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BIBLIOTHEQUE CATHOLIQUE
MORLAIX
IL NE FAUT PAS GARDER
LES LIVRES
F»L.US D'UIXr IVIOIS
Toute (létérioralioii diin Livre siM'a
compensée par une Amende
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MÉMOIRES
DU
CMMNAL COSSALIII
TOME SECOND
L'auteur et l'éditeur déclarent réserver leurs droits de reproduc-
tion et de traduction à l'étran^jer.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (direction de
la libraiiie), en juin 1864.
-^^ O X3 cK-C-£-t—
PARIS. — TYPOGRAPHIE DE HE^'RI PLON
IMPRIMEUR DE l'eMPEREUR
EUE GARASClicRE , 8.
1
âtS^O-^
Lettre du roi Louis X FIJI au cardinal ConsaM,
fiàt^^i, U i^f*^f^^^
A Pa^ai^f'^^^àt^i^i^^
MEMOIRES
DU
CARDINAL CONSALVI
SECHÉTAIIIK d'kTAT DU PAPE PIE VII
AVEC
UNE INTRODUCTION ET DES NOTES
' Par J. CRÉTIiVEAU-JOLY.
CES MÉMOIRES, PUBLIÉS POUR LA PREMIÈRE FOIS,
SONT ENRICHIS
DU FAC-SniILE DE HUIT AUTOGRAPHES PRECIEUX.
TOME SECOND.
PARIS
HENRI PLOX, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
RUK GAnANClÈRE, 8.
18Gi
Tous droits réservés.
APR2 1960
MÉMOIRES
DIVERSES ÉPOQUES DE MA VIE.
Je suis 110 à Rome, le 8 juin 1737, et j'ai été
baptisé sous le nom crHercule dans l'église de Saint-
Laurent in Danuiso. Je suis le premier de quatre
flores et d'une sœur, qui mourut au berceau avec
mon troisième frère. Mes parents furent le marquis
Consalvi, de Rome, et la marquise Claude Carandini,
de Modène. •
Mon aïeul, le marquis Grégoire Consalvi, n'était
pas Romain, mais de la ville de Toscanella '. Ce
n'était pas non plus un Consalvi, mais un Brunacci.
La famille Brunacci était une des plus nobles de
Pise; elle est éteinte depuis peu d'années dans deux
femmes, les dernières de cette famille. Il y a environ
un siècle et demi qu'un des Brunacci de Pise vint
dans l'État ecclésiastique, et s'établit à Toscanella;
^ Le cardinal (l'Andréa, étant délégat apostolique de la pro-
vince de Viterbe, s'entendit avec le gonfalonier et les principau.x
habitants de Toscanella, dont était originaire la famille du car-
dinal Consalvi, pour faire ériger un monument à ce grand
homme. Le buste en marbre de Consalvi, supporté par une
II. 4
2 MÉMOIRES
c'est de lui qu'est descendu mon aïeul Grégoire
Brunacci, comme le prouvent les lettres testimo-
niales de sa naissance et celles de ses ancêtres,
extraites des registres paroissiaux. La famille Con-
salvi, de condition distinguée, mais non appartenant
à la noblesse romaine, demeurait à Rome. Le der-
nier d'entre eux, nommé Hercule, laissa son héritage
à Grégoire Brunacci, à la charge de prendre les
armes et l'habitation de sa famille , comme il appert
de son testament. Ainsi, Grégoire Brunacci devint
Grégoire Consalvi. Enrichi des biens de la maison
Consalvi, il s'établit à Rome, où naquit mon père
Joseph.
A la mort des deux dames Brunacci, de Pise, ma fa-
mille aurait pu hériter d'une partie de leurs biens ; mais
l'abolition des fidéicommis, décrétée en Toscane par
colonne également de marbre, se trouve maintenant à la place
tVhonneur dans la salle municipale, avec l'inscription suivanle :
HEUCILI. CONSALVI. PAT. CARD.
PU. VU. PONTIFICIS. MAMMI
FERE. Ql'ANDIl". TEMIT. SACR. PUINCIPATUM
A. NEGOTnS. PUB.
Ql'EM
DIFFICILLIMIS. REI. CHRIST. ET. PUE. TEMPORICLS
ARDVA. Qtr^QUE. EXPLANANTEM
MAGNA. PERFICIENTE»
ELROPA. LMVERSA. ADMIRATA. EST
ORDO. ET. POPLLUS. TCSCAN.
AVCTORE. HIERONYMO. DE. ANDREA
ANTIST. PR.EF. CIVIT. ET. PROV.
CIVI. PR.ECLARE. DE. PATRIA. MERITO
AN.NO. MDCCCXXXXI.
DU CARDINAL CONSALVI. 3
le grand-duc Léopold, avait précédé. Elle rendait
cette acquisition un peu douteuse.
Je ne m'en occupai point. L'envie d'acquérir n'a
jamais été ma passion : d'ailleurs mon existence,
sans être opulente, suffisait à un modeste entretien,
grâce aux divers revenus des charges que j'ai suc-
cessivement remplies. C'est ainsi que, mis par une
faveur du Ciel en dehors de toute vanité et de toute
ambition, je n'ai jamais eu l'idée de faire connaître
que j'étais un Brunacci et non un Consalvi, lorsque
la jalousie ou l'ignorance de mes titres fit parler de
ma famille comme d'une famille de noblesse nou-
velle, et non ancienne comme n'étaient pas les Con-
salvi. J'aurais pu facilement démentir ces imputations
ou erreurs. Persuadé comme je le suis que la plus
précieuse noblesse est celle du cœur et des actions,
convaincu en même temps de la fausseté de ces allé-
gations, et persuadé que j'étais bien un Brunacci, et
non un Consalvi (ce que d'autres d'ailleurs savaient
fort bien), je méprisai ces bruits, que je pouvais
faire tomber instantanément, en mettant ma descen-
dance au grand jour du Capitole. Je ne changeai pas
de manière de voir quand la position plus élevée
où j'arrivai par la suite m'aplanissait beaucoup la
voie pour le faire.
Je n'avais pas six ans lorsque je perdis mon
père. Il mourut de langueur à vingt -cinq ans,
le 28 mai 1763, et fut inhumé dans l'église de
Saint-Marcel au Corso, où nous avions un tombeau
1.
4 MÉMOIRES
de famille. 3Ia mère aimait beaucoup son frère
Philippe Carandini — depuis Cardinal — et son père,
qui, devenu veuf, était entré en prélature et avait
une charge à Rome. Elle voulut habiter avec eux;
elle cessa de demeurer dans ma maison, dont elle
tirait néanmoins un douaire de huit cents écus par
an. Moi et mes deux frères, Jacques-Dominique et
André, qui étaient le second et le quatrième, selon
l'ordre de naissance des cinq enfants qu'avait eus
mon père en six années de mariage, nous restâmes
auprès de notre aïeul le marquis Grégoire.
Nous le perdîmes en 1766, et il fut déposé, lui
aussi, à Saint-Marcel. Dans son testament, il nous
confia à notre tuteur le cardinal André Negroni. Ce
très-digne personnage avait été élevé dans le collège
des pères Scolopii ' à Urbino. Ce collège était alors
très-florissant; on y accourait de toutes parts. Le
Cardinal se détermina donc à nous y envoyer pour
faire notre éducation. Nous nous y rendîmes au
mois de septembre 1766.
Je restai dans cette maison environ quatre ans et
demi , et j'y fis mes études de grammaire , mes
humanités, et môme, pendant plus d'une année, j'y
suivis le cours de rhétorique. Ce fut* une circon-
stance douloureuse qui occasionna mon départ d'Ur-
* Les Scolopii ou frères des Scuole pie appartiennent à une
congre'gation de clercs re'guliers qu'on appelle ai'ssi les pauvres
de la Mère de Dieu. Suivant les règles de leur fondateur, saint
Joseph Calasanzio, ils doivent se charger de l'éducation des
jeunes gens.
DU CARDINAL CONSALVI. 5
bino avant d'avoir terminé mes éludes. Mon second
frère, Jacques-Dominique, y contracta une horrible
maladie. On l'attribua — je ne veux pas aflirmer
avec certitude que telle en fut la cause — à la bru-
tale férocité d'un religieux, surveillant de la division
(prcfetto délia camerata) où nous nous trouvions. Ce
surveillant frappait avec un gros nerf de bœuf, et
pour chaque peccadille commise dans la journée, les
faibles enfants revêtus seulement de leurs chemises
au moment où ils allaient se mettre au lit. Or moi,
qui n'avais que dix ans, j'étais l'un des plus âgés.
Mon pauvre frère se plaignit bientôt d'une douleur
très-intense à l'un de ses genoux, sans aucun signe
extérieur tout d'abord ; mais peu à peu le genou se
dressa presque jusqu'au menton, et demeura ainsi
durant le reste de sa vie.
Ma mère et notre tuteur le firent revenir à Rome
pour le soigner. Il fallut envoyer de Rome à Urbino
la litière du Palais pontifical — on n'en trouva pas
d'autre, — car il était impossible que mon infortuné
frère pût faire ce long trajet sans être porté sur un
lit. Arrivé à la maison maternelle, après avoir langui
dans la soufïrance et subi une opération chirurgicale,
il mourut vers l'âge de dix ou douze ans et fut en-
terré à Saint-Marcel. Le grand amour que je lui avais
voué me fit amèrement ressentir sa perte, bien que
je ne fusse que petit enfant. Mais ce n'était pas le
coup le plus douloureux que me préparait mon
triste sort.
6 MÉMOIRES
Le Cardinal tuteur, voyant que, par suite de ce
trépas, notre mère en voulait toujours au collège
d'Urbiuo, nous rappela, mon frère André et moi,
pour nous placer dans le collège Nazaréen à Rome ,
tenu, lui aussi, par les Scolopii. Mais une circon-
stance accidentelle ne lui permit pas de réaliser son
projet. Le cardinal Negroni, étant prélat, avait été
auditeur du cardinal duc d'York, alors évèque de
Frascati. Or, ce royal Cardinal, fils de Jacques lil, roi
d'Angleterre, rouvrait justement alors son séminaire
et son collège, qu'il venait de retirer des mains de
la Société de Jésus. Comme il recrutait de jeunes
clercs pour peupler cet établissement, il demanda au
cardinal Negroni de nous y envoyer, lui promettant
de nous accorder à tous deux sa protection spéciale.
Le cardinal Negroni ne put pas refuser; il vit
même qu'il commençait notre fortune en nous plaçant
sous la protection d'un aussi puissant personnage.
Nous fûmes installés dans le collège de Fras-
cati au mois de juillet 1771 pour y terminer nos
études. J'acquis de la sorte les faveurs et l'amour
infini dont, à dater de ce moment, le cardinal duc
d'York m'honora jusqu'à la dernière heure de sa vie.
Je restai à Frascati environ cinq ans et demi; j'y
terminai la rhétorique, la philosophie, les mathéma-
tiques et la théologie. J'eus le bonheur d'avoir en
rhétorique, en philosophie et en mathématiques
deux excellents professeurs, et j'appellerai même le
second très-excellent. Je puis bien dire que c'est à
DU CARDINAL CONSALVI. 7
lui que je dois presque entièrement ce discernement,
cette critique, ce jugement sûr — si toutefois j'en ai
un peu — que l'indulgence des autres, bien plus que la
vérité, a fait quelquefois remarquer en moi. Je prie
ceux qui par hasard parcourront ces lignes de
regarder ce que je dis à ce sujet comme un effet de
ma reconnaissance pour le maître auquel je rapporte
le peu que je sais, et non comme une louange de
ma propre personne. C'était un homme d'un rare
mérite : il connaissait la philosophie, les mathéma-
tiques, la théologie et les belles-lettres, et j'ai rare-
ment vu quelqu'un digne de lui être comparé.
Je contractai au collège de Frascati une maladie
très-sérieuse qui interrompit mes études pendant
quelques mois, et non sans me causer un véritable
préjudice. Je fus appelé à Rome et placé par mon tu-
teur dans la maison maternelle, afin de m'y réta-
bhr. Je retournai ensuite au collège. Je fis cette ma-
ladie au printemps de 1774, et je me trouvais en
convalescence à l'époque de la mort de Clément XIV,
ainsi qu'au commencement du Conclave dans lequel
Pie VI fut élu. Ayant achevé ma théologie au sémi-
naire de Frascati, je le quittai définitivement au
mois de septembre 1776. Mon tuteur me plaça, et
plus tard il y plaça aussi mon frère André, qui était
resté au collège pour achever ses études , dans
l'Académie ecclésiastique ouverte de nouveau à
Rome par le nouveau pontife Pie VI, qui l'entourait
d'une spéciale protection. J'y demeurai six ans et
8 MÉMOIRES
mon frère quatre, et j'y étudiai les lois et Thistoire
ecclésiastique professée par le célèbre abbé Zaccaria,
autrefois jésuite. En sortant de cette académie, je
reçus une pension de cinquante écus, ainsi que mon
frère. Nous penchions l'un et l'autre vers l'état
ecclésiastique, moi plus que lui cependant; c'est
pourquoi j'embrassai cette carrière, quoique je fusse
l'aîné de la famille. Quant à André, il renonça au
sacerdoce, non pour se marier — ce qu'il ne fit
jamais, — mais parce que sa santé ne lui permettait
pas de consacrer toutes ses heures, et spécialement
celles du matin, aux occupations et aux études im-
posées par les devoirs de cet état et les emplois qu'il
aurait pu remplir.
Par délicatesse de conscience, il ne se crut pas
autorisé à demander dispense pour conserver un
bénéfice ecclésiastique de cent écus, qu'il tenait
de la générosité du Pape. Il le remit loyalement
entre les mains du donateur. Sans qiie je l'eusse
sollicité, le Pape déclara au cardinal dataire que ce
bénéfice étant déjà entré, comme on dit, dans ma
maison, il ne voulait point l'en retirer, et qu'en
conséquence on devait m'en attribuer la collation.
Ce fut la seule rente ecclésiastique que je touchai
jusqu'au Cardinalat. La pension dont j'ai parlé plus
haut cessa de m'être payée à l'époque de l'invasion
de Ferrare par les Français.
Nous sortîmes, mon frère et moi, de l'Académie au
mois d'octobre 17S2, avec la pensée d'entrer dans
DU CARDINAL CONSALVl. 9
la prélature. 11 nous était impossible de vivre sous
le même toit que notre mère, qui, demeurant avec
son frère, ne pouvait pas se réunir à nous. Nous'
choisîmes donc une habitation près d'elle, dans le
casino Golonna, aux Irc caneUe, nous réservant d'en
prendre une plus iix.e et plus convena])Ie quand je
serais devenu prélat. Le 20 avril 1783, tandis que
je demeurais dans cet appartement provisoire, je
fus nommé camérier secret de Sa Sainteté, et par
conséquent prélat de mantellone '. A la fin du mois
d'août de cette même année, je fus éprouvé par une
perte qui me causa une très-vive douleur. J'avais
jusqu'alors fréquenté plus que toute autre la maison
Justiniani : j'étais l'ami du prince et de la princesse
Justiniani, ainsi que de leurs deux filles, mariées
l'une dans la maison des princes Odescalclii, l'autre
dans la maison des princes Ruspoii. Cette dernière
fut attaquée par la petite vérole, alors qu'elle était
enceinte, et il lui fallut dire adieu à la vie à Tàge si
tendre de dix-huit ans. C'était un miroir de toutes les
vertus, elle apparaissait aussi aimable que sage.
Vingt-neuf années se sont écoulées, et aujourd'hui je
ressens aussi profondément ce malheur que le jour
où il arriva. Je puis dire qu'après le trépas de mon
frère — alors que j'étais presque enfant — la mort
de la princesse Ruspoii fut pour ma jeunesse et pour
* Le camt'rier secret ou prcint de mantellone n'a qu'une charge
spéciale, c'est de se tenir dans les salons ou antichambres du
Pape pour recevoir les personnes admises à l'audience.
iO MEMOIRES
mon âge mur la première de toutes les pertes si
cruelles que j'eus à déplorer par la suite. Il paraît
que le Seigneur voulut éprouver ainsi la sensibilité
peut-être trop ardente de mon cœur, ou plutôt je
crois que, dans sa clémence, il chercha à punir mes
nombreux péchés par ces deuils que mon caractère
me rendait plus pénibles.
Pendant un an et plus, je fus camérier secret du
Pape. Au mois de juin 1 784 — si je ne me trompe,
car je ne me rappelle pas très-bien , — ou dans le
mois d'août au plus tard, je devins prélat domestique '.
J'habitais déjà le peut palais au bas de la daterie;
je ne le quittai qu'à ma promotion au Cardinalat et
quand je fus nommé ministre.
Aux vacances d'automne, j'allai à Naples avec
mon frère afin de rétablir ma santé compromise par
une maladie assez sérieuse que je fis au mois de sep-
tembre. Nous revînmes à Rome dans les premiers
jours de novembre. Autant que je puis m'en souve-
nir, il se passa encore quatorze ou quinze jours sans
que j'eusse aucune charge. J'étais cependant référen-
daire de la signature. La Curie se disait contente de
mes services, et personne plus que moi n'était rap-
porteur d'autant de causes. Des quarante qui sont le
1 Les prélats ilomesliques forment à Rome un corps essentielle-
ment distingué. Ils occupent toutes les charges prélatices qui
doivent, selon leur mérite et les services rendus au Saint-Siège,
soit dans le spirituel, soit dans le temporel, les conduire en
un temps plus ou moins rapproché aux honneurs de la pourpre
romaine. .
DU CARDINAL COXSALVI. n
non plus ultra des s6aiices de ce tribunal, moi seul
j'en avais vingt-cinq et même trente.
Je fus enfin nommé ponente del buoii governo '
dans une promotion nombreuse que fit le Pape à peu
près au mois de janvier \ 786 — si j'ai bon souvenir.
Mon premier pas ne fut ni trop prompt ni trop ines-
péré, comme celui de plusieurs autres dans cette pro-
motion , et j'aurais pu, si j'avais songé à en prendre
la peine, avancer bien plus vite. Il m'eût été facile
de marcher à pas de géant, ainsi que plus d'un de mes
compagnons de l'Académie ecclésiastique et d'autres
prélats mes confrères, si, à l'indulgence que me té-
moignait le Pape et à la réputation que me créait le
grand concours de la Curie, j'avais cherché à joindre
quelques-uns des bons offices de ceux qui s'offraient
de me servir auprès du Souverain Pontife. Mais
outre que mon caractère était très-éloigné de deman-
der et plus encore de faire la cour au premier venu
pour mon avancement, j'avais eu sur cette matière
un trop bel exemple dans la personne de mon tuteur,
le cardinal Negroni,
Cet homme sans ambition, cpie sa probité, ses
mœurs, l'élévation de son esprit, l'affabilité de ses
manières et son désintéressement rendaient incom-
parable, ne fut pas heureux dans sa carrière. Durant
* On appelait à Rome ponente del buon governo les prélats qui
jadis taisaient partie de la Congrégation del buon governo. Cet
emploi avait pour but d'examiner toutes les questions iiiunici-
pales et de les juger. En 18-47, Pie IX a réuni ce tribunal à celui
de la Consulte.
1Î MEMOIRES
sa prélature il n'avait rien ol)tenu, malgré sa capa-
cité et ses mérites, uniquement parce qu'il ne fit la
cour à personne et qu'il ne sollicita rien. En fin de
compte cependant , la vérité perça d'elle-même, et,
sous le pontificat de Clément XIÎI, il devint auditeur
du Pape ' , cardinal et secrétaire des Brefs. Au Con-
clave de Pie YI, on le mit sur les rangs pour être
élu Pape, et Pie YI le nomma dataire '. Or jamais il
ne demanda rien, et chose rare et même unique, il
fut constamment estimé et aimé par trois papes succes-
sifs, Clément XIII, Clément XIY et Pie YI, qui tous,
comme on sait, différaient d'habitudes et de carac-
tère. Il professait donc une maxime, maxime mise
par lui en pratique dès le principe et qu'il m'incul-
quait sans cesse avec beaucoup d'autres excellentes,
— je veux payer ce tribut de reconnaissance à sa mé-
1 Avec le majordome et le maître de chambre du Souverain
Pontife, l'auditeur du Pape , un des quatre prélats palatins comme
les deux premiers , a le droit d'habitation dans un des palais
apostoliques. A Rome, on l'appelle uditore smilissiîno . par une
fausse interprétation du titre latin auditor sanctissimi. Autrefois
cet auditeur assistait le Pape dans ses audiences publiques; il
l)révenait quand le Saint-Père devait tenir la congrégation de la
signature ou de la grâce. Il accordait la permission de recourir au
tribunal de la signature, et il désignait les causes à rapporter.
L'auditeur du Pape est toujours un prélat choisi parmi les
légistes les plus renommés. Le Pape s'en sert pour étudier et
approfondir beaucoup de procès qui sont déférés à sa justice
souveraine. L'auditeur a encore la charge d'apprécier le mérite
des ecclésiastiques promus à la dignité épiscopale.
- Le cardinal dataire est celui qui préside à la daterie. La
daterie est la chancellerie où , à Rome , s'expédient les actes pour
les bénéfices et les dispenses.
DU CARDINAL C ON S AI, VI. 13
moire. — Le Cardinal me disait : a II ne faut rien
demander, ne jamais faire la cour pour avancer,
mais s'arranger de manière à franchir tous les obsta-
cles par l'accomplissement le plus ponctuel de ses
devoirs et par une bonne réputation. »
Je suivis toujours ce conseil, et quand j'étais à
rx\cadémie ecclésiastique, je ne flattai jamais le célè-
bre abbé Zaccaria — que cependant j'estimais beau-
coup. —
C'était un homme que le Pape aimait et qui, par ses
rapports favorables sur les talents et les études de
plusieurs de mes compagnons, avait commencé leur
fortune. Je ne fréquentais pas davantage les Cardi-
naux, ou ceux qui approchaient le plus près du
Saint-Père. Poussant même les choses au delà des
justes bornes, je ne visitai jamais, ainsi que mes
confrères, les neveux du Pape, et je n'assistai jamais
à leurs réunions, car j'avais peur qu'on ne crût que
l'intérêt me guidait.
Tandis que j'étais Ponente del huon governo , on
m'attribua encore un autre emploi. Il existait depuis
longtemps une Congrégation de trois cardinaux, pré-
sidant à la direction et à l'administration de l'œuvre
de l'hospice apostolique appelé Saint-Michel a Ripa.
Cet hospice contient cinq divisions ou communau-
tés, l'une de vieillards, l'autre de vieilles femmes,
la troisième de filles, la quatrième de petits enfants
et la cinquième de jeunes débauchés.
Ce n'est pas ici le lieu de parler de l'importance,
14 MÉMOIRES
(le l'étendue, de la direction et de l'administration
(m'entraîne cette œuvre gigantescpie. Deux des Car-
dinaux de la Congrégation étant morts, comme le
Pape avait toujours eu la pensée d'abolir cette Con-
grégation et de faire de Saint-Michel une charge pré-
latice, il ne les remplaça pas. Le cardinal Negroni
survivant demeura seul à la tête de l'hospice. La
Congrégation avait pour secrétaire monsignor Vai.
Quand il mourut , le cardinal Negroni , sans me con-
sulter, me proposa au Pape pour le remplacer, et
c'est ainsi que je devins secrétaire de la Congrégation.
Je m'etTorcai de mériter de mon mieux la confiance
que le Cardinal me témoignait; et comme l'état de sa
santé ne lui permettait plus de faire de la direction
de ce grand établissement l'objet de ses occupations
assidues, ce soin retomba sur moi seul. J'eus à traiter
toutes sortes d'affaires.
L'année 1789 arriva. Ce fut une époque de grands
désastres généralement pour tous, à cause de la révo-
lution sans pareille qui éclata en France vers la
moitié de cette année, et qui se répandit comme un
vaste incendie dans l'Europe entière et même au
delà. Ce fut aussi pourmoi, en particulier, une époque
de véritables disgrâces qui surgirent alors , ou dont
les conséquences se firent sentir plus tard.
Et d'alDord, vers les premiers jours de l'année,
mes amertumes commencèrent par la perte que je
fis de mon cher bienfaiteur le cardinal Negroni, L'at-
tachement que je lui avais voué depuis mon enfance ,
DU CAHDINAL CONSALVI. 15
— car j'étais sous sa tutelle , — les faveurs que j'eu
avais reçues, les maximes de vertu et de bonne con-
duite, les sages conseils que sans cesse il semait dans
mon âme et les exemples par lesquels il les appuyait,
me rendirent cette perte doublement cruelle. De
pareils actes me gravèrent profondément dans le
cœur son vénérable et bien cher souvenir.
Une attaque d'apoplexie causée par un vice orga-
nique dont il avait depuis longtemps des présages
certains, l'enleva en un instant, le 17 janvier.
Peu après, mon cœur reçut encore un coup très-
sensible du même genre. J'avais à mon service un
jeune homme de vingt ans, de mœurs angéliques,
d'une prudence, d'une intelligence et d'une capacité
très au-dessus de sa condition , d'une rare intégrité
et d'une fidélité sans exemple, d'une propreté eu
tout et d'une amabilité peu communes. Un diman-
che — c'était le I" mars, — comme il revenait
avec sa femme de Saint-Michel a Ripa, quatre sol-
dats échauffés par le vin et par la. luxure se mirent
à les suivre. D'abord à l'aide de paroles, ensuite
par des actes indécents, ils tourmentèrent la pauvre
femme et cherchèrent à la faire accéder à leurs
désirs. Le malheureux jeune homme, avec beaucoup
de patience, hâta sa course sans oser se retourner
vers eux. Mais voyant que, malgré cela, ils voulaient
exécuter leur projet et qu'ils touchaient les vête-
ments de sa femme, il fit volte-face et leur dit avec
douceur que c'était son épouse, et qu'il les priait de
;!6 MÉMOIRES
cesser leurs poursuites et leurs obsessions. Il n'en
fallut pas davantage pour enflammer leur colère. Les
soldats le saisirent avec violence, ils l'arrachèrent
d'auprès de sa femme. A quelques pas de distance,
l'un d'eux, malgré ses prières, — il n'avait point
d'autre défense, — lui enfonça sa baïonnette dans
une côte. Le coup, ayant traversé l'artère, le tua en
peu de minutes, noyé dans une mare de sang. Ce
genre de mort et la perte de cet excellent jeune
homme, qui m'était très-attaché, me furent plus péni-
bles qu'on ne saurait se l'imaginer. Cette même an-
née, j'eus la douleur de perdre la duchesse d'Albany,
nièce du cardinal duc d'York, qui m'avait toujours
comblé de bontés et de gracieusetés. Elle mourut
très-jeune à Bologne , où elle était allée prendre les
bains d'après l'avis de la Faculté. Elle cherchait à se
guérir de deux maladies, restes d'une petite vérole
mal soignée, ou qui n'avait pas rendu suffisamment.
Enfin la mort d'un autre de mes domestiques,
ayant tous les droits à mon estime à cause de la fidé-
lité et de l'attachement avec lesquels il me servait ,
mit le comble aux afflictions de cette espèce, afflic-
tions, je l'ai dit , par lesquelles mon âme a toujours
été très-éprouvée.
Le cardinal Negroni emportait dans sa tombe la
congrégation de Saint-Michel a Ripa, et je restai seul
chargé de cette œuvre importante. Je n'ignorais pas
que la pensée du Pape était d'en former une charge
prélatice d'un grade élevé. Cependant, comme je ne
DU CARDINAL CONSALVI. 17
savais pas cola d'une manière officielle, et qu'en ou-
tre je présumais que ce changement ne plairait pas
aux Cardinaux, perdant ainsi la prérogative de cette
fonction dans laquelle trois d'entre eux étaient em-
ployés à la fois, et qui leur valait l'exercice d'une
magnifique juridiction , sans compter d'autres avan-
tages, je crus que je devais m'adresser au Pape pour
qu'il daignât nommer un ou plusieurs cardinaux pro-
tecteurs afin de remplacer le défunt.
En agissant de la sorte, je voulais encore empêcher
les autres de soupçonner que j'avais travaillé pour
moi-même, si le Pape, rendant cette charge préla-
tice, venait à faire tomber le choix sur ma personne,
ainsi que c'était le plus probable. Je me présentai donc
à Sa Sainteté; je lui annonçai la mort du cardinal
Negroni, et le vide absolu qu'elle produisait dans la
congrégation dont j'étais le secrétaire. Je la priai de
pourvoir à la vacance en faisant une nouvelle nomi-
nation d'un ou de plusieurs cardinaux. Le Pape me
coupa la parole en disant : « Vous ne savez donc pas
que Nous voulons rendre cette commission prélatice ?
