Skip to main content

Full text of "Mémoires du Cardinal Consalvi, secrétaire d'état du Pape Pie VII : avec une introduction et des notes"

See other formats


lê/^' 


■?•.'     ^' 


;^ 


,*^w»  *-.' 


'^• 


^•^v^ 


•?H*JS 


-%- 


■^    .'■*■*•♦ 


t-#ï 


;^J 


tV-'vt: 


'■'■.'if' 


r; 


BIBLIOTHEQUE    CATHOLIQUE 

MORLAIX 


IL  NE  FAUT  PAS  GARDER 

LES    LIVRES 

F»L.US      D'UIXr     IVIOIS 

Toute    (létérioralioii    diin    Livre    siM'a 
compensée  par  une  Amende 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/mmoiresducardi02cons 


MÉMOIRES 


DU 


CMMNAL  COSSALIII 


TOME  SECOND 


L'auteur  et  l'éditeur  déclarent  réserver  leurs  droits  de  reproduc- 
tion et  de  traduction  à  l'étran^jer. 

Ce  volume  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  (direction  de 
la  libraiiie),  en  juin  1864. 


-^^  O  X3  cK-C-£-t— 

PARIS.  —  TYPOGRAPHIE   DE   HE^'RI    PLON 

IMPRIMEUR    DE    l'eMPEREUR 

EUE    GARASClicRE  ,    8. 


1 


âtS^O-^ 


Lettre  du  roi  Louis  X FIJI  au  cardinal  ConsaM, 


fiàt^^i,  U  i^f*^f^^^ 


A  Pa^ai^f'^^^àt^i^i^^ 


MEMOIRES 


DU 


CARDINAL  CONSALVI 

SECHÉTAIIIK    d'kTAT   DU   PAPE   PIE   VII 

AVEC 

UNE  INTRODUCTION  ET  DES  NOTES 
'    Par  J.  CRÉTIiVEAU-JOLY. 


CES  MÉMOIRES,  PUBLIÉS  POUR  LA  PREMIÈRE  FOIS, 


SONT   ENRICHIS 


DU  FAC-SniILE  DE  HUIT  AUTOGRAPHES  PRECIEUX. 


TOME  SECOND. 


PARIS 

HENRI  PLOX,  IMPRIMEUR-ÉDITEUR 

RUK   GAnANClÈRE,    8. 

18Gi 

Tous  droits  réservés. 


APR2    1960 


MÉMOIRES 


DIVERSES  ÉPOQUES  DE  MA  VIE. 


Je  suis  110  à  Rome,  le  8  juin  1737,  et  j'ai  été 
baptisé  sous  le  nom  crHercule  dans  l'église  de  Saint- 
Laurent  in  Danuiso.  Je  suis  le  premier  de  quatre 
flores  et  d'une  sœur,  qui  mourut  au  berceau  avec 
mon  troisième  frère.  Mes  parents  furent  le  marquis 
Consalvi,  de  Rome,  et  la  marquise  Claude  Carandini, 
de  Modène.  • 

Mon  aïeul,  le  marquis  Grégoire  Consalvi,  n'était 
pas  Romain,  mais  de  la  ville  de  Toscanella  '.  Ce 
n'était  pas  non  plus  un  Consalvi,  mais  un  Brunacci. 
La  famille  Brunacci  était  une  des  plus  nobles  de 
Pise;  elle  est  éteinte  depuis  peu  d'années  dans  deux 
femmes,  les  dernières  de  cette  famille.  Il  y  a  environ 
un  siècle  et  demi  qu'un  des  Brunacci  de  Pise  vint 
dans  l'État  ecclésiastique,  et  s'établit  à  Toscanella; 

^  Le  cardinal  (l'Andréa,  étant  délégat  apostolique  de  la  pro- 
vince de  Viterbe,  s'entendit  avec  le  gonfalonier  et  les  principau.x 
habitants  de  Toscanella,  dont  était  originaire  la  famille  du  car- 
dinal Consalvi,  pour  faire  ériger  un  monument  à  ce  grand 
homme.  Le  buste  en  marbre  de  Consalvi,  supporté  par  une 
II.  4 


2  MÉMOIRES 

c'est  de  lui  qu'est  descendu  mon  aïeul  Grégoire 
Brunacci,  comme  le  prouvent  les  lettres  testimo- 
niales de  sa  naissance  et  celles  de  ses  ancêtres, 
extraites  des  registres  paroissiaux.  La  famille  Con- 
salvi,  de  condition  distinguée,  mais  non  appartenant 
à  la  noblesse  romaine,  demeurait  à  Rome.  Le  der- 
nier d'entre  eux,  nommé  Hercule,  laissa  son  héritage 
à  Grégoire  Brunacci,  à  la  charge  de  prendre  les 
armes  et  l'habitation  de  sa  famille ,  comme  il  appert 
de  son  testament.  Ainsi,  Grégoire  Brunacci  devint 
Grégoire  Consalvi.  Enrichi  des  biens  de  la  maison 
Consalvi,  il  s'établit  à  Rome,  où  naquit  mon  père 
Joseph. 

A  la  mort  des  deux  dames  Brunacci,  de  Pise,  ma  fa- 
mille aurait  pu  hériter  d'une  partie  de  leurs  biens  ;  mais 
l'abolition  des  fidéicommis,  décrétée  en  Toscane  par 

colonne  également  de  marbre,  se  trouve  maintenant  à  la  place 
tVhonneur  dans  la  salle  municipale,  avec  l'inscription  suivanle  : 

HEUCILI.    CONSALVI.    PAT.    CARD. 

PU.    VU.    PONTIFICIS.    MAMMI 

FERE.    Ql'ANDIl".    TEMIT.    SACR.    PUINCIPATUM 

A.    NEGOTnS.    PUB. 

Ql'EM 

DIFFICILLIMIS.    REI.    CHRIST.    ET.    PUE.    TEMPORICLS 

ARDVA.    Qtr^QUE.    EXPLANANTEM 

MAGNA.    PERFICIENTE» 

ELROPA.    LMVERSA.    ADMIRATA.    EST 

ORDO.    ET.    POPLLUS.    TCSCAN. 

AVCTORE.    HIERONYMO.    DE.    ANDREA 

ANTIST.  PR.EF.  CIVIT.  ET.  PROV. 

CIVI.    PR.ECLARE.    DE.    PATRIA.    MERITO 

AN.NO.    MDCCCXXXXI. 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  3 

le  grand-duc  Léopold,  avait  précédé.  Elle  rendait 
cette  acquisition  un  peu  douteuse. 

Je  ne  m'en  occupai  point.  L'envie  d'acquérir  n'a 
jamais  été  ma  passion  :  d'ailleurs  mon  existence, 
sans  être  opulente,  suffisait  à  un  modeste  entretien, 
grâce  aux  divers  revenus  des  charges  que  j'ai  suc- 
cessivement remplies.  C'est  ainsi  que,  mis  par  une 
faveur  du  Ciel  en  dehors  de  toute  vanité  et  de  toute 
ambition,  je  n'ai  jamais  eu  l'idée  de  faire  connaître 
que  j'étais  un  Brunacci  et  non  un  Consalvi,  lorsque 
la  jalousie  ou  l'ignorance  de  mes  titres  fit  parler  de 
ma  famille  comme  d'une  famille  de  noblesse  nou- 
velle, et  non  ancienne  comme  n'étaient  pas  les  Con- 
salvi. J'aurais  pu  facilement  démentir  ces  imputations 
ou  erreurs.  Persuadé  comme  je  le  suis  que  la  plus 
précieuse  noblesse  est  celle  du  cœur  et  des  actions, 
convaincu  en  même  temps  de  la  fausseté  de  ces  allé- 
gations, et  persuadé  que  j'étais  bien  un  Brunacci,  et 
non  un  Consalvi  (ce  que  d'autres  d'ailleurs  savaient 
fort  bien),  je  méprisai  ces  bruits,  que  je  pouvais 
faire  tomber  instantanément,  en  mettant  ma  descen- 
dance au  grand  jour  du  Capitole.  Je  ne  changeai  pas 
de  manière  de  voir  quand  la  position  plus  élevée 
où  j'arrivai  par  la  suite  m'aplanissait  beaucoup  la 
voie  pour  le  faire. 

Je  n'avais  pas  six  ans  lorsque  je  perdis  mon 
père.  Il  mourut  de  langueur  à  vingt -cinq  ans, 
le  28  mai  1763,  et  fut  inhumé  dans  l'église  de 
Saint-Marcel  au  Corso,  où  nous  avions  un  tombeau 

1. 


4  MÉMOIRES 

de  famille.  3Ia  mère  aimait  beaucoup  son  frère 
Philippe  Carandini  —  depuis  Cardinal  —  et  son  père, 
qui,  devenu  veuf,  était  entré  en  prélature  et  avait 
une  charge  à  Rome.  Elle  voulut  habiter  avec  eux; 
elle  cessa  de  demeurer  dans  ma  maison,  dont  elle 
tirait  néanmoins  un  douaire  de  huit  cents  écus  par 
an.  Moi  et  mes  deux  frères,  Jacques-Dominique  et 
André,  qui  étaient  le  second  et  le  quatrième,  selon 
l'ordre  de  naissance  des  cinq  enfants  qu'avait  eus 
mon  père  en  six  années  de  mariage,  nous  restâmes 
auprès  de  notre  aïeul  le  marquis  Grégoire. 

Nous  le  perdîmes  en  1766,  et  il  fut  déposé,  lui 
aussi,  à  Saint-Marcel.  Dans  son  testament,  il  nous 
confia  à  notre  tuteur  le  cardinal  André  Negroni.  Ce 
très-digne  personnage  avait  été  élevé  dans  le  collège 
des  pères  Scolopii  '  à  Urbino.  Ce  collège  était  alors 
très-florissant;  on  y  accourait  de  toutes  parts.  Le 
Cardinal  se  détermina  donc  à  nous  y  envoyer  pour 
faire  notre  éducation.  Nous  nous  y  rendîmes  au 
mois  de  septembre  1766. 

Je  restai  dans  cette  maison  environ  quatre  ans  et 
demi ,  et  j'y  fis  mes  études  de  grammaire ,  mes 
humanités,  et  môme,  pendant  plus  d'une  année,  j'y 
suivis  le  cours  de  rhétorique.  Ce  fut*  une  circon- 
stance douloureuse  qui  occasionna  mon  départ  d'Ur- 

*  Les  Scolopii  ou  frères  des  Scuole  pie  appartiennent  à  une 
congre'gation  de  clercs  re'guliers  qu'on  appelle  ai'ssi  les  pauvres 
de  la  Mère  de  Dieu.  Suivant  les  règles  de  leur  fondateur,  saint 
Joseph  Calasanzio,  ils  doivent  se  charger  de  l'éducation  des 
jeunes  gens. 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  5 

bino  avant  d'avoir  terminé  mes  éludes.  Mon  second 
frère,  Jacques-Dominique,  y  contracta  une  horrible 
maladie.  On  l'attribua  —  je  ne  veux  pas  aflirmer 
avec  certitude  que  telle  en  fut  la  cause  —  à  la  bru- 
tale férocité  d'un  religieux,  surveillant  de  la  division 
(prcfetto  délia  camerata)  où  nous  nous  trouvions.  Ce 
surveillant  frappait  avec  un  gros  nerf  de  bœuf,  et 
pour  chaque  peccadille  commise  dans  la  journée,  les 
faibles  enfants  revêtus  seulement  de  leurs  chemises 
au  moment  où  ils  allaient  se  mettre  au  lit.  Or  moi, 
qui  n'avais  que  dix  ans,  j'étais  l'un  des  plus  âgés. 
Mon  pauvre  frère  se  plaignit  bientôt  d'une  douleur 
très-intense  à  l'un  de  ses  genoux,  sans  aucun  signe 
extérieur  tout  d'abord  ;  mais  peu  à  peu  le  genou  se 
dressa  presque  jusqu'au  menton,  et  demeura  ainsi 
durant  le  reste  de  sa  vie. 

Ma  mère  et  notre  tuteur  le  firent  revenir  à  Rome 
pour  le  soigner.  Il  fallut  envoyer  de  Rome  à  Urbino 
la  litière  du  Palais  pontifical  —  on  n'en  trouva  pas 
d'autre,  —  car  il  était  impossible  que  mon  infortuné 
frère  pût  faire  ce  long  trajet  sans  être  porté  sur  un 
lit.  Arrivé  à  la  maison  maternelle,  après  avoir  langui 
dans  la  soufïrance  et  subi  une  opération  chirurgicale, 
il  mourut  vers  l'âge  de  dix  ou  douze  ans  et  fut  en- 
terré à  Saint-Marcel.  Le  grand  amour  que  je  lui  avais 
voué  me  fit  amèrement  ressentir  sa  perte,  bien  que 
je  ne  fusse  que  petit  enfant.  Mais  ce  n'était  pas  le 
coup  le  plus  douloureux  que  me  préparait  mon 
triste  sort. 


6  MÉMOIRES 

Le  Cardinal  tuteur,  voyant  que,  par  suite  de  ce 
trépas,  notre  mère  en  voulait  toujours  au  collège 
d'Urbiuo,  nous  rappela,  mon  frère  André  et  moi, 
pour  nous  placer  dans  le  collège  Nazaréen  à  Rome , 
tenu,  lui  aussi,  par  les  Scolopii.  Mais  une  circon- 
stance accidentelle  ne  lui  permit  pas  de  réaliser  son 
projet.  Le  cardinal  Negroni,  étant  prélat,  avait  été 
auditeur  du  cardinal  duc  d'York,  alors  évèque  de 
Frascati.  Or,  ce  royal  Cardinal,  fils  de  Jacques  lil,  roi 
d'Angleterre,  rouvrait  justement  alors  son  séminaire 
et  son  collège,  qu'il  venait  de  retirer  des  mains  de 
la  Société  de  Jésus.  Comme  il  recrutait  de  jeunes 
clercs  pour  peupler  cet  établissement,  il  demanda  au 
cardinal  Negroni  de  nous  y  envoyer,  lui  promettant 
de  nous  accorder  à  tous  deux  sa  protection  spéciale. 

Le  cardinal  Negroni  ne  put  pas  refuser;  il  vit 
même  qu'il  commençait  notre  fortune  en  nous  plaçant 
sous  la  protection  d'un  aussi  puissant  personnage. 

Nous  fûmes  installés  dans  le  collège  de  Fras- 
cati au  mois  de  juillet  1771  pour  y  terminer  nos 
études.  J'acquis  de  la  sorte  les  faveurs  et  l'amour 
infini  dont,  à  dater  de  ce  moment,  le  cardinal  duc 
d'York  m'honora  jusqu'à  la  dernière  heure  de  sa  vie. 
Je  restai  à  Frascati  environ  cinq  ans  et  demi;  j'y 
terminai  la  rhétorique,  la  philosophie,  les  mathéma- 
tiques et  la  théologie.  J'eus  le  bonheur  d'avoir  en 
rhétorique,  en  philosophie  et  en  mathématiques 
deux  excellents  professeurs,  et  j'appellerai  même  le 
second  très-excellent.  Je  puis  bien  dire  que  c'est  à 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  7 

lui  que  je  dois  presque  entièrement  ce  discernement, 
cette  critique,  ce  jugement  sûr  —  si  toutefois  j'en  ai 
un  peu  —  que  l'indulgence  des  autres,  bien  plus  que  la 
vérité,  a  fait  quelquefois  remarquer  en  moi.  Je  prie 
ceux  qui  par  hasard  parcourront  ces  lignes  de 
regarder  ce  que  je  dis  à  ce  sujet  comme  un  effet  de 
ma  reconnaissance  pour  le  maître  auquel  je  rapporte 
le  peu  que  je  sais,  et  non  comme  une  louange  de 
ma  propre  personne.  C'était  un  homme  d'un  rare 
mérite  :  il  connaissait  la  philosophie,  les  mathéma- 
tiques, la  théologie  et  les  belles-lettres,  et  j'ai  rare- 
ment vu  quelqu'un  digne  de  lui  être  comparé. 

Je  contractai  au  collège  de  Frascati  une  maladie 
très-sérieuse  qui  interrompit  mes  études  pendant 
quelques  mois,  et  non  sans  me  causer  un  véritable 
préjudice.  Je  fus  appelé  à  Rome  et  placé  par  mon  tu- 
teur dans  la  maison  maternelle,  afin  de  m'y  réta- 
bhr.  Je  retournai  ensuite  au  collège.  Je  fis  cette  ma- 
ladie au  printemps  de  1774,  et  je  me  trouvais  en 
convalescence  à  l'époque  de  la  mort  de  Clément  XIV, 
ainsi  qu'au  commencement  du  Conclave  dans  lequel 
Pie  VI  fut  élu.  Ayant  achevé  ma  théologie  au  sémi- 
naire de  Frascati,  je  le  quittai  définitivement  au 
mois  de  septembre  1776.  Mon  tuteur  me  plaça,  et 
plus  tard  il  y  plaça  aussi  mon  frère  André,  qui  était 
resté  au  collège  pour  achever  ses  études ,  dans 
l'Académie  ecclésiastique  ouverte  de  nouveau  à 
Rome  par  le  nouveau  pontife  Pie  VI,  qui  l'entourait 
d'une  spéciale  protection.  J'y  demeurai  six  ans  et 


8  MÉMOIRES 

mon  frère  quatre,  et  j'y  étudiai  les  lois  et  Thistoire 
ecclésiastique  professée  par  le  célèbre  abbé  Zaccaria, 
autrefois  jésuite.  En  sortant  de  cette  académie,  je 
reçus  une  pension  de  cinquante  écus,  ainsi  que  mon 
frère.  Nous  penchions  l'un  et  l'autre  vers  l'état 
ecclésiastique,  moi  plus  que  lui  cependant;  c'est 
pourquoi  j'embrassai  cette  carrière,  quoique  je  fusse 
l'aîné  de  la  famille.  Quant  à  André,  il  renonça  au 
sacerdoce,  non  pour  se  marier  —  ce  qu'il  ne  fit 
jamais,  —  mais  parce  que  sa  santé  ne  lui  permettait 
pas  de  consacrer  toutes  ses  heures,  et  spécialement 
celles  du  matin,  aux  occupations  et  aux  études  im- 
posées par  les  devoirs  de  cet  état  et  les  emplois  qu'il 
aurait  pu  remplir. 

Par  délicatesse  de  conscience,  il  ne  se  crut  pas 
autorisé  à  demander  dispense  pour  conserver  un 
bénéfice  ecclésiastique  de  cent  écus,  qu'il  tenait 
de  la  générosité  du  Pape.  Il  le  remit  loyalement 
entre  les  mains  du  donateur.  Sans  qiie  je  l'eusse 
sollicité,  le  Pape  déclara  au  cardinal  dataire  que  ce 
bénéfice  étant  déjà  entré,  comme  on  dit,  dans  ma 
maison,  il  ne  voulait  point  l'en  retirer,  et  qu'en 
conséquence  on  devait  m'en  attribuer  la  collation. 
Ce  fut  la  seule  rente  ecclésiastique  que  je  touchai 
jusqu'au  Cardinalat.  La  pension  dont  j'ai  parlé  plus 
haut  cessa  de  m'être  payée  à  l'époque  de  l'invasion 
de  Ferrare  par  les  Français. 

Nous  sortîmes,  mon  frère  et  moi,  de  l'Académie  au 
mois  d'octobre  17S2,  avec  la  pensée  d'entrer  dans 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  9 

la  prélature.  11  nous  était  impossible  de  vivre  sous 
le  même  toit  que  notre  mère,  qui,  demeurant  avec 
son  frère,  ne  pouvait  pas  se  réunir  à  nous.  Nous' 
choisîmes  donc  une  habitation  près  d'elle,  dans  le 
casino  Golonna,  aux  Irc  caneUe,  nous  réservant  d'en 
prendre  une  plus  iix.e  et  plus  convena])Ie  quand  je 
serais  devenu  prélat.  Le  20  avril  1783,  tandis  que 
je  demeurais  dans  cet  appartement  provisoire,  je 
fus  nommé  camérier  secret  de  Sa  Sainteté,  et  par 
conséquent  prélat  de  mantellone  '.  A  la  fin  du  mois 
d'août  de  cette  même  année,  je  fus  éprouvé  par  une 
perte  qui  me  causa  une  très-vive  douleur.  J'avais 
jusqu'alors  fréquenté  plus  que  toute  autre  la  maison 
Justiniani  :  j'étais  l'ami  du  prince  et  de  la  princesse 
Justiniani,  ainsi  que  de  leurs  deux  filles,  mariées 
l'une  dans  la  maison  des  princes  Odescalclii,  l'autre 
dans  la  maison  des  princes  Ruspoii.  Cette  dernière 
fut  attaquée  par  la  petite  vérole,  alors  qu'elle  était 
enceinte,  et  il  lui  fallut  dire  adieu  à  la  vie  à  Tàge  si 
tendre  de  dix-huit  ans.  C'était  un  miroir  de  toutes  les 
vertus,  elle  apparaissait  aussi  aimable  que  sage. 
Vingt-neuf  années  se  sont  écoulées,  et  aujourd'hui  je 
ressens  aussi  profondément  ce  malheur  que  le  jour 
où  il  arriva.  Je  puis  dire  qu'après  le  trépas  de  mon 
frère  —  alors  que  j'étais  presque  enfant  —  la  mort 
de  la  princesse  Ruspoii  fut  pour  ma  jeunesse  et  pour 

*  Le  camt'rier  secret  ou  prcint  de  mantellone  n'a  qu'une  charge 
spéciale,  c'est  de  se  tenir  dans  les  salons  ou  antichambres  du 
Pape  pour  recevoir  les  personnes  admises  à  l'audience. 


iO  MEMOIRES 

mon  âge  mur  la  première  de  toutes  les  pertes  si 
cruelles  que  j'eus  à  déplorer  par  la  suite.  Il  paraît 
que  le  Seigneur  voulut  éprouver  ainsi  la  sensibilité 
peut-être  trop  ardente  de  mon  cœur,  ou  plutôt  je 
crois  que,  dans  sa  clémence,  il  chercha  à  punir  mes 
nombreux  péchés  par  ces  deuils  que  mon  caractère 
me  rendait  plus  pénibles. 

Pendant  un  an  et  plus,  je  fus  camérier  secret  du 
Pape.  Au  mois  de  juin  1 784  —  si  je  ne  me  trompe, 
car  je  ne  me  rappelle  pas  très-bien ,  —  ou  dans  le 
mois  d'août  au  plus  tard,  je  devins  prélat  domestique  '. 
J'habitais  déjà  le  peut  palais  au  bas  de  la  daterie; 
je  ne  le  quittai  qu'à  ma  promotion  au  Cardinalat  et 
quand  je  fus  nommé  ministre. 

Aux  vacances  d'automne,  j'allai  à  Naples  avec 
mon  frère  afin  de  rétablir  ma  santé  compromise  par 
une  maladie  assez  sérieuse  que  je  fis  au  mois  de  sep- 
tembre. Nous  revînmes  à  Rome  dans  les  premiers 
jours  de  novembre.  Autant  que  je  puis  m'en  souve- 
nir, il  se  passa  encore  quatorze  ou  quinze  jours  sans 
que  j'eusse  aucune  charge.  J'étais  cependant  référen- 
daire de  la  signature.  La  Curie  se  disait  contente  de 
mes  services,  et  personne  plus  que  moi  n'était  rap- 
porteur d'autant  de  causes.  Des  quarante  qui  sont  le 

1  Les  prélats  ilomesliques  forment  à  Rome  un  corps  essentielle- 
ment distingué.  Ils  occupent  toutes  les  charges  prélatices  qui 
doivent,  selon  leur  mérite  et  les  services  rendus  au  Saint-Siège, 
soit  dans  le  spirituel,  soit  dans  le  temporel,  les  conduire  en 
un  temps  plus  ou  moins  rapproché  aux  honneurs  de  la  pourpre 
romaine.  . 


DU   CARDINAL  COXSALVI.  n 

non  plus  ultra  des  s6aiices  de  ce  tribunal,  moi  seul 
j'en  avais  vingt-cinq  et  même  trente. 

Je  fus  enfin  nommé  ponente  del  buoii  governo  ' 
dans  une  promotion  nombreuse  que  fit  le  Pape  à  peu 
près  au  mois  de  janvier  \  786  —  si  j'ai  bon  souvenir. 
Mon  premier  pas  ne  fut  ni  trop  prompt  ni  trop  ines- 
péré, comme  celui  de  plusieurs  autres  dans  cette  pro- 
motion ,  et  j'aurais  pu,  si  j'avais  songé  à  en  prendre 
la  peine,  avancer  bien  plus  vite.  Il  m'eût  été  facile 
de  marcher  à  pas  de  géant,  ainsi  que  plus  d'un  de  mes 
compagnons  de  l'Académie  ecclésiastique  et  d'autres 
prélats  mes  confrères,  si,  à  l'indulgence  que  me  té- 
moignait le  Pape  et  à  la  réputation  que  me  créait  le 
grand  concours  de  la  Curie,  j'avais  cherché  à  joindre 
quelques-uns  des  bons  offices  de  ceux  qui  s'offraient 
de  me  servir  auprès  du  Souverain  Pontife.  Mais 
outre  que  mon  caractère  était  très-éloigné  de  deman- 
der et  plus  encore  de  faire  la  cour  au  premier  venu 
pour  mon  avancement,  j'avais  eu  sur  cette  matière 
un  trop  bel  exemple  dans  la  personne  de  mon  tuteur, 
le  cardinal  Negroni, 

Cet  homme  sans  ambition,  cpie  sa  probité,  ses 
mœurs,  l'élévation  de  son  esprit,  l'affabilité  de  ses 
manières  et  son  désintéressement  rendaient  incom- 
parable, ne  fut  pas  heureux  dans  sa  carrière.  Durant 

*  On  appelait  à  Rome  ponente  del  buon  governo  les  prélats  qui 
jadis  taisaient  partie  de  la  Congrégation  del  buon  governo.  Cet 
emploi  avait  pour  but  d'examiner  toutes  les  questions  iiiunici- 
pales  et  de  les  juger.  En  18-47,  Pie  IX  a  réuni  ce  tribunal  à  celui 
de  la  Consulte. 


1Î  MEMOIRES 

sa  prélature  il  n'avait  rien  ol)tenu,  malgré  sa  capa- 
cité et  ses  mérites,  uniquement  parce  qu'il  ne  fit  la 
cour  à  personne  et  qu'il  ne  sollicita  rien.  En  fin  de 
compte  cependant ,  la  vérité  perça  d'elle-même,  et, 
sous  le  pontificat  de  Clément  XIÎI,  il  devint  auditeur 
du  Pape  ' ,  cardinal  et  secrétaire  des  Brefs.  Au  Con- 
clave de  Pie  YI,  on  le  mit  sur  les  rangs  pour  être 
élu  Pape,  et  Pie  YI  le  nomma  dataire  '.  Or  jamais  il 
ne  demanda  rien,  et  chose  rare  et  même  unique,  il 
fut  constamment  estimé  et  aimé  par  trois  papes  succes- 
sifs, Clément  XIII,  Clément  XIY  et  Pie  YI,  qui  tous, 
comme  on  sait,  différaient  d'habitudes  et  de  carac- 
tère. Il  professait  donc  une  maxime,  maxime  mise 
par  lui  en  pratique  dès  le  principe  et  qu'il  m'incul- 
quait sans  cesse  avec  beaucoup  d'autres  excellentes, 
—  je  veux  payer  ce  tribut  de  reconnaissance  à  sa  mé- 

1  Avec  le  majordome  et  le  maître  de  chambre  du  Souverain 
Pontife,  l'auditeur  du  Pape ,  un  des  quatre  prélats  palatins  comme 
les  deux  premiers ,  a  le  droit  d'habitation  dans  un  des  palais 
apostoliques.  A  Rome,  on  l'appelle  uditore  smilissiîno .  par  une 
fausse  interprétation  du  titre  latin  auditor  sanctissimi.  Autrefois 
cet  auditeur  assistait  le  Pape  dans  ses  audiences  publiques;  il 
l)révenait  quand  le  Saint-Père  devait  tenir  la  congrégation  de  la 
signature  ou  de  la  grâce.  Il  accordait  la  permission  de  recourir  au 
tribunal  de  la  signature,  et  il  désignait  les  causes  à  rapporter. 

L'auditeur  du  Pape  est  toujours  un  prélat  choisi  parmi  les 
légistes  les  plus  renommés.  Le  Pape  s'en  sert  pour  étudier  et 
approfondir  beaucoup  de  procès  qui  sont  déférés  à  sa  justice 
souveraine.  L'auditeur  a  encore  la  charge  d'apprécier  le  mérite 
des  ecclésiastiques  promus  à  la  dignité  épiscopale. 

-  Le  cardinal  dataire  est  celui  qui  préside  à  la  daterie.  La 
daterie  est  la  chancellerie  où  ,  à  Rome ,  s'expédient  les  actes  pour 
les  bénéfices  et  les  dispenses. 


DU  CARDINAL    C  ON  S  AI,  VI.  13 

moire.  —  Le  Cardinal  me  disait  :  a  II  ne  faut  rien 
demander,  ne  jamais  faire  la  cour  pour  avancer, 
mais  s'arranger  de  manière  à  franchir  tous  les  obsta- 
cles par  l'accomplissement  le  plus  ponctuel  de  ses 
devoirs  et  par  une  bonne  réputation.  » 

Je  suivis  toujours  ce  conseil,  et  quand  j'étais  à 
rx\cadémie  ecclésiastique,  je  ne  flattai  jamais  le  célè- 
bre abbé  Zaccaria —  que  cependant  j'estimais  beau- 
coup. — 

C'était  un  homme  que  le  Pape  aimait  et  qui,  par  ses 
rapports  favorables  sur  les  talents  et  les  études  de 
plusieurs  de  mes  compagnons,  avait  commencé  leur 
fortune.  Je  ne  fréquentais  pas  davantage  les  Cardi- 
naux, ou  ceux  qui  approchaient  le  plus  près  du 
Saint-Père.  Poussant  même  les  choses  au  delà  des 
justes  bornes,  je  ne  visitai  jamais,  ainsi  que  mes 
confrères,  les  neveux  du  Pape,  et  je  n'assistai  jamais 
à  leurs  réunions,  car  j'avais  peur  qu'on  ne  crût  que 
l'intérêt  me  guidait. 

Tandis  que  j'étais  Ponente  del  huon  governo ,  on 
m'attribua  encore  un  autre  emploi.  Il  existait  depuis 
longtemps  une  Congrégation  de  trois  cardinaux,  pré- 
sidant à  la  direction  et  à  l'administration  de  l'œuvre 
de  l'hospice  apostolique  appelé  Saint-Michel  a  Ripa. 
Cet  hospice  contient  cinq  divisions  ou  communau- 
tés, l'une  de  vieillards,  l'autre  de  vieilles  femmes, 
la  troisième  de  filles,  la  quatrième  de  petits  enfants 
et  la  cinquième  de  jeunes  débauchés. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  parler  de  l'importance, 


14  MÉMOIRES 

(le  l'étendue,  de  la  direction  et  de  l'administration 
(m'entraîne  cette  œuvre  gigantescpie.  Deux  des  Car- 
dinaux de  la  Congrégation  étant  morts,  comme  le 
Pape  avait  toujours  eu  la  pensée  d'abolir  cette  Con- 
grégation et  de  faire  de  Saint-Michel  une  charge  pré- 
latice,  il  ne  les  remplaça  pas.  Le  cardinal  Negroni 
survivant  demeura  seul  à  la  tête  de  l'hospice.  La 
Congrégation  avait  pour  secrétaire  monsignor  Vai. 
Quand  il  mourut ,  le  cardinal  Negroni ,  sans  me  con- 
sulter, me  proposa  au  Pape  pour  le  remplacer,  et 
c'est  ainsi  que  je  devins  secrétaire  de  la  Congrégation. 
Je  m'etTorcai  de  mériter  de  mon  mieux  la  confiance 
que  le  Cardinal  me  témoignait;  et  comme  l'état  de  sa 
santé  ne  lui  permettait  plus  de  faire  de  la  direction 
de  ce  grand  établissement  l'objet  de  ses  occupations 
assidues,  ce  soin  retomba  sur  moi  seul.  J'eus  à  traiter 
toutes  sortes  d'affaires. 

L'année  1789  arriva.  Ce  fut  une  époque  de  grands 
désastres  généralement  pour  tous,  à  cause  de  la  révo- 
lution sans  pareille  qui  éclata  en  France  vers  la 
moitié  de  cette  année,  et  qui  se  répandit  comme  un 
vaste  incendie  dans  l'Europe  entière  et  même  au 
delà.  Ce  fut  aussi  pourmoi,  en  particulier,  une  époque 
de  véritables  disgrâces  qui  surgirent  alors ,  ou  dont 
les  conséquences  se  firent  sentir  plus  tard. 

Et  d'alDord,  vers  les  premiers  jours  de  l'année, 
mes  amertumes  commencèrent  par  la  perte  que  je 
fis  de  mon  cher  bienfaiteur  le  cardinal  Negroni,  L'at- 
tachement que  je  lui  avais  voué  depuis  mon  enfance , 


DU  CAHDINAL  CONSALVI.  15 

—  car  j'étais  sous  sa  tutelle ,  —  les  faveurs  que  j'eu 
avais  reçues,  les  maximes  de  vertu  et  de  bonne  con- 
duite, les  sages  conseils  que  sans  cesse  il  semait  dans 
mon  âme  et  les  exemples  par  lesquels  il  les  appuyait, 
me  rendirent  cette  perte  doublement  cruelle.  De 
pareils  actes  me  gravèrent  profondément  dans  le 
cœur  son  vénérable  et  bien  cher  souvenir. 

Une  attaque  d'apoplexie  causée  par  un  vice  orga- 
nique dont  il  avait  depuis  longtemps  des  présages 
certains,  l'enleva  en  un  instant,  le  17  janvier. 

Peu  après,  mon  cœur  reçut  encore  un  coup  très- 
sensible  du  même  genre.  J'avais  à  mon  service  un 
jeune  homme  de  vingt  ans,  de  mœurs  angéliques, 
d'une  prudence,  d'une  intelligence  et  d'une  capacité 
très  au-dessus  de  sa  condition  ,  d'une  rare  intégrité 
et  d'une  fidélité  sans  exemple,  d'une  propreté  eu 
tout  et  d'une  amabilité  peu  communes.  Un  diman- 
che —  c'était  le  I"  mars,  —  comme  il  revenait 
avec  sa  femme  de  Saint-Michel  a  Ripa,  quatre  sol- 
dats échauffés  par  le  vin  et  par  la. luxure  se  mirent 
à  les  suivre.  D'abord  à  l'aide  de  paroles,  ensuite 
par  des  actes  indécents,  ils  tourmentèrent  la  pauvre 
femme  et  cherchèrent  à  la  faire  accéder  à  leurs 
désirs.  Le  malheureux  jeune  homme,  avec  beaucoup 
de  patience,  hâta  sa  course  sans  oser  se  retourner 
vers  eux.  Mais  voyant  que,  malgré  cela,  ils  voulaient 
exécuter  leur  projet  et  qu'ils  touchaient  les  vête- 
ments de  sa  femme,  il  fit  volte-face  et  leur  dit  avec 
douceur  que  c'était  son  épouse,  et  qu'il  les  priait  de 


;!6  MÉMOIRES 

cesser  leurs  poursuites  et  leurs  obsessions.  Il  n'en 
fallut  pas  davantage  pour  enflammer  leur  colère.  Les 
soldats  le  saisirent  avec  violence,  ils  l'arrachèrent 
d'auprès  de  sa  femme.  A  quelques  pas  de  distance, 
l'un  d'eux,  malgré  ses  prières,  —  il  n'avait  point 
d'autre  défense,  — lui  enfonça  sa  baïonnette  dans 
une  côte.  Le  coup,  ayant  traversé  l'artère,  le  tua  en 
peu  de  minutes,  noyé  dans  une  mare  de  sang.  Ce 
genre  de  mort  et  la  perte  de  cet  excellent  jeune 
homme,  qui  m'était  très-attaché,  me  furent  plus  péni- 
bles qu'on  ne  saurait  se  l'imaginer.  Cette  même  an- 
née, j'eus  la  douleur  de  perdre  la  duchesse  d'Albany, 
nièce  du  cardinal  duc  d'York,  qui  m'avait  toujours 
comblé  de  bontés  et  de  gracieusetés.  Elle  mourut 
très-jeune  à  Bologne ,  où  elle  était  allée  prendre  les 
bains  d'après  l'avis  de  la  Faculté.  Elle  cherchait  à  se 
guérir  de  deux  maladies,  restes  d'une  petite  vérole 
mal  soignée,  ou  qui  n'avait  pas  rendu  suffisamment. 

Enfin  la  mort  d'un  autre  de  mes  domestiques, 
ayant  tous  les  droits  à  mon  estime  à  cause  de  la  fidé- 
lité et  de  l'attachement  avec  lesquels  il  me  servait , 
mit  le  comble  aux  afflictions  de  cette  espèce,  afflic- 
tions, je  l'ai  dit ,  par  lesquelles  mon  âme  a  toujours 
été  très-éprouvée. 

Le  cardinal  Negroni  emportait  dans  sa  tombe  la 
congrégation  de  Saint-Michel  a  Ripa,  et  je  restai  seul 
chargé  de  cette  œuvre  importante.  Je  n'ignorais  pas 
que  la  pensée  du  Pape  était  d'en  former  une  charge 
prélatice  d'un  grade  élevé.  Cependant,  comme  je  ne 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  17 

savais  pas  cola  d'une  manière  officielle,  et  qu'en  ou- 
tre je  présumais  que  ce  changement  ne  plairait  pas 
aux  Cardinaux,  perdant  ainsi  la  prérogative  de  cette 
fonction  dans  laquelle  trois  d'entre  eux  étaient  em- 
ployés à  la  fois,  et  qui  leur  valait  l'exercice  d'une 
magnifique  juridiction ,  sans  compter  d'autres  avan- 
tages, je  crus  que  je  devais  m'adresser  au  Pape  pour 
qu'il  daignât  nommer  un  ou  plusieurs  cardinaux  pro- 
tecteurs afin  de  remplacer  le  défunt. 

En  agissant  de  la  sorte,  je  voulais  encore  empêcher 
les  autres  de  soupçonner  que  j'avais  travaillé  pour 
moi-même,  si  le  Pape,  rendant  cette  charge  préla- 
tice,  venait  à  faire  tomber  le  choix  sur  ma  personne, 
ainsi  que  c'était  le  plus  probable.  Je  me  présentai  donc 
à  Sa  Sainteté;  je  lui  annonçai  la  mort  du  cardinal 
Negroni,  et  le  vide  absolu  qu'elle  produisait  dans  la 
congrégation  dont  j'étais  le  secrétaire.  Je  la  priai  de 
pourvoir  à  la  vacance  en  faisant  une  nouvelle  nomi- 
nation d'un  ou  de  plusieurs  cardinaux.  Le  Pape  me 
coupa  la  parole  en  disant  :  «  Vous  ne  savez  donc  pas 
que  Nous  voulons  rendre  cette  commission  prélatice  ? 
Nous  vouions  que  le  prélat  qui  en  sera  investi  habite 
sur  les  lieux  mêmes,  et  se  trouve  ainsi  à  portée  de 
donner  tous  les  soins,  la  vigilance  et  l'activité  que 
réclame  un  établissement  aussi  vaste,  tant  pour  l'édu- 
cation de  la  jeunesse  et  le  bonheur  de  la  vieillesse, 
que  dans  le  but  de  ranimer,  de  vivifier  et  de  dévelop- 
per de  plus  en  plus  les  arts  si  utiles  qu'on  y  enseigne 
au  grand  avantage  des  individus  et  de  l'État.  »  Je 
II.  2 


18  MEMOIRES 

répondis  qu'il  ne  m'appartenait  pas  d'examiner  les 
volontés  de  Sa  Sainteté,  ni  de  les  prévenir,  et  qu'en 
proposant  la  nomination  d'un  ou  de  plusieurs  cardi- 
naux, je  ne  faisais  que  ce  que  l'état  actuel  des  choses 
me  suggérait  comme  un  devoir  de  situation;  que 
puisque  le  Pape  désirait  opérer  la  modification  indi- 
quée, —  Sa  Sainteté  me  répétait  en  effet  que  depuis 
longtemps  elle  songeait  à  en  agir  ainsi,  — je  le  priais 
de  réfléchir  qu'il  fallait  sans  retard  pourvoir  en  quel- 
que manière  aux  besoins  de  l'hospice;  que  tous  mes 
droits  avaient  cessé  du  moment  que  la  congrégation 
dont  j'étais  le  secrétaire  n'existait  plus.  Il  répliqua  : 
((  Vous  parlez  avec  justesse.  Nous  vous  ferons  expé- 
dier provisoirement  le  titre  de  président  avec  les 
facultés  nécessaires,  jusqu'à  ce  qu'on  rédige  le  bref 
d'institution  du  nouveau  système,  qui  placera  cet 
emploi  prélatice  dans  un  degré  convenable.  » 

Le  Pape  ne  s'ouvrit  pas  davantage  sur  ses  desseins 
ultérieurs;  il  ne  me  dit  point  qu'il  me  confierait  cette 
charge  ou  qu'il  la  destinait  à  un  autre,  quand  on 
aurait  pris  tous  les  arrangements.  Mais  tout  portait  à 
croire  que  je  serais  choisi  de  préférence,  parce  que 
déjà  j'occupais  le  poste  et  que  le  Pape  témoignait  la 
véritable  satisfaction  que  ma  manière  d'administrer 
lui  causait.  Le  rétablissement  de  la  fabrique  des  draps, 
supprimée  depuis  longtemps  dans  cette  pieuse  mai- 
son, m'avait  beaucoup  grandi  aux  yeux  d'un  Pontife 
qui  protégeait  avec  tant  de  splendeur  les  arts  et  les 
établissements  utiles  à  l'État.  Je  ne  parlerai  pas  des 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  <9 

autres  innovations  que  j'introduisis  dans  cet  hospice, 
innovations  dont  Sa  Sainteté  se  montra  fort  contente. 
Pie  VI  vint  peu  après  visiter  Saint-Michel  et  spécia- 
lement la  manufacture  de  draps.  Il  témoigna  une  sa- 
tisfaction inexprimable  en  appréciant  la  beauté  des 
draps  qu'on  y  préparait  et  qui  alors  arrivaient  vérita- 
blement à  une  perfection  jusqu'alors  inconnue.  En 
parcourant  les  diverses  branches  de  cette  administra- 
tion, il  daigna  m'adresser,  en  présence  de  tous,  les 
éloges  les  plus  flatteurs. 

Ma  présidence  provisoire  continua  pendant  quel- 
ques mois.  Elle  prit  fin  le  jour  de  la  promotion,  qui 
fut  l'une  des  plus  nombreuses  dont  on  ait  gardé  le 
souvenir.  La  surintendance  de  Saint-Michel,  trans- 
formée en  charge  prélatice,  jouissait  du  titre  de  pré- 
sident et  du  grade  de  clerc  de  la  Chambre,  et  d'un 
revenu  annuel  de  1,200  écus  romains,  avec  un 
appartement  dans  l'hospice,  — jusqu'alors  le  prélat 
secrétaire  n'avait  absolument  rien  touché.  —  Elle 
fut  donnée,  à  la  surprise  de  tous,  et  je  dirai  aussi  à  la 
mienne,  à  Mgr  Gonoli,  alors  gouverneur  de  Lorette, 
et  plus  tard  cardinal.  Le  Pape  voulait  le  récompenser 
pour  la  nouvelle  route  d'Ancône  jetée  sur  les  bords 
de  la  mer,  et  pour  d'autres  services  qu'il  avait  ren- 
dus. Sa  Sainteté  le  regardait  comme  un  très-habile 
administrateur.  Ce  prélat  avait  travaillé  en  cachette 
afin  d'obtenir  le  poste  que  chacun  croyait  sans  aucun 
doute  m'appartenir  définitivement. 

Je  l'avouerai  ici,  je  n'appris  pas  sans  certain  déplai- 

2. 


20  MEMOIRES 

sir  la  perte  de  la  commission  de  Saint-Michel.  Ce  ne 
fut  ni  par  ambition  ni  par  intérêt  que  je  me  sentis 
lésé  et  blessé;  ma  peine  vint  de  l'attrait  que  je  goû- 
tais pour  ce  genre  d'emploi,  dont  le  but  était  la  cha- 
rité, le  soulagement  et  le  bien-èlre  d'une  si  nom- 
breuse et  si  intéressante  portion  de  l'humanité.  Il  y 
avait  aussi  dans  cette  peine  l'amour  que  l'homme 
éprouve  pour  tout  ce  qui  est  le  fruit  de  ses  propres 
fatigues,  et  je  puis  me  permettre  d'ajouter  que  j'en 
avais  dépensé  beaucoup  et  beaucoup.  Un  autre  inci- 
dent contribua  encore  à  me  rendre  cette  perte  plus 
amère.  Non-seulement  on  ne  me  réserva  dans  l'ad- 
ministration aucune  charge  supérieure  à  celle  que 
l'on  m'enlevait  ou  tout  au  moins  égale,  et  qui  pût 
me  servir  de  compensation,  mais  encore,  malgré  la 
quantité  de  draps  qu'on  avait  à  couper,  comme  on 
dit,  et  la  multitude  d'individus  qui  s'en  habillèrent 
aux  frais  de  la  maison,  je  n'eus  rien;  on  ne  me 
gratifia  de  rien ,  et  je  restai  ponetite  del  buon  governo 
comme  auparavant. 

Je  craignis  que  cette  circonstance  ne  me  fît  soup- 
çonner par  le  public  de  quelque  grave  faute  admi- 
nistrative, quand  il  me  verrait  expulsé  du  poste  que 
j'occupais,  et  expulsé  sans  être  nommé  à  un  autre, 
—  ce  qui,  de  fondation,  est  inouï  à  Rome.  —  Cette 
crainte  fut  ma  plus  douloureuse  blessure.  Un  grand 
nombre  de  cardinaux  et  de  personnages  qui  avaient 
pour  moi  des  bontés  particulières  m'adressèrent  des 
compliments  de  condoléance.  Ces  compliments  me 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  24 

flattèrent  beaucoup,  à  cause  des  expressions  dont  ils 
étaient  accompagnés. 

Le  Pape  lui-même  ne  tarda  pas  à  m'accorder  une 
fiche  de  consolation,  surpassant  par  le  plaisir  qu'elle 
me  causa  l'amertume  éprouvée.  Il  disait  à  tous  ceux 
qui  l'entretenaient  de  la  dernière  promotion  qu'elle 
lui  avait  laissé  une  épine  dans  le  cœur;  qu'il  m'avait 
enlevé  le  poste  de  Saint-Michel ,  parce  qu'il  désirait 
m'employer  au  bureau  (al  tavolino)  et  non  à  la  bou- 
tique (e  non  in  bottega),  —  ce  sont  ses  propres  pa- 
roles, —  c'est-à-dire  qu'il  se  proposait  de  m'enga- 
ger  dans  la  carrière  de  la  magistrature  et  des  charges 
d'étude,  et  non  dans  celle  des  administrations.  Sa 
Sainteté  ajoutait  qu'elle  n'avait  pu  me  comprendre 
dans  cette  promotion  en  me  donnant  une  votanza 
di  segnatura  à  moi  destinée;  qu'après  m'avoir  mis 
sur  la  liste,  il  s'était  aperçu  de  la  nécessité  d'investir 
de  cette  charge  un  autre  qu'il  fallait  rappeler  d'un 
gouvernement  où  son  incapacité  le  rendait  impos- 
sible ,  et  que  c'était  le  motif  qui  l'avait  fait  nommer 
à  ma  place.  Le  Pape  affirmait  que  son  âme  n'aurait 
pas  de  paix  tant  qu'il  ne  pourrait  me  récompenser. 

Ces  paroles  et  d'autres  aussi  atlables  sur  mon 
compte  me  mirent  l'esprit  pleinement  en  repos ,  car 
elles  me  prouvaient  que  le  Saint-Père  n'était  pas 
mécontent  de  moi,  et  cela  me  suffisait.  La  perspec- 
tive d'obtenir  une  charge  que  le  Pape  se  montrait 
disposé  à  m'accorder  était  très-lointaine  :  tout  avait 
été  distribué  dans  la  dernière  promotion,  et  aucun 


22  MÉMOIRES 

poste  n'était  inoccupé.  Mais  exempt  d'ambition  par 
caractère  et  par  la  grâce  du  Ciel ,  je  n'avais  pas  sur 
ce  point  la  moindre  anxiété. 

Je  ne  restai  toutefois  que  fort  peu  de  temps  dans 
cette  incertitude.  La  mort  imprévue  d'un  des  votanti 
di  segnatura  '  fit  vaquer  une  place  à  ce  tribunal. 
Tous  mes  amis  m'engagèrent  à  ne  pas  perdre  un 
moment  et  à  la  demander.  Je  n'accédai  point  à  leurs 
instances,  et  le  Pape  ne  m'en  aurait  point  laissé  le 
loisir  si  j'eusse  voulu  le  faire.  C'est  le  jeudi  saint  que 
cette  mort  arriva.  Le  matin  suivant,  bien  que  ce  fût 
le  vendredi  saint,  bien  que  les  augustes  cérémonies 
de  ce  jour  dussent  avoir  lieu,  et  que,  selon  l'usage, 
la  secrétairerie  d'État  fût  comme  fermée,  le  Pape 
envoya  au  secrétaire  d'État  l'ordre  de  m'expédier 
tout  de^suite  ma  nomination  de  votante  di  segnatura. 
Dès  qu'elle  me  fut  parvenue,  je  courus,  comme 
c'était  mon  devoir,  remercier  Sa  Sainteté.  Elle  n'avait 
pas  pour  habitude  de  recevoir  quand  on  lui  venait 
offrir  des  actions  de  grâces.  Beaucoup  moins  imagi- 
nais-je  être  reçu  ce  jour-là,  et  au  moment  où  le  Pape, 
rentré  dans  ses  appartements  après  la  fonction  du 
vendredi  saint,  et  devant  retourner  quelques  heures 
après  à  la  chapelle  pour  les  matines  que  l'on  nomme 
Ténèbres  y  récitait  complies  et  allait,  quand  il  les  au- 
rait achevées,  se  mettre  à  table  pour  dîner. 

*  Les  votants  de  la  signature  sont  des  prélats  (]ui  composent  le 
suprême  tribunal  de  signature  et  de  grâce.  Ce  tribunal  est  une 
espèce  de  cour  de  cassation. 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  23 

Ayant  appris  alors  que  j'étais  dans  l'antichambre 
où  il  avait  donné  l'ordre  qu'on  ne  me  renvoyât  pas, 
selon  l'usage,  si  je  venais  —  parce  qu'il  désirait  me 
voir  —  il  me  fit  entrer  immédiatement.  Apres  fju'il 
eut  achevé  ses  complies  devant  moi,  il  m'adressa  des 
paroles  si  pleines  de  bonté,  que  je  ne  pourrai  jamais 
les  oublier  tant  que  je  vivrai.  Ce  fut  avec  le  visage 
le  plus  aîTable  et  qui  témoignait  vraiment  la  satis- 
faction de  son  cœur,  qu'il  me  dit  :  «  CherMonsignor, 
vous  savez  que  nous  ne  recevons  jamais  personne 
pour  les  remercîments ,  mais  nous  avons  voulu  vous 
recevoir  contre  l'habitude,  malgré  cette  journée  si 
occupée,  et  quoique  notre  dîner  soit  servi,  afin 
d'avoir  le  plaisir  de  vous  dire  nous-même  ceci.  En 
ne  vous  comprenant  pas  dans  la  dernière  promo- 
tion, parce  que  nous  avons  été  contraint  d'attribuer 
à  un  autre  le  poste  qui  vous  était  destiné,  nous 
avons  éprouvé  autant  de  tristesse  que  nous  goûtons 
de  joie  à  nous  trouver  en  état  de  vous  offrir  de 
suite  la  charge  de  votante  di  segnatiira  miaintenant 
vacante.  Nous  le  faisons  pour  vous  témoigner  la 
satisfaction  que  vous  nous  causez  par  votre  con- 
duite..  Nous  vous  avons  enlevé  de  Saint-Michel, 
parce  que  nous  voulions  vous  faire  suivre  la  carrière 
du  bureau  et  non  celle  de  l'administration.  » 

Le  Saint-^Père  daigna  ajouter  ici  quelques  paroles 
sur  l'opinion  que  sa  bonté,  et  non  mon  mérite,  lui 
faisait  augurer  de  moi  sous  le  rapport  des  études, 
paroles  que  la  connaissance  que  je  possède  de  i^oi» 


24  MÉMOIRES 

même  ne  me  permet  pas  de  transcrire.  11  continua 
ainsi  :  «  Ce  que  nous  vous  donnons  aujourd'hui  n'est 
pas  grand' chose,  mais  je  n'ai  rien  de  mieux,  car  il 
n'y  a  aucune  autre  place  disponible.  Prenez-le  ce- 
pendant, comme  un  gage  certain  de  la  disposition  où 
nous  sommes  de  ^ous  accorder  davantage  à  la  pre- 
mière occasion.  » 

Il  est  facile  de  comprendre  qu'à  un  sembialjle  dis- 
cours, prononcé  avec  cette  grâce,  cet  air  de  majesté 
joint  à  la  plus  pénétrante  douceur  et  cette  amabilité 
qui  étaient  particulières  à  Pie  M,  les  expressions  me 
manquèrent  absolument  pour  lui  répondre.  C'est  à 
peine  si  je  pus  balbutier  :  qu'ayant  recueilli  les  pa- 
roles si  clémentes  qu'il  avait  prononcées  sur  mon 
compte  après  la  promotion,  paroles  qui  m'assuraient 
que  je  n'avais  point  démérité  de  sa  justice  et  qu'il 
n'était  pas  mécontent  de  moi  dans  la  charge  de 
Saint-Michel,  j'étais  fort  tranquille,  et  que  je  l'au- 
rais été  longtemps  encore  et  toujours  ;  que  je  n'avais 
d'autre  désir  que  celui  de  ne  pas  lui  déplaire  et  de 
ne  point  faillir  à  mes  devoirs  dans  tous  les  emplois 
auxquels  il  daignerait  m'appeler. 

Il  m'interrompit  :  «  Nous  avons  été  content,  très- 
content  de  v^ous  à  Saint-Michel;  mais  nous  vous  ré- 
pétons que  nous  voulons  vous  attacher  à  d'autres 
études.  Nos  promesses  d'alors  étaient  sincères,  mais 
ce  n'étaient  que  des  mots;  aujourd'hui  voici  un 
fait  :  ce  n'est  pas  grand'chose,  mais  c'est  plus  en- 
core que  des  mots.  Prenez  donc  ceci  maintenant; 


DU  CARDINAL  CONSALM.  25 

allez,  allez.  Voyez,  mon  dîner  se  refroidit,  et  nous 
devons  ensuite  descendre  à  la  chapelle.  » 

Ce  disant,  le  Souverain  Pontife  me  congédia  avec 
courtoisie. 

Je  devins  ainsi  votante  délia  segnatura  à  Pâques  de 
1790,  après  avoir  été  ponente  del  buon  governo  pen- 
dant trois  années  environ.  Par  ordre  du  Pape,  je 
continuai  encore  plusieurs  mois  la  présidence  inté- 
rimaire de  Saint-Michel  jusqu'à  l'arrivée  à  Rome  de 
3Igr  Gonoli ,  à  qui  je  la  remis.  Il  fut  installé  avec  de 
grandes  formalités,  suivant  le  nouveau  système,  ex- 
pliqué tout  au  long  dans  le  Bref  de  création  de  la 
nouvelle  présidence.  Je  laissai  dans  la  procure  de 
cette  pieuse  maison  un  certain  nombre  de  papiers, 
ainsi  qu'un  compte  rendu.  Ils  relataient  diverses 
opérations  et  changements  faits  par  moi  dans  les 
principales  branches  de  l'administration,  les  motifs 
qui  me  déterminèrent  à  les  tenter  et  les  avantages 
recueillis. 

Il  y  avait  deux  ans  et  quelques  mois,  à  ce  qu'il  me 
semble,  que  j'étais  votant  de  signature  quand  mou- 
rut monsignor  Origo,  l'un  des  trois  auditeurs  ro- 
mains. Vingt-trois  concurrents,  c'est-à-dire  tous  les 
prélats  indigènes  qui  alors  résidaient  à  Rome ,  sans 
m'excepter,  se  présentèrent  pour  le  remplacer.  Je 
confesse  avec  sincérité  que  ce  fut  la  seule  occasion 
dans  laquelle  je  ne  suivis  pas  fidèlement  le  conseil 
de  ne  jamais  rien  demander,  que  m'avait  toujours  in- 
culqué l'excellent  cardinal  Negroni.  J'avais  un  très- 


26  MEMOIRES 

vif  désir  d'être  nommé  auditeur  de  Ro!e  \  Autant  je 
m'éloignais  par  goût  et  par  une  irrésistible  pente 
naturelle  des  charges  d'administration  et  de  toutes 
celles  qui  entraînaient  quelque  arrière-fardeau,  au- 
tant l'auditorat  de  Rote  me  plaisait,  parce  qu'il  n'a 
pas  d'autre  responsabilité  que  celle  de  juger  les 
procès  avec  droiture  et  avec  le  soin  le  plus  attentif 
possible.  On  n'avait  pas  à  redouter  dans  cet  emploi 
les  effets  des  éventualités  extrinsèques  qui  compro- 
mettent souvent,  et  même  sans  aucune  faute  de  leur 
part,  l'honneur  de  ceux  qui  exercent  les  fonctions 
administratives,  les  nonciatures  et  le  gouvernement 
des  cités. 

Cette  manière  de  voir  s'était  si  bien  gravée  dans 
mon  esprit,  que  je  n'avais  jamais  sollicité  ou  con- 
voité aucun  de  ces  emplois.  Et  si  j'ai  pu  vaincre 
ma  répugnance  dans  l'administration  de  Saint-Mi- 
chel, c'est,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  dit,  en  vue  de  la 
charité  que  l'on  y  exerçait.  J'en  étais  venu  au  point 
de  refuser,  et  non  sans  risque,  la  nonciature  de  Co- 
logne, car  sous  Pie  YI  on  ne  pouvait  guère  décliner 
une  charge  impunément. 

Avant  de  nommer  Mgr  Pacca ,  aujourd'hui  car- 

*  Les  aiuliteurs  de  Rote  sont  au  nombre  de  douze.  Ils  composent 
à  Rome  le  tribunal  appelé  par  excellence  Asyhan  juslUiœ ,  le  tri- 
bunal le  ])kis  ancien  et  le  plus  célèbre  du  monde.  Il  jouit  d'une 
réputation  méritée  pour  sa  jurisprudence  canonique  et  civil*,  et 
pour  le  grand  nombre  d'intègres  et  de  savants  magistrats  qu'il  a 
comptés  dans  son  sein.  Les  puissances  catholiques  ont  droit  de 
nommer  chacune  un  de  leurs  sujets  à  cet  auditorat. 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  27 

dinal,  le  Saint-Père  me  fit  savoir  par  le  cardinal 
Negroni  qu'il  m'avait  choisi  pour  ce  poste.  Il  me  fut 
impossible  alors  de  maîtriser  mes  terreurs  de  res- 
ponsabilité. J'appréhendais  beaucoup  que  le  Saint- 
Siège  n'éprouvât  quelque  détriment  de  mon  chef, 
soit  par  mon  incapacité  ou  par  maladresse,  soit  par 
un  incident  déplorable,  et  je  redoutais  de  voir  mon 
honneur  compromis,  même  sans  qu'il  y  eût  de  ma 
faute.  Et  néanmoins  cette  offre  m'était  adressée  pres- 
que aux  premiers  jours  de  ma  prélature;  je  devais 
être  très*flatlé  de  faire  tout  d'un  coup  un  pas  aussi 
rapide,  qui  m'assurait  à  la  fin  le  chapeau  de  Cardi- 
nal, privilège  ordinaire  de  cette  carrière.  En  outre, 
le  Pape  témoignait  le  désir  de  suppléer  à  la  médio- 
crité de  la  fortune  de  ma  maison  pour  les  dépenses 
occasionnées  par  cette  nouvelle  position.  Il  en  agit 
de  la  sorte  avec  3Igr  Pacca,  et  lui  accorda  une  pro- 
vende annuelle  de  trois  mille  écus.  Je  refusai  malgré 
tout  cela,  et  l'un  des  innombrables  bienfaits  du  car- 
dinal Negroni  fut  de  pouvoir  décliner  cet  honneur  sans 
que  le  Pape  en  manifestât  un  déplaisir  quelconque. 

Je  ne  voyais  rien  de  semblable  à  redouter  dans 
l'auditorat  de  Rote.  Ceite  charge  ne  portait  avec  elle 
aucune  responsabilité,  ainsi  que  je  l'ai  dit;  elle  était 
très-enviée  et  ne  sortait  pas  du  cercle  d'études  que 
je  m'étais  tracé.  Si  le  labeur  produisait  de  grandes 
fatigues  à  une  certaine  époque,  il  était  compensé 
par  de  nombreux  mois  de  vacances  et  de  repos. 
Enfin,  je  considérais  que,  quoique  exempt  de  l'am- 


28  MÉMOIRES 

bilion  du  Cardinalat,  toutefois,  en  le  regardant  comme 
le  terme  honorable  de  la  carrière  entreprise,  l'audi- 
torat  de  Rote  m'y  conduisait  lentement,  c'est  vrai, 
mais  certainement,  sans  avoir  besoin  de  mendier  la 
faveur  ou  la  bienveillance  de  qui  que  ce  fût,  ni  de 
faire  la  cour  à  personne,  puisque  le  décanat  de  la 
Rote  mène  à  la  pourpre,  d'après  l'usage,  quand  le 
doyen  n'a  pas  démérité  et  que  l'on  n'a  véritablement 
rien  à  lui  reprocher.  J'étais  jeune  encore  —  j'avais 
environ  trente-cinq  ans  —  et  mon  âge  me  permettait 
d'attendre  le  décanat,  quelque  lenteur  t[u'il  mit 
à  venir. 

J'ajouterai  encore  que  j'avais  un  autre  stimulant 
pour  désirer  si  passionnément  l'auditorat  de  Rote. 
J'éprouvais  un  goût  très-prononcé  pour  les  voyages, 
goût  que  je  n'avais  pu  satisfaire  jusqu'alors  que  par 
une  petite  course  à  Naples  et  en  Toscane,  d'oij  j'étais 
revenu  depuis  peu.  Les  vacances  de  la  Rote  com- 
mençaient aux  premiers  jours  de  juillet  ;  elles  finis- 
saient en  décembre.  J'e  trouvais  donc  ainsi  le  moyen 
de  voyager  chaque  année  pendant  cinq  mois  et  plus, 
sans  manquer  à  aucune  de  mes  obligations  et  sans 
avoir  besoin  de  congés  et  de  permissions  obtenus  à 
l'avance. 

Toutes  ces  raisons  me  firent  désirer  si  fortement 
l'auditorat  de  Rote,  que  je  me  crus  autorisé,  pour 
cette  seule  fois  —  car  je  ne  l'avais  pas  fait  avant  et 
je  ne  le  fis  plus  après  —  et  pour  cette  seule  charge , 
à  me  départir  de  la  maxime  du  cardinal  Negroni, 


DU   CAJUMNAL   COiNSALVI.  20 

d'autant  mieux  que  je  ne  la  violais  point  par  anil)ition, 
mais  par  un  tout  autre  motif,  et  je  dirais  presque 
par  le  motif  contraire.  Toutefois  je  ne  pus  pas  m'em- 
pêclier  de  me  joindre  à  tant  d'autres  concurrents; 
et  je  n'osai  pas  m'abandonner  entièrement  aux  espé- 
rances que  m'inspiraient  les  promesses  que  le  Pape 
m'avait  adressées  deux  ans  auparavant,  promesses  se 
résumant  en  ces  mots  :  «  Nous  veillerons  nous-même 
à  votre  avancement.  » 

Je  comptai  plutôt  sur  ses  bonnes  dispositions,  et 
ne  me  laissai  pas  arrêter  par  le  peu  de  temps  écoulé 
depuis  ma  dernière  promotion.  Je  priai  le  cardinal 
secrétaire  d'État  (Boncompagni)  de  parler  de  moi 
au  Souverain  Pontife  en  même  temps  que  des  autres 
concurrents.  De  peur  que,  pressé  par  les  affaires 
qu'il  pouvait  avoir,  il  n'exauçât  pas  mon  vœu,  je 
demandai  à  l'auditeur  du  Pape  de  vouloir  bien  faire 
connaître  au  Saint-Père  que  moi  aussi  j'étais  sur  les 
rangs,  et  rien  de  plus. 

Telles  furent  les  seules  démarches  que  je  fis  et 
que  j'autorisai  à  faire.  Le  succès  les  couronna  heu- 
reusement, et  je  passai  auditeur  de  Rote  dans  le  mois 
de  mai  ou  de  juin  1792.  Je  ne  me  souviens  pas  de  la 
date  précise. 

Je  ne  puis  exprimer  l'extrême  joie  que  j'en  éprou- 
vai. Ayant  rendu  à  Sa  Sainteté  les  actions  de  grâces 
qui  lui  étaient  dues,  je  crus  de  mon  devoir  de  lui  en 
g,arder,  ainsi  qu'à  sa  famille,  une  éternelle  recon- 
naissance. Je  me  trouvai  très- embarrassé  pour  en 


30  MEMOIRES 

porter  l'hommage  au  duc  Braschi,  son  neveu.  J'ai 
raconté  plus  haut  qu'un  excès  de  délicatesse  m'avait 
toujours  éloigné  de  la  maison  Braschi,  dans  l'appré- 
hension que  l'on  pût  s'imaginer  que  je  la  fréquen- 
tais pour  faciliter  mon  avancement.  En  obtenant 
l'auditorat  de  Rote,  j'avais  touché  le  but  de  mes 
désirs.  Comme  j'étais  bien  résolu  de  mourir  auditeur 
ou  d'attendre  le  cours  naturel  des  choses,  alin  d'en 
être  le  doyen  et  d'arriver  au  Cardinalat  par  cette 
voie,  je  crus  que  visiter  la  famille  Braschi  ce  serait 
alors  gratitude  et  non  plus  intérêt.  Je  surmontai 
avec  peine  la  crainte  que  me  causait  mon  entrée 
dans  un  salon  où  je  n'étais  pas  vu  avec  trop  de 
plaisir  et  non  sans  motif,  car  les  proches  du  Pape 
avaient  désiré  et  soUicité  l'auditorat  de  Rote  pour 
Mgr  Serlupi,  leur  parent.  Je  fus  donc  accueilli  avec 
froideur.  Avant  cette  époque,  je  n'étais  jamais  allé 
au  palais  Braschi,  si  j'en  excepte  trois  ou  quatre 
visites  d'étiquette  en  habit  de  prélat  et  confondu 
dans  la  foule,  pour  l'anniversaire  de  l'élection  du 
Pape.  A  dater  de  ce  jour,  je  ne  laissai  jamais  passer 
une  seule  soirée  sans  me  rendre  chez  les  Braschi ,  et 
je  devins  leur  plus  dévoué  serviteur  et  ami.  Je  crois 
en  avoir  fourni  par  mes  actes  les  preuves  les  plus 
certaines  et  les  plus  constantes. 

J'arrivai  donc  ainsi  à  être  auditeur  de  Rote,  et 
j'occupai  cet  emploi  pendant  près  de  huit  ans.  Tou- 
tefois, en  faisant  abstraction  des  deux  années  environ 
durant  lesquelles  Rome,  après  l'envahissement  de 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  31 

l'armée  française  sous  Pie  VI,  se  trouva  sous  la  do- 
mination républicaine  et  napolitaine,  je  n'exerçai 
ma  charge  que  six  ans,  jusqu'au  15  février  1798, 
jour  où  l'on  proclama  la  République  romaine,  inévi- 
table conséquence  de  l'invasion  des  Français,  effec- 
tuée le  1 0  du  même  mois. 

Je  ne  me  souviens  pas  avec  certitude  si  ce  fut 
après  mon  entrée  à  la  Rote  ou  peu  avant  que  l'on 
me  nomma  secrétaire  d'une  congrégation  de  cinq 
cardinaux,  formée  pour  examiner  les  plaintes  des 
Bolonais  contre  le  plan  d'administration  et  les  autres 
dispositions  établies  par  feu  le  cardinal  Bonconqjagni, 
relativement  au  gouvernement  de  la  capitale  de  cette 
légation. 

Pendant  de  longues  années,  le  Saint-Père  avait 
toujours,  sans  se  laisser  fléchir,  soutenu  ce  plan 
contre  les  efforts  réitérés  que  l'on  faisait  pour 
empêcher  sa  mise  à  exécution.  Mais,  après  les  dé- 
mêlés qui  s'élevèrent  entre  lui  et  ce  Cardinal,  dé- 
mêlés qui  amenèrent  sa  retraite  de  la  secrétairerie 
d'État,  les  nouvelles  plaintes  des  Bolonais  prévalu- 
rent. Quoique  le  Pape,  persuadé  au  fond  de  l'utilité 
et  de  la  justice  de  ce  plan,  en  désirât  la  mise  en 
œuvre ,  il  ne  voulut  pas  refuser  aux  Bolonais  une 
espèce  de  satisfaction  en  faisant  examiner  l'objet  de 
leurs  querelles.  Dans  ce  but,  le  Saint-Père  créa  la 
congrégation  dont  je  parle  :  il  me  choisit  pour  en 
être  le  secrétaire,  et  il  me  confia  cette  charge  infi- 
niment pénible  et  importante  non  moins  en  vue  de 


32  MÉMOIRES 

la  variété,  de  la  grandeur  et  de  la  difficulté  de  la 
matière  qu'il  fallait  traiter,  qu'à  cause  des  questions 
politiques  soulevées. 

Il  s'agissait  en  effet  de  l'opposition  la  plus  obstinée 
faite  par  une  ville  très-illustre  et  très-étendue,  dans 
un  moment  aussi  périlleux  que  l'était  celui  où  nous 
nous  trouvions,  alors  que  les  principes  révolution- 
naires nés  en  France  produisaient  chaque  jour  les 
plus  épouvantables  ravages.  Bien  que  ce  plan  favori- 
sât les  intérêts  du  peuple  et  ne  fût  onéreux  qu'à  la 
noblesse,  toutefois,  telle  était  l'influence  des  idées 
démagogiques  sur  la  multitude,  que  cette  multitude 
abhorrait  le  plan  sans  l'apprécier  et  contre  son 
propre  avantage.  On  devait  non-seulement  recher- 
cher si  le  projet  était  bon  en  lui-même,  mais  encore 
de  quelle  manière  on  pourrait  le  réaliser,  dans  les 
circonstances  actuelles,  sans  fournir  prétexte  à  de 
fâcheux  et  peut-être  à  de  funestes  résultats.  La  dis- 
position des  matières  pour  la  congrégation  qui  allait 
se  tenir  était  sous  ma  surveillance,  ainsi  que  le  rap- 
port au  Pape  exposant  l'avis  des  Cardinaux  et  les 
résolutions  à  prendre  sur  les  demandes  formulées 
par  moi  d'après  les  réclamations  des  Bolonais.  ' 

Ceux-ci  avaient  délégué  à  Rome  un  avocat  et  deux 
sénateurs  qui  combattaient  le  projet  en  s'aidant  d'une 
formidable  masse  de  parchemins  anciens  et  nou- 
veaux. Quant  au  plan,  il  ne  rencontrait  personne 
pour  l'appuyer,  parce  que  le  cardinal  Boncompagni 
s'était  empressé  de  déclarer  qu'il  ne  croyait  pas  de  sa 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  33 

dignité  de  paraître  en  cette  affaire  ;  qu'ayant  rédigé 
le  plan  d'après  les  bases  et  d'après  les  principes  con- 
tenus et  exprimés  dans  le  rescrit  pontifical,  sa  dé- 
fense appartenait  plutôt  au  Pape  qu'à  lui-même.  Je  me 
vis  donc  obligé,  sans  être  avocat  d'office  du  plan,  de 
relever  tout  ce  qui  était  nécessaire  en  chaque  ques- 
tion, afin  de  mettre  les  Cardinaux  à  même  de  n'être 
point  surpris  et  trompés  par  les  accusations  et  par  les 
oppositions  que  se  permettaient  les  mandataires  des 
Bolonais,  sachant  qu'ils  n'avaient  point  de  contradic- 
teurs en  face.  Cela  m'occasionna,  dans  tout  le  cours  de 
l'affaire,  une  très-grande  fatigue,  par  suite  du  genre, 
de  la  multiplicité  et  de  la  difficulté  des  matières. 

Cet  examen ,  qui  dura  nombre  d'années  et  qui  fit 
de  plus  en  plus  ressortir  l'excellence  du  plan  contro- 
versé, ne  put  aboutir,  grâce  à  l'invasion  de  Bologne 
et  à  son  incorporation  avec  la  République  cisalpine. 
Sans  cette  crise,  et  en  sacrifiant  les  quelques  petits 
articles  qui  blessaient  une  certaine  vanité  et  de  vieux 
privilèges  des  Bolonais,  — à  propos  de  quoi  ils  avaient 
peut-être  trop  cédé  au  génie  de  leur  caractère,  —  le 
plan  aurait  été  enfin  mis  en  activité  à  la  satisfaction 
des  Bolonais,  ou  tout  au  moins  sans  les  irriter.  On 
aurait  agi  envers  eux  avec  des  ménagements  et  de 
bonnes  manières,  et  j'en  espérais  un  heureux  succès. 

Dans  les  premiers  temps  de  mon  auditorat  de 

Rote,  et  dès  que  le  long  noviciat  d'usage  fut  achevé, 

je  commençai  à  céder  à  ma  passion  des  voyages.  Au 

mois  d'octobre  et  de  novembre  1 794  ou  95,  —  je  ne 

II.  3 


34  MEMOIRES 

me  souviens  pas  très-bien,  — je  parcourus,  en  com- 
pagnie d'un  de  mes  excellents  collègues,  Mgr  Bar- 
daxi.  Espagnol,  Florence,  Gènes,  Turin,  Milan  et 
Venise,  d'où  je  retournai  à  Rome.  Dans  la  rivière  de 
Gènes,  j'allai  visiter  à  la  Pielra,  au  delà  de  Finale, 
l'armée  autrichienne,  séparée  de  l'armée  française 
par  un  fossé.  En  admirant  sa  belle  tenue  et  ses  posi- 
tions, je  songeais  à  tout  autre  chose  qu'à  la  terrible 
défaite  que  subit,  un  mois  après,  le  général  allemand 
qui  la  commandait.  Celte  défaite  ouvrit  aux  Français 
la  porte  du  Piémont  et  de  l'Italie  entière. 

Je  me  souviens  néanmoins  qu'en  causant  avec  un 
des  premiers  aides  de  camp  du  général,  je  remarquai 
des  principes  et  je  signalai  des  tendances  de  telle 
nature,  que  je  dis  à  mon  compagnon  de  voyage 
que  la  corruption  affichée  par  celui  qui  tenait  de  si 
près  au  chef  de  l'armée  me  faisait  mal  augurer  des 
succès  de  cette  armée.  Je  ne  me  rappelle  pas  avec 
précision  si  ce  fut  la  même  année,  ou  peu  aupara- 
vant, ou  peu  après,  qu'il  m'arriva  un  fâcheux  contre- 
temps par  rapport  au  vicariat  de  la  basilique  de  Saint- 
Pierre.  Ce  vicariat  était  vacant  par  la  promotion  à 
l'archevêché  de  Sienne  de  3Igr  Zondadari,  cardinal 
plus  tard.  La  libre  collation  de  la  charge  appartenait 
au  cardinal  duc  d'York,  archiprêtre  de  la  basilique. 
Il  me  la  conféra  tout  aussitôt  par  un  etfet  des  bontés 
qu'il  aimait  à  me  témoigner,  et  sans  que  j'en  eusse 
fait  ia  demande.  Outre  l'honneur  d'être  vicaire  d'un 
chapitre  aussi  renommé  et  dans  une  semblable  basi- 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  Zi 

lique,  le  cardinal  duc  abandonnait  sur  sa  prébende, 
en  faveur  de  son  vicaire,  les  magnifiques  émoluments 
de  mille  écus  romains  par  année.  Le  Pape  afleclion- 
nait  beaucoup  Mgr  Braneadoro,  —  depuis  cardinal, 
—  alors  nonce  à  Bruxelles,  et  qui  justement  était 
rappelé  à  Rome  en  qualité  de  secrétaire  de  la  Propa- 
gande, pour  remplacer  Mgr  Zondadari.  Le  Saint- 
Père  désirait  que  ce  vicariat  fût  réservé  à  Braneadoro, 
afin  de  subvenir  de  plus  en  plus  à  ses  besoins  per- 
sonnels par  cette  rente  de  mille  écus.  Il  n'apprit  donc 
pas  avec  plaisir  le  choix  qui  avait  été  fait  de  ma 
personne,  non  parce  que  son  affection  pour  moi  était 
amoindrie,  mais  en  vue  du  motif  individuel  que  je 
viens  d'alléguer. 

Les  auditeurs  de  Rote,  une  fois  investis  de  cet 
emploi,  renoncent  aux  canonicats  qu'ils  possèdent, 
comme  incompatibles  avec  l'étude  et  les  occupations 
de  la  Rote.  Cet  usage  fit  naître  au  Pape  l'idée  que  le 
vicariat  avait,  lui  aussi,  ses  incompatibilités,  parce 
que  le  prélat  remplissant  cette  fonction  devait  assis- 
ter au  chœur,  sinon  chaque  jour,  du  moins  les  jours 
de  fête.  Afin  de  s'en  assurer,  il  interrogea  l'archi- 
viste du  chapitre,  —  c'était  l'un  des  bénéficiers,  — 
et  il  lui  enjoignit  de  rechercher  dans  les  archives  si 
jamais  un  auditeur  de  Rote  avait  été  vicaire  de  la  ba- 
silique Yaticane.  «  Chose,  ajouta  le  Saint-Père,  que 
nous  ne  croyons  pas,  car  elle  nous  paraît  incompati- 
ble. »  L'archiviste  commença  ses  investigations  à  dater 
des  dernières  années,  et  il  découvrit  qu'au  temps  du 

3. 


36  MÉMOIRES 

cardinal  Annibal  Albani,  archiprêtre  de  Saint-Pierre, 
monsignor  Mattei  était  son  vicaire;  et  quand  ce  der- 
nier fut  nommé  auditeur  de  Rote,  il  se  dépouilla  de 
sa  charge.  Cela  suffit  à  l'archiviste.  Heureux  de  por- 
ter une  réponse  qui  entrait  dans  les  vues  du  Pape, 
il  ne  prit  pas  la  peine  de  tourner  quelques  feuillets 
de  plus,  pour  évoquer  des  exemples  contraires.  Sans 
même  examiner  si  cette  démission  du  vicariat  avait 
été  volontaire  ou  provenait  d'un  autre  motif  qiie  celui 
de  la  prétendue  incompatibilité,  il  courut  annoncer 
au  Pape  qu'il  avait  très-bien  deviné  et  jugé  fort  saine- 
ment, et  qu'un  auditeur  de  Rote  ne  pouvait  pas  être 
vicaire,  ainsi  que  le  démontrait  le  cas  de  Mgr  Mattei. 
Le  Pape  écrivit  alors  au  cardinal  duc  d'York,  en 
lui  disant  qu'ayant  appris  son  désir  de  nommer  mon- 
signor Consalvi  vicaire  de  la  basilique  Taticane,  il  lui 
faisait  observer  que  ce  prélat  ne  pouvait  point  obte- 
nir cet  emploi,  parce  qu'il  était  auditeur  de  Rote. 
Cette  charge,  disait  le  Saint-Père,  est  incompatible 
avec  celle  qu'on  lui  destine,  ainsi  que  le  prouve 
surabondamment  l'exemple  de  Mgr  Mattei.  Le  Pape 
ajoutait  qu'il  avait  toujours  témoigné  le  cas  qu'il  fai- 
sait de  Mgr  Consalvi  et  l'affection  qu'il  lui  portait; 
que  ce  n'était  point  par  démérite  de  son  chef  qu'il 
agissait  de  la  sorte;  qu'il  s'empressait  de  notifier  tout 
cela  à  Son  Éminence,  avant  qu'elle  me  fît  pai  senir 
une  nomination  qui,  ne  pouvant  pas  subsiste  ,  serait 
révoquée  après  son  envoi,  à  l'extrême  désappointe- 
ment de  tous. 


DU  CARDINAL  CONSALYI.  37 

Le  Pape  n'articulait  pas  un  mot  de  ses  vœux  à 
l'égard  de  Mgr  Brancadoro.  Il  se  promettait  dès  lors, 
je  le  crois  du  moins,  qu'après  avoir  écarté  l'obstacle 
élevé  par  moi,  il  s'y  prendrait  de  façon  à  n'avoir  pas 
l'air  de  ravir  au  cardinal  duc  une  de  ses  préroga- 
tives, la  libre  collation  du  vicariat.  Le  cardinal  duc 
souffrit  beaucoup  de  ce  contre-temps,  car  il  s  était 
fait  une  joie  véritable  de  m'avoir  près  de  lui  en  qua- 
lité de  vicaire.  Emporté  par  l'ardeur  de  son  carac- 
tère, ce  prince  adressa  à  l'instant  même  au  Pape  un 
mémoire  respectueux  et  très-convaincant,  par  lequel 
il  démontrait  avec  évidence  la  faiblesse  de  la  préten- 
due incompatibilité  et  la  différence  existant  entre  un 
canonicat  qui  exigeait  un  service  journalier,  et  le 
vicariat  qui  ne  réclamait  ce  service,  d'après  l'usage, 
que  pour  les  solennités.  Il  y  énumérait  encore  les 
circonstances  qui  avaient  forcé  Mattei  à  offrir  sa 
démission  :  elles  ne  provenaient  point  de  cette  pré- 
tendue incompatibilité ,  mais  bien  de  ce  que  le  pré- 
lat Mattei  ne  trouvait  aucun  avantage  dans  la  charge 
du  vicariat  ne  lui  rapportant  rien,  puisque  le  car- 
dinal Annibal  Albani  n'abandonnait  pas  les  mille 
écus  de  la  prébende,  ainsi  que  lui,  cardinal  d'York, 
le  faisait.  Le  Cardinal  citait  ensuite  dans  son  mé- 
moire de  nombreux  exemples  de  vicaires  de  Saint- 
Pierre,  auditeurs  de  Rote,  et  il  blâmait  la  négligence 
de  l'archiviste  s' arrêtant  à  la  première  page,  sans  se 
préoccuper  de  tourner  les  suivantes,  qui  auraient 
fourni  des  preuves  tout  opposées  à  celles  produites 


s  MÉMOIRES 

par  l'archiviste.  Enfin  il  disait  que,  m'ayantdéjà  ex- 
pédié ma  nomination  —  le  fait  était  vrai  —  avant  de 
recevoir  la  lettre  de  Sa  Sainteté,  il  ne  présumait  pas 
que  l'intention  du  Pape  fût  de  laisser  annuler  cette 
nomination,  puisque  la  prétendue  incompatibilité 
alléguée  ne  subsistait  pas,  et  que  le  Saint-Père  n'avait 
rien  contre  ma  personne,  à  laquelle  il  aimait  toujours 
à  témoigner  tant  de  bontés. 

En  envoyant  ce  mémoire  de  Frascati,  lieu  de  sa 
résidence,  le  cardinal  duc  d'York  ordonna  qu'on  me 
le  fît  lire  d'abord,  sous  la  condition  toutefois  que  je 
ne  dirais  pas  que  le  mémoire  m'avait  été  communi- 
qué. Sa  lecture  me  révéla  l'opposition  du  Pape,  op- 
position que  j'ignorais.  Je  compris  immédiatement 
qu'en  donnant  cours  à  cette  affaire,  je  serais  sans 
aucun  doute  vicaire  de  la  basilique  Yaîicane,  car  les 
raisons  déduites  par  le  duc  d'York  étaient  si  prépon- 
dérantes que  le  Pape  ne  pouvait  pas  les  rejeter.  Mais 
je  ne  me  dissimulai  pas  non  plus  que  l'esprit  du  Pape 
serait  souverainement  blessé  en  voyant  s'évanouir  la 
rente  qu'il  désirait  assurer  à  Mgr  Brancadoro,  et  que 
son  amour-propre  souffrirait  quand  il  reconnaîtrait 
l'insuffisance  de  l'incompatibilité  si  chaleureusement 
soutenue  par  lui.  Je  réfléchis  en  outre  que,  comblé 
de  bienfaits  par  Sa  Sainteté,  je  ne  devais  pas  lui 
manifester  ma  gratitude  en  lui  créant  un  aussi  \if 
déplaisir.  J'arrêtai  donc  le  mémoire  dans  son  cours, 
et  je  me  rendis  en  toute  hâte  à  Frascati,  pour  obte- 
nir du  Cardinal  son  désistement  du  projet.  Le  duc 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  39 

d'York  m'accorda  cette  faveur  après  un  long  débat, 
et  il  se  sentit  si  afïligé,  qu'il  ne  songea  point  à  en 
nommer  un  autre.  Il  ne  voulait  pas,  disait-i! ,  que  le 
Pape,  sans  aucune  raison  valable,  vînt  de  nouveau 
mettre  obstacle  à  l'exercice  de  ses  droits.  Tous  ceux 
qui  ont  su  combien  Son  Eminence  était  vive  et  sen- 
sible à  ce  qui  contrariait  ses  désirs,  surtout  quand 
il  s'agissait  de  personnes  aimées  par  elle,  compren- 
dront facilement  de  quelle  manière  tout  ce  que  je 
raconte  a  pu  arriver. 

Quant  à  moi,  je  fus  heureux  plus  qu'on  ne  pour- 
rait se  l'imaginer  d'avoir  réussi  à  faire  renoncer  le 
cardinal  d'York  à  son  dessein.  J'avouerai  cependant 
que,  si  le  respect  et  la  reconnaissance  que  je  devais 
au  Pape  m'avaient  empêché  d'hésiter  un  seul  instant 
sur  le  parti  que  je  pris,  toutefois  la  perte  de  ce  titre, 
qui  me  plaisait  infiniment  par  suite  de  mon  ardente 
affection  pour  la  basilique  Vaticane,  et  la  privation 
de  ces  mille  écus  de  rente  qui  devaient  me  procurer 
tant  de  commodités  et  de  bien-être  que  la  médiocrité 
de  ma  fortune  ne  me  permettait  pas  de  rêver,  me 
furent  on  ne  peut  plus  pénibles.  Je  ne  terminerai  pas 
ce  récit  sans  ajouter  que,  dans  cette  même  affaire, 
mon  cœur  éprouva  une  jouissance  que  tous  ceux  dont 
les  pensées  se  revêtent  d'une  certaine  délicatesse 
n'auront  pas  de  peine  à  apprécier.  J'eus  le  bonheur 
de  servir  moi-même  d'intermédiaire  au  Pape  pour 
arriver  à  l'accomplissement  de  ses  souhaits. 

Ayant  peu  après  connu  l'affection  que  me  portait 


40  MÉMOIRES 

le  cardinal  duc  d'York,  et  désireuse  de  réussir  dans 
son  projet,  sans  avoir  l'air  de  violer  un  droit,  Sa 
Sainteté  me  fit  appeler.  Elle  me  dit  que,  le  vicariat  de 
la  basilique  de  Saint-Pierre  étant  vacant  depuis  quel- 
ques mois,  il  fallait  que  le  cardinal  duc  s'occupât  de 
le  conférer;  que  c'était  une  de  ses  prérogatives,  et 
que  lui.  Pape,  ne  voulait  le  contrarier  en  rien.  Il  de- 
venait donc  urgent  que  le  Cardinal  avisât,  et  le  Saint- 
Père  désirait  que  je  lui  écrivisse  à  ce  sujet. 

Tandis  que  l'on  m'éloignait  de  ce  poste,  je  n'avais 
pas  su  quelle  était  la  personne  désignée  par  le  Pape 
pour  me  supplanter.  Mais  j'avais  bien  compris  que 
Pie  VI  formait  un  vœu,  et  que  ce  vœu,  il  le  voilait  par 
délicatesse  et  par  diplomatie.  Je  saisis  sur-le-champ 
que  mon  audience  cachait  un  but,  et  qu'on  voulait 
l'atteindre  sans  témoigner  qu'on  l'eut  poursuivi. 
Je  répondis  que  j'allais  à  l'instant  écrire  au  cardinal 
duc,  ainsi  que  Sa  Sainteté  me  l'ordonnait,  mais  que 
je  prévoyais  avec  certitude  sa  réponse.  Son  Altesse 
Royale  m'affirmerait  sans  aucun  doute  que,  sachant 
l'amour  que  le  Saint-Père  conservait  au  chapitre 
Vatican  dont  il  avait  été  membre,  et  les  relations  si 
fréquentes  qu'il  avait  avec  le  vicaire  durant  l'absence 
de  l'archiprètre  résidant  hors  de  Rome,  le  bonheur 
de  Son  Altesse  Royale  serait  de  choisir  une  personne 
qui  fut  plus  particulièrement  agréable  au  Pape,  et 
qu'en  conséquence  elle  le  prierait  de  l'indiquer  lui- 
même.  «  Si  Votre  Sainteté,  ajoutai-je,  daignait  me 
fournir  quelque  indice^4-©-oaurrais  en  parler  au  car- 


DU  CARDINAL  CONSALYI.  41 

dinal  duc  dans  ma  lettre;  de  la  sorte,  on  accélérera 
l'exécution,  qui,  sans  cela,  éprouvera  des  retards,  car 
je  suis  bien  persuadé  que  la  réponse  attendue  sera 
celle  que  je  fais  pressentir  à  Votre  Sainteté.  » 

Le  Pape  me  répondit  avec  ce  ton  de  vivacité  et 
d'emphase  qui  lui  était  naturel  :  «  Oli  !  non,  certaine- 
ment, nous  ne  désignerons  jamais  personne.  Notre 
maxime  est  de  ne  point  usurper  les  droits  d'autrui,  et 
de  laisser  chacun  en  pleine  liberté.  » 

Convaincu  qu'il  plairait  assez  au  Pape  qu'on  lui 
forçat  la  main,  pour  ainsi  dire,  afin  de  lui  arracher 
son  secret,  je  répliquai  que  le  cardinal  duc  appréciait 
pleinement  la  délicatesse  de  Sa  Sainteté,  qui,  pou- 
vant commander  en  sa  qualité  de  maître,  s'abstenait, 
dans  ces  sortes  d'affaires,  de  toute  indication  même 
la  plus  légère,  de  peur  qu'on  ne  la  prît  pour  une 
volonté  ou  pour  un  désir;  mais  que  je  pouvais  assu- 
rer Sa  Sainteté  —  ce  qui  était  fort  vrai  après  mon 
exclusion  —  que  le  cardinal  duc  n'avait  personne  en 
vue  particulièrement;  que,  tout  en  restant  dans  cette 
inditïérence,  il  désirait  aussi  beaucoup,  pour  le  bien 
du  chapitre,  choisir  quelqu'un  qui  pût  plaire  à  Sa  Béa- 
titude ;  que  Sa  Sainteté  ferait  donc  une  véritable 
grâce  au  Cardinal  en  manifestant  le  candidat  qui  lui 
était  le  plus  agréable,  et  qu'ainsi  elle  le  tirerait  d'em- 
barras et  mettrait  fin  à  ses  incertitudes.  J'ajoutai  que 
j'espérais  que  le  Très-saint  Père  accorderait  cette 
faveur  au  cardinal  duc,  sachant  quelle  bonté  et  quelle 
tendresse  il  avait  pour  lui.  Le  Pape  me  répondit  : 


42  MEMOIRES 

«  Vous  êtes  bien  curieux.  Vous  voulez  presque  par 
force  nous  faire  sortir  de  nos  habitudes  :  nous  agi- 
rions certainement  ainsi  pour  le  cardinal  duc ,  mais 
nous  nous  trouverions  très-empêché  nous-même,  et 
nous  ne  saurions  qui  nommer.  » 

Alors  je  répliquai  :  tt  Puisque  Votre  Sainteté  me 
fait  la  grâce  de  s'exprimer  de  la  sorte,  qu'elle  daigne 
y  réfléchir,  et  je  reviendrai  un  autre  jour  à  ses  pieds 
afin  d'obtenir  la  réponse,  »  —  Puis,  avec  une  froide 
et  indifférente"  amabilité,  Pie  VI  laissa  tomber  ces 
mots  :  ((Eh  bien,  nous  verrons  »... 

Il  fit  semblant  de  réfléchir  :  «  Je  crois,  ajouta-t-il, 
qu'autrefois  le  cardinal  duc  montrait  certaine  par- 
tialité en  faveur  de  ce  monsignor  Brancadoro ,  notre 
nonce  à  Bruxelles,  et  qui  va  revenir  sous  peu  à  Rome 
occuper  la  charge  de  secrétaire  de  la  Propagande; 
pensez-vous  qu'il  pourrait  lui  plaire?  Toutefois,  nous 
le  répétons,  c'est  le  droit  du  cardinal  duc,  il  ne  doit 
contenter  que  lui-même  et  ne  pas  penser  à  nous ,  qui 
sommes  on  ne  peut  plus  indilïérent  à  cela.  » 

Je  compris  tout  alors,  et  je  répondis  qu'il  était 
très-vrai  qiie  le  cardinal  duc  avait  une  grande  par- 
tialité pour  monsignor  Brancadoro,  et  que  j'allais  lui 
en  parler  de  suite  avec  la  certitude  qu'il  le  nomme- 
rait vicaire  à  l'instant  même,  parce  que  les  bienfaits 
dont  Sa  Sainteté  comblait  ce  prélat  devaient  faire 
croire  au  cardinal  duc  que  son  choix  serait  bien 
accueilli  par  le  Pape.  —  «  Nousvous  répétons  encore, 
me  dit  le  Saint-Père,  que  nous  ne  voulons  en  aucune 


DU  CARDINAL  CONSALM.  43 

façon  nous  mêler  de  celle  aflaire,  el  que  le  Cardinal 
ne  doit  songer  qu'à  lui-même  dans  une  nomination 
qui  est  de  son  droit.  »  Il  me  congédia  après  ces  der- 
nières paroles. 

Le  jour  même,  je  transmis  tous  les  détails  de  l'en- 
tretien au  cardinal  duc,  et  j'eus  le  plaisir  de  le  voir 
exaucer  ma  prière.  Il  me  chargea  de  retourner  à 
l'audience  et  d'annoncer  au  Pape  que,  pour  user  de  la 
liberté  dont  le  Saint-Père  voulait  absolument  le  faire 
jouir,  il  s'était  déterminé  à  choisir  Mgr  Brancadoro,  et 
qu'il  se  flattait  que  ce  prélat  ne  déplairait  pas  trop  à 
Sa  Sainteté,  puisque  déjà  elle  l'avait  comblé  de  tant 
de  bienfaits.  Le  lendemain  matin,  quand  j'allai  lui 
porter  cette  nouvelle,  Pie  YI  me  dit  :  «  Le  cardinal 
duc  a  fait  un  bon  choix  :  nous  en  éprouvons  beau- 
coup de  satisfaction,  et  il  s'en  trouvera  fort  bien 
servi.  Mandez-lui  cela  de  notre  part.  » 

Ainsi  se  termina  cette  affaire.  Elle  m'a  semblé  assez 
intéressante  et  assez  curieuse  par  la  manière  dont  le 
Pape  la  conduisit;  c'est  pourquoi  je  l'ai  racontée  un 
peu  en  détail.  Je  remarquai  que  dans  les  audiences 
qu'il  m'accorda  à  ce  sujet,  et  qui  furent  très-longues, 
le  Saint-Père  ne  laissa  pas  tomber  de  sa  bouche  une 
seule  syllabe  ayant  trait  à  ce  qui  m'était  arrivé  à  moi- 
même  quelque  temps  auparavant. 

Je  ne  cesserai  pas  de  parler  du  cardinal  duc  d'York 
sans  relater  ici  une  autre  affaire  que  j'eus  avec  lui 
presque  à  la  même  époque.  Il  rédigea  son  testament 
et  me  nomma  son  héritier  fiduciaire  ainsi  que  le  cha- 


44  MÉMOIRES 

noine  Cesarini,  recteur  de  son  séminaire  et  par  la 
suite  évêque  de  Miievi  inpartibus.  Il  nous  communi- 
qua à  tous  les  deux  ses  intentions  quant  à  l'héritier 
propriétaire  ;  mais  relativement  aux  legs  et  aux  autres 
dispositions,  il  ne  s'en  ouvrit  qu'au  chanoine  Cesa- 
rini, son  commensal,  et  qui  ne  se  séparait  jamais  de 
lui.  Le  Cardinal  ajouta  que  je  les  connaîtrais  plus 
tard  par  Cesarini ,  auquel  il  les  expliquait  chaque 
jour. 

Mais  pour  ce  qui  concernait  les  legs  destinés  au 
chanoine  et  à  moi,  il  les  écrivit  de  sa  propre  main, 
ainsi  que  l'institution  fiduciaire.  Il  laissait  au  cha- 
noine Cesarini  600  écus  de  rente  viagère,  et  à  moi 
6,000  écus  une  fois  payés. 

Après  lui  avoir  témoigné  mes  remercîments  pour 
tant  d'honneur  et  tant  de  généreuse  bonté ,  je  lui 
déclarai  que  j'acceptais  l'héritage  fiduciaire,  mais  que 
je  refusais  le  legs  de  6,000  écus.  J'ajoutai  que  le  pré- 
cieux souvenir  qu'il  daignait  conserver  de  moi  en 
m'instituant  son  héritier  fiduciaire  me  suffisait,  et 
que  je  le  priais  de  me  dispenser  de  recevoir  autre 
chose;  que  je  lui  demandais  de  réserver  cette  somme 
pour  augmenter  ses  bienfaits  en  faveur  de  ses  fami- 
liers, qui  le  servaient  avec  tant  de  zèle  et  d'atta- 
chement. 

Le  Cardinal  se  mit  fort  en  colère  et  me  signifia 
d'avoir  à  ne  pas  continuer  sur  ce  sujet,  en  afiirmant 
qu'il  n'adhérerait  jamais  à  mon  refus.  Il  fallait  se 
taire  et  aviser  à  un  autre  moyen.  Je  lui  adressai  donc 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  45 

une  lettre  fort  délicate  et  très-respectueuse,  mais 
pleine  de  raisonnement  et  de  décision.  Sa  réponse 
par  écrit  fut  celle  qu'il  m'avait  donnée  dé  vive  voix; 
puis,  tout  en  protestant  de  nouveau  qu'il  ne  souscri- 
rait jamais  à  ma  prière,  le  Cardinal  concluait  en 
m'avertissant  que,  si  je  lui  on  parlais  ou  si  je  lui 
en  écrivais  derechef,  il  se  tiendrait  pour  offensé  et 
ne  me  reverrait  plus.  Il  fut  convenable  de  se  taire; 
toutefois  je  n'abandonnai  pas  mes  idées. 

Vers  la  même  époque,  mon  cœur  eut  à  souffrir 
d'un  de  ces  coups  qui  me  furent  toujours  si  cruels. 
J'avais  pour  auxiliaire  dans  mon  étude  de  la  Rote 
l'abbé  Dominique  Romich,  noble  de  Macerata,  homme 
d'une  probité  incontestable,  d'une  haute  intelligence 
dans  les  questions  de  droit,  et  qui  possédait  un  esprit 
carré  bien  supérieur  à  tous  les  dons  de  l'imagination. 
Cet  abbé  m'avait  voué  un  attachement  passionné; 
nous  ne  nous  étions  pas  séparés  depuis  le  Buon 
Governo  et  la  secrétairerie.  La  mort  me  le  ravit  alors 
qu'il  était  encore  jeune,  et  je  perdis  trop  pour  ne 
pas  regretter  cette  perte  au  suprême  degré.  Le  frère 
de  l'abbé  Romich  était  soldat.  Il  renonça  au  service 
de  la  France  quand  l'Assemblée  constituante  exigea 
le  serment,  puis  il  entra  dans  l'armée  du  Pape,  où  il 
servit  avec  probité ,  fidélité  et  talent  jusqu'à  la  mort, 
qui  l'enleva,  lui  aussi,  dans  un  âge  peu  avancé. 

C'est  bien  à  propos  que  je  mentionne  ce  fait  mili- 
taire ,  car  je  dois  rapporter  ce  qui  m'arriva  juste- 
ment dans  ce  temps-là  sur  le  même  sujet.  Le  genre 


46  MÉMOIRES 

d'étude  auquel  je  m'eHais  livré  el  mon  aversion  pro- 
fonde pour  toute  espèce  d'administration  et  par-des- 
sus tout  de  responsabilité ,  ainsi  que  je  l'ai  dit  plus 
haut,  me  laissaient  présager  autre  chose  que  ce  dont 
je  vais  m'occuper  maintenant. 

Au  préalable,  il  faut  savoir  qu'au  moment  où  l'es- 
prit révolutionnaire  déborda  de  la  France  sur  les 
antres  nations ,  et  que  républiques  et  démocraties 
s'élevèrent  sur  les  débris  des  gouvernements  légi- 
times, le  souverain  ponlife  Pie  VI  sentit  ses  États 
beaucoup  trop  rapprochés  de  la  république  Cisal- 
pine, d'où  s'échappaient  de  nombreux  embauchages, 
des  essais  de  séduction  et  même  des  bandes  armées, 
afin  d'envahir  et  de  pousser  à  la  révolte  le  pays  soumis 
à  la  domination  de  l'Église.  Bien  moins  dans  l'inten- 
tion d'ouvrir  les  hostilités  contre  la  France ,  ainsi 
qu'on  l'a  prétendu  injustement  —  afin  de  couvrir,  à 
l'aide  de  ce  mensonge,  la  très-injuste  agression  et 
la  dévastation  d'une  partie  de  ses  États  par  la  vole- 
rie  (Jadroneccio)  de  Tolentino ,  —  que  pour  empê- 
cher à  l'intérieur  de  son  patrimoine  les  insurrections 
des  méchants  excités  par  des  menées  et  des  exemples 
étrangers,  et  pour  arrêter  les  agressions  des  Cisal- 
pins se  renouvelant  sans  cesse,  le  Pape  se  vit  obligé 
d'augmenter  le  nombre  des  troupes  déjà  si  restreintes 
que  l'État  de  l'Église  pouvait  solder.  Or  comme  il  ne 
se  rencontrait  personne  qui  eût  assez  de  capacité  et 
d'expérience  pour  organiser  un  système  militaire 
et  pour  le  mettre  à  exécution,  Pie  VI  fit  venir  à  Rome 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  47 

le  général  Caprara,  son  sujet,  qui  se  Irouvail  au  ser- 
vice de  l'Autriche  et  justement  alors  en  disponibilité. 
On  ne  pouvait  placer  le  nouveau  système  militaire 
sous  la  dépendance  absolue  du  prélat  président  des 
armes,  ainsi  que  cela  s'était  pratiqué  jusqu'à  ce  jour, 
et  il  paraissait  impossible  qu'un  général  commandant 
fût  sous  les  ordres  de  ce  prélat.  D'un  autre  côté,  il 
n'entrait  pas  dans  les  usages  du  gouvernement  pon- 
tifical de  confier  une  inspection  supérieure  d'aucun 
genre  aux  séculiers,  de  préférence  aux  ministres 
ecclésiastiques.  Le  Saint-Père  eut  l'idée  d'arranger 
les  choses  de  telle  façon  que  le  général  commandant 
ne  fut  pas  sous  les  ordres  d'un  prélat,  —  il  l'assu- 
jettissait seulement  à  ceux  du  Souverain  lui-même, 
représenté  par  son  premier  ministre ,  le  cardinal 
secrétaire  d'État.  —  Le  Pape  désira  encore  que  le 
Gouvernement  eût  le  moyen  de  contrôler  en  détail 
et  toujours  les  registres  des  affaires  militaires  à 
l'aide  d'nn  de  ses  prélats. 

C'est  dans  ce  but  qu'il  abolit  la  charge  de  président 
des  armes,  remplie  jusqu'à  ce  moment  par  un  des 
clercs  de  la  chambre,  et  qu'il  institua  la  Congréga- 
tion militaire,  formée  du  général  commandant,  de 
quatre  ou  cinq  autres  officiers  et  d'un  prélat  avec  le 
titre  d'ase:esseur.  Le  prélat  servait  d'organe  à  la  se- 
crétairerie  d'État;  il  surveillait  les  travaux  et  la  ma- 
nière de  procéder  de  la  Congrégation. 

Cette  Congrégation  établie  par  Pie  YI  fut  ap- 
prouvée ensuite  solennellement  par  son  successeur 


48  MÉMOIRES 

PieVIî,  qui  la  mentionna  dans  la  Bulle  :  Post  diutur- 
îias  super  restauratione pontifîcii  regiminis. 

Le  Pape  me  désigna  pour  être  le  premier  prélat 
assesseur  de  cette  Congrégation  :  ce  qui  revient  à  dire 
qu'on  me  nomma  aussitôt  qu'elle  fut  créée.  Mes 
prières  et  mes  remontrances,  basées  sur  mon  aversion 
pour  tout  emploi  grevé  d'une  responsabilité  quelcon- 
que, restèrent  vaines.  Il  est  aisé  de  concevoir  qu'en 
ces  temps  orageux  et  difficiles  plus  qu'on  ne  le  pour- 
rait exprimer,  cet  emploi  traînait  à  sa  suite  la  plus 
terrible  de  toutes  les  responsabilités,  je  veux  parler 
de  celle  de  l'existence  même  du  gouvernement  ponti- 
fical, mise  chaque  jour  en  question  par  les  hostilités  à 
l'extérieur,  et  à  l'intérieur  par  les  manœuvres  des 
pervers.  Quoique  en  petit  nombre,  mais  assurés 
d'avance  de  l'impunité  et  fiers  de  la  sécurité  que  la 
protection  des  républiques  Cisalpine  et  Française  leur 
accordait,  ils  étaient  favorisés  par  l'effroi  qu'inspirait 
aux  honnêtes  gens  la  perspective  des  maux  futurs. 
Ces  pervers  osaient  tout,  ils  risquaient  tout. 

Je  ne  dirai  rien  des  nombreuses  fatigues  et  des 
graves  difficultés  de  tout  genre  qu'il  me  fallut  subir 
pour  implanter  et  systématiser  la  nouvelle  institu- 
tion, contre  laquelle  s'acharnaient,  à  l'ombre  de 
puissants  protecteurs,  les  anciens  usages,  les  vieux 
abus  et  le  mécontentement  de  ceux  qui  perdaient, 
par  l'abolition  de  l'autre  régime,  leur  influence, 
leur  arbitraire,  leurs  prérogatives  injustes  et  nui- 
sibles, et  toutes  choses  semblables.  A  l'aide  de  beau- 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  19 

coup  de  patience,  de  travail,  de  fermeté  et  d'éner- 
gie, je  pus  réussir,  sinon  à  maîtriser  ces  oppositions, 
—  ce  qui  était  impossible  —  du  moins  à  les  compri- 
mer et  à  les  rendre  inefficaces  pour  arrêter  les  effets 
de  cet  établissement.  C'est  à  la  coopération  autant 
qu'à  la  capacité,  à  la  probité,  au  zèle  de  ceux  qui 
la  composaient  que  la  cour  pontificale  dut  non-seu- 
lement lu  fin  de  tous  les  désordres  précédemment 
signalés  dans  l'administration,  le  service  et  l'écono- 
mie mililaire,  niais  encore  la  sauvegarde  de  son 
domaine  jusqu'au  jour  où  l'irrésistible  impétuosité 
d'une  force  extérieure  trop  redoutable  le  détruisit. 
De  cette  façon,  le  gouvernement  français  ne  put  ob- 
tenir la  satisfaction  de  détrôner  le  Pape  à  l'aide  des 
révoltes  intérieures,  ainsi  ([u'il  le  désirait.  Le  Direc- 
toire fut  obligé  de  lever  le  masque  et  de  renver- 
ser Pie  VI  de  ses  propres  mains.  On  est  redevable 
de  cet  inappréciable  avantage  aux  soins  et  aux  ser- 
vices rendus  au  Saint-Siège  par  la  Congrégation  mi- 
litaire. 

Puisque  je  n'ai  pas  parlé  des  fatigues  et  des  diffi- 
cultés qu'il  fallut  surmonter  pour  organiser  et  faire 
mouvoir  la  nouvelle  Congrégation  militaire,  je  ne 
parlerai  pas  non  plus  des  labeurs  qui  se  succédèrent 
les  uns  aux  autres.  Je  m'en  réfère  aux  papiers  con- 
tenus dans  l'archive  vaticane.  Ils  en  font  foi  et  offrent 
en  même  temps  de  très-utiles  renseignements.  Je  ne 
rapporterai  qu'une  seule  chose,  la  douloureuse  opéra- 
tion de  la  rétrocession  de  tous  les  grades  d'officiers , 
II.  4 


50  MÉMOIRES 

amenée  par  ce  que  l'on  nomme  la  paix  si  néfaste  de 
Tolentino. 

Après  r invasion  de  Ferrao  et  de  Bologne  et  la 
suspension  des  hostilités,  achetée  au  plus  haut  prix, 
le  gouvernement  pontifical ,  se  fiant  sur  cette  paix  et 
n'ayant  pas  lieu  de  craindre  de  nouveaux  malheurs 
du  côté  de  la  France ,  songea,  en  tant  qu'il  lui  était 
possible,  à  se  garantir  des  agressions  et  des  pièges 
de  la  République  cisalpine ,  sa  voisine  sans  cesse 
menaçante. 

Tout  à  coup,  sans  conflit,  sans  dénonciation  préa- 
lable, et  sous  le  prétexte  d'une  dépêche  de  la  secré- 
tairerie  d'État  adressée  au  prélat  Albani  —  alors  à 
Vienne  —  dépèche  interceptée  et  ne  fournissant  au- 
cun légitime  motif  d'attaque,  le  gros  de  l'armée  fran- 
çaise se  rue  à  l'improviste  sur  cette  partie  des  troupes 
pontificales  qui,  pour  proléger  le  territoire  contre  la 
République  cisalpine,  gardaient  la  province  de  la 
Romagne.  Les  soldats  du  Pape  furent  mis  en  déroute, 
et  on  les  poursuivit  jusqu'à  Foligno.  Pour  arrêter  le 
torrent  destructeur  et  pour  sauver  le  centre  du  Catho- 
licisme d'une  invasion  fatale  à  la  Religion,  le  Saint- 
Père  se  vit  obligé  de  consommer  le  grand  sacrifice  de 
Tolentino.  Il  était  persuadé  que  l'injustice  manifeste 
de  l'agression,  origine  et  cause  du  traité,  en  aurait 
annulé  les  efTets,  quand  l'ordre  se  rétablirait  dans 
l'Europe  ébranlée  et  pleine  de  désolations. 

La  perte  des  Légations,  jointe  à  celle  du  comtat 
d'Avignon,  les  millions  d'impôt  de  guerre  que  coiàta 


DU.CARDINAL  CONSALVI.  -M 

cette  funeste  paix.,  amoindrirent  tellement  l'État  et 
appauvrirent  d'une  si  cruelle  façon  le  trésor  et  ses 
sources,  qu'il  en  résulta  nécessité  absolue  de  diminuer 
l'effectif  des  troupes  tenues  sur  pied.  Du  reste,  la 
paix  dont  je  viens  de  parler  semblait  garantir  par 
elle-même  ce  qui  restait  du  domaine  temporel,  soit 
contre  les  attaques  cisalpines  —  l'occupation  de  la 
ville  de  Pesaro,  non  comprise  dans  le  traité  de  To- 
lenlino,  démontra  plus  lard  la  fausseté  de  cette  ga- 
rantie, —  soit  contre  les  manœuvres  démagogiques  à 
l'intérieur.  Le  licenciement  des  troupes,  qui  outre- 
passaient le  chifiVe  que  l'on  pouvait  conserver,  débar- 
rassait facilement  de  l'excédant  des  soldats,  mais 
non  pas  des  officiers. 

Il  n'était  ni  possible  ni  juste  de  les  renvoyer,  car, 
à  l'heure  des  dangers,  tous,  guidés  par  leur  amour, 
étaient  accourus  pour  défendre  le  Saint-Siège,  et 
ils  mettaient  un  point  d'honneur  à  garder  leur  poste 
au  service  du  Souverain.  Après  avoir  tout  pesé,  le 
général  CoUi,  qui  avait  succédé  à  feu  le  général 
Gaprara  ,  crut  que  le  parti  le  moins  exposé  aux  incon- 
vénients et  aux  passe-droits  serait  la  rétrocession 
de  tous  les  officiers  à  un  grade  inférieur  à  celui 
occupé  par  chacun.  Ainsi,  par  exemple,  en  reculant 
de  la  sorte,  le  major  devenait  capitaine,  le  capitaine 
lieutenant-capitaine,  le  lieutenant-capitaine  lieute- 
nant, le  lieutenant  sous-lieutenant  et  le  sous-lieute- 
nant enseigne.  Les  plus  anciens  de  ceux  que  l'on 
voulait  conserver  dans  chaque  arme  gardaient  leurs 


52  MEMOIRES 

positions,  et  tons  les  enseignes  qui  dépassaient  le 
chifiFre,  ne  pouvant  pas  descendre  à  un  degré  infé- 
rieur, se  trouvaient  simples  soldais  avec  le  titre  de 
cadets. 

Si  cette  mesure  était  la  meilleure  pour  l'État  sous 
le  rapport  de  l'économie  et  sous  tous  les  autres  rap- 
ports, ce  ne  fut  certainement  pas  la  plus  sage  et  la 
plus  habile.  Elle  engendrait  forcément  des  querelles, 
des  haines  et  des  récriminations  mal  fondées  contre 
celui  qui  devait  l'exécuter,  c'est-à-dire  contre  moi. 
On  formula  ces  accusations  avec  d'autant  plus  de 
facihté  que  le  gouvernement  français  avait,  dans  l'in- 
tervalle, exigé  l'éloignemeut  du  général  Colli,  en  sa 
qualité  d'Autrichien. 

Il  serait  difficile  de  dépeindre ,  je  ne  dirai  pas  les 
ennuis,  —  c'est  la  moindre  des  choses,  quoiqu'ils  fus- 
sent réellement  à  l'infini,  —  mais  les  questions,  les 
disputes  embrouillées  pour  cause  d'ancienneté,  qui 
surgirent  entre  ceux  dont  la  nomination  datait  de  la 
même  époque,  —  car  ils  étaient  fort  nombreux.  — 
Même  difficulté  pour  énumérer  les  protections,  les 
démarches,  les  intrigues  presque  toutes  déplacées, 
qu'employèrent  les  pétitionnaires.  Il  m'en  coûta  beau- 
coup de  tourments  et  de  fatigues,  et  il  me  fut  très- 
pénible  de  mener  à  bonne  fin  cette  mesure,  fort 
désagréable  en  elle-même,  mais  commandée  par  la 
nécessité  et  troublée  par  l'amertume  de  ces  inci- 
dents. Je  cherchai  à  ne  pas  faire  d'injustices  et  à  ne 
pas  susciter  des  conflits  et  des  désagréments  qui 


DU   CARDINAL   CONSAI.VI.  53 

auraient  pu  ])lesscr  encore  davantage  l'âme  déjà  si 
éprouvée  du  Souverain  Pontife.  Avec  la  grâce  du 
Ciel,  avec  de  bonnes  manières,  et  par-dessus  tout 
à  l'aide  d'une  impartiale  équité,  je  pus  enfin  accom- 
plir ma  tâche,  malgré  les  oppositions  les  plus  actives. 

L'année  1797  s'ouvrit,  et  au  mois  d'avril  j'eus  la 
douleur  de  perdre  mon  excellente  mère,  qui  mourut 
en  peu  d'heures,  frappée  d'apoplexie.  Les  médecins 
avaient  déclaré  depuis  quelque  temps  qu'elle  avait 
une  maladie  organique.  Ses  vertus  et  son  amour  pour 
moi,  sans  parler  des  liens  de  la  nature,  me  firent 
vivement  ressentir  ce  coup.  Comme  les  autres  mem- 
bres de  ma  famille,  elle  fut  ensevelie  dans  notre 
sépulture  de  Saint-Marcel. 

Au  mois  d'octobre  suivant,  j'allai  avec  les  neveux 
du  Pape  à  une  chasse  organisée  non  loin  de  la  porte 
Saint-Jean.  La  voiture  fit  un  soubresaut;  je  me  rom- 
pis le  bras  gauche  près  du  pouls  et  me  démis  presque 
l'épaule.  Cet  accident  me  condamna  à  d'atroces 
douleurs,  mais  quant  à  la  rupture,  un  habile  chirur- 
gien la  conjura  à  l'instant.  Elle  ne  me  fit  souffrir  ni 
alors  ni  plus  tard. 

Ce  qui  se  passa  vers  la  fin  du  mois  de  décembre 
fut  très-fatal  à  Rome,  au  gouvernement  pontifical,  et 
plus  particulièrement  à  moi  qu'à  tout  autre  des  ser- 
viteurs qui  lui  étaient  dévoués.  La  charge  d'asses- 
seur de  la  Congrégation  militaire  en  sera,  quoique  à 
tort,  l'occasion,  ainsi  que  je  vais  le  raconter.  Le 
28  décembre  1797  est  le  jour  sinistre  de  l'assassinat 


54  MEMOIRES 

du  général  Duphot.  Ce  général,  jeune  homme  ardent 
et  républicain  exalté,  osa  fomenter  une  révolte  dans 
Rome,  afin  de  renverser  le  gouveraement  pontifical. 
Cinq  cents  patriotes  rebelles  s'étaient  attroupés  sous 
les  fenêtres  ^  de  l'ambassadeur  français,  qui  était 
alors  Joseph,  frère  du  général  Bonaparte. 

Là,  ils  se  mirent  à  hurler  :  «  Liberté  !  vive  la  Ré- 
publique française!  à  bas  le  Pape!  »  Duphot  n'hésita 
point  à  descendre,  à  se  jeter  à  leur  tète,  et  à  les  con- 
duire à  l'assaut  du  quartier  de  soldats  le  plus  voisin  : 
c'était  celui  de  Ponte-Sisto.  Les  soldats,  en  assez 
petit  nombre,  s'y  tinrent  d'abord  renfermés;  mais 
se  voyant  insultés  et  attaqués,  et  ne  s'y  jugeant  pas 
en  sûreté,  ils  s'avancèrent,  le  fusil  à  l'épaule,  contre 
la  populace.  Elle  ne  céda  pas.  Les  soldats  se  sen- 
taient dans  une  fâcheuse  position ,  l'un  d'eux  lâche  la 
détente  de  son  arme.  La  fatalité,  ou  plutôt  la  Provi- 
.  dence  dans  ses  desseins  cachés,  voulut  que  ce  seul 
coup  atteignît  au  milieu  de  celte  multitude  le  général 
Duphot,  placé  en  tête,  et  qu'il  l'étendît  mort.  Le 
peuple  effrayé  se  débanda,  et  le  cadavre  de  la  victime 
fut  enseveli  le  jour  suivant  dans  l'église  paroissiale. 

Bien  qu'éventuel  et  légitimé  par  la  défense  per- 
sonnelle des  soldats,  que  le  général  Duphot  venait 
provoquer  à  l'aide  de  vœux  coupables,  cet  assassi- 
nat^ remplit  la  Cour  romaine  et  la  ville  entière  dis  la 
plus  grande  consternation.  L'issue  de  l'entreprise  ne 

1  L'ambassade  occupait  le  palais  Corsini ,  dans  la  I.ongaïa. 

2  Comme  tout  ce  qui  peut  directement  ou  indirectement  nuire 


DU  CARDINAL  CONSAl.VI.  55 

pouvait  pas  alors  être  généralement  connue.  En  appre- 
nant qu'on  avait  livré  l'assaut  à  la  caserne  des  sol- 
dats et  que  la  révolution  éclatait  sur  divers  points, 
—  c'était  du  moins  le  bruit  qu'ils  répandaient,  —  les 

au  Saint-Sie^e  est  exploilé  avec  une  perfide  adresse  par  les  jour- 
naux et  les  écrivains  anticalholit|U('s,  la  mort  du  gênerai  Duphot 
fut  longtemps,  elle  est  même  encore  un  sujet  banal  de  ile'clama- 
tions.  A  la  nouvelle  de  ce  meurtre ,  (|ue  le  gouvernement  révolu- 
tionnaire français  avait  provotpu'  p.ir  de  sourdes  menées,  le  Direc- 
toire s'aH'idila  de  pleureuses;  les  feuilles  publii|ues  prirent  le 
deuil ,  et  l'on  condamna  la  France  à  verser  des  larmes  officielles 
sur  «  un  de  ses  plus  brillants  généraux,  assassiné,  disait-on, 
par  la  main  des  prêtres  de  Home  ». 

Consalvi  fut  même  désigné  comme  l'un  des  fauteurs  de  ce 
meurtre.  Consalvi  a  enfin  la  parole.  Il  réduit  le  fait  à  sa  plus 
simple  expression;  mais  il  ne  dit  pas  que,  le  10  octobre  1797, 
deux  mois  et  demi  avant  l'insurrection  romaine,  dans  laquelle 
périt  Duphot,  le  Directoire  avait  adressé  les  instructions  suivantes 
à  Joseph  Bonaparte,  son  ministre  plénipotentiaire  près  le  Saint- 
Siège  :  «  Vous  avez,  lui  enjoignait  le  gouvernement  de  la  Ué|)U- 
bliijue,  deux  choses  à  faire  :  1"  enqjècher  le  roi  de  Nai)les  de 
venir  à  Rome;  2"  aider,  bien  loin  de  retenir  les  bonnes  disposi- 
tions de  ceux  qui  penseraient  qu'il  est  temps  que  le  règne  des 
papes  finisse;  en  un  mot,  encourager  l'élan  que  le  peuple  de 
Rome  parait  prendre  vers  la  liberté.  » 

De  pareilles  instructions  étaient  évidemment  libellées  dans  le 
but  d'autoriser  un  guet-apeiis  diplomatique  et  de  susciter  ou  de 
piotéger  une  émeute.  Gela  était  si  clairement  démontré,  que 
Cacault,  successeur  de  Joseph  Bonaparte,  écrivant,  en  1801,  au 
Premier  Consul,  lui  mande  avec  beaucoup  de  lovante  :  «  Vous 
connaissez,  ainsi  (pu^  moi,  les  détails  de  ce  déplorable  événe- 
ment. Personne  à  Rome  n'a  donné  ordre  de  tirer  ou  de  tuer  qui 
que  ce  soit.  Le  général  (Duphot)  a  été  imprudent;  tranchons  le 
mot,  il  a  été  coupable.  Il  y  avait  à  Rome  un  droit  des  gens  comme 
partout.  » 

C'est  ce  droit  des  gens,  invoqué  par  la  bonne  foi,  que  les 
révolutionnaires  veulent  toujours  dénier  à  l'Église. 


5G  MÉMOIRES 

malintentionnés  se  mirent  en  mouvement.  On  tira 
plusieurs  coups  de  feu  dans  différents  quartiers  de  la 
ville.  On  fit  même  des  tentatives  que  les  seules  dispo- 
sitions adoptées  et  exécutées  avec  une  rare  prompti- 
tude par  la  Congrégation  militaire  rendirent  aussi 
vaines  qu'inefficaces.  On  passa  toute  cette  nuit  sous 
les  armes,  on  braqua  des  canons  sur  les  places  prin- 
cipales, afin  de  porter  secours  où  le  besoin  s'en  ferait 
sentir.  Nous  avions  déjà  été  forcés  d'agir  plus  d'une 
fois  de  la  sorte  dans  les  moments  où  le  Saint-Siège 
avait  à  redouter  des  troubles  et  des  séditions.  Nous 
restâmes  donc  en  proie  aux  plus  vives  angoisses, 
partagés  que  nous  étions  entre  la  crainte  d'une 
émeute  contre  le  Gouvernement  de  la  part  des  rebel- 
les et  la  frayeur  de  voir  les  amis  du  Gouvernement 
tenter  quelque  chose  contre  les  Français. 

Cette  double  alternative  nous  menaçait  également, 
car  il  était  très-difficile  de  s'y  opposer,  à  cause  de 
l'étendue  de  la  ville.  Un  semblable  malheur  aurait 
accru  les  ressentiments  et  le  besoin  de  vengeance 
que  la  mort  du  général  Duphot  nous  faisait  envisager 
comme  certains.  Notre  première  occupation  fut  de 
pourvoir  à  la  sûreté  de  la  personne  et  de  la  maison 
de  l'ambassadeur  de  France.  Nous  y  envoyâmes  un 
fort  détachement  de  troupes,  avec  mission  de  la  gar- 
der et  de  la  protéger.  Le  cardinal  secrétaire  d'État, 
Joseph Doria,  habitait  avec  le  Pape  au  Vatican.  Je  dus 
v  aller  et  y  retourner  trois  fois  pendant  cette  nuit, 
afin  de  rendre  compte,  de  recueillir  les  ordres,  etc.  Je 


nu  CARDINAL  CONSALVI.  57" 

parcourais  ce  long  trajet  dans  ma  voiture  sans  aucune 
garde,  exposé  aux  coups  de  fusil  que  les  malveillants, 
dispersés  par  la  force  armée,  faisaient  partir  de  temps 
à  autre.  Ils  n'étaient  pas  fort  redoutables,  mais  dan- 
gereux à  ce  seul  point  de  vue  que  je  pouvais  par 
liasard  en  être  victime.  Je  passai  la  nuit  dans  le 
quartier  de  la  place  Colonna  avec  le  général  Santini, 
successeur  du  général  Colli.  Au  jour  naissant ,  nous 
vîmes  que  les  mesures  prises  pour  le  maintien  de  la 
tranquillité  publique  étaient  couronnées*  d'un  plein 
succès,  et  nous  eûmes  le  bonheur  de  recevoir  l'assu- 
rance de  la  souveraine  satisfaction  que  notre  con- 
duite avait  inspirée  dans  un  moment  aussi  cruel  et 
aussi  scabreux. 

Quand  le  jour  fut  venu,  l'ambassadeur  de  la  Répu- 
blique française  partit.  Aucune  prière  du  Saint- 
Siège  ,  aucune  offre  de  la  plus  éclatante  réparation , 
au  cas  où  il  y  aurait  eu  des  coupables  dans  le  fait 
arrivé,  ne  purent  le  retenir  au  sein  de  la  capitale. 

Dès  qu'il  eut  appris  la  mort  du  général,  le  Directoire 
français  fit  marcher  sur  Rome  quinze  mille  hommes , 
que  suivaient  d'autres  corps.  'Cette  armée  arriva 
avec  la  rapidité  de  l'éclair.  Le  Saint-Siège  ne  put 
jamais  s'expliquer  les  ordres  intimés  au  général  en 
chef  Berthier  '.  Celui-ci  refusa  de  recevoir  les  quatre 


^  Ces  ordres,  que  le  Saint-Siège  ne  pouvait  s'expliquer,  se 
trouvent  tout  au  long  dans  le  troisième  volume  de  la  Correspon- 
dance de  Napoléon  l"^,  publie'e  à  Paris,  chez  Pion,  éditeur,  rue 
Garancière ,  8.  Us  figurent  à  la  page  475  et  avec  le  titre  d'Iusiruc- 


58  MÉMOIRES 

députés  que  le  Pape  lui  envoyait  à  Narni  pour  con- 
naître ses  intentions.  Berthier  répondit  qu'il  leur 
accorderait  audience. aux  portes  de  Rome. 

Le  soir  du  9  février,  l'armée  occupa  le  Monte- 
Mario  ,  et ,  au  mépris  de  sa  promesse ,  le  général  ne 
voulut  pas  s'aboucher  avec  les  députés. 

Le  1 0,  dans  la  matinée,  un  officier  et  un  trompette 
se  présentèrent  à  la  porte  c[ui  se  nomme  Angelica.  Ils 
la  trouvèrent  ouverte  et  sans  aucun  préparatif  de 
résistance. 

tioiis  au  général  Berthier,  rédigées  par  le  général  Bonnparte.  On  y 
lit  SOUS  la  date  de  : 

«  Paris,  22  nivôse  an  VI  (Il  jan^■ier  1798). 

«  La  célérité  dans  votre  marche  sur  Rome  est  de  la  plus  grande 
importance;  elle  i)eut  seule  assurer  le  succès  de  l'opération.  Dès 
l'instant  que  vous  aurez  assez  de  troupes  à  Ancône,  vous  les 
rnettrfz  en  marche. 

»  Vous  favoriserez  secrètement  la  réunion  de  tous  les  pays 
adjacents  à  cette  ville,  tels  que  le  duché  d'L'rbin  et  la  province 
de  Macerata. 

»  Vous  ne  ferez  paraître  votre  manifeste  contre  le  Pape  que 
lorsque  vos  troupes  seront  à  Micerata.  Vous  direz  en  peu  de 
mots  (|ue  la  seule  raison  qui  vous  fait  marcher  à  Rome  est  la 
nécessité  de  punir  les  assassins  du  général  Duplrot  et  ceux  qui 
ont  osé  méconnaître  le  respect  qu'ils  doivent  à  l'ambassadeur  de 
France. 

«  Le  roi  de  Naples  ne  manquera  point  de  vous  emoyer  un  de 
ses  ministres,  auquel  vous  direz  que  le  Directoire  exécutif  de  la 
République  française  n'est  conduit  par  aucune  vue  d'ambition; 
que,  d'ailleurs,  si  la  Républlipie  française  a  été  assez  généreuse 
pour  s'arrêter  à  Tolentino  lorsqu'elle  avait  des  raisons  plus  graves 
encore  de  plaintes  contre  Rome,  il  ne  serait  pcinl  impossible 
que,  si  le  Pape  donne  la  satisfaction  (jui  contente  le  Gouverne- 
ment, cette  affaire  pût  s'arranger. 

»  Tout  en  tenant  ces  propos,  vous  cheminerez  à  marches  for- 


DU  CAUDIXAL   r.ONSALVI.  59 

Le  Pape  n't'tait  point  on  force  pour  repousser 
l'invasion,  et  il  lui  répugnait  d'exposer  son  peuple 
tout  prêt  à  le  défendre.  Du  reste,  cette  défense  aurait 
été  aussi  périlleuse  pour  les  Romains  qu'insuffisante 
pour  le  Saint-Père. 

L'officier  et  le  trompette  pénétrèrent  sans  coup 
férir  dans  la  ville ,  et  ils  se  rendirent  au  château 
Saint-Ange.  Après  avoir  demandé  avoir  le  comman- 
dant du  fort,  ils  lui  signifièrent  qu'avant  trois  heures 
mille  hommes  s'avanceraient  pour  prendre  possession 

cét'S.  L'art  ici  consiste  à  gagner  (luehjues  marches,  de  sorte  que, 
lorsque  le  roi  tle  Naplts  s'apercevra  (jue  votre  projet  est  d'arriver 
à  Rome,  il  ne  soit  plus  à  tem|)s  de  vous  prévenir. 

M  Lorsque  vous  vous  U'ouverez  à  deux  journe'es  de  Rome,  vous 
menacerez  alors  le  Pape  et  tous  les  membres  du  Gouvernement 
qui  se  sont  rendus  coupables  du  plus  grand  de  tous  les  crimes, 
afin  de  leur  inspirer  l'e'pouvante  et  de  les  faire  fuir.  » 

En  re'digeant  ces  instructions,  qui  n'étaient  ni  dans  son  carac- 
tère ni  dans  ses  vues,  Bonaparte  voidait  ostensiblement  flatter 
la  monomanie  irréligieuse  des  Théophilanthropes  du  Directoire; 
mais  à  moins  de  quinze  jours  d'intervalle,  l'homme  d'ordre  et  de 
discipline  morale  prend  sa  revanche,  et,  toujours  de  Paris,  il 
adresse  au  général  Bertliier,  sous  la  date  du  o  pluviôse  an  VI 
(21  janvier  1798),  une  dépèche  confidentielle  dans  laquelle  se 
manifestent  ses  véritables  sentiments  : 

«  Réprimez  toute  espèce  d'excès ,  écrit  Bonaparte  à  Berlhier, 
et  ne  souffrez  pas  que  (juelques  polissons  de  Français  ou  d'Ita- 
liens se  constituent  patriotes  par  excellence  et  cherchent  à  vous 
ci>  imposer.  Il  ne  faut  prtS  les  menacer,  mais  les  fourrer  tout 
bonnement  en  prison.  » 

Par  malheur,  Berthier  et  ses  successeurs  ne  comprirent  pas  la 
sagesse  d«  l'avis  donné,  et  comme  cela  arrive  toujours  dans  les 
manifestations  antipapales,  on  laissa,  malgré  Bonaparte,  quelques 
polissons  de  Fr<i)içtiis  ou  d' Udicns  faire  la  loi  au  .Souverain  et  au 
peuple  des  Étals  ponlilieau.x. 


60  MÉMOIRES 

du  château,  qui  devait  être  évacué  par  les  soldats 
pontificaux.  Ils  ajoutèrent  que  le  général  en  chef 
voulait  que  le  commandant  des  troupes  romaines 
vînt  au  Monte-Mario,  où  il  avait  à  lui  parler.  Quand 
on  eut  fait  part  de  ces  exigences  au  cardinal  secré-- 
taire  d'État,  le  commandant  de  l'armée  du  Pape  alla 
au  Monte-]>[ario  pour  entendre  ce  qu'on  devait  lui 
signifier,  et  pour  savoir  encore,  au  nom  de  la  Cour 
romaine,  quelles  étaient  les  intentions  du  général, 
car  on  restait  plongé  dans  une  ignorance  complète. 
C'était  par  suite  de  ce  motif  et  dans  le  but  de  se  main- 
tenir en  paix  avec  la  République  française  que  le 
Pape  ne  s'opposait  pas  à  la  marche  d'une  armée  qu'il 
n'avait  pas  lieu  de  croire  son  ennemie. 

Le  général  en  chef  répondit  que  l'armée  française 
arrivait  pour  exiger  une  satisfaction  de  la  mort  du 
général  Duphot,  et  non  pour  renverser  le  Saint- 
Siège.  Berthier  demanda  qu'on  lui  livrât  les  otages 
et  les  personnes  désignées  que  le  gouvernement 
français  réclamait;  il  stipula  encore  d'autres  choses 
relatives  aux  troupes  pontificales,  choses  cpi'il  est 
inutile  de  rapporter  dans  cet  écrit;  puis  il  termina 
en  disant  que  le  général  Cervoni  expliquerait  le  sur- 
plus, en  son  nom,  au  cardinal  secrétaire  d'État.  Le 
commandant  papal  communiqua  les  détails  de  cette 
entrevue  au  secrétaire  d'État.  Ce  ministre  lui  enjoi- 
gnit de  laisser  entrer  les  Français  dans  le  château  et 
de  faire  retirer  les  soldats  romains  dans  leurs  caser- 
nes, ainsi  que  le  général  Berthier  en  manifestait  le 


DU  CARDINAL   CONSALVI.  61 

tlésir.  Le  cardinal  secrétaire  d'État  me  transmit  ces 
ordres,  pour  que  la  Congrégation  militaire  les  fît  exé- 
cuter. 

Il  sera  facile  de  s'imaginer  la  consternation  uni- 
verselle que  produisit  celte  mesure  et  la  difficulté  de  la 
mettre  en  pratique  dans  un  si  court  espace  de  temps. 
Je  fus  obligé  de  me  transporter  en  personne  au  châ- 
teau pour  en  hâter  l'évacuation,  et  je  renonce  à 
décrire  le  pêle-mêle,  la  tristesse,  l'embarras  et  les 
périls  de  cette  lugubre  scène.  Le  peuple ,  morne  et 
sombre,  était  assemblé  en  foule  à  la  porte,  tandis  que 
les  méchants,  partisans  des  Français,  y  dansaient  en 
trépignant  —  e  i  cattivi,  partigicmi  dei  Francesi  vie- 
rano  pure  in  gran  tripudio.  —  A  force  d'activité  et 
de  sollicitudes  infatigables,  je  réussis  à  faire  évacuer 
le  château  dans  le  terme  prescrit.  Cela  s'opéra  sans 
désordre  et  sans  trouble  populaire.  Je  pus  empêcher 
toute  commotion  pendant  le  reste  du  jour  et  durant 
la  nuit  suivante.  Ainsi  du  moins  j'enlevais  aux  Fran- 
çais la  triste  joie  qu'ils  ambitionnaient  tant ,  celle  de 
proclamer  que  le  peuple  s'était  soulevé,  soit  contre 
eux,  soit  contre  le  gouvernement  papal.  A  l'aide  de 
l'un  de  ces  prétextes,  ils  auraient  pu  se  justifier  en 
apparence  de  leur  intrusion  dans  Rome,  de  l'occupa- 
tion du  château  Saint-Ange  et  des  mesures  succes- 
sives qu'ils  décrétaient. 

