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Full text of "Mémoires de Goldoni"

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COLLECTION 

DES MÉMOIRES 



SUR 



L'ART DRAMATIQUE, 



PUBLIIRS OU TRADUITS 


Par MM. Andrieux, 


Merle, 


BAR&liRE, 


MOREAUy 


Félix Bodin, 


OURRT, 


Despres^ 


Picard, 


Éyariste Dumouliv, 


Tàlma, 


DuSSACLTy 


Thxers, 


Étievtne. 


£t LÉON Thiessé. 



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MÉMOIRES 

DE GOLDONI, 

POUR SERVIS 

A L'HISTOIRE DE SA VIE, 

ET A CELLE DE SOIT THIEATRE; 

PBECEDÉS D*UIfE NOTICE SUR LA COMEDIE ITALIENNE 
AU SEIZIEME SIÈCLE, ET SUR GOLDONI, 

PAR M. MOREAU. 
TOME SECOND. 



P^QQ^ 



PARIS. 

BAUDOUIN FRERES, LIBRAIRES, 

RUE DE YAUGI&ABD, N® 36. 
182-2. 



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■ MÉMOIRES câf" 

DE GOLDONI, ^''' 



POUR SBATIR 



À L'HISTOIRE DE SA VIE, 

ET Â CELLE DE SON THÉÂTRE. 

SUITE DE LA DEUXIÈME PARTIE. 



Il faut revenir à lannée lySS, dont je m^étais 
éloigné pour ne pas interrompre la suite des 
trois Persanes. 

Après la première de ces trois pièces orien- 
tales, j'en donnai une bourgeoise en trois actes 
et en prose, intitulée la Cameriera brillante : 
on emploie difieremment en Italie l'adjectif 
brillant; c'est en français, la Soubrette femme 
d'esprit. 

La scène se passe dans une maison de cam- 
pagne de Pantalon : ce négociant vénitien a 
deux filles; chacune a son amant : Flamiiiia 
II. I 



897 

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!2 MÉMOIRES 

aime Octave ^ qui a plus de noblesse que de 
fortune; et Clarisse aime Florinde^ qui est 
un riche roturier : les deux sœurs , dont Taî- 
née est fort douce , et la cadette fort vive, se 
disputent sur le mérite de leurs amans, et 
Argentine , qui est la femme de chambre de 
l'une et de Fautre, tâche de les apaiser, et 
s'engage à les contenter. 

Argentine est aimée du maitre de la mai- 
son ; elle lui fait faire tout ce qu'elle veut. Elle 
fait venir au logis les amans des deux demoi- 
selles, malgré l'austérité du père ; elle les fsiit 
dîner avec lui malgré son avarice ; elle par- 
vient à lui faire permettre qu'on joué la co- 
médie chez lui, et l'oblige à y prendre lui- 
même un rôle. 

C'est par cette comédie dont Argentine avait 
composé le canevas, que les amours des deux 
filles de Pantalon se découvrent, et c'est par 
le manège de la femme de chambre que les 
deux maîtresses se marient* 

La comédie était fort gaie, fort amusante; 
Argentine rendît son rôle avec esprit, avec 
vivacité ; elle fut fort applaudie : mais lesyers^ 
de l'Épouse persane ay^ent tourné la tête à 
tout le monde : le public demandait des vers; 



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DE GOLDONI. 3 

8 fallait le contenter, et je donnai dans le car- 
naval suivant, il Filosofo inglese (le Philo* 
sophe anglais). 

Le théâtre représente un carrefour dans la 
vîUe de Londres, avec deux boutiques, dont 
l'une est un café, l'autre un magasin de livres. 

On débitait alors en Italie la traduction du 
Spectateur anglais ^ feuille périodique qu'on 
voyait entre les mains de tout le monde. 

Les femmes, qui pour lors à Venise ne li- 
saient pas beaucoup, prirent du goût pour 
cette lecture, et commençaient à devenir phi- 
losophes ; j'étais enchanté de voir mes chères 
conipatriotes admettre l'instruction et la cri- 
tique à leurs toilettes, et je composai la pièce 
dont je vais donner l'abrégé. 

C'est un garçon du café et un garçon du 
libraire qui ouvrent la scène en parlant des 
feuilles périodiques qui paraissent tousles jours 
à Londres, et qui, en faisant tomber leur con- 
versation sur les originaujc qui fréquentent 
leurs boutiques, donnent une idée au public 
du fond de la pièce et du caractère des person^ 
nages. 

Jacob Mondoille est un philosophe qui jouit 
de la plus haute considération : madame de 



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4 MÉMOIRES 

Brindès , femme savante , et veuYe d'ua million 
naire anglais, connaît le mérite de Mondoille; 
elle Festîme en public, et Faime en secrets 

Milord Wambert est amoureux de madame 
de Brindès, et voudrait l'épouser; il confie sa 
passion et son projet à Jacob Mondoille, qui , 
en homme vrai, lui fait connaître quune 
femme savante n'est pas ce qu'il £aiut pour un 
jeune homme qui est répandu dans le monde , 
et qui n'est pas attaché à la littérature; le lord 
le croit, et renonce à son projet. 

Il y a dans cette pièce deux personnages co- 
miques, dont Fuu se vante d'avoir découvert 
la cause du flux et du reflux de la mer ,^ et l'au- 
tre d'avoir trouvé la quadrature du cercle. 
Leurs propos, leur manière d'être, et leurs 
critiques, répandent beaucoup de gaité dans- 
la pièce, qui eut un succès très brillant. 

Je voulais bien satisfaire le public et le ras- 
sasier de vers ; mais la prose avait aussi ses 
partisans. Il fallait contenter les uns sans dé- 
goûter les autres; et je. donnai pour les ama- 
teurs de la vraie comédie, la Madré amorosa 
(la Mère tendre) , pièce en trois actes et en 
prose. 

Dona Au relie, veuve d'un homme dequa- 



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D£ GÔLDOIII. 5 

lîtéy vivait avec Laurette sa fille, dans la mai* 
son du défunt, en société avec dona Lucrèce, 
sa belle-sœur, et femme de don Hermand. 

Laurette était à marier; et comme son père 
était mort sans faire de testament^ Fonde et 
la tante s'étaient emparés de ses biens et de sa 
personne , et voulaient l'établir avec un finan- 
cier fort riche , mais qui avait plus de vices 
que de vertus. 

La mère, qui aimait tendrement son en&nt^ 
s'y opposait de toutes ses forces. La fille, qui 
était une étourdie, et qui, par l'envie d'être 
mariée, aurait épousé le premier venu, était 
d'accord avec ses parens , et ceux-ci ne cher- 
chaient qu'à s'en défaire à peu de frais pour 
jouir de son héritage. La mère a beau dire, a 
beau faire , elle n'est pas écoutée. Dona Au- 
relie a un ami très sage, très honnête, et 
homme de naissance. C'est don Octave, qui 
était de la connaissance de cette dame du vi- 
vant de son mari, et qui aspirait à le rempla- 
cer. Dona Aurélie sacrifie son inclination et 
son intérêt à une fille ingrate , et elle fait tant 
par ses prières, par ses larmes et par ses per- 
suasions , qu'elle oblige don Octave à épouser 
Laurette. 



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6 MÉMOIRES 

C'est ce triomphe de l'amour maternel qui 
a fait oublier aux amateurs des vers que la 
pièce n'était qu^en prose. Elle eut un succès 
bien marqué; les femmes étaient glorieuses 
de la vertu de dona Aurélie, et il n'y en avait 
pas une peut-être qui eut le courage de l'imiter. 

Nous n'étions pas loin de la clôture; il fal- 
lait amuser le public , et le remercier d'avoir 
accordé son suffrage à la pièce que je venais 
de donner. 

Je crus que le Massacre (les Cuisinières); 
comédie vénitienne , pourraient remplir mes 
vues. Je la donnai avec confiance , et je n'eus 
pas à me repentir. 

La pièce dont il s'agit est plus amusante 
qu'instructive. Les cuisinières de Venise doi- 
vent avoir par privilège incontestable un jour 
libre dans le courant du carnaval^ pour l'em- 
ployer uniquement à se divertir; et les femmes 
de cet état renonceraient aux meilleures con- 
ditions , plutôt que de perdre le droit de cette 
journée. 

Je ne donnerai pas l'extrait d'une comédie 
dont le fond ne peut pas être intéressant. Je 
me contenterai de dire que malgré sa faiblesse, 
elle fit beaucoup de plaisir, et cela n'est pas 



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DE GÔLDONI. y 

étonnant. Comédie en vers, sujet vénitien, 
les jours gras : pouyail-elle manquer son coupî 
Au commencement de l'année 1754, jêVe- 
çus une lettre de mon frère. Il y avait douze 
ans que je n'en avais eu de nquvelles; il m'en 
donnait tout à la fois depuis la bataille de Vé- 
letri, où il s'était trouvé à la suite du duc de 
Modène, jusqu'au jour qu'il a trouvé bon de 



m'écrire. 



Sa lettre était de Rome; il s'était marié dans 
cette ville à la veuve d'un homme de robe. Il 
avait deux enfans; un garçon de huit ans, et 
une fille de cinq : sa femme était morte ; il 
s'ennuyait beaucoup dans un pays où les mi- 
litaires n'étaient ni utiles ni considérés, et il 
désirait se rapprocher de son frère, et lui pré- 
senter les deux rejetons de la famille Goldoni. 

Bien loîn d'être piqué d'un oubli et d'un si- 
lence de douze années, je m'intéressai sur-le- 
champ à ces deux enfans , qui pouvaient avoir 
besoin de mon assistance : j'invitai mon frère 
à revenir chez moi; j'écrivis à Rome pour 
qu'on lui fournît l'argent dont il pouvait aVoir 
besoin; et, dans le mois de mars de la même 
année , j'embrassai , avec nne véritable salis- 
faction , ce frère que j'avais toujoui's aimé, et 



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8 MEMOIRES 

mes deux neveux, que j adoptai comme mes 
eii£ains. 

Ma mère y qui vivait encore , fut très sen- 
sible au plaisir de revoir œ fils qu'elle ne comp- 
tait plus au nombre des vivans ; et ma femme, 
dout la bonté et la douceur ne se démentirent 
jamais, reçut ces deux en£ains comme les siens, 
et prit soin de leur éducation. 

Entouré de ce que j'avais de plus cher, et 
content du succès de mes ouvrages, j'étais 
l'homme du monde le plus heureux, mais j'é- 
tais extrêmement Csitigué. Je me ressentais en- 
core du travail immense qui m'avait occupé 
pour le théâtre Saint- Ange , et les vers aux- 
quels j'avais maladroitement accoutumé le pu- 
blic me coûtaient iuGuiment plus que la prose. 

Mes vapeurs m!attaquèrent avec plus de vio- 
lence qu'à l'ordinaire. La nouvelle famille que 
j'avais chez moi me rendait la santé plus que 
jamais nécessaire, et la peur de la perdre aug- 
mentait mon mal. Il y avait dans mes accès 
autant de physique que de moral ; tantôt c'é- 
tait l'humeur exaltée qui échauffait l'imagina- 
tion, tantôt c'était l'appréhension qui déran- 
geait l'économie animale : notre esprit tient si 
étroitement à notre corps, que sans la raison. 



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DE GOLDOKI. C) 

qjuiest le partage de l'àme immortelle^ nous 
ne serions que des machines. 

Dans rétat où j'étais, j'avais besoin d'exer- 
cice et de distraction. Je pris le parti de faire 
un petit voyage , et j'amenai toute ma famille 
avec moi. Arrivé à Modène, je fus attaqué 
d'une fluxion de poitrine : tout le monde crai- 
gnait pour Aïoi^ je ne craignais rien. Je m'é- 
tais bien tiré de ma maladie et de ma conva- 
lescence, mais je n'avais pas eu le temps de 
m'amuser. Mes comédiens étaient à Milan; 
j'allai les rejoindre , toujours avec ma femme , 
mon frère et mes deux enfans; je ne craignais 
pas la dépense, mon édition allait au mieux, 
l'argent nie venait de tous les côtés, et l'ar*- 
gent n'a jamais fait longue station chez moi. 

On avait donné à Milan V^Êpottse persane ; 
elle avait eu le même succès qu'à Venise : j'é- 
tais comblé d'éloges, de politesses, de pré- 
sens. Ma santé allait se rétablir, mes vapeurs 
s'étaient dissipées^ je menais une vie déli- 
cieuse; mais te bonheur, ce bien-être, cette 
tranquillité^ ne furent pas de longue durée. 

Les comédiens du théâtre Saint-Luc avaient 
fait l'acquisition d'un excellent acteur appelé 
^ngeleri, qui était de la ville de Milan, et qui 



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lO MKXOIRES 

ayaît un (rere dans la robe^ et des parens très 
eslimés dans la classe de la bourgeoisie. Cet 
homme était vaporeux , et j'avais eu à Venise 
plusieurs conversations avec lui sur les extra- 
vagances de nos vapeurs. Je le rencontre à 
mon arrivée à Milan ; je le trouve pire que 
jamais ; il était combattu par Fenvie de £aiire 
connaître la supériorité de son talent^ et par 
la honte de paraître sur le théâtre de son pays. 
Il souflrait infiniment de voir ses camarades 
applaudis , et de n avoir pas sa part des ap- 
plaudissemens du puMic. Ses vapeurs aug- 
mentaient tous les jours , et les entretiens que 
j'avais avec lui réveillaient les miennes. 

n cède enfin à la violence de son génie; il 
s'expose au public, il joue, il est applaudi, il 
rentre dans la ccAilisse, et tombe mort dans 
l'instant. 

La scène est vide, les acteurs ne paraissent 
point, la nouvelle se répand peu à peu ; elle 
parvient jusqu'à la loge où fêtais. O ciel! An- 
geleri est mort! mon camarade de vapeurs ! 
Je sors comme un forcené ; je vais sans savoir 
oii j'allais. Je me trouve chez moi sans avoir 
vu le chemin que j'avais fait. Tout mon monde 
s'aperçoit de mon agitation , on m'en demande 



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DE GOLDONI. 1 1 

la cause ; je crie à plusieurs reprises , Angeleii 
est mort! et je me jette sur mon lit. 

Ma femme ^ qui me coanaissait^ tâcha de 
me tranquilliser, et me conseilla de me faire 
saigner. Je crois que j'aurais bien fait si j'avais 
suivi son conseil ; mais au milieu des fantômes 
qui m'étouffaient , je reconnaissais ma bêtise , 
et j'étais honteux d'y avoir succombé. Malgré 
la raison que je rappelais à mon secours , la 
révolution avait été si forte dans mon indi- 
vidu y qu'elle me coûta une maladie y et j'eus 
plus de peine à guérir l'esprit que le corps. 

Le docteur Baronio, qui était moil méde- 
cin, après av<Hr employé tous les secours de 
son art y me tint un jour un discours qui me 
guérit totalement. Regardez votre mal, me 
dit-il, comme un enfant qui vient vous atta-^ 
quer une épée nue à la main. Prenez-y garde , 
il ne vous blessera pas; mais si vous lui pré- 
sentez la poitrine, l'enfant vous tuera. 

Je dois à cet apologue ma santé ; je ne l'ai 
jamais oublié. J'en ai eu besoin à tout âge ; ce 
maudit én&nt me menace encore parfois , et 
il me faut faire des efforts pour le désarmer. 

Pendant ma convalescence à Modène, et 
dans les intervalles de mes vapeurs à Milan, 



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12 MEMOinES 

je ne perdis pas de vue mon théâtre. Je revins 
h Venise avec assez de matériaux pour Tannée 
comique 1754, et je fis l'ouverture par une 
pièce intitulée la f^illeggiatura (la Partie de 
Campagne). 

Don Gaspar^ et dona Lavinia sa femme ^ 
sont les maîtres de la maison où se passe la 
scène. Le mari ne se mêle pas des intrigues 
de la société. Il fait bande à part avec les pay- 
sannes de son canton , et s'amuse à faire des 
niches et à courir les champs. 

Dona Florîda , qui est de la partie de dona 
Lavinia y a son sigisbée avec elle, et la mai- 
tresse de la maison a le sien. La jalousie 
s'en mêle; la promenade fournit des rencon- 
tres de hasard, qu'on prend pour des rendez- 
vous. Les amies se brouillent; un mal de 
tète de commande dérange la partie au mi- 
lieu de la belle saison. Les dames partent 
pour la ville, les galans les suivent, et la pièce 
finit. 

Il n'y a point d'intérêt dans cette comédie ; 
mais les détails de la galanterie sont très amu- 
sans, etlesdifférens caractères des personnages 
produisent un comique saillant^ et une critique 
très vraie et très piquante, et la pièce, quoîr 



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DE GOLDONI. l3 

qu'en prose, eut plus de succès que je ne Tau* 
rais imaginé. 

Je voyais cependant qu'il ne fallait pas abu- 
ser de l'indulgence du public, et j'en donnai 
une bientôt en cinq actes et en vers , intitulée 
la Dona forte (la Femme forte). Ce n'est pas 
celle de l'Écriture, mais c'en est une qui pour- 
rait servir d'exemple à bien d'autres. 

La marquise de Montroux s'était mariée par 
obéissance, et avait étoufifé dans son cœur une 
passion innocente. 

Don Fernand^^ bomme aussi fin que mé- 
cbant, devient amoureux de cette dame après 
son mariage ; il n'oublie pas que la marquise 
avait nourri, étant fille, une passion innocente 
pour le comte Ginaldo. Il gagne la femme 
de chambre ; celle-ci introduit le comte dans 
Fappsi^rtement de sa maltresse, et le fourbe 
profité de cette entrevue involontaire, pour 
inspirer de la crainte dans l'âme de la mar- 
quise. Elle méprise ses menaces; le scélérat 
l'accuse d'infidélité à son époux. 

Cette femme innocente est menacée de la 
mort; c'est don Fernand lui-même qui lui an- 
nonce le courroux et le projet de vengeance 
du marquis , lui donne le choix du poignard 



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l4 MEMOIRES 

OU du poison y et kii propose de la sauver, si 
eUe est moins fîère avec lui. La marquise ne 
craint pas la mort y mais elle voit qu une fin 
malheureuse entraînerait la perte de son hon-^ 
neur; elle prend le parti le plus violent, mais 
le seul qui lui reste , et elle se précipite du 
balcon de sa chambre. 

Sa chute est heureuse : elle rencontre Fa- 
brice y le valet de chambre de son époux ; ce 
bon valet sauve sa maltresse chez lui, et fait 
en sorte que don Fernand.s'y rend aussi , et 
tombe dans les filets sans pouvoir s en douter. 
Le marquis est témoin des propositions indi- 
gnes de don Femand ; il reconnaît l'innocence 
de sa femme et l'énormilé du crime du scélé- 
rat; et Fabrice , qui avait prévu les suites d'une 
affaire entre deux gentilshommes, en avait 
prévenu la police : don Fernand est arrêté sur-- 
le-champ par ordre du gouvernement. 

Cette pièce eut beaucoup de succès, et les 
connaisseurs m ont assuré qu'eUe aurait réussi 
aussi bien en prose qu'en vers ; car le fond, la 
marche, l'intrigue, la morale, tout était bon 
à leur avis, et le dénoùment l'emportait sur le 
reste. 

Nous achevâmes lautomne avec la Femtne 



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DE GOLDONI. l5 

forte y et je préparai pour le carnaval; une co- 
médie en prose y dont Fargument ne me pa- 
raissait pas susceptible de vers ; c'était il Vec^ 
chio bizzarro : ce mot bizzarro se prend quel- 
quefois en italien pour capricieux ^ fantasque , 
et même pour extras^agant ^ comme en fran- 
çais; m^is on l'emploie encore plus souvent 
comi:pe synonyme de gai^ amusait ^ brillant; 
et la traduction la plus propr^e pour mon J^ec-- 
chio bizzarro „ c'est V aimable P^ieillard. 

Je m'étais sou venu du Cortesan vénitien que 
j'avais donné quinze ans auparavant au théâtre 
Saint-Samuel, et que le Pantalon Golinetti 
avait rendu avec tant de succès , et j'avais envie 
de composer une pièce dans le même genre 
pour Rubini, qui jouait le Pantalon sur le 
théâtre Saintr-Luc. 

M^is Golinetti étaitun jeune homme , etRu- 
bini avait au moins cinquante ans; et comme 
je voulais l'employer dans cette pièce à visage 
découvert, il fallait adapter le rôle à son âge. 
La pièce tomba de la manière la plus cruelle 
et la plus humiliante pour lui et pour moi ; l'on 
eut de la peine à l'achever, et quand on baissa 
la toile, les sijSlets partaient de tous côtés. 

Je me sauvai bien vite de la salle , pqur évi- 



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] 6 . MEMOIKt:^ 

ter les mauvais complimens; j'allai à la tle-« 
doute. Je me jetai , caché sous mon masque , 
dans la foule qui s'y rassemble à la sortie des 
spectacles , et j'eus le temps et la commodité 
d'entendre les éloges que l'on faisait de moi et 
de ma pièce. 

Je parcourus les salles de jeu , je voyais des 
cercles partout, et partout on parlait de moi. 
Goldoni a fini y disaient les uns ; Goldoni a 
vidé son saCj disaient les autres. Je reconnus 
la voix d'un masque qui parlait du nez^ et qui 
disait tout haut : le portefeuille est épuisé. On 
lui demande quel était le portefeuille dont il 
parlait. Ce sont des manuscrits^ dit-il , qui ont 
fourni à Goldoni tout ce qu'il a fait jusqu'au- 
jourd'hui. 

Je rentre chez moi , je passe la nuit , je 
cherche le moyen de me venger des rieurs ; 
je le trouve enfin , et je commence au lever dif 
isoleil une comédie en cinq actes et en vers , 
intitulée il Festino ( le Bal bourgeois). 

J'envoyais acte par acte au copiste. Les co- 
médiens apprenaient lei;irs rôles à mesurç ; le 
quatorzième jour elle fut affichée , et elle fut 
jouée le quinzième. C'était bien là le cas de 
YdiXiomefacit indignatio versus. 



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1)E GOLDONI. ^ i>j 

Le fond de la pièce est encore un sujet de 
sîgîsbéature. Un mari force sa îfemme à donner 
un bal à sa sigisbée.* Je ménageai dans un salon 
contigç à celui de la danse , une assemblée de 
danseurs Êitigués. 

Je fais tomber la conversation sur le f^ec" 
chio bizzarro.Je fais répéter tous les propos 
ridicules que j avais entendus a la redoute ; je 
fais parler les personnages pour et contre, et 
ma défense est approuvée par les applaudisse- 
mens du public 

On voyait que Goldonî nWit t)as fini, que 
son sac n'était pas vidé , que son portefeuille 
n'était pas épuisée 

Écoutez-moi , mes confrères : îl n'y a d'au- 
tre moyen pour nous venger du public, que 
de le forcer à nous applaudir. 

Au milieu de mes occupations journalières 
je ne perdis pas de vue l'impression de mes 
œuvres : j'avais publié dans mon édition de 
Florence les pièces que j'avais composées 
pour les théâtres Saint-Samuel et Saint-Ange. 
Je commençai à envoyer à la presse les pro- 
ductions des deux prennères années de mon 
nouvel engagement avec celui de Saint-Luc. 

Ce fut le libraire Pitteri de Venise qui se 



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X& HÉMOIHES 

chargea, pour son compté, de cette édition 
îjcx-8**, sous le titre de Nous^eau Théâtre de 
M. Goldoni. Je fournis assez dé niatëriaux 
pour un travail de six mois, et j'allai rejoin- 
dre mes comédiens , qui étaient allés passer le 
printemps à Bologne. 

Arrivé au pont de Lago-Scuro , à une lieue 
de Ferrare, où l'on paie les droits de douane, 
j'avais oublié dç faire visiter mon coffre, et 
ie fus arrêté à la sortie du bourg. 

J'avais une petite provision de chocolat, de 
café et de bougies. Cétait dé la contrebande ; 
tout devait être confisqué. 11 y avait un« 
amende considérable à payer, et dans l'état 
de l'Église, les publicains ne sont pas aisés. 

Le commis ambulant , qui avait des sbire9 
avec lui , trouve , en fouillant dans mon coffre^ 
quelques volumes de mes comédies; il en fait 
l'éloge : ces pièces faisaient ses déliées; il y 
jouait lui-même dans sa société : je me nomme, 
et le commis enchanté, surprix, amadoué > 
me fait tout espérer. 

S'il eût été seul , il m'aurait laissé p^ûr 
sur-le-champ , inai$ les gs^rdes n'auraient pas 
consenti de perdre leur$ droits. Le commis 
fit rechajsger la tn^Hq, çt me fit revenir à la 



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DB GOtDONi. tg 

douane du pont. Lé directeur des fermes ny 
était pas; mon protecteur alla le chercher lui^ 
Bdême à Fërrare : il revint au bout de trois 
heures y et apporta avec lui Tordre de ma \i^ 
berté ^ moyennant quelque petit argent pour 
les droits de mes provisions : je voulais rë^ 
compenser Iç commis du service qu'il m'avait 
rendu ; il refusa deux sequins que je le priai9 
d'accepter, et même mon chocolat que je vou-> 
lais partager avec lui. 

Je ne fis donc que le remercier , que l'ad** 
miirer ; j'écrivis son nom dans mes tablettes; 
je lui promis un exemplaire de ma nou-» 
velle édition : il accepta mon offre avec re- 
connaissance ; je remontai dans ma chaise^ 
je repris ma route , et j'arrivai le soir à Bo- 
logne. 

C'est dans cette ville , la mère des sciences ^ 
et l'Athènes de l'Italie, qu'on s'était plaint,, 
quelques années auparavant, de ce que ma 
réforme tendait à la suppression des quatre 
masques de la comédie italienne. 

Les Bolonais tenaient plus que les autres 
a ce genre de comédie. 11 y avait parmi eux 
des gens de mérite qui se plaisaient à compo- 
ser des pièces à canevas, et des citoyens trèa 



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tlù ttEMOIRËS 

habiles les jouaient fort bien , et faisaient les 
délices de leur pays. 

Les amateurs de l'ancienne comédie voyant 
que la nouvelle faisait des progrès si rapides ^ 
criaient partout qu'il était indigne à un Italien 
de porter atteinte à un genre de comédie dans 
lequel l'Italie s'était distinguée, et qu'aucune 
nation n'avait su imiter. 

Mais ce qui faisait encore plus d'impression 
dans les esprits révoltés , c'était la suppression 
dès masques que mon système paraissait me- 
nacer : on disait que ces personnages avaient, 
pendant deux siècles, amusé l'Italie, et qu'il 
ne fallait pas la priver d'un comique qu'elle 
avait créé et qu'elle avait si bien soutenu. 

Avant d'exposer ce que je pensais à cet 
égard , je crois que mon lecteur ne me saura 
pas mauvais gré de Tentretenir , pendant quel- 
ques minutes, de l'origine, de l'emploi, et 
des effets de ces quatre masques. 

La. comédie, qui a été de tout temps lef^ 
spectacle favori des nations policées, avait 
subi le sort des arts et des sciences, et avait 
été engloutie dans les ruines de l'empire, et 
dans la décadence des lettres. Le germe de la 
comédie p'étaitpas cependant tout-à-£3tit éteint 



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DE GOU>0»I. ai 

dans le sein fécond des Italiens. Les premiers 
qui travaillèrent pour le faire revivre, ne 
trouvant pas dans un siècle d'ignorance des 
écrivains habiles , eurent la hardiesse de com- 
poser des plans , de les partager en actes et 
en scènes, et de débiter, à l'iniproniptu, les 
propos, les pensées et les plaisanteries qu'ils 
avaient concertés entre eux. Ceux qui savaient 
lire (et ce n'était pas les grands ni les riches), 
trouvèrent que dans les comédies de Plaute et 
de ïérence il y avait toujours des pères dupés, 
des fils débauchés, des filles amoureuses, des 
valets fripons , des servantes corrompues ; 
et , parcourant les dififérens cantons de l'Italie , 
prirent les pères à Venise et à Bologne , les 
valets à Bergame , les amoureux , les amou- 
reuses et les soubrettes dans les états de Rome 
et de la Toscane. 

Il ne faut pas s'attendre à des preuves écrites, 
puisqu'il s'agit d'un temps où l'on n'écrivait 
point; mais voici comme je prouve mon as- 
sertion : le Pantalon a toujours été Vénitien, 
le Docteur a toujours été Bolonais , le Bri- 
ghella et l'Arlequin ont toujours été Berga- 
masques; c'est donc dans ces endroits que les 
histrions prirent les personnages comiques 



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m MÉMOIRES 

que l'on appeUe les quatre masques de la co- 
médie italienne. 

Ce que je viens de dire n'est pas tout-à-fait 
de mon imagination : j'ai un manuscrit du 
quinzième siècle très bien conservé^ et relié 
en parchemin, contenant cent vingt sujets ou 
canevas de pièces italiennes , que l'on appelle 
comédies de Fart> et dont la base fondamen- 
tale du comique est toujours Pantalon , négo- 
ciant de Venise; le Docteur, jurisconsulte de 
Bologne; Brighella et Arlequin, valets berga- 
masques. Le premier, adroit; et l'autre, ba- 
lourd. Leur ancienneté et leur existence per^ 
manente prouvent leur origine. 

A l'égard de leur emploi, le Pantalon et le 
Docteur, que les Italiens appellent les deux 
vieillards , représentent les rôles de pères et 
les autres rôles à manteau. 

Le premier est. un négociant,^ parce que 
Venise était, dans ces anciens temps, le pays 
qui faisait le commerce le plus riche et le plus 
étendu de l'Italie. Il a toujours conservé l'an-i- 
cien costume vénitien ; la robe noire et le bon- 
net de laine sont encore en usage à Venise, et 
le gilet rouge et la culotte coupée en caleçons, 
les bas rougis et les, pantoufles, représen^ 



I 

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D^ 60Ll)OKl. 23 

teni au nattirél rhabillemetit d^s premiers 
habitans des lagunes adriatiques ; et la barbe , 
qui faisait la pâture des hommes dans ces siè- 
cles reculés , à été chargée et ridiculisée dans 
les derniers temps. 

Le second vieillard^ appelé le Docteur, à 
été pris dans la classe des gens de loi , poujr 
opposer l'homme instruit à l'homme commer- 
çant , et on l'a choisi Bolonais > parce qu^il 
existait dans cette ville une université qui , 
malgré l'ignorance du teti^ ^ conservait tou-^ 
jours les charges et les émolumens des pro«- 
fesseûrs. 

L'habillement du Docteur côn^rve Tancieft 
costume de l'univer^té et du barreau de Bô-^ 
logne , qui est à peu près le même aujour^ 
d'hui; et le masque singulier qui lui couvre It 
front et le nez^ a été imaginé d après une ta* 
che de vin qui défontiait le visage d'uû juris*- 
consulte de ce temps-là. C'est une tradition 
qui existe parmi les amateurs de la comédit 
de l'art. 

Le Brighella et l'Arlequin^ appelés en Italie 
les deux Zani^ ont été pris à Bergame , parce 
que le premier étant extrêmement adroit, éX 
le second complètement balourd^, il u y a qui 



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^4/ . MÉMOIRES. 

là OÙ l'on trouve ees deux extrêroes. dans la 
classe du peuple^ . 

, Brighella représente un valet. intrigant^ 
fourbe, fripon. Son babit est une espèce de 
livrée , son masque basané marque en charge 
.la couleur des habitans de ces hautes monta- 
giîes bru;lées par l'ardeur du soleiL 

Il y a des i^romédiens de cet emploi qui ont 
pris le nom de Fenocchio^ de Fiqueto, de 
Scapin;: mais c'est toujours le m^me valet et 
le même bergamasque.. 

Les arlequins prei^nent aussi d'autres nom^* 
Il y a des Tracagnins ^ des Triijfaldins y des 
furradeUns yàfà% Mezzetins y mais toujours les 
menées balourds et les mêmes bergamasques: 
leur habiDement représente celui d'un pauvre 
diable qui ramasse les pièces qu'il trouve de 
différentes étoffes et de difierenles couleurs 
.pour raccommoder son habit ; son chapeait 
^répond à sa mendicité^ et la queue de lièvre 
qui en fait l'ornement est encore aujourd'hui 
la parure ordinaire des paysans de Bergame^ 

Je crois avoir ^ssez démontré l'origine et 
l'emploi des quatre masques de la comédie 
italienne; il me reste à parler des effets qui eA 
résultent^ 



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DB G0LDO9I. '^5 

l»e masque doit toujours faire beaucoup de 
fort à Faction de Facteur^ soit dans la joie, 
sôit dans le chagrin; qu'il soit amoureux, fa- 
rouche ou plaisant, c'est toujours le même 
cuir qui se montre; et il a beau gesticuler et 
cbanger de ton, il ne fera jamais connaître, 
par les traits du visage qui sont les interprètes 
du cœur , ïes différentes passions dont son âme 
est agitée. 

Les masques chea les Grecs et les Romains 
étaient des espèces de porte-voix qui avaient 
été imaginés pour faire entendre les person- 
nages dans la vasle étendue des amphithéâtres. 
Les passions et les sentimens n'étaient pas 
portés dans ce temps-là au point de délica- 
tesse que l'on exige actuellement; on veut 
aujourd'hui que l'acteur ait de l'âme, et l'âme 
sous le masque est comme le feu sous les 
cendres. 

Voilà pourquoi j'avais formé le projet de 
réformer les masques de la comédie italienne , 
et de remplacer les farces par dés comédies. 

Mais les plaintes allaient toujours en aug- 
mentant : les deux partis devenaient dégoû- 
tants pour moi, et je tâchai de contenter les 
uns et les autres : je me soumis à produire 



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A I 



a6 MÉMOIRE^ 

quelques pièces à canevas, sans cesser de 
donner mes comédies de caractère. Je fis tra«- 
vaîUer les masques dans les premières , j'em*- 
ployai le comique noble et intéressant dans 
les autres; chacun prenait sa part de plaisir ; 
et avec le temps et de la patience , je les mis 
tous d accord, et j'eus la satis&ction de me 
voir autorisé à suivre mon goût , qui devint , 
au bout de quelques années, le goût le plus 
général et le plus suivi en Italie. 

Je pardonnais aux partisans des comédiens à 
masques les griefs dont ils m'avaient chargé ; 
ce qui me choquait davantage, c'était des 
personnages qualifiés qui criaient vengeance 
contre moi, parce que j'avais ridiculisé Im 
sigisbéature, et n'avais pas ménagé la no- 
blesse. 

Je n'avais pasenvie de m'excuser à cet égard, 
et encore moins de me corriger; mais je fai* 
Bais trop de cas du suffrage des Bolonais pour 
ne pas tâcher de convertir les mécontens , et 
de mériter leur estime. 

J'imaginai une comédie dont l'argument 
tétait digne d'un pays où les arts, les sciences 
et la littérature étaient plus que partout ail-- 
leurs géaéralement cultivés. 



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DE GOIDOSII. 27 

Je pris pour «ujet dé ma pièce ^ Tereoce 
TAfricain y comme j'avais fait quelques années 
auparavant du Térence français. 

Cette comédie est une de mes favorites; 
elle me coûta beaucoup de peine , elle me pro- 
cura beaucoup de satisfaction , elle mérita 
réloge général des Bolonais : pourrais-je lui 
refuser la préférence? 

Je vais rendre compte de ma fille bien**- 
aimée. 

La scène se passe dans une salle du palais 
de Lucain. Un personnage en brodequin pa-^ 
ralt tout seul sur la scène ; il s'annonce pour 
le Prologue ; il donne des notices préliminaires 
pour l'intelligence d'un ouvrage qui s'éloigne 
de deux mille ans de nos mœurs et de nos 
usages : il parle de Faction principale ^ des 
épisodes, des caractères, de la critique et de 
la morale de la pièce, a Vous direz , messieurs , 
4c continue le Prologue , que c'est de nos 
« m€eurs , de nos vices et de nos ridicules que 
« la comédie doit s'occuper : vous avez raison , 
« mais on peut quelquefois employer les morts 
if pour corriger les vivans. Vous verrez Tadu^ 
(c lateur impudent, le parasite indiscret, l'eu- 
« nuque insolent; ce sont des originaux de 



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!:i8 M^MOIRCS 

<r raucien temps dont on rencontre dansootre 
K siècle des copies très ressemblantes et mul- 
(( tipliées. » 

Le Prologue parle ensuite du caractère de 
Livie qui, subjuguée par le mérite de.Té*- 
rence, fait des efforts inutiles pour- soutenir 
l'orgueil des héroïnes romaines. 

Le Prologue finit par demander au nom de 
Fauteur l'indulgence du public. 

Au premier acte^ Lucain ouvre la scène , 
suivi par Damon, eunuque et son esclave; 
celui-ci se plaint à son maître de ce que Té- 
rence, esclave comme lui, nest réservé que 
pour faire rire le public. 
/ Damon sort, Lélius vient complimenter 
Lucain sûr les succès de Térence, et demande 
de la part des édiles la liberté de cet esclave 
africain, qui mérite les honneurs et les droits 
des citoyens romains. 

: Lucain promet l'affranchissement de Té- 
îrence, mais Lelius demande, au nom de 
l'auteur comique., la permission d'épouser 
Oreuse, jeune Grecque : Lucain aime passion^ 
nément son esclave, et c'est à condition que 
Térence renoncera aux amours de Creiise^ 
qu'il peut se flatter de jouir de sa liberté. 



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DE GOLI^NI^ ag. 

Le poète amoureux est prêt à renoncer aux. 
honneurs en faveur de l'amour. 

Creuse parait inquiète, eflFraye'e. Lucain, 
dit-elle, Ta regardé d'un air menaçant; elle 
apprend de Térence que leur passion n'est 
plus un mystère ; elïe demande d'étreepousée 
en secret : Tërence ne poulrrait pas surmonter 
sa passion, si elle était à lui. Crejise craint par 
ce refus ce qu'elle a toujours soupçonné. Livie , 
fille de Lucain, les surprend, et renvoie Creiise 
brusquement. 

La scène qui suit entre Livie et Térence est* 
vraiment comique ; le poète joue de la ma- 
nière la plus décence et la plus artificfeuse 
l'orgueil de la dame romaine : Térence met 
Livie dans l'embarras : il la quitte comme un 
bomme qui a pour, elle de l'admiration , du 

respect , et n ose pas en dire davantage : 

Livie souffre le combat de l'an^our et de la 
fierté*. 

Au second acte, Fabius Tadukiteur^ et 
Lisca le parasite, viennent ensemble faire leur* 
cour à Lucain : leur conversation tombe sur 
Térence ; c'est à leur avis un homme heureux, 
sans talent et sans mérite : il a copié Menandre. 
Lucain parait; les éloges abondent; c'est le- 



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'io ^ MÉMOIRES 

père du peuple, cest la gloire du sénat : Té- 
rence est Thonneur de Rome, et les mauvais 
sujets s'en vont très contens d'avoir vu sourire 
un de ces pères conscrits qui faisaient trembler 
l'univers* 

Lucain fait venir Creuse ; Creiise a assez de 
courage pour se faire une gloire de sa sincérité. 

Damon vient annoncer à son maître que le 
sénat l'appelle ; il part à l'instant : l'euiluque 
veut badiner grossièrement avec Creiise; elle 
le méprise , elle l'appelle méchant; \\x\ grecque; 
dile ajoute , scélérat y et lui toujours grecque. 
Creuse irritée , lui demande ce qu'il entend 
dire par le mot grecque; ce mot , dit Damon y 
renferme tout le mal qu'on peut dire d'une 
créature humaine. 

Livie arrive, Éait partir l'esclave, donne à 
<]reiise un dessin à broder pour en faire un 
tableau en tapisserie , et lui ordonne de ne pas 
sortir de sa chambre que l'ouvrage ne soit fini. 

Creiise examine le dessin ; elle reconnaît sa 
f^ure, celle de Térence, celle de Lucain, et 
un licteur qui , les verges à la main , menace 
les deux esclaves. Livie demande d'un air 
malin , si Creiise est contente du tableau ; celle* 
ci répond, sans se démonter, qu'il y manque. 



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DEGOLDOm. 3l 

pour te fendre parfait, une figure dé femme 
habillée à la romaine qui solKcîte la punition 
de deux innocens malheureux. 

Térence survient; ce dessin joue toujoursi 
9on rôle , et le poète comique profite de tout 
pour se moquer de Livie^ et pour encouragei: 
la jeune Grecque à mépriser les menaces de 
leur ennemie.; 

Au troisième acte » Damon , toujours en<« 
TÎeux, toujours ennemi de Térence, consulta 
Liscà sur les moyens de satisfaire sa haine. Le 
parasite lui dit que pour humilier Térence, il 
faudrait faire une pièce dans la manière de 
Flaute : Damon ne connaît ni Plaute ni ses 
comédies. Lisca s'engage à trayailler pour Da« 
mon. Fabius arrive, et fait part à Lisca et à Da*- 
inon du bonheur de Térence , à qui les édiles 
venaient d'accorder en plein sénat une gratis 
Êcation de cent mille nummi ( 5o,ooo liv. ) , 
pour le récompenser de sa comédie de tEw^ 
nuque; tous les trois se récrient contre Vin- 
justice des Romains. Térence survient; on 
l'accable déloges et de complimens; le poète 
les connaît , les méprise et les quitte. Fabius 
et Lisca, pour se venger de Térence, l'accu- 
lent devant Lucain d'a:voir poussé son audace 



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^ MÉMOIRES 

jusqu'à des prétentions sur le cœur de Li vie ; 
Lucain n'en paraît pas (achë. Térence, dit-il , 
va devenir citoyen romain ; ce titre lui donne 
le droit de prétendre aux honneurs de la ré- 
publique; son talent et sa réputation doivent 
le mettre dans le cas d'aspirer aux alliances les 
plus respectables. 

Lucain fait venir sa fille : voilà encore une 
scène dans le genre de celles de Térence. Livie 
soutient vis-à-vis de son père l'orgueil de son 
sexe et de sa naissance; elle connaît la distance 
immense entre elle et Térence. Lucain ne veut 
pas la forcer, il la laisse libre dans le choix d'un 
époux. Livie vante parmi ses vertus une sou« 
mission ayeugle aux volontés de son père , et 
ne le voyant pas décidé , elle finit par le prier 
de lui fournir Toccasion de donner au public 
on témoignage de son <rf>éissance. 
. Lucain se flatte que Térence ne refusera pas 
l'honneur de devenir son gendre : et ce n'est 
qu'à l'arrivée de Creuse qu'il reconnaît son 
erreur. 

Lucain y outré de la résistance de la jeune 
Grecque, lui annonce que Térence va changer 
d elat, qu'il doit épouser Livie , et qu'il ne lui 
reste que du mépris pour une Grecque et pour 



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DE GOLDONI. 33 

une esclave ; il s'adresse à Térénce pour qu'il 
confirme cette vérité; le poète est embarrassé : 
il se tire d'aflàîre, en disant, dans un sens équi- 
voque , qull faut respecter tout ce qui sort de 
la bouche d'un sénateur romain. 

Au quairième acte, Térence^ au milieu des 
honneurs et des présens dont il est comblé, 
ne peut pas être heureux , s'il ne partage les 
faveurs du sort avec la maîtresse de son cœur. 

Damon annonce un Grec à barbe grise qui 
voudrait parler à Lucain, et fait entrer l'A- 
thénien. 

Cri ton se plaint , en entrant, du mépris des 
Romains pour les étrangers ; Térence gagne 
la confiance d,u vieillard en s'annonçant pour 
esclave et pour Africain , et encore plus lors- 
que Criton reconnaît en Térence cet auteur 
qui fait revivre parmi les Romains le nom et 
la gloire du poète Ménandrej de propos en 
propos Criton déclare qu'il est le grand-père 
de Creiise. 

Térence est enchanté de cette rencontre; il 
interroge le Grec sur son état, sur ses aven-- 
tures et sur ses desseins. 

Criton fait le récit de ses malheurs et de 
ceux de Creiise; elle a été vendue à Lucain 
n. 3 



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34 MÉMOIRES 

par un marchand d esclaves, nommé Lysan-- 
dre, de Thrace, pour la somme de deux mille 
sesterces , à condition de la rendre pour le 
même prix, mais uniquement à celui qui la- 
vait vendue* 

Le marchand de Thrace était mort, et Cri- 
. ton qui avait tout perdu dans un naufrage qu^il 
venait d'essnjer, n'avait sauvé que le contrat, 
signé de la main de Lucain. 

Térence offre le prix du rachat de Creiise , 
et engage le Grec à soutenir le personnage de 
Lysandre; Lucain ne peut, sans commettre 
une injustice \ refuser de rendre la jeune Grec- 
que. Il n'est pas fâché d'avoir accordé la liberté 
à Creiise; si ses parens la réclament, il se 
flatte de les gagner; il les comblera de bien- 
faits; il mariera Creiise à un de ses cliens; 
elle ne sortira pas de Rome^ il l'aura toujours 
auprès de lui. 

Au cinquième acte, Damon, à la tête des 
esclaves de son maître, fait arranger des sièges 
pour le préteur de Rome et pour sa suite, qui 
doivent se rassembler chez Lucain pour la 
manumission de Térence. A la scène Vi parait 
le préteur de Rome, et la cérémonie de la ma- 
numission se fait dans la manière usitée. 



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( 

DE GOLDONI, 35 

Il s'agit à la iSn de la pièce des amours de 
Térence et de Creiise : Lucaia cède ses pré- 
tentions , et fait le sacrifice en entier en faveur 
de son affranchie. Livie cache son dépit sous 
l'apparence d'un héroïsme forcé, et Térence 
jouit complètement du fruit de son talent et 
^de son mérite. 

Content du succès de mon Térence, je re- 
vins à Venise, et j'allai passer le reste de l'été 
à Bagnoli, superbe terre dans le district de 
Padoue, qui appartient au comte Widiman, 
noble Vénitien et.feudataire dans les états im- 
périaux. 

Ce seigneur riche et généreux amenait tou- 
jours avec lui une société nombreuse et choisie ; 
.on y jouait la comédie; il y jouait lui-même; 
et tout sérieux qu'il était , il n'y avait pas d'ar- 
lequin plus gai, plus leste que lui. Il avait étu-> 
dié Sacchi et l'imitait à ravir. 

Je fournissais de petits canevas ; mais je n'a- 
vais jamais osé y jouer. Des dames qui étaient 
de la partie m'obligèrent à me charger d'uu 
rôle d'amoureux; je les contentai, et elles eu- 
rent de quoi rire et de quoi s'amuser à me$ 
dépens. 

J'en étais piqué ; j'ébauchai le jour suivant 



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36 MÉMOIRES 

une petite pièce intitulée la Foire ^ et, au lieu 
d'un rôle pour moi, j'en fis quatre; un char- 
latan, un escamoteur, un directeur de spec- 
tacle , et un marchand de chansons. 

Je contrefaisais dans les trois premiers per- 
sonnages les bateleurs de la place Saint^M arc > 
et je débitais, sous le masque du quatrième, 
des couplets allégoriques et critiques , finissant 
par la complainte de l'auteur sur ce qu'on s'é- 
tait moqué de lui. « 

La plaisanterie fut trouvée bonne, et me 
voilà vengé à ma manière, 

A la fin du mois de septembre je quittai la 
compagnie de Bagnoli, et je me rendis chez 
moi pour assister à l'ouverture de mon théâtre. 

Nous donnâmes pour première nouveauté, 
il Cavalière Giocondo ( le chevalier Joconde ) , 
pièce que j'aurais oubliée peut-être, si je ne 
l'avais pas vue imprimée malgré moi dan§ l'é- 
dition de Turin; elle n'était pas tombée à son 
début, elle était envers, elle n'avait déplu à 
perjsonne; mais c'était moi qui en étais dé- 
goûté. 

Le fond de la pièce n'est rien. C'est un sot 
appelé Joconde , que l'on nommait chevalier 
par plaisanterie, et qui en avait conservé le 



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DE GOLDONl. 37 

nom avec prétention . 11 se croit voyageur pour 
avoir parcouru la Lombardie trente lieues à 
la ronde. 

Laissons là cette pauvre malheureuse pièce 
dont quelqu'un m'appellera peut-être père dé* 
nature; maisje parlerais de mes en fans, sijen 
avais , comme je parle des productions de mon 
esprit. 

Après cette pièce en vers, j'en donnai une 
qui, malgré le désavantage de la prose, fit 
beaucoup de plaisir et eut beaucoup de succès. 
En donnant l'extrait d'une comédie intitulée 
la Partie de campagne, j'ai dit que j'avais 
trois autres pièces sur le même sujet, et en 
voici les titres. 

Le Smanie délia villeggiatura (la Manie 
de la campagne); le Avs^enture délia cam-- 
pagna (les Aventures de la campagne), et 
il Ritomo délia campagna (le Retour de la 
campagne ). 

C'est en Italie, et à Venise principalement, 
que cette manie, ces aventnïres et ces regrets 
fournissent des ridicules dignes de la coniédie. 

On n'aura peut-être pas eii France une idée 
de ce fanatisme ^ qui fait de la campagne une 
affaire de luxe plutôt qu'une partie de plaisir^ 



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38 MEMOIRES 

J'ai vu cependant , depuis que je suis a Paris,- 
des gens qui , sans avoir un pouce de terre à 
cultiver, entretiennent, à grands frais, des 
maisons de campagne , et s y ruinent aussi-bien 
que les Italiens; et ma pièce, en donnant une 
idée de la folie de mes compatriotes, pourrait 
dire, en passant, qu'on se dérange partout, 
lorsque les fortunes médiocres veulent se met- 
tre au niveau des opulentes. 

Analysons la Maniede la campagne, comé- 
die en trois actes et en prose. 

M. Philippe, homme d'un certain âge, fort 
gai^ fort aimable, fort libéral, aime à parta- 
ger la jouissance de sa fortune avec ses amis. 

Il a une maison de campagne à Montenero , 
a quelques lieues de Livourne ; il y va passer 
la belle saison avec mademoiselle Jacinthe, sa 
fîUe ; il amène ses parens, ses amis avec lui , 
reçoit beaucoup de monde , et tient table 
ouverte sans se gêner, et sans déranger ses 
affaires. 

M- Léonard , qui, avec une fortune modi- 
que, a la prétention dé iSgurer autant que les 
autres , a loué une maison à Montenero près 
de celle de M. Philippe , et veut tenir tête à 
son voisin. Il a un oncle fort vieux et fort riche j 



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DE GOLDONI. 39 

Ififs biens de loncle payeront les dettes du 
neveu. 

Mademoiselle Victoire , sœur de Léonard , 
fait aussi ses préparatifs pour Montenero : elle 
a quatre ouvrières qui travaillent chez elle , et 
attend, avec impatience, une robe à la nou- 
velle mode f que l'on appelait du mot français 
mariage/ c'étaient deux rubans de difTérens 
couleurs entrelacés, et appliqués sur une étoffe 
tout unie : Fart du tailleur était de varier les 
couleurs, et de les assortir. 

Mademoiselle Victoire savait que sa voisine 
devait paraître à la campagne avec le mariage : 
elle veut enavoir un, et son tailleur, à qui elle 
doit beaucoup, n'est pas disposé à la satisfaire; 
c'jest une affaire pour elle de la plus grande 
conséquence ; elle prie son frère de difïërer le 
départ; celui-ci ne le peut pas ; il s'est engagé 
à partir avec Jacinthe qu'il aime , qui est riche , 
et qu'il se flatte d'épouser. 

Jacinthe n'aime pas Léonard passionné- 
ment ; cependant elle ne le méprise point. Il 
y a un jeune homme de bonne famille, appelé 
Guillaume , très poli , très honnête, mais très 
fin et très adroit ; il aime Jacinthe , il aspire k 
la posséder y et sait cacher sa flamme et ses 



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4o MEMOIRES 

vues; il gagne l'amitié du père, et céluî-cî Feu* 
gage de la partie, et lui oflre une place dans sa 
voiture. 

Léonard qui était -prié de même par Phi- 
lippe, et qui aurait dû faire le quatrième, est 
jaloux de Guillaume , et refuse de se rencon- 
trer avec lui ; il s'excuse , il recule son voyage , 
et croit que sa sœur en sera contente à cause 
de son mariage manqué : point du tout , le /wa- 
riage est fait ; elle est prête à partir , et la nou- 
velle du voyage suspendu la met en fureur. 

On lui fait croire que J;^cinthe n'ira pas non 
plus à la campagne;, et elle se propose d'aller 
la voir pour s'assurer si ce mariage tant vanté 
est plus beau que le sien. 

Léonard va trouver un homme de sa con- 
naissance, Fulgence, très lié avec M. Philippe: 
il lui fait part de son inclination pour Jacinthe, 
le prie d'en parler au père ; £t lui confie en 
même temps sa jalousie. Philippe amène à la 
campagne Guillaume ; cela n'est pas bien , le 
monde en murmure, et le prétendant y re- 
noncera. 

Philippe trouve que son ami a raison , lui 
promet d'éloigner Guillaume pour toujours de 
sa société , et le renvoie content : ce père faible 



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DE GOLBONI. l[l 

en parle à sa fille; elle n'aime pas Guillaume; 
mais sapercevant que cette exclusion est l'ou- 
vrage de Léonard, elle veut soutenir la ga- 
geure; Philippe croit sa fille; il la trouve hon- 
nête, raisonnable, et le jeune homme ne sera 
pas congédié. 

Ces changemens dans l'esprit de Phih'ppe en 
causent bien d'autres dans la maison de Léo- 
nard. Celui-ci, d'après l'assurance de Fulgence 
que Guillaume devait être renvoyé, se décide 
à partir pour Montenero, et mademoiselle 
Victoire est contente. Léonard apprend par 
la suite que son rival doit y aller; il change 
d'avis, il ne veut plus partir, et sa soeur en 
est désolée. 

Cette demoiselle , embarrassée , choquée 
d'entendre dire tantôt oui, tantôt non, prend 
le parti d'aller elle-même revoir Jacinthe, sa 
chère amie^ qu^elle ne peut souffrir : elle y va, 
et la scène est plaisante ; c'est un tableau d'a- 
près nature de la jalousie des femmes, et de 
la haine déguisée. 

Vers la fin du dernier acte, Fulgence re- 
vient chez son ami Philippe ; il a la permis- 
sion de nommer le prétendant à la fille : c'est • 
Léonard. Philippe qui ne connaît pas les dé- 



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4^ MÉMOIRES 

rangemens de soa voisin, y consent, et se 
propose d'en parler à Jacinthe. Fulgence fait 
ressouvenir le père, que c'est toujours à con- 
dition que Guillaume ne soit plus de la société; 
mais Guillaume était justement dans l'appar- 
tement de sa fille, et devait partir avec eux. 
Ce jeune homme parait un moment après. 
Léonard survient, il rencontre Guillaume. Les 
propos qui se tiennent de part et d'autre atti- 
rent la curiosité de Jacinthe. Elle arrive, elle 
fait taire tout le monde , elle plaide sa cause, 
elle gagne son procès. 

Philippe est enchanté de l'esprit et de l'é- 
nergie du discours de sa fille. Léonard qui est 
amoureux , et n'en sait pas autant que sa mal- 
tresse, trouve qu'elle a raison , et la laisse l'ar- 
bitre de ses volontés. Fulgence dit à part que 
s'il était jeune, il n'épouserait pas Jacinthe, 
eût-elle même un million en dot. 

Guillaume arrive; les chevaux^sont prêts; 
la partie tient, tout le monde va partir ; il n'y 
a qu'un petit changement proposé par Jacin- 
the; Léonard ira avec elle et son père; une 
vieille tante et Guillaume iront avec made- 
moiselle Victoire et sa femme de chambre. 
Ce jeune homme était trop adroit pour seùr 



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DE GOLDONl. 4^ 

cher de l'échange; il savait souffrir, il attendait 
le moipent favorable; il le trouva à la cam- 
pagne, et sut le saisir. 

C'est le sujet principal de la seconde pièce. 

La suite de la Manie de campagne que je 
donnai une année après la première , est in- 
titulée les Jli^entures de la campagne; dans 
laquelle parmi les ris et les jeux et les agré- 
mens , toujours coûteux et toujours variés, je 
tâche de critiquer la folie de la dissipation, et 
les dangers d'une liberté sans bornes. 

Les mêmes personnages de la première 
pièce, hors le vieux Fulgence, interviennent 
dans cette seconde : il y en a sept autres, sa- 
voir, madame Sabina, vieille tante de made- 
moiselle Jacinthe; madame Constance , et Ro- 
siuesa fille, voisines de Philippe et de Léonard ; 
un jeune homme appelé Antoinet , fils du mé- 
decin du village, qui se rend par son imbécillité 
le ridicule du pays. 

Je n'ai pas parlé dans la première pièce d'un 
autre personnage original et comique qui pa- 
raît de même dans celle-ci; c'est- un parasite 
qui va s'établir dans les maisons de campagne, 
tantôt chez les uns, tantôt ch^z' les autres : 
un de ces intrigaus qui 3e mêlent de tout, qui 



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44 MÉMOIBCS 

amusent la société, qui flattent les maîtres et 
tourmentent les domestiques. 