Nous vouions que le prélat qui en sera investi habite
sur les lieux mêmes, et se trouve ainsi à portée de
donner tous les soins, la vigilance et l'activité que
réclame un établissement aussi vaste, tant pour l'édu-
cation de la jeunesse et le bonheur de la vieillesse,
que dans le but de ranimer, de vivifier et de dévelop-
per de plus en plus les arts si utiles qu'on y enseigne
au grand avantage des individus et de l'État. » Je
II. 2
18 MEMOIRES
répondis qu'il ne m'appartenait pas d'examiner les
volontés de Sa Sainteté, ni de les prévenir, et qu'en
proposant la nomination d'un ou de plusieurs cardi-
naux, je ne faisais que ce que l'état actuel des choses
me suggérait comme un devoir de situation; que
puisque le Pape désirait opérer la modification indi-
quée, — Sa Sainteté me répétait en effet que depuis
longtemps elle songeait à en agir ainsi, — je le priais
de réfléchir qu'il fallait sans retard pourvoir en quel-
que manière aux besoins de l'hospice; que tous mes
droits avaient cessé du moment que la congrégation
dont j'étais le secrétaire n'existait plus. Il répliqua :
(( Vous parlez avec justesse. Nous vous ferons expé-
dier provisoirement le titre de président avec les
facultés nécessaires, jusqu'à ce qu'on rédige le bref
d'institution du nouveau système, qui placera cet
emploi prélatice dans un degré convenable. »
Le Pape ne s'ouvrit pas davantage sur ses desseins
ultérieurs; il ne me dit point qu'il me confierait cette
charge ou qu'il la destinait à un autre, quand on
aurait pris tous les arrangements. Mais tout portait à
croire que je serais choisi de préférence, parce que
déjà j'occupais le poste et que le Pape témoignait la
véritable satisfaction que ma manière d'administrer
lui causait. Le rétablissement de la fabrique des draps,
supprimée depuis longtemps dans cette pieuse mai-
son, m'avait beaucoup grandi aux yeux d'un Pontife
qui protégeait avec tant de splendeur les arts et les
établissements utiles à l'État. Je ne parlerai pas des
DU CARDINAL CONSALVI. <9
autres innovations que j'introduisis dans cet hospice,
innovations dont Sa Sainteté se montra fort contente.
Pie VI vint peu après visiter Saint-Michel et spécia-
lement la manufacture de draps. Il témoigna une sa-
tisfaction inexprimable en appréciant la beauté des
draps qu'on y préparait et qui alors arrivaient vérita-
blement à une perfection jusqu'alors inconnue. En
parcourant les diverses branches de cette administra-
tion, il daigna m'adresser, en présence de tous, les
éloges les plus flatteurs.
Ma présidence provisoire continua pendant quel-
ques mois. Elle prit fin le jour de la promotion, qui
fut l'une des plus nombreuses dont on ait gardé le
souvenir. La surintendance de Saint-Michel, trans-
formée en charge prélatice, jouissait du titre de pré-
sident et du grade de clerc de la Chambre, et d'un
revenu annuel de 1,200 écus romains, avec un
appartement dans l'hospice, — jusqu'alors le prélat
secrétaire n'avait absolument rien touché. — Elle
fut donnée, à la surprise de tous, et je dirai aussi à la
mienne, à Mgr Gonoli, alors gouverneur de Lorette,
et plus tard cardinal. Le Pape voulait le récompenser
pour la nouvelle route d'Ancône jetée sur les bords
de la mer, et pour d'autres services qu'il avait ren-
dus. Sa Sainteté le regardait comme un très-habile
administrateur. Ce prélat avait travaillé en cachette
afin d'obtenir le poste que chacun croyait sans aucun
doute m'appartenir définitivement.
Je l'avouerai ici, je n'appris pas sans certain déplai-
2.
20 MEMOIRES
sir la perte de la commission de Saint-Michel. Ce ne
fut ni par ambition ni par intérêt que je me sentis
lésé et blessé; ma peine vint de l'attrait que je goû-
tais pour ce genre d'emploi, dont le but était la cha-
rité, le soulagement et le bien-èlre d'une si nom-
breuse et si intéressante portion de l'humanité. Il y
avait aussi dans cette peine l'amour que l'homme
éprouve pour tout ce qui est le fruit de ses propres
fatigues, et je puis me permettre d'ajouter que j'en
avais dépensé beaucoup et beaucoup. Un autre inci-
dent contribua encore à me rendre cette perte plus
amère. Non-seulement on ne me réserva dans l'ad-
ministration aucune charge supérieure à celle que
l'on m'enlevait ou tout au moins égale, et qui pût
me servir de compensation, mais encore, malgré la
quantité de draps qu'on avait à couper, comme on
dit, et la multitude d'individus qui s'en habillèrent
aux frais de la maison, je n'eus rien; on ne me
gratifia de rien , et je restai ponetite del buon governo
comme auparavant.
Je craignis que cette circonstance ne me fît soup-
çonner par le public de quelque grave faute admi-
nistrative, quand il me verrait expulsé du poste que
j'occupais, et expulsé sans être nommé à un autre,
— ce qui, de fondation, est inouï à Rome. — Cette
crainte fut ma plus douloureuse blessure. Un grand
nombre de cardinaux et de personnages qui avaient
pour moi des bontés particulières m'adressèrent des
compliments de condoléance. Ces compliments me
DU CARDINAL CONSALVI. 24
flattèrent beaucoup, à cause des expressions dont ils
étaient accompagnés.
Le Pape lui-même ne tarda pas à m'accorder une
fiche de consolation, surpassant par le plaisir qu'elle
me causa l'amertume éprouvée. Il disait à tous ceux
qui l'entretenaient de la dernière promotion qu'elle
lui avait laissé une épine dans le cœur; qu'il m'avait
enlevé le poste de Saint-Michel , parce qu'il désirait
m'employer au bureau (al tavolino) et non à la bou-
tique (e non in bottega), — ce sont ses propres pa-
roles, — c'est-à-dire qu'il se proposait de m'enga-
ger dans la carrière de la magistrature et des charges
d'étude, et non dans celle des administrations. Sa
Sainteté ajoutait qu'elle n'avait pu me comprendre
dans cette promotion en me donnant une votanza
di segnatura à moi destinée; qu'après m'avoir mis
sur la liste, il s'était aperçu de la nécessité d'investir
de cette charge un autre qu'il fallait rappeler d'un
gouvernement où son incapacité le rendait impos-
sible , et que c'était le motif qui l'avait fait nommer
à ma place. Le Pape affirmait que son âme n'aurait
pas de paix tant qu'il ne pourrait me récompenser.
Ces paroles et d'autres aussi atlables sur mon
compte me mirent l'esprit pleinement en repos , car
elles me prouvaient que le Saint-Père n'était pas
mécontent de moi, et cela me suffisait. La perspec-
tive d'obtenir une charge que le Pape se montrait
disposé à m'accorder était très-lointaine : tout avait
été distribué dans la dernière promotion, et aucun
22 MÉMOIRES
poste n'était inoccupé. Mais exempt d'ambition par
caractère et par la grâce du Ciel , je n'avais pas sur
ce point la moindre anxiété.
Je ne restai toutefois que fort peu de temps dans
cette incertitude. La mort imprévue d'un des votanti
di segnatura ' fit vaquer une place à ce tribunal.
Tous mes amis m'engagèrent à ne pas perdre un
moment et à la demander. Je n'accédai point à leurs
instances, et le Pape ne m'en aurait point laissé le
loisir si j'eusse voulu le faire. C'est le jeudi saint que
cette mort arriva. Le matin suivant, bien que ce fût
le vendredi saint, bien que les augustes cérémonies
de ce jour dussent avoir lieu, et que, selon l'usage,
la secrétairerie d'État fût comme fermée, le Pape
envoya au secrétaire d'État l'ordre de m'expédier
tout de^suite ma nomination de votante di segnatura.
Dès qu'elle me fut parvenue, je courus, comme
c'était mon devoir, remercier Sa Sainteté. Elle n'avait
pas pour habitude de recevoir quand on lui venait
offrir des actions de grâces. Beaucoup moins imagi-
nais-je être reçu ce jour-là, et au moment où le Pape,
rentré dans ses appartements après la fonction du
vendredi saint, et devant retourner quelques heures
après à la chapelle pour les matines que l'on nomme
Ténèbres y récitait complies et allait, quand il les au-
rait achevées, se mettre à table pour dîner.
* Les votants de la signature sont des prélats (]ui composent le
suprême tribunal de signature et de grâce. Ce tribunal est une
espèce de cour de cassation.
DU CARDINAL CONSALVI. 23
Ayant appris alors que j'étais dans l'antichambre
où il avait donné l'ordre qu'on ne me renvoyât pas,
selon l'usage, si je venais — parce qu'il désirait me
voir — il me fit entrer immédiatement. Apres fju'il
eut achevé ses complies devant moi, il m'adressa des
paroles si pleines de bonté, que je ne pourrai jamais
les oublier tant que je vivrai. Ce fut avec le visage
le plus aîTable et qui témoignait vraiment la satis-
faction de son cœur, qu'il me dit : « CherMonsignor,
vous savez que nous ne recevons jamais personne
pour les remercîments , mais nous avons voulu vous
recevoir contre l'habitude, malgré cette journée si
occupée, et quoique notre dîner soit servi, afin
d'avoir le plaisir de vous dire nous-même ceci. En
ne vous comprenant pas dans la dernière promo-
tion, parce que nous avons été contraint d'attribuer
à un autre le poste qui vous était destiné, nous
avons éprouvé autant de tristesse que nous goûtons
de joie à nous trouver en état de vous offrir de
suite la charge de votante di segnatiira miaintenant
vacante. Nous le faisons pour vous témoigner la
satisfaction que vous nous causez par votre con-
duite.. Nous vous avons enlevé de Saint-Michel,
parce que nous voulions vous faire suivre la carrière
du bureau et non celle de l'administration. »
Le Saint-^Père daigna ajouter ici quelques paroles
sur l'opinion que sa bonté, et non mon mérite, lui
faisait augurer de moi sous le rapport des études,
paroles que la connaissance que je possède de i^oi»
24 MÉMOIRES
même ne me permet pas de transcrire. 11 continua
ainsi : « Ce que nous vous donnons aujourd'hui n'est
pas grand' chose, mais je n'ai rien de mieux, car il
n'y a aucune autre place disponible. Prenez-le ce-
pendant, comme un gage certain de la disposition où
nous sommes de ^ous accorder davantage à la pre-
mière occasion. »
Il est facile de comprendre qu'à un sembialjle dis-
cours, prononcé avec cette grâce, cet air de majesté
joint à la plus pénétrante douceur et cette amabilité
qui étaient particulières à Pie M, les expressions me
manquèrent absolument pour lui répondre. C'est à
peine si je pus balbutier : qu'ayant recueilli les pa-
roles si clémentes qu'il avait prononcées sur mon
compte après la promotion, paroles qui m'assuraient
que je n'avais point démérité de sa justice et qu'il
n'était pas mécontent de moi dans la charge de
Saint-Michel, j'étais fort tranquille, et que je l'au-
rais été longtemps encore et toujours ; que je n'avais
d'autre désir que celui de ne pas lui déplaire et de
ne point faillir à mes devoirs dans tous les emplois
auxquels il daignerait m'appeler.
Il m'interrompit : « Nous avons été content, très-
content de v^ous à Saint-Michel; mais nous vous ré-
pétons que nous voulons vous attacher à d'autres
études. Nos promesses d'alors étaient sincères, mais
ce n'étaient que des mots; aujourd'hui voici un
fait : ce n'est pas grand'chose, mais c'est plus en-
core que des mots. Prenez donc ceci maintenant;
DU CARDINAL CONSALM. 25
allez, allez. Voyez, mon dîner se refroidit, et nous
devons ensuite descendre à la chapelle. »
Ce disant, le Souverain Pontife me congédia avec
courtoisie.
Je devins ainsi votante délia segnatura à Pâques de
1790, après avoir été ponente del buon governo pen-
dant trois années environ. Par ordre du Pape, je
continuai encore plusieurs mois la présidence inté-
rimaire de Saint-Michel jusqu'à l'arrivée à Rome de
3Igr Gonoli , à qui je la remis. Il fut installé avec de
grandes formalités, suivant le nouveau système, ex-
pliqué tout au long dans le Bref de création de la
nouvelle présidence. Je laissai dans la procure de
cette pieuse maison un certain nombre de papiers,
ainsi qu'un compte rendu. Ils relataient diverses
opérations et changements faits par moi dans les
principales branches de l'administration, les motifs
qui me déterminèrent à les tenter et les avantages
recueillis.
Il y avait deux ans et quelques mois, à ce qu'il me
semble, que j'étais votant de signature quand mou-
rut monsignor Origo, l'un des trois auditeurs ro-
mains. Vingt-trois concurrents, c'est-à-dire tous les
prélats indigènes qui alors résidaient à Rome , sans
m'excepter, se présentèrent pour le remplacer. Je
confesse avec sincérité que ce fut la seule occasion
dans laquelle je ne suivis pas fidèlement le conseil
de ne jamais rien demander, que m'avait toujours in-
culqué l'excellent cardinal Negroni. J'avais un très-
26 MEMOIRES
vif désir d'être nommé auditeur de Ro!e \ Autant je
m'éloignais par goût et par une irrésistible pente
naturelle des charges d'administration et de toutes
celles qui entraînaient quelque arrière-fardeau, au-
tant l'auditorat de Rote me plaisait, parce qu'il n'a
pas d'autre responsabilité que celle de juger les
procès avec droiture et avec le soin le plus attentif
possible. On n'avait pas à redouter dans cet emploi
les effets des éventualités extrinsèques qui compro-
mettent souvent, et même sans aucune faute de leur
part, l'honneur de ceux qui exercent les fonctions
administratives, les nonciatures et le gouvernement
des cités.
Cette manière de voir s'était si bien gravée dans
mon esprit, que je n'avais jamais sollicité ou con-
voité aucun de ces emplois. Et si j'ai pu vaincre
ma répugnance dans l'administration de Saint-Mi-
chel, c'est, ainsi que je l'ai déjà dit, en vue de la
charité que l'on y exerçait. J'en étais venu au point
de refuser, et non sans risque, la nonciature de Co-
logne, car sous Pie YI on ne pouvait guère décliner
une charge impunément.
Avant de nommer Mgr Pacca , aujourd'hui car-
* Les aiuliteurs de Rote sont au nombre de douze. Ils composent
à Rome le tribunal appelé par excellence Asyhan juslUiœ , le tri-
bunal le ])kis ancien et le plus célèbre du monde. Il jouit d'une
réputation méritée pour sa jurisprudence canonique et civil*, et
pour le grand nombre d'intègres et de savants magistrats qu'il a
comptés dans son sein. Les puissances catholiques ont droit de
nommer chacune un de leurs sujets à cet auditorat.
DU CARDINAL CONSALVI. 27
dinal, le Saint-Père me fit savoir par le cardinal
Negroni qu'il m'avait choisi pour ce poste. Il me fut
impossible alors de maîtriser mes terreurs de res-
ponsabilité. J'appréhendais beaucoup que le Saint-
Siège n'éprouvât quelque détriment de mon chef,
soit par mon incapacité ou par maladresse, soit par
un incident déplorable, et je redoutais de voir mon
honneur compromis, même sans qu'il y eût de ma
faute. Et néanmoins cette offre m'était adressée pres-
que aux premiers jours de ma prélature; je devais
être très*flatlé de faire tout d'un coup un pas aussi
rapide, qui m'assurait à la fin le chapeau de Cardi-
nal, privilège ordinaire de cette carrière. En outre,
le Pape témoignait le désir de suppléer à la médio-
crité de la fortune de ma maison pour les dépenses
occasionnées par cette nouvelle position. Il en agit
de la sorte avec 3Igr Pacca, et lui accorda une pro-
vende annuelle de trois mille écus. Je refusai malgré
tout cela, et l'un des innombrables bienfaits du car-
dinal Negroni fut de pouvoir décliner cet honneur sans
que le Pape en manifestât un déplaisir quelconque.
Je ne voyais rien de semblable à redouter dans
l'auditorat de Rote. Ceite charge ne portait avec elle
aucune responsabilité, ainsi que je l'ai dit; elle était
très-enviée et ne sortait pas du cercle d'études que
je m'étais tracé. Si le labeur produisait de grandes
fatigues à une certaine époque, il était compensé
par de nombreux mois de vacances et de repos.
Enfin, je considérais que, quoique exempt de l'am-
28 MÉMOIRES
bilion du Cardinalat, toutefois, en le regardant comme
le terme honorable de la carrière entreprise, l'audi-
torat de Rote m'y conduisait lentement, c'est vrai,
mais certainement, sans avoir besoin de mendier la
faveur ou la bienveillance de qui que ce fût, ni de
faire la cour à personne, puisque le décanat de la
Rote mène à la pourpre, d'après l'usage, quand le
doyen n'a pas démérité et que l'on n'a véritablement
rien à lui reprocher. J'étais jeune encore — j'avais
environ trente-cinq ans — et mon âge me permettait
d'attendre le décanat, quelque lenteur t[u'il mit
à venir.
J'ajouterai encore que j'avais un autre stimulant
pour désirer si passionnément l'auditorat de Rote.
J'éprouvais un goût très-prononcé pour les voyages,
goût que je n'avais pu satisfaire jusqu'alors que par
une petite course à Naples et en Toscane, d'oij j'étais
revenu depuis peu. Les vacances de la Rote com-
mençaient aux premiers jours de juillet ; elles finis-
saient en décembre. J'e trouvais donc ainsi le moyen
de voyager chaque année pendant cinq mois et plus,
sans manquer à aucune de mes obligations et sans
avoir besoin de congés et de permissions obtenus à
l'avance.
Toutes ces raisons me firent désirer si fortement
l'auditorat de Rote, que je me crus autorisé, pour
cette seule fois — car je ne l'avais pas fait avant et
je ne le fis plus après — et pour cette seule charge ,
à me départir de la maxime du cardinal Negroni,
DU CAJUMNAL COiNSALVI. 20
d'autant mieux que je ne la violais point par anil)ition,
mais par un tout autre motif, et je dirais presque
par le motif contraire. Toutefois je ne pus pas m'em-
pêclier de me joindre à tant d'autres concurrents;
et je n'osai pas m'abandonner entièrement aux espé-
rances que m'inspiraient les promesses que le Pape
m'avait adressées deux ans auparavant, promesses se
résumant en ces mots : « Nous veillerons nous-même
à votre avancement. »
Je comptai plutôt sur ses bonnes dispositions, et
ne me laissai pas arrêter par le peu de temps écoulé
depuis ma dernière promotion. Je priai le cardinal
secrétaire d'État (Boncompagni) de parler de moi
au Souverain Pontife en même temps que des autres
concurrents. De peur que, pressé par les affaires
qu'il pouvait avoir, il n'exauçât pas mon vœu, je
demandai à l'auditeur du Pape de vouloir bien faire
connaître au Saint-Père que moi aussi j'étais sur les
rangs, et rien de plus.
Telles furent les seules démarches que je fis et
que j'autorisai à faire. Le succès les couronna heu-
reusement, et je passai auditeur de Rote dans le mois
de mai ou de juin 1792. Je ne me souviens pas de la
date précise.
Je ne puis exprimer l'extrême joie que j'en éprou-
vai. Ayant rendu à Sa Sainteté les actions de grâces
qui lui étaient dues, je crus de mon devoir de lui en
g,arder, ainsi qu'à sa famille, une éternelle recon-
naissance. Je me trouvai très- embarrassé pour en
30 MEMOIRES
porter l'hommage au duc Braschi, son neveu. J'ai
raconté plus haut qu'un excès de délicatesse m'avait
toujours éloigné de la maison Braschi, dans l'appré-
hension que l'on pût s'imaginer que je la fréquen-
tais pour faciliter mon avancement. En obtenant
l'auditorat de Rote, j'avais touché le but de mes
désirs. Comme j'étais bien résolu de mourir auditeur
ou d'attendre le cours naturel des choses, alin d'en
être le doyen et d'arriver au Cardinalat par cette
voie, je crus que visiter la famille Braschi ce serait
alors gratitude et non plus intérêt. Je surmontai
avec peine la crainte que me causait mon entrée
dans un salon où je n'étais pas vu avec trop de
plaisir et non sans motif, car les proches du Pape
avaient désiré et soUicité l'auditorat de Rote pour
Mgr Serlupi, leur parent. Je fus donc accueilli avec
froideur. Avant cette époque, je n'étais jamais allé
au palais Braschi, si j'en excepte trois ou quatre
visites d'étiquette en habit de prélat et confondu
dans la foule, pour l'anniversaire de l'élection du
Pape. A dater de ce jour, je ne laissai jamais passer
une seule soirée sans me rendre chez les Braschi , et
je devins leur plus dévoué serviteur et ami. Je crois
en avoir fourni par mes actes les preuves les plus
certaines et les plus constantes.
J'arrivai donc ainsi à être auditeur de Rote, et
j'occupai cet emploi pendant près de huit ans. Tou-
tefois, en faisant abstraction des deux années environ
durant lesquelles Rome, après l'envahissement de
DU CARDINAL CONSALVI. 31
l'armée française sous Pie VI, se trouva sous la do-
mination républicaine et napolitaine, je n'exerçai
ma charge que six ans, jusqu'au 15 février 1798,
jour où l'on proclama la République romaine, inévi-
table conséquence de l'invasion des Français, effec-
tuée le 1 0 du même mois.
Je ne me souviens pas avec certitude si ce fut
après mon entrée à la Rote ou peu avant que l'on
me nomma secrétaire d'une congrégation de cinq
cardinaux, formée pour examiner les plaintes des
Bolonais contre le plan d'administration et les autres
dispositions établies par feu le cardinal Bonconqjagni,
relativement au gouvernement de la capitale de cette
légation.
Pendant de longues années, le Saint-Père avait
toujours, sans se laisser fléchir, soutenu ce plan
contre les efforts réitérés que l'on faisait pour
empêcher sa mise à exécution. Mais, après les dé-
mêlés qui s'élevèrent entre lui et ce Cardinal, dé-
mêlés qui amenèrent sa retraite de la secrétairerie
d'État, les nouvelles plaintes des Bolonais prévalu-
rent. Quoique le Pape, persuadé au fond de l'utilité
et de la justice de ce plan, en désirât la mise en
œuvre , il ne voulut pas refuser aux Bolonais une
espèce de satisfaction en faisant examiner l'objet de
leurs querelles. Dans ce but, le Saint-Père créa la
congrégation dont je parle : il me choisit pour en
être le secrétaire, et il me confia cette charge infi-
niment pénible et importante non moins en vue de
32 MÉMOIRES
la variété, de la grandeur et de la difficulté de la
matière qu'il fallait traiter, qu'à cause des questions
politiques soulevées.
Il s'agissait en effet de l'opposition la plus obstinée
faite par une ville très-illustre et très-étendue, dans
un moment aussi périlleux que l'était celui où nous
nous trouvions, alors que les principes révolution-
naires nés en France produisaient chaque jour les
plus épouvantables ravages. Bien que ce plan favori-
sât les intérêts du peuple et ne fût onéreux qu'à la
noblesse, toutefois, telle était l'influence des idées
démagogiques sur la multitude, que cette multitude
abhorrait le plan sans l'apprécier et contre son
propre avantage. On devait non-seulement recher-
cher si le projet était bon en lui-même, mais encore
de quelle manière on pourrait le réaliser, dans les
circonstances actuelles, sans fournir prétexte à de
fâcheux et peut-être à de funestes résultats. La dis-
position des matières pour la congrégation qui allait
se tenir était sous ma surveillance, ainsi que le rap-
port au Pape exposant l'avis des Cardinaux et les
résolutions à prendre sur les demandes formulées
par moi d'après les réclamations des Bolonais. '
Ceux-ci avaient délégué à Rome un avocat et deux
sénateurs qui combattaient le projet en s'aidant d'une
formidable masse de parchemins anciens et nou-
veaux. Quant au plan, il ne rencontrait personne
pour l'appuyer, parce que le cardinal Boncompagni
s'était empressé de déclarer qu'il ne croyait pas de sa
DU CARDINAL CONSALVI. 33
dignité de paraître en cette affaire ; qu'ayant rédigé
le plan d'après les bases et d'après les principes con-
tenus et exprimés dans le rescrit pontifical, sa dé-
fense appartenait plutôt au Pape qu'à lui-même. Je me
vis donc obligé, sans être avocat d'office du plan, de
relever tout ce qui était nécessaire en chaque ques-
tion, afin de mettre les Cardinaux à même de n'être
point surpris et trompés par les accusations et par les
oppositions que se permettaient les mandataires des
Bolonais, sachant qu'ils n'avaient point de contradic-
teurs en face. Cela m'occasionna, dans tout le cours de
l'affaire, une très-grande fatigue, par suite du genre,
de la multiplicité et de la difficulté des matières.
Cet examen , qui dura nombre d'années et qui fit
de plus en plus ressortir l'excellence du plan contro-
versé, ne put aboutir, grâce à l'invasion de Bologne
et à son incorporation avec la République cisalpine.
Sans cette crise, et en sacrifiant les quelques petits
articles qui blessaient une certaine vanité et de vieux
privilèges des Bolonais, — à propos de quoi ils avaient
peut-être trop cédé au génie de leur caractère, — le
plan aurait été enfin mis en activité à la satisfaction
des Bolonais, ou tout au moins sans les irriter. On
aurait agi envers eux avec des ménagements et de
bonnes manières, et j'en espérais un heureux succès.
Dans les premiers temps de mon auditorat de
Rote, et dès que le long noviciat d'usage fut achevé,
je commençai à céder à ma passion des voyages. Au
mois d'octobre et de novembre 1 794 ou 95, — je ne
II. 3
34 MEMOIRES
me souviens pas très-bien, — je parcourus, en com-
pagnie d'un de mes excellents collègues, Mgr Bar-
daxi. Espagnol, Florence, Gènes, Turin, Milan et
Venise, d'où je retournai à Rome. Dans la rivière de
Gènes, j'allai visiter à la Pielra, au delà de Finale,
l'armée autrichienne, séparée de l'armée française
par un fossé. En admirant sa belle tenue et ses posi-
tions, je songeais à tout autre chose qu'à la terrible
défaite que subit, un mois après, le général allemand
qui la commandait. Celte défaite ouvrit aux Français
la porte du Piémont et de l'Italie entière.
Je me souviens néanmoins qu'en causant avec un
des premiers aides de camp du général, je remarquai
des principes et je signalai des tendances de telle
nature, que je dis à mon compagnon de voyage
que la corruption affichée par celui qui tenait de si
près au chef de l'armée me faisait mal augurer des
succès de cette armée. Je ne me rappelle pas avec
précision si ce fut la même année, ou peu aupara-
vant, ou peu après, qu'il m'arriva un fâcheux contre-
temps par rapport au vicariat de la basilique de Saint-
Pierre. Ce vicariat était vacant par la promotion à
l'archevêché de Sienne de 3Igr Zondadari, cardinal
plus tard. La libre collation de la charge appartenait
au cardinal duc d'York, archiprêtre de la basilique.
Il me la conféra tout aussitôt par un etfet des bontés
qu'il aimait à me témoigner, et sans que j'en eusse
fait ia demande. Outre l'honneur d'être vicaire d'un
chapitre aussi renommé et dans une semblable basi-
DU CARDINAL CONSALVI. Zi
lique, le cardinal duc abandonnait sur sa prébende,
en faveur de son vicaire, les magnifiques émoluments
de mille écus romains par année. Le Pape afleclion-
nait beaucoup Mgr Braneadoro, — depuis cardinal,
— alors nonce à Bruxelles, et qui justement était
rappelé à Rome en qualité de secrétaire de la Propa-
gande, pour remplacer Mgr Zondadari. Le Saint-
Père désirait que ce vicariat fût réservé à Braneadoro,
afin de subvenir de plus en plus à ses besoins per-
sonnels par cette rente de mille écus. Il n'apprit donc
pas avec plaisir le choix qui avait été fait de ma
personne, non parce que son affection pour moi était
amoindrie, mais en vue du motif individuel que je
viens d'alléguer.
Les auditeurs de Rote, une fois investis de cet
emploi, renoncent aux canonicats qu'ils possèdent,
comme incompatibles avec l'étude et les occupations
de la Rote. Cet usage fit naître au Pape l'idée que le
vicariat avait, lui aussi, ses incompatibilités, parce
que le prélat remplissant cette fonction devait assis-
ter au chœur, sinon chaque jour, du moins les jours
de fête. Afin de s'en assurer, il interrogea l'archi-
viste du chapitre, — c'était l'un des bénéficiers, —
et il lui enjoignit de rechercher dans les archives si
jamais un auditeur de Rote avait été vicaire de la ba-
silique Yaticane. « Chose, ajouta le Saint-Père, que
nous ne croyons pas, car elle nous paraît incompati-
ble. » L'archiviste commença ses investigations à dater
des dernières années, et il découvrit qu'au temps du
3.
36 MÉMOIRES
cardinal Annibal Albani, archiprêtre de Saint-Pierre,
monsignor Mattei était son vicaire; et quand ce der-
nier fut nommé auditeur de Rote, il se dépouilla de
sa charge. Cela suffit à l'archiviste. Heureux de por-
ter une réponse qui entrait dans les vues du Pape,
il ne prit pas la peine de tourner quelques feuillets
de plus, pour évoquer des exemples contraires. Sans
même examiner si cette démission du vicariat avait
été volontaire ou provenait d'un autre motif qiie celui
de la prétendue incompatibilité, il courut annoncer
au Pape qu'il avait très-bien deviné et jugé fort saine-
ment, et qu'un auditeur de Rote ne pouvait pas être
vicaire, ainsi que le démontrait le cas de Mgr Mattei.
Le Pape écrivit alors au cardinal duc d'York, en
lui disant qu'ayant appris son désir de nommer mon-
signor Consalvi vicaire de la basilique Taticane, il lui
faisait observer que ce prélat ne pouvait point obte-
nir cet emploi, parce qu'il était auditeur de Rote.