Les  mille  hommes  entrèrent  dans  le  château  ce 
jour-là  même  à  l'heure  indiquée.  Ils  y  restèrent 
enfermés  tout  le  jour  et  toute  la  nuit,  sans  faire 


62  MEMOIRES 

autre  chose  que  de  s'y  fortifier.  Le  matin  suivant, — 
le  11  février,  —  le  général  français,  n'ayant  encore 
rien  découvert  qui  pût  servir  de  prétexte  quelconque 
à  l'occupation  de  la  ville  elle-même,  ne  jugea  cepen- 
dant pas  à  propos  de  différer  davantage  cette  occu- 
pation. Il  laissa  un  coips  d'armée  au  Monte-Mario, 
où  il  se  retrancha  et  où  il  bivouaqua  de  sa  personne; 
puis  il  lança  sur  la  ville,  plongée  dans  la  stupeur,  la 
crainte,  la  tristesse  et  le  silence,  dix  mille  hommes 
qui  s'échelonnèrent  tout  de  suite  sur  les  lieux  les 
plus  élevés  et  les  plus  populeux,  tels  que  le  Qui- 
rinal,  Saint-Pierre  iji  Montorio,  la  Trinità  dei  3ïonti, 
la  place  Colonne  et  le  Transtevère.  On  ne  fit  ce 
jour-là  aucune  autre  opération  ni  aucun  autre 
mouvement. 

Sur  le  soir,  le  général  Cervoni  annonça  au  car- 
dinal secrétaire  d'État  les  intentions  du  général  en 
chef  et  de  son  Directoire.  On  conservait  le  gouver- 
nement du  Pape,  mais  on  lui  faisait  subir  une  réforme 
et  on  changeait  quelques  vieux  usages.  On  exigeait 
une  contribution  de  plusieurs  millions  dans  un  délai 
prescrit ,  et  une  portion  dans  les  quarante-huit  heures. 
Le  Saint-Père  était  en  outre  tenu  de  faire  peser  cet 
impôt  sur  les  plus  riches  familles,  afin  d'en  assurer 
plus  vite  le  payement  intégral.  On  voulait  comme 
otages,  et  pendant  un  certain  laps  de  temps j,  des 
cardinaux,  des  prélats  et  le  neveu  du  Pape.  Le 
Directoire  en  avait  décrété  quelques-uns  de  prise 
de  corps;  on  exigeait  qu'ils  fassent  remis  ou  cou- 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  €3 

signés  entre  les  mains  de  la  République  française. 
Ces  dispositions  et  d'autres  encore,  qu'il  n'est  pas 
utile  d'énumérer,  furent  mises  à  l'ordre,  du  jour  de 
l'armée  et  exécutées  immédiatement. 

Comme  le  gouvernement  pontifical  n'était  pas 
renversé,  j'allai  ce  matin-là  même  au  Vatican,  — 
car  c'était  jour  de  Rote ,  —  afin  de  juger  les  procès 
de  cette  audience.  En  sortant  du  tribunal ,  je  fus 
mandé  par  le  secrétaire  d'État.  Avant  de  raconter 
ce  qu'il  me  dit,  je  dois  remonter  un  peu  plus  haut. 
Tandis  que  l'armée  française  campait  à  Narni,  un 
membre  du  club  des  Jacobins,  chaud  partisan  des 
idées  démagogiques,  était  en  communication  très- 
active  avec  le  général  en  chef.  Il  lui  faisait  {)asser 
de  Rome  toutes  les  nouvelles  et  les  projets  dont  il 
avait  connaissance  pour  assurer  l'entrée  des  Français 
dans  la  ville,  et  pour  régler  les  opérations  succes- 
sives. Ce  clubiste  vint  me  trouver  en  cachette  dans 
une  maison  tierce.  Afin  de  me  témoigner  la  gratitude 
qu'il  me  vouait  pour  un  ancien  service  que  je  lui 
avais  rendu,  il  m'avertit  secrètement  de  ceci  :  En 
ma  qualité  d'assesseur  de  la  Congrégation  militaire, 
j'étais  le  premier  sur  la  liste  des  personnes  qui 
devaient  être  consignées  au  Directoire,  dès  que 
l'armée  se  serait  emparée  de  Rome.  Il  ajouta  encore 
que  la  France  voulait  s'assurer  de  moi,  me  suppo- 
sant chef  des  troupes  pontificales,  parce  que  je  pré- 
sidais la  Congrégation  militaire.  «  Vous  êtes,  me 
disait-il,  celui  que  noire  club  a  désigné  au  général 


64  MÉMOIRES 

comme  devant  être  arrêté  de  préférence  à  tout  autre, 
afin  de  le  laisser  plus  libre  dans  l'exécution  de  ses 
plans.  » 

J'étais  de  plus,  en  raison  de  mon  titre  d'organe  de 
la  secrétairerie  d'État  auprès  des  soldats,  la  première 
victime  indispensable  pour  colorer  l'occupation  de 
Rome.  On  devait  répandre  le  bruit  que  mon  arres- 
tation était  une  expiation  de  l'assassinat  commis  sur 
Duphot,  assassinat  dont  le  Directoire  espérait  faire 
endosser  la  faute  à  la  Cour  pontificale.  Mon  jacobin 
termina  en  me  conseillant  de  me  diriger  à  l'instant 
même  vers  Naples,  puisque  pour  me  sauver  je  n'avais 
pas  une  heure  à  perdre.  Il  me  quitta  très-brusque- 
ment, dans  la  crainte  d'être  surpris  par  quelque 
autre  clubiste,  et  il  ne  me  laissa  presque  pas  le  temps 
de  le  remercier  de  ses  bons  offices. 

J'allai  rapporter  cette  entrevue  au  cardinal  secré- 
taire d'État,  en  lui  cachant  le  nom  du  délateur.  Son 
Éminence  voulait  que  je  profitasse  de  l'avis,  et  que 
je  partisse  sans  différer  pour  Terracine,  où  j'atten- 
drais l'issue  de  la  crise,  et  d'où  je  verrais  les  mesures 
qu'il  prendrait  pour  régler  soit  mon  retour  à  Rome, 
soit  ma  retraite  dans  le  royaume  de  Naples.  Je 
remerciai  le  Cardinal  de  l'intérêt  qu'il  me  portait,  et 
je  refusai  avec  fermeté,  en  lui  disant  que,  par  un 
effet  des  événements,  et  non  par  mon  mérite,  j'étais 
fort  tranquille;  que,  dans  ces  heures  si  périlleuses  où 
tout  le  monde  a  peur  de  se  compromettre,  si  j'avais 
abandonné  mon  poste  au  département  militaire,  la 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  65 

révolution   intérieure  se   serait   infailliblement   dé- 
chaînée; que  c'était  le  secret  désir  des  Français, 
afin  de  ne  pas  avoir  l'air  d'être  venus  exprès  pour 
renverser  le  Saint-Siège;  qu'ils  publieraient  que  les 
Romains  le  détrônaient  eux-mêmes;  que  cette  appa- 
rence leur  fournirait  un  prétexte  pour  entrer  à  Home 
et  pour  y  rétablir  le  calme  ;  que  je  ne  voyais  qu'une 
chose  dont  on  pouvait  tirer  parti  dans  la  chute  iné- 
vitable du  Gouvernement,  c'était  au  moins  de  bien 
faire  ressortir  l'injustice  et  la  violence  des  Français, 
afin  qu'il  fût  impossible  de  prétendre  que  le  Pape 
avait  été  détrôné  par  ses  sujets.  Je   lui   fis  saisir 
(jue  le  nombre  des  méchants  était  très-inférieur  au 
nombre  des  bons,  mais  que  ce  petit  nombre  de  mal- 
intentionnés  suffisait   cependant  pour  atteindre  le 
but,  car  les  bons,  paralysés  par  la  crainte  de  la  pro- 
chaine arrivée  des  Français,  n'oseraient  pas  résister 
aux  méchants.  J'ajoutai  que  tant  que  je  serais  à  la 
tète    du    département   militaire,  j'étais    assuré    de 
maintenir  la  tranquillité  publique  àFaide  des  troupes 
pontificales,  et  que  la  négligence,  l'abattement  ou 
même  la  mauvaise  volonté  de  quelques-uns  ne  sau- 
raient être  nuisibles  à  l'État;  qu'en  conséquence, 
persuadé  que  la  force  des  choses,  et  non  point  ma 
valeur  individuelle,  me  rendait  nécessaire  dans  cette 
occasion,  je  n'achèterais  jamais  ma  propre  sécurité 
au  [)rix  de  celle  de  mon  Souverain  et  du  trône  ponti- 
fical, auquel  j'étais  attaché  jusqu'à  la  mort'.  Je  finis 
1  En  indiquant  ces  événements  du  bout  de  la  plume,  le  canli- 

n.  5 


66  MÉMOIRES 

en  déclarant  que  je  refusais  absolument  de  profiter 
de  l'avis  ou  de  la  permission,  et  que  je  désirais  rester 
à  mon  poste  pour  partager  le  sort  de  mon  maître. 
Le  Cardinal  m'embrassa  et  loua  ma  résolution,  que 
le  Ciel  couronna  en  m'accordant  la  récompense  am- 
bitionnée. 

Ceci  posé,  je  retiens  donc  à  dire  qu'après  avoir 
été  appelé  par  le  cardinal  secrétaire  d'État  en  sortant 


nal  Consalvi  ne  dit  pas  que  ses  mesures,  sages  et  courageuses  en 
même  temps,  retardèrent  la  chute  du  Gouvernement  pontifi- 
cal. Il  se  tait  sur  les  euibarras  intérieurs,  qu'au  milieu  de  tant 
de  difficulle's  politiques  la  jalousie  des  uns  et  les  lâchetés  des 
autres  lui  siiscitèrent.  Ce  n'est  point  ici  le  lieu  d'évoquer  ces 
tristes  discordes  intestines  qui  se  présentent  partout  et  noîara- 
ment  sous  l'impulbion  du  caractère  italien ,  cherchant  trop  à 
prendrv^  les  grandes  questions  par  les  petits  bouts.  Mais  ce  qu'il 
faut  dire  à  la  louange  de  Consalvi,  c'est  que,  résolu  et  conci- 
liant, il  ne  céda  jamais  à  un  excès  de  prudence  ou  à  un  excès 
de  témérité,  et  que,  par  respect  pour  le  Saint-Siège,  pour  la 
personne  du  Pape  et  pour  lui-même,  il  ne  transporta  point  dans 
le  forum  des  antichambres  ou  sur  les  rostres  de  la  rue  ce  pugilat 
d'accusations  et  de  récriminations  dont  l'honneur  et  les  aiïaires 
de  l'Église  doivent  avoir  tant  à  souffrir. 

L'habileté  pleine  d'audace  de  Consalvi  lui  suscita,  dans  ces 
graves  circonstances,  des  inimitiés  d'autant  plus  redoutables 
qu'elles  étaient  souterraines  et  ne  procédaient  qu'à  voix  basse, 
par  insinuation  ,  jjour  ainsi  dire.  Le  Cardinal  a  oublié  ou  méprisé 
tout  cela  en  rédigeant  ses  Mémoires.  Il  ne  daigne  même  pas  faire 
allusion  à  cet  antagonisme  de  prétentieuses  petitesses  et  de  riva- 
lités mesquines  compromettant  les  meilleures  et  les  plus  saintes 
causes.  Nous  n'avons  qu'à  suivre  son  exemple  et  à  ne  ])as  entrer 
dans  ces  misérables  débats  que  sa  correspondance  quotidienne 
avec  le  pape  Pie  VI  rend  si  précieux  à  l'histoire,  tantôt  comme 
enseignement  rétrospectif,  tantôt  comme  point  de  compa- 
raison. 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  67 

de  la  Rote,  ce  ministre  me  fit  savoir  que,  parmi  les 
clioses  dont  le  général  Cervoni  l'avait  entretenu  le 
soir  précédent,  il  avait  parlé  de  mon  arrestation  et 
de  ma  remise  aux  Français  pour  les  raisons  citées 
plus  haut;  que  lui,  ministre  du  Pape,  avait  plaidé  en 
ma  faveur  et  démontré  mon  innocence  en  racontant 
que  je  n'avais  pas  voulu  me  mettre  en  sûreté  avant 
l'entrée  de  l'armée.  Le  général  s'était  aussitôt  repris 
pour  annoncer  qu'il  se  contentait  d'une  prévention 
de  quelques  jours,  motivée  sur  certaine  apparence 
de  culpabilité;  qu'il  renonçait  à  me  faire  arrêter, 
et  qu'il  permettait  même  que  mon  appartement,  et 
non  le  fort  Saint-Ange,  me  servît  de  prison. 

Le  Cardinal  termina  notre  entrevue  en  me  priant 
de  me  rendre  directement  chez  moi  et  d'y  rester  aux 
arrêts  jusqu'à  nouvel  avis,  ne  devant  guère  tarder, 
ainsi  qu'il  me  l'assurait.  Je  retournai  à  la  maison  ^ 
et  j'y  demeurai  d-'après  l'ordre  que  j'avais  reçu  du 
Gouvernement  pontifical ,  au  nom  duquel  tout  se  fit 
dans  les  premières  vingt-quatre  heures. 

Le  même  jour' —  le  12  —  je  reçus  à  l'improviste 
la  visite  de  deu:<c  commissaires  français.  Ils  venaient 
procéder  à  un  acte  bien  peu  en  harmonie  avec  une 
arrestation  de  "Simple  formalité  et  très-momentanée, 
comme  on  l'avait  assuré  au  cardinal  secrétaire  d'État. 
Ils  bouleversèrent  tout  mon  appartement  et  tous  mes 
meubles,  ne  me  laissant  que  ma  chambre  à  coucher, 
ce  que  j'avais  sur  moi  et  sur  mon  lit.  Je  les  interro- 
geai pour  apprendre  ce  que  cela  signifiait;  ils  me 

5. 


68  MÉMOIRES 

répondirent  qu'ils  n'en  savaient  rien  et  qu'ils  étaient 
les  exécuteurs  de  cet  ordre. 

Le  matin  suivant  —  le  1 3  —  je  vis  apparaître  un 
adjudant  qui  m'enjoignit  de  le  suivre,  et  rien  de  plus. 
Je  descendis  l'escalier  avec  lui  en  habit  noir,  tel  que 
je  me  trouvais,  et  je  montai  dans  sa  voiture  sans  qu'il 
m'adressât  une  seule  parole.  On  me  conduisit  à  la 
porte  du  général  Sendini ,  qui  était  le  premier  per- 
sonnage de  la  congrégation  et  le  chef  de  l'armée  pon- 
tificale. Sans  sortir  de  la  voiture,  je  vis  descendre  un 
autre  adjudant  qui  amenait  le  général  ;  on  le  fit  mon- 
ter dans  le  carrosse  oii  je  me  trouvais,  et  nous  fûmes 
conduits  tous  les  deux  au  fort  Saint-Ange,  où  l'on 
nous  écroua. 

Deux  jours  après,  c'est-à-dire  le  1o,  anniversaire 
de  la  création  du  Pape,  la  scène  changea.  Une  poi- 
gnée de  sujets  rebelles  proclama,  de  concert  avec  les 
Français,  l'abolition  du  Gouvernement  pontifical  et 
l'établissement  de  la  République  romaine  '.  Le  géné- 

1  C'est  par  l'amplification  de  rhe'torique  suivante  que  le  géne'ra! 
Berttiier  inaugura  la  seconde  républi(]ue  romaine  : 

«  Mânes  des  Galon  ,  des  Pompée,  des  Brutus,  des  Ciceron  ,  des 
Hortensius,  recevez  l'hommage  des  Français  libres  dans  le  Capi- 
tolc,  où  vous  avez  tant  de  fois  défendu  les  droits  du  peuple  et 
illustré  la  Ré[)ubli(pje  romaine.  Ces  enfants  des  Gaulois,  l'olivier 
de  la  paix  à  la  main  ,  viennent  dans  ce  lieu  auguste  y  rétublir  les 
autels  de  la  liberté  dressés  par  le  premier  des  Brutus.  Et  vous , 
peuple  romain,  qui  venez  de  reprendre  vos  droits  légitimes, 
rappelez-vous  ce  sang  qui  coule  dans  vos  veines!  Jetez  les  yeux 
sur  les  monuments  de  gloire  qui  vous  environnent  !  Reprenez 
votre  antique  grandeur  et  les  vertus  de  vos  pères  !  » 

Ceite  prosopopée  n'était  que  ridicule;  l'odieux  s'y  ajouta.  Au 


DU  CARDINAL  CONSALM.  «9 

rai  Cervoni  en  porta  la  nouvelle  au  Saint-Père.  Pie  VI 
la  reçut  avec  cette  religion  et  cette  fermeté  d'âme 
(jui  formaient  la  base  de  son  grand  caractère.  Quel- 
ques jours  après  il  fut  enlevé  de  Rome  par  les  Fran- 
çais et  traîné  à  Sienne,  mais  on  l'y  retint  peu  de 
temps,  car  on  trouvait  cette  ville  trop  rapprochée  de 
Rome,  et  on  prétendait  que  Sa  Sainteté  y  était  trop 
libre,  —  quoiqu'elle  ne  le  fût  pas  beaucoup. 

En  conséquence,  on  interna  Pie  YI  à  la  Chartreuse 
de  Florence,  située  dans  une  solitude  à  trois  milles 
de  la  ville.  Après  avoir  passé  là  bien  des  mois  dans 
la  plus  étroite,  la  plus  ennuyeuse  et  la  plus  incom- 
mode de  toutes  les  captivités,  on  le  fit  partir,  malgré 
ses  douleurs  et  son  âge  très-avancé,  pour  Besançon 
en  France. 

Cependant,  grâce  aux  victoires  qu'elles  remportè- 
rent à  cette  époque,  les  armées  russes  gagnèrent  du 
terrain.  On  redouta  qu'elles  ne  missent  le  Pape  en 
liberté,  et  on  résolut  de  le  transférer  à  Dijon.  3!ais  les 
infirmités  du  Saint-Père  ayant  augmenté  par  suite 
de  tant  de  voyages,  ses  geôliers  se  virent  obligés  de 
le  laissera  Valence  en  Dauphiné,  où  ils  l'enfermèrent 
dans  la  citadelle.  C'est  là  que  Pie  VI  termina  sa  glo- 

nom  du  peuple  libre  et  souverain  de  Rome,  une  de'putation  de 
juifs,  de  moiftes  apostats,  d'e'trangers  tare's  et  de  mercenaires  de 
la  Révolution,  repre'sentant  les  mânes  des  Caton,  desPompe'e  et 
des  Brutus  évoqués  par  le  futur  prince  de  Wagram,  vice-conné- 
lable  de  l'Empire  français,  ose  signifier  à  Pie  VI  qu'il  est  déchu 
de  ses  droits  temporels.  On  lui  apprend  qu'à  partir  de  ce  beau 
j.)uril  n'est  plus  qu'un  simple  citoyen,  et  peu  d'heures  après  le 
Pontife  se  voit  traiuer  d'exil  en  exil. 


70  MÉMOIRES 

rieuse  vie  par  une  mort  glorieuse,  le  29  août  1799, 
après  un  pontificat  de  vingt-quatre  ans  et  demi,  pon- 
tificat surpassant  par  sa  durée  ceux  de  tous  ses  pré- 
décesseurs depuis  saint  Pierre. 

J'étais  resté  incarcéré  au  château  Saint-Ange,  où 
je  demeurai.  .  .  .  mois  '  sans  jamais  avoir  été  in- 
terrogé, et  sans  qu'on  daignât  s'inquiéter  de  mes 
sollicitations  pour  l'issue  de  mon  affaire.  On  avait 
procédé  à  ma  prise  de  corps  selon  la  teneur  du  dé- 
cret que  j'ai  ci(é  plus  haut,  et  durant  tout  ce  temps 
j'avais  été  oublié,  soit  à  cause  du  changement  de 
trois  ou  quatre  généraux  en  chef  qui  se  succédè- 
rent les  uns  aux  autres  à  de  très-courts  intervalles, 
soit  parce  que  l'on  attendait  de  nouveaux  ordres 
de  Paris  sur  mon  compte  et  sur  celui  des  cardinaux 
ou  prélats. 

Toutefois,  j'avais  eu  le  bonheur  de  trouver  dans  le 
fort  un  commandant  qui  s'est  acquis  tous  les  droits 
à  ma  gratitude.  C'était  non-seulement  un  soldat 
très-probe,  très-honorable  et  très-désintéressé,  c'é- 
tait encore  un  être  très-humain.  Il  me  prit  en  afi'ec- 
tion  toute  particulière,  et  il  allégea  autant  qu'il  le 
put  l'amertume  de  ma  situation.  Il  chercha  souvent, 
mais  en  vain,  des  biais  pour  amener  mon  affaire  à 
bon  port.  Gbaque  soir  il  venait  dans  ma  cliambrette, 
et  nous  jouions  à  un  piquet  de  très-minime  impor- 
tance. Je  n'avais  pas  un  sou;  tout  ce  que  je  possédais 

^  Le  Cartlinal  a  laisse  en  blanc  le  nombre  des  mois. 


DU  CARDINAL   CONSAI.VI.  71 

en  fait  de  meubles  ou  d'autres  objets  m'était  fourni 
par  mes  amis,  car  ma  fortune  était  ou  sous  les  scellés 
ou  sous  le  séquestre.  C'est  ainsi  (jue  se  passèrent 
quarante-trois  ou  quarante-quatre  jours. 

Tout  à  coup,  au  moment  où  je  dînais,  un  ofïicier 
vint  m'appeler,  sans  que  je  fusse  prévenu,  pour  me 
conduire  en  voiture  du  château  Saint-Ange  à  l'ancien 
couvent  des  Converties,  où  il  me  laissa.  J'y  rencon- 
trai un  cardinal  et  plusieurs  prélats.  Ils  m'apprirent 
que  dans  la  nuit  même  nous  allions  être  dirigés  sur 
Cività-Yecchia,  où  l'on  avait  déjà  réuni  sept  ou  huit 
cardinaux  et  quelques  prélats.  Tous  ensemble,  nous 
devions  faire  voile  vers  l'Amérique  pour  être  relé- 
gués dans  l'île  de  Cayenoe. 

On  peut  s'imaginer  combien  je  fus  frappé  de  cette 
nouvelle  imprévue  et  d'une  semblable  destination. 
Mes  amis,  et  particulièrement  la  famille  Patrizi,  en 
furent  vivement  émus.  Le  hasard  voulut  que  le  géné- 
ral en  chef  habitât  le  palais  des  princes  Ruspoli,  pro- 
ches parents  des  Patrizi,  et  qui  m'étaient  aussi  fort 
attachés.  Tous  ensemble,  avec  la  plus  grande  ardeur, 
se  mirent  à  la  peine  pour  me  soustraire  à  cette  dépor- 
tation. Ils  faisaient  valoir  ma  santé,  à  laquelle  un 
aussi  long  voyage  sur  mer  serait  très-fatal,  mais  leurs 
efforts  furent  inutiles.  Quand  la  nuit  fut  sombre,  on 
nous  entassa  tous  sur  des  voitures,  puis  on  nous  con-- 
duisit  à  Cività-Yecchia,  sous  l'escorte  d'un  gros  déta- 
chement de  cavalerie  française.  Je  partis  avec  mon 
habit  noir  et  muni  du  peu  d'écus  qui  m'avaient  été 


72  MÉMOIRES 

offerts  durant  ces  courts  instants  par  mes  amis,  plon- 
gés, eux  aussi,  dans  une  extrême  détresse. 

Arrivés  à  Cività-Vecchia  le  jour  suivant,  on  nous 
claquemura  dans  le  couvent  où  bivouaquaient  les  car- 
dinaux et  les  prélats  qui  nous  attendaient.  Tout  cela 
se  passait  vers  le  23  mars,  — je  ne  me  souviens  pas 
avec  précision  de  la  date.  —  Deux  jours  après,  un 
matin,  on  nous  réunit  tous  pour  nous  signifier  la  sen- 
tence du  Directoire.  Nous  ressemblions  à  des  hommes 
condamnés  au  gibet,  lorsqu'ils  entendent  leur  arrêt 
de  mort.  L'exil  à  Cayenne  en  dilïérait  fort  peu,  du 
reste.  Mais  quoi!  soit  que  le  bruit  qui  en  avait  couru 
fut  exagéré,  soit  qu'on  eut,  comme  cela  s'affirmait, 
modifié  les  ordres  précédents,  le  décret  portait  en 
substance  que  nous  étions  tous  destinés  à  être  diri- 
gés par  mer  sur  l'endroit  que  nous  choisirions.  On 
nous  exilait  à  jamais  du  territoire  de  la  République 
romaine,  sous  peine  de  mort  si  nous  y  rentrions. 

Nous  reçûmes  cet  arrêt  comme  les  condamnés  à  la 
potence  reçoivent  la  grâce  de  la  vie.  La  joie  fut  uni- 
verselle, car  personne  n'aurait  jamais  pu  se  flatter 
de  choisir  librement  le  lieu  de  sa  déportation.  Je 
n'hésitai  pas  un  moment  à  jeter  mon  dévolu.  Je 
{)rùlais  d'un  pieux  désir  de  revoir  le  Pape ,  alors  pri- 
sonnier dans  la  Chartreuse  de  Florence,  et  non-seu- 
lement j'aspirais  à  le  revoir,  mais  encore  j'espérais 
me  mettre  à  sa  suite  et  partager  sa  destinée.  Je  savais 
les  nombreuses  difticultés  qui  s'opposaient  à  mon 
projet,  et  les  ordres  que  la  République  française  avait 


DU  CAKDINAL  CONSALVI.  73 

intimés  au  i^ouvernement  toscan ,  de  ne  laisser  au- 
près de  Pie  VI  aucun  cardinal  et  aucun  prélat  en  de- 
hors des  deux  qui  se  trouvaient  avec  lui.  Je  devais 
supposer  à  plus  forte  raison  que  l'on  en  ai^irait  ainsi 
envers  moi,  qui  étais  plus  signalé  que  tout  autre. 
Mais  je  me  flattais  de  surmonter  peut-être  ces  ob- 
stacles, à  l'aide  de  beaucoup  d'amis  que  j'avais  à 
Florence.  En  tout  cas,  si  je  ne  réussissais  pas,  j'am- 
bitionnais du  moins  de  prouver  au  Saint-Père  par  un 
acte  public  que  j'avais  fait  de  mon  côté  tout  le  pos- 
sible afin  de  résider  auprès  de  lui  pour  le  servir  et 
l'assister  jusqu'à  ma  mort  ou  jusqu'à  la  sienne. 

Dans  cette  intention,  je  m'empressai  de  désigner 
Livourne  comme  lieu  de  mon  exil.  Aidé  par  un  né- 
gociant de  mes  amis  qui  habitait  Cività-Vecchia ,  je 
frétai  un  navire  et  je  me  préparai  à  partir  le  premier 
de  tous,  c'est-à-dire  le  jour  même.  Mais  la  mauvaise 
fortune  me  réservait  un  tout  autre  sort.  J'étais  sur  le 
point  de  m'embarquer,  quand  un  courrier,  expédié 
de  Rome,  apporta  un  ordre  enjoignant  de  laisser 
libres  tous  les  autres  et  de  me  retenir  seul,  afin  de 
me  reconduire  dans  la  capitale.  Je  fus  frappé  par  ce 
contie-temps  comme  par  un  coup  de  foudre.  Sans 
savoir  à  quoi  j'étais  destiné,  je  compris  néanmoins 
fort  bien  tout  ce  qu'il  y  avait  de  préjudiciable  pour 
moi  dans  ce  retour  exceptionnel ,  d'autant  plus  que 
je  me  voyais  ravir  la  faculté  d'aller  à  Livourne,  où  je 
désirais  si  vivement  arriver,  afin  d'atteindre  mou 
but. 


74  MÉMOIRES 

L'ordre  transmis  de  Rome  était  un  effet  des  bons 
offices  des  Patrizi  et  des  Ruspoli.  Pour  mon  malheur, 
ils  avaient  obtenu  du  général  en  chef  français  de 
m'épargner  une  cruelle  traversée;  et  ainsi  mes  excel- 
lents amis  me  rendaient  involontairement  un  fort 
mauvais  service. 

S'il  se  fut  encore  agi  d'être  déporté  à  Cayenne, 
c'était  une  faveur  inappréciable;  mais,  en  vue  de  la 
destination  que  la  sentence  m'autorisait  à  choisir, 
leur  intervention  me  privait  de  Ja  liberté  obtenue. 
Cette  intervention  me  replongeait  dans  de  nouvelles 
transes ,  ou  tout  au  moins  dans  de  uouvetmx  doutes 
sur  mon  sort.  Elle  me  plaçait  dans  l'impossibilité 
absolue  de  me  rendi'e  en  Toscane;  je  prévoyais  avec 
certitude  qu'à  Rome  on  ne  me  permettrait  jamais 
de  me  diriger  de  ce  côté,  ainsi  que  cela  était  arrivé  à 
Cività-Yecchia,  quand  ma  destinée  n'avait  pas  été 
décidée  isolément,  mais  confondue  avec  celle  de 
beaucoup  d'autres. 

Blessé  jusqu'au  fond  de  l'âme  d'un  contre-temps  si 
cruel  et  qui  m'arrachait  la  coupe  des  lèvres  comme 
à  Tantale,  je  sortis  de  Cività-Vecchia  avec  le  même 
détachement  qui  nous  avait  escortés  jusque-là.  De 
retour  à  Rome,  je  me  vis  inopinément  écroué  dere- 
chef dans  le  fort  Saint- Ange.  Le  commandant,  qui 
était  très-désolé  de  mon  départ,  croyant  que  j'allais 
être  dirigé  sur  Cayenne  ,  fut  au  comble  de  la  joie  en 
me  revoyant,  et  il  me  fit  l'accueil  le  plus  aimable. 
Mais  dès  qu'il  connut  le  récit  de  mes  aventures,  il 


UU  CAUDINAL  CONSALVI.  75 

partagea  ma  tristesse  ;  il  me  témoigna  une  compas- 
sion et  un  intérêt  qui,  tant  que  je  vivrai,  resteront 
gravés  dans  ma  mémoire  et  dans  mon  cœur.  On 
s'imaginera  facilement  aussi  quelle  fut  la  douleur  de 
ceux  de  mes  amis  qui,  après  avoir  voulu  travailler 
à  m'ètre  utiles,  s'aperçurent  promptement  qu'ils 
avaient  été  pour  moi  la  cause  de  tant  de  maux. 

Mon  retour,  dont  le  public  de  Rome  ne  connais- 
sait point,  ainsi  que  cela  était  naturel,  la  très-simple 
raison,  provoqua  la  mauvaise  humeur  et  la  colère  de 
beaucoup  de  Jacobins  et  spécialement  des  Consuls 
d'alors  ' .  Les  arrestations  faites  sous  le  Gouvernement 
pontifical  de  plusieurs  d'entre  eux,  —  et  on  en  comp- 
tait même  quelques-uns  parmi  les  Consuls  en  exercice, 
—  m'avaient  suscité  beaucoup  d'ennemis,  quoique 
je  ne  fusse  en  cela  que  l'exécuteur  passif  des  ordres 
reçus.  Dans  l'enivrement  de  leurs  prospérités  et  de 

*  Le  gouvernement  consulaire,  dont  parle  le  Cardinal,  avait 
e'te'  manipulé  par  l'cx-oratorien  Daunou  et  par  un  calviniste  suisse 
nommé  Haller,  que  la  République  française  tenait  à  ses  gages  en 
qualité  de  commissaire.  La  vieille  Rome ,  au  temps  de  sa  puis- 
sance et  de  sa  grandeur,  n'eut  que  deux  consuls;  en  1798,  elle 
s'en  trouva  sept  sur  les  bras.  Ce  gouvernement  n'avait  pour  mis- 
sion que  de  proscrire  et  de  voler.  11  était  présidé  par  un  accou- 
cheur juré,  et  nous  lisons  dans  le  Moniteur  du  7  floréal  an  VI, 
page  2ol ,  sous  la  rubrique  de  Rome,  12  germinal  an  VI,  la 
nouvelle  suivante  : 

"  Le  consul  Angelucci,  célèbre  chirurgien-accoucheur,  jouit 
d'une  grande  popularité.  H  a  publié  un  avis  par  lequel  il  annonce 
à  ses  concitoyens  ijue  ses  fonctions  de  premier  magistrat  ne 
l'enipècheront  pas  d'assister  l'iiuiiianité  souffrante,  lorsque  l'on 
croira  avoir  besoin  de  son  ministère  comme  accoucheur  et 
chirurgien.  » 


76  MEMOIRES 

leur  pouvoir  éphémère,  ils  ne  songeaient  qu'à  la  ven- 
geance. En  me  voyant  rentrer  à  Rome  tout  d'un  coup, 
ils  crurent  que  j'allais,  contrairement  aux  autres, 
recevoir  ma  grâce  entière,  c'est-à-dire  obtenir  le 
droit  de  résider  dans  la  ville.  Néanmoins  il  n'était 
pas  question  de  cela,  et  je  n'aurais  jamais  accepté 
cette  faveur,  quand  bien  même  elle  m'eût  été  offerte. 
Ils  se  donnèrent  en  conséquence  tant  de  mouvement, 
ils  s'employèrent  avec  tant  de  malice  à  me  nuire, 
que  mes  affaires,  dans  ces  jours  terribles,  devinrent 
on  ne  peut  plus  mauvaises. 

Ce  fut  en  vain  que  je  réclamai  l'exécution  du  dé- 
cret directorial  publié  à  Cività-Vecchia,  qui  me  con- 
damnait à  la  déportation  hors  de  l'État  romain,  et 
dont  je  me  déclar'ais  satisfait.  Ce  fut  inutilement  que 
je  demandai  à  être  reconduit  à  Cività-Yecchia  d'où 
j'avais  été  ramené,  non  sur  ma  prière  ni  sur  une 
prière  autorisée  par  moi;  plus  inutilement  encore  que 
je  déclarai  me  soumettre  à  l'exil  par  mer,  avec  le 
libre  choix  cependant  du  lieu  où  je  devais  être  trans- 
porté, d'après  la  teneur  du  décret  et  de  mon  option 
pour  Livourne.  Toutes  mes  tentatives  échouèrent, 
surtout  par  la  malheureuse  coïncidence  du  rappel 
du  général  en  chef  qui  eut  lieu  à  cette  époque. 

Le  général  Gouvion  Saint-Cyr,  qui  le  remplaça, 
ignorait  ce  qui  s'était  passé  à  mon  sujet  avec  son 
prédécesseur.  Nouveau  dans  ce  conflit,  il  ne  voulait 
point  adopter  de  détermination  sans  connaissance  de 
cause,  ou  révoquer  en  doute  les  fausses  informations 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  77 

que  le  gouvernement  révolutionnaire  de  Rome  lui 
insinuait  méchamment  sur  mon  compte.  Les  efforts 
de  mes  amis  et  ceux  de  mon  pauvre  frère  André  ne 
servirent  à  rien.  Je  dois  ici  payer  un  tribut  de  grati- 
tude à  sa  chère  et  vénérable  mémoire.  Il  se  trouvait 
éloigné  de  Rome  depuis  plusieurs  années,  car,  dévoré 
de  la  même  passion  que  moi,  il  était  allé  courir  le 
monde.  Quand  la  Révolution  s'abattit  sur  le  patri- 
moine de  Saint-Pierre,  il  habitait  Venise.  La  nou- 
velle de  cet  événement  lui  parvint  en  mèuje  temps 
que  celle  de  mon  arrestation. 

N'écoutant  que  sa  tendresse  pour  moi,  il  accourut, 
et  je  le  vis  un  jour  apparaître  à  l'improviste  dans  ma 
chambre  lors  de  ma  première  détention  au  château 
Saint-Ange  ,  c'est-à-dire  avant  que  j'en  sortisse 
pour  être  transféré  à  Cività-Vecchia.  Son  retour  en 
un  pareil  moment  me  fit  autant  de  peine  que  j'aurais 
éprouvé  de  joie  si  je  l'avais  revu  et  embrassé  dans 
toute  autre  circonstance. 

A  première  vue,  il  me  fut  impossible  de  ne  pas  lui 
manifestermon  profond  chagrin,  en  même  temps  que 
mon  plaisir  et  ma  reconnaissance  de  le  voir  s'exposer 
à  tous  les  périls  et  à  tous  les  désastres  de  la  Révolu- 
tion ,  uniquement  pour  me  soulager  dans  ma  situation 
actuelle,  car  lui,  par  bonheur,  il  n'avait  personnel- 
lement rien  à  redouter.  Absent  depuis  plusieurs 
années,  il  ne  devait  même  pas  être  considéré  comme 
émigré.  La  perspective  des  dangers  qu'il  affrontait 
par  son  retour  (périls  accrus  par  son  titre  de  frère 


78  MÉMOIRES 

d'un  homme  non-seulement  suspect,  mais  encore 
odieux  aux  républicains  ,  me  rendait  bien  amère  la 
résolution  qu'il  avait  prise.  Je  l'aimais  en  elTet  plus 
que  moi-même,  et  je  m'apercevais  qu'il  m'enlevait 
ainsi  l'unique  consolation  que  je  goûtais  dans  ma 
disgrâce,  celle  de  le  croire  en  sûreté.  De  plus,  je 
sentais  que  de  nouvelles  peines  s'ajoutaient  à  mes 
douleurs,  par  les  dangers  que  son  amour  pour  moi 
l'entrainait  à  courir. 

André  n'avait  pas  épargné  les  soins  et  les  fatigues 
durant  ma  première  détention  ;  il  ne  les  épargna  pas 
davantage  pendant  la  seconde.  Raconter  tout  ce 
qu'il  entreprit  en  ma  faveur,  quoique  ces  efforts 
n'aient  pas  été  couronnés  du  succès  désiré,  serait 
donc  impossible. 

Il  y  avait  vingt-quatre  ou  vingt-cinq  jours,  peut- 
être  un  mois ,  que  j'étais  ainsi  prisonnier  de  nou- 
veau,  lorsque,  avec  la  permission  du  bon  comman- 
dant, voici  venir  à  moi,  en  même  temps  que  mon 
cher  frère,  le  prince  Chigi  et  le  prince  di  Teano,  mes 
amis.  Ils  se  disaient  porteurs  d'une  bonne  et  d'une 
mauvaise  nouvelle.  Ils  m'apprirent  donc  qu'enfin  on 
avait  sanctionné  ma  déportation  —  à  Naples  toutefois, 
et  non  pas  en  Toscane,  justement  pour  m' empêcher 
d'aller  auprès  du  Pape.  —  En  même  temps  on  avait 
stipulé  que  je  serais  traîné  à  âne  par  les  rues  de  la 
ville*,  au  milieu  des  sbires,  et  que,  durant  le  trajet, 
je  recevrais  des  coups  de  lanière.  On  louait  déjà  les 
fenêtres  par  les  rues  où  je  devais  passer,  et  les  Jaco- 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  79 

bins  cL  les  femmes  des  Consuls  se  faisaient  grande 
fête  d'assister  à  cette  exécution. 

Mes  amis  furent  stupéfaits  en  me  voyant  on  ne  peut 
plus  indi Itèrent  à  cette  seconde  nouvelle,  qui,  en  réa- 
lité, ne  me  fit  £;uère  de  peine, — car  je  regardais  ce 
traitement  comme  mon  grand  triomphe  et  ma  gloire, 
—  mais  fort  désolé  de  la  première,  par  laquelle  j'ap- 
prenais (jue  je  ne  pouvais  me  rendre  en  Toscane,  où 
Je  désirais  tant  rejoindre  le  Pape. 

Cet  arrêté  était  l'œuvre  du  Consulat  romain,  auquel 
le  général  en  chef  français  avait  remis  mon  affaire. 
Je  réclamai  hautement  sur  l'incompétence  de  cette 
autorité  consulaire,  après  le  décret  rendu  contre 
moi  par  le  Directoire  exécutif.  Ce  décret  m'avait  été 
notifié  à  Cività-Yecchia,  et  j'en  invoquais  le  bénéfice. 
Le  général  français ,  à  qui  mes  amis  et  mon  frère 
recoururent,  fut  inflexible  sur  ce  point.  Il  ne  voulut 
pas,  dans  son  humanité  et  non  sur  mes  instances, 
sanctionner  l'article  concernant  la  cavalcade  sur 
l'âne  à  travers  la  ville,  mais  il  approuva  ce  qui  était 
relatif  à  ma  déportation  dans  les  environs  de  Naples. 

Toutes  mes  prières  furent  inutiles,  ainsi  que  celles 
que  je  fis  adresser  au  général ,  en  lui  expliquant  que 
la  cour  de  Naples  ne  laisserait  point  les  exilés  de 
Rome  pénétrer  dans  ses  États;  qu'en  conséquence  je 
risquais  et  même  que  j'étais  certain  de  subir  une 
troisième  détention  à  Terracine,  détention  auprès  de 
laquelle  celle  du  château  Saint-Ange  était  mille  fois 
préférable,  tant  à  cause  des  douceurs  que  je  pou- 


80  MÉMOIRES 

vais  m'y  procurer,  que  par  les  visites  de  mon  frère, 
(le  mes  amis  et  de  l'affectueux  commandant.  Tout 
fut  tenté  en  vain  '.  A  la  chute  du  jour,  le  comman- 
dant reçut  du  général  l'ordre  de  faire  partir  cette 
nuit- là  même,  dans  la  direction  de  Naples,  les  per- 
sonnes inscrites  sur  une  liste  qu'il  lui  envoyait.  Cette 
liste  contenait  vingt-trois  noms  écrits  pêle-mêle, 
d'après  les  principes  d'égalité  de  ces  temps  républi- 
cains. Les  noms  qui  figuraient  sur  la  liste  étaient 

1  L'aphorisme  si  étourdissant  de  machiavéliques  promesses  : 
«  L'Église  libre  dans  l'État  libre  »  n'avait  pas  encore  été  inventé 
comme  diminutif  des  grands  principes  de  1789  par  les  avocats  du 
piémontisme  et  par  les  juifs  de  la  presse  italianisée;  mais  déjà  la 
liépublique  française  l'avait  appliqué  dans  toute  sa  consolante 
fraternité.  Le  Piémont  incarcère  et  déporte  à  l'intérieur  les  car- 
dinaux, les  évêques  et  les  prêtres  fidèles  à  leurs  devoirs  et  à 
leurs  serments;  la  République  française  se  contentait  d'exiler  les 
cardinaux,  prélats  et  sujets  romains  qui  ne  se  prêtaient  pas 
d'assez  bonne  grâce  aux  farandoles  citoyennes  du  Caj^ipidoglio. 
Consalvi,  pour  en  perpétuer  le  souvenir,  a  sauvé  de  l'oubli  toutes 
les  preuves  originales  de  la  manière  dont  la  Révolution  entendra 
éternellement  le  principe  :  l'Église  libre  dans  l'État  libre.  Le 
général  de  division  Dallemagne,  commandant  à  Rome  au  nom 
de  la  République  française  (Liberté,  Égalité!)  écrit  au  prélat 
Consalvi ,  le  i'"'^  germinal  an  VI  : 

'(  Je  suis  bien  fâché,  citoyen,  de  n'avoir  rien  de  satisfaisant  à 
vous  répondre.  L'ordre  qui  vous  déporte  est  une  mesure  générale. 
Je  suis  esclave  de  la  loi ,  et  l'arrêté  du  Directoire  en  est  une  pour 
moi.  Je  ne  puis  donc  rien  changer  aux  dispositions  arrêtées  pour 
l'arrestation  et  la  déportalion  des  cardinaux  et  prélats.  Je  suis 
[)einé  de  vous  voir  de  ce  nombre;  mais  c'est  l'effet  des  circon- 
stances, auxquelles  je  vous  invite  de  vous  conformer  sans  inquié- 
tude et  avec  confiance  dans  le  Gouvernement  français,  qui  sait 
concilier  l'humanité  avec  ses  devoirs. 

«  Salut  et  fraternité. 

»  Signé  Dallemagne.  » 


DU  CAKDINAL  CONSALVI.  81 

ceux  de  dix-huit  galériens,  d'un  frère  lai,  de  deux 
avocats ,  d'un  ofllcier  de  l'ancien  gouvernement 
chargé  d'arrêter  les  personnes  suspectes  ou  coupables 
de  crimes,  spécialement  de  crimes  d'État,  et  le  mien 
inscrit  sous  le  numéro  1 3. 

Le  départ  eut  lieu  à  l'aurore  et  même  un  peu  plus 
tard.  Les  dix-huit  forçats  étaient  parqués  sur  une 
charrette ,  les  quatre  autres  personnes  dans  une 
mauvaise  voiture.  Je  suivais  dans  ma  calèche,  que, 
pour  ce  voyage,  le  général  avait  autorisé  à  prendre 
parmi  mes  meubles  toujours  sous  le  séquestre.  Au 
milieu  des  larmes  de  mon  cher  frère ,  de  plusieurs  de 
mes  serviteurs  accourus  ppur  me  mettre  en  carrosse 
et  même  de  celles  du  commandant  du  château,  je 
quittai  Rome  vers  la  fm  d'avril  de  cette  année  1 798 
—  je  ne  me  souviens  pas  du  jour  précis. 

Un  fort  détachement  de  soldats  français  escortait 
le  carretto  des  galériens  qui  était  le  premier  du  con- 
voi, puis  la  voilure  des  quatre  honnêtes  gens  et  ma 
calèche.  Je  ne  sais  par  quel  hasard,  sur  la  belle  route 
d'Albano,  cette  bonne  calèche,  qui  allait  au  pas,  se 
rompit  aux  deux  essieux.  Cet  accident  m'obHgea, 
afin  de  poursuivre  le  voyage,  à  monter  dans  le  car- 
rosse des  quatre.  Ils  furent  six  alors,  grûce  à  moi  et 
à  un  de  mes  serviteurs  qui  m'accompagnait. 

A  Albano,  nous  fûmes  conduits  dans  une  auberge 

pour  dîner  ensemble.  J'eus  le  bonheur  de  rencontrer 

le  baron  Gavotti  qui  habitait  le  pays,  et  qui  obtint  la 

permission  d'entrer  dans  la  chambre  où  je  me  trou- 

II.  6 


82  MÉMOIRES 

vais  avec  les  galériens  et  mes  autres  compagnons.  11 
était  mon  ami;  sachant  qu'il  possédait  un  casino  à 
Terracine,  oii  je  prévoyais  que  je  serais  contraint  de 
séjourner,  parce  qu'on  m'empêcherait  de  franchir  la 
frontière  du  royaume  de  Naples,  je  lui  demandai  de 
pouvoir  occuper  sa  maison,  si  on  m'en  accordait  la 
permission.  En  nous  mettant  en  route  le  lendemain 
pour  Terracine,  nous  fûmes  abandonnés  par  l'esca- 
dron de  cavalerie  française.  Une  grosse  bande  de 
sbires  de  campagne,  tels  qu'il  en  fallait  pour  des 
galériens,  le  remplaça.  On  voyagea  toute  la  journée 
et  toute  la  nuit,  et  on  arriva  à  Terracine  le  matin  du 
jour  suivant.  La  force  armée  nous  introduisit  en  pré- 
sence du  commandant  français,  auquel  le  capitaine 
de  nos  gardes  remit  une  lettre  du  général  en  chef, 
contenant  la  liste  des  vingt-trois  déportés  et  le  décret 
libellé  dans  les  mêmes  termes  que  celui  de  Cività- 
Vecchia,  quant  aux  châtiments.  Il  relatait  donc  que 
nous  étions  condamnés  à  l'exil  perpétuel  hors  des 
États  romains,  sous  peine  de  mort  si  nous  y  ren- 
trions, n'importe  de  quelle  façon  et  à  n'importe 
quelle  époque. 

Je  cherchai  quelle  impression  devaient  produire 
sur  cet  officier  ne  sachant  rien  de  ce  qui  s'était 
passé  la  vue  des  sbires  et  des  galériens  et  la  lecture 
d'une  lettre  aussi  sèche  et  d'une  liste  qui  ne  mettait 
aucune  dilférence  entre  les  vingt-trois  condamnés. 
Des  qu'il  eut  achevé  sa  lecture,  je  le  priai  de  vou- 
loir bien  m'écouter  séparément,  parce  que  j'avais 


DU  CAUmXAL  C  ON  SA  L  VI.  83 

(fiielque  chose  à  lui  communicjiier.  Je  fis  usage  de  la 
langue  IVançaise;  ce  fut  une  première  recommanda- 
tion auprès  de  lui.  Malgré  le  singulier  entourage  dont 
j'ai  parlé  tout  à  l'iicure,  il  m'introduisit  de  la  pièce 
où  il  nous  avait  reçus  dans  sa  chambre  à  coucher. 

Je  lui  expliquai  alors  ma  condition,  celle  des 
quatre  honnêtes  personnes  qui  étaient  avec  moi  et 
celle  aussi  des  dix-huit  galériens,  puis  je  l'informai 
de  mes  aventures  précédentes.  Je  lui  dis  encore  que 
j'étais  persuadé  qu'on  ne  nous  laisserait  pas  traver- 
ser la  frontière  de  Naples  —  éloignée  d'environ  un 
mille  et  demi  de  Terracine  ;  —  que,  dans  ce  cas,  je 
le  priais  de  ne  pas  nous  confondre  avec  les  dix-huit 
galériens  dans  les  prisons  de  la  ville  durant  le  temps 
que  nous  avions  à  y  rester;  je  lui  demandai  enfin 
de  me  permettre  d'aller  habiter  avec  mes  gardes  le 
casino  Gavotti,  et  de  placer  mes  quatre  compagnons 
dans  quelque  couvent. 

Je  trouvai  chez  ce  commandant  un  très-bon  sen- 
timent d'humanité.  Il  me  consola  de  nos  mallieurs 
causés  par  la  Révolution ,  il  m'assura  qu'il  accordait 
une  foi  entière  à  mes  paroles,  seul  motif  pour  lui 
de  se  convaincre,  car  la  lettre  et  la  liste  n'offraient 
aucun  renseignement.  Il  me  promit  de  m'accorder 
la  grâce  sollicitée  dans  le  cas  où  je  resterais  à  Ter- 
racine;  mais  il  ajouta  qu'il  n'en  serait  rien,  parce 
que  Naples  n'oserait  pas  refuser  un  asile  aux  dépor- 
tés du  gouvernement  français.  En  le  remerciant  de 
tant  de  courtoisie,  je  pris  la  liberté  de  lui  dire  qu'il 

6. 


8i  MÉMOIRtîS 

se  trompait  sur  ce  dernier  point,  et  que  pour  s'en 
assurer  il  pouvait  faire  un  essai.  C'était  de  diriger  à 
la  frontière  les  dix-huit  galériens,  tandis  que  nous 
attendrions  dans  la  salle,  pour  voir  si  l'entrée  du 
royaume  leur  était  oui  ou  non  accordée.  Le  conseil 
lui  sourit.  Il  nous  retint  dans  son  appartement  et  fit 
partir  les  forçats,  qui,  une  fois  arrivés  à  la  frontière, 
furent  mis  en  liberté,  après  avoir  entendu  la  sen- 
tence dont  nous  avons  parlé. 

■Mais  les  soldats  napolitains  de  Portello ,  à  quelque 
distance  de  la  frontière ,  accoururent  aussitôt  à  leur 
rencontre,  et,  la  baïonnette  en  avant,  les  obligèrent 
à  rétrograder.  Au  lieu  de  retourner  en  arrière  et  de 
se  faire  réintégrer  dans  la  prison ,  les  forçats  se  jetè- 
rent dans  les  montagnes  servant  de  confins,  puis 
ils  retournèrent  presque  tous  dans  les  États  romains, 
où  j'ignore  le  sort  qu'ils  subirent. 

L'escorte  française,  spectatrice  du  refus  fait  aux 
galériens  de  les  laisser  pénétrer  sur  le  territoire 
royal ,  en  fit  son  rapport  au  commandant.  Cet  offi- 
cier tint  sa  parole ,  plaça  mes  compagnons  dans  un 
couvent  et  me  permit  d'habiter  le  casino  Gavotti, 
sans  me  donner  de  gardes ,  se  fiant  entièrement  à 
ma  parole.  Je  ne  crus  pas  devoir  accepter  cette  fa- 
veur. Je  craignais  que  les  révolutionnaires  de  Ter- 
racine  ne  m'accusassent  faussement  de  recevoir  des 
prêtres  chez  moi  et  d'intriguer  contre  le  nouveau 
Gouvernement.  L'officier  français  finit  par  m' accor- 
der la  garde  que  je  désirais. 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  85 

Ce  lui  on  vain  (ju'il  rejjrésenta  au  général  en  chef 
qu'on  ne  pouvait  plus  passer  dans  le  royaume  de 
Naples,  en  vain  aussi  fis-je  solliciter  par  mon  frère 
et  par  mes  amis  l'autorisation  de  revenir  en  arrière, 
de  rentrer  une  autre  fois  dans  les  murs  de  Rome  et 
d'èlre  déporté  en  Toscane,  puisque  ma  déportation 
paraissait  imj)ossible  à  etïectuer  du  côté  de  Naples. 
On  ne  voulait  justement  pas  que  j'allasse  dans  le 
pays  où  résidait  le  Souverain  Pontife.  Les  efforts  que 
je  ne  cessais  de  multiplier  à  Rome  étaient  inutiles. 
Pour  ne  pas  languir  dans  une  éternelle  détention  à 
Terracine,  où  le  mauvais  air  commençait  à  sévir,  il 
fallut  essayer  d'arracher  un  passe-port  à  la  cour  de 
Naples. 

Dans  le  principe,  toutes  les  démarches  furent  sté- 
riles ,  même  celles  que  fit  un  personnage  ayant  libre 
accès  auprès  de  la  reine,  tant  il  était  nécessaire  aux 
yeux  du  gouvernement  royal  de  ne  pas  commencer 
à  ouvrir  la  porte  aux  exilés  de  Rome.  A  la  fin,  un 
changement  qui  s'opéra  dans  l'esprit  du  ministre 
Acton  me  fut  très-utile.  Le  cardinal  duc  d'York, 
réfugié  à  Naples  depuis  la  chute  du  Gouvernement 
papal,  lui  avait  demandé  très-chaudement  un  passe- 
port pour  moi.  Ce  ministre,  qui  était  Anglais,  fut 
flatté  au  delà  de  toute  expression  de  voir  que  le  lé- 
gitime roi  de  la  Grande-Bretagne  attendait  de  lui 
une  faveur.  J'obtins  ainsi  un  passe-port  qui  attestait 
que  je  pouvais  demeurer  à  Naples  trois  jours  seule- 
ment. Mais  on  avait  insinué  tout  bas  à  l'oieille  du 


86  MÉMOIRES 

du  cardinal  duc  que  j'y  résiderais  tant  que  cela  me 
plairait.  Je  partis  donc  pour  cette  ville  vers  la  tin  du 
mois  de  mai,  après  vingt-deux  jours  d'une  troisième 
captivité  à  Terracine.  J'étais  rempli  d'obligations  et 
de  reconnaissance  pour  le  commandant  français,  qui, 
en  me  traitant  avec  alTection,  était  devenu  l'émule 
de  celui  du  château  Saint-Ange.  Il  usa,  en  effet, 
envers  moi,  pendant  ma  halte  forcée  de  Terracine, 
de  tous  les  égards  les  plus  courtois  ^ 

Arrivé  à  Naples,  j'y  fus  reçu  avec  une  extrême 
bonté  par  le  ministère,  par  le  roi  Ferdinand  et  spé- 
cialement par  la  reine.  Je  ne  pouvais  souhaiter  un 
plus  agréable  séjour,  tant  pour  la  beauté  du  climat 
que  pour  le  bonheur  de  revoir  le  cardinal  duc  et 
beaucoup  de  familles  amies  qui  s'empressaient  de 

1  Quand  la  République  française  ne  tuait  pas  du  premier  coup 
ses  victimes  et  (ju'elle  n'avait  pas  sous  la  main  un  lieu  de  de'por- 
tation  tout  jvrét,  elle  laissait  ses  proscrits  vaguer  aux  frontières, 
en  attendant  l'exil.  Consalvi  resta  donc  plusieurs  jours  à  Terra- 
cine, et  il  apprivoisa  si  bien  le  commandant  de  place,  nomme' 
Leduc,  que  ce  vieux  soldat  se  fit,  dans  son  honnêteté'  primitive, 
un  devoir  et  un  plaisir  de  lui  délivrer,  le  16  floréal  an  VI,  le 
curieux  certificat  suivant,  dont  nous  respectons  plus  le  style  que 
l'orthoj^raphe  trop  peu  française  : 

K  Je  prie  tous  ceux  qui  sont  à  prier  de  laisser  passer  M.  Hercule 
Consalvi,  ci-devant  prélat  auditeur  de  la  Rote  romaine,  allant  à 
Naples,  après  avoir  été  déporté  par  ordre  du  gouvernement 
romain. 

»  Ledit  M.  Consalvi  a  resté  dans  la  place  de  mon  commande- 
ment vingt-deux  jours,  et  n'ai  qu'a  me  louer  de  la  bonne  conduite 
qu'il  a  tenue  pendant  son  séjour.  C'est  pourquoi  je  lui  ai  délivré 
le  présent  pour  lui  servir  et  valoir  à  tout  ce  qui  est  de  droit. 

)»  Signé  Leduc.  « 


Dr  CARDINAL  CON'SALVJ.  8^ 

subvenir  à  mes  besoins,  car,  comme  je  Tai  dii,  mes 
l)ieus  étaient  encore  sous  le  séquestre. 

Néanmoins  je  brûlais  du  désir  d'aller  auprps  du 
Pape  en  Toscane.  Il  n'était  pas  aisé  d'accomplir  ce 
projet  :  il  fallait  d'abord  quitter  le  cardinal  duc  et 
renoncer  aux  avantages  dont  je  viens  de  parler,  et 
ensuite  obtenir  un  passe-port  de  la  cour.  Dans  des 
vues  politiques,  le  gouvernement  napolitain  avait 
conçu  l'idée  de  faire  nommer  à  Naples  le  nouveau 
Pape  —  ce  qui  ne  devait  pas  tarder  beaucoup ,  —  car 
Pie  VI  était  très-intirme  et  fort  vieux.  —  La  cour 
royale  voulait  en  outre  que  le  Pape  futur  rét^idât  à 
Naples.  Ayant  ainsi  entre  les  mains  le  Pontife  su- 
prême ,  elle  espérait  trouver  en  lui  un  défenseur  na- 
turel pour  l'État  et  le  pays.  Elle  aurait  profité  de  sa 
présence  pour  enflammer  les  peuples,  et  même  pour 
susciter  une  guerre  de  religion  dans  le  cas  d'une  in- 
vasion française. 

Voilà  pourquoi  le  gouvernement  empêchait  les 
Cardinaux  et  les  prélats  de  sortir  de  Naples.  11  cher- 
chait même  à  y  attirer  tous  ceux  qui  vivaient  réfu- 
giés dans  la  Vénétie,  appartenant  alors  à  l'^Uitriche, 
afin  que  le  Conclave  eût  lieu  à  Naples.  Dans  ces 
circonstances  il  m'était  presque  impossible  de  me 
faire  délivrer  un  passe-port  afin  de  quitter  une 
ville  où  je  n'avais  pu  entrer  qu'à  force  de  prières. 
Je  crus  que  le  motif  seul  plausible  et  décent  à  allé- 
guer était  de  supposer  un  appel  de  mon  oncle,  le 
cardinal  Garandini,  réfugié  à  Vicence,  dans  les  États 


88  MÉMOIRES 

de  Venise,  et  de  persuader  aux  autres  que  ce  vieil- 
lard me  demandait  pour  lui  tenir  compagnie  dans 
sa  solitude.  Je  pus  arracher  mon  passe-port  à  l'aide 
de  ce  prétexte,  mais  ce  ne  fut  pas  sans  peine;  et, 
après  un  séjour  de  près  de  deux  mois,  je  m'embar- 
quai vers  le  commencement  d'août  1798. 

J'essuyai  un  calme  plat  en  mer;  ce  calme  fit  durer 
onze  jours  la  traversée  sur  Livourne.  Mon  cœur 
souffrit  beaucoup  quand  il  revit  Terracine  et  Cività- 
Vecchia,  ces  lieux  qui  me  rappelaient  tant  de  sou- 
venirs. Mais  je  fus  plus  spécialement  impresi^ionné 
à  Terracine,  car  j'avais  entendu  parler  en  m'embar- 
quant  de  la  révolte  tentée  dans  cette  ville  contre  le 
nouveau  gouvernement  républicain  et  de  l'horrible 
sac  qui  en  fut  la  conséquence.  L'honnête  comman- 
dant était  accouru,  comme  son  devoir  le  lui  prescri- 
vait, afin  d'arrêter  le  mouvement  dès  que  l'émeute 
se  produisit.  Il  était  mort  frappé  d'une  balle  au  front. 
Je  lui  devais  beaucoup,  et  à  cette  nouvelle  j'éprouvai 
une  sincère  douleur. 

Débarqué  à  Livourne  le  25  ou  le  26  août ,  je 
partis  immédiatement  pour  Florence.  On  peut  bien 
se  figurer  que  ma  première  pensée  fut  de  me  pro- 
curer le  moyen  de  parvenir  aux  pieds  du  Pape.  Il 
fallait  agir  avec  beaucoup  de  ménagements  et  de 
circonspection  pour  tromper  la  vigilance  du  plénipo- 
tentiaire français  dans  cette  ville.  Je  laissai  s'écouler 
quelques  jours,  afin  de  ne  point  trop  attirer  les 
regards,  ainsi  que  cela  aurait  eu  lieu  si  j'avais  tenté 


DU  CARDINAL   CONSALVI.  89 

ce  grand  pas  dès  mon  arrivée.  Je  fis  en  sorte  d'ob- 
tenir un  assentiment  tacite  du  ministre  toscan,  que 
j'avais  besoin  de  me  concilier,  dans  l'espérance  de 
rester  ensuite  auprès  du  Pape ,  si  la  chose  pouvait 
s'arranger.  « 

Je  ne  rencontrai  toutefois  chez  ce  ministre  que  les 
manières  les  plus  dures  et  le  plus  impoli  des  refus. 
Je  me  vis  forcé  d'agir  alors  comme  par  surprise.  Il 
me  fallait  voir  le  Pape  à  tout  prix,  et  lui  prouver  au 
moins  ma  bonne  volonté.  Je  choisis  secrètement  le 
jour  et  l'heure  que  je  jugeai  les  plus  favorables,  et 
je  me  rendis  à  la  Chartreuse,  à  trois  milles  de  Flo- 
rence, où  le  Saint -Père  était  prisonnier.  Lorsque 
j'arrivai  au  pied  de  la  colline,  je  ne  puis  exprimer 
les  sentiments  dont  mon  cœur  fut  agité  à  l'idée  de 
revoir  mon  bienfaiteur  et  mon  Souverain,  qui  avait 
eu  tant  de  bontés  pour  moi ,  et  en  pensant  au  misé- 
rable état  dans  lequel  se  trouvait  réduit  ce  Pie  VI 
que  j'avais  vu  au  comble  des  splendeurs.  Chaque 
pas  que  je  faisais  pour  me  rapprocher  du  Saint-Père 
apportait  à  mon  âme  une  émotion  toujours  crois- 
sante. La  pauvreté  et  la  solitude  de  ces  murs,  le 
spectacle  de  deux  ou  trois  malheureuses  personnes 
composant  tout  son  service,  m'arrachaient  les  larmes 
des  yeux.  Enfin,  je  fus  introduit  en  sa  présence. 
0  Dieu  !  que  de  sensations  affluèrent  alors  à  mon 
cœur,  et  en  vinrent  presque  à  le  briser! 

Pie  VI  était  assis  devant  sa  table.  Cette  position 
empêchait  qu'on  ne  s'aperçût  de  son  côté  faible  :  il 


90  MEMOIRES 

avait  à  peu  près  perdu  l'usage  des  jambes,  et  il  ne 
pouvait  marcher  que  soutenu  par  deux  bras  ro- 
bustes. 

La  beauté  et  la  majesté  de  son  visage  ne  s'étaient 
pas  altérées  depuis  Rome;  il  inspirait  tout  à  la  fois  la 
plus  profonde  vénération  et  l'amour  le  plus  dévoué. 
Je  me  précipitai  à  ses  pieds  ;  je  les  baignai  de  larmes; 
je  lui  racontai  tout  ce  cju'il  m'en  coûtait  pour  le 
revoir,  et  combien  je  souhaitais  de  rester  à  ses  côtés 
pour  le  servir,  l'assister  et  partager  son  sort.  Je  lui 
jurai  que  je  tenterais  tous  les  moyens  possibles  dans 
l'espoir  d'atteindre  ce  but. 

Je  renonce  à  rapporter  ici  le  gracieux  accueil  qu'il 
me  fit,  la  manière  dont  il  agréa  mon  attachement  à 
sa  personne  sacrée  et  ce  qu'il  me  dit  de  Rome,  de 
Naples,  devienne,  de  la  France,  et  de  la  conduite 
tenue  par  ceux  qu'il  devait  regarder  comme  les  plus 
attachés  et  les  plus  fidèles  de  ses  serviteurs.  Le  Saint- 
Père  m'affirma  ensuite  qu'il  croyait  de  toute  impos- 
sibilité que  je  pusse  obtenir  la  permission  de  rester 
auprès  de  lui.  Je  répondis  que  je  ne  négligerais  rien 
pour  réussir,  et  il  me  congédia  après  une  heure 
d'audience.  Cette  heure  mo  combla  tout  ensemble 
de  consolation,  de  tristesse  et  de  vénération;  elle 
augmenta,  s'il  est  possible,  mon  respectueux  amour. 

Revenu  à  Florence,  je  ne  parlai  à  personne  de 
cette  visite,  et,  pour  éloigner  davantage  les  soup- 
çons, je  demandai  l'autorisation  de  me  rendre  à 
Sienne  pour  voir  la  famille  Patrizi,  qui  arrivait  de 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  9« 

Rome.  Je  n'ol)tins  ce  permis  (lu'avec  une  limite  de 
quinze  jours.  Cela  me  fut  d'un  très-fâclieux  augure 
pour  mes  projets  de  résider  à  Florence ,  projets  que 
je  voulais  ensuite  essayer  de  réaliser.  Dès  que  les 
quinze  jours  furent  écoulés,  le  commissaire  grand- 
ducal  me  força  de  quitter  Sienne,  et  je  me  séparai 
avec  chagrin  de  cette  famille,  que  j'aimais  lieaucoup. 

D'autres  jours  se  passèrent  à  Florence,  pendant 
lesquels  je  tentai  tout,  je  dis  tout,  j'osai  tout,  direc- 
tement et  indirectement,  pour  obtenir  ce  que  je  sou- 
haitais avec  tant  d'ardeur.  Mais  alors  le  plénipoten- 
tiaire de  France  demanda  expressément  au  premier 
ministre  du  grand-duc  de  me  renvoyer  sans  retard. 
Mes  efforts  devenaient  inutiles,  et  mon  espérance 
s'évanouit.  Je  fus  contraint  de  quitter  Florence  et 
d'aller  habiter  Venise,  ainsi  que  j'en  avais  pris  la  ré- 
solution dans  le  cas  où  mon  séjour  auprès  de  Pie  VI 
ne  serait  pas  autorisé. 

Tout  ce  que  je  pus  faire  en  cachette,  et  non  sans 
courir  certains  risques,  fut  de  me  rendre  une  seconde 
fois  à  la  Chartreuse  pour  communiquer  au  Pape  mes 
vaines  tentatives,  pour  lui  baiser  encore  les  pieds  et 
recevoir  sa  dernière  bénédiction.  Je  fus  accueilli  avec 
la  même  bonté  affectueuse.  Il  éprouva  quelque  peine 
en  apprenant  que  je  n'avais  pas  réussi  dans  mon 
projet,  mais  il  n'en  fut  point  étonné.  Pendant  l'heure 
entière  d'audience  qu'il  m'accorda,  il  me  prodigua 
toutes  sortes  de  faveurs,  et  me  donna  les  plus  salu- 
taires conseils  de  résignation,  de  sage  conduite  et  de 


92  MÉMOIRES 

courage  dont  les  actes  de  sa  vie  et  son  maintien 
m'offraient  un  parfait  modèle.  Je  le  trouvai  aussi 
grand  et  même  beaucoup  plus  grand  que  lorsqu'il 
régnait  à  Rome.  Au  moment  où  il  me  charQ;ea  de 
saluer  de  sa  part  le  duc  Brasclii ,  son  neveu ,  qui  ha- 
bitait Venise  et  qu'il  avait  eu  la  douleur,  peu  aupa- 
ravant, de  voir  arracher  d'auprès  de  lui  dans  celte 
même  Chartreuse,  je  jurai  à  ses  pieds  que  je  considé- 
rerais partout,  en  tout  temps  et  dans  n'importe  quelle 
occasion,  comme  une  dette  la  plus  sacrée,  d'être  atta- 
ché à  sa  famille  jusqu'au  point  de  devenir  pour  elle 
un  autre  lui-même.  C'est  l'expression  qui  m'échappa 
alors  dans  mon  enthousiasme.  Je  me  flatte  de  n'avoir 
pas  failli  à  ma  parole  dans  les  circonstances  où  j'ai 
pu  le  faire. 

Pie  YI  me  remercia  avec  une  bonté  et  une  majesté 
que  je  ne  crois  pas  que  l'on  puisse  égaler.  J'implorai 
sa  bénédiction.  11  me  posa  les  mains  sur  la  tête,  et, 
comme  le  plus  vénérable  des  patriarches  anciens,  il 
leva  les  yeux  au  ciel,  il  pria  le  Seigneur,  et  il  me 
bénit  dans  une  attitude  si  résignée,  si  auguste,  si 
sainte  et  si  tendre,  que,  jusqu'au  dernier  jour  de  ma 
vie,  j'en  garderai  dans  mon  cœur  le  souvenir  gravé 
en  caractères  ineffaçables. 

Je  me  retirai  les  larmes  aux  yeux.  La  douleur 
m'avait  presque  mis  hors  de  moi;  néanmoins  je  me 
sentais  ranimé  et  encouragé  par  le  calme  inexprima- 
ble de  mon  souverain  et  par  la  sérénité  de  son  visage. 
C'était  la  grandeur  de  l'homme  de  bien  aux  prises 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  93 

avec  l'infortune.  De  retour  à  Florence,  j'en  partis 
dans  les  vingt-quatre  heures. 

J'étais  à  Venise  à  la  fin  de  septembre  i  798.  Après 
y  avoir  passé  quelques  jours,  je  remplis  un  devoir 
en  allant  visiter  mon  oncle,  le  cardinal  Carandini, 
qui  habitait  Vicence.  Je  restai  avec  lui  presque  tout 
le  mois  d'octobre,  à  l'exception  de  cinq  ou  six  jours 
consacrés  par  moi  à  des  amis  que  je  possédais  à  Vé- 
rone. A  la  fin  d'octobre,  je  retournai  à  Venise,  où 
j'avais  des  connaissances  qui  otTraient  de  subvenir  à 
mon  extrême  détresse.  I^e  Gouvernement  révolution- 
naire avait  confisqué  mes  propriétés,  sous  prétexte 
que  j'étais  émigré. 

Sur  les  représentations  que  mes  mandataires  firent 
pour  démontrer  la  fausseté  de  cette  allégation,  les 
Consuls  rendirent  deux  décrets. 

Par  le  premier,  on  me  restituait  mes  biens  comme 
n'ayant  pas  émigré;  par  le  second,  ces  mêmes  biens 
étaient  confisqués  de  nouveau  comme  appartenant  à 
un  ennemi  de  la  République  romaine. 

Quoique  toujours  dans  les  transes  à  cause  du  pé- 
rilleux séjour  à  Rome  de  mon  cher  frère,  à  qui  il 
n'était  plus  permis  d'en  sortir,  je  restai  tranquille- 
ment à  Venise ,  où  l'on  ne  tarda  pas  à  recevoir  la 
nouvelle  de  la  mort  du  Pape.  Elle  arriva  le  29  août 
1799  à  Valence,  en  France,  où  le  Directoire  l'avait 
fait  traîner  sans  avoir  égard  à  sa  décrépitude  et  à 
ses  incommodités  si  graves.  Pie  VI  avait  perdu  l'usage 
des  jambes,  et  son  corps  n'était  qu'une  plaie. 


94  MÉMOIRES 

Il  était  bien  naturel  que  la  nouvelle  de  cette  mort 
dirigeât  toutes  les  [)ensées  vers  la  célébration  du 
Conclave  pour  Télection  de  son  successeur.  Le  car- 
dinal doyen  résidait  à  Venise  avec  plusieurs  autres 
cardinaux;  ceux  qui  habitaient  sur  le  territoire  de  la 
République  y  arrivèrent  à  Tinstant,  ainsi  que  ceux 
qui  étaient  dans  les  États  les  plus  voisins.  Quand  ils 
furent  en  majorité,  ils  s'occupèrent  tout  d'abord 
de  nommer  le  secrétaire  du  Conclave,  parce  que 
le  prélat  qui  aurait  dû  remplir  cette  charge,  en 
raison  de  son  emploi  de  secrétaire  du  Consistoire, 
n'était  pas  à  Venise,  mais  à  Rome.  Du  reste,  des 
considérations  personnelles  interdisaient  aux  Car- 
dinaux de  le  rappeler;  ces  mêmes  considérations 
l'empêchaient  de  s'otfrir  de  lui-même.  Tous  les 
prélats  les  plus  élevés  en  dignité,  et  alors  à  Venise, 
concoururent  pour  être  nommés  à  ce  poste  envié. 
Il  y  en  eut  un  qui,  de  préférence  aux  autres,  fut 
protégé  et  porté  à  cet  office  a^ec  le  plus  grand  zèle 
par  un  cardinal  fort  puissant.  Ce  cardinal  avait  beau- 
coup de  bontés  pour  moi;  il  poussa  lamabilité  jusqu'à 
me  demander  d'abord  si  j'avais  l'intention  de  me 
mettre  sur  les  rangs.  Il  déclarait  que,  dans  ce  cas,  il 
renoncerait  à  son  protégé.  D'un  côté,  je  professais 
une  constante  aversion  pour  tout  emploi  à  responsa- 
bilité quelconque:  de  l'autre,  je  n'avais  pas  d'ambi- 
tion qui  pût  être  flattée  des  droits  ou  des  affections 
cpie  Ton  devait  acquérir  dans  ce  poste,  soit  auprès 
du  nouveau  Pape,   soit  auprès  des  cardinaux  qui 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  9o 

rapprocheraient  de  plus  près.  Je  n'iiésitai  donc  pas 
un  seul  instant  sur  la  conduite  que  j'avais  à  tenir. 
J'aliirniai  que  je  ne  concourrais  en  aucune  manière 
pour  obtenir  cette  place. 

Les  Cardinaux,  se  rassemblèrent  en  congrégation 
générale  :  ils  étaient  assistés  en  premier  lieu  par  tous 
les  concurrents,  et  d'une  façon  particulière  par  celui 
qui  étayait  sa  candidature  sur  ses  propres  mérites  et 
sur  les  bons  offices  du  cardinal  qui  le  favorisait  tant. 
Le  fait  est  qu'à  la  réserve  de  quatre  ou  cinq  votes  qui 
lui  furent  accordés,  je  me  vis  choisi  à  l'unanimilé. 

Très-mortifié  d'un  événement  si  peu  prévu,  je  re- 
doutais que  l'on  pût  imputera  toute  autre  cause  qu'à 
la  véritable  mon  abstention  du  concours.  Je  présen- 
tai ma  justification  en  même  temps  que  mes  remer- 
ciments  aux  Cardinaux;  puis,  l'esprit  assez  peu  sa- 
tisfait, je  me  mis  à  exercer  les  fonctions  qui  m'étaient 
déléguées.  Mon  premier  soin  fut  de  composer  les 
lettres  annonçant  aux  souverains  la  mort  du  Pape  et 
appelant  au  Conclave  les  cardinaux  absents.  J'avais 
fait  àes,  études  particulières  sur  la  littérature  latine; 
cependant  j'éprouvais  une  certaine  perplexité.  Je 
craignais  de  ne  pas  m'en  tirer  à  mon  honneur,  car 
depuis  longtemps  j'avais  perdu  l'usage  de  cette  langue 
et  les  documents  de  la  Rote  qui  me  passaient  sous  les 
yeux  étaient  quelquefois  en  latin  élégant,  mais  sou- 
vent aussi  fort  barbare.  En  outre,  les  circonstances 
particulières  de  ce  Conclave  augmentaient  encore  la 
difficulté. 


96  MÉMOIRES 

Dans  les  Conclaves  précédents,  une  simple  lettre 
de  communication  de  la  mort  du  Pape,  avec  quelques 
phrases  à  sa  louange ,  sufïisait  pour  toutes  les  cours 
et  s'adaptait  à  toutes.  Elle  se  réduisait  donc  à  une 
circulaire  très-brève.  Mais  les  choses  étaient  bien 
changées.  Le  roi  de  Naples,  après  la  capitulation 
signée  avec  les  Français,  avait  pris  possession  de 
Rome  et  de  l'État  pontifical  jusqu'à  Terracine.  De 
son  côté,  l'Empereur  d'Allemagne  s'était  emparé  du 
surplus,  à  partir  de  Rome  jusqu'à  Pesaro.  Il  avait 
aussi  occupé  les  trois  légations  enlevées  au  Saint- 
Siège  par  le  traité  de  Tolentino.  Dès  qu'il  avait  su  la 
mort  de  Pie  VI,  le  roi  d'Espagne  s'était  permis  des 
innovations  très-sérieuses  et  portant  atteinte  à  l'au- 
torité pontificale.  Le  Conclave  se  tenait  chez  un 
autre,  car  l'Empereur  d'Allemagne  régnait  à  Venise. 
On  peut  en  articuler  autant  de  plusieurs  cours  dont 
les  relations  avec  le  Saint-Siège  différaient  essentiel- 
lement des  relations  passées. 

De  tout  cela  il  ressort  qu'on  ne  devait  point  adres- 
ser la  même  lettre  à  tous,  et  qu'il  fallait  insinuer  à 
chacun  quelque  chose  qui  fît  allusion  à  ses  rapports 
particuliers  avec  la  Cour  romaine. 

Épouvanté  à  cette  pensée,  et  me  défiant  de  moi- 
même  non  sans  raison,  j'invoquais  un  secours  quel- 
conque. On  nie  dit  que  je  pourrais  rencontrer  cet 
auxiliaire  chez  un  brave  ex-jésuite  résidant  à  Venise. 
Je  courus  me  recommander  à  lui,  mais  l'embarras 
oii  je  le  vis  à  l'examen  de  l'affaire  m'effraya  un  peu. 


DU   CARDINAL   CONSALVI.  97 

Toutelbis  nous  convînmes  de  nous  réunir  à  la  nuit 
tombante  et  d'essayer,  dans  deux  chambres  sépa- 
rées, lequel  de  nous  deux  ferait  le  moins  mal.  On 
commença  par  la  lettre  la  plus  facile,  c'est-à-diro  par 
celle  qui  appelait  les  cardinaux  absents  au  Conclave. 
Quand  j'eus  terminé,  j'allai  dans  la  chambre  du  Jésuite 
pour  la  lui  soumettre.  Je  le  trouvai  qui  avait  à  peine 
tracé  quelques  lignes  fort  médiocres,  l^ui-mêrae, 
abasourdi  en  songeant  aux  dillicultés  trop  réelles  de 
la  partie  principale  du  travail,  —  les  lettres  aux  sou- 
verains, —  protesta  de  son  impuissance  à  me  servir 
dans  une  chose  qui  n'était  pas  de  son  métier.  Déses- 
péré de  ne  savoir  à  qui  recourir,  et  pressé  par  le 
temps  qui  ne  permettait  pas  de  retarder  l'envoi  des 
dépêches  aux  souverains,  je  dus  me  résoudre,  mal- 
gré mon  trouble,  à  faire  fout  par  moi-même.  Je 
restai  deux  jours  et  une  nuit  à  mon  secrétaire,  et 
j'achevai  ce  travail.  Il  eut  la  chance  de  plaire  au  car- 
dinal doyen,  ainsi  qu'aux  plus  importants  cardinaux 
qui  en  prirent  lecture,  et  l'expédition  se  fit. 

L'une  de  mes  autres  graves  préoccupations  fut 
d'approprier  le  local  aux  convenances  du  Conclave. 
Tous,  nous  étions  nouveaux,  et  tout  manquait.  Sur 
moi  retombaient  les  soucis ,  les  soins  et  la  responsa- 
bilité. Je  dus  veiller  à  chaque  détail  de  la  formation 
du  Conclave  dans  le  monastère  de  Saint-Georges, 
affecté  pour  cet  usage,  et  à  tout  ce  dont  le  Sacré- 
CoUége  aurait  besoin  pendant  qu'il  durerait.  Énumé- 
rer  ces  travaux  serait  long  et  fastidieux  :  il  sullira  de 


98  MÉMOIRES 

noter  qu'ils  me  coûtèrent  des  peines,  des  fatigues  et 
des  inquiétudes  sans  nombre. 

Le  Conclave  s'ouvrit  le  30  novembre,  jour  de 
saint  André,  et  les  Cardinaux  y  entrèrent  solennelle- 
ment. Je  ne  fus  aidé  par  personne  autre  que  par  un 
copiste.  A  la  différence  des  Conclaves  précédents,  je 
ne  profitai  point  du  traitement  habituel  que  touche 
le  secrétaire  du  Conclave  pour  sa  subsistance  et  celle 
de  ses  secrétaires.  Je  fournis  moi-même  à  mes  besoins, 
et  je  gardai  le  copiste  à  ma  charge.  Une  main  affec- 
tueuse, sachant  que  mes  biens  étaient  séquestrés, 
me  donnait  quelques  subsides. 

Ce  fut  moi  qui  réglai  Temploi  de  la  somme  de 
vingt-quatre  mille  écus  romains,  qu'en  vue  des 
dépenses  nécessitées  par  le  Conclave  la  cour  de 
Vienne,  maîtresse  de  plus  des  deux  tiers  de  l'État 
pontifical,  offrit  au  Saint-Siège,  privé  de  son  patri- 
moine et  de  ses  revenus.  A  la  fin,  je  rendis  un  compte 
exact  de  cet  argent ,  et  je  refusai  de  recevoir  même 
le  cadeau  que  l'on  destine  à  ceux  qui,  comme  moi, 
n'avaient  pas  touché  leur  pension  mensuelle. 

Durant  tout  le  temps  du  Conclave,  c'est-à-dire  trois 
mois  et  demi,  je  me  trouvai  d'un  côté  fort  occupé 
par  mes  fonctions  tant  de  secrétaire  du  Conclave  — 
fonctions  très-délicates  en  ces  circonstances,  ainsi 
que  je  l'ai  démontré  dans  un  autre  écrit  -v-  que  de 
véritable  maître  de  chambre  (maestro  di  caméra), 
puisque  toutes  les  afTaires  matérielles  retombaient 
sur  moi.  Je  me  tins  sur  la  réserve  pour  ne  pas  m'im- 


1)1     CAKDINAI.   CONSAI-VI.  99 

niiscer  dans  ce  qui  ne  me  regardait  point,  et  surtout 
pour  ne  me  livrer  à  aucune  Iwigue  i)ersonnelle.  Je 
ne  visitai  jamais  aucun  cardinal  que  pour  les  seuls 
devoirs  de  mon  oflice.  Exceptons  de  cette  règle  le 
cardinal  doyen,  le  cardinal  duc  d'York,  auxquels 
j'étais  attaché  par  tant  de  liens  de  date  ancienne,  le 
cardinal  Carandini,  mon  oncle,  et  les  trois  chefs 
d'ordre,  qui,  comme  on  le  sait,  se  succèdent  à  tour 
(le  rôle.  Aucun  cardinal  ne  peut  dire  que  durant  ces 
trois  mois  et  demi  je  lui  aie  parlé  ou  fait  parler  en 
ma  faveur,  directement  ou  indirectement. 

Ce  qui  arriva  pour  les  lettres  de  communication 
annonçant  aux  souverains  l'élection  du  nouveau  Pape 
est  une  preuve  de  la  manière  dont  je  me  tins  en 
dehors  de  ce  qui  ne  touchait  pas  à  mon  emploi,  ou 
de  ce  qui  pouvait  avoir  certaine  corrélation  avec  les 
événements,  suite  inévitable  du  Conclave.  Quand  il 
fut  presque  terminé  et  que  l'on  s'aperçut  qu'il  allait 
aboutir  d'une  façon  ou  d'une  autre,  un  cardinal 
m'avisa  de  songer  à  préparer  les  dépèches  qui  doi- 
vent être  adressées,  ainsi  qu'on  le  sait,  le  jour  même 
de  l'élection.  Je  répondis  que  j'étais  secrétaire  du 
Conclave,  et  qu'en  conséquence  toutes  les  choses,  à 
dater  du  moment  de  l'élection  du  Pape,  devaient  me 
rester  étrangères;  que  je  ne  voulais  point  m'occuper 
de  ces  lettres,  pour  qu'on  ne  pût  pas  soupçonner  que 
je  cherchais,  comme  on  dit,  à  m'emprisonner  avec 
le  nouveau  Pape  et  à  m'en  faire  un  mérite  auprès  de 
lui;  que  ces  lettres  seraient  rédigées  par  celui  que 


100  MÉMOIRES 

le  Pape  en  chargerait.  Aucune  instance  ne  put  modi- 
fier ma  résolution. 

Enfin,  après  trois  mois  et  demi,  les  Cardinaux 
électeurs  choisirent  le  cardinal  Chiaramonti,  auquel 
ils  allèrent  baiser  la  main  dans  la  soirée  du  1 3  mars, 
pour  le  nommer  ensuite  au  scrutin  du  jour  suivant. 

Dès  que  la  cérémonie  du  baise-main  fut  achevée, 
il  fallut  songer  aux  lettres  de  communication  qu'on 
est  dans  l'usage  de  préparer  au  moment  même,  afin 
de  les  envoyer  le  lendemain  par  divers  courriers  por- 
teurs de  la  nouvelle  qu'un  Pape  est  accordé  à  l'Eglise. 
Pour  rédiger  ces  lettres,  un  cardinal  proposa  l'un 
des  conclavistes  qu'il  croyait  le  plus  apte.  Ce  concla- 
viste  en  libella  deux,  il  les  soumit  au  Pape  désigné 
et  au  cardinal  doyen.  Elles  leur  déplurent  tant 
qu'ils  me  firent  appeler  de  suite,  et  tous  les  deux  me 
prièrent  —  s'il  m'est  permis  de  me  servir  de  cette 
expression  —  tous  les  deux  me  prièrent  avec 
instance  de  m'en  charger  sans  retard. 

J.es  lettres  de  participation  de  la  mort  de  Pie  \[ 
avaient  été  embarrassantes;  pour  les  mêmes  raisons, 
ceUes-ci  offrirent  de  plus  grandes  difficultés.  Le  Pape, 
en  effet,  écrivait  à  divers  souverains  :  les  uns  s'étaient 
approprié  ses  États,  les  autres  avaient  des  relations 
moins  tendues  avec  le  Saint-Siège.  Il  est  évident  qu'il 
fallait  beaucoup  de  délicatesse  et  de  mesure  dans 
cette  occurrence.  Grâce  au  ciel,  le  travail  de  cette 
nuit,  qui  me  coûta  une  grande  contention  d'esprit, 
ne  déplut  pas  à  celui  qui  me  l'avait  imposé.  On  l'ex- 


DU  CAUDINAL  CONSALVI.  101 

pcdia  imincHliatement  après  l'élection.  Elle  eut  lieu 
le  matin  du  14  mars  1800.  Le  cardinal  Chiaramonti, 
nouveau  Pape  clu  à  l'unanimité,  prit  le  nom  de 
Pie  VII ,  en  mémoire  de  son  créateur  et  bienfaiteur 
Pie  VI,  dont  il  était  destiné  par  la  Providence  à  éga- 
ler les  gloires. 

Ce  jour-là  même,  après  diner,  le  nouveau  Pape 
descendit  dans  l'église  pour  y  recevoir  l'adoration  du 
Sacré -Collège.  Dès  que  la  cérémonie  fut  accomplie, 
impatient  de  prouver  par  les  faits  qu'au  moment  oii 
s'achevait  le  Conclave  je  me  considérais  comme  hors 
de  charge,  je  fis  en  moins  d'une  demi-heure  ma 
visite  d'adieu  à  tous  les  Cardinaux ,  fort  surpris  de 
ma  résolution  subite,  puis  au  Saint-Père,  qui  daigna 
m'en  téaioigner  son  étonnement  et,  par  indulgence, 
son  grand  déplaisir.  Je  répondis  que,  le  Conclave  fini, 
mes  fonctions  de  secrétaire  prenaient  fin,  elles  aussi; 
que  je  n'avais  plus  de  motifs  pour  rester,  et  que  je 
priais  Sa  Sainteté  de  me  permettre  de  me  retirer  dans 
mon  appartement  à  Venise,  afin  de  goii ter  quelques 
jours  de  repos. 

Le  Pape,  que  son  amabilité  naturelle  empêchait 
d'articuler  un  non  positif,  n'était  pas,  depuis  si  peu 
d'heures,  habitué  au  commandement.  Presque  étourdi 
par  une  journée  semblable,  il  resta  comme  interdit 
à  ma  demande.  Se  rendant  enfin  à  mes  prières,  il 
me  permit  de  partir,  en  daignant  m'assurer  de  sa 
pleine  satisfaction  pour  la  manière  dont  je  m'étais 
acquitté  de  mon  emploi.  A  l'instant  je  me  retirai  dans 


Jtn  MÉMOIRES 

ma  maison,  et  je  n'approchai  plus  du  Conclave  pen- 
dant les  quatre  ou  cinq  jours  qui  suivirent. 

Cet  espace  de  temps  s'était  écoulé,  lorsque  un 
matin  le  Pape  me  fit  dire  de  venir  sans  retard  à  l'île 
de  Saint-Georges.  Je  ne  pouvais  deviner  pourquoi  le 
Saint-Père  me  mandait,  mais  je  pensai  qu'il  désirait 
peut-être  des  renseignements  sur  quelques-unes  des 
affaires  qui  m'étaient  passées  par  les  mains  durant  le 
Conclave.  Quelle  ne  fut  point  ma  surprise  quand, 
arrivé  aux  pieds  du  Saint-Père,  il  m'annonça  qu'il 
allait  me  confier  une  chose  d'extrême  importance; 
.  qu'il  venait  de  soutenir  un  violent  assaut  contre  le 
cardinal  Herzan,  ministre  de  TEmpereur;  que  ce 
cardinal  le  pressait  d'accepter  pour  secrétaire  d'État 
le  cardinal  Flangini,  dont  lui.  Pie  A'IÏ,  ne  voulait  à 
aucun  prix  pour  de  très-justes  raisons;  que  néan- 
moins, se  trouvant  sur  territoire  impérial,  à  Venise, 
où  le  Conclave  avait  eu  lieu ,  comme  il  espérait  de 
l'Empereur  la  restitution  des  domaines  du  Saint- 
Siège,  alors  occupés  par  ses  armées,  il  avait  cru  ne 
pas  devoir  notifier  un  brusque  refus;  qu'il  avait  donc  ^ 
adopté  un  moyen  terme  très-naturel  et  dit  qu'il  ne 
croyait  pas  pouvoir  créer  un  cardinal  secrétaire 
d'État ,  puisqu'il  ne  possédait  pas  d'État.  Pie  YII 
ajouta  que,  le  cardinal  Herzan  lui  ayant  répondu  qu'il 
était  imjiossible  que  le  chef  de  l'Église  ne  se  servît 
pas  de  quelqu'un,  lui,  Pape,  avait  déclaré  que  le 
Pape  continuerait  à  employer  le  prélat  secrétaire  du 
Conclave,  jusqu'alors  chargé  des  affaires;  qu'il  le 


m     L.VUltlNAL   CONS  \l.\  !.  103 

nommait  pro-secrélaire  .VÉtat»  et  qu'il  se  réservait 
(l'aviser  ensuite,  selon  l'e.  ^s'en  )e  des  événements. 

Le  Pape  termina  en  annonçant  que  lé  jour  même 
il  allait  m'adresser  le  billet  de  pro-secrétaire  d'État 
par  l'intermédiaire  du  cardinal  Braschi ,  d'après 
l'usage  réglant  que  le  neveu  du  Pontife  défunt  expé- 
die les  premières  nominations  sous  le  nouveau  Pape, 
quand  il  n'y  a  pas  encore  de  secrétaire  d'État. 

Je  ne  pourrais  exprimer  la  douleur  et  les  anxié- 
tés dont  je  fus  assailli  à  cette  nouvelle,  qui  aurait 
causé  à  tant  d'autres  la  joie  la  plus  vive.  Après  avoir 
remercié  de  mon  mieux  le  Pape,  me  témoignant  une 
si  grande  bonté  et  une  conflance  que  je  ne  méritais 
pas,  je  le  conjurai  de  toutes  mes  forces  de  changer 
d'idée  et  de  choisir  quelque  antre  prélat,  puisqu'il 
lui  répugnait  alors  de  prendre  un  cardinal.  Voyant 
que  cela  ne  suffisait  pas  pour  être  exaucé ,  je  lui 
parlai  avec  simplicité  de  mon  ancienne  et  profonde 
aversion  pour  toute  charge  entraînant  avec  elle 
une  responsabilité,  et  spécialement  pour  un  em- 
ploi faisant  peser  sur  moi  le  fardeau  des  choses 
les  plus  sérieuses.  Je  lui  fis  en  outre  connaître  le 
désarroi  que  jetteraient  dans  les  affaires  mon  in- 
certitude et  ma  timidité  de  caractère,  conséquence 
de  mes  frayeurs  de  responsabilité.  Entin  voyant 
que  je  ne  gagnais  rien,  j'en  arrivai  presque  à  l'im- 
politesse ou  au  moins  à  la  désobligeance  ^ .  J'ajoutai 
que  je  lui  confesserais  encore  que  je  n'avais  aucune 
*  Ce  mot  est  en  français  dans  le  texte  italien  du  Cardinal. 


loi  MÉMOIRES 

ambition  d'être  promu  au  cardinalat,  dont  l'exercice 
d'un  emploi  si  relevé  pouvait  me  valoir  assez  rapide- 
ment les  honneurs;  que,  quand  bien  même  je  cares- 
serais cette  ambition,  ma  qualité  d'auditeur  de  Rote 
m'assurait  la  pourpre  lorsque  je  parviendrais  au 
décanat,  et  que  pour  obtenir  le  chapeau  je  n'avais 
pas  besoin  de  faire  d'autres  démarches;  qu'à  mon 
âge  —  j'avais  alors  quarante-trois  ans  —  je  pouvais 
attendre  les  huit  ou  dix  années  qui  me  restaient  au 
plus  pour  être  doyen,  puisque  même  à  cinquante  et 
un  ou  à  cinquante-deux  ans  je  serais  dévenu  cardinal 
très-jeune.  Je  ne  laissai  pas  aussi  de  l'entretenir  de 
ma  passion  pour  les  voyages,  passion  qu'il  m'était 
loisible  de  satisfaire  comme  auditeur  de  Rote,  pen- 
dant les  longues  vacances  dont  je  jouirais  durant  dix 
années. 

En  réfléchissant  après  sur  tout  ce  que  je  venais  de 
dire  au  Saint-Père,  je  m'aperçus  que  j'avais  dépassé 
les  limites  permises.  Mais  j'étais  aveugle  sur  ce  point, 
et  je  n'écoutais  d'autres  voix  et  d'autres  conseils  que 
ceux  de  ma  sincère  répugnance  pour  cette  charge. 
Tout  me  paraissait  licite  pour  l'éloigner  de  moi. 

Le  Pape  fut  inflexible.  Il  me  déclara  qu'après  son 
entretien  avec  le  cardinal  Herzan,  il  ne  pouvait  chan- 
ger, et  que  pour  choisir  un  autre  prélat  il  n'avait 
pas  un  prétexte  aussi  naturel  et  aussi  juste  que  pour 
moi  ;  que  de  moi  il  était  possible  et  vrai  de  dire  que 
j'avais  toutes  les  affaires  en  main.  Il  m'avoua  que 
cette  répugnance  dont  je  lui  parlais  l'engageait  davan- 


* 
DU  CARDINAL  CONSALVI.  105 

tage  à  me  garder  à  ses  côtés,  et  il  eut  des  paroles 
que  sa  bonté  seule  et  non  mes  mérites  lui  dictèrent. 
Pie  VII  conclut  en  aflirmant  que  de  mon  acceptation 
dépendait  son  repos  dans  cette  première  et  si  épi- 
neuse négociation ,  et  que  je  le  débarrasserais  d'une 
intrigue  très-féconde  en  graves  conséquences. 

Il  devenait  cruel  de  résister  à  des  raisons  de  telle 
nature.  Je  me  jetai  aux  pieds  du  Saint-Père,  et,  le 
priant  de  me  pardonner  une  répugnance  qui  prenait 
sa  source  dans  certaines  manières  de  voir  et  non  dans 
un  manque  de  gratitude  ou  dans  un  dégoût  de  le 
servir,  je  me  restreignis  à  le  supplier  de  ne  pas  me 
conférer  du  moins  le  titre  de  pro-secrétaire  d'Etat. 
Le  Saint-Père  répondit  :  «  Mais  quel  titre  pouvons- 
nous  vous  attribuer  '^  Comment  vous  appellerons- 
nous  ?  » 

—  Pro-secrétaire  de  Sa  Sainteté,  répliquai-je. 

Pie  YII  adhéra  à  la  chose,  et  il  me  congédia  en 
m'embrassant  très-afïectueusement.  Je  courus  sur- 
le-champ  à  l'appartement  du  cardinal  Braschi.  Je  le 
priai  de  ne  pas  oublier,  si  le  Pape  ne  s'en  souvenait 
pas  quand  il  lui  en  parierait,  d'insister  sur  ce  point 
et  d'obtenir  l'ordre  de  me  donner  dans  le  billet  le 
titre  que  j'avais  sollicité.  L'affaire  s'arrangea  de  cette 
manière. 

C'est  ainsi  que  j'arrivai  aux  fonctions  de  secrétaire 
d'État,  que  je  n'aurais  jamais  eu  l'idée  de  remplir, 
d'autant  mieux,  que  je  n'avais  aucune  relation  avec 
le  cardinal  Chiaramonti.  Il   résidait   toujours  dans 


106  MÉMOIRES 

son  diocèse,  et  je  ne  l'avais  vu  qu'une  fois  à  Rome. 
Tant  que  dura  le  Conclave,  je  le  visitai  seulement 
aux  trois  jours  qu'il  se  trouva  chef  d'ordre.  J'avais 
pris  l'habitude  de  me  rendre  chez  ceux  qui  occu- 
paient ce  poste,  comme  je  l'ai  remarqué  plus  haut. 

Durant  tout  le  temps  que  je  servis  de  secrétaire, 
étant  encore  prélat,  je  ne  signai  jamais  qu'Hercule 
Consalvi,  auditeur  de  Rote  et  pro-secrélaire  de  Sa 
Sainteté  ;  mais  tous  m'appelaient  pro-secrétaire  d'État, 
sans  que  je  pusse  les  dissuader  d'agir  ainsi. 

Vers  le  18  ou  le  20  mars,  je  m'installai  dans  mon 
emploi.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'énumérer  mes  actes 
comme  ministre.  J'en  ferai  l'objet  d'un  écrit  spécial, 
si  j'en  ai  le  loisir.  Quant  à  celui-ci,  il  ne  concerne 
que  les  Mémoires  de  ma  vie  privée,  ainsi  que  le 
démontre  son  titre. 

Je  revins  le  même  jour  habiter  près  du  Pape, 
dans  l'île  de  Saint-Georges,  et  j'y  demeurai  jusqu'au 
départ  de  Sa  Sainteté  pour  Rome,  c'est-à-dire  l'es- 
pace de  deux  mois,  si  je  ne  me  trompe,  car  je  ne 
m'en  souviens  pas  avec  précision. 

Enfin  sonna  l'heure  du  départ.  La  cour  de  Vienne 
était  restée  sourde  aux  instances  les  plus  vives  et  les 
plus  multipliées  du  Pape.  Celui-ci  avait  réclamé  de 
l'Empereur,  dans  des  lettres  officielles  et  confiden- 
tielles écrites  de  sa  propre  main,  la  restitution  des 
trois  légations  arrachées  au  Saint-Siège  par  les  Fran- 
çais, et  naguère  envahies  par  les  armées  autri- 
chiennes. La  chancellerie  aulique  en  vint  à  s'effrayer 


DU  CARDINAL  COXSAI.Vl.  107 

de  voir  le  Pape  traverser  ses  anciens  États.  Elle  se 
persuada  que  les  peuples  acclameraient  le  Ponlile 
et  le  reconnaîtraient  pour  leur  Souverain  légitime. 
Elle  adopta  donc  un  parti  qui  surprit  la  ville  entière, 
celui  d'obliger  Pie  VII  à  voyager  par  mer  et  à  s'em- 
barquer à  Venise  pour  prendre  terre  à  Pesaro ,  pre- 
mière contrée  au  delà  des  trois  légations.  On  noiisa 
la  seule  frégate  alors  dans  l'arsenal.  Elle  se  nommait 
la  Bellone;  puis,  malgré  les  désagréments  d'une  tra- 
versée, la  singularité  de  la  chose,  et  l'absence  de 
toutes  les  précautions  les  plus  usuelles,  le  Saint-Père 
se  vit  forcé  de  céder  à  des  éventualités  que  personne 
n'aurait  su  prévoir.  On  mit  à  la  voile  sur  la  fin  du 
mois  de  mai,  je  crois. 

Le  Pape  avait  avec  lui  les  quatre  cardinaux 
Braschi,  Doria,  Borgia  et  Pignatelli,  qu'il  choisit,  les 
prélats  attachés  à  son  service  immédiat,  c'est-à-dire 
moi,  son  maître  de  chambre,  monsignor  Caracciolo, 
et  son  secrétaire  des  mémoriaux,  Mgr  Scotti.  Tous 
les  deux  devinrent  cardinaux. 

La  navigation  fut  pénible  et  pleine  d'inconvé- 
nients. Le  bâtiment  était  mauvais,  les  marins  insuffi- 
sants pour  le  nombre  et  pour  l'expérience.  Joignez  à 
cela  une  véritable  force  majeure  produite  par  un 
temps  contraire.  Nous  nous  vîmes  contraints  de 
relâcher  à  Portofino,  sur  la  plage  opposée  d'Istri. 
Nous  y  demeurâmes  deux  nuits  et  un  jour  à  attendre 
les  vents  propices.  Enfin,  après  onze  jours  de  navi- 
gation, la  Bellone  ieia  l'ancre  en  face  de  Pesaro,  où 


108  MÉMOIRES 

l'on  aborda  à  l'aide  de  chaloupes,  le  navire  ne  pou- 
vant approcher  de  la  côte. 

L'entrée  de  Pie  YII  à  Pesaro,  Sinigaglia,  Ancône, 
Lorette,  Macerata,  Tolentino  etFoligno,  devint  une 
ovation  perpétuelle.  Ce  fut  à  Foligno  que  le  marquis 
Ghislieri,  ministre  de  l'empereur  d'Allemagne,  opéra 
la  restitution  de  l'État  pontifical,  occupé  par  les  Im- 
périaux de  Pesaro  jusqu'à  Rome.  J'annonçai  cette 
nouvelle  aux  sujets  du  Pape  par  un  édit  que  je  fis 
imprimer  et  répandre.  On  continua  le  voyage  vers 
la  capitale  de  la  Chrétienté,  que  le  roi  deNaples  avait 
rendue  peu  de  jours  auparavant,  ainsi  que  le  reste 
des  États  jusqu'à  Termine.  Le  trajet  de  Foligno  à 
Rome  et  l'entrée  dans  la  ville  furent  deux  nouveaux 
triomphes.  Une  nombreuse  escorte  de  troupes  napo- 
litaines vint  à  la  rencontre  du  Pape  à  une  distance 
de  dix  milles  ;  elle  le  suivit  jusqu'au  Quirinal.  Le 
peuple  alla  au-devant  de  lui  à  quelques  milles  de  la 
ville,  et  à  son  arrivée  toute  la  noblesse  et  le  patriciat 
se  trouvèrent  réunis  sur  deux  magnifiques  estrades, 
aux  deux  côtés  d'un  arc  de  triomphe  élevé  à  leurs  frais. 

Le  Pape  était  assis  dans  la  première  voiture,  ayant 
sur  le  devant  les  deux  cardinaux  Braschi  et  Doria, 
avec  lesquels  il  fit  le  voyage  depuis  Pesaro.  Les 
deux  autres  princes  de  l'Église,  compagnons  de  la 
traversée,  avaient  précédé  le  cortège. 

J'étais  dans  le  second  carrosse  avec  les  trois  pré- 
lats, le  secrétaire  des  mémoriaux  ^ ,  le  majordome  et 

1  Le  secrétaire  des  mémoriaux  est  un  cardinal  ou  un  prélat, 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  109 

le  maître  de  chambre.  Le  poste  de  pro-secrétaire 
d'État  que  j'occupais  me  rendait,  après  le  Pape,  le 
principal  oi)jet  de  l'attention  générale.  Je  ne  pus 
m'empêcher  de  réfléchir  sur  l'instabilité  des  desti- 
nées humaines,  quand  je  considérai  en  quelle  si- 
tuation je  revenais  dans  cette  même  ville,  d'où  nn 
peu  plus  de  deux  années  auparavant  je  sortais  au 
milieu  de  dix-huit  galériens,  et  oii  j'avais  failli  me 
voir  promener  sur  un  âne  et  fouetté  dans  les  rues  par 
les  sbires  consulaires.  Tant  il  est  vrai  de  dire  : 

Tu  quamcumqtie  Dens  tibi  fortunaverit  hormn, 
Grata  sume  manu. 

Avant  de  se  rendre  au  Quirinal,  le  Saint-Père, 
accompagné  de  tout  son  cortège,  alla  prier  dans  la 
basilique  du  Prince  des  apôtres.  Dès  que  Pie  VII  fut 
arrivé  au  palais  de  Monte-Cavallo,  il  accorda  audience 
au  général  en  chef  et  aux  officiers  de  l'armée  napo- 
litaine, ainsi  qu'au  Sénat  romain.  3Ioi,  je  me  retirai 
dans  ma  maison,  parce  que  je  ne  voulais  pas  loger 
au  Palais.  Je  me  regardais  toujours  comme  un  pro 
devant  bientôt  céder  la  place  au  cardinal  qui  allait 
être  sans  retard  nommé  secrétaire  d'État.  Je  hâtais 
ce  moment  de  tous  mes  vœux.  J'avais  chaque  jour 
une  audience  du  Pape;  souvent  il  me  faisait  appeler 
extraordinairement  pour  les  affaires  qui  se  renouve- 
laient sans  cesse.  En  outre,  je  devais  de  mon  côté 

chargé  de  recevoir  et  de  pre'senter  les  suppliques  au  Pape.  Organe 
immédiat  pour  les  grâces  et  la  justice ,  il  est  l'intercesseur  naturel 
entre  le  Souverain  et  les  sujets. 


MO  MÉMOIRES 

donner  audience  aux  ministres  subalternes  et  à  toutes 
sortes  de  personnes.  Cela  me  fit  comprendre  la  né- 
cessité de  demeurer  au  Palais.  Sept  jours  après  je 
fus  forcé  de  m'y  installer  par  ordre  du  Pape.  Je 
conservai  néanmoins  toujours  mon  habitation  parti- 
culière, où  je  soupirais  si  ardemment  de  revenir  au 
plus  tôt. 

Quarante  jours  se  passèrent  de  la  sorte  à  peu  près 
depuis  l'entrée  du  Pape  à  Rome  —  3  juillet  \  800  — 
jusqu'au  1  I  du  mois  d'août.  Quinze  jours  environ 
auparavant,  le  Pape,  sans  que  je  m'y  attendisse,  me 
déclara  à  la  fm  de  l'audience  habituelle  qu'il  était 
impossible  de  conserver  la  charge  de  secrétaire 
d'État  à  un  simple  prélat  ;  que  cette  dignité  rendait 
le  ministre  inférieur  aux  Cardinaux,  auxquels  ce- 
pendant il  devait  souvent ,  à  cause  de  ses  fonctions, 
intimer  des  ordres.  Le  Saint-Père  ajouta  :  «  Comme 
nous  sommes  plus  fermement  que  jamais  déterminé 
à  vous  garder  pour  secrétaire  d'État,  nous  vous 
avertissons  de  vous  préparer  au  Cardinalat.  Nous 
vous  décorerons  de  la  pourpre  au  premier  Consis- 
toire, que  nous  tiendrons  le  il  août  prochain.» 

Cette  nouvelle  fut  pour  moi  un  coup  de  foudre.  Je 
me  jetai  aux  pieds  du  Souverain  Pontife,  et,  le 
remerciant  de  tant  de  faveurs,  je  le  conjurai  de 
penser  à  d'autres.  Je  lui  répétai  les  mêmes  expres- 
sions et  les  mêmes  raisons  que  je  lui  avais  exposées 
avec  tant  d'insistance  à  Venise,  lorsqu'il  me  nomma 
pro-secrétaire  d'État.  Tout  fut  inutile  :  il  m'enjoignit 


DU  CARDINAL  CONSALVF.  444 

d'obéir,  eu  me  comblant  en  même  temps  des  plus 
doux  témoignages  d'affection  ;  il  m'ordonna  aussi 
d'avertir  pour  le  Cardinalat  Mgr  Caracciolo,  son 
maître  de  chambre  ' ,  qu'il  voulait  m'associer.  Il 
fallut  obéir.  Le  11  août,  ce  prélat  et  moi  nous  fûmes 
revêtus  de  la  pourpre.  Dans  ce  Consistoire,  le  Saint- 
Père  fit  de  moi  un  éloge  que  je  ne  méritais  point,  et 
qui  procédait  de  sa  seule  indulgence. 

Le  Pape  souhaitait  me  créer  Cardinal  de  l'ordre 
des  prêtres,  mais  je  désirai  être  Cardinal  diacre.  Il 
me  fit  remarquer  que  je  perdais  ainsi  le  bénéfice  de 
première  créature  que  m'attribuait  sur  Mgr  Carac- 
ciolo mon  titre  de  prélature  supérieur  au  sien. 
Quant  à  lui,  il  avait  choisi  l'ordre  des  prêtres.  Mais 
je  répondis  que  je  n'ambitionnais  point  les  préémi- 
nences attachées  à  la  qualité  de  première  créature. 
Je  fus  donc  placé  dans  l'ordre  des  diacres.  Ce  jour-là 
même  je  devins  secrétaire  d'État. 

Qu'il  me  soit  permis  de  dire  qu'à  l'occasion  de 
mon  élévation  au  Cardinalat ,  je  me  fis  une  règle  de 
ne  recevoir  aucun  des  cadeaux  que  l'on  a  coutume 
d'offrir  aux  ïïo\i\eau^  porporati.  Il  est  facile  de  s'ima- 
giner que,  si  les  amis  et  les  connaissances  des  pro- 
mus, ceux  qui  leur  sont  le  plus  dévoués  ou  qui 
espèrent  quelque  chose  de  leur  protection ,  leur  en- 

'  Le  maeslro  di  caméra,  ou  maître  de  chambre  du  Pape,  pre'sidc 
au  crremonial  de  la  famille  et  de  la  cour  pontificale  pour  l'ad- 
mission à  l'audience  du  Saint-Père.  C'est  le  prélat  inlroducleur  ' 
et  qui  est,  pour  ainsi  dire,  l'inséparable  du  Souverain. 


112  MÉMOIRES 

voient  tous  des  présents  —  bien  que  ces  cardinaux  ne 
soient  élevés  qu'à  la  pourpre  et  non  pas  à  une  charge 
importante,  — on  en  aurait  offert  davantage  à  un 
Cardinal  créé  en  même  temps  secrétaire  d'État  et  qui 
l'était  déjà  de  fait.  Je  ne  puis  me  dissimuler  ce  que 
j'aurais  amassé  dans  cette  circonstance  si  je  l'avais 
voulu.  3Iais  n'ayant  jamais  consenti  par  principe 
à  recevoir  le  plus  mince  cadeau  dans  toutes  mes 
fonctions  précédentes ,  je  crus  que  je  devais  agir 
encore  de  la  sorte.  Je  refusai  donc  les  présents, 
grands  et  petits,  de  mes  plus  intimes  amis,  afin  de 
pouvoir,  en  alléguant  cela  pour  corroborer  ma 
maxime,  décliner  sans  offense  tous  les  autres.  Il  n'y 
en  eut  qu'un  seul  dont  je  ne  pus  me  débarrasser. 
Je  veux  parler  de  l'anneau  que  me  donna  le  car- 
dinal délia  Somaglia,  vicaire  du  Pape  à  Rome. 
Aucune  raison  ne  l'ayant  persuadé  que  mon  refus 
n'était  pas  une  injure,  je  dus  céder  à  un  cardinal, 
me  réservant  d'acquitter  et  au  delà  la  dette  contrac- 
tée envers  lui. 

Ainsi  devenu  secrétaire  d'État,  je  m'efforçai  d'en 
remplir  les  devoirs  de  mon  mieux.  Le  premier  soin 
de  mon  administration  fut  de  réorganiser  l'État  pon- 
tifical, que  la  révolution  précédente  avait  complè- 
tement bouleversé.  Je  ne  pourrais  dire  assez  les 
soucis  et  les  fatigues  évoqués  par  les  obstacles  et 
les  difficultés  que  je  dus  surmonter  afin  de  réussir. 
Je  ne  sais  comment  ma  santé  put  se  soutenir  à  cette 
époque.  Les  nuits  où  mon  repos  se  prolongeait  au 


m   (;ai{I)Inal  consalvi.  n.i 

delà  (le  quatre  heures  au  plus  étaient  fort  rares; 
Irès-rares  aussi  les  jours  où  mon  travail  ne  durait 
pas  dix-sept  ou  dix-huit  heures  sur  les  vingt-quatre 
composant  la  journée. 

Au  commencement  de  mon  ministère,  j'éprouvai 
deux  chai^rins  très-vifs,  sans  parler  de  beaucoup 
d'autres.  L'un  n'eut  aucun  rapport  avec  mon  em- 
ploi :  ce  fut  la  mort  de  mon  i,q'and  ami  (dcl  mio  ami- 
cissimo)  Dominique  Cimarosa,  le  })remier,  à  mon 
avis,  des  compositeurs  pour  l'inspiration  et  la  science, 
comme  Raphaël  est  le  premier  des  peintres.  Il  mourut 
le  il  janvier  1801  ,  à  Venise,  tandis  qu'il  y  travail- 
lait à  sa  seconde  Artemisa,  si  célèbre  et  qu'il  ne  put 
même  pas  achever. 

L'autre  peine  prit  son  origine  dans  ma  charge 
elle-même.  Le  libre  commerce  n'existait  pas  alors 
dans  Rome  et  dans  l'État  pontifical.  Le  vide  du 
trésor,  conséquence  des  dommages  produits  par 
d'énormes  contributions  de  guerre,  la  perte  de  qua- 
tre provinces  et  la  Révolution  qui  arriva  ensuite, 
l'abolition  des  billets  (cedolr)  par  la  création  des- 
quels le  gouvernement  suppléait  d'ordinaire,  bien 
qu'à  son  préjudice,  aux  besoins  du  moment;  les 
nécessités  publiques  qui  absorbaient  complètement 
le  peu  de  revenus  de  l'État,  ne  lui  permettaient  pas 
les  sacrifices  qu'il  avait  coutume  de  s'imposer  afin  de 
donner,  en  payant  de  ses  deniers  le  surplus,  les  den- 
rées à  un  prix  inférieur  à  celui  du  coiit.  Le  libre 
commerce   devint  une  nécessité  basée  non  moins 

11.  8 


lU  MÉMOIRES 

sur  les  maximes  de  la  justice  que  sur  celles  de  la 
bonne  économie  et  même  de  la  politique.  Mais  le 
libre  commerce  amenait  avec  lui  la  fin  d'une  multi- 
tude de  privilèges,  de  prérogatives,  de  droits  et 
(l'abus;  il  faisait  cesser  la  juridiction  et  les  bénéfices 
de  beaucoup  de  dicastères  et  d'emplois  déjà  très- 
gênants  sous  l'ancienne  administration  toujours  en- 
travée. Le  camerlingue  ' ,  qui,  dans  ce  système,  accor- 
dait les  permissions  pour  l'achat  des  grains,  pour  les 
exportations  hors  de  l'État  et  la  circulation  même  à 
l'intérieur,  perdit  plus  que  personne.  Le  cardinal 
Braschi  était  camerhngue;  il  n'accepta  point  avec 
résignation  les  préjudices  inévitables  que  le  libre 
commerce  lui  causait.  On  le  vit  le  premier  et  le  plus 
acharné  des  adversaires  de  l'innovation,  et  il  mit 
tout  en  œuvre  pour  qu'on  ne  l'introduisit  pas  dans 
l'État  et  à  Rome.  Mais  ses  etforts  durent  céder  à  la 
fermeté  et  au  courage  qu'on  leur  opposa.  Le  gouver- 
nement s'attendait  à  ce  que  ces  obstacles,  excitant 
et  fomentant  le  mécontentement  populaire ,  seraient 
plus  formidables  encore.  Le  Cardinal  tourna  toute 

*  Les  fonctions  du  cardinal  camerlingue  ont  été  beaucoup  ré- 
duites depuis  quelque  temps.  Ja  lis  le  camerlingue,  chef  de  la 
Chambre  apostolique  composée  de  prélats  clercs  <ie  la  Chambre, 
administrait  la  justice,  réglait  les  dépenses  du  trésor  et  gouver- 
nait temporellemont  l'État.  Quand  le  Pape  est  mort,  c'est  le 
camerlingue  ,  accompagné  des  prélats  de  la  Cliam!)re,  qui  recon- 
naît le  cailavre  et  donne  ordre  de  faire  annoncer  le  décès  du 
Souverain  Pontife  pac  la  cloche  du  Capitule.  Pendant  la  vacance 
du  Siège,  il  a  droit  de  faire  fra[)per  la  monnaie  à  ses  armes,  et 
il  est  toujours  suivi  par  un  garde  suisse. 


Ml     CAUDINAI,    CONSAI.VI.  Il'i 

son  indignalion ,  je  dirai  même  toute  sa  fureur, 
contre  celui  qui  avait  favorisé  le  nouveau  système, 
et  qui  le  défendait  sans  jespect  humain  en  vue  du 
bien  public.  Il  n'y  eut  rien  (ju'il  ne  se  permît  contre 
moi.  J'eus  la  douleur  de  voir  devenir  mon  plus  crue! 
ennemi  celui  pour  lequel  j'avais  le  plus  d'attache- 
ment, tant  à  cause  de  son  oncle  le  Pontife  défunt, 
que  par  l'affectueuse  estime  qu'inspiraient  ses  qua- 
lités et  ses  talents.  Il  poussa  les  choses  jusqu'à  re- 
noncer à  l'emploi  dont  il  se  disait  obligé  de  soutenir 
les  droits  prétendus,  et  il  fournit  de  la  sorte  un  ali- 
ment et  une  grande  force  à  l'opinion  populaire.  Et 
cependant,  le  Pape  et  moi,  nous  l'avions  amicalement 
supplié  do  ne  pas  agir  ainsi.  Quand  sa  démission  fut 
un  fait  accompli,  loin  de  me  souvenir  de  sa  conduite 
très-acerbe  envers  moi,  je  lui  fis  conférer  de  nouveau 
la  charge  de  secrétaire  des  Brefs,  restée  vacante  de- 
puis sa  promotion  au  camerlingat.  Par  bonheur,  elle 
n'avait  pas  encore  été  accordée,  et  il  en  remplissait 
toujours  les  fonctions  en  qualité  de  pro-secrétaire. 
Je  continuai  à  lui  témoigner  les  plus  grands  égards. 
Dans  toutes  les  occasions,  dans  toutes  les  circon- 
stances et  dans  tous  les  moments,  je  me  montrai  son 
plus  zélé  serviteur.  J'eus  enfin,  après  quelques  an- 
nées, la  douce  satisfaction  de  reconquérir  son  affec- 
tion ,  et  de  l'entendre  dire  qu'il  me  considérait 
comme  l'homme  le  plus  attaché  à  sa  maisoD  et  à  sa 
personne. 

Je  ne  parlerai  pas  ici  des  autres  fatigues ,  des  sou- 

8. 


116  MÉ3rOIRES 

cis  et  des  travaux  qui  se  succédèrent  pendant  ces 
premières  années  et  celles  qui  suivirent ,  comme 
par  exemple  l'importante  opération  du  retrait  d'une 
masse  de  monnaie  fausse  ou  altérée,  sans  aucune 
secousse  dans  l'État  ni  dans  les  fortunes  privées.  Je 
passerai  sous  silence  d'autres  choses  semblables, 
qui  s'exécutèrent  lors  de  la  prise  de  possession  du 
gouvernement  papal  et  dans  la  suite.  Ces  matières  ne 
trouvent  pas  leur  place  dans  cet  écrit. 

Afin  d'opérer  cette  réorganisation,  il  fallut  nom- 
mer plusieurs  cardinaux  visiteurs  apostoliques  ayant 
droit  de  surveiller  la  réforme  et  la  systématisation 
des  principaux  établissements  publics.  L'ancienne 
affection  que  j'avais  vouée  à  l'hospice  de  Saint- 
Michel  me  fit  choisir  l'inspection  de  cet  asile,  et  j'en 
restai  visiteur  jusqu'à  la  chute  du  gouvernement, 
arrivée  environ  dix  années  plus  tard. 

Il  n'y  avait  pas  un  an  que  j'étais  cardinal  et 
ministre  à  Rome,  lorsque,  malgré  le  poste  que  j'oc- 
cupais auprès  du  Pape ,  les  plus  impérieuses  circon- 
stances motivèrent  ma  mission  à  Paris  pour  la  grande 
affaire  du  Concordat.  Les  bases  du  traité  n'avaient 
pu  être  arrêtées  par  le  prélat  Spina,  archevêque  de 
Corinthe,  et  par  le  père  Caselli,  autrefois  général  des 
servites.  Ils  devinrent  tous  deux  cardinaux,  et  ils 
étaient  à  Paris  pour  suivre  les  négociations.  D'un 
autre  côté,  le  gouvernement  français  venait  de  décla- 
rer au  Pape,  par  l'organe  de  son  envoyé  à  Rome, 
M.  Cacault,  que  si  on  ne  signait  pas  le  Concordat 


Kl     (AUDINAl.   CONSALM.  117 

dans  \c  tonne  ilc  cinci  jours,  l'ambassadeur  devait 
partir  en  déclarant  la  rupture  et  en  faisant  présa- 
ger les  terribles  conséquences  qu'elle  entraînerait 
tant  pour  le  spirituel  que  pour  le  temporel  du  Saint- 
Siège. 

Le  Pape  ayant  refusé  d'accéder  à  cette  injonction, 
le  départ  de  M.  Cacault  fut  résolu  ,  et  pour  en  enipr- 
cher  les  résultats  s'il  était  possible,  le  Sacré-Collége, 
réuni  en  congrégation  générale,  décida  nnanimement 
que  je  devais  partir  pour  Paris  dans  les  quarante-huit 
heures,  afin  d'essayer  d'y  combiner  un  Concordat  que 
le  Saint-Siège  pourrait  accepter.  Je  partis  à  l'heure 
dite;  je  n'étais  accompagné  que  de  mon  frère  André, 
qui,  plein  d'amour  pour  moi,  voulut  bien  endurer 
les  incommodités  de  ce  voyage  et  en  partager  avec 
moi  les  périls.  Il  préféra  me  servir  de  secrétaire  plu- 
tôt que  de  m'abandonner.  Deux  seuls  domestiques 
vinrent  avec  moi;  je  partis  de  Rome  le  6  juin  avec 
l'envoyé  français,  qui  s'arrêta  ensuite  à  Florence  jus- 
qu'à son  retour  à  Rome.  En  quatorze  ou  quinze  jours 
j'arrivai  à  Paris  et  j'y  restai  jusqu'à  la  signature  du 
Concordat,  c'est-à-dire  trente-deux  ou  trente-trois 
jours.  Les  angoisses  et  les  péripéties  qui  accompa- 
gnèrent cette  mission  très-diiïicile  et  pleine  d'amer- 
tumes feront  le  sujet  d'un  autre  écrit. 

Le  Concordat  fut  terminé  le  1 5  juillet  de  cette  an- 
née 1801,  et  je  partis  de  Paris  vers  le  22  ou  le  23. 
Je  retournai  très-rapidement  à  Rome,  oîi  j'arrivai 
le  6  août,  après  une  absence  de  deux  mois.  Ce  qui 


I 


<W'- 


418    -  3IEM0IHES 

m'engagea  à  faire  un  voyage  si  rapide,  ce  fut  l'im- 
patience que  le  gouvernement  français  manifestait 
pour  obtenir  la  ratification  du  Pape,  afin  de  publier 
le  Concordat  à  l'instant  même.  On  ne  l'imprima  pour- 
tant qu'une  année  après,  avec  la  fatale  addition  des 
lois  organiques.  On  les  élabora  dans  le  courant  de 
l'année,  et  pour  que  le  public  crût  qu'elles  avaient 
été  formulées  en  même  temps  que  le  Concordat ,  on 
leur  attribua  la  date  du  Concordat  lui-même.  Ces 
lois  organiques  le  détruisaient  au  moment  où  il  voyait 
le  jour. 

Peu  après  on  signa  l'autre  Concordat  avec  la  Répu- 
blique italienne.  A  part  le  voyage  à  l'étranger,  il  me 
coûta  autant  de  peine  et  il  eut  la  même  issue  mal- 
heureuse, par  suite  des  décrets  ultérieurs  du  vice- 
président  Melzi  et  des  ordonnances  du  ministre  des 
cultes. 

Quelques  mois  après  mon  retour  de  Paris,  j'avais 
reçu  des  mains  du  Pape  les  ordres  du  sous-diaconat 
et  du  diaconat.  Je  n'étais  que  minoré  '  quand  Pie  VII 
me  donna  le  chapeau.  Je  me  fis  un  devoir  de  me 

<  L'usage  de  revêtir  de  la  pourpre  sacrée  des  princes  de  race 
royale  ou  des  nionngnori  ayant  honorablement  suivi  la  carrière 
de  la  prelature  ,  mais  non  encore  admis  dans  le  sanctuaire,  s'est 
conserve'  comme  tout  se  conserve  à  Kome.  Cet  usage  pouvait,  il 
a  dû  même  engendrer  des  aUus  de  plus  d'une  sorte.  Les  Papes 
l'ont  limité  et  restreint  de  telle  façon  que  le  clerc  promu  au  car- 
dinalat est  obligé  de  prendre  les  ordres  sacrés  dans  les  six  pre- 
miers mois  de  sa  promotion.  Le  cas  se  présente  assez  rarement; 
néanmoins,  de  nos  jours,  en  1838,  monseigneur  Merlel  fut  élevé 
à  la  dignité  cardinalice  n'étant  pas  encore  sous-diacre. 


DU   CARDINAL  CONSALVJ.  Mi» 

conformer  à  la  roi^le,  car  j'éproiuais  beaucoup  de 
répugnance  à  solliciter  des  dispenses  pour  tout  ce 
qui  concernait  les  devoirs  que  mon  état  ou  mon  oflice 
m'imposaient. 

Je  ne  me  souviens  ])as  bien  de  l'époque  précise  où 
je  renonçai  à  être  l'héritier  fiduciaire  du  cardinal  duc 
d'York,  mais  je  sais  que  ce  doit  être  vers  ce  temps- 
là.  Je  fus  engagé  à  en  agir  ainsi  par  la  considération 
qu'à  la  mort  du  duc  de  graves  questions  s'agiteraient 
parmi  ses  nombreux  et  respectables  héritiers,  et  que, 
dans  ce  cas,  ma  qualité  de  fiduciaire  et  mes  fonc- 
tions de  secrétaire  d'Etat  pourraient  se  trouver  incon- 
ciliables. La  délicatesse  me  suggéra  une  pareille 
résolution.  Pour  la  seconde  fois,  je  déclinai  en  cette 
circonstance  le  legs  de  six  mille  écus.  Le  cardinal 
duc  accepta  ma  démission  de  fiduciaire,  et  il  rédigea 
un  second  testament  par  lequel  il  laissait  ce  titre  au 
seul  monseigneur  Cesarini,  alors  évêque  de  jMilevi 
in  partibits.  Il  ne  me  répondit  rien  à  propos  du  refus 
de  ce  legs  magnifique;  je  pensai  que  le  cardinal 
d'York  l'acceptait  aussi,  car  de  mon  côté  la  renon- 
ciation avait  été  complète. 

Presque  au  même  moment,  j'eus  l'occasion  d'en 
faire  encore  deux  belles.  La  première  fut  celle  d'un 
gros  bénéfice  d'environ  5,000  piastres  de  revenu, 
dont  le  roi  d'Espagne  me  gratifia  spontanément  et 
sans  m'avoir  consulté.  Cette  nouvelle  inattendue  me 
confondit  et  m'affligea,  parce  que  j'entrevoyais  la 
difficulté  de  refuser  après  la  collation  sans  blesser  le 


^ 


1*0  MÉMOIRES 

Roi.  La  nomination  au  bénéfice  était  accompagnée 
des  témoignages  d'affection  les  plus  honorables,  les 
plus  gracieux  et  même  les  plus  économiques.  Le  Roi 
m'épargnait  en  etïet  tous  les  frais  pour  les  lettres  de 
naturalisation  et  de  collation;  il  me  faisait  remise  de 
la  première  annuité  et  demie  imposée  en  faveur  du 
fisc,  et  d'autres  semblables  réserves.  Ma  qualité  de 
ministre  du  Pape  ne  me  fit  pas  hésiter  un  seul  in- 
stant sur  le  parti  à  prendre.  Je  me  décidai  à  remer- 
cier respectueusement,  mais  très-nettement,  sans 
me  préoccuper  des  objections  que  ma  détermination 
pouvait  soulever,  et  sans  me  laisser  influencer  par 
les  exemples  de  mes  deux  prédécesseurs  à  la  secré- 
tairerie  d'État ,  les  cardinaux  Pallavicini  et  Zelada , 
qui  n'avaient  pas  cru  les  deux  choses  inconciliables. 
J'adressai  une  lettre  au  roi  Charles  IV ,  et  tout  en  lui 
exposant  mes  raisons  avec  respect  et  reconnaissance, 
je  déclinai  l'offre.  Le  roi  eut  la  bonté  d'acquiescer  à 
mon  refus  et  de  ne  pas  s'en  offenser.  Il  m'écrivit  que 
le  bénéfice  me  resterait  toujours,  et  qu'il  me  le 
réservait  pour  le  cas  où,  cessant  d'être  ministre,  je 
n'aurais  plus  de  motifs  politiques  à  mettre  en  avant. 
J'estime  que  le  Roi  songeait  tout  au  plus  alors  à  un 
changement  du  cardinal  secrétaire  d'État,  produit 
par  la  mort  accidentelle  du  Pape,  puisque  le  nouveau 
souverain  choisit  toujours  pour  ministre  le  cardi- 
nal qui  jouit  le  plus  intimement  de  son  affection  et 
de  sa  confiance.  Je  me  proposai  dès  lors  de  remercier 
Sa  Majesté,  même  en  admettant  que  je  perdisse  mes 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  421 

fonctions,  si  les  événements  ne  faisaient  pas  oublier 
cette  affaire  au  Roi  et  à  la  cour  d'Espaii;ne. 

Je  renonçai  encore  à  la  croix  de  l'ordre  de  Malte, 
que  le  grand  maître  me  conférait  avec  une  comnian- 
derie  de  deux  mille  piastres  de  renie,  et  une  déco- 
ration entourée  de  brillants.  Je  refusai,  tout  en  témoi- 
gnant au  donateur  ma  plus  vive  gratitude. 

A  celte  époque,  je  fus  frappé  d'un  de  ces  coups  si 
douloureux  à  mon  cœur,  qui  devait  pleurer  bien 
souvent  la  perte  des  personnes  les  plus  chères.  Dès 
l'âge  de  cinq  ans,  il  était  entré  dans  notre  maison 
un  certain  dom  Albert  Parisani ,  qui  avait  grandi  et 
qui  était  devenu  prêtre.  Il  possédait  une  intégrité 
sans  pareille,  et  il  avait  voué  à  mes  frères  et  à  toute 
notre  famille  un  attachement  profond.  A  la  mort  de 
mon  aïeul,  —  mon  père  l'avait  précédé  dans  la 
tombe,  ainsi  que  je  l'ai  raconté  en  commençant, 
—  Parisani  nous  tint  lieu  de  père,  de  gardien,  de 
tout,  et  le  cardinal  Negroni,  notre  tuteur,  se  servait 
toujours  de  lui,  à  cause  de  l'entière  confiance  qu'il 
inspirait.  L'abbé  Parisani  m'avait  prodigué  tant  et 
de  si  éloquentes  preuves  d'amour,  il  s'était  acquis  de 
si  nombreux  titres  à  ma  gratitude  et  à  ma  tendresse, 
(jue  je  lui  étais  extrêmement  affectionné.  Sa  mort  me 
fut  un  coup  bien  cruel.  Il  mourut  dans  un  âge  peu 
avancé,  et  ce  ne  devait  pas  être  encore  la  plus  cui- 
sante douleur  réservée  à  mon  âme. 

C'est  aussi  dans  ce  temps-là  que  le  Pape  me  nomma 
préfet  de  la  Signature.  En  devenant  grand  pénilen- 


122  MÉMOIRES 

cier,  le  cardinal  Antonelli  avait  laissé  celte  charge 
disponible.  D'après  Tusage,  on  devait  conférer  au 
secrétaire  d'État  le  premier  poste  à  vie  qui  était 
vacant ,  parce  que ,  le  secrétaire  d'État  pouvant  être 
démissionné  par  la  mort  du  Pape,  il  ne  semblait  pas 
convenable  que  le  ministre  occupant  la  première 
place  après  le  souverain  restât  sans  aucune  dignité, 
une  fois  le  Pape  descendu  dans  la  tombe.  J'avais 
refusé  le  camerlingat,  vacant  par  la  retraite  du  car- 
dinal Braschi;  je  refusai  encore  d'être  préfet  de  la 
Signature,  dont  j'avais  cependant  toujours  exercé  les 
fonctions,  d'après  l'usage  voulant  que  le  secrétaire 
d'État  remplisse  toutes  les  charges  vacantes  jusqu'à 
ce  qu'elles  soient  conférées.  J'avais  géré  cet  office 
sans  toucher  le  traitement  mensuel  de  cent  soixante- 
cjuinze  écus.  Enfin,  après  quelques  années,  le  Pape, 
dans  une  de  ses  audiences  quotidiennes,  m'appela  à 
cette  dignité  à  l'improviste.  Il  me  contraignit  à  l'ac- 
cepter, sans  me  permettre  d'insister  et  de  m'excuser 
davantage. 

L'époque  du  voyage  du  Pape  à  Paris  pour  le  cou- 
ronnement de  l'empereur  Napoléon  arriva.  L'invita- 
tion que  ce  dernier  adressa  au  Pape,  les  raisons  qui 
engagèrent  Sa  Sainteté,  après  une  très-longue  dé- 
libération avec  le  Sacré-Collége  des  Cardinaux,  à  y 
consentir;  ce  qui  précéda,  accompagna  et  suivit  ce 
voyage,  tout  cela  est  la  matière  d'un  autre  écrit  et 
non  de  celui-ci.  Je  ne  dirai  que  ce  qui  regarde  mon 
séjour  à  Rome.  Le  Pape  pensa  tout  d'abord  à  moi 


.^* 


\)l'   CAHIUNAI,   CO.NSAI.VI.  <23 

dans  l('  (-lioix  des  Cardinaux  (jui  racconijiai^ni'raient 
un  France.  .Mais  si  beaucoup  de  raisons  le  poussaient 
à  croire  que  je  devais  être  du  nombre,  l)eaucoup 
d'autres  motifs  l'en  dissuadèrent  bientôt.  En  s'ab- 
sentant  de  Rome  sans  prévoir  avec  certitude  j^our 
combien  de  temps,  le  Pape  se  livrait  au  pouvoir  d'un 
autre,  et  à  quel  pouvoir!...  Il  considéra  comme  peu 
opportun  et  même  nuisible  sous  de  graves  et  nom- 
breux rapports  que  le  prince  et  le  miaistre  abandon- 
nassent ensemble  Rome  et  l'État.  Personne  n'était  au 
courant  des  affaires  comme  moi.  Les  relations  exté- 
rieures devaient  suivre  leur  train,  de  même  que  les 
all'aires  intérieures.  Plusieurs  autres  vues  concou- 
raient à  ce  principal  objet.  Par-dessus  tout  le  Saint- 
Père  avait  une  opinion  de  moi  qui  provenait  plus  de 
sa  bienveillance  que  de  mon  mérite,  mais  il  l'avait. 

