux  plus  terribles  encore.  Ces  derniers  maux  se 
réalisent  quand  l'existence  intellectuelle  et  morale 
des  sociétés  est  attaquée  dans  sa  source;  quand,  au 
milieu  des  délices  de  la  paix,  parmi  tous  les  pro- 
grès matériels,  au  moyen  du  développement  même 
de  la  fortune  publique  et  du  bien-être  delà  nation, 
les  croyances  religieuses  sont  minées  et  détruites , 
les  idées  morales  perverties,  les  esprits  énervés  dans 
les  voluptés  sensuelles,  l'orgueil  et  le  luxe  surexcités 
au-delà  de  toutes  bornes;  quand,  au  moyen  de  tout 
cela,  les  liens  sociaux  et  domestiques  sont  relâchés 
et  souvent  rompus;  quand  le  culte  de  l'or  est  pu- 


62   IL  EST  DES  TEMPS  ENCORE  PLUS  FUNESTES 

bliquement  inauguré  ;  quand  les  vices  les  plus  hon- 
teux ont  aussi  leur  apothéose  par  la  prostitution 
des  beaux-arts  et  les  ignominies  de  la  littérature; 
quand régoïsme  a  remplacé  la  vertu;  quand  enfin 
aux  sentiments  nobles  et  généreux  ont  succédé  la 
petitesse,  la  couardise,  la  ruse  et  la  flatterie. 

Il  est  bien  à  craindre  cju'à  la  suite  de  la  désas- 
treuse révolution  qui  travaille  maintenant  notre 
pays,  nous  n'entrions  dans  mie  ère  qu'on  nommera 
peut-être  l'ère  de  la  régénération ,  où  Ton  montrera, 
d'une  part,  une  adresse  hypocrite  à  éviter  tout  con- 
tact, toute  compromission  avec  les  doctrines  popu- 
laires, mais  où  l'on  repoussera,  d'autre  part,  avec 
une  prévention  aveugle  tous  les  efforts  tendant  à 
ressusciter  les  bons  principes  et  les  anciennes  insti- 
tutions. L'alliance  de  Tordre  et  de  la  liberté  devien- 
dra la  magnifique  formule  de  la  société  nouvelle. 
Pas  d'anarchie,  dira-t-on  alors,  rien  qui  sente  les 
exagérations  démocratiques  ;  mais  aussi  pas  de  des- 
potisme, pas  de  superstition,  rien  qui  soit  inspiré 
par  l'intolérance  et  le  fanatisme.  Un  pouvoir  fort, 
une  administration  vigoureuse,  la  centralisation  de 
toutes  les  forces  nationales  ;  mais  liberté  pour  les 
idées  et  complète  indulgence  pour  les  mœurs.  Sur- 
veillance active  à  l'égard  de  l'enseignement;  mais 
encouragement  pour  les  lumières  et  le  progrès.  Pro- 
tection à  rÉghse;  mais  protection  dénuée  de  con- 
fiance et  pleine  de  soupçons,  qui  n'exclut  ni  la  co- 
lère ni  les  alarmes  en  présence  d'un  noble  caractère 
sacerdotal  ou  d'un  mandement  episcopal  empreint 


QUE  LES  TEMPS  DE  RÉVOLUTION.       63 

d'une  sainteindépendance;  protection  qui  fasse  res- 
pecter les  temples,  en  s'efforçant  toutefois  d'y  ren- 
fermer la  religion,  de  telle  sorte  qu'elle  ne  puisse 
en  sortir  ni  répandre  ses  salutaires  influences  au 
sein  de  la  société  ;  protection  qui  permet  de  défen- 
dre le  dogme  et  la  morale  contre  leurs  ennemis,  à 
la  condition  cependant  qu'on  ne  révélera  jamais  les 
funestes  tendances  du  gouvernement,  les  actes  per- 
nicieux de  la  magistrature,  les  dangereux  résultats 
d'un  plan  d'instruction,  la  conduite  des  professeurs 
c^ui  jettent  dans  l'esprit  de  la  jeunesse  les  fatales  se- 
mences de  la  corruption  et  de  l'erreur.  Quelques 
années  d'ordre  et  de  paix  changeront  ainsi  de  fond 
en  comble  les  idées,  les  mœurs,  le  caractère  denotre 
nation;  et  l'Espagne  lancée  dans  la  voie  du  progrès 
ne  gardera  presque  plus  un  souvenir  de  ce  Cju'elle 
fut  aux  temps  de  nos  aïeux. 

Le  temps  des  illusions  est  passé  :  il  ne  faudrait 
connaître  ni  les  choses  ni  les  hommes,  pour  se  per- 
suader cjue  tel  n'est  pas  l'avenir  dont  nous  sommes 
menacés;  il  faudrait  n'avoir  pas  observé  l'influence 
que,  depuis  un  siècle  environ,  la  France  exerce  sur 
nous,  pour  ne  pas  prévoir  celle  qu'elle  doit  exercer 
encore.  Nul  ne  peut  ignorer  que  le  système  de  gou- 
vernement dont  nous  venons  d'esc|uisser  les  nou- 
veaux traits  est  bien  celui  qui  prévaut  chez  nos 
voisins.  Mais  il  existe  entre  la  France  et  l'Espagne 
une  différence  qui  ne  saurait  non  plus  échapper  à 
nos  regards  :  c'est  qu'un  tel  système  peut  être  re- 
gardé chez  la  première  comme  une  expression  assez 


64   IL  EST  DES  TEMPS  ENCORE  PLUS  FUNESTES 

fidèle  de  l'état  social,  tandis  qu'il  serait  parmi  nous 
en  pleine  opposition  avec  les  idées,  les  mœurs  et  les 
croyances  de  l'immense  majorité.  Là  le  scepticisme 
règne  dans  la  société  :  ici,  au  contraire,  c'est  le  ca- 
tholicisme ;  là  bien  des  têtes  sont  bouleversées  par 
les  théories  démocratiques  :  ici  dominent  de  toutes 
parts  les  principes  monarchiques  ;  là  les  mœurs  ont 
été  profondément  affectées  et  modifiées  par  la  plus 
terrible  des  révolutions,  qui  sut  faire  jaillir,  après 
tant  de  crimes,  d'injustices  et  de  catastrophes,  la 
gloire  militaire  et  l'organisation  administrative  les 
plus  propres  à  séduire  une  nation  :  parmi  nous,  au 
contraire ,  une  révolution  misérable  et  rachitique , 
inaugurée  par  l'intrigue  et  la  folie ,  continuée  par 
les  plus  déplorables  émeutes ,  soutenue  vers  sa  fin 
par  un  pouvoir  militaire  sans  consistance  et  sans 
grandeur  ;  une  telle  révolution  a  produit  dans  les 
esprits  une  réaction  puissante ,  a  fait  déserter  son 
drapeau  par  le  plus  grand  nombre  des  imprudents 
qui  l'avaient  suivi  de  bonne  foi;  de  telle  sorte  que 
la  généralité  des  hommes  honorables  et  la  majeure 
partie  des  hommes  intelligents  ne  >  regardent  plus 
maintenant  qu'avec  indignation  ou  mépris  ces  ten- 
tatives impuissantes,  ces  efforts  insensés,  pour  con- 
duire la  nation  par  des  chemins  qu'elle  abhorre , 
vers  un  but  dont  elle  ne  veut  pas.  Funeste  comme 
il  est,  le  système  pratiqué  chez  les  Français  ne  sau- 
rait être  en  ce  moment  le  seul  possible  ;  il  n'aurait 
à  notre  avis  ni  chances  de  triomphe  ni  espoir  de 
durée,  lors  même  que  par  des  moyens  violents  il 


QUE  LES  TEMPS  DE  RÉVOLUTIO^'.  65 

tendrait  à  faire  prévaloir  les  saines  doctrines.  Mais 
heureusement  nous  sommes  loin  d'une  situation 
aussi  déplorable ,  et  si  quelque  chose  doit  soulever 
parmi  nous  une  forte  résistance ,  peut-être  même 
donner  lieu  à  de  nouveaux  conflits,  ce  serait  le 
projet  d'implanter  dans  notre  pays  le  système  fran- 
çais. 

L'idée  de  jeter  la  nation  entière  dans  le  creuset 
et  ensuite  dans  un  moule  nouveau  a  perdu  la  révo- 
lution et  perdra  tous  ceux  qui  s'obstineront  dans 
une  semblable  folie.  Si  l'entreprise  était  tentée  par 
un  gouvernement  réguher,  solidement  établi,  placé 
dans  les  plus  heureuses  circonstances ,  ayant  à  sa 
disposition  de  nombreux  éléments  de  force ,  certes 
son  action  serait  bien  plus  terrible  que  celle  de  la 
révolution  ;  cependant  nous  avons  la  conviction  qu'il 
échouerait  devant  les  obstacles  élevés  contre  une 
telle  pensée  par  les  mœurs  publiques,  par  les  croyan- 
ces religieuses  ,  par  les  idées  reçues  et  par  ce  bon 
sens  naturel  qui  est  l'un  des  caractères  distinctifs 
de  cette  grande  nation.  Il  est  bon  que  tous  les 
hommes  de  conviction  et  de  cœur,  que  tous  les  Es- 
pagnols dévoués  à  la  patrie,  soient  en  garde  contre 
le  péril  que  nous  venons  de  signaler  ;  il  est  néces- 
saire que  tous  les  éléments  de  bien,  si  nombreux  et 
si  forts  sur  Ic^ol  de  l'Espagne,  se  mettent  en  mou- 
vement, se  recherchent,  se  combinent  et  forment 
une  masse  compacte  autour  de  laquelle  toutes  les 
forces  vives  du  pays  se  rallient  et  se  groupent,  pour 
résister,  en  temps  opportun,  sur  le  terrain  de  la 

4. 


66   IL  EST  DES  TEMPS  ENCORE  PLUS  FUNESTES 

justice  et  de  la  loi,  aux  assauts  que  le  génie  du  mal, 
sous  mille  formes  diverses,  ne  peut  manquer  de  nous 
livrer. 

L'instruction  et  l'éducation  sont  deux  points  es- 
sentiels qu'il  importe  de  ne  pas  perdre  de  vue,  pour 
que  le  souffle  impur  de  l'erreur  et  de  la  corruption 
ne  puisse  pervertir  les  âmes  droites ,  ni  souiller  les 
cœurs  innocents.  Il  faut  veiller  sans  cesse  sur  les 
innovations  qu'on  essaierait  d'introduire  ;  car  si  elles 
sont  mauvaises,  elles  le  seront  d'autant  plus  que  le 
gouvernement  dont  elles  auront  l'appui  sera  plus 
fort,  et  que  la  mise  en  œuvre  présentera  plus  d'or- 
dre et  de  régularité. 

Nous  disons  cela  ,  sans  ignorer  néanmoins  que 
chez  une  vieille  nation,  qui,  de  plus,  a  été  travaillée 
pendant  longtemps  par  la  guerre  étrangère  et  par 
la  guerre  civile ,  il  y  a  bien  des  choses  à  réformer, 
à  corriger,  à  remettre  en  ordre  ;  nous  n'ignorons 
pas  que  le  xix^  siècle  est  bien  différent  des  siècles 
qui  l'ont  précédé  ,  que  la  situation  de  l'Europe  a 
bien  changé ,  que  le  cours  des  idées  n'est  plus  le 
même,  que  les  mœurs  ont  été  singulièrement  mo- 
difiées, que  le  peuple  espagnol  d'aujourd'hui  n'est 
pas  celui  de  Philippe  II  ou  de  Charles  III,  ni  même 
celui  de  1808;  nous  n'ignorons  pas  que  le  temps 
n'a  pas  laissé  d'exercer  sur  nous,  aussi  bien  que  sur 
les  autres  peuples ,  des  influences  de  transforma- 
tion et  de  changement,  que  les  révolutions  ne  sont 
pas  passées  sur  nous  sans  nous  laisser  leur  em- 
preinte, que  les  livres  modernes  n'ont  pas  circulé 


QUE  LES  TEMPS  DE  RÉVOLUTION.       67 

dans  notre  pays  sans  y  produire  leur  fruit ,  que 
notre  caractère  national  n'a  pas  été  à  Tabri  de  Tac- 
tion  exercée  par  la  presse  et  la  tribune,  que  le  mou- 
vement du  siècle ,  en  un  mot ,  qui  se  communique 
incessamment  à  nous  par  tant  de  moyens  divers,  a 
fini  par  décomposer  en  grande  partie  cette  puissante 
cohésion  que  les  anciennes  institutions  avaient  don- 
née à  notre  nationalité.  Rien  de  tout  cela  ne  nous 
échappe  :  nous  n'allons  pas  rever  dès  lors  des  temps 
qui  ne  sont  plus  ;  nous  savons  qu'il  existe  des  be- 
soins nouveaux  qu'il  faut  satisfaire,  des  maux,  pour 
le  moment  indestructibles,  qu'il  faut  savoir  tolérer. 
Mais  nous  savons  aussi  qu'une  conduite  prudente 
et  modérée ,  ayant  pour  but  de  tout  harmoniser 
pour  le  mieux  possible ,  n'a  rien  de  commun  avec 
un  système  fatal,  intolérant  pour  le  bien,  indulgent' 
pour  le  mal ,  avec  un  système  auquel  ne  pourront 
jamais  s'accommoder  les  vénérables  restes  d'une 
civilisation  qui  ne  laissent  pas  d'avoir,  quoi  que 
puissent  en  dire  l'ignorance  et  la  mauvaise  foi,  des 
choses  utiles  et  vraiment  admirables. 

Ce  soin  et  cette  vigilance  imposent  des  obligations 
nombreuses  et  pénibles  en  même  temps.  Ceux  qui 
se  proposeront  de  résister  à  l'invasion  du  mal  de- 
vront de  toute  nécessité  avoir  une  connaissance  ap- 
profondie du  bien,  non  du  bien  abstractivemen t 
compris,  dans  sa  nature  indépendante,  absolue, 
dans  sa  généralité  indécise  et  vague,  mais  du  bien 
dans  sa  réalité  concrète,  d¿ms  sa  forme  applicable 
aux  circonstances,  adaptée  aux  nécessités  du  temps. 


68       jr   EST  DES  TEMPS  E.>CORE  PLUS  FUNESTES 

à  Tesprit  du  siècle,  aux  mœurs  réo;nantes.  11  ne  faut 
pas  laisser  à  nos  ennemis  la  possibilité  de  nous  dire, 
avec  quelque  apparence  de  vérité,  que  nous  voulons 
repousser  le  progrès  et  les  lumières  au  moyen  de 
déclamations  ignorantes  et  fanatiques;  il  faut  que 
les  défenseurs  de  la  religion  et  des  vrais  principes 
politiques  se  présentent  aux  yeux  du  public  avec  le 
prestige  inhérent  à  la  science  véritable,  qu'ils  puis- 
sent de  la  sorte  infliger,  le  cas  échéant,  une  sévère 
leçon  à  leurs  adversaires,  en  leur  montrant  que  les 
hommes  de  bien  sont ,  eux  aussi ,  à  la  hauteur  des 
connaissances  de  l'époque  ;  que  lorsqu'ils  donnent 
leur  adhésion,  ce  n'est  ni  par  une  aveugle  défé- 
rence, ni  par  un  motif  intéressé  ;  que  lorsqu'ils  con- 
damnent, ce  n'est  pas  faute  d'avoir  examiné  la 
question  :  ce  n'est  pas  sous  l'empire  de  l'ignorance 
ou  de  la  haine ,  mais  bien  sous  l'impulsion  d'une 
conviction  raisonnée,  à  la  lumière  d'une  doctrine 
réellement  digne  de  ce  nom.  C'est  ainsi  qu'on  doit 
conquérir  une  position  avantageuse  dans  l'opinion 
publique;  c'est  ainsi  qu'on  peut  repousser  les  ca- 
lomnies et  dissiper  les  illusions;  c'est  ainsi  qu'on 
obtient  une  influence  légitime  sur  la  marche  géné- 
rale des  aiTaires  et  le  droit  d'admonester  les  gou- 
vernements avec  une  noble  fermeté  ;  c'est  ainsi 
qu'on  parvient  à  ce  degré  de  considération  et  de 
confiance  qui  fait  que,  dans  les  circonstances  cri- 
tiques, dans  les  moments  de  danger,  la  nation  prête 
une  oreille  attentive  à  la  voix  indépendante  qui  s'é- 
lève pour  le  salut  public,  qui  signale  les  écueils  où 


QUE  LES  TEMPS  DE  RÉVOLUTION.       69 

court  se  briser  le  vaisseau  de  l'Etat;  c'est  ainsi 
qu'on  se  réserve  le  pouvoir  et  le  privilège  de  faire 
entendre,  à  l'instant  donné,  une  parole  brève  et 
forte,  capable  d'arrêter  le  bras  prêt  à  frapper  le 
coup  mortel,  à  faire  revenir  sur  lui-même  un  gou- 
vernement engagé  dans  la  voie  de  la  perdition. 


DES  INFLUENCES  RELIGIEUSES. 

{  Deuxième  Arliclc.  ) 

Nous  devons  maintenant  appliquer  à  l'Espagne, 
comme  nous  nous  y  sommes  engagé,  les  considéra- 
tions émises  plus  haut  sur  les  influences  du  minis- 
tère religieux.  Ce  fait  général  présente  dans  notre 
patrie  des  traits  remarquables  et  dignes  d'être  étu- 
diés. On  ne  peut  en  efTet  parcourir  notre  histoire 
sans  y  rencontrer  à  chaque  page,  sinon  toujours 
dans  le  même  plan,  du  moins  à  un  point  de  vue  si- 
gnificatif et  caractéristique,  l'influence  qui  fait  l'ob- 
jet de  nos  observations.  La  décadence  et  la  ruine 
absolue  de  la  domination  romaine  en  Espagne  dut 
entraîner  avec  elle  une  telle  désorganisation  poli- 
tique et  sociale,  qu'on  peut  à  peine  concevoir  que 
l'organisation  ecclésiastique  ait  survécu  à  cette  vaste 
catastrophe.  En  lisant  l'histoire  de  ces  temps  ora- 
geux, l'observateur  demeure  frappé  de  surprise  et 
d'admiration  en  voyant  que  l'Eglise  espagnole,  bien 
loin  d'avoir  été  submergée  sous  les  flots  où  venait 
de  périr  le  vaisseau  de  la  puissance  romaine,  se  pré- 
sente aussitôt  à  ses  yeux  déployant  une  action  plus 


DES   INFLUENCES   RELIGIEUSES.  71 

étendue ,  plus  énergique,  plus  influente  qu'aupa- 
ravant, manifestant  une  force  et  des  ressources 
proportionnées  aux  nouveaux  besoins  de  la  société, 
redoublant  d'ardeur  et  de  zèle,  à  mesure  que  des 
circonstances  plus  critiques  ou  plus  funestes  récla- 
ment plus  impérieusement  que  jamais  le  secours  et 
l'appui  de  la  seule  institution  respectée  par  la  tour- 
mente. 

On  vit  alors  d'une  manière  évidente  et  palpable 
l'avantage  qu'ont  sur  toutes  les  organisations  so- 
ciales celles  qui  reposent  plus  immédiatement  sur 
la  religion.  Tout  s'ébranle,  tout  croule  sous  les  coups 
redoublés  de  l'invasion  des  barbares;  l'Église  seule 
reste  debout,  et  avec  F  Église  l'espérance  de  la  so- 
ciété nouvelle.  Que  devinrent  les  généraux  de  l'em- 
pire, leurs  armées  et  leurs  forteresses?  que  devinrent 
les  magistrats  romains  et  leur  vieille  autorité?  que 
devint  la  législation  elle-même,  avec  le  système  ad- 
ministratif qu'elle  avait  réalisé  et  le  système  politi- 
que dont  elle  était  l'expression  et  la  mise  en  œu- 
vre? Tout  fut  dispersé,  tout  fut  mis  en  lambeaux, 
comme  le  faible  réseau  d'un  filet  où  viendrait  s'en- 
gager un  monstre  marin.  Les  enfants  du  Nord,  en 
élevant  leurs  trophées  au  milieu  des  ruines  et  du 
sang,  ne  virent  plus  rien  debout  autour  d'eux,  si  ce 
n'est  les  autels  ;  pas  d'armes  qu'ils  n'eussent  brisées, 
si  ce  n'est  le  bâton  pastoral  des  évêques.  Quel 
est  le  sens  de  ce  phénomène?  Ce  phénomène 
nous  montre  les  profondes  racines  qu'avait  déjà 
poussées  dans  notre  sol  la  religion  catholique;  il 


72  DES   INFLUENCES 

nous  fait  voir  que  ce  n'était  pas  là  une  institution 
artificielle  combinée  par  là  politique  des  empereurs 
chrétiens,  que  la  religion  peut  se  passer  du  secours 
de  la  politique ,  et  que  lorsqu'on  lui  refuse  un  asile 
matériel ,  elle  peut  en  trouver  un  plus  glorieux  et 
plus  sûr  dans  le  cœur  des  habitants  delà  Péninsule. 
Le  sang  des  martyrs,  répandu  sur  notre  sol  avec  tant 
de  profusion  par  le  glaive  des  empereurs  païens, 
n'était  pas  demeuré  stérile  ;  et  quand  la  maîtresse 
du  monde  fut  tombée,  laissant  les  peuples  orphelins, 
abandonnés  à  leurs  propres  ressources,  à  la  merci  du 
premier  conquérant,  quand  notre  Espagne  en  par- 
ticulier fut  inondée  coup  sur  coup  par  les  hordes 
barbares,  c'est  alors  que  l'Église  se  manifesta  avec 
plus  de  grandeur  et  de  puissance  et  commanda  à  la 
tempête  avec  une  sublime  sérénité. 

C'est  alors  aussi  que  paraît  dans  tout  son  éclat 
l'influence  du  ministère  religieux:  on  la  voit  se  per- 
pétuer, s'étendre,  se  consolider,  au  moment  môme 
où  l'édifice  de  l'empire  romain  s'abîme  à  ses  re- 
gards et  semble  la  laisser  sans  appui,  au  moment 
où  l'hérésie  arienne,  généralement  professée  par  les 
tribus  conquérantes,  lui  livre  de  nouveaux  combats 
et  lui  fait  souffrir  des  persécutions  cruelles.  Quelle 
pouvait  être,  sous  la  domination  de  l'hérésie  la  plus 
puissante  qui  fut  jamais,  l'influence  exercée  par  le 
catholicisme?  C'est  ce  que  les  faits  historiques  se 
chargent  de  nous  montrer.  Il  suffirait  pour  cela  de 
se  rappeler  celui  de  la  conversion  même  des  Goths; 
car  un  tel  fait  ne  peut  être  compris,  eu  égard  sur- 


RELIGIEUSES.  73 

tout  aux  obstacles  qu'il  eut  à  vaincre  et  h  la  mer- 
veilleuse rapidité  avec  laquelle  il  s'accomplit,  si  l'on 
n'admet  que  l'influence  des  prêtres  catholiques  avait 
déjà  conquis  un  tel  ascendant  sur  l'esprit  et  le  cœur 
des  peuples ,  qu'il  suffit  de  la  résolution  d'un  mo- 
narque pour  donner  aux  changements  préparés  le 
caractère  d'un  événement  national. 

Après  une  transformation  aussi  glorieuse  que  dé- 
cisive, on  ne  voit  plus  pour  ainsi  dire  régner  au  mi- 
lieu de  la  société  que  l'action  toute  puissante  du 
clergé  catholique  ;  les  rois,  les  grands ,  le  peuple, 
tout  est  inspiré,  dirigé  par  l'esprit  de  ces  illustres 
évêques  qui,  tout  en  s'occupant  de  régler  et  de 
maintenir  la  discipline  ecclésiastique,  travaillaient 
à  former  une  grande  nation,  réunissant  en  un  seul 
corps  les  vainqueurs  et  les  vaincus;  relevant  d'une 
part  et  ranimant  les  anciens  habitants  de  la  Pénin- 
sule, trop  longtemps  amollis  par  une  vieille  civilisa- 
ion  et  façonnés  à  l'esclavage  par  le  goût  des  plai- 
sirs sensuels  qu'elle  leur  avait  inoculé  ;  adoucissant 
d'autre  part,  apprivoisant  en  quelque  sorte  et  péné- 
trant d'un  esprit  nouveau  ces  barbares  conquérants 
qui  venaient  d'ajouter  aux  sauvages  instincts  de 
leurs  forets  natales  l'exaltation  de  leurs  derniers 
combats  et  l'orgueil  de  leurs  triomphes.  C'est  ainsi 
que  les  évêques  fondèrent  une  monarchie  puissante 
qui  put  bien  disparaître  sous  les  flots  de  l'invasion 
musulmane,  mais  qui  présenta  même  alors  cet  éton- 
nant phénomène  d'une  nation  qui  se  survit  à  elle- 
même  et  qui  reparaît  plus  brillante  et  plus  forte 
III.  5 


74  DES   INFLUENCES 

qu'elle  ne  l'avait  jamais  été  dans  les  temps  anté- 
rieurs à  sa  ruine. 

C'est  un  bien  magnifique  spectacle  que  celui  qui 
nous  est  offert  par  les  assemblées  de  Tolède,  délibé- 
rant avec  une  profonde  sagesse  sur  les  affaires  de  l'E- 
glise et  sur  celles  de  l'Etat.  On  se  demande  quelque- 
fois si  c'étaient  là  des  conciles  ou  bien  des  cortes  ; 
qu'importe  le  nom  quand  on  est  parfaitement  d'ac- 
cord sur  la  chose?  Si  ces  assemblées  étaient  réelle- 
ment des  cortés  quand  elles  s'occupaient  des  affai- 
res civiles,  elles  étaient  encore  alors  tellement  diri- 
gées par  les  évoques,  animées  parleur  esprit,  qu'on 
ne  saurait  y  découvrir  une  étincelle  d'intelligence 
et  de  progrès  qui  n'ait  jailli  dusein  de  l'Eglise,  pas 
un  élément  de  force  qui  n'ait  son  principe  et  son 
appui  dans  les  doctrines  enseignées  par  l'Eglise  ;  à 
chaque  pas  que  la  société  fait ,  on  voit  en  un  mot 
que  la  direction  et  l'impulsion  lui  viennent  égale- 
ment de  l'Eglise.  C'est  l'Eglise  qui  assure  aux  mo- 
narques la  possession  de  leurs  droits,  qui  les  en- 
toure de  prestige,  qui  fortifie  leur  autorité,  qui  ga- 
rantit l'inviolabilité  de  leur  personne  et  de  leur  fa- 
mille ;  mais  c'est  l'Eglise  aussi  qui  maintient  le  droit 
des  peuples,  qui  pose  des  limites  à  la  puissance  des 
rois,  qui  se  sert  de  son  influence  et  de  ses,  richesses 
pour  élever  une  barrière  contre  la  tyrannie,  pour 
soutenir  le  faible  et  secourir  le  malheureux.  L'E-  . 
glise  réforme  la  législation  en  se  servant,  il  est  vrai, 
pour  cela  du  vieux  droit  romain,  mais  en  faisant 
usage  surtout  des  sublimes  maximes  de  ce  code  di- 


RELIGIEUSES.  75 

vin  qu'on  nomme  l'Evangile.  C'est  elle  enfin  qui  de 
cent  peuples  divers  fait  un  grand  peuple,  en  ressus- 
citant l'esprit  de  cette  nationalité  qui  des  rives  du 
Guadalette  s'était  enfuie  vers  les  grottes  de  Cava- 
donga,  et  qui,  grâce  à  cet  esprit,  se  conserve  in- 
tacte, une,  invincible  contre  la  puissance  colossale 
du  Croissant,  lutte  contre  cette  puissance  pen- 
dant l'espace  de  sept  cents  ans,  sans  jamais  dé- 
faillir, sans  jamais  s'arrêter,  jusqu'à  ce  qu'elle  a 
vu  flotter  le  drapeau  chrétien  sur  les  murs  de 
Grenade. 

On  a  bien  souvent  observé  que  la  civilisation  es- 
pagnole présente  un  caractère  à  part  qui  la  distin- 
gue des  autres  civilisations  européennes ,  et  l'on 
donne  assez  généralement  pour  cause  à  ce  phéno- 
mène la  politique  qui  a  prévalu  dans  notre  pays 
sous  les  rois  catholiques  et  spécialement  sous  les 
rois  de  la  maison  d'Autriche.  On  leur  a  même  re- 
proché souvent  avec  une  inexorable  sévérité  d'avoir 
laissé  l'influence  du  clergé  prendre  un  trop  grand 
développement  dans  leur  royaume,  et  de  n'avoir 
pas  imité  sous  ce  rapport  les  gouvernements  qui 
n'ont  cessé  de  travailler  à  l'amoindrissement,  sinon 
à  l'entière  destruction  de  cette  même  influence. 
Sans  entrer  pour  le  moment  dans  une  discussion 
étrangère  à  notre  objet,  sur  le  cours  de  la  civilisa- 
tion espagnole  pendant  les  trois  derniers  siècles , 
nous  ferons  observer  à  ceux  qui  parlent  avec  tant 
de  sécurité  des  prétendues  aberrations  de  cette  épo- 
que, qu'ils  oublient  d'une  manière  étrange  l'histoire 


76  DES   INFLUENCES 

de  notre  pays,  quand  ils  signalent  comme  le  carac- 
tère propre,  exclusif,  d'une  de  ses  périodes,  ce  qui 
s'applique  également  à  toute  sa  durée  depuis  l'in- 
vasion des  barbares.  Le  rapide  coup  d'œil  que  nous 
venons  de  jeter  sur  les  principales  circonstances 
de  cette  histoire  depuis  la  chute  de  l'empire  romain, 
prouve  jusqu'à  l'évidence  la  vérité  de  notre  obser- 
vation ;  mais  il  est  aisé  de  la  confirmer  en  compa- 
rant l'histoire  de  notre  pays  à  celle  des  nations 
étrangères. 

S'il  est  juste  en  effet  de  dire  que,  après  l'inva- 
sion despeuples  duNord,  l'action  déployée  par  l'E- 
glise pour  adoucir  lesmœurs'des  conquérants,  pour 
améliorer  le  sort  des  peuples  conquis,  pour  con- 
duire les  uns  et  les  autres  dans  les  voies  de  la  civili- 
sation chrétienne,  a  été  un  fait  général,  on  peut 
affirmer  néanmoins  que  nulle  part  ce  fait  n'a  eu  des 
proportions  aussi  grandes  que  dansnotre  patrie,  que 
nulle  part  on  n'a  vu  surgir  du  chaos  de  la  barbarie 
une  nation  aussi  puissante,  uniquement  dirigée  par 
ses  évêques.  Jetez  un  regard  sur  les  contrées  du 
Nord,  et  vous  y  verrez  prévaloir  l'élément  barbare 
à  tel  point  qu'il  a  laissé  ses  empreintes  dans  toutes 
les  parties  de  l'organisation  sociale.  Des  coutumes 
féroces,  une  législation  qui  respire  toujours  l'esprit 
de  la  barbarie,  la  force  des  armes  érigée  en  arbitre 
suprême,  la  féodalité  dans  toute  sa  puissance  et 
toute  sa  dureté  ;  en  un  mot,  la  société  véritable  des 
peuples  conquérants,  avec  les  modifications  toute- 
fois introduites  par  la  marche  du  temps,  par  le 


IIELIGIEUSES.  77 

changement  de  situation  et  surtout  par  l'influence 
des  idées  religieuses. 

Dans  le  midi  de  la  France  et  plus  particulière- 
ment en  Italie ,  on  voit  les  éléments  de  F  ancienne 
société  romaine  lutter  avec  avantage  contre  ceux  de 
la  société  barbare,  et  montrer  par  là,  comme  il 
était  aisé  de  le  prévoir,  à  quel  point  l'antique  civili- 
sation était  enracinée  dans  le  sol  qui  fut  le  théâtre 
de  son  éclat  et  de  ses  triomphes.  Ce  ne  fut  pas  une 
chose  utile,  du  moins  au  commencement,  que  l'or- 
ganisation romaine  survécût  en  Italie  à  la  chute  de 
l'empire,  carie  besoin  de  gouvernement  et  d'admi- 
nistration est  un  des  premiers  qui  se  font  sentir  aux 
sociétés  humaines.  '  Mais  plus  tard  on  put  remar- 
quer de  quel  faible  secours  est  nécessairement,  pour 
fonder  quelque  chose  de  grand  et  de  durable,  ce 
qui  porte  en  soi-même  les  germes  de  la  dissolution 
et  de  la  caducité.  Jamais  l'Italie  n'est  parvenue  à 
s'organiser  de  manière  à  former  une  grande  nation. 
Perpétuellement  exposée,  soit  aux  invasions  des 
peuples  étrangers,  soit  à  la  tyrannie  des  empereurs 
d'Allemagne,  soit  à  l'anarchie  de  ses  propres  répu- 
bliques, tour-à-tour  soumise  à  la  prépondérance  de 
la  domination  espagnole,  au  protectorat  de  la  mai- 
.:on  d'Autriche,  elle  a  toujours  montré  la  même  im- 
puissance à  se  former  en  corps  de  nation  digne  de 
figurer  au  nombre  des  Etats  européens.  Peut-être, 
et  nous  ne  prétendons  pas  attacher  trop  d'impor- 
tance à  cette  observation,  peut-être  est-ce  aux  cir- 
constances exceptionnelles  où   ce  pays  se  trouve 


78  DES    INFLUENCES 

placé  qu'il  faudrait  attribuer  aussi  la  difficulté 
qu'il  éprouva  toujours  à  faire  prévaloir  dans  sa  con- 
stitution l'un  des  éléments  premiers  de  la  constitu- 
tion européenne. 

C'est  ce  qui  n'arriva  pas  en  Espagne,  où  le  prin- 
cipe religieux  acquit  tout  d'abord  une  telle  prépon- 
dérance, qu'il  soumit'  tout  à  son  action,  et  créa  de 
la  sorte  une  société  entièrement  nouvelle,  aussi  con- 
forme aux  enseignements  de  l'Évangile  que  les 
temps  et  les  conjonctures  avaient  pu  le  permettre. 
La  législation  émanée  des  conciles  de  Tolède  a  mé- 
rité, comme  on  le  sait,  un  renom  immortel  ;  les  amis 
de  riiistoire  et  de  la  philosophie  lui  rendent  main- 
tenant une  entière  justice,  quelles  qu'aient  été 
d'ailleurs  leurs  préveîi tiens  contre  la  religion  et 
le  clergé.  Depuis  cette  époque,  l'influence  re- 
ligieuse est  celle  qui  n'a  cessé  de  dominer  dans 
l'histoire  de  notre  patrie  ;  et  les  vicissitudes  des 
temps  n'ont  pu  effacer  du  front  de  la  monarchie 
espagnole  le  caractère  qui  lui  fut  imprimé  dès  son 
berceau. 

Yoilà  comment  doit  s'expliquer  la  prépondérance 
de  l'élément  religieux  dans  notre  nation;  voilàpour- 
quoi  enfin  la  féodalité  n'a  jamais  eu  parmi  nous  la 
force  et  l'influence  qu'elle  avait  acquises  dans  les 
autres  pays;  voilà  pourquoi  enfin  la  noblesse,  les 
municipalités,  les  institutions  populaires  et  la  mo- 
narchie elle-même,  ont  toujours  porté  chez  nous  un 
cachet  purement  espagnol,  et,  quoique  semblables 
en  certains  points  à  celles  des  autres  peuples,  s'en 


RELIGIEUSES.  79 

sont  toujours  distinguées  de  manière  à  ne  jamais 
autoriser  ni  la  confusion  ni  Terreur. 

Étudiez  avec  soin  l'histoire  de  l'Espagne,  obser- 
vez-la dans  toutes  ses  périodes,  sous  tous  ses  as- 
pects, et  vous  n'y  trouverez  rien  de  véritablement 
universel  et  un,  rien  qui  fût  capable  de  former  l'es- 
prit de  notre  nationalité,  si  ce  n'est  la  religion. 
Le  pouvoir  royal  passe  par  des  alternatives  de 
faiblesse  et  de  grandeur;  l'aristocratie  les  éprouve 
d'une  manière  non  moins  évidente  ;  la  démocratie, 
qui  parfois  se  manifeste  avec  une  puissance  dange- 
reuse pour  les  autres  institutions,  demeure  souvent 
comme  anéantie;  les  diiîérents  peuples,  les  diffé- 
rents États  dont  se  compose  la  monarchie  espa- 
gnole, sont  régis  par  des  lois  et  des  mœurs  diffé- 
rentes, ils  ne  se  ressemblent  ni  par  les  usages,  ni 
par  les  idiomes,  ni  par  les  inclinations;  vous  ne  trou- 
vez rien  en  eux  qui  puisse  les  unir,  les  rattacher,  en 
i'aire  un  peuple  de  frères,  rien,  si  ce  n'est  la  reli- 
gic"..  Elle  seule  se  conserve  intacte,  inviolable,  une, 
à  travers  tous  les  bouleversements,  toutes  les  varia- 
tions, toutes  les  luttes;  elle  seule  domine  cette  mul- 
tiplicité d'éléments  qui  ont  tant  de  peine  à  se  ren- 
contrer, qui  parfois  se  repoussent  même  ;  elle  seule 
se  montre  capable  de  briser  tant  d'obstacles  qui 
s'opposent  à  la  formation  d'une  véritable  nationa- 
lité, et  d'offrir,  par  conséquent,  aux  yeux  du  monde 
étonné,  cette  gigantesque  monarchie  de  Ferdinand 
et  d'Isabelle. 

Lors  de   l'invasion  des   barbares,    disparaît, 


80  DES   INFLUENCES 

comme  nous  l'avons  dit,  l'empire  romain  ;  notre 
péninsule  se  trouve  en  même  temps  plongée  dans  la 
plus  affreuse  anarchie  ;  peuple  conquérant  et  peuple 
conquis  demeurent  mêlés  et  confondus,  sans  autre 
loi  que  la  force  des  armes,  sans  autre  instinct  de 
gouvernement  que  l'ambition  de  mille  chefs  rivaux, 
sans  autre  vue,  chez  les  vainqueurs,  que  la  posses- 
sion et  le  partage  de  la  riche  proie  qui  leur  est 
échue  ;  c'est  au  milieu  de  ce  désordre  que  la  reli- 
gion brille  tout-à-coup,  comme  l'astre  éclatant  du 
jour  à  la  suite  d'une  nuit  ténébreuse;  sa  force  et 
son  éclat  suffisent  à  former  cette  puissante  monar- 
chie des  Goths,  qui  n'a  pas  d'égale  dans  ces  temps 
reculés.  Les  Sarrazins  envahissent  la  Péninsule,  les 
bords  du  Guadalette  voient  périr  la  fleur  de  nos 
guerriers,  le  monarque  lui-même  n'échappe  pas  à 
ce  désastre  :  avec  lui  semble  expirer  la  monarchie 
espagnole.  Rien  ne  peut  résister  à  la  marche  triom- 
phante des  troupes  de  Muza,  rien  ne  saurait  pro- 
téger les  populations  chrétiennes  contre  les  flots 
de  cette  nouvelle  invasion;  tout  est  perdu,  il  ne 
reste  plus  qu'à  courber  humblement  la  tête  sous  le 
cimeterre  des  enfants  de  Mahomet. 

Qui  pourrait  concevoir  l'idée  de  réagir  contre  ce 
débordement  effroyable,  l'idée  de  réorganiser  un 
jour  la  monarchie  chrétienne,  de  délivrer  les  peu- 
ples accablés  sous  les  fers  des  musulmans,  de  réu- 
nir les  débris  épars  d'une  nation  éteinte,  de  chasser 
les  conquérants,  de  promener  sur  tous  les  points  de 
la  Péninsule  la  bannière  des  chrétiens  ?  L'nc  telle 


RELIGIEUSES.  81 

idée,  une  semblable  entreprise,  ne  pouvaient  être 
inspirées  que  par  un  seul  principe,  le  principe  c{ui 
ressuscite  les  peuples  aussi  bien  que  les  individus. 
S'ils  n'avaient  pas  été  soutenus  par  leur  foi  reli- 
gieuse, par  une  conscience  inébranlable  dans  le 
Dieu  des  armées,  jamais  les  héros  de  Cavadonga, 
quand,  du  haut  de  leur  montagne,  ils  portaient 
un  regard  sur  cette  Espagne  bien-aimée,  alors 
occupée  par  d'innombrables  ennemis,  par  d'heu- 
reux concjuérants  à  l'apogée  de  leur  gloire  et  de 
leur  puissance,  par  les  dominateurs  de  l'Orient  et 
de  l'Occident;  jamais,  disons-nous,  cette  poignée 
de  soldats  n'eût  osé  s'engager  dans  une  lutte  aussi 
inégale;  jamais  ces  quelques  Espagnols  n'eussent 
osé  dire  aux  puissantes  armées  qui  les  assiégeaient 
de  toutes  parts  :  «  Oui,  nous  combattrons  contre 
vous,  et  nous  remporterons  la  victoire  ;  nous  trans- 
mettrons à  nos  descendants  le  devoir  sacré  de  vous 
faire  une  guerre  infatigable,  et  nos  descendants 
parviendront  un  jour  à  vous  repousser  du  pays  que 
vous  avez  usurpé,  du  sol  que  vous  profanez  par 
votre  présence.  » 

Nous  ne  sachons  pas  que,  dans  l'histoire  de 
l'humanité,  il  existe  un  fait  semblable  à  celui  que 
nous  venons  de  rappeler.  Rien  ne  nous  paraît  plus 
propre  à.  révéler  la  force  et  l'énergie  renfermées 
dans  le  principe  catholique;  rien  ne  met  plus  en 
relief  ce  dont  est  capable  un  peuple  qui  possède 
cet  inestimable  trésor.  Un  enthousiasme  éphémère, 

un  élan  subit,  peuvent  sans  doute  provenir  de  plu- 

5. 


82  DES   INFLUENCES 

sieurs  autres  causes  ;  mais  une  décision  prise  par 
tout  un  peuple  et  s' étendant  à  la  durée  de  huit  siè- 
cles, ce  fonds  commun  de  dévoûment  et  de  cou- 
rage, transmis  de  génération  en  génération,  comme 
un  héritage  national,  ne  peuvent  naître  que  d'un 
principe  religieux.  Un  peuple  qui  n'a  pour  mobile 
que  les  intérêts  de  la  terre,  qui  ne  compte  que  sur 
des  secours  humains,  ne  peut  pas  s'élever  à  ce 
degré  d'héroïsme;  cela  n'est  donné  qu'à  des  na- 
tions qui  ont  placé  leur  espérance  dans  le  secours 
du  ciel,  qui  ne  se  confient  ni  au  nombre  ni  à  la 
valeur  des  combattants,  et  qui  résument  toutes 
leurs  croyances  et  toutes  leurs  aspirations  dans 
cette  simple  et  subUme  devise  :  Saint  Jacques  et 
Espagne. 

Durant  cette  longue  période  de  notre  histoire, 
l'élément  religieux  domine  à  tel  point  sur  tous  les  au- 
tres éléments  sociaux ,  qu'on  pourrait  à  peine  en 
désigner  un  qui  ne  dépendît  pas  de  celui-là.  La 
grande  pensée,  la  pensée  générale  cfui  soulève  la 
nation  entière  et  la  pousse  contre  les  Maures,  c'est 
la  pensée  de  la  religion.  C'est  sous  cette  inspiration 
que  les  rois  font  la  guerre,  que  les  grands  se  mon- 
trent des  héros,  que  le  peuple  vole  à  la  mort;  on 
affronte  tous  les  périls  pour  abattre  l'étendard 
odieux  dont  la  seule  présence  dans  la  Péninsule  est 
un  outrage  à  la  bannière  des  chrétiens.  Voulez- 
vous  vous  faire  une  idée  juste  de  l'esprit  de  ces 
temps;  voulez-vous  remonter  à  la  source  d'un  tel 
héroïsme,  apprécier  les  causes  de  cette  victoire  dé- 


RELIGIEUSES.  83 

finitive  remportée  sur  la  valeur,  la  ténacité,  la  puis- 
sance des  musulmans?  ne  disséquez  pas,  avec  le 
scalpel  d'une  froide  critique,  les  grands  événements 
consignés  dans  l'histoire  ou  chantés  dans  les  légen- 
des; n'allez  pas  vous  perdre  dans  un  examen  minu- 
tieux des  plus  légères  circonstances,  ne  contrôlez 
pas-vainement  quelque  date  ouquelques  détails,  dans 
la  vue  de  trouver  en  défaut  la  simplicité  du  chKmi- 
queur  ;  réservez  de  semblables  études  pour  le  cssoù 
vous  vous  proposeriez  d'établir  dans  toute  sa  rigueur 
l'exactitude  historique  ;  ce  n'est  pas  ce  dont  il  s'a- 
git quand  on  porte  ses  vues  plus  haut  et  plus  loin, 
quand  on  a  pour  objet,  non  point  un  aride  travail 
de  chronologie  ou  de  géographie,  mais  bien  de  pé- 
nétrer dans  l'esprit  et  les  sentiments  d'une  grande 
période  historique.  Vous  ne  dédaignerez  pas  alors 
ces  légendes  miraculeuses  où  la  pensée  d'une  grande 
nation  se  manifeste  encore  plus  que  sa  crédulité  ; 
vous  recueillerez  avec  empressement  ces  chants  po- 
pulaires où  le  chrétien  victorieux  célèbre  les  triom- 
phes qu'il  a  remportés  et  ceux  dont  le  souvenir  est 
l'honneur  immortel  de  ses  pères;  vous  ne  regarde- 
rez pas  comme  insignifiant  le  récit  des  prodiges  opé- 
rés par  le  ciel  pour  décider  en  faveur  de  ses  enfants 
le  sort  de  ces  gigantesques  batailles  ;  vous  trouve- 
rez dans  tout  cela,  quelles  que  soient  d'ailleurs  vos 
croyances  religieuses  ou  vos  opinions  historiques, 
de  précieux  renseignements,  des  traits  lumineux 
pour  vous  faire  une  idée  vraie  de  cette  période 
de   notre  histoire  nationale ,   d'une   restauration 


84  DES    INFLUENCES 

qui  mérite  à  coup  sûr  de  figurer  parmi  les  événe- 
ments les  plus  extraordinaires  et  les  plus  glorieux 
dont  les  fastes  de  l'humanité  aient  perpétué  la  mé- 
moire. 

Tout  dans  cette  période  est  animé ,  soutenu , 
inspiré  par  la  pensée  religieuse.  Séparez  le  prêtre 
du  guerrier,  et  vous  verrez  comme  le  bras  de  ce 
dernier  s'énerve  et  défaillit;  éloignez  les  évêques 
des  conseils  des  rois,  qu'on  n'ait  plus  en  vue,  dans 
la  conquête  d'une  cité ,  k  purification  d'un  temple 
profané  par  l'erreur ,  la  restauration  d'une  vieille 
cathédrale,  le  rétablissement  de  la  religion,  la  li- 
berté des  fidèles  qui  gémissent  sous  le  joug  des  mu- 
sulmans, et  vous  aurez  des  rois  qui  s'endorment 
dans  les  douceurs  de  la  paix,  et  non  des  guerriers 
et  des  héros;  plongés  dans  une  fausse  sécurité  à  la 
vue  des  drapeaux  ennemis,  ils  se  laisseront  de  nou- 
veau subjuguer  par  leur  puissance  ;  et  le  feu  des 
saints  enthousiasmes,  jadis  entretenu  par  des  mains 
religieuses  et  vaillantes  dans  la  grotte  qui  servit 
d'asile  au  génie  de  Pelage,  sera  désormais  éteint. 
Que  vous  dirai-je  de  plus  ?  Si  le  peuple  qui  ûescend 
du  sommet  des  Asturies,  et  qui  marche  de  victoire  en 
victoire  jusqu'au  rivage  de  la  Méditerranée,  cesse 
un  instant  d'être  placé  sous  l'influence  de  la  reli- 
gion, ce  peuple  disparaît  et  s'évanouit  comme  un 
léger  fantôme,  car  il  n'a  plus  de  vie,  il  n'a  plus 
d'âme,  son  existence  est  un  incompréhensible  mys- 
tère ;  l'idée  de  briser  le  joug  subi  par  tant  de  na- 
tions, accepté  par  tous  les  autres  habitants  de  la 


RELIGIEUSES.  85 

Péninsule,  l'idée  de  s'engager  dans  cette  lutte  iné- 
gale et  séculaire,  n'est  plus  simplement  qu'une  folie 
et  une  absurdité. 

Wous  serions  dans  une  complète  erreur  si  l'his- 
toire de  cette  période  ne  renfermait  pas  les  causes 
profondes  de  l'ascendant  exercé  par  la  religion  sur 
toute  la  suite  de  nos  destinées  nationales.  Il  n'est 
pas  à  supposer  en  effet  qu'un  peuple  perde  aisément 
le  souvenir  des  idées ,  des  sentiments ,  des  usages 
et  des  mœurs  qui  ont  reçu  la  double  consécration  du 
temps  et  du  martyre.  Il  serait  bien  à  désirer  qu'on 
ne  perdît  pas  de  vue  cette  simple  réflexion  quand  on 
se  mêle  d'étudier  et  d'écrire  même  notre  histoire  ; 
on  devrait  bien  comprendre  l'absurdité  qu'il  y  a 
à  vouloir  en  séparer  l'élément  religieux,  ou  même  à 
n'y  considérer  la  religion  qu'avec  un  sentiment 
de  crainte  et  de  défiance  ;  cela  revient  à  falsifier 
tout  simplement  cette  histoire,  ou  même  à  la  dé- 
truire entièrement,  puisqu'on  éteint  le  principe  de 
sa  vie. 

La  victoire  s' étant  déclarée  en  faveur  des  chré- 
tiens par  la  conquête  de  feenade,  et  la  nation  espa- 
gnole ne  formant  plus  qu'une  seule  monarchie  par 
l'union  de  Ferdinand  d'Aragon  avec  Isabelle  de 
Castille,  la  religion  déploya  son  influence  avec  toute 
la  vigueur  et  l'éclat  qu'il  était  aisé  de  prévoir  à  la 
suite  d'un  semblable  triomphe;  son  action  ne  put 
même  être  éclipsée  par  les  splendeurs  inouïes  d'un 
diadème  auquel  venaient  se  rattacher,  comme  autant 
de  pierres  précieuses,  de  nouvelles  provinces  et  des 


86  DES   INFLUENCES 

mondes  nouveaux.  Elle  soutenait  sa  majesté  à  côté 
de  tant  de  grandeur  ;  cette  majesté  même  semblait 
grandir  de  toute  la  puissance  acquise  par  les  têtes 
couronnées  qui  s'inclinaient  devant  elle  ;  elle  sem- 
blait bien  plutôt  leur  tendre  une  main  amie  et  les 
seconder  jusque  dans  les  affaires  civiles  et  politiques 
qu'elle  ne  semblait  solliciter  leur  appui  et  se  faire 
un  piédestal  de  leur  nouvelle  puissance.  Nous  n'i- 
gnorons pasee  qu'on  a  dit  des  prétendus  dangers 
et  des  funestes  résultats  que  la  religion  aurait  entraî- 
nés à  cette  époque  ;  nous  ne  nous  arrêterons  pas  à 
discuter  une  question  déjà  résolue  dans  des  ouvrages 
spéciaux  sur  cette  matière;  nous  nous  contentons  de 
rappeler  un  fait  qui  devait  naturellement  figurer 
dans  cette  rapide  esquisse  des  influences  exercées 
par  la  religion. 

Nous  aurions  encore  beaucoup  de  choses  à  dire 
touchant  ces  mêmes  influences  considérées  dans  ces 
derniers  temps,  à  partir  de  la  révolution  de  1808; 
mais  comme  c'est  là  un  fait  que  personne  n'ignore, 
que  tout  le  monde  au  contraire  reconnaît,  quelle 
que  soit  d'ailleurs  la  différence  des  jugements  et 
des  opinions  sur  sa  nature  et  ses  effets,  nous  croyons 
pouvoir  nous  dispenser  d'en  parler  dans  un  article 
qui  dépasse  déjà  nos  limites  ordinaires.  Nous  ne 
voulons  pas  le  terminer  toutefois  sans  émettre  quel- 
cjues  considérations  sur  une  autre  cause  de  la  puis- 
sante influence  toujours  exercée  par  le  clergé. 

Cette  cause ,  nous  l'avons  indiquée  plus  haut. 
Nous  avons  dit  que  le  clergé,  outre  son  indépen- 


RELIGIEUSES.  87 

dance  dans  l'exercice  des  fonctions  inhérentes  à  son 
caractère  sacré,  avait  encore  l'avantage  d'entretenir 
avec  la  conscience  et  la  vie  entière  des  chrétiens 
des  relations  plus  intimes  et  plus  vraies,  que  ne  les 
ajamáis  eues  toute  autre  religion  à  l'égard  de  ceux 
qui  la  professent.  Pour  mieux  comprendre  ce  carac- 
tère spécial  du  catholicisme,  nous  examinerons  en 
détail  les  traits  divers  et  principaux  qui  tendent  à 
le  former;  ils  peuvent,  h  notre  avis,  se  réduire  aux 
suivants  : 

1°  Unité  et  fixité  du  dogme  ; 

2"  Enseignement  de  ce  même  dogme,  avec  une 
pleine  autorité  en  matière  de  foi,  uniquement  ré- 
servée au  clergé  ; 

3°  Savante  organisation  de  la  hiérarchie  ecclé- 
siastique ; 

{f  Nerf  de  la  discipline  ; 

5°  Célibat  ecclésiastique  ; 

6°  Vigilance  sur  les  mœurs  des  fidèles  et  système 
de  prédication  ; 

T  Splendeur  et  magnificence  du  culte  ; 

8°  Administration  des  sacrements,  et  en  particu- 
lier du  sacrement  de  pénitence. 

Nous  nous  efforcerons  de  donner  à  chacun  de  ces 
points  le  degré  de  précision  et  de  clarté  dont  nous 
serons  capables,  en  assignant  à  chacun  la  part  qui 
lui  revient  dans  cette  influence  du  clergé,  objet  de 
tant  d'invectives  et  de  calomnies  de  la  part  des  en- 
nemis de  r  Église.  On  verra  par  là  que  ce  que  l'on 


88  DES    I.NFLLIiNCES    IIELIGIELSES. 

a  osé  attribuer  à  de  mesquines  intrigues  est  pro*.» 
fondement  enraciné  dans  la  nature  même  des 
choses,  et  ne  dépend  nullement  de  la  volonté  des 
hommes. 

L'importance  et  l'étendue  d'un  semblable  sujet 
nous  font  un  devoir  de  le  réserver  pour  une  élude 
spéciale. 


LE  SOCIALISME. 

(Premier  Arlicle.) 

Le  socialisme,  ou  bien  cette  école  de  philosophie 
qui  se  propose  de  détruire  l'ordre  social  actuelle- 
ment existant,  pour  le  reconstruire  sur  des  bases 
nouvelles  et  d'après  un  autre  plan,  est  un  objet 
digne  de  fixer  l'attention  de  tous  les  hommes  qui 
pensent,  qui  ont  quelque  amour  pour  l'humanité. 
On  se  tromperait  étrangement  en  elïet  si  l'on  regar- 
dait ces  novateurs  comme  les  misérables  jouets  d'un 
fanatisme  aveugle  qui ,  jetés  en  dehors  de  toutes 
les  voies  par  un  orgueil  insensé ,  ne  laissent  après 
eux  aucune  trace  de  leur  passage.  Il  est  certain 
cj[u'on  n'a  réalisé  nulle  part,  c^u'il  est  même  impos- 
sible de  réaliser  leurs  systèmes,  cju'ils  se  sont  ren- 
fermés jusqu'à  ce  jour  et  C|ue  probablement  ils  se 
renfermeront  encore  pour  longtemps  dans  la  sphère 
de  la  spéculation  et  de  la  théorie  ;  mais  la  semence 
qu'ils  jettent  à  tous  les  vents  de  l'opinion  tombe 
au  hasard  sur  une  terre  cjui  la  reçoit  avec  avidité 
et  qui  peut  la  féconder,  il  faut  savoir  le  reconnaî- 


90  LE   SOCIALISME. 

tre,  le  jour  où  la  Providence  aura  résolu  de  déchaî- 
ner sur  le  monde  des  bouleversements  jusqu'alors 
inconnus. 

Que  les  illusions  de  cette  école  ne  soient  pas  tel- 
lement à  dédaigner,  c'est  ce  que  prouvent  ses  fré- 
quentes apparitions  à  différentes  époques  et  dans 
différents  pays  :  l'insuccès  des  anciens  novateurs  et 
leur  fin  malheureuse  ne  découragent  et  n'effraient 
nullement  ceux  qui  aspirent  à  leur  succéder.  Les 
temps  présents  nous  offrent  d'ailleurs  sous  ce  rap- 
port une  circonstance  remarquable  et  qui  ne  peut 
que  nous  inspirer  une  véritable  terreur.  A  toutes 
les  époques  on  a  vu  des  hommes  qui  rêvaient  une 
nouvelle  république,  basée  sur  des  principes  entiè- 
rement différents  de  ceux  sur  lesquels  reposait  la 
société  ;  mais  ces  philosophes  ne  sortaient  pas  ordi- 
nairement de  leur  sphère ,  ils  se  contentaient  de 
méditer  dans  le  silence  de  leur  cabinet  ou  de  se  pro- 
mener par  la  pensée  dans  des  mondes  imaginaires; 
s'ils  allaient  quelquefois  jusqu'à  publier  un  livre 
où  leur  système  était  exposé ,  c'était  plutôt  comme 
une  œuvre  d'imagination  et  de  curiosité,  que  comme 
un  projet  susceptible  d'une  réalisation  sociale.  Il 
n'en  est  plus  de  même  aujourd'hui,  les  réformateurs 
n'ont  plus  voulu  s'en  tenir  au  rôle  d'utopistes  ;  ils 
ont  poursuivi  l'application  de  leurs  idées,  ils  se 
sont  érigés  en  fondateurs  d'une  société  nouvelle, 
d'une  société  faite  d'après  le  type  qu'ils  avaient 
imaginé. 

Si  l'on  recherche  les  causes  de  ce  phénomène  et 


LE   SOCIALISME.  9Î 

de  la  différence  qu'il  établit  avec  les  temps  anté- 
rieurs, on  trouvera  ces  causes  dans  l'immense  dé- 
veloppement qu'a  pris  de  nos  jours  l'esprit  de  liberté; 
dans  les  tendances  démocratiques  qui  sont  un  des 
traits  distinctifs  de  notre  époque  ;  dans  cette  excen- 
tricité où  tombent  les  intelligences  privées  de  toute 
conviction  réelle,  de  toute  doctrine  arrêtée  qui  leur 
serve  de  pôle  ;  dans  cette  étrange  impulsion  qui 
jette  les  sentiments  et  les  idées  en  dehors  du  monde 
réel,  pour  leur  faire  embrasser  des  ombres  et  des 
fantômes  ;  dans  ce  malaise  profond ,  dans  cette  in- 
quiétude fébrile  qui  travaille  les  esprits ,  et  plus 
spécialement  peut-être  les  esprits  distingués  par 
leur  science  et  leur  talent,  ce  qui  du  reste  ne  pou- 
vait manquer  d'arriver  quand  toutes  les  croyances 
religieuses  s'étaient  évanouies,  après  qu'on  n'a  pas 
craint  d'enlever  aux  malheureux  mortels  l'espérance 
d'une  meilleure  vie  par  delà  le  tombeau. 

Une  pensée  ne  saurait  plus  désormais  rester  en- 
sevelie dans  les  cartons  d'un  philosophe  ;  à  peine 
a-t-elle  été  conçue,  qu'elle  aspire  à  figurer  dans  le 
domaine  des  faits  et  recherche  avec  ardeur  l'épreuve 
de  l'expérience  ;  des  tentatives  moins  motivées  à 
ses  yeux  sont  là  pour  encourager  son  audace.  Les 
limites  qui  séparent  la  vérité  de  l'erreur,  le  juste  de 
l'injuste,  étant  une  fois  effacées,  les  barrières  qui 
s'élèvent  entre  l'utile  et  le  nuisible  se  trouvent  bien 
affaibUes  ;  car  la  plupart  furent  élevées  par  ces 
mêmes  hommes  qui  achevaient  à  peine  hier  leur 
œuvre  de  destruction,  et  qui  se  hâtent  deprecia- 


92  LK    SOCIALISME. 

mer  aujourd'hui  réternelle  durée  de  l'édifice  qu'ils 
ont  rapidement  élevé  sur  les  ruines  d'un  passé  con- 
sacré par  les  siècles.  On  comprend  facilement  dès 
lors  qu'une  pensée  douée  d'une  certaine  force  de 
conception,  ardente  comme  la  tête  même  qui  l'a 
formée ,  pleine  d'audace  et  d'énergie  comme  la 
poitrine  dans  laquelle  elle  a  fermenté,  on  comprend, 
disons-nous,  qu'une  telle  pensée  s'élève  avec  indi- 
'gnation  contre  celles  qui  veulent  lui  barrer  le  pas- 
sage, et  queses  apôtres  puissent  dire  à  ceux  qui 
les  ont  devancés  :  «  Qui  êtes-vous  donc,  pour  oser 
m' adresser  la  parole  que  le  Créateur  imposait  aux 
flots  de  la  mer,  tu  n'iras  pas  plus  loin  ?  Vos  titres 
contre  moi,  c'est  que  vous  êtes  arrivés  hier,  tandis 
que  j'arrive  aujourd'hui.  Un  passé  qui  comptait  plu- 
sieurs siècles  d'existence  n'a  pu  vous  opposer  la 
prescription,  et  vous  croiriez  pouvoir  l'invoquer 
contre  moi,  vous  qui  ne  datez  que  d'un  jour?  Puis- 
que vous  avez  pu  faire  l'essai  de  vos  théories,  vous 
ne  m'empêcherez  pas  de  faire  l'essai  des  miennes  ; 
puisque  vous  avez  reconstruit  la  société  selon  le 
plan  qui  vous  convenait,  laissez-moi  la  reconstruire 
à  mon  tour  de  la  manière  qui  me  convient.  Vous 
vous  êtes  présentés  au  nom  de  l'humanité  ,  c'est 
en  son  nom  que  je  me  présente  ;  si  vous  avez  pro- 
clamé la  liberté ,  je  la  proclame  d'une  manière  non 
moins  éclatante  ;  si  vous  avez  tonné  contre  l'inéga- 
lité des  conditions ,  c'est  à  moi  de  la  foudroyer  à 
cette  heure  ;  si  vous  avez  condamné  comme  injuste 
tout  ce  qui  existait,  je  condamne,  avec  non  moins 


LE    SOCIALISME.  93 

de  raison,  comme  tel  tout  ce  qui  existe,  sans  en 
excepter  aucmie  de  vos  œuvres. 

«  Vous  avez  appelé  le  genre  humain  à  la  parti- 
cipation de  certains  droits  politiques,  vous  avez  ou- 
vert les  urnes  du  scrutin  à  un  nombre  bien  restreint 
de  privilégiés  et  de  censitaires,  et  puis  vous  avez 
dit  pompeusement  c\  la  société  :  Contente-toi  de  cela, 
et  crois,  sur  l'autorité  de  notre  parole,  que  tu  exer- 
ces une  véritable  souveraineté.  Pour  moi,  je  con- 
voque riiumanité  tout  entière ,  non  pour  qu'elle 
assis;^  à  des  combinaisons  fallacieuses,  C{ui  ne  peu- 
vent ni  apaiser  sa  faim,  ni  étancher  sa  soif,  ni  cou- 
vrir sa  nudité,  ni  flatter  même  son  orgueil,  puisque 
le  plus  grand  nombre  reste  dépouillé  de  tout  droit  ; 
je  l'appelle,  moi,  à  la  communauté  des  biens,  à  des 
plaisirs  réels,  à  la  jouissance  d'un  bonheur  qu'elle 
n'a  jamais  connu,  à  la  satisfaction  pleine  et  entière 
de  toutes  ses  nécessités,  de  tous  ses  instincts,  de 
tous  ses  caprices.  La  liberté  que  vous  avez  procla- 
mée n'empêche  pas  le  pauvre  d'être  sous  la  dépen- 
dance du  riche,  le  serviteur  de  subir  les  lois  de  son 
maître,  le  mendiant  de  trembler  de  froid  à  la  porte 
de  ces  palais  où  régnent  avec  tant  d'insolence  le 
luxe  et  la  volupté  ;  pour  moi,  je  proclame  une  li- 
berté qui  ne  tolère  aucune  différence  entre  le  riche 
et  le  pauvre,  qui  ne  laissera  plus  exister  parmi  les 
hommes  aucune  sorte  d'esclavage.  Votre  égalité  à 
vous,  c'est  le  mensonge  s' ajoutant  à  l'inégalité  la 
plus  révoltante  ,  puisqu'elle  laisse  subsister  la  riche 
demeure  du  puissant  à  côté  du  triste  réduit  de  l'in- 


94  LE    SOCIALISME. 

digence,  les  plus  éclatantes  parures  ù  côté  des 
haillons  les  plus  hideux  ;  pour  moi,  je  ne  reconnais 
pas  cette  égalité  monstrueuse ,  je  ne  souffrirai  pas 
qu'un  carrosse  doré,  traîné  par  des  chevaux  impé- 
tueux, puisse  écraser  en  passant  l'enfant  à  peine 
entré  dans  la  vie,  le  vieillard  chancelant  à  qui  ses 
forces  ne  permettent  plus  d'éviter  le  danger.  Je 
veux  que  tout  le  monde  soit  habillé,  logé,  nourri 
de  la  même  manière,  qu'il  y  ait  une  égale  part  de 
plaisir  pour  tous.  Je  ne  veux  pas  que  la  sueur  de 
l'immense  majorité  des  hommes  alimente  désormais 
le  repos  voluptueux  d'une  faible  minorité.  Je  veux 
que  les  produits  du  travail  soient  divisés  en  parties 
proportionnelles,  que  le  capitaliste  n'en  absorbe 
plus  la  presque  totalité,  ne  laissant  au  pauvre  tra- 
vailleur qu'un  misérable  salaire.  Voilà  comment 
j'entends  l'égalité,  la  liberté,  la  juste  répartition  des 
droits  entre  tous  ;  voilà  ce  qu'exigent  les  véritables 
intérêts  du  genre  humain,  tout  le  reste  n'est  qu'illu- 
sion et  mensonge.  » 

Tel  est  le  langage  que  tient  la  pensée  du  jour  à 
la  pensée  de  la  veille;  et  ce  langage  n'a  rien  quede 
naturel,  quand  une  fois  on  perd  de  vue  les  princi- 
pes de  la  justice  pour  ne  faire  attention  qu'à  ceux 
de  l'utilité,  ou  bien  encore  aux  simples  apprécia- 
tions de  la  force  brutale.  Un  abîme  invoque  %m 
mitre  alnme;  et  de  là  vient  la  nécessité  de  conser- 
ver intacts  les  principes  éternels  qui  servent  de 
base  à  la  société  et  sans  lesquels  le  monde  retombe- 
rait dans  le  chaos. 


LE    SOCIALISME.  95 

Pour  l'homme  qui  considère  la  société  sans  faire 
présider  à  cet  examen  le  flambeau  du  christianisme, 
nous  ne  sommes  pas  étonne  qu'il  soit  assailli  de  dou- 
tes effrayants  sur  la  justice  et  l'utilité  de  l'organi- 
sation sociale,  telle  qu'elle  existe  aujourd'hui  et 
qu'elle  a  toujours  existé  ;  nous  comprenons  que  cet 
homme  soit  entraîné  par  des  idées  lerribles  vers  un 
bouleversement  universel  et  l'application  d'un  autre 
système.  Humanum  paucis  vivit  genits  ;  le  genre 
humain  ne  vit  que  pour  le  petit  nombre  ,  disait  un 
écrivain  de  l'antiquité;  et  cette  effrayante  assertion, 
qui  se  vérifiait  avec  tant  d'exactitude  dans  les  socié- 
tés païennes,  ne  laisse  pas  que  de  pouvoir  s'appli- 
quer sous  plusieurs  rapports  au  monde  actuel.  Avant 
le  christianisme ,  l'esclavage  tenait  au  rang  des 
bêtes  l'immense  majorité  des  hommes.  Selon  le 
droit  romain,  qu'on  a  osé  nommer  la  raison  écrite, 
les  esclaves  n'étaient  pas  considérés  comme  des 
hommes,  mais  bien  comme  des  choses  apparte- 
nant aux  maîtres,  le  maître  avait  le  droit  de  vie  et 
de  mort;  un  malheureux  esclave  était  jeté  aux  mu- 
rènes pour  avoir  cassé  un  vase.  Quand  un  maître 
était  assassiné,  on  menait  au  supplice  tous  ses  escla- 
ves sans  exceptic^n ,  quel  qu'en  fût  du  reste  le  nom- 
bre; après  qu'ils  avaient  donc  servi  à  nourrir  l'or- 
gueil, à  soutenir  le  luxe,  à  satisfaire  tous  les  capri- 
ces de  cet  homme  pendant  sa  vie,  ils  versaient  tous 
leur  sang  pour  la  simple  raison  qu'un  seul  d'entre 
eux  était  soupçonné  d'avoir  commis  un  crime,  au- 
quel, s'il  en  était  réellement  coupable,  il  n'avait  été 


90  LE    SOCIALISME. 

poussé,  le  plus  souvent,  que  par  un  sentiment  de 
désespoir.  Que  de  générations  ont  ainsi  passé  sur  la 
terre  ensevelies  dans  la  plus  profonde  abjection  , 
ployant  sous  le  poids  de  leurs  travaux ,  subissant 
les  privations  les  plus  cruelles  !  Que  de  soupirs  qui 
ne  furent  jamais  entendus,  que  de  larmes  qui  ne 
furent  jamais  essuyées ,  que  d'amères  douleurs  sans 
consolation  et  sans  espérance  !  Voyez  ce  qui  se  passe 
dans  les  colonies  par  rapport  aux  malheureux  nè- 
gres, et  cela  malgré  Tinfluence  du  christianisme, 
les  progrès  delà  civilisation,  la  douceur  des  mœurs 
présentes,  et  vous  comprendrez  aisément  ce  qu'il 
en  serait  du  genre  humain,  si  le  système  dégradant 
de  l'esclavage  était  partout  établi. 

Indépendamment  des  esclaves,  le  monde  antique 
avait  aussi  la  classe  pauvre,  et  cette  classe  qui  résul- 
tait à  la  fois  des  causes  de  ruine  connues  dans  tous 
les  temps  et  de  l'affranchissement  des  esclaves,  se 
trouvait  extrêmement  nombreuse  ;  elle  inondait  les 
places  publiques  d'Athènes  et  de  Rome ,  et  là,  ven- 
dant ses  votes  aux  riches  ambitieux,  elle  formait  un 
perpétuel  élément  d'agitation  et  de  discorde.  On 
pouvait  bien  aussi  dire  d'elle  qu'elle  vivait  pour  le 
petit  nombre ,  qu'elle  devenait  le  partage  du  der- 
nier enchérisseur.  Quelles  ne  devaient  pas  être  la 
misère  et  la  dégradation  de  ceux  qui,  pour  avoir  les 
moyens  de  subsister,  étaient  obligés  de  se  faire  les 
dociles  instruments  des  ambitions  ou  des  caprices 
d' autrui?  Qu'importait  à  cette  foule  affamée  la  forme 
du  gouvernement  sous  lequel  elle  avait  à  vivre? 


Lu    SOCIALISME.  97 

Quelle  différence  peut-on  voir  entre  gagner  sa  vie 
de  chaque  jour  par  une  obéissance  passive  aux  or- 
dres d'un  maître  qui  vous  nourrit,  et  la  gagner  sur 
la  place  publique  en  votant  stupidement  pour  celui 
qui  vous  paie  ? 

On  ne  peut  nier  que  le  Christianisme,  à  mesure 
qu'il  s'étendait  dans  le  monde  et  qu'il  pénétrait 
dans  les  mœurs,  n'ait  singulièrement  amélioré  le 
sort  des  classes  pauvres  ;  bientôt  les  esclaves  furent 
traités  avec  plus  de  douceur  et  les  indigents  secou- 
rus avec  plus  de  sollicitude  et  de  générosité.  Ajou- 
tons à  cela  que,  les  moyens  d'affranchissement  et 
d'émancipation  se  multipliant  chaque  jour,  des  éta- 
blissements de  bienfaisance  étant  également  fondés 
pour  toutes  les  infirmités  humaines,  il  en  est  résulté 
que  le  pauvre  et  le  malheureux  ne  se  sont  plus  trouvés 
dans  cet  horrible  état  d'abandon  où  le  monde  païen 
les  avait  laissés.  Il  y  a  de  longs  siècles  déjà  que  la 
religion  poursuit  son  œuvre  en  faveur  de  l'humanité 
souffrante  ;  il  y  a  de  longs  siècles  qu'elle  travaille 
incessamment  par  les  mains  de  ses  plus  fidèles  ser- 
viteurs à  rendre  l'infortune  moins  générale  et  moins 
pénible.  Et  cependant  il  faut  bien  reconnaître  que 
l'aspect  de  la  société  est  loin  de  pouvoir  satisfaire 
l'œil  du  chrétien,  qu'on  y  rencontre  encore  des  iné- 
galités monstrueuses  et  d'épouvantables  calamités , 
qu'on  y  voit  encore  la  joie  à  côté  de  la  douleur,  le 
plaisir  insultant  à  la  misère,  le  luxe  faisant  un  hideux 
contraste  avec  la  nudité,  la  plus  scandaleuse  pro- 
III  6 


98  LE    SOCIALISME. 

digalité  sans  pitié,  sans  entrailles  pour  l'indigence 
et  pour  la  faim. 

Celui  qui  considère  toutes  ces  choses,  abstraction 
faite  des  idées  d'un  ordre  supérieur,  et  ne  voit  que 
ce  que  la  terre  lui  présente  de  triste  et  de  repous- 
sant; celui  qui,  à  cette  vue,  ne  sait  pas  lever  les 
yeux  au  ciel  et  méditer  sur  l'origne  et  la  destinée  de 
l'homme  ;  celui  qui  ne  possède  pas  la  clef  de  ces 
mystères  et  qui  ne  voit  pas  la  cause  de  tant  de  maux 
dans  une  dégradation  primitive  ;  celui  qui  s'aban- 
donne enfin  aux  faibles  lumières  de  sa  raison ,  aux 
vives  impressions  de  son  cœur  et  qui  voit  ainsi  le 
mal  sans  compensation,  la  douleur  sans  espérance, 
la  perversité  sans  châtiment,  le  plaisir  coupable 
sans  remords,  celui-là  doit  protester  sans  doute 
contre  cette  épouvantable  inégalité  qui  lui  paraît 
régner  sur  la  terre ,  s'indigner  contre  une  injustice 
aussi  révoltante  ,  appeler  à  grands  cris  un  remède 
à  tous  ces  maux  et  préférer,  s'il  le  faut ,  le  boule- 
versement du  monde  à  la  prolongation  de  son  exis- 
tence dans  son  état  présent. 

On  ne  saurait  trop  le  répéter  :  sans  les  lumières 
de  la  révélation,  l'homme,  la  société,  l'univers  en- 
tier, sont  un  mystère  incompréhensible  ;  si  ce  divin 
flambeau  ne  vient  dissiper  nos  ténèbres,  il  ne  nous 
sera  jamais  donné  d'expliquer  ce  mélange  de  vérité 
et  d'erreur,  de  bien  et  de  mal',  de  grandeur  et  de 
petitesse,  de  sublimité  et  de  dégradation,  de  bon- 
heur et  de  misère,  de  joie  et  de  douleur,  qui  se  pré- 


L      SOCIALISME.  99 

sente  à  nous  de  toutes  parts,  dans  tous  les  âges, 
dans  tous  les  sexes,  dans  toutes  les  conditions  ;  nul 
ne  pourra  jamais  comprendre  que  le  genre  humain 
vive  ainsi  sur  la  terre ,  accablé  sous  le  poids  de 
toute  sorte  de  malheurs,  s'il  ne  va  pas  expiant  dans 
la  vie  une  prévarication  primitive.  Au  contraire,  si 
nous  nous  en  rapportons  à  ce  que  nous  enseigne 
l'auguste  religion  d'un  Dieu  mort  sur  la  croix,  si 
nous  nous  rappelons  que  l'homme  n'est  pas  sorti  des 
mains  de  son  créateur  tel  que  nous  le  voyons  au- 
jourd'hui ,  mais  bien  dans  un  état  de  perfection  et 
de  félicité  digne  du  roi  de  la  création,  avec  une  in- 
telligence lumineuse ,  un  cœur  droit,  une  âme  enri- 
chie de  tous  les  dons  du  ciel ,  un  corps  à  l'abri  de 
toutes  les  souffrances,  avec  des  passions  soumises  à 
la  volonté ,  une  volonté  soumise  à  la  raison ,  une 
raison  soumise  à  Dieu ,  si  nous  nous  souvenons  que 
le  péché  détruisit  cette  œuvre  sublimée ,  brisa  cette 
divine  harmonie,  que  le  Seigneur  indigné  contre  sa 
créature  la  condamna  à  la  mort  et  l'assujétit  à 
manger  son  pain  à  la  sueur  de  son  front  sur  une 
terre  couverte  de  ronces  et  d'épines;  si  nous  avons 
devant  les  yeux  cette  histoire  merveilleuse,  la  seule 
qui  nous  dévoile  l'énigme  de  l'humanité,  tout  alors 
s' éclaire  et  se  déroule  naturellement  à  nos  yeux  : 
dans  cette  interminable  série  de  calamités  qui  pè- 
sent sur  la  nature  humaine,  nous  adorons  la  main 
de  la  Providence  qui  la  conduit  à  sa  fin,  et  nous  ne 
sommes  plus  tentés  de  blasphémer  la  sagesse  du 
Tout-Puissant. 


100  LE    SOCIALISME. 

Voilà  pourquoi  nous  avons  dit  ailleurs  et  nous 
répétons  ici  que  la  religion  est  la  véritable  philoso- 
phie de  l'histoire.  Sans  le  secours  de  ses  lumières, 
en  effet,  impossible  d'arrêter  une  idée,  de  poser  un 
principe  dans  ce  vaste  océan  des  choses  humaines  ; 
l'esprit  hésite,  avance,  recule,  ne  reconnaît  d'autres 
guides  que  le  caprice  ou  le  hasard;  lors  même 
qu'il  vient  à  découvrir  par  ses  propres  torces  un 
certain  noml^re  de  ^  érités,  il  sent  de  toutes  parts  un 
vide  immense ,  il  éprouve  la  nécessité  d'un  point 
d'appui  qui  fixe  ses  incertitudes,  qui  soutienne  sa 
faiblesse ,  qui  lui  permette  de  reprendre  haleine  et 
de  porter  un  regard  vacillant  sur  les  hommes  et  les 
choses.  Qui  n'a  cent  fois  éprouvé  cet  état  indéfinis- 
sable de  l'âme,  quand  on  essaie  de  résoudre  le  pro- 
blème du  monde  en  laissant  de  côté  les  enseigne- 
ments de  la  religion  ?  Qui  n'est  revenu  des  vagues 
régions  où  ne  pénètre  pas  sa  divine  lumière ,  avec 
cette  prostration  morale,  avec  cet  abattement  de 
l'esprit  et  du  cœur  qui  doivent  inévitablement  suc- 
céder à  des  efforts  inespérés  pour  atteindre  à  l'im- 
possibilité? Qui  n'a  été  convaincu  par  une  si  triste 
expérience  :  que  bien  timides  sont  ¿es  pensées 
des  mortels ,  et  leurs  précoijcuices  bien  courtes  et 
bien  incertaines  ?  Quand  la  religion  ne  nous  pro- 
curerait pas  d'autre  avantage  que  celui  de  posséder 
des  principes  invariables  à  l'aide  desquels  nous 
pouvons  résoudre  sans  effort  les  plus  difficiles  pro- 
blèmes touchant  l'origine  et  la  destinée  de  l'huma- 
nité ,  nous  serions  encore  dans  l'impossibilité  d'é- 


LE    S0C1ALIS5IE.  101 

galer  notre  reconnaissance  à  un  tel  bienfait,  puisque 
ce  n'est  pas  là  seulement  une  donnée  scientifique 
nécessaire  à  notre  intelligence ,  mais  une  intaris- 
sable consolation  nécessaire  à  notre  cœur,  une 
source  inépuisable  de  résignation  et  d'espérance. 

Considérée  du  point  de  vue  où  la  religion  nous 
élève,  l'humanité  nous  présente  un  magnifique  en- 
semble dont  toutes  les  parties ,  toutes  les  relations , 
toutes  les  souillures  môme  et  toutes  les  beautés  s'ac- 
cordent et  s'unissent  dans  le  même  plan  :  en  elle 
tout  vient  du  ciel ,  et  tout  y  retourne  ;  le  bonheur 
est  un  bienfait  de  la  miséricorde  infinie,  le  malheur 
est  une  expiation  de  nos  fautes ,  l'ignorance  est  le 
châtiment  qui  suit  l'orgueil  du  savoir,  la  mort  s'ex- 
plique parce  que  l'homme  a  voulu  s'égaler  à  Dieu; 
cette  vie  pleine  de  labeurs ,  de  misères  et  de  tour- 
ments est  la  juste  transformation  d'une  vie  pleine 
de  toutes  sortes  de  félicités,  mais  que  l'homme  foula 
primitivement  aux  pieds  avec  son  innocence.  Ceux 
qui  ne  possèdent  pas  ces  grands  principes  ou  qui  ne 
veulent  pas  en  reconnaître  la  vérité  ne  peuvent  voir 
dans  l'homme  qu'un  être  malheureux ,  luttant  in- 
cessamment avec  lui-même ,  rempli  de  nécessités 
qu'il  ne  peut  satisfaire,  de  passions  qu'il  ne  saurait 
contenter,  insatiable  de  savoir  et  plongé  dans  une 
irrémédiable  ignorance ,  poursuivant  sans  cesse  le 
bonheur  comme  le  premier  besoin  de  sa  nature,  et 
sans  cesse  accablé  de  calamités.  Ces  hommes  s'en 
prennent  alors  à  la  société,  font  entendre  contre 
son  organisation  des  clameurs  frénétiques,  vont  jus- 

(i. 


102  LE   SOCIALISME. 

qu'à  blasphémer  la  bonté  même  de  Dieu,  interpré- 
tant d'une  manière  impie  les  desseins  de  sa  provi- 
dence ;  ils  vivent  dans  les  ténèbres  d'une  complète 
erreur,  ne  se  nourrissent  que  d'illusions  et  de  fan- 
tômes, ils  usent  les  plus  belles  années  de  leur  vie  à 
la  réalisation  de  leurs  projets  imaginaires  et  ne  re- 
tirent de  leurs  pénibles  efforts  que  les  vaines  satis- 
factions de  l'orgueil  et  parfois  les  lamentables  inspi- 
rations du  désespoir. 


DE  L'ORIGINALITÉ 
DANS  LES  ŒinRES  DE  L'ESPRIT 

(Premier  Article.) 

Il  y  a  dans  l'originalité  quelque  chose  de  si  bril- 
lant et  de  si  flatteur,  que  d'une  certaine  façon,  elle 
constitue  par  elle-même  un  mérite  réel.  Lisez  l'œu- 
vre la  plus  belle  que  vous  puissiez  imaginer ,  une 
œuvre  où  brillent  en  même  temps  le  talent,  l'ima- 
gination et  la  sensibilité,  si  néanmoins  à  travers  le 
coloris  dont  l'habileté  de  l'écrivain  a  su  voiler  son 
modèle ,  vous  parvenez  à  découvrir  que  ce  n'est  pas 
dans  son  esprit  que  la  pensée  de  l'œuvre  a  d'abord 
germé ^  c'en  est  fait  à  vos  yeux  de  sa  plus  belle 
gloire  ;  il  pourra  bien  mériter  votre  e&time,  jamais 
votre  admiration  :  vous  le  lirez  peut-être  avec  plai- 
sir, jamais  avec  enthousiasme. 

A  cette  dilïérence  qui  règne  entre  la  création  et 
l'imitation ,  nous  devons  assigner  deux  causes  :  la 
première  est  une  inclination  naturelle  qui  nous  fait 
nécessairement  admirer  le  génie,  qui  nous  enivre 
de  bonheur  à  la  vue  de  son  incommunicable  beauté, 
qui  nous  étonne  et  nous  confond  en  présence  de  la 


\Oll  DE  l'ORIGIîNALITÉ 

force  créatrice.  Chose  étonnante  !  le  travail,  c'est- 
à-dire  ce  qui  nous  appartient  réellement  en  propre, 
ce  qui  est  un  acte  de  notre  volonté,  la  seule  chose 
où  nous  ayons  un  véritable  mérite  et  qui  ne  soit 
pas  unción  de  la  nature,  le  travail,  pour  utile,  pour 
méritoire  qu'il  soit ,  n'obtient  jamais  de  nous  le 
même  degré  d'admiration  que  la  fécondité  d'un 
talent  naturel  ;  et  cette  observation  s'applique  aux 
actes  les  plus  communs  de  la  vie,  aux  sentiments 
les  plus  spontanés  et  par  là  même  les  plus  vrais  de 
notre  cœur.  Cet  enfant,  disons-nous,  est  fort  avancé, 

très  appliqué,  très  studieux Celui-ci  est  doué 

d'un  talent  extraordinaire,  il  lui  suffirait  de  vouloir 
pour  l'emporter  sur  tous  ses  condisciples.  La  pre- 
mière parole  est  un  éloge  donné  à  l'application,  la 
seconde  un  hommage  rendu  à  la  nature  ;  quel  est 
néanmoins  celui  des  deux  enfants  qui  s'en  trouve  le 
plus  flatté  ?  La  dilïérence  est  bien  palpable  :  tan- 
dis cjue  l'un  reçoit  avec  froideur,  avec  une  sorte  de 
dégoût  même  le  témoignage  qu'on  croit  devoir  lui 
rendre,  l'autre  le  reçoit  avec  un  bonheur  visible  , 
avec  une  orgueilleuse  avidité.  L'homme  se  plaît  de 
la  sorte  à  sacrifier  le  mérite  laborieux  à  l'éclat  d'un 
talent  sans  travail  et  sans  mérite.  C'est  là  sansdoute 
une  appréciation  déraisonnable  et  capricieuse, 
pleine  d'orgueil  et  de  vanité  ;  mais  qui  montre  ce- 
pendant la  grandeur  et  la  noblesse  de  notre  âme , 
l'immensité  de  ses  désirs,  son  incomparable  supé- 
riorité par  rapport  à  toutes  les  choses  de  la  terre , 
la  sublimité  de  ses  instincts,  lors  même  que  ces  ins- 


DANS    LES   ŒUVRES   DE    l'eSPHIT.  105 

tincts  s'égarent  dans  leur  application  et  leur  objet. 
Nous  sommes  tous  portés  à  cacher  aux  autres  la 
peine  et  les  sueurs  que  nous  coûtent  nos  produc- 
tions, nous  avons  tous  au  iond  du  cœur  la  mysté- 
rieuse ambition  de  nous  rapprocher  en  quelque 
chose  de  cette  force  créatrice  qui  disait  :  Que  la 
lumière  soit,  et  la  lumière  fut. 

Mais  cet  enthousiasme  naturel  pour  tout  ce  qui 
semble  révéler  une  puissance  créatrice  n'est  pas  la 
seule  cause  qui  donne  à  l'originalité  l'avantage  sur 
l'imitation  ;  il  en  existe  une  autre  cause  dans  la  na- 
ture même  de  cette  faculté,  de  telle  sorte  que  ce 
n'est  pas  là  seulement  une  illusion  de  l'orgueil  et  du 
préjugé.  Si  ce  qui  est  original  est  réellement  beau,, 
c'est  d'autant  plus  beau  que  c'est  original;  nous 
sommes  par  conséquent  plus  disposés  à  l'admirer. 
Le  beau,  le  vrai,  en  littérature  consistent  dans 
la  parfaite  imitation  de  la  nature  elle-même,  mais 
celui  qui  imite  des  beautés  littéraires  n'est  pas  le 
disciple  de  la  nature,  il  est  le  disciple  d'un  écrivain. 
Et  c'est  là  ce  qui  marque  essentiellement  la  diffé- 
rence que  nous  avons  d'abord  signalée.  Cette  pen- 
sée mérite  un  plus  grand  développement. 

Les  travaux  littéraires,  en  prenant  ce  mot  dans 
son  extension  la  plus  vaste,  ou  si  l'on  veut  même  la 
plus  vague,  sont  à  proprement  parler  l'expression  de 
notre  pensée,  et  nous  entendons  par  là  toute  opéra- 
tion ou  passion  de  l'âme.  Cela  posé,  l'expression  ne 
sera  jamais  parfaitement  vraie  si  elle  n'est  pas  ori- 
ginale; elle  manquera  donc  de  la  qualité  la  plus 


i 06  DE  l'originalité 

nécessaire  à  toute  bonne  production,  elle  manquera 
de  naturel  et  de  vérité.  Chaque  individu,  chaque 
nation,  chaque  époque  a  son  caractère  particulier, 
sa  manière  de  voir  les  choses,  de  les  représenter 
et  même  de  les  sentir.  Imposer  à  l'un  ce  qui  est  le 
trait  distinctif  d'un  autre,  c'est  renverser  l'ordre 
de  la  nature,  mettre  à  la  torture  les  facultés  de 
l'âm.e,  attaquer  son  expansion,  tarir  enfin  les  sour- 
ces du  sublime  et  du  beau.  Et  qu'on  ne  s'imagine 
pas  que  nous  voulons  ici  détruire  toute  sorte  d'imi- 
tation; non,  nous  voulons  seulement  en  indiquer 
les  inconvénients  et  montrer  les  incontestables  avan- 
tages d'une  originalité  bien  comprise  et  bien  définie. 
Celui  qui  se  propose  un  modèle  se  courbe  par  là 
même  devant  une  autorité,  et  quand  il  s'agit  de  lan- 
cer dans  le  monde  de  l'intelligence  des  traits  heu- 
reux et  hardis,  il  est  de  mauvais  augure  de  commen- 
cer par  baisser  la  tête.  Sans  qu'on  s'en  aperçoive, 
sans  qu'on  y  pense  même,  c'est  le  modèle  qui  de- 
vient alors  le  beau  idéal  ;  on  ne  s'imagine  pas  pou- 
voir faire  quelque  chose  de  bien,  si  ce  n'est  en  se 
conformant  au  modèle,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  mal- 
heureux, c'est  qu'on  copie  le  plus  souvent  ses  dé- 
fauts en  laissant  de  côté  ses  beautés  réelles.  Tel  est 
le  résultat  naturel  de  cette  habitude  que  l'on  a  de 
forcer  toute  chose.  Les  rhéteurs  ont  écrit  de  longs 
traités  sur  l'imitation  ;  sans  contester  leur  mérite  ni 
leur  rien  ôter  de  leur  importance,  ces  traités  nous 
semblent  plus  propres  h  produire  une  littérature  de 
convention  qu'à  faire  fleurir  les  belles-lettres.  L'idéo- 


DAKS    LES    OEUVRES    DE    l'eSPRIT.  107 

logie  pourrait  nous  fournir  à  cet  égard  un  sujet 
abondant  d'observations  et  de  remarques  ;  mais 
nous  éviterons  le  champ  aride  et  scabreux  de  la 
théorie,  pour  entrer  dans  le  champ  plus  ouvert  et 
plus  fécond  de  T histoire  littéraire. 