Cette charge, disait le Saint-Père, est incompatible
avec celle qu'on lui destine, ainsi que le prouve
surabondamment l'exemple de Mgr Mattei. Le Pape
ajoutait qu'il avait toujours témoigné le cas qu'il fai-
sait de Mgr Consalvi et l'affection qu'il lui portait;
que ce n'était point par démérite de son chef qu'il
agissait de la sorte; qu'il s'empressait de notifier tout
cela à Son Éminence, avant qu'elle me fît pai senir
une nomination qui, ne pouvant pas subsiste , serait
révoquée après son envoi, à l'extrême désappointe-
ment de tous.
DU CARDINAL CONSALYI. 37
Le Pape n'articulait pas un mot de ses vœux à
l'égard de Mgr Brancadoro. Il se promettait dès lors,
je le crois du moins, qu'après avoir écarté l'obstacle
élevé par moi, il s'y prendrait de façon à n'avoir pas
l'air de ravir au cardinal duc une de ses préroga-
tives, la libre collation du vicariat. Le cardinal duc
souffrit beaucoup de ce contre-temps, car il s était
fait une joie véritable de m'avoir près de lui en qua-
lité de vicaire. Emporté par l'ardeur de son carac-
tère, ce prince adressa à l'instant même au Pape un
mémoire respectueux et très-convaincant, par lequel
il démontrait avec évidence la faiblesse de la préten-
due incompatibilité et la différence existant entre un
canonicat qui exigeait un service journalier, et le
vicariat qui ne réclamait ce service, d'après l'usage,
que pour les solennités. Il y énumérait encore les
circonstances qui avaient forcé Mattei à offrir sa
démission : elles ne provenaient point de cette pré-
tendue incompatibilité , mais bien de ce que le pré-
lat Mattei ne trouvait aucun avantage dans la charge
du vicariat ne lui rapportant rien, puisque le car-
dinal Annibal Albani n'abandonnait pas les mille
écus de la prébende, ainsi que lui, cardinal d'York,
le faisait. Le Cardinal citait ensuite dans son mé-
moire de nombreux exemples de vicaires de Saint-
Pierre, auditeurs de Rote, et il blâmait la négligence
de l'archiviste s' arrêtant à la première page, sans se
préoccuper de tourner les suivantes, qui auraient
fourni des preuves tout opposées à celles produites
s MÉMOIRES
par l'archiviste. Enfin il disait que, m'ayantdéjà ex-
pédié ma nomination — le fait était vrai — avant de
recevoir la lettre de Sa Sainteté, il ne présumait pas
que l'intention du Pape fût de laisser annuler cette
nomination, puisque la prétendue incompatibilité
alléguée ne subsistait pas, et que le Saint-Père n'avait
rien contre ma personne, à laquelle il aimait toujours
à témoigner tant de bontés.
En envoyant ce mémoire de Frascati, lieu de sa
résidence, le cardinal duc d'York ordonna qu'on me
le fît lire d'abord, sous la condition toutefois que je
ne dirais pas que le mémoire m'avait été communi-
qué. Sa lecture me révéla l'opposition du Pape, op-
position que j'ignorais. Je compris immédiatement
qu'en donnant cours à cette affaire, je serais sans
aucun doute vicaire de la basilique Yaîicane, car les
raisons déduites par le duc d'York étaient si prépon-
dérantes que le Pape ne pouvait pas les rejeter. Mais
je ne me dissimulai pas non plus que l'esprit du Pape
serait souverainement blessé en voyant s'évanouir la
rente qu'il désirait assurer à Mgr Brancadoro, et que
son amour-propre souffrirait quand il reconnaîtrait
l'insuffisance de l'incompatibilité si chaleureusement
soutenue par lui. Je réfléchis en outre que, comblé
de bienfaits par Sa Sainteté, je ne devais pas lui
manifester ma gratitude en lui créant un aussi \if
déplaisir. J'arrêtai donc le mémoire dans son cours,
et je me rendis en toute hâte à Frascati, pour obte-
nir du Cardinal son désistement du projet. Le duc
DU CARDINAL CONSALVI. 39
d'York m'accorda cette faveur après un long débat,
et il se sentit si afïligé, qu'il ne songea point à en
nommer un autre. Il ne voulait pas, disait-i! , que le
Pape, sans aucune raison valable, vînt de nouveau
mettre obstacle à l'exercice de ses droits. Tous ceux
qui ont su combien Son Eminence était vive et sen-
sible à ce qui contrariait ses désirs, surtout quand
il s'agissait de personnes aimées par elle, compren-
dront facilement de quelle manière tout ce que je
raconte a pu arriver.
Quant à moi, je fus heureux plus qu'on ne pour-
rait se l'imaginer d'avoir réussi à faire renoncer le
cardinal d'York à son dessein. J'avouerai cependant
que, si le respect et la reconnaissance que je devais
au Pape m'avaient empêché d'hésiter un seul instant
sur le parti que je pris, toutefois la perte de ce titre,
qui me plaisait infiniment par suite de mon ardente
affection pour la basilique Vaticane, et la privation
de ces mille écus de rente qui devaient me procurer
tant de commodités et de bien-être que la médiocrité
de ma fortune ne me permettait pas de rêver, me
furent on ne peut plus pénibles. Je ne terminerai pas
ce récit sans ajouter que, dans cette même affaire,
mon cœur éprouva une jouissance que tous ceux dont
les pensées se revêtent d'une certaine délicatesse
n'auront pas de peine à apprécier. J'eus le bonheur
de servir moi-même d'intermédiaire au Pape pour
arriver à l'accomplissement de ses souhaits.
Ayant peu après connu l'affection que me portait
40 MÉMOIRES
le cardinal duc d'York, et désireuse de réussir dans
son projet, sans avoir l'air de violer un droit, Sa
Sainteté me fit appeler. Elle me dit que, le vicariat de
la basilique de Saint-Pierre étant vacant depuis quel-
ques mois, il fallait que le cardinal duc s'occupât de
le conférer; que c'était une de ses prérogatives, et
que lui. Pape, ne voulait le contrarier en rien. Il de-
venait donc urgent que le Cardinal avisât, et le Saint-
Père désirait que je lui écrivisse à ce sujet.
Tandis que l'on m'éloignait de ce poste, je n'avais
pas su quelle était la personne désignée par le Pape
pour me supplanter. Mais j'avais bien compris que
Pie VI formait un vœu, et que ce vœu, il le voilait par
délicatesse et par diplomatie. Je saisis sur-le-champ
que mon audience cachait un but, et qu'on voulait
l'atteindre sans témoigner qu'on l'eut poursuivi.
Je répondis que j'allais à l'instant écrire au cardinal
duc, ainsi que Sa Sainteté me l'ordonnait, mais que
je prévoyais avec certitude sa réponse. Son Altesse
Royale m'affirmerait sans aucun doute que, sachant
l'amour que le Saint-Père conservait au chapitre
Vatican dont il avait été membre, et les relations si
fréquentes qu'il avait avec le vicaire durant l'absence
de l'archiprètre résidant hors de Rome, le bonheur
de Son Altesse Royale serait de choisir une personne
qui fut plus particulièrement agréable au Pape, et
qu'en conséquence elle le prierait de l'indiquer lui-
même. « Si Votre Sainteté, ajoutai-je, daignait me
fournir quelque indice^4-©-oaurrais en parler au car-
DU CARDINAL CONSALYI. 41
dinal duc dans ma lettre; de la sorte, on accélérera
l'exécution, qui, sans cela, éprouvera des retards, car
je suis bien persuadé que la réponse attendue sera
celle que je fais pressentir à Votre Sainteté. »
Le Pape me répondit avec ce ton de vivacité et
d'emphase qui lui était naturel : « Oli ! non, certaine-
ment, nous ne désignerons jamais personne. Notre
maxime est de ne point usurper les droits d'autrui, et
de laisser chacun en pleine liberté. »
Convaincu qu'il plairait assez au Pape qu'on lui
forçat la main, pour ainsi dire, afin de lui arracher
son secret, je répliquai que le cardinal duc appréciait
pleinement la délicatesse de Sa Sainteté, qui, pou-
vant commander en sa qualité de maître, s'abstenait,
dans ces sortes d'affaires, de toute indication même
la plus légère, de peur qu'on ne la prît pour une
volonté ou pour un désir; mais que je pouvais assu-
rer Sa Sainteté — ce qui était fort vrai après mon
exclusion — que le cardinal duc n'avait personne en
vue particulièrement; que, tout en restant dans cette
inditïérence, il désirait aussi beaucoup, pour le bien
du chapitre, choisir quelqu'un qui pût plaire à Sa Béa-
titude ; que Sa Sainteté ferait donc une véritable
grâce au Cardinal en manifestant le candidat qui lui
était le plus agréable, et qu'ainsi elle le tirerait d'em-
barras et mettrait fin à ses incertitudes. J'ajoutai que
j'espérais que le Très-saint Père accorderait cette
faveur au cardinal duc, sachant quelle bonté et quelle
tendresse il avait pour lui. Le Pape me répondit :
42 MEMOIRES
« Vous êtes bien curieux. Vous voulez presque par
force nous faire sortir de nos habitudes : nous agi-
rions certainement ainsi pour le cardinal duc , mais
nous nous trouverions très-empêché nous-même, et
nous ne saurions qui nommer. »
Alors je répliquai : tt Puisque Votre Sainteté me
fait la grâce de s'exprimer de la sorte, qu'elle daigne
y réfléchir, et je reviendrai un autre jour à ses pieds
afin d'obtenir la réponse, » — Puis, avec une froide
et indifférente" amabilité, Pie VI laissa tomber ces
mots : ((Eh bien, nous verrons »...
Il fit semblant de réfléchir : « Je crois, ajouta-t-il,
qu'autrefois le cardinal duc montrait certaine par-
tialité en faveur de ce monsignor Brancadoro , notre
nonce à Bruxelles, et qui va revenir sous peu à Rome
occuper la charge de secrétaire de la Propagande;
pensez-vous qu'il pourrait lui plaire? Toutefois, nous
le répétons, c'est le droit du cardinal duc, il ne doit
contenter que lui-même et ne pas penser à nous , qui
sommes on ne peut plus indilïérent à cela. »
Je compris tout alors, et je répondis qu'il était
très-vrai qiie le cardinal duc avait une grande par-
tialité pour monsignor Brancadoro, et que j'allais lui
en parler de suite avec la certitude qu'il le nomme-
rait vicaire à l'instant même, parce que les bienfaits
dont Sa Sainteté comblait ce prélat devaient faire
croire au cardinal duc que son choix serait bien
accueilli par le Pape. — « Nousvous répétons encore,
me dit le Saint-Père, que nous ne voulons en aucune
DU CARDINAL CONSALM. 43
façon nous mêler de celle aflaire, el que le Cardinal
ne doit songer qu'à lui-même dans une nomination
qui est de son droit. » Il me congédia après ces der-
nières paroles.
Le jour même, je transmis tous les détails de l'en-
tretien au cardinal duc, et j'eus le plaisir de le voir
exaucer ma prière. Il me chargea de retourner à
l'audience et d'annoncer au Pape que, pour user de la
liberté dont le Saint-Père voulait absolument le faire
jouir, il s'était déterminé à choisir Mgr Brancadoro, et
qu'il se flattait que ce prélat ne déplairait pas trop à
Sa Sainteté, puisque déjà elle l'avait comblé de tant
de bienfaits. Le lendemain matin, quand j'allai lui
porter cette nouvelle, Pie YI me dit : « Le cardinal
duc a fait un bon choix : nous en éprouvons beau-
coup de satisfaction, et il s'en trouvera fort bien
servi. Mandez-lui cela de notre part. »
Ainsi se termina cette affaire. Elle m'a semblé assez
intéressante et assez curieuse par la manière dont le
Pape la conduisit; c'est pourquoi je l'ai racontée un
peu en détail. Je remarquai que dans les audiences
qu'il m'accorda à ce sujet, et qui furent très-longues,
le Saint-Père ne laissa pas tomber de sa bouche une
seule syllabe ayant trait à ce qui m'était arrivé à moi-
même quelque temps auparavant.
Je ne cesserai pas de parler du cardinal duc d'York
sans relater ici une autre affaire que j'eus avec lui
presque à la même époque. Il rédigea son testament
et me nomma son héritier fiduciaire ainsi que le cha-
44 MÉMOIRES
noine Cesarini, recteur de son séminaire et par la
suite évêque de Miievi inpartibus. Il nous communi-
qua à tous les deux ses intentions quant à l'héritier
propriétaire ; mais relativement aux legs et aux autres
dispositions, il ne s'en ouvrit qu'au chanoine Cesa-
rini, son commensal, et qui ne se séparait jamais de
lui. Le Cardinal ajouta que je les connaîtrais plus
tard par Cesarini , auquel il les expliquait chaque
jour.
Mais pour ce qui concernait les legs destinés au
chanoine et à moi, il les écrivit de sa propre main,
ainsi que l'institution fiduciaire. Il laissait au cha-
noine Cesarini 600 écus de rente viagère, et à moi
6,000 écus une fois payés.
Après lui avoir témoigné mes remercîments pour
tant d'honneur et tant de généreuse bonté , je lui
déclarai que j'acceptais l'héritage fiduciaire, mais que
je refusais le legs de 6,000 écus. J'ajoutai que le pré-
cieux souvenir qu'il daignait conserver de moi en
m'instituant son héritier fiduciaire me suffisait, et
que je le priais de me dispenser de recevoir autre
chose; que je lui demandais de réserver cette somme
pour augmenter ses bienfaits en faveur de ses fami-
liers, qui le servaient avec tant de zèle et d'atta-
chement.
Le Cardinal se mit fort en colère et me signifia
d'avoir à ne pas continuer sur ce sujet, en afiirmant
qu'il n'adhérerait jamais à mon refus. Il fallait se
taire et aviser à un autre moyen. Je lui adressai donc
DU CARDINAL CONSALVI. 45
une lettre fort délicate et très-respectueuse, mais
pleine de raisonnement et de décision. Sa réponse
par écrit fut celle qu'il m'avait donnée dé vive voix;
puis, tout en protestant de nouveau qu'il ne souscri-
rait jamais à ma prière, le Cardinal concluait en
m'avertissant que, si je lui on parlais ou si je lui
en écrivais derechef, il se tiendrait pour offensé et
ne me reverrait plus. Il fut convenable de se taire;
toutefois je n'abandonnai pas mes idées.
Vers la même époque, mon cœur eut à souffrir
d'un de ces coups qui me furent toujours si cruels.
J'avais pour auxiliaire dans mon étude de la Rote
l'abbé Dominique Romich, noble de Macerata, homme
d'une probité incontestable, d'une haute intelligence
dans les questions de droit, et qui possédait un esprit
carré bien supérieur à tous les dons de l'imagination.
Cet abbé m'avait voué un attachement passionné;
nous ne nous étions pas séparés depuis le Buon
Governo et la secrétairerie. La mort me le ravit alors
qu'il était encore jeune, et je perdis trop pour ne
pas regretter cette perte au suprême degré. Le frère
de l'abbé Romich était soldat. Il renonça au service
de la France quand l'Assemblée constituante exigea
le serment, puis il entra dans l'armée du Pape, où il
servit avec probité , fidélité et talent jusqu'à la mort,
qui l'enleva, lui aussi, dans un âge peu avancé.
C'est bien à propos que je mentionne ce fait mili-
taire , car je dois rapporter ce qui m'arriva juste-
ment dans ce temps-là sur le même sujet. Le genre
46 MÉMOIRES
d'étude auquel je m'eHais livré el mon aversion pro-
fonde pour toute espèce d'administration et par-des-
sus tout de responsabilité , ainsi que je l'ai dit plus
haut, me laissaient présager autre chose que ce dont
je vais m'occuper maintenant.
Au préalable, il faut savoir qu'au moment où l'es-
prit révolutionnaire déborda de la France sur les
antres nations , et que républiques et démocraties
s'élevèrent sur les débris des gouvernements légi-
times, le souverain ponlife Pie VI sentit ses États
beaucoup trop rapprochés de la république Cisal-
pine, d'où s'échappaient de nombreux embauchages,
des essais de séduction et même des bandes armées,
afin d'envahir et de pousser à la révolte le pays soumis
à la domination de l'Église. Bien moins dans l'inten-
tion d'ouvrir les hostilités contre la France , ainsi
qu'on l'a prétendu injustement — afin de couvrir, à
l'aide de ce mensonge, la très-injuste agression et
la dévastation d'une partie de ses États par la vole-
rie (Jadroneccio) de Tolentino , — que pour empê-
cher à l'intérieur de son patrimoine les insurrections
des méchants excités par des menées et des exemples
étrangers, et pour arrêter les agressions des Cisal-
pins se renouvelant sans cesse, le Pape se vit obligé
d'augmenter le nombre des troupes déjà si restreintes
que l'État de l'Église pouvait solder. Or comme il ne
se rencontrait personne qui eût assez de capacité et
d'expérience pour organiser un système militaire
et pour le mettre à exécution, Pie VI fit venir à Rome
DU CARDINAL CONSALVI. 47
le général Caprara, son sujet, qui se Irouvail au ser-
vice de l'Autriche et justement alors en disponibilité.
On ne pouvait placer le nouveau système militaire
sous la dépendance absolue du prélat président des
armes, ainsi que cela s'était pratiqué jusqu'à ce jour,
et il paraissait impossible qu'un général commandant
fût sous les ordres de ce prélat. D'un autre côté, il
n'entrait pas dans les usages du gouvernement pon-
tifical de confier une inspection supérieure d'aucun
genre aux séculiers, de préférence aux ministres
ecclésiastiques. Le Saint-Père eut l'idée d'arranger
les choses de telle façon que le général commandant
ne fut pas sous les ordres d'un prélat, — il l'assu-
jettissait seulement à ceux du Souverain lui-même,
représenté par son premier ministre , le cardinal
secrétaire d'État. — Le Pape désira encore que le
Gouvernement eût le moyen de contrôler en détail
et toujours les registres des affaires militaires à
l'aide d'nn de ses prélats.
C'est dans ce but qu'il abolit la charge de président
des armes, remplie jusqu'à ce moment par un des
clercs de la chambre, et qu'il institua la Congréga-
tion militaire, formée du général commandant, de
quatre ou cinq autres officiers et d'un prélat avec le
titre d'ase:esseur. Le prélat servait d'organe à la se-
crétairerie d'État; il surveillait les travaux et la ma-
nière de procéder de la Congrégation.
Cette Congrégation établie par Pie YI fut ap-
prouvée ensuite solennellement par son successeur
48 MÉMOIRES
PieVIî, qui la mentionna dans la Bulle : Post diutur-
îias super restauratione pontifîcii regiminis.
Le Pape me désigna pour être le premier prélat
assesseur de cette Congrégation : ce qui revient à dire
qu'on me nomma aussitôt qu'elle fut créée. Mes
prières et mes remontrances, basées sur mon aversion
pour tout emploi grevé d'une responsabilité quelcon-
que, restèrent vaines. Il est aisé de concevoir qu'en
ces temps orageux et difficiles plus qu'on ne le pour-
rait exprimer, cet emploi traînait à sa suite la plus
terrible de toutes les responsabilités, je veux parler
de celle de l'existence même du gouvernement ponti-
fical, mise chaque jour en question par les hostilités à
l'extérieur, et à l'intérieur par les manœuvres des
pervers. Quoique en petit nombre, mais assurés
d'avance de l'impunité et fiers de la sécurité que la
protection des républiques Cisalpine et Française leur
accordait, ils étaient favorisés par l'effroi qu'inspirait
aux honnêtes gens la perspective des maux futurs.
Ces pervers osaient tout, ils risquaient tout.
Je ne dirai rien des nombreuses fatigues et des
graves difficultés de tout genre qu'il me fallut subir
pour implanter et systématiser la nouvelle institu-
tion, contre laquelle s'acharnaient, à l'ombre de
puissants protecteurs, les anciens usages, les vieux
abus et le mécontentement de ceux qui perdaient,
par l'abolition de l'autre régime, leur influence,
leur arbitraire, leurs prérogatives injustes et nui-
sibles, et toutes choses semblables. A l'aide de beau-
DU CARDINAL CONSALVI. 19
coup de patience, de travail, de fermeté et d'éner-
gie, je pus réussir, sinon à maîtriser ces oppositions,
— ce qui était impossible — du moins à les compri-
mer et à les rendre inefficaces pour arrêter les effets
de cet établissement. C'est à la coopération autant
qu'à la capacité, à la probité, au zèle de ceux qui
la composaient que la cour pontificale dut non-seu-
lement lu fin de tous les désordres précédemment
signalés dans l'administration, le service et l'écono-
mie mililaire, niais encore la sauvegarde de son
domaine jusqu'au jour où l'irrésistible impétuosité
d'une force extérieure trop redoutable le détruisit.
De cette façon, le gouvernement français ne put ob-
tenir la satisfaction de détrôner le Pape à l'aide des
révoltes intérieures, ainsi ([u'il le désirait. Le Direc-
toire fut obligé de lever le masque et de renver-
ser Pie VI de ses propres mains. On est redevable
de cet inappréciable avantage aux soins et aux ser-
vices rendus au Saint-Siège par la Congrégation mi-
litaire.
Puisque je n'ai pas parlé des fatigues et des diffi-
cultés qu'il fallut surmonter pour organiser et faire
mouvoir la nouvelle Congrégation militaire, je ne
parlerai pas non plus des labeurs qui se succédèrent
les uns aux autres. Je m'en réfère aux papiers con-
tenus dans l'archive vaticane. Ils en font foi et offrent
en même temps de très-utiles renseignements. Je ne
rapporterai qu'une seule chose, la douloureuse opéra-
tion de la rétrocession de tous les grades d'officiers ,
II. 4
50 MÉMOIRES
amenée par ce que l'on nomme la paix si néfaste de
Tolentino.
Après r invasion de Ferrao et de Bologne et la
suspension des hostilités, achetée au plus haut prix,
le gouvernement pontifical , se fiant sur cette paix et
n'ayant pas lieu de craindre de nouveaux malheurs
du côté de la France , songea, en tant qu'il lui était
possible, à se garantir des agressions et des pièges
de la République cisalpine , sa voisine sans cesse
menaçante.
Tout à coup, sans conflit, sans dénonciation préa-
lable, et sous le prétexte d'une dépêche de la secré-
tairerie d'État adressée au prélat Albani — alors à
Vienne — dépèche interceptée et ne fournissant au-
cun légitime motif d'attaque, le gros de l'armée fran-
çaise se rue à l'improviste sur cette partie des troupes
pontificales qui, pour proléger le territoire contre la
République cisalpine, gardaient la province de la
Romagne. Les soldats du Pape furent mis en déroute,
et on les poursuivit jusqu'à Foligno. Pour arrêter le
torrent destructeur et pour sauver le centre du Catho-
licisme d'une invasion fatale à la Religion, le Saint-
Père se vit obligé de consommer le grand sacrifice de
Tolentino. Il était persuadé que l'injustice manifeste
de l'agression, origine et cause du traité, en aurait
annulé les efTets, quand l'ordre se rétablirait dans
l'Europe ébranlée et pleine de désolations.
La perte des Légations, jointe à celle du comtat
d'Avignon, les millions d'impôt de guerre que coiàta
DU.CARDINAL CONSALVI. -M
cette funeste paix., amoindrirent tellement l'État et
appauvrirent d'une si cruelle façon le trésor et ses
sources, qu'il en résulta nécessité absolue de diminuer
l'effectif des troupes tenues sur pied. Du reste, la
paix dont je viens de parler semblait garantir par
elle-même ce qui restait du domaine temporel, soit
contre les attaques cisalpines — l'occupation de la
ville de Pesaro, non comprise dans le traité de To-
lenlino, démontra plus lard la fausseté de cette ga-
rantie, — soit contre les manœuvres démagogiques à
l'intérieur. Le licenciement des troupes, qui outre-
passaient le chifiVe que l'on pouvait conserver, débar-
rassait facilement de l'excédant des soldats, mais
non pas des officiers.
Il n'était ni possible ni juste de les renvoyer, car,
à l'heure des dangers, tous, guidés par leur amour,
étaient accourus pour défendre le Saint-Siège, et
ils mettaient un point d'honneur à garder leur poste
au service du Souverain. Après avoir tout pesé, le
général CoUi, qui avait succédé à feu le général
Gaprara , crut que le parti le moins exposé aux incon-
vénients et aux passe-droits serait la rétrocession
de tous les officiers à un grade inférieur à celui
occupé par chacun. Ainsi, par exemple, en reculant
de la sorte, le major devenait capitaine, le capitaine
lieutenant-capitaine, le lieutenant-capitaine lieute-
nant, le lieutenant sous-lieutenant et le sous-lieute-
nant enseigne. Les plus anciens de ceux que l'on
voulait conserver dans chaque arme gardaient leurs
52 MEMOIRES
positions, et tons les enseignes qui dépassaient le
chifiFre, ne pouvant pas descendre à un degré infé-
rieur, se trouvaient simples soldais avec le titre de
cadets.
Si cette mesure était la meilleure pour l'État sous
le rapport de l'économie et sous tous les autres rap-
ports, ce ne fut certainement pas la plus sage et la
plus habile. Elle engendrait forcément des querelles,
des haines et des récriminations mal fondées contre
celui qui devait l'exécuter, c'est-à-dire contre moi.
On formula ces accusations avec d'autant plus de
facihté que le gouvernement français avait, dans l'in-
tervalle, exigé l'éloignemeut du général Colli, en sa
qualité d'Autrichien.
Il serait difficile de dépeindre , je ne dirai pas les
ennuis, — c'est la moindre des choses, quoiqu'ils fus-
sent réellement à l'infini, — mais les questions, les
disputes embrouillées pour cause d'ancienneté, qui
surgirent entre ceux dont la nomination datait de la
même époque, — car ils étaient fort nombreux. —
Même difficulté pour énumérer les protections, les
démarches, les intrigues presque toutes déplacées,
qu'employèrent les pétitionnaires. Il m'en coûta beau-
coup de tourments et de fatigues, et il me fut très-
pénible de mener à bonne fin cette mesure, fort
désagréable en elle-même, mais commandée par la
nécessité et troublée par l'amertume de ces inci-
dents. Je cherchai à ne pas faire d'injustices et à ne
pas susciter des conflits et des désagréments qui
DU CARDINAL CONSAI.VI. 53
auraient pu ])lesscr encore davantage l'âme déjà si
éprouvée du Souverain Pontife. Avec la grâce du
Ciel, avec de bonnes manières, et par-dessus tout
à l'aide d'une impartiale équité, je pus enfin accom-
plir ma tâche, malgré les oppositions les plus actives.
L'année 1797 s'ouvrit, et au mois d'avril j'eus la
douleur de perdre mon excellente mère, qui mourut
en peu d'heures, frappée d'apoplexie. Les médecins
avaient déclaré depuis quelque temps qu'elle avait
une maladie organique. Ses vertus et son amour pour
moi, sans parler des liens de la nature, me firent
vivement ressentir ce coup. Comme les autres mem-
bres de ma famille, elle fut ensevelie dans notre
sépulture de Saint-Marcel.
Au mois d'octobre suivant, j'allai avec les neveux
du Pape à une chasse organisée non loin de la porte
Saint-Jean. La voiture fit un soubresaut; je me rom-
pis le bras gauche près du pouls et me démis presque
l'épaule. Cet accident me condamna à d'atroces
douleurs, mais quant à la rupture, un habile chirur-
gien la conjura à l'instant. Elle ne me fit souffrir ni
alors ni plus tard.
Ce qui se passa vers la fin du mois de décembre
fut très-fatal à Rome, au gouvernement pontifical, et
plus particulièrement à moi qu'à tout autre des ser-
viteurs qui lui étaient dévoués. La charge d'asses-
seur de la Congrégation militaire en sera, quoique à
tort, l'occasion, ainsi que je vais le raconter. Le
28 décembre 1797 est le jour sinistre de l'assassinat
54 MEMOIRES
du général Duphot. Ce général, jeune homme ardent
et républicain exalté, osa fomenter une révolte dans
Rome, afin de renverser le gouveraement pontifical.
Cinq cents patriotes rebelles s'étaient attroupés sous
les fenêtres ^ de l'ambassadeur français, qui était
alors Joseph, frère du général Bonaparte.
Là, ils se mirent à hurler : « Liberté ! vive la Ré-
publique française! à bas le Pape! » Duphot n'hésita
point à descendre, à se jeter à leur tète, et à les con-
duire à l'assaut du quartier de soldats le plus voisin :
c'était celui de Ponte-Sisto. Les soldats, en assez
petit nombre, s'y tinrent d'abord renfermés; mais
se voyant insultés et attaqués, et ne s'y jugeant pas
en sûreté, ils s'avancèrent, le fusil à l'épaule, contre
la populace. Elle ne céda pas. Les soldats se sen-
taient dans une fâcheuse position , l'un d'eux lâche la
détente de son arme. La fatalité, ou plutôt la Provi-
. dence dans ses desseins cachés, voulut que ce seul
coup atteignît au milieu de celte multitude le général
Duphot, placé en tête, et qu'il l'étendît mort. Le
peuple effrayé se débanda, et le cadavre de la victime
fut enseveli le jour suivant dans l'église paroissiale.