Ce sont les gens de Philippe, ceux de ses 
hôtes, et ceux de ses voisins qui ouvrent la 
scène. Brigite , la femme de chambre de Ja- 
cinthe, donne a déjeuner à ses camarades, et 
les régale de vins, de chocolat, de café, de 
biscuits : on cause de ses maîtres; on en dit du 
mal comme à Fordinaire; et les domestiques 
étrangers offrent à déjeuner cheveux chacun à 
leur tour. Il n'y a presque rien de bien intéres- 
sant dans le premier acte : on commence à s'in- 
téresser à l'ouverture du second ; c'est Jacinthe 
qui parait triste, rêveuse. Guillaume, ce jeune 
homme si sage, si honnête, pour lequel elle 
avait la considération que ses mœurs et sa 
conduite paraissaient mériter, sans avoir ja- 
mais senti aucun attachement, aucune incli- 
nation pour. lui; cet homme qu'elle n'avait 
engagé à être de la partie, que pour surmonter 
les obstacles inquiétans et ridicules de Léo- 
nard; cet homme enfin, avec sa douceur, avec 
son assiduité, profitant des circonstances, du 
lieu , du temps , de la liberté , avait su si bien 
s'insinûèr dans son cœur, qu'elle brûle d'une 
flamme qui la dévore, et qui doit la conduire 



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^ DE GOLDONI. 4^ 

au* tombeau. Toute la société croit Guillaume 
amoureux de mademoiselle Victoire." Jacinthe 
a donné sa parole, a signé le contrat, elle 
est prête à mourir plutôt que de manquer à 
son devoir. 

Dans le courant de la pièce, Jacinthe tache 
d'éviter Guillaume; mais le jeune homme qui 
la connaît, la suit partout. La demoiseUe 
quitte la société après le dîner, et va seule dans 
un bosquet pour y pleurer en liberté. 

Guillaume va la rejoindre, et profite de 
l'occasion pour lui parler d'une manière déci- 
sive. Il lui demande s'il doit vivre ou s'il doit 
mourir. Vous devez faire votre devoir, dit 
Jacinthe; l'épouse de Léonard ne peut pas 
vous écouter davantage, et mademoiselle Vic- 
toire n'est pas faite pour être trompée. 

Léonard les surprend : il demande raison.de 
leur tête-à-tête j Guillaume se voit compromis; 
Jacinthe ne manque pas de présence d'esprit. 
Mademoiselle Victoire, dit-elle, est le sujet.de 
notre entretien; Guillaume en est amoureux; 
il aspire à devenir son époux , et s'adressait à 
la prétendue du frère pour en obtenir: l'agré- 
ment. Le jeune homme ne peut pas reculer 
sans danger; il est forcé de confirmer Tasser- 



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46 MÉMOIRES 

lion de Jacinthe ; Léonard n'en est pas la dupe ; 
il soupçonne toujours , mais il admire Jacin- 
the, et promet sa sœur a Guillaume. 

Léonard écrit ensuite une lettre qu'il fait 
copier par Paulin sou valet de chambre, avec 
ordre de la lui donner au milieu de la société, 
comme une lettre arrivée de Livourne. Il ima- 
gine que son oncle, en danger de mort, l'ap- 
pelle à la ville : il faut partir sur-le-champ; 
il emmène avec lui sa sœur et son beau-frère 
prétendu. Tout le monde sort, hors Jacinthe. 

Grâce au ciel, dit-elle, me voilà seule; je 
puis donner l'essor à ma passion , à mes lar- 
mes!.... Elle arrête sa déclamation; puis s'a- 
vance et harangue ainsi le public : 

«Messieurs, l'auteur de la pièce m'avait 
(c donné à débiter ici un monologue chargé 
ce de tout le pathétique dont ma position était 
« susceptible. J'ai cru bien faire de le suppri- 
« mer , car la pièce est finie , et s'il reste quel- 
le que chose à débrouiller , ce sera la matière 
<f d'une troisième pièce sur le même sujet, 
if que nous aurons l'honneur de vous pré- 
« senter. » 

Cette déclaration me paraissait nécessaire 
pour prévenir les plaintes des rigoristes; ce- 



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DE GOLDONI. 4? 

pendant Faction principale de la pièce est com- 
plètement achevée. 

Le mariage de Léonard avec Jacinthe , et 
celui de Guillaume avec Victoire, ne forment 
pas le but essentiel de mon projet. Je voulais 
faire connaître, dans la première pièce, la pas- 
sion démesurée des Italiens pour les parties 
de campagne ; je voulais prouver par la se- 
conde les dangers de la liberté qui règne dans 
ces sociétés ; et j'étais prêt à faire une disserta- 
tion pour soutenir que mes deux pièces étaient 
achevées; mais il valait mieux faire la troi- 
sième comédie que j'avais promise; je la fis 
sur-le-champ. 

Léonard et sa sœur , de retour à Livourne , 
étaient abîmés de dettes, et se voyaient as- 
siégés par leurs créanciers; il (dWait pajer ou 
prier; ils ne faisaient ni l'un ni T'autre. Or- 
gueilleux dans la détresse, ils renvoyaient les 
marchands de mauvaise grâce, et ceux-ci pour- 
suivaient leurs débiteurs en justice. 

Léonard n'avait d'autre ressource que celle 
de recourir à M. Bernardin son oncle ^ et le 
prier de lui donner quelque à-compte sur les 
biens dont il se croyait héritier présomptif; 
mais le caractère de cet oncle est celui d'un 



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48 MÉMOIRES 

homme dur, inflexible. Léonard n'ose pas s'y 
exposer tout seul , il prie Fulgence de raccom- 
pagner ; ils y vont ensemble. 

Le personnage de Bernardin ne serait pas 
supportable sur le théâtre » s'il paraissait plus 
d'une fois dans la même pièce. Je vais traduire 
en entier cette scène qui me faisait dépiter moi- 
même pendant que je la composais. 

BERr^ARDIN. 

Qui est'-ce qui vient? qui est-ce qui me de- 
mande? 

FULGENCE. 

Bonjour^ monsieur Bernardin. 

BERNARDIN. 

Bonjour y mon cher ami; comment vous 
portez-vous? il y a long-temps que je n'ai eu 
le plaisir de vous voir. 

FULGENCE. 

Grâce au ciel je me porte assez bien , autant 
qu'il est permis de se bien porter à mon âge ; 
il faut souffrir les incommodités inséparables 
de la vieillesse. 

BERNARDIN. 

Faites comme moi , ne vous écoutez pas ; je 
mange quand j'ai faim , je me couche quaïid 



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DE GOLDOIîI. 4^ 

j'ai envie de dormir /je me promène quand je 
m'ennuie, je n'écoute pas les petits maux, et 
je ne nourris pas les soucis : voilà mon régiine^ 

et je m'en trouve bien. (Toujours en riant) 
FULG-ENGE. 

Que le ciel vous conserve votre bonheur et 
votre galtél Tout le monde ne peut pas être 
heureux; je viens ici vous parler, pour un 
homme qui ne l'est pas , et j'ai à vous dire quel* 
que chose de bien essentîeL 

BERÎ7ÂRDIN. 

Dites, mon ami, me voilà à vos ordres. 

FULOENGE. 

Cest n^onsièur Léonard votre neveu qui 
est le sujet de ma démarche auprès de vous. 

BERI^ARDIN , d'un air moqueur. 

De monsieur Léonard? de monsieur mon 
neveu? Comment se porte monsieur ? 

FULGENGE. 

J'avoue qu'il n'a pas eu une certaine con^ 
duite 

BERNARDIN* 

Ohl que dites^vous là? Au contraire, il a 
bien plus d'esprit que nous. Nous travaillons 
beaucoup pour vivre médiocr^ocient^ et rnûn* 
If. 4 



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5o MÉMOIRES 

«îeur Léonard s'amuse , traîte ses amis , se ré- 
jouit partout, et ne fait rien. 

FtJLGENGE. 

Mon cher ami , faites-moi la grâce de m'é- 
couter, et ne badinons plus. 

BERWA.RDIN. 

Oiii, je vous écoute sérieusertient. 

FULGENCE. 

Votre neveu s'est précipité 

BERNARDIN. 

Il s'est précipité! Est-il tombé de cheval? 
son cheval Ta-t-il renversé? 

FULGENCE. 

Vous en riez , monsieur , et la chose n'est 
pas risible. Votre neveu est abîmé dé dettes, 
et ne sait de quel côté se tourner. 

BERNARDIN. 

Ce n'est rien. L'affaire n'est fâcheuse que 
pour ses créanciers. 

FULGENCE. 

Et s'il n'a plus de fonds ni de crédit, com- 
ment fera-t-il pour 3ubsister? 

BERNARDIN. 

Ce a'^st riea non fHus, il u'a qu'à aller dl-* 



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DE GOLDOIil. 5t 

ner chez les per^onnejs qu il « nourries à 1^ 
campagne. 

Vous vous moquez de moi , monsieur Ber- 
nardin. > 

BERNARDIN. 

Mon cher ami, vous savez combien je vous 
aime et je vous eâtime. 

FULGENGE. 

Ecoutez-moi donc , je vous en prie , et ré- 
pondez-moi comme il faut. Monsieur Léo- 
nard est dans le cas de faire un mariage très 
avantageux. 

BERNARDIN. 

Tant mieux ^ j'en suis ravi. 

FULGENGE. 

Mais s'il n'a pas le moyen de payer ses det- 
tes f il court grand risque ^e manquer cette 
bonne affaire. 

BERNARDIN. 

Comment! un homme comme lui n'a qu'à 
frapper du pied contre terre , il fait sortir l'a^r-r 
gent de tous lès côtés. 

FULGENGE^ à (tet. 
Je n^y puis plus tenir, (à Bemai-dia .ayec cii|poiy 



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52 VÊHOIRE^ 

tanent.) Je VOUS répète» monsieur^ qae TOtre 
neveu est ruiné. 

BEBKARDIlfy aree im séricox affecté. 

Tant pis; quand vous le dites, il &ut que 
cela soit yrài. 

FULGEHCE. 

Mais on pourrait j remédier. 

BERNÀRDlNk 

Tant mieux; s'il j a du remède, tant mieux. 

FULGEHCE. 

« Et c'est pour cela que Léonard a recours à 
:vons. 

BEEKARD19. 

Oh! monsieur Léonard, ce n'est pas pos- 
sible; je le connais, il est trop haut, il est trop 
fier; cela ne se peut pas. 

FULGENCE. 

n a des torts envers vous; mais vous le ver^ 
îrez soumis ; il viendra vous demander par- 
don 

BEBHABDIS. 

Pardon! de quoi? Il ne m'a rien £iit; je 
n'exige rien de lui, je n'entre point dans ses 
affaires, ni lui dans les miennes; nous sommes 
parens, nous sommes amis, si vous voulez, 
et voilà tout. ^ 



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DJ^ GOU)0HI. 53 

FU.LGENGE. 

. Si Léonard vient vous voir, le recevrez* 
vous? 

Oui^ sans difEculté.. 
' Si vousnfie l'accordez ^i je le ferai venir, - 

' BERNARBIN. 

Quand vous voudrez. ^ 

ftJLGENCE. 

S'il est ainfiî j je vais le faire entrer. 
Boni où est-il? 

FULGENGE. 
Dans votre salle, (il fait entrer Lép»ard^ et le pré- 
sente à M. Bernardin.) Mon ami, voici monsieur 
Léonard. 

LÉONABD. * 

Mon cher oncle. . . * • 

BERNABDIN^ 

Ah! bonjour, mon cher neveu,' comment 
vous portez-vous?comment se porte ma chère 
nièce? Vous êtes-vous bien amusé à la campa- 
gne? êtes-vous revenus tous en bonne santé? 
Oui? Tant mieux; j'en suis enchs^nté^ 



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54 ifÉMOIRESt 

LÉONARD. 

• Si votre accueil est sincère, mon oncle, je 
ne le mérite pas, j'en suis confondu ; je crains 
que vous ne cachiez sous le masque de lamitié 
la haine et le mépris que j'ai mérités. 

BERNÂRBIN. 

Bien , bien ; qu'en dites-vous , mon atni 
Fulgence? C'est un garçon qui ne manque pas 
d'esprit» 

FULGENCE. 

Point de plaisanteries; souvenez-vous de ce 
que je vous ai dit sur son compte. Monsieur 
Léonard a besoin de vous , et vous prie de 
vouloir bien vous intéresser à sa situation. 

BERNARDIN.. 

Oui si je le peux autant que je 

te pourrai. .... si je suis bon en quelque 
chose Asseyons-nous. 

(Il s'assied, et Fulgence aussi.) 
LÉONARD^ debout. 

Ah ! mon cher onde 

BERNARDIN. 

Asseyez-vous. 

J'avoue que ma conduite. . i . . 



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DB GOIiDOm. $5 

Doûnez-voiiâ la peine de yous asseoir. 

LÉOIïÂRD. 

C'est la manie de la campagne qui m'a perdu. 

BERWARDIN. 

Aviez-Yous beaucoup de monde cette année- 
ci?aviez-yousune compagnie gaie^ amusante? 

LÉOirARl). 

Je reconnais ma folie» et)' en suis bien puni. 

BERNARDIN. 

On m'a dit que vous alliez vous marier. 

LÉONARD. 

Oui, mon oncle; ce serait une affaire très 
heureuse , très lucrative pour moi ; mais si 
TOUS ne m aidez pas à p^yér une partie de mes 
dettes 

BERNAllDINy à Fulgence. 

' Vous connaissez la future de mon neveu? 

FULGENCE. 

C'est la fille de monsieur Philippe^ 

BERNARO-IN, à Léonard. 

Bien. Je le connais ; c'est un galant homme , 
(j'est un homme qui est à son aise. Je vous en 
fais mon compliment^ 



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S6 MÉMOIBES ^ 

LÉONARD. 

Mais je n'ai pas le moyen de faire.cesser les 
poursuites de mes créanciers 

BERNARDIIï^ àLéonaùrd, 

Dites bien des choses de ma part^ je vous en 
prie ^ à monsieur Philippe. . . . »• 

LÉONARD. 

Et si je ne sors pas de cet abîme où je me 
trouve actuellement. .... 

BERÎïARDIN* 

Et dites-lui que je suis ravi de cette alliance. 

LÉONARDj( d'un air piqué. 

Vous ne m'écoutez pas, monsieur. 

BERNARDIN. 

Mais oui , je vous entends ; vous allez vous 
marier, et je partage votre satisfaction. 

LÉONARD. 

. Puis-je me flatter cpie vous viendrez à nv)n 
secours? 

BERNARDIN. 

Comment s*appelle-t-elle , la future? 

LÉONARD, en colère. 

: Cest assez-, mon oncle. Je vous entends , je 
ne viendrai plus vous importuner» (à Fulgencew) 
Allons-nous*en. (ilsort) ) 



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BE GOLDONI. Sy 

F U L G £ If G £ ^ avec dépit. 

Serviteurs monsieur Bernardin. 

B£RNARDIN. 

Adieu ^ mon cher ami Fulgence. 

FULGENCE. 

Si j'avais pu prévoir votre dureté, je ne 
serais pas venu vous importuner. 

BERNARDIN. 

Gomment donc? Vous êtes le maître dy 
venir de jour , de nuit ; vous serez toujours 
bien reçu. 

FULGENCE. 

' Je VOUS demande pardon; mais dans ce 
momentpci vous êtes un barbare. (H sort.) 

BERNARDIN , yen la couluse, avec un air de gaité. 
Pasquin, Marguerite, Chariot; vite, que 
l'on me fasse dîner, (n sort.) 

Cette scène, qui n'est pas intéressantepartiet 
lement , produit cependant un effet admirable. 
Fulgence, piqué du refus de Bernardin, et fâché 
d'avoir exposé aux insultes son ami Léonard, 
s'intéresse à ce jeune homme, et fait pour lui 
plus que son oncle n'aurait pu faire. 

Philippe a des rentes à Gênes mal adminis-* 
trées par un correspondant négligent ou fri- 



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58 MÉMOIKES 

pon. Il engage Philippe à donner en dot à sa 
fille tous les biens qu'il possède dans cette 
ville y avec procuration générale pour en tou- 
cher les revenus. 

Fulgence engage Léonard en même temps 
à lui confier l'administration de ses rentes à 
Livourne, et se charge de payer ses dettes en 
Toscane. 

Cet arrangement est d'autant plus utile à 
tout le monde y que l'éloîgnement de Jacinthe 
et de Guillaume était le seul moyen de don- 
ner la tranquillité à deux ménagés , que la 
proximité ne pouvait rendre que malheureux. 

Ayant rapproché l'abrégé de trois pièces 
qui avaient été données dans trois années dif- 
férentes, il faut revenir actuellement à l'année 
I755. 

C'est la Peruviana (la Péruvienne) que je 
donnai la première^tout le monde connaît les 
Lettres (Pime Péruvienne. Je suivis le roman 
^n rapprochant les objets principaux ; je tâchai 
d'imiter le style simple et naïf de Zilla^ d'a- 
près Toriginal de madame de Grafligni ; j'en fis 
une pièce romanesque; j'eus fe bonheur de 
réussir, mais je ne donnerai pas l'extrait d'une 
pièce dont le fond est connu. 



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DÉ GOLDOHr. 59 

Je fis succéder à celle-cî une comédie eu 
pro^e, intitulée, un ùurioso jéccidente (une 
plaisante Aventure)* Le fait est vrai; cette 
aventure singulière et plaisante était arrivée à 
un gros négociant hollandais. 

Filbért, riche- négociant hollandais, loge 
chez lui M. de la Cotterie , jeune officier fran- 
çais, qui, prisonnier de guerre et blessé, lui 
a été recommandé par un de ses correspondans 
de Paris. Ce négociant a une fille à marier, 
appelée Jannine; elle est sage, mais elle est 
femme; et la Cotterie est honnête , mais il est 
jeùiie ; à rtièsufe que Fofficier voit guérir ses 
blessures, celles de son cœur deviennent plus 
daifgereusês : il craint les suites d'un amour 
baissant, il connaît son état, il voit l'impos- 
sibilité d'épouser une demoiselle qui est très 
riche; ilveut partir. 

Filbert ne se douté pas de l'inclination ré- 
ciproque que sa fille et l'officier sentent l'un 
poui' l'autrt; mkis il voit ce jeune homme que 
le chirurgien et le médecin avaient quitté, de- 
venir plus triste que jamais; il se doute que des 
chagrinscachés lui causent une maladie d'esprit^ 
et en parle à sa fille d'une manière à la faire 
craindre d'être soupçonnée d'en être la cause. 



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6o MÉMOIICES 

Mais ce bon père^ qui avait promis sa «fille 
en mariage à un jeune homme fort riche que 
l'on attendait des Indes ^ a trop de confiance^ 
dans la vertu de sa fille pour en douter : il 
aime mieux croire que le jeune militaire soit 
amoureux de Constance , amie de Jannine ; et 
celle-ci oubliant la bonne foi qui règne parmi 
les femmes de sa nation , profite de l'imagina- 
tion de son père, déclare que la Cotterie est 
amoureux de Constance ; mais que le père, 
étant un financier fort riche et fort vilain , dés- 
espère de pouvoir l'obtenir. 

Filbert en parle à la Cotterie , qui, instruit 
par Janninè , confirme son assertion : le né- 
gociant se charge d'en faire la demande; le 
maltotier refuse le parti ; Filbert en est piqué; 
il conseille h Tofficier d'enlever Constance; il 
lui fournit de l'argent pour exécuter le pl^o- 
jet : le jeune homme profite du conseil , 
reçoit l'argent , et enlève la fille de Filbert. 

Voilà le fait : je l'avais orné ; je l'avais brodé 
d'une manière agréable et décente; je fis ca- 
cher la demoiselle enlevée chez une tante , et 
le père se trouve forcé de la donner au ravis- 
seur; mais comment le justifier? J'eus bien de 
la peine : un honnête homme ^ un militaire... • 



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BË GOLDOVI. 6l 

Je m'en suis tiré assez bien; l'àge, raniour, 
la commodité y le conseil du père.... Lisez 
la pièce, vous verrez qu'il y a réponse à 
tout. 

Cette pièce eut un succès très complet : on 
la trouve d'une marclie fort délicate et d'un 
travail très fin et très agréable : il y a des 
scènes d'équivoques naturellement produites 
et soutenues sans efforts ; c'est encore une de 
mes pièces favorites. 

Mais en voici une autre qui plut encore 
davantage : c'est la Dona di maneggio (la 
Femme d'importance ) , comédie en trois actes 
et en prose. 

' Dona Julie , femme de don Properce , est 
une dame de qualité qui, par son esprit et par 
ison amabilité, jouit de l'estime de ses égaux, 
et de la protection de la cour ; elle est active , 
obligeante, généreuse; elle s'intéresse aux 
affaires d'autrui comme à celles de sa famille; 
elle protège les arts et les sciences ; elle soulage 
lés pauvres , apporte la paix danjs les familles 
brouillées, et la consolation dans les ménages 
dérangés. 

' Voilà le portrait de la femme estimable qui 
est le protagoniste de la pièce, et dont j'avais 



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6^ MÉMOIRES 

Foriginal sous les yeux : je ne pourrais en don- 
ner l'extrait, à moins que de la détailler d*ua 
bout à l'autre : il y a de l'action , de l'intérêt, 
des caractères , de la suspension , du comique; 
ceux qui entendent l'italien n'en sercmt pas 
xnécontens. 

A trois pièces intéressantes que je venais de 
donner, j'en fis succéder une quatrième d'un 
genre tout-à-fait différent; c'est t Imprésario 
de Smime (le Directeur d'opéra à Smyrne), 
c<miédie en trois actes, qui était en vers, 
quand je la donnai la première fois , et qui plu|: 
davantage remise eu prose comme elle est 
actuellement. 

Un Turc appelé Ali , négociant de Smyrne , 
yient pour ses affaires à Venise ; il va à l'Opéra ; 
il croit que ce spectacle ferait fortune dans son 
pays où les étrangers sont en plus grand nomf 
l>re que les national^ x : il examine , il calcule , 
il en fait une spéculation de commerce , il s'a-^ 
dresse à des gens qui font en Italie le métiev 
de courtiers de spectacles , et il les charge de 
lui trouver les sujets nécessaires pour remjdir 
son objet. 

Mais quel embarras pour un Turc! il arrête 
quatre chanteuses; chacune prétendle premier 



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DE GOLDONI. 63 

Fole; il s'impatiente 9 il en cherche d'autres; 
leurs prétentions sont les mêmes. 

Les hommes ne sont pas plus docUes; il j 
a un chanteur sans barbe qui le désole , qui le 
met au désespoir. Le jour du départ était fixé ; 
tout le monde devait se rendre dans le même 
endroit pour s'embarquer , et tout le monde 
^y trouve; on attend l'entrepreneur, on voit 
venir à sa place un homme avec une bourse 
d'argent qui annonce le départ diAli pour 
Snijrne, et donne à un chacun, de la part de 
cet honnête Musulman, un quartier de leurs 
appointemens, au lieu des camouflets qu'ils 
avaient mérités. 

Cette pièce était une critique très' ample et 
très complète de l'iii^solence des acteurs et d^ 
actrices, et de l'indolence des direi^eurs, et 
elle eut le plus grand succès. 

Je finis le carnaval de l'année 1755 par une 
comédie vénitienne , intitulée le Donc de casa 
Soa^ qu'on dirait en bon toscan, le Done Cor* 
salinghe (et les Bonnes Ménagères en fraxi« 
çais). Elle a beaucoup réussi, et eUe a fait la 
clôture la plus heureuse et la plus brillante. Le 
mérite principal de cette pièce consiste dans 
le dialogue : les Vénitiens emploient conti^ 



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64 MÉMOIRES 

nuellement dans leurs discours des plaisante^ 
ries, des comparaisons , des proverbes ; on ne ' 
pourrait pas les traduire , ou on les traduirait 
mal. 

Je fis cette pièce en Italie pour encourager 
les bofines ménagères, et pour corriger les 
mauvaises : qu'on en fasse une pareille eii 
France , elle sera peut-être autant utile à Paris 
qu'à Venise. 

Dans le mois de mars de l'année 1756, je 
fus appelé à Parme par ordre de son altesse 
royale l'infant don Philippe. 

Ce prince , qui entretenait une troupe fran- 
çaise très nombreuse et très bien montée , vou- 
lait avoir aussi un opéra comique italien. Il 
me fit l'honneur de me charger de trois pièces 
pour Fouverture de ce nouveau spectacle. 

Arrivé à Parme, on m'amena à Colorno, 
où était la cour j on me présenta à M. du Til- 
let, qui, n'étant alors qu'intendant-général 
de la maison de S. A. R. , parvint par la suite 
au grade de ministre d'état, et fut décoré du 
titre de marquis de Felino. 

Ce brave et digne Français, plein d'esprit, 
de talens et de probité, me reçut avec bonté, 
me donna un très joli appartement, me destina 



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DE GOIiDONI. 65 

un couyert à sa table, et me renvoya , pour 
les renseignemens , à M.^ Jacobi, qui était 
chargé. de la direction des spectacles. 

J'allai, le même jour, à la Comédie; c'était 
pour la première fois que je voyais les comé- 
diens français; j'étais enchanté de leur jeu , et 
j'étais étonné du silence qui régnait dans la 
salle : je ne me rappelle pas* quelle était la co<- 
médie que l'on donnait ce jour-là ; mais voyant, 
dans une scène, l'amoureux embrasser vive- 
ment sa maltresse, cette action, d'après na- 
ture , permise aux Français et défendue aux 
Italiens, me plut si fort, que je criai de toutes 
mes forces , braw t • 

Ma voix indiscrète et inconnue choqua l'as- 
semblée silencieuse : le prince voulut savoir 
d'où elle partait; on me nomma, et on par- 
donna la surprise d'un auteur italien. Cette 
escapade me valut une présentation générale 
au- public. J'allai au foyer après le spectacle ; 
je me vis entouré de beaucoup de monde. Je 
jouis des délices de Colorno pendant quelque 
temps , et je me retirai à Parme ensuite, pour 
travailler avec tranquillité. 

Je fis les trois pièces que l'on^ m'avait or- 
données. La première fut la BuonaFigliùolg^ 
II» 5 



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66 MÉMOIRES 

( la Bonne Fille ) ; la seconde avait pour titre, 
ilFestino (le Bal bourgeois) ; et la troisième, 
i yiaggiacoli nc&coft\(les Voyageurs ridicules)* 

J'avais tiré le sujet de la Bonne Fille de ma 
comédie de Paméla. M. Duni en fit la musique ; 
lopéra fit beaucoup de plaisir , et il aurait plu 
davantage si l'exécution eût été meilleure; 
mais on s'était pris trop tard pour avoir de 
bons acteurs. 

La Bonne Fille fut plus heureuse entre les 
mains de M. Piccini , qui , étant chargé, quel- 
ques années après, d'un opéra-comique pour 
Rome , préféra ce vieux drame à tous les nou- 
veaux qu'on lui avait proposés. 

M. Ferradini composa la musique pour le 
Bal bourgeois y et M. Mazzoni pour les Fbja^ 
geurs ridicules. Les deux musiciens réussirent 
parfaitement bien l'un et l'autre : les deux dra* 
mes furent également bien reçus à la lecture 
et à la représentation; mais les efforts des com- 
positeurs ne suffisaient pas pour suppléer aux 
défauts des acteurs : et dans l'opéra-comique 
principalement, j'ai vu la bonne exécution 
soutenir souvent des ouvrages médiocres^ et 
très rarement réussir les bons ouvrages mal 
exécutés^ 



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DE GOLDOiri. Çj 

Pendant mon séjour à Parme, je n'oubliai 
pas mes comédiens de Venise, Xayais vu repré^ 
senter par les acteurs français , Cénie , coin^idie 
de madame de GraflSgnî; j'avais trouvé cette 
pièce charmante, ^t j'en fis une italienne da* 
près ce modèle, et sous le titre del Padreper 
amore (du Père par attachement). 

Je suivis l'auteur français autant que le goût 
italien pouvait s^ conformer à une composi-- 
tion étrangère. Cénie n'était qu'un drame très 
touchant, très intéressant, mais dénué tout- 
à-fait de comique. 

Une anecdote que j'avais lue dans le recueil 
des Causes célèbres me fournit le moyen d'é-j- 
gayer la pièce. Deux nez monstrueux et très 
ressemblans dans leur difformité, avaient don* 
né lieu à une procédure qui avait embarrassé 
pendant long-temps ks défenseurs et les juges. 

J'appliquai un de ces deux nez au mari de la 
gouvernante, et Tautre à l'imposteur qui vou- 
lait la supplanter. Ceux qui connaissent Cénie 
pourront JMger si je l'ai gâté, ou si je l'ai rendu 
agréable, sans porter atteinte à la noblesse et 
à l'intérêt du sujet. Les Italiens ne s'aperçu- 
rent pas que c'était une imitation ; mais je le 
dis k tout le monde, me croyant trop honoré 



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68 MÉMOIRES 

4e partager les applaudissemens avec une 
femme respectable ^ qui faisait honneur à sa 
nation et à son sexe« 

La vue de Parme m'avait aussi rappelé à la 
mémoire la bataille que j'y avais vue en 1 746, 
et pour varier les sujets de mes comédies^ je 
composai une pièce intitulée la Guerra (la 
Guerre). 

L'action principale de cette pièce est le siège 
d'une forteresse , et le lieu de la scène est tan- 
tôt au camp des assiégeans, et tantôt dans la 
place assiégée. 

Cet ouvrage est plus comique qu'intéres- 
sant. Le tableau de larmistice tracé d'après 
celui que j'avais vu au siège de Pizzighitone , 
£iit un coup dœil frappant , et' répand beau- 
copp de gaité dans la pièce. Il y a un lieute-^ 
nant estropié qui^ malgré ses béquilles y est de 
toutes les parties de plaisir , se bat comme 
un paladin y et en veut à toutes les femmes di\ 
canton. 

Je ne traite pas trop bien un commissikîre 
des guerres qui avançait de l'argent aux offi- 
ciers avec un intérêt proportionné aux dan- 
gers de la guerre. J'eus tort, peut-être^ mais 
je n'avais rien fait de ma tête. Ou m'en, avait 



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DE GOLDONI. 69 

pairie , on me lavait montré^ ctjé l'aï mis suir 
la scène sans le nommer. 

La pièce ne manque pas d'amourettes : il y 
en a au camp et à la ville : on y voit des oiE- 
ciei*s entreprenansy des familles brouillées ; 
la paix raccommode tout, et la paix terminé 
la comédie. 

La Guerre eut un succès assez passable , et 
se soutint jusqu'à la fin de l'autonane; mais là 
pièce qui la suivit , et qui fit l'ouverture du 
carnaval , fut bien plus heureuse , et rapporta 
plus de profit aux comédiens , et plus d'agré-^ 
ment à l'auteur. C'était il Medico olandesê 
(le Médecin hollandais). 

J'avais fait la connaissance à Colomo dé 
M. Duni. Cet homme , qui indépendam- 
ment de son talent avait beaucoup d'esprit 
et beaucoup de littérature > avait été sujet 
aux vapeurs hypocondriaques comme moi. 
Nous faisions de longues promenades ensem- 
ble , et nos conversations tombaient presque 
toujours Sûr nos maux réels et sur nos maux 
imaginaires. M. Duni îne conta un jour qu'il 
avait été à Leyden, en Hollande, pour voir le 
célèbre BoërhaaVe, et le consulter sur les symp- 
tôffies de sa maladie. Cet homome connu , a qui 



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70 MÉMOIRES 

l'on écrivait de la Chine : à monsieur Boër^ 
huasse y en Europe y connaissait aussi bien les 
maladies de lesprit que celles du corps ^ et il 
proposa pour toute ordonnance, au musicien 
vaporeux, de monter à cheval, de s'amuser, 
de vivre à son ordinaire , et de se bien garder 
de toute espèce de médicamens. 

Cette ordonnance me parut conforme à celle 
de mon médecin de Milan, qui m'avait guéri 
avec l'apologue de Tenfant. Je fis l'éloge du sa- 
vant Hollandais, et Duni qui l'avait vu pendant 
plusieurs mois , me fit le détail de ses mœurs 
et de ses habitudes ; il me parla de mademoi- 
selle Boërhaave , qui était jeune, riche, jolie ^ 
et n'était pas encore mariée. 

De propos en propos le discours de mon ami 
tomba sur l'éducation des demoiselles hollan- 
daises , qui , incapables de manquer à leurs de- 
voirs, jouissent d'une liberté délicieuse, et ne 
se marient ordinairement que par des raisons 
de convenance. Je l'écoutais attentivement , et 
je plaçais dans ma tête des enibryons de comé- 
die que je vis éclore par la suite, à l'aide de la 
réflexion et de la morale. 

Je cachai dans ma pièce le nom de Boer-> 
haave sous celui de Bainer, médecin etphilo^ 



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DE GOLDOm. 71 

aophe hollandais. Je fais venir chez lui un 
Polonais afTecté de la même maladie que celle 
deDuni. Bainer le traite de la même manière ^ 
mais au bout du compte lé Polonais épouse la 
fille du médecin. 

Duni vit ma pièce quelque temps après ; i) 
aurait bien voulu avoir été guéri comme le 
vaporeux du nord; mais la musique ne fait 
pas en Hollande la fortune qu'elle fait à Loq-* 
dres et à Paris. 

Mon voyage de Parme, le diplôme et U 
pension que j'eu avais obtenus^ excitèrent l'en- 
vie et le courroux de mes adversaires. 

lis avaient débité àVenise» pendant mon ab-^ 
sence, que j'étais mort ; et il y eut un moine 
qui osa dire qu'il avait été à mon enlerrenjent. 

Arrivé sain et sauf chez moi , les esprit» 
malins se vengèrent de ma bonne fortune; ce 
n'était pas les auteurs , mes antagonistes, qui 
me tourmentaient , mais les partisans des dif«« 
fér<ens spectacles de Venise. 

Des gens de lettres qui avaient quelque con« 
sidération pour moi, prirent à tâche de me 
défendre : voilà une guerre déclarée dans la^ 
quelle j'étais fort innocemment la victime des 
esprits irrités. Mon système a toujours été de 



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7^ ^ÉMOIRftS 

ne pas nommer les méchans, mais je puis bien 
m'hooorer du nom de mes défenseurs. 

Le père Roberti , jésuite , aujourd'hui Tabbé 
Roberti, un des plus illustres poètes de laso^ 
ciétë supprimée, publia un poëme en vers 
blancs, intitulé la Comédie y dans lequel, 
parlant de ma réforme, et faisant l'analyse 
de quelques scènes de mes pièces, il encou^ 
riige ises compatriotes et les miens à sui*« 
vre l'exemple et le système de l'auteur vé- 
nitien» 

Le comte Verri , Milanais , suivit de près 
l'abbé Roberti ; il mitpour titre à son ouvrage, 
la véritable Comédie y fit les détails de mes 
pièces qui lui parurent les meilleures , et les 
donna comme des modèles à suivre pour ach&> 
ver la réforme du théâtre italien. 

Le Musée d Apollon ^ poëme en vers mar^ 
teUiani de son excellence Nicolas Berengan, 
noble Vénitien , était encore plus considérable 
que les autres : cet ouvrage très bien fait, et 
décoré de notes savantes, fut extrêmement 
goûté du public, et me fit un honneur infinie 

D'autres patriciens de Venise écrivirent 
en ma faveur à l'occasion des disputes qui 
6'échaufiaient toujours davantage. Le comte 



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DE «OLDÔNt. 7 3 

Gaspar Gozzi , homme de lettres ^ très savatit, 
auteur de quelques tragédies et de quelques 
comédies italiennes^ prit aussi mon partie et 
m'honora^ par ses poésies^ de ses éloges ; et le 
comte Horace Arrighi Landini de Florence 
trouva dignes de sa muse toscane ^ les ou- 
vrages de l'auteur vénitien. 

On voyait tous les jours des compositions 
pour et contre ; mais j'avais l'avantage que leiS 
personnes qui s'intéressaient à moi étaient^ 
par leurs mœurs ^ par leurs talens et par leur 
réputation y les plus sages et les plus considé** 
rées de l'Italie. 

Je n'oublierai pas M. Etienne Sugliaga en 
Garmogliesi de la ville de Raguse ^ et actuelle-» 
ment secrétaire royal et impérial à Milan : cet 
homme très savant , ce philosophe estimable^ 
ami chaud et intéressant^ dont le cœur et la 
houfse étaient toujours ouverts pour moi; cet 
homme enfin dont le talent et les mœurs 
étaient également respectables y entreprit de 
répondre aux traits satiriques qu'on lançait 
contre moi , et sa prose vigoureuse et élo- 
quente faisait encore plus d'eflFet que le clin- 
quant des vers et les images poétiques. 

Un des articles sur lesquels on m'attaquait 



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74 MÉMOIRES 

yivementy était celui de la pureté de la langue : 
j'étais Vénitien , j'avais le désavantage d'avoir 
sucé avec le lait l'habitude d'un patois très 
agréable y très séduisant, mais qui n'était pas 
le toscan. 

J'appris par principes , et je cultivai avec la 
lecture le langage des bons auteurs italiens; 
mais les premières impressions se reprodui- 
sent quelquefois , malgré l'attention que l'on 
met à les éviter. 

Je fis un voyage en Toscane^ oùje demeu-" 
rai pendant quatre ans pour me rendre cette 
langue familière , et je fis faire à Florence la 
première édition de mes ouvrages ,■ sous les 
yeux et sous la censure d|s sa vans du pays, 
pour les purger des défauts de langage : toutes 
mes précautions ne suffirent pas pour conten- 
ter les rigoristes; j'avais toujours manqué en 
quelque chose ; on me reprochait toujours le 
péché originel du vénitianisme. 

Parmi tant de vétilles ennuyeuses, je me rap* 
pelai un jour que le Tasse avait été tracassé 
toute sa vie par les académiciens de la Crusca , 
qui soutenaient que la Jérusalem délwrée n'a- 
vait pas passé par le bluteau qui fait l'emblème 
de leur société. 



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DE GOLBONI. 7 5 

J'étais dans mon cabinet ; je tournai les yeux 
vers les douze volumes in-quarto des ouvra*- 
gcs de cet auteur; et je m'écriai : Ah, mon 
Dieu ! faut-il être né en Toscane pour oser 
écrire en langue italienne ! 

Je tombai machinalement sur les cinq vo- 
lumes du Dictionnaire délia Crusca : j'y 
trouvai plus de six cents mots , et quantité 
d'expressions approuvées par l'académie, et 
réprouvées par l'usage ; je parcourus quelques^ 
uns des auteurs anciens , qui sont des textes 
de langue , et qu'on ne pourrait pas imiter 
aujourd'hui sans reproche , et je finis par dire , 
il faut écrire en bon italien; mais il faut écrire 
pour être compris dans tous les cantons de 
l'Italie. Le Tasse eut tort de réformer son 
poëme pour plaire aux académiciens de la 
Crusca : sa Jérusalem délii^rée est lue de tout 
le inonde y et personne ne lit sa Jérusalem 
conquise. 

J'avais 'employé beaucoup de temps dans 
mes observations et dans mes recherches , 
mais je tirai parti de mon temps : je pris le 
Tasse pour sujet d'une nouvelle comédie ; 
l'avais mis sur la scène Térence et Molière ; 
j'imaginai d'en faire autant du Tasse , qui 



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76 MÉMOIRES 

u était pas étranger dans la classe dramatique : 
son jàminte est un chef-d'œuvre , son Torris*- 
monde est une tragédie très bien £aiite ^ et sa 
comédie des Intrigues d amour nest pas un 
excellent ouvrage , mais on y voit toujours 
la touche d'un homme de génie. 

La vie du Tasse fournit par elle-même àei 
anecdotes intéressantes pour une pièce de théà^ 
tre ; ses amours ^ qui ont été la source de seà 
malheurs , forment l'action principale de ma 
comédie* 

Tout le monde sait que le Tasse devint 
amoureux de la princesse Éléonore^ sœur 
d'Alphonse d'Est ^ duc de Ferrare : le respect 
pour cette illustre maison qui règne encore en 
Italie y m'a fait changer dans ma pièce le grade 
de princesse en celui d'une marquise, mal- 
tresse du duc , et attachée à la princesse. 

Il y avait alors à la cour de Ferrare deux 
autres Ëléonore : l'une était la. femme d'uii 
courtisan appelé don Guerard; l'autre une 
femme de chambre de la marquise : je trouvai 
cette anecdote dans le Dictionnaire de Moréri; 
si lé fait n'est pas bien authentique pour Fhisp 
toire, je le crois suffisant pour une comédie ; eC 
il n'est pas extraordinaire que l'on rencontre 



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DÎT COIDOOT. 77 

en Italie trois noms pareils dans la niéme 
cour, puisque les Italiens s'appellent toujours 
par leurs noros de baptême* 

Le Tasse ouvre la scène en composant un 
madrigal à la louange d'Elëonore. Don Gue^ 
rard yient le chercher de la part du ducj 
le Tasse se rend aux ordres de son maître ^ le 
courtisan reste seul; il fouille dans les papiers 
de l'auteur, il trouve le madrigal, il le lit, 
et croit qu'Eléonore sa femme est le sujet des 
vers et de la passion du poète. 

Cet homme indiscret a l'imprudence de s'en 
plaindre ; sa femme le croit , et n'en est pas 
fâchée; et la femme de chambre, qui est la 
troisième Éléonore, a ses prétentions sur le 
madrigal : le duc n'en est pas la dupe; il soup- 
çonne la marquise, et le Tasse est disgracié. 

Tous ceux qui ont lu la vie de cet homme 
célèbre doivent savoir qu'il est originaire de 
Bergame, et que^ pendant un voyage de ses 
père et mère , il était né à àSorento dans le 
royaume de Naples : ces deux villes se dispu- 
taient l'honneur d'être la patrie du Tasse ; et 
leurs prétentions étaient favorisées par leurs 
souverains respectifs qui désiraient à l'envi de 
le posséder. 



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^8 MÉMOIRES 

D'après ces disputes , semblables à celles de 
la Grèce sur la oalssance d'Homère, j'intro- 
duisis dans ma pièce un Vénitien et un Napo- 
litain, qui parlent Tun et Tautre le langage 
de leur pays, et qui profitent du chagrin de 
leur prétendu compatriote pour l'engager à 
quitter Ferrare. 

La rencontre de ces deux étrangers produit 
des scènes fort comiques et plaisantes; la dou- 
ceur du patois vénitien et la prononciation 
lourde et véhémente du napolitain font un 
contraste singulier et divertissant. 

Je plaçai assez adroitement dans ce mênàe 
ouvrage un personnage florentin, sous le nom 
del Casfaliere del fiocp (du Chevalier de la 
houpe), un de ces rebuts de l'académie, qui 
affectent le rigorisme de la langue toscane, 
et tombent dans l'absurdité. Telle était la plus 
grande partie de ceux qui en voulaient à mon 
style. 

Je ne comprends pas dans cette classe les 
Granelloni, société littéraire, établie sous ce 
nom à Venise , et dont les comtes Gozzi , 
frères , faisaient de moii temps le principal 
ornement. 

Le Tasse tourmenté par l'amour, congédié * 



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DE G0LD05I. «g 

par son maître, eunuyé par le Florentin, était 
prêt k quitter Ferrare , toujours indécis s'il 
céderait aux sollicitations du Vénitien, ou à 
celles du Napolitain. 

Dans ces entrefaites arrive de Rome un 
homme appelé Patrice , qui , au nom des 
académies de cette capitale du monde chré^- 
tien , invite le Tasse à aller recevoir dans le 
Capitole la couronne poétique, dont avait été 
honoré Pétrarque. Le Tasse préférant l'hon- 
neur à tout autre intérêt, accepte la proposi- 
tion; il quitte le rivage du Pô pour aller cher- 
cher sa consolation sur le Tibre, et l'aurait 
trouvée, peut-être , si la mort ti'eût pas fran- 
che le fil de ses jours et de ses espérances. 

Cette pièce eut un succès si général et si 
constant, qu'elle fut placée par la voix publia 
que dans le rang , je ne dirai pas des meil* 
leures, mais 4es plus heureuses de mes pro^ 
ductions» 

Continuant à rendre compte de mes pièces 
de l'année lySS , je trouve que FAnmnte di 
sestesso (l'Amant de soi-même^ ou l'Egoïste) 
appartient à cette époque, et porte, dans une 
édition étrangère, la date de l'année 1747, 
temps où j'écrivais pour le théâtre Saint-Ange, 



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8o MÉMOIRES 

et trois ans avaat que je commençasse à em« 
ployer les vers dans mes comédies. J'avertis 
le lecteur y à cette occasion^ de ne pas s'en 
rapporter aux dates de mes ouvrages impri-* 
'mes, car elles sont presque toutes fautives. 

C'est donc de F Égoïste que je vais parler 
actuellement. Le comte de l'Isle , qui est le 
protagoniste de la pièce , ouvre la scène avec 
il signor Alberto; ils prennent du chocolat 
ensemble; et tout ^n causant^ ils font con- 
naître le caractère du comte. 

C'est un jeune homme de qualité , qui a de 
L'esprit^ ^Mi aime tout ce qui est aimable dans 
le monde^ mais tâche de jouir sans peine, et 
ne se laisse affecter de rien. 

Il* agit ^ dans la pièce, en conséquence de 
ses principes ; il est logé chez un de ses amis 
à la campagne : il y a des dames ; il fait sa 
cour tantôt à l'une , tantôt à l'autre , et pour 
peu qu'il se voie compromis ou tracassé, il se 
retire sur-le-champ. 

Le comte est seul de sa famille ; il est riche. 
On voudrait le marier, il ne craiut pas le ma- 
riage; il se propose d'être bon époux ou bon 
ami ; il ne généra pas sa femme , mais il net 
veux pas être gêné. 



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DE GOLDONI. 8l 

Il y a dans le château de Monte-Rotondo^ 
où se passe la scène , une demoiselle de qua- 
lité' , appelée dona Bianca ^ qui parait au 
comte un objet digne de son attention , et 
dont les qualités personnelles lui paraissent 
analogues à sa façon de penser. Les amis 
communs s'en mêlent , et le mariage se fait. 

Cette pièce eut assez de succès , et fut placée 
dans la seconde classe, de mes comédies. , 

Je fis paraître , quelques jours après , la 
bella Sehaggia (la belle Sauvage), pièce dont 
le fond existe dans les Voyages de l'abbé Pré- 
vost. 

La sauvage amoureuse préfère la mort à la 
privation de son amant; elle défend ses droits; 
la force l'emporte sur la justice ; elle pleure ; 
les larmes de la beauté attendrissent le cœur 
de l'Espagnol : celui-ci renonce à ses préten- 
tions en faveur de l'amour vertueux. Qn voit 
bien que c'est une pièce romanesque. 

Elle eut cependant un succès étonnant. L'in- 
térêt y était bien soutenu , et j'avais trouvé 
du comique sur la rivière deâ Amazones. » 

Il y avait dans les deux pièces dont je 
viens de parler plus d'intérêt que d'amuse- 
mens; il fallait égayer la scène, et je donnai, 

II. 6 



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8:i MEMOIRES 

pour la fia de rautonine , une comédie véni- 
tienne , en vers libres , intitulée il Campiello 
(le Carrefour) ; c'est une de ces pièces que les 
Bomains appelaient tabemariœ^ et que nous 
dirions populaires ou poissardes. 

Ce Campiello , qui est le lieu de la scène , 
et qui ne change point, est entouré de petites 
maisons habitées par des gens du peuple : on 
y joue f on y danse , on y fait du tapage ; tantôt 
c'est le rendez-vous de la gaité, tantôt c'est 
le théâtre des disputes. 

Le scène s'ouvre par une espèce de loterie, 
appelée la Venturina (la petite Fortune). Un 
jeune homme vient dans ce carrefour avec un 
papier rempli de jolies pièces de faïence ; il 
$ annonce par son cri ordinaire et connu ; les 
jeunes fîUes et les vieilles mères paraissent 
aux portes, aux fenêtres, aux petites terrasses. 

Le petit marchand tient un sac à la main; 
il fait tirer à chacune des concurrentes une 
boule pour une petite somme, et le lot est 
une pièce de faïence. Les femmes rassemblées 
ne peuvent manquer de disputer ; chacune 
veut être la première; chacune veut choisir 
la pièce gagnée; chacune vante ses droits de 
préférence ; le public apprend , par cette dis- 



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DS GOLDONI. 83 

pute , les noms , les états , les défauts , les 
caractères et les intrigues de ces voisines 
bavardes • 

Les jeunes filles ont chacune leur amant; la 
jalousie les tracasse^ ïa médisance les brouille; 
l'amour les raccommode. Il y a des incidens 
singuliers , beaucoup dé comique ^ beaucoup 
de galté , et une morale adaptée au genre 
des personnes dont il s'agit^ et qui peut s'ap- 
pliquer aux femmes de toute condition. Le 
Campiello a fait le plus grand plaisir. 

A une pièce gaie je fis succéder une pièce 
nK>rale , dont le titre était la buona Famiglia 
(la bonne Famille). C'est de mes comédies la 
plus utile peut-être pour la société; elle a été 
goûtée et applaudie par les gens raisonnables^ 
par les bons ménages y par des pères sages p 
par des mères prudentes; mais, comme ce 
n'est pas cette classe d'homjnes et de femmes 
qui fait la fortune des spectacles, elle eut peu 
de représentations, et elle fut plus souvent 
jouée dans des maisons particulières que sur 
les théâtres publics. 

Cette bonne Famille est composée du père ^ 
de la mère, de deux enfans et du grand-père. 
C'est le ménage le plus doux, le plus sage ^ le 



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64 MÉMOIRES 

plus vertueux ; la paix y règne , et la con- 
corde fait son bonheur. 

Il y a dans la même maison des voisins dan- 
gereux r une femme folle et un mari libertin; 
les mauvais gâtent les bons, et ce n'est qu'avec 
beaucoup de peine et beaucoup de patience 
que le sage et respectable vieillard ramène ses 
enfans dans le sentier de la vertu qu'ils avaient 
abandonné. 

Cette comédie est eu prose ; elle n'est pas 
longue ; pour peu qu'un étranger sache l'ita- 
lien, il pourra la lire sans difficulté. Mais je 
n'en donnerai pas même l'extrait , de crainte 
qu'on ne dise que c'est une capucinade« 

Dans l'année 1757 j'eus à Venise l'honneur 
de faire la connaissance de madame du Bo- 
cage. Cette Sapho parisienne, aussi aimable 
que savante, honorait alors de sa présence 
ma patrie , et recevait les hommages qui étaient 
dus à ses talens et à sa modestie. 

Je dus ce bonheur au noble .Vénitien Far- 
setti , qui , donnant à diner à l'imitatrice de 
Milton, ne crut pas indigne de sa société un 
écolier de Molière ; c'est madame du Bocage 
elle-même qui fait mention de cette journée 
dans sa dix-huitième Lettre sur l'Italie* 



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DE GOLDOm. 85 

Sa conversation douce et instructive fut 
pour moi le prélude de la satisfaction que 
devait un jour me causer le séjour de Paris , 
et sa vue m'inspirs^ sur-le-champ l'idée d^ui* 
ouvrage théâtral qui réussit à merveille^ et 
ne "fit un honneur inSni. ^ 

J'avais lu les jimazones de madame du 
Bocage : j'imaginai une pièce à peu près da 
même genre ; mais elle avait choisi le& hé- 
roïnes du Thermodon pour sujet d'une tra- 
gédie, et je pris une femme courageuse et 
sensible de la Dalmatie pour le sujet d'une 
tragi-comédie, que jlntitulai la Dalmatina 
(la Dalmate)* ..... 

Les Vénitiens font le plus grand cas des 
Dalmates, qui, étant limitrophes du Turc, 
défendent leurs biens , et garantissent en même 
temps les droits de leurs souverains. 

Zandira , accompagnée de soa père , s'em- 
barcgue sur un vaisseau marchand pour aller 
trouver Radovich qu'elle ne connaissait pas, 
mais qui lui était destiné pour époux. Un gros 
vent les jette vers les côtes de l'Afric^ue; ils 
sont attaqués par les Barbaresques ; le père 
succombe au poids de son âge , et à la com- 
binaison des désastres qu'il venait d'essuyer j 



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86 HÉMOIBES 

la fiUe tombe dans Tesclayage, et est emme- 
née à Tétuan. 

n y avait dans le navire un jeune Grec, 
appelé lisaure y que Zandira regardait avec 
amitié ; elle avait perdu. Fespérance d^étre à 
celui qui aurait dû la posséder; elle ne Tava^ 
jamais vu, et elle crut pouvoir céder aux 
sollicitations du jeune homme, qui, prévenu 
de l'aversion nationale des Dalmates pour les 
Grecs, s'était annoncé comme un citoyen de 
la ville de Spalatro, capitale de la Dalmatie 
vénitienne. 

Radovich , instruit de la captivité de sa pré- 
tendue , va à Tétuan pour la racheter ; Zan- 
dira , sans connaître son libérateur , proteste 
hautement qu'elle ne sortira pas d'esclavage , 
si Lisaure n'est pas délivré en même temps 
et avec elle. 

Le Dalmate voit sa prétendue ; il la trouve 
à son gré, il en est enchanté, il lui pardonne 
un attachement qu'il suppose innocent pour 
un malheureux de sa nation, et il consent de 
le racheter. 

Ce Grec est un homme perfide : il venait 
de tromper une de ses compatriotes, il vou- 
lait abuser de la bonne foi de sa nouvelle 



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DE GOLDONI. 87 

dînante, et de la générosité de son bienfaiteur» 

Hibraïm, alcaj'de de Tétuan, reçoit le prix 
convenu, et donne la liberté aux esclaves; 
mais Ali, ce corsaire barbaresque, dont Zan- 
dira était devenu esclave par droit de con- 
quête , et qu'il réservait pour son sérail , trouve 
mauvais que Talcaïde en ait disposé sans son 
consentement ; il trouve sa proie qui était prête 
à lui échapper, il l'enlève, et la force à suivre 
ses pas. 

Badovich et Lisaure poursuivent le ravis- 
seur; ils le rejoignent, ils l'attaquent : Ali a 
du monde avec lui, il se défend; les sabres 
sont levés; Zandira trouve parmi les arbres 
une hache de bûcheron ; elle fait de son côte 
des prodiges de valeur; le corsaire tombe, 
et pendant que Badovich poursuit les Turcs , 
Lisaure s'empare de Zandira , et tâche de 
l'enlever. 

Elle se défend jusqu'au retour de Badovich, 
à qui elle cache par prudence l'action indigne 
du Grec ; mais ce nouvel attentat la révolte de 
manière que Lisaure lui devient odieux. 

Ils sont tous arrêtés par Tordre de l'al- 
Caïde , qui veut être instruit de ce qui s'était 
passé. Il trouve qu'Ali avait mérité la mort; 



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88 MÉMOIRES 

il donne raison aux Européens ^ et prduve 
qu'il existe en Afrique au inoins autant de 
justice et d équité qu'en Europe. 

Lisaure est démasqué ; Radovich lui par- 
donne; il va partir avec son épouse; et la 
pièce finit à la plus grande satisfaction du 
public. 

La salle était pleine ce jour-là de Dalmates; 
ils furent si contens de moi, qu'ils me com- 
blèrent d'éloges et de présens; mais ce qui me 
flatta davantage, ce fut d'avoir plu à mon ami 
Sciugliaga , qui fait honneur à cette illustre 
nation. 

Après une pièce de haut comique qui avait 
fait grand plaisir, j'en donnai une vénitienne 
qui, loin de refroidir le théâtre, l'échauffa de 
manière qu'elle seule remplit notre spectacle 
tout le reste de Tautomne. / Rusteghi (les 
Rustres) : c'était le titre de cette comédie. 

Ce sont quatre bourgeois de la ville de 
Venise, du même état, de la même fortune^ 
et tous les quatre du même caractère, hommes 
difficiles, farouches, qui suivent les usages de 
l'ancien temps, et détestent les modes, les 
plaisirs et les sociétés du siècle. 

Les femmes contribuent infiniment a ra- 



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DE GOLDONI. 89 

doucSr la rudesse de leurs inscris , ou à les 
rendi'e plus ridicules. 

II y a trois de mes rustres qui sont mariés : 
Marguerite , femme acariâtre , colère , entê- 
te'e , rend Léonard, son mari , insupportable. 
Marine , avec sa stupidité , ne peut rien gagner 
sur l'esprit de Simon, son époux ; et Félicité, 
prévenante, et adroite, fait de Cancîan tout 
ce qu'elle veut , et le sait flatter , de manière 
que tout sauvage qu il est, il na rien à lui 
refuser. 

La morale de cette pièce n'est pas extrê- 
mement nécessaire dans les temps où nous 
sommes; il n'y a guère de ces adorateurs de 
l'ancienne simplicité. 

Cependant il y a des hommes qui jouent 
les difficiles dans leurs ménages , et font les 
aimables partout ailleurs; je les plains s'ils 
ont affaire à une femme qui ressenable à 
Marine ; encore plus s'ils en ont une comme 
Marguerite, et je leur en souhaite une qui 
ressemble à Félicité . 

Ne commenceriez - vous pas , mon cher 
lecteur, à vous ennuyer de cette collection 
immense d'extraits , d'abrégés, de sujets rde 
comédies ? Pour parler vrai , je me sens las 



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96 MÉMOIRES 

et fatigue moi-même ; mais je manquerais à 
mon engagement si je ne rendais pas compte 
de la totalité de mes ouvrages ^ et on ne re- 
connaîtrait pas, en parcourant les différentes 
éditions de mon théâtre , les pièces qui m'ap-* 
partiennent> et celles que mal à propos quel^ 
ques éditeurs m ont attribuées. 