Nous  professons  un  grand  respect  pour  la  litté- 
rature romaine,  et  nous  n'avons  aucune  intention  de 
lui  disputer  le  degré  de  gloire  et  de  grandeur  qu'elle 
atteignit  dans  sa  plus  belle  époque  ;  et  cependant 
nous  ne  craignons  pas  de  dire  qu'elle  ne  prit  jamais 
un  essor  assez  élevé  pour  montrer  cet  éclat  de  puis- 
sance et  de  beauté  qu'elle  a  déployé  chez  d'autres 
peuples.  Une  telle  proposition  nous  serait-elle  re- 
prochée com.me  un  paradoxe  ?  Gela  se  pourrait  bien; 
mais  nous  ne  la  laisserons  pas  au  moins  sans  quel- 
ques preuves.  Qu'est-ce,  en  effet,  que  la  littérature 
romaine?  Généralement  parlant ,  une  sorte  de  tra- 
duction de  la  littérature  grecque.  Poètes,  orateurs, 
philosophes ,  autant  de  Grecs  qui  parlent  latin  ;  et 
cela ,  à  notre  avis,  fut  un  mal ,  un  mal  très  grave  : 
car  si  les  Romains  se  donnèrent  ainsi  les  avantages 
d'une  régularité  et  d'une  beauté  artificielle  qu'ils 
n'auraient  pas  obtenues  sans  cela,  ils  perdirent  tout 
le  mérite  de  l'originalité  ,  ne  se  livrèrent  pas  assez 
à  leurs  pensées  propres,  à  leurs  inspirations  natio- 
nales; et  s'ils  gagnèrent  quelque  chose  dans  la 
forme ,  ils  perdirent  beaucoup  dans  le  fond  ;  s'ils 
eurent  moins  de  défauts  et  d'irrégularités,  ils  eu- 
rent aussi  moins  d'élévation,  moins  de  grandeur  et 
moins  d'enthousiasme, 


108  DE  l'originalité 

Dépouillons-nous  pour  un  moment  des  idées  qui 
nous  ont  été  communiquées  dans  Fenfance ,  osons 
demander  à  l'antiquité  les  titres  qu'elle  présente  à 
notre  admiration,  ne  repoussons  pas  comme  une 
pensée  d'orgueil  le  désir  de  savoir  si  les  anciens, 
pour  lesquels  nous  avons  une  admiration  si  profonde, 
ne  se  fussent  pas  montrés  plus  grands  en  suivant  un 
autre  chemin.  Discutons  cette  question  avec  une 
sage  et  noble  indépendance,  et  nous  reconnaîtrons 
une  vérité  là  où  nous  avions  cru  n'apercevoir  qu'un 
paradoxe.  On  ne  saurait  nier  que  les  idées  romaines, 
surtout  en  fait  de  mythologie,  n'offrent  beaucoup 
de  ressemblance  avec  celles  des  Grecs,  et  que  par  là 
même  les  productions  littéraires  des  premiers  n'aient 
des  points  de  contact  pour  ainsi'dire  continuels  avec 
celles  des  seconds  ;  mais  nous  ne  saurions  nous  per- 
suader que  le  génie  romain,  ce  génie  qui  avait 
conquis  le  monde,  n'eût  pas  trouvé  en  lui-même  de 
plus  grandes  ressources  que  le  génie  grec  ;  nous 
ne  saurions  nous  persuader  que  le  peuple  qui  avait 
promené  ses  enseignes  victorieuses  des  colonnes 
d'Hercule  au  centre  de  l'Asie,  des  sables  brûlants 
de  l'Afrique  aux  forêts  de  la  Germanie;  que  ce 
peuple  dont  les  regards  se  reposaient  encore  sur 
tant  de  puissance  et  de  grandeur,  quand  il  s'exer- 
çait aux  nobles  travaux  de  l'intelligence  ;  nous  ne 
saurions  nous  persuader,  disons-nous,  qu'un  tel 
peuple  eût  quelque  avantage  à  se  renfermer  dans 
une  stérile  imitation  des  Grecs,  des  Grecs  qui  ne 
vivaient  plus  alors  que  de  souvenirs,  et  de  souvenirs 


DANS    LES    ŒuVRKS   DE    L' ESPRIT,  J09 

bien  inférieurs  assurément  aux  grandeurs  réelles  de 
la  maîtresse  du  monde.  Si,  au  lieu  de  s'astreindre 
à  imiter  continuellement  les  Grecs,  au  lieu  de  tenir 
les  yeux  sans  cesse  fixés  sur  ce  petit  coin  de  terre 
qu'on  appelle  la  Grèce,  les  poètes  romains  les 
avaient  portés,  à  la  suite  de  leurs  aigles,  sur  les 
sables  de  la  Libye ,  les  champs  ibériens,  les  forêts 
teutoniques,  les  rivages  armoricains  et  les  bords  né- 
buleux de  la  Tamise  ;  s'ils  avaient  étudié  l'Asie  par 
eux-mêmes  et  non  sur  les  rapports  incomplets  et 
mensongers  des  Hellènes;  s'ils  avaient  fait  justice 
des  fables  et  des  préjugés  d'un  peuple  aimable  sans 
doute,  mais  aimable  comme  un  enfant,  suivant 
l'expression  de  Bacon;  si,  mettant  à  profit  les  rela- 
tions qu'ils  pouvaient  entendre  de  la  bouche  même 
des  soldats  que  la  guerre  avait  transportés  dans  ces 
pays  étrangers,  ils  nous  avaient  tracé  de  larges  ta- 
bleaux de  mœurs,  des  descriptions  de  pays  incon- 
nus; s'ils  avaient  revêtu  d'une  forme  poétique  les 
grandes  inspirations  de  César ,  quel  intérêt  plus 
puissant  n'eussent-ils  pas  offert  à  leurs  contempo- 
rains aussi  bien  qu'à  la  postérité  ?  Combien  leur 
âme  si  pleine  de  feu  ne  se  fût-elle  pas  dilatée  en 
présence  de  ces  lieux,  théâtres  des  hauts  faits  d'un 
père,  d'un  frère,  d'un  ami  ;  de  ces  lieux  arrosés  de 
leur  sang  et  consacrés  peut-être  parleurs  dépouilles 
mortelles?  Parcourez  les  odes  héroïques  d'Horace; 
combien  n'est-il  pas  plus  beau,  combien  n'est-il 
pas  plus  sublime  quand  il  chante  les  grandeurs  et 
les  victoires  de  Rome,  quand  il  est  romain,  unique- 
III.  7 


lio  DE  l'originalité 

ment  romain,  quand  il  peut  oublier  un  instant  son 
fameux  précepte  : 

Vos  exemplaria  grœca 

Nocturna  vérsate  manu,  vérsate  diurna. 

Tacite  n'est  pas  grec  :  c'est  dans  ses  profondes 
pensées,  dans  ses  patriotiques  ressentiments,  dans 
un  cœur  exaspéré  par  le  règne  de  la  tyrannie  et  par 
celui  du  vice,  qu'il  puise  ses  grandes  inspirations. 
Quel  est  néanmoins  l'auteur  romain  c|ui  se  fait  lire 
avec  plus  d'ardeur  et  de  goût?  Qui  n'a  dévoré  cent 
fois  avec  avidité  ces  pages  immortelles  qui,  tout  en 
reproduisant  admirablement  l'objet  que  l'histoire 
s'est  proposé,  nous  peignent  aussi  sa  grande  âme? 

La  philosophie  des  Romains  se  ressent  également 
de  la  même  tendance;  elle  est  une  répétition  de 
celle  des  Grecs,  et  rien  de  plus.  Qu'a  produit  de 
nouveau  sous  ce  rapport  l'un  des  plus  beaux  talents 
de  l'antiquité,  le  plus  grand  philosophe  de  Rome, 
Cicerón  ?  A-t-il  écrit  quelque  chose  qu'on  ne  trouve 
chez  les  Grecs  ?  voit-on  briller  en  lui  quelque  étin- 
celle de  cette  invention  qu'on  serait  en  droit  d'at- 
tendre d'un  si  magnifique  génie?  Mais  ce  n'est  pas 
nous  qui  voulons  le  juger  en  ce  point,  ce  ne  sera 
pas  non  plus  un  ennemi  des  anciens,  ce  sera,  si  l'on 
veut,  un  écrivain  qui  connaissait  à  fond  et  qui  ai- 
mait passionnément  la  littérature  latine,  le  chan- 
celier d'x^guesseau. 

«Cicerón,  nous  dit-i!,  plus  orateur  que  philo- 
sophe, a  montré  qu'il  savait  mieux  exposer  les  pcn- 


DANS   LES   OEUVRES   DE    l'eSPRIT.  111 

sées  des  autres  que  penser  par  lui-même.  »  Juge- 
ment sévère  sans  cloute,  peut-être  trop  sévère,  mais 
qui  emprunte  un  incontestable  degré  d'autorité  au 
caractère  même  du  célèbre  jurisconsulte.  Ce  n'est 
pas  au  défaut  du  génie  qu'il  faudrait,  comme  semble 
le  faire  d'Aguesseau,  attribuer  l'origine  du  mal,  mais 
bien  aux  circonstances  dans  lesquelles  Cicerón  se 
trouva  placé.  Cicerón  subissait  l'influence  de  son 
temps  et  de  son  pays  ;  il  eût  été  plus  réellement 
philosophe  s'il  s'était  beaucoup  moins  attaché  à  la 
forme  et  davantage  au  fond,  s'il  avait  eu  la  tête 
moins  remplie  des  pensées  des  autres  et  beaucoup 
plus  de  ses  propres  pensées,  en  un  mot  si,  moins 
engoué  du  mérite  des  philosophes  qui  l'avaient 
devancé  dans  la  carrière,  il  se  fût  lancé  dans  la  voie, 
plus  difficile  il  est  vrai,  mais  à  coup  sûr  plus  fé- 
conde, de  l'invention. 

Cela  est  si  vrai,  que  les  Romains  se  sont  spécia- 
lement distingués  dans  les  branches  des  connais- 
sances humaines  où  il  leur  fut  impossible  d'imiter. 
On  sait  que  la  jurisprudence,  considérée  comme 
science  proprement  dite,  comme  constituant  une 
série  d'études  sur  les  diverses  parties  de  la  législa- 
tion et  spécialement  sur  le  droit  privé,  nous  en 
sommes  redevables  aux  Romains  ;  là,  on  peut  le 
dire,  ils  se  montrèrent  créateurs,  et  c'est  là  aussi 
qu'ils  se  montrèrent  véritablement  grands. 

Il  faut  néanmoins  observer  que  pour  certains  ta- 
lents, c'est  une  grande  ressource  que  l'imitation, 
par  la  raison  que,  ne  pouvant  atteindre  à  l'origina- 


112  DE     L  ORIGÍNALITE 

lité,  hors  d'état  de  frapper  une  monnaie  nouvelle , 
ils  servent  du  moins  à  mettre  l'ancienne  en  circu- 
lation. Mais,  pour  les  talents  supérieurs,  Timitation 
est  un  véritable  fléau  ;  s'astreindre  au  rôle  d'imita- 
teur, c'est  abandonner  le  rôle  que  la  nature  vous 
avait  marqué,  c'est  laisser  incultes  les  dons  qu'on 
avait  reçus  d'elle,  et  c'est  pour  cela  cju'on  doit  re- 
garder cette  tendance  comme  un  véritable  malheur 
pour  la  gloire  littéraire  d'une  nation  ;  car,  comme 
il  est  extrêmement  diflicile  que  les  hommes  même 
supérieurs  échappent  aux  influences  du  mflieu  qui 
les  entoure,  tous  se  feront  imitateurs  :  les  talents 
les  plus  distingués  seront  entraînés  par  le  courant, 
ceux-là  même  cpi  eussent  pu  produire  des  œuvres 
originales  et  d'un  mérite  éclatant,  consumeront  leur 
force,  dépenseront  leur  génie  dans  des  imitations 
plus  ou  moins  heureuses. 

S'il  existe  une  littérature  vraiment  nationale,  si 
les  modèles  qu'on  imite  sont  choisis  dans  son  propre 
pays ,  les  inconvénients  ne  sont  pas  aussi  graves  : 
l'écrivain  montrera  toujours  quelque  étincelle  d'ori- 
ginalité ;  ayant  en  eflet  pour  but  d" imiter  les  tal)leaux 
qui  représentent  des  objets  placés  encore  sous  ses 
yeux,  il  n'aura  point  d'efl"oi1s  à  faire,  sa  pensée 
propre  se  glissera  spontanément  dans  ses  travaux, 
son  talent  naturel  aura  trouvé  le  moyen  de  se  déve- 
lopper et  de  se  manifester. 

Quand  il  est  question  de  ce  qu'on  est  convenu 
d'appeler  la  renaissance  des  sciences  et  des  lettres  en 
Europe ,  on  proclame  comme  un  bonheur  inappré- 


DANS    LES    OEUVRES    DE    l'eSPHU.  iio 

ciable  chaque  découverte  que  l'on  fait  d'un  ouvrage 
de  l'antiquité  ;  on  n'hésite  pas  à  déclarer  que  les  fu- 
gitifs de  Constantinople,  en  transportant  sur  les  ri- 
vages d'itahe  les  trésors  de  la  langue  grecque,  ont 
presque  sauvé  l'Europe  de  la  barbarie. 

Nous  avouerons  sans  doute  que  l'esprit  public  en 
Europe  gagna  beaucoup  à  la  découverte  et  à  la  cir- 
culation des  œuvres  de  l'antiquité;  nous  avouerons 
même  que  les  esprits  suivirent  alors  la  direction  qui 
semblait  la  plus  naturelle  dans  de  telles  circon- 
stances; mais  nous  jugeons  que  cette  direction  n'é- 
tait pas  la  plus  avantageuse.  Elle  n'était  pas  la  plus 
avantageuse,  et  cependant  elle  était  la  plus  natu- 
relle ;  il  est  natm^el,  en  effet,  que  ce  qui  brille  d'un 
vif  éclat  nous  éblouisse,  que  ce  qui  est  nouveau 
pique  notre  curiosité,  que  nous  nous  inclinions  enfin 
avec  respect  en  présence  d' œuvres  et  de  génies  qui 
nous  surpassent.  Et  voilà  précisément  sous  quel 
aspect  vint  s'offrir  à  cette  époque  la  littérature  an- 
cienne. Il  était  utile  sans  doute  d'étudier  les  an- 
ciens, et  l'enthousiasme  qu'ils  excitèrent,  et  les  tra- 
vaux dont  ils  furent  l'objet,  présentaient  d'incon- 
testables avantages  ;  mais  cet  enthousiasme  et  ces 
travaux  furent  trop  exclusifs  et  ne  contribuèrent  pas 
peu  à  retarder  la  marche  de  l'esprit  humain.  Les 
manuscrits  de  l'antiquité  étaient  bien  une  source  de 
richesses  intellectuelles;  mais  l'Europe  en  possédait 
déjà  de  plus  vastes  et  de  plus  fécondes.  S'il  était 
bien  de  mettre  à  profit  les  premières,  il  était  néces- 
saire de  ne  pas  négliger  les  secondes  ;  il  fallait  se 


iili  DE    I.' ORIGINALITÉ 

souvenir  que  nos  idées,  nos  mœurs,  nos  coutumes, 
nos  lois,  notre  climat  même,  notre  organisation  do- 
mestique et  sociale,  nos  systèmes  de  gouvernement 
étaient  bien  différents  de  ce  qui  existait  dans  l'anti- 
quité, et  que  notre  littérature  ne  pouvait  par  consé- 
quent se  modeler  d'une  manière  absolue  sur  celle 
des  anciens.  Vouloir  donc  la  faire  entrer  dans  ce 
cadre,  c'était  lutter  vainement  contre  la  nature  des 
choses,  c'était  entreprendre  une  œuvre  qui  ne  pou- 
vait aboutir,  c'était  enfin  une  réaction  violente  qui, 
dans  un  temps  plus  ou  moins  éloigné,  devait  amener 
une  révolution. 

Le  fanatisme  de  l'antiquité  fut  tel  h  cette  époque, 
que  plusieurs  littérateurs,  non  contents  de  changer 
leurs  noms  en  des  noms  grecs  et  latins,  non  contents 
de  se  jeter  à  corps  perdu,  sans  règle  et  sans  mesure, 
dans  l'étude  de  la  littérature  grecque  et  romaine, 
ne  pouvaient  voir  qu'avec  une  scrupuleuse  répu- 
gnance les  livres  où  l'on  traitait  de  religion,  par  la 
raison  qu'il  se  rencontrerait  là  quelque  expression 
peu  conforme  au  génie  de  la  latinité,  et  propre  à 
révolter  la  délicatesse  de  leur  goût  ;  singulier  tra- 
vers qui  alla  jusqu'à  leur  donner  de  l'éloignement 
pour  la  lecture  de  la  Bilile,  de  peur  que  la  traduc- 
tion latine  ne  vînt  à  blesser  leur  imagination  par  la 
construction  d'une  phrase  qui  ne  serait  pas  de  tout 
point  cicéronienne.  Indépendamment  du  préjudice 
que  devait  porter  à  l'étude  même  des  lettres  grec- 
ques et  latines  celte  fureur  d'imitation,  cette  com- 
plète abnégation  de  sa  propre  pensée,  il  est  à  remar- 


DANS   LES  ŒUVRES   DE   l'eSPRIT.  115 

quer  qu'un  tel  fanatisme  ne  devait  porter  aucun  fruit 
dans  Tordre  intellectuel  ;  rien  ne  se  maintient  et  ne 
se  développe  que  par  la  raison  et  le  bon  sens,  tout 
s'éteint  et  se  flétrit  par  Texagération  et  la  frénésie. 
Mais  plaçons-nous  dans  un  ordre  supérieur  dï- 
dées,  élevons-nous  à  des  considérations  plus  en 
rapport  avec  l'objet  de  nos  études  présentes.  Quels 
tristes  résultats  ne  devait  pas  produire  dans  les 
sciences  et  les  lettres  cette  sorte  de  servilismo  imi- 
tateur ?  Du  moment  où  ils  eurent  tourné  les  yeux 
vers  les  choses  de  l'antiquité,  avec  ce  sentiment 
exagéré  d'admiration  et  d'enthousiasme,  les  savants 
et  les  lettrés  parurent  oublier  les  réalités  du  monde 
qui  les  entourait,  pour  vivre  uniquement  dans  un 
monde  de  souvenirs  et  trop  souvent  dans  un  monde 
imaginaire  ;  ils  oublièrent  la  magnifique  civilisation 
qui  se  déroulait  autour  d'eux  sous  les  glorieuses  in- 
fluences du  christianisme,  pour  admirer  exclusive- 
ment la  civilisation  des  Hellènes  et  les  harangues  du 
Forum.  La  religion  avec  sa  grandeur  et  sa  subli- 
mité, l'humanité  avec  ses  généreuses  aspirations 
vers  un  ordre  social  incomparablement  supérieur 
à  celui  des  anciens,  la  littérature  moderne  encore 
jeune,  il  est  vrai,  mais  rayonnante  déjà  d'un  éclat 
enchanteur  et  qui  présageait  un  immense  avenir, 
tout  disparaissait,  tout  s'éclipsait  aux  yeux  de  ces 
hommes  du  passé  ;  il  n'y  avait  de  savoir,  de  génie, 
de  civilisation  et  de  politesse  que  chez  les  Grecs  et 
les  Romains.  La  littérature  ne  fut  plus  dès  lors  une 
expansion  libre  et  spontanée  de  l'àme,  une  exprès- 


J 16  DE  l'originalité 

sion  hardie  de  ses  plus  nobles  sentiments,  de  ses 
pensées  les  plus  délicates,  ce  ne  fut  plus  qu'un  tra- 
vail fixe,  invariable,  fait  d'après  un  modèle  dont  il 
n'était  pas  permis  de  s'écarter  ;  ce  fut  un  culte 
exclusif,  intolérant  et  fanatique,  dont  on  était  sé- 
paré sans  pitié  quand  on  n'allait  pas  jusqu'à  respec- 
ter même  les  erreurs  des  anciens.  Il  résulta  de  là 
que  les  esprits  demeurèrent  préoccupés  de  cette 
funeste  idée,  que  la  puissance  créatrice  de  l'esprit 
humain  s'était  épuisée  dans  les  grandes  œuvres  de 
la  Grèce  et  de  Rome.  C'est  ainsi  qu'un  aveugle 
enthousiasme,  qu'une  imitation  sans  discernement 
devinrent  une  sorte  de  fléau  pour  les  sciences  et  les 
lettres  ;  c'est  ainsi  que  furent  taries  beaucoup  plus 
qu'on  ne  le  pense  les  sources  de  l'inspiration  et  du 
génie ,  c'est  ainsi  que  la  littérature  et  la  société 
marchèrent  dans  des  voies  opposées.  Et  la  somme 
des  maux  causés  par  un  tel  égarement  ne  fut  nulle- 
ment compensée  par  celle  des  biens  qui  résultèrent 
de  l'étude  des  modèles  antiques.  Nous  ne  connais- 
sons rien  de  plus  funeste,  en  eifet,  dans  la  marche 
de  l'intelligence  humaine,  que  de  voir  la  littérature 
et  la  société  animées  par  des  esprits  différents,  se 
diviser  par  conséquent  et  lutter  entre  elles.  Quand 
l'homme  ne  peut  plus  s'inspirer  des  objets  qui  l'en- 
tourent, quand  le  littérateur  est  comme  un  étranger 
qui  ne  se  repaît  que  de  souvenirs  et  d'imaginations, 
c|ui  vit  dans  un  monde  idéal  et  n'a  plus  avec  les 
autres  hommes  ni  point  de  contact,  ni  sentiment 
de  fraternité  ;  quand  les  accents  de  l'harmonie  ne 


DAKS    LES    ŒLVRES    DE    l'eSEIUT.  117 

sont  plus  l'explosion  de  la  nature,  mais  bien  quel- 
que chose  de  systématique  et  de  conventionnel,  un 
froid  écho  de  ce  qui  se  disait  il  y  a  vingt  siècles,  la 
parole  peut  être  abondante  et  sonore,  l'esprit  est 
réellement  frappé  de  stérilité. 

Une  semblable  littérature  présente  d'ailleurs  un 
autre  inconvénient,  celui  de  ne  pouvoir  jamais  de- 
venir populaire,  et  par  là  môme  de  ne  jamais  pousser 
dans  le  sol  de  profondes  racines,  et  de  n'occuper 
dans  le  temps  qu'une  bien  courte  durée.  Elle  ne  sau- 
rait, en  eiïet,  s'adresser  qu'à  un  bien  petit  nombre 
d'esprits  et  demeure  circonscrite  dans  un  cercle  bien 
restreint;  elle  porte  le  manteau  de  l'érudition,  l'em- 
preinte des  longues  veilles,  d'un  travail  opiniâtre  et 
patient,  elle  court  dès  lors  le  risque  d'être  peu  na- 
turelle et  de  tomber  dans  l' affectation  ;  cette  litté- 
rature n'aspire  pas  précisément  à  la  palme  de  l'ima- 
gination et  du  génie,  elle  se  contente  du  mérite  d'un 
savoir  acquis  par  de  pénibles  travaux.  Or,  ce  n'est 
pas  dans  de  telles  conditions  qu'elle  peut  s'offrir  à 
nous  pleine  d'orgueil  et  de  fierté  ;  ce  n'est  pas  ainsi 
qu'elle  pourrait  être  une  et  variée  comme  la  nature, 
multiple  et  délicate  comme  les  sentiments  de  notre 
cœur,  tendre,  fraîche  et  pure  comme  les  productions 
spontanées  d'une  terre  heureuse  et  féconde. 

Plus  tard  nous  appliquerons  ces  observations  à 
l'histoire  httéraire  de  l'Espagne. 


DES  INFLUENCES  RELIGIEUSES. 

(Troisième  Arliclc.) 

Nous  avons  indiqué,  dans  les  précédents  articles, 
les  principales  raisons  pour  lesquelles  le  clergé  ca- 
tholique obtient  sur  les  fidèles  une  influence  plus 
grande  et  plus  décisive  que  celle  dont  jouissent 
auprès  de  leurs  sectaires  les  ministres  d'une  autre 
religion  quelconque.  La  première  et  la  plus  impor- 
tante de  ces  raisons,  nous  l'avons  signalée  dans  les 
rapports  incessants  du  sacerdoce  avec  la  conscience 
et  la  vie  entière  des  catholiques;  rapports  qui  s'éta- 
blissent par  l'unité  et  la  fixité  du  dogme,  par  la  ma- 
nière dont  il  est  enseigné,  par  les  devoirs  multiples 
du  clergé  à  l'égard  de  cet  enseignement,  par  la 
savante  organisation  de  la  hiérarchie  ecclésiastique, 
par  le  nerf  de  la  discipline,  par  le  célibat  du  clergé, 
par  sa  continuelle  vigilance  sur  les  mœurs  des  peu- 
ples qui  lui  sont  confiés,  par  la  splendeur  et  la  ma- 
gnificence du  culte,  par  l'administration  des  sacre- 
ments, et  spécialement  du  sacrement  de  pénitence. 
Nous  allons  examiner  rapidement  chacun  de  ces 
points  en  particulier,  et  montrer  comment  ils  se 
lient  avec  celui  qui  fait  l'objet  principal  de  cette 
discussion. 


DES   INFLUENCES  RELIGIEUSES.  119 

Unité  et  fixité  du  dogme.  Cette  propriété  carac- 
téristique du  catholicisme,  propriété  qu'on  cher- 
cherait en  vain  dans  les  autres  religions,  a  dû  con- 
tribuer avant  tout  à  donner  au  clergé  catholique 
une  influence  efficace  et  durable  partout  où  s'est 
réellement  établie  cette  religion  divine.  Quand  les 
croyances  sont  diverses,  quand  elles  varient  à  chaque 
instant,  quand  on  les  voit  suivre  le  flux  et  le  reflux 
des  opinions  humaines,  quand  une  génération  re- 
pousse comme  absurde  ce  que  la  génération  précé- 
dente avait  embrassé  comme  vrai,  les  hommes  char- 
gés du  ministère  de  l'enseignement  ne  sauraient  se 
présenter  au  peuple  comme  les  envoyésde  Dieu.  Quel- 
ques efforts  qu'ils  puissent  faire  pour  accréditer  leur 
mission,  quelque  habiles  qu'ils  soient  à  se  donner 
comme  les  légitimes  successeurs  de  ceux  qui  les  ont 
précédés  dans  la  carrière,  l'œuvre  de  l'homme  se 
trahit  toujours  et  perce  à  travers  les  voiles  du  men- 
songe et  de  l'hypocrisie.  Les  préjugés,  les  habi- 
tudes, les  intérêts,  la  séduction,  la  violence  et  au- 
tres causes  semblables  pourront  bien  soutenir  pen- 
dant un  temps  plus  ou  moins  long  le  règne  de  l'im- 
posture, en  fermant  les  yeux  des  peuples  à  la 
lumière  de  la  vérité  ;  la  Providence,  dans  les  inscru- 
tables  secrets  de  sa  sagesse,  réservera  pour  une 
époque  plus  éloignée  le  salut  de  ces  peuples  malheu- 
reux plongés  dans  les  ténèbres  et  les  ombres  de  la 
mort,  permettra  que  le  génie  du  mal  les  tienne  long- 
temps dans  l'erreur  et  ne  les  laisse  sortir  de  l'une 
que  pour  les  précipiter  dans  une  autre  plus  funeste 


120  DES   INFLUENCES 

encore  ;  il  arriverd  cependant  que  ces  infortunés 
sectaires,  pour  aveugles  qu'on  puisse  les  supposer, 
remarqueront  peut-être  un  jour  les  signes  caracté- 
ristiques de  l'illusion  et  du  mensonge,  ne  pourront 
plus  ctoulTer  les  fréquents  soupçons  qui  traversent 
leur  esprit  sur  la  vérité  des  doctrines  qu'on  leur  en- 
seigne; elle  devra  peu  à  peu  obtenir  soneiîet,  l'irré- 
sistible force  de  cet  argument  :  la  vérité  est  une,  ce 
qui  change  n'est  donc  pas  la  vérité. 

Les  rapports  établis  par  l'enseignement  de  la 
doctrine  entre  le  prêtre  et  le  fidèle  sont  rompus  ou 
bien  étrangement  affaiblis,  du  moment  où  la  doc- 
trine enseignée  n'est  pas  à  l'abri  d'une  telle  attaque  ; 
on  pourra  bien  voir  encore  Ih  un  maître  et  son 
disciple,  on  n'y  verra  plus  un  envoyé  du  ciel  et  un 
homme  qui  reçoit  pieusement  ses  oracles.  Dès  lors 
aussi,  les  doctrines  et  les  fondements  sur  lesquels 
on  les  fait  reposer  peuvent  sans  doute  frapper  avec 
plus  ou  moins  de  force  l'entendement  humain ,  y 
créer  une  conviction  plus  ou  moins  réelle  ;  mais  ce 
n'est  pas  ainsi  qu'est  engendrée  dans  les  âmes  la  foi 
religieuse,  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  enchaîne  les 
cœurs  et  qu'on  fait  pénétrer  la  vérité  dans  les  esprits, 
avec  ce  sentiment  de  vénération  profonde  qui  les 
fait  s'incliner  humblement  en  la  présence  de  Dieu, 
et  recevoir  avec  reconnaissance,  par  l'organe  de  ses 
ministres,  les  augustes  secrets  révélés  aux  généra- 
tions précédentes.  Ce  n'est  pas  sous  cet  aspect  ni 
avec  de  tels  caractères  que  le  ministre  de  la  religion 
s'offre  à  nos  regards  ;  nous  ne  saurions  y  voir  tout 


RELIGIEUSES.  121 

au  plus  que  les  traits  d'un  philosophe  plus  ou  moins 
savant,  plus  ou  moins  dévoué  au  bien  de  ses  sem- 
blables ;  ce  sont  là  de  belles  qualités  sans  doute, 
mais  entièrement  impuissantes  à  produire  dans  les 
intelligences  et  dans  les  volontés  cette  impression 
forte  et  durable  ({u  aucun  souffle  de  l'erreur  ou  du 
vice  ne  saurait  eiîacer,  cet  irrésistible  élan  qui  élève 
l'homme  vers  une  sphère  supérieure,  et  le  dispose 
efficacement  à  la  pratique  de  ces  vertus  qu'on  cher- 
cherait en  vain  dans  des  pensées  purement  hu- 
maines. 

Quelle  vénération  peut  inspirer,  en  eiïet,  un  mi- 
nistre qui  se  présente  comme  le  successeur  et  le 
continuateur  de  ceux  qui  prêchèrent  la  doctrine 
avant  lui,  tandis  qu'il  enseigne  une  doctrine  diffé- 
rente ?  Qu'mporte  qu'il  ait  le  même  titre  que  ses 
prédécesseurs,  qu'il  occupe  les  mêmes  fonctions, 
qu'il  jouisse  des  mêmes  prérogatives  et  que  la  so- 
ciété ui  fournisse  les  mêmes  revenus  ?  La  vénéra- 
tion religieuse  ne  dépend  pas  de  la  volonté  des 
hom:  les,  ne  s'impose  pas  avec  des  décrets,  ne 
s'obtiCnt  pas  par  une  vaine  ostentation  de  décora- 
tions et  de  titres,  ne  s'inspire  même  pas  par  de 
belles  paroles;  si  cette  vénération  doit  être  forte, 
profonde  et  permanente,  elle  ne  saurait  reposer 
que  sur  la  vérité,  dont  l'incommunicable  caractère 
ne  saurait  être  longtemps  imité  par  les  artificieuses 
inventions  de  l'homme.  Là  se  trouve  la  raison  de  la 
considération  et  du  respect  qu'ont  toujours  et  par- 
tout obtenus  les  mini^-tresde  la  religion  catholique: 


122  DES   INFLUENCES 

car  leur  enseignement  d'aujourd'hui  est  leur  ensei- 
gnement d'hier,  leur  enseignement  de  tous  les  siè- 
cles depuis  la  fondation  de  l'Église. 

Ce  n'est  pas  même  là  que  s'arrête  le  cours  de 
la  tradition  :  le  fidèle  peut  aisément  remonter  plus 
haut  en  suivant  avec  attention  l'ordre  des  enseigne- 
ments sacrés  ;  il  pénètre  dans  les  temps  qui  ont 
précédé  la  venue  de  Jésus-Christ.  Les  principaux 
événements  qui  les  remplissent,  il  les  regarde  comme 
éti'oitement  Ués  aux  vérités  qui  sont  l'objet  de  sa 
croyance  ;  il  s'élève  ainsi  de  génération  en  gé- 
nération, de  siècle  en  siècle,  jusqu'au  berceau  du 
genre  humain,  à  côté  duquel  il  trouve  le  berceau 
de  la  religion  chrétienne  ;  le  mystère  de  la  répara- 
tion lui  est  montré  en  même  temps  que  celui  de  la 
chute  ;  il  recueille  la  promesse  d'un  rédempteur  et 
voit  déjà  le  Fils  de  Dieu  se  revêtir  de  la  nature 
humaine  pour  satisfaire  à  la  justice  divine  et  nous 
réconciUer  avec  notre  Créatem'  ;  il  voit  la  fondation 
de  l'Église  où  se  conserveront  les  augustes  vérités 
que  Dieu  daigne  communiquer  à  l'homme,  et  les 
moyens  dont  il  se  sert  pour  inonder  la  terre  des 
trésors  de  sa  grâce.  La  voix  du  ministre  de  la  re- 
ligion est  le  fidèle  écho  de  celle  des  apotres;  ceux- 
ci  n'enseignaient  que  ce  qu'ils  avaient  entendu  de 
la  bouche  même  du  Dieu  fait  homme  ;  or,  Jésus- 
Christ  était  la  réalisation  éclatante  de  toutes  les 
prophéties,  l'accomplissement  de  toutes  les  pro- 
messes, le  terme  et  l'objet  de  toutes  les  espérances; 
espérances  et  promesses  qui  ne  cessent  de  retentir 


RELIGIEUSES,  123 

dans  les  temps  antérieurs,  qui  passent  et  se  trans- 
mettent de  bouche  en  bouche,  d'existence  en  exis- 
tence, comme  la  trace  glorieuse  que  la  sagesse 
infinie  laisse  à  travers  les  générations  et  les  siècles. 

Le  prêtre  catholic|ue  n'enseigne  pas  ce  qu'il  a 
imaginé,  il  communique  ce  qu'il  a  lui-même  reçu; 
ce  n'est  pas  un  philosophe  cjui  pense  et  qui  veut 
persuader  aux  autres  la  vérité  de  ses  pensées,  c'est 
un  envoyé  de  Dieu  ;  d'une  main  il  porte  le  dépôt 
qui  lui  a  été  confié,  et  de  l'autre  il  présente  les 
titres  qui  font  foi  de  la  légitimité  de  sa  mission. 

Et  tout  cela  néanmoins  ne  suffirait  pas  à  produire 
l'effet  qu'on  se  propose,  si  tous  les  fidèles  avaient 
le  droit  de  décider  en  matière  de  foi,  si  le  dépôt 
sacré  se  trouvait  livré  à  des  mains  profanes,  exposé 
à  tout  vent  de  doctrines.  Il  n'y  aurait  pas  autant  de 
liaison  entre  la  conscience  du  fidèle  et  celle  du  mi- 
nistre, si  le  premier  n'était  obligé  de  recevoir  de  la 
bouche  du  second  l'enseignement  et  l'explication 
de  la  doctrine  sainte,  si,  dans  les  doutes  qui  peuvent 
lui  survenir  en  pareille  matière,  il  n'était  pas  comme 
suspendu  aux  lèvres  du  prêtre,  conslituées  gar- 
diennes de  la  science  et  dépositaires  de  la  loi. 

Exposition  et  enseignement  du  dogme,  exclu- 
sivement réservés  au  clergé.  L'invariable  distinc- 
tion qu'on  a  faite  dans  l'Église  catholique  entre  des 
prêtres  et  les  fidèles,  avec  la  charge  pour  les  pre- 
miers d'enseigner  la  doctrine  et  la  morale,  de  ré- 
soudre toutes  les  difficultés  qui  peuvent  se  présen- 
ter en  ce  point,  a  contribué  d'une  manière  puissante 


mil  DES  IISFLUEISCES 

à  les  unir  entre  eux  comme  les  membres  différents 
d'un  même  corps;  car  il  n'a  pas  été  possible  d'a- 
voir la  foi  et  par  là  même  d'appartenir  à  l'Église 
catholique,  sans  recevoir  de  la  bouche  du  prêtre  de 
continuelles  instructions.  Cela  devait  naturellement 
inspirer  aux  fidèles  une  vénération  profonde  pour 
le  ministère  religieux,  et  former  des  rapports  inces- 
sants entre  celui  qui  donne  et  ceux  qui  reçoivent  la 
doctrine  sacrée.  De  même  que  le  simple  fidèle  est  en 
relation  perpétuelle  avec  son  pasteur,  depuis  qu'il 
reçoit  de  lui  les  leçons  du  catéchisme  jusqu'au  mo- 
ment o(i  le  prêtre  lui  prodigue  les  derniers  conseils, 
de  même  les  diocèses  tout  entiers  se  trouvent  unis 
avec  leur  évêque  dont  ils  reçoivent  également  le 
pain  de  la  parole  sainte,  tantôt  par  ses  mande- 
ments ,  tantôt  par  ses  visites  pastorales  ;  de  même 
enfin  le  monde  catholique  se  trouve  lié  avec  le  Sou- 
verain Pontife,  dont  les  évoques  invoquent  fréquem- 
ment les  lumières  et  l'autorité  dans  toutes  les  cir- 
constances difficiles,  dans  tous  les  dangers  qui  me- 
nacent la  foi. 

Pour  comprendre  à  quel  point  l'enseignement  du 
dogme  sert  à  entretenir  l'union  la  plus  étroite  entre 
la  tête  et  les  membres,  entre  les  différents  degrés 
de  la  hiérarchie,  supposons  un  moment  que  le  droit 
d'enseigner  vient  tout-à-coup  à  disparaître  ;  n'allons 
pas  même  jusqu'à  dire  que  chaque  fidèle  dans  sa 
conscience,  chaque  curé  dans  sa  paroisse,  mais  uni- 
quement (juc  chaque  éveíjue  dans  son  diocèse  a  le 
droit  de  décider  irrévocablement  toutes  les  diffi- 


1\KLIGIEL'SES.  125 

cultes  qui  peuvent  s'offrir  dans  renseignement  de 
la  morale  ou  du  dogme,  sans  qu'il  soit  permis  de 
recourir  aux  jugements  du  Souverain  Pontife  ;  nous 
voyons  aussitôt  se  briser  l'un  des  principaux  liens 
qui  rattachaient  au  chef  toutes  les  parties  du  catho- 
licisme ;  il  faut  effacer  aussitôt  de  l'histoire  ecclé- 
siastique un  nombre  iniini  de  causes  dans  lesquelles 
la  suprématie  du  successeur  de  saint  Pierre  s'est 
toujours  exercée  d'une  manière  également  décisive 
et  solennelle  ;  les  rapports  sont  à  peu  près  rompus 
entre  les  évoques  et  le  Pape,  et  la  primauté  de 
ce  dernier  n'est  guère  plus  qu'un  titre  honorifique 
sans  application  et  sans  réalité.  Il  est  donc  bien 
évident,  en  effet,  que  l'union  venant  à  disparaître 
en  ce  qui  regarde  le  dogme,  elle  ne  peut  subsister 
par  rapport  à  la  discipline.  On  ne  tarderait  pas  à 
susciter  la  question  môme  du  pouvoir  disciplinaire, 
puisque  chaque  évoque  pourrait  décider,  par  exem- 
ple, qu'il  est  de  foi  que  les  évêques  sont  arbitres 
suprêmes  concernant  la  discipline  de  leurs  diocèses 
respectifs,  et  que  les  droits  exercés  jusqu'à  ce  jour 
par  les  Souverains  Pontifes*  constituaient  une  véri- 
table usurpation.  C'est  ainsi  que,  dans  l'Église,  une 
partie  se  rattache  à  l'autre,  que  tout  contribue  à  la 
cohésion  de  l'ensemble,  qu'il  n'est  pas  possible  de 
toucher  un  côté  de  l'édifice  sans  qu'il  soit  ébranlé 
tout  entier  et  qu'il  menace  ruine. 

Si  cette  perturbation  résulte  de  la  simple  suppo- 
sition t|ue  chaque  évèque  aurait  dans  son  diocèse 
une  autorité  suprême  en  matière  de  dogme  et  de 


126  DES   INFLUENCES 

morale,  il  est  aisé  de  voir  où  l'on  en  viendrait  si 
chaque  pasteur  avait  cette  même  autorité  dans  sa 
paroisse,  et  mieux  encore  chaque  fidèle  dans  sa 
conscience.  Dès  lors  tous  les  liens  qui  rattachent  le 
fidèle  au  pasteur  sont  brisés;  le  premier  de  tous,  en 
effet,  consiste  dans  l'enseignement  de  la  doctrine, 
et  celui-là  venant  à  disparaître,  aucun  des  autres  ne 
pourrait  subsister.  Telle  est  la  raison  pour  laquelle, 
chez  les  protestants,  il  reste  si  peu  de  communica- 
tions et  de  rapports  entre  les  ministres  de  la  reli- 
gion et  les  peuples  :  le  principe  de  l'inspiration  par- 
ticulière ou  celui  du  libre  examen,  ce  qui  dans  le 
fond  revient  au  même,  étant  une  fois  posé,  toute  au- 
torité doctrinale  étant  par  là  même  détniite,  les 
ministres  sont  naturellement  descendus  au  rang  des 
simples  chrétiens,  les  distinctions  qu'on  a  voulu  in- 
troduire ou  maintenir  ont  toujours  eu  bien  peu  de 
consistance,  comme  se  trouvant  en  opposition  avec 
kl  première  base  de  la  réforme. 

Savante  organisation  de  la  hiérarchie  ecclé- 
siastique. C'est  ici  un  modèle  de  gouvernement 
qui  réunit  toutes  les  garanties  d'ordre  et  de  force 
dans  le  pouvoir  aux  plus  sages  précautions  contre 
toute  espèce  d'arbitraire  ;  ici  la  multiplicité  et  la 
complication  des  rapports  se  simplifient  admirable- 
ment par  l'action  incessante  du  centre  d'unité  au- 
quel tout  vient  aboutir;  ici  lefidèle  voit  d'un  coup 
d'œil  la  voie  qu'il  doit  suivre  pour  l'éclaircissement 
d'un  doute,  pour  la  solution  d'une  aifaire  ;  il  ne  dé- 
pend pas  d'un  pouvoir  isolé  qui  puisse  n'écouter 


RELIGIEUSES.  127 

que  son  caprice,   il  connaît  le  supérieur  immédiat 
auquel  il  peut  recourir,  en  remontant  de  Tun  à 
l'autre  jusqu'au  Souverain  Pontife,  qui  se  trouve  in- 
\csti  de  l'autorité  môme  de  Dieu  sur  la  terre.  Cette 
organisation  a  fait  du  clergé  catholique  un  corps 
tellement  compacte,  tellement  un,  qu'on  chercherait 
en  vain  quelque  chose  de  semblable  dans  l'histoire 
des  associations  qui  ont  jamais  existé.  Répandue 
sur  toute  la  surface  du  globe,  l'Église  catholique 
eût  été  bientôt  la  proie  de  la  plus  effrayante  anar- 
chie, si  son  divin  fondateur  ne  l'eût  dotée  d'une 
organisation  aussi  puissante.  La  violence  des  pas- 
sions, la  lutte  des  intérêts,  les  manœuvres  de  l'in- 
trigue, la  négligence  dans  l'accomplissement  des 
devoirs,  auraient  rapidement  amené  l'affaiblisse- 
ment, la  division  et  la  ruine  de  ce  corps  imn.iense, 
d'autant  plus  exposé  à  ce  travail  de  destruction, 
qu'il  se  compose  de  plus  d'éléments  divers.  Que 
fùt-il  arrivé  déjà,  qu'en  serait-il  maintenant  de  cette 
société  chrétienne,  si  elle  eût  été  moins  fortement 
constituée  parla  main  du  Tout-Puissant?  Le  mi- 
nistère ecclésiastique  eût-il  entretenu  ses  incessantes 
communications  avec  la  vie  entière  des  fidèles,  eût- 
il  pu  s'adresser  efficacement  à  leur  conscience  ;  son 
action  n'eût-elle  pas  été  plutôt  repoussée  comme 
un  aiguillon  importun ,   et  sa  parole  dédaignée , 
malgré  les  avertissements  les   plus  salutaires,  à 
cause  môme  de  ces  avertissements?  Dans  l'ordre 
établi,  c{uand  le  prêtre  avertit  et  corrige,  ce  n'est 
pas  lui  qui  le  fait,  c'est  l'Église  par  son  organe; 


'1"28  DES    JiM'LllEiNCKS 

quand  il  s'interpose  dans  une  affaire  de  haute  im- 
portance ,  il  ne  le  fait  pas  de  sa  propre  autorité,  il 
le  fait  au  nom  de  l'Église.  Derrière  le  prêtre,  le 
fidèle  aperçoit  l'évèquc;  au-dessus  de  celui-ci,  le 
Souverain  Pontife,  et  autour  du  Souverain  Pontife, 
l'Église  universelle,  la  tradition  de  tous  les  temps, 
l'autorité  des  conciles,  le  sentiment  des  Pères  et 
des  docteurs,  les  exemples  de  tous  les  saints  ;  et 
tout  cela  dans  un  ordre  parfait,  dans  une  liaison 
intime,  dans  une  sublime  unité  ;  nulle  part  on  ne 
voit  agir  l'homme  seul,  nulle  part  l'inspiration  de 
la  raison  individuelle,  la  prépondérance  de  la  vo- 
lonté privée,  partout  l'action  du  corps  mystique  de 
Jésus-Christ,  alimenté  par  son  sang  divin,  guidé 
par  sa  pure  doctrine,  animé  de  son  esprit,  tout  pal- 
pitant encore  de  cette  vie  lumineuse  et  puissante 
qui  lui  fut  communiquée  dans  le  cénacle,  éternelle- 
ment fort  des  promesses  de  l'Éternel. 

L'homme  ne  voyant  plus  ainsi  dans  le  pouvoir 
qui  lui  commande  le  fait  personnel  d'un  autre 
homme,  mais  bien  la  volonté  de  l'Église,  disons 
mieux,  la  volonté  de  Dieu  même,  l'homme  n'est 
plus  humilié  dans  sa  soumission,  il  grandit  môme 
par  son  obéissance.  Ainsi  se  trouve  réalisée  d'une 
manière  admirable  la  condition  la  plus  propre  à 
rendre  l'obéissance  facile  et  la  soumission  spon- 
tanée ;  l'homme  n'est  plus  en  présence  d'un  autre 
homme,  il  ne  s'incline  plus  devant  sa  raison  et  ne 
plie  pas  sous  sa  volonté  ;  celui  qui  l'enseigne  et  lui 
commande  est  la  personnification  d'un  pouvoir  su- 


r.ELlGIKlSES.  129 

périeur,  d'un  intérêt  éternel,  d'un  principo  sacré, 
ou,  pour  mieux  dire  encore  une  fois,  le  représentant 
de  Dieu  même.  C'est  là  ce  qui  s'accomplit  mei-veil- 
leusement  dans  l'Église  catholique  :  depuis  le  der- 
nier des  ministres  jusqu'au  Souverain  Pontife,  nul 
ne  parle  en  son  nom  ;  le  prêtre  chargé  de  la  plus 
humble  chapelle  est  le  vicaire  de  son  légitime  su- 
périeur, comme  le  successeur  de  saint  Pierre  est  le 
vicaire  de  Jésus-Christ.  Ainsi  se  maintient  une  ad- 
mirable unité  dans  la  multiplicité  des  fonctions  et 
la  différence  des  ministères  ;  les  diverses  parties  de 
ce  vaste  ensemble  ne  se  confondent  pas,  ne  s'em- 
barrassent pas,  ne  se  heurtent  pas,  elles  travaillent 
dans  la  plus  parfaite  harmonie,  elles  fonctionneni 
chacune  à  sa  place,  chacune  remplit  son  but  spé- 
cial selon  le  plan  tracé  par  le  divin  Fondateur  du 
christianisme. 

Les  communions  dissidentes,  en  brisant  cette 
unité,  en  détruisant  cette  hiérarchie,  ont  méconnu 
les  bases  essentielles  de  tout  bon  gouvernement,  se 
sont  privées  des  moyens  les  plus  propres  à  leur  as- 
surer l'influence  sur  l'esprit  des  peuples.  En  vain  se 
nomment-elles  l'Église;  n'ayant  plus  l'unité,  ce 
n'est  plus  une  Église  qu'elles  forment,  mais  un 
grand  nombre  d'Églises;  la  hiérarchie  de  pouvoirs 
et  d'honneurs  n'existant  plus  chez  elles,  elles  n'ont 
plus  par  là  même  ce  point  central,  ce  foyer  vivant 
de  toute  autorité,  seul  capable  de  leur  donner  une 
action  eiTicace  sur  la  direction  des  consciences.  Elles 
vont  plus  loin;  elles  nient  la  divine  institution  du 


íi30  DES   INFLUENCES 

sacerdoce,  et  d'une  manièreplus  ou  moins  restreinte 
elles  accordent  cette  dignité  h  la  généralité  des  chré- 
tiens, comme  un  droit  inhérent  h.  leur  caractère; 
elles  tournent  la  hiérarchie  en  dérision  et  la  traitent 
d'invention  humaine;  elles  laissent  à  tous  les  chré- 
tiens indistinctement  le  droit  d'interpréter  la  Bible 
et,  par  conséquent,  celui  de  prononcer  en  dernier 
ressort  sur  les  matières  de  dogme  et  de  morale. 
Que  peut-il  résulter  d'une  telle  organisation,  d'un 
semblable  système,  ou  plutôt  de  l'al^sence  de  tout 
système  et  de  toute  organisation?  C'est  à  l'expé- 
rience de  chaque  jour,  c'est  à  l'histoire  de  ces  trois 
derniers  siècles  de  répondre  à  cette  question. 

Le  nerf  de  la  discipline,  si  puissant  dans  l'Église 
catholique,  devait  être,  d'après  ce  que  nous  avons 
dit,  chose  entièrement  inconnue  dans  les  commu- 
nions protestantes.  Laissant  de  côté  les  vertus  plus 
ou  moins  sincères,  plus  ou  moins  parfaites,  qui  peu- 
vent se  rencontrer  chez  quelques  ministres  de  la  pré-, 
tendue  réforme,  leur  plus  ou  moins  d'assiduité 
dans  l'exercice  de  leurs  fonctions,  on  peut  assurer 
sans  crainte  qu'une  véritable  discipline  n'a  jamais 
existé,  ne  pourrait  même  s'établir  dans  les  Églises 
séparées  :  il  n'y  a  pas  de  discipline  sans  autorité, 
pas  d'autorité  sans  hiérarchie,  pas  de  hiérarchie 
sans  un  chef  suprême.  Ces  heureuses  conditions  ne  se 
trouvent  réelleïTient  que  dans  le  catholicisme.  Jusque 
dnns  ces  époques  dont  les  bouleversements  jetaient 
la  perturbation  dons  les  idées,  entraînaient  l'oubli 
des  devoirs,  on  vit  toujours  subsister  la  discipline. 


RELIGIEUSES.  iSl 

Parfois  elle  était  méconnue,  foulée  aux  pieds;  mais 
elle  ne  laissait  pas  d'exister  pour  cela,  il  y  avait  tou- 
jours des  hommes  courageux  pour  la  proclamer, 
pour  protester  contre  le  désordre,  il  s'éleva  toujours 
une  voix  énergicjuc  pour  demander  l'extirpation  du 
mal  et  le  châtiment  des  coupables.  Chose  remar- 
cjuable  et  qui  forme  l'un  des  traits  distinctifs  de  l'É- 
glise catholic|ue,  jamais  la  loi  n'est  impunément 
violée  dans  cette  Église,  on  y  rencontre  toujours  des 
esprits  généreux  qui  s'avancent  pour  la  défendre, 
jamais  la  loi  n'y  est  tellement  abattue  qu'on  puisse 
la  forcer  à  se  prêter  en  quekjue  façon  aux  insatia- 
bles exigences  des  passions  humaines.  On  peut  dire 
cjue  dans  l'Église,  si  la  loi  est  quelquefois  brisée, 
elle  ne  plie  du  moins  jamais.  Le  législateur  lui- 
même  pourra  prévariquer,  ses  actions  seront  mau- 
vaises, mais  ses  lois  seront  bonnes  ;  la  faiblesse  de 
sa  nature  pourra  l'entraîner  en  dehors  de  la  voie; 
hé  bien,  même  dans  un  tel  malheur,  il  élèvera  îa 
voix  en  faveur  de  la  justice  ;  désordonné  dans  ses 
mœurs,  il  maintiendra  la  pureté  de  la  morale,  il  la 
prêchera  même  à  la  face  du  monde,  au  riscpe  de 
faire  monter  fi  son  front  la  rougeur  de  la  honte  ; 
sans  crainc^  la  puissance  des  grands,  sans  ména- 
gement pour  îa  corruption  générale,  sans  pitié  pour 
lui-même,  il  fait  briller  à  tous  les  yeux  la  règle  in- 
flexible du  devoir,  et  ne  s'occupe  pas  de  savoir  s'il 
rend  ainsi  plus  éclatant  et  plus  palpable  le  scandale 
de  sa  vie,  s'il  ne  provoque  pas  l'exécration  de  la 
conscience  publique.  Dans  les  temps  les  plus  mal- 


132  DES    INFLUENCES 

heureux  de  Thistoire  ecclésiastique,  on  voit  con- 
stamment régner  un  mouvement  de  réaction  contre 
le  désordre,  de  nobles  aspirations  vers  une  réforme 
qui  ait  pour  eiTet  de  remédier  aux  maux  qui  travail- 
lent l'humanité  et  qui  affligent  l'Église.  Saint  Gré- 
goire VII,  saint  Bernard,  saint  Bonaven turc,  furent 
les  précurseurs  du  concile  de  Trente. 

Les  chrétiens  d'une  foi  pure  et  d'une  intention 
droite  ne  peuvent  donc  jamais  voir  dans  les  maux 
dont  l'Église  est  affligée  une  raison  de  croire  qu'elle 
ait  été  abandonnée  par  l' Esprit-Saint;  ils  ne  jugent 
pas  nécessaire  de  détruire  pour  réformer,  ni  de  po- 
ser d'autres  fondements  que  ceux  qui  ont  été  posés 
par  le  divin  Architecte.  Les  indéfectibles  promesses 
de  celui-ci  ne  sont  pas  la  seule  garantie  de  leur  foi  ; 
ils  voient  la  lumière  du  Paraclet  briller  encore  au 
front  de  l'Église,  le  feu  sacré  brûler  dans  le  sanc- 
tuaire, et  les  tables  de  la  loi  se  conserver  intactes  à 
l'ombre  de  l'autel.  La  discipline  peut  bien  se  relâ- 
cher, l'autorité  semble  elle-même  défaillir;  mais 
les  sentinelles  d'Israël  ne  participent  pas  toutes  à  la 
même  défaillance,  il  en  est  qui  veillent  encore,  qui 
sont  encore  debout  et  qui  rappellent  aux  autres  le 
devoir  de  garder  avec  autant  de  courage  que  de  sol- 
licitude les  célestes  trésors  dont  ils  ont  reçu  le  dépôt. 
Réunis  en  concile  ou  dispersés  dans  leurs  diocèses, 
les  évoques  ne  cessent  de  remplir  la  mission  que 
r Esprit-Saint  leur  a  confiée  de  régir  r Église  de 
Dieu.  Si  des  nuages  obscurs  enveloppent  parfois  les 
intelligences,  si  la  corruption  pénètre  dans  les  cœurs 


lír.T.íGiíiiiSKS.  133 

et  fait  íléchir  les  volontés,  si  le  vaisseau  de  la  rcH- 
gion  battu  par  les  vents  et  les  ondes  semble  au  mo- 
ment de  faire  naufrage,  si  les  chrétiens  d'une  foi 
faible  et  d'une  espérance  chancelante  sont  frappes 
de  terreur,  Jésus-Christ  se  lève  alors  et,  debout  sur 
la  barque,  il  commande  aux  vents  et  à  la  mer,  et  sa 
parole  suffit  pour  calmer  la  tempête.  Il  ne  se  montre 
pas  en  personne,  il  suscite  des  hommes  tels  qu'Iîil- 
debrand ,  saint  Bernard ,  saint  Charles  Borromée, 
saint  Ignace  de  Loyola,  et,  répandant  sur  eux  les 
torrents  de  sa  grâce,  il  renouvelle  merveilleusement 
la  face  de  la  terre.  Que  le  vice  ait  seulement  attaqué 
les  simples  chrétiens,  ou  qu'il  ait  pénétré  dans  les 
rangs  du  sacerdoce,  lors  même  cjuc  le  génie  du  mal 
aurait  porté  ses  ravages  jusque  dans  la  sphère  la 
plus  élevée,  rien  n'échappera  à  l'esprit  réformateur, 
il  s'élèvera  contre  tous  les  abus  et  tous  les  désordres, 
sa  voix  puissante,  incorruptible,  retentira  dans  tous 
les  carrefours  de  Jérusalem.  Ce  qui  n'est  aujour- 
d'hui qu'un  projet,  un  désir  inspiré  par  la  charité 
et  le  zèle ,  se  formulera  peu  à  peu  dans  la  législa- 
tion ecclésiastique  et  formera  l'un  des  articles  de 
la  discipline  sacrée.  Ainsi,  quand  des  circonstances 
lamentables  auront  discrédité  les  ministres  de  la  re- 
ligion, diminué  le  respect  et  la  considération  dont 
ils  étaient  entourés,  aussitôt  une  légitime  réforme 
vient  s'opposer  au  torrent  dévastateur,  rétablit  l'au- 
torité du  sacerdoce,  lui  rend  son  influence,  renoue 
d'une  manière  plus  intime  les  rapports  qui  doivent 
exister  entre  le  prêtre  et  les  chrétiens,  et  répare  de 
m.  i^ 


134  DES   IIVFLUENCES 

la  sorte  les  maux  qu'avaient  entraînés  pour  la  mo- 
rale et  pour  la  foi  le  mépris  et  la  défiance.  Qui  peut 
ignorer  les  prodiges  opérés  c\  cet  égard  dans  l'Église 
catholique,  à  partir  du  xyî'-  siècle?  Qui  ne  sait  les 
admirables  changements  produits  de  toutes  parts, 
avec  autant  de  promptitude  que  d'efficacité  par  les 
décrets  du  concile  de  Trente? 

Le  célibat  ecclésiastique,  à\  fortement  attaqué 
dans  ces  derniers  temps,  à  grand  renfort  de  raisons 
politico-économiques,  raisons  dont  la  futilité  n'a  pas 
tardé  à  être  démontrée,  il  est  vrai,  par  les  progrès 
de  l'économie  politique,  est  un  puissant  élément 
d'influence  pour  le  ministère  religieux;  son  impor- 
tance est  telle,  à  notre  avis,  que  cette  institution 
ne  pourrait  disparaître  sans  qu'on  vît  se  relâcher 
aussitôt  tous  les  nœuds  de  la  discipline,  cesser  les 
communications  vraiment  religieuses  entre  les  fidè- 
les et  le  ministre  de  la  religion,  le  caractère  de  ce 
dernier  perdre  sa  grandeur  et  son  prestige  avec  son 
austérité,  et  le  prêtre  descendre  au  rang  des  hommes 
honorés  peut-être,  influents  même,  si  l'on  veut,  mais 
n'ayant  guère  d'influence  et  de  considération  que 
celles  qui  lui  seraient  attirées  par  ses  qualités  per- 
sonnelles. Nous  ne  nous  proposons  certes  pas  d'exa- 
miner à  fond  une  question  dont  l'importance  récla- 
merait une  plus  longue  étude  ;  nous  signalons  seu- 
lement dans  le  célibat  l'influence  qu'il  donne  au 
clergé  catholique  et  le  secours  dont  il  est  pour  ren- 
dre plus  faciles  et  plus  vrais  les  rapports  entre  la 
conscience  des  fidèles  et  le  ministère  des  prêtres. 


RELIGIEUSES.  135 

C'est  le  célibat  qui  concilie  principalement  à  ces  der- 
niers ce  degré  de  vénération  et  de  confiance  qui  leur 
est  nécessaire  pour  assurer  aux  fonctions  dont  ils 
sont  investis  un  exercice  et  des  résultats  conformes 
au  but  de  l'institution  chrétienne. 

On  voit  du  premier  coup  d'œil,  et  sans  avoir  be- 
soin de  réflexion,  que  le  célibat  est  un  sublime  sa- 
crifice offert  sur  les  autels  de  la  religion  pour  la 
gloire  de  Dieu  et  le  salut  des  hommes;  c'est  encore 
là  un  emblème  glorieux  de  l'abnégation  qui  doit  ca- 
ractériser le  ministère  ecclésiastique,  puisqu'il  en- 
traîne la  rigoureuse  obligation  de  pratiquer  une 
vertu  qui  n'est,  dans  l'Évangile,  que  l'objet  d'un 
simple  conseil,  et  quel' Écriture-Sainte  nous  repré- 
sente comme  l'un  des  traits  distinctifs  de  la  vie 
des  anges. 

Ce  retranchement  absolu  des  plaisirs  sensuels,  ce 
renoncement  sans  bornes  à  des  sentiments  aussi 
profondément  gravés  dans  le  cœur  humain  que  le 
désir  de  se  voir  entouré  d'une  famille  et  l'espérance 
de  se  survivre  dans  sa  postérité,  détachent  en  quel- 
que sorte  l'homme  tout  entier  de  tous  les  objets  ter- 
restres, pour  l'attacher  aux  choses  du  ciel.  Le  cœur 
n'est  plus  étreint  par  la  sollicitude  et  les  soucis  in- 
hérents à  cette  qualité  de  chef  de  famille  ;  l'esprit 
est  dès  lors  plus  libre,  plus  dégagé,  plus  capable  de 
se  consacrer  sans  réserve  à  des  pensées,  à  des  pro- 
jets qui  intéressent  le  bonheur  de  ses  semblables  et 
s'étendent  parfois  à  un  nombre  illimité  de  généra- 
tions ;  l'homme  se  jette  avec  plus  d'abandon  dans 


136  DES   INFLUENCES 

de  périlleuses  entreprises,  il  embrasse  plus  volon- 
tiers les  sublimes  dévoûments;  les  sacrifices  et  les 
périls  sont  un  aliment  pour  son  activité,  une  sauve- 
garde pour  sa  vertu. 

Gomment  se  seraient  accomplis  les  prodiges  des 
missions  catholiques,  si  les  apôtres  qui  en  furent  les 
héros  eussent  été  chargés  du  soin  d'une  famille? 
Comment  eussent-ils  fait  pour  s'élever  à  ce  degré 
d'abnégation  qui  ne  se  réserve  rien,  qui  ne  s'arrête 
à  rien,  que  rien  dès  lors  ne  peut  ralentir,  qui  souffre, 
avec  une  parfaite  égalité  d'âme,  la  pauvreté,  la  faim, 
les  privations  de  tout  genre,  les  plus  horribles  fati- 
gues, les  tourments  les  plus  recherchés,  la  mort  la 
plus  affreuse  !  Est-ce  que  les  ministres  protestants 
se  sont  jamais  élevés  à  ce  degré  d'héroïsme?  Mon- 
trèrent-ils jamais  un  tel  dévoûment?  Leur  premier 
soin,  en  arrivant  au  lieu  de  leur  mission,  n'est-il  pas 
de  procurer  à  leur  famille  une  habitation  propre  et 
commode?  Perdent-ils  jamais  de  vue  le  soin  de  leur 
propre  fortune,  au  milieu  de  leurs  prédications  évan- 
géliques?  Mais  aussi,  quand  est-ce  qu'ils  ont  obtenu 
de  leurs  néophytes  les  mêmes  sentiments  d'admi- 
ration et  d'amour,  le  même  degré  de  soumission  et 
d'obéissance,  qu'ont  obtenus  les  missionnaires  ca- 
tholiques? N'ayant  point  d'or  à  répandre,  n'ayant 
point  de  fortes  escadres  pour  les  protéger,  ni  de 
nombreux  soldats  pour  aider  au  besoin  l'effet  de  leur 
parole,  ils  se  présentent  à  ces  peuples  inconnus, 
sans  autre  trésor  que  leur  bréviaire,  sans  autres 
armes  qu'une  croix,  sans  autre  moyen  de  persuasion 


RELIGIEUSES.  137 

que  la  ferveur  de  leur  zèle  ,  la  pureté  de  leur  vertu 
et  l'exemple  touchant  de  leur  patience. 

Par  cela  même  qu'un  homme  n'a  pas  de  famille 
à  lui,  il  est  le  père  de  toutes  les  familles.  En  vivant 
au  milieu  du  monde,  seul ,  isolé,  comme  un  voya- 
geur sur  une  terre  étrangère  ,  il  représente  mieux 
Jésus-Christ  qui ,  voulant  enseigner  à  Thomme  le 
devoir  oi^i  il  était  de  préférer  les  choses  du  ciel  à 
toutes  les  considérations  de  famille  et  de  patrie,  fai- 
sait entendre  aux  Juifs  ces  remarquables  paroles  : 
«  Qui  est  ma  mère  et  quels  sont  ceux  qui  sont  mes 
frères  ?  »  puis ,  étendant  la  main  vers  ses  disciples, 
ajoutait  :  «  Yoilà  ma  mère  et  mes  frères  ;  car  qui- 
conque fait  la  volonté  de  mon  Père  qui  est  dans  les 
cieux,  celui-là  est  mon  frère ,  et  ma  sœur,  et  ma 
mère.  » 

On  ouvre  plus  facilement  son  cœur  à  l'homme 
qui  n'a  pas  contracté  de  hens  avec  la  femme;  et  le 
fidèle  qui  porte  au  fond  de  son  cœur  une  souffrance 
cachée  et  qu'il  n'oserait  pas  même  révéler  à  ses  plus 
proches  parents  ,  à  son  ami  le  plus  intime  ,  verse 
sans  crainte  le  secret  de  sa  douleur  dans  le  cœur  du 
prêtre,  bien  persuadé  que  celui-là  ne  trahira  pas  sa 
confiance ,  qui  n'a  de  rapports  avec  la  terre  que 
ceux  formés  par  la  charité.  Combien  de  secrets  et 
quels  secrets  n'emporte  pas  dans  la  tombe  le  prêtre 
qui  pendant  quelque  temps  a  rempli  les  fonctions 
du  ministère  ?  En  dehors  même  du  tribunal  sacré, 
que  d'affaires  importantes  et  délicates,  destinées  à 
ne  jamais  franchir  le  cercle  de  la  famille,  sont  néan- 

8. 


138  DES   INFLUENCES 

moins  confiées  au  ministre  de  Dieu,  soit  en  vue  d'ob- 
tenir ses  conseils  dans  de  grandes  difficultés,  soit  en 
vue  de  le  constituer  médiateur  dans  des  circonstan- 
ces épineuses  ?  Les  hommes  même  qui  se  montrent 
les  moins  zélés  pour  la  religion,  ceux-là  même  sou- 
vent qui  se  déchaînent  en  injures  contre  ses  minis- 
tres, ne  peuvent  s'empêcher,  l'expérience  de  cha- 
que jour  nous  l'enseigne,  de  confier  au  prêtre  leurs 
plus  profonds  secrets;  et  ce  besoin  se  fait  d'autant 
plus  sentir  à  leur  cœur,  que  les  secrets  qui  lui  pèsent 
demandent  plus  impérieusement  un  dépositaire  cha- 
ritable et  discret,  un  conseiller  sage  et  prudent,  un 
médecin  habile  et  dévoué.  On  entend  quelquefois 
parler  à  cet  égard  de  la  tendresse  des  sentiments 
paternels,  de  l'heureuse  influence  qu'ils  peuvent 
exercer  sur  le  caractère  ;  mais  on  ne  veut  pas  ob- 
server que  les  sentiments  dont  le  cœur  du  prêtre 
doit  être  l'organe  seraient  plutôt  altérés   qu'a- 
grandis par  cette  tendresse  charnelle,  qui  peut  bien 
avoir  ses  avantages  et  son  utilité  pour  le  bien  d'une 
famille  et  remplir  ainsi  le  plan  du  Créateur,  mais 
qui  ne  peut  plus  convenir  à  l'élévation,  à  l'austé- 
rité, à  la  grandeur  des  fonctions  sacerdotales.  La 
charité  est  tendre  sans  doute,  aifectueuse  et  sensible, 
elle  ne  doit  être  ni  faible  ni  changeante  ;  fille  du 
ciel,  elle  a  Dieu  pour  objet  permanent  ;  quand  elle 
réside  dans  une  ame,  elle  ne  descend  pas  à  la  ré- 
gion des  sentiments  terrestres  et  sensuels,  elle  se 
tient  dans  la  sphère  la  plus  pure  de  l'intelligence  et 
de  la  volonté.  Il  est  vrai  qu'elle  se  réjouit  avec  ceux 


RELIGIEUSES.  139 

qui  sont  dans  la  joie,  mais  elle  se  réjouit  dans  le 
Seigneur;  il  est  encore  vrai  qu'elle  pleure  avec  ceux 
qui  pleurent,  mais  elle  fait  h  Dieu  l'offrande  de  ses 
larmes;  il  est  vrai  enfin  qu'elle  aime  tous  les 
hommes,  qu'elle  les  presse  tous  sur  son  cœur, 
qu'elle  porte  secours  à  toutes  les  nécessités,  con- 
solation ù  toutes  les  peines  ;  mais  elle  fait  tout  cela 
pour  gagner  ses  frères  à  Jésus-Christ,  pour  les  pu- 
rifier à  leur  passage  sur  la  terre,  pour  les  rendre 
dignes  d'une  meilleure  vie,  et  les  plonger  de  ses 
propres  mains  dans  un  océan  de  lumière  et  d'a- 
mour. 

Tels  doivent  être  les  sentiments  du  prêtre  :  for- 
més par  la  charité,  guidés,  inspirés  par  elle,  ne 
laissant  rien  paraître  de  sensuel  et  de  mondain , 
n'ayant  rien  de  commun  avec  les  sentiments  uni- 
quement fondés  rur  la  nature,  et  dans  tous  les 
actes,  dans  tous  les  sacrifices  dont  ils  sont  la  source, 
montrant  invariablement  la  réalisation  de  ces  ma- 
gnifiques paroles  de  saint  Paul  :  Tout  à  tous,  afin  de 
les  sauver  tous. 

Supposé  qu'on  l'appelle  pour  consoler  une  épouse 
qui  vient  de  perdre  l'objet  de  ses  affections  et  le 
soutien  de  sa  faiblesse,  pour  consoler  un  père  au- 
quel une  mort  prématurée  vient  de  ravir  l'orgueil 
de  sa  maison  et  l'espérance  de  sa  vieillesse  ;  quel  est 
le  rôle  qui  convient  dans  ces  tristes  conjonctures  au 
ministre  de  la  religion  ?  Tout  en  pleurant  avec  ceux 
qui  pleurent,  doit-il  partager  l'abattement  et  la 
prostration  de  ceux  qu'il  vient  consoler  ?  lui  siérait- 


1^0  DES    INFLUENCES. 

il,  par  hasard,  de  laisser  percer,  à  travers  la  dou- 
leur peinte  sur  son  visage,  des  sentiments  purement 
humains,  empreints  de  cette  faiblesse,  de  cette  dé- 
faillance qui  en  sont  presque  toujours  la  suite?  Assu- 
rément non  ;  dans  ces  grandes  occasions  surtout,  on 
ne  console  pas  la  douleur  en  lui  laissant  tout  son 
empire,  on  n'allège  pas  une  souffrance  par  cela 
seul  qu'on  la  partage  ;  il  n'est  qu'un  moyen  de  con- 
soler la  nature  humaine,  c'est  de  lui  rtippeler  ces 
grandes  pensées  de  la  religion  qui  nous  font  trouver 
une  espérance  jusop'au  sein  de  la  mort.  Dieu,  ses 
desseins  cachés,  la  nécessité  de  s'y  soumettre,  la 
courte  durée  de  la  séparation  qui  nous  fait  verser 
tant  de  larmes,  la  persuasion  que  celui  cjui  nous  a 
quittés  jouit  d'une  meilleure  vie,  l'espoir  de  le  re- 
joindre bientôt  au  sein  du  Dieu  vivant ,  dans  une 
éternité  de  bonheur,  telles  sont  les  considérations 
sur  lesquelles  doit  porter  la  parole  du  prêtre,  telles 
les  pensées  fondamentales  qui  s'appliquent  le  mieux 
à  la  circonstance  actuelle  ;  là  seulement  il  trouvera 
les  consolations  qu'il  est  venu  porter  au  deuil  récent 
d'une  famille. 

Pour  exercer  dignement  ces  sublimes  fonctions, 
il  n'est  pas  nécessaire  qu'il  ait  lui-même  éprouvé  les 
sentiments  de  l'époux  et  du  père  ;  il  lui  suffit  d'avoir 
un  cœur  sensible,  où  vibrent  après  tout  les  mêmes 
fibres  que  dans  celui  des  affligés  ;  l'absence  même 
des  émotions  auxquelles  parait  succomber  la  fai- 
blesse humaine,  contribuera  certainement  à  lui 
donner  cette  force  d'àme  si  bien  faite  pour  accom- 


IIELIGIEUSES.  lili 

pagner  la  divine  résignation  qui  doit  respirer  dans 
les  paroles  et  les  actions  du  représentant  même  de 
Dieu. 

Nous  voulons  rappeler  en  passant  une  considéra- 
tion d'un  autre  genre,  line  sorte  d'instinct  qu'on 
reconnaît  dans  l'humanité,  comme  le  prouvent  les 
ti-aditions  de  tous  les  temps  et  les  usages  de  tous 
les  peuples,  a  tenu  constamment  éloignées  des  plai- 
sirs sensuels  les  personnes  consacrées  au  ministère 
de  la  religion  ;  dans  cet  instinct  se  révèle  une  sa- 
gesse profonde  et  délicate  qui  ne  pourrait  être  mé- 
connue que  par  un  esprit  aveugle  ou  par  un  cœur 
abruti.  Ici  comme  partout  ailleurs,  le  catholicisme 
laisse  éclater  une  preuve  de  sa  divinité,  en  réalisant 
d'une  manière  complète,  sublime,  une  pensée  qui 
n'était  dans  les  autres  religions  qu'à  l'état  de  germe 
et  de  tendance  ;  c'est  une  preuve  de  plus  qu'il  nous 
donne  de  sa  céleste  origine  :  il  résume  et  réunit,  il 
rend  à  sa  beauté  primitive  tout  ce  qui  flotte  de 
vrai,  de  juste  et  de  bon ,  dans  les  traditions  même 
les  plus  défigurées  du  genre  humain.  Lisez  l'his- 
toire religieuse  de  tous  les  peuples,  et  vous  rencon- 
trerez chez  tous  des  rapports  plus  ou  moins  étroits 
entre  le  ministère  des  autels  et  le  retranchement 
des  voluptés  sensuelles  ;  partout  vous  remarquerez 
une  sorte  d'intuition  par  rapport  à  cette  harmonie 
profonde  qui  règne  entre  la  pureté  du  cœur  et  l'of- 
frande du  sacrifice  ;  parmi  ceux-là  même  qui  divi- 
nisèrent le  plaisir  et  qui  le  présentèrent  à  la  véné- 
ration des  hommes  sous  les  formes  les  plus  impures , 


l/i2  DES   INFLUENCES 

VOUS  découvrirez  encore  quelque  institution  qui  pro- 
teste contre  de  tels  excès  et  qui  symbolise,  d'une 
manière  plus  ou  moins  éclatante,  cette  idée,  cette 
tradition,  cet  instinct,  n'importe  le  nom  qu'on  vou- 
dra lui  donner,  dont  nous  avons  signalé  les  traces 
au  sein  de  l'humanitc,  malgré  toutes  ses  vicissitudes 
et  toutes  ses  erreurs. 

11  était  réservé  à  l'Église  catholicjue,  toujours 
soutenue  par  l'esprit  de  Dieu,  de  présenter  sous 
ce  rapport  au  móndele  type  le  plus  sublime,  en 
faisant  un  précepte  pour  un  nombre  considérable 
de  ses  enfants,  de  ce  que  l'Évangile  n'avait  recom- 
mandé que  sous  forme  de  conseil  ;  il  lui  était  ré- 
servé de  rehausser  ainsi  la  dignité  du  sacerdoce, 
en  lui  faisant  un  devoir  d'une  abnégation  que  la  sa- 
gesse humaine  jugerait  à  peine  possible,  pour  cer- 
tains hommes  à  part  et  dans  des  cas  excessivement 
rares.  Qui  ne  reconnaît,  disons  mieux,  qui  ne  sent 
l'élévation,  la  grandeur,  la  majesté  dont  le  ministre 
du  sanctuaire  est  revêtu ,  lorsque  se  prosternant  au 
pied  des  autels,  priant  pour  les  péchés  du  peuple, 
olïïant  au  Tout-Puissant  le  sacrifice  de  propitiation, 
il  paraît  aux  yeux  de  ses  frères  comme  un  être  d'une 
nature  supérieure,  sans  lien  avec  aucun  des  objets 
qui  captivent  les  autres  hommes;  l'encens  qui  s'é- 
lève de  ses  mains,  la  prière  qui  s'échappe  de  son 
cœur,  se  mêlent  au  doux  parfum  de  l'innocence,  aux 
sublimes  aspirations  de  la  chasteté.  Si  de  ses  fonc- 
tions à  l'autel,  nous  passons  aux  autres  devoirs  du 
prêtre,  si  nous  le  considérons  dans  ses  rapports  di- 


RÊLtGIEUSES.  143 

reCts  avec  les  fidèles,  les  enseignant,  leur  prodi- 
guant ses  conseils,  ses  tendres  reproches,  parfois 
les  leçons  les  plus  sévères,  faisant  descendre  sur 
eux  les  trésors  de  la  grâce  par  le  moyen  des  sacre- 
ments; qui  ne  voit  combien  son  autorité  est  plus 
grande,  combien  il  obtient  plus  de  respect,  de  con- 
fiance et  de  vénération,  quand,  dans  l'esprit  des 
fidèles,  la  pensée  d'un  ministère  aussi  saint  n'est 
mêlée  d'aucun  élément  terrestre,  d'aucune  image 
de  volupté?  Voulez-vous  avoir  une  juste  idée  du 
tort  immense  que  les  liens  du  mariage  porteraient 
à  l'ascendant,  à  l'influence,  à  la  considération  du 
clergé,  appliquez  cette  hypothèse  à  la  vie  d'un 
grand  saint.  Représentez-vous,  par  exemple,  saint 
François  de  Sales,  cet  homme  si  fervent  dans  l'o- 
raison, si  pénétré  du  feu  du  ciel  dans  l'oblation  du 
Saint-Sacrifice,  ce  prêtre  infatigable  dans  l'admi- 
nistration du  sacrement  de  pénitence,  dans  ses  gé- 
néreux efforts  pour  ramener  au  sein  de  l'Eglise  les 
âmes  égarées  par  le  schisme  et  l'erreur,  cet  évêque 
selon  le  cœur  de  Dieu,  toujours  prêt  à  secourir  les 
pauvres,  h  consoler  les  affligés,  à  instruire  les  igno- 
rants, consumant  sa  vie  tout  entière,  en  un  mot, 
dans  l'œuvre  du  salut  de  ses  frères  et  de  la  gloire 
de  Dieu  ;  et  dites-moi  si,  lorsque  vous  contemplez 
cet  ange  de  paix,  cette  lumière  du  monde,  cette  vic- 
time de  la  charité,  cet  apôtre  dévoré  par  la  flamme 
ée  l'amour  divin,  qui  se. fait  tout  à  tous  pour  les 
gagner  tous  à  Jésus-Christ,  lorsque  plein  d'admi- 
ration pour  tant  de  vertu,  d'abnégation  et  de  sacri- 


lllk  DES    INFLUENCES. 

fice,  vous  lui  rendez  les  hommages  dus  aux  plus 
grands  saints,  dites,  encore  une  fois,  vous  le  repré- 
sentez-vous engagé  dans  les  liens  du  mariage?  Oh 
non,  assurément  non;  vous  n'eussiez  pas  même 
voulu  que  ce  mot  eût  été  prononcé  à  propos  d'un 
tel  homme;  ce  seul  mot  semble  en  effet  dissiper 
tout-à-coup  la  céleste  vision  qui  remplissait  votre 
âme. 

Ce  ne  sont  pas  là  des  raisons  théologiques  il  est 
vrai,  des  arguments  d'école;  c'est  une  sorte  d'in- 
spiration qui  s'élève  spontanément  du  plus  intime 
de  notre  être  ;  on  ne  doit  pas  y  voir  seulement  l'ex- 
pression d'un  devoir  imposé  par  la  religion,  mais 
encore  celle  d'un  besoin  éprouvé  par  la  nature  elle- 
même. 

On  ferait  de  vains  efforts  pour  lutter  contre  l'é- 
vidence d'une  telle  vérité;  au  fond,  elle  n'aurait 
même  pas  besoin  de  preuves,  elle  est  du  nombre  de 
celles  qui  sont  embrassées  par  le  cœur  beaucoup 
plus  tôt  encore  qu'elles  ne  sont  acceptées  par  l'in- 
telligence. Or,  quand  une  doctrine  crptive  ainsi 
tout-à-coup  et  sans  elïort  les  puissances  de  notre 
être,  c'est  une  preuve  qu'elle  renferme  en  elle- 
même  une  force  mystérieuse  inhérente  à  la  vérité; 
c'est  une  preuve  qu'elle  répond  à  des  aspirations 
élevées  et  délicates  qui,  pour  ne  pas  se  présenter  à 
.  nos  yeux  d'une  manière  éclatante,  ne  laissent  pas 
que  d'être  réelles  et  réellement  fondées  dans  la  na- 
ture même  des  choses.  Dans  une  semblable  question, 
nous  ne  voudrions  pas  des  ])hilosophes  pour  juges; 


RELIGIEUSES.  1/|5 

ils  mettent  trop  souvent  leur  intérêt  à  taire  aux  plus 
simples  vérités  une  guerre  systématique  ;  il  arrive 
trop  souvent  à  la  philosophie  de  disséquer  à  force 
de  vouloir  analyser,  et,  par  ses  divisions  et  subdi- 
visions interminables,  elle  finit  par  décomposer  et 
anéantir.  Mais  nous  ne  craindrions  pas  le  jugement, 
nous  ne  déclinerions  pas  l'autorité  du  simple  bon 
sens,  lors  même  qu'il  ne  serait  pas  accompagné  de 
la  foi.  Pour  décider  la  question  en  notre  faveur,  il 
suffit  de  n'être  pas  résolu  d'avance  à  étouffer  les 
sentiments  naturels  et  spontanés  du  cœur  humain  ; 
et  nous  sommes  assuré  que  partout  où  cette  question 
sera  posée  dans  la  pratique,  comme  cela  a  lieu  dans 
les  pays  infidèles,  le  catholicisme  ne  manquera  ja- 
mais de  sortir  victorieux  de  l'épreuve.  Nous  n'a- 
vons pas  besoin  de  répéter  le  parallèle  que  nous 
avons  établi  entre  les  missions  des  catholiques  et 
celles  des  protestants.  Cet  exemple,  du  reste,  s'est 
renouvelé  depuis  peu,  lorsqu'on  a  eu  la  singulière 
idée  d'envoyer  un  évêque  anglican  à  Jérusalem. 

Comme  le  révérend  envoyé  des  Anglais  parcou- 
rait les  rues  de  la  cité  sainte,  accompagné  de  son 
épouse,  qui  se  trouvait  dans  cet  état  que  les  jour- 
naux anglais  ont  qualifié  d'une  manière  si  délicate 
et  si  pure,  en  parlant  de  leur  reine,  le  peuple 
accueillait  le  couple  heureux,  h  son  passage,  par 
d'amers  quolibets  qui  montraient  bien  à  quel  point 
les  infidèles  eux-mêmes  étaient  loin  de  regarder 
comme  le  successeur  des  apôtres  l'envoyé  de  lord 
Palmerston.  Tous  sentaient  instinctivement  que  cet 
III.  9 


l/l6  DES   INFLUENCES 

homme  vulgaire  n'était  pas  du  nombre  de  ceux  qui 
ont  été  chargés  par  le  Sauveur  de  prêcher  l'Évan- 
gile à  toute  créa  ture  y  de  baptiser  au  nom  du  Père 
et  du  Fils  et  du  Saint-Esprit,  et  qui  marchent  à 
l'accomplissement  de  leur  mission,  après  avoir  re- 
noncé à  tout  ce  qu'ils  possédaient,  après  s'être  re- 
nonces eux-mêmes,  afin  de  pouvoir  présenter  à 
tous  les  yeux,  dans  leur  propre  personne,  l'image 
de  Jésus  crucifié. 

Les  ennemis  avoués  du  catholicisme  ont  si  bien 
compris  la  force  du  célibat  religieux  que,  sous  diffé- 
rents prétextes,  tous  plus  ingénieux  les  uns  que  les 
autres,  mais  toujours  éminemment  philanthropiques, 
ils  se  sont  efforcés  de  persuader  à  l'Église  qu'elle 
n'avait  rien  de  mieux  à  faire  que  d'effacer  la  loi  du 
célibat  de  son  code  de  discipline.  Ils  avaient  bien 
compris  que  là  était  l'un  des  plus  puissants  ressorts 
de  l'influence  qu'ils  voulaient  anéantir  et  de  la  seule 
autorité  qui  leur  présente  un  obstacle  invincible. 
Pour  nous ,  comme  on  le  pense  bien ,  appuyé 
sur  la  raison,  sur  l'expérience,  sur  les  sentiments 
les  plus  délicats  et  les  plus  intimes  du  cœur  hu- 
main ,  nous  tenons  ce  point  pour  l'un  des  plus 
essentiels  de  la  discipline  ecclésiastique  ;  nous  le 
regardons  comme  le  palladium  de  l'honneur  du 
clergé  et  le  boulevart  de  sa  puissance  ;  nous 
sommes  convaincu  que  la  religion  est  redevable 
d'un  immense  bienfait  aux  Souverains  Pontifes  qui 
s'opposèrent  avec  une  fermeté  vraiment  apostolique 
aux  torrents  des  passions,  et  f[ui  les  firent  rentrer 


RELIGIEUSES.  iíll 

dans  les  limites  du  devoir  quand  elles  essayèrent  de 
les  franchir. 

Désormais  les  ennemis  de  l'Église  devraient 
comprendre  qu'ils  lui  conseillent  en  vain  de  sup- 
primer cette  loi.  Ce  que  l'ignorance,  la  corruption 
et  les  bouleversements  du  moyen-âge,  ce  que  les 
déclamations  des  protestants  et  des  philosophes  du- 
rant l'espace  de  trois  cents  ans  n'ont  pu  obtenir, 
ne  sera  sans  doute  pas  accordé  à  leurs  nouvelles 
manœuvres,  quand  surtout  l'argument  qu'ils  pré- 
sentaient avec  le  plus  de  confiance  contre  le  célibat 
ecclésiasticjue,  argument  puisé  dans  l'intérêt  de  la 
population,  n'est  plus  regardé  main  tenant  que  comme 
un  misérable  sophisme,  dont  les  progrès  de  la  science 
et  les  simples  lumières  du  sens  commun  ont  fait  en- 
tièrement justice. 

Si  l'on  aspire  réellement  à  conserver  au  clergé 
ses  salutaires  influences,  on  a  quelque  chose  de 
mieux  à  faire  c|u'à  lui  conseiller  de  renoncer  au 
célibat  :  il  faut  laisser  à  l'Église  la  liberté  de  son 
action  pour  qu'elle  puisse  assurer  la  rigoureuse 
observation  de  son  code  disciplinaire ,  en  sorte 
qu'il  règne  une  complète  harmonie  entre  les  ensei- 
gnements et  les  œuvres.  Ce  que  l'on  doit  faire  en- 
core, c'est  de  pourvoir  à  ce  que  l'Église  ne  manque 
pas  des  moyens  nécessaires  pour  former  des  mi- 
nistres dignes  de  leur  mission  ;  c'est  de  ne  pas  souf- 
frir qu'elle  soit  ravalée  au-dessous  des  autres  insti- 
tutions nationales,  et  qu'elle  ne  puisse  donner  aux 
élèves  du  sanctuaire  une  instruction  proportionnée 


illS  DES    INFLUENCES    RELIGIEUSKS. 

à  la  grandeur  de  \em  état.  Voilà  ce  qu'il  importe 
de  faire;  tout  le  reste  n'est  que  vaine  phraséologie, 
sans  autre  résultât  que  celui  de  mettre  en  évidence 
la  folie  de  ceux  qui  veulent  corriger  l'œuvre  de 
Dieu! 

Nous  reviendrons  sur  ce   sujet  pour  le  com- 
pléter. 


c> 


LE  SOCÍALISME. 

(Second  Arliclc  ) 

THÉORIES  DE  ROBERT  OWEN. 

Nous  avons  indiqué  dans  un  premier  article  la 
source  des  doctrines  subversives  qui  menacent  la 
société  dans  notre  siècle.  Là  nous  avons  déterminé 
le  caractère  et  les  tendances  des  nouvelles  erreurs, 
et  nous  avons  fait  entrevoir  les  vastes  et  fatales  con- 
séquences qui  peuvent  en  résulter.  Mais  comme 
nous  avons  dû  nous  en  tenir  alors  à  des  considéra- 
tions générales,  comme  nous  ne  pouvions  descendre 
dans  les  détails,  ni  par  rapport  aux  écrits  des  so- 
cialistes, ni  par  rapport  à  leurs  rares  essais  de  réali- 
sation, c'est  ce  dont  nous  allons  nous  occuper  dans 
plusieurs  articles  successifs.  Nous  commencerons 
par  le  chef  d'école  qui  mérite  assurément  de  fixer 
le  premier  notre  attention,  quoique  son  nom  soit 
peut-être  moins  connu  parmi  nous  que  ceux  de  Saint- 
Simon  et  de  Fourier. 

Nous  voulons  parler  de  Robert  Owen  ;  celui-ci 


150  LE    SOCIALISME. 

fut  en  même  temps  l'homme  de  la  théorie  et  celui 
de  la  pratique.  Il  se  distingue  en  effet  des  autres 
réformateurs ,  en  ce  que  tous  ont  commencé  par 
imaginer  des  théories  avec  le  projet  de  les  réa- 
liser dans  la  suite,  tandis  que  celui  dont  nous 
venons  de  prononcer  le  nom  se  mit  d'abord  à 
l'œuvre  et  reçut  de  ses  propres  essais  l'idée  de  sa 
théorie.  Cette  dernière  est  sans  doute  profondément 
erronée ,  extrêmement  funeste  dans  ses  consé- 
quences; mais  par  là  même  qu'elle  sort  de  la 
bouche  d'un  homme  pratique,  d'un  homme  qui, 
s'il  a  beaucoup  écrit,  s'est  aussi  longtemps  dévoué 
à  la  réalisation  de  ses  idées,  il  s'ensuit  que  ces 
mêmes  idées  sont  aujourd'hui  plus  dangereuses, 
plus  capables  de  séduire  un  siècle  qui  se  dit  émi- 
nemment positif  et  partisan  des  faits. 

Robert  Owen  commence  par  déclarer  faux  en 
eux-mêmes  et  préjudiciables  à  la  société  tous 
les  systèmes  sociaux  suivis  jusqu'à  ce  jour.  Dans 
son  célèbre  Manifeste,  publié  à  Londres  le  2  fé- 
vrier Í8/1O,  il  déclare  ouvertement  et  sans  détours 
que  le  plan  d'après  lequel  les  sociétés  sont  organi- 
sées, a  son  origine  dans  des  notions  sans  consistance 
et  sans  réalité,  puisées  dans  l'état  primitif,  grossier, 
imparfait,  de  l'esprit  humain  ;  puis  il  ajoute  aussitôt 
que  «toutes les  circonstances  extérieures  d'après  les- 
quelles le  monde  est  dirigé  sont  l'œuvre  de  l'homme 
et  se  ressentent  de  ses  notions  primitives  et  gros- 
sières. »  Il  faut  beaucoup  d'audace  à  coup  sûr  pour 
condamner  d'un  ton  aussi  décisif  tout  ce  qui  a  ja- 


THÉORIES  DE   ROBERT  OWEÎV.  151 

mais  existé,  tout  ce  qui  existe  encore  ;  un  orgueil 
démesuré  peut  seul  inspirer  la  prétention  de  donner 
aux  sociétés  humaines  une  organisation  nouvelle  et 
complètement  satisfaisante,  qUand  on  commence 
par  les  regarder  comme  plongées  dans  un  chaos 
d'où  elles  n'ont  pu  sortir  pendant  le  long  cours  des 
siècles.  Bien  souvent  on  a  dit  que  l'organisation  so- 
ciale était  susceptible  de  grandes  améliorations, 
qu'il  y  avait  k\  beaucoup  de  bien  à  faire  et  beau- 
coup de  mal  à  corriger,  que  l'ignorance,  la  malice 
et  toutes  les  passions  de  l'homme  altéraient  l'har- 
monie qui  devait  régner  dans  le  monde,  qu'il  im- 
portait enfin  de  neutraliser  par  tous  les  moyens 
possibles  l'action  de  ces  dangereux  mobiles,  autant 
du  moins  que  le  permet  la  triste  condition  des  en- 
fants d'Adam.  Mais  Owen  ne  se  borne  pas  à  dé- 
plorer des  maux  que  personne  ne  conteste,  il  veut, 
avant  de  proposer  son  système  pour  la  régénération 
de  la  société,  établir,  d'une  manière  indubitable, 
que  jusqu'à  lui  rien  de  bon  n'avait  été  fait  dans  ce 
sens,  et  que  les  hommes  en  étaient  réduits  à  des 
notions  imaginaires,  fruit  amer  et  fatal  de  leur  pri- 
mitive ignorance. 