Bien qu'éventuel et légitimé par la défense per-
sonnelle des soldats, que le général Duphot venait
provoquer à l'aide de vœux coupables, cet assassi-
nat^ remplit la Cour romaine et la ville entière dis la
plus grande consternation. L'issue de l'entreprise ne
1 L'ambassade occupait le palais Corsini , dans la I.ongaïa.
2 Comme tout ce qui peut directement ou indirectement nuire
DU CARDINAL CONSAl.VI. 55
pouvait pas alors être généralement connue. En appre-
nant qu'on avait livré l'assaut à la caserne des sol-
dats et que la révolution éclatait sur divers points,
— c'était du moins le bruit qu'ils répandaient, — les
au Saint-Sie^e est exploilé avec une perfide adresse par les jour-
naux et les écrivains anticalholit|U('s, la mort du gênerai Duphot
fut longtemps, elle est même encore un sujet banal de ile'clama-
tions. A la nouvelle de ce meurtre , (|ue le gouvernement révolu-
tionnaire français avait provotpu' p.ir de sourdes menées, le Direc-
toire s'aH'idila de pleureuses; les feuilles publii|ues prirent le
deuil , et l'on condamna la France à verser des larmes officielles
sur « un de ses plus brillants généraux, assassiné, disait-on,
par la main des prêtres de Home ».
Consalvi fut même désigné comme l'un des fauteurs de ce
meurtre. Consalvi a enfin la parole. Il réduit le fait à sa plus
simple expression; mais il ne dit pas que, le 10 octobre 1797,
deux mois et demi avant l'insurrection romaine, dans laquelle
périt Duphot, le Directoire avait adressé les instructions suivantes
à Joseph Bonaparte, son ministre plénipotentiaire près le Saint-
Siège : « Vous avez, lui enjoignait le gouvernement de la Ué|)U-
bliijue, deux choses à faire : 1" enqjècher le roi de Nai)les de
venir à Rome; 2" aider, bien loin de retenir les bonnes disposi-
tions de ceux qui penseraient qu'il est temps que le règne des
papes finisse; en un mot, encourager l'élan que le peuple de
Rome parait prendre vers la liberté. »
De pareilles instructions étaient évidemment libellées dans le
but d'autoriser un guet-apeiis diplomatique et de susciter ou de
piotéger une émeute. Gela était si clairement démontré, que
Cacault, successeur de Joseph Bonaparte, écrivant, en 1801, au
Premier Consul, lui mande avec beaucoup de lovante : « Vous
connaissez, ainsi (pu^ moi, les détails de ce déplorable événe-
ment. Personne à Rome n'a donné ordre de tirer ou de tuer qui
que ce soit. Le général (Duphot) a été imprudent; tranchons le
mot, il a été coupable. Il y avait à Rome un droit des gens comme
partout. »
C'est ce droit des gens, invoqué par la bonne foi, que les
révolutionnaires veulent toujours dénier à l'Église.
5G MÉMOIRES
malintentionnés se mirent en mouvement. On tira
plusieurs coups de feu dans différents quartiers de la
ville. On fit même des tentatives que les seules dispo-
sitions adoptées et exécutées avec une rare prompti-
tude par la Congrégation militaire rendirent aussi
vaines qu'inefficaces. On passa toute cette nuit sous
les armes, on braqua des canons sur les places prin-
cipales, afin de porter secours où le besoin s'en ferait
sentir. Nous avions déjà été forcés d'agir plus d'une
fois de la sorte dans les moments où le Saint-Siège
avait à redouter des troubles et des séditions. Nous
restâmes donc en proie aux plus vives angoisses,
partagés que nous étions entre la crainte d'une
émeute contre le Gouvernement de la part des rebel-
les et la frayeur de voir les amis du Gouvernement
tenter quelque chose contre les Français.
Cette double alternative nous menaçait également,
car il était très-difficile de s'y opposer, à cause de
l'étendue de la ville. Un semblable malheur aurait
accru les ressentiments et le besoin de vengeance
que la mort du général Duphot nous faisait envisager
comme certains. Notre première occupation fut de
pourvoir à la sûreté de la personne et de la maison
de l'ambassadeur de France. Nous y envoyâmes un
fort détachement de troupes, avec mission de la gar-
der et de la protéger. Le cardinal secrétaire d'État,
Joseph Doria, habitait avec le Pape au Vatican. Je dus
v aller et y retourner trois fois pendant cette nuit,
afin de rendre compte, de recueillir les ordres, etc. Je
nu CARDINAL CONSALVI. 57"
parcourais ce long trajet dans ma voiture sans aucune
garde, exposé aux coups de fusil que les malveillants,
dispersés par la force armée, faisaient partir de temps
à autre. Ils n'étaient pas fort redoutables, mais dan-
gereux à ce seul point de vue que je pouvais par
liasard en être victime. Je passai la nuit dans le
quartier de la place Colonna avec le général Santini,
successeur du général Colli. Au jour naissant , nous
vîmes que les mesures prises pour le maintien de la
tranquillité publique étaient couronnées* d'un plein
succès, et nous eûmes le bonheur de recevoir l'assu-
rance de la souveraine satisfaction que notre con-
duite avait inspirée dans un moment aussi cruel et
aussi scabreux.
Quand le jour fut venu, l'ambassadeur de la Répu-
blique française partit. Aucune prière du Saint-
Siège , aucune offre de la plus éclatante réparation ,
au cas où il y aurait eu des coupables dans le fait
arrivé, ne purent le retenir au sein de la capitale.
Dès qu'il eut appris la mort du général, le Directoire
français fit marcher sur Rome quinze mille hommes ,
que suivaient d'autres corps. 'Cette armée arriva
avec la rapidité de l'éclair. Le Saint-Siège ne put
jamais s'expliquer les ordres intimés au général en
chef Berthier '. Celui-ci refusa de recevoir les quatre
^ Ces ordres, que le Saint-Siège ne pouvait s'expliquer, se
trouvent tout au long dans le troisième volume de la Correspon-
dance de Napoléon l"^, publie'e à Paris, chez Pion, éditeur, rue
Garancière , 8. Us figurent à la page 475 et avec le titre d'Iusiruc-
58 MÉMOIRES
députés que le Pape lui envoyait à Narni pour con-
naître ses intentions. Berthier répondit qu'il leur
accorderait audience. aux portes de Rome.
Le soir du 9 février, l'armée occupa le Monte-
Mario , et , au mépris de sa promesse , le général ne
voulut pas s'aboucher avec les députés.
Le 1 0, dans la matinée, un officier et un trompette
se présentèrent à la porte c[ui se nomme Angelica. Ils
la trouvèrent ouverte et sans aucun préparatif de
résistance.
tioiis au général Berthier, rédigées par le général Bonnparte. On y
lit SOUS la date de :
« Paris, 22 nivôse an VI (Il jan^■ier 1798).
« La célérité dans votre marche sur Rome est de la plus grande
importance; elle i)eut seule assurer le succès de l'opération. Dès
l'instant que vous aurez assez de troupes à Ancône, vous les
rnettrfz en marche.
» Vous favoriserez secrètement la réunion de tous les pays
adjacents à cette ville, tels que le duché d'L'rbin et la province
de Macerata.
» Vous ne ferez paraître votre manifeste contre le Pape que
lorsque vos troupes seront à Micerata. Vous direz en peu de
mots (|ue la seule raison qui vous fait marcher à Rome est la
nécessité de punir les assassins du général Duplrot et ceux qui
ont osé méconnaître le respect qu'ils doivent à l'ambassadeur de
France.
« Le roi de Naples ne manquera point de vous emoyer un de
ses ministres, auquel vous direz que le Directoire exécutif de la
République française n'est conduit par aucune vue d'ambition;
que, d'ailleurs, si la Républlipie française a été assez généreuse
pour s'arrêter à Tolentino lorsqu'elle avait des raisons plus graves
encore de plaintes contre Rome, il ne serait pcinl impossible
que, si le Pape donne la satisfaction (jui contente le Gouverne-
ment, cette affaire pût s'arranger.
» Tout en tenant ces propos, vous cheminerez à marches for-
DU CAUDIXAL r.ONSALVI. 59
Le Pape n't'tait point on force pour repousser
l'invasion, et il lui répugnait d'exposer son peuple
tout prêt à le défendre. Du reste, cette défense aurait
été aussi périlleuse pour les Romains qu'insuffisante
pour le Saint-Père.
L'officier et le trompette pénétrèrent sans coup
férir dans la ville , et ils se rendirent au château
Saint-Ange. Après avoir demandé avoir le comman-
dant du fort, ils lui signifièrent qu'avant trois heures
mille hommes s'avanceraient pour prendre possession
cét'S. L'art ici consiste à gagner (luehjues marches, de sorte que,
lorsque le roi tle Naplts s'apercevra (jue votre projet est d'arriver
à Rome, il ne soit plus à tem|)s de vous prévenir.
M Lorsque vous vous U'ouverez à deux journe'es de Rome, vous
menacerez alors le Pape et tous les membres du Gouvernement
qui se sont rendus coupables du plus grand de tous les crimes,
afin de leur inspirer l'e'pouvante et de les faire fuir. »
En re'digeant ces instructions, qui n'étaient ni dans son carac-
tère ni dans ses vues, Bonaparte voidait ostensiblement flatter
la monomanie irréligieuse des Théophilanthropes du Directoire;
mais à moins de quinze jours d'intervalle, l'homme d'ordre et de
discipline morale prend sa revanche, et, toujours de Paris, il
adresse au général Bertliier, sous la date du o pluviôse an VI
(21 janvier 1798), une dépèche confidentielle dans laquelle se
manifestent ses véritables sentiments :
« Réprimez toute espèce d'excès , écrit Bonaparte à Berlhier,
et ne souffrez pas que (juelques polissons de Français ou d'Ita-
liens se constituent patriotes par excellence et cherchent à vous
ci> imposer. Il ne faut prtS les menacer, mais les fourrer tout
bonnement en prison. »
Par malheur, Berthier et ses successeurs ne comprirent pas la
sagesse d« l'avis donné, et comme cela arrive toujours dans les
manifestations antipapales, on laissa, malgré Bonaparte, quelques
polissons de Fr<i)içtiis ou d' Udicns faire la loi au .Souverain et au
peuple des Étals ponlilieau.x.
60 MÉMOIRES
du château, qui devait être évacué par les soldats
pontificaux. Ils ajoutèrent que le général en chef
voulait que le commandant des troupes romaines
vînt au Monte-Mario, où il avait à lui parler. Quand
on eut fait part de ces exigences au cardinal secré--
taire d'État, le commandant de l'armée du Pape alla
au Monte-]>[ario pour entendre ce qu'on devait lui
signifier, et pour savoir encore, au nom de la Cour
romaine, quelles étaient les intentions du général,
car on restait plongé dans une ignorance complète.
C'était par suite de ce motif et dans le but de se main-
tenir en paix avec la République française que le
Pape ne s'opposait pas à la marche d'une armée qu'il
n'avait pas lieu de croire son ennemie.
Le général en chef répondit que l'armée française
arrivait pour exiger une satisfaction de la mort du
général Duphot, et non pour renverser le Saint-
Siège. Berthier demanda qu'on lui livrât les otages
et les personnes désignées que le gouvernement
français réclamait; il stipula encore d'autres choses
relatives aux troupes pontificales, choses cpi'il est
inutile de rapporter dans cet écrit; puis il termina
en disant que le général Cervoni expliquerait le sur-
plus, en son nom, au cardinal secrétaire d'État. Le
commandant papal communiqua les détails de cette
entrevue au secrétaire d'État. Ce ministre lui enjoi-
gnit de laisser entrer les Français dans le château et
de faire retirer les soldats romains dans leurs caser-
nes, ainsi que le général Berthier en manifestait le
DU CARDINAL CONSALVI. 61
tlésir. Le cardinal secrétaire d'État me transmit ces
ordres, pour que la Congrégation militaire les fît exé-
cuter.
Il sera facile de s'imaginer la consternation uni-
verselle que produisit celte mesure et la difficulté de la
mettre en pratique dans un si court espace de temps.
Je fus obligé de me transporter en personne au châ-
teau pour en hâter l'évacuation, et je renonce à
décrire le pêle-mêle, la tristesse, l'embarras et les
périls de cette lugubre scène. Le peuple , morne et
sombre, était assemblé en foule à la porte, tandis que
les méchants, partisans des Français, y dansaient en
trépignant — e i cattivi, partigicmi dei Francesi vie-
rano pure in gran tripudio. — A force d'activité et
de sollicitudes infatigables, je réussis à faire évacuer
le château dans le terme prescrit. Cela s'opéra sans
désordre et sans trouble populaire. Je pus empêcher
toute commotion pendant le reste du jour et durant
la nuit suivante. Ainsi du moins j'enlevais aux Fran-
çais la triste joie qu'ils ambitionnaient tant , celle de
proclamer que le peuple s'était soulevé, soit contre
eux, soit contre le gouvernement papal. A l'aide de
l'un de ces prétextes, ils auraient pu se justifier en
apparence de leur intrusion dans Rome, de l'occupa-
tion du château Saint-Ange et des mesures succes-
sives qu'ils décrétaient.
Les mille hommes entrèrent dans le château ce
jour-là même à l'heure indiquée. Ils y restèrent
enfermés tout le jour et toute la nuit, sans faire
62 MEMOIRES
autre chose que de s'y fortifier. Le matin suivant, —
le 11 février, — le général français, n'ayant encore
rien découvert qui pût servir de prétexte quelconque
à l'occupation de la ville elle-même, ne jugea cepen-
dant pas à propos de différer davantage cette occu-
pation. Il laissa un coips d'armée au Monte-Mario,
où il se retrancha et où il bivouaqua de sa personne;
puis il lança sur la ville, plongée dans la stupeur, la
crainte, la tristesse et le silence, dix mille hommes
qui s'échelonnèrent tout de suite sur les lieux les
plus élevés et les plus populeux, tels que le Qui-
rinal, Saint-Pierre iji Montorio, la Trinità dei 3ïonti,
la place Colonne et le Transtevère. On ne fit ce
jour-là aucune autre opération ni aucun autre
mouvement.
Sur le soir, le général Cervoni annonça au car-
dinal secrétaire d'État les intentions du général en
chef et de son Directoire. On conservait le gouver-
nement du Pape, mais on lui faisait subir une réforme
et on changeait quelques vieux usages. On exigeait
une contribution de plusieurs millions dans un délai
prescrit , et une portion dans les quarante-huit heures.
Le Saint-Père était en outre tenu de faire peser cet
impôt sur les plus riches familles, afin d'en assurer
plus vite le payement intégral. On voulait comme
otages, et pendant un certain laps de temps j, des
cardinaux, des prélats et le neveu du Pape. Le
Directoire en avait décrété quelques-uns de prise
de corps; on exigeait qu'ils fassent remis ou cou-
DU CARDINAL CONSALVI. €3
signés entre les mains de la République française.
Ces dispositions et d'autres encore, qu'il n'est pas
utile d'énumérer, furent mises à l'ordre, du jour de
l'armée et exécutées immédiatement.
Comme le gouvernement pontifical n'était pas
renversé, j'allai ce matin-là même au Vatican, —
car c'était jour de Rote , — afin de juger les procès
de cette audience. En sortant du tribunal , je fus
mandé par le secrétaire d'État. Avant de raconter
ce qu'il me dit, je dois remonter un peu plus haut.
Tandis que l'armée française campait à Narni, un
membre du club des Jacobins, chaud partisan des
idées démagogiques, était en communication très-
active avec le général en chef. Il lui faisait {)asser
de Rome toutes les nouvelles et les projets dont il
avait connaissance pour assurer l'entrée des Français
dans la ville, et pour régler les opérations succes-
sives. Ce clubiste vint me trouver en cachette dans
une maison tierce. Afin de me témoigner la gratitude
qu'il me vouait pour un ancien service que je lui
avais rendu, il m'avertit secrètement de ceci : En
ma qualité d'assesseur de la Congrégation militaire,
j'étais le premier sur la liste des personnes qui
devaient être consignées au Directoire, dès que
l'armée se serait emparée de Rome. Il ajouta encore
que la France voulait s'assurer de moi, me suppo-
sant chef des troupes pontificales, parce que je pré-
sidais la Congrégation militaire. « Vous êtes, me
disait-il, celui que noire club a désigné au général
64 MÉMOIRES
comme devant être arrêté de préférence à tout autre,
afin de le laisser plus libre dans l'exécution de ses
plans. »
J'étais de plus, en raison de mon titre d'organe de
la secrétairerie d'État auprès des soldats, la première
victime indispensable pour colorer l'occupation de
Rome. On devait répandre le bruit que mon arres-
tation était une expiation de l'assassinat commis sur
Duphot, assassinat dont le Directoire espérait faire
endosser la faute à la Cour pontificale. Mon jacobin
termina en me conseillant de me diriger à l'instant
même vers Naples, puisque pour me sauver je n'avais
pas une heure à perdre. Il me quitta très-brusque-
ment, dans la crainte d'être surpris par quelque
autre clubiste, et il ne me laissa presque pas le temps
de le remercier de ses bons offices.
J'allai rapporter cette entrevue au cardinal secré-
taire d'État, en lui cachant le nom du délateur. Son
Éminence voulait que je profitasse de l'avis, et que
je partisse sans différer pour Terracine, où j'atten-
drais l'issue de la crise, et d'où je verrais les mesures
qu'il prendrait pour régler soit mon retour à Rome,
soit ma retraite dans le royaume de Naples. Je
remerciai le Cardinal de l'intérêt qu'il me portait, et
je refusai avec fermeté, en lui disant que, par un
effet des événements, et non par mon mérite, j'étais
fort tranquille; que, dans ces heures si périlleuses où
tout le monde a peur de se compromettre, si j'avais
abandonné mon poste au département militaire, la
DU CARDINAL CONSALVI. 65
révolution intérieure se serait infailliblement dé-
chaînée; que c'était le secret désir des Français,
afin de ne pas avoir l'air d'être venus exprès pour
renverser le Saint-Siège; qu'ils publieraient que les
Romains le détrônaient eux-mêmes; que cette appa-
rence leur fournirait un prétexte pour entrer à Home
et pour y rétablir le calme ; que je ne voyais qu'une
chose dont on pouvait tirer parti dans la chute iné-
vitable du Gouvernement, c'était au moins de bien
faire ressortir l'injustice et la violence des Français,
afin qu'il fût impossible de prétendre que le Pape
avait été détrôné par ses sujets. Je lui fis saisir
(jue le nombre des méchants était très-inférieur au
nombre des bons, mais que ce petit nombre de mal-
intentionnés suffisait cependant pour atteindre le
but, car les bons, paralysés par la crainte de la pro-
chaine arrivée des Français, n'oseraient pas résister
aux méchants. J'ajoutai que tant que je serais à la
tète du département militaire, j'étais assuré de
maintenir la tranquillité publique àFaide des troupes
pontificales, et que la négligence, l'abattement ou
même la mauvaise volonté de quelques-uns ne sau-
raient être nuisibles à l'État; qu'en conséquence,
persuadé que la force des choses, et non point ma
valeur individuelle, me rendait nécessaire dans cette
occasion, je n'achèterais jamais ma propre sécurité
au [)rix de celle de mon Souverain et du trône ponti-
fical, auquel j'étais attaché jusqu'à la mort'. Je finis
1 En indiquant ces événements du bout de la plume, le canli-
n. 5
66 MÉMOIRES
en déclarant que je refusais absolument de profiter
de l'avis ou de la permission, et que je désirais rester
à mon poste pour partager le sort de mon maître.
Le Cardinal m'embrassa et loua ma résolution, que
le Ciel couronna en m'accordant la récompense am-
bitionnée.
Ceci posé, je retiens donc à dire qu'après avoir
été appelé par le cardinal secrétaire d'État en sortant
nal Consalvi ne dit pas que ses mesures, sages et courageuses en
même temps, retardèrent la chute du Gouvernement pontifi-
cal. Il se tait sur les euibarras intérieurs, qu'au milieu de tant
de difficulle's politiques la jalousie des uns et les lâchetés des
autres lui siiscitèrent. Ce n'est point ici le lieu d'évoquer ces
tristes discordes intestines qui se présentent partout et noîara-
ment sous l'impulbion du caractère italien , cherchant trop à
prendrv^ les grandes questions par les petits bouts. Mais ce qu'il
faut dire à la louange de Consalvi, c'est que, résolu et conci-
liant, il ne céda jamais à un excès de prudence ou à un excès
de témérité, et que, par respect pour le Saint-Siège, pour la
personne du Pape et pour lui-même, il ne transporta point dans
le forum des antichambres ou sur les rostres de la rue ce pugilat
d'accusations et de récriminations dont l'honneur et les aiïaires
de l'Église doivent avoir tant à souffrir.
L'habileté pleine d'audace de Consalvi lui suscita, dans ces
graves circonstances, des inimitiés d'autant plus redoutables
qu'elles étaient souterraines et ne procédaient qu'à voix basse,
par insinuation , jjour ainsi dire. Le Cardinal a oublié ou méprisé
tout cela en rédigeant ses Mémoires. Il ne daigne même pas faire
allusion à cet antagonisme de prétentieuses petitesses et de riva-
lités mesquines compromettant les meilleures et les plus saintes
causes. Nous n'avons qu'à suivre son exemple et à ne ])as entrer
dans ces misérables débats que sa correspondance quotidienne
avec le pape Pie VI rend si précieux à l'histoire, tantôt comme
enseignement rétrospectif, tantôt comme point de compa-
raison.
DU CARDINAL CONSALVI. 67
de la Rote, ce ministre me fit savoir que, parmi les
clioses dont le général Cervoni l'avait entretenu le
soir précédent, il avait parlé de mon arrestation et
de ma remise aux Français pour les raisons citées
plus haut; que lui, ministre du Pape, avait plaidé en
ma faveur et démontré mon innocence en racontant
que je n'avais pas voulu me mettre en sûreté avant
l'entrée de l'armée. Le général s'était aussitôt repris
pour annoncer qu'il se contentait d'une prévention
de quelques jours, motivée sur certaine apparence
de culpabilité; qu'il renonçait à me faire arrêter,
et qu'il permettait même que mon appartement, et
non le fort Saint-Ange, me servît de prison.
Le Cardinal termina notre entrevue en me priant
de me rendre directement chez moi et d'y rester aux
arrêts jusqu'à nouvel avis, ne devant guère tarder,
ainsi qu'il me l'assurait. Je retournai à la maison ^
et j'y demeurai d-'après l'ordre que j'avais reçu du
Gouvernement pontifical , au nom duquel tout se fit
dans les premières vingt-quatre heures.
Le même jour' — le 12 — je reçus à l'improviste
la visite de deu:<c commissaires français. Ils venaient
procéder à un acte bien peu en harmonie avec une
arrestation de "Simple formalité et très-momentanée,
comme on l'avait assuré au cardinal secrétaire d'État.
Ils bouleversèrent tout mon appartement et tous mes
meubles, ne me laissant que ma chambre à coucher,
ce que j'avais sur moi et sur mon lit. Je les interro-
geai pour apprendre ce que cela signifiait; ils me
5.
68 MÉMOIRES
répondirent qu'ils n'en savaient rien et qu'ils étaient
les exécuteurs de cet ordre.
Le matin suivant — le 1 3 — je vis apparaître un
adjudant qui m'enjoignit de le suivre, et rien de plus.
Je descendis l'escalier avec lui en habit noir, tel que
je me trouvais, et je montai dans sa voiture sans qu'il
m'adressât une seule parole. On me conduisit à la
porte du général Sendini , qui était le premier per-
sonnage de la congrégation et le chef de l'armée pon-
tificale. Sans sortir de la voiture, je vis descendre un
autre adjudant qui amenait le général ; on le fit mon-
ter dans le carrosse oii je me trouvais, et nous fûmes
conduits tous les deux au fort Saint-Ange, où l'on
nous écroua.
Deux jours après, c'est-à-dire le 1o, anniversaire
de la création du Pape, la scène changea. Une poi-
gnée de sujets rebelles proclama, de concert avec les
Français, l'abolition du Gouvernement pontifical et
l'établissement de la République romaine '. Le géné-
1 C'est par l'amplification de rhe'torique suivante que le géne'ra!
Berttiier inaugura la seconde républi(]ue romaine :
« Mânes des Galon , des Pompée, des Brutus, des Ciceron , des
Hortensius, recevez l'hommage des Français libres dans le Capi-
tolc, où vous avez tant de fois défendu les droits du peuple et
illustré la Ré[)ubli(pje romaine. Ces enfants des Gaulois, l'olivier
de la paix à la main , viennent dans ce lieu auguste y rétublir les
autels de la liberté dressés par le premier des Brutus. Et vous ,
peuple romain, qui venez de reprendre vos droits légitimes,
rappelez-vous ce sang qui coule dans vos veines! Jetez les yeux
sur les monuments de gloire qui vous environnent ! Reprenez
votre antique grandeur et les vertus de vos pères ! »
Ceite prosopopée n'était que ridicule; l'odieux s'y ajouta. Au
DU CARDINAL CONSALM. «9
rai Cervoni en porta la nouvelle au Saint-Père. Pie VI
la reçut avec cette religion et cette fermeté d'âme
(jui formaient la base de son grand caractère. Quel-
ques jours après il fut enlevé de Rome par les Fran-
çais et traîné à Sienne, mais on l'y retint peu de
temps, car on trouvait cette ville trop rapprochée de
Rome, et on prétendait que Sa Sainteté y était trop
libre, — quoiqu'elle ne le fût pas beaucoup.
En conséquence, on interna Pie YI à la Chartreuse
de Florence, située dans une solitude à trois milles
de la ville. Après avoir passé là bien des mois dans
la plus étroite, la plus ennuyeuse et la plus incom-
mode de toutes les captivités, on le fit partir, malgré
ses douleurs et son âge très-avancé, pour Besançon
en France.
Cependant, grâce aux victoires qu'elles remportè-
rent à cette époque, les armées russes gagnèrent du
terrain. On redouta qu'elles ne missent le Pape en
liberté, et on résolut de le transférer à Dijon. 3!ais les
infirmités du Saint-Père ayant augmenté par suite
de tant de voyages, ses geôliers se virent obligés de
le laissera Valence en Dauphiné, où ils l'enfermèrent
dans la citadelle. C'est là que Pie VI termina sa glo-
nom du peuple libre et souverain de Rome, une de'putation de
juifs, de moiftes apostats, d'e'trangers tare's et de mercenaires de
la Révolution, repre'sentant les mânes des Caton, desPompe'e et
des Brutus évoqués par le futur prince de Wagram, vice-conné-
lable de l'Empire français, ose signifier à Pie VI qu'il est déchu
de ses droits temporels. On lui apprend qu'à partir de ce beau
j.)uril n'est plus qu'un simple citoyen, et peu d'heures après le
Pontife se voit traiuer d'exil en exil.
70 MÉMOIRES
rieuse vie par une mort glorieuse, le 29 août 1799,
après un pontificat de vingt-quatre ans et demi, pon-
tificat surpassant par sa durée ceux de tous ses pré-
décesseurs depuis saint Pierre.
J'étais resté incarcéré au château Saint-Ange, où
je demeurai. . . . mois ' sans jamais avoir été in-
terrogé, et sans qu'on daignât s'inquiéter de mes
sollicitations pour l'issue de mon affaire. On avait
procédé à ma prise de corps selon la teneur du dé-
cret que j'ai ci(é plus haut, et durant tout ce temps
j'avais été oublié, soit à cause du changement de
trois ou quatre généraux en chef qui se succédè-
rent les uns aux autres à de très-courts intervalles,
soit parce que l'on attendait de nouveaux ordres
de Paris sur mon compte et sur celui des cardinaux
ou prélats.
Toutefois, j'avais eu le bonheur de trouver dans le
fort un commandant qui s'est acquis tous les droits
à ma gratitude. C'était non-seulement un soldat
très-probe, très-honorable et très-désintéressé, c'é-
tait encore un être très-humain. Il me prit en afi'ec-
tion toute particulière, et il allégea autant qu'il le
put l'amertume de ma situation. Il chercha souvent,
mais en vain, des biais pour amener mon affaire à
bon port. Gbaque soir il venait dans ma cliambrette,
et nous jouions à un piquet de très-minime impor-
tance. Je n'avais pas un sou; tout ce que je possédais
^ Le Cartlinal a laisse en blanc le nombre des mois.
DU CARDINAL CONSAI.VI. 71
en fait de meubles ou d'autres objets m'était fourni
par mes amis, car ma fortune était ou sous les scellés
ou sous le séquestre. C'est ainsi (jue se passèrent
quarante-trois ou quarante-quatre jours.
Tout à coup, au moment où je dînais, un ofïicier
vint m'appeler, sans que je fusse prévenu, pour me
conduire en voiture du château Saint-Ange à l'ancien
couvent des Converties, où il me laissa. J'y rencon-
trai un cardinal et plusieurs prélats. Ils m'apprirent
que dans la nuit même nous allions être dirigés sur
Cività-Yecchia, où l'on avait déjà réuni sept ou huit
cardinaux et quelques prélats. Tous ensemble, nous
devions faire voile vers l'Amérique pour être relé-
gués dans l'île de Cayenoe.
On peut s'imaginer combien je fus frappé de cette
nouvelle imprévue et d'une semblable destination.
Mes amis, et particulièrement la famille Patrizi, en
furent vivement émus. Le hasard voulut que le géné-
ral en chef habitât le palais des princes Ruspoli, pro-
ches parents des Patrizi, et qui m'étaient aussi fort
attachés. Tous ensemble, avec la plus grande ardeur,
se mirent à la peine pour me soustraire à cette dépor-
tation. Ils faisaient valoir ma santé, à laquelle un
aussi long voyage sur mer serait très-fatal, mais leurs
efforts furent inutiles. Quand la nuit fut sombre, on
nous entassa tous sur des voitures, puis on nous con--
duisit à Cività-Yecchia, sous l'escorte d'un gros déta-
chement de cavalerie française. Je partis avec mon
habit noir et muni du peu d'écus qui m'avaient été
72 MÉMOIRES
offerts durant ces courts instants par mes amis, plon-
gés, eux aussi, dans une extrême détresse.