Souffrez donc de grâce le reste de cette 
longue kirielle ; je vais me dépêcher avec toute 
la célérité possible. Voici une bonne paco- 
tille de sujets dont les extraits ne seront pas 
bien longs. 

// Ricco insidiato (le Riche assiégé). Le 
comte Horace , d'une, très médiocre fortune, 
se trouve tout d'un coup, par la mort de son 
oiicle , riche de cinquante mille livres de 
rente, et maître d'un coffre-fort considérable. 
Le comtje est chéri , flatté , prévenu ; tout 
le monde est son ami : il s'aperçoit qu'on le 
trompe; il veut s'en assurer; il fait paraître 
un faux testament de son oncle , qui le prive 
de la succession. Tout le monde l'abandonne : . 
il ouvre les yeux , il garde les bons amis , il 
congédie les flatteurs, et sç marie à une de- 
moiselle dont l'amour et la constance venaient 
d'être éprouvés. 



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DE GOLDONI. 9I 

Cette pièce fut extrêmement goûtée et ap- 
plaudie. Voyons l'autre qui la suivit de près, 

«Tavàis lu , étant à Parme,' le Mercure de 
jPrancey c'était alors M. Marmontel qui le fai- 
sait , et cet auteur très connu dans la répu- 
blique des lettres, et secrétaire perpétuel de 
l'Académie française, rendait le Mercure très 
amusant, et fort intéressant par ses contes 
moraux pleins de goût et d'imagination. 

Le Scrupule^ ou YAnicgir mécontent de lui-' 
même y était un de ses contes qui me plaisaient 
le plus : je trouvais le sujet susceptible d'être 
mis au théâtre , et j'en fis une comédie , la 
Vedjos^a spiritosa (la Veuve femme d'esprit) , 
qui eut un succès très brillant et très suivi. Je 
n'en donnerai pas l'extrait , parce que les con tejB 
de M. Marmontel sont entre les mains de tout 
le monde. 

Je m'étendrai peu sur la pièce suivante, 
qui , par raison de sa faiblesse , n'en mérite 
pas la peine; c'est' /a Dona di G'os>erno (It 
Gouvernante, ou plutôt la Femme de ménage.) 

11 n'y a rien de si commun et rien de moins 
intéressant que ces espèces de servantes maî- 
tresses qui trompent leurs maîtres pour en- 
tretenir leurs amans. La soubrette , qui était 



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9!1 MÉMOIRES 

une assez bonne comédienne, crut se voir 
jouée elle-même dans son rôle ; elle avait quel- 
ques raisons peut-être pour le croire : sa mau- 
vaise humeur la rendait maussade , ridicule , 
et soit par la faute du fond ou par celle de 
l'exécution , la pièce tomba à la première re- 
piésentation, et elle fut retirée sur-le-champ. 

Une comédie vénitienne releva immédiate- 
ment après le théâtre ; c'était / Morbinosi; le 
mot morbin ^ en langage vénitien , signifie 
gaîtéy amusement y partie de plaisir. On pour- 
rait dire y i morbinosi, en français : gens de 
bonne humeur, partisans de la joie. 

Le fond de la pièce était historique : un de 
ces hommes enjoués proposa un piquenique 
dans un jardin^de Tile de la Zueca , à très peu 
de distance de Venise. Il rassembla une société 
de cent vingt compagnons , et j'étais du 
nombre. 

Nous étions tous à la même table, très bien 
servis , avec un ordre admirable , avec une 
précision étonnante. Il n'y avait pas de fem- 
mes au diner; mais il nous en arriva beau- 
coup entre le dessert et le café. Il y eut un 
bal charmant, et nous y passâmes la nuit fort 
agréablement. 



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DE GOLDONI. <j3 

Le sujet de cette pièce n'était qu'une fêle ; 
mais il fallait l'enjoliver avec des anecdotes 
intéressantes et des caractères comiques. J'en 
trouvai dans notre société, et sans blesser 
personne, je tâchai d'en tirer parti. 

La pièce fut extrêmement. goûtée*: j'avais, 
à la première représentation , deux ou trois 
cents personnes intéressées à l'applaudir; elle 
ne pouvait pas manquer de réussir^ et elle fit 
la clôture de l'année. 

Dans le carême sfuivant je reçus une lettre, 
de Borne. Le comte *** se trouvait engagé à 
soutenir, dans cette capitale, le théâtre de 
Tordinona : il avait jeté les yeux sur moi; il 
me demandait des pièces pour ses comédiens, 
et m'invitait à y aller moi-même pour les di- 
riger. 

Je n'avais pas encore été a Rome : les con- 
ditions qu'on me proposait étaient très hono- 
rables. Potivais-je me refuser à une occasion 
si favorable et si avantageuse? 

Je ne pouvais cependant m'y engager sans 
l'aveu du patricien qui m'avait confié l'intérêt 
de son théâtre k Venise. Je lui fis part du 
projet; je l'assurai que je n'aurais pas laissé 
manquer de nouveautés ses comédiens. Il y 



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^4 MÉMOIRES 

coQsentit sans difficulté, et en marqua même 
beaucoup de satis&ction. 

«Tacceptai doue Tinvîtatioa^ et je demandai 
des renseignemens sur le local de la salle de 
Tordinona, et sur les acteurs de ce spectacle. 

L'homme qui était chargé de ma correspon- 
dance ne me dit rien sur ces deux articles qui 
me paraissaient intéressans : il imaginait qu'en, 
arrivant à Rotne j'aurais soufflé des comédies 
comme on souffle des verres à boire; il me 
prévint seulement qu'il avait eu soin de me 
louer un joli appartement dans le meilleur 
quartier de Rome, chez un abbé fort poli et 
fort honnête , qui était dans le cas de me ren- 
dre^ par ses connaissances, le séjour de Rome 
encore plus agréable et plus intéressant. 

•Tacceptai la proposition ; et ne pouvant rien 
£adre pour les acteurs de Rome que je ne con- 
naissais pas, j'employai mon temps pour les 
comédiens de Venise. 

Je savais que depuis quelques années on 
donnait à Rome mes comédies sur le théâtre 
Capranica, et qu'elles y étaient applaudies 
aussi-bien qu'à Venise. 

J'allais donc lutter contre moi-même, et je 
voulais Élire en sorte que ma présence et mes 



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DB GOLDONI. qS 

soins fissent donner la préférence au nouveau 
spectacle qui devait s'ouvrir sous ma direc- 
tion. 

Je n'avais jamais hasardé mes ouvrages sans 
connaître les acteurs qui devaient les exécu- 
ter, et j'écrivis de nouveau pour être instruit 
du caractère et de laptitude des comédiens- 
qu'on m'avait destinés. 

On me manda en réponse^ que M. le comte*** 
ne connaissait pas lui-même ses acteurs, dont 
la plus grande partie était composée de Napo- 
litains, qui ne se rendaient à Rome^u'à la &m 
du mois de novembre. 

On me marquait dans la même lettre que 
M. le comte ne me demandait pa$ des pièces 
nouvelles, que je pouvais apporter avec moi 
celles que j'avais composées dernièrement 
pour Venise ; que je verrais, que j'examinerais 
la troupe moi-même , et qu'on pouvait en un 
mois de temps se mettre en état de faire Fou* 
verture de son spectacle. 

Au commencement du mois d'octobre , je 
m'embarquai avec ma femme; je ne voulais 
pas aller seul , et je ne pouvais pas avoir une 
compagnie plus agréable pour moi. Nous 
allâmes d abord à Bologne ; c'est là où Ton 



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96 MÊMOIBES 

choisit la route pour Rome, entre celle de 
Florence et celle de Lorette. Je préférai cette 
dernière. 

On ne peut rien voir de plus riche que le 
trésor de Notre-Dame de Lorette. Tous les 
vojagein^ en parlent^avec admiration, et tout 
•le monde connaît ce temple magnifique, et 
cette chapelle miraculeuse. Je ne faisais , en 
parcourant ces merveilles, que vérifier sur les 
lieux ce que j avais admiré de loin. 

J'ai tout vu , j'ai tout examine , jusqu'aux 
#aves : il n est pas possible d'en voir de plus 
vastes et de mieux bâties ; ce sont des réser- 
voirs immenses de bons vins pour l'usage d'un 
monde infini de prêtres, de desservans, de 
pénitenciers, de voyageurs, de pèlerins, de 
domestiques et de fainéans, et cela prouve 
l'immensité des biens-fonds que la piété chré- 
tienne a consacrés à la dévotion des étrangers 
et à l'aisance des habitans. 

La petite ville a lapparence d'une foine per- 
pétuelle de chapelets, de médailles et d'images, 
n semble que tous ceux qui traversent cette 
contrée soient dans le devoir d'acheter de 
cette pieuse marchandise pour en régaler les 
étrangers. Je fais aussi ma provision comme 



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DE GOLDOm. 9^ 

les autres; je m'amusaîs à questionner mon 
marchand sur l'utilité de son commerce^ Hé« 
lasl monsieur, me dit-il, il fut un temps où 
par la grâce de la bonne vierge Marie , ceux 
de notre état faisaient des fortunes rapides; 
niais^ depuis quelques années, la mère de 
Dieu , irritée par nos péchés , nous a abandon* 
nés; le débit va tous les jcKirs en diminuant, 
nous ne faisons plus que vivoter, et sans les 
Vénitiens nous serions forcés de fermer bou-» 
tique.^ 

Mes paquets bien arrangés, bien ficelés, 1^ 
marchand me présente son mémoire en con- 
iBcience. Je le paye sans beaucoup marchan-^ 
der ; le bon homme fait un signe de croix aveC 
l'argent que je lui avais donné, et je m'en vais 
très édifié. 

Je fis voir à l'abbé Toni de Loret, à qui 
j'avais été recommandé, la pacotille que je 
venais d'acheter : et j'appris que le marchand 
m'avait reconnu pour Vénitien, et m'avait 
£aiit payer la marchandise un tiers au-delà de 
son prix ordinaire. Il était tard, j'étais presse 
départir, je n'eus p^ le temps d'aller prouver 
à mon dévot qu'il était un fripon. 

Je reprends ma route pour Rome; j'arrive 

u. 7 



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98 . MÉMOIRES 

dam çetu capitale , et je fais part a M. le 
comte *** de mon arrivée, 

U m'envoie le lendemain son Yalet de cham* 
lire. Il me prie à dînw chez lui; il y avait un 
carrosse à ma porte pour m'y conduire; je 
m'habille , je m y rends, et j'y trouve tous les 
coBOtédiens rassemblés. 

Après les cérémonies d'usage , je m'adresse 
à celui qui était plus près de moi , et je lui 
demande quel était son emploi. Afonsiear, me 
dit-il d'un air d'importance , je joue le. Poli- 
chinelle. Comment^ monsieur, luidis-je, lePo- 
UchineUe! en langage napolitain? Oui, moor* 
sieur , reprend-il , de même que vos Arlequios 
parlent le bergamasque ou le vénitien ; il y a 
dix ans que, sans me vanter, je fais les plaisirs 
de Rome; M. Francisco, que voici, joue la 
Popa (la soubrette), et M. Petrillo, que voilà, 
joue les mères et les raisonneuses, et nousavcms 
soutenu penduit dix ans le théâtre de Tor* 
dinona. 

Les lM*as me tombent; je regarde M. le 
comte , qui était aussi embarrassé que moi. Je 
m'aperçcMs tn^ tard, me ditvl, de Finoon- 
vénient; tâchons d'y remédier s'il est possî* 
Ue« Je ftis entendre aux acteurs na^litains et 



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DE GOLDONI. 99 

romains^ que depuis quelque temps les mas- 
ques n'étaient plus employés dans mes pièces. 
He bien , ne vous fkchez pas , monsieur, dit 
le célèbre Polichinelle , nous ne sommes pas 
des marionnettes y nous avons assez d'esprit 
et assez de mémoire; voyons, de quoi s^« 
giMl? 

Je tire de ma poche la comédie que je leur 
avais destinée, et j'offre d'en,faire la lecture. 
Tout le monde se range ; je lis la Fleuve, femme 
desprit. La comédie plait infiniment à M. le 
Gomte; les comédiens n'osant pas dire, peut- 
être, ce qu'ils pensaient, s'en rapportent à 
celui qui était le maitre du choix des pièces. 
La copie des rôles est ordonnée sur-le-*champ ; 
les comédiens s'en vont« Nous nous mettons* 
à table, et je ne cache pas à M. le comte la 
crainte que j'avais que nous n'eussions fait une 
sottise , lui en m'appelant à Rome , et moi en 
y étant venu* 

Pendant que les comédiens allaient se met* 
tre en état de répeter leurs rôles, je ne pensai 
pluà qu'îi voir Rome, et ceux à qui j'étais re- 
commandé : j'avais une lettre, du ministre de 
Parme pour le cardinal Porto-Carrero, am- 
bassadeur d'Espagne, et une du prince Rezzo- 



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lOO MEMOIRES 

BÎco, neveu du pape régnant^ pour le cardinal 
Charles Rezzonico son frère. 

Je commençai par présenter cette dernière 
au cardinal Padrone^ qui me reçut avec bonté, 
et avec cette même familiarité dont j'étais ho- 
noré par ses illustres parens de Venise : il ne 
tarda pas à me procurer la visite à sa Sainteté, 
et je lui fus présenté quelques jours après tout 
seul, et dans son cabinet de retraite, faveur 
qui n'est pas ordinaire. 

Ce pontife vénitien que j'avais eu llionneur 
de connaître dans sa ville épiscopale de Pa- 
doue, et dont ma muse avait chanté l'exalta- 
tion, me fit l'accueil le plus gracieux; il m'en- 
tretint pendant trois quarts d'heure; me par- 
lant toujours de ses neveux et de ses nièces , 
charmé des nouvelles que j étais dans le cas de 
lui en donner. Puis sa Sainteté toucha la son- 
nette quiétait sur sa table; c'était pour moi le 
signal de partir : je Élisais en m'en allant des 
révérences, des remerciemens. Le saint-père 
ne paraissait pas satisfait; il remuait ses pieds , 
ses bras, il toussait, il me regardait, et ne 
disait rien. Quelle étourderie de ma part! en- 
chanté , pénétré de l'honneur que je venais de 
recevoir, j'avais oublié de baiser le pied du 



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DE GOLDONI. lOl 

successeur de saint Pierre ; je revins enfin de 
ma distraction ; je me prosterne ; Clément XIH 
me comble de bénédictions , et je pars mor- 
tifié de ma bêtise , et édifié de son indulgence. 

Je continuais pendant plusieurs jours mes 
visites ; le cardinal Porto-Carrero m'offrit un . 
couvert à sa table , et un carrosse à mes or- 
dres ; son excellence le chevalier Carrero , am- 
bassadeur de Venise , me fît les mêmes offres , 
et j'en profitai^ surtout des voitures, qui sont 
aussi nécessaires à Rome qu'à Paris» 

Je voyais des cardinaux^ des princes, des 
princesses , des ministres étrangers ; et aussi- 
tôt que j'avais été reçu , j'étais visité le lende- 
main par les valets de pied qui venaient me 
complimenter sur mon arrivée, et il fallait 
donner aux uns trois paules, à d'autres dix, 
selon le rang de leurs maîtres, et à ceux du 
pape trois sequins : c'est l'usage du pays; le 
prix est fait, il n'y a pas à marchander. 

En faisant mes visites, je ne manquais pas 
de parcourir en même temps les monumens 
précieux de cette ville, autrefois la capitale 
du monde , et aujourd'hui le siège dominant 
de la religion catholique. 

Je ne parlerai pas des chefs-d'œuvre qui 



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I02 MÉMOIRES 

sont connus de tout le monde ; je me bornerai 
uniquement à rappeler id leffet que produisit 
sur mon esprit et sur mes sens la vue de Saint- 
Pierre de Rome. 

•Tavais cinquante-deux ans quand je vis ce 
temple pour la première fois : depuis Tàge de 
la raison jusqu'à ce temps-là j'en avais entendu 
parler avec enthousiasme ; j'avais parcouru les 
historiens et les voyageurs qui en font des des- 
criptions exactes et des détails raisonnes; je 
crus qu'en le voyant moi-même y la préven- 
tion aurait diminué la surprise ; au contraire ^ 
tout ce que j'avais entendu était au'-dessous de 
ce que je voyais ; toyt ce qui me paraissait 
exagéré de loin^ grandissait infiniment à mes 
yeux. Je ne suis pas connaisseur en architec- 
ture^ et je n'irai pas étudier les termes de l'art 
pour expliquer le charme que j'éprouvai ; mais 
je suis sûr que c'était l'effet de l'exactitude des 
proportions dans son immense étendue. . 

Autant les objets de construction et d'orne- 
ment attirent l'admiration, autant le sanc- 
tuaire de cette basilique excite la dévotion. 

Cest dans les souterrains du mattre-autel 
que reposent les corps de saint Pierre et de 
saint Paul y et les Romains, qui ne sont- en gé- 



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nér$l rien moins que <yvotd^ né cessent de s'y 
rendre fréquemment en témoignage de leur 
ténérdtion pour les princes des apôtres. 

Mon bète, par eitemple> n'aurait pas man<^ 
que pour tout l'or du monde d'aller tous les 
jours faire sa prière à la cathédrale; il aimait 
les plaisirs ^ il rentrait cbee lui quelquefois à 
minuit; il se souvenait qu'il n'avait pas visité 
ses patrons ; il demeurait dans un quartier très 
éloigné de Saiat*Pierre ; c'était égal, il y allait 
toujours, il faisait sa prière ii la porte, et re# 
venait content* 

Il faut que je fasse Connaître à moii lecteur 
cet homme qui avait quelques singularités, 
mais qui avait un cœur excellent, et une sin^ 
mérité sans égale. 

Cétait l'abbé '"^, corre^ndanide plusieurs 
évéques d'Allemagne pour les affaires de la 
datterie; il m'avait loué un appartement de 
quatre pièces ^^ avec huit croisées de front sur 
la {4us belle rue de Rome, appelé le Court, 
où tout le monde se rassemblait pour les cour* 
ses de chevaux barbeB, et pour jouir des mae«-^ 
ques dans les jours gras. 

L'abbé *** avait une femme et une fille cbar-* 
mantes; il n'était pas riche, mais il faisait 



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I04 liéMQIRJBS 

boniïe cbère^ et je me mis en pen^onchez lui : 
il y avait tous les jours un plat sur sa table .qu'il 
avait fait lui*niéme, et il ne manquait jamais 
d'annoncer aux ;çpn vives w que c'était un plat 
çr pour M. l'avocat Goldoni>: fait par les mains 
«,de s<Qn serviteur***, etajoqtantqueperisonne 
a n'y toucherait. sans la permission de M* l'a- 
«vocat. ». 

Il donnait chez lui des concerts; mademoi- 
selle *** chantait à rayir , et elle était secondée 
par des voix et par des instrumens du premier 
mérite, dont Rome abonde dans toutes, les 
classes et dans tous lies rangs. 

C'était toujours , au dire de mon cher abbé, 
pour M» l'avocat Goldoui que ces parties de 
plaisirs étaient ordonnées, et je ne pouvais lui 
causer d^^ plus grand chagrin qu'en allant diner 
en ville, ou plisser la soirée dans quelque autre 
maison, ; » 

. Un jour en rentrant chez lui , et apprenant 
que je ne diaais paç, iKse donna au diable; il 
gronda ma femme. Personne ne mangera > dit- 
il, du plat que j'avais fait pour M. l'avocat 
Goldoni. Il entre dans sa cuisine, il régarde> 
d'un air affligé le mets délicieux qu'il avait fait 
lui-même avec tant de plaisir , avec tant de 



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DSGOLDOHI. lo5 

$oia; la colère le gagne, il jette Ja casserole 
dans la cour. Je rentre le soir ; Fablj^ë était 
couché; il ne voulut pas me voir; tout le 
monde riait, et j'en étais fâché;, mais le do- 
mestique me remit le billet d'invitation pour 
aller le lendemain à }a répétition de ma pièce ; 
cela m'intéressait davantage; j'oubliai l'abbé 
dans rinstant, et je dormis fort tranquille. 

Je me rends. chez M. le comte ***, pour 
assister à la répétition de ma pièce : les comé- 
diens s^ trouvent : ils avaient étudié leurs 
rôles, ils les savaient par cœur. J'étais édifié de 
leur attention^ et je me proposais de seconder 
leur zèle et de les aider de toutes mes forces. 
On commence;, Z^na Placida^ et Dona, Lui* 
gia/ c'étaient deux jeunes Bomains, un garçon 
perruquier et un apprenti menuisier. 

O ciel! quelle déclamation chargée! quelle 
gaucherie dgns les n^ouvemens ! point de vé- 
rité , poii^t d'if^telligence ; je parle en général 
sur le mauvais goût de leur déclama.tion. Le 
Polichinelle, qui était toujours l'orateur de la 
troupe, me dit fort lentement : Chacun a sa 
manière^ monsieur, et celle-ci est la nôtre. 

Je prends mon parti, je ne dis plus rien : je 
leur fais <d>server seulement que la pièce me 



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Io6 MéMOXItfeS 

paraissait trop longue ; c'était le seul article sur 
lequel nous étions d'accord, et je l'abrégeai 
d'un bon tiers, pour me diminuer la peine de 
les entendre. Tout ennuyé que j'en étai^, je 
ne manquai pas d'intervenir aux répétitions 
successives jusqu'à la dernière au théâtre. 

Le 26 du mois de décembre y on ouvre a 
Rome tous les spectacles à la fois : j'étais tenté 
de ne pas y aller; mais M. le comte m'avait 
destiné une place dans sa loge , et je ne pou- 
vais pas décemmeut refuser de m'y rendre. 

J'y vais; tout était éclairé : on était prêt à 
lever la toile , et il y avait tout au plus cent 
personnes dans les loges , et trente dans le par- 
terre. J'étais prévenu que le théâtre de Tor- 
dinona était celui des charbonniers et des ma- 
telots, et que, sans le Polichinelle, les amateurs 
des farces ne s'y rendraient pas : je croyais , 
cependant, qu'un auteur que l'on avait fait 
venir exprès de Venise, exciterait la curiosité, 
et attirerait du monde du centre de la ville; 
mais on connaissait à Rome mes acteurs. 

On lève la toile ; les personnages paraissent , 
et jouent comme ils avaient répété. Le public 
s'impatiente; on demande Polichinelle, et la 
pièce va de mal en pis : je n'en puis plus : je 



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DE GOLDONI. 107 

suis prêt à me trouver mal : je demande k 
M. le comté la permission de sortir; il me 
raccorde de bonne grâce, et il m'offre même 
son carrosse . Je quitte le théâtre de Tordinona, 
et je Vais rejoindre ma femme qui était à celui 
d'Aliberti avec la fille de mon hôte. J'entre 
dans leur loge, et sans que je parle, elles s'a- 
perçoivent , à ma mine, de mon chagrin. Con- 
solez*-vou$, me dît M"* *** en riant, cela ne va 
pas mieux ici ; là musique ne plait pas du tout : 
pas un air, pas un récitatif, pas une ritour- 
nelle agréable. Burahello s'est furieusement 
oublié cette fois -ci. Elle était musicienne, 
elle pouvait en juger par elle-même, et on 
voyait que tout le monde était de son avis. 

Le parterre de Rome est terrible : les ab- 
bés décident d'une manière vigoureuse et 
bruyante : il n'y a point de gardes , il n'y a 
point de police, les sifflets, les cris, les ris, 
les invectires retentissaient de tous les côtés. 

Mais aussi , heureux celui qui plaît aux pe« 
tits collets! Je vis, dans le même théâtre, 
l'opéra de Ciccio de Mayo , à la première re- 
présentation. Les applaudissemens étaient de 
la même violence. Une partie du parterre sor- 
tit à la fin du spectacle, pour reconduire en 



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Io8 MÉMOIAE3 

triomphe le musicien chez lui , et l'autre resta 
dans la salle , criant toujours viça Mayo y jus- 
qu'à l'extinction du dernier bout de chan* 
deUe. 

Que serais-je devenu si j'eusse reste à Tor- 
dinona jusqu'à la fin de ma pièce? Cette ré- 
flexion me Élisait trembler. Je vais le lende- 
main chez M« le comte ^^^ , bien déterminé à 
ne plus m'exposer à un pareil danger : j'avais 
affaire à un homme juste et raisonnable; il 
voyait lui-même l'impossibilité de tirer parti 
de ses comédiens , à moins que de les laisser 
libres de travailler à leur mode; et voici en 
peu de mots l'arrangement auquel nous fumes 
obligés d'avoir recours. 

Il fut arrêté que Les Napolitains donneraient 
leurs canevas ordinaires , entremêlés d'inter- 
mèdes en ipusique, dontj'arrangerais les sujets 
sur des airs parodiés : ce projet fut mis en très 
peu de jours en exécution. Nous trouvâiïiesy 
chez les marchands de musique^ les meilleures 
partitions de mes opéra comiques. 

Rome est une pépinière de chanteurs : nous 
en trouvâmes deux bons, et six .de passables : 
nous donnâmes, pour prçmier intermède» 
Arcifanfano JRe de'Pazzi (le Roi des Fous) , 



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DE GOLDONI. I09 

musique de Buranello. Ce petit spectacle fit 
beaucoup de plaisir, et le théâtre de Tordi- 
nona se soutint de manière que M. le comte 
n y perdit pas beaucoup. 

J'avais échoué à Tordinona : c'était un cha- 
grin cuisant pour moi ; mais je fus dédommagé 
par les acteurs de Capranica. Ce théâtre, qui 
depuis quelques années s'était dévoué à mes 
pièces, donnait, dans ce temps-là, ma comédie 
de Paméla. Cette pièce était si bien rendue et 
elle faisait tant de plaisir , qu'elle soutint toute 
seule le spectacle depuis l'ouverture jusqu'à la 
clôture, c'est-à-dire depuis le 26 décembre 
jusqu'au mardi gras. 

Toutes les fois que j'y allais, c'était un jour 
de triomphe pour moi. Les acteurs de Ca- 
pranito , que j'avais comblés d'éloges parce 
qu'ils les méritaient, me firent prier de vou-* 
loir bien composer une pièce pour leur spec- 
tacle. 

Ils n'avaient pas besoin d'une comédie tra- 
vaillée pour eux, puisqu'ils étaient les maîtres 
de celles que tous les ans je faisais imprimer ; 
mais c'était une galanterie qu'ils voulaient me 
faire, eu reconnaissance des profits que mes 
ouvrages leur avaient procurés. 



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IIO MÉMOIRES 

Je consentiâ à leurs désirs^ sans faire sem- 
blant de m'apercevoir de leur intention : je 
demandai s'ils avaient quelque sujet à me don- 
ner qui pût leur être agréable : ils me pro- 
posèrent la suite de Paméla : je promis qu ils 
l'auraient avant mon départ : je leur tins pa- 
role; ils en furent contens, et je le fus aussi ^ 
par la manière noble et généreuse dont mes 
soins furent récompensés^ 

Cette comédie, se trouve dans le recueil de 
mes Œuvres^ sou&le titre de Pamela marifoia 
(Paméla mariée). 

Une fille sage, avec de Fe^rit et de la con- 
duite^ ne pouvait devenir qu'une femme ver- 
tueuse et prudente; et Paméla, aimée de son 
mari , r^;3pecté^ de tout le monde , et dans un 
état d*opulence, n'avait rien à désirer et rien 
à craindre. 

Tout cela était admirable; mais je nevojais 
pas dans sa position la moindre trace qui pût 
fournir un sujet de comédie. Je m'étais engagé 
d'en trouver un , je ne voulais pas donner dans 
le romanesque ; et j'eus recours à la jalousie 
qui, sans sortir de la classe des passions ordi- 
naires, pouvait affecter le cœur de milord 
Bon fil, que nous avons vu dans lapremièra 



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BE GOIJX>MI. IJI 

pièce très sensible y et sujet aux accès mêlante 
coliques de sa nation. 

Mais Paméla était toujours exacte, et le 
lord était toujours raisonnable. Comment le 
germe de la discorde pouvait-il pénétrer dans 
le sein de ces deux êtres pour les rendre mal- 
heureux ? 

•Tavoue que j'eus de la peine à former un 
nceud qui n'avait pour base que des apparences 
trompeuses ^ et encore .plus à les conduire jus- 
qu'au dénoùment, sans changer le caractère 
de mes héros^ et sans manquer aux lois de la 
vraisemblance. 

Je me trompais peut-être ; mais je crus avoir 
fait nn ouvrage qui , sans sortir des marches 
Ordinaires de la nature , pfirait un sujet fort 
intéressant et fort délicat. 

Je n'ai pas vu jouer cette pièce : je sus qu elle 
ent à Rome un succès moins brillant que celui 
de U précédente Paméla, et je n'en fus pas 
étonné. B y avait plusd étude et plus de finesse 
dans la seconde : il y avait plus d'intérêt et 
plus de jeu dans la première. L'une était faite 
pour le théâtre , et l'autre pour lé cabinet. 

Je demande pardon à ceux qui me l'avaient 
ordonnée , si je manquai leur but. Je leur avais 



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112 HÉMOIRES 

donné le choix du sujet , et je n'ai 'pas à me 
reprocher de l'avoir négligé. 

L'ouverture du carnaval se fait presque par- 
tout en Italie , à la fin de décembre ou au com- 
mencement de janvier. A Rome , ce temps de 
gaité ou de folie, marqué par la liberté des 
masques, ne commence que dans les jours 
gras ; ce n'est que depuis deux heures après 
midi jusqu'à cinq que le masque est toléré; 
tout le monde , à la niiit tombante , doit mar* 
cher à visage découvert : on peut dire que le 
carnaval de Rome n'a que vingt-quatre heures 
de durée , mais ce temps y est bien employé» 

On n'a point d'idée du brillant et de la ma- 
gnificence de ces huit jours : on voit dans toute 
la longueur du Cours quatre files de voitures 
richement décorées; les deux latérales ne sont 
que spectatrices des deux qui roulent dans le 
milieu; une foule de masques à pied, qui ne 
sont pas des gens du peuple, courent sur les 
trottoirs, chantent^ font des singeries et des 
lazzis fort adroits, et lancent dans les voitures 
des boisseaux de dragées qui leur sont rendues 
avec' profusion; de sorte que le soir on ne 
marche plus que sur de la farine sucrée. 

On fait dans ces mêmes jours et dans ce 



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DE GOLDOVI. M 3 

niênie endroit la course des chevaux barbes^ 
dont le vainqueur gagne une pièce d étoffé d'or 
ou d'argçnt; ces chevaux libres et sans guide, 
dressés à la course, irrités par des pointes de fer 
qui les piquent, et animés par les cris et par les 
claquemens de mains du peuple, partent du pa* 
lais de Saint*Marc , et sont arrêtés à la porte de 
la ville où l'on adjuge le prix au premier arrivé. 

«Tavais la commodité de jouir de cette vue 
charmante san» sortir de ma chambre; mais 
mon hôte m'avait destiné un balcon dans la 
salle de soff appartement, et il avait affiché un 
écriteau-en grandes lettres où se lisaient ces 
mots : Balcon pour M. V avocat Goldoni. 

H n'y avait que huit croisées, et l'abbé *** 
avait invité soixante personnes; le monde qui 
arrivait ne prenait pas garde au placard , cha- 
cun tâchait de se placer le premier , et mon 
pauvre abbé était très embarrassé pour me 
garder une place; je pouvais aller dans ma 
chambre avec sa femme et la mienne; point 
du tout, il me voulait dans la salle; j'arrive, 
tout était plein; on s'arrange, et je suis placé; 
mais des dames surviennent, il faut leur don- 
ner la préférence; je sors avec les autres, et je 
reste sans place. 

!!• 8 



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1X4 MÉMOIRES* 

L'abbé outré, furieux^ me prend par le 
bras y me pousse par force sur le devant dn 
balcon , se met à côté de moi; y reste toujours 
en me faisant remarquer les voitures des prin- 
ces , des princesses et des cardinaux dont il 
distinguait les devises. 
. Nous touchions à la fin du carnaval , et nous 
passâmes ces derniers jours de galté chez les 
uns et les autres fort agi^éablement : le carême 
arrive , on change de décoration , mais on ne 
s'amuse pas moins; on trouve partout de la 
musique et des tables de Jeu ; parmi les jeux 
de commerce , c*est la mouche que Ton appelle 
la bête ^ qui est le plus en usage. Je remarquai 
une politesse envers les femmes que je n ai pas 
vue ailleurs; si la dame est en danger d'être à 
la bête , il faut lui donner le coup de grâce ; il 
faut jouer une petite carte pour lui éviter ce 
désagrément. 

Toi|s les plaisirs dont j'avais joui jusqu'à ce 
temps4a à Rome , n'étaient rien en comparai- 
son 4^ ceux que j éprouvai dans la semaine 
sainte* C'est dans ces jours consacrés à la piété 
que Ton s'aperçoit de'la niajesté du pontife 
et de la grandeur de la religion. 

Rien de si magnifique , rien de si imposant 



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DE GOLDOKI. IlS 

que la célébration 4'une tnefise pcmtificak dans 
la basilique du Vatican : le pape y figure en 
iouyerain, avec une pompe et un appareil qui 
concilient la dévotion et ladmiration ; tous les 
cardinaux qui sont les princes de TÉglise et 
les héritiers présomptifs du trône , y assistent; 
le temple est immense , et le cortège Test 
aussi. 

La cérémonie de la Céie ne me parut pas 
moins majestueuse : on voit partout laver les 
pieds à des pauvres qui figurent les apôtres ; 
mais cette tiare à triple couronne^ et ces 
boiinets rouges , cette hiérarchie d'évéques et 
de patriarches, surprennent et frappent Tima* 
gination. 

Un autre spectacle pieux que j'admirai dans 
cette église, me parut aussi agréable qu'étoii^ 
nant p c'était le Miserere du vendredi-saint* 
Vous entrez à Saint-Pierre de Rome; la dis- 
tance qu'il y a du portail au maltre-àutel ne 
TOUS laisse pas apercevoir s'il j a du monde 
ou s'il n'y en a pas; quand vous êtes à portée 
de voir et d'entendre , vous voyes une: assem- 
blée très nombreuse de musiciens en soutane 
et en petit collet, et vous croyeas entendre tous 
les instrumens possibles pendant qu'il n'y en 
a pas^ un sei^l. 



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ri6 MÉMOIRES 

Je ne suis pas musicien, je ne saurais vous 
expliquer cette variété , cette gradation de voix 
dans les mêmes accords qui produisent cette 
illusion; mais tous les compositeurs doivent 
connaître ce chef-dœuvre de Fart. 

Je vis à Rome la veille de Saint-Pierre cette 
immense coupole éclairée ^ cette fameuse ^gi- 
randole qui ressemble à un torrent de feu lancé 
dans l'air par la violence des volcans , et la 
eérémonie de la baquenée, présentée au saint 
père par le connétable Colonna^ au nom du 
roi de Naples. 

Lair de Rome commençait à devenir dan- 
gereux: Les Romains le craignent eux-mêmes, 
et la ville est déserte depuis le mois de juillet 
jusqu'à celui d'octobre. Je la quittai le deuxième 
jour du mois d'août, au grand regret de mon 
hôte , qui ne cessa pas de m'écrire et de m'en- 
voyer tous les ans l'almanach dé Rome jusqu'à 
sa dernière maladie. 

Retournant dans ma patrie , je pris la rouie 
de la Toscane , et je reVis presque tous mes 
anciens amis. Je me détournai un peu de mon 
chemin pour revoir Pise, Livourne et Lucques. 
Je commençais à faire mes adieux à l'Italie , 
sans savoir encore que je devais la quitter pour 
toujours. 



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DE QPLlM»iI. 117 

Arrivé à Venise je n'eus rien de plus pressé 
que de m'infornier du succès de mes nouvelles 
pièces /que pendant mon absence Ton y avait 
jouées. 

J'en avais reçu à Rome quelques notices , 
mais il y en avait de contradictoires, et aueune 
de détaillée. 

Là Sposa sagace (IsL Femme adroite) était 
la première que Ton y avait donnée, et je fus 
bien aise de savoir qu'elle avait répondu à mon 
désir. 

La Sposa, en italien , ne veut pas toujours 
dire' une femme mariée. Une fille promise en 
mariage, que l'on dit en France , la prétendue 
ou la future , s'appelle l'épouse à Venise. * 

Celle dont il s'agit dans ma pi^ce n'est vé- 
ritablement ni épouse ni mariée; mais elle se 
croit l'une et l'autre par un engagement clan- 
destin qu'elle a contracté. 

Dona Barbara^ qui est la demoiselle eu 
question , a le malheur d'avoir affaire à un père 
faible et à une belle-mère injuste. L'^m n'é- 
coute pas les plaintes de sa fillç , l'autre la met 
au désespoir : la jeune personne a un officier 
pour amant qui doit partir incessammen t . Elle 
craint de le perdre; elle accepte un contrat 



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Il8 MÉMOniBâ 

Âe mariage en secret, elle le signe aussi , deux 
domestiques signent comme témoins , el elle 
se croît mariée. -, 

Il n'est pas question de savoir si cet enga^ 
gemeiit est bon ou mauvais; mais le militaire 
étant de la société de la belle-mère, doit fré<- 
quenter la maison, cacher son inclination et 
son titre , et être en même temps l'amoureux 
de l'une, et le sigisbé de l'autre. La demoi* 
selle soutient son r^e san^ compromettre son 
honneur, ni sa délicatesse. Elle parvient enfin 
à gagner son père , et la pièce finit par le ma- 
riage des deux amans, et. par la désolation de 
la marâtre, qui devient le jouet de la société. 

La pièce était fort gaie , fort amusai;ite , et 
on m'assura que son succès avait été très- 
brillant. 

Celle que Ton avait fait succéder à la Sposa 
sagace^ était lo Spiritodicontradîzione (l'Esprit 
de contradiction). Je ne connaissais pas F Es- 
prit de contradiction de Dufresny . Tai vu jouer 
à Paris^Ia pièce de l'auteur français; je l'ai 
lue et confrontée depuis avec la mienne; nous 
avons traité l'un et l'autre ce même sujet, mais 
nos moyens ne se ressemblent pas. Celle de 
Dufresny n'est qu'un acte en prose. La mienne 



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DE GOLDOM. 1 19 

est en cinq actes, en vers , et je croîs , si je ne 
me trompe pas y qu'il y a dans celle-là plus 
dart que de nature, et dans la mienne plus de 
nature que d'art. Je voudrais que mon lecteur 
fût en état de les confronter; il verrait peut- 
être que je n'ai pas tort. 

La troisième pièce, donnée à Venise pen- 
dant que j'étais:^ à. Rome, était la Donèi sola 
( U Femme seule ). 

Madatne Bresciani^ qui jouait les premiers 
rôles, et qui jouissait d'une considération 
qu'elle méritait à tous égards, n'était pas sans 
défaut. Elle était jalouse de ses camarades, et 
ne pouvait pas souffrir qu'une autre actrice 
fut applaudie. . 

Ce ridicule de madame Bresciâni me dé- 
plaisait, me gênait , et j'étais dans l^abitude 
de punir doucement mes acteurs, quand ils 
me causaient du chagrin. 

Je composai une pièce où il n'y avait qu'une 
femme, et je voulais dire par le titre et par le 
sujet à madame Bresciâni , vous voudriez être 
seule; vous voilà contente. 

Elle avait de l'esprit; elle n'en fut pas la 
dupe , mais elle trouva la pièce a son gré : ell<e 
s'y prêta de bonne grâce et avec intérêt: L'ac- 



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lao BCÉMOIRES 

trice fit beaucoup de plaisir, et la pièce eut 
beaucoup de succès. 

Voilà trois comédies qui avaient bien réussi; 
mais la quatrième , la Buona Madré (la Bonne 
Mère ) , nVut pas le même bonheur. «Payais 
£iit dans les années précédentes la Bonne Fille, 
la Bonne Femme, la Bonne Famille; la bonté 
ne peut jamais déplaire, mais le public s'en- 
nuie de tout, et quoique le sujet soit varié, il 
n'aime pas la répétition des mêmes motifs, ou 
la ressemblancedescaractères. La Bonne Mère 
ne fut ni méprisée, ni applaudie : on Técouta 
froidement, et elle n'eut que quatre représen- 
tations. Voilà une pièce honnête qui est tom- 
bée très honnêtement. 

La dernière , qui avait fait la clôture du car- 
naval de l'année 1758, réussit. 

Le Morbinose était le litre de cette heu- 
reuse comédie : le Morbinose^ en langage vé- 
nitien, n est pas autre chose que les femmes 
gaies dans la langue firançaise. 

Le lieu de la scène est à Venise, et les per- 
sonnages sont tous Vénitiens, à la réserve d'un 
Toscan, appelé M. Ferdinand, recommandé 
à de bons bourgeois de Venise ; mais les fem* 
mes de ce pays, qui font le principal agrément 



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DK GOLBONI. 121 

de la gs^lté Bationale^ trouvent, le Toscan 
empesé y maniéré^ et se moquent un peu de 
lui; elles profitent du carnaval^ et lui jouent 
des tours ^ rien que pour amollir sa roideur 
naturelle, et lui donner le ton et Taisance vé- 
nitienne, et elles y parviennent si bien, que 
M. Ferdinando devient amoureux d'une de 
ces demoiselles , se marie avec elle, et s établit 
pour toujours à Venise. 

Je faisais ma couf aux femmes de mon pays, 
mais j'agissais pour mon intérêt en même 
temps ; car pour plaire au public , il faut com- 
mencer par flatter les dames. 

J avais trouvé à Rome des distractions trop 
agréables pour que j'eusse eu le temps de n^'oc- 
cuper; il faut dire aussi que le temps, Texpé^ 
rience et l'habitude m'avaient tellement fa- 
miliarisé avec l'art de la comédie/ que, les 
sujets imaginés et Jes caractères choisis, le 
reste n'était plus pour moi qu'une routine. 

Je faisais autrefois quatre opérations avant 
que de parveiûr a la construction et à la cor- 
rection d'qne piècfe^. 

Première opération ; le plan avec la division 
des trois parties principales, l'exposition, l'in- 
trigue et le dénoûment. 



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I 



TUtk ' HÉMOIAES 

Seconde opération i le partage de laction en 
actes et en scènes. 

Troisième : le dialogue des scènes les plus 
intéressantes. 

Quatrième : le dialogue général de la tota- 
lité de la pièce. 

Dm'élaitarrivésouTentipiey parvenu à cette 
dernière opération , j avais changé tout ce que 
j'avais fait dans la seconde et dans la troisième ; 
car les idées se succèdent; une scène produit 
l'autre ; un mot trouvé par hasard fournit une 
pensée nouvelle , et je suis parvenu au bout de 
quelque temps à réduire les quatre opérations 
à une seule : ayant le ]dan et les trois divisions 
dans ma tête, je commence tout de suite, acie 
pr&nier, scène première^ je vais jusqu'à la fin , 
toujours d'après la maxime que toutes les li* 
gnes doivent aboutir au point fixé , c'est-à-dire 
au dénoùment de Faction, qui est la partie 
principale pour laquelle il semble que toutes 
les machines soient [uréparées. 

Je me suis rarement trompé dans mes dé- 
noùnrens ; je puis le dire hardiment puisque 
tout le monde Fa dit, et la chose ne me parait 
pas même difficile : il est très aisé d avoir un 
dénoùment heureux quand on l'a bien pré- 



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DE GOLDÔIfl. 1^3 

paré au commencement de la pièce, et qu'on 
ne Fa jamais perdu de vue dans le courant du 
travaU. 

Je commençai donc, et je finis en quinsè 
jours une comédie en trois actes en prose , 
intitulée gVIrmamorati (les Amoureut). Le 
titre ne promettait rien de nouveau , car il est 
peu de pièces sans amour : mes amoureux sont 
outrés, mais ils ne sont pas moins vrais; il j 
a plus de vérité que de vraisemblance dans cet 
ouvrage, je la voue; en France un pareil sujet 
Éi'aurait pas été supportable ; en Italie on le 
trouva un peu chargé, et j'entendis plusieurs 
personnes de ma connaissance se vanter d'a<- 
voir été à peu près dans le même cas ; je n eus 
donc pas tort de peindre en grandies folies de 
l'amour dans un pays où le climat échauffe 
les coeurs et les tètes plus que partout ail*^ 
leurs. 

A cette pièce qui avait eu plus de succès que 
je n avais cru ^ j'en fis succéder une qui la sur«- 
passa de beaucoup, intitulée la Casa nova 
(la Maison neuve), cpmédie vénitienne. Je 
venais de changer de logement, et comme je 
cherchais partout des argumens de comédies , 
j'en trouvai un dans les embarras de mon 



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124 MÉMOIRES 

déménag^ement, et rimagination fit le reste. 
La scène s'ouvre par des tapissiers y des pein- 
tres ^ des menuisiers qui travaillent à l'appar- 
tement : une femme de charge des nouveaux 
locataires vient par ordre de ses maîtres gron- 
der les ouvriers qui ne finissent pas; je lui fais 

..dire tout ce que j'avais dit moi-même à mes 
ouvriers , et leurs mauvaises raisoris sont à peu 

. près les mêmes qui m'avaient impatienté pen- 

. dant deux mois. 

Lucietta, qui est une bavarde achevée, après 
avoir rempli sa commission, s'amuse. avec. le 
tapissier, fait le portrait de son maître et de 
ses maîtresses, et le public est agréablement 
,instruit de l'argument de la pièce et des carac- 
tères des personnages. 

jinzolettOf qui est le nouveau locataire, est 
un jeune homme de très bonne famille; il n'a 
ni père ni mère ; il n'a qu'une sœur à marier 
qui demeure avec lui; il a du bien, mais il est 
dérangé, et il vient d'épouser une demoiselle 
sans fortune avec beaucoup de prétentions et 
beaucoup de coquetterie. 

MademcHselle MeneghinUy soeur d'Anzo- 
letto^ a un amoureux appelé Lorenùn. Il de- 
meurait vis-à-vis la maison que Meneghina 



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DE GOLBONlr Ia5 

venait de quitter : ils sont fâches l'un et lautre 
de se voir éloignés; mais Lorenzin est le cou- 
sin-germain des deux soeurs qui occupent le 
second étage ^ et ne perd pas l'espérance de 
revoir sa maltresse. 

MadameCécile , qui estlamariée f etqui avait 
choisi l'appartement, y vient avec un comte 
étranger qui soutient auprès d'elle la charge 
honorable de sigisbé : mademoiselle Mene- 
ghina l'avait devancée , et était très mécon- 
tente de la chambre qu'on lui avait destinée. 
La demoiselle d'en-bas n'a rien de plus pressé 
que d'aller rendre la visite à ses voisines. Les 
deux sœurs du second, dont la première était 
mariée, connaissaient déjà l'inclination de 
leur cousin pour mademoiselle Meneghina. 
Quand celle-ci se fit annoncer, Lorenzin était 
chez elles, et elles le firent cacher dans un 
cabinet pour se ménager le plaisir d'une sur- 
prise agréable ; on annonce madame Cécile 
qui monte; Lorj^nzm reste toujours dans le 
cabinet , et Meneghinà l'ignore encore; elle a 
fiait sa visite, et s'en va.. 

La conversation de trois dames qui restent 
est fort comique. Il y a un mélange de hauteur 
et de petitesse, de prétentions et de bavardage. 



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t^Ô BlÊlfOIRES' 

et surtout de l'indiscrétien de la part de Cécile 
sur le compte de sa bell^sœur. 

Les deux sœurs s'en amusent, et demandent 
pourquoi M. Ansoletto ne marie pas made-* 
moiselle Meneghina. Cécile, toujours prête à 
en dire plus de mal que de bien , répond qu'elle 
avait un amant vis-à-vis ses fenêtres dans la 
maison qu'elle. Venait de quitter, que c était 
un mauvais sujet , et elle le nomme. Lorensin , 
qui avait tout entendu , veut faire tomber sa 
colère sur le mari de Cécile. 

Mais il y a bien pis pour le pauvre Anzo- 
letto. Le propriétaire de la vieille maison a 
fait saisir les gros meubles faute de payemeut 
des loyers, et les fournisseurs de la maison 
neuve menacent d'en ùin autant. 

Anzoletto est très embarrassé; il a recours 
au comte : il voudrait lui emprunter de Tar^ 
gent; mais le sigisbé de la femme n'est pas le 
complaisant du mari. Il a va oncle fort riche ^ 
mais très dégoûté ^e la conduite de son neveu* 
Cet oncle > appelé M. Christophe, est un an- 
cien ami du mari de la sœur aînée du second 
appartement* Celk^i l'envoie chercher^ lui 
fait part de l'indination de Lorenzin pour ma- 
demoiselle Meneghina. Christophe est un peu 



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DECÎOIDONI. 12'J 

iarQuche, mais il a le cœur bon; il aime sa 
t^ièce, il consent à la marier; et aux sollicita- 
tions de la femme de son ami ^ se laisse fléchir 
en faveur d'Anzoletto. Il paye ses dettes, se 
raccommode avec son neveu , mais à condition 
que lui et son épouse changeront de conduite. 
Voilà le germe du Bourru bienfaisant. 

La Casa nosfa fut extrêmement goûtée , elle 
fit la clôture de lautomne , et elle s est tou- 
jours soutenue dans la classe de ces pièces qui 
plaisent constamment, et qui paraissent ton* 
jours nouvelles au théâtre. 

La Dona stramgante (la Femme capri-* 
cieuse) fit louverture du carnaval de Tannée 
iy6o. 

Le caractère principal de la pièce était si mé* 
chant, que les femmes n'auraient pas souffert 
qu^on le crût d'après nature, et je fus forcé de 
dire que c'était un sujet de pure invention. 

Dona Lis^ia est lalnée de deux sœurs qui 
ayant perdu père et mère ^ vivent sous la con- 
duite du chevalier Riccardo, leur oncle pater* 
nel. Dona Rosa, qui est la cadette , est douce, 
raisonnable autan t que sasœur est fière, empor- 
tée, volontaire, et cest la bonté de l'une qui 
sert d'opposition à la méchanceté de l'autre. 



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Ia8 HÉM^BES 

Dona Livia est jalouse de sa sœur; elle 
fait souffrir mort et martyre à un amant qui 
l'adore; elle traite rudement sa cadette^ qui 
n'a point d'inclination ni de volonté, et donne, 
par ses extravagances, beaucoup d'embarras et 
de chagrin au chevalier, qui ne s'occupe que 
du bonheur de ses nièces. 

Donna Livia craint mal a propos une rivale 
dans sa sœur. Plusieurs partis se présentent 
pour cette demoiselle, qui est la ûioins jolie, 
mais la plus raisonnable. Dona Livia réclame 
alors ses droits, et ses extravagances sont si 
nombreuses, qu'elle en fournit assez pour 
remplir une comédie eu cinq actes ; et elle finit 
par épouser, en secret, cet amant qui avait 
tant souffert, et que son onde lui-même lui 
avait proposé. 

Cette pièce eut asse^ de succès , et elle était 
faite pour en avoir un plus marqué ; mais ma- 
dame Bresciani , qui de son naturel était un 
peu capricieuse , crut se voir jouée elle-même , 
et sa mauvaise humeur ai&iblit le succès de 
l'ouvrage. 

. Je réparai bien vite les torts que j'avais en- 
vers cette actrice excellente. Je composai une 
pièce vénitienne, intitulée le Baruffe Chioz- 



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aote (les Disputes du peuple de la; ville de 
Chiozza) . Cette comédie populaire et poissarde 
fit un effet admirable. Madame Bresciani^ mal- 
gré son accent toscan^ avait si bien saisi les 
manières et la prononciation vénitiennes , 
qu elle faisait autant de plaisir dans les pièces 
de haut comique que dans celles du plus bas. 

Je n^ donnerai pas l'extrait de cet ouvrage 
dont le fond n'est rien, et dont le tableau d'a- 
près nature fit tout le succès. 

J'avais été à Chiozza, dans ma jeunesse, en 
qualité de coadjuteur du chancelier criminel^ 
emploi qui revient à celui de substitut du lieu- 
tenant-criminel; j'avais eu affaire à cette popu- 
lation nombreuse et tumultueuse de pécheurs, 
de matelots, et dé femmelettes, qui n'ont 
d'autre salle de compagnie que la rue : je conr 
noissais leurs mœurs, leur langage singulier, 
leur galté et leur malice; j^étais en état de les 
peindre ; et la capitale, qui n'est qu'à huit lieues 
de distance de cette ville, connaissait parfaite- 
ment mes originaux ; la pièce eut Un succès 
des plus J)rillans:, et elle Q.t la clôture du car- 
naval. 

Le jour des Cendres suivant je me trouvai à 
im de ces soupers en maigre, par où nos gour- 
II. g 



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l3o MteOIRBS 

mands de Venise oommenoent leurs coUatioiig 
de carême. Je fis part à la société d*an noa- 
Teaa projet qae je venais de amceroir : c'était 
celui d'une nouydk édition de mon diéàtre. 
On m'apfdandity on m'encouragea, diacnii 
souscritpour dix exemplaires; je fis, d'un coup 
de filety centquatre-Tingtssouscriptions. Voilà 
l'origine de mon édition de Pascaii; j'en ai 
asses parlé , je n'en fiitiguerai pas mon lecteur 
davantage : j'aime mieux lui (aire part d'une 
lettre que je reçus quelques jours après, datée 
de Femey. 

Vous croyes peut-être que c'était de M. de 
Voltaire? Vous vous trompez : j'en ai reçu 
plusieurs de ce grand h<mime, de cet homme 
unique ; mais je n'avais pas l'honneur, dans œ 
temps-là, d'être en correspondance avec lui. 

Là lettre dont je vous parle était signée 
Pomrmefy je ne le connaissais pas , mais il s'an- 
nonçait comme auteur. 11 me parlait de quel- 
ques pièces qu'il avait données à l'Opéra-Go- 
mique, à Paris ; il était à Femej, chez son ami> 
qui l'avait chargé 4e me dire bien des choses 
de sa part, et il me priait de lui adresser ma 
réponse à Paris. 

Ce qui l'avait engagé à m'écrire était le piO' 



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DE GOU)ONI. l3l 

jet qu'il avait formé de traduire en français 
tout mon théâtre italien; il me demandait tout 
£ranchen9ent, et sans beaucoup de cérémonies^ 
les manuscrits de mes pièces qui n étaient pas 
encore imprimées, et les anecdotes qui pou- 
vaient me regarder. Je me crus honoré d'abord 
qu'un auteur français voulût bien s'occuper de 
mes ouvrages ; mais je trouvais ses demandes 
un peu trop prématurées; et, ne connaissant 
pas la personne, je lui répondis^ d'une ma- 
nière honnête, mais suffisante pour le détour* 
ner de son entreprise^ 

Je prévins M. Poinsînet que je venais d'.en- 
treprendre une nouvelle édition aved des cor- 
rections et des changemens , et que d'ailleurs 
mes pièces étaient remplies des différens patois 
d'Italie, qui rendaient la traduction de mon 
théâtre {u*esque impossible pour un étranger. 

Je croyais en avoir assez dit : point du tout, 
voici une seconde lettre du même auteur, da- 
tée de Paris : ce J'attendrai, monsieur, leschanr 
(c gemens et les corrections que vous vous pro* 
(f posez de faire dans votre nouvelle édition. A 
«l'égard des différens patois italiens, soyez 
i< tranquille ; j'ai un domestique qui a parcouru 
« l'Italie, il les connaît tous, il est eu état àe 



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l32 MÉMOIRES 

ce m'en expliquer la valeur, et vous en serez 
c< content. » 

Cette proposition me choqua infiniment : je 
crûs que Fauteur français se moquait de moi : 
je vais sur-le-champ chez M. le comte de Bas- 
chi, ambassadeur de France à Venise; je lui 
fais part des deux lettres de M. Poinsinetj et je 
lui demande quel était l'homme qui m'écrivait. 

Je rie me souviens jias de ce que son excel- 
lence me dit à l'égard de M. Poinsinet> mais 
il me remit dans le même instant une lettre 
qu'il venait de recevoir avec les dépêches de 
sa cour. C'était une nouvelle très agréable pour 
moi. 

La lettre venait de M. Zanuzzi , premier 
amoureux de la comédie italienne à Paris. Cet 
homme estimable par ses mœurs et par son 
'talent, avait apporté en France le manuscrit 
de ma comédie intitulée VEnfant d Arlequin 
perdu et retrouvé. Il avait présenté cette pièce à 
ses camarades qui l'avaient trouvée bonne : on 
Tavait jouée; elle avait fait le plus grand plai- 
sir; elle avait confirmé, disait-il, cette répu- 
tation dont mes ouvrages jouissaient en France 
•depuis long-temps, et ma personne y était 
désirée. 



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DE 60LD01VI. ï33 

M. Zanuzzi^ en conséquence de ceprëlimir 
uaîre, était chaîné par les premiers gentils- 
bomnies de la chambre du roi , et ordonna-, 
teurs des spectacles de sa majesté^ de me pro- 
poser un engagement de deux ans , avec des 
appointemens honorables. 