Les  faits,  d'après  Owen,  prouvent  évidemment 
à  quiconque  sait  observer  et  réfléchir,  que  ces  no- 
tions primitives  et  grossières  ne  sont  qu'un  tissu  de 
lamentableserreurs;  que  dansles  sièclesqui  l'ontpré- 
cédé  et  qu'on  pourrait  justement  appeler  la  période 
irrationne/ le  de  l' existence  humaine,  l'homme 
n'a  cessé  d'être  trompé  sur  sa  propre  nature,  et 


152  Lli    SOCIALISME. 

d'être  par  là  môme  conduit  au  dernier  degré  d'im- 
perfection et  d'inconséquence  parmi  tous  les  êtres. 
11  faut  avouer  que  ces  mots,  période  irralionnelle 
de  r existence  humaine^  ont  quelque  chose  d'é- 
trange et  de  choquant,  quand  on  se  rappelle  surtout 
que  le  juge  lui-même,  qui  a  osé  prononcer  une  sen- 
tence aussi  sévère,  établit  des  doctrines  dégradantes 
au  suprême  degré,  et  qui  auraient  elles-mêmes  pour 
effet  d'amener  une  période  irrationnelle  pour  l'exis- 
tence humaine,  s'il  était  possible  qu'elles  fussent 
réalisées. 

Et  sur  quoi  l'orgueilleux  réformateur  fonde-t-il 
une  condamnation  prononcée  contre  l'humanité 
tout  entière?  A-t-il  par  hasard  découvert  quelque 
fait  inconnu?  Aurait-il  soulevé  le  voile  qui  couvre 
quelqu'un  des  grands  secrets  de  la  nature,  et 
peut-il  présenter  une  donnée  que  n'aient  déjà  pos- 
sédée ceux  qui  jusqu'à  ce  jour  ont  si  profondément 
médité  sur  les  destinées  du  genre  humain  ?  Assuré- 
ment non;  aussi  le  fondateur  se  contente-t-il  d'af- 
firmer que  l'histoire  du  monde  manifeste  de  la  ma- 
nière la  plus  évidente  l'état  d'ignorance  et  les 
instincts  grossiers  qui  n'ont  cessé  d'enrayer  la 
marche  de  l'humanité,  ce  qu'il  y  a  d'irrationnel  et 
d'insensé  dans  ses  tendances.  C'est  donc  ainsi  que 
vous  effacez  d'un  trait  de  plume  les  siècles  de  Pé- 
neles, d'Auguste,  de  Léon  X et  de  Louis  XIV?  C'est 
donc  ainsi  que  vous  foulez  aux  pieds  les  gloires  du 
temps  présent,  en  déclaront  l'esprit  humain  plongé 
dans  l'ignorance  et  la  folie,  lui  qui  croit  néanmoins 


THÉORIES    DE    ROBERT   OWEN.  153 

pouvoir  se  vanter  de  ses  progrès,  de  ses  découvertes 
et  de  sa  brillante  culture  ?  «  L'histoire  du  monde, 
nous  répond  Owen,  n'est  qu'une  interminable  série 
de  guerres,  de  pillages,  d'égorgements,  de  divisions 
perfides  et  sanglantes;  elle  nous  présente  l'humanité 
dans  un  état  d'opposition  incessante  à  tout  ce  qui 
pourrait  lui  procurer  la  paix  et  le  bonheur  ;  elle 
nous  offre  le  spectacle  d'une  société  où  chacun  est 
en  lutte  contre  tous  et  tous  contre  chacun  :  principe 
de  conduite  admirablement  combiné  pour  produire 
le  moins  de  biens  et  le  plus  de  maux  possible?.  »  Ces 
paroles  du  réformateur  renferment  la  cause  de  toutes 
ses  aberrations  ;  cette  cause,  nous  l'avons  déjà  si- 
gnalée, c'est  la  vue  des  souffrances  physiques  et 
morales  qui  ont  toujours  affligé  et  qui  affligent  en- 
core le  genre  humain. 

Si  l'on  veut  bien  y  faire  attention,  c'est  là  le 
point  de  départ  de  tant  de  systèmes  erronés  sur 
cette  matière.  Des  hommes  qui  n'ont  aucun  prin- 
cipe de  religion,  qui  ne  tiennent  pas  compte  des 
traditions  primitives,  qui  ne  font  aucun  cas  des 
croyances  de  tous  les  peuples  concernant  la  chute 
du  premier  homme  et  ses  funestes  conséquences, 
qui  se  bornent  à  considérer  la  triste  condition  où 
l'homme  s'agite  ici-bas,  ne  peuvent  y  voir  en  effet 
qu'un  problème  insoluble.  Où  est  la  justice,  de- 
mandent-ils, à  cette  vue?  où  est  l'équité?  Comment 
se  fait-il  que  cette  faible  créature  soit  en  butte  à  de 
semblables  tourments?  Et  privés  qu'ils  sont  des  lu- 
mières de  la  foi,  obstinés  à  ne  point  donner  à  leur 

9. 


ibk  LE    SOCIALISME. 

philosophie  le  secours  de  la  révélation,  lors  même 
qu'ils  ne  l' accepteraient  pas  comme  une  œuvre  di- 
vine, ils  se  perdent  dans  leurs  vaines  pensées  ;  les 
uns  nient  F  existence  de  Dieu,  les  autres  blasphèment 
sa  providence,  ceux-là  se  déchaînent  contre  l'hu- 
manité tout  entière,  ceux-ci  s'en  prennent  unique- 
ment au  fanatisme  et  à  la  superstition  ;  en  un  mot, 
ils  s'égarent  dans  tous  les  sens  à  la  recherche  d'une 
société  qu'ils  trouveraient ,  s'ils  la  cherchaient 
avec  un  cœur  droit  et  une  intention  pure,  clai- 
rement indiquée  dans  les  éléments  du  christia- 
nisme. 

Qu'ils  s'épuisent  en  vaines  théories,  qu'ils  en- 
tassent systèmes  sur  systèmes ,  seule  la  religion 
chrétienne  pourra  leur  expliquer  les  mystères  de 
l'homme  et  de  l'humanité;  il  n'est  pas  d'autre  fon- 
dement que  celui  qu'elle  a  posé,  non-seulement 
pour  bâtir  l'édifice  rehgieux,  mais  encore  pour  éle- 
ver celui  de  la  science.  Sans  la  lumière  de  la  révé- 
lation, l'homme  est  une  sorte  de  chaos;  et  quand 
on  refuse  de  croire  les  mystères  parce  qu'ils  sont 
incompréhensibles,  on  ne  s'aperçoit  pas  qu'on 
donne  tête  baissée  dans  le  plus  profond  de  tous  les 
mystères,  et  touchant  l'objet  qu'il  importe  le  plus  à 
l'homme  de  connaître,  c'est-à-dire  lui-même. 

Il  est  bien  étrange  de  voir  un  philosophe  con- 
damner comme  ignorant  et  grossier  l'état  de  l'esprit 
humain,  dans  tous  les  siècles  et  sous  tous  les  systèmes 
f{ui  nous  ont  précédés,  afílrmer  sans  détour  et  sans 
restriction  que  le  principe  de  conduite  de  l'humanité 


THÉORIES   DE  ROBERT    OWEN.  155 

jusqu'à  ce  jour  a  été  la  lutte  de  chacun  contre  tous 
et  de  tous  contre  chacun  ;  avait-il  donc  oublié  ces 
grandes  maximes  de  charité  et  de  fraternité  si  souvent 
inculquées  par  le  christianisme?  SiOwen  s'était  con- 
tenté de  dire  que  les  passions  humaines  élèvent  de 
continuels  obstacles  contre  la  réalisation  de  ces 
maximes,  s'il  s'était  contenté  de  déplorer  l'aveu- 
glement et  la  perversité  qui  font  que  les  hommes 
refusent  de  les  embrasser,  empêchant  de  la  sorte 
que  la  terre  ne  devienne  un  paradis,  tous  les  chré- 
tiens eussent  été  d'accord  avec  le  réformateur,  tous 
seraient  disposés  à  proclamer  avec  lui  la  nécessité 
de  travailler  sans  relâche  à  donner  au  monde  des 
institutions  qui  réalisassent  enfin  les  préceptes  et 
les  conseils  de  l'Évangile.  Mais  condamner  sans 
distinction  tout  ce  qui  a  existé,  tout  ce  qui  existe  en- 
core, affirmer  que  toutes  les  institutions  sont  filles 
de  l'erreur  et  de  l'ignorance,  traiter  avec  un  sem- 
blable dédain  toutes  îesdoctrines  et  tous  les  systèmes 
qui,  jusqu'à  ce  jour,  ont  régi  les  sociétés  humaines, 
c'était,  il  faut  l'avouer,  un  mauvais  moyen  pour 
s'attirer  des  prosélytes  parmi  les  hommes  doués  de 
quelque  raison  et  de  quelque  dignité;  c'était  au 
contraire  un  moyen  infaillible  de  révolter  les  esprits, 
n'eût-ce  été  qu'en  blessant  l' amour-propre  de  tous 
ceux  qui  avaient  pris  quelque  part  à  des  institutions 
aussi  hautement  condamnées. 

Or,  à  la  place  de  ce  système  né  de  la  plus  pro- 
fonde ignorance,  et  qui  force  l'homme,  dès  son  pre- 
mier pas  dans  la  vie,  à  se  montrer  inconséquent, 


156  LE    SOCIALISME. 

irrationnel,  incapable  même  de  juger  ses  erreurs 
les  plus  grossières,  soit  dans  la  théorie,  soit  dans 
la  pratique,  Owen  annonce  qu'il  va  proposer  à  tous 
les  peuples  de  la  terre  un  autre  système  social,  en- 
tièrement nouveau,  assis  sur  des  principes  inva- 
riables, en  rapport  avec  les  faits  les  plus  constants, 
en  parfaite  harmonie  avec  les  lois  de  la  nature  ; 
dans  ce  système,  chacun  aura  le  secours  de  tous 
et  tous  le  secours  de  chacun,  principe  admirable- 
ment combiné  pour  produire  la  plus  grande  somme 
de  biens  et  le  moins  de  maux  possibles. 

Un  tel  système,  à  la  différence  de  ceiLx  qu'on  a 
pratiqués  avant  nous  et  qu'on  praticjue  encore  de 
notre  temps,  réalisera  sur  la  terre  les  plus  étonnants 
prodiges  :  il  créera  un  esprit  nouveau  et  une  vo- 
lonté nouvelle  dans  tout  le  genre  humain;  il  nous 
conduira  tous  par  une  nécessité  irrésistible  h.  être 
conséquents,  rationnels,  sains  de  jugement  et  sages 
dans  la  conduite.  Jusqu'ici  l'on  croyait  avoir  assez 
fait  pour  les  hommes  en  leur  aplanissant  le  che- 
min de  la  vertu,  en  leur  enseignant,  en  leur  persua- 
dant une  conduite  judicieuse  et  prudente,  et  tout 
cela,  en  leur  apprenant  à  bien  user  de  leur  liberté; 
avec  le  système  de  Robert  Owen,  il  s'opérera  dans 
la  nature  humaine  un  changement  si  profond,  le  mi- 
racle par  lequel  il  lui  sera  donné  un  esprit  nouveau 
et  une  volonté  nouvelle  sera  si  complet,  que  non- 
seulement  nous  serons  rationnels,  conséquents,  éga- 
lement sages  de  conduite  et  de  pensée,  mais  que 
nous  ne  pourrons  même  pas  agir  d'une  autre  ma- 


THÉORIES   DE    ROBERT   OWEN.  157 

nière,  puisque  nous  serons  élevés  à  ce  genre  de  vie 
par  une  nécessité  irrésistible.  Jamais  un  homme  ne 
promit  autant  de  biens  à  l'humanité  ;  jamais  ne  s'of- 
frit à  nous  une  aussi  belle  perspective  ;  jamais  ne 
furent  prononcés  des  mots  aussi  propres  à  nous 
enivrer  de  joie  et  d'espérance,  si  par  malheur  l'exa- 
gération elle-même  dont  ils  sont  empreints  n'en  fai- 
sait ressortir  l'illusion  et  l'erreur,  s'il  était  possible 
de  nous  laisser  dépouiller  de  notre  libre  arbitre  et 
soumettre  à  une  irrésistible  nécessité,  pour  seconder 
l'œuvre  de  notre  régénération. 

Et  qu'on  ne  s'imagine  pas  que  le  réformateur 
parle  des  résultats  de  son  système  comme  d'une 
simple  probabilité;  non,  il  en  parle  avec  une  sécu- 
rité absolue  :  il  ouvrira  les  yeux  à  l'homme  sur  la 
dégradation  présente  et  passée  de  son  intelligence 
et  de  sa  raison,  sur  la  démence  et  l'absurdité  des 
institutions  sociales,  sur  l'impérieuse  nécessité  où 
nous  sommes  de  les  remplacer  par  des  institutions 
plus  en  rapport  avec  nos  besoins,  réellement  confor- 
mes aux  lois  de  notre  nature.  Quant  aux  doutes 
qu'on  pourrait  former  sur  ces  nouvelles  institutions, 
sur  les  faits  qui  leur  serviraient  de  fondement  et  leur 
accord  avec  notre  nature,  il  est  des  signes  caracté- 
ristiques et  certains,  à  l'aide  desquels  tous  les 
hommes,  sans  exception,  peuvent  distinguer  la  vé- 
rité de  l'erreur. 

Le  merveilleux  système  une  fois  réalisé,  on  verra 
disparaître  tout-à-coup  l'ignorance  humaine,  le 
paupérisme  sera  arrêté  dans  son  cours,  sans  qu'il 


158  LE   SOCIALISME. 

lui  soit  jamais  possible  de  reprendre  ses  anciens  dé- 
veloppements, les  différentes  superstitions  qui  ré- 
gnent dans  le  monde  seront  elles-mêmes  dissipées, 
la  plupart  des  causes  qui  rendaient  l'homme  mal- 
heureux en  fait  ou  en  imagination  seront  détruites 
ou  considérablement  amoindries  ;  tous  les  biens  qui 
fournissent  aux  nécessités  et  aux  plaisirs  de  la  vie 
seront  répandus  sur  nous  avec  une  abondance  iné- 
puisable, et  le  travail  qui  maintenant  les  produit 
avec  tant  d'efforts  et  de  sueurs  deviendra  lui-même 
un  bonheur  de  plus. 

Mais  faudra-t-il,  par  hasard,  attendre  un  grand 
nombre  de  siècles  pour  jouir  de  ces  magnifiques  ré- 
sultats? Le  système  d'Owen  ne  ressemblera-t-il  pas 
sous  ce  rapport  à  toutes  ces  grandes  pensées  qui  ont 
produit  un  bien  remarquable  pour  le  genre  humain, 
et  auxquelles  il  a  fallu  un  long  espace  de  temps,  afin 
de  développer  les  germes  précieux  renfermés  dans 
leur  sein,  et  qui  ont  grandi  comme  a  coutume  de  le 
faire  toute  institution  dont  la  durée  doit  embrasser 
une  période  considérable  de  la  vie  de  l'humanité? 
Rien  de  semblable  dans  le  système  d'Owen  ;  ce  der- 
nier savait  trop  bien  que,  pour  frapper  vivement  les 
imaginations  et  se  faire  un  grand  nombre  de  pro- 
sélytes, il  ne  fallait  pas  renvoyer  à  une  époque  éloi- 
gnée le  fruit  de  la  semence  qu'il  jetait  ;  aussi  n'hé- 
site-t-il  pas  à  nous  dire  que,  dès  la  première  année, 
son  système  produira  sur  la  terre  une  plus  grande 
somme  de  biens  physiques  et  moraux  que  n'en  pro- 
duisirent jamais,  durant  le  long  cours  de  leur  exis- 


THÉORIES   DE    ROBERT   OWEN.  159 

tence,  et  que  n'en  pourront  jamais  produire  les 
systèmes  connus  et  pratiqués  jusqu'à  ce  jour. 

Peut-être  se  croira-t-on  en  droit  de  penser  au 
moins  qu'une  transformation  si  complète  ne  saurait 
avoir  lieu  sans  provoquer  des  révolutions  sanglan- 
tes, qu'il  faudra  noyer  le  monde  dans  un  déluge  de 
sang  et  de  larmes,  pour  qu'il  en  sorte  plus  heureux 
et  plus  pur,  que  l'humanité  ne  pourra,  cette  fois 
comme  toujours,  réaliser  un  bien  qu'en  passant  à 
travers  un  grand  nombre  de  maux,  qu'elle  ne  trem- 
pera ses  lèvres  à  la  coupe  du  bonheur  qu'après 
avoir  épuisé  celle  de  l'infortune,  qu'elle  ne  parvien- 
dra à  la  terre  de  promission  qu'après  avoir  long- 
temps erré  sur  les  sables  brûlants  du  désert.  Ici 
encore  rien  de  semblable  :  le  système  d'Owen, 
comme  il  nous  le  garantit  lui-même,  eiïectuera  tou- 
tes ces  transformations  si  profondes  et  si  radicales, 
avec  un  ordre  tellement  parfait,  que  nul  n'aura 
rien  à  souffrir  ni  dans  ses  intérêts  matériels,  ni 
dans  son  bien  moral;  il  arrivera  tout  au  con- 
traire que  les  hommes  éprouveront,  dans  toutes  les 
contrées  du  monde,  une  satisfaction  et  un  bien-être 
indicibles,  à  mesure  que  le  changement  s'accom- 
plira. 

On  ne  peut  pas  exiger  davantage  assurément  du 
généreux  réformateur  :  changer  la  face  de  l'univers, 
détruire  entièrement  ce  qui  existe,  y  substituer  un 
ordre  tout  nouveau,  créer  dans  l'homme  un  autre 
esprit  et  une  autre  volonté,  faire  régner  dans  tout 
le  genre  humain  la  saine  raison  et  la  conduite  la 


160  LE    SOCIALISME. 

plus  irréprochable,  extirper  tous  les  germes  de  divi- 
sion, nous  faire  tous  vivre  au  sein  de  la  paix  et  de 
la  fraternité,  chasser  à  la  fois  l'ignorance  et  le  pau- 
périsme, en  rendre  le  retour  à  jamais  impossible, 
assurer  à  tous  l'assistance  de  chacun,  à  chacun  celle 
de  tous,  et,  pour  comble  de  bonheur,  ouvrir  une 
source  intarissable  des  biens  nécessaires  ou  môme 
agréables  à  la  vie,  et  tout  cela  sans  que  personne 
ait  rien  à  souffrir  ni  au  moral  ni  au  physique,  sans 
qu'on  ait  à  redouter  une  transition  orageuse,  mais  en 
répandant  au  contraire  des  premiers  bienfaits  inmié- 
diats  sur  tous  les  pays  et  sur  toutes  les  existences, 
aussitôt  qu'on  se  met  à  réaliser  sa  pensée  :  voilà  bien, 
sans  doute,  ce  qu'on  peut  appeler  un  système  com- 
plet; voilà  qui  équivaut  à  la  découverte  de  la  pierre 
philosophale  ;  c'est  là  donner  encore  un  solennel 
démenti  à  ceux  qui  vont  redisant  sans  cesse  que, 
sur  cette  terre  infortunée,  les  biens  sont  accompa- 
gnés d'un  grand  nombre  de  maux,  la  'joie  mêlée  à 
la  douleur  et  le  rire  bien  peu  éloigné  des  larmes  ; 
c'est  enfin  là  résoudre  et  trancher  le  problème  so- 
cial d'une  manière  plus  triomphante  que  n'eût  ja- 
mais pu  l'imaginer  la  poésie  elle-même  dans  tout  le 
délire  de  ses  aspirations  et  de  ses  rêves.  L'humanité 
n'a  qu'à  se  réjouir  dans  l'espérance  de  ces  temps 
bienheureux  ;  seuls  les  partisans  obstinés  de  la  mé- 
lancolie, les  amateurs  du  sombre  et  du  tragique, 
ceux  qui  trouvent  leur  bonheur  dans  les  drames  les 
plus  lamentables  et  laissent  leur  cœur  se  plonger 
délicieusement  dans  un  océan  de  tristesse  et  de  lar- 


THÉORIES    DE    ROBERT    OWEN.  161 

mes,  ceux-là  seuls  peuvent  se  plaindre  du  système 
d'Owen. 

A  r apparition  du  nouvel  esprit  et  de  la  nou- 
velle volonté ,  seront  nécessairement  fermées  quel- 
ques sources  d'art  et  de  poésie  ;  il  ne  restera 
plus  dès  lors  que  l'agréable  et  le  beau,  plus  rien 
désormais  qui  puisse  causer  un  sentiment  d'horreur, 
blesser  le  cœur  ou  l'imagination,  plus  rien  qui  soit 
capable  de  troubler  cette  paix,  ce  calme,  cette  in- 
altérable sérénité  dont  le  genre  humain  sera  mis  en 
possession.  Le  siècle  d'or  rêvé  par  les  anciens  poè- 
tes est  bien  pâle  à  côté  de  ce  qu'on  nous  promet  en 
date  de  Londres  1840.  Les  ruisseaux  de  lait  et  de 
miel,  l'agneau  jouant  avec  le  lion,  l'enfant  molle- 
ment assis  sur  le  dos  de  l'hyène,  la  terre  donnant 
spontanément  toute  sorte  de  fruits,  réjouissant  notre 
vue  par  les  couleurs  les  plus  brillantes  et  les  plus 
variées  et  notre  odorat  par  des  arômes  inconnus  : 
tout  cela  peut  à  peine  nous  donner  une  idée  de  ce 
que  sera  le  monde  quand  il  voudra  bien  prêter  l'o- 
reille à  la  parole  du  fabricant  anglais. 

Un  point,  sans  plus,  pouvait  encore  troubler  les 
esprits,  les  éloigner  du  système  d'Owen,  c'était  de 
savoir  que  ce  système  allait  nous  guérir  de  toutes 
les  superstitions.  Les  consciences  étaient  alarmées, 
non  sans  raison,  de  voir  ainsi  condamner  à  la  fois 
toutes  les  religions  avec  tous  les  systèmes.  En  ce 
point,  il  n'est  guère  possible  au  réformateur  de 
donner  des  explications  pleinement  satisfaisantes,  à 
moins  de  laisser  tout  d'abord  saper  son  œuvre  par 


162  LE   SOCIALISME. 

le  fondement,  en  admettant  qu'avant  lui  il  avait  bien 
existé  quelqu'un  ayant  des  idées  raisonnables  sur 
rhumanité. 

Or,  comme  Owen  pose  en  principe  que  jusqu'à 
lui  l'esprit  humain  a  vécu  dans  un    état  d'igno- 
rance et  de  déraison,  il  ne  saurait  reconnaître  que 
le  fondateur  d'une  religion  quelconque  ait  ren- 
contré le  véritable  plan  social;  c'est  dire  qu'il  ne 
peut  transiger  quant  à  la  nécessité  de  détruire  gra- 
duellement toutes  les  superstitions  qui  régnent  dans 
le  monde.  Mais,  prévoyant  les  alarmes  qu'une  telle 
perspective  allait  causer  aux  esprits  craintifs,  et  pour 
éloigner  en  particulier  toute  idée  de  violence  et  de 
persécution,  Owen  nous  assure  que,  par  égard  pour 
les  erreurs  du  monde  antique  et  par  ménagement 
pour  toutes  les  susceptibilités  des  consciences,  le 
nouveau  système  arrangerait  les  choses  de  manière 
à  ce  que  les  vieilles  superstitions  de  chaque  peuple 
disparaîtraient  sans  effort,  mourraient  de  mort  natu- 
relle; et  tout  cela  avec  le  moins  d'inconvénients 
possibles  pour  les  individus  qui  les  professent,  avec 
le  plus  grand  respect  pour  les  faiblesses  du  cœur 
humain.  Il  déclare,  du  reste,  que  les  deux  systèmes 
étant  entièrement  opposés,  il  ne  saurait  y  avoir  de 
fusion  entre  eux,  pas  même  durant  la  période  où 
l'un  doit  absorber  l'autre.  Le  nouveau,  reposant 
sur  la  vérité,  n'admettra  de  déceptions  d'aucune 
sorte,  ni  dans  la  vie  publique,  ni  dans  la  vie  privée, 
ni  dans  les  relations  des  individus,  ni  dans  celles 
des  peuples;  il  laissera  l'ancien,  uniquement  fondé 


THÉORIES   DE    ROBERT   OWEX.  163 

sur  Terreur,  se  défendre  comme  il  le  pourra  à  l'aide 
de  ses  subtilités  et  de  ses  mensonges. 

Le  fondateur  du  nouveau  système  social  présente 
de  sûres  garanties,  dit-il,  pour  la  réalisation  de  ce 
qu'il  promet,  et  ces  garanties  se  trouvent  dans  le 
caractère  propre  de  sa  vie,  dont  la  première  partie 
s'est  écoulée  dans  les  travaux  de  l'industrie,  tra- 
vaux qui  n'ont  pas  manqué  de  faire  de  lui  un  homme 
d'ordre,  de  pratique  et  d'expérience  ;  d'où  il  résulte 
que  les  institutions  dont  il  est  l'auteur  reposent  sur 
la  nature  même  des  choses,  sont  en  parfaite  har- 
monie avec  les  principes  les  plus  positifs  et  doivent 
présenter  le  résultat  d'une  connaissance  approfondie 
de  toutes  les  lois  de  la  nature. 

L'auteur  de  ces  étonnantes  merveilles  ne  craint 
nullement  les  objections  que  pourraient  lui  faire  les 
hommes  expérimentés  et  instruits,  car  ses  institu- 
tions nouvelles,  malgré  la  profonde  combinaison 
qu'elles  montrent,  ayant  pour  effet  d'organiser  toutes 
choses  de  manière  à  ce  que  le  genre  humain  tout 
entier  reçoive,  en  prix  de  son  travail,  des  avanta- 
ges cent  fois  plus  grands  que  ceux  dont  pouvait 
jouir,  d'après  l'ancien  système,  un  individu  quel- 
conque; des  plans  aussi  merveilleux,  quoique  inouïs 
jusqu'à  ce  jour,  ces  étonnantes  combinaisons  qui 
doivent  aboutir  à  former  un  monde  nouveau,  à  met- 
tre l'homme  en  position  d'une  raison  parfaite,  ne 
peuvent  avoir  à  redouter  l'examen  de  la  science  ni 
l'épreuve  de  l'expérience  dans  l'une  des  quatre  bran- 
ches essentielles  auxquelles  se  réduit  l'ensemble  de 


164  LE    SOCIALISMO. 

la  vie  humaine,  c'est-à-dire,  1°  quant  à  la  produc- 
tion des  richesses;  2°  quant  à  leur  distribution; 
3°  quant  à  la  formation  du  caractère  humain  dès  la 
plus  tendre  enfance  ;  A'  quant  à  rétablissement  d'un 
gouvernement  local  et  général. 

Le  réformateur  se  flatte  que  l'époque  n'est  plus 
éloignée  de  la  réalisation  de  ses  grands  projets, 
comme  aussi  de  la  destruction  entière  et  pacifique 
du  système  immoral  sous  lequel  l'homme  a  vécu 
jusqu'à  ce  jour;  il  croit  voir  un  signe  du  prochain 
accomplissement  de  ses  espérances,  dans  la  conster- 
nation dont  se  trouvent  frappés  les  hommes  qui 
croient  avoir  intérêt  à  la  conservation  de  l'ancien 
état  de  choses.  C'est  là,  selon  lui,  une  marque  as- 
surée que  l'heure  de  la  grande  transformation  a  déjà 
sonné;  l'attention  des  peuples  se  porte  instinctive- 
ment vers  ce  but,  tous  les  yeux  sont  dirigés  vers  ce 
bonheur  social  auquel  doivent  participer  les  géné- 
rations présentes  et  Les  générations  futures. 

Quel  sera  cependant  ce  merveilleux  système,  en 
l'honneur  duquel  l'auteur  est  saisi  de  si  lyriques 
transports?  Par  quels  moyens  se  propose-t-il  d'at- 
teindre à  ces  glorieux  résultats?  La  nature  même  de 
l'esprit  humain  lui  a-t-elle  donc  été  révélée  d'une 
manière  inconnue  jusqu'à  notre  temps?  Aurait-il 
découvert  dans  notre  cœur  des  secrets  pleinement 
ignorés,  des  ressorts  qui  s'étaient  jusque-là  dérobés 
à  l'œil  du  génie,  aux  mains  les  plus  capables  de  les 
mouvoir  pour  le  bonheur  du  genre  humain?  Voilà 
bien  une  question  digne  d'être  examinée;  il  est  juste 


THÉORIES    DE    HOlîERT    OWEA.  165 

de  soumettre  le  système  d'Owen  à  la  discussion  la 
plus  rigoureuse,  principalement  en  ce  qui  touche  les 
théories  par  lesquelles  il  entreprend  de  corriger  l'i- 
gnorance et  l'erreur  où  Tesprit  de  l'homme  était 
enseveli  et  d'où  sortaient  incessamment,  comme  de 
la  boîte  de  Pandore,  tous  les  malheurs  qui  se  sont 
répandus  sur  la  terre. 


DE  L'ORIGÍMLÍTÉ 

DANS  LES  ŒUVRES  DE  L'ESPRIT. 

(Deuxième  Arlicle.) 

Lors  de  la  renaissance  des  lettres  en  Europe,  le 
génie  espagnol  s'éleva  au  plus  haut  point  de  sa 
splendeur;  l'éclat  de  notre  littérature  semblait  en 
harmonie  avec  la  puissance  et  l'éclat  de  cet  immense 
empire  où  le  soleil  ne  se  couchait  jamais.  Or,  si 
nous  étudions  avec  une  attention  profonde  les  plus 
belles  œuvres  de  notre  siècle  d'or,  nous  voyons  que 
ce  sont  celles  où  l'auteur,  oubliant  pour  ainsi  dire  son 
érudition  et  sa  science,  transporté  par  quelqu'un 
de  ces  grands  événements  qui  s'accomplissaient 
sous  ses  yeux,  donnait  un  libre  essor  à  son  propre 
génie,  se  livrait  aux  inspirations  de  son  cœur  et 
laissait  son  âme  s'abreuver  aux  sources  pures  du 
sentiment  national,  et  s'emparer  des  richesses  de 
notre  magnifique  langue.  En  avançant  avec  le 
temps,  et  quand  on  pressentait  déjà  l'époque  de 
notre  décadence,  nous  rencontrons  un  nom  immor- 
tel, l'honneur  du  génie  espagnol,  et  nous  pouvons 
même  ajouter  une  des  gloires  de  l'esprit  humain,  le 


DE    l'originalité,    ETC.  167 

nom  de  Cervantes.  Eh  bien  !  quand  est-ce  que  cet 
auteur  est  plus  beau,  plus  fécond,  plus  intéressant? 
Est-ce  quand  il  met  dans  la  bouche  de  son  aimable 
fou  ou  de  quelque  autre  de  ses  personnages  une  dis- 
sertation toute  remplie  d'érudition  antique,  renou- 
velée des  Grecs  et  desRomains?  N'est-ce  pas  plutôt 
quand  il  donne  un  libre  cours  à  son  imagination, 
quand  il  se  souvient  uniquement  qu'il  est  Espagnol, 
soldat,  chrétien,  animé  d'un  sentiment  réel?  N'est- 
cepas  encore  quand  il  décrit  les  usages  et  les  mœurs 
des  pays  où  se  passe  l'action  de  son  poème,  quand 
il  retrace  des  caractères  contemporains,  quand  il 
poursuit  de  sa  satire  les  vices  et  les  ridicules  de  la 
société,  quand  il  ne  se  souvient  plus,  en  un  mot,  de 
ce  qu'il  peut  avoir  lu  et  ne  demande  ses  inspirations 
qu'à  son  humeur  joyeuse,  à  son  coup  d'œil  péné- 
trant, à  la  droiture  de  sa  raison,  à  la  finesse  de  son 
esprit,  à  la  sensibilité  de  son  cœur,  à  l'inépuisable 
fécondité  de  son  génie?  A  ceux-là  de  répondre,  qui 
cent  fois  ont  lu  Cervantes,  toujours  avec  un  nouveau 
plaisir,  avec  un  intérêt  de  plus  en  plus  piquant,  avec 
ce  goût  de  fraîcheur  et  de  nouveauté  qui  fait  perdre 
au  sujet  ce  qu'il  peut  avoir  quelquefois  de  sérieux  et 
d'aride,  grâce  au  merveilleux  talent  de  l'auteur. 
Là  se  trouve  l'originalité  dans  tout  son  éclat,  avec 
tout  son  attrait ,  sous  sa  forme  la  plus  riche  et  la 
plus  brillante  ;  là  le  génie  dans  toute  sa  pureté, 
dans  tout  son  naturel,  sans  aucun  des  oripeaux  d'une 
oiîectation  puérile,  sans  l'appareil  d'une  érudition 
empesée,  sans  la  monotone  gravité  qui  prétend  aux 


1G8  DE  l'ouiginalité 

honneurs  d'une  maturité  savante,  lentement  acquise 
dans  le  silence  laborieux  du  cabinet.  Cervantes  se 
lance  librement  dans  le  champ  de  la  pensée,  il  par- 
court dans  son  vol  capricieux  les  sites  les  plus  riants 
et  les  plus  frais  bocages;  il  va  comme  l'abeille  dé- 
rober à  chaque  fleur  son  parfum  le  plus  doux  et  sa 
plus  pure  essence,  pour  en  former  un  suc  qui  fait 
de  la  lecture  de  son  livre  un  plaisir  non  moins  iné- 
puisable qu'attrayant.  Quel  bonheur  de  se  sentir 
bercé  par  les  doux  songes,  par  les  agréables  illu- 
sions que  ne  cesse  d'enfanter  un  génie  libre  d'en- 
traves, qui  laisse  courir  sa  plume  avec  une  entière 
liberté,  qui  répand  ses  trésors  sans  presque  s'en 
apercevoir,  sans  orgueil,  sans  prétention,  avec  une 
noble  et  magnifique  négligence?  Pourquoi  faut-il 
que  nos  écrivains  aient  chassé  de  notre  sol,  aient 
renié  les  inspirations  du  génie,  pour  les  pâles  imita- 
tions du  rhéteur?  Pourquoi  faut-il  qu'au  lieu  de  se 
faire  orateurs  ou  poètes  de  profession,  de  se  poser  en 
hommes  érudits,  ils  n'aient  pas  cultivé  levaste  champ 
où  se  déploya  le  génie  de  nos  grands  écrivains,  ils 
n'aient  pas  demandé  leurs  inspirations  aux  glorieux 
souvenirs  de  Cavadonga,  aux  légendes  denos  aïeux, 
à  celles  même  des  Arabes,  pour  en  former  cette  lit- 
térature semi-orientale  cjui  convenait  si  bien  h  notre 
sol,  à  notre  climat,  à  nos  traditions,  à  nos  mœurs, 
au  caractère  même  de  notre  langue? 

Peut-être  n'existait-il  pas  de  peuple  en  Europe 
qui  se  trouvât  dans  une  plus  heureuse  position  pour 
allier  l'Orient  ù  l'Occident,  le  Nord  au  Midi,  les 


DANS   LES   ŒUVRES   DE    L'ESPRIT.  169 

chauds  parfums  de  l'Arabie  aux  froides  haleines  de 
Taquilon,  la  force  à  la  douceur,  le  calme  à  l'impé- 
tuosité, la  tendresse  à  l'héroïsme.  La  découverte 
de  l'Amérique  et  des  Indes  orientales,  ces  voyages 
autour  du  monde,  ces  conquêtes  gigantesques,  la 
vue  de  tant  de  peuples  divers,  si  opposés  de  reli- 
gion, d'idiomes  et  de  mœurs,  le  pouvoir  tout  seul 
de  cette  incomparable  monarchie  :  voilà  sans  doute 
autant  d'éléments  capables  de  donnerl'essor  à  notre 
génie  national;  voilà  bien  une  matière  inépuisable  à 
de  sublimes  monuments  ;  c'en  était  assez  du  moins 
pour  détourner  les  esprits  de  ce  fatras  d'érudition, 
de  cette  malencontreuse  et  stérile  science ,  sous  la- 
quelle le  bon  goût  a  été  misérablement  étouffé,  et 
qui  devait  donner  naissance  à  une  littérature  sans 
nom  et  sans  idée. 

Quand  cette  époque  si  lamentable  pour  nos  let- 
tres espagnoles  se  fut  écoulée,  quand  on  voulut  en- 
trer dans  une  voie  de  restauration  littéraire,  on  eut 
longtemps  à  lutter  contre  un  état  de  froideur,  d'in- 
différence et  de  stérilité  qui  frappe  au  premier  abord 
dans  la  suite  de  notre  histoire.  On  ne  voit  s'élever 
nulle  part  un  homme  de  génie ,  on  dirait  que  la 
nation ,  placée  sur  le  bord  de  l'abîme  pendant  le 
règne  de  Charles  H,  avait  perdu  sa  fécondité  pri- 
mitive, sa  puissance  et  son  élan.  Pourquoi  cela? 
N'avions-nous  plus  nos  glorieux  souvenirs,  notre 
magnifique  climat,  notre  belle  langue?  Rien  de  tout 
cela  ne  nous  manquait  sans  doute  ;  mais  on  avait 
follement  entrepris  d'imiter  la  littérature  du  siècle 
m  10 


170  DE  l'originalité 

de  Louis  XÏV,  et  dès  lors  il  était  naturel  que  celle- 
ci  éclipsât  notre  génie  national,  puisqu'il  s'était 
comme  abdiqué  pour  se  mettre  à  sa  remorque.  Notre 
gloire  littéraire  subit  en  effet  une  longue  éclipse  ; 
elle  avait  perdu  toute  trace  d'originalité.  La  litté- 
rature antique  semblait  avoir  posé  les  dernières  li- 
mites de  l'esprit  humain  ;  celle  de  Louis  XÍV  avait 
élevé  de  nouveau  les  colonnes  d'Hercule;  c'était  une 
double  barrière  qui  fermait  la  carrière  du  génie. 
Boileau  complétait  Horace,  Corneille  achevait 
l'œuvre  de  Sophocle,  Bossuet  et  Bourdaloue  réali- 
saient pleinement  l'idéal  de  Démosthène,  et  le  génie 
espagnol  s'inclinait  humblement  devant  ce  terrible 
nec  plus  ttlira.  Plus  ultra ,  pouvaient  néanmoins 
s'écrier  les  ombres  de  (lolomb  et  de  Magellan  ;  plus 
ultra,  eussent  pu  répéter  les  ombres  de  Fernand 
Gortez  et  de  Pizarre. 

Nous  avons  rencontré  l'ordre  et  la  régularité, 
nous  commettons  peu  de  fautes,  nous  respectons 
admirablement  les  règles  établies;  mais  pouvons- 
nous  ignorer  à  quel  point  c'est  un  triste  signe  que 
de  n'avoir  rien  à  reprendre  dans  les  œuvres  de  l'es- 
prit? C'est  le  signe  de  l'artiste  correct,  et  non  d'un 
génie  plein  d'audace. 

Les  inconvénients  de  l'imitation  sont  assurément 
très  nombreux  et  très  considérables  partout,  quand 
on  érige  l'imitation  en  système  ;  mais  ils  le  sont  en 
Espagne  beaucoup  plus  que  partout  ailleurs,  à  rai- 
son du  caractère  distinctif  et  spécial  de  notre  natio- 
nalité. C'est  pour  cela  qu'il  a  fallu  beaucoup  plus 


DA^S    LES   ŒUVRES   Î)E    l'eSPRIT.  171 

de  persévérance  et  d'efforts  pour  courber  notre  génie 
national  sous  le  joug  de  l'étranger,  et  le  forcer  à 
suivre  invariablement  la  voie  qu'une  autre  nation 
lui  avait  tracée.  A  l'avènement  de  la  maison  de 
Bourbon,  il  fallait  bien  s'attendre  à  ce  qu'on  donnât 
à  notre  monarchie  toutes  les  analogies  possibles 
avec  la  France,  et  le  r^gne  de  Charles  III  offrit 
plus  d'un  point  de  rapport  avec  celui  de  Louis XIV. 
Comme  dans  les  pays  oi^i  règne  un  pouvoir  absolu 
le  gouvernement  exerce  une  grande  influence  jusque 
dans  la  direction  des  lettres  et  des  arts,  nous  fûmes 
alors  plus  ou  moins  français  dans  la  littérature  aussi 
bien  que  dans  la  politique.  Et  l'on  ne  songeait  pas 
que  les  idées  qui  prévalent  dans  cette  dernière  sphère 
ne  peuvent  de  si  tôt  se  répandre  dans  la  société,  fé- 
conder le  génie  national,  échapper  au  cercle  étroit 
de  leur  action ,  si  ce  n'est  pour  produire  tout  au 
plus  de  vaines  et  frivoles  dédicaces ,  des  composi- 
tions et  des  travaux  exécutés  par  ordre  royal. 

De  là  est  encore  résulté  un  autre  mal  très  grave, 
c'est  que  nous  avons  imité  non-seulement  le  fond 
même  des  choses,  mais  jusqu'à  l'expression,  jusqu'à 
la  langue.  Elles  sont  profondes  et  nombreuses  les 
atteintes  subies  par  la  langue  de  Garcilaço,  de  Fray 
Luis  de  Léon  et  de  Cervantes. 

Plusieurs  écrivains  distingués  ont  lutté  contre  ces 
funestes  tendances  avec  une  louable  ardeur;  il  en 
est  un  surtout  qui  a  su  braver  les  sourires  moqueurs 
de  nos  gallicans,  avec  tant  de  courage  et  de  bon- 
heur, qu'on  croit,  en  plein  dix-neuvième  siècle,  lire 


172  DE  l'originalité 

un  écrivain  du  seizième.  Nous  avouons  ingénu- 
ment que  nous  éprouvons  une  grande  joie  h  rencon- 
trer parmi  nous  un  auteur  tout  empreint  de  cette 
saveur  antique  de  notre  langue  espagnole;  en  faveur 
de  la  grâce  et  de  la  pureté  de  son  langage,  volon- 
tiers nous  lui  pardonnons  d'être  parfois  tombé  dans 
l'excès  contraire  à  celui  qu'il  prétendait  condamner. 
Mais  il  faut  avouer  également  que  si  cette  manière 
de  restaurer  notre  vieille  langue  présente  quelques 
avantages,  on  ne  saurait  en  espérer  des  résultats  ca- 
pables d'agir  sur  l'ensemble  des  esprits.  Il  est  bon, 
sans  doute,  que  notre  jeunesse  ait  des  modèles  à 
consulter,  qu'elle  puisse  y  voir  dans  toute  sa  pureté 
le  sublime  idiome  de  nos  aïeux  ;  mais  si  le  remède 
ne  descend  pas  à  la  racine  du  mal  d'une  manière 
plus  large  et  plus  vigoureuse,  la  réforme  ne  saurait 
être  ni  générale  ni  permanente.  C'est  une  rude  tâ- 
che que  de  lutter  contre  le  courant  des  idées  ;  on  le 
pardonne  à  des  écrivains  d'un  renom  incontesté; 
on  dut  bien  le  pardonner  à  Mariana,  qui,  suivant 
l'expression  de  Saavedra,  mettait  autant  de  soin  à 
paraître  vieux  qu'en  mettent  à  paraître  jeunes  les 
merveilleux  qui  se  teignent  les  cheveux  et  la  barbe. 
Il  n'est  pas  difficile  cependant  d'observer  en  tout 
cela  le  travail  et  l'aifection ,  on  sent  les  difficultés 
qu'un  auteur  a  dû  vaincre  pour  parler  une  langue 
maintenant  hors  d'usage.  Cela  })cut  suffire,  sans 
doute,  pour  qu'il  tienne  compte  de  ses  efforts, 
pour  qu'on  lui  offre  môme  un  intérêt  particulier; 
mais  cela  sert  de  peu  pour  réagir  contre  les  abus  qui 


DANS   LES   OEUVRES   DE    l'eSPRIT.  173 

débordent.  C'est  là  comme  une  réaction  violente,  et 
les  réactions  de  cette  nature  sont  généralement  sté- 
riles en  heureux  résultats. 

Ces  observations  reposent  encore  sur  d'autres 
motifs  qu'il  est  utile  de  signaler  et  d'étudier.  Quand 
on  imite  une  langue,  ce  doit  être  pour  imiter  la  pen- 
sée; d'oii  il  résulte  que  des  remèdes  qui  s'appliquent 
uniquement  à  la  première  ne  sont  autre  chose  que 
des  palliatifs.  Comment  est-ce  qu'on  arrive  à  gué- 
l'ir  le  mal  inhérent  à  la  pensée?  Nous  garantirons- 
nous  de  l'imitation,  sous  ce  dernier  rapport?  Voilà 
la  question  dans  toute  sa  gravité,  dans  toute  sa 
franchise. 

Quand  une  nation  se  réduit  au  rôle  d'imitatrice, 
il  faut  qu'il  y  ait  des  raisons  à  cela,  car  rien  dans  le 
monde  ne  se  produit  sans  cause  préalable.  Cette 
cause  est  ordinairement,  dans  le  cas  dont  il  s'agit, 
qu'une  nation  a  devant  elle  l'exemple  d'une  autre 
nation  plus  civilisée  ou  plus  polie  ;  et  qu'on  remar- 
que bien  ces  deux  mots  qui,  dans  notre  pensée,  ex- 
priment toujours  ou  devraient  toujours  exprimer  des 
choses  très  différentes.  S'il  pouvait  se  rencontrer 
deux  peuples  ayant  absolument  les  mêmes  principes 
de  civilisation  et  de  politesse,  il  serait  naturel  que 
le  moins  avancé  imitât  constamment  celui  qui  le 
précède  ;  dans  ce  cas,  le  peuple  imitateur  et  le  peu- 
ple imité,  partant  du  même  point  et  se  dirigeant 
vers  le  même  but  par  un  chemin  identique,  ne  for- 
meraient à  peu  près  qu'un  même  peuple,  l'un  serait 
comme  une  partie  de  l'autre.  La  civilisation  romaine 

10. 


i7/i  DE  l'originalité 

était  bien  différente  de  celle  des  Grecs  ;  les  Romains 
essayèrent  en  vain  de  s'approprier  les  beautés  et  la 
splendeur  de  la  politesse  grecque;  bon  gré  mal  gré, 
on  voulut  trouver  des  rapports  de  similitude  entre 
Aristide  et  Régulus,  entre  Alcibiade  et  Scipion  ;  et 
c'était  là  chose  impossible,  ces  hommes  ne  se  res- 
semblaient en  rien.  Les  peuples  européens,  dévorés 
par  la  soif  de  la  science,  se  rencontrèrent  parmi  les 
monuments  de  la  Grèce  et  de  Rome;  de  là  leur 
étrange  hallucination  ;  on  ne  comprit  pas  la  pro- 
fonde différence  des  deux  civilisations,  et  le  ciel  des 
chrétiens  se  trouva  confondu  avec  l'olympe  des 
païens,  le  culte  de  la  croix  avec  les  dieux  de  la  my- 
thologie. Le  contraste  était  choquant,  et  pour  le 
faire  ressortir,  comme  aussi  pour  exprimer  toute 
notre  pensée,  nous  ne  saurions  mieux  faire  que  de 
reproduire  le  langage  du  secrétaire  de  Léon  X,  le 
célèbre  cardinal  Bembo,  qui  donnait  à  Jésus-Christ 
le  titre  de  héros,  à  la  Vierge  celui  de  déesse  de  Lo- 
rette,  et  qui  de  plus  faisait  dire  au  Pape,  dans  la 
lettre  par  laquelle  il  communiquait  aux  princes  chré- 
tiens son  élévation  au  trône  pontifical,  qu'il  avait 
été  nommé  souverain  pontife  par  la  volonté  des 
dieux  immortels. 

Une  grande  question  a  été  agitée  dans  ces  der- 
niers temps  entre  les  littérateurs  et  les  philosophes, 
touchant  les  avantages  du  christianisme  et  du  pa- 
ganisme dans  les  lettres  et  surtout  dans  la  poésie. 
Eh  bien,  une  telle  question  ne  se  bornant  pas  à  la 
théorie,  mais  étant  avant  tout  du  domaine  de  la  pra- 


DANS   LES   ŒUVRES   DE    L'eSPRIT.  175 

tique,  et  se  réduisant,  par  là  même,  à  un  combat  à 
mort  entre  la  muse  antique  et  la  muse  chrétienne, 
pour  savoir  à  qui  resterait  en  définitive  la  supréma- 
tie dans  le  monde  intellectuel  ;  une  telle  question, 
disons-nous,  eût  été  ridicule  si  elle  n'était  devenue 
nécessaire;  et  cette  nécessité  résultait  de  la  mon- 
strueuse confusion  d'idées  introduite  chez  les  mo- 
dernes par  une  servile  imitation  des  anciens. 

Du  reste,  en  dehors  de  tous  les  préjugés,  la  ques- 
tion était  bien  simple  :  le  paganisme  peut-il  sérieu- 
sement être  l'âme  de  notre  littérature?  Peut-il  exer- 
cer encore  parmi  nous  ses  antiques  influences.  La 
réponse  était  bien  facile,  elle  se  trouve  renfermée 
dans  une  autre  question.  Peut-on  retracer  avec  en- 
thousiasme ce  qu'on  ne  croit  pas,  ce  qu'on  tient  pour 
absurde,  ce  qu'on  regarde  comme  un  tissu  d'agréa- 
bles mensonges?  Quel  écho  pourrait  avoir  dans  la 
société  une  religion  repoussée  par  les  idées,  les 
mœurs  et  les  lois  de  cette  société  même?  Par  quels 
moyens  soutenir  dans  le  domaine  de  la  littérature 
ce  qu'on  a  détruit  et  renversé  dans  l'ordre  social? 
Qu'on  nous  dise  si  cela  est  ou  n'est  pas  possible.  Si 
l'on  nous  répond  que  cela  est  possible,  nous  serons 
autorisés  à  dire  que  la  littérature  n'est  qu'un  simple 
passe-temps,  un  jeu  puéril,  et  non  l'expression  de 
la  société,  l'expression  de  l'intelligence  humaine, 
l'effusion  vraie  de  notre  cœur;  nous  ne  pourrons 
plus  y  voir  qu'un  art  frivole  dans  lequel  s'exerceront 
tout  au  plus  les  oisifs  et  les  curieux,  un  art  propre  à 
faire  briller  une  sorte  de  souplesse  et  de  dextérité 


176  DE  l'originalité 

spirituelle,  mais  nullement  fait  pour  pousser  de  pro- 
fondes racines  dans  la  société;  ce  ne  sera  plus 
qu'une  fleur  artificielle,  belle  si  l'on  veut,  mais  sans 
vie,  sans  arôme  et  sans  fruit.  Nous  ne  craignons 
pas  de  l'affirmer  :  la  question  ainsi  posée  n'en  est 
plus  une  et  ne  comporte  pas  de  réponse;  c'est  l'é- 
noncé d'un  théorème  évident,  d'une  vérité  première; 
vouloir  en  faire  une  question,  c'est  ne  rien  com- 
prendre à  la  littérature,  c'est  une  inconcevable  aber- 
ration de  l'esprit.  Et  cependant,  grâce  à  cette  fu- 
reur d'imitation  dont  nous  avons  parlé,  ce  théorème 
était  discuté  et  la  solution  en  demeurait  douteuse. 
Il  dépendait  d'un  autre  théorème  non  moins  facile 
à  résoudre,  celui  de  savoir  si,  dans  les  lettres  et  les 
arts,  les  fables  du  paganisme  devaient  l'emporter 
sur  les  vérités  chrétiennes.  On  ne  pouvait  faire  un 
pas  dans  la  discussion  avant  d'avoir  décidé  si  une 
littérature  imprégnée  de  mythologie  n'était  pas  un 
contre-sens  pour  nous.  Que  penseraient  des  chré- 
tiens en  voyant  la  poésie  des  Hébreux  réduite  à 
descendre  dans  la  lice  avec  la  poésie  des  Grecs?  Ce 
n'est  donc  pas  une  question  de  préférence  que  Cha- 
teaubriand a  débattue,  c'est  la  nécessité  d'un  chan- 
gement qu'il  a  fait  sentir. 

La  différence  qui  règne  entre  les  nations  mo- 
dernes est  moins  grande  assurément  que  celle  qui 
existe  entre  ces  nations  et  les  peuples  de  l'antiquité. 
Les  civihsations  actuelles  émanent  toutes  d'une 
même  source,  elles  ont  conservé  bien  des  points  de 
contact,  bien  des  rapports  de  similitude.   Sans 


DANS    LES   OEUVRES   DE    l'ESPUIT.  177 

doute ,  malgré  l'identité  de  la  couleur,  il  existe  de 
nombreuses  nuances ,  et  cette  variété  suffit  pour 
rendre  extrêmement  dangereuse  et  funeste  Timpor- 
tation  d'une  littérature  d'un  pays  dans  un  autre. 
Les  critiques  anglais  se  plaignent  avec  justice  que 
la  restauration  des  lettres  ait  coïncidé  chez  eux  avec 
l'invasion  de  l'école  de  Louis  XIV  ;  ils  déplorent 
que  cette  école  ait  été  suivie  par  leurs  plus  beaux 
talents,  qu'elle  ait  ainsi  contribué  à  diminuer  le 
nombre  des  œuvres  originales,  et  longtemps  re- 
tardé l'époque  où  l'on  devait  enfin  apprécier  con- 
venablement le  mérite  de  Shakspeare  ;  ils  ne  peuvent 
considérer  comme  un  dédommagement  aux  pertes 
éprouvées  par  leur  littérature  ce  qu'elle  a  gagné 
pendant  ce  temps  en  exactitude ,  en  régularité ,  en 
grâce  même  ;  toutes  choses  dues  à  l'influence  des 
modèles  et  péniblement  acquises  par  une  sorte  de 
servilisme  intellectuel. 

C'est  nous  surtout  qui  pouvons,  bien  mieux  que 
les  Anglais ,  nous  plaindre  d'un  tel  état  de  choses  ; 
car  le  préjudice  porté  à  notre  littérature  a  été  d'au- 
tant plus  grand  que  nous  étions  placés  dans  des 
conditions  plus  désavantageuses.  Le  voisinage  et  la 
prépondérance  des  Français  leur  assuraient  parmi 
nous  une  influence  sans  limites  ;  et  malgré  les  pro- 
fondes différences  qui  se  font  remarquer  entre  nos 
deux  civilisations,  il  y  a  longtemps  qu'on  s'eflorce 
de  nous  communiquer  la  politesse  française ,  la  lit- 
térature française,  et  plût  au  ciel  qu'il  ne  fallût  pas 
ajouter  la  civilisation  française. 


178  i)E  l'originalité 

Vu  la  distance  qui  nous  sépare  de  cette  grande 
nation ,  et  le  pouvoir  qu'elle  exerce,  non-seulement 
sur  notre  pays,  mais  encore  sur  le  reste  de  l'Europe, 
il  nous  est  bien  difficile  de  nous  dérober  à  ses  in- 
fluences littéraires,  dans  un  temps  surtout  01,1  nulle 
nation  ne  peut  fermer  la  porle  aux  sciences  propa- 
gées par  le  génie  français,  par  ce  génie  qui  semble 
né  pour  répandre  de  toute  part  les  diverses  connais- 
sances de  l'époque  actuelle.  Voilà  ce  qui  entravera 
pour  longtemps  la  marche  de  notre  littérature  ;  et 
si  notre  patrie  demeure  en  ce  moment  comme 
abattue  sous  le  poids  de  ses  discordes  et  de  ses 
malheurs,  il  est  naturel  que  le  génie  espagnol  par- 
ticipe à  cette  défaillance,  et  ne  donne  pas  le  jour  à 
des  œuvres  originales. 

Et  malgré  cela  si  l'on  nous  demandait  quels  sont 
les  moyens  que  nous  jugeons  les  plus  propres  à  pré- 
parer la  restauration  des  lettres  espagnoles,  à  leur 
rendre  le  mouvement  et  la  vie;  s'il  nous  était  donné 
d'adresser  la  parole  à  la  génération  qui  s'élève,  à 
cette  jeunesse  si  pleine  d'ardeur  pour  la  science,  et 
si  digne  de  voir  des  jours  meilleurs,  nous  lui  dirions 
que,  sans  négliger  ce  grand  mouvement  scienti- 
fique et  littéraire  qui  s'accomplit  en  Europe,  tout 
en  tenant  compte  des  modifications  qu'il  doit  en- 
traîner, nous  devons  être  avant  tout  et  par  dessus 
tout  espagnols.  S'il  s'agit  d'étudier  l'histoire,  con- 
sultez ,  je  le  veux  bien ,  cette  école  philosophique 
si  noble  et  si  riche  en  observations,  qui  s'est  élevée 
de  nos  jours  et  qui  produira  de  plus  en  plus  des 


DANS   LES   œUVRES    DE    l'eSPRIT.  179 

fruits  abondants  de  force  et  de  vérité  ;  mais  n'ou- 
bliez pas  de  scruter  nos  vieilles  archives,  de  fouillor 
dans  nos  chroniques  nationales,  et  de  lire  avec  une 
infatigable  ardeur  nos  antiques  et  sages  historiens. 
Si  vous  vous  abandonnez  aux  inspirations  de  la  lit- 
térature proprement  dite ,  mettez-vous  en  rapport , 
à  la  bonne  heure,  avec  cette  vigueur  de  sentiments, 
cette  vivacité  de  couleurs,  cette  hardiesse  d'expres- 
sions qui  signalent  aujourd'hui  les  productions  si 
variées  et  si  fécondes  dont  s'enorgueillissent  à  bon 
droit  certains  pays  étrangers  ;  mais  si  vous  voulez 
réellement  suivre  leurs  traces,  n'étouffez  pas  d'abord 
votre  inspiration  personnelle  et  nationale,  ne  mé- 
connaissez pas  les  avantages  que  la  nature  vous  a 
donnés,  n'allez  pas  chercher  ailleurs  les  types  que 
vous  devez  trouver  dans  votre  patrie. 

Est-ce  que  par  hasard  vous  ne  trouveriez  pas 
assez  de  matériaux  pour  vos  conceptions  les  plus 
vastes  sur  une  terre  où  vous  rencontrez  à  chaque 
pas  la  vieille  tour  du  Maure,  les  ruines  du  château 
féodal ,  la  mosquée  convertie  en  temple  chrétien  , 
où  vous  entendez  encore  les  refrains  glorieux  qui 
rappellent  la  lutte  séculaire  de  deux  grandes  races, 
de  deux  grands  principes,  des  deux  grandes  civili- 
sations qui  subsistent  encore  sur  le  globe  ?  Est-ce 
qu'il  ne  dit  rien  à  votre  imagination  le  spectacle  de 
cette  nationalité  sortie  des  grottes  de  Cavadonga 
pour  reconquérir  une  patrie,  abattre  à  ses  pieds 
l'orgueil  du  croissant,  soumettre  à  son  pouvoir 
l'Italie  et  la   Flandre ,    découvrir   et   subjuguer 


180  DE  l'originalité 

r Amérique,  accomplir  enfin  des  exploits  qui  sem- 
bleraient fabuleux,  si  la  mémoire  en  était  moins 
récente  ! 

Il  n'est  pas  de  satisfaction  plus  pure  après  avoir 
lu  tant  d'auteurs  français,  que  de  renouveler  con- 
naissance avec  nos  écrivains  de  l'âge  d'or;  c'est  là 
du  moins  une  diversion  qui  joint,  on  peut  l'affirmer, 
l'agréable  à  l'utile.  En  dépit  de  leurs  déplorables 
aberrations,  les  écrivains  même  de  l'âge  suivant 
conservent  encore  une  certaine  pureté  de  langage  , 
un  goût  de  littérature  nationale,  on  y  découvre  en 
si  grand  nombre  les  traces  des  mœurs  que  nous 
commençons  à  oublier,  notre  caractère  s'y  montre 
avec  tant  de  vérité,  on  y  recueille  tant  de  lumière 
pour  étudier  à  fond  notre  état  social ,  pour  recon- 
naître même  les  causes  de  notre  décadence ,  do 
nos  révolutions  et  de  nos  calamités,  qu'il  suffit 
d'avoir  savouré  une  fois  cette  lecture  pour  s'empres- 
ser désormais  à  la  recherche  des  livres  espagnols  ; 
ajoutons  même  qu'en  dépit  de  l'austère  philoso- 
phisme dont  l'air  est  comme  imprégné  de  nos  jours, 
on  ne  lira  pas  sans  quelque  plaisir  les  titres  insolites, 
les  dédicaces  ampoulées  et  les  pompeuses  appro- 
bations dont  on  faisait  toujours  précéder  nos  vieux 
livres.  Une  véritable  philosophie  trouvera  certaine- 
ment beaucoup  d'or  à  recueillir  au  milieu  de  ces 
matériaux  informes  ;  c'est  là  qu'il  pourra  saisir  la 
physionomie  des  temps  anciens ,  acquérir  une  pro- 
fonde connaissance  de  la  société  espagnole,  trouver 
des  caractères  frappants  de  vérité  et  des  tableaux 


DANS    LES    ŒUVRES    DE    L'ESPRIT.  181 

réellement  empreints  de  la  coulem'  locale,  s'il  n'a 
d'autre  but  que  de  parcourir  avec  honneur  la  carrière 
des  lettres  ;  et  s'il  aspire  à  exercer  une  influence 
sur  les  destinées  de  la  patrie,  c'est  encore  là  qu'il 
trouvera  un  riche  fonds  d'expérience  et  de  sa- 
gesse. 

Ce  n'est  pas  que  nous  prétendions  méconnaître  la 
distance  qui  nous  sépare  de  ces  temps;  nous  n'igno- 
rons pas  non  plus  les  progrès  accomplis  par  la  phi- 
losophie et  les  modifications  introduites  par  ces 
progrès  jusque  dans  notre  langue  ;  mais  ces  temps 
anciens,  malgré  leur  éloignemcnt  et  leur  caractère 
propre,  ne  laissent  pas  que  d'avoir  une  grande 
influence  sur  les  temps  actuels  ;  disons  en  outre  que 
leur  éloignement  même  est  une  condition  favorable 
aux  illusions  de  la  poésie. 

Peut-être  nous  sommes-nous  parfois  égaré  dans 
nos  considérations  sur  cet  important  sujet,  peut- 
être  nous  sommes-nous  laissé  entraîner  trop  loin 
par  l'amour  que  nous  ressentons,  nous  l'avouons 
sans  détour,  et  que  nous  avons  toujours  ressenti 
pour  l'originalité  dans  les  lettres.  Nous  ne  préten- 
dons pas  néanmoins  exclure  l'imitation,  nous  sa- 
vons combien  elle  est  utile,  combien  même  souvent 
elle  est  nécesssaire  ;  il  faut  reconnaître  que  le 
plus  grand  nombre  des  hommes  ne  sont  pas  nés 
pour  se  frayer  des  voies  nouvelles,  mais  bien  pour 
suivre  les  sentiers  battus.  Ce  que  nous  avons  voulu, 
c'est  uniquement  signaler  les  écarts  où  l'on  est 
tombé  en  pareille  matière;  nous  avons  prétendu 
III.  li 


182  DE  l'originalité 

faire  entrevoir  de  la  sorte  les  torts  graves  et  nom- 
breux que  de  tels  écarts  ont  causés  à  la  littérature 
et  aux  sciences;  on  doit  enfin  en  conclure,  dans 
notre  pensée,  la  nécessité  de  réduire  l'imitation  h. 
de  justes  limites,  si  l'on  ne  veut  pas  que  le  génie 
soit  frappé  de  stérilité  en  subissant  d'inutiles  et 
funestes  entraves. 

Nous  ne  sympathisons  certes  pas  avec  cette  école 
littéraire  pleine  de  talents  et  de  monstruosités,  qui, 
non-seulement  a  franchi  les  éternelles  barrières 
posées  par  la  raison  et  le  bon  goût,  mais  encore  a 
perdu  de  vue  que  la  littérature  doit  avoir  pour  objet 
de  moraliser  les  hommes  et  non  de  les  pervertir  ; 
mais  nous  avouons  ingénument  que  cette  sorte  de 
révolution,  qui  s'est  faite  contre  la  littérature  clas- 
sique, je  veux  dire  contre  l'imitation  réduite  à  l'étatde 
système,  contre  les  vains  ornements  d'une  érudition 
et  d'une  théorie  conventionnelles,  nous  paraît  le 
résultat  logique  et  naturel  des  circonstances  actuel- 
les, des  besoins  nouveaux  qui  se  manifestent  dans 
la  société;  nous  pensons  qu'après  bien  des  écarts 
elle  atteindra  son  but,  qui  est  de  mettre  la  littéra- 
ture en  harmonie  avec  l'état  social,  de  terminer 
leur  long  divorce,  de  faire  que  les  œuvres  du  talent 
et  du  génie,  soient  comme  elles  doivent  l'être,  la  ma- 
gnifique expression  de  la  société,  et  non  un  simple 
passe-temps,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  ou  bien  un 
art  curieux  et  léger  à  l'usage  des  seuls  érudits; 
c'est  un  signe  pour  nous  que  la  littérature  rede- 
viendra une  véritable  harmonie  divino,  dont  les  ac- 


DAKS    LES   OEUVRES    DE    l'eSPRIT.  183 

cents  s'élèveront  assez  haut  et  s'étendront  assez 
loin  pour  atteindre  à  toutes  les  classes  sociales,  et 
rétablir  ainsi  les  mutuelles  influences  de  la  littéra- 
ture et  de  la  société. 


O'GONNELL. 


O'Connell  c'est  l'Irlande.  Voilà  le  véritable  point 
de  vue  sous  lequel  on  doit  considérer  cet  homme 
célèbre,  pour  l'apprécier  à  sa  juste  valeur,  pour 
calculer  en  quelque  sorte  les  étonnantes  dimen- 
sions de  cette  figure  historique,  de  ce  prodigieux 
tribun,  qui  a  réussi  à  se  faire  un  trOne  de  diamant 
sur  le  mobile  élément  de  l'opinion  et  de  la  popula- 
rité. O'Connel  c'est  l'Irlande;  il  est  la  personnifica- 
tion d'un  peuple  de  sept  millions  d'hommes,  d'un 
peuple  opprimé  pendant  l'espace  de  plusieurs  siè- 
cles, souflrant  la  misère  la  plus  horrible  qui  se 
puisse  imaginer,  traînant  une  existence  de  malheur, 
abreuvé  d'humiliations  et  de  douleurs  sans  exemple. 
O'Connell  c'est  l'Irlande,  l'Irlande  catholique, 
écrasée  depuis  trois  siècles  sous  le  pied  dédaigneux 
et  cruel  de  l'aristocratie  protestante,  de  cette  aris- 
tocratie implacable  dans  ses  haines  contre  le  catho- 
licisme, insiatiable  d'or  et  de  pouvoir,  rancuneuse, 
tracassière  et  tyrannique,  comme  toute  puissance 
criminelle  et  tourmentée  par  le  remords.  O'Connell 
c'est  l'Irlande;  et  sa  voix  de  tonnerre  est  la  voix 


O'CONNELL.  185 

d'un  grand  peuple  qui  s'écrie  :  Assez!  assez  d'in- 
justice et  d'oppression,  assez  de  souffrance  et  d'es- 
clavage, assez  de  faim  et  de  nudité!  C'est  la  voix 
d'un  grand  peuple  qui  bruit  et  s'agite,  comme  les 
flots  mutinés  de  l'Océan,  au  premier  souffle  de  la 
tempête,  qui  gronde  comme  l'ouragan  encore 
éloigné,  mais  prêt  à  répandre  la  désolation  et  la 
terreur;  qui  mugit  comme  la  voix  des  abîmes  quand 
la  terre  ébranlée  va  secouer  comme  de  faibles  ro- 
seaux les  tours  antiques  et  les  superbes  palais. 

Si  vous  ne  le  considérez  à  ce  point  de  vue,  vous 
ne  comprendrez  rien  à  cet  homme  extraordinaire,  à 
cet  Hercule  du  monde  politique,  qui,  plus  infatiga- 
ble et  plus  invincible  que  l'Hercule  de  la  fable,  lutte 
depuis  trente  ans  avec  l'aristocratie  la  plus  artifi- 
cieuse et  la  plus  puissante  qu'on  ait  jamais  vue  sur 
la  terre.  Si  vous  ne  l'entourez  pas  de  plusieurs  mil- 
lions d'hommes  couverts  de  haillons  et  dévorés  par 
la  faim,  si  sa  voix  n'est  pas  pour  vous  celle  de  cette 
multitude  qui  demande  un  remède  h  ses  maux,  qui 
réclame  son  droit  avec  colère,  avec  fureur,  quelque- 
fois même  avec  désespoir,  vous  ne  comprendrez  ja- 
mais ce  singulier  mélange  d'enthousiasme  religieux 
et  d'exaltation  démocratique,  de  noblesse  et  de 
grossièreté,  de  sentiments  généreux  et  d'agression 
implacable,  de  traits  sublimes  et  de  populaires  ba- 
nalités, de  mots  empreints  d'une  ineffable  tendresse 
et  de  sarcasmes  sans  pitié  ;  non,  vous  ne  compren- 
drez pas  le  grand  agitateur,  comme  l'appellent  les 
whigs,  le  roi  mendiant,  comme  le  nomment  lesto- 


186  O'CONNELL. 

ries,  le  libérateur,  comme  le  proclame  dans  son 
admiration  passionnée  l'Irlande  tout  entière. 

Daniel  O'Connell  est  né  Fan  177/|,  à  Carhen, 
comté  de  Rerry,  dans  la  province  de  Munster.  Son 
pays  natal  est  montagneiLX  et  d'un  aspect  sauvage, 
digne  berceau  de  cette  organisation  de  fer,  que 
soixante  ans  de  tempêtes  et  de  combats,  de  tra- 
vaux et  de  fatigues  n'ont  pu  briser.  Son  père  était 
Morgan  O'Connell,  laboureur;  il  cultivait  à  titre  de 
rente  une  terre  possédée  jadis  par  ses  aïeux;  il 
avait  fait  partie  du  collège  protestant  de  Dublin. 
Malgré  la  position  lamentable  où  se  trouvaient  les 
catholiques  irlandais,  l'éducation  du  jeune  Daniel 
ne  fut  pas  négligée  ;  son  père  n'était  pas  dénué  des 
ressources  nécessaires  pour  lui  procurer  ce  bienfait. 

La  vie  d'un  homme  peut  souvent  s'expliquer  par 
les  premières  impressions  qu"il  a  reçues  dans  son 
enfance  :  il  n'est  pas  difficile  de  trouver  dans  les 
premières  années  d'O'connell  le  germe  de  cet  es- 
prit agitateur,  de  cette  haine  implacable  qu'il  ne 
cessa  démontrer  contre  l'aristocratie  d'Angleterre. 
L'époque  de  sa  naissance  et  le  temps  de  son  éduca- 
tion furent  signalés  par  une  recrudescence  de  mal- 
heurs pour  l'Irlande.  La  misère,  l'oppression  et  ce 
cruel  impôt  de  la  dîme,  exigé  d'un  peuple  catholi- 
que en  faveur  du  clergé  protestant,  c'est-à-dire  en 
faveur  des  ministres  d'une  secte  abhorrée,  occa- 
sionnèrent en  1701,  dans  la  province  de  Munster, 
le  soulèvement  des  ji/Ve/eí/rs,  autrement  nommés 
garçons  b lattes  ;  soulèvement  terrible,  dans  lequel 


O'COINNELL.  187 

une  multitude  affamée,  ivre  de  fureur,  avide  de 
vfengeance,  parcourait  l'Irlande,  égorgeant  les  trou- 
peaux de  ses  oppresseurs,  envahissant  les  demeures 
des  particuliers,  renversant  l'enceinte  des  pâtura- 
ges, brûlant  les  moissons,  se  livrant  à  toutes  sor- 
tes d'atrocités  et  d'excès.  L'insurrection  dura 
quinze  ans;  car,  si  parfois  elle  était  suffoquée  sur  tel 
ou  tel  point  par  la  force  des  armes  ou  la  terreur  des 
supplices,  elle  renaissait  bienlôt  après;  en  1775, 
elle  se  présente  plus  terrible  que  jamais  par  la  fu- 
reur des  hommes  appelés  clé fenseurs  du  droit,  qui, 
se  portant  pour  les  successeurs  des  garçons  blancs, 
ravagèrent  toute  l'Irlande,  et  particulièrement  le 
comté  de  Kerry,  patrie  d'Oconnell. 

On  se  figure  aisément  les  discours  c|ui  devaient 
frapper  les  oreilles  de  cet  enfant  concernant  l'insur- 
rection des  défenseurs  du  droit,  si  l'on  se  rappelle 
surtout  qu'il  appartenait  à  une  famille  d'origine 
irlandaise  indigène,  dont  les  ancêtres  s'étaient  dis- 
tingués dans  l'invasion  anglo-normande,  en  défen- 
dant avec  une  intrépidité  sauvage  l'indépendance  de 
la  patrie.  Il  entendait  sans  doute  excuser,  louer 
même  quelquefois  une  insurrection  causée  par  le 
désespoir  ;  il  entendait  plaindre  au  moins  les  mal- 
heureux Irlandais  qui,  faute  de  pouvoir  payer  au 
jour  fixé  leur  rente  annuelle,  étaient  impitoyable- 
ment jetés  hors  de  la  misérable  cabane  habitée  par 
leur  femme  et  leurs  enfants;  et  puis,  cjuand  ils  s'en 
allaient,  couverts  de  haillons  et  pressés  par  la  faim, 
creuser  le  champ  même  qu'ils  avaient  ensemencé 


188  O'CONIN'ELL. 

pulir  lui  demander  une  nourriture  grossière,  les  in- 
fortunés étaientrcpousséspar  les  soldats;  et,  comme 
pour  les  pousser  aux  dernières  horreurs  de  la  misère 
et  du  désespoir,  des  maîtres  inhumains,  par  un  raffi- 
nement de  barbarie,  faisaient  labourer  la  terre  pour 
en  détruire  les  fruits,  et  brûler  les  cabanes,  pour  que 
les  infortmiésne  trouvassent  plus  un  abri,  et  qu'ils 
fussent  réduits  à  mourir.de  faim  et  de  froid  sur  la 
voie  publique.  Voilà  ce  que  le  jeune  O'Connell  en- 
tendait raconter. 

Son  éducation  fut  confiée  à  un  vieux  catholique, 
à  l'un  de  ces  prêtres  irlandais  qui  portent  au  fond 
du  cœur  le  plus  ardent  amour  pour  la  religion  et  la 
patrie.  Pauvres,  persécutés,  victimes  de  la  haine 
protestante,  ils  n'ont  d'autre  consolation  que  de 
soulager  les  douleurs  de  leurs  frères,  en  leur  prodi- 
guant les  secours  de  la  religion,  en  leur  faisant 
sans  cesse  espérer  des  jours  meilleurs  pour  la  mal- 
heureuse Irlande.  O'Connell  enfant,  avec  son  inces- 
sante mobilité,  sa  précoce  violence,  son  esprit  vif 
et  pénétrant,  son  cœur  ardent  et  sensible,  devait 
écouter  avidement,  les  yeux  remplis  de  larmes,  les 
souffrances  de  sa  patrie;  il  devait  concevoir  une 
haine  indestructible  pour  ses  oppresseurs;  peut-être 
l'avenir  glorieux  qui  l'attendait  ouvrait-il  parfois 
devant  lui  ses  vagues  horizons;  l'affranchissemer^ 
de  son  Irlande,  comme  une  vision  de  bonheur, 
flottait  peut-être  à  son  œil  ravi;  enfant,  il  murmu- 
rait peut-être  ces  paroles  qu'il  accentuait  à  soixante 
ans,  avec  tant  de  puissance  :  Si  jamais  vient  à 


O'CONNELL.  189 

sonner  l'heure  du  combat  entre  l'Irlande  et  l'An- 
gleterre, on  me  verra  combattre  au  premiei'  rang  ! 

A  l'époque  dont  nous  parlons,  les  collèges  catho- 
liques étaient  prohibés  en  Angleterre,  en  Ecosse,  en 
Irlande;  cequi  fitque  lejeune  O'Connell,  en  arrivant 
à  l'âge  d'entrer  dans  une  école  publique,  se  trouva 
dans  la  cruelle  alternative  où  l'intolérance  angli- 
cane plaçait  tous  les  jeunes  catholiques,  ou  d'abju- 
rer leur  religion,  ou  d'aller  chercher  l'instruction 
sur  une  terre  étrangère.  Le  père  d' O'Connell  était 
loin  d'accepter  pour  lui  la  première  hypothèse;  il 
ne  voulait  pas  non  plus  le  condamner  à  l'ignorance; 
il  prit  donc  le  parti  de  l'envoyer  sur  le  continent 
suivre  les  cours  du  collège  des  pères  dominicains,  à 
Louvain,  Après  quelque  temps  passé  dans  ce  collège, 
il  se  rendit  à  celui  que  les  pères  jésuites  tenaient 
à  Saint-Omer,  où  il  étudia  pendant  deux  ans.  Son 
esprit  inquiet  et  impétueux  s'accommodait  mal  de 
la  discipline  du  collège;  aussi  ne  se  fit-il  guère  re- 
marquer dans  ses  études,  ni  par  ses  succès,  ni  par 
son  application;  il  dépensait  le  plus  souvent  son 
activité  dans  de  rudes  querelles  avec  ses  condisci- 
ples, auxquels  il  distribuait  force  Coups  de  poing. 
C'est  ce  qui  fit  aussi  qu'il  abandonna  la  carrière 
ecclésiastique,  où  ses  parents  désiraient  l'engager, 
poursuivre  celle  du  droit,  plus  conforme  à  sesgoûts. 
Après  son  retour  dans  sa  patrie,  il  fut  reçu  avocat 
en  1798. 

Les  circonstances  où  le  jeune  O'Connell  entrait 
dans  le  monde  étaient  on  ne  peut  plus  funestes. 


190  o  CONNELL. 

L'Irlande  s'était  soulevée  plusieurs  fois,  et  chaque 
fois  rinsurrection  avait  été  suffoquée.  Les  échafauds 
ne  cessaient  de  venger  les  outrages  faits  à  l'Angle- 
terre, et  l'oppression  continuait  à  faire  peser  sa  main 
de  fer  sur  la  malheureuse  Irlande.  Pour  comble  de 
malheur,  les  portes  du  parlement  irlandais  se  fer- 
mèrent devant  le  jeune  O'Connell,  en  conséquence 
de  VActe  d' Union,  qui  recevait  alors  son  application 
la  plus  rigoureuse,  grâce  à  l'or  prodigué  par  le  mi- 
nistère Pitt.  O'Connell,  qui  déjà  sans  doute  pres- 
sentait sa  puissance  de  tribun,  vit  donc  avec  dépit 
un  Acte  qui  supprimait  le  parlement  de  sa  patrie  et 
ne  laissait  à  celle-ci  aucun  moyen  légal  de  formuler 
son  opinion  et  ses  plaintes.  Dans  une  réunion  d'avo- 
cats tenue  à  Dublin  pour  protester  contre  VActe 
d'Union,  le  jeune  O'Connell  se  distingua  par  les 
termes  vigoureux,  hardis,  violents  même  dont  il  se 
servit  pour  flétrir  la  suppression  du  parlement  ir- 
landais et  la  tyrannie  de  l'Angleterre.  Après  qua- 
rante ans,  O'Connell  se  souvient  encore  avec  une 
profonde  émotion  de  cette  grande  circonstance.  Dans 
un  banquet  qui  lui  fut  dernièrement  offert  par  les 
amis  du  rappel  de  V  Union,  et  dans  un  discours  sur 
l'objet  de  cette  manifestfition,  il  disait  :  «  Membre 
de  l'ancien  parlement  irlandais,  je  n'ai  pas  oublié 
mon  début  oratoire,  ni  l'émotion  qui  s'empara  de 
moi  dans  ce  moment  solennel.  Mes  principes  de 
cette  époque  sont  mes  principes  d'aujourd'hui.  Mon 
corps  a  sans  doute  éprouvé  l'effet  des  années,  mais 
non  mon  àme.  » 


O'CONNELL.  19Í 

La  mesure  cependant  avait  été  prise  ;  O'Gonnell 
se  vit  condamné  à  renfermer  dans  le  cercle  étroit 
du  forum  son  immense  activité.  Cette  âme  impa- 
tiente devait  attendre,  qui Teût cru?  jusqu'en  1830, 
pour  figurer  de  nouveau  dans  le  parlement. 

Il  est  extrêmement  curieux  d'observer  cet  homme 
dans  ses  fonctions  d'avocat,  et  de  voir  comment  il 
sait  profiter  de  sa  position  civile  pour  s'acheminer 
vers  cette  prodigieuse  popularité  qui  devait  être  le 
piédestal  de  son  pouvoir  politique.  L'intolérance 
même  du  protestantisme  anglican ,  les  mesures  de 
rigueur  adoptées  contre  les  catholiques,  le  système 
d'exclusivisme  qui  les  frappait,  les  déclarant  indi- 
gnes de  tout  emploi  civil  et  militaire,  les  dépouillant 
de  tout  droit,  les  assuj  étissant  à  des  lois  injustes 
et  cruelles,  les  réduisant,  enfin,  à  l'état  d'ilotes, 
cette  même  tyrannie  tracassière  et  brutale  contri- 
bua plus  que  toute  autre  chose  à  ce  que  le  futur 
vengeur  de  la  patrie  pût  préparer,  au  milieu  de  ses 
occupations  d'avocat,  les  bases  de  ce  pouvoir  éton- 
nant avec  lequel  la  perfide  métropole  aurait  un  jour 
à  compter. 

Son  titre  de  catholique  suscitait  au  jeune  avocat 
de  nombreuses  entraves  ;  mais  son  talent ,  son  élo- 
quence, sa  prodigieuse  activité,  son  application  in- 
fatigable au  travail,  appellent  promptement  sur  lui 
l'attention  pubhque,  lui  gagnent  la  confiance;  et 
bientôt  il  est  entouré  d'une  vaste  clientèle.  D'une 
taille  élevée,  d'une  force  athlétique,  d'une  santé  de 
fer,  d'un  teint  vif  et  coloré ,  l'œil  resplendissant  de 


192  O'CONNELL. 

la  flamme  du  génie,  cet  homme  est  évidemment 
taillé  pour  un  grand  rôle  ;  on  devine  en  lui  le  libé- 
rateur de  r Irlande.  Les  pauvres  irlandais  se  grou- 
pent autour  de  lui  pour  implorer  le  secours  de  son 
savoir  et  de  son  éloquence  ;  ils  le  regardent  comme 
leur  protectenr,  leur. soutien,  le  seul  homme  capa- 
ble de  les  soustraire  à  cet  inextricable  réseau  de  lois 
soupçonneuses  et  barbares  qu  on  a  tendu  sous  leurs 
pas.  Son  air  aimable,  son  regard  bienveillant,  le 
doux  sourire  empreint  sur  ses  lèvres,  ouvrent  le 
cœur  de  ses  clients  et  redoublent  leur  confiance.  11 
mêle  habilement  à  tous  ses  plaidoyers  la.  cause  de 
rirlande;  de  l'objet  particulier  qui  l'occupe,  il  passe 
à  des  considérations  générales  sur  les  droits  de  la 
justice  et  de  l'humanité;  il  se  fait  de  la  sorte  à  lui- 
même  une  tribune  politique,  du  haut  de  laquelle  il 
agite  sans  crainte ,  avec  une  entière  liberté ,  tous 
les  genres  de  questions.  Souvent,  il  personnifie  dans 
le  plus  obscur  de  ses  clients  l'Irlande  persécutée  , 
puis  saisit  cette  occasion  pour  attaquer  à  outrance 
VActe  d'Union  et  le  despotisme  anglais  ;  l'avocat  se 
transforme  insensiblement  en  homme  politique,  son 
siège  est  devenu  la  tribune  aux  harangues. 

Du  cabinet  aux  salles  d'audience,  des  tribunaux 
aux  banquets,  aux  réunions  les  plus  vastes  ;  là,  im- 
provisant des  diatribes  éloquentes,  enthousiasmant 
le  peuple  avec  sa  parole  embrasée,  ou  l'amusant  par 
des  saillies  familières  et  piquantes,  toujours  infati- 
gable, toujours  en  mouvement,  le  nom  sacré  de 
l'Irlande  toujours  à  la  bouche,  concentrant  en  lui- 


O'CONINELL.  193 

.même  toutes  les  sympathies  de  ses  compéitriotes, 
tenant  le  pays  dans  un  état  d'agitation  incessante  : 
telle  était  la  vie  d'O'Connell  avocat;  c'est  ainsi  que 
grandissaient  sa  réputation  et  sa  gloire,  c'est  ainsi  que 
se  cimentait  et  s'étendait  cette  popularité  si  grande 
à  la  fois  et  si  durable,  qu'on  ne  trouve  rien  de  pa- 
reil ni  dans  les  temps  anciens  ni  dans  les  temps  mo- 
dernes. 

Ce  serait  cependant  une  erreur  de  dire  que  l'agi- 
tation de  l'Irlande  était  l'œuvre  d'O'Connell,  et  que 
tant  d'éléments  capables  d'amener  tôt  ou  tard  une 
conflagration  générale  étaient  amoncelés  par  lui. 
Les  fréquentes  insurrections  qui  ravageaient  le  pays 
avant  sa  naissance,  celles  qu'on  vit  éclater  et  qui 
firent  encore  verser  tant  de  flots  de  sang  avant  que 
son  âge  lui  permît  d'exercer  aucune  influence,  prou- 
vaient assez  clairement  qu'il  n'était  pas  l'auteur  de 
ce  malaise  profond  qui  travaille  sa  patrie.  Non,  l'a- 
gitation de  l'Irlande  a  sa  source  dans  la  persécution 
qui  pèse  sur  cette  terre  infortunée,  dans  son  épou- 
vantal^le  misère  ;  ses  habitants  sont  las  d'esclavage 
et  d'exactions,  las  d'être  en  butte  à  la  haine  du  pro- 
testantisme anglican  contre  tout  ce  qui  est  catholi- 
que, las  enfin  d'être  exploités  par  la  cupidité  de  leurs 
maîtres.  L'œuvre  d'O'Connell,  ce  qui  fera  la  gloire 
immortelle  de  son  génie,  ce  qui,  d'ailleurs,  a  réelle- 
ment amélioré  le  sort  politique  de  l'Irlande  et  peut 
amener  un  jour  sa  régénération  sociale,  c'est  d'avoir 
régularisé  l'agitation,  c'est  d'avoir  détruit,  du  moins 
en  grande  partie,  cette  série  d'insurrections  partielles 


194  O'CONNELL. 

qui  n'avaient  d'autre  effet  que  d'aggraver  la  misère 
du  pays  et  de  le  plonger  plus  avant  dans  l'escla- 
vage ;  c'est  d'avoir  concentré  sur  quelcpes  points 
déterminés  les  vues  et  les  espérances  des  Irlandais. 
Le  mérite  du  célèbre  agitateur  n'est  pas  précisément 
d'avoir  fait  sentir  d'une  manière  plus  vive  à  ses  com- 
patriotes les  outrages  et  la  violence  qu'ils  subis- 
saient ,  mais  bien  d'avoir  communiqué  à  ces  péni- 
bles sentiments  plus  de  grandeur,  plus  de  dignité, 
une  utilité  réelle,  en  leur  donnant  un  but,  en  leur 
imprimant^,  pour  ainsi  dire,  le  sceau  de  la  religion 
et  de  la  patrie ,  en  créant  de  la  sorte  un  véritable 
esprit  national. 

Telle  était  sa  mission  :  il  faut  avouer  qu'il  réu- 
nissait dans  un  éminent  degré  les  qualités  nécessaires 
pour  la  remplir.  Sa  voix  est  claire,  forte,  sonore,  har- 
monieuse ;  son  geste  n'a  rien  de  gracieux  et  d'étudié, 
il  est  plein  de  hardiesse  et  d'énergie,  il  a  môme 
quelque  chose  d'insolite  et  d'anormal,  singulière- 
ment propre  à  frapper  la  multitude.  Tantôt  il  penche 
en  avant  sa  puissante  tête  et  tient  sa  main  droite 
suspendue  sur  ses  auditeurs  ;  tantôt  il  se  rejette  fière- 
ment en  arrière  et  croise  ses  bras  sur  sa  large  poi- 
irine;  tantôt  il  ouvre  les  bras  et  met  sa  poitrine  à 
découvert,  dans  l'attitude  d'un  homme  qui  brave 
son  ennemi.  Sa  parole  est  riche,  brillante,  variée, 
comme  l'expression  spontanée  d'une  imagination 
féconde  et  d'un  cœur  qui  s'abandonne  sans  réserve 
à  ses  mouvements  généreux.  Ajoutez  à  tout  cela  une 
grande  élévation  de  vues,  une  pénétration  supé- 


O'CONINELL.  195 

Heure,  une  telle  abondance  de  fortes  pensées  que, 
suivant  la  magnifique  expression  de  Shiel,  il  n'a  pas 
assez  d'habits  pour  les  revêtir.  Dans  sa  parole,  en 
effet,  rien  qui  sent  ele  raffinement  et  l'arlifice;  c'est 
la  nature  dans  sa  grandeur  et  sa  simplicité,  la  cause 
de  la  justice  et  celle  de  l'humanité  dans  toute  leur 
puissance,  et,  par-dessus  tout,  le  sort  de  sa  malheu- 
reuse patrie,  de  son  Irlande  bien-aimée.  Représen- 
tez-vous cet  admirable  ensemble,  et  vous  aurez  une 
idée  de  l'éloquence  d'O'Connell,  de  cette  éloquence, 
tantôt  tendre  et  pathétique,  tantôt  énergique  et  su- 
blime, maintenant  empreinte  d'élévation  et  de  ma- 
jesté, puis  descendant  sans  effort  à  l'insulte  ba- 
nale et  grossière;  elle  peint  en  traits  de  feu  les  scènes 
les  plus  grandioses,  elle  répand  avec  la  même  faci- 
lité sur  la  tête  d'une  classe  ou  d'un  individu  la  san- 
glante ironie  et  le  sarcasme  impitoyable  :  vous  com- 
prendrez alors  cette  éloquence  toujours  populaire, 
toujours  applaudie ,  entraînant  toujours  après  elle 
des  foules  innombrables  qui  se  pressent  partout 
sur  les  pas  du  grand  orateur,  qui  l'acclament, 
qui  l'adorent,  qui  se  jetteraient  sur  les  armes  avec 
fureur,  le  jour  où  cette  voix  dirait  :  L'heure  a 
sonné  ! 

Plusieurs  se  plaignent  de  l'amertume  de  son  iro- 
nie, de  la  cruauté  de  ses  sarcasmes,  de  ses  grossiers 
jeux  de  mots,  de  ses  violentes  invectives  ;  mais  on 
ne  doit  pas  oublier  que,  selon  notre  première  pen- 
sée, O'Connell  c'est  l'Irlande,  l'Irlande  opprimée, 
persécutée  durant  trois  siècles,  et  qui  souffre  encore 


196  0'C0^JNELL. 

aujourd'hui  des  humiliations  et  des  douleurs  que 
nous  ne  pouvons  comprendre,  et  Ton  ne  s'étonnera 
plus  dès  lors  de  ce  qu'il  y  a  d'amer  et  de  poignant 
dans  son  langage. 

Il  faut  remarquer  en  outre,  pour  être  juste  et  vrai, 
que  le  tribun  n'attaque  jamais  sans  être  provoqué, 
et  que,  s'il  a  couvert  de  boue,  dans  ses  fougueuses 
allocutions,  l'aristocratie  d'Angleterre,  celle-ci  ne 
s'est  pas  montrée  non  plus  d'une  grande  aménité  à 
l'égard  de  son  adversaire.  Si  les  tories  n'hésitent  pas 
à  le  nommer  saltimbanque  sans  pudeur,  mendiant 
sans  vergogne,  chien  hargneux qn' on  áewaiiimeíive 
à  la  chaîne,  on  s'explique  assez  qu'il  se  permette  de 
répliquer  sur  le  même  ton,  et  que  certains  lords  ne 
soient  plus  pour  lui  que  de  vieilles  femmes  eu 
pantalons,  des  têtes  de  sangliers.  De  telles  images 
ne  font  jamais  défaut  à  sa  colère.  Sans  doute,  il  se- 
rait à  désirer  qu'il  ne  fût  jamais  tombé  dans  de 
tels  excès  ;  mais  soyons  justes  encore  une  fois,  et 
sachons  reconnaître  qu'il  est  des  positions  où  il  n'est 
guère  possible  de  se  renfermer  dans  les  bornes  de  la 
modération,  et  que,  poursuivi  comme  il  était  par 
l'aristocratie  britannique,  on  comprend  qu'un 
homme  de  ce  caractère  se  soit  débarrassé  de  ses 
ennemis  avec  le  premier  instrument  tombé  sous  sa 
main. 