Arrivés à Cività-Vecchia le jour suivant, on nous
claquemura dans le couvent où bivouaquaient les car-
dinaux et les prélats qui nous attendaient. Tout cela
se passait vers le 23 mars, — je ne me souviens pas
avec précision de la date. — Deux jours après, un
matin, on nous réunit tous pour nous signifier la sen-
tence du Directoire. Nous ressemblions à des hommes
condamnés au gibet, lorsqu'ils entendent leur arrêt
de mort. L'exil à Cayenne en dilïérait fort peu, du
reste. Mais quoi! soit que le bruit qui en avait couru
fut exagéré, soit qu'on eut, comme cela s'affirmait,
modifié les ordres précédents, le décret portait en
substance que nous étions tous destinés à être diri-
gés par mer sur l'endroit que nous choisirions. On
nous exilait à jamais du territoire de la République
romaine, sous peine de mort si nous y rentrions.
Nous reçûmes cet arrêt comme les condamnés à la
potence reçoivent la grâce de la vie. La joie fut uni-
verselle, car personne n'aurait jamais pu se flatter
de choisir librement le lieu de sa déportation. Je
n'hésitai pas un moment à jeter mon dévolu. Je
{)rùlais d'un pieux désir de revoir le Pape , alors pri-
sonnier dans la Chartreuse de Florence, et non-seu-
lement j'aspirais à le revoir, mais encore j'espérais
me mettre à sa suite et partager sa destinée. Je savais
les nombreuses difticultés qui s'opposaient à mon
projet, et les ordres que la République française avait
DU CAKDINAL CONSALVI. 73
intimés au i^ouvernement toscan , de ne laisser au-
près de Pie VI aucun cardinal et aucun prélat en de-
hors des deux qui se trouvaient avec lui. Je devais
supposer à plus forte raison que l'on en ai^irait ainsi
envers moi, qui étais plus signalé que tout autre.
Mais je me flattais de surmonter peut-être ces ob-
stacles, à l'aide de beaucoup d'amis que j'avais à
Florence. En tout cas, si je ne réussissais pas, j'am-
bitionnais du moins de prouver au Saint-Père par un
acte public que j'avais fait de mon côté tout le pos-
sible afin de résider auprès de lui pour le servir et
l'assister jusqu'à ma mort ou jusqu'à la sienne.
Dans cette intention, je m'empressai de désigner
Livourne comme lieu de mon exil. Aidé par un né-
gociant de mes amis qui habitait Cività-Vecchia , je
frétai un navire et je me préparai à partir le premier
de tous, c'est-à-dire le jour même. Mais la mauvaise
fortune me réservait un tout autre sort. J'étais sur le
point de m'embarquer, quand un courrier, expédié
de Rome, apporta un ordre enjoignant de laisser
libres tous les autres et de me retenir seul, afin de
me reconduire dans la capitale. Je fus frappé par ce
contie-temps comme par un coup de foudre. Sans
savoir à quoi j'étais destiné, je compris néanmoins
fort bien tout ce qu'il y avait de préjudiciable pour
moi dans ce retour exceptionnel , d'autant plus que
je me voyais ravir la faculté d'aller à Livourne, où je
désirais si vivement arriver, afin d'atteindre mou
but.
74 MÉMOIRES
L'ordre transmis de Rome était un effet des bons
offices des Patrizi et des Ruspoli. Pour mon malheur,
ils avaient obtenu du général en chef français de
m'épargner une cruelle traversée; et ainsi mes excel-
lents amis me rendaient involontairement un fort
mauvais service.
S'il se fut encore agi d'être déporté à Cayenne,
c'était une faveur inappréciable; mais, en vue de la
destination que la sentence m'autorisait à choisir,
leur intervention me privait de Ja liberté obtenue.
Cette intervention me replongeait dans de nouvelles
transes , ou tout au moins dans de uouvetmx doutes
sur mon sort. Elle me plaçait dans l'impossibilité
absolue de me rendi'e en Toscane; je prévoyais avec
certitude qu'à Rome on ne me permettrait jamais
de me diriger de ce côté, ainsi que cela était arrivé à
Cività-Yecchia, quand ma destinée n'avait pas été
décidée isolément, mais confondue avec celle de
beaucoup d'autres.
Blessé jusqu'au fond de l'âme d'un contre-temps si
cruel et qui m'arrachait la coupe des lèvres comme
à Tantale, je sortis de Cività-Vecchia avec le même
détachement qui nous avait escortés jusque-là. De
retour à Rome, je me vis inopinément écroué dere-
chef dans le fort Saint- Ange. Le commandant, qui
était très-désolé de mon départ, croyant que j'allais
être dirigé sur Cayenne , fut au comble de la joie en
me revoyant, et il me fit l'accueil le plus aimable.
Mais dès qu'il connut le récit de mes aventures, il
UU CAUDINAL CONSALVI. 75
partagea ma tristesse ; il me témoigna une compas-
sion et un intérêt qui, tant que je vivrai, resteront
gravés dans ma mémoire et dans mon cœur. On
s'imaginera facilement aussi quelle fut la douleur de
ceux de mes amis qui, après avoir voulu travailler
à m'ètre utiles, s'aperçurent promptement qu'ils
avaient été pour moi la cause de tant de maux.
Mon retour, dont le public de Rome ne connais-
sait point, ainsi que cela était naturel, la très-simple
raison, provoqua la mauvaise humeur et la colère de
beaucoup de Jacobins et spécialement des Consuls
d'alors ' . Les arrestations faites sous le Gouvernement
pontifical de plusieurs d'entre eux, — et on en comp-
tait même quelques-uns parmi les Consuls en exercice,
— m'avaient suscité beaucoup d'ennemis, quoique
je ne fusse en cela que l'exécuteur passif des ordres
reçus. Dans l'enivrement de leurs prospérités et de
* Le gouvernement consulaire, dont parle le Cardinal, avait
e'te' manipulé par l'cx-oratorien Daunou et par un calviniste suisse
nommé Haller, que la République française tenait à ses gages en
qualité de commissaire. La vieille Rome , au temps de sa puis-
sance et de sa grandeur, n'eut que deux consuls; en 1798, elle
s'en trouva sept sur les bras. Ce gouvernement n'avait pour mis-
sion que de proscrire et de voler. 11 était présidé par un accou-
cheur juré, et nous lisons dans le Moniteur du 7 floréal an VI,
page 2ol , sous la rubrique de Rome, 12 germinal an VI, la
nouvelle suivante :
" Le consul Angelucci, célèbre chirurgien-accoucheur, jouit
d'une grande popularité. H a publié un avis par lequel il annonce
à ses concitoyens ijue ses fonctions de premier magistrat ne
l'enipècheront pas d'assister l'iiuiiianité souffrante, lorsque l'on
croira avoir besoin de son ministère comme accoucheur et
chirurgien. »
76 MEMOIRES
leur pouvoir éphémère, ils ne songeaient qu'à la ven-
geance. En me voyant rentrer à Rome tout d'un coup,
ils crurent que j'allais, contrairement aux autres,
recevoir ma grâce entière, c'est-à-dire obtenir le
droit de résider dans la ville. Néanmoins il n'était
pas question de cela, et je n'aurais jamais accepté
cette faveur, quand bien même elle m'eût été offerte.
Ils se donnèrent en conséquence tant de mouvement,
ils s'employèrent avec tant de malice à me nuire,
que mes affaires, dans ces jours terribles, devinrent
on ne peut plus mauvaises.
Ce fut en vain que je réclamai l'exécution du dé-
cret directorial publié à Cività-Vecchia, qui me con-
damnait à la déportation hors de l'État romain, et
dont je me déclar'ais satisfait. Ce fut inutilement que
je demandai à être reconduit à Cività-Yecchia d'où
j'avais été ramené, non sur ma prière ni sur une
prière autorisée par moi; plus inutilement encore que
je déclarai me soumettre à l'exil par mer, avec le
libre choix cependant du lieu où je devais être trans-
porté, d'après la teneur du décret et de mon option
pour Livourne. Toutes mes tentatives échouèrent,
surtout par la malheureuse coïncidence du rappel
du général en chef qui eut lieu à cette époque.
Le général Gouvion Saint-Cyr, qui le remplaça,
ignorait ce qui s'était passé à mon sujet avec son
prédécesseur. Nouveau dans ce conflit, il ne voulait
point adopter de détermination sans connaissance de
cause, ou révoquer en doute les fausses informations
DU CARDINAL CONSALVI. 77
que le gouvernement révolutionnaire de Rome lui
insinuait méchamment sur mon compte. Les efforts
de mes amis et ceux de mon pauvre frère André ne
servirent à rien. Je dois ici payer un tribut de grati-
tude à sa chère et vénérable mémoire. Il se trouvait
éloigné de Rome depuis plusieurs années, car, dévoré
de la même passion que moi, il était allé courir le
monde. Quand la Révolution s'abattit sur le patri-
moine de Saint-Pierre, il habitait Venise. La nou-
velle de cet événement lui parvint en mèuje temps
que celle de mon arrestation.
N'écoutant que sa tendresse pour moi, il accourut,
et je le vis un jour apparaître à l'improviste dans ma
chambre lors de ma première détention au château
Saint-Ange , c'est-à-dire avant que j'en sortisse
pour être transféré à Cività-Vecchia. Son retour en
un pareil moment me fit autant de peine que j'aurais
éprouvé de joie si je l'avais revu et embrassé dans
toute autre circonstance.
A première vue, il me fut impossible de ne pas lui
manifestermon profond chagrin, en même temps que
mon plaisir et ma reconnaissance de le voir s'exposer
à tous les périls et à tous les désastres de la Révolu-
tion , uniquement pour me soulager dans ma situation
actuelle, car lui, par bonheur, il n'avait personnel-
lement rien à redouter. Absent depuis plusieurs
années, il ne devait même pas être considéré comme
émigré. La perspective des dangers qu'il affrontait
par son retour (périls accrus par son titre de frère
78 MÉMOIRES
d'un homme non-seulement suspect, mais encore
odieux aux républicains , me rendait bien amère la
résolution qu'il avait prise. Je l'aimais en elTet plus
que moi-même, et je m'apercevais qu'il m'enlevait
ainsi l'unique consolation que je goûtais dans ma
disgrâce, celle de le croire en sûreté. De plus, je
sentais que de nouvelles peines s'ajoutaient à mes
douleurs, par les dangers que son amour pour moi
l'entrainait à courir.
André n'avait pas épargné les soins et les fatigues
durant ma première détention ; il ne les épargna pas
davantage pendant la seconde. Raconter tout ce
qu'il entreprit en ma faveur, quoique ces efforts
n'aient pas été couronnés du succès désiré, serait
donc impossible.
Il y avait vingt-quatre ou vingt-cinq jours, peut-
être un mois , que j'étais ainsi prisonnier de nou-
veau, lorsque, avec la permission du bon comman-
dant, voici venir à moi, en même temps que mon
cher frère, le prince Chigi et le prince di Teano, mes
amis. Ils se disaient porteurs d'une bonne et d'une
mauvaise nouvelle. Ils m'apprirent donc qu'enfin on
avait sanctionné ma déportation — à Naples toutefois,
et non pas en Toscane, justement pour m' empêcher
d'aller auprès du Pape. — En même temps on avait
stipulé que je serais traîné à âne par les rues de la
ville*, au milieu des sbires, et que, durant le trajet,
je recevrais des coups de lanière. On louait déjà les
fenêtres par les rues où je devais passer, et les Jaco-
DU CARDINAL CONSALVl. 79
bins cL les femmes des Consuls se faisaient grande
fête d'assister à cette exécution.
Mes amis furent stupéfaits en me voyant on ne peut
plus indi Itèrent à cette seconde nouvelle, qui, en réa-
lité, ne me fit £;uère de peine, — car je regardais ce
traitement comme mon grand triomphe et ma gloire,
— mais fort désolé de la première, par laquelle j'ap-
prenais (jue je ne pouvais me rendre en Toscane, où
Je désirais tant rejoindre le Pape.
Cet arrêté était l'œuvre du Consulat romain, auquel
le général en chef français avait remis mon affaire.
Je réclamai hautement sur l'incompétence de cette
autorité consulaire, après le décret rendu contre
moi par le Directoire exécutif. Ce décret m'avait été
notifié à Cività-Yecchia, et j'en invoquais le bénéfice.
Le général français , à qui mes amis et mon frère
recoururent, fut inflexible sur ce point. Il ne voulut
pas, dans son humanité et non sur mes instances,
sanctionner l'article concernant la cavalcade sur
l'âne à travers la ville, mais il approuva ce qui était
relatif à ma déportation dans les environs de Naples.
Toutes mes prières furent inutiles, ainsi que celles
que je fis adresser au général , en lui expliquant que
la cour de Naples ne laisserait point les exilés de
Rome pénétrer dans ses États; qu'en conséquence je
risquais et même que j'étais certain de subir une
troisième détention à Terracine, détention auprès de
laquelle celle du château Saint-Ange était mille fois
préférable, tant à cause des douceurs que je pou-
80 MÉMOIRES
vais m'y procurer, que par les visites de mon frère,
(le mes amis et de l'affectueux commandant. Tout
fut tenté en vain '. A la chute du jour, le comman-
dant reçut du général l'ordre de faire partir cette
nuit- là même, dans la direction de Naples, les per-
sonnes inscrites sur une liste qu'il lui envoyait. Cette
liste contenait vingt-trois noms écrits pêle-mêle,
d'après les principes d'égalité de ces temps républi-
cains. Les noms qui figuraient sur la liste étaient
1 L'aphorisme si étourdissant de machiavéliques promesses :
« L'Église libre dans l'État libre » n'avait pas encore été inventé
comme diminutif des grands principes de 1789 par les avocats du
piémontisme et par les juifs de la presse italianisée; mais déjà la
liépublique française l'avait appliqué dans toute sa consolante
fraternité. Le Piémont incarcère et déporte à l'intérieur les car-
dinaux, les évêques et les prêtres fidèles à leurs devoirs et à
leurs serments; la République française se contentait d'exiler les
cardinaux, prélats et sujets romains qui ne se prêtaient pas
d'assez bonne grâce aux farandoles citoyennes du Caj^ipidoglio.
Consalvi, pour en perpétuer le souvenir, a sauvé de l'oubli toutes
les preuves originales de la manière dont la Révolution entendra
éternellement le principe : l'Église libre dans l'État libre. Le
général de division Dallemagne, commandant à Rome au nom
de la République française (Liberté, Égalité!) écrit au prélat
Consalvi , le i'"'^ germinal an VI :
'( Je suis bien fâché, citoyen, de n'avoir rien de satisfaisant à
vous répondre. L'ordre qui vous déporte est une mesure générale.
Je suis esclave de la loi , et l'arrêté du Directoire en est une pour
moi. Je ne puis donc rien changer aux dispositions arrêtées pour
l'arrestation et la déportalion des cardinaux et prélats. Je suis
[)einé de vous voir de ce nombre; mais c'est l'effet des circon-
stances, auxquelles je vous invite de vous conformer sans inquié-
tude et avec confiance dans le Gouvernement français, qui sait
concilier l'humanité avec ses devoirs.
« Salut et fraternité.
» Signé Dallemagne. »
DU CAKDINAL CONSALVI. 81
ceux de dix-huit galériens, d'un frère lai, de deux
avocats , d'un ofllcier de l'ancien gouvernement
chargé d'arrêter les personnes suspectes ou coupables
de crimes, spécialement de crimes d'État, et le mien
inscrit sous le numéro 1 3.
Le départ eut lieu à l'aurore et même un peu plus
tard. Les dix-huit forçats étaient parqués sur une
charrette , les quatre autres personnes dans une
mauvaise voiture. Je suivais dans ma calèche, que,
pour ce voyage, le général avait autorisé à prendre
parmi mes meubles toujours sous le séquestre. Au
milieu des larmes de mon cher frère , de plusieurs de
mes serviteurs accourus ppur me mettre en carrosse
et même de celles du commandant du château, je
quittai Rome vers la fm d'avril de cette année 1 798
— je ne me souviens pas du jour précis.
Un fort détachement de soldats français escortait
le carretto des galériens qui était le premier du con-
voi, puis la voilure des quatre honnêtes gens et ma
calèche. Je ne sais par quel hasard, sur la belle route
d'Albano, cette bonne calèche, qui allait au pas, se
rompit aux deux essieux. Cet accident m'obHgea,
afin de poursuivre le voyage, à monter dans le car-
rosse des quatre. Ils furent six alors, grûce à moi et
à un de mes serviteurs qui m'accompagnait.
A Albano, nous fûmes conduits dans une auberge
pour dîner ensemble. J'eus le bonheur de rencontrer
le baron Gavotti qui habitait le pays, et qui obtint la
permission d'entrer dans la chambre où je me trou-
II. 6
82 MÉMOIRES
vais avec les galériens et mes autres compagnons. 11
était mon ami; sachant qu'il possédait un casino à
Terracine, oii je prévoyais que je serais contraint de
séjourner, parce qu'on m'empêcherait de franchir la
frontière du royaume de Naples, je lui demandai de
pouvoir occuper sa maison, si on m'en accordait la
permission. En nous mettant en route le lendemain
pour Terracine, nous fûmes abandonnés par l'esca-
dron de cavalerie française. Une grosse bande de
sbires de campagne, tels qu'il en fallait pour des
galériens, le remplaça. On voyagea toute la journée
et toute la nuit, et on arriva à Terracine le matin du
jour suivant. La force armée nous introduisit en pré-
sence du commandant français, auquel le capitaine
de nos gardes remit une lettre du général en chef,
contenant la liste des vingt-trois déportés et le décret
libellé dans les mêmes termes que celui de Cività-
Vecchia, quant aux châtiments. Il relatait donc que
nous étions condamnés à l'exil perpétuel hors des
États romains, sous peine de mort si nous y ren-
trions, n'importe de quelle façon et à n'importe
quelle époque.
Je cherchai quelle impression devaient produire
sur cet officier ne sachant rien de ce qui s'était
passé la vue des sbires et des galériens et la lecture
d'une lettre aussi sèche et d'une liste qui ne mettait
aucune dilférence entre les vingt-trois condamnés.
Des qu'il eut achevé sa lecture, je le priai de vou-
loir bien m'écouter séparément, parce que j'avais
DU CAUmXAL C ON SA L VI. 83
(fiielque chose à lui communicjiier. Je fis usage de la
langue IVançaise; ce fut une première recommanda-
tion auprès de lui. Malgré le singulier entourage dont
j'ai parlé tout à l'iicure, il m'introduisit de la pièce
où il nous avait reçus dans sa chambre à coucher.
Je lui expliquai alors ma condition, celle des
quatre honnêtes personnes qui étaient avec moi et
celle aussi des dix-huit galériens, puis je l'informai
de mes aventures précédentes. Je lui dis encore que
j'étais persuadé qu'on ne nous laisserait pas traver-
ser la frontière de Naples — éloignée d'environ un
mille et demi de Terracine ; — que, dans ce cas, je
le priais de ne pas nous confondre avec les dix-huit
galériens dans les prisons de la ville durant le temps
que nous avions à y rester; je lui demandai enfin
de me permettre d'aller habiter avec mes gardes le
casino Gavotti, et de placer mes quatre compagnons
dans quelque couvent.
Je trouvai chez ce commandant un très-bon sen-
timent d'humanité. Il me consola de nos mallieurs
causés par la Révolution , il m'assura qu'il accordait
une foi entière à mes paroles, seul motif pour lui
de se convaincre, car la lettre et la liste n'offraient
aucun renseignement. Il me promit de m'accorder
la grâce sollicitée dans le cas où je resterais à Ter-
racine; mais il ajouta qu'il n'en serait rien, parce
que Naples n'oserait pas refuser un asile aux dépor-
tés du gouvernement français. En le remerciant de
tant de courtoisie, je pris la liberté de lui dire qu'il
6.
8i MÉMOIRtîS
se trompait sur ce dernier point, et que pour s'en
assurer il pouvait faire un essai. C'était de diriger à
la frontière les dix-huit galériens, tandis que nous
attendrions dans la salle, pour voir si l'entrée du
royaume leur était oui ou non accordée. Le conseil
lui sourit. Il nous retint dans son appartement et fit
partir les forçats, qui, une fois arrivés à la frontière,
furent mis en liberté, après avoir entendu la sen-
tence dont nous avons parlé.
■Mais les soldats napolitains de Portello , à quelque
distance de la frontière , accoururent aussitôt à leur
rencontre, et, la baïonnette en avant, les obligèrent
à rétrograder. Au lieu de retourner en arrière et de
se faire réintégrer dans la prison , les forçats se jetè-
rent dans les montagnes servant de confins, puis
ils retournèrent presque tous dans les États romains,
où j'ignore le sort qu'ils subirent.
L'escorte française, spectatrice du refus fait aux
galériens de les laisser pénétrer sur le territoire
royal , en fit son rapport au commandant. Cet offi-
cier tint sa parole , plaça mes compagnons dans un
couvent et me permit d'habiter le casino Gavotti,
sans me donner de gardes , se fiant entièrement à
ma parole. Je ne crus pas devoir accepter cette fa-
veur. Je craignais que les révolutionnaires de Ter-
racine ne m'accusassent faussement de recevoir des
prêtres chez moi et d'intriguer contre le nouveau
Gouvernement. L'officier français finit par m' accor-
der la garde que je désirais.
DU CARDINAL CONSALVI. 85
Ce lui on vain (ju'il rejjrésenta au général en chef
qu'on ne pouvait plus passer dans le royaume de
Naples, en vain aussi fis-je solliciter par mon frère
et par mes amis l'autorisation de revenir en arrière,
de rentrer une autre fois dans les murs de Rome et
d'èlre déporté en Toscane, puisque ma déportation
paraissait imj)ossible à etïectuer du côté de Naples.
On ne voulait justement pas que j'allasse dans le
pays où résidait le Souverain Pontife. Les efforts que
je ne cessais de multiplier à Rome étaient inutiles.
Pour ne pas languir dans une éternelle détention à
Terracine, où le mauvais air commençait à sévir, il
fallut essayer d'arracher un passe-port à la cour de
Naples.
Dans le principe, toutes les démarches furent sté-
riles , même celles que fit un personnage ayant libre
accès auprès de la reine, tant il était nécessaire aux
yeux du gouvernement royal de ne pas commencer
à ouvrir la porte aux exilés de Rome. A la fin, un
changement qui s'opéra dans l'esprit du ministre
Acton me fut très-utile. Le cardinal duc d'York,
réfugié à Naples depuis la chute du Gouvernement
papal, lui avait demandé très-chaudement un passe-
port pour moi. Ce ministre, qui était Anglais, fut
flatté au delà de toute expression de voir que le lé-
gitime roi de la Grande-Bretagne attendait de lui
une faveur. J'obtins ainsi un passe-port qui attestait
que je pouvais demeurer à Naples trois jours seule-
ment. Mais on avait insinué tout bas à l'oieille du
86 MÉMOIRES
du cardinal duc que j'y résiderais tant que cela me
plairait. Je partis donc pour cette ville vers la tin du
mois de mai, après vingt-deux jours d'une troisième
captivité à Terracine. J'étais rempli d'obligations et
de reconnaissance pour le commandant français, qui,
en me traitant avec alTection, était devenu l'émule
de celui du château Saint-Ange. Il usa, en effet,
envers moi, pendant ma halte forcée de Terracine,
de tous les égards les plus courtois ^
Arrivé à Naples, j'y fus reçu avec une extrême
bonté par le ministère, par le roi Ferdinand et spé-
cialement par la reine. Je ne pouvais souhaiter un
plus agréable séjour, tant pour la beauté du climat
que pour le bonheur de revoir le cardinal duc et
beaucoup de familles amies qui s'empressaient de
1 Quand la République française ne tuait pas du premier coup
ses victimes et (ju'elle n'avait pas sous la main un lieu de de'por-
tation tout jvrét, elle laissait ses proscrits vaguer aux frontières,
en attendant l'exil. Consalvi resta donc plusieurs jours à Terra-
cine, et il apprivoisa si bien le commandant de place, nomme'
Leduc, que ce vieux soldat se fit, dans son honnêteté' primitive,
un devoir et un plaisir de lui délivrer, le 16 floréal an VI, le
curieux certificat suivant, dont nous respectons plus le style que
l'orthoj^raphe trop peu française :
K Je prie tous ceux qui sont à prier de laisser passer M. Hercule
Consalvi, ci-devant prélat auditeur de la Rote romaine, allant à
Naples, après avoir été déporté par ordre du gouvernement
romain.
» Ledit M. Consalvi a resté dans la place de mon commande-
ment vingt-deux jours, et n'ai qu'a me louer de la bonne conduite
qu'il a tenue pendant son séjour. C'est pourquoi je lui ai délivré
le présent pour lui servir et valoir à tout ce qui est de droit.
)» Signé Leduc. «
Dr CARDINAL CON'SALVJ. 8^
subvenir à mes besoins, car, comme je Tai dii, mes
l)ieus étaient encore sous le séquestre.
Néanmoins je brûlais du désir d'aller auprps du
Pape en Toscane. Il n'était pas aisé d'accomplir ce
projet : il fallait d'abord quitter le cardinal duc et
renoncer aux avantages dont je viens de parler, et
ensuite obtenir un passe-port de la cour. Dans des
vues politiques, le gouvernement napolitain avait
conçu l'idée de faire nommer à Naples le nouveau
Pape — ce qui ne devait pas tarder beaucoup , — car
Pie VI était très-intirme et fort vieux. — La cour
royale voulait en outre que le Pape futur rét^idât à
Naples. Ayant ainsi entre les mains le Pontife su-
prême , elle espérait trouver en lui un défenseur na-
turel pour l'État et le pays. Elle aurait profité de sa
présence pour enflammer les peuples, et même pour
susciter une guerre de religion dans le cas d'une in-
vasion française.
Voilà pourquoi le gouvernement empêchait les
Cardinaux et les prélats de sortir de Naples. 11 cher-
chait même à y attirer tous ceux qui vivaient réfu-
giés dans la Vénétie, appartenant alors à l'^Uitriche,
afin que le Conclave eût lieu à Naples. Dans ces
circonstances il m'était presque impossible de me
faire délivrer un passe-port afin de quitter une
ville où je n'avais pu entrer qu'à force de prières.
Je crus que le motif seul plausible et décent à allé-
guer était de supposer un appel de mon oncle, le
cardinal Garandini, réfugié à Vicence, dans les États
88 MÉMOIRES
de Venise, et de persuader aux autres que ce vieil-
lard me demandait pour lui tenir compagnie dans
sa solitude. Je pus arracher mon passe-port à l'aide
de ce prétexte, mais ce ne fut pas sans peine; et,
après un séjour de près de deux mois, je m'embar-
quai vers le commencement d'août 1798.
J'essuyai un calme plat en mer; ce calme fit durer
onze jours la traversée sur Livourne. Mon cœur
souffrit beaucoup quand il revit Terracine et Cività-
Vecchia, ces lieux qui me rappelaient tant de sou-
venirs. Mais je fus plus spécialement impresi^ionné
à Terracine, car j'avais entendu parler en m'embar-
quant de la révolte tentée dans cette ville contre le
nouveau gouvernement républicain et de l'horrible
sac qui en fut la conséquence. L'honnête comman-
dant était accouru, comme son devoir le lui prescri-
vait, afin d'arrêter le mouvement dès que l'émeute
se produisit. Il était mort frappé d'une balle au front.
Je lui devais beaucoup, et à cette nouvelle j'éprouvai
une sincère douleur.
Débarqué à Livourne le 25 ou le 26 août , je
partis immédiatement pour Florence. On peut bien
se figurer que ma première pensée fut de me pro-
curer le moyen de parvenir aux pieds du Pape. Il
fallait agir avec beaucoup de ménagements et de
circonspection pour tromper la vigilance du plénipo-
tentiaire français dans cette ville. Je laissai s'écouler
quelques jours, afin de ne point trop attirer les
regards, ainsi que cela aurait eu lieu si j'avais tenté
DU CARDINAL CONSALVI. 89
ce grand pas dès mon arrivée. Je fis en sorte d'ob-
tenir un assentiment tacite du ministre toscan, que
j'avais besoin de me concilier, dans l'espérance de
rester ensuite auprès du Pape , si la chose pouvait
s'arranger. «
Je ne rencontrai toutefois chez ce ministre que les
manières les plus dures et le plus impoli des refus.
Je me vis forcé d'agir alors comme par surprise. Il
me fallait voir le Pape à tout prix, et lui prouver au
moins ma bonne volonté. Je choisis secrètement le
jour et l'heure que je jugeai les plus favorables, et
je me rendis à la Chartreuse, à trois milles de Flo-
rence, où le Saint -Père était prisonnier. Lorsque
j'arrivai au pied de la colline, je ne puis exprimer
les sentiments dont mon cœur fut agité à l'idée de
revoir mon bienfaiteur et mon Souverain, qui avait
eu tant de bontés pour moi , et en pensant au misé-
rable état dans lequel se trouvait réduit ce Pie VI
que j'avais vu au comble des splendeurs. Chaque
pas que je faisais pour me rapprocher du Saint-Père
apportait à mon âme une émotion toujours crois-
sante. La pauvreté et la solitude de ces murs, le
spectacle de deux ou trois malheureuses personnes
composant tout son service, m'arrachaient les larmes
des yeux. Enfin, je fus introduit en sa présence.