Il y avait long-temps que je désirais de voir 
Paris, et j'étais tenté d'abord de répondre 
affirmativement j mais j'avais des ménagemens 
à garder. J'étais pension naire du duc de Parme, 
et j'avais un* engagement à Venise; il fallait 
demander la permission au prince , et obtenir 
l'agrément du noble vénitien, propriétaire 
du théâtre Saint-Luc. L'un et l'autre ne me 
paraissaient pas difficiles; mais j'aimais ma 
patrie, j'y étais chéri, fêté, applaudi} les cri7 
tiques contre moi avaient cessé, je jouissais 
d'une tranquillité charmante. 

Ce n'était que pour deux années qu'on m'ap- 
pelait en France ; mais je voyais de loin qu'une 
fois expatrié, j'aurais de la peirie à revenir; 
mon état était précaire , il fallait le soutenir 
par des travaux pénibles et assidus, et je crai- 
gnais les tristes jours de la vieillesse,, où les 
forces diminuent , et Les besoins augmentent. 

Je parlai à mes amis et à mes protecteurs à 



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1 54 MÉMOIRES 

Venise ; je leur fis voir que je ne regardais pas 
le voyage de France comme une partie de plai- 
sir y mais que la raison m'y forçait j pour tâ- 
cher de m'assurer un état. 

«rajoutai à ces personnes qui paraissaient me 
désirer à Venise, qu'en ma qualité d'avocat 
je pouvais prétendre a toutes sortes d'emplois^ 
et même aux charges de la magistrature , et 
je finis ma harangue avec la déclaration autant 
sincère que décisive, que si on voulait m'assu- 
rer un état à Venise, soit à titre d'emploi, soit 
à titre de pension , je préférais ma patrie à tout 
le reste de l'univers. 

Je fus écouté avec attention et avec inftérêt. 
On trouva mes réflexions justes, et mon pro- 
cédé honnête; tout le monde se chargea de 
chercher les moyens de me satisfaire. On tint 
plusieurs assemblées sur mon compte; en voici 
le résultat. 

Dans un état républicain, les grâces ne sont 
accordées que par la pluralité des voix. Il 
£Biut que les postulans demandent pendant 
long -temps avant que detre ballottés, et à 
l'égard des pensions, s'il y a concurrence de 
demandeurs, les arts utiles l'emportent tou- 
jours sur les talens agréables. C'en était assez 



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DE GOLDOm. j35 

|)iour me déterminer k ne plus y penser. 

J'écrivis à Parafe ; j'eus la permission de 
partir. Je surmontai avec un peu de peine Top* 
position du propriétaire du théâtre Saint-Luc; 
et lorsque je me vis en liberté, je donnai ma 
parole à l'ambassadeur de France, et j'éjc:rivis 
>n conséquence à M. Zanuzzi à Paris; mais il - 
était juste que je donnasse le temps à mes co- 
médiens, et àleur maître, de se pourvoir d'un 
compositeur, et je fixai mou dépail; de Venise 
au mois d'avril de l'année 1 761 • 

Je fis trois pièces dans cet intervaUe, dont 
la première était intitulée Todaro Brontolon 
(Théodore -le -Grognard), CQmédîe véni- 
tienne. 

Théodore est un riche négociant, qui tient 
dans la dépendance la plus dure et la plus hu- 
miliante , Pellegrin son fils, et Marcolina sa 
bru, qui ne sont pas des enfws; car Zanetta 
Idur fille est à marier. 

Ce chef de famille, absolu et despotique, a 
chez lui un commis appelé Désiré^ qui est son 
homme de confiance et son favori , et celui-ci , 
homme adroit et méchant, s'étant emparé de 
l'esprit du vieillard, domine dans la maison 
autant que le maître; il piousse si loin l'impu- 



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1 36 . MÉMOIRES ^ 

dence^ qu ayant un Êls appelé Nicoléttd, il 
engage Théodore à lui accorder Zanetta sa 
pçtite-fille, à Finsu de ses père et mère. Mar- 
colina ne peut plus garder le silence , elle em- 
péclie le sacrifice de sa fille, elle fait tant qu'elle 
découvre au maître de la maison les fripon-^ 
neries de son bien aimé; elle parvient à le 
faire chasser; elle établit sa fille honorable-* 
ment. Le grondeur avoue que sa bru a de l'es* 
prit^ et l'embrasse en grondant. 

Cette pièce fit tant de plaisir, qu'elle alla jus^ 
qu'à la clôturé dé l'automne de l'année 1 760 , 
et je gardai pour l'ouverture du carnaval de 
l'année 1761 , F Écossaise y comédie qui n'était 
pas de mon invention , mais qui ne me fit pas 
moins d'honneur. 

Ceux qui s'amusent à la lecture des nou-^ 
velles du jour, doivent se souvenir que Tan- 
née ij5o il parut en Italie, comme partout 
ailleurs, une comédie française qui avait pour 
titre le Café ou FÉcossaise. 

On lisait, dans la préface de cette pièce, 
que c'était l'ouvrage de M. Hume, pasteur 
de l'ÉgUse d'Edimbourg, capitale de l'Ecosse; 
mais tout le nîonde savait que M. dé Voltaire 
en était l'auteur. 



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DE GQL'DONI. îSy 

Je fas un des prerniers qui Teùt à Venise : 
l'illustre patricien vénitien, Andréa Mémo, 
homme savant, homme de goût, et très 
vetsé dans la littérature , trouva cette pièce 
charmante, et me l'envoya j croyant que je 
pourrais en .Êiire quelque chose pour mon 
théâtre. 

Je la lus avec attention; elle me plut infi- 
niment; je la, trouvai même de ce genre de 
compositions théâtrales que j'avais adopté , 
et l'amour-propre m'attacha ^encore davantage 
en voyant que l'auteur français m'avait fait 
l'honneur de me nommer dans son discours 
prëiilminaire. 

J'eus grande envie de traduire VÈcossaise 
pour la faire connaître et la faire goûter à ma 
nation ; mais en relisant la pièce avec des ré* 
flexions relatives à l'objet que je m'étais pro- 
posé, je m'aperçus qu'elle ne réussirait pas 
telle qu'elle était sur les théâtres d'Italie. 

« Il est vrai, comme dit l'auteur lui-même^ 
« que cet ouvrage est fait pour plaire dans 
c< toutes les langues ; car l'on y peint la nature, 
« qui est la même partout; » maïs cette nai- 
ture est différemment modifiée dans les dif- 
férons climats, et il faut la présenter partout 



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l38 MÉHOIBES 

avec les mœurs et les habitudes du pays où 
Ton s'avise de l'imiter. 

Mes pièces, par exem[de, qui ont été bien 
reçues en Italie, ne lèveraient pas de même 
en France , et il faudrait y faire des change- 
mens considérables pour en faire passer quel- 
ques unes. 

Mais j'avais promis que V Écossaise parai- 
trait sur le théâtre Saint-Luc , et regardant 
l'exacte traduction comme dangereuse, je ne 
pensai plus qu'à l'imiter; je fis une pièce ita- 
lienne d'après le fond, les caractères et l'in- 
térêt de l'original français. 

Le succès de cette comédie ne pouvait être 
ni plus général, ni plus éclatant; nous eûmes, 
l'auteur^français et moi , chacun notre part au 
mérite et aux applaudissemens : on dira peut- 
être qu'il est téméraire à moi de vouloir par- 
tager l'honneur de FÉcossaise , pour l'avoir- 
habillée à l'italienne ; ce reproche, qui pour- 
rait être fondé sur des considérations respec- 
tives, m'oblige à £aiire part à mes lecteurs 
xl'une anecdote singulière arrivée, dans la 
même année, au sujet de ce même ouvrage. 

Tous les trois théâtres de comédie de Ve-^ 
nise le firent paraître l'un après l'autre; celui 



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DS GOLBONI. l39 

de Médebac fut le premier; mais F Écossaise 
était cachée sous le titre de la Belle Pèlerine; 
Lîndane avait Tair d'une aventurière : Free- 
port, ce marin anglais, grossier par habitude, 
et généreux par caractère, était remplacé par 
un petit-maltre vénitien : le fond de la pièce 
était le même ; mais les caractères étaient 
changés, et il n'y avait plus ni noblesse ni 
intérêt dans le sujet; la pièce eut le succès 
qu'elle méritait : elle fut arrêtée à la troisième 
représentation. 

Le théâtre Saint-Samuel avait aussi son 
Ecossaise k produire ; on y annonce la véri" 
table j la légitime Écossaise ^ traduite mot pour 
mot, trait pour trait , de l'original français : 
elle tomba rudement à la première repré- 
sentation. 

J'avais cédé la place à tout le monde, et la 
mienne parut la dernière : quel événement 
heureux pour moi ! Elle fut si attentivement 
écoutée, elle fut si complètement applaudie, 
que si j'avais été susceptible de jalousie, j'au- 
rais été jaloux pour mes pièces. 

La chute des deux précédentes donna plus 
de relief au succès de la mietine; elle se sou- 
tint toujours , et partout de même; et elle fut 



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j4o MiMOtHES 

mise à coté de tout ce que j'avais ùà% de pluft 
agréable dans mes ouvrages* 

On savait que le fond n'était pas de moi ; 
mais l'art et les soins que j'y avais employés 
pour la rapprocher de nos mœurs et de nos 
usages me valurent le mérite de l'inven- 
tion. 

Je ne rendrai pas compte ici de tous les 
changemens que je crus devoir faire dans 
VÉcossaise^ ce détail ne pourrait intéresser 
que les connaisseurs des deux langues ^ et 
ceux-ci peuvent se satisfaire plus amplement 
par la lecture et par la confrontation de la 
même pièce dans les deux idiomes. 

Mais voici le changement le plus essentiel 
et le plus propre à frapper les étrangers qui 
ne connaissent pas l'italien. 

Le lord Murrai qui forme le nœnd, et pro* 
duit l'intérêt par rapport à l'héroïne du drame^ 
ne parait dans l'ouvrage français qu'au troi-* 
sième acte de la pièce; et le spectateur ne fait 
jusque-là que s'amuser de la méchanceté de 
Frelon et du caractère singulier de Freeport, 
et s'intéresse médiocrement aux désastres et à 
la vertu de Lindane : c'est à la moitié de l'ou- 
vrage que la passion de deux amans vertueux 



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DE GOLDONI. l4l 

commence à se montrer dans toute sa vigueur, 
et c'est trop tard pour les Italiens. 

Le lord parait au premier acte dans mon 
Écossaise italienne : il découvre/ dans une 
scène fort comique et fort agréable avec la 
femme de chambre de Lindane^ la condition 
et l'état de cette étrangère, et la scène qui suc- 
cède immédiatement après entre l'Anglais et 
l'Écossaise met au fait le spectateur de leur, 
passiou et de leurs caractères ; la pièce com- 
mence dès lors à intéresser pour la vertu de 
l'une et l'inclination de l'autre ; cette base éta- 
blie, tout le reste va à merveille. 

Je trouvai dans la scène cinquième du 
deuxième acte de l'original français, une diffi- 
culté qui m'arrêta pendant quelques instans : 
Freeport s'adresse à Fabrice pour voir Lindane; 
Fabrice l'annonce ; on voit tout d'un coup Free- 
port dans la chambre de l'Ecossaise , et le chan- 
gement de décoration n'est pas annoncé ; dans 
la pièce imprimée, on lit deux fois de suite : 
Scène V, et on ne sait pas pourquoi. 

Je n'avais ni le temps ni le moyen de con- 
fronter les différentes éditions ; je connaissais 
la délicatesse des Français sur Y unité de lieu : 
je pris la liberté de faire sortir Lindane de sa 



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14^ MÉMOIEES 

chambre pour venir écouter dans la salle un 
liomme qu'elle ne connaissait pas; mais je le 
fis d'une manière raisonnable qui ne pouvait 
porter aucune atteinte à la réserve et à la mo*- 
destie de Lindane. 

' Elle sait que son père est aux Indes; on lui 
annonce un marin qui a des secrets à lui com« 
muniquer ; elle se flatte que c'est peut-être un 
ami de son père; l'envie d'en avoir des nou- 
velles Ta déterminée à sortir, et la scène se 
passe tout naturellement dans un endroit qui 
est ouvert à tout le monde. 

Ce changement fut remarqué particulière- 
ment; les Vénitiens crurent que les comédiens 
du théâtre Saint -Samuel s'étaient trompés 
dans leur traduction : ceux qui avaient lu la 
pièce imprimée virent que le traducteur n'a- 
vait pas eu tort : on ne pouvait pas concevoir 
comment cette double scène pouvait s'exécu- 
ter à Paris. En attendant que des notices plus 
sûres vinssent nous éclairer, j'étais bien aise 
d'avoir cop tenté mes compatriotes , qui étaient 
devenus aussi exacts et aussi difficiles que les 
étrangers. 

Je fis dans cette pièce un autre changement 
bien essentiel et bien nécessaire : Frelon était 



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DE GOLDOHI. l43 

un personnage qui pouvait Êiire qnelcpie sen*- 
sation à Londres et à Paris , et qui n'en aurait 
fait aucune en ItaUe , où les journalistes sont 
rares , et ou la police les empêche d'être më- 
chans. 

Je remplaçai ce caractère inconnu par un 
de ces hommes qui n'ont rien à faire, qui 
fréquentent les cafés pour apprendre les nou- 
velles du jour', qui les débitent à tort et à 
travers , et ne pouvant scftisfaire leur curiosité 
ni celle des autres > se vengent par des men- 
songes, et n'épargnent pas le ridicule et la 
médisance. 

M* de la Cloche était méchant par goût, 
et Frelon paraissait l'être par vénaKté. 

Je demande pardon à l'auteur français d^a* 
voir osé toucher à sa pièce; mais l'expérience 
a prouvé que sans moi elle n'aurait pas été 
goûté en Italie, et cet illustre poète, qui fait 
tant d'honneur à sa patrie, doit faire cas des 
applaudissemens de la mienne. 

Voici la dernière pièce que je donnai à Ve* 
Dise avant mon départ : Una délie ultime Sere 
di camo^ale (la Soirée des jours gras), co- 
médie vénitienne et allégorique, dans laquelle 
je fusais mes adieux à ma patrie. 



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l44 .^MÉMOflBES 

Zamaria^ fabricant d étoffes/ donne 'une 
fête à ses confrères , et y invite Anzoletto qui 
leur fournissait les dessins. L'assemblée des 
fabricans représentait la troupe des:comédiens ^ 
et le dessinateur y c'était moi. 

Une brodeuse française y appelée madame 
Gâteau^ se trouve pour des affaires à Venise. 
Elle connaît Anzoletto; elle ainne autant sa 
personne que ses dessins; elle l'engage, et va 
l'emmenqr à Paris : voilà une énigme qui n'é- 
tait pas difficile à deviner. 

Les fabricans apprennent avec douleur l'eur 
gagement d' Anzoletto ; ils font leur pojssible 
pour le retenir : celui-ci les assure que son 
absence n« passera pas le terme de deux an- 
nées. U reçoit les plaintes avec reconnais3ance; 
il répond aux reproches avec.fermçté. Anzo- 
letto fait ses coniplimens et ses reniercimea$ 
aux convives, et c'est Goldoni qui les fait au 
public^ 

La pièce eut beaucoup de succès ; elle fit la 
clôturé de l'année comiqae 1761, et la soirée 
du p:)ardi-gras fut la plus brillante pour moi , 
car là salle retentissait d'applaiidissemiens , 
parmi lesquels on entendait distinctement 
crier : (c Bt>i> voyage : revenez ; a'y manquez 



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BS GOVDOIH. x45 

pâs. » «Tavoue que j'en étais touché jusqu'aux 
larmes. 

C'est ici que se termine la collection de mes 
pièces composées pour le public à Venise , et 
c'est ici que la deuxième partie de ces Mé- 
moires devrait se terminer aussi; mais je ne 
puis l'achever sajis rendre compte de pièces 
qui se trouvent imprimées dans mon Théâtre. 

Ce sont des comédies que je composai pour 
M. le marquis Albergati Capacelli, sénateur 
de Bologne. Ces pièces^ beaucoup plus courtes 
que les autres^ et avec moins de personnages^ 
forment un petit théâtre de société; elles sont 
travaillées avec soin , elles ont très bien réussi , 
quelques unes ont été même jouées sur des 
diéâtres publics avec succès^ et je vais en 
donner une idée le plus succinctement qu'ilme 
sera possible. 

// Cavalière di spirito (l'Homme d'esprit)^ 
comédie en cinq actes et en vers ; c est un 
homme aimable et instruit qui fait les délices 
de la société. C'était le portrait du jeune sé- 
nateur qui jouait lui-même à ravir le rôle prin- 
cipal de la pièce. 

La Dona bizzara (la Femme bel esprit ), 
comédie en cinq actes et en vers; c'est une 
vu 10 



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l4^ uÉaioiiiEs 

jeune yeùvè, jolie > intéressante^ qili a du 
mérite y mais qui est gâtée par la société, et, à 
IbrCe de vouloir plaire, se donne des ridicules. 
L'jipatfsta^ (rApathiste), congédie en citiq 
actes eten vers. Le protagoniste est un homme 
de sang-froid , toujours calme, toujours égal, 
qui jouit du bonheur sans transport^ qni souffire 
les désastres sans plaintes y qui, attaqué^ sedé^ 
fend sans, colère, et finit par se mEarier sans 
passion* 

L'ffosteria deUa posta, (l'Hôtellerie dé la 
poste), OHnédte en un acte et tn prose. Le 
sujet de cette petite pièce est historique ; l'in* 
trigue en est fort comique , et le dénbumènt 
très heureux. On n'aurait pas beaucoup de 
peine, je crois, à la traduire en français. 

L'As^aro (l'Avare), comédie en un acte et 
en prose. C'est la dernière de cinq pièces de 
mon théâtre de société ; c'est une petite pièce; 
c'est ube nouvelle espèce d'avare qui ne vaut 
pas les autres. Cependant j'y ai mis assez de 
jeu et assez d'intérêt pour ie faire passer, et 
il eut tout le succès qu'il pouvait avoir. 

J'ai rendu compte des pièces que j'ai comr-. 
posées en Italie > et qui ont été jouées avant 
mon départ. Il m'en reste encore une qui n'a> 



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• BB GOLDOm. 147 

pas été représentée^ mais qui se trouve im- 
primée dans le dix-septiètne volume de l'édir 
tien de Pasquali» et dans le onzième de celle 
de Turin. 

C'est une comédie en cinq actes et en vers , 
intitulée la Pupille , ouvrage de fantaisie, 
travaillé à la manière des Anciens , et destiné 
uniquement à l'impression , afin qu'il y eût 
dans mon théâtre des pièces de tout genre, et 
une idée du comique de tous les temp?. 

Le sujet de la Pupille est simple. Point de 
caractères , point de complication dans Fin-* 
trigue, une marche naturelle sans artifice; 
mais je tâchai d'animer la sécheresse de l'an-" 
eienne comédie, par des scènes équivoques, 
qui augmentent l'intérêt et donnent de la 
suspension. 

La catastrophe n'est pas neuve ; c'est un 
tuteur qui est amoureux de sa pupille. Il dé- 
couvre en elle sa fille unique , et devient le^ 
beau*père de celui qui avait été son rival. 

Le style dont je me s^uis servi n'est pas Celui 
de mes autres pièces ; je me suis rapproché un 
peu plus des écrivains du bon siècle; et a 
l'égard de la versification, j'ai imité celle 
de l'Arioate dans ses comédies. 



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l48 MÉMOIRES 

Après ma dernière comédie , et après le? 
adieux que j'avais Êiits au public , je ne pensai 
plus qu'aux préparatifs de mon départ. 

Je commençai par des arrangemens de fa*- 
lûille. Ma mère était morte; ma tante alla 
vivre avec ses parens. Xabandonnai a mon 
firère la totalité de nos revenus ; je mis sa fille 
au couvent à Venise , et je destinai mon ne* 
veu à me suivre en France. 

Le deuxième volume de mes œuvres venait 
de sortir de dessous la presse; j'avais coin- 
mencé cette édition à Venise , j'avais beau- 
coup de souscripteurs^ je ne pouvais pas la 
retirer. 

Je fournis assez de matériaux pour la conti- 
nuer. M. le comte Gaspar Gozzi s'était chargé 
de la correction typographique ; l'illustre sé- 
nateur Nicolas Balbi m'assura de sa protection. 
M. Pasquali était un libraire-imprimeur hon- 
nête et accrédité; je n'avais rien à craindre 
pour l'exécution • 

Je partis de Venise avec ma femme et mon 
neveu y au commencement du mois d'avril de 
l'année 1761. Arrivé à Bologne ^r je tombai 
malade; on me fit £dre par force un opéra- 
comique; l'ouvrage sentait la fièvre comme 



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DB 60LD0NI. l49 

moi ; heureusement il n'y eut que l'opéra (l'en- 
terré. 

Reii^enu en bonne santé , je repris ma route ; 
je passai par Modèn^ où je ne fis que renou- , 
yeler ma procuration à mon notaire , à cause 
de la cession que j'avais £atite en faveur de mou 
frère, et le lendemain je partis pour Parme. 
Ce fut dans cette occasion que je vis, au bout 
de trois ans de brouillerie, l'abbé Frugoni re- 
venir à moi. Ce nouveau Pétrarque avait sa 
Laure à Venise; il chantait de loin les grâces 
et les talens de la charmante Aurisbe Tar- 
sensé, pa'stourelle d'Arcadie, et je la voyais 
tous les jours. Frugoni était jaloux de moi^ 
et n'était pas fSiché de me voir partir. 

J'avais des volumes à présenter à son al- 
tesse sérénissime la princesse Henriette de. 
M odène , duchesse douairière de Parme , et je 
devais partir pour Plaisance. Ma femme dé- 
sirait revoir ses parens avant que de quitter 
l'Italie; je préférai, pour la contenter, la voie 
de Gènes à ceUe de Turin. 

Nous passâmes huit jours fort galment dans 
la patrie de mon épouse; notre séparation 
était d'autant plus douloureuse, que nos pa- 
rens désespéraient de nou$ revoir. Enfin, au 



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l50 MÉMOIRES 

milieu des adieux^ des embrassemens , de$ 
pleurs et des cris ^ nous nous embarquâmes 
dans la felouque du courrier de France, et nous 
fîmes voiles pour Antibes , en côtoyant le ri- 
vage que les Italiens appellent la Rwiera di 
Genoi^a. Un ouragan nous éloigna de la rade, 
et nous manquâmes périr en doublant le cap 
de Noli. 

Une scène comique diminua ma tnjeur : il 
y avait dans la felouque un carme provençal 
qui ëcorchait l'italien comme j'ëcorchai& le 
français. Ce moine avait peur quand il voyait 
venir de loin une de ces montagnes d'eau qui 
nienaçait de nous submerger : il criait à gorge 
déployée, la voilà, la voilà! On dit en italien 
la vêla pour dire la voile. Je crus que le carme 
voulait que les matelots forçassent de voiles ; 
je voulais lui £iire connaître son tort, il soq- 
tenait que ce que je disais n avait pas le sens 
commun; pendant la dispute le cap fut dou- 
blé, nous gagnâmes la rade. «Teus le temps 
alors de reconnaître mon tort, et la bonne £6i 
d avouer mon ignorance. 

Le gros temps nous empêcha de continuer 
notre route. Le courrier, qui ne pouvait pas 
s'arrêter, prit le chemin de terre à cheval, et 



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DE 0<>tl>OKT. l5l 

s'exposa à traverser des montagnes encore plus 
dangereuses que la mer. 

Ce ne fut qu'au bout de quarante-huit heu- 
res que nous pûmes tious rembarquer; mais 
la mer étant toujours orageuse, je descendis 
à Nice , où les chemins étaient praticables ; 
je quittai la felouque , et je fis chercher une 
voiture. 

On en trouva par hasard une qui était arri- 
ve le jour précédent. C'était une berline qui 
avait amené à Nice la fameuse mademoiselle 
Descbapnpsy échappée de la prisoil ée Lyon. 
On me conta une partie de ses aventures; je 
couchai dans la chambre qu'on lui avait desti- 
née y et qu'elle avait refusée à cause d'une pu* 
naise qu'elle y avait vue en entrant. Je partie 
de Nice le lendemain; je traversai le Var qui 
sépare la France de l'Italie ; je renouvelai meè 
adieux à mon pays, et j'invoquai l'ombre de 
Molière pour qu'elle me conduisit dans le 
rien. 

Fllf DB LA DEUXIÈME PARTIfi. 



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1 5a inhontES 



TROISIÈME PARTIE. 

DEPUIS S05 ARRIVÉE EN FRANGE JUSQU'a 
LA CONCLUSION 



A rentrée du royaume de France, je com- 
mençai à m'aperceyoir de la petitesse fran- 
çaise; j'avais souffert quelques dësagrëmens 
aux douanes d'Italie; je fus visité en deux mi- 
nutes à la barrière de Saint-Laurent^ près 
du Var, et mes coffres ne furent point dé- 
rangés. 

Arrivé à Antibes, que d'honnêtetés, que 
de politesses n'ai-je pas reçues du commandaioit 
de cette place frontière? Xallais lui faire voir 
mon passe-port, (c Je vous en dispense , mon- 
sieur, me dit-il; partez bien vite, on vous 
attend avec impatience à Paris. » Je continuai 
ma route , et je m^arrétai pour ma première 
couchée à Vidauban. 

On nous sert à souper ; il n'y a pas de soupe 
sur la table ; ma femme en avait besoin, mon 



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BÉ GOlBÔKl. j53 

nereuen désirait une ; ils en demandent : c est 
mutile ; on n'en sert pas en France le soir i 
mon neveu soutient que c'est la soupe qui 
donne le nom au souper , et qu'il ne doit pad 
y av^MT de souper sans soupe } l'aubergiste n'y 
entend rien , tire sa rëyérence et s'en va. 

Mon jeune homme, dans le fond, n'avait pas 
tort> et je m'amusai à lui faire une petite dis" 
sertation sur l'étymologie du souper, et sur la 
suppression de la soupe. 

Les anciens, lui dis-je, ne fusaient qu'un 
repas par jour; c'était la cène qu'on servait le 
soir; et comme ce repas commençait toujourjs 
par la soupe, les Français changèrent le mot 
de cène en celui de souper : le luxe et la gour- 
mandise multiplièrent les repas; la soupe fut 
transportée de la cène au diner, et la cène 
n'est plus chez les Français qu'un souper sans 
soupe. 

Mon neveu , qui avait entrepris un petit 
journal de notre voyage, ne manqua pas de 
placer dans ses tablettes mon érudition , qui , 
toute bizarre qu'elle parait, n'est pas desti«- 
tuée peut-être de quelque fon^^ment. 

Nous partîmes le jour suivant de trèsbonne 
heure ^ et nous arrivâmes le 'soir à Marseille. 



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{54 VÂHOIMS 

Sa position est agréaUe ; soh commerce eise 
très riche ^ ses habitaiis très aimables, et soii 
port est un chef-Hl'œuvre de là nature et dé 
l'art. 

En continuant notre route , nous pass&mes 
par Aix; nous ne fîmes que traverser en voi- 
ture cette superbe promenade, appelée le 
Cours y et nous arrivâmes de bonne heure à 
Avignon.. 

Je reconnus à Tentrée de cette ville les défi 
de saint Pierre, surmontées de la tiare pon- 
ttfeale. 

Xétais curieux de voir ce palais qui a été 
pendant soixante-*deux ans le siège du chef 
de la religion catholique ; j allai rendre visite 
au vice4égat; ce prélat m'invita à dîner pour 
le lendemain , et je vis cet ancien édifice si 
bien ccms^vé, que si le pape avait envie d j 
venir , il trouverait encore de quoi s'y logw 
commodément. 

Il y avait quatre mois que j'étais paitî de 
Venise; j'avais été malade à Bologne , mais je 
m'étais beaucoup amusé depuis. Arrivé à 
Lyon, je trouvai une lettre de M. Zanuzsa 
avec des reproches^ h la vérité un peu vifs ^ 
mais pas aussi forts que je les avais mérités. 



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DE ^GOLDONT^ ï55 

La lettne que je menais de lire en arrivant 
à Lyon aurait du me faire partir sur-le-champ i 
mais pouyais^je quitter une des plus belles 
villes de France sans y donner un coup d'œil ? 
Poùvais-je ne pas voir de près ces manufac- 
tures qui fournissent TEnrope de leurs étoffes, 
et de leurs dessins? Je pris mon logement au 
Parc-Royal , et j'y restai dix jours : feUait-il 
dix jours' de temps , me dira-t-on , pour exa-* 
miner les^ curiosités de Lyon? Non; mais ce 
n'était pas trop pour accepter^ tous les diners 
et tous les soupers que ces riches fabricans 
m'offraient à l'envi. 

D'ailleurs je ne faisais de tort à personne ; 
mes honoraires à Paris ne devaient commen- 
cer que du jour de mon arrivée , et en sup- 
posant que les comédiens italiens eussent be--^ 
soin de moi, j'étais sur que l'activité de mon 
travail les aurait dédommagés en arrivant. 

Mais ce besoin avait cessé : on avait uni 
pendant mon voyage l'Opéra-comique à la Co- 
médie italienne; le nouveau genre l'emportait 
sur l'ancien, et les Italiens, qui faisaient la base 
de ce théâtre , n'étaient plus que les accessoires 
du spectacle. 

Je fus instruit à Lyon de cette nouveauté, 



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j56 MÉMoniE& 

mais pas assez pour concevoir tout le désagré- 
ment que j'en devais ressentir. Je pris ^ avec 
ma gaité et mon courage ordinaires, le che-^ 
min de, la capitale. A Villejuif, je trouvai 
M^ Zanuzzi , et madame Savi , première actrice 
de U Comédie itaGenne. Mon arrivée fut fêtée 
le même jour par un souper fort galant et fort 
gai ; une partie des comédiens italiens y était 
invitée; nous étions fatigués , mais nous sour 
tînmes avec plaisir les agrémens d'une société 
brillante qui réunissait les saillies françaises 
,au bruit des conversations italiennes. 

Fatigué du voyage, et restauré par ce nec- 
tar délicieux qui peut faire nommer la Bour- 
gogne la terre de promission, je passai une 
nuit douce et tranquille. Mon réveil fut pour 
moi aussi agréable que l'avaient été les rêves 
de mon sommeil : j'étais à Paris , j'étais con- 
tent, mais je n'ayais rien vu, et je mourais 
.d'enyie de vœr. 

J'en parle à mon ami et mon hôte. Il faut 
commencer, dit-il, par faire des visites; at- 
tendons la voiture. — Point du tout , lui dis-je ; 
je ne verrai rien dans un fiacre. Sortons à pied. 
— Mais c'est loin. — N'importe ! — Il Êiit 
chaud. — Patience. 



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DE OaLDONI. iSj 

Effectivement^ la chaleur cette année^là 
était aussi forte qu'en Italie : c était égal pour 
moi; je n^ayais alors que cinquante-trois ans ; 
j étais fort^ sain , vigoureux , et la curiosité et 
l'impatience me prêtaient des ailes. 

Je vis en traversant les boulevards un échan» 
tillon de cette vaste promenade qui environne 
la ville , et ofire aux passans la fraîcheur de 
l'ombre en été , et la chaleur du soleil en 
hiver. 

J'entre au Palais-Royal. Que de monde! 
quel assemblage de gens de toute espèce! 
quel rendez-vous charmant ! quelle promenade 
délicieuse ? 

Mais quel coup d'œil surprenant frappâmes 
sens et mon esprit à l'approche des Tuileries! 
Je vois ce jardin immense , ce jardin unique 
dans l'univers ; je le vois dans toute sa lon- 
gueur, et mes yeux ne peuvent pas en mesurer 
rétendue; je parcours à la hâte ses allées, ses 
bosquets, ses terrasses, ses bassins, ses par- 
terres; j'ai vu des jardins très riches, des bà^ 
timens superbes, des monumens précieux; 
rien ne peut égaler la magnificence des Tui*- 
leries. 

En sortant de cet endroit encbanteur , voilà 



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X 



/ 



]58 MÉMOIKÉS 

un autre spectacle frappant. Une rivière lÉa- 
jestueuse^ des ponts très commodes et multi-^ 
plies ^ des quais très vastes; une affluence de 
Toitures^ une foule de mondé perpétuelle; 
j'étais étourdi par le bruit ^ fatigué par la 
course y épuisé parla chaleur excessive ; j'étais 
en nage, et je ne m!en â^rcevais pas. Il était 
tard, il ne nous restait pas assez de temps pour 
faire les visites que nous avions projetées; 
nous allâmes chez mademoiselle Camille Vé- 
ronèse, où nous étions attendus pour dîner. 

11 n'est pas possible d'être plus gaie et plus 
aimable que mademoiselle Camille ne l'était. 
Elle jouait les soubrettes dans les comédies 
italiennes; elle fisiisait les délices de Paris sur 
ta scène , et celles de la société partout où 
Ion avait le bonheur de la rencontrer. Nous 
ne la quittâmes que pour aller à la comédie. 
La salle des Italiens était alors rue Maucon- 
seil, à l'ancien hôtel de Bourgogne, où Molière 
avait déployé les lumières de son esprit et de 
son art. C'était un jour d'opéra*<x>mique , et 
on donnait le Peintres amoureux de son mo» 
dèle^ et Sancho Pança. 

Ce fut pour la première fois que je vis ce 
mâange singulier de prose et d'ariettes; je 



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DB GOtDÔm. l3g 

trotiyai â^alK»rd que si le drame musical était 
par. lui-même un ouTrage imparfait, cette 
nouveauté le rendait encore plû&mônstrueux. 

Cependant je fis des réflexions depuis : je 
n'était pas content du récitatif italien, encore 
moins de celui des Français ;et puisqu'on doit 
dans lopéra-comique se passer de règles* et 
de vraisemblance, il viiut mieux entendre un 
dialogué bien récité, que souffler la mono- 
tonie d'un récitatif ennuyeux. ^ 

Je fus très content des acteurs de ce spec*- 
tacte. Le jeu de madame la Ruette égalait la 
beauté de sa voix. M. Clairval, acteur excel- 
hnt, très agréable dans le comique, très inté* 
i^essant. dans le pathétique, plein d'écrit, 
d'intelligence et de goût, ne fdsait alors 
qu'annoncer seis talens; il lés porta par la/ 
suite au dernier degré de perfection, et jouit 
toujours du même crédit et des applaudisse^ 
mej^.du public. 

M. Caillot était ausisi un de ces personnages 
rares, auxquels rien ne manque pour se faire 
applaudir. M. la Ruéttè, supérieur dans les 
rôles de charge, toujours vrai, toujours exact, 
se faisait estimer par son jeu, malgré la cQn» 
trariété de son organe. Madame Bécard et 



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l6o IIÉlfOIRE& 

mademoiselle Desglands , lune par sa vivacité^ 
lautre par sa belle voix, brillaient également 
dans les rôles de duègnes. 

Tous ces sujets admirables , estimables , ne 
pouvaient pas manquer de me plaire; mais je 
n'étais pas dans le cas de profiter de leurs ta- 
lens , puisque l'inspection à laquelle j'étais des- 
tiné ne les regardait pas. 

Pour être mieux à portée de connaître mes 
acteurs italiens, je louai un apparteitient près 
de la Comédie , et je rencontrai dans cette 
maison une charmante voisine, dont la société 
m'a été très utile et très agréable. 

C'était madame Riccoboni, qui, ayant re- 
noncé au théâtre, faisait les délices de Paris, 
par des romans, dont la pureté du style, la 
délicatesse des images, la vérité des passions^ 
et l'art d'intéresser et d'amuser en même 
tenqps, la mettaient au pair avec tout ce qu'il 
y a d'estimable dans la littérature française. 

C'est à madame Riocoboni que je m'adressai 
pour avoir quelques notices préliminaires sur 
mes acteurs italiens. Elle les connaissait à fond^ 
^t elle m'en fit un détail que je trouvai par la 
suite très juste ^ et digne de son honnêteté et 
de sa sincérité. 



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DE GOUX)NI. l6l 

Monsieur Charles Bertinas^i^ dit Carlin, 
qui est le diminutif de Charles en italien^ était 
un bomnie estimable par ses mœurs , célèbre 
dans l'emploi d'Arlequin, et jouissait d'une ré^ 
putation qui le mettait au pair de Dominique 
et de Thomassin en France , et de Sacchi en 
Italie; là nature l'avait doué de grâces inimi<- 
tables; sa figure, ses gestes, ses mouvemens 
prévenaient en sa faveur ; son jeu et son talent 
le faisaient admirer sur la scène autant qu'il 
eMât aimé dans la société. 

Carlin était le favori du public ; il avait su 
si bien gagner la bienveillance du parterre, 
qu^il lui parlait avec une aisance et avec une 
familiarité qu'aucun autre acteur n'aurait pu 
se permettre. Devait-on haranguer le public, 
y avait-il des excuses à faire , c'était lui qui 
en était chargé , et ses annonces ordinaires 
étaient des entretiens agréâmes entre facteur 
et les spectateurs. 

Mademoiselle Camille était une excellente 
soubrette , bien assortie à l'arlequin dpnt je 
viens de parler; pleine d'esprit et de sentir* 
ment , elle soutenait le comique avec une . 
vivacité charmante, et jouait les situations 
touchantes avec âme et avec inteUigence; çUe 
II. Il 



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l63 MÉMOIRES 

était sur la scène ce qu elle était dans son par- 
ticulier, toujours gaie^ toujours égale ^ tou- 
jours intéressante, ayant l'esprit orné, et les 
qualités du cœur excellentes. 

M. CoUalto était un des meilleurs acteurs 
d'Italie; c'était le Pantalon pour lequel j'avais 
beaucoup travaillé ches moi, et dont j'ai beau- 
coup parié dans la deuxième partie de mes 
Mémoires. 

Cet homme, qui était comédien dans Ykme , 
avait l'art de faire parler son masque ; mais 
c'était à visage découvert qu'il brillait encore 
davantage : il avait joué en Italie une de mes 
pièces, intitulée ies deux Jumeaux 'vénitiens^ 
dont l'un était balourd et l'autre spirituel; il 
y donna à ce sujet une tournure nouvelle, et 
il ajouta un troisième jumeau brusque , em- 
porté ; il rendit les trois difierens caractères 
en perfection ; il fut extrêmement goûté et 
applaudi , et je me fis un vrai plaisir de lui 
abandonner tout le mérite de l'imagination. 

M. Ciavarelli jouait sous le nom de Scapin 
les rôles de nos briguelles italiens; celait un 
excellent pantomime et d'une exécution très 
exacte. M. Rubini remplissait /^^rmfenm l'em- 
ploi du Docteur de la Comédie italienne. 



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DE GOLDONX. l63 

tTai parlé de ces cinq personnages ayant 
d'eâtrer dans les détails des amoureux et des 
amoureuses^ parce que c'était là la inise de la 
comédie italienne a Paris. 

M. Zanuzsi était le premier amoureux; je 
le coiinaksais depuis long^temps ; il était con- 
ndéra en Italie; on l'appelait par sobriquet 
f^Ualbino, diminutif de F^itaiba-, comédien 
italien très célèbre, et dont j'ai fait une men-*- 
tîon honorable dans la pfemière partie de mes 
Mémoires. 

C'était M. Balletti qui le secondait. Cet ac- 
tefur, fils d'un père italien et d'une mère fran- 
çaise, possédait également les deux langues, 
et en OHinaissait le génie : des accidens fâcheux 
avaient a0aibli son esprit et altéré sa santé ; 
mais on reconnaissait toujours dans son jeu 
f^cole de Sihnai\\}k l'iivait ipis au m<Hfide, et 
de Lelio et de Flaminia qui avaient contribué 
à SOQ ^ucation. 

Madame Savi , première actrice , et madame 
PioeineUi, qui était laseconde , n'avaient pasde 
dispositions heureuseiB pour la comédie ; mais 
elle^ étaient jeunes, et l'une ppr sa bonne vo** 
lonté, et Fautre par Fagrément de son chant ^ 
pouvaient parvenir, avec le temps, à se rendre 



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l64 MÉMOIRES 

Utiles : la première mourut quelque temps 
après; et la dernière quitta le théâtre comique 
pour reparaître sur celui de l'Opéra en Italie. 

Je voyais les jours d'opéra-coniique une 
affluence de monde étonnante ^ et les jours des 
Italiens la salle vide ; cela ne m'effrayait pas. 
Mes chers compatriotes, ne donnaient que des 
pièces usées ^ des pièces à canevas du mauvais 
genre, de ce genre que j'avais réformé en 
Italie, Je donnerai^ me disais-je à moi-même, 
je donnerai des caractères, du sentiment/ de 
la marche, de la conduite, du style. 

Je Êdsais part de mes idées à mes comédiens. 
Les uns m'encourageaient à suivre mon plan, 
les autres ne me demandaient que des farces : 
les premiers étaient les amoureux, qui dési«- 
raient des pièces écrites ; les derniers, c'étaient 
les acteurs coniiques, qui, habitués à né rien 
apprendre par cœur, avaient l'ambition de 
briller sans se donner la peine d'étudier; je me 
proposai d'attendre avant que de commencer. 
Jedemandai quatre mois de temps pour exami- 
ner le goût du public, pour m'instruire dans 
la manière de plaire à Paris, et je ne fis pen^ 
dant ce temps-là que voir , que courir, que m« 
promf^er, que jouir. 



•Digitizedby VjOOQIC 



Paris est un inonde. Tout y est en grande 
beaucoup de mal^ et beaucoup de bien^ Ailes 
aux spectacles , aux promenades^ aux endroits 
de plaisir^ tout est plein; allez aux églises ^ il 
y a foule partout. Le tourbillon m'avait abso^ 
lument absorbe ; je voyais le besoin que j'avais 
de revenir à moi-même ^ et je n'en trouvais 
pas^ ou pour mieux dire^ je n'en cherchais pas 
les moyens* 

Heureusement pour moi la cour allait a 
Fontainebleau» Les comédiens devaient s'y 
rendre pour y donner leurs représentations. 
Je les suivis de près avec ma petite famille, et 
je retrouvai dans ce séjour délicieux le repos > 
la tranquillité; que j'avais sacrifiés aux amuse- 
mens de la capitale* 

Fontainebleau n'est ni grande ni riche ^ ni 
décoré } mais sa position est agréable. La forêt 
ofire des points de vue rustiques admirables ^ 
et le château royal ^ fort vaste et fort com- 
mode ^ est un monument précieux d'ancienne 
architecture , très riche et très bien conservé. 

ÇTest dans ce château de plaisance , et dans 
celui de Compiègne, qu'on termine pour l'or- 
dinaire les grandes affaires de l'état; 'et ce fut 
a Fontainebleau que, dans l'année 1 762 ^ dont 



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i66 nÉMOinEs 

je parle actaelTement, la paix fat signée eiktre 

l'Atigleteri^e et la France^ 

Les Italiens donoèrent dans le courant de 
ce voyage ^ FEnJunt éP Arlequin perdu et re- 
trouvé. Cette piè^é^ qui avait eu beaucoup de 
succès à Paria, n'en eut aucun à Fontainebleau . 
Elle était à canevas; les comédiens y avaient 
mêlé des plaisanteries du Cocu imaginaire; 
cela déplut à la cour, et la pièce tomba. 

Voilà rinconvénient des comédies à sujet. 
L'acleut qui joue de sa tète parle quelqnefaii 
à tort et à travers» gâte une scène et fait tom-- 
ber une pièce. Je n'étais pas attaché à cet ou^ 
vrage; au contraire, j'en ai assez dit dans la 
première partie de ces Mémoires , pour prou*» 
ver le peu de cas que j'en fiadsais; mai^ j'étais 
Ûché de voir tomber i la cour la première 
pièce que Ton y donnait de moi. Cet événe* 
ment ficbeux mé prouvait encore davantage 
la nécessité de donner des pièces dialoguées. 
Je revins avec une volonté ferme et vigou-* 
reuse; mais je n'avais pas affaire à mes comé^ 
diens d'Italie , je n'étais pas le maître ici comme 
je rétais chez moi. 

De retour à Paris, je regardai d'un autre 
cçil cette ville immenâe, sa population, èc% 



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DE 9aij>oiii. 167 

amusemens et ses dangers; j'avais fait en ar- 
rivant trop de connaissances à la fois; je me 
proposai de les conserver^ mais d'en profiter 
sobrement; je destinai mes matinées au tra<^ 
vail^ et le reste du jour à la société. 

J'avais loue un appartement sur le Palais-* 
Royal; mon cabinet donnait sur ce jardin qui 
n'avait pas la forme et les agrémens qu'il a 
aujourd'hui , mais qui offrait à la vue des beau- 
tés qiie quelques uns ne cessent de regretter. 

J'avais beau être occupe, je ne pouvais me 
passer de donner de temps en temps un coup 
d'œil à cette allée délicieuse qui rassemblait 
à toute heure tant d'objets différens. 

Je voyais sous mes fenêtres les déjeuners 
du Café de Foi^ où des gens de tout étage 
venaient se reposer et se rafraîchir. 

J'avais devant moi ce fiameux marronierq^e 
l'on appelait V arbre de Cracoi^ie, autour «du-, 
quel lés nouvellistes se rassemblaient p débi- 
tant leurs nouvelles y traçant sur le sable avec 
leurs cannes des tranchées > des camps ^ des 
positions militaires^ et partageant l'Europe à 
leur gré. 

Ces distractions volontaires m'étaient utiles 
quelquefois; mon esprit se réposait agréaUe^ 



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t68 ïdÊMÔtRÈS 

nïehf f et je revenais au travail atec plus dd 
vigueur et plus de gaité. 

Il s'agissait de mon début; je devais parais 
tre SUT, la scène française avec une nouveauté 
qui répondit à l'opinion que ce public avait 
conçue de moi^ les avis de mes comédiens 
étaient toujours partagés ; les uns persistaient 
en faveur des pièces écrites, les autres pour 
les canevas : on tint une assemblée sur mon 
compte; j'y étais présent; je fis sentir l'indé- 
cence de présenter un auteur sans dialogue ; 
il fut arrêté que je commencerais par une pièce 
dialoguée« 

J'étais content; mais je voyais de loin qne 
les acteurs qui avaient perdu l'habitude d'ap- 
prendre leurs rôles m'auraient, sans malice 
et sans mauvaise volonté , mal servi ; je me 
vis contraint à borner mes idées ^ et à me 
contenir dans 1â médiocrité du sujet , pour ne 
pas hasarder un ouvrage qui demanderait plus 
d'exactitude dans l'elcécution, me flattant que 
je les amènerais peu à peu à cette réforme à 
laquelle j'avais conduit mes acteurs d'Italie^ 
Je composai donc une comédie en trois actes, 
intitulée V Amour paternel^ ou la Suisfonte 
reconnaissante é 



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De 60Li)ONi. i6Q 

i^àntdlon a deux filles qu'il aime tendre-^ 
ment : il leul* a donné Féducation la mieux 
soignée ; Clarice a fait des progrès en belles- 
lettres ^ et Angéli<]ue est devenue bonne mu-* 
isicienne ; le père s'est épuisé pour ses enfans y 
et la mort de son frère qui lui fournissait les 
moyens dVntretenir honorablement sa famille^ 
le mtet hors d'état de la soutenir* 

Camille^ qui est à son aise^ et qui avait été 
fiemime de chambre des deux filles de Panta- 
lon^ prête tous les secours possibles à son an-^ 
cien maître et à ses anciennes maltresses > et 
parvient à les rendre heureuses : voilà un pe- 
tit extrait qui vaut peut-être mieux que la 
pièce; elle n'eut que quatre représentations ^ 

Je voulais partir sur-le^-chàmp , mais j'a- 
vais lin engagement pour deux ans; la plu- 
part des comédiens italiens ne me deman- 
daient que des canevas; le public s'y était 
accoutumé^ la cour les souffrait; pourquoi 
aurais-je refusé de ta y conformer? Je don- 
naiy dans l'espacé de ces deux années ^ vingts 
quatre pièces^ dont les titres et les succès bcwis 
ou mauvais se trouvent dans l'Almanach des 
spectacles. Huit restèrent au théâtre, et me 
<»)ùtèrent plus de peine que si je les eusse 



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170 MÉlKNrRfiS 

écrites eo entier ; je ae pouvais plaire qù'àfoî^e 
de situations inléressantes , et d'un comique 
préparé avec art^ et à l'abri des &iitaisies des 
acteurs. Je réussis plus que je ne croyais; 
mais quel que fut le succès de mes pièces ^ je 
n'allais guère les voir; j'aimais la bonne Co- 
médie , et j'allais au Théâtre Français pour 
m'amuser et pour m'instruire. J'avais mes en- 
trées à ce spectacle ; on m'avait fait l'honneur 
de me les offrir à mon arrivée à Paris : c'était 
d'autant plus flatteur pour moi ^ que personne 
n'aurait cru que je parviendrais un jour à en-- 
trer dans le catalogue de leurs auteurs. 

Je trouvai ce spectacle de la nation égale- 
ment bien monté pour le tragique et pour le 
comique. Les Parisiens me parlaient avec en- 
thousiasme des acteurs célèbres qui n'étaient 
plus ; on disait que la nature avait cassé les 
moules de ces grands comédiens : on se trom- 
pait. La nature ait le moule et le modèle , et 
l'original tout à la fois, et elle les renouvelle 
à son gré. C'est l'ordinaire de tous les temps : 
OA regrette toujours le passé; on se plaint da 
présent : c'est dans la nature. 

Pouvait-on désirer deux actrices plus ac- 
complies que mademoiselle Dumesnil etmade- 



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nioift^lle Qairon? L'une reprâeniait la nature 
dans la plus grande vérité ; l'autre avait poussé 
Fart de la déclamation au point de la perfec^ 
tion. 

Pouvait<»dn moiilB estimer, moins admirer 
dans la comédie^ la noblesse et la finesse du 
jeu de madame Prévillé , et la naïveté cfaar-^ 
mante de mademoiselle d'Oligny ? . 

Cette dernière a rendu un grand service aux 
femmes de son état : elle leur a prouvé que les 
simples profits du spectacle peuvent assurer 
en France une retraite agréable et décente. 

M. Lekain était un honome prodigieux ; il 
avait contre lui sa figure > sa taille, sa voix. 
L'art l'avait rendu sublime f et M^ Brizard 
jouissait de tous les avantages de sou person- 
nel et 4u mérite de son talent. 

M. Mole jouait alors les amoureux^ On a 
beau faire des comparaisons 1 où a beau re*^ 
muer les cendres des anciens acteurs, je ne 
crois pas qu'il y en eût un dans ce genre plus 
brillant et plus agréable que lui. Noble dans la 
passion, vif dans la galté, original dans les 
rôles chargés; c'était un Protée toujours beau, 
toujours vrai , toujours surprenant. 

A L'yard de M. PréviUe > je vis d'aborà que 



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tout, le nioadelui rendait justice : je n^enteu* 
•dis pas faire de comparaison sur son CQmpte; 
aussi est-ce un acteur qui n a imité personne , 
et que personne ne pourra jamais imiter. Notre 
siècle a produit trois grands comédiens pres- 
qu en même temps : Garrick , en Angleterre ; 
Pré ville, en France; Sacchi, en Italie. Le 
premier a été conduit au lieu de sa sépulture 
par des ducs et pairs. Le second est comblé 
d'honneurs et de récompenses. Le troiisième , 
tout célèbre, qu'il est, ne finira pas sa carrière 
dans l'opulence. 

La première fois que j'allai à la Comédie 
française, on y donnait le Misanthrope^ et c'é- 
tait M* Grandval qui jouait le rôle d'Alcêste. 

Cet acteur, très habile, très aimé, très es- 
timé du public, avait fini son temps, s'était 
retiré avec pension ; au bout, de quelques an- 
nées l'envie lui prit de remonter sur le théâ- 
tre, ctt c'était ce jour-là qu'il reparaissait sur la 
scène. 

11 fut extrêmement applaudi à sa première 
entrée ;. on voyait le cas que le public Élisait 
de lui; mais à un. certain âge, spiritus prompt 
tus est^ caro . autem infirma ; il ne resta pad 
long-temps à la comédie , et c'est par cette rai- 



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BE'GOLDOTfl. 1^3 

son que je n'ai pas parlé de lui dans 1^ cha*^ 
pitre précédent. 

Quant à nîoi je le trouvais excellent, et je 
le préférais à bien d'autres , a cause de sa belle 
voix; mon oreille ne s'était pas encore fami- 
liarisée avec le langage français; je perdais 
beaucoup dans les sociétés, et encore plus au 
théâtre. 

Heureusement je connaissais le Misanthrope; 
c'était la pièce que j'estimais le plus parmi les 
ouvrages de Molière, pièce d'une perfection 
sans égale, qui , indépendamment de la régu<- 
larité de sa marche et de ses beautés de détail, 
avait le mérite de l'invention et de la nou^ 
veauté des caractères. 

Les auteurs comiques, anciens et modernes, 
avaient mis jusqu'alors sur la scène les vices et 
les défauts de l'humanité en général. Molière 
fut le premier qui osa jouer les mœurs et les 
ridicules de son siècle et de son pays. 

Je vis avec un plaisir infini représenter à 
Paris cette comédie que j'avais tant lue et tant 
admirée chez moi ; je n'entendais pas tout ce 
que les comédiens débitaient, et ceux encore 
moins qui brillaiient par une volubilité que je 
voyais applaudir, et qui était fort gênante 



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1^4 xéicoiitis 

pour moi; mais j'en comprenaifi tpses pour 
admirer la justesse^ la noblesse et la chaleur 
du jeu de ces acteurs inlcomparables. Ah I me 
disais^je ^ors à moi-même ^ si je pouvais voir 
une de me»{Mèceâ jouëe par de pareils sujets! 
la meilleure de mes pièces ne vaut pas la der*- 
nîère de Molière, mais le zèle et ractivitédes 
Français la feraient valoir bien plus qu elle n^a 
V^u chez moi. 

C'est ici l'école de la déclamation : rien n'y 
est forcé , ni dans le geste , ni dans l'eicpres- 
sion : les pas, les bras, les regards , les scènes 
muettes 9 sont étudiés; mais l'art cache l'étude 
sous l'apparence du natureL 

Je sortis du théâtre eodbanlé ; je souhaitais 
de deux chotes l'une , ou de parvenir à donner 
une de mes pièces aux Français , où de voir 
mes compatriotes en état de les imiter : quelle 
était la plus difficile à voir réaliser? il n'y 
avait que le (temps qui pàt décider ce pro- 
blraie. 

En attendant, je ne quittais pas lés Fran-^ 
çais; ils avaient donné Taunée ^éoedente le 
Père de famille^ de M. Diderot , comédie 
nouvelle qui avait eu du succès. On dis^ilcom- 
munément à Paris , que c'était une imitation 



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DE GOLlX)NI. 175 

de la pièce que j'avais composée sous ce titre , 
et qui était imprimée. 

J'allai la voir , et je n y reconnus aucune 
ressemblance avec la mienne. C'était à tort 
que le public accusait de plagiat ce poète pbi^ 
IcMophe, cet auteur estimable; et c'était une 
feoille de T Armée Uttéredre qui avait donné 
lieu a cette supposition. M. Diderot avait 
donné quelques années auparavant une comé- 
die intitulée le Fils naturel ; M. Fréron en 
avait parlé dans son ouvrage périodique ; il 
avait trouvé que la pièce française avait beau- 
coup de rappoiH; avec le F'rai Ami ^ de M. Gol* 
doni; il avait transcrit les scènes françaises a 
côté des scènes italiennes. Les unes et les au- 
tres paraissaient couler de la même source ^ 
et le journaliste avait dit en finissant cet arti- 
cle j que l'auteur du Fils naturel promettait 
un Père de famille , que Goldoni en avait 
donné un y et qu'on verrait si le hasard les fe- 
rait rencontrer de même. M. Diderot n'avait 
pas besoii:! d'aller chercher au-delà des monts 
des sujets de comédie, pour se délasser de ses 
occupations scientifiques. Il donna au bout de 
tpois ans un Père de famille <juî n'avait au- 
cune analogie avec le mien. 



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176 . MÉMOIRES 

Mon protagoniste était un homoie dooz^ 
sage 9 prudent, dont le caractère et la conduite 
peuvent servir d'instruction et d'exemple. 
Celui de M. Diderot était, au contraire ,. un 
homme dur, un père sévère, qui ne pardon- 
nait rien , qui donnait sa malédiction à son 

fils Cest un de ces êtres malheureux qui 

existent dans la nature ; mais je n aurais jamais 
osé l'exposer sur la scène. 

Je rendis justice à M. Diderot ; je tâchai de 
désabuser ceux qui croyaient son Père defa^ 
mille puisé dans le mien ; mais je ne disais riea 
sur le Fils naturel. L'auteur était âcfaé contre 
M. Fréroft et contre moi; il voulait £adre écla«- 
ter son courroux; il voulait le faire tomber 
sur l'un ou sur l'autre, et me donna la préfié- 
rence. Il fit imprimer un discours sur la poéâe 
dramatique, dans lequel il me traite un.pea 
durement. 