Sa  Sainteté  se  détermina  donc  à  me  laisser  à  Rome, 
et  les  réflexions  qu'elle  fit  sur  son  désir  do  m'emme- 
ner  à  sa  suite  dans  le  voyage  ne  purent  pas  modifier 
sa  résolution.  Elle  m'attribua  une  omnipotence  dont 
je  n'étais  point  digne,  mais  dont  je  n'abusai  pas.  Mes 
pouvoirs  étaient  illimités  en  ce  qui  concernait  la 
direction  de  l'État  dans  lequel  je  restais  pour  tenir 
sa  place. 

Sa  Sainteté  partit,  avec  six  cardinaux  et  plusieurs 
prélats,  le  2  novembre  1801;  elle  ne  revint  que  peu 
de  temps  avant  la  Pentecôte  1 805. 

Pendant  ces  six  ou  sept  mois,  je  fus  absolument 
dans  le  gouvernement  temporel  et  quant  à  la  puis- 


t-2i  MEMOIRES 

sance  comme  un  vice-pape,  mais  je  me  gardai  bien 
d'user  d'une  pareille  prérogative.  J'écrivais  au  Saint- 
Père  à  Paris,  et  je  prenais  ses  ordres  en  tout  ce  qui 
était  possible.  Pour  ce  qui  est  des  alîaires  que  je  ne 
pouvais  transmettre  à  cause  de  certaines  réserves 
nécessaires,  j'attendais  son  retour  quand  elles  me 
semblaient  susceptibles  d'ajournement.  Si  c'était  im- 
possible, je  faisais  de  mon  mieux,  et  j'agissais  avec 
une  extrême  prudence  et  une  modération  infinie. 
Grâce  au  ciel ,  personne  ne  put  m'accuser  d'avoir 
abusé  en  aucune  manière  de  l'omnipotence  dont 
j'étais  investi. 

J'eus  la  douleur  de  voir  l'État  assailli  en  même 
temps  par  trois  fléaux  terribles.  Je  parle  d'abord  de 
la  peste  de  Livourne,  qui  obligea  de  prendre  les 
mesures  de  préservation  les  plus  dispendieuses,  les 
plus  embarrassantes,  les  plus  capables  de  compro- 
mettre la  sûreté  publique  et  privée.  Ces  mesures 
étaient  très-fécondes  en  questions  et  en  difficultés, 
"Soit  à  l'égard  des  particuliers,  soit  à  l'égard  des  gou- 
vernements avec  lesquels  l'État  pontifical  entretenait 
des  relations.  La  seconde  calamité  fut  le  déborde- 
ment du  Tibre.  Une  pareille  inondation  était  sans 
précédent  '  :  elle  transforma  en  lac  la  moitié  de  la 

*  Dans  la  nuit  du  31  janvier  au  d"  février  1803,  le  Tibre  de'- 
borda  avec  une  violence  aussi  soudaine  qu'inusitée.  Cette  crue 
submergea  en  très-peu  d'heures  le  quartier  de  Ripetta  et  ceux 
qui  l'avoisinent.  Le  fleuve  charriait  des  arbres  déracinés,  des 
meubles  enlevés  et  des  bestiaux  que  leurs  propriétaires  n'avaient 
pas  eu  le  temps  de  mettre  à  l'abri.  La  rue  de  l'Orso  avait  de  l'eau 


nu   CAUniNAl.  CONSALVI.  lî'l 

capitale;  clic  causa  de  terribles  ravages,  et,  i)ar  le 
fait  même,  compromit  —  c'était  le  pire  —  le  repos 
pii])lic  en  provoquant  les  craintes  et  les  besoins  en 

justiii'à  ses  éliiges  supérieurs,  de  sorte  <|ue  les  luibitjints,  surpris 
(tnns  leur  sninuieil,  s'et'uent  à  griiud'ijeine  réfugies  sur  les  toits. 
La  faim,  le  froid  et  l'horreur  de  la  situation  leur  faisaient  pousser 
des  cris  de  détresse.  De  tous  côtes,  on  appelait  des  halcliers  pour 
obtenir  des  secours  ou  des  provisions.  Les  barcnroli  n'osaient  pas 
affronter  le  danger.  Tout  à  coup,  au  milieu  de  cette  désolation 
générale  —  car  l'inondation  gagne  le  Corso  et  menace  les  quar- 
tiers élevés —  le  cardinal  Consaivi,  revêtu  de  la  pourpre,  appa- 
raît comme  un  ange  tutélaire  à  ces  familles  éplorées.  Il  a  trouvé 
une  nacelle  et  des  mariniers.  Il  leur  a  communiqué  un  peu  de 
son  audace  et  de  sa  confiance;  puis,  sur  ce  frêle  esfpiif,  chargé 
de  vivres  et  de  vêtements  de  toute  espèce,  il  va  ,  flottant  de  toit 
en  toit,  porter  du  pain  et  des  consolations  à  ceux  (jui  manquent 
de  tout. 

Le  Cardinal  avait  espéré  que  son  dévouement  serait  contagieux  ; 
il  ne  se  trompa  point.  Entraînés  par  le  spectacle  de  celte  charité 
qui  était  tout  à  la  fois  un  grand  péril  et  un  grand  devoir,  princes, 
prélats,  bourgeois  et  peuple,  a  la  tète  desquels  se  .signalait  le 
jeune  prince  Aldobrandini ,  ne  voulurent  pas  rester  en  arrière 
d'une  pareille  intrépidité.  L'élan  était  donné;  chacun  s'empressa 
de  le  suivre.  Après  cincpiante-deux  heures  d'anxiété  et  de  déses- 
poir, les  eaux  commencèrent  à  baisser,  et  le  cardinal  Consaivi, 
ayant  mission  de  réparer  tant  de  désastres,  s'acquitta  de  cette 
tâche  avec  un  si  rare  bonheur,  (pie  le  pape  Pie  VU  lui  écrivit  de 
sa  propre  main  : 

«  Notre  Cardinal  très-aimé, 

»  Le  dernier  courrier  nous  a  apporté  de  bien  tristes  nouvelles. 
Notre  cœur  paternel  .s'est  ému  ,  nos  yeux  ont  versé  de  doulou- 
reuses larmes  en  apprenant  les  calamités  (jui  viennent  de  fondre 
sur  cette  Rome,  l'objet  de  nos  regrets  et  de  notre  tendresse. 
Vous  avez  dignement  et  courageusement  interprété  nos  inten- 
tions; vous  avez  prouvé  que  vous  (uéritiez  la  confiance  (ju'à  notre 
départ  nous  avions  mise  en  vos  lumières  et  en  votre  prévoyance. 
Soyez  heureux  de  la  félicité  des  autres  et  de  celle  (|ue  vous  nous 


12G  MÉMOIRES 

partie  véritables,  en  partie  faux,  qui  surgissent  ordi- 
nairement dans  ces  occasions.  Et  la  troisième  ' 

L'absence  du  monarque,  et  d'un  monarque  pape, 
joignant  le  prestige  du  respect  religieux  à  son  auto- 
rité temporelle,  priva  d'un  notable  secours  —  il  est 
facile  de  le  comprendre  —  l'homme  qui,  en  le  rem- 
plaçant, avait  assumé  sur  sa  tête  le  soin  de  toutes 
choses.  Le  trésor  était  à  sec  au  milieu  des  plus  pres- 
sants besoins;  le  voyage  du  Pape  avait,  par  ses 
dépenses  énormes,  absorbé  non-seulement  le  peu  de 
fonds  qui  s'y  trouvaient,  mais  encore  les  ressources 
des  financiers  et  des  banquiers  auxquels  je  pouvais 
m'adresser  dans  cette  nécessité.  A  l'aide  de  soins 
vigilants,  et  plus  encore  grâce  à  la  faveur  du  Ciel,  je 
pus  ne  pas  faire  naufrage,  et  je  ne  donnai  sur  aucun 

apportez  en  gouvernant  l'État  avec  tant  de  sagesse.  Aitoucissez 
les  maux,  gue'rissez  les  plaies,  se'chez  les  larmes,  et  songez  que 
vous  êtes  père  à  notre  place.  Afin  de  vous  fortifier  dans  cette 
pense'e  cpie  nous  savons  chère  à  votre  cœur,  nous  vous  re'pe'lons 
les  sentiments  de  notre  àme  que  vous  connaissez  si  bien,  et,  en 
gage  de  notre  affection  toute  paternelle,  nous  vous  envoyons, 
avec  les  témoignages  de  notre  gratitude,  la  béne'diction  apo- 
stolique. 

»  Donne'  à  Paris ,  le  IS  février  de  l'an  1803,  de  notre  Pontificat 
le  sixième. 

»  Pas  P.  P.  Vil.  » 

«  P.  S.  —  L'Empereur,  (jui  sort  d'ici,  a  beaucoup  loue  et  admire' 
votre  courage;  la  bonne  Jose'pliine  a  pleure'  d'attendrissement  et 
vous  envoie  un  sonvnir.  >i 

1  Le  Cardinal  s'est  arrête  à  ce  mot;  il  n'a  pas  jugé  à  propos  de 
terminer  sa  phrase  et  d'indiquer  le  troisième  fléau  qu'il  eut  à 
combattre.  Dans  une  autre  partie  de  ses  Mémoires,  il  dit  que  ce 
fut  la  pénurie  complète  d'argent  et  le  vide  du  trésor  public. 


or   CAUDINAL  CONSALVI.  127 

L'Ciieil.  Ni  l'ordre  ni  la  tranquillilé  ne  lurent  troublés. 
Le  Pape  revint  et  eut  la  suprême  bonté  de  se  dire 
satisfait  de  ma  gestion  pendant  son  absence. 

Toutefois,  l'année  qui  apportait  avec  elle  les  dé- 
sastres de  l'État,  ceux  du  gouvernement  pontifical 
et  les  malheurs  du  Pape  lui-même,  sans  parler  des 
miens,  approchait.  Ni  ceux-ci  ni  ceux-là  n'auront 
place  dans  cet  écrit,  à  moins  qu'ils  ne  soient  indis- 
pensables pour  le  récit  des  époques  de  ma  vie  pri- 
vée, c'est-à-dire  des  événements  divers,  seul  objet 
de  ces  pages. 

Ce  fut  l'invasion  inopinée  et  l'occupation  de  la 
ville  et  de  la  forteresse  d'Ancône  par  les  troupes 
françaises,  sans  aucune  raison  apparente,  sans  aucune 
déclaration  préventive,  qui  amenèrent  tout  le  reste  à 
leur  suite. 

Sans  compter  les  respects  qui  lui  étaient  dus  et 
comme  pontife  et  comme  souverain ,  Pie  VII  croyait 
que  son  récent  voyage  à  Paris  pour  couronner  l'Em- 
pereur lui  donnait  quelques  droits  à  des  égards  per- 
sonnels ^  Il  ressentit  vivement  ce  coup,  qui  compro- 

'  Dans  sa  lie  de  Xapolèon  Bnonaparte .  œuvre  historique  peut- 
être  trop  exaltée  en  Angleterre  et  à  coup  sûr  trop  depreoie'e  en 
France,  Wal ter, Scott,  protestant,  se  trouve  sur  ce  point  ilu  même 
avis  (jue  le  Cardinal  de  la  sainte  Lglise  romaine.  L'écrivain  e'cos- 
sais  s'exprime  ainsi  (t.  VI,  p.  4^01  et  402)  : 

«  Les  plus  grands  admirateurs  de  Napoléon  ne  peuvent  s'em- 
pêcher de  reconnaître  que  sa  politique,  dirigée  moins  d'apr.ès 
des  principes  stables  que  d'après  les  circonstances,  changeait 
trop  subitement  selon  l'occasion.  Ainsi  une  des  mesures  les  plus 
sages  de  son  règne  était  celle  ilu  Concordat,  qui  faisait  revivre 


MU  MÉMOIRES 

mettait  à  un  si  haut  degré  l'État  et  le  Saint-Siège  en 
les  privant  de  leur  neutralité  dans  cette  guerre,  neu- 
tralité que  tout  au  moins  il  importait  au  Pape  de 
revendicjuer  franchement  et  ouvertement  en  face 
d'une  pareille  infraction.  Il  écrivit  de  sa  propre 
main  à  l'empereur  Napoléon,  alors  aux  portes  de 
Tienne.  Sa  Sainteté  demandait  que  la  ville  d'Ancône 
fût  immédiatement  évacuée  et  qu'on  respectât  sa 
neutralité.  En  outre  elle  se  plaignait  du  peu  d'égards 
qu'on  lui  témoignait.  Pie  YII  parla  dans  le  même  sens 

la  religion  nationale  en  France,  et  re'tablissait  l'ancien  lien  entre 
ce  royaume  et  l'Église  catholique.  En  recompense  tie  ce  service 
e'minent,  le  pape  Pie  Vil  avait  consenti  à  venir  à  Paris  pour 
ajouter  la  sanction  de  la  solennité  religieuse  et  la  bénédiction 
du  successeur  de  saint  Pierre  à  la  ce're'monie  du  couronnement  de 
Napoléon.  Il  semblait  qu'une  amitié  cimentée  de  la  sorte,  et 
qui,  im|)ortante  pour  la  sûreté  du  Pape,  était  loin  d'être  indif- 
férente pom-  .Napoléon,  aurait  du  subsister  au  moins  pendant 
quebjues  années;  mais  ces  deux  souverains  s'observaient  l'un 
l'autre  avec  méfiance.  Pie  Vil  sentait  qu'en  sa  qualité  de  Chef  de 
l'Église  il  avait  fait  à  Napoléon  des  concessions  que  sa  conscience 
ne  pouvait  que  difficilement  approuver.  11  devait  donc  compter 
sur  une  reconnaissance  proportionnée  aux  scrupules  tiu'il  avait 
surmontés;  tandis  que  Napoléon  était  loin  d'apprécier  les  services 
de  Sa  Sainteté,  et  surtout  de  comprendre  les  reproches  qu'elle 
pouvait  se  faire. 

»  En  outre,  le  Pape,  en  se  relâchant  sur  les  droits  de  l'Église 
dans  un  si  grand  nombre  de  cas ,  sentait  qu'il  avait  agi  sous 
l'empire  de  la  nécessité,  et  comme  un  prisonnier,  puistju'il  avait 
cédé  plus  qu'aucun  des  pontifes  assis  sur  le  Saint-Siège  depuis  le 
règne  de  Constantin.  11  pouvait,  par  conséquent,  se  regarder 
comme  doublement  obligé  de  maintenir  ce  qui  restait  de  la  puis- 
sance de  ses  prédécesseurs,  et  même  comme  autorisé  dans 
l'occasion  à  revendi(iuer  une  partie  de  ce  qu'il  avait  cédé  invo- 
lontairement. )' 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  129 

au  cardinal  Fescli,  ministre  de  l'Empereur  auprès 
du  Saint-Siège. 

Cette  lettre  et  ces  réclamations  demeurèrent  plu- 
sieurs mois  sans  effet.  L'empereur  Napoléon  voulut 
d'abord  assurer  la  plénitude  de  ses  victoires,  afin  de 
régler  ainsi  sa  réponse,  soit  en  dévoilant  ses  desseins, 
soit  en  les  difl'érant  à  un  autre  temps,  selon  que  le 
sort  des  armes  le  favoriserait  plus  ou  moins.  La 
grande  victoire  d'Austerlitz  le  mit  à  même  de  ne 
plus  retarder  sa  manifestation.  En  revenant  vers 
Paris,  il  écrivit  de  Munich,  dans  le  cours  du  mois  de 
janvier,  si  je  me  souviens  bien,  la  fameuse  lettre  qui 
sera  le  thème  auquel  il  ne  renoncera  jamais  dans  tous 
ses  projets  ultérieurs. 

Par  cette  réponse,  Napoléon  se  proclamait  empe- 
reur de  Rome,  tout  en  tolérant  que  le  Pape  en  fût  le 
souverain,  mais  il  voulait  être  vis-à-vis  de  Pie  YII 
dans  le  temporel  ce  que  Pie  YII  était  vis-à-vis  de  lui 
dans  le  spirituel.  Il  exigeait  de  la  part  du  Pape  cette 
dépendance  que  les  Pontifes  avaient  accordée  à 
Charlemagne,  dont  il  se  prétendait  l'héritier  '. 

Dans  cette  même  lettre,  il  parlait  de  moi  comme 
d'un  ennemi  de  son  ambassadeur  à  Rome  et  d'un 
cardinal  hostile  à  la  France.  Enfin,  sans  s'occuper 
des  réclamations  présentées  par  le  Pape,  l'Empereur 
menaçait  des  plus  désastreuses  conséquences  si  le 

1  Charlemagne  signait  :  «  .Moi,  Charles,  roi  des  Francs  et 
humble  auxiliaire  du  Sainl-Sit'ge  npostoli(]ue  en  toutes  choses,  » 
et  Charlemagne  n'en  était  pas,  il  n'en  reste  pas  moins  grand 
pour  cela  dans  l'histoire. 

II.  9 


130  MÉMOIRES 

Saint -Père  ne  suivait  pas  la  route  tracée  par  lui 
Napoléon. 

Si  le  Pape  fut  surpris  de  ce  langage  inattendu  et 
des  principes  que  la  lettre  contenait,  il  ne  s'en  effraya 
pas  néanmoins.  La  réponse  que  l'on  adressa  sans 
retard  à  l'Empereur  ne  pouvait  être  ni  plus  décisive, 
ni  plus  franche,  ni  plus  courageuse,  ni  plus  aposto- 
lique. On  y  démontrait  la  fausseté  de  la  dépendance 
des  Papes  au  temps  de  Charlemagne,  et  on  prou- 
vait que,  la  véracité  de  cette  dépendance  même 
admise,  dix  siècles  de  souveraineté  libre  et  indépen- 
dante avaient  complètement  effacé  cette  prétendue 
subordination  de  la  souveraineté  du  Saint-Siège.  On 
exposait  à  la  fin  combien  cette  indépendance  et  cette 
liberté  étaient  intimement  liées  au  bien  de  la  Religion 
pour  la  complète  manifestation  de  la  suprématie  spi- 
rituelle; on  disait  que  les  autres  puissances  ne  per- 
mettraient pas  à  un  Pape  vassal  d'un  prince  quel- 
conque d'exercer  son  autorité  spirituelle  dans  leurs 
États.  Le  Pape  déclarait  enfin  à  Napoléon  qu'il  n'était 
pas  l'empereur  de  Rome,  et  que  le  Pontife  ne  dépen- 
drait jamais  de  lui  comme  de  son  suzerain.  Pie  Vil 
ajoutait  qu'il  n'abdiquerait  pas  volontairement  cette 
neutralité,  qui  lui  convenait  sous  le  double  aspect  de 
Père  commun  et  de  chef  de  la  Religion. 

Cette  lettre,  pleine  d'ailleurs  des  égards  que  l'hon- 
neur autorisait,  fut  adressée  par  le  Pape  à  Napo- 
léon dès  que  celui-ci  eut  fait  sa  rentrée  dans  la 
capitale. 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  134 

On  peut  croire  que  l'Empereur  s'en  montra  extrê- 
mement irrité.  Cependant  cela  ne  le  persuada  j)as,  et 
rien  ne  lui  lit  changer  de  manière  de  voir.  Ceux  qui 
ont  par  la  suite  apprécié  son  caractère  et  le  déve- 
loppement de  ses  vastes  desseins  ont  pu  s'en  aper- 
cevoir. Non-seulement  il  ne  s'arrêta  pas,  mais  il  ne 
recula  point  même  d'une  semelle.  Peu  à  peu,  Napo- 
léon multiplia  ses  exigences  et  força  le  Pape  à  ne  pas 
les  admettre,  retenu  qu'il  était  par  sa  conscience.  De 
la  sorte,  le  Pape  dut  subir  la  perte  de  la  domination 
temporelle  du  Saint-Siège  et  les  autres  conséquences 
que  tout  le  monde  connaît.  L'Empereur  attribua  au 
ministre,  comme  toujours  cela  se  pratique,  la  con- 
duite du  Saint-Père,  dont  il  se  prétendait  indigné. 

A  cette  cause  presque  naturelle  d'aversion  qu'il 
me  témoignait,  s'en  joignit  une  autre  que  je  ne  puis 
passer  sous  silence.  Ainsi  que  je  l'ai  dit,  le  cardinal 
Fesch  était  ambassadeur  de  Napoléon  à  Rome.  Il  n'y 
eut  pas  d'attentions  compatibles  avec  mes  devoirs , 
d'égards  délicats  et  en  toute  espèce  de  choses,  que 
je  n'eusse  pour  lui  dès  le  principe.  Fesch  le  savait; 
il  me  témoigna  tout  d'abord  une  sincère  recon- 
naissance, de  l'estime,  et  même  de  l'amitié.  Mais 
plusieurs  raisons  altérèrent  ensuite  son  affection  pour 
moi.  Je  ne  sacrifiais  certainement  pas  mon  honneur 
aux  volontés  de  son  maître,  auprès  duquel  il  am- 
bitionnait de  se  faire  bien  venir.  En  conséquence, 
pour  ne  pas  paraître  vis-à-vis  de  l'Empereur  ou  peu 
perspicace  ou  peu  habile,  il  fallait  une  viclime  sur  le 


132  MÉMOIRES 

comple  de  laquelle  on  pût  rejeter  l'inflexibilité  du 
Pape  à  ses  désirs.  Fescli  avait  un  caractère  fort  soup- 
çonneux, et  il  s'imaginait  presque  toujours  voir  en 
réalité  ce  qui  n'existait  pas  même  en  rêve  '.  Enfin, 
pour  ne  pas  trop  m'étendre  sur  ce  sujet ,  il  était  par 
malheur  devenu  l'intime  ami  d'une  famille  dont  le 
mari,  par  soif  du  lucre,  et  lafemme,  par  vanité,  étaient 
mes  plus  cruels  ennemis.  Je  n'avais  jamais  voulu  sa- 
crifier les  intérêts  du  Trésor  à  la  cupidité  du  pre- 
mier et  la  bienséance  à  la  coquetterie  de  la  seconde. 
Voyant,  après  de  nombreux  échecs,  qu'ils  n'avaient 
rien  à  gagner  près  de  moi  et  sous  mon  ministère, 
ces  pauvres  gens  dirigèrent  tous  leurs  artifices  et 
toutes  leurs  batteries  vers  l'ambassadeur  de  Napo- 
léon. C'était  déjà  la  puissance  qui  dictait  la  loi  au 

*  Le  caractère  du  cardinal  Fescli  était  un  mélange  de  bonnes 
et  de  mauvaises  qualités,  où  néanmoins  riionnéteté  prévalait. 
Prêtre  avant  la  Révolution,  il  avait  par  peur  renoncé,  pendant 
la  tourmente,  à  ses  devoirs  sacerdotaux,  et  s'était  improvisé 
garde-magasin,  munitionnaiie,  fournisseur  des  vivres  de  l'ar- 
mée, enfin  ce  que,  dans  l'argot  des  camps,  les  soldats  de  la 
Képubliijue  appelaient  un  rizpainsel.  Comme  tant  d'autres , 
Joseph  Fescli,  à  ce  métier,  eut  bientôt  réalisé  une  belle  fortune. 
Quand  le  calme  revint  dans  les  esprits  et  que  l'ordre  triompha 
sur  les  débris  lie  l'anarchie,  Fesch  rentra  dans  le  sanctuaire; 
puis,  après  la  signature  du  (Concordat,  il  se  vit  rapidement 
nouiiiié  archevèciue  de  Lyon,  cardinal  et  grand  aumônier. 

Lu  l'envoyant  à  Rome  en  qualité  de  son  ambassadeur,  Napo- 
léon avait  eu  la  main  malheureuse.  Le  cardinal  Fesch  n'avait 
[)as  encore  bien  repris  les  habitudes  de  son  état,  et  il  s^imaginait 
tpi'on  pouvait  traiter  les  afïaires  de  l'Église  au  pas  de  chai-ge, 
comme  un  marché  de  viande  ou  de  fourrages.  Foit  de  la  puis- 
sance sans  limites  de  son  impérial  neveu,  et  poussédans  ses  der- 
niers retranchements  par  les  insatiables  désirs  de  Napoléon, 


DU  CARDINAL  COXSALVI.  ^i 

monde.  Ces  gens  espéraient  ainsi  qu'il  leur  serait  pos- 
sible de  me  faire  sauter  de  mon  poste.  Pour  arriver 
à  leur  but,  ils  employèrent  le  mensonge,  la  dupli- 
cité, la  séduction. 

Tous  ces  motifs  réunis  amenèrent  le  cardinal  Fescli 
à  me  représenter  comme  la  cause  unicpie  de  ropi)o- 
sition  du  Pape  à  l'Empereur.  Et  cependant  le  Pontife 
n'avait  pas  besoin  de  tels  mobiles.  JMais  il  sullisait 
à  l'ambassadeur  de  France  de  voir  que  le  Pontife 
résistait  pour  inculper  résolument  son  ministre.  La 
douceur  du  caractère  de  Pie  YII  l'avait  mal  fait  juger 
en  France.  On  ne  sut  pas  distinguer  en  lui  ce  besoin 
d'accomplir  ses  devoirs,  besoin  qui  l'emportait  sur 
tout  le  reste. 

Peu  de  paroles  suffiront  relativement  à  ce  sujet , 

Fesch  eut  le  tort  de  céder  à  des  emportements  et  à  des  jalousies 
qui  n'étaient  p;is  de  saison.  11  voulut  même  rivaliser  de  talent, 
li'induence  et  de  popularité  déjà  européenne  avec  Consalvi.  Cette 
ambition,  allant  jusiiu'à  la  haine,  fut  une  des  causes  détermi- 
nantes des  malheurs  de  Pie  VII  et  de  l'invasion  française.  Mais  le 
cardinal  Fesch  était  au  fond  un  homme  juste  et  sensé;  il  comprit 
bientôt  (ju'il  faisait  fausse  route.  Dans  l'intérêt  de  l'Empire  et  de 
l'Fmpereur,  souice  de  sa  fortune  ecclésiasti(pie ,  il  lutta  avec 
énergie,  souvent  même  avec  passion,  contre  les  exigences  de 
A'apoléon.  Ainsi,  dans  plusieurs  graves  circonstances,  et  notam- 
ment en  181:2,  au  Concile  de  Paris,  dont  l'Empereur  l'avait 
nommé  président,  Fesch  s'honora  en  déployant  pour  le  Pajje 
prisonnier  et  pour  l'Église  persécutée  une  audace  véritablement 
sainte.  Plus  tard,  à  la  chute  de  l'Empire,  e.xilé  de  France  et  de 
son  siège  archiépiscopal,  il  trouva  à  Home  une  alFectueuse  hospi- 
talité. Pie  vu  et  le  cardinal  Consalvi  oublièrent  des  torts  passa- 
gers pour  ne  se  souvenir  (|ue  ilu  courage  déployé,  et,  j»ar  sa 
vie  tligne  et  circonspecte ,  le  cardinal-archevêque  de  Lyon  prouva 
qu'il  était  aussi  reconnaissant  (lu'honnête. 


13i  :.IÉMOIRES 

c'est-à-dire  à  Topinion  en  partie  personnelle  et  en 
partie  inspirée  que  l'Empereur  nourrissait  sur  mon 
compte.  ïl  enjoignit  à  san  plénipotentiaire  de  me 
communiquer  la  lettre  qu'il  lui  écrivait  de  sa  main 
—  ce  qui  fut  fait.  —  En  parlant  de  moi  dans  cette 
lettre ,  il  terminait  ainsi  :  «  Dites  au  cardinal  Consalvi 
de  ma  part  que,  s'il  aime  sou  pays,  il  n'a  qu'une  de 
ces  deux  choses  à  faire  :  ou  obéir  à  tout  ce  que  je 
veux,  ou  bien  laisser  le  ministère.  » 

Je  ne  balançai  point  un  seul  instant  quand  le 
cardinal  Fesch  me  fit  lire  cette  dépêche,  et  je  lui 
permis  de  répondre  de  ma  part  «  que  je  ne  ferais 
jamais  la  première  des  deux  choses,  et  que  j'étais 
tout  prêt  à  exécuter  la  seconde  dès  que  le  Pape  m'y 
autoriserait,  afin  de  ne  pas  servir  de  prétexte  ou  de 
motif  aux  malheurs  de  mon  ])ays  ».  Pendant  tout  le 
temps  que  le  cardinal  Fesch  résida  à  Rome,  les 
déclarations  les  plus  impérieuses  de  l'Empereur 
contre  moi,  ainsi  que  les  manifestes  les  plus  pé- 
remptoires  de  sa  volonté  de  ne  plus  me  voir  au  mi- 
nistère, et  les  menaces  des  plus  grands  périls  pour 
l'État  si  je  restais  dans  ma  charge,  se  multiplièrent 
à  l'infini.  Les  objurgations  en  vinrent  à  un  tel  point 
qu'il  fallut  toute  la  fermeté  de  ce  caractère  que  l'Eu- 
rope a  depuis,  et  à  son  étonnement,  admiré  dans  le 
Pape ,  pour  le  faire  résister  non  moins  aux  efforts  de 
la  France  afin  de  m'éloigner  de  ses  côtés,  qu'à  mes 
prières  elles-mêmes.  Je  les  appuyais  sur  ma  ferme 
résolution  de  n'être  pas  Toccasion  de  tous  les  désas- 


DU   CAUDINAL  CtJ.NSALVI.  43:^ 

très  (jui  fondraient  sur  Sa  Sainteté  et  sur  l'Etat;  je 
disais  ([u'il  fallait  avoir  soin  de  ne  pas  inculquer  aux 
peuples  —  quoique  sans  raison  —  la  pensée  que  ces 
désastres  arrivaient  parce  que  le  Pape  avait  voulu 
me  défendre,  et  qu'on  les  aurait  évités  s'il  eût  con- 
senti à  me  sacrilicr,  ({uoique  sans  motifs,  aux  exi- 
gences de  celui  qui  pouvait  tout.  Le  Pape  resta  tou- 
jours inébranlable.  Il  trouvait  en  moi,  disait-il,  des 
qualités  appropriées  à  son  service  et  à  celui  de 
l'Église  attaquée;  mais  c'était  un  pur  effet  de  sa 
bonté,  car  ces  qualités  n'existaient  pas. 

La  fureur  de  Napoléon,  excitée  par  la  résistance  de 
Pie  YII  à  ses  desseins  et  à  ses  volontés,  allait  toujours 
croissant.  Il  avait  substitué  le  ministre  Alquier  au 
cardinal  Fesch,  qu'il  venait  de  rappeler,  afin  que  son 
oncle  et  cardinal  ne  fiit  pas  l'exécuteur  de  la  dernière 
ruine  de  Rome,  quand  l'heure  de  la  réaliser  aurait 
sonné.  Alquier  reçut  contre  moi  les  mêmes  ordres 
que  son  prédécesseur,  mais  ils  n'eurent  pas  plus  de 
succès  pendant  un  certain  temps.  Enfin  le  moment 
arriva  où  le  Pape  crut  opportun  de  se  rendre  à  l'idée 
de  ma  retraite.  Peu  après,  l'Empereur  répondit  au 
Pape  par  une  note  officielle  de  M.  de  Talleyrand, 
ministre  des  affaires  étrangères.  On  reproduisait 
dans  cette  note  les  prétentions  naguère  exposées  sur 
sa  souveraineté  dominatrice  à  Rome  et  dans  l'État 
ecclésiastique,  —  sulla  sua  soprasovranità  di  Roma 
e  Slato  ecclesiastico ,  —  ainsi  que  sur  la  dépendance 
du  Saint-Siège. 


136  MEMOIRES 

Cette  note  demandait  encore  que  l'on  entrât  dans 
le  système  de  l'Empereur,  que  le  Pape  fît  la  guerre 
aux  Anglais,  qu'il  reconnût  pour  ses  amis  et  pour 
ses  ennemis  les  amis  et  les  ennemis  de  l'Empereur, 
et  autres  choses  semblables,  conséquences  de  sa  pré- 
tendue soprasovrcmità.  Le  Pape  répondit  négativement 
à  tout.  Mais  pour  prêter  à  cet  acte  solennel  un  plus 
grand  poids,  pour  qu'on  ne  pût  attribuer  ce  refus  à 
une  influence  étrangère,  mais  à  la  volonté  spontanée 
et  propre  du  Saint-Père  lui-même,  et  pour  que  ce 
refus  pût  amener  chez  l'Empereur  la  conviction  que 
l'unique  et  véritable  impossibilité  de  manquer  à  ses 
devoirs  sacrés  et  non  des  inspirations  étrangères 
empêchaient  Pie  Yll  d'accéder  à  ses  désirs,  on  jugea 
que  c'était  le  moment  de  compenser  le  non  définitif 
donné  aux  prétentions  impériales,  par  le  bonheur 
qu'il  ressentiiait  en  m'arrachant  lui-même  du  mi- 
nistère. On  prouvait  ainsi  à  Napoléon  que  le  Pape 
faisait  pour  lui  plaire,  bien  qu'à  contre-cœur,  tout 
ce  qu'il  était  possible  de  faire,  mais  qu'il  n'accor- 
dait pas  ce  que  ses  devoirs  sacrés  lui  interdisaient  de 
céder.  Le  Saint-Père  se  résolut  d'autant  mieux  à 
consommer  son  sacrifice,  —  c'est  ainsi  qu'il  l'appe- 
lait ,  dans  sa  bonté ,  —  que  les  exigences  de  l'Empe- 
reur et  les  refus  du  Pape  n'avaient  pas  été  jus- 
qu'alors livrés  à  la  publicité.  Il  était  donc  permis 
d'espérer  qu'après  la  satisfaction  de  mon  renvoi  ob- 
tenue. Napoléon  se  convaincrait  de  la  réalité  des 
obstacles  s'opposant  à  ce  que  Pie  VII  adhérât  à  ses 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  137 

désirs,  et  que,  dans  ce  cas,  il  se  désisterait  de  ses  pré- 
tentions. Il  pouvait  le  faire  sans  froisser  son  amour- 
propre,  justement  parce  que  rien  n'avait  encore  trans- 
piré dans  le  public,  ainsi  que  je  l'ai  dit.  Je  dois 
rendre  justice  à  la  droiture  des  intentions  du  Pape 
et  à  son  excessive  bonté  envers  moi.  Il  ne  les  fit 
céder  qu'à  cette  considération  puissante  et  ne  se  sou- 
mit qu'à  ces  réflexions.  Il  me  sera  permis  de  rendre 
encore  justice,  non  à  moi-même,  —  ce  qui  ne  serait 
pas  convenable,  —  mais  à  la  vérité,  sur  une  particu- 
larité qui  me  regarde.  Je  dirai  donc  que,  quoique 
non-seulement  je  n'eusse  pas  ambitionné  la  secrétai- 
rerie  d'Etat,  mais  encore  que  j'eusse  fait  tout  mon 
possible  pour  en  décliner  les  honneurs,  cependant 
ce  n'eût  pas  été  au  milieu  des  périls  qui  menaçaient 
le  Saint-Siège  et  le  Pape,  mon  grand  bienfaiteur, 
que  j'aurais  privé  l'un  et  l'autre  de  mes  services, 
quels  qu'ils  fussent.  Toutefois  je  me  laissai  guider 
dans  ma  conduite  par  la  pensée  dont  je  viens  de 
parler.  11  en  coûta  beaucoup  à  mon  cœur  à  cause 
des  circonstances,  et  aussi  parce  qu'il  fallait  quitter 
celui  que  je  vénérais  et  chérissais  tant. 

La  chose  ainsi  arrêtée  entre  le  Pape  et  moi,  le 
même  courrier  extraordinaire  portant  à  Paris  le 
nouveau  refus  de  Pie  Vil  à  propos  des  grandes 
affaires  qui  étaient  l'objet  des  convoitises  ambitieuses 
de  l'empereur  Napoléon ,  lui  porta  en  même  temps 
l'acceptation  pontificale  de  mon  éloignement  du 
ministère,  et   la   nomination   de   mon  successeur. 


438  MÉMOIRES 

C'était  le  cardinal  Casoni.  Cela  arriva  le  1 7  juin  1 806, 
si  je  ne  me  trompe.  Je  ne  dois  pas  raconter  la  dou- 
leur du  Pape  et  la  mienne  à  cette  séparation.  11  me 
sera  permis  de  dire  seulement  que  ce  ne  fut  pas  sans 
des  pleurs  réciproques  et  que,  dans  la  suite  des  temps, 
le  Saint-Père  ne  démentit  jamais  son  immense  bien- 
veillance envers  moi. 

Me  sera-t-il  permis  d'ajouter  que  si  j'avais  ressenti 
une  vive  amertume  en  perdant  la  charge  qui  était  cer- 
tainement la  première  de  toutes,  j'aurais  trouvé  une 
large  compensation  à  ce  déplaisir  dans  le  déplaisir 
universel  qui  éclata  lors  de  ma  retraite  du  ministère? 
Je  ne  parlerai  pas  des  témoignages  que  me  prodiguè- 
rent les  plénipotentiaires  étrangers;  ils  m'adressèrent 
officiellement  les  notes  les  plus  flatteuses  et  toutes 
contenant  les  expressions  de  la  peine  qu'ils  éprou- 
vaient de  mon  départ.  Ils  affirmaient  avec  énergie 
que  leurs  souverains  respectifs  la  partageraient;  ils 
rendaient  justice,  disaient-ils,  à  l'honnêteté ,  à  la 
loyauté  et  à  la  franchise  de  mon  caractère  ' ,  et  à  la 
célérité  avec  laquelle  j'expédiais  les  affaires  sans  les 
laisser  languir;  il  n'y  eut  pas  un  seul  ambassadeur  qui 
ne  m'écrivît  de  semblables  notes.  Si  sa  qualité  obli- 

1  Dans  une  lettre  confidentielle  datée  de  Rome  le  2  mars  1805, 
et  adressée  au  Premier  Consul ,  Cacault,  l'ambassadeur  de  la  Ré- 
publique française,  trace  en  (juelciues  mots  le  portrait  du  secré- 
taire d'État  de  Pie  VII.  11  écrit  :  «  M.  le  cardinal  Consahi,  infini- 
ment laborieux,  et  (jui  a  beaucoup  d'esprit,  est  probe,  désintéressé, 
incorruptible,  pauvre  et  pourtant  envié.  » 

Ces  trois  lignes  sont  le  plus  éloquent  et  le  plus  sincère  résumé 
des  Mémoires  du  Cardinal. 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  139 

gea  celui  de  France  à  s'en  al)stenir,  il  ne  s'abslint  pas 
néanmoins,  malgré  la  délicatesse  de  sa  position,  et 
quoique  son  gouvernement  fût  cause  de  ma  re- 
traite, de  m'adresser  de  vive  voix  ses  compliments 
de  condoléance.  Il  vint,  lui  aussi,  comme  tous  les 
autres  ambassadeurs,  le  lendemain  de  mon  départ 
du  Quirinal,  me  visiter  chez  moi;  il  me  donna  alors  et 
par  la  suite  les  plus  constantes  preuves  d'estime. 
Mais  l'émotion  que  le  public  manifesta  à  la  nouvelle 
que  je  n'étais  plus  secrétaire  d'État  ne  fut  pas  moins 
flatteuse  pour  moi.  J'irai  plus  loin,  et  s'il  est  possible 
de  le  dire,  j'ajouterai  que  j'en  fus  d'autant  plus  tou- 
ché, que  cette  émotion  s'étendit  aux  diverses  classes 
de  la  société. 

A  l'époque  de  ma  chute,  car  mon  sort  était  tel, 
sinon  de  la  part  du  Pape ,  certainement  du  moins  de 
la  })art  de  cette  puissance  que  le  monde  entier  regar- 
dait déjà  comme  l'arbitre  de  toutes  choses,  les  regrets 
et  l'atfection  dont  j'étais  entouré  ne  pouvaient  être 
l'elfet  de  l'adulation  ou  de  l'égoïsme.  On  s'exposait 
même  en  agissant  ainsi ,  puisqu'on  se  faisait  un 
démérite  auprès  de  celui  qui  m'avait  renversé  de 
mon  poste.  Ces  marques  de  publique  estime  me 
consolèrent  et  me  charmèrent  comme  appréciation 
d'une  sage  conduite.  Mais,  grâce  au  Ciel,  j'avais 
un  autre  témoin  en  moi-même  qui  approuvait  ma 
façon  d'agir  et  qui  l'approuve  encore  :  ce  témoin 
m'accompagnait  sans  cesse  et  ne  me  laissait  jamais. 
Ma  conscience  n'était  obsédée  d'aucun  remords  pour 


140  MÉMOIRES 

ce  qui  a  trait  à  mon  administration  publique.  Je  ne 
pouvais  point  m'accuser  d'avoir  sciemment  commis  !e 
moindre  excès,  le  moindre  passe-droit,  le  plus  insi- 
gnifiant abus  de  pouvoir,  et  je  n'avais  pas  profité 
de  ma  position  pour  m' enrichir  ou  pour  enrichir  ma 
famille.  Je  n'avais  jamais  accepté  aucun  cadeau,  ni 
grand  ni  petit,  pendant  les  nombreuses  années  que 
je  fus  en  charge.  Il  est  facile  d'imaginer  que  les 
occasions  ne  manquèrent  pas  ;  mais  on  ne  pourra 
pas  citer  un  fait  pour  démentir  mon  assertion ,  et  je 
comprends  jusqu'aux  comestibles,  aux  régalades  et 
aux  tributs  de  Noël  ou  d'autres  bonnes  fêtes,  tributs 
que  l'on  otfre  d'après  l'usage.  Mon  pauvre  frère  se 
trouva  nu  comme  moi  quand  je  sortis  du  ministère, 
c'est-à-dire  tel  qu'il  était  au  moment  où  j'y  entrai  '. 
Je  ne  lai  avais  pas  procuré  le  plus  mince  avantage, 
bien  que  je  l'aimasse  beaucoup,  et  de  son  côté  il  ne 
permit  jamais  à  àrae  qui  vive  de  tirer  })rofit  de  sa 
faveur  auprès  de  moi.  La  même  chose  arriva  pour 
mes  familiers  :  on  ne  peut  pas  dire  que  je  leur  aie 
accordé  quelques  bénéfices;  je  m'opposai  même  à 
ce  que  les  autres  leur  en  fissent  accorder.  Je  ne  con- 

1  La  justice  que  se  rend  ici  le  cardinal  Consalvi,  jusiicc  méritée 
sous  tous  les  rap[)orts ,  doit  être  e'galement  rendue  à  ses  deux 
plus  illustres  successeurs.  Nous  n'avons  à  parler  ni  du  cardinal 
délia  Soniaglia  ni  du  cardinal  Albani,  l'un  secrétaire  d'État  du 
pape  Léon  XII,  l'autre  du  pape  Pie  Vlil.  Ces  ministres  ne  firent 
que  passer  et  s'honorèrent  ]>ar  leur  désintéressement.  Mais  les 
cardinaux  Bernetti  et  Lainbruschini  occupèrent  longtemps  le 
poste  envié  de  secrétaire  d'Etat,  et  avec  un  nom  sans  tache,  ils  ne 
léguèrent  à  leurs  familles  que  le  noble  orgueil  de  leur  probité. 


DU  CARDINAL   CONSALVI.  144 

sentis  pas  non  plus  à  ce  ({uc  mon  caniéricr  obtînt  nn 
poste  de  courrier,  comme  tous  les  camériers  de  mes 
prédécesseurs.  Personne  ne  peut  avancer  ([iie  j'aie 
reçu  un  seul  placet  des  mains  de  mes  domestiques. 
C'est  ainsi  que  je  ne  pouvais,  j^race  au  Ciel,  être 
soupçonné  de  la  plus  imperceptible  partialité  dans 
les  propositions  soumises  au  Pape  pour  les  .em[)lois. 
Beaucoup  de  mes  amis  furent  mécontents  en  voyant 
qu'ils  n'étaient  pas  promus  comme  ils  s'en  flattaient. 
allais  je  m'appliquai  à  ne  peser  que  le  mérite  d^es 
gens  et  non  leurs  relations.  Enfin ,  personne  ne 
pourra  m'accuser  de  n'avoir  pas  consacré  aux  de- 
voirs de  mon  emploi  toutes  les  heures  de  ma  vie.  Je 
n'ai  apporté  aucun  retard  aux  affaires,  aucune  diffi- 
culté à  accorder  audience.  A  tout  instant,  mon  cabi- 
net était  ouvert  au  public;  enfin,  je  ne  me  suis  rendu 
coupable  d'aucune  autre  faute.  Je  n'entends  pas  en 
écrivant  ces  choses  faire  moi-même  mon  éloge  :  il 
n'y  aurait  rien  de  plus  inconvenant.  Je  raconte 
simplement  ce  qui  arriva  en  réalité,  afin  de  peindre 
le  contentement  intérieur  qu'au  milieu  de  mon 
désastre  me  laissait  ma  conscience,  environnée  de 
sa  pureté  comme  d'une  égide  invulnérable. 

«  Solto  i'iisbergi)  del  senlirsi  pura.  » 

Je  le  dirai  encore,  parce  que  je  pense  que,  si  ce 
dont  je  viens  de  parler  était  autant  de  strictes  obli- 
gations qui  m'incombaient,  je  crois  aussi  qu'en  cer- 
taines situations  et  circonstances  on  doit  se  rendre 


U2  MÉMOIRES 

témoignage  qu'on  a  exactement  accompli  ses  devoirs, 
comme  j'étais  tenu  de  les  accomplir. 

J'abandonnai  le  Quirinal,  puis,  installé  dans  mon 
habitation  particulière,  je  m'occupai  de  la  direction 
de  Saint-Michel  a  Ripa  et  de  mes  fonctions  de  préfet 
de  la  signature.  Je  ne  pris  plus  aucune  part  aux 
grandes  affaires  de  France  en  raison  de  mon  oîïice, 
comme  autrefois;  mais,  en  ma  qualité  de  cardinal, 
j'assistai  aux  fréquentes  congrégations  générales  de 
tout  le  Sacré-Collége ,  que  le  Pape  assemblait  de 
temps  en  temps  pour  délibérer  dans  les  graves  occa- 
sions. Cela  dura  jusqu'à  la  chute  du  gouvernement 
pontifical. 

Un  an  et  un  mois  après  mon  éloignement  du 
ministère,  j'eus  la  douleur  de  perdre  le  cardinal  duc 
d'York.  Il  mourut  le  15  juillet  1807,  et  sa  mort  me 
fut  très-sensible.  Quand  Mgr  Cesarini,  son  héritier 
fiduciaire,  notifia  les  volontés  du  testateur  par  rap- 
port aux  legs,  j'appris  avec  la  plus  extrême  surprise 
que  le  cardinal  duc  n'avait  pas  accédé  à  la  seconde 
renonciation  que  je  fis  du  beau  legs  de  six  mille 
piastres  qu'il  m'avait  destiné.  Il  me  le  confirmait 
pour  la  troisième  fois,  avec  une  bague  d'une  valeur 
de  cent  cinquante  écus  à  peu  près.  J'acceptai  l'an- 
neau comme  un  souvenir  très-précieux,  et  je  re- 
nonçai pour  la  troisième  fois  aux  six  mille  piastres , 
afin  de  ne  pas  diminuer  l'héritage  du  Cardinal  au 
préjudice  de  ses  famiUers.  Ma  renonciation  fut  re- 
cueillie dans  les  actes  d'un  notaire  public 


DU   CARDINAL  CONSALVI.  143 

Peu  après  la  perte  du  cardinal  duc  d'York,  que 
je  respectais  et  aimais  tant  et  (|ui  nie  chérissait  si 
paternellement  de  son  côté,  mon  cœur  fui  frappé 
du  coup  le  plus  cruel  qu'il  pût  jamais  recevoir.  Ah  ! 
au  moment  où  je  commence  ce  funèbre  récit,  les 
pleurs  s'échappent  en  abondance  de  mes  yeux!  Que 
serait-ce  donc  si  je  devais  écrire  longuement  sur  ce 
trépas?  car,  et  moi  aussi,  je  puis  dire  avec  vérité  : 

Tti  mea  ,  tu  morieyis  p-egisti  commoda  ,  f  rater, 
Tenim  una  nostru  est  toln  scpulta  domtis! 

Omnia  tecum  una  perierunt  gaudia  noslrn  , 
(Ju(B  ttius  in  v'Ja  dulcis  altbal  amor  ! 

Oui,  il  mourut-après  tous  les  autres,  mon  cher  et 
unique  frère  André ,  lui  qui  m'aimait  plus  que  lui- 
même,  et  qui  m'en  avait  prodigué  de  si  nombreuses 
et  de  si  incontestables  preuves;  lui,  un  miroir  de 
toutes  les  vertus  :  lui,  religieux,  humble,  modeste, 
désintéressé,  bienfaisant,  courtois  et  aimable;  lui, 
plein  de  talents,  de  savoir  et  dont  l'esprit  était  cul- 
tivé plus  qu'aucun  autre;  lui,  tout  mon  soutien, 
toute  ma  consolation  et  mon  bonheur;  lui,  enfin, 
dont  je  ne  pourrai  jamais  faire  assez  l'éloge  pour 
égaler  les  mérites.  Ah!  oui,  il  mourut  après  une 
pénible  maladie  de  soixante- treize  jours,  pendant 
laquelle  il  offrit  de  très-éclatants  modèles  de  toutes 
les  vertus  chrétiennes.  Il  supporta  courageusement 
ses  soutTrances.  Au  milieu  des  douleurs  et  dans 
ses  peines  continuelles,  il  se  montra  détaché  de 
la  terre  et  de  moi-même,  qui  lui  étais  néanmoins 


Ui  MEMOIRES 

si  cher.  Il  fut  plein  de  résignation  à  la  volonté  de 
Dieu;  il  l'aimait  ardemment,  ainsi  que  sa  très-sainte 
Mère.  La  ville  entière,  qui  en  sut  bientôt  la  nouvelle, 
fut  Irès-édifiée  de  cette  mort.  Il  rendit  son  âme  à 
son  Créateur  le  6  août  1 807,  jour  quam  semper  acer- 
bam,  semper  honoratam  habebo.  Que  Dieu  le  veuille 
ainsi  ! 

J'étais  à  ses  côtés  quand  il  expira.  Je  n'avais 
jamais  voulu  le  laisser  un  instant.  En  effet,  je  lui 
rendis  les  derniers  devoirs,  en  faisant  la  plus  extrême 
violence  à  mon  cœur.  Et  comme  je  ne  l'abandonnai 
point  jusqu'à  ce  que  le  Ciel  eût  reçu  son  âme,  ainsi  je 
ne  l'abandonnerai  point  après  mon  trépas.  Je  désire 
que  nos  corps  reposent  ensemble  et  soient  unis  dans 
la  mort,  comme  nos  âmes  furent  unies  durant  la  vie. 
Je  lui  en  confirmai  la  promesse  presque  au  moment 
où  il  expira.  D'une  voix  affaiblie  et  tremblante,  mais 
avec  toute  son  âme  sur  ses  lèvVes  pâlies,  il  m'en  fit 
la  touchante  demande  et  en  exigea  l'assurance  for- 
melle. J'espère  que  le  gouvernement  sous  lequel  le 
Ciel  me  fera  mourir  sera  assez  bon  et  assez  humain 
pour  ne  pas  mettre  obstacle ,  dans  une  circonstance 
aussi  indifférente,  à  l'accomphssement  de  ces  vœux 
innocents  de  deux  frères  que  les  révolutions  purent 
rendre  infortunés  —  je  parle  plutôt  de  moi  que  de 
lui,  —  mais  qui  ont  toujours  été  honorés  et  honora- 
bles, et  qui  ne  firent  jamais  de  mal  à  personne.  Je  l'es- 
père, et  tandis  que  je  nourris  de  cet  espoir  le  misé- 
rable reste  d'existence  dont  je  désire  vivement  voir 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  H'6 

le  terme ,  la  chère  mémoire  d'André  restera  toujours 
gravée  dans  mon  esprit  et  dans  mon  cœur. 

A  dater  de  ce  moment  la  \  ic  me  fut  souveraine- 
ment à  charge,  et  il  n'y  eut  plus  de  plaisir  pour  moi. 
Je  n'étais  plein  que  de  sa  pensée,  et  je  remplissais 
mes  devoirs  dans  le  but  de  me  rendre  le  moins  pos- 
sible indigne  du  secours  du  Ciel  et  d'aller  l'y  rejoin- 
dre un  jour.  Depuis  l'époque  douloureuse  de  sa 
mort  jusqu'au  moment  où  j'écris,  mon  existence  a 
été  une  série  continuelle  d'amertumes  et  de  mal- 
heurs. Pendant  l'espace  de  cinq  mois  je  vis  se  succé- 
der des  jours  plus  sombres  les  uns  que  les  autres, 
précurseurs  de  l'irruption  des  armées  françaises  ve- 
nant à  Rome  pour  renverser  ce  Gouvernement  dont 
je  faisais  partie,  quoique  sans  mérite  de  ma  part. 
J'assistai  à  cette  invasion  qui  eut  lieu  le  2  février 
1 808 ,  et  si  elle  ne  brisa  pas  subitement  la  souve- 
raineté apparente  du  Pape,  elle  la  détruisit  néan- 
moins en  substance.  On  languit  encore  dix-sept 
autres  mois,  en  attendant  la  crise  finale.  Les  jours 
et  les  nuits  que  l'on  passa  dans  cette  anxiété  furent 
plus  amers  que  la  mort ,  morte  amariores. 

Le  20  juin  1809,  cette  crise  finale  éclata;  on  dé- 
clara l'abolition  de  la  Souveraineté  pontificale  et 
l'annexion  des  États  de  l'Église  à  l'Empire  français. 
Après,  je  fus  témoin  d'un  siège  de  plusieurs  semai- 
nes que  l'on  mit  devant  le  Palais  pontifical  et  qui 
arrachait  les  larmes  des  yeux  de  tous  les  bons'; 

1  Le  peuple  romain  a  été  accusé  —  et  souvent  avec  -justice  — 
II.  10 

1*. 


U6  MÉMOIRES 

puis,  dans  les  ténèbres  de  la  nuit ,  le  sac  du  Quirinal. 
On  escaladait  les  murs  en  différents  endroits,  comme 
on  aurait  pu  l'effectuer  sur  une  citadelle  prise  d'as- 
saut. Soldats,  sbires,  coupe-jarrets,  galériens,  sujets 

d'une  notoire  ingratitude  envers  les  successeurs  de  saint  Pierre. 
Pendant  l'occupation  française,  il  a  racheté' par  une  fidélité  à 
toute  épreuve  ses  ingratitudes  passées  et  futures.  De  4809  à  1814. 
le  pape  Pie  VII  était  captif  à  Savone  ou  à  Fontainebleau  ,  et  l'em- 
pereur Napoléon  I^"",  qui  appelait  Rome  la  seconde  ville  de  son 
Empire  et  qui  avait  fait  de  la  capitale  du  monde  chrétien  l'héri- 
tage royal  de  son  fils  au  berceau  ,  rencontra  dans  ce  peuple  une 
opposition  inattendue  et  à  laquelle  s'associèrent  quelques  familles 
du  patriciat  romain  seulement.  Les  autres  appartenaient  au  vain- 
queur par  le  droit  de  leur  lâcheté.  L'opposition  se  manifesta  par 
un  acte  de  courage  de  la  conscience,  refusant  de  prêter  foi  et 
hommage  à  un  autre  souverain  (ju'à  Pie  VII,  prince  légitime.  Le 
palais  de  Monte-Cavallo  ne  se  nommait  plus  le  Quirinal;  dans  les 
bulUiins  impériaux,  c'était  le  palais  du  Roi  de  Rome.  Les  Romains 
ne  consentirent  jamais  à  de  pareilles  annexions,  et  dans  deux 
se'ances  du  conseil  d'État,  tenues,  la  première  à  Saint-Cloud  ,  le 
10  avril  1812,  sous  la  présidence  de  Napoléon  Ronaparte;  la 
seconde  aux  Tuileries,  le  24  avril  4812,  toujours  sous  la  prési- 
dence  de  l'Empereur,  l'on  trouve  la  trace  de  cette  résistance 
muette.  Les  procès-verbaux  des  deux  séances  ne  furent  jamais 
livrés  à  la  publicité,  et  pour  cause;  mais,  a  notre  grand  étonne- 
ment,  ils  ligurent  parmi  les  papiers  du  cardinal  Consalvi,  avec  une 
lettre  d'envoi  datée  de  Paris,  le  H  août  1814,  et  signée  par  le 
baron  Locré,  secrétaire  général  du  Conseil  d'État  sous  l'Empire. 
C'est  donc  un  titre  de  gloire,  une  preuve  de  sens  et  un  bon 
exemple  qu'il  est  juste  d'évoquer  et  de  remettre  sous  les  yeux 
des  Romains. 

Le  résumé  de  la  discussion  du  projet  de  décret  relatif  à  la 
prestation  du  serment  dans  les  États  pontificaux  est  ainsi  conçu  : 

«  .M.  le  comte  Boulay,  au  nom  de  la  section  de  législation,  pré- 
sente le  projet  de  décret  dont  la  teneur  suit  (n"  2G38  ter)  : 

»  M.  le  comte  Defermon  ne  voit  de  difficulté  que  lians  la  dis- 
position qui  prononce  la  confiscation  des  biens.  Il  serait  juste 


Dr   CARDINAL  CONSALVI.  147 

lobelles  et  ivres  de  colère,  y  pénéfrcrent  en  armes, 
après  avoir  fait  tomber  la  porte  intérieure.  Ils  sur- 
prirent le  Pape  au  lit,  lui  laissant  à  peine  le  temps 
de  se  lever.  Ils  lui  proposèrent  de  souscrire  aux  vo- 

sîuis  doute  il'ôler  au  coup;ible  la  jouissance  de  sa  fortune  ;  mais 
est-il  conforme  à  l'humanité'  d'en  priver  ses  enfants?  Ils  n'ont 
point  pris  part  à  sa  faute. 

»  M.  le  comte  Boulay  re'pond  que  le  coupable  est  en  état  de 
révolte,  et  que  dans  ce  cas  le  Code  pe'nal  prononce  la  confisca- 
tion. Au  surplus,  Sa  Majesté  adoucira  la  rigueur  de  la  loi  en 
faveur  de  la  femme  et  des  enfants,  suivant  les  circonstances. 

»  Sa  Mnjpsli'  dit  que  les  enfants  auront  toin"ours  des  aliments; 
mais  qu'il  n'est  point  dans  l'intérêt  de  l'État  de  maintenir  dans 
l'opulence  (juelipies  familles  où  règne  l'esprit  de  révolte.  I^es 
enfants  ont  presque  toujours  les  sentiments  de  leur  père.  Quand 
les  pères  seuls  seront  imbus  de  mauvais  principes ,  on  pourvoira 
plus  largement  au  sort  des  enfants.  Au  .surplus,  ce  n'est  pas 
ici  le  seul  cas  où  la  famille  se  trouve  ruinée  par  la  mauvaise  con- 
duite de  son  chef. 

»  M.  le  comte  Berlier  observe  que  le  coupable  n'est  pas  frappé 
d'abord  :  on  lui  donne  le  temps  de  venir  à  résipiscence.  S'il  n'en 
profite  pas,  assurément  on  ne  peut  plus  douter  qu'il  ne  changera 
jamais  de  princijies. 

»  M.  le  comte  de  Ségur  demande  le  retranchement  de  la 
seconde  partie  de  l'article  2.  Le  cou|)able  qui  répare  sa  faute 
fait  connaître  qu'elle  n'avait  pour  principes  que  l'irréflexion  ou 
In  sottise;  or,  la  sottise  et  l'irréflexion  ne  sont  pas  là  des  causes 
qui  doivent  faire  mettre  sous  la  surveillance  de  la  police. 

"  M.  le  comte  Boulay  dit  qu'on  doit  regarder  comme  une 
révolte  scandaleuse  le  procédé  de  celui  (pu,  pouvant  se  dispenser 
tle  comparaître,  se  présente  néanmoins  et  refuse  le  serment. 
In  tel  homme  mérite  que  la  police  ait  constamment  les  yeux 
sur  lui. 

»  M.  le  comte  Begnault  de  Saint-Jean  d'Angély  voudrait  (pi'a- 
vant  de  le  condamner  on  lui  fit  sommation  de  comparaître  à 
l'effet  de  se  défendre. 

')  M.  le  comte  Merlin  observe  que  la  représentation  du  con- 

10. 


U8  MÉMOIRES 

lontés  de  l'Empereur  ou  de  partir  immédiatement, 
sans  désigner  le  lieu  de  l'exil.  Le  Pape  refusa  avec 
courage  et  fermeté.  Il  fut  aussitôt  enlevé  de  sa  rési- 
dence; puis,  seul  avec  le  cardinal  Pacca,  pro-secré- 


tumax  fait  tomber  avec  toutes  les  suites  les  condamnations  pro- 
nonce'es  contrj  lui. 

»  Sa  Majesté  pense  qu'il  conviendrait  de  ne  remettre  la  peine 
qu'autant  que  le  condamne'  le  demandera.  A  cet  effet,  on  pour- 
rait décider  que  le  sé(|uestre  mis  sur  ses  biens  lui  sera  signifié; 
qu'il  aura  un  mois  pour  se  présenter  devant  la  cour  impériale  et 
y  prêter  serment;  (|ue  faute  par  lui  de  le  faire,  la  confiscation  et 
la  déportation  seront  prononcées. 

»  M.  le  comte  Canarelli  dit  que  les  Anglais  ont  expulsé  de 
l'île  de  France  M.  Bertrand,  qui  y  remplissait  les  fonctions  de 
premier  président  de  la  cour  impériale,  et  ne  lui  ont  })as  même 
permis  d'emporter  aucune  partie  de  ses  biens,  parce  que  ce 
magistrat  a  refusé  de  leur  prêter  le  serment. 

»  Sa  .Majesté  dit  que  les  deux  espèces  ne  sont  pas  entièrement 
les  mêmes. 

»  M.  le  comte  Gassendi  dit  (|u'on  ne  peut  pas  compter  sur  les 
serments  qui  sont  prêtés  par  force.  Les  sentiments  et  les  opi- 
nions demeurent  les  mêmes  et  n'attendent  que  l'occasion  pour 
se  développer. 

»  Sa  Majesté  dit  que  le  serment  est  toujours  un  frein ,  du  moins 
pour  les  hommes  qui  ne  sont  pas  entièrement  pervertis.  On  ne 
demande  le  serment  à  personne;  mais  si  (juelqu'un  se  présente  à 
refï'et  de  remplir  une  fonction  pour  laquelle  le  serment  est 
exigé,  et  que  néanmoins  il  le  refuse,  il  vient  évidemment  braver 
la  loi  :  le  laisser  impuni  serait  un  scandale. 

»  M.  le  comte  Gassendi  dit  qu'on  pourrait  se  borner  à  le  mettre 
en  surveillance. 

»  Sa  Majesté  dit  que  celte  mesure  n'est  pas  une  peine.  En 
vérité  le  gouvernement  s'avilit  s'il  soufîre  (ju'un  individu  puisse 
spontanément  prétendre  vivre  sous  la  protection  de  l'autorité  et 
partager  les  avantages  qu'elle  accorde  aux  citoyens,  et  que 
néanmoins  il  vienne  déclarer  en  public  qu'il  ne  reconnaît  ni 
l'Empereur  ni  l'Empire.  11  est  naturel  que  cet  individu  soit  écarté 


L)i;   CAIJDINAI.   CONSALM.  149 

taire  d'Ktat,  sans  un  domestique,  sans  personne  des 
siens  —  on  ne  permit  ensuite  qu'à  un  petit  nombre 
de  le  suivre,  — on  le  jeta  dans  une  mauvaise  voi- 
ture ,  sur  le  siège  de  laquelle  le  général  français  avait 


p;if  la  (leporlalion.  Ce  jeu  est  insultnnt.  11  faut  y  mettre  un  terme. 
C'est  rinilulgence  qui  a  donne  tant  fl'audace.  Quand  on  usait  de 
plus  de  sévérité,  personne  ne  se  serait  permis  ces  excès.  Aujour- 
d'hui l'on  en  fait  une  plaisanterie.  On  va  rire  dans  sa  maison  de 
sa  scandaleuse  résistance.  Si  ipielipies  confesseurs  y  poussent,  ces 
confesseurs  sont  des  ignorants.  Jésus-Christ  a  reconnu  César,  les 
saints  Pères  ont  juré  fidélité  à  des  empereurs  païens.  En  Italie, 
tous  les  évèijues  ont  prêté  serment  a  la  Réiiubliiiue  française, 
même  dans  le  temps  où  ses  troupes  brisaient  les  autels.  Ils  y  ont 
exhorté  leurs  ouailles  par  des  instructions  que  tout  le  monde  a 
vues.  Mais  alors  on  était  très-sévère.  Que  du  moins  maintenant  il 
en  coûte  les  biens  pour  de  semblables  jeux,  et  l'on  est  bien  sûr 
qu'ils  ne  se  renouvelleront  point. 

..M.  Fiévée,  maître  des  requêtes,  rappelle  la  proposition  de 
M.  le  comte  de  Ségur.  11  lui  semble  (pi'il  n'est  pas  nécessaire  de 
mettre  en  surveillance  un  homme  qui  revient  de  lui-même. 

»  Sa  Majesté  renvoie  le  projet  à  la  section,  pour  préparer  une 
rédaction  nouvelle  conforme  aux  bases  qui  viennent  d'être 
posées. 

»  Sa  Majesté  consent  au  retranchement  proposé.  II  y  a  là 
plutôt  folie  (]ue  mauvaise  intention.  » 

Séance  du  2i  avril  1812. 

..  M.  le  comte  Boulay,  par  ordre  de  Sa  Majesté  et  d'après  le  ren- 
voi fait  à  la  section  de  législation  dans  la  séance  du  10  avril  der- 
nier, présente  une  nouvelle  rédaction  du  projet  dont  la  teneur 
suil(n<>  2568  ter): 

«  Sa  Majesté  dit  qu'il  suffît  d'adresser  le  décret  à  la  cour  impé- 
riale de  Home  et  qu'il  ne  doit  pas  être  inséré  au  Bulletin  des  lois. 
Rome  est  la  seule  ville  de  France  oii  le  scandale  que  le  décret 
tend  à  prévenir  ait  eu  lieu.  Aucune  autre  contrée  de  l'Empire 
n'en  a  jamais  donné  l'exemple. 

»  S.  A.  S.  le  prince  archichancelier  de  l'Empire  dit  (|u'il  serait 
Juste  de  donner  un  délai  plus  long  pour  purger  la  contumace. 


♦50  MÉMOIRES 

pris  place.  Alors,  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  et  sans 
lui  accorder  aucun  répit,  on  le  traina  jusqu'à  Gre- 
noble, où  il  ne  resta  prisonnier  que  onze  jours,  parce 
que  la  piété  du  peuple  inspirait  des  craintes  au  Gou- 
vernement. Le  Saint-Père  fut  ensuite  transféré  à 
Savone,  où  il  est  encore  captif. 

J'ai  dit  tout  à  l'heure  improprement  que  j'avais 
été  spectateur  de  l'assaut  du  Quirinal.  J'ai  vu,  non 
de  mes  yeux,  mais  j'étais  un  des  rares  Cardinaux 

»  M.  le  comte  Boulay  dit  qu'on  ne  peut  pas  accorder  cinq  ans 
à  celui  qui  ne  refuse  le  serment  que  parce  qu'il  espère  un  chan- 
gement dans  l'ordre  des  choses.  Si  on  lui  donne  un  aussi  long 
délai,  il  attendra  les  e've'nements  sur  lesquels  il  compte,  et  il 
persistera  avec  d'autant  plus  d'opiniâtreté  dans  son  refus  qu'il  es! 
assure'  de  recouvrer  ses  biens  après  cinq  ans,  dans  le  cas  où  il 
faudrait  renoncer  a  son  illusion. 

)>  M.  le  comte  Defermon  dit  que  cependant  il  en  perdrait  irré- 
vocablement les  fruits. 

»  M.  le  comte  Boulay  répond  que  ce  sacrifice  n'arrêtera  point 
celui  qui  espère  s'en  faire  un  mérite  auprès  du  Souverain  dont  il 
espère  le  retour. 

»  Sa  Majesté  dit  qu'elle  ne  voit  pas  pourquoi  l'on  parlerait  de 
la  contumace.  11  ne  peut  jamais  y  en  avoir,  puisque  pour  qu'un 
individu  refuse  le  serment  il  faut  bien  qu'il  soit  sur  les  lieux. 

»  M.  le  comte  Boulay  dit  qu'il  faut  prévoir  deux  cas.  Si  l'indi- 
vidu ne  se  présente  pas,  il  n'y  a  point  de  refus  de  serment  ni  par 
conséquent  de  poursuites;  mais  il  peut  se  faire  aussi  (ju'après 
avoir  refusé  le  serment  il  s'évade,  et  alors  on  serait  oblige  de  le 
juger  par  contumace. 

«  Sa  Majesté  dit  qu'au  moment  même  du  refus,  on  doit  s'assurer 
de  sa  personne. 

)>  M.  le  comte  Boulay  dit  que  cette  addition  aphinit  toutes  les 
difficultés.  » 

On  passe,  par  ordre  de  Sa  Majesté,  à  la  discussion  d'une  autre 
affaire,  et  le  décret  fut  rédigé  dans  le  cabinet  de  l'Empereur. 


I)i:   CARDINAL   CONSALVf.  I.'il 

alors  résidant  à  Rome,  et  je  pus  savoir  par  des  té- 
moins oculaires  tous  les  détails  qui  n'entrent  pas  dans 
le  cadre  de  cet  écrit  ' . 

Il  est  aussi  impossible  d'imaginer  que  d'exprimer 
la  douleur  que  me  causa  cet  événement.  A  partir  du 
G  juillet,  je  restai  à  Rome  pendant  cinq  mois  et  quel- 
ques jours  avec  six  ou  sept  (Cardinaux  —  les  autres 
avaient  été  forcés  de  partir  depuis  longtemps.  —  Je 
vécus  dans  la  tristesse  la  plus  amère  et  dans  de  mor- 
telles angoisses  que  provoquaient  le  contraste  des 
circonstances  présentes  et  l'obligation  d'accomplir 
exactement  mes  devoirs.  Plus  qu'aucun  de  mes  col- 
lègues, j'étais  placé  dans  cette  alternative  par 
suite  d'une  combinaison  dont  je  vais  parler.  Mes 
collègues  n'étaient  connus  personnellement  d'au- 
cun des  hommes  composant  la  nouvelle  autorité 
française.  Il  n'en  était  pas  ainsi  de  moi.  Mon  voyage 
à  Paris  et  mon  séjour  prolongé  à  la  secrétairerie 
d'État  m'avaient  mis  en  rapport  avec  beaucoup  de 
militaires,  de  magistrats,  et  avec  un  grand  nombre 

'  Ce  fut  dans  la  nuit  du  5  au  6  juillet  1809  que  des  soldats 
français,  conduits  par  quelques  re'voluiionuaires  romains,  péné- 
trèrent de  vive  force  dans  le  palais  du  Quirinal.  Radet,  général 
de  gendarmerie,  déclara  le  Souverain  Pontife  prisonnier  de  Na- 
poléon, et  il  le  fit  partir  de  Rome  avec  des  précautions  ((ui  déce- 
laient de  vives  craintes  et  plus  d'un  reujords  peut-être. 

Quand  les  Romains  complices  de  l'attentat  vinrent  palper  le 
salaire  promise  leur  trahison,  le  général  MioUis  ne  put  s'em- 
pêcher de  dire  aux  officiers  i|ui  l'entouraient  :  «  Maintenant, 
messieurs,  chassez  cette  canaille.  » 

C'est  le  remercîment  réservé  à  tous  les  Iscariotes,  à  tous  les 
Deutz  et  à  tous  les  Liborio  Komano. 


V6i  MÉMOIRES 

d'individus  de  toutes  les  classes  de  la  nation  enva- 
hissante. Je  dirai,  en  outre,  que  ces  circonstances, 
et  spécialement  la  seconde,  m'avaient  fait  non-seu- 
lement connaître,  mais  encore,  qu'on  me  permette 
de  l'avouer,  aimer  de  tous.  Pendant  mon  ministère, 
j'avais  eu  mille  occasions  de  rendre  des  services  à 
plusieurs  d'entre  eux.  Il  m'avait  été  donné  de  faire 
des  politesses  aux  uns,  d'être  utile  aux  autres  ou  à 
leurs  amis;  bref,  ceux-ci  pour  une  raison,  ceux-là 
pour  une  autre,  m'étaient  demeurés  reconnaissants 
et  attachés.  Autant  j'étais  mal  vu  par  le  chef  de  la 
France,  à  cause  des  motifs  déduits,  autant  j'étais 
personnellement  aimé,  et,  s'il  est  permis  de  le  dire, 
estimé  par  tous  les  Français.  Ceux  qui  étaient  absents 
et  surtout  les  présents  se  firent  un  devoir,  en  cette 
occurrence,  d'user  envers  moi  de  tous  les  égards 
possibles.  Ils  me  visitèrent,  m'honorèrent,  m'offri- 
rent leurs  bons  offices,  me  comblèrent  de  distinc- 
tions, et  s'efforcèrent  de  me  garantir,  autant  qu'ils 
le  pouvaient,  contre  les  persécutions  nées  du  nouvel 
état  de  choses.  Cette  situation  périlleuse  me  donna 
plus  d'une  fois  les  transes  de  la  mort.  Il  fallait  sauve- 
'  garder  ma  dignité  de  Cardinal  et  ne  pas  heurter 
l'opinion  pubUque,  qui,  soit  ignorance,  soit  méchan- 
ceté, ne  sait  point  ou  ne  veut  point  établir  de  distinc- 
tion entre  les  personnes  et  leur  gouvernement,  ni 
s'appesantir  sur  les  cas  particuliers.  L'opinion  aurait 
pu  se  formaliser  de  me  savoir  au  mieux  avec  les 
Français  et  comblé  d'égards.  Par  délicatesse,  je  me 


DU  CARDINAL   C(JNSALVI.  loî 

vis  obligé  non-seulement  de  repousser,  mais  encore 
de  prévenir  et  d'arrêter  leurs  soins.  J'allai  jusqu'à 
être  impoli,  incivil  et  même  ingrat.  Je  le  fus  cer- 
tes, et  je  n'éprouve  pas  le  plus  léger  remords  pour 
avoir  risqué  la  plus  petite  démarche  qui  ne  fût  pas 
convenable.  Je  me  repentirais  même  d'avoir  poussé 
trop  loin  les  choses,  jusqu'à  ne  pas  rendre  par 
carte  les  visites  que  l'on  me  fit  et  que  je  ne  reçus 
jamais.  Je  n'acceptai  pas  davantage  les  faveurs  et 
les  politesses,  tant  était  puissante  sur  mon  âme  la 
crainte  de  paraître,  quoique  sans  réalité,  souiller 
le  moins  du  monde  un  nom  que  je  voulus  toujours 
conserver  pur  et  sans  tache.  Mais  Dieu  sait  combien 
il  m'en  coûta,  et  ils  peuvent  se  l'imaginer  ceux  qui 
n'ont  pas  un  cœur  ingrat  et  insensible.  Ma  douleur 
vint  de  l'impossibilité  de  persuader  à  ceux  qui 
usaient  envers  moi  de  toutes  ces  prévenances  que 
j'étais  forcé  de  tenir  cette  conduite,  en  ma  qualité 
de  Cardinal  et  de  membre  du  Gouvernement  qu'ils 
avaient  renversé.  Ces  fonctionnaires  ne  voulaient  pas 
et  ne  pouvaient  pas  comprendre  que,  s'ils  étaient 
mes  amis  personnels,  je  me  voyais  dans  la  nécessité 
de  les  considérer  comme  les  ennemis  du  Saint-Siège 
et  de  mon  Prince.  Ils  répondaient  que  le  gouverne- 
ment français  et  leur  caractère  individuel  étaient 
deux  choses  très-distinctes;  que  leur  amour-propre 
s'oflensait  de  mon  éloignement  prémédité;  ils  ajou- 
taient même  que  leur  honneur  en  soutirait. 

Je  tins  ferme,  mais  ce  combat  fut  pour  moi  très- 


1&4  MÉMOIRES 

pénible  et  fort  douloureux ,  et  la  victoire  me  coûta 
cher.  Rien  n'était  plus  cruel  à  mon  cœur  que  de 
paraître,  quoique  sans  le  mériter,  ingrat  et  grossier. 
Mais  s'il  était  amer,  dur,  déplaisant,  embarrassant 
et  souvent  même  périlleux,  d'ap:ir  ainsi  vis-à-vis  des 
particuliers  et  des  autorités  civiles  et  militaires,  bien 
que  subalternes,  on  peut  croire  qu'il  devenait  beau- 
coup plus  scabreux  de  procéder  de  la  même  façon 
avec  l'autorité  supérieure  qui  commandait  à  Rome. 
Par  malheur  je  me  vis  dans  ce  cas. 

Le  soldat  qui  remplissait  à  la  fois  les  fonctions  de 
général  en  chef  de  l'armée  et  de  président  de  la  Con- 
sulte gouvernementale  (MioUis)  était  lié  avec  moi 
par  une  amitié  déjà  vieille  et  par  une  intimité  de  re- 
lations. Il  se  croyait  encore  mon  redevable  pour 
certains  services  rendus  à  son  frère  avant  et  après 
son  élévation  à  la  dignité  épiscopale.  Ce  frère,  n'é- 
tant encore  que  prêtre,  avait  résidé  à  Rome  en  qua- 
lité d'émigré,  et  j'avais  eu  l'occasion  de  lui  être 
agréable.  Une  fois  qu'il  fut  sacré,  il  s'adressa  tou- 
jours à  moi  dans  ses  besoins,  par  suite  de  nos  anciens 
rapports.  Alors  j'étais  encore  en  position  de  le  servir 
de  nouveau. 

On  conçoit  facilement  comment  le  général  en 
chef,  en  souvenir  des  relations  que  j'avais  eues 
ayec  son  frère  et  avec  lui-même,  se  crut  obligé  d'user 
d'égards  envers  moi,  de  me  visiter,  de  me  témoigner 
mille  attentions.  On  conçoit  aussi  combien  mes  refus 
et  mon  abstention  —  je  ne  lui  rendis  même  pas  les 


DU  CARDINAL  CONSALYI.  155 

visites  qu'il  me  faisait  à  la  porte,  car  je  ne  le  reçus 
jamais  —  furent  blessants  pour  son  amour-propre. 
Ce  sacrifice,  imposé  à  la  délicatesse  de  ma  position, 
me  peina  beaucoup,  et  je  dois  ici  payer  un  tribut 
de  gratitude  à  la  bonté  de  ce  général  pour  moi ,  et 
aux  éminentes  qualités  qui  le  distinguaient.  Au  pre- 
mier rang  de  ces  qualités  brillaient  le  désintéres- 
sement, la  modestie,  l'énergie,  la  modération,  l'ab- 
sence la  plus  complète  de  toute  vanité  et  de  tout 
orgueil,  et  une  justice  incorruptible  '. 

Néanmoins,  mon  abstention  n'eut  pas  à  soutenir 
de  plus  rude  assaut  que  celui  que  me  livrèrent  mes 


156  MÉMOIRES 

scrupules  à  propos  du  nouveau  roi  de  Naples.  C'é- 
tait ce  général  Murât,  avec  lequel  j'avais  contracté  la 
plus  étroite  amitié  depuis  ses  différents  voyages  à 
Rome  au  temps  de  mon  ministère  et  de  notre  entre- 
vue à  mon  passage  à  Florence,  où  il  commandait 
l'armée,  quand  je  me  rendis  à  Paris  pour  le  Concor- 
dat. Une  serait  pas  facile  de  peindre  ici  l'intimité  de 
notre  liaison,  liaison  qu'autorisaient  et  exigeaient  son 
inexprimable  dévouement  et  son  attachement  pour 
la  personne  du  Pape,  non  moins  que  les  bienfaits  que 
le  Saint-Père  lui-même  et  l'État  en  avaient  recueillis 
pour  l'avantage  de  l'Église.  Au  moment  où  il  traversa 
Rome  avec  le  titre  de  roi  de  Naples,  le  Pape  résidait 


DU  CARDINAL   CONSALVI.  |.i7 

encore  dans  sa  capitale,  et  je  fus  mis  à  une  rude 
épreuve  Murât  n'était  pas  reconnu  par  Sa  Sainteté 
comme  roi  de  Naples.  Cardinal,  je  ne  crus  donc  pas 
que  je  devais  aller  le  saluer.  Il  en  fut  mortifié,  affligé, 
et  il  me  le  prouva.  Il  fit  arriver  à  mes  oreilles,  et  de 
la  manière  la  plus  courtoise  et  la  plus  aimable, 
qu'il  pouvait  bien,  grâce  aux  circonstances,  me  par- 
donner de  ne  pas  le  voir  en  public,  mais  qu'il  ne  me 
pardonnait  pas  de  ne  pas  lui  rendre  une  visite  pri- 
vée, et,  comme  on  dit  habituellement,  en  cachette. 
Ma  conscience  ne  me  le  permit  point,  bien  qu'il  me 
fallût  faire  un  grand  effort.  Mais  quand  il  revint  à 
Rome,  après  la  chute  du  gouvernement  pontifical  et 
le  départ  du  Pape,  il  s'y  arrêta  neuf  jours  environ,  re- 
vêtu du  titre  de  lieutenant  de  l'Empereur.  L'épreuve 
à  laquelle  je  me  vis  soumis  fut  encore  plus  dure. 
Comme  le  Pape  ne  résidait  plus  au  Vatican,  et  qu'il 
n'était  même  pas  prince  de  fait,  le  roi  de  Naples  crut 
que  mon  devoir  ne  m'obligerait  plus  à  la  même  rete- 
nue par  rapport  à  une  simple  visite.  Cinq  jours  après 
son  arrivée,  voyant  que  je  n'allais  pas  chez  lui,  il  me 
plaça,  durant  le  reste  du  temps  qu'il  habita  Rome, 
dans  la  position  la  plus  fausse  et  la  plus  afiligeante. 
Mes  devoirs,  ou  tout  au  moins  les  précautions  que  je 
jugeai  convenable  de  prendre  pour  n'y  pas  manquer, 
—  peut-être  ai-je  poussé  la  susceptibilité  au  delà  de 
ce  (ju'ordonnait  la  règle  stricte?  —  l'emportèrent  sur 
tout,  et  je  ne  le  visitai  pas.  Je  ne  saurais  dire  toute- 
fois combien  mon  cœur  eut  à  souffrir  de  cette  absten- 


158  MÉMOIRES 

tion ,  soit  par  tout  ce  que  je  devais  à  Murât,  soit  à 
cause  de  l'outrage  que,  disait-il,  ma  conduite,  spécia- 
lement dans  cette  seconde  occasion ,  lui  infligeait. 

Sans  parler  de  beaucoup  d'autres,  je  ne  puis  pas- 
ser sous  silence  l'embarras  dans  lequel  je  me  vis 
à  cette  époque.  Un  édit  de  la  Consulte  gouvernante 
forçait  tout  citoyen  romain  âgé  de  moins  de  soixante 
ans,  de  quelque  condition  ou  rang  qu'il  fût,  à  deve- 
nir garde  national,  exerçant  ou  contribuant.  Les 
ecclésiastiques  étaient  placés  dans  cette  seconde 
catégorie,  et  la  loi  ne  spécifiait  aucune  exception. 
Le  cardinal  Pacca  étant  consigné  avec  le  Pape  au 
Quirinal,  j'étais  le  seul  cardinal  qui,  n'ayant  pas  la 
soixantaine,  fût  englobé  dans  la  mesure.  Ce  n'était 
point  l'intérêt  pécuniaire,  mais  la  dignité  cardi- 
nalice, qui  m'engageait  à  m'opposer  à  cette  exi- 
gence et  à  ne  pas  obéir  à  une  loi  à  laquelle ,  juste- 
ment à  cause  de  ma  pourpre,  je  ne  me  croyais  pas 
astreint.  Mais  cette  pourpre  était  regardée  comme  peu 
de  chose  parle  gouvernement  impérial;  il  prétendait 
même  et  il  désirait  l'humilier.  Je  me  décidai  donc  à 
résister  vigoureusement,  à  tous  riscpies,  en  vue  de 
ce  que  je  devais  à  cette  même  dignité.  Toutes  les 
vexations  que  l'on  me  fit  subir  pour  m'amener  à  payer 
la  contribution  qui,  quoique  bien  minime  comme 
intérêt  pécuniaire,  blessait  pourtant  beaucoup  l'hon- 
neur du  Sacré-Collége ,  demeurèrent  sans  effet. 

J'étais,  on  le  sait,  supérieur  de  l'hospice  de  Saint- 
Michel  a  Ripa.  Celte  charge  me  suscita  une  autre 


DU  CARDINAL  CONSALM.  159 

peine  et  en  même  temps  un  autre  grave  péril.  Mon 
emploi  entraînait  de  fréquents  et  sérieux  rapports 
avec  le  gouvernement  séculier,  et  particulièrement 
avec  la  trésorerie  ou  le  ministère  des  finances,  dont 
l'hospice  lirait  à  pou  près  tous  ses  moyens  de  sub- 
sistance quotidienne.  11  en  était  de  même  pour  la 
police,  avec  laquelle  on  se  trouvait  journellement 
en  relation,  à  cause  des  condamnés  détenus  à  la 
prison  de  Saint-Michel  des  Méchants  (San-Michele 
(Ici  Catlivi),  prison  annexée  à  l'hospice  général.  Dès 
que  l'administration  pontificale  eut  été  renversée, 
je  jugeai  que  je  ne  devais  plus  occuper  ma  prési- 
dence, parce  que  je  me  serais  vu  chaque  jour  en 
contact  avec  le  Gouvernement  nouveau.  Ce  Gouver- 
nement m'aurait  intimé  ses  ordres,  et,  en  les  exécu- 
tant, je  l'aurais  reconnu,  ce  qui  devait  répugner  à 
un  cardinal.  Par  motif  d'économie,  on  n'avait  pas 
remplacé  le  prélat  défunt  qui  exerçait  sous  moi  l'au- 
torité dans  cet  hospice.  Cela  était  mon  plus  grand 
embarras,  car  je  ne  savais  en  quelles  mains  la  lais- 
ser, et  je  m'exposais,  en  quittant  Saint-Michel,  à 
m'entendre  accuser  d'avoir,  par  un  excès  d'aversion 
pour  le  Gouvernement  nouveau,  plongé  dans  l'anar- 
chie une  agrégation  de  sept  ou  huit  cents  individus. 
Après  de  mûres  réflexions ,  je  me  déterminai  à  con- 
voquer les  chefs  de  toutes  les  communautés  et  de 
chacune  des  sections  de  l'hospice;  puis  je  leur  enjoi- 
gnis, en  les  rendant  responsables,  de  diriger  chacun 
son  office  d'après  les  règles  et  les  lois  actuelles.  En 


160  MÉMOIRES 

agissant  ainsi,  je  ne  doutais  pas  qu'après  mon  dé- 
part le  nouveau  pouvoir  ne  laisserait  pas  s'écouler 
un  bien  long  temps  sans  nommer  à  un  poste  que 
beaucoup  ambitionnaient  certainement.  Cela  fait,  je 
me  démis  de  mon  titre  et  ne  voulus  pas  annoncer 
cette  démission  au  Gouvernement.  Il  me  semblait 
que  de  la  sorte  j'aurais  fait  acte  d'adhésion.  Ce  scru- 
pule me  créa  un  risque  afiFreux. 

Le  nouveau  pouvoir,  ayant  appris  que  j'avais 
résilié  mes  fonctions,  s'irrita  de  ce  que  j'eusse  ef- 
fectué cette  retraite  sans  lui  en  faire  part.  De  plus, 
il  se  trouva  vexé  d'avoir  à  s'occuper  de  me  rem- 
placer au  moment  où  des  pensées  et  des  affaires 
plus  urgentes  absorbaient  ses  moments.  Il  s'indigna 
surtout  de  l'exemple  que  ma  démission  offrait  aux 
autres  employés,  qui  allaient  se  croire  autorisés  à 
m'imiter  plutôt  qu'à  servir  le  régime  impérial.  Il  me 
fit  adresser  une  très-verte  et  très-énergique  intima- 
tion pour  avoir  à  rentrer  en  charge  à  l'instant  même, 
sauf  à  me  démettre  plus  tard  dans  les  formes  légales 
entre  les  mains  du  Gouvernement,  si  ce  Gouverne- 
ment voulait  bien  m'en  accorder  la  permission.  En 
cas  de  refus,  et  tout  en  me  reprochant  d'avoir  livré 
à  l'anarchie  un  hospice  n'ayant  point  d'autre  chef 
que  moi,  on  me  menaçait  de  toute  la  sévérité  des 
lois. 

Je  répondis  au  commandant  de  place ,  —  évitant 
ainsi  le  titre  de  gouverneur  que  j'aurais  du  employer 
en  m'adressant  au  général  au  nom  duquel  le  corn- 


Lettre  du  cardinal  Castiglioni  {jipe  Pie  J'III)  au  cardinal  Consalvi. 


4^ 


nrlL     hiu'hnji'in'o.   /lïbUÎon  • 

V''^-^<  "*■''"■•*■"  ^"•^•y"""'";;  //. 

t/.mf    aun-Mr.    (?nw-m;yc    /^|^««'^    ./.mr.vt ,  ^u  ^    ^^_I  >j_   ^^^^^^^^^ 

{/»,//'  /'"'«'••  ^•'"'V  ^"'' 


L 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  16-1 

mandant  m'avait  fait  faire  la  sommation,  — et  je 
répondis  par  écrit,  afin  qu'on  ne  pût  pas  soutenir 
que  j'avais  imploré  ou  reconnu  l'autorité,  ce  qui  au- 
rait eu  lieu  si  j'avais  traité  de  vive  voix,  car  ils 
étaient  libres  alors  de  présenter  la  chose  selon  leur 
manière  de  penser.  Je  répondis  donc  que  j'étais  fort 
étonné  des  alarmes  que  causait  ma  démission;  qu'il 
me  paraissait  étrange  qu'on  n'eût  pas  senti  et  com- 
pris, comme  on  devait  le  faire,  ([u'en  ma  qualité  de 
cardinal  j'avais  cessé  d'avoir  un  emploi  dans  le  gou- 
vernement civil,  dès  que  le  gouvernement  civil  dont 
je  le  tenais,  et  au  nom  duquel  je  l'exerçais,  n'exis- 
tait plus.  J'ajoutai  ensuite  que,  quant  à  la  fausse  im- 
putation d'avoir  laissé  l'hospice  dans  l'anarchie, 
j'y  avais  pourvu,  ainsi  qu'on  pouvait  s'en  assurer 
en  prenant  la  peine  d'interroger  l'administration 
elle-même  de  l'hospice. 

Après  cette  réponse,  je  ne  tentai  pas  d'autres 
démarches,  et  je  me  résignai  sans  frayeur  aux  con- 
séquences dont  on  m'avait  menacé.  On  chercha  à 
m'etTrayer  ensuite  en  me  détaillant  ce  que  j'avais  à 
redouter  de  l'Empereur;  mais  je  ne  revins  point  sur 
mon  parti  pris. 

C'est  à  travers  ces  événements  et  d'autres  aussi 
difficiles  et  aussi  cruels,  qui  se  succédèrent  à  peu 
près  chaque  jour  pendant  un  mois,  que  je  vis  se 
lever  le  21  novembre.  Une  lettre  m'arriva  du  minis- 
tère des  cultes  à  Paris.  Dans  cette  lettre  on  m'or- 
donnait, au  nom  de  l'Empereur,  de  me  rendre  à 
II.  11 


162  MÉMOIRES 

Paris,  où  je  devais  toucher  trente  mille  francs  de 
pension  comme  tous  les  cardinaux  français ,  puisque 
Rome  était  proclamée  ville  française.  Quelques-uns 
des  rares  princes  de  l'Église  résidant  à  Rome  avec 
moi  avaient  reçu  peu  de  temps  auparavant  semblable 
injonction.  Leur  réponse,  basée  sur  des  motifs  de 
santé,  était  dilatoire.  Je  ne  jugeai  pas  qu'il  fut  con- 
venable de  suivre  la  même  marche;  et  le  cardinal 
di  Pietro,  qui  reçut  lui  aussi  sa  lettre  en  même  temps 
que  moi,  fut  de  cet  avis. 

Tous  les  deux  nous  répondîmes  que  nos  devoirs 
ne  nous  permettaient  pas  de  nous  rendre  à  Paris  et 
de  laisser  Rome ,  notre  résidence ,  sans  la  permission 
du  Pape,  à  qui  nous  allions  à  l'instant  en  référer; 
que,  quant  au  traitement,  les  ordres  de  Sa  Sainteté 
nous  empêchaient  de  l'accepter;  que  toutefois  nous 
protestions  de  notre  reconnaissance. 

Cette  réponse  froissa  l'Empereur,  qui,  se  regar- 
dant comme  notre  prince,  désirait  d'être  obéi  sans 
retard,  et  tolérait  fort  peu,  par  suite  de  son  caractère 
personnel,  que  l'on  fit  dépendre  la  soumission  à  ses 
volontés  de  la  volonté  d'un  autre,  c'est-à-dire  du 
Pape.  Le  général  en  chef  avait  reçu  l'ordre  de  notre 
appel.  Il  nous  le  transmit  par  l'intermédiaire  d'un 
colonel  de  gendarmerie.  Comme,  par  les  raisons  indi- 
quées, MioUis  s'intéressait  à  moi,  il  se  montra  très- 
affecté  de  ma  réponse,  et  il  n'y  eut  pas  d'assaut  que 
je  ne  fusse  mis  en  demeure  de  soutenir  de  sa  part  pour 
me  conformer  aux  injonctions  de  Napoléon,  ou  tout 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  163 

au  moins  pour  adoucir  ma  résistance,  en  alléguant 
un  motif  de  santé  ou  un  autre  de  ce  genre.  Il  eut  la 
complaisance  de  celer  cette  lettre  pendant  plusieurs 
jours,  afin  de  m'épargner  les  terribles  résultats  aux- 
quels, disait-il,  la  missive  m'exposait.  Je  luttai  de 
fermeté,  et  je  ne  modifiai  point  la  lettre,  qu'il  dut 
enfin  se  résigner  à  faire  passer.  J'écrivis  alors  au 
Pape,  ainsi  que  l'autre  cardinal,  pour  lui  communi- 
quer notre  refus  de  la  pension,  et  pour  lui  demander 
de  nouvelles  instructions  sur  notre  appel  à  Paris. 
Quelques  jours  se  passèrent,  depuis  le  21  novembre 
jusqu'au  8  décembre,  puis  on  me  signifia  brusque- 
ment, ainsi  qu'au  cardinal  di  Pietro,  un  ordre  exprès 
de  partir  pour  Paris  dans  les  vingt-quatre  heures.  Je 
déclarai  que  j'étais  dans  l'impossibilité  d'obéir,  puis- 
que je  n'avais  pas  encore  reçu  les  instructions  du 
Pape.  L'autre  cardinal  fit  de  même. 

Les  vingt-quatre  heures  étaient  à  peine  expirées, 
qu'au  commencement  de  la  nuit  du  9  décembre  je 
vis  s'abattre  chez  moi  la  force  armée  française.  L'of- 
ficier qui  commandait  la  troupe  m'intima  de  partir 
cette  nuit  même,  escorté  de  soldats.  On  agit  de  la 
même  façon  avec  di  Pietro.  Cédant  à  la  violence,  je 
m'apprêtai  au  départ.  Toute  la  nuit,  les  soldats  restè- 
rent dans  ma  maison  ;  je  me  séparai  de  mes  amis  en 
larmes,  accourus  pour  me  dire  adieu,  et  de  mes  do- 
mestiques pleurant.  Deux  heures  avant  VAve,  Maria, 
le  10  décembre  1809,  et  accompagné  par  la  force 
armée,  je  descendis  l'escalier. 

il 


i|6i  MÉMOIRES 

En  sortant  de  chez  moi ,  je  vis  à  ma  porte  une 
voiture  dans  laquelle  se  tenait  le  cardinal  di  Pie- 
tro,  ayant  subi  la  même  avanie.  L'on  m'accordait 
ainsi  la  consolation  inattendue  et  inespérée  de  voya- 
ger avec  le  meilleur  ami  que  j'eusse  dans  le  Sacré- 
GoUége.  Au  bout  de  cinq  ou  six  lieues,  la  force  armée 
nous  lâcha,  et  nous  poursuivnnes  notre  route,  auto- 
risés que  nous  étions  par  un  ordre  que  Pie  Ali  avait 
intimé  quelque  temps  auparavant  à  d'autres  cardi- 
naux partis  de  Rome  avec  une  escorte  militaire.  Le 
Pape  leur  avait  dit  qu'ils  pouvaient  continuer  le 
voyage  lors  même  que  les  soldats  les  abandonneraient 
en  chemin.  A  ses  yeux,  il  suffisait  de  ne  pas  quitter 
Rome  volontairement. 

Notre  voyage  fut  fort  long,  car  nous  ne  courions 
pas  la  poste.  Nous  ne  nous  arrêtâmes  cependant  (jue 
vingt-quatre  heures  à  Bologne  et  quarante-huit  à 
Sienne.  Mais  nous  allions  à  petites  journées;  rien  ne 
nous  pressait  pour  accélérer  la  marche,  et,  dans  la 
prévision  de  ce  qui  nous  attendait  à  Paris ,  nous  eus- 
sions souhaité  que  notre  voyage  s'éternisât,  puisque 
nous  voulions  rester  fidèles  à  nos  devoirs.  Nous  ne 
passâmes  point  par  Florence,  mais  par  le  Tyrol;  nous 
n'allâmes  pas  par  le  Cortonais,  mais  par  le  Bolonais. 
Après  quarante  et  un  jours  de  voyage ,  nous  arrivâ- 
mes à  Paris,  le  20  février  1810.  Là,  il  fallut  se  sépa- 
rer. Di  Pietro  prit  résidence  chez  les  Irlandais,  et  je 
louai  un  appartement  rue  de  Lille. 

En  me  retrouvant  à  Paris,  je  me  vis  plus  encore 


DU  CARIMNAL  CONSALVl.  IC.i 

qu'à  Home  livré  à  ces  luttes  qui  me  plaçaient  entre 
mes  devoirs  et  ces  circonstances  personnelles  dont 
j'avais  déjà  tant  souffert.  Ma  position  différait  essen- 
tiellement de  celle  de  mes  collègues,  que  je  rencon- 
trai là  presque  au  nombre  de  trente.  Ils  n'étaient  pas 
individuellement  connus,  et  pour  eux  l'occasion  ne 
s'était  pas  offerte  de  nouer  des  relations  avec  les  au- 
torités. Quant  à  moi,  j'étais  venu  neuf  années  aupa- 
ravant à  Paris.  J'y  avais  négocié  le  Concordat ,  c'est- 
à-dire  un  traité  dont  tous  généralement  s'étaient 
montrés  satisfaits,  et  en  particulier  les  plus  hauts 
fonctionnaires.  Tous  les  dignitaires  de  la  cour,  tous 
les  ministres  me  connaissaient,  et  je  dirai  même  qu'ils 
m'aimaient.  Je  les  connaissais,  moi  aussi,  depuis 
longtemps.  Durant  mon  ministère,  j'avais  traité  avec 
eux,  j'avais  accueilli  beaucoup  de  leurs  recomman- 
dations, j'avais  pris  soin  de  leurs  affaires  et  de  celles 
de  leurs  amis;  j'avais  été  secrétaire  d'État,  et  j'avais 
eu  le  bonheur  —  non  à  cause  de  mes  propres  qua- 
lités —  de  leur  être  agréable.  Telles  étaient  les  rai- 
sons fort  naturelles  de  leur  attachement  et  aussi  de 
leur  estime  pour  moi. 

L'archichancelier  (Gambacérès) ,  l'architrésorier 
(Lebrun),  le  vice-grand  électeur  (Talleyrand; ,  le 
ministre  des  cultes  (Bigot  de  Préameneu),  le  mi- 
nistre de  la  police  (Fouché),  et  presque  tous  les 
autres  ministres,  se  trouvaient  dans  ce  cas  à  mon 
égard.  Je  dirai  plus  encore.  Je  connaissais  particu- 
lièrement toute  la  famille  impériale,  la  mère  de  l'Em- 


166  MEMOIRES 

pereur,  ses  frères,  ses  sœurs,  ses  beaux-frères,  les 
uouveaux  rois  et  les  nouvelles  reines  auxquels  j'avais 
rendu  service  à  Rome ,  où  ils  vinrent  au  temps  de 
mon  ministère.  J'avais  aussi  été  en  rapport  avec  eux 
lors  de  mon  premier  voyage  à  Paris  pour  le  Concor- 
dat. J'étais  donc  assuré  qu'ils  m'auraient  prodigué 
toutes  les  marques  possibles  de  leur  empressement 
et  de  leur  considération.  Leurs  soins,  les  politesses 
et  les  invitations  ne  devaient  certainement  pas  me 
manquer.  Moi-même,  en  raison  des  circonstances 
particulières  dont  j'ai  parlé,  je  m'avouais  tout  bas 
obligé  d'être  avec  eux  en  d'autres  termes  que  mes 
collègues. 

Ces  réflexions  me  causèrent  plus  d'angoisses  que 
la  crainte  oii  j'étais  de  ne  pas  me  prêter  aux  appa- 
rences que  notre  qualité  de  sujets  de  fait  nous  impo- 
sait, et  de  ne  pas  imiterions  les  autres  ^orporafi. 
3Iais  le  Saint-Père  avait  ordonné  à  Rome  aux  Cardi- 
naux et  aux  prélats  de  ne  participer  à  aucun  dîner, 
à  aucune  réception,  à  aucune  fête  dans  ces  temps 
de  si  grand  deuil  pour  l'Église  et  pour  le  Saint-Siège. 
Sans  avoir  besoin  de  la  prohibition  du  Pape,  mon 
seul  titre  de  cardinal  et  de  membre  du  gouverne- 
ment pontifical  me  faisait  regarder  comme  une 
chose  très-indécente  et  très-indigne  qu'au  moment 
même  où  notre  chef  était  prisonnier,  le  Saint-Siège 
plongé  dans  le  malheur,  l'Église  privée  de  sa  liberté 
et  de  ses  domaines,  la  Religion  au  milieu  des  périls, 
de  la  ruine  et  de  la  tristesse ,  un  cardinal  put  para- 


DU  CAUDINAL  CONSALVI.  -107 

derdans  les  assemblées,  dans  les  conversations,  assis- 
ter aux  banquets  et  faire  bonne  mine  aux  représen- 
tants de  ce  gouvernement  qui  avait  renversé  le 
sien.  En  conséquence,  j'avais  pris  la  résolution  de 
mener  une  vie  très-solitaire,  et  de  ne  faire  rien  de 
tout  ce  dont  j'ai  parlé,  comme  je  croyais  que  cela 
cadrait  nécessairement  avec  mes  devoirs  et  mon  ti- 
tre. Je  voulus  cependant  remplir  les  formalités  abso- 
lument indispensables  de  politesse  et  de  convenance. 
Chacun  voit  combien  cette  ligne  de  démarcation 
était  plus  difficile  à  suivre  pour  moi  que  pour  tout 
autre ,  justement  en  raison  des  circonstances  parti- 
culières. Pour  accomplir  mon  devoir,  j'évoquai  une 
nouvelle  difficulté  et  de  nouveaux  périls.  La  seule 
excuse  qui  pouvait  m' empêcher  d'offenser  quel- 
qu'un me  manquait.  Il  me  devenait  impossible  d'at- 
tribuer ma  réserve  à  mon  rang  de  cardinal  et  à  une 
impérieuse  nécessité  de  mon  état.  La  conduite  de 
certains  de  nos  collègues  qui  avaient  précédé  notre 
arrivée  à  Paris  m'enlevait  absolument  cette  excuse. 
Vaincus  par  la  crainte,  —  je  ne  veux  pas  les  in- 
criminer, mais  je  narre  simplement  les  faits,  — 
ces  cardinaux  pensèrent»,  quant  à  la  prohibition  du 
Pape,  qu'elle  ne  s'étendait  pas  hors  de  Rome;  quant 
aux  autres  considérations,  ils  se  figurèrent  que  la 
/situation  dans  laquelle  ils  se  trouvaient  les  rédui- 
sait toutes  à  néant.  En  arrivant,  je  m'aperçus  qu'ils 
assistaient  à  tous  les  dîners.  Ils  couraient  à  toutes 
les  soirées,  dans  les  maisons  des  grands  et  des  mi- 


468  MÉMOIRES 

nistres;  ils  faisaient  céder  aux  exigences  du  temps 
et  des  périls  toutes  les  considérations,  —  dont  ils  ne 
croyaient  pas  altérer  la  substance,  —  considérations 
relatives  à  leur  dignité,  à  leur  individualité,  à  leur 
chef,  et  au  Saint-Siège  lui-même. 

Quant  à  moi,  je  n'en  jugeai  pas  de  même,  et  il 
ne  m'appartenait  pas  de  décider  si  je  jugeais  bien  ou 
mal.  Et  comme  je  ne  pensais  pas  ainsi ,  aucun  sub- 
terfuge, aucun  danger,  aucune  crainte  ne  purent 
m' engager  à  suivre  leur  exemple.  On  comprendra 
bien  qu'il  me  fut  pénible  de  ne  pas  faire  ce  que  fai- 
saient les  autres  cardinaux,  à  l'exception  du  cardi- 
nal di  Pietro,  venu  avec  moi  à  Paris,  et  de  deux 
autres  dont  l'arrivée  coïncida  avec  la  nôtre.  Ces  deux 
autres  (Pignatelli  et  Saluzzo)  étaient  animés  des 
mêmes  sentiments  que  nous.  Mais  absolument  incon- 
nus à  Paris  et  placés  dans  un  cas  bien  meilleur 
que  le  mien ,  ils  eurent  à  surmonter  moins  de  diffi- 
cultés et  à  courir  moins  de  dangers  pour  dominer 
cette  crainte ,  et  néanmoins  il  y  avait  dans  leur  fait 
un  éclatant  mérite. 

Je  confesserai  que  cette  crainte  ne  fut  pas  ce  qui 
me  coûta  le  plus  à  surmonter.  Paraître  répondre  avec 
incivilité,  impolitesse  et  ingratitude  aux  invitations 
courtoisement  réitérées  et  à  cette  multitude  d'atten- 
tions et  de  gracieusetés  dont  on  usa  à  mon  égard, 
voilà  ce  qui  me  devint  le  plus  pénible.  Je  ne  pou- 
vais point  alléguer  le  véritable  motif  de  ma  con- 
duite; il  ne  m'appartenait  pas  en  effet  de  censurer 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  169 

et  de  flétrir  la  façon  d'agir  différente  de  mes  collè- 
gues, façon  d'agir  qui  me  privait  du  plus  solide 
argument  pour  ma  défense.  Cet  argument  pouvait 
déplaire;  c'est  vrai,  mais  il  n'admettait  aucune  juste 
réplique.  Dans  cette  dure  alternative,  voici  à  quoi  je 
m'arrêtai.  Je  répondis  aux  invitations  à  dîner  que 
ma  santé  m'obligeait  à  manger  toujours  chez  moi  ; 
quant  aux  assemblées,  aux  fêtes  et  aux  visites,  je  ne 
pus  pas  alléguer  la  même  excuse ,  mais  en  réalité  je 
m'en  abstins  complètement ,  laissant  croire  tout  ce 
qu'on  voulut.  Il  m'était  impossible  de  transiger  avec 
ce  que  je  pensais  être  mon  devoir.  Ainsi,  à  la  réserve 
des  certaines  premières  visites  fort  peu  nombreuses 
que  je  fis  dès  mon  arrivée,  on  ne  m'aperçut  dans 
aucun  lieu  public,  à  aucune  soirée,  à  aucune  as- 
semblée, à  aucun  dîner,  à  rien  de  semblable  enfin. 
On  en  saisit  la  vraie  cause,  et  il  me  fut  bien  cruel 
d'agir  ainsi;  mais,  avec  l'aide  du  Ciel,  je  dominai 
tout  respect  humain ,  et  durant  mon  séjour  dans  cette 
grande  capitale ,  je  fis  ce  que  je  crus  convenable  à 
ma  dignité. 

Une  autre  affaire  non  moins  pénible  fut  pour  moi 
celle  de  la  pension  de  30,000  francs.  Tous  mes  col- 
lègues, arrivés  avant  moi  à  Paris,  l'avaient  accep- 
tée. Ils  crurent  qu'ils  n'enfreignaient  pas  les  ordres 
du  Pape,  parce  que  le  gouvernement  impérial,  s'aper- 
cevant  que  plusieurs  cardinaux  témoignaient  de  la 
répugnance  à  recevoir  cette  somme  à  litre  de  traite- 
ment ou  de  pension ,  avait  substitué  à  ce  nom  celui 


MO  MEMOIRES 

d"inclemnité  de  dépenses  pour  leur  entretien  à  Paris. 
Deux  ou  trois  jours  après  mon  arrivée,  malgré  le 
refus  formel  exprimé  dans  ma  lettre  de  Rome,  le 
ministre  des  cultes,  au  nom  de  l'Empereur,  me  noti- 
fia la  collation  de  ce  traitement.  Je  fus  plus  à  plain- 
dre en  cette  affaire  que  le  cardinal  di  Pietro  et  que 
les  cardinaux  Pignatelli  et  Saluzzo,  venus  à  Paris 
presque  en  même  temps  que  nous.  Tous  les  quatre, 
nous  ne  pensions  pas  qu'il  nous  fût  permis  d'accep- 
ter. L'ordre  absolu  du  Pape  et  notre  conviction  per- 
sonnelle s'y  opposaient.  Il  nous  était  impossible  de 
croire  qu'on  put  s'endormir  sur  la  défense  du  Saint- 
Père,  ou  s'excuser  de  ne  pas  lui  obéir,  sous  pré- 
texte du  titre  &' indemnité  de  dépenses  remplaçant 
celui  de  traitement  ou  de  pension.  Les  noms  ne  créent 
pas  la  substance  de  la  chose;  mais  la  chose  elle- 
même  était  enjeu,  c'est-à-dire  le  recevoir  ou  le  non- 
recevoir  du  souverain  dont  le  Pape  avait  interdit 
d'accepter  les  offres. 

Quant  à  nous ,  notre  manière  de  voir  nous  faisait 
considérer  comme  illicite  et  indécent  d'agréer  quoi 
que  ce  fut  d'un  gouvernement  qui  avait  détruit  celui 
du  Saint-Siège  et  qui  retenait  le  Pape  en  prison. 
Les  cardinaux  Pignatelli  et  Saluzzo,  en  allant  vi- 
siter le  ministre  des  cultes,  eurent  la  bonne  fortune 
de  l'entendre  dire  qu'il  leur  adresserait  plus  tard 
le  mandat  mensuel.  Ils  purent  répondre  que,  n'ayant 
actuellement  aucun  besoin,  ils  le  priaient  de  sus- 
pendre ses  faveurs.  Le  cardinal  di  Pietro  eut  une 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  471 

chance  à  peu  près  égale.  Le  ministre,  ayant  oublié 
de  le  prévenir  de  vive  voix  pendant  sa  visite,  lui 
écrivit  que  le  lendemain  il  recevrait,  lui  aussi,  son 
mandat  mensuel.  Di  Pietro  put  donc  riposter  dans 
le  même  sens  que  les  deux  autres.  Soit  oubli,  soit 
fait  exprès,  soit  encore  ma  mauvaise  étoile,  je  fus 
le  seul  des  quatre  auquel  le  ministre  adressa  le  man- 
dat avec  un  billet  m'annonçant  le  traitement  men- 
suel ,  qui  remontait  à  plusieurs  mois  arriérés ,  afin  de 
liquider  les  dépenses  de  mon  voyage,  ainsi  qu'on 
avait  fait  aux  autres  cardinaux.  Cet  incident,  (jui 
me  forçait  à  joindre  à  mon  refus  le  renvoi  du  man- 
dat, me  devint  très-amer.  Je  devais  agir  ainsi,  sous 
peine  de  ne  pouvoir  jamais  affirmer  que  j'avais  dénié 
le  traitement,  lors  même  que  j'aurais  recouru  au 
moyen  terme  de  ne  pas  toucher  le  mandat,  d'au- 
tant mieux  que  le  renouvellement  de  l'envoi  et  de 
l'acceptation  mensuels  prouverait  de  plus  en  plus 
mon  adhésion.  Enfin  on  aurait  pu  attribuer  mon 
refus  à  ce  que  je  ne  me  voyais  pas  dans  un  besoin 
pressant  d'accepter  cet  argent,  ou  à  ce  que  j'avais 
préféré  déposer  cette  somme  en  lieu  sur. 

Mais  on  comprendra  combien  le  renvoi  du  man- 
dat était  injurieux  et  cadrait  peu  avec  le  prétexte  de 
ne  pas  me  trouver  dans  un  besoin  urgent ,  prétexte 
que  les  trois  autres  cardinaux  avaient  pu  alléguer. 
Je  prévoyais  que  le  ministre  me  répondrait  que  le 
besoin  qui  n'existait  pas  actuellement  pouvait  venir. 
Qu'il  vînt  ou  qu'il  ne  vînt  pas,  ce  n'était  point  une 


172  MÉMOIRES 

raison  pour  lui  renvoyer  le  mandai.  Je  me  sentis 
dans  la  situation  la  plus  critique  et  dans  les  plus 
rudes  angoisses.  Mais  je  voulais  à  tout  prix  faire  ce 
que  mon  devoir  me  prescrivait.  Je  grinçai  les  dents, 
comme  dit  le  proverbe ,  et  je  pris  la  résolution  de 
tenir  une  conduite  franche,  ouverte,  courageuse,. 
et  d'avouer  sans  détour  ce  que  mon  cœur  éprouvait 
et  ce  qui  m'obligeait  à  décliner  l'offre.  Je  pensai  que 
pour  amortir  l'injure  du  renvoi,  il  valait  mieux  que 
je  reportasse  moi-même  le  mandat  au  ministre.  Bien 
que  ce  parti  me  réduisît  à  une  discussion  très-ora- 
geuse et  à  tout  ce  que  le  papier  m'épargnait,  car  le 
papier  ne  rougit  pas,  assure  encore  le  proverbe,  je 
me  décidai  et  je  me  rendis  chez  le  ministre  le  jour 
suivant. 

Après  l'avoir  remercié,  je  rappelai  ce  que  je  lui 
avais  écrit  de  Rome  à  ce  sujet;  puis,  sans  ajouter  un 
mot,  je  le  priai  de  ne  pas  trouver  mauvais  que  je 
remisse  entre  ses  mains  les  faveurs  de  l'État.  On  peut 
facilement  s'imaginer  sa  surprise  et  son  insistance 
pour  que  je  ne  tinsse  pas  une  conduite  différente  de 
celle  des  cardinaux  qui  tous  avaient  accepté,  sans 
aucun  autre  motif  valable.  Je  me  vis  alors  dans  la 
nécessité  d'argiier  de  la  défense  du  Pape  et  de  mes 
sentiments  propres.  Le  ministre  m'objecta  que  je  con- 
damnais donc  comme  infracteurs  de  cette  défense 
pontificale  tant  de  respectables  collègues  qui  avaient 
accepté.  Je  ripostai  que  je  ne  les  condamnais  point 
comme  tels;  que  chacun  avait  sa  manière  de  penser  j 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  173 

qu'ils  étaient  assez  heureux  pour  supposer  que  le  nom 
d'indemnité  les  mettait  à  l'abri,  et  que  j'avais  tout 
lieu  de  cioire  qu'ils  se  figuraient  de  bonne  foi  être 
autorisés  à  en  agir  ainsi  :  —  j'étais  amené  à  justifier 
leur  conduite  devant  le  ministre.  —  J'ajoutai  que,  ne 
jugeant  pas  la  chose  sous  le  même  aspect,  je  ne  pou- 
vais transiger  avec  ma  conscience  et  mon  sens  in- 
time, et  faillir  à  mon  devoir,  les  yeux  ouverts. 

Il  serait  trop  long  d'énumérer  tout  ce  que  me  dit 
le  ministre,  ce  que  je  répliquai,  et  les  efTorts  qu'il  fit 
—  avec  grande  bonté,  je  l'avoue  —  pour  me  déve- 
lopper les  conséquences  de  ma  situation  vis-à-vis  de 
l'Empereur.  Il  me  répéta  très -souvent  de  bien  y 
réfléchir.  Je  maintins  mes  actes.  Je  déclarai  que  je 
voyais  tout,  que  je  saisissais  tout,  mais  que  mon 
devoir  l'emportait  sur  tout  dans  mon  âme.  Et,  en 
exprimant  aussi  fortement  que  possible  et  dans  les 
termes  les  plus  polis  le  déplaisir  que  je  ressentais  de 
me  trouver  dans  cette  dure  nécessité ,  je  déposai  le 
mandat  sur  son  bureau.  Je  le  remerciai  aussi  de  l'in- 
dulgence avec  laquelle  il  m'avait  si  longtemps  écouté, 
et  je  sortis.  Qui  ne  l'a  pas  éprouvé  ne  pourra  com- 
prendre ce  que  je  soutMs  dans  cet  entretien  et  dans 
l'accomplissement  de  cet  acte  qui  voulait  dire  tant 
de  choses,  —  che  voleva  dir  tanlo. 

Néanmoins,  une  épreuve  plus  décisive  encore 
m'était  réservée.  Je  parle  de  la  réception  de  l'Em- 
pereur. J'avais  toujours  eu  le  pressentiment  que, 
malgré  ses  dédains  et  son  mauvais  vouloir  à  mon 


174  MEMOIRES 

égard,  puisqu'il  était  allé  jusqu'à  me  faire  sauter  du 
ministère,  selon  l'expression  française,  je  ne  serais 
pas  mal  reçu  par  l'Empereur.  Bien  plus,  j'étais  per- 
suadé qu'il  m'accueillerait  fort  bien.  Pendant  tout 
mon  voyage,  cette  idée  avait  été  une  épine  très-aiguë 
pour  mon  cœur.  Je  considérais,  en  effet,  le  préju- 
dice que  la  gracieuseté  de  celui  qui  jouissait  de  tout 
autre  chose  que  de  l'amour  et  de  l'estime  du  monde 
aurait  pu  me  causer  en  face  de  ce  même  monde,  et 
voici  sur  quels  fondements  je  basais  mon  appréhen- 
sion d'un  bon  accueil.  Je  savais  que,  par  caractère, 
l'Empereur  tenait  beaucoup  à  ses  premières  impres- 
sions. Or,  la  première  impression  que  je  lui  fis  avait 
été  favorable,  parce  que  nous  avions  ensemble  né- 
gocié le  Concordat.  C'était  si  vrai  que  toutes  les  fois 
qu'il  se  plaignait  amèrement  de  moi,  il  se  servait 
de  paroles  indiquant  qu'au  fond  il  me  croyait 
changé,  et  que  je  n'étais  pas  naturellement  ou  par 
mes  principes  hostile  à  sa  manière  de  voir.  Il  di- 
sait, par  exemple,  que  j'avais  perdu  la  tète,  et  au- 
tres sornettes  de  la  même  portée.  En  second  lieu,  la 
faveur  dont  je  jouissais  près  de  ses  ministres  et  près 
de  tous  les  Français  dont  j'étais  connu  avait  tant 
fait,  qu'au  milieu  de  la  scission  de  plus  en  plus  pro- 
noncée entre  la  France  et  Rome,  il  entendait  souvent, 
et  peut-être  incessamment  murmurer  autour  de  lui 
par  les  siens  que  ma  retraite  de  la  secrétairerie 
d'État  avait  été  fatale.  On  lui  répétait  que,  si  je 
m'étais  refusé  à  ce  que  je  ne  me  croyais  point  permis 


DU  CARDINAL   GOXSALVI.  175 

d'accorder,  je  n'étais  cependant  pas  ce  qu'ils  appe- 
laient —  à  tort  — un  fanatique,  et  que  je  ne  re- 
poussais jamais  les  choses  possibles;  que  la  seule 
haine  et  la  jalousie  du  cardinal  Fesch  m'avaient  peint 
sous  de  trop  fausses  couleurs,  et  qu'en  préparant  et 
occasionnant  ma  chute  ce  dernier  avait  rendu  un 
mauvais  service  aux  affaires  publiques. 

Enfin  je  réfléchissais  que  le  verre  s'étant  brisé, 
comme  on  dit,  en  d'autres  mains  que  les  miennes, 
il  s'ensuivait  naturellement  que  celui  qui  ne  prenait 
pas  la  peine  d'approfondir  les  choses  et  qui  s'arrê- 
tait à  la  seule  rupture  extérieure,  — rupture  non  de 
mon  fait  ni  de  mes  œuvres,  —  devait  croire  que 
mon  éloignement  du  ministère  n'était  pas  un  avan- 
tage. Cependant  les  événements  arrivés  étant  un  ef- 
fet des  principes  consacrés ,  ces  événements  eussent 
été  les  mêmes  si  j'avais  gardé  le  pouvoir.  Il  parais- 
sait donc  très-faux  de  prétendre  que  dans  ce  cas  ce 
qui  était  survenu  n'aurait  pas  eu  lieu. 

Ces  considérations,  qui  prenaient  leur  source  dans 
l'essence  de  la  nature  humaine,  me  faisaient  appré- 
hender, je  le  répète,  un  accueil  favorable,  et  ce  fut 
avec  cette  épine  dans  le  cœur  que,  six  jours  après 
mon  arrivée,  je  me  rendis  à  l'audience  impériale. 

Nous  étions  cinq  Cardinaux  que  le  cardinal  Fesch 
présentait  ce  jour-là  à  l'Empereur,  tous  cinq  arri- 
vés seulement  durant  cette  semaine,  savoir  :  le  car- 
dinal di  Pietro,  venu  avec  moi,  et  les  cardinaux 
Pignatelli,  Saluzzo  et  Despuig.   Le  cardinal  Fesch 


176  MÉMOIRES 

nous  avait  placés  à  part  d'un  côté,  en  demi-cercle; 
tous  les  autres  Cardinaux  étant  de  l'autre.  Suivaient 
les  grands  de  la  cour,  les  ministres,  les  rois,  les 
princes,  les  princesses,  les  reines,  et  autres  digni- 
taires. A'^oici  que  l'Empereur  arrive.  Le  cardinal 
Fesch  se  détache  et  commence  par  lui  présenter  le 
premier,  qui  est  le  cardinal  Pignatelli.  Nous  étions, 
nous  cinq,  rangés  par  ordre  de  prééminence  de  car- 
dinalat. A  Fesch  disant  :  «  C'est  le  cardinal  Pigna- 
telli, »  l'Empereur  répond  :  «  Napolitain,  »  et  il 
passe  outre,  sans  rien  ajouter.  Le  cardinal  Fesch 
présente  le  second,  en  disant  :  «  Le  cardinal  di  Pie- 
tro.  »  L'Empereur  s'arrête  un  peu  et  lui  dit  :  «  Vous 
êtes  engraissé.  Je  me  rappelle  de  vous  avoir  vu  ici 
avec  le  Pape  à  l'occasion  de  mon  couronnement,  » 
et  il  passe.  Le  cardinal  Fesch  dit  en  présentant  le 
troisième  :  «  Le  cardinal  Saluzzo.  »  «  Napolitain,  » 
répond  l'Empereur,  et  il  s'avance.  Le  cardinal  Fesch 
présente  le  quatrième  et  dit  :  «  Le  cardinal  Des- 
puig.  ))  «  Espagnol,  »  répond  l'Empereur.  Et  le  Car- 
dinal plein  de  frayeur  de  répliquer  :  «  De  Majorque,  » 
comme  s'il  reniait  sa  patrie.  Je  ne  puis  à  ce  trait  re- 
tenir ma  plume. 

L'Euipereur  passe  outre;  arrivé  jusqu'à  moi,  il 
s'écrie,  avant  que  le  cardinal  Fesch  m'eût  nommé  : 
«  0  cardinal  Consalvi ,  que  vous  avez  maigri  !  je  ne 
vous  aurais  presque  pas  reconnu.  »  Et  en  parlant 
ainsi  avec  un  grand  air  de  bonté,  il  s'arrêta  pour 
attendre  ma  réponse.  Je  lui  dis  alors,  comme  pour 


DU  CARDINAL  CONSALM.  177 

expliquer  mon  amaii^rissement  :  «  Sire,  les  années 
s'accumulent.  En  voici  dix  écoulées  depuis  que 
j'ai  eu  l'honneur  de  saluer  Votre  Majesté.  —  C'est 
vrai,  répliqua-t-il ,  voilà  bientôt  dix  ans  que  vous 
êtes  venu  pour  le  Concordat.  Nous  l'avons  fait  dans 
cette  même  salle;  mais  à  quoi  a-t-il  servi?  Tout  s'en 
est  allé  en  fumée.  Rome  a  voulu  tout  perdre.  Il  faut 
bien  l'avouer,  j'ai  eu  tort  de  vous  renverser  du  mi- 
nistère. Si  vous  aviez  continué  à  occuper  ce  poste, 
les  choses  n'auraient  pas  été  poussées  aussi  loin.  )> 

Cette  dernière  phrase  me  fit  tant  de  peine,  que  je 
n'y  voyais  presque  plus.  Quelque  désir  que  j'eusse 
d'être  bien  reçu  par  Napoléon,  je  n'aurais  jamais 
osé  croire  qu'il  en  arrivât  là.  S'il  pouvait  m'étre 
agréable  de  l'entendre  attester  en  public  qu'il  avait 
été  la  cause  de  mon  éloignement  de  la  secrétairerie , 
je  fus  saisi  de  l'entendre  aftirmer  que,  si  j'étais  resté 
dans  ce  poste,  les  choses  ne  seraient  pas  allées  aussi 
loin.  Je  craignis,  si  je  laissais  passer  cette  assertion 
sous  silence ,  que  cela  ne  donnât  Heu  au  pubhc  de 
conclure  qu'il  en  était  vraiment  ainsi  et  que  j'aurais 
trahi  mes  devoirs,  comme  cela  en  paraissait  la  con- 
séquence naturelle. 

Sous  l'impression  de  cette  crainte,  je  ne  consultai 
que  mon  honneur  et  la  vérité.  Au  lieu  donc  de  me 
montrer  touché  et  reconnaissant  de  sa  bonté  et  de 
cet  aveu  si  extraordinaire  et  tellement  significatif  sur 
les  lèvres  d'un  pareil  homme,  aveu  fait  en  s'accusant 
d'avoir  eu  le  tort  de  m'écarter  du  ministère,  je  me 
n.  12 


17S  MÉ.MOÎRES 

vis  dans  la  dure  nécessité  de  riposter  à  une  asser- 
tion des  plus  obligeantes  de  sa  part  par  une  phrase 
des  plus  fortes  et  des  plus  énergiques.  Je  lui  dis 
donc  :  «  Sire,  si  je  fusse  resté  dans  ce  poste,  j'y  au- 
rais fait  mon  devoir.  » 

Il  me  regarda  fixement,  ne  fit  aucune  réponse, 
et ,  se  détachant  de  moi ,  il  commença  un  long  mo- 
nologue, allant  de  droite  et  de  gauche,  dans  le  demi- 
cercle  que  nous  formions,  énumérant  une  infinité 
de  griefs  sur  la  conduite  du  Pape  et  de  Rome  pour 
n'avoir  pas  adhéré  à  ses  volontés  et  s'être  refusé 
d'entrer  dans  son  système,  griefs  qui  ne  sont  pas 
à  rapporter  ici.  Après  avoir  ainsi  parlé  pendant  un 
temps  assez  long,  et  se  trouvant  près  de  moi,  dans 
ses  allées  et  venues,  il  s'arrêta,  puis  répéta  une 
seconde  fois  :  «  Non,  si  vous  étiez  resté  dans  votre 
poste,  les  choses  ne  seraient  pas  allées  aussi  loin.  » 

Quoiqu'il  fût  bien  suffisant  de  l'avoir  contredit 
une  fois,  néanmoins,  toujours  animé  des  mêmes 
motifs,  j'osai  le  faire  de  nouveau  et  lui  répondre  : 
ce  Que  Votre  Majesté  croie  bien  que  j'aurais  fait  mon 
devoir.  » 

Il  se  mit  à  me  regarder  plus  fixement.  Sans  rien 
réphquer,  il  se  détacha  de  moi,  recommença  à  aller  et 
venir,  continuant  son  discours ,  formulant  les  mêmes 
plaintes  sur  les  actes  de  Rome  à  son  égard,  sur  ce 
que  Rome  n'avait  plus  de  ces  grands  hommes  qui 
l'avaient  autrefois  illustrée.  Puis  s'adressant  au  car- 
dinal di  Pietro,  le  premier  au  commencement  du 


DU  r.AUDINAL  CONSALVI.  ^v^ 

demi-cercle,  comme  moi  j'étais  à  l'autre  extrémité, 
il  répéta  pour  la  troisième  fois  :  ((  Si  le  cardinal  Con- 
salvi  fiJt  resté  secrétaire  d'État,  les  choses  ne  se- 
raient pas  allées  aussi  loin.  » 

Lorsque  Napoléon  articula  ces  paroles  pour  la  troi- 
sième fois,  je  ne  dirai  pas  mon  courage,  mais  mon 
peu  de  prudence  dans  cette  occasion,  et  comme  un 
zèle  excessif  de  mon  honneur,  me  firent  passer  les 
bornes.  Je  l'avais  déjà  contrarié  deux  fois;  il  ne  me 
parlait  pas  alors  comme  précédemment;  il  était  as- 
sez éloigné.  Néanmoins,  à  cette  répétition,  je  sortis 
de  ma  place;  puis  m'avançant  jusque  auprès  de  lui, 
à  l'autre  extrémité,  et  le  saisissant  par  le  bras,  je 
m'écriai  :  «  Sire,  j'ai  déjà  affirmé  à  Votre  IMajesté 
que,  si  j'étais  resté  dans  ce  poste,  j'aurais  assuré- 
ment fait  mon  devoir.  » 

xV  cette  troisième  profession  de  foi,  si  j'ose  ainsi 
parler,  il  ne  se  contint  plus;  mais,  me  regardant 
fixement,  il  éclata  en  ces  paroles  :  «  Oh!  je  le  ré- 
pète ,  votre  devoir  ne  vous  aurait  pas  permis  de  sa- 
crifier le  spirituel  au  temporel.  »  Dans  son  idée,  il 
cherchait  à  se  persuader  que  j'aurais  adhéré  à  ses 
volontés  plutôt  que  d'exposer  les  intérêts  de  la  Reli- 
gion aux  dangers  de  le  voir  rompre  avec  Rome.  Gela 
djt,  il  me  tourna  les  épaules,  ce  qui  me  fit  revenir 
à  mon  rang.  Alors  il  demanda,  en  peu  de  mots,  aux 
Cardinaux  qui  étaient  de  l'autre  côté,  s'ils  avaient 
entendu  son  discours.  Il  revint  ensuite  à  nous  cinq, 
et  se  tenant  proche  du  cardinal  di  Pietro,  il  dit  que, 

12. 


180  MÉMOIRES 

le  Collège  des  Cardinaux  éj,ant  à  peu  près  au  com- 
plet à  Paris,  nous  devions  nous  mettre  à  examiner 
s'il  y  avait  quelque  chose  à  proposer  ou  à  régler 
pour  la  marche  des  affaires  de  l'Église.  Il  ajouta  que 
nous  pouvions  nous  réunir  en  conséquence,  ou  tous 
à  la  fois  ou  quelques-uns  des  principaux  d'entre 
nous.  Il  expliqua  ce  qu'il  entendait  par  les  princi- 
paux :  c'étaient  les  plus  versés  dans  les  questions 
ihéologiques,  comme  il  ressortait  de  l'antithèse  qu'il 
fit  en  disant  au  cardinal  di  Pietro,  à  qui  s'adres- 
saient ces  paroles  :  «  Faites  que  dans  ce  nombre  se 
trouve  le  cardinal  Consalvi,  qui,  s'il  ignore  la  théo- 
logie, comme  je  le  suppose,  connaît  bien,  sait  bien 
la  science  de  la  politique.  »  Il  termina  en  demandant 
qu'on  lui  remît  les  résolutions  par  l'intermédiaire  du 
cardinal  Fesch,  et  il  se  retira. 

L'issue  de  cette  audience  et  la  réponse  que  par 
trois  fois  j'adressai  à  l'allégation  de  l'Empereur  se 
répandirent  bientôt  dans  Paris,  et  de  Paris  dans 
la  France  entière.  Ce  fut  le  thème  de  tous  les  en- 
tretiens, et  je  ne  crois  pas  convenable  de  m'étendre 
davantage  sur  ce  sujet. 

La  présentation  dont  je  viens  de  parler  se  fit  au 
moment  de  la  messe  dans  la  chapelle  des  Tuileries, 
selon  l'usage  de  l'Empereur,  qui  donnait  avant  ou 
après  la  messe  ses  audiences  publiques  et  qui  rece- 
vait les  hommages  des  grands,  des  corps  de  l'État 
et  de  ceux  qui  étaient  admis  à  la  cour.  Or,  après 
ce  qui  était  arrivé  à  Rome,  cette  assistance  à  la  messe 


DU  CAllDINAL  CONSALVl.  ■I^l 

devint  l'olyet  de  mes  préoccupations  durant  tout  le 
cours  du  voyage. 

L'excommunication  fulminée  dans  la  Bulle  du 
pjipe  '  ne  nommait  pas  l'Empereur  d'une  manière 
explicite,  mais  elle  l'atteignait  évidemment.  C'était 
du  reste  sur  ce  point  que  roulaient  ses  doléances  per- 
pétuelles dans  ses  entreliens  privés  et  publics.  Cette 
excommunication  en  elle-même  ne  le  rendait  pas 
iniandus,  d'après  la  célèbre  Bulle  de  Martin  Y,  Ad 
evit.anda  scandala.  En  etîet,  elle  ne  déclare  vitandi 
que  les  individus  formellement  nommés.  Toutefois 
on  considérait  à  Rome  l'Empereur  comme  tel,  c'est- 
à-dire  comme  devant  être  généralement  évité.  On 
n'avait  pas  voulu  prier  pour  lui,  on  ne  pouvait  com- 
muniquer de  quelque  manière  que  ce  fût  avec  lui  in 
dirinis.  Des  personnes  de  toute  condition,  des  né- 
cessiteux mêmes,  et  d'autres,  au  prix  de  leur  fortune 
et  de  leur  liberté,  s'honorèrent  à  ce  propos  par  de 
très-éclatants  exemples  de  religion  et  de  courage 
chrétien.  Ils  donnèrent  des  preuves  d'une  foi  digne 
des  premiers  confesseurs.       • 

La  raison  qui  faisait  regarder  l'Empereur  comme 
un  excommunié  vitandus ,  selon  les  résolutions  et  les 
réponses  émanant  de  l'autorité  légitime  demeurée  à 
Rome  après  l'enlèvement  du  Pape,  n'était  pas  l'ex- 
communication contenue  dans  la  Bulle  du  Pape.  Cette 
Bulle,  je  l'ai  dit,   ne  le   constituait   pas   vitandus. 

'La  bulle  Quum  memoranda ,  dont  parle  ici  le  Cardinal,  fut 
aflichée  et  publiée  à  Uoine  dans  la  nuit  du  10  au  11  juin  1809. 