Quant  à  la  générosité  d'O'Connell ,  nul  ne  peut 
la  révoquer  en  doute  ;  et  pour  donner  une  idée  de 
lui  sous  ce  rapport,  il  nous  suffira  de  rappeler  sa 
conduite  dans  ses  démêlés  avec  d'Esterre.  O'Connell 


O'COIVNELL.  i97 

se  trouvait  à  Dublin,  dans  une  de  ces  grandes  réu- 
nions où  sa  voix  tonnante  dirigeait  à  son  gré  les 
passions  populaires,  comme  on  représente  Neptune 
commandant  aux  flots  de  l'Océan;  or,  dans  une 
péroraison  écrasante,  alors  que  Timpétuosité  d'un 
tel  orateur  ne  connaît  plus  de  bornes,  il  tomba  par 
hasard  sur  la  corporation  municipale  et  lui  appliqua 
la  qualification  de  mendiante.  Un  avocat,  nommé 
d'Esterre,  membre  de  cette  municipalité,  se  préten- 
dit nominalement  offensé  et  voulut  exiger  d'O'Con- 
nell  une  satisfaction  éclatante,  en  lui  envoyant  un 
cartel.  O'Connell  refusa,  et,  pour  donner  satisfac- 
tion à  son  adversaire,  déclara  qu'il  n'a  eu  l'intention 
d'insulter  personne  en  particulier.  D'Esterre  ne  se 
tient  pas  pour  satisfait,  il  exige  l'acceptation  de  son 
cartel,  et,  dans  le  cas  d'un  refus,  menace  de  souffle- 
ter O'Connell.  Outrés  d'une  telle  insolence,  les  amis 
de  ce  dernier  lui  donnent  le  conseil  d'accepter  le 
défi.  O'Cconnell  se  résout  à  prendre  un  parti  que 
ne  lui  conseillaient  déjà  que  trop  son  indignation  et 
son  courage. 

On  choisit  le  pistolet,  et  l'ennemi  d'O'Connell 
resta  mort  sur  la  place.  Ce  malheur  fit  tant  d'im- 
pression sur  l'àme  du  grand  orateur,  qu'il  entra  aus- 
sitôt après  dans  une  église,  et  que  là  il  jura  solen- 
nellement de  ne  jamais  se  battre  en  duel,  serment 
qu'il  a  fidèlement  rempli.  Il  ne  s'en  tint  pas  là  : 
voyant  le  dénûment  de  la  veuve  d'Esterre,  il  lui  of- 
frit une  pension  équivalente  à  ce  que  gagnait  son 
mari,  environ  quatre  mille  francs.  Il  est  vrai  que  la 


198  O'CONINELL. 

municipalité  de  Dublin,  pour  l'honneur  de  laquelle 
d'Esterre  était  mort,  ne  permit  pas  que  sa  veuve 
acceptât  rien  d'O'Connell,  et  qu'elle  voulut  elle- 
même  lui  faire  un  revenu  sur  ses  propres  fonds  ; 
mais  cela  n'empêche  pas  que  la  proposition  du  gé- 
néreux vainqueur  ne  fût  aussi  sincère  que  chevale- 
resque. 

Puisque  nous  avons  touché  un  point  de  la  conduite 
d'O'Connell,  qui  se  rapporte  à  ses  sentiments  reli- 
gieux, il  nous  paraît  bon  d'en  dire  quelque  chose 
ici.  O'Connell  est  un  tribun,  un  démagogue,  si  l'on 
veut  ;  mais  il  est  en  même  temps  religieux  et  catho- 
lique. C'est  ce  c|u'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue,  quand 
on  prétend  juger  ses  idées  politiques  et  sa  conduite 
d'homme  public.  Les  radicaux  français,  bien  connus 
pour  la  plupart  par  leurs  idées  antireligieuses  et 
surtout  anticatholiques ,  ont  peu  de  sympathie  pour 
O'Connell.  Aux  yeux  de  celui-ci ,  le  catholicisme, 
est  l'unique  base  de  la  restauration  de  l'Irlande; 
il  se  fait  honneur  du  nom  de  papiste  sous  lequel  il 
est  sans  cesse  désigné  par  les  protestants  ;  et  s'il 
nnit  ses  efíorts  à  ceux  des  radicaux  anglais,  ce  n'est 
que  dans  le  but  de  renverser  l'Église  anglicane,  de 
miner  l'aristocratie  et  d'amener  enfin  un  change- 
ment de  choses  qui  tournerait  au  profit  de  l'Jrlande. 
C'est  pour  cela  que  certains  radicaux  français,  dont 
la  démocratie  ne  s'élève  pas  au-dessus  des  utopies 
de  Rousseau,  qui  mêlent  toujours  h  leurs  idées  de 
liberté  les  préjugés  irreligieux  de  l'école  de  Voltaire, 
regardent  O'Connell  comme  un  esprit  étroit,  de  peu 


O'COINNELL.  199 

de  portée,  admirablement  servi  par  ses  qualités  exté- 
rieures, mais  profondément  imbu  de  vieux  préjugés 
de  secte.  O'Gonnell  un  esprit  étroit  !  et  quel  homme 
au  monde  a  jamais  plus  largement  compris  sa  situa- 
tion  politique  et  religieuse?  O'Connell  une  intelli- 
gence de  peu  de  portée  !  lui  qui  a  organisé  l'in- 
surrection légale  et  permanente  d'un  peuple  de  sept 
millions  d'âmes,  lui  qui  a  fait  trembler  et  rougir 
r aristocratie  la  plus  puissante,  la  plus  orgueilleuse 
et  la  plus  habile  qui  fût  jamais  !  Seulement 
pourvu  de  qualités  extérieures  !  celui  qui  dispose  à 
son  gré  de  l'âme  de  ses  auditeurs,  les  subjugue  par 
un  attrait  irrésistible,  celui  dont  la  parole  secoue, 
enflamme  comme  l'étincelle  électrique  les  plus  im- 
menses assemblées,  qui  fait  vibrer  les  fibres  les  plus 
délicates  du  cœur  humain,  qui  tient  suspendus  à  sa 
bouche,  par  des  phrases  brèves  et  substantielles,  les 
quarante  mille  hommes  réunis  souvent  pour  l'enten- 
dre ;  celui  dont  le  langage  est  tellement  concis,  qu'il 
semble  craindre  que  toute  l'abondance  de  sa  parole 
ne  puisse  suffire  à  celle  de  sa  pensée  !  Lui  imbu  de 
vieux  préjugés  de  secte  !  Et  pourquoi  ?  parce  qu'il 
est  cathohque,  parce  qu'il  a  conservé  la  religion  de 
ses  pères,  le  seul  bien  qui  reste  à  l'Irlande  pour  la 
consoler  de  ses  maux  ! 

C'est  uniquement  par  ses  convictions  religieuses 
qu'on  peut  s'expliquer  la  fidélité  d'un  tel  homme  à 
l'engagement  qu'il  avait  pris  de  ne  plusse  battre  en 
duel  ;  car  il  serait  ridicule  de  penser  qu'il  se  retran- 
cherait derrière  son  vœu  pour  outrager  ses  ennemis 


200  O'CONNELL. 

en  toute  sécurité.  On  connaît  la  sévérité  de  la  doc- 
trine et  de  la  morale  catholiques  concernant  le  duel  : 
iaui-il  s'étonner  qu'un  catholique  sincère  comme 
O'Connell  ait  voulu  religieusement  observer  un  vœu 
si  conforme  aux  préceptes  les  plus  sacrés,  si  propre 
à  lui  rappeler  un  douloureux  souvenir? 

Mais  ce  que  les  radicaux  anglais  ou  français,  ce 
qi.ie  les  wighs  ou  les  tories  peuvent  dire  de  ses 
sentiments,  ne  peut  que  médiocrement  intéresser 
O'Connell.  L'Irlande  le  proclame  son  libérateur  et 
lui  dresse  un  véritable  trône.  La  reine  gouverne 
sans  doute  la  Grande-Bretagne  ;  mais  il  s'en  faut 
de  beaucoup  qu'elle  fasse  exécuter  ses  volontés  dans 
son  royaume  d'une  manière  aussi  absolue  que  le 
fait  O'Connell  dans  l'Irlande.  Ni  les  insultes,  ni  les 
quolibets,  ni  les  sarcasmes,  ni  les  revers  ne  peuvent 
l'abattre  ou  même  l'attrister.  Il  a  l'heureux  privilège 
de  voir  toujours  les  choses  du  bon  côté,  et  sa  foi 
dans  le  triomphe  de  la  cause  qu'il  défend  est  si 
grande,  qu'elle  n'admet  pas  même  un  instant  d'hé- 
sitation. 

Dans  le  caractère  même  de  son  ironie,  dans  ses 
invectives  les  plus  sarcastiques,  dans  les  expédients 
auxquels  il  a  recours  pour  sortir  des  pas  dangereux 
et  difficiles,  on  reconnaît  un  fonds  inépuisable  de 
bonne  humeur.  Comme  il  est  chauve  et  qu'il  porte 
une  perruque  assez  mal  dissimulée,  un  jour,  dans 
une  de  ces  grandes  réunions  qui  sont  l'élément  na- 
turel de  son  âme  orageuse,  il  arriva  qu'un  de  ses 
adversaires  lui  donna  le  nom  de  cliaiive.  Que  fait 


,  O'CONNELL.  :201 

O'Connell?  Il  ôte  à  l'instant  sa  perruque  et  montre 
sa  tête  nue  devant  tout  son  immense  auditoire,  avec 
ce  léger  sourire  toujours  répandu  sur  ses  lèvres, 
auquel  s'ajoutait  en  ce  moment  un  air  extraordi- 
naire de  satisfaction  et  d'amabilité.  L'auditoire  était 
fou  d'enthousiasme,  et,  pendant  que  ses  frénétiques 
applaudissements  achevaient  de  confondre  le  mal- 
heureux contradicteur,  O'Gonnell  remettait  tran- 
quillement sa  perruque  et  l'arrangeait  avec  plus  de 
soin  sur  sa  tête.  Un  autre  jour,  il  disputait  avec  un 
adversaire  qui  par  malheur  était  boiteux  :  celui-ci, 
après  une  vive  attaque  dirigée  contre  O'Gonnell,  se 
permit  d'ajouter  :  Mon  langage  est  sévère ,  mais 
juste.  — Oui,  répliqua  vivement  l'illustre  orateur, 
comme  vos  jambes  ! 

Mais  revenons  à  la  politique,  véritable  sphère  de 
l'existence  d'O'Gonnell.  Son  œuvre  par  excellence, 
le  vaste  champ  où  se  développe  et  s'accroît  chaque 
jour  sa  force  prodigieuse,  c'est  la  grande  associa- 
tion de  l'Irlande,  nommée,  en  1829,  Association 
catholique;  en  1837,  Association  générale  de  l'Ir- 
lande; en  1839,  Société  des  précurseurs  ;  et  de  nos 
jours  enfin,  Association  nationale.  L'Irlande,  de- 
puis WJcle  d'Union,  n'a  plus  de  parlement  propre, 
et  les  Anglais  se  feront  prier,  sans  doute,  avant  de 
le  lui  restituer;  il  est  probable  même  qu'ils  affron- 
teront tous  les  dangers  avant  que  d'y  consentir.  Mais 
il  faut  avouer  que  l'association  nationale,  telle  que 
vient  de  l'organiser  O'Gonnell,  peut  remplacer  un 
parlement,  et  même  avec  avantage,  pour  briser  du 


"202  O'CONNELL. 

moins  la  chaîne  de  Tesclavage ,  si  toutefois  cet 
homme  célèbre  laisse  après  sa  mort  mi  successeur 
digne  de  lui,  capable  de  continuer  son  œuvre.  Dé- 
crétée d'illégalité,  cette  association  a  été  plusieurs 
fois  dissoute  ;  mais  elle  s'est  bientôt  relevée,  tou- 
jours la  même,  quoique  sous  un  nom  différent.  Les 
dangers  mêmes  auxquels  elle  demeure  constamment 
exposée,  et  jusqu'à  son  défaut  d'autorisation  légale, 
contribuent  efficacement  ii  la  rendre  plus  populaire, 
moins  accessible  à  la  corruption,  plus  propre  à  dé- 
jouer les  manœuvres  du  cabinet  de  Saint-James,  que 
ne  le  serait  un  parlement  revêtu  de  toutes  les  for- 
mes de  la  légalité. 

Du  reste,  quoique  dénuée  de  ces  formes,  l'asso- 
ciation n'en  fonctionne  pas  d'une  manière  moins  par- 
faite et  moins  admirable.  Elle  a  son  conseil  central, 
qu'on  peut  considérer  comme  un  véritable  gouverne- 
ment ;  elle  a  son  chef,  ses  finances,  ses  journaux  qui 
lui  tiennent  lieu  de  moniteur  ;  rien  ne  lui  manque. 
Nous  nous  trompons,  une  chose  lui  manque,  c'est 
le  pouvoir  de  faire  des  lois  rigoureuses,  puisqu'elle 
ne  saurait  avoir  celui  de  les  faire  exécuter  ;  mais 
qu'importe?  ses  inspirations  ne  sont-elles  pas  plus 
exactement  suivies  que  les  lois  elles-mêmes?  Elle  n'ô 
pas  non  plus  le  droit  légal  de  frapper  des  impôts  ; 
et  cependant  elle  lève  des  contributions  recueillies 
avec  mille  fois  plus  de  facilité,  et  surtout  payées  de 
meilleur  co^ur  que  les  impùls  votés  par  le  parlement 
d'Angleterre.  La  seule  existence  d'une  telle  associa- 
tion, avec  son  organisation  étonnante  et  les  profon- 


O'CONNELL.  203 

des  racines  qu'elle  a  poussées  dans  le  pays,  avec 
rinfluence  illimitée  qu'elle  exerce,  est  une  preuve 
éclatante  du  talent  d'O'Connel  et  du  bien  qu  il  a 
fait  à  sa  patrie,  quand  il  a  changé  en  une  opposition 
semi-légale  les  insurrections  armées  qui  la  déso- 
laient, en  une  agitation  pacifique,  en  des  réunions 
animées  sans  doute,  mais  régulières,  les  vieilles  scè- 
nes de  meurtre  et  d'incendie. 

Et  qu'on  ne  s'imagine  pas  qu'un  tel  changement 
ait  en  rien  altéré  la  force  et  l'énergie  de  l'Irlande, 
elles  ont,  au  contraire,  augmenté  dans  une  propor- 
tion à  peine  croyable  ;  car  les  forces  autrefois  dis- 
séminées étant  maintenant  réunies,  la  vie  politique 
ayant  acquis  la  puissance  de  l'unité  dans  les  mains 
du  conseil  supérieur,  le  mouvement  s' étant  régula- 
risé sous  une  direction  habile  et  sage,  le  niveau  de 
l'esprit  public  s'est  élevé,  il  s'est  formé  une  vérita- 
ble opinion  nationale,  et  cette  opinion,  appuyée  sur 
le  sentiment  vrai  des  forces  du  pays,  a  fait  céder  à 
l'aristocratie  anglaise,  sans  effusion  de  sang,  sans 
mouvement  séditieux,  ce  que  n'avait  jamais  pu  lui 
arracher  la  force  des  armes.  La  sagesse  et  le  discer- 
nement qui  ont  présidé  à  la  création  de  l'association 
irlandaise,  la  profonde  intelligence  que  le  célèbre 
tribun  a  montrée  des  besoins  de  son  pays  et  des 
avantages  de  sa  position,  l'art  qu'il  a  su  mettre  à 
profiter  de  ceux-ci  pour  donner  satisfaction  à  ceux- 
là,  ressortent  admirablement  des  résultats  obtenus 
par  l'association,  si  peu  de  temps  après  sa  nais- 
sance. A  peine  six  ans  s'étaient  écoulés  depuis  le 


'lOli  O'CONNELL. 

jour  où  vingt  individus,  réunis  dans  le  cabaret  de 
Dompsey,  à  Dublin,  s'occupèrent  pour  la  première 
fois  de  réaliser  l'idée  de  cette  œuvre,  conçue  par 
O'Connell  et  Shiel,  et  l'association  avait  déjà  poussé 
de  si  profondes  racines,  acquis  une  telle  étendue, 
que  l'aristocratie  anglaise  se  voyait  forcée  d'aban- 
donner son  vieux  système  d'oppression  à  l'égard 
des  catholiques.  C'était  en  1829,  et  Wellington 
avec  Peel  présentait  aux  chambres  le  bill  d'éman- 
cipation; en  cela,  ce  n'était  certes  pas  à  l'impul- 
sion de  leur  cœur,  mais  à  celle  de  la  nécessité  que 
ces  hommes  d'État  obéissaient. 

L'émancipation  des  catholiques,  en  eiîet,  ne  sau- 
rait être  regardée  comme  une  concession  généreuse 
faite  par  l'aristocratie  anglaise  ;  c'était  une  mesure 
inévitable  et  forcée,  que  l'attitude  prise  par  l'Ir- 
lande ne  permettait  pas  même  de  différer.  C'est  c\ 
sa  magnifique  association  que  l'Irlande  devait  sur- 
tout cette  attitude  et  cette  énergie,  et  l'association 
elle-même  devait  au  génie  d' O'Connell  cette  in- 
fluence et  cette  popularité  toujours  croissantes,  qui 
forçaient  Wellington,  dans  la  chambre  des  lords,  et 
Peel,  dans  celle  des  communes,  à  proclamer  l'im- 
possibilité où  l'on  était  de  résister  davantage.  «  L'é- 
tat de  l'Irlande  s'est  aggravé,  disait  Peel,  le  5  mars 
1829,  à  la  chambre  des  communes;  les  réclamations 
prennent  chaque  jour  un  tel  degré  d'exaltation  et 
de  consistance,  qu'on  ne  saurait  plus  tarder  à  y  faire 
droit.  Il  nous  vaut  mieux  accorder  de  bonne  grâce 
ce  qui  nous  serait  plus  tard  arraché  par  la  néccs- 


O'CONNELL.  205 

sité.  »  L'Irlande,  Tassociation,  O'Connell,  voilà 
donc  la  triple  cause  des  terreurs  de  Peel  et  de  son 
changement  d'opinion  concernant  l'émancipation 
des  catholiques. 

Le  mobile  de  cette  mesure,  à  savoir,  la  nécessité, 
se  laisse  voir  d'une  manière  plus  évidente  dans  la 
chambre  des  lords.  Là,  l'opposition  fut  terrible, 
comme  on  devait  le  prévoir,  mais  impuissante  et 
stérile.  O'Connell  était  de  l'autre  côté  du  détroit  à 
la  tête  de  sept  millions  d'âmes,  dans  une  attitude 
digne  et  fière,  comme  un  général  d'armée  qui  attend 
la  réponse  que  doit  lui  porter  un  parlementaire,  pour 
agir  en  conséquence.  C'était  un  argument  auquel 
la  chambre  haute  ne  connaissait  pas  de  réponse.  En 
vain  l'archevêque  d'York  et  l'évoque  de  Durham, 
pour  détourner  le  coup  dont  était  menacée  l'Eglise 
protestante,  combattent  le  bill  d'émancipation 
comme  ne  laissant  pas  des  garanties  suffisantes  à 
l'Église  établie;  en  vain  lord  Eldon  s'adresse-t-il  à 
la  conscience  de  ses  collègues,  en  leur  rappelant 
que  dans  la  formule  de  leur  serment  ils  ont  déclaré 
les  pratiques  de  l'Église  romaine  idolâtres;  tout 
est  inutile,  ni  le  gouvernement  ni  les  chambres  ne 
peuvent  oublier  les  scènes  qui  ont  signalé  l'élection 
de  Clare. 

Puisque  nous  avons  prononcé  ce  nom,  peut-être 
sera-t-il  agréable  à  nos. lecteurs  que  nous  leur  of- 
frions une  esquisse  du  tumultueux  événement  que 
nous  venons  de  rappeler.  En  môme  temps  qu'un 
tel  spectacle  représente  mieux  que  tous  les  discours 
III.  12 


â06  O'CONAELL. 

la  popularité  d'O'Connell  et  la  puissance  de  l'asso- 
ciation, il  peut  servir  à  fixer  le  moment  décisif  où 
commencent  la  défaite  de  l'aristocratie  anglaise  et 
la  liberté  de  l'Irlande. 

A  l'époque  où  ce  fait  nous  reporte  (1828) ,  les  ca- 
tholiques étaient  privés  de  toutes  charges  civiles  ou 
militaires  ;  mais  pour  faire  partie  de  la  chambre,  ils 
avaient  un  obstacle  de  plus,  c'était  le  serment  que 
tout  député  devait  prêter  à  la  suprématie  protes- 
tante, ou,  en  d'autres  termes,  au  pouvoir  suprême  du 
roi  d'Angleterre  sur  le  spirituel  mômede  ses  sujets. 
C'est  dire  que  deux  barrières  fermaient  à  O'Connell 
l'entrée  de  la  chambre  des  communes  :  l'une  était 
sa  religion  même,  qui  entraînait  la  nullité  de  son 
élection,  et  l'autre  était  la  nécessité  de  prêter  un 
serment  qui  répugnait  essentiellement  à  la  con- 
science d'un  catholique;  serment  qui  du  reste  au- 
rait eu  pour  effet,  non-seulement  de  le  séparer  de 
Rome,  mais  encore  de  lui  faire  perdre  en  Irlande 
toute  la  popularité  dont  il  jouissait.  Toutes  ces  dif- 
ficultés néanmoins  ne  firent  pas  reculer  O'Connell, 
et  quand  se  présentèrent  les  élections  du  comté  de 
Clare,  il  se  porta  pour  candidat  en  concurrence  avec 
Fitz-Gérald.  Le  coup  était  hardi,  mais  ne  pouvait 
être  mieux  concerté.  O'Connell  venant  à  triom- 
pher dans  les  élections,  sa  présence  à  la  chambre 
soulevait  un  grand  conflit  :  il  fallait  ou  bien  se  mettre 
en  lutte  ouverte  avec  le  peuple  Irlandais,  si  l'on  es- 
sayait de  lui  renvoyer  son  député,  ou  bien  entrer 
dans  la  voie  des  conciliations,  ou,  ce  qui  revenait 


o'gOíMnell.  207 

au  même,  il  fallait  songer  à  la  réforme  de  la  légis- 
lalion  et  à  rémancipation  des  catholiques. 

L'association  avait  pris  ses  mesures ,  l'Irlande 
s'était  mise  en  état  d'agitation,  et  l'Angleterre  at- 
tendait avec  une  impatiente  curiosité  le  résultat  de 
cette  scène.  O'Gonnell  sort  de  Dublin,  accompagné 
des  autres  chefs  catholiques;  à  son  passage  tout  se 
met  en  mouvement.  Son  voyage  est  un  continuel 
triomphe  ;  à  son  arrivée ,  l'enthousiasme  est  à  son 
comble.  Les  populations  se  précipitent  sur  ses  pas 
et  s'inclinent  spontanément  devant  lui  ;  les  curés 
vont  à  sa  rencontre  comme  s'il  eût  été  revêtu  de 
l'autorité  suprême,  et  lui  adressent  des  discours 
pleins  d'affection  et  d'enthousiasme.  O'Gonnell 
entre  dans  les  églises,  assiste  avec  recueillement 
au  saint  sacrifice  ;  au  sortir  de  là ,  il  fait  entendre 
au  peuple  sa  parole  enflammée.  «  La  rédemption  de 
l'Irlande  est  proche  1  »  s'écrie-t-il  avec  un  accent 
prophétique.  Et  le  peuple  s'agite  comme  une  forêt 
secouée  par  les  vents;  des  milliers  de  bras  s'élèvent 
vers  le  ciel  ;  à  chaque  instant  éclatent  des  applau- 
dissements frénétiques.  Tous  ceux  qui  peuvent  se 
mettre  en  route  accourent  à  Ennis,  ou  pour  prendre 
part  à  l'élection,  ou  pour  en  être  témoins;  et  ceux 
qui  ne  peuvent  pas  suivent  d'un  œil  avide  le  triom- 
phant cortège,  en  appelant  sur  lui  les  bénédictions 
du  ciel. 

O'Gonnell  est  enfin  arrivé ,  le  jour  de  l'élection  a 
paru  ;  une  foule  immense  se  précipite  de  toutes 
parts,  les  électeurs  se  rendent  au  scrutin,  conduits 


nos  O'CONNELL. 

par  leurs  prêtres,  bannières  déployées,  parmi  les 
acclamations  de  l'espérance  et  de  la  foi ,  au  son  des 
instmments  de  musique.  Rien  ne  saurait  donner  une 
idée  de  ce  peuple,  qui  semblait  échapper  à  toutes 
ses  soufírances  pour  s'élancer  vers  un  meilleur  ave- 
nir. Tous  les  ressorts  étaient  en  jeu.  Les  amis 
d'O'Connell ,  les  membres  de  l'association  haran- 
guaient les  électeurs  ;  un  religieux  carmélite ,  le 
P.  Lestrange ,  se  voyait  au  milieu  de  la  foule , 
la  ranimant  incessamment  du  feu  de  sa  parole  ;  le 
P.  Maguire  ,  franciscain ,  à  qui  ses  prédications 
avaient  acquis  une  grande  influence,  singulière- 
ment augmentée  depuis  peu  par  la  victoire  qu'il 
avait  remportée  dans  une  controverse  publique,  à 
Dublin,  contre  un  ministre  protestant,  ne  cessait, 
de  son  côté,  d'inspirer  à  la  multitude  le  courage  et 
l'ardeur  dont  il  était  lui-môme  animé. 

Le  concurrent  d'O'Connell  n'était  pas  peu  redou- 
table. Fitz-Gérald ,  quoique  protestant,  ne  laissai 
pas  que  d'être  estimé  dans  l'Irlande,  comme  s'étant 
montré  favorable  aux  catholiques,  ce  qui,  dans  le 
langage  irlandais,  équivalait  au  titre  d'homme  de 
bien.  11  avait,  en  outre,  des  relations  nombreuses  ; 
et,  dans  son  discours  avant  l'élection ,  il  sut  toucher 
les  électeurs,,  en  leur  rappelant  les  services  rendus 
au  pays  par  sa  famille,  et  leur  présentant  surtout , 
d' une  voix  émue  et  les  yeux  pleins  de  larmes,  l'image 
de  son  père,  vieillard  fort  respecté  dans  le  pays,  et 
qui ,  dans  ce  moment,  étendu  sur  un  lit  de  douleur, 
était  en  proie  aux  angoisses  de  l'agonie. 


O'CONNELL.  209 

Mais  que  pouvait  la  parole  de  Fitz-Gérald  contre 
la  parole  d'O'Connell  ?  Le  grand  agitateur  avait  à 
peine  ouvert  la  bouche,  que  toutes  les  impressions 
faites  par  le  discours  de  son  adversaire  étaient  com- 
plètement effacées.  L'idée  du  protestant  honnête 
homme,  celle  de  la  famille  bienfaisante,  l'image 
d'un  père  mourant,   tout  avait  disparu.  La  foule 
recevait  maintenant  la  parole  d'O'Connell  comme 
la  terre  desséchée  reçoit  les  fraîches  ondées  du  ciel. 
L'orateur  savait  toucher  tous  les  ressorts  du  cœur, 
émouvoir  tous  les  sentiments  ;  un  geste  de  sa  main 
puissante,  un  mouvement  de  ses  épaules  d'athlète, 
ses  regards  perçants,  sa  voix  forte,  sonore,  rapide 
comme  un  torrent,  maîtrisaient  son  auditoire  et 
l'animaient  de  son  âme  ;  tantôt  cette  foule  immense 
s'agitait  comme  secouée  par  une  puissance   ma- 
gique ;  tantôt  elle  demeurait  immobile,  silencieuse, 
comme  si  elle  eût  été  frappée  de  la  foudre  ;  et  quand 
l'orateur  eut  compris  que  toutes  les  fibres  de  ces 
cœurs  vibraient  à  l'unisson,  il  se  tut.  De  toutes  ces 
poitrines  haletantes  partit  un  formidable  hourrali 
pour  O'Gonnell;  il  fut  élu  à  la  majorité  de  1,075 
suffrages. 

La  première  difficulté  vaincue ,  il  en  restait  une 
seconde  qui  n'était  pas  moins  redoutable ,  ou  qui, 
bien  plutôt,  semblait  invincible  :  O'Gonnell  ne 
l'ignorait  pas,  il  savait  parfaitement  que,  sur  son 
refus  de  prêter  le  serment  de  suprématie,  on  ne  lui 
permettrait  pas  de  siéger  au  parlement  ;  mais  la 
campagne  était  ouverte ,  et  sous  les  meilleurs  aus- 

12. 


2iO  0'C0N.>,ELL. 

pices  ;  il  fallait  la  conduire  jusqu'au  bout.  De  toute 
manière,  O'Gonnell  était  résolu  à  réclamer  son  siège 
de  député  ;  mais  les  événements  marchaient  vite , 
les  chambres  s'étaient  empressées  de  voter  le  bill 
d'émancipation  en  faveur  des  catholiques ,  grâce 
probablement  à  l'impression  causée  par  la  triom- 
phante élection  de  Clare.  Que  pouvait  obtenir  le  nou- 
veau député  en  se  présentant  à  la  chambre  des  com- 
munes pour  y  essuyer  un  refus  assuré  ?  Beaucoup 
plus  qu'on  ne  serait  tenté  de  le  croire  :  en  provo- 
quant une  scène  tumultueuse  au  milieu  de  laquelle  on 
le  verrait  sortir  de  la  chambre  pour  n'avoir  pas  voulu 
prêter  le  serment ,  il  mettait  de  son  côté  tous  les 
hommes  amis  des  convictions  sincères  et  de  la  fer- 
meté qui  sait  les  défendre  ;  il  engageait  ouverte- 
ment la  lutte  entre  l'Angleterre  et  l'Irlande ,  rani- 
mait l'esprit  public  et  donnait  le  spectacle  du  droit 
luttant  corps  à  corps  avec  la  loi  ;  il  offrait ,  dans  sa 
personne  et  dans  celle  du  président ,  d'un  côté 
l'image  de  l'Irlande  catholique  opprimée,  et  de 
l'autre  celle  de  l'Angleterre  protestante  persécu- 
trice ;  il  jetait  dès  lors  le  discrédit  sur  la  loi,  en  fai- 
sait éclater  au  grand  jour  l'injustice  et  la  tyrannie  , 
la  rendait,  en  un  mot,  impossible. 

O'Gonnell  se  présente  dans  la  salle  du  parlement, 
la  loi  d'émancipation  était  déjà  votée  sans  doute  ; 
mais  comme  il  avait  été  élu  avant  ce  vote,  le  prési- 
dent, sous  prétexte  que  la  loi  ne  saurait  avoir  d'effet 
rétroactif,  exige  le  serment.  O'Gonnell  refuse  de  le 
prêter;  le  président  lui  intime  l'ordre  de  sortir,  et 


0'CO>'\KLL.  211 

le  députe  de  Clare  sort  en  traversant  une  foule 
immense  qui  ne  peut  se  lasser  de  le  contempler. 
Aussi,  quoique  la  loi  d'oppression  fût  déjà  révo- 
quée, le  glorieux  tribun  achève  de  la  détruire,  et 
donne  une  impulsion  décisive  au  système  de  liberté 
dans  lequel  on  est  entré  par  rapport  aux  catholiques. 
Son  élection  étant  annulée,  il  revient  en  Irlande  et 
va  de  nouveau  se  présenter  aux  électeurs  de  Clare. 
Jamais  aucun  triomphateur  ne  se  vit  entouré  d'un 
pareil  enthousiasme.  Qu'on  se  figure  le  libérateur 
traversant  l'Irlande  en  calèche  découverte  ,  sans 
cesse  escorté  par  plus  de  quarante  mille  personnes; 
toutes  les  populations  se  précipitant  à  sa  rencontre, 
ivres  d'espérance  et  de  bonheur,  couvrant  de  fleurs 
son  char  de  triomphe,  et  faisant  retentir  les  airs  de 
leurs  cris  de  joie  et  de  leurs  bénédictions  enthou- 
siastes. Qu'on  se  figure,  s'il  est  possible,  l'immense 
et  tumultueuse  escorte  entrant,  au  milieu  de  la  nuit, 
dans  la  ville  de  Clare ,  le  char  triomphal  entouré 
de  piques  et  de  palmes,  sillonnant  à  grand'peine 
les  flots  entassés  du  peuple,  parmi  le  bruit  des  ac- 
clamations et  celui  des  musiques  nationales,  les 
hommes  levant  au  ciel  leurs  bras  et  leurs  armes,  les 
femmes  agitant  leurs  mouchoirs  et  soulevant  leurs 
enfants  pour  leur  faire  apercevoir  le  libérateur. 
Qu'on  se  figure  au-dessus  de  tout  cela  O'Connell, 
debout  sur  son  char,  l'-âme  exaltée  par  un  si  ma- 
gnifique spectacle,  enivrée  par  le  sentiment  du 
triomphe,  l'œil,  le  front  illuminés  par  les  émotions 
tour-à-tour  attendrissantes  et  sublimes ,   par  les 


2i2  O'CON.NELL. 

mouvements  impétueux  qui  battent  sa  poitrine  ; 
contemplez  cette  mule  physionomie  sous  le  vigou- 
reux reflet  des  torches,  ce  geste  irrégulier,  mais 
d'une  étrange  éloquence;  le  tribun  harangue  par- 
fois la  multitude ,  comme  Démosthènes  haranguait 
les  flots  de  la  mer,  et  sa  voix  domine  le  tumulte 
qui  l'environne.  Représentez-vous  cette  parole  à  la 
fois  grandiose  et  populaire,  terrible  et  touchante, 
forte  et  suave,  qui  sait  si  bien  s'emparer  du  cœur 
et  remuer  les  masses;  ressuscitez  ce  tableau  tout 
entier,  et  dites  si  l'histoire  en  présente  nulle  part 
un  autre  aussi  touchant  et  aussi  splendide  ! 

Nul  compétiteur  n'osa  se  présenter  pour  disputer 
la  victoire ,  et  cela  se  comprend  sans  peine.  Après 
un  semblable  triomphe,  on  eût  pu  même  en  vérité 
supprimer  les  formalités  d'usage.  Cette  seconde 
élection  fit  sur  O'Connell  une  impression  qu'on  ne 
peut  rendre  ;  et  dans  le  discours  qu'il  adressa  à  la 
foule  innombrable  dont  il  était  entouré,  son  élo- 
quence atteignit  à  une  telle  hauteur,  qu'on  ne  sau- 
rait rien  trouver  de  plus  beau  ni  dans  les  orateurs 
anciens,  ni  dans  les  orateurs  modernes.  Nous  pen- 
sons qu'on  nous  saura  gré  d'en  donner  un  extrait. 
Voici  comme  se  terminait  ce  discours  adressé  à  un 
auditoire  de  quarante  mille  âmes  :  «  En  présence 
de  mon  Dieu,  avec  un  sentiment  profond  de  la 
responsabilité  qu'entraînent  les  solennels  devoirs 
que  vous  m'imposez  pour  la  seconde  fois.  Irlandais, 
CCS  devoirs,  je  les  accepte;  et  la  cerlitude  où  je  suis 
de  les  accomplir,  je  la  puise,  non  dans  mes  forces. 


O'CONNELL.  213 

mais  dans  les  vôtres.  Les  hommes  de  Clare  n'igno- 
rent pas  que  la  seule  base  de  la  liberté,  c'est  la 
religion.  Vous  avez  triomphé,  mais  votre  triomphe, 
vous  le  devez  à  ce  que  la  même  voix  qui  s'élève 
maintenant  en  faveur  de  la  patrie  s'était  auparavant 
répandue  en  présence  du  Seigneur.  Les  cantiques 
de  la  liberté  retentissent  déjà  dans  nos  vastes  cam- 
pagnes ,  franchissent  les  collines ,  remplissent  les 
vallons,  sont  répétés  par  le  murmure  de  nos  ruis- 
seaux ,  et  la  voix  impétueuse  de  nos  torrents  répond 
avec  le  bruit  de  la  foudre  à  l'écho  de  nos  mon- 
tagnes :  L'Irlande  est  libre  !  » 

O'Connell  entra  dans  la  chambre  des  communes 
en  m^ars  1830  ;  et  dans  cette  nouvelle  position ,  il 
sut  maintenir  la  grande  idée  qu'il  avait  jusque-là 
donnée  de  lui-même.  Son  éloquence ,  plus  appro- 
priée néanmoins  aux  réunions  populaires  qu'aux 
assemblées  de  quelques  froids  politiques ,  ne  perdit 
rien  de  son  prestige  et  de  sa  réputation.  Le  glorieux 
tribun  de  l'Irlande  sut  conquérir  un  rang  également 
élevé  comme  orateur  parlementaire.  Il  se  montra  à 
la  chambre  avec  cette  supériorité  qu'il  doit  à  son 
éloquence,  à  ses  talents,  à  l'énergie  de  son  carac- 
tère ;  il  est  le  chef  reconnu  du  parti  catholique  ;  son 
vote  est  le  vote  de  tous  les  députés  irlandais.  C'est 
pour  cela  qu'on  nomme  cette  fraction  de  la  chambre 
la  queue  (V O'Connell. 

Retracer  sa  carrière  politique  à  partir  du  moment 
où  il  est  entré  dans  la  chambre ,  ce  serait  faire 
l'histoire  des  vicissitudes  subies  par  la  Grande- 


21 /î  O'COTSNELL. 

Bretagne  ;  car  il  est  impossible  de  mentionner  une 
discussion  importante,  une  crise  ministérielle,  sans 
se  trouver  en  face  d'O'Connell ,  d'O'Connell  pour- 
suivant, harcelant  tous  les  partis  qui  se  succèdent 
au  pouvoir,  et  ne  leur  laissant  point  de  relâche 
qu'il  ne  leur  ait  arraché  une  concession ,  ou  qu'il 
n'ait  renversé  le  ministère.  Il  serait  long  de  racon- 
ter en  détail  la  vie  publique  d'O'Connell  pendant 
ces  onze  dernières  années;  ce  serait,  de  plus,  une 
chose  inutile ,  puisque  cette  histoire  est  connue  de 
tout  le  monde.  Nous  nous  bornerons  donc  à  signaler 
en  général  la  marche  de  sa  politique,  en  faisant 
suivre  ce  rapide  aperçu  de  quelques  réflexions  qui , 
sans  trop  prolonger  une  étude  déjà  considérable , 
pourront  offrir  un  intérêt  utile  et  réel. 

On  a  dit  que  la  politique  d'O'Connell  avait  été. 
sujette  h  de  nombreuses  variations.  Cela  est  vrai 
jusqu'à  un  certain  point  ;  mais  cela  provient  de  la 
fixité  même  du  principe  qui  n'a  cessé  de  l'inspirer. 
L'amélioration  du  sort  de  l'Irlande,  tel  est  le  but 
constant  de  ses  efforts  et  de  tous  ses  actes  ;  il  y  tend 
par  le  chemin  qu'il  juge  le  plus  direct  et  le  plus 
favorable.  11  agit  avec  m.odération  ou  sans  pitié , 
il  fait  alliance  avec  un  ministère  ou  lui  déclare  une 
guerre  à  mort;  il  montre  des  égards  pour  un  parti, 
ou  ne  craint  pas  de  lui  rompre  en  face  et  l'attaque 
a\ec  acharnement;  tout  cela  d'après  les  circon- 
stances et  suivant  qu'il  est  poussé  par  l'intérêt  de 
l'Irlande.  Les  circonstances  exigent-elles  des  ména- 
gements ;  l'impétuosité  de  l'orateur  se  calme,  son 


O'CONNELL.  215 

langage  est  un  modèle  de  }3rudence  et  de  concilia- 
tion ;  dans  les  réunions  populaires,  dans  les  ban- 
quets, au  parlement,  il  déploie  le  genre  d'éloquence 
le  plus  propre  à  calmer  les  passions,  et  qui  ne  garde 
que  l'énergie  nécessaire  pour  les  empêcher  de  tom- 
ber dans  la  mollesse  et  l'incurie.  Le  péril  vient-il  à 
menacer  ;  le  fleuve  qui  coulait  doucement  dans  la 
plaine ,  faisant  à  peine  entendre  un  léger  murmure, 
s'irrite  à  l'instant ,  écume  et  bouillonne,  se  heurte 
avec  fracas  contre  les  obstacles  qui  s'opposent  à  sa 
marche,  les  emporte  ou  les  déborde  avec  d'épou- 
vantables mugissements. 

Vous  vous  persuadiez  peut-être  que  dans  son 
alliance  avec  le  parti  whig,  O'Connell  avait  perdu 
sa  primitive  énergie,  ou  bien  que  l'âge  avait  re- 
froidi son  cœur?  Yous  étiez  dans  l'illusion  :  le  lion 
dormait  ;  à  son  réveil ,  à  son  premier  rugissement , 
le  ministère  tory  est  frappé  d'épouvante ,  même 
avant  d'avoir  saisi  les  rênes  de  l'État.  C'était  pen- 
dant la  dernière  session,  le  vieux  tribun  ouvre  les 
hostilités  contre  le  futur  ministère  de  Peel ,  mais 
avec  toute  l'adresse  que  peut  inspirer  un  immense 
talent  secondé  par  une  longue  expérience,  avec 
toute  l'audace  et  toute  l'énergie  d'une  âme  de  feu. 
La  loi  sur  les  céréales  avait  été  la  principale  pierre 
d'achoppement  du  ministère  whig  ;  O'Connell  excite 
contre  le  ministère  tory  les  passions  de  la  classe 
nécessiteuse;  c'est  ce  qu'il  fait  en  présentant  la 
question  sous  son  point  de  vue  le  plus  âpre  et  le 
plus  irritant  :  «  La  question ,  dit  l'habile  orateur. 


216  O'CONNELL. 

ne  saurait  être  plus  simple;  il  s'agit  de  savoir  si  un 
peuple  doit  avoir  le  pain  cher  ou  à  bon  marché,  s'il 
doit  vivre  ou  mourir  de  faim.  »  Il  attaque  ensuite  les 
tories  avec  toute  la  véhémence  d'un  jeune  homme 
de  trente  ans  ;  il  manifeste  sa  crainte  au  sujet  de 
l'Irlande  ;  mais  pour  puiser  de  nouvelles  forces  dans 
le  sentiment  du  danger,  il  termine  son  discours  par 
les  paroles  suivantes ,  qui  produisent  dans  l'assem- 
blée une  sensation  profonde  :  «  Jamais  aucun  mi- 
nistère ne  se  sera  vu  entouré  de  plus  grands  périls  ; 
j'invite  les  ministres  qui  seront  nommés,  quels  qu'ils 
soient,  à  bien  peser  dans  leur  esprit  la  vérité  de  cette 
parole  :  Quand  l'homme  est  réduit  à  l'extrémité,  il 
profite  de  l'occasion  que  Dieu  lui  fournit  !  Tôt  ou 
tard,  il  faudra  bien  qu'on  rende  justice  à  l'Irlande.  » 
La  véhémence   d'O'Connell  dans  ses  attaques 
contre  les  tories  n'est  pas  difficile  à  comprendre 
quand  on  songe  que  tous  les  hommes  de  ce  parti 
n'imitaient  pas  la  modération  dont  Peel  leur  donnait 
l'exemple;  que  les  protestants  n'attendaient  que  la 
chute  du  nouveau  ministère  pour  entrer  dans  la 
voie  des  réactions  contre  les  catholiques.  On  sait 
qu'une  des  principales  diiTicultés  contre  lesquelles 
ont  à  lutter  la  prudence  et  la  fermeté  de  Peel ,  c'est 
l'exaltation  de  plusieurs  de  ses  partisans  ;  et  quoi- 
qu'on puisse  espérer  que  le  célèbre  ministre  saura 
garder  la  ligne  de  modération  tracée  dans  son  dis- 
cours, on  ne  doit  pass'étonncrdi;  l'attitude  prise  vis- 
à-vis  de  son  ministère  par  l'homme  éminent  sur  qui 
reposent  essentiellement  les  intérêts  de  l'Irlande.  Si 


O'CONNELL.  217 

les  attaques  d'O'Connell  nous  paraissent  acerbes  et 
violentes,  n'oublions  pasqu' elles  sont  provoquées  en 
grande  partie  par  cette  fraction  furibonde  des  tories 
qui  déclame  contre  le  catholicisme  avec  la  fougue 
et  l'emportement  de  Luther  lui-même. 

Comment  veut-on  que  l'Irlande  se  tienne  dans  le 
calme  et  l'indifférence,  quand  elle  entend  de  nos 
jours  répéter  encore  a  que  le  catholicisme  est  la 
religion  du  diable,  que  ses  prêtres  ne  méritent  pas 
plus  de  considération  que  ceux  de  Mahomet,  qu'ils 
ne  sont  pas  plus  vertueux  que  ceux  du  paganisme, 
pas  plus  humains  que  ceux  de  Jaggrenat?  »  quand 
l'un  des  nouveaux  ministres,  lord  Lyndhurst,  a 
poussé  l'aveuglement  de  la  haine  contre  les  Irlan- 
dais jusqu'à  les  nommer  «  des  étrangers  par  le 
sang,  par  la  langue  et  par  la  religion?  »  Sans  nul 
doute,  un  homme  sensé  ne  peut  pas  approuver  ce 
qu'il  y  a  de  violent  et  même  d'injuste  dans  le  lan- 
gage d'O'Connell,  lorsque,  dans  ses  diatribes  con- 
tre les  torys,  il  leur  jette  à  la  face  la  honteuse 
qualification  de  traîtres  à  leur  reine,  ou  bien  quand 
il  proclame  la  liberté  civile  et  religieuse  avec  une 
exagération  qui  la  rendrait  même  nuisible  à  l'Ir- 
lande; mais  un  excès  appelle  toujours  un  excès,  et 
quand  la  provocation  est  blessante,  il  n'est  pas 
étonnant  que  la  défense  dépasse  les  bornes  de  la 
modération  et  de  la  vérité. 

Malgré  les  violences  que  nous  reconnaissons  dans 
O'Connell  et  que  nous  sommes  les  premiers  à  blâ- 
mer, on  ne  saurait  nier  que  la  démagogie  de  cet 
III.  13 


218  O'CONNELL. 

homme  ne  présente  un  caractère  qui  fait  le  plus 
grand  honneur  à  la  rectitude  et  à  la  pureté  de  ses 
vues,  tout  ea  montrant  surtout  l'heureuse  influence 
du  catholicisme  sur  de  tels  génies;  caractère  qui 
nous  semble  n'avoir  pas  été  suffisamment  étudié, 
quoiqu'il  offre  un  contraste  frappant  entre  O'Con- 
nell  et  les  autres  grands  tribuns  de  toutes  les  épo- 
ques, entre  le  catholicisme  et  toute  autre  religion 
ou  philosophie. 

Jamais  peuple  n'eut  plus  raison  de  se  plaindre 
que  le  peuple  irlandais;  jamais  homme  n'obtint  une 
popularité  plus  grande  et  plus  durable  que  celle 
obtenue  par  O'Connell;  jamais  ne  furent  entassés 
plus  d'éléments  pour  une  conflagration  populaire. 
Et  cependant,  quoique  la  lutte  dure  déjà  depuis 
plusieurs  années  et  qu'il  suffît  à  l'éloquent  tribun 
de  crier  :  aux  armes!  la  paix  règne  encore  en  Ir- 
lande, la  révolution  n'a  pu  prévaloir.  Qu'on  fouille 
dans  l'histoire  ancienne  et  moderne,  et  l'on  ne  trou- 
vera pas  à  coup  sûr  un  pareil  exemple.  Les  déma- 
gogues ne  se  bornèrent  jamais  à  de  simples  dis- 
cours; et  quand  ils  ont  senti  qu'ils  avaient  sur 
le  peuple  une  influence  suffisante,  quand  ils  ont  pu 
penser  que  la  révolution  serait  populaire  et  trouve- 
rait un  appui  dans  les  masses,  ils  en  sont  toujours 
venus  aux  voies  de  fait;  et  le  gouvernement,  d'a- 
bord attaqué  par  la  parole,  l'a  bientôt  été  par  les 
armes.  Le  contraire  est  arrivé  dans  l'Irlande  :  h. 
mesure  qu'on  a  vu  se  former  un  grand  centre  d'a- 
gitation politique  et  religieuse  par  l'Association  na- 


O'CONNELL.  219 

tionale,  les  insurrections  partielles  ont  considérable- 
ment diminué;  et  le  monde  a  pu  contempler  cel 
étonnant  phénomène  de  sept  millions  d'hommes 
opprimés  et  mourant  de  faim,  qui  se  sont  bornés 
pendant  plusieurs  années  à  faire  entendre  des  plain- 
tes et  des  menaces.  Les  guerres  civiles  provoquées 
parles  protestants  ne  sont  pas  tellement  anciennes,  les 
révolutions*  excitées  par  les  philosophes  sont  encore 
toutes  récentes;  ce  n'est  pas  là  certes  que  nous  de- 
vons chercher  un  exemple  d'une  aussi  prodigieuse 
patience.  L'histoire  nous  apprend  que  le  protestan- 
tisme et  la  philosophie  n'ont  attendu  que  d'être  as- 
sez forts  pour  recourir  aux  armes  :  pour  l'une  et 
l'autre  de  ces  deux  puissances,'  il  n'a  jamais  été 
question  de  moralité,  mais  uniquement  d'opportu- 
nité. 

Nous  insistons  sur  ce  fait  remarquable,  par  la 
raison  qu'il  résulte,  à  notre  avis,  de  la  combinaison, 
en  Irlande,  de  l'élément  religieux  avec  l'élément 
démocratique;  la  fougue  de  celui-ci  s'est  trouvée 
tempérée  par  la  sagesse  de  celui-là.  En  eiTet,  la  li- 
gne de  conduite  du  catholicisme,  par  rapport  à  la 
civilisation,  a  toujours  été  de  réformer  sans  détruire, 
de  régénérer  les  nations,  mais  toujours  en  comp- 
tant sur  l'action  du  temps,  jamais  par  les  boulever- 
sements, le  sang  et  les  ruines. 

Et  cependant,  malgré  les  douces  influences  du 
catholicisme,  nous  ne  voulons  pas  nous  faire  illusion 
sur  le  point  où  en  sont  les  choses;  nous  doutons  fort 
que  le  drame  si  passionné,  dont  O'Connell  joue  le 


220  O'CONISELL. 

principal  rôle,  puisse  avoir  un  dénoûment  pacifi- 
que. Dans  l'avenir  de  l'Irlande,  il  y  a  une  révolu-  ' 
tion.  Les  catholiques  sont  émancipés  sans  doute,  ils 
ont  les  mêmes  droits  que  les  protestants;  mais  là 
n'est  pas  toute  la  question.  La  question  de  l'Irlande 
est  plus  profonde,  elle  va  jusqu'au  cœur  même  de^.'^ 
la  société,  elle  est  intimement  liée  avec  le  système 
de  propriété  territoriale.  La  question  de  l'Irlande 
est  une  question  de  pain.  Trois  millions  de  pauvres 
mendiants,  deiix  millions  d'indigents  à  peine  moins 
malheureux,  et  cela  dans  un  pays  dont  les  proprié- 
taires fonciers  comptent  leurs  revenus  par  millions, 
c'est  un  problème  qui  dépasse  toutes  les  forces  hu- 
maines; non,  la  politique  de  l'homme  ne  parviendra 
pas  à  le  résoudre  pacifiquement;  il  ne  reste  qu'une 
chose  à  savoir,  c'est  le  jour  et  le  moment  marqués 
dans  les  secrets  de  la  providence,  ou  bien,  pour  nous 
servir  de  la  terrible  parole  d'O'Connell,  il  reste  uni- 
quement à  savoir  quand  viendra  l'occasion  de 
Dieu.  Lorsque  l'heure  aura  sonné,  ce  serait  pour 
l'Irlande  un  immense  bienfait  que  d'avoir  à  sa  tête 
un  homme  comme  O'Connell.  Si  un  tel  bonheur 
devait  arriver  à  ce  peuple  infortuné,  il  y  aurait  à  le 
féliciter  encore,  lors  môme  qu'il  devrait  pour  cela 
s'imposer,  pendant  quelques  années  déplus,  la  riche 
liste  civile  par  laquelle  il  pourvoit  à  la  grande  exis- 
tence du  Tribun-Roi. 

Les  classes  sont  punies  de  leurs  crimes  aussi  bien 
que  les  individus;  et  l'aristocratie  anglaise  qui,  sui- 
vant l'expression  de  Francis  Burdett,  a  laissé  sur 


O'COÎVNELL.  221 

l'Irlande  une  trace  de  sang,  ne  peut  échapper  au 
châtiment  qu'elle  a  mérité.  Par  son  effroyable  sys- 
tème de  spoliation,  de  despotisme  et  de  barbarie, 
elle  a  inoculé  le  paupérisme  à  l'Irlande  comme  une 
lèpre  dont  les  ravages  augmentent  toujours;  mais 
l'Angleterre  a  gagné  la  lèpre,  le  paupérisme  la 
dévore  à  son  tour,  et  l'avenir  semble  lui  réserver 
les  plus  terribles  catastrophes.  La  crise  qu'elle  su- 
bit est  plutôt  sociale  que  politique.  Il  ne  s'agit  plus 
dans  ce  pays  d'abolir  quelques  privilèges  plus  ou 
moins  honorifiques,  ou  d'étendre  quelques  droits 
plus  ou  moins  réels;  la  question  est  portée  sur  un 
terrain  bien  plus  glissant,  bien  plus  dangereux, 
puisqu'il  est  ouvert  à  toutes  les  passions  de  la  classe 
la  plus  nombreuse.  Quand  lord  Russell,  en  vue  de 
conserver  le  pouvoir;  quand  O'Connell,  dans  le  but 
d'attaquer  les  torys,  ont  dit  que  la  question  était  de 
savoir  si  le  pain  serait  cher  ou  bon  marché,  ils  pou- 
vaient être  sûrs  que  leur  parole  aurait  partout  un 
puissant  écho  et  trouverait  les  plus  ardentes  sym- 
pathies dans  les  classes  nécessiteuses.    ' 

L'aristocratie  anglaise  a  fait  souvent  entendre 
d' ameres  récriminations  contre  O'Connell  ;  elle  ne 
songe  pas  que  la  mort  de  son  terrible  adversaire, 
qui  serait  pour  l'Irlande  un  irréparable  malheur, 
le  serait  peut-être  aussi  pour  l'Angleterre  elle-même, 
gupposons,  en  effet,  qu'à  la  mort  d'O'Connell,  un 
autre  tribun,  héritant  en  partie  de  sa  popularité,  ne 
se  contente  plus  d'invectives  et  de  menaces;  mais 
que,  se  prévalant  au  contraire  de  l'effervescence  des 


222  O'CONNELL. 

esprits,  dans  une  de  ces  situations  critiques  si  fré- 
quentes dans  ce  pays,  il  donne  le  signal  de  la  révo- 
lution; qu' arriverait-il?  L'Angleterre  a  sans  doute 
étouffé  bien  des  émeutes;  viendrait-elle  aisément  à 
bout  d'une  révolution?  Elle  avait  auparavant  affaire 
au  désespoir,  à  la  faim,  à  la  soif  de  la  vengeance; 
et  maintenant  elle  aurait  à  vaincre  les  mêmes  en- 
nemis, mais  secondés  et  coalisés  par  l'esprit  natio- 
nal que  le  libérateur  a  créé,  soutenus  et  dirigés  par 
cette  association  qui  a  poussé  dans  le  pays  de  si 
vastes  et  de  si  profondes  racines.  Auparavant  l'An- 
gleterre n'avait  en  tête  que  d'obscurs  conspirateurs  ; 
elle  se  trouverait  maintenant  face  à  face  avec  des 
révolutionnaires  éclairés,  avec  des  hommes  rompus  à 
toutes  les  manœuvres  de  la  vie  politique.  Les  ban- 
des d'insurgés  pourraient  se  transformer  en  armées 
régulières,  et  les  réunions  nocturnes  de  quelques 
conspirateurs  deviendraient  aisément  une  assemblée 
nationale. 

Tous  les  révolutionnaires  anglais  ont  les  yeux  fixés 
sur  l'Irlande  ;  tous  la  regardent  comme  le  grand 
levier  dans  les  bouleversements  qu'ils  projettent. 
Qu'on  lise  les  discours  des  chartistes  dans  ces  tur- 
bulentes réunions  qui  ont  pour  but  d'exciter  les 
passions  de  la  multitude  :  amélioration  du  sort  de 
l'Irlande,  rappel  de  L'union,  alliance  avec  l'Ir- 
lande, ne  cessent-ils  de  crier  sur  tous  les  tons;  et 
l'on  n'aura  pas  toujours  un  O'Connell  pour  repous- 
ser loyalement  de  telles  avances.  La  conduite  du 
grand  orateur  a  été,  dans  ces  circonstances,  em- 


O'CONNELL.  ^       223 

preinte  d'autant  de  prudence  que  de  dignité. 
Jamais  il  n'avait  repoussé  des  alliances  qui,  sans 
blesser  ses  principes,  pouvaient  être  utiles  à  sa 
patrie;  mais' comme  cette  fois  il  s'agissait  pour  le 
peuple  irlandais  de  s'unir  à  des  hommes  irréligieux, 
le  tribun  chrétien  n'a  pas  voulu  le  promettre.  Voici 
les  paroles  qu'il  prononçait  dans  une  réunion  tenue 
à  Dublin,  l'un  des  premiers  jours  de  ce  mois: 
(t  M.  Hayes,  dans  une  réunion  qui  avait  lieu  der- 
«  nièrement  à  Cork,  recommandait  au  peuple  d'en- 
(Í  trer  en  alliance  avec  les  chartistes,  qui  se  propo- 
«  sent  d'abréger  la  durée  du  parlement  et  de 
«  donner  plus  d'extension  au  droit  électoral.  Pour 
«  moi,  je  repousse  cette  motion  ;  je  ne  veux  pas 
«  m'associer  aux  chartistes ,  parce  que  je  suis 
«  l'ennemi  de  la  force.  Je  n'accepte  ni  coopération 
«  ni  secours  de  la  part  d'hommes  dont  les  déclama- 
«  tions  anti-religieuses  m'inspirent  un  profond  dé- 
«  goût.  Le  peuple  irlandais  est  religieux  et  moral, 
«  il  ne  doit  pas  avoir  de  semblables  auxiliaires.  La 
«  conscience  des  chartistes  est  souillée  de  trop  de 
«  crimes,  pour  que  je  puisse  jamais  m' allier  avec 
«  eux.  » 

Dans  une  autre  réunion,  tenue  à  Londres  le  30 
août  dernier,  après  avoir  peint  avec  les  plus  vives 
couleurs  l'injustice  et  la  cruauté  dont  l'Irlande  a 
été  si  longtemps  la  victime,  après  avoir  de  nouveau 
protesté  de  sa  résolution  inébranlable  de  travailler 
sans  relâche  au  rappel  de  l'union,  il  ajoutait  ces 
remarquables  paroles  :  «  Pour  mettre  fin  à  la  ty- 


52/l  0'C0>.NELL. 

«  rannie  et  rétablir  notre  indépendance  nationale, 
«  nous  ne  devons  pas  avoir  recours  à  la  violence  ni 
«  à  reffusion  du  sang.  Je  le  déclare  ici  :  nous  ne 
«  pouvons  obtenir  l'amélioration  de  notre  sort  que 
«  par  des  moyens  vertueux.  »  Un  homme  qui,  pour 
entrer  en  opposition  avec  un  ministère  dont  il  n'at- 
tend rien  de  bon,  s'exprime  avec  autant  de  noblesse 
et  de  modération,  se  concilie  nécessairement  l'es- 
time générale  et  mérite  bien  qu'on  lui  pardonne  les 
excès  de  langage  auxquels  il  est  entraîné  par  une 
position  irritante  et  difficile. 

Nous  le  répétons  :  le  jour  où  le  héros  de  l'Irlande 
descendra  dans  la  tombe,  le  jour  qui  verra  un  peu- 
ple immense  pleurer  sur  la  tombe  de  son  libérateur, 
le  jour  où  ce  redoutable  ennemi  de  l'aristocratie 
anglaise  aura  disparu  de  l'arène,  ce  jour  pourra 
marquer  l'inauguration  d'un  nouvel  esprit  dans  la 
marche  de  l'Irlande,  et  les  plus  graves  complica- 
tions pour  le  royaume-uni.  La  démocratie  est  un 
élément  qui  se  conserve  difficilement  dans  sa  pureté 
première  ;  il  est  sans  cesse  dans  un  péril  imminent 
d'être  détourné  de  son  but  par  des  intentions  perfi- 
des et  corrompu  par  le  mélange  des  mauvaises 
passions  et  des  intérêts  personnels.  Le  rappel  de 
l'union  devient  chaque  jour  plus  populaire;  dans  les 
circonstances  présentes,  un  parlement  irlandais 
deviendrait  aussitôt  une  assemblée  constituante;  et 
la  révolution  politique  aurait  infailliblement  pour 
résultat  une  révolution  sociale.  Et  qui  pourrait 
répondre  que,  parmi  les  fureurs  de  la  tourmente, 


O'COKNELL.  225 

la  voix  du  catholicisme  serait  encore  entendue  et 
ferait  prévaloir  les  sévères  maximes  de  la  raison 
touchant  le  droit  de  propriété  ?  Une  révolution  en 
Irlande  roulerait  principalement  sur  ce  point  inévi- 
table et  fatal  :  violation  de  la  propriété!  c'est  dire 
qu  elle  aurait  un  des  caractères  les  plus  terribles 
que  puisse  avoir  une  révolution. 

L'Angleterre  n'ignore  rien  de  tout  cela,  elle 
s'opposera  donc  de  toutes  ses  forces  à  ce  qu'on 
fasse  le  premier  pas  sur  cette  pente  funeste.  Des 
bouleversements  tels  que  nous  pouvons  les  craindre, 
compromettraient  gravement  sa  tranquillité  inté- 
rieure, déjà  bien  menacée  par  les  ferments  dange- 
reux qu'elle  renferme;  elle  cesserait  d'ailleurs  par 
là  même  d'être  inaccessible  aux  attaques  des  puis- 
sances du  continent.  Arriverait-elle  au  port  à  travers 
tant  d'écueils?  C'est  là  le  secret  de  la  Providence; 
mais  si  l'orgueilleuse  Babylone  est  tombée  ;  si  Rome 
a  été  foulée  sous  les  pieds  des  barbares,  il  se  pour- 
rait bien  peut-être  que  la  reine  des  mers  eût  son 
heure  marquée  dans  les  desseins  de  F  Éternel.  Une 
révolution  pourrait  amener  à  leur  complet  dévelop- 
pement les  germes  de  mort  qu'elle  cache  dans  son 
sein,  et  hâter  le  moment  de  la  dissolution;  une 
nouvelle  expédition  conduite  par  un  heureux  et 
hardi  capitaine,  et  prenant  l'Irlande  pour  point 
d'appui,  pourrait  bien  aussi  montrer  que  le  colosse 
avait  les  pieds  de  fer  et  d'argile.  Alors,  quand  les 
voyageurs  de  l'Orient  et  de  l'Occident,  du  Nord  et 
du  Midi  voudraient  contempler  les  ruines  de  l'ai - 

15, 


226  O'CONNELL. 

tière  Albion,  ils  passeraient  aux  rivages  de  l'Irlande 
pour  visiter  le  tombeau  d'O'Gonnell,  et  diraient  en 
le  voyant  :  Ici  repose  l'homme  qui  prépara  la  chute 
du  colosse  ;  il  crut  être  seulement  le  libérateur  de 
rïrlande,  il  fut  le  vengeur  du  monde. 


LE  SOGÎALÎSME. 

(Troisième  Arlicle.) 

THÉORIES   DE  ROBERT  OWEN. 

L'homme,  d'après  Owen,  est  un  composé  d'or- 
ganisation individuelle  et  d'influences  extérieures; 
de  là  résultent  ses  sentiments  et  ses  convictions  qui 
sont  à  leur  tour  la  source  de  tousses  actes. L'homme, 
ne  pouvant  modifier  son  organisation  propre  ni  les 
conditions  sociales  au  sein  desquelles  il  vit,  il  s'en- 
suit que  les  sentiments,  les  convictions,  les  actes 
qui  émanent  de  cette  double  cause,  sont  nécessaires 
et  forcés;  l'homme  n'y  peut  rien,  il  les  subit  et  ne 
les  dirige  pas;  tout  cela  se  passe  en  dehors  de  son 
influence  et  de  son  consentement;  de  telle  sorte  que 
l'individu  reçoit  d'une  manière  fatale  des  idées 
vraies  ou  fausses,  sans  qu'il  lui  soit  possible  de  dé- 
sirer les  unes  ou  de  repousser  les  autres.  Son  ca- 
ractère est  un  fait  accidentel,  indépendant  de  sa 
volonté,  puisque  sa  volonté  elle-même,  toujours 
d'après  le  réformateur,  est  le  résultat  de  convic- 
tions nécessaires  et  de  sentiments  esclaves  qui  n'opt 


228  LE    SOCIALISME. 

ni  spontanéité  ni  liberté.  D'où  il  résulte,  en  déiini- 
tive,  que  l'homme  étant  à  la  fois  le  jouet  de  son 
organisation,  sur  laquelle  il  ne  peut  rien,  et  de  son 
éducation  sociale,  contre  laquelle  il  ne  saurait  réa- 
gir, c^est  commettre  la  plus  choquante  injustice  que 
de  le  rendre  responsable  de  ses  paroles  et  de  ses 
actes,  puisqu'il  y  est  entraîné  par  un  concours  de 
circonstances  irrésistibles. 

Owen  n'avait  pas  besoin  de  recourir  à  des  ex- 
pressions aussi  pompeuses  pour  développer  une 
théorie  qui  n'a  rien  de  nouveau,  qui  n'est  qu'un 
misérable  plagiat  de  l'école  matérialiste,  une  théorie 
qui  ne  jette  aucune  lumière  sur  ce  qu'ont  dit,  dans 
tous  les  temps  et  dans  tous  les  pays  du  monde,  ceux 
qui  formaient  le  projet  insensé  de  rabaisser  l'homme 
au  niveau  de  la  plante.  Les  philosophes  qui  ont  nié 
l'existence  de  l'àme  humaine  devaient  nécessaire- 
ment, et  par  voie  de  conséquence,  prétendre  que 
l'homme  n'est  qu'un  composé  d'organisation  indi- 
viduelle et  d'influences  extérieures.  Du  moment,  en 
effet,  où  l'on  ne  reconnaît  plus  en  lui  une  intelli- 
gence distincte  de  son  corps,  il  est  évident  qu'il 
n'y  reste  plus  qu'une  organisation  matérielle,  de 
quelque  nom  qu'on  veuille  l'appeler,  sujette  aux 
modifications  qu'elle  reçoit  des  influences  extérieu- 
res. Dans  une  telle  hypothèse,  il  est  évident  aussi 
que  les  sentiments,  les  convictions  et  tous  les  actes 
de  l'homme  sont  le  résultat  de  combinaisons  pure- 
ment corporelles;  que  dès  lors  l'homme  ne  peut 
être  responsable  en  aucune  façon  de  ses  actions  ou 


THÉORIES    DE    ROBERT    OWE^.  229 

de  ses  volontés,  puisqu'il  manque  absolument  de 
toute  liberté  personnelle,  et  qu'il  est  poussé  àTexer- 
cice  de  ses  facultés  par  une  force  non  moins  irré- 
sistible que  celle,  par  exemple,  qui  précipite  les 
corps  abandonnés  à  eux-mêmes  vers  leur  centre  de 
gravité. 

On  demeure  frappé  de  surprise  et  de  terreur, 
en  voyant  une  théorie  par  laquelle  on  prétend  ré- 
former le  monde,  inaugurée  sous  d'aussi  funestes 
auspices  que  le  sont  la  négq,tion  de  l'esprit  de 
l'homme,  la  destruction  de  sa  liberté  et  celle  de  sa 
responsabilité  morale,  en  entendant  proclamer, 
avant  tout,  que  nous  ne  sommes  autre  chose  qu'un 
peu  de  matière  organisée,  que  toutes  nos  pensées, 
toutes  nos  volontés  et  tous  nos  actes  sont  les  faits 
nécessaires  et  naturels  de  cette  organisation,  que 
nous  sommes,  par  conséquent,  à  leur  égard,  sans 
initiative  et  sans  puissance,  et  que  nous  n'avons 
qu'à  nous  abandonner  à  nos  instincts,  comme  le 
pendule  à  ses  oscillations.  Cette  impression  de  ter- 
reur est  bien  plus  vive  encore  quand  on  se  demande 
ce  que  deviendrait  l'humanité  si  de  telles  doctrines 
venaient  à  prévaloir;  non-seulement  enverrait  dis- 
paraître l'idée  même  de  la  vertu  et  du  vice,  puis- 
qu'on ne  saurait  comprendre  ces  deux  choses  sans 
liberté;  non-seulemeni  on  verrait  disparaître  les 
notions  du  bien  et  du  mal,  puisqu'il  serait  absurde 
de  les  appliquer  à  la  matière  organisée;  non-seu- 
lement, enfin,  on  verrait  s'évanouir  toute  espérance 
et  toute  pensée  de  la  vie  future  ;  mais  la  vie  présente 


'2'Ó0  LE    SOCIALISME. 

elle-même  perdrait  d'un  même  coup  tout  ce  qu'elle 
cl  de  grand  et  de  sublime,  de  réel  et  de  vrai. 

Que  sont  les  idées,  si  on  ne  leur  donne  pour  siège 
un  esprit  immortel,  si  l'on  n'y  voit  qu'un  produit 
de  la  matière  organisée?.  Les  sentiments  les  plus 
purs,  les  plus  beaux,  les  plus  sublimes,  à  quoi  se 
réduisent-ils,  quand  on  les  considère  comme  le  ré- 
sultat de  l'organisation  physique?  L'homme  lui- 
même,  l'homme  tout  entier,  perd  la  dignité  de  sa 
nature,  n'est  plus  à  nos  yeux  ce  qu'il  était  aupara- 
vant, du  moment  où  nous  ne  voyons  plus  en  lui  ni 
mérite  ni  démérite,  ni  vice  ni  vertu,  du  moment  où 
nous  l'avons  dépouillé  de  sa  responsabilité  morale, 
de  sa  liberté,  de  son  âme  elle-même.  Ce  n'est  plus 
un  être  fait  à  l'image  et  à  la  ressemblance  de  Dieu, 
il  n'y  a  plus  pour  lui  ni  grandes  destinées  à  rem- 
plir, ni  généreuses  entreprises  à  tenter.  Misérable 
accident  de  matière  organisée,  atome  impercepti- 
ble perdu  dans  ce  vaste  univers,  jeté  sur  la  terre 
sans  savoir  par  qui  ni  pourquoi,  il  subit  les  tristes 
conditions  de  son  existence  et  se  traîne  comme  un 
faible  vermisseau  sur  ce  tas  de  poussière  et  de  boue 
qui  lui  fut  assigné  pour  demeure.  Soumis  aux  lois 
de  l'inexorable  nécessité,  il  ne  peut  rien  ni  pour 
changer  ni  pour  améliorer  son  sort  ;  ses  actions,  ses 
volontés,  ses  pensées,  ses  sentiments  et  ses  instincts, 
tout  ce  qu'il  est  et  tout  ce  qu'il  a,  tout  dépend  de 
l'organisation  qui  lui  est  échue  en  partage,  et  des 
circonstances  extérieures  au  milieu  desquelles  il  a 
été  placé.  S'il  exerce  un  acte  qui  lui  semble  ver- 


THÉORIES    DE    ROBERT    OWEN.  231 

tiieux  et  qui  laisse  au  fond  de  son  âme  la  douce  sa- 
.  tisfaction  d'un  devoir  accompli,  il  doit  repousser 
une  idée  qui  lui  fait  tant  de  bien,  comme  une  vaine 
illusion,  comme  une  erreur  condamnée  par  la  véri- 
table philosophie  :  cet  acte  qui  lui  semble  vertueux, 
en  effet,  n'est  autre  chose  que  le  produit  de  son  or- 
ganisation matérielle;  il  n'a  donc  pas  eu  de  mérite 
à  l'accomplir,  il  n'a  satisfait  à  aucune  obligation, 
puisqu'il  serait  absurde  d'appliquer  aux  opérations 
de  la  matière  les  noms  de  mérite  et  de  vertu. 

S'il  était  possible  que  l'humanité  vînt  un  jour, 
mais  un  seul  jour,  à  professer  une  si  funeste  doc- 
trine, elle  se  sentirait  aussitôt  dégradée  à  ses  pro- 
pres yeux;  son  front  s'abaisserait  vers  la  terre 
comme  celui  des  animaux  privés  de  raison,  tout 
noble  sentiment  cesserait  de  battre  dans  sa  poitrine, 
le  flambeau  de  son  intelligence  s'éteindrait,  sa  vo- 
lonté perdrait  tout  élan  et  toute  énergie,  et  l'homme, 
abandonné  aux  seuls  instincts  de  la  brute,  verrait 
tomber  de  sa  tête  le  diadème  qui  convient  au  roi 
de  la  création. 

Mais  c'est  en  vain  que  l'orgueil  s'obstine,  dans 
son  aveuglement,  à  créer  d'horribles  systèmes  ayant 
pour  but  de  détruire  ce  cjui,  de  sa  nature,  est  indes- 
tructible et  immortel.  Le  sentiment  de  la  liberté 
repose  au  fond  de  notre  conscience  ;  c'est  en  vain 
que  nous  tenterions  de  le  suffoquer  ;  une  voix  inté- 
rieure nous  cht  incessamment  cjue  nous  sommes 
libres  ;  avant  d'agir,  nous  sentons  invinciblement 
que  nous  pouvons  ne  pas  agir  ;  quand  nous  faisons 


232  LE    SOCIALISME. 

une  chose,  nous  sentons  avec  une  égale  énergie  que 
nous  pourrions  en  faire  une  autre;  et  si  parfois  nous 
voulons  expérimenter  la  force  et  retendue  de  notre 
libre  arbitre,  nous  voyons  que  cette  faculté  est  sans 
limite  et  qu'elle  s'étend  depuis  l'acte  le  plus  sage 
et  le  plus  judicieux  jusqu'à  l'acte  le  plus  extrava- 
gant et  le  plus  ridicule. 

La  responsabilité  qui  pèse  sur  nous  ne  nous  est 
pas  moins  évidente.  Quand  nous  avons  fait  quelque 
chose  de  bien,  nous  éprouvons  un  plaisir  indicible, 
provenant  de  l'approbation  tacite  de  notre  propre 
conscience  ;  une  action  de  vertu  laisse  au  fond  de 
notre  àme  une  impression  de  bonheur  surhumain, 
semiblable  au  suave  parfum  que  laisse  exhaler  une 
fleur  en  ouvrant  sa  corolle.  Quand  nous  nous  som- 
mes, au  contraire,  éloignés  du  devoir,  quand  nous 
avons  commis  une  action  mauvaise  ou  bien  omis 
une  action  à  laquelle  nous  étions  obligés,  le  remords 
s'empare  aussitôt  de  notre  cœur,  une  voix  intime 
s'échappe  des  plus  secrets  replis  de  notre  âme  pour 
nous  reprocher  notre  crime  ou  notre  lâcheté;  en 
vain  réussirions-nous  à  nous  disculper  aux  yeux  des 
autres,  en  vain  recourons-nous  à  tous  les  subterfuges 
pour  nous  défendre  au  tribunal  de  notre  conscience, 
en  vain  nous  fuyons-nous  nous-mêmes,  pour  ne  plus 
entendre  cette  voix  importune  et  terrible  ;  elle  nous 
poursuit  au  sein  même  de  nos  distractions,  de  nos 
plaisirs,  de  notre  dissipation  la  plus  eiTrénée;  elle 
nous  poursuit  le  jour  et  la  nuit,  dans  la  veille  et 
dans  le  rêve,  dans  la  santé  et  dans  la  maladie,  dans 


THÉORIES    DE    ROBERT    OWEN.  233 

le  malheur  et  dans  l'infortune  ;  elle  va  nous  redi- 
sant sans  cesse  :  Tu  as  commis  une  action  mau- 
vaise ! 

Mais  suivons  le  réformateur  dans  ses  folles  théo- 
ries. Le  bonheur,  selon  lui,  le  véritable  bonheur, 
fruit  de  l'éducation  et  de  la  santé,  consiste  dans  le 
désir  d'augmenter  le  bien-être  de  nos  semblables, 
d'agrandir  les  connaissances  humaines,  par  l'asso- 
ciation d'êtres  sympathiques,  par  la  bienveillance 
et  la  charité,  en  dehors  de  toute  superstition,  dans 
le  culte  même  de  la  vérité  et  l'usage  complet  de  la 
liberté  individuelle.  Que  signifie  cet  assemblage  de 
mots,  venant  à  la  suite  des  principes  que  nous  ve- 
nons de  réfuter?  Qu'est-ce  que  la  bienveillance, 
qu'est-ce  que  la  charité  dans  des  êtres  dont  la  na- 
ture n'est  autre  chose  qu'un  peu  de  matière  orga- 
nisée? Qu'est-ce  que  le  culte  de  la  vérité,  qu'est-ce 
que  l'usage  complet  de  la  liberté  individuelle,  si 
cette  liberté  n'existe  même  pas,  si  tous  les  actes  de 
l'homme  sont  le  résultat  d'une  invincible  nécessité? 
C'est  ainsi  qu'on  cherche  à  couvrir  l'erreur  et  la 
pauvreté  des  idées  pardes  paroles  pompeuses  etbril- 
lantes.  C'est  ainsi  qu'on  halluciné  des  esprits  sans 
défiance,  en  entassant  des  expressions  dénuées  de 
tout  sens  dans  la  théorie  à  laquelle  on  les  applique. 
Puisque  tout  ce  qui  avait  existé  jusqu'à  ce  jour  était 
si  grossier,  si  erroné,  si  mauvais  de  tout  point,  com- 
ment se  fait-il  que  vous  preniez  aux  anciens  systè- 
mes leurs  idées  el  jusqu'à  leurs  expressions?  Qui 
vous  a  donc  appris  à  nommer  la  bienveillance,  la 


234  LB   SOCIALISME. 

charité,  le  culte  de  la  vérité,  l'usage  de  la  liberté 
individuelle,  si  ce  n'est  la  doctrine  elle-même  que 
vous  repoussez  avec  dédain?  Ah  !  c'est  que,  sans  le 
secours  de  cette  vieille  langue  chrétienne,  vous 
seriez  forcé  d'en  inventer  une  au  service  de  vos 
théories,  et  que  cette  langue  nouvelle,  si  elle  ren- 
dait exactement  vos  idées,  serait  le  comble  de  la 
dégradation  et  de  la  folie;  c'est  que  vous  n'oseriez 
pas  présenter  cet  affreux  idiome  à  des  individus 
qui  n'auraient  pas  entièrement  perdu  le  sentiment 
de  leur  dignité  personnelle.  Ainsi,  quand  vous  par- 
lez de  charité,  quand  vous  posez  en  principe  le 
désir  de  faire  du  bien  à  ses  semblables,  quand  vous 
répétez  ces  expressions  si  belles  dans  leur  cadre 
naturel,  ou  bien  ces  expressions  n'ont  aucun  sens 
dans  votre  système,  ou  bien  elles  expriment  des 
idées  repoussantes  et  honteuses. 

Selon  vos  principes ,  l'homme  qui  se  montre 
bienveillant  et  qui  fait  du  bien  aux  autres,  n'ac- 
complit rien  de  noble,  rien  de  généreux,  rien  qui 
mérite  la  reconnaissance  de  ceux  auxquels  il  pro- 
digue ses  bienfaits;  car,  en  agissant  de  la  sorte,  il 
fait  une  chose  dont  il  ne  peut  s'empêcher,  il  obéit 
à  une  nécessité  irrésistible,  il  ne  fait  pas  autre 
chose  que  la  pluie  qui  tombe  par  la  loi  de  la  pesan- 
teur sur  une  terre  altérée,  la  rafraîchit  et  la  fertilise. 
Analysez  bien  vos  idées;  formez  un  dictionnaire 
qui  en  soit  l'expression  fidèle,  et  tâchez  d'y  intro- 
duire, si  vous  le  pouvez,  les  mots  de  bienveillance 
et  de  charité. 


THÉORIES   DE   ROBERT   OWEN.  235 

D'après  Owen,  la  science  sociale  comprend  celle 
des  lois  de  la  nature,  l'exacte  théorie  de  la  produc- 
tion et  de  la  distribution  des  richesses,  la  connais- 
sance de  tous  les  progrès  humains,  celle  même 
du  gouvernement  des  sociétés.  Et  quelle  sera  la 
religion  d'un  semblable  système?  Pas  d'autre  que 
la  religion  de  la  charité,  religion  cjui  se  montre 
assurément  bien  réservée  sur  tout  ce  qui  dépasse 
la  portée  de  notre  intelligence,  mais  qui  doit  cepen- 
dant admettre  un  Dieu  créateur,  éternel,  infini.  On 
peut  craindre  que  cette  profession  de  foi  ne  soit 
une  vaine  formule,  un  tribut  hypocrite  payé  aux 
croyances  de  l'humanité,  qui  serait  infailliblement 
saisie  d'horreur  si  l'on  venait  à  lui  prêcher  le  pur 
athéisme.  Aussi,  quand  il  s'agit  de  rendre  un  culte 
à  ce  Dieu  créateur,  éternel,  infini,  l'auteur  du  sys- 
tème rationnel  n'exige  pas  d'autre  adoration  que 
l'obéissance  à  cette  loi  instinctive,  qui  oblige 
l'homme  à  vivre  selon  les  impulsions  de  sa  nature, 
'et  d'atteindre  ainsi  la  fin  de  son  existence.  Cette  fin 
est  la  pratique  de  la  bienveillance  mutuelle  et  le 
désir  toujours  croissant  de  nous  rendre  heureux  les 
uns  les  autres,  sans  distinction  de  race,  de  sang, 
ou  de  couleur.  La  religion  est  la  recherche  de  la 
vérité,  l'étude  des  faits  et  des  circonstances  qui 
produisent  le  bien  et  le  mal  :  s'aimer,  se  bien  diri- 
ger, vivre  heureux  et  tranquille,  voilà  ce  qui  plaît 
à  Dieu.  D'une  théorie  matérialiste,  on  comprend 
qu'il  ne  pouvait  résulter  qu'une  morale  matéria- 
liste; on  comprend  aussi  que,  lorsqu'on  ne  voit  dans 


236  LE    SOCIALISME. 

r homme  qu'une  organisation  physique,  on  ne  parle 
ni  de  récompenses,  ni  de  châtiments  réservés  pour 
une  autre  vie,  on  n'admette  ni  espérances  ni  ter- 
reurs qui  s'étendent  au-delà  du  tombeau.  Si  l'homme 
n'est  qu'une  poignée  de  poussière,  il  est  naturel,  il 
est  juste  de  le  laisser  dans  la  poussière,  il  ne  faut  pas 
lui  parler  d'un  avenir  après  la  mort,  puisque  la 
mort  est  tout  simplement  un  souiïle  qui  brise  une 
organisation  fragile  et  périssable. 

La  science  du  gouvernement ,  dans  le  système 
d'Owen,  consiste  à  fixer  sur  des  bases  rationnelles 
la  nature  de  l'homme  et  les  conditions  requises  pour 
son  bonheur  ;  un  gouvernement  rationnel  doit  pro- 
clamer avant  tout  la  liberté  absolue  de  conscience, 
l'abolition  de  toute  récompense  et  de  toute  peine, 
source  de  toutes  les  inégalités  sociales,  et  enfin 
la  négation  de  toute  responsabilité  personnelle, 
puisque  l'homme  est  esclave  de  ses  propres  ac- 
tions. 

Si  l'homme  agit  mal,  toujours  dans  le  système  du 
réformateur,  ce  n'est  pas  à  lui  qu'il  faut  s'en  pren- 
dre, mais  bien  aux  circonstances  fatales  dans  les- 
quelles il  se  trouve  placé.  Un  criminel  n'est  autre 
chose  qu'un  homme  infirme,  et  si  son  infirmité  va 
jusqu'à  menacer  le  bien  ou  la  vie  de  ses  semblables, 
qu'on  lui  ouvre  un  hospice  préparé  pour  les  mora- 
lités malades.  Quand  l'homme  ne  sera  plus  entouré 
que  de  circonstances  capables  de  lui  inspirer  le 
bien,  les  infirmités  de  cette  nature  seront  extrême- 
ment rares  ;  et  quand  elles  viendront  à  se  produire, 


THÉORIES    DE    ROBERT   OWEN.  237 

le  gouvernement  rationnel  y  pourvoira  par  le 
moyen  d'un  Gharenton  ou  d'un  Bedlam. 

Le  principe  en  vertu  duquel  on  nie  la  liberté 
humaine,  et  par  là  même  toute  sorte  de  responsabi- 
lité, entraîne  par  voie  de  conséquence  l'obligation 
de  ne  voir  dans  un  criminel  qu'un  malade,  et  rien 
de  plus.  Si  nous  supposons,  en  effet,  que  les  actions 
de  l'homme  n'émanent  pas  de  son  libre  arbitre,  e^ 
qu'elles  sont  le  résultat  naturel  d'un  instinct  auquel 
il  ne  saurait  résister ,  il  faut  en  conclure  que  le  vo- 
leur, l'homicide,  et  les  criminels  de  toute  espèce, 
ne  commettent  point  leurs  attentats  avec  une  véri- 
table délibération,  et  qu'ils  obéissent  uniquement 
à  une  loi  de  leur  nature.  De  telle  sorte  que  l'homme 
qui  plonge  un  poignard  dans  le  sein  de  son  père  ou 
de  son  frère,  ne  fait  que  suivre  l'impulsion  de  son 
organisation  particulière  et  des  circonstances  qui 
l'entourent;  il  ne  peut  pas  davantage  se  soustrain^ 
à  de  telles  actions,  qu'il  ne  peut  s'empêcher  d'é- 
prouver une  sensation  de  douleur  quand  il  reçoit 
une  blessure. 

Il  ne  semble  pas  possible  qu'on  ose,  à  la  face  du 
monde  civilisé,  afficherdes  doctrines,  non-seulement 
en  si  complète  opposition  avec  le  sens  commun,  aver- 
ie cri  de  la  conscience ,  avec  le  consentement  du 
genre  humain,  avec  les  lois  et  les  mœurs  de  tous  les 
pays,  mais  de  plus  uniquement  propres  à  déchaîner 
toutes  les  passions,  à  donner  naissance  à  tous  les  for- 
faits; et  ce  qu'il  y  a  de  plus  étonnant,  c'est  qu'une 
théorie  qui  fut  toujours  le  trait  distinctif  des  sectes 


238  I.E    SOCIALISME. 

les  plas  penerses,  nous  soit  maintenant  présen- 
tée comme  une  invention  merveilleuse,  comme  une 
source  inépuisable  de  bonheur  et  de  prospérité. 

Dans  tous  les  temps  on  a  reconnu  que  les  hom- 
mes sont  plus  enclins  les  uns  que  les  autres  au  bien 
ou  au  mal  ;  la  différence  des  inclinations  et  des  ca- 
ractères est  une  chose  si  généralement  proclamée , 
que  dans  tous  les  idiomes  do  l'univers  on  trouve 
des  mots  pour  exprimer  cette  différence;  le  bon 
sens  a  toujours  également  distingué  une  inclination 
plus  ou  moins  forte  d'une  véritable  folie.  Dans  le 
premier  cas,  quelque  violente  que  cette  inclination 
puisse  être,  on  a  toujours  reconnu  l'usage  de  la 
liberté  dans  l'homme  qui  l'éprouve,  on  l'a  toujours, 
par  conséquent  déclaré  responsable  de  ses  actes  : 
dans  le  second  cas,  l'homme,  étant  entièrement  dé- 
pour\'u  de  raison ,  était  considéré  comme  la  brute 
qui  obéit  à  d'aveugles  instincts  auxquels  elle  ne 
saurait  résister.  Déclarer  maintenant  que  tous  les 
hommes  sans  exception  se  trouvent  dans  ce  dernier 
cas,  c'est  proclamer  la  démence  universelle;  et  le 
genre  humain  a  sans  doute  le  droit  de  renvoyer  un 
pareil  outrage  à  celui  qui  le  lui  fait. 

Avec  une  si  belle  théorie,  on  comprend  sans  peine 
ce  que  serait  la  société  imaginée  par  Owen.  Les 
hommes  n'ayant  plus  ni  récompense  à  espérer  ni 
châtiment  à  craindre,  seraient  sans  aiguillon  pour  le 
bien,  et  sans  frein  pour  le  mal  ; -celui  qui  concevrait 
l'idée  de  voler  le  bien  de  son  voisin,  d'a.ssassiner  un 
ami,  de  déshonorer  une  femme,  d'incendier  une 


THÉORIES    DE    ROBERT   OWEN.  239 

maison  ou  de  commettre  tout  autre  acte  semblable, 
n'aurait  autre  chose  à  redouter,  si  ce  n'est  d'être 
considéré  tout  au  plus  comme  un  homme  atteint  de 
la  maladie  du  vol,  de  celle  de  l'assassinat,  et  ainsi 
de  toutes  les  autres  ;  et  comme,  en  s' abstenant  de 
commettre  fréquemment  de  pareils  attentats,  il  réus- 
sirait peut-être  à  persuader  que  son  infirmité  n'est 
pas  dangereuse,  et  que  l'excès  dans  lequel  il  est 
tombé  n'est  qu'un  accident  passager,  il  pourrait 
éviter  encore  d'être  renfermé  pour  un  temps  consi- 
dérable dans  un  Charenton  ou  un  Bcdlam.  Cepen- 
dant, et  malgré  la  complète  évidence  des  funestes 
résultats  qu'entraîneraient  infailliblement  de  si  dé- 
solantes doctrines,  Owen  se  flatte  qu'elles  auraient 
pour  effet  de  créer  un  paradis  sur  la  terre  et  d'orga- 
niser une  société  où  les  hommes  seraient  des  anges. 
Le  principe  de  cette  société  serait  la  vie  commune, 
c'est-à-dire  une  vie  dans  laquelle  chaque  individu, 
travaillant  selon  ses  moyens  et  son  industrie,  rece- 
vrait tout  ce  dont  il  aurait  besoin.  Dans  cette  com- 
munauté, l'éducation  devrait  être  la  même  pour 
tous,  invariable,  uniforme  et  du^gée  de  telle  sorte 
qu'elle  ne  fît  naître  que  des  sentiments  vrais  et  libres, 
conformes  par-dessus  tout  aux  lois  évidentes  de 
notre  nature.  Dans  de  telles  conditions,  avec  ce 
concours  de  circonstances  extérieures,  la  propriété 
individuelle  deviendrait  inutile,  et  l'égalité  parfaite, 
la  communauté  absolue  seraient  les  seules  règles 
possibles  de  la  famille. 

Owen  pense  qu'on  pourrait  à  la  suite  abolir  tous 


240  LE    SOCl.VLISME. 

les  signes  distinctifs  de  la  richesse  individuelle,  et 
que  la  communauté  remplacerait  même  la  famille. 
Chacune  de  ces  communautés  serait  composée  de 
deux  ou  trois  mille  individus  consacrés  à  des  tra- 
vaux, industriels  ou  agricoles,  combinés  de  manière 
à  ce  qu'ils  pussent  satisfaire  à  toutes  les  nécessités 
essentielles.  Les  diverses  communautés  seraient  liées 
entre  elles  et  formeraient  une  sorte  de  congrès  ;  on 
ne  reconnaîtrait  dans  chaque  communauté  d'autre 
prééminence  que  celle  des  fonctions,  lesquelles  dé- 
pendraient toujours  de  l'âge.  Jusqu'à  l'âge  de  quinze 
ans,  l'individu  recevrait  son  éducation;  il  entrerait 
ensuite  dans  l'ordre  des  travailleurs  ;  les  agents  les 
plus  actifs  seraient  les  jeunes  gens  de  vingt  à  vingt- 
cinq  ans  ;  ceux  de  vingt-cinq  à  trente  veilleraient  à 
la  conservation  et  à  la  distribution  de  la  richesse 
sociale  produite  par  les  premiers  ;  les  hommes  de 
trente  à  quai'ante  ans  seraient  chargés  du  mouve- 
ment intérieur  de  la  communauté  ;  ceux  de  qua- 
rante à  soixante  régleraient  les  rapports  des  com- 
munautés entre  elles  ;  un  conseil  de  gouvernement 
présiderait  enfin  à  toute  organisation  matérielle, 
intellectuelle  et  morale. 