Charles Goldani, dit-^il, a écrit en italien 
une comédie y ou plutôt une farce en trois ac^ 

tes / et dans un autre endroit : Charles 

Goldoni a composé une soixantaine dejarces^ 
On voit bien que M. Diderot, d'après la con- 
sidération qu'il avait pour .moi et pour mes 
ouvrages, m'appelait CharlçsQoldoni, comme 



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DE GOtDONI^ I«W 

on appelle Pierre le Roux dans Rose et Colas. 
C'est le seul écrivain français qui ne m'ait pas 
honoré de sa bienveillance. 

J'étais fâché de voir un homme du plus 
grand mérite indisposé contre moi. Je fis mon 
possible pour me rapprocher de lui; mon in- 
tention n'était pas de me plaindre , mais je 
voulais le convaincre que je ne méritais pas 
son indignation . Je tâchai de m'introduire dans 
des maisons où il allait habituellement; je 
n'eus jamais le bonheur de le rencontrer. En- 
fin^ ennuyé d'attendre, je forçai sa porte. 

J'entre un jour chez M. Diderot , escorté 
par M. Duni, qui était du nombre de ses amis ; 
nous sommes annoncés, nous sommes reçus • 
le musicien italien me présente comme un 
homme de lettres de son pays, qui désirait 
faire connaissance avec les athlètes de la lit- 
térature française. M. Diderot s'efforce en vain 
de cacher l'embarras dans lequel mon intro- 
ducteur l'avait jeté. Il ne peut pas cependant 
se refuser à la politesse et aux égards de la 
société. 

On parle déchoses et d'autres ; la conver- 
sation tombe sur les, ouvrages dramatiques. 
M« Diderot a la bonne foi de me dire que 



II. 



1% 



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1^8 MEMOIRES 

quelques unes de mes pièces lui avaient causé 
beaucoup de chagrin; j'ai le courage de lui 
répondre que je m'en étais aperçu. Vous sa- 
ve^, monsieur, me dit-il, ce que c'est qu'un 
homme blessé dans la partie la plus délicate. 
Oui, monsieur, lui dis-je, je le sais; je vous 
entends, mais je n'ai rien à me reprocher. 
Allons, allons, dit M. Duni, en nous inter- 
rompant : ce sont des tracasseries littéraire» > 
qui ne doivent pas tirer à conséquence; suivez 
l'un et l'autre le conseil du Tasse : 

Ogni trisla memoria ornai si taccia; 
E pongansi in obblio le andate cose. 

« Qu'on ne rappelle pas des souvenirs fà- 
« cheux, et que tout ce qui s'est passé soit en* 
<( seveli dans l'oubli. » 

M« Diderot, qui entendait assez l'italien, 
jsemble souscrire de bonne grâce à l'avis du 
|>oète italien; nous finissons notre entretien 
par des honnêtetés , par des amitiés récipro- 
ques, et nous partons, M« Duni et moi, très 
contens l'un et l'autre. 

J'ai été toute ma vie au-devant de ceux qui 
avaient des raisons bonnes ou mauvaises pour 
m éviter , et quand je parvenais à gagner l'es- 



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DE GOLDONI. .i^Ç) 

time d'un homme mal prévenu sur mon 
.compte , je régardais ce jour-là comme un jour 
de triomphe pour moi. 

En sortant de chez M. Diderot, je pris congé 
de mon ami Duni , et j'allai me rendre à une 
assemblée littéraire à laquelle j'étais associé, 
et où je devais dîner ce jour-là. 

Cette société n'étai4: pas nombreuse , nous 
n'étions que neuf. M. de La Place, qui faisait 
le Mercure de France; M. de La Garde, qui 
travaillait dans le même ouvrage pour la par- 
tie des spectacles; M. Saurin, de l'Académie 
française; M. Louis, secrétaire perpétuel de 
l'Académie royale de chirurgie ; M. l'abbé de 
.La Porte, auteur de plusieurs ouvrages de lit- 
térature; M. Crébillon, fils; M. Favart et 
M. Jouen. Ce dernier ne brillait pas par l'es- 
prit , mais il se distinguait par la délicatesse 
de sa table. 

Chaque membre de . la société recevait à 
son tour chez lui ses confrères , et leur donnait 
à diner, et comnie les séances se tenaient les 
dimanches, on les appelait des Dominicales^ 
et nous étions des Dominicaux, 

U n'y avait parmi nous d'autres statuts qqe 
ceux de 1^ bonne société; mais nous étions 



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I go MÉMOIBES 

convenus que les femmes n'entreraient pas 
dans nos assemblées; on connais$ait leurs 
charmes, et on craignait les douces distrac- 
tions que cause le beau sexe. 

On tenait un jour la Dominicale à l'hôtel 
de madame la marquise de Pompadour, dont 
M. de La Garde était secrétaire. Nous allions 
nous mettre à table; une voiture entre dans la 
cour; on y voit une femme; on la reconnaît j 
c'était une actrice de l'Opéra, la plus estimée 
par son talent , la plus brillante par son esprit, 
la plus aimable dans la société. 

Deux de nos confrères descendent et lui 
donnent le bras ; elle monte , elle nous de- 
mande à dîner en riant, en plaisantant: pou- 
vait-on lui refuser un couvert? Chacun lui 
aurait donné le sien^ et je n'aurais pas été le 
dernier. 

Cette demoiselle était faite pour plaire , pour 
enchanter:. dans le courant du repas elle de- 
mande une place dans la confrérie ; elle arrange 
sa péroraison d'une manière si neuve et si sin- 
gulière, qu'elle est reçue avec acclamation. 

Au dessert, on regarde à la pendule; il 
était quatre heures, et demie. Notre nouvelle 
associée ne jouait pas ce jour-là , mais elk 



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DE GOLDONI. l8l 

Toaiait aller à l'Opéra , et les confrères étaient 
presque tous disposés à la suivre. Il n'y avait 
que moi qui ne marquais pas la même dispo-' 
sition. 

Ah , nionsieur l'Italien î dit la belle en riant, 
vous n'aimèa donc pas la musique française ? 
Je ne la connais pas trop , lui dis-je , je n'ai pas 
encore été à l'Opéra; mais on chante partout, 
et je n'entends que des airs qui me font mal 
au cœur. Voyons, reprend-elle , voyons si je 
ne pourrais pas gagner quelque chose sur vous , 
en faveur de notre musique , elle chante ; je 
me sens ravi , pénétré, enchanté. Quelle char- 
mante voix! pas forte , mais j.uste, touchante, 
délicieuse; j'étais en extase. Venez, me dit- 
elle, embrassez-moi, et venez avec nous à 
l'Opéra. Je l'embrasse, et je vais à l'Opéra. 

Me^voilà enfin à ce spectacle que plusieurs 
personnes auraient voulu que je visse le pre- 
mier , et que je n'aurais pas vu peut-être de 
sitôt sans l'occasion qui m'y avait amené. 

L'actrice qui venait d'être reçue dans notre 
société monta dans sa loge avec trois de nos 
confrères, et je pris place avec deux autres à 
l'amphithéâtre. Cet endroit qui occupe une 
partie de la salle de spectacle en France est 



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l82 MÉMOIBES 

en iPace du théâtre , coupe en demi-cerde, et 
élevé en gradins bien garnis et très commodes: 
c est la position la plus heureuse pour tout voir 
et pour bien entendre ; j'étais content de ma 
place y et je plaignais le parterre qui était de- 
bout , qui était serré , et qui n'avait pas tort 
de s'impatienter. 

Voilà l'orchestre qui part ; je trouve l'accord 
et l'ensemble des instrumens d'un mérite su* 
périeur et d'une exécution très exacte; mais 
l'ouverture me parait froide ^ languissante; ce 
n'était pas de Rameau , j'en étais sûr ; j'avais 
entendu de ses ouvertures et de ses airs de 
ballets en Italie. 

L'action commence : tout bien placé que je 
suis, je n'entends pas un mot: patience, j'at- 
tendais les airs dont la musique m'aurait au 
moins amusé. Les danseurs paraissent; je crois 
l'acte fini , pas un air. J'en parle à mon voisin ; 
il se moque de moi , et m'assure qu'il y en 
avait eu six dans les différentes scènes que 
j'avais entendues. 

Comment! dis-je, je ne suis pas sourd; les 
instrumens ont toujours accompagné les voix; 
tantôt un peu plus fort, tantôt un peu plus 
lentement; mais j'ai tout pris pour du récitatif* 



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DE GOIDONI. l83 

Regardez 9 regardez, me dit-il; voyez Ves- 
tris, voyez le danseur le plus beau , le mieux 
fait, le plus habile de l'Europe. 

Effectivement je vois dans une danse cham- 
pêtre , ce berger de l'Arne l'emporter sur les 
bergers de la Seine ; mais deux minutes après 
trois personnages chantent tous les trois à la 
fois : c'était un trio que je confondis peut-être 
de même avec le récitatif; et le premier acte 
finit. On ne tarda pas à commencer le^ieuxième 
acte ; même musique , même ennui : j'aban- 
donne tout-à-fait le drame et ses accompa- 
gnemens: je m'arrête k examiner, à admirer 
l'ensemble de ce spectacle , et je le trouve 
surprenant; je vois les premiers danseurs, les 
premières danseuses d'une perfection éton- 
nante , et leur suite très nombreuse et très 
élégante ; la musique des choeurs me parait 
plus agréable que celle du drame ; j'y recon- 
nais les psaumes de Corelli y de Biffi , de Clari. 

Les décorations superbes > les machines bien 
ordonnées, parfaitement exécutées , des habits 
très riches, beaucoup de monde sur la scène. 

Tout était beau , tout était grand , tout était 
magnifique, hors la musique; il n'y avait qu'à 
lafindu drame une espèce de chaconue^ chantée 



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784 MÉMOIRES 

par une actrice qui n'était pas du nombre de$ 
personnages du drame, et qui était secondée 
par la musique des chœurs et par des pas de 
danse : cet agrément inattendu aurait pu égayer 
la pièce , mais c'était un hymne plutôt qu'une 
ariette. 

On baisse la toile : tous ceux qui me con- 
naissent me demandent comment j'ai trouvé 
l'Opéra; la réponse part de mes lèvres comme 
un éclair: Oest le paradis des jr eux y c^est 
V enfer des oreilles. 

Cette répartie insolente ^ inconsidérée, fait 
rire les uns, fait grincer les dents à d'autres^ 
deux messieurs de la chapelle du roi la trou- 
vent excellente. L'auteur de la musique n'était 
pas loin de ma place ; il m'avait peut-être en- 
tendu ; j'étais au désespoir : c'était un brave 
homme. . . . Requiescat in pace. 

Je vis quelques jours après Castor et Pol^ 
lux : ce drame parfaitement écrit , supérieu- 
rement décoré , me raccommoda un peu avec 
l'Opéra français, et je reconnus la différence 
qu'il y avait entre la musique de M. Rameau 
et celle qui m'avait déplu. 

J'étais fort lié avec ce célèbre compositeur, 
et j'avais la plus haute considération pour sa 



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I 

DE GOLDOWI. l85 

science et pour son talent; mais il faut être 
' vrai , Rameau s'était distingué , et avait pro- 

duit une heureuse révolution en France pour 
la musique instrumentale , mais il n avait pas 
fait des changemens essentiels dans^Ja musique 
vocale. 

On croyait que la langue française n'était 
pas faite pour se prêter au nouveau goût que 
l'on voulait introduite dans le chant : Jean- 
Jacques Rousseau le croyait comme les autres ^ 
I et fut étonné lorsqu'il crut voir le contraire 

dans la musique du chevalier Gluck. 

Mais ce savant musicien allemand n'avait 
fait qu'effleurer le goût récent de la musique 
italienne^ et il était réservé à M. Picclnî et à 
M. Sacchini de perfectionner cette réforme , 
que les Français semblent tous les jours goûter 
davantage. 

Je me suis étendu dans cette petite digres- 
sion sans m'en apercevoir. 

Je ne suis pas musicien, mais j'aime la mu- 
sique de passion; si un air me touche, s'il ra'a- 
xaMse , je l'écoute avec délice , je n'examine 
pas si la tnusique est française ou italienne : je 
crois même qu'il i^'y en a qu'une. 

Aurais-je pu me douter^ lorsque j'assistai à 



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1 86 MÉMOIRES 

la représentation de Castor et Pollux^ que ces 
planches et ces coulisses qui avaient résisté aux, 
flammes infernales de cet opéra , seraient ré- 
duites en cendre avant la fin du mois? C'est 
cependant ce qui est arrivé : une chandelle 
oubliée causa la destruction de la salle du Pa-* 
lais-Royal ; et l'Opéra , en attendant la con- 
struction d'un nouveau bâtiment, fut trans- 
porté au château des Tuileries où a été depuis 
le Concert spirituel. 

Voici l'occasion de parler de ce spectacle 
pieux, consacré aux louanges de Dieu, et qui 
n'est ouvert que les jours où les autres sont 
fermés. 

C'est un concert composé de tout ce qu'il y 
a de mieux en voix et en instrumens; on y 
chante des psaumes, des hymnes, des ora- 
torios; on y exécute des symphonies, des con- 
certos, et on y fait venir des musiciens les plus 
célèbres de TEurope. 

Les chanteurs étrangers dérogent pour ainsi 
dire à la première institution de ce concert, 
qui ne faisait usage autrefois que de la langue 
latine ; mais la prononciation française est si 
différente de celle des autres nations, que 
l'étranger le plus habile et le plus agréable se 



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DE GOLDONI. iS"^ 

rendrait ridicule à Paris, s'il s'exposait à chan- 
ter un motet latin. 

C'est donc de l'italien que les étrangers 
chantent; car il parait que les autres nations 
n'ont pas une musique particulière, et la liberté 
qu'on leur accorde de changer de langage, 
entraîne celle de changer les sujets de leur 
chant; de manière qu'au milieu des cantiques 
spirituels on entend les canta tilles, et ce ne 
sont pas celles qui font le moins de plaisir. 

Il n'y a pas en Italie un concert public 
monté comme celui de Paris. Nous avons à 
Venise les quatre hôpitaux de filles dont j'ai 
rendu compte dans la première partie de ces 
Mémoires : il y a à Naples les Conservatoires 
qui sont des écoles de musique vocale et in- 
strumentale ; les pères de l'Oratoire donnent 
des oratorios dans leurs congrégations, et' on 
trouve partout des concerts de professeurs ou 
d'amateurs; mais tous ces établissemens n'of- 
frent pas la magnificence de celui de Paris. 

Pendant l'état d'indécision où j'étais, une 
heureuse étoile vint à mon secours; je fis la 
connaissance de mademoiselle Sylvestre , lec- 
trice de feu madanie la Dauphine , mère du 
roi Louis xvr. Cette demoiselle, qui savait 



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l88 MÉMOIRES 

bien Titalieny qui connaissait mes ouvrages, 
et qui était foncièrement bonne ^ serviable, 
obligeante , eut la bonté de s'intéresser à moi : 
je lui avais parlé de mon attachement pour 
Paris ^ et du regret avec lequel je me voyais 
forcé de Tabandonner; elle se chargea de par- 
ler de moi à la cour ^ où je n'étais pas inconnu , 
et huit jours après elle me fit partir pour Ver*^ 
sailles. Madame laDauphine me connaissait; 
elle avait vu jouer mes pièces a Dresde. Mes* 
dames de France avaient du goût pour la litté- 
rature italienne ; madame la Dauphine profita 
de cette circonstance heureuse , et m'envoya 
chez madame la duchesse de Narbonne qu'elle 
avait prévenue en ma faveur, pour que cette 
dame me présentât à madame Adélaïde de 
France, dont elle était alors dame d'atours, 
et depuis dame d'honneur; et je fus installé 
sur-le-champ au service de mesdames de 
France. Je pris congé de la Comédie italienne, 
qui n'était pas fâchée peut-être de se débar- 
rasser de moi , et je reçus de bon cœur les 
complimens de tous ceux qui s'intéressaient à 
moi. 

Avec un emploi si honorable et avec des 
protections si fortes, j'aurais dû faire une for- 



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DE GOLDOiri. 189 

tune brillante en France; c'est ma faute si je 
n en ai qu'une modique; j'étais à la cour^ et je 
n'étais pas courtisan. 

Ce fut madame Adélaïde qui m'occupa la 
première pour l'exercice de la langue italienne* 
Je n'avais pas encore de logement à Versailles; 
elle m'envoyait chercher avec une chaise de 
poste, et ce fut dans une de ces voitures que 
je manquai de perdre la vue. 

J'avais la folie de lire en marchant ; c'était 
les Lettres de la montagne de Jean-Jacques 
Rousseau qui m'intéressaient dans ce mo* 
ment-là. 

Je perds un jour tout d'un coup l'usage de 
mes yeux; le livre me tombe de&mains, je n'y 
vois pas assez pour le ramasser; je me crois 
perdu. 

Il me restait cependant assez de faculté vi- 
suelle pour distinguer la lumière : je descends 
de ma chaise : je monte à l'appartement, i^^" 
tre déconcerté, agité, dans le cabinet de Ma- 
ds^me : la princesse s'aperçoit de mon trouble; 
elle a la bonté de m'en demander la cause : jç 
n'ose pas lui dire mon état ; je me flatte de 
pouvoir, tant bien que mal, remplir mon de- 
voir; je trouve le tabouret à sa placer je m'as*- 



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jgo MÉMOIRES 

sieds comme à Fordinalre ; je reconnais le livre 
que je devais lire, je l'ouvre; ô ciel! je ne 
vois que du blatic; Je suis forcé d'avouer mon 
malheur. 

Il n'est pas possible de peindre la bonté , la 
sensibilité, la compassion de cette grande 
princesse; elle fait chercher dans sa chambre 
des eaux salutaires pour la vue ; elle permet 
que je bassine mes yeux ; elle fait arranger les 
rideaux de manière qu'il n'y reste qu'un petit 
jour pour distinguer les objets. Ma vue revient 
petit à petit; j'y vois peu , mais J'y vois assez; 
ce ne furent pas les eaux qui firent le miracle , 
mais les bontés de Madame qui donnèrent de 
la force à mon esprit et à mes sens. 

Je reprends le livre , je me vois en état de 
lire; mais Madame ne le veut pas* Elle me 
renvoie , elle me recommande à son médecin ; 
en peu de jours mon œil du côté droit reprend 
jsa vigueur ordinaire; mais l'autre, je l'ai perdu 
pour toujours. 

Je suis borgne ; c'est une petite incommo*- 
dité qui ne me gêne pas infiniment, et qui ne 
parait pas extérieurement; mais il y a des cas 
cil elle ajoute à mes défauts et à mes ridicules. 

Au. bout de six mois de aeryice, j'eus mon 



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DE GOLDONT. I91 

logement au château de Versailles; on nie 
donna l'appartement qui était destiné pour 
Vaccoucheur de madame la Dauphine, dont 
cette princesse pouvait disposer, vu le mau-^ 
vais état de la santé de monsieur le Dauphin. 

Il y eut dans le mois de mai de la même 
année 1 765 un petit voyage à Marly ; je suivis 
Mesdames, et je jouis de ce séjour délicieux. 

Après avoir vu le jardin des Tuileries et le 
parc de Versailles, je croyais que rien dans ce 
genre n'aurait pu me surprendre ; mais la po- 
sition et les agrémens du jardin de Marly me 
firent une telle impression, que j'aurais donné 
la préférence à cet endroit enchanteur, si le 
souvenir de l'étendue et de la richesse des au- 
tres n'eût pas réglé mes comparaisons. 

Malgré les plaisirs qui faisaient le but prin- 
cipal de cette agréable partie de campagne , 
j'avais tous les jours mes heures réglées pour 
travailler avec Mesdames. Je me trouvai un 
jour sur le passage d'une de mes illustres éco- 
lières qui allait se mettre à table; elle me re^ 
garde, et me dit : à tantôt. 

Tantosto, en italien , veut dire immécUate-* 
ment. Je crois que la princesse veut prendre 
sa leçon à la sortie de son diner; je reste, et 



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rg'k MEMOIRES 

j'attends aussi patiemment que l'appétit me 
le permettait y et enfin à quatre heures du 
soir la première femme de chambre me fait 
entrer. 

La princesse y en ouvrant son livre , me fait 
la question qu elle avait l'habitude de me £aiire 
presque tous les jours; elle me demande où 
j'avais diné ce jour-là. Nulle part, madame, 
lui dis-je. Comment! dit-elle, voys n'avez pas 
dîné ? — Non , madame. — Etes-vous malade? 
— Non , madame. — Pourquoi donc n'avez- 
vous pas dîné? — Parce que Madame m'avait 
fait l'honneur de me dire, à tantôt. — Ce 
mot prononcé à deux heures ne veut-il pas 
dire au moins à quatre heures de l'après-midi? 
— Cela se peut, madame; mais ce même 
terme signifie en italien, tout à Vheure^ im- 
médiatement. Voilà la princesse qui rit , qui 
ferme son livre , et m'envoie dîner. 

Il y a des termes français et des termes ita- 
liens qui se ressemblent , et dont l'acception 
çst tout-à-fait différente. Je donnais encore 
dans des quiproquo, et je puis dire que le 
peu de français que je sais, je l'ai acquis pen- 
dant les trois années de mon emploi au-'ser-^ 
vice de Mesdames; elles lisaient les poètes et 



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DE GOLDONI. IQÎ 

les prosateurs italiens : je bégayais une mau- 
vaise traduction en français ; elle la répétait 
avec grâce y avec élégance, et le maître ap- 
prenait plus qu'il ne pouvait enseigner. 

De retour à Versailles, la santé de monsei- 
gneur le Dauphin paraissait aller beaucoup 
mieux : il aimait la musique , et madame la 
Dauphine en faisait chez elle pour l'amuser. 

Je composai une cantate italienne ; je fis 
faire la musique par un compositeur italien, 
et je la présentai à cette princesse , qui , en 
l'acceptant, m'ordonna avec bonté d'aller en 
entendre l'exécution après son souper dans sa 
chambre. 

J'appris dans cette occasion une étiquette de 
cour que je ne connaissais pas : j'entre dans 
l'appartement sur les dix heures du soir, je me 
présente à la porte du cabinet des nobles; 
l'huissier ne m'empêche pas d'y entrer : mon-* 
seigneur le Dauphin et madame la Dauphine 
étaient à table ; je me range pour les voir sou- 
per ; une dame de service vient à moi , et me 
demande^ si faisais mes entrées du soir. Je 
ne sais pas, madame, lui dis-je , quelle est la 
différence entre les entrées du jour et celles 
du soir ; c'est la princesse elle-même qui m'a 
H. i3 



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iq4 mémoihes 

ordonné de venir dans sa chambre après son 

souper. Je suis venu trop tôt , peut-être; je ne 

savais pas l'étiquette Monsieur, reprit 

la dame , il n'en est pas pour vous ; vous pou- 
vez rester. J avoue que mon amour^ropre n'a 
pas été dans cette occasion mal satisfait. 

Je reste. Le prince et la princesse rentra» 
on me fait appeler » et ma cantate est exécu- 
tée. Madame laDauphine touchait du clavecin, 
madame Adélaïde accompagnait avec le vio- 
lon, et c'était mademoiselle Hardy (aujour- 
d'hui madame de La Brusse) qui chantait. La 
musique fît plaisir , et l'on fit à l'auteur des 
paroles des complitnens que je reçus très mo- 
destement. Je voulais sortir, monsieur le Dau- 
phin eut la bonté de me faire rester; il chanta 
lui-même, et ji'eus le bonheur de Tentendre; 
mais que cfaant^-t-il? Un air pathétique tiré 
d'un oratorio y intitulé le Pèlerin au Sé- 
pulcre. 

Ce.prince dépérissait tous les jours; mais il 
avait du courage, €t l'envie de tranquilliser la 
cour sur son état, le faisait souffrir en secret , 
et lui donnait des forces en public. 

Le roi allait régulièrement tous les ans pas- 
ser six semaines en été àG>mpiègne^ et autant 



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DE GOLDONI. 1^5 

en automne à Fontainebleau. On appelle ces 
parties de campagne les grands vojages , 
parce que tous les départemens et tous les bu- 
reaux des ministres y vont, et les grands offi- 
ciers de la couronne et les ministres étran- 
gers s'y rendent aussi. 

Dans cette même année, et pendant ce 
voyage , un courrier de Parme apporta la triste 
nouvelle de la mort de l'infant don Philippe , 
mon protecteur et mon maître. La cour de 
France prit le deuil pour trois mois ; je le 
porui bien plus long-temps, et je le porte en- 
core dans mon cœur. 

Ce n'était pas l'intérêt qui excitait mes re- 
grets; je connaissais la bonté de l'infant son 
fils; j'étais sûr qu'il m'aurait continué sa pro- 
tection et sa bienveillance } mais je pleurais 
la perte d'un prince bon, s^ge, juste, équi- 
table; les Parmesans auraient été encore plus 
à plaindre, si le duc régnant n'eût pas réparé 
leur perte, en suivant les traces et les vertus 
de son père. Je vis quelques jours après, à 
Compiègne, M. lé comte d'Argental, minis- 
tre plénipotentiaire de la cour de Parme à 
Paris; il m'assura que ma pension me serait 
continuée , et il la fît même transporter, pour 



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196 jiÉMOIKES 

ma plus grande commodité, sur le tr^r de 
Parme à Paris. 

Cest la moindre des obligations que j'aie à 
M. d'Argental, à cet ami de Voltaire, très 
aimable, très instruit, qui ma toujours £aivo- 
risé, protégé , chez lequel il y eut toujours un 
couvert pour moi à sa table y et une place à 
ce charmant spectacle qu'il donne de temps 
en temps dans son petit théâtre de sodété , 
où j'admirai les ouvrages et le jeu de M. le 
chevalier de Florian, et les talens et les gr&ces 
de madame de Vimeux. 

Le voyage de Compiègne avait commencé 
avec une apparence de gaité; mais il allait 
finir avec une tristesse réelle. La santé de M. le 
Dauphin allait de mal en pis ; il croyait que 
l'exercice lui aurait tait du bien ; au contraire, 
la £fttigue l'avait épuisé. J'avais perdu un pro* 
tecteur, et je me voyais à la veille d'en perdre 
un autre. Je ne manquais pas de sociétés; mats 
tout le monde était triste comme moi; je crai- 
gnais moi-même pour ma santé; le foyer de 
mon ancienne mélancolie allait se rallumer : 
je cherchais quelque distraction agréable; j'en 
trouvai une diarmante à Chantilly. 

Je pris celte route pour retourner à Ver- 



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DE GOLDONI. I97 

sailles; je jouis pendant deux jours de ce châ« 
teau délicieux appartenant au prince de Condé« 
Que de beautés! que de richesses! quelle po- 
sition heureuse ! quelle abondance d'eau ! Je 
n y ai pas perdu mon temps , j'ai tout vu , j'ai 
tout examiné y les jardins, les écuries , les ap« 
partemens, les tableaux, le cabinet d'histoire 
naturelle. 

Cette immense collection de ce qu'il y a de 
plus rare dans les trois règnes de la nature , 
est l'ouvrage de M. Valmont de Bomare , et 
c'est ce naturaliste célèbre qui en est le direc- 
teur et le démonstrateur. 

Je partis de Chantilly très content; mon 
âme se trouva soulagée, et je revins à Ver- 
sailles ey état de remplir mes devoirs à la 
cour. 

La cour s'était à peine rendue à Versailles, 
qu'on commençait à parler du voyage de Fon- 
tainebleau ; il était fixé pour le 4 octobre, mais 
l'état de M. le Dauphin le rendait incertain. 

Ce prince aimable , complaisant , était au 
désespoir que le roi fut privé d'un plaisir, et 
que les habitans de Fontainebleau perdis- 
sent les profits que la présence de la cour et 
l'aiOduence des étrangers pouvaient leur pro- 



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igS MEMOIRES 

curer; de manière que tout malade et tout 
souffrant qu'il était , quand il s'agissait de Fon- 
tainebleau , il s'efforçait d'être gai , et disait 
semblant de se bien porter. Nous partîmes 
donc pour ce château de plaisance au com- 
mencement d'octobre : la position du pays, 
et les agrémens qu'on y trouve rendirent pen- 
dant quelques jours ce voyage charmant. 

Les spectacles de Paris venaient y repré- 
senter à leur tour 9 et les auteurs y donnaient 
de préférence leurs^ nouveautés. 

Il y avait spectacle quatre fois par semaine; 
et on y entrait moyennant des billets que le 
capitaine des gardes en exqrcice avait droit de 
donner. 

Je me présentai un jour avec un de ces bil- 
lets à la porte d'entrée; elle n'était pas encore 
ouverte : j'étais un des premiers; je me flattais 
avec raison d'entrer avec plus de facilité, et 
d être dans le cas de choisir ma place : il n'est 
pas possible d'être plus pressé , plus foulé que 
je le fus en'^entrant , et arrivé à la salle, je la 
trouve remplie de monde , et je suis forcé de 
m'asseoir sur la dernière banquette. 

Tout ce monde n'était pas entré par la porte 
où l'on présentait les billets : je n'en voulus 



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DE 60LDONI. îgg 

pas savoir davantage; je pris un autre parti, 
et je m'en trouvai bien ; j'avais de bonnes con- 
naissances dans le corps diptomatique : on me 
permettait d'entrer a la suite des ministres 
étrangers; j'étais bien placé, et je voyais le 
spectacle à mon aise. 

Nous voilà donc dans la gaité , dans les plai- 
sirs , dans les am'usemens; mais tout change de 
face à la moitié du voyage : monseigneur le 
Dauphin ne peut plus soutenir avec indiffé- 
rence le feu qui le mine intérieurement; le 
courage lui devient inutile, les forces l'aban- 
donnent ; il est alité ; tout le monde tombe 
dans la consternation; la maladie fait des pro- 
grès efTrayans ; la faculté n'a plus de ressources ; 
on a recours aux prières ; monseigneur de 
Luynes, archevêque de Sens, et maintenatit 
cardinal, va tous les jours en procession , suivi 
d'un monde infini à la chapelle de la Vierge 
qui est au bout de la ville ; on fait le vœu d'y 
élever un temple, si l'intercession de la mère 
de Dieu rend la santé au prince moribond : il 
était écrit ^ans les décrets de la Providence 
qu'il n'achèverait pas sa carrière; il mourut à 
Fontainebleau vers la fin de décembre. 

J'étais au château dans ce moment fatal; 



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200 MÉMOIHES 

la perte était grande ^ la désolation générale. 
Quelques minutes après j entends crier tout le 
long des apparteiïiens , monsieur le Dauphin^ 
Messieurs. Je reste interdit, je ne, sais ce que 
c'est y je ne sais où je suis ; c'était le duc de 
Berry, le fils aine du défunt, qui, devenu 
l'héritier présomptif de la couronne, venait, 
mouillé de ses larmes , consoler le peuple 
afiUgé. 

Ce voyage qui devait finir à la moitié de 
novembre avait été prolongé jusqu'à la fin de 
l'année; tout le monde était pressé de partir; 
je l'étais aussi ; mais je cédai la place à ceux 
dont le service était plus nécessaire , et je partis 
le dernier. 

L'année était des plus mauvaises ; il avait 
tombé beaucoup de neige ; les chemins étaient 
glacés ; les chevaux ne pouvaient se tenir sur 
leurs pieds : j'employai deux jours et une 
nuit dans cette route que l'on peut faire en 
sept heures de temps. 

Arrivé à Versailles , je suis visité sur-le- 
champ par un valet du concierge du château , 
qui, de la part de son maître ^ me demande 
la clef de mon appartement. Monsieur le Dau- 
phin étant décédé , l'accoucheur de madame la 



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Dauphîne était censé supprimé^; cette princesse 
n avait plus le droit d'en disposer ^ je ne devais 
plus en jouir, et on l'avait destiné apparem- 
ment pour quelqu'un qui valait mieux que 
moi. Je fis mes réflexions pendant la nuit; je 
vis que dans la circonstance où la cour était, 
il n'était pas décent que j'allasse porter deô 
plaintes, ni demander protection. Je louai 
tout bonnement un logement dans la ville , et 
je rendis la clef de l'appartement. 

Il n'était plus question d'Italien chez Mes- 
dames; cependant je n'osais pas m'éloigner de 
Versailles ; mes finances allaient mal. J'avais 
eu une gratification de cent louis sur le trésor 
royal , mais c'était pour une fois ; j'avais be- 
soin dç tout, et je n'osais rien demander. 

Je voyais de temps en temps mes augustes 
écolières; elles me regardaient avec bonté; 
mais je ne travaillais plus avec elles ; je ne 
savais comment m'y prendre pour leur faire 
conceyoir mon état , et ces princesses étaient 
trop affligées pour penser à onoi. Mes revenus 
d'Italie arrivaient lentement; mon ami Sciu- 
gliaga m'avança cent sequins , et j'attendais 
patiemment que le trouble cédât la place à la 
sérénité. Mais la tristesse alla fort loin , et les 



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202 MÉMOIRES 

malheurs se succédèrent Tun à Tautre. Madame 
la Dauphîne succomba à sa douleur^ et fpt 
enterrée dans le même tombeau que son époux. 
La mort du roi de Pologne, père de la reine 
de France, arriva quelque temps après, et 
celle de son auguste fille mît le comble à 
Taffllction publique. Pouvais-je approcher de 
Mesdames, et leur parler de moi? Non. Et 
quand je l'aurais pu, je ne Taurais pas fait; je 
respectais trop leur douleur, et j'avais trop de 
confiance en leurs bontés, pour ne pas souffrir 
en silence. Enfin les sombres nuages commen- 
çaient à se dissiper. Tous les deuils étaient 
cessés , et la cour reprenait peu à peu cette 
aménité qu'elle avait perdue. Mesdames eurent 
la bonté de me Ésiîre appeler; je reçus un pré- 
sent de cent louis dans une boite d'or ciselée, 
et il fut question de m'assurer un état. Ce fut 
au bout de trois ans que mes augustes protec- 
trices me procurèrent un traitement annuel. 
Elles envoyèrent chercher le ministre. Il ne 
s'agit pas , lui dirent-elles , de créer un nouvel 
emploi pour un homme qui devrait servir, il 
s'agit de récompenser un homme qui a servi ; 
elles demandèrent pour moi âix mille livres 
par an. Le ministre trouva que c'était trop. 



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DE GOIDONI. 2ô3 

Je crois, dit-îl, que M. Goldonî s€ra content 
de quatre mille francs dappointemens. Mes- 
dames le prirent au mot, et l'affaire fut faîte 
sur-le-champ. 

Mon état n'était pas bien considérable ; mais 
il faut se rendre justice. Qu'avais-je fait pour 
le mériter? J'avais quitté l'Italie pour venir 
en France. La Comédie italienne ne me con- 
venait pas; je n'avais qu'à retourner chez moi. 
Je suis attacl^é à la nation française; trois 
ans d'un service doux , honorable , agréable , 
ine procurèrent l'agrément d j rester; ne dois- 
je pas me croire heureux? ne dois-je pas me 
trouver content? 

Aussitôt que mon traitement fut réglé , 
Mesdames cessèrent de s'occuper de la langue 
italienne , et donnèrent à d'autres études les 
heures qu'elles m'avaient destinées. J'étais maî- 
tre alors d'aller partout ; j'avais envie d'aller 
rétablir mon séjour à Paris; mais je m'amusais 
assez bien à Versailles , et sans les spectacles 
qui ne brillent qu'à Paris , j'aurais fixé peut- 
être mon séjour à Versailles. 

Je revins m'établir à Paris , mais je gardai 
Bn pied-à-terre à Versailles : j'étais intéressé à 
faire ma cour à mes augustes protectrices, et 



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204 MÉMOntES 

à voir si U langue et la littérature italiennes 
ne gagneraient pas quelques partisans parmi 
les jeunes princes et les jeunes princesses. 

L'étude des langues étrangères n^est pas 
comprise à la cour de France dans les classes 
nécessaires à l'éducation : c'est un amusement 
que Ton accorde à celui qui Iç demande ^ et 
qui est dans le cas d'en profiter : il n'y avait 
qu'un des trois princes qui paraissait disposé à 
apprendre l'italien. M. l'abbé de Radonvilliers, 
de l'Académie française , futchargé de ce soin, 
n employa sa Manière (Rapprendre les lan^ 
gueSj imprimée en 1768; il y réussit à mer- 
veille , et le prince fit des prc^rès admirables. 

•Tétais sans emploi et sans occupation. Pen- 
dant mes trois années de service à la cour je 
n'avais rien fait , et je cherchais l'occasion 
d'employer mon temps utilement. M. de La 
Place et M. Favart, deux membres dé notre 
ancienne Dominicale j me proposèrent une 
nouvelle société littéraire; c'était un pique- 
nique à l'Epée-de-boisy vis-à-vis les galeries 
du Louvre; on s'y rassemblait une fois par 
semaine y on y était bien servi, la compagnie 
était aimable , et nos conversations fort utiles. 

Voici les noms des convives : M. de La 



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DE GOLDONI. • 2o5 

Place, M. Coquelet de Chaussepierre, M. de 
Veselle, M. Laujon, M. Louis, M. Dorât, 
M. Colardeau, M. du Doyez, M. Barthe, 
M. Vernet, et moi. 

Au bout de quelqiie temps M. le comte 
de Coigny voulut bieu honorer nos dîners de 
sa présence , et augmenter l'agrément de nos 
entretiens ; mais nos assemblées ne durèrent 
pas long-temps : on ne pouvait introduire per- 
sonne sans l'aveu général. Un des associés^ 
s'avisa d'y amener un de ses amis qui né plai- 
sait pas à tout le monde : c^était un homme 
de mérite, mais îl était auteur d'une feuille 
périodique; il avait déplu à quelqu'un de la 
société , et le pîque-nîque finît comme la Do^ 
mimcak. J'aspirais dès lors à faire quelque 
chose en français : je voulais prouver à ceux 
qui ne connaissaient pas l'ilalien, que j'occu- 
pais une place parmi les auteurs dramatiques > 
et je concevais qu'il fallait tâcher de réussir, ou 
ne pas s'en mêler. J'essayai de traduire quel- 
ques scènes de mon théâtre ; mais les traduc- 
tions n'ont jamais été de mon goût, et le tra- 
vail me paraissait même dégoûtant sans l'agré- 
ment de l'imagination. 

Plusieurs personnes étaientvenues me de- 



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lo6 MKSiOIRES . 

mander mon aveu peur traduire mes comédies 
sous mes yeux, d'après mes avis^ et avec la 
condition de partager le profit. Depuis mon 
arrivée en France jusqu'à présent, il ne s'est 
pas passé une seule année sans qu'un ou deux 
ou plusieurs traducteurs ne soient venus me 
faire la même proposition ; en arrivant mêra,e 
à Paris , j'en trouvai un qui avait le privilège 
exclusif de me traduire, et venait de publier 
quelques unes de ses traductions : je tâchai de 
les dégoûter tous également d'une entreprise 
dont ils ne connaissaient pas les difficultés. 

Le Théâtre d'unjnconnu, vol. in- lu, chez 
Duchesne, 1765, contient trois pièces : la 
première a pour titre la Suwante généreuse j 
comédie en cinq actes eten vers, imitée de la 
Serva amorosa, de Goldoni ; la seconde nest 
qu'une traduction littérale de la même pièce 
en prose. 

La troisième et dernière porte le titre des 
Mécontensy qui est le même que j'avais donné 
à ma pièce italienne, / Malcontenti^ dont j'ai 
rendu compte dans la deuxième partie de mes 
Mémoires; je ne sais si un Français pourrait 
lî re ces traductions d'un bout à l'autre. 

Il y a jane épltre à la tête de ce volume , 



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DE GOLDOIÏI. 2 07 

adressée à une dame qui en savait beaucoup 
plus que l'auteur inconnu ; elle s'amusa à tra- 
duire mon Avocat vénitien^ et elle réussit 
mieux que les autres dans ce travail, difficile 
et pénible ; mais elle ne fît imprimer que les 
deux premiers actes tle sa traduction , et cet 
ouvrage imparfait n'aurait pas vu le jour^ si 
)e mari^ jaloux de la gloire de sa femme , ne 
l'eût pas^ malgré elle, envoyé h la presse. 

JTai vu une traduction de mon yalet de 
deux maîtres^ assez bien £aiite; un jeune 
homme qui connaissait suffisamment la lan*- 
gue italienne » avait rendu le texte avec exac- 
titude; mais point de chaleur^ point de vis 
comicaj et les plaisanteries italiennes deve* 
naient des platitudes en français. 

n parut en 1*783 pn livre intitulé, CAo/j:- 
des meilleujres pièces du théâtre italien mo- 
deme. traduit en français. 

L^auteur avance dans son discours prélimi- 
naire que les auteurs dramatiques italiens ^0/1^ 
en état aujourd'hui de lutter contre les au-- 
teurs français ^ chose très*(difficile'à prouver, 
et commence le choix de ses traductions par 
une de mes pièces, la Dona di Garbo. Cette 
préférence me fait beaucoup d'honneur , mais 



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208 MÉMOIRES 

je suis forcé de dire ici ce que j'ai dit au tra- 
ducteur lui-même; il a mal choisi, car si on 
devait me juger par cette pièce , on ne pour- 
rait pas concevoir une idée avantageuse de 
moi. 

Cet ouvrage n'a pas eu de suite; il ne pou- 
vait pas en avoir; on ne peut faire connaître 
le génie de la littérature étrangère , que par 
les pensées , par les images , par l'érudition ; 
mais il faut rapprocher les phrases et le style 
du goût de la nation pour laquelle on veut 
traduire. 

Je cherchais des sujets qui pussent me four- 
nir quelque nouveauté, et j'ai cru un jour 
l'avoir trouve , et je me suis trompé : j'étais 
invité à diner chez une dame très aimable, 
mais dont le ménage était mystérieux : j'y vais 
à deux heures, et je la trouve auprès du feu 
avec un monsieur à cheveux longs, qui n'était 
ni conseiller au parlement , ni au chàtelet, ni 
à la cour des aides, ni à la chambre des comp- 
tes) ni maîtres des requêtes , ni avocat , ni pro* 
cureur. 

Madame me présente à monsieur par mon 
nom ; monsieur fait semblant de vouloir se 
lever ; je le p^ ie de ne pas se déranger : il reste 



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DE GOtDOÎÎI. ao9 

sans difficulté sûr la bergère .qtiHl occupait. 
Je vais rendre compte de notre conversa- 
tion, et pour éviter le dit-il^ le dUt-elle^je vais 
établir un petit dialogue entre monsieur^ ma- 
dame et moi. 

MADAME. 

Monsieur, vous devez connaître M. Gol- 
doni de réputation. 

MONSIEUR. 

N'est-ce pas un auteur italien? 

MADAME. 

Oui, monsieur ,*c'est le Molière de lltàlie^ 

( Il faut pardonner l'exagération à une femme honnête et 
polie. ) 

MONSIEUR. 

C'est singulier : est-c^que monsieur s'ap- 
peUe Molière aussi ? 

MADAME, en riant. 

Ne vous ai-je pas dit qu'il s'appelait mou- 
sieur Goldoni? 

M0I9SIEUR. 

Hé bien, madame, y â-t-il de quoi rire? 

L'auteur français ne s'appelait-il pas Poquelin 

de Molière? pourquoi un Italien ne pourrait-il 

pas s'appeler Goldoni de Molière? (en s^ retour- 

II. i4 



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«210 MÉMOIKES 

nant vers moi. ) Madame a de l'esprit ; mais elle est 
femme ^ elle veut toujours avoir raison; je la 
corrigerai, 

MADAME^ cTun ton brusque. 

Allons, allons, taisez-vous. 

MOIïSIETJR, à madame. 

Vous êtes aimable, admirable, divine, (en 
se retournant vers moi. ) Monsieur , VOUS êtes auteur, 
vous êtes Italien, vous devez connaître une 
pièce italienne... une pièce... que je vais 
vous nommer. Cest. . . c'est. . . j'ai oublié le 
titre. . . ; mais c'est égal. U y a dans cette co- 
médie un Pantalon. . . il y a. . . un Arlequin. . . 
il y a un Docteur, un Brîguelle. Vous devez 
savoir ce que c'est. 

^01. 

Si monsieur n'a pas d'autres renseignemens 
à me donner. . . . 

MADAME. 

Messieurs, nous sommes servis; allons dî- 
ner*. (Monsieur offire son bras à madame, elleprend le mien.) 
MONSIEUR. 

Vous me refusez, madame; je ne vous 

adore pas moins. '( Nous nous mettons à tablé. Monsieur 
se place à c6té de madame , et s'empare de la grande cuillère. ) 



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D£ GOLDÔNI. an 

MOSf'SIEUR. 

Comment, madame! vous donnez de la 
soupe au pain à un Italien? 

MADAME. 

Que fallaît-îl donner à votre avis? 

MONSIEUR, en serrant la soupe. 

Du macaroni , du macaroni. Les Italiens 
tie mangent que du macaroni. 

MADAME. 

Vous êtes singulier, monsieur de la Clo. . . 

MONSIEUR, à madame. 

Paix! 

MADAME^ un peu fâchée. 

Qu'est-ce que cela veut dire, monsieur? 
Vous êtes bien grossier aujourd'hui. 

MONSIEUR. 

Paix, ma belle; paix, moii adorable. 

MOI. 

Est-ce que je ne pourrais pas savoir le nom 
de celui avec qui j'ai l'honneur de diner? 

MONSIEUR, àmoî. 

C'est inutile , monsieur^ je suis ici inco^ 
gnitù. 



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212 MÉMOIRES 

MADAME.. 

Qu'appelez-vous incognito, monsieur de la 
Cloche?. . • Vous nêtes ici ni à l'auberge, ni 
dans un mauvais lieu. On vient chez moi hon- 
nêtement comme partout ailleurs, et j'espère 
bien que ce sera la dernière fois que vous y 
mettrez les pieds. « 

Cette femme , qui était très décente et très 
sensible, mais qui avait malheureusement 
quelque chose à se reprocher , se crut offensée 
par le propos du jeune étourdi ; elle fond en 
larmes; elle se trouve mal. Sa femme de 
chambre vient à son secours; elle la ramène 
dans l'appartement. Monsieur veut la suivre, 
on lui ferme la porte au nez. 

Je quitte la table; il faisait froid, je vais 
me chauffer dans le salon. Monsieur, piqué 
à son tour , se promenait en long et en large , 
se jetant tantôt sur l'ottomane , tantôt sur les 
fauteuils et sur les bergères. 

Je ne savais quel parti prendre; je n'avais 
pas diné ; j'adresse la parole à monsieur pour 
savoir s'il comptait rester ou partir. Vous êtes 
bien heureux , me dit-il, vous autres Italiens , 
vos femmes sont vos esclaves; nous les gâtons 



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DE GOLDOm. 3l3 

ici ; nous avons tort de les flatter, de les mé- 
nager. 

Monsieur, lui dis-je, les femmes sont res- 
pectées en Italie comme en France , surtout 
quand elles sont aimables comme celle-ci. 
— Elle est fâchée. — J'en suis pénétré; je 
suis au désespoir. — ^ Ce n'est rien , ce n'est 
rien, reprend-il, vous la verrez bientôt re- 
venir. 

Il va à la porte de la chambre , il frappe , 
il crie ; la porte s'ouvre , c'est la femme de 
chambre. Ma maîtresse , dit-elle , est couchée , 
elle ne verra plus personne aujourd'hui; elle 
referme la porte, et blesse la main du robin 
qui voulait entrer. 

Il peste , il menace , puis se tournant vers 
moi : Allons, dit-il, allons dîner quelque part. 
J'en avais besoin autant que lui; nous sortons 
ensemble, nous trstversons le Palais-Royal. 
Monsieur voit deux grisettes se promener dans 
les bosquets , il veut les suivre ; il m'engage 
d'aller avec lui ; je refuse : il les suit tout seul; 
il me plante là , et je vais dîner chez le Suisse, 
bien content d'en être débarrassé. 

Je ne manquai pas de placer cet original sur 
meis tablettes, non pas pour l'exposer sur la 



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2l4 MEMOIRES 

scène ; mais ponr remplir quelque vide dans la 
conversation. 

^ J'envoyai voir le lendemain comment se 
portait la dame chez laquelle je n'avais pas 
dîne : elle se portait bien , et me fit prier 
daller la voir; j y allai le même jour ; elle me 
fit des excuses sur ce qui s'était passé la veille, 
et je la trouvai fort contente de s'être débar- 
rassée d'un homme qui lui déplaisait ; c'était un 
Provençal qui prétendait avoir des droits sur 
une personne qui était née dans un fief de son 
illustre Êimille. Comme cette dame était d'une 
province méridionale de la France , elle avait 
beaucoup de faicilité pour la prononciation ita- 
lienne, et aimait passionnément cette langue. 
Notre conversation tomba sur le théâtre de 
la Comédie italienne de Paris; elle était â- 
chéeque je l'eusse quitté-, et me rappela quel- 
ques unes de mes pièces à canevas, qui lui 
avaient fait grand plaisir. Elle me parla entre 
autres de trois pièces qui efiectivement avaient 
eu du succès : les jimofirs iï Arlequin et de 
Camille, la Jalousie d'Arlequin, et les Inquié^ 
tudes de Camille; trois pièces qui étaient la 
suite l'une de l'autre, et qui formaient une 
espèce de roman comique , partagé en trois 



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DE 60LDONI. ai5 

parties, dont chacune renfermait un sujet 
isolé et achevé'. 

Cette dame, qui avait de Fesprit, delmtel- 
ligence et du goût > me fît voir que j'avais 
tort de perdre trois pièces qui auraient pu me 
faire beaucoup d'honneur, si elles étaient dia- 
loguées : je Técoutai, je la remerciai, et je 
profitai de ses avis. 

On me demandait des comédies en Italie : 
j'écrivis en totalité les trois canevas ci-dessus; 
mais comme dans la troupe qui devait les 
jouer il n'y avait pas un Arlequin du mérite 
de Carlin , ni de celui de Sacchi , j'ennoblis le 
suje^t ; je remplaçai l'Arlequin et la soubrette 
par deux personnes d'un moyen état, réduites 
à servir par des circonstances malheureuses ^ 
et j'intitulai ces trois pièces , les amours de 
Zélinde et Lindor, la Jalousie de Lindor, et 
les Inquiétudes de Zélinde. 

Ces trois comédies n'eurent pas à Venise un 
succès éclatant; même aventure arriva à une 
autre pièce que j'envoyai dans le même pays 
et dans la même année; c'était en italien , Gli 
Amanti timidi ou VlmbrogUo de due ritratti : 
les Amans timides, ou l'Équivoque des deux 
portraits. 



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ai6 • MEMOIRES , 

Cette comédie en deux actes, qui, sous le 
titre du Portrait à} Arlequin y avait fait beau- 
coup de plaisir à la Comédie italienne à Pa- 
ris, ne réussit pas de même à Venise. 

Voilà quatre pièces qui avaient plu en 
France, et qui avaient mal réussi en Italie : 
elles étaient pourtant de l'auteur qui avait eu 
le bonheur de plaire pendant long-4emps dans 
son pajrs^ mais cet auteur était en France, et 
ses ouvrages commençaient à se sentir des 
influences du climat; le génie était le même, 
mais le style et la tournure étaient changés. 

Dans le courant des deux années de mon 
engagement avec les comédiens italiens, j'a- 
vais présenté à leur assemblée une pièce à 
spectacle , qui avait pour titre fe Bon et le 
Mauvais Génie. 

On ne trouva rien à redire sur ce sujet, qui 
était à la fois moral, critique et divertissant; 
mais on se récria contre les décorations qui 
étaient nécessaires , et qui auraient coûté cent 
écus en Italie, et mille écus peut-être à Paris. 

L'Opéra-comique croyait la dépense inutile 
pour les Italiens , et ceux-ci qui partageaient 
avec les autres n'étaient pas (achés de l'épargne. 

On lit dans X^lmanach des Spectacles de 



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DE GOLDOlïI. a 17 

Paris, à l'article le Bon et le Mausfcds Génie : 
Pièce à spectacle^ en cinq actes, non représen" 
tee. Je ne sais par quel hasard une comédie , 
qui n'avait pas même été reçue, se trouve 
dans ce catalogue. 

Je savais que la féerie avait repris à Venise 
son ancien crédit, et je crus le Bon et le Mau^ 
vais Génie un sujet encore plus adapté au 
goût de^ritalie qu'à celui de la France. 

Thésitai long-temps cependant avant que 
de me déterminer à l'envoyer; je me faisais 
conscience de flatter le mauvais goût dans le 
pays où j'avais beaucoup travaillé pour en éta- 
blir un bon ; mais le ,peu de succès de mes 
dernières pièces m'avait donné du chagrin^ je 
voulais plaire encore une fois à mes compa- 
triotes, je cédai à la tentation, et je profitai 
de la circonstance. Cette comédie d'ailleurs ne 
donnait pas dans les extravagances des an- 
ciennes pièces à machines : il n'y avait de 
merveilleux que les deux Génies qui faisaient 
passef les acteurs en très peu d'instans d'une 
région à l'autre; tout le reste était dans la na- 
ture : en voici un extrait fort succinct, mais 
suffisant pour en faire connaître l'intention et 
la marche. 



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aiS MÉMOIKES 

Arlequin et G>ralliae ouyrent la scène : ils 
viennent de se marier ensemble ; ils sont très 
heureux y très contens; le bon Génie parait; 
C4e$t lui qui a fait consentir Fonde de Goral- 
line à ce mariage; il les assure en tout temps 
de sa protection y de son assistance, et les 
quitte. 

Le mauvais Génie parait à son tour : il 
trouve les deux maries malheureux, il les 
plaint, il leur trace le tableau des plaisirs du 
monde; il les gagne, il leur fournit de l'ar- 
gent, il les engage à aller à Paris; il £aiit ve- 
nir une voiture; Arlequin et Goralline mon* 
tent dedans : les voilà partis , et le premier 
acte finit. 

Au deuxième acte , on voit les deux époox 
à Pans; ils en sont enchantés; mais Goralline 
est jolie; les Français sont galans, et Arle- 
quin est jalonx. 

Ils quittent la France; le troisième acte se 
passe à Londres. Le sérieux des Anglais leur 
déplaît, la populace les effraie, le lnt>uillard 
les incommode; ils quittent Londres pour 
aller à Venise. 

Cest dans cette ville que se passe le qua- 
trième acte. Arlequin débute mal; il vent 



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DE GOLDOIïI. 219 

monter dans une gondole ^ il tombe dans le 
canal ^ et court le risque de se noyer. Coralline 
se plaît à l'usage du masque , à la liberté des 
femmes dans ce pays-là. Arlequin joue; il perd 
son argent^ il est au désespoir. Coralline en a 
encore assez pour partir; mais fatigues, en- 
nuyés de courir le monde» Coralline et Arle- 
quin prennent le parti de revenir chez eux , de 
se contenter de leur premier état, et de re- 
noncer aux plaisirs dangereux. 

Les voilà au dernier acte dans leur bois , très 
contens d'y être revenus, et se proposant bien 
de ne plus le quitter; le seul désir qui leur 
reste , est celui de revoir le bon Génie ; ils 
l'appellent, mais au lieu du bon c'est le mau- 
vais Génie qui parait, qui tâche de les séduire 
de nouveau , en leur offrant de l'argent ; les 
bonnes gens le refusent, le méprisent; l'esprit 
malin est obligé de quitter prise, et s'en va. 

C'est alors que le bon Génie reparaît; il 
embrasse ses protégés, il les amène au temple 
de la Félicité, et c'est avec cette décoration que 
la pièce finit. 

Il y a dans les actes deuxième, troisième et 
quatrième assez de mouvement et d'intrigue, 
de petits tableaux et de légères critiques. 



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^20 MEMOIBES 

Cette pièce eut à Venise le plus grand snc- 
cès; elle soutînt toute seule le théâtre de Saint- 
Jean-Chrysostome, pendant trente on quarante 
jours de suite : elle avait fait Fouverture du 
carnaval y et elle en fît la clôture. 

Je lie pensais pas en arrivant à Paris que j y 
fixerais ma demeure ; mais ayant décidé dy 
rester^ il fallait tâcher dy doniier un état au 
fils de mon frère , que j aimais comme mou 
propre enfant; il était honnête et docile , il 
avait fait ses études à Venise . Il y avait à l'École 
royale militaire un professeur de latigue ita- 
lienne. J'implorai la protection de madame 
Adélaïde de France : cette princesse me recom- 
manda à M. le duc de Choiseul; en quinze 
jours de temps mon neveu eut la place. C'est 
par cette occasion que je vis à mon aise et à 
plusieurs reprises ces deux étâblissemens dignes 
de la magnificence des monarques français, 
l'École royale militaire , et l'Hôtel des Inva- 
lides , le berceau et le tombeau des défenseurs 
de la patrie. 

On élève dans le premier la noblesse qui se 
destine au métier des armes ^ et on soulage 
dans le second l'âge , le service et les suites 
malheureuses de la guerre; les arts, les 9^n- 



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DE GOLDONI. • 321 

ces, l'éducation la plus utile, forment les hom* 
nies dans l'un; les soins, le repos, les com- 
modités de la vie, les récompensent dans 
l'autre. La fondation de ce dernier monument 
est du règne de Louis xiv; celle de l'autre est 
du règne de Louis xv. 

L'Hôtel des Invalides est décoré d'un temple 
magnifique qui tiendrait à Rome une place ho- 
norable; et les quatre grands réfectoires des 
soldats sont aussi curieux a voir que les cuisines 
où l'on prépare les alimens pour ces bonnes 
gens. 