0 Dieu ! que de sensations affluèrent alors à mon
cœur, et en vinrent presque à le briser!
Pie VI était assis devant sa table. Cette position
empêchait qu'on ne s'aperçût de son côté faible : il
90 MEMOIRES
avait à peu près perdu l'usage des jambes, et il ne
pouvait marcher que soutenu par deux bras ro-
bustes.
La beauté et la majesté de son visage ne s'étaient
pas altérées depuis Rome; il inspirait tout à la fois la
plus profonde vénération et l'amour le plus dévoué.
Je me précipitai à ses pieds ; je les baignai de larmes;
je lui racontai tout ce cju'il m'en coûtait pour le
revoir, et combien je souhaitais de rester à ses côtés
pour le servir, l'assister et partager son sort. Je lui
jurai que je tenterais tous les moyens possibles dans
l'espoir d'atteindre ce but.
Je renonce à rapporter ici le gracieux accueil qu'il
me fit, la manière dont il agréa mon attachement à
sa personne sacrée et ce qu'il me dit de Rome, de
Naples, devienne, de la France, et de la conduite
tenue par ceux qu'il devait regarder comme les plus
attachés et les plus fidèles de ses serviteurs. Le Saint-
Père m'affirma ensuite qu'il croyait de toute impos-
sibilité que je pusse obtenir la permission de rester
auprès de lui. Je répondis que je ne négligerais rien
pour réussir, et il me congédia après une heure
d'audience. Cette heure mo combla tout ensemble
de consolation, de tristesse et de vénération; elle
augmenta, s'il est possible, mon respectueux amour.
Revenu à Florence, je ne parlai à personne de
cette visite, et, pour éloigner davantage les soup-
çons, je demandai l'autorisation de me rendre à
Sienne pour voir la famille Patrizi, qui arrivait de
DU CARDINAL CONSALVI. 9«
Rome. Je n'ol)tins ce permis (lu'avec une limite de
quinze jours. Cela me fut d'un très-fâclieux augure
pour mes projets de résider à Florence , projets que
je voulais ensuite essayer de réaliser. Dès que les
quinze jours furent écoulés, le commissaire grand-
ducal me força de quitter Sienne, et je me séparai
avec chagrin de cette famille, que j'aimais lieaucoup.
D'autres jours se passèrent à Florence, pendant
lesquels je tentai tout, je dis tout, j'osai tout, direc-
tement et indirectement, pour obtenir ce que je sou-
haitais avec tant d'ardeur. Mais alors le plénipoten-
tiaire de France demanda expressément au premier
ministre du grand-duc de me renvoyer sans retard.
Mes efforts devenaient inutiles, et mon espérance
s'évanouit. Je fus contraint de quitter Florence et
d'aller habiter Venise, ainsi que j'en avais pris la ré-
solution dans le cas où mon séjour auprès de Pie VI
ne serait pas autorisé.
Tout ce que je pus faire en cachette, et non sans
courir certains risques, fut de me rendre une seconde
fois à la Chartreuse pour communiquer au Pape mes
vaines tentatives, pour lui baiser encore les pieds et
recevoir sa dernière bénédiction. Je fus accueilli avec
la même bonté affectueuse. Il éprouva quelque peine
en apprenant que je n'avais pas réussi dans mon
projet, mais il n'en fut point étonné. Pendant l'heure
entière d'audience qu'il m'accorda, il me prodigua
toutes sortes de faveurs, et me donna les plus salu-
taires conseils de résignation, de sage conduite et de
92 MÉMOIRES
courage dont les actes de sa vie et son maintien
m'offraient un parfait modèle. Je le trouvai aussi
grand et même beaucoup plus grand que lorsqu'il
régnait à Rome. Au moment où il me charQ;ea de
saluer de sa part le duc Brasclii , son neveu , qui ha-
bitait Venise et qu'il avait eu la douleur, peu aupa-
ravant, de voir arracher d'auprès de lui dans celte
même Chartreuse, je jurai à ses pieds que je considé-
rerais partout, en tout temps et dans n'importe quelle
occasion, comme une dette la plus sacrée, d'être atta-
ché à sa famille jusqu'au point de devenir pour elle
un autre lui-même. C'est l'expression qui m'échappa
alors dans mon enthousiasme. Je me flatte de n'avoir
pas failli à ma parole dans les circonstances où j'ai
pu le faire.
Pie YI me remercia avec une bonté et une majesté
que je ne crois pas que l'on puisse égaler. J'implorai
sa bénédiction. 11 me posa les mains sur la tête, et,
comme le plus vénérable des patriarches anciens, il
leva les yeux au ciel, il pria le Seigneur, et il me
bénit dans une attitude si résignée, si auguste, si
sainte et si tendre, que, jusqu'au dernier jour de ma
vie, j'en garderai dans mon cœur le souvenir gravé
en caractères ineffaçables.
Je me retirai les larmes aux yeux. La douleur
m'avait presque mis hors de moi; néanmoins je me
sentais ranimé et encouragé par le calme inexprima-
ble de mon souverain et par la sérénité de son visage.
C'était la grandeur de l'homme de bien aux prises
DU CARDINAL CONSALVI. 93
avec l'infortune. De retour à Florence, j'en partis
dans les vingt-quatre heures.
J'étais à Venise à la fin de septembre i 798. Après
y avoir passé quelques jours, je remplis un devoir
en allant visiter mon oncle, le cardinal Carandini,
qui habitait Vicence. Je restai avec lui presque tout
le mois d'octobre, à l'exception de cinq ou six jours
consacrés par moi à des amis que je possédais à Vé-
rone. A la fin d'octobre, je retournai à Venise, où
j'avais des connaissances qui otTraient de subvenir à
mon extrême détresse. I^e Gouvernement révolution-
naire avait confisqué mes propriétés, sous prétexte
que j'étais émigré.
Sur les représentations que mes mandataires firent
pour démontrer la fausseté de cette allégation, les
Consuls rendirent deux décrets.
Par le premier, on me restituait mes biens comme
n'ayant pas émigré; par le second, ces mêmes biens
étaient confisqués de nouveau comme appartenant à
un ennemi de la République romaine.
Quoique toujours dans les transes à cause du pé-
rilleux séjour à Rome de mon cher frère, à qui il
n'était plus permis d'en sortir, je restai tranquille-
ment à Venise , où l'on ne tarda pas à recevoir la
nouvelle de la mort du Pape. Elle arriva le 29 août
1799 à Valence, en France, où le Directoire l'avait
fait traîner sans avoir égard à sa décrépitude et à
ses incommodités si graves. Pie VI avait perdu l'usage
des jambes, et son corps n'était qu'une plaie.
94 MÉMOIRES
Il était bien naturel que la nouvelle de cette mort
dirigeât toutes les [)ensées vers la célébration du
Conclave pour Télection de son successeur. Le car-
dinal doyen résidait à Venise avec plusieurs autres
cardinaux; ceux qui habitaient sur le territoire de la
République y arrivèrent à Tinstant, ainsi que ceux
qui étaient dans les États les plus voisins. Quand ils
furent en majorité, ils s'occupèrent tout d'abord
de nommer le secrétaire du Conclave, parce que
le prélat qui aurait dû remplir cette charge, en
raison de son emploi de secrétaire du Consistoire,
n'était pas à Venise, mais à Rome. Du reste, des
considérations personnelles interdisaient aux Car-
dinaux de le rappeler; ces mêmes considérations
l'empêchaient de s'otfrir de lui-même. Tous les
prélats les plus élevés en dignité, et alors à Venise,
concoururent pour être nommés à ce poste envié.
Il y en eut un qui, de préférence aux autres, fut
protégé et porté à cet office a^ec le plus grand zèle
par un cardinal fort puissant. Ce cardinal avait beau-
coup de bontés pour moi; il poussa lamabilité jusqu'à
me demander d'abord si j'avais l'intention de me
mettre sur les rangs. Il déclarait que, dans ce cas, il
renoncerait à son protégé. D'un côté, je professais
une constante aversion pour tout emploi à responsa-
bilité quelconque: de l'autre, je n'avais pas d'ambi-
tion qui pût être flattée des droits ou des affections
cpie Ton devait acquérir dans ce poste, soit auprès
du nouveau Pape, soit auprès des cardinaux qui
DU CARDINAL CONSALVI. 9o
rapprocheraient de plus près. Je n'iiésitai donc pas
un seul instant sur la conduite que j'avais à tenir.
J'aliirniai que je ne concourrais en aucune manière
pour obtenir cette place.
Les Cardinaux, se rassemblèrent en congrégation
générale : ils étaient assistés en premier lieu par tous
les concurrents, et d'une façon particulière par celui
qui étayait sa candidature sur ses propres mérites et
sur les bons offices du cardinal qui le favorisait tant.
Le fait est qu'à la réserve de quatre ou cinq votes qui
lui furent accordés, je me vis choisi à l'unanimilé.
Très-mortifié d'un événement si peu prévu, je re-
doutais que l'on pût imputera toute autre cause qu'à
la véritable mon abstention du concours. Je présen-
tai ma justification en même temps que mes remer-
ciments aux Cardinaux; puis, l'esprit assez peu sa-
tisfait, je me mis à exercer les fonctions qui m'étaient
déléguées. Mon premier soin fut de composer les
lettres annonçant aux souverains la mort du Pape et
appelant au Conclave les cardinaux absents. J'avais
fait àes, études particulières sur la littérature latine;
cependant j'éprouvais une certaine perplexité. Je
craignais de ne pas m'en tirer à mon honneur, car
depuis longtemps j'avais perdu l'usage de cette langue
et les documents de la Rote qui me passaient sous les
yeux étaient quelquefois en latin élégant, mais sou-
vent aussi fort barbare. En outre, les circonstances
particulières de ce Conclave augmentaient encore la
difficulté.
96 MÉMOIRES
Dans les Conclaves précédents, une simple lettre
de communication de la mort du Pape, avec quelques
phrases à sa louange , sufïisait pour toutes les cours
et s'adaptait à toutes. Elle se réduisait donc à une
circulaire très-brève. Mais les choses étaient bien
changées. Le roi de Naples, après la capitulation
signée avec les Français, avait pris possession de
Rome et de l'État pontifical jusqu'à Terracine. De
son côté, l'Empereur d'Allemagne s'était emparé du
surplus, à partir de Rome jusqu'à Pesaro. Il avait
aussi occupé les trois légations enlevées au Saint-
Siège par le traité de Tolentino. Dès qu'il avait su la
mort de Pie VI, le roi d'Espagne s'était permis des
innovations très-sérieuses et portant atteinte à l'au-
torité pontificale. Le Conclave se tenait chez un
autre, car l'Empereur d'Allemagne régnait à Venise.
On peut en articuler autant de plusieurs cours dont
les relations avec le Saint-Siège différaient essentiel-
lement des relations passées.
De tout cela il ressort qu'on ne devait point adres-
ser la même lettre à tous, et qu'il fallait insinuer à
chacun quelque chose qui fît allusion à ses rapports
particuliers avec la Cour romaine.
Épouvanté à cette pensée, et me défiant de moi-
même non sans raison, j'invoquais un secours quel-
conque. On nie dit que je pourrais rencontrer cet
auxiliaire chez un brave ex-jésuite résidant à Venise.
Je courus me recommander à lui, mais l'embarras
oii je le vis à l'examen de l'affaire m'effraya un peu.
DU CARDINAL CONSALVI. 97
Toutelbis nous convînmes de nous réunir à la nuit
tombante et d'essayer, dans deux chambres sépa-
rées, lequel de nous deux ferait le moins mal. On
commença par la lettre la plus facile, c'est-à-diro par
celle qui appelait les cardinaux absents au Conclave.
Quand j'eus terminé, j'allai dans la chambre du Jésuite
pour la lui soumettre. Je le trouvai qui avait à peine
tracé quelques lignes fort médiocres, l^ui-mêrae,
abasourdi en songeant aux dillicultés trop réelles de
la partie principale du travail, — les lettres aux sou-
verains, — protesta de son impuissance à me servir
dans une chose qui n'était pas de son métier. Déses-
péré de ne savoir à qui recourir, et pressé par le
temps qui ne permettait pas de retarder l'envoi des
dépêches aux souverains, je dus me résoudre, mal-
gré mon trouble, à faire fout par moi-même. Je
restai deux jours et une nuit à mon secrétaire, et
j'achevai ce travail. Il eut la chance de plaire au car-
dinal doyen, ainsi qu'aux plus importants cardinaux
qui en prirent lecture, et l'expédition se fit.
L'une de mes autres graves préoccupations fut
d'approprier le local aux convenances du Conclave.
Tous, nous étions nouveaux, et tout manquait. Sur
moi retombaient les soucis , les soins et la responsa-
bilité. Je dus veiller à chaque détail de la formation
du Conclave dans le monastère de Saint-Georges,
affecté pour cet usage, et à tout ce dont le Sacré-
CoUége aurait besoin pendant qu'il durerait. Énumé-
rer ces travaux serait long et fastidieux : il sullira de
98 MÉMOIRES
noter qu'ils me coûtèrent des peines, des fatigues et
des inquiétudes sans nombre.
Le Conclave s'ouvrit le 30 novembre, jour de
saint André, et les Cardinaux y entrèrent solennelle-
ment. Je ne fus aidé par personne autre que par un
copiste. A la différence des Conclaves précédents, je
ne profitai point du traitement habituel que touche
le secrétaire du Conclave pour sa subsistance et celle
de ses secrétaires. Je fournis moi-même à mes besoins,
et je gardai le copiste à ma charge. Une main affec-
tueuse, sachant que mes biens étaient séquestrés,
me donnait quelques subsides.
Ce fut moi qui réglai Temploi de la somme de
vingt-quatre mille écus romains, qu'en vue des
dépenses nécessitées par le Conclave la cour de
Vienne, maîtresse de plus des deux tiers de l'État
pontifical, offrit au Saint-Siège, privé de son patri-
moine et de ses revenus. A la fin, je rendis un compte
exact de cet argent , et je refusai de recevoir même
le cadeau que l'on destine à ceux qui, comme moi,
n'avaient pas touché leur pension mensuelle.
Durant tout le temps du Conclave, c'est-à-dire trois
mois et demi, je me trouvai d'un côté fort occupé
par mes fonctions tant de secrétaire du Conclave —
fonctions très-délicates en ces circonstances, ainsi
que je l'ai démontré dans un autre écrit -v- que de
véritable maître de chambre (maestro di caméra),
puisque toutes les afTaires matérielles retombaient
sur moi. Je me tins sur la réserve pour ne pas m'im-
1)1 CAKDINAI. CONSAI-VI. 99
niiscer dans ce qui ne me regardait point, et surtout
pour ne me livrer à aucune Iwigue i)ersonnelle. Je
ne visitai jamais aucun cardinal que pour les seuls
devoirs de mon oflice. Exceptons de cette règle le
cardinal doyen, le cardinal duc d'York, auxquels
j'étais attaché par tant de liens de date ancienne, le
cardinal Carandini, mon oncle, et les trois chefs
d'ordre, qui, comme on le sait, se succèdent à tour
(le rôle. Aucun cardinal ne peut dire que durant ces
trois mois et demi je lui aie parlé ou fait parler en
ma faveur, directement ou indirectement.
Ce qui arriva pour les lettres de communication
annonçant aux souverains l'élection du nouveau Pape
est une preuve de la manière dont je me tins en
dehors de ce qui ne touchait pas à mon emploi, ou
de ce qui pouvait avoir certaine corrélation avec les
événements, suite inévitable du Conclave. Quand il
fut presque terminé et que l'on s'aperçut qu'il allait
aboutir d'une façon ou d'une autre, un cardinal
m'avisa de songer à préparer les dépèches qui doi-
vent être adressées, ainsi qu'on le sait, le jour même
de l'élection. Je répondis que j'étais secrétaire du
Conclave, et qu'en conséquence toutes les choses, à
dater du moment de l'élection du Pape, devaient me
rester étrangères; que je ne voulais point m'occuper
de ces lettres, pour qu'on ne pût pas soupçonner que
je cherchais, comme on dit, à m'emprisonner avec
le nouveau Pape et à m'en faire un mérite auprès de
lui; que ces lettres seraient rédigées par celui que
100 MÉMOIRES
le Pape en chargerait. Aucune instance ne put modi-
fier ma résolution.
Enfin, après trois mois et demi, les Cardinaux
électeurs choisirent le cardinal Chiaramonti, auquel
ils allèrent baiser la main dans la soirée du 1 3 mars,
pour le nommer ensuite au scrutin du jour suivant.
Dès que la cérémonie du baise-main fut achevée,
il fallut songer aux lettres de communication qu'on
est dans l'usage de préparer au moment même, afin
de les envoyer le lendemain par divers courriers por-
teurs de la nouvelle qu'un Pape est accordé à l'Eglise.
Pour rédiger ces lettres, un cardinal proposa l'un
des conclavistes qu'il croyait le plus apte. Ce concla-
viste en libella deux, il les soumit au Pape désigné
et au cardinal doyen. Elles leur déplurent tant
qu'ils me firent appeler de suite, et tous les deux me
prièrent — s'il m'est permis de me servir de cette
expression — tous les deux me prièrent avec
instance de m'en charger sans retard.
J.es lettres de participation de la mort de Pie \[
avaient été embarrassantes; pour les mêmes raisons,
ceUes-ci offrirent de plus grandes difficultés. Le Pape,
en effet, écrivait à divers souverains : les uns s'étaient
approprié ses États, les autres avaient des relations
moins tendues avec le Saint-Siège. Il est évident qu'il
fallait beaucoup de délicatesse et de mesure dans
cette occurrence. Grâce au ciel, le travail de cette
nuit, qui me coûta une grande contention d'esprit,
ne déplut pas à celui qui me l'avait imposé. On l'ex-
DU CAUDINAL CONSALVI. 101
pcdia imincHliatement après l'élection. Elle eut lieu
le matin du 14 mars 1800. Le cardinal Chiaramonti,
nouveau Pape clu à l'unanimité, prit le nom de
Pie VII , en mémoire de son créateur et bienfaiteur
Pie VI, dont il était destiné par la Providence à éga-
ler les gloires.
Ce jour-là même, après diner, le nouveau Pape
descendit dans l'église pour y recevoir l'adoration du
Sacré -Collège. Dès que la cérémonie fut accomplie,
impatient de prouver par les faits qu'au moment oii
s'achevait le Conclave je me considérais comme hors
de charge, je fis en moins d'une demi-heure ma
visite d'adieu à tous les Cardinaux , fort surpris de
ma résolution subite, puis au Saint-Père, qui daigna
m'en téaioigner son étonnement et, par indulgence,
son grand déplaisir. Je répondis que, le Conclave fini,
mes fonctions de secrétaire prenaient fin, elles aussi;
que je n'avais plus de motifs pour rester, et que je
priais Sa Sainteté de me permettre de me retirer dans
mon appartement à Venise, afin de goii ter quelques
jours de repos.
Le Pape, que son amabilité naturelle empêchait
d'articuler un non positif, n'était pas, depuis si peu
d'heures, habitué au commandement. Presque étourdi
par une journée semblable, il resta comme interdit
à ma demande. Se rendant enfin à mes prières, il
me permit de partir, en daignant m'assurer de sa
pleine satisfaction pour la manière dont je m'étais
acquitté de mon emploi. A l'instant je me retirai dans
Jtn MÉMOIRES
ma maison, et je n'approchai plus du Conclave pen-
dant les quatre ou cinq jours qui suivirent.
Cet espace de temps s'était écoulé, lorsque un
matin le Pape me fit dire de venir sans retard à l'île
de Saint-Georges. Je ne pouvais deviner pourquoi le
Saint-Père me mandait, mais je pensai qu'il désirait
peut-être des renseignements sur quelques-unes des
affaires qui m'étaient passées par les mains durant le
Conclave. Quelle ne fut point ma surprise quand,
arrivé aux pieds du Saint-Père, il m'annonça qu'il
allait me confier une chose d'extrême importance;
. qu'il venait de soutenir un violent assaut contre le
cardinal Herzan, ministre de TEmpereur; que ce
cardinal le pressait d'accepter pour secrétaire d'État
le cardinal Flangini, dont lui. Pie A'IÏ, ne voulait à
aucun prix pour de très-justes raisons; que néan-
moins, se trouvant sur territoire impérial, à Venise,
où le Conclave avait eu lieu , comme il espérait de
l'Empereur la restitution des domaines du Saint-
Siège, alors occupés par ses armées, il avait cru ne
pas devoir notifier un brusque refus; qu'il avait donc ^
adopté un moyen terme très-naturel et dit qu'il ne
croyait pas pouvoir créer un cardinal secrétaire
d'État , puisqu'il ne possédait pas d'État. Pie YII
ajouta que, le cardinal Herzan lui ayant répondu qu'il
était imjiossible que le chef de l'Église ne se servît
pas de quelqu'un, lui, Pape, avait déclaré que le
Pape continuerait à employer le prélat secrétaire du
Conclave, jusqu'alors chargé des affaires; qu'il le
m L.VUltlNAL CONS \l.\ !. 103
nommait pro-secrélaire .VÉtat» et qu'il se réservait
(l'aviser ensuite, selon l'e. ^s'en )e des événements.
Le Pape termina en annonçant que lé jour même
il allait m'adresser le billet de pro-secrétaire d'État
par l'intermédiaire du cardinal Braschi , d'après
l'usage réglant que le neveu du Pontife défunt expé-
die les premières nominations sous le nouveau Pape,
quand il n'y a pas encore de secrétaire d'État.
Je ne pourrais exprimer la douleur et les anxié-
tés dont je fus assailli à cette nouvelle, qui aurait
causé à tant d'autres la joie la plus vive. Après avoir
remercié de mon mieux le Pape, me témoignant une
si grande bonté et une conflance que je ne méritais
pas, je le conjurai de toutes mes forces de changer
d'idée et de choisir quelque antre prélat, puisqu'il
lui répugnait alors de prendre un cardinal. Voyant
que cela ne suffisait pas pour être exaucé , je lui
parlai avec simplicité de mon ancienne et profonde
aversion pour toute charge entraînant avec elle
une responsabilité, et spécialement pour un em-
ploi faisant peser sur moi le fardeau des choses
les plus sérieuses. Je lui fis en outre connaître le
désarroi que jetteraient dans les affaires mon in-
certitude et ma timidité de caractère, conséquence
de mes frayeurs de responsabilité. Entin voyant
que je ne gagnais rien, j'en arrivai presque à l'im-
politesse ou au moins à la désobligeance ^ . J'ajoutai
que je lui confesserais encore que je n'avais aucune
* Ce mot est en français dans le texte italien du Cardinal.
loi MÉMOIRES
ambition d'être promu au cardinalat, dont l'exercice
d'un emploi si relevé pouvait me valoir assez rapide-
ment les honneurs; que, quand bien même je cares-
serais cette ambition, ma qualité d'auditeur de Rote
m'assurait la pourpre lorsque je parviendrais au
décanat, et que pour obtenir le chapeau je n'avais
pas besoin de faire d'autres démarches; qu'à mon
âge — j'avais alors quarante-trois ans — je pouvais
attendre les huit ou dix années qui me restaient au
plus pour être doyen, puisque même à cinquante et
un ou à cinquante-deux ans je serais dévenu cardinal
très-jeune. Je ne laissai pas aussi de l'entretenir de
ma passion pour les voyages, passion qu'il m'était
loisible de satisfaire comme auditeur de Rote, pen-
dant les longues vacances dont je jouirais durant dix
années.
En réfléchissant après sur tout ce que je venais de
dire au Saint-Père, je m'aperçus que j'avais dépassé
les limites permises. Mais j'étais aveugle sur ce point,
et je n'écoutais d'autres voix et d'autres conseils que
ceux de ma sincère répugnance pour cette charge.
Tout me paraissait licite pour l'éloigner de moi.
Le Pape fut inflexible. Il me déclara qu'après son
entretien avec le cardinal Herzan, il ne pouvait chan-
ger, et que pour choisir un autre prélat il n'avait
pas un prétexte aussi naturel et aussi juste que pour
moi ; que de moi il était possible et vrai de dire que
j'avais toutes les affaires en main. Il m'avoua que
cette répugnance dont je lui parlais l'engageait davan-
*
DU CARDINAL CONSALVI. 105
tage à me garder à ses côtés, et il eut des paroles
que sa bonté seule et non mes mérites lui dictèrent.
Pie VII conclut en aflirmant que de mon acceptation
dépendait son repos dans cette première et si épi-
neuse négociation , et que je le débarrasserais d'une
intrigue très-féconde en graves conséquences.
Il devenait cruel de résister à des raisons de telle
nature. Je me jetai aux pieds du Saint-Père, et, le
priant de me pardonner une répugnance qui prenait
sa source dans certaines manières de voir et non dans
un manque de gratitude ou dans un dégoût de le
servir, je me restreignis à le supplier de ne pas me
conférer du moins le titre de pro-secrétaire d'Etat.
Le Saint-Père répondit : « Mais quel titre pouvons-
nous vous attribuer '^ Comment vous appellerons-
nous ? »
— Pro-secrétaire de Sa Sainteté, répliquai-je.
Pie YII adhéra à la chose, et il me congédia en
m'embrassant très-afïectueusement. Je courus sur-
le-champ à l'appartement du cardinal Braschi. Je le
priai de ne pas oublier, si le Pape ne s'en souvenait
pas quand il lui en parierait, d'insister sur ce point
et d'obtenir l'ordre de me donner dans le billet le
titre que j'avais sollicité. L'affaire s'arrangea de cette
manière.
C'est ainsi que j'arrivai aux fonctions de secrétaire
d'État, que je n'aurais jamais eu l'idée de remplir,
d'autant mieux, que je n'avais aucune relation avec
le cardinal Chiaramonti. Il résidait toujours dans
106 MÉMOIRES
son diocèse, et je ne l'avais vu qu'une fois à Rome.
Tant que dura le Conclave, je le visitai seulement
aux trois jours qu'il se trouva chef d'ordre. J'avais
pris l'habitude de me rendre chez ceux qui occu-
paient ce poste, comme je l'ai remarqué plus haut.
Durant tout le temps que je servis de secrétaire,
étant encore prélat, je ne signai jamais qu'Hercule
Consalvi, auditeur de Rote et pro-secrélaire de Sa
Sainteté ; mais tous m'appelaient pro-secrétaire d'État,
sans que je pusse les dissuader d'agir ainsi.
Vers le 18 ou le 20 mars, je m'installai dans mon
emploi. Ce n'est pas ici le lieu d'énumérer mes actes
comme ministre. J'en ferai l'objet d'un écrit spécial,
si j'en ai le loisir. Quant à celui-ci, il ne concerne
que les Mémoires de ma vie privée, ainsi que le
démontre son titre.
Je revins le même jour habiter près du Pape,
dans l'île de Saint-Georges, et j'y demeurai jusqu'au
départ de Sa Sainteté pour Rome, c'est-à-dire l'es-
pace de deux mois, si je ne me trompe, car je ne
m'en souviens pas avec précision.
Enfin sonna l'heure du départ. La cour de Vienne
était restée sourde aux instances les plus vives et les
plus multipliées du Pape. Celui-ci avait réclamé de
l'Empereur, dans des lettres officielles et confiden-
tielles écrites de sa propre main, la restitution des
trois légations arrachées au Saint-Siège par les Fran-
çais, et naguère envahies par les armées autri-
chiennes. La chancellerie aulique en vint à s'effrayer
DU CARDINAL COXSAI.Vl. 107
de voir le Pape traverser ses anciens États. Elle se
persuada que les peuples acclameraient le Ponlile
et le reconnaîtraient pour leur Souverain légitime.
Elle adopta donc un parti qui surprit la ville entière,
celui d'obliger Pie VII à voyager par mer et à s'em-
barquer à Venise pour prendre terre à Pesaro , pre-
mière contrée au delà des trois légations. On noiisa
la seule frégate alors dans l'arsenal. Elle se nommait
la Bellone; puis, malgré les désagréments d'une tra-
versée, la singularité de la chose, et l'absence de
toutes les précautions les plus usuelles, le Saint-Père
se vit forcé de céder à des éventualités que personne
n'aurait su prévoir. On mit à la voile sur la fin du
mois de mai, je crois.
Le Pape avait avec lui les quatre cardinaux
Braschi, Doria, Borgia et Pignatelli, qu'il choisit, les
prélats attachés à son service immédiat, c'est-à-dire
moi, son maître de chambre, monsignor Caracciolo,
et son secrétaire des mémoriaux, Mgr Scotti. Tous
les deux devinrent cardinaux.
La navigation fut pénible et pleine d'inconvé-
nients. Le bâtiment était mauvais, les marins insuffi-
sants pour le nombre et pour l'expérience. Joignez à
cela une véritable force majeure produite par un
temps contraire. Nous nous vîmes contraints de
relâcher à Portofino, sur la plage opposée d'Istri.
Nous y demeurâmes deux nuits et un jour à attendre
les vents propices. Enfin, après onze jours de navi-
gation, la Bellone ieia l'ancre en face de Pesaro, où
108 MÉMOIRES
l'on aborda à l'aide de chaloupes, le navire ne pou-
vant approcher de la côte.