182  MÉMOIRES 

C'était,  par  le  fait,  l'excommunication  ressortant  de 
la  Bulle  de  Martin  Y.  Ce  Pontife,  après  avoir  déclaré 
vitandi  les  individus  que  l'on  désignait  expressément, 
attribuait  encore  ce  nom  à  ceux  qui  frappaient  publi- 
quement un  clerc  ;  mais  il  fallait  que  le  cas  ftit  flagrant  : 
«  Nulla  possit  tergiversatione  celari  aut  excusari.  » 
Dans  l'enlèvement  violent  du  Pape  exécuté  pendant 
la  nuit  du  5  au  6  juillet ,  on  avait  porté  la  main  — 
injicere  violentas  manus  —  non-seulement  sur  un 
clerc,  mais  encore  sur  le  Grand-Prêtre  et  le  Vicaire 
du  Christ.  On  l'avait  jeté  en  prison  à  Savone,  et 
comme  les  canonistes  voyaient  dans  la  personne  du 
détenteur  celui  qui  avait  frappé,  on  crut  que  Napo- 
léon,  auteur  de  ces  deux  actes,  encourait  l'excom- 
munication majeure  et  qu'il  devait  être  évité,  d'après 
la  Bulle  du  pape  Martin  V. 

Je  réfléchis  à  cela  durant  le  voyage,  et  je  me 
regardai  comme  une  victime  nécessaire  de  ces  prin- 
cipes à  l'occasion  de  la  messe  de  l'Empereur  à  la- 
quelle intervenaient  les  cardinaux  habitant  Paris. 
Je  les  voyais  avec  dcfuleur  manquer  par  faiblesse 
à  leurs  devoirs,  et  je  me  proposais  de  ne  pas  les 
imiter,  sans  me  dissimuler  toutefois  la  gravité  de 
cet  acte,  qui  allait  blesser  l'Empereur  au  plus  vif  en 
face  du  public  et  en  dépit  de  l'exemple  de  mes  col- 
lègues. 

Cette  pensée  et  cette  résolution  ne  m'appartenaient 
point  en  propre.  Mon  compagnon  de  voyage  et  trois 
autres  cardinaux  que  nous  rencontrâmes  en  route 


nu  CARDINAL  CONSALVl.  183 

les  partageaient.  Mais,  arrivés  à  Paris,  nous  nous 
vîmes  forcés  d'envisager  la  chose  sous  un  autre  aspect 
et  de  modifier  notre  détermination. 

Je  ne  m'arrêterai  pas  à  raconter  que  les  cardinaux 
et  leurs  conseillers  qui  étaient  à  Paris ,  en  apprenant 
que  nous  ne  voulions  pas  nous  rendre  à  la  messe  de 
l'Empereur,  objectèrent,  afin  de  nous  faire  changer 
d'idée  et  pour  légitimer  leur  conduite,  que  l'on  ne 
se  trouvait  pas  dans  le  cas  mentionné  par  la  Bulle  de 
Martin  Y.  D'abord  parce  que  c'était  seulement  par 
l'opinion  des  canonistes  et  non  par  le  fait  des  j)aroles 
de  la  Bulle,  paroles  qui  in  odiosis  non  sunt  ampliandœ , 
que  le  détenteur  est  comparé  à  celui  qui  frappe.  Ce 
sont  les  canonistes  et  non  la  Bulle  qui  prétendent 
que  l'acte  consistant  à  traîner  quelqu'un  d'un  lieu 
dans  un  autre  à  l'aide  de  la  force  armée  peut  être 
regardé  à  l'égal  d'un  coup  porté.  En  second  lieu, 
les  paroles  :  dummodo  factum  nulla  possit  lergiversa- 
tione  celari  aiii  excusari ,  rendaient  évidemment, 
selon  quelques-uns,  cette  Bulle  inapplicable  à  l'Em- 
pereur, qui  se  disculpait  de  rapt  violent  exécuté  à 
Rome  sur  la  personne  du  Pape,  et  proclamait  à  haute 
voix  que  le  général  Miollis  avait  agi  ainsi  sans  son 
ordre;  mais  que,  la  chose  faite,  des  raisons  politiques 
l'empêchaient  de  replacer  Sa  Sainteté  sur  son  trône. 
Napoléon,  ajoutaient-ils,   affirmait   que   le  Pape  à 
Savone  était  très-libre  et  qu'il  ne  se  croyait  nulle- 
ment en  captivité.  Les  Cardinaux  reconnaissaient  que 
ces  raisons  étaient  des  prétextes  dépourvus  de  sens  ; 


181  MEMOIPxES 

mais  ces  prétextes  suffisaient  néanmoins  pour  arra- 
cher l'Empereur  aux  effets  de  la  Bulle,  qui,  dans  cette 
intention  ,  admet  les  faux-fuyants  dès  qu'elle  déclare 
que  ceux  qui  ont  frappé  sont  vitandi^  si  leur  acte  ne 
peut  être  caché  ou  excusé  par  aucune  tergiversation. 
Mieux  encore  que  ce  raisonnement,  un  autre 
motif  nous  convainquit  que  l'Empereur  n'était  point 
vitandus.  Ce  fut  l'attestation  du  cardinal  Spina,  décla- 
rant par  écrit  avoir  entendu  le  Pape  à  Gênes  parler 
de  l'excommunication,  et  lui  dire  à  lui  qu'il  n'avait 
pas  nommé  expressément  l'Empereur  dans  la  Bulle, 
afm  de  ne  pas  le  rendre  vitandus,  et  qu'il  avait  de  la 
sorte  tiré  d'embarras  et  de  danger  les  évêques  et 
tous  ceux  qui  seraient  dans  la  nécessité  de  com- 
muniquer avec  Napoléon.  Pie  YII  parlait  de  l'excom- 
munication contenue  dans  sa  Bulle  et  non  de  l'ex- 
communication de  la  Bulle  de  Martin  Y;  toutefois, 
comme  le  Pape  s'exprimait  de  la  sorte  longtemps 
après  la  nuit  du  5  au  6  juillet,  et  qu'on  ne  pouvait  pas 
supposer  qu'il  ignorât  cette  doctrine  et  l'existence 
de  cette  Bulle ,  on  devait  en  tirer  la  conséquence  que 
le  Saint-Père,  malgré  ce  fait,  ne  regardait  pas  l'Em- 
pereur comme  vitandus.,  soit  qu'il  voulût  le  dispenser, 
atin  de  ne  pas  compromettre  les  personnes  qui  re- 
fuseraient d'assister  aux  fonctions  et  aux  prières, 
soit  qu'il  crût  que  les  raisons  dont  l'Empereur  pou- 
vait arguer  —  et  il  en  arguait  effectivement  —  ne  le 
plaçaient  point  dans  le  cas  prévu  par  la  Bulle. 

Nous  fûmes  frappés  de  cette  considération  que  le 


Dl    CARDINAL  CONSALVI.  185 

Pape  ne  l'envisageait  pas  comme  vilandus.  Un  car- 
dinal-archevêque en  faisait  le  serment,  et  l'exemple 
de  l'évêque  de  Savone  tendait  à  le  confirmer.  Sous 
les  yeux  du  Pape ,  habitant  son  palais  épiscopal ,  ce 
prélat  assistait  aux  fonctions  et  aux  prières  pour 
l'Empereur,  et  le  Pape,  qui  le  voyait  chaque  soir, 
ne  l'en  blâmait  point.  Ces  faits  nous  démontrèrent 
que  nous  ne  devions  pas ,  nous  aussi ,  considérer 
l'Empereur  comme  vitandus.  Cela  nous  fit  réfléchir  à 
la  différence  qui  existe  entre  Paris  et  Rome.  Pie  VII, 
souverain  à  Rome ,  avait  témoigné  le  désir  qu'on  ne 
rendît  pas  à  l'Empereur  les  honneurs  qu'on  lui  devait 
en  sa  qualité  de  souverain,  par  exemple,  le  Te  Deiim 
en  certaines  occasions;   et,  à  Paris,  ce  désir  était 
comme  non  avenu.  De  plus,  nous  vîmes  qu'en  France 
on  admettait  une  doctrine  que  les  Pontifes  n'avaient 
point  condamnée ,  mais  qui  soutenait  que ,  pour  en- 
courir l'excommunication  ,  une  sentence  était  néces- 
saire. Nous  conclijmes  donc  qu'en   France  il  était 
permis  de  participer  à  ces  fonctions,  et  c'est  ainsi 
que  nous  nous  rendîmes  à  la  messe  impériale. 

Je  pensai  cependant  qu'il  ne  convenait  pas  à  un 
cardinal  de  le  faire  souvent,  sinon  en  vue  de  l'ex- 
communication, du  moins  pour  un  autre  motif. 
Malheureusement  l'usage  avait  été  établi  par  les  pre- 
miers arrivés ,  et  il  ne  fallait  pas  se  mettre  en  désac- 
cord ouvert  avec  eux.  Il  n'était  point  bienséant 
aux  Cardinaux  de  courtiser  celui  qui  avait  pro- 
voqué et  amené  les  malheurs  du  Saint-Siège  et  de 


186  MÉMOIRES 

leur  Chef,  et  de  se  montrer  en  public  pendant  le 
deuil  de  l'Eglise  romaine  dont  ils  avaient  l'honneur 
d'être  les  principaux  membres.  C'est  pourquoi,  du- 
rant mon  séjour  de  cinq  mois  à  Paris,  je  n'assistai  à 
la  messe  impériale  que  le  moins  possible,  c'est-à- 
dire  quatre  ou  cinq  fois  au  plus,  et  je  l'avoue  fran- 
chement, si  je  fusse  arrivé  le  premier  ou  l'un  des 
premiers,  je  n'y  aurais  jamais  pris  part,  et  j'aurais 
exprimé  très-haut  les  motifs  de  mon  abstention. 

Napoléon  nous  avait  engagés,  on  ne  l'a  pas  oublié, 
à  lui  soumettre  un  plan  ;  ce  fut  pour  moi  en  parti- 
culier une  nouvelle  source  de  chagrins  et  de  périls. 
On  avait  soupçonné  le  but  caché  de  l'Empereur  dans 
cette  affaire  :  il  voulait  que  les  Cardinaux  fissent  un 
contre-autel  (contro  altare)  au  Pape  ou  au  plan  qu'ils 
présenteraient.  Ce  plan  devait  être  dirigé  et  réglé 
par  le  cardinal  agissant  au  nom  de  l'Empereur.  Plus 
tard  on  aurait  forcé  la  main  au  Saint-Père  pour 
obtenir  son  adhésion,  ou  on  l'aurait  accusé  de  fermer 
l'oreille  au  vœu  du  Sacré-CoUége.  .le  fus  compro- 
mis plus  que  les  autres,  parce  que  personne  n'osa, 
après  avoir  entrevu  le  motif  qui  poussait  Napoléon , 
se  mettre  en  avant.  Par  là ,  on  évitait  de  négocier 
avec  le  cardinal  Fesch  et  de  lui  notifier  la  réponse 
que  l'on  fit  ensuite ,  et  que  l'on  prévoyait  bien  de- 
voir être  malsonnante  aux  oreilles  de  celui  à  qui  elle 
était  destinée.  Tous  refusèrent  donc  d'ouvrir  la  né- 
gociation; ils  répétèrent  que  ce  soin  regardait  le 
cardinal  di  Pietro  et  moi,  tous  les  deux  désignés  par 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  -187 

rEmpereur.  Il  était  faux  que  Napoléon  m'eût  désigné, 
car  l'Empereur  avait  chargé  véritablement  du  tra- 
vail le  seul  cardinal  di  Pietro,  et  ne  m'avait  nommé 
que  pour  que  je  fusse  compris  parmi  les  principaux 
à  réunir  afin  de  former  le  plan ,  dans  l'hypothèse 
qu'il  ne  convoquerait  pas  tout  le  Sacré-Collége.  Je  ne 
manquai  pas  de  prouver  l'inexactitude  de  leur  asser- 
tion à  ceux  qui,  pour  se  débarrasser  eux-mêmes 
d'une  commission  qu'ils  prévoyaient  devoir  être  dan- 
gereuse ,  me  jetaient  en  avant  à  l'aide  de  ce  faux 
prétexte;  mais  je  ne  reculai  pas,  et  le  Ciel  m'est 
témoin  que  je  n'agis  qu'avec  des  intentions  droites. 
Je  craignais  que  cette  atfaire  ne  tombât  entre  des 
mains  moins  fermes  que  les  miennes ,  peu  fortes 
cependant  par  mon  habileté ,  mais  bien  fortes  par 
ma  bonne  volonté.  Je  préférai  donc  mille  fois  m'ex- 
poser  moi-même,  plutôt  que  de  compromettre  les 
intérêts  ainsi  que  le  service  du  Pape  et  du  Saint- 
Siège.  Je  ne  me  trompais  pas  dans  mes  prévisions.  Le 
cardinal  di  Pietro  et  moi ,  nous  visitâmes  chacun  la 
moitié  des  Cardinaux;  puis  après  avoir  formulé  la 
réponse ,  nous  la  mîmes  au  net. 

Cette  réponse  portait  en  substance  que  les  Cardi- 
naux, séparés  de  leur  chef,  ne  pouvaient  et  ne 
devaient  tracer  aucun  plan ,  ni  rédiger  aucune  pro- 
position, notamment  dans  des  questions  sur  les- 
quelles le  Pap3  avait  déjà  prononcé  un  jugement 
définitif;  qu'il  ne  restait  plus  autre  chose  à  faire  aux 
Cardinaux  que  d'unir  leurs  vœux  à  ceux  de  Sa  Sain- 


488  MÉMOIRES 

teté,  et  de  supplier  Sa  Majesté  Impériale  de  les 
exaucer.  Tous  les  deux  nous  portâmes  cette  réponse 
au  cardinal  Fesch ,  avec  qui  nous  avions  conféré 
avant  d'interroger  les  Cardinaux.  Nous  nous  étions 
trouvés  dans  la  nécessité  de  lui  révéler  la  diffé- 
rence qui  existait  sur  divers  points  entre  nos  opi- 
nions et  les  siennes.  Il  se  montra  mécontent  de  la 
note,  qui  non-seulement  n'atteignait  pas  le  but  de 
l'Empereur,  désireux  d'avoir  un  plan,  mais  qui  ra- 
vivait les  réclamations  et  les  instances  du  Pape, 
puisque  nous  proclamions  unir  à  ses  vœux  nos  pro- 
pres prières,  et  que  nous  demandions  qu'elles  fus- 
sent exaucées.  L'Empereur  fut  bien  plus  mécontent 
encore  que  le  cardinal  Fesch.  Ivre  de  colère  en 
sentant  ses  volontés  dédaignées,  il  déchira  notre 
lettre  en  mille  morceaux  et  les  jeta  au  feu,  tandis 
que  le  cardinal  Fesch  lui  racontait  ce  qui  s'était 
passé.  Mais  Fesch,  guidé  par  un  reste  de  son  an- 
cienne animosité  contre  moi  ou  par  une  malicieuse 
appréciation  recueilhe  auprès  de  ceux  qui  n'eurent 
pas  le  courage  de  lui  résister  en  face  lorsqu'il  vint 
reprocher  leur  abstention  à  plusieurs  cardinaux ,  fut 
bien  heureux  de  faire  retomber  sur  moi  l'odieux 
de  la  chose.  Il  répéta  que  j'avais  préparé  l'insuc- 
cès de  l'affaire  en  interprétant  mal  ses  paroles  aux 
Cardinaux,  et  de  la  sorte  je  me  trouvai  de  plus  en 
plus  compromis  avec  l'Empereur.  Il  arriva  ensuite 
^  que  le  cardinal  Fesch  —  on  crut  généralement  qu'il 
en  avait  été  chargé  par  Napoléon  —  fit  proposer 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  189 

aux  Cardinaux,  par  l'intermédiaire  du  cardinal 
Mattei,  notre  doyen,  d'appuyer  auprès  du  Pape 
une  supplique  des  évêques  français,  à  l'eflet  d'ob- 
tenir certaines  facultés  qui  les  auraient  transformés 
en  autant  de  Papes.  Ils  basaient  leurs  prétentions 
sur  ce  que,  dans  cette  période  de  temps,  le  Saint- 
Père  ne  pourvoyait  pas  aux  besoins  de  l'Église. 
C'était  faux,  complètement  faux,  car  Pie  VU  répon- 
dait toujours  aux  évêques  qui  lui  écrivaient.  Si,  dans 
ce  moment,  le  Saint-Père  ne  recevait  point  leurs 
lettres  ou  si  ses  réponses  ne  leur  parvenaient  point  ', 
la  faute  en  était  au  Gouvernement  qui  les  retenait. 
En  outre,  le  cardinal  Fesch  insinua  aux  Cardinaux 
qu'il  serait  bon  de  prier  l'Empereur  de  députer 
auprès  du  Pape  trois  ou  quatre  membres  du  Sacré- 

1  Nous  n'avons  point  à  entrer  ici  dans  le  détail  de  toutes  les 
mesures  acerbes  dont  la  captivité  du  pape  Pie  VU  fut  entourée; 
mais  pour  corroborer  les  paroles  du  carilinal  Consaivi ,  nous 
croyons  indispensable  de  publier  un  document  évidemment  dicte' 
par  l'empereur  Napoléon  lui-même  et  transcrit  par  le  préfet  de 
Montenotte,  comte  de  Chabrol.  Ce  document  est  libellé  en  ter- 
mes plus  qu'étranges  : 

■(  Le  soussigné,  d'après  les  ordres  émanés  de  son  Souverain, 
Sa  Majesté  Impériale  et  Royale,  Napoléon,  empereur  des  Fran- 
çais, roi  d'Italie  ,  protecteur  de  la  Confédération  ,  etc.,  est  chargé 
de  notifier  au  pape  Pie  VII  que  défense  lui  est  faite  de  commu- 
ni<|uer  avec  aucune  église  de  l'Empire  ni  aucun  sujet  de  l'Empe- 
reur, sous  peine  de  désobéissance  de  sa  p?rt  et  de  la  leur;  (|u'il 
cesse  d'être  l'organe  de  l'Église  calholicpie  celui  qui  prêche  la 
rébellion  et  dont  l'âme  est  toute  de  fiel;  «pie,  puisque  rien  ne 
peut  le  rendre  sage,  il  verra  (jue  Sa  Majesté  est  assez  puissante 
pour  faire  ce  qu'ont  fait  ses  prédécesseurs  et  déposer  un  Pape. 
»  Savonc ,  le  1 4  janvier  1811.  » 


190  MÉMOIRES 

Collège  pour  l'infonner  de  l'état  des  choses  et  pour 
lui  soumettre  des  propositions  sortables.  A  une  grande 
pluralité  de  voix,  le  Sacré-Collége  repoussa  ces  deux 
projets  du  cardinal  Fesch. 

Sans  parler  de  ce  que  j'ai  déjà  avancé  plus  haut, 
quant  au  premier,  on  considérait  le  péril  offert 
par  le  second,  et  l'on  disait  que  cette  députation 
aurait  l'air  d'aller  tenter  le  Pape  pour  qu'il  se  prêtât 
aux  volontés  de  l'Empereur.  On  aurait  aussitôt  ré- 
pandu dans  le  public  le  bruit  que,  si  l'Empereur 
n'avait  pas  jugé  cette  députation  propice  à  ses  des- 
seins, il  ne  l'aurait  certes  point  autorisée.  On  con- 
sidérait aussi  que  la  députation  finirait  par  être  vrai- 
ment favorable  en  substance  à  Bonaparte,  puisque 
avant  de  partir  les  envoyés  devaient  lui  être  pré- 
sentés. On  aurait  difficilement  trouvé  des  hommes 
capables  de  lui  tenir  tête  ou  de  lui  résister  au  mo- 
ment où  il  leur  dicterait  ses  conditions.  Du  reste,  il 
avait  donné  à  entendre  que  le  bien  de  l'affaire 
exigeait  que  le  choix  des  ambassadeurs  lui  fût  confié. 
Je  me  rangeai  parmi  les  opposants ,  en  majorité ,  je 
l'ai  dit.  On  surchargea  mon  compte  de  l'épithète  de 
mécontent,  et  on  ne  manqua  pas  de  la  faire  valoir 
près  de  l'Empereur ,  afin  de  raviver  les  idées  qu'on 
lui  avait  suggérées  au  temps  de  mon  ministère,  et 
qu'il  avait  publiquement  répudiées  quand  il  s'était 
accusé  de  m'avoir  écarté  de  la  direction  des  affaires 
et  du  poste  que  j'occupais. 

Cependant,  soit  qu'il  ne  fut  pas  entièrement  cou- 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  191 

vaincu,  soit  (ju'il  dissimulât,  coninio  c'est  plus  pro- 
bable, Napoléon  ne  me  tint  pas  rigueur,  la  seconde 
fois  que  je  le  vis,  à  l'occasion  de  l'audience  habi- 
tuelle qu'il  accordait  chaque  dimanche.  M'aperce- 
vantau  milieu  des  Cardinaux,  il  m'adressa  la  parole 
avec  un  visage  calme  et  un  air  de  bonté,  et  il  me  dit  : 
«  Gomment  vous  portez-vous?  Vous  me  semblez  un 
peu  plus  engraissé.  »  Ce  à  quoi  je  ne  répondis  que 
par  une  révérence.  Il  me  répéta  la  même  chose  à  la 
troisième  audience.  Mais  avant  de  peindre  son  main- 
tien vis-à-vis  de  moi  dans  la  quatrième,  je  dois  d'a- 
bord rappeler  ce  qui  donna  lieu  à  ma  grande  catas- 
trophe et  à  celle  des  douze  cardinaux  qui  furent  mes 
compagnons  d'exil.  En  peu  de  mots,  voilà  ce  qu'il 
est  nécessaire  de  savoir  pour  expliquer  et  compren- 
dre cet  événement. 

Je  vivais  très-retiré  à  Paris,  n'allant  jamais  aux 
soirées  officielles,  aux  festins  et  aux  assemblées.  Je 
ne  fréquentais  que  deux  maisons  que  je  connaissais 
depuis  longtemps,  l'une  italienne,  l'autre  française, 
et  tous  mes  collègues  indistinctement ,  quoique  nous 
n'eussions  pas  les  mêmes  opinions.  La  célébration  du 
mariage  que  l'Empereur  brûlait  de  contracter  avec 
une  archiduchesse  d'Autriche  approchait.  Ce  grand 
coup  provoquait  de  très-sérieuses  et  de  très-tristes 
réflexions.  On  prétendait  que  le  mariage  précédent 
avec  Joséphine  avait  été  dissous,  quant  au  lien  sacra- 
mentel, par  une  sentence  de  l'otlicialité  de  Paris, 
confirmée  par  l'olTicialité  métropolitaine,  déclarant 


192  MÉMOIRES 

nulle  la  première  union.  Treize  cardinaux,  du  nom- 
bre desquels  j'étais,  trouvèrent  cette  procédure  illé- 
gale et  illégitime.  L'autorité  était  incompétente,  car 
nous  estimions  que  les  causes  de  mariage  entre  sou- 
verains appartenaient  exclusivement  au  Saint-Siège , 
qui  les  jugeait  directement  ou  indirectement  par  l'in- 
termédiaire des  cardinaux,  des  évêques,  des  légats, 
ou  par  des  conciles  présidés  eux-mêmes  par  ses 
légats.  Les  autres  cardinaux,  au  nombre  de  quatorze, 
—  sans  y  comprendre  ni  le  cardinal  Gaprara,  privé 
de  raison  et  presque  mourant,  ni  le  cardinal  Fesch, 
qui  se  faisait  juge  et  qui  dans  cette  affaire,  après 
avoir,  avec  la  permission  du  Pape  résidant  alors  à 
Paris,  uni  l'Empereur  et  l'impératrice  Joséphine  en 
mariage  religieux,  la  veille  de  leur  sacre,  avait,  par 
les  sentences  de  son  officialité ,  déclaré  nul  ce  même 
mariage,  —  les  autres  cardinaux,  dis-je,  au  nombre 
de  quatorze ,  ne  crurent  pas  devoir  partager  notre 
avis.  Nous  les  y  engageâmes  très-vivement ,  et  nous 
leur  soumîmes  nos  raisons.  Plus  tard,  ils  nièrent  tout 
cela,  afin  de  pallier  leur  conduite'   :  je  ne  puis 
omettre  ces  détails  dans  le  récit,  afin  de  ne  pas  fail- 
lir à  la  vérité.  Quant  à  nous,  non  contents  de  ma- 
nifester notre  façon  de  penser  à  nos  collègues,  par 
l'intermédiaire  du  cardinal  Mattei,  notre  doyen,  nous 
l'exposâmes  avec  loyauté  et   fermeté  au   cardinal 

1  Celte  accusation,  que  le  cardinal  Consalvi  fait  peser  sur  une 
partie  du  Sacrë-Colk'ge,  est  très-grave;  par  malheur,  elle  est 
justifiée  et  au  delà  par  des  documents  irréfragables,  et  (jui  au- 
ront leur  place  ailleurs. 


DU   CARDINAL    CONSALVI.  493 

Fosc'h,  oncle  de  l'Empereur,  si  intéresse  à  la  chose, 
puisqu'il  devait  officier  au  nouveau  mariage. 

Nous  lui  fîmes  dire  (ju'après  avoir  juré  de  main- 
tenir dans  leur  intégrité  les  droits  du  Saint-Siège,  et 
les  voyant,  à  notre  avis,  lésés  par  l'annulation  du 
mariage  de  l'Empereur,  nous  ne  nous  croyions  pa? 
permis  d'y  assister  et  de  légitimer  un  acte  semblable 
par  notre  présence;  que  nous  le  prévenions  de  notre 
résolution;  qu'il  devait  faire  en  sorte,  pour  ne  pas 
rendre  tout  ceci  public  et  éloigner  les  autres  consé- 
quences dans  un  cas  si  grave  et  si  délicat,  de  ne  pas 
inviter  les  Cardinaux,  du  moins  tous,  car  parmi  eux 
il  s'en  rencontrait  un  certain  nombre  pensant  comme 
nous;  que,  sous  prétexte  que  l'enceinte  était  trop 
étroite  pour  contenir  tout  le  monde,  il  serait  sage 
de  ne  convoquer  qu'une  partie  du  Sacré -Collège, 
ainsi  (|u'on  le  pratiquait  pour  le  Sénat  et  pour  le 
Corps  législatif.  Nous  ajoutâmes  que  ceux  qui  ne 
pensaient  point  comme  nous  y  assisteraient,  que  cela 
suffirait,  en  vue  de  l'invitation  limitée,  et  que  notre 
absence  ne  produirait  pas  dans  le  public  les  effets 
qu'on  devait  en  attendre  certainement,  si,  étant  tous 
invités,  nous  n'assistions  pas  en  corps  au  mariage. 

Nous  ne  pouvions  pas  montrer  plus  de  prudence, 
de  loyauté,  de  franchise  et  d'égards  dans  une  af- 
faire plus  épineuse.  Il  est  du  reste  facile  d'imaginer 
ce  que  nous  coûtait  le  pas  que  nous  étions  disposés 
à  franchir.  Il  s'agissait  en  etlet  de  blesser  l'Empe- 
reur à  la  prunelle  des  yeux,  comme  on  dit.  Le  cardi- 

II.  13 


494  MEMOIRES 

nal  Fesch  se  donna  tout  le  mouvement  possible  pour 
nous  amener  à  changer  de  résolution.  Il  nous  supplia 
d'intervenir,  et  nous  détailla  les  conséquences  aux- 
quelles notre  abstention  allait  nous  exposer.  Puis, 
comme  nous  demeurions  inébranlables  dans  l'accom- 
plissement de  ce  que  nous  estimions  être  notre  de- 
voir, Fesch  parla  à  l'Empereur  pour  qu'il  ne  nous  fît 
pas  inviter,  ainsi  que  nous  en  soufflions  l'avis.  On 
comprendra  parfaitement  la  fureur  de  l'Empereur  à 
cette  ouverture.  Il  refusa  d'adhérer  à  notre  moyen 
terme,  et  il  se  contenta  de  dire  au  Cardinal  :  «  Ils 
n'oseront  pas!  »  En  nous  rapportant  cette  parole, 
Fesch  nous  livra  de  nouveaux  assauts,  mais  sans 
aucun  succès.  Nous  prîmes  la  résolution  d'accomplir 
notre  devoir  à  n'importe  quel  prix. 

Ce  fut  après  son  entrevue  avec  le  cardinal  Fesch 
que  je  vis  l'Empereur  pour  la  quatrième  fois  à  l'au- 
dience, un  dimanche  matin.  Peut-être  le  cardinal 
Fesch  m'avait-il  rendu  particulièrement  en  cette  oc- 
casion un  mauvais  service;  peut-être  aussi  l'Empe- 
reur lui-même,  comme  je  le  crois  plutôt,  lui  avait-il 
demandé  alors  si  j'étais  parmi  les  opposants,  question 
à  laquelle  le  Cardinal  devait  répondre  affirmative- 
ment. Le  fait  est  que,  dans  cette  audience,  l'Empe- 
reur vint  tout  exprès  du  côté  où  je  me  trouvais. 
Sans  m'adresser  la  moindre  parole  courtoise,  ainsi 
qu'il  l'avait  fait  aux  autres  fois,  il  s'arrêta  vis-à-vis 
de  moi ,  me  lança  un  regard  terrible  avec  deux  yeux 
vraiment  foudroyants;  puis,  pour  me  faire  bien  com- 


ou  CARDINAL  CONSALVI.  195 

prendre  qu'il  m'en  voulait,  se  tournant  à  l'instant, 
le  visage  plein  de  gaieté,  vers  le  cardinal  Doria  placé 
à  mes  côtés,  il  lui  dit  les  choses  les  plus  aimables.  Il 
lit  quelques  pas,  adressant  aussi  y  d'autres  cardinaux 
des  paroles  gracieuses,  et  il  revint  tout  d'un  coup  en 
arrière ,  se  posa  de  nouveau  en  face  de  moi ,  me  re- 
garda d'une  manière  très-féroce,  — ferocissimamente, 
—  ainsi  que  la  première  fois.  Comme  s'il  eût  douté 
que  je  n'avais  pas  saisi  que  c'était  pour  moi  seul,  il 
répéta  très-gaiement  les  mêmes  choses  obligeantes 
(ju'il  avait  adressées  d'abord  au  cardinal  Doria,  puis 
il  sortit.  Je  ne  devinai  pas  tout  de  suite  que  c'était  là 
un  effet  des  insinuations  du  cardinal  Fesch;  je  le 
compris  plus  tard,  mais  je  m'aperçus  bien  que  l'Em- 
pereur était  fort  irrité  contre  moi,  et  que  plus  que 
tout  autre  je  courais  des  risques.  5e  le  dis  à  quel- 
(jues-uns  de  mes  amis  en  sortant  des  Tuileries. 

Nous  savions  qu'il  y  aurait  quatre  invitations  : 
la  première  à  Saint-Cloud  :  l'Empereur  devait  présen- 
ter à  l'Impératrice,  à  peine  arrivée,  tous  les  grands 
corps  de  l'État;  la  deuxième  encore  à  Saint-Cloud, 
pour  assister  au  mariage  civil;  la  troisième  aux  Tui- 
leries, pour  le  mariage  religieux;  la  quatrième  aussi 
aux  Tuileries,  afin  de  recevoir  tous  les  grands  corps 
de  l'État,  les  souverains  étant  sur  leur  trône.  Après 
de  longues  délibérations  entre  nous  treize,  il  fut  con- 
venu que  nous  ne  nous  rendrions  pas  à  la  deuxième 
et  à  la  troisième  invitation ,  qui  regardaient  le  ma- 
riage, c'est-à-dire  ni  au  mariage  ecclésiastique,  par 

13. 


19G  MÉMOIRES 

la  raison  susdite,  ni  an  mariage  civil,  parce  que  nous 
ne  crûmes  pas  séant  à  des  cardinaux  d'autoriser 
par  leur  concours  la  nouvelle  législation  qui  sépare 
un  tel  acte  de  la  bénédiction  nuptiale,  ainsi  qu'on 
l'appelle,  indépendamment  de  ce  que  cet  acte  lui- 
même  donnait  lieu  de  regarder  comme  brisé  légi- 
timement le  lien  précédent,  ce  que  nous  ne  pensions 
pas,  et  avec  justice. 

Nous  décidâmes  de  n'intervenir  ni  à  la  seconde 
ni  à  la  troisième  réunion.  Quant  à  la  première  et  à 
la  quatrième,  nous  n'y  vîmes  qu'un  acte  de  déférence 
et  de  respect  à  l'abri  des  difllicultés  qui  naissaient  du 
mariage.  Il  nous  sembla  que  nous  pouvions  faire 
cette  démarche  auprès  de  Napoléon  et  de  l'Archidu- 
chesse sans  les  reconnaître  par  là  comme  mari  et 
Femme.  On  consi'déra  qu'il  fallait  adoucir  autant  que 
possible  ce  qu'il  y  avait  de  dur  dans  la  démonstra- 
tion que  nous  allions  faire  contre  l'Empereur  en  face 
de  l'Europe  entière;  car  ne  pas  assister  à  la  célébra- 
tion de  son  mariage,  c'était  protester  ofTiciellement 
et  canoniquement.  Il  convenait  de  tenter  tout  ce  que 
nous  pourrions  afin  de  lui  prouver  que  nous  ne  refu- 
sions que  l'impossible.  Les  sentiments  étaient  parta- 
gés sur  le  quatrième  point  (et  je  fus  un  des  obstinés 
à  dire  non)  par  la  crainte  d'une  scène  en  public, 
comme  on  a  coutume  de  dire;  ce  que  le  caractère 
violent  de  l'Empereur  ne  faisait  que  trop  augurer, 
après  que  nous  aurions  manqué  à  la  seconde  et  à  la 
troisième  réunion.  Il  n'en  était  pas  de  même  pour  la 


DU   CARDINAL   CONSALVI.  li-T 

première.  Les  raisons  pour  le  oui  ayant  aussi  prévalu 
relativement  à  la  preunere  invitation,  on  conclut, 
d'un  commun  accord,  de  ne  pas  nous  diviser  dans 
une  circonstance  où  il  était  si  important  d'être  unis, 
et  de  maintenir  notre  nombre  dans  son  entier.  La 
raison  (jui  l'emporta  fut,  en  opposition  de  celle  que 
nous  venons  d'indiquer,  que  paraître  à  la  preniicre 
et  à  la  quatrième  réunion  offrait  un  moyen  à  l'Empe- 
reur de  passer,  au  moins  en  public,  sur  notre  absence 
des  deux  autres,  ou  comme  étant  due  à  des  causes 
accidentelles,  ou  conune  lui  ayant  échappé  (et  nous 
pensions  qu'il  agirait  ainsi);  car  il  était  de  son  inté- 
rêt de  ne  pas  faire  un  éclat  dans  une  conjoncture 
aussi  délicate.  . 

Les  quatre  invitations  nous  parvinrent.  Nous  allâ- 
mes tous  à  Saint-Cloud  le  soir  de  la  première  céré- 
monie. Pendant  que  nous  attendions  dans  le  grand 
salon  la  venue  des  deux  souverains,  j'eus  à  soutenir 
un  assaut  des  plus  vifs  et  qui  me  donna  une  sueur  de 
mort.  Nous  étions  tous  réunis  :  Rois,  Cardinaux, 
Princes  de  l'Empire,  les  Dignitaires,  les  Ministres, 
quand  je  me  vis  accosté  à  l'improviste  par  le  ministre 
de  la  police,  Fouché,  duc  d'Otrante.  J'avais  l'ait  sa 
connaissance  à  mon  premier  voyage  de  Paris,  et  il 
m'avait  pris  en  extrême  amitié.  Je  lui  devais  une 
grâce  très-signalée  en  faveur  d'une  personne  que  je 
lui  avais  alors  recommandée.  Pendant  mon  ministère, 
il  m'avait  toujours  fait  saluer  par  les  Français  qui 
venaient  à  Rome;  il  ne  parlait  de  moi  qu'avec  enthou- 


198  ■    MÉMOIRES 

siasme.  A  ma  visite  d'arrivée  (la  seule  que  je  lui  fis 
pendant  les  cinq  mois  que  je  résidai  à  Paris  pour  ce 
second  voyage),  il  me  fil  l'accueil  le  plus  honorable 
et  le  plus  amical,  me  parla  de  toutes  les  difficultés 
qui  avaient  eu  lieu ,  en  les  attribuant  à  ma  sortie  de 
la  secrétairerie  d'État.  La  sincérité  de  mon  caractère 
m'avait  engagé  à  lui  répondre  franchement  (ce  dont 
il  ne  voulut  pas  convenir)  qu'il  en  serait  arrivé  tout 
autant,  parce  que  j'avais  toujours  été  moi-même  et 
que  je  serais  toujours  de  l'avis  qu'on  ne  pouvait  faire 
ce  qui  était  exigé. 

Ce  soir-là,  il  me  prit  par  la  main,  me  conduisit 
dans  un  coin  du  salon,  et  me  demanda  s'il  était  vrai 
que  quelques  cardinaux  oseraient  faire  la  folie,  ou 
plutôt,  ajouta-t-il,  commettre  l'énorme  attentat  de  ne 
point  intervenir  au  mariage  de  l'Empereur.  Comme 
je  ne  désirais  exposer  aucun  de  mes  collègues  avant 
le  temps,  ni  entrer  dans  une  discussion  qui  serait 
devenue  fort  embarrassante,  je  différai  de  répondre, 
ne  voulant  pas  lui  nier  la  chose.  Il  me  répéta  sa 
question  avec  insistance  ;  alors ,  prenant  mon  parti 
avec  ma  franchise  ordinaire ,  je  lui  répondis  que  je 
ne  pouvais  lui  citer  le  nombre  et  les  noms  de  ceux- 
là,  mais  qu'il  parlait  à  l'un  d'eux. 

Il  s'écria  qu'à  son  plus  grand  regret  il  avait  en- 
tendu ce  matin  même  l'Empereur  déclarer  que  j'en 
étais  véritablement,  mais  qu'il  le  lui  avait  nié,  en 
assurant  qu'il  était  impossible  qu'un  homme  doué  de 
mon  intelligence,  non  imbu  des  préjugés  de  mes  col- 


DU  CARDTN'AL   CONSALVl.  499 

lègues,  pensai  ainsi,  surtout  clans  une  affaire  où  je 
voyais  la  majorité  du  Sacré-Collége  (ce  qui  nie  mon- 
tra qu'il  était  sûrement  informé)  agir  tout  différem- 
ment. Il  se  mit  à  m'énumérer  les  conséquences  de  la 
démarche  que  nous  prétendions  faire,  et  me  dit  que 
nous  allions  nous  rendre  coupables  envers  TÉtat , 
puisque  cette  affaire  intéressait  de  si  près  la  succession 
au  trône,  la  légitimité  du  mariage  et  des  enfants  qui 
en  naîtraient,  et  la  tranquillité  de  l'Empire.  Il  ajouta 
qu'un  acte  semblable  de  notre  part  jetterait  la  France, 
sinon  maintenant,  à  cause  de  la  crainte  de  l'autorité, 
au  moins  plus  tard,  dans  des  troubles  sans  lin.  Il 
développa  ces  motifs,  et,  avec  les  prodigieuses  res- 
sources de  son  talent,  il  m'apporta  je  ne  saurais  dire 
combien  d'arguments  divers,  tirés  des  circonstances, 
et  spécialement  de  ce  qu'on  ne  devait  pas  appeler 
mariage  l'acte  que  nous  repoussions  comme  tel,  puis- 
que le  mariage,  disait-il,  a  été  déjà  fait  à  Vienne,  et 
que  tout  se  réduit  maintenant  à  une  pure  formalité. 

Mais  j'eus  réponse  à  tout;  je  réfutai  chacun  de  ses 
arguments;  et  quant  aux  conséquences  que  je  ne 
pouvais  nier,  je  lui  dis  que  nous  en  étions  pleins  de 
douleur,  que  ce  n'était  point  notre  faute,  puisque 
nous  avions  suggéré  le  moyen  de  les  éviter  en  n'invi- 
tant pas  tous  les  Cardinaux:  qu'on  ne  l'avait  malheu- 
reusement pas  adopté,  et  que  finalement,  en  ce  qui 
touchait  notre  intérêt  personnel,  ce  motif  ne  serait 
pas  assez  puissant  pour  nous  faire  trahir  noire  devoir. 
Il  me  répliqua  une  infinité  de  choses  inutiles  à  men- 


200  MÉMOIRES 

tionner,  ainsi  que  mes  réponses.  Il  termina  en  disant 
que,  si  mes  autres  collègues  ne  voulaient  pas  se  ren- 
dre, ce  ne  serait  pas,  après  tout,  un  mal  irréparable, 
quoique  cela  fût  un  mal;  mais  que,  quant  à  moi,  il  en 
était  autrement.  «  Vous  marquez  trop,  reprit-il;  vous 
avez  fait  le  Concordat;  vous  avez  été  premier  mi- 
nistre; vous  êtes  si  connu  et,  ajouta-t-il,  si  estimé 
(bien  que  je  ne  méritasse  pas  cette  estime),  que  c'est 
une  chose  affreuse  de  vous  voir  parmi  les  absents. 
L'Empereur  en  sera  plus  furieux  que  de  tout  le  reste. 
Vous  pesez  trop  dans  la  balance.  » 

Il  se  mit  ensuite  à  me  conjurer  d'assister  au  ma- 
riage ecclésiastique,  ce  qui  était  Timportant;  il  répéta 
que  ce  ne  serait  pas  le  plus  grand  des  malheurs  si  je 
ne  paraissais  pas  au  mariage  civil.  Je  tins  toujours 
ferme,  je  le  remerciai  de  cette  bonne  opinion  non 
méritée  d'homme  de  jugement  qu'il  avait  de  moi;  je 
déclarai  que  j'avais  autant,  et  plus  peut-être  que  tous 
les  autres,  de  ce  qu'il  appelait  des  préjugés,  préjugés 
que  j'appelais,  moi,  plus  sainement,  devoirs  de  mon 
état;  je  conclus  en  l'assurant  que  rien  ne  m'en  ferait 
départir.  Voyant. qu'on  ouvrait  les  portes  pour  l'en- 
trée de  Leurs  [Majestés,  il  me  laissa,  en  me  conseillant 
de  mieux  réfléchir  et,  bien  plus,  de  persuader  à  mes 
collègues  d'assister  au  moins  au  mariage  ecclésiasti- 
que. —  «  Quant  à  vous,  termina-t-il ,  je  vous  le  dis, 
je  suis  capable  de  venir  vous  prendre  moi-même 
dans  ma  voiture,  ce  matin-là,  plutôt  que  de  per- 
mettre votre  non-intervention,  ce  qui  serait  le  pire 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  201 

de  (ont,  non  moins  ponr  la  cliose  que  pour  vous- 
même.  )i  Ainsi  tinit  ce  colloque,  qui  me  doiin;i,  jcle 
rcpète,  une  sueur  mortelle.  Je  n'en  laissai  iii;norer 
aucun  détail  à  mes  douze  collègues,  qui  en  avaient 
été  spectateurs  avec  les  autres  cardinaux  et  les  prin- 
ces réunis  dans  cette  salle. 

Entrèrent  alors  les  Souverains;  l'Empereur  tenait 
par  la  main  la  nouvelle  Impératrice,  et  il  lui  présenta 
successivement  les  personnes.  Lorsqu'il  fut  arrivé  à 
nous  :  «  Ah!  s'écria-t-il,  voici  les  Cardinaux  I  »  Et, 
nous  passant  lentement  en  revue,  il  nous  nomma  à 
l'Impératrice  un  à  un,  ajoutant  pour  quelques-uns 
leur  qualité,  ce  qui  lui  fit  dire  de  moi  :  «  C'est  celui 
qui  a  fait  le  Concordat.  »  Personne  ne  parlait,  mais 
chacun  s'inclinait.  L'Empereur  fit  celte  présentation 
avec  un  visage  plein  d'afi'abilité  et  de  courtoisie. 
Il  voulait,  comme  on  l'a  su,  essayer  de  triompher, 
par  cette  marque  de  bonté,  de  notre  opposition,  dont 
il  était  instruit.  Cela  se  passa  le  31  mars,  un  samedi, 
au  soir. 

Le  dimanche  eut  lieu  le  mariage  civil  à  Saint- 
Cloud.  Nous  n'y  parûmes  pas,  au  nombre  de  treize, 
savoir  :  les  cardinaux  Maltei,  Pignatelli,  délia  Soma- 
glia,  Litta,  Rutïo-Scilla,  Saluzzo,  di  Pietro,  Gabrielli, 
Scotti,  Brancadoro,  Galefii,  Opizzoni  et  moi.  Des 
quatorze  séparés  de  nous  (excepté,  je  le  répète,  le 
presque  mourant  et  sans  connaissance  Caprara,  et  le 
cardinal  Fesch,  qui  intervint  avec  la  maison  impériale 
et  civile  de  la  cour  en  qualité  de  grand  aumônier), 


202  MÉMOIRES 

onze  furent  présents  :  les  deux  Doria,  Spina,  Caselli, 
Fabrice  Ruffo,  Zondadari,  Vincenti,  Erskine,  Rove- 
rella  et  Maury.  Les  trois  autres  qui  ne  firent  pas  acte 
de  présence  furent  :  Bayane,  Despuig  et  Duguani, 
qui  s'excusèrent  comme  malades;  mais  l'excuse  de 
santé  les  fit  considérer  par  la  Cour  et  par  le  public 
comme  adhérents,  et  non  comme  opposants. 

Vint  le  lundi,  où  l'on  fit  aux  Tuileries  le  mariage 
ecclésiastique,  avec  cette  immense  pompe  que  l'his- 
toire a  décrite.  On  vit  les  sièges  préparés  pour  tous 
les  Cardinaux;  jusqu'à  la  fin  on  ne  perdit  pas  l'espé- 
rance de  les  compter  tous  parmi  les  spectateurs  de 
cet  acte,  qui  intéressait  le  plus  vivement  la  Cour; 
mais  les  treize  ne  parurent  point.  On  enleva  de  suite 
les  sièges  vides,  afin  qu'ils  ne  frappassent  point  les 
yeux  de  l'Empereur  lorsqu'il  arriverait. 

Ce  fut  le  cardinal  Fesch  qui  fit  la  cérémonie  du 
mariage.  Quand  l'Empereur  entra  dans  la  chapelle, 
son  regard  se  porta  d'abord  vers  l'endroit  où  étaient 
les  Cardinaux.  En  n'y  voyant  que  le  nombre  in- 
diqué ci-dessus ,  sou  visage  parut  si  courroucé  que 
tous  les  assistants  s'en  aperçurent.  Nous  autres 
treize,  nous  nous  éclipsions  entièrement.  Nous  res- 
tâmes renfermés  ces  deux  jours  comme  des  \ictimes 
destinées  au  sacrifice,  en  ayant  soin  de  ne  nous  mon- 
trer alors  à  qui  que  ce  fût.  C'était  tout  ce  que  nous 
pouvions  faire  de  mieux  dans  l'état  des  choses ,  et 
sans  manquer  à  aucun  de  nos  devoirs. 

Arriva  le  mardi,  jour  de  la  quatrième  invitation. 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  203 

OÙ  se  devait  faire  la  présentation  i^én(3rale  aux  deux 
Souverains  assis  sur  leur  trône.  Nous  y  allâmes  tous, 
comme  il  était  convenu,  et  il  est  facile  d'imaginer  de 
quel  cœur  nous  attendions  dans  la  grande  salle,  où 
se  trouvaient  Cardinaux,  Ministres,  Évêques,  Sénat, 
Corps  législatif,  magistrats,  dames  et  tous  les  autres 
grands  de  l'Empire,  le  moment  solennel  de  voir 
l'Empereur  et  d'en  être  vus.  Tout  à  coup,  après 
plus  de  trois  heures  d'antichambre,  et  quand  on 
introduisait  dans  la  salle  du  Trône  le  Sénat,  le  Corps 
législatif  et  les  autres  corps,  à  qui  l'on  donnait  le 
pas  sur  les  Cardinaux,  arrive  un  aide  de  camp  de 
l'Empereur  av6€  l'ordre  aux  cardinaux  qui  s'étaient 
absentés  du  mariage  de  partir  immédiatement,  parce 
que  Sa  Majesté  ne  les  voulait  pas  recevoir.  L'Empe- 
reur avait,  du  haut  de  son  trône,  appelé  cet  ofïicier 
et  lui  avait  intimé  cet  ordre.  L'aide  de  camp  avait  à 
peine  descendu  les  marches  du  trône,  que  l'Empereur 
le  rappela  et  lui  dit  de  renvoyer  les  seuls  cardinaux 
Opizzoni  et  Consalvi.  Mais  cet  officier,  soit  crainte, 
soit  embarras,  ne  comprit  pas  bien,  et  crut  que,  en 
excluant  tous  les  treize.  Napoléon  voulait  mortifier 
plus  spécialement  ces  deux-là.  Il  notifia  donc  l'ordre 
aux  treize,  au  grand  étonnement  de  tous  les  specta- 
teurs. Les  uns  l'entendirent,  les  autres  virent  cette 
scène,  que  nos  costumes  rouges  rendaient  encore 
plus  apparente.  Chassés  publiquement,  nous  retour- 
nâmes dans  nos  demeures. 

Les  cardinaux  assistant  au  mariage  étaient  restés  ; 


204  MÉMOIRES 

ils  furent  ensuite  introduits.  La  présentation  se  fai- 
sait en  passant  un  à  un,  lentement,  et  ne  s'arrêtant 
au  pied  du  trône  que  pour  un  profond  salut.  Pen- 
dant tout  le  temps  de  leur  défilé,  l'Empereur  debout 
ne  se  contint  pas  et  dit  des  choses  terribles  contre 
les  cardinaux  expulsés.  Mais  presque  tout  son  mo- 
nologue et  ses  terribles  invectives  tombèrent  sur 
Opizzoni  et  sur  moi.  11  reprochait  au  premier  son 
ingratitude  pour  l'archevêché  de  Bologne  et  le  cha- 
peau de  cardinal  qu'il  lui  avait  procurés.  Ce  qu'il 
me  reprochait,  à  moi,  c'était  bien  plus  grave,  et 
pour  ce  qu'il  y  avait  de  spécieux  et  pour  les  consé- 
quences dont  j'étais  menacé.  Il  disait  qu'il  pouvait 
peut-être  pardonner  à  tout  autre,  mais  non  à  moi. 
((Les  autres,  ajoutait-il,  m'ont  insulté  à  cause  de 
leurs  préjugés  théologiques;  mais  Consalvi  n'a  pas 
de  ces  préjugés.  Il  m'a  offensé  par  principes  poli- 
tiques. Il  est  mon  ennemi.  Il  veut  se  venger  de  ce 
que  je  l'ai  renversé  du  ministère.  Pour  cela,  il  a 
osé  me  tendre  un  piège  le  plus  profondément  calculé 
qu'il  a  pu ,  en  préparant  contre  ma  dynastie  un  pré- 
texte d'illégitimité  à  la  succession  au  trône,  prétexte 
dont  mes  ennemis  ne  manqueront  pas  de  se  servir 
(piand  ma  mort  aura  dissipé  la  crainte  qui  les  com- 
prime aujourd'hui.  » 

Voilà  les  couleurs  qu'il  prêta  à  une  démarche  que 
je  n'avais  faite  que  par  conscience  et  pour  remplir 
mon  devoir  comme  tous  les  autres.  On  sent  facile- 
ment combien  cette  accusation  était  fausse  à  tous 


DU   CARDINAL  CONSALVI.  ii)l\ 

(égards.  Mais  il  esl  facile  aussi  (le  juger  à  (luoi  m'ex- 
posaient  et  m'exposent  encore  de  seinhlahles  idées 
dans  un  homme  qui  peut  tout  ce  qu'il  veuf,  el  dont 
la  volonté  n'est  retenue  par  aucnn  IVein.  Ce  fui  un 
miracle  (ju'ayant  dans  sa  première  fureur  donné  l'or- 
dre de  fusiller  trois  des  treize,  Opizzoni,  moi  et  un 
troisième  dont  on  n'a  pas  su  le  nom  (ce  fut  sans 
doute  le  cardinal  di  Pietro),  et  s'étant  ensuite  borné 
à  moi  seul,  la  chose  ne  se  soit  pas  réalisée.  Il  faut 
supposer  que  la  suprême  adresse  du  ministre  Fouché 
parvint  à  me  sauver  la  vie. 

Rien  de  nouveau  le  lundi  et  le  mardi.  Le  mercredi, 
sur  les  huit  heures  du  soir,  les  treize  reçurent,  les 
uns  à  leur  logis,  les  autres  où  ils  se  trouvaient,  un 
billet  du  ministre  des  cultes  nous  convoquant  pour 
les  neuf  heures,  afin  de  recevoir  par  lui  les  ordres 
de  l'Empereur.  Nous  accourûmes  de  divers  côtés, 
ignorant  ce  qu'on  devait  nous  communiquer.  Seule- 
ment, un  d'entre  nous,  qui  était  évêque  d'un  diocèse 
d'Italie,  avait  appris  du  ministre  Aldini,  peu  d'heures 
auparavant,  que  l'Empereur  voulait  sa  démission  de 
l'évèché  qu'il  possédait  en  Italie.  Ce  qui  fut  aussi  in- 
timé, par  l'organe  du  ministre  des  cultes,  à  quelques 
autres  des  treize  qui  n'avaient  pas  leurs  évêchés 
dans  le  royaume  d'Italie,  mais  dans  les  États  ponti- 
ficaux, alors  français.  Ces  démissions  furent  minu- 
tées en  une  heure  de  temps,  sous  le  coup  de  la  sur- 
prise, de  la  crainte,  et  sous  la  menace  d'une  prison 
d'Etat.  Elles  furent  minutées  avec  toute  la  régularité 


206  MÉMOIRES 

que  permettaient  la  surprise  elle-même  et  cette 
crainte  subite,  c'est-à-dire  en  s'en  remettant  à  la 
volonté  du  Pape  et  selon  qu'il  les  accepterait  ou  les 
refuserait.  C'est  ainsi  qu'on  sauva  la  substance  de 
la  chose.  Le  Pape  n'en  accepta  aucune.  Ils  restèrent 
donc  évêques  de  ces  diocèses,  bien  que  quelques-uns 
fussent  supprimés  et  réunis  à  d'autres  évêchés  par 
décret  impérial.  Je  reprends  mon  récit. 

Arrivés  tous  les  treize  chez  le  ministre  des  cultes, 
nous  fumes  introduits  dans  son  cabinet ,  où  était 
aussi  le  ministre  de  la  police  Fouché,  paraissant  s'y 
rencontrer  par  hasard.  Nous  étions  à  peine  entrés 
que  le  duc  d'Otrante,  qui  était  à  la  cheminée,  dont 
je  m'approchai  pour  le  saluer,  me  dit  à  voix  basse  : 
((  Je  vous  ai  annoncé ,  monsieur  le  Cardinal ,  que  les 
conséquences  seraient  terribles  ;  mais  ce  qui  me 
désole,  c'est  de  vous  voir,  vous,  au  nombre  des 
victimes.  »  Je  le  remerciai  de  ce  bon  intérêt  qu'il 
prenait  à  ma  personne,  et  je  lui  dis  que  j'étais  pré- 
paré à  tout.  Ses  paroles  me  donnèrent  à  comprendre 
que  nous  avions  tout  à  redouter.  Je  l'interrogeai  sur 
ce  qu'il  en  serait.  «  Le  ministre  des  cultes  va  vous 
l'apprendre,  me  répliqua-t-il,  il  en  est  chargé.  » 

En  effet ,  nous  nous  assîmes ,  et  ce  ministre  nous 
fit  un  long  discours  dont  le  fond  était  de  nous  mon- 
trer notre  tort,  la  gravité  de  notre  faute,  ses  consé- 
quences si  cruelles  pour  le  repos  de  la  France,  soit 
maintenant,  soit  plus  tard.  Il  ajouta  que  nous  avions 
failli  à  notre  devoir,  en  ne  lui  manifestant  pas  nos 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  207 

(JoiUes  et  nos  sentiments,  et  qu'il  aurait  tout  éclairci. 
Se  faisant  fort  de  nous  prouver  combien  notre  opi- 
nion était  erronée,  il  appuya  principalement  sur  le 
complot  tramé  entre  nous  et  caché  soii^neusement  à 
nos  collègues.  Après  avoir  beaucoup  insisté  sur  ce 
prétendu  complot,  il  finit  par  déclarer  que  ce  crime, 
prohibé  et  puni  très-sévèrement  par  les  lois  existan- 
tes, le  mettait  dans  la  pénible  nécessité  de  nous 
signifier  les  ordres  de  Sa  Majesté.  Ils  se  réduisaient  à 
ces  trois  points  :  i"  nos  biens,  soit  ecclésiastiques, 
soit  privés,  nous  étaient  enlevés  et  mis  sous  séquestre  ; 
nous  en  étions  entièrement  dépouillés;  2"  on  nous 
défendait  de  faire  usage  des  insignes  cardinalices  et 
de  toutes  naarques  de  notre  dignité,  Sa  Majesté  ne 
nous  considérant  plus  comme  cardinaux  ;  3"  Sa  Ma- 
jesté se  réservait  de  statuer  sur  nos  personnes.  Il 
nous  fit  entendre  que  quelques-uns  d'entre  nous 
seraient  mis  en  jugement. 

La  plupart,  qui  ne  savaient  pas  le  français,  ne 
comprirent  pas  ce  discours  ;  ils  étaient  réduits  à  se  le 
faire  expliquer  par  leur  voisin ,  si  leur  voisin  enten- 
dait cette  langue. 

Les  trois  ou  quatre  qui  comprenaient  le  français 
(et  j'étais  du  nombre)  répondirent  sur-le-champ 
qu'on  nous  accusait  à  tort ,  que  notre  conduite  nous 
était  imposée  par  notre  devoir  et  non  sûrement  pour 
notre  plaisir;  que  si  nous  ne  nous  étions  pas  ou- 
verts à  lui,  nous  ne  l'avions  pas  caché  au  cardinal 
Fesch ,  que  nous  trou\ions  plus  à  même,  comme 


208  MÉMOIRES 

oncle  de  l'Empereur,  comme  notre  collègue  et  comme 
un  canal  non  ministériel,  de  donner  à  la  chose  le 
moins  de  publicité  possible;  qu'il  était  faux  que 
nous  en  eussions  fait  mystère  à  nos  autres  collègues  ; 
que  nous  avions  tenu  avec  eux  un  juste  milieu,  en 
ne  leur  celant  pas  notre  manière  de  voir  et  en  ne 
cherchant  pas  à  la  leur  faire  adopter,  afin  précisé- 
ment qu'on  ne  nous  accusât  point  de  former  un  parti 
contre  le  Gouvernement;  qu'il  n'y  avait  rien  de  plus 
faux  que  la  trame  qu'on  nous  reprochait;  que  c'était 
là  vraiment  une  toute  nouvelle  manière  de  com- 
ploter que  d'informer  (comme  nous  l'avions  fait  par 
le  cardinal  Fesch)  celui  contre  lequel  on  nous  faisait 
conspirer;  que  cette  accusation  flétrissante  de  rébel- 
lion était  aussi  mal  fondée  qu'absurde  et  injurieuse 
à  notre  dignité  et  à  notre  caractère,  et  que  nous  le 
priions  de  faire  connaître  à  Sa  Majesté  que  c'était  la 
seule  chose  qui  nous  tînt  au  cœur,  étant  préparés  à 
tout  le  reste  ' . 

1  L'empereur  Napoléon,  qui  s'est  tant  plaint  des  tiostilités  per- 
sohnelles  et  polilif|ues  dont  il  se  croyait  l'objet  de  la  part  île  Pie  YH 
et  des  plus  illustres  cardinaux,  était  au  contraire  aime'  et  admiré 
par  tous.  Le  Pontife  n'avait  jamais  caché  ses  sentiments  de  prédi- 
lection envers  cet  homme  (jui  faisait  tant  de  choses  extraordi- 
naires. Les  manuscrits  du  cardinal  Consalvi  abondent  en  révéla- 
tions sur  ce  point  et  même,  après  la  dispersion  du  Sacré-Collége 
et  l'enlèvement  de  Pie  VU  au  Quirinal,  le  successeur  des  Apôtres 
n'en  persistera  p;is  moins  dans  son  bimnparhsme.  La  violence 
des  persécutions  et  la  sainte  énergie  du  Pape-Roi  dans  l'accom- 
plissement de  ses  devoirs  pontiHcaux  ou  royaux  n'affaiblissent 
pas  cette  tendresse ,  qui  s'épanche  même  en  présence  d'un  am- 
bassadeur autrichien.  Le  comte  de  Lebzeltern  a  pu  parvenir  aux 


DU  CAKDI.NAL  CONSALVl.  209 

Le  ministre  des  cultes,  comme  celui  de  la  police, 
parut  touché  de  ces  réponses.  Il  faut  dire  qu'ils  se 
montrèrent  tous  deux  très-fâchés  de  ce  (jui  nous 
arrivviit  et  très-désireux  de  pouvoir  y  remédier  en 
(|uelque  chose,  afm  de  ne  pas  faire  plus  d'éclat.  Ils 

pieds  de  l'exilé  de  Savone.  Le  1G  mai  1810  ,  il  transmet  au  prince 
de  Metternich  un  rapport  secret  sur  ses  entrevues  avec  le  Pape 
et  nous  lisons  dans  ce  rapport  :  «  Il  (Pie  VII)  parut  s'intéresser 
vivement  à  des  détails  que,  dans  le  cours  de  l'enlrelien,  il  excir 
tait  et  que  je  lui  donnais  sur  le  mariage ,  lequel  ofl'rait  le  plus 
sûr  garant  d'une  paix  stable.  Le  Pape  parut  oublier  un  moment 
ses  griefs,  ses  chagrins  et  prendre  une  part  réelle  et  sincère  à 
cet  événement.  «  Veuille  le  Ciel,  dit-il,  que  cet  événement  im- 
prévu consolide  la  paix  continentale!  Nous  désirons  plus  que 
personne  que  l'empereur  Napoléon  soit  heureux;  c'est  un  prince 
qui  réunit  tant  d'éminentes  qualités  !  Veuille  le  Ciel  qu'il  recon- 
naisse ses  vrais  intérêts  :  il  a  dans  ses  mains,  s'il  se  rapproche 
de  l'tglise,  les  moyens  de  faire  tout  le  bien  de  la  Religion, 
d'attirer  à  soi  et  à  sa  race  la  bénédiction  des  peuples  et  de  la 
postérité,  et  de  laisser  un  nom  glorieux  sous  tous  les  aspects!  » 
«  Bientôt  après,  ajoute  le  comte  de  Lebzeltern  dans  sa  dépêche, 
des  souvenirs  et  des  réflexions  amères  sur  sa  situation  traversèrent 
ces  élans  de  son  cœur  délivré,  avec  celte  candeur  (jui  lui  est 
caractéristique.  Son  isolement  et  plusieurs  autres  sujets  dés- 
agréables furent  ramenés  par  lui  sur  le  tapis.  Le  discours  que  je 
viens  de  rapporter  m'a  confirmé  dans  l'opinion  que  je  n'ai 
jamais  abandonnée ,  et  que  j'eus  le  loisir  d'asseoir  sur  des  bases 
fondées,  à  la  suite  de  mes  observations  pendant  un  séjour  de 
sept  à  huit  ans  à  Rome  :  c'est  que  le  Pape  a  ressenti  toujours  la 
plus  grande  partialité  pour  l'Empereur  personnellement.  Com- 
bien de  preuves  n'en  ai-je  pas  eu!  et,  je  l'avoue,  combien  de 
fois,  à  une  époque  bien  difl'érente,  sous  tous  les  aspects,  du 
grand  moment  actuel,  n'ai-je  pas  relevé  que  cette  partialité  se 
manifestait  bien  plus  sensiblement  pour  Napoléon  que  pour  notre 
Souverain.  11  a  fallu  toutes  les  amertumes  dont  le  Pape  a  été 
abreuvé  pour  l'obliger  à  adopter  un  système  qui  au  fond  répu- 
gnait évidemment  à  son  cœur.  » 

II.  U 


210  MÉMOIRES 

nous  avouaient  ouvertement  qu'ils  le  souhaitaient 
non -seulement  pour  nous,  mais  pour  le  bien  de 
l'Empire,  ne  sachant  comment  tout  cela  devait  finir. 
Ils  désiraient  qu'au  moins  on  n'apprît  pas  notce  dé- 
cardinalisation,  sentant  l'impression  fâcheuse  qui  en 
résulterait  partout.  Ils  ajoutèrent  que,  si  l'Empereur 
connaissait  les  sentiments  que  nous  avions  expri- 
més à  son  égard,  on  pourrait  espérer  peut-être  de 
calmer  sa  fureur.  Nous  répondîmes  qu'ils  n'avaient 
qu'à  le  lui  apprendre.  Ils  nous  insinuèrent  que  ces 
rapports  de  vive  voix  ont  peu  de  valeur,  parce  qu'on 
les  suppose  arrangés  par  l'intermédiaire  de  ma- 
nière à  être  utiles  à  celui  qui  est  disgracié  ;  puis  ils 
nous  demandèrent  si  nous  ferions  difticulté  d'écrire 
nous-mêmes  à  l'Empereur.  Notre  réponse  fut  qu'il 
n'y  en  avait  aucune,  parce  que  c'était  la  vérité.  Ils 
nous  prièrent  alors  d'accepter  un  autre  point,  mais 
nous  nous  y  refusâmes.  Finalement,  ils  nous  sug- 
gérèrent une  teneur  de  lettre  où  il  y  avait  du  bon 
et  du  mauvais,  c'est-à-dire  certaine  chose  qui  répu- 
gnait à  notre  délicatesse.  Nous  leur  déclarâmes  que 
nous  nous  occuperions  de  faire  cette  lettre  telle 
qu'ils  la  souhaitaient  autant  que  possible,  eu  égard 
à  tous  nos  devoirs,  et  que  nous  la  leur  remettrions. 
Ils  nous  firent  observer  que  l'Empereur  partait  le 
jour  suivant  pour  Saint-Quentin,  qu'ils  devaient  le 
voir  dans  la  matinée;  qu'ils  ne  pouvaient  se  dis- 
penser de  lui  rapporter  ce  que  nous  avions  dit  à 
l'intimation  de  ses  ordres;  qu'il  n'y  avait  pas  de 


I»L'   CARDINAL  GONSALVl.  2i< 

temps  à  perdre,  et  qu'aucun  retard  n'était  permis. 
Nous  répondîmes  que  nous  nous  réunirions  cette 
nuit  même  dans  la  maison  de  notre  doyen,  et  que  le 
jour  suivant,  de  bonne  heure,  nous  leur  enverrions 
cette  lettre  pour  l'Empereur,  à  qui  ils  la  remettraient 
en  allant  à  Saint-Cloud.  Cet  engagement  fut  pris 
avec  les  ministres  sur  deux  pieds,  comme  on  dit, 
—  su  due  piediy  —  entre  la  surprise  et  la  crainte. 
Tous  les  Cardinaux  ne  se  rendirent  pas  compte  de 
ce  qu'ils  promettaient.  Ils  n'eurent  pas  le  temps  de 
réfléchir,  et  quelques-uns  commirent  certaines  mala- 
dresses, ainsi  qu'il  arrive  quand  plusieurs  parlent  à 
la  fois  sans  maturité.  Mais  l'engagement  était  pris, 
on  ne  pouvait  pas  reculer.  Nous  n'avions  plus  qu'à 
être  bien  attentifs  à  composer  une  courte  lettre  inat- 
taquable, tout  en  s'écartant  le  moins  possible  du 
projet  arrêté  avec  les  deux  ministres.  Nous  nous 
réunîmes  donc  chez  le  cardinal  3Iattei,  et,  de  onze 
heures  du  soir  à  cinq  heures  du  matin,  on  travailla 
à  la  rédaction  de  la  note  que  l'on  devait  adresser  à 
l'Empereur.  Nous  adoptâmes  le  parti  de  montrer  dans 
l'introduction  que  le  seul  et  unique  but  de  notre 
démarche  était  de  nous  disculper  de  l'imputation 
de  complot  et  de  révolte  ;  ensuite  nous  relations 
avec  franchise  le  véritable  motif  de  notre  abstention, 
et  enfin  nous  déclarions  que  nous  n'entendions 
point  nous  immiscer  dans  le  fond  de  l'affaire,  et 
statuer  sur  la  validité  ou  sur  l'invalidité  du  premier 
mariage,  par  conséquent  sur  la  justice  ou  l'injustice 

14. 


212  MEMOIRES 

des  causes  du  second;  que  notre  désir  était  de  ne 
point  léser  les  droits  du  Saint-Siège,  qui,  à  notre 
avis,  devait  être  le  seul  juge  compétent  dans  cette 
affaire.  On  rédigea  une  lettre  dans  laquelle  on  di- 
sait que  nous  avions  été  désolés  en  entendant  le 
ministre  de  Sa  Majesté  Impériale  nous  annoncer  que 
nous  étions  regardés  comme  coupables  de  complot 
et  de  révolte  ;  que  cette  accusation  était  incompa- 
tible avec  notre  dignité  et  notre  caractère  ;  que  nous 
nous  étions  déterminés  à  exposer  nos  griefs  à  Sa  Ma- 
jesté avec  loyauté  et  franchise  ;  que  nous  déclarions 
donc  n'être  pas  intervenus  à  son  mariage,  parce  que 
le  Pape  n'y  était  pas  intervenu  lui-même;  que  nous 
ne  prétendions  point  nous  ériger  en  juges,  et  qu'en 
nous  déterminant  à  suivre  cette  ligne  de  conduite, 
nous  n'avions  pas  voulu  répandre  dans  le  public  des 
doutes  sur  la  nature  du  second  mariage  et  de  ses 
effets  futurs.  On  se  servit  du  mot  répandre  [spar- 
gere)  pour  indiquer  que  nous  n'étions  pas  poussés  par 
le  désir  de  propager  de  semblables  rumeurs.  Nous 
terminâmes  en  priant  Sa  Majesté  d'être  persuadée  de 
notre  soumission  et  de  notre  respect.  Nous  ne  fîmes 
pas  une  seule  allusion  aux  peines  très-sévères  qu'on 
nous  avait  imposées,  et  nous  n'en  demandâmes  pas 
l'annulation. 

Cette  lettre ,  signée  par  tous  les  treize ,  fut  remise 
de  bonne  heure  au  ministre  des  Cultes ,  dans  la  ma- 
tinée du  5  avril,  par  le  cardinal  Litta,  au  nom  du 
cardinal  Mattei,  chez  lequel  il  habitait,  et  qui  ne 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  213 

savait  pas  le  français.  Le  ministre  la  reçut  avec 
bonté,  mais  en  la  lisant  il  ne  s'en  montra  pas  très- 
satisfait.  Il  n'en  dit  [)as  moins  qu'il  allait  la  porter  à 
Saint-Cloud ,  et  que,  dans  le  courant  de  la  journée, 
on  nous  transmettrait  la  réponse  de  l'Empereur. 
Vers  le  soir,  le  ministre  nous  écrivit  un  billet  très- 
suCcinct,  dans  lequel  il  déclarait  que  l'Empereur  avait 
avancé  son  départ  pour  Saint-Quentin,  qu'il  était 
parti  le  matin  au  lieu  de  partir  le  soir;  puis  le  haut 
fonctionnaire  ajoutait  que,  n'ayant  pas  pu  présenter 
la  lettre  à  Sa  Majesté,  il  ne  se  croyait  pas  autorisé  à 
suspendre  les  ordres  reçus.  Nous  fûmes  donc  obligés, 
le  même  jour,  de  ne  plus  faire  usage  des  insignes 
cardinalices  et  de  nous  revêtir  de  noir;  ce  qui  donna 
lieu  à  la  dénomination  des  ?ioirs  et  des  ronges,  déno- 
mination par  laquelle  on  désigna  les  deux  partis  du 
Sacré-CoUége.  Nous  restâmes  aussi  privés  de  nos 
biens,  tant  ecclésiastiques  que  patrimoniaux.  Ils 
furent  tous  mis  par  le  Gouvernement  sous  un  séques- 
tre de  nouveau  genre.  On  ne  saisit  pas  seulement 
nos  revenus,  mais  on  les  lit  verser  au  trésor,  et  on 
mit  les  scellés  jusque  sur  nos  meubles.  Nous  fûmes 
réduits  pour  vivre  à  puiser  dans  la  bourse  de  nos 
amis  ou  à  recourir  aux  subsides  charitables  des  per- 
sonnes pieuses,  qui  ne  firent  pas  défaut.  Je  ne 
profitai  point  de  ce  second  moyen ,  afin  de  diminuer 
les  charges  des  fidèles  qui  l'alimentaient,  et  d'en 
laisser  jouir  ceux  de  mes  collègues  n'ayant  pas  au- 
tant d'amis  que  moi  auxquels  ils  pussent  s'adresser 


2U  MÉMOIRES 

pour  subvenir  à  leurs  besoins.  Deux  mois  et  quel- 
ques jours  se  passèrent  ainsi.  Nous  attendions  l'exé- 
cution de  la  troisième  peine  dont  nous  étions  mena- 
cés, c'est-à-dire  que  l'on  décidât  de  notre  sort,  ainsi 
que  l'Empereur  se  l'était  réservé,  ou  que  l'on  nous 
rétablît  dans  notre  premier  état ,  soit  en  raison  de  la 
lettre,  qui  lui  parvint  plus  tard,  soit  par  suite  des  dé- 
marches tentées  en  notre  faveur.  Ces  démarches  ne 
venaient  point  de  notre  fait  ;  nous  n'avions  même 
jamais  voulu  les  solliciter,  et  nous  nous  y  étions  re- 
fusés ,  quoiqu'on  nous  engageât  beaucoup  à  les  ap- 
prouver. Mais  le  cardinal  Fesch  et  certains  cardinaux 
rouges,  honteux  de  la  différence  qui  existait  entre 
notre  costume  honoré  par  tous  et  le  leur  que  cha- 
cun méprisait,  plaidèrent  ainsi  auprès  de  l'Empereur 
plutôt  la  cause  de  leur  amour-propre  que  la  nôtre. 
L'Empereur  répondit  à  ces  instances  par  des  paroles 
plus  ou  moins  brusques,  et  il  ne  fit  rien. 

Enfin,  le  11  juin  1810,  nous  fûmes  appelés  chez 
le  ministre  des  Cultes,  qui  nous  indiquait  une  heure 
spéciale  pour  nous  recevoir  deux  à  deux  dans  son 
cabinet.  Le  cardinal  Brancadoro  et  moi ,  nous  eûmes 
la  première  heure.  J'arrivai  avant  les  autres,  et  le 
ministre,  d'une  voix  triste  et  avec  un  air  courtois, 
m'annonça  qu'il  avait  le  déplaisir  de  me  notifier  que 
dans  les  vingt-quatre  heures  je  devais  partir  pour 
Reims,  où  je  resterais  jusqu'à  nouvel  ordre,  ainsi 
que  le  cardinal  Brancadoro.  Le  ministre  s'exprima 
dans  les  mêmes  termes  avec  mon  compagnon,  en- 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  215 

trant  au  moment  où  je  sortais.  II  parla  de  la  sorte 
à  tons  les  antres,  qui  furent  exilés  deux  à  deux  à 
Kethel,  à  Mézières,  à  Saint-Quentin  et  à  Sedan.  Ceux 
qui  avaient  été  relégués  dans  cette  dernière  ville 
allèrent  à  Charleville ,  parce  qu'il  n'y  avait  pas  de 
logement  pour  eux.  Les  trois  autres  cardinaux  se 
virent  internés  à  Semur  et  à  Saulieu.  Peu  de  jours 
ai)rès,  on  leur  permit  de  se  réunir  tous  les  trois  à 
Semur.  A  chacun  de  nous  on  otïrit  cinquante  louis 
pour  les  frais  de  voyage.  Quelques-uns  acceptèrent, 
d'autres  refusèrent.  Le  ministre  avait  oublié  de  m'of- 
frir  cette  somme;  au  moment  où  je  me  retirais,  il 
me  rappela,  s'excusa  de  son  oubli  et  le  répara;  mais 
je  déclinai  l'otTreen  me  servant  de  mes  remercîments 
habituels.  Je  partis  pour  Reims  quelques  heures  après 
l'expiration  du  délai;  mon  compagnon  n'arriva  que 
deux  jours  plus  tard.  Sa  voiture  n'était  pas  en  état, 
et  il  avait  obtenu  ce  bref  délai  afin  de  la  faire  répa- 
rer. On  remarqua  qu'en  nous  fixant  le  lieu  de  notre 
exil,  on  mit  une  attention  toute  spéciale  à  séparer  ceux 
qui  habitaient  ensemble  à  Paris  ou  qui  étaient  liés 
plus  intimement.  On  désigna  à  chacun  pour  compa- 
gnon celui  avec  lequel  il  avait  le  moins  de  relations 
cordiales.  C'est  ainsi  que  je  fus  séparé  du  cardinal  di 
Pietro,  mon  grand  ami,  avec  lequel  j'étais  venu  à 
Paris,  et  que  je  me  vis  uni  au  cardinal  Brancadoro, 
que  j'avais  fréquenté  moins  que  tout  autre  pendant 
mon  séjour  dans  la  capitale. 

Un  mois  après  notre  éloignement  de  Paris,  nous 


216  MÉMOIRES 

reçûmes  une  lettre  du  ministre  des  Cultes,  nous  an- 
nonçant que  l'Empereur  nous  accordait  un  traite- 
ment mensuel  de  deux  cent  cinquante  francs  pour 
notre  subsistance.  Comme  je  n'avais  jamais  rien  ac- 
cepté, le  ministre  me  fit  savoir  cette  nouvelle  d'une 
manière  fort  délicate.  Je  répondis  le  plus  poliment 
possible,  mais  en  déclinant  l'offre  toutefois.  Je  crois 
que  les  autres  firent  la  même  chose  de  leur  côté. 

Voici  quatre  mois  que  j'habite  Reims,  et  j'y  mène 
la  même  vie  retirée  qu'à  Paris.  Je  n'ai  accepté  au- 
cune invitation.  Je  n'ai  pas  d'autres  connaissances 
que  les  trois  ou  quatre  maisons  auxquelles  j'étais 
recommandé,  ou  que  je  fréquente  par  d'autres  motifs. 
Je  n'ai  jamais  assisté  à  aucune  fête,  à  aucune  réu- 
nion. J'ai  toujours  passé  mes  soirées  chez  mon  com- 
pagnon, qui  a  tenu  la  même  conduite.  Nous  vivons 
entre  nous,  et  nous  faisons  et  rendons  seulement 
quelques  visites  de  politesse,  selon  les  circonstances. 
Notre  position,  celle  de  notre  Chef,  du  Saint-Siège 
et  de  l'Église  ne  permettaient  pas  à  un  cardinal  d'agir 
autrement.  Tel  est  du  moins  mon  avis. 

Quand  j'en  aurai  le  loisir,  je  me  propose  de  corri- 
ger et  de  châtier  ces  pages,  que  je  n'ai  même  pas 
relues;  mais  je  veux  d'abord  écrire  les  mémoires  que 
les  dangers  quotidiens  me  commandent  de  ne  pas 
diflérer.  Avant  même  de  revenir  sur  ce  que  je  confie 
au  papier,  j'ajouterai  aux  souvenirs  déjà  recueillis 
les  choses  les  plus  intéressantes  qui  m'arriveront 
successivement. 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  217 

Le  cardinal  Consalvi  a  joint  ù  son  manuscrit  les 
lip;nes  suivantes  : 

Le  10  du  mois  de  janvier  181  I,  je  reçus  à  l'im- 
[)roviste,  et  mon  compagnon  d'exil  aussi,  un  billet  du 
sous-pr(^'fet  de  Reims  (M.  Ponsard),  par  lequel  il 
m'annonçait  que  «  des  ordres  supérieurs  l'obligeaient 
à  m'appeler  sans  retard  à  la  sous-préfecture,  pour 
lui  fournir  des  renseignements  sur  l'objet  de  ces  or- 
dres». A  la  réception  de  ce  billet,  mon  compagnon  fut 
saisi  de  crainte,  parce  qu'il  ignorait  la  nature  des  or- 
dres, et  il  opinait  pour  que  nous  nous  présentassions 
ensemble.  Je  pensai  différemment.  Comme  il  n'était 
pas  question  dans  ce  billet  d'une  invitation  adressée 
à  tous  les  deux,  il  me  parut  à  propos  pour  plusieurs 
raisons  de  ne  pas  le  faire.  Mais  j 'offris  à  Brancadoro 
d'y  aller  le  premier,  et  je  déterminai  avec  lui  le 
moyen  de  l'informer  de  l'objet  de  cet  appel,  en  sor- 
tant de  la  maison  du  sous-préfet,  atin  qu'il  y  allât  pré- 
paré d'avance.  Et  cela  non  à  la  dérobée,  comme  j'ai 
coutume  de  faire.  Je  demandai  à  Dieu  de  m' assister 
(plusieurs  événements  arrivés  à  Paris  nous  donnaient 
lieu  de  craindre  beaucoup),  et  je  partis.  Le  sous- 
préfet  me  dit  qu'il  était  chargé  de  me  demander 
quelles  sommes  j'avais  reçues  pour  mon  entretien 
depuis  mon  exil  à  Reims,  et  par  quel  intermédiaire, 
par  la  poste ,  ou  par  la  diligence ,  ou  par  des  voitu- 
riers,  ou  par  des  personnes  venues  ad  hoc,  et  de  qui, 
et  de  quel  chiffre,  et  de  quelle  manière.  Je  lui  répon- 
dis que  je  n'avais  jamais  reçu  un  sou  de  personne.  — 


SIS  ^B  MÉMOIRES 

((  Mais,  répliqiia-t-il,  coramenl  faites-vous  pour  vivre, 
le  Gouvernement  ayant  saisi  tous  vos  biens  ecclé- 
siastiques et  patrimoniaux?  »  Je  lui  déclarai  que 
mon  banquier  de  Rome  n'avait  pas,  dans  cette  cir- 
constance, retiré  à  son  correspondant  de  Paris  (à  qui 
il  m'avait  recommandé  à  mon  départ  de  Rome)  l'or- 
dre de  me  fournir  de  l'argent.  La  somme  que  j'en 
avais  reçue  pour  me  rendre  à  Reims  m'avait  suffi 
jusqu'alors,  et  je  n'hésitai  pas  à  manifester  que,  si  le 
banquier  de  Rome  eût  retiré  son  crédit,  j'aurais  pro- 
fité des  offres  de  quelques  amis  qui  m'avaient  ouvert 
leur  bourse.  Le  sous-préfet  reprit  que,  puisque  je 
n'avais  rien  reçu  de  personne  depuis  mon  arrivée  à 
Reims,  il  n'y  avait  pas  lieu  de  m'adresser  les  autres 
questions,  c'est-à-dire  en  quelle  quantité,  de  qui,  de 
ffuelle  manière,  par  quelle  voie.  Ainsi  se  termina 
cette  audience,  honnête  pour  la  forme  :  le  sous-préfet 
n'ayant  ajouté  aucune  impolitesse,  aucune  dureté  à 
la  dureté  de  la  chose. 

Cette  mesure  du  Gouvernement  était  provoquée 
par  l'irritation  qu'il  éprouvait  en  voyant  plusieurs 
personnes  charitables  s'unir  entre  elles  et  se  cotiser 
pour  verser  chaque  mois  dans  une  caisse  commune  les 
sommes  destinées  à  soutenir  les  Cardinaux  dépouillés 
de  tous  leurs  biens  et  de  leurs  revenus.  Je  n'avais 
jamais  consenti,  et  quelques  autres  encore  des  treize, 
à  recevoir  la  pension  mensuelle  de  cette  caisse,  sans 
autre  motif  que  d'avoir  de  quoi  subsister  modeste- 
ment par  le  secours  dont  j'ai  parlé.  Je  ne  voulais  point 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  219 

surcharger  de  gaieté  de  cœur  ces  généreux  et  nobles 
souscripteurs.  Mon  compagnon,  qui  avait  toujours 
accepté  les  secours  de  la  caisse,  se  trouvait  dans  une 
situation  bien  différente  de  la  mienne.  Pour  ne  pas 
compromettre  les  plus  aumôniers  ni  leurs  intermé- 
diaires en  avouant  qu'il  avait  reçu  de  l'argent,  il  prit 
le  parti  de  déclarer  qu'il  ignorait  de  quelle  manière 
ces  secours  charitables  avaient  été  remis  chez  lui  par 
une  main  inconnue.  L'impossibilité  que  les  autres,  dis- 
persés en  divers  lieux,  où  on  leur  fera  probablement 
les  mêmes  questions  dans  le  même  temps,  aient  donné 
la  même  réponse,  et  le  but  que  le  Gouvernement  se 
propose,  à  ce  qu'il  paraît ,  et  qui  est  de  nous  obliger 
à  plier  les  épaules  et  à  demander  gvdce,  propter  ino- 
piam  rerum  omnium,  font  cpoire  que  cette  affaire  n'en 
restera  point  là,  et  qulelle  pourra'avoir  des  consé- 
quences inquiétantes  et  mêmes  désastreuses  '. 

1  Nous  tromons  dans  les  portefeuilles  du  cardinal  Consalvi 
deux  lettres  qui  sont  toute  une  révélation.  Après  le  simulacre  de 
Concordat  arrache',  le  23 janvier  4813  ,  par  l'empereur  Napole'on 
au  pape  Pie  VU  prisonnier  à  Fontainebleau  et  isolé  de  toute 
communication  avec  le  Sacré-Collége  dispersé  ou  exilé,  le  gou- 
vernement impérial  crut  devoir  laisser  une  apparence  de  liberté 
au  Pape  et  aux  Cardinaux.  Consalvi,  Pacca,  IJtla,  di  Piètre, 
Mattei  et  les  plus  éminents  personnages  de  l'Église  romaine 
accoururent  auprès  du  Saint-Père.  «  Son  esprit,  ainsi  qu'il 
s'exprime  dans  sa  lettre  du  2i  mars  1813  adressée  à  l'Empereur, 
était  continuellement  déchiré  des  plus  grands  remords  et  du 
plus  vif  repentir.  »  Il  voulait  à  tout  prix  annuler  un  acte  qui 
n'avait  aucune  portée  légale  et  qui  n'engageait  pas  sa  conscience. 
Les  Cardinaux ,  dévoués  à  la  gloire  de  l'Église  et  de  la  Papauté, 
le  secondèrent  dans  ce  vœu  réparateur;  mais  quand  Napoléon, 
pressé  par  les  armées  de  l'Europe  marchant  contre  lui,  sentit 


220         MÉMOIRES  DU  CARDINAL  CONSALVI. 

(ju'il  ne  lui  était  plus  possible  de  garJer  à  Fontainebleau  son 
auguste  captif,  il  se  de'cida  à  le  renvoyer  à  Rome,  puisque  la 
fortune  faisait  e'chouer  l'un  après  l'autre  tous  ses  gigantesques 
projets.  Le  départ  du  Pape  eut  lieu  le  23  janvier  '1814.  La  veille 
et  le  lendemain  de  cet  heureux  jour,  le  cardinal  Consalvi,  l'âme 
des  conseils  de  Pie  VU,  le  prince  de  l'Église  qui  avait  soutenu  et 
dirige'  son  courage  dans  ces  rudes  e'preuves,  reçut  le  prix  d'une 
inaltérable  fidélilé.  Le  ministre  des  cultes  lui  adressa  en  termes 
inouïs  un  nouvel  ordre  d'exil  dans  l'exil,  ordre  que  le  ministre 
de  la  police  générale  de  l'Empire ,  par  un  curieux  intervertisse- 
ment  de  rôles,  tâcha  d'adoucir  au  moins  dans  la  forme. 

«  Paris,  le  21  janvier  1814. 

»  Monsieur  le  Cardinal,  j'ai  l'honneur  de  vous  prévenir  que 
Son  Excellence  le  ministre  de  la  police  générale  est  chargé  de 
vous  signifier  des  ordres  dont  l'exécution  ne  peut  être  différée. 
Je  ne  pourrais  recevoir  aucune  réclamation,  il  serait  dès  lors 
inutile  (pie  vous  demandassiez  un  délai  pour  m'en  adresser.  Vous 
donnerez  par  voire  soumission  une  nouvelle  preuve  de  votre 
respect  pour  votre  Souverain. 

»  Agréez ,  monsieur  le  Cardinal ,  l'assurance   de   ma   haute 

considération. 

«  Le  ministre  des  cultes, 

M  Le  comte  Bigot  de  Préameneu.  » 

.<  Paris,  le  25  janvier  1814. 

y  Monsieur  le  Cardinal ,  conformément  aux  ordres  que  j'ai 
reçus  concernant  Votre  Éminence,  elle  doit  partir  le  plus  promp- 
tement  possible,  et  dans  le  plus  sévère  incognito,  pour  se  rendre 
à  Réziers,  département  de  l'Hérault.  La  personne  qui  vous  re- 
mettra cette  lettre  est  M.  Motte,  sous-ofTicier  de  la  gendarmerie 
impériale  de  Paris,  qui  a  ordre  d'accompagner  Votre  Éminence 
jusiju'à  Béziers. 

»  Il  lui  est  expressément  recommandé  d'obtempérer  à  tout  ce 
que  Votre  Éminence  désirera  dans  la  ligne  des  ordres  qu'il  a  reçus. 

)>J'ai  prévenu  les  autorités  de  Béziers  de  votre  arrivée,  et  je 
suis  persuadé  iju'elles  s'empresseront  de  concourir  à  tout  ce  qui 
pourra  vous  en  rendre  le  séjour  agréable. 

u  Je  saisis  cette  occasion  d'offrir  à  Votre  Éminence  les  assu- 
rances de  ma  très-haute  considération. 

»  Le  duc  de  RoviGO.  » 


MÉMOIRES 

SUR    MON   MINISTÈRE. 


Je  rédige  ces  Mémoires  onze  années  environ  après 
mon  entrée  à  la  secrétairerie  d'État  (1 8  ou  19  mars 
1800),  et  cinq  années  après  être  tombé  du  pouvoir 
(17  juin  1806).  Je  les  rédige  au  milieu  des  plus 
grands  dangers,  et  assiégé  par  la  crainte  incessante 
de  me  voir  surpris  composant  un  travail  qui  pourrait 
me  coûter  cher  s'il  était  révélé.  En  vue  de  pareils 
motifs,  ces  Mémoires  ne  peuvent  donc  pas  être 
exacts  et  accompagnés  des  considérations  que  les  faits 
exigeraient.  Du  reste,  je  n'ai  pas  tous  les  événements 
présents  à  l'esprit.  Je  ne  possède  en  ce  moment  au- 
cun papier  pour  diriger  ou  corroborer  mes  souve- 
nirs. Je  n'ai  même  pas  ceux  qui  furent  publiés  et 
qui  pourraient  suppléer  au  défaut  des  souvenirs  et 
des  documents.  Enfin  écrivant  dans  l'exil,  et  au  mi- 
lieu de  circonstances  semblables  à  celles  que  nous 
traversons,  je  ne  jouis  pas  du  temps,  du  calme, 
de  la  sécurité  et  de  la  liberté  nécessaires  pour  enri- 
chir mon  manuscrit  des  réflexions  et  des  ornements 
opportuns.  En  m'occupant  de  cet  ouvrage  à  la  hâte, 


222  MÉMOIRES 

je  ne  me  propose  pas  crautre  but  que  de  courir  à 
fleur  d'eau,  comme  on  dit,  sur  les  événements  qui 
me  viendront  à  l'esprit  à  mesure  que  j'écrirai  pour 
que  la  trace  ne  s'en  perde  point.  Et  ce  que  je  fais 
servira  peut-être  un  jour  à  quelque  chose,  dans  l'in- 
térêt ou  pour  la  défense  du  Saint-Siège,  dont  on  a 
pillé  toutes  les  archives.  Si  le  Ciel  m'accorde  une 
vie  et  des  temps  meilleurs,  je  veux  donner  à  ce  tra- 
vail le  perfectionnement  qu'il  ne  m'est  pas  possible 
de  réaliser  maintenant,  tant  pour  le  fond  que  pour 
la  forme  et  le  style. 

Ceci  posé ,  je  mets  de  suite  la  main  à  l'œuvre. 

Mon  ministère  fut  un  pur  effet  du  hasard.  J'étais 
alors  auditeur  de  Rote.  Me  trouvant  à  Venise  au  mo- 
ment de  la  première  chute  du  gouvernement  ponti- 
fical, sous  Pie  y I,  après  avoir  souffert  plusieurs  mois 
de  détention  au  château  Saint-Ange,  et  d'autres  aven- 
tures aussi  tristes  qui  aboutirent  à  la  déportation  et 
à  la  perte  de  mes  biens,  je  fus  choisi  par  les  Cardi- 
naux pour  être  secrétaire  du  Conclave  qui  allait 
s'ouvrir.  Le  prélat  secrétaire  du  Consistoire  et  du 
Conclave  était  absent  et  habitait  Rome,  où  il  avait 
voulu  rester.  Le  Conclave  terminé,  j'en  sortis  le  jour 
même,  par  un  effet  de  la  délicatesse  qui  dirigea  ma 
conduite,  tout  le  temps  de  sa  durée. 

Je  ne  désirais  rien,  je  n'ambitionnais  rien,  et 
comme  pendant  le  Conclave  je  n'avais  fait  la  cour  à 
aucun  cardinal  afin  de  me  préparer  up  appui  parti- 
culier près  du  nouveau  Pape,  je  quittai  le  Conclave 


nu  CARDINAL  CONSALVl.  223 

le  jour  mùino  qu'il  fut  terminé  et  je  me  retirai  dans 
mon  habitation.  Il  me  répugnai!  ((uo  l'on  pût  soup- 
çonner que  je  continuais  à  résider  près  du  Pape  dans 
le  but  d'obtenir  quelque  faveur.  I^e  nouveau  Pontife, 
Pie  YII,  me  connaissait  à  peine,  car  le  cardinal-cNÙque 
d'Imolane  séjournait  jamais  à  Rome.  Durant  le  (Con- 
clave, je  ne  l'avais  vu  que  fort  peu,  et  comme  tous 
les  autres,  seulement  pour  les  affaires  de  mon  office, 
alors  qu'il  était  chef  d'ordre. 

Aussi,  quand  je  pris  congé  de  lui,  peu  d'heures 
après  son  exaltation,  il  me  permit,  tout  en  me  témoi- 
gnant son  déplaisir,  de  me  rendre  chez  moi.  Je  pas- 
sai trois  ou  quatre  jours  sans  le  revoir  et  sans  m'ap- 
procher  de  l'île  de  Saint-Georges,  où  le  Saint-Père 
résidait.  Voilà  que  tout  à  coup  il  me  fait  appeler 
contre  mon  attente  ,  —  je  pouvais  en  effet  imaginer 
toute  autre  chose  que  celle-là ,  —  et  il  me  dit  que  le 
cardinal  Herzan,  ministre  de  l'empereur  d'Autriche, 
lui  avait  livré  le  plus  impitoyable  assaut  pour  qu'il 
nommât  secrétaire  d'État  le  cardinal  Flangini  ;  que, 
lui.  Pie  VII,  n'en  voulait  absolument  pas,  et  que 
d'un  autre  côté ,  ne  pouvant  point  déplaire  tout  d'a- 
bord à  la  cour  impériale  par  un  refus  trop  net,  il 
avait  adopté  le  parti  de  répondre  que,  se  trouvant 
privé  de  ses  États,  il  n'avait  pas  besoin  d'un  secré- 
taire d'État,  Le  Pape  ajouta  que,  le  cardinal  Herzan 
lui  ayant  répliqué  qu'il  ne  saurait  se  dispenser  de  se 
servir  de  quelqu'un  pour  traiter  les  affaires  de  tout 
genre  et  spécialement  pour  négocier  avec  les  cours 


224  MÉMOIRES 

étrangères,  lui,  Pape,  avait  riposté  qu'il  se  servirait 
du  prélat  secrétaire  du  Conclave,  qu'il  y  trouvait  un 
avantage  puisque  ce  prélat  connaissait  déjà  les 
affaires,  après  les  avoir  dirigées  pendant  le  temps  de 
l'élection.  Pie  VU  conclut  en  m' annonçant  qu'il 
m'expédierait  le  jour  même  le  billet  de  pro-secrétaire 
d'État,  et  que  je  devais  revenir  habiter  avec  lui  sans 
retard. 

Une  répugnance  ancienne  et  vraiment  fatale  que 
j'avais  éprouvée  pour  tout  emploi  traînant  à  sa 
suite  une  responsabilité  quelconque  me  fit  appeler 
à  mon  aide  toutes  les  résistances  permises,  —  je 
le  confesse  avec  simplicité,  —  afin  de  ne  pas  être 
chargé  de  ces  fonctions  réunissant  mille  responsa- 
bilités à  la  fois,  et  les  plus  graves.  Mais  j'empldyai 
vainement  les  prières  et  les  supplications;  il  fallut 
obéir,  d'autant  mieux  que  Tordre  était  intimé  avec 
cette  bonté  et  cette  douceur  irrésistibles  qui  n'ap- 
partenaient qu'à  Pie  VII.  Je  me  bornai  à  demander 
qu'il  ne  me  conférât  pas  le  titre  de  pro-secrétaire 
d'État,  mais  celui  de  simple  pro-secrétaire  de  Sa 
Sainteté.  J'obtins  cette  faveur.  Je  fus  cependant  ap- 
pelé dans  les  actes  publics  pro-secrétaire  d'État. 
Quant  à  moi,  je  signai  toujours  auditeur  de  Rote  et 
pro-secrétaire  de  Sa  Sainteté.  Je  me  vis  donc  re- 
vêtu de  la  charge  de  secrétaire  d'État  sans  l'avoir 
je  ne  dirai  pas  ambitionnée,  mais  encore  sans  y  avoir 
pensé,  car  je  ne  pouvais  pas  même  y  songer.  Le 
jour  suivant,  j'allai  de  nouveau  habiter  le  couvent 


« 


DU  CAHOINAL  CONSALVI.  22.'; 

OÙ  le  Conclave  s'était  tenu  cl  où  le  Pape  demeurait; 
puis  j'entrai  immédiatement  en  fonction. 

Le  Pontife,  ayant,   selon  l'usage,  fait  part  aux 
souverains  et  à  la  Chrétienté  de  son  exaltation  dans 
une  encyclique  rendue  publique,  combina  tous  ses 
etTorts  afin  de  remettre  le  Saint-Siège  en  possession 
de  son  héritage.  11  fallait  réclamer  non-seulement  les 
territoires  qui  lui  étaient  restés  après  ce  qu'on  nomme 
la  paix  de  Tolentino  —  la  cosi  delta  pace  di  TolentinOj 
—  et  qui,  à  la  suite  des  revers  essuyés  par  l'armée 
française,  se  voyaient  occupés  d'un  côté  par  les  Au- 
trichiens et  de  l'autre  par  les  Napolitains,  mais  en- 
core les  trois  légations,  perdues  en  même  temps  que 
le  Comtat  d'Avignon  à  l'occasion  de  ce  même  traité, 
et  dont  la  maison  d'Autriche  s'était  emparée.  A  cet 
etîet,  on  adressa  des  notes  officielles;  le  Pape  écrivit 
même  de  sa  main,  afin  de  solliciter  cette  restitution. 
Mais  ni  les  notes  officielles  que  l'on  renouvela  ni 
les  lettres  du  Pape  à  l'empereur  François  et  au  mi- 
nistre baron  de  Thugut  —  auquel  Sa  Sainteté  avait 
daigné  écrire  dans  le  but  de  tout  essayer  —  ne  furent 
honorées  d'un  mot  de  réponse.  Le  ministre  en  ques- 
tion ne  voulait  pas  rendre  les   légations.   Peu  lui 
importait  qu'on  rétablît  le  reste.  Le  cardinal  Herzan 
risqua  alors  une  démarche  très-grave  et  on  ne  peut 
plus  embarrassante.  Elle  n'allait  à  rien  moins  qu'à 
conduire  le  Pape  à  Vienne.  Herzan  lui  représenta  les 
immenses  avantages   qui   devaient    résulter  de  ce 
voyage,  soit  pour  la  Religion,  soit  pour  l'État.  Le 
n.  45 


226  MEMOIRES 

Cardinal  basait  sa  demande  sur  la  supériorité  que  les 
ariues  autrichiennes  obtenaient  en  ce  moment  contre 
les  armes  françaises.  Partant  de  là,  il  faisait  ressortir 
que  le  Pape  devait  tout  espérer  et  tout  redouter  de 
l'empereur  d'Allemagne.  On  ne  peut  se  figurer  les 
intempérances  de  zèle  mises  en  jeu  par  le  ministre 
impérial  pour  faire  réussir  ce  voyage. 

Mais  nous  avions  deviné  le  motif  secret  qui  l'ani- 
mait. Il  n'était  pas  difficile  de  s'expliquer  son  but, 
après  avoir  vu  ce  qu'il  avait  tenté ,  mais  en  vain , 
pour  faire  élire  Pape  celui  qu'il  croyait  le  plus  apte  à 
réaliser  les  intentions  de  sa  cour  au  moment  de  l'oc- 
cupation des  trois  provinces.  Il  cherchait  à  obtenir 
de  l'élu,  quand  il  serait  à  Vienne,  ce  que  lui,  Her- 
zan,  n'avait  pu  arracher  en  travaillant  à  l'élection 
du  candidat  qu'il  supposait  disposé  à  le  favoriser  en 
tout,  je  crois  {io  credo  a  tutto).  En  deux  mots,  loin 
de  songer  à  restituer  les  légations,  on  voulait  que 
Pie  VU  signât  librement  une  confirmation  de  la  cession 
que  son  prédécesseur  avait  acceptée  par  force  ma- 
jeure. Le  plan  caché  était  démasqué.  Cela,  joint  à  la 
considération  que  les  autres  puissances  pourraient 
être  jalouses  en  voyant  le  Pape  aller  à  Vienne,  fit 
qu'on  résista  victorieusement  à  ces  invitations  réité- 
rées. Et  cependant  le  cardinal  diplomate  les  accom- 
pagnait de  réflexions  sur  la  puissance  de  l'Empereur, 
et  il  ajoutait  toujours  qu'il  ne  fallait  pas  s'ahéner  les 
bonnes  grâces  d'un  homme  possédant,  outre  les  trois 
légations,  presque  tout  l'Étal  pontifical  jusqu'aux 


nu   CARDINAL  CONSALVI.  227 

portes  de  Rome,  et  pouvant  en  accorder  ou  en  diiré- 
rer  la  restitution.  Sa  persévérance  et  ses  assauts 
répétés  ne  servirent  à  rien  :  le  voyage  de  Vienne 
n'eut  pas  lieu. 

L'insuccès  de  cette  première  tentative  fut  proba- 
blement ce  qui  donna  naissance  au  fait  que  je  vais 
raconter.  Peu  après  et  subitement,  on  vit  arriver  à 
Venise  un  envoyé  extraordinaire  de  l'empereur  d'Al- 
lemagne. C'était  le  marquis  Ghislieri,  de  Bologne,  et 
employé  à  la  chancellerie  de  Vienne.  On  ne  saisit  pas 
tout  d'abord  le  molif  de  sa  venue.  En  effet,  il  ne 
s'était  point  annoncé  comme  chargé  d'une  tache 
particulière,  et,  à  Venise,  nous  avions  l'ambassa- 
deur impérial  dans  la  personne  du  cardinal  Herzan. 
D'autre  part,  Ghislieri  n'était  point  d'un  rang  assez 
élevé  pour  être  apte  à  une  mission  de  cérémonial, 
comme,  par  exemple,  celle  de  complimenter  le  Pape 
sur  son  exaltation  ou  autre  chose  semblable.  Mais  on 
ne  tarda  pas  à  connaître  l'objet  de  son  ambassade. 

Après  de  longues  circonlocutions  —  (un  lungo 
giro  di  parole),  —  il  exposa  les  dispositions  de  sa 
cour,  et  annonça  qu'elle  était  prête  à  restituer  les 
États  du  Saint-Siège,  dePesaro  à  Rome,  contre  une 
renonciation  du  Pape  à  ses  droits  sur  les  trois  léga- 
tions perdues  au  traité  de  Tolentino  et  occupées 
maintenant  par  la  maison  d'Autriche.  Cette  proposi- 
tion fut  complètement  rejetée,  malgré  les  diverses 
démarches  que  Ghislieri  ne  cessa  de  faire  auprès  de 
moi  et  auprès  du  Pontife  lui-même.  Quand  il  s'aper- 

45. 


^P*v 


228  MÉMOIRES 

çut  que  ses  efforts  n'aboutissaient  à  rien,  il  vint  :i 
composition,  ainsi  qu'on  a  l'habitude  de  le  dire,  il 
offrit  la  restitution  d'une  des  trois  légations,  la  Roma- 
ine, à  l'exception  d'une  petite  partie  avoisinant  la 
Mesola  et  le  Ferrarais;  mais  le  Pape  devait  confir- 
mer la  cession  des  dfiux  autres  légations  de  Bologne 
et  de  Ferrare. 

Cette  offre  fut  encore  repoussée,  et  la  mission  de 
Ghislieri  demeura  ainsi  sans  effet.  Le  Pape  pressait 
pour  qu'on  lui  rendit  les  trois  légations.  Voyant  que 
ses  lettres,  ses  prières  et  ses  instances  n'aboutissaient 
à  rien,  il  adressa  un  jour  au  marquis  Ghislieri  ces 
paroles  mémorables,  que  l'événement  vérifia  si  vite  : 
c(  Après  tout  ce  qu€  nous  avons  dit  et  écrit  pour  que 
l'Empereur  rende  au  Saint-Siège  les  provinces  qui 
lui  appartiennent,  nous  ne  savons  plus  ni  que  dire 
ni  que  faire,  monsieur  le  marquis.  Il  ne  veut  pas  res- 
tituer, mais  viendra  un  temps  où  il  se  repentira  de 
ne  l'avoir  pas  fait.  L'Empereur  met  dans  sa  garde- 
robe  des  habits  qui  non -seulement  se  corroderont 
bientôt,  mais  encore  qui  communiqueront  un  ver 
rongeur  à  ses  propres  vêtements.  »  Le  marquis 
Ghislieri,  dans  sa  bouillante  jeunesse,  et  quoique 
fort  religieux  et  fort  honnête,  se  montra*  blessé  de 
ce  mot.  Il  se  contint  en  présence  du  Pape;  mais  il 
accourut  se  plaindre  amèrement  à  moi.  Il  disait  que 
le  Saint-Père  avait  peu  l'idée  de  la  grandeur  et  de  la 
force  de  la  cour  d'Autriche,  et  qu'il  fallait  beaucoup, 
mais  beaucoup,  pour  qu'un  ver  se  glissât  dans  ses 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  2i'.) 

possessions.  Je  répondis  que  le  Pape  s'était  sûrement 
exprimé  dal  Icllo  in  shj  c'est-à-dire  dans  la  prévision 
(pie  le  Ciel  ne  bénirait  pas  la  maison  d'AutiicIie  si 
elle  gardait  le  patrimoine  de  l'Eglise,  et  que  parlant 
(lai  tctto  in  sa,  la  chose  pouvait  fort  bien  arri\er 
malgré  la  grande  puissance  de  la  maison  d'Autriche. 

Deux  mois  et  quelques  jours  s'écoulèrent,  et  la 
j)rédiction  commença  à  se  réaliser.  L'Autriche  perdit 
d'abord  les  trois  légations,  puis  les  États  vénitiens, 
puis  les  autres  parties  de  ses  anciens  domaines. 
Ainsi  se  vérifia  ce  qu'avait  dit  le  Pape  du  ver  ron- 
geur que  la  maison  de  Habsbourg  attachait  à  ses 
propres  vêtements  en  plaçant  ceux  de  l'Église  dans 
sa  garde-robe. 

Ayant  perdu  tout  espoir  de  restitution ,  le  Saint- 
Pore  suppléa  à  ce  que  son  prédécesseur  n'avait  pu 
l'aire  [)endant  sa  captivité.  Il  sauvegarda  les  droits 
(lu  Saint-Siège  siir  ces  provinces  par  une  protestation 
(jui  devait  produire  ses  effets  dans  des  temps  meil- 
leurs. A  la  fm  d'avril,  le  Pape  manifesta  son  désir 
d'aller  à  Piome.  Celte  ville  était  occupée,  ainsi  que  le 
reste  des  États  pontificaux  juscju'aux  frontières  du 
royaume  —  sans  parler  des  duchés  de  Bénévenl  et 
de  Pontecorvo  —  par  les  troupes  napolitaines;  mais 
le  Pontife  était  certain  de  tout  obtenir  du  Roi  de 
Naples,  auquel  il  en  avait  demandé  la  restitution.  Les 
entraves  que  le  gouvernement  autrichien  mil  à  l'exé- 
cution de  ce  dessein  ne  furent  pas  sans  gravité.  Le 
baron  de  Thugut,  n'ayant  pu  obtenir  que  le  Pape  se 


230  MÉMOIRES 

rendît  à  Tienne,  désirait  au  moins  le  garder  à  A'enise 
ou  dans  une  autre  cité  voisine.  Mais  la  fermeté  du 
Pape  surmonta  tout.  Une  fois  le  voyage  décidé,  on 
songea  à  la  manière  de  l'exécuter.  Le  ministre  ap- 
préhendait beaucoup  le  passage  de  Pie  VII  à  tra- 
vers les  légations.  Il  sentait  —  et  cela  était  certain 
—  que  ces  peuples  acclameraient  le  Saint-Père  sur 
la  route  et  le  reconnaîtraient  pour  leur  prince,  ce 
qui  aurait  beaucoup  gêné  l'Autriche  refusant  de 
rendre  ces  provinces.  Le  gouvernement  impérial 
adopta  le  parti  de  faire  embarquer  le  Pape  depuis 
Venise  jusqu'à  Pesaro.  Or  la  marine  vénitienne 
n'existait  plus  qu'à  l'état  de  souvenir.  On  nolisa 
à  la  bonne  —  alla  meglio  —  la  seule  frégate  qui 
se  trouvât  dans  l'arsenal  et  à  peu  près  en  mesure 
de  tenir  la  mer.  On  réunit  un  petit  nombre  de  mau- 
vais marins  pour  l'équiper,  et  on  prépara  assez  mes- 
quinement ce  qui  était  nécessaire  à  la  navigation. 
On  n'établit  même  pas  de  four  pour  offrir  du  pain 
frais  au  Saint-Père.  Le  Pape  s'embarqua,  accompa- 
gné des  quatre  cardinaux  Joseph  Doria ,  Pignatelli, 
Borgia  etBraschi,  et  avec  les  quatre  prélats  admis  à 
le  suivre,  le  pro-secrétaire  d'Etat,  le  majordome,  le 
maître  de  chambre  et  le  secrétaire  des  mémoriaux. 
n  prit  aussi  quelques-uns  de  ses  domestiques.  Le 
marquis  Ghislieri ,  nommé  ambassadeur  d'Autriche  à 
Rome,  nous  suivit.  En  essayant  de  gagner  le  large, 
on  s'aperçut  que  la  Bellone,  trop  lourde  et  mal 
gréée,  ne  pouvait  pas  marcher.  On  consacra  toute 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  231 

la  nuit  à  la  débarrasser  de  ses  canons  afin  de  l'allé- 
ger. L'impéritie  des  marins  et  le  mauvais  é(at  de  la 
frégate,  bien  plus  que  les  vents  contraires,  nous  obli- 
gèrent, au  lieu  de  cingler  sur  Pesaro,  à  traverser  le 
golfe  et  à  nous  réfugier  dans  le  port  d'Istri ,  sur  la 
rive  opposée.  Nous  restâmes  près  de  deux  jours  à 
Portofino,  en  espérant  un  temps  meilleur.  Et  ce- 
pendant les  autres  navires  tenaient  la  mer  sans  diffi- 
culté. Enfin,  après  onze  jours  de  la  navigation  la  plus 
pénible,  nous  touchâmes  à  Pesaro.  Le  Pape  et  sa 
suite  montèrent  dans  une  chaloupe  pour  entrer  dans 
le  canal,  parce  que  la  frégate  ne  pouvait  pas  y  péné- 
trer. Elle  alla  prendre  port  à  Ancône. 

L'accueil  que  l'on  fit  au  Pape  à  Pesaro  et  ensuite  à 
Fano,  àSinigaglia  et  à  Ancône,  fut  un  triomphe  per- 
pétuel. Gomme  nous  descendions  de  voiture  à  An- 
cône, le  marquis  Ghislieri,  qui  nous  y  avait  précédés 
de  quelques  heures  en  parlant  de  Sinigaglia,  nous 
annonça,  d'un  air  plein  de  tristesse  et  avec  de  dou- 
loureuses paroles,  la  grande  victoire  des  Français  à 
Marengo ,  la  cession  de  treize  forteresses  et  de  tout 
le  pays  jusqu'à  l'Adige ,  cession  imposée  aux  Autri- 
chiens par  l'armistice.  C'est  ainsi  qu'on  vit  se  réaliser 
la  prédiction  du  Pape  sur  l'Autriche. 

Le  marquis  Ghislieri,  pieux  comme  il  était,  m'en 
fit  lui-même  la  remarque  avec  peine.  On  continua  le 
voyage ,  et  ce  fut  à  Foligno  que  le  marquis  opéra  la 
restitution  au  Saint-Siège  des  États  pontificaux,  de 
Pesaro  à  Rome.  Il  ne  m'en  avait  pas  soufflé  mot  jus- 


232  MÉMOIRES 

qu'à  Lorette,  où  il  me  l'annonça  ainsi  qu'à  Sa  Sain- 
teté. Un  édit  que  je  signai  à  Foligno  faisait  connaître 
cette  nouvelle  à  toutes  les  populations,  et  à  dater  de 
ce  jour,  le  Pape  commença  à  parler  en  souverain 
dans  son  patiimoine. 

Quand  on  aniva  aux  environs  de  Rome,  à  la  dis- 
tance de  dix  milles  à  peu  près,  on  rencontra  un  des 
corps  de  Tannée  napolitaine  en  grande  tenue,  qui 
attendait  le  Pape  pour  lui  servir  d'escorte  à  son  en- 
trée dans  la  ville.  La  restitution  de  Rome  et  du  reste 
de  l'Etat  jusqu'aux  frontières  du  royaume  deNaples, 
avait  été  effectuée  peu  de  jours  auparavant  par  la 
maison  de  Naples.  Elle  avait  remis  l'autorité  entre 
les  mains  de  trois  cardinaux  qui  précédaient  le  Pape  ; 
de  sorte  qu'il  entra  à  Rome  le  3  juillet  1 800,  en  qua- 
lité de  souverain. 

Sa  Sainteté  était  placée  dans  le  premier  carrosse 
avec  les  cardinaux  Joseph  Doria  et  Braschi,  ses  com- 
pagnons de  route  depuis  Pesaro.  Les  deux  autres, 
venus  par  mer  avec  Pie  VII,  avaient  pris  les  devants. 
Je  me  trouvais  dans  la  seconde  voiture  avec  les  trois 
autres  prélats.  Le  Pape,  reçu  au  milieu  des  acclama- 
tions populaires,  alla  directement  à  la  basilique  de 
Saint-Pierre ,  puis  il  se  dirigea  vers  son  palais  du 
Quirinal ,  où  le  soir  même  il  admit  la  noblesse 
romaine  —  //  baronaggio  romano  —  à  lui  présenter 
ses  hommages.  Le  général  napolitain,  accompagné 
des  ofûciei  s  de  l'armée  royale,  eut  le  même  honneur. 

Rentré  en  possession  de  ses  domaines,  le  Saint- 


nu  CARDINAi.  CONSALVI.  233 

Père  s'occupa  aussitôt  de  reconstituer  le  gouverne- 
ment pontifical,  il  n'y  avait  plus  ce  i^rand  nombre  de 
prélats  par  l'intermédiaire  desquels  le  Pape  exerce 
son  pouvoir  soit  dans  les  matières  civiles,  les  magis- 
tratures et  les  finances,  soit  dans  les  matières  crimi- 
nelles, soit  enfin  dans  l'administration  des  princi- 
pales villes  de  province.  Cela,  joint  à  la  difficulté 
d'improviser  des  modifications  à  la  hâte,  rendait  la 
reconstitution  immédiate  du  gouvernement  clérical 
impossible,  du  moins  par  le  concours  des  coopérateurs 
ecclésiastiques.  La  majeure  partie  des  prélats  était 
absente.  Au  temps  de  la  Révolution,  plusieurs  d'entre 
eux  avaient  émigré;  quelques-uns  furent  expulsés 
des  corps  de  la  prélature,  beaucoup  étaient  volon- 
tairement rentrés  dans  leurs  familles.  Du  reste,  l'in- 
certitude dans  laquelle  chacun  était  plongé  relative- 
ment à  la  résurrection  du  domaine  temporel,  sans 
cesse  ajournée,  comme  je  l'ai  dit,  jusqu'aux  derniers 
moments ,  n'avait  pas  permis  à  la  prélature  dispersée 
çà  et  là  de  revenir  assez  promptement.  Il  y  en  eut 
aussi  qui ,  regardant  la  Révolution  comme  affermie 
ou  tout  au  moins  comme  de  longue  durée,  prirent 
le  parti  de  renoncer  à  l'habit  prélatice  et  d'abandon- 
ner la  carrière  qu'ils  avaient  embrassée.  Nous  avions 
encore  une  autre  raison  excellente  pour  difierer.  La 
Révolution  avait  tout  bouleversé,  elle  ne  cessait  de 
détruire. 

En  rétablissant  l'ancien  ordre  de  choses,  il  était 
facile  de  tirer  un  bien  de  ce  mal.  Quoique  les  insti- 


# 


234  MEMOIRES 

tutions  du  gouvernement  pontifical  fussent  très-sa- 
ges, il  est  cependant  hors  de  doute  que  certaines 
d'entre  elles  dégénéraient  de  leur  primitive  origine. 
On  en  avait  altéré,  changé  ou  corrompu  quelques 
autres,  et  il  s'en  trouvait  qui  ne  convenaient  plus  au 
temps,  aux  idées  nouvelles  et  aux  nouveaux  usages. 
Les  effets  et  les  tendances  de  la  Révolution,  sur- 
vivant à  la  Révolution  elle-même,  exigeaient  des 
atermoiements  et  des  ménagements,  non  moins  pour 
la  stabilité  du  Saint-Siège  qu'il  fallait  restaurer,  que 
pour  l'avantage  du  peuple.  Je  pourrais  étendre  et 
développer  beaucoup  plus  au  long  cette  thèse,  mais 
le  peu  de  calme  dont  je  jouis  et  les  obstacles  dont  j'ai 
parlé  plus  haut,  sans  compter  d'autres  raisons  excel- 
lentes ressortant  de  la  nature  du  sujet ,  s'y  opposent 
absolument.  Du  reste,  ce  que  j'ai  dit  suffira  à  tout 
lecteur  perspicace  pour  saisir  que  de  très-légitimes  et 
de  très-justes  motifs  nous  engageaient  à  profiter  de 
la  circonstance  et  à  différer  de  quelque  temps  la 
restauration  des  anciennes  formes  gouvernementales 
afin  d'en  modifier  quelques  parties,  du  moins  les  plus 
urgentes.  Cela  valait  mieux  que  de  le  rétablir  de 
suite  tel  qu'il  était  avant  la  Révolution  ;  et  le  Saint- 
Père  lui-même  émettait  ce  vœu. 

Dans  ce  but,  on  prit  la  détermination  de  conserver, 
à  dater  du  moisde  juillet  jusqu'à  la  fin  d'octobre,  le 
gouvernement  provisoire  que  les  troupes  napolitai- 
nes, en  déclarant  la  cessation  de  l'État  républicain, 
avaient  constitué  d'après  le  modèle  du  régime  ponti- 


Dr   CARDINAL  COiNSALVl.  235 

lical,  et  nous  le  confiâmes  aux  hommes  les  plus  pro- 
bes et  les  plus  doctes  de  la  ville. 

En  même  temps  que  cette  prorogation  se  régulari- 
sait, on  forma  une  congrégation  composée  de  plusieurs 
cardinaux,  de  ([uelques  prélats  et  des  séculiers  les 
plus  instruits  et  les  plus  estimés  pour  leur  bon  esprit 
et  leur  conduite.  On  les  chargea  de  tracer  un  plan 
pour  la  restauration  du  gouvernement,  fondé  sur  les 
bases  et  sur  les  constitutions  antiques,  mais  adapté 
aux  conditions  modernes  ainsi  qu'à  la  nature  des 
temps ,  en  le  dépouillant  des  vices  ou  des  abus  qui 
auraient  pu  se  glisser  dans  l'ancien  peu  à  peu  avec 
les  années,  comme  il  arrive  à  toutes  les  choses  de 
la  terre.  La  congrégation  reçut  ordre  de  terminer 
son  travail  pour  la  mi-octobre.  Le  provisoire  devait 
prendre  fin  le  1"  novembre,  après  l'approbation  du 
nouveau  plan  par  le  Saint-Père,  et  alors  on  remettrait 
l'autorité  entre  les  mains  des  prélats. 

Quelques  mois  suffisaient,  croyait-on,  pour  que 
ces  derniers  pussent  arriver  à  Rome  des  divers  lieux 
oii  ils  avaient  fixé  leur  résidence.  En  même  temps 
que  l'on  confirmait  le  gouvernement  provisoire  dans 
la  capitale,  on  le  confirmait  aussi  dans  les  provinces, 
qu'on  prit  soin  de  séparer  en  six  grandes  délégations; 
chacune  de  ces  délégations  reçut  un  prélat  avec  le 
titre  de  délégat  apostolique  chargé  de  l'administrer. 
Toutes  les  autorités  provisoires  des  villes  et  des  cam- 
pagnes devaient  dépendre  d'eux.  Nous  étions  entrés 
à  Rome  le  3  du  mois  de  juillet,  et  nous  avions  aussi- 


236  MÉMOIRES 

tôt  pris  toutes  ces  mesures.  Vers  la  fin  du  mois, 
dans  une  des  audiences  quotidiennes  que  j'avais  du 
Saint-Père  en  vertu  de  ma  charge,  le  Pape  me  dit 
qu'il  voulait  faire  une  promotion  de  deux  cardinaux 
et  revêtir  de  la  pourpre  moi  et  son  maître  de  cham- 
bre (maestro  di  caméra;,  don  Diego  Caracciolo, 
Napolitain ,  afin  de  récompenser  la  fidéUté  avec 
laquelle  il  avait  accompagné  et  servi  son  prédéces- 
seur jusqu'à  la  mort.  «  Nous  sommes  décidé,  ajouta- 
t-il,  à  vous  nommer  notre  secrétaire  d'État,  et  il  ne 
vous  serait  pas  possible,  étant  simple  prélat,  de  rem- 
plir ces  fonctions.  Comme  prélat,  vous  êtes  moins 
(pi'un  cardinal;  comme  secrétaire  d'État,  vous  devez 
signifier  aux  Cardinaux  des  ordres  qui  émanent  de 
nous.  C'est  pourquoi  nous  avons  pris  la  résolution  de 
vous  créer  cardinal  au  premier  consistoire  en  même 
temps  que  secrétaire  d'État.  Préparez-vous  donc  dès 
cette  heure  à  recevoir  le  chapeau.  » 

Le  Ciel  m'est  témoin  que  je  ne  mens  point  en 
disant  que,  dans  la  surprise  et  la  reconnaissance  dont 
ces  paroles  me  pénétrèrent,  ma  réponse  fut  tout 
entière  consacrée  à  prier  et  à  supplier  le  Saint-Père 
de  changer  d'avis.  Je  lui  répétai  qu'outre  mon  inca- 
pacité, j'avais  encore  un  autre  motif  à  mettre  en 
avant  pour  refuser  :  c'était  l'ancienne  et  invincible 
aversion  que  je  ressentais  pour  les  charges  qui  en- 
traînaient une  responsabilité,  et  plus  encore  pour 
celle  qui  les  entraînait  toutes  et  au  plus  haut  degré 
possible.  Le  Pape  demeura  inébranlable,  et,  le  \  \  août 


% 


nu  CAHDINAL   CONSALVl.  2)7 

1800,  je  devins  cardinal,  ainsi  que  le  prélat  cité  plus 
haut.  Le  même  jour  je  reçus  ma  nomination  de  secré- 
taire d'Etat. 

Pendant  ce  temps,  la  Congrégation  formée  pour  le 
rétablissement  do  l'autorité  acheva  son  travail ,  qui 
ne  répondit  point  entièrement  aux  espérances  con- 
çues. Ce  travail  indiquait  plusieurs  changements  et 
certaines  modifications  sur  divers  points,  mais  il  ne 
réglait  pas  tout,  et  peut-être  même  ne  régla-t-il  pas 
le  plus  important. 

S'il  est  partout  difficile  de  vaincre  les  vieilles  habi- 
tudes, d'opérer  des  réformes  et  d'introduire  des 
innovations,  il  faut  avouer  que  cela  le  devient  bien 
davantage  à  Rome,  ou,  pour  mieux  dire,  dans  le 
régime  pontifical.  Là,  tout  ce  qui  existe  depuis  quel- 
que temps  est  regardé  avec  une  sorte  de  vénération, 
comme  consacré  par  l'antiquité  même  de  son  insti- 
tution. Personne  ne  prend  la  peine  de  remarquer 
qu'il  est  souvent  faux  que  telles  et  telles  règles  aient 
été  établies  dans  l'origine  comme  elles  apparaissent 
actuellement.  Parfois  même  il  arrive  qu'elles  sont 
altérées,  soit  par  les  abus  dont  nulle  institution  hu- 
maine ne  peut  assez  se  garantir,  soit  par  d'autres 
vicissitudes,  soit  par  le  temps  lui-même.  En  outre, 
ce  qui  à  Rome  plus  que  partout  ailleurs  s'oppose 
aux  réformes,  c'est  la  qualité  de  ceux  qui,  dans  ces 
réformes,  perdent  quelques  attributs  de  leur  juri- 
diction ou  d'autres  privilèges.  La  (pialité  dont  ils 
sont  revêtus  fait  qu'il  est  plus  malaisé   de  vaincre 


238  MÉMOIRES 

leur  résistance,  et,  par  ces  justes  considérations, 
le  Pape  lui-même  se  trouva  quelquefois  forcé  d'y 
avoir  égard. 

Et  c'est  précisément  en  vue  de  telles  déférences 
que  je  ne  puis  pas  longuement  énumérer  ces  ob- 
stacles et  d'autres  semblables  fourmillant  à  Rome 
plus  que  partout  et  s'opposant  à  toute  espèce  d'in- 
novations. Je  me  tairai  donc  sur  ce  point.  Je  me 
bornerai  à  dire  que  le  plan  de  la  Congrégation 
amenda  quelques  abus,  changea  des  institutions, 
en  retrancha  ou  en  ajouta  de  nouvelles,  selon  que  le 
permirent  les  obstacles  ci-dessus  indiqués.  Je  dois 
avouer  encore  que,  sans  l'efficace  volonté  du  Gou- 
vernement, qui  insista  avec  vigueur  pour  qu'on  se  mît 
à  ouvrir  la  brèche  aux  réformes ,  rien  ne  se  serait 
fait  peut-être,  car  le  Gouvernement  ne  pouvait  pas 
agir  seul. 

L'opinion  publique  ne  devait  point  favoriser  les 
innovations  que  le  Saint-Siège  aurait  édictées  de  son 
chef.  Ceux  auxquels  ces  réformes  n'étaient  point 
avantageuses,  et  qui,  en  raison  de  leur  qualité  ou  à 
cause  de  leurs  relations,  aspiraient  à  diriger  l'esprit 
public,  auraient  su  les  décréditer  dans  les  masses. 
La  récente  élévation  du  premier  ministre,  encore 
jeune,  et  promu  à  ce  poste  au  désappointement  de 
ceux  qui  l'ambitionnaient,  la  nouveauté  du  Pape  lui- 
même,  devaient  fournir  des  arguties  et  des  prétextes 
contre  les  modifications  et  les  changements.  Il  im- 
portait de  les  étayer,  du  moins  en  apparence,  sur  les 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  239 

idées,  les  conseils  et  les  réflexions  d'un  grand  nombre, 
c'est-à-dire  d'une  Congrégation ,  d'après  l'usage 
existant  à  Rome  en  pareil  cas.  y 

Le  Pape  lui-même,  par  suite  de  la  douceur  bien 
notoire  de  son  caractère,  —  qu'il  soit  permis  de  pro- 
duire respectueusement  cet  autre  motif  de  la  néces- 
sité où  l'on  était  de  recourir  à  une  Congrégation  dans 
cette  affaire,  —  le  Pape  lui-même  n'aurait  peut- 
être  pas  pu  tenir  tête  aux  opposants  et  protéger  les 
réformes  contre  les  attaques  de  tout  genre  aux- 
quelles il  aurait  fallu  se  résigner,  si  le  Saint-Siège 
eût  agi  seul  et  spontanément.  Il  devint  de  nécessité 
absolue  de  se  servir  d'une  Congrégation ,  et  une 
Congrégation  ne  pouvait  donner  que  ce  que  l'on 
obtint.  On  se  vit  obligé  de  s'en  contenter  :  cela  va- 
lait mieux  que  rien,  comme  dit  le  proverbe  vulgaire. 
Le  Pape  approuva  et  sanctionna  le  plan  de  la  Con- 
grégation par  une  Bulle  intitulée  :  Sur  le  rétablisse- 
ment du  Gouvernement,  et  qui  commence  par  ces 
mots  :  Post  diuturnas.  Elle  fut  rédigée  par  le  célèbre 
monsignor  Stai,  que  la  mort  enleva  peu  après,  dans 
un  âge  avancé.  Cette  Bulle  est  la  dernière  œuvre  de 
cette  grande  plume. 

Je  ne  puis  m'empêcher  d'ajouter  ici  une  réflexion. 
La  Providence  a  permis  une  seconde  chute  du  gou- 
vernement pontifical ,  onze  ans  après  son  rétablisse- 
ment. Si  cette  Providence  permettait  une  seconde 
résurrection,  il  serait  à  désirer  que  le  nouveau  pou- 
voir, en  trouvant  tout  changé  et  détruit  derechef, 


210  MEMOIRES 

profitât  de  ce  mallieur  pour  en  recueillir  plus  de 
fruits  qu'on  n'en  avait  tiré  lors  de  la  première  res- 
tauration. En  maintenant  les  constitutions  et  les  ba- 
ses du  Saint-Siège,  il  faudrait  d'une  manière  victo- 
rieuse surmonter  tous  les  obstacles  s'opposant  aux 
changements  et  aux  réformes  que  pourraient  avec 
raison  exiger  l'antiquité  ou  l'altération  de  certaines 
institutions ,  les  abus  introduits ,  les  enseignements 
de  l'expérience,  la  différence  des  temps,  des  ca- 
ractères, des  idées  et  des  habitudes.  Il  est  permis 
de  formuler  ces  vœux  à  celui  qui  ne  les  exprime 
point  par  mépris  des  choses  anciennes,  par  amour 
de  la  nouveauté  ou  par  singularité  d'idées,  mais  qui 
ne  souhaite  tout  cela  que  pour  le  plus  grand  bien  du 
gouvernement  pontifical,  dont  il  est  si  fier  d'être 
membre,  malgré  son  indignité,  Gouvernement  au- 
quel il  reste  si  profondément  attaché  qu'il  sacrifierait 
pour  lui  jusqu'à  son  existence. 

Je  dirai  encore  que  parmi  les  rares  modifications 
introduites  par  la  Congrégation  dans  le  plan  que  la 
Bulle  sanctionnait ,  on  compte  l'admission  de  la  no- 
blesse romain,e  aux  emplois  publics.  Le  Saint-Siège 
témoignait  ainsi  de  la  confiance  à  ce  corps,  et  il  se 
l'attachait  par  la  même  occasion.  La  Révolution  ré- 
cente et  les  idées  qu'elle  avait  fait  germer  et  qu'elle 
développait  exigeaient  de  semblables  déférences, 
spécialement  dans  un  pouvoir  que  l'on  accusait  déjà 
avant  la  Révolution  —  ce  fut  bien  pis  après  —  de 
tout  jeter  entre  les  mains  des  prêtres  et  de  ne  laisser 


ou   CAUDINAL  CONSAI.N  I.  '241 

absolument  rien  aux  séculiers.  La  Cour  romaine 
comprit  qu'il  était  très-aisé  (l'introduire  quelques 
laïques  dans  certains  emplois  sans  altérer  la  consti- 
tution de  la  puissance  ecclésiastique  et  sans  heurter 
contre  les  écueils  que  l'on  redoutait  autrefois,  ou 
du  moins  que  l'on  regardait  comme  à  éviter  sans 
aucune  raison  valable.  Le  Saint-Siège  considéra  en 
outre  qu'il  existait  des  places  auxquelles  on  pouvait 
appeler  des  laïques  non-seulement  sans  danger,  mais 
encore  avec  un  bénéfice  assuré  pour  le  Gouverne- 
ment, tout  on  sauvegardant  encore  plus  l'honneur 
de  son  ccclésiasiicité,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi. 

Par  exemple,  il  était  bien  plus  décent  de  voir, 
au  moins  dans  les  emplois  en  dehors,  comme  les 
théâtres  et  les  spectacles  publics,  des  fonctionnaires 
séculiers  qu'un  prélat  gouverneur  de  Rome'.  On 
pouvait  laisser  à  ce  prélat  la  haute  surintendance 

'  Le  prëlat  gouverneur  de  Home ,  qui  n'est  souvent  ni  jirêlre 
ni  engage'  dans  les  ordres  sacre's,  est,  comme  beaucoup  d'autres 
fonctionnaires  de  l'I^tat  pontifical,  revêtu  du  costume  ecclésias- 
tique. Par  le  droit  de  sa  charge,  le  gouverneur  de  Home  assiste 
aux  repre'senlations  théâtrales  dans  une  loge  d'avant-scène  qui 
lui  est  re'servée.  Le  lendemain  de  Noël,  tous  les  26 décembre,  le 
gouverneur  préside  solennellement  à  l'ouverture  du  Xobile  teatro 
di  ApoUo  ou  de  Tordinone.  Ce  jour-là ,  le  gouverneur  est  dans 
l'usage  de  faire  offrir  aux  princesses  romaines,  aux  dames  de  la 
diplomatie  et  aux  matrones  de  distinction  des  glaces,  des  sor- 
bets et  toute  espèce  de  bonbons.  Il  est  vu  dans  sa  loge  en  grand 
costume  vioiet;  il  est  rencontré  sur  l'escalier  des  théâtres  par 
tous  ceux  qui  montent  ou  qui  descendent.  C'est  celle  étrange 
apparition,  assez  explicable  du  resle  quand  on  connaît  la  chose, 
qui  fit  répandre  et  accrédite  en  Europe  le  bruit  absurde  qu'à 
Rome  les  cardinaux  et  les  évéques  fréquentent  les  spectacits. 
II.  4G 


242  MÉMOIRES 

des  spectacles  et  le  constituer  chef  du  corps  séculier, 
auquel  on  en  réservait  ce  que  je  nommerai  la  direc- 
tion ostensible.  Et  encore  ce  poste  ne  faisait-il  pas 
partie  de  la  charge  de  gouverneur  de  Rome  à 
cause  de  la  nécessité,  mais  par  suite  d'une  jalousie 
qui  n'avait  rien  de  fondé.  J'en  dirai  autant  du  dé- 
partement militaire,  dans  lequel  le  Pontife  défunt, 
Pie  VI,  avait  déjà  opéré  des  réformes,  substituant 
au  prélat  ministre  des  armes  la  congrégation  mili- 
taire, composée  du  chef  le  plus  élevé  en  grade  de 
l'État  pontifical,  de  quelques  autres  officiers  et  de 
nobles  romains  pour  la  partie  économique,  et  pré- 
sidée par  le  Cardinal  secrétaire  d'État  et  par  un 
prélat  assesseur  qui  le  représentait.  Il  était  encore 
facile  d'ouvrir  à  des  nobles  romains  la  porte  des 
départements  de  l'Annone  et  des  grains,  et,  en  vue 
de  l'intérêt  du  Saint-Siège,  de  les  associer  aux  pré- 
lats présidents.  Je  dis  dans  l'intérêt  du  Saint-Siège, 
parce  que,  à  l'heure  des  irritations  populaires  provo- 
quées par  la  cherté  des  denrées  ou  par  la  disette, 
ces  fonctionnaires  auraient  partagé  avec  le  prélat  ou 
peut-être  même  complètement  assumé  sur  leur  tête 
cette  haine  et  ces  colères  qui,  sous  l'ancien  système, 
incombaient  au  seul  prélat ,  parlons  plus  juste ,  à  la 
Cour  romaine. 

A  ce  sujet  on  ne  manquait  pas  d'exemples  dans 
la  Constitution  en  vigueur,  par  laqueUe  au  prélat 
président  des  roules  se  voyaient  adjoints  des  cheva- 
liers maîtres  des  routes  (i  cavalieri  maestri  di  strade). 


nr  CARDINAL  CONSAI.Vl.  213 

D'autres  nobles,  députés  du  Monl-do-Piété,  étaient 
associés  au  prélat  trésorier,  et  ainsi  de  suite. 