C'était un plaisir pour moi d'aller passer 
quelques jours dans ces deux maisons royales, 
qui se touchent de près , et dont je connaissais 
les gouverneurs et les principaux employés; 
mais au bout de vingt-deux mois ou fit des 
changemens considérables à l'École royale mi- 
litaire; on envoya les classes des humanités 
au collège de la Flèche, et on supprima tout- 
à-fait celle de la langue italienne. Ce ne fut 
pas la faute du professeur; aii contraire, il fut 
récompensé. : on lui donna 600 fr. de pension. 

Le ministre, en me regardant comme un 
protégé de Mesdames, avait beaucoup de 
bonté pour moi ; il me fit l'honneur de me 



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aa,tX ' MÉMOIRES 

dîre^ lorsque j'allai chez lui pour le remercier : 
Voilà lesaflFaires de votre neveii en bon train , 
comment vont les vôtres? Je lui dis que je 
jouissais d'un traitement, de 3^600 livres de 
rente ; il se mit à rire : Ce n*est pas ai^oir un 
état y me dit-il; il vous faut bien autre chose; 
on aura soin de vous. Cependant je n'ai rien 
eu davantage : c'est ma faute peut-être ; mais 
je reviens à mon refrain; j'étais à la cour, et 
je n'étais pas courtisan. Mon neveu , qui était 
sans occupation y travaillait avec moi en atten- 
dant que le sort le pourvût de quelque autre 
emploi. J'étais attaché à la France par inclina- 
tion; je le devins encore plus par reconnais- 
sance. 

On me demandait à Londres : c'est le seul 
pays qui puisse disputer en Europe la primauté 
à Paris : j'aurais été bien aise de le voir ^ mais 
j'entendais parler de grands mariages à Ver- 
sailles ; j^avais assisté à tous les convois de la 
cour, je voulais m'y trouver dans le temps des 
réjouissances. 

D'ailleurs, ce n'était pas le roi d'Angleterre 
qui me demandait; c'était les directeurs de 
l'Opéra qui voulaient m'attacher à leur spec- 
tacle. 



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DB GOLDOIfl. 2a3 

Je tâchai cepeadant de tirer parti de l'opi- 
nion avantageuse qu'ils avaient de moi; je 
donnai de J)onnes raisons pour faire agréer 
mes excuses ^ et je leur offris mes services sans 
l'obligation de quitter la France. 

Mes propositions fuirent acceptées; on me 
demanda un opéra-comique nouveau^ et on 
me chargea de raccommoder tous les vieux 
drames qu'ils avaient choisis pour le courant 
de l'année. 

On ne parla pas de la récompense; je n'en 
ûs pas mention non plus, je travaillai; les 
Anglais furent contens de moi; je fus très sa- 
tisfait de leur honnêteté. 

Cette correspondance eut lieu pendatit plu- 
sieurs années; elle ne cessa que lorsque les di- 
recteurs cédèrent à d'autres leur entreprise^ 
et je reçus à cette occasion une marque bien 
certaine de leur satisfaction^ car ils me payè- 
rent un ^opéra dont ils n'étaient plus dans le 
cas de se servir: cette direction était entre les 
mains de femmes^ et les femmes sont aim^^les 
partout. 

L'ouvrage le plus agréable et le mieux soi-* 
gné que je leur envoyai , était à mon avis un 
opérai-comique intitulé f^ictorine; j'en reçus 



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a!k4 MÉMOIRES 

de Londres des compUmens et dès remerd- 
mens sans fin. M. Piccini, chargé de la musi- 
que de cet ouvrage, écrivit de Naples qu'il 
n'avait jamais lu de drame comique qui lui 
eût £dt autant de plaisir; mais le succès ne 
répondit pas à la prévention des directeurs 
ni à la mienne. 

Je fus plus henrenx à Venise, où j'avais en- 
voyé, presque en même temps, un opéra-co« 
mique, sous le titre du Roi à la chasse. Le 
sujet de cette pièce était le même que celui du 
Roi et le Fermier^ de M. Sedaine , et de la Par^ 
tie de chasse iTITenri iw, de M. Ck>llé. 

Les ouvrages de ces deux auteurs français 
paraissaient avoir imité le Roi et le Meunier, 
comédie anglaise de Mansfield; mai^ la source 
véritable de tous ces sujets se trouve dans 
tjilcaidede Zalamea, comédie espagnole de 
Calderon. 

Dans la pièce de l'auteur espagnol il y a 
beaucoup d'intrigue : une fille violée, un père 
vengé, un officier étranglé, etFAlcaide est 
juge et partie, et bourreau en même temps* 

Dans celle de Fauteur anglais on trouve de 
la philosophie, de la politique, de la critique, 
mais trop de simplicité et très peu de jeu. 



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D£ GOLDONI. àaS 

L'auteur de la Partie de Chasse d'Henri jr 
en a fait un ouvrage très sage et très intéres- 
sant; il suffit qu'il y soit question de ce bon roi 
pour qu'il plaise aux Français^ et soit approuvé 
de tout le monde. 

M. Sedaine y a mis plus d'action ^ plus de 
gaîté : je vis le Roi et le Fermier à sa première 
représentation , j'en fus extrêmement content^ 
et je le voyais avec douleur prêt à tomber; il 
se releva peu à peu ^ on lui rendit justice; il 
eut un nombre infini de représentations ^ et 
on le voit encore avec plaisir. 

Il &ut dire aussi que M. Sedaine a été bien 
secondé par le musicien; je ne me vante pas 
d'être connaisseur , mais mon oreille est nion 
guide. 

Je trouve la musique de M. Monsigny ex- 
pressive, harmonieuse, agréable : ses motifs, 
3es accompagnemens , se&^ modulations m'en- 
chantent^ et si j'avais eu des dispositions pour 
composer des opéra-comiques en français, ce 
musicien aurait été un de ceux à qui je me se- 
rais adressé. 

Mais je n'y conçois rien; j'ai fait quarante 
t>u cinquante opéra-comiques pour l'Italie*, 
j'en ai fait pour l'Angleterre^ pour rAllema-^ 
II. iS 



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!2a6 . MÉMOIRES 

gne, pour le Portugal, et je ne saurais en 
faire un pour Paris. Tantôt je vois à ce spec- 
tacle des drames sérieux , des drames lar- 
inoyans porter le titre de comédie, et les ac- 
teurs pleurer en chantant et sangloter en 
mesure > tantôt des pièces affichées sous le titre 
de parades, et qui le seraient effectivement 
sans le prestige de la musique, et le jeu char- 
mant des acteurs. Tantôt je vois aller aux 
nues des bagatelles qui ne promettaient rien , 
tantôt tomber des pièces bien faites, parce que 
le sujet n'est pas assez triste pour faire pleurer, 
ou n'est pas assez gai pour faire rire. Quels 
sont les préceptes de l'opéra-comique ? quelles 
sont ses règles ? II ny en a point ; c'est par rou- 
tine que l'on travaille, je le sais'par expérience; 
on doit me croire, experte crede Roherto. 

Me dira-ton que les opéra-comiques ita- 
liens ne sont que des farces indignes d'être 
mises en comparaison avec les poëmes de ce 
nom en France? Que ceux qui entendent la 
langue italienne se donnent la peine de par- 
courir les six volumes qui renferment la col* 
lection de mes ouvrages en ce genre, et l'on 
verra peut-être que le fond et le style ne sont 
pas si méprisable^. 



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DE GOLDONI. 2a7 

Ce ne sont pas des drames bien faits ; ils ne 
peuvent pas Fétre : je ne me suis jamais avisé 
d'en faire par goût , par choix ; je n'y ai, tra-^ 
vaille que par complaisance^ et quelquefois 
par intérêt. Quand on a un talent , il faut ei^ 
tirer parti; un peintre en histoire ne refusera 
pas de peindre un magot ^ s'il en est bien payé. 

Malgré cette espèce d'aversion que j'ai pouj* 
l'opéra-comique, j'avoue que ceux de la Co- 
médie italienne de Paris me font un plaisir 
infini. Je reconnais la supériorité des auteurs 
français dans ce genre comme dans tous les 
autres. M. Marmontel, M. Laujon^ M. Fa- 
vart, M. Sedaine, M. d'Hèle, ont donné à 
l'opéra-comique toute la perfection dont il 
était susceptible. MM. Philidor , Monsigny^ 
Duni, Grétry, Martini, Dezède, les ont or- 
nés d'excellente musique, et M. Piccini a 
dernièrement donné de nouvelles preuves de 
la supériorité de ses talens sur des paroles 
de son fils. Les acteurs augmentent tous le$ 
jours en nombre , en zèle et en mérite ; 
M. Clairval est toujours le même; c'est un 
acteur immortel; madame Trial a remplacé^ 
avec tous les agrémens possibles , madame la 
Bjiette; mademoiselle Colombe^ etm^demoi*- 



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228 MÉMOIRES 

selle Adeliae sa sœur, l'une par sa belle voîx, 
Fautre par la finesse de son jeu , font honneur 
à l'Italie où elles ont pris naissance : madame 
Dugazon fait les délices de ce spectacle ; ma- 
demoiselle Desbrosses marche à grands pas 
sur ses traces; et mademoiselle Renaud , âgée 
de quinze ans , vient , par la perfection de son 
chant et par ses grâces naturelles , d'enrichir 
ce spectacle y et annonce des dispositions pour 
Taction qui ne peuvent se développer qu'avec 
le temps. 

J'ai assisté il y a un an au début de made- 
moiselle Rinaldi; elle a été beaucoup applau- 
die ; le Journal de Paris en a dit le lendemain 
tout le bien possible; elle a été reçue aux ap- 
pointemens^ et depuis son début on ne Ta 
pas vue paraître une seule fois sur la scène : 
la quantité de débutantes reçues en pourrait 
^tre la cause ; mais il est à espérer que made- 
moiselle Rinaldi remplira à son tour un des 
emplois de la comédie, et qu'on rendra justice 
a ses talens, à ses mœurs et à sa conduite. 

Le théâtre italien fest aussi heureux en ac- 
teurs qu'en auteurs , et les uns et les autres 
sont bien traités et bien récompensés : les 
poètes et les musiciens jouissent du droit du 



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DE GOIDONI. 219 

neuvième de la recette pour une pièce en cinq 
actes ou en trois ; du douzième pour une pièce 
en deux actes, et du dix-Jaiuitième pour une 
pièce en un acte» De plus , on a fonde à la 
Comédie italienne deux pensions annuelles, 
une pour L'auteur des paroles, l'autre pour 
l'auteur de la n^usique qui ont le plus mérité* 

Il y a à ce spectacle un autre agrément con- 
sidérable pour les auteurs y c'est qu'ils ne per« 
dent jamais leurs droits sur leurs pièces; ils 
jouissent toujours du partage statué ; ils don-* 
nent des billets gratis à chaque représentation 
de leurs ouvrages, et les pièces qui n'ont pad 
été refusées du public sont placées dans le ré- 
pertoire delà semaine, de manière qu'elles ne 
tombent jamais. 

Vu ces avantages, j!ai été tenté plus d'une 
fois de céder aux sollicitations de quelques 
musiciens qui me demandaient souvent., très 
souvent, et presque tous les jours, quelque 
ouvrage pour l'Opéra-comiqiiej après avoir 
vu , revu , et bien examiné, je croyais pouvoir 
saisir la routine qui était nécessaire pour plaire 
aux Français, et j'essayai de composer une 
petite piècç en deux actes, intitulée la Bowl^ 
lotte. Ce mot ne se trouve dans aucun diction* 



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â3o MEMOIRES 

naîre; mais il est très coanu à Paris : c est un 
jeu de cartes, c'est un brelan à cinq, dont les 
tours ne sont ni fixes ni marqués. Celui qui 
|>erd sa cai^ sort, et est remplace par un au- 
tre; il y a ordinairement dans ces parties de 
bouillotte trois ou quatre personnes qui ne 
jouent pas d'abord, qui attendent la sortie des 
malheureux pour entrer enjeu, et les uns et 
les autres sortent successivement. Ce mouve- 
ment perpétuel, et la quantité de monde in- 
téressé à la même partie , causent une espèce 
de bouillonnement qui a fourni le nom de 
bouillotte. 

Voici le sujet de la pièce. Madame de la 
Biche est la femme d'un négociant, elle est 
riche , elle est volontaire et joueuse dans Fàme. 
Isabelle sa fille déteste le jeu ; mais Êiute de 
joueurs , elle fait quelquefois la partie de sa 
mère, et profite de l'occasion pour voir un 
jeune homme qui est de la société de madame, 
et pour lequel Isabelle nourrit une passion 
innocente. 

Madame de la Biche reçoit beaucoup de 

. inonde chez elle; les uns y vont pour jouer, 

les autres pour faire leur cour à la demoiselle; 

mais il faut que^ bon gré mal gré, tout le monde 



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DB GOLDOni. l3l 

joue. Madame ne sait que faire de gens qui 
bâillent et qui fout bâiller. 

11 y a des joueurs de toute espèce ; le beau 
joueur, le mauvais joueur, le joueur noble , 
le joueur serré , et le flegmatique qui emporte 
Targent de tout le monde. 

Quand Isabelle n'est pas de la partie , sa 
mère la fait asseoir auprès d elle ; mais si elle 
perd, cest sa fîUequi lui porte malheur, elle 
la renvoie. 

Le jeune homme amoureux tâché alors de 
perdre bien vite son argent ; il cède la place 
et va rejoindre la demoiselle à la cheminée ; 
et la mère, échau^ée au jeu, ne prend pas 
garde à ceux qui sechauflent autrement. 

Les événemens du jeu fournissent dés sujets 
variés pour placer des airs ; pendant qu on 
mêle , on cause et on chante ; la demoiselle 
et le jeune homme ont des situations intéres- 
santes pour chanter, et le jeu va son train sans 
ennuyer les spectateurs» 

Enfin , on vient annoncer à madame qu'elle 
est servie. Tout le monde se lève pour aller 
souper; les propos de jeu d'un côté, les ten- 
dres expressions de l'autre, font sortir tout le 
monde en chantant^ et le premier acte est fini. 



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33:2 «ÉMOIBES 

C'est M. de la Biche qui ouvre le deuxième 
acte. Il est de retour de sa terre; il fait appelep 
Catherine , et lui demande compte du train 
dont il s est aperçu en rentrant chez lui : la 
vieille femme attachée depuis long-temps à 
cette maison , instruit son maître de Tincon- 
duite de madame^ et du danger de la demoi-* 
selle. 

M. de la Biche est très piqué contre sa 
femme^ à qui il avait défendu le gros jeu , et 
tremble sur le compte de sa fille. Un voisin 
arrive^ c'est l'oncle de l'amoureux d'Isabelle; 
il «n fait la demande au père au nom de son 
neveu. M. de la Biche trouve le parti convena- 
ble ; il promet de donner sa fille au neveu de 
son ami et son voisin; ils entendent la société 
qui revient; ils sortent pour terminer l'afifaire 
entamée. 

Les joueurs rentrent, et la partie recom- 
mence. Madame de la Biche se cave au plus 
fort ; le flegmatique met de plus, devant lui, un 
rouleau de cinquante louis ; la brelandière ne 
s'effraie pas, on donne les cartes; elle ouvre 
le jeu, l'autre tient, et lui fait va-tout. Ma- 
dame qui a un brelan d'as ne recule pas; elle 
tombe sur un brelan carré, elle perd; elle en 



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BC G0JLD0T9I. a 33 

efit furieuse. Le mari arrive. Ah ! dit-elle en 
le regardant, je ne m'étonne pas si j'ai perdu ^ 
voilà mon guignon , et elle sort. 

Les uns la plaignent , les autres en rient. 
Monsieur de la Biche interroge sa fille sur son 
inclination ; elle l'avoue de bonne foi : il parle 
au jeune homme, il fait entrer l'oncle, et le 
mariage est conclu. 

La joueuse en est informée; elle revient, et 
elle a de son mari , pour toute consolation , 
l'alternative de quitter le jeu pour toujours^ 
ou d'aller vivre avec ses parens. 

Elle accepte le dernier parti , et prie sa so- 
ciété d'aller le lendemain faire sa partie dans 
sa maison paternelle. La passion du jeu et les 
extravagances des joueurs forment le sujet 
de la finale. 

Voilà le canevas de la pièce que j'avais ima*^ 
ginée. Pourquoi ne l'ai-je pas achevée? 

Tant qu'il ne s'agissait que du dialogue f je 
me tirais d'afiaire assez bien, et je me croyais 
en état «le hasarder ma prose sur un théâtre 
où le public avait de l'indulgence pour les 
étrangers. 

Mais il fallait des airs dans un opéra-comi- 
que , et il fallait faire de la bonne poésie pour 



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2 34 MÉMOIRES 

avoir de la bonne musique. Je connaissais la 
mécanique des vers français. J'essayai, je tra- 
vaillai; je fis des couplets, des quatrains, des 
airs entiers , et après toutes les peines que je 
m'étais données, je vis que ma muse habillée 
à la française , n'avait pas cette verve , cette 
grâce, cette facilité qu'un auteur acquiert 
dans sa jeunesse, et perfectionne dans sa viri* 
lité. Je sus me rendre justice ; je laissai la mon 
ouvi'age , et je renonçai pour toujours aux 
charmes de. la poésie française. 

J'aurais pu confier mon sujet à quelqu'un 
qui se serait chargé, peut-être, de la versifi- 
cation; mais à qui aurais-je dû m'adresser? 
Un auteur du premier ordre aurait changé 
mon plan , et un auteur médiocre me l'aurait 
gâté. Gardez-vous, mes amis, de ces jeunes 
gens, de ces auteurs médiocres qui viennent 
vous consulter ; ce ne sont pas des conseils 
qu'ils vous demandent , ce sont des compli- 
mens, des applaudissemens. Vous n'avez qu'à 
essayer de les corriger, vous verrez comme 
ils soutiennent leur opinion, quel coloris ils 
savent donner à leurs fautes ; et si vous insis- 
tez, vous finissez par être un sot. 

J'ai annoncé qu'on préparait de grands ma- 



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DE GOLDONI, 235 

nages ti la criiirj je parlais de lannée 1770, 
et ce fut dans ces jours heureux, que Farchi- 
duchesse d'Aujtriche Marie* Antoinette de Lor- 
raine, vint, en qualité de dauphine, combler 
ce royaume de joie , de gloire et d'espérance. . 
" Elle gagna par les qualités de son âme et 
de son esprit l'estime du roi, le cœur de sort 
époux , l'amitié de la famille royale , et mérita 
l'admiration du public par sa bienfaisance. 
♦ Ces noces furent célébrées avec une pompe 
digne du petit-fils du monarque français et de 
la fille de l'impératrice de l'Allemagne. 

J'ai vu le temple richement décoré; le coup 
d'œil imposant du banquet royal, le bal dans la 
galerie, les.parties de jeu dans les apparteméns; 
- Des illuminations partout ; un feu d'artifice 
de la plus grande beauté. Torré, artificier ita- 
lien , porta à cette occasion l'art pyrotechnique 
au dernier degré de sa perfection. 

L'on fit en même temps l'ouverture du 
nouveau théâtre de la cour; c'est un riche 
hionument dont l'architecture offre plus de 
toajestéque decommoditépourïes^pects^eurs : 
il faut le voir ^lorsqu'on y donne des bals parés , 
ou des bals masqués. On arrange le théâtre 
dans ces occasions avec la mênie décoration 



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^36 

et les mêmes omemens cpie la saJle; bn TCiit 
alors un salon immense enrichi de colonnes, 
de glaces et de dorures, qui prouTcnt la gran- 
deur du souverain qui la ordonné , et le goût 
de Fartiste qui la exécuté. 

Parmi les réjouissances de cet auguste ma- 
riage les poètes firançais faisaient retentir la 
cour et la ville de leurs chants : ma muse 
avait envie de se réveiller; je tachai de la sa* 
tis£dre, je fis des vers italiens, mais je n'osai 
pas les faire imprimer. 

Dans le nombre infini des compositions qui 
paraissaient tons les jours, il j en avait d a- 
cellentes, et il y en avait qu on ne lisait pas. 
Je ne voulais pas augmenter le nomI»% de 
ces derniers, je présentai mes vers en manu- 
scrit; madame la Dauphine les reçut avec 
bcmté, et me fit comprendre en très bon ita* 
lien que je ne lui étais pas inconnu. 

Ilsemble que Theureuse étoile qui répandait 
pour lors ses influences sur ce royaume, m »t 
inspiré du zèle, de Tarabition, du courage. Je 
conç^ le projet de composer une comédie 
firançaise, et j'eus la témérité de la destiner aa 
Théâtre français. 

Le mot de témérité n'est pas trc^ fi^rt: c'ea 



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DE GOLBONI. 237 

est une vraiment, que de voir un étranger 
arrivé en France à l'âge decînquante-troîs ans 
avec des connaissances confuses et superfîr 
cielles de cette langue, oser au bout de neuf 
ans composer une pièce pour le premier spec- 
tacle delà nation. 

Vous devez vous apercevoir que c'est du 
Bourru bienfaisant dont je vais parler, pièce 
fortunée, qui a couronné mes travaux, et a mi$ 
le sceau à ma réputation. 

Elle a été donnée pour la première fois à 
Paris le 4 novembre 1 77 r , et le lendemain à 
Fontainebleau ; elle eut le même succès à la 
cour et à la ville. J'eus du roi une gratifica- 
tion de i5o louis; le droit d'apteur me valut 
beaucoup à Paris; mon libraire me traita fort 
honnêtement; je me vis comblé d'honneur, de 
plaisir, de joie; je dis la vérité, je ne cache 
rien ; la fausse modestie me parait aussi odieuse 
que la vanité. 

Je ne donnerai pas l'extrait d'uile comédie 
que Ton joue partout, qui est entre les mains 
de tout le monde. Mais je ne puis pas me dis- 
penseirde donner ici une marque de reconnais- 
sance aux acteurs qui ont infiniment contribué 
à la réussite de mon ouvrage. 



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238 MÉMOIRES 

Il n est pas possible de rendre le rôle df 
Bourru bienfaisant avec plus de vérité que 
M. Préville l'a rendu. Cet acteur inimitable » 
foncièrement gai, d'une physionomie riante , 
sut si bien surmonter la contrainte de son 
naturel y et l'habitude de son jeu, qu'on voyait 
dans ses regards et dans ses mouvemens l'a- 
prêté du caractère , et la bonté du cœur du 
protagoniste. * 

M. Bellecour avait moinsde peine à soutenir 
)e caractère de Dorval qui était aussi flegma- 
tique que Facteur lui-même ; mais il y mettait 
toute l'intelligence et toute la finesse qui 
étaient nécessaires pour le faire valoir, et fai- 
sait un contraste admirable avec la vivacité 
de Géronte. 

Le rôle de Dalancour n'était pas assez con* 
sidérable pour l'emploi et pour le talent su- 
périeur de M. Mole; il le joua par complai- 
sance, et le céda quelques jours après; mais 
au décès de M. Belkcour, il prit le rôle de 
Dorval , et le rendit à la perfection. J'estimais 
beaucoup M. Mole, mais j'avoue de bonne 
foi qu'il m'a surpris dans cette occasion; je 
l'avais vu surpasser tous les autres dans les 
caractères brillans^ dans les passions vigou- 



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DE GOLDomi. aSg 

reuses , dans les situations inteVessantes ; j'étais 
tout étonné de le voir prendre le ton , le geste, 
le sang-froid d'un personnage aussi opposé à 
son naturel et à son goût: voilà Fliomme, 
voilà le bon comédien ! 

Le rôle de madame Dalancour, rempli par 
madame Préville, était nouveau sur la scène , 
et pas aisé à soutenir ; mais il n y avait rien de 
difficile pour une actrice de son mérite. Elle 
jouait également bien dans ses différentes po« 
sitions la coquette , l'innocente et Ja femme 
sensée. 

Mademoiselle Doligny donna dans cette 
pièce de nouvelles preuves de son talent , de 
son zèle et de sa précision; on ne pouvait 
rendre avec plus de vérité et plus de grâces 
la jeune amoureuse décente et timide. 

Madame Bellecour, avec son enjouement 
naturel et la finesse de son jeu , donna tout 
l'agrément possible au rôle de la gouvernante; 
ei M. Feuillie fit si bien valoir le ^ petit rôle 
de valet, qu'il n'eut pas moins de part que le« 
autres acteurs aux applaudissemens du pu-* 
blic. 

Tons les comédiens étaient attachés à cette 
pièce dès sa première lecture. La réception et 



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a4o MÉMOtRES 

l'exclusion des pièces se fait à la comédie 
française par des billets secrets , signés par 
ceux qui composent l'assemblée. Tous ces 
billets n'étaient ce jour-là que des éloges pour 
moi et pour mon ouvrage ; les suffrages du 
public ont prouvé depuis que les comédiens 
avaient jugé avec connaissance , et que s'ils 
reçoivent quelquefois de mauvaises pièces, 
c est par des causes étrangères qui les font agir 
contre leur sentiment intérieur. 

Mon Bourru bienfaisant ne pouvait être 
plus beureux qu'il l'a été ; j'avais eu le bon* 
beur de retrouver dans la nature un caractère 
qui était nouveau pour le théâtre ; on carac- 
tère qu'on rencontre partout, et qui cepen«- 
dant avait iéchappé à la vigilance des auteurs 
anciens et modernes. 

^ Us ont cm peut-être qu'un homme brus- 
que, étant incommode à la société, serait dé- 
goûtant sur la scène : en le regardant de cette 
manière, ils ont bien fait de ne pas l'employer 
dans leurs ouvrages, et je m'en serais gardé 
moi-même, si d'autres vues ne m'eussent pas 
&it espérer d en tirer parti. 

C'est la bienfaisance qui ^t Tobjet princi- 
pal de ma pièce ^ et c'est la vivacité du bien-» 



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DE GOLDONI. ^^l 

faisant' qui fournit le comique inséparable de 
la comédie. 

La bienfaisance est une vertu de l'âme ; la 
brusquerie n'est qu un défaut du tempérament; 
l'une et l'autre sont compatibles dans le 
même sujet; c'est d'après ces principes que 
j'ai formé mou plan^ et c'est la sensibilité qui 
a rendu mon Bourru supportable. 

A la première représentation de ma comé- 
die, je m'étais cachée comme j'avais toujours 
fait en Italie, derrière la toile qui ferme la 
décoration; je ne voyais rien, maisj^enten- 
dais mes acteurs et les applaudissemens du 
public ; je me promenais en long et en large 
pendant la durée du spectacle, forçant mes 
pas dans les situations- de. vivacité , les ralen- 
tissant dans les instans d'intérêt, de passion, 
content de mes acteurs, et faisant l'éclio des 
applaudissemens du public. 

La pièce finie , j'entends des battemens de 
mains et des cris qui ne finissaient pas. M. Dau- 
berval arrive, c'était lui qui devait me con- 
duire à Fontainebleau. Je crois qu'il me cher- 
che pour me faire partir : point du tout : 
Venez, monsieur, me dit-il; il faut vous mon- 
trer. — Me montrer 1 A qui? •— Au public 
ir. i6 



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A I 



24^ MÉMOIRES 

qui TOUS demande. — Non, mon ami; par^ 
tons bien vite^ je ne pourrais pas soutenir.... 
Voilà M. Lekain et M. Brizard qui me pren* 
nent par les bras , et me traînent sur le théâtre. 
Xavais vu des auteurs soutenir avec courage 
une pareille cérémonie ; je n'y étais pas accou- 
tumé ; on n'appelle pas les poètes en Italie sur 
la scène pour les complimenter; je ne conce- 
vais pas comment un homme pouvait dire 
tacitement aux spectateurs : Me voilà , mes- 
sieurs, applaudissez-moi. 

Après avoir soutenu pendant quelques se- 
condes la position pour moi la plus singulière 
et la plus gênante , je rentre enfin , je traverse 
le foyer pour aller gagner le carrosse qui 
m'attendait; je rencontre beaucoup de monde 
qui venait me chercher; je ne reconnais per- 
sonne ; je descends avec mon guide ; j'entre 
dans la f oiture , ma femme et mon neveu y 
étaient déjà montés : le succès de ma pièce les 
faisait pleurer de joie, et l'histoire de mon 
apparition sur le théâtre les fait éclater de rire. 
J'étais fatigué , j'avais besoin de me reposer, 
j'avais besoin de dormir : mon âme était con- 
tente^ mon esprit tranquille; j'aurais passé 
une nuit heureuse dans mon lit : mais dans 



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DE GOLDONI. 243 

une voiture , je fermais l'oRil , et le cabotage me 
réveillait à chaque instant : enfin , en som- 
meillant^ en causant, en bâillant, j'arrive à 
Fontainebleau; je dors, je dîne, je me pro- 
mène, et je vais voir tna pièce au château, 
toujours derrière la toile. 

Il n'était pas alors permis d'applaudir chez 
le roi ; mais on s'apercevait , par des mouve- 
mens naturels et permis , de l'effet que la pièce 
faisait sur les spectateurs. 

Le lendemain , M. le maréchal de Duras me 
fit l'honneur de me présenter au roi particu- 
lièrement dans son cabinet. 8a majesté et toute 
la famille royale me donnèrent des marques 
de leur bonté ordinaire. 

Je revins à Paris pour la deuxième représen- 
tation de ma pièce. Il y eut ce jour-là quel- 
ques mouvemens qui indiquaient de la mau- 
vaise humeur dans le parterre : j'étais à ma 
place ordinaire; M. Feuillie vint me dire : Ne 
soyez pas inquiet; c'est de la cabale. Comment! 
dis-je ; il n'y en a pas eu a lïi première repré- 
sentation. Les jaloux ne vous craignaient pas, 
dit le comédien ; ils se moquaient du n étranger 
qui voulait donner une pièçç^en français, et 
la cabale n'était pas préparée ; mais vous n'avez 



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a44 MÉMOIRES 

rien à redouter ^ ajouta-t-îl ; le coap est porté y 
votre succès est assuré. 

EfTectivement la pièce alla de mieux en 
mieux jusqu'à la douzième représentation , et 
nous ne la retirâmes , les comédiens et moi, 
que pour la faire reparaître dans une saison 
plus avantageuse. 

Personne ne dit du mal du Bourru Henfai^ 
sont y .mais plusieurs propos se sont tenus sur 
son compte : les uns croyaient que c'était une 
pièce de mon théâtre italien; d'autres pen- 
saient que je l'avais écrite ici en italien et tra- 
duite en 6rançais. La collection de mes Œuvres 
pouvait convaincre les premiers du contraire, 
et je vais désabuser les derniers, s'il en reste 
encore. 

Je n'ai pas. seulement composé ma pièce en 
français , mais je pensais à la manière française 
quand je l'ai imaginée ; elle porte l'empreinte 
de son origine dans les piensées, dans les ima- 
ges, dans les mœurs, dans le style. 

On en a (ait deux différentes traductions en 
Italie ; elles ne^sont pas mal faites, mais elles 
n'approchent pas de l'original ; j'ai essayé moi- 
même pour m'amuser d'en traduire quelques 
scènes : je sentis la peine du travail et la diOl- 



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DE COLDONI. 245 

culte de réussir; il y a des phrases^ il y a des 
mots de convention qui perdent tout leur sel 
dans la traduction. 

Voyez f par exemple , dans la scène xvii du 
deuxième acte, le mot de jeûne homme pro- 
noncé par Angélique : il n'y a pas dans la lan- 
gue italienne le mot équivalent. Ilgioinne est 
trop bas, trop au-dessous de letatd' Angélique. 
// giomrtetto serait trop coquet pour une fille 
honnête et timide; il faudrait pour le traduire 
enployer une périphrase ; la périphrase don- 
nerait trop de clarté au sens suspendii, et 
gâterait la scène. 

Les caractères de M. et madame Dalencour 
sont imaginés et sont traités avec une déli- 
catesse qu'on ne connaît qu'en France : de tout 
mon ouvrage , ce sont ces deux personnages 
qui me flattent davantage. Unç femme qui 
ruine son mari sans pouvoir s'en douter; un 
mari qui trompe sa femme par attachement , 
ce sont des êtres qui existent » et qui ne sont 
pas rares dans les familles ; je les ai employés 
comme épisodes^ et j'aurais pu en faire des 
sujets principaux qui auraient été aussi neufs 
peut-être que le Bourru bienfaisant. 

J'ai donc écrit , j'ai donc imaginé cette pièce 



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^46 MlÊMOmCS 

en français; mais je n ai pas été assez hardi de 
la produire 9 sans consulter des personnes qui 
pouvaient me corriger et mmstruire^ et j'ai 
profité même de leurs avis. 

C'était à peu près dans ce temps-là que 
M. Rousseau de Genève était de retour à Paris; 
chacun s'empressait de le voir, et il n'était 
pas visible pour, tout le monde; je ne le con- 
naissais que de réputation ; j'avais envie d'avoir 
unentretien avec lui, et j'aurais été bien aise 
de faire voir ma pièce à un homme qui con- 
naissait si bien la langue et la littérature fran- 
çaises. 

Il fâjlait le prévenir pour être sûr d'être bien 
reçu ; je prend3 le parti de lui écrire , je lui 
marque le désir que j'avais de faire connais- 
.sance avec lui; il me répond très poliment 
qu'il ne sortait pas, qu'il n'allait nulle part; 
mais que si je voulais me donner la peine de 
monter quatre escaliers, ruePlâtrière, hôtel 
Plâtrière, jelui ferais le plus grand plaisir. J'ac- 
cepte son invitation , et quelques jours après 
je m'y rends. 

Je vais rendre compte de mon entretien 
avec le citoyen deGenève. Le résultat de notre 
eonversation n'est pas bien intéressant; il n'y 



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B£ GOLDONI. 2 47 

est question de ma pièce qu'en passant ^ et sans 
conséquence; mais j'ai saisi cette occasion pour 
parler de cet homme extraordinaire qui avait 
des talens supérieurs ^ des préjugés et des fai- 
blesses incroyables. 

Je monte au quatrième étage à l'hôtel îndi?- 
que; je frappe ^ on ouvre; je vois une femme 
qui n'est ni jeune , ni jolie , ni prévenante. 

Je demande si M. Rousseau est chez lui : 
Il y est , et il n'y est pas^ dit cette femme, que 
je crois tout au plus sa gouvernante; et elle 
me demande mon nom. Je me nomme. Mon^ 
sieur, dit-elle, on vous attendait, et je vais 
vous annoncer à mon mari. 

J'^entre un instant après; je vois l'auteur 
d'Emile copiant de la musique; j'en étais pré- 
Tenu , et je frémissais en silence. Il me reçoit 
d'une manière franche , amicale ; il se lève et 
me dit, tenant un cahier à la main : Voyez si 
personne copie de la musique comme moi : je 
défie qu'une partition sorte de la presse aussi 
belle et aussi exacte qu'elle sort de chez moi. 
Allons nous chauffer, contînua-t-il; et nous ne 
fimes qu'un pas pour nous approcher de la 
cheminée. 
•. Il n'y avait paa de feu ; il demande une bûr 



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%^S MÉltfOIAES 

che , et c'est madame Rousseau qui Fapporte ; 
je me lève » je me range, j'ofire ma chaise a 
madame. Ne vous gênez pas , dit le mari, ma 
femme a ses occupations. 

J'avais le cœiir navré i voir l'homme de let- 
tres faire le copiste; voir sa femme faire la 
servante > c était un spectacle désolant pour 
mes yeux 9 et je ne pouvais pas cacher mon 
étonnement ni ma peine : je ne disais rien. 
L'homme qui nest pas sot (i) s'aperçoit qu'il 
se passe quelque chose dans mon esprit; il me 
fait des questions; je suis force de lui avouer 
la cause de mon silence et de mon étourdis- 
sèment. 

Comment! dit-il , vous me plaignez, parce 
que je m'occupe à copier ? Vous croyez que je 
ferais mieux de composer des livres pour des 
gens qui ne savent pas lire, et pour fournir 
des articles à des journalistes méchans? Vous 
êtes dans l'erreur : j aime la musique de passion ; 



(i) Qui n'est pas 50/ appliqué à J. J. Rousseau est 
bien l'expression A*un étranger : il en est de même de 
mon étourdissement , deux lignes plus ba^, et de plu- 
sieurs italianismes que nous ne nous sommes pas per- 
mis de réformer. ( Noie de Pédiieuf. ) • 



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DE GOLDONI. 2 49 

je copie des originaux excellens; cela me donne 
de quoi vivre , cela m'amuse, et en'voilà assez 
pour moi. Mais vous, continua-t-il, que faites- 
vous, vous-même? Vous êtes venu à Paris 
pout* travailler pour les comédiens italiens; 
ce sont des paresseux; ils ne veulent pas de 
vos pièces; allez-vous-en, retournez chez vous; 
je sais qu'on vous désire , qu'on vous attend.... 
Monsieur, lui dis -je en l'interrompant; 
vous avez raison, j'aurais dû quitter Paris 
d'après l'insouciance des comédiens italiens ; 
mais d'autres yuesm'y ont arrêté. Je viens de 
composer une pièce en français. . • . Vous avez 
composé une pièce en français? reprend-il avec 
un air étcmné; que voulez-vous eh faire? — 
La donner au théâtre. — A quel théâtre? — 
A la Comédie française. — Vous m'avez re- 
proché que je perdais mon temps; c'est bien 
vous qui le perdez sans aucun fruit. — Ma 
pièce est reçue. — Est-il possible? Je ne m'é- 
tonne pas; les comédiens n'ont pas le sens 
commun; ils reçoivent et ils refusent à tort 
et à travers; elle est reçue, peut-être, mais 
elle ne sera pas jouée, et tant pis pour vous si 
on la joue. — ' Comment pouvez-vous juger 
une pièce que vous ne connaissez pas? — Je 



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â5o MÉMOIRES 

connais le goût des Italiens et celui des Fran- 
çais ^ il y a trop de distance de l'un à Fautre ; 
et; avec votre permission , on ne commence 
pas à votre âge à écrire et à composer dans 
une langue étrangère. — Vos réflexions sont 
justes ; monsieur; mais on* peut surmonter les 
difficultés. J'ai confié mon ouvrage à des gens 
d'esprit; à des connaisseurs , et ils en paraissent 
contens. — On vous flatte , on vous trompe , 
vous en serez la dupe. Faites-moi voir votre 
pièce; je suis franc ^ je suis vrai; je vous dirai 
la vérité. 

C'était là où je voulais l'amener , non pas 
pour le consulter ; mais pour voir s'il persiste- 
rait encore ; après la lecture de ma pièce , dans 
le peu de confiance qu'il avait en moi. he 
manuscrit était entre les mains du copiste de 
la Comédie française ; je promis à M. Rou&* 
seau qu'il le verrait aussitôt qu'il me serait 
remis , et mon intention était de lui tenir pa- 
role. On va voir quelle fut la raison qui m'en 
a détourné. 

Il parut y il y a trois ans , un livre intitulé 
les Confessions de J. J. Rousseau^ citoyen 
de Genève; ce sont des anecdotes de sa vie 
écrites par lui-même. Il ne se ménage pas dans 



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DE GOLDOm. a5l 

cet ouvrage ; il y avance même des singulari- 
tés sur son compte qui pourraient lui faire 
du tort si sa célébrité ne le mettait au-dessus 
de la critique. 

Mais j'en connais une qui lui arriva dans les 
dernières années de sa vie , qui ne se trouve 
pas dans ses Confessions ^ Fauteur l'a peut-être 
oubliée 9 ou n'a pas eu le temps de la placer 
avec les autres, puisque son livre est posthume. 
Cette anecdote ne me regarde pas particuliète- 
xnent; maiç j'en fais mention, parce que ce 
fut la cause qui ni'empécha de communiquer 
à M, Rousseau mon Bourru bienfaisant. 

Ce savant étranger avait des amis , et beau- 
coup d'admirateurs à Paris. M""^^ était du 
nombre des uns et (J^s autres; il l'aimait, il 
l'estimait, et le plaignait en même temps, 
connaissant aussi bien sa détresse que ses ta- 
lens. 

M*** proposa au littérateur genevois un. 
appartement tout meublé , très Joli, très com- 
mode , près du jardin des Tuileries; et pour ne 
pas blesser la délicatesse de son ami , il lui 
offrit ce logemfent pour le même prix qu'il 
payait à son hôtel garni. M. Rousseau s'aper- 
çut de l'intention de cet homme généreux , il 



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2 5a MÉHOI1IES 

le refusa brusquement , et cria tout haut qu'il 
ne voulait pas être trompé. 

M^^* 9 qui était philosophe aussi , mais qui , 
étant Français , savait allier la politesse à la 
philosophie , ne se ficha pas du refus; il con- 
naissait l'homme, et lui pardonnait ses £d- 
blesses ; il ne cessa pas de le voir, et montait 
paisiblement au quatrième étage pour s'entre- 
tenir avec lui. 

Il avait entendu parler des Confessions de 
J. J. ; il avait envie de les voir en totalité oa 
en partie 9 et ayant lui-même dans son porte- 
feuille des caractères du siècle qu'il avait com- 
posés à la manière de Théophraste et de La 
Bruyère , il proposa à son ami la lecture réci- 
proque de ces deux ouvrages. 

M. Rousseau accepta la proposition, mais 
à condition que M^^ accepterait un souper 
frugal à l'hôtel Plàtrière. Celui-ci fit voir qu'ils 
seraient plus commodément chez lui. Cest 
égal y dit l'autre, il faut que ce soit chez moi ^ 
ou nous ne lirons pas ; tout au plus, ajouta-t-il, 
je voua permets d'apporter une bouteille de 
votre vin, car on m'en donne de très mauvais 
oùje suis logé. 

Le Français docile s'accommode à tout; mais 



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DE GOLDONI. ^53 

malheureusement il était trop honnête , trop 
poli ; il envoie une corbeille avec six bouteilles 
d'excellent vin, et six bouteilles de Malaga. 
Cette surprise rend le Genevois de mauvaise 
humeur. Le Français arrive y il s'en aperçoit , 
il en demande l'explication. Nous ne boirons 
pas y dit l'homme fâché y douze bouteilles de 
vin à nous deux; j'en ai tiré une de votre cor* 
beille y et c'est bien assez pour un petit souper; 
renvoyez le reste sur-le-champ y ou vous ne 
souperez pas chez moi. 

La menace n'était pas effrayante, mais c'était 
la lecture qui intéressait le convive ; son do-, 
mestique était là : il lui fait remporter la cor- 
beille ; Rousseau est content, et c'est lui qui 
lit le premier. 

Le renvoi du vin leur avait fait perdre du 
temps; la lecture est interrompue par madame 
Rousseau , qui avait besoin de la table pour 
mettre le couvert ; on aurait pu lire sans table , 
mais \t souper fut servi dans le même instant ; 
une poularde, une salade, et voilà tout. 

Le souper fini , c'est à M*** à Êûre lecture ; 
il lit un chapitre ; c'est fort bien , il est ap- 
plaudi. U en lit un second, M. Rousseau se 
lève^ il se promène d'un air très piqué, très 



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a 54 MÉMOIKES 

fiché. Interrogé sur le motif de sa colère : On 
ne vient pas , dit-il y chez les honnêtes gens 
pour les insulter. Comment! dit lautre, de 
quoi vous plaignez-voas? Vous nayez pas 
affiiire à un sot, reprend le philosophe; c'est 
mon portrait que yous ayez tracé avec un co- 
loris chargé y ayec des traits satiriques; c'est 
affreux , c^est indigne! • • . 

Tout doucement ^ dit le Français ^ je yous 
aime y je vous estime^ vous me connaissez ; 
c'est un homme dur, ficheux^ acariâtre que 
j'ai voulu peindre. ... on en rencontre si sou- 
vent dans la société. Oui , oui ^ reprend 
M. Rousseau y je sais que je passe pour vA 
dans l'esprit des ignorans; je les plains, et je 
les méprise ; mais je ne souffirirai pas qu'un 
homme comme vous , qu'un ami. . • • vrai ou 
îxxxxy vienne se moquer de moi. 

1^"^* eut beau âdre, eut beau dire, il ne 
put rien gagner; la tête de lautre était mai 
montée : ils finirent par se brouiller sérieuse- 
ment y et il y eut par la suite des lettres pi- 
quantes de part et d'autre. 

J'étais lié avec le littérateur français ; je le 
vis le lendemain de sa brouille avec M. Bous- 
seau y dans une société où nous nous rencon- 



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DE GOLDONI. tkSS 

trions souvent ; il nous fit part de ce qui ve- 
nait de lui arriver ; les uns riaient , d'autres 
faisaient des réflexions ; je fis les miennes. 
Rousseau était bourru^ il l'avait avoué lui- 
même dans sa dispute avec son ami ; il n'avait 
qu'à se donner la bienfaisance , il aurait dit 
que c'était lui-même que je voulais jouer dans 
le Bourru bienfaisant; je me gardai bien de 
m'exposer à essuyer sa mauvaise humeur, et 
je ne le vis plus. 

Cet homme était né avec des dispositions 
très heureuses ; il en a donné des preuves ; 
mais il était de la religion prétendue réformée ; 
il a fait des ouvrages qui n'étaient pas ortho- 
doxes; il a été obligé de quitter la France 
qu'il avait adoptée pour sa patrie, c'est ce 
désastre qui l'a rendu chagrin. Il croyait les 
hommes injustes ; il les méprisait, et ce mé- 
pris ne pouvait pas tourner à son avantage. 

Que d'ofifres généreuses, que de protections 
n'a-t-il pas refusées? Son grabat lui était de- 
venu plus cher qu'un palais; les uns voyaient 
de la grandeur d'âme dans sa fierté, d'autres 
n'y voyaient que de Torgueil : soit d'une ma- 
nière, soit de l'autre, il était à plaindre; ses 
foiblesses ne faisaient de tort à personne , et 



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â56 MEMOIRES 

ses talens lavaient rendu respectable. Il est 
mort eu philosophe , comme il avait vécuv et 
la république des lettres doit savoir bon gré à 
rhomme généreux qui a honoré ses cendres. 

Dans le mois de mai de Tannée 1771^ on 
célébra à Versailles le mariage du comte de 
Provence, petit-fils de Louis xv, et frère du 
Dauphin y avec Marie-Louise de Savoie, fille 
ainée du roi de Sardaigne. 

Cet événement redoubla la joie des Fran- 
çais ; ce prince était cher à l'état , et se ren- 
dait encore plus intéressant par ses vertus et 
' ses talens; et la princesse faisait, par son es- 
prit et par ses connaissances, les délices de son 
époux. 

Le comte de Provence ne s'appelle aujour- 
d'hui que Monsieur^ et son épouse Madame; 
ce sont les titres qu'on donne en France au 
premier frère et à la belle-sœur du roi; les 
trois quarts du monde doivent le savoir; j'in- 
struis les étrangers qui pourraient l'ignorer. 

Les réjouissances à l'occasion de ce mariage 
furent de la même magnificence que celles de 
l'année précédente. J'avais passé mon temps 
dans les appartemens aux noces du Dauphin, 
je jouis des jardins à celles-ci. 



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DE GOLDONI. 25^] 

I Le parc de Versailles est délicieux par lui- 

même; je n'en ai pas encore fait mention, 
c'est ici l'occasion d'en parler. Son étendue est 
immense, ses compartimens variés, on y voit 
de tous les côtés une profusion de marbres 
précieux , des statues originales des célèbres 
artistes modernes, et des copies très exactes 
d'après les antiques les plus estimés ; on y ren- 
contre partout des allées peignées et décorées, 
qui cachent des récoins rustiques et orpbragés j 
on y voit des bassins richement ornés; des 
parterres agréablement dessinés , des fontaines 
superbes et des jets d'eau d'une élévation sur- 
prenante. 

L'orangerie est un chef-d'œuvre de l'art , et 
la quantité et la grosseur de ses arbres est 
merveilleuse, vu la contrariété du climat à la 
nature des orangers; mais ce qui fait la beauté 
et la richesse principale de ces jardins enchan- 
teurs, ce sont les bosquets. Ces espèces de 
salles ou de cabinets ne sont pas ouverts pour 
tout le monde; on les voit en suivant la cour 
dans les jours solennels, ou à l'arrivée de 
quelques illustres étrangers. Ils sont fermés 
le reste du temps; il y a des personnes à qui, 
par grâce, on en confie la clef; j'étais assez 
II. 17 ' 



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/ 



^§g MÉMOIRES 

heureux pour en avoir une, et je pouvais les 
parcourir à mon aise, et en faire jouir mes amis. 

Les bosquets sont au nombre de douze. La 
«aile du Bal , la Girandole, la Colonnade, les 
Dômes , l'Encelade , l'Obélisque, l'Étoile, le 
Théâtre d'eau, les Bains d'Apollon, les trois 
FonUÎnes , l'Arc de triomphe et le Labyrinthe. 
Ce dernier a été supprimé au commencement 
de ce règne , et on y a substitué un jardin à 
l'anglaise. 

On trouve dans ces bosquets des chefs-d'œu- 
vre en sculpture, en architecture; les deux 
bosquets les (Jus remarquables sont les Bains 
d'Apollon et la Colonnade. On voit dans le 
premier un groupe de sept figures de marbre 
blanc, unique par sa grandeur et par sa per- 
fection , et on admire dans l'autre un péristyle 
de forme circulaire , composé de trente-deux 
colonnes de diflërens marbres choisis. 

Tous ces bosquets étaient ouverts les jours 
des noces dont je viens de parler; on dansait 
dans celui de la salle de Bal , dans celui de 
la Colonnade et dans la salle des Marroniers. 
On avait disposé dans d'autres des divertisse- 
mens pour amuser le public, et on y avait fait 
venir les petits spectacles de Paris* 



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DE GOLDoiïr. a 59 

Les étrangers qui ne connaissent pas cette 
capitale seront curieux de savoir, peut-être, 
de quelle nature sont ces petits spectacles que 
je viens d'annoncer. 

On appelle à Paris les petits spectacles ceux 
qui suivent les différentes foires de cette ville, 
et jouent pendant le reste de l'année sut les 
boulevarts. 

Je n'entrerai pas dans le détail de leur ori- 
gine ; je dirai comment je les ai trouvés en 
arrivant à Paris , et je parlerai de leurs pro- 
grès depuis mon arrivée. 

La salle de Nicolet tenait alors la première 
place aux foires et sur le boulévârt du Temple : 
c'étaient des danseurs de corde brfevetésdu roi > 
qui y après leurs exercices, dotmaient de petites 
pièces dialoguées. 

Les boulevarts étaient ma promenade favo- 
rite; je les regardais comme une ressource 
agréable et salutaire datis une ville très vaste > 
très peuplée, dont les rues ne sont pas larges, 
et oii la hauteur des bâtimehs eitipéche la 
jouissance de l'air. 

Ce sont des bastions très étendus qui envi- 
ronnent la ville : quatre rangées de gros arbres 
forment un vaste ckemin au miliea pour les 



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260 M ÉHOTHES 

voitures, et deux allées latérales pour les gens 
à pied; on y découvre la campagne , on y jouit 
des points de vue agréables et variés des envi- 
rons de Paris, et on s'amuse en même temps des 
cUvertissemens que l'on y trouve rassemblés. 

Une foule de monde infinie, une quantité de 
voitures étonnante, de petits marchands qui 
s'élancent parmi les roues et les chevaux, avec 
.toutes espèces de marchandises; des chaises 
sur des trottoirs pour les personnes qui aiment 
à voir, et pour celles qui se rangent pour être 
vues ; des cafés bien décorés avec un orches- 
tre, et des voix italiennes et françaises, des 
pâtissiers, des traiteurs, des restaurateurs, 
des marionnettes, des voltigeurs, des brail- 
lards qui annoncent des géans , des nains, des 
bêtes féroces , des monstres marins , des figures 
de cire, des automates, des ventriloques; le 
cabinet de Cornus, savant physicien, et ma- 
thématicien aussi surprenant qu'agréable. 

Je vis un jour à la porte de la salle de Nicolet, 
que l'on y donnait pour troisième pièce , Cb- 
riolany tragédie en un acte; cette affiche me 
parut si extraordinaire , que j'entrai sur-le- 
champ, crainte de manquer de place, et je 
me trouvai presque seul dans la galerie* 



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DE GOLDONI, 26 1 

Je vois,, quelques minutes après, uii jeune 
Iiomme bien bâti, et assez mal vêtu, s'approcher 
de moi; le monde commençait à venir: je le 
crois spectateur comme moi , je me range pour 
lui faire place; c'était un acteur de la troupe 
de Nicolet qui devait jouer le rôle de Corio- 
lan , et qui , n'ayant pas une épée décente , 
venait me prier de vouloir bien lui prêter la 
mienne* 

Ne le connaissant pas, j-Tiésitai quelques 
înstans , et je lui fis des questions pour m'as- 
surer s'il était attaché à ce spectacle; je lui 
demandai si le Coriokin que l'on avait affiché 
était une tragédie ou une parodie; il m'assura 
que c'était un ouvrage très sérieux, ti*ès bien 
fait; il m'en dit assez pour me rassurer; et je' 
lui donnai mon épée, enchanté de la voir bril- 
ler entre les mains de ce valeureux capitaine. 

J'attendis pendant long-temps et avec beau- 
coup d'impatience la pièce qui m'avait attiré 
à ce spiectacle ; les danseurs de corde me fai- 
saient frémir; les deux premières pièces dla- 
loguées me faisaient dormir; enfin voilà le 
tour de Coriolan arrivé. 

Je vois des acteurs mal habillés, j'entends 
des vers mal débités; mais je m'aperçois que 



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^6ll MÉMOIRES 

louvrage n'était pas sans mérite, et que Tau* 
leur avait traité fort adroitement son sujet. Il 
n'y a dans Tbisloire de Coriolan qu'un seul 
instant qui intéresse; c'est lorsque ce capitaine 
romain vient se venger de l'ingratitude de sa 
patrie, et se laisse désarmer par les larmes de 
Yolumnia sa femme, et de Véturia sa mère. 

Nous avons sept ou huit tragédies en cinq 
actes sur ce même sujet, et elles ont presque 
tbutes échoué ; il n'y a que M. de Laharpe 
qui ait su rendre les quatre premiers actes de 
son Coriolan intéressans et agréables ; mais je 
soutient toujours que l'auteur de la pièce en 
un acte avait donné à son sujet Tétefidue que 
rhistoire pouvait lui fournir, et av£ut évité le 
danger de devenir ennuyeux. 

Je ne dirai rien de son style , car j'ai plus 
deviné qu'entendu : les acteurs de Nicolet 
n'étaient pas faits pour ce genre de représen- 
tation , et ce spectacle en général était encore 
mal monté ; il l'est beaucoup mieux aujour- 
d'hui. Les petits spectacles qui se sont établis 
depuis, lui ont donné de l'émulation, et ont 
mis le directeur dans la nécessité de se pour- 
voir de meilleurs sujets. 

L'Ambigu-Comique fut le premier qui parut 



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DE 60LD0VI. ^63 

aur le boulevart après Nicolet : ce ipeclacle 
commença par des marionnettes y qu'on ap^ 
pelait les comédiens de bois ; il y avait un 
orchestre assez bien monté qui exécutait des 
s^irs connus ^ et les marionnettes faisaient la 
charge des acteurs des grands spectacles qui 
les avaient chantés. 

• Cette nouveauté fut extrêmement goûtée et 
courue, mais elle ne pouvait aller loin, et le 
directeur changea les comédiens de bois en 
petits comédiens vivans^ très bien instruits 
dans le jeu et dans la danse ; il y eut des au* 
teurs qui ne dédaignèrent pas de composer 
quelques joliea pièces analc^ues aux acteurs et 
à la salle, L'Ambigu-Comique était devenu le 
spectacle à la mode. Je ne sais pas si le direc^^ 
teur est riche > mais il a eu le temps et les 
moyens de le devenir. 

Quelques années «^près, un troisième spec« 
tacle s'ouvrit sur le boulevart Saint-Martin « 
$0us le titre de t^ariétés amusantes; celui-ci , 
mieux monté en acteurs, et mieux fourni de 
pièces comiques , l'emporta sur les autres , et 
fut transporté par la suite au Palais-Royal» 
jouissant toujours du même crédit et du même 
bonheur. 



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^^64 MÉMOIRES 

La salle des petits comédiens y établie dans 
ce même endroit, n'est pas moins.fréquentée; 
ce sont des enfans qui accompagnent si adroi- 
tement avec leurs gestes la voix des hommes 
et des femmes qui chantent dans la coulisse, 
que Ton a cru d'abord, et l'on a parié que 
c'était les enfans eux-mêmes qui chantaient. 

Torré, artificier italien , est le premier qui 
ait ouvert un Wauxhall d'été sur les boule- 
varts ; il n'y a pas duré long- temps. On a 
élevé un bâtiment immense près des Champs-* 
Élysées , sous le titre de CoUsée^ et les entre- 
preneurs s'y sont ruinés. Faire payer l'entrée 
dans une promenade, close, bornée et sans 
agrémens, dans un pays où il y a tant de pro- 
menades publiques , spacieuses ^ agréables ; 
c'est à mon avis une mauvaise spéculation. 

Indépendamment des Tuileries et des bou- 
levarts , on trouve partout ici des promenades 
sans sortir de la ville. 