Jusqu'à  nos  jours  on  avait  cru  qu'il  était  extrême- 
ment dangereux  d'oter  tout  frein  aux  passions  ;  dans 
tous  les  pays  du  monde,  sous  toutes  les  formes  de 
gouvernement,  au  sein  de  toutes  les  religions,  de 
tous  les  systèmes  philosophiques  même  non  dépour- 
vus de  sens  commun,  on  avait  regardé  comme  une 
indéclinable  nécessité  la  répression  de  ces  aveugles 


THÉORIES    DE    ROBERT   OWEN.  241 

instincts  qui  se  proposent  une  satisfaction  momen- 
tanée, qui  n'ont  d'objet  que  le  présent  et  ne  portent 
jamais  un  regard  de  prévoyance  sur  l'avenir;  de  ces 
penchants  grossiers  qui  nous  poussent  vers  leur  but, 
sans  se  préoccuper  des  funestes  conséquences  que 
leur  satisfaction  doit  entraîner,  qui  nous  rendent 
sourds  à  la  voix  de  l'honneur  comme  à  celle  de  la 
conscience,  à  toutes  les  nobles  inspirations  renfer- 
mées dans  le  nom  de  moralité,  pourvu  que  notre 
coupable  désir  soit  accompli.  La  répression  avait 
été  jugée  nécessaire,  indispensable,  parce  que  l'expé- 
rience a  montré  c{ue  si  nous  laissons  agir  librement 
les  inclinations  de  la  nature  corrompue  elles  nous 
dégradent,  nous  avilissent,  nous  rendent  malheu- 
reux, nous  font  descendre  au  niveau  de  la  brute,  et 
finissent  toujours  par  dévorer  notre  fortune ,  notre 
santé,  notre  existence  elle-même.  La  faculté  donnée 
à  l'homme  de  résister  à  ces  funestes  entraînements, 
la  liberté  qu'il  possède  d'agir  dans  un  sens  con- 
traire, avait  toujours  été  considérée  comme  l'un  do 
ses  plus  beaux  apanages,  l'un  des  traits  caracté- 
ristiques de  sa  nature,  l'un  des  plus  grands  bienfaits 
du  Créateur,  et  celui  qui  le  plaçait  à  la  tête  de  la 
création.  Celui  qui,  se  trouvant  tenté  par  une  pas- 
sion violente  qui  l'entraînait  vers  un  acte  criminel, 
faisait  un  généreux  effort  pour  la  vaincre  et  pour 
suivre  le  chemin  de  la  vertu,  était  regardé  comme 
un  véritable  héros  et  proposé  comme  tel  à  l'imita- 
tion de  ses  semblables.  Voilà  quel  était  l'homme  par 
excellence  ;  celui-là  avait  montré  la  dignité  humaine 
III.  14 


2/l2  LE    SOCIALISME. 

dans  toute  sa  splendeur  ;  celui-là  avait  noblement 
usé  de  sa  raison  et  de  sa  liberté  ;  celui-là  se  trou- 
vait avoir  correspondu  aux  desseins  que  l'auteur  de 
son  être  s'était  proposés,  en  le  faisant  à  son  image 
et  à  sa  ressemblance.  Dieu  ne  voulait  pas,  en  effet, 
que  cette  créature  privilégiée  fût  guidée  par  les 
instincts  de  la  bmte  ;  il  lui  donna  pour  guide  la 
raison,  ce  magnifique  reflet  de  la  vérité  divine,  ce 
flambeau  lumineux  qui  nous  montre  le  bien  et  le 
mal ,  qui  nous  découvre  le  droit  sentier  de  la  vie, 
mais  sans  nous  forcer  à  le  suivre,  en  nous  laissant 
même  la  liberté  de  choisir  celui  de  la  perdition  et 
de  la  mort. 

De  cette  sublime  théorie,  principe  et  base  de  la 
science  de  l'homme,  découlent  logiquement  les  idées 
de  vertu,  de  devoii'à  pratiquer,  d'obligations  à  rem- 
plir, les  idées  d'abnégation  et  de  dévoûment,  de 
patience  dans  les  travaux,  de  force  dans  les  adver- 
sités, de  sérénité  dans  les  tribulations,  d'héroïque 
résignation  dans  la  perte  des  biens,  de  la  santé,  de 
la  vie  même  ;  la  pensée,  en  un  mot,  de  tout  souffrir 
plutôt  que  de  souiller  sa  conscience  par  un  acte  re- 
prehensible. Avec  nos  vieilles  croyances ,  l'huma- 
nité se  comprend  dans  ce  qu'elle  a  de  beau,  de 
grand  et  de  sublime;  l'homme,  quoique  sujet  à 
bien  des  misères  et  des  défauts,  est  encore  une 
noble  créature  cjui  porte  au  front  l'empreinte  du 
sceau  divin  ;  son  bonheur  n'est  pas  dans  les  plaisirs 
de  la  terre,  sa  destinée  n'a  pas  le  tombeau  pour  li- 
mite ;  c'est  un  illustre  proscrit  qui  passe  un  certain 


THÉORIES    DE    ROBERT    OWEN.  2/l3 

nombre  d'années  loin  de  sa  patrie,  sous  le  poids 
d'une  mystérieuse  douleur,  dans  cette  vallée  de 
larmes,  mais  qui  porte  au  fond  du  cœur  F  ineffaça- 
ble espérance  de  retourner  un  jour  à  sa  terre  na- 
tale et  d'y  jouir  de  la  félicité  pour  laquelle  il  a  été 
créé.  Fils  du  ciel,  c'est  au  ciel  qu'il  dirige  sa  course  ; 
si  parfois  il  s'écarte  du  chemin  et  se  laisse  entraîner 
à  des  égarements  que  sa  conscience  ne  tarde  pas  à 
lui  reprocher,  son  âme  a  été  faite  pour  la  possession 
de  Dieu  :  elle  ne  saurait  dès  lors  rencontrer  une 
pleine  satisfaction  dans  les  joies  du  monde  visible  ;  ' 
elle  sent  au  milieu  de  toutes  ses  joies,  dans  l'abon- 
dance de  tous  les  biens,  un  malaise  profond,  un  vide 
inexprimable  ;  elle  comprend  qu'il  ne  lui  sera  donné 
d'être  heureuse,  selon  toute  l'étendue  de  ses  désirs 
et  de  ses  pensées,  que  lorsqu'elle  aura  franchi  les 
barrières  du  monde  futur,  et  qu'elle  pourra  de  la 
sorte  s'unir  au  Dieu  qui  la  forma  pour  lui-même,  et 
se  plonger  dans  cet  océan  de  lumière  et  d'amour. 
Ces  grandes  et  sublimes  destinées  faites  à 
l'homme  ne  sont  que  de  vaines  illusions  dans  le 
système  d'Owen  ;  toutes  ces  vertus  que  nous  avons 
énumérées,  l'abnégation,  le  désintéressement,  la 
résignation,  la  force,  l'héroïque  résistance  à  tous  les 
mauvais  penchants,  ce  glorieux  ensemble  de  devoirs 
imposés  à  l'homme,  et  dont  le  nom  seul  l'ennoblit 
et  le  fortifie,  tout  disparaît  du  moment  qu'il  n'a  plus 
de  liberté,  du  moment  où  nous  sommes  fatalement 
les  esclaves  des  nos  inclinations,  quand  on  nous  dé- 
clare qu'il  est  inutile  de  lutter  contre  elles,  que  nous 


244  LE    SOCIALISME. 

n'avons  rien  de  mieux  à  faire  qu'à  nous  abandonner 
à  nos  instincts,  à  jouir  par  conséquent  du  plaisir 
actuel,  sans  nous  préoccuper  de  l'avenir,  quand  on 
essaie  de  nous  persuader  que  nous  vivrons  ainsi 
d'une  manière  conforme  aux  lois  de  la  nature,  en 
harmonie  avec  le  but  de  notre  création,  agréable 
aux  yeux  de  Dieu,  qui  n'exige  pas  de  nous  d'autre 
culte. 

Pour  des  hommes  qui  sentent  battre  dans  leur 
poitrine  un  cœur  noble  et  généreux,  de  semblables 
théories  cessent  d'être  dangereuses  :  elles  ne  sont 
plus  que  blessantes  pour  la  dignité  humaine.  Nous 
aimons  à  penser  que  l'homme,  tout  faible  qu'il  est, 
quoique  sujeta  bien  des  misères,  n'abdique  pas  ai- 
sément les  titres  de  sa  noblesse  et  les  caractères  de 
sa  grandeur  ;  malgré  sa  déchéance  et  ses  longues 
infortunes,  il  nous  apparaît  comme  le  descendant 
d'une  race  illustre,  qui  se  plaît,  dans  le  malheur,  à  se 
rappeler  la  gloire  de  son  berceau ,  à  montrer  dans 
son  langage  et  dans  ses  manières  les  preuves  irré- 
cusables de  sa  grande  origine.  Non,  l'humanité  n'a 
pas  les  yeux  tournés  vers  les  horizons  que  lui  pré- 
sente Owen  ;  un  tel  avenir  ne  va  pas  à  sa  nature,  et 
si  elle  le  regardait  comme  prochain,  bien  loin  de 
s'élancer  de  ce  côté,  elle  ferait  entendre  un  cri  de 
répulsion  et  d'horreur,  semblable  à  l'infortuné  qui, 
jouissant  encore  de  la  lumière  des  cieux ,  se  voit 
tout-à-coup  condamné  à  descendre  vivant  dans  les 
épaisses  ténèbres  d'un  humide  cachot. 

Si  tel  est  le  système  d'Owen,  considéré  au  point 


THÉORIES   DE    ROBERT    OWEN.  245 

de  vue  de  la  dignité  et  delà  moralité,  il  n'est  guère 
plus  séduisant' quand  on  l'étudié  sous  les  rapports 
des  résultats  économiques.  11  établit  la  vie  commune 
sur  l'étrange  fondement  d'une  liberté  absolue  laissée 
h  toutes  les  passions;  et  c'est  1;\  justement  le  genre 
de  vie  le  moins  réalisable  sans  la  répression  de  nos 
passions  et  de  nos  instincts.  Le  christianisme  seul  a 
pu  la  réaliser  un  jour  d'une  manière  sublime  ;  mais 
comment?  en  lui  donnant  pour  base  l'abnégation, 
le  désintéressement,  la  mortification  de  la  chair,  le 
renoncement  à  la  volonté  propre,  avec  l'obligation 
faite  à  chaque  individu  de  s'offrir  pour  tous  en  holo- 
causte, tantôt  en  se  vouant  à  la  pénitence  dans  les 
solitudes  et  les  déserts,  tantôt  en  se  consacrant  au 
soulagement  des  malheureux ,  à  la  consolation  des 
affligés,  au  rachat  des  captifs,  à  l'instruction  de 
l'enfance,  à  la  conversion  des  pécheurs,  à  la  propa- 
gation de  la  foi,  à  la  régénération  des  peuples  en- 
core assis  dans  les  ténèbres  et  dans  les  ombres  de 
la  mort. 

C'est  ainsi,  mais  uniquement  ainsi  qu'on  com- 
prend la  possibilité  de  la  vie  commune;  car  c'est 
ainsi  que  les  passions  et  les  intérêts  personnels 
peuvent  cesser  de  lutter  ensemble,  de  manière  à  ne 
plus  jeter  le  désordre  dans  la  société ,  ni  l'exposer 
par  conséquent  aux  bouleversements  les  plus  terri- 
bles; c'est  ainsi  qu'on  comprend  la  vie  commune, 
parce  que  les  intérêts  individuels  chsparaissent,  que 
les  passions  sont  calmées  et  domptées,  que  tout  con- 
verge vers  un  but  commun,  que  tout  rentre  dans  le 

14. 


246  LE    SOCIALISME. 

plan  du  Créateur,  que  tout,  en  un  mot,  est  gouverné 
par  une  seule  volonté  régnant  sur  toutes  les  autres 
au  nom  sacré  du  devoir. 

Laissez,  au  contraire,  exister  dans  toute  leur  force 
les  intérêts  individuels ,  laissez  aux  passions  toute 
leur  vigueur  et  toute  leur  impétuosité,  abandonnez  à 
leur  appétit  sans  tVein  toutes  ces  puissances  aveugles, 
et  vous  verrez  avec  quelle  violence  elles  se  ruent  les 
unes  contre  les  autres,  comment  elles  finissent  par 
s'entre-détruire,  mais  sans  produire  cette  fois  la 
magnifique  harmonie  rêvée  par  le  novateur  réfor- 
miste. 

Le  sentiment  personnel  étant  étouffé,  l'individu 
se  trouvant  absorbé  dans  la  communauté,  l'âme 
humaine  serait  privée  de  tout  ressort,  végéterait  dès 
lors  dans  l'inaction,  s'il  n'existait  pour  elle  des  mo- 
tifs supérieurs  capables  de  lui  imprimer  le  mouve- 
ment. Vous  persuadez-vous  par  hasard  que  ce  reli- 
gieux détaché  de  tout  intérêt  propre,  de  toute  vo- 
lonté personnelle,  qui  se  laisse  gouverner  par  un 
autre  avec  une  soumission  absolue,  pensez-vous, 
dis-je,  qu'il  ne  conserve  pas  au  fond  de  son  cœur  un 
principe  d'action  et  de  vie,  quand  vous  le  voyez  en- 
treprendre avec  bonheur  les  plus  grands  travaux, 
se  plaire  uu  sein  de  toutes  les  douleurs,  se  jouer  de 
toutes  les  entreprises  ?  Dans  son  extérieur,  dans  sa 
conduite,  dans  ses  discours,  vous  ne  voyez  plus 
l'homme,  mais  uniquement  le  membre  de  la  société 
à  laquelle  il  appartient;  pénétrez  toutefois  dans 
le  secret  de  son  âme.  tùchez  de  le  surprendre  dans 


TUÉORIES   DE    ROBERT  OW'EK.  247 

les  douces  effusions  de  l'amitié,  dans  les  transports 
de  l'enthousiasme,  dans  l'explosion  du  feu  sacré  qui 
brûle  au  fond  de  son'xœur  ;  vous  verrez  que  le  dé- 
tachement des  biens  de  la  terre  est  accompagné  d'un 
ardent  désir  des  trésors  célestes,  qu'aux  affections 
humaines  a  succédé  l'amour  divin,  que  les  grossiers 
plaisirs  des  sens  sont  remplacés  par  les  doux  ravis- 
sements de  la  religion,  par  le  bonheur  d'aimer  Dieu, 
d'aimer  ses  semblables,  d'offrir  constamment  sa  vie 
en  holocauste  pour  la  gloire  de  l'un  et  la  félicité  des 
autres. 

Oii  sont  ces  glorieux  mobiles  dans  l'organisa- 
tion sociale  imaginée  par  Owen?  Là  on  prétend 
aussi  c[ue  l'individu,  la  famille  et  tous  les  intérêts 
personnels  soient  sacrifiés  au  profit  de  la  commu- 
nauté. Mais  comment?  par  un  raffmement  d'é- 
goïsme,  par  un  secret  retour  du  sentiment  indivi- 
duel; et  cela,  parce  qu'on  n'aurait  plus  à  craindre 
de  manquer  du  nécessaire,  parce  qu'on  aurait  l'as- 
surance que  le  travail  des  autres  membres  de  la 
société  pourvoira  à  tout  ce  que  peut  réclamer  le 
soutien,  le  plaisir  même  de  la  vie,  n'importe  le  de- 
gré d'intensité  qu'on  apporte  soi-même  dans  le  tra- 
vail dont  on  est  chargé. 

Quelle  serait  la  conséquence  inévitable  d'un  pa- 
reil état  social?  La  paresse,  l'indolence  la  -plus 
complète,  un  libre  cours  donné  à  tous  les  mauvais 
instincts,  aux  passions  de  toute  sorte,  avec  la  certi- 
tude que,  pendant  la  courte  durée  que  poun^ait  avoir 
une  société  de  ce  genre,  régnerait  la  plus  étrange 


248  LE    SOCIALISME. 

injustice  dans  la  distribution  des  richesses  commu- 
nes, et  que  les  hommes  les  plus  paresseux  et  les  plus 
pervers  profiteraient  des  sueurs  des  ouvriers  labo- 
rieux et  sincères. 

L'essai  fait  en  Amérique,  par  Owen  lui-même, 
aurait  dû  le  convaincre  de  ces  vérités.  Ce  qui  est 
arrivé  à  Nouvelle-Harmonie  n'est  pas  un  fait  acci- 
dentel, mais  un  exemple  de  ce  qui  ne  manquerait 
jamais  d'arriver,  sans  distinction  de  temps  ni  de 
pays.  Owen,  s' obstinant  à  fermer  les  yeux  sur  les 
vices  radicaux  de  son  système,  attribue  le  déplora- 
ble résultat  de  sa  tentative  aux  éléments  dont  sa 
colonie  était  composée  ;  il  ne  veut  pas  faire  atten- 
tion que  le  mal  dont  il  se  plaint  se  trouverait  par- 
tout et  toujours,  à  un  degré  plus  ou  moins  intense; 
qu'en  supposant  même  une  réunion  d'hommes  doués 
d'intelligence  et  de  moralité,  les  inconvénients, 
pour  ne  pas  se  produire  tout-à-coup,  n'en  seraient 
pas  moins  inévitables,  amèneraient  tôt  ou  tard  la 
ruine  de  l'institution,  et  que  cette  institution,  enfin, 
bien  loin  d'améliorer  l'humanité,  ne  ferait  que  la 
corrompre  tous  les  jours  davantage,  jusqu'à  ren- 
dre toute  réunion  impossible. 

Se  plaindre  incessamment  des  hommes,  de  leur 
défaut  d'instruction  et  d'éducation,  de  leurs  mau- 
vais instincts,  de  leurs  inclinations  perverses,  de 
leurs  habitudes  vicieuses,  c'est,  après  tout,  vouloir 
résoudre  un  problème,  sans  tenir  compte  d'une  des 
données  les  plus  essentielles.  Dans  tout  projet  de 
réforme,  dans  tout  nouveau  plan  d'organisation  se- 


THÉORIES    DE    ROBERT   OWEN.  249 

ciale,  il  importe  de  prendre  les  hommes  tels  qu'ils 
sont,  et  non  précisément  tels  qu'on  voudrait  les 
rendre. 

Lors  même  que  le  système  d'Owen  serait  parfai- 
tement rationnel  et  juste,  il  suffirait  qu'il  exigeât 
dans  son  application  des  préparatifs  impossibles, 
pour  qu'il  dût  être  regardé  comme  une  utopie  et 
une  chimère.  Mais  le  plus  grand  mal  n'est  pas  d'exi- 
ger, de  la  part  des  hommes,  des  dispositions  d'es- 
prit et  de  cœur  qu'on  ne  saurait  y  rencontrer  ;  le 
mal  est  surtout  en  ce  que,  pour  les  disposer  de  la 
sorte,  on  commence  par  ruiner  en  eux  ce  qu'il  y  a 
de  bien,  en  détruisant  le  sentiment  de  leur  dignité 
propre,  en  niant  la  liberté,  la  responsabilité  morale, 
la  conscience,  tout  ce  qui  constitue  l'homme,  dans 
la  noble  acception  de  ce  mot,  en  ôtant  tout  frein 
aux  passions,  en  exaltant  l'amour  du  plaisir,  en  s'ef- 
forçant  d'établir  cette  doctrine  :  que  toute  notre 
destinée  se  borne  à  passer  sur  la  terre  une  vie 
douce  et  agréable.  N'est-ce  pas  là  briser  tous 
les  ressorts  qui  peuvent  conduire  au  bien  et  tous 
les  freins  qui  peuvent  retirer  du  mal?  n'est-ce  pas 
abandonner  l'homme  à  toute  l'impétuosité  de  ses 
penchants,  sans  but,  sans  guide,  sans  soutien, 
comme  un  vaisseau  désemparé  de  toutes  ses  aides, 
au  milieu  des  tempêtes  de  l'Océan? 

Cette  rapide  analyse  des  doctrines  d'Owen  est 
une  confirmation  éclatante  du  principe  que  nous 
avons  d'abord  posé,  à  savoir,  que  les  hommes  qui 
considèrent  la  société,  en  dehors  des  lumières  du 


550  LE    SOCIALISME. 

christianisme,  se  trompent  misérablement  sur  la 
cause  de  nos  maux  et  sur  les  remèdes  qu'il  faudrait 
appliquer.  Ils  se  montrent  de  tristes  philosophes 
quand  ils  se  proposent  d'expliquer  le  malaise  du 
genre  humain,  et  des  hommes  d'État  bien  plus  tris- 
tes encore,  quand  ils  proposent  les  plans  d'après 
lesquels  ils  organiseraient  la  société. 


DE  L'INFLUENCE  DE  LA  SOCIÉTÉ 
SUR  LA  POÉSIE. 

Un  malaise  profond  travaille  en  ce  moment  les 
sociétés  européennes  et  toutes  celles  mêmes  du 
monde  civilisé;  ce  malaise,  c'est  le  doute  qui  s'est 
infiltré  jusque  dans  leurs  derniers  fondements.  Or, 
le  doute  se  manifeste  dans  la  société  par  les  mêmes 
elïets  que  dans  l'individu.  Il  est  toujours  un  prin- 
cipe d'oscillation  et  de  changement  ;  c'est  une  in- 
quiète et  fébrile  ardeur  que  rien  ne  peut  calmer,  si 
ce  n'est  pour  un  moment  l'obstination  dans  l'erreur, 
et  d'une  manière  définitive  la  connaissance  et  l'a- 
mour de  la  vérité.  Et  toutefois  cette  agitation,  si 
fatale  pour  le  temps  présent,  et  qui  semble  si  dan- 
gereuse pour  l'avenir,  ne  saurait  être,  aux  yeux  de 
l'observateur,  un  sujet  de  tristes  prévisions;  elle  est 
plutôt  un  motif  d'espérance.  La  société  française, 
qu'on  pourrait  regarder  comme  le  cœur  de  la  so- 
ciété européenne,  et  dont  il  faut,  par  là  même,  ob- 
server les  battements  avec  la  plus  sérieuse  attention, 
si  l'on  veut  se  rendre  compte  de  l'état  de  l'Europe 
ou  même  de  l'état  de  la  civilisation  tout  entière,  la 


252         DE  l'influence  de  la  société 

société  française,  disons-nous,  était  travaillée  par 
le  doute  du  temps  de  la  Régence,  sous  le  règne  de 
Louis  XV;  elle  doute  encore  soua  le  règne  de  Louis- 
Philippe.  Les  deux  situations  offrent  de  nombreux 
points  de  ressemblance,  mais  dans  un  ordre  diffé- 
rent :  c'était  alors  un  homme  imbu  de  saines  idées 
et  que  le  doute  pervertit  ;  c'est  maintenant  un 
homme  fatigué  d'erreurs  et  de  folies,  qui  doute  de 
ces  mêmes  doctrines  qu'il  avait  embrassées  avec 
enthousiasme,  et  qui  cherche  instinctivement  dans 
la  vérité  un  point  d'appui  pour  reposer  son  âme 
brisée  par  tant  de  déceptions.  La  société  glissait 
alors  sur  une  pente  douce,  mais  dangereuse,  qui  la 
conduisait  lentement  à  l'immoralité,  h  l'athéisme 
et  puis  à  toutes  les  horreurs  de  la  Convention  ;  elle 
marche  aujourd'hui  bien  lentement  encore,  il  est 
vrai,  vers  la  religion,  vers  la  morale,  et,  par  consé- 
quent, vers  le  bonheur  public  et  privé. 

Il  y  a  déjà  bien  des  années  que  de  profonds  ob- 
servateurs avaient  présagé  cette  restauration  morale 
et  religieuse.  Les  ébranlements  éprouvés  depuis 
lors,  par  les  différents  peuples  de  l'Europe,  ont 
semblé  rendre  impossible  l'accomphssement  de  leurs 
prévisions;  mais  le  développement  successif  des 
faits  providentiellement  enchaînés  dans  un  ordre 
admirable,  va  confirmant  chaque  jour  la  justesse  de 
leur  coup  d'œil,  jusqu'à  ce  qu'une  complète  expé- 
rience vienne,  tôt  ou  tard,  comme  on  ne  saurait  en 
douter,  leur  rendre  une  pleine  justice. 

Quand  on  veut  étudier  la  société,  quand  dans  les 


SUR   LA   POÉSIE.  253 

faits  passés  ou  présents  on  veut  lire  l'avenir,  il  est 
nécessaire  de  s'élever  très  haut,  pour  échapper  à 
l'impression  des  détails  et  des  particularités,  pour 
ne  pas  s'exposer  à  voir  le  poème  dans  un  épisode, 
pour  ne  pas  se  tromper  sur  la  nature  et  la  propor- 
tion des  événements;  danger  qui  est  inévitable 
quand  on  demeure  placé  à  un  point  de  vue  restreint, 
enseveli  dans  la  poussière  soulevée  par  la  marche 
du  monde,  et  comme  plongé  dans  ces  brumes 
épaisses  que  les  rayons  du  soleil  rejettent  sur  les 
flancs  de  la  montagne.  Si  nous  voulons  prévoir  avec 
quelque  certitude  l'avenir  de  la  société,  sachons 
observer  la  marche  des  idées,  la  tendance  des  sen- 
timents, les  nécessités  de  l'époque,  les  faits  impor- 
tants et  décisifs,  non  point  ceux  c|ui  jettent  le  plus 
d'éclat  ou  qui  font  le  plus  de  bruit,  mais  bien  ceux 
dont  la  portée  est  plus  grande  et  l'influence  plus 
étendue.  Agir  autrement,  c'est  croire  avoir  saisi  le 
fil  du  drame  quand  on  n'en  signale  qu'un  incident, 
c'est  confondre  le  sentiment  et  l'idée  du  poète  avec 
le  son  matériel  que  rendent  les  instruments  inter- 
prètes de  sa  pensée. 

La  poésie,  cette  expression  de  la  société,  com- 
mença, dès  les  premières  années  de  ce  siècle,  à  re- 
vêtir un  caractère  religieux;  elle  le  conserve  encore 
de  nos  jours  et  ne  paraît  pas  à  la  veille  de  le  dé- 
pouiller. Ce  fait,  auquel  peu  de  personnes  accordent 
toute  l'importance  qu'il  a,  explique  mieux  la  marche 
des  choses  que  les  événements  lesplus  éclatants;  il 
a  déjà  produit  et  produira  dans  l'avenir  de  plus 
III.  15 


*254         DE  l'influence  de  la  société 

grands  rcsultats  que  tous  les  plans  et  toutes  les 
combinaisons  des  hommes  politiques.  Les  hommes 
ne  sont  rien,  les  faits  sont  tout.  Les  desseins  de 
rhomme  s'évanouissent  comme  une  légère  vapeur 
surprise  tout-à-coup  au  milieu  des  airs  par  le  souf- 
fle de  l'ouragan.  La  Providence  semble  se  plaire  à 
manifester  la  fragilité,  le  néant  des  œuvres  aux- 
quelles l'orgueil  humain  assignait  une  immense  por- 
tée et  promicttait  une  durée  éternelle. 

Mais  quoi,  est-ce  que  la  poésie  est  digne  de  fixer 
l'attention  de  l'observateur  qui  se  propose  de  juger 
l'état  de  la  société  ou  de  scruter  les  secrets  de  l'a- 
venir? Mobile  comme  le  léger  nuage  qui  se  balance 
dans  l'espace,  composée  d'êtres  imaginaires  et  de 
créations  fantasticiues,  fille  de  l'exaltation  et  de 
l'enthousiasme,  n'ayant  pour  modèle  et  pour  type 
que  les  caprices  mêmes  de  l'imagination,  peut-elle 
exprimer,  en  effet,  quelque  réalité  sociale,  présen- 
ter un  point  d'appui,  servir  de  boussole  pour  déter- 
miner les  tendances  du  siècle  ?  peut-elle  offrir  un 
rayon  d'espérance  à  la  génération  qui  s'élève,  un 
baume  consolateur  à  celle  qui  descend  dans  la 
tombe?  Qu'est-ce  que  la  poésie?  Où  est-elle?  Qui 
la  connaît?  Qui  jamais  a  déterminé  ses  limites  et 
défini  sa  nature?  Et  comment  se  peut-il  qu'une  om- 
bre vaine,  qui  se  nourrit  uniquement  d'illusions, 
qui  passe  devant  les  hommes  couverte  d'un  voile 
impalpable  et  mystérieux,  plongée  dans  une  lumière 
céleste  et  reflétant  à  nos  yeux  l'éclat  de  l'or  et  des 
diamants,  ait  néanmoins  une  influence  sur  les  gran- 


SUR    LA   POÉSIE.  255 

des  destinées  de  la  société,  sur  ces  destinées  que  de 
vastes  et  puissantes  réalités  semblent  pouvoir  seules 
atteindre?  Il  est  des  hommes  qui  peuvent  raisonner 
de  la  sorte  :  ce  sont  ceux  pour  qui  la  société  n'est 
qu'un  ensemble  d'individus  sans  autres  relations 
que  celles  qui  résultent  des  nécessités  matérielles, 
ceux  pour  qui  la  pensée  humaine  n'est  qu'une  sen- 
sation et  le  cœur  humain  une  machine  à  calcul, 
ceux  pour  qui  la  beauté  morale  n'existe  pas  et 
qui  traitent  de  rêves  les  ravissements  de  la  vertu 
et  les  remords  du  vice,  ceux  pour  qui  le  ber- 
ceau de  l'homme  est  sans  illusion,  et  son  tombeau 
sans  espérance.  Mais  cette  parole  insensée  ira  se 
perdre  dans  les  magnifiques  harmonies  qui  régnent 
entre  la  religion  et  l'humanité,  entre  le  ciel  et  la 
terre,  entre  Dieu  et  l'homme  ;  ce  souffle  empoisonné 
sera  refoulé,  dissipé,  anéanti  par  la  voix  même  de 
la  vérité,  ainsi  que  sur  les  plages  enchantées  de 
l'Orient,  le  souffle  venimeux  du  reptile  se  perd  et 
disparaît  au  sein  des  parfums  embaumés  et  des 
suaves  exhalaisons  d'une  végétation  puissante. 
Qu'importe  qu'on  ne  puisse  pas  définir  la  poésie? 
Laissera-t-elle  pour  cela  d'être  une  réalité,  et  une 
réalité  de  la  plus  haute  importance?  A-t-on  défini, 
par  hasard,  le  cœur  d'une  mère?  Et  ce  cœur  est-il 
donc  une  vaine  illusion?  N'est-ce  pas  plutôt  un  fait 
divin  et  solennel,  auquel  l'homme  et  la  société  doi- 
vent également  leur  existence?  Bien  petit  est 
l'homme  qui  prétend  tout  définir;  bien  étroit  est 
l'esprit  qui  ne  sait  pas  admettre  un  fait,  quand  ce 


:256         DE  l'i\flie>ce  de  la  société 

fait  se  présente  enveloppé  de  beautés  idéales  et  fée- 
riques. Un  tel  homme  ne  connaît  ni  la  nature,  ni  le 
cœm%  ni  l'esprit  même  de  llionmie  :  c'est  un  myope 
qui  peut  avoir  \ti  sans  doute  une  science  en  parti- 
culier, mais  non  l'ensemble  harmonieux  des  scien- 
ces; il  aperçoit  à  peine  im  léger  profil,  et  croit 
contempler  dans  toute  son  étendue  la  façade  de  l'é- 
difice et  ses  proportions  inmienses. 

Celui  qui,  pour  traiter  des  questions  de  poésie, 
de  morale  ou  de  religion,  met  toujours  le  cœur  de 
côté;  celui  qui  marche  toujoiu"s  le  compas  à  la 
main  dans  des  choses  d'inspiration  et  de  sentiment 
nest  pas  moins  ridicule  à  mes  yeux  c[ue  celui  qui 
soutiendrait  que,  pour  marcher  avec  promptitude 
et  sùi'eté  dans  les  voies  ardues  du  calcul  infinitési- 
mal, la  meillem-e  méthode  est  de  s'abandonner  à 
l'essor  de  son  imagination  ou  bien  à  l'impulsion 
de  son  cœm\  Il  me  suffit  de  savoir  que  la  poésie 
est  une  libre  expansion  de  l'àme,  une  inspiration 
mystérieuse  qui  se  répand  au  dehors  en  accents 
hannonieux,  qui  retrace  avec  amour  les  magnifi- 
cences de  la  nature  et  tes  scènes  de  la  société,  en 
imprégnant  ses  tableaiut  des  émotions  et  des  senti- 
ments qui  conviennent  à  leur  cai'actère.  La  poésie 
reproduit  même  parfois  une  création  idéale,  un 
monde  nouveau  que  l'esprit  a  découvert  dans  une 
sorte  d'extase  et  dont  l'aspect  a  remph  le  cœur  d'un 
bonheur  indicible.  Tout  cela  me  suffit,  encore  une 
fois,  pour  reconnaître  l'impoi-tance  de  la  poésie, 
pour  proclamer  sa  réalité,  pour  lui  assigner  un  rang 


SUR    LA   POÉSIE.  257 

distingué  parmi  les  phénomènes  qui  représentent 
l'état  social  ou  qui  font  pressentir  avec  le  plus  de 
certitude  les  secrets  de  l'avenir.  Rien  eu  eiTetde  plus 
réel  et  de  plus  sincère  que  ce  qui  est  ressenti  par 
notre  cœur;  il  n'est  pas  non  plus  d'expression  plus 
candide  et  plus  vraie  que  celle  qui  lui  est  arrachée 
par  le  feu  de  l'imagination  et  celui  de  l'enthousiasme. 
Voulons-nous  dire  par  là  que  les  poètes  seuls  forment 
la  société,  qu'ils  tiennent  dans  leurs  mains  les  desti- 
nées du  reste  des  hommes?  Nqh,  c'est  au  contraire 
la  société  qui  forme  les  poètes;  elle  les  inspire,  leur 
communique  ses  nécessités,  les  remplit  de  ses 
idées  et  de  ses  sentiments;  et  quand  on  croit  qu'ils 
s'abandonnent  à  leur  imagination,  à  leur  enthou- 
siasme; quand  on  ne  voit  dans  leurs  créations 
idéales  que  l'œuvre  de  leurs  mains,  et  dans  les 
formes  variées  dont  ils  les  embellissent,  que  la 
seule  empreinte  de  leur  génie  propre,  de  leur  ca- 
ractère et  de  leur  fantaisie,  il  se  trouve  encore 
qu'ils  ont  uniquement  exprimé  les  idées,  les  senti- 
ments, les  types  divers,  en  un  mot,  de  la  société 
dans  laquelle  ils  vivent.  Et  si  l'on  ne  sait  plus 
reconnaître  ces  types  dans  leur  poétique  langage , 
c'est  parce  que  ce  langage  est  supérieur  à  celui  du 
commun  des  hommes;  c'est  parce  que  les  vérités 
sociales  deviennent,  dans  la  bouche  du  poète ,  de 
sublimes  inspirations;  c'est  parce  qu'ils  revêtent 
l'expression  des  besoins  communs  d'une  forme 
grandiose  et  sublime;  c'est  parce  que  la  pensée  de 
tous,  en  devenant  leur  pensée,  s'enveloppe  d'une 


258         DE  l'ííM-luence  de  la  société 

harmonie  divine  qui  ne  saurait  plus  être  saisie  que 
par  une  oreille  délicate  et  exercée. 

L'homme  ne  peut  pas  davantage  se  soustraire  à 
rinnuence  de  la  société  dans  laquelle  il  vit,  qu'il  ne 
peut  s'empêcher  de  respirer  l'air  qui  l'entoure.  Les 
plus  éminents  génies  ne  sont  pas  à  l'abri  de  cette 
influence  ;  et  lors  même  qu'ils  ont  réagi  contre  la 
société,  qu'ils  ont  cru  lui  donner  une  impulsion 
contraire  à  ses  tendances,  ils  n'étaient  encore  alors 
que  l'expression  vivante  d'une  des  nécessités  socia- 
les ;  ils  devenaient  l'organe  par  lequel  elle  se  révé- 
lait, le  moyen  providentiel  qui  devait  en  procurer 
le  développement,  un  instrument  enfin  réclamé  par 
les  besoins  nouveaux  de  la  société.  On  a  dit  que 
les  grands  génies  changeaient  parfois  la  marche  des 
sociétés  humaines  ;  on  attribuait  ainsi  d'immenses 
événements  à  l'action  d'un  seul  homme.  Telle  n'est 
pas  ma  pensée  :  sans  nier  l'influence  que  peut  avoir 
eue  et  qu'a  réellement  exercée  le  génie  dans  les 
changements  religieux  et  politiques  de  la  plus  haute 
importance,  je  suis  néanmoins  persuadé  qu'il  y  a 
sur  ce  point  beaucoup  d'exagération,  et  je  pense 
que  l'apparition  de  tels  génies  est  due  en  grande 
partie  aux  circonstances  extraordinaires  où  la  so- 
ciété se  trouve  placée;  ils  sont  là  pour  développer 
ses  idées  et  ses  sentiments,  et  pour  faire  aboutir 
ses  aspirations  et  ses  efforts.  On  peut,  l'histoire  à  la 
main,  justifier  la  vérité  de  cette  observation  ;  quand 
on  sait  la  lire  avec  atlcntion  et  discernement,  on 
voit  que  trop  souvent  des  hommes  médiocres  ont 


su»  LA   POÉSIE.  259 

suñi  pour  changer  T aspect  social  d'un  peuple  et 
parfois  même  de  plusieurs  peuples.  Yenons-en  aux 
faits.  Luther,  un  homme  seul,  un  homme  qui  très 
certainement  n'était  pas  un  génie,  mais  qui  réunis- 
sait à  un  talent  plus  qu'ordinaire  une  exaltation 
sans  frein,  un  orgueil  sans  limites,  une  parole  acerbe 
et  cruelle:  eh  bien,  cet  homme,  avec  ses  aberrations 
étranges,  avec  ses  frénétiques  déclamations ,  fit  en 
Europe  une  révolution  religieuse  si  vaste  et  si  pro- 
fonde, qu'il  serait  difficile  de  trouver  dans  toute 
l'histoire  un  fait  de  cette  nature  et  dont  les  résultats 
se  soient  étendus  aussi  loin,  soit  dans  l'ordre  reli- 
gieux, soit  dans  l'ordre  moral  et  politique.  Pour- 
quoi donc  l'entreprise  de  Luther  eut-elle  un  succès 
aussi  extraordinaire  et  qui  dépassa  même  les  rêves 
de  son  imagination?  C'est  c|ue  l'occasion  était  on  ne 
])eut  plus  opportune  et  favorable,  c'est  qu'il  y  eut 
là  un  fatal  concours  des  plus  malheureuses  circon- 
stances et  que  les  germes  des  plus  grands  maux 
couvaient  au  sein  de  l'Europe  ;  et  Luther  ne  fut 
autre  chose  que  l'étincelle  jetée  sur  cet  amas  ef- 
frayant de  matières  inflammables;  il  ne  fallait  pas 
autre  chose  pour  causer  la  plus  terrible  des  explo- 
sions, pour  mettre  le  feu  aux  quatre  coins  du  monde 
civilisé.  Nous  dirait-on  par  hasard  que  c'est  là  une 
vaine  conjecture ,  une  théorie  bâtie  sur  des  fonde- 
ments imaginaires?  Non,  c'est  tout  simplement  un 
fait  :  il  devait  s'écouler  un  temps  considérable 
avant  la  naissance  de  Luther,  lorsque  le  cardinal 
Julien,  écrivant  au  pape  Eugène  IV,  lui  prédisait 


:2()0         DK  l'íaí'luiíínck  de  la  société 

à  hi  lettre  cette  longue  série  de  calamités  qui  de- 
^  aient  plus  tard  se  déchaîner  sur  la  terre  ;  et  quand 
on  a  lu  l'histoire  des  bouleversements  et  des  hor- 
reurs où  l'Europe  fut  plongée  par  l'hérésiarque  de 
Wurtemberg,  le  sang  se  glace  dans  les  veines  et  les 
cheveux  se  dressent  d'horreur,  en  rapprochant  tout 
cela  des  formidables  prophéties  que  ce  grand 
homme  faisait  retentir  aux  oreilles  du  pontife.  Vol- 
taire lui-môme,  dont  la  plume  féconde  et  variée 
servit  d'une  manière  si  puissante  aux  progrès  de 
l'incrédulité,  ne  fut  en  c{uelc{ue  sorte  que  le  complé- 
ment des  causes  de  désordre  entassées  avant  lui  ; 
il  croyait  tout  devoir  à  sa  plume,  tout  à  son  talent, 
et  cet  homme  est  comme  le  produit  des  circonstan- 
ces fatales  de  son  époque.  Leibnitz  pronostiquait  la 
révolution  religieuse  et  politique  dont  le  monde 
était  menacé,  sans  penser  assurément  à  Voltaire, 
avant  même  que  naquît  le  philosophe  de  Ferney. 
Il  est  nécessaire  de  détruire  les  fausses  idées  :  il 
faut  beaucoup  attribuer  à  la  série  des  événements , 
à  l'enchaînement  des  causes,  et  peu,  bien  peu,  à 
l'action  de  l'homme,  ainsi  qu'à  ses  talents.  La  Pro- 
vidence chrige  la  société  par  les  chemins  tracés  dans 
ses  plans  éternels:  les  hommes  qui,  par  leurs  ta- 
lents et  leurs  vertus,  produisent  un  grand  bien  dans 
le  monde,  peuvent  être  comparés  à  des  étoiles  bien- 
faisantes que  Dieu  se  plaît  à  semer  dans  le  ciel  de 
l'humanité;  les  hommes  au  contraire  qui  boulever- 
sent le  monde  sont  pareils  à  de  sanglantes  comètes 
(|ui  traversent  le  firmament  en  jetant  l'épouvante 


s  LU    LA    l'OÉSIE.  261 

parmi  les  peuples,  ou  bien  encore  à  de  fatales  va- 
peurs qui  s'élèvent  du  sein  d'une  société  corrom- 
pue, et  qui,  s' enflammant  au  milieu  des  airs  avec 
une  explosion  terrible,  répandent  la  frayeur,  le 
poison  et  la  mort  sur  ces  mêmes  sociétés  dont  les 
vices  et  la  corruption  leur  avaient  donné  naissance. 
Mais  laissons  ces  réflexions  qui,  bien  qu'applica- 
bles à  tous  les  genres  d'influences,  le  sont  éminem- 
ment à  celle  de  la  poésie;   laissons-les,   quoiqu'il 
fût  vrai  de  dire  qu'elles  suffiraient  seules  à  prouver 
combien  le  poète  est  une  vive  expression  de  la  société 
contemporaine,  à  quel  point  ses  œuvres  sont  le  ré- 
sultat naturel  du  milieu  qu'il  respire.  De  ces  consi- 
dérations générales ,  venons-en  à  des  observations 
purement  littéraires;  qu'il  ne  soit  pas  dit  que  nous 
fuyons  le  véritable  point  de  la  question  et  que  nous 
aimons  à  nous  perdre  dans  des  hauteurs  intellec- 
tuelles trop  éloignées  de  la  réalité,  trop  favorables 
par  là  même  aux  conjectures  aventureuses,   aux 
rêves  de  l'imagination ,  aux  preuves  de  sentiment. 
Ouvrons  l'histoire  même  de  la  poésie,  et  voyons  ce 
que  nous  trouvons  à  chacune  de  ses  pages.  Les 
seules  poésies  que  nous  connaissions  et  qui  font 
épociue  dans  les  fastes  de  la  littérature,  celles  par 
conséciuent  dont  nous  pouvons  apprécier  les  rap- 
ports avec  les  sociétés  respectives,  par  la  raison  que 
nous  avons  à  la  fois  sous  les  yeux  et  leurs  œuvres 
capitales,  et  le  tableau  do  la  religion,  des  usages  et 
des  mœurs  des  peuples  c}ui  les  ont  vues  naître,  ces 
poésies  sont  celles  des  Hébreux,  des  Grecs,  des 

15. 


262  DE    L'irsFLUEKCE    DE    LA    SOCIÉTÉ 

Romains,  du  moyen-âge,  de  l'Italie  et  de  l'Espa- 
gne, à  l'époque  de  leur  renaissance  littéraire,  du 
siècle  de  Louis  XIV,  du  siècle  de  Voltaire,  et  enfin 
la  poésie  de  notre  siècle. 

La  poésie  hébraïque,  étant  inspirée  par  Dieu 
même,  semblerait  devoir  être  exclue  de  cette  énu- 
mération  et  ne  pouvoir  être  l'objet  d'un  examen  litté- 
raire ;  il  semble  en  effet  que  des  œuvres  dictées  par 
l'inspiration  divine  ne  peuvent  être  soumises  aux 
appréciations  de  la  littérature,  aux  investigations  de 
l'esprit  humain.  Cette  réflexion  néanmoins,  qui  pré- 
sente à  première  vue  une  difficulté  frappante,  n'a 
plus  de  valeur  ni  d'application,  si  l'on  considère 
que  l'esprit  de  Dieu  devait  s'accommoder  au  ca- 
ractère aussi  bien  qu'aux  mœurs  du  peuple  auquel 
sa  parole  était  destinée,  et  que  s'il  consentait  à 
s'exprimer  dans  la  langue  des  Hébreux,  il  devait 
également  en  adopter  le  langage,  et  que  de  la  sorte 
le  tour  de  l'expression,  la  couleur  et  le  fonds  même 
du  tableau,  la  beauté  de  la  forme  et  la  nature  des 
sentiments,  tout  ce  qui  constitue,  en  un  mot,  la  poé- 
sie proprement  dite  peut  être  considéré  comme  un 
monument  national.  Si  du  reste  dans  la  poésie  de 
ce  peuple  se  trouve  dépeint  son  caractère  distinctif, 
si  l'on  y  trouve  l'expression  vraie  de  sa  religion, 
de  ses  usages  et  de  ses  mœurs ,  une  image  fidèle 
par  conséquent  de  l'intelligence,  de  l'imagination 
et  du  cœur  des  Hébreux,  tels  que  durent  les  former 
l'origine,  les  événements,  la  vie  tout  entière  de  ce 
peuple,  l'inspiration  divine  de  sa  poésie  devra  dès 


SUR   LA   POÉSIE.  Í263 

lors  ajouter  un  grand  poids  aux  considérations  que 
nous  avons  développées  ;  une  vérité  ne  saurait  re- 
cevoir de  justification  plus  éclatante  qu'en  se  trou- 
vant réalisée  par  celui-là  même  dans  le  sein  duquel 
résident  toutes  les  vérités,  et  qui  connaît  assurément 
le  cœur  de  l'homme,  sa  nature  et  ses  rapports, 
puisque  c'est  lui  qui  l'a  formé  et  qui  lui  inspira 
le  souffle  de  vie. 

Qu'était-ce  que  le  peuple  hébreu  ?  Nous  rencon- 
trons son  berceau  sous  la  cabane  du  pasteur  ;  puis 
nous  le  voyons  errant  avec  sa  tente,  sous  le  palmier 
du  désert.  Il  tombe  ensuite  sous  le  joug  de  fer  des 
vieux  Pharaons.  Délivré  par  la  main  du  Tout-Puis- 
sant à  force  de  prodiges  opérés  en  sa  faveur,  de 
maux  répandus  sur  la  terre  d'Egypte,  d'humiliations 
infligées  à  l'orgueil  des  prêtres  et  des  sages,  il  est 
conduit  dans  le  désert  par  ce  même  berger  venu 
de  Madian,  et  dont  la  verge  mystérieuse  avait  été 
l'instrument  de  tant  de  merveilles  :  la  mer  s'était 
partagée  devant  lui  et,  suspendant  ses  eaux  à  droite 
et  à  gauche  comme  des  murs  de  cristal,  avait  ouvert 
un  chemin  à  la  fuite  de  ce  peuple,  pour  ensevelir 
aussitôt  dans  ses  abîmes  Pharaon  et  son  armée  ;  une 
colonne,  de  feu  pendant  la  nuit,  de  fumée  pendant 
le  jour,  présidait  à  son  pèlerinage  ;  à  ses  yeux  s'é- 
taient enflammées  les  cimes  du  Sinaï.  Voyageur 
pendant  quarante  ans  dans  un  désert  aride,  il  avait 
incessamment  soupiré  après  cette  terre  de  promis- 
sion que  ses  pères,  Abraham,  isaac  et  Jacob,  avaient 
habitée.  Parvenu,  enfin,  au  terme  de  sa  course  à 


264         DE  l'im'Lueince  de  la  société 

travers  mille  obstacles,  mille  sanglants  combats  et 
les  plus  étonnants  prodiges,  il  vivait  seul,  isolé, 
presque  toujours  en  guerre  avec  les  peuples  voisins 
et  constamment  séparé  d'eux  par  ses  lois ,  sa  reli- 
gion et  ses  usages.  Imbu  des  plus  grandes  idées 
touchant  le  pouvoir  de  Dieu,  nourri  dans  ces  idées 
par  tous  les  faits  de  son  histoire ,  par  la  vue  des 
lieux  témoins  des  miracles  opérés  en  sa  faveur,  par 
la  pompe  des  cérémonies  et  des  sacrifices  symboli- 
ques destinés  à  lui  rappeler  sans  cesse  les  mêmes 
souvenirs  et  les  mêmes  sentiments,  il  attendait  avec 
confiance,  avec  une  pleine  foi  dans  les  anciennes 
promesses,  la  venue  d'un  homme  extraordinaire,  du 
Messie  primitivement  annoncé,  et  dont  la  naissance 
devait  changer  le  sort  de  l'univers.  Il  est  évident  que 
l'esprit  d'un  tel  peuple  devait  tout  naturellement 
s'élever  aux  pensées  les  plus  sublimes,  que  son  ima- 
gination ne  devait  rien  avoir  de  mesquin  et  de  pué- 
ril, et  que  son  génie,  soutenu  par  de  grandioses 
souvenirs  et  par  des  espérances  plus  grandioses  en- 
core, devait  se  montrer  grand  et  fécond  comme  la 
nature  elle-même,  irrésistible  et  profond  comme  les 
flots  de  l'Océan,  rapide  et  lumineux  comme  la 
foudre  qui  déchire  la  nue  au  sein  d'une  nuit  ora- 
geuse. 

Comme  ce  peuple  n'avait  jamais  éprouvé  les  dé- 
licates impressions  de  cette  vie  molle  et  tranquille 
qui  règne  dans  les  sociétés  civilisées,  comme  il 
était  sans  cesse  appelé,  ou  bien  au  pied  des  autels 
pour  invoc[uer  le  Dieu  de  ses  pères,  ou  bien  dans  les 


SLR    LA    POÉSIE.  265 

camps  pour  défendre  sa  patrie,  il  n'avait  pas  le 
temps  de  goûter  les  douceurs  de  la  vie  domestique, 
il  ne  pouvait  entretenir  en  lui-même  cette  source 
de  paisibles  sensations ,  de  doux  et  suaves  senti- 
ments qui  germent  en  foule  chez  les  peuples  voués 
au  ]3onheur  de  la  paix  ;  respirant  tour-à-tour  la  fu- 
mée religieuse  de  l'encens  et  la  sanglante  poussière 
des  combats,  ses  sentiments  devaient  également  par- 
ticiper à  ce  double  caractère.  S'il  parlait  à  son  Dieu, 
ridée  de  sa  majesté  le  glaçait  de  terreur  et  le  jetait 
le  front  contre  terre  ;  s'il  parlait  de  ses  ennemis,  il 
ne  pouvait,  au  souvenir  de  tant  de  ruines  et  de 
sang,  qu'appeler  sur  eux  d'une  voix  énergique 
l'humiliation,  la  destruction  et  la  mort.  Frappé  par 
le  spectacle  des  grands  événements  qui  semblaient 
reproduire  à  ses  yeux  la  grandeur  de  ses  origines, 
il  devait  conserver  encore  un  généreux  frémisse- 
ment dans  les  temps  même  de  trêve  et  de  paix,  sem- 
blable au  bronze  guerrier  cjui,  frappé  parle  bronze, 
conserve  longtemps  des  vibrations  sonores  et  puis- 
santes. 

La  forme  de  sa  pensée  ne  pouvait  ressembler  en 
rien  à  celle  de  la  pensée  des  autres  peuples.  Simple 
comme  le  langage  de  l'enfant,  forte  comme  la  voix 
de  l'homme  dans  le  désert,  sans  affectation  et  sans 
ambages ,  sans  aucun  de  ces  ornements  délicats  et 
maniérés  qu'on  rencontre  dans  les  autres  littéra- 
tures, la  poésie  de  ce  peuple  est  svelte  et  légère 
comme  la  biche  qui  bondit  dans  les  bois,  forte  et 
puissante  comme  le  rugissement  du  lion,  comme  la 


:266         DE  l'influence  de  la  société 

voix  du  tonnerre  au  sein  de  la  tourmente,  pure,  in- 
stantanée comme  le  rayon  du  soleil  qui  pénètre  tout- 
à-coup  dans  l'abîme.  C'est  tour-à-tour  une  vive  al- 
légresse qui  se  répand  en  sons  harmonieux  comme 
la  musique  qui  retentit  au  milieu  d'une  fête  ;  une 
profonde  terreur  semblable  à  celle  dont  le  voyageur 
est  saisi  quand  i!  est  surpris  par  la  tempête  dans 
l'immensité  du  désert  ;  une  mélancolie  plaintive 
comme  la  voix  d'un  peuple  assis  sur  les  ruines  de 
ses  foyers  ;  une  espérance  pleine  d'impatience  et  de 
transports,  comme  celle  d'un  enfant  qui  attend  un 
objet  désiré  delà  main  de  sa  mère  :  voilà  quelques- 
uns  des  caractères  qui  devaient  distinguer  le  peuple 
hébreu.  Sa  poésie  les  a-t-elle  réellement  exprimés  ? 
Qu'on  lise  la  Bible. 

La  poésie  des  Grecs,  celle  du  temps  d'Homère, 
cette  lyre  qui  résonnait  au  milieu  des  Hellènes, 
alors  que  ce  peuple  marchait  à  la  conquête  de  sa 
civilisation,  tandis  que  sa  physionomie  gardait  en- 
core en  partie  les  traits  grossiers  des  anciens  Pe- 
lages, cette  poésie  est  riche,  abondante  comme  la 
nature  même  qui  s'offrait  aux  regards  du  poète  ; 
robuste,  énergique  comme  les  bras  des  athlètes  qui 
luttaient  dans  l'arène;  exubérante,  animée  comme 
l'imagination  des  habitants  du  plus  heureux  climat, 
pleine  d'erreurs  et  de  folie  comme  les  autels  et  les 
divinités  mythologiques.  Les  traditions  primitives 
ayant,  en  effet,  été  corrompues  par  mille  fables  ridi- 
cules, les  plus  sublimes  vérités  se  trouvant  mêlées, 
confondues  avec  les  rêves  insensés  venus  de  l'É- 


SUR    LA    POÉSIE.  2G7 

gypte  et  de  la  Phénicie,  mais  colorés  par  les  bril- 
lants rayons  du  beau  ciel  de  la  Grèce,  Homère  nous 
présente  toutes  ces  choses  à  la  fois  dans  un  vasle 
et  magnifique  tableau  :  son  pinceau  frémit  d'inspi- 
ration et  de  vie,  mais  on  voit  qu'il  l'a  trempé  dans 
des  couleurs  altérées  et  fausses;  son  dessin  est  large 
et  vigoureux ,  mais  il  fourmille  de  toutes  parts  de 
taches  honteuses.  C'est  là  une  incontestable  vérité, 
n'en  déplaise  aux  admirateurs  d'Homère;  le  beau 
ne  peut  exister  sans  vérité,  et  la  vérité  n'est  pas 
dans  les  rêves  extravagants  d'une  imagination  en 
délire.  Est-ce  que  mon  intention  serait  néanmoins 
de  refuser  au  vieil  Homère  la  palme  glorieuse  dont 
l'admiration  des  peuples  l'a  couronné?  Non,  mais 
je  ne  puis  l'admirer  en  aveugle,  et  je  me  ris  des 
hommes  qui  prétendent  nous  le  donner  comme  l'u- 
nique modèle  ;  j'ai  pitié  de  ceux  qui  se  figurent  qu'il 
n'y  a  plus  rien  à  faire  quand  on  a  lu  V Iliade.  Non, 
malgré  tous  mes  efforts  et  toute  ma  bonne  volonté, 
je  ne  puis  me  persuader  que  ce  poète  ait  marqué  la 
suprême  limite  à  laquelle  peut  atteindre  l'esprit 
humain. 

Qu'on  vante  les  beautés  d'Homère,  je  le  veux 
bien,  quand  il  peint  avec  tant  de  vérité  les  scènes  de 
la  nature,  sa  touche  délicate,  inimitable,  si  l'on  veut, 
quand  il  exprime  les  sentiments  les  plus  tendres  et 
les  plus  suaves  ;  qu'on  déclare  sa  poésie  sublime  et 
terrible,  alors  qu'elle  retrace  le  pouvoir  de  Jupiter, 
la  fureur  des  combats  et  celle  des  éléments  ;  qu'on 
ajoute,  pour  être  juste  et  vrai,  qu'il  écrivait  aussi 


268  DE  l'iwluelNck  de  j,a  société 

bien  que  pouvait  le  comporter  son  époque,  il  se 
trou\era  qu'on  aura  rendu  mon  idée  principale. 
Mais  prétendre  nous  le  donner  comme  la  source 
unique  de  tout  c€  qui  est  beau,  comme  un  modèle 
dont  il  n'est  plus  permis  d'approcher,  c'est  à  mes 
yeux  une  exagération  inexplicable,  un  véritable 
fanatisme  littéraire.  Sans  doute,  Homère  de\ait 
enthousiasmer  les  Grecs,  comme  étant  leur  expres- 
sion poétique  ;  il  devait  plaire  aux  Romains,  à 
cause  du  rapport  de  leurs  idées  avec  les  siennes, 
à  cause  des  mœurs  antiques  et  des  glorieux  souve- 
nirs qu'il  leur  rappelait,  et  dont  l'éclat  se  reflétait 
d'une  manière  si  vive  sur  leurs  traditions  et  leurs 
monuments  ;  mais  vouloir  qu'il  produise  le  même 
effet  sur  les  peuples  modernes,  c'est  ne  connaître  ni 
la  poésie,  ni  la  société,  ni  l'homme  ;  c'est  préten- 
dre, pour  ainsi  parler,  que  l'Europe  actuelle  se  lève 
en  masse  pour  venger  la  querelle  de  Priam  et  de 
Paris. 

Déjà,  du  temps  d'Horace,  les  idées  et  les  mœurs 
avaient  subi  de  si  profonds  changements,  que  l'au- 
teur de  VArt  poéti(¡ue,  lisant  les  poèmes  d'Homère, 
sentait  qu'ils  tombaient  parfois  de  ses  mains  :  Quan- 
cloqiic  bonus  dormilat  Ilomeriis,  disait-il  avec  au- 
tant de  grâce  que  de  vérité.  Et  ne  nous  faisons  point 
illusion  :  pour  nous,  il  dort  beaucoup  plus  souvent. 
Bien  des  fois  aussi,  l'enthousiasme  qu'il  excite  est  un 
enthousiasme  factice  et  conventionnel  :  on  part  de 
cette  idée  qu'on  va  lire  ce  qui  s'est  jamais  fait  de 
plus  beau,  on  se  croit  obligé  dès  lors  h  faire  de  l'ad- 


SHK    LA    POÉSIE.  269 

jiiiration  et  de  l'enthousiasme,  sous  peine  de  donner 
une  triste  idée  de  son  goût;  et  s'il  le  faut,  lors 
même  que  le  cœur  est  resté  froid  comme  glace  et 
que  l'esprit  n'en  peut  plus  de  toutes  ces  divinités 
extravagantes  qui  pullulent  dans  les  pages  du 
poète,  on  en  parlera  à  grand  renfort  d'expressions 
hyperboliques,  on  se  condamnera  même  à  le  relire 
avec  une  insatiable  ardeur,  toujours  pour  éviter  la 
note  infamante  d'esprit  étroit,  ignorant  et  grossier. 
11  y  a  beaucoup  de  vérité  dans  ces  observations  : 
sachons  le  reconnaître,  et  mettons  loyalement  la 
main  sur  notre  cœur. 

La  poésie  latine  présente  un  caractère  bien  diffé- 
rent de  la  poésie  grecque  :  elle  n'a  ni  sa  simplicité, 
ni  son  naturel  ;  elle  n'en  égale  pas  les  beautés  et  ne 
possède  pas  l'inappréciable  avantage  de  rendre  fidè- 
lement les  idées ,  les  mœurs  et  la  physionomie  du 
peuple  dont  elle  devait  être  l'expression.  Pour  diri- 
ger la  jeunesse  dans  l'art  de  la  poésie,  Horace  lui 
donnait  ces  sages  conseils  : 

.....  Vos  exemplaria  grseca 
Nocturna  vérsate  manu,  vérsate  diurna. 

Ce  n'est  pas  moi  qui  révoquerai  en  doute  la  finesse 
et  le  tact  du  poète  latin  dans  cette  circonstance; 
mais  il  me  sera  bien  permis  de  dire  que  toute  poé- 
sie courbée  sous  le  joug  de  l'imitation  perd  par 
cela  seul  ses  plus  beaux  caractères,  tels  que  la  vé- 
rité, l'originalité,  le  naturel;  qu'il  est  même  à  peu 
près  impossible  qu'un  poète  imitateur  ait  tout  le 


:270         DE  l'lnfluence  de  la  société 

mérite  cp'il  aiiréut  eu  s'il  s'était  abandonné  à  ses 
propres  inspirations.  J'avouerai  sans  peine  qu'iÎ 
évitera  parfois,  en  imitant,  de  très  graves  défauts; 
mais  je  tiens  pour  certain  qu'il  ne  s'élèvera  pas  à 
de  grandes  beautés.  Si  la  poésie  doit  être  le  langage 
de  l'inspiration  et  du  sentiment,  si  l'on  ne  peut  se 
la  représenter  comme  une  statue  froide  et  sans 
àme,  s'il  ne  suffit  pas  pour  être  poète  de  savoir 
prendre  ses  proportions  avec  la  règle  et  le  compas, 
on  ne  saurait  nier  qu'un  auteur  dont  le  but  est  d'en 
imiter  un  autre  ne  perde  en  grande  partie  son  ca- 
ractère de  poète,  puisqu'il  arrête  par  là  même 
l'essor  de  son  imagination  et  de  sa  pensée,  et  qu'il 
tarit  dans  leur  source  les  nobles  inspirations  et  les 
beautés  de  premier  ordre.  De  là  vient  sans  doute 
que  la  poésie  romaine,  qui  est  presque  toujours  une 
poésie  d'imitation,  manque  de  ce  premier  caractère, 
essentiel,  comme  nous  l'avons  dit,  à  toute  composi- 
tion poétique,  d'être  la  véritable  expression  de  la 
société  contemporaine.  La  vérité  de  cette  observa- 
tion ne  saurait  guère  être  contestée,  pourvu  qu'on 
la  restreigne  toutefois  à  de  justes  limites  et  qu'on 
en  détermine  le  véritable  sens.  L'Enéide  est  bien 
loin  d'exprimer  les  idées  et  les  mœurs  du  siècle 
d'Auguste  ;  et  c'est  pour  cela  qu'en  dépit  de  ses 
richesses  et  de  ses  beautés,  elle  ne  pouvait  jamais 
parvenir  à  la  hauteur  d'une  œuvre  réellement  na- 
tionale: il  n'était  pas  possible  que  les  tableaux 
retracés  par  le  poète  excitassent  parmi  les  Romains 
un  enthousiasme  assez  grand  pour  que  le  peuple 


SUR    LA   rOÉSIE.  271 

se  groupât  en  foule  autour  du  rapsode  chantant  les 
morceaux  choisis  du  poème.  Malgré  cela  néan- 
moins, quoique  V Iliade  perce  trop  souvent  à  tra- 
vers V Enéide,  quoique  nous  ne  sentions  pas  battre 
le  cœur  de  Virgile  avec  cette  ardeur  et  ces  trans- 
ports qui  remplissaient  le  cœur  d'Homère,  quoique 
les  tableaux  de  V Enéide  ne  puissent  nous  servir  à 
connaître  les  mœurs  et  les  idées  de  son  siècle,  il  y 
a  quelque  chose  qui  le  laisse  entrevoir:  c'est  la 
merveilleuse  élégance  du  style,  Tampleur  et  la 
magnificence  des  peintures,  la  délicatesse  des  sen- 
timents et  la  supériorité  de  rintelligence.  îl  n'est 
pas  difficile  de  se  transporter  au  temps  où  le  poète 
écrivait.  On  voit  bien  qu'il  ne  répandait  pas  ses  vers 
au  milieu  d'une  nature  à  demi  civihsée,  au  sein 
d'une  société  possédant  encore  la  candeur  de  l'en- 
fance ou  la  vigueur  de  la  jeunesse 

L'Iliade  est  un  arbre  exubérant  et  superbe  qui 
s'élève  au  milieu  des  bois,  dont  la  force  etlamajesté 
s'accroissent  et  par  les  ardeurs  du  soleil  et  par  le 
souftle impétueux  des  vents;  V Enéide  est  ce  même 
arbre,  mais  transplanté  dans  un  délicieux  jardin,  où 
il  s'élève  caressé  par  la  douce  haleine  des  zéphyrs, 
arrosé  et  cultivé  par  des  mains  ingénieuses  et  déli- 
cates. Et  voilà  pourquoi  V Enéide  aussi,  quoique  ce 
soit  là  une  œuvre  d'imitation,  exprime  et  représente 
l'étatde  la  société  qui  fa  vue  naître;  voilà  comment 
la  poésie  respire  encore  sous  ce  rapport  l'atmo- 
sphère où  le  poète  a  vécu.  On  peut  même  faire  à 


:272      DE  l'iinfll'ence  de  la  sociétjk,  etc. 

cet  égard  une  autre  observation  (lui  ne  manque  pas 
d'importance  :  une  poésie  qui  ne  chante  (jue  d'a- 
près des  modèles  connus  est  la  véritable  expres- 
sion d'un  peuple  naturellement  imitateur,  d'un  peu- 
ple qui  semble  avoir  tout  emprunté,  ses  usages, 
ses  mœurs,  sa  religion  et  jusqu'à  ses  idées,  d'un 
peuple  en  un  mot  dont  la  physionomie  semble  avoir 
éié  moulée  sur  celle  du  peuple  qu'il  avait  pris  pour 
modèle.  Ceux  qui  connaissent  l'histoire  des  Grecs 
et  des  Romains  peuvent  apprécier  la  portée  de 
cette  observation ,  s'ils  se  rappellent  en  particulier 
que,  du  temps  d'Auguste,  les  Romains  n'étaient 
plus  les  descendants  des  Camille ,  des  Regulus  et 
des  Scipion,  que  les  idées  et  les  mœurs  de  la  Grèce 
les  avaient  alors  envahis,  de  telle  sorte  cependant 
qu'ils  avaient  hérité  des  vices  de  cette  nation,  et 
non  de  ses  vertus 


LE  SOCIALISME. 

(Qualrième  Arlicle.) 

L'UTOPIE  DE  THOMAS  iMORUS. 

Parmi  les  philosophes  qui  se  sont  distingués 
dans  l'Europe  moderne  par  leurs  plans  de  réforme 
sociale,  figure  un  nom  aussi  grand  dans  les  annales 
de  l'Église  que  dans  celles  de  Fhumanité;  sa  gran- 
deur et  son  illustration  reposent  sur  des  bases 
reconnues  dans  tous  les  temps  et  dans  tous  les 
pays,  le  savoir,  la  vertu,  l'héroïsme.  Nous  voulons 
parler  de  Thomas  Morus ,  de  ce  grand-chancelier 
d'Angleterre  qui  scella  de  son  sang  son  attachement 
à  la  loi  catholique,  qui  sut  opposer  une  généreuse 
résistance  à  la  tyrannie  d'Henri  VÍI1,  préférer  le 
devoir  à  la  fortune,  la  conscience  à  la  vie.  Celui  qui 
marche  sans  crainte  à  l'échafaudpourne  pas  trahir 
la  cause  de  son  Dieu,  celui  qui  aime  mieux  obéir  à 
Dieu  qu'aux  hommes  et  qui  subit  ainsi  le  dernier 
supplice;  celui-là,  cpand  il  vient  à  parler  de  la 
société,  à  émettre  sur  ce  sujet  des  idées  nouvelles, 
des  plans  de  réforme  qui  auraient  pour  effet  de  ren- 
verser les  systèmes  suivis  jusqu'à  ce  jour,  et  plus 


274  LE    SOCIALISME. 

spécialement  rorganisation  clc  son  époque,  celui- 
là,  disons-nous,  mérite  bien  que  nous  nous  occupions 
de  ce  qu'il  a  dit  et  pensé  ;  car  un  tel  homme  est 
trop  profondément  versé  dans  la  science  de  la  re- 
ligion, pour  accréditer  des  théories  en  opposition 
avec  les  doctrines  de  l'Église. 

11  est  d'autant  plus  important  d'examiner  les 
idées  de  Thomas  Morus,  que  les  ennemis  de  la  vé- 
rité pourraient  s'emparer  de  son  nom  pour  donner 
à  entendre  qu'en  condamnant  les  doctrines  de  cer- 
tains novateurs,  nous  enveloppons  dans  la  même 
condamnation  l'une  des  gloires  du  catholicisme. 

Nous  croyons  pouvoir  démontrer  que  les  doctri- 
nes du  grand-chancelier  n'ont  rien  de  commun 
avec  celles  de  Saint-Simon,  de  Fourrier  et  d'Owen, 
et  que  s'il  y  a  beaucoup  à  reprendre  dans  plusieurs 
passages  de  son  œuvre,  il  ne  perd  jamais  de  vue 
les  lumières  de  la  religion  dans  la  solution  des  grands 
et  difficiles  problèmes  qu'il  avait  abordés,  que  le 
christianisme  lui  sert  toujours  de  flambeau,  lors 
même  qu'il  semble  faire  abstraction  de  ses  divins 
enseignements. 

La  publication  de  la  fameuse  Utopie  de  Mo]'us, 
dansja  première  moitié  du  xvi'  siècle,  est  un  phé- 
nomène qui  montre  à  découvert  le  mouvement  des 
esprits  à  cette  époque  ;  ce  phénomène  nous  fait  voir 
en  même  temps  avec  quelle  ignorance  ou  quelle 
mauvaise  foi  les  protestants  et  les  incrédules  ont 
affirmé  que,  sans  la  révolution  religieuse  excitée 
par  Luther,  l'enicndement  humain  fût  demeuré 


l'utopie   de   THOMAS   MORUS.  275 

dans  les  ténèbres  et  l'esclavage.  On  trouve  dans 
l'œuvre  si  remarquable  de  Moras  des  vues  si  éle- 
vées, des  sentiments  si  généreux,  un  tel  désir 
d'améliorer  le  sort  du  genre  humain,  qu'on  est 
étonné  de  voir  un  homme  de  cette  époque  pénétrer 
aussi  avant  dans  la  connaissance  de  l'organisation 
sociale,  et  de  plus  émettre  ses  idées  avec  tant  de 
courage  et  de  liberté. 

L'illustre  chancelier  condamnait  déjà  de  son 
temps  le  défaut  et  l'excès  de  travail  auxquels  les 
pauvres  sont  encore  sujets  de  nos  jours.  Il  appar- 
tient aux  magistrats  établis,  disait-il,  d'empêcher 
le  vagabondage  et  de  faire  que  chaque  membre  du 
corps  social  ait  une  occupation  réelle.  Mais  il  ne  faut 
pas  non  plus  que  la  journée  du  travailleur  com- 
mence de  trop  bonne  heure  et  se  prolonge  trop 
avant  dans  la  nuit;  il  ne  faut  pas  que  l'homme  soit 
excédé  de  travail  comme  la  bête;  car  c'est  un  mal- 
heur plus  grand  que  celui  de  l'esclavage,  que  d'être 
soumis  à  un  travail  sans  interruption,  comme  cela 
n'arrive  que  trop  souvent  en  dehors  de  l'Utopie, 
dans  le  monde  des  réalités  contemporaines. 
'  Un  des  moyens  proposés  par  l'auteur,  pour  aug- 
menter la  richesse,  pour  assurer  l'abondance  de 
toutes  les  choses  nécessaires  à  la  vie,  c'est  de  ne 
pas  souffrir  dans  la  société  un  grand  nombre  de 
bras  improductifs  et  seulement  propres  à  consumer 
le  travail  des  autres.  Il  se  plaignait  de  ce  que  l'im- 
mense majorité  des  femmes  et  plusieurs  classes 
d'hommes  passaient  leur  vie  dans  l'oisiveté,  de  ce 


:27G  LE    SOCIALISME. 

qup  \c  nombre  de  ceux  qui  s'occupent  à  des  travaux 
utiles  ou  nécessaires  se  trouvait  si  réduit;  il  ajou- 
tait que  si  les  hommes  occupés  à  des  arts  inutiles 
et  ceux  qui  passent  leurs  jours  dans  le  repos  et  la 
mollesse  se  consacraient  à  des  travaux  réellement 
profitables,  on  verrait  abonder,  en  peu  de  temps, 
toutes  les  choses  nécessaires,  non-seulement  à  la 
subsistance,  mais  encore  au  bien-être  du  genre  hu- 
main. «  Dans  toutes  les  républiques,  disait-il,  dans 
celles  mêmes  qui  sont  les  plus  florissantes,  où  per- 
sonne, par  conséquent,  n'a  à  craindre  de  mourir 
de  faim,  chacun  travaille  bien  plutôt  néanmoins  à 
ses  commodités  particulières  qu'au  bonheur  pu- 
blic  » 

(c  Oserait-on  également  comparer  l'égalité  so- 
ciale, telle  qu'elle  est  comprise  chez  les  autres  na- 
tions, avec  celle  qui  doit  régner  dans  la  république 
d'Utopie?  Quelle  justice  y  a-t-il  à  ce  qu'un  noble 
ou  un  plébéien  usurier,  à  ce  qu'un  homme  sans  oc- 
cupation, ou  dont  le  travail  est  à  peu  près  inutile, 
ait  tous  les  moyens,  malgré  son  oisiveté,  de  se  créer 
une  vie  déUcieuse  et  splendide,  tandis  que'  l'escla- 
ve, r homme  des  champs,  ou  bien  un  employé  pu- 
blic, en  travaillant  souvent  le  jour  et  la  nuit,  avec 
une  fatigue  qiîe  la  brute  ne  pourrait  supporter,  ga- 
gne à  peine  le  grossier  aliment  que  les  bêtes  privées 
de  raison  se  procurent  avec  moins  d'incommodité, 
avec  moins  de  peine  et  d'efforts,  sans  éprouver  du 
moins  l'horrible  appréhension  de  manquer  un  jour 
du  nécessaire?  Poui'  le  malheureux  journalier,  le 


l'utopie    de    THOMAS    MORLS.  1277 

maigre  fruit  de  son  travail  et  la  pensée  que  sa  vieil- 
lesse s'écoulera  dans  la  plus  affreuse  indigence, 
r affligent  et  le  torturent  :  son  salaire  lui  suffit  à 
peine  pour  se  sustenter  ;  il  ne  peut  donc  se  créer 
aucune  réserve  afin  de  passer  des  jours  moins 
malheureux,  quand  Tàge  aura  brisé  ses  forces. 
N'est-elle  donc  pas  bien  injuste  et  bien  cruelle, 
cette  république  où  la  meilleure  partie  des  revenus 
est  absorbée  par  une  aristocratie  oisive,  par  des 
hommes  occupés  à  des  choses  inutiles  ou  même 
nuisibles,  des  baladins,  des  danseurs,  des  inventeurs 
de  nouveaux  plaisirs,  tandis  qu'on  ne  montre  ni 
sollicitude  ni  pitié  pour  les  agriculteurs  et  les  arti- 
sans, sans  lesquels,  cependant,  il  ne  saurait  y  avoir 
de  république?  Elle  abuse,  avec  un  orgueilleux  dé- 
dain, des  travaux  qui  pourraient  seuls  lui  devenir 
profitables;  elle  oublie  les  peines  et  les  efforts  qu'ils 
coûtent  à  l'ouvrier,  et  quand  ce  dernier  se  trouve 
dans  le  besoin,  après  avoir  passé  de  longues  années 
dans  les  plus  rudes  fatigues,  quand  il  est  accablé 
par  rage  et  les  infirmités,  elle  ne  sait  le  récompen- 
ser de  ses  bienfaits  et  de  ses  peines  qu'en  le  lais- 
sant mourir  de  faim.  Mais  que  dire,  surtout,  des 
riches  qui  retiennent  le  salaire  du  pauvre,  non-seu- 
lement par  la  fraude  et  la  violence,  mais  quelque- 
fois môme  sous  la  protection  des  lois?  11  est  vrai 
cju'une  injustice  aussi  criante  que  celle  de  ne  pas 
récompenser  des  hommes  qui  se  sont  épuisés  pour 
le  service  et  le  bonheur  publics,  on  a  trouvé  le 
moyen  de  l'excuser,  de  la  légitimer  par  une  loi  nou- 
m.  1(5 


278  LE    SOCIALISME. 

velle,  cachant  ainsi,  sous  le  nom  d'équité,  l'ingrati- 
tude et  l'iniquité  même.  Telles  sont  les  inventions 
des  riches  pervers  :  on  les  voit  se  partager  entre 
eux,  avec  une  insatiable  avidité,  les  choses  qui  de- 
vaient servir  au  bien-être  de  tous 

«  Voyez  ce  c{ui  se  passe  dans  les  années  de  stéri- 
lité, où  des  milliers  de  personnes  meurent  de  faim. 
J'oserai  bien  affirmer,  sans  détour,  que  si,  à  la  fin 
d'une  telle  disette,  on  mettait  à  découvert  les  gre- 
niers des  riches,  il  s'y  trouverait  assez  de  blé  pour 
que,  réparti  à  temps  entre  les  nécessiteux,  pas  un 
n'eût  été  victime  de  la  famine.  On  eût  pu  facile- 
ment d'ailleurs  pourvoir  aux  nécessités  publiques, 
si  l'argent,  inventé  pour  le  bien  de  tous,  n'eût  servi 
justement  à  éloigner  le  remède  de  tous  ces  maux. 
Je  ne  doute  pas  que  les  riches  eux-mêmes  ne  sen- 
tent et  ne  comprennent  la  vérité  de  ces  paroles  ;  ils 
ne  peuvent  ignorer  combien  leur  propre  conchtion 
serait  plus  avantageuse  si  aucun  membre  de  la  so^ 
ciété  ne  manquait  du  nécessaire,  de  combien  de 
maux  ils  s'añ"ranchiraient,  dans  le  cas  où  leurs  ri- 
chesses seraient  moins  abondantes,  mais  accompa- 
gnées d'une  plus  grande  sécurité.  Je  tiens  pour  cer- 
tain que  le  respect  pour  l'autorité  de  Jésus-Christ, 
dont  la  sagesse  et  la  bonté  infinies  n'ont  pu  con- 
seiller ;i  l'homme  cjue  ce  qu'il  y  a  de  plus  avanta- 
geux pour  lui,  aurait  soumis  le  monde  à  des  lois 
plus  raisonnables  et  plus  conformes  à  la  charité,  s'il 
n'eût  rencontré  une  fatale  opposition  dans  l'orgueil, 
leciuel  estime  moins  ses  biens  propres  que  les  biens 


l'utopie    de    THOMAS    MORLIS.  279 

cV autrui,  et  trouve  un  cruel  plaisir  à  tenir  les  pau- 

^•res  dans  Thumiliation  et  le  dénûment 

» 

Nous  voulons  maintenant  présenter  une  idée  de 
l'organisation  d'une  république,  telle  que  l'enten- 
dait Morus  ;  on  aimera  sans  doute  à  connaître  les 
grandes  vues  et  les  doux  sentiments  de  cette  âme  si 
pure  et  si  belle.  Qu'on  ne  s'attende  pas  à  voir  ici 
les  plans  immoraux  et  dégradants  de  Saint-Simon, 
de  Fourier  ou  d'Owen;  loin  de  là,  l'illustre  chan- 
celier, tout  en  se  proposant,  il  est  vrai,  d'esquisser 
une  république  bien  différente  de  celles  qu'on  avait 
jusque-là  vues  sur  la  terre,  respectait,  avant  tout, 
les  éternels  principes  de  la  morale  et  de  la  vertu  ; 
non-seulement  il  ne  lâchait  en  rien  les  rênes  aux 
passions,  ne  fomentait  aucun  vice,  comme  ne  l'ont 
que  trop  fait  les  novateurs  de  notre  époque  ;  mais  il 
n'essayait  de  rendre  les  hommes  plus  heureux  qu'en 
les  rendant  meilleurs,  en  réprimant  leurs  inclina- 
tions mauvaises,  en  les  conduisant  à  la  pratique 
de  toutes  les  vertus. 

On  compte  dans  l'île  d'Utopie  cinquante-quatre 
villes,  ayant  toutes  la  même  langue,  les  mêmes  lois, 
les  mêmes  institutions,  et  toutes  construites  sur  le 
même  plan.  Les  plus  rapprochées  les  unes  des  au- 
tres ne  sont  néanmoins  séparées  que  par  une  dis- 
tance de  vingt-quatre  mille  pas;  mais  aucune  n'est 
assez  éloignée  pour  qu'un  piéton  n'en  puisse  faire 
le  chemin  dans  une  journée.  La  capitale  s'appelle 
Amauroto;  elle  est  située  au  milieu  de  l'île;  là  se 


^80  LE    SOCIALISME. 

rendent  tous  les  ans  trois  citoyens  de  chaque  ville 
subalterne,  recomniandables  par  leur  âge  et  leur 
expérience. 

Aucune  de  ces  villes  n'a  plus  de  vingt  mille  pas 
détour,  excepté  celles  qui  sont  les  plus  écartées,  leur 
éloignement  même  leur  permettant  une  plus  grande 
étendue.  Les  agriculteurs  se  considèrent  plutôt 
comme  les  usufruitiers  que  comme  les  maîtres  ab- 
solus de  la  terre.  Chaque  famille  agricole  se  com- 
pose au  moins  de  quarante  personnes  ;  là  se  trou- 
vent désignés  le  père  et  la  mère  de  famille,  et  ce 
choix  ne  peut  tomber  que  sur  des  personnes  d'un 
âge  avancé  et  de  mœurs  irréprochables  ;  trente 
réunions  de  cette  nature  forment  une  espèce  de  dis- 
trict gouverné  par  un  chef.  Les  habitants  des  villes 
se  rendent  successivement  à  la  campagne  pour  se 
livrer  aux  travaux  de  l'agriculture,  et  chaque  année 
vingt  membres  de  chaque  famille  agricole  rentrent 
dans  les  villes  après  avoir,  pondant  deux  ans,  tra- 
vaillé dans  les  fermes.  Aucun  citoyen  ne  demeure 
ainsi  dans  l'oisiveté,  puisqu'il  en  sort  un  égal  nom- 
bre pour  aller  travailler  aux  champs.  Nul  n'ignore, 
de  la  sorte,  l'art  précieux  de  labourer  la  terre,  tous 
s'accoutument  aux  travaux  de  la  campagne;  on 
laisse  même,  à  ceux  qui  montrent  un  goût  prononcé 
pour  ce  genre  d'occupations,  le  droit  de  les  conti- 
nuer au-delà  du  terme  fixé.  Tous  les  instruments 
d'agriculture  sont  fournis  par  le  magistrat  à  chaque 
citoyen,  sans  qu'il  en  coi^ite  rien  à  celui-ci.  Quand 
arrive  le  moment  des  travaux,  les  directeurs  agri- 


l'utopie    de    THOMAS   MORUS.  281 

coles  avertissent  le  magistrat  du  nombre  de  bras 
qui  sont  nécessaires,  et  les  ouvriers  sortent  de  la 
ville  pai'  un  temps  serein,  mènent  à  bout  le  travail 
en  peu  d'heures,  et  mettent  la  récolte  à  l'abri  de 
tout  contre-temps. 

On  élit  tous  les  ans  un  chef  pour  trente  familles; 
ce  chef  était  autrefois  nommé  dans  la  langue  du 
pays  syphogrante,  et  maintenant  philarque.  Tous 
les  dix  philarques  ont  un  chef  d'un  ordre  supérieur, 
anciennement  appelé  tranivore ,  et  aujourd'hui 
protophilarque.  Les  syphograntes  sont  au  nombre 
de  deux  cents;  ils  promettent  par  serment  d'élire 
au  scrutin  secret,  pour  chef  suprême,  l'un  des  quatre 
candidats  proposés  par  le  peuple,  celui  qu'ils  juge- 
ront eux-mêmes  le  plus  digne  de  cet  honneur.  La 
dignité  de  chef  suprême  esta  vie,  pourvu  néanmoins 
qu'il  ne  soit  pas  soupçonné  de  vouloir  twanniser 
l'État.  Les  tranivores  se  consultent  avec  le  chef  ou 
prince  tous  les  trois  jours,  à  moins  qu'une  affaire 
urgente  n'exige  de  plus  fréquentes  déhbérations  ; 
ils  n'arrêtent  jamais  un  projet  sans  l'avoir  discuté 
trois  jours  d'avance.  Parfois  les  affaires  sont  trai- 
tées dans  les  assemblées  générales  de  toute  l'île. 

Il  est  d'usage  dans  le  sénat  de  ne  point  établir  la 
discussion  sur  un  projet,  le  jour  même  où  il  a  été 
proposé  ;  on  évite  par  là  que  chaque  indi^  idu  se 
hasarde  à  dire  inconsidérément  la  première  chose 
({lii  lui  vient  à  la  pensée ,  et  qu'il  s'obstine  en- 
suite dans  son  opinion  plutôt  par  un  faux  sentiment 

de  honte  que  par  un  sincère  désir  du  bien  public. 

16. 


:28:2  Lu  sociALiSMi:. 

Les  jeux  de  dés  sont  déi^endus  dans  l'île.  On  n'y 
permet  que  deux  manières  fort  remarquables  de 
jouer  aux  échecs  :  la  première  représente  une  ba- 
taille où  l'un  des  deux  partis  dépouille  l'autre  ;  la 
seconde  a  un  caractère  moral  beaucoup  plus  élevé, 
elle  simule  un  combat  des  vices  contre  les  vertus,  et 
dans  lequel  chaque  vice  se  trouve  opposé  à  la  vertu 
contraire;  dans  les  différentes  péripéties  de  la  lutte, 
dans  les  moyens  d'attaque  et  de  défense,  on  retrace 
ce  qui  réellement  fait  triompher  la  vertu  du  vice. 

Les  cités  se  composent  de  familles,  oii  les  enfants 
vivent  sous  le  gouvernement  et  l'autorité  du  plus 
âge  des  vieillards,  si  toutefois  la  raison  de  celui-ci 
n'a  pas  été  affaiblie  par  l'âge,  auquel  cas  il  est  rem- 
placé par  le  suivant.  Quand  une  famille  est  peu 
nombreuse,  les  autres  lui  cèdent  un  certain  nombre 
d'enfants.  Quand  la  population  est  trop  grande  dans 
une  cité,  on  envoie  l'excédant  à  la  cité  où  la  popu- 
lation serait  moins  abondante  ;  et  si  l'île  entière  a 
trop  d'habitants,  on  fonde  des  colonies  sur  les  terres 
les  plus  rapprochées. 

Chaque  ville  se  divise  en  quatre  quartiers,  et  au 
centre  de  chaque  quartier  se  trouve  une  place  où 
sont  réunies  toutes  les  productions  de  l'agriculture 
et  des  arts.  Chaque  père  de  famille  va  i)rendre  là 
les  choses  nécessaires  pour  lui  et  les  siens,  sans 
donner  ni  argent  ni  autre  objet  en  échange.  Les  ani- 
maux morts  sont  placés  dans  un  lieu  où  l'on  puisse 
les  laver  avec  soin.  Et  il  est  à  remarquer  qu^on  ne 
permet  à  aucun  citoyen  de  les  égorger,  de  les  dé- 


L'líTOrjE   DE   THOMAS   MORUS.  1283 

l)ecer  ou  de  les  dépouiller,  de  peur  qu'une  semblable 
occupation  n'introduise  péunui  les  habitants  de  l'île 
la  cruauté  et  la  barbarie,  en  leur  faisant  perdre 
peu  à  peu  la  répulsion  et  l'horreur  que  de  tels  actes 
doivent  inspirer.  Voilà  pourquoi  les  esclaves  seuls 
sont  employés  à  ce  travail.  Les  citoyens  ont  une 
table  commune,  et  le  système  d'après  lequel  on  or- 
ganise les  repas  mérite  de  fixer  l'attention.  Chaque 
district  a  des  salles  publiques  dans  la  maison  du  sy- 
phogrante,  lequel  est  par  conséquent  chargé  de 
nourrir  trente  familles,  quinze  de  chaque  côté 
de  la  table.  A  des  heures  marc|uées,  les  dépensiers 
se  rendent  à  la  place  pour  se  pourvoir  de  toutes  les 
choses  nécessaires,  après  néanmoins  cjue  le  dépen- 
sier de  rhôpital  a  pris  ce  dont  il  avait  besoin  pour 
la  nourriture  et  l'entretien  des  malades. 

Dans  chaque  ville  il  y  a  quatre  hôpitaux  publics, 
très  rapprochés  de  la  ville  sans  doute,  mais  toute- 
fois en  dehors  des  murs;  ils  sont  si  vastes  qu'en  les 
voyant  on  les  prendrait  pour  un  village  entier. 
L'heureuse  disposition  des  salles,  l'abondance  de 
toutes  les  choses  nécessaires,  la  sollicitude  et  la 
charité  desservants,  lesecours  de  médecins  habiles, 
en  un  mot  la  réunion  de  tout  ce  qu'on  peut  désirer, 
fait  que  les  malades  aiment  mieux  aller  à  l'hospice 
que  de  rester  chez  eux. 

Quand  vient  l'heure  de  dîner  ou  de  souper,  les 
familles  sont  appelées  au  son  de  la  trompette.  Si 
quelqu'un  désire  emporter  chez  soi  une  portion  des 
ahments  servis,  on  ne  l'en  empêche  pas,  parce 


284  LE    SOCIALISME. 

qu'on  sii])posc  que  celui  qui  le  fait  en  a  réellement 
besoin. 

La  présence  au  repas  public  n'est  pas  obliga- 
toire ;  mais  personne  ne  se  dispense  d'y  venir,  d'a- 
bord parce  qu'on  regarde  comme  une  chose  incon- 
\  enante  de  nicUiger  en  particulier,  et  puis  parce 
que,  dans  les  salles  communes,  on  trouve  des  repas 
si  abondants  et  si  délicats  que  difficilement  on  en 
aurait  de  pareils  dans  une  maison  particulière. 
Pendant  le  repas  on  lit  quelques  instants  un  livre 
de  morale,  mais  en  ayant  soin  de  ne  pas  prolonger 
la  lecture  jusqu'à  causer  de  l'ennui.  Après  la  lec- 
ture, les  anciens  ouvrent  des  conversations  agréa- 
bles, et  font  en  sorte  que  les  jeunes  gens  se  mettent 
aussi  de  la  partie,  pour  c]ue  la  franchise  et  la  liberté 
que  la  table  fait  naître  leur  donne  occasion  de  ma- 
nifester leur  caractère  et  leurs  talents.  Qu'on  ne 
s'imagine  pas  cependant  que  la  liberté  dégénère 
en  licence,  toutes  les  précautions  sont  prises  pour 
éviter  les  excès.  Au  bout  de  la  salle  se  trouve  la 
principale  table  occupée  par  le  syphogrante  et  sa 
femme;  à  la  suite  viennent  les  deux  plus  anciens 
du  district  ;  puis  tous  les  âges  se  trouventmêlés,  de 
sorte  que  les  jeunes  gens  ne  puissent  rien  faire  ou 
dire  qui  ne  soit  remarqué  par  un  vieillard;  il  arrive 
par  là  que  la  considération  et  l'autorité  des  anciens 
empêchent  les  écarts  dans  lesquels  la  jeunesse 
pourrait  tomber,  si  elle  n'avait  des  témoins  capa- 
bles de  modérer  l'impétuosité  et  la  légèreté  natu- 
relles à  son  âge. 


l'utopie    de   THOMAS    3I0RUS.  285 

Pour  empêcher  que  la  soif  de  l'or  ne  corrompe 
les  cœurs,  on  a  pris  des  moyens  pour  que  ce  métal 
perdît  son  prestige  et  sa  valeur,  ainsi  que  l'argent  ; 
on  a  pour  cela  fait  servir  le  fer  et  le  verre  à  la  mon- 
naie, et  les  métaux  précieux,  au  contraire,  aux 
usages  les  plus  communs.  C'est  avec  l'or  et  l'argent 
qu'on  fait  les  grilles  des  prisons  et  les  chaînes 
des  prisonniers.  Les  boucles  d'oreilles,  les  anneaux 
et  les  bracelets  d'or  sont  autant  de  signes  d'igno- 
minie. 

Quant  aux  diamants,  aux  escarboucles  et  aux 
pierres  précieuses  de  toutes  sortes ,  on  s'en  sert  uni- 
quement pour  la  parure  des  enfants  ;  mais  sitôt  que 
ces  derniers  sont  arrivés  à  l'âge  de  raison,  ils  rou- 
gissent de  ces  curiosités  et  les  repoussent  comme 
des  jouets  maintenant  indignes  d'eux.  Aussi,  quand 
les  ambassadeurs  d'Aménolie  vinrent  dans  l'île 
d'Utopie  avec  des  habits  couverts  d'or,  avec  des 
chaînes  et  autres  ornements  d'un  grand  prix,  les 
Utopiens  les  prenaient  pour  des  esclaves,  et  les  en- 
fants, en  les  voyant  passer,  les  montraient  à  leurs 
mères  et  disaient  :  Mère,  mère,  voyez  donc  ce  pauvre 
homme  qui  porte  des  joujoiLx  et  des  perles  comme 
s'il  était  un  enfant.  Les  ambassadeurs  comprirent  à 
la  fin  la  cause  de  l'étonnement  qu'ils  excitaient  :  ils 
se  dépouillèrent  dès  lors  de  leurs  inutiles  parures. 
Les  habitants  d'Utopie  étaient  surpris  en  effet,  ob- 
serve ici  Morus  avec  une  grande  élévation  de  pensée, 
que  des  hommes  de  sens  pussent  trouver  leur  satis- 
faction et  leur  gloire  dans  l'éclat  d'une  petite  pierre. 