Admettre  par  le  nouveau  plan  des  laïques  dans  les 
emplois  toujours  sous  la  surveillance  d'un  prélat, 
mais  à  condition  que  ces  emplois  seraient  réglés  de 
façon  à  ne  pas  rendre  leur  coopération  tellement 
humiliante  ou  servile  que  l'honneur  les  empêchât 
d'accepter,  n'était  pas  une  nouveauté.  On  donnait 
ainsi  une  plus  large  extension  à  ce  qui  existait 
déjà  dans  la  Constitution.  Cette  extension  devait  pro- 
fiter, comme  je  l'ai  remarqué  tout  à  l'heure,  à  l'avan- 
tage et  au  plus  grand  honneur  de  l'autorité  elle- 
même.  On  pouvait  et  il  fallait  agir  aussi  de  la  sorte 
dans  les  autres  départements,  et  non  dans  ceux- 
là  seuls  où  les  réformes  furent  introduites.  Mais  les 
obstacles  susmentionnés  empêchèrent  la  réalisation 
de  ces  progrès,  et  ce  ne  fut  pas  chose  de  minime 
importance  que  d'amener  à  bien  ceux  que  l'on  put 
arracher.  On  confirma  dans  le  plan ,  puis  dans  la 
Bulle,  l'institution  de  la  Congrégation  militaire,  et 
on  créa  les  députations  de  l'Annone,  des  vivres  et 
des  spectacles.  On  composa  ces  députations  de  laïques 
associés  au  prélat  qui  en  était  le  chef.  La  noblesse  se 
montra  reconnaissante  et  sensible  à  la  confiance  du 
pouvoir,  puis  elle  exerça  ces  emplois  gratuitement , 
avec  une  honnêteté,  un  zèle  et  une  vigilance  dignes 
des  plus  sincères  éloges.  La  pensée  que  l'on  avait  eue 
de  rattacher  la  noblesse  à  un  gouvernement ,  ne  dis- 
tribuant pas  de  clefs  de  chambellans,  de  croix  ou 

16. 


244  MÉMOIRES 

de  cordons,  comme  les  autres  souverainetés  sécu- 
lières, et  par  conséquent  possédant  peu  de  moyens 
de  la  rendre  fidèle  et  dévouée,  provoqua  l'idée  d'in- 
stituer la  garde  noble. 

Avant  la  Révolution ,  la  garde  du  corps  des  Papes 
était  confiée  aux  régiments  des  chevau-légers  et 
des  cuirassiers.  Ce  dernier  avait  déjà  été  supprimé 
sous  Pie  YI,  à  la  création  de  la  nouvelle  adminis- 
tration militaire,  et  on  l'avait  remplacé  par  des 
escadrons  de  cavalerie.  La  Révolution  détruisit  le 
corps  des  chevau-légers,  qui,  à  proprement  parler, 
formait  la  garde  du  corps.  Cette  garde  était  compo- 
sée d'hommes  de  basse  et  même  de  vile  extraction. 
Mille  fois  on  avait  entendu  dire  que  c'était  peu  con- 
venable et  peut-être  aussi  peu  rassurant  pour  le  Sou- 
verain, et  qu'il  ne  fallait  faire  entrer  dans  cette 
garde  que  des  nobles.  Outre  certains  obstacles  qui 
existaient  avant  la  Révolution  et  qui  s'opposaient  à 
l'accomplissement  de  ce  projet ,  clans  un  État  où  les 
protections  et  les  titres  exercèrent  toujours  une  large 
influence  par  la  nature  même  du  Gouvernement,  on 
ne  savait  comment  et  où  placer  ce  corps  qu'on  allait 
détruire,  afin  de  lui  substituer  déjeunes  nobles.  C'é- 
tait une  difiiculté.  En  désorganisant  cette  troupe,  la 
Révolution  s'était  chargée  de  la  besogne.  On  voulut 
profiter  de  la  circonstance  pour  la  composer  de  no- 
bles romains,  d'autant  mieux  que  ceux-ci  désiraient 
remplir  cet  ofiice,  même  à  titre  onéreux.  On  accepta 
leur  offre;  mais  quant  au  service  gratuit,  on  crut 


DU   CARDINAL   CUNSALVI.  24:. 

(ju'il  ne  (.levait  pas  être  entièrement  tel.  On  assigna 
donc  à  chaque  soldat  la  somme  nécessaire  au  moins 
|)oiir  l'entretien  de  son  cheval.  On  pensa  aussi 
que  cette  situation  précaire  ne  saurait  durer  long- 
temps. On  ne  consentit  à  rétribuer  ainsi  les  soldats 
que  jusqu'au  jour  où  les  pensions  accordées  par  le 
Gouvernement  aux  individus  autrefois  chevau- lé- 
gers, que  l'on  n'employait  plus,  feraient  retour  au 
Trésor,  et  jusqu'à  l'heure  où  la  prospérité  des 
finances  lui  permettrait  d'assigner  une  solde  conve- 
nable à  la  nouvelle  garde  noble,  même  avant  l'ex- 
tinction des  pensions. 

En  instituant  cette  garde  noble,  dans  laquelle 
furent  admis  les  jeunes  patriciens  de  la  capitale  et 
des  provinces,  toujours  sous  le  commandement  de 
ces  princes  romains  qui  avaient  été  chefs  des  chevau- 
légers  suj)primés,  on  eut  en  vue  non-seulement  d'ho- 
norer davantage  ou  de  mettre  plus  en  sûreté  la  per- 
sonne du  Saint-Père,  et  d'attacher  au  Saint-Siège 
tant  de  familles  nobles  admises  dans  cette  garde  ou 
espérant  y  être  reçues  plus  tard,  mais  encore  on  se 
proposa  de  veiller  sur  la  conduite  morale  de  la  jeu- 
nesse appelée  à  en  faire  partie.  Cette  jeunesse  était 
mise  dans  l'impossibilité  de  se  livrer  au  mal  ou  de 
se  corrompre  par  la  fréquentation  des  mauvaises 
compagnies,  soit  à  cause  du  service  qu'elle  devait 
remplir  auprès  du  souverain  durant  de  si  longues 
heures,  —  heures  qui  se  seraient  passées  autrement 
et  dans  des  occupations  bien  différentes,  —  soit  en 


246  MÉMOIRES 

raison  de  la  crainte  de  ne  pas  avancer  dans  le  corps 
et  de  démériter  auprès  des  chefs  ayant  inspection  sur 
chacun.  Malgré  cela,  il  y  en  eut  qui  ensuite  blâ- 
mèrent cette  institution  :  ce  fut  reffet  très-naturel 
du  besoin  que  l'on  éprouve  de  critiquer  tout  ce  que 
fait  l'autorité.  Dans  le  cas  présent,  c'était  tout  sim- 
plement un  désir,  un  acte  d'opposition  contre  celui 
qui  présidait  aux  affaires,  et  qui,  par  suite  des  cir- 
constances dans  lesquelles  il  avait  été  choisi,  ne 
pouvait  pas  ne  pas  être  un  objet  d'envie  et  de  con- 
tradiction. 

Les  mécontents  se  mirent  donc  à  exploiter  les 
fautes  que  commirent  certaines  recrues  de  la  nou- 
velle garde  noble.  Ces  fautes,  avouons-le,  furent 
très-légères,  fort  rares  durant  l'espace  de  neuf  à  dix 
ans,  toutes  naturelles  parmi  tant  de  jeunes  gens, 
très-aisées  à  empêcher  et  à  punir  par  les  chefs,  et 
absolument  insignifiantes  en  comparaison  des  fautes 
reprochées  au  corps  précédent  ;  mais  on  semblait  en 
avoir  perdu  le  souvenir.  On  oubliait  les  torts  des 
anciens  pour  mieux  s'appesantir  sur  ceux  de  leurs 
remplaçants. 

Le  1  "  novembre ,  le  gouvernement  provisoire  prit 
fin,  et,  selon  le  nouveau  plan  de  la  Congrégation  et 
de  la  Bulle  Post  diuturnas,  on  remit  l'administration 
entre  les  mains  des  prélats.  L'installation  de  ce  pou- 
voir fut  accompagnée  d'une  nombreuse  promotion, 
car  nous  avions  eu  le  soin  de  distribuer  les  emplois 
à  des  prélats  nouveaux,  et  qui,  n'ayant  exercé  au- 


nu  CAKDLNAL  CON  SALVI:™^"  247 

ciine  fonction  sous  l'ancien  régime,  ne  |)urent  cepen- 
dant pas  s'habituer  à  la  diflorence  signalée  soit  dans 
l'extension  de  la  juridiction,  soit  dans  la  diminution 
des  traitements,  diminution  qui  naissait  du  change- 
ment de  système. 

Une  pareille  précaution  suffit  à  |)eine  pour  calmer 
l'irritation  de  ceux  qui  entraient  en  charge.  Cette 
irritation  devait  plus  tard  paralyser  le  régime  qu'on 
inaugurait.  A  l'exception  de  quelques  prélats,  en 
petit  nombre,  auxquels  on  ne  saurait  accorder  trop 
de  louanges  et  rendre  une  justice  trop  méritée,  la 
plupart  n'envisagèrent  pas  les  charges  telles  qu'ils  les 
recevaient,  mais  telles  qu'elles  auraient  dû  être  si 
on  n'avait  pas  introduit  le  nouveau  système.   Bien 
loin  de  se  prêter  aux  dispositions  nouvelles,  ils  en 
devinrent  les   ennemis  les  plus  acharnés  et  cher- 
chèrent constamment  à  les  ébranler.  Cette  hostilité 
porta  un  notable  préjudice  aux  atTaires;  elle  causa 
de  cruels  embarras  et  des  soucis  de  toute  espèce  au 
Saint-Siège  lui-même.  De  vigoureuses  mesures  au- 
raient pu  facilement  mettre  un  terme  à  cette  opposi- 
tion ,  mais  le  caractère  trop  doux  du  Souverain  Pon- 
tife n'était  pas  fait  pour  les  moyens  acerbes.  D'un 
autre  côté,  les  protections  puissantes  dont  se  glori- 
fiaient les  mécontents  augmentaient  les  difficultés 
précisément  en  raison  de  l'indulgence  du  Saint-Père, 
et  le  Gouvernement  eut  à  souffrir  dix  fois  plus  qu'il 
ne  fallait  de  fatigues  et  de  tracasseries  pour  faire 
marcher,  comme  on  dit,  la  machine. 


2.i8  MEMOIRES 

La  grande  œuvre  de  l'introduction  dans  l'État 
pontifical  du  libre  commerce  fut  l'un  des  premiers 
devoirs  de  l'autorité  après  son  rétablissement.  Le 
libre  commerce  était  un  mot  complètement  ignoré 
dans  les  États  du  Pape.  Personne  plus  que  le  précé- 
dent pontife  Pie  YI  n'avait  été  partisan  du  libre 
commerce;  mais,  malgré  l'immense  dose  de  courage 
dont  la  nature  l'avait  gratifié,  ce  Pape  n'avait  jamais 
osé  exécuter  un  projet  si  vaste  et  si  utile.  Il  était 
fort  sensible  aux  témoignages  de  la  faveur  popu- 
laire. La  crainte  de  s'aliéner  cette  faveur  par  l'intro- 
duction du  libre  commerce,  introduction  qui,  dans 
les  circonstances  particulières  où  le  Sain  (-Siège  se 
plaçait,  devait  d'abord  mécontenter  le  peuple,  au- 
quel on  n'aurait  plus  fourni  les  denrées  à  vil  prix 
sans  porter  un  énorme  préjudice  au  trésor,  fut  ce 
qui  retint  ce  grand  Pape  dans  l'accomplissement 
d'une  œuvre  aussi  éclatante. 

La  gloire  et  le  mérite  de  doter  l'État  d'un  sem- 
blable bienfait  étaient  réservés  à  Pie  YII.  Le  mérite 
fut  en  lui  d'autant  plus  digne  d'admiration  que  les 
événements  au  milieu  desquels  il  inaugura  ce  pro- 
grès étaient  plus  défavorables.  Pape  depuis  très-peu 
de  mois,  il  n'avait  pas  encore  eu  le  temps  de  gagner 
les  tendresses  du  peuple.  Ce  peuple  sortait  à  peine 
d'une  révolution  dans  laquelle  il  s'était  vu  à  même 
de  recueillir  des  sentiments  et  des  opinions  à  l'égard 
de  la  Papauté  certes  bien  inusités  à  Rome  dans 
les   siècles   passés.  Le  rétablissement  de  la  Repu- 


DU   CARDINAL   CONSALVI.  240 

blique  cisalpine  et  les  nouveaux.  (rionij)Iies  de  l'ar- 
nioe  française  surexcitaient  les  esprits  des  malinten- 
tionnés. Rien  n'était  donc  plus  scabreux  que  de 
froisser  le  peuple  ;  or  l'augmentation  du  prix  des 
denrées  qui  allait  se  produire  en  inaugurant  le  nou- 
veau système  ne  pouvait  nécessairement  que  l'irriter. 
Il  fallut  donc  un  étonnant  courage  et  un  plus  admi- 
rable dédain  de  la  faveur  populaire  pour  décréter  une 
innovation  aussi  antipathique  aux  Romains,  et  aussi 
peu  conforme  aux  actes  de  tous  ses  prédécesseurs. 
Mais  les  lumières,  ainsi  que  l'appréciation  des  prin- 
cipes d'économie  sociale,  ne  manquaient  pas  à  Pie  VII. 
Il  savait  encore  les  avantages  qui,  pour  l'État  el  les 
particuliers,  résulteraient  du  nouveau  système.  Enfin 
la  nécessité  elle-même  que  les  circonstances  lui  fai- 
saient subir  le  poussa  à  surmonter  tous  les  obstacles 
qui  s'opposeraient  à  ce  salutaire  projet.  Le  trésor 
public,  sous  les  Pontifes  précédents,  avait  pu  parer 
à  de  ruineuses  dépenses,  et  faire  acheter  par  la  pré- 
fecture de  r Annone  les  grains  à  douze ,  à  quinze ,  à 
dix-huit  piastres  la  mesure  de  blé  (il  riibbio)  pour 
la  distribuer  aux  Romains  à  huit  écus  et  même  à 
moins.  On  livrait  donc  pour  un  sou  (///?  ba'iocco)  un 
pain  de  sept  ou  huit  onces.  Il  en  était  de  même  à  la 
présidence  des  vivres  pour  tout  ce  qui  se  trouvait  de 
son  ressort,  comme  la  viande,  l'huile  et  autres  den- 
rées semblables.  A  l'aide  d'un  billet  de  quelques 
lignes,  les  Papes,  en  un  jour  ou  dans  une  nuit, 
faisaient  fabriquer  par  le  mont-de-piété  ou  par  la 


250  MEMOIRES 

banque  du  Saint-Esprit  deux  ou  trois  cent  mille  écus 
en  papier,  de  telle  sorte  que  le  trésor  n'était  jamais 
à  sec. 

Mais  la  fabrication  de  tant  de  billets,  n'étant  pas 
garantie  par  une  somme  de  numéraire  correspon- 
dante ,  devait  à  la  longue  entraîner ,  comme  elle 
l'entraîna,  la  ruine  du  Gouvernement.  La  Révolution 
avait  virtuellement  aboli  les  billets  de  banque  :  les 
ressusciter  eût  été  un  affreux  désastre,  et  le  peuple  ne 
s'y  serait  pas  prêté.  Il  n'existait  donc  plus  de  billets; 
d'un  autre  côté ,  on  signalait  un  vide  immense  dans 
le  trésor,  vide  produit  par  les  énormes  contributions 
que  les  Français  avaient  imposées ,  par  la  perte  des 
plus  riches  provinces  et  par  l'augmentation  succes- 
sive de  la  dette.  Comment  donc  l'État  aurait-il  pu, 
pour  plaire  au  peuple ,  maintenir  à  ses  dépens  le 
prix  des  vivres,  les  acheter  à  leur  valeur  aux  pro- 
priétaires, puis  les  livrer  à  un  taux  si  inférieur, 
afin  de  garder  l'ancienne  proportion  entre  la  valeur 
véritable  de  la  denrée  et  le  tarif  accordé  à  la  mul- 
titude ? 

Le  libre  commerce  qui  permettait  à  chacun  de 
vendre  ses  denrées  au  juste  prix,  —  on  ne  conservait 
que  les  lois  dirigées  contre  le  monopole ,  —  le  libre 
commerce  qui  obligeait  le  pubhc  à  payer  les  choses 
selon  la  valeur,  était  conseillé  non-seulement  par  les 
principes  d'économie  sociale  et  d'utilité  publique, — 
et  la  Toscane  en  offrait  un  exemple  lumineux,  — 
mais  encore  par  la  nécessité,  à  moins  qu'on  ne  se 


nr   CARDINAL   COXSALVI.  254 

décidât ,  pour  s'allircr  les  caresses  de  la  rue  pendant 
peu  d'années,  disons  mieux,  durant  (juelqucs  mois, 
à  réduire  le  Saint-Siège ,  par  de  très-ruineuses  opé^ 
rations,  à  la  dernière  extrémité.  Néanmoins  chacun 
avouait  qu'après  un  certain  laps  de  temps  le  libre 
commerce  devait  indispensablement  arrêter  l'éléva- 
tion des  prix,  que  des  faits  exceptionnels  occasion- 
nèrent alors. 

Les  tarifs  ne  pourraient  que  s'abaisser,  car  le 
nombre  des  cultivateurs,  alléchés  par  la  liberté  des 
transactions,  allait  s'accroître;  puis,  avec  des  béné- 
fices considérables,  il  en  résulterait  pour  l'État  l'in- 
troduction des  denrées  étrangères  et  plusieurs  autres 
conséquences  qu'il  est  inutile  de  rapporter  ici.  On 
calculait  encore  que  si  dans  cette  mauvaise  saison 
le  prix  des  vivres  pouvait  augmenter,  il  était  juste 
que  tout  le  monde  s'en  ressentit,  et  que  les  agricul- 
teurs, la  classe  la  plus  nécessiteuse  de  l'État,  et  le 
trésor  public  avec  eux ,  ne  fussent  pas  les  seuls  à  en 
souffrir.  On  prit  courageusement  le  grand  parti , 
on  procéda  avec  la  prudence  et  la  circonspection 
requises.  Pour  faire  concorder  dans  l'opinion  pu- 
blique un  tel  changement  avec  les  pensées  qui 
allaient  surgir,  non  d'une  tète  ou  de  deux  têtes, 
mais  d'un  très-grand  nombre,  on  voulut,  après  de 
mûres  discussions  et  de  sérieuses  réflexions ,  assem- 
bler une  Congrégation  de  dix-huit  cardinaux  et  de 
plusieurs  prélats,  en  présence  du  Pape,  afin  de  déli- 
bérer sur  la  chose. 


25-2  MÉMOIRES 

Les  raisons  militant  en  faveur  du  nouveau  système 
étaient  évidentes.  Elles  démontraient  si  logiquement 
l'avantage  intrinsèque  que  l'on  en  retirait,  elles 
prouvaient  si  bien  que  les  circonstances  actuelles 
exigeaient  de  semblables  réformes,  que  tous  les  pré- 
lats et  quinze  cardinaux  se  rangèrent  à  l'affirma- 
tive. Un  seul  prince  de  l'Église,  le  cardinal  Braschi, 
camerlingue,  fut  de  l'avis  contraire.  Deux  autres 
cardinaux  opinèrent  comme  lui,  afin  de  le  flatter, 
mais  ils  n'eurent  pas  le  courage  d'exprimer  franche- 
ment leur  manière  de  voir.  Ils  se  retranchèrent  der- 
rière un  vote  douteux,  inclinant  plutôt  vers  le  non. 
C'étaient  les  cardinaux  Roverella  et  Rinuccini.  Ce 
dernier,  fort  lié  avec  le  camerlingue,  pensait  plutôt 
avec  l'esprit  de  son  ami  qu'avec  le  sien  propre.  Le 
Pape  s'expliqua  parfaitement  à  ce  sujet,  il  adhéra 
à  l'affirmative,  et  le  libre  commerce  fut  inauguré. 
Les  effets  répondirent  bientôt  à  notre  attente. 

On  s'aperçut  très-promptement  de  la  différence 
par  rapport  aux  vivres,  et  Rome,  qui  avait  toujours 
vécu  dans  les  transes  de  ne  pas  être  ravitaillée  du- 
rant toute  l'année,  et  qui  alors  n'avait  pas  en  maga- 
sin pour  quarante  jours  de  subsistances,  ne  manqua 
jamais  de  rien  ,  même  dans  les  saisons  les  moins 
propices.  A  dater  de  ce  moment  et  sans  que  l'au- 
torité s'en  mêlât,  Rome  se  vit  toujours  abondam- 
ment pourvue.  Quant  à  ce  qui  concernait  l'accroisse- 
ment ou  la  diminution  des  tarifs,  les  effets,  comme 
on  l'avait  prévu,  ne  furent  pas  tout  d'abord  excel- 


DU  CARDINAL  CONSAF.Vl.  253 

lenls:  mais  ils  s'améliorèrent  ensuKe,  et  la  foule,  peu 
(le  temps  après,  s'en  montra  fort  satisfaite.  Dans  le 
principe,  deux  mauvaises  récoltes  successives  mirent 
à  l'épreuve  le  courage  du  Pape.  Le  poisson  était  très- 
cher,  et  on  avait  lieu  de  redouter  des  troubles  à  cette 
occasion.  Toutefois  l'auloriléy  à  force  de  soins,  réus- 
sit à  maîtriser  tous  les  obstacles,  et  les  peuples 
furent  obligés  de  reconnaître  qu'ils  avaient  reçu  de 
Pie  VII  un  bienfait  dont  aucun  de  ses  prédécesseurs 
n'avait  songé  à  les  gratifier. 

Un  autre  bienfait,  encore  plus  signalé  à  cause  de 
l'heure  où  il  fut  accordé  par  le  Pontife,  et  qui  ne 
coûta  pas  autant  de  luttes  que  le  libre  commerce, 
fut  le  renouvellement  des  monnaies.  Les  besoins 
extrêmes  dans  lesquels  on  s'était  vu  plongé  avant  la 
Révolution  tirent  multiplier  d'une  façon  scandaleuse 
la  monnaie  de  mauvais  aloi  (moneta  erosa.)  L'or  et 
l'argent  n'existaient  plus  dans  le  commerce,  et  la 
inoneia  erosa  produisait  le  même  mal  que  les  billets. 
Les  difficultés  qui  empêchaient  qu'on  l'anéantît  pa- 
raissaient insurmontables,  surtout  au  milieu  de  tous 
les  désastres  d'une  contrée  si  appauvrie  et  si  amoin- 
drie. Le  Gouvernement  ne  se  laissa  cependant  pas 
effrayer  par  la  crainte  d'aborder  une  entreprise  aussi 
ardue.  Beaucoup  de  royaumes  plus  étendus,  plus 
peuplés  et  plus  riches  que  l'État  pontifical,  ont  désiré 
et  désirent  encore  l'essayer  chez  eux;  mais,  malgré 
les  progrès  et  les  efforts  de  tant  d'années,  ils  n'ont 
pas  encore  pu  inventer  un  moyen  pour  réussir.  A 


254  MÉMOIRES 

l'aide  de  plans  sagement  combinés,  cette  grande 
opération  s'effectua  en  peu  de  mois.  Les  particuliers 
ne  perdirent  pas  un  sou,  et  l'État  ne  ressentit  aucune 
secousse.  Bien  plus,  personne  ne  s'aperçut  du  chan- 
gement, tant  les  précautions  avaient  été  calculées 
pour  prévenir  les  inconvénients  que  l'on  redoutait  à 
juste  titre.  La  monnaie  de  mauvais  aloi  disparut 
complètement,  quoiqu'elle  fût  très-abondante,  et  on 
ne  vit  plus  que  de  l'or  et  de  l'argent,  ainsi  qu'une 
quantité  fort  restreinte  de  billon  romain  indispensa- 
ble au  petit  commerce.  Les  effets  de  cette  opération 
furent  si  heureux,  qu'il  ne  serait  pas  possible  d'en 
parler  suffisamment. 

Ces  deux  opérations,  —  le  libre  commerce  et  le 
renouvellement  de  la  monnaie,  —  rendirent  une  vie 
nouvelle  à  l'État.  Malgré  les  pertes  endurées,  l'admi- 
nistration publique,  dotée  de  règlements  nouveaux 
et  de  lois  sages ,  et  se  livrant  à  son  économie  d'au- 
trefois, commença  tellement  à  prospérer  que  l'on 
peut  dire  avec  vérité  et  sans  craindre  d'être  démenti 
que,  si  l'empire  français  n'avait  pas  provoqué  de 
nouvelles  calamités  et  poussé  l'État  à  sa  dernière 
ruine,  non-seulement  on  aurait  perdu  le  souvenir 
des  malheurs  passés,  mais  encore  on  n'aurait  jamais 
vu  d'époque  plus  féconde  et  plus  heureuse. 

Dans  les  premiers  mois  de  son  rétablissement,  le 
Saint-Siège  s'occupa  aussi  de  la  grande  affaire  de 
la  dette  publique.  Au  moment  de  la  Révolution,  et 
même   auparavant ,  on  peut    dire  qu'à   cause   des 


nu  CARDINAL  CONSALVl.  i'oi 

charges  oncTeuses  imposées  par  la  France ,  le  Trésor 
avait  cessé  de  la  payer.  D'autres  gouvernements 
beaucoup  plus  fertiles  en  ressources  que  le  gouver- 
nement pontifical  n'eurent  même  pas  l'idée,  sans 
avoir  passé  par  la  Révolution,  de  s'occuper  de  leur 
dette.  Ils  mirent  à  profit  les  troubles  qui  avaient 
forcé  le  Trésor  public  à  l'arriéré,  et  ils  laissèrent  sub- 
sister cet  ordre  de  choses,  au  grand  détriment  des 
créanciers  de  l'État.  Le  Pape  pensa  qu'une  sembla- 
ble manière  de  faire  banqueroute  ne  convenait  ni  à 
sa  justice  ni  à  son  paternel  amour.  II  décréta  le 
payement  de  la  dette  dans  une  mesure  au-dessus  de 
ses  moyens.  Il  remboursa  les  deux  cinquièmes,  et  il  fit 
espérer  qu'on  arriverait  peu  à  peu  à  couvrir  le  tout. 

Le  Saint-Père  aurait  très-sincèrement  tenu  et  réa- 
lisé sa  promesse ,  si  de  nouvelles  calamités  et  la  der- 
nière catastrophe  qui  suivit  n'en  eussent  arrêté  l'exé- 
cution. 

On  continua  à  s'occuper  d'autres  objets  d'utilité 
publique.  On  fonda  un  nouveau  système  pour  l'ad- 
ministration des  communes  et  des  municipes.  Un 
plan  fut  mis  à  l'étude  afin  d'opérer  l'extinction  de 
leur  passif  successivement  accru.  On  érigea  une  Con- 
grégation en  faveur  de  l'économie  publique  et  pour 
les  inventions  utiles  à  l'agriculture,  aux  manufac- 
tures, aux  douanes,  et  à  d'autres  nouveaux  systèmes 
introduits  ou  à  introduire.  Les  fouilles  commencè- 
rent dans  Rome  et  au  dehors.  On  voulait  compenser 
ainsi  la  perte  immense  et  à  jamais  regrettable  des 


256  MÉMOIRES 

Statues  et  des  monuments  anciens  que  la  paix  de  To- 
lentino  avait  causée  à  l'îltat.  On  interdit  sous  des 
peines  sévères  d'exporter  à  l'étranger  les  manuscrits, 
les  statues  et  les  tableaux  anciens.  Cette  prohibition 
fut  maintenue  malgré  les  réclamations  des  plus  hau- 
tes puissances,  accoutumées  à  ne  pas  trouver  à  Rome 
de  résistance  à  leurs  désirs. 

Afin  de  ne  point  porter  préjudice  à  leurs  posses- 
seurs qui  ne  pouvaient  pas  vendre  au  dehors,  l'État 
acheta  lui-même  ces  objets  d'art  avec  une  économie 
aussi  pleine  de  prudence  que  de  régularité,  et  il  les 
acheta  à  des  conditions  peu  onéreuses.  On  en  forma, 
sous  la  direction  du  célère  chevalier  Canova,  la 
grande  galerie  Vaticane  dans  l'immense  corridor  qui 
conduisait  au  Musée  Pio  Clementino.  Sous  le  rapport 
intrinsèque  de3  raretés  qu'elle  renfermait,  cette  gale- 
rie rivalisa  avec  le  musée  qui  la  précédait  et  qui  était 
Jù  au  zèle  des  Papes  défunts.  On  déblaya,  on  res- 
taura les  plus  fameux  des  monuments  antiques, 
comme  les  arcs  de  Septime  Sévère  et  de  Constantin, 
qui  furent  déterrés  jusqu'au  niveau  du  pavé  romain. 
On  débarrassa  leColisée  des  pierres  et  des  monceaux 
de  terre  qui  depuis  tant  de  siècles  encombraient  ses 
issues.  De  nouveaux  escaliers  ainsi  que  de  nouvel- 
les plates-formes  y  furent  découverts.  Ces  heureu- 
ses recherches  démontrèrent  la  fausseté  de  ce  qui 
jusqu'alors  avait  été  accrédité.  On  inaugura  aussi  de 
semblables  travaux  dans  l'arène  et  à  l'extérieur,  afin 
de  rendre  le  gigantesque  monument  à  son  état  pri- 


DU  CARDINAL   CONSALVI.  257 

mitif;  mais  les  crises  qui  se  succédèrent  ne  permirent 
pas  de  mener  cette  œuvre  à  bonne  fin.  Pour  empê- 
cher la  chute  imminente  d'un  des  côtés  qui  menaçait 
ruine  et  qui  pouvait  occasionner  celle  de  la  plus 
notable  partie  de  l'édifice,  on  construisit  le  grand 
éperon  {il  grande  spcrone),  et  au  témoignage  de 
tous,  ce  grand  éperon  est  digne  du  Cotisée ,  qu'il  sou- 
tient. Ces  motssutfisent  pour  faire  comprendre  l'im- 
portance de  l'ouvrage. 

On  travailla  aussi  beaucoup  aux  fondements  du 
Panthéon  '  ;  nous  avions  même  conçu  le  dessein  d'en 
faire  autant  pour  les  autres  monuments.  On  encou- 

^  Au  nombre  des  projets  qui  préoccupaient  le  Cardinal,  il  en 
est  un  dont  il  aimait  à  s'entretenir  avec  le  Saint-Père  et  les 
grands  artistes.  Ce  projet  consistait  à  rendre  au  Panthe'on  sa 
splendeur  primitive,  tout  en  respectant  la  sombre  vi'lusle  dont 
les  siècles  l'ont  couvert.  Consahi  voulait  isoler  le  vieux  monu- 
ment (l'Agrippa,  le  débarrasser  des  ignobles  maisons  (|ui  l'ob- 
struent ,  l'isoler,  lui  donner  plus  d'espace  et  |)lus  d'air,  et  jirendre 
des  mesures  pour  de'tourner  les  e'gouts  voisins.  Ce  projet,  qui 
suffirait  à  la  gloire  d'un  règne,  était  le  rêve  de  pre'dileclion  du 
Cardinal.  Les  éve'nemenls  se  jetèrent  toujours  à  h  traverse  pour 
en  arrêter  la  réalisation,  et  le  3  mai  181 'J,  Canova  lui  e'rrivait  : 

«  La  graniie  pe:  see  que,  depuis  l'exaltation  du  Saint-Père,  a 
conçue  Votre  Éminence  pour  la  résurrection  du  Panthéon  s'est 
vue  exposée  à  tant  de  chances  contraires,  (jue  je  crois  devoir  y 
renoncer  dans  le  désespoir  de  mon  àme.  Je  suis  trop  âge'  et 
trop  épuisé  pour  voir  briller  celte  nouvelle  aurore  de  l'art. 
Votre  Kminence  a  accompli  tant  de  merveilles  de  toute  nature 
(jue  celte  dernière  peut  encore  lui  être  n'servée,  et  que  certaine- 
ment elle  lui  est  bien  due;  mais  ce  n'est  pas  sous  un  Pontife 
malheureusement  prescjue  octogénaire  qu'il  faut  commencer  une 
aussi  vaste  entreprise.  Xous  avons  eu  la  gloire  de  l'idée,  d'autres 
peut-être  auront  l'honneur  de  l'exécution.  « 

IL  17 


258  MÉMOIRES 

ragea  les  arts  et  l'industrie  par  tous  les  moyens  pos- 
sibles, et  on  s'occupa  aussi  du  bon  ordre  et  de  la 
propreté  de  la  ville.  On  plaça  aux  rues  et  aux  mai- 
sons des  indications  et  des  numéros ,  chose  qui  n'avait 
jamais  existé.  On  traça  des  plans  pour  que  la  cité 
fût  éclairée  pendant  la  nuit,   pour  que,  hors  des 
murs,  deux  ou  trois  cimetières  fussent  établis,  afin 
d'enlever  des  églises  certaines  émanations  qui  étaient 
aussi  pénétrantes  que  pernicieuses.  Nous  songions  à 
tracer  une   promenade   publique,  qui  manquait   à 
Rome.  Cette  promenade  devait  partir  de  la  place  du 
Peuple  et  finir  à  Ponte-Molle ,  sur  les  rives  du  Tibre. 
Elle  pouvait  se  faire  sans  que  le  Gouvernement  s'im- 
posât trop  de  sacrifices,  mais  on  aurait  trouvé  la 
compensation  des  dépenses  dans  l'utilité  même  de 
l'œuvre.  Les  malheurs  qui  fondirent  ensuite  sur  le 
Saint-Siège  empêchèrent  d'exécuter  ces  plans,  qu'il 
fallut  abandoni^er.  Nous  étions  réduits  à  l'impuis- 
sance absolue  par  suite  des  sommes  immenses  que, 
contre  toute  justice,  on  arrachait  au  Trésor  pour  en- 
tretenir les  troupes  françaises  de  passage  ou  en  gar- 
nison dans  les  provinces.  Nous  devions  enlever  tout 
prétexte  de  plaintes  au  public,  toujours  disposé  à  la 
critique  par  ignorance  ou  par  malignité.  Ce  public 
aurait  murmpré  s'il  avait  vu  le  Gouvernement  se  li- 
vrer à  des  dépenses  peu  urgentes,  tandis  que  pour 
remplir  les  obligations  dont  j'ai  parlé  nous  retar- 
dions de  quelques  mois  le  payement  de  la  dette,  ou 
que  nous  l'accroissions  par  un  nouvel  impôt. 


DU   CARDINAL  CONSALVI.  259 

L'introduction  du  libre  commerce  me  coûta  fort 
cher  sous  le  rapport  des  sentiments  de  respect  ([ue  je 
portais  dans  mon  cœur  à  la  mémoire  de  Pie  VI.  Son 
souvenir  m'attachait  étroitement  à  sa  famille,  et  ce 
fut  justement  dans  le  cardinal  Braschi,  son  neveu, 
avec  lequel  j'avais  été  très-lié  jusqu'à  cette  époque, 
que  je  rencontrai  un  ennemi,  lors  de  l'introduction 
du  nouveau  système.  Il  avait  été  secrétaire  des  Brefs  ' 
et  était  devenu  plus  tard  camerlingue.  Cette  charge, 
d'après  le  nouvel  état  des  choses,  subissait  de  grandes 
pertes,  soit  dans  sa  juridiction,  soit  dans  ses  revenus. 
Il  n'était  plus  besoin  de  permission  pour  l'exporta- 
tion ou  l'importation  des  blés  dans  le  pays,  et  quel- 
ques-unes des  prérogatives  du  camerlingue  cessaient 
parle  fait  même. 

Le  cardinal  Braschi  se  crut  obligé  de  soutenir 
les  droits  de  sa  charge.  —  Je  ne  puis ,  en  effet,  attri- 
buer à  aucun  autre  motif,  indigne  de  lui ,  la  guerre 
à  mort  qu'il  lit  au  nouveau  système.  —  Malgré  tous 
mes  efforts,  il  ne  put  jamais  se  rendre  à  mes  repré- 
sentations; il  contrecarra  le  projet  directement  et 
indirectement  le  plus  possible.  Il  tourna  spécialement 


^  Les  fonctions  du  cardinal  secrétaire  des  Brefs  consistent  à 
re'diger  et  à  signer  les  lettres  sur  parchemin  (jue  le  Souverain 
Pontife  adresse  à  des  personnes  prive'es,  à  des  communautés  et 
à  des  princes.  Ces  Brefs  n'ont  point  rapport  aux  affaires  géné- 
rales de  l'Kglise;  mais  ils  embrassent  tous  les  cas  particuliers. 
Cette  universalité  fait  du  titre  et  des  prérogatives  du  canlinal 
secrétaire  des  Brefs  une  des  charges  les  plus  enviées  de  la  Cour 
romaine. 

17. 


260  MÉMOIRES 

la  fureur  et  son  dédain  contre  celui  qui  avait  intro- 
duit le  libre  commerce  et  qui  le  défendait  avec 
vigueur,  en  dépit  des  manœuvres  de  tous  les  agents 
subalternes.  Ceux-ci,  dans  leur  désappointement, 
tentaient  tout  pour  entraver  sa  réussite.  N'ayant 
pu  empêcher  qu'on  mît  le  plan  à  l'étude,  ils  cher- 
chèrent à  le  faire  échouer.  Le  cardinal  Braschi  se 
jeta  à  la  tête  d'un  parti  d'opposition  fort  nombreux 
et  très-puissant  dans  l'opinion  publique.  Comme  il 
avait  beaucoup  de  crédit,  en  sa  qualité  de  neveu 
du  Pape  défunt  et  de  chef  des  créatures  de  son  on- 
cle ',  il  entraîna  à  sa  suile  une  multitude  de  person- 
nages et  d'individus.  Mais  le  Gouvernement,  inébran- 
lable comme  un  roc,  soutint  une  opération  aussi  utile 
à  l'État;  alors  le  Cardinal,  poussé  à  bout,  renonça  à 
sa  charge. 

Cette  action  —  qui  produit  toujours  un  certain 
éclat  sur  les  masses  —  nuisit  étonnamment  à  notre 
entreprise  ;  elle  souleva  bien  des  haines  contre  celui 
qui  en  était  l'auteur.  Durant  de  longues  années 
encore,  le  cardinal  Braschi  resta  mon  plus  redou- 
table ennemi ,  et  ce  ne  fut  seulement  qu'après  mon 
ministère  qu'il  se  montra  juste  et  me  témoigna  la 
confiance  que  j'avais  toujours  méritée.  Pendant  cette 
longue  et  terrible  guerre  qu'il  me  suscita,  je  ne 
lui  rendis  que  le  bien  pour  le  mal,  et  j'en  cher- 
chai les  occasions  avec  le  soin  le  plus  minutieux. 
Loin  de  me  souvenir  des  injures  qu'il  m'adressa  et 

'  Les  Créatures  d'un  Pa|)e  sont  les  cardinaux  nommés  par  ce  Pape. 


DU   CAUDINAL  CONSALM.  2(J 

(Je  tout  ce  (ju'il  disait  publiquement  ou  jicrmettait 
contre  moi ,  je  n'opposai  à  ses  actes  que  les  marques 
el  les  preuves  les  plus  positives  d'estime,  d'égards  et 
d'intérêt  pour  sa  personne.  Je  lui  lis  restituer  la 
(.harge  de  secrétaire  des  Brefs,  que  par  bonheur  nous 
n'avions  pas  encore  conférée,  et  qu'il  .continuait  à 
exercer  en  ([ualité  de  pro-secrétaire.  Je  ne  voulus 
point  lui  succéder  et  accepter  son  titre  de  camer- 
lingue, malgré  l'usage  fort  ancien  qui  veut  que  l'on 
attribue  aux  secrétaires  d'État  la  première  charge 
inamovible  venant  à  vaquer  pendant  leur  ministère. 
L'exemple  récent  du  cardinal  Valenti,  secrétaire 
d'État  sous  Clément  XIV  et  camerlingue  tout  ensem- 
ble, ne  modifia  point  ma  résolution.  Suivant  l'acte 
de  Pie  YI  envers  Clément  XIV,  le  Pape  ne  voulait 
plus  laisser  le  droit  du  chapeau  '  à  la  famille  Braschi. 
J'engageai  le  Saint-Père  à  ne  pas  lui  enlever  ce  droit. 
Sur  la  présentation  du  cardinal  Braschi,  monsignor 
Serlupi,  son  concitoyen  et  son  ami,  aujourd'hui 
cardinal,  fut  revêtu  de  la  pourpre.  Je  ne  cessai  pas 
de  rendre  à  Braschi  ainsi  qu'à  sa  maison  tous  les 
témoignages  possibles  d'honneur,  afin  de  montrer 
mon  attachement  aux  ne\eux  et  à  la  mémoire  de 
Pie  YI.  Je  les  servis  en  tout  et  pour  tout.  Mais  quand 

*  H  est  d'usage  à  lîome  que  le  Pape  nouvellement  exalte' 
restitue  à  la  famille  de  son  prédécesseur  le  chapeau  (ju'il  en  a 
K'çu.  I^our  s'acquitter  de  cette  dette  de  gratitude,  le  Pape  nomme 
cardinal  un  neveu  ou  un  parent  de  son  prédécesseur,  et  Gré- 
goire XVI,  en  honorant  île  la  pourpre  sacrée  le  cardinal  délia 
Genga,  neveu  de  Léon  XII,  s'était  conformé  à  cette  tradition. 


262  MÉMOIRES 

le  gouvernement  français,  qui  retenait  le  cadavre  de 
Pie  VI,  —  car  le  Pape  était  mort  à  Valence  en  Dau- 
phiné,  pendant  sa  captivité,  —  eut  rendu  sa  dépouille 
mortelle  au  Saint-Siège ,  la  magnifique  et  si  gran- 
diose réception,  ou  plutôt  le  triomphe  qui  entoura 
le  cercueil,  fut  mon  œuvre  et  celle  du  Pape.  Nous 
a^mes  en  cela  contre  le  gré  des  principaux  cardi- 
naux, je  dirai  même  de  tous.  Ils  craignaient  de  dé- 
plaire à  la  France.  Ce  fait  peut  bien,  ce  me  semble, 
être  cité  en  preuve  de  mon  assertion, 

Rome  ne  vit  jamais  un  spectacle  plus  auguste,  plus 
splendide,  et  en  même  temps  plus  émouvant.  Toute 
la  gloire  et  tout  l'honneur  en  rejaillirent  sur  la  mé- 
moire du  grand  Pontife  vers  laquelle  j'avais  tout 
dirigé. 

A  propos  de  charges  refusées  ,  je  crois  que  je  dois 
parler  d'un  autre  exemple  presque  contemporain.  Je 
n'acceptai  point  la  succession  du  cardinal  Antonelli, 
promu  à  la  grande  pénitencerie,  tandis  qu'il  était 
préfet  de  la  Signature.  Cette  dernière  charge  m'in- 
combait, en  raison  de  son  inamovibilité.  Ainsi  que 
les  secrétaires  d'État  sont  tenus  de  le  faire  pour  les 
emplois  cardinalices  vacants ,  je  l'exerçai ,  mais  je 
n'en  touchai  point  les  émoluments,  et  cela  durant 
plusieurs  années.  Enfin ,  un  jour,  le  Saint-Père  me 
contraignit  à  l'accepter,  et  il  fallut  obéir  à  son  ordre 
absolu. 

Cependant  les  affaires  les  plus  graves  se  succé- 
daient les  unes  aux  autres  à  l'extérieur.  Depuis  le 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  26} 

commencement  jiis(|u'à  la  lin  de;  ce  laborieux  mi- 
nistère, elles  absorbèrent  tellement  les  soins  du 
pouvoir,  qu'elles  lui  enlevèrent  tout  moyen  de  s'oc- 
cuper des  affaires  intérieures.  D'a[)rès  la  forme  du 
gouvernement  pontifical,  le  secrétaire  d'Elat,  contre 
l'usaire  des  autres  cours,  est  tout  à  la  fois  ministre 
du  dedans  et  du  dehors.  Il  est  donc  bien  difficile  d'ex- 
pliquer comment  on  put ,  pendant  la  gestion  ])oli- 
tique  dont  je  parle  ici,  prêter  une  attention  quel- 
conque aux  travaux  susmentionnés,  et  à  d'autres 
encore  dont  je  n'ai  rien  dit  afin  d'être  plus  concis.  La 
multiplicité  et  la  gravité  des  événements  extérieurs 
s'emparèrent  effectivement  de  l'homme  tout  entier, 
sans  lui  laisser  un  seul  instant  de  trêve  et  de  calme 
pour  veiller  à  d'autres  intérêts.  J'indiquerai  seule- 
ment les  principales,  ou  plutôt  quelques-unes  des 
principales  affaires  étrangères,  si  nombreuses  sous 
mon  administration.  Afin  de  me  répéter  aussi  peu 
que  possible ,  je  suivrai  moins  l'ordre  des  temps  que 
l'ordre  des  différentes  puissances  avec  lesquelles 
j'eus  à  traiter.  Je  m'explique.  Dans  mon  récit,  je 
réunirai  tous  les  événements  qui  eurent  lieu  dans 
chaque  pays,  quoiqu'ils  se  soient  passés  à  diverses 
époques. 

Je  diviserai  donc  ainsi  cette  matière.  Je  parle- 
rai notamment  des  affaires  de  Naples,  d'Espagne, 
de  Portugal,  d'Autriche,  de  Russie,  de  Malte  et 
de  France.  Ce  qui  regarde  les  autres  puissances, 
comme  l'Italie,  Gênes,  Eucques,  la  Toscane,  la  ré- 


■t 


264  MÉMOIRES 

publique  de  Raguse,  la  Hollande  et  l'Angleterre,  fut 
purement  ecclésiastique  ,  —  les  deux  derniers  États , 
par  exemple,  —  et  en  conséquence  n'est  pas  du 
ressort  de  la  sécrétai rerie  d'État.  Ces  négociations, 
assez  peu  remarquables  par  elles-mêmes  ,  pourraient 
très -bien  dispenser  de  s'en  occuper.  Tout  au  plus 
dirons-nous  sur  chacune  d'elles  deux  ou  trois  mots  à 
])eine.  Je  répète  néanmoins  que  la  situation  dans 
laquelle  j'écris  me  force  à  ne  m'énoncer  qu'avec  ré- 
serve sur  ces  affaires,  qu'il  fallut  traiter  avec  les 
puissances  dont  je  parlerai.  Je  ne  m'étendrai  donc 
sur  aucune,  et  on  ne  devra  prendre  ce  que  je  ra- 
conte que  pour  des  notes  rares  et  très-brèves. 

Je  commence  par  celles  de  Naples.  La  première 
eut  lieu  par  rapport  à  Bénévent  et  à  Ponte-Corvo.  La 
cour  de  Naples,  maîtresse  de  Rome  pour  la  première 
fois,  à  l'aide  d'une  nombreuse  armée  qui  venait  de 
chasser  les  quelques  républicains  français  préposés 
à  sa  garde,  avait  tout  d'abord  affiché  d'autres  dis- 
positions que  celle  de  rendre  la  ville  au  Saint-Siège. 
Mais  elle  se  résolut  à  agir  différemment  dans  la 
seconde  invasion.  La  cour  de  Naples  se  trouvait, 
après  les  revers  des  Français  en  Italie,  en  face  des 
troupes  autrichiennes,  qui  occupaient  l'État  ponti- 
fical jusqu'aux  portes  de  Rome.  L'Autriche  possédait 
en  effet  les  domaines  du  Saint-Siège  depuis  Pesaro , 
sans  compter  les  trois  légations;  et  la  cour  de  Naples, 
qui  s'était  emparée  du  reste  de  l'État  jusqu'à  Termini, 
servant  de  frontière,  sentait  bien  que   la  cour  de 


DU   CAKDJ.NAl.  CUXSALVI.  2Go 

Vienne,  plus  loi(e  qu'elle,  pouvait  faeilemenl,  en 
continuant  à  battre  les  Français,  mettre  la  niaiu  sur 
ce  qui  restait  du  (l()niain(!  j)onlitical,  pousser  ses 
conquêtes  même  au  delà  et  se  jeter  sur  Naples.  Les 
idées  envahissantes  du  baron  de  Thugut,  premier 
iriinistre  à  Vienne,  étaient  connues.  Il  ambitionnait 
de  faire  revivre  les  prétendus  droits  impériaux  sur 
ritalie  tout  entière.  Dans  le  seul  but  de  pourvoir  à 
sa  propre  sûreté ,  la  cour  de  Naples  se  détermina  à 
restituer  au  Saint-Siéc;e  la  partie  de  ses  Élals  qu'elle 
occupait  depuis  les  frontières  du  royaume  jusqu'à 
Rome.  Elle  considérait  que  le  patrimoine  du  Pape 
servirait  de  barrière  à  ses  propres  États,  et  que  la 
chancellerie  autrichienne  éprouverait  plustde  diffi- 
cultés à  dépouiller,  en  face  de  la  Chrétienté,  le  Saint- 
Père  qui  venait  de  rentrer  dans  ses  possessions,  qu'à 
spolier  le  roi  de  Naples.  Mais  cette  tactique ,  portant 
la  cour  des  Deux-Siciles  à  restituer  au  Pape  ses  pro- 
vinces de  ïerracine  à  Rome,  perdait  de  sa  valeur 
en  ce  qui  regardait  Bénévent  et  Ponle-Corvo,  en- 
clavés au  milieu  du  pays  napolitain.  On  sait  que  la 
cour  avait  toujours  désiré  posséder  ces  deux  villes, 
(juoique  de  peu  de  prix  en  comparaison  de  ses  pro- 
pres domaines  si  vastes  et  si  étendus.  Or,  comme 
il  se  trouvait  qu'elle  les  occupait  depuis  l'invasion 
des  États  de  l'Eglise  par  la  République  française,  il 
lui  semblait  aussi  naturel  qu'opportun  de  ne  plus 
songer  à  les  rendre. 

Cependant  le  général  Acton,  qui  dirigeait  tout  à 


^> 


t66  MEMOIRES 

Naples,  n'osait  pas  avouer  ouvertement,  dans  sa 
politique  pleine  d'astuce  et  de  mensonge ,  qu'il  ne 
voulait  pas  remettre  le  Pape  en  possession  de  cette 
partie  de  ses  États.  En  conséquence ,  sous  le  même 
prétexte  à  l'aide  duquel  on  avait  laissé  à  Rome,  après 
sa  restitution,  des  troupes  napolitaines,  on  continua 
à  en  maintenir  aussi  à  Bénévent  et  à  Ponte-Corvo. 
Mais  ce  prétexte  n'avait  pas  la  même  valeur  appa- 
rente. On  échelonnait  à  Rome  des  soldats  napolitains 
comme  un  corps  avancé  pour  la  défense  de  l'État;  on 
ne  pouvait  pas  en  dire  autant  pour  Bénévent  et 
Ponte-Corvo,  villes  situées  dans  le  royaume. 

L'occupation  de  Rome  dura  plusieurs  mois,  malgré 
les  remontrances  du  Pape.  Les  Napolitains  se  virent 
enfin  forcés  de  rentrer  chez  eux,  par  un  article  de  la 
paix  signée  avec  Bonaparte  au  traité  de  Florence. 
Quant  à  Toccupalion  de  Ponte-Corvo  et  de  Bénévent, 
elle  fut  plus  longue,  et  cependant  le  motif  qu'on 
alléguait  pour  expliquer  sa  continuation  perdait  toute 
valeur  depuis  l'arrangement  définitif  avec  les  Fran- 
çais. Le  cabinet  de  Naples  n'avait  point  l'intention 
de  restituer  au  Pape  ces  deux  territoires.  Tel  était  le 
vrai  motif  qui  le  déterminait.  N'osant  pas,  dans  ce 
moment  assez  peu  propice,  s'en  emparer  à  force 
ouverte,  il  s'obstinait  à  y  rester  sous  de  frivoles 
prétextes.  Chaque  jour  il  faisait  un  pas  de  plus.  Ne 
se  renfermant  pas  dans  les  limites  d'une  occupation 
militaire ,  il  exerçait  avec  perfidie  d'autres  actes  de 
juridiction  civile.  Il  serait  difiicile,   même  si  j'en 


DU  CARDINAL  CONSAl.Vl.  267 

avais  lu  loisir,  de  raconter  toutes  les  intrigues  et  les 
fourberies  du  général  Acton  '  dans  cette  entreprise, 
et  ce  qu'il  en  coûta  de  formalités  et  de  circonspec- 
tion au  gouvernement  pontifical.  Il  ne  pouvait  pas 
tolérer  de  tels  actes,  qui  lésaient  ses  droits  souverains. 
Il  réclamait  chaque  jour  son  entière  réintégration 
dans  ses  domaines,  puis  en  même  temps  le  Saint- 
Siège  luttait  pour  ne  pas  rompre  en  visière  à  une 
cour  avec  laquelle  il  devait  terminer  les  affaires 
ecclésiastiques  et  entretenir  des  relations  de  bon  voi- 
sinage. En  outre,  l'apparence  du  bienfait  récent  de 
la  restitution  des  États  pontiiicaux  de  Terracine  à 
Rome  empêchait  jusqu'à  la  plus  légère  rupture. 
Après  bien  des  remontrances ,  tantôt  pleines  de  dou- 
ceur et  tantôt  fort  aigres,  et  après  une  insistance 
que  ni  les  artifices ,  ni  la  mauvaise  humeur,  ni  les 
refus  évidents  ne  lassèrent  jamais,  les  troupes  napo- 
litaines évacuèrent  enfin  le  patrimoine  de  l'Église. 
Une  circonstance  fortuite  contribua  beaucoup  à  cette 

•  Joseph  Acton,  premier  ministre  du  roi  deNaples,  e'tait  un  de 
ces  nombreux  aventuriers  qui,  vers  la  fin  du  dix-huitième  siècle, 
remplirent  l'Europe  du  bruit  de  leurs  noms.  Ne'  en  173C,  à 
Besançon,  d'une  famille  d'origine  irlandaise,  il  vint  s'établira 
Naples,  après  de  longues  courses  sur  mer  et  sur  terre,  il  gagua 
la  confiance  du  roi  Ferdinand  et  de  la  reine  Caroline;  puis,  à 
force  d'inlrigues,  il  arriva  a  gouverner  l'État.  De  concert  avec 
l'amiral  Nelson  et  la  fameuse  Emma  Lyon,  plus  connue  sous  le 
nom  de  lady  Hamilton ,  ce  ministre  exerça  sur  les  Deux-Siciles 
un  despotisme  (|ui  ne  pouvait  que  rendre  odieuse  la  famille 
royale.  Ce  trio  d'Anglais,  présidé  par  une  courtisane  avide  et  fan- 
tasque, amena  les  crimes  ou  les  sanglantes  repre'sailies  de  1799, 
que  l'histoire  a  si  souvent  reprochés  à  la  cour  de  Naples. 


268  MEMOIRES 

heureuse  issue.  Le  Premier  Consul  laissa  échapper 
quelques  demi-paroles  en  présence  de  l'ambassadeur 
de  Naples  à  Paris,  et  il  déclara  qu'il  voulait  voir 
exécuter  complètement  l'article  de  la  paix  de  Flo- 
rence relatif  à  la  rentrée  des  troupes  napolitaines  sur 
leur  territoire,  dont  Bénévent  et  Ponte-Gorvo, 
ajouta-t-il,  ne  faisaient  point  partie.  C'est  alors  que 
cette  usurpation  prit  fin. 

La  réduction  des  évêchés  lui  succéda.  Ferdi- 
nand IV  désirait  diminuer  le  nombre  des  évêques 
d'une  manière  exorbitante.  Si  je  ne  me  trompe,  son 
projet  était  de  les  réduire  de  cent  quatre-vingts  à  cin- 
quante. Il  s'agissait  aussi  de  ménager  un  concordat 
pour  débrouiller  les  affaires  ecclésiastiques  fort  nom- 
breuses et  fort  graves,  et  d'après  la  teneur  de  l'in- 
vestiture qui  avait  été  accordée  aux  rois  de  Naples  , 
pour  régler  le  payement  du  tribut  et  de  la  haquenée. 
Ces  trois  opérations  peuvent  se  raconter  simultané- 
ment comme  n'en  faisant  qu'une,  d'autant  mieux 
qu'elles  coïncidèrent  ensemble. 

La  cour  ne  voulait  parler  que  des  deux  premières, 
se  promettant  bien  d'en  tirer  quelque  chose.  Quant 
à  la  troisième,  comme  il  y  avait  longtemps  qu'elle 
ne  payait  plus  le  tribut  et  ne  fournissait  plus  la  ha- 
quenée, elle  s'exposait  à  ne  subir  que  des  mécomptes 
en  remettant  cette  question  sur  le  tapis.  En  consé- 
quence, la  cour  manifesta  la  plus  vive  répugnance 
pour  la  négociation  entamée  dans  le  but  de  traiter 
ce  dernier  point ,  et  le  Saint-Siège  ayant  toujours 


h. 


DU   CARDIN  AI,   CONSALVl.  269 

déclart'  qu'il  exigeait  qu'on  trancliàl  toutes  les  dilli- 
cultés,  la  cour  fit  valoir  une  objection  spécieuse  en 
apparence,  mais  qui  au  fond  n'offrait  aucune  hase 
solide. 

Elle  prétendit  que  le  Pape  se  montrerait  cou- 
pable de  ne  pas  terminer  les  affaires  religieuses  en 
s'obstinant  à  y  rattacher  une  question  purement 
temporelle  dont  la  cour  refusait  d'entendre  parler. 
Nous  répondîmes  que  d'abord  on  ne  pouvait  pas  ap- 
peler chose  purement  temporelle  le  payement  du 
tribut  et  de  la  ha({uenée,  parce  que  c'était  un  droit 
du  Saint-Siège,  et  qu'en  cette  qualité,  ce  droit  ne 
devait  pas  être  regardé  comme  temporel  ainsi  que 
ceux  des  princes  séculiers.  Nous  fîmes  observer 
qu'il  était  de  la  nature  de  tous  les  accommodements, 
quand  on  négociait  de  bonne  foi,  d'achever  tout 
d'un  seul  coup,  et  de  ne  pas  laisser  subsister  des 
débats  qui  alimentent  sourdement  la  rupture  et 
détruisent  bien  vite. ce  que  l'on  croit  avoir  arrangé. 
Nous  ajoutâmes  encore  qu'en  raison  de  ses  obliga- 
tions et  de  ses  serments,  le  Saint-Père  ne  pouvait 
pas  mettre  de  côté  cette  affaire ,  et  que  dans  une 
transaction  de  ce  genre  il  fallait  que  tout  fût  liquidé 
en  même  temps.  Mais  la  cour  consentait  à  négocier 
sur  le  reste,  pourvu  qu'on  ne  mît  pas  ce  dernier 
point  en  avant.  Elle  désirait  tout  gagner,  comme  je 
l'ai  dit,  sachant  fort  bien  que,  dans  les  traités  signés 
avec  le  Pape,  celui-ci,  grâce  aux  malheureuses  éven- 
tualités de  notre  siècle,  ne  fait  que  des  concessions 


^ 


270  MÉMOIRES 

et  perd  toujours,  sans  aucune  compensation,  quel- 
ques-uns de  ses  droits  et  de  ses  prérogatives.  La 
persévérance  du  Pape  et  de  son  ministère  fit  enfin 
reculer  la  cour  de  Naples,  et  elle  consentit  à  parler 
de  la  haquenée. 

Deux  questions  étaient  à  résoudre  sur  ce  sujet, 
savoir  :  les  huit  ou  dix  mille  écus  que  le  royaume  de 
Naples  devait  fournir  au  Saint-Siège ,  et  la  présenta- 
tion solennelle  d'une  haquenée.  La  cour  refusait  de 
payer  le  tribut  comme  tel,  mais  elle  offrait  de  l'ac- 
quitter sous  forme  de  pieuse  oblation  ou  d'aumône 
à  saint  Pierre.  Quant  à  la  cérémonie  de  la  présentation 
d'une  haquenée,  le  gouvernement  napolitain  regret- 
tait d'en  entendre  parler,  malgré  le  pacte  de  l'investi- 
ture et  les  serments  tenus  non-seulement  par  les 
prédécesseurs  du  roi  Ferdinand,  mais  encore  par 
le  roi  lui-même,  et  cela  pendant  si  longtemps.  Dans 
la  négociation  entamée,  le  Saint-Siège,  tout  en  se 
déclarant  opposé  à  l'abandon  de  son  droit  sur  la 
présentation  solennelle  telle  qu'elle  était  décrite  dans 
le  placet  d'investiture,  se  montra  très-disposé  à  mo- 
difier le  cérémonial  et  à  en  faire  disparaître  les  arti- 
cles qui  pouvaient  blesser  ce  que  j'appellerai  le  point 
d'honneur  de  la  cour,  à  cause  des  nouvelles  idées 
du  siècle.  Le  roi  de  Naples  ne  comprenait  plus  que 
cette  manifestation  adressée  au  Pape,  beaucoup 
moins  puissant  que  lui  en  force  et  en  grandeur  tem- 
porelle, ne  froissait  pas  sa  dignité,  mais  que  c'était 
un  témoignage  de  respect  pour  le  chef  de  l'Église  et 


DU   CARDINAL  CONSALVl.  271 

pour  le  Saint-Siège,  et  qu'un  pareil  acte  de  vénération 
n'abaissait  certainement  pas  celui  qui  l'accomplissait. 
Jamais  en  effet  le  plus  fort  ne  s'est  humilié  en  ho- 
norant le  plus  faible,  car  son  hommage  est  spontané 
et  nullement  forcé.  Mais  la  cour  ne  considérait  pas 
la  chose  sous  cet  aspect.  Dans  le  but  de  repousser 
toute  accusation  d'orgueil  ou  d'ambition,  et  malgré 
les  droits  évidents  que  lui  accordait  le  traité  d'inves- 
titure, confirmé  par  des  serments  et  observé  pen- 
dant de  longs  siècles.  Pie  VU  se  montra  prêt  à  mo- 
difier le  plus  possible  la  solennité ,  pourvu  qu'elle 
ne  fut  pas  entièrement  abrogée  et  qu'on  reconnût 
catégoriquement  le  droit  du  Saint-Siège.  On  élabora 
divers  projets  sur   la  forme   moins  pompeuse   qui 
pourrait  être  donnée  à  la  présentation.  Tous  demeu- 
rèrent sans  réponse.  On  ne  sait  pas  s'ils  auraient  été 
admis,  quand  bien  même  la  question  serait  arrivée 
à  son  terme.  Mais  la  conclusion  devait  être  le  refus 
inévitable  de  la  cour  de  payer  le  tribut,  en  tant  que 
tribut,  et  son  obstination  à  l'acquitter,  comme  of- 
frande volontaire.  Elle  avait  même  déclaré  qu'elle  se 
servirait  de  ce  terme  en  payant  la  dette. 

Il  était  impossible  au  Saint-Siège  de  transiger  sur 
ce  point.  On  dénaturait  la  substance  de  la  pré- 
rogative, et  accepter  cet  argent  comme  oblation 
pieuse  et  volontaire,  n'était  autre  chose  que  renon- 
cer expressément  à  son  droit.  On  l'anéantissait  par 
conséquent.  Cette  négociation  fut  donc  rompue,  et 
nous  continuâmes  à  protester  solennellement  comme 


272  MÉ3I0IRES 

par  le  passé,  depuis  qu'on  avait  cessé  d'offrir  la  ha- 
quenée.  C'est  le  Pape  lui-même  qui,  après  la  grand'- 
messe,  le  jour  de  la  fête  de  saint  Pierre,  réclamait 
publiquement  au  milieu  de  l'église. 

Il  est  bon  de  raconter  ici  une  anecdocte  qui  pourra 
donner  une  idée  de  la  frauduleuse  politique  avec  la- 
quelle le  général  Acton  traitait  les  affaires. 

Peu  d'années  après,  le  roi  Ferdinand  perdit  son 
royaume,  et  il  se  vit  remplacé  par  Joseph  Bonaparte, 
frère  de  l'Empereur.  Ferdinand  s'était  réfugié  en 
Sicile,  tandis  que  Rome  était  occupée  par  l'armée  fran- 
çaise, qui  ne  laissait  au  Saint-Père  que  l'ombre  du 
pouvoir,  ombre  qui  lui  fut  elle-même  bientôt  ravie. 

Sans  qu'il  s'y  attendît,  le  Pape  reçut  par  une  voie 
détournée  une  lettre  du  roi  Ferdinand,  proposant,  à 
l'occasion  de  la  fête  de  saint  Pierre  qui  approchait , 
de  présenter  la  haquenée  avec  la  pompe  la  plus  so- 
lennelle et  toutes  les  formalités  usitées,  formalités 
que  l'on  avait  refusé  d'accomplir  les  années  précé- 
dentes et  pendant  la  négociation.  Toutefois,  on  per- 
sévérait dans  la  lettre  à  nommer  ce  tribut  une  pieuse 
offrande.  Le  général  Acton  savait  bien  que  la  mise 
en  scène  de  cette  pompe  et  de  cette  solennité  était 
impossible  sans  la  permission  de  l'armée  française. 
Il  offrit  donc  ce  qu'il  était  certain  d'avance  de  ne 
pas  réaliser,  tout  en  persistant  à  dénier  ce  que  la 
lettre  pouvait  si  parfaitement  accorder,  et  ce  que 
personne  n'aurait  empêché,  je  veux  dire  la  reconnais- 
sance du  tribut  comme  tel.  Le  général  se  proposait 


DU   CAUDINAL  CONSALVI.  273 

d'arracher  une  roponsc  (jui  maintînt  la  maison  de 
Naplcs  dans  ses  droits  sur  le  royaume  occupé  par 
Josepli  Bonaparte.  Dans  le  cas  où  il  ne  pourrait 
j)as  l'obtenir,  —  et  il  ne  l'obtint  {)as  en  effet,  — 
il  espérait  du  moins  prouver  un  jour  qu'il  avait 
témoigné  de  sa  bonne  volonté  pour  satisfaire  à  une 
obligation.  Mais  en  n'otlrant  pas  le  tribut  comme  tel, 
il  n'acquittait  nullement  cette  dette. 

Malgré  cela,  c'était  un  grave  sujet  de  réflexions 
sur  l'instabilité  des  choses  humaines  que  de  contem- 
pler la  cour  de  Naples  s'empressant  d'offrir  volon- 
tairement de  faire  son  devoir,  quoique  d'une  manière 
détournée,  au  moment  où  elle  ne  possédait  plus  de 
trône,  elle  qui,  dans  sa  puissance,  avait  cessé  d'ac- 
complir ce  même  devoir  pendant  trente  années,  et 
qui  avait  même  refusé  de  l'accomplir,  malgré  l'in- 
sistance du  Saint-Siège.  Elle  prétendait  alors  qu'elle 
n'y  était  plus  tenue  depuis  qu'elle  avait  eu  le  mérite, 
disait-elle,  de  réintégrer  le  Pape  dans  une  portion  de 
ses  domaines.  On  ne  considérait  pas  qu'en  agissant 
ainsi,  —  si  toutefois  l'on  peut  dire  que  ce  fût  l'œuvre 
d'un  homme,  et  non  l'œuvre  des  circonstances  et 
d'une  nécessité  particulière,  —  le  Roi  ne  faisait 
({ue  remplir  l'engagement  imposé  par  le  pacte  d'in- 
vestiture. 

La  réduction  des  évêchés  et  l'arrangement  des 

affaires  ecclésiastiques  ne  réussirent  pas  mieux.  Le 

Saint-Père  ne  pouvait  pas  se  prêter  à  une  réduction 

aussi  notable  dans  une  contrée  qui  n'avait  pas  les 

11.  18 


574  MÉMOIRES 

mêmes  raisons  que  la  France  à  faire  valoir.  Du  reste 
Sa  Sainteté,  pour  consentir  à  diminuer  les  évêchés 
de  ce  pays,  s'était  vue  condamnée  à  de  longs  efforts 
et  à  de  rudes  angoisses.  La  Cour  ne  voulut  jamais  se 
contenter  de  la  diminution  discrète  à  laquelle  le 
Pape  se  montrait  enclin.  Quant  aux  autres  affaires, 
la  Cour  aspirait  à  prendre  tout  et  à  ne  rien  donner, 
comme  dit  le  proverbe.  Elle  désirait  que  le  Saint- 
Père  consacrât  en  substance  dans  l'accommodement 
toutes  les  usurpations ,  toutes  les  violations  des  lois 
et  des  privilèges  de  l'Église,  toutes  les  irrégulari- 
tés qui  avaient  été  mises  à  l'ordre  du  jour  depuis 
tant  d'années  et  que  le  Gouvernement  sanctionna.  Il 
visait  à  détruire  le  Concordat  du  pape  Benoît ,  ainsi 
que  les  lois  ecclésiastiques,  et  il  ne  voulait  rien 
céder.  De  plus,  il  exigeait  des  concessions  et  l'intro- 
duction de  nouveaux  usages  que  le  Saint-Siège  ne 
pouvait  accorder  sans  travailler  lui-même  au  renver- 
sement de  son  autorité.  Toutes  les  conférences  de- 
meurèrent donc  sans  effet.  Il  serait  presque  im- 
possible de  rapporter  ce  qu'on  eut  à  souffrir  de  la 
politique  insidieuse  du  général  Acton  pendant  la 
négociation,  et  combien  d'expédients  et  d'habiles 
procédés  on  dut  employer  pour  ne  pas  se  laisser 
tromper  par  lui  et  pour  ne  pas  rompre  avec  sa  Cour. 
Le  cardinal  Fabrice  Ruffo  était  ministre  de  Naples 
à  Rome.  C'est  lui  dont  on  parla  tant  lorsque,  les 
armes  à  la  main,  il  reconquit  le  royaume  sur  les 
républicains.  Le  général  Acton,  ne  le  croyant  pas 


DU  C.\Ri)INAL  COASALVI.  27u 

apte  aux  manèges  qui  étaient  dans  son  caractère  et 
dans  son  esprit ,  créa  un  second  ministre ,  que  je 
nommerai  confidentiel,  dans  la  personne  du  cardinal 
CarafTa  di  Belvédère  (qui  renonça  à  la  pourpre  quel- 
ques années  plus  tard),  et  qui  lui  paraissait  plus 
propre  à  faire  réussir  ses  desseins.  Les  convenances , 
que  je  suis  forcé  de  ménager,  ne  me  permettent 
pas  de  dire  autre  chose  à  ce  sujet.  Je  me  bornerai 
à  déclarer  que  toutes  ses  tentatives  furent  infruc- 
tueuses, et  que  si  elles  causèrent  de  cruels  soucis, 
des  amertumes  et  des  embarras  au  gouvernement 
pontifical ,  elles  ne  purent  jamais  produire  les  effets 
que  leur  auteur  en  attendait. 

Je  ne  parlerai  pas  de  beaucoup  d'autres  négocia- 
tions moins  importantes  qu'on  engagea  avec  la  cour 
de  Naples.  On  peut  en  juger  par  ce  que  je  racontais 
tout  à  l'heure.  Ce  fut  un  grand  malheur  que  d'avoir  à 
traiter  avec  un  homme  tel  que  le  général  Acton.  Tout 
ce  que  l'on  entreprit  avec  lui  éprouva  le  même  sort, 
et  le  ministre  pontifical  fut  sans  cesse  obhgé  de  se 
tenir  en  garde  contre  sa  politique  astucieuse  et  mé- 
chante. La  vérité  seule  m'arrache  de  la  plume  celte 
dernière  expression. 

Voici  néanmoins  un  de  ces  faits  qui  me  revient  à 
l'esprit  sur  le  moment  même,  et  je  ne  crois  pas 
devoir  le  taire,  car  si  les  choses  se  rétablissent  un 
jour,  sa  révélation  pourra  servir  les  intérêts  du  Saint- 
Siège.  Si  j'en  parle,  ce  n'est  point  parce  que  la 
diplomatie  du  général  Acton  aurait  triomphé,  cela 

<8. 


276  MÉMOIRES 

était  impossible.  Je  n'en  veux  entretenir  le  lecteur 
qu'à  cause  de  son  importance  intrinsèque. 

A  la  mort  du  cardinal  Zurlo,  archevêque  de  Naples, 
la  Cour  présenta  pour  lui  succéder  un  nouvel  arche- 
vêque dont  je  ne  me  rappelle  pas  le  nom  avec  cer- 
titude, mais  qui  devait  être,  je  crois,  Mgr  ]Mon- 
forte.  Ce  prélat  vint  à  Rome  pour  les  informations  et 
pour  être  préconisé.  On  l'installa,  et  la  Cour  eut  la 
prétention  de  le  faire  nommer  cardinal ,  parce  que 
l'usage  voulait  que  les  archevêques  de  Naples  fussent 
membres  du  Sacré-Col  lége.  jMais  si  cet  usage  ne  fai- 
sait pas  loi  pour  le  Saint-Siège,  comme  le  prouvait 
le  récent  exemple  de  Mgr  Filangieri,  —  Pie  YI  n'avait 
jamais  consenti  à  le  décorer  de  la  pourpre  à  cause  de 
sa  doctrine,  dont  le  Saint-Père  n'avait  pas  lieu  d'être 
édifié;  —  cet  usage  ne  pouvait  pas  avoir  plus  de 
valeur  dans  les  circonstances  présentes. 

Sous  le  règne  de  Pie  VI,  le  Saint-Père  et  le  Roi 
avaient  accepté  un  article ,  le  premier  d'un  Concor- 
dat à  l'état  de  négociation,  et  par  lequel  on  attribuait 
au  Roi  la  nomination  à  toutes  les  églises  du  royaume. 
Bien  que  le  Saint-Siège  ne  fût  pas  contraint  de 
reconnaître  comme  ayant  force  de  lot  ce  premier 
article,  préUminaire  d'un  traité  qui  n'avait  point 
abouti;  cependant  le  successeur  de  Pie  YI,  après 
avoir  protesté  qu'il  n'y  était  pas  tenu,  mais  par 
condescendance  et  dans  l'espoir  de  voir  se  terminer 
bientôt  le  Concordat,  laissa  passer  les  nominations 
présentées  par  le  Roi,  parmi  lesquelles  se  rencontra 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  277 

celle  (le  Monforte.  Cette  raison  seule  n'obligeait  pas 
le  Pape  à  lui  accorder  le  chapeau  cardinalice.  Quand 
l'archevêque  de  Napies  était  nommé  par  le  Pape , 
celui-ci,  en  le  créant  cardinal,  donnait  le  chapeau 
à  une  de  ses  créatures.  Mais  l'archevêque  de  Na- 
pies dépendant  du  Roi,  si  le  Pape  eût  fait  cardinal 
le  prélat  désigné,  la  cour  de  Napies  acquérait  par 
là  même  le  privilège  de  la  nomination  au  chapeau , 
privilège  qu'elle  ne  partageait  pas  avec  plusieurs 
autres  puissances  catholiques.  Et  en  effet,  si  le  Pape 
avait  maintenu  l'usage  de  créer  les  archevêques  de 
Napies  cardinaux,  il  suffisait  à  la  Cour  de  faire  arche- 
vêque de  Napies  celui  auquel  elle  désirait  procurer 
la  pourpre.  Ces  réflexions  firent  que  le  Saint-Siège 
refusa  complètement  d'élever  Monforte  au  cardinalat. 
Soit  hasard,  soit  chagrin,  Monforte  mourut  peu  de 
mois  après,  et  la  cour  de  Napies,  pour  éviter  de 
tomber  de  nouveau  dans  le  même  embarras,  nomma 
à  l'archevêché  monseigneur  RulTo  Scilla,  déjà  car- 
dinal. 

Je  passe  aux  affaires  d'Espagne.  Le  caractère  loyal 
et  franc  de  la  nation  espagnole  développa  pendant 
mon  ministère  toutes  les  dispositions  nécessaires  et 
désirables  pour  s'entendre  et  pour  arranger  les 
choses,  quand  les  deux  parties  traitent  de  bonne  foi 
et  avec  la  ferme  volonté  d'arriver  à  une  solution. 

Les  prétentions  de  la  cour  de  Madrid  étaient  bien 
dures  au  Saint-Siège.  Les  voici  en  peu  de  mots.  En 
Espagne,  le  Nonce  n'avait  pas  été  réduit  à  la  simple 


278  MÉMOIRES 

qualité  d'ambassadeur  du  Souverain  de  Rome,  comme 
cela  se  pratiquait  ailleurs;  il  était  considéré  comme 
l'envoyé  du  Pape.  Bientôt  on  voulut,  en  le  privant 
de  toute  juridiction ,  le  jeter  dans  la  même  impasse 
que  les  Nonces  auprès  des  autres  cours.  On  essayait 
de  placer  les  réguliers  sous  la  domination  des  évêques 
et  de  les  soustraire  à  l'autorité  de  leurs  supérieurs 
généraux.  On  s'efforçait  d'attribuer  aux  évêques 
les  facultés  pour  toutes  les  dispenses  matrimoniales. 
On  désirait  accaparer  la  collation  de  tous  les  bé- 
néfices et  d'autres  pouvoirs  très- étendus.  La  cour 
de  Madrid  demandait  le  droit  d'imposer  à  volonté 
les  biens  ecclésiastiques  et  de  confisquer  même  plu- 
sieurs de  ces  biens ,  au  préjudice  évident  du  clergé. 
Bref,  on  exigeait  simultanément  tant  de  choses,  et 
des  choses  si  importantes,  qu'on  ne  pourrait  pas  y 
ajouter  foi  si  on  les  rapportait  ici. 

Quoique  ces  prétentions  fussent  appuyées  sur  la 
menace  de  faire  revivre  le  fameux  décret  promulgué 
à  la  mort  de  Pie  VI,  décret  qu'on  avait  aboli  à  l'élec- 
tion de  son  successeur,  cependant  le  Saint-Siège 
tint  ferme,  et  il  résista  à  ces  sollicitations  avec  la 
plus  grande  énergie.  Seulement  il  permit  de  nommer 
un  visiteur  général  pour  tous  les  ordres  religieux, 
dans  la  personne  du  cardinal  de  Bourbon,  afin  de 
rechercher  et  de  dévoiler  au  Saint-Siège  les  abus  qui 
pourraient  s'être  glissés  dans  les  monastères. 

Cette  visite  souffrit  une  multitude  de  difficultés  et 
de  retards,  et  la  Cour,  après  toutes  les  remontrances 


nu  CAUDINAL  CONSALVI.  279 

qu'on  lui  fit ,  renonça  à  son  désir  de  soumettre  les 
réguliers  à  la  juridiction  des  évoques.  Elle  demanda 
alors  d'arracher  les  religieux  au  pouvoir  de  leurs 
généraux  résidant  à  l'étrangçr,  et  de  confier  l'exer- 
cice de  l'autorité  à  des  supérieurs  espagnols  qui 
habiteraient  l'Espagne,  et  seraient  ainsi  plus  à  inêine 
de  connaître  le  mal  et  d'y  apporter  remède.  On  ter- 
mina ces  différends  par  une  conciliation  et  un  Con- 
cordat. On  décida  qu'à  l'exemple  de  l'ordre  des 
Franciscains,  ainsi  régularisé  depuis  la  bulle  de 
Léon  X,  les  ordres  qui  ne  devaient  pas,  d'après  leur 
institution,  avoir  des  généraux  indigènes,  seraient 
gouvernés  désormais  par  un  général  tantôt  espagnol, 
tantôt  étranger;  que,  dans  ce  dernier  cas,  l'Espagne 
aurait  des  vicaires  généraux,  et  vice  versa,  qui  ren- 
draient compte  au  général  étranger  des  événements 
les  plus  graves,  lui  demanderaient  et  en  obtien- 
draient les  facultés  déléguées  pour  tout  le  reste,  et 
administreraient  ainsi  leurs  ordres  respectifs.  De 
cette  façon,  nous  empêchâmes  non-seulement  que 
les  réguliers  dépendissent  des  évoques  locaux,  mais 
encore  on  s'opposa  à  ce  qu'ils  ne  fussent  pas  sous- 
traits à  la  juridiction  de  leurs  généraux  de  Rome. 
Nous  obtînmes  ainsi  un  Concordat  fort  avantageux 
eu  égard  aux  circonstances.  On  accorda  encore  à 
la  Cour  des  subsides  extraordinaires  sur  les  biens 
ecclésiastiques.  Des  brefs  pontificaux  imposèrent 
ces  subsides  aux  religieux,  en  vue  de  la  guen-e 
contre   les   Anglais    et  pour  accélérer  la  destruc- 


280  MÉMOIRES 

tion  du  papier- monnaie  qui  encombrait  l'Espagne. 

Ce  fut  à  ces  légères  concessions  que  se  réduisirent 
les  nombreuses  prétentions  de  la  cour  de  Madrid ,  et 
la  nonciature,  les  facultés  des  évêques,  les  dispenses 
matrimoniales,  les  ordres  réguliers,  le  clergé,  les 
biens  ecclésiastiques,  demeurèrent  en  l'état  et  ne 
subirent  aucun  changement.  La  Cour  elle-même  se 
montra  si  satisfaite,  —  quoiqu'on  lui  eût  à  peu  près 
tout  refusé,  —  que  non-seulement  l'union  la  plus 
étroite  et  l'harmonie  réciproque  continuèrent  à  sub- 
sister entre  elle  et  Rome,  mais  encore  elle  voulut, 
afin  de  manifester  plus  amplement  son  adhésion, 
conférer  un  bénéfice  annuel  de  quatre  mille  écus, 
dans  la  cathédrale  de  Cordoue,  au  cardinal  secrétaire 
d'État  avec  lequel  tout  avait  été  négocié. 

Je  crus  de  mon  devoir  de  ne  pas  l'accepter,  et 
cependant  le  Roi  m'avait  déjà  nommé  et  la  collation 
était  publiée.  Les  efforts  du  plénipotentiaire  d'Es- 
pagne à  Rome  pour  m'empêcher  de  renoncer  à  ce 
bénéfice  furent  inutiles.  Il  mit  en  avant  les  exemples 
des  cardinaux  Pallavicini  et  Zelada,  jouissant  des 
munificences  de  la  cour  de  Madrid,  quoiqu'ils  fussent 
secrétaires  d'État  —  je  croyais  que  ce  titre  m'empê- 
chait d'accepter;  —  mais  le  ministre  espagnol  ne  put 
rien  sur  moi.  J'écrivis  au  Roi  une  lettre  de  remer- 
cîments  et  en  même  temps  de  renonciation,  que  je 
fondai  sur  le  motif  dont  je  viens  de  parler,  en  le 
priant  de  ne  pas  prendre  ma  conduite  en  mauvaise 
part.  Le  Roi  me  répondit  avec  grande  indulgence;  il 


nu  CARDINAL  CONSALVI.  281 

accepta  ma  démission  et  me  fit  savoir  (|iie  ce  l)énéfice 
resterait  toujours  vacant,  qu'on  le  conserverait  pour 
moi  dans  le  cas  où  je  cesserais,  par  un  motif  quel- 
conque, d'être  secrétaire  d'État,  puisqu'alors  je  n'au- 
rais plus  de  motifs  pour  le  refuser  '. 

De  longues  années  s'écoulèrent  après  cet  événe- 
ment. Je  n'avais  jamais  eu  l'intention  de  jouir  de  ce 
bénéfice,  même  si  je  cessais  d'être  secrétaire  d'État, 
Je  présumais  qu'en  attendant  ce  jour  le  Roi  aurait 
tout  oublié,  ou  que  d'autres  exigences  empêcheraient 
l'exécution  d'un  projet  si  éloigné.  Il  n'en  fut  pas  ainsi. 

Quand  je  me  démis  du  poste  que  j'occupais,  pour 
les  motifs  que  je  raconterai  à  la  fin  de  ces  Mémoires, 
le  Roi,  de  son  propre  mouvement  et  sans  que  je  lui 
en  eusse  fait  la  demande,  ordonna  à  la  même  heure 
de  me  conférer  ce  bénéfice,  ainsi  que  l'arriéré  des 
revenus.  Par  erreur,  il  avait  été  accordé  à  d'autres. 
Aussitôt  le  Roi  m'en  fit  otl'rir  un  second,  dans  la 
même  église  de  Cordoue,  et  encore  plus  productif.  Je 
ne  voulais  pas  le  recevoir,  mais  je  n'avais  pas  de 
bonnes  raisons  pour  agir  ainsi  sans  offenser  le  Roi. 
Du  reste,  le  Pape  ne  me  permit  à  aucun  titre  de  le 
refuser.  Je  l'acceptai  donc,  mais  je  ne  devais  pas  en 
jouir  longtemps.  Un  ou  deux  ans  après,  pendant  les- 
quels je  ne  touchai  qu'une  somme  très-minime, 
les  tristes  catastrophes  de  l'Espagne  m'en  privèrent 

*  Toutes  les  lettres  dont  parle  le  cardinal  Consalvi  sont  entre 
nos  mains;  mais  nous  croyons  (jue  leur  publication  n'est  pas 
nécessaire. 


282  MÉMOIRES 

complètement.  Revenons  maintenant  au  récit  des 
affaires  publiques. 

PaiTûi  tous  les  faits  qui  arrivèrent  sous  mon  mi- 
nistère entre  Rome  et  le  Portugal,  je  ne  parlerai  que 
d'un  seul ,  fort  important  et  fort  douloureux  pour  le 
Saint-Siège.  Les  autres  en  effet  ne  le  furent  pas  au- 
tant, quoiqu'il  y  en  eût  de  plus  ou  moins  graves; 
mais  j'ai  autre  chose  à  raconter  et  je  n'en  dirai  rien. 
Au  moment  où  le  Pape  était  en  France  pour  sacrer 
l'empereur  Napoléon,  la  cour  de  Portugal  publia  un 
édit  qui  blessait  les  droits  du  Saint-Siège  et  plusieurs 
lois  canoniques.  Cet  édit  était  composé  d'une  mul- 
titude d'articles  :  comme  je  ne  m'en  souviens  pas 
très-exactement,  je  n'en  ferai  pas  l'énumération.  Le 
Saint-Père  écrivit  lui-même  de  Paris  au  prince  régent 
de  Portugal;  mais,  grâce  aux  ruses  du  cabinet  de 
Lisbonne,  ce  fut  avec  peu  de  succès.  Toutefois  la 
Cour  ne  recula  pas  pour  entrer  en  discussion,  et  son 
ministre  à  Rome  passa  plusieurs  notes  tendant  à  sou- 
tenir le  fait,  tout  en  accordant  des  modifications.  On 
répliqua  par  des  mémoires,  et  peut-être  serions-nous 
arrivés  à  une  conciliation  aussi  favorable  que  nous 
aurions  pu  l'espérer  au  temps  où  l'on  vivait,  si  les 
affaires  de  France,  nombreuses  et  déplorables,  n'eus- 
sent pleinement  absorbé  par  leur  importance  toute 
la  sollicitude  du  Pape  et  de  son  ministre.  La  négo- 
ciation avec  le  Portugal  se  vit  ajournée  pour  quelque 
temps ,  et  je  ne  sais  si  elle  eut  des  suites  après  ma 
sortie  du  ministère. 


^ 


_' 1 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  283 

La  piét^  de  Louis  I",  roi  d'Étrurie  ',  nous  procura 
de  i^randes  consolations  et  nous  fit  concevoir  les 
meilleures  espérances  pour  l'état  de  l'Église  dans  ce 
royaume.  Le  fameux  décret  par  lequel  il  révoqua  en 
partie  les  lois  joséphines  du  grand -duc  Léo[)old 
remplit  le  Saint-Siège  d'allégresse.  Mais  l'opposilion 
fatale  du  ministre  français,  soutenue  par  l'empereur 
Na{)oléon ,  qui  ne  voulait  pas  même  chez  les  autres 
une  législation  différente  de  la  sienne,  arrêta  l'exé- 
cution des  nouvelles  ordonnances.  Le  Saint-Siège 
traita  avec  la  Toscane  beaucoup  d'autres  questions 
sous  ce  roi,  et,  après  sa  mort,  sous  la  reine  régente. 
Ce  fut  toujours  avec  une  parfaite  bonne  foi  récipro- 
que. Ces  affaires  ne  furent  cependant  pas  aussi  inté- 
ressantes que  ce  que  j'ai  rapporté  jusqu'ici,  et  ce  qui 
me  reste  à  raconter  me  dispense  d'en  entretenir  plus 
au  long  le  lecteur. 

La  démocratique  république  de  Lucques  causa  à 
Rome  des  déplaisirs  et  des  amertumes.  Les  négocia- 
tions se  terminèrent  néanmoins  à  la  satisfaction  des 
deux  parties.  Pour  les  raisons  que  j'ai  exposées,  je 
ne  les  relaterai  pas.  Plus  grave  et  plus  amer  fut  ce 

*  En  1801,  Bonaparte,  Premier  Consul,  s'e'tait  imagine'  de 
transformer  le  grand-duche'  de  Toscane  en  royaume  d'Étrurie.  II 
avait  nomme'  souverain  de  ce  royaume  improvise'  l'Infant  d'Es- 
pagne, Louis,  prince  he'réditaire  de  Parme.  Bonaparte  appela  à 
Paris  ce  pelit-fils  de  Louis  XIV.  11  lui  fit  rendre  tous  les  honneurs 
dus  à  son  rang,  comme  pour  habituer  les  Parisiens  à  revoir  des 
tètes  couronne'es;  puis,  trois  ou  quatre  ans  plus  tard  ,  le  royaume 
d'Etrurie,  qui  n'avait  eu  ([u'une  éphémère  dure'e,  fut  réuni  à 
l'Empire  français  sous  le  vocable  de  trois  diipartenients  italiens. 


28  i  MEMOIRES 

qui  arriva  avec  le  nouveau  prince  de  Lucques,  beau- 
frère  de  l'empereur  Napoléon  '.  Ce  prince  ayant 
promulgué  plusieurs  décrets  fort  préjudiciables  aux 
lois  de  l'Église,  le  Pape  réclama  aussitôt.  Ce  ne  fut 
pas  le  prince  qui  nous  répondit,  mais  sa  femme  qui 
se  chargea  de  ce  soin.  Elle  nous  adressa  une  lettre 
très-dure.  De  son  côté,  Napoléon  se  prit  à  soutenir 
ce  qu'on  avait  fait  à  Lucques  comme  très-conforme  à 
ses  maximes  et  à  ses  lois.  Napoléon  en  vint  jusqu'à 
reprocher  au  Pape  de  notifier  ses  observations  à  un 
prince  que  lui,  Napoléon,  aurait  désiré  voir  reconnu 
par  le  Saint-Siège;  puis  il  ajouta  que  si  le  Pape  vou- 
lait réclamer,  c'était  à  Paris  et  non  à  Lucques  qu'il 
fallait  s'adresser.  Je  parlerai  du  royaume  Italique 
quand  j'arriverai  aux  affaires  de  France,  puisque  le 
même  souverain  régnait  sur  les  deux  pays. 

Passons  aux  négociations  avec  la  cour  de  Vienne. 

Je  ne  dois  m'occuper  que  de  celles  qui  occasion- 
nèrent au  Pape  les  plus  cruelles  amertumes  et,  pour 
plus  de  brièveté,  je  laisserai  les  autres  de  côté.  Les 
lois  joséphines,  que  Pie  YI  combattit  et  flétrit,  quoi- 
que sans  résultat,  comme  opposées  aux  règles,  à  la 
discipline  de  l'Église  et  aux  droits  du  Saint-Siège, 
loin  d'être  révoquées  ou  modifiées  d'après  les  instan- 
ces faites  par  Pie  YII  à  l'empereur  François,  rece- 

'  Ce  prince  de  Lucques  e'tait  Félix  Bacciochi ,  e'poux  d'Élisa 
Bonaparte,  celte  sœur  de  Napoléon  qu'on  avait  surnommée  la 
Sémiramis  de  Luc<iues.  Elle  régnait,  elle  gouvernait,  et  son  mari 
n'était  tout  au  plus  que  son  premier  commis. 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  285 

valent  chaque  jour  des  développements  plus  étendus 
de  la  part  des  divers  ministères.  Ils  empeciiaient  ce 
monarque  de  se  rendre  aux  prières  du  Pape;  ils  le 
pressaient  même  d'outre-passer  ces  lois,  tout  en  lui 
persuadant  qu'il  n'agissait  que  d'après  leur  teneur. 
Ils  abusaient  ainsi  d'une  certaine  vénération  vouée 
par  l'Empereur,  depuis  son  enfance,  à  tout  ce  que 
Joseph  II,  son  oncle,  entreprit  et  réalisa.  Le  Saint- 
Père  n'avait  rien  épargné^  —  je  l'ai  dit,  —  et  il  ac- 
complissait avec  zèle  les  devoirs  de  son  apostolat, 
afin  d'obtenir  l'abrogation  de  ces  décrets.  Il  s'éleva 
beaucoup  plus  encore  contre  l'extension  dont  la  chan- 
cellerie de  Yienne  les  gratifiait. 

L'un  des  premiers  objets  de  cette  extension  regarda 
la  juridiction  du  Nonce.  Quoique  les  lois  joséphines , 
après  lui  avoir  enlevé  sa  juridiction,  l'eussent  réduit 
à  n'être  qu'un  ambassadeur  du  prince  de  Rome,  au 
lieu  d'agir  en  délégué  du  Pape,  on  lui  avait  laissé 
néanmoins  quelques  attributions,  soit  par  irréflexion, 
soit  par  tolérance ,  soit  enfin  parce  que  les  lois  josé- 
phines n'osaient  pas  pousser  plus  loin'  les  choses. 
Mais,  sous  François  II,  les  ministres  cherchèrent  à 
ravir  au  Nonce  ce  que  Joseph  et  Léopold  lui  avaient 
abandonné.  Nous  réclamâmes  et  nous  fîmes  valoir  ce 
motif,  sans  compter  les  raisons  intrinsèques.  L'inno- 
vation la  plus  étrange  fut  de  vouloir  empêcher  le 
Nonce  de  faire  les  procédures  pour  les  évêques  nom- 
més; et  cependant,  sous  Joseph,  ainsi  que  sous  Léo- 
pold, les  Nonces  avaient  toujours  exercé  ce  droit. 


286  MEMOIRES 

La  cour  de  Vienne  eut  la  prétention  de  vouloir  que 
les  procédures  fussent  suivies  par  les  évêques;  elle 
défendit  très-sévèrement  au  Nonce  de  s'en  mêler 
désormais. 

On  alla  jusqu'à  menacer  le  Pape  de  pousser  les 
choses  à  l'extrême.  Comme  Sa  Sainteté  avait  déclaré 
avec  une  grande  fermeté  qu'elle  ne  confierait  jamais 
les  procédures  à  d'autres  qu'au  Nonce,  la  Cour  signi- 
fia que  dans  les  États  impériaux  elle  se  passerait  de 
l'institution  canonique  pour  les  évêques.  Le  Saint- 
Père  opposa  de  son  côté  la  plus  vigoureuse  résistance  ; 
il  fit  la  sourde  oreille  aux  menaces;  il  ne  montra  pas 
de  craintes  pusillanimes,  et  il  affirma  que,  si  l'on 
exécutait  ce  qu'on  se  promettait  d'accomplir,  Rome 
ferait  son  devoir,  car  elle  ne  redoutait  rien.  Nous 
exposâmes  combien  étaient  injustes  les  prétentions 
élevées  contre  le  Nonce,  et  nous  en  administrâmes 
une  preuve  à  laquelle  la  Cour  ne  sut  que  répliquer. 

Nous  lui  dîmes  qu'en  admettant  l'hypothèse  qui 
prétendait  que  les  lois  joséphines  auraient  enlevé 
toute  juridiction  au  Nonce,  les  informations  sur  les 
évêques  désignés  n'étaient  pas  un  acte  de  juridiction, 
et  qu'en  conséquence  de  semblables  procédures 
n'avaient  rien  à  démêler  avec  ces  lois.  Les  procédures 
ne  consistent  point  en  autre  chose,  ajoutions-nous, 
qu'à  recueillir  les  témoignages  sur  les  personnes 
nommées  :  or,  charger  quelqu'un  de  recueillir  des 
témoignages,  c'est  prouver  qu'on  a  plus  de  confiance 
en  lui  qu'en  tout  autre,  mais  ce  n'est  pas  un  acte  de 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  287 

juridiction  qu'il  exerce.  Avant  d'accorder  aux  évêques 
nommés  l'institution  canonique,  le  Saint-Père  doit 
d'abord  apprécier  leurs  qualités  personnelles  et  s'as- 
surer qu'ils  possèdent  en  eux  ce  qui  est  requis  par 
les  canons.  Dans  ce  but,  il  délègue  à  son  Nonce  la 
charge  de  réunir  les  preuves  que  ces  qualités  existent 
et  de  les  lui  faire  connaître.  Le  Pape  ayant  plus  de 
confiance  en  son  ambassadeur  qu'en  tout  autre,  et 
lui  accordant  de  préférence  cette  insigne  fonction, 
c'était  donc  chose  très-naturelle.  En  cela,  il  ne  fai- 
sait que  ce  qu'un  prince  séculier  aurait  pratiqué  à 
Rome  à  l'égard  de  son  ambassadeur.  Et  celui-ci,  en 
prenant  à  Rome  des  informations  de  ce  genre  pou- 
vant intéresser  son  souverain,  n'aurait  jamais  été 
taxé  d'exercer  un  acte  de  juridiction.  On  appuya, 
on  confirma  ces  réflexions  en  citant  des  exemples  de 
procédures  instruites  par  les  Nonces  en  dépit  des  lois 
joséphines  et  sous  les  empereurs  Joseph  et  Léopold. 
Ces  exemples  prouvaient  parfaitement  qu'on  avait 
accepté  les  informations  comme  des  preuves  de  con- 
fiance plutôt  que  comme  des  actes  de  juridiction. 

Ces  arguments  et  la  fermeté  du  Saint-Siège  firent 
que  la  Cour  impériale  se  relâcha  de  ses  prétentions, 
et,  comme  par  le  passé,  le  Nonce  continua  à  infor- 
mer le  procès  des  nouveaux  évêques.  Mais  le  Nonce 
lui-même  avait  couru  le  risque  de  faire  naufrage ,  et 
l'y  arracher  fut  presque  un  miracle.  La  Cour  était 
blessée  de  quelques  actes  de  juridiction  qu'il  avait 
exercés.  Je  parle  de  ces'  actes  en  petit  nombre  et 


288  MÉMOIRES 

très-peu  essentiels  que  les  Nonces  avaient  toujours 
pu  accomplir,  même  depuis  les  lois  joséphines,  sous 
les  yeux  des  deux  empereurs  précédents  et  sous 
François  II  jusqu'à  ce  jour. 

Désireuse  de  donner  une  plus  ample  extension  à 
ces  lois,  la  Cour  ne  se  borna  pas  à  défendre  au  Nonce 
la  plus  légère  intervention  dans  n'importe  quelle 
négociation,  mais  encore  elle  insista  vivement  et 
avec  persévérance  pour  qu'il  fut  rappelé.  Elle  pro- 
fitait en  cela  de  certaines  paroles  de  politesse  que 
Rome  jeta  au  vent  durant  les  luttes  entre  l'Empire 
et  la  Papauté.  Nous  avions  fait  savoir  à  l'Empereur 
que  si,  par  de  mauvais  procédés,  le  Nonce  s'était 
mis  dans  le  cas  de  déplaire  à  Sa  Majesté,  nous 
n'éprouverions  aucune  difficulté  à  le  rappeler.  Mais, 
en  tenant  ce  langage,  le  gouvernement  pontifical 
avait  entendu  parler  de  fautes  véritables,  et  non 
des  griefs  injustes  que  l'on  accumulerait  contre  son 
ambassadeur.  On  dut  user  de  beaucoup  de  fermeté 
pour  que  ces  demandes  de  rappel  restassent  sans 
effet.  La  favorable  issue  de  c«tte  scabreuse  affaire 
fut  due  en  partie  à  la  connaissance  personnelle  que 
j'avais  faite  du  premier  ministre  de  Vienne,  le  comte 
de  Cobenzl ,  quand  nous  nous  rencontrâmes  en 
France.  Nous  y  étions  venus,  moi  pour  le  Concor- 
dat, et  lui  pour  la  paix  de  Lunéville.  Je  lui  écrivis 
une  longue  lettre  confidentielle,  et  je  m'exprimai  en 
toute  sincérité.  Les  raisons  que  j'alléguai,  l'opinion 
qu'il  avait  de  ma  loyauté  et  de  mon  jugement,  et 


DU   CARDINAI,  CONSALVI.  289 

l'amiliô  qui  nous  unissait ,  enipêchôronf  le  mal  de 
s'aggraver. 

La  cause  matrimoniale  de  la  comtesse  Kinski, 
à  laquelle  le  ministère  et  la  Cour  prenaient  le  plus  vif 
intérêt,  eut  le  même  succès  quant  à  la  juridiction 
du  Nonce.  Il  s'agissait  d'une  dispense  de  mariage 
ratifié  et  non  consommé  —  ratum  et  non  consum- 
matxim.  —  Le  Pape  seul  avait  le  droit  de  juger  celte 
affaire,  à  la  différence  des  causes  de  nullité  du 
mariage,  qui,  dans  la  première  instance,  étaient 
soumises  à  l'Ordinaire. 

Sous  Pie  Yl ,  le  Nonce  apostolique  avait  chargé 
l'archevêque  de  Vienne  de  suivre  les  procédures  et 
de  les  transmettre  ensuite  à  Rome.  En  raison  de  son 
grand  âge,  l'archevêque  ne  put  pas  s'en  occuper, 
et  il  laissa  traîner  la  chose  en  longueur.  La  Cour, 
s'apercevant  que  l'archevêciue  ne  prenait  pas  cette 
affaire  à  cœur,  manifesta  le  désir  de  la  voir  en 
d'autres  mains.  Sur  sa  demande,  le  Saint-Siège  confia 
la  procédure  à  l'archevêque  de  Prague.  Celte  délé- 
gation s'était  faite  par  une  ordonnance  du  Nonce,  et 
la  Cour  n'y  avait  rien  vu  à  redire.  Mais  au  bout  de 
quelques  années,  pendant  lesquelles  le  silence  s'était 
fait  autour  de  la  cause  matrimoniale,  —  Vienne  et 
Rome  se  trouvant  envahies  par  les  armées  fran- 
çaises, —  la  chancellerie  impériale  poursuivit  ses 
instances.  Comme  déjà  elle  s'était  mise  à  l'œuvre 
pour  donner  aux  lois  joséphines  une  plus  large 
extension  et  pour  anéantir  les  pouvoirs  du  Nonce 
H.  19 


290  MEMOIRES 

apostolique,  elle  révéla  une  étrauge  ambition.  Elle 
voulait  que  l'archevêque  de  Prague,  qui  lui  plaisait, 
restât  chargé  de  la  procédure,  mais  elle  exigeait  qu'il 
tut  de  nouveau  investi  de  celte  fonction  par  un  Bref 
pontifical,  parce  que  la  Cour  répugnait  à  reconnaître 
l'ordonnance  du  Nonce. 

S'associer  à  une  semblable  idée,  c'était  faire  affir- 
mer par  le  Saint-Père  lui-même  que  le  Nonce  n'avait 
pas  de  juridiction  dans  les  affaires  ecclésiastiques. 
Le  Pape  pouvait  souffrir  et  tolérer  cela  comme  tout 
ce  qu'il  est  impossible  d'empêcher;  mais  il  ne  de- 
vait à  aucun  prix  s'y  prêter  et  le  sanctionner.  Par 
un  effet  de  l'esprit  de  conciliation  qui  dirige  le  gou- 
vernement pontifical  dans  tout  ce  qu'il  lui  est  permis 
d'accorder,  on  offrit,  plutôt  que  de  rompre  dans 
des  temps  si  difficiles  et  si  périlleux,  de  changer  de 
personne,  et  de  nommer  un  autre  archevêque  ou 
évêque  au  lieu  de  celui  de  Prague.  Dans  ce  cas,  le 
Pontife  aurait  donné  une  nouvelle  délégation  par  un 
Bref  et  non  par  une  ordonnance  du  Nonce.  C'était 
fuir  recueil  contre  lequel  Sa  Sainteté  aurait  pu  se 
briser,  si  elle  avait  délégué  par  un  Bref  la  même 
personne  déjà  indiquée  parle  Nonce,  le  Pape  ne  pou- 
vant admettre  que  l'acte  du  Nonce  fût  invalidé. 

La  Cour  refusa  d'adopter  ce  parti,  si  raisonnable 
pourtant,  et  elle  en  rejeta  plusieurs  autres  proposés, 
eux  aussi,  par  le  Pape  dans  le  même  esprit  de  con- 
cihation.  On  en  mit  sur  le  tapis  un  dernier  que 
l'ambassadeur  d'Autriche  à  Rome  jugea  excellent, 


nu  CARDINAL   CONSALVI.  291 

parfaitement  admissible,  et  qui  sauvait  même  les 
apparences  pour  sa  cour.  Le  vieil  archevêque  de 
Vienne  était  mort;  Pie  VII  offrit  de  délrguer  par  un 
Bref  le  nouvel  archevêque.  La  délégation  retournant 
de  la  sorte  au  lieu  d'où  elle  était  sortie  à  cause  de 
l'âge  du  réfimt,  le  public  aurait  jugé  ce  motif  très- 
suffisant  pour  enlever  l'office  à  l'archevêque  de 
Prac;ue.  Ainsi  les  deux  parties  se  seraient  estimées 
satisfaites,  comme  on  dit.  Mais  qu'arriva-t-il?  La 
cour  impériale  désapprouva  ce  que  son  plénipoten- 
tiaire avait  arrangé  à  Rome;  elle  ne  consentit  même 
pas  à  se  rendre  à  cette  proposition.  Tenant  à  ce  que 
la  délégation  restât  entre  les  mains  de  l'archevêque 
de  Prague ,  la  Cour  voulait  en  outre  qu'un  nouveau 
Bref  papal  vînt  annuler  l'œuvre  du  Nonce.  L'affaire 
prit  tant  de  gravité  que  l'on  vit  le  moment  où  les  plus 
fâcheuses  conséquences  allaient  en  décoider.  Pour 
ne  point  y  fournir  prétexte,  nous  recourûmes  à  un 
autre  parti.  Nous  donnâmes  à  l'archevêque  de  Pra- 
gue un  pouvoir  plus  ample,  par  conséquent  différent 
de  celui  que  le  Nonce  avait  signé. 

D'habitude  en  déléguant  une  affaire  de  dispense 
dans  les  mariages  /y// ?^es  et  non  consommés^  on  charge 
le  délégué  d'informer  simplement  le  procès.  La  cause 
est  ensuite  jugée  par  le  Pape  après  un  Aote  d'une 
Congrégation  cardinalice,  qui  lui  conseille  d'accorder 
ou  de  refuser  la  dispense.  La  délégation  donnée 
d'abord  à  l'archevêque  de  Prague  était  rédigée  dans 
les  termes  ordinaires,  c'est-à-dire  qu'elle  ne  s'éten- 

19. 


292  MÉMOIRES 

dait  qu'à  la  seule  préparation  du  procès.  Dans  le  Bref 
qu'on  lui  adressa  postérieurement  sans  lui  parler  du 
passé,  on  le  chargea  aussi  de  ce  que  la  Congréga- 
tion cardinalice  fait  en  pareil  cas.  On  lui  permit 
d'instruire  le  procès  d'abord,  et,  en  outre,  il  fut 
admis  à  émettre  son  avis  sur  le  oui  ou  le  non  de  la 
dispense,  afin  de  hâter  le  cours  de  la  procédure,  qui 
durait  depuis  dix  ans  et  plus.  Ce  moyen  terme,  qui 
ne  détruisait  pas  l'œuvre  du  Nonce  et  ne  préjudiciait 
en  rien  à  son  autorité,  puisqu'on  remettait  à  l'arche- 
vêque des  pouvoirs  plus  étendus  que  ceux  relatés 
dans  le  décret,  plut  à  la  Cour,  et  c'est  ainsi  que  se 
termina  cette  épineuse  question  par  rapport  à  la 
juridiction  de  la  Nonciature.  J'ai  dit  par  rapport  à  la 
juridiction  de  la  Nonciature,  car  l'affaire  en  elle- 
même  eut  plus  tard  (après  mon  ministère)  une  très- 
fàcheuse  issue. 

L'archevêque  de  Prague  trahit  indignement  set^ 
devoirs  les  plus  sacrés.  Au  lieu  de  prononcer  son 
vote  sur  la  concession  ou  le  refus  de  la  dispense, 
dont  le  Pape  devait  demeurer  seul  juge,  et  au  lieu 
de  rechercher  dans  le  procès  si  le  mariage  avait  été 
oui  ou  non  consommé,  —  objets  sur  lesquels  roulait 
sa  délégation ,  —  il  instruisit  le  procès  et  se  déclara 
pour  la  nullité  du  mariage.  Cet  arrêt  était  sans  valeur 
et  très-inique.  Il  était  sans  valeur,  car  l'archevêque 
n'avait  pas  la  faculté  d'agir  ainsi.  Il  était  très-inique, 
car  cette  nullité  de  mariage  s'appuyait  non  sur  les 
lois  de  l'Église,  mais  sur  les  lois  joséphines,  qui  pou- 


Dr   CARDIN  AL  CONSALVI.  '29;{ 

vaiont  (ont  au  plus  rendre  le  mariaii;c  nul  (juanl  aux 
ellets  civils,  mais  non  (juant  au  lien  reliii;ieux.  La 
comtesse  Kinski  se  maria  de  nouveau,  elle  donna  sa 
main  au  ij;énéral  de  Merveldt,  Le  Pape  adressa  un 
Bref  très-sévère  à  l'archevêque  de  Prague.  Il  annula 
sa  sentence  et  les  secondes  noces;  il  écrivit  encore 
au  cabinet  de  Vienne,  mais  il  parlait  à  des  sourds. 

Les  circonscriptions  de  certains  diocèses,  dont 
(pielques-uns  avaient  été  érigés  à  nouveau  et  d'autres 
démembrés  ou  constitués  d'une  manière  dirtérente 
par  le  fait  de  la  Cour,  devinrent  pour  le  Saint-Siège 
une  source  d'em})arras.  On  sait  qu'il  n'appartient 
(pi'au  Pape  de  délimiter  les  diocèses,  et  que  le  pou- 
Noir  séculier  n'y  a  et  ne  peut  y  avoir  aucune  part. 
Quand  les  gouvernements  désirent  que  les  diocèses 
soient  établis  d'une  manière  plutôt  que  d'une  autre, 
ils  soumettent  leur  vœu  au  Pape,  qui,  s'il  n'y  voit  pas 
d'inconvénients,  se  prête  volontiers  à  ce  qu'on  solli- 
cite de  lui.  La  Cour,  écrivant  à  ce  sujet  à  Sa  Sainteté, 
se  servit  de  paroles  positives  qui  n'exprimaient  pas 
une  demande,  mais  une  opinion  formelle  et  qui  n'at- 
tendaient rien  du  Pape,  si  ce  n'est  qu'il  expédiât 
son  Bref  en  conséquence.  Ce  procédé  parut  outra- 
geant au  Saint-Siège,  car  on  lésait  ainsi  l'autorité 
de  l'Église.  Après  bien  des  contestations,  nous  refu- 
sâmes d'admettre  les  lettres,  et  on  les  renvoya  à  l'am- 
bassadeur d'Autriche  à  Rome  pour  qu'elles  fussent 
modiliées.  Cette  affaire  se  compliqua  d'une  façon  fort 
douloureuse.  N'ayant  pas  de  bonnes  raisons  à  mettre 


294  MÉMOIRES 

en  avant,  ia  cour  impériale  s'appuya  sur  les  faits. 
JEile  produisit  des  lettres  antérieures  dans  lesquelles 
elle  avait  tenu  le  même  langage ,  et  ces  lettres  n'a- 
vaient pas  été  rejetées  par  les  précédents  secrétai- 
res d'État.  Par  malheur  ce  n'était  que  trop  vrai,  et 
cela  provenait  de  l'inadvertance  ou  de  la  faiblesse. 
A  l'aide  d'un  faux-fuyant,  l'on  espérait  pallier  la 
chose,  et  Ton  disait  que,  dans  le  Bref  où  le  Saint- 
Père  parle  de  son  autorité  absolue,  on  passait  ces 
lettres  sous  silence;  mais  ces  lettres  me  semblèrent 
inadmissibles  et  préjudiciables,  même  en  dépit  du 
moyen  terme.  Il  est  inutile  de  le  démontrer,  et  je 
les  l'epoussai.  Je  fis  valoir  que  les  expressions  dont 
elles  étaient  accompagnées  accusaient  plus  de  vio- 
lence que  les  précédentes,  et,  après  beaucoup  de 
pourparlers  et  d'efforts,  je  terminai  cette  autre  négo- 
ciation sans  que  l'autorité  du  Pape  eût  à  en  souffrir. 
On  traita  encore  bien  des  choses  entre  le  Saint- 
Siège  et  la  cour  de  Vienne,  mais  je  me  bornerai  à  " 
raconter  succinctement  et  en  dernier  lieu  le  Concordat 
germanique,  qui  nous  causa,  dès  son  principe,  tant 
de  soucis  et  de  tracas,  qui  nous  exposa  à  tant  de 
périls  et  qu'on  ne  put  jamais  mener  à  bonne  fin.  En 
parlant  du  Concordat  autrichien,  j'entretiendrai  en 
même  temps  le  lecteur  du  Concordat  de  Bavière,  qui 
lui  est  connexe.  Cette  puissance,  la  plus  grande  des 
puissances  germaniques  après  l'Autriche,  mérite  une 
mention  particulière ,  à  cause  de  la  gravité  des  actes 
qu'elle  s'était  permis  contre  les  lois  de  l'Église.  Le 


F)U  CARDINAL  CONSALVl.  2>9ii 

Concordat  germanique  fut  des  plus  dilficiles  et  des 
plus  inquiétants  pour  le  Saint-Siège,  qui  se  trouva 
engagé  dans  la  lutte  entre  la  cour  de  Vienne  et  les 
autres  États  de  la  Confédération,  soutenus  par  la 
France.  Il  s'agissait  de  statuer  sur  le  lieu  où  Ton 
traiterait,  sur  le  mode  dont  ou  traiterait  et  sur  la 
matière  qu'on  aurait  à  traiter.  Les  puissances  germa- 
niques déclarèrent  que  chacune  d'elles  voulait  a\oir 
son  Concordat  séparé.  C'était  peut-être  ce  qui  pou- 
vait aller  le  mieux  aux  intérêts  du  Saint-Siège,  d'après 
l'axiome  connu  :  divide  et  irnpera.  Le  Premier  Consul 
de  la  République  française,  qui  aspirait  à  dominer 
en  Allemagne  et  qui  méditait  déjà  ce  qu'il  exécuta 
plus  tard ,  appuyait  ces  puissances  de  tout  son  pou- 
voir et  leur  faisait  insinuer  en  même  temps  qu'il  dé- 
sirait négocier  leurs  Concordats  à  Paris.  3Iais  cela  ne 
plaisait  pas  aux  puissances;  elles  songeaient  absolu- 
ment à  faire  des  Concordats  séparés  et  indépendants 
du  chef  de  l'Empire,  qui  était  l'empereur  d'Autriche, 
mais  elles  ne  se  souciaient  point  de  traiter  à  Paris  et 
sous  la  dépendance  de  Napoléon.  Ce  qu'elles  souhai- 
taient, c'était  de  négocier  à  Rome  ou  dans  leurs 
propres  capitales. 

De  son  côté,  l'empereur  d'Autriche,  en  sa  qualité 
de  chef  de  l'Empire,  insistait  et  faisait  valoir  les  droits 
que  lui  attribuait  son  titre,  aux  termes  de  la  Consti- 
tution. Il  proposait  de  rédiger  un  Concordat  générai 
à  Vienne  ou  tout  au  plus  à  Rome,  mais  lui  seul  se 
chargeant  de  traiter  au  nom  de  tous.  La  position  du 


«96  MÉMOIRES 

Saint-Siège  peut  s'imaginer  plus  facilement  qu'on  ne 
saurait  la  dépeindre.  Il  fallait  nécessairement  déplaire 
soit  à  la  France,  soit  aux  puissances  germaniques, 
soit  à  l'empereur  d'Autriche.  Dans  ces  conflits  divers, 
voyant  qu'il  était  impossible  de  ne  pas  blesser  quel- 
qu'un, nous  prîmes  le  parti  de  la  justice,  qui  est 
toujours  le  meilleur,  s'il  n'est  pas  toujours  le  plus 
productif  et  le  plus  heureux.  La  raison  était  en  fa- 
veur de  l'empereur  d'Autriche  :  le  Saint-Père  inclina 
de  ce  côté.  Le  Pape,  courageux  et  ferme,  fit  donc 
savoir  aux  princes  germaniques  et  à  la  France  qu'il 
ne  devait  pas  et  ne  voulait  pas  négocier  séparément 
ni  indépendamment  du  chef  de  l'Empire.  Les  princes 
ne  manquèrent  pas  d'exposer  le  bon  parti  que  Rome 
tirerait  à  son  avantage  en  traitant  séparément  avec 
eux;  de  son  côté,  le  Premier  Consul  donna  des 
marques  de  mauvaise  humeur  qu'il  accompagna  de 
menaces;  mais  rien  ne  put  ébranler  la  constance 
du  Saint-Siège.  Les  sacrifices  du  Pontife  furent  bien 
mal  récompensés  par  celui  en  faveur  duquel  il  se 
sacrifiait. 

Quand,  par  l'intennédiaire  du  Nonce  à  Vienne, 
qui  traitait  avec  une  personne  désignée  par  le  Gou- 
vernement, on  essaya  d'arrêter  les  bases  du  Con- 
cordat germanique  que  l'on  cherchait  à  rendre 
commun  à  toutes  les  puissances,  la  Cour  impériale 
déclara  tout  d'abord  qu'elle  ne  consentirait  pas  à 
introduire  le  moindre  changement  dans  ses  domaines 
héréditaires.  Elle  voulait  que  l'on  ne  dérangeât  en 


l)V   CARDINAL   CUNSALVI.  297 

rien  l'état  des  allaires  ecclésiastiques,  état  fort  pré- 
caire cependant  depuis  les  lois  joséphines  et  les  au- 
tres en  vigueur.  En  substance,  la  Cour  ambitionnait 
de  faire  le  Concordat  au  nom  des  autres  puissances  de 
l'Empire,  afin  de  prendre  de  l'influence  sur  elles  et 
de  les  dominer,  mais  son  but  n'était  pas  de  favoriser 
l'Église,  qu'elle  se  proposait  d'acculer  à  une  fâcheuse 
alternative  dans  ses  propres  domaines.  En  second 
lieu,  la  Cour  soumit  un  plan  de  Concordat  au  Nonce. 
Ce  n'était  pas  un  plan  sur  lequel  on  devait  établir  les 
bases  du  Concordat,  ainsi  qu'il  en  avait  été  convenu, 
mais  c'était  un  projet  de  traité  religieux,  tel  (jue  le 
demandait  le  cabinet  autrichien.  Le  Nonce  y  décou- 
vrit tant  de  propositions  contraires  aux  maximes  et 
aux  lois  de  l'Eglise,  aux  droits  et  aux  prérogatives 
du  Saint-Siège,  qu'après  d'innombrables,  mais  inu- 
tiles remontrances,  il  prit  le  parti  de  l'envoyer  à 
Rome.  On  y  déclara  aussitôt,  franchement  et  avec 
force,  que  jamais  on  n'y  adhérerait,  et  qu'il  fallait 
en  conséquence  refondre  ce  projet  et  en  rédiger  un 
autre  sur  des  bases  différentes. 

Pendant  le  long  espace  de  temps  qu'on  employa  à 
débattre  ces  questions,  Rome  eut  beaucoup  de  peine 
à  équilibrer  les  atfaires  des  autres  États  et  en  parti- 
culier celles  de  la  France,  dont  le  mécontentement 
devenait  plus  redoutable  à  mesure  que  croissait  son 
ascendant  sur  l'Europe.  On  en  était  là,  quand  les  ha- 
sards de  la  guerre,  toujours  favorables  aux  Français, 
changèrent  la  face  des  choses.  La  Constitution  de 


298  MÉMOIRES 

l'Empire  germanique  s'affaissa  peu  à  peu  ;  plusieurs 
membres  se  séparèrent  du  tronc  et  se  confédérèrent 
avec  la  France.  Enfin  l'empereur  d'Allemagne  lui- 
même  prit  la  résolution  de  renoncer  à  l'Empire  et  de 
se  proclamer  empereur  d'Autriche.  D'un  côté,  cet 
événement  tirait  presque  le  Pape  des  embarras  du 
Concordat  germanique ,  puisque ,  après  sa  renoncia- 
tion au  Saint-Empire  ,  la  cour  de  Vienne  n'avait  plus 
titre  pour  se  mêler  de  cette  affaire;  mais  d'un  autre 
côté,  le  Pape,  au  lieu  de  sortir  définitivement  de  l'im- 
passe où  ces  incidents  l'avaient  précipité,  se  voyait 
plongé  dans  un  dédale  de  plus  grandes  complica- 
tions. Il  restait  toujours  à  décider  si  le  Concordat  se 
ferait  avec  chacune  des  puissances  germaniques  sé- 
parément ;  si  les  négociations  auraient  lieu  à  Rome 
ou  chez  elles,  ainsi  que  c'était  leur  vœu;  ou  bien  si 
l'empereur  Napoléon  se  chargerait  des  transactions , 
comme  il  le  signifiait  d'une  manière  absolue,  surtout 
depuis  qu'il  lui  était  facile  d'alléguer  les  prétendus 
droits  que  lui  attribuaient  la  renonciation  de  l'empe- 
reur François  et  l'établissement  de  la  Confédération 
rhénane,  dont  lui ,  Bonaparte ,  s'était  déclaré  le  pro- 
tecteur et  le  chef. 

Dans  l'abdication  de  l'empereur  François,  le  Pape 
ne  voyait  de  légitime  que  l'abdication  en  elle-même, 
car  l'Empereur  avait  le  droit  d'agir  ainsi.  Mais  parce 
que  ce  Prince  renonçait  au  diadème  germanique ,  le 
Pape  ne  pouvait  pas  en  conclure  que  le  Saint-Empire 
n'existait  plus,  qu'il  était  transféré  en  France  et  que 


DU  CARDINAL  CONSAÎ.VI.  299 

le  titre  d'empereur  était  légitimement  acquis  à  Na- 
poléon. 

Le  fait  est  que  le  Saint-Père  ne  reconnut  jamais 
ces  actes;  il  n'accepta  pas  la  Confédération  rhénane 
et  la  suprématie  établie  sur  cette  Confédération  par 
le  nouveau  priucu  primat,  dans  la  personne  deriîlec- 
teur  de  Bavière.  Les  vicissitudes  de  la  guerre  l'a- 
vaient fait  Électeur  de  Mayence,  et  le  Pape  avait  con- 
tribué à  sa  nomination.  Pie  Vil  n'admit  pas  non 
plus  le  coadjuteur  (jue  l'Empereur  imposa  à  ce 
prince  dans  la  personne  du  cardinal  Fescli,  et  il 
n'accorda  jamais  à  l'empereur  Napoléon  les  titres 
d'empereur  d'Allemagne,  des  Romains  et  d'Occident 
qu'il  prenait. 

La  manière  d'agir  du  Pape  et  ses  refus  amenèrent 
enfin  la  ruine  totale  de  son  domaine  temporel,  et  les 
autres  événements  dont  je  parlerai  en  terminant  cet 
écrit.  Continuons  maintenant  à  expliquer  le  Concor- 
dat germanique. 

Le  parti  le  moins  dangereux  qui  restait  à  prendre 
au  Pape  était  d'accepter  de  faire  des  Concordats  sé- 
parés avec  les  États  germaniques,  d'après  les  vœux 
de  chacun.  Depuis  l'abdication  de  François  II  et  la 
désunion  des  princes  allemands,  le  Saint-Père  pou- 
vait entrer  dans  cette  voie  sans  se  mettre  en  dés- 
accord avec  son  passé.  Outre  la  satisfaction  des 
puissances,  ce  parti  offrait  deux  avantages  :  il  em- 
pêchait de  reconnaître  la  prétendue  suprématie  de 
l'empereur  Napoléon,   et   il  permettait  d'éviter  un 


300  MÉMOIRES 

(Concordat  œuvre  de  ses  mains.  La  politique  qu'il 
avait  suivie  en  négociant  les  Concordats  français  et 
italien,  ou,  pour  mieux  dire,  les  tentatives  par  lui 
mises  à  jour  afin  de  ruiner  ces  Concordats  à  l'aide 
des  lois  qu'il  y  fit  annexer,  —  on  en  pailera  plus  bas, 
—  donnaient  une  idée  de  ce  que  le  Saint-Siège  aurait 
à  espérer  des  Concordats  qu'il  dirigerait.  jMalgré  les 
mauvaises  dispositions  des  puissances  contractantes 
en  tout  ce  qui  regardait  l'Église  et  le  Siège  aposto- 
lique, le  Pape  pouvait  attendre  d'elles,  et  non  sans 
fondement,  de  moms  tristes  résultats. 

On  prit  le  parti  de  traiter  séparément  avec  elles; 
puis  on  ouvrit  les  conférences  à  Rome  avec  les  mi- 
nistres étrangers,  et  spécialement  avec  la  Bavière.  Me 
voici  donc  arrivé  au  point  où  je  puis  raconter  quel- 
(jues-unes  des  affaires  particulières  de  cette  puis- 
sance. 

Après  la  mort  de  l'Électeur  de  Bavière  Charles- 
Théodore ,  Maximilien  -  Joseph  ,  prince  de  Deux- 
Ponts,  lui  succéda.  Il  devint  Électeur  et  plus  tard 
roi  de  Bavière.  Il  faut  renoncer  à  raconter  les  amer- 
tumes qu'il  causa  au  Saint-Siège  par  sa  conduite 
relativement  aux  transactions  ecclésiastiques  ' .  Le 

'  Comme  beaucoup  de  princes  et  de  rois  de  ce  temps-là  ,  Maxi- 
milieu  Joseph  avait  subi  l'influence  des  sophistes  du  dix-huitième 
siècle  et  accorde  toute  sa  confiance  à  un  n)inistre  iml)U  des  doc- 
trines [thiiosophii|ues  et  antichretieunes.  Franc-maçon,  illuminé, 
incre'dule,  novateur  et  libéral,  ne  faisant  du  despotisme  (jue  contre 
les  principes  religieux  et  les  hommes  monarchiiiues,  le  comte  de 
Montgelas,  le  ministre  favori  du  roi  de  Bavière,  était  le  plus 


nr  CAHDINAl.   CONSALN  I.  301 

Saint-Père  n'épargna  ni  les  bons  oflices,  ni  les  priè- 
res, ni  les  admonitions,  ni  les  plaintes  provoquées 
par  les  décrets  que  ce  nouveau  monarque  ne  ces- 
sait de  rendre  au  détriment  de  l'Église  et  des  lois 
canoni(|ues.  Il  en  était  de  même  à  l'égard  des  faits 
si  nombreux  qui  furent  un  sujet  de  scandale  pour 
l'univers  catholique.  On  avait  adressé  à  ce  prince  des 
brefs,  des  lettres  officielles,  des  lettres  particulières 
de  la  main  du  Pape,  afin  de  le  ramener  dans  la  voie 
droite.  Tout  resta  inutile.  Il  avait  adopté  un  moyen 
de  se  défendre  assez  commode.  C'était  de  nier  tout , 
même  les  choses  les  plus  certaines  et  les  plus  notoires. 
Ses  réponses  portaient  invariablement  :  que  Sa  Sain- 
teté était  mal  informée,  qu'on  n'avait  promulgué 
aucune  loi,  qu'on  n'avait  commis  aucun  acte  dont 
l'Kglise  put  avoir  à  se  plaindre.  Il  fallut  accumuler 
de  longs  écrits,  indépendamment  du  Concordat ,  pour 
lui  mettre  sous  les  yeux  ce  dont  le  Pape  se  plaignait 
avec  tant  de  raison.  Il  répondait  en  niant  ce  qui  était 
le  plus  évident  et  en  arrangeant  le  reste  à  sa  façon. 
Par  malheur,  ce  que  nous  avions  allégué  ne  souf- 
frait aucune   explication.   Les   mois  et   les  années 

ardent  .sectaire  de  l'Allemagne.  Il  dt'ponillait  les  couvents  pour 
enrichir  les  loges  maçonniciues.  Tole'rant  en  |)aroles  et  jauiais  en 
action,  il  torturait  les  lois  afin  d'en  exiraire  de  bonnes  petites 
persécutions  contre  le  cierge.  Le  roi  Ma.ximilien-Joseph  était  sous 
le  charme;  mais  enfin  le  comte  de  Montgelas  fut  oblige  de  ce'der 
à  l'indignation  des  cœurs  religieux  et  à  la  pression  des  événe- 
ments. Après  la  chute  de  l'empire  napole'onien ,  il  tomba  en  dis- 
grâce complète  et  laissa  la  Bavière  ainsi  que  son  roi  faire  heureu- 
sement leur  paix  avec  le  Sainl-Siëge. 


302  MEMOIRES 

s'écoulèrent  au  milieu  de  ces  prières  infructueuses. 
Enfin,  à  l'époque  dont  j'ai  parlé,  quand,  après  l'ab- 
dication de  l'empereur  François  II,  il  eut  été  admis 
que  l'on  traiterait  séparément  les  Concordats  avec 
chacun  des  princes  allemands,  les  affaires  de  la 
Bavière,  c'est-à-dire  les  reproches  que  lui  adressait 
le  Saint-Siège,  se  mêlèrent,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi, 
au  Concordat  bavarois.  Alors  Maximilien- Joseph 
assura  que  tout  allait  s'arranger  désormais  à  la  satis- 
faction réciproque  des  deux  parties.  On  entreprit 
donc  à  Rome,  avec  le  ministre  de  Bavière,  de  poser 
les  fondements  du  Concordat.  On  en  fit  autant  avec 
les  autres  cours  germaniques.  Bientôt ,  à  la  demande 
des  souverains,  le  Saint-Siège  leur  donna  pour  Nonce 
Mgr  délia  Genga,  archevêque  de  Tyr,  qui  devait  se 
transporter  successivement  dans  les  diverses  cours 
et  conclure  avec  chacune  d'elles  un  Concordat  parti- 
cuher.  Le  Nonce  partit.  Il  se  rendit  d'abord  en  Ba- 
vière ,  puis  dans  le  Wurtemberg, 

Les  deux  Concordats  étaient  sur  le  point  d'être 
signés,  quand  un  ordre  impérieux  et  irrésistible  de 
Napoléon,  dont  la  puissance  était  à  son  apogée,  força 
le  Nonce  à  interrompre  ce  qu'il  avait  entrepris  et  ce 
qui  lui  restait  à  entreprendre.  Il  fut  obligé  d'accourir 
immédiatement  à  Paris,  au  grand  déplaisir  du  Pape 
et  des  cours  avec  lesquelles  il  traitait. 

Je  n'étais  plus  alors  au  ministère.  Le  Nonce  séjourna 
à  Paris  quelques  mois  sans  rien  faire.  La  rupture 
entre  le  Saint-Siège  et  l'Empereur  ayant  éclaté  pu- 


nu   CARDINAL  CONSAI.VI.  303 

bli(|iieinent,  le  Pape  se  vit  dans  la  nécessité  de  rap- 
peler son  légat  près  la  cour  de  France  et  le  Nonce 
lui-même.  Le  Saint-Père  n'avait  pas  d'autre  moyen 
de  témoigner  le  mécontentement  qu'il  ressentait  de 
toutes  les  manœuvres  de  l'Empereur  contre  l'Église 
et  contre  le  Siège  apostolique.  Le  légat,  après  s'être 
démis  de  son  titre,  demeura  cependant  à  Paris,  en 
qualité  d'archevêque  de  Milan  (j'en  parlerai  tout  à 
l'heure),  et  le  Nonce  retourna  à  Rome. 

Peu  après,  la  grande  catastrophe  pontificale  arriva. 
Le  Pape  fut  détrôné  et  réduit  en  captivité.  Les  Car- 
dinaux .se  virent  séparés  et  le  gouvernement  du  Saint- 
Siège  aboli.  Les  Concordats  qui  depuis  le  principe 
avaient  coûté  tant  de  soins  et  de  sacrifices  à  l'Église 
restèrent  à  l'état  de  projet.  Je  ne  dirai  rien  des 
affaires  de  Prusse,  qui  pourtant  ne  furent  ni  peu 
nombreuses  ni  peu  graves,  ni  faciles  îi  conduire;' 
toutefois,  dans  les  circonstances  où  j'écris  ces  pages, 
je  dois  les  laisser  de  côté ,  pour  m'occuper  de  choses 
plus  intéressantes  et  plus  sérieuses.  Je  ferai  seule- 
ment remarquer  que  ce  fut  sous  Pie  Yïl  et  au  temps 
de  ma  Secrétairerie  que  l'on  vit  à  Rome,  pour  la  pre- 
mière fois,  un  ministre  plénipotentiaire  de  Prusse. 
Ce  fut  M.  le  baron  de  Humboldt.  Avant  Pie  VII, 
Rome  n'avait  jamais  admis?  de  représentants  des  puis- 
sances non  catholiques.  Elles  n'avaient  même  pas  de 
consuls  dans  les  ports  de  Cività-Vecchia  et  d'Ancône. 

Il  existait  un  usage  par  lequel  le  gouvernement 
papal  créait  lui-même  deux  consuls  dans  ces  ports, 


30i  MÉMOIRES 

—  ils  étaient  ses  sujets  et  habitaient  sur  les  lieux.  — 
On  les  appelait  consuls  du  levant  et  du  ponant, 
parce  que  chacun  d'eux  servait  de  protecteur  aux 
bâtiments  des  nations  qui  étaient  à  l'orient  ou  à 
l'occident  de  leur  résidence.  Cet  usage,  sans  entrer 
dans  d'autres  considérations,  offrait  de  graves  incon- 
vénients intrinsèques.  Souvent,  en  effet,  les  navires 
de  deux  puissances  situées  toutes  les  deux,  par 
exemple,  au  levant,  avaient  ensemble  quelques  démê- 
lés. Le  même  consul  devait  donc  représenter  et 
plaider  leur  cause  auprès  du  Saint-Siège ,  ce  qui 
était  absurde,  comme  on  le  voit.  Au  moment  de  l'oc- 
cupation napolitaine  à  Rome  et  à  Cività-Yecchia, 
lors  de  la  première  Révolution  et  de  l'établissement 
de  la  république  romaine  sous  Pie  YI,  les  Napolitains 
admirent  à  Cività-Vecchia  des  consuls  anglais  ou  ap- 
partenant à  d'autres  nations.  Pie  YII,  rentré  en  pos- 
session de  l'État  pontifical,  se  vit  dans  le  cas  de 
l'axiome  :  turpius  ejicitur  quam  non  admittiiur ,  et 
c'est  ainsi  que  s'introduisirent  dans  le  patrimoine  de 
l'Église  des  agents  accrédités  par  des  puissances  non 
catholiques.  D'abord  il  n'y  eut  que  des  consuls  dans 
les  ports ,  ensuite  vinrent  à  Rome  même  des  minis- 
tres plénipotentiaires.  D'ailleurs  les  temps  étaient 
trop  changés  pour  que  le  Pape  pût  refuser  de  les  ad- 
mettre sans  exposer  la  Religion  à  de  notables  préju- 
dices dans  les  États  schismatiques  ou  hérétiques.  En 
vue  de  ce  motif  et  pour  d'autres  que  je  dois  taire 
ici,  on  jugea  opportun  d'adoucir  la  sévérité  de  l'an- 


DU  C.\IU)1.\AL  CONSALVJ.  305 

ciun  système.  Le  ministre  |)lcni|)otentiaire  de  Prusse 
fut  le  premier  leprésentant  des  puissances  non  ca- 
tlioliques  qu'on  laissa  s'installer  à  Rome.  Il  n'est  point 
nécessaire  de  les  citer  tous;  il  suilit  d'avoir  expliqué 
coinment  ils  s'y  introduisirent. 