L'entrée de Pie YII à Pesaro, Sinigaglia, Ancône,
Lorette, Macerata, Tolentino etFoligno, devint une
ovation perpétuelle. Ce fut à Foligno que le marquis
Ghislieri, ministre de l'empereur d'Allemagne, opéra
la restitution de l'État pontifical, occupé par les Im-
périaux de Pesaro jusqu'à Rome. J'annonçai cette
nouvelle aux sujets du Pape par un édit que je fis
imprimer et répandre. On continua le voyage vers
la capitale de la Chrétienté, que le roi deNaples avait
rendue peu de jours auparavant, ainsi que le reste
des États jusqu'à Termine. Le trajet de Foligno à
Rome et l'entrée dans la ville furent deux nouveaux
triomphes. Une nombreuse escorte de troupes napo-
litaines vint à la rencontre du Pape à une distance
de dix milles ; elle le suivit jusqu'au Quirinal. Le
peuple alla au-devant de lui à quelques milles de la
ville, et à son arrivée toute la noblesse et le patriciat
se trouvèrent réunis sur deux magnifiques estrades,
aux deux côtés d'un arc de triomphe élevé à leurs frais.
Le Pape était assis dans la première voiture, ayant
sur le devant les deux cardinaux Braschi et Doria,
avec lesquels il fit le voyage depuis Pesaro. Les
deux autres princes de l'Église, compagnons de la
traversée, avaient précédé le cortège.
J'étais dans le second carrosse avec les trois pré-
lats, le secrétaire des mémoriaux ^ , le majordome et
1 Le secrétaire des mémoriaux est un cardinal ou un prélat,
DU CARDINAL CONSALVI. 109
le maître de chambre. Le poste de pro-secrétaire
d'État que j'occupais me rendait, après le Pape, le
principal oi)jet de l'attention générale. Je ne pus
m'empêcher de réfléchir sur l'instabilité des desti-
nées humaines, quand je considérai en quelle si-
tuation je revenais dans cette même ville, d'où nn
peu plus de deux années auparavant je sortais au
milieu de dix-huit galériens, et oii j'avais failli me
voir promener sur un âne et fouetté dans les rues par
les sbires consulaires. Tant il est vrai de dire :
Tu quamcumqtie Dens tibi fortunaverit hormn,
Grata sume manu.
Avant de se rendre au Quirinal, le Saint-Père,
accompagné de tout son cortège, alla prier dans la
basilique du Prince des apôtres. Dès que Pie VII fut
arrivé au palais de Monte-Cavallo, il accorda audience
au général en chef et aux officiers de l'armée napo-
litaine, ainsi qu'au Sénat romain. 3Ioi, je me retirai
dans ma maison, parce que je ne voulais pas loger
au Palais. Je me regardais toujours comme un pro
devant bientôt céder la place au cardinal qui allait
être sans retard nommé secrétaire d'État. Je hâtais
ce moment de tous mes vœux. J'avais chaque jour
une audience du Pape; souvent il me faisait appeler
extraordinairement pour les affaires qui se renouve-
laient sans cesse. En outre, je devais de mon côté
chargé de recevoir et de pre'senter les suppliques au Pape. Organe
immédiat pour les grâces et la justice , il est l'intercesseur naturel
entre le Souverain et les sujets.
MO MÉMOIRES
donner audience aux ministres subalternes et à toutes
sortes de personnes. Cela me fit comprendre la né-
cessité de demeurer au Palais. Sept jours après je
fus forcé de m'y installer par ordre du Pape. Je
conservai néanmoins toujours mon habitation parti-
culière, où je soupirais si ardemment de revenir au
plus tôt.
Quarante jours se passèrent de la sorte à peu près
depuis l'entrée du Pape à Rome — 3 juillet \ 800 —
jusqu'au 1 I du mois d'août. Quinze jours environ
auparavant, le Pape, sans que je m'y attendisse, me
déclara à la fm de l'audience habituelle qu'il était
impossible de conserver la charge de secrétaire
d'État à un simple prélat ; que cette dignité rendait
le ministre inférieur aux Cardinaux, auxquels ce-
pendant il devait souvent , à cause de ses fonctions,
intimer des ordres. Le Saint-Père ajouta : « Comme
nous sommes plus fermement que jamais déterminé
à vous garder pour secrétaire d'État, nous vous
avertissons de vous préparer au Cardinalat. Nous
vous décorerons de la pourpre au premier Consis-
toire, que nous tiendrons le il août prochain.»
Cette nouvelle fut pour moi un coup de foudre. Je
me jetai aux pieds du Souverain Pontife, et, le
remerciant de tant de faveurs, je le conjurai de
penser à d'autres. Je lui répétai les mêmes expres-
sions et les mêmes raisons que je lui avais exposées
avec tant d'insistance à Venise, lorsqu'il me nomma
pro-secrétaire d'État. Tout fut inutile : il m'enjoignit
DU CARDINAL CONSALVF. 444
d'obéir, eu me comblant en même temps des plus
doux témoignages d'affection ; il m'ordonna aussi
d'avertir pour le Cardinalat Mgr Caracciolo, son
maître de chambre ' , qu'il voulait m'associer. Il
fallut obéir. Le 11 août, ce prélat et moi nous fûmes
revêtus de la pourpre. Dans ce Consistoire, le Saint-
Père fit de moi un éloge que je ne méritais point, et
qui procédait de sa seule indulgence.
Le Pape souhaitait me créer Cardinal de l'ordre
des prêtres, mais je désirai être Cardinal diacre. Il
me fit remarquer que je perdais ainsi le bénéfice de
première créature que m'attribuait sur Mgr Carac-
ciolo mon titre de prélature supérieur au sien.
Quant à lui, il avait choisi l'ordre des prêtres. Mais
je répondis que je n'ambitionnais point les préémi-
nences attachées à la qualité de première créature.
Je fus donc placé dans l'ordre des diacres. Ce jour-là
même je devins secrétaire d'État.
Qu'il me soit permis de dire qu'à l'occasion de
mon élévation au Cardinalat , je me fis une règle de
ne recevoir aucun des cadeaux que l'on a coutume
d'offrir aux ïïo\i\eau^ porporati. Il est facile de s'ima-
giner que, si les amis et les connaissances des pro-
mus, ceux qui leur sont le plus dévoués ou qui
espèrent quelque chose de leur protection , leur en-
' Le maeslro di caméra, ou maître de chambre du Pape, pre'sidc
au crremonial de la famille et de la cour pontificale pour l'ad-
mission à l'audience du Saint-Père. C'est le prélat inlroducleur '
et qui est, pour ainsi dire, l'inséparable du Souverain.
112 MÉMOIRES
voient tous des présents — bien que ces cardinaux ne
soient élevés qu'à la pourpre et non pas à une charge
importante, — on en aurait offert davantage à un
Cardinal créé en même temps secrétaire d'État et qui
l'était déjà de fait. Je ne puis me dissimuler ce que
j'aurais amassé dans cette circonstance si je l'avais
voulu. 3Iais n'ayant jamais consenti par principe
à recevoir le plus mince cadeau dans toutes mes
fonctions précédentes , je crus que je devais agir
encore de la sorte. Je refusai donc les présents,
grands et petits, de mes plus intimes amis, afin de
pouvoir, en alléguant cela pour corroborer ma
maxime, décliner sans offense tous les autres. Il n'y
en eut qu'un seul dont je ne pus me débarrasser.
Je veux parler de l'anneau que me donna le car-
dinal délia Somaglia, vicaire du Pape à Rome.
Aucune raison ne l'ayant persuadé que mon refus
n'était pas une injure, je dus céder à un cardinal,
me réservant d'acquitter et au delà la dette contrac-
tée envers lui.
Ainsi devenu secrétaire d'État, je m'efforçai d'en
remplir les devoirs de mon mieux. Le premier soin
de mon administration fut de réorganiser l'État pon-
tifical, que la révolution précédente avait complè-
tement bouleversé. Je ne pourrais dire assez les
soucis et les fatigues évoqués par les obstacles et
les difficultés que je dus surmonter afin de réussir.
Je ne sais comment ma santé put se soutenir à cette
époque. Les nuits où mon repos se prolongeait au
m (;ai{I)Inal consalvi. n.i
delà (le quatre heures au plus étaient fort rares;
Irès-rares aussi les jours où mon travail ne durait
pas dix-sept ou dix-huit heures sur les vingt-quatre
composant la journée.
Au commencement de mon ministère, j'éprouvai
deux chai^rins très-vifs, sans parler de beaucoup
d'autres. L'un n'eut aucun rapport avec mon em-
ploi : ce fut la mort de mon i,q'and ami (dcl mio ami-
cissimo) Dominique Cimarosa, le })remier, à mon
avis, des compositeurs pour l'inspiration et la science,
comme Raphaël est le premier des peintres. Il mourut
le il janvier 1801 , à Venise, tandis qu'il y travail-
lait à sa seconde Artemisa, si célèbre et qu'il ne put
même pas achever.
L'autre peine prit son origine dans ma charge
elle-même. Le libre commerce n'existait pas alors
dans Rome et dans l'État pontifical. Le vide du
trésor, conséquence des dommages produits par
d'énormes contributions de guerre, la perte de qua-
tre provinces et la Révolution qui arriva ensuite,
l'abolition des billets (cedolr) par la création des-
quels le gouvernement suppléait d'ordinaire, bien
qu'à son préjudice, aux besoins du moment; les
nécessités publiques qui absorbaient complètement
le peu de revenus de l'État, ne lui permettaient pas
les sacrifices qu'il avait coutume de s'imposer afin de
donner, en payant de ses deniers le surplus, les den-
rées à un prix inférieur à celui du coiit. Le libre
commerce devint une nécessité basée non moins
11. 8
lU MÉMOIRES
sur les maximes de la justice que sur celles de la
bonne économie et même de la politique. Mais le
libre commerce amenait avec lui la fin d'une multi-
tude de privilèges, de prérogatives, de droits et
(l'abus; il faisait cesser la juridiction et les bénéfices
de beaucoup de dicastères et d'emplois déjà très-
gênants sous l'ancienne administration toujours en-
travée. Le camerlingue ' , qui, dans ce système, accor-
dait les permissions pour l'achat des grains, pour les
exportations hors de l'État et la circulation même à
l'intérieur, perdit plus que personne. Le cardinal
Braschi était camerhngue; il n'accepta point avec
résignation les préjudices inévitables que le libre
commerce lui causait. On le vit le premier et le plus
acharné des adversaires de l'innovation, et il mit
tout en œuvre pour qu'on ne l'introduisit pas dans
l'État et à Rome. Mais ses etforts durent céder à la
fermeté et au courage qu'on leur opposa. Le gouver-
nement s'attendait à ce que ces obstacles, excitant
et fomentant le mécontentement populaire , seraient
plus formidables encore. Le Cardinal tourna toute
* Les fonctions du cardinal camerlingue ont été beaucoup ré-
duites depuis quelque temps. Ja lis le camerlingue, chef de la
Chambre apostolique composée de prélats clercs <ie la Chambre,
administrait la justice, réglait les dépenses du trésor et gouver-
nait temporellemont l'État. Quand le Pape est mort, c'est le
camerlingue , accompagné des prélats de la Cliam!)re, qui recon-
naît le cailavre et donne ordre de faire annoncer le décès du
Souverain Pontife pac la cloche du Capitule. Pendant la vacance
du Siège, il a droit de faire fra[)per la monnaie à ses armes, et
il est toujours suivi par un garde suisse.
Ml CAUDINAI, CONSAI.VI. Il'i
son indignalion , je dirai même toute sa fureur,
contre celui qui avait favorisé le nouveau système,
et qui le défendait sans jespect humain en vue du
bien public. Il n'y eut rien (ju'il ne se permît contre
moi. J'eus la douleur de voir devenir mon plus crue!
ennemi celui pour lequel j'avais le plus d'attache-
ment, tant à cause de son oncle le Pontife défunt,
que par l'affectueuse estime qu'inspiraient ses qua-
lités et ses talents. Il poussa les choses jusqu'à re-
noncer à l'emploi dont il se disait obligé de soutenir
les droits prétendus, et il fournit de la sorte un ali-
ment et une grande force à l'opinion populaire. Et
cependant, le Pape et moi, nous l'avions amicalement
supplié do ne pas agir ainsi. Quand sa démission fut
un fait accompli, loin de me souvenir de sa conduite
très-acerbe envers moi, je lui fis conférer de nouveau
la charge de secrétaire des Brefs, restée vacante de-
puis sa promotion au camerlingat. Par bonheur, elle
n'avait pas encore été accordée, et il en remplissait
toujours les fonctions en qualité de pro-secrétaire.
Je continuai à lui témoigner les plus grands égards.
Dans toutes les occasions, dans toutes les circon-
stances et dans tous les moments, je me montrai son
plus zélé serviteur. J'eus enfin, après quelques an-
nées, la douce satisfaction de reconquérir son affec-
tion , et de l'entendre dire qu'il me considérait
comme l'homme le plus attaché à sa maisoD et à sa
personne.
Je ne parlerai pas ici des autres fatigues , des sou-
8.
116 MÉ3rOIRES
cis et des travaux qui se succédèrent pendant ces
premières années et celles qui suivirent , comme
par exemple l'importante opération du retrait d'une
masse de monnaie fausse ou altérée, sans aucune
secousse dans l'État ni dans les fortunes privées. Je
passerai sous silence d'autres choses semblables,
qui s'exécutèrent lors de la prise de possession du
gouvernement papal et dans la suite. Ces matières ne
trouvent pas leur place dans cet écrit.
Afin d'opérer cette réorganisation, il fallut nom-
mer plusieurs cardinaux visiteurs apostoliques ayant
droit de surveiller la réforme et la systématisation
des principaux établissements publics. L'ancienne
affection que j'avais vouée à l'hospice de Saint-
Michel me fit choisir l'inspection de cet asile, et j'en
restai visiteur jusqu'à la chute du gouvernement,
arrivée environ dix années plus tard.
Il n'y avait pas un an que j'étais cardinal et
ministre à Rome, lorsque, malgré le poste que j'oc-
cupais auprès du Pape , les plus impérieuses circon-
stances motivèrent ma mission à Paris pour la grande
affaire du Concordat. Les bases du traité n'avaient
pu être arrêtées par le prélat Spina, archevêque de
Corinthe, et par le père Caselli, autrefois général des
servites. Ils devinrent tous deux cardinaux, et ils
étaient à Paris pour suivre les négociations. D'un
autre côté, le gouvernement français venait de décla-
rer au Pape, par l'organe de son envoyé à Rome,
M. Cacault, que si on ne signait pas le Concordat
Kl (AUDINAl. CONSALM. 117
dans \c tonne ilc cinci jours, l'ambassadeur devait
partir en déclarant la rupture et en faisant présa-
ger les terribles conséquences qu'elle entraînerait
tant pour le spirituel que pour le temporel du Saint-
Siège.
Le Pape ayant refusé d'accéder à cette injonction,
le départ de M. Cacault fut résolu , et pour en enipr-
cher les résultats s'il était possible, le Sacré-Collége,
réuni en congrégation générale, décida nnanimement
que je devais partir pour Paris dans les quarante-huit
heures, afin d'essayer d'y combiner un Concordat que
le Saint-Siège pourrait accepter. Je partis à l'heure
dite; je n'étais accompagné que de mon frère André,
qui, plein d'amour pour moi, voulut bien endurer
les incommodités de ce voyage et en partager avec
moi les périls. Il préféra me servir de secrétaire plu-
tôt que de m'abandonner. Deux seuls domestiques
vinrent avec moi; je partis de Rome le 6 juin avec
l'envoyé français, qui s'arrêta ensuite à Florence jus-
qu'à son retour à Rome. En quatorze ou quinze jours
j'arrivai à Paris et j'y restai jusqu'à la signature du
Concordat, c'est-à-dire trente-deux ou trente-trois
jours. Les angoisses et les péripéties qui accompa-
gnèrent cette mission très-diiïicile et pleine d'amer-
tumes feront le sujet d'un autre écrit.
Le Concordat fut terminé le 1 5 juillet de cette an-
née 1801, et je partis de Paris vers le 22 ou le 23.
Je retournai très-rapidement à Rome, oîi j'arrivai
le 6 août, après une absence de deux mois. Ce qui
I
<W'-
418 - 3IEM0IHES
m'engagea à faire un voyage si rapide, ce fut l'im-
patience que le gouvernement français manifestait
pour obtenir la ratification du Pape, afin de publier
le Concordat à l'instant même. On ne l'imprima pour-
tant qu'une année après, avec la fatale addition des
lois organiques. On les élabora dans le courant de
l'année, et pour que le public crût qu'elles avaient
été formulées en même temps que le Concordat , on
leur attribua la date du Concordat lui-même. Ces
lois organiques le détruisaient au moment où il voyait
le jour.
Peu après on signa l'autre Concordat avec la Répu-
blique italienne. A part le voyage à l'étranger, il me
coûta autant de peine et il eut la même issue mal-
heureuse, par suite des décrets ultérieurs du vice-
président Melzi et des ordonnances du ministre des
cultes.
Quelques mois après mon retour de Paris, j'avais
reçu des mains du Pape les ordres du sous-diaconat
et du diaconat. Je n'étais que minoré ' quand Pie VII
me donna le chapeau. Je me fis un devoir de me
< L'usage de revêtir de la pourpre sacrée des princes de race
royale ou des nionngnori ayant honorablement suivi la carrière
de la prelature , mais non encore admis dans le sanctuaire, s'est
conserve' comme tout se conserve à Kome. Cet usage pouvait, il
a dû même engendrer des aUus de plus d'une sorte. Les Papes
l'ont limité et restreint de telle façon que le clerc promu au car-
dinalat est obligé de prendre les ordres sacrés dans les six pre-
miers mois de sa promotion. Le cas se présente assez rarement;
néanmoins, de nos jours, en 1838, monseigneur Merlel fut élevé
à la dignité cardinalice n'étant pas encore sous-diacre.
DU CARDINAL CONSALVJ. Mi»
conformer à la roi^le, car j'éproiuais beaucoup de
répugnance à solliciter des dispenses pour tout ce
qui concernait les devoirs que mon état ou mon oflice
m'imposaient.
Je ne me souviens ])as bien de l'époque précise où
je renonçai à être l'héritier fiduciaire du cardinal duc
d'York, mais je sais que ce doit être vers ce temps-
là. Je fus engagé à en agir ainsi par la considération
qu'à la mort du duc de graves questions s'agiteraient
parmi ses nombreux et respectables héritiers, et que,
dans ce cas, ma qualité de fiduciaire et mes fonc-
tions de secrétaire d'Etat pourraient se trouver incon-
ciliables. La délicatesse me suggéra une pareille
résolution. Pour la seconde fois, je déclinai en cette
circonstance le legs de six mille écus. Le cardinal
duc accepta ma démission de fiduciaire, et il rédigea
un second testament par lequel il laissait ce titre au
seul monseigneur Cesarini, alors évêque de jMilevi
in partibits. Il ne me répondit rien à propos du refus
de ce legs magnifique; je pensai que le cardinal
d'York l'acceptait aussi, car de mon côté la renon-
ciation avait été complète.
Presque au même moment, j'eus l'occasion d'en
faire encore deux belles. La première fut celle d'un
gros bénéfice d'environ 5,000 piastres de revenu,
dont le roi d'Espagne me gratifia spontanément et
sans m'avoir consulté. Cette nouvelle inattendue me
confondit et m'affligea, parce que j'entrevoyais la
difficulté de refuser après la collation sans blesser le
^
1*0 MÉMOIRES
Roi. La nomination au bénéfice était accompagnée
des témoignages d'affection les plus honorables, les
plus gracieux et même les plus économiques. Le Roi
m'épargnait en etïet tous les frais pour les lettres de
naturalisation et de collation; il me faisait remise de
la première annuité et demie imposée en faveur du
fisc, et d'autres semblables réserves. Ma qualité de
ministre du Pape ne me fit pas hésiter un seul in-
stant sur le parti à prendre. Je me décidai à remer-
cier respectueusement, mais très-nettement, sans
me préoccuper des objections que ma détermination
pouvait soulever, et sans me laisser influencer par
les exemples de mes deux prédécesseurs à la secré-
tairerie d'État , les cardinaux Pallavicini et Zelada ,
qui n'avaient pas cru les deux choses inconciliables.
J'adressai une lettre au roi Charles IV , et tout en lui
exposant mes raisons avec respect et reconnaissance,
je déclinai l'offre. Le roi eut la bonté d'acquiescer à
mon refus et de ne pas s'en offenser. Il m'écrivit que
le bénéfice me resterait toujours, et qu'il me le
réservait pour le cas où, cessant d'être ministre, je
n'aurais plus de motifs politiques à mettre en avant.
J'estime que le Roi songeait tout au plus alors à un
changement du cardinal secrétaire d'État, produit
par la mort accidentelle du Pape, puisque le nouveau
souverain choisit toujours pour ministre le cardi-
nal qui jouit le plus intimement de son affection et
de sa confiance. Je me proposai dès lors de remercier
Sa Majesté, même en admettant que je perdisse mes
DU CARDINAL CONSALVI. 421
fonctions, si les événements ne faisaient pas oublier
cette affaire au Roi et à la cour d'Espaii;ne.
Je renonçai encore à la croix de l'ordre de Malte,
que le grand maître me conférait avec une comnian-
derie de deux mille piastres de renie, et une déco-
ration entourée de brillants. Je refusai, tout en témoi-
gnant au donateur ma plus vive gratitude.
A celte époque, je fus frappé d'un de ces coups si
douloureux à mon cœur, qui devait pleurer bien
souvent la perte des personnes les plus chères. Dès
l'âge de cinq ans, il était entré dans notre maison
un certain dom Albert Parisani , qui avait grandi et
qui était devenu prêtre. Il possédait une intégrité
sans pareille, et il avait voué à mes frères et à toute
notre famille un attachement profond. A la mort de
mon aïeul, — mon père l'avait précédé dans la
tombe, ainsi que je l'ai raconté en commençant,
— Parisani nous tint lieu de père, de gardien, de
tout, et le cardinal Negroni, notre tuteur, se servait
toujours de lui, à cause de l'entière confiance qu'il
inspirait. L'abbé Parisani m'avait prodigué tant et
de si éloquentes preuves d'amour, il s'était acquis de
si nombreux titres à ma gratitude et à ma tendresse,
(jue je lui étais extrêmement affectionné. Sa mort me
fut un coup bien cruel. Il mourut dans un âge peu
avancé, et ce ne devait pas être encore la plus cui-
sante douleur réservée à mon âme.
C'est aussi dans ce temps-là que le Pape me nomma
préfet de la Signature. En devenant grand pénilen-
122 MÉMOIRES
cier, le cardinal Antonelli avait laissé celte charge
disponible. D'après Tusage, on devait conférer au
secrétaire d'État le premier poste à vie qui était
vacant , parce que , le secrétaire d'État pouvant être
démissionné par la mort du Pape, il ne semblait pas
convenable que le ministre occupant la première
place après le souverain restât sans aucune dignité,
une fois le Pape descendu dans la tombe. J'avais
refusé le camerlingat, vacant par la retraite du car-
dinal Braschi; je refusai encore d'être préfet de la
Signature, dont j'avais cependant toujours exercé les
fonctions, d'après l'usage voulant que le secrétaire
d'État remplisse toutes les charges vacantes jusqu'à
ce qu'elles soient conférées. J'avais géré cet office
sans toucher le traitement mensuel de cent soixante-
cjuinze écus. Enfin, après quelques années, le Pape,
dans une de ses audiences quotidiennes, m'appela à
cette dignité à l'improviste. Il me contraignit à l'ac-
cepter, sans me permettre d'insister et de m'excuser
davantage.
L'époque du voyage du Pape à Paris pour le cou-
ronnement de l'empereur Napoléon arriva. L'invita-
tion que ce dernier adressa au Pape, les raisons qui
engagèrent Sa Sainteté, après une très-longue dé-
libération avec le Sacré-Collége des Cardinaux, à y
consentir; ce qui précéda, accompagna et suivit ce
voyage, tout cela est la matière d'un autre écrit et
non de celui-ci. Je ne dirai que ce qui regarde mon
séjour à Rome. Le Pape pensa tout d'abord à moi
.^*
\)l' CAHIUNAI, CO.NSAI.VI. <23
dans l(' (-lioix des Cardinaux (jui racconijiai^ni'raient
un France. .Mais si beaucoup de raisons le poussaient
à croire que je devais être du nombre, l)eaucoup
d'autres motifs l'en dissuadèrent bientôt. En s'ab-
sentant de Rome sans prévoir avec certitude j^our
combien de temps, le Pape se livrait au pouvoir d'un
autre, et à quel pouvoir!... Il considéra comme peu
opportun et même nuisible sous de graves et nom-
breux rapports que le prince et le miaistre abandon-
nassent ensemble Rome et l'État. Personne n'était au
courant des affaires comme moi. Les relations exté-
rieures devaient suivre leur train, de même que les
all'aires intérieures. Plusieurs autres vues concou-
raient à ce principal objet. Par-dessus tout le Saint-
Père avait une opinion de moi qui provenait plus de
sa bienveillance que de mon mérite, mais il l'avait.
Sa Sainteté se détermina donc à me laisser à Rome,
et les réflexions qu'elle fit sur son désir do m'emme-
ner à sa suite dans le voyage ne purent pas modifier
sa résolution. Elle m'attribua une omnipotence dont
je n'étais point digne, mais dont je n'abusai pas. Mes
pouvoirs étaient illimités en ce qui concernait la
direction de l'État dans lequel je restais pour tenir
sa place.
Sa Sainteté partit, avec six cardinaux et plusieurs
prélats, le 2 novembre 1801; elle ne revint que peu
de temps avant la Pentecôte 1 805.
Pendant ces six ou sept mois, je fus absolument
dans le gouvernement temporel et quant à la puis-
t-2i MEMOIRES
sance comme un vice-pape, mais je me gardai bien
d'user d'une pareille prérogative. J'écrivais au Saint-
Père à Paris, et je prenais ses ordres en tout ce qui
était possible. Pour ce qui est des alîaires que je ne
pouvais transmettre à cause de certaines réserves
nécessaires, j'attendais son retour quand elles me
semblaient susceptibles d'ajournement. Si c'était im-
possible, je faisais de mon mieux, et j'agissais avec
une extrême prudence et une modération infinie.
Grâce au ciel , personne ne put m'accuser d'avoir
abusé en aucune manière de l'omnipotence dont
j'étais investi.
J'eus la douleur de voir l'État assailli en même
temps par trois fléaux terribles. Je parle d'abord de
la peste de Livourne, qui obligea de prendre les
mesures de préservation les plus dispendieuses, les
plus embarrassantes, les plus capables de compro-
mettre la sûreté publique et privée. Ces mesures
étaient très-fécondes en questions et en difficultés,
"Soit à l'égard des particuliers, soit à l'égard des gou-
vernements avec lesquels l'État pontifical entretenait
des relations. La seconde calamité fut le déborde-
ment du Tibre. Une pareille inondation était sans
précédent ' : elle transforma en lac la moitié de la
* Dans la nuit du 31 janvier au d" février 1803, le Tibre de'-
borda avec une violence aussi soudaine qu'inusitée. Cette crue
submergea en très-peu d'heures le quartier de Ripetta et ceux
qui l'avoisinent. Le fleuve charriait des arbres déracinés, des
meubles enlevés et des bestiaux que leurs propriétaires n'avaient
pas eu le temps de mettre à l'abri. La rue de l'Orso avait de l'eau
nu CAUniNAl. CONSALVI. lî'l
capitale; clic causa de terribles ravages, et, i)ar le
fait même, compromit — c'était le pire — le repos
pii])lic en provoquant les craintes et les besoins en
justiii'à ses éliiges supérieurs, de sorte <|ue les luibitjints, surpris
(tnns leur sninuieil, s'et'uent à griiud'ijeine réfugies sur les toits.
La faim, le froid et l'horreur de la situation leur faisaient pousser
des cris de détresse. De tous côtes, on appelait des halcliers pour
obtenir des secours ou des provisions. Les barcnroli n'osaient pas
affronter le danger. Tout à coup, au milieu de cette désolation
générale — car l'inondation gagne le Corso et menace les quar-
tiers élevés — le cardinal Consaivi, revêtu de la pourpre, appa-
raît comme un ange tutélaire à ces familles éplorées. Il a trouvé
une nacelle et des mariniers. Il leur a communiqué un peu de
son audace et de sa confiance; puis, sur ce frêle esfpiif, chargé
de vivres et de vêtements de toute espèce, il va , flottant de toit
en toit, porter du pain et des consolations à ceux (jui manquent
de tout.
Le Cardinal avait espéré que son dévouement serait contagieux ;
il ne se trompa point. Entraînés par le spectacle de celte charité
qui était tout à la fois un grand péril et un grand devoir, princes,
prélats, bourgeois et peuple, a la tète desquels se .signalait le
jeune prince Aldobrandini , ne voulurent pas rester en arrière
d'une pareille intrépidité. L'élan était donné; chacun s'empressa
de le suivre. Après cincpiante-deux heures d'anxiété et de déses-
poir, les eaux commencèrent à baisser, et le cardinal Consaivi,
ayant mission de réparer tant de désastres, s'acquitta de cette
tâche avec un si rare bonheur, (pie le pape Pie VU lui écrivit de
sa propre main :
« Notre Cardinal très-aimé,
» Le dernier courrier nous a apporté de bien tristes nouvelles.
Notre cœur paternel .s'est ému , nos yeux ont versé de doulou-
reuses larmes en apprenant les calamités (jui viennent de fondre
sur cette Rome, l'objet de nos regrets et de notre tendresse.
Vous avez dignement et courageusement interprété nos inten-
tions; vous avez prouvé que vous (uéritiez la confiance (ju'à notre
départ nous avions mise en vos lumières et en votre prévoyance.