!286  LE   SOCIALISME. 

eux  qui  pcu\'ent  admirer  la  grandeur  et  la  beauté 
des  aslres,  et  surtout  celle  du  soleil  ;  ils  s'étonnaient 
qu'un  homme  fût  assez  vain  pour  se  croire  plus  noble 
et  plus  grand  parce  qu'il  revêt  un  habit  plus  coû- 
teux et  plus  fin  que  celui  des  autres,  la  laine  la  plus 
fine  n'ayant  pas  après  tout  une  autre  origine  que  la 
plus  grossière,  à  savoir,  la  toison  d'une  brebis.  Ils 
s'étonnaient  encore  de  ce  que  chez  tous  les  peuples 
on  attachât  une  si  grande  valeur  à  une  chose  aussi 
méprisable  que  l'or,  mais  une  valeur  telle  qu'il  est 
souventplus  estimé  quel'hommelui-même,  auservice 
duquel  il  devrait  être  consacré.  Ne  voit-on  pas  sou- 
vent un  homme  aussi  lourd  que  le  plomb  et  qui  n'a 
guère  plus  d'intelligence  et  de  cœur,  un  homme 
qui  joint  parfois  la  malice  à  la  stupidité,  et  qui  ce- 
pendant a  pour  esclaves. un  grand  nombre  d'autres 
hommes  honorables  et  sages,  par  la  seule  raison 
qu'il  possède  une  grande  quantité  d'or  et  d'argent... 
11  s'étonnait  par -dessus  tout,  mais  avec  un  senti- 
ment de  répulsion  et  d'horreur,  de  la  folie  de  ceux 
qui,  ne  connaissant  pas  un  autre  homme,  sans  estime 
pour  lui,  sans  obligation  contractée,  lui  rendent 
néanmoins,  par  cela  seul  qu'il  est  riche,  des  hon- 
neurs tels  qu'il  n'y  manque  guère  plus  que  de  les 
adorer  comme  des  dieux  ;  et  cela,  souvent  en  con- 
naissant trop  bien  cet  homme,  c'est-à-dire  en  le 
connaissant  comme  un  misérable  sans  esprit  et  sans 
entrailles,  en  sachant  parfaitement  que  tousses  tré- 
sors sont  mal  acquis  et  qu'il  n'en  sera  pas  donné 
un  maravédi»  aux  pauvres. 


l'utopie   de    THOMAS   MORLS.  HSl 

Thomas  Morus  ne  fait  pas  consister  le  l)onheur 
de  l'homme  dans  l'art  de  satisfaire  ses  passions, 
comme  l'ont  fait  tous  les  novateurs  modernes  ;  il  ne 
fait  pas  abstraction  de  l'immortalité  de  l'âme,  des 
récompenses  et  des  châtiments  d'une  autre  vie. 
Quand  il  explique  aux  Utopiens  les  principes  de  la 
philosophie  morale,  il  en  pose  comme  fondement  le 
dogme  de  l'immortalité  et  celui  de  la  responsabilité  ; 
il  leur  montre  Dieu  donnant  l'être  à  l'àme  humaine 
et  voulant  lui-même  être  son  bonheur  ;  il  leur  montre 
la  récompense  promise  à  la  vertu  et  le  châtiment 
réservé  au  vice  dans  un  monde  éternel.  Il  combat 
avec  beaucoup  de  force  les  théories  qui  prétendent 
établir  la  morale  sans  aucune  espèce  de  frein,  et 
seulement  sur  les  intérêts  de  la  vie  présente.  Voici 
comment  il  s'exprime  à  cet  égard  :  Embrasser  les 
peines  et  les  difficultés  de  la  vertu,  non-seulement 
en  fuyant  les  plaisirs  de  la  vie,  mais  encore  en  allant 
au-devant  des  sacrifices  et  des  douleurs,  quand  on 
n'attend  aucun  bien  d'une  telle  conduite,  c'est  ce 
que  les  Utopiens  appellent  folie  ;  car  si  l'on  ne  doit, 
après  que  la  vie  est  terminée,  obtenir  aucune  récom- 
pense, à  quoi  bon  l'avoir  passée  dans  les  peines  et 
les  privations? 

Les  Utopiens  définissent  la  vertu  en  disant  qu'elle 
consiste  à  vivre  selon  la  loi  naturelle,  à  suivre  le 
chemin  que  Dieu  lui-même  nous  a  tracé,  en  soumet- 
tant nos  appétits  à  la  raison.  Ils  ajoutent  que  cette 
pensée  allume  dans  le  cœur  de  l'homme  le  feu  sacré 
de  l'amour  divin,  puisque  c'est  à  Dieu  que  nous 


288  LE    SOCIALISME. 

devons  l'être  et  la  vie,  avec  la  possibiliU'  (l'arriver 
un  jour  au  lionheur  véritable. 

On  a  fait  un  reproche  à  l'auteur  de  l'Utopie,  ce- 
lui d'avoir  laissé  des  esclaves  dans  son  île  imagi- 
naire ;  on  s'est  étonné  de  ce  qu'il  autorisât  un  abus 
si  contraire  aux  mœurs  douces  et  bienfaisantes  dont 
il  voulait  offrir  le  tableau;  et  cetétonnement  parais- 
sait d'autant  plus  raisonnable,  que  déjà  de  son 
temps,  l'esclavage  était  aboli  dans  toute  l'Europe, 
et  les  lois  féodales  elles-mêmes  singulièrement 
adoucies  et  modifiées.  Si  l'on  veut  toutefois  exami- 
ner avec  attention  le  chapitre  où  l'illustre  chancelier 
parle  des  esclaves,  on  verra  que,  soit  par  l'origine, 
soit  par  la  condition  qu'il  leur  assigne,  l'esclavage 
ainsi  compris  n'est  guère  fait  pour  porter  atteinte 
au  bonheur  de  son  île.  H  dit  en  premier  lieu  que  les 
Utopiens  ne  réduisent  pas  en  esclavage  les  prison- 
niers de  guerre ,  pas  même  dans  le  cas  où  ils  ont 
été  provocateurs.  Cet  état  de  dégradation  ne  se 
transmet  pas  non  plus  de  père  en  fils  dans  l'île 
d'Utopie;  on  n'y  permet  pas  même  d'acheter  des 
esclaves  chez  les  autres  nations.  On  y  ferme  donc 
réellement  les  trois  sources  de  l'esclavage  qui  sont 
la  guerre,  la  naissance  et  la  vente.  Quels  sont  donc 
ceux  que  les  Utopiens  ont  pour  esclaves?  Ce  sont 
les  hommes  qu'on  a  condamnés  à  cet  état  pour  avoir 
commis  un  crime,  soit  que  ce  châtiment  leur  ait  été 
infligé  dans  l'île  même,  soit  qu'ils  l'aient  mérité 
dans  un  autre  pays.  Ces  esclaves  peuvent  donc  être 
onsidérés  comme  des  criminels  condamnés  aux 


l'lTOPIIí    de    TI10.UAS    .MORLS.  .    "289 

galères  ;  c'est  pour  cela  qu'on  les  tient  en  prison, 
qu'on  les  traite  avec  sévérité  et  qu'on  les  occupe 
sans  relâche  à  des  travaux  qu'on  peut  regarder 
comme  une  expiation  de  leurs  crimes.  Il  est  encore, 
nous  dit  l'auteur,  une  autre  source  d'esclavage  ;  c'est 
quand  un  étranger,  pauvre  et  de  basse  extraction, 
demande  lui-même  à  être  reçu  dans  cet  état.  Ceux 
de  cette  catégorie  sont  traités  d'une  manière  beau- 
coup plus  douce  ;  ce  sont,  pour  ainsi  dire,  des  ci- 
toyens d'un  rang  inférieur  et  soumis  à  un  travail  plus 
considérable;  quand  l'un  d'eux  veut  quitter  l'île, 
ce  qui  n'arrive  que  bien  rarement,  on  ne  le  retient 
pas  contre  sa  volonté ,  on  ne  le  laisse  pas  même 
partir  sans  avoir  largement  récompensé  ses  ser- 
vices. 

Il  est  cependant  une  ombre  à  ce  tableau,  c'est  en 
ce  qui  regarde  le  suicide  ;  on  y  rapporte,  en  effet, 
une  coutume  locale  qui  ne  peut  en  aucune  façon  être 
excusée. 

Après  avoir  dit  que  les  malades  y  sont  assistés 
avec  beaucoup  de  sollicitude  et  de  charité,  et 
qu'on  ne  néglige  aucun  moyen  pour  les  rendre  à  la 
santé  ;  après  avoir  même  ajouté  que  l'homme  atteint 
d'une  longue  maladie  n'est  pas  abandonné  à  lui- 
même,  et  qu'une  douce  conversation,  telle  que  son 
mal  peut  la  comporter,  en  allège  le  poids  autant  qu'il 
estpossible;  l'auteur  raconte,  sans  ajouter  aucuneré- 
flexion,  que  dans  le  cas  où  la  maladie  est  incurable 
et  accompagnée  de  continuelles  douleurs,  les  prêtres 
pt  les  magistrats  relèvent  le  courage  du  malade  et 
m.  il 


:290  LE   SOCIALISME. 

s'eflbrceiit  de  lui  persuader,  puisqu'il  est  désormais 
inapte  aux  devoirs  de  la  vie,  un  sujet  de  peines 
pour  les  autres  et  poui-  lui-même,  de  ne  point  pro- 
longer un  état  aussi  triste,  de  se  résoudre  à  mourir, 
-soit  en  s' arrachant  lui-même  la  vie,  soit  en  se  lais- 
sant tuer  par  une  main  étrangère.  Il  est  évident 
qu'une  telle  doctrine  est  de  tout  poiïit  insoutenable; 
et,  bien  que  Thomas  Morus  ne  la  présente  que 
comme  un  usage  établi  dans  une  république 
imaginaire,  nous  croyons  cfu'il  eût  mieux  fait  de 
ne  point  en  présenter  l'image  à  ses  lecteurs;  car  on 
peut  douter  s'il  n'avait  pas  réellement  la  pensée  que 
le  suicide,  dans  le  cas  dont  il  s'agit,  fût  une  chose 
licite. 

Si  telle  a  été  son  opinion,  il  a  commis  une  er- 
reur, mais  une  erreur  très  certainement  involontaire, 
puisque  lui-même  aifronta  la  mort  avec  tant  d'hé- 
roïsme pour  ladéfensc  de  la  vérité,  et  qu'il  accepta, 
phitôt  que  d'attenter  à  sa  vie,  toutes  les  horreurs 
du  dernier  supplice. 

Quant  au  suicide  accompli  sans  le  consentement 
des  prêtres  et  des  magistrats,  dans  un  cas  même  de 
maladie,  les  Utopiens,  nous  dit  Morus,  le  consi- 
dèrent comme  un  crime;  ils  n'accordent  pas  les 
honneurs  de  la  sépulture  à  celui  qui  s'en  est  rendu 
coupable. 

Les  femmes  n'ont  pas,  dans  l'île  d'Utopie,  la  li- 
berté c{ui  leur  est  donnée  par  les  réformateurs  in- 
crédules. La'  monogamie  est  une  des  lois  de  l'île, 
et  si  quelqu'un  a  commis  un  crime  impur  avant  'le 


l'utopie    de    THOMAS    MORUS.  291 

mnriag'e,  il  est  déclaré  pour  toujours  inhabile  à  con- 
tracter, sans  préjudice  des  autres  peines  très  gra- 
ves auxquelles  on  le  condamne.  Pour  ce  qui  regarde 
le  divorce,  l'auteur  déclare  qu'il  n'a  pas  lieu  dans 
l'île  d'Utopie,  si  ce  n'est  pour  le  crime  d'adultère 
ou  dans  d'autres  circonstances  non  moins  décisives, 
mais  toujours  avec  le  concours  de  l'autorité  publi- 
que, avec  la  permission  expresse  du  sénat,  lecjuel 
ne  l'accorde  qu'avec  une  extrême  diiTiculté,  pour 
ne  point  laisser  aux  époux  la  funeste  perspective 
d'une  séparation.  Il  est  nécessaire  de  remarquer  ici 
qu'il  s'agit  d'un  peuple  où  n'est  point  parvenue  la 
lumière  du  christianisme,  ce  qui  détruit  en  partic- 
l'impression  d'étonnement  qu'une  telle  coutume 
pourrait  causer. 

L'adultère  est  puni  par  des  châtiments  très  sé- 
vères, et  la  provocation  suffit  pour  mériter  une 
peine,  les  lltopiens  étant  convaincus  que  la  volonté 
reconnue  de  mal  faire,  lors  même  qu'elle  demeure 
sans  effet,  ne  saurait  être  impunie. 

Il  est  curieux  de  voir  un  écrivain  imbu  des  prin- 
cipes et  des  mœurs  du  xvi"  siècle,  d'une  époque  oii 
l'esprit  guerrier  était  surexcité  par  tant  de  circon- 
stances ,  nous  représenter  cependant  la  guerre 
comme  une  chose  indigne  des  hommes,  s'efforcer 
de  nous  persuader  combien  est  fausse  la  gloire  des 
combats  :  chez  les  Utopiens,  nous  dit-il,  bien  loin 
d'être  considérée  comme  une  gloire  réelle,  elle  passe 
pour  une  grande  infamie.  Ce  qu'il  ajoute  à  cet  égard 
sut  les  idées  des  habitants  d'Utopie  est  digne  de  re- 


^92  LE    SOCIALISME. 

marque  :  ils  n'en  appellent  aux  armes  que  dans  les 
cas  d'extrême  nécessité,  c'est-à-dire,  pour  défendre 
le  territoire,  venger  de  graves  insultes  ou  secourir 
leurs  amis;  il  est  à  remarquer  qu'ils  n'entrepren- 
nent jamais  la  guerre  avec  plus  de  résolution  que 
lorsqu'il  s'agit  de  tirer  satisfaction  des  pertes  cau- 
sées à  leurs  négociants  dans  les  pays  étrangers.  Je 
ne  sais  si  l'on  trouverait,  dans  un  autre  livre  de  la 
môme  époque,  l'idée  de  faire  un  cas  de  guerre  des 
injures  souiTertes  par  de  simples  particuliers  voya- 
agent  dans  des  contrées  étrangères  pour  y  exercer 
leur  négoce. 

La  modération  et  la  douceur  introduites  plus  tard 
dans  la  manière  de  faire  la  guerre,  Thomas  Morus 
les  avait  pressenties.  Les  Utopiens  ne  saccagent 
pas  les  villes,  dit-il,  ils  ne  ravagent  pas  les  terres 
de  l'ennemi,  ils  ne  mettent  jamais  le  ieu  aux  mois- 
sons et  s'efforcent,  au  contraire,  de  les  préserver 
autant  que  possible  dans  la  marche  des  corps  d'in- 
fanterie ou  de  cavalerie,  considérant  de  quel  avan- 
tage elles  peuvent  être  pour  l'armée  envahissante 
elle-même.  Ils  respectent  tout  homme  désarmé,  à 
moins  que  ce  ne  soit  un  espion  ;  ils  ne  commettent 
aucun  dégât  dans  les  villes  qui  se  rendent;  et  dans 
celles  qui  sont  prises  d'assaut,  ils  ne  sévissent  que 
contre  les  demeures  de  ceux  qui  ont  empêché  la 
reddition,  et  se  contentent  de  tuer  les  chefs  et  de 
réduire  les  autres  ;\  l'esclavage. 

L'auteur  suppose  que,  dans  l'île  d'Utopie,  il  existe 
différentes  religions;  que  les  uçs  y  adorent  le  sole// 


l'utopie    de    THOMAS    MOKUS.  29o 

et  les  autres  la  lune  ou  les  diverses  planètes,  que 
d'autres  même  y  adorent"  des  hommes  remarquables 
par  leurs  vertus.  Mais  une  partie  des  habitants,  la 
plus  considérable  et  la  plus  sage,  n'adore  aucun 
de  ces  objets  ;  elle  est  persuadée  qu'il  existe  une 
divinité  cachée,  éternelle,  immense,  ineffable,  la- 
quelle, par  son  pouvoir,  et  non  par  une  présence 
corporelle,  s'étend  également  à  tout  l'univers.  Ce 
Dieu,  ils  le  nomment  père  ;  ils  reconnaissent  que 
c'est  de  lui  qu'ils  ont  à  recevoir  tous  les  biens,  c'est 
à  lui  qu'ils  font  remonter  la  cause  de  tous  les  pro- 
grès et  de  tous  les  changements  ;  il  est  en  même 
temps,  à  leurs  yeux,  la  fin  de  toutes  les  existences; 
c'est  donc  à  lui  seul  qu'ils  rendent  les  honneurs 
divins. 

Les  autres  Utopiens,  bien  qu'adorant  diverses 
choses ,  s'accordent  néanmoins  à  reconnaître  qu'il 
est  un  Dieu  suprême  qui  a  tout  créé  et  qui  con- 
serve tout  par  sa  providence. 

La  tolérance  religieuse  rentre  dans  les  mœurs  des 
Utopiens,  ils  en  exceptent  cependant  ceux  qui  osent 
prétendre  que  les  âmes  meurent  avec  les  corps,  qu'il 
n'est  ni  récompense  ni  châtiment  après  la  vie,  et 
que  le  monde  est  gouverné  par  le  hasard.  Ceux  qui 
sont  tombés  dans  ces  erreurs  monstrueuses,  on  les 
regarde  comme  étant  au-dessous  de  la  bête,  on  ne  les 
compte  pas  au  nombre  des  citoyens,  de  peur  que  leur 
exemple  n'imprime  une  souillure  aux  bonnes  mœurs 
et  aux  institutions  les  plus  respectables  ;  on  ne  les 
admet  donc  point  aux  honneurs,  on  ne  leur  confie 


21)/t  LE    SOCIALISiME. 

aucune  charge  dans  la  république,  on  les  tient  pour 
inaptes  à  tout.  Tel  est  Tunique  châtiment  qu'on 
leur  inflige,  en  les  empêchant  toutefois  de  parler  de 
leur  doctrine,  surtout  en  présence  du  vulgaire  ;  on 
engage  les  prêtres  à  se  mettre  en  rapport  avec  eux, 
dans  l'espoir  qu'une  telle  folie  sera  guérie  par  le 
contact  de  la  raison. 

Les  Utopiens  ont  une  grande  idée  du  bonheur 
des  âmes  dans  l'autre  vie  ;  ils  ne  pleurent  point 
leurs  morts;  ils  regardent  comme  d'un  mauvais  au- 
gure qu'un  homme  redoute  d'abandonner  la  vie; 
cette  crainte  leur  paraît  un  effet  du  mauvais  état  de 
la  conscience  ;  ils  pensent  en  outre  quïl  ne  saurait 
être  agréable  à  Dieu  de  voir  que  nous  n'allons  pas 
volontairement  à  lui  quand  il  daigne  nous  appeler. 
S'ils  voient  mourir  quekfii'un  avec  ce  sentiment  de 
répugnance,  cette  vue  les  attriste  beaucoup,  ils  en- 
terrent cet  homme  sans  honneur  et  prient  Dieu  de 
lui  pardonner  cette  faiblesse.  Ils  ne  pleurent  point 
sur  celui  x|ui  meurt  avec  un  sentiment  de  joie  et 
d'espérance  ;  ils  recommandent  son  àme  à  Dieu  et 
célèbrent  ses  funérailles  comme  une  sorte  de  triom- 
phe; ils  lui  élèvent  une  colonne  sur  laquelle  son 
éloge  est  gravé,  et,  de  retour  dans  leurs  demeures, 
ils  racontent  ses  vertus  et  louent  le  bonheur  de  son 
trépas. 

Leur  persuasion  est  qu'une  telle  manière  d'ho- 
norer les  morts  est  la  seule  agréable  à  ces  der- 
niers, et  la  plus  utile  à  ceux  qui  survivent  ;  ils  sont 
convaincus  en  outre  que  les  âmes  de  ceux  qui  ne 


I.' UTOPIE    DE   THOMAS   MORLS.  295 

sont  plus  sont  présentes  à  ces  cérémonies,  par  la 
raison  qu'elles  ne  seraient  pas  iieureuses  si  elles  ne 
pouvaient  se  transporter  là  où  on  les  invoque,  ou 
bien  qu'elles  manqueraient  de  reconnaissance  et 
d'aiTection  si  elles  ne  désiraient  revoir  les  personnes 
aimées  pendant  la  vie.  Or,  comme  à  leurs  yeux  la 
mort  ne  diminue  pas  la  charité,  mais  l'augmente 
au  contraire,  ils  se  regardent  comme  toujourr,  en- 
tourés et  secoiu'us  par  les  âmes  de  leurs  parents; 
cette  pensée  les  soutient  dans  les  plus  difficiles  en- 
treprises et  les  éloigne  du  mal,  lors  même  qu'il  doit 
être  le  plus  secret. 

Par  ce  léger  aperçu  que  nous  venons  de  donner 
sur  l'Utopie  de  Thomas  Morus,  il  est  aisé  de  voir 
à  quel  point  ses  théories,  sans  qu'il  suppose  même 
la  véritable  religion  connue  dans  sa  république,  sont 
opposées  au  système  dégradant  de  ceux  qui  ne  voient 
dans  l'homme  qu'un  corps  et  des  passions,  qui  font 
table  rase  de  tout  principe  religieux  et  moral,  dé- 
daignent les  traditions  des  siècles  et  ne  s'inspirent 
que  de  leur  orgueil  pour  procéder  à  la  réorganisa- 
tion de  la  société.  Mais  il  ne  faut  pas  s'y  tromper  : 
cette  différence  existera  toujours  entre  le  philosophe 
religieux  et  le  philosophe  incrédule.  Alors  même 
que  le  premier  s'abandonne  aux  rêves  de  son  ima- 
gination, ouvre  un  libre  champ  aux  créations  de  son 
génie,  ses  systèmes  auront  toujours  un  caractère 
de  raison  et  de  dignité  qui  les  distingue  des  autres  ; 
et  tandis  que  le  rêveur  impie  marche  évidemment 
sans  guide,  sans   lumière,  au  gré  de  ses  capri- 


•i9()  LE    SOCIALISME. 

ces  et  de  ses  plus  grossiers  instincts,  le  philosophe 
chrétien  sera  toujours  éclaire  par  un  flambeau 
surnaturel  qui  ne  lui  permettra  jamais  de  s'égarer 
complètement ,  quoiqu'il  se  persuade  parfois  mar- 
cher uniquement  sous  les  auspices  de  sa  propre 
raison. 


DES  INFLUENCES  RELIGIEUSES. 

(Oualrième  et  dernier  Article.) 

La  vigilance  sur  les  mœurs  des  fidèles  est, 
comme  nous  l'avons  dit,  mie  des  causes  les  plus  ef- 
ficaces de  l'influence  du  clergé.  Aucune  religion  n'a 
fait  complètement  abstraction  de  la  morale  ;  et  ceux 
qui  n'ont  pas  craint  d'avancer  que  la  morale  et  la 
religion  ne  devaient  pas  marcher  ensemble,  ont 
montré  qu'ils  connaissaient  aussi  peu  l'une  que  l'au- 
tre. Lne  religion  qui  resterait  étrangère  à  la  mo- 
rale serait  une  véritable  monstruosité  ;  et  la  morale 
qui  n'aurait  pas  la  religion  pour  fondement  demeu- 
rerait sans  consistance  et  sans  action.  Nous  ne  pré- 
tendons pas  par  là  nier  l'existence  de  cette  lumière 
naturelle  qui  nous  fait  entrevoir,  indépendamment 
de  l'exercice  de  tel  ou  tel  culte,  le  bien  et  le  mal  ; 
nous  savons  que  cette  lumière  est  un  des  plus  beaux 
apanages  de  l'humanité,  qu'elle  a  été  une  de  ses 
planches  de  salut  pour  éviter  un  naufrage  complet 
au  milieu  de  ses  aberrations  et  de  ses  désordres.  Il 
importe  néanmoins  de  faire  observer  que,  sans  un 
culte  religieux,  lïdée  de  Dieu  s'affaiblit  graduelle- 

17. 


:298  DES   INFLUENCES 

ment  dans  notre  âme,  finit  par  n'exister  tout  au 
plus  que  dans  l'intelligence,  et  demeure  sans  action 
sur  la  volonté  ;  or,  quand  les  choses  en  sont  venues 
là,  il  est  évident  que  la  pratique  des  plus  saines 
maximes  de  la  morale,  de  celles  mêmes  qui  sont 
dictées  par  la  raison,  doivent  éprouver,  éprouvent 
en  effet  une  déplorable  atteinte,  et  risquent  d'être 
bientôt  entièrement  oubliées.  Voilà  pourquoi  nous 
disons  c|ue  la  morale,  pour  être  efficace  et  durable, 
a  besoin  de  chercher  un  appui  dans  les  idées  reli- 
gieuses et  de  trouver  dans  le  culte  un  auxiliaire 
puissant. 

Parmi  les  croyances  qui  ont  divisé  le  genre  hu- 
main, soit  dans  les  temps  anciens,  soit  dans  les 
temps  modernes,  il  n'en  est  aucune  dont  le  fonda- 
teur paraisse  avoir  perdu  de  vue  ces  éternels  prin- 
cipes; mais  l'élément  moralisateur  a  été  si  faible 
dans  quelques-unes,  il  avait  si  peu  le  moyen  d'agir 
sur  les  hommes,  c[ue,  si  l'on  observe  quelque  mora- 
lité chez  les  hommes  soumis  à  cette  rehgion,  on  doit 
y  voir  bien  plutôt  un  fruit  spontané  cîe  la  lumière 
naturelle  qu'un  résultat  de  l'influence  religieuse 
proprement  dite.  Là,  personne  ne  corrige  le  vice, 
personne  ne  stimule  la  vertu,  personne  qui  s'occupe 
à  faire  l'application  des  principes  de  la  morale  aux 
actes  de  la  vie;  seulement  quelques  philosophes  or- 
gueilleux dissertent  avec  ostentation  et  prétendent 
suppléer,  avec  leurs  vaines  paroles,  au  défaut  des 
moyens  religieux  qui  n'agissent  plus  avec  la  même 
efficacité,  depuis  qu'ils  ont  été  altérés  par  l'idolâtrie. 


RELIGIEUSES.  299 

La  politique  elle-même  s'est  aperçue  de  ce  vide; 
aussi,  pendant  que  d'un  côté  elle  cherche  un  appui 
dans  la  religion  et  s'efforce  d'augmenter  l'influence 
de  cette  dernière,  pour  en  obtenir  un  plus  grand 
secours  dans  le  difficile  gouvernement  de  la  société, 
elle  fonde  d'un  autre  côté  des  institutions  civiles  qui 
puissent  atteindre  là  où  la  religion  n'étend  pas  ses 
influences. 

Qu'on  se  rappelle  ce  qu'étaient,  à  Rome,  les 
censeurs,  quelles  étaient  les  fonctions  que  la  cou- 
tume et  les  lois  leur  attribuaient,  et  qu'on  dise  s'il 
n'est  pas  évident  que  cette  institution  civile  était 
un  moyen  pour  suppléer  à  ce  qui  manquait  du  côté 
de  l'institution  religieuse.  Sans  nier  les  salutaires 
effets  qu'on  pouvait  ainsi  produire,  toujours  est-il 
qu'il  y  avait  là  comme  une  dislocation  de  fonctions 
homogènes,  et  c{u'il  n'était  plus  possible,  dès  lors, 
qu'elles  fussent  remplies  avec  toute  l'exactitude  et 
toute  l'eificacité  dont  elles  eussent  été  susceptibles. 
Aussi,  suffit-il  d'un  temps  très  court  pour  que  le 
mal  se  manifestât  dans  toute  sa  difformité  naturelle  ; 
la  corruption  et  l'immoralité  les  plus  hideuses 
avaient  lentement  consumé  l'empire  romain,  plu- 
sieurs siècles  avant  que  l'irruption  des  barbares 
vînt  le  mettre  en  lambeaux.  Les  prêtres  du  paga- 
nisme se  contentent  de  donner  leurs  soins  aux  céré- 
monies, aux  sacrifices,  aux  augures,  c'est-à-dire  à 
la  partie  extérieure  de  la  religion  ;  ils  ne  se  croient 
nullement  obligés  à  s'occuper  de  l'état  des  esprits 
et  de  celui  des  consciences,  bien  moins  encore  se 


300  DES   I.XFLUEÎSCES 

croiraient-ils  obligés  à  leur  inspirer  la  force  et  le 
courage  que  réclament  les  luttes  de  la  vie.  L'homme 
adore  ses  dieux,  leur  élève  des  temples  magnifi- 
ques, leur  consacre  de  riches  offrandes,  les  consulte 
dans  ses  doutes,  semble  avoir  l'esprit  sans  cesse 
tendu  vers  le  ciel  ;  mais,  victime  de  mille  supersti- 
tions grossières,  accordant  à  l'œuvre  de  ses  mains, 
aux  rêves  de  son  imagination,  un  culte  qui  n'est  dû 
qu'au  Dieu  véritable,  il  ne  reçoit  pas  un  seul  rayon 
de  lumière  qui  puisse  lui  servir  pour  diriger  sa  con- 
duite. Les  fausses  religions  dominaient  à  peu  près 
sur  toute  la  terre,  et  cette  extension  de  leur  domaine 
n'avait  pas  empêché  que  le  vice  levât  partout  le 
front  à  côté  de  l'autel,  si  toutefois  il  n'était  pas  inau- 
guré sur  l'autel  même  pour  y  recevoir,  comme 
un  Dieu,  les  hommages  des  mortels. 

La  religion  chrétienne  paraît  dans  le  monde; 
mais  en  même  temps  qu'elle  enseigne  ses  dogmes 
et  qu'elle  établit  son  culte,  elle  fait  de  la  morale 
l'objet  incessant  de  son  zèle  et  de  ses  efforts,  une 
partie  essentielle  de  son  œuvre.  Tout  en  accordant 
aux  pratiques  extérieures  l'importance  qui  leur  est 
due,  elle  a  surtout  les  yeux  fixés  sur  l'homme  in- 
térieur; elle  se  propose,  avant  tout,  de  le  renouveler 
par  la  grâce  et  tâche  ensuite  de  conserver  par  tous 
les  moyens  le  fruit  de  cette  rénovation  merveilleuse. 
Il  est  sans  doute  nécessaire,  nous  dit-elle,  d'adorer 
Dieu  dans  son  temple,  comme  dans  sa  demeure  de 
prédilection,  il  faut  observer  les  pratiques  extérieu- 
res imposées  par  la  tradition  ou  par  l'autorité  des 


RELIGIEUSES.  301 

pasteurs  légitimes,  il  faut  assister  aux  augustes  cé- 
rémonies destinées  à  nous  rappeler  les  mystères  de 
notre  rédemption,  à  élever  notre  cœur  et  notre 
prière  vers  les  cieux,  à  nous  mettre  en  présence  de 
la  grandeur  de  notre  être  et  de  la  fin  pour  laquelle 
nous  avons  été  créés;  mais  tout  cela  serait  inutile 
pour  nous,  ajoute  l'Église,  sans  valeur  aux  yeux  de 
Dieu,  si  nous  n'adorons  ce  Dieu  en  esprit  et  en  vé- 
rité, si  nous  ne  lui  offrons  pas  un  cœur  contrit  et 
humilié,  si  nous  ne  faisons  pas  de  dignes  fruits  de 
pénitence,  si,  purifiés  dans  le  sang  de  l'Agneau,  ré- 
générés à  une  vie  nouvelle,  nous  ne  nous  efforçons 
pas  de  nous  y  maintenir,  en  nous  abstenant  de  tout 
mal,  en  marchant  en  présence  du  Seigneur,  avec 
un  esprit  droit,  avec  une  intention  pure  et  sainte. 
C'est  ainsi  que  l'Église  fait  que  les  pratiques  du 
culte  soient  toujours  accompagnées  de  la  pratique 
de  toutes  les  vertus,  de  telle  sorte  qu'on  ne  puisse 
appliquer  au  peuple  chrétien  cette  terrible  parole  : 
«  Ce  peuple  m'honore  du  bout  des  lèvres,  mais  son 
cœur  est  loin  de  moi.  »  Ce  n'est  pas  à  dire  pour 
cela  que  l'Église  réahse  entièrement  son  objet; 
mais  tel  est  son  désir,  tel  le  but  auquel  elle  aspire 
sous  la  conduite  de  l' Esprit-Saint.  La  faiblesse  de 
l'homme  paralyse  trop  souvent  ces  efforts,  et  sa 
malice  les  combat;  mais  c'est  là  le  résultat  de  sa 
condition  présente,  et  tant  que  nous  vivrons  sur  la 
terre,  c'est  en  vain  que  nous  rêverions  un  état  d'où 
le  mal  serait  exclu.  Le  mélange  du  bien  et  du  mal 
est  une  des  lois  de  ce  monde,  depuis  la  chute  du 


302  DES   INFLUENCES 

genre  humain.  11  faut  d'ailleurs  moins  considérer 
en  ceci  le  mal  qui  se  commet  encore,  que  celui  qui 
est  réellement  empêché ,  considération  puissante 
qu'il  ne  faut  jamais  perdre  de  vue  quand  on  veut 
rendre  justice  à  une  institution  par  rapport  aux 
effets  qu'elle  produit.  11  n'est  pas  d'institution  sur 
la  terre  qui  puisse  résister  à  l'examen  de  la  raison, 
s'il  est  permis  de  lui  applicjuer  cet  argument  :  elle 
laisse  exister  le  mal,  donc  elle  est  mauvaise.  Rien 
de  moins  fondé,  rien  de  plus  faux  qu'un  tel  raison- 
nement ;  car  il  faut  ou  changer  la  nature  de  l'homme, 
ou  se  résigner  h  l'existence  du  mal,  où  que  ce  soit 
qu'il  se  trouve,  sous  quelque  institution  qu'il  soit 
commis.  Un  tel  argument  ne  prouve  donc  rien  en- 
core une  fois  contre  l'Église  catliolique;  il  ne  fait 
que  rappeler  une  question  philosophique,  celle  de 
l'existence  et  de  l'origine  du  mal,  question  qui,  du 
reste,  ne  saurait  être  résolue  que  par  le  dogme 
chrétien  de  la  prévarication  primitive  et  des  consé- 
quences de  cette  prévarication. 

L'Église  catholique  a  montré  une  profonde  con- 
naissance du  cœur  humain,  en  prenant  pour  règle 
de  conduite  d'insister  sans  relâche  sur  la  pratique 
de  la  vertu,  d'inculquer  à  chaque  instant  les  prin- 
cipes de  la  morale,  de  ne  pas  se  contenter  d'un  en- 
seignement stérile,  mais  de  faire  que  cet  enseigne- 
ment s'applique  à  tous  les  actes,  se  réalise  dans  la 
vie  du  chrétien.  Le  paganisme  n'avait  j)as  de  chaire 
pour  enseigner  la  morale  et  la  vertu,  il  n'employait 
aucun  moyen  pour  engager  les  hommes  à  les  ré- 


RELIGIEUSES.  303 

duirc  en  pratique;  il  se  bornait  à  quelque  maxime 
isolée,  plus  ou  moins  salutaire,  à  quelques  exemples 
plus  ou  moins  purs,  puis  abandonnait  l'homme  à  lui- 
même.  D'où  il  résultait  que  du  moment  où  les  sociétés 
perdaient  la  simplicité  de  leurs  mœurs  primitives, 
cet  apanage  naturel  de  l'enfance,  et  commençaient 
à  sentir  leurs  passions  par  le  fait  même  de  leurs  dé- 
veloppements et  de  leurs  progrès,  on  voyait  régner 
bientôt  la  corruption  la  plus  effrénée,  et  le  peuple 
en  venait  rapidement  à  cet  état  de  dégradation  et 
d'immoralité  où  les  Romains  se  trouvaient  dans  les 
premiers  temps  de  l'empire,  et  même  dans  les  der- 
niers temps  de  la  république.  Il  ne  suffit  pas  à 
l'homme  de  connaître  les  principes  de  la  saine  mo- 
rale :  il  a  besoin  qu'ils  lui  soient  incessamment  prê- 
ches, répétés,  inculqués  ;  car  ce  qui  lui  manque, 
ce  n'est  pas  précisément  la  connaissance  de  ces 
principes,  c'est  un  sentiment  énergique,  efficace  de 
l'obligation  où  il  est  de  les  mettre  en  pratique,  une 
volonté  ferme,  décidée,  capable  de  surmonter  tous 
les  obstacles,  de  vaincre  toutes  les  inclinations  dé- 
pravées, tous  les  exemples  funestes ,  et  de  ranimer 
notre  esprit  quand  il  se  sent  défaillir  dans  le  chemin 
de  la  vertu.  Pour  cela,  il  est  de  la  plus  haute  im- 
portance, ou  même  d'une  nécessité  absolue,  de 
rappeler  à  l'homme  ses  devoirs  dans  tous  les  temps, 
dans  toutes  les  circonstances,  à  toute  heure,  sans 
distinction  d'âge,  de  sexe  ou  de  condition,  sans 
ménagement  pour  les  positions  sociales  les  plus  éle- 
vées, sans  fausse  condescendance  pour  les  plus  im- 


304  DES   INFLüEiNCES 

périeiises  habitudes,  sans  jamais  se  prêter  aux  hy- 
pocrites raisonnements  d'une  morale  élastique;  il 
faut,  bien  au  contraire,  proclamer  la  véritable  mo- 
rale à  haute  voix,  avec  un  courage  invincible,  cher- 
chant sans  cesse  à  réveiller  la  conscience,  ce  grand 
auxiliaire  du  ministère  sacré,  et,  si  l'on  ne  peut 
extirper  le  vice,  ne  jamais  lui  laisser  au  moins  de 
repos. 

Telle  est  la  ligne  de  conduite  dont  l'Église  ca- 
tholique ne  s'est  jamais  écartée  pendant  les  dix- 
huit  siècles  de  son  existence  ;  elle  ne  s'en  écartera 
pas  jusqu'à  la  consommation  des  temps.  C'est  ainsi 
que  l'a  voulu  son  divin  fondateur,  c'est  pour  cela 
qu'il  lui  a  promis  la  force  et  les  secours  nécessaires 
pour  triompher  de  tous  les  dangers  et  de  tous  les 
obstacles  qui  s'élèvent  contre  l'accomplissement  de 
sa  mission.  C'est  en  vain  qu'aux  époques  même 
les  plus  calamiteuses ,  dans  les  circonstances  les 
plus  difficiles,  on  lui  a  demandé  de  se  relâcher  un 
peu  de  sa  rigidité  morale,  de  savoir  s'accommoder 
aux  passions  comme  aux  intérêts  du  monde  ;  quel- 
qu'un de  ses  ministres  a  pu  céder  sur  tel  ou  tel 
point,  l'Église,  jamais.  Et  ce  n'est  pas  qu'elle  ait 
oublié  cette  indulgence  pleine  de  miséricorde  et 
d'amour  dont  Jésus-Christ  lui  donna  le  sublime 
exemple  dans  sa  conduite  envers  les  pécheurs  ;  ce 
n'est  pas  qu'elle  soit  ainsi  tombée  dans  ce  rigorisme 
excessif  qui,  sans  égard  pour  la  faiblesse  humaine, 
semble  vouloir  accabler  les  hdèles  du  poids  de  leurs 
obligations,  rendant  pour  ainsi  dire  impossible  le 


KliLlGlELSES.  305 

pardon  de  leurs  péchés,  impralicable  le  chemin  de 
la  pénitence  et  du  ciel,  les  exposant  de  la  sorte  à 
tomber  dans  l'abîme  du  désespoir.  Bien  au  con- 
traire, l'Église  condamne  avec  indignation  cette 
rigueur  pharisaïque,  elle  se  souvient  des  paroles 
consolantes  du  divin  Maître,  et  va  les  redisant  à 
son  tour  dans  toute  la  suite  des  siècles  :  «  Venez  à 
moi,  vous  tous  qui  êtes  fatigués  et  accablés,  et  je 
vous  soulagerai;  prenez  mon  joug,  parce  qu'il  est 
léger;  apprenez  de  moi,  parce  que  je  suis  doux  et 
humble  de  cœur,  et  vous  trouverez  le  repos  de  vos 
âmes.  »  En  soutenant  avec  une  inébranlable  fer- 
meté le  dogme  du  pouvoir  qu'elle  a  reçu  de  par- 
donner tous  les  péchés,  pour  graves  et  nombreux 
qu'ils  puissent  être,  elle  a  mis  en  pratique  les  leçons 
et  les  exemples  de  son  divin  fondateur;  elle  n'a 
cessé  d'avoir  les  bras  ouverts  pour  y  recevoir  le 
prodigue  et  le  presser  contre  son  cœur,  lorsque 
enfin,  las  de  ses  égarements  et  de  ses  malheurs,  il 
prend  la  résolution  de  rentrer  dans  la  maison  pater- 
nelle. 

Ceux  qui  déclament  avec  tant  d'ardeur  contre  le 
relâchement  de  la  discipline,  contre  ces  trésors 
d'indulgence  répandus  par  l'Église  sur  les  misères 
de  l'humanité,  devraient  bien  établir  une  distinc- 
tion entre  les  opinions  de  tel  ou  tel  écrivain  catho- 
lique et  les  doctrines  de  l'Église  elle-même.  On  ne 
peut  ignorer  à  quel  point  sont  nombreuses  les  pro- 
positions condamnées  par  le  Souverain  Pontife,  à 
cause  du  relâchement  qu'elles  exprimaient  ;  et  quoi- 


g  06  DES    INFLÜEISCES 

qu'on  ait  toujours  procédé  en  cette  matière  avec 
le  discernemenl  voulu,  pour  ne  pas  envelopper* 
dans  la  même  censure  des  opinions  plus  ou  moins 
fondées,  mais  nullement  en  contradiction  avec  la 
morale  chrétienne,  ne  pouvant  par  conséquent  être 
en  aucune  façon  condamnées  comme  hérétiques,  ce 
n'est  pas  à  dire  pour  cela  que  l'Église  ait  couvert 
de  sa  responsabilité  toutes  celles  qu'elle  n'a  pas  for- 
mellement interdites. 

Nous  sommes  tellement  habitués  aux  prodiges 
du  christianisme,  les  pratiques  et  les  devoirs  qu'il 
nous  impose  nous  paraissent  une  chose  tellement 
naturelle,  que  nous  sommes  pour  ainsi  dire  hors 
d'état  d'en  apprécier  la  grandeur,  d'en  reconnaître 
les  salutaires  effets.  Si  Socrate,  Platon,  Cicerón, 
Sénèque,  Épictète  et  les  autres  philosophes  de 
l'antiquité,  qui  s'appliquèrent  à  l'étude  de  la  morale, 
sortaient  maintenant  de  leurs  tombeaux  et  se  trou- 
vaient au  milieu  d'un  pays  chrétien,  ils  seraient 
frappés  d'étonnement  et  d'admiration,  à  la  vue  du 
spectacle  qu'un  tel  pays  offrirait  à  leurs  yeux.  S'ils 
entraient  dans  quelqu'une  de  nos  magnifiques  ca- 
thédrales, au  moment  oii  un  éloquent  orateur  dé- 
roule avec  autorité  les  maximes  évangéliques,  en 
fait  une  application  frappante  à  tous  les  actes  de  la 
vie,  au  moment,  disons-nous,  où  un  nombreux 
auditoire  recueille  avec  une  émotion  respectueuse 
et  profonde  cette  parole  qui  descend  de  la  chaire  de 
vérité,  tantôt  comme  une  pluie-  douce  et  bienfai- 
sante qui  tombe  sur  la  terre  altérée,  tantôt  comme 


RELIGIEUSES.  â07 

la  foudre  qui  gronde  sur  la  tête  des  coupables  pour 
les  détourner  de  la  voie  du  mal ,  quels  ne  seraient 
pas  leur  attendrissement  et  leur  enthousiasme  en 
voyant  enseigner  à  tout  un  peuple,  sans  distinction 
d'âge,  de  sexe,  de  condition,  do  rang  social,  les 
grands  principes  qu'ils  avaient  à  peine  entrevus, 
qu'ils  gardaient  comme  de  précieux  trésors,  comme 
de  sublimes  secrets,  accessibles  seulement  à  un 
petit  nombre  de  sages.  Au  sentiment  de  l'admira- 
tion se  joindrait  celui  de  la  honte,  en  voyant  que 
leur  philosophie,  C|u'ils  regardaient  comme  ayant 
atteint  les  dernières  limites  de  la  sagesse  humaine, 
était  ainsi  dépassée,  échpsée  par  ce  torrent  de  pures 
maximes  et  de  saintes  inspirations  qui  tombe  de  la 
bouche  de  cethomme  dans  lequel  il  leur  serait  impos- 
sible de  reconnaître  le  disciple  d'une  de  leurs  écoles. 
Mais  c|uelle  ne  serait  pas  leur  stupeur  si  l'on  venait 
leur  dire  que  cette  scène,  dont  ils  viennent  d'être 
les  témoins,  n'a  rien  d'inusité,  rien  d'extraordi- 
naire, qu'elle  se  répète  à  l'heure  même  sur  plusieurs 
points  de  la  même  cité  et  dans  toutes  les  contrées 
de  la  terre;  si  l'on  ajoutait  que  depuis  les  villes  les 
plus  opulentes  jusqu'aux  plus  humbles  hameaux, 
partout  sont  répandus  des  hommes  chargés  de  la 
même  mission ,  rigoureusement  obligés,  par  leur 
devoir  et  leur  institution  même,  à  redire  aux  peuples 
ces  subhmes  leçons;  qu'indépendamment  de  cette 
parole  vivante ,  il  circule  dans  tous  les  rangs  de  la 
société,  les  plus  riches  comme  les  plus  pauvres,  les 
plus  savants  comme  les  plus  ignorants,  une  multi- 


308  DES   INFLÜEIN'CES 

tilde  de  livres  ayant  pour  but  d'enseigner,  dans 
toute  sorte  de  styles,  sous  mille  formes  différentes, 
dans  toutes  les  langues  de  l'univers,  ces  mêmes 
maximes  qu'ils  viennent  d'entendre  de  la  bouche  de 
l'orateur  sacré.  Ah  !  ces  anciens  philosophes  se 
prendraient  à  pleurer  ;  oui,  ils  verseraient  des  lar- 
mes de  reconnaissance  et  de  joie,  s'ils  étaient  con- 
duits dans  une  de  ces  pauvres  bourgades  isolées, 
où  se  trouvent  réunies  quelques  familles  qui  peuvent 
à  peine  gagner  à  la  sueur  de  leur  front  les  aliments 
et  les  vêtements  nécessaires;  s'ils  étaient  ensuite 
introduits,  le  dimanche,  dans  cette  petite  église  où 
un  homme  revêtu  des  habits  sacerdotaux,  debout 
au  pied  de  l'autel  du  sacrifice,  exphque  aux  pau- 
vres habitants  de  la  campagne  un  passage  de 
l'Évangile,  im  trait  de  la  vie  de  Jésus-Christ,  une 
partie  de  ses  sermons;  puis,  déduisant  de  là  les 
plus  sages  règles  de  conduite  applicable  à  la 
vie  tout  entière  du  chrétien,  reprend  avec  une 
fraternelle  sévérité  les  \ices  qui  se  sont  glissés 
au  sein  de  son  troupeau ,  auquel  il  donne  les  remè- 
des les  plus  efficaces  pour  guérir  toutes  ces  infirmi- 
tés de  l'âme.  Ils  reconnaîtraient  alors  sans  doute 
que  leur  science  était  bien  vaine  et  que  dans  leurs 
écoles  ils  consumaient  le  temps  à  des  jeux  puérils  et 
stériles;  ils  avoueraient  (¡uils  voient  maintenant  la 
magnifique  réalisation  de  leurs  plus  beaux  rêves; 
ils  s'écrieraient  qu'un  Dieu  sans  doute  est  descendu 
sur  la  terre  pour  enseigner  toutes  ces  choses  aux 
hommes,  qu'il  leur   a  tracé   la  conduite  à  tenir 


RELIGIEUSES.  309 

pour  continuer  dans  tous  les  siècles  ses  sublimes 
enseignements;  ils  diraient  bien  alors  qu'un  mortel 
n'aurait  jamais  pu  s'élever  de  lui-môme  à  de  telles 
pensées,  et  qu'une  semblable  organisation  qui  a 
pour  effet  d'établir  dans  tout  l'univers,  d'ouvrir  à 
toutes  les  classes  de  la  société,  des  chaires  consa- 
crées à  l'enseignement  d'une  si  haute  philosophie, 
ne  pouvait  en  effet  émaner  que  d'un  Dieu,  qui, 
prenant  pitié  des  ténèbres  où  le  monde  était  ense- 
veli, avait  voulu  l'éclairer  et  renouveler  ainsi  la 
face  de  la  terre. 

Nous  en  appelons  au  jugement  de  tous  ceux  qui 
savent  réfléchir,  de  tous  ceux  qui  savent  apprécier 
les  choses  à  leur  juste  valeur,  sans  c{u'il  soit  néces- 
saire pour  cela  qu'elles  frappent  par  leur  nouveauté  ; 
à  eux  de  nous  dire  quelles  pourraient  être  les  im- 
pressions des  philosophes  de  l'antiquité.  Il  est  diffi- 
cile de  juger  les  influences  exercées  par  les  institu- 
tions chrétiennes,  par  la  raison  toute  simple  qu'elles 
agissent  directement  sur  l'intelligence  et  la  volonté; 
modifiant  ainsi  ce  qu'il  y  a  de  plus  intime  dans 
l'homme,  et  ne  produisant  leurs  effets  dans  le  monde 
extérieur  que  suivant  les  progrès  de  cette  rénova- 
tion intérieure,  elles  ne  peuvent  avoir  un  retentis- 
sement subit  dans  le  monde,  lors  même  qu'elles  y 
opèrent  les  changements  les  plus  profonds  et  les 
plus  complets.  Leur  action  est  lente,  mais  sûre; 
leurs  effets  sont  peu  éclatants,  mais  d'une  impor- 
tance décisive.  Comparez  le  monde  moderne  avec 
le  monde  ancien ,  voyez  l'incalculable  distance  qui 


310  DES    IXFLUENCES 

les  sépare,  et  dites  si  le  christianisme,  par  son  tra- 
vail lent  et  continu  sur  la  société,  n'a  pas  détruit 
plus  de  maux  et  produit  plus  de  bien  que  toutes  les 
autres  institutions  qui  jamais  ont  fait  le  plus  de  bruit 
dans  le  monde. 

Il  est  nécessaire  de  se  tenir  en  garde  contre  une 
tactique  déjà  vieille  parmi  1-^:  ennemis  du  bien,  et 
qui  fut  plus  d'une  fois  dirigée  contre  le  divin  fonda- 
teur du  christian^'smc,  mais  qui  se  détruit  elle-même 
par  la  contradiction  qu'elle  implicjue.  Il  ne  faut  pas 
s'étonner  cju'on  accuse  l'Église  de  tyi'annie  alors 
qu'elle  se  montre  unicfaement  juste,  de  faiblesse 
et  de  relâchement  quand  elle  répand  sur  les  hom- 
mes les  bienfaits  confiés  à  son  amour.  L'Église 
n'a  jamais  confondu  l'indulgence  envers  le  pé- 
cheur avec  une  coupable  tolérance  à  l'égard  du 
péché;  mais  si  d'autre  part  elle  n'ignore  pas  les 
séductions  et  les  dangers  que  la  vie  nous  présente, 
elle  ne  laisse  pas  pour  cela  que  de  nous  rappeler  à 
la  sainteté  de  notre  profession,  à  la  dignité  du 
christianisme,  à  l'engagement  que  nous  avons  pris 
de  renoncer  au  diable  et  au  monde  ;  elle  nous  remet 
infatigablement  devant  les  yeux  l'obligation  où 
nous  sommes  de  conserver  cette  vie  nouvelle  que 
nous  avons  reçue  en  Jésus-Christ,  de  ne  jamais 
revenir  aux  habitudes  du  vieil  homme,  et,  après 
avoir  été  rendus  participants  de  la  nature  divine,  de 
ne  plus  retomber  dans  un  état  indigne  du  nom 
chrétien. 

Les  fidèles  sont  donc  ti^ujours  suspendus  aux 


RELIGIEUSES.  311 

lèvres  du  prêtre,  et  celui-ci  ne  peut  se  montrer  le 
digne  envoyé  du  Seigneur  qu'à  la  condition  de 
montrer  sans  cesse  à  ses  frères  les  beautés  de  la 
vertu,  la  laideur  du  vice,  et  de  menacer  les  pécheurs 
impénitents  de  la  colère  d'un  Dieu  vengeur.  Tel  est 
le  but  de  la  prédication  évangélique,  de  cette  parole 
merveilleuse  qui  se  multiplie  sans  relâche  et  retentit 
à  chaque  instant  sur  toute  la  surface  de  l'univers. 
Institution  sublime,  profondément  salutaire,  néces- 
saire même^  pour  perpétuer  parmi  les  hommes  le 
saint  enthousiasme  du  bien,  les  véritables  notions 
de  la  morale;  institution  uniquement  propre  au 
christianisme,  inconnue  de  toute  rantic{uité,  et 
dont  les  sociétés  séparées  de  l'Église  catholique 
n'ont  jamais  oiîert  qu'une  pâle  et  stérile  imitation. 
La  splendeur  et  fa  maijnificence  du  culte  ca- 
tholique sont  une  des  causes  les  plus  puissantes  de 
l'influence  exercée  par  le  clergé  et  de  son  ascendant 
sur  l'esprit  des  fidèles;  et  cela,  en  rendant  la  reli- 
gion accessible  aux  sens  en  quelque  sorte,  en  met- 
tant à  la  portée  des  plus  humbles  intelligences  ses 
enseignements  les  plus  relevés  et  ses  plus  profonds 
mystères.  On  a  beaucoup  déclamé  jadis  contre  la 
pompe  et  l'éclat  déployés  dans  les  temples  catho- 
liques; on  a  dit  que  c'était  là  de  l'ostentation  et  du 
luxe,  et  que  ce  n'était  pas  ce  que  réclamait  des 
hommes  un  Dieu  dont  le  regard  pénètre  jusqu'au 
fond  de  nos  cœurs.  La  philosophie  du  xviii^  siècle, 
cette  philosophie  qui  ne  voyait  qu'avec  défiance  et 
répulsion  tout  ce  qui  tenait  à  la  religion  catholique, 


312  DES    INFLÜEISCES 

cette  philosophie  qui  condamnait  sans  appel  comme 
sans  examen  toutes  les  croyances,  toutes  les  céré- 
monies, toutes  les  pratiques  suivies  pendant  Fespace 
de  dix-huit  siècles,  pouvait  bien  se  payer  de  sem- 
blables raisons  ;  mais  toutes  ces  pauvretés.sont  main- 
tenant hors  d'usage,  elles  ont  été  jugées  comme 
elles  devaient  l'être  par  tout  homme  capable  de  ré- 
fléchir un  peu  sur  les  inclinations  de  notre  nature 
et  sur  l'objet  de  la  religion.  C'est  un  besoin  naturel 
à  l'homme  de  manifester  au  dehors  ses  pensées  et 
ses  sentiments.  Cette  simple  considération  suffît 
pour  légitimer  le  culte  extérieur  ;  et  si  nous  ajoutons 
à  cela  que  cette  manifestation  religieuse  se  trouve 
dans  une  proportion  exacte  avec  l'intensité  et  la 
vivacité  de  nos  impressions  internes,  il  en  résulte 
bien  clairement  cjue  les  idées  et  les  sentiments  re- 
ligieux étant  ceux  dont  notre  esprit  est  le  plus  frappé, 
ceux  qui  saisissent  le  plus  vivement  toutes  les  puis- 
sances de  notre  être,  les  actes  destinés  à  produire 
au  dehors  ce  qui  se  passe  à  cet  égard  dans  notre 
ame  doivent  se  distinguer  de  tous  les  autres  actes 
extérieurs,  s'élever  au-dessus  d'eux,  comme  s'élève 
au-dessus  de  tout  ce  qui  reste  collé  sur  la  terre 
toute  chose  prenant  son  essor  vers  les  cieux. 

Tous  les  peuples  de  l'univers  se  sont  montrés  una- 
nimes en  ce  point;  vous  n'en  verrez  pas  un  chez 
lecjuel  les  monuments  religieux  ne  se  fassent  remar- 
quer par  leur  grandeur  et  leur  magnificence  rela- 
tives, toujours  en  proportion  avec  les  ressources  et 
la  civilisation  de  chaque  peuple.  On  peut  donc  re- 


RELIGreUSES.  313 

garder  l'Église  catholique,  dans  la  splendeur  et  la 
beauté  de  son  culte,  comme  ayant  réalisé  d'une 
manière  parfaite  et  sublime  une  aspiration,  une 
idée,  un  instinct,  qui ,  dans  un  degré  plus  ou  moins 
élevé  de  développement  et  de  puissance ,  ont  tou- 
jours et  partout  subsisté  au  sein  de  l'humanité,  et 
qui  voulaient  que  ce  que  l'on  consacrait  à  Dieu  tut 
réellement  digne  du  maître  de  l'univers. 

Le  culte  des  images  et  des  saints,  si  bien  fait 
pour  ménager,  dans  un  but  religieux,  l'alliance  de 
l'esprit  et  de  la  matière,  si  conforme  aux  conditions 
de  la  vie  présente,  si  propre  à  élever  notre  âme  vers 
le  ciel  sur  les  ailes  de  l'imagination  et  de  l'espé- 
rance, fait  partie  de  cet  ensemble  harmonieux  du 
culte  catholique.  Il  nous  montre,  sous  un  aspect 
simple  et  touchant,  la  providence  paternelle  de  no- 
tre Dieu  ;  il  nous  présente  à  chaque  pas  un  inter- 
cesseur qui,  libre  déjà  des  misères  de  la  vie,  priera 
pour  nous  avec  d'autant  plus  de  ferveur  et  d'in- 
stances, qu'il  fut  un  temps  oij,  revêtu  de  notre  chair 
mortelle,  il  eut  à  souffrir,  lui  aussi,  dans  cette  vallée 
de  larmes,  les  maux,  les  fatigues  et  les  tentations 
qui  sont  actuellement  noti-e  partage. 

Que  de  réflexions,  que  de  sentiments  ne  fait  pas 
naître  la  vue  d'un  crucifix  !  quel  livre  fut  jamais  plus 
éloquent  et  plus  vaste?  Qui  pourrait  dire  les  douces 
et  salutaires  émotions  produites  par  l'image  de  la 
Vierge  tenant  l'enfant  Jésus  dans  ses  bras,  ou  bien 
les  religieuses  tristesses  que  cause  à  l'àme  la  vue 
de  Marie  au  pied  de  la  croix  ?  Tant  de  traits  em- 
m  18 


Sill  DES    INFLUENCES 

pruntés  à  nos  livres  saints,  à  la  tradition,  à  la  vie 
des  innombrables  héros  du  christianisme,  représen- 
tés sur  les  murs,  sur  les  autels  même  de  nos  temples, 
sont  une  source  intarissable  de  saintes  inspirations 
et  de  nobles  vertus.  Si,  d'un  côté,  le  souffle  du  génie 
qui,  plus  d'une  fois,  anima  les  artistes  chrétiens,  a 
créé  des  merveilles  qui  sont  à  la  fois  une  des  gloires 
de  l'humanité  et  Tune  des  plus  belles  apologies  du 
christianisme,  Dieu,  qui  se  sert  des  créatures  pour 
l'accomplissement  de  ses  desseins,  veut,  d'un  autre 
côté,  que  ces  statues  et-  ces  tableaux  contribuent  à 
faire  descendre  dans  notre  àme  l'amour  des  choses 
du  ciel,  un  dégoût  toujours  croissant  pour  les  objets 
terrestres,  une  incessante  aspiration  vers  les  biens 
de  l'éternité. 

On  parle  quelquefois  des  désordres  qui  régnent 
chez  les  catholicfues,  de  leurs  égarements,  de  leurs 
faiblesses,  de  leur  peu  de  respect  souvent  pour  la 
religion,  malgré  tant  de  signes  et  tant  d'objets  ex- 
térieurs destinés  à  la  rappeler  sans  cesse  ô  leur  es- 
prit. On  voit  ce  qu'est  le  peuple  cathoUque  avec 
cela,  mais  on  ne  voit  pas  ce  qu'il  serait  sans  cela; 
on  voit  que,  nonobstant  tous  les  moyens  employés 
pour  lui  rappeler  la  grandeur  de  sa  destinée  et  les 
devoirs  qu'elle  lui  impose,  il  vit  dans  la  distraction 
et  l'amusement,  dans  le  relâchement  et  le  vice; 
mais  on  ne  voit  pas  que  ces  moyens  venant  à  lui 
manquer,  la  religion  s'effacerait  entièrement  de  sa 
mémoire,  ou  qu'il  ne  lui  en  resterait  plus  qu'une 
idée  vague,  confuse,  sans  influence  sur  les  senti- 


RELIGIEUSES.  Si5 

ments  du  cœur  et  sur  les  actes  de  la  vie.  Laissez 
donc  le  chrétien  assister  aux  augustes  cérémonies 
de  r Église  et  contempler  les  images  sacrées  qui  lui 
représentent  au  vif  les  vérités  et  les  faits,  objets  de 
ses  croyances;  laissez-le  se  prosterner  devant  une 
image  sainte  pour  implorer  les  secours  du  ciel  ou 
le  remercier  de  ses  bienfaits  ;  laissez-le  s'approcher 
du  prêtre  et  lui  remettre  avec  un  sentiment  de  re- 
connaissance et  de  foi  ïex-voto  qui  doit  rappeler 
le  secours  merveilleux  reçu  dans  un  moment  de 
péril  ou  d'infortune,  ou  bien  le  cierge  mystérieux 
destiné  à  brûler  devant  un  autel  pendant  une  crise 
terrible  ;  laissez-lui  déposer  aux  pieds  de  la  Vierge 
ou  d'un  autre  saint  tutclaire  la  symbolique  offrande, 
témoignage  de  foi,  de  reconnaissance  et  d'amour; 
laissez-lui  répandre  de  la  sorte  les  sentiments  de  son 
cœur  en  démonstrations  aussi  pures  que  touchantes. 
Si  vous  ne  sentez  pas  vous-même  ce  que  des  actes 
semblables  font  éprouver  à  un  cœur  religieux,  ce 
qu'ils  ajoutent  à  son  bonheur,  le  baume  qu'ils  versent 
sur  ses  souffrances,  avouez  du  moins  qu'il  y  a  là 
quelque  chose  de  saisissant  et  de  sublime,  et  qu'il 
existe  de  ravissantes  harmonies  entre  la  religion  et 
notre  âme. 

Les  sacrements  et  surtout  le  sacrement  de  pé- 
nitence constituent  le  dernier  moyen  d'influence 
religieuse  que  nous  ayons  indiqué.  Nous  voudrions 
pouvoir  donner  à  ce  point  toute  l'importance  et  toute 
l'étendue  qu'il  mérite,  indiquer  au  moins  les  nom- 
breux rapports  qui  s'établissent  entre  le  prêtre  et  le 


316  DES    INFLUENCES 

fidèle  par  ces  augustes  symboles  dans  lesquels  Dieu 
a  renfermé  les  trésors  de  sa  grâce.  Le  baptême,  en 
purifiant  de  la  tache  originelle  Tenfant  qui  vient  de 
naître ,  nous  présente  le  prêtre  comme  un  céleste 
messager  qui  vient  arracher  au  pouvoir  de  l'enfer 
cette  frêle  créature,  pour  la  donner  une  seconde 
fois  à  cette  famille  qui  vient  d'éprouver  un  bonheur 
indicible.  Dans  la  confirmation,  nous  voyons  l'évê- 
que  imprimant  au  chrétien  le  caractère  de  soldat  de 
Jésus-Christ,  et  le  disposant  ainsi  aux  combats  in- 
cessants qu'il  devra  soutenir  contre  le  monde,  le 
démon  et  la  chair.  Nous  aurions  à  considérer  dans 
la  communion  cette  ineffable  impression  de  bon- 
heur et  de  vertu  que  laisse  à  l'âme  j' acte  par  lequel 
elle  s'unit  à  Dieu,  quand  cet  acte  s'accomplit  surtout 
pour  la  première  fois.  Nous  découvririons  de  même 
dans  tous  les  autres  sacrements  la  cause  et  la  source 
des  merveilleux  effets  qu'ils  produisent  dans  une 
âme,  abstraction  faite  même  du  côté  surnaturel,  le 
seul  réellement  sublime  et  fécond,  de  ces  augustes 
cérémonies.  Nous  verrions  que  le  prêtre  reçoit 
l'homme  entre  ses  bras  dès  qu'il  ouvre  les  yeux  à 
la  lumière,  et  ne  l'abandonne  pas  même  quand  il 
a  rendu  le  dernier  soupir,  puisqu'il  l'accompagne 
de  ses  vœux  et  de  ses  bénédictions  jusque  dans  la 
tombe.  En  examinant  en  détail  les  pieux  usages, 
les  vénérables  pratiques  dont  ces  actes  solennels 
sont  accompagnés,  nous  aurions  à  signaler  de  toute 
part  les  doux  et  puissants  ressorts  par  lesquels  ils 
agissent  sur  le  cœur  du  fidèle,  et  l'attachent  d'une 


RELIGIEUSES.  317 

manière  de  plus  en  plus  intime  au  ministre  des  au- 
tels, à  celui  que  Dieu  fit  le  dépositaire  de  toutes  ses 
grâces.  Chacun  des  sept  sacrements  conservés  par 
l'Eglise  nous  offrirait  une  matière  abondante  à" de 
graves  et  salutaires  considérations.  Mais  forcé  que 
nous  sommes  de  respecter  les 'limites  qui  nous  sont 
imposées,  nous  laisserons  de  côté  tous  les  autres 
sacrements  pour  arrêter  un  instant  nos  yeux  sur 
celui  de  la  pénitence. 

11  comprendrait  bien  mal  le  cœur  de  l'homme  et 
la  nature  de  la  religion,  celui  qui  n'accorderait  pas 
à  ce  sacrement  l'importance  et  les  effets  qui  lui 
sont  assignés  par  la  raison  toute  seule,  en  dehors 
même  des  enseignements  de  la  foi. 

Dans  l'administration  du  sacrement  de  pénitence, 
le  prêtre  est  à  la  fois  juge,  docteur  et  médecin  ; 
magnifique  distinction  établie  par  les  théologiens  et 
fondée  sur  la  nature  même  du  sacrement  qu'ils  con- 
sidèrent. Les  souffrances  de  l'âme  ne  sont  ni  moins 
tenaces  ni  plus  faciles  à  guérir  que  celles  du  corps  ; 
et  de  même  que  celles-ci  réclament  les  lumières  et 
l'action  d'un  médecin  capable  d'en  découvrir  la 
source  et  d'en  indiquer  les  remèdes,  celles-là  exigent 
plus  impérieusement  encore  un  semblable  secours. 
Si  l'art,  qui  a  pour  objet  la  guérison  du  corps,  ren- 
contre d'innombrables  difficultés  que  le  malade 
abandonné  à  lui-même  ne  pourrait  jamais  vaincre, 
la  même  chose  a  lieu  par  rapport  aux  maladies  de 
l'àme.  L'organisation  de  notre  corps  est  délicate  et 

compliquée,  il  n'est  pas  facile  d'analyser  et  de  clas- 

18. 


318  DES   INFLUENCES 

ser  les  différentes  parties  qui  le  composent  ;  les 
pensées  et  les  sentiments  de  l'àme  ne  sont  ni  moins 
multiples  ni  moins  cachés,  et  la  connaissance  du 
cœur  humain  fut  toujours  regardée  comme  la  preuve 
d'une  profonde  sagesse  et  d'un  esprit  supérieur. 
C'est  cette  connaissance  néanmoins  qui  doit  prési- 
der à  l'administration  du  sacrement  de  pénitence;  et 
dès  lors  les  philosophes,  qui  élèvent  si  haut  la  science 
dont  l'homme  est  l'-objet,  devraient  bien  aussi,  pour 
être  conséquents  avec  eux-mêmes,  accorder  plus 
d'importance  à  une  institution  qui  dévoue  des  mil- 
liers d'individus  à  cette  étude  de  l'homme ,  non- 
seulement  en  spéculation  et  en  théorie,  mais  encore 
par  l'exercice  continuel  d'un  dévoûment  pratique. 
Chez  les  théologiens,  qui  traitent  de  la  morale 
dans  un  style  simple  et  sans  ornement,  dans  un  lan- 
gage quelquefois  peu  correct,  vous  trouverez  un 
fonds  inépuisable  d'observations  délicates  et  pro- 
fondes sur  les  actes  humains,  sur  les  principes  dont 
ils  émanent,  sur  les  circonstances  dont  ils  peuvent 
être  accompagnés,  sur  la  fin  qu'ils  doivent  avoir  et 
lesefiets  qu'ils  produisent  ;  l'étude  de  ces  graves  mo- 
ralistes, faite  avec  intelligence  et  discernement,  est 
d'un  puissant  secours  pour  la  science  de  l'homme. 
Vous  ne  trouverez  chez  eux ,  il  est  vrai ,  ni  préten- 
tions philosophiques,  ni  paroles  fleuries,  ni  saillies 
piquantes ,  ni  rien  en  un  mot  de  ce  qu'on  est  convenu 
d'appeler  esprit,  aucun  de  ces  brillants  oripeaux  qui 
recouvrent  ordinairement  tant  de  misère  et  de  vide  ; 
mais  vous  y  trouverez  en  échange  des  principes  lu- 


RELIGIEUSES.  193 

mineux,  des  maximes  solides,  des  conséquences  par- 
faitement déduites  auxquelles  vous  pouvez  vous  en 
tenir  sans  crainte,  non-seulement  pour  le  règlement 
de  votre  propre  conduite,  mais  aussi  pour  la  direction 
des  autres.  Leurs  livres  vous  donneront  encore  de 
précieuses  indications  sur  les  signes  qui  manifestent 
les  dispositions  des  cœurs,  indications  qui  peuvent 
servir  à  un  homme  intelligent,  pourTéclairer  même 
dans  les  aiïaires  du  monde.  Ils  vous  fourniront  des 
moyens  sûrs  pour  vaincre  les  passions  les  plus  fortes, 
corriger  les  habitudes  les  plus  invétérées  et  vous 
prémunir  contre  les  pièges  les  plus  cachés  que  le 
génie  du  mal  puisse  vous  tendre.  Il  y  a  là,  en  vérité, 
tout  un  code  de  morale  et  de  politique,  également 
utile  à  l'homme  privé  et  à  l'homme  public. 

11  est  une  circonstance  surtout  où  la  salutaire 
influence  du  confesseur,  nourri  de  ces  doctrines, 
formé  d'ailleurs  à  l'école  de  toutes  les  vertus,  se 
fait  sentir  d'une  manière  plus  vive  et  plus  tou- 
chante :  c'est  quand  l'homme  est  placé  dans  une  de 
ces  situations  douloureuses  où  le  cœur  réclame  une 
cosolation,  comme  l' affamé  réclame  un  aliment, 
comme  tout  être  vivant  réclame  l'air  qu'il  respire. 
Il  est  des  moments  où  des  malheurs  imprévus,  des 
espérances  brisées,  des  remords  violents,  jettent 
l'âme  dans  le  désespoir.  Pour  elle,  alors,  le  soleil  a 
perdu  l'éclat  de  ses  rayons,  le  ciel  est  comme  enve- 
loppé d'un  voile  de  deuil,  la  terre  est  morne  et  sté- 
rile ;  tout,  autour  de  cet  homme,  a  pris  un  aspect 
sombre  et  désolé  :  triste  est  le  présent  et  plus  triste 


3:20  DES    INFLUENCES 

encore  est  l'avenir  ;  plus  d'énergie,  plus  d'espérance  ; 
la  vie  se  fait  lourde  à  porter, un  indicible  ennui  pèse 
sur  chacun  de  ses  actes.  Un  homme  ne  pouvant  plus 
soulever  une  telle  existence  donne  accès  dans  son 
âme  aux  plus  sinistres  pensées.  Mais  supposez  qu'il 
conserve  encore  la  foi,  qu'il  n'a  pas  entièrement 
oublié  les  pratiques  de  la  religion  :  il  trouvera  dès 
lors  au  tribunal  de  la  pénitence,  avec  le  pardon  de 
ses  péchés,  un  adoucissement,  sinon  un  remède  com- 
plet à  ses  maux.  Supposez,  au  contraire,  que  la  lec- 
ture des  mauvais  livres  ou  toute  autre  cause  facile  à 
imaginerait  jeté  ce  malheureux  dans  l'incrédulité  et 
le  scepticisme  :  qui  retiendra  sa  main  prête  à  frap- 
per? par  quels  motifs  lui  persuadera-t-on  de  ne  pas 
attenter  à  son  existence  ?  quel  lien  l'attache  encore 
à  la  terre  ?  que  peut-il  craindre  au-delà  du  tom- 
beau? Il  fut  un  temps  où  le  jeune  homme  dissipé, 
où  le  père  de  famille  oublieux  de  ses  devoirs,  où  la 
jeune  fille  égarée,  gardaient  au  fond  de  leur  cœur 
l'étincelle  sacrée  de  la  foi,  en  dépit  même  des  plus 
graves  désordres,  semblables  au  dissipateur  qui 
gaspille  sa  fortune ,  mais  après  avoir  eu  la  précau- 
tion de  cacher  un  diamant  précieux  dont  la  valeur 
pourra  le  délivrer  un  jour  des  dangers  extrêmes  aux- 
quels il  serait  demeuré  sans  cela  exposé. 

Un  jeune  insensé  ruinait  sa  santé,  sa  réputation, 
ses  biens,  son  avenir,  le  bonheur  de  sa  famille;  un 
homme  de  mœurs  corrompues  et  désordonnées  avait 
réduit  ¿\  la  misère  sa  femme  et  ses  enfants,  et  s'était 
attiré  le  mépris  et  la  colère  de  ses  amis  ;  une  jeune  ñ\h 


RELIGIEUSES.  321 

était  plongée  dans  la  plus  profonde  amertume,  cou- 
verte de  honte  et  d'ignominie  ;  mais  il  y  avait  une 
église,,  et  dans  cette  église  un  prêtre,  sans  cesse  le 
cœur  et  les  bras  ouverts  pour  y  recevoir  les  infor- 
tunés ;  on  savait  qu'il  possédait  le  secret  de  la  con- 
solation :  la  foi  conduisait  à  ses  pieds  les  tristes  vic- 
times du  désordre.  Elles  lui  confiaient  leurs  dou- 
leurs en  même  temps  que  leurs  péchés;  elles  se 
croyaient  peu  auparavant  seules  dans  le  monde,  et 
voilà  qu'elles  venaient  de  rencontrer  un  père  heu- 
reux de  leur  prodiguer  le  pardon  et  l'espérance. 
Toute  sinistre  pensée  avait  disparu  de  leur  esprit  ; 
on  ne  s'en  souvenait  plus  que  comme  d'un  rêve  af- 
freux qui  avait  traversé  une  nuit  de  malheur  et  de 
souffrance.  Le  pécheur  repentant  versait  alors  des 
larmes  qui  soulageaient  son  cœur,  ses  soupirs  étaient 
moins  pénibles;  et  plein  de  cette  douce  confiance 
qu'il  était  pardonné  dans  le  ciel,  il  se  résignait  à 
passer  sur  la  terre  des  jours  mauvais,  il  est  vrai, 
mais  qui  seraient  l'expiation  de  ses  crimes.  De  nos 
jours,  ce  remède  puissant  est  négligé,  méconnu  par 
un  grand  nombre  d'àmes  ;  et,  chose  terrible  à  dire, 
à  mesure  que  diminue  la  foi  dans  sa  divine  puis- 
sance, on  voit  augmenter  le  nombre  des  suicides. 
Les  malheureux,  désormais  sans  consolation,  pé- 
rissent, les  uns  par  le  poison,  les  autres  par  le  poi- 
gnard; il  en  est  qui  se  précipitent  d'un  lieu  élevé, 
il  en  est  qui  s'ensevelissent  dans  les  flots;  les  armes 
à  feu,  la  vapeur  du  charbon,  sont  les  tristes  auxi- 
liaires de  la  mort.  Observons  que  beaucoup  de  ceux 


322  DES   INFLUENCES 

qui  figurent  dans  ces  catalogues  funèbres  sont  des 
jeunes  gens  qui  faisaient  à  peine  leur  entrée  dans 
la  vie;  on  y  voit  même  des  enfants,  déplorables 
victimes  des  passions  dans  un  âge  où  l'on  aimait  à 
penser  qu'ils  n'avaient  pas  perdu  leur  innocence. 
Eh  bien  !  tout  cela  est  horrible  à  penser  :  c'est  la 
plus  éloquente  et  la  plus  terrible  condamnation  de 
toutes  ces  doctrines  impies  que  tant  d'esprits  im- 
prudents ou  pervers  s'efforcent  de  répandre  ;  c'est 
la  plus  magnifique  apologie  de  la  morale  et  des 
pratiques  imposées  par  la  religion  ;  c'est  la  réponse 
la  plus  décisive  à  tout  ce  ciu'on  a  pu  dire  pour  jeter 
l'odieux  ou  le  ridicule  sur  les  mœurs  de  nos  aïeux, 
sur  leur  ignorance  prétendue,  sur  leur  état  de  dé- 
gradation et  d'esclavage,  comparés  à  nos  magni- 
fiques progrès,  à  notre  bonheur,  à  nos  lumières. 

Concluons,  en  récapitulant  ce  que  nous  avons 
dit  sur  cet  important  sujet  des  influences  religieuses. 
Nous  les  trouvons  dans  tous  les  temps,  chez  tous 
les  peuples,  à  tous  les  degrés  de  civilisation,  sous 
toutes  les  formes  sociales  ;  mais  nous  avons  observe 
que  la  religion  catholique  se  distingue  de  toutes 
les  autres  religions,  non-seulement  parce  qu'elle  a 
poussé  plus  loin  son  action  et  ses  influences,  mais 
encore  et  surtout  parce  qu'elle  les  a  exercées  d'une 
manière  plus  efficace,  plus  profonde  et  plus  du- 
rable. En  étudiant  en  détail  les  causes  de  ce  phé- 
nomène, en  les  analysant  avec  une  sérieuse  atten- 
tion, nous  les  avons  trouvées  dans  l'essence  même 
du  catholicisme;  et  nous  en  avons  conclu  qu'il  ne 


RELIGIEUSES.  523 

fallait  point  attribuer  à  des  intrigues  plus  ou  moins 
habiles,  aux  desseins  particuliers  de  quelques 
hommes,  l'ascendant  que  le  catholicisme  a  toujours 
eu  sur  l'esprit  des  peuples  ;  car  outre  que  les  sources 
intrinsèques  et  su]3limes  de  cet  ascendant  nous  ont 
été  clairement  révélées,  il  serait  absurde  d'attribuer 
à  des  causes  accidentelles  des  effets  généraux  et 
permanents. 

Bien  loin  d'être  redevable  de  son  pouvoir  moral 
à  de  mesquines  intrigues,  le  clergé  catholique  est 
d'autant  plus  puissant  qu'il  demeure  plus  étranger 
à  toute  sorte  de  moyens  terrestres.  Ce  qu'il  lui  faut 
en  effet  pour  avoir  un  ascendant  sans  limites,  c'est 
une  parfaite  conformité  à  l'esprit  de  l'Évangile, 
une  rigoureuse  obserxation  de  ses  préceptes  et  de 
ses  conseils,  l'application  à  sa  propre  vie  et  à  la  vie 
des  autres  des  principes  moraux  posés  et  dévelop- 
pés par  les  Pères  de  l'Église,  par  les  canons  des 
conciles,  par  les  instructions  des  souverains  pon- 
tifes, par  cet  ensemble  de  saintes  maximes  qui  for- 
ment, avec  le  dogme,  l'héritage  sacré  de  la  société 
chrétienne.  Que  le  prêtre  soit  prêtre  :  il  ne  lui  faut 
rien  de  plus  ;  il  exercera  dès  lors  par  la  force  des 
choses,  en  vertu  même  de  son  abnégation  et  de  son 
désintéressement,  une  irrésistible  influence  qui  s'é- 
tendra souvent,  pour  le  bonheur  des  âmes,  sur  les 
affaires  temporelles  et  les  intérêts  matériels. 

Cette  dernière  prévision  se  réalisera  d'autant 
mieux  que  la  science  du  clergé,  non-seulement  en 
ce  qui  touche  la  religion,  mais  encore  dans  tout  ce 


324  DES   INFLUENCES 

qui  coiicGiMie  l'instruction  proprement  dite,  sera 
plus  réelle  et  plus  étendue.  C'est  là  un  moyen  de 
prépondérance  et  d'action  qui  n'a  jamais  fait  défaut 
à  l'Église  catholique,  qu'on  ne  pourrait  du  reste  lui 
ravir  sans  ébranler  son  existence  elle-même.  Il  n'est 
pas  de  pensée  qui  révèle  mieux  la  haine  et  l'astuce 
de  ses  ennemis  que  celle  de  la  dépouiller  des 
moyens  de  s'instruire,  d'éloigner  ses  ministres  et 
ses  enfants  des  lieux  consacrés  à  l'enseignement  de 
la  science.  Ce  serait  là  une  persécution  mille  fois 
plus  dangereuse  que  celle  du  glaive  et  du  feu  ;  car 
si  le  sang  innocent  est  versé,  la  victime  apparaît 
tôt  ou  tard  couronnée  d'une  brillante  auréole  ;  le 
même  coup  qui  tue  le  corps  délivre  et  ennoblit 
l'âme,  lui  donne  au  ciel  un  bonheur  sans  limites  et 
sur  la  terre  une  gloire  impérissable  ;  l'ignorance  tue 
et  déshonore  en  même  temps.  Quand  Julien-l' Apostat 
entreprit  de  fermer  les  écoles  aux  chrétiens,  il  leur 
faisait  une  guerre  plus  cruelle  cjue  les  Dèce  et  les 
Néron;  et  dans  ces  derniers  siècles,  quand  les 
protestants  anglais  ont  voulu  priver  les  catholiques 
d'instruction,  en  les  mettant  dans  l'alternative,  ou 
d'abjurer  leur  foi,  ou  d'aller  suivre  leurs  études 
dans  un  pays  étranger,  ils  se  montraient  à  la  fois 
plus  perfides  et  plus  cruels  c[ue  ne  l'avaient  été 
Henri  VI1Í  et  Elisabeth. 

Ce  sont  là  des  vérités  que  les  ennemis  de  l'Église 
ne  perdent  pas  de  vue;  raison  de  plus  pour  qu'elles 
ne  s'elTacent  jamais  de  l'esprit  des  catholiques. 
Souvenons-nous  que  les  Pères  des  premiers  siècles 


ilKLíGIELSES.  3í25 

pouvaient  entrer  en  lutte  sur  toute  sorte  de  sujets 
avec  les  plus  savants  ennemis  du  christianisme,  et 
rendre  en  tout  raison  de  leur  foi;  souvenons-nous 
encore  que  dans  les  siècles  suivants,  tous  les  genres 
de  savoir  qui  purent  échapper  à  F  invasion  des  bar- 
bares se  trouvèrent  concentrés  dans  es  mains  du 
clergé  catholique,  et  que,  dans  des  temps  plus 
rapprochés  de  nous,  soit  à  l'époque  de  la  renais- 
sance des  lettres,  soit  encore  plus  tard  et  quand 
l'esprit  humain  avait  pris  tout  son  essor,  on  a  con- 
stamment vu  des  ecclésiastiques  figurer  au  premier 
rang.  L'or,  la  puissance,  tout  ce  qui  s'appelle  ma- 
tériel et  positif  exerce  sans  doute  une  grande  in- 
fluence dans  les  temps  corrompus  que  nous  traver- 
sons; il  faut  néanmoins  avouer  que  l'intelligence 
n'a  pas  abdiqué  son  empire,  qu'elle  n'a  pas 
abandonné  le  poste  d'honneur  qui  lui  appartient, 
ni  tout-à-fait  courbé  le  front  sous  la  domination  des 
sens:  elle  conserve  encore  son  prestige  et  sa  force, 
elle  lutte  avec  succès  contre  les  entraînements  de  la 
matière.  C'est  elle  en  définitive  qui  règne  toujours 
sur  le  monde  ;  forte  de  ses  titres  anciens  et  de  ses 
services  actuels,  elle  a  droit  à  la  reconnaissance, 
aux  hommages,  à  la  déférence  du  genre  humain; 
c'est  elle  enfin,  elle  seule,  qui  pourra  résoudre  les 
grands  problèmes  de  l'avenir. 

L'Église  n'a  pas  oublié  ces  vérités  :  elle  ne  cesse 

de  les  proposer  à  ses  ministres,  elle  en  fait  l'objet 

incessant  de  sa  sollicitude  et  de  ses  efforts.  A  des 

époques  de   perturbation  et  de  décadence,  sans 

III.  19 


o2()  DES    INFLUENCES  RELIGIEUSES. 

oublier  le  soin  de  maintenir  ou  de  rétablir  la  disci- 
pline, tout  en  s' appliquant  à  corriger,  à  perfection- 
ner les  mœurs  de  ses  prêtres,  elle  usait  de  tout  son 
pouvoir,  de  tous  ses  moyens  d'action,  pour  exciter 
chez  eux  l'amour  de  la  science,  jalouse  ciu'elle  était, 
à  l'exemple  de  son  divin  fondateur,  que  les  enfants 
de  la  lumière  ne  fussent  pas  moins  habiles  et  moins 
prudents  que  les  enfants  des  ténèbres.  EiTorçons- 
nous  pour  notre  part  de  remplir  les  vues  élevées  de 
notre  mère  ;  répondons  à  son  appel  par  une  noble  et 
sainte  ardeur.  Quelles  que  soient  les  préventions  qui 
nous  entourent,  les  difficultés  que  l'ignorance  et  la 
mauvaise  foi  nous  suscitent,  ne  doutons  pas  que  tôt 
ou  tard  le  monde  ne  rende  justice  à  la  supériorité 
de  l'intelhgence  loyalement  mise  au  service  de  la 
vérité  :  c'est  là  une  royauté  qui  parvient  toujours  à 
triompher  des  rébellions  et  des  résistances,  et  les 
sociétés  humaines,  si  elles  ne  sont  pas  condamnées 
H  périr,  finiront  par  s'incliner,  respectueuses  et 
soumises,  devant  la  triple  majesté  du  sacerdoce,  de 
la  science  et  de  la  vertu. 


FRAGMENT  D'UNE  NOUVELLE. 


« 


LE  COUP  DE   CLOCHE. 

La  pluie  qui  tombait  à  torrents  avec  un  bruit 
épouvantable,  le  vent  qui  secouait  les  arbres 
de  la  forêt  voisine  et  qui,  battant  avec  force  les 
portes  et  les  fenêtres  du  couvent,  les  faisait  grin- 
cer de  mille  façons  dilïérentes,  ne  permettaient 
pas  au  frère  Pierre  de  s'assurer,  si  le  bruit  qu'il 
venait  d'entendre  était  bien  celui  de  la  cloche  des 
étrangers.  Mais  il  fut  promptement  tiré  de  son  in- 
certitude par  une  secousse  plus  vive  et  plus  pro- 
longée qui  dénotait  bien  clairement  Timpatience  de 
celui  qui  se  trouvait  à  la  porte.  Après  quelques 
instants  on  entendit  le  grincement  d'une  porte  inté- 
rieure qui  s'ouvrait  avec  précaution,  puis  encore 
un  bruit  de  sandales  qui  foulaient  le  sol  plus  légè- 
rement que  de  coutume,  comme  pour  ne  point  in- 
terrompre le  profond  silence  où  étaient  plongés  les 
longs  et  sinueux  corridors  de  cette  maison  solitaire. 

—  Qui  demande  ? 


328  FRAGMENT 

—  Ouvrez  par  charité. 

—  Qui  êtes-vous? 

—  Nous  ne  tenons  plus  au  vent  et  h  la  pluie. 

—  Est-il  arrivé  quelque  malheur  dans  quelque 
maison  du  voisinage  ? 

—  Est-ce  que  ce  n'est  pas  un  assez  grand  mal- 
heur que  d'être  exposé  à  ce  temps  horrible,  dans 
un  tel  endroit  et  par  une  nuit  aussi  ténébreuse? 

Ces  dernières  paroles,  prononcées  avec  une  cer- 
taine impatience,  n'engagèrent  pas  frère  Pierre  à 
ouvrir  de  sitôt  la  porte  du  couvent.  Ce  qui  n'était  pas 
fait  pour  diminuer  sa  répugnance,  c'était  le  bruit 
des  pieds  d'un  cheval  et  les  paroles  entrecoupées 
qu'il  entendait  à  l'extérieur  et  qui  ne  ressemblaient 
nullement  à  de  pieuses  invocations.  Le  bon  frère  ne 
se  souciait  pas  de  prendre  sur  lui  la  responsabilité 
d'ouvrir  la  porte  à  des  personnes  inconnues,  à  une 
telle  heure  de  la  nuit  ;  d'autre  part,  il  avait  peine 
à  laisser  des  voyageurs  à  la  porte,  sous  les  coups 
d'un  orage  qui  semblait  s'accroître  à  chaque  instant. 
Tout  le  monde  au  couvent  était  couché  :  il  ne  pou- 
vait donc  s'adresser  à  personne.  Il  lui  vint  en 
pensée  que  peut-être  le  pèreLéandre,  qui  s'oubliait 
assez  souvent  à  son  bureau  de  travail  jusqu'à  deux 
heures  après  minuit,  ne  serait  pas  encore  couché  ; 
la  pendule  du  corridor  venait  ;\  peine  de  sonner 
une  heure.  En  effet,  la  lumière  qui  passait  à  tra- 
vers la  serrure  fit  connaître  au  frère  portier  que  le 
père  Léandre  veillait  encore.  Le  respect  que  ce 
père  inspirait  à  toute  la  communauté  avait  atteint 


D  DNE    NOUVELLE.  329 

chez  le  bon  frère  un  degré  de  vénération  religieuse 
et  de  crainte  révérentielle  que  toute  l'amabilité  du 
père  Léandre  n'avait  pu  dissiper.  Il  n'est  pas  diffi- 
cile de  comprendre,  d'après  cela,  ciu'en  approchant 
de  la  porte  d'une  cellule  aussi  saintement  redoutée, 
le  frère  retint  sa  respiration ,  demeura  quelques 
instants  indécis,  avant  de  frapper  du  revers  de  sa 
main  deux  petits  coups  à  peine  perceptibles. 

—  Entrez. 

—  Deo  gratins. 

—  Qu'y  a-t-il  de  lîouveau,  dit  le  père  en  relevant 
sa  tête  et  en  laissant  sa  plume  dans  l'encrier. 

—  On  demande  à  la  porte,  et  je  n'ose  prendre 
sur  moi  d'ouvrir.  Ce  sont  des  gens  qui  prétendent 
vouloir  se  garantir  de  la  pluie  ;  mais  je  crois  avoir 
entendu  le  bruit  des  pieds  d'un  cheval,  et  je  suis 
bien  sûr  de  ne  pas  me  tromper. 

—  Ouvrez,  ouvrez  ;  dans  ce  pays  les  voleurs  ne 
vont  pas  à  cheval. 

—  Mais  il  est  plus  d'une  heure... 

—  Raison  de  plus  pour  ne  pas  les  laisser  à  la 
porte. 

—  Je  crois  que  l'un  d'eux  blasphémait. 

—  Tous  ceux  qui  blasphèment  ne  sont  pas  des 
voleurs. 

—  Enfin,  pour  moi...  comme  voudra  Votre  Pa- 
ternité ;  mais. . . 

—  Ouvrez,  ouvrez;  avec  un  tel  déluge,  j'en 
prends  sur  moi  la  responsabilité. 

Et  reprenant  sa  plume,  il  continua  d'écrire. 


330  FRAGMENT 

Ce  ne  fut  pas  sans  crainte  que  le  frère  Pierre 
exécuta  les  ordres  du  père  Léandre.  Ne  songeant 
plus  au  sommeil  des  autres  religieux,  il  agitait  une 
poignée  de  grosses  clefs  et  faisait  beaucoup  de  bruit, 
comme  pour  dire  :  J'y  vais;  c'était  sans  doute  dans 
le  but  de  calmer  d'avance  la  mauvaise  humeur  dû 
visiteur  impatient. 