Je  viens  aux  alïaires  de  Russie.  La  première  négo- 
ciation eut  lieu  sous  Paul  P'.  Il  s'agissait  du  rétablis- 
sement légal  des  Jésuites  en  Russie.  On  sait  que, 
quand  Clément  XIV  détruisit  cet  ordre ,  la  Russie  ne 
permit  pas  que  le  Bref  de  suppression  fût  publij^.  Les 
Jésujtes,  qui  résidaient  alors  dans  cet  empire,  y  res- 
tèrent donc,  et  ce  fut  avec  une  joie  infinie  qu'ils 
prirent  cette  détermination,  car  ils  étaient  fort  atta- 
chés à  leur  Institut.  Cependant  ils  devaient  s'avouer 
VUlégalité  de  leur  existence,  et  souhaiter  que  la  si- 
tuation fut  éclaircie  et  mise  hors  de  tout  débat. 

Dès  que  le  Pape  Pie  VII  se  vit  de  retour  à  Rome, 
il  reçut  une  lettre  de  l'empereur  Paul  I"  qui  lui  de- 
mandait avec  instance  le  rétablissement  des  Jésuites 
dans  ses  États  V  On  ne  sut  jamais  si  le  czar  avait  été 

1  Avant  même  d'avoir  reçu  la  lettre  de  l'empereur  de  Russie 
sollicitant  la  résurrection  de  l'ordre  de  saint  Ignace  de  Loyola, 
i*ie  V|l  s'était  déjà  occupé  de  celte  ijueslion.  A  peine  Souverain 
Ponlife  depuis  un  mois,  il  écrit  à  l'infant  Ferdinand,  duc  de 
Parme,  qui  a  pris  les  devants  même  sur  la  Russie,  et  par  cette 
lettre  autographe  du  Pape  on  peut  juger  quels  furent  toujours 
ses  sentiments  à  l'égard  des  Jésuites  : 

«  Altesse  Royale, 

«  Le  P.  Panizzoni ,  que  Votre  Altesse  Royale  nous  a  recom- 
mandé, vo\is  remettra  cette  lettre  et  vous  dira  en  mémo  touips 
11.  -20 


306  MÉMOIRES 

poussé  à  cette  démarche  par  les  sollicitations  des 
Pères,  ou  s'il  agit  par  un  mouvement  de  volonté 
personnelle.  Le  Pape  saisit  avec  joie  une  aussi  bonne 
occasion  d'être  agréable  à  un  grand  monarque,  et  de 
faire  une  louable  action. 

C'en  était  une  en  etîet  que  de  rendre  la  vie  à  un 
Institut  si  bien  méritant  de  la  Chrétienté  et  dont  la 
chute  avait  hâté  la  ruine  de  l'Église,  des  trônes ,  de 
Tordre  public,  des  mœurs  et  de  la  société.  On  peut 
s'exprimer  ainsi  sans  craindre  d'être  taxé  d'exagé- 
ration ou  de  mensonge  par  les  hommes  probes,  rai- 
sonnables ,  et  qui  ne  sont  pas  imbus  d'une  fausse 
philosophie  et  de  l'esprit  de  parti.  Quoique  tout  dis- 
posé à  remplir  les  vœux  de  l'Empereur,  le  Pape  com- 
prit bien  la  délicatesse  de  l'affaire  qui  lui  incombait, 
et  les  suites  que  le  Saint-Siège  pouvait  avoir  à  redou- 

quelles  sont  nos  bonnes  dispositions  par  rapport  à  la  nouvrlle 
affaire  si  délicate  qui  vous  tient  tant  au  cœur  ainsi  qu'à  nous. 
(C'/ie  somm/imente  a  cuore  a  tei  non  meiio  che  a  ?ioi.) 

»  Nous  avons  déjà  commencé  à  nous  en  occuper,  quoique  in- 
directement, afin  de  pouvoir  le  faire  ensuite  directement  avec 
plus  de  certitude  de  succès,  et  nous  tâchons,  s'il  est  possible, 
d'éloigner  les  obstacles  et  d'arriver  à  notre  but  sans  provoquer 
des  conséquences  fâcheuses  pour  la  Religion  catholique.  Nous 
devons  sur  ce  point  nous  tenir  bien  sur  nos  gardes  au  milieu  des 
périls  et  des  méchants  (jui  nous  environnent.  Dès  que  nous 
aurons  des  détails  plus  précis,  nous  nous  ferons  un  devoir  d'en 
faire  part  à  Votre  Altesse,  à  laquelle  nous  donnons  de  tout  cœur, 
ainsi  qu'à  sa  royale  famille,  notre  paternelle  et  apostolique 
♦bénédiction. 

«  Donné  à  Venise,  le  vingl-cintpjième  jour  d'avril  1800,  de 
notre  pontificat  la  première  année. 

«  Pas  P.  P.  Ml.  » 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  307 

ter  (lo  la  part  des  adversaires  de  la  Compagnie  de 
Jésus,  c'est-à-dire  de  tous  les  pliilosoplies  et  des 
ennemis  de  Tordre  public  et  de  la  Religion.  Pie  VII 
saisit  encore  cjuils  s'opposeraient  tous  à  ce  rétiiblis- 
sement  auprès  des  cours  ayant  exigé  la  destruction, 
et  l'ayant  arrachée  de  force  à  Clément  XIV.  Après 
avoir  différé  autant  que  possible  l'exécution  de  la 
mesure,  ce  Pape  crut  devoir  enfin  céder  à  la  tour- 
mente et  ne  pas  compromettre,  pour  la  conservation 
d'un  ordre  religieux,  la  paix  de  l'Église,  menacée 
en  paroles  et  en  actions  par  tous  les  États  catholi- 
ques qui  en  réclamaient  l'abolition. 

Comme  dans  cette  affaire,  l'Espagne  s'était  placée 
à  la  tête  des  puissances,  le  Saint-Père  crut  qu'il  fallait 
d'abord  s'assurer  d'elle,  puisque  les  cours  de  Vienne 
et  de  Portugal  ne  témoignaient  plus  aucune  animo- 
sité  contre  la  Société  de  Jésus,  et  que  la  France  n'était 
pas  ralliée  à  la  Chaire  de  Pierre  par  un  Concordat. 
11  n'eut  lieu  que  plus  tard.  Le  Pape  différa  de  ré- 
pondre à  Paul  I",  et  il  s'adressa  d'abord  à  l'Espagne. 
Il  écrivit  au  roi  Charles  IV  une  lettre  autographe  si 
bien  conçue ,  si  persuasive ,  si  sage ,  si  modérée ,  si 
pleine  de  déférence  et  d'affection,  que  cette  seule 
page  suffirait  pour  donner  une  idée  de  la  prudence, 
du  bon  sens  et  de  la  capacité  du  pontife  Pie  VII, 
ainsi  que  de  sa  manière  de  voir  et  de  traiter  les  affai- 
res. Le  Pape  mandait  au  roi  d'Espagne  que,  sans 
préjudice  pour  la  Religion  en  Russie,  il  était  dans 
l'impossibilité  de  rejeter  la  prière  que  l'empereur 

-20. 


308  MÉMOIRES 

Paul  faisait  en  faveur  de  ses  États,  puisque  lui,  Pape, 
n'avait  aucune  bonne  raison  à  alléguer  pour  légitimer 
soïi  refus,  et  puisqu'il  s'agissait  d'une  chose  excel- 
lente et  utile  en  elle-même  \  Le  roi  d'Espagne,  bien 
que  peu  charmé,  s'aperçut  de  la  position  dans  laquelle 
se  trouvait  Pie  VIT..  Touché  des  égards  dont  le  Saint- 
Père  le  comblait,  il  ne  mit  pas  d'obstacles  à  son  des- 
sein et  ne  s'en  plaignit  même  point.  Après  la  réponse 
du  Roi,  le  Pape  ne  ])erdit  pas  de  temps.  Il  composa 
le  Bref  du  rétablissement  de  la  Compagnie  de  Jésus 
pour  les  diverses  parties  de  l'empire  russe;  il  révo- 
qua, en  tant  que  c'était  nécessaire,  l'acte  Clémentin, 
puis  avec  le  Bref  de  résurrection,  il  adressa  une 
lettre  très-affectueuse  à  l'empereur  Paul.  Mais  la  triste 
mort  de  ce  prince  était  arrivée  quand  le  Bref  et  la  dé- 
pêche parvinrent  à  Saint-Pétersbourg.  Le  successeur, 
bien  que  moins  favorablement  disposé  que  Paul  en 
faveur  des  Jésuites,  exécuta  cependant  le  Bref;  et  les 
Jésuites  furent  reconstitués  en  Russie. 

Quelques  années  plus  tard,  le  roi  Ferdinand  de- 
manda leur  rétablissement  dans  ses  États  de  Naples 
et  de  Sicile.  Le  Saint-Père,  ayant  encore  écrit  à 
Charles  IV,  roi  d'Espagne,  tit  un  second  Bref  par 
lequel  il  les  réinstituait  dans  ce  royaume.  Il  s'en 
fallut  de  peu  qu'ils  ne  rentrassent  aussi  à  Vienne.  La 

1  Voir,  pour  toutes  ces  négociations  relatives  aux  Jésuites,  VHis- 
toire  religieuse ,  politique  et  Ltléroire  de  la  Compnguie  de  Jésus, 
par  J.  Crétineau-Jol\ ,  tome  sixième  et  dernier  de  li  quatrième 
édition  de  Paris. 


DU   CAUDINAL   CONSALVI.  309' 

Cour  les  demanda,  disons  mieux,  l'Empereur  les 
réclama  ;  mais  dès  que  le  ministre  eut  vent  de  cette 
démarche,  il  accumula  tant  et  de  si  énergiques  ma- 
nœuvres qu'elles  firent  avorter  ce  sage  projet.  On  con- 
sentait à  avoir  des  Jésuites,  mais  de  telle  façon  et  sous 
une  telle  forme  (ju'ils  n'auraient  plus  été  Jésuites.  Le 
Pape  ne  se  prêta  point  à  les  rétablir  dans  ces  condi- 
tions, et  la  Cour  impériale  ne  les  ayant  pas  acceptés 
tels  qu'ils  étaient ,  on  ne  parla  plus  de  l'atîaire. 

La  question  relative  à  l'ordre  de  Malte  et  à  l'élec- 
tion du  nouveau  grand  maître  fut  plus  difficile  à 
résoudre  en  Russie  que  celle  dont  je  viens  d'entre- 
tenir le  lecteur.  Chacun  sait  l'étrange  idée  que  Paul  I" 
mita  exécution  en  se  créant  grand  maître  de  l'ordre 
de  Malte.  On  sait  aussi  et  ce  qu'il  réalisa  en  cette 
qualité  et  l'opposition  qu'il  rencontra  chez  le  pape 
Pie  VI.  Quoique  captif,  et  tout  en  ayant  besoin  du 
puissant  secours  de  ce  monarque,  Pie  VI  préféra 
l'accomplissement  d'un  devoir  à  ses  intérêts  person- 
nels. Son  devoir  l'obligeait  à  ne  pas  reconnaître  pour 
chef  d'un  ordre  religieux  un  prince  ne  professant 
pas  la  Religion  cathoUque.  La  mort  de  Paul  I"  n'avait 
pas  fait  cesser  l'embarras  et  la  position  critique  du 
Saint-Siège.  Son  successeur  Alexandre  ne  prit  pas 
le  même  goût  à  l'aifaire  de  Malte.  Il  ne  tenait  pas  à 
la  grande  maîtrise  de  l'Ordre,  et  il  ne  voulut  même 
pas  en  porter  les  insignes;  mais  il  cherchait  à  sau- 
vegarder sa  dignité  et  l'honneur  de  sa  couronne.  Or, 
argiier  de  nullité  les  actes  de  Paul  I"  et  nier  qu'il 


310  MEMOIRES 

fût  grand  maître  de  Malte,  c'était  blesser  cette  même 
dignité.  Ainsi  donc,  sans  se  préoccuper  de  ce  titre, 
la  cour  de  Russie,  par  l'intermédiaire  d'un  consul, 
se  mit  à  diriger  les  afftdres  de  l'ordre  et  spéciale- 
ment l'élection  du  nouveau  grand  maître.  On  se 
proposait  de  combiner,  après  cette  cérémonie,  un 
moyen  pour  régulariser  les  actes  de  Paul  P^  Quand 
il  s'agit  de  l'élection,  la  cour  de  Russie  ordonna  que 
tous  les  prieurs  de  l'Ordre  désigneraient  un  nombre 
de  candidats  au  Magistère',  proportionné  à  l'impor- 
tance et  à  la  qualité  de  chacun  des  prieurés.  Après 
avoir  rempli  ces  intentions,  les  candidats  devaient 
être  présentés  au  Pape  par  la  cour  de  Russie,  afin 
que  le  Saint-Siège  put  choisir  pour  grand  maître 
celui  qu'il  jugerait  le  plus  digne.  Le  Pape  prit  con- 
naissance de  tout  cela.  Eu  égard  aux  circonstances, 
il  passa  outre  sur  le  mode  de  la  présentation.  De  son 
autorité  privée,  il  légalisa  ce  qui  n'était  pas  conforme 
aux  statuts  de  l'Ordre,  statuts  qu'il  était  impossible 
d'observer,  puisque  la  situation  de  l'île  de  Malte  ne 
le  permettait  pas;  mais  le  Saint-Père  fut  si  embar- 
rassé du  choix,  qu'il  eût  beaucoup  mieux  valu  le 
laisser  aux  prieurs  de  l'Ordre  eux-mêmes.  Ils  auraient 
nommé  le  grand  maître  d'une  manière  régulière, 
et  le  Pape  aurait  ensuite  sanctionné  leur  œuvre. 

Cependant  il  est  bon  de  savoir  qu'à  cette  époque 
la  France  et  la  Russie  entretenaient  des  relations 

1  Le  Magistère  était  la  dignité  et  le  gouvernement  du  grand 
maître  de  l'ordre  de  Malte. 


DU   CAUDIN'AL   CONSALVI.  3M 

bien  diOérentes   de  celles  qu'elles   entretiennent  à 
cette  heure-ci.  L'aversion  la  moins  douteuse  et  une 
rivalité  d'influence  et  d'intéi'éts  les  divisaient.  L'une 
contrariait  éternellement   et  généralement  les  ten- 
dances et  les  projets  de  l'autre.  En  outie,  la  France 
s'occupait  beaucoup  de  son  côté  de  l'aflaire  de  Malte. 
Elle  avait  sur  cette  île  de  secrètes  vues  politiques, 
spécialement   contre   l'Angleterre  et  la  Russie.   Le 
Premier  Consul  s'elTorçait  donc  d'assurer  l'élection 
d'un  grand  maître  qui  servît  ses  idées.  Il  aspirait 
surtout  à  éloigner  de  cette  charge  ceux  qui  a\  aient 
des  relations  avec  la  cour  de  Russie.  D'autre  part, 
si  celle-ci  laissait   le  Pontife  libre   de  choisir,  elle 
ne  voulait  pas  qu'il  nommât  un  ami  de  la  France. 
La  Russie  souhaitait  qu'il  désignât  quelqu'un  ayant 
des  rapports,  au  moins  indirects,  avec  la  chancellerie 
de  Pétersbourg.  On  comprend  l'embarras  dans  le- 
quel se  trouvait  le  Pape.  II  aurait  bien  pu  peut-être 
renoncer  à  faire  le  choix  et  se  tirer  ainsi  du  guê- 
pier, mais  il  était  honteux  d'avouer  sa  faiblesse  et 
ses  craintes;  puis  le  bien  de  l'Ordre  s'opposait  à  ce 
qu'il   reculât.   On  ne   savait   pas  sur  qui   d'autres 
intéressés  pourraient  faire  tomber  le  choix  et  com- 
ment  l'élection   aurait  lieu.  Il  sembla  (jue  la  for- 
tune  eut   ouvert    un   sentier  pour  sortir   de  la   si- 
tuation critique   dans    la(iuelle  on    s'engageait.  On 
crut  du  moins  qu'on   ne  réussirait  pas  trop  mal , 
qu'on  ne  blesserait  personne,  sans  néanmoins  satis- 
faire chaque  partie,  et  qu'ainsi  on  favoriserait  l'ordre 


3^2  MÉMOIRES 

lui-même.  Le  prieuré  de  Rome  avait,  par  bonheur, 
désigné  pour  candidat  le  bailli  Ruspoli,  de  la  famille 
des  princes  de  ce  nom,  et  par  conséquent  sujet  pon- 
tifical. C'était  un  homme  d'une  haute  probité,  d'un 
vrai  mérite  et  ((ui  avait  servi  d'une  manière  digne 
d'éloges.  On  jeta  les  yeux  sur  lui  pour  en  faire  un 
grand  maître. 

Le  Pape  désignant  un  de  ses  sujets  ne  portait 
ombrage  à  aucune  des  deux  cours  ni  aux  autres, 
qui,  elles  aussi,  protégeaient  les  candidats  de  leurs 
prieurés  :  comme  l'Autriche,  la  Bavière,  le  Portu- 
gal, etc.  Il  se  trouvait  encore  que  le  bailli  Ruspoli, 
après  avoir  longtemps  couru  les  mers,  était  précisé- 
ment revenu  d'Amérique  à  ce  moment  même,  et 
qu'il  avait  débarqué  en  Angleterre.  Cette  heureuse 
coïncidence  le  faisait  étranger  à  tous  les  événements 
accumulés  en  son  absence,  et  par  conséquent  fort 
indifférent.  On  se  figura  donc  avoir  touché  le  ciel 
avec  la  main;  on  l'élut,  et  on  lui  transmit  cette  nou- 
velle en  même  temps  que  sa  nomination  par  un 
courrier  extraordinaire. 

La  joie  fut  de  peu  de  durée.  Le  bailli  Ruspoli 
s'obstina  à  décliner  cette  dignité.  On  employa  tous 
les  moyens  pour  la  lui  faire  accepter  :  raisons,  prières 
et  injonctions,  car  le  Pape  s'effrayait  à  la  pensée  de 
retomber  dans  les  difficultés  auxquelles  il  croyait 
avoir  échappé.  Sa  Sainteté  se  vit,  avec  douleur, 
obligée  de  boire  le  calice  et  de  nommer  quelqu'un 
n'ayant  pas  les  qualités  dont  était  doué  le  bailli  Rus- 


nu  CARDINAL  COXSALVl.  343 

poli.  T,a  France  non-t;eiileiiiont  ne  voulait  pas  un 
cantlidal  russe,  mais  elle  exii^cait  qu'on  acceptât  ou 
le  prieur  Caprara  ou  un  prieur  bavarois  dont  le  nom 
m'échappe.  Pour  de  très-justes  motifs,  la  cour  de 
Rome  ne  crut  devoir  choisir  ni  celui-ci  ni  celui-là. 
Ne  plaisant  pas  à  la  France,  on  chercha  à  plaire  à 
la  Russie,  mais  de  manière  que  la  France  ne  fût 
pas  trop  fâchée.  Le  prieuré  de  Russie  avait  pré- 
senté quatre  candidats.  Heureusement  l'un  de  ces 
candidats  était  Italien,  c'était  le  bailli  Tommasi,  de 
Sienne,  homme  probe  et  estimé.  Le  Pape  le  dési- 
gna, croyant  que  le  choix  d'un  Italien  serait  plus 
agréable  à  celui  qui  possédait  l'Italie  que  le  choix 
d'un  Allemand,  d'un  Russe,  d'un  Portugais,  etc.  On 
accompagna  cette  nomination  d'attentions  et  d'égards, 
on  agit  avec  tant  de  prudence,  que,  tout  en  conten- 
tant la  Russie,  on  ne  déplut  pas  à  la  France.  Restait 
à  traiter  l'affaire  des  actes  de  Paul  P'.  Il  était  impos- 
sible de  les  sanctionner,  et  ils  ne  furent  pas  approu- 
vés. On  ne  crut  pas  cependant  devoir  exposer  l'ob- 
servance stricte  des  règles  tant  de  l'ordre  de  Malte 
que  de  l'Église,  en  confiant  cette  inspection  au  nou- 
veau grand  maître.  C'eut  été  pourtant  bien  commode 
pour  délivrer  le  Pape  d'une  semblable  préoccupation 
et  pour  ne  pas  se  compromettre  soi-même. 

La  considération  que  le  Magistère,  dominé  tantôt 
par  la  Russie,  tantôt  par  la  France,  selon  les  éventua- 
lités de  la  guerre,  aurait  diliicilement  pu  par  la  suite 
s'empêcher,  eu  égard  à  sa  faiblesse,  de  ne  jamais  rien 


314  MÉMOIRES 

faire  qui  fût  toujours  parfaitement  régulier  dans 
une  matière  si  ardue  et  si  délicate,  arrêta  l'exécu- 
tion du  projet.  Le  Pape  prit  le  parti  de  se  réserver 
le  droit  d'examiner  et  de  juger  de  pareils  actes  cha- 
que fois  que  l'occasion  s'en  offrirait.  Tl  espérait  ainsi 
saisir  le  moyen  d'arranger  peu  à  peu  les  choses  ou 
d'empêcher  par  sa  prudence  que  les  décisions  n'eus- 
sent de  fâcheux  effets.  La  Russie,  liée  par  les  récents 
égards  et  par  les  considérations  en  faveur  du  Pape 
qui  avait  choisi  Tommasi,  candidat  de  son  prieuré 
catholique,  se  montra  très-heureuse  de  cette  solu- 
tion. Ainsi  se  termina  une  affaire  si  délicate  et  si  dif- 
ficile. Tommasi,  installé  dans  sa  nouvelle  dignité, 
crut  devoir  m'offrir  un  témoignage  de  reconnais- 
sance. Il  m'envoya  la  croix  de  Malte,  enrichie  de 
brillants,  et  me  conféra  une  commanderie  de  deux 
mille  écus  de  rente.  Je  n'acceptai  rien,  toujours  par 
le  même  motif  qui  m'avait  fait  refuser  les  bénéfices 
espagnols. 

Je  veux  achever  le  chapitre  des  affaires  de  Malte 
dont  j'ai  déjà  dit  un  mot,  à  cause  de  la  connexion 
qu'elles  eurent  avec  celles  de  Russie.  La  vie  du 
grand  maître  Tommasi  fut  de  courte  durée.  A  sa 
mort,  la  situation  de  l'Ordre  n'ayant  pas  permis  que 
son  successeur  fût  élu  sur  place,  d'après  la  règle,  le 
Conseil  suprême,  à  la  pluralité  des  voix,  désigna 
comme  candidat  au  Magistère  le  bailli  Caracciolo, 
Napolitain,  dont  le  Pape  avait  à  ratifier  l'élection. 
Deux  prieurs  vinrent  à  Rome,  afin  de  demander  à 


r>r  CARDINAL  r.ONSALVI.  315 

Sa  Sainteté  de  supjjlcor,  par  son  autorité  souveraine, 
à  toiilos  les  formalités  aux(|iielles  les  circonstances 
ne  permettaient  pas  de  recourir.  Pendant  ce  tenjps, 
l'Ordre  était  gouverné  par  un  lieutenant  que  le 
grand  maître  Tommasi  avait  indiqué  avant  sa  mort. 
L'arrivée  des  deux  prieurs  de  Malte  coïncida  avec 
celle  d'un  courrier  venant  de  Paris.  Ce  courrier 
apportait  les  injonctions  les  plus  absolues  de  l'Em- 
pereur, Supposant  à  ce  qu'on  nommât  Caracciolo 
grand  maître.  Bonaparte  exigeait  l'élection  d'un  au- 
tre sujet  qu'il  avait  en  vue.  Ces  désirs  étaient  ac- 
compagnés des  plus  altières  menaces,  dans  le  cas 
où  satisfaction  ne  lui  serait  pas  accordée.  Le  Pape 
se  trouva  de  nouveau  plongé  dans  un  embarras 
aussi  extrême  (jue  la  première  fois.  On  prit  le  parti 
de  suspendre  l'élection  du  candidat  présenté  par  le 
Conseil,  candidat  du  reste  qui  avait  contre  lui  plu- 
sieurs prieurs.  On  n'adhéra  point  à  l'impérieuse  de- 
mande de  Napoléon,  et  par  un  Bref  pontifical,  on 
délégua  au  lieutenant  la  direction  du  Magistère,  et 
afin  que  l'Ordre  n'eût  pas  à  souffrir  de  ces  tiraille- 
ments, on  lui  accorda  des  pouvoirs  plus  amples  que 
ceux  qu'il  possédait.  Au  moment  où  j'écris,  je  ne 
sais  si  le  lieutenant,  alors  assez  âgé,  vit  toujours,  et 
j'ignore  ce  qui  a  dû  arriver  (juant  à  la  grande  maîtrise, 
s'il  est  mort.  Mais  revenons  aux  affaires  de  Russie. 

La  bonne  harmonie  qui  régnait  entre  Rome  et 
l'Empereur  nous  donna  l'idée  d'accréditer  un  Nonce 
à  Pélersbourg.  Il  y  en  avait  déjà  eu  deux  sous  Pie  VI, 


316  MÉMOIRES 

monsignor  Archelti  et  monsignor  Litta ,  cardinaux 
depuis.  Il  fut  très -difficile  de  faire  goûter  notre 
proposition,  et  nous  fûmes  obligés  de  convenir  avec 
la  cour  de  Russie  que  le  nouveau  Nonce  serait  extra- 
ordinaire et  non  pas  ordinaire,  ainsi  que  le  Saint- 
Siège  le  désirait  pour  mieux  servir  les  intérêts  de  la 
Religion  dans  ce  vaste  empire. 

Les  ennemis  de  Rome,  à  la  tête  desquels  se  distin- 
guait le  célèbre  archevêque  de  MohiiefT,  autrefois 
luthérien,  puis  converti  au  Catholicisme,  et  enfin 
promu  à  cet  archevêché,  n'aimaient  pas  à  voir  un 
Nonce  à  Saint-Pétersbourg.  Ils  se  remuèrent  si  acti- 
vement, qu'ils  réussirent  à  ne  le  faire  accepter  que 
comme  extraordinaire,  afin  que  la  Cour  pût  renvoyer 
la  nonciature  dès  que  cela  lui  plairait.  Le  Nonce, 
monsignor  Arezzo,  archevêque  de  Séleucie,  se  rendit 
à  Saint-Pétersbourg.  Ses  manières  et  sa  conduite  y 
obtinrent  tant  de  succès,  que  son  titre  de  Nonce  ex- 
traordinaire ne  donna  pas  lieu  de  craindre  que  cette 
mission  serait  de  courte  durée.  On  traita  plusieurs 
affaires  ecclésiastiques  relatives  aux  diocèses  et  aux 
évêques,  ainsi  qu'à  certaines  lois  auxquelles  Rome 
désirait  qu'on  apportât  des  modifications.  Malgré  les 
efforts  des  ennemis  de  la  Chaire  de  Pierre,  et  spécia- 
lement malgré  ceux  de  l'archevêque  de  Mohileff,  ne 
voyant  pas  de  bon  œil  un  Nonce  dans  une  capitale 
où,  sans  cela,  il  aurait  tenu  le  premier  rang,  les 
choses  prirent  un  bon  pli.  On  obtint  des  concessions; 
on  en  espérait  même  d'autres  avec  certitude.  Une 


DU   CARDINAL  CONSALVl.  317 

cordiale  entente  faisait  cliaciuo  jour  de  nouveaux 
|)roii;res,  lorsque  la  déplorable  avenluio  de  Vernè- 
gues,  émigré  français,  brisa  complètement,  et  jus- 
qu'au dernier,  tous  les  liens  (ju'on  avait  si  pénible- 
ment noués  avec  la  cour  de  Russie. 

Je  ne  sache  pas  qu'il  y  ait  eu  une  plus  désolante 
affaire  que  celle  de  ce  Yernègues  '.  Elle  fut  très- 
malheureuse  dans  son  principe  ,  dans  tout  son 
cours  et  jusque  dans  son  issue.  Il  y  a  véritablement 
certains  événements  humains  dans  lesquels  la  pré- 
voyance, les  précautions,  la  régularité,  la  sagesse, 
la  diligence,  les  soins,  l'habileté,  la  délicatesse  et  les 
égards,  en  un  mot,  tous  les  elforts  et  toutes  les  res- 
sources de  l'esprit,  ne  peuvent  vaincre  la  force  du 

'  Le  chevalier  de  Yernègues,  venu  à  Rome  en  l'anne'e  1802, 
avec  les  comtes  d'Avaray  et  de  la  Maisonfort,  était,  ainsi  que  les 
réfugiés  et  les  émigrés  de  tous  les  partis,  un  homme  (jiii  rêvait 
tout  éveillé  et  qui  ne  croyait  qu'à  ses  passions  ou  à  ses  préjugés. 
Arrivé  h  l'intrigue  polili(jue  après  avoir  usé  toutes  les  cordes  de 
l'abnégation  et  du  dévouement ,  Yernègues  se  figurait  qu'en 
courant  le  monde  il  le  gouvernait,  ou  tout  au  moins  qu'il  le 
dirigeait.  Pour  susciter  des  ennemis  à  Bonaparte  et  au  pouvoir 
consulaire,  Yernègues  se  mettait  à  la  peine.  Il  écrivait,  il  corres- 
pondait, il  prenait  les  armes,  se  chargeait  de  toute  espèce  de 
missions,  d'intrigues  et  de  rapports  secrets;  puis,  comme  tant 
de  grands  patriotes,  libéraux  ou  révolutionnaires,  il  calomniait 
à  dire  d'ex|)ert.  Les  ennemis  de  la  Révolution  et  de  Bonaparte 
étaient  par  ce  fait  seul  ses  amis;  il  les  servait  avec  toute  la  con- 
science de  sa  haine.  Mais  Yernègues  ne  i)0ussa  jamais  plus  loin 
les  choses;  et  quand  il  aura  été  livré  à  la  France  par  le  Saint- 
Siège,  forcé  dans  ses  derniers  retranchements,  on  verra  le  Pre- 
niirr  Consul  ne  plus  s'occuper  de  Cil  émigré  qui  faillit  faire 
écraser  le  gouvernement  jioulilical  entre  les  rivalités  guerrières, 
diplomatiques  et  personnelles  de  la  France  et  de  la  Russie. 


318  ilÉMOIRES 

destin ,  ou ,  pour  mieux  dire ,  ne  peuvent  suspendre 
ce  que  veut  ou  permet  la  Providence  dans  ses  con- 
seils si  justes,  quoique  ignorés.  L'histoire  de  Vernè- 
gues  en  sera  une  preuve  éclatante.  Il  est  impossible, 
après  tant  d'années  écoulées,  de  s'arrêter  à  toutes  les 
particularités  de  ce  fait,  particularités  démontrant 
jusqu'à  l'évidence  la  vérité  de  ce  que  je  viens  d'avan- 
cer. Mais  quand  bien  même  les  détails  seraient  encore 
présents  à  ma  mémoire ,  je  crois  qu'il  deviendrait 
trop  long  de  les  relater  tous.  Ce  que  j'en  dirai  suffira 
et  au  delà  pour  confirmer  ma  thèse. 

Vers  le  26  octobre  1803,  si  je  ne  me  trompe,  un 
courrier  extraordinaire,  envoyé  au  cardinal  Fesch, 
arriva  à  Rome.  Il  apportait  l'ordre  le  plus  pressant 
du  Premier  Consul  de  demander  au  Gouvernement 
pontifical  l'arrestation  et  l'extradition  immédiate  du 
chevalier  de  Vernègues,  émigré  français.  Bonaparte 
affirmait  avoir  entre  les  mains  les  preuves  que  cet 
homme  avait  attenté  et  attentait  encore  à  la  vie  du 
Premier  Consul,  et  qu'il  se  plaçait  à  la  tête  d'un 
affreux  complot  dont  le  gouvernement  français  avait 
besoin  de  découvrir  les  trames.  Le  crime  dont  Ver- 
nègues était  accusé  (crime  d'État  pour  avoir  conspiré 
contre  la  vie  du  souverain  lui-même)  paraissait  fla- 
grant. D'après  le  droit  commun  et  celui  des  gens, 
d'après  les  devoirs  réciproques  entre  princes,  ce 
crime  ne  laissait  aucun  doute  pour  l'accomplissement 
des  désirs  de  l'autorité  consulaire,  avec  laquelle  le 
Saint-Siège  était  dans  1^  meilleures  relations.  Ordre 


DU  CARDINAL  COXSALVI.  319 

fut  transmis  au  gouverneur  de  Rome  d'avoir  à  faire 
arrôler  Vornègues.  Le  cardinal  Fesch  assurait  qu'il 
résidait  à  Rome,  ce  qui  était  vrai. 

C'est  ici  que  commence  la  première  fatalité  de  ce 
déplorable  événement.  Qui  le  croirait  ?  Quoique  Ver- 
nèi<ues,  iii;norant  qu'on  fût  sur  ses  traces,  ne  se  ca- 
chât pas  et  même  se  montrât  dans  les  assemblées 
et  les  conversations   publiques,  le  chef  des  sbires 
romains  (il  Bargèllo),  ayant  la  direction  de  cette  par- 
tie de  la  police  et  chargé  par  le  gouverneur  d'opérer 
son  arrestation,  ne  put  néanmoins  l'appréhender  au 
corps.  Soit  que  les  employés  subalternes  du  Bargèllo 
fussent  embarrassés  par  la  diflérence  de  l'idiome, 
et  qu'en  estropiant  le  nom  de  Yernègues  ils  rendis- 
sent vains  tous  leurs  efforts,  soit  pour  d'autres  causes 
produites  par  la  fatalité,  le  fait  est  que  le  gouverneur 
jugea  que  l'inculpé  n'était  pas  à  Rome.  On  notifia 
cette  réponse  au  cardinal  Fesch. 

Ainsi  cette  arrestation  n'eut  pas  lieu  à  cette  épo- 
que, où  elle  pouvait  cependant  s'opérer  sans  le 
moindre  inconvénient,  puisque  alors  Yernègues  n'était 
qu'un  Français.  3Iais  les  démarches  que  le  cardinal 
Fesch  fit  de  son  côté,  pressé  par  les  ordres  réitérés 
du  Premier  Consul,  se  donnant  le  plus  grand  inouve- 
ment  à  ce  sujet,  soit  qu'il  se  défiât  de  l'habileté  de 
la  police  romaine,  soit  qu'il  crût  qu'on  ne  se  souciait 
pas  de  livrer  le  coupable ,  firent  arriver  aux  oreilles 
de  Yernègues  qu'on  était  à  sa  poursuite.  Au  lieu  de 
se  dérober  aux  recherches  et  de  partir  de  Rome ,  il 


320  MEMOIRES 

préféra  se  targuer  d'im  titre  qui  empêcherait  le  gou- 
vernement pontifical  de  mettre  la  main  sur  lui. 

Il  était  allé  en  Russie,  où  il  avait  fait  plusieurs  con- 
naissances à  la  Cour.  Je  crois  bien  aussi  qu'il  avait 
servi  durant  quelques  mois  dans  un  corps  auxiliaire 
lors  de  la  guerre  des  Russes  et  des  alliés  contre  la 
France. 

En  ce  moment,  nous  avions  à  Rome  deux  ambas- 
sadeurs de  Russie.  L'un  était  le  comte  de  Cassini, 
ministre  russe  accrédité  près  le  Saint-Siège,  l'autre 
le  comte  Lizakevitz,  ministre  russe  auprès  du  roi  de 
Sardaigne,  qui,  par  suite  de  la  perte  de  ses  États  de 
Piémont,  s'était  réfugié  dans  la  capitale  de  la  Catho- 
licité. 

Entre  ces  deux  plénipotentiaires  régnait  une 
ancienne  et  profonde  aversion.  Cassini  craignait 
énormément  Lizakevitz,  qui  ne  cessait  de  le  desser- 
vir auprès  de  sa  Cour.  Le  caractère  intrigant  et  per- 
vers de  ce  dernier,  caractère  qu'il  démasqua  durant 
son  ambassade  à  Gênes,  le  rendait  terrible  non- seu- 
lement au  comte  Cassini,  mais  encore  à  tous  ceux 
qui  étaient  en  relation  avec  lui  ou  qui  avaient  le 
malheur  d'être  sous  ses  ordres.  Ce  fut  à  cet  homme 
et  non  à  Cassini  que  Vernègues  se  confia.  Il  lui  apprit 
les  recherches  que  le  gouvernement  français  faisait 
de  sa  personne,  et  il  le  pria  d'écrire  à  sa  Cour  pour 
obtenir  un  brevet  de  naturalisation  russe  avec  la 
faculté  de  porter  la  cocarde  de  cette  nation.  Lizake- 
vitz, perfide  par  nature  et  désireux  de  se  faire  un 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  321 

mérite  au  préjudice  de  Gassini  en  montrant  à  sa 
Cour  (ju'il  avait  été  plus  vigilant  que  son  adverâaire 
pour  informer  la  chancellerie  de  ce  qui  arrivait  à 
l'un  de  ses  dévoués,  ou  du  moins  à  un  homme  qui 
entretenait  de  bonnes  relations  à  Saint-Pétersbourg, 
saisit  cette  occasion  avec  joie.  Il  écrivit  à  sa  Cour 
et  demanda  le  brevet  de  naturalisation  que  sollicitait 
Vernègues. 

Dans  cet  intervalle  de  temps,  ce  dernier  se  tint 
si  bien  caché  que  le  gouvernement  pontifical  et  le 
cardinal  Fesch  lui-même,  après  mille  recherches, 
furent  convaincus  qu'il  n'habitait  plus  la  ville.  La 
réponse  et  le  brevet  arrivèrent  de  Saint-Péters- 
bourg à  Rome  le  21  décembre.  Alors  Yerncgues,  se 
croyant  à  l'abri  sous  ce  palladium,  et  persuadé  que 
le  gouvernement  pontifical  n'oserait  pas  arrêter  un 
individu  portant  la  cocarde  russe,  commença  à  se 
montrer  et  à  défier  le  péril.  Deux  jours  ne  s'étaient 
pas  écoulés  que  le  cardinal  Fesch,  qui  poursuivait 
ses  investigations,  apprit  le  séjour  du  coupable  à 
Rome.  Il  fit  constater  immédiatement  sa  demeure,  la 
dénonça  à  la  police  pontificale ,  et  renouvela  ses 
très-vives  instances  pour  l'arrestation  et  l'extradi- 
tion. Le  secrétaire  d'État,  qui  ne  savait  rien,  donna 
de  nouveau  au  gouverneur  l'ordre  d'arrêter  Vernè- 
gues. C'était  le  23  décembre.  Dans  la  matinée  du  24, 
le  gouverneur  annonça  qu'ayant  su  par  ses  agents 
que  Vernègues  portait  la  cocarde  russe,  il  avait 
diflféré  l'arrestation,  afin  de  connaître  sur  ce  point 
II.  21 


322  MÉMOIRES 

les  intentions  de  ses  supérieurs.  On  rapporta  tout  au 
Pape,  et  on  entrevit  aussitôt  les  douloureuses  consé- 
quences qui  pouvaient  résulter  de  cette  arrestation. 
Nous  nous  avouâmes  que,  si  on  avertissait  secrètement 
Vernègues  d'avoir  à  se  soustraire  par  la  fuite,  Vernè- 
gues  n'y  consentirait  jamais,  s'estimant  comme  très- 
libre  sous  la  cocarde  russe.  Nous  jugeâmes  encore 
que,  s'il  ne  gardait  point  le  secret  de  cet  avis,  il  com- 
promettrait la  Cour  romaine  vis-à-vis  de  la  France 
dans  une  affaire  si  délicate  et  où  il  s'agissait  de  la  vie 
du  Premier  Consul. 

Pressé  par  toutes  ces  fatales  complications,  le  Pape, 
ne  voyant  aucun  moyen  d'éluder,  aucune  ressource 
dilatoire,  prit  le  parti  de  s'adresser  au  cardinal  Fesch 
lui-même.  Pie  YII  lui  lit  remarquer  la  difficulté  qu'il 
y  avait  à  arrêter  Vernègues  porteur  de  la  cocarde 
russe,  et  il  le  pria  de  se  désister  de  sa  demande,  au 
moins  pour  le  moment ,  afin  de  trouver  le  temps  de 
sortir  d'embarras. 

Mais  le  cardinal  Fesch,  auquel  le  Pape  exposait 
toutes  les  raisons  et  toutes  les  bienséances  qui  s'op- 
posaient à  ce  qu'il  plaçât  dans  une  aussi  affreuse 
position  le  Saint-Siège,  auquel  il  appartenait  étroi- 
tement en  sa  qualité  de  cardinal,  avait  reçu  des 
ordres  trop  positifs  et  trop  exclusifs  pour  prendre  à 
sa  guise  quelque  chose  sur  lui  dans  cette  scabreuse 
affaire.  D'un  autre  côté,  il  s'aperçut  que  la  folie  et 
l'insolence  de  Vernègues,  repoussant  l'idée  de  fuite, 
lui  enlevaient  tout  moyen  de  favoriser  le  Pape  quand 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  323 

bien  mènic  il  le  voudrait;  car,  Vernègiies  restant  à 
Rome  en  face  de  tous  les  Français  qui  coniuiissaient 
la  réclamation  de  leur  gouvernement,  Fesch  aurait  été 
obligé  de  faire  le  lendemain  ce  qu'il  ne  faisait  pas 
aujourd'hui.  De  plus,  il  se  serait  vu  accusé  par  le 
cabinet  des  Tuileries  de  n'avoir  pas  agi  conformé- 
ment à  son  oilice  et  aux  ordres  reçus.  Tout  en  refu- 
sant d'accéder  aux  prières  que  nous  lui  adressâmes , 
—  et  elles  furent  très-pressantes,  —  le  Cardinal  fit 
valoir  les  justes  raisons  qui  appuyaient  et  autorisaient 
la  demande  de  son  gouvernement,  la  qualité  du  délit, 
c'est-à-dire  la  conspiration  contre  la  vie  du  Premier 
Consul,  dont  Vernègues  était  accusé.  Les  preuves 
existaient  entre  les  mains  de  Bonaparte,  et,  d'après 
les  égards  et  les  devoirs  réciproques  entre  souve- 
rains, on  ne  pouvait  pas  refuser  d'admettre  ses  asser- 
tions positives.  Il  allégua  encore  le  péril  extrême 
auquel  était  exposée  la  vie  du  Premier  Consul,  tant 
qu'on  n'aurait  point,  par  l'arrestation  et  l'extradition 
de  Yernègues,  coupé  les  fils  de  la  conspiration,  après 
les  avoir  découverts.  Il  mit  en  avant  les  obligations 
communes  qui  dans  ces  sortes  de  dangers  et  d'atten- 
tats existent  entre  souverains,  quand  ils  ^ivent  en 
paix  et  en  bonne  harmonie;  les  conséquences  dont 
le  Pape  se  rendait  passible  en  repoussant  cette  légi- 
time réclamation,  et  la  futilité  de  l'argument  qu'on 
présentait  en  parlant  de  la  cocarde  russe  arborée 
par  Vernègues.  Il  était,  disait  le  Cardinal,  d'origine 
française,  par  conséquent  sujet  français  avant  d'être 

21. 


ZU  MÉMOIRES 

sujet  étranger.  Il  avait  sollicité  sa  naturalisation 
in  fraudem  et  postérieurement  au  délit;  il  n'était  pas 
présumable  que  la  cour  de  Russie,  alors  en  paix  avec 
la  France,  voulut  protéger  un  homme  qui  attentait  à 
la  vie  du  chef  de  l'État.  La  cour  de  Russie  ne  pou- 
vait pas  manquer  aux  plussacrés  devoirs  imposés  aux 
souverains  vis-à-vis  les  uns  des  autres;  et  quand  bien 
même  elle  se  montrerait  désireuse  de  ne  point  les 
accomplir,  ajoutait  le  Cardinal,  tous  les  torts  étaient 
de  son  côté,  car  aucun  motif  ne  peut  soustraire  un 
étranger  à  la  loi,  quand  cet  étranger  commet  un 
crime  hors  de  son  pays.  Tous  les  jours  on  en  voyait 
des  exemples,  même  dans  les  délits  communs  et 
beaucoup  plus  dans  ces  sortes  de  matières. 

Ces  raisons  paraissaient  toutes  très -fondées,  à 
l'exception  de  la  première ,  affirmant  que  Vernègues 
était  sujet  français  avant  d'être  sujet  étranger,  car  la 
loi  avait  déclaré  que  les  émigrés  cessaient  d'être 
Français.  Mais  peu  importait  que  cet  argument  ne 
valût  rien  quand  les  autres  étaient  excellents.  Le 
cardinal  Fesch  conclut  que,  si  la  secrétairerie  d'État 
ne  faisait  pas  procéder  à  l'arrestation  cette  nuit- 
là  même,  et  si  incontinent  elle  n'opérait  pas  l'ex- 
tradition, il  se  verrait  forcé  le  lendemain  d'en- 
voyer un  courrier  à  Paris.  Ce  courrier  serait  chargé 
d'annoncer  qu'on  avait  trouvé  Vernègues  à  Rome, 
mais  que  le  gouvernement  pontifical  n'avait  pas  jugé 
à  propos  de  l'arrêter  et  de  le  livrer,  uniquement  à 
cause  d'un   respect  mal  entendu  pour  la  cocarde 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  325 

russe,  que  Vernègues  avait  oljteniie  par  supercliciie 
et  en  cachant  à  la  cour  de  Saint-Pétersbourg  son 
crime  et  la  requête  adressée  par  la  France.  Nous 
vîmes  qu'il  ne  restait  plus  rien  à  espérer,  et  qu'il  fal- 
lait boire  le  calice  jusqu'à  la  lie. 

Les  égards  que  nous  voulions  témoigner  à  la  cour 
de  Russie  firent  tenter  un  autre  moyen  pour  s'exemp- 
ter, s'il  était  possible,  d'opérer  cette  arrestation  et 
celte  extradition.  J'allai  moi-même  chez  l'ambassa- 
deur de  Russie,  le  comte  de  Cassini,  qui  était,  je 
l'ai  dit,  ministre  accrédité  près  le  Saint-Siège.  Après 
lui  avoir  raconté  ce  qui  arrivait,  j'ajoutai  que  le 
Pape  m'avait  autorisé  à  lui  proposer  de  faire  évader 
immédiatement  Vernègues;  de  la  sorte,  quand  au 
milieu  de  la  nuit  le  gouverneur  enverrait  ses  sbires 
pour  l'arrêter,  on  ne  le  trouverait  plus  à  Rome.  Ce 
parti  exposait  bien  encore  le  Saint-Siège  au  ressenti- 
ment du  cardinal  Fesch  et  à  celui  de  sa  cour,  qui 
comprendraient  fort  bien  que  nous  avions  averli 
Vernègues  et  protégé  son  évasion.  Toutefois,  on 
préféra  souffrir  ce  préjudice,  moindre  que  l'arresta- 
tion elle-même ,  plutôt  que  d'emprisonner  Vernègues. 
On  espérait  ensuite  s'en  tirer  de  quelque  autre  façon. 
Cassini  protesta  de  sa  gratitude  pour  le  service  que 
la  Cour  pontificale  lui  rendait  et  pour  la  déférence 
dont,  à  ses  risques  et  périls,  elle  usait  envers  la  cour 
de  Russie.  Cassini  prit  sur  lui  de  faire  partir  Ver- 
nègues, et  il  courut  immédiatement  chez  cet  individu. 

Le  croira-t-on?  Vernègues  refusa  de  partir  :  il 


326  MÉMOIRES 

résista  obstinément  aux  sollicitations  et  aux  instances 
de  Cassini ,  lui  démontrant  l'impossibilité  de  le  dé- 
fendre. Vernègues  alla  plus  loin  :  il  menaça  Cassini 
et  lui  dit  que  le  Gouvernement  pontifical  n'oserait 
pas  l'arrêter  tant  qu'il  porterait  la  cocarde  russe; 
que  si  ce  gouvernement  l'osait,  lui,  Vernègues, 
serait  défendu  par  Lizakevitz,  qui  alors  écrirait  à 
la  chancellerie  que  Cassini  avait  décliné  sa  protec- 
tion. Ce  dernier  en  vint  à  son  tour  aux  menaces,  et 
il  annonça  à  Vernègues  qu'il  allait  le  faire  enlever  de 
vive  force  par  ses  domestiques ,  afin  de  ne  pas  donner 
lieu  au  scandale  qui  arriva  plus  tard.  II  aurait  bien  dû 
agir  ainsi  avec  ce  fou  et  ce  téméraire,  et  il  l'aurait  fait 
s'il  n'eût  pas  redouté  Lizakevitz,  comme  il  le  con- 
fessa depuis  au  Gouvernement  pontifical.  Vernègues 
s'obstinait  à  ne  pas  fuir;  Cassini  manquait  décourage 
pour  l'y  contraindre;  alors  le  Saint-Siège  se  trouva 
privé  de  tous  les  moyens  de  retarder  l'arrestation. 
Le  ministre  de  France  savait  que  le  coupable  était  à 
Rome  ce  jour-là  même;  on  demandait  son  arrestation 
pour  un  délit  d'une  nature  très-grave.  Cette  de- 
mande était  appuyée  sur  des  raisons  valables,  d'après 
les  principes  reconnus  ;  il  fallut  agir. 

Tout  ce  que  l'on  put  faire  afin  de  témoigner  à  la 
Russie,  en  tant  qu'il  était  possible,  les  égards  que 
l'on  avait  pour  elle,  consista  à  se  limiter  à  l'arresta- 
tion et  à  refuser  l'extradition,  bien  qu'on  ne  doutât 
pas  qu'à  la  longue  il  faudrait  en  venir  là,  à  cause 
des  raisons  exposées  tout  à  l'heure.  Mais  on  espérait 


i 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  327 

que  dans  l'intervalle  on  convoquerait  quelque  moyen 
ternie,  et  que  la  Russie  serait  ainsi  convaincue  qu'on 
avait  fait  pour  elle  tout  ce  que  l'on  pouvait  en 
affrontant  le  péril. 

Vernègues,  malgré  les  prières  du  ministre  de 
Russie,  s'obstinait  donc  à  rester  à  Rome,  et  ce  fut 
une  autre  preuve  de  la  fatalité  qui  accompagna  toute 
cette  alfaire.  On  rencontrait  un  fou  qui  préférait  se 
condamner  à  la  captivité  plutôt  que  de  fuir  ;  et  ce- 
pendant il  ne  pouvait  pas,  après  les  démarches  de 
Gassini ,  douter  qu'on  procéderait  à  son  arrestation  ; 
mais  Vernègues  croyait  que,  si  on  en  venait  à  cette 
extrémité  ,  il  serait  immédiatement  relâché  sur  l'or- 
dre de  Lizakevitz.  La  nuit  même,  on  s'empara  de 
lui  dans  son  domicile  et  on  l'écroua  au  château  Saint- 
Ange.  On  annonça  cette  arrestation  le  lendemain 
matin  au  cardinal  Fesch;  mais  on  lui  signifia  en 
même  temps,  et  dans  la  même  note  officielle,  que,  si 
la  Cour  pontificale  avait  cru  devoir  se  prêter  à  une 
mesure  conservatrice  et  de  précaution  telle  que  l'ar- 
restation, pour  assurer  ainsi  la  vie  du  Premier  Con- 
sul, elle  ne  voulait  pas  adhérer  à  l'extradition  '. 
Nous  ajoutions  que  le  gouvernement  français  devait 

1  L'aventure  de  cet  émigré  français  qui  a  tant  agité  les  cabinets  de 
Rome,  de  Paris  et  de  Petersbourg,  est  si  naïvement  exposée  et  si 
clairement  racontée  par  le  cardinal  Consaivi,  qu'il  deviendrait 
superflu  de  s'étendre  davantn<;<'  sur  un  j)areil  incident.  Le  Saint- 
Siège  se  voyait  entre  l'enclume  et  le  marteau,  11  se  débattait  dans 
son  innocence ,  appelant  à  son  aide  toutes  les  ressources  de  la 
diplomatie.  La  conspiration  tramée  par  le  chevalier  de  Vernègues 


328  MÉMOIRES 

transmettre  à  Rome  les  preuves  du  crime  imputé  au 

détenu,  pour  que  sa  cause  fût  jugée  par  le  souverain 

sur  le  territoire  duquel  il  avait  été  saisi. 

La  cardinal  Fesch  renouvela  les  plus  vives  instances 

afin  que  Verncgues  fût  immédiatement  livré,  mais 

c'était  en  vain.  Le  Gouvernement  pontifical  expédia 

aussitôt  un  courrier  à  Saint-Pétersbourg,  chargeant 

le  Nonce  d'expliquer  les  choses  en  détail  à  la  Cour 

* 
et  l'attentat  contre  la  vie  de  Bonaparte  étaient  des  chimères, 
et  le  Premier  Consul  ne  l'ignorait  point.  Mais  il  voulait  triom- 
pher de  la  Russie  au  pied  du  Capitole,  avant  de  la  vaincre  à  Au- 
sterlitz.  Ce  fut  au  de'trimenl  du  Saint-Sit'ge  et  de  l'Église  qu'il 
livra  celte  grande  bataille  diplomatiijue,  où  le  Pontillcat  seul 
paya  les  frais  de  la  guerre.  Vernègues  consjiirait  peu,  tout  au 
plus  aurait-il  su  cahaler;  mais  ses  imprudences  servirent  de 
prétexte  à  Bonaparte  pour  diriger  les  hostilités  contre  la  Russie 
et  son  souverain.  Le  Premier  Consul  s'empara  de  ce  prétexte 
avec  avidité,  et  la  lettre  suivante,  adressée  au  cardinal  Fesch, 
prouve  jus(iu'à  l'évidence  t|ue  le  gouvernement  français  ne  pour- 
suivait pas  un  assassin  imaginaire  dans  Vernègues,  mais  une 
créature  de  la  Kussie,  dont  à  tout  prix  alors  ii  désirait  l'humilia- 
tion : 

«  Paris,  22  nivôse  an  XH  (13  janvier  1804). 

a  Monsieur  le  cardinal  Fesch,  j'ai  été  satisfait  d'apprendre 
l'arrestation  de  Vernègues.  11  est  convenoide  qu'il  soit  remis  sans 
délai  aux  premiers  postes  français,  et  conduit  sous  bonne  et  sûre 
escorte  à  Paris.  On  ne  doit  attacher  aucune  importance  à  la  dé- 
marche qui  a  été  faite  par  les  Busses,  d'abord  parce  (lu'elle  n'est 
pas  approuvée  par  l'Empereur;  mais  il  sera  possible  que  quebjues 
intrigants  de  ce  cabinet,  gagnés  par  l'Angleterre,  veuilléïiL  se 
mêler  de  ce  qui  ne  les  regarde  pas.  Le  moyen  d'éviter  les  dis- 
cussions est  de  le  faire  partir  sur-le-champ.  La  Russie  e:<t  hors 
delà  sphère  de  l'Europe,  et,  indépendamment  que  Vernègues 
est  Français,  celte  affaire  ne  peut  en  rien  la  regarder. 

w  Bonaparte.  » 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  329 

et  (le  faire  valoir  auprès  d'elle  les  motifs  qui  nous 
avaient  forcé  d'emprisonner  Vernogues.  Aiin  de  ne 
pas  compromettre  Cassini,  avec  lequel  tout  s'était 
traité  confidentiellement  et  à  l'amiable,  le  Nonce 
dut  taire  que  nous  avions  offert  de  travailler  à  l'éva- 
sion de  l'émigré.  On  chargeait  encore  monsignor 
Arezzo  de  faire  valoir  les  égards  que  l'on  avait  mani- 
festés envers  la  Russie  en  refusant  à  la  France  de 
lui  livrer  le  prisonnier.  On  ajoutait  cependant  qu'il 
serait  impossible  de  résister  à  la  longue  à  cette  extra- 
dition ,  par  suite  des  raisons  excellentes  qui  l'ap- 
puyaient, et  on  concluait  en  demandant  que  la  cour 
de  Russie,  pour  n'avoir  pas  à  s'occuper  de  cette 
extradition ,  privât  d'abord  Vernègues  de  la  natio- 
nalité russe  qu'il  avait  frauduleusement  extorquée, 
ou  bien  qu'elle  chargeât  son  ministre  à  Paris  de 
traiter  celte  atîaire  directement  avec  le  Premier 
Consul. 

Le  messager  pontifical  arriva  avant  celui  de  Cas- 
sini, porteur  aussi  des  dépêches  de  Lizakevitz.  La 
relation  du  Nonce  au  ministre  des  affaires  étrangères 
de  Saint-Pétersbourg  obtint  le  plus  favorable  ac- 
cueil. Il  dit  que  la  Cour  romaine  avait  raison,  et 
que  la  cour  de  Russie  se  trouvait  fort  satisfaite  des 
déférences  et  des  considérations  que  l'on  avait  eues 
pour  elle.  Il  conclut  en  ajoutant  qu'il  donnerait 
cette  réponse  officiellement  sous  deux  ou  trois  jours, 
afin  que  le  Nonce  pût  réexpédier  son  courrier.  Ce 
laps  de  temps  devait  suffire,  d'après  lui,  pour  en- 


330  MÉMOIRES 

lever  à  Vernègues,  selon  les  formes,  sa  nationalité 
et  le  brevet  frauduleusement  obtenus.  En  parlant 
ainsi ,  le  ministre  russe  se  plaignit  des  intrigues  de 
certains  émigrés  français  qui  compromettaient  les 
princes  chez  lesquels  ils  s'étaient  réfugiés.  Ces  sen- 
timents de  satisfaction  sur  la  conduite  tenue  à  Rome 
à  ce  propos  furent  aussi  développés  par  la  relation 
de  Gassini ,  dont  le  courrier  arriva  peu  après  le  cour- 
rier pontifical.  Ces  rapports  prévalurent  dans  l'es- 
prit du  ministre  sur  la  narration  très-défavorable  et 
très-maligne  de  Lizakevitz.  Le  Nonce  attendait  cha- 
que jour  la  dépêche  officielle  tant  désirée,  afin  de 
renvoyer  le  courrier.  Mais,  hélas!  la  mauvaise  chance 
qui,  dès  le  principe,  s'était  attachée  à  cette  affaire 
ne  l'abandonna  pas  encore. 

Deux  funestes  incidents  se  jetèrent  à  la  traverse 
dans  ce  moment  même  :  le  premier  fut  le  change- 
ment du  ministre  à  Saint-Pétersbourg.  Ce  ministre 
était  disgracié  et  remplacé  par  un  autre.  Le  second 
vint  d'une  nouvelle  arrestation  ordonnée  encore  par 
Bonaparte  sur  un  autre  Français  naturalisé  russe 
qui  habitait  la  Saxe,  et  qui  se  nommait  le  comte 
d'Entraigues.  Le  nouveau  ministre  russe  avait  une 
politique  toute  différente  de  celle  de  son  prédéces- 
seur. Irrité  de  la  coïncidence  de  ces  deux  faits,  et  se 
prêtant  davantage  aux  méchantes  insinuations  de 
Lizakevitz  qu'aux  affirmations  de  Cassini,  il  adressa 
au  Nonce,  qui  ne  s'y  attendait  guère,  une  lettre 
officielle  par  laquelle   il  déclarait  que   la  cour  de 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  334 

Russie  se  rendnil  bien  compte  des  circonstanres  qui 
avaient  forcé  le  Saint-Siège  à  opérer  l'arrestation  de 
A'ernègues,  et  (ju'elle  ne  s'en  offensait  pas.  Néan- 
moins, il  ajoutait  que  sa  Cour  se  croirait  attaquée 
si  on  livrait  le  prévenu,  et  qu'elle  exigeait  que  le 
procès  fut  jugé  à  Rome.  Par  la  même  occasion,  il 
déclarait  que  l'ambassadeur  russe  à  Paris  n'aurait 
jamais  à  se  mêler  de  cet  incident.  Pareille  réponse 
était  pour  le  Saint-Siège  cette  coupe  fort  amère  dont 
je  parlais  tout  à  l'heure.  Le  Saint-Siège,  qui  pouvait 
se  comparer  à  un  faible  agneau  placé  entre  deux 
gros  dogues,  était  sacrifié  au  point  d'honneur  ainsi 
qu'aux  passions  de  deux  puissances  rivales,  et  il 
voyait  bien  qu'il  en  serait  la  victime. 

Comment  raconter  ici  tous  les  efforts  du  gouver- 
nement pontifical  pour  se  tirer  le  moins  mal  possible 
d'un  aussi  mauvais  pas?  On  appela  à  son  aide  la 
raison,  la  pitié,  les  prières,  les  bons  offices  des  cours 
étrangères,  —  on  mit,  par  exemple,  l'Autriche  en 
contact  avec  la  Russie,  et  l'Espagne  avec  la  France, 
—  mais  tout  devint  inutile.  On  expédia  en  Russie  un 
second  courrier  porteur  d'un  mémoire  qui  prouvait 
jusqu'à  l'évidence  que  dans  le  cas  dont  il  s'agissait 
la  qualité  du  délit  et  les  autres  raisons  alléguées  plus 
haut  et  soutenues  par  les  prétentions  de  la  France 
empêchaient  complètement  le  Pape  de  refuser  l'ex- 
tradition de  Vernègues,  chaque  jour  réclamé  plus 
vivement  et  plus  impérieusement  par  celui  qui  avait 
ses  armées  aux  portes  de  Rome.  On  implorait  en- 


332  MEMOIRES 

core  la  générosité  et  la  compassion  de  la  Russie, 
et  on  lui  retraçait  tout  ce  que  le  Saint-Père  avait 
fait  pour  les  mériter.  On  expédia  en  même  temps  un 
autre  courrier  à  Paris.  Le  Pape,  dans  une  lettre  écrite 
de  sa  main ,  faisait  valoir  auprès  du  Premier  Consul 
le  bénéfice  de  l'arrestation ,  les  services  rendus  par 
le  Saint-Siège ,  et  en  particulier  le  Concordat  conclu 
dernièrement,  à  la  grande  satisfaction  de  Bonaparte. 
Sa  Sainteté  implorait  également  sa  compassion  et  sa 
générosité  pour  qu'il  ne  mît  pas  le  gouvernement 
pontifical  aux  prises  avec  la  Russie,  position  dont  le 
résultat  devait  être  si  préjudiciable  au  Catholicisme 
dans  cet  Empire.  Le  Pape  terminait  en  priant  Bona- 
parte d'admettre  que  le  procès  de  Vernègues  fût 
instruit  à  Rome,  ainsi  que  la  Russie  le  proposait. 

Pendant  ce  temps,  on  résista  courageusement  aux 
assauts  quotidiens  et  aux  menaces  du  ministre  fran- 
çais et  des  Tuileries,  afin  d'attendre  le  retour  des 
seconds  messagers  expédiés  à  Saint-Pétersbourg  et  à 
Paris  et  l'effet  des  négociations  entamées.  Elles  ne 
réussirent  pas  plus  que  les  premières.  La  cour  de 
Russie  resta  immobile  comme  un  roc,  et  elle  donna 
une  réponse  très- défavorable  aux  demandes  du 
Pape.  La  cour  de  France  eu  fit  autant  de  son  côté,  et 
pour  ne  pas  exaucer  les  prières  de  Pie  VII  par  rap- 
port au  jugement  que  l'on  prononcerait  à  Rome,  si 
elle  le  voulait  bien ,  Bonaparte  annonça  qu'il  serait 
impossible  d'envoyer  tous  les  documents  nécessaires 
au  procès.  Ces  papiers  étaient  trop  volumineux,  et 


DU  CARDINAL   CONSALVI.  .33.'{ 

les  témoins  et  les  complices  que  l'on  devait  con- 
fronter pour  l'examen  et  la  manifestation  d'un  aussi 
vaste  complot  étaient  en  trop  grand  nombre.  Enfin 
le  Premier  Consul  déclara  que,  si  Vernègues  n'était 
pas  livré  sans  retard,  il  allait  faire  marcher  une 
division  de  son  armée  sur  Rome  ;  qu'il  saisirait  de 
force  le  coupable,  et  qu'il  réclamerait  une  juste  sa- 
tisfaction du  refus  essuyé. 

Les  choses  étant  arrivées  à  ce  point,  il  n'y  eut 
plus  d'autre  parti  à  prendre  que  de  faire  justice, 
comme  on  dit,  et  de  se  mettre  pour  le  reste  entre  les 
mains  de  la  Providence  avec  une  conscience  heu- 
reuse de  n'avoir  rien  à  se  reprocher.  Le  bon  droit 
était  du  côté  de  la  France ,  si  l'on  étudiait  le  cas  en 
lui-même  et  selon  les  faits  énoncés.  Nous  pouvons, 
sans  mentir,  prendre  le  Ciel  à  témoin  de  la  vérité  de 
ce  que  nous  allons  dire.  Le  bon  droit  était  pour  la 
France.  Cette  considération ,  et  non  la  peur  de  voir 
mettre  à  exécution  les  menaces  proférées,  fut  ce 
qui  décida  enfin  le  Saint-Siège  à  livrer  Vernègues, 
après  avoir  usé  de  tous  les  atermoiements  et  pris 
toutes  les  mesures  pour  éviter  cette  extrémité.  Et 
cependant  tout  nous  engageait  à  ne  pas  exposer  la 
dignité  pontificale  à  un  outrage  public  et  aux  résul- 
tats d'une  satisfaction  redoutable,  ^lais,  dans  cette 
occasion ,  il  était  impossible  de  refuser  ce  qu'on 
demandait  au  Pape.  Après  bien  des  mois  dinutiles 
et  de  très-amères  négociations,  Vernègues,  qui  jus- 
qu'alors avait  été  détenu  dans  le  château  Saint-Ange, 


334  MEMOIRES 

et  traité  aux  frais  du  gouvernement  pontifical  et 
avec  les  plus  grands  soins,  sortit  de  prison.  Escorté 
par  quelques  soldats  romains  jusqu'à  Pesaro,  il  fut 
livré  aux  troupes  françaises.  Aussitôt  on  expédia  un 
courrier  à  Saint-Pétersbourg  pour  annoncer  cette 
nouvelle  et  justifier  le  Saint-Siège.  On  mit  en  avant 
les  raisons  les  plus  évidentes  :  on  parla  de  l'irrésis- 
tible nécessité  où  l'on  s'était  trouvé,  on  implora  de 
nouveau  la  pitié  et  la  générosité  de  l'Empereur.  On 
lui  répéta  que  ce  qui  était  arrivé  n'avait  pas  été 
tramé  dans  le  but  de  lui  déplaire,  et  qu'on  s'était  vu 
forcé  de  l'exécuter  par  suite  de  la  faiblesse  et  de  la 
situation  du  gouvernement  pontifical.  Mais  les  en- 
nemis du  Siège  apostolique  l'emportèrent  auprès  de 
la  cour  de  Russie  :  non-seulement  on  n'obtint  aucun 
adoucissement,  mais  encore  le  Nonce  fut  congédié  au 
bout  de  deux  jours,  et  l'on  déclara  que  les  relations 
avec  Rome  cessaient  à  dater  de  cet  instant.  On  sent 
combien  le  Pape  eut  à  souffrir  en  apprenant  ces 
nouvelles. 

Tout  le  monde  le  plaignait  et  le  regardait  comme 
une  victime  sacrifiée  à  l'animosité  secrète  qui  dévo- 
rait les  souverains  de  France  et  de  Russie.  Néan- 
moins ils  étaient  extérieurement  en  paix,  mais  cette 
paix  ne  fut  pas  de  longue  durée.  On  donna  raison  au 
gouvernement  pontifical,  et  on  ne  lui  reprocha  qu'une 
faute ,  celle  de  ne  s'être  pas  tiré  d'embarras  en  fai- 
sant échapper  Vernègues  avant  de  l'arrêter.  Le 
public  ne  savait  pas,  et  le  Saint-Siège  ne  pouvait 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  33Ji 

pas  dire,  combien  cette  critique  était  peu  fondée, 
et  ce  que  le  Gouvernement  avait  tenté,  quoique  inu- 
tilement, de  concert  avec  le  ministre  de  Russie,  pour 
favoriser  une  fuite  que  la  folie  et  la  témérité  de 
Verncgues,  ainsi  que  l'orgueil  de  Lizakevitz,  avaient 
empêchée.  Ce  que  j'ai  raconté  jusqu'ici  ne  donne 
pas  une  idée  entière  de  la  fatalité  qui  suivit  toujours 
cette  malheureuse  aifaire. 

J'ai  dit  en  commençant  qu'elle  fut  déplorable 
dans  son  principe,  dans  la  manière  dont  on  la 
conduisit  et  jusque  dans  son  issue.  Il  me  reste  à 
prouver  cette  dernière  assertion.  Je  vais  le  faire. 

Le  Premier  Consul ,  à  qui  le  Pape  lenouvelait 
chaque  jour  ses  demandes  afin  qu'il  renonçât  à 
l'extradition  de  Vernègues,  s'en  montra  ému.  Ayant 
aperçu  le  cardinal  légat  Caprara  dans  une  réception 
aux  Tuileries ,  il  le  prit  à  part  et  lui  dit  que  la  situa- 
tion du  Pape  lui  faisait  compassion;  qu'en  consé- 
quence, sans  abandonner  l'extradition  de  Vernègues, 
parce  qu'il  voulait  vaincre  la  Russie  sur  ce  point,  il 
se  contenterait  cependant  de  l'apparence;  que  le 
Pape  n'avait  qu'à  faire  partir  Vernègues  de  Rome 
sous  l'escorte  d'un  détachement  de  soldats,  mais 
qu'à  Lorette,  avant  d'entrer  à  Pesaro,  où  le  coupable 
serait  livré  aux  Français,  il  fallait  le  laisser  s'éva- 
der; que  lui,  Bonaparte,  ne  s'en  plaindrait  pas, 
et  qu'il  accepterait  cette  excuse  comme  très-valable. 
Le  cardinal  Caprara  devait  expédier  immédiatement 
un  courrier  à  Rome.  Ce  courrier  serait  arrivé  deux 


336  MEMOIRES 

OU  trois  jours  avant  le  départ  de  Vernègues.  Il  aurait 
mis  le  gouvernement  pontifical  en  mesure  d'avertir 
la  Russie  que  Rome  s'était  trouvée  dans  la  nécessité 
de  satisfaire  extérieurement  Bonaparte,  mais  que 
l'évasion  de  Vernègues  à  Lorette  serait  un  effet  de 
la  bonne  volonté  du  Pape  vis-à-vis  du  cabinet  russe, 
qui  en  aurait  été  fort  aise.' 

Chose  étrange  !  au  lieti  de  hâter  cette  expédition 
de  courrier,  le  cardinal  Caprara  subtilisa,  ergota, 
selon  sa  coutume  et  fort  mal  à  propos,  sur  ce  que  le 
Premier  Consul  lui  avait  dit.  Craignant  qu'une  chose 
communiquée  de  vive  voix  pût  ensuite  être  niée, 
il  demanda  au  ministre  Talleyrand  de  la  lui  trans- 
mettre par  écrit.  Il  ne  l'obtint  pas,  comme  de  juste, 
et  il  ne  voulut  point  alors  risquer,  —  il  s'exprima 
ainsi  plus  tard ,  —  sur  une  simple  parole  l'expédition 
à  laquelle  le  Premier  Consul  l'autorisait.  Il  rendit 
compte  à  Rome,  par  la  poste,  d'une  ouverture  aussi 
grave  et  qu'il  dépeignait  dans  sa  dépêche  comme 
une  chose  peu  importante,  parce  qu'elle  n'était  point 
rédigée  en  forme  de  note.  Sa  lettre  nous  parvint  long- 
temps après  le  départ  de  Vernègues.  En  face  d'un 
fait  pareil,  il  faut  avouer  que  le  malheur  s'attacha 
jusqu'à  la  fin  à  cette  affaire,  qui  avait  été  si  déplo- 
rable à  son  commencement  et  pendant  tout  son 
cours.  On  avouera  aussi,  après  avoir  pris  connais- 
sance de  ces  incidents  divers,  que  nous  n'avons 
jamais  eu  de  plus  désolante  négociation  à  mener. 
J'irai  plus  loin  :  elle  continua  à  nous  causer  des 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  337 

ennuis  même  sous  ses  cendres,  si  je  i)uis  parler  de 
la  sorte. 

Quand  Pie  VII,  longtemps  apiès  cotte  époque, 
alla  à  Paris  pour  sacrer  l'empereur  Napoléon,  il  ap- 
prit que  Yernègues  était  encore  étroitement  détenu. 
Sa  Sainteté  saisit  l'occasion  de  demander  à  l'Empe- 
reur la  liberté  de  cet  homme,  et  il  l'obtint.  Ayant 
fait  venir  Vernègues  devant  lui,  le  Saint-Père  l'ac- 
cueillit parfaitement,  lui  donna  une  bonne  somme 
d'argent,  et  lui  remit  une  lettre  pour  l'empereur 
Alexandre,  auprès  duquel  Vernègues  retournait. 
Dans  sa  lettre,  le  Pape  informait  le  Czar  de  la  liberté 
qu'il  avait  fait  rendre  à  l'émigré  ;  puis  il  priait  chaude- 
ment Sa  Majesté  Impériale  de  rétablir  les  communi- 
cations avec  Rome  et  de  renouer  l'ancienne  amitié. 
L'empereur  Alexandre  fut  touché  de  la  démarche.  Il 
y  répondit  même,  et  l'on  sut  indirectement  que  le  pro- 
jet de  réponse  était  tel  qu'on  pouvait  le  désirer.  Mais 
les  sourdes  menées  de  l'archevêque  de  Mohiletf  et  des 
ennemis  de  Rome  prévalurent  peut-être.  Peut-êlre 
aussi  le  ministère  fit-il  ses  etTorts  pour  empêcher  la 
réconciliation  d'être  complète.  Il  est  encore  possible 
que  la  nouvelle  alliance  entre  la  Russie  et  Napoléon 
(qui  avait  toujours  vu  d'un  mauvais  œil  l'intimité  de 
Rome  et  de  Pétersbourg)  engagea  l'empereur  Alexan- 
dre et  ses  ministres  à  ne  pas  déplaire  à  leur  nouvel 
ami.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  lettre  du  Pape  resta  tou- 
jours sans  réponse  directe,  et  les  communications  de 

la  Russie  avec  Rome  ne  reprirent  jamais  leur  cours. 
H.  22 


338  MEMOIRES 

Cependant  le  Pape,  jusqu'à  son  détrônement  et  à  son 
emprisonnement,  ne  cessa  de  chercher  à  les  renouer. 
Ainsi  l'affaire  de  Yernègues  continua  à  être  fatale  à 
Rome  même  après  ses  cendres,  —  dopo  le  ceneri,  — 
ainsi  que  je  le  disais  plus  haut ,  et  l'on  vit  se  vérifier 
de  plus  en  plus  qu'il  n'avait  pas  existé  d'affaire  plus 
désagréable,  malgré  tout  ce  qu'on  fit  au  commence- 
ment, au  milieu  et  à  la  fin,  pour  l'empêcher  d'en 
arriver  là.  Tant  il  est  vrai  que  contre  le  Ciel  il  n'est 
pas  de  lutte  humaine  possible  lorsque  le  Ciel,  dans  sa 
justice,  a  décidé  qu'un  événement  aurait  lieu. 

Je  passe  enfin  aux  affaires  de  France.  Depuis  le 
commencement  de  mon  ministère,  c'est-à-dire  depuis 
le  règne  de  Pie  VU  jusqu'à  ma  retraite  et  même  au 
delà,  ces  affaires  furent  perpétuellement  et  principa- 
lement l'objet  des  soucis  et  des  labeurs  du  Siège 
apostolique  et  de  la  secrétairerie  d'État.  Quoique 
j'aie  parlé  de  la  France  en  raison  de  la  simultanéité 
des  événements  qui  se  passaient  dans  ce  pays  et  dans 
les  autres,  je  me  suis  réservé  de  m'en  occuper  ici 
spécialement.  Je  répète  cependant  à  celui  qui  lira  ces 
pages  qu'à  cause  de  la  multiplicité  et  de  la  gravité 
des  matières  à  traiter  et  des  circonstances  dans  les- 
quelles je  me  trouve,  je  n'en  donnerai  qu'une  légère 
idée.  Je  n'ai  aucun  papier,  aucun  document;  ma 
mémoire  peut  me  faire  défaut  depuis  le  temps,  et  je 
tremble  d'être  surpris  dans  la  situation  à  laquelle  je 
suis  réduit  et  dans  l'état  actuel  de  l'Église. 

Il  semble  que  le  destin  voulait  que  la  première 


DU   CARDINAL  CONSALVI.  339 

négociation  entamée  par  le  Saint-Siège  avec  la 
France  fut  de  la  même  nature  que  la  dernière,  qui 
amena  sa  chute,  ou,  pour  mieux  dire,  qui  servit  de 
prétexte  à  sa  destruction.  Ce  récit  mettra  dans  tout 
son  jour  la  constance  avec  laquelle  le  Souverain  Pon- 
tife a  jus({u'au  bout  respecté  les  doctrines  que  son 
ministère  paternel  et  apostolique  lui  faisait  regarder 
comme  un  devoir. 

Peu  de  temps  après  que  le  Pape  fut  arrivé  de  Venise 
à  Rome  et  qu'il  eut  repris  l'exercice  de  son  pou- 
voir, les  nouveaux  triomphes  des  Français  en  Italie, 
la  résurrection  de  la  République  cisalpine  à  nos  por- 
tes, et  d'autres  circonstances,  toutes  du  moment, 
nous  donnèrent  lieu  de  penser  que  la  République  ro- 
maine pourrait  de  nouveau  être  proclamée  elle  aussi, 
et  que  le  Pape  serait  menacé  de  perdre  une  fois  en- 
core le  patrimoine  de  l'Église.  Nous  ignorions  les 
dispositions  du  gouvernement  français  à  l'égard  de 
Rome,  et  nous  étions  dans  une  grande  perplexité  à 
ce  sujet.  Tout  à  coup,  et  au  moment  oii  l'armée  fran- 
çaise, alors  commandée  par  Mural,  allait  se  mettre 
en  marche  et  se  diriger  sur  le  royaume  de  Naples, 
parut  une  proclamation  du  général.  Murât  enjoignait 
à  ses  soldats,  pénétrant  dans  l'État  pontifical  du  côté 
dePérouse,  de  se  bien  conduire  et  d'observer  une 
sévère  discipline  en  traversant  un  territoire  ami. 

Cette  déclaration  nous  surprit  et  nous  combla  de 
joie,  comme  on  peut  se  le  figurer.  Le  général  avait 
connu  àï'lorence,  d'où  il  arrivait  avec  l'armée,  mon- 


340  MÉMOIRES 

signor  Caleppi,  y  résidant  de  son  côté,  et,  en  ce 
moment,  désigné  pour  la  nonciature  apostolique  du 
Brésil.  Ce  prélat,  qui  autrefois  avait  traité  plusieurs 
affaires  du  Saint-Siège  à  Naples,  à  Florence,  à  To- 
lentino,  etc.,  craignant  pour  l'Église  et  ignorant  la 
proclamation  de  Pérouse,  n'écouta  que  son  zèle. 
Sans  avoir  reçu  d'ordres  de  Rome,  il  courut  après 
le  général  et  le  rejoignit  à  Foligno.  Caleppi  profita 
des  bons  rapports  établis  entre  Murât  et  lui  à  Flo- 
rence, et  s'efforça  d'assurer  le  salut  des  États  du 
Pape  en  libellant  un  traité  qu'il  porta  ensuite  à 
Rome,  afin  de  le  faire  ratifier  par  le  Pape,  auprès 
duquel  il  croyait  s'être  ménagé  ainsi  un  protecteur 
reconnaissant.  Ce  traité,  composé  de  peu  d'articles, 
en  contenait  cependant  un  qui  nous  plongea  dans 
une  stupeur  profonde  et  dans  la  situation  la  plus 
critique.  L'article  déclarait  que  le  Saint-Père  fer- 
merait aux  Anglais  et  aux  divers  ennemis  de  la 
France  —  les  Russes  et  d'autres  nations  encore  — 
l'entrée  de  ses  ports.  Le  Pape,  père  commun  et  mi- 
nistre de  paix ,  ne  voulait  prendre  aucune  part  à  la 
guerre,  et  il  entendait  conserver  une  exacte  neutra- 
lité, autant  pour  le  bien  de  ses  sujets  que  pour  celui 
de  la  Religion.  Il  espérait  ainsi  que  le  libre  exercice 
de  sa  suprématie  spirituelle  ne  serait  pas  entravé 
dans  les  États  de  ces  princes  contre  lesquels  la 
France  guerroyait.  On  résolut  de  ne  ratifier  ce  traité 
à  aucun  prix.  On  voit  quel  contre-temps  c'était,  et 
dans  quelle  horrible  alternative  se  trouvait  placé  le 


\ 


DU   CARDINAL  CONSALVI.  341 

gouvernement  pontifical  par  le  zèle  trop  ardent  de 
monsignor  Caleppi,  qui,  pour  ce  traité,  jetait  le  Pape 
dans  la  nécessite  de  faire  une  déclaration  fort  peu 
opportune  à  cette  heure. 

Le  général  Murât  arriva  quelque  temps  après  à 
Rome.  Ce  fut  en  cette  occasion  qu'il  fallut  se  pronon- 
cer, car  nous  devions  ou  ratifier  ou  désavouer  l'acte 
de  Foligno.  J'eus  une  longue  conférence  avec  le  gé- 
néral, que  je  voyais  pour  la  première  fois.  J'appuyai 
sur  l'inutilité  d'un  traité  entre  deux  puissances 
(|ue  sa  proclamation  déclarait  amies.  Je  lui  dis  en- 
suite droitement  et  avec  la  plus  entière  franchise 
(pie  le  Pape  devait  et  voulait  rester  neutre  à  cause 
des  motifs  expliqués  plus  haut,  et  je  lui  fis  connaître 
l'inexprimable  douleur  que  lui  avait  causée  le  faux 
pas  de  monsignor  Caleppi,  qui  n'avait  reçu  aucun 
pouvoir,  aucune  mission  à  ce  sujet.  Je  dois  attribuer 
dabord  à  la  protection  du  Ciel,  puis  moins  au  mé- 
rite de  mes  paroles  qu'à  la  bonté  dame  du  général 
IMurat,  l'heureuse  issue  de  cette  première  négocia- 
tion. Ce  général,  doué  d'un  caractère  fort  doux, 
était  loyal,  sincère,  et  avait  un  cœur  excellent.  Il 
avouait  de  son  côté  ne  pas  avoir  d'ordre  de  son  gou- 
vernement pour  négocier  un  traité.  La  France,  en 
effet,  attendait  le  moment  de  manifester  ses  inten- 
tions, et  elle  voulait  d'abord  obtenir  autre  chose 
de  Rome.  Le  général  Murât  ne  fit  donc  que  profiter 
des  offres  de  monsignor  Caleppi,  et  il  saisit  l'occa- 
sion  de  servir  les  intérêts  de  son  pays.  Voyant  la 


342  BÎÉMOIRES 

tristesse  du  Pape  et  connaissant  la  répugnance  fon- 
dée qu'il  montrait  pour  ne  pas  ratifier  le  traité,  Murât 
écouta  la  bonté  de  son  cœur,  qui  ne  lui  permettait 
point  de  travailler  à  la  ruine  du  Saint-Siège.  Il  aurait 
pu  maintenir  le  traité  et  instruire  Bonaparte  du  refus 
essuyé;  il  préféra  se  priver  du  mérite  qu'il  se  serait 
acquis  auprès  de  la  République  française,  s'il  eût 
poursuivi  l'affaire  jusqu'au  bout.  S'abstenant  d'em- 
ployer la  force  et  la  menace  pour  arriver  à  son  but, 
il  chercha  mille  raisons  morales  afin  de  vaincre  notre 
résistance;  et  il  termina  -en  me  disant  :  «  Eh  bien, 
puisque  ce  traité  fait  tant  de  peine  au  Saint-Père  et 
à  vous,  jetons-le  au  feu  et  n'en  parlons  plus.  » 

Cette  façon  d'agir  qu'il  ne  démentit  jamais,  qu'il 
confirma  toujours  par  de  nouvelles  marques  de 
piété  et  par  de  sincères  respects  envers  le  Saint- 
Siège  dans  toutes  les  affaires  qu'il  eut  à  négocier  et 
dont  j'aurai  occasion  de  parler  bientôt,  lui  valut  la 
plus  tendre  affection  du  Pape  ainsi  que  la  mienne. 
Je  puis  dire  avec  vérité  qu'il  prodigua  sans  cesse  à 
Pie  VU  de  nouveaux  témoignages  de  sa  vénération 
et  de  son  attachement,  et  qu'il  m'honora  personnel- 
lement d'une  amitié  aussi  affectueuse  que  loyale.  Je 
me  crois  tenu  de  lui  payer  ici  ce  juste  tribut  de  re- 
connaissance ,  et  je  le  dois  à  la  noble  conduite  qu'il 
tint  toujours  envers  le  Saint-Siège,  envers  le  Pape  et 
envers  moi. 

Un  court  espace  de  temps  sépara  cette  affaire  des 
grandes  négociations  pour  le  Concordat  de  1 804 . 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  3i:{ 

Une  lettre  du  cardinal  Martiniana,  évêque  de  Ver- 
ceil,  arriva  inopinément  à  Rome.  Le  Cardinal  an- 
nonçait (jue  le.  Premier  Consul,  en  passant  par 
Verceil  à  la  lôte  de  son  armée,  l'avait  chargé  de 
notifier  au  Saint-Père  qu'il  désirait  rétablir  la  Reli- 
gion en  France  ',  et  qu'il  fallait  que  le  Pape  fît  partir 
pour  Turin  le  prélat  Spina,  avec  lequel  le  Premier 
Consul  s'entendrait  à  cet  etfet.  Bonaparte  avait  connu 
ce  prélat  —  aujourd'hui  cardinal  —  à  Valence  en 
Dauphiné,  où  il  avait  accoHq)agné  le  pontife  Pie  VI 
dans  sa  captivité.  Le  Pape  y  mourut,  et  le  Premier 
Consul,  alors  général  Bonaparte,  était  arrivé  peu  de 
jours  après  venant  de  Fréjus,  où  il  avait  débarqué  à 
son  retour  d'Egypte.  Le  motif  de  l'invitation  était 

1  La  question  de  savoir  si,  pendant  les  vingl  anne'es  de  son 
éblouissanle  cariièie,  Napoléon  Bonaparte,  général,  premier 
consul  ou  empereur,  a  voulu  détruire  ou  conserver  le  Saint- 
Siège  et  la  Papauté,  fut  souvent  posée  et  agitée  à  différents 
points  de  vue.  Nous  n'avons  pas  à  entrer  dans  ces  discussions 
rélrospeclives  et  à  peser  ici  le  pour  ou  le  contre.  En  fais^ant  la 
part  des  éclats  de  colère,  des  lettres  et  des  ordres  irréfléchis 
que.  l'enivrement  du  pouvoir  inspira  ou  arracha  quelquefois  à 
l'empereur  Napoléon ,  en  tenant  même  compte  des  suggestions 
contre  lesfpielles  rinipétueuse  droiture  de  son  caractère  et  de 
son  esprit  ne  le  mit  pas  assez  en  garde,  on  nrrive  néanmoins 
très-facilement  à  la  conclusion  que,  né  catholi(pie,  Bonaparte 
n'atïicha  jamais  la  pensée  de  s'attaquer  à  la  Religion  calholiijue 
et  à  son  Chef  sur  la  terre. 

Les  passions  eurent  bien  leurs  entraînements  coupables,  en- 
traînements (pii  furent  expiés  d'une  cruelle  manière  sur  le  ro- 
cher de  Sainte- Hélène;  mais,  en  étudiant  celte  vie  si  pleine 
de  glorieux  tumultes,  il  n'y  a  même  pas  un  iloute  possible  à 
élever.  Bonaparte,  au  milieu  et  à  la  fin  de  son  histoire,  est  tou- 
jours resté  fidèle  aux  sentiments  qu'il  révéla  dès  sa  première 


344  MÉMOIRES 

de  s'aboucher  pour  le  rétablissement  de  la  Reli- 
iiion  en  France.  Un  pareil  motif  ne  permettait  pas 
d'hésiter  pour  savoir  si  l'on  accéderait  à  ce  vœu, 
et  Spina  fut  envoyé,  avec  l'ordre  d'entenire  et 
de  rapporter.  Arrivé  à  Turin,  il  attendit  otielque 
temps  le  Premier  Consul.  Tout  à  coup  il  apprend 
(fue  Bonaparte  était  rentré  en  France  par  une  autre 
loute  et  qu'il  l'appelait  immédiatement  à  Paris.  Le 
prélat  donna  avis  de  ce  changement  à  Rome,  et  il 
prit  la  liberté  de  partir  sans  avoir  de  réponse.  Il  ne 
doutait  pas  de  la  permission,  car  il  lui^semblait  qu'en- 
tendre dans  un  lieu  ou  dans  un  autre,  restait  exacte- 
ment la  même  chose.  Ce  n'était  pas  absolument  vrai; 
toutefois  ou  n'aurait  pas  pu  lui  refuser  l'autorisation, 


campagne  d'Italie,  alors  que,  de  son  quartier  gcnëral  de  Vérone, 
le  7  brumaire  an  V  (28  octobre  1796),  il  écrivait  à  Cacault,  le 
plénipotentiaire  de  la  République  en  Italie  : 

"  Désirant  donner  au  Pape  une  marque  du  désir  que  j'ai  de  voir 
cette  guerre  si  longue  se  terminer,  et  les  malheurs  qui  affligent 
la  nature  humaine  avoir  un  terme,  je  lui  ofï're  une  manière 
honorable  de  sauver  encore  son  bonneuretleChef  de  la  Religion. 

»  Vous  pouvez  l'assurer  de  vive  voix  que  j'ai  toujours  été  con- 
traire au  traité  qu'on  lui  a  proposé,  et  surtout  a  la  manière  de 
négocier;  que  c'est  en  conséquence  de  mes  instances  particulières 
et  réitérées  que  le  Directoire  m'a  chargé  d'ouvrir  la  route  d'une 
nouvelle  négociation.  J'ambitionne  bien  plus  le  titre  de  sauveur 
que  celui  de  destructeur  du  Saint-Siège.  Vous  savez  vous-même 
que  nous  avons  toujours  eu  là-dessus  des  principes  conformes; 
et,  moyennant  la  faculté  illimitée  que  m'a  donnée  le  Directoire, 
si  l'on  veut  être  sage  a  Rome,  nous  en  profiterons  pour  donner 
la  paix  à  cette  belle  partie  du  monde  et  tranquilliser  les  con- 
fciences  timorées  de  beaucoup  de  peuples. 

»  Bonaparte.  » 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  345 

(|uoiqu'on  connût  le  désavantage  de  négocier  à  Paris, 
car  le  motif  de  cet  appel  aurait  constitué  le  Pape 
dans  son  fort,  s'il  avait  tait  des  diOicultés  relatives  à 
l'étiquette  ou  à  d'autres  vues  secondaires  dérivant 
de  la  qualité  du  lieu  ou  de  la  forme. 

Mon  but  n'est  point,  en  parlant  ici  du  Concordat, 
de  rapporter  en  quoi  que  ce  soit  ce  qui  regarde  l'in- 
trinsèque de  la  chose,  c'est-à-dire  les  matières  qui 
en  furent  l'objet  et  les  raisons  qui  déterminèrent  le 
Saint-Siège  à  rejeter  certains  points  et  à  en  accepter 
d'autres.  Mon  intention  n'est  pas  non  plus  d'examiner 
les  causes  de  cette  conduite.  Tout  cela  se  trouvera 
pleinement  exposé  dans  les  dépêches  qui  furent 
écrites  à  ce  sujet  au  milieu  de  ces  mémorables  débats, 
si  toutefois  ces  dépêches  ont  pu  être  sauvées  du  grand 
naufrage  qui  suivit  le  détrônement  du  Pape,  l'occu- 
pation de  Rome  et  le  pillage  de  toutes  les  archives  et 
autres  endroits  où  se  conservaient  les  correspondan- 
ces du  Saint-Siège.  Les  documents  de  l'Église  furent 
transportés  à  Paris  et  devinrent  la  proie  du  vain- 
queur. Sans  le  secours  de  ces  papiers,  il  serait  im- 
possible de  parler  du  Concordat  intrinsèquement. 
Et  cela  fùt-il  praticable  à  ce  point  de  vue,  l'époque 
où  j'écris  ces  pages  ne  l'autoriserait  guère. 

Mon  intention  est  de  m'occuper  seulement  du 
Concordat  exfrinsèquement.  Je  ne  le  ferai  que  d'une 
manière  incomplète  et  presque  sans  détails.  C'est  du 
reste  la  matière  d'un  autre  écrit  particulier.  Mon 
travail  actuel  sera  aussi  bref  et  aussi  rapide  que  pos- 


346  MÉMOIRES 

sible,  et  je  ne  toucherai  qu'aux  principaux  événe- 
ments, afin  que  le  souvenir  ne  s'en  perde  pas.  Ceci 
posé,  je  dis  donc  que,  peu  de  temps  après  l'arrivée 
à  Paris  du  prélat  Spina,  ayant  avec  lui  un  théolo- 
gien ,  le  P.  CaselU,  autrefois  général  des  Servîtes  et 
maintenant  cardinal  lui  aussi,  on  commença  à  de- 
viner quelles  étaient  les  intentions  du  gouvernement 
français  et  la  direction  qu'il  voulait  imprimer  aux 
négociations.  On  ne  permit  jamais  à  l'envoyé  ponti- 
fical d'énoncer  ses  idées.  Du  reste,  il  n'aurait  pas 
pu  le  faire  dans  le  principe,  puisque  ses  pouvoirs 
se  bornaient  à  entendre  et  à  rapporter.  Le  gouver- 
nement républicain,  au  contraire,  émit  successive- 
ment divers  plans  qu'il  avait  conçus  lui-même  et 
qu'il  imposait,  si  je  puis  m'exprimer  de  la  sorte, 
comme  des  lois  auxquelles  le  Pape  devait  se  sou- 
mettre. Il  fallait  que  Sa  Sainteté  rétablît  la  Religion 
en  France  dans  la  manière  et  dans  la  forme  qu'il 
plaisait  au  Premier  Consul.  J'ai  dit  qu'on  développa 
l'un  après  l'autre  plusieurs  projets  au  prélat,  car 
quelques-uns  d'entre  eux  furent  rejetés  par  lui.  Il 
jugeait  inutile  de  les  transmettre  à  Rome,  parce  qu'ils 
élaient  absolument  indiscutables.  D'autres  se  virent 
repoussés  par  le  Saint-Siège  quand  Spina,  pour  ne 
pas  assumer  sur  lui  seul  toute  la  responsabilité  de 
ses  refus,  nous  les  fil  parvenir. 

Il  avait  été  créé  à  Rome  une  très-nombreuse  Con- 
grégation des  premiers  et  des  plus  doctes  cardinaux 
et  théologiens,  qui  examinaient  les  projets.  La  Con- 


DU  CARDINAL   CONSALVl.  347 

grégation  se  réunissait  en  présence  du  Pape,  et  on 
ne  rejetait  ces  plans  qu'après  les  avoir  soumis  à  un 
examen  sérieux.  Eiiliii  le  prélat  Spina  envoya  un 
projet  gouvernemental,  qui  lui  sembla  moins  inad- 
missible que  les  j)récédents  et  susceptible  de  quelque 
accommodement.  1^  Congrégation  travailla  beaucoup 
sur  ce  projet.  Elle  bitla  une  grande  partie  des  articles, 
en  conserva  quelques-uns  et  les  réexpédia  sur  Paris 
ainsi  amendés.  On  accordait  au  prélat  la  faculté  de 
signer  le  traité,  si  le  Gouvernement  acceptait  les 
corrections  indiquées. 

Pendant  ce  temps,  un  plénipotentiaire  français 
arrivait  dans  la  capitale.  C'était  M.  Cacault,  déjà 
venu  sous  Pie  VI,  au  moment  de  l'armistice  de  Bo- 
logne et  de  la  paix  de  Tolentino.  Il  avait  été  commis- 
sionné  par  Bonaparte  pour  régler  les  affaires  qui 
regardaient  les  Fiançais  demeurant  à  Rome,  et  pour 
témoigner  des  bonnes  dispositions  du  Premier  Con- 
sul à  renouer  les  relations  avec  le  Saint-Siège.  Au 
fond,  le  véritable  but  de  sa  course  était  de  sur\ cil- 
ler ce  que  Ton  faisait  au  Vatican  relativement  au 
Concordat,  et  d'étudier  à  fond  les  intentions  et  les 
vues  du  Saint-Siège  et  de  ses  dignitaires,  tous  bien 
connus  de  Cacault. 

Lors  de  son  premier  séjour  à  Rome,  ce  diplo- 
mate avait  acquis  une  grande  expérience  des  cho- 
ses et  des  hommes.  Il  n'apporta  point  de  lettres  de 
créance,  mais  le  ministre  des  affaires  étrangères, 
M.   de  Talleyrand,  avait  dit  à  Spina  que  la  Cour 


348  MÉMOIRES 

pontificale  pouvait  s'en  référer  à  cet  agent,  chargé 
d'une  mission  par  le  gouvernement  français.  Ce 
Gouvernement  se  ménageait  ainsi  une  issue  pour 
au  besoin  désavouer  Cacault  en  faisant  valoir  qu'il 
n'était  pas  accrédité.  Cependant  la  France  se  servait 
de  son  envoyé,  et  le  Saint-Siège,  depuis  les  paroles 
du  ministre  Talleyrand  à  Spina,  ne  pouvant  pas  sou- 
tenir avec  certitude  que  Cacault  n'était  point  avoué 
par  la  France,  et  trop  faible  pour  tenter  autre  chose, 
se  renferma  dans  une  extrême  circonspection  quand 
il  dut  traiter  avec  lui.  Du  reste,  Cacault  manifestait 
une  louable  prudence  et  d'excellentes  intentions.  Il 
habitait  donc  Rome  ;  il  y  avait  déjà  traité  diverses 
affaires  pour  les  Français  ou  pour  leurs  alliés,  sans 
s'être  jusqu'alors  mêlé  ouvertement  du  Concordat, 
quoiqu'il  fut  tout  prêt  à  le  faire,  d'après  les  ordres 
qu'il  avait  reçus.  Après  le  renvoi  à  Paris  du  projet 
de  Concordat  corrigé,  une  note  ofiicielle  fut  transmise 
au  Saint-Siège,  non  par  Spina,  comme  c'était  l'ha- 
bitude, mais  par  Cacault.  Cette  note  ne  contenait 
que  peu  de  paroles,  très-énergiques  cependant. 
Le  Premier  Consul,  lisait-on  dans  cette  note,  accor- 
dait un  espace  de  cinq  jours  pour  adopter  pure- 
ment et  simplement  le  projet  de  Concordat  que 
l'on  n'avait  pas  voulu  accepter  et  qui  fut  renvoyé  à 
Paris  avec  certains  amendements.  Dans  le  cas  où  le 
traité  n'aurait  pas  été  signé  au  bout  des  cinq  jours, 
Bonaparte  enjoignait  à  Cacault  de  partir  et  de  dé- 
clarer la  rupture  avec  Rome.  Dans  cette  hypothèse, 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  349 

Cacaiilt  reçut  ordre  de  se  diriger  sur  Florence,  auprès 
du  général  en  chef  de  l'armée  française,  Murât, 
auquel  le  Premier  Consul  avait  donné  ses  instruc- 
tions. C'était  du  moins  ce  qu'il  lui  écrivait. 

Une  telle  nouvelle  surprit  et  consterna  le  Pape  et 
son  ministère.  Ils  en  prévoyaient  les  conséquences; 
mais  elle  n'abattit  pas  leur  courage,  elle  ne  leur  fit 
point  trahir  leur  devoir.  Afin  de  procéder  dans  une 
alVaire  aussi  importante  avec  la  sagesse  et  la  maturité 
requises,  on  assembla  les  Cardinaux  en  présence  du 
Pape,  et  l'on  répondit  ensuite  négativement,  sans 
se  préoccuper  des  conséquences  qui  pouvaient  en 
résulter.  Je  communiquai  cette  réponse  à  Cacault;  il 
^en  fut  très-sincèrement  afi'ecté.  Il  aimait  Rome,  où 
il  avait  résidé  dans  sa  jeunesse,  et  la  loyauté  remar- 
quée dans  le  gouvernement  pontifical,  dont  il  était 
très-satisfait,  l'attachait  de  plus  en  plus  à  nous.  Sa 
douleur  augmenta  lorsque  je  lui  exposai  les  motifs 
qui  empêchaient  le  Pape  d'adhérer  à  ce  Concordat. 
Cacault  ne  s'était  jamais  mêlé  de  l'affaire  en  elle- 
même;  il  n'avait  pris  soin  que  de  l'intérieur,  obser- 
vant si,  à  Rome,  on  y  portait  un  véritable  intérêt, 
si  on  y  travaillait  sans  relâche,  s'il  s'y  démasquait 
quelque  intrigue  essayant  de  la  contrecarrer,  et  au- 
tres choses  semblables. 

Quand  il  m'entendit  énumérer  les  raisons  sur  les- 
quelles le  Pape  basait  son  refus,  il  ne  put,  avec  la  fran- 
chise de  son  naturel,  s'empêcher  de  s'écrier  :  «  Vous 
avez  raison  :  vos  motifs  sont  légitimes  et  évidents;  il 


350  MÉMOIRES 

me  semble  impossible  que  le  Premier  Consul,  venant 
à  les  étudier  avec  les  détails  que  vous  me  donnez, 
n'en  reste  pas  convaincu.  Il  n'est  pas  juste  de  dire 
que  la  vérité  ne  peut  pas  arriver  jusqu'à  lui.  »  Et,  en 
prononçant  ces  paroles  et  d'autres  équivalentes  avec 
une  expression  de  sentiment  qu'on  ne  pourrait  pas 
rendre,  il  songeait  au  moyen  de  nous  tirer  d'em- 
barras. Il  allait  et  venait  par  sa  chambre,  et  frappait, 
pour  ainsi  dire  sa  tête  contre  les  murailles,  dominé  par 
l'irritation  qu'excitait  en  lui  la  rupture  entre  les  deux 
Gouvernements.  Dans  un  transport  de  fièvre,  il  s'écria  : 
«  Pourquoi  n'allez-vous  pas  vous-même  à  Paris  ?  Le 
premier  ministre  de  l'empereur  d'Allemagne ,  le 
comte  de  Cobenzl ,  ne  s'y  trouve-l-il  pas  pour  régler 
les  intérêts  de  sa  cour?  Je  suis  très-certain  que  si 
vous  suiviez  son  exemple,  tout  s'arrangerait.  Cette 
marque  de  considération  de  la  part  du  Saint-Père, 
tout  en  prouvant  son  désir  de  ne  pas  rompre,  flatte- 
rait au  plus  haut  degré  le  Premier  Consul.  Vous  lui 
parleriez  directement,  et  personne  ne  pourrait  l'em- 
pêcher de  s'instruire  par  lui-même  du  véritable  état 
des  choses  et  des  arguments  du  Pape.  Croyez-moi, 
allez,  et  vous  verrez  que  tout  finira  bien.  » 

Il  s'exprimait  de  cette  façon  et  avec  des  paroles  sor- 
tant véritablement  du  cœur.  Ce  langage  m'impres- 
sionna beaucoup.  Les  motifs  sur  lesquels  il  basait  son 
plan  de  voyage  et  auxquels  il  donna  les  plus  amples 
développements  me  parurent  fondés.  Je  voyais  d'ail- 
leurs qu'il  n'y  avait  aucun  moyen  d'arrêter  notre 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  351 

ruine  imminente  et  certaine,  ou  que  le  seul  était  de 
faire  partir  pour  la  France  un  négociateur  dont  le 
titre  et  le  nom  sauraient  caresser  l'orgueil  du  Pre- 
mier Consul.  Je  considérai  encore  que,  par  cette 
initiative,  le  Saint-Père  le  jetterait  dans  l'embarras 
en  faisant  rejaillir  sur  lui  la  responsabilité  de  la  rup- 
ture, après  lui  avoir  fourni  une  preuve  si  patente  et 
si  solennelle  de  son  désir  de  tout  essayer  pour  l'évi- 
ter. Je  répondis  que  cette  idée  me  paraissait  plau- 
sible en  substance,  sinon  dans  toute  son  extension. 
Elle  était  plausible  quant  à  la  miséion  d'un  cardinal 
à  Paris,  mais  non  quant  au  choix  de  la  personne.  Je 
n'étais  pas  au  mieux  dans  les  papiers  de  la  Républi- 
que française  ,par  suite  des  événements  passés.  Bien 
qu'innocent,  on  m'avait  persécuté  lorsque  j'étais 
prélat,  au  moment  du  triomphe  de  la  première  Révo- 
lution, sous  Pie  VI.  Mon  refus  d'adhérer  aux  exi- 
gences actuelles  du  gouvernement  consulaire  ne 
devait  pas  modifier  cet  état  de  choses,  car  il  est  d'u- 
sage de  faire  retomber  les  fautes  sur  le  ministre.  Je 
conclus  donc  que,  relativement  à  la  personne  à  en- 
voyer, il  me  semblait  plus  opportun  de  choisir  le 
cardinal  Mattei,  que  le  Premier  Consul  connaissait 
déjà,  ou  le  cardinal  Doria,  qui  avait  été  nonce  à 
Paris.  Je  fis  remarquer  que  ces  deux  Cardinaux  joi- 
gnaient un  beau  nom  à  tous  ces  avantages.  Pour  ce 
qui  regardait  la  mission  en  général,  je  me  réservai 
d'en  parler  au  Saint-Père,  qui  déciderait  cette  ques- 
tion comme  il  croirait  devoir  le  faire.  En  me  pressant 


3o2  MÉMOIRES 

d'en  référer  sur  l'heure  au  Pape  et  en  sollicitant 
une  audience  pour  lui  parler  directement,  CacauH 
insista  sur  ce  que  je  devais  aller  à  Paris  et  non  pas  un 
autre.  —  «  Si  chez  les  autres,  répétait  sans  cesse  ce 
bon  ministre ,  il  y  a  quelque  chose  de  plus  qu'en 
vous,  les  autres  ne  sont  pas  secrétaires  d'État  comme 
vous,  et  c'est  là  ce  qui  flattera  le  Premier  Consul. 
N'est-ce  pas  parce  que  le  comte  de  Cobenzl  est 
premier  ministre  de  l'empereur  d'Allemagne  que 
Bonaparte  a  été  si  fier  de  le  recevoir?  »  Il  ajouta 
quelques  louangeè  à  mon  adresse,  que  le  manque  de 
vérité  et  un  peu  de  modestie  ne  me  permettent  point 
de  relater. 

Le  Pape,  après  mon  rapport,  jugea  que  l'idée  de 
Cacault  était  digne  de  grande  considération,  et  quant 
à  lui  il  l'approuva.  Il  fit  néanmoins  rassembler  tout 
le  Sacré-CoUége  afin  de  procéder  avec  maturité  dans 
cette  démarche  décisive,  et  il  lui  posa  ces  deux  ques- 
tions :  Doit-on  envoyer  un  cardinal  en  France?  Qui 
doit-on  envoyer? 

Pie  VII  accorda  l'audience  à  Cacault,  et  après 
l'avoir  entendu,  il  demeura  plus  persuadé  que  jamais 
de  l'opportunité  du  voyage,  II  se  réserva  cependant 
d'écouter  les  avis  des  Cardinaux.  Le  Sacré-CoUége  se 
rassembla  en  sa  présence,  la  veille  de  la  fête  du  Cor- 
pus Domhii.  Le  Pape  m'ordonna  d'expliquer  l'affaire 
et  fit  ses  deux  interrogations.  Les  votes  furent  unani- 
mes. Les  Cardinaux  déclarèrent  qu'on  devait  dépu- 
ter un  cardinal  et  que  ce  devait  être  moi.  Le  Pape, 


'C(,^4^(^ 


c^^ 


C^^Lé 


Lettre  du  prir.co  de  Meltemirh  nu  e<irdinal  Cansalvi. 


«-^v^  <- 


'xy 


""A 


^sx=éu^z^  ^^'^«^^«fc-  -4^^;^ 


Z^.^^^.  .^^J^^^Ui^ cJL.^-^-^  ^-^^'^'-^ '^^ 


r^- 


Vt^^ 


.^ 


/^ 


/     t/t^ 


^^ 


Â//it:i^'^^-   <X/<-"-V^.^**-'  /;**t</'<-«^. 


^-^ 


il  yicct^t^  . 


•7" 


Ci^,  ^'  "^^ 


r' 


4-<«p***«>- 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  353 

qui  avait  ç^ardé  le  silence  pour  laisser  une  entière 
liberté  aux.  sull'rages,  s'exprima  à  la  (in  dans  le 
même  sens.  Je  m'étais  prononcé  pour  l'allirmative 
quant  à  l'ambassade,  et  je  l'avais  repoussée  sous  le 
rapport  du  choix  de  la  personne.  Je  m'appuyais  sur 
ce  que  le  talent  indispensable  à  pareille  mission  me 
manquait  absolument,  et  sur  le  proverbe  connu  :  Si 
vismiitere,  mitte  gratum,  puis  je  démontrai  que  je 
n'étais  pas  agréable  à  Bonaparte.  Je  proposais  les 
deux  cardinaux  dont  j'ai  parlé  tout  à  l'heure,  mais 
inutilement,  car  tous  les  Cardinaux,  y  compris  ceux 
qui,  pour  les  orageuses  discussions  du  libre  commerce 
ou  pour  d'autres  raisons,  ne  m'aimaient  pas,  décla- 
rèrent à  l'envi  que  je  devais  partir.  Le  Saint-Père 
iinit  par  m'en  intimer  l'ordre;  il  fallut  baisser  la  tète 
et  se  résigner  à  l'obéissance. 

On  arrêta  que  je  me  mettrais  en  route  dans  les 
vingt-quatre  heures,  ou  un  peu  plus,  parce  qu'alors 
expirait  le  délai  des  cinq  jours  fixés  pour  donner 
réponse  au  gouvernement  français.  En  annonçant 
celte  nouvelle  à  M.  Cacault,  je  devais  faire  en  sorte 
qu'il  ne  s'éloignât  pas  de  Rome,  justement  à  cause 
de  mon  ambassade  à  Paris.  La  raison  de  ce  désir 
était  d'empêcher  le  mauvais  etTet  que  son  départ 
aurait  produit  dans  la  ville  parmi  les  malintention- 
nés. On  se  souvenait  des  tristes  catastrophes  de 
Basville  et  de  Duphot,  et  l'on  craignait  avec  raison 
(jue,  surexcités  par  la  rupture  dont  le  départ  de 
l'envoyé  français  serait  le  signal,  les  méchants  ne 

II.  23 


354  MÉMOIRES 

tentassent  quelque  coup  contre  le  Saint-Siège.  Bien 
plus,  on  redoutait  qu'il  ne  cherchassent  à  faire  du 
mal  aux  Français  résidant  à  Rome.  Pour  attirer  la  ven- 
geance de  la  République  sur  la  Cour  romaine,  que 
l'on  accuserait  d'être  l'auteur  présumé  de  l'attentat, 
les  méchants  auraient  pu  désigner  et  immoler  une 
victime.  On  pensa  enfin  que  l'envoyé  français  res- 
tant dans  la  capitale,  c'était  une  assurance  morale 
que  les  troupes  campées  en  Toscane  n'entrepren- 
draient rien  contre  le  Pontificat  suprême.  Toutes  ces 
raisons  réunies  firent  souhaiter  que  M.  Cacault  ne 
s'éloignât  pas  de  Rome  lorsque  j'en  partirais.  Bien 
que  j'eusse  tenté  tous  les  moyens  pour  amener  ce 
résultat,  et  quoiqu'il  fût  très -satisfait  de  la  déci- 
sion prise  relativement  à  mon  ambassade  à  Paris, 
Cacault  ne  put  pas  se  prêter  à  ma  demande,  parce 
qu'il  lui  était  impossible  de  transgresser  des  ordres 
positifs.  Il  devait  partir,  on  le  sait,  au  bout  de  cinq 
jours,  si  on  n'adhérait  pas  au  Concordat  projeté.  Il 
m'avoua  cependant  qu'il  avait  un  moyen  à  opposer 
aux  mouvements  et  aux  attentats  que  des  malinten- 
tionnés pourraient  rêver  après  son  départ.  «  Partons 
ensemble,  me  dit-il.  Eu  nous  voyant  tous  les  deux 
dans  la  même  chaise  de  poste,  cela  déconcertera 
leurs  plans.  Ils  auront  peur  et  ne  compteront  pas 
beaucoup  sur  la  rupture  de  deux  gouvernements 
dont  les  ministres  voyagent  côte  à  côte  et  dont  l'un 
va  dans  la  capitale  où  réside  le  souverain  de  l'autre.  » 
Le  Saint-Père  approuva  ce  biais,  et  le  matin  du  jour 


nu   CARDINAL  CONSALVI.  355 

qui  suivit  la  fôte  du  Corpus  Domini ,  —  le  6  juin,  je 
crois,  — j'allai  prendre  Cacault  dans  ma  voilure,  et 
je  sortis  avec  lui  de  Rome  oii  le  cardinal  Joseph 
Doria,  en  qualité  de  doyen  des  cardinaux  palatins, 
me  remplaça  jusqu'à  mon  retour  dans  l'exercice  de 
ma  charge  de  secrétaire  d'État.  Je  voyageai  avec  le 
ministre  Cacault  jusqu'à  Sienne.  Là,  je  me  séparai  de 
lui,  parce  que  nous  avions  appris  que  le  général  en 
chef  Murât  était  à  Pise  et  non  à  Florence.  J'avais  in- 
térêt à  le  voir  pour  m'assurer,  en  tant  qu'il  me  serait 
possible,  de  ses  mouvements  afin  de  tranquilliser  le 
Pape.  M.  Cacault  resta  à  Sienne  pour  se  reposer  quel- 
que temps,  et  je  poursuivis  ma  route  vers  Pise; 
mais,  chemin  faisant,  un  courrier  envoyé  par  le  gé- 
néral Murât  à  Cacault,  qui  l'avait  instruit  de  tout 
lorsqu'il  était  à  Rome,  m'annonça  que  le  général 
retournait  à  toute  bride  de  Pise  à  Florence  pour  me 
voir,  lors  de  mon  })assage  dans  cette  ville.  J'allai  donc 
à  Florence,  où  le  ministre  Cacault  arriva  quelques  heu- 
res après  moi.  La  réception  que  me  fit  le  général 
Murât  ne  pouvait  être  ni  plus  honorable  ni  plus  ami- 
cale. Je  dînai  avec  lui,  et  je  pus  écrire  au  Pape  que  le 
Saint-Siège  n'avait  rien  à  craindre  pour  le  moment. 
Je  laissai  Florence  la  nuit  même,  et  quatorze  jours 
après  mon  départ  de  Rome ,  j'arrivai  à  Paris  dans  la 
soirée  du  20  ou  du  21  juin,  accablé  de  fatigue  et 
très-inquiet  sur  la  manière  dont  le  gouvernement 
français  prendrait  mon  voyage,  qui  lui  avait  été 
notifié  par  un  courrier  expédié  avant  mon  départ. 

23. 


356  MÉMOIRES 

Le  lendemain  matin,  Tabbé  Bernier  —  depuis  évê- 
que  d'Orléans  —  vint  me  rendre  visite.  Il  avait  été 
désigné  par  le  Premier  Consul  pour  traiter  avec  le 
prélat  Spina,  dans  l'hôtel  duquel  j'allai  habiter.  Je  le 
chargeai  d'apprendre  mon  arrivée  au  Premier  Consul, 
et  de  lui  annoncer  que  je  désirais  savoir  quand  il 
voudrait  me  recevoir,  et  dans  quel  costume,  car  à 
cette  époque  les  ecclésiastiques  ne  paraissaient  pas 
avec  leurs  vêtements  sacerdotaux  dans  les  rues  de 
Paris.  Les  mœurs  et  les  usages  de  la  Révolution  y 
étaient  encore  en  vigueur.  On  lisait  au  frontispice 
des  églises  des  dédicaces  semblables  à  celles-ci  :  Au 
Commerce,  à  l'Amitié,  à  la  Jeunesse,  à  la  Vieillesse, 
et  à  d'autres  divinités  de  même  étoffe. 

Mon  intention  n'était  pas  de  quitter  l'habit  ecclé- 
siastique, puisque,  pendant  mon  voyage,  je  m'étais 
revêtu  des  insignes  cardinalices,  au  grand  ébahisse- 
ment  de  tout  le  monde,  car  on  n'avait  pas  vu  de 
cardinal  depuis  dix  ans  et  plus,  c'est-à-dire  depuis 
l'époque  de  la  Révolution.  Mais  je  ne  devais  pas 
exposer  la  pourpre  romaine  à  des  outrages  dans  la 
capitale  de  la  France.  Voilà  pourquoi  je  voulais  être 
éclairé  par  l'autorité  et  avoir  une  règle  sur  le  plus  ou 
sur  le  moins. 

En  peu  d'heures,  j'eus  la  réponse  du  Premier  Con- 
sul, qui  me  causa  un  fort  vif  déplaisir.  Bonaparte 
me  faisait  savoir  qu'il  me  recevrait  tout  de  suite, 
c'est-à-dire  à  une  heure  de  l'après-midi,  et  que  je 
devais  venir  à  lui  en  cardinal  le  plus  possible.  Je  ne 


DU  CARDINAL   CONSALVI.  357 

me  laissai  pas  égarer  (|iiaiil  à  ce  dernier  point,  et  me 
souvenant  bien  que  les  Cardinaux  ne  portent  la  pour- 
pre (|ue  chez  le  Pape,  et  que  c'est  seulement  par 
abus  que  les  cardinaux  sujets  vont  ainsi  à  l'audience 
de  leurs  souverains,  je  résolus  de  me  présenter  en 
habit  court,  en  noir,  avec  les  bas,  le  collet  et  la  ca- 
lotte rouges,  vêtu,  en  un  mot,  comme  quand  nous 
sommes  habillés  di  corto.  Mais  je  fus  mécontent  de  me 
rendre  à  l'audience,  fatigué  comme  je  l'étais,  igno- 
rant tout,  puisque  le  temps  matériel  me  manquait 
pour  m'informer,  et  complètement  seul,  car  le  prélat 
Spina,  n'ayant  pas  encore  vu  le  Premier  Consul, 
n'osa  pas  m'accompagner,  parce  qu'il  n'avait  point  été 
nommé  dans  la  réponse  qu'on  m'adressa.  Le  maître 
des  cérémonies  vint,  dans  un  carrosse  consulaire,  me 
prendre  à  mon  hôtel  à  l'heure  indiquée,  et,  seul  avec 
lui ,  j'allai  à  la  Cour,  déjà  installée  aux  Tuileries. 

Je  croyais  être  reçu  en  tête-à-tête  par  le  Premier 
Consul ,  mais  je  fus  bien  trompé  dans  mon  attente. 
On  avait  commandé  la  parade,  qui  alors  se  faisait 
tous  les  quinze  jours,  et  à  laquelle  assistaient,  avec 
les  deux  autres  Consuls,  tous  les  premiers  corps 
de  l'État,  le  Tribunat ,  le  Sénat,  les  grands  de  la 
Cour,  les  ministres,  les  généraux,  enfin  ce  qu'il  y 
avait  de  plus  élevé  en  dignité  à  Paris.  Je  crois  que 
l'amour-propre  de  Napoléon  Bonaparte  lui  fit  saisir 
avec  délices  cette  occasion  de  se  faire  voir  à  moi 
dans  toute  sa  splendeur,  de  m'imposer  à  première  " 
vue,  et  de  montrer  en  même  temps  aux  Parisiens 


358  MÉMOIRES 

un  cardinal  —  nouveauté  alors  à  Paris  —  et  un  pre- 
mier ministre  du  Pape  venant  à  son  audience.  Il 
voulut,  par  ces  motifs,  me  recevoir  ce  jour-là,  sans 
m'accorder  un  peu  de  répit  après  un  pareil  voyage, 
et  sans  me  permettre  d'interroger,  de  prendre  lan- 
gue et  de  sonder  les  eaux  dans  lesquelles  je  navi- 
guais. Je  n'avais  été  prévenu  de  rien  par  le  maître 
des  cérémonies.  Je  me  vis  donc  transporté  tout  d'un 
coup  au  milieu  de  cinq  ou  six  mille  personnes ,  stu- 
péfait de  l'éclat  d'une  magnificence  au-dessus  de 
toute  description ,  ne  sachant  rien  et  ne  comprenant 
pas  même  ce  que  je  voyais. 

Arrivé,  à  travers  une  foule  immense,  dans  la 
grande  salle  où  se  trouvait  le  Premier  Consul,  je  crus, 
quand  on  ouvrit  la  porte  à  deux  battants,  assister  à 
une  représentation  théâtrale.  Il  y  avait  autour  du 
salon  un  nombre  infini  de  personnes  très-richement 
chamarrées.  C'étaient  les  corps  de  TÉlat  rangés  en 
demi-lune,  aux  deux  cotés  de  lacpielle  se  tenaient 
des  soldats,  des  ministres  et  des  grands.  J'aperçus  au 
fond  et  séparés  de  la  foule  trois  personnages  qui 
étaient  les  trois  Consuls,  mais  que  je  ne  connaissais 
pas  pour  tels.  Celui  qui  était  au  milieu  s'avança  de 
quelques  pas  vers  moi.  Je  le  vis  attendre  que  je 
fusse  arrivé  jusqu'à  lui. 

Comprenant  par  ce  seul  mouvement  qu"il  était  le 

Premier  Consul,  je  m'inclinai;  je  m'avançai  à  mon 

■  tour,  ayant  à  mes  côtés  le  ministre  Talleyrand.  Sans 

que  je  susse  qui  il  était,  il  m'avait  abordé  dans  la 


DU  CARDINAL  CONSALM.  359 

salle  précédente  et  m'introduisait  dans  celle-ci.  Je 
voulais  faire  mon  compliment  et,  mali^ré  ma  surprise 
et  ma  confusion,  dire  que  le  Pape  m'envoyait  à  Paris 
dans  le  vif  désir  qu'il  éprouvait  de  resserrer  les 
anciens  nœuds  qui  attachaient  le  Saint-Siège  à  la 
France;  Bonaparte  ne  m'en  laissa  pas  le  temps.  Il 
prit  la  parole  en  me  déclarant,  sans  politesse  comme 
aussi  sans  impolitesse,  qu'il  connaissait  l'objet  de 
mon  voyage,  que  les  négociations  commenceraient 
sans  retard,  parce  qu'il  n'avait  point  de  temps  à  per- 
dre. Il  ajouta  qu'il  m'accordait  cinq  jours;  que  si, 
dans  cet  intervalle ,  le  traité  ne  se  concluait  pas ,  je 
n'avais  rien  de  mieux  à  faire  que  de  retourner  à 
Rome,  parce  que  son  parti  était  déjà  pris  dans  ce  cas. 
Je  ne  sais  s'il  me  fixa  ce  terme  par  hasard  ou  pour 
persister  dans  le  chitîre  qu'il  avait  enjoint  de  pres- 
crire à  Rome. 

A  un  compliment  aussi  singulier,  je  répliquai  que 
je  voulais  me  flatter  que,  dans  le  délai  fixé,  tout  s'ar- 
rangerait à  la  satisfaction  commune.  Il  reprit  alors  la 
parole,  et  il  entama  un  long  monologue  sur  les 
affaires.  Il  s'exprimait  moitié  en  langue  française, 
moitié  en  langue  italienne.  Tout  en  discourant,  il 
aborda  les  questions  dans  le  plus  grand  détail ,  et  il 
s'échauffa  avec  une  vivacité  inouïe.  Je  répondais  ce 
qui  me  paraissait  opportun ,  et  le  Ciel  m'assista  de 
telle  sorte  que  je  ne  perdis  pas  contenance.  Malgré 
l'étonnement,  la  solennité  attribuée  à  l'entrevue  et 
l'appareil  imposant  dont  j'étais  environné,  —  tous 


360  MÉMOIRES 

les  regards  étaient  braqués  sur  moi,  — j'eus  le  bon- 
heur de  ne  pas  broncher  et  en  même  temps  de  ne  pas 
déplaire.  Enfin  après  une  réception  de  plus  d'une 
demi-heure,  pendant  laquelle  le  Premier  Consul  parla 
beaucoup,  l'ambassadeur  du  Saint-Père  pas  trop 
mal  et  où  le  ministre  ne  dit  rien,  Bonaparte  me 
fit  une  gracieuse  inchnation  de  tête,  me  congédia  de 
la  sorte,  et  se  replia  sur  la  ligne  où  se  tenaient,  à 
une  très-petite  distance,  les  deux  autres  Consuls.  Je 
fis  alors  une  révérence,  et  je  sortis,  accompagné  du 
ministre  Talleyrand  —  toujours  silencieux.  —  Il  me 
conduisit  dans  la  salle  précédente,  me  fit  un  salut,  et 
me  remit  au  maître  des  cérémonies.  Ce  dernier  me 
ramena  dans  sa  voiture  à  l'hôtel.  J'étais  certainement 
plus  étonné  et  plus  confus  à  mon  retour  qu'à  mon 
départ. 

Après  cette  réception ,  je  ne  perdis  pas  une  mi- 
nute, et  les  négociations  commencèrent  entre  l'abbé 
Bernier  et  moi.  Celui-ci  me  laissa  toujours  le  prélat 
Spina  et  le  théologien  Caselli  pour  travailler  de  con- 
cert. En  partant  de  Rome,  j'avais  eu  le  soin  de  ne 
pas  m'attribuer  une  puissance  absolue.  J'avais  même 
fait  ajouter  au  Bref  de  formalité,  ou  lettres  de  créance, 
un  autre  Bref,  dans  lequel  on  m'enjoignait  expres- 
sément d'arranger  les  choses  pour  que  le  Con- 
cordat fût  rédigé  d'après  le  projet  amendé  à  Rome, 
projet  que  le  cabinet  français  n'avait  pas  accepté. 
On  ne  m'autorisait  pas  à  m'en  éloigner  substantielle- 
ment, mais  seulement  dans  les  formes  ou  dans  les 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  364 

expressions  propres  à  (oui  concilier  sans  en  altérer 
l'essence.  De  plus  le  Saint-Père  se  réservait  toujours  le 
droit  de  ratifier  ce  qui  aurait  été  décidé.  J'avais  songé 
à  cette  précaution  pour  qu'on  ne  pût  pas  me  forcer 
la  main  à  Paris,  et  parce  (pie  je  ne  voulais  pas  assu- 
mer sur  moi  cette  lourde  responsabilité  dans  une 
atfaire  d'une  importance  aussi  majeure.  Je  désirais 
donc  marcher,  le  plus  qu'il  me  serait  possible,  en 
sécurité  de  conscience  et  sur  les  traces  que  l'on  m'in- 
diquerait de  Rome. 

Je  ne  dirai  rien  ici  du  cours  et  des  péripéties  des 
négociations,  (jui,  — et  on  peut  se  l'imaginer  facile- 
ment,—  ne  furent  pas  terminées  dans  les  cinq  jours 
que  le  Premier  Consul  m'avait  accordés  à  son  au- 
dience. Chaque  jour  était  regardé  comme  le  dernier 
terme  prescrit;  je  laisse  donc  à  juger  quels  furent  la 
fatigue,  l'angoisse,  les  craintes  et  les  tourments  de 
cette  très-douloureuse  affaire.  J'étais  obligé  d'écrire 
même  la  nuit,  sans  goûter  un  instant  de  repos,  et 
de  transmettre  mes  Mémoires  sans  avoir  pris  le 
temps  de  les  relire.  J'eus  une  ou  deux  audiences,  — 
je  ne  me  souviens  plus  avec  certitude  si  ce  fut  une 
ou  deux,  —  dans  le  cabinet  du  Premier  Consul,  à  la 
Malmaison.  Chaque  matin  et  chaque  soir,  nous  tenions 
les  conférences,  mes  deux  collègues,  l'abbé  Bernier 
et  moi.  L'abbé  en  rapportait  quotidiennement  le 
résultat  au  Premier  Consul  ou  au  ministre,  et  il  n'osa 
jamais  prendre  sur  lui  d'assurer  ou  de  résoudre 
quoi  que  ce  fût.  Il  répétait  sans  cesse  qu'il  devait 


362  MÉMOIRES 

d'abord  demander  l'avis  du  Premier  Consul.  Mon 
sort  était  bien  différent  du  sien.  On  ne  me  permit 
pas  d'expédier  un  courrier  à  Rome.  On  répondait  à 
mes  sollicitations  à  ce  sujet  que  c'était  inutile,  puisque 
le  Pape  m'avait  investi  de  l'omnipotence.  J'eus  beau 
montrer  et  remontrer  cent  fois  le  Bref  dont  j'ai 
parlé,  je  ne  pus  arriver  à  modifier  cette  affirmation 
dans  leurs  bouches.  Je  dus  supporter  des  peines 
mortelles ,  car  Bonaparte  déclarait  ne  jamais  vouloir 
adhérer  aux  corrections  faites  à  Rome.  Il  manifes- 
tait même  d'autres  exigences,  et  je  ne  pouvais  pas 
consulter  le  Saint-Père,  puisqu'on  m'empêchait  de 
lui  adresser  un  courrier ,  et  que  l'on  me  pressait  de 
conclure  l'affaire  ou  d'y  renoncer. 

Ce  dernier  parti  entraînait  avec  lui  d'affreuses 
conséquences ,  tant  pour  le  spirituel  que  pour  le 
temporel.  Je  sentais  bien  que  ceux  qui  à  Rome,  le 
danger  passé ,  auraient  critiqué  le  traité  après  sa 
signature ,  comme  n'étant  pas  suffisamment  avanta- 
geux au  Saint-Siège  et  aux  intérêts  de  l'Église, 
déclameraient  dans  le  péril,  si  le  Concordat  ne  se 
terminait  point,  contre  une  rigueur  excessive  et 
préjudiciable  qui  m'aurait  porté  à  tout  briser.  Mais 
si  ces  réflexions  et  les  conséquences  désolantes  dont 
j'ai  parlé  (conséquences  qui  devaient  provoquer  la 
ruine  de  la  Rehgion  non -seulement  en  France, 
mais  encore  partout,  car  le  Premier  Consul  répétait 
sans  cesse  que  s'il  se  séparait  de  Rome  il  saurait 
bien  n'être  pas  seul,  et  entraîner  avec  lui  tous  les 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  363 

pays  sur  lesquels  il  dominait  par  la  force);  si,  dis-je, 
ces  conséquences  désolantes  me  faisaient  redouter 
la  rupture,  d'un  autre  côté  j'appréhendais  justement 
la  conclusion  de  l'aflaire  telle  qu'on  la  souhaitait.  Je 
ne  voulais,  à  aucun  prix,  signer  le  traité  tant  (ju'on 
tâchait  de  m'engagcr  à  violer  la  substance  du  projet 
corrigé  à  Rome,  —  chose  que  je  ne  pouvais  ni  ne 
désirais  faire.  —  J'étais  très-résolu  à  ne  pas  m'éloi- 
gner  d'une  ligne  et  à  ne  pas  me  séparer  de  ce  palla- 
dium. On  comprendra  très-aisément  quelle  horrible 
position  fut  la  mienne  et  les  sueurs  de  sang  que 
m'arrachèrent  ces  négociations.  Après  vingt  ou  vingt 
et  un  jours  d'angoisses,  je  réussis  enfin  à  mettre 
sur  pied  un  Concordat  qui  ne  s'éloignait  en  aucune 
manière  de  la  substance  du  Concordat  amendé  à 
Rome,  et  qui  n'en  différait  seulement  que  dans  la 
forme  et  par  les  expressions  plus  propres  à  concilier 
les  choses,  mais  sans  toucher  à  l'essence,  ainsi  qu'on 
me  l'avait  bien  recommandé. 

Le  1 3  juillet  fut  le  jour  fixé  pour  la  signature  du 
Concordat,  et  le  matin  même  on  lut  dans  le  Moniteur 
que  le  cardinal  Consahi  avait  réussi  dans  la  mission 
pour  laquelle  il  était  venu  à  Paris.  La  signature 
devait  avoir  lieu  dans  la  maison  du  frère  du  Pre- 
mier Consul ,  Joseph  Bonaparte ,  regardée  comme 
plus  décent  que  l'hôtel  où  je  logeais.  Joseph ,  le  con- 
seiller d'État  Cretet  et  l'abbé  Bernier  devaient  si- 
gner pour  le  Consul;  le  prélat  Spina,  le  théologien 
Caselli  et  moi  pour  le  Pape.  J'allai  avec  mes  deux 


364  MÉ3I01RES 

collègues  à  la  maison  du  frère  du  Premier  Consul ,  à 
quatre  heures  de  l'après-midi.  Nous  y  Irouvèmes 
les  trois  autres  personnages.  Après  quelques  compli- 
ments, Joseph  Bonaparte  nous  invita  à  nous  asseoir 
pour  procéder  à  la  cérémonie,  qui,  disait -il,  ne 
devait  pas  être  longue,  puisque  nous  n'avions  qu'à 
apposer  nos  noms  à  un  traité  déjà  terminé.  Chacune 
des  deux  parties  avait  par  devers  elle  la  copie  du 
traité  arrêté  à  l'avance,  ainsi  qu'on  l'a  remarqué,  et 
que  le  Premier  Consul,  à  qui  Dernier  rapportait  tout, 
avait  approuvé.  On  devait  signer  les  deux  copies 
d'après  l'usage.  L'abbé  Bernier  exhiba  la  sienne  et 
la  plaça  en  vue,  pour  qu'elle  fût  signée  la  première. 
Il  y  eut  d'abord  quelques  difficultés  sur  la  préséance. 
Le  frère  du  Premier  Consul  croyait  qu'en  cette  qua- 
lité il  devait  avoir  le  pas,  mais  il  y  renonça  quand  je 
lui  eus  démontré  que  la  préséance  appartenait  aux 
Cardinaux,  et  que  je  n'étais  point  maître  de  décli- 
ner cet  honneur.  Alors  je  m'avançai  vers  la  table. 
Comme  la  copie  à  laquelle  j'allais  mettre  ma  signa- 
ture était  celle  de  la  partie  adverse,  je  crus  qu'au- 
paravant je  devais  la  parcourir  de  l'œil. 

Quelle  ne  fut  point  ma  surprise  en  la  voyant 
rédigée  dans  d'autres  termes  que  ceux  dont  nous 
étions  convenus,  et  par  conséquent  différente  de  ce 
que  j'avais  accepté!  Non-seulement  on  ne  tenait  plus 
sur  cette  feuille  de  papier  à  ce  qui  avait  été  arrêté 
dans  les  négociations  suivies  avec  moi  à  Paris,  ni  au 
plan  autrefois  envoyé  à  Rome  et  qu'on  y  avait  re- 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  365 

fusé ,  mais  encore  on  renchérissait  sur  ce  projet 
lui-même,  et  la  copie  étalait  des  articles  qui  ne  se 
lisaient  point  dans  le  premier  plan.  A  la  surprise 
(|ue  je  témoi2;nai  avec  beaucoup  de  vivacité  pour  un 
fait  semblable,  se  joignit  Tétonnement  du  frère  de 
Bonaparte.  Il  n'avait  jamais  pris  part  à  la  négocia- 
tion, et,  uniquement  pour  signer  le  Concordat,  il 
était  venu  de  Mortefontaine ,  où  il  s'occupait  avec  le 
comte  de  Cobenzl  des  affaires  d'Autriche.  Joseph 
croyait  tout  arrangé,  et  il  ne  pouvait  rien  comprendre 
à  ce  que  je  révélais,  ne  sachant  pas  la  ditférence  qui 
existait  entre  la  feuille  présentée  par  l'abbé  Bernier 
à  ma  signature  et  celle  que  je  possédais.  Je  me 
retournai  avec  énergie  vers  l'abbé  Bernier  qui  se  tai- 
sait, et  je  l'appelai  en  témoignage  de  la  vérité,  en 
lui  demandant  raison  de  ces  changements.  Alors, 
plein  de  honte  et  très-confus,  il  avoua  que  c'était 
\  rai ,  mais  que  tel  avait  été  l'ordre  du  Premier 
Consul,  affirmant  (pie  tant  qu'un  traité  n'était  pas 
signé  on  pouvait  toujours  le  changer. 