Le jardin du Luxembourg est très ample et 
très fréquenté ; c'est le rendez-vous des gens 
sensés, des religieux, des philosophes et des 
bons ménages. 

On jouit à l'Arsenal de la vue de la cam- 
pagne et de la rivière; même vue et même 



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DE GOLDONI. • ^65 

air au jardin de Finfante et au Cours la Reine; 
les jardins du Temple et de Tliôtel Soubise sont 
très utiles dans leurs quartiers. 
' Mais les endroits les plus essentiels où l'on 
peut s*instruire et s'amuser en même temps , 
ce sont le Jardin des Plantes et le Cabinet 
du Roi. 

• On trouve dans l'un tous les simples les 
plus rares et les plus utiles; on voit dans 
l'autre une collection immense d'animaux de 
toutes espèces et de minéraux de différentes 
régions. 

M. le comte de Buffon^ intendant du Jardin 
et du Cabinet, s'est rendu célèbre par son His- 
toire naturelle : instruit de tous les systèmes 
qui embrassent les trois règnes de la nature , 
il les a approfondis , il les a éclaircis ; il en a 
donné de nouveaux très sages y très satisfaisans, 
et il a rendu, par la noblesse et par la clarté de 
son style, cette étude aussi agréable qu'inté- 
ressante. 

M. le comte de La Billarderie d'Angevîller, 
nommé à cet emploi en survivance, donne 
actuellement des preuves de son mérite et de 
ses connaissances dans la chargé qu'il occupe 
de directeur et ordonnateur général des bâti- 



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!l66 . MÉMOIRE» 

mens ,du roi > et des académies royales. J'eus 
rhoniieur de le connaître à Versailles : il m'a 
toujours honoré de ses bontés ; je suis bien 
aise d'avoir trouvé l'occasion de lui marquer 
ma reconnaissance. 

Mais il me reste encore quelques mots a 
dire sur les promenades de cette capitale et 
de ses environs. Lés Champs-Elysées , par 
exemple, méritent bien que l'on en fasse men- 
tion; c'est un endroit immense, ombragé par 
des arbres distribuée en quinconces, où la foule 
qui le fréquente semble avoir dépeuplé la 
ville. Cependant il y a du monde partout; on 
en trouve en affluence au Bois de Boulogne, 
au Parc de SaintrCloud , à Belleville , au Pré 
Saint-Gervais , et on reconnaît partout le goût 
et la gaité nationale. 

Paris est beau , ses environs sont délicieux ^ 
ses habitans sont aimables ; cependant il y a 
du monde qui ne s'y plait pas. Ou dit que, 
pour en jouir, il faut beaucoup de dépense: 
cela est faux; personne n'a moins d'argent 
que moi, et j'en jouis, je m'amuse et je suis 
content. Il y a des plaisirs pour tous les états : 
bornez vos désirs, mesurez vos forces, vous 
serez bien ici, pu vous serez mal partout. 



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DB GOLDONI. 267 

: Depuis le succès de mon Bourru bien/ai^ 
s/^ntj je n'avois rien fait ; je disais en badinant 
que je voulais reposer sur mes lauriers : mais 
c'était la crainte de ne pas re'ussir une seconde 
fois comme la première qui m empêchait de 
me rendre aux de'sirs de mes amis, et de me 
aatisffiire moi-même. Je eëdai enfin aux solli- 
citations d autrui, et à celles de mon amour- 
propre. Je jetai les yeux sur VA\^areJastiieux\ 
^e caractère est si bien<ians la nature, que je 
n'avais à craindre que la trop grande quantité 
d originaux, et je pris mon protagoniste dans 
la classe des gens parvenus, pour éviter le dan- 
ger de choquer les grands. 

Cçtle pièce , très peu connue , et que beau- 
,Coup de monde voudrait connaître, a essuyé 
des aventures singulières : je vais d'abord en 
exposer le sujet; je parlerai après des anec- 
dotes qui la regardent. 

M. de Chateaudor, devenu très riche , avait 
changé de nom comme il avait changé de for- 
tune; sou avarice a contribué à sa richesse, et 
sa richesse Va rendu fastueux. 
. H est garçon : il craint la dépense qu en-^ 
traîne le mariage; maisayantacheté une charge 
qui lanoblit^ il prend le parti de se marier; 



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fl6S MÉMOIRES 

il hésite sur le choix d'une épouse; la noblesse 
flatte son orgueil, mais l'intérêt Temporte, 
et c'est Dorimène sa sœur qui se charge de le 
marier. 

Elle connaît madame Araminte qui a cent 
mille écus à donner en dot à Léonoresa fille; 
elle les fait venir Tune et l'autre à Paris; elle 
les loge chez elle au deuxième étage dans la 
même maison que son frère. 

vSa médiation est heureuse ; il semble que 
les deux partis se conviennent , et c'est la si- 
gnature du contrat qui fait l'action principale 
de la pièce. 

M. de Chateaudor ouvre la scène ; il fait 
des réflexions qui instruisent le public de son 
état et de ses projets, et appelle Frontin son 
valet de ch^^mbre , son homme d'affaire et son 
confident. 

Il s'agit de donner un repas; grand étalage 
de vaisselle , et beaucoup d'éconorhie dans les 
plats. Le frère et la sœur parlent du mariage 
en question ; Dorimène est bien aise d'avoir 
réussi dans cette aflaire , mais elle craint que 
Léonore ne soit pas trop contente de son pré- 
tendu. Chateaudor badine là-dessus , et fait 
connaître que ce sont les cent mille écus qui 



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DE GOLDONI. ^69 

l'intéressent plus que le cœiir de la demoiselle; 
il annonce à Dorimène son magnifique dîner, 
et elle sort, 

Frontin entre , et annonce le tailleur qui 
vient d'arriver dans son carrosse : l'équipage 
effraie Chateaudor; mais j'aurai, dit -il, de 
beaux habits , on m'en fera compliment; il 
faut pouvoir nommer l'homme qui les aura 

ÊElitS, 

Le tailleur parait; Chateaudor demande 
quatre habits de drap avec des broderies très 
riches , mais appliquées de manière à pouvoir 
les détacher , et propose au tailleur de les lui 
rendre au bout de huit jours , et de lui payer 
la somme dont ils seront convenus : l'homme 
à voiture dédaigne ce marché , l'aVare envoie 
chercher son petit tailleur ordinaire, et le pre- 
mier acte finit. 

Dorimène ouvre le deuxième acte avec Léo- 
nore ; elle l'a éloignée de sa mère pour la ques- 
tionner sur son inclination; la demoiselle vou- 
drait se cacher, mais Dorimène s'y prend si 
adroitement, que Léonore est forcée d'avouer 
qu'elle a le cœur prévenu. 

Araminte arrive; elle se plaint de sa fille, 
iqui est devenue d'une tristesse insupportable; 



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^70 HÉMOIltES 

elle la gronde, et lui dopne des leçons sur le 
nouvel état qu'elle ya prendre. 

M. de Chateaudor entre, un écrin à la maid^ 
et suivi par un bijoutier ; il fait voir à tnadame 
Araminte les diamans ^ et la consulte ; elle s 7 
connaît , elle en a eu dans son commerce; elle 
les trouve très beaux, très bien assortis^ mais 
elle juge que le prix doit en être excessif, et 
lui conseille de ne pas faire la folie de les ache- 
ter. M. de Chateaudor parle bas au bijoutier; 
il le prie de lui confier les diamans pour fluel^- 
ques jours; le bijoutier consent, et s'en va. 

Chateaudor présente l'écrin à Léonore; elle 
le refuse : Araminte condamne la prodigalité 
de son gendre futur ; maïs puisque les diamans 
sont achetés, elle conseille à sa fille d'accepter 
le cadeau de son prétendu. Chateaudor prie 
Léonore dé paraître avec ces diamans au diner 
de ce jour ; Araminte trouve cette parade ri- 
dicule; l'homme fastueux la trouve nécessaire 
à un repas de trente couverts; cette somptuo- 
sité la choque encore davantage; elle croit 
avoir affaire à un prodigue, et elle craint pour 
sa fille. 

Au troisième acte Frontin entre , et donne 
une lettre a son maître. C'est le marquis de 



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DE GOLDONJ. ayj 

Courboîs qui doit arriver dans la journée à 
Paris, avec le vicomte son fils, et lui demande 
à sowper. L'avare serait bien aise que le mar- 
quis se trouvât à son festin ; mais il est fâché 
qu il n'arrive que le soîr. 

Il fait part aux dames de l'arrivée du mar- 
quis et de son fils : ce jeune homme est l'amant 
de Léonore ; elle se trouve mal ; elle sort avec 
Dorimène; Araminte les suit, et revient un 
instant après. Voici une scène que le lecteur 
ïie sera pas fâché, je crois , de voir en entier. 

ARAMINTE et CHATEAUDOR. 

ARAMINTE. 

Ce n'est rien, grâce au ciel, ce n'est rien- 
ma fille se porte bien. 

CHATEAUDOR, 

J'en suis enchanté, madame; mais il faut 
toujours ménager la santé de mademoiselle, il 
faut suspendre le dîner; j'enverrai prier mon 
monde pour ce soir, (à part.) Le prétexte est 
honnête, voilà un repas d'épargné. 

ARAMINTE. 

Et vous aurez trente personnes à votre sou- 
per? 



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272 MEMOIRES 

CHATEÀUDOR. 

Je Tespère^ madame. 

ARAMINTE. 

Permettez -VOUS que je vous parle à cœur 
ouvert? que je vous dise ce que je pense? 

CHATEAUDOR. 

Je vous en prie très fort , madame. 

ARAMINTE. 

N'est-ce pas une folie , mon cher ami^ mon 
clier gendre , de donner à dîner ou à souper 
à trente personnes , dont la moitié au moins 
se moquera de vous? 

CHATEAUDOR.. 

Us se moqueront de moi ? 

ARAMINTE. 

Sans doute. Je. ne suis pas avare, il s'en 
faut de beaucoup ; mais je ne puis pas soufirir 
qu'on jette l'argent ihal à propos. 

CHATEAUDOR. 

Mais, madame, dans un jour comme ce- 
lui-ci. ... 

ARAMINTE. 

Sont-ce des parens que vous avez priés? 

CHATEAUDOR. 

Non, madame, ce sont des connaissances, 



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DE 60LD0NI. ^'j'i 

des gens titrés , des gens de lettres , des gens 
de robe^ des personnes de la première distinc- 
tion. 

ABAMINTE. 

Tant pis^ tant pis; c'est de la yanité toute 
pure. Mon ami, vous ne connaissez pas le 
prix de l'argent. 

CHATEAUDOR, ayec étonnement. 

Moi , madame ? 

ARAMINTE. 

Oui , oui, vous. Votre sœur m'a fait croire 
que vous étiez économe , et je l'ai cru sur sa 
parole ; autrement je n'aurais jamais accordé 
ma fille à un homme aussi dépensier que vous. 

CHATEAUDOB, 

Moi, dépensier, madame ? . . . . 

ARAMINTE. 

Je m'en suis douté , quand j'ai su que vous 
aviez déboursé une somme considérable pour 
acheter un titre qui ne vous rapporte presque 
rien. 

CHATEAUD0R-. 

G)mment, madame? est-ce que vous n'en 
êtes pas flatté ? Ce titre n'apportera-tril pas des 
avantages réels aux enfans de votre fille? 
II. i8 



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2^4 MÉMOIRES 

ARAMINTE. 

Point du tout. J'aurais mieux aimé vous 
donner ma fille quand vous n'étiez que mon- 
sieur du Colombier, ancien bourgeois, qi^'à 
présent que vous êtes monsieur de Chateau- 
dor, nouveau gentilhomme. 

GHATEAUDOR. 

Mais y madame .... 

ARAMINTE. 

Oui , VOS pères ont bâti , et vous allez dé- 
truire. 

GBATEAUDOB. 

Moi, détruire ? Vous êtes dans Terreur.... 

ARAMINTE. 

Je gage que sans vous connaître en diamans, 
et sans consulter personne , vous allez être la 
dupe de votre bijoutier. 

ÇHATEATJDOR. 

Oh! pour ces diamans-là, madame. . . . 

ARAMINTE, en l'iAteiTompant. 

Oh ! pour ces diamans-là. ... Je vous vois 
venir ; c'est la pa'rure de madame de^Chateau- 
dor. . . . Ma fille, monsieur, a été élevée dans 
l'aisance, mais modestement. Nous avons 
donné abondamment à la bienséance > et rien 



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DB GOLDONI* 1275 

a la vanité. La parure de ma fille a toujours 
été la sagesse, et je me flatte qu'elle ne dé^ 
mentira jamais Féducation que je lui ai don- 
née. 

GHA.TEAUDOR. 

Mais, madame.. • • 

ARAMINTE. 

Mais y monsieur , je vous demande pardon« 
Je m'échauffe un peu trop, peut-^tre; mais je 
vous vois dans un train de dépense qui me fait 
trembler. Il s'agit de ma fille , il s'agit de cent 
mille écus de dot. • . • 

CHATEAIJDOR, pi<{ué. 

N'ai-je pas assez de fonds pour les assu- 
rer? .... 

ARAMINTE. 

Oui , oui , des fonds ! on les mange les fonds, 
vous principalement qui avez la manie d'être 
magnifique, d'être généreux. 

CnATEAUDÔR. 

Mais vous ne me connaissez pas. ... 

ARAMINTE. 

Si vous étiez différent de ce que vous étes^ 
j'avais un projet excellent à vous proposer. 
J'ai vingt'-cinq mille livres à moi toute seule ; 



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*1']6 MÉMOIRES 

je me serais mise en pension chez vous; j'aii' 
rais vécu avec ma fille , et nous aurions fait 
un ménage charmant ; mais avec un homme 
comme vous. . . . 

CHATEAUDOBy à part et fâché. 
CeSt désespérant. (àAraminte.) Vous VOUS 

trompez sur mon compte ; il y a peu d'hommes 
qui connaissent l'économie comme moi, et 
vous verrez par vous-même. • . . 

ARAMIIVTE. 

Je ne verrai rien. Vous voudriez m'en im- 
poser; mais vous ne réussirez pas^ Pour ma 
fille.... nous verrons.... Je Fai promise.... Si 
elle le veut, soit. Mais ne comptez pas sur moi; 
jeme garderais bien d avoir affaire à un homme 
qui jette son argent par les fenêtres. 

(Elle sort) 
GHATEAUDORy en la suivant. 

Non, non, madame, je n'ai pas, grâce au 
ciel , le vice de la prodigalité. 

Frontin annonce à son maître un petit au- 
teur , nommé Jacînte; celui-ci entre , et après 
avoir parlé d'une pièce de sa façon que les co- 
médiens avaient refusée, se donne le mérite 
d'avoir fait la généalogie de M. de Chateaudor 



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BE GOLDOKI. 277 

qui est de la famille du Colombier , et c[ue 
l'auteur fait descendre de Christophe Colomb» 
L'imagination ne déplaît pas à l'homme fas- 
tueux^ et Fauteur est prié à souper; mais 
comme il s'agit de débourser quelque argent, 
il est renvoyé brusquement. 

A la sortie de Jacinte, la Fleur, domestique 
du marquis de Courbois, vient annoncer l'ar- 
rivée de ses maîtres ; le père et le fils comptent 
loger chez M. de Chateaudor, et mademoi-. 
selle de Courbois, qui est de la partie , ira loger 
chez sa tante. Chateaudor n'est pas trop con- 
tent qu'on vienne lui demander l'hospitalité 
si cavalièrement : il n'en fait pas semblant, et 
sort pour aller s'informer de l'état de la santé 
de sa prétendue. 

Frontin et la Fleur restent sur la scène ; cha- 
cun trace le tableau de son maître; celui de la 
Fleur a des ridicules; il parle singulièrement, 
il n'achève jamais ses phrases; il en dit la moi- 
tié, il faut deviner le reste; il a des interca- 
laires ; celui-ci entr'autres , voilà qui est bien; 
il le fourre partout à tort et à travers ; la 
maison n'est pas riche, mais le service y est 
doux; on y est trèâ bien. 

Frontin se plaint de sa condition ; son maître 



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a 78 MÉMOIRES 

est avare. La Fleur aurait de bonnes occasions 
pour le mieux placer; mais depuis le temps ^ 
il le croit attaché à son maître. J'y suis atta- 
chéy dit Frontin , mais je n'y suis pas cloué : 
leur conversation est interrompue par le mar- 
quis et le vicomte y qui demandent le maître 
de la maison : on va le chercher; le père et le 
fils étant seuls ^ font connaître le motif de leur 
voyage. Le vicomte aime Léonore; le mar- 
quis serait enchanté que ce mariage put avoir 
lieu. Chateaudor est leur ami; ils se flattent 
l'un et l'autre de l'obtenir par sa médiation. 
Chateaudor entre; après les cérémonies 
d'usage , il envoie le vicomte voir Dorimène 
sa sœur; et il parle des deux étrangères sans 
les nommer y et sans savoir ce qui se passe 
entre le jeune homme et la demoiselle; le 
marquis reste avec Chateaudor. sfe vais écrire 
la scène qu'ils ont entr'eux pour faire connaî- 
tre le rèle du marquis. 



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DE GOLDONI. 279 

CHATEAUDOR, LE MARQUIS. 

LE MARQUIS. 

Ah ça, avant que. . . . Avez-vous le temps ? 

CHATÈAtJDOR. 

Je suis à vos ordres, monsieur le marquis. 

LE MARQUIS. 

Vous êtes mon ami. 

CHATEAUDOR., 

C'est un titre dont je me fais honneur. 

LE MARQUIS. 

Voilà qui est bien ; je voudrais vous prier. 






là. . . . tout court. • . tout bonnement. ... ^ 

CHATEAUDOR, àpart. 

Il est venu pour m'eraprunter de Pargent. 

LE MARQUIS. 

Vous connaissez ma maison ? . . . 

CHATEAUDÇR. 

Beaucoup, monsieur. 

LE MARQUIS. 

J'ai deux enfans. ... Il fsLut.que je piefuse. . . • 
La fille est jeune ; voilà qui est bien ; mais le 
vicomte. . . . Vous savez ce que c'est* 



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a8o MÉMOIRES 

CHATEAUDOR. 

Je comprends à peu près que vous pensez 
sérieusement à rétablissement de vos enfans ^ 
et vous faites très bien ; mais à propos d'éta- 
blissement y je me crois dans le devoir de vous 
faire part de mon mariage prochain. 

LE MARQUIS. 

Quoi ! . . . vous allez aussi. Voilà qui est 

bien ; j'en suis ravi. 

CHATEAUDOR. 

Aujourd'hui nous signerons le contrat , et 
c'est un bonheur pour moi que monsieur le 
marquis. . • • 

^ . . LE MARQUIS. 

C'est à merveille ; mais. . . en même temps. . . 
si vous^ouliez m'obliger. . . . 

CHATEAUDOR. 

Je me félicite d'avoir fait une bonne affaire; 
mais si vous saviez combien il m'en coûte en 
meubles , en chevaux , en voiture : je suis 
épuisé. 

LE MARQUIS., 

Voilà qui est bien. 

CHATEAUDOR. 

Pas trop bien. 



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DE GOLDONI. *l8l 

LE MARQUIS. 

Écoutez. . . . vous êtes lié avec madame 
Araminte. 

CHATEAUDOR. 

Ouî^ monsieur; elle est ici actuellement, 
et vous la verrez vous-même. Celle-là, par 
exemple , celle-là est une femme qui est riche , 
et qui pourrait bien faire votre affaire. 

LE MARQUIS. 

C'est précisément pour cela. . . . Si vous vou- 
liez lui parler pour moi et pour le vicomte.... 

CHATEAUDOR. 

Je .le ferai avec plaisir. ' 

LE MARQUIS. 

Mais je voudrais que cela. . . . aussitôt dit , 
aussitôt fait. ... 

CHATEAUDOR. 

Je vais voir madame Araminte, et je lui 
parlerai sur-le-champ. 

LE MARQUIS. 

Et croyez-vous que. . . . Voilà qui est bien. 

CHATEAUDOR. 

Je crois que madame Araminte se prêtera à 
vos désirs, pour vous d'abord qui le méritez 



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qS^ mémoires 

à tous égards , et pôar moi aussi qui vais de- 

yenir soa gendre. 

LE MARQUIS. 

Quoi ! son. . • . comment ? 

GHATEAUDOR. 

Oui f monsieur , c^est sa fille que je vais 
épouser. 

LE MARQUIS. 

Ah! voilà qui. • • . Est-ce bien vrai ? 

GHATEAUDOR. 

Mais d'où vient votre étonnement? Trou- 
veriez-vous à redire à mon mariage ? 

LE MARQUIS. 

Point. . . . C'est que mon fils. . . • (à part.) Ah ! 
comme il s'est. . . . Ah ! quelle étourderie ! . • . . 

GHATEAUDOR. 

Crôyez-vous que madame Araminte y en dé- 
boursant la dot de sa fille , n'ait pas d'argent à 
vous prêter? 

LE MARQUIS^ piqaé. 

A me prêter?. . . à me prêter?. . . 

GHATEAUDOR. 

V 

Je vais lui parler. . • . 

LE MARQUIS 

Point du tout. 



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DE GOLDOWI. ^83 

CHATEAUDOB. 

Vous ne voulez pas que je lui parle? 

LE MARQUIS. 

Point. . . . point. . . • voilà qui est bien , 
point. 



GHATEAUDOA. 



Monsieur^ je vous demande pardon , je ne 
vous entends pas. Voilà votre appartement ; 
j'ai des affaires , il faut que je sorte. Je suis 
votre très humble serviteur, (à pan.) Je n'ai 
rien vu de si ridicule. (U sovt.) 

LE MARQUIS. 

Peste soit! ... Il ne sait ce qu'il dit. 

A la première scène du quatrième acte, le 
vicomte se plaint de l'engagement de Léo- 
nore; à la troisième^ Chateaudor se plaint à 
son tour des mauvaises façons de sa préten- 
due et de sa mère. Il a envie de s'en défaire; 
il a vu mademoiselle de Courbois , il en est 
enchanté ; mais il regrette les cent mille écus 
de madame Araminte. 

Il se passe une scène entre le marquis et 
Chateaudor^ où l'homme fastueux fait étalage 
de ses richesses, et se vante d'avoir fait un 



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284 MÉMOIKES 

présent à sa prétendue de cent mille francs de 
diamans. Le marquis en est étonné; il sort en 
répétant à plusieurs reprises , cent mille francs 
de diamans ! 

Chateaudor se flatte de pouvoir épouser 
mademoiselle de Cpurbois, sans perdre les 
cent mille écus de madame Araminte ; il en 
fait part à sa sœur ; voici son projet : Je ferai 
en sorte , dit-il , que madame Araminte donne 
sa fille au vicomte , avec cent mille écus , et 
que le marquis me donne en même temps sa 
fille en mariage avec le même argent. De cette 
manière le père satisfait son fils , il marie sa 
fille sans bourse délier y et tout le monde est 
content. ( Il sort. ) 

Dorimène , intéressée également à son frère 
et à son amie , voudrait , bien que ce projet , 
tout e:^traordinaire qu'il parait , put réussir. 
Léonore parait, le vicomte aussi ; la scène est 
intéressante , et elle est coupée par madame 
Araminte qui fait partir sa fille , sous le pré- 
texte d'aller parler à la marchande de nxodes 
qui l'attend. Léonore sort avec Dorimène. 

Araminte restée seule avec le vicomte , lui 
parle avec sa franchise ordinaire ; elleconnait 
son inclination pour Léonore j elle a beau- 



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DE GOLDONI. 285 

caup de considération pour lui ; elle lui don- 
nerait sa fille avec plaisir, et son engagement 
avec Chateaudor ne l'en empêcherait pas ; mais 
les afiisiires de la maison de Courbois sont en 
mauvais état, son dérangement est connu*. 

Le vicomte voit qu'elle n'a pas tort. Il 
avoue cependant que son père lui cédant la 
direction des affaires, il se flatterait d'y met- 
tre de l'ordre et de l'économie , de pouvoir 
continuer son chemin dans le service, que 
faute de moyens il était forcé de quitter. 

Araminte est touchée de l'état du jeune 
homme dont elle connaît le mérite et la pro- 
bité ; vous n êtes pas dans le cas , lui dit-elle , 
de vous marier. Soyez libre , et laissez ma fiUe 
en liberté de suivre sa destinée ; mais si vous 
agréez les preuves dé mon amitié , je Vous 
offre la somme nécessaire pour acheter un 
régiment; je ne vous demande d'autre assu- 
rance que votre billet d'honneur. 

Le vicomte dit, pénétré de reconnaissancç , 
Et si je meurs , madame ?, Si vous mourez , 
reprend madame Araminte; eh bien, si vous 
mourez, je perdrai mon argent, peut-être; 
mais tout ne sera pas perdu, il me restera le 
plaisir d'avoir obligé un honnête homme. 



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'^86 MEMOIRES 

Ils vont ensemble chez madame Dorimène , 
et le vicomte appelle la Fleur pour en faire 
prévenir son père en cas qu'il le cherche.' 

Le marquis entre ^ il demande son carrosse , 
et est furieux contre son cocher. La Fleur ex- 
cuse le cocher ; celui de Chateaudor lui a re- 
fusé la paille pour ses chevaux. Le marquis 
ne peut pas le croire^ Chateaudor nest pas 
un avare. La Fleur soutient le contraire, et 
raconte à son maître tout ce que Frontin lui 
avait confié. Le marquis rappelle les cent mille 
francs de diamans ; la Fleur découvre le mys- 
tère de ces diamans empruntés. 

i< Comment! dit le marquis, un avare ça- 
« ché, un homme faux ; c'est. . . . voilà qui est 
(c bien , l'homme du monde le plus misérable. 
i< Ma fille ! . . . . 11 ne l'aura jpas. Cent mille 
« francs de diamans , et point de paille !» (Il 
sort. ) 

Au cinquième acte la nuit commence. Cha- 
teaudor fait allumer les lustres et les giran- 
doles. 

Frontin appelle la Fleur pour se faire aider. 
Celui-ci s'y prête avec plaisir , et se flatte de 
faire bonne chère ce jour-là. Frontin ne lui 
promet pas grand'chose. Au moins une bou- 



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DE GOLDOMI. 287 

teille de vin, dit la Fleur. Ce n'est pas sûr, 
répond l'autre. Mon maître a des boules de 
papier dans sa poche, il les tire à mesure que 
les bouteilles paraissent sur la table, il sait à la 
fin du repas combien on en a servi , et il est 
très difficile d'en escamoter. 

Cbateaudor reparait, mais d'un air furieux. 
Tout le monde le méprise, il est refusé de tou$ 
les côtés. Il fait sortir la Fleur , et ordonne à 
Fronlin d'éteindre les bougies. Frontin obéit 
à regret , et c'est Chateaudor lui-même qui , 
avec son mouchoir, éteint la dernière bougie, 
et on reste dans l'obscurité. 

Chateaudor veut sortir , il entend du monde 
qui entre , et se tient caché ; c'est la Fleur qui 
est étonné de voir que Ton a éteint les bougies. 
Il se rencontre avec Frontin ; ils se reconnais- 
sent ; ils causent. Chateaudor est témoin de 
tout ce que Ton dit sur son compte : cela four- 
nit matière à plusieurs scènes comiques , dont 
le détail serait trop long; mais en voici une 
que je trouve à propos de transcrire. 



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a88 HiéMOiREs 

M" ARAMINTE, LE MARQUIS, 

en se rencontrant. 
ARAMINTE. 

.... Ah ! bonjour, monsieur le marquis. 

LE MARQUIS. 

Bonjour, madame.... J'avais justement.... 
voilà qui est bien , j'en suis ravi. . . . Avez-vous 
vu mon fils ?.. • Vous a-t-il parlé ? 

ARAMINTE. 

Votre fils , ma fille , madame Dorimène ne 
font que m'étourdir . . . Je suis d'une humeur. . . 
Je n'en puis plus. 

LE MARQUIS. 

Est-ce que vous en seriez fâchée? .... vous 
me connaissez. Je ne suis pas.... Je n'ai pas.... 
Mais pour des terres. . . • Courboîs. . . . Sept-Fon- 
taines. . • . Bas-Coteau. . . . Verdurîer. . • . voilà 

qui est bien, madame Deux millions, 

madame. 

ARAMINTE. 

A quoi bon vos millions, vos terres? Feu 
mon mari avec rien a fait des millions, et vous 
avec des millions vous n'avez rien. C'est que 
mon mari avait de l'ordre, c'est qu'il avait une 



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DE GOLDONI. Î289 

femme qui savait conduire un ménage; mais 
Yous^ monsieur le marquis^ soit dit entre 
nous^ tout va de travers chez vous. 

LE MARQUIS. 

Il est vrai que feu madame de Courbois 
n était pas. . . . Elle aimait un peu. . • . La pauvre 
femme!... Et elle perdait gros.... Moi taptôt 
d'un côté, voilà qui est bien, tantôt de Tau* 
tre. ... je l'avoue, je ne me connais pas. . . . 
Mais mon fils. ... 11 s'y connaît lui. • . . Un 
jour, un jour. . . . nos terres. • • . 

ABAMINTE. 

Ah ! si vos terres étaient entre mes mains , 
ce jour, ce jour. ... ne tarderait pas à arriver. 

LE MARQUIS. 

Prenez-les , madame. . . .Ma foi, voilà qui 
est bien , prenez-les. 

ARAMINTE. 

Croyez -VOUS, monsieur, qu'une femme 
comme moi soit faite pour être votre inten- 
dante? 

LE MARQUIS. 

Point du tout. Est-ce que nous ne pourrions 
II. 19 



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ago MÉMOiftEs 

pas. • • • Je ne suis pas vieux , moi. . . • Vous 

êtes encore. • • . Voilà qui est bien. 

ARAMINTE. 

Vous vous moquez de mtoi^ monsieur le 
marquis. 

LE MARQUIS. 

Pardonnez-moi. ... Ce que je dis. ... est 
toujours. . . . là. . . . bien. . . . Voilà qui est bien. 

ARAIIINTE. 

Je n ai pas envie de me remarier; mais en 
tout cas y je ne le ferais que pour le bien de 
ma fille. 

LE MARQUIS. 

Oui f oui. Tout. . . . maltresse de tout. . • . 
Carte blanche y madame , carte blanche. 

ARAMINTE^ avec intérêt. 

Carte blanche y monsieur. . . • 

LE MARQUIS. 

Oui^ parole d'honneur. . . . Carte blanche. 

Le vicomte survient , il est instruit de tout, 
il ajoute ses prières à celles de son père pour 
qu' Araminte se charge de la direction de leurs 
affidres , en qualité de madame la marquise 



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i 

j 



DE GOLDOm. ^^I 

de G)urbois ; elle hésite. Léonore arrive ^ elle 
se jette aux genoux de sa mère , et la fait 
accepter. 

Madame Dôrimène a^^rend ce qui vient 
de se passer y elle est bien aise que Léonore 
soit heureuse^ mais elle trouve mauvais que 
cet arrangement soit fait sans en faire part à 
son frère. 

Il aurait eu ma fille, dit madame Araminte^ 
s'il n'eût pas été si fastueux. 

Il aurait eu la mienne > dit le marquis , s'il 
n'était pas un avare. 

L'avare fastueux entre ; il prend son parti 
en brave. Le souper est fait, il ne faut pas le 
perdre; les convives se rassemblent , il ne 
veut pas qu'ils se moquent de lui , il les fait 
entrer ; il leur annonce qu'il les a priés pour 
fêter le mariage de M. le vicomte de Courbois; 
ils n'en sont pas les dupes; les domestiques 
ont parlé; les vices de Chateaudor sont dé* 
couverts ; il est détesté à cause de son avarice , 
et méprisé à cause de son faste. 

La première personne à. qui je fis voir ma 
pièce quand je la crus en état de paraître , ce 
fut M, Préville. Je lui avais destiné le rôle du 
marquis ^ j'étais bien aise d'avoir son av,is wr 



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t^Qâ MÉMOIRES 

ce personnage , et sur la totalité de ma co-* 
tnédie. 

Il me parut content de Tun et de l'autre. Je 
lui fis observer la difficulté de rendre au na- 
turel le rôle dont il allait se charger : Je con^ 
nais y me dit-il , cette belle nature-là. 

D'après l'encouragement de cet acteur esti- 
mable , je fis faire la lecture de la pièce à l'as- 
semblée de la Comédie Française ; elle eut des 
billets pour et contre, et elle fut reçue à cor^ 
rection. Je n'étais pas accoutumé à cette espèce 
de réception; mais allons, me dîs-je à moi- 
même , point d'orgueil , poiut d'entêtement. 
Je retranche quelque chose, j'en ajoute quel* 
que autre, je corrige , je polis, j'embellis mon 
ouvrage; on en fait une seconde lecture : la 
pièce est reçue, et on la met sur le répertoire 
pour le voyage de Fontainebleau. 

C'étai tune des premières qu'on devait jouer 
sur le théâtre de la cour. M. Préville tombe 
malade en arrivant ; il reste pendant un mois 
dans son lit ; il va mieux vers la fin du voyage^ 
et on destine V Avare fastueux pour la veille 
du départ du roi. 

Tous les ministres , tous les étrangers , tous 
les bureaux étaient partis; les comédiens 



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DE GOLDÔIfl. ^^93 

étaient fatigués ; ils n avaient pas grande envie 
d'étudier, encore moins de répéter. Je Voyais 
la position critique de ma pièce. Je demande 
très modestement s'il était possible d'en sns-^ 
pendre la représentation ; il n'y en avait pas 
d'autres sur le répertoire : on me fit croira 
qu'on ne pouvait pas s'eh dispenser. 

Je vais à la première représentation j je me 
mets à ma place ordinaire au fond du théâtre 
derrière la toile. Il y avait si peu de monde 
qu'on ne pouvait pas s'apercevoir des efiets 
bons ou mauvais de la pièce ^ et elle finit sans 
aucun signe d'apprc^ation ni de réprobation. 
Je rentre chez moi , }e ne vois personne ; tout 
le monde fait ses paquets, je fais les miens; 
tout le monde part ^ et je pars aussi. 

J'eus le temps en route de faire mes ré- 
flexions. Le froid glacial avec lequel on avait 
écouté mon ouvrage pouvait provenir du 
vide de la salle et de la circonstance du mo- 
ment; mais je vis que quelques acteurs s'é- 
taient trompés dans l'exécution. 

Madame Drouin, excellente actrice pour 
les rôles de charge, joua celui d'Araminte en 
mère noble; c'est ma faute: madame Araminte 
exerce un acte de générosité vis-à-vis du 



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^94 MinioiR^s ' 

TÎcomte ; Factrice partant de Ik, s^esl imaginé 

que son rôle devait être graye et sérieux. 

L'Jionnéteté^ la bienfaisance , la générosité 
mèfne^ peuvent se rencontrer dans tous les 
vangs; une femme des halles fait une belle 
action, elle n'en est pas moins une harengère; 
madame Araminte en fait une à proportion 
de ses facultés, elle n'est pas moins une mère 
difficile, une amie pétulante; elle pouvait être 
intéressante par occasion , et comique par ca- 
iractère. 

M. Bellecour joua l'Avare fastueux comme 
le Glorieux ; bien dans les situations du faste, 
et très gêné dans celles de l'avarice. C'est en- 
core ma faute , j'aurais dû donner ce rôle à un 
^ acteur qui jouât les rôles à manteau , et les 
rôles chargés. 

A r^ard de M. Préville , je n'ai rien à dire , 
son rôle était d'une difficulté extraordinaire; 
il n'avait pas eu le temps de se familiariser 
avec ces phrases coupées qui demandaient beau- 
coup de finesse pour faire comprendre ce quô 
l'acteur n'achevait pas de prononcer. C'est ma 
grande faute, j'aurais dû faire des remontran* 
ces, et employer mes protection&pour que ma 
pièce ne fût pas d<Hinée à Fontainebleau . Ainsi^ 



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DE GOLBONI. ffegS 

faisant la récapitulation de mes torts , jecrivii 
aux comédiens en arrivant à Paris, et je retirai 
ma pièce sur-le-champ. 

Mes amis désiraient avec impatience de voi^ 
t^vare fastueux sur la scène à Paris; ils furent 
tous Cachés en apprenant que je l'avais retirée. 
On me grondait, on m'en voulait, on me tour» 
mentait pour que j'en permisse la représen-^ 
talion; et on me rappelait, pour m'enconra** 
ger , combien de pièces tombées à la première 
représentation, s'étaient relevées depuis. Ib 
n'avaient pas tort, peut-4tre; j'aurais, suivi 
leurs conseils, et j'aurais satisfait leurs désirs^ 
si les comédiens m'eussent fait connaître qu'ils 
avaient envie delà rejouer; mais apparemment 
ils en étaient dégoûtés autant^que moi : elle 
était née sous une mauvaise étoile; il fallait 
en craindre les influences, il fallait la condiam-* 
ner à l'oubli, et ma rigfieur alla si loin, que 
je la refusai à des personnes qui me la deman-' 
daient pour la lire. 

' Je ne pus cependant pas résister à la de- 
mande d'un. des plus grands seigneurs du 
royaume, dont les prières f^ont des ordres; 
j'allai lui faire hoTpmage de ma comédie : une 
dame se chargea de la lecture. £tle s^e% 



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agS iklÉMOIRES 

acquitta avec cette facilité et cette grâce, qui 
lui sont naturelles ; mais à la première entrée 
du marquis , elle fut surprise par la singularité 
du rôle dont elle n'était pas prévenue*. 

M*** s'empara de l'original^ lut cette scène et 
toutes les autres de ce même personnage ^ avec 
une aisance et une telle précision^ qu^on Tau-» 
rait pris pour Fauteur de l'ouvrage : j'avoue que 
je ne pus retenir ma joie et mon admiration. 

La lecture finie , tout le monde me parut 
content; j'étais dans la maison de la bonté ^ 
de l'honnêteté^ je ne pouvais m'attendre qu'à 
des complimens. 

On célébra à Versailles, dans le mois dé no- 
vembre de l'année 1778, le mariage de M. le 
comte d'Artois, frère de Louis xvi> avec Marie- 
Thérèse de Savoie, fille du roi de Sardaigne^ 
et sœur de Madame. 

Les fêtes , à cette occasion , furent ordon-» 
nées et exécutées avec la pompe et la magni- 
ficence ordinaires. 

Ce fut à peu près dans ce temps-là que 
le chevalier Jean Mocenigo , ambassadeur de 
Venise, vint relever le chevalier Sébastien 
Mocenigo son frère cadet, qui terminait ses 
quatre années d'ambassade» 



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DE iGOtDONI. 397 

. ' Ce nouveau ministre de la république était 
un de mes ancienspro tecteurs ; il m avait donné 
des preuves essentielles de sa bienveillance ; 
il m'avait logé chez lui pendant long-temps 
avec ma famille; il m'écrivit ce billet : «Le 
« doge sérénissime m'a permis d'inviter à la 
c< noce quelques uns de mes amis : vous êtes 
« du nombre, je vous prie d'y venir, vous y 
u trouverez votre couvert. » 

Je n'y manquai pas* Il y avait une table de 
cent couverts dans la salle appelée des ban-- 
quels; il y en avait une autre de vingt-quatre, 
dont le neveu du doge faisait les honnçurs : 
j'étais de cette dernière; mais au second ser- 
vice tout le monde quitta sa place , et nons 
allâmes tous dans la grande salle, faisant le 
tour de cette pièce immense, nous arrêtant 
derrière les uns et les autres, et jouissant , moi 
en mon particulier , des honnêtetés que l'on 
prodiguait à un auteur qui avait le bonheur de 
plaire. 

M. le chevalier Jean Mocenigo rendit, pen- 
dant le cours de son. ambassade , un service 
essentiel àga nation. Il négocia avec la cour 
de France l'abolition réciproque du droit d'au- 
baine , elt il y réussit. 



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1k^ HÉMOntKS 

«Tappris cet éyënement âvec beaucanp de 
satisfaction : je n y étais pas intéressé pour moi- 
même , car je n'ai rien à laisser après ma mort 
à mes héritiers ; mais je jouissais poar les Yé^ 
nitiens qni ont des affaires en France. 

•Tai toujours regardé mes compatriotes avec 
amitié; ils ont toujours été les bien yenus 
chez moi. J'ai été trompé plus d'une fois^ il 
est vrai; mais les mécfaans ne m'ont jamais 
dégoûté du plaisir de me rendre utile : je me 
flatte qu'aucun Italien n'est jamais parti mé« 
content de moi. 

Enchanté d'être en France , f aime à conyer- 
ser de temps en temps avec les gens de ma 
nation , ou avec des Français qui possèdent la 
langue italienne. 

L'endroit où j'en rencontre le plus souvent 
est chez inadame du Boccage : il n j a pas 
d'étranger qui^ soutenu par ses qualités ou 
par ses talens ^ ne s'empresse , en arrivant k 
Parisy de lui faire sa cour. Ce fut chez cette 
dame qne je fis une découverte très agréable, 
et très intéressante pour moi. 

Un jour que je devais y diner, madame la 
comtesse Biancbetti , nièce de madame du Boc* 
cage, me présenta a une dame que j'aurais du 



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connaitpe» et que je ne reconnaissais pas : je 
fus étonné de m'en tendre saluer en très bon 
vénitien par une personne qui jusqu'à ce mo- 
ment-là avait parlé parfaitement français* 

C'était la femme de M. de La Borde ^ admi^ 
nistrateur général des domaines du roi^ et 
sœur de M. Le Blond ^ qui a succédé à son pèref 
dans le consulat de Fratlice à Venise. J'avais 
connu cette dame dans sa première jeunesse f 
eHe était la cadette des trois sœurs qu'on ap*» 
pelait les trois beautés de Venise. 

Après le dialecte toscan elle vénitien, c'est 
le génois qui m'amuse plus que les autres. Dieu 
(disent les Italiens ) avait assigné à chaque na^ 
iion son langage ; il avait oublié les Génois ; 
ils en composèrent un à leur fantaisie ^ qtiî 
sent eneor» la confusion des langues de la tour 
de Babel j mais c'est celui de ma femme ^ et 
je l'entends et je le parle assez bien. 

J'avais occasion autrefois de le parler fré- 
quemment avec un Génois de mes amis, que 
des circonstances ont éloigné de Paris. Je n'ai 
plos le plaisir de m'entretenir avec lui , ipais 
j'ai celui de diner trèssouvent chez son épouse. 
On trouve chez elle une petite société char- 
mante : M. Valmont de Bomare le naturaliste> 



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30O MÉMOIKES 

M. Coqiieley de Chaussepîerre , avocat au par- 
lement , qui met toujours de Tagrément et de 
la gaitë dans les propos sérieux aussi-bien que 
dans les propos galans , et quelques autres per- 
sonnes aussi aimables que respectables. On 
cause à table , on p^sse en revue les nouvelles 
du jour, les spectacles, les découvertes, les 
projets , les événemens, chacun dit son mot; 
et s'il s élève quelque discussion , la maîtresse 
de la maison, pleine d'esprit et de connais** 
sauces, fait les frais de la conciliation. 

Si mes Mémoires ont le bonheur de tra- 
verser les mers, mon ami * * * verra que je ne 
l'ai pas oublié; d'ailleurs je rends justice à la 
vérité, et rien ne me flatte davantage qne l'oc* 
casion de parler de mes amis , que j'aime bien, 
que j'aime constamment, soit Kalietis, soit 
Français. 

La nation française m'est aussi chère aujour- 
d'hui que la mienne, et c'est un<lélice de plus 
pour moi quand je rencontre des Français qui 
parlent l'italien. 

Notre littérature italienne est très goûtée 
en France , nos livres y sont bien reçus et bien 
payés. La quantité d'exemplaires de mes co- 
médies qu'on a débitée dans ce pays-ci est pro^ 



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DE GOLDONI. 3oi 

digîeuse , et Tempressenient avec lequel on a 
souscrit à la nouvelle édition des Œuyres de 
MetasiasiOy Test encore davantage. 

A la joie que les mariages de trois princes 
avaient répandue dans le royaume, succéda 
la plus sombre tristesse. Louis xv tomba ma* 
lade ; la petite-vérole ne tarda pas à se déclarer ; 
elle ^tait des plus malignes, des plus compli- 
quées; ce roi, fort vigoureux, bien consti- 
tué , succomba à la violence dç ce fléau de 
rhumanité. 

De retour à Paris, j'entendis parler d'uu 
mariage projeté entre madame Clotilde, sœur 
du roi de France, et le prince de Piémont, 
héritier présomptif de la couronne de Sar- 
daigne. 

Cette "nouvelle était pour moi intéressante: 
j'allaià Versailles pour en être mieux informé; 
le projet était virai, maïs on en faisait mystère j 
et ce ne fut que sept mois avant le mariage 
que j'eus l'oi^re de me rendre che% la prin- 
cesse pour lui donner quelque instruction sur 
la langue italienne. On croyait à la cour que 
ma pension de 3, 600 livres m'obligeait au 
service de toute là famille royale ; on ne savati 
pas que c'était une récompense pour awir enr^ 



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3oi MÉMOIEES 

seigné Vitalien à Mesdames ; ttcx^nt^n étaient 
chargés des dépenses pour madame de Pié- 
mont , furent convaincus que je devais être 
récompensé; mais les affaires qui regardaient 
cette princesse étaient terminées; je n avais 
qu'à attendre ; on devait m'employer pour 
madame Elisabeth , autre sœur du roi; c'était 
à cette occasion que je devais réserver mes 
demandes. J'attendis long-temps et je gardai 
toujours mon appartement à Versailles; le 
jour enfin arriva, j'eus ordre de me rendre 
chez madame Elisabeth. 

Cette jeu ne princesse, vive, gaie, aimable, 
était plus dans l'âge de s'amuser que de s'oc- 
cuper; j'avais assisté à des leçons de latin qu'on 
lui donnait, et je m'étais aperçu qu'elle avait 
beaucoupdedispositionspour apprendre, mais 
qu'elle n'aimait pas à s'appesantir sur des diffi- 
cultés vétilleuses. 

'. Je suivis à peu près la méthode que j'avais 
adoptée pour madame la princesse de Pié- 
mont ; je ne la tourmentai pas avec des décli- 
naisons et des conjugaisons qui l'auraient en* 
nuyée ; elle voulait faire de son occupation un 
amusement, et je tâchai de rendre mes leçons 
des conversations agréables. 



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DB GOLDONI. 3o3 

On faisait lecture de mes comédies : dans 
Jes scènes à deux personnages , c'était la prin* 
cesse et sa dame d':hQnneur qui lisaient et tra- 
duisaient chacune son rôle. S'il y avait trois 
personnages^ c'était une dame de compagnie 
qui se chargeait du troisième^ et je rendais 
les autres y s'il y en avait davantage. 

Cet exercice était utile et amusant; mais 
peut-on se flatter que la jeunesse s'amuse pen- 
dant long-temps de la même chose? Nous 
passâmes de la prose aux vers; Métastase oc- 
cupa mon aug^uste écolière pendant quelque 
temps; je ne cherchais qu'à la contenter, et 
elle le méritait bien : c'était le service le plus 
doux, le plus agréable du monde. 

Mais je vieillissais ; Taie de Versailles ne 
m'était pas favorable ; les vents qui y domi- 
nent et qui soufflent presque perpétuellement « 
attaquaient mes nerfs , réveillaient mes an-- 
cienues vapeurs, et me causaient des palpi«- 
tations; je fus forcé de quitter la cour, et 
de me retirer à Paris, où l'on respire ua air 
moins vif e,t plus analogue à mon tçmpéra-» 
ment. 

Mon neveu , quoique employé au bureau de 
la guerre, pouvait me remplacer,; il l'avait 



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3o4 MÉMOIRES ' 

fait auprès de Mesdames , et j'étais sur des 
bontés de madame Elisabeth. C'était là le mo- 
ment d'arranger mes affaires, et je ne m'ou- 
bliai pas dans cette circonstance. 

Je présentai un Mémoire au roi j il fut pro- 
tégé par Mesdames ; la reine elle-même eut la 
bonté de s'intéresser à moi ; le roi eut celle de 
m'accorder 6,000 livres de gratification ex- 
traordinaire , et un traitement de 1 aoo livres 
annuel sur la tête de mon neveu. 

Tout ce que je viens de d^ire n'est pas de 
la même année : la continuation des matières 
m'engage quelquefois à déranger l'ordre chro- 
nologique, maïs je ne tarde pas à y revenir, et 
me voilà à l'année i']'j6. 

Dans Tannée suivante , on me demanda un 
nouvel opéra-comique pour Venise : je m'étais 
proposé de ne plus en faire ; mais croyant que 
le même ouvrage me serait utile à Paris , je 
consentis de satisfaire mes amis , et je composai 
une pièce qui pouvait plaire également à l'une 
et à l'autre natioa : son titre était i P^olpord 
(les Renards). C'étaient des gens de cour, 
jaloux d'un étranger; on lui faisait beaucoup 
de politesse pour l'amuser, et on tramait des 
cabales pour le ruiner. Il y avait de l'intérêt, 



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DE GOLDONI. 3o5 

de l'intrigue et de la gaitë, etil en résultait 
une leçon de morale. 

11 était question alors de faire venir à Paris 
les acteurs de l'Opéra-Comique italien^ que 
nous appelons i Bouffi ^ et qu'on appelle ici 
les Bouffons. Ce mot serait insultant en Italie, 
il ne l'est pas en France ; ce n'est qu'une mau- 
vaise traduction. 

La musique de la Bonne-Fille de M. Piccini , 
celle de la Colonie de M. Sacchini , et les pro- 
grès que le goût du chant italien faisait tous 
les jours à Paris, déterminèrent les directeurs 
de l'Opéra à faire venir ce spectacle étran- 
ger , qui donna ses représentations sur le grand 
théâtre de cette ville. 

Ce projet me flatta infiniment, et j'eus la 
témérité de me croire nécessaire à son exécu- 
tion. Personne ne connaissait l'Opéra-Comi- 
que italien mieux que moi : je savais que de- 
puis quelques années on ne donnait plus en 
Italie que des farces dont la musique était ex- 
cellente, et la poésie détestable. 

Je voyais de loin ce qu'il fallait faire pour 
' rendre ce spectacle agréable pour Paris ; il fal- 
lait faire de nouvelles paroles; il fallait compo- 
ser de nouveaux drames dans le goût français. 
II. . ao 



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3o6 MÉMOIRES 

J'avais fait plus d'une fois cette opération 
pour Londres, j'étais sûr de mon fait ; per- 
sonne ne pouvait mieux que moi se rendre 
utile dans une pareille occasion. 

Je savais par expérience combien ce travail 
était difficile et pénible; mais je m'y serais 
livré avec un plaisir infini pour le bien de la 
chose, et pour l'honneur de ma nation. 

D'ailleurs , il y avait à parier que l'Opéra de 
Paris, eu faisant venir des acteurs étrangers, 
ne se contenterait pas de leur vieille musique, 
et en ferait faire de nouvelle par M- Piccini 
qui était ici, ou par M. Sacchini qui était à 
Londres. 

Je tenais mon opéra-comique tout prêt, et 
j'étais presque sûr qu'on m'en aurait ordonné 
d'autres; car je ne croyais pas de la dignité 
du premier spectacle de la nation , d'entretenir 
le public pendant long-temps avec de la mu- 
sique qu'on avait chantée dans les concerts et 
dans les sociétés de Paris. 

J'attendais donc qu'on vînt me parler, qu'on 
yii^t me consulter, m'engager. . • Hélas! per- 
sonne ne m'en dit mot. 

Les acteurs italiens arrivèrent à Paris; j'en 
connaissais quelques uns; je n'ai pas été les 



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DE GOLDONI. 3o'J 

voir, je n'ai pas été à leur début. Il y en avait 
de bons et de médiocres; leur musique était 
excellente : mais ce spectacle tomba , comme 
je lavais prévu , à cause des drames qui étaient 
faits pour déplaire en France , et pour désho- 
norer l'Italie. 

Mon amour-propre aurait du être flatté , 
voyant ma prédiction vérifiée; mais au con- 
traire, j'étais vraiment affligé. Je n'aimais pas 
trop l'opéra-comique ; j'aurais été enchanté 
d'entendre de la musique italienne, exécutée 
sur des paroles italiennes ; mais il fallait des 
paroles qu'on put lire avec plaisir, et qu'on 
pût traduire en français sans rougir. 

Ces mauvais opéras paraissaient en public 
traduits et imprimés. La meilleure traduction 
était la moins supportable ; plus les traduc- 
teurs s'efforçaient de rendre le texte fidèle- 
ment, plus ils faisaient connaître les platitudes 
des originaux. 

Je croyais que cette troupe italienne s'en 
irait au bout de l'an; mais apparemment elle 
était engagée pour deux, et elle y resta l'année 
suivante. Ce fut dans cette seconde année 
qu'on me fît l'honneur de venir chez moi, en 
m'apportant un de ces mauvais drames à rac- 



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3o8 MÉMOIRES 

commoder; c'était trop tard; le mal était fait, 
ce genre de spectacle était décrié. J'aurais pa 
le soutenir dans son début; je crus ne pouvoir 
pas le relever après la crise qu'il avait essuyée. 

Il faut encore dire que j'étais piqué d'avoir 
été oublié au moment nécessaire. Je ne me 
souviens pas d'avoir éprouvé depuis long- 
temps un chagrin pareil à celui-là. Les uns 
disaient, pour me consojer , que les directeurs 
de l'Opéra croyaient l'emploi qu'ils auraient 
pu m'offrir au- dessons de moi; messieurs les 
directeurs ne savaient pas de quoi il s'agissait: 
s'ils eussent eu la bonté de me consulter , ils 
auraient vu qu'il leur fallait un auteur, et non 
pas un ravaudeur. 

D'autres me disaient (sans fondement, peut- 
être) qu'on craignait que Goldoni ne fut trop 
cher. 

J'aurais travaillé pour l'honneur , si on avait 
su me prendre ; j'aurais été cher , si on m'a- 
vait marchandé; mais mon travail les aurait 
bien dédommagés ; j'ose dire que ce spectacle 
existerait encore à Paris, 

Au mois de janvier de l'année 1778 il y 
«ut des réjouissances à la cour et à la ville 
pour la naissance du duc de Berri, fils de 



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DE GOLDONI. SoQ 

M. le comte d'Artois , et la reine accou- 
cha dans le mois de décembre suivant , d'une 
princesse qui fut nommée sur-le-champ Marie- 
Thérèse-Charlotte de France, avec le titre de 
Madame y fille du roi. 

La reine , protectrice des beaux-arts et des 
artistes célèbres, avait finit venir M. Piccini 
en France, l'avait fait pourvoir d'un traite- 
ment de la cour, et il était libre de travailler 
pour les spectacles de Paris. 

Ce compositeur italien nouvellement arrivé 
n'était pas encore en état de choisir ses poèmes : 
M. Marmontel prit soin de lui en fournir. 

Il mit Yo^rside Roland de Quinault en trois 
actes avec quelques changemens. M. Piccini 
fit valoir sa science et son goût. Mais les Fran- 
çais qui s'intéres$ent aux drames autant qu'à 
la musique, ne peuvent pas souffrir que les 
auteurs modernes touchent aux chefs-d'œuvre 
des auteurs anciens. 

Il y avait d'ailleurs une guerre ouverte à 
Paris entre les partisans de M. Gluck et ceux 
de M. Piccini, et ces deux partis étaient com- 
battus par les amateurs de la musique fran- 
çaise. 

Je finirai par un événement qui doit inté- 



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3lO MEMOIRES 

resser les gens de lettres, et qui a coûté beau- 
coup de regrets à la France et à l'Europe 
entière. 

C'est vers la fin de l'année 1778 que M. de 
Voltaire vint revoir sa patrie : il y fut reçu 
avec acclamation ; tout le monde voulait le 
voir. Heureux ceux qui pouvaient lui parler. 

Je fus de ce nombre : je lui avais trop d'obli- 
gations pour ne pas me presser d'aller lui ren- 
dre mes hommages , et lui marquer ma recon- 
naissance. On connaît sa lettre au marquis 
d'Albergati, sénateur de Bologne. Voltaire 
était l'homme du siècle ; je n'eus pas de peine 
à acquérir sous ses auspices une réputation en 
'France. . 

Je ne ferai pas l'éloge de cet homme célèbre : 
il est trop connu et trop généralement estimé. 
Son génie aussi fécond qu'instructif et brillant, 
embrassait toutes les classes de la science et 
de la littérature, avec un style original qu'il 
savait approprier aux différentes matières, 
donnant de la noblesse à la gaîté , et de l'agré- 
ment au sérieux. 

/M. de Voltaire fit les délices de Paris pen- 
dant quelques mois; mais il avait une maladie 
habituelle qu'il aurait pu soutenir long-temps, 



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DE GOLDONI. 3l I 

peut-être, dans la tranquillité de son paisible 
séjour de Ferney, mais qui ne fit qu'augmen- 
ter dansle tourbillon de Paris, et qui, au grand 
regret de ses amis et de ses admirateurs, 
coupa le fil de ses jours. Hélas î Xédulcis amor 
patriœ lavait séduit , et la philosophie avait 
cédé à la nature. 

Il arriva dans Tannée 1 780 une catastrophe 
fâcheuse pour les comédiensmes compatriotes. 
Us avaient vecw dans leur société l'opéra-co- 
mique , et les nouveaux camarades chassèrent 
les anciens. 