La  porte  est  enfin  ouverte  ;  et  à  la  lumière  de  sa 
lampe,  ou  mieux  encore  à  celle  des  éclairs,  frère 
Pierre  put  voir  ses  nouveaux  hôtes.  Cette  vue  le 
tranquillisa  complètement.  L'un  était  un  cavalier 
d'une  noble  figure  qui  semblait  bien  avoir  atteint 
ses  trente-cinq  ans;  la  politesse  et  l'élégance  em- 
preinte sur  tout  son  extérieur  indiquaient  un  per- 
sonnage d'une  classe  élevée.  L'autre  semblait  être 
le  domestique  du  premier  ;  ses  manières  brusques 
décelaient  un  homme  d'une  classe  inférieure  ;  il  de- 
vait avoir  un  peu  plus  de  quarante  ans  ;  il  portait 
les  sparteilles,  le  pantalon  blanc,  la  chemise  à  raies 
bleues,  le  gilet  et  la  veste  d'un  habitant  du  pays; 
un  foulard  entourait  sa  tête. 

—  Vous  avez  donc  bien  peur  do  nous?  dit  le  ca- 
valier en  franchissant  le  seuil  de  la  porte  et  se- 
couant l'eau  C|ui  découlait  de  son  habit  et  de  son 
pantalon. 

—  Non...  mais... 

—  C'est  certain ,  c'est  certain  ;  et  vraiment  h 
cette  heure,  il  n'y  a  pas  à  s'y  fier. 

—  Mais  pourquoi  avoir  peur  ?  s'écria  le  domes- 
ticjue  en  entrant  à  son  tour  avec  la  cape,  la  valise 


d'une  nouvelle.  331 

et  le  bâton  ;  por  Maria  saniîssima,  nous  ne  sommes 
cependant  pas  des  volem's. 

—  Le  cheval,  Ferez,  le  cheval...  qui  suait  à 
grosses  gouttes  quand  la  pluie  l'a  inondé,  interrom- 
pit le  maître  qui  ne  voulait  pas  que  le  frère  et  le  do- 
mestique se  prissent  de  paroles. 

—  Bonsoir,  messieurs,  dit  le  père  Léandre  en  se 
présentant  tout-à-coup. 

—  Je  vous  offre  mes  hommages,  père,  répondit 
le  cavalier  avec  une  profonde  mclination  et  une 
expression  marquée  d'amabilité  respectueuse.  Nous 
vous  aurons  peut-être  dérangé...  veuillez  agréer 
nos  excuses. 

—  Soyez  sans  inquiétude;  je  n'étais  pas  encore 
couché,  et  le  bon  frère  Pierre,  peu  habitué  à  rece- 
voir des  visites  à  pareille  heure,  est  venu  me  dire 
quel  était  votre  empressement.  Je  vois  que  je  ne 
me  suis  pas  trompé,  et  qu'au  lieu  d'avoir  affaire  à 
des  voleurs,  comme  il  le  craignait,  nous  avons  le 
plaisir  de  recevoir  de  fort  aimables  cavaliers. 

—  C'est  trop  de  bonté,  mon  père,  répondit  l'é- 
tranger, dont  la  figure  exprimait  visiblement  la 
j  oie  en  entendant  le  bienveillant  langage  du  vieil- 
lard. 

Le  visage  de  celui-ci  était  noble  et  serein,  et  bien 
que  sillonné  par  les  mortifications  et  les  ans,  il  con- 
servait encore  un  caractère  de  grâce  et  de  douceur 
qui  tempérait  admirablement  cette  empreinte  de 
gravité  que  donne  à  la  physionomie  la  pratique  des 
plus  austères  vertus. 


532  FRAGMENT 

—  Ce  cavalier  a  J3esoin  de  repos,  dit  le  père 
Léaiidre  en  s' adressant  au  frère  portier  :  préparez 
lui  vite  à  souper  ;  appelez  un  frère  pour  disposer  une 
chambre  dans  le  meilleur  quartier;  et  vous,  en 
attendant,  procurez-lui  des  habits  de  rechange  pour 
qu'il  puisse  quitter  ceux  qu'il  porte  en  ce  moment. 

—  Je  vous  suis  reconnaissant  de  tant  de  sollici- 
tude, mon  père,  lui  dit  le  cavaher;  et  je  désire  que 
mon  importune  visite  ne  retarde  pas  au  moins  l'heure 
de  votre  coucher. 

—  Il  m'est  indiiïérent  de  me  coucher  tard  ou  de 
bonne  heure  ;  je  vous  tiendrais  volontiers  compagnie 
jusqu'au  matin  ;  je  vais  néanmoins  me  retirer  pour 
vous  laisser  entièrement  libres. 

L'n  salut  cordial  mit  fin  à  la  conversation,  et  le 
père  se  retira  dans  sa  cellule  ;  l'étranger  alla  se 
reposer  à  son  tour  des  fatigues  et  des  contre-temps 
du  voyage. 

Pendant  que  Ferez  était  à  babiller  sur  le  mauvais 
temps,  sm'  la  peur  de  frère  Pierre,  et  sur  les  qua- 
lités du  cheval,  se  mettant  ainsi  dans  le  meilleur 
rapport  avec  les  frères  qui  s'étaient  levés  pour 
aider  à  la  réception,  l'étranger,  qui  s'était  assis  à 
table,  demeurait  là  extrêmement  pensif,  sans  songer 
que  son  attitude  distraite  et  méditative  devait 
appeler  sur  lui  l'attention  de  tous  ceux  qui  l'entou- 
raient. 

—  Maître,  dit  Perez  qui  s'était  rendu  auprès  de 
lui,  il  paraît  que  l'orage  vous  a  laissé  sans  appétit? 

—  C'est  vrai  ;  je  me  sens  tellement  fatigué  que 


d'une  nouvelle.  333 

je  11(3  sais  si  nous  pourrons  demain  continuer  notre 
voyage. 

— Mais  que  voulez-vous,  maître,  répliqua  Ferez 
avec  l'intention  évidente  de  sonder  le  terrain  ;  ici 
nous  causerions  du  dérangement,  et  cela  ne  me 
convient  guère. 

—  Causer  du  dérangement,  répliqua  un  frère 
qui  désirait  fort  prendre  part  à  la  conversation  ;  les 
pères  seront  enchantés  d'avoir  une  visite  comme  la 
vôtre  :  cet  endroit  est  si  désert,  ils  s'ennuient  de 
n'avoir  personne  à  qui  parler.  Soyez  persuadés, 
qu'ils  seraient  heureux,  non-seulement  que  Votre 
Grâce  demeurât  ici  quelques  jours  pour  se  reposer 
de  ses  fatigues,  mais  voulût  encore  y  passer  un 
temps  considérable. 

En  entendant  ces  paroles,  l'étranger  laissa  per- 
cer un  éclair  de  joie  sur  sa  sombre  physionomie. 
Le  cœur  du  malheureux  s'ouvre  si  facilement  à 
l'espérance  ! 

—  Vos  pères  doivent  être  peu  nombreux? 
dit-il. 

—  Pas  tellement,  répondit  le  bon  frère,  ils  sont 
maintenant  un  assez  grand  nombre.  Mais  il  y  a 
surtout  le  père  Léandre  qui  à  lui  seul  en  vaut  bien 
cent  ;  c'est  un  savant  et  un  saint  tout  ensemble,  et 
depuis  qu'il  est  arrivé  dans  cette  maison,  on  dirait 
qu'il  l'a  embaumée  de  l'odeur  de  ses  vertus. 

—  Et  y  a-t-il  longtemps  qu'il  est  ici? 

—  Guère  plus  d'un  an  ;  il  est  venu  des  Indes  où 
il  a  vécu  pendant  longtemps. 

19. 


554  FRAGMENT 

—  Il  doit  être  bien  vieux? 

—  Yieiix,  il  l'est  en  effet  ;  mais  il  esi  bien  con- 
servé. Oh  !  que  je  suis  bien  sûr  que  demain  vous  le 
reconnaîtrez  au  premier  coup  d'œil  dans  toute  la 
communauté.  11  est  de  taille  ordinaire,  plutôt  grand 
([ue  petit;  sa  figure  est  extrêmement  agréable; 
elle  conserve  encore  le  sourire  et  la  douceur  de  la 
jeunesse  ;  son  front  est  vaste  et  chauve  ;  avec  un 
regard  il  nous  impose  à  tous  le  silence  et  le  respect, 
et  cependant  il  ne  maltraite  et  n'humilie  jamais  per- 
sonne. 

—  De  cfui  parlez-vous?  dit  le  frère  Pierre  qui 
revenait  en  ce  moment,  après  avoir  arrangé  une 
foule  de  choses  de  concert  avec  Ferez. 

—  Je  parle  du  père  Léandre. 

—  Mais  monsieur  a  déjà  causé  avec  lui. . . 

—  Ah  !  ce  père?  dit  l'étranger  feignant  une  sur- 
prise qu'il  n'éprouvait  pas,  car  il  avait  déjà  parfai- 
tement deviné  de  qui  on  lui  parlait. 

—  Oh  !  oui,  oui,  dit  le  frère  Pierre  avec  un  cer- 
tain air  de  satisfaction  et  de  supériorité,  c'est  un 
homme  habile,  et  le  plus  habile  que  nous  ayons  dans 
tout  l'ordre.  J'en  ai  beaucoup  entendu,  car  autre- 
fois ils  ^étaient  plus  nombreux  qu'aujourd'hui  ; 
mais  je  reconnais  que  ni  le  père  Gervais,  ni  le 
père  Marcelin,  ni  le  grand  lecteur  Fulgence,  ni  le 
définiteur  Fernandez  ne  lui  allaient  à  la  cheville  du 
pied. 

—  Non?  dit  l'étranger  qui  n'était  pas  fâché  de 
stimuler  l'humeur  causeuse  de  ces  bons  frères. 


d'une  nouvelle.  335 

—  Non,  non,  reprit  gravement  le  frère  Pierre, 
tout  en  arrangeant  sur  la  table  les  objets  néces- 
saires, et  celui  qui  vous  en  parlerait  autrement  vous 
induirait  en  erreur  ;  car  enfin,  pour  tout  ce  qui  re- 
garde arguments  et  sermons,  les  pères  que  je  viens 
de  nommer  avaient  chacun  leur  mérite  ;  mais 
le  père  Léandre  sait  tout.  Il  parle  je  ne  sais 
combien  de  langues,  et  dans  certains  tiroirs  fermés 
c\  clef,  il  a  tous  les  livres  des  hérétiques  et  des 
Maures. 

—  Voilà  qui  me  paraît  bien  étonnant. 

—  Attendez  donc,  monsieur,  attendez  ;  ce  que 
j'ai  dit,  ce  n'est  encore  rien  :  il  a  disputé  avec  un 
grand  nombre  de  ces  derniers,  et  l'on  dit  qu'il  en  a 
converti  plusieurs  ;  on  ajoute  même  qu'une  grande 
partie  de  sa  correspondance  est  avec  des  gens  qui 
vont  tout  de  travers  et  qui  veulent  bien  le  consulter. 
Je  ne  sais  ce  qu'il  y  a  de  vrai  en  cela  ;  ce  qu'il  y  a 
de  certain,  c'est  que  lorsque  je  lis  l'adresse  des 
lettres  qu'il  reçoit,  je  ne  puis  me  défendre  de  l'idée 
qu'elles  viennent  de  gens  de  condition  :  il  reçoit  des 
lettres  si  propres,  si  belles,  avec  une  écriture... 
Allez,  allez... 

L'étranger  venait  d'apprendre  ce  qu'il  désirait 
savoir,  et  même  tout  ce  qu'il  pouvait  apprendre 
pour  le  moment,  et  ne  pouvant  pas  prolonger  la 
conversation  pour  ne  pas  montrer  trop  de  curiosité, 
il  témoigna  le  désir  d'aller  prendre  du  repos.  Il 
appela  donc  Ferez  qui  ne  prenait  guère  intérêt  à 
cette  conversation,  et  qui,  maudissant  un  tel  ba- 


336  FRAGMENT 

vardage,  s'était  endormi  d'un  profond  sommeil, 
et,  la  tête  enfoncée  dans  la  poitrine,  ronflait  avec 
fracas. 


LES  EFFETS    DE   LA    PLUIE. 


Le  cavalier  avait  passé  une  grande  partie  de  la 
nuit  à  réfléchir  sur  sa  triste  situation,  sur  les  dan- 
gers qui  pouvaient  s'offrir  dans  trois  mortelles 
journées  à  faire  pour  atteindre  à  la  frontière  de 
France,  sans  oublier  qu'il  n'était  que  trop  probable 
que  les  divers  passages  des  Pyrénées  seraient  gar- 
dés avec  soin.  Dans  de  telles  conjonctures,  cette 
maison  solitaire  au  milieu  d'un  désert  semblait  lui 
présenter  un  asile.  Personne  ne  penserait  que  là  se 
cachait  un  proscrit,  et  comme  de  plus  il  n'était  point 
connu  dans  ce  pays,  il  lui  semblait  aisé  de  donner 
le  change  et  de  n'inspirer  aucun  soupçon  aux  frères 
de  ce  couvent.  La  présence  du  père  Léandre  et  le 
portrait  qu'on  lui  en  avait  fait  lui  permettaient 
d'espérer  que,  dans  un  cas  extrême,  il  trouverait 
dans  ce  respectable  vieillard  un  homme  qui  saurait 
compatir  à  son  infortune  et  ne  point  s'alai'mer  de 
certaines  confidences.  Dans  tous  leseas,  il  pouvait 
sans  danger  demeurer  quelques  jours  dans  cette  re- 


d'une  nouvelle.  337 

traite.  La  diiîiculté  consistait  à  trouver  un  prétexte 
pour  y  prolonger  son  séjour. 

Les  rayonsdusoleil  pénétraient  déjà  dans  l'alcôve 
de  l'étranger,  sans  qu'il  eût  pu  fermer  encore  un 
seul  instant  les  yeux.  Mais  Ferez,  qui  couchait  dans 
une  pièce  attenante  à  l'appartement  de  son  maître, 
avait  passé  la  nuit  dans  un  profond  sommeil,  ne  se 
préoccupant  nullement  de  ce  qui  devait  arriver  le 
lendemain.  On  eût  dit  que  le  danger  était  son  élé- 
ment naturel,  et  que  pour  lui  la  vie  et  la  mort  étaient 
choses  indifférentes.  Il  eût  été  inutile  de  vouloir  lui 
inspirer  du  chagrin  ou  de  la  crainte  :  il  écoutait 
tout  avec  un  dédaigneux  sourire,  continuant  à 
broyer  son  tabac  dans  la  paume  de  sa  main  ,  rou- 
lant ensuite  son  cigarre,  le  portant  négligemment 
à  sa  bouche,  tout  en  ayant  l'air  de  dire  ;  Advienne 
que  pourra. 

Se  levant  promptement  à  la  voix  de  son  maître, 
il  passa  dans  la  chambre  de  ce  dernier,  et  la  conver- 
sation suivante  s'engagea  à  voix  basse. 

~  Que  t'en  semble-t-il,  poursuivrons-nous  notre 
route? 

—  Comme  vous  voudrez  ;  quant  aux  jambes,  je 
promets  qu'elles  ne  feront  pas  défaut. 

—  La  frontière  est  bien  loin  !... 

—  Et  que  ferons-nous  ici? 

—  Passer  quelques  jours^  et  puis  nous  verrons. 

—  Ce  n'est  pas  mal  pensé  ;  puis  je  me  suis  aperçu 
que  ces  frères  sont  de  bons  enfants  et  qu'il  est  aisé 
de  s'entendre  avec  eux. 


338  FRAGMENT 

—  Gomment,  s'entendre? 

—  Je  veux  dire  qu'ils  seront  obligés  de  m'aimer 
et  de  me  soigner  en  conséquence,  et  particulière- 
ment celui  qui  tient  la  clef  de  la  cave. 

—  Por  Dios,  Pérez,  ce  n'est  pas  le  cas  de  plai- 
santer ;  as  tu  donc  si  tôt  oublié  la  position  où  nous 
sommes  ? 

- —  Je  m'en  souviens  très  bien  ;  mais  je  vous  vois 
avec  une  figure  si  triste  que  si,  de  mon  côté,  je  m'a- 
bandonne au  chagrin,  on  connaîtra  à  dix  lieues  à  la 
ronde  que  nous  avons  une  mauvaise  affaire  sur  le  dos. 

—  Et  de  quel  prétexte  nous  servirons-nous?  De 
ma  fièvre  ? 

—  On  fera  venir  le  médecin,  et  celui-ci,  nous 
trouvant  aussi  frais  qu'une  rose,  concevra  sans  nul 
doute  quelques  soupçons.  Quel  besoin  avons-nous 
d'ailleurs  d'appeler  des  curieux  pour  nous  regarder 
en  face  et  nous  accabler  de  questions  ? 

—  Eh  bien!  que  faire  alors? 

—  C'est  bien  simple  :  il  faut  dire  que  vous  êtes 
atteint  de  douleurs  rhumatismales,  que  vous  vous 
rendiez  aux  bains  et  que  la  bourrasque  d'hier  a  re- 
doublé votre  mal.  Si  le  médecin  est  appelé,  le  plus 
fin,  vous  le  savez,  ne  comprend  rien  à  ce  genre  de 
douleurs ,  qui  du  reste  n'oblige  à  garder  ni  la 
cliambre  ni  la  diète.  Si  Votre  Grâce  n'entend  rien 
à  faire  le  boiteux,  je  lui  enseignerai  comment  il  faut 
faire  ;  cet  art  m'a  préservé  plus  d'une  fois  de  faire 
sentinelle  durant  les  froides  nuits  de  l'hiver.  Êtes- 
vous  de  mon  avis  ? 


d'une  nouvelle.  339 

—  Bien  pensé. 

—  Eh  bien  !  dès  ce  moment  je  vais  me  donner  des 
soins  pour  chauffer  votre  hnge  et  le  parfumer  à  la 
fleur  de  sureau  ;  et  les  bons  pères  demeureront  per- 
suadés que  vous  ne  pouvez  vous  mettre  en  route  ni 
aujourd'hui  ni  demain.  En  attendant  nous  sonde- 
rons le  terrain,  pour  voir  ce  que  nous  aurons  à 
faire  ;  et  Dieu  par-dessus  tout  ! 

—  Comme  tu  voudras. 


LES  VISITES. 

Aussitôt  après  que  les  religieux  eurent  terminé 
leurs  offices  du  matin,  l'appartement  de  leur  hôte 
fut  envahi  par  les  bons  pères,  qui  s'empressaient 
de  demander  au  malade  des  nouvelles  de  sa  santé. 
Ferez  n'avait  pas  oublié  de  servir  deux  messes, 
d'aider  à  l'arrangement  de  la  sacristie,  de  puiser 
de  l'eau  avec  les  frères,  de  soigner  avec  son  cheval 
les  mules  du  couvent  ;  en  un  mot,  il  se  montra  ce 
c|u'on  peut  appeler  un  vétéran  dans  tous  les  genres 
de  services. 

A  le  voir  entrer  dans  l'appartement  de  son  maî- 
tre, en  sortir  d'un  air  affairé,  parlera  tous  les  pères 
dont  il  savait  déjà  le  nom,  les  traiter  avec  un  cer- 
tain air  de  familiarité  respectueuse,  on  eût  dit  qu'il 


340  FRAGMENT 

habitait  le  couvent  déjà  depuis  plusieurs  années. 
Pour  ce  qui  regarde  les  cuisiniers  et  les  dépensiers, 
il  en  était  avec  eux  sur  le  pied  de  T  amitié  la  plus 
cordiale. 

Le  père  Léandre  se  rendit  à  son  tour  dans  la 
chambre  de  l'étranger,  et  après  avoir  salué  les 
pères  qui  s'y  trouvaient  avec  une  douce  aiîabilité, 
il  alla  s'asseoir  sur  leur  invitation  près  du  lit  du 
malade  ;  et  comme  si  la  présence  du  vieillard  leur 
imposait  à  tous,  ils  se  retirèrent  l'un  après  l'autre 
jusqu'à  le  laisser  seul  avec  l'étranger. 

—  Il  faut  absolument,  dit  le  père,  que  vous 
passiez  quelques  jours  ici,  pour  rétablir  votre  santé. 

- —  Mais  la  saison  des  bains  va  bientôt  être  pas- 
sée; il  faut  donc... 

—  Et  quels  bains  devez-vous  prendre? 

—  Je  ne  sais...  Le  médecin  ne  s'est  pas  encore 
prononcé...  Mais... 

Le  père  Léandre  remarqua  sur  la  figure  de  son 
interlocuteur  un  trouble  visible;  il  ne  donna  donc 
pas  suite  à  des  questions  importunes,  et  détourna 
gracieusement  le  cours  de  la  conversation.  Il  parla 
d'abord  en  général  de  ce  goût  pour  les  bains, 
maintenant  si  répandu  dans  tous  les  pays  de  l'Eu- 
rope ;  puis  il  prit  occasion  de  là  pour  rappeler  les 
usages  des  anciens  à  cet  égard,  et  tira  de  la  sorte 
l'étranger  de  l'embarras  où  paraissait  le  jeter  toute 
explication  concernant  sa  maladie  ou  le  remède 
qu'elle  pouvait  réclamer. 

—  A  propos  des  anciens,  observa  l'étranger,  fort 


d'une  nouvelle.  341 

pressé  de  sortir  du  mauvais  pas,  ils  ont  laissé  beau- 
coup de  livres,  et  vous  devez  en  avoir  un  grand 
nombre  dans  la  bibliothèque  du  couvent. 

—  Pas  un  très  grand  nombre  ;  mais  si  les  livres 
dont  la  bibliothèque  se  compose  ne  sont  pas  très 
nombreux,  ils  sont  du  moins  bien  choisis.  A  votre 
lever,  je  m'empresserai  de  vous  la  montrer  si  cela 
peut  vous  faire  plaisir. 

—  Beaucoup,  je  vous  assure;  c'est  pour  moi  le 
plus  grand  des  attraits. 

—  Dans  ce  cas,  nous  désirons  que  l'attrait  de- 
vienne de  la  fascination ,  et  que  cette  fascination 
soit  bien  longue. 

L'étranger  inclina  la  tête  en  signe  de  reconnais- 
sance et  de  satisfaction.  Dans  ce  moment,  Pérez 
entra,  et  le  père  Léandre  profita  de  cette  occasion 
pour  prendre  congé  du  malade. 


LES    CORRIDORS. 


Peu  d'instants  après ,  le  nouvel  hôte  du  couvent 
avait  quitté  son  lit,  et  malgré  toutes  les  recomman- 
dations de  son  domestique  pour  qu'il  fît  le  boiteux, 
'il  ne  put  se  résoudre  à  jouer  une  comédie  qu'il 
jugeait  indigne  de  sa  personne.  Il  prit  le  parti  de 


Sli'-I  FRAGMENT 

dire  qu'il  se  sentait  déjà  bien  soulagé,  et  dès  lors  il 
n'y  eut  plus  d'inconvénient  à  ce  qu'il  se  promenât 
dans  les  longs  corridors.  Il  est  vrai  que  sa  démar- 
che avait  une  fermeté  qui  déguisait  mal  ses  pré- 
tendues douleurs  et  révélait  trop  bien  des  habitudes 
militaires. 

Il  eût  désiré  visiter  tout  d'abord  le  père  Léandre  ; 
mais  si  le  discernement  et  l'amabilité  de  cereHgieux 
l'attiraient  et  l'enchantaient,  son  coup  d'œil  péné- 
trant ne  laissait  pas  de  lui  inspirer  quelque  crainte. 
L'homme  entouré  de  périls  est  facile  à  concevoir  des 
soupçons.  Aussi  continua-t-il  à  se  promener  dans 
les  corridors  silencieux,  en  s' arrêtant  de  temps  en 
temps  devant  les  \ieilles  toiles  qui  en  décoraient  les 
murs.  Il  arriva  de  la  sorte  devant  une  porte  plus 
grande  que  les  autres,  à  laquelle  était  appendu  un 
petit  carton  oi^i  étaient  tracées  quelques  règles  de 
conduite  pour  ceux  qui  entraient  dans  cet  apparte- 
tement.  C'était  la  bibliothèque. 

Le  cœur  de  l'étranger  éprouva  un  vif  sentiment 
de  plaisir  en  se  trouvant  dans  un  lieu  où  il  pourrait 
passer  de  longues  heures  dans  une  agréable  occu- 
pation, loin  des  discours  des  curieiLX  et  des  impor- 
tuns, avec  le  moyen  d'éviter  la  conversation  des 
pères  pendant  une  bonne  partie  du  jour,  sans  pou- 
voir être  accusé  d'impolitesse  ou  de  misanthropie. 
Il  feignit  donc  le  plus  louable  empressement  pour  la 
lecture,  et,  tout  en  se  promettant  de  dévorer  le 
premier  livre  de  quelque  intérêt  qui  tomberait  sous 
sa   main  et  le  servirait  ainsi  selon  ses  désirs,   il 


d'une  nouvelle.  *       âftS 

poussa  la  porte  et  se  trouva  clans  la  vaste  salle  où 
étaient  entassées  les  richesses  intellectuelles  du 
couvent. 

La  pièce  était  rectangulaire  et  garnie  dans  toute 
son  étendue  de  tablettes  de  noyer  ornées  de  mou- 
lures simples,  mais  d'un  goût  exquis;  on  y  voyait,  à 
coté  d'un  bon  nombre  de  livres,  des  globes  terres- 
tres et  des  sphères  armillaires.  Çà  et  là  se  trouvaient 
quelques  religieux,  les  uns  écrivant,  les  autres 
lisant,  et  d'autres  feuilletant  différents  volumes  dans 
le  but  évident  d'y  chercher  des  citations  ou  d'y 
prendre  des  notes. 

En  face  d'une  armoire  dont  la  forme  et  le  bois  se 
distinguaient  du  reste  de  la  bibliothèque,  et  dont 
les  portes  indiquaient  assez  qu'elle  renfermait  des 
objets  qu'on  ne  livrait  pas  indistinctement  à  tout  le 
monde,  était  le  père  Léandre  penché  sur  un  antique 
manuscrit,  la  main  gauche  étendue  sur  le  papier  où 
il  consignait  ses  notes,  et  le  front  appuyé  sur  la 
main  droite,  qui  tenait  également  une  plume  passée 
entre  le  pouce  et  l'index. 

L'étranger  s'avançait  peu  à  peu  le  long  de  la 
salle,  marchant  avec  précaution  pour  faire  avec  ses 
bottes  le  moins  de  bruit  possible.  Il  portait  les  yeux 
à  droite  et  à  gauche  pour  considérer  la  disposition 
de  la  bibliothèque,  et  saluait  gracieusement  les 
religieux  à  mesure  qu'il  passait  à  côté  d'eux,  etcha- 
cun  lui  répondait  par  une  profonde  inclination  de 
tête.  Comme  le  père  Léandre  était  penché  sur  son 
travail  et  cachait  son  front  dans  sa  main  droite ,  le 


344  FRAGMENT 

cavalier  ne  le  reconnut  que  lorsqu'il  fut  tout  près 
de  lui,  et,  bien  qu'il  éprouvât  une  légère  répu- 
gnance à  reprendre  la  conversation,  il  ne  put  se 
dispenser  de  saluer  respectueusement  le  vénérable 
vieillard,  quand  celui-ci  leva  les  yeux. 

Non-seulement  le  salut  fut  rendu  de  la  manière 
la  plus  aimable;  mais  de  plus  le  père  Léandre 
s'empressa  de  se  lever,  et  pour  se  mettre  en  dispo- 
sition d'accompagner  le  nouveau  venu,  il  ferma  le 
manuscrit,  remit  ses  notes  dans  un  sac  de  cuir  qu'il 
avait  à  côté  de  lui  sur  la  table,  puis  il  ota  ses  lunet- 
tes. Le  cavalier  cependant  s'était  rapproché  du 
religieux,  et,  mettant  la  main  avec  un  empresse- 
ment poli  sur  le  manuscrit  déjà  fermé  et  qu'on  se 
mettait  en  devoir  de  replacer  dans  l'armoire  : 

—  Je  ne  souffrirai  pas,  dit-il,  que  vous  vous  dé- 
rangiez ;  je  suis  même  fâché  de  vous  avoir  distrait. 

—  Veuillez  ne  point  faire  attention  à  cela,  répon- 
dit le  père  avec  un  doux  sourire. 

—  Non,  non,  il  n'est  pas  nécessaire 

—  Eh  bien,  soit,  répliqua  l'aimable  vieillard,  si 
vous  tenez  tant  à  ce  que  je  travaille,  je  travaillerai  ; 
mais,  à  vrai  dire,  la  paresse  avait  en  ce  moment  un 
excellent  prétexte,  et  si  vous  le  lui  ôtez,  elle  n'a 
plus  qu'à  souffrir  et  se  taire. 

Tout  cela  fut  dit  de  l'air  le  plus  fin  et  le  plus 
agréable;  et  cependant  le  père  se  disposait  à  se 
rasseoir  et  à  reprendre  sa  tâche. 

—  Je  ne  suis  pas  jaloux  toutefois,  dit  alors  le 
cavalier,  de  joindre  le  titre  d'ingrat  à  celui  d'im- 


d'iNK    NOUVIÎLLE.  545 

portiin  ;  j'accepte  donc  de  vous  imposer  une  inter- 
ruption qui  aura  le  double  effet  de  vous  procurer 
quelque  délassement,  et  à  moi  une  si  agréable 
compagnie. 

Le  père  Léandre  répondit  au  compliment  par  un 
léger  sourire  accompagné  d'une  inclination  de  tête; 
il  arrangeait  en  attendant  le  vieux  manuscrit,  qui 
s'en  allait  en  lambeaux  à  force  de  vétusté. 

—  Yoilà  une  lecture  qui  n'est  pas  pour  moi , 
observa  l'étranger  qui  désirait  fort  savoir  quelle 
était  l'occupation  du  père  Léandre. 

—  Pourquoi  pas?  répondit  celui-ci;  il  n'est  pas 
des  plus  anciens  ni  des  moins  bien  conservés. 

—  Sans  doute;  mais  sortirait-il  des  meilleures 
presses  de  Paris,  il  ne  m'en  dirait  pas  probablement 
davantage  que  dans  l'état  où  il  est. 

Le  père  Léandre  mit  tranquillement  le  manus- 
crit dans  l'armoire  et  donna  un  tour  de  clef,  sans 
rien  répondre  aux  observations  de  son  interlocu- 
teur, comme  s'il  ne  les  avait  pas  entendues  ou 
comprises.  Le  cavalier  avait  espéré  piquer  un  peu 
la  vanité  du  père,  en  le  lançant  dans  une  con- 
versation sur  le  manuscrit  arabe,  et  l'envelopper 
ainsi  dans  un  filet  où  se  laissent  prendre  si  facile- 
ment des  hommes  même  distingués,  quand  on  leur 
offre  une  occasion  de  faire  briller  leurs  connaissan- 
ces. Mais  le  père  Léandre  était  un  de  ces  esprits 
supérieurs  qui,  solidement  iondés  sur  l'humilité 
chrétienne,  jugent  indigne  d'eux  de  respirer  les 
enivrants  parfums  de  la  louange.  Changeant  donc 


â/l6  FRAGMENT 

de  sujet  de  conversation  sans  effort  et  sans  affecta- 
tion d'aucune  sorte  : 

—  Savez-vous,  dit-il,  en  s'assurant  que  les  por- 
tes de  l'armoire  étaient  bien  fermées,  savez-vous 
que  nous  avons  besoin  de  compter  sur  la  solidité  de 
ces  portes,  pour  n'être  pas  exposés  à  perdre  des 
papiers  importants. 

—  Comment  cela? 

~-  C'est  aisé  à  comprendre  :  comme  le  couvent 
se  trouve  dans  une  solitude,  on  n'avait-  pas  cru  de- 
voir s'occuper  de  la  conservation  de  la  bibliothèque  ; 
tout  le  monde,  tant  ceux  de  la  maison  que  les 
étrangers,  ayant  donc  le  droit  de  fouiller  partout , 
il  en  est  résulté  des  pertes  extrêmement  regret- 
tables. 

Le  cavalier,  dont  l'intention  avait  été,  comme  nous 
l'avons  dit,  de  tendre  un  piège  à  la  vanité  du  père 
Léandre,  demeura  surpris  de  la  manière  adroite  et 
naturelle  dont  le  religieux  s'en  était  tiré;  dès  ce 
moment  il  cosçut  pour  lui  un  sentiment  profond  de 
respect  et  de  déférence.  L'effet  de  la  vanité  est 
toujours  directement  opposé  à  celui  que  le  vaniteux 
se  propose  :  il  recherche  la  bonne  opinion  et  les 
louanges  des  autres,  et  c'est  le  ridicule  et  le  mépris 
qu'il  en  obtient;  l'homme  au  contraire  qui  sait 
s'élever  au-dessus  des  louanges,  montre  par  là  qu'il 
a  de  nouveaux  droits  à  les  obtenir. 

Le  désir  de  lier  uiic  véritable  conversation  avec 
le  religieux  croissait  d'autant  plus  dans  l'esprit  de 
l'étranger  que  celui-là  s'était  montré  plus  modeste. 


d'une  nouvelle.  SÜ.7 

Seul,  isolé  dans  le  monde,  exposé  aux  plus  grands 
périls,  il  espérait  trouver  dans  ce  vieillard  un  rayon 
de  lumière  et  d'espérance.  Qui  sait,  se  disait-il  à 
lui-même,  si  un  homme  aussi  supérieur  aux  misères 
de  ses  semblables  n'am*a  pas  à  me  fournir,  sinon 
une  protection ,  du  moins  un  conseil  salutaire?  Ce 
qu'il  avait  entendu  dire  de  lui  la  nuit  précédente,  la 
douceur  de  sa  physionomie,  la  réserve  et  l'amabilité 
de  ses  paroles,  concouraient  à  lui  donner  l'idée  que 
le  père  Léandre  serait  un  homme  tolérant  pour 
toutes  sortes  d'opinions,  compatissant  pour  toutes 
les  infortunes. 

En  frappant  à  la  porte  de  ce  couvent,  en  lui  de- 
mandant un  asile  pendant  l'orage,  il  avait  eu  l'in- 
tention d'en  sortir  aussitôt  que  le  jour  commencerait 
à  paraître.  Les  instances  de  son  domestique,  l'état 
dangereux  des  chemins  et  la  violence  de  l'orage 
l'avaient  à  peine  décidé  à  s'arrêter  dans  un  lieu 
qu'il  regardait  comme  peu  sûr  pour  lui.  Déjà,  une 
telle  crainte  disparaissait  en  grande  partie  par 
le  fait  seul  de  la  présente  du  père  Léandre  ;  et  la 
parole  de  ce  dernier,  non-seulement  avait  achevé 
de  dissiper  ses  craintes,  mais  encore  lui  inspirait  la 
pensée  de  lui  ouvrir  entièrement  son  cœur  et  de  lui 
faire  connaître  les  dangers  de  sa  situation  présente. 
Il  avait  d'abord  tremblé  à  la  seule  vue  du  couvent, 
et  maintenant  cette  paisible  demeure  lui  semblait 
presque  un  asile  inviolable  et  sacré.  Il  voulut  re- 
nouer la  conversation  avec  le  respectable  vieillard 
qui  l'accompagnait. 


o48  FRAGMENT 

—  Votre  bibliothèque,  dit-il,  est  vraiment  consi- 
dérable. 

—  Oui,  répondit  le  père,  en  ouvrages  anciens  ; 
le  malheur  est  que  la  caisse  du  couvent  ne  nous 
permet  pas  d'acquérir  les  livres  modernes,  et  la  bi- 
bliothèque dès  lors  demeure  stationnaire.  Telle 
qu'elle  est  néanmoins,  si  vous  la  désirez  voir  en  dé- 
tail, nous  attendrons  un  peu  que  le  bibliothécaire, 
qui  vient  de  sortir  ,soit  de  retour. 

—  Bien  volontiers,  répondit  l'étranger. 

— Tout  vieux  queje  suis,  dit  le  bon  père  avec  son 
doux  sourire,  je  ne  prendrais  pas  sur  moi  de  tirer 
de  mes  propres  mains  un  livre  de  sa  place  ;  je  fus  le 
premier  à  me  plaindre  de  l'abus  que  je  vous  rappe- 
lais tout  à  l'heure,  je  ne  puis  donc  me  dispenser 
d'obéir  aux  règles  établies  par  la  suite. 

—  Et  cependant,  cUt  l'étranger,  cela  me  pa- 
raît pousser  un  peu  loin  le  respect  de  la  règle  ;  je 
ne  puis  me  persuader  que  votre  supérieur  ne  vous 
regarde  pas  comme  exempt  de  ces  petites  for- 
malités. 

— Sans  doute,  répliqua  le  père  Léandre  ;  mais  de 
ces  formahtés,  toutes  petites  qu'elles  sont,  dépendent 
le  maintien  du  bon  ordre  et  la  conservation  de  la 
bibliothèque  elle-même.  En  général,  on  ne  com- 
prend pas  assez  l'importance  des  petites  choses  : 
si  nous  pouvions  assister  à  la  ruine  et  à  la  décom- 
position des  grandes,  nous  vemons  que  tout  a  com- 
mencé par  des  questions  de  détail  ;  la  gangrène 
commence  par  un  point  en  quelque  sorte  impercep- 


d'une  nouvelle.  3/i9 

tibie  à  la  surface  mêr^e  du  corps,  et  peu  d'heures 
après  elle  envahit  le  cujur. 

—  Cela  est  vrai,  dit  le  cavalier;  mais  il  ne  l'est 
pas  moins  qu'il  y  a  des  distinctions  à  faire  entre  les 
personnes  et  les  choses. 

—  Je  suis  obligé  d'en  convenir;  mais  générale- 
ment cete  distinction  est  la  fente  par  laquelle  s'in 
troduisent  tous  les  abus.  Les  institutions  humaines 
soni  toutes  continuellement  exposées  aux  attaques 
des  passions.  Si  l'on  ne  prend  soin  de  bien  fermer 
toutes  les  fentes  du  vaisseau,  il  ne  peut  tarder  à  som- 
brer. 

L'étranger  voyait  déjà,  dans  ce  peu  de  mots,  se 
révéler  l'esprit  observateur  du  père  Léandre.  Il  est 
aisé  de  s'apercevoir  que  cette  manière  de  considé- 
rer les  choses,  qu'un  tel  langage  même,  étaient  la 
preuve  d'un  esprit  distingué,  autant  par  le  talent 
naturel  que  par  l'instruction  acquise.  Cette  manière 
de  passer  facilement  et  rapidement  de  la  rigueur 
d'une  petite  règle  à  des  considérations  élevées  tou- 
chant les  institutions  humaines  montrait  encore 
chez  le  religieux  l'habitude  de  l'observation  et  de  la 
méditation. 

Le  père  Léandre  appartenait,  en  effet,  à  cette 
classe  d'esprits  qui,  dominés  par  le  sentiment  de  la 
modestie  et  de  l'humilité  véritable,  ne  cherchent 
nullement  à  se  faire  valoir  ;  mais  qui,  du  moment  où 
la  conversation  leur  donne  l'éveil,  déploient  sponta- 
nément leurs  ailes  et  montent  sans  efforts  à  de 
grandes  hauteurs.  Le  nouvel  hôte  du  couvent  n'é- 
III.  20 


350  l'BAGMEM 

tait  pas  ami  des  communautés  religieuses,  ni  des  ob- 
servances précises  d'un  règlement;  mais  l'étude  du 
cœur  humain  avait  toujours  fait  ses  délices,  il  sai- 
sissait avec  avidité  tout  ce  qui  pouvait  avoir  quel- 
que rapport  avec  cet  objet.  Il  fut  d'autant  plus 
heureux  de  trouver  une  semblable  disposition  chez 
son  interlocuteur,  qu'il  espérait  en  tirer  quelque 
lumière  sur  ce  qu'il  désirait  savoir.  Nous  pouvons 
donc  ajouter  qu'il  marchait  en  quelque  sorte  la 
sonde  à  la  main. 

—  Je  conviens,  dit-il,  qu'il  importe  quelquefois 
de  ne  point  dédaigner  les  petites  choses,  et  que  cette 
précaution  est  nécessaire  pour  empêcher  les  hommes 
et  les  sociétés  de  dégénérer  ;  mais  il  ne  faut  pas 
non  plus  pousser  les  choses  à  l'excès  :  il  en  résulte- 
rait des  maux  non  moins  graves. 

—  Ne  quid  nimis,  répliqua  le  père  :  c'est  là  une 
règle  de  prudence  dont  on  ne  doit  pas  s'écarter;  je 
ne  veux  donc  pas  dire  qu'il  soit  nécessaire  de  rien 
exagérer,  ni  de  traiter  les  choses  avec  une  rigueur 
excessive.  Bien  au  contrah'e ,  ce  que  je  me  propose 
toujours,  c'estde  tout  conduire  avec  force  et  suavité. 

—  Mais  s'il  faut  s'en  tenir  au  système  de  l'obser- 
vation rigoureuse  des  petites  choses,  que  devient 
la  suavité  ? 

—  J'ai  à  vous  dire  que  les  choses  me  paraissent 
sous  un  aspect  tout  différent. 

—  Et  cependant  il  me  semble  difficile... 

—  Rien  de  plus  facile,  à  mon  avis.  Une  loi  douce 
ne  peut-elle  être  rigoureusement  observée? 


d'une  nouvelle.  351 

—  Nul  doute  à  cela. 

—  Une  loi  sévère  ne  peut-elle,  d'autre  part, 
être  observée  d'une  manière  lâche  et  incohérente? 

—  Cela  n'est  pas  moins  certain. 

—  Eh  bien  !  voici  maintenant  mon  système. 
Dans  les  institutions,  dans  les  lois,  en  toute  chose, 
il  m'importe  peu  qu'il  y  ait  beaucoup  de  suavité, 
beaucoup  d'indulgence  même,  si  l'on  veut  :  ce  qui 
me  paraît  nécessaire,  c'est  de  ne  pas  y  porter  la 
plus  légère  atteinte.  Une  fois  que  le  premier  pas' 
est  fait,  il  n'est  pas  facile  de  s'arrêter  dans  cette 
voie;  et  si  les  infractions  deviennent  fréquentes, 
lors  même  qu'on  les  regarderait  comme  peu  consi- 
dérables en  elles-mêmes,  malgré  le  peu  d'impor- 
tance qu'on  veut  leur  attribuer,  elles  n'en  amène- 
ront pas  moins  la  ruine  de  l'institution  ou  de  la  loi. 

—  Je  comprends  parfaitement  cette  idée  ;  cette 
manière  de  voir  les  choses  est  tout-à-fait  de  mon 
goût.  Votre  observation  est  lumineuse  et  féconde  ; 
une  foule  d'applications,  soit  dans  Tordre  de  la  vie 
publique,  soit  dans  l'ordre  de  la  vie  privée,  se  pré- 
sentent de  suite  à  l'esprit. 

Ces  dernières  paroles  étaient  à  peine  prononcées, 
que  les  yeux  des  deux  interlocuteurs  se  rencontrè- 
rent et  échangèrent  un  de  ces  regards  par  lesquels 
deux  esprits  également  scrutateurs  s'interrogent 
l'un  l'autre,  et  pénètrent  leurs  pensées  réciproques 
avec  plus  de  force  et  de  vérité  qu'ils  n'eussent  ja- 
mais pu  y  parvenir  à  l'aide  de  la  parole.  Chacun 
semble  dire  à  l'autre  :  Que  pensez-vous  de  cela? 


352  FRAGMENT    d'uNE    NOUVELLE. 

Et  tous  les  deux  restent  persuadés  qu'ils  ont  fait  un 
grand  pas  dans  leur  mutuelle  connaissance.  Le  re- 
gard est  un  moyen  de  communication ,  par  rap- 
port à  la  pensée,  mille  fois  plus  universel  et  plus 
prompt  que  la  langue.  Dans  un  regard  se  trouve 
quelquefois  tout  un  long  discours,  se  pressent  une 
multitude  de  sentiments  que  les  plus  longues  pa- 
roles auraient  à  peine  rendus. 

Dans  ce  moment,  Ferez  entra  dans  la  biblio- 

•  thèque,  portant  à  la  main  les  journaux  qui  venaient 

d'arriver   par  le   courrier;   il  les  remit  au  père 

Léandre  de  la  part  du  supérieur,  qui  avait,  en  effet, 

coutume  de  lui  donner  la  préférence. 

—  L'enveloppe  est  rompue,  dit  le  père  :  c'est 
bien  ;  je  vois  à  la  fin  que  le  père  prieur  a  lu  les  jour- 
naux avant  moi. 

—  Non,  répondit  Ferez,  ils  viennent  d'arriver  à 
l'instant  ;  le  portier  me  les  a  remis  pour  les  porter 
au  père  supérieur,  qui  a  rompu  l'enveloppe  par  mé- 
garde  et  ne  les  a  point  lus. 

En  disant  cela.  Ferez  avait  légèrement  touché  le 
pied  de  son  maître,  comme  pour  lui  faire  entendre 
qu'il  avait  besoin  de  lui  parler. 


AUTRE  FRAGMENT. 


Le  soleil  baignait  de  ses  derniers  rayons  le  som- 
met des  énormes  murailles  qui,  rongées  par  les 
temps,  paraissaient  s'incliner  sur  la  cour  étroite  et 
profonde  de  la  prison.  Une  sentinelle  immobile 
veillait  en  face  d'une  lucarne  qui  ne  laissait  passer 
qu'un  jour  avare  et  prudent  ;  à  travers  les  énormes 
barreaux  de  fer,  le  soldat  observait  de  temps  à  autre 
les  mouvements  du  prisonnier.  De  nombreux  lustres 
n'avaient  pas,  à  ce  qu'il  semblait,  passé  sur  la  tête 
de  ce  dernier  ;  mais  on  y  voyait  cette  empreinte  ter- 
rible que  les  grandes  infortunes  laissent  presque 
toujours  sur  le  front  de  l'homme.  Il  avait  la  plupart 
du  temps  un  air  pensif  et  concentré  ;  parfois  il  croi- 
sait les  bras  sur  sa  poitrine  et  fixait  avec  avidité  le 
jour  extérieur,  comme  pour  se  soulager  de  ses 
peines.  Le  tableau  ciui  se  présentait  k  ses  yeux  était 
loin  sans  doute  d'être  agréable  et  riant;  mais  peut- 
être,  par  sa  couleur  sombre  et  mélancolique,  n'en 
était-il  que  mieux  en  rapport  avec  l'âme  d'un  in- 
fortuné. 

Les  murs  qui  entouraient  cet  étroit  espace  avaient 
cette  teinte  de  feuille  desséchée  qui  semble  attester 

20.' 


354  AUTRE    FRAGMENT. 

le  passage  des  siècles  ;  quelques  touffes  seulement 
de  mousse  d'un  vert  obscur  contrastaient  d'une 
manière  moins  pénible  avec  le  sombre  aspect  des 
ruines  ;  le  sol  même  de  la  cour  complétait  bien  l'en- 
semble du  tableau.  Certains  espaces  étaient  cou- 
verts d'herbe;  quelques  fleurs  pâles  et  maladives 
croissaient  entre  les  pierres  de  la  muraille  et  sem- 
blaient rechercher  un  rayon  du  soleil.  Une  troupe 
de  passereaux  criards  et  mobiles  volaient  d'un  côté 
et  de  l'autre,  se  livraient  à  leurs  bruyants  ébats, 
s'abattaient  sur  le  sol,  puis  remontaient  au-dessus' 
de  ces  murs,  triste  et  sombre  barrière  de  cette 
maison  de  deuil. 

Alfred  considérait  avec  attention  ces  pauvres  pe- 
tits oiseaux,  les  suivait  d'un  œil  de  complaisance; 
quand  il  les  voyait  se  rapprocher  de  la  lucarne  de 
son  cachot,  il  retenait  son  haleine  pour  ne  pas  les 
effrayer.  Privé  de  toute  consolation  sur  la  terre,  son 
cœur  se  dilatait  en  sentant  près  de  lui  quelques 
êtres  vivants.  Quand  après  avoir  picoté  sur  la  terre 
le  peu  de  nourriture  qu'ils  pouvaient  y  rencontrer, 
ils  levaient  de  nouveau  les  yeux  et  s'envolaient 
comme  une  flèche  au  sommet  de  l'édifice,  Alfred  les 
suivait  encore  avec  une  douloureuse  attention  ;  sur 
sa  figure  se  peignaient  alors  l'amertume  et  une 
sorte  d'envie.  Il  baissait  la  tête,  puis  la  relevait  tout- 
à-coup;  ses  yeux  brillaient  d'un  éclat  inaccoutumé  : 
on  eût  pu  voir  passer  sur  son  front  comme  l'ombre 
p'un  sinistre  projet.  Il  portait  à  droite  et  à  gauche 
un   regard   défiant  et   scrutateur;    puis  encore, 


AUTRE    FRAGMENT.  555 

appuyant  son  coude  sur  ses  genoux ,  il  cachait  sa 
figure  dans  ses  mains. 

La  sentinelle,  fatiguée  d'être  debout,  était  venue 
s'appuyer  un  peu  sur  le  contrevent  de  la  lucarne, 
et,  tantôt  sur  un  pied  et  tantôt  sur  un  autre,  la  main 
droite  posée  sur  le  canon  de  son  fusil,  elle  semblait 
compter  le  temps  de  faction  qui  lui  restait  encore; 
elle  montrait  d'ailleurs  une  complète  indifférence 
pour  tout  ce  qui  l'entourait.  Depuis  un  moment, 
Alfred,  qui  venait  de  relever  la  tête,  tenait  les  yeux 
fixés  sur  la  figure  du  soldat;  il  eût  été  facile  de 
voir  dans  cet  examen  attentif  et  prolongé  un  mé- 
lange confus  de  plaisir,  d'incertitude  et  de  surprise, 
Après  un  temps  assez  considérable,  il  se  hasarda  à 
lui  adresser  quelques  questions. 

— Grenadier,  lui  dit-il,  il  est  peu  agréable,  n'est- 
ce  pas,  d'être  sur  pied  pendant  si  longtemps? 

—  Pour  le  moment,  peu  m'importe,  dit  le  soldat 
en  haussant  les  épaules  et  laissant  tomber  son 
menton  sur  la  bouche  du  fusil,  avec  un  air  prononcé 
d'indifférence  et  de  paresse. 

—  Yous  me  paraissez  être  un  vétéran,  et  vous 
ne  tarderez  pas  sans  doute  à  recevoir  votre  congé? 

—  Oh!  le  congé?  J'allais  le  recevoir,  et  quelque 
chose  de  plus  quand  je  partis  pour  l'Amérique  ;  je 
suis  de  la  réserve  qui  revint  il  y  a  environ  six 
mois. 

—  Vous  avez  donc  fait  toute  la  campagne  de 
l'Indépendance? 

—  Pour  vous  faire  plaisir,  monsieur;  et  quand 


556  AUTRE    FRAGMEÎST. 

le  temps  veut  changer,  j'en  garde  un  souvenir  dans 
cette  maudite  jambe. 

—  Où  avez-vous  reçu  cette  blessure? 

—  Ala  bataille  de 

—  Ah  !  voilà  une  terrible  affaire  ! 

—  Oh!  terrible  en  effet;  est-ce  que  vous  y  étiez? 

—  Cela  pourrait  être. 

Le  grenadier  avait  quitté  son  attitude  indifférente 
et  paresseuse:  le  souvenir  de  ses  batailles  avait 
secoué  toutes  les  facultés  de  son  être,  sa  tête  s'était 
relevée  avec  une  mâle  fierté,  sa  main  serrait  forte- 
ment le  fusil,  ses  deux  pieds  s'étaient  raffermis  sur 
le  sol  ;  tout  révélait  en  lui  le  vieux  soldat. 

—  Que  de  monde  périt  en  ce  jour!  continua  le 
prisonnier. 

—  Oh  !  beaucoup  ;  tout  mon  bataillon  tomba  au 
pouvoir  de  l'ennemi. 

—  Et  vous,  non? 

—  Pour  moi  je  fus  blessé  et  porté  à  l'hôpital. 
N'importe,  ce  fut  un  beau  jour  que  celui-lc\. 

—  Vous  avez  dû  courir  un  grand  danger? 

—  Si  j'ai  couru  un  grand  danger!...  Tout  le 
bataillon  s'était  déjà  rendu,  excepté  la  compagnie 
des  grenadiers.  Nous  avions  eu  le  temps  de  prendre 
position  sur  une  petite  colline  :  par  trois  ou  quatre 
fois  nous  repoussâmes  un  corps  de  cavalerie  qui 
nous  chargeait  avec  fureur;  mais  à  la  fin  nous 
vîmes  que  nous  allions  être  enveloppés  à  droite  et  à 
gauche  par  quelques  bataillons  ennemis,  et  nous 
dûmes  nous  retirer  en  toute  hâte  pour  rejoindre  une 


AUTRE    FRAGMENT.  ?>61 

de  nos  colonnes  qui  avait  pris  position  à  T  arrière- 
garde.  Mais  quand  nous  fûmes  descendus  dans  la 
petite  plaine  qu'il  fallait  traverser,  un  gros  de  hus- 
sards revint  sur  nous,  et  c'est  alors  que  je  tombai 
blessé  d'un  coup  de  sabre. 

—  Vous  étiez  terriblement  exposé. 

-~  Heureusement  nous  avions  un  capitaine  qui 
valait  à  lui  seul  toute  une  division.  De  ma  vie  je 
n"ai  vu  un  homme  plus  intrépide.  Il  avait  bien  là 
son  bon  cheval  ;  mais  il  marcha  tout  le  temps  à 
pied,  se  tint  constamment  à  l' arrière-garde,  avec 
le  sabre  à  la  main,  ayant  assez  à  faire,  je  vous 
jure,  pour  se  débarrasser  des  cavaliers  ;  et  cepen- 
dant il  marchait  et  nous  faisait  marcher  comme  si 
nous  eussions  été  à  la  parade.  Les  chevaux  qui  le 
serraient  de  trop  près  tombaient  que  c'était  une  bé- 
nédiction. Sitôt  c|u'il  me  vit  blessé,  il  me  fit  monter 
sur  son  cheval.  Quelques  grenades  et  le  feu  nourri 
d'un  bataillon  qui  venait  de  nous  atteindre  disper- 
sèrent la  compagnie.  Je  n'oublierai  jamais  ce  mo- 
ment :  le  sang  coulait  de  ma  blessure,  je  me  soute- 
nais à  peine  sur  le  cheval.  Le  Heutenant  voulut  me 
mettre  à  terre  pour  faire  monter  le  capitaine. 
«  Infamie  !  dit  ce  dernier  :  fuis  si  tu  veux;  pour  moi  je 
mourrai  à  côté  de  ce  soldat.  »  Prenant  alors  mon 
fusil  avec  une  main  et  me  soutenant  de  l'autre,  il 
continuait  sa  route  avec  une  sérénité  parfaite.  La 
cavalerie  nous  avait  cependant  enveloppés  ;  le  capi- 
taine couche  en  joue  le  premier  lancier  prêt  à  me 
renverser  de  cheval.    «  Ou  respecter  cet  homme 


o58  MIRE    FIIAGMENT. 

blessé, s'éci'ia-t-il,  ou  ki  mort!  »  Le  lancier  s'arrête; 
les  autres  arrivent,  et  nous  restons  tous  deux  au 
pouvoir  de  l'ennemi. 

—  Sais-tu  ce  qu'on  fit  de  cet  homme? 

—  Je  n'en  ai  jamais  plus  entendu  parler  ;  ce  que 
je  siis,  c'est  que  je  donnerais  volontiers  tout  mon 
sang  pour  lui. 

—  Oh  I  il  y  a  si  longtemps  de  cela. . .  les  choses 
s'oublient... 

—  Jamais  !  sur  ma  vie,  jamais!  dit  le  grenadier, 
et  ses  yeux  lançaient  des  étincelles.  Il  ne  se  passe 
pas  de  jour  que  je  ne  pense  à  lui ,  il  me  semble 
que  je  le  vois  encore  :  il  aurait  maintenant  quelque 
chose  comme  vingt-cinq  ans  ;  c'était  bien  le  plus 
hardi  gaillard  de  toute  l'armée. 

Alfred  s'était  peu  à  peu  rapproché  de  la  fenêtre, 
tout  en  épiant  avec  soin  si  cpelqu'un  n'écoutait  pas 
leur  conversation  ;  puis  de  l'air  d'un  homme  ciui  ne 
veut  pas  laisser  échapper  une  occasion  précieuse, 
il  passe  la  main  à  travers  les  barreaiLX,  saisit  la 
cape  du  grenadier  et  lui  dit  d'une  voLv  attendrie  : 

—  Alvaro,  mon  cher  Alvaro,  sai&-tu  bien  que  tu 
gardes  maintenant  ton  ancien  capitaine,  et  que  dans 
quelques  instants  tu  le  conduiras  peut-être  à  la  mort? 

La  foudre  tombant  tout-à-coup  aux  pieds  du  sol- 
dat ne  l'aurait  pas  frappé  d'une  telle  immobilité: 
la  bouche  béante,  les  yeux  hors  de  leur  orbite,  il 
considérait  la  figure  d'Alfred,  sur  laquelle  le  jour 
donnait  alors  assez  pour  qu'il  pût  aisément  le  re- 
connaître. 


AUTRE    FllAGMENT.  í^59 

—  Vous  ici,  capitaine!  Quoi,  c'est  vous?  dit  le 
grenadier  en  collant  sa  figure  contre  le  grillage 
épais  de  la  lucarne. 

—  C'est  moi,  pauvre  Alvaro,  moi-même;  mais 
si  tu  tiens  encore  à  moi,  garde  le  silence,  je  t'en 
conjure. 

—  Capitaine,  que  puis-je  faire  pour  vous? 

—  Rien,  pour  le  moment,  si  ce  n'est  garder  le 
plus  profond  silence. 

Et  comme  le  vétéran  ouvrait  encore  la  bouche 
pour  parler  : 

—  Tais-toi,  por  Bios!  lui  dit  le  prisonnier, 
essuie  tes  yeux;  car  si  l'on  venait 


RÉPUBLIQUE  FRANÇAISE. 

1848.      ' 


Enfin  l'heure  a  sonné  :  le  formidable  événement, 
objet  de  tant  de  terreurs  et  de  tant  d'espérances, 
vient  enfin  d'éclater.  Louis-Philippe  est  tombé  du 
trône.  L'ouragan  déchaîné  par  la  Providence  a 
dissipé  dans  un  clin  d'œil  le  laborieux  édifice  élevé 
par  la  main  des  mortels  :  générations  royales, 
hommes  d'État,  institutions  et  personnes,  tout  a  été 
dispersé  comme  la  poussière  emportée  par  le  vent. 
L'histoire  n'a  pas  gardé  le  souvenir  d'une  catastrophe 
aussi  soudaine,  aussi  humiliante  pour  les  vaincus; 
l'imagination  elle-même  des  vainqueurs  n'eût  pu  re- 
garder comme  possible  un  changement  aussi  com- 
plet dans  un  temps  aussi  court.  Tout  à  l'heure  une 
monarchie  puissante  qui  se  croyait  sûre  de  l'avenir, 
et  l'instant  d'après  la  république.  C'est  ainsi  qu'on 
voit  dans  un  tremblement  de  terre  s'abîmer  tout-à- 
coup  une  cité  florissante  ;  c'est  ainsi  que  s'ouvre  un 
immense  cratère  pour  lancer  jusqu'au  ciol  une  py- 
ramide de  feu. 


RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE.  361 

Respectons  le  malheur,  mais  n'oublions  pas  la 
Providence  :  la  compassion  ne  doit  pas  être  athée. 
La  chute  des  grandeurs  humaines  est  toujours  une 
grande  leçon  ;  mais  quand  cette  chute  porte  toutes 
les  marques  d'une  expiation,  la  leçon  est  double- 
ment utile  :  elle  nous  montre  à  la  fois  la  fragilité 
des  choses  humaines  et  l'immutabilité  de  la  justice 
divine.  Au  vieillard  de  1830  fait  contrepoids  le 
vieillard  de  18/i8  ;  à  une  veuve,  une  veuve  ;  à  un 
orphelin,  un  orphelin.  11  y  a  cette  différence  néan- 
moins, c'est  que  le  vieillard  de  1830  part  pour 
l'exil  avec  la  dignité  d'un  roi,  tandis  que  celui  de 
18Í8  s'enfuit  et  se  cache  comme  le  dernier  des 
hommes;  la  veuve  de  1830  n'a  pas  l'humiliation 
et  la  douleur  d'implorer  en  vain  la  pitié  d'une 
Chambre. 

Terrible  coïncidence  !  en  sortant  du  jardin  des 
Tuileries,    Louis- Philippe   est  entouré,   menacé 

par   la  foule;  il  est  seul   avec  la  reine Où 

donc?  Au  pied  de  l'obélisque,  à  cette  même  place 
où  fut  dressé  l'échafaud  de  Louis  XVI  et  celui  de 
l'infortunée  Marie-Antoinette!....  Et  dans  ce  mo- 
ment-là même,  l'émeute  envahissait  et  dévastait 
le  Palais-Royal,  ce  palais  qui  fut,  en  1789,  le 
centre ,  le  foyer  de  tant  de  complots ,  ce  palais 
aux  arbres  duquel  Camille  Desmoulins  prit  cette 
feuille  fatale  qui  devint  pour  Paris  le  signe  de  la 
révolte. 

Les  hommes  ne  connaissent  pas  l'avenir  :  la  Pro- 
vidence le  prépare.  C'est  quand  l'avenir  est  arrivé 
m.  21 


362  RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE. 

que  le  passé  s'explique.  On  comprend  maintenant 
ce  que  signifiait  la  mort  étrange,  imprévue,  de 
r héritier  de  la  couronne.  La  Providence  voulait 
accabler  cette  famille  sous  le  poids  du  malheur,  et 
de  loin  elle  disposait  les  voies  à  sa  ruine,  afin  qu'au 
moment  décisif  elle  n'eût  aucun  appui,  aucune  es- 
pérance. 

Quand  la  tempête  eut  éclaté,  quand  l'abdi- 
cation devint  une  nécessité  terrible,  la  présence 
d'un  roi  de  trente-sept  ans,  d'un  prince  aimé  du 
peuple,  eût  été  sans  nul  doute  une  ancre  de  salut. 
Eh  bien!  au  lieu  de  cela  on  n'eut  en  perspective 
qu'un  régent  détesté,  une  femme,  un  enfant  !  la- 
atriiisez-voiis,  ô  rois!.... 

Louis-Philippe  eût  pu  dire,  mieux  que  d'autres 
et  dans  un  sens  plus  réel,  cette  parole  vulgaire  : 
Après  moi  le  déluge  !  La  révolution  qui  vient  de 
l'emporter,  en  effet,  est  un  véritable  cataclysme  ; 
nul  ne  peut  en  sonder  la  profondeur,  en  calculer 
les  conséquences  ;  elle  inaugure  une  ère  inconnue 
pour  la  France  et  pour  l'Europe.  Les  effets,  encore 
une  fois,  ne  peuvent  en  être  signalés  par  personne  ; 
mais  chacun  en  pressent  la  grandeur.  Il  en  est  de 
cette  révolution  comme  de  ces  horizons  immenses 
qui,  n'ayant  pas  de  limites,  n'offrent  à  nos  yeux 
qu'une  vague  image  de  l'infini. 

Il  faut  se  pénétrer  de  l'importance  de  cet  événe- 
ment, en  bien  saisir  les  caractères,  si  l'on  veut  en 
prévenir  les  funestes  conséquences  :  les  illusions 
pourraient  être  chèrement  expiées  et  les  espérances 


HépubliOle  française.  â6i^ 

se  changer  aisément  en  désespoir.  S'imaginer  que 
les  puissances  étrangères  pourraient  étouffer  la 
nouvelle  république  serait  une  inconcevable  folie  ; 
se  persuader  qu'elle  voudra  se  circonscrire  elle- 
raême  dans  les  limites  oi^i  s'était  renfermée  la  dy- 
nastie de  Juillet  ne  serait  pas,  à  mon  avis,  un  rêve 
moins  insensé.  La  France,  sous  le  gouvernement 
de  Louis-Philippe,  était  déchue  de  son  rang  comme 
puissance  européenne  ;  les  intérêts  de  sa  grandeur 
étaient  sacrifiés  aux  intérêts  de  sa  dynastie.  La 
France  constituée  en  république  est  une  puissance 
effrayante;  elle  joint  à  ses  ressources  naturelles 
l'arme  la  plus  terrible  dont  elle  puisse  disposer, 
celle  dont  elle  se  sert  avec  le  plus  d'art,  de  force 
et  de  génie  :  la  propagande  révolutionnaire. 

Celui  qui  n'accorderait  à  cet  événement  que  de 
petites  proportions  et  des  conséquences  peu  éten- 
dues ne  mériterait  pas  qu'on  essayât  de  le  détrom- 
per; car  il  prouverait  par  là  qu'il  n'est  pas  capable 
de  l'être. 

Il  est  en  politique ,  aussi  bien  qu'en  littéra- 
ture, un  sentiment  du  grand  :  l'homme  à  qui  ce 
sentiment  fait  défaut  ne  connaîtra  jamais  qu'une 
beauté  fardée  ou  qu'une  politique  de  salon.  Il  ne 
saurait  rien  comprendre  à  cette  politique  réellement 
grande  qui  embrasse  tous  les  éléments  de  la  so- 
ciété et  qui,  dépassant  de  toute  la  hauteur  de  ses 
inspirations  les  intérêts  du  moment,  explique  le 
passé  et  présage  l'avenir. 

La  commotion  de  Février  n'est  pas  une  révolu- 


3G/l  REPUBLIQUE    FRANÇAISE. 

tion  nouvelle,  mais  une  nouvelle  phase  de  l'ancienne 
révolution,  de  ce  grand  fait  des  temps  modernes  que 
les  historiens  prendront  toujours  connue  terme  à  la 
fois  et  comme  point  de  départ  pour  deux  grandes 
séries  d'évolutions  sociales.  La  révolution  de  1789, 
pour  être  bien  comprise,  ne  doit  être  considérée 
précisément  ni  dans  l'Assemblée  constituante,  ni 
dans  la  Convention,  ni  dans  l'Empire,  ni  dans  ses 
crimes,  ni  dans  ses  exploits;  il  faut  la  considérer 
comme  un  grand  fait  social,  où  les  idées,  les  senti- 
ments, les  intérêis,  en  un  mot,  tout  ce  qui  s'agitait 
dans  les  siècles  antérieurs  pour  amener  un  change- 
ment dans  le  monde,  se  réunit,  se  condense,  se 
combine  en  France  et  spécialement  à  Paris,  comme 
dans  un  foyer  incandescent  prêt  à  dévorer  la  vieille 
société  européenne.  Cette  force  nouvelle  trouve  un 
roi  sur  son  chemin,  il  est  décapité;  une  famille 
royale,  elle  est  exterminée  ;  le  corps  de  la  noblesse, 
il  est  dissous  ;  le  pouvoir  temporel  du  clergé,  il  est 
détruit;  l'Europe  entière  avec  son  antique  organi- 
sation monarchique,  elle  est  bouleversée.  La  révo- 
lution poursuit  maintenant  son  cours  ;  la  paix  n'a 
jamais  été  qu'une  trêve  ;  le  travail  de  transforma- 
tion sociale  n'a  jamais  été,  à  proprement  parler, 
interrompu  dans  cette  marche  étonnante  des  évé- 
nements :  il  a  été  continué  sans  interruption,  tantôt 
à  la  lumière  du  jour,  tantôt  par  des  voies  souter- 
raines. 

Ceux  qui  s'étaient  persuadé  que  tout  était  fini, 
d'abord  à  l'époque  de  la  Restauration,  puis  àl'é- 


RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE.  365 

tablissement  de  la  royauté  de  Juillet,  ressemblaient 
à  un  homme  qui  croirait  avoir  étouffé  le  volcan, 
parce  qu'il  a  placé  une  pierre  sur  la  bouche  du  cra- 
tère. Malgré  tous  les  efforts,  après  ce  double  essai, 
le  volcan  n'a  cessé  de  lancer  des  flammes,  jusqu'à 
ce  qu'enfin  il  ait  dispersé  dans  les  airs  ces  fragiles 
obstacles. 

«Louis -Philippe  est  un  grand  politique;  les 
nombreux  intérêts  groupés  autour  de  la  monarchie 
de  Juillet  et  ligués  avec  elle  sont  de  plus  une  ga- 
rantie de  sa  durée.  »  Voilà  ce  que  disaient  certains 
hommes,  croyant  répondre  de  la  sorte  aux  craintes 
que  nous  inspirait  l'avenir  de  la  France.  Cette  ré- 
ponse, qui  n'était  au  fond  cp'une  éclatante  banalité, 
n'avait  pas  laissé  que  d'éblouir  les  masses.  Voyons 
cependant  ce  qu'elle  valait.  Quand  est-ce  qu'on  a 
jugé  de  l'avenir  d'un  pays  par  le  talent  d'un 
homme  ?  Ne  voyez-vous  pas  que ,  plus  vous  vantez 
le  talent  d'un  homme,  plus  vous  montrez  à  décou- 
vert le  mauvais  état  des  choses?  Si  maintenir  l'or- 
dre est  déjà  la  preuve  d'un  grand  talent,  on  peut 
en  induire  aussi^la  grandeur  de  la  difficulté  et  l'im- 
minence du  désordre.  «Vous  pouvez  bien  aujour- 
d'hui raisonner  de  la  sorte,  nous  dira-t-on  peut- 
être;  mais  personne  ne  l'eût  fait  auparavant.»  Per- 
sonne? Voici  ce  c|ue  disait,  en  mai  1843,  celui  qui 
maintenant  écrit  ces  lignes  : 

«  L'Europe  entière  a  reconnu  les  faits  qui  furent 
le  résultat  de  la  révolution  de  Juillet;  mais  cette 
reconnaissance  ne  l'a  pas  empêchée  de  garder  une 


o66  RÉPUBLIQUE    FRAÎSÇAISE. 

attitude  de  prévention  et  de  défiance,  comme  si  elle 
craignaitque,  d'un  moment  à  Tautre,  desévénements 
inattendus  ne  vinssent  imprimer  à  l'ordre  établi  de 
dangereuses  secousses.  Et  qu'on  ne  s'imagine  pas 
que  l'Europe  suive  cette  ligne  de  conduite  à  cause 
des  sympathies  plus  ou  moins  grandes  accordées  à 
la  branche  aînée  ;  ce  n'est  pas  non  plus  qu'on  puisse 
douter  des  vues  pacifiques  et  des  tendances  conser- 
vatrices de  la  branche  régnante.  L'intérêt  d'un  in- 
dividu ou  d'une  famille  ne  pèse  pas  assez,  d'une 
part,  dans  la  balance  politique  des  cabinets  de 
l'Europe,  pour  avoir  droit  à  certains  égards  et  pour 
exercer  une  influence  sur  la  marche  générale  des 
affaires  ;  d'autre  part,  treize  années  de  travaux  et 
de  fatigues  pour  contenir  la  révolution,  de  conces- 
sions et  de  déférences  à  tous  les  désirs,  à  toutes  les 
susceptibilités  des  gouvernements  étrangers,  sont 
une  preuve  non  équivoque  de  la  volonté  qu'on  a  de 
tout  faire  pour  arrêter  le  débordement  des  idées 
révolutionnaires,  et  montrent  clairement  que,  bien 
loin  de  songer  à  faire  de  la  propagande  ou  de  ré- 
veiller les  questions  résolues  en  1815,  on  n'a  d'au- 
tre souci  que  de  conserver  le  pouvoir,  de  rattacher 
le  présent  au  passé,  et  de  glorifier  par  tous  les 
moyens  le  fait  accompli,  en  faisant  oublier  son  ori- 
gine. Il  résulte  de  là  que  la  défiance  manifestée  par 
l'Europe,  dans  toutes  les  occasions  qui  se  sont 
offertes,  vient  de  la  nature  même  des  choses  et  de 
l'idée  que  la  France  est  loin  d'être  déuis  de  solides 
conditions  d'ordre  et  de  stabilité 


RIÉPUBLIQUE    FRANÇAISE.  367 

«  En  réfléchissant  sur  la  ligne  de  conduite  suivie 
par  Louis-Philippe,  on  voit  que  tout  son  secret  se 
réduit  à  un  jeu  de  bascule ,  à  un  perpétuel  va-et- 
vient. 

«  Il  y  a  autour  du  trône  deux  douzaines  environ 
d'hommes  politiques  dont  les  principes  ne  sont 
guère  différents,  et  qui  ne  varient  que  dans  l'appli- 
cation ;  comme  ils  doivent  nécessairement  varier, 
ces  hommes  ne  pouvant  pas  tous  entrer  dans  le 
môme  ministère » 

L'auteur  donnait  ensuite  une  esquisse  des  prin- 
cipaux hommes  d'État  c|ui  ont  dirigé  les  destinées 
de  la  France  depuis  1830,  puis  il  ajoutait  : 

«  Voilà  quels  sont  ces  hommes,  telles  sont  les 
mains  auxquelles  a  été  confié  le  sort  de  la  France, 
telle  est  la  situation  lamentable  d'une  grande  na- 
tion, grâce  à  l'imprévoyante  fureur  de  ceux  c|ui 
ont  renversé  tout  ce  qui  était  debout  sans  rien  édi- 
fier de  nouveau  qui  pût  offrir  quelques  garanties 
de  durée  ;  ils  ont  fait  de  la  France  une  maison  bâtie 
sur  le  sable  mouvant  et  prête  à  crouler  aux  pre- 
miers coups  de  la  tempête.  ^- 

«  Ces  hommes  gouvernent  la  France  par  la  rai- 
son que,  sous  quelques  rapports,  ils  représentent  la 
France,  ils  sont  les  fils  de  la  révolution  et  les  dis- 
ciples mal  déguisés  des  écoles  philosophiques  du 
dernier  siècle;  et  la  France,  telle  qu'elle  est  main- 
tenant, est  aussi  fille  de  la  révolution,  elle  a  été 
nourrie  en  grande  partie  des  mêmes  doctrines.  Ils 
repoussent  le  passé  avec  un  sentiment  de  haine  ;  et 


o6S  RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE. 

la  France  a  changé ,  elle  aussi ,  de  mœurs  et  de 
principes,  elle  a  quitté  la  voie  que  lui  tracèrent  ses 
aïeux.  Ils  n'oseraient  pas  tirer  de  leurs  principes 
toutes  les  conséciuences  qui  s'y  trouvent  renfermées; 
et  la  France  ne  le  veut  pas  non  plus ,  elle  recule  à  la 
vue  du  fantôme  effrayant  qui  menace  son  bien-être 
matériel,  en  même  temps  que  l'ordre  public.  Ils 
désirent  renouer  en  apparence  le  présent  au  passé, 
sans  abjurer  aucune  de  leurs  fausses  doctrines;  et 
la  France  penche  également  à  réhabiliter  les  âges 
écoulés  dans  la  littérature,  les  sciences  et  les  arts, 
par  manière  de  chstraction  et  de  passe-temps,  ne 
leur  laissant  du  reste  qu'une  importance  bien  se- 
condaire dans  l'ordre  intellectuel,  tout-à-fait  nulle 
dans  l'ordre  moral;  ils  sont  incertains,  la  France 
l'est  aussi.  Ils  flottent  en  tous  sens,  la  France  n'est 
pas  moins  flottante;  ils  ne  pensent  pas  au  lende- 
main, assez  occupés  qu'ils  sont  du  jour  présent;  ils 
négligent  la  gloire  nationale  pour  s'occuper  uni- 
quement des  intérêts  matériels,  et  en  cela  ils  imi- 
tent la  France  qui,  travaillée  par  une  philosophie 
irréligieuse,  semble  avoir  inauguré   le  règne   de 
l'égoïsme,  ne  connaître  d'autre  moyen   que  l'or, 
d'autre  but  que  le  plaisir.  Non,  ce  n'est  pas  tout-à- 
fait  la  faute  des  gouvernants,  si  cette  nation  des- 
cend du  haut  rang  qui  lui  appartenait  dans   le 
monde  ;  la  France  subit  cette  politique  parce  qu'elle 
Ta  méritée.» 

Ces  paroles  étaient  regardées  alors  comme  l'ex- 
pression de  la  colère  ou  l'arme  d'un  parti.  Que 


RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE.  369 

dira-t-on  maintenant  qu'on  a  vu  se  réaliser  ces 
présages  d'une  manière  si  terrible?  Il  est  vrai  que 
les  événements  échappaient  à  toutes  les  prévisions; 
mais  ce  n'était  pas  une  prophétie  non  plus  que 
l'auteur  prétendait  faire  ;  il  tirait,  des  objets  placés 
sous  ses  yeux ,  des  conclusions  naturelles  et  logi- 
ques. 


21. 


370         RÉrUBLIQUE  FRANÇAISE. 


Ce  qu'on  a  dit  des  intérêts  qui  servent  d'appui  au 
trône  n'était  pas  moins  illusoire;  car,  s'il  faut  tenir 
compte  des  intérêts  qui  lui  étaient  favorables,  on 
ne  doit  pas  oublier  ceux  qui  lui  étaient  opposés; 
c'est  l'unique  moyen  d'apprécier  ses  éléments  de 
stabilité.  Sans  dcute,  il  y  avait  beaucoup  d'intérêts 
réunis  pour  soutenir  le  pouvoir  de  Louis-Philippe  ; 
mais  si  cela  suffisait  pour  maintenir  un  pouvoir,  il 
n'y  aurait  plus  de  révolution  possible.  Par  là  même 
qu'il  y  a  révolution,  on  comprend  qu'il  doit  exister 
une  certaine  combinaison  d'éléments  sociaux  con- 
tre lesquels  cette  révolution  est  dirigée.  En  1789, 
il  y  avait  aussi  des  intérêts  nombreux  et  puissants 
groupés  autour  d'un  trône  qui  comptait  quatorze 
siècles  d'existence;  et  cependant  ce  trône  et  ces  in- 
térêts furent  renversés  par  la  puissance  révolution- 
naire, ils  disparurent  en  un  instant  comme  de  fai- 
bles arbrisseaux  dispersés  par  l'orage.  La  fragilité 
du  gouvernement  de  Louis-Philippe  ne  commença 
pas,  mais  se  manifesta  le  23  février.  Ce  qui  s'abî- 
me avec  tant  de  rapidilé  devait  être  faible  et  J^ien 
faible  avant  la  fatale  secousse.  Une  dynastie  dont 
les  membres  partent  pour  l'exil,  sans  opposer  au- 


RÉPUBLIQUE  FRANÇAISE.         371 

cune  résistance,  sans  rencontrer  un  point  d'appui, 
dans  un  abandon  tel  qu'on  n'en  rencontre  pas 
d'exemple  dans  l'histoire  des  infortunes  royales,  ne 
pouvait  avoir,  il  faut  en  convenir,  de  profondes 
racines  dans  la  France;  c'était  là  une  institution 
entièrement  factice,  et  qui  ne  se  soutenait  que  par 
un  prodige  d'équilibre. 

L'iiabileté  de  Louis-Philippe  consistait,  en  eiTet, 
dans  un  jeu  de  bascule  qui  le  maintenait  entre  deux 
abîmes;  c'était  là  un  système  de  va-et-vient,  une 
perpétuelle  manœuvre  d'oscillations  politiques  in- 
génieusement compensées;  il  jouait,  pour  ainsi 
dire,  aux  ministres.  «Je  me  considère,  disait-il 
-  lui-même,  comme  un  conducteur  de  diligence,  je 
prends  les  chevaiLX  que  je  trouve  et  non  ceux  que 
je  veux.  »  Le  malheureux  ne  prévoyait  donc  pas 
que  du  moment  où  il  était  réduit  à  ce  rôle  de  con- 
ducteur, les  voyageurs  pouvaient  le  mettre  de  côté, 
lui  et  ses  chevaux.  C'est,  en  effet,  ce  qui  n'a  pas 
manqué  d'arriver;  la  révolution  de  Février  a  été  la 
pire  de  toutes  les  révolutions,  la  révolution  du 
mépris,  comme  on  l'a  dit  pendant  qu'elle  s'accom- 
plissait, comme  on  le  disait  même  d'avance. 

Un  fait  appelle  l'attention  dans  tout  ce  qui  vient 
de  se  passer,  c'est  l'influence  que  Paris  exerce 
désormais  sur  la  marche  du  monde.  Paris  remue 
la  France ,  et  la  France  remue  l'univers  ;  hier  le 
statu  quo  européen  semblait  assis  sur  des  bases 
inébranlables;  aujourd'hui  tout  s'ébranle  et  se  dé- 
traque ;  il  serait  impossible  de  dire  s'il  restera  de- 


372  RÉPUBLIQUE   FRAINÇAISE. 

bout  un  trône  qui  n'ait  à  craindre  pour  sa  stabilité. 
Qu'était-il  survenu?  C'était  Paris  qui,  soulevé  par 
le  vent  révolutionnaire ,  avait  renversé  le  gouver- 
nement et  proclamé  la  république  ;  la  France,  à 
cette  nouvelle,  frappée  d'une  sorte  de  stupeur,  se 
soumet  au  nouvel  ordre  de  choses  avec  plus  de  do- 
cilité que  n'en  montreraient  des  peuples  asiatiques 
aux  ordres  du  sultan.  L'Europe,  dont  la  France 
est  le  cœur,  s'ébranle  du  même  coup  ;  on  dirait  que 
la  société  européenne  forme  un  seul  corps  où  cir- 
cule une  même  vie,  et  dont  tous  les  memibres  sont 
dans  un  état  de  malaise  et  de  douleur  quand  le 
principal  organe  est  atteint  par  la  fièvre.  C'est  ainsi 
qu'on  voyait,  sous  l'empire  romain,  toutes  les  pro- 
vinces qui  formaient  ce  corps  immense,  depuis  les 
colonnes  d'Hercule  jusqu'aux  frontières  des  Partlies, 
attendre  avec  anxiété  la  nouvelle  des  événements 
qui  s'accomplissaient  à  Rome;  la  victoire  d'une 
faction  ou  le  triomphe  d'un  ambitieux  décidait  du 
sort  du  monde. 

L'ascendant  que  Paris  exerce  sur  la  France  est 
sans  doute  fort  ancien  ;  il  dépend  à  la  fois  de  l'im- 
mense population  de  cette  capitale  et  des  autres 
avantages  qu'elle  réunit  ;  mais  c'est  de  89  que  date 
cette  sorte  de  domination  exclusive  dont  elle  est  dé- 
sormais investie.  Sous  Henri  III  et  sous  Henri  IV, 
Paris  se  vit  menacé  par  des  armées  françaises;  sous 
Louis  XIY,  la  Régence,  Louis  XV  et  Louis  XVI, 
¡quoique  la  grande  ville  pesât  d'un  grand  poids  dans 
a  balance  des  affaires  publiques,  les  capitales  des 


RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE.  373 

diverses  provinces  avaient  néanmoins  leur  impor- 
tance et  lem'  autorité.  Quand  éclata  la  révolution 
de  89,  la  vie  propre  des  provinces  était  loin  d'être 
encore  éteinte;  on  en  voit  la  preuve,  non-seulement 
dans  certains  faits  purement  politiques  et  moraux, 
mais  encore  dans  les  insurrections  qui  eurent  pour 
but  de  s'opposer  au  gouvernement  de  la  capitale. 
La  révolution  grandit,  elle  triomphe  de  tous  ses 
ennemis  intérieurs  et  extérietirs;  d'une  main,  elle 
soumet  la  Vendée;  de  l'autre,  elle  brise  le  sceptre 
des  rois  coalisés.  Il  se  forme  dès  lors  à  Paris  un 
centre  d'action  devant  lequel  se  courbe  humble- 
ment tout  le  pouvoir  des  provinces.  De  1789  à  Í8O/1 , 
la  France  s'accoutume  à  voir  une  insurrection  de 
Paris  lui  arracher  un  gouvernement,  et  les  intri- 
gues de  quelques  Parisiens  lui  en  donner  un  autre  ; 
elle  reçoit  tour-à-tour,  de  leurs  mains ,  la  Conven- 
tion, le  Directoire,  le  Consulat,  l'Empire.  Sous  la 
Restauration  même ,  l'influence  intellectuelle  et  mo- 
rale de  Paris  prend  des  accroissements  considéra- 
bles. La  fusion  de  la  France  en  un  seul  corps  ho- 
mogène, sa  réduction  à  l'état  de  machine,  et  de 
machine  mue  par  un  seul  ressort  agissant  à  Paris, 
était  tellement  avancée,  qu'en  1830,  on  fait  dispa- 
raître une  constitution  et  une  dynastie,  sans  qu'on 
prenne  soin  de  consulter  la  France,  en  transportant 
uniquement  le  grand  ressort  des  Tuileries  à  l'Hô- 
tel-de-Ville. 

Ce  fait  révèle  le  profond  énervement  de  l'esprit 
public  en  France;  il  n'y  a  plus  de  vigueur,  en 


374  RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE. 

effet,  quand  on  abdique  ainsi  le  droit  d'être  enten- 
du dans  des  questions  qui  se  lient  si  intimement  à 
la  vie  nationale.  Quoi  !  le  télégraphe  dit  :  Le  duc 
d'Orléans  est  nommé  lieutenant-général  du  royau- 
me, et  la  France  le  reconnaît;  le  télégraphe  ajoute: 
La  branche  aînée  est  proscrite,  la  famille  d'Orléans 
est  appelée  à  régner,  et  la  France  ratifie  cette  pro- 
scription et  cette  royauté;  un  jour,  le  télégraphe 
annonce  que  l'on  vient  d'appeler  à  la  régence  la 
duchesse  d'Orléans,  en  passant  par  dessus  la  no- 
mination du  duc  de  Nemours  faite  par  une  loi  so- 
lennellement discutée,  et  la  France  applaudit  à  cette 
mesure  ;  bientôt  le  télégraphe  proclame  l'existence 
d'un  gouvernement  provisoire,  et  la  France  s'em- 
presse d'accueillir  ce  gouvernement;  le  télégraphe 
instruit  la  nation  que  le  nouveau  gouvernement 
veut  la  république  et  qu'elle  est  déjà  proclamée 
dans  Paris,  et  la  France  répond  :  Vive  la  Républi- 
que. Ce  n'est  pas  là  de  la  liberté,  ce  n'est  pas  là  de 
l'esprit  public,  c'est  de  l'énervement  et  de  la  pros- 
tration ! 

Jamais  on  ne  vit  délégation  plus  absolue  de  ce 
qu*on  est  convenu  d'appeler  souveraineté  natio- 
nale. Paris  tient  de  la  France  une  sorte  de  pouvoir 
tacite  c|ui  lui  permet  d'en  disposer  comme  il  l'en- 
tend. Monstruosité  intolérable  ;  car  si  Paris  renfer- 
me un  million  d'habitants,  la  France  en  compte 
trente-cinq  millions.  Et  puis,  c|ui  peut  ignorer 
qu'une  capitale  plongée  dans  la  dissipation  et  le 
luxe,  énervée  par  les  plaisirs,  dominée  par  l'esprit 


RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE.  375 

de  rintérct  individuel,  est  incapable,  dans  un  mo- 
ment de  crise,  de  tenir  tête  h  une  faction  qui  ose 
tout,  organisée  d'avance,  agissant  d'après  un  plan 
habilement  combiné,  et  pouvant,  par  conséqifent, 
concentrer  ses  forces  sur  tel  ou  tel  point  déterminé 
pour  décider  la  victoire?  Quand  la  duchesse  d'Or- 
léans se  présenta,  accompagnée  de  ses  enfants, 
devant  la  Chambre  des  députés,  nul  doute  qu'elle 
n'eût  été  proclamée  régente  si  le  Corps  législatif 
n'eût  été  envahi  par  une  poignée  d'hommes  déter- 
minés. Il  n'était  pas  aisé  de  leur  opposer,  dans  la 
même  salle,  une  compagnie  de  soldats ,  et  c'est  là 
ce  c[ui  fit  échouer  le  projet  de  régence,  créa  le  gou- 
vernement provisoire,  et  transforma  tout-à-coup  en 
république  la  vieille  monarchie  française. 

Au  nombre  de  ses  habitants,  la  ville  de  Paris 
joint  un  foyer  d'intelligence,  de  richesse  et  d'ambi- 
tion qui,  se  fortifiant  de  toute  la  puissance  de  la  cen- 
tralisation administrative,  fascine  instantanément  la 
France,  lui  enlève  le  sentiment  de  ses  forces  et  jus- 
qu'à la  pensée  même  de  la  résistance.  On  a  dit  que 
par  le  nombre  et  la  nature  des  éléments  qui  s'accu- 
mulent à  Paris,  cette  ville  peut  à  bon  droit  être  re- 
gardée comme  représentant  véritablement  la  France, 
et  que,  se  composant  de  la  partie  la  plus  active  et 
la  plus  intelligente  de  la  nation ,  elle  peut  en  fixer 
les  destinées  à  sa  guise.  11  faudrait,  pour  accepter 
une  telle  conclusion,  donner  aux  théories  de  déléga- 
tion politique  une  étrange  élasticité.  Quoi  qu'il  en 
soit,  en  posant  en  principe  cette  passive  résignation 


o  76  RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE. 

de  la  part  de  la  Frailee,  il  ne  faut  pas  oublier  après 
tout  que  Paris  est  entouré  de  fortifications  qui  le 
mettent  à  r abri  d'un  coup  de  naain,  lors  même  qu'il 
serait  entouré  par  une  armée  puissante,  f[ue  cette 
capitale  renferme  en  outre  deux  cent  mille  habitants 
armés,  appartenant  presque  tous  à  la  classe  ou- 
vrière ;  il  ne  faut  pas  se  condamner,  en  suivant  le 
cours  des  événements  chez  une  nation  aussi  grande, 
à  rétrécir  tellement  son  horizon  qu'on  ne  voie  plus 
qu'une  seule  ville  où  s'agitent  toutes  les  passions, 
où  les  factions  s'élèvent  et  se  renversent,  absolu- 
ment comme  cela  se  passait  durant  le  moyen-âge 
dans  les  petites  républiques  d'Italie. 

Il  est  vrai  que  Paris  étant  considéré  comme  le 
centre  et  le  foyer  où  se  concentrent  l'intelligence  et 
l'activité  de  la  France,  on  doit  admettre  que  l'opi- 
nion du  pays  puisse  avoir  une  action  plus  ou  moins 
directe,  plus  ou  moins  étendue,  sur  les  événements 
de  la  capitale  ;  mais  qui  pourra  calculer  les  modifi- 
cations que  cette  opinion  nationale  éprouve  elle- 
même  en  arrivant  à  ce  foyer  qui  doit  la  refléter? 
Est-on  bien  sûr  qu'elle  ne  subit  pas  ainsi  des  chan- 
gements essentiels  et,  pour  ainsi  dire,  une  décom- 
position complète?  C'est  même  là  ce  qu'il  y  a  de 
plus  probable. 

Orateurs  fougueux,  publicistes  loquaces,  em- 
ployés insatiables,  chefs  de  clubs,  nécessiteux  de 
tout  genre,  aventuriers  de  tous  pays,  émigrés  révo- 
lutionnaires, voyageurs  courant  après  les  aventures, 
ouvriers  sans  travail ,  paresseux  qui  ne  veulent  pas 


RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE.  377 

travailler,  hommes  perdus  qui  n'attendent  qu'âne 
occasion  pour  ressaisir  une  fortune  qu'ils  ont  dissi- 
pée ou  pour  acquérir  celle  qu'ils  n'ont  jamais  eue, 
tout  cela  réuni  forme  une  masse  llottante ,  tumul- 
tueuse et  qui  suffit  par  elle-même  à  procurer  tous 
les  bouleversements  dans  un  peuple  où  l'on  possède 
une  assez  grande  somme  de  liberté  pour  que  les 
faction  s  puissent  s'y  développer  à  l'aise  et  déclarer 
la  guerre  au  gouvernement  établi.  Qu'on  ajoute  à 
cela  la  crainte  que  chacun  éprouve  d'exposer  tous 
ses  biens  en  résistant  aux  factieux,  la  légèreté  de 
caractère  qui  distingue  les  Parisiens  et,  par  suite, 
l'étrange  facilité  avec  laquelle  ils  changent  d'opi- 
nion ,  aussi  amateurs  de  la  nouveauté  en  fait  de 
politique  qu'ils  puissent  l'être  en  fait  de  mode,  l'ir- 
résistible impétuosité  enfin  du  premier  mouvement 
chez  les  Français,  et  l'on  verra  si  la  prépondérance 
absolue  de  Paris  n'entraîne  pas  les  plus  grands 
dangers  pour  l'avenir  de  la  France. 