On  s'expliquera  sans  peine  le  sentiment  que  pro- 
duisit dans  mon  âme  une  pareille  manœuvre.  Pour 
abréger,  je  déclarai  que  je  ne  signerais  jamais  un  tel 
Concordat,  à  quelque  prix  que  ce  fut,  et  je  me  levai 
pour  sortir.  Le  frère  du  Premier  Consul,  effrayé  de 
ce  qui  se  passait,  m'adressa  les  représentations  les 
plus  vives  et  tout  à  la  fois  les  plus  polies  et  les  plus 
courtoises  sur  la  situation  dans  laquelle  étaient 
les  affaires.  Il  me  faisait  remarquer  qu'à  l'occasion 


366  MÉMOIRES 

de  la  fête  du  jour  suivant  (le  1  4  juillet),  Napoléon 
devait,  dans  un  dîner  de  trois  cents  personnes, 
annoncer  la  signature  du  Concordat ,  et  que  sa  con- 
clusion avait  déjà  été  proclamée  par  le  Moniteur  de 
ce  jour  dans  la  France  entière.  (On  avait  publié 
cet  article  afin  de  me  mettre  dans  l'impossibi- 
lité d'échapper  sans  un  grand  éclat  à  la  ruse  que 
l'on  méditait.)  Il  ajouta  que  je  devais  envisager  les 
tristes  conséquences  de  la  colère  d'un  homme  que 
ces  événements  allaient  pousser  à  bout.  Bonaparte, 
répétait-il,  n'a  pas  pour  habitude  d'être  contrarié, 
et  il  fonce  toujours  en  avant  avec  le  canon.  Joseph 
m'insinua  de  ne  pas  partir,  et  de  tenter  au  moins 
s'il  ne  serait  pas  possible  de  faire  là,  dans  sa  maison, 
un  projet  qui  satisfît  les  deux  camps.  Joseph  déclara 
qu'il  y  contribuerait  pour  sa  part  non  moins  en  coo- 
pérant avec  nous  qu'en  cherchant  le  moyen  de  faire 
accepter  notre  travail  par  son  frère. 

Il  accompagna  ces  paroles  de  tant  de  bonne  foi 
apparente,  de  tant  d'intérêt  et  d'une  courtoisie  si 
vraie,  que,  placé  entre  la  crainte  des  conséquen- 
ces et  l'irapossibiUté  de  refuser  sans  incivilité  d'es- 
sayer au  moins  ce  qu'il  proposait,  je  fus  obligé  de 
mettre  la  main  à  l'œuvre.  Je  ne  pourrais  pas  affir- 
mer qu'il  ignorât  la  fraude  dont  il  se  plaignait,  mais 
en  scrutant  la  conduite  qu'il  tint  alors  et  plus  tard, 
je  suis  persuadé  qu'il  en  était  ainsi.  Je  montrai  la 
copie  du  Concordat  qu'on  avait  accepté,  et  après 
lui  avoir  fait  toucher  au  doigt  les  différences,  [e  pro- 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  367 

testai  que  je  ne  pouvais  nie  mettre  à  travailler  que 
sur  ces  bases.  Je  ne  parlerai  point  en  détail  de  ce 
labeur  :  je  me  contenterai  de  dire  qu'il  dura  près  de 
vingt  heures,  c'est-à-dire  depuis  quatre  heures  du 
soir  de  ce  jour  jusqu'au  lendemain  à  midi.  Nous 
passâmes  dans  celte  chambre  la  nuit  entière  sans 
prendre  de  repos.  On  peut  se  figurer  notre  travail, 
notre  épuisement,  et,  qui  plus  est,  la  torture  de  nos 
esprits. 

A  midi,  on  était  convenu  de  tous  les  articles,  à 
l'exception  d'un  seul.  L'abbé  Bcrnier  nous  déclara 
que  le  Premier  Consul  était  inébranlable  sur  ce  point 
et  qu'il  l'exigeait  tel  quel.  Cela  fit  que  ses  représen- 
tants n'osèrent  pas  s'en  écarter  pour  adopter  les  mo- 
difications qui  nous  permettaient  seules  d'y  sous- 
crire. N'apercevant  pas  d'autre  moyen  terme,  je 
proposai  de  ne  prendre  de  résolution  définitive  à  ce 
sujet  que  quand  le  Saint-Père,  auquel  on  devait  en- 
voyer les  articles  du  traité  afin  qu'il  les  ratifiât, 
se  serait  prononcé.  Le  retard  était  de  peu  d'impor- 
tance, puisqu'on  devait  soumettre  le  Concordat  à 
Tapprobation  du  Pape.  Mais  il  ne  m'était  pas  pos- 
sible, pour  plusieurs  raisons,  d'accepter  l'article  tel 
qu'on  le  formulait ,  pas  même  sous  les  réserves  de 
la  ratification  du  Pape.  On  proposa  d'ajourner  cet 
article,  puisqu'il  était  impossible  de  l'admettre;  mais 
Joseph  Bonaparte  ann(mça  qu'il  n'osait  point  s'enga- 
ger à  obtenir  du  Premier  Consul  qu'il  s'arrêtât  à  ce 
parti.  L'heure  était  venue  pour  lui  de  se  rendre  à  la 


368  MÉMOIRES 

grande  parade  qui  avait  lieu  ce  jour-là.  Joseph  se 
chargea  de  porter  notre  commun  travail  à  son  frère, 
et  nous  convînmes  de  rester  chez  lui  et  d'attendre 
son  retour.  Une  heure  après,  il  arriva,  et,  la  tristesse 
peinte  sur  le  visage,  il  nous  dit  que  le  Premier  Consul 
s'était  emporté  et  qu'il  avait  déchiré  le  projet  en  cent 
morceaux,  en  se  déclarant  fort  irrité  de  sa  teneur,  si 
différente  du  projet  qu'il  avait  envoyé  pour  qu'on  le 
signât.  Joseph  ajouta  que  malgré  cela,  grâce  aux 
plus  pressantes  prières,  il  avait  obtenu  de  son  frère 
l'admission  de  tous  les  articles ,  sauf  l'article  ré- 
servé, dans  lequel  on  en  déférait  au  Pape  sur  la  réso- 
lution à  prendre  par  rapport  au  principe  que  je  ne 
pouvais  pas  adopter.  Il  termina  en  disant  que  son 
frère  avait  exigé  qu'on  le  signât  tel  quel  ou  bien  qu'on 
rompît  les  négociations,  et  qu'il  en  avait  déjà  pris  son 
parti.  Je  restai  anéanti  à  cette  réponse,  et,  pendant 
deux  heures,  je  subis  l'assaut  qui  me  fut  livré,  afin 
de  me  persuader  d'accepter  cet  article.  On  n'oublia 
pas  de  m'énumérer  les  conséquences  qu'entraînerait 
mon  obstination.  Je  les  évoquai  toutes,  mais  je  ne 
trahis  pas  mon  devoir.  Je  persistai  invinciblement  à 
ne  pas  signer,  et  la  négociation  fut  rompue. 

Nous  quittâmes  en  hâte  la  maison  de  Joseph  Bo- 
naparte. L'heure  du  dîner  solennel  approchait,  et 
nous  y  étions  invités  tous  les  trois.  On  compren- 
dra dans  quelles  dispositions  d'esprit  je  m'y  rendis. 
J'allais  me  trouver  en  public  face  à  face  avec  le 
Consul,  alors  dans  le  premier  accès  de  sa  colère. 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  369 

Il  est  facile  de  s'iina£j;incr  coFiiment  Bonaparte  me 
reçut,  lui  qui  devait  annoncer,  à  l'occasion  de  ce 
repas,  la  signature  du  Concordat,  et  (jui,  par  mon 
refus,  se  voyait  obligé  d'avouer  (pie  tout  était  brisé. 
Je  subis  ses  plus  amers  reproches  avant,  après  et  à 
tous  les  instants.  Les  menaces  furent  aussi  nom- 
breuses que  les  objurgations.  Il  déclara  que,  si  le  dé- 
sir de  changer  la  Religion  en  Angleterre  avait  réussi 
à  Henri  VIII,  moins  puissant  que  lui  néanmoins  pour 
obtenir  ce  résultat,  lui,  Bonaparte,  ferait  changer 
de  culte  à  l'Europe  entière;  qu'il  la  mettrait  tout  en 
feu;  que  Rome  verrait  ce  qu'elle  avait  fait  en  rom- 
pant avec  lui,  et  qu'elle  répandrait  des  larmes  de 
sang  sur  ses  pertes  incalculables.  Il  interpella  le 
comte  de  Gobenzl ,  auquel  il  dit  des  choses  si  fortes 
que  ce  dernier  en  était  affligé  et  consterné. 

Je  fus  assailli  de  tous  les  côtés  et  spécialement  par 
le  comte  de  Cobenzl.  On  me  pressait  de  signer  le 
Concordat,  mais  je  demeurai  inflexible.  Alors  on 
essaya  de  renouer  les  négociations,  mais  le  Premier 
Consul,  qui  s'était  longuement  entretenu  avec  le 
comte  de  Cobenzl  sur  l'article,  cause  de  la  rupture, 
persista  dans  sa  volonté  de  ne  rien  céder.  De  mon 
côté,  je  continuai  à  déclarer  que  je  ne  pouvais  y 
souscrire  sans  modifications.  Le  comte  de  Cobenzl 
supplia  le  Premier  Consul  de  permettre  qu'on  reprît 
les  négociations,  afin,  disait-il,  de  tenter  le  moyen 
de  s'accorder  récipro([ucment ,  puisque  j'en  avais  le 
plus  ardent  désir. 

II.  24 


370  MÉMOIRES 

Après  une  opiniâtre  résistance,  le  Premier  Consul 
répondit  qu'il  voulait  bien  qu'on  ouvrît  une  autre 
séance  le  jour  suivant,  mais  que,  si  on  ne  terminait 
pas  le  traité  ce  jour-là  même,  je  pourrais  partir  sur- 
le-champ,  car  il  ne  se  souciait  plus  d'en  entendre 
parler.  Nous  ne  comprîmes  pas  très-bien,  par  la 
tournure  de  sa  phrase ,  s'il  permettait  que  l'on  mo- 
difiât l'article.  11  me  sembla  même  que  non.  Toute- 
fois nous  profitâmes  de  la  faculté  qu'il  laissait  de  se 
réunir,  ce  qui  eut  lieu  à  midi,  le  jour  suivant. 

La  nouvelle  séance  dura  douze  heures.  Les  man- 
dataires français  étaient  inflexibles;  ils  s'obstinaient 
à  exiger  que  l'article  fut  adopté  sans  modifications. 
Je  fus  plus  inébranlable  qu'eux,  et  je  maintins  qu'il 
resterait  tel  quel.  Je  ne  me  laissai  point  effrayer  par 
les  conséquences,  je  ne  me  résignai  pas  à  faillir  à 
tous  mes  devoirs.  A  la  fin,  appréciant  ma  persévé- 
rance, Joseph  Bonaparte,  qui  désirait  avec  ardeur 
terminer  le  Concordat ,  prit  sur  lui  d'admettre  les 
améliorations  que  je  proposais.  Il  dit  qu'il  se  char- 
geait de  la  responsabilité,  et  que  son  titre  de  frère 
du  Premier  Consul  l'autorisait  à  cette  démarche.  «  Si 
le  Premier  Consul  me  désapprouve,  ajouta-t-il,  je  ne 
me  repentirai  jamais  d'avoir  encouru  sa  disgrâce 
pour  un  acte  que  ma  conscience  juge  bon  et  utile.  » 

Les  deux  autres,  en  le  voyant  assumer  toute  la 
responsabilité,  se  joignirent  à  lui,  mais  à  celte  con- 
dition seulement,  puis,  à  minuit,  le  Concordat  fut 
si2;né. 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  .371 

Le  frère  du  Premier  Consul  se  chargea  de  le  pré- 
senter le  lendemain,  el  de  me  faire  savoir  si  le  chef  de 
l'État  l'avait  approuvé  ou  rejeté.  Il  m'avertit  le  jour 
suivant  que  Bonaparte,  après  s'être  mis  en  grande 
colère  et  après  lui  avoir  adressé  de  sévères  repro- 
ches sur  les  changements  introduits  dans  l'arliclc  en 
question,  s'était  rendu  aux  prières  de  son  fière  et 
qu'il  avait  fini  par  ajouter  :  «  Puisque  la  chose  est 
terminée,  il  faut  bien  que  je  l'approuve.  » 

Je  restai  encore  à  Paris  quatre  ou  cinq  jours  seu- 
lement. Je  vis  deux  fois  le  Piemier  Consul,  et  je  con- 
clus avec  lui  div'erses  autres  affaires. 

Pendant  les  négociations  du  Concordat,  le  Pape 
n'avait  pas  permis  qu'on  ouvrit  la  bouche  sur  les 
démêlés  temporels.  Le  seul  avantage  de  la  Religion, 
telle  était  sa  pensée  dominante,  et  il  ne  v^oulut  pas 
que  les  contemporains  ou  la  postérité  pussent  lui 
reprocher  avec  quelque  apparence  de  justice  d'av  oir 
entrepris  le  Concordat  dans  des  vues  purement  hu- 
maines. Malgré  l'opportunité  de  la  situation ,  Sa 
Sainteté  ne  songea  pas  à  compenser  ou  à  réparer  les 
pertes  énormes  que  l'État  pontifical  avait  eu  à  subir 
durant  la  Révolution . 

Peu  de  temps  après,  le  Premier  Consul  restitua 
Pesaro,  dont  la  République  cisalpine  s'était  emparée 
en  violation  du  traité  de  Tolcntino,  et  je  puis  l'aflir- 
mer,  si  Bonaparte  fit  cet  acte  d'équité,  il  ne  suivit  en 
cela  que  son  inspiration ,  car  le  Pape  ne  lui  avait  rien 
demandé.  Pie  VU  comprenait  trop  son  devoir  et  sa 

24. 


372  MÉMOIRES 

dignité  pour  en  appeler  jamais  à  cette  paix  préten- 
due de  Tolentino ,  et  pour  la  sanctionner  même  indi- 
rectement. Il  se  trouvait  plus  libre  que  son  prédéces- 
seur ne  l'avait  jamais  été.  Je  crois  que  la  raison  qui 
empêcha  le  Pape  de  reconnaître  le  traité  de  Tolen- 
tino a  été  peu  différente  de  celle  qui  engagea  Bona- 
parte à  le  faire  dans  des  vues  opposées,  et  ce  fut  là 
le  motif  de  la  restitution  de  Pesaro. 

Tandis  que  j'étais  à  Paris,  on  traita  l'affaire  des 
biens  nationaux,  c'est-à-dire  des  biens  appartenant 
à  la  Chambre  apostolique  et  aux  corporations  ecclé- 
siastiques, biens  qu'on  avait  confisqués  pendant  les 
Républiques  romaine  et  française,  et  que  les  pou- 
voirs nouveaux  avaient  vendus  ou  cédés  en  paye- 
ment à  plusieurs  particuliers.  Quand  le  Pape  revint 
dans  ses  États,  la  République  française  ne  voulut 
point  qu'on  privât  ces  individus,  très-chers  à  la  Ré- 
volution, des  propriétés  qu'ils  avaient  acquises.  La 
République  craignait  en  effet  de  leur  déplaire  et 
d'être  forcée  de  leur  payer  la  compensation  promise. 
Cette  négociation  fut  dillicile  et  pénible,  à  cause  de 
la  différence  qui  existait  entre  les  parties  contrac- 
tantes, la  Cour  pontificale  et  la  France.  Je  pus  enfin 
arranger  l'affaire  en  abandonnant  un  seul  quart  de 
ces  biens  aux  acquéreurs,  soit  en  nature,  soit  en 
argent,  soit  autrement,  selon  leur  bon  plaisir.  Cet 
abandon  du  quart  fut  entouré  de  tant  de  conditions, 
et  de  conditions  si  onéreuses,  que  dans  la  disparité, 
je  le  répète,  existant  entre  les  forces  des  parties  con- 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  373 

tractantes,  je  le  répète  de  nouveau,  raccord  fut  on 
ne  peut  plus  avantageux  pour  le  Saint-Siège. 

On  s'occupa  aussi  des  affaires  de  la  juridiction  et 
de  la  poste  française  à  Rome,  en  vertu  d'un  des  ar- 
ticles du  Concordat,  qui  attribuait  au  nouveau  gou- 
vernement français  les  prérogatives  et  les  privilèges 
de  l'ancien  régime. 

J'avouai  en  toute  franchise  au  Premier  Consul  que 
l'intention  formelle  du  Pape  était  de  faire  cesser  ces 
deux  privilèges,  ou,  pour  mieux  dire,  ces  deux 
abus;  que  Sa  Sainteté  songeait  à  les  enlever  à  toutes 
les  autres  cours,  et  qu'elle  ne  les  conserverait  à  la 
France  que  jusqu'au  jour  où  les  divers  princes  con- 
sentiraient à  y  renoncer.  Le  Premier  Consul  accepta. 

Pour  bien  comprendre  cela,  il  faut  savoir  que, 
durant  la  Révolution  qui  éclata  sous  Pie  VI,  la  Ré- 
publique romaine,  parlons  plus  clairement,  la  Ré- 
publique française  qui  la  manipulait,  abolit  à  Rome 
les  postes  étrangères,  les  droits  d'asile,  et  les  juri- 
dictions des  places  et  des  enceintes  (dont  quelques- 
unes  étaient  fort  vastes)  attenantes  aux  palais  des 
ambassadeurs.  Quand  on  restaura  le  gouvernement 
pontitical,  nous  reculâmes  devant  la  résurrection  des 
abus  qui  avaient  été  engloutis  dans  le  naufrage. 
Nous  cherchâmes  le  moyen  d'abolir  tous  ces  privi- 
lèges ou  droits  que  les  Napolitains  avaient  rétablis 
en  même  temps  que  ceux  appartenant  directement 
à  leur  Cour.  Je  donnai  au  Saint-Père  le  conseil  de 
les  supprimer  tous  de  fait  par  une  déclaration  très- 


37i  MEMOIRES 

énergique.  Je  lui  en  avais  démontré  liniquité,  et 
après  lui  avoirexposé  de  quelle  manière  la  République 
romaine  avait  procédé,  je  lui  dis  que,  si  les  puissances 
étrangères  avaient  accepté  cette  suppression  des 
mains  de  la  République,  il  faudrait  bien  la  subir 
venant  du  Souverain  Pontife,  (lui  n'était  certainement 
pas  à  comparer  à  cette  République.  Mon  avis  ne  plut 
point  au  Pape.  Pour  procéder  avec  plus  d'égards  et 
de  douceur,  et  persuadé  que  les  Cours  étrangères 
ne  pourraient  résister  à  l'évidence  de  ces  raisons,  il 
préféra  traiter  l'affaire  avec  elles.  Mais  il  fut  en  grande 
partie  déçu  dans  son  espérance,  et  il  perdit  cette 
occasion  propice.  Elle  se  représentera  dans  une 
seconde  restaura.tion  du  gouvernement  pontifical  (si 
le  Ciel  la  permet),  et  il  est  à  croire  que  le  Saint-Père 
s'empressera  d'en  profiter  d'une  façon  plus  ferme  et 
par  conséquent  plus  efficace  que  la  première  fois. 

Les  cours  de  Naples,  de  Toscane,  de  Sardaigne  et 
d'Autriche,  adhérèrent  aux  sollicitations  du  Pape. 
De  plein  gré,  elles  consentirent  à  renoncer  à  leurs 
prétendues  juridictions  et  aux  postes,  à  la  condition 
qu'on  agirait  ainsi  vis-à-vis  de  toutes  les  Cours  qui, 
comme  elles,  jouissaient  de  ces  privilèges.  Par  mal- 
heur, l'Espagne  s'y  refusa,  et  ses  ambassadeurs  en 
furent  cause. 

Ils  exerçaient  à  Rome  une  espèce  de  souveraineté, 
car  leur  juridiction  s'étendait  sur  onze  ou  douze 
mille  habitants.  L'Espagne  ne  répondit  pas  autre 
chose,  sinon  que  c'était  un  ancien  privilège  qu'elle 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  375 

possédait  et  (ju'elle  désiiait  garder.  Mais  si  cette 
excuse  eût  été  valable,  le  Pape  se  serait  fort  l)ien 
trouvé  de  la  réciprocité  en  maintenant  les  privilèges 
et  les  droits  anciens  dont  le  Sainl-Siége  avait  été 
gratifié  en  Espagne  et  qui  n'existaient  plus.  L'affaire 
fut  mise  en  délibéré.  Les  négociations  s'éternisèrent, 
et  c'est  ainsi  que  je  n'eus  pas  la  gloire  de  procurer 
à  l'Etat  l'inestimable  bienfait  de  l'abolition  des  postes 
et  des  juridictions  étrangères,  bienfait  que  nous  au- 
rions obtenu,  sans  aucun  doute,  en  procédant  par 
voie  d'autorité,  comme  je  l'avais  conseillé'. 

Les  choses  se  trouvaient  dans  cet  état  quand  la  ' 
France  exigea  la  restitution  de  ces  privilèges.  On  ne 
pouvait  point  lui  disputer  ce  que  les  autres  cours 
possédaient  actuellement.  Une  seule  chose  était  pra- 
ticable, il  fallait  s'assurer  que  la  France  renoncerait 
aux  prérogatives  rendues  dès  que  les  autres  cours  y 
renonceraient  elles-mêmes,  et  le  Consul  s'y  engagea. 
Je  quittai  Paris  vers  le  23  juillet  et  je  retournai  en 
toute  hâte  à  Rome,  pour  que  la  ratification  du  Con- 
cordat j)ar  le  Pape  pût  être  remise  à  Bonaparte  qua- 
rante jours  après  la  signature,  ainsi  qu'on  en  était 
convenu.  Je  ne  puis  exprimer  avec  quelle  force  le 
gouvernement  français  insista  sur  ce  point,  disant  à 
haute  voix  que  l'on  ne  pouvait  pas  ditlerer  la  publi- 
cation du  Concordat  snns  un  notable  préjudice  pour 
l'Etat,  et  qu'en  conséquence  il  fallait  en  obtenir 
promptement  la  ralilication.  Quoique  je  marchasse 
'  Après  181  i,  le  cardinal  Consaivi  réalisa  son  projet. 


376  MÉMOIRES 

jour  et  nuit,  cependant  je  fus  rejoint  à  Florence  par 
un  courrier  qui  avait  pour  mission  de  me  presser 
encore  davantage.  J'arrivai  à  Rome  le  6  août,  juste 
deux  mois  après  mon  départ. 

Le  Pape  m'accueillit  avec  les  plus  tendres  démons- 
trations de  joie  et  de  bonté.  On  distribua  de  suite 
l'exemplaire  du  Concordat  à  tous  les  Cardinaux,  dont 
le  Pape  voulait,  avant  la  ratification,  demander  l'avis 
dans  une  Congrégation  générale,  qui  se  tiendrait  en 
sa  présence.  La  ratification  fut  ensuite  portée  à  Paris 
par  un  courrier  pontifical.  Elle  y  arriva  trente-six 
ou  trente-sept  jours  après  la  signature  du  traité. 

Je  n'abandonnerai  pas  la  question  de  ce  traité 
sans  parler  de  ce  qui  suivit.  Au  grand  étonnement 
de  tout  le  monde,  il  s'écoula  plusieurs  mois  avant  la 
publication  du  Concordat  en  France.  Le  Gouverne- 
ment ne  témoignait  plus  la  même  ardeur  qu'autre- 
fois, et  la  rapidité  avec  laquelle  j'avais  effectué  mon 
voyage  me  paraissait  complètement  superflue.  Nous 
avions  couru,  presque  volé,  et  cette  précipitation 
m'avait  causé,  ainsi  qu'à  mes  gens,  une  telle  fatigue, 
qu'à  notre  arrivée  à  Rome  nous  avions  tous  été 
contraints  de  garder  le  lit  par  suite  du  gonflement 
de  nos  jambes,  gonflement  que  la  douleur  née  d'un 
voyage  aussi  rapide  avait  occasionné.  On  ne  compre- 
nait pas  les  raisons  de  ce  mystérieux  retard,  mais 
on  en  eut  bientôt  la  clef  quand,  à  Pâques  de  l'année 
suivante,  on  vit  apparaître  un  gros  volume  portant 
pour  titre  :  Concordai. 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  377 

La  première  cl  la  seconde  pae;e  contenaient  seules 
le  véritable  texte  du  traité,  en  dix-sept  articles,  si 
j'ai  bonne  mémoire.  Les  lois  orpjaniques  fabriquées 
l)ar  le  gouvernement  français  remplissaient  tout  le 
volume.  Pour  persuader  aux  lecteurs  superficiels  et 
vulgaires  que  ces  articles  ori^aniques  avaient  été 
acceptés  par  le  Pape,  on  les  avait  frauduleusement 
placés  sous  le  titre  et  sous  la  date  du  Concordat.  Et 
cependant  ils  étaient  postérieurs  au  moins  d'un  an  à 
ce  traité.  Il  n'y  eut  qu'une  chose  qu'on  ne  se  permit 
point,  ce  fut  d'apposer  sous  ces  articles,  (juc  nous  ne 
connaissions  pas,  nos  noms,  qui  se  lisaient  au  bas  du 
véritable  Concordat.  Je  renonce  à  dépeindre  le  cha- 
grin que  ces  lois  organicjues  causèrent  au  Pape.  Il 
comprenait  que  le  Concordat  était  bouleversé  et 
anéanti  au  moment  même  de  sa  publication,  et  qu'on 
portait  ainsi  un  immense  préjudice  à  la  Religion  et 
aux  règles  essentielles  de  l'Église.  Il  ne  restait  à 
Pie  VU  d'autre  moyen  de  protester  que  de  déclarer 
hautement,  en  face  du  monde,  dans  une  allocution 
consistoriale,  imprimée  à  l'heure  même  où  le  Con- 
cordat paraissait  à  Rome,  que  ces  lois  organiques  lui 
étaient  absolument  inconnues,  qu'il  n'y  avait  pris 
aucune  part,  qu'elles  lui  infligeaient  la  plus  vive 
peine,  et  qu'il  allait  présenter  au  Premier  Consul  ses 
plus  pressantes  réclamations,  —  ce  qu'il  fil.  —  Il 
ajoutait  que  Bonaj)arte,  après  avoir  désiré,  par  le 
Concordat,  rétablir  en  théorie  la  Religion  catholique, 
ne  pouvait  pas  lui-même  se  mettre  en  contradiction 


378  MÉMOIRES 

avec  sa  volonté  en  maintenant  des  lois  qui  lui  étaient 
si  opposées.  Le  Pape  fit  connaître  de  la  sorte  (ju'ij 
était  resté  étranger  à  ces  articles,  et  qu'il  savait  les 
qualifier  du  titre  qu'ils  méritaient,  afin  que  les  Catho- 
liques pussent  se  tenir  sur  leurs  gardes. 

A  l'amertume  que  les  lois  organiques  provoquaient 
dans  le  cœur  du  Père  commun,  vint  se  joindre  la 
nomination  de  certains  prêtres  constitutionnels  aux 
évèchés.  Nous  nous  étions  assurés  d'avance,  pen- 
dant les  négociations,  que  le  gouvernement  fran- 
çais abandonnerait  radicalement  les  constitutionnels, 
que  le  Saint-Siège  déclarait  appartenir  encore  au 
schisme,  pour  l'abolition  duquel  le  Concordat  avait 
été  rédigé  en  partie.  Mais,  après  la  signature  de  cet 
acte  religieux,  le  Gouvernement  insinua  que  la  poli- 
tique le  forçait  à  nommer  quelques  constitutionnels 
aux  sièges  nouveaux.  Nous  nous  opposâmes  èner- 
giquement  à  ce  projet,  en  démontrant  à  Bonaparte 
combien  il  serait  nuisible  à  tous  égards.  Comme  les 
efforts  de  la  Cour  de  Rome  restaient  sti'riles,  elle 
déclara  à  la  France  qu'elle  se  voyait  dans  l'impossi- 
bilité d'agréer  ses  présentations  aux  évêchés,  si  les 
prêtres  qu'on  y  appelait  ne  rétractaient  pas  leurs  er- 
reurs. Le  Gouvernement  prétendit  alors  qu'il  suffisait 
que  ces  prêtres  acceptassent  le  Concordat,  qui  était, 
à  son  avis,  une  rétractation  implicite.  Nous  répon- 
dîmes qu'il  n'en  était  point  ainsi,  car  le  Concordat  ne 
renfermait  pas  un  mot  sur  la  schismalique  constitution 
civile  du  clergé;  que  l'acceptation  du  Concordat  pou- 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  379 

Tait  êfre  regardée  comme  l'acceptation  d'une  nouvelle 
discipline  substituée  à  celle  de  la  constilulion  du 
clergé,  et  non  comme  une  flétrissure  de  cette  dernière, 
en  tant  que  coupable  et  erronée.  Le  gouvernement 
français  avait  fini  par  se  rendre  à  ces  raisons;  il  avait 
promis  la  rétractation  expresse  des  évêqucs  nommés, 
et  nous  nous  étions  arrangés  pour  la  formule.  Elle 
consistait  à  se  soumettre  aux  jugements  du  Saint- 
Siège  exprimés  dans  les  Brefs  si  répandus  de  Pie  VI, 
sur  la  question  des  actes  ecclésiastiques  de  France. 

Or  il  arriva  que,  sans  être  muni  des  pouvoirs 
nécessaires,  le  cardinal  Caprara,  en  sa  qualité  de 
cardinal  légat,  s'imagina  de  donner  l'institution  ca- 
nonique aux  évêques  nommés.  Il  assura  d'abord  que 
ces  constitutionnels  s'étaient  rétractés  en  présence 
des  deux  évêques  de  Vannes  et  d'Orléans  (l'abbé 
Bernier),  et  il  fit  passer  à  Rome  leur  procès  et  leur 
serment.  Mais  les  évêques  nommés  lui  infligèrent 
bientôt  un  démenti  public  dans  leurs  brochures;  ils 
dirent  même  que,  bien  loin  d'avoir  souscrit  à  la  for- 
mule que  les  deux  évêques  de  Vannes  et  d'Orléans 
leur  proposaient  d'accepter,  ils  l'avaient  foulée  aux 
pieds.  Peu  importe  de  savoir  qui  fut  trompeur  ou 
trompé  dans  cette  atfaire;  ce  qui  ne  paraissait  que 
trop  réel,  c'était  le  scandale  et  le  malheureux  veu- 
vage des  églises. 

Ces  deux  grands  et  très-cruels  déboires,  l'installa- 
tion sur  les  nouveaux  sièges  des  constitutionnels  qui 
persistaient  dans  le  schisme,  et  la  promulgation  des 


380  .    MÉMOIRES 

lois  organiques  destructives  du  traité,  furent  les 
deux  épines  qui  continuèrent  à  déchirer  le  cœur  du 
Pape,  et  qui  l'engagèrent  à  entreprendre  le  voyage 
de  Paris  pour  le  couronnement  de  l'empereur  Napo- 
léon. En  terminant  l'atFaire  du  Concordat  français, 
je  dois  avertir  le  lecteur  que  j'ai  écrit  à  ce  sujet 
d'autres  Mémoires.  Si  entre  ma  première  version  et 
celle-ci  on  signalait  quelque  différence,  on  devrait 
s'en  référer  à  la  première.  Elle  est  plus  intégrale, 
plus  détaillée  ;  elle  a  été  composée  dans  des  moments 
moins  critiques  et  qui  me  permettaient  mieux  l'exac- 
titude et  la  réflexion. 

Au  Concordat  français  succéda  le  Concordat  ita- 
lien, c'est-à-dire  le  Concordat  du  royaume  d'Italie, 
qui  fut  négocié  par  le  Cardinal  légat  à  Paris. 

La  triste  expérience  qu'il  avait  faite  pour  le  Con- 
cordat français  engagea  le  Pape  à  prendre  ses  pré- 
cautions, afin  d'empêcher  qu'à  l'aide  de  lois  orga- 
niques ou  de  quelque  autre  moyen  on  ne  battît  en 
brèche  le  nouvel  édifice  aussitôt  qu'il  serait  élevé. 
Le  Saint-Père  signa  donc  le  Concordat  italien,  dans 
lequel  il  avait  intercalé  plus  d'articles  avantageux  à 
l'Eglise  que  dans  le  Concordat  français.  Pour  en 
arriver  là.  Sa  Sainteté  avait  mis  en  avant  qu'on  ne 
prétendrait  pas  pour  le  royaume  d'Italie,  comme 
pour  la  France,  que  l'état  des  choses  et  le  renverse- 
ment total  de  la  Religion  n'autorisaient  rien  de  plus 
que  ce  que  le  Gouvernement  accordait.  Le  Pape  y  fit 
insérer  en  outre  un  article  très-net  par  lequel  il  fut 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  381 

stipulé  (lu'on  ne  pourrait  rien  innover  dans  les 
allaires  ecclésiasticjues  sans  s'être  concerté  avec  le 
Saint-Siège.  ÎMais  cet  article,  très-clair  cependant, 
ne  garantit  pas  le  Pape  des  atteintes  qu'il  redoutait. 

A  l'instar  des  lois  organicpics  françaises  sur  le 
Concordat,  on  \it  apparaître  avec  le  Concordat 
d'Italie  d'abord  les  décrets  du  président  ]\le!zi,  el 
ensuite,  sur  les  réclamations  du  Pape,  les  ordon- 
nances dn  ministre  des  cultes,  et  les  décrets  de 
1  Empereur  lui-même  révoquant  en  apparence  les 
arrêtés  de  Melzi  et  les  maintenant  en  réalité.  C'est 
ainsi  que  ce  Concordat,  comme  celui  de  la  France, 
fut  bouleversé  au  moment  où  il  voyait  la  lumière, 
et  bouleversé  malgré  les  oppositions  incessantes  du 
Pape,  qui,  soit  par  l'intermédiaire  de  ses  ministres, 
soit  par  ses  démarches  personnelles,  par  ses  Brefs  ou 
par  ses  lettres,  continua  ses  plaintes  à  ce  sujet  jus- 
qu'après son  départ  de  Rome,  et  même  pendant  sa 
longue  captivité,  qui  dure  encore. 

Le  mariage  de  Jérôme,  frère  de  l'Empereur  et 
aujourd'hui  roi  de  Westphalie,  succéda  aux  péripé- 
ties des  deux  traités  religieux.  Sa  Majesté  écrivit  au 
Pape  pour  ([u'il  annulât  le  mariage  que  son  frère  avait 
contracté  en  Amérique  sans  son  consentement  et 
sans  celui  de  leur  mère.  \.n  négociation  fut  entamée 
et  suivie  à  Rome  par  le  cardinal  Fesch,  qui  venait  de 
succéder  à  M.  Cacault  en  qualité  d'ambassadeur. 
Cette  aflaire  fut  fort  pénible,  tant  par  la  vivacité  avec 
laquelle  l'Empereur  adressa  et  soutint  sa  demande, 


382  MÉMOIRES 

que  par  la  nature  des  factums  que  fit  rédiger  le 
cardinal  Fesch,  afin  d'arriver  au  but  de  leurs  désirs. 
Le  Pape  n'adhéra  jamais,  parce  que,  disait-il,  les 
lois  de  l'Église  s'opposaient  à  cette  prétention;  mais 
l'Empereur  voyant  un  ecclésiastique  et  un  cardinal 
tel  que  Fesch  soutenir  avec  tant  de  force  qu'il  n'était 
pas  vrai  que  les  lois  de  l'Église  s'opposassent  à  sa 
demande,  se  figura  que  le  Sainl-Père  avait  un  motif 
secret  pour  agir.  Au  lieu  de  trouver  un  avantage 
dans  la  qualité  du  ministre  qui  traitait  avec  nous. 
Pie  Vil  n'y  rencontra  que  de  cruels  désagréments. 
Le  Pape,  dans  ses  réponses,  démontra  jusqu'à  l'évi- 
dence que  le  défaut  de  consentement  des  parents 
ne  constituait  point  un  empêchement  dirimant  pour 
l'effet  sacramentel,  s'il  en  constituait  un  en  Fiance 
pour  les  effets  civils.  Il  établit  que  le  seul  moyen  de 
le  faire  souscrire  au  vœu  impérial,  c'était  de  lui 
prouver  que  le  concile  de  Trente  avait  été  publié  à 
Baltimore,  ville  où  le  maiiage  fut  contracté.  Dans  ce 
cas,  disait  le  Pape,  nous  déclarerions  nulle  cette 
union,  parce  qu'elle  n'aurait  pas  été  contractée  dans 
les  nouvelles  formes  prescrites  par  le  Concile.  Si, 
d'un  autre  côté,  ce  Concile  n'y  a  pas  été  publié, 
l'ancienne  discipline  y  étant  encore  en  vigueur, 
d'après  le  Concile  lui-même  et  les  Constitutions 
apostoliques  pour  les  lieux  où  il  n'aurait  pas  été 
promulgué,  le  mariage  est  on  ne  peut  plus  valide.  » 
On  ne  prouva  jamais  que  la  publication  du  Con- 
cile avait  eu  lieu  à  Baltimore,  et  le  Pape  persista 


nu   CARDINAL  CONSALVI.  383 

dans  son  refus.  Je  dus  certes  beaucoup  souffrir,  — 
qu'on  nie  permette  ce  bon  mot,  —  des  nouvelles 
formes  qu'inventa  l'ambassadeur  français  à  Rome 
pour  négocier  cette  aifaire.  Il  y  a  quehjue  chose  de 
plus  singulier  encore  par  rapport  à  ce  mariage.  Dans 
les  lettres  que  l'Empereur  écrivit  au  Saint-Père  pour 
en  obtenir  l'annulation,  Bonaparte  relevait  toujours 
avec  une  extrême  vivacité  que  l'épouse  de  son  frère 
était  protestante,  et  il  vitupérait  vertement  le  Pontife 
de  vouloir  maintenir  une  hérétique  dans  une  famille 
dont  tous  les  membres  étaient  destinés  à  occuper 
des  trônes. 

A  cette  objection ,  le  Pape  répondait  que  l'Église 
désapprouvait  certainement  les  mariages  contractés 
entre  des  personnes  de  cultes  différents,  qu'elle  les 
regardait  comme  illicites,  mais  qu'elle  ne  les  arguait 
point  d'invalidité  et  de  nullité.  Après  ces  lettres, 
aurions-nous  jamais  pu  croire  que,  le  mariage  une 
fois  déclaré  nul  par  l'autorité  ecclésiastique  de  Paris, 
—  je  ne  sais  à  coup  sûr  en  vertu  de  quel  droit  et  de 
quels  pouvoirs ,  —  on  aurait  fait  épouser  par  ce 
même  prince  Jérôme  Bonaparte  une  protestante,  la 
fille  du  roi  de  Wurtemberg,  et  qu'on  l'aurait  placée 
sur  le  trône  de  Westphalie  ? 

J'arrive  au  grand  événement  du  voyage  de  Pie  VII 
à  Paris.  On  reçut  inopinément  à  Home  une  lettre  du 
Cardinal  légat.  Elle  portait  que  l'Empereur  l'avait 
fait  appeler,  et  lui  avait  dit  que  tous  les  ordres  de 
l'État  et  les  personnes  les  mieux  intentionnées  en 


384  MÉMOIRES 

faveur  de  la  Religion  catholique ,  lui  faisaient  ob- 
server qu'il  serait  très-utile  aux  intérêts  de  cette 
même  Religion  d'être  couronné  par  le  Pape  sous 
son  nouveau  titre  d'Empereur  des  Français;  que  tel 
était. aussi  son  avis;  que  les  circonstances  dans  les- 
quelles se  trouvait  la  France  et  son  élévation  récente 
à  la  dignité  impériale,  après  la  grande  crise  d'où 
sortait  le  pays,  rendaient  impossible  son  voyage  à 
Rome  pour  recevoir  le  diadème  des  mains  du  Pape; 
qu'en  conséquence,  puisque  lui,  l'Empereur,  ne 
pouvait  pas  quitter  Paris  sans  un  trop  grave  préju- 
dice, il  ne  restait  qu'un  moyen  d'accomplir  cette 
cérémonie,  c'était  que  le  Pontife  vînt  de  sa  personne 
à  Paris,  comme  quelques-uns  de  ses  prédécesseurs 
n'avaient  pas  eu  de  difficulté  à  lui  en  fournir 
l'exemple;  que  le  Pape  serait  satisfait  de  son  voyage 
au  delà  même  de  ses  vœux,  à  cause  des  fruits  que 
la  Religion  en  retirerait,  qu'il  fallait  en  référer  au 
Saint-Père;  que,  si  sa  réponse  était  affirmative,  on 
l'inviterait  officiellement  avec  toute  la  solennité  et 
la  pompe  dignes  de  l'invité  et  de  son  hôte. 

A  ces  communications  faites  de  la  part  de  l'Empe- 
reur, le  Cardinal  légat  ajoutait  qu'il  pouvait  assurer 
de  son  côté  que  si  le  Pape  accueillait  cette  demande, 
il  en  résulterait  de  grands  avantages,  et  que  s'il  la 
rejetait,  on  n'avait  qu'à  s'attendre  à  des  calamités 
prochaines:  qu'un  refus  serait  très-sensible  et  ne 
serait  jamais  pardonné  ;  que  les  excuses  basées  sur 
la  santé,  sur  le  grand  âge  du  Saint-Père,  sur  les 


DU   CARDINAL  CONSALVI.  38.', 

inconvénients  du  voyage,  etc.,  seraient  prises  pour 
ce  qu'elles  valaient,  c'est-à-dire  pour  des  prétextes, 
et  qu'elles  produiraient  le  plus  mauvais  eflel;  qu'un 
retard  dans  la  réponse  serait  considéré  à  l'éj^al  d'un 
refus,  et  que  la  situation  faite  au  nouveau  Gouverne- 
ment ne  le  permettait  pas;  qu'il  était  inutile  et  fasti- 
dieux de  soulever  des  objections  sur  l'étiquette  de  la 
réception  et  du  séjour,  car  il  savait  de  source  cer- 
taine que  l'on  ferait  sur  ce  point,  en  faveur  du 
Saint-Siège,  tout  ce  qui  avait  été  fait  autrefois,  et 
beaucoup  au  delà  même  des  souhaits;  néanmoins 
l'Empereur  ne  voulait  pas  subir  l'humiliation  d'ac- 
corder en  obtempérant  à  un  traité  préventif,  il  dési- 
rait agir  par  une  propension  naturelle  du  cœur.  Le 
Légat  ajoutait  enfin  que  tout  semblait  concourir  pour 
que  le  Pape  donnât  une  réponse  non-seulement  aflir- 
mative,  mais  encore  très-prompte,  et  pour  que  la 
transmission  en  fût  aussi  rapide  que  possible. 

On  comprend  que  cette  lettre,  sur  une  matière 
aussi  délicate  qu'importante ,  dut  plonger  le  Pape 
dans  des  méditations  profondes.  On  saisit  à  vue  d'œil 
les  conséquences  qui  découleraient  de  l'acceptation 
ou  de  la  non-acceptation  d'une  pareille  demande;  on 
prévit  sur-le-champ  ce  que  l'on  pouvait  attendre 
d'un  tel  homme  si,  par  un  refus,  on  le  blessait  au 
plus  vif.  On  ne  se  dissimula  point  l'impression  que, 
vu  la  disposition  des  esprits  en  Europe  à  l'égard  de 
Bonaparte,  cette  promesse  du  voyage  allait  produire 
sur  les  particuliers  et  dans  les  Cours ,  et  l'on  pres- 

II.  25 


386  MÉMOIRES 

sentit  le  jugement  qu'il  était  permis  d'attendre  de  la 
postérité'. 

Pour  suivre  la  route  droite  et  ne  pas  se  tromper 
au  milieu  de  tant  de  difficultés,  il  n'y  avait  qu'à  mar- 
cher avec  une  grande  pureté  d'intention.  Il  importait 
de  ne  pas  se  laisser  guider  par  des  intérêts  et  des 

1  Ce  jugement  est  prononce',  et  la  me'moire  du  pape  Pie  VU 
n'a  pas  à  s'en  plaindre.  Les  partis  extrêmes,  les  seuls  vrais  par 
conséquent ,  attaquèrent  la  re'solulion  du  Souverain  Pontife  avec 
toute  sorte  d'armes.  L'imprécation,  la  satire,  la  douleur,  furent 
mises  en  jeu,  et  le  comte  Joseph  de  Maistre,  le  futur  auteur  du 
célèbre  ouvrage  intitulé  L>u  Pape,  et  les  évèques  français  émigrés 
et  les  royalistes  de  toutes  les  nuances  tirent  cause  commune 
avec  l'incrédulité  et  la  démagogie  pour  s'opposer  à  cette  consé- 
cration suprême.  Aujourd'hui  que  toutes  ces  fiévreuses  agitations 
ne  sont  plus  que  du  domaine  de  l'histoire,  même  sous  le  second 
Empire, 'nous  pensons,  en  nous  reportant  à  l'époque  et  aux  cir- 
constances; que  Pie  vil  ne  pouvait  faire  mieux,  et  qu'il  lui  était 
impossible  de  faire  autrement. 

Dans  une  note  séparée  de  ses  écrits,  note  qui  s'y  rattache 
cependant  d'une  manière  intime,  le  cardinal  Consalvi  se  montre 
beaucoup  plus  explicite  que  dans  ses  Mémoires,  et  il  dit  : 

ff  L'empereur  Napoléon  exerçait  sur  le  Saint-Père  une  espèce 
de  fascination  et  d'éblouissement  que  toutes  les  calamités  privées 
ou  publiques  ne  purent  jamais  faire  cesser.  C'était  un  mélange 
d'admiration  et  de  crainte,  de  tendresse  paternelle  et  de  pieuse 
gratitude.  Le  Concordat  était  son  oeuvre  de  prédilection ,  l'acte 
de  paix  et  de  foi  qui  avait  réconcilié  la  France  avec  l'Église,  et 
préservé  le  monde  entier  d'un  schisme  universel  ou  d'une  vio- 
lente séparation  d'avec  le  Saint-Siège.  Pie  Vil ,  qui  n'entrevoyait 
la  politique  qu'au  point  de  vue  de  la  Religion,  et  dont  la  vie 
s'était  écoulée  loin  des  calculs  ambitieux  et  des  intrigues  de  la 
diplomatie ,  ne  reconnaissait  (ju'une  chose  nécessaire.  Il  ne  s'oc- 
cupait que  du  salut  des  âmes  et  du  bien  spirituel  des  peuples,  il 
écartait  donc  autant  que  possible  tout  ce  qui  pouvait  nuire  à  son 
œuvre.  Les  agitations  de  cette  époque  si  troublée,  les  complots 
éclatant  à  Paris  contre  la  vie  du  Premier  Consul  et  de  l'Empereur, 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  387 

motifs  humains,  et  de  n'avoir  d'autres  vues  que 
celles  que  le  Pape  devait  manifester  en  raison  de 
son  caractère  et  de  son  apostolat,  c'est-à-dire  il 
s'agissait  de  n'envisager  en  cela  que  la  Religion. 
Le  Saint-Père,  se  défiant  de  sa  propre  sagesse,  jugea 
nécessaire  de  réunir  le  Collège  des  Cardinaux  tout 

les  rêves  des  uns,  les  crimes  des  autres,  les  passions  de  tous, 
n'altéraient  en  rien  le  calme  de  sa  pensée;  mais,  après  l'assassinat 
du  duc  d'Enghien ,  le  Saint-Père  ne  crut  pas,  dans  l'intérêt 
uième  de  Napoh'on,  devoir  rester  indifTérent. 

»  Quand  le  cardinal  Fesch  vint,  de  la  part  du  chef  delà  France, 
annoncer  au  Pape  l'assassinat  de  cette  grande  et  innocj^-nte  vic- 
tia»€j  le  Saint-Père  pleura  beaucoup,  et  il  dit  que  ses  larmes 
coulaient  autant  sur  la  mort  de  l'un  que  sur  l'attentat  de  l'autre. 
Dans  sa  pensée.  Pie  VU  déplorait  amèrement  cette  mort;  mais  il 
déplorait  encore  plus  amèrement  peut-être  que  Bonaparte  s'en 
fût  rendu  coupable.  Les  explications  embrouillées  que  le  cardinal 
Fesch  était  chargé  de  lui  présenter  ne  le  convaimiuireut  point, 
et  lorstpi'on  mit  en  question  le  couronnement  de  Bonaparte  et 
le  voyage  à  Paris,  la  mort  du  duc  d'Enghien  fut  une  des  causes 
secrètes  qui  firent  si  longtemps  hésiter  le  Saint-Père. 

»  Plus  mêlé  ijue  lui  aux  choses  et  aux  hommes,  et  forcé  i>ar  la 
nature  de  mon  emploi  à  les  voir  souvent  du  mauvais  côté,  je  ne 
partageais  pas  d'une  manière  absolue  tous  les  sentiments  que  le 
Pape  professait  à  l'égard  de  l'Empereur.  J'avais  vu  ce  prince  de 
fort  près.  J'admirais  la  puissance  de  son  génie  ,  la  rapidité  de  son 
intelligence  et  cette  merveilleuse  fécondité  de  ressources  dans 
l'esprit  (|ui  en  faisait  un  être  à  part.  Mais  je  ne  me  dissimulais 
pas  qu'à  tant  de  brillantes  qualités  venaient  malheureusement  se 
mêler  de  grandes  ombres  et  d'innombrables  défauts  que  l'ivresse 
du  succès  devait  développer  outre  mesure.  Bonaparte  ,  qui  aurait 
été  invincible  dans  la  discussion ,  ne  voulait  plus  permettre  qu'on 
discutât  avec  lui.  Je  suis  peut-être  un  tle  ceux,  assez  rares  en 
Europe ,  ([ui  lui  ont  tenu  têle  et  ([ui  ne  se  sont  pas  courbés  sous 
sa  volonté  de  fer,  et  j'avoue  ici ,  devant  Dieu,  n'avoir  jamais  eu  à 
m'en  repentir.  Dans  ses  accès  de  colère  ,  colère  plutôt  feinte  que 
réelle  vers  les  premiers  temps  surtout,  il  menaçait  bien  de  faire 

25, 


388  MÉMOIRES 

entier.  Persuadé  que  les  pensées  des  mortels  sont 
toujours  timides  et  incertaines,  cogitaliones  morta- 
lium  timidœ  et  incerlœ ,  ainsi  qu'il  le  dit  ensuite  dans 
son  allocution  consistoriale  tenue  avant  son  départ, 
le  Pape  implora  les  lumières  et  l'aide  du  Ciel  pour 
que  la  résolution  à  prendre  devînt,  tôt  ou  tard,  la 
plus  honorable  et  la  plus  utile  au  bien  de  la  Religion 
et  de  l'Église. 

Ce  fut  dans  ces  dispositions  que  le  Saint-Siège 
entama  à  Rome  les  négociations  relatives  à  cette 
grande  affaire.  Je  dis  à  Rome,  car  le  gouvernement 
français,  en  faisant  écrire  par  le  Cardinal  légat,  avait 
informé  de  tout  son  ambassadeur,  le  cardinal  Fesch. 
Il  l'avait  chargé  de  suivre  les  négociations  et  de  les 
mener  à  bonne  fin  avec  la  plus  vive  sollicitude.  Ce 

fusiller,  ce  qu'il  lui  est  arrivé  de  dire  même  assez  souvent  pour 
moi;  mais  je  suis  persuade  qu'il  n'aurait  jamais  signé  l'ordre 
d'exécution.  J'ai  entendu  raconter  plus  d'une  fois  à  ses  serviteurs 
les  plus  dévoués  et  à  ses  confidents  les  plus  intimes  que  le  meurtre 
du  duc  d'Enghien  avait  été  plutôt  une  surprise  qu'un  acte  de  sa 
volonté.  Je  ne  serais  pas  étonné  que  cela  fût  vrai,  car  c'était  un 
crime  inutile,  ne  laissant  (pie  honte  et  remords,  et  Bonaparte 
aurait  pu  très-aisément  se  les  épargner. 

»  Le  Pape,  se  rendant  à  Paris  pour  le  couronner,  lui  donnait 
un  si  grand  témoignage  de  tendresse  paternelle  et  d'estime  sou- 
veraine ;  Rome  dérogeait  si  pleinement  à  ses  droits  et  à  ses 
usages,  que  nous  ne  doutâmes  pas  que  l'Empereur  saurait  gré 
au  Saint-Siège  d'une  condescendance  si  marquée.  Nous  fûmes 
tous  trompés  dans  nos  prévisions  religieuses.  Pour  ma  part  j'en 
éprouvai  une  douleur  presque  aussi  cuisante  que  celle  du  Saint- 
Père;  mais,  tout  bien  réfléchi,  si  l'occasion  se  présentait  de  nou- 
veau dans  les  mêmes  conditions,  je  crois  que  je  recommencerais 
encore.  » 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  389 

Cardinal  commença  à  travailler  avec  moi  et  avec  le 
Pape  lui-môme.  Que  l'on  ne  s'attende  ])as  à  lire  ici 
dans  ses  détails  et  d'après  l'ordre  chronoloi;i(|ue  tout 
ce  qui  se  dit  et  se  fit;  ce  serait  impossible,  à  moins 
d'avoir  entre  les  mains  les  notes  émanées  des  deux 
parties.  Et  quand  bien  même  je  posséderais  ces  docu- 
ments, je  ne  le  pourrais  pas  encore,  eu  égard  aux 
circonstances  dans  lesquelles  ces  pages  sont  écrites. 
Je  ne  relaterai  en  gros  que  les  choses  les  plus  essen- 
tielles, car  je  me  vois  dans  l'impuissance  matérielle 
de  les  rapporter  toutes. 

Je  dis  donc  qu'après  avoir  communiqué  aux  Car- 
dinaux une  copie  des  lettres  du  Cardinal  légat  et  du 
cardinal  Fesch,  on  leur  demanda  à  tous  d'exprimer 
leur  avis  sur  le  papier.  Le  plus  grand  nombre  se  dé- 
clara pour  l'affirmative.  L'Empereur  avait  fait  con- 
naître de  la  manière  la  plus  formelle  que  le  Saint- 
Père  n'aurait  point  à  regretter  son  voyage  à  Paris, 
et  qu'il  aurait  lieu  d'en  être  très-content  par  les 
résultats  que  la  Religion  y  trouverait.  On  jugea  que 
le  Pape  ne  pouvait  pas  reculer  devant  ce  voyage, 
même  en  supposant  que  Bonaparte  ne  tiendrait  pas 
la  parole  donnée.  Et,  dans  cette  hypothèse,  on  pensa 
que  le  Pape  ne  devait  point  fournir  de  prétextes  à 
l'accusation  que  tout  le  monde,  et  spécialement  le 
clergé  français,  aurait  fait  peser  sur  lui,  quoique 
sans  raison  valable.  On  aurait  dit  que,  par  son  refus, 
le  Pontife  occasionnait  tout  le  mal  dont  on  avait  tant 
à  se  plaindre  en  France,  et  par  là  môme  empêchait 


1^  MÉMOIRES 

tout  le  bien  qui  ne  s'y  faisait  pas  et  qu'on  aurait  pu 
espérer;  qu'il  s'était  opposé  aux  intérêts  vérital)les 
de  la  Religion,  en  redoutant  les  vaines  paroles  et  les 
censures  des  hommes  animés  d'un  esprit  de  parti. 
Ces  accusations,  prévues  d'avance,  étaient  intrinsè- 
quement dénuées  de  fondement,  car  il  pouvait  fort 
bien  airiver  que  le  voyage  du  Pape  ne  mît  pas  un 
terme  aux  maux  de  la  France  si  Napoléon  violait  ses 
impériales  promesses.  Toutefois  on  crut  devoir  enle- 
ver aux  crédules  le  moyen  si  commode  d'attribuer  à 
Pie  VII  ces  tristes  éventualités;  on  ne  voulut  pas 
fournir  au  monde  et  à  l'Église  une  occasion  de  scan- 
dale. Le  nouvel  Empire  était  reconnu  par  toutes  les 
puissances  catholiques  et  par  les  autres  '.  Il  n'y  avait 
donc  pas  à  objecter  l'intrusion  de  ce  pouvoir,  que  le 
Pape  avait  reconnu  comme  l'Europe.  En  acceptant 
l'idée  du  voyage,  nous  eûmes  encore  la  pensée  de 
ne  pas  attirer  par  un  refus  les  affreuses  conséquences 
qui  auraient  fondu  sur  le  Saint-Siège.  Du  reste  ces 
conséquences  ne  regardaient  pas  seulement  la  Chaire 
de  Pierre;  elles  intéressaient  aussi  l'univers  entier, 
car  la  séparation  de  la  tète  et  du  centre  devait  néces- 
sairement provoquer  une  grande  perturbation  dans 
le  Catholicisme. 

Ces  réflexions  l'emportèrent  dans  la  balance  sur 

1  L'Angleterre  seule  s'obstina  à  ne  jamais  reconnaître  l'Empe- 
reur et  l'Empire.  Aussi,  en  1815  et  à  Sainte-Hélène,  elle  ne 
voulut  voir  dans  Napole'on,  son  prisonnier  europe'en,  que  le  général 
Buonaparte. 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  391 

celles  qu'on  leur  opposait;  je  n'ai  fait  que  les  effleu- 
rer ici,  puisque  ce  n'est  ni  le  lieu  ni  l'heure  de  déve- 
lopper les  motifs  qui  nous  déterminèrent. 

A  ces  raisons  e;énérales  vinrent  se  joindre  plus 
particulièrement  les  deux  autres  dont  j'ai  parlé  quel- 
ques pages  plus  haut  :  les  lois  organiques  et  l'instal- 
lation sur  les  nouveaux  sièges  épiscopaux  des  évèques 
constitutionnels  n'ayant  pas  sincèrement  rétracté 
leurs  erreurs.  C'étaient  là  les  deux  profondes  dou- 
leurs qui  déchiraient  lame  du  Pape.  On  s'en  sou- 
vient, ces  lois  organiques  avaient  étouffé  le  Concordat 
dans  son  berceau,  et  les  nominations  des  constitu- 
tionnels laissaient  subsister  ce  schisme  pour  l'extinc- 
tion duquel  le  Concordat  fut  souscrit.  On  pensa  qu'il 
y  aurait  mérite  à  accepter  l'invitetion  impériale,  et 
que  le  séjour  du  Saint-Père  à  Paris,  ainsi  que  les 
promesses  formelles  de  Napoléon ,  faciliteraient 
l'exécution  du  projet  que  nous  avions  conçu  relati- 
vement à  ces  deux  graves  sujets.  Toutefois,  en  accor- 
dant notre  assentiment  au  voyage  réclamé  par  l'Em- 
pereur, il  nous  sembla  prudent  et  sage  pour  le  Pontife 
de  ne  pas  le  donner  à  l'aveugle ,  comme  on  dit ,  et 
avec  une  confiance  absolue  dans  les  promesses  qu'on 
nous  avait  faites.  Nous  crûmes  que  nous  devions 
préparer  et  assurer  l'accomplissement  de  ce  que  le 
Pape  se  proposait  d'obtenir  par  sa  condescendance. 
Les  simples  promesses  verliales  adressées  au  Cardinal 
légat  et  les  expressions  génériques  sur  le  bien  de 
la  Religion  mises  en  avant  par  les  notes  du  cardinal 


392  MÉMOIRES 

Fesch  nous  parurent  trop  insufiisantes  et  pas  assez 
péremptoires  pour  prononcer  le  oui  définitif. 

Le  cardinal  Fesch  insista  souvent  et  avec  ténacité 
pour  que  le  Pape  mit  à  sa  complaisance  la  con- 
dition que  les  trois  légations  seraient  restituées  au 
Saint-Siège;  mais  Pie  VII  ne  songeait  pas  à  faire  en- 
trer pour  quelque  chose  le  temporel  dans  sa  déter- 
mination. Il  rejeta  cette  idée;  il  défendit  même  de 
lui  en  parler  dorénavant. 

Les  événements  prouvèrent  plus  tard  qu'-en  sug- 
gérant un  pareil  projet,  et  en  cherchant  à  le  popu- 
lariser, ainsi  qu'il  le  fit,  le  cardinal  Fesch  n'agissait 
point  par  ordre  de  Napoléon;  car,  bien  loin  de  vou- 
loir restituer  au  Saint-Siège  ce  qui  lui  avait  déjà  été 
ravi.  Napoléon  méditait  dès  lors  de  s'emparer  de  tout 
le  reste.  Le  Cardinal  agissait  de  la  sorte  parce  qu'il 
était  poussé  par  son  zèle  en  faveur  du  temporel  de 
l'Église,  et  je  me  fais  un  devoir  de  lui  rendre  cette 
justice.  La  négociation  tendit  entièrement  vers  ce 
but,  s'assurer  d'une  manière  plus  positive,  d'une 
manière  liant  plus  étroitement,  s'assurer,  dis-je,  que 
toutes  ces  paroles  génériques  et  volantes  et  toutes 
ces  promesses  en  l'air  pour  le  bien  de  la  Religion 
étaient  sincères.  On  insista  spécialement  sur  les  deux 
points  des  lois  organiques  et  de  l'abandon  des  consti- 
tutionnels qui  refusaient  de  se  rétracter  sincèrement 
et  publiquement.  Cette  négociation  dura  beaucoup 
plus  de  temps  que  le  gouvernement  français  ne 
l'aurait  désiré,  car  elle  se  prolongea  pendant  quatre 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  395 

OU  cinq  mois,  et  plus  encore,  si  j'ai  bonne  mémoire. 
Nous  ne  voulûmes  pas  dire  oui  sans  avoir  ces  pro- 
messes, et  sans  les  avoir  de  Paris  '.  Après  les  plus 

'  Non  content  de  la  de'péclie  olTicielle  que  le  Cardinal  le'gat 
reçut  avec  prière  de  la  transmettre  à  Rome,  l'empereur  Napolt-on 
voulut  que  le  prince  de  Talleyrand,  son  ministre  des  affaires 
étrangères,  lui  adressât  un  rapport  secret  sur  la  question  ,  et  l'on 
eut  bien  soin  que  ce  ra|»port  parvint  au  Vatican.  Le  langage  de 
l'ancien  évéque  d'Autun,  (|ui  avait  abdiqué  la  crosse  et  la  mitre 
pour  prendre  femme,  était  assez  respectueusement  significatif 
j»our  faire  espérer  au  Saint-Siège ,  de  la  part  des  Constitutionnels, 
un  repentir  plus  solide  et  une  vénération  moins  diplomatique- 
ment compassée. 

Voici  le  rapport  du  prince  de  Talleyrand  à  l'Empereur,  sous 
la  date  du  15  juillet  1804  : 

«  Sa  Majesté  m'a  fait  l'honneur  de  me  renvoyer  une  lettre  dans 
laquelle  son  ministre  près  la  Cour  de  Home  lui  a  fait  connaître 
la  disposition  du  Saint-Père  i-elativementà  son  voyage  en  France. 
J'ai  reçu  de  M.  le  Cardinal  légat  une  note  oHicielle  sur  le  même 
sujet.  Je  vais  rendre  à  Sa  Majesté  le  compte  qu'elle  me  demande 
de  l'état  actuel  de  cette  discussion. 

»  Le  Saint -Père  n'a  pu  prendre  sa  détermination  sur  une 
démarche  aussi  importante,  sans  consulter  la  partie  du  Sacré 
Collège  résidant  à  Rome  :  les  avis  des  Cardinaux  ont  été  partagés, 
mais  la  majorité  a  adhéré  au  projet  de  voyage  sous  des  réserves 
qu'il  est  utile  de  discuter. 

»  Ces  réserves  sont  basées  sur  deux  difficultés  •.  l'une  de  pure 
susceptibilité  ultramontaine,  qui  est  relative  à  la  conduite  indis- 
crète et  peu  déférente  de  quelques  évéques  ci-devant  constitu- 
tionnels ta  l'égard  de  la  Cour  de  Rome;  l'autre  dogmati(jue  et  (|ui 
a  trait  au  serment  que  Sa  Majesté  iloit  prêter  au  couronnement. 
La  première  difficulté  peut  aisément  être  levée  :  si  quehjues 
évêques  constitutionnels  ont  manqué  dans  leurs  actions  ou  dans 
leurs  écrits  au  respect  et  à  la  bienséance  ijui  doivent  être  observés 
à  l'égard  du  Saint-Siège ,  ils  doivent  être  re[)ris ,  ramenés  à  la 
soumission  dans  ce  (pii  est  prescrit  par  les  usages  et  les  lois  de  la 
discipline.  Dans  tous  les  cas,  le  Saint-Père  sera  en  France  comme 
il  est  à  Rome,  le  chef  de  l'Église  catholique.  Il  les  accueillera  ou 


394  MÉMOIRES 

vifs  débats  se  renouvelant  chaque  jour  avec  le  car- 
dinal Fesch,  —  et  c'est  à  dater  de  cette  époque  que 
naissent  et  croissent  son  aversion  et  sa  haine  contre 
moi,  —  nous  arrachâmes  enfin  une  note  officielle 


refusera  de  les  admettre  auprès  de  sa  personne,  et  certainement 
Sa  Majesté'  ne  souffrira  pas  qu'aucun  eccle'siastique,  de  quelque 
grade  ou  de  quel(|ue  communion  ([u'il  soit,  manque  de  respect 
en  quoi  que  ce  soit  au  Père  commun  des  fidèles.  La  seconde  diffi- 
culté se  subdivise  en  deux  griefs.  Le  serment,  disent  les  Cardi- 
naux, n'est  pas  catiiolique  :  1°  en  ce  qu'il  consacre  la  tolérance 
des  cultes;  2°  en  ce  (ju'il  assimile  au  Concordat  les  lois  organiques, 
que  la  Cour  de  Home  regarde  comme  étant,  en  quehjues  points 
importants,  subversives  de  l'autorité  de  l'Église. 

»  D'abord  on  peut  écarter  tout  à  fait  cette  difficulté  et  les 
griefs  qui  la  motivent,  en  disant  que  le  serment  est  un  acte 
accessoire  au  couronnement,  et  que  le  couronnement  est  une 
solennité  politicjue  qui  n'a  aucun  rapport  avec  la  cérémonie  reli- 
gieuse du  sacre.  Le  sacre  et  le  couronnement  peuvent  être  faits 
ensemble ,  et  ils  peuvent  aussi  avoir  lieu  à  des  moments  et  dams 
des  lieux  différents. 

«  Mais  le  serment ,  dùt-il  être  prêté  dans  le  temps  de  l'onction 
impériale  et  sous  les  yeux  mêmes  et  les  auspices  du  Saint-Père, 
ne  renferme  rien  (|ui  puisse  offenser  sa  piété,  parce  qu'il  est 
entièrement  politique  et  n'exprime  rien  de  relatif  à  la  croyance 
religieuse. 

»  Il  prescrit  l'obéissance  aux  lois  du  Concordat,  parce  que,  en 
langage  de  droit  public,  les  stipulations  de  deux  puissances  sont 
des  lois  que  les  publicistes  appellent  lois  de  lu  lettre.  Les  lois  orga- 
niques sont  des  lois  d'une  autre  nature.  Le  prince  ne  peut  pas 
jurer  de  les  faire  observer,  parce  qu'elles  peuvent  être  changées, 
et  s'il  avait  été  dans  l'intention  du  constituant  de  le  prescrire, 
il  n'aurait  pas  dit  les  lois  du  Concordat ,  mais  les  lois  organiques  du 
Concordat. 

«Quant  à  la  tolérance,  elle  est  en  France  et  dans  la  plus 
graniie  partie  des  États  de  l'Europe  un  devoir  politique  qui 
n'affecte  en  rien  la  catholicité  des  souverains  et  des  États  qu'ils 
gouvernent.  En  Allemagne,  en  Italie,  à  Rome  même  et  en  France, 


DU  CARDINAL   CONSALVI.  395 

adressée  par  M.  de  Talleyrand  au  Cardinal  légat, 
changé  de  la  transmettre  à  Kome.  On  y  donnait  les 
plus  positives  assurances  que  le  Pape  serait  satisfait 
quant  aux  lois  organiques;  la  dépêche  portait  en 

on  interdit  l'insulte  et  les  persécutions;^  on  plaint  les  dissidents, 
mais  on  cominaiitle  le  res|)ect  de  leur  opinion  et  du  culte  que  la 
conscience  leur  prescrit  de  pratiquer. 

»  Telles  sont  les  observations  simples  et  décisives  qu'on  peut 
opposer  aux  dillicultés  des  Cardinaux,  et  je  ne  doute  |)as  (|u'elks 
ne  sufïisent  pour  dissiper  toute  iniiuiétude  dans  l'esprit  du  Sou- 
verain Pontife.  Si  Sa  Majesté  les  approuve,  je  lui  proposerai  de 
m'auloriser  à  adopter  un  projet  de  réponse  qui  m'a  été  ilonné  par 
M.  l'évèque  d'Orléans,  et  (|ui  est  joint  au  rapport  <|uc  j'ai  l'iion- 
neur  de  présenter.  » 

La  noie  du  prince  de  Talhyrand  au  Cardinal  légat  est  ainsi 
conçue  : 

«  Sa  Majesté  voit  avec  peine  »iu'on  paraisse  insinuer  (|u'elle  n'a 
point  encore  lait  tout  ce  qu'elle  pouvait  faire  pour  que  le  Sou- 
verain Pontife  répondit  à  son  invitation;  elle  otl're  avec  satisfac- 
tion au  Saint-Siège  et  à  l'Europe  entière  ses  titres  sacrés  à  la 
reconnaissance  de  l'Église.  Les  temples  rouverts,  les  autels 
relevés,  le  cuite  rétabli,  le  ministère  organisé,  les  chapitres 
dotés,  les  séminaires  fondés,  vingt  millions  sacrifiés  pour  le 
payement  des  desservants,  la  possession  des  États  du  Saint-Siège 
assurée,  Rome  évacuée  par  les  Napolitains,  Bénévenl  et  Ponte- 
Corvo  restitués,  Pesaro,  le  fort  Saint-Leo,  le  duché  d'Lrbin 
rendus  à  Sa  Sainteté,  le  Concordat  italique  conclu  et  sanctionné, 
les  négociations  pour  le  Concordat  germanique  fortement  ap- 
puyées, les  missions  étrangères  rétablies  ,  les  catholiques  d'Orient 
arrachés  a  la  persécution  et  protégés  ellicacemeiit  auprès  du 
Divan  :  tels  sont  les  bienfaits  de  l'Empereur  envers  l'Eglise 
romaine.  Quel  monanjue  pourrait  en  olVrir  d'aussi  grands  et 
d'aussi  nombreux  dans  le  court  espace  de  deux  à  trois  ans?  La 
liberté  des  cultes  est  absolument  distincte  de  leur  essence  et  de 
leur  constitution.  La  première  a  pour  objet  les  indiviilus  qui 
professent  ces  cultes  ;  la  seconde,  les  principes  et  l'enseignement 
qui  les  constituent.  Maintenir  l'une  n'est  pas  approuver  l'autre. 


39G  MÉMOIRES 

termes  exprès  que  Sa  Sainteté  pourrait  renouveler 
les  représentations  faites  à  Sa  Majesté  sur  ces  lois, 
qu  elle  pourrait  même  en  ajouter  d'autres,  que  Sa 
Majesté  les  accueillerait  toutes  et  en  traiterait  direc- 
tement à  Paris  avec  Sa  Sainteté,  avant  ou  après  le 
couronnement,  et  que  le  Saint-Père  obtiendrait  satis- 
faction complète  à  ce  sujet.  On  serait  même  allé  plus 
loin  pour  devancer  les  vœux  du  Pape ,  et  l'on  insi- 
nuait discrètement  que,  si  Sa  Sainteté  avait  des  de- 
mandes à  présenter  sur  le  temporel,  Sa  Majesté 
s'empresserait  de  les  accueillir.  Il  est  bon  de  répéter 

Charles-Quint  autorisa  dans  la  diète  de  Spire,  en  1529 ,  la  liberté' 
du  culte  lulhe'rien  en  Allemagne,  jusqu'au  concile  ge'ne'ral  qui 
n'était  pas  encore  indicpié,  et  Cle'ment  VII  ne  lui  objecta  jamais 
cette  tolérance.  Charles  fut  couronné  par  le  Pontife  le  24  février 
de  l'année  suivante.  Il  est  des  mesures  que  la  sagesse  indique  et 
que  les  circonstances  commandent.  La  modération  de  Sa  Sainteté 
est  trop  connue  pour  qu'on  lui  suppose  un  seul  instant  le  désir 
et  la  pensée  même  d'exiger  que  l'Empereur  des  Français  pro- 
scrive des  cultes  établis  depuis  longtemps  dans  ses  États,  au 
risque  de  renouveler  à  la  face  de  l'Europe  étonnée  l'effrayant 
spectacle  d'une  seconde  révolution.  On  ne  choque  pas  ainsi  les 
idées  reçues ,  les  sentiments  et  les  prétentions  d'un  grand  peuple, 
et  encore  moins  la  Charte  conslilulionnelle  qui  garantit  les 
droits  de  ce  même  peuple  et  du  monarque  qu'il  a  librement 
choisi  pour  le  gouverner. 

»  Le  voyage  de  Sa  Sainteté  en  France  ne  peut  inspirer  aux 
cours  étrangères  aucune  espèce  de  soupçon.  La  France  n'a  pas 
balancé  à  reconnaître  Sa  Sainteté ,  quoique  son  élection  eût  été 
faite  dans  les  États  d'un  souverain  étranger  et  au  milieu  des  en- 
nemis qu'elle  avait  alors  à  combattre.  Comment  ces  mêmes  puis- 
sances, aujourd'hui  amies  ou  alliées  de  la  France,  verraient-elles 
de  mauvais  œil  que  le  Père  commun  des  lideies  honorât  de  sa 
présence  ce  vaste  et  glorieux  Empire  rendu  à  la  Religion?  Le 
cabinet  de  Versailles,  quelque  peu  satisfait  (ju'il  dût  être  de  la 


or   CARDINAL  CONSALVI.  397 

ici  que  le  Pape  n'a\ciil  rien  exigé  sur  ce  point  et  qu'il 
n'avait  même  témoigné  aucun  désir,  malgré  les  con- 
seils du  cardinal  Fesch.  Quant  aux  évêques  intrus,  la 
note  de  M.  de  Talleyrand  alfirmait  beaucoup.  Mais 
il  nous  sembla  que  la  teneur  et  le  vague  de  ces  pro- 
messes n'offraient  pas  au  Saint-Père  cette  intime  cer- 
titude qu'il  voulait  acquérir. 

Peu  satisfaits  sur  ce  dernier  point  de  la  dépêche 
du  ministre  français,  nous  continuâmes  à  traiter  avec 
le  cardinal  Fesch,  auquel  on  faisait  passer  et  qui  nous 
adressait  chaque  jour  des  mémoires  relatifs  à  la 
question.  Nous  fûmes  plus  d'une  fois  tentés  de  tout 

comluite  de  Joseph  II,  ne  reprocha  jamais  à  Pie  VI  son  voyage  à 
Vienne.  Quel  ombrage  pourrait  donc  exciter  cehii  de  Pie  VII  à 
Paris,  quand  la  France  ne  compte  pour  enneuiie  <|u'une  puis- 
sance séparée  du  Saint-Sit-'ge? 

»  Sa  Sainteté  n'a  rien  à  redouter  des  anciens  partis  cpii  ont  si 
longtemps  divisé  la  France.  A  peine  aura-t-elle  fait  quei(pies  pas 
sur  le  sol  français,  (ju'elie  apercevra  que  ces  partis  n'existent 
plus.  Tous  les  cœurs  unis  voleront  au-devant  d'elle ,  et  les 
hommes  qui  rendirent  les  hommages  les  plus  éclatants  aux  restes 
de  Pie  VI,  mort  dans  la  captivité,  vénéreront  avec  transport  son 
digne  successeur,  jouissant  au  milieu  d'eux  des  heureux  fruits 
qu'ont  p.roduits  sa  sagesse  et  sa  modération.  Les  ordres  les  plus 
précis  seront  donnés  pour  (jne  la  réception  de  Sa  Sainteté  en 
France  soit  digne  et  de  la  grandeur  du  Souverain  qui  l'invite  et 
de  la  dignité  sublime  du  Chef  de  l'Église.  Tout  sera  ménagé  avec 
autant  de  soin  que  de  délicatesse  pour  (jue  Sa  Sainteté  trouve  à 
chaque  instant  ce  qui  pourra  lui  être  nécessaire ,  utile  et  agréable. 
Ses  jours  ne  courront  aucune  espèce  de  danger.  Ils  sont  trop 
chers  à  Sa  Majesté  et  à  la  France  pour  qu'elles  ne  veillent  pas  à 
la  conservation  de  ces  jours  si  précieux. 

»  Sa  Sainteté  recevra  une  lettre  d'invitation  telle  qu'elle  la 
désire,  ou  par  les  mains  de  M.  le  cardinal  Fesch  ,  ou  par  celles 
de  deux  évèques  députés.  » 


398  MÉMOIRES 

rompre,  parce  que  le  Cardinal  ne  nous  communi- 
quait que  des  réponses  dilatoires.  Je  ne  dirai  pas 
ce  que  j'eus  à  soufifrir  de  son  caractère,  aussi  facile  à 
se  laisser  aller  à  la  colère  la  plus  ardente,  qu'enclin 
aux  soupçons  les  plus  invraisemblables  comme  aussi 
les  moins  fondés.  Enfin  il  nous  donna  par  écrit,  et  au 
nom  de  l'Empereur,  l'assurance  que  les  constitution- 
nels feraient  entre  les  mains  du  Pape  leur  rétracta- 
tion positive,  et  dans  la  forme  que  le  Pape  prescrirait; 
que,  pour  cette  cérémonie,  ils  profiteraient  de  la  cir- 
constance de  sa  venue  à  Paris,  et  que,  dans  le  cas 
peu  probable  où  l'un  de  ces  constitutionnels  ne  vou- 
drait pas  s'y  prêter,  le  Gouvernement  l'obligerait  à 
se  démettre  de  son  siège.  Après  de  telles  certitudes 
accordées  sur  ce  point,  nous  ne  voulûmes  pas  encore 
prononcer  le  oui  définitif.  Il  nous  parut  nécessaire  de 
savoir,  au  moins  en  général,  et  non  dans  les  plus 
minutieux  détails,  comment  le  Pape  serait  reçu  et 
traité  par  l'Empereur,  et  s'il  le  serait  d'une  manière 
convenable  à  la  dignité  pontificale,  que  Sa  Sainteté 
ne  pouvait  pas  et  ne  devait  pas  compromettre. 

M.  de  Talleyrand  écrivit  au  Cardinal  légat  que 
les  évêques  constitutionnels  seraient  privés  de  leurs 
évêchés  s'ils  ne  se  rétractaient  pas.  Il  lui  confirma 
aussi  ce  qui  avait  été  si  solennellement  prorais,  que 
le  Pape  serait  content  de  la  réception  préparée. 
Le  cardinal  Fesch  nous  parla  dans  le  même  sens. 
Il  suffira  sur  ce  point  de  citer  le  passage  de  la  note 
de  31.   de  Talleyrand,   passage   qui   mérite  d'être 


I>L'   CAllDINAL  CONSALM.  399 

connu  pour  pliisicuis  raisons.  En  parhint  de  la  réce|)- 
tion  du  Pape  et  de  la  manière  dont  il  serait  traite 
par  l'empereur  Napoléon,  le  ministre  Talleyrand  se 
servit  de  ces  paroles  mémorables  :  «  Entre  le  Noyage 
de  Pie  YII  en  France,  sa  réception^  son  traitement 
et  les  elïets  qui  en  résulteront,  et  le  voyage  de  Pie  VI 
à  Vienne,  il  y  aura  autant  de  dilïerence  qu'il  y  en  a 
entre  Napoléon  I"  et  Joseph  II.  » 

Nous  prîmes  en  outre  les  précautions  que  nous 
jugeâmes  nécessaires.  Les  notes  les  plus  récentes  du 
cardinal  Fesch  oflVaient  une  fort  étrange  variété 
d'expressions.  Le  cardinal  Fesch  se  servait  du  terme 
consécration  —  consecrazione  —  au  lieu  de  couronne- 
ment —  incoronazione  —  qu'on  lisait  dans  l'invitation 
primitive  faite  au  nom  de  l'Empereur  par  le  Cardi- 
nal légat.  Nous  demandâmes  compte  de  ce  change- 
ment. Le  cardinal  Fesch  répondit  :  Le  Pape  ne  peut 
mettre  en  doute  que  l'Empereur  se  fasse  couronner 
par  lui,  mais  je  crois  qu'il  y  aura  un  double  couron- 
nement, celui  de  l'Église  par  le  Saint-Père,  et  celui 
du  Champ  de  Mars  par  le  Sénat. 

Cet  aveu  n'ayant  pas  plus  satisfait  le  Pape  (jue  le 
Sacré-CoIlége,  nous  écrivîmes  au  Légat  à  Paris.  Nous 
lui  enjoignions  de  signifier  nettement  au  ministre 
que  le  Saint-Père  ne  pouvait  pas  admettre  qu'après 
avoir  couronné  l'Empereur,  ce  même  Empereur 
serait  encore  couronné  par  d'autres;  qu'en  consé- 
quence il  déclarait  tout  rompre  si  on  ne  lui  don- 
nait pas  à  cet  égard  la  certitude  qu'il  exigeait,  car  il 


400  MEMOIRES 

lui  était  impossible  d'engager  la  dignité  du  chef  de 
l'Église.  Dans  une  note  officielle,  le  ministre  prodi- 
gua les  assurances  désirées,  se  servant  même  de 
cette  expression,  que  l'Empereur  attachait  un  trop 
grand  prix  à  être  couronné  par  les  mains  du  Pape 
pour  chercher  encore  à  recevoir  le  diadème  des 
mains  de  quelques  autres. 

En  un  mot ,  on  vit  se  réaliser  pendant  toute  cette 
négociation  le  vieux  proverbe  :  Longue  promesse, 
mince  résultat.  Longa  promessa  con  aiteniler  corto. 

Tout  ce  que  fit  le  gouvernement  français  tendait 
uniquement  à  obtenir  le  voyage  du  Pape,  car  ce 
gouvernement  avait  l'intention  bien  arrêtée  de  ne 
tenir  aucune  de  ses  paroles.  Le  cardinal  Fesch  s'oc- 
cupa beaucoup  avec  nous  de  la  suite  du  Pontife. 
La  France  souhaitait  qu'il  conduisît  avec  lui  douze 
cardinaux  et  un  nombre  correspondant  de  prélats 
et  de  patriciens  de  Rome.  En  faisant  cette  demande, 
le  cabinet  de  Paris  songeait  à  donner  le  plus  grand 
éclat  à  la  cérémonie.  Plus  la  suite  du  Pape  serait 
nombreuse  et  imposante,  plus  cette  magnificence 
allait  rejaillir  sur  celui  en  l'honneur  duquel  avait 
heu  la  funzione.  Quant  au  Pape,  il  aspirait,  lui, 
à  ne  prêter  à  la  solennité  qu'une  splendeur  res- 
treinte. Dans  le  principe,  le  Saint-Père  ne  songea 
à  se  faire  accompagner  que  par  quatre  cardinaux 
et  par  autant  de  prélats,  qui  furent  quatre  évo- 
ques. On  ne  comptait  pas  dans  ce  nombre  les  pré- 
lats attachés  au  service  immédiat  de  Sa  Sainteté, 


DU  CAUDINAL  CONSALVl.  401 

tels  que  le  majordome  et  le  maître  de  chambre.  Il 
désigna  aussi  comme  devant  le  suivre  les  deux 
princes'romains,  chefs  de  la  garde  noble,  et  le  surin- 
tendant des  postes  pour  diriger  le  voyage.  Pio  YII 
crut  devoir  cependant  accorder  deux  autres  Cardi- 
naux diacres  aux  prières  les  plus  pressantes  du  car- 
dinal Fesch. 

Il  choisit  les  cardinaux  Braschi  et  de  Bayane,  qui 
pouvaient  plus  aisément  supporter  le  voyage.  Les 
quatre  autres  étaient  les  cardinaux  Antonelli,  di 
Pietro,  Borgia  et  Caselli.  On  souhaitait  à  Paris  que 
je  fusse  du  voyage,  mais  le  Saint-Père  répondit  que 
Rome  ne  pouvait  pas  être  en  même  temps  délaissée 
parle  Souverain  et  parle  premier  ministre.  Je  restai 
donc. 

Jamais  on  ne  pourra  raconter  et  même  pressentir 
les  discussions  si  pénibles  et  les  ennuis  si  profonds 
que  j'eus  à  subir  pendant  ces  longues  négociations. 
Je  ne  puis  ni  ne  dois  en  faire  le  récit,  mais  on  me  per- 
mettra bien  de  ne  point  passer  complètement  la  chose 
sous  silence  et  d'avouer  que  je  supportai  même  ce 
qui  était  insupportable.  Le  désir  que  j'avais  de  ne 
point  léser  les  intérêts  du  Pape  et  du  Saint-Siège  me 
fit  tout  endurer.  Nous  prononçâmes  enfin  la  parole 
décisive.  Ce  oui  fut  d'abord  confidenliel  et  privé, 
car  le  oui  diplomatique  ne  devait  être  échangé  qu'au 
moment  de  l'invitation  officielle.  Cette  invitation  ne 
pouvait  arriver  qu'après  que  tout  aurait  été  réglé. 
Mais  à  Paris  on  ébruita  le  oui  confidentiel,  puis  le 

II.  26 


402  MÉMOIRES 

voyage  du  Pape  pour  couronner  l'Empereur  fut  bien- 
tôt livré  par  les  journaux  à  la  curiosité  publique.  De 
cette  façon,  et  ainsi  que  l'on  avait  procédé  lorsqu'on 
fit  insérer  au  Moniteur  la  conclusion  du  Concordat 
avant  qu'il  fût  signé ,  on  cherchait  à  embarrasser 
le  Pape  et  à  lui  rendre  impossible  un  retour  en  ar- 
rière. —  du  moins  sans  soulever  les  plus  tristes  dis- 
cussions, —  s'il  ne  s'estimait  pas  heureux  de  ce 
qu'on  tramerait  et  exécuterait  ensuite.  La  forme 
dans  laquelle  l'invitation  oilicielle  fut  enveloppée 
n'eut  rien  d'agréable  et  sembla  faite  pour  déplaire. 
Au  lieu  de  se  servir  de  l'antique  formule  usiiée  par 
la  France  en  de  semblables  occasions,  ainsi  qu'on 
l'avait  promis  au  Cardinal  légat,  et  de  choisir  pour 
porter  cette  lettre  à  Pie  YIÎ  au  nom  de  l'î'jnpereur 
les  ecclésiastiques  et  les  fonctionnaires  les  plus  illus- 
tres, ce  fut  un  général  de  brigade  (Caffarelli)  qui 
présenta  à  Sa  Sainteté  un  billet  de  Napoléon,  si  mes- 
quin sous  tous  les  rapports,  que  le  Pape  se  vit  sur  le 
point  de  retirer  sa  parole  et  de  répondre  par  un  non. 
Il  ne  voulut  cependant  pas  se  décider  dans  une  affaire 
aussi  grave  sans  prendre  l'avis  duSacré-Collége.  Les 
Cardinaux  jugèrent  que,  puisque  sur  les  engagements 
pris  on  avait  adhéré  au  voyage  de  P^ris  uniquement 
pour  procurer  un  plus  grand  bien  à  la  Religion,  il 
fallait  tout  sacrifier  à  ce  but. 

La  précipitation  avec  laquelle  on  obligea  le  f'ape 
à  effectuer  ce  voyage  ne  fut  pas  niuins  indécente 
pour  sa  dignité  que  nuisiijle  à  sa  santé.  Très-souvent 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  405 

on  lui  expédia  de  nouveaux  courriers  pour  hâter 
chaque  jour  sa  venue,  et  il  se  vil  coulraint  de  partir 
pendant  la  mauvaise  saison,  le  2  novembre  1804, 
afin  «l'arriver  à  Paris  le  27  ou  le  28.  Durant  tout  ce 
loni^  tnijet,  il  ne  lui  fut  permis  de  s'arrêter  qu'un 
jour  ou  deux  à  Florence  et  un  jour  à  Turin,  et  on  le 
laissa  à  peine  se  reposer  quelques  heures  dans  d'au- 
tres endroits.  IjQs  invitations  faites  à  l'armée  et  aux 
autorités  civiles  et  militaires,  d'autres  raisons  à  peu 
près  de  même  force  scnironl  de  prétextes  et  d'ex- 
cuses au  Gouvernement  pour  -pallier  rindi'cence  du 
procédé  et  expliquer  les  incommodités  du  voyage 
accéléré  auxquelles  le  Pape  était  condamné.  On  no 
l'avait  même  pas  consulté  pour  fixer  l'époque  de  la 
cérémonie,  et  cependant  le  plus  simple  !)on  sens  in- 
diquait cette  déférence.  En  un  mot,  on  fit  galoper 
le  Saint-Pèi*e  vers  Paris  comme  un  aumônier  que  son 
maître  appelle  pour  dire  la  messe. 

Je  ne  parlerai  point  de  tout  ce  que  le  Pape  eut  à 
souffrir  dans  la  capitale  par  rapport  au  décorum;  je 
ne  dirai  pas  la  manière  dont  Napoléon  se  présenta  à 
Sa  Sainteté  à  Fontainebleau.  Il  allait  à  la  chasse  ou  il 
en  revenait  avec  une  meute  de  cinquante  chiens.  Je 
ne  dirai  pas  non  plus  l'entrée  nocturne  et  silencieuse 
dans  Paris,  pour  cacher  aux  yeux  de  tous  l'Empe- 
reur à  la  gauche  du  Pape;  il  était  forcé  de  laisser  la 
droite  au  Saint-Père,  puisqu'il  se  trouvait  dans  sa 
propre  voiture.  Je  tairai  encore  comment  et  pour- 
quoi,  le  jour  du  sacre,  Napoléon  fit  altendre  Sa 

26. 


404  MÉMOIRES 

Sainteté  une  heure  et  demie,  assise  sur  le  trône  au- 
près de  l'autel  ;  comment  se  passa  cette  cérémonie  elle- 
même,  si  différente  de  tout  ce  qui  avait  été  réglé  et 
convenu;  je  ne  dirai  pas  que  l'Empereur  se  couronna 
lui-même,  après  avoir  brusquement  saisi  la  cou- 
ronne sur  l'autel,  avant  même  que  le  Pape  étendît  la 
main  pour  la  prendre;  je  ne  dirai  pas  qu'au  dîner 
impérial  de  ce  jour,  donné  en  présence  de  tous  les 
grands  corps  de  l'État,  on  mit  le  Pontife  au  troisième 
rang  à  la  table  où  se  trouvaient  l'Empereur,  l'Impé- 
ratrice et  le  prince  électeur  de  Ratisbonne;  je  ne  par- 
lerai pas  non  plus  du  second  couronnement,  qui  eut 
lieu  au  Champ  de  Mars,  contrairement  à  la  parole 
jurée;  de  la  manière  dont  Bonaparte  —  quoiqu'il  fût 
chez  lui  —  prit  la  droite  de  Sa  Sainteté  dans  toutes 
les  occasions  où  il  se  montrait  publiquement  avec 
elle,  et  du  peu  de  respect  avec  lequel  il  la  traita.  Il 
ne  lui  accorda  jamais  ces  témoignages  de  vénération 
que  tant  de  grands  rois  et  d'empereurs  avaient  été 
fiers  de  rendre  aux  Souverains  Pontifes.  Enfin  je 
tairai  les  humiliations  dont  Pie  VII  fut  abreuvé  pen- 
dant tout  le  temps  de  ce  douloureux  séjour.  La  mé- 
moire et  la  plume  se  refusent  à  de  semblables  narra- 
tions. Je  n'ai  fait  qu'énumérer  ces  souffrances,  afin 
qu'on  comprît  bien  ce  qu'il  fallut  au  Pape  de  vertu, 
de  modération  et  de  bonté  pour  suivre  les  magnifi- 
ques exemples  d'abaissement  que  révéla  et  prodigua 
le  Dieu  dont  Pie  VII  était  le  Vicaire  ici-bas.  Mon  but 
encore  était  d'exposer  une  conduite  que  je  ne  me 


ou  CARDINAL  CONSALVI.  405 

permettrai  pas  de  qualifier,  car  je  ne  |)oiirrais  pas  le 
faire  de  sang-froid  et  avec  la  dignité  convenable. 

En  supportant  de  tels  aflronts,  le  Pape,  qui  avait 
déjà  consommé  un  grand  sacrifice,  voulait  du  moins 
recueillir  le  fruit  des  promesses  qui  lui  avaient  été 
faites  relativement  à  ce  qu'il  stipula  pour  le  bien  de 
la  Religion.  Mais  lui  était-il  possible  d'atteindre  le 
but  de  ses  désirs?  En  peu  de  mots  j'en  dirai  assez 
pour  qu'on  puisse  juger.  Quant  aux  lois  organiques, 
il  se  convainquit  bientôt  qu'il  ne  saurait  rien  obte- 
nir. Le  Saint-Père  adressa  des  mémoires,  il  eut  des 
conférences  avec  l'Empereur,  il  fit  tous  les  eiîorts 
imaginables  afin  de  Tamener  à  remplir  les  engage- 
ments pris.  Pie  YII  ne  rencontra  que  des  refus  pour 
certaines  choses  et  de  très-faibles  assurances  pour 
d'autres,  qui  du  reste  ne  se  réalisèrent  pas  davantage. 
La  seule  consolation  qu'il  goûta  lui  vint  des  évèques 
constitutionnels,  et  il  ne  la  dut  qu'à  ses  vertus  per- 
sonnelles et  non  à  l'accomplissement  d'une  parole  de 
Napoléon. 

Dès  que  le  Pape  fut  installé  aux  Tuileries,  il  s'oc- 
cupa des  schismatiques,  qui  d'abord  résistèrent  ou- 
vertement à  ce  qu'il  attendait  d'eux.  Le  pouvoir  ne 
songea  pas  le  moins  du  monde  à  les  éliminer  de 
leurs  sièges,  ainsi  qu'il  en  avait  fait  la  promesse. 
Le  Pape  ne  perdit  point  courage  :  il  daigna  les  ap- 
peler plusieurs  fois  à  son  audience;  et  ses  vertus, 
son  alfeclion,  ses  douces  paroles,  produisirent  une 
telle  impression  sur  leurs  âmes,  qu'ils  s'avouèrent 


406  MÉMOIRES 

vaincus  et  prononcèrent  leur  rétractation  selon  la 
formule  prescrite  par  le  Saint-Siège.  Beaucoup  d'entre 
eux  renoncèrent  au  schisme  du  plus  profond  de  leurs 
cœurs;  d'autres  en  petit  nombre,  dit-on,  demeurè- 
rent attachés  aux  principes  qu'ils  avaient  abjurés, 
mais  je  ne  sais. pas  avec  certitude  si  cette  imputation 
est  sérieuse.  Ce  qu'il  y  a  de  bien  avéré,  c'est  que  ces 
évêques  ne  témoignèrent  jamais  extérieurement  leur 
manière  de  penser,  et  qu'ils  ne  démentirent  point 
leur  abjuration,  du  moins  en  public,  pas  plus  dans 
leurs  paroles  que  dans  leurs  actes.  Le  Pape  éprouva 
donc  l'ineffable  joie  d'avoir,  par  son  voyage,  éteint 
ce  schisme,  pour  la  destruction  duquel  il  avait  entre- 
pris le  Concordat.  Dans  l'allocution  qu'il  prononça  à 
son  retour  à  Rome,  le  Souverain  Pontife  énuméra 
quelques  autres  avantages  légers,  —  mis  en  compa- 
raison avec  les  espérances  conçues  et  les  promesses 
solennelles,  —  avantages  qu'il  avait  recueillis  de 
cette  course.  Et  comme  il  pouvait  encore  compter 
un  peu  sur  des  paroles  qu'on  lui  avait  données  quand 
il  s'était  rendu  à  Paris,  il  ne  crut  pas,  dans  sa  pru- 
dence, devoir  susciter  des  obstacles  à  leur  accom- 
plissement  en   exprimant  ses  amertumes   '.   Il   fit 

1  Le  cardinal  Consalvi  a  écrit  que  le  Pape  et  l'Empereur  avaient 
e'change  des  notes  et  des  nie'moires  relatifs  aux  affaires  de  l'Église 
et  à  celles  du  monde.  Ces  notes  et  mémoires,  où  les  questions 
sont  posées  el  de'battues  avec  une  grande  perspicacité,  appar- 
tiennent à  l'histoire  générale;  mais  dans  un  de  ces  actes  date 
du  1 1  mars  iSOo,  l'empereur,  voyant  que  M.  de  Talleyrnnd  n'avait 
pas  saisi  et  rendu  toute  sa  pensée  catholique,  lui  dicta  sur  la 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  407 

cependant  comprendre  qu'après  les  fjuchnies  avan- 
tages éparpill<f's  dans  son  allocution,  il  revenait  avec 
des  espérances  et  non  avec  des  réalités. 

Pour  ne  pas  interrompre  le  fil  des  événements, 
j'ai  réuni  en  (fuelqiies  pages  tout  ce  qui  se  rattachait 
au  voyage  de  Pie  Yll.  Il  faut  maintenant  que  je  ra- 
conte ce  que  je  fis  à  Rome  pendant  l'absence  du  Pape. 
A  son  départ,  il  me  donna  la  preuve  la  plus  positive 
de  l'intime  confiance  qu'il  daignait  mettre  en  moi. 
Après  avoir,  dans  les  choses  les  plus  urgentes, 
étendu  les  pouvoirs  ordinaires  des  Congrégations  et 

minute  manuscrii.e  le  paragraplie  suivant  qui  légitimait  lîi'aucoup 
de  saintes  espérances  et  qui  devait  faire  alisoudre  plus  d'une 
faute  impe'riale.  L'Empereur  s'exprime  en  ces  termes  ; 

('  Si  Dh  u  nous  accorde  la  durée  de  la  vie  commune  îles  hommes, 
nous  esjxTons  trouver  des  circonstances  où  il  nous  sera  permis 
de  consolider  et  d'étendre  le  domaine  du  Saint-Père  et  déjà 
aujounl'hui  nous  pouvons  et  voulons  lui  prêter  une  main  secou- 
raWe,  l'aider  à  sortir  du  chaos  et  des  embarras  ou  l'ont  entraîne' 
les  crises  de  la  guerre  passe'e,  et  par  là  donner  au  monde  une 
preuve  de  notre  véne'ration  pour  le  Siint-Père,  de  notre  protec- 
tion pour  la  capitale  de  la  Chrétienté,  et  enlin  du  dés-ir  constant 
qui  nous  anime  de  voir  notre  Religion  ne  le  céder  à  aucune  autre 
pour  la  jtompe  de  ses  cérémonies .  l'éclat  de  ses  tem|)les  et  tout 
ce  qui  peut  imposer  aux  nations,  nous  avons  chargé  notre  oncle, 
le  cardinal  grand  aumônier,  d'expliquer  au  Sainl-Pere  nos  inten- 
tions et  ce  que  nous  voulons  taire. 

»  toujours  fidèle  au  plan  (|ue  l'L'.mpereur  s'est  fait  dès  le  prin- 
cipe, il  mettra  sa  gloire  et  son  bonheur  a  être  un  des  plus 
fermes  soutiens  du  Saint-Siège  et  uu  des  plus  sincères  défenseurs 
de  la  prospérité  des  nations  chrétiennes.  Il  veut  (ju'on  place  au 
premier  rang  des  actions  (jui  ont  jeté  de  l'éclat  sur  sa  vie  le 
resjiect  qu'il  a  toujours  montré  pour  l'Église  de  Home,  et  le 
succès  des  efforts  qu'il  a  faits  pour  lui  réconcilier  le  cœur  et  la 
foi  de  la  première  nation  de  l'univers.  « 


408  MEMOIRES 

des  autres  départements  ecclésiastiques  pour  tout  ce 
qui  intéressait  le  temporel  et  le  gouvernement  de 
l'État,  il  me  remit  entre  les  mains  une  véritable  omni- 
potence. Il  désirait  que  je  le  remplaçasse  absolument, 
et  de  telle  façon  que  les  ministres  et  même  l'auditeur 
du  Pape  ne  devaient  dépendre  que  de  moi  seul. 
J'avais  le  pouvoir  de  faire  tout  ce  que  je  jugerais 
opportun.  Je  n'abusai  pas  de  cette  omnipotence,  et 
je  continuai  à  prendre  ses  ordres,  durant  son  absence, 
pour  tout  ce  qui  n'était  pas  trop  pressé  et  pouvait, 
dans  la  situation  où  nous  nous  trouvions,  se  traiter 
par  lettres.  La  correspondance  entre  le  Saint-Père  et 
moi  fut  tenue  par  le  cardinal  Antonelli ,  qui ,  en  sa 
qualité  de  doyen  et  d'homme  du  plus  grand  mérite , 
servait  à  Paris  de  premier  ministre  et  d'intermédiaire 
à  Pie  VIL 

Pendant  le  voyage  de  Sa  Sainteté,  j'eus  à  subir 
trois  malheureuses  catastrophes,  qui  rendirent  ma 
position  très-précaire  et  très -critique.  Ce  furent  : 
1°  la  peste  de  Livourne,  qui  me  contraignit  à  établir 
des  cordons  sanitaires  et  à  recourir  à  d'autres  pré- 
cautions de  première  nécessité  et  fort  dispendieuses. 
Elles  provoquèrent  les  doléances  et  le  méconten- 
tement des  citoyens  qui  y  furent  assujettis.  Cette 
calamité  engendra  des  querelles  très-sérieuses  et 
très-pénibles  avec  les  ministres  étrangers  par  rap- 
port à  leurs  postes  et  à  leurs  courriers  qu'ils  ne  re- 
cevaient plus,  et  à  d'autres  motifs  analogues.  — 
2°  Une  inondation  subite  du  Tibre ,  telle  qu'on  n'en 


DU   CARDINAL  CONSALVl.  409 

avait  pas  vu  depuis  des  siècles,  couvrit  bientôt  les 
deux  tiers  ou  du  moins  la  moitié  de  Rome.  Cette 
inondation  me  condamna  encore  à  de  larges  sacri- 
fices ;  elle  nous  exposa  aux  manifestations  populaires, 
parce  que  les  denrées  pouvaient  venir  à  mampier.  Il 
n'y  avait  qu'un  polit  nombre  de  barques,  et  les  autres 
moyens  de  transport  paraissaient  presque  nuls.  Il 
était  ditlicile  de  faire  passer  des  vivres  dans  toutes 
les  parties  de  la  cité  et  dans  les  environs  avec  celte 
promptitude  que  réclamaient  les  véritables  besoins 
et  qu'exigeaient  la  paniijue,  la  fraude  et  l'avidité. 
On  comprend  que  ces  appréhensions  de  soulèvement 
dans  le  peuple  étaient  plus  à  redouter  en  l'absence 
du  Souverain  et  spécialement  d'un  Souverain  Pape, 
trouvant  dans  la  vénération  imposée  par  son  titre  les 
ressources  et  les  remèdes  qu'un  simple  ministre  ne 
peut  pas  obtenir.  —  3°  Un  vide  effrayant  dans  le  tré- 
sor public  se  joignit  aux  deux  premières  calamités. 
Les  caisses  publiques,  déjà  bien  entamées  par  les 
événements  antérieurs,  avaient  été,  comme  on  dit, 
mises  à  sec  dans  toute  la  force  du  terme  par  les  dé- 
penses que  nécessitait  le  voyage  du  Pape  et  par  les 
cadeaux  qu'il  fut  obligé  de  faire  dans  tous  les  lieux 
où  il  s'arrêta,  en  Toscane  et  en  France.  Il  donna  des 
souvenirs  aux  familles  régnantes,  à  leurs  ministres 
et  aux  gens  de  la  cour.  Ces  munificences  nous  for- 
cèrent non-seulement  à  vider  le  trésor,  mais  encore 
à  épuiser  d'autres  ressources. 

Ce  fut  au  milieu  de  ces  circonstances  difficiles  et 


410  MÉMOIRES 

très-affligeantes  qu'il  me  fallut  tenir  le  gouvernail  de 
l'État  pendant  près  de  six  mois.  Quant  aux  affaires 
étrangères  avec  les  autres  cours,  je  continuai  à  les 
diriger  à  Rome,  où  tous  les  ambassadeurs  résidaient, 
à  l'exception  de  celui  de  France,  qui  avait  précédé 
le  Pape  à  Paris. 

Le  retour  du  Saint-Père,  après  lequel  je  soupirais 
ardemment,  s'effectua  enfin.  Pie  YII  avait  exprimé 
plusieurs  fois  à  l'Empereur  son  désir  de  quitter  Paris, 
sans  pouvoir  le  réaliser.  Cependant,  peu  de  temps 
avant  Pâques,  à  l'occasion  du  voyage  de  Napoléon 
en  Italie  pour  se  faire  couronner  à  Milan,  le  Pape 
exécuta  son  dessein  et  prit  la  route  de  sa  capitale. 
On  lui  donna  à  entendre  qu'on  souhaitait  très-vive- 
ment qu'il  passât,  lui  aussi,  par  Milan,  où  devait 
se  célébrer  la  cérémonie  de  cet  autre  sacre;  mais 
afin  de  nu  point  autoriser  par  un  acte  semblable 
l'incorporation  des  trois  légations  avec  le  nouveau 
royaume  d'Italie,  le  Saint-Père  fit  la  sourde  oreille 
d'une  manière  très-résolue. 

Il  est  bon  de  savoir  à  ce  sujet  que  l'on  choisit  jus- 
tement le  moment  où  le  Pape  habitait  les  Tuileries 
pour  métamorphoser  la  République  italienne  en 
royaume  d'Italie.  Après  s'être  adjugé  cette  couronne 
et  ce  titre  nouveau,  l'Empereur  engloba  solennelle- 
ment les  trois  légations  dans  le  royaume;  il  ajouta 
même  aux  armes  d'Italie  les  clefs  pontificales,  afin 
de  montrer  que  ces  provinces^vaient  appartenu  jadis 
au  Saint-Siège,  et  que  maintenant  elles  faisaient  par- 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  411 

tie  de  l'empire  napolc^onien.  Le  lion  de  Venise  avait 
subi  le  même  sort,  et  il  servait  d'annexé  au  blason 
impérial. 

Tout  cela  se  fit  sous  les  yeux  du  Pape  à  Paris, 
ainsi  que  la  cérémonie  dans  laquelle,  en  plein  sénat, 
Bonaparte  prit  possession  du  royaume.  Telle  était 
la  marche  de  ce  prince,  qui ,  pour  que  le  Saint-Père 
accueillit  favorablement  son  invitation,  ne  s'était  pas 
contenté  de  lui  promettre  d'exaucer  tous  ses  sou- 
haits relativement  aux  atïaires  ecclésiastiques,  — 
seul  objet  des  prières  expresses  du  Pape,  —  mais 
qui  en  outre  lui  avait  allirmé,  dans  une  note» officielle 
de  son  ministre  Talleyrand,  qu'il  accomplirait  ses 
vœux  même  en  ce  qui  touchait  au  temporel.  Sur  ce 
point,  le  Pape  n'avait  rien  demandé,  mais  on  ne 
pouvait  ignorer  son  ardent  et  juste  désir  de  rentrer 
en  possession  de  ses  provinces ,  c'est-à-dire  des  trois 
légations. 

Loin  de  satisfaire  Pie  YII  relativement  à  cette  res- 
titution, Napoléon  n'eut  même  pas  la  délicatesse  de 
lui  éviter  cette  douloureuse  scène.  Bonaparte  voulut 
que  le  Saint-Père,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  la  vît 
jouer  sous  ses  propres  yeux.  L'époque  du  départ 
du  Souverain  Pontife  arriva.  Pour  que  rien  ne  vînt 
à  manquer  à  ses  humiliations,  et  afin  que  l'inconve- 
nance fût  poussée  au  comble,  on  décida  que  ce  départ 
s'effectuerait  en  même  temps  que  celui  de  l'Empe- 
reur. Sans  égards  pour  l'hôte  vénérable  qu'il  rece- 
vait dans  son  palais.  Napoléon  partit  le  premier.  On 


412  MÉMOIRES 

força  le  Pape  à  le  suivre  et  à  s'arrêter  à  tous  les 
relais,  afin  d'attendre  les  chevaux  qui  avaient  déjà 
été  employés  au  service  de  ses  équipages. 

Le  Saint-Père  laissa  à  Paris  un  excellent  souvenir  et 
une  impression  en  sa  faveur  qu'il  est  aussi  impossible 
d'exprimer  que  de  comprendre.  Cette  grande  ville, 
où  tout  s'use  et  vieillit  au  bout  de  quelques  jours, 
posséda  le  Pape  dans  ses  murs  pendant  de  longs 
mois;  elle  lui  témoigna  un  enthousiasme  qui,  au  lieu 
de  s'éteindre  ou  de  diminuer,  augmentait  chaque 
jour.  Catholiques  ou  non  catholiques,  croyants  ou 
incrédules,  bons  et  méchants,  hommes  de  tous  les 
partis,  les  philosophes  eux-mêmes,  en  un  mot,  toutes 
les  classes  de  la  société ,  sans  exception ,  furent  en- 
chantées du  Pape.  Ses  incontestables  vertus,  la  dou- 
ceur de  son  caractère ,  sa  sagesse  et  ses  manières 
affectueuses  lui  gagnèrent  tous  les  cœurs  et  lui  con- 
quirent irrésistiblement  le  respect,  l'estime  et  l'a- 
mour. Les  habitants  de  Paris  lui  en  prodiguèrent 
toutes  les  preuves  possibles  dans  les  occasions  où  ils 
purent  le  voir,  car  on  ne  lui  permit  jamais  de  faire 
aucune  cérémonie  pubhque ,  pas  même  le  jour  de 
Noël.  A  celte  solennité  il  fut  forcé  d'aller  dire  la 
messe  basse  dans  une  paroisse.  Par  sentiment  de 
jalousie  encore,  on  ne  lui  laissa  point  célébrer  les 
fêtes  de  Pâques  dans  la  capitale.  On  le  contraignit 
même  à  s'arrêter  à  Màcon,  afin  qu'il  ne  se  trouvât 
pas  à  Lyon  en  ce  saint  jour. 

Le  vova2;e  du  Pontife  à  travers  la  France  fut  encore 


DU  CARDINAL   CONSALVI.  413 

au  retour  un  véritable  triomphe.  La  religion  des  peu- 
ples triompha  des  obstacles  artificieux  du  Gouverne- 
ment, qui  ne  put  point  empocher  la  foule  d'accourir 
sur  le  passage  de  Pie  VII.  Le  Paj)e  revit  l'Empereur 
à  Turin,  où  il  s'était  arrêté  quelques  jours,  et  c'est  là 
qu'on  lui  réitéra  de  nouvelles  promesses  à  propos 
des  affaires  ecclésiastiques,  afin  qu'il  ne  rentrât  pas 
à  Rome  trop  découragé.  Mais  on  ne  tint  pas  plus 
ces  dernières  que  les  premières.  L'Empereur  partit 
pour  Milan,  et  le  Pape  pour  Florence  par  la  voie 
d'Alexandrie.  La  reine  régente  d'Étrurie  l'accueillit 
avec  la  même  magnificence  et  les  mêmes  démonstra- 
tions de  respect  et  de  piété  dont  elle  avait  entouré 
le  Saint-Père  quand  il  se  dirigeait  vers  Paris.  La 
réception  que  la  cour  d'Étrurie  fit  au  Pape  ne  doit 
pas  être  mise  en  parallèle  avec  celle  de  la  cour  des 
Tuileries.  Le  Ciel  voulut  donner  à  Pie  YII  à  Florence 
une  consolation  religieuse  qui  remplit  son  cœur  de 
la  joie  la  plus  pure. 

C'était  à  lui  que  Dieu  réservait  la  gloire  et  le  bon- 
heur de  ramener  au  giron  de  l'Église,  par  une  pleine 
et  sincère  rétractation ,  ce  monsignor  Scipion  Ricci 
qui  avait  tant  fait  de  bruit  au  fameux  synode  de 
Pistoie  et  en  embrassant  les  doctrines  jansénistes. 
En  vue  du  retentissement  que  ce  synode  obtint  au 
temps  de  Pie  YI  et  de  l'influence  que  la  rétractation 
du  chef  pouvait  exercer  sur  ceux  qui  se  ralliaient  à 
son  parti,  le  Saint-Père  annonça  cet  événement  dans 
l'allocution  consistoriale  de  son  retour.  Il  revint  par 


4U  MÉMOIRES 

la  route  de  Pérouse  et  il  pénétra  dans  ses  États. 
J'allai  à  sa  rencontre  à  Nepi  et  j'en  repartis  avant 
lui  pour  le  précéder  à  Rome.  Son  entrée  dans  la  ca- 
pitale du  monde  chrétien  fat  un  triomphe  semblable 
à  celui  qu'on  lui  avait  décerné  après  son  élection  à 
Venise. 

Le  peuple  l'accueillit  avec  l'amour  et  les  trans- 
ports que  commandaient  sa  piété,  sa  vertu,  ses 
bienfaits  et  ses  manières  si  aimables.  L'inondation 
du  Tibre  avait  détruit  les  constructions  en  bois  du 
Ponte-Molle.  Il  les  trouva  établies  à  neuf  du  côté  qui 
regarde  Rome,  et  il  fit  observer  que  le  coude  dange- 
reux et  incommode  qu'on  y  signalait  auparavant  ne 
subsistait  plus.  On  y  arrivait  directement,  ainsi  qu'au 
grand  forum  de  l'ancienne  tour.  Cette  œuvre  si  ap- 
plaudie et  tant  réclamée  fut  inaugurée  pour  le  retour 
du  Pape.  Il  vit  aussi  la  nouvelle  voie  Flaminienne 
ouverte  pour  la  première  fois,  et  faite  sur  un  plan 
plus  facile  et  moins  onéreux  pour  le  trésor.  Sa  Sain- 
teté honora  ces  travaux  de  son  approbation  souve- 
raine. Les  deux  officiers  fiançais  qui,  par  ordre  de 
l'Empereur,  accompagnèrent  le  Pape  jusqu'à  Rome, 
furent  témoins  de  l'enthousiasme  avec  lequel  ses 
sujets  le  reçurent.  Le  rang  inférieur  de  ces  deux 
officiers,  dont  l'un  était  colonel  (Durosnel)  et  l'autre 
écuyer  de  cour  (de  Brii2;ode),  fit  croire,  non  sans  fon- 
dement, que  l'Empereur,  en  donnant  pour  escorte 
à  Pie  YII  deux  personnes  d'un  rang  si  inférieur,  vou- 
lait faire  contrôler  les  particularités  du  voyage,  ou  hu- 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  iV6 

milier  jusqu'au  dernier  moment  la  dignité  du  Sou\e- 
rain  Pontife. 

J'eus  la  satisfaction  de  voir  le  Saint-Père  applau- 
dir pleinement  à  l'usage  fait  de  l'omnipctence  qu'il 
me  confia  en  partant,  et  il  me  dit  que  je  n'avais 
point  trompé  ses  espérances.  Grâce  au  Ciel,  personne 
ne  pu'  porter  au  pied  de  son  (rùne  la  plus  minime 
plainte  contre  moi;  je  goûtai  même  le  plaisir  d'en- 
tendre le  public  déclarer,  en  termes  non  équivoques, 
qu'il  était  fort  heureux  de  mon  administration. 

Je  n'achèverai  pas  ce  récit  du  voyage  de  Pie  VII  à 
Paris  sans  dire  un  demi-mot  (vna  mezza  pûrold)  des 
cadeaux  qu'il  reçut  à  cette  occasion.  Il  en  porta 
d'abord  de  magnifiques  à  l'Empereur  ainsi  qu'à  la 
familln  impériale,  et  je  le  confesserai,  dans  cette 
splendeur  il  outre-passa  de  beaucoup  ses  moyens. 
Mais  le  Saint-Père  crut  qu'il  devait  témoigner  ainsi 
sa  considération  aux  personnages  auxquels  ces 
dons  étaient  destinés.  Le  célèbre  Canova  en  eut  la 
direction  et  le  choix.  On  peut  penser  que  des  vues 
difféi  entes  présidèrent  à  Paris  à  l'échange  qui  allait 
s'opérer.  On  chercha  en  effet,  par  la  mesquinerie  des 
présents  en  eux-mêmes,  à  prouver  le  peu  de  valeur 
de  celui  auquel  on  les  offrait.  Comme  c'était  le  Pape 
qui  allait  à  Paris,  on  croyait  bien,  même  en  faisant 
abstraction  des  richesses  de  l'Empereur,  que  les  ca- 
deaux de  ce  prince  surpasseraient  de  beaucoup  en 
splendeur  ceux  du  Pontife.  Il  n'en  fut  pas  ainsi.  On 
offrit  à  Sa  Sainteté  une  tiare  de  très -grand  prix; 


4<6  MÉMOIRES 

mais  son  plus  précieux  joyau  était  une  pierre  arra- 
chée des  tiares  pontificales  sous  Pie  YI  pour  payer 
les  contributions  de  Tolentino.  Le  reste  se  réduisit  à 
quelques  tapisseries  desGohelins,  fort  vieilles  et  des 
plus  médiocres ,  à  deux  candélabres  et  à  un  service 
très-ordinaire  pour  une  personne,  le  tout  en  porce- 
laine de  Sèvres.  Le  fameux  autel ,  les  deux  riches 
voitures  et  d'autres  dons  de  même  splendeur  furent 
annoncés  et  décrits  dans  les  journaux;  mais  ils  ne 
nous  parvinrent  jamais. 

Le  cardinal  Fesch  arriva  peu  après  le  retour  du 
Pape.  J'ai  déjà  dit  que  la  négociation  du  voyage  de 
Pie  YII  à  Paris  avait  été  le  commencement  de  son 
animositécontre  moi.  Auparavant,  nous  vivions  en- 
semble dans  les  meilleurs  termes;  j'ajouterai  même 
que  nous  étions  amis.  Je  n'avais  jamais  cessé  de  le 
combler  de  tous  les  égards  possibles  et  de  lui  témoi- 
gner mon  estime  et  mon  attachement  particulier,  à 
tel  point  que  les  autres  ambassadeurs  s'en  montraient 
un  peu  jaloux.  Mais,  dans  ces  négociations,  j'en- 
courus sa  disgrâce  en  accomplissant  mon  devoir.  Son 
caractère,  toujours  soupçonneux,  toujours  méfiant, 
toujours  dissimulé  et  toujours  emporté ,  fut  bien 
pour  quelque  chose  dans  ce  changement.  Et  néan- 
moins je  ne  lui  opposais  qu'une  incomparable  dou- 
ceur, le  calme  le  plus  parfait  et  le  plus  invincible 
sang-froid.  Mais  je  dois  avouer  qu'une  circonstance 
accidentelle  exerça  une  très-large  influence  sur  son 
aversion. 


DU  CAUniiNAL  CONSALVI.  417 

Fesch  s'ôtail  lié  d'une  étroile  amitié  avec  la  famille 
d'un  grand  financier  romain  qui  me  haïssait  à  mort. 
Les  immenses  voleries  qu'au  moins,  du  temps  do  mon 
ministère,  je  ne  voulus  jamais  tolérer  et  légitimer 
chez  le  mari,  et  la  vanité  de  la  femme  (juc  je  ne  con- 
sentis point  à  encourager  en  fréquentant  la  maison, 
m'avaient  complètement  aliéné  cette  famille.  Cher- 
chant son  intérêt  dans  mon  éloignemcnt  du  minis- 
tère, elle  s'efforça  de  mettre  à  profit  l'intimité  du 
cardinal  Fesch  pour  me  faire  sauter  par  ses  mains, 
comme  on  dit.  Sans  s'apercevoir  du  piège,  il  s'y 
trouva  pris,  et  je  dois  rendre  justice  à  ses  intentions 
que  je  n'ai  jamais  jugées  mauvaises,  quoiqu'elles 
fussent  faussées  sur  plusieurs  points.  Je  ne  puis  dou- 
ter des  manœuvres  que  mit  en  jeu  auprès  de  lui 
cette  méchante  race,  car  elle  les  renouvela  ensuite 
auprès  de  son  successeur  (M.  Alquier).  Ce  fut  lui  qui 
m'apprit  les  séductions  dont  il  s'était  vu  l'objet,  et 
celles  auxquelles  avait  succombé  son  prédécesseur. 
Cette  famille  les  lui  avoua  pour  s'en  faire  un  mérite 
et  pour  obtenir  auprès  de  lui  accès  et  confiance,  en 
plaçant  sous  ses  yeux  l'exemple  du  cardinal  Fesch. 

Me  voici  arrivé  à  la  grande  époque  où  commence 
la  rupture  entre  l'Empire  français  et  le  Saint-Siège, 
rupture  qui  donna  lieu  d'abord  à  ma  chute  du  mi- 
nistère —  chose  fort  peu  importante  du  reste  —  et 
au  renversement  bien  plus  grave  du  domaine  tem- 
porel du  Pape.  Cette  rupture  prit  sa  source  dans 
l'invasion  d'Ancône.  Les  troupes  françaises  avaient 
II.  27 


418  MÉMOIRES 

le  droit  d'aller  et  de  venir,  ainsi  que  de  traverser 
cette  ville  pour  entrer  dans  les  États  pontificaux. 
Tout  à  coup,  au  mois  d'octobre  1  805 ,  —  si  ma  mé- 
moire est  fidèle,  sans  le  moindre  avis  préalable  et 
uniquement  par  trahison,  un  corps  de  l'armée  de 
Bonaparte  s'empare  de  la  forteresse,  de  la  ville,  du 
port,  puis  y  établit  une  nombreuse  garnison.  Le 
Pontife  fut  très-blessé  de  ce  procédé,  non-seulement 
parce  qu'on  manquait  d'égards  envers  lui ,  mais  en- 
core parce  que  cette  manière  frauduleuse  d'agir  était 
indigne  du  titre  de  puissance  amie  que  la  France 
s'attribuait  vis-à-vis  de  nous.  Deux  raisons  plus  sé- 
rieuses encore,  ayant  rapport  à  sa  qualité  ainsi  qu'au 
bien  de  ses  sujets  et  de  la  Religion  elle-même,  lui 
firent  plus  douloureusement  ressentir  cet  affront.  En 
sa  qualité  de  chef  de  l'Église,  de  ministre  de  paix  et 
de  Père  commun,  le  Pape  était  tenu  de  garder  une 
stricte  neutralité  et  de  ne  prendre  aucune  part  dans 
une  guerre  qui  ne  le  concernait  point.  Son  devoir 
l'obligeait  à  bien  se  garder  de  fournir  des  prétextes 
aux  puissances  ennemies  de  la  France  (telles  que 
l'Autriche,  la  Russie,  l'Angleterre,  Naples,  etc.),  et 
à  empêcher  ces  Cours  de  regarder  le  Saint-Siège 
comme  un  adversaire  faisant  cause  commune  avec 
Napoléon  et  favorisant  ses  projets. 

Le  Pape  devait  éviter  ces  inculpations  afin  d'ame- 
ner les  puissances  (excepté  la  Russie,  qui,  on  le  sait, 
s'était  déjà  brouillée)  à  ne  pas  rompre  leurs  commu- 
nications avec  lui  et  à  ne  pas  porter  ainsi  un  notable 


DU  CAUDINAL  COXSALVI.  419 

préjudice  à  la  Religion,  en  le  mettant  dans  l'impossi- 
bilité d'exercer  librement  dans  leurs  États  sa  supré- 
matie spirituelle.  Les  cours  étrangères  auraient  pu 
redouter  que  la  France  ne  se  servît  du  Pape,  son  allié, 
pour  peser  sur  elles  à  l'aide  d'une  influence  reli' 
gieuse.  Mais  en  dehors  de  cette  considération  ma- 
jeure, le  Pape  avait  encore  un  autre  grave  motif  pour 
agir  de  la  sorte.  Le  bien  de  ses  sujets  exigeait  qu'il 
restât  parfaitement  neutre,  afin  que  les  puissan- 
ces hostiles  à  Bonaparte  ne  traitassent  pas  l'État 
pontitical  en  ennemi.  Le  formidable  débarquement 
opéré  à  Naples  par  les  Anglais  et  par  les  Russes  (dé- 
barquement qui  contraignit  les  Français  à  la  retraite), 
rendait  ce  péril  plus  certain  dans  le  cas  où  les  deux 
armées  auraient  voulu  prendre  les  Français  entre 
deux  feux,  ce  qui  eût  été  facile,  caries  Autrichiens, 
avec  lesquels  Napoléon  était  en  guerre,  occupaient 
alors  Vérone. 

~  Toutes  ces  circonstances  si  périlleuses  déterminè- 
rent le  Pape  à  réclamer  auprès  de  l'empereur  Napo- 
léon contre  l'occupation  d'Ancône,  et  à  en  exiger  la 
prompte  évacuation.  Il  fallut  accentuer  l'inflexible 
volonté  du  Saint-Siège  cherchant  à  rester  neutre. 
Nous  nous  crûmes  obligés  de  présenter  sa  requête 
de  manière  qu'on  jugeât  que  ses  réclamations 
étaient  sérieuses  et  véritables,  d'autant  mieux  que 
le  Concordat,  le  voyage  à  Paris  et  les  relations  inti- 
mes que  le  Pape  entretenait  avec  l'Empereur  toutes 
les  fois  que  ses  devoirs  le  lui  permirent,  avaient, 

27. 


420  MÉMOIRES 

quoique  sans  raison,  accrédité  le  bruit  que  nous 
étions  partisans  de  la  France.  L'Empereur,  de  son 
côté,  pouvait  faire  beaucoup  de  mal  à  la  Religion  et 
à  l'État  par  sa  prépondérance  toujours  croissante. 
Pie  Yll  lui  adressa  une  assez  courte  lettre  de  sa  main. 
Il  ne  lui  dissimulait  pas  la  surprise  et  la  peine  que  lui 
causaient  l'occupation  d'Ancône  et  le  procédé  em- 
ployé pour  s'en  saisir.  Le  Saint-Père  disait  qu'il  ne 
se  serait  pas  attendu  à  voir  répondre  ainsi  à  la  con- 
duite qu'il  ne  cessait  de  tenir  envers  lui.  Il  énumé- 
rait  les  dangers  auxquels  cette  occupation  exposait 
ses  États  et  sa  propre  dignité,  et  il  demandait  que 
les  troupes  fussent  promptement  retirées,  car  il  aspi- 
rait à  garder  une  neutralité  réelle  dans  les  conflits 
surgissant  entre  les  puissances  belligérantes.  Le  Pape 
avait  bien  des  motifs  de  croire  que  sa  prière  ne  serait 
pas  exaucée.  Afin  de  tenter  tous  les  moyens  de  la 
faire  accueillir,  il  ajouta  que,  dans  le  cas  oij  le  Saint- 
Siège  n'obtiendrait  pas  l'accomplissement  de  ses 
vœux ,  il  croyait  que  les  relations  existant  entre  lui 
et  l'ambassadeur  français,  alors  à  Rome,  ne  pourraient 
pas  se  maintenir.  En  parlant  ainsi,  le  Pontife  voulait 
préparer  le  mieux  possible  le  succès  de  sa  prière  ;  il 
désirait  encore,  si  cette  prière  n'était  pas  prise  en 
considération,  que  la  rupture  avec  l'ambassadeur  de 
Napoléon  prouvât,  par  un  fait,  aux  autres  puissances 
que  le  Pape  avait  agi  sérieusement.  De  cette  manière, 
en  effet,  on  ne  pouvait  pas  l'accuser  de  ne  s'être 
plaint  que  pour  la  forme.  Cependant  le  Saint-Père, 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  421 

dans  le  cas  d'un  refus,  n'entendait  pas  renvoyer  de 
Rome  le  ministre  français;  il  se  bornait  à  suspendre 
avec  lui  les  relations  ordinaires,  ainsi  tpie  le  disait  la 
lettre  en  ternies  positifs.  Cette  dépêche  fut  consignée 
par  Pie  VII  lui-même  au  cardinal  Fesch,  pour  (ju'il  la 
fit  passer  à  IKnipereur. 

Quelques  jours  après,  le  Cardinal,  qui  avait  en- 
voyé la  lettre,  se  repentit  de  ne  pas  l'avoir  ouverte 
auparavant,  pour  en  apprécier  la  teneur  et  en  tirer 
copie.  Le  Pape  la  lui  avait  remise  cachetée.  Le  Car- 
dinal prétendit  savoir  de  moi  ce  que  contenait  la 
dépêche.  Il  me  pria  de  la  lui  communiquer,  se  ba- 
sant sur  ce  que  c'était  l'habitude  de  déhvrer  aux 
ambassadeurs  la  copie  des  lettres  aux  princes.  Je 
ripostai  que  cet  usage  n'avait  pas  force  de  loi  quand 
il  s'agissait  de  lettres  autographes  et  confidentielles 
de  souverain  à  souverain,  et  je  fis  remarquer  à  Son 
Éminence  que  les  actes  de  l'empereur  Napoléon  lui- 
même  en  fournissaient  une  preuve  qu'il  ne  pouvait 
récuser. 

L'Empereur,  en  effet,  avait  souvent  adressé  au 
Pape  des  lettres  cachetées.  Ces  lettres  étaient  re- 
mises ou  par  des  oliiciers  ou  par  Son  Éminence,  qui 
me  priait  de  les  porter  à  Sa  Sainteté,  sans  que  la 
copie  m'en  eût  jamais  été  délivrée.  Je  conclus  en 
disant  que  l'intention  du  Pape  avait  été  de  montrer 
à  l'Empereur  que  les  chancelleries  de  Rome  et  de 
France  ne  devaient  pas  connaître  ce  qu'il  écrivait 
confidentiellement.   En  réalité,   le  Saint-Père  avait 


Iti  MÉMOIRES 

juge  à  propos  d'offrir  à  l'Empereur  un  expédient 
pour  retirer  volontairement  ses  troupes  et  empêcher 
son  amour-propre  de  s'absorber  dans  le  fait  accom- 
pli ,  afin  de  ne  pas  avoir  l'air  de  céder  à  une  récla- 
mation, si  cette  réclamation  eut  été  ébruitée.  Le 
cardinal  Fesch  ne  resta  pas  convaincu.  I!  demanda 
la  copie  au  Pontife  lui-même,  auquel  il  exposa  le 
motif  de  ses  plaintes.  Pie  VII  tint  ferme  de  son  côté 
et  répondit  comme  moi.  Le  Cardinal,  mécontent  et 
désireux  de  se  garantir  aux  yeux  de  l'Empereur, 
rejeta  tout  sur  mon  compte,  comme  on  devait  bien 
s'y  attendre.  La  lettre  du  Pape  demeura  plusieurs 
mois  sans  réponse,  —  depuis  le  mois  de  novembre 
jusqu'en  janvier. 

L'Empereur  reçut  cette  lettre  à  Tienne,  oii  il  était 
entré  victorieux  après  avoir  fait  subir  de  cruelles 
pertes  à  l'Autriche  à  Ulm  et  dans  les  batailles  pré- 
cédentes. Mais  l'armée  russe  était  encore  intacte 
et  éloignée.  L'empereur  Napoléon  ne  regardait  pas 
comme  un  triomphe  certain  l'issue  de  cette  guerre, 
qui  devait  lui  acquérir  une  prépondérance  absolue 
et  le  dispenser  désormais  de  tout  ménagement.  x4fin 
de  régler  sa  conduite  d'après  les  événements,  il 
différa  de  répondre  au  Pape.  L'éclatante  victoire 
d'Austerlitz  et  la  paix  ruineuse  de  Presbourg  ayant 
déterminé  en  sa  faveur  la  plus  grande  de  toutes  les 
supériorités,  il  n'attendit  pas  son  retour  à  Paris 
pour  écrire  au  Saint-Père.  Il  data  sa  lettre  de  Mu- 
nich,  le  7  janvier   1806,   si  ma  mémoire  ne  me 


DU  CAUDINAL  CONSALVI.  423 

trahit  pas,  et  elle  n'arriva  à  Rome  qu'à  la  lin  du 
mois. 

Dans  cette  lettre  si  fameuse,  Bonaparte  démasquait 
entièrement  ses  batteries  et  les  idées  qu'il  n'avait 
jamais  laissé  entrevoir,  même  au  Pape.  Elles  durent 
produire  une  surprise  et  une  sensation  que  l'on  peut 
plus  facilement  se  figurer  qu'analyser.  Loin  de  con- 
sentir à  la  demande  du  Saint-Père  de  faire  évacuer 
Ancône  pour  respecter  sa  neutralité,  l'Empereur, 
après  quelques  doléances,  exposait  les  nouveaux  rap- 
ports (|u'il  ambitionnait  d'établir  entre  le  Saint-Siège 
et  lui,  et  les  droits  qu'il  s'arrogeait  sur  le  Pape  cl  sur 
ses  propres  États.  Il  disait  en  substance  que,  si  le 
Pape  était  le  souverain  de  Rome,  lui.  Napoléon,  en 
était  l'empereur;  que  le  Pape  devait  être  à  son  égard 
ce  que  les  Papes  avaient  été  à  l'égard  de  Charle- 
magne;  que  les  rapports  du  Pape  envers  lui  dans  le 
temporel  devaient  être  les  mêmes  que  ceux  qu'il 
avait  envers  le  Pape  dans  le  spirituel;  que  le  Pape 
devait  reconnaître  pour  ses  amis  ou  ses  ennemis  les 
amis  et  les  ennemis  de  l'Empereur  et  de  la  France; 
que  si  la  cour  de  Rome  ne  suivait  pas  ce  système, 
qui  serait  pour  l'avenir  le  code  permanent  du  Saint- 
Siège,  les  conséquences  les  plus  désastreuses  pour  le 
domaine  temporel  allaient  naître  de  cette  obstination. 
Napoléon  disait  encore  dans  cette  lettre  que,  puisque 
Sa  Sainteté  avait  osé  menacer  de  renvoi  le  cardinal 
Fesch  si  on  n'évacuait  pas  Ancône,  l'Empereur  se 
proposait  de  le  faire  remplacer  le  plus  tôt  possible 


424  MÉMOIRES 

par  un  ambassadeur  séculier,  et  de  le  rappeler  en 
France,  afin  de  ne  pas  le  laisser  en  proie  à  la  haine 
que  lui  portait  le  cardinal  Consalvi. 

Les  expressions  de  celte  lettre  étaient  trop  claires 
pour  avoir  besoin  de  plus  amples  développements. 
On  comprenait  très-bien  à  vue  d'œil  que  Napoléon, 
empereur  des  Français,  se  constituait  par  la  même 
occasion  empereur  de  Rome,  ainsi  qu'il  se  procla- 
mait lui-même  en  teimes  formels. 

C'était  imposer  au  Saint-Siège  et  au  patrimoine  de 
l'Église  un  véritable  vasselage,  et  les  regarder  comme 
feudataires  de  son  empire.  C'était  arracher  ainsi  à  la 
souveraineté  du  Pape  cette  liberté  et  cette  indépen- 
dance dont  les  Pontifes  jouissaient  au  moins  depuis 
dix  siècles,  sans  parler  des  temps  plus  reculés.  On 
comprenait  qu'en  assimilant  les  rapports  temporels 
du  Pape  envers  lui  à  ses  rapports  spirituels  envers 
le  Pape,  il  osait  évidemment  affirmer  que  le  Pape 
devait  dépendre  de  lui  et  être  son  sujet  dans  le 
temporel ,  ainsi  que  lui ,  Napoléon ,  dépendait  du 
Père  commun  dans  le  spirituel.  On  sentait  qu'il 
allait  s'attribuer  le  litre  de  successeur  de  Charle- 
magne,  — quoiqu'il  n'y  eût  entre  lui  et  ce  prince 
qu'un  intervalle  de  dix  siècles,  —  et  qu'en  supposant 
faussement  que  les  Papes  eussent  été  les  vassaux  de 
cet  empereur  d'Occident,  ce  n'était  pas  un  motif 
suffisant  pour  établir  qu'à  dater  de  ce  jour  les  Papes 
allaient  dépendre  de  l'Empire  français.  Napoléon 
oubliait  queCharlemagne  ne  fut  empereur  que  parce 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  42o 

que  le  Saint-Sioge  le  constitua  dans  cette  dignité. 
Nous  vîmes  tous   que,   loin   d'admettre  la  neulra- 
lité   du   Saint-Siège,   Bonaparte   prétendait   môme 
l'obliger,  par  ce  titre  de  feudataire  et  de  vassal,  à 
prendre  fait  et  cause  à  la  suite  de  la  France  dans 
n'importe  quelle  guerre  qui  s'engagerait  plus  tc'ird. 
Il  exigeait  que  le  Pape  reconnût  pour  ses  amis  et 
pour  ses  ennemis  les  amis  et  les   ennemis  de  la 
France,  ainsi  que  s'exprimait  la  lettre,  et  il  imposait 
ce  système  comme  permanent.  Le  Saint-Siège  était 
forcé  de  participer  à  n'importe  quelle  guerre,  juste 
ou  injuste,   et  de  se  voir  du  matin  au  soir  atta- 
qué par  l'Autriche,   l'Espagne  et  toutes  les  autres 
puissances  catholiques  ou  non  catholiques.  L'intérêt 
de  la  Religion  et  l'équité  démontraient  que  le  Saint- 
Père  ne  devait  pas  ofTenser  ou  aigrir  ces  derniers 
États.    Or  qui  aurait  donc  pesé  sur  le  Souverain 
Pontife  pour  le  brouiller  avec  l'Europe  entière?  La 
seule  ambition  ou  l'avidité  de  la  France  qui  altére- 
rait ainsi  dans  le  Pape  ses  titres  de  Père  commun , 
de   ministre  de  paix   et   de   chef  de  la   Religion, 
ambition  ou  avidité  qui  sèmerait  la  ruine  chez  les 
peuples  soumis  à  la  tiare  en  maintenant  un  perpétuel 
état  de  guerre. 