Mais il faut être vrai. Les Italiens se négli- 
geaient un peu ; la comédie chantante faisait 
tout; la comédie parlante ne faisait rien. Elle 
était réduite à jouer les mardis et les vendredis, 
que Ton appelle à ce spectacle les mauvais, 
jours; et si elle était admise à paraître dans les 
beaux jours , c'était pour remplir le vide entre 
les deux pièces qui intéressaient le public. 

Quelques uns de ces acteurs italiens voyant 
de loin le sort qui les menaçait, se cotisèrent 
pour me faire travailler. Je m'y prêtai avec 
plaisir , avec zèle ; je composai six pièces , trois 
grandes et trois petites ; ils en étaient contens , 
ils les avaient payées ; ils n'eurent pas le temps 



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3 121 MÉMOIRES 

apparemment de les étudier^ de les jouer; pas 
une ne parut sur la scène. 

La Comédie italienne fut supprimée; les 
acteurs reçus furent renvoyés avec des pen- 
sions proportionnées à la part dont ils jouis- 
saieut. Ceux qui n'avaient pas fini leur temps 
furent dédommagés , les gagistes furent ré- 
compensés ; on ne conserva du genre italien 
que M. Carlin, en récompense de ses quarante 
années de service, et parce que le personnage 
d'Arlequin pouvait être utile dans des pièces 
françaises. 

M. Carlin n'était pas seulement utile, mais 
il était devenu nécessaire ; il ne fallait pas per* 
dre les nouvelles pièces de M. le chevalier de 
Florian. Ce jeune auteur avait l'art de placer 
supérieurement ce personnage grotesque. 

Il n'est permis qu'à ce masque de débiter 
des balourdises saillantes; c'est un être imagi- 
naire, inventé par les Italiens, et adopté par 
les Français, lequel a le droit exclusif d'allier 
la naïveté à la finesse , et personne n'a su mieux 
rendre ce caractère amphibie que M. de Flo- 
rian. 

Mais il a fait plus ; il a donné du sentiment, 
de la passion, de la morale à ses pièces , et les 



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DE GOLDONr. 3l3 

a rendues intéressantes. Les deux Billets^ le 
Bon Ménage ^ les deux Jumeaux de Bergame^ 
le Bon Père^ sont de petits chefs-d'œuvre. Il 
les a composés pour lui-même ; personne ne 
les rendit mieux que lui dans la société., et' 
M. Carlin était le seul qui pouvait les faire 
connaître au public. 

On avait fait venir dltalie M. Corali pour 
doubler M. Carlin. Ce nouvel acteur n'était 
pas sans mérite ; mfais la comparaison est rare- 
ment favorable au dernier arrivé. M. Corali 
cependant ne fut pas renvoyé ; il se rendit utile 
à rOpéra-Comique , et fut gardé aux mêmes 
appointemens dont il jouissait auparavant. 

M. Camerani qui jouait les rôles de Scapin 
dans la comédie supprimée , eut sa retraite et 
sa pension comme ses camarades ; mais il fut 
reçu quelques jours après comme acteur, et 
avec le titre de semainier perpétuel de la 
troupe. 

Cet homme très actif, plein d'intelligence et 
de probité , chargé des commissions épineuses, 
sait si bien concilier les intérêts de la société 
et ceux des particuliers, qu'il est l'intermé- 
diaire des querelles, l'arbitre des réconcilia- 
tions ; et l'ami de tout monde. 



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3l4 MÉMOIRES 

L'Opéra-Q>mique ,. dégagé de la Comédie 
italienne^ ne pouvait pas fournir lui tout seul 
deux ou trois pièces par jour dans le courant 
de l'année. 

Il y avait autrefois sur ce théâtre une Co- 
médie française qui faisait corps avec les Ita- 
liens. Ceux-ci l'avaient renvoyée; l'Opéra- 
Comique la fit revenir. Elle est assez bien 
composée; il y a des acteurs excellens qui 
seraient très utiles au Théâtre Français; ils 
ont donné des pièces charmantes : je ne par- 
lerai que de la Femme jalouse et de son au- 
teur. 

Cette pièce en cinq actes et en vers, est, a 
mon avis, un ouvrage achevé; le sujet, qui 
parait usé , y est traité d'une manière qui le 
rend nouveau. L'auteur eut l'esprit de rendre 
raisonnable une jalousie mal fondée ; la femme 
est intéressante par ses craintes motivées, et 
le mari l'est aussi par la délicatesse de son se- 
cret. Tous les caractères de la pièce sont vrais, 
les épisodes bien adaptés, les équivoques et les 
surprises bien ménagées; la catastrophe natu- 
relle et satisfaisante; le style noble, comique 
et correct , les vers harmonieux sans affecta- 
tion. Je ne donnerai pas l'extrait d'une pièce 



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DE GOLDONI. 3l5 

qui est imprimée; je ne fais qu'e'noncer les 
raisons qui me la font regarder comme une 
comédie très bien faite. 

La salle de l'Opéra qui avait été réduite en 
cendres en 1 765, subit le même sort le 16 juin 
1 781 , à la sortie du spectacle. 

La flamme des lumières latérales du théâtre 
avait entamé une loile des décorations ; un des 
deux ouvriers qui devaient se trouver aux deux 
bonis, n'était pas à sa place; l'autre coupa la 
corde de son côté; la toile qui était roulée 
tomba perpendiculairement; le feu monta ra- 
pidement, il gagna la charpente d'en-haut; en 
trois quarts d'heure l'intérieur de la salle fut 
embrasé. 

L'Opéra ne trouva pas cette fois-ci à se pla- 
cer aussi commodément qu'il le fut à l'occasion 
de l'incendie précédent ; la salle des Tuileries 
était toujours occupée par la Comédie fran- 
çaise, et les acteurs chantans furent obligés de 
donner leurs représentations sur le petit théâ- 
tre des Menus-Plaisirs du roi, en attendant 
que l'on bâtît une nouvelle salle. Ce bâtiment 
était nécessaire pour l'ornement de la ville et 
pour l'amusement du public, et une circon- 
stance heureuse pour la France en rendait k 



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3l6 MÉMOIRES 

construction plus pressante. La reine était en- 
ceinte ; rOpéra ne devait pas manquer de figu- 
rer à l'occasion des réjouissances : on remit à 
un autre temps Vidée d'un bâtiment magnifi- 
que et solide , et on bâtit en attendant , dans 
l'espace de soixante-six jours , sur les boule- 
varts, une salle très jolie, très commode^ très 
agréable, qui existe encore, et qui existera 
encore long-temps. 

^ Ce prodige fut exécuté par M. Lenoir, ar-»- 
chitecte très habile, plein d'intelligence et de 
goût; il a donné à cette salle une solidité plus 
que suffisante , et la forme et l'étendue que le 
local lui permettait. On fit Touverture de ce 
spectacle pour la naissance du Dauphin, et on 
y donna l'opéra gratis pour le peuple, en ré- 
jouissance de cet heureux événement. 

Je partageais la joie publique; j'étais, soit 
par inclination , soit par habitude , soit par re- 
connaissance ; j'étais, dis-je. Français comme 
les nationaux. Une affaire de famille ne laixla 
pas à me rappeler que j'étais né sous un autre 
ciel , et un événement agréable qui m'intéres- 
sait particulièrement ne fit que redoubler les 
plaisirs que j'éprouvais à Paris. 

J'avais laissé en partant de Venise une nièee 



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DE GOLDÔNI. - 3l7 

au couvent; elle était parvenue au bout de 
vingt ans à l'âge où il fallait qu'elle se de'cidât 
pour le monde ou pour le cloître ; je la ques- 
tionnais de temps en temps dans mes lettres 
pour savoir son désir et sa vocation : elle n'a- 
vait d'autres volontés que les miennes; je ne 
désirais que de la satisfaire^ et je croyais entre- 
voir du mystère caché sous le voile de la mo- 
destie. Je priai un de mes protecteurs de vou- 
loir bien la sonder finement ; voici ce qu'il 
put en tirer : « Tant que je serai dans les fers , 
« je ne dirai jamais ma façon de penser, m 
J'augurai par là qu'elle n'aimait pas le cou- 
vent : tant mieux ; je n'avais que des biens 
substitués qu'on put donner en dot, et les re- 
ligieuses ne demandent que de l'argent comp- 
tant. 

J'écrivis une lettre à là supérieure du cou- 
vent, et le sénateur que j'avais prié de s'en 
charger alla la chercher avec madame son 
épouse, et remmenèrent chez eux : là, elle ne 
parla pas trop clairement , mais autant que la 
modestie le lui permettait ; elle ne demandait 
point d'êlre mariée , mais elle ne voulait plus 
de couvent. On la mit en pension chez des 
gens très sages^ très honnêtes. M. Chiaruzzi^ 



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3l8 MÉMOIRES 

qui était l'hôte de mademoiselle Goldoni, se 
chargea en même temps du soin de mes affai- 
res , et son épouse , de celui de la jeune per- 
sonne. Au bout de deux ans sa femme mourut, 
et le mari me demanda ma nièce en mariage ; 
elle en paraissait contente , je Tétais on ne peut 
davantage ; nous lui cédâmes y mon neveu et 
moi y tous nos biens d'Italie. Cet événement 
m'était nécessaire pour ma tranquillité. Je 
m'étais chargé des deux enfans de mon frère ; 
je voyais mon neveu dans une position assez 
passable auprès de moi : j'étais bien aise de 
voir ma nièce établie ; j'aurais été au comble 
de ma satisfaction , si j'avais pu assister à ses 
noces; maisj elais trop vieux pour entrepren- 
dre un voyage de trois cents lieues. 

Je me porte bien , Dieu merci , mais j'ai 
besoin de précautions pour soutenir mes forces 
et ma santé : je lis tous les jours , et je con- 
sulte attentivement le Traité de la Vieillisse , 
de M. Robert, docteur-régent de la Faculté 
de Paris. 

IVos médecins ordinaires nous soignent 
quand nous sommes malades , et tachent de 
nous guérir ; mais ils ne s'embarrassent pas de 
notre régime quand nous nous portons bien : 



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DE GOLDONI. Sig 

ce livre m'instruit , me conduit, me corrige; 
il me fait connaître les degrés de vigueur qui 
peuvent encore me rester , et la nécessité de 
les ménager; cet ouvrage est, composé en 
forme de lettres : quand je le lis, je crois qu'il 
jMe parle ; à chaque page je me rencontre , je 
me reconnais : les avis sont salutaires sans être 
génans ; il n'est pas aussi sévère que l'école de 
Salerne, et ne conseille pas le régime de Louis 
.Cornaro, qui vécut cent ans en malade pour 
mourir en bonne santé. 

Dans Tannée 1781 , dont je viens de parler, 
on fît part au public des changemens projetés 
au Palais-RojaL; on donna, le 1 5 octobre , le 
premier coup de hache aux arbres de la grande 
allée. 

Que de plaintes dans tout Paris! tout le 
monde trouvait cette promenade charmante 
comme elle était; tout le monde en faisait ses 
délices : pn ne pouvait pas croire qu'on la ren- 
dirait plus agréable ni plus commode ; on crai- 
gnait qu'un projet de spéculation ne sacrifiât 
. à l'intérét du maître l'agrément des particu- 
liers. 

Les. propriétaires des maisons qui environ- 
naient le jardin étaient plus alarmés que les 



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3aO HÊXOIllES 

autres. Ds étaient menacés d'an nonyeau bâ- 
timent qui allait les priver de la vue et de 
Feutrée de cet endroit délicieux ; ils se réuni- 
rent en corps , ils firent des tentatives pour 
conserver leurs prétendus droits; les juriscon- 
sultes les persuadèrent de cesser leurs démar- 
ches; le terrain avait été donné par le roi à 
la maison d'Orléans. M. le duc de Chartres » 
depuis duc d'Orléans , et premier prince du 
sang, en avait la jouissance; les jours et les 
entrées sur ce jardin n étaient que de tolé* 
rance, et sauf la perte des plaignans, c était 
pour la plus grande satisfaiction du public que 
Ton allait travailler. 

Mais ce public ne s j fiait pas ; on regret- 
tait cette superbe allée , qui rassemblait dans 
les beaux jours un monde infini, où les beau- 
tés de Paris Êûsaient parade de leurs attraits, 
où les jeunes gens couraient des risques , et 
rencontraient des fortunes ; ou les hommes 
sensés s'amusaient quelquefois aux dépens des 
étourdis. 

Chaque arbre qui tombait disait une sen- 
sation douloureuse dans 1 ame des spectateurs. 
Je me rencontrai par hasard à la chute de Tar- 
bre de Cracovie, de ce beau marronier qui 



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DE GOL0PHI. 3:^1 

rassemblait les nouvellistes autour de lui, qui 
était depuis loDg*teraps le témoia de leur eu-* 
riositëy de leurs contestations et de leurs 
mensonges : je perçai la foule , j'eus le bon-^ 
heur de m'emparer d'une branche qui avait 
conservé ses feuilles; je l'apportai sur-le»champ 
dans une maison de ma connaissance; je vis 
dés dames prêtes à pleurer^ je vis des hom- 
mes en fureur ; tout le monde criait contre le 
destructeur; je riais tout bas^ j'avais grande 
confiance dans ses projets ^ et je ne me suis 
pas trompé. 

Voilà le Palais-Royal renouvelé , rebâti, 
achevé : on a beau dire, on a beau criti- 
quer, je n'y entre jamais sans un nouveau 
plaisir; et lafHuence du monde qui le fré- 
quente actuellement vient à l'appui de xndn 
jugement. 

L'enceinte du jardin est rétrécie, dit-on; 
elle est encore assez vaste pour ofirir des allées 
d'été, des allées d'hiver, et un espace très 
considérable au milieu, qui n'est jamais rem-* 
pli. — Il n'y a pas assez d'air. — Ceux qui ne 
cherchent que de l'air doivent préférer les 
Champs-Elysées; mais ceux qui aiment à ren- 
contrer dans le même endroit la société, le 

II. 21 



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3^2 llteOIilES 

plaisir et k cotnmodité, aoront de la peine à 
se détacher du Palais-Royal. 

Des arcades qui garantissent de la pluie et 
du soleil , dès marchands très achalandé f des 
inagasitis d'étoffe, de bijouterie^ et tout ce qui 
peut fournir à la parure, à l'habillenicnt et ài 
la curiosité ; des cafés , des bains, des restau-^ 
rateurs, dê& traiteurs , des hôtels garnis > des 
établissemens de société , des spectacles, des 
taUeaux , des livres, des concerts, des appar^ 
temens assez tommodes en dedans, très ornés 
et trop ornés peut-être en dehors ; toujours 
du monde, des gens d'affaire > des ciKnmer- 
çans, des politiques, chacun y trouve à s'oc- 
euper Utilement, à s'amuser agréaUement; 
autant les goûts sont diffiérens,- autant tes 
plaisirs dii Palais^oyal sont variés. 

n arrive parfois quelques querelles , quel- 
qu(^ ta|>ages. Maison n'en arrive-t-il pas? la 
^ice y veille comme partout ailleurs; et il y 
a de plu^ des Suisses toujours prêts aux pre^ 
miers mouvetnetks. 

Diês gens de mauvaise humeur trouvent le 
Palais-Royal indécent : il tty à rien à craindre 
pour les personnes décentes ; j'ai vu suivre aux 
TuSeries des femmes trë!»4onnétes > et les for* 



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DE eOLDOVI. 323 

«er de se retirer , parce quelles avaient quel- 
que chose d'extraordins^ire dan« leur parure 
ou dans leur figure. Cela n'est jamais arrivé 
au Palais-Royal ; il y a trop de foule pour 
qu'une personne soit fixée et entourée d'une 
cohue de curieux ou d etonrdis. 

On ^ soin dans certains jours et dgns cer- 
tains momens de séparer le peuple d'avec le 
inonda comnie il faut : s'il s'en jnéle quelque- 
fois mal à propos^ ]e$ cotillons des bonnes ne 
salissent pas les robes des dames parées; c'est 
en passant t on n'y prend pas garde ; c'est un 
endroit public ^ un endroit marchand ^ utile, 
commode y agréable; vive le Palais -Boyal! 

La Ck)médie firançaiset quitta les Tuileries 
pour aller occuper le nouveau théâtre qu'on 
lui avait destiné au faubourg Saint^ermain : 
ce bâtiment ^st isolé ; sa façade sç présente 
bien 9 sur un terrain très^pâcieux et très-com-» 
mode pour les voitures : si , malgré les pré- 
cautions que l'on a imaginées^ le feu venait à 
prendre 9 il n'y a rien a ^aindre pour le voi* 
sinage. 

La salle est v^ste , noble et commode ; les 
comédiens ont introduit une nouveauté dans 
le parterre; le public y est assis, mais on paye 



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3^4 MEMOIRES 

le double : cela peut produire du bien et du 
mal pour la recette; les jeunes gens habitués 
à payer yingt sous regardent à deux fois les 
quarante-huit, et ceux qui allaient aux places 
de six francs trouvent agréable et décent ce 
siège économique. 

Autre observation à £iire sur ce change- 
ment. C'était le parterre autrefois qui jugeait 
les pièces nouvelles; ce parterre n'est jius le 
même : les acteurs donnaient des billets pour 
£dre réussir leurs ouvrages, les jaloux en 
donnaient pour les faire tomber ; le redou- 
blement du prix doit diminuer les soutiens 
des uns et la cabale des autres : est-ce un Uen? 
est-ce un mal? Je m'en rapporte à la recette 
des comédiens; mais elle est si considérable 
et si assurée par les loges louées à l'année, 
qu'ils ne peuvent pas s'apercevoir du plus ou 
du moins de bénéfice. 

Les comédiens italiens à leur tour, l'année 
suivante , changèrent d'emplacement ; ils en 
avaient plus besoin que les autres : la position 
de leur ancien hôtel de Bourgogne était très 
incommode pour le public, et encore plus 
pour les habitans du quartier; j'en étais un, 
et j'ai couru des risques pour rentrer chex 



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DE aOLDOKI. 3^5 

moi, au moment de la défilée des voitures. 

Au milieu d'une foule de projets que les 
architectes proposaient tous les jours y les co- 
médiens s'arrêtèrent à celui de Thôtel et jar- 
din de M. le duc de Choiseul , dont on allait 
faire un nouveau qua;*tier^ avec des rues^ dés 
maisons et des établissemens de toute es- 
pèce. ' 

Les entrepreneurs de ces bâtimens donnè- 
rent aux comédiens la salle construite^ ornée ^ 
achevée y et ^ sauf les décorations du théâtre, 
prête à servir à l'usage des acquéreurs , pour 
le prix convenu de cent mille écus; les comé- 
diens signèrent le contrat, payèrent la somme, 
et la salle est h eux. 

Ils y firent quelques changemens l'année 
suivante, pour la commodité du public; ces 
changemens lui donnèrent un relief considé- 
rable; c'est une des belles salles de Paris : 
elle est très agréable et elle est très fréquentée. 

Voilà les trois grands spectacles renouvelés 
presque en même temps , voilà ce que les Fran- 
çais voudraient voir tous les jours ; le public 
ne s'amuse que de nouveautés; l'une efiace 
l'autre, et dans un grand pays elles se succè- 
dent rapidement. 



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3^6 IléMOIlUES 

Qaànd les nouveautés donnent lieu k con- 
testation , elles durent davantage. Celle , par 
exemple 9 du magnétifcibe animal , commença 
en 1 777, augmenta de vigueur pendant quel- 
ques années, et on en parle encore comme 
d'un problème à résoudre > on comme d'un 
phénomène à édaircir: 

M. Mesmer, médecin allemand, préféra les 
Parisiens pour leur faire part d une découverte 
intéressante pour l'humanité : il s'agit de gué- 
rir tonte espèce de maladies , par le tact ; rien 
de plus agréable que de recouvrer là santé san& 
le dégoût des médicamefts. 

Y a-t-il un agent dans ses opérations, on n*y 
en a-t-il pas? c'est le secret de l'antéur de là 
découverte; il l'a cpmmuniqué à une société, 
qui s*est cotisée à cent lôuis par tête, jusqu'à 
la concurrence de cent mille écus , avec la pro- 
messe de la discrétion : tout le tnôndè k Paris 
n'^st pas discret ; il est à parier que le mystère 
sera dévoilé ; mais s'il n'y a paâ d'agent, il n'y 
a rien à apprendre ; si l'effet ne dépend que 
de la vertu du tact , il faudrait avoir la main 
heureuse du maître. 

M. Deslon faisait des prodiges aveic se^s 
doigts aussi-bien que M. Mesmer; celui-d 



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DE GOLDOm. 327 

cependant ne lui avait pas confié son secret; 
M. Mesmer l'a dit lui-rméme, et l'a fait im-^ 
prim». M. Deskm l'avait donp devina, et le 
mëdecia franç^ûs avait la niéme aptitude que 
le docteur allemlattd* 

Je conoaiss^îs la probité |de M« Dej^loa y et 
lés p«rsoni|e8 respectables de isna connaissance 
qui le voyaient familièrement, et qui avaient 
recours à son magnétisme , m'a$sur-ent encore 
davandage sur des doutes qvi pourraient me 
rester. 

Enfin si ce remède ofétait hon que pour guér 
rir les maladies de l'esprit , ii faudrait toujours 
le conserver pour le soulagement des hommes 
mâanccdiques «t des femmes à vapeurs. 

Une autre dëcouvente parut presque en 
«nêixie temps , et ne fit pas moins de bruit. 
M. d.e McHttgolfier fat le premier qui lança un 
globe dans les airs : ce globe monta à perte de 
vne, vola au gré des vents, «tse soutint jusqu'à 
l'extinction de la flamme et de la fumée qui 
l'alim^itaient. 

Cette première expérience ^opi^^ lieu à 
d'autres spéculations. M. Charles, {^ysicien 
très savant, employa l'air inflammable : les gld- 
Jbes remplis de ce ^az n'ont pas besoin de la 



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3l28 MÉMOIRES 

main-d'<EUvre pour durer plus long-temps, et 
soxit à l'abri de la-flamme. . . 

Il y eut des hommes assez courageux pour 
confier leur vie à des cordes qui soutenaient 
une espèce de bateau , et étaient attachées à ce 
ballon fragile , sujet à des dangers évidens et 
à des événemens qu'il n'est pas possible de 
prévoir. 

M. le marquis d'Arlande et M. Pilastre de 
ïlosier firent le premier essai d'après la mé- 
thode de M. de Montgolfier ; et M. Charles , 
peu de temps après, vola lui-même à l'aidé de 
son air inflammable. 

•» Je ne pus les voir sans frémir; d'ailleurs à 
quoi bon ce risque, ce courage? Si on est obligé 
de voler au gré du vent, si on ne peut pas par- 
venir à se diriger , la découverte sera toujours 
admirable ; mais sans l'utilité, elle ne sera ja- 
mais qu'un jeu. 

. On a tant parlé , on a tant écrit sur cette 
matière, que je puis me dispenser d'en dire 
davantage , d'autant plus que je n'ai nulle con- 
naissance en physique expérimentale. 

Je finirai cet article en déplorant le sort 
funeste de M. Pilastre de Rosier, qui a été la 
victime de son dernier voyage aérostatique, 



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DE GOLBÔNI. 3^9 

et en souhaitant du courage et du bonheur à 
M. Blanchard ^ qui est Taérostate le plus con- 
stant et le plus intrépide. 

La fureur des découvertes s'était si violem- 
ment emparé de Tesprit des Parisiens, qu'ils 
allèrent en chercher dans la classe des pres- 
tiges : on a imaginé des somnambules qui par- 
lent sensément et à propos avec les personnes 
éveillées ^ en leur attribuant la faculté de de- 
viner le passé et de prévoir l'avenir. Cette il- 
lusion ne fît pas beaucoup de progrès ; mais il 
y en eut une autre presque en mêHie-temps^ 
qui en imposa à tout Paris. 

Une lettre datée de Lyon annonça un 
homme qui avait trouvé le moyen de marcher 
sur l'eau à pied sec, et se proposait de venir 
en faire l'expérience dans la capitale. Il de- 
mandait une souscription pour ledédommager 
de ses frais et de sa peine; la souscription fut 
remplie sur-le-champ, et le jour fut fixé potir 
le voir traverser la Seine. 
' Cet homme ne parut point le jour indiqué : 
on trouva des prétextes pour prolonger la farce; 
et on découvrit enfin qu'un plaisant Lyonnais 
s'était amusé de la crédulité des habitans de 
Paris. Son intentioii n'était pas apparemment 



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33o MÉKOIRES 

d'insulter une ville de huit cent raille âmes; il 
faut croire qu'il a. donné d^ bonnes raisons 
pour faire passer la plaisanterie^ puisque rien 
de fâcheux ne lui est arrivé. 

Ce quiengagealesParisiensàprétercroyaxice 
a cette invention^ ce fut le Journal de Paris 
qui l'annonça comme une vérité constatée par 
des expériences. Les auteurs de cette feuille 
périodique furent trompés eux-mêmes, et se 
justifièrent amplement , en faisant imprimer 
les lettres qui leur en avaient imposé, avec 
les noms de ceux qui les avai^it écrites et 
adressées à leurs I^ureanx. 

Trois ans après, vint à Paris un étranger 
qui efiectivement, et à la vue d'un peuple 
infini, traversa HT rivière à pied sec. 

Cet homme fit un myst^ des moyens qu'il 
avait employés dans «on exp^ience. Il eut 
grand soin de cacher la chaussure dont il s'était 
servi dans sa traversée : il voulait apparem- 
ment vendre cher son secret ; mais le peu d'u- 
tilité qu'on pouvait en tirer n'en méritait pas 
la peine. C'était, sans doute, des espèces -dé 
scaphes, ou des scaphandres ap^iqués aux 
deux pieds. 

On trouve dans toutes les rivières des bacs 



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DB iOOLBOJlî. 33 1 

OU des bateaux pour les trayerser. II est rare 
qu'où i^itbesoin de secours extraordit^airé pour 
passer l'eau; et en ce cas^ on ne pourrait pas 
toujours avoir sur soi ces machines qui né 
peuvent pas être ni l^èreft ni cotnniodes à 
porter. 

Cette expérience a cependant fourni une 
nouvelle justification auic auteurs du Journal 
de Paris y qui avaient vu de loin la possibilité 
de la découverte. 

On s'étonne *de la quantité immense de 
feuilles qui se débitent tous les jours à Paris. 
L'homme du monde le plus curieux et le plus 
désœuvré n'en pourrait pas lire fa totalité, 
en y employant même tout son temps : je par- 
lerai de celles que je connais davantage. 

La Xiazettede France qui parakdeux fois 
par semaine ne donne pas les nouvelles les 
plus fraîches , mais les plus sàres : farticle de 
Versailles est intéressant à cause des nomina-^ 
tions et des présentations; c'est un texte sur 
et peqiétuel pour les titres, pour les digni^s 
et pour les charges. 

Le Courrier de V Europe est tme gazette wÈt- 
glaise traduite en français; «lie donne des ^dé- 
tails très «tendus dés débafts eft des harangues 



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33a MÉMOIRES 

des parlementaires, et ne traite pas mieux le 
parti des royalistes que celui de l'opposition: 
Cette feuille a été très courue et très intéres- 
sante pendant la dernière guerre, et elle en- 
tretient toujours la curiosité du public sur les 
démarches du gouvernement britannique. 

Les gs^ttes de Hollande, celles d'Alle- 
magne et quelques unes d'Italie , qui s'impri- 
ment en France, sont utiles pour confronter 
les nouvelles ; les gazetiers s'empressent d'en 
. donner; ils n'ont pas le temps de les vérifier : 
ils se trompent quelquefois , et la nécessité de 
se dédire leur fournit des articles pour remplir 
les feuilles successives. 

Le Mercure de France , que l'on appelait 
autrefois Mercure galant y a changé l'ordre de 
sa distribution ; au lieu d'un volume par mois, 
on en débite une partie tous les samedis ; c'est 
une société de gens de lettres qui s'en occupe : 
il embrasse les arts, les sciences, la littérature, 
les spectacles, les nouvelles politiques, et il a 
toujours conservé l'ancien usage des énigmes 
et des logogriphes, dont il donne l'explication 
dans le volume qui suit. 

V Année littéraire est aussi une feuille pé- 
riodique qui parait tous les mois, et dont 




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DE goldôwi. 333 

M. Fréron était Fauteur à mon arrivée à Paris : 
c était un homme très instruit et très sensé; 
personne ne faisait l'extrait d'un livre ou d'une 
pièce de théâtre mieux que lui : il étaitméchant 
quelquefois^ mais c'était la faute du métier. 

Ce qui rendait ce journal plus piquant*, 
c'était la guerre qu'il avait déclarée au philo- 
sophe de Férney • L'homme célèbre eut la fai- 
blesse dé s'en fâcher : Fréron était sa bêtfe 
noire ; il le fourrait partout / il le chargeait de 
sarcasmes, de ridicules , et cela fournissait au 
journaliste de nouveaux matériaux pour rem- 
plir ses feuilles et pour amuser le public. Cet 
ouvrage périodique est passé entre les mains 
d'un homme de mérite dont la plume est heu- 
reuse, et le jugement estimable. 

Le Journal des Sas^ans n'est pas fait pour 
tout le monde : il répond bien à son titre; mais 
en général on aime mieux s'amuser que s'in- 
struire. 

La Gazette des Tribunaux est utile aux gens 
de robe et aux plaideurs, et le Journal d'A-: 
griculture intéresse les cultivateurs; mais ils 
sont très bien faits l'un et l'autre', et ils trou- 
vent assez de lecteurs pour récompenser la 
peine de leurs auteurs. ^ 



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334 MÉMOIRES 

Une feuille périodique qui a été très heu- 
reuse , et qu'on lit encore avec un certain plair- 
sir, c'est celle qui parait chaque mois sous le 
titre de Bibliothèque des Romans. 

Le Journal de Littérature mérite certaine- 
ment d'être lu. Il est très bien écrit, et ses 
critiques sont très bien faites. 

Le public se plaint quelquefois que le Jour-- 
nalde Paris n'est pas assez riche de nouveau* 
tés ; mais peut-il y en avoir tous les jours? et, 
d'ailleurs, peut-on tout dire, tout écrire, tout 
imprimer ? 

On 7 trouve larticle des (^ctacles qui ne 
manque jamais , et qui pourrait tout seul con-* 
tenter une grande partie des curieux abonnés. 
Le Journal de France s'en «st emparé aussi; 
mais il n'y a pas de mal de voir les ouvrages 
dramatiques jugés par deux auteurs différens. 

Le lendemain de la nouvelle représentation 
d'une pièce, vous en voyez dans ces deux 
journaux l'exposition, le succès et la critique; 
quelquefois les journaux sont d'acpord, quel- 
quefois i|s diflerent dau^ leurs avis : il en est 
an plus sév^e ; l'autre est beaucoup plus in- 
dulgent : je ne l^s nommerai p9us : le public 
les connaît. 



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DE G0LD05I. 335 

Ces expositions > ces critiques sont des leçons 
très utiles pour les jeunes auteurs; d autres 
feuilles donnent au bout de quelque temps 
des extraits et des remarques sur les mêmes 
pièces ; mais les secours tardifs sont inutiles* 
La proAiptitude des journaux dont je viens de 
parler éclaire les auteurs sur-le-champ ^ et une 
pièce tombée à la première représentation se 
relève quelquefois à la deuxième , et fait au- 
tant de plaisir qu'elle avait causé de dégoût. 

C'est le public, me dira-t-on peut-êtire^ qui 
indique l'endroit qui le choque ou qui l'ennuie ; 
mais les auteurs et les comédiens peuvent-ils 
démêler au juste la cause de la mauvaise hu- 
meur de l'assemblée ? 

Ce sont les auteurs des journaux qui ^ d'après 
leur pn^re jugement , et d'après celui des 
spectateurs qu'ils ont eu le temps d'examiner 
attentivementetde sang-froid^ rendentcompte 
des bons et des mauvais effets y et donnent des 
avis salutaires* 

Voilà ma façon de penser sur l'utilité de ces 
ouvrages périodiques que j'estime beaucoup ^ 
mais pour lesquels je ne voudrais pas pour 
tout l'or du monde me voir occupé. 11 n'y a 
rien de si dur que d'être obligé de travailler 



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336 MÉMOIRES 

bon gré, mal grë, tous les jours ; on a beau se 
partager la besogne entre plusieurs écrivains , 
les engagemens avec le public sont terribles ^ 
et la difficulté de plaire à tout le monde est 
désespérante. 

Il y a des ouvrages qui ^ sans être pério- 
diques^ ont une continuation arbitraire. Telle 
est , par exemple , la Vie des hommes illustres, 
ou le Plutarque finnçais de M. Turpin. Ses 
éloges sont puisés dans l'histoire ; mais on ad- 
mire dans cet auteur estimable l'art de rappro- 
cher les faits ^ sans ennuyer le lecteur, et son 
style noble et vigoureux, qui sait relever le 
mérite sans prodiguer l'encens* 

M. Rétif de La Bretonne est aussi ua auteur 
d'une fécondité sans égale : ses Contemporaines 
entr'autres sont connues de tout le monde, et 
se lisent toujours avec satisfaction; il a tracé 
des tableaux de toute espèce : s'il a peint d'après 
nature , il a beaucoup vu ; s'il a travaillé d'ima- 
gination, il a beaucoup deviné. 

Ce serait ici l'occasion de parler du Tableau 
de Paris de M. Mercier ; mais je l'avoue , je 
,me trouve à cet égard fort embarrassé; car , 
j'estime l'auteur^ et je suis piqué contre son 
ouvrage. 



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DE GOLBONI. 33 J 

11 ne trouve rien de beau , rien de bon, rien 
de supportable à Paris ; qui prouye trop ne 
prouve rien. M. Mercier avait fait pleurerie 
public à la représentation de ses drames; il à 
voulu l'égayer à la lecture de son livre. 

Dans l'année 1 783 on donna à Paris la pre- 
mière représentation de l'opéra de Didon, 
paroles de M. Marmon tel, musique de M. Pic- 
cini ; c'est à mon avis le chef-d'œuvre de l'un , 
et le triomphe de l'autre. ' 

Il n'y a pas de drame musical qui s'approche 
plus de la véritable tragédie que celui-ci : 
M. Marmontel n'a imité personne, il s'est 
rendu maître de la fable, et il lui a donné 
toute* la vraisemblance et toute la régularité 
dont un opéra est susceptible. 

Quelques uns disent que M. Marmontel a 
travaillé son drame d'après Métastase ; ils ont 
tort. Didon a été le premier ouvrage du poète 
italien; on y reconnaît un génie supérieur, 
mais on y remarque en même temps les écarts 
de la jeunesse, et l'auteur français aurait mal 
réussi s'il avait cherché à l'imiter. 

M. Piccini, après avoir travaillé sur des 
poèmes ingrats , a trouvé celui-ci qui pouvait 
faire briller ses talens, et il en a su profiter, 
u. aa 



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338 MÉMOIRES 

Madame Saint-Huberti , aussi bonne actrice 
que bonne musicienne, a supérieurement 
rendu le rôle de Didon , et cet ouvrage est jus- 
tement regardé comme un monument pré- 
cieux de lopéra français* 

Depuis quelques années ce spectacle avait 
beaucoup perdu de son ancien crédit ; il s'est 
vigoureusement soutetiu depuis qu'on a pris 
le parti de multiplier les nouveautés ^ et d'en 
varier les représentations. 

On donnait autrefois le même opéra, bon 
ou mauvais, pendant trois ou quatre mois, 
et les spectateurs diminuaient tous les jours; 
à présent la salle est toujours remplie , on a 
beaucoup de peine à trouver des loges à 
Tannée. 

Ce qui a aussi beaucoup contribué à Tagré- 
ment de ce spectacle, c'est un nouveau genre 
de drames que l'on y a introduit , et qu'on 
pourrait appeler desopéras-<;omiques décora. 
Colinette à la cour^ V Embarras des richesses, 
la Caravane y Panurge dans File des lan^ 
ternes , et bien d'autres, ne sont que des es^- 
quisses de comédies sans intrigue et sans in- 
térêt, et dont le dialogue ne donne pas asse2 
de temps pmir en démêler le sujet; mais dé la 



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X 



DE GOLDONI. àSg 

musique charmante, des ballets de ]à pli^s 
grande beauté, des décorations maginfiques 
donnent du mérite à rensemble et du plaisir 
au public; c'est bien la le cas de dire, quîe la 
sauce vaut mieux que le poisson. 

Je n*entends pas porter atteinte au mérite 
des auteurs qui ont travaillé dans ces baga- 
telles, ils se sont conformés à la singularité des 
ouvrages qu'on leur avait demandé^; ik ont 
réussi à bien servir les autres parties du spec- 
tacle qui en faisaient l'objet principal ; et il 
parait que le public en a été satisfait. 

Ce public que l'on accuse d'être si difficile , 
si rigide , est parfois très docile ^ très indul-^- 
gent ; vous n'avez qu'à lui présenter les choses 
pour ce qu elles sont^ sans morgue et ^atis pré- 
iention, il applaudit aux endroits qui l'amu- 
sent sans examiner le fond du sujet. 

Ix Mariage de Figaro a eu le plus grand 
succès à la Comédie Française , parce que l'au- 
teur avait fait précéder ce titre par celui de la 
Folle Journée. 

Personnelle connaît mieux qae M. de Beau- 
marchais les défauts de sa pièce; il a donné 
des preuves de son talent dans ce genre > et s'il 
avait voulu faire 4^ 9011 Figaro une comédie 



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34o MÉMOIRES 

dans les règles de Fart , il Fauraît faite aussi 
bien qu'un autre; mais il n'a voulu qu'égayer 
le public, et il y a parfaitement réussi. 

Le succès de celte comédie a été extraordi- 
naire en tout. On donne régulièrement aux 
théâtres comiques à Paris, deux ou trois pièces 
par jour ; Figaro remplissait tout seul le spec- 
tacle; il faisait courir le public deux ou trois 
heures avant le lever de la toile ; il le faisait 
rester trois quarts d'heure plus tard qu'à l'or- 
dinaitre, sans l'ennuyer : le voilà à sa quatre- 
vingt-sixième représentation; il est toujours 
frais , toujours applaudi ; et ce qu'il y a de plus 
singulier, c'est que les mêmes personnes qui 
le critiquent en sortant du spectacle, ne cessent 
pas d'y revenir, et s'amusent de ce qu'elles 
avaient critiqué. 

M. de Beaumarchais avait donné quelques 
années auparavant une comédie intitulée le 
Barbier de SésfiUe^ et ce même Espagnol qui 
portait le nom de Figaro, fournit le sujet de 
la Folle Journée. 

La première de ces deux pièces a été goûtée, 
applaudie. L'auteur venait d'essuyer un pro^ 
ces'; il avait défendu sa cause lui-mênié ; ses 
plaidoyers étaient gais, plaisans et bien écrits; 



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DE GOUXXStï. 34 1 

on les lisait partout, ils faisaient le sujet des 
conversations ;. il avait eu Tadresse d'insérer 
dans le Barbier de Séville des anecdotes mas* 
<]uëes qui rappelaient son procès, et donnaient 
du ridicule à ses adversaires : tout cela contri- 
bua infiniment au succès de ]a pièce. 

Dans celle du Mariage de FïgctrOy il n'y 
avait pas de sarcasme pour des particuliers , 
mais i] y en, avait pour tout le monde ; per- 
sonne cependant ne pouvait s'en plaindre, les 
critiques tombaient sur des vices , sur des ri- 
dicules que Ton rencontre partout; tant pis 
pour ceux qui s'y Reconnaissent. 

Les connaisseurs et les amateurs du bon 
genre faisaient retentir leurs plaintes contre 
ces oqvrages<juî , à leur avis , étaient faits pmir 
dégrader le Théâtre Français; ils voyaient une 
espèce de fanatisme qui entraînait leurs comtr 
patriotes, et craignaient qjue la maladie ne 
devint contagieuse.. 

L'expérience leur fît voir le contraire. On 
donna en même temps à la Comédie.Française 
des nouveautés qui n'eurent pas moins tout le 
succès qu'elles pouvaient maériter; Coriolan, 
par exemple, de M. de Laharpe; le Séducteur^ 
de M. de Bièvre ; les ^s^eux difficiles^ et la 



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34^ MÉMOIRES' 

Fausse Coquette^ de M. Vîgée : ce dernier au- 
teur a été même encouragé par le public; on 
a trouvé les jH^emiers essais de son talent du 
meilleur goût y du meilleur ton, du meilleur 
style; et on «i lieu d'espérer en lui un soutien 
de la bonne comédie. 

Je m'intéresse beaucoup à ce jeune auteur ^ 
parce que j'ai l'honneur de le connaître par-* 
ticulièrement : c'estle frèrede madame Le Brun 
de l'Académie royale de Peinture , et dont les 
ouvrages font honneur à son sexe . J'ai fait cette 
keyreuse connaissance cheas madame Berti-* 
nazzi , veuve de M. Carlin ; je fréquentais cette 
maison du vivant du mari; je ne l'ai pas quit- 
tée depuis. 

On ne peut pas être plus aimable que ma- 
dame Carlin; beaucoup d'esprit, beaucoup de 
gaité y toujours égale, toujours honnête, tou- 
jours prévenante; sa société n'est pas nom- 
breuse, mais bien choisie; ses anciens amis 
sont toujours les mêmes; elle aime le jeu, et 
moi aussi. 

Vers la fin de l'année 1784^ pendant que je 
travaillais à la deuxième partie de mes Mé- 
moires, et que je faisais des extraits de pièces 
de mon théâtre , un de mes amis vint me par- 



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DE OOLSONI. 343 

Ur d'une affaire qui était on ne peut pas plus 
analogue <au travail dont j étais occupé. 

Un homme de lettres que je n'ai pas rhoQ- 
Heur de connaître , avait envojé à M. Cout^ 
celle de la Comédie Italienne ^ une de mes 
comédies qu'il avaii traduite en français; il 
priai t lauteur de me la présenter , et de la faire 
jouer si j'étais content de sa traduction; hievL 
entendu, disait* il très honnêtement, <pie 
Vhonneur et le profit devaient appartenir a 
lauteur. 

La pièce en question est intitulée en italien, 
un Curioso Accidente ( une Plaisante Aven« 
ture ) : on en trouve l'extrait dans la deuxième 
partie de mes Mémoires, avec des notices bis- 
toriques qui regardent le fond du sujet ( an* 
née 1755). 

Je trouvai la traduction exacte, le style 
n'était pas coupé à ma manière, mais chacun 9t 
la sienne \ le traducteur avait changé le titre 
en celui de la Dupe de soi^¥nême;\e n'en étais 
pas mécontent ; je donnai mon consentement 
pour qu elle fût jouée ; les comédiens ta re-p. 
curent a la lecture avec acclamation ; elle fo| 
donnée l'aquée suivante , et elle tomba ne%. 

Un endroit de la pièce qui avait &it le plue 



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344 .MÉMOIRES 

grand, plaisir en Italie ^ révolta^ le public a 
Paris : je connais la délicatesse française , et 
j'aurais du le prévoir; maiscœnme cétait un 
Français qui en avait fait la traduction , et que 
les.comédiens Favaient trouvé charmante, je 
me suis laissé conduire. Jo-me serais peut-être 
aperçu du danger si j'avais pu assister aux ré- 
pétitions; mais j'étais malade, et leS' comédiens 
étaient pressés de la faire paraître. , 

J'avais donné quelques billets d'ampbithéà- 
tre et de parterre pour la première représen-» 
tation; personne ne vint chez moi m'en donner 
dçs nouvelles^ cétait mauvais. signe; je me 
couchai cependant sans m'informer de l'évé-* 
nement, et ce fut mon perruquier qui, les 
larmes aux yeux , me fît le lendemain le détail 
de la chute solennelle de la pièce : je la retirai 
sur-le-champ ; et, comme je me partais beau- 
coup mieux ce jour-là, je dinai de très bon 
appétit. 

Accoutumé depuis l(»ig-temps aux succès^ 
tantôt bons ^ tantôt mauvais, je sais rendre 
justice au public, sans lui sacrifier ma traur- 
quillité ; ce qui ,me , jfachait davantage , c'était 
que personne ne yenait me voir , personne 
ji'envqyait s'informer de l'état de ma conva- 



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DE GOLI]|^r. 345 

lescenœ. J'écrivis à mes amis pour savoir si 
ma pièce les avait indignes; au contraire^ c'était 
par trop d'amitié y par trop de sensibilité qu'ils 
a'osaient pas faire éclater devant moi leur cha- 
grin ; nous nous vîmes enfin , et c'était moi qui 
faisais l'ofTice de consolateuré 
. La mode a toujours été le mobile des Fran- 
çais y et ce sont eux qui donnent le ton à 
l'Europe entière^ soit en spectacles, soit en. 
décorations y en habillemens, en parure , en. 
bijouterie, en coiffure, en toute espèce d'a- 
grémens; ce sont les Français que l'on cherche 
partout à imiter. 

A l'entrée de chaque saison, on voit à Ve- 
piise, dans la rue de la Mercerie, une figure 
habillée, que l'on appelle la Poupée de France; 
c'est le prototype auquel les femmes doivent 
se conformer, et toute extravagance est belle 
d'après cet original. Les femmes vénitiennes 
n'aiment pas moins le changement que celles 
de France : les tailleurs, les couturières, les 
marchandes de modes en profitent; et si la 
France ne fournit pas assez de modes, les ou- 
vriers de Venise ont l'adresse de donner du 
changement à la poupée, et de faire passer 
leurs inventions pour des idées transalpines. 



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346 KÉIIOIIIES 

Qaand j'ai donné à Vemse ma ccmiédîe iiK> 
titulée la Manie de la Campagne y j ai beau* 
coup parlé d un habillement de femme quW 
BommaU le Mariage^ celait une robe d'une 
étoffis tonte unie , avec une garniture de deux 
rubans de différentes couleui^s, et c'était la 
poupée qui en ayait donné le modèle. Je de- 
mandai en arrivant en France , si cette mode 
existait encore; personne ne la connaissait, 
elle n'avait jamais existé ; on la trouvait même 
ridicule y et on se moquait de moi. 

Xeus le ménpe désagrément ici en parlant 
de robes à la polonaise , qu'au moment de moa 
départ les femmes avaient adoptées en Italie ; 
mais douze ans après , je vis les polonaises à 
Paris y comme une nouveauté charmante. 

La mode y en fait d^faabillemens^ a eu , il est 
vrai , un kmç interrègne en France , mais elle 
a repris son ancien empire. 

Que de cbangemens en très peu de temps! 
des polonaises y de lévites, des fourreaux, des 
robes à l'anglaise, des chemises, des pierrots, 
des robes à la turque et des chapeaux de cent 
Ciçons, etdesbonqetsqu ou ne saurait définir, 
et des coiffures ! . • . des coiffures ! . . . 

Cette partie des ajustemens des fenunes, si 



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DB GOLDOlfl. 347 

essentielle pour Felevef lueurs grâces et leur 
beauté^ était arrivée, il y a quelque temps , au 
point de sa perfection ; aujourd'hui ^ j'en de«- 
mande pardon aux dames , elle est insuppor-^ 
taUe à mes yeux. 

Ces cheveux chiffonnes, ces toupets qui 
tCMQibent sur les sourcils, leur donnent des 
désavantage^ qu'elles devraient éviter. 

Les femmes ont tort de suivre en feit de 
coiffure la mode générale; chacune devrait 
consulter son miroir, examiner ses traits, 
adapter l'arrangement de sa chevelure à Vair 
de son visage, et conduire la main de son per- 
ruquier. 

Mais avant que npes Mémoires sortent de la 
presse, on verra peut-être les coiffures des 
lemmes, et bien d'autres modes changées;, 
on diminuera la grandeur des boucles, on 
rognera les chapeaux, on donnera plus de no- 
blesse aux habttkmens des femmes , et plus 
d^ampleur aux culottes des hommes. 

Il y eut une grande affaire à Paris dans cette 
année (i 78$) (i]^ des prisûnni£r& detat furent 
enferipés à. la pastille; le roi ordonna à son 

(1) Pf^c^ç 4u coUier, ou furent impliqués le cardi- 



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348 . KÉMOIRES 

parlanent de les juger , et rarrêt fut prononcé 
le 3q mai de Tannée suivante* 

Je ne parlerai pas du fond de ce procès que 
personne ne doit ignorer; les gazettes en ont 
assez dit , et les Mémoires des accusés ont été 
répandus partout. 

Un personnage illustre, victime d'une du- 
perie inconcevable, fut déchargé de toute 
accusation. 

Un étranger impliqué mal à propos dans 
cette afiàire, fût blanchi de même. 

Une femme intrigante , méchante, crimi- 
nelle , fut punie; le nom de son mari contu- 
mace fut affiché et flétri. 

Un homme qui avait prêté sa plume aux 
escroqueries fut banni à perpétuité , et une 
jeune étourdie, complice sans le savoir, fut 
mise hors de cour par commisération de son 
ignorance. 

Cette cause, singulièrement compliquée, 
occupa le public pendant dix mois; elle fai- 
sait le sujet journalier des conversations , des 

nal de Rohan , raventarier Caglîostro , la comtesse de 
Lamotte et son mari, Vilette, et la fille OîiVa. 

{Noie de Féditeur.^ 



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DE GOLDONI. 349 

cercles et des sociétés de Paris; les personnes 
qui par leurs adhérences y étaient intéressées, , 
vivaient dans l'inquiétude, et les beaux esprits 
faisaient des couplets. 

C'est le ton de la nation: si les Français 
perdent une bataille , une épigramme les con- 
sole; si un nouvel impôt les charge, un vau- 
deville les dédommage; si une affaire sérieuse 
les occupe , une chansonnette les égayé , et le 
style le plus simple et le plus naïf est toujours 
relevé par des traits malins et par des pointes 
piquantes. 

On devait donner des spectacles à Versailles 
pour d'illustres étrangers qui étaient fêtés 
par la cour de France ; mon Bourru biertfai-^ 
sont était du nombre des pièces que Ton avait 
choisies pour cette occasion. 

Mon amour-propre en était flatté à causq 
de la circonstance, et parce que M. Prévillç 
qui venait de se retirer du théâtre devait y 
jouer. 

Cet homme incomparable ne manqua pas de. 
plaire, et même de surprendre, comme à son 
ordinaire ; ma pièce gagna de nouveaux par- 
tisans, et moi-même de nouveaux protec- 
teurs. 



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35o MEMOIRES 

Cest une grande pettequë la Coixiédie Fran- 
çaise vient de faire par la retraite de M. et de 
madame Pr^viUe » et pài* celle de M. Brizard 
et de mademoiselle Fannier : il lui reste ce- 
pendant de bons acteurs^ d'excellentes actrices 
pour conserver cette réputation iqu a juste titre 
elle a toujours méritée. 

Us ont donné depuis sur ce théâtre plusieurs 
pièces tant comiques que tragiques, dont ki 
plus grande partie a obtenu les applaudisse^ 
mens du public. 

Je vais rarement au spectacle , et je ne puis 
pas parler des pièces que je ne connais que par 
relation j mais j'ai vu F Inconstant dé M. Col- 
lin ; j'ai trouvé la pièce charmante et les acteurs 
excellens. IM. Mole, entr'autres, m'a paru 
toujours nouveau , toujours étonnant : c'est le 
même jeune homme, vif, agréable, brillant, 
qu'il était il y a vingt ans. 

Parait-il cet acteur célèbre , en jouant T/n- 
constant^ le même homme qui joue le rôle de 
Dorval dans le Bourru bienfaisant? Je crois 
qu'il réussirait également dans celui de Ge- 
ronte. 

Les Italiens n'ont pas été moins heureux 
dans ces derniers temps. 



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DE GOLDONI. 35 1 

Rtchard-^œur^de-liofi a eia le plos grand 
succès. M. Sedaine j membre de rAcadernie 
Française, et M. Grétrjr, se surpassèrent l'un 
et l'autre dans cet opè'ra-comiqtie charmant , 
et M. Clairyal fit valoir encore davantage le 
mérite du poète et celui du musicien. 

Lorsqu'on retira l'opçra de Richard, il pa- 
raissait difficile d'en trouver un autre qui pût 
le remplacer avec autant de .bonheur. Nina^ 
ou la Folk par ttmouTj fit le miracle; et si le 
succès de cette pièce ne l'emporta pas sur la 
précédente , elle Fa au moins égalé. 

Cet ouvrage de M. MarsoUier eut le mérite 
de faire tolérer sur la scène un être malheu- 
reux sans crime et sans reproche^ et la musique 
de M. Dalajrac fut trouvé benne etai^logue 
au sujet. 

Mais madame Dugazon, qui avait dohnte 
tant de preuves de ses talens dans tous les 
génies 9 dans tous les caractères, dans toutes 
les positions les plus intéressantes, rendit avec 
tant d'art et avec tant de vérité le rôle ex»- 
traordinaire de Nina, qu'on a cru voir une 
nouvelle actrice, ou , pour mieux dire^ on a 
cru voir la malheureuse créature dont elle re- 
présentait le personnage et itnitait les délires. 



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352- MÉMOIKES 

Me yoilà paryenu à l'année 1787, qui est 
la quatre-yingtième de mon âge, à laquelle 
j'ai borné le cours de mes Mémoires. 

Cette conclusion ne peut donc pas regar- 
der les éyénemens de l'année courante , mais 
elle ne me sera pas inutile pour m'acquitter 
de quelques deyoirs qu'il me reste à remplir. 

J'ai nommé dans mon ouyrage quelques 
uns de mes amis, quelques uns même de mes 
protecteurs. Je leur demande pardon si j'ai osé 
le &ire sans leur permission ; ce n'est pas par 
yanité ; les à-propos m'en ont fourni l'occa- 
sion ; leurs noms sont tombés sous ma plume; 
le cœur a saisi l'instant , et la main ne s'y est 
pas refusée. 

Voici y par exemple » une de ces heureuses 
occasions dont je yiens de parler. J'ai été ma- 
lade ces jours derniers; M. le comte Alfieri 
m'a £dt l'honneur de yenir me yoir ; je con- 
naissais ses talens, mais sa conyersation m'a 
ayerti du tort que j'aurais eu si je l'ayais ou- 
blié. 

C'est un homme de lettres très instruit > 
très sayant, qiii excelle principalement dans 
l'art de Sophocle et d'Euripide , et c'est d'après 
ces grands modèles qu'il a tracé ses tragédies. 



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DE GOLDONI, 353 

Elles ont eu deux éditions en Italie ; elles 
doivent être actuellement sous la presse, chez 
Didot, à Paris. Je n'en donnerai pas les détails , 
puisque tout le monde est à portée de les voir 
et de les juger. 

Dans ces mêmes jours de ma convalescence, 
M. Caccia, banquier à Paris, mon compa- 
triote et mon ami^ m'envoya un livre qu'on 
lui avait adressé d'Italie pour moi. 

C'est un recueil d'épigrammes et de madri- 
gaux français traduits en italien par M. le 
comte Roncali, de la ville de Brescia, dans les 
états de Venise. 

Ce poète charmant n^a traduit que les pen- 
sées; il a dit les mêmes choses en moins de 
mots, et il a trouvé dans sa langue des pointes 
aussi brillantes , aussi saillantes que celles de 
ses originaux. 

J'eus l'honneur de voir M. Roncali il y a 
douze ans à Paris , et il me fait espérer que 
j'aurai le bonheur de l'y revoir : cela me flatte 
infiniment; mais, de grâce, qu'il se dépêche, 
car ma carrière est fort avancée , et ce qui est 
encore pis, je suis extrêmement fatigué. 

J'ai entrepris un ouvragé trop long , trop 
laborieux pour mon âge, et j'y ai employé 
II. a 3 



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354 MÉMOIRES 

trois années, craignant toujours de n^ayoir 
pas Tagrément de le voir achevé. 

Cependant me voilà , Dieu merci, encore 
«n vie , et je me flatte que je verrai mes trois 
volumes imprimés , distribués , lus. ... Et s'ils 
ne sont pas loués » au moins j'espère qu'ils ne 
seront pas méprisés. 

On ne m'accusera pas de vanité ou de pré- 
somption, si j'ose espérer quelque lueur de 
grâce pour mes Mémoires; car si j'avais cru 
devoir déplaire absolument, je ne me serais 
pas donné tant de peine , et si dans le bien et 
dans le mal que je dis de moi-même, la ba- 
lance penche du bon côté , je dois plus à la 
nature qu'à l'étude. 

Toute l'application que j'ai mise dans la 
construction de mes pièces , a été celle de ne 
pas gâter la nature , et tout le soin que j'ai em- 
ployé dans mes Mémoires , a été de ne dire 
que la vérité. 

La critique de mes pièces pourrait avoir en 
vue la correction et la perfection de la comé- 
die , et la critique de mes Mémoires ne pro- 
duirait rien en faveur de la littérature. 

S'il y avait cependant quelque écrivain qui 
voulût s'occuper de moi, rien que pour me 



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DE G0LD03SI. 355 

donner du chagrin , il perdrait son temps. Je 
suis né pacifique ; j'ai toujours conservé mon 
sang-froid; à mon âge je lis peu , et je ne lis 
que des livres amusans. 



FIN. 



DE L'IMPRIMERIE DE CRAPELET. 



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