Un  journal  a  dit,  en  parlant  de  l'organisation 
administrative  de  la  France,  un  mot  plein  de  sens 
et  de  vérité  :  la  centralisation  elle-même  n'est  pas 
centralisée.  Or,  ce  que  le  journal  entend  du  défaut 
d'unité  dans  les  diverses  branches  de  l'administra- 
tion, s'applique  encore  mieux  au  défaut  de  liens  po- 
litiques et  moraux  entre  les  divers  éléments  dont 
Paris  se  compose.  Cette  ville,  la  tête  de  la  France, 
n'est  au  fond  que  l'anarchie  vivante.  Diversité  de 
croyances,  ou  plutôt  absence  de  toute  croyance, 
lutte  incessante  d'opinions  et  d'intérêts,  vaste  mê- 
lée de  prétentions  et  d'ambitions  rivales,  nul  in- 


â78         RÉPUBLIQUE  FRANÇAISE. 

dividu,  nulle  classe  qui  soit  capable  de  diriger  la 
marche  des  pensées  et  des  événements,  partout  Top- 
position  ,  partout  le  caprice ,  partout  la  confusion  et 
le  chaos  ;  voilà  une  faible  image  de  cette  tête  char- 
gée de  donner  à  la  nation  l'ordre  et  l'harmonie  ! 


RÉPUBLIQUE  FRANÇAISE.         â79 


La  révolution  de  Février  pose  deux  grandes  ques- 
tions, soulève  deux  problèmes  : 

1°  Est-il  possible  de  soumettre  à  la  forme  répu- 
blicaine les  pays  de  l'Europe  aujourd'hui  gouvernés 
par  des  monarques  ? 

2°  Est-il  possible  de  changer  les  relations  ac- 
tuellement existantes  entre  le  travail  et  le  capital? 

L'avenir  de  l'Europe  dépend  de  la  solution  que 
ces  problèmes  vont  recevoir  en  France.  Les  étudier, 
par  conséquent,  c'est  conjecturer  quel  sera  l'avenir 
des  monarchies  européennes  et  l'organisation  fu- 
ture de  la  société  dans  ses  bases  les  plus  impor- 
tantes. 

On  a  dit  qu'en  France  la  république  est  impossi- 
ble ;  or,  cette  impossibilité  une  fois  posée ,  comme 
il  ne  sera  pas  facile  de  revenir  de  sitôt  à  la  monar- 
chie, on  en  conclut  que  cette  nation  devra  subir  de 
terribles  vicissitudes. 

L'essai  que  la  France  fait  en  ce  moment  est  nou- 
veau dans  le  monde,  à  moins  c^u'on  n'en  cherche 
un  exemple  dans  la  période  rapide  et  sanglante  de 
la  première  révolution.  On  a  vu  des  républiques 
aristocratiques,  oligarchiques,  démocratiques,  mais 
toutes  fondées  sur  le  principe  de  la  fédération,  lors- 


380  RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE. 

qu'elles  n'étaient  pas  renfermées  dans  des  bornes 
très  étroites,  ou  qu'elles  ne  refusaient  pas  les  droits 
de  citoyen  à  l'immense  majorité  des  habitaiits. 
Quant  à  voir  une  république  unitaire,  ayant  passé 
le  niveau  sur  toutes  les  provinces  et  sur  tous  les  in- 
dividus, avec  un  seul  centre  politique  et  le  suffrage 
universel,  c'est  ce  que  nous  disons  sans  exemple. 
L'essai  tenté  par  la  France  aura  pour  effet,  s'il 
réussit,  de  résoudre  un  problème  dont  la  solution 
ne  s'était  vue  jusqu'à  ce  jour  que  dans  les  livres. 

La  période  de  la  révolution  de  89,  où  l'on  fit  des 
essais  de  ce  genre,  fut  de  trop  courte  durée  pour 
pouvoir  en  rien  conclure  touchant  cette  importante 
question.  La  France  venait  de  démolir  une  monar- 
chie de  quatorze  siècles  et  de  briser  le  pouvoir  de 
certaines  classes;  sur  ce  monceau  de  ruines  recou- 
vertes de  sang,  on  ne  pouvait  rien  organiser,  si  ce 
n'est  la  guerre;  et  la  terreur  fut  la  guerre  contre 
tous  les  obstacles  du  dedans,  une  sorte  de  frénésie 
victorieuse  et  sanglante  contre  tout  ce  qui  présen- 
tait une  ombre  de  résistance  ;  la  guerre  se  produi- 
sait au  dehors  sous  des  formes  plus  franches  et 
moins  repoussantes,  par  une  lutte  acharnée  contre 
les  souverains  coalisés  pour  étouffer  la  révolution. 
Un  tel  état  de  choses  était  incompatible  avec  une 
idée  quelconque  d'ordre  et  d'harmonie.  Ce  qui 
avait  commencé  dans  le  sang  et  dans  le  feu  devait 
finir  dans  le  feu  et  dans  le  sang  ;  le  drame  ouvert 
par  la  prise  de  la  Bastille  eut  pour  dénoûment 
l'entrée  des  alliés  à  Paris. 


RÉPUBLIQUE  FRANÇAISE.         381 

Quelque  sombre  que  puisse  donc  apparaître  l'a- 
venir de  la  république  actuelle,  bien  qu'il  ne  soit 
que  trop  à  craindre  que  cet  avenir  aura  plus  d'une 
page  sanglante,  on  ne  saurait  douter  néanmoins 
qu'on  ne  tienne  à  s'éloigner  d'une  manière  essen- 
tielle des  errements  de  93.  Ce  qui  vient  de  crouler 
n'est  pas  un  trône  de  quatorze  siècles,  mais  un 
gouvernement  bâtard  né  parmi  les  barricades;  il 
n'y  a  plus  de  classes  privilégiées  qui  soutiennent 
des  droits  fondés  sur  les  principes  de  la  justice, 
mais  une  réunion  fortuite  d'hommes  riches  qui  dé- 
sirent sauvegarder  leurs  propriétés;  ce  n'est  pas  au 
nom  des  traditions,  mais  en  vertu  de  je  ne  sais 
quelles  théories,  qu'on  aspire  à  conserver  la  pré- 
pondérance dans  les  affaires  publiques.  Il  n'y  a 
pas  lutte  contre  la  noblesse  et  le  clergé,  et  c'est 
pour  cela  qu'on  n'en  persécute  pas  les  membres;  la 
lutte  s'est  engagée  contre  l'aristocratie  de  l'or,  qui 
s'était  établie  au  nom  de  la  liberté,  en  vertu  de 
certaines  idées  d'économie  politique;  et  c'est  pour 
cela  qu'on  l'attaque  maintenant  avec  le  principe 
de  l'organisation  du  travail,  qui  n'est  que  la  mise 
en  œuvre  d'une  nouvelle  doctrine  économique  et  de 
théories  libérales  beaucoup  plus  avancées. 

On  regarde  comme  un  axiome  d'expérience  que 
la  forme  républicaine  est  d'une  facile  application 
aiLX  États  peu  considérables,  mais  ne  convient  nul- 
lement aux  grands  États.  Les  républiques  italiennes 
dans  le  moyen-âge  et  dans  des  temps  plus  récents, 
celles  des  villes  libres  et  de  la  Suisse,  confirment  la 


382  RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE. 

première  partie  de  cette  assertion  ;  la  seconde  sem- 
ble prouvée  par  la  tendance  invariable  de  tous  les 
grands  États  de  l'Europe  vers  la  constitution  mo- 
narchique. L'exemple  actuel  des  républiques  d'A- 
mérique, de  celle  en  particulier  des  États-Unis, 
nous  montre  cette  forme  républicaine  établie  sur 
une  grande  échelle  ;  mais  il  ne  faut  pas  perdre  de 
vue  qu'il  n'y  a  pas  là  une  république  comme  on 
prétend  l'établir  en  France,  il  y  a  la  confédération 
de  plusieurs  petites  républiques.  Avec  les  différen- 
ces voulues,  on  voit  à  peu  près  dans  le  nouveau 
monde  ce  qui  se  passe  dans  la  Suisse;  et  ce  fait 
nous  induit  à  penser  qu'une  république  unitaire 
doit  rencontrer  de  bien  grandes  difficultés,  puis- 
qu'elle n'existe  nulle  part  qu'à  l'état  de  fédéralisme. 
En  recherchant  les  causes  qui  rendent  si  difficile 
aux  grandes  nations  une  forme  politique  si  facile 
aux  petites,  on  rencontre  en  premier  lieu  la  confu- 
sion que  doit  produire  l'accumulation  de  tant  d'élé- 
ments divers,  quand  il  s'agit  de  les  faire  converger 
vers  un  seul  point  pour  créer  un  centre  de  gouver- 
nement. On  comprend  que  dans  un  pays  où  l'on  ne 
compte  qu'un  demi-million  d'habitants,  par  exem- 
ple, il  soit  possible  de  jeter  toutes  les  forces  sociales 
dans  le  mouvement  politique,  sans  qu'il  en  résulte 
une  conflagration.  Les  proportions  restreintes  du 
pouvoir  public,  l'impossibilité  de  se  livrer  à  des 
guerres  étrangères,  ne  comportent  pas  le  développe- 
ment de  ces  ambitions  démesurées  que  de  vastes 
États  font  surgir  par  la  perspective  d'entreprises 


RÉPUBLIQUE   FRANÇAISE.  383 

gigantesques.  Les  dissensions  civiles  elles-mêmes 
ne  peuvent,  dans  un  petit  État,  s'élever  au-dessus 
de  séditions  passagères ,  elles  ne  sauraient  atteindre 
à  la  hauteur  d'une  véritable  révolution. 

Mais  dire  à  une  nation  de  trente-cinq  millions 
d'habitants  :  Souveraine  de  droit,  exerce  de  fait  la 
souveraineté,  mets  en  mouvement  toutes  tes  forces, 
donne  des  armes  à  'chacun  de  tes  enfants,  convo- 
que-les tous  autour  des  urnes  électorales,  accorde  à 
tous  le  droit  d'être  élus  membres  de  l'assemblée 
nationale  et  de  prendre  place  même  parmi  les  gou- 
vernants, laisse  à  tous  la  liberté  de  parler,  d'écrire, 
de  s'associer,  de  discuter  dans  les  réunions  privées 
ou  publiques,  sur  toutes  sortes  de  questions ,  poli- 
tiques, religieuses,  sociales  et  morales,  excite  tout 
ce  qu'il  peut  y  avoir  dans  ton  sein  de  puissance, 
de  vie,  d'activité,  jette  tout  cela  dans  la  brûlante 
sphère   de  la  politique;   puis   dans  cet  immense 
tourbillon  d'intérêts  divers  et  de  forces  opposées, 
fais  tout  converger  vers  un  point  unique,  fais  de  ce 
point  le  centre  harmonieux  d'un  vaste  système,  un 
principe  d'unité  qui  soumette  au  même  ordre,  à  la 
même  administration  paisible  et  régulière,  tous  les 
peuples  faisant  partie  de  cette  grande  république  ; 
dire  cela  à  une  telle  nation,  c'est  exiger  d'elle  la 
solution  d'un  problème  dont  les  données  lui  échap- 
pent de  toutes  parts.  La  France  poursuit  en  ce  mo- 
ment cette  solution;  l'atteindra-t-elle?  Bien  hardi 
serait  celui  qui  promettrait  un  tel  résultat;  et  s'il 
nous  est  permis  d'exprimer  nos  prévisions  et  nos 


384         RÉPUBLIQUE  FRANÇAISE. 

conjectures,  nous  disons  sans  hésiter,  ou  bien  que 
la  France  retournera  à  la  monarchie,  ou  bien 
qu'elle  se  départira  de  l'unité  absolue  pour  se  jeter 
dans  le  fédéralisme. 

L'état  de  prostration  où  sont  tombées  les  capita- 
les des  anciennes  provinces,  l'action  absorbante  et 
délétère  qu'exerce  sur  tout  le  pays  la  centralisation 
administrative,  rendentimpossiblepour  longtemps  le 
développement  du  ledérahsme  et  ne  permettent  pas 
même  qu'une  telle  idée  germe  dans  la  tête  des 
Français.  La  prépondérance  de  Paris  est  tellement 
grande  que,  bien  loin  de  songer  à  placer  d'autres 
villes  sur  un  pied  d'égalité  avec  elle,  on  ne  regarde 
pas  même  comme  possible  de  mettre  quelque  res- 
triction h  son  pouvoir  absolu.  Une  autre  raison  qui 
empêcherait  l'établissement  du  fédéralisme,  c'est 
l'esprit  de  nationalité.  Celui  qui  tenterait  de  porter 
atteinte  à  l'unité  delà  république  serait  considéré 
comme  traître  et  comme  suspect  d'avoir  des  rela- 
tions avec  les  ennemis  de  la  France. 

Ces  considérations  peuvent  sans  doute  être  mo- 
difiées par  le  temps,  et  c'est  ce  à  quoi  donnera  lieu 
la  proclamation  même  de  la  république.  Tandis  que 
la  France  était  soumise  à  la  monarchie  qui ,  dans 
un  instant,  faisait  sentir  son  action  jusqu'à  ses  der- 
niers confins  par  le  moyen  du  télégraphe,  de  la 
gendarmerie,  de  la  police,  par  tous  les  fils  d'une 
administration  fortement  organisée,  intervenant 
dans  toutes  les  affaires  et  sur  tous  les  points  du 
territoire ,  sans  compter  une  armée  de  quatre  cent 


RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE.  385 

mille  hommes,  comm^  base  et  moyen  d'action;  la 
France,  disons-nous,  n'avait  pas  le  sentiment  de  ses 
propres  forces;  tout  effort  individuel,  ou  même 
collectif,  dans  une  province  était  bientôt  écrasé  par 
le  pouvoir  colossal  qui  siégeait  à  Paris.  Les  droits 
politiques  octroyés  à  un  nombre  d'habitants  aussi 
restreint  que  l'est  celui  de  deux  cent  mille  censitai- 
res sur  une  masse  de  trente-cinq  millions  de  Fran- 
çais, ne  suiTisent  nullement  à  réveiller  dans  l'esprit 
public  la  conscience  de  ses  forces,  et  d'autant  moins 
que  des  combinaisons  artificieuses  avaient  peuplé 
les  corps  législatifs  d'une  foule  d'employés,  vérifiant 
ainsi  cette  parole  devenue  fameuse,  qu'au  lieu  d'un 
gouvernement  représentatif,  on  avait  une  représen- 
tation de  gouvernement. 

Mais  la  république  étant  proclamée ,  avec  le  suf- 
frage universel  et  la  liberté  absolue  de  la  presse, 
la  liberté  de  pétition,  d'association,  sans  restriction 
et  sans  limites,  les  rênes  étant  lâchées  à  toutes  les 
idées,  à  tous  les  sentiments,  à  toutes  les  passions, 
avec  une  ampleur  égale  à  celle  que  les  vents  peu- 
vent avoir  sur  la  face  de  l'Océan,  la  centralisation 
administrative  perd  son  nerf  et  sa  puissance,  les 
gendarmes  n'inspirent  plus  aucune  peur,  la  police 
n'est  plus  qu'un  mot  vide  de  sens  ;  le  pays  recouvre 
alors  de  toute  nécessité  le  sentiment  de  ses  forces, 
les  individus  se  comptent  et  savent  qu'ils  sont  aux 
habitants  de  Paris  comme  trente-cinq  sont  à  un; 
les  provinces  calculent  leurs  ressources  et  se  pren- 
nent à  douter  que  l'abdication  qu'elles  font  entre 
m.  22 


â86  RÉPCBLIQLE    FRANÇAISE. 

les  mains  de  la  capilale  ait  une  compensation  équi- 
valente dans  les  biens  qui  peuvent  résulter  de  la 
centralisation  administrative;  or,  ces  questions  qui 
naîtront  dans  l'esprit  du  peuple,  qui  seront  agitées 
par  les  clubs,  discutées  par  la  presse,  germeront 
lentement  au  sein  de  la  nation  et  prépareront  les 
voies  à  de  profonds  changements  dans  T organisa- 
tion politique. 

L'unité  nationale,  comme  élément  de  puissance 
et  d'indépendance  pour  le  pays,  présente  bien  pour 
le  moment  certaines  garanties  de  force  ;  mais  ces 
garanties  peuvent  disparaître  avec  le  temps.  Les 
Etats-Unis  forment  bien  un  système  fédéral,  et 
cependant  ils  ne  laissent  pas  que  de  constituer  une 
république  assez  puissante ,  capable  non-seulement 
de  défendre  l'intégrité  de  son  territoire,  mais  encore 
d'en  conquérir  de  nouveaux  :  témoin  la  guerre  du 
Mexique.  Il  se  présente  en  outre  une  autre  considé- 
ration extrêmement  grave,  c'est  que  les  formes  répu- 
blicaines ou  libérales  venant  à  se  propager  dans  le 
¡'."este  de  l'Europe,  la  France  n'a  plus  à  craindre 
une  invasion  étrangère.  Que  les  idées  françaises 
régnent  à  Vienne  et  à  Berlin,  une  sainte  alliance 
devient  impossible.  Si  la  Russie  faisait,  un  jour,  une 
tentative  contre  les  faits  et  les  opinions  modernes, 
ce  n'est  pas  uni([uement  contre  la  France,  mais 
bien  contre  l'Allemagne  et  contre  l'Europe  entière, 
pour  ainsi  dire,  qu'elle  aurait  à  lutter;  et  dans  ce 
cas  il  ne  serait  plus  nécessaire,  comme  en  93,  que 
la  république  française  fut  une  et  indivisible. 


RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE.  387 

Un  retour  à  la  monarchie  n'est  pas  impossible, 
et,  certaines  conditions  étant  posées,  il  pourrait 
môme  n'être  pas  difficile  ;  mais  le  difficile  et  peut- 
être  l'impossible,  ce  serait  de  rendre  stable  la  nou- 
velle monarchie.  On  a  coutume  de  se  demander  si 
la  république  peut  durer  en  France,  et  l'on  ne 
songe  pas  qu'à  côté  de  cette  question  il -s'en  pré- 
sente une  autre  :  la  monarchie  peut-elle  durer  en 
France?  Les  journaux  ont  rapporté  que  Louis-Phi- 
lippe, au  moment  de  s'embarcfuer  pour  l'Angleterre, 
aurait  dit  à  l'un  de  ceux  c|ui  l'accompagnaient  : 
«  Ralliez-vous  franchement  au  drapeau  de  la  répu- 
blique ,  car  j'emporte  avec  moi  la  monarchie  fran- 
çaise, elle  descendra  avec  moi  dans  la  tombe;  j'au- 
rai été  le  dernier  roi  de  France.  »  Cette  prédiction 
n'était  pas  inspirée  par  l'abattement  où  devait  se 
trouver  ce  malheureux  prince,  en  montant  sur  une 
barque  de  pêcheur;  elle  lui  était  suggérée  par  la 
connaissance  qu'il  avait  de  la  société  française,  la- 
quelle ne  peut  c{ue  difficilement  réunir  les  éléments 
nécessaires  pour  restaurer  une  monarchie. 

Si  l'on  veut  bien  y  faire  attention,  la  monarchie 
française  mourut  sur  l'échafaud  de  Louis  XVI; 
c'est  alors  que  croula  le  seul  trône  possible,  celui 
cjui  repose  sur  le  droit,  les  traditions,  l'amour  du 
peuple.  Tout  ce  qu'on  a  vu  depuis  n'a  été  qu'un 
vain  effort  pour  ressusciter  un  cadavre. 

Napoléon  ne  fut  pas  un  monarque,  dans  la  véri- 
table acception  du  mot,  mais  bien  le  premier  géné- 
ral d'une  république  guerrière;  il  la  domina  par 


388  RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE. 

l'ascendant  de  son  génie,  par  l'éclat  de  ses  victoi- 
res. L'empire  de  Napoléon  est  un  véritable  inter- 
mède dans  l'histoire  de  la  monarchie  française; 
cet  homme  n'a  rien  de  commun,  rien  de  semblable 
avec  les  rois  qui  l'ont  précédé  et  ceux  qui  l'ont 
suivi  ;  c'est  un  grand  conquérant,  disons  mieux , 
c'est  la  révolution  elle-même  personnifiée  dans  un 
homme  pour  achever  et  consolider  son  œuvre ,  en 
l'étendant  par  la  conquête.  Louis  XVIII  monte  sur 
le  trône  de  France,  à  la  suite  d'une  invasion  étran- 
gère. L'opinion,  égarée  par  des  folliculaires  et  des 
tribuns,  lui  fit  un  crime  irrémissible  de  cette  coïnci- 
dence. Habile  conciliateur,  esprit  calme  et  lucide, 
le  monarque  restauré  essaie  de  tous  les  moyens 
pour  rendre  possible  une  monarchie  rendue  perfi- 
dement impopulaire.  Vains  efforts!  Et  cependant  la 
paix  dont  la  France  jouit  sous  son  règne  sert  à 
réparer  les  forces  de  cette  nation,  énervées  par  la 
crise  révolutionnaire,  épuisées  par  une  guerre  de 
vingt  ans,  abattues  enfin  et  brisées  par  des  revers 
inouïs  et  l'invasion  des  alliés.  Charles  X  vient  à  son 
tour  s'asseoir  sur  le  trône;  mais  les  idées  subversi- 
ves continuent  à  se  répandre,  et  d'autant  plus  dan- 
gereuses qu'elles  savent  mieux  se  déguiser.  La 
révolution  de  1830  met  bientôt  à  découvert  la  fai- 
blesse de  la  Restauration  contre  des  manœuvres 
aussi  bien  concertées. 

C'est  ici  le  lieu  de  remarquer  la  différence  in- 
structive et  frappante  qui  se  trouve  entre  la  chute 
du   trône    de  Louis   XVI   et   celle    du    trône   de 


RÉPUBBIQUE  FRANÇAISE.  389 

Charles  X  :  celle  du  premier  ne  se  produit  qu'avec 
des  convulsions  horribles  et  des  flots  de  sang  ;  celle 
du  second  fut  un  événement  accompli  dans  trois 
jours  et  que  la  France  ne  ressent  que  comme  le 
contre-coup  de  l'ébranlement  de  Paris.  C'est  que 
du  temps  de  Louis  XYl,  la  monarchie  était  un  être 
vivant  et  comme  la  grande  artère  de  la  nation, 
tandis  qu'en  1830,  elle  n'était  qu'une  pièce  de  rap- 
port, sans  cohésion  avec  l'esprit  public,  une  sorte 
de  parure  et  de  livrée  que  la  France  quittait  pour 
en  revêtir  une  autre.  Ce  dernier  phénomène  s'est 
reproduit  en  1848,  mais  avec  des  circonstances 
aggravantes.  Le  peuple  de  Paris  ne  semble  plus 
avoir  renversé  un  trône  et  exilé  une  dynastie;  on 
dirait  qu'il  vient  de  renvoyer  une  famille  de  valets. 
L'humiliation  éprouvée  par  la  famille  d'Orléans  n'a 
pas  d'exemple  dans  l'histoire;  elle  donne  à  penser 
que  pour  la  France  la  monarchie  même  est  morte, 
et  que  si  jamais  elle  revient  chez  cette  nation,  ce 
sera  pour  disparaître  encore. 

L'acte  le  plus  dangereux  fait  par  le  gouverne- 
ment provisoire,  c'est  d'avoir  posé  le  problème  de 
l'organisation  du  travail,  non  comme  une  théorie 
ou  comme  un  projet  d'exécution  éloignée,  mais 
bien  comme  une  résolution  d'urgente  nécessité  et 
dont  plusieurs  éléments  sont  acceptés  sans  examen 
préalable.  Des  questions  de  cette  nature  cependant 
exigent  beaucoup  de  temps  et  de  calme;  c'est  jus- 
tement ce  qui  manque  dans  un  moment  de  révolu- 
tion ;  et  quand  c'est  le  gouvernement  lui-même  qui 

22. 


390  RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE. 

en  presse  la  solution,  il  laisse  voir  aux  intéressés 
qu'ils  peuvent  l'exiger  sur  l'heure,  et  qu'on  n'osera 
pas  leur  imposer  les  délais  exigés  par  la  prudence  la 
plus  vulgaire. 

Cette  question  est  la  plus  considérable  que  les 
sociétés  aient  peut-être  jamais  eu  à  résoudre;  à 
peine  si  l'abolition  de  l'esclavage  offrait  autant  de 
difficultés.  Pour  résoudre  cette  dernière  question, 
en  effet,  il  suffisait  de  remplir  deux  conditions  :  in- 
demniser le  maître  et  donner  à  l'esclave  affranchi 
la  facilité  d'acquérir  les  moyens  nécessaires  pour 
vivre  en  homme  libre  ;  deux  choses  qui  pouvaient 
se  réaliser  sans  porter  atteinte  au  droit  de  propriété 
et  à  la  liberté  des  contrats,  conditions  fondamen- 
tales de  l'ordre  social.  Et  cependant  le  christianisme, 
qui  abolit  l'esclavage  par  des  moyens  justes  et  pa- 
cifiques, prit  de  longs  siècles  pour  accomplir  cette 
œuvre  de  régénération  ;  il  est  même  à  remarquer 
que  la  première  chose  c|u'il  fit  pour  améliorer  le 
sort  de  l'esclave  et  préparer  sa  liberté,  ce  fut  de  lui 
enseigner  l'obéissance.  On  ne  fait  pas  le  bien  du 
peuple  en  lui  suggérant  de  folles  espérances  qui  ne 
pourront  jamais  se  réaliser;  c'est  là  le  propre  des 
séducteurs  et  des  faux  amis.  L'amélioration  du  sort 
des  travailleurs  est  sans  doute  un  objet  d'une  très 
haute  importance,  il  est  juste  de  s'en  occuper.  Ceux 
qui  dédaignent  l'examen  de  cette  question  ne  con- 
naissent pas  les  dangers  qu'elle  peut  entraîner  pour 
la  société.  Mais,  d'autre  part,  ceux  qui  veulent  en 
précipiter  la  solution,  ceux  qui,  sous  prétexte  de 


^        RÉPUBLIQUE  FRANÇAISE.         391 

vouloir  la  résoudre  dans  un  sens  favorable  au 
peuple,  commencent  par  attaquer  la  propriété  d'une 
manière  plus  ou  moins  directe,  par  attenter  aux 
droits  des  riches,  ceux-là  sont  les  apôtres  d'une 
fausse  liberté,  d'une  égalité  irréalisable,  et  leurs 
propos  insensés  n'auront  d'autres  résultats  que  de 
provoquer  des  bouleversements  épouvantables  et 
d'attirer  sur  les  ouvriers  eux-mêmes  les  plus  lourdes 
calamités. 

Je  ne  méconnais  pas  la  nécessité  d'examiner  la 
question.  Je  crois  avoir  été  un  des  premiers  en 
Espagne  qui  ont  étudié  avec  quelque  étendue  lés  doc^ 
trines  socialistes,  et  appelé  l'attention  des  hommes 
qui  savent  penser  sur  les  maux  physiques  et  moraux 
qui  ont  donné  naissance  à  ces  doctrines.  Ma  convic- 
tion est  que  l'organisation  du  travail  devra  reparaî- 
tre dans  l'avenir  et  amener  des  modifications  pour 
le  moment  impossibles.  Je  suis  également  persuadé 
que  dans  deux  siècles  la  société  aura  subi  des  chan- 
gements dont  nous  pourrions  à  peine  nous  former 
une  idée  :  ce  qui  ne  m'empêche  pas  d'insister  sur 
le  devoir  rigoureux  de  ne  rien  précipiter.  Si  l'on 
essaie  d'effectuer  en  peu  de  temps  ce  qui  doit  être 
le  résultat  du  lent  travail  des  idées,  des  sentiments 
et  des  faits,  on  n'obtiendra  pas  d'autre  résultat  que 
d'amener  un  cataclysme  qui,  bien  loin  de  hâter  la 
solution,  la  retardera  pour  un  temps  indéfini. 

L'organisation  du  travail  est  un  mot  que  tout  le 
monde  prononce,  que  presque  personne  n'entend, 
et  qu'on  ne  s'est  guère  donné  la  peine  de  définir 


392  RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE.  ^ 

avec  exactitude  et  précision.  Organiser  le  travail 
signifie  sans  doute  quelque  chose  de  nouveau,  si 
l'on  entend  par  là  améliorer  le  sort  des  travailleurs, 
indique  une  modification  réelle  dans  les  relations 
actuelles  entre  le  capital  et  le  travail,  au  profit  de 
ce  dernier. 

On  peut  ei^reprendre  de  deux  manières  cette  or- 
ganisation :  ou  par  l'action  du  gouvernement,  ou 
par  la  volonté  libre  et  spontanée  des  individus, 
maîtres  et  journaliers. 

L'action  du  gouvernement  peut  s'exercer  par 
deux  voies  différentes  :  ou  par  voie  de  législation, 
en  fixant  les  heures  de  travail,  les  prix  des  journées, 
la  répartition  des  bénéfices,  etc..  ou  par  voie  d'ad- 
ministration ,  en  établissant  des  ateliers  nationaux, 
en  favorisant  l'esprit  d'association  parmi  les  ou- 
vriers, en  secondant  les  établissements  fondés  par 
eux,  etc.. 

Examinons  séparément  chacun  de  ces  moyens  : 

L'action  législative  du  gouvernement  serait  fu- 
neste, constituerait  une  attaque  au  droit  de  pro- 
priété, aurait  pour  effet  de  rendre  les  capitaux  plus 
rares  et  de  provoquer  une  perturbation  économi- 
que qui  pourrait  tout  naturellement  finir  par  une 
révolution  sociale. 

11  ne  suffit  pas  de  dire  :  élevons  le  prix  de  la  jour- 
née ,  il  faut  savoir  de  plus  si  cette  augmentation  est 
possible.  Le  prix  de  la  journée  n'est  pas  une  chose 
absolue  :  il  dépend  d'un  grand  nombre  de  considé- 
rations qui  le  rendent  essentiellement  variable.  Ce 


RÉPUBLIQUE  FRANÇAISE.         393 

prix  étant  déterminé  par  la  loi,  le  maître  n'aurait 
plus,  il  est  vrai,  la  faculté  de  l'abaisser;  mais  il 
faudrait  savoir  aussi  s'il  aurait  la  possibilité  de  le 
maintenir.  Il  ne  le  pourrait  certainement  pas,  si 
l'objet  fabriqué  ne  peut  être  vendu,  ou  si  le  prix  de 
la  vente  ne  couvre  pas  les  frais  de  fabrique,  avec  un 
bénéfice  net  pour  le  maître  et  sa  famille.  Placé  dans 
l'alternative  de  se  ruiner  ou  de  fermer  sa  manufac- 
ture, le  maître  optera  pour  ce  dernier  parti;  et, 
dans  ce  cas,  au  lieu  d'un  prix  élevé,  il  n'y  aura  de 
prix  d'aucune  sorte.  Que  faire  alors?  Se  livrera  une 
espèce  d'inquisition  pour  savoir  si  le  maître  dit  vrai 
ou  faux  quand  il  se  déclare  dans  l'impossibilité  de 
maintenir  son  établissement  ?  Essaiera-t-on  de  dres- 
ser le  compte  exact  du  prix  des  matières  premières, 
de  tous  les  frais  de  fabrication,  de  l'intérêt  du  capi- 
tal, du  loyer  de  la  maison,  de  l'entretien  et  du  re- 
nouvellement des  machines,  du  profit  même  que  le 
maître  déclare  nécessaire  à  sa  position  et  à  celle  de 
sa  famille  ?  Qui  ne  voit  que  tout  cela  ne  saurait  avoir 
lieu,  sans  avoir  recours  à  l'oppression  la  plus 
odieuse,  sans  porter  atteinte  au  droit  de  propriété, 
sans  s' exposer  à  voir  disparaître  tous  les  capitaux 
et  fermer,  par  conséquent,  toutes  les  sources  du 
travail  ?. . . 


o9/i  RÉPUBLIQUE    FKAISÇAiSE. 


Liberté,  Égalité,  Fraternité,  magnifiques  paroles 
et  qui  représentent  de  magnifiques  idées  ;  mais,  en 
les  inscrivant  sur  sa  bannière,  la  république  fran- 
çaise offre-t-elle  de  sérieuses  garanties  qu'elle  saura 
les  réduire  en  pratique  ?  La  liberté  est  la  soumission 
de  tous  à  la  loi ,  y  compris  ceux  cjui  gouvernent  ; 
l'égalité,  si  l'on  n'en  fait  pas  le  renversement  de 
toutes  les  bases  sociales,  ne  peut  signifier  autre 
chose  que  le  règne  de  la  loi  sur  tous ,  sans  distinc- 
tion et  sans  partialité  ;  la  fraternité  est  un  mot  dé- 
nué de  sens,  s'il  n'exprime  l'amour  de  tous  les 
hommes  entre  eux.  Avec  l'indifférence  religieuse,  il 
n'est  plus  de  frein  moral,  et  sans  frein  de  cette  na- 
ture, les  passions  ne  connaissent  plus  de  bornes  et 
produisent  une  licence  c|ui  tue  la  liberté  sous  le  plus 
abject  des  monopoles;  sans  frein  moral,  la  corrup- 
tion envahit  tout,  l'or  pétrifie  les  cœurs,  renverse 
l'empire  des  lois,  pour  y  substituer  celui  du  bon 
plaisir,  et  l'égalité  n'est  plus  qu'un  amer  sarcasme 
jeté  aux  petits  et  aux  faibles. 

Que  dire  de  la  fraternité,  quand  elle  ne  puise  pas 
sa  vie  dans  le  sentiment  religieux?  11  y  a  sans  doute 
dans  le  cœur  de  l'homme  un  doux  sentiment  qui 


ÜÉPUBLIQLE    FRANÇA-ISE.  395 

rinclinc  à  ramour  de  ses  semblables  ;  mais  à  ren- 
contre do  ce  sentiment  généreux ,  il  s'en  élève  un 
autre  dur  et  cruel,  celui  de  l'égoïsme,  et  trop  sou- 
vent, par  malheur,  la  victoire  demeure  à  ce  dernier, 
La  lecture  d'une  belle  tirade  en  l'honneur  de  la  fra- 
ternité ,  un  magnifique  discours  prononcé  par  mi 
éloquent  orateur  pour  exhorter  les  hommes  à  se 
traiter  en  frères ,  peuvent  produire  un  effet  mo- 
mentané, faire  couler  des  larmes  de  tendresse,  faire 
tomber  les  ennemis  dans  les  bras  les  uns  des  autres  ; 
mais  cette  première  impression  est  bientôt  effacée, 
ces  mêmes  hommes  se  retrouvent  de  nouveau  vis-à- 
vis  de  leurs  propres  idées,  de  leurs  passions,  de 
leurs  besoins,  de  leurs  rivalités,  de  leurs  haines;  et 
si  leur  esprit  n'est  soumis  à  des  croyances  arrêtées, 
leur  cœur  à  des  préceptes  inflexibles,  qu'arrivera- 
t-il  alors?  A  l'expérience  de  nous  le  dire. 

La  nouvelle  république  française  n'a  pas  jus- 
qu'ici versé  le  sang  ;  dans  l'enivrement  du  triomphe, 
loindïmiterla  première,  elle  s'est  elforcée  d'en  faire 
oublier  les  lugubres  souvenirs.  Son  premier  décret, 
touchant  les  peines  politiques,  n'a  pas  été  mi  décret 
de  proscription  et  de  sang  :  il  porte ,  au  contraire, 
l'abolition  de  la  peine  de  mort  en  pareille  matière. 
Quelle  que  soit  l'opinion  qu'on  peut  avoir  sur  ce  point, 
on  ne  laisse  pas  que  d'éprouver  une  vive  consolation, 
en  voyant  condamner  l'échafaud  dans  un  moment 
où  l'on  pouvait  craindre  de  le  voir  relever.  Il  sera 
dressé  plus  tard ,  nous  dira-t-on  :  la  chose  est  bien 
possible;  mais  le  sang  humain  n'est  pas  tellement  à 


â96  RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE. 

dédaigner,  ce  nous  semble,  que,  s'il  n'est  pas  possi- 
ble d'en  empêcher  l'effusion,  on  n'ait  à  se  réjouir  de 
la  voir  retarder. 

Je  ne  dirai  pas  que  la  peine  de  mort  doive  être 
abolie  pour  crime  politique;  mais  j'ose  affirmer 
qu'une  telle  peine  doit  être  extrêmement  rare.  Des 
temps  de  révolution  comme  les  nôtres  imposent  une 
grande  modération.  Ceux  qui  sont  d'une  opinion 
contraire  ne  doivent  pas  oublier  que  peut-être  ils 
conspiraient  hier,  ou  qu'ils  pourront  conspirer  de- 
main contre  le  gouvernement  établi.  Avec  la  divi- 
sion qui  règne  maintenant  dans  les  sociétés ,  dans 
cette  lutte  ardente  des  partis,  dans  un  tel  fraction- 
nement des  opinions  politiques,  quel  est  l'homme  de 
courage  et  d'action  qui  pourrait  dire  qu'il  n'entrera 
jamais  dans  aucun  projet  ayant  pour  but  de  renver- 
ser le  gouvernement?  On  comprend  que  dans  des 
temps  de  calme  et  de  paix,  quand  des  projets  sub- 
versifs ne  peuvent  entrer  que  dans  un  très  petit 
nombre  de  têtes,  on  ait  recours  à  des  moyens  rigou- 
reux pour  assurer  la  tranquillité  publique  ;  mais  au- 
jourd'hui, dans  un  moment  où  le  nombre  de  ceux  qui 
verraient  tomber  avec  bonheur  le  parti  régnant  est 
si  considérable,  quand  on  est  si  vivement  tenté  par 
\h.  même  de  profiter  de  circonstances  favorables 
pour  aider  au  résultat  désiré,  comment  prononcer 
sans  terreur  la  peine  de  mort?  comment  dégainer 
sans  frémir  ce  glaive  de  la  loi  qui  restera  désormais 
suspendu  sur  toutes  les  têtes  ?  Soyons  francs  et  sin- 
cères :  de  tous  les  partis  actuellement  existant  en 


RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE.  397 

Espagne,  en  est-il  un  seul  qui  puisse  dire  en  toute 
vérité  :  Je  n'ai  pas  ourdi  de  conspirations;  j  e  n'ai 
pas  fomenté  de  soulèvements  ?  N'ont-ils  pas  tous 
leurs  victimes  quïls  décorent  du  titre  de  mar- 
tyrs? 

Si  la  peine  de  mort,  en  outre,  avait  pour  effet 
d'empêcher  de  nouvelles  insurrections,  on  pourrait 
s'y  résigner  avec  moins  de  répugnance;  mais  il 
n'en  est  rien,  l'expérience  ne  profite  à  personne. 
Quand  un  héros  de  parti  a  été  frappé  de  mort,  on 
se  dispute  l'honneur  de  lui  succéder  et  d'offrir,  au 
besoin,  le  même  sacrifice.  La  mort  de  Léon  n'em- 
pêcha pas  l'insurrection  de  18/12;  les  fusillades  de 
Barcelone  ne  découragèrent  nullement  les  hommes 
de  18/i3  ;  le  supplice  de  Zurbano  fut  suivi  de  la 
déclaration  de  la  Galice;  les  exécutions  d'Alcarral 
n'ont  pas  arrêté  les  derniers  désordres.  Rien  ne 
saurait  démontrer  d'une  manière  plus  éloquente 
que,  dans  des  temps  comme  les  nôtres,  le  sang  fé- 
conde les  rébellions,  et  c|u'il  importe  de  l'écono- 
miser autant  que  possible,  s'il  est  vrai  que  tous  les 
partis  sont  condamnés  à  payer  ce  fatal  tribut. 

Toutes  ces  raisons,  puisées  dans  le  sentiment  de 
l'humanité  et  dans  des  considérations  d'utilité  pu- 
blique, sont  encore  dominées  par  une  raison  plus 
puissante  de  justice  et  d'équité,  puisqu'il  faut  con- 
sidérer les  choses  du  point  le  plus  élevé  où  le  légis- 
lateur a  dû  se  placer.  Chaque  parti  croit  avoir 
raison,  regarde  ses  doctrines  comme  vraies,  son 
pouvoir  comme  légitime  ;  lorsqu'il  est  à  bas  et  qu'il 

m.  23 


398  RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE. 

s'élève  contre  ses  heureux  adversaires,  loin  de  se 
considérer  comme  coupable  de  trahison  et  de  ré- 
volte, il  n'est  plus  composé  que  de  héros  luttant 
pour  conquérir  un  pouvoir  qui  leur  appartient  de 
droit,  pour  abattre  des  rivaux  qui  ne  sont  que  des 
usurpateurs  et  des  despotes.  Peu  de  chose  suffit 
dans  un  temps  de  discorde,  pour  que  les  mêmes 
actions  soient  désignées  sous  des  noms  opposés. 
Ce  c|ui  là  s'appelle  héroïsme,  se  nomme  ici  trahison, 
et  réciproquement.  Il  n'en  est  pas  de  ces  délits 
comme  des  crimes  ordinaires;  ces  derniers  sont 
tenus  pour  tels  dans  tous  les  partis  et  par  tous  les 
hommes.  Le  vol  et  l'assassinat  sont  des  crimes  tou- 
jours et  partout,  n'importe  les  opinions  et  les  cir- 
constances. Le  supplice  qui  les  punit  déshonore  le 
criminel  et  jusqu'à  un  certain  point  sa  famille;  l'é- 
chafaud  pour  cause  politique  n'entraîne  aucun  dés- 
honneur, pas  même  souvent  aux  yeux  de  ceux  qui 
Font  dressé.  Est-ce  que  le  nom  du  général  Léon  et 
l'honneur  de  sa  famille  sont  regardés  comme  flétris 
par  les  progressistes  eux-mêmes?  Il  est  évident  que 
non.  Qui  ne  voit,  par  conséquent,  que  le  bon  sens, 
la  justice  et  la  nécessité  s'élèvent  à  l'envi  contre 
l'effusion  du  sang  c|uand  la  victime  ne  perd  rien 
de  sa  noblesse  et  de  sa  dignité  ni  à  ses  propres 
yeux,  ni  aux  yeux  de  ceux  qui  la  frappent? 

Les  fabricants  de  constitutions  ont  cru  pouvoir 
aussi  fabriquer  des  monarchies.  La  commission 
chargée  d'élaborer  un  projet  de  constitution  pou- 
vait bien  également  élaborer  un  trône;  de  même 


RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE.  399 

que  l'architecte  qui  bâtit  un  édifice  peut  le  couron- 
ner par  une  coupole  ou  par  tout  autre  ornement 
qui  lui  convient  le  mieux.  Quant  aux  dynasties,  rien 
de  plus  facile  que  de  les  improviser;  comme  on 
destitue  un  fonctionnaire  pour  en  nommer  un  autre 
à  sa  place,  on  dépose  un  roi  pour  lui  donner  un 
successeur,  à  la  condition  toutefois  de  décerner  à 
ce  dernier  les  titres  de  majesté,  de  personne  au- 
guste, sacrée,  inviolable,  sans  oublier  ceux  de 
sagesse  profonde,  de  bonté  paternelle,  de  cœur  ma- 
gnanime, et  autres  de  ce  genre  consacrés  par  l'u- 
sage et  le  devoir  des  cours.  Après  avoir  proclamé 
la  souveraineté  du  peuple,  après  avoir  destitué  les 
rois  comme  des  alguazils  ou  les  avoir  décapités 
comme  des  criminels  ;  après  avoir  traîné  dans  toutes 
les  boues  de  la  rue  le  sceptre  et  la  couronne,  et  jeté 
la  pourpre  royale  aux  grossières  dérisions  d'une 
populace  effrénée,  ces  mêmes  hommes  ont  relevé 
la  pourpre,  le  sceptre  et  la  couronne,  et  les  portant 
solennellement  aux  yeux  des  peuples  étonnés,  ils 
s'écriaient  :  Prosternez-vous  et  adorez  !  Après  avoir 
vilipendé  les  insignes  sacrés  des  princes  de  l'Église, 
foulé  aux  pieds  les  blasons  de  l'antique  noblesse, 
ces  mêmes  hommes,  encore  une  fois,  se  couvraient 
de  plaques  et  de  cordons,  revêtaient  des  costumes 
brodés  d'or,  puis,  avec  un  sérieux  admirable,  ils  se 
rangeaient  autour  d'un  trône  élevé  de  leurs  mains, 
et  jouaient  à  merveille  le  rôle  des  anciens  courti- 
sans. Semblables  aux  augures  romains,  ils  devaient 
rire  de  cette  comédie  quand  ils  se  regardaient  l'un 


llOO  RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE. 

l'autre  ;  mais  les  événements  ne  tardèrent  pas  à  leur 
prouver,  avec  une  logique  irrésistible,  qu'on  ne 
gouverne  pas  les  peuples  par  des  jongleries  et  des 
mensonges. 

La  monarchie  héréditaire  est  une  nécessité  pour 
les  nations  ;  quand  le  respect  traditionnel  pour  cette 
institution  a  disparu,  il  faut  l'entourer  d'un  respect 
imposé  par  la  raison  et  la  sagesse.  Si  l'attachement 
à  la  monarchie  n'est  plus  un  sentiment,  il  doit  sub- 
sister comme  principe  ;  la  prévoyance  doit  au  moins 
remplacer  l'amour  dans  le  soin  de  la  défendre. 
Ainsi  parlent  les  nouveaux  partisans  de  la  monar- 
chie, ceux  qui  sont  nés  de  la  révolution,  ceux  qui 
voient  dans  la  monarchie  un  moyen  de  conserver 
ce  qu'ils  ont  acquis.  Illusion  !  La  monarchie  ne  sau- 
rait être,  dans  aucun  pays,  le  résultat  d'un  calcul, 
une  forme  purement  conventionnelle;  il  faut  qu'elle 
soit  un  sentiment,  une  tradition,  une  institution 
profondément  liée  aux  idées  rehgieuses  et  morales, 
accompagnée  d'une  vaste  organisation  sociale,  en 
rapport  avec  elle.  S'il  n'en  est  pas  ainsi,  jamais  on 
ne  fera  pénétrer  dans  la  tête  des  hommes  le  droit 
d'une  famille  sur  une  nation  de  plusieurs  millions 
d'individus.  Lorsque  les  peuples  se  mettent  à  cal- 
culer les  avantages  de  la  monarchie,  c'est  qu'elle 
se  meurt  et  qu'ils  ont  perdu  leur  amour  pour 
elle. 

Quand  l'Église  sacrait  solennellement  les  rois  et 
les  environnait  ainsi  d'un  prestige  religieux,  elle 
faisait  une  œuvre  éminemment  politique,  en  posant 


RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE.  401 

la  condition  sans  laquelle  les  monarchies  hérédi- 
taires ne  peuvent  longtemps  subsister.  Dans  les 
constitutions  modernes,  on  fait  également  usage 
des  mois  inviola  ble  et  sacrée;  on  tâche  ainsi  de  sup- 
pléer au  défaut  de  la  chose.  Mais  y  supplée-t-on 
en  réaUté,  lorsque  les  conditions  d'existence  de  la 
monarchie  sont  discutées  en  plein  parlement,  quand 
un  trône  doit  surgir  du  rapport  d'une  commission 
d'avocats?  Ce  trône  s'offrira-t-il  de  la  sorte  aux 
yeux  des  peuples,  entouré  du  prestige  et  de  la 
grandeur  qui  doivent  commander  le  respect  et  l'o- 
béissance? 

Une  organisation  sociale  conforme  aux  besoins 
de  la  monarchie  est  encore  une  des  conditions  né- 
cessaires à  celle-ci  pour  assurer  son  existence  et  sa 
stabilité.  En  Allemagne,  le  monarque  est  le  pre- 
mier des  princes  confédérés;  en  Angleterre,  il  est 
le  premier  des  lords.  Quand  les  lords  et  les  princes 
viendront  à  dispai'aître,  les  monarques  se  trouve- 
ront face  à  face  avec  le  peuple  qui  ne  tardera  pas  à 
leur  dire  :  A  quoi  êtes-vous  bons?  Et  alors,  dans  la 
Grande-Bretagne  même,  recevront  leur  application 
les  terribles  paroles  de  Reinolds  dans  le  meeting 
de  Kennington-common,  en  présence  de  dix-huit 
mille  auditeurs,  le  13  mars  de  cette  même  année,  à 
propos  de  l'étrange  liberté  dont  jouit  l'Angleterre  : 
«  Deux  ou  trois  membres  de  l'aristocratie  possè- 
dent à  peu  près  tout  Londres.  Nous  payons  par  an 
quatre  cent  mille  livres  sterling  pour  l'entretien 
d'une  reine,  tandis  que  le  président  des  États-Unis 


/t02  RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE. 

d'Amérique  exerce  ses  fonctions  pour  cinq  mille 
livres.  » 

Les  faux  amis  des  rois  leur  persuadent  que  leur 
pouvoir  s'enracine  et  se  fortifie  par  l'établissement, 
comme  ils  disent,  d'une  administration  vigoureuse. 
Une  grande  armée  bien  disciplinée  et  bien  rétri- 
buée, une  police  qui  fouille  à  chaque  instant  et  pour 
tous  les  motifs  le  sanctuaire  du  foyer  domestique, 
des  corps  spéciaux  qui  puissent  accourir  sur  tous 
les  points  du  territoire,  pour  prêter  main  forte  à 
l'action  du  gouvernement  et  dissiper  les  noyaux  de 
révolte,  un  nombre  infini  d'employés  pour  assurer 
autant  de  dévoûments  au  pouvoir  et  grouper  le  plus 
possible  d'intérêts  qui  l'appuient,  faire  en  sorte 
que  le  commerce  et  l'industrie  aient  une  grande  ac- 
tivité pour  y  trouver  un  autre  genre  d'intérêts  sym- 
pathiques, constituer  enfin  un  élément  poUtique 
brillant  et  splendide,  qui  nage  dans  le  luxe  et  les 
plaisirs,  et  qui,  détruisant  graduellement  les  con- 
victions sincères  et  les  sentiments  généreux,  rat- 
tache à  l'autorité  suprême  un  grand  nombre  de 
serviteurs  aveugles  qui  se  prêtent  à  toutes  ses  vo- 
lontés, sans  distinction  et  sans  réserve  ;  tels  sont 
les  éléments  de  force  et  de  durée  dont  on  flatte  les 
espérances  des  rois,  en  ieur  persuadant  que  par  de 
semblables  moyens  ils  seront  à  l'abri  de  tous  lea 
dangers.  Malheureux  monarques,  s'ils  comptent  en 
effet,  sur  la  parole  de  leurs  flatteurs,  dominer  les 
peuples  par  la  force,  et  non  par  l'amour  ;  si,  n'o- 
sant en  appeler  à  la  confiance,  ils  ne  s'en  reposent 


HÉPUBLIQUË    FRANÇAISE.  ftOS 

plus  que  sur  un  espionnage  soldé;  si,  au  lieu  de 
chercher  leur  point  d'appui  sur  la  masse  de  leurs 
sujets,  ils  ne  demandent  que  celui  de  quelques  mil- 
liers d'employés,  laissant  ainsi  l'administration  pu- 
blique se  changer  en  une  exploitation  organisée  du 
pays. 

La  monarchie  n'a  d'avenir  que  dans  les  pays  où 
il  y  a,  non-seulement  des  idées,  mais  encore  des 
sentiments  monarchiques  ;  où  la  présence  du  souve- 
rain excite  encore  des  transports  d'enthousiasme  ; 
où  l'on  sait  crier  encore  :  Vive  le  roi,  non  point  en 
vertu  d'un  ordre  transmis  à  tous  les  rangs  d'une 
armée,  mais  par  un  mouvement  du  cœur,  par  une 
explosion  sympathique  et  générale.  Pour  assurer 
l'avenir  de  la  monarchie,  il  faut  un  gouvernement 
paternel  et  surtout  à  bon  marché  ;  il  ne  faut  pas  que 
le  calcul  de  Reinolds  puisse  avoir  son  application , 
afin  que  les  peuples,  venant  à  faire  la  comparaison 
entre  les  frais  d'une  république  et  ceux  d'une  mo- 
narchie, le  résultat  soit  favorable  à  cette  dernière. 
Jamais  la  grandeur  des  idées  et  la  noblesse  des 
sentiments  ne  furent,  plus  que  de  nos  jours,  néces- 
saires au  trône;  l'abnégation,  le  désintéressement, 
la  générosité,  en  firent  toujours  les  plus  beaux  or- 
nements. Aujourd'hui  ce  sont  là  les  conditions  de 
son  existence.  Quand  des  éléments  si  nombreux  et 
si  forts  s'élèvent  contre  la  monarchie,  elle  a  besoin 
de  se  défendre  par  l'ascendant  et  le  prestige  des 
grandes  qualités. 

La  révolution  de  Paris  n'a  pas  changé  l'Europe, 


kOk  RÉPUBLIQUE    FRAISÇ.USE. 

elle  a  montré  ce  qu'elle  était;  le  volcan  existait 
déjà,  et  pour  être  caché  dans  les  entrailles  de  la 
terre  et  comprimé  pour  un  temps,  il  ne  perdait  rien 
de  sa  force  ;  tôt  ou  tard  il  devait  éclater.  Les  évé- 
nements actuels  dépassent  toutes  les  prévisions, 
beaucoup  plus  par  leur  rapidité  que  par  leur  im- 
portance. Que  la  France  eût  son  ordre  politique 
appuyé  sur  des  bases  éphémères,  que  les  idées  en 
Allemagne  fussent  dans  un  état  d'anarchie  com- 
plète, que  le  statu  quo  européen  fût  aux  prises 
avec  des  causes  de  dissolution  qui  n'attendaient 
que  le  moment  favorable,  une  occasion,  pour  pro- 
duire une  conflagration  générale ,  c'est  ce  que  ne 
pouvaient  ignorer  ceux  qui  n'avaient  aucun  intérêt 
à  se  faire  illusion,  et  moins  encore  ceux  qui  ne 
jugent  pas  de  l'état  social  par  des  faits  passagers 
ou  d'après  les  préoccupations  d'un  parti  ;  mais  bien 
à  la  lumière  des  éternels  principes  de  la  religion 
et  de  la  raison.  Celui  qui  écrit  ces  lignes  signalait 
déjà,  en  18/il,  la  fausse  position  des  Etats  de  l'Eu- 
rope et  l'impossibilité  où  ils  étaient  d'y  persister 
longtemps.  «  La  force  des  armées  et  la  vigilance  de 
la  police  sont  les  deux  grands  moyens  sur  lesquels 
se  fonde  l'espérance  des  Etats,  et  ce  n'est  pas  sans 
raison,  car  si  le  monde  n'est  pas  bouleversé  de 
fond  en  comble,  c'est  à  cette  double  puissance 
qu'on  le  doit.  On  ne  voit  plus  aujourd'hui,  comme 
aux  temps  anciens,  des  troupes  d'esclaves  contenus 
par  les  fers,  mais  des  armées  entières  qui,  l'arme 
au  bras,  surveillent  les  capitales.  Si  l'on  veut  bien 


RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE.  405 

s'en  rendre  compte ,  après  tant  de  discussions ,  de 
tentatives,  de  réformes  et  de  changements,  les 
questions  de  gouvernement  et  d'ordre  public  sont 
venues  se  résoudre  en  une  question  de  force.  Voyez 
ce  qui  se  passe  en  France  :  la  classe  riche  toujours 
les  armes  à  la  main  pour  résister  aux  attaques  de 
la  classe  pauvre;  puis,  au-dessus  de  l'une  et  de 
l'autre,  la  force  armée  prête  à  maintenir  la  tran- 
quillité à  coups  de  canon,  s'il  le  faut. 

«  Certes,  le  tableau  que  nous  oiîrent,  sous  ce 
rapport,  les  nations  européennes,  mérite  de  fixer 
notre  attention.  Depuis  la  chute  de  Napoléon,  les 
grandes  puissances  ont  joui  d'une  paix  qu'on  pour- 
rait nommer  octavienne  ;  on  ne  peut  s'arrêter  aux 
légères  secousses  qui ,  sur  diiïérents  points ,  sont 
venues  un  moment  l'interrompre.  Ni  l'occupation 
d'Ancône,  ni  la  prise  d'Anvers,  ni  la  guerre  de  Po- 
logne ne  peuvent  être  considérées  comme  des  guerres 
européennes  ;  et  celle  d'Espagne,  limitée  par  sa 
nature  et  son  but,  ne  pouvait  s'étendre  au-delà  des 
mers  ou  des  Pyrénées.  Et  malgré  une  situation  aussi 
calme,  des  armées  immenses  figurent  dans  les  sta- 
tistiques de  l'Europe;  et  ces  armées  entretiennent 
les  appréhensions  et  absorbent  toutes  les  ressourcés 
des  trésors  publics.  A  quoi  sert  cet  appareil  mili- 
taire? Croyez-vous,  par  hasard,  que  ces  forces  co- 
lossales sont  maintenues  sur  pied  par  les  gouver- 
nements, pour  n'être  pas  pris  au  dépourvu,  dans 
l'éventualité  d'une  guerre  générale,  de  cette  guerre 
qui  menace  toujours  et  qui  jamais  n'éclate,  que 

23. 


406  RÉPUBLIQUE   FRANÇAISE. 

personne  ne  craint  sérieusement,  ni  les  gouverne- 
ments ni  les  peuples?  Non;  elles  ont  un  autre 
objet,  et  c'est  de  suppléer  aux  influences  morales 
qui  font  défaut  de  toutes  parts  d'une  manière  lamen- 
table, et,  plus  que  partout  ailleurs ,  dans  le  pays 
même  où  l'on  a  proclamé,  avec  le  plus  d'ostenta- 
tion, le  règne  de  la  justice  et  de  la  liberté.  »  [Le 
protestantisme  comparé,  etc.,  t.  o,  ch.  47.) 

La  chute  du  pouvoir  absolu  en  Autriche  et  en 
Prusse  ne  laisse  plus  de  sens  à  ce  qu'on  appelait  la 
politique  du  Nord.  Au  lieu  de  ces  puissances  con- 
servatrices, irréconciliables  ennemies  de  toute  ré- 
volution, et  dont  la  main  puissante  empêchait  ou 
réprimait  tout  mouvement  révolutionnaire ,  on  voit 
des  peuples  non  moins  puissants,  pleins  d'enthou- 
siasme pour  la  liberté,  dont  ils  acclamaient  pour  la 
première  fois  le  nom  magique,  et  qui  montrent  de 
vives  sympathies  pour  toutes  les  révolutions,  et 
spécialement  pour  celle  de  la  France.  La  Russie 
trouve  des  ennemis  là  où  elle  ne  croyait  avoir  que 
des  amis  fidèles  ou  des  serviteurs  dévoués  ;  l'œuvre 
politique  de  la  Sainte-Alliance  est  entièrement  tom- 
bée, et  l'espérance  de  la  rétablir,  s'il  en  existe  au- 
cune, ne  peut  avoir  d'objet  c{iie  dans  un  temps  bien 
éloigné;  il  ne  s'agit  pas  de  savoir  où  l'on  peut 
revenir,  mais  où  l'on  doit  aller.  Ainsi  donc,  et  c'est 
une  chose  dont  tous  les  pnrtis  doivent  rester  con- 
vaincus, les  questions  })olitiques  ont  changé  de  face, 
le  problème  se  complique  de  données  nouvelles, 
regardées  autrefois  romm»^  impossibles,  et  des  con 


RÉPUBLIQUE  FRANÇAISE.         407 

ditions  qu'on  regardait  comme  fixes  et  permanen- 
tes ont  disparu.  Celui  qui ,  pour  étudier  ces  ques- 
tions, n'a  pas,  depuis  le  2/i  février,  changé  son 
point  de  vue,  ne  peut  manquer  d'être  dans  l'erreur. 
La  reconnaissance  d'un  gouvernement  par  les  puis- 
sances du  Nord,  qui  jadis  avait  une  si  grande  por- 
tée, n'en  a  plus  qu'une  bien  faible  aujourd'hui,  si 
tant  est  qu'elle  en  conserve  aucmie.  Ces  puissances 
ayant  cessé  d'être  ce  qu'elles  étaient,  leurs  actes 
ne  peuvent  plus  avoir  la  même  signification  et  la 
même  importance. 

Les  hommes  et  les  partis  qui  voudront  acquérir 
ou  conserver  une  influence  chez  une  nation  de 
l'Europe,  n'importe  laquelle,  doivent,  maintenant 
surtout,  se  mettre  à  la  hauteur  des  circonstances. 
S'ils  prennent  leur  niveau  trop  bas,  ils  périront 
dans  les  flots  d'une  mer  orageuse,  difficilement  ils 
pourront  surnager  ;  en  politique  comme  en  littéra- 
ture, le  pire  de  tous  les  genres  est  le  genre  niais; 
et  bien  niais  serait  celui  qui  se  ferait  illusion  sur 
l'état  actuel  de  la  société  contemporaine.  S'il  ne 
s'agit  que  de  pleurer,  il  suffit  pour  cela  d'une  obs- 
cure retraite,  il  faut  alors  abdiquer  toute  prétention 
politique  et  se  retirer  du  théâtre  où  se  débat  le  sort 
des  nations  ;  mais  si  l'on  veut  exercer  une  influence, 
prendre  part  au  gouvernement  de  la  société,  il  est 
nécessaire  alors  de  se  produire  au  grand  jour,  de 
respirer  l'atmosphère  environnante,  d'accepter  les 
conditions  du  combat  telles  que  les  ont  faites  les 
idées  et  les  mœurs  actuelles.  D'une  autre  façon, 


llOS  RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE. 

les  partis  se  réduisent  à  des  cercles  imperceptibles 
par  leur  étendue ,  stériles  pour  le  bien  ;  ce  sont  là 
de  fragiles  obstacles  pour  le  vainqueur,  qui  les 
laisse  se  nourrir  de  chimériques  espérances.  De 
tels  partis  forment  parfois  des  projets  insensés,  ils 
consument  en  des  luttes  inutiles  des  énergies  qu'ils 
eussent  pu  consacrer  au  bien  de  la  société  et  pour 
leur  propre  avantage.  Les  principes  ne  meurent 
pas;  cela  est  vrai,  si  Ton  entend  parler  des  princi- 
pes de  la  religion,  de  la  morale  et  de  la  raison  ; 
mais  les  œuvres  de  l'homme,  que  l'orgueil  décore 
parfois  du  nom  de  principes ,  sont  destinées  à  se 
modifier,  à  se  transformer.  Repousser  obstinément 
cette  transformation,  c'est  y  substituer  la  mort. 

On  connaît  la  phrase  de  Metternich  :  Après  moi 
le  déluge!  Si  c'était  là  une  simple  prévision,  elle 
n'a  été  que  trop  exacte,  puisque  le  déluge  est  arrivé 
même  avant  la  mort  du  vieux  ministre,  et  qu'il  n'a 
pas  eu,  en  mourant,  la  consolation  de  laisser  son 
système  debout  et  de  transmettre  aux  conservateurs 
de  l'Europe  le  soin  d'en  pleurer  la  chute.  Metter- 
nich et  Louis-Philippe  étaient  deux  hommes  jugés 
nécessaires,  mais  suffisants  pour  maintenir  le  statu 
quo.  Nécessaires,  ils  l'étaient  peut-être  dans  un 
sens;  suflisants,  ils  ne  l'ont  pas  été.  La  Providence 
a  permis  qu'un  souffle  ait  fait  crouler  tout  cet  écha- 
faudage élevé  par  la  sagesse  humaine.  Si  Louis- 
Philippe  et  Metternich  croyaient,  comme  tout  le 
prouve,  à  la  solidité  de  leur  œuvre,  ils  doivent  vi- 
vement regretter  à  cette  heure  de  n'être  pas  morts 


RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE.  409 

plus  tôt.  C'est  là  une  leçon  de  plus  pour  nous  ap- 
prendre ce  que  valent  les  jugements  des  hommes. 
Si  les  révolutions  de  Paris  et  de  Vienne  étaient  arri- 
vées aussitôt  après  la  mort  de  Louis-Philippe  et  de 
Metternich,  on  aurait  regardé  comme  un  axiome 
que  la  vie  de  ces  deux  politiques  était  la  garantie 
de  la  paix  du  monde.  Yoyez-les  fugitifs  et  cher- 
chant un  asile  ;  l'un  plus  humilié  dans  sa  chute  que 
ne  le  fut  aucun  roi;  l'autre,  après  avoir  perdu  son 
pouvoir  de  quarante  ans  dans  une  bourrasque  pas- 
sagère, cédant  à  l'émeute  comme  eût  pu  le  faire  un 
ministre  improvisé. 

Après  moi  le  déluge  !  Mais  c'était  là  une  con- 
damnation radicale  de  son  système  :  l'homme  ne 
se  contente  pas  de  travailler  pour  le  présent,  il  en- 
visage aussi  l'avenir  ;  s'il  pressent  un  déluge,  il 
s'efforce  de  l'éviter.  Dans  le  maniement  des  affaires 
pubhques,  il  se  rencontre  de  grandes  difficultés  que 
l'homme  de  tête  et  de  cœur  se  garde  bien  d'appeler 
impossibilités,  surtout  quand  il  a  disposé  pendant 
quarante  ans  des  ressources  d'un  puissant  empire. 
S'il  était  nécessaire  de  changer  de  politique,  en 
n'en  changeant  pas,  vous  avez  commis  une  bien 
grave  erreur;  et  si  ce  n'était  pas  nécessaire,  vous 
avez  bien  mal  défendu  ce  statu  quo  contre  lequel 
ne  luttait  pas  la  nécessité. 

Le  premier  effet  de  la  république  française  a 
été  de  changer  la  situation  de  l'Europe,  en  renver- 
sant par  le  contre-coup  de  son  influence  morale  les 
formes  politiques  de  la  Prusse,  de  la  Confédération 


lliO  RÉPUBLIQUE    FRANÇAISE. 

germanique,  et,  ce  qu'il  y  a  de  plus  étonnant,  de 
rAutriche  elle-même.  Metteniich,  peu  auparavant 
maître  absolu  de  la  politique  du  Nord,  et  dispo- 
sant par  là  même  d'un  vote  décisif  dans  toutes  les 
grandes  questions  de  la  diplomatie,  est  obligé  de 
s'enfuir  précipitamment  d'une  capitale  où  il  semble 
qu'il  avait  plutôt  régné  cjue  gouverné  pendant  l'es- 
pace de  quarante  ans;  de  telle  sorte  que,  de  Pa- 
lerme  à  Stockholm,  de  Turin  à  Saint-Pétersbourg, 
il  ne  reste  plus  rien  debout  de  la  Sainte-Alliance. 
Seule  la  Russie  denieure  là,  retranchée  dans  ses 
régions  septentrionales,  défiant  encore  les  événe- 
ments, grâce  à  ses  neiges  et  à  l'état  d'isolement 
de  ses  populations  qui,  disséminées  dans  un  vaste 
territoire,  ne  prennent  aucune  part  à  l'agitation 
dont  le  reste  de  l'Europe  est  travaillé. 

En  voyant  avec  quelle  rapidité  ont  été  brisées 
par  l'arrivée  d'une  dépêche  télégraphique  des 
œuvres  qu'on  avait  proclamées  impérissables,  cette 
monarchie  prussienne,  si  vantée  pour  la  force  et 
l'habileté  de  sa  centralisation,  cet  empire  d'Au- 
triche, boulevart  inexpugnable,  avait-on  pensé, 
de  toutes  les  traditions  anciennes,  objet  constant 
des  espérances  de  tous  ceux  qui  rêvaient  un  nou- 
veau congrès  de  Vérone,  on  est  étonné  de  la  facilité 
avec  laquelle  l'homme  se  laisse  tromper  par  de 
vaines  apparences,  on  apprend  à  se  défier  de  toutes 
ces  forces  et  de  toutes  ces  grandeurs  que  le  péril 
n'a  pas  encore  mises  à  l'épreuve.  S'il  avait  fallu 
s'en  rapporter  à  certains  articles  de  la  Gazette  de 


RÉPUBLIQUE  FRANÇAISE.         411 

Vienne,  de  V Observateur  autrichien,  de  la  Ga- 
zette d'Aîigsboiirg,  même  à  l'heure  du  cataclysme, 
ces  pyramides  de  granit  devaient  rester  debout. 
Mais  les  événements  sont  venus  démontrer  d'une 
manière  aussi  prompte  que  décisive,  qu'en  Alle- 
magne, pas  plus  qu'en  France,  l'édifice  politique 
ne  reposait  sur  la  terre  ferme,  que  là  aussi  l'orga- 
nisation était  artificielle  et  violente  ;  que  là  pas  plus 
qu'ailleurs  les  principes  ne  régnaient  sur  le  cœur 
des  peuples,  comme  on  osait  s'en  flatter,  et  que 
pour  conserver  le  statu  qiio,  c'était  peu  qu'une  ar- 
mée et  la  police. 

Comment  pourrait-on  expliquer  autrement  leur 
chute?  S'ils  étaient  si  forts,  comment  se  sont-ils 
montrés  si  faibles  à  l'épreuve?  Serait-ce  qu'ils  n'ont 
pas  su  déjouer  le  péril?  Mais  alors  que  devient  leur 
perspicacité?  Disons  quelque  chose  de  plus  simple, 
de  plus  conforme  au  sens  commun  :  c'est  que  les 
idées  libérales  avaient  gagné  du  terrain,  malgré  la 
compression  exercée  contre  elles,  et  que  les  événe- 
ments de  Paris  leur  ont  donné  cette  liberté  d'expan- 
sion dont  elles  avaient  uniquement  besoin  pour 
vaincre  la  résistance.  En  1789,  les  souverains  de 
l'Europe  purent  se  coaliser  contre  la  France  et  sou- 
tenir une  lutte  de  plusieurs  années  dans  le  but  d'é- 
touifer  la  révolution  ;  les  peuples  les  suivirent  dans 
cette  lutte.  Si  la  révolution  ne  fut  pas  étouffée,  cela 
tint  à  des  causes  indépendantes  de  la  volonté  des 
peuples.  En  lS/i8,  la  nouvelle  de  la  révolution  faite 
h  Paris  suffit  pour  que  tout  s'enflamme  comme  une 


412  RÉPUBLIQUE    FRA^ÇAISE. 

traînée  de  poudre.  Ce  phénomène  peut  étonner 
celui  qui  ne  sait  pas  l'état  des  idées  en  Allemagne  ; 
mais  non  celui  qui  n'ignore  pas  que,  sous  l'appa- 
rence du  calme  et  de  l'ordre,  il  s'était  fait  dans  ce 
pays,  dans  l'espace  d'un  demi-siècle,  un  mouve- 
ment doctrinal,  social,  politique  même,  qui  laissait 
bien  loin  de  lui  la  marche  de  la  France  et  de  l'An- 
gleterre. Ce  ne  sont  pas  seulement  les  idées  libé- 
rales, mais  bien  les  idées  communistes  qui  ont 
germé  de  l'autre  côté  du  Rhin  ;  de  telle  sorte  que  la 
question  du  travail,  qui  menace  d'une  manière  si 
grave  l'avenir  de  la  république  française,  si  les  cir- 
constances viennent  à  la  poser  en  Allemagne  comme 
à  Paris,  pourra  prendi'e  encore  un  aspect  plus  for- 
midable. Sauf  la  diiTérence  des  époques,  il  n'est 
pas  impossible  de  revoir  la  guerre  des  paysans. 


LE  SOCIALISME. 

(Cinquième  et  dernier  Article.) 

CONCLUSION. 

En  reportant  notre  pensée  sur  l'origine,  la  nature 
et  les  effets  des  systèmes  imaginés  par  Saint-Simon, 
Fourier  et  Robert  Owen,  dont  le  dernier  seulement 
a  pu  être  de  notre  part  l'objet  d'un  examen  détaillé, 
il  est  aisé  de  voir  la  déraison  de  ceux  qui  veulent 
attribuer  à  ces  coupables  folies  une  influence  quel- 
conque pouvant  tourner  au  bien  de  la  société.  Ces 
trois  novateurs  prennent  également  pour  base  de 
leurs  théories  la  liberté  complète  des  passions,  ou, 
pour  mieux  dire,  leur  satisfaction  absolue;  ils  con- 
damnent d'un  commun  accord,  non-seulement  les 
vigoureuses  doctrines  de  l'Évangile,  mais  celles 
mêmes  des  plus  grands  philosophes  de  l'antiquité. 
Cette  célèbre  sentence,  sustine  et  abstine,  qui  ren- 
ferme une  si  profonde  sagesse,  est  repoussée  par 
les  modernes  réformateurs  comme  contraire  à  la 
raison  et  au  bonheur.  Souffrir  et  s'abstenir,  c'est, 
d'après  eux ,  faire  violence  aux  lois  de  la  nature, 
aller  contre  les  desseins  du  Créateur,  rompre  enfin 


llill  LE   SOCIALISME. 

l'harmonie  de  l'univers,  qu'ils  font  consister  dans 
l'expansion  illimitée  de  tous  les  sentiments,  dans  la 
satisfaction  complète  de  toutes  les  passions. 

Louis  Reybaud,  dans  son  œuvre  intitulée  :  Étu- 
des sur  les  réformateurs  modernes ,  convient 
qu'une  telle  liberté  donnée  à  toutes  les  inclinations 
est  essentiellement  destructive  de  toute  morale,  et 
par  là  même ,  de  toute  société  ;  mais  il  se  permet 
de  dire  en  même  temps  que  le  christianisme  avait 
poussé  trop  loin  la  lutte  de  la  raison  contre  les 
passions,  en  faisant  du  dépouillement  de  soi-même 
la  plus  haute  expression  de  la  perfection  religieuse, 
en  martyrisant  le  corps  sans  aucun  profit  pour  l'âme. 
Il  est  vrai  qu'il  ajoute  ensuite  que  cette  exagération 
trouve  son  correctif  dans  celle  de  nos  penchants,  et 
ne  saurait  dès  lors  être  pour  l'humanité,  une  cause 
de  décadence.  Cette  proposition,  prise  dans  son 
ensemble,  tend  à  nous  représenter  le  christianisme 
comme  exagérant  le  principe  de  la  résistance  im- 
posée à  la  partie  supérieure  de  notre  être  à  l'égard 
de  la  partie  inférieure,  et  comme  enseignant  par 
conséquent  une  doctrine  fausse,  puisque  la  vérité 
exagérée  cesse  d'être  la  vérité.  Nous  ne  pouvons 
pas  laisser  passer  sans  réfutation  une  affirmation 
aussi  grave,  une  erreur  aussi  dangereuse,  et  qui 
ne  saurait  avoir  pour  cause  qu'une  ignorance  plus 
ou  moins  déguisée  du  caractère  et  des  tendances 
de  la  morale  évangélique. 

Pour  la  parfaite  intelligence  de  ce  que  nous  avons 
à  dire  sur  ce  point,  il  faut  se  rappeler  la  différence 


CONCLÜSlOiX.  415 

qui  existe  entre  les  préceptes  et  .les  conseils.  Les 
premiers  obligent  tout  chrétien,  et  non  les  seconds; 
l'observance  des  uns  est  nécessaire  pour  arriver  au 
bonheur  éternel  ;  celle  des  autres  ne  l'est  que  pour 
arriver  à  la  perfection.  Si  vous  voulez  entrer  dans 
la  vie,  dit  Jésus-Christ,  observez  les  commande- 
ments; si  vous  voulez  être  parfait,  allez,  vendez  ' 
tout  ce  que  vous  avez,  donnez-en  le  prix  aux  pau- 
vres, et  suivez-moi.  Dans  les  commandements, 
c'est-à-dire  dans  la  loi  qui  oblige  tous  les  chrétiens, 
sont  compris  l'amour  de  Dieu ,  du  prochain  et  de 
nous-mêmes,  la  défense  de  jurer,  de  tuer,  de  dé- 
rober, de  médire,  de  porter  atteinte  à  la  vertu  aussi 
bien  qu'à  la  réputation  et  à  la  vie  du  prochain. 
Sont-ce  là  des  préceptes  dont  on  puisse  dire  avec 
vérité  qu'ils  tourmentent  et  martyrisent  l'homme? 
Les  commandements  ajoutés  par  l'Eglise,  comme 
celui  d'assister,  certains  jours,  au  saint  sacrifice  de 
la  messe;  de  s'abstenir,  certains  autres  jours,  de 
manger  de  tel  ou  tel  aliment,  de  prendre  ses  repas  de 
telle  ou  telle  manière,  mais  sans  c{ue  cela  puisse  en 
rien  nuire  à  notre  santé  ou  à  nos  intérêts  ;  ces  com- 
mandements, disons-nous,  si  doux  et  si  suaves, 
peuvent-ils  être  traités  de  tourment  ou  de  mar- 
tyre? Sans  doute,  le  chrétien  doit  se  maintenir  pur, 
non-seulement  dans  ses  actes,  mais  encore  dans  ses 
paroles  et  ses  pensées  ;  sans  doute,  il  doit  confor- 
mer sa  vie  tout  entière  à  la  loi  de  Dieu,  sans  ja- 
mais se  laisser  détourner  par  des  considérations 
terrestres.  Mais  le  bon  sens  et  la  raison  ne  lui  pre- 


416  LE    SOCIALISME. 

scrivent-ils  pas  les  mêmes  choses?  La  philosophie 
elle-même  ne  pose-t-elle  pas  en  principe  qu'il  n'est 
pas  de  bonne  morale  sans  conformité  aux  lois  de  la 
sagesse  infinie?  Et  la  philosophie  a-t-elle  été,  pour  ce 
motif, accusée  d'exagération,  accusée  surtout  d'être 
le  bourreau  de  notre  corps  ?  Les  peines  et  les  pri- 
vations que  celui-ci  doit  souffrir,  en  vertu  de  ce 
principe,  sont  bien  légères;  et  si  l'on  compare  le 
bien-être,  la  force  et  la  santé  que  lui  procure  une 
conduite  morale,  avec  les  infirmités  et  les  autres 
maux  qui  résultent  du  débordement  des  passions, 
on  peut  affirmer  sans  crainte  que,  même  sous  le 
rapport  purement  humain  et  matériel ,  les  avanta- 
ges de  la  vertu  sont  incontestables,  et  que  le  vice 
paie  bien  cher  ses  plaisirs  d'un  moment. 

L'observation  des  préceptes  n'est  donc  pas  un 
martyre,  comme  nous  l'avons  dit;  voyons  s'il  en 
est  autrement  de  celle  des  conseils.  Il  est  indubitable 
que  les  conseils  ont  pour  objet  la  répression  des  in- 
clinations les  plus  fortes,  la  privation  des  plaisirs  les 
plus  séduisants,  l'acceptation  d'une  vie  laborieuse 
et  pénible,  et  des  humihations  les  plus  repous- 
santes; et  que,  sous  ce  rapport,  on  peut  appeler  la 
pratique  de  la  perfection  une  immolation  perpé- 
tuelle du  corps  et  môme  du  cœur.  Mais  il  n'est  pas 
vrai  que  cette  immolation  soit  stérile  pour  l'âme  ; 
l'avantage  spirituel  en  est  même,  en  grande  partie, 
le  principe  et  l'objet.  L'homme  sensuel  n'est  pas 
crucifié  par  une  haine  aveugle  et  déraisonnable  ;  il 
l'est  pour  qu'il  ne  puisse  s'élever  contre  l'homme 


CONCLUSTON.  417 

spirituel,  ni  l'entraîner  dans  le  chemin  du  vice;  il 
l'est  enfin  en  vue  d'offrir  à  Dieu  un  sacrifice  pur  en 
expiation  de  tant  de  plaisirs  coupables.  Qu'on  lise 
la  vie  des  saints  les  plus  célèbres  par  l'austérité  de 
leur  pénitence,  et  l'on  verra  que  leur  but  était  de 
se  mettre  de  plus  en  plus  à  l'abri  du  péché,  d'a- 
vancer dans  la  voie  de  la  perfection,  de  briser  en 
eux  tout  attachement  à  la  terre,  pour  mieux  assurer 
par  là  le  salut  de  leur  âme  et  la  gloire  de  leur  Dieu. 
Pour  agréable  que  soit  à  Dieu  ce  genre  de  vertu, 
qui  consiste  à  sacrifier  le  corps  pour  donner  à  l'âme 
une  pureté  plus  parfaite,  pour  la  dégager  graduel- 
lement de  tous  les  éléments  terrestres,  pour  l'initier 
dès  ici-bas  à  son  immortelle  destinée,  il  est  évident 
toutefois  que  Jésus-Christ,  en  établissant  sur  la  terre 
sa  loi  sainte,  en  donnant  aux  hommes  ses  sublimes 
conseils,  prévoyait  qu'un  bien  petit  nombre  auraient 
le  courage  de  tout  abandonner  pour  le  suivre  dans 
le  chemin  de  la  perfection ,  pour  accepter  les  pri- 
vations et  les  sacrifices  qui  constituent  le  plus  haut 
degré  de  la  sainteté,  l'idéal  même  de  la  vertu. 
Connaissant  la  faiblesse  de  l'homme,  il  savait  que 
le  nombre  des  chrétiens  qui  s'attacheraient  unique- 
ment aux  préceptes  serait  sans  comparaison  plus 
grand  que  celui  des  chrétiens  capables  d'embrasser 
en  outre  la  pratique  des  conseils.  Il  y  a  même  plus: 
ses  conseils  n'étaient  pas  faits  pour  tous  les  hommes; 
pour  la  réalisation  de  son  plan  divin,  il  suffisait  et 
il  était  nécessaire  que  quelques  hommes  seulement 
offrissent  un  tel  holocauste. 


/il  8  LE    SOCIALISME. 

Cela  posé,  on  voit  clairement  le  rôle  qu'ont  rem- 
pli dans  le  monde  les  grands  servitem's  de  Dieu, 
les  héros  de  la  vertu  chrétienne.  En  mortifiant  la 
chair,  en  réduisant  leur  corps  en  servitude,  en  don- 
nant à  leur  àme  ce  magnifique  essor  qui  lui  permet 
à  peine  de  jeter  un  regard  sur  les  choses  de  la  terre 
pour  les  mépriser  et  leur  dire  un  éternel  adieu,  en 
se  détachant  de  tout  au  point  de  ne  plus  compter 
c|ue  sur  l'aumône  ou  plutôt  sur  la  bonté  de  la  Pro- 
vidence, ces  grands  ascètes,  ces  glorieux  pénitents, 
les  Paul,  les  Antoine,  les  Hilarión,  les  Jérôme,  les 
François  d'Assise,  les  Dominique  de  Gusman,  les 
Cajetan,  les  Ignace  de  Loyola,  nous  apparaissent 
dans  la  suite  des  siècles  comme  les  dépositaires  du 
feu  sacré,  comme  les  modèles  vivants  et  la  person- 
nification du  christianisme,  comme  les  images  fi- 
dèles de  Jésus-Christ  et  la  plus  éloquente  leçon 
qu'il  puisse  donner  à  ses  disciples.  C'est  ainsi  que 
dans  l'ancienne  alliance,  le  Seigneur  envoie  de 
temps  en  temps  ses  prophètes  au  peuple  d'Israël, 
pour  lui  rappeler  ses  bienfaits  et  la  promesse  du 
plus  grand  de  tous,  qui  doit  être  la  venue  du  Messie, 
du  Désiré  des  nations.  Le  divin  fondateur  de  l'ÉgHse 
n'ignorait  pas  sans  doute  la  nature  des  êtres  qui 
devaient  la  composer  ;  il  savait  que  ces  êtres  sont 
sujets  à  beaucoup  de  misères,  qu'ils  ont  l'entende- 
ment obscurci,  la  volonté  faible  et  languissante,  le 
cœur  incliné  vers  le  mal  dès  la  plus  tendre  enfance; 
il  savait  qu'il  fallait  à  l'homme  le  secours  de  la 
grâce  divine,  non-seulement  pour  marcher  dans  la 


CONCLUSION.  419 

voie  de  la  perfection,  mais  pour  respecter  même  le 
devoir  et  la  vertu,  pour  accepter  avec  soumission  et 
fidélité  le  joug  suave  de  sa  loi. 

Reprocher  dès  lors  à  la  religion  chrétienne  d'exa- 
gérer la  vertu  d'abnégation  et  de  détachement  de 
soi-même  ;  prétendre  qu'elle  a  besoin  d'être  corrigée 
par  la  force  de  nos  instincts  et  de  nos  passions,  c'est 
ne  rien  comprendre  à  l'économie  du  christianisme, 
c'est  méconnaître  la  sagesse  de  son  divin  fondateur, 
c'est  supposer  qu'il  s'est  bercé  d'une  espérance  ir- 
réalisable, et,  par  conséquent,  qu'il  a  trop  présumé 
de  lui-même  en  disant  qu'il  connaissait  le  cœur  hu- 
main. 

On  voit  combien  il  serait  aisé  de  pousser  plus 
loin  ces  conséquences  impies.  Mais  l'ignorance, 
nous  le  croyons  du  moins,  l'emporte  ici  sur  l'im- 
piété. Nous  pouvons  donc  nous  contenter  de  dire 
que  parler  des  exagérations  morales  du  christia- 
nisme, c'est  surtout  ignorer  que  cette  perfection 
dont  Jésus-Christ  nous  donne  à  la  fois  le  conseil  et 
l'exemple,  n'exige  pas  dans  bien  des  circonstances 
ce  renoncement  eiîectif,  cette  immolation  du  corps, 
qui  nous  frappent  d'admiration  dans  la  vie  de  quel- 
ques saints,  qu'il  suffit  pour  cela  que  le  cœur  soit 
détaché  de  toute  affection  terrestre  et  purifié  dans 
le  creuset  de  l'amour  divin;  c'est  ignorer  que  cette 
hauteur  de  perfection  n'est  nullement  incompatible 
avec  le  soin  des  affaires  temporelles,  quand  on  doit 
s'en  occuper  par  état  et  par  devoir,  et  qu'un  genre 
de  vie  qui  ne  permet  ni  de  longues  oraisons  ni 


/l20  LE    SOCIALISME. 

de  grandes  austérités,  peut  néanmoins  être  très 
agréable  à  Dieu;  c'est  avoir  oublié,  si  jamais  on  l'a 
connue,  cette  maxime  inscrite  dans  le  texte  sacré 
et  réalisée  par  tant  de  saints,  que  la  charité  se  fait 
toute  à  tous  pour  nous  gagner  tous  à  Jésus-Christ. 
La  religion  n'a  donc  pas  besoin  du  correctif  des 
passions.  C'est  à  elle,  au  contraire,  de  les  corriger 
et  de  les  dominer;  et  quand  les  passions  lui  font 
obstacle,  ce  n'est  ni  la  prévoyance  ni  la  sagesse  de 
son  divin  fondateur  qu'on  doit  en  accuser. 

Nos  modernes  réformateurs  ont  donné  pour  base 
à  leurs  systèmes  un  principe  diamétralement  op- 
posé à  celui  de  la  morale  chrétienne  ;  ils  ont,  comme 
nous  l'avons  dit,  fait  consister  le  bonheur  de  l'homme 
et  celui  de  la  société  dans  la  liberté  illimitée  de  toutes 
les  passions.  Jésus-Christ  nous  enseigne  que  le  plus 
haut  degré  de  la  perfection,  c'est  de  renoncer,  au 
moins  de  cœur,  à  toutes  les  choses  de  la  terre,  pour 
le  suivre  lui-même  dans  le  chemin  du  ciel  ;  et  les 
novateurs  déclarent  que  le  bien  parfait  se  trouve  à 
satisfaire  tous  ses  penchants,  à  s'attacher  à  la  terre 
comme  un  vil  reptile,  sans  jamais  lever  la  tête  pour 
porter  un  regard  vers  les  régions  de  l'immortalité. 
La  terre  est  un  lieu  d'exil,  a  dit  le  premier;  la  terre 
est  notre  patrie,  disent-ils.  La  vie  est  un  voyage; 
non,  la  vie  est  le  terme  et  le  but.  Le  plaisir  matériel 
est  funeste  à  l'esprit;  le  plaisir  matériel  sanctifie 
l'clme.  Apprenez  de  moi  que  je  suis  doux  et  humble 
de  cœur;  livrez-vous  sans  contrainte  à  l'orgueil  et 
à  la  colère.  Sanctifiez-vous  dans  la  pénitence;  sane- 


CONCLUSION.  421 

tifiez-vous  dans  la  volupié.  Se  peut-il  imaginer 
une  opposition  plus  radicale  et  plus  complète? 

Malgré  les  sublimes  modèles  d'abnégation  et 
d'austérité  que  la  religion  leur  présente,  malgré  la 
pureté  des  commandements  et  l'élévation  des  con- 
seils qu'elle  leur  donne,  les  hommes  se  laissent  en- 
core si  souvent  entraîner  dans  les  sentiers  du  vice 
et  de  la  dégradation.  Qu'en  sera-t-il,  dès  lors,  si, 
au  lieu  de  leur  rappeler  sans  cesse  ces  enseigne- 
ments et  ces  exemples,  on  commence  par  ôter  tout 
frein  à  leurs  passions,  on  stimule  chez  eux  la  soif 
du  plaisir,  on  va  même  jusqu'à  surexciter  chaque 
jour  davantage  cette  fébrile  ardeur  qui  les  précipite 
dans  les  voluptés  sensuelles,  au  risque  d'y  perdre  à 
la  fois  leur  fortune,  leur  honneur  et  leur  vie? 

Dix-huit  siècles  se  sont  écoulés  depuis  l'appari- 
tion du  christianisme.  Cette  religion  sainte  a  vécu 
chez  des  peuples  différents  de  lois,  d'usages  et  de 
mœurs,  placés  à  tous  les  degrés  de  la  civilisation, 
depuis  l'enfance  jusqu'à  la  décrépitude;  et  les 
peuples  ont  trouvé  dans  la  religion  un  secours  pro- 
portionné à  tous  leurs  besoins;  elle  a  fait  avancer 
ceux  qui  étaient  en  arrière  des  autres,  et  retenu  sur 
le  bord  des  abîmes  ceux  qui  se  laissaient  entraîner 
en  dehors  de  la  voie  ;  et  tout  cela  sans  abandonner 
un  seul  de  ses  dogmes,  sans  rien  retrancher  de  sa 
morale,  en  conservant  l'ensemble  harmonieux  de 
son  culte.  Le  christianisme  s'est  constamment  mon- 
tré à  la  hauteur  de  toutes  les  situations  et  de  toutes 
les  circonstances;  jamais  on  n'a  pu  l'accuser  avec 
III.  24 


Zl22  LE    SOCIALISME. 

quelque  raison  de  manquer  de  force  ou  de  lumière 
pour  sauver  la  société.  Comment  irions-nous  main- 
tenant nous  persuader  qu'il  ne  soit  plus  en  état 
d'accomplir  cette  même  œuvre  de  salut?  Les  pro- 
grès des  sciences  et  des  arts,  les  modifications  sur- 
venues dans  les  sociétés  humaines  ne  peuvent  que 
faire  mieux  éclater  sa  grandeur  et  sa  puissance. 
Une  religion  qui  est  tout  amour  et  toute  vérité  n'a 
rien  à  craindre  des  progrès  que  nous  voyons  s'ac- 
complir. Elle  fait  mieux  que  de  les  défier,  elle  les 
seconde  et  les  épure.  Peut-on  concevoir  un  ensei- 
gnement supérieur  au  sien  sur  Dieu  et  sur  l'homme? 
Jamais  on  ne  nous  dira  rien  de  plus  sublime  et  de 
plus  rationnel  sur  l'origine  et  les  destinées  de  l'hu- 
manité. Jamais  il  ne  nous  sera  révélé  une  morale 
plus  simple  à  la  fois  et  plus  parfaite  que  cette  mo- 
rale dont  tous  les  préceptes,  toutes  les  aspirations 
se  résument  dans  l'amour  de  Dieu  et  du  prochain! 


TABLE  DES  MATIERES 


CONTENUES  DANS  LE  TROISIÈME  VOLURIE 


Des  Influences  religieuses  (Premier  Article).       ...  1 

Stérilité  de  la  Révolution  espagnole 29 

Il  est  des  empts  encore  plus  funestes  que  les  temps  de 

révolution 57 

Des  Influences  religieuses  (Deuxième  Article)     ...  70 

Le  Socialisme  (Premier  Article) 89 

De  l'Originalité  dans  les  œuvres  de  l'esprit  (Premier 

Article) 103 

Des  Influences  religieuses  (Troisième  Article).     .     .     .  118 
Le  Socialisme  (Deuxième  Article) .  Théories  de  Robert 

Owen 149 

De  l'Originalité  dans  les  œuvres  de  l'esprit  (Deuxième 

Article) 166 

O'Connell .  184 

Le  Socialisme  (Troisième  Article).  Théories  de  Robert 

Owen 227 

De  l'Influence  de  la  Société  sur  la  Poésie.      .     .     ,     .  251 
Le  Socialisme  (Quatrième  Article).  L'utopie  de  Thomas 

Morus 273 

Des  Influences  religieuses  (Quatrième  et  dernier  Ar- 
ticle)      .     .  297 


424  TABLE    DES    MATIÈRES. 

Fragment  d'une  nouvelle 327 

Autre  Fragment 353 

République  française.  1848 360 

Le  Socialisme  (Cinquième  et  dernier  Article).  Conclu- 
sion  ".  ' 413 


FIN  DE  LA  TABLE  DU  DERNIER  VOLUME. 


Paris.  — Imprirnerjc  Lacoue  et  C'»,  rue  SouUiot,  16, 


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