Tout  cela  se  comprenait,  ainsi  que  je  l'ai  dit,  à  la 
seule  lecture  de  la  lettre,  presque  à  vue  d'œil;  mais 
l'Empereur,  croyant  peut-être  qu'on  ne  pénétrerait 
pas  ses  intentions  aussi  rapidement  qu'il  le  désirait, 
et  se  figurant  que  sa  dépêche  ne  suffirait  peut-être  pas 


426  MEMOIRES 

pour  faire  accepter  le  nouveau  joug,  adressa  par  le 
même  courrier  une  missive  au  cardinal  Fesch  dans 
laquelle  il  développait  sa  réponse  au  Pape.  Il  le 
chargeait  de  lire  aussi  à  Sa  Sainteté  et  au  secrétaire 
d'État  cette  missive  qu'il  écrivait  à  son  ambassa- 
deur \  On  y  trouvait  de  nouvelles  considérations 

1  Les  deux  lettres  de  Napoléon  Bonaparte  à  Pie  VII ,  l'une  dale'e 
de  Munich  ,  7  janvier  1806,  l'autre  de  Paris,  13  février  de  la 
même  année,  sont  aussi  connues  que  les  répliques  du  Pape.  Nous 
croyons  donc  inutile  de  les  reproduire  ici,  surtout  après  l'analyse 
faite  par  le  cardinal  secrétaire  d'État,  qui  fut  bien  pour  quelque 
chose  dans  les  réponses.-  Les  dépèches  adressées  scus  la  même 
date  au  cardinal  Fesch  par  l'Empereur  sont  beaucoup  qioins  con- 
nues; elles  expliquent  la  situation  sans  jihrases  et  sans  ambiguïté. 
C'est  le  style  et  le  caractère  de  l'homme  pris  dans  le  vif  par 
l'histoire  ,  et  ces  deux  lettres  au  cardinal  Fesch  sont  plutôt  à  nos 
yeux  une  circonstance  atténuante  de  folie  qu'une  accusation  : 

«  Munich  ,  le  7  janvier  4  806. 

»  Le  Pape  m'a  écrit,  en  date  du  dô  novembre,  la  lettre  la  plus 
ridicule ,  la  plus  insensée  :  ces  gens  me  croyaient  mort.  J'ai  occupé 
la  place  d'Ancône  parce  que,  malgré  vos  représentations,  on 
n'avait  rien  fait  pour  la  défendre,  et  que  d'ailleurs  on  est  si  mal 
organisé,  que,  quoi  qu'on  eût  fait,  on  aurait  été  hors  d'état  de 
la  défendre  contre  personne.  Faites  bien  connaître  que  je  ne 
souffrirai  plus  tant  de  railleries;  que  je  ne  veux  point  à  Rome  de 
ministre  de  Hussie  ni  de  Sardaigne.  Mon  intention  est  de  vous 
rappeler  et  de  vous  remplacer  par  un  séculier.  Puisque  ces  imbé- 
ciles ne  trouvent  pas  d'inconvénient  à  ce  qu'une  protestante  puisse 
occuper  le  trône  de  France,  je  leur  enverrai  un  ambassadeur 
protestant.  Dites  à  Consalvi  que,  s'il  aime  sa  patrie,  il  faut  qu'il 
quitte  le  ministère,  ou  qu'il  fasse  ce  que  je  demande;  que  je  suis 
religieux,  mais  ne  suis  point  cagot;  que  Constantin  a  séparé  le 
civil  du  militaire,  et  que  je  puis  aussi  nommer  un  sénateur  pour 
commander  en  mon  nom  dans  Rome.  11  leur  convient  bien  de 
parler  de  religion ,  eux  qui  ont  admis  les  Russes  et  qui  ont  rejeté 
Malte,  et  qui  veulent  renvoyer  mon  ministre  !  Ce  sont  eus  qui 


DU  CAKDIXAL   CONSALVI.  457 

tr(>s-amples  sur  tout  ce  dont  j'ai  parlé  jusqu'ici,  et 
je  ne  saurais  jamais  assez  signaler  les  soubresauts 
et  l'Apreté  d'expression  avec  lesquels,  en  peu  de 
mots  et  sans  user  d'aucune  nuance  ni  d'aucun  mé- 
nagement, il  disait  qu'il  voulait  ([ue  Rome  agît  en 
toutes  choses  à  sa  guise,  et  que  le  Pape  ne  pourrait 

prostihjcnt  la  Religion.  Y  a-t-il  un  exemple  d'un  nonce  aposto- 
lique en  Russie?  Dites  à  Consalvi,  dites  même  au  Pape  (|ue,  puis- 
qu'il veut  chasser  mon  ministre  de  Home,  je  pourrai  bien  aller 
l'y  rétablir.  On  ne  pourra  donc  rien  faire  de  ces  liomincs-là  que 
par  la  force?  Ils  laissent  pe'rir  la  Religion  en  Allemagne  en  ne 
voulant  rien  terminer  pour  le  Concordat;  ils  la  laissent  périr  en 
Bavière,  en  Italie;  ils  deviennent  la  risée  des  cours  et  des  peu- 
ples. Je  leur  ai  donné  des  conseils  qu'ils  n'ont  jamais  voulu  écou- 
ter. Ils  croyaient  donc  que  les  Russes,  les  Anglais,  les  Napolitains 
auraient  respecté  la  neutralité  du  Pape!  Pour  le  Pape,  je  suis 
Cliarleniagne,  [)arce(|ue,  comme  Cliarlemagne,  je  réunis  la  cou- 
ronne de  France  à  celle  des  Lombards,  et  que  mon  eiu|)ire  cou- 
fine  avec  l'Orient.  J'entends  donc  que  l'on  règle  avec  moi  sa  con- 
duite sur  ce  point  de  vue.  Je  ne  changerai  rien  aux. apparences 
si  l'on  se  conduit  bien;  autrement  je  réduirai  le  Pape  à  être 
évèque  de  Rome.  Ils  se  ])laignent  que  j'ai  fait  les  adaires  de 
l'Italie  sans  eux.  Fallait-il  donc  qu'il  en  fût  comme  de  l'Allema- 
gne, où  il  n'y  a  i)lus  de  solennités,  de  sacrements,  de  Religion  ? 
Dites-leur  que,  s'ils  ne  finissent  pas,  je  les  montrerai  à  l'Kurope 
comme  des  égoïstes,  et  ijue  j'établirai  les  afïaires  de  l'Église  en 
Allemagne  avec  l'archichancelier  et  sans  eux.  Il  n'y  a  rien,  en 
vérité,  d'aussi  déraisonnable  que  la  cour  de  Rome. 

»  Napoléon.  » 

.<  Paris,  le  13  février  1806. 

w  Je  ne  suis  point  content  de  voire  conduite.  Vous  ne  montrez 
aucune  fermeté  pour  mon  service.  Vous  voudrez  bien  recjuérir 
l'expulsion  des  États  du  Pape  de  tous  les  Anglais,  Russes  et  Sue'- 
dois,  et  lie  toutes  les  personnes  attachées  à  la  cour  de  Sardaigne. 
Il  est  fort  ridicule  qu'on  ail  voulu  maintenir  M.  Jackson  à  liome; 


428  MÉMOIRES 

conserver  sa  souveraineté  qu'à  ce  prix.  Cette  lettre 
parlait  encore  de  moi,  et  on  y  lisait  ces  paroles  que 
les  années  n'effaceront  jamais  de  mon  esprit  :  «  Dites 
au  cardinal  Consalvi  que,  s'il  aime  la  Religion  et  sa 
patrie,  il  n'a  qu'un  de  ces  deux:  partis  à  prendre  : 
faire  toujours  tout  ce  que  je  veux  ou  quitter  le 
ministère.  » 

Ces  lettres  devaient  embarrasser  beaucoup  le  car- 
dinal Fesch.  En  ma  présence,  il  se  montra  très-décon- 
tenancé  par  les  paroles  de  l'Empereur  au  Saint-Père 
sur  ma  haine  contre  lui.  Ces  expressions  témoi- 
gnaient qu'il  avait  écrit  à.  l'Empereur  dans  ce  sens, 

s'il  y  est  encore,  requérez-en  l'arrestation  :  c'est  un  agent  des 
Russes.  Aucun  bâtiment  suédois,  anghiis  ni  russe  ne  doit  entrer 
dans  les  États  du  Pape;  sans  (pioi  je  lesterai  con(is(juer.  Je  n'en- 
tends plus  (jue  la  cour  de  Rome  se  mêle  de  politiijue.  Je  proté- 
gerai ses  États  contre  tout  le  monde.  Il  est  inutile  qu'elle  ait  tant 
de  ménagements  pour  les  ennemis  de  la  Religion.  Faites  expédier 
les  Bulles  pour  mes  évèques.  On  met  un  mois  pour  faire  un  tra- 
vail de  vingt-(|uatre  heures.  Ce  n'est  pas  là  de  la  religion.  En 
Allemagne,  il  n'y  a  qu'un  cri  contre  la  Cour  de  Rome.  Sa  con- 
duite est  révoltante,  et  cette  partie  si  importante  de  la  chré- 
tienté est  dans  l'anarchie.  Je  donne  orilre  au  prince  Josepii  de 
vous  prêter  main-forte,  et  je  vous  rends  responsable  de  l'exécu- 
tion de  ces  deux  points  :  1°  l'expulsion  des  Anglais,  Russes, 
Suédois  et  Sardes  de  Rome  et  de  l'État  romain  ;  2"  l'interdiction 
des  fiorls  aux  navires  de  ces  puissances.  Dites  bien  que  j'ai  les 
yeux  ouverts;  ijuc  je  ne  suis  trompé  qu'autant  que  je  le  veux 
bien;  (jue  je  suis  Charlemagne,  l'épée  de  l'Église,  leur  Empe- 
reur ;  que  je  dois  être  traité  de  même;  qu'ils  ne  doivent  pas  savoir 
s'il  y  a  un  empire  de  Russie.  Je  fais  connaître  au  Pape  mes  inten- 
tions en  peu  de  mots.  S'il  n'y  acquiesce  pas,  je  le  réduirai  a  la 
même  condition  qu'il  était  avant  Charleaiat^ne. 

»  Napoléo.n.  » 


DU   CARDINAL  CONSALVI.  429 

et  il  ne  sut  (jiic  riposter  lorsque  je  l'interpellai  avec 
un  grand  sang-froid  pour  savoir  de  lui  quelle  preuve 
de  haine  je  lui  avais  donnée;  qu'il  me  semblait  ne 
lui  avoir  prodigué  que  des  témoignages  tout  dilTé- 
rents,  et  que  d'ailleurs  mon  caractère  n'avait  jamais 
été  susceptible  de  nourrir  un  sentiment  aussi  vil 
contre  qui  que  ce  fut.  Le  Cardinal  s'efforça  d'adoucir 
autant  qu'il  put  auprès  du  Pape  les  expressions  de 
l'Empereur  conceinanl  sa  suprématie  en  Italie.  Il  les 
attiibua  à  la  mauvaise  humeur  provoquée  par  la 
demande  de  Tévacucition  d'Ancone;  mais  ces  paroles 
étaient  trop  claires  pour  qu'on  pût  les  passer  sous 
silence,  ainsi  que  le  conseillait  le  Cardinal.  N'y  pas 
répondre  c'était  les  admettre  dans  les  circonstances 
et  vu  le  caractère  de  l'Empereur.  Nous  pensâmes 
que  les  intérêts  les  plus  essentiels  du  Saint-Siège  se 
trouvaient  engagés  dans  ce  conflit,  et  que,  si  nous  ne 
relevions  pas  de  pareilles  assertions,  il  en  résulterait 
d'énormes  préjudices  pour  la  Religion ,  la  Souverai- 
neté temporelle  et  l'État. 

En  effet,  dès  que  le  chef  de  l'Église  perd  son 
indépendance,  la  Religion  doit  en  souffrir  cruelle- 
ment en  tous  lieux.  Le  Pape  se  décida  à  répliquer 
avec  la  plus  entière  franchise  et  la  plus  louable 
loyauté,  et  à  défendre  la  liberté  et  l'indépendance  du 
Saint-Siège,  ainsi  qu'il  y  était  tenu  par  ses  devoirs  et 
par  ses  serments.  Pie  VII  savait  combien  il  serait  dan- 
gereux, pour  cette  indépendance  et  cette  liberté, 
de  se  servir  de  mots  douteux  ou  trop  mesurés  par 


430  ilÉMOIRES 

rapport  à  la  substance  de  la  question,  en  s'adressant 
à  l'homme  qui  avait  énoncé  de  telles  doctrines  et 
qui  tirerait  avantage  de  la  moindre  syllabe  pour 
s'empresser  de  les  déclarer  admises  et  reconnues. 

Aûn  que  sa  réponse  ne  prêtât  pas  à  des  interpréta- 
tions nuisibles,  ou  à  l'inculpation  d'une  coupable 
et  déshonorante  faiblesse,  le  Pape  voulut  que  la 
lettre  à  l'Empereur,  douce  dans  la  forme,  ne  man- 
quât ni  de  fermeté  ni  d'énergie  dans  le  fond.  Nous 
pensions  bien  que  les  menaces  d'un  homme  aussi  im- 
périeux et  en  même  temps  aussi  puissant  que  Napo- 
léon recevraient  tôt  ou  tard  leur  exécution.  C'est 
pourquoi  on  ne  procéda  i)oint,  dans  une  affaire  qui 
intéressait  tant  le  Saint-Siège  (puisqu'on  y  traitait 
de  la  continuation  ou  de  la  fin  de  son  existence 
quant  au  pouvoir  temporel) ,  sans  recourir  aux  lumiè- 
res et  aux  conseils  du  Sacré-Collége.  On  le  réunit  de- 
vant le  Pape. 

J'allai  moi-même  prévenir  franchement  le  cardinal 
Fesch  de  cette  convocation.  Je  lui  exposai  que,  dans 
une  affaire  de  si  haute  importance,  le  Saint-Père, 
avant  de  répondre  à  l'Empereur,  désirait  recueillir  les 
suffrages  de  tous  les  Cardinaux  qui  allaient  se  rassem- 
bler autour  de  lui.  Je  maintins  qu'en  sa  quahté  d'am- 
bassadeur de  France  il  ne  pouvait  pas  assister  à  la 
discussion  qui,  en  sa  présence,  ne  serait  point  libre. 
Je  lui  notifiai  que  la  lettre  de  l'Empereur  au  Pape 
serait  communiquée  en  copie  aux  Cardinaux,  et  qu'on 
les  informerait  complètement  de  tout  ce  que  Son  Émi- 


1)U  CARDINAL  COXSALVI.  4;jl 

nencc  avait  ajouté  d'aprcs  la  dépêclie  qu'elle  avait 
reçue  elle-même  de  Sa  Majesté  ;  que  s'il  désirait  écrire 
ou  parler  aux  Cardinaux  pendant  les  trois  jours  qui 
précéderaient  la  réunion,  il  en  était  parfaitement  le 
maître.  Je  lui  lis  encore  remarquer  que,  sa  manière 
de  voir  étant  déjà  connue  du  Pape,  son  intervention 
n'était  nullement  nécessaire.  Fescli  me  répondit  qu'il 
comprenait  trop  bien  qu'en  sa  qualité  de  ministre  de 
France ,  il  ne  pouvait  pas  assister  à  un  conseil  tenu 
pour  délibérer  sur  l'acceptation  ou  le  refus  d'une 
alTaire  concernant  la  France;  qu'écrire  aux  Cardinaux 
lui  semblait  inutile,  puisqu'on  leur  communiquait  la 
lettre  de  l'Empereur  qui  disait  tout,  et  qu'il  s'entre- 
tiendrait plutôt  de  vive  voix  avec  les  membres  du 
Sacré-Collége.  Il  y  avait  un  Français  parmi  eux,  le 
cardinal  de  Bayane.  Je  dis  au  cardinal  Fesch  que, 
comme  ce  prince  de  l'Église  n'était  pas  ambassadeur, 
il  ne  serait  pas  exclu  de  la  Congrégation,  Le  cardinal 
Fesch  n'avait  pas  du  tout  réclamé  avant  la  séance; 
il  avait  même  jugé  très-naturel  qu'on  l'en  écartât  en 
sa  qualité  de  ministre  de  Napoléon.  Était-il  présu- 
mable,  après  cela,  qu'il  put  faire  un  crime  à  la  ('our 
pontificale  de  ne  pas  l'avoir  appelé  à  cette  solennelle 
réunion? 

L'Empereur  se  plaignit  et  nous  reprocha  notre  con- 
duite à  ce  sujet ,  mais  ses  plaintes  et  ses  reproches 
étaient  fort  injustes,  ainsi  que  cela  fut  démontré 
quand  nous  répondîmes  à  ses  doléances.  On  voulait 
nous  imposer  une  absurdité  et  une  monstruosité  qui 


432  MÉMOIRES 

ne  se  rencontrent  chez  aucun  peuple.  Jamais  le  prince, 
quand  il  soumet  à  son  conseil  la  discussion  d'une 
affaire  ou  d'une  prétention  élevée  par  une  cour  étran- 
gère, n'autorise  l'ambassadeur  du  postulant  ou  du 
prétendant  à  être  introduit  pour  assister  à  la  séance; 
jamais  non  plus  il  n'est  venu  à  l'esprit  d'aucun  roi 
de  soutenir  une  thèse  aussi  étrange.  Ce  ne  fut  point 
un  Consistoire  que  le  Pape  assembla  autour  de  lui, 

—  on  lui  objectait  qu'il  ne  pouvait  pas  en  exclure 
le  cardinal  Fesch  comme  cardinal ,  —  ce  fut  une 
simple  Congrégation  en  habit  court  (m  ahito  corto) , 
sans  aucune  des  formalités  habituelles  qui  distinguent 
les  Consistoires.  Parce  que  tous  les  autres  Cardinaux 
y  prenaient  part,  cette  assemblée  ne  cessait  pas 
d'être  une  Congrégation;  elle  ne  changeait  point  de 
nature.  D'ailleurs  la  présence  d'un  cardinal  français 

—  le  cardinal  de  Bayane  —  ofTrait  à  l'ambassadeur 
toutes  les  facilités  pour  faire  dire,  par  son  inter- 
médiaire, ce  qu'il  jugeait  à  propos,  même  sur  ce 
point.  Admettre  un  cardinal  français  dans  une  Con- 
grégation où  l'on  devait  discuter  les-  affaires  de 
France ,  c'était  prouver  tout  à  la  fois  et  la  loyauté  et 
la  modération  du  Pape,  qui  aurait  pu,  sans  innover 
et  sans  faire  outrage,  ne  pas  introduire  ce  cardinal, 
car  on  citait  de  cela  mille  précédents  dans  l'his- 
toire. Le  cardinal  Fesch  réunissait  en  lui  deux  per- 
sonnes :  le  prince  de  l'Église  et  l'ambassadeur.  Or 
l'ambassadeur  empêchait  le  prince  de  l'Éghse  d'être 
admis  à  une  conférence  sur  les  prétentions  de  sa 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  433 

cour.  Tout  ceci  est  plus  manifeste  (juo  l'évidence,  et 
néanmoins  il  fallut  souffrir  cette  très-inique  accusa- 
tion, sans  compter  les  autres. 

La  Congrégation  s'assembla  devant  le  Pape.  Je 
donnai  lecture  de  tout  ce  qui  était  relatif  à  l'allaire 
ainsi  que  de  la  lettre  de  l'Empereur  au  sujet  de  la- 
quelle on  réclamait  l'avis  des  Cardinaux.  Tous  furent 
surpris  en  entendant  parler  de  ma  haine  contre  le 
cardinal  Fesch,  car  plusieurs  membres  du  Sacré- 
CoUége ,  confondant  la  politesse  de  mes  manières  et 
les  devoirs  démon  état,  m'avaient  taxé,  sans  raison, 
de  paraître  trop  son  ami.  On  distribua  aux  Cardi- 
naux une  page  de  questions  sur  la  lettre  impériale 
dont  une  copie  leur  était  remise.  Pour  laisser  à 
la  réflexion  tout  le  temps  nécessaire  dans  une  cir- 
constance aussi  délicate,  on  arrêta  que  le  Sacré- 
Collége  se  réunirait  de  nouveau  deux  jours  plus  tard. 
Les  Cardinaux  devaient  y  apporter  leurs  décisions 
par  écrit.  L'ambassadeur  de  Napoléon  eut  donc 
encore  la  faculté  de  s'entretenir  avec  le  Sacré-CoUége 
tant  que  cela  put  lui  être  agréable. 

Pour  la  seconde  fois ,  les  Princes  de  l'Église  s'as- 
semblèrent autour  de  Pie  VII  au  nombre  de  trente, 
si  je  ne  me  trompe.  Il  n'y  eut  qu'un  seul  vote  en 
faveur  des  désirs  de  l'empereur  Napoléon.  Ce  fut 
celui  du  Cardinal  français,  et,  en  l'émettant,  il  ne 
trahit  pas  ses  devoirs,  mais  il  suivit  un  faux  juge- 
ment depuis  longtemps  conçu.  Bâyane  prétendait  et 
soutenait  que  le  seul  moyen  d'échapper  aux  maux 
II.  28 


434  MÉxMOIRES 

extrêmes  qui  nous  menaçaient  était  de  se  plier  aux 
volontés  de  l'Empereur,  quelles  qu'elles  fussent.  Les 
autres  Cardinaux  estimèrent  qu'il  fallait  à  tout  prix 
sauv'egarder  l'indépendance  du  Saint-Siège,  parce 
qu'elle  était  trop  étroitement  liée  au  bien  de  la  Re- 
ligion, et  vice  versa  à  sa  perte  (troppo  strettamente 
connessa  col  bene  délia  Belîyione ,  e  vice  versa  col  suo 
danno);  qu'en  conséquence  on  devait  répondre  sans 
tergiverser  et  avec  la  plus  catégorique  netteté.  Le 
Pape-avait  gardé  le  silence  pour  n'influencer  per- 
sonne ;  enfin  il  éleva  la  voix  et  se  rangea  à  l'avis  du 
Sacré-Goliége.  J'avais  aussi  parlé  dans  ce  sens,  lors- 
que mon  tour  était  venu  :  on  me  chargea  de  rédiger 
la  réponse.  Le  cardinal  Fesch  vint  me  trouver  après 
la  Congréi::aiion,  afin  de  savoir  quelle  résolution  le 
Pontife  avait  prise.  Je  ne  lui  cachai  pas  qu'elle  était 
contraire  à  ses  désirs.  Il  en  fut  indigné  et  désolé. 

Nous  jetâmes  les  bases  de  la  réponse  à  l'Empereur. 
Après  avoir  exprimé  combien  il  avait  été  surpris  à  la 
lecture  des  principes,  des  doctrines  et  des  insinua- 
tions contenus  dans  les  lettres  impériales,  le  Saint- 
Père  disait  qu'il  allait  user  de  la  liberté  et  de  la  fran- 
chise apostoliques  qui  étaient  si  séantes  à  son  titre  de 
Pape  et  à  son  caractère  personnel.  Il  ajoutait  alors 
qu'il  reconnaissait  dans  Napoléon  l'empereur  des 
Français,  mais  non  l'empereur  de  Rome;  que  la 
souveraineté  du  Saint-Siège  était  libre  et  indépen- 
dante; qu'il  l'avait  ainsi  reçue  des  njains  de  ses  pré- 
décesseurs, et  qu'à  n'importe  quel  prix  il  la  trans- 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  435 

mettrait,  sans  aucune  altération,  à  ses  successeurs; 
que  ses  devoirs  et  ses  serments  l'y  ohlii^eaient  stric- 
tement, ainsi  que  le  bien  de  la  Religion  avec  laquelle 
celte  indépendance  était  intimement  liée  depuis  que 
les  souverainetés  et  les  empires  s'étaient  tant  multi- 
pliés; que,  sans  elle,  la  jalousie  et  les  préoccupations 
temporelles  porteraient  les  princes  à  interdire  dans 
leurs  États  le  libre  exercice  de  l'autorité  spirituelle 
à  un  Pape  (jui  dépendrait  d'un  prince  étranger  dont, 
par  l'intermédiaire  pontifical ,  ils  auraient  à  redouter 
chez  eux  l'influence;  que  les  Pontifes,  au  temps  de 
Charlemagne,  ne  le  reconnaissaient  point  pour  leur 
souverain;  que  ce  Prince  n'était  même  devenu  em- 
pereur que  par  leur  permission  et  par  leur  fait  ; 
qu'il  était  faux  que  le  domaine  temporel  des  Papes 
fui  un  don  de  Charlemagne;  qu'il  uavait  fait  qu'a- 
grandir le  territoire  de  la  Papauté,  dont  celte  Pa- 
pauté jouissait  avant  lui  et  avant  Pépin  son  père; 
qu'en  admettant  que  la  souveraineté  temporelle  eût 
été  un  de  ses  dons  et  dépendant  de  lui,  les  dix 
siècles  d'un  pouvoir  libre  et  incontesté  prescrivaient 
tous  les  titres  et  tranchaient  la  question;  que  le 
Saint-Siège  ne  voulait  et  ne  pouvait  accepter  la  su- 
prématie de  Napoléon  et  se  considérer  comme  son 
feudataire;  que  la  liberté  et  l'indépendance  du  Pon- 
tife, dans  l'ordre  actuel  établi  par  la  Providence, 
étaient  intimement  liées  au  bien  de  la  Religion;  que 
la  neutralité  et  l'eloiguement  de  toute  guerre  for- 
maient l'apanage  de  ses  titres  de  ministre  de  paix 

28. 


436  MÉMOIRES 

et  du  sanctuaire,  de  père  commun  et  de  chef  de 
l'Église  universelle;  qu'il  serait  trop  nuisible  aux 
intérêts  de  la  Religion  de  renoncer  à  ces  prérogatives, 
et  que,  par  là  même,  il  ne  pouvait  ni  ne  voulait  le 
faire;  qu'il  ne  devait  pas  non  plus  entrer  dans  un 
système  permanent  de  guerre,  qui  l'exposait  —  sans 
parler  des  motifs  précédents  —  à  s'immiscer  dans 
des  conflits  gros  d'iniquités,  puisqu'on  le  forçait  à 
participer  aux  guerres  futures ,  dont  il  ne  saurait 
prévoir  ni  la  justice  ni  l'injustice;  qu'il  ne  lui  était 
pas  possible  de  consentir  à  prendre  pour  ses  amis 
ou  pour  ses  ennemis  les  amis  et  les  ennemis  de  la 
France.  Le  Pape  ajoutait  que  les  rapports  de  l'Em- 
pereur avec  lui  dans  le  spirituel  ne  devaient  point 
servir  de  règle  et  de  mesure  aux  siens  vis-à-vis  de 
l'Empereur  dans  le  temporel;  qu'il  renouvelait  sa 
promesse  de  rester  neutre ,  et  qu'en  conséquence  il 
demandait  encore  l'évacuation  d'Ancône;  qu'il  n'é- 
tait pas  vrai  qu'il  eût  jamais  dit  ou  écrit  qu'il  ren- 
verrait de  Rome  le  cardinal  Fesch ,  mais  qu'il  avait 
seulement  exprimé  la  crainte  d'être  tenu,  par  la 
nécessité,  de  suspendre  avec  lui  ses  relations,  afin 
de  prouver  ainsi  aux  puissances  sou  désir  eliîcace 
de  conserver  la  neutralité.  Si,  par  malheur,  sa  prière 
n'était  pas  exaucée,  qu'il  suppliait  l'Empereur  de  se 
souvenir  que  le  Pape,  durant  les  négociations  du 
Concordat,  lors  de  son  voyage  pour  le  couronnement 
et  dans  tous  les  autres  événements  de  son  Pontificat, 
lui  avait  prodigué  les  preuves  les  plus  éclatantes  de 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  437 

son  sincère  attachement,  jnsqn'à  exciter  la  jalonsie 
des  autres  cours;  que,  puisqu'il  avait  agi  de  la  sorte 
à  son  égard  toutes  les  fois  qu'il  avait  pu  le  faire,  si 
aujourd'hui  le  Pape  se  retranchait  derrière  un  refus, 
c'est  qu'en  réalité  il  ne  pouvait  pas  obtempérer. 
Pie  Yll  terminait  en  disant  qu'il  espérait  cjue  l'Empe- 
reur se  rendrait  à  de  si  justes  et  de  si  évidentes 
raisons,  mais  que,  s'il  devait  en  être  autrement,  il 
remettait  sa  cause  entre  les  mains  de  Dieu ,  préparé 
qu'il  était  à  tout  souffrir  plutôt  que  de  faillir  à  ses 
devoirs ,  à  ses  serments ,  à  la  défense  de  la  Religion 
et  à  celle  de  ses  peuples. 

Telle  fut  en  substarice  cette  lettre,  dont  les  termes 
et  les  expressions  étaient  très -modérés.  Quand  il 
fallut  répondre  sur  mon  propre  compte,  je  n'hésitai 
pas  un  seul  instant  à  prendre  ma  résolution  et  à  la 
faire  connaître.  Je  dis  donc  franchement  au  cardinal 
Fesch  qu'il  pouvait  annoncer  à  l'Empereur  que, 
entre  les  deux  alternatives  qu'il  me  laissait  :  exécu- 
ter ses  volontés  ou  sortir  de  la  secrétairerie  d'État, 
mon  choix  ne  serait  jamais  douteux;  que  toujours  et 
partout  j'avais  accompli  mon  devoir  et  obéi  aux  vo- 
lontés de  mon  maitre  et  non  à  celles  des  autres  sou- 
verains; que  j'osais  me  flatter  que  les  désirs  de  Sa 
Majesté  cadreraient  sans  cesse  avec  ceux  du  Pape, 
mais  que,  s'il  n'en  était  pas  ainsi,  je  ne  trahirais 
jamais  ma  foi;  que  je  ne  tenais  point  à  un  minis- 
tère accepté  seulement  par  obéissance,  et  que,  si  le 
Saint-Père  consentait,  j'étais  tout  prêt  à  y  renon- 


438  ilÉMOIRES 

cer,  dès  que  je  voyais  qu'il  me  serait  impossible, 
ayant  eu  le  malheur  d'encourir  la  disgrâce  de  Sa 
Majesté,  d'être  utile  aux  deux  États  et  de  main- 
tenir entre  eux  la  bonne  harmonie.  Et  de  fait,  dans 
l'espoir  que-  mon  éloignement  aplanirait  les  difticultés 
et  contribuerait  au  bien  public,  je  suppliai  à  diverses 
reprises  et  très-vivement  le  Saint-Père  de  m'accor- 
der  ma  démission  pour  ce  motif,  et  de  me  nommer 
un  successeur  qui  ne  fût  pas  mal  agréé;  mais  le 
Pape,  encore  libre,  n'y  daigna  jamais  consentir  à 
aucun  prix. 

La  réponse  du  Pontife  fut  expédiée  par  courrier 
au  Cardinal  légat,  afin  qu'il  la  fit  tenir  à  l'Empereur. 
On  le  chargeait  en  même  temps  de  bien  expliquer  à 
Sa  Majesté  et  à  son  cabinet  l'impossibilité  absolue 
dans  laquelle  était  le  Saint-Père  de  se  conduire  au- 
trement. Capiara  devait  adoucir  les  refus  de  Sa  Sain- 
teté en  assurant  qu'elle  était  véritablement  et  sin- 
cèrement prête  à  rendre  à  l'Empereur  tout  ce  qui 
n'était  pas  en  opposition  avec  ses  devoirs  sacrés.  Le 
Pape  et  moi  nous  nous  exprimâmes  de  la  même  fa- 
çon, quand  nous  vîmes  le  cardinal  Fesch, 

Les  hommes  qui  ont  étudié  les  faits  que  je  viens  de 
raconter  ou  les  événements  qui  suivirent,  et  qui,  par 
cette  expérience,  ont  appris  à  connaître  le  caractère 
et  la  force  de  volonté  de  l'empereur  Napoléon ,  com- 
prendront aisément  par  eux-mêmes  qu'un  refus  aussi 
carré  et  aussi  contraire  à  ses  desseins  (qui  prenaient 
chaque  jour  de  nouveaux  développements)  dut  être 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  439 

la  cause  de  sa  rupture  déliuitive  avec  le  Sainl-Siége 
et  avec  celui  qui  était  chargé  des  allaires  polit i(jues, 
c'est-à-dire  avec  moi.  On  concevra  aussi  facilement 
combien  ce  refus  engagea  le  cardinal  Fesch  à  m'at- 
tribuer  toute  la  faute,  tant  par  suite  de  laversion 
qu'il  me  portait,  qu'en  vue  de  la  nécessité  où  il  se 
trouvait  de  s'excu>.er  du  peu  de  succès  obtenu  dans 
sa  mission  auprès  du  Pape. 

Le  Cardinal  légat,  ayant  remis  la  lettre  du  Pape, 
reçut  une  note  ofticielle  du  ministre  Talleyrand.  Dans 
le  but  d'expliquer  pourquoi  l'Empereur  ne  répondait 
pas  au  Sainl-Père  et  prenait,  pour  lui  signilier  ses 
volontés,  la  voie  ministérielle,  on  reprochait  à  Sa 
Sainteté  d'avoir  communiqué  la  lettre  impériale  aux 
Cardinaux.  On  ajoutait  que  désormais  Napoléon  n'é- 
crirait plus  directement,  afin  de  ne  pas  exposer  ses 
confidences  à  être  livrées  à  la  publicité.  Bonaparte 
nous  fit  donc  un  crime  de  cette  communication  au 
Sacré-Collége ,  qui  fut  approuvée  et  presque  ordon- 
née par  son  ambassadeur.  l,e  cardinal  Fesch  avait 
même  insisté  pour  que  l'on  fit  connaître  aux  Car- 
dinaux les  significations  faites  au  Pa[)e  par  l'Empe- 
reur, sans  changer  les  termes  de  sa  lettre.  11  m'avait 
aussi  accusé,  dans  le  principe,  d'avoir  soumis  à 
ce  sujet  des  questions  aux  Cardinaux,  disant  que 
ces  questions  pouvaient  être  caplieusement  posées, 
et  que  la  seule  lettre  devait  être  mise  sur  le  ta[)is. 
Par  bonheur  j'avais  agi  de  la  sorte,  et  son  accusa- 
tion sur  les  demandes  aux  Cardinaux  n'avait  plus 


iiO  MÉMOIRES 

de  raison  d'être,  dès  que  ces  derniers  se  trouvaient 
en  mesure  de  les  confronter  avec  la  lettre  dont  ils 
avaient  une  copie,  et  de  s'assurer  de  l'identité  des 
termes.  3Iais  ce  qui  avait  plu  à  l'ambassadeur  et  ce 
qu'il  avait  ordonné  fut  regardé,  je  le  répète,  comme 
un  crime  par  l'Empereur.  Et  cependant  la  plainte 
devenait  étrange  et  évidemment  injuste.  Les  Cardi- 
naux étaient  le  conseil-né  du  Pape;  or  jamais  il  n'a 
été  défendu  à  un  souverain  de  communiquer  à  son 
conseil  privé  tout  ce  qu'il  croit  indispensable  ou  utile 
pour  l'examen  et  la  solution  de  l'atTaire  sur  laquelle 
il  a  besoin  de  lumières.  Quant  à  la  discrétion,  il  n'y 
a  pas  de  conseil  qui  la  garde  mieux  que  celui  des 
Cardinaux.  On  a  l'habitude  de  les  mettre  au  courant 
des  affaires  graves  et  importantes  sous  le  secret  du 
saint  office,  secret  le  plus  rigoureux  et  le  plus  in- 
violable de  tous.  On  leur  avait  parlé  de  la  lettre  im- 
périale sous  le  sceau  du  mystère.  On  leur  avait  même 
défendu  d'en  parler  à  leurs  auditeurs  théologiens, 
afin  que  le  secret  restât  complètement  entre  cardi- 
naux. La  querelle  suscitée  par  la  note  de  M.  de  Tal- 
leyrand  était  donc  injuste,  car  la  lettre  de  Napoléon 
n'avait  pas  été  livrée  au  public. 

Entrant  alors  en  matière ,  la  note ,  sans  prêter  la 
moindre  attention  aux  raisons  si  remarquables  allé- 
guées par  le  Pape ,  —  on  ne  prit  même  pas  la  peine 
de  les  discuter,  —  ressassait,  mais  avec  plus  de  dé- 
veloppements, tous  lessophismes  accumulés  dans  la 
première  lettre  de  Sa  Majesté.  Ce  ressassement  n'était 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  441 

qu'une  amplificalion;  il  no  conlenait  rien  de  neuf  en 
substance,  si  j'en  excepte  deux  seules  particularités. 
L'Empereur  signifiait  que  ses  grandes  victoires  l'a- 
vaient rendu  maître  de  Tltalie  entière,  et  par  là 
même  —  admirez  la  justesse  du  raisonnement  — 
des  Etats  romains  qui  s'y  trouvaient  enclavés^  ainsi 
que  s'exprimait  M.  de  ïalleyrand;  comme  si  ces 
victoires  attribuaient  à  l'Empereur  un  titre  pour  dé- 
pouiller de  leur  indépendance  et  de  leur  liberté  un 
royaume  et  un  souverain  n'ayant  pas  eu  guerre  avec 
lui  et  n'ayant  pris  aucune  part  dans  les  conflits. 
L'autre  particularité  se  rattachait  aux  exemples  des 
siècles  passés.  On  disait  à  ce  propos  que  beaucoup 
de  Papes  n'avaient  point  hésité  à  entamer  des  guer- 
res, à  préparer  des  ligues  et  des  confédérations,  à 
s'y  mêler  très-activement,  et  ils  ne  croyaient  pas  que 
cette  immixtion  nuisît  en  quelque  chose  à  leur  qua- 
lité de  pape,  puisqu'ils  y  joignaient  celle  de  prince 
temporel,  et  puisque  c'était  en  vertu  de  ce  titre 
qu'ils  s'accordaient  le  droit  de  faire  la  guerre  et  de 
se  confédérer. 

Afin  de  mieux  saisir  la  portée  de  celte  seconde 
particularité,  il  faut  savoir  que  la  note  oflicielle  con- 
tenait les  mêmes  allégations  que  la  lettre  de  l'Em- 
pereur à  laquelle  on  avait  déjà  répondu.  Cependant 
l'énergie  même  de  la  réplique  du  Pape  fit  reproduire 
avec  plus  d'astuce  en  même  temps  qu'avec  la  même 
force  les  arguments  de  Napoléon.  On  ne  rétractait 
rien ,  on  ne  reculait  devant  aucun  des  principes  arti- 


442  MEMOIRES 

Cillés  par  Sa  3Iajesté,  mais  on  les  supposait  déjà  con- 
nus, et  on  en  parlait  beaucoup  moins  que  des  consé- 
quences qui  en  découlaient  naturellement.  On  exigeait 
donc  et  plus  que  jamais  que  le  Souverain  Pontife  fût 
toujours,  et  en  vertu  de  son  vasselage  et  de  sa  dé- 
pendance, forcément  allié  de  l'Empire  français;  qu'il 
comptât  pour  ses  amis  et  ses  ennemis  les  amis  et  les 
ennemis  de  la  nation;  qu'il  prît  part  à  toutes  ses 
guerres  et  entrât  dans  ses  systèmes  politiques.  Tout 
cela,  ainsi  que  beaucoup  d'autres  choses,  était  ex- 
primé dans  la  note  très-clairement  et  très -résolu- 
ment, mais  en  même  temps  on  n'y  parlait  qu'à  peine 
et  sous  voile  (sotto  vcîo)  des  principes  d'où  l'on  dé- 
duisait toutes  ces  utopies.  On  les  supposait,  je  le  ré- 
pète, comme  passés  à  l'état  de  chose  jugée *et  nulle- 
ment rétractés.  De  toutes  les  raisons  énumérées  dans 
la  réponse  du  Pape,  celle  qui  avait  paru  la  plus  indis- 
cutable était  l'argument  par  nous  tiré  d'abord  de  ses 
titres  de  père  commun ,  de  ministre  de  paix  et  de 
chef  de  la  Religion ,  et  ensuite  des  fâcheux  effets  que 
produirait  l'alliance  du  Pontife  contre  des  princes 
qui,  le  regardant  comme  un  ennemi,  l'empêcheraient 
d'exercer  sa  suprématie  spirituelle  parmi  les  peuples 
et  nuiraient  ainsi  beaucoup  à  la  Religion. 

Afin  d'atténuer  la  vigueur  de  cet  argument,  le  seul 
auquel  la  note  répondît  indirectement,  le  ministre  de 
l'Empereur  mit  en  avant  les  exemples  des  guerres 
soutenues  et  des  ligues  formées  par  les  Papes  précé- 
dents. Grâce  à  cette  preuve  extrinsèque,  on  espérait 


DU  CARDINAL   CONSALVI.  4i3 

tenir  en  échec  la  force  de  l'objection.  Mais  le  raison- 
nement opposé  au  nôtre  était  extrinsècpie.  Bien  plus, 
il  était  faux,  n'avait  aucune  valeur  et  ne  prouvait 
rien.  Il  était  faux,  car  les  guerres  et  les  ligues  des 
Papes  furent  d'une  nature  différente  de  celle  (ju'ini- 
posait  l'Empereur. 

Ces  Papes,  en  effet,  n'avaient  jamais  songé  à 
entrer  dans  une  fédération  permanente,  ni  à  faire 
partie  d'un  système  perpétuel.  Et  Napoléon  exi- 
geait de  Pie  VU  qu'il  s'obligeât,  lui  et  ses  succes- 
seurs, à  reconnaître  pour  amis  ou  ennemis  du  Saint- 
Siège  les  amis  et  les  ennemis  do  la  France.  Pie  YII 
devait  la  soutenir  dans  toutes  ses  guerres,  en  un 
mot  friire  cause  commune  avec  elle.  Ces  Papes 
avaient  entrepris  telle  ligue,  telle  guérie,  dans  une 
occasion  donnée  (nous  verrons  plus  loin  s'ils  eurent 
tort  ou  raison),  mais  ils  ne  se  livrèrent  jamais  à  un 
système  de  fédération  permanent  et  perpétuel:  et 
dans  les  siècles  passés,  il  serait  impossible  de  citer 
un  seul  exemple  de  cette  fédération  sans  terme  que 
l'Empereur  rêvait  d'établir.  Donc  le  raisonnement 
tiré  de  pareils  précédents  était  faux;  mais  de  plus 
il  n'avait  aucune  valeur  et  ne  prouvait  absolument 
rien. 

Les  Papes  prenant  part  à  une  guerre  et  combinant 
une  lic^ue  dans  les  éventualités  où  ils  agirent  de  la 
sorte,  pouvaient  les  croire  ou  nécessaires  ou  justes, 
et  en  cela  ils  se  trompaient  peut-être.  J'irai  j)lus 
loin  :  comme  ils  étaient  hommes,  ils  se  trompaient 


444  MÉMOIRES 

peut-être,  même  volontairement.  Cependant  il  n'en 
reste  pas  moins  vrai  qu'ayant  à  résoudre  une  ques- 
tion actuelle  et  présente,  il  leur  était  facile  de  se 
former  un  jugement  sur  son  mérite;  mais  la  fédé- 
ration permanente  et  basée  sur  une  acceptation  de 
système  n'autorisait  même  pas  la  possibilité  de 
prononcer  sur  la  justice  ou  l'injustice  de  ces  guerres 
futures  dans  lesquelles  le  Saint-Siège  se  verrait  en- 
gagé par  son  alliance  éternelle  avec  la  France.  Bien 
plus,  le  Pape  avait  tout  lieu  de  prévoir  que  l'ambi- 
tion, l'avidité  de  conquérir  et  le  caprice  le  mêle- 
raient tôt  ou  tard  à  des  aventures  fort  iniques.  En 
second  lieu,  les  confédérations  et  les  ligues  dans 
lesquelles  les  Pontifes  étaient  entrés  n'eurent  jamais 
le  point  de  départ  que  l'Empereur  prétendait  leur 
imposer  :  ce  point  est  le  vasselage  et  la  dépendance 
comme  feudataires.  De  tels  principes,  en  effet,  dé- 
truisaient radicalement  la  liberté  et  l'indépendance 
de  cette  souveraineté  dont  le  Saint-Siège  jouissait 
depuis  tant  de  siècles.  Sa  liberté  et  son  indépendance 
se  trouvaient  en  outre  intimement  liées  dans  l'ordre 
actuel  des  choses  (c'est-à-dire  au  milieu  de  tant  de 
souverains  et  de  royaumes  indépendants),  aux  inté- 
rêts de  la  Religion.  Enfin,  et  pour  m'exprimer  avec 
cette  franchise  qui  naît  de  la  vérité  et  qui  est  même 
utile  dans  les  grandes  occasions,  si  quelques-uns  de 
ces  Papes  organisèrent  des  guerres  et  des  ligues,  ce 
ne  fut  pas  ce  qu'ils  firent  de  mieux.  (Je  parle  de 
quelques-uns  et  non  de  tous ,  car  plusieurs  de  ces 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  445 

guerres  purent  être  occasionnées  par  des  motifs  né- 
cessaires et  très-légitimes.) 

N'était-il  donc  pas  étrange  qu'après  avoir  si  em- 
phatiquement déclamé,  et  souvent  à  tort,  contre  ces 
Papes  qui,  pour  se  mêler  aux  affaires  politiques, 
s'étaient  écartés  des  devoirs  et  de  la  nature  de  leur 
ministère  de  paix  et  de  paternité  commune,  et 
avaient  presque  abdiqué  leur  titre  de  chef  de  la 
Religion ,  en  prenant  part  à  des  ligues  et  en  livrant 
des  batailles,  n'était-il  pas  étrange,  dis-je ,  qu'on 
offrît  leur  conduite,  si  sévèrement  jugée  et  si  blâ- 
mée, pour  modèle  au  Pape  actuel  et  à  ses  succes- 
seurs? N'était-il  pas  étrange  qu'on  essayât  de  con- 
traindre les  Souverains  Pontifes  à  marcher  sur  les 
traces  de  leurs  prédécesseurs  et  d'une  manière  si 
dissemblable?  Leur  fait  avait  été  individuel;  il  ne 
s'était  présenté  qu'une  fois,  et  l'on  aspirait  à  rendre 
ce  fait  permanent.  On  tentait  de  l'ériger  en  système, 
et,  afin  de  combler  la  mesure,  on  lui  donnait  pourrai- 
son  d'être  les  principes  (|ue  j'ai  développés  plus  haut. 

La  note  de  }>[.  de  Talleyrand  arguait  encore  de  la 
nécessité  pour  le  Saint-Siège  d'entrer  dans  ce  système 
d'alliance  permanente,  en  vertu  de  la  domination 
universelle  sur  toute  l'Italie  dévolue  à  l'Empereur 
par  ses  victoires.  Napoléon  était  maître  de  la  Pénin- 
sule jusqu'aux  deux  frontières  du  patrimoine  ecclé- 
siastique. Il  ne  pouvait  donc  pas  sans  inconvénients 
laisser  subsister  un  État  intermédiaire  qui  n'adopte- 
rait pas   son  système  et  qui   n'obéirait  pas  à  ses 


44G  MEMOIRES 

lois.  Celle  allégation  était  on  ne  peut  plus  frivole, 
en  droit  ainsi  qu'en  fait.  Il  est  inutile  de  faire  ici 
une  dissertation  sur  le  droit,  dont  nous  dûmes  tirer 
assez  bon  parti  en  répondant  pour  la  première  fois. 
Quant  au  fait,  Timpuissance  de  l'Élat  pontifical  était 
trop  démontrée.  Sa  faiblesse  ne  lui  permettait  pas 
d'empêcher  la  France  d'exécuter  tout  ce  qui  lui 
plaisait,  même  dans  les  États  de  l'Église  :  de  sorte 
que  les  troupes  françaises  allaient  et  venaient  sur 
son  territoire  comme  et  quand  elles  voulaient.  Les 
ports  de  Sa  Sainteté  étaient  occupés  par  ces  troupes, 
sous  prétexte  de  repousser  tout  débarquement  d'An- 
glais; des  exactions  de  tout  genre  s'y  commettaient, 
malgré  les  réclamations  de  Rome.  Aussi,  pendant  les 
débats,  le  ministre  du  Pape,  pour  arrêter  l'ambas- 
sadeur de  France  osant  contraindre  le  Saint-Père  à 
se  soumettre  aux  prétentions  de  l'Empereur,  avait-il 
pu,  en  toute  vérité,  déclarer  ceci  :  «  Il  est  singulier 
que  Napoléon  ne  se  contente  pas  des  provinces  pon- 
tificales que  déjà  il  possède  de  fait,  et  qu'il  veuille 
encore  se  donner  toutes  les  apparences  de  la  souve- 
raineté. »  C'était  dire,  sous  une  autre  forme,  que, 
puisque  Sa  Majesté  commandait  chez  le  Pape,  grâce 
à  son  omnipotence,  il  semblait  inutile  d'exiger  que  le 
Saint-Siège  sanctionnât  volontairement  celte  usurpa- 
tion par  un  traité  solennel.  J'émis  encore  a  ce  sujet 
celte  autre  vérité  incontestable,  à  savoir,  que,  si  la 
prépondérance  actuelle  de  la  nation  fiançaise  se 
maintenait  pendant  des  siècles,  la  France  ne  cesse- 


DU   CARDINAL  CONSAF.VI.  447 

rail  (le  tenter  en  rralil(3  ton!  ce  (jifelle  voudrait 
dans  le  très-faible  Etal  ponlifical,  et  qu'en  vue  de 
cela  il  n'était  besoin  dV.ucun  pacte;  mais  que  si  elle 
venait  à  perdre  cette  siq^rcniatie  momentanée,  tout 
pacte  serait  rompu  à  dater  du  jour  où  son  prestige 
s'évanouirait. 

Ces  arguments  si  péremptoires  avaient  été,  ils  res- 
tèrent inutiles,  car  les  prétentions  de  l'Empereur 
prenaient  leur  source  dans  les  maximes  dont  j'ai 
parlé,  et  dans  l'impérieux  désir  qu'il  rnanifestait  de 
les  faire  accepter.  Il  ne  se  contentait  pas  de  la  chose, 
il  amljitionnait  encore  davantage.  Il  luttait  pour  l'ap 
parence  et  prétendait  que  le  Saini-Siége  lui-même  la 
lui  reconnût. 

Le  Cardinal  légat  nous  transmit  cette  note  de  la 
part  de  M.  de  Talleyrand,  et  nous  fûmes  dans  la 
nécessité  de  libeller  une  réponse  définitive.  Je  dis 
définitive,  car  on  nous  signifiait  expressément  dans 
cette  note,  ainsi  que  dans  les  déclarations  du  ministre 
à  Paris  et  de  l'ambassadeur  français  à  Rome,  que  la 
réponse  attendue  déciderait  du  sort  de  la  Papauté 
et  de  la  domination  temporelle.  On  avait  entouré 
ces  exigences  des  menaces  les  plus  acerbes;  elles 
étaient  bien  faites  pour  nous  amener  à  la  soumission. 
On  n'avait  pas  manqué  en  même  tenq)s  de  rejeter 
toute  la  responsabilité  des  refus  du  Pape  sur  mon 
compte  :  on  disait  que  Pie  VU  se  laissait  aveuglé- 
ment diriger  par  moi,  en  raison  de  la  grande  inlluence 
que  j'exerçais  sur  lui.  On  nie  rendait  coupable  aussi 


448  MÉMOIRES 

du  refus  des  Cardinaux.  Ils  ne  blâmaient  point  mes 
hostilités,  disait-on,  parce  que  j'étais  premier  mi- 
nistre et  tout-puissant  sur  l'esprit  du  Saint-Père ,  et 
ils  se  trouvaient  abusés  par  ma  façon  de  colorer  et 
de  présenter  les  choses,  afin  d'engager  le  Sacré- 
Collége  à  se  prononcer  contre  les  prétentions  de  la 
France,  dont  j'aurais  été  l'ennemi  le  plus  acharné. 
Les  rapports  du  cardinal  Fesch  sur  ce  point  avaient 
ainsi  faussé  les  idées;  on  ne  se  souvenait  plus  que 
j'avais  négocié  le  Concordat.  Si  on  y  pensait  encore, 
c'était  pour  incriminer  ma  fermeté  et  l'opposition 
que,  dans  cette  occurrence,  j'avais  faite  à  divers 
articles. 

Quoique  la  note  du  ministre  Talleyrand  roulât  en 
substance  sur  les  mêmes  prétentions,  et -que  le  Sacré- 
Collége  tout  entier  se  fût  déjà  déclaré  contre  elles, 
on  crut  néanmoins  qu'il  serait  sage  de  rassembler  de 
nouveau  les  princes  de  l'Église,  autant  à  cause  de  la 
déclaration  énonçant  que  la  réponse  donnée  serait 
la  dernière,  et  qu'elle  déciderait  irrévocablement  du 
sort  de  Rome  et  du  domaine  temporel,  que  pour  cer- 
taines formes  et  particularités  nouvelles  remarquées 
dans  la  note.  On  la  distribua  donc  à  tous  les  Cardi- 
naux, ainsi  que  les  dépêches  du  légat. 

Je  ferai  remarquer  ici  que  le  Cardinal  légat,  esti- 
mant que  l'on  devait  tout  tenter  pour  continuer  à 
vivre  et  à  rester  sur  ses  pieds  (il  s'exprimait  de  la 
sorte),  avait  rempli  et  remplissait  inévitablement  ses 
dépêches,  et  cela  depuis  le  premier  jour  de  sa  mis- 


nu   CAK  DINAI.  (ONSALVI.  449 

sion,  de  toutes  les  arguties  possibles  |)our  cnirni^cr  le 
Pape  à  souscrire  aux  volontés  de  l'Empereur.  On 
jugea  que  les  Cardinaux  devaient  lire  ces  dépêches, 
afin  d'avoir  une  enlière  connaissance  de  l'niraire.  On 
les  leur  communiqua.  Après  avoir  enjoint  au  Sacré- 
Collége  d'apporter  par  écrit  son  opinion  à  la  Congjé- 
gation,  qui  devait  se  rassembler  devant  le  Pape,  on 
lui  imposa  le  rigoureux  secret  du  saint  ofïice,  avec 
défense  de  parler  de  la  chose  à  personne,  pas  même 
aux  auditeurs  théologiens.  Notre  but  était  de  ne 
rien  laisser  transpirer  de  ce  qui  se  passerait  dans  cette 
assemblée.  Et,  en  réalité,  jamais  rien  ne  transpira. 
A  dater  de  ce  jour,  on  prescrivit  ce  profond  mystère 
dans  toutes  les  affaires,  afin  de  ne  point  blesser  l'Em- 
pereur et  aussi  dans  un  but  politique.  On  espérait 
ainsi  fiiciliter  à  Napoléon,  s'il  était  possible,  le  moyen 
de  revenir  sur  ses  prétentions,  que  le  public  ignorait 
encore.  On  considérait,  en  effet,  qu'avec  son  carac- 
tère et  son  audacieuse  opiniâtreté,  il  s'acharnerait  à 
les  soutenir  et  à  n'en  point  démordre,  comme  on  dit. 
Si  le  monde  eût  été  initié  à  ce  secret,  Bonaparte 
n'aurait  jamais  voulu  avoir  la  honte  de  céder,  car 
c'est  ainsi  qu'il  désignait  le  pas  qu'il  aurait  dû  faire 
en  arrière.  Nous  préférâmes  renoncer  à  la  gloire 
que  notre  résistance  nous  aurait  acquise  auprès  des 
Cours,  afin  d'obtenir  le  solide  avantage  de  voir  l'Em- 
pereur reculer.  Sa  résipiscence  paraissait  impossible, 
si  l'on  ne  cachait  pas  à  l'Europe  ses  exigences  et  les 
refus  qu'on  leur  opposait. 

II.  29 


4oO  MÉMOIRES 

Les  avis  des  Cardinaux  dans  cette  Congrégation 
générale  furent  les  mêmes  qu'à  la  Congrégation  précé- 
dente. Tels  étaient  aussi  le  mien  et  celui  du  Pape,  qui, 
cette  fois  encore,  parla  le  dernier,  afin  de  laisser  aux 
diverses  opinions  la  liberté  de  se  produire.  On  prit 
la  résolution  de  faire  son  devoir  à  n'importe  quel 
prix,  et  de  donner  une  réponse  négative.  Ainsi  que 
la  première  fois,  le  Sacré-Collége  me  chargea  de  la 
rédiger. 

D'autres  sérieuses  demandes  vinrent  retarder  l'en- 
voi de  ma  note ,  car  nous  désirions  répliquer  à  tout 
du  même  coup.  Ces  nouvelles  demandes  étaient  ac- 
compagnées des  mêmes  menaces.  On  nous  annonçait 
que  la  souveraineté  da  Pape  allait  disparaître  si  nous 
n'adhérions  pas  aux  volontés  impériales.  La  plus 
significative  de  toutes  fut  l'immédiate,  pure  et  simple 
reconnaissance  de  Joseph  Bonaparte  comme  roi  des 
Deux-Siciles.  Ce  prince  régnait  déjà  sur  le  royaume 
de  Naples;  mais  il  n'avait  pas  la  Sicile,  où  le  roi  Fer- 
dinand s'était  réfugié. 

Tout  le  monde  sait  que  le  Saint-Siège  exerça  pen- 
dant plus  de  huit  siècles  le  droit  d'investiture  sur  ce 
royaume.  Il  est  facile  de  croire  que  l'empereur  Na- 
poléon, ayant  la  prétention  de  regarder  le  Pontife 
comme  investi  par  lui  et  comme  son  feudataire,  n'au- 
rait certainement  pas  voulu  qu'il  accordât  Tinvesti- 
ture  au  nouveau  roi  de  Naples.  Lui  seul,  Napoléon, 
entendait  bien  la  déléguer  en  constituant  Joseph  son 
feudataire,  ainsi  qu'il  l'avait  fait  pour  les  souverains 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  451 

sur  les  États  desquels  il  étendait  le  prestige  de  son 
nom  par  la  terreur  de  ses  armes. 

Le  Saint-Siéû;o  ne  consentit  pas  à  saluer  le  non- 
veau  roi.  Le  Saint -Siège  ne  pouvait  pas  annihiler 
son  droit  d'investiture,  et  il  désirait  garder  toutes  les 
convenances  vis-à-vis  du  roi  Ferdinand.  Et  néan- 
moins ce  prince  ne  méritait  guère  ces  attentions  de- 
puis qu'il  avait  A'iolé  les  lois  de  l'investiture  et  refusé 
de  payer  le  tribut  qu'il  devait  au  Pape  et  de  lui  oflrir 
lahaquenée.  Mais,  dans  sa  longanimité  toujours  pa- 
cifique et  douce.  Pie  YII  avait  ainsi  réglé  sa  con- 
duite, ïl  espérait  qu'un  jour,  à  une  époque  plus  heu- 
reuse, il  lui  serait  donné,  en  récompense  de  ses 
bontés,  d'arranger  les  affaires  de  Naples  avec  le  roi 
Ferdinand. 

A  peine  eut-il  fait  savoir  qu'il  ne  pouvait  regarder 
Joseph  comme  le  roi  légitime,  qu'une  note  officielle 
foudroyante  arriva  de  Paris.  On  y  enjoignait  au  Pape 
de  reconnaître  sans  retard  purement  et  simplement 
le  prince  Joseph,  sous  peine  de  voir  l'Empereur 
cesser  d'admettre  la  souveraineté  pontificale.  Nous 
désirâmes  encore,  sur  cette  prétention,  interroger 
le  Sacré-Collége.  Les  Cardinaux  se  rassemblèrent  en 
présence  du  Pape.  Il  fut  établi  que  les  circonstances 
actuelles,  les  rapports  entre  le  Saint-Siège  et  Na- 
poléon et  les  prérogatives  évidentes  que  Sa  Sain- 
teté avait  juré  de  maintenir  intactes  en  montant  sur 
le  trône  apostolique  ne  permettaient  pas,  à  n'importe 
quel  prix,  d'adhérer  à  cette  reconnaissance  pure  et 

29. 


452  MÉMOIRES 

simple.  Elle  nous  enlevait  jusqu'à  notre  dernière 
ressource,  celle  des  protestations,  et  la  protestation 
du  moins  sauvegardait  nos  droits.  Nous  arrêtâmes 
donc  que  l'on  ferait  encore  sur  ce  point  une  réponse 
négative. 

Et  à  propos  de  reconnaissance,  je  dirai  ici  qu'une 
multitude  —  c'est  le  mot  —  de  nouveaux  rois,  ducs  et 
princes,  créés  par  l'empereur  Napoléon,  notifièrent 
au  Pape  leur  nouvelle  dignité  et  s'efforcèrent  par 
eux-mêmes,  ou  en  mettant  l'Empereur  des  Français 
en  avant,  d'obtenir  l'adhésion  pontificale.  Quoique 
les  anciens  usages  du  Saint-Siège  offrissent  plus 
d'une  difficulté  à  l'admission  de  ces  nouveaux  titres, 
cependant,  par  suite  des  changements  survenus  dans 
les  idées,  on  crut  que  des  considérations  plus  urgen- 
tes et  majeures  devaient  prévaloir.  Ces  considérations 
étaient  :  1°  Que  la  Religion  gagnerait  beaucoup  ou 
perdrait  bien  davantage  dans  les  États  do  ces  princes, 
selon  qu'on  leur  accorderait  ou  qu'on  leur  dénierait 
cette  satisfaction;  2°  que  toutes  les  principales  cours 
de  l'Europe  s'y  étaient  prêtées;  3°  qu'il  ne  fallait  pas 
irriter  l'Empereur  jusqu'à  l'excès  en  lui  refusant  tout, 
et  qu'il  était  sage  de  lui  prouver,  en  le  contentant 
lorsqu'on  le  pouvait,  que,  si  on  lui  résistait  sur  cer- 
tains points,  ce  n'était  pas  par  mauvaise  volonté, 
mais  parce  qu'un  devoir  rigoureux  s'y  opposait. 

Le  Pape  reconnut  donc  les  nouveaux  rois  de  Ba- 
vière et  de  Wurtemberg,  le  grand-duc  de  Berg,  le 
duc  de  Baden  et  d'autres  princes  semblables.  Mais  il 


DU  r.ARDlNM,   r.ONSALVI.  4:i3 

ne  consentit  pas  à  agir  do  la  sorte  vis-à-vis  des  nou- 
veaux rois  de  Naples  et  de  Westphalie.  S'il  eût  donné 
son  adhésion  à  ce  dernier  et  s'il  eût  entamé  des  né- 
gociations avec  lui,  il  se  serait  trouvé  fort  embar- 
rassé par  rapport  à  la  nouvelle  compapine  du  prince 
Jérôme,  car,  tant  ([ue  le  premier  mariage  contracté 
en  Amérique  n'était  pas  légitimement  annulé.  Sa 
Sainteté  ne  pouvait  pas  accoider  à  cette  princesse  le 
titre  de  reine. 

Pie  YII  ne  reconnut  pas  non  plus  le  nouveau  roi 
de  Naples  Joacliim  Murât,  ni  le  nouveau  roi  d'Es- 
pagne Joseph,  qui,  à  la  chute  des  Bourbons,  dans  ce 
pays,  vint  les  remplacer  sur  le  trône.  Mais  ces  deux 
derniers  événements  ne  tiennent  pas  à  mon  ministère. 
Je  ne  les  cite  ({ue  parce  que  leur  connexion  avec  ce 
qui  précède  les  rappelle  à  mon  souvenir. 

Un  autre  événement  très-grave  eut  lieu  pendant 
que  je  répondais  à  la  note  du  ministre  impérial. 
C'était  l'usurpation  des  territoires  de  Bénévent  et  de 
Ponte-Corvo.  Xous  apprhnes  par  les  journaux  (le 
Saint-Père  n'en  fut  pas  autrement  informé)  que 
l'empereur  Napoléon,  sous  prétexte  de  faire  cesser 
à  jamais  les  discordes  éclatant  à  époques  non  fixes 
entre  les  cours  de  Naples  et  de  Rome  pour  la  domi- 
nation du  Saint-Siège  sur  ces  Etats  enclavés  dans  le 
royaume  de  Naples,  en  dépouillait  officiellement  le 
Saint-Siège,  auquel  on  promettait  une  compensa- 
tion, incertaine  sur  le  temps,  le  lieu  et  la  valeur, 
puisqu'on  n'en  parlait  point.  L'Empereur  érigeait 


454  MÉMOIRES 

ces  deux  États  en  principautés,  et  il  les  attribuait  à 
son  ministre  des  atïaires  étrangères,  M.  de  Tailey- 
rand,  et  au  maréchal  Bernadette.  On  comprendra 
sans  peine  la  surprise  et  les  sentiments  qu'un  tel  fait 
excita  dans  l'âme  du  Pape.  C'était  un  acte  très-im- 
portant, non-seulement  à  cause  de  la  perte  de  ces 
deux  territoires,  mais  encore  par  la  signification  de 
l'acte  en  lui-même.  L'Empereur  exerçait  ainsi  les 
prétendus  droits  de  suzeraineté  et  de  haute  juridic- 
tion qu'il  avait  usurpés  sur  l'État  pontifical  et  sur 
son  Souverain,  en  mettant  en  pratique  les  principes 
contenus  dans  sa  fameuse  lettre.  11  regardait  donc 
le  Pape  comme  son  feudataire,  car  s'il  ne  s'était 
pas  cru  suzerain ,  il  n'aurait  pas  eu  le  droit  de  s'im- 
miscer dans  les  affaires  de  Rome ,  dans  celles  de 
Naples  et  de  voiler  cette  usurpation  sous  un  prétexte 
qui  était  faux  actuellement,  et  qui,  eût-il  été  fondé, 
ne  lui  accordait  aucun  droit  pour  agir  de  la  sorte. 
Nous  jugeâmes  qu'en  cette  occasion  il  importait  de 
réclamer,  non  pour  conjurer  l'envahissement,  — 
ce  qui  était  impraticable,  —  mais  au  moins  pour  je- 
ter tout  l'éclat  et  la  publicité  possibles  sur  le  refus 
du  Pape.  Il  ne  pouvait  pas,  sans  élever  la  voix, 
perdre  les  deux  États  de  Ponte-Corvo  et  de  Béné- 
vent,  et  il  ne  devait  pas  admettre  les  nouveaux 
principes  destructeurs  de  la  liberté  et  de  l'indépen- 
dance de  la  Souveraineté  pontificale  elle-même.  En 
conséquence ,  on  prit  la  résolution  d'adresser  à  Paris 
en  même  temps  que  les  autres  réponses ,  une  très- 


DU  CAllDINAL  CONSALVI.  485 

énergique  protestai  ion  sur  ce  point.  On  y  tléclarait 
qu'on  n'acceptait  aucune  idée  de  compensation  et 
qu'on  exigeait  simplement  les  États  usurpés.  Puis  on 
écrivit  à  toutes  les  cours,  on  leur  communiqua  les 
réclamations  de  Pie  VU,  et  on  chargea  les  fonction- 
naires romains  résidant  à  Bénévent  et  à  Ponte-Corvo 
de  protester  eux  aussi  catégoriquement.  Grâce  à 
l'extrême  rapidité  avec  laquelle  on  leur  expédia  cet 
ordre,  la  protestation  put  arriver  en  même  temps 
que  l'occupation  militaire. 

Je  ne  parlerai  pas  d'une  multitude  d'événements 
qui  se  succédèrent  à  Piome  entre  le  ministère  pa- 
pal et  le  cardinal  Fesch,  ambassadeur  de  France, 
événements  qui,  par  mon  titre  de  secrétaire  d'Etat, 
me  mirent  en  contact  plus  immédiat  avec  lui.  Ma 
position  devint  de  jour  en  jour  plus  pénible  et  plus 
douloureuse  que  la  mort.  Ce  n'était  pas  pour  moi 
seul  que  je  ressentais  jusqu'au  fond  de  l'âme  de 
telles  angoisses;  c'était  encore  en  prévision  des  ca- 
lamités qui  devaient  résulter  ])Our  le  Saint-Siège, 
pour  le  Pape  et  pour  l'État,  des  nouvelles  persé- 
cutions, des  querelles  et  des  mécontentements  que 
je  voyais  le  Gouvernement  français  fomenter  contre 
le  Gouvernement  pontifical.  Cet  état  de  choses  pro- 
venait peut-être  en  notable  partie  des  rapports  que 
le  Cardinal  ambassadeur  faisait  à  sa  cour,  et  qui 
tous,  je  le  crois,  découlaient  de  sa  plume  sans  qu'il 
y  prît  garde.  Fesch  me  détestait,  on  le  sait,  et  je 
comprenais  sans  peine  que  la  résistance  du  Saint- 


456  MEMOIRES 

Siège  aux  injonctions  de  l'Empereur  suffisait  pour 
accroître  cette  haine ,  même  sans  que  le  Cardinal  y 
mît  beaucoup  du  sien.  Cela  entrait  dans  son  carac- 
tère :  il  devait,  — et  du  reste  c'est  assez  l'habitude, 
—  rejeter  sur  le  compte  du  premier  ministre  tout 
l'odieux  de  tant  de  négociations.  En  agissant  ainsi, 
il  pouvait  le  haïr  à  mort  et  chercher  à  se  débarrasser 
d'un  homme  aussi  contraire  à  ses  vues. 

Quatre  années  plus  tard,  il  le  confessa  publique- 
ment lorsqu'il  me  revit  à  Paris,  après  l'abolition  du 
domaine  temporel  appartenant  au  Saint-Siège  '.  Je 
l'avais  compris  d'avance,  je  le  répète,  et  l'excellent 
M.  Cacault  m'en  avait  instruit  en  son  temps  avec  cette 
loyauté  qui  le  caractérisait.  Une  épine  s'enfonçait 
peu  à  peu  dans  mon  cœur,  lorsque  je  réfléchis- 
sais que  la  colère  de  l'Empereur  contre  moi  person- 
nellement, colère  envenimée  par  les  rapports  sur 
mon  compte  que  pouvait  faire  le  cardinal  Fesch , 
augmentait  et  précipitait  les  malheurs  de  l'État  et  de 
la  Cour  pontificale.  Les  amerlumes  et  les  vexations 
journalières  que  le  Saint-Siège  était  forcé  de  souffrir 
à  l'intérieur  n'autorisaient  que  trop  mes  craintes.  Je 
m'abstiendrai  de  raconter  ces  douleurs,  car  les  cir- 
constances dans  lesquelles  j'écris  ces  lignes  et  le  peu 
de  liberté  dont  je  jouis  ne  me  le  permettent  pas. 

^  Nous  avons  déjà  explii]ué  les  erreurs  de  caractère  et  les  fautes 
de  tcmi»erauu'nt  que  commit  à  Rome  le  cardinal  Fesch.  Il  les 
racheta  plus  tard  très-amplement,  et  Pie  VII  ainsi  que  le  cardinal 
Consalvi  ne  tinrent  jamais  rigueur  à  son  repentir,  à  sa  fidélité  et 
à  ses  vertus. 


DU  r.AHDlXAI,  CONSAI.M.  457 

Je  ne  citerai  qu'un  seul  l'ait  qui  donnera  une  idée  de 
l'extravagance  des  hommes  et  de  l'injustice  de  tout 
ce  que  l'on  lit  endurer  au  Saint-Siège  et  à  son  mi- 
nistre. 

Ce  (jui  va  suivre  pourra  en  outre  fournir  (jueUiuos 
utiles  rcnseignenienls  au  Saint-Siégo,  l'éclairer  et  lui 
servir  de  règle  dans  des  alFaires  analogues,  si  le  Ciel 
permet  qu'il  soit  réintégré  dans  son  pouvoir  tem- . 
porel. 

L'irritation  que  témoignait  le  Gouvernement  fran- 
çais contre  le  Gouvernement  pontifical,  — irritation 
qui  fut  rendue  publique  par  le  cardinal  Fescli,  inca- 
pable de  garder  un  secret  et  déclamant  sans  cesse 
contre  moi,  —  inspira  de  la  hardiesse  aux  ennemis 
de  l'Église  et  aux  malintentionnés  à  son  égard.  Le 
nombre  des  gens  (|ui,  sans  aucun  titre,  portaient 
la  cocarde  française,  était  devenu  si  considérable 
que  le  cardinal  Fesch  m'en  parla  lui-même  un  jour 
et  me  dit  qu'on  ferait  bien  d'interdire  l'usage  de 
la  cocarde  à  tout  le  monde,  excepté  à  ceux  qui 
étaient  attachés  à  la  légation  française,  à  l'auditeur 
de  Rote  français,  au  directeur  de  l'Académie,  au  di- 
recteur de  la  poste,  à  tous  les  autres  fonctionnaires 
français  —  même  (piand  ils  seraient  Italiens  ou  Ro- 
mains —  et  à  tous  les  Français  résidant  à  Rome.  Je 
répondis  que  déjà  il  existait  des  lois  défendant  le 
port  des  cocardes  étrangères  à  ceux  qui  n'en  avaient 
pas  le  droit;  que,  malgré  cela,  le  Saint-Siège  dé- 
sirait en  publier  une  nouvelle  pour  renouveler  les 


458  MEMOIRES 

anciennes  à  ce  sujet,  mais  qu'il  se  sentait  arrêté 
justement  par  les  trop  nombreuses  exceptions  que 
Son  Éminence  autorisait  et  que  le  Gouvernement 
connaissait  déjà. 

J'ajoutai  que  le  Pape  ne  pouvait  pas  y  condescendre, 
et  que,  par  cela  même ,  il  se  voyait  embarrassé  pour 
promulguer  une  nouvelle  loi;  qu'il  lui  était  impossible 
d'admettre  au  privilège  tous  ceux  que  Son  Éminence 
désignait ,  et  qu'en  les  passant  sous  silence  on  créait 
un  perpétuel  motif  de  conflit  entre  la  Cour  romaine 
et  l'amljassadeur  de  France.  D'un  autre  côté,  accep- 
ter toutes  les  exceptions,  c'était  violer  les  propres 
droits  du  Gouvernement  pontifical.  Je  lui  démon- 
trai que,  si  le  Saint-Siège  n'avait  aucune  difficulté  à 
permettre  l'usage  de  la  cocarde  étrangère  aux  per- 
sonnes attachées  à  la  légation  française,  —  même 
aux  Italiens,  —  et  aux  directeurs  de  l'Académie  et 
de  la  poste,  il  ne  pouvait  pas  autoriser  la  même  pré- 
rogative en  faveur  des  Italiens  au  service  de  l'audi- 
teur de  Rote  et  de  ces  directeurs,  pas  plus  qu'en 
faveur  des  Français  habitant  Rome.  Je  lui  prouvai 
que  les  deux  directeurs  ne  jouissaient  point,  quant 
à  leurs  domestiques  italiens,  d'un  droit  des  gens 
pareil  à  celui  dont  ils  jouissaient  eux-mêmes  ainsi 
que  les  serviteurs  de  la  légation;  que,  quoique 
l'auditeur  de  Rote  fut  Français,  il  n'était  cependant 
qu'un  prélat  romain,  constitué  tel  par  le  Pape,  et 
qu'il  ne  pouvait  point  exiger  pour  ses  famihers  et  ses 
domestiques  le  privilège  de  la  cocarde,  puisque  les 


DU  CARDIN. M.  «lONSAI.Vl.  4oO 

autres  auditeurs  autiichien  et  espai5'nol  ne  l'avaient 
pas,  nen  faisaient  pas  et  n'en  avaient  jamais  fait 
usage.  Quant  à  l'exception  réclamée  polir  les  Fran- 
çais vivant  à  Rome,  je  lui  exposai  que  non-seule- 
ment l'exemple  des  autres  peuples  C'tait  de  fait  con- 
traire à  sa  prétention,  car  ni  les  Autrichiens,  ni  les 
Espagnols,  ni  le*  Anglais,  ni  les  Napolitains,  ni  au- 
cune puissance  étrangère  ne  se  permettaient  l'usage 
de  la  cocarde  nationale,  mais  encore  qu'en  droit  ce 
cpi'i!  désirait  ne  reposait  sur  aucun  fondement.  Les 
étrangers,  en  efTet,  ne  jouissent  pas  de  ce  privilège; 
ceux  qui  appartiennent  aux  légations  peuvent  seuls 
porter  la  cocarde  de  leur  pays.  J'allai  plus  loin.  Je 
lui  développai  les  inconvénients  auxquels  on  don- 
nerait naissance  si,  dans  une  ville  remplie  d'étran- 
gers  telle   que  Rome,  on   permettait  l'usage  de  la 
cocarde  nationale.  Ces  inconvénients  devaient  être 
fort  redoutables  pour  un  gouvernement  plus  faible 
que  les  autres,  et  ils  ne  sauraient  qu'engendrer  de 
criants  abus.   Je   terminai  en   déclarant  qu'il   était 
impossible  au  Saint-Siège  de  pronii'.lguer  une  nou- 
velle loi  au  sujet  des  cocardes,  si  le  Cardinal  ne  re- 
nonçait pas  aux  exceptions  par  lui  faites  et  qui  lé- 
saient les  droits  de  la  Cour  romaine  ;  que,  dans  ce  cas, 
il  fallait  se  contenter  des  lois  existantes;  qu'on  les 
ferait  observer  par  les  personnes  en  dehors  des  proté- 
gés de  Son  Éminence;  qu'on  dissimulerait  (piant  aux 
autres,  mais  que  le  Pape  n'autoriserait  jamais  ces 
prétentions  en  les  libérant  d'une  manière  formelle 


460  MÉMOIRES 

de  la  règle  générale.  Le  cardinal  Fesch  ne  sut  jamais 
se  relâcher  de  ses  exigences  à  propos  de  toutes  les 
dispenses  dont  j'ai  parlé  plus  haut.  On  se  vit  dans 
l'impossibilité  d'édicter  la  loi  nouvelle,  et  on  enjoignit 
au  gouverneur  de  Rome  de  faire ,  aussi  sévèrement 
qu'il  le  pourrait,  observer  les  lois  existantes  par  tous 
ceux  qui  portaient  des  cocardes  étrangères;  mais  on 
lui  recommanda  de  dissimuler  quant  aux  exceptions 
indûment  arrachées  par  la  France.  Nous  pensions 
que  si  on  ne  pouvait  pas  les  autoriser  ouvertement 
par  un  acte  imprimé,  ainsi  que  le  désirait  le  cardinal 
Fesch,  il  fallait  au  moins  se  taire,  plutôt  que  de  se 
contredire  et  de  fournir  ainsi  un  nouvel  aliment  au 
feu  qui  couvait  sous  la  cendre. 

J'ai  dû  raconter  ce  qui  précède  autant  pour 
éclairer  le  gouvernement  pontifical ,  s'il  revient  à 
la  vie,  que  pour  faciliter  l'intelligence  de  ce  fait 
anormal  que  je  me  suis  proposé  de  choisir  entre  mille 
autres  événements  intérieurs  qui ,  dans  cet  inter- 
valle, firent  notre  désespoir. 

Il  arriva  que  deux  Italiens,  portant  la  cocarde 
française ,  assassinèrent  sur  la  place  Navone  un 
marchand  de  pastèques  se  plaignant  que  ces  deux 
hommes  eussent  mangé  ses  fruits ,  sans  vouloir 
le  payer.  Ce  fait  qui  excita  la  compassion  uni- 
verselle en  faveur  de  Tinforluné  marchand ,  le 
croira-t-on  ?  ce  fait  fournit  du  cardinal  Fesch  le  plus 
étrange  prétexte  à  réquisitoire  contre  moi.  Il  s'ima- 
gina que,   toujours   désireux  de   rendre  la  France 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  461 

odieuse  à  Rome  et  d'ameuter  le  peuple  coutre  les 
Français,  j'avais  autorisé  ce  meurtre  pour  soulever 
la  plèbe  romaine,  et  que  je  l'avais  fait  commettre 
tout  exprès  par  deux  individus  porteurs  de  la  co- 
carde française.  11  faut  remarquer  (juc  le  Carrlinal 
eut  plusieurs  fois  la  bonté,  en  vue  de  la  faiblesse  du 
Gouvernement,  de  me  prêter  ces  indignes,  je  dirai 
môme,  ces  stupides  idées.  Pour  preuve  de  son  ex- 
travagante accusation,  — je  ne  me  permettrai  pas 
une  qualification  plus  énergique,  —  il  avança  que  je 
n'avais  pas  osé  condescendre  à  ses  désirs,  et  renou- 
veler la  défense  de  porter  les  cocardes  étrangères; 
mais  il  ne  parla  pas  de  ses  exigences  immodérées 
qui  avaient  arrêté  le  Gouvernement  pontifical ,  et 
l'avaient  amené  à  n'insister  que  le  plus  possible  sur 
l'observation  de  l'ancienne  loi,  au  lieu  d'en  édicter 
une  nouvelle. 

Ce  fait  fut  sur  le  point  de  produire  de  sérieuses 
conséquences.  Blessé  au  vif  par  cette  imputation 
d'exciter  le  peuple  contre  les  Français,  imputation 
aussi  mensongère  pour  ma  personne  que  préjudi- 
ciable au  Gouvernement,  j'en  écrivis  aussitôt  au 
cardinal  Fesch,  et,  dans  une  note  officielle,  je  lui 
exprimai  mon  indignation.  En  même  temps  je  de- 
mandais un  passe-port  pour  un  courrier  qui  devait 
aller  porter  à  Paris  mes  plaintes  les  plus  énergiques. 
Je  lui  écrivis,  car,  dans  l'accès  de  ses  continuelles  et 
fougueuses  colères,  il  était  impossible  de  lui  parler 
de  vive  voix  sans  compromettre  mon  propre  honneur, 


462  MÉMOIRES 

et  sans  m'exposer  moi-même  à  lui  témoigner  des 
mépris  qu'un  premier  mouvenDent  n'aurait  pas  su 
maîtriser.  Pour  m'empècher  de  mettre  mon  projet  à 
exécution,  il  rétracta  en  apparence  ses  calomnies, 
tout  en  refusant  le  passe-port.  Je  dis  en  apparence, 
car  ce  qui  arriva  par  la  suite  prouve  évidemment 
qu'on  avait  enraciné  dans  la  tête  de  Bonaparte 
l'idée  qu'en  ma  qualité  de  secrétaire  d'État,  et  par 
les  moyens  les  plus  détournés,  mais  les  plus  effi- 
caces, j'excitais  le  peuple  de  Rome  et  des  pro- 
vinces à  l'insurrection  contre  la  France  et  contre  les 
Français. 

Ce  récit  me  rappelle,  je  ne  sais  comment  (je  n'y 
vois  pas  en  effet  d'autres  connexions  que  celle-ci  : 
ce  sont  deux,  faits  extérieurs  et  provenant  l'un  et 
l'autre  d'un  rejet  de  prétention  française) ,  ce  récit, 
dis-je,  me  rappelle  un  autre  trait  dont  j'aurais  dû 
parler  beaucoup  plus  tôt  et  que  je  vais  raconter 
brièvement,  afin  de  n'en  pas  laisser  périr  le  sou- 
venir. Il  s'agit  de  la  demande  formelle  adressée  par 
le  Gouvernement  français  lors  de  l'ambassade  de 
M.  Cacault  à  propos  du  roi  Yictor-Emmanuel  de 
Sardaigne. 

La  France  tenait  à  ce  que  le  Pape  expulsât  de  Rome 
ce  prince  et  sa  cour,  qui  s'y  étaient  réfugiés  après 
la  perte  du  Piémont,  au  lieu  de  résider  dans  une 
île  comme  la  Sardaigne,  par  exemple.  Malgré  le  ton 
très-hautain  qui  accentuait  cette  demande  et  qui  en 
faisait  un  ordre,  elle  fut  repoussée  avec  la  plus  ferme 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  i63 

atlitiule  '.   Je  crois   (|vie  la  sagesse  de  M.  Cacault 
contribua  h  ce  que  noire  lefiis  n'eut  pas  tle  suites 
fâclieuses,  du  moins  alors.  Mais  achevons. le  récit. 
Pendant  le  cours  de  ces  débals,  nous  avions  pré- 

*  Ce  siècle,  (|iii  est  témoin  de  tant  de  cat;istrophes  royales  et 
qui  assiste  à  toutes  les  instaMliles  dynastiques,  n'a  vu  (jue  la 
Papauté  immuable  dans  ses  principes,  dans  son  action  et  dans 
l'accoinplissement  de  ses  devoirs.  Les  rois  par  la  grâce  de  Dieu, 
comme  les  rois  par  le  fait  des  Hévolulions,  tombèrent  les  uns 
après  les  autres  de  tous  leurs  trônes  chancelants.  Ils  errèrent  tour 
à  tour,  proscrivant  et  proscrits,  et  ce  fut  in('vit3blemeut  à  la 
Chaire  de  f^ierre  qu'ils  dccouriuTnt  demander  l'asile  ouvert  à 
tous  par  la  paternité  universelle. 

Les  Bonaparte,  (}ui,  en  1803,  exigeaient  qu'un  prince  de  la 
maison  de  Savoie  ne  jouît  pas  à  Home  d'une  hospitalité  digne  de 
lui  et  du  Chef  de  l'Église,  vinrent,  après  181-i,  implorer  du 
Souverain  Pontife  un  refuge  qui  leur  fut  offert  et  mnintenu, 
malgré  les  menaçantes  protestations  de  i'Kurope. 

Aujourd'hui,  en  1864,  par  une  curieuse  interversion  de  rôles, 
qui  est  toute  une  leçon,  Viclor-Kmmanuel,  de  Sardaigne,  pour- 
suit jusque  dans  la  Ville  e'ternelle  un  Bourbon,  roi  des  Deux-Sî- 
ciles,  qu'il  a  fait  dépouiller  de  son  royaume  par  quelques  malan- 
drins protf'gés  de  l'Angleterre. 

Les  monan|ues  de  droit  ou  de  fait  ont  tout  perdu,  jusiju'à  la  di- 
gnité de  l'infortune  et  au  sentiment  des  convenances.  C'est  Rome 
seule  qui  garde  le  précieux  trésor  des  grandes  traditions  monarchi- 
ques <  t  chrétiennes;  c'est  le  Pape  (|ui,  toujours  outragé,  toujours 
menacé  et  toujours  plus  respectueux  envers  le  malheur,  accueille 
sans  distinction  les  exilés  du  trône.  D.tns  un  siècle  où  l'autorité 
est  subordonnée  à  la  fortune  et  où  les  intt'rèts  du  moment  l'em- 
portent sur  les  principes ,  ce  spectacle  d'hospitalité  permanente 
offert  à  tous  a  bien  son  charme  et  son  prix. 

Un  jour,  —  nous  l'espérons  de  la  justice  de  Dieu  et  de  l'indi- 
gnation des  hommes, —  un  jour,  Victor-Emmanuel,  de  Piémont, 
ira  implorer  un  asile  auprès  de  la  Chaire  de  Pii  rre  qu'il  a  spoliée, 
et  comme  tous  les  autres,  Victor-Kmman\iel  sera  reçu  a  bras 
ouverts  par  cette  Église  romaine  tlont  il  s'est  déclaré  l'ennemi  le 
plus  tapageur  et  le  plus  hypocritement  consliluliormel. 


464  MÉMOIRES 

paré  tous  les  titres  que  nous  désirions  envoyer  à 
Paris  :  notre  réclamation  sur  l'usurpation  de  Béné- 
vent,  sur  la  non-reconnaissance  du  nouveau  roi  de 
Naples,  dont  on  a  parlé  plus  haut ,  et  certaines  pièces 
encore  contenant  d'autres  doléances  que  je  suis 
dispensé  d'énumérer,  puisqu'elles  sont  moins  graves 
et  que  je  dois  aller  vite.  Mais  le  document  le  plus 
instructif  était  la  réponse  à  la  note  de  M.  de  Talley- 
rand.  Elle  contenait  le  refus,  ou,  pour  mieux  dire, 
la  persistance  la  plus  prononcée  dans  le  refus  d'ad- 
hérer aux  principes  que  l'Empereur  nous  avait  im- 
posés et  aux  conséquences  qui  en  découlaient.  Il  fut 
très-difficile  et  très-pénible  de  composer  cette  ré- 
ponse. On  la  fit  ni  courte,  ni  ambiguë,  ni  faible. 
Il  m'est  impossible  de  la  citer  dans  son  entier;  je 
dirai  en  substance  qu'on  y  donna  tout  le  dévelop- 
pement nécessaire  aux  raisons  qui  empêchaient  le 
Saint-Siège  de  se  prêter  à  ce  que  voulait  l'Empereur. 
On  prouva  que  la  liberté  et  l'indépendance  de  la 
souveraineté  du  Saint-Siège  étaient  non-seulement 
protégées  par  une  prescription  de  dix  siècles,  pres- 
cription qui  anéantissait  tous  les  titres  antérieurs 
que  l'on  pouvait  alléguer,  —  et  l'on  démontra  qu'ils 
n'existaient  pas,  —  mais  encore  que  cette  indépen- 
dance et  cette  liberté  se  trouvaient,  dans  l'état  actuel 
des  choses,  très-étroitemenl  liées  au  bien  de  la  Reli- 
gion. Sur  ce  point,  on  ajouta  que  cette  considéra- 
tion, jointe  aux  serments  du  Pape,  l'obligeait  à  sou- 
tenir l'indépendance  et  la  liberté  que  l'Empereur 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  463 

chercliait  à  lui  ravir,  et  on  cita  le  tériioignaii;e  si 
foruiel  du  célèbre  Bussuet  dans  sou  Sermon  sur  l'unilé 
de  VÉglise.  Il  y  dit  en  substance  (car  je  ne  me  sou- 
viens pas  exactement  des  paroles  du  texte)  que 
Dieu  a  voulu  que  l'Eglise  romaine,  mère  de  tous  les 
royaumes,  ne  fut  plus,  dans  le  cours  des  siècles, 
sujette  à  aucun  royaume  dans  le  temporel,  et  que  le 
Chef  de  la  Religion  fût  indépendant  de  n'importe 
quel  prince  terrestre  pour  que  l'exercice  de  son  pou- 
voir spirituel  fut  plus  libre  dans  tous  les  royaumes  et 
dans  tous  les  empires;  que  ceux-ci ,  en  etVet,  dirigés 
par  la  jalousie  et  par  les  raisons  d'État ,  souvent  en- 
nemis les  uns  des  autres,  ne  souffriraient  pas  dans 
leurs  domaines  l'influence  du  Chef  de  la  Religion  qui 
dépendrait  de  l'un  d'entre  eux. 

Mais  ce  Bossuet ,  qui  est  un  oracle  quand  il  s'agit 
■  des  quatre  fameux  articles  qu'il  a  rédigés  contre 
l'Église  romaine,  dès  qu'il  parle  en  faveur  de  l'Église 
romaine,  non-seulement  n'est  plus  un  oracle,  mais 
encore  est  un  imbécile  qui  n'a  pas  le  sens  commun 
et  qu'on  ne  doit  pas  écouter.  {Ma  quel  Bossuet,  che 
quando  si  traita  dei  famosi  4  articoli  (da  lui  rédigés) 
conlro  la  Chiesa  romana  e  un  oracolo,  quello  stesso 
Bossuet  quando  parla  in  favore  délia  Chiesa  romana, 
non  e  piîi  un  oracolo ,  ma  e  un  imbecille,  ne  ha  il  senso 
comune ,  ne  gli  si  dà punto  ascolto.) 

On  développait  ensuite  les  titres  du  Pape  comme 
chef  de  l'Église,  ministre  de  paix  et  père  commun; 
puis  on  démontrait  qu'il  répugnait  au  Pontife,  à  cause 

II.  30 


4C6  MÉMOIRES 

de  ces  qualités  essentielles,  d'entrer  dans  un  étal 
permanent  de  fédération  avec  tel  ou  tel  prince,  de 
se  constituer  en  un  système  quelconque  de  guerre  et 
d'accepter  pour  ses  amis  ou  pour  ses  ennemis  les  amis 
ou  les  ennemis  d'une  puissance.  On  ajoutait  que,  s'il 
y  avait  deux  personnes  dans  le  Pape ,  celle  de  Sou- 
verain Pontife  et  celle  de  Prince  temporel,  il  ne 
pouvait  pas  entreprendre  comme  Roi ,  —  titre  tout 
secondaire  en  lui,  —  ce  qui  répugnait  à  sa  qualité 
prééminente  de  Pontife;  que  le  Pape  différait  en  cela 
des  monarques  séculiers,  qui,  par  cela  même  qu'ils 
sont  revêtus  de  ce'  seul  titre,  peuvent  exécuter  ce 
que  la  double  puissance  du  Pape  lui  empêche  d'ac- 
complir. On  démontrait  l'impossibilité  qu'il  y  aurait  à 
appliquer  dans  le  cas  actuel  les  exemples  des  Papes 
précédents,  puisque  aucun  d'eux  n'avait  contracté 
d'alliance  permanente  et  systématique  telle  que  l'Em- 
pereur la  sollicitait.  On  démontrait  qu'il  était  encore 
plus  difficile  d'adhérer  à  la  prétention  impériale 
quand  on  la  soumettait  à  des  clauses  établissant  la 
suzeraineté  et  la  haute  juridiction  de  l'Empereur 
vis-à-vis  du  Pape,  son  feudataire  et  son  vassal.  On 
prouvait  jusqu'à  l'évidence  les  incalculables  dom- 
mages qui  résulteraient  de  la  dépendance  du  Pape 
pour  la  Religion,  soit  dans  les  royaumes  catholiques, 
soit  dans  les  royaumes  séparés  du  Catholicisme,  où 
la  profession  du  culte  était  tolérée.  Les  princes  enne- 
mis ou  jaloux  de  celui  avec  lequel  le  Pape  aurait  si- 
gné alliance  indéfinie  et  sous  la  suzeraineté  duquel  il 


DU  CARDINAL  CONSAI.VI.  467 

Vivrait,  contraricraicnl  ou  arrèleraient  le  libre  exer- 
cice de  sa  siijjirmatie  spirituelle  dans  leurs  provinces. 
On  établissait  que  l'Empereur  ne  jouissait  que  trop 
par  le  fait,  et  malgré  les  réclamations  les  plus  chau- 
des et  les  plus  multipliées  du  Pape,  des  avantages 
qu'il  prétendait  retirer  de  sa  fédération  avec  Sa 
Sainteté;  enfin  on  conjurait  l'Empereur  de  lendre  la 
paix,  au  Saint-Siège  et  de  se  souvenir  des  preuves  de 
déférence  et  d'attachement  que  Pie  YII  lui  avait  pro- 
diguées en  face  de  l'Europe,  au  grand  déplaisir  des 
autres  princes  qui  en  étaient  jaloux.  Le  Saint-Père, 
ajoutait-on,  s'est  conduit  de  la  sorte  toutes  les  fois 
qu'il  a  pu  le  faire.  S'il  recule  aujourd'hui,  il  ne  faut 
attribuer  sa  résistance  qu'au  besoin  d'accomplir  ses 
devoirs.  On  terminait  en  disant  que,  si,  par  malheur. 
Napoléon  n'exauçait  point  sa  prière,  le  Pape  était 
disposé  à  toutsoutfrir  plutôt  que  de  trahir  sa  mission, 
et  qu'il  remettrait  avec  coniiancc  sa  cause  entre  les 
mains  du  Seigneur. 

Avant  que  le  courrier  chargé  de  ces  dépêches  se 
fût  mis  en  route  pour  Paris,  un  autre  événement 
s'était  passé  à  Rome  :  le  cardinal  Fesch  avait  été 
rappelé.  L'Empereur  voulut  peut-être  réaliser  la 
menace  qu'il  avait  faite  au  Pape  de  remplacer  le 
Cardinal  par  un  plénipotentiaire  séculier,  atîn  de  le 
soustraire  ainsi  à  ma  haine.  Peut-être  aussi  Napoléon 
n'osa-t-il  pas  accomplir  avec  le  concours  d'un  Car- 
dinal, son  oncle,  le  dessein  qu'il  avait  de  renverser 
le  pouvoir  temporel  du  Saint-Siège  ;  —  on  crul  génèra- 

30. 


468  MÉMOIRES 

lement  que  tel  était  son  motif,  et  l'événement  prouva 
qu'on  avait  eu  raison.  — Le  fait  est  que  l'ambassa- 
deur reçut  tout  d'un  coup  l'ordre  de  rentrer  en  France. 
Avant  de  partir,  Fesch  eut  avec  le  Pape  une  alter- 
cation très-vive:  Comme  Sa  Sainteté  le  chargeait 
d'exposer  ses  plaintes  à  l'Empereur,  le  Cardinal, 
dans  la  conversation ,  se  laissa  entraîner  par  ses 
colères  habituelles,  et  il  en  vint  jusqu'à  manquer  de 
respect  à  Pie  YII.  Il  le  menaça  d'en  appeler  au  Con- 
cile ,  et  il  sortit  du  cabinet  du  Pape  profondément 
exaspéré  et  ne  se  possédant  plus.  11  étonna  et  scan- 
dalisa beaucoup  tous  les  prélats  de  l'antichambre,  et 
il  se  permit  au  dehors  de  parler  de  cette  scène  d'une 
façon  fort  irrévérencieuse. 

Quant  à  moi,  il  y  avait  déjà  quelque  temps  qu'il  ne 
venait  plus  me  voir  et  qu'il  ne  me  recevait  plus. 
Pour  ne  pas  compromettre  ma  dignité  de  cardinal  et 
de  ministre  d'État,  j'avais  été  forcé  de  renoncer  à 
ses  soirées.  J'y  étais  allé  autrefois  avec  indifférence 
et  en  affectant  assez  peu  de  me  souvenir  de  ses  inju- 
res, par  amour  de  la  paix  et  afin  de  ue  pas  nuire  aux 
intérêts  de  l'État.  J'avais  été  si  mal  reçu,  que  je  crus 
pouvoir  me  dispenser  de  provoquer  de  nouveau  un 
semblable  accueil.  Toutefois,  quand  j'appris  par  le 
Pape,  et  non  par  lui,  qu'il  était  sur  le  point  de  partir, 
j'allai  le  visiter  pour  lui  souhaiter  le  bon  voyage, 
l'entretenir  des  besoins  du  Saint-Siège  et  faire  la  paix, 
s'il  était  possible;  mais,  quoique  chez  lui,  il  ne  dai- 
gna pas  me  faire  ouvrir  sa  porte.  Avant  son  départ, 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  469 

il  m'envoya  une  carte  de  visite  par  un  tloniestique  : 
il  ne  vint  pas  en  personne,  parce  cpi'il  ne  se  souciait 
pas  d'être  reçu.  Il  partit  sans  que  je  le  visse.  Je  pro- 
teste à  la  face  du  Ciel  que,  dans  tout  ce  que  j'ai  dit 
sur  le  compte  de  ce  cardinal  pour  servir  à  la  vérité 
des  faits,  je  n'ai  été  animé  par  aucun  esprit  de  ran- 
cune ou  par  aucune  autre  passion.  Bien  plus,  je  me 
fais  un  devoir  de  déclarer  que,  s'il  a  le  malheur 
d'être  doué  d'un  caractère  soupçonneux,  défiant  et 
très-enclin  à  se  laisser  enguirlander  par  des  personnes 
que  guident  la  cupidité,  la  haine  et  d'autres  mauvais 
instincts,  s'il  a  le  malheur  d'être  on  ne  peut  plus  gal- 
lican —  yalUcanissimo  —  dans  ses  préventions  con- 
tre l'autorité  pontificale,  s'il  a  le  malheur  d'embrouil- 
ler toutes  les  questions  et  de  semer  la  discorde  sans 
le  vouloir,  cependant,  au  fond,  ses  intentions  ne 
sont  nullement  coupables,  à  mon  avis,  et  il  a  du  zèle 
pour  la  Religion,  ainsi  qu'une  grande  régularité  dans 
les  mœurs.  J'affirme  que  je  parle  de  la  sorte  afin  de 
rendre  un  hommage  qu'en  toute  sincérité  je  crois  dû 
à  la  justice. 

Le  cardinal  Fesch  eut  pour  successeur  M.  Alquier, 
qui,  après  avoir  été  d'abord  ambassadeur  de  France 
à  Naples,  se  trouvait  à  Rome  depuis  quelque  temps 
en  simple  particulier.  Peut-être  même  le  gouver- 
nement français  l'y  entretenait -il  pour  seconder 
ses  projets.  En  ma  qualité  de  secrétaire  d'Etat, 
j'avais  eu  plusieurs  fois  occasion  de  lui  être  agréa- 
ble, soit  en  le  protégeant  à  la  douane  pour  ses  envois 


470  MÉMOIRES 

et  autres  détails  semblables,  quand  il  travem  la  ville 
pour  aller  remplir  sa  mission  à  Naples  en  revenant 
d'Espagne,  soit  lorsqu'il  se  réfugia  à  Rome  après  les 
événements  du  royaume  de  Naples.  Ce  fut  même 
dans  cette  dernière  occurrence  que  j'eus  le  plaisir 
de  lui  être  assez  utile.  Il  m'avait  personnellement 
toujours  témoigné  son  estime  et  sa  gratitude;  quel- 
quefois même  il  s'était  hasardé  —  mais  seulement 
en  passant  et  quand  il  me  rencontrait  —  à  m'ex- 
primer  sa  désapprobation  des  manières  d'agir  du  car- 
dinal Fesch.  Devenu  ambassadeur  de  France,  il  se  vit 
placé  entre  les  ordres  qu'il  recevait  à  mon  adresse  et 
les  sentiments  particuliers  dont  il  était  animé  envers 
moi  '. 

Les  ordres  qui  lui  arrivaient  de  Paris  à  mon  égard 

*  Le  cardinal  Fesch,  volens,  nolens ,  avait  tout  fait  pour  em- 
brouiller les  affaires  de  Rome  avec  la  France;  son  successeur, 
M.  Al(|uier,  prend  toutes  les  peines  imaginables  pour  conciliei: 
et  rapprocher.  M.  Alquier  était  nu  conventionnel  régicide  qui, 
au  temps  de  la  Terreur  de  1795,  avait,  aux  autels  de  la  de'esse 
Raison  et  de  la  de'esse  Liberté',  proclamé  la  fin  de  tous  les  cultes 
et  de  toutes  les  royautés.  Devenu  ambassadeur  de  Fenapereur 
Napoléon  l'^"',  cet  homme  comprit  la  folie  de  l'incrédulité  et  l'ab- 
surde de  l'iniUfférence  religieuse;  puis,  par  esprit  d'équité  ou 
par  calcul  politique,  on  le  vit  limidement,  mais  honnêtement, 
battre  eo  brèche  l'œuvre  du  cardinal  Fesch.  Le  vieux  régicide 
aspirait  à  conserver,  lors(|ue  le  Cardinal  de  la  sainte  Église  ro- 
maine à  son  insu  avait  tout  fait  pour  renverser.  Et  ce  ne  sera 
pas  la  dernière  fois  que  cette  interversion  de  rôles  sera  signalée 
dans  la  capitale  de  la  Clirélienté.  11  vient  des  heures  de  péril  où 
le  Saint-Siège  a  plus  à  gagner  avec  des  ennemis  avoués  qu'avec 
des  amis  entêtés,  malhabiles  ou  pusillanimes,  et  il  sait  à  l'occa- 
sion tirer  de  ces  adversaires  un  excelknt  parti.  Cela  s'est  vu  dLans 


DU  CAHDINAL  CONSALVI.  474 

étaient  i)lns  que  loiidroyants.  Je  ne  sais  si  la  |)r('- 
sence  du  cardinal  Fesch  à  côté  de  l'Empereur  en  était 
cause.  En  somme,  le  gouvernement  français  m'ac- 
cusait d'nbord  de  pousser  le  Pape  à  la  résistance; 
on  disait  (]ue  Pie  YII  était  entièrement  absorbé  par 
moi,  et  en  cela  on  faisait  le  plus  tlagrant  outrage  à  sa 
capacité,  à  sa  force  d'ame,  à  sa  sagesse,  et  à  tout  ce 

les  siècles  passés;  cela  se  voit  de  nos  jours  et  se  verra  encore 
dans  les  âges  suivants. 

Ce  fragment  de  la  correspondance  officielle  d'Alcuiier  avec 
Talleyrand,  ministre  des  affaires  étrangères,  montrera  la  cotir 
romaine  et  le  cardinal  Consalvi  sous  leur  véritable  jour  ; 

«  Il  est  de  fait  que  l'avis  du  secrétaire  d'État  est  à  peu  près 
sans  influence  dans  toutes  les  affaires  (|ui  ont  une  affinité  reli- 
gieuse, et  que,  dans  ce  ras,  la  confiance  du  Sainl-Père  apj)elle 
d'autres  conseils,  et  notamment  ceux  des  cardinaux  Anlonelli  et 
di  Pieiro.  J'ai  trouvé  le  cardinal  Consalvi  parfaitement  raison- 
nable et  conciliant  sur  tous  les  points  où  il  n'y  a  |)asde  prétexte 
à  des  discussions  tbéologiques,  et  toutes  les  fois  qu'il  a  pu  se 
décider  seul  et  comme  homme  d'État,  et  d'après  ses  dispositions 
particulières.  Mais  ce  dont  il  faut  toujours  se  garder  avec  la  cour 
de  fîoine,  c'est  de  prendre  dans  les  négociations  les  routes  qui 
peuvent  conduire  à  discuter  les  droits  du  sanctuaire.  C'est  peut- 
être  parce  ([u'on  s'est  écarté  de  ce  principe  que  l'adhésion  au 
pacte  fédéralif  de  l'Empire  français  est  devenue  une  chose  im- 
possible à  obtenir.  On  a  demandé  que  cet  objet  purement  poli- 
tique fût  soumis  à  la  délibération  du  Sacré-Collége,  et  le  refus 
des  Cardinaux  s'est  fondé  sur  celte  maxime,  que  le  chef  de 
l'Église,  le  père  commun  des  fidèles,  ne  doit  pas  contracter  des 
engagements  qui  affaibliraient  l'autorité  du  Saint-Siège  ilans  ub€ 
partie  de  l'Europe  et  mettraient  en  péril  la  foi  des  habitants  de 
ces  contrées...  J'oserai  représenter  qu'il  est  à  désirer  cpie  Sa  Ma- 
jesté rEin|)ereur  el  Roi  veuille  bien  dans  ce  moment  ne  (irendre 
aucune  mesure  de  rigueur  contre  la  cour  de  Kome.  11  convient, 
je  crois,  de  ne  pas  effrayer  les  esprits  déjà  vivement  affectés ,  et 
de  terminer  avec  tranquillité  l'affaire  de  l'investiture  ,  qui  ne 
l)renilra  (pie  fort  peu  de  jours.  » 


472  MÉMOIRES 

cortège  de  vertus  et  de  qualités  que  la  Providence 
fit  briller  en  lui  lorsque,  seul  et  dans  la  plus  étroite 
captivité,  il  dév^eloppa,  au  milieu  de  ses  douleurs, 
une  inébranlable  constance.  On  m'accusait  en  outre 
des  crimes  les  plus  infâmes.  On  prétendait  que  j'or- 
ganisais la  révolte  dans  tout  l'État,  le  massacre  des 
Français  qui  y  demeuraient ,  et  celui  des  soldats  qui 
marchaient  par  petites  bandes.  On  disait  encore 
que  je  grevais  le  peuple  d'impôts  afin  d'accroître  la 
haine  contre  la  France.  Je  ferai  remarquer  com- 
bien nous  étions  malheureux  alors.  Le  Pape  avait  été 
forcé  de  payer  des  sommes  fabuleuses  pour  les  trou- 
pes de  passage  et  pour  celles  qui  séjournaient  dans 
l'État.  Il  avait  dû  subvenir  aux  travaux  et  aux 
approvisionnements  d'Ancône  et  des  autres  villes 
occupées  par  les  Français,  et  on  ne  voulait  pas,  je  ne 
dirai  point  qu'il  levât  des  contributions,  mais  encore 
qu'il  négociât  des  emprunts  pour  remplir  certaines 
obligations  auxquelles  il  ne  savait  trop  comment 
faire  face.  Le  gouvernement  français  m'accusait  aussi 
d'exciter  le  fanatisme  en  répandant  des  images 
saintes  et  des  prières  dirigées  contre  la  France.  Tout 
cela  était  très-faux  et  absurdement  calomnieux. 
M.  Alquier  reçut  même  une  lettre  de  l'Empereur  qui 
éclatait  en  invectives  contre  moi;  et  cette  lettre,  il 
lui  était  enjoint  de  me  la  lire.  Il  obéit,  quoique  à 
regret,  et  s'efforça  d'en  adoucir  les  termes.  Je  me 
souviens  qu'entre  autres  particularités  cette  lettre 
contenait  ces  paroles  :  «  Dites  au  cardinal  Consalvi 


DU   CARDINAL   CONSALM.  473 

que  je  le  talonne,  et  que  rien  de  ce  (ju'il  fait  ne 
m'échappe.  )) 

Mais  tout  ce  qui  m'était  personnel  ne  me  trouljlait 
guère.  Ce  qui  blessait  mon  cœur,  c'était  de  voir 
qu'une  animosité  aussi  violente  contre  moi  et  la  per- 
suasion enracinée  de  ma  prétendue  inlluence  sur  le 
Pape  me  rendaient  toujours  de  plus  en  plus  respon- 
sable des  calamités  dont  le  Saint-Siège  était  me- 
nacé. Je  craignais  que  mes  rares  amis,  mes  nom- 
breux ennemis  et  tous  les  indifl'érents  n'attribuassent 
ces  calamités,  comme  c'est  la  coutume,  à  ma  pré- 
sence au  ministère.  Ils  auraient  pu  dire  que,  s'il  se 
fut  rencontré  à  la  secrétairerie  d'État  un  homme 
moins  en  vue,  ou  que  si,  à  tort  ou  à  raison,  j'avais 
été  cet  homme,  la  chute  imminente  du  Pontificat 
aurait  encore  pu  être  retardée. 

Cette  considération  me  porta  à  réfléchir  très-mûre- 
ment. Bien  souvent  déjà  j'avais  offert  au  Pape  ma 
démission,  s'il  la  jugeait  utile  au  bien  public;  mais 
toujours  le  Saint-Père  s'y  était  opposé.  Quoiqu'il  eût 
pour  moi  une  indulgence  infinie,  cependant  je  dois 
lui  rendre  cette  justice,  qu'en  refusant  d'accéder  à 
ma  prière,  il  ne  se  laissait  point  guider  par  son  af- 
fection ou  par  le  chagrin  qu'il  éprouverait  de  m'éloi- 
gner  de  lui.  Le  motif  qui  le  faisait  agir  était  beau- 
coup plus  relevé.  Pie  VII  m'avouait  qu'il  ne  voulait 
pas  donner  des  marques  de  crainte  et  de  faiblesse, 
tandis  que  les  plus  graves  questions  s'agitaient 
entre  lui  et  l'Empereur;  que  s'il  commençait  à  té- 


4?4  MÉMOIRES 

moigner  quelque  frayeur,  Napoléon  pourrait  espé- 
rer davantage  et  se  flatterait  certainement  de  faire 
céder  le  Pape  dans  la  grande  affaire  relative  à  ses 
prétentions. 

Cette  raison  alléguée  par  Pie  VU  me  paraissait 
d'un  si  grand  poids  que  je  n'avais  pas  eu  le  courage 
de  revenir  à  la  charge.  Cependant  les  preuves  que 
l'Empereur  prodiguait  chaque  jour  de  son  aversion 
contre  ma  personne,  dans  les  lettres  à  ses  ministres 
à  Rome ,  dans  ses  notes  officielles  et  par-dessus  tout 
dans  ses  entretiens  avec  le  Cardinal  légat,  et  les 
paroles  très-cassantes  par  lesquelles  Napoléon  décla- 
rait qu'il  voulait  me  voir  à  tout  prix  évincé  du  mi- 
nistère, prirent  de  telles  proportions  qu'il  fallut  s'y 
arrêter  et  réfléchir  très-sérieusement. 

Les  accusations  de  comploter  et  d'organiser  une 
révolte  générale  dans  l'État  contre  la  France,  et 
tout  ce  que  j'ai  raconté  par  surcroît,  prêtaient  par 
leur  nature  une  plus  ample  matière  à  mes  médita- 
tions. Le  monde  savait  que  le  Pape  m'aimait  beau- 
coup. Je  jugeai  donc  utile  de  ne  pas  vulgariser 
cette  fausse  idée  que  le  Saint-Père  me  soutenait  au 
pouvoir  uniquement  par  affection  pour  moi.  Je  crus 
qu'il  était  nécessaire  d'offrir  une  espèce  de  satisfac- 
tion au  public  en  lui  montrant  (fu'au  lieu  d'exposer 
Rome  aux  malheurs  dont  elle  était  menacée ,  le  Pape 
cherchait  par  tous  les  moyens  avouables  à  la  préser- 
ver, et  que  pour  cela  il  me  sacrifiait  à  la  haine  de  la 
France  dans  l'impossibilité  où  il  était  de  l'apaiser  da- 


DU   CAlîDINAl.  CUNSAI.VI.  47o 

vantage  en  traliissant  ses  devoirs  ])oiir  flalU'r  les  pré- 
tentions (Je  Napoléon. 

Cette  pensée  qne  je  nourrissais  dégageait  encore 
ma  conscience ,  et  je  ne  pouvais  m'empêcher  de  vou- 
loir écarter  de  moi  la  supposition  très -fausse  que 
j'abusais  de  la  bonté  du  Pape  à  mon  égard  afin  de 
m'élerniser  au  ministère.  Le  pouvoir  n'avait  pour 
moi  aucun  attrait,  mais  il  m'en  coûtait  immensément 
de  priver  le  Souverain  Pontife  de  mes  services  au 
moment  d'une  si  affreuse  bourrasque.  Malgré  la  dou- 
leur que  je  ressentais  à  l'idée  de  me  séparer  du 
Pape,  je  me  crus  permis  de  lui  répéter  à  diverses 
reprises  ces  paroles  du  prophète  Jonas  :  «  Tollite  me 

etmittite  in  mare quoniam  pr opter  me  iempestas 

hœe  (jr&ndisvenit  super  vos.  »  u  Pren«z-miOL  et  jetez-moi 
à  la  mer,  puis<:jue  c'est  à  cause  de  moi  que  celle  hor- 
rible tempête  fond  sur  nous,  »  Mais  ces  réflexions 
n'auraient  peut-être  pas  encore  déterminé  ma  re- 
traite des  affaires,  si  une  cause  supérieure  t», toute 
autre  dans  sa  force  et  dans  sou  objet  n'eût  hâté  l'évé- 
nement. J'ai  dit  peut-être,  car  je  ne  puis  avancer 
avec  certitude  ce  qui  serait  arrivé  à  la  longue.  Ma 
retraite  était  en  réalité  la  seule  et  unique  chance 
pouvant  contribuer  au  succès  de  la  lutte  que  nous 
soutenions  pour  la  sauvegarde  des  droits  du  Saint- 
Siège  et  pour  les  effets  qui  devaient  en  résulter  au 
bénéfice  de  la  Religion  et  de  l'État  lui-même. 

La  réponse  du  Pape,  entièrement  défavorable  aux 
prétentions  de  l'Empereur,  allait  bientôt  être  expé- 


476  MÉMOIRES 

diée  à  Paris,  et  il  était  facile  de  prévoir  que  Napo- 
léon en  ressentirait  une  terrible  colère.  Ce  qui  devait 
surtout  l'irriter,  c'était  le  rejet  des  exigences  qu'il 
avait  affichées  et  propagées  avec  tant  de  bruit.  Nous 
refusions  en  effet  d'entrer  dans  son  système,  de  nous 
confédérer  à  tout  jamais  avec  la  France  et  de  faire 
cause  commune  avec  elle  pour  consacrer  sa  problé- 
matique suzeraineté  et  sa  haute  juridiction  sur 
l'État  pontifical.  La  non-acceptation  de  tous  ces 
points  était  la  réponse  péremptoire  et  définitive  d'où 
dépendait  le  sort  de  Rome  et  de  la  domination  ec- 
clésiastique. 

Deux  réflexions  se  présentèrent  à  notre  esprit; 
elles  parurent  toutes  deux  dignes  d'attention  et  très- 
importantes.  La  première  fut  que,  si  l'Empereur  pou- 
vait se  persuader  que  les  réponses  négatives  qu'on 
lui  adressait  émanaient  véritablement  du  Pape,  et 
n'étaient  point  inspirées  par  l'influence  qu'un  autre 
exerçait  sur  lui,  cela,  et  Cela  seul,  l'engagerait  peut- 
être  à  se  désister  de  ses  exigences.  S'il  arrivait  en 
effet  à  se  convaincre  que  Pie  VII  agissait  par  lui- 
même,  Napoléon  désespérerait  peut-être  d'en  triom- 
pher et  ferait  un  pas  en  arrière,  —  du  moins  il  était 
permis  de  le  supposer,  —  parce  qu'il  pourrait  le 
faire  sans  s'humilier. 

La  négociation  était  encore  enveloppée  du  plus 
profond  mystère.  Mais  pour  que  l'Empereur  se  per- 
suadât que  le  non  venait  bien  de  Sa  Sainteté,  il 
fallait  ne  plus  voir  près  d'elle  ce  ministre  que  Na- 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  Ml 

poléon,  à  (orl,  croyait  être  l'inspiralcur  du  Pape. 
Alors,  après  l'éloignement  du  ministre,  il  pourrait 
se  convaincre  que  si  Pie  VII  refusait  encore  d'adliérer 
à  ses  prétentions,  c'est  que  tels  étaient  sa  volonté  et 
son  devoir.  On  comprit  en  outre  que  le  sacrifice  fait 
par  le  Saint-Père  d'un  secrétaire  d'État  que  l'Em- 
pereur rciçardait  comme  son  ennemi  adoucirait  la 
négative  qu'on  lui  transmettait;  que  ce  sacrifice  lui 
permettrait  de  regarder  le  changement  de  ministère 
comme  une  satisfaction  à  lui  accordée,  et  que  celte 
satisfaction  flatterait  ainsi  son  amour-propre  dans  les 
apparences. 

On  estima  donc  que  si  le  même  courrier  chargé  de 
la  réponse  négative  lui  portait  en  même  temps  la 
nouvelle  de  ma  sortie  des  affaires  et  la  nomination 
de  mon  successeur,  il  serait  impossible  d'évoquer  un 
meilleur  moyen  pour  favoriser  l'heureuse  issue  de 
l'entreprise,  ou  tout  au  moins  pour  arrêter  la  prompte 
exécution  des  menaces  et  pour  conjurer  ainsi  l'orage, 
en  gagnant  du  temps.  Ces  réflexions,  mûries  entre 
le  Pape  et  moi,  le  déterminèrent,  quoiqu'il  en  res- 
sentît une  grande  douleur  —  je  ne  puis  m'empê- 
cher  de  l'avouer  sans  orgueil*,  mais  avec  vérité  et 
gratitude  —  à  se  séparer  d'un  fonctionnaire  qu'il 
honorait  de  sa  plus  intime  confiance,  et  dont  il  était 
servi,  il  le  savait,  avec  une  fidélité  et  un  zèle  que  la 
calomnie  elle-même  ne  put  jamais  effleurer.  Qu'il  me 
soit  permis  de  m'exprimer  ainsi  sur  mon  propre 
compte.  Il  me  serait  impossible  de  dire  auquel  des 


478  MEMOIRES 

deux  le  sacrifice  fut  le  plus  cruel,  mais  si  la  sépara- 
tion était  dure  au  Pape  uniquement  en  vue  de  sa 
bonté  et  non  en  vue  de  mes  mérites,  —  la  fidélité  et 
le  zèle  mis  hors  de  cause,  —  cette  séparation  dut 
être  bien  plus  amère  pour  moi,  qui  perdais  ce  que 
j'avais  de  plus  cher  au  monde.  Je  ne  pouvais  plus 
admirer  d'aussi  près  tant  et  de  si  sublimes  vertus; 
je  ne  pouvais  plus  servir  mon  grand  bienfaiteur  et 
l'assister  d'une  manière  spéciale  dans  ces  moments 
redoutables;  je  ne  pouvais  plus  lui  témoigner  ma 
reconnaissance  par  mes  soins  attentifs  et  fidèles  et 
de  la  seule  façon  qu'il  me  fut  possible  de  la  témoi- 
gner. Mais  je  prends  le  Ciel  à  témoin  qu'en  faisant 
un  aussi  pénible  sacrifice,  je  n'aurais  jamais  pu  avoir 
une  intention  plus  pure.  Cette  intention,  qui  me  con- 
solait un  peu  dans  la  tristesse  de  mon  âme,  fut  de 
tenter  tout  ce  qui  serait  en  mon  pouvoir  pour  le  ser- 
vice et  le  bon  succès  de  la  sainte  cause  que  j'avais 
entre  les  mains. 

Avant  de  divulguer  cette  résolution,  Pie  VU  désira 
choisir  mon  successeur.  Plus  d'une  fois,  dans  ses  co- 
lères, le  cardinal  Fesch  avait  désigné  un  certain 
nombre  de  cardinaux  comme  contraires  à  la  France. 
Prendre  parmi  eux,  quoique  les  rapports  de  l'oncle 
de  l'Empereur  fussent  entachés  de  partialité  à  ce 
sujet,  n'était  ni  prudent  ni  utile,  puisqu'on  changeait 
le  ministère  pour  accorder  une  satisfaction  à  Bona- 
parte. Notre  but  n'aurait  pas  été  atteint  si  nous  eus- 
sions nommé  un  cardinal  hypothétiquement  hostile  à 


DU  CARDINAL  COXSALVI,  47'.» 

sa  personne.  Quelques  cardinaux  ne  ponvaicnl  pas 
être  secrétaires  d'Elat  par  de  certaines  raisons  indi- 
viduelles. Le  Pape  jugea  que  parmi  ceux  qui  res- 
taient le  choix  le  plus  opportun  à  faire  était  celui 
du  cardinal  Casoni.  Casoni  avait  été  d'abord  prési- 
dent à  Avignon,  puis  Nonce  dans  une  cour  amie  de 
la  France,  en  Espagne,  et,  sous  aucun  prétexte,  il 
n'était  suspect  au  gouvernement  français.  Ce  Car- 
dinal joignait  à  une  rare  probité,  à  une  exquise  hon- 
nêteté de  caractère  et  à  une  capacité  peu  commune 
dans  les  négociations ,  l'avantage  de  l)ien  parler  la 
langue  française,  si  utile  pour  traiter  avec  l'ambas- 
sadeur, sans  avoir  recours  à  des  intermédiaires. 

Lorsque  tout  fut  combiné,  je  notifiai  au  ministre 
Alquier,  par  ordre  du  Saint-Père ,  ce  qui  devait  s'ef- 
fectuer. Je  le  notifiai  avant  le  départ  du  courrier,  afin 
qu'il  put  écrire  à  Paris,  s'il  le  voulait,  par  le  courrier 
lui-même,  et  qu'il  ne  fît  pas  une  mauvaise  figure 
près  de  son  Gouvernement,  comme  on  dit.  Grâc^ 
aux  sentiments  personnels  du  ministre  Alquier  en- 
vers moi  pour  les  motifs  accidentels  dont  j'ai  parlé, 
je  dus  soutenir  un  rude  assaut  de  sa  part.  Quoiqu'il 
eût  reçu  l'ordre  de  tout  risquer  pour  accélérer  ma 
chute,  il  m'avoua  qu'il  en  éprouvait  une  peine  très- 
profonde  et  qu'il  me  priait  de  suspendre  ma  démis- 
sion. La  tempête  soulevée  contre  moi  venait,  —  ce 
sont  ses  propres  expressions,  —  des  rapports  que 
le  cardinal  Fesch  adressait  à  Paris,  lorsqu'il  était 
ambassadeur.  Si  je  consentais  à  lui  laisser  un  mois 


480  MÉMOIRES 

OU  deux,  il  se  chargeait  de  modifier  insensiblement 
la  fausse  opinion  que  l'Empereur  avait  de  moi.  Mais 
je  ne  prêtai  pas  l'oreille  à  ses  plans.  Nous  n'étions 
pas  certains  du  succès ,  et  de  plus  l'heure  avait  sonné 
pour  le  Pape  d'oflVir  à  l'Empereur  cette  marque 
de  déférence,  en  lui  signifiant  en  même  temps  un 
refus  formel.  On  expédia  donc  une  dépêche  au  Car- 
dinal légat,  dans  laquelle  on  lui  disait  que  Sa  Sain- 
teté n'ignorait  pas  que  l'Empereur  m'était  on  ne 
peut  plus  hostile,  et  qu'il  me  croyait  l'ennemi  de  la 
France;  que  tout  cela  venait  uniquement  des  rap- 
ports inexacts  faits  sur  mon  compte;  que  néan- 
moins ,  afin  de  prouver  à  Sa  Majesté  le  vif  désir  que 
Sa  Béatitude  avait  de  rester  avec  elle  en  bonne  har- 
monie et  d'entretenir  toujours  avec  la  France  d'ami- 
cales relations,  le  Pape  avait  enfin  consenti,  et  non 
sans  regrets,  à  me  sacrifier  et  à  m'accorder  l'autori- 
sation de  laisser  le  ministère  ;  qu'il  m'avait  déjà 
donné  un  successeur  dans  la  personne  du  cardinal 
Casoni  av-ec  lequel,  à  dater  de  ce  jour,  le  Légat 
aurait  désormais  à  correspondre.  La  dépêche  enjoi- 
gnait au  Cardinal  légat  de  faire  connaître  tout  cela 
à  Sa  Majesté  Impériale.  Le  courrier  partit,  emportant 
cette  dépêche  et  les  réponses  positives  dont  j'ai  déjà 
analysé  le  texte. 

J'expédiai  au  cardinal  Casoni  sa  nomination  de 
secrétaire  d'État  le  même  jour,  c'est-à-dire  le 
17  juin  1806,  si  j'ai  bonne  mémoire;  puis  le  lende- 
main j'abandonnai  le  Quirinal,  et  j'allai  habiter  la 


DU  CARDINAL  CONSALVl.  481 

maison  (juc  dans  cet  intervalle  j'avais  louée  à  la 
bâte. 

Je  ne  parlerai  pas  des  démonstrations  de  bonté  et 
de  tendresse  que  le  Saint-Père  me  prodii^ua  lorsque 
je  me  séparai  de  lui.  A  ce  souvenir,  et  après  un  es- 
pace de  cinq  années,  mon  cœur  est  encore  vivement 
ému.  Il  m'en  coûta  peu  de  perdre  la  première  charge 
de  Rome.  Je  ne  l'avais  jamais  ni  sollicitée,  ni  ambi- 
tionnée, et  elle  n'était  pas  de  nature  à  me  plaire,  par 
suite  de  mon  aversion  souveraine  pour  les  fonctions 
entraînant  quelque  responsabilité.  Or  la  secrétaire- 
rie  d'État  les  assumait  toutes.  Mais  ce  qui  me  causa 
des  afllictions  mortelles,  ce  fut  de  laisser  le  Pape. 
Loin  d'éprouver  de  l'embarras  à  confesser  ma  tris- 
tesse, je  m'en  fais  honneur  et  gloire.  Je  déclare  donc 
franchement  que  si  jamais  un  acte  de  ma  vie  aura 
pu  être  méritoire,  ce  sera  celui-ci, ^car  je  sacrifiai 
au  bien  du  Saint-Siège  et  à  l'ordre  public  ce  que 
j'avais  de  plus  cher  au  monde.  Le  Pape  continua 
toujours  à  me  donner  à  l'avenir  les  marques  de  la 
plus  souveraine  bonté.  11  est  inutile  d'en  parler  ici. 
De  mon  côté,  j'ai  invariablement  regardé  ma  vie 
comme  lui  appartenant  et  comme  toute  dévouée  à 
son  service. 

Quand  on  annonça  dans  Rome  ma  retraite  du  mi- 
nistère, j'éprouvai  une  satisfaction  qui  doit  être 
douce  à  tout  honnête  homme,  celle  de  voir  la  ville 
entière  me  témoigner  son  chagrin.  iMa  maison  fut 
remplie,  pendant  plusieurs  jours,  de  toutes  sortes  de 

II.  31 


-iSÏ  MÉMOIRES 

personnes  qui  venaient  m'offiir  une  preuve  d'amitié, 
d'autant  plus  flatteuse  et  plus  sincère  qu'elle  n'était 
pas  intéressée.  Les  ministres  étrangers,  y  compris 
l'ambassadeur  de  France,  accoururent  aussitôt  me 
visiter  et  m'assurer  de  la  peine  que  ma  retraite  leur 
causait.  Non  contents  de  ce  qu'Us  avaient  fait,  tous, 
à  l'exception  de  M.  Alquier,  osèrent  m'adresser  des 
billets  oflîciels  très-honorables,  par  lesquels  ils  m'ex- 
primaient, avec  leurs  regrets  personnels,  les  regrets 
que  leurs  cours  respectives  en  éprouveraient,  di- 
saient-ils, connaissant  comme  ils  la  connaissaient 
leur  opinion  à  mon  égard. 

Outre  la  satisfaction  ressentie  en  souvenir  de  cette 
tendre  bienveillance  que  me  portaient  les  étrangers 
et  mes  concitoyens,  j'en  goûtai  une  autre,  la  plus 
grande  de  toutes  et  la  plus  pure.  Grâces  au  Ciel,  en 
me  retirant  du  ministère,  je  n'emportai  avec  moi 
aucun  remords  —  et  je  n'en  ai  jamais  eu  depuis  — 
relativement  à  la  manière  dont  j'avais  rempli  mes 
devoirs  pendant  que  j'étais  en  charge.  Oui,  je  le 
répète,  grâce  au  Ciel,  car  ce  fut  une  de  ses  faveurs, 
je  ne  pus,  même  en  sondant  les  profondeurs  de  ma 
conscience,  me  reprocher  d'avoir  fait  sciemment 
quelque  mal.  En  me  remémorant  les  détails  de  mon 
administration,  j'eus  et  j'ai  toujours  avec  moi 

«  La  hell'i  rompagnia  ch'e  Vuriino  frani'heggla , 
»  Solto  l'iiibergo  del  sentirsi  para  »  , 

c'est-à-dire  l'assurance  d'une  bonne  conscience. 
Je  n'avais  jamais  accepté  de  qui  que  ce  fût  aucun 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  483 

don,  aucun  cadeau,  ni  pelil  ni  iijrand;  j'avais  même 
repou^^sé  jusqu'à  ceux  que  l'usage  aulorise  et  (|u'on 
regarde  comme  les  épiées  de  l'emploi.  Je  n'ai  jamais 
abusé  de  l'autorité,  et  personne  ne  pourra  me  repro- 
cher le  plus  léger  excès,  le  moindre  orgueil  ou  la  plus 
petite  dureté.  Tous  les  jours,  à  toutes  les  heures,  on 
put  arriver  jusqu'à  moi.  Je  ne  laissai  aucune  affaire 
en  souHrance,  et  cependant  elles  furent  bien  multi- 
ples et  bien  graves  sous  mon  ministère.  Je  consacrai 
perpétuellement  à  l'application  et  à  l'accomplissement 
de  mes  devoirs  dix-sept  et  dix-huit  heures  par  jour, 
n'en  réservant  à  peine  que  cinq  ou  six  pour  l(?s  né- 
cessités de  la  vie,  telles  que  la  nourriture,  le  sommeil 
et  le  repos  indispensable  après  les  fatigues  de  l'esprit. 
Je  trouvai  sur  ma  route  la  haine  de  quelques  patri- 
ciens, parce  que  je  reujplissais  ma  mission  sans  me 
laisser  intimider  par  le  respect  humain .  La  suppression 
de  certains  privilèges,  ou,  pour  mieux  dire,  de  cer- 
tains abus,  et  particulièiement  la  suppression  des  pa- 
tentes données  aux  grands  —  ainsi  que  celles  du  saint 
office  —  pour  le  port,  des  armes,  m'occasionnèrent 
des  déplaisirs  et  des  déboires.  (On  vit  reparaître  peu 
de  temps  après  ma  sortie  du  ministère  les  patentes 
du  saint  office.)  Je  fus  souvent  en  proie  à  ces  tris- 
tesses par  l'estime  que  je  vouais  aux  personnes  que 
l'on  disait  irritées  contre  moi,  mais  je  n'en  fus  pas 
découragé.  Cela  ne  m'empêcha  point  de  persévérer 
dans  les  réformes  que  je  jugeai  équitables  et  utiles 
au  bien  public.  Je  m'aperçois  que  ma  plume  s'égare 


484  MÉMOIRES 

involontairement,  et  l'on  pourrait  croire  que  j'écris 
ainsi  pour  faire  mon  éloge.  Or  je  ne  connais  rien  de 
plus  bas  et  de  moins  autorisé.  Je  proteste  donc  à  la 
face  du  Ciel  qu'en  traçant  ces  pages,  je  n'ai  pas  été 
inspiré  par  la  vanité  ni  par  le  désir  de  m'exalter 
moi-même.  J'ai  cru  que  j'étais  obligé  de  rendre 
compte  de  ma  gestion  pendant  mon  ministère.  J'ai 
cru  aussi  qu'il  me  serait  permis  de  prendre  soin  de 
mon  nom,  ainsi  que  nous  le  recommandent  les  oracles 
de  la  sainte  Écriture. 

J'ai  rédigé  ces  3Iémoires  dans  des  heures  si  cri- 
tiques que,  pour  en  donner  une  faible  idée ,  il  sufïira 
de  dire  qu'aussitôt  après  avoir  terminé  une  feuille, 
je  devais  la  cacher  en  lieu  sûr,  afin  de  la  soustraire 
aux  recherches  imprévues  que  nous  avions  toujours 
à  redouter.  Je  n'ai  donc  pas  pu  chercher  les  moyens 
et  le  temps  de  confronter  mes  feuillets  les  uns  avec 
les  autres,  de  les  corriger  et  de  les  retoucher.  Je 
n'ai  même  pas  pu  lire  avec  réflexion  et  tranquillité 
ces  pages  composées  peu  à  peu.  J'ai  omis  beaucoup 
de  choses  graves  et  importantes,  soit  parce  que  je 
ne  m'en  souvenais  pas  exactement,  soit  parce  que 
j'ai  cru  opportun  d'écarter  les  faits  les  moins  intéres- 
sants, comparés  aux  autres,  à  cause  du  peu  de  liberté 
que  j'avais  et  des  circonstances  dans  lesquelles  j'é- 
crivais. 

Si,  à  une  époque  plus  heureuse,  je  trouve  le  temps 
et  le  loisir  de  relire  et  d'améliorer  ce  travail,  je  le 
ferai,   et  j'y  ajouterai  ce  qui  me  paraîtra  utile.  Si 


DU  CARDINAL  CONSALVI.  485 

le  temps  ne  m'est  pas  donné,  il  pourra  toujours, 
quel  qu'il  soit ,  servii-  à  la  seule  (in  pour  laquelle  il 
a  été  entrepris.  Il  préservera  de  l'oubli  beaucoup 
d'événements  dont  le  souvenir  aurait  pu  se  perdre 
après  les  pillages  des  archives  et  des  secréfaireries 
du  Saint-Siège.  La  révélation  de  ces  événements 
deviendra  peut-être  un  jour  avantageuse  aux  inté- 
rêts ou  à  la  défense  de  la  Religion. 


Reims,  7  fc'vrier  1812. 


H.,  CARDIN.VL  CoNSàLVI. 


FIN    DU    TOME    SECOND    ET    DERNIER. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


CONTENUES 


DANS  LE  TOME  SECOND  ET  DERNIER. 


Mémoires  sur  diverses  époques  de  ma  vie 1 

Mémoires  sur  mon  ministère 221 


FIN    DE    LA    TABLE. 


DG  798.35  .C6  1864  v  2 

SMC 

Consalvi,  Ercole, 

1757-1824. 
Mmoires  du  Cardinal 

Consalvi,  secrtaire 

AKF-2RA4.  rmr^oU^ 


Thr^ï*. 


.^rr;- 


v^\    * 


4i» 


■.>^;^>% 


biÉ&.  V. .  iteirffccT'^^r*