Soyez heureux de la félicité des autres et de celle (|ue vous nous
12G MÉMOIRES
partie véritables, en partie faux, qui surgissent ordi-
nairement dans ces occasions. Et la troisième '
L'absence du monarque, et d'un monarque pape,
joignant le prestige du respect religieux à son auto-
rité temporelle, priva d'un notable secours — il est
facile de le comprendre — l'homme qui, en le rem-
plaçant, avait assumé sur sa tête le soin de toutes
choses. Le trésor était à sec au milieu des plus pres-
sants besoins; le voyage du Pape avait, par ses
dépenses énormes, absorbé non-seulement le peu de
fonds qui s'y trouvaient, mais encore les ressources
des financiers et des banquiers auxquels je pouvais
m'adresser dans cette nécessité. A l'aide de soins
vigilants, et plus encore grâce à la faveur du Ciel, je
pus ne pas faire naufrage, et je ne donnai sur aucun
apportez en gouvernant l'État avec tant de sagesse. Aitoucissez
les maux, gue'rissez les plaies, se'chez les larmes, et songez que
vous êtes père à notre place. Afin de vous fortifier dans cette
pense'e cpie nous savons chère à votre cœur, nous vous re'pe'lons
les sentiments de notre àme que vous connaissez si bien, et, en
gage de notre affection toute paternelle, nous vous envoyons,
avec les témoignages de notre gratitude, la béne'diction apo-
stolique.
» Donne' à Paris , le IS février de l'an 1803, de notre Pontificat
le sixième.
» Pas P. P. Vil. »
« P. S. — L'Empereur, (jui sort d'ici, a beaucoup loue et admire'
votre courage; la bonne Jose'pliine a pleure' d'attendrissement et
vous envoie un sonvnir. >i
1 Le Cardinal s'est arrête à ce mot; il n'a pas jugé à propos de
terminer sa phrase et d'indiquer le troisième fléau qu'il eut à
combattre. Dans une autre partie de ses Mémoires, il dit que ce
fut la pénurie complète d'argent et le vide du trésor public.
or CAUDINAL CONSALVI. 127
L'Ciieil. Ni l'ordre ni la tranquillilé ne lurent troublés.
Le Pape revint et eut la suprême bonté de se dire
satisfait de ma gestion pendant son absence.
Toutefois, l'année qui apportait avec elle les dé-
sastres de l'État, ceux du gouvernement pontifical
et les malheurs du Pape lui-même, sans parler des
miens, approchait. Ni ceux-ci ni ceux-là n'auront
place dans cet écrit, à moins qu'ils ne soient indis-
pensables pour le récit des époques de ma vie pri-
vée, c'est-à-dire des événements divers, seul objet
de ces pages.
Ce fut l'invasion inopinée et l'occupation de la
ville et de la forteresse d'Ancône par les troupes
françaises, sans aucune raison apparente, sans aucune
déclaration préventive, qui amenèrent tout le reste à
leur suite.
Sans compter les respects qui lui étaient dus et
comme pontife et comme souverain , Pie VII croyait
que son récent voyage à Paris pour couronner l'Em-
pereur lui donnait quelques droits à des égards per-
sonnels ^ Il ressentit vivement ce coup, qui compro-
' Dans sa lie de Xapolèon Bnonaparte . œuvre historique peut-
être trop exaltée en Angleterre et à coup sûr trop depreoie'e en
France, Wal ter, Scott, protestant, se trouve sur ce point ilu même
avis (jue le Cardinal de la sainte Lglise romaine. L'écrivain e'cos-
sais s'exprime ainsi (t. VI, p. 4^01 et 402) :
« Les plus grands admirateurs de Napoléon ne peuvent s'em-
pêcher de reconnaître que sa politique, dirigée moins d'apr.ès
des principes stables que d'après les circonstances, changeait
trop subitement selon l'occasion. Ainsi une des mesures les plus
sages de son règne était celle ilu Concordat, qui faisait revivre
MU MÉMOIRES
mettait à un si haut degré l'État et le Saint-Siège en
les privant de leur neutralité dans cette guerre, neu-
tralité que tout au moins il importait au Pape de
revendicjuer franchement et ouvertement en face
d'une pareille infraction. Il écrivit de sa propre
main à l'empereur Napoléon, alors aux portes de
Tienne. Sa Sainteté demandait que la ville d'Ancône
fût immédiatement évacuée et qu'on respectât sa
neutralité. En outre elle se plaignait du peu d'égards
qu'on lui témoignait. Pie YII parla dans le même sens
la religion nationale en France, et re'tablissait l'ancien lien entre
ce royaume et l'Église catholique. En recompense tie ce service
e'minent, le pape Pie Vil avait consenti à venir à Paris pour
ajouter la sanction de la solennité religieuse et la bénédiction
du successeur de saint Pierre à la ce're'monie du couronnement de
Napoléon. Il semblait qu'une amitié cimentée de la sorte, et
qui, im|)ortante pour la sûreté du Pape, était loin d'être indif-
férente pom- .Napoléon, aurait du subsister au moins pendant
quebjues années; mais ces deux souverains s'observaient l'un
l'autre avec méfiance. Pie Vil sentait qu'en sa qualité de Chef de
l'Église il avait fait à Napoléon des concessions que sa conscience
ne pouvait que difficilement approuver. 11 devait donc compter
sur une reconnaissance proportionnée aux scrupules tiu'il avait
surmontés; tandis que Napoléon était loin d'apprécier les services
de Sa Sainteté, et surtout de comprendre les reproches qu'elle
pouvait se faire.
» En outre, le Pape, en se relâchant sur les droits de l'Église
dans un si grand nombre de cas , sentait qu'il avait agi sous
l'empire de la nécessité, et comme un prisonnier, puistju'il avait
cédé plus qu'aucun des pontifes assis sur le Saint-Siège depuis le
règne de Constantin. 11 pouvait, par conséquent, se regarder
comme doublement obligé de maintenir ce qui restait de la puis-
sance de ses prédécesseurs, et même comme autorisé dans
l'occasion à revendi(iuer une partie de ce qu'il avait cédé invo-
lontairement. )'
DU CARDINAL CONSALVI. 129
au cardinal Fescli, ministre de l'Empereur auprès
du Saint-Siège.
Cette lettre et ces réclamations demeurèrent plu-
sieurs mois sans effet. L'empereur Napoléon voulut
d'abord assurer la plénitude de ses victoires, afin de
régler ainsi sa réponse, soit en dévoilant ses desseins,
soit en les difl'érant à un autre temps, selon que le
sort des armes le favoriserait plus ou moins. La
grande victoire d'Austerlitz le mit à même de ne
plus retarder sa manifestation. En revenant vers
Paris, il écrivit de Munich, dans le cours du mois de
janvier, si je me souviens bien, la fameuse lettre qui
sera le thème auquel il ne renoncera jamais dans tous
ses projets ultérieurs.
Par cette réponse, Napoléon se proclamait empe-
reur de Rome, tout en tolérant que le Pape en fût le
souverain, mais il voulait être vis-à-vis de Pie YII
dans le temporel ce que Pie YII était vis-à-vis de lui
dans le spirituel. Il exigeait de la part du Pape cette
dépendance que les Pontifes avaient accordée à
Charlemagne, dont il se prétendait l'héritier '.
Dans cette même lettre, il parlait de moi comme
d'un ennemi de son ambassadeur à Rome et d'un
cardinal hostile à la France. Enfin, sans s'occuper
des réclamations présentées par le Pape, l'Empereur
menaçait des plus désastreuses conséquences si le
1 Charlemagne signait : « .Moi, Charles, roi des Francs et
humble auxiliaire du Sainl-Sit'ge npostoli(]ue en toutes choses, »
et Charlemagne n'en était pas, il n'en reste pas moins grand
pour cela dans l'histoire.
II. 9
130 MÉMOIRES
Saint -Père ne suivait pas la route tracée par lui
Napoléon.
Si le Pape fut surpris de ce langage inattendu et
des principes que la lettre contenait, il ne s'en effraya
pas néanmoins. La réponse que l'on adressa sans
retard à l'Empereur ne pouvait être ni plus décisive,
ni plus franche, ni plus courageuse, ni plus aposto-
lique. On y démontrait la fausseté de la dépendance
des Papes au temps de Charlemagne, et on prou-
vait que, la véracité de cette dépendance même
admise, dix siècles de souveraineté libre et indépen-
dante avaient complètement effacé cette prétendue
subordination de la souveraineté du Saint-Siège. On
exposait à la fin combien cette indépendance et cette
liberté étaient intimement liées au bien de la Religion
pour la complète manifestation de la suprématie spi-
rituelle; on disait que les autres puissances ne per-
mettraient pas à un Pape vassal d'un prince quel-
conque d'exercer son autorité spirituelle dans leurs
États. Le Pape déclarait enfin à Napoléon qu'il n'était
pas l'empereur de Rome, et que le Pontife ne dépen-
drait jamais de lui comme de son suzerain. Pie Vil
ajoutait qu'il n'abdiquerait pas volontairement cette
neutralité, qui lui convenait sous le double aspect de
Père commun et de chef de la Religion.
Cette lettre, pleine d'ailleurs des égards que l'hon-
neur autorisait, fut adressée par le Pape à Napo-
léon dès que celui-ci eut fait sa rentrée dans la
capitale.
DU CARDINAL CONSALVI. 134
On peut croire que l'Empereur s'en montra extrê-
mement irrité. Cependant cela ne le persuada j)as, et
rien ne lui lit changer de manière de voir. Ceux qui
ont par la suite apprécié son caractère et le déve-
loppement de ses vastes desseins ont pu s'en aper-
cevoir. Non-seulement il ne s'arrêta pas, mais il ne
recula point même d'une semelle. Peu à peu, Napo-
léon multiplia ses exigences et força le Pape à ne pas
les admettre, retenu qu'il était par sa conscience. De
la sorte, le Pape dut subir la perte de la domination
temporelle du Saint-Siège et les autres conséquences
que tout le monde connaît. L'Empereur attribua au
ministre, comme toujours cela se pratique, la con-
duite du Saint-Père, dont il se prétendait indigné.
A cette cause presque naturelle d'aversion qu'il
me témoignait, s'en joignit une autre que je ne puis
passer sous silence. Ainsi que je l'ai dit, le cardinal
Fesch était ambassadeur de Napoléon à Rome. Il n'y
eut pas d'attentions compatibles avec mes devoirs ,
d'égards délicats et en toute espèce de choses, que
je n'eusse pour lui dès le principe. Fesch le savait;
il me témoigna tout d'abord une sincère recon-
naissance, de l'estime, et même de l'amitié. Mais
plusieurs raisons altérèrent ensuite son affection pour
moi. Je ne sacrifiais certainement pas mon honneur
aux volontés de son maître, auprès duquel il am-
bitionnait de se faire bien venir. En conséquence,
pour ne pas paraître vis-à-vis de l'Empereur ou peu
perspicace ou peu habile, il fallait une viclime sur le
132 MÉMOIRES
comple de laquelle on pût rejeter l'inflexibilité du
Pape à ses désirs. Fescli avait un caractère fort soup-
çonneux, et il s'imaginait presque toujours voir en
réalité ce qui n'existait pas même en rêve '. Enfin,
pour ne pas trop m'étendre sur ce sujet , il était par
malheur devenu l'intime ami d'une famille dont le
mari, par soif du lucre, et lafemme, par vanité, étaient
mes plus cruels ennemis. Je n'avais jamais voulu sa-
crifier les intérêts du Trésor à la cupidité du pre-
mier et la bienséance à la coquetterie de la seconde.
Voyant, après de nombreux échecs, qu'ils n'avaient
rien à gagner près de moi et sous mon ministère,
ces pauvres gens dirigèrent tous leurs artifices et
toutes leurs batteries vers l'ambassadeur de Napo-
léon. C'était déjà la puissance qui dictait la loi au
* Le caractère du cardinal Fescli était un mélange de bonnes
et de mauvaises qualités, où néanmoins riionnéteté prévalait.
Prêtre avant la Révolution, il avait par peur renoncé, pendant
la tourmente, à ses devoirs sacerdotaux, et s'était improvisé
garde-magasin, munitionnaiie, fournisseur des vivres de l'ar-
mée, enfin ce que, dans l'argot des camps, les soldats de la
Képubliijue appelaient un rizpainsel. Comme tant d'autres ,
Joseph Fescli, à ce métier, eut bientôt réalisé une belle fortune.
Quand le calme revint dans les esprits et que l'ordre triompha
sur les débris lie l'anarchie, Fesch rentra dans le sanctuaire;
puis, après la signature du (Concordat, il se vit rapidement
nouiiiié archevèciue de Lyon, cardinal et grand aumônier.
Lu l'envoyant à Rome en qualité de son ambassadeur, Napo-
léon avait eu la main malheureuse. Le cardinal Fesch n'avait
[)as encore bien repris les habitudes de son état, et il s^imaginait
tpi'on pouvait traiter les afïaires de l'Église au pas de chai-ge,
comme un marché de viande ou de fourrages. Foit de la puis-
sance sans limites de son impérial neveu, et poussédans ses der-
niers retranchements par les insatiables désirs de Napoléon,
DU CARDINAL COXSALVI. ^i
monde. Ces gens espéraient ainsi qu'il leur serait pos-
sible de me faire sauter de mon poste. Pour arriver
à leur but, ils employèrent le mensonge, la dupli-
cité, la séduction.
Tous ces motifs réunis amenèrent le cardinal Fescli
à me représenter comme la cause unicpie de ropi)o-
sition du Pape à l'Empereur. Et cependant le Pontife
n'avait pas besoin de tels mobiles. JMais il sullisait
à l'ambassadeur de France de voir que le Pontife
résistait pour inculper résolument son ministre. La
douceur du caractère de Pie YII l'avait mal fait juger
en France. On ne sut pas distinguer en lui ce besoin
d'accomplir ses devoirs, besoin qui l'emportait sur
tout le reste.
Peu de paroles suffiront relativement à ce sujet ,
Fesch eut le tort de céder à des emportements et à des jalousies
qui n'étaient p;is de saison. 11 voulut même rivaliser de talent,
li'induence et de popularité déjà européenne avec Consalvi. Cette
ambition, allant jusiiu'à la haine, fut une des causes détermi-
nantes des malheurs de Pie VII et de l'invasion française. Mais le
cardinal Fesch était au fond un homme juste et sensé; il comprit
bientôt (ju'il faisait fausse route. Dans l'intérêt de l'Empire et de
l'Fmpereur, souice de sa fortune ecclésiasti(pie , il lutta avec
énergie, souvent même avec passion, contre les exigences de
A'apoléon. Ainsi, dans plusieurs graves circonstances, et notam-
ment en 181:2, au Concile de Paris, dont l'Empereur l'avait
nommé président, Fesch s'honora en déployant pour le Pajje
prisonnier et pour l'Église persécutée une audace véritablement
sainte. Plus tard, à la chute de l'Empire, e.xilé de France et de
son siège archiépiscopal, il trouva à Home une alFectueuse hospi-
talité. Pie vu et le cardinal Consalvi oublièrent des torts passa-
gers pour ne se souvenir (|ue ilu courage déployé, et, j»ar sa
vie tligne et circonspecte , le cardinal-archevêque de Lyon prouva
qu'il était aussi reconnaissant (lu'honnête.
13i :.IÉMOIRES
c'est-à-dire à Topinion en partie personnelle et en
partie inspirée que l'Empereur nourrissait sur mon
compte. ïl enjoignit à san plénipotentiaire de me
communiquer la lettre qu'il lui écrivait de sa main
— ce qui fut fait. — En parlant de moi dans cette
lettre , il terminait ainsi : « Dites au cardinal Consalvi
de ma part que, s'il aime sou pays, il n'a qu'une de
ces deux choses à faire : ou obéir à tout ce que je
veux, ou bien laisser le ministère. »
Je ne balançai point un seul instant quand le
cardinal Fesch me fit lire cette dépêche, et je lui
permis de répondre de ma part « que je ne ferais
jamais la première des deux choses, et que j'étais
tout prêt à exécuter la seconde dès que le Pape m'y
autoriserait, afin de ne pas servir de prétexte ou de
motif aux malheurs de mon ])ays ». Pendant tout le
temps que le cardinal Fesch résida à Rome, les
déclarations les plus impérieuses de l'Empereur
contre moi, ainsi que les manifestes les plus pé-
remptoires de sa volonté de ne plus me voir au mi-
nistère, et les menaces des plus grands périls pour
l'État si je restais dans ma charge, se multiplièrent
à l'infini. Les objurgations en vinrent à un tel point
qu'il fallut toute la fermeté de ce caractère que l'Eu-
rope a depuis, et à son étonnement, admiré dans le
Pape , pour le faire résister non moins aux efforts de
la France afin de m'éloigner de ses côtés, qu'à mes
prières elles-mêmes. Je les appuyais sur ma ferme
résolution de n'être pas Toccasion de tous les désas-
DU CAUDINAL CtJ.NSALVI. 43:^
très (jui fondraient sur Sa Sainteté et sur l'Etat; je
disais ([u'il fallait avoir soin de ne pas inculquer aux
peuples — quoique sans raison — la pensée que ces
désastres arrivaient parce que le Pape avait voulu
me défendre, et qu'on les aurait évités s'il eût con-
senti à me sacrilicr, ({uoique sans motifs, aux exi-
gences de celui qui pouvait tout. Le Pape resta tou-
jours inébranlable. Il trouvait en moi, disait-il, des
qualités appropriées à son service et à celui de
l'Église attaquée; mais c'était un pur effet de sa
bonté, car ces qualités n'existaient pas.
La fureur de Napoléon, excitée par la résistance de
Pie YII à ses desseins et à ses volontés, allait toujours
croissant. Il avait substitué le ministre Alquier au
cardinal Fesch, qu'il venait de rappeler, afin que son
oncle et cardinal ne fiit pas l'exécuteur de la dernière
ruine de Rome, quand l'heure de la réaliser aurait
sonné. Alquier reçut contre moi les mêmes ordres
que son prédécesseur, mais ils n'eurent pas plus de
succès pendant un certain temps. Enfin le moment
arriva où le Pape crut opportun de se rendre à l'idée
de ma retraite. Peu après, l'Empereur répondit au
Pape par une note officielle de M. de Talleyrand,
ministre des affaires étrangères. On reproduisait
dans cette note les prétentions naguère exposées sur
sa souveraineté dominatrice à Rome et dans l'État
ecclésiastique, — sulla sua soprasovranità di Roma
e Slato ecclesiastico , — ainsi que sur la dépendance
du Saint-Siège.
136 MEMOIRES
Cette note demandait encore que l'on entrât dans
le système de l'Empereur, que le Pape fît la guerre
aux Anglais, qu'il reconnût pour ses amis et pour
ses ennemis les amis et les ennemis de l'Empereur,
et autres choses semblables, conséquences de sa pré-
tendue soprasovrcmità. Le Pape répondit négativement
à tout. Mais pour prêter à cet acte solennel un plus
grand poids, pour qu'on ne pût attribuer ce refus à
une influence étrangère, mais à la volonté spontanée
et propre du Saint-Père lui-même, et pour que ce
refus pût amener chez l'Empereur la conviction que
l'unique et véritable impossibilité de manquer à ses
devoirs sacrés et non des inspirations étrangères
empêchaient Pie Yll d'accéder à ses désirs, on jugea
que c'était le moment de compenser le non définitif
donné aux prétentions impériales, par le bonheur
qu'il ressentiiait en m'arrachant lui-même du mi-
nistère. On prouvait ainsi à Napoléon que le Pape
faisait pour lui plaire, bien qu'à contre-cœur, tout
ce qu'il était possible de faire, mais qu'il n'accor-
dait pas ce que ses devoirs sacrés lui interdisaient de
céder. Le Saint-Père se résolut d'autant mieux à
consommer son sacrifice, — c'est ainsi qu'il l'appe-
lait , dans sa bonté , — que les exigences de l'Empe-
reur et les refus du Pape n'avaient pas été jus-
qu'alors livrés à la publicité. Il était donc permis
d'espérer qu'après la satisfaction de mon renvoi ob-
tenue. Napoléon se convaincrait de la réalité des
obstacles s'opposant à ce que Pie VII adhérât à ses
DU CARDINAL CONSALVI. 137
désirs, et que, dans ce cas, il se désisterait de ses pré-
tentions. Il pouvait le faire sans froisser son amour-
propre, justement parce que rien n'avait encore trans-
piré dans le public, ainsi que je l'ai dit. Je dois
rendre justice à la droiture des intentions du Pape
et à son excessive bonté envers moi. Il ne les fit
céder qu'à cette considération puissante et ne se sou-
mit qu'à ces réflexions. Il me sera permis de rendre
encore justice, non à moi-même, — ce qui ne serait
pas convenable, — mais à la vérité, sur une particu-
larité qui me regarde. Je dirai donc que, quoique
non-seulement je n'eusse pas ambitionné la secrétai-
rerie d'Etat, mais encore que j'eusse fait tout mon
possible pour en décliner les honneurs, cependant
ce n'eût pas été au milieu des périls qui menaçaient
le Saint-Siège et le Pape, mon grand bienfaiteur,
que j'aurais privé l'un et l'autre de mes services,
quels qu'ils fussent. Toutefois je me laissai guider
dans ma conduite par la pensée dont je viens de
parler. 11 en coûta beaucoup à mon cœur à cause
des circonstances, et aussi parce qu'il fallait quitter
celui que je vénérais et chérissais tant.
La chose ainsi arrêtée entre le Pape et moi, le
même courrier extraordinaire portant à Paris le
nouveau refus de Pie Vil à propos des grandes
affaires qui étaient l'objet des convoitises ambitieuses
de l'empereur Napoléon , lui porta en même temps
l'acceptation pontificale de mon éloignement du
ministère, et la nomination de mon successeur.
438 MÉMOIRES
C'était le cardinal Casoni. Cela arriva le 1 7 juin 1 806,
si je ne me trompe. Je ne dois pas raconter la dou-
leur du Pape et la mienne à cette séparation. 11 me
sera permis de dire seulement que ce ne fut pas sans
des pleurs réciproques et que, dans la suite des temps,
le Saint-Père ne démentit jamais son immense bien-
veillance envers moi.
Me sera-t-il permis d'ajouter que si j'avais ressenti
une vive amertume en perdant la charge qui était cer-
tainement la première de toutes, j'aurais trouvé une
large compensation à ce déplaisir dans le déplaisir
universel qui éclata lors de ma retraite du ministère?
Je ne parlerai pas des témoignages que me prodiguè-
rent les plénipotentiaires étrangers; ils m'adressèrent
officiellement les notes les plus flatteuses et toutes
contenant les expressions de la peine qu'ils éprou-
vaient de mon départ. Ils affirmaient avec énergie
que leurs souverains respectifs la partageraient; ils
rendaient justice, disaient-ils, à l'honnêteté , à la
loyauté et à la franchise de mon caractère ' , et à la
célérité avec laquelle j'expédiais les affaires sans les
laisser languir; il n'y eut pas un seul ambassadeur qui
ne m'écrivît de semblables notes. Si sa qualité obli-
1 Dans une lettre confidentielle datée de Rome le 2 mars 1805,
et adressée au Premier Consul , Cacault, l'ambassadeur de la Ré-
publique française, trace en (juelciues mots le portrait du secré-
taire d'État de Pie VII. 11 écrit : « M. le cardinal Consahi, infini-
ment laborieux, et (jui a beaucoup d'esprit, est probe, désintéressé,
incorruptible, pauvre et pourtant envié. »
Ces trois lignes sont le plus éloquent et le plus sincère résumé
des Mémoires du Cardinal.
DU CARDINAL CONSALVl. 139
gea celui de France à s'en al)stenir, il ne s'abslint pas
néanmoins, malgré la délicatesse de sa position, et
quoique son gouvernement fût cause de ma re-
traite, de m'adresser de vive voix ses compliments
de condoléance. Il vint, lui aussi, comme tous les
autres ambassadeurs, le lendemain de mon départ
du Quirinal, me visiter chez moi; il me donna alors et
par la suite les plus constantes preuves d'estime.
Mais l'émotion que le public manifesta à la nouvelle
que je n'étais plus secrétaire d'État ne fut pas moins
flatteuse pour moi. J'irai plus loin, et s'il est possible
de le dire, j'ajouterai que j'en fus d'autant plus tou-
ché, que cette émotion s'étendit aux diverses classes
de la société.
A l'époque de ma chute, car mon sort était tel,
sinon de la part du Pape , certainement du moins de
la })art de cette puissance que le monde entier regar-
dait déjà comme l'arbitre de toutes choses, les regrets
et l'atfection dont j'étais entouré ne pouvaient être
l'elfet de l'adulation ou de l'égoïsme. On s'exposait
même en agissant ainsi , puisqu'on se faisait un
démérite auprès de celui qui m'avait renversé de
mon poste. Ces marques de publique estime me
consolèrent et me charmèrent comme appréciation
d'une sage conduite. Mais, grâce au Ciel, j'avais
un autre témoin en moi-même qui approuvait ma
façon d'agir et qui l'approuve encore : ce témoin
m'accompagnait sans cesse et ne me laissait jamais.
Ma conscience n'était obsédée d'aucun remords pour
140 MÉMOIRES
ce qui a trait à mon administration publique. Je ne
pouvais point m'accuser d'avoir sciemment commis !e
moindre excès, le moindre passe-droit, le plus insi-
gnifiant abus de pouvoir, et je n'avais pas profité
de ma position pour m' enrichir ou pour enrichir ma
famille. Je n'avais jamais accepté aucun cadeau, ni
grand ni petit, pendant les nombreuses années que
je fus en charge. Il est facile d'imaginer que les
occasions ne manquèrent pas ; mais on ne pourra
pas citer un fait pour démentir mon assertion , et je
comprends jusqu'aux comestibles, aux régalades et
aux tributs de Noël ou d'autres bonnes fêtes, tributs
que l'on otfre d'après l'usage. Mon pauvre frère se
trouva nu comme moi quand je sortis du ministère,
c'est-à-dire tel qu'il était au moment où j'y entrai '.
Je ne lai avais pas procuré le plus mince avantage,
bien que je l'aimasse beaucoup, et de son côté il ne
permit jamais à àrae qui vive de tirer })rofit de sa
faveur auprès de moi. La même chose arriva pour
mes familiers : on ne peut pas dire que je leur aie
accordé quelques bénéfices; je m'opposai même à
ce que les autres leur en fissent accorder. Je ne con-
1 La justice que se rend ici le cardinal Consalvi, jusiicc méritée
sous tous les rap[)orts , doit être e'galement rendue à ses deux
plus illustres successeurs. Nous n'avons à parler ni du cardinal
délia Soniaglia ni du cardinal Albani, l'un secrétaire d'État du
pape Léon XII, l'autre du pape Pie Vlil. Ces ministres ne firent
que passer et s'honorèrent ]>ar leur désintéressement. Mais les
cardinaux Bernetti et Lainbruschini occupèrent longtemps le
poste envié de secrétaire d'Etat, et avec un nom sans tache, ils ne
léguèrent à leurs familles que le noble orgueil de leur probité.
DU CARDINAL CONSALVI. 144
sentis pas non plus à ce ({uc mon caniéricr obtînt nn
poste de courrier, comme tous les camériers de mes
prédécesseurs. Personne ne peut avancer ([iie j'aie
reçu un seul placet des mains de mes domestiques.
C'est ainsi que je ne pouvais, j^race au Ciel, être
soupçonné de la plus imperceptible partialité dans
les propositions soumises au Pape pour les .em[)lois.
Beaucoup de mes amis furent mécontents en voyant
qu'ils n'étaient pas promus comme ils s'en flattaient.
allais je m'appliquai à ne peser que le mérite d^es
gens et non leurs relations. Enfin , personne ne
pourra m'accuser de n'avoir pas consacré aux de-
voirs de mon emploi toutes les heures de ma vie. Je
n'ai apporté aucun retard aux affaires, aucune diffi-
culté à accorder audience. A tout instant, mon cabi-
net était ouvert au public; enfin, je ne me suis rendu
coupable d'aucune autre faute. Je n'entends pas en
écrivant ces choses faire moi-même mon éloge : il
n'y aurait rien de plus inconvenant. Je raconte
simplement ce qui arriva en réalité, afin de peindre
le contentement intérieur qu'au milieu de mon
désastre me laissait ma conscience, environnée de
sa pureté comme d'une égide invulnérable.
« Solto i'iisbergi) del senlirsi pura. »
Je le dirai encore, parce que je pense que, si ce
dont je viens de parler était autant de strictes obli-
gations qui m'incombaient, je crois aussi qu'en cer-
taines situations et circonstances on doit se rendre
U2 MÉMOIRES
témoignage qu'on a exactement accompli ses devoirs,
comme j'étais tenu de les accomplir.
J'abandonnai le Quirinal, puis, installé dans mon
habitation particulière, je m'occupai de la direction
de Saint-Michel a Ripa et de mes fonctions de préfet
de la signature. Je ne pris plus aucune part aux
grandes affaires de France en raison de mon oîïice,
comme autrefois; mais, en ma qualité de cardinal,
j'assistai aux fréquentes congrégations générales de
tout le Sacré-Collége , que le Pape assemblait de
temps en temps pour délibérer dans les graves occa-
sions. Cela dura jusqu'à la chute du gouvernement
pontifical.
Un an et un mois après mon éloignement du
ministère, j'eus la douleur de perdre le cardinal duc
d'York. Il mourut le 15 juillet 1807, et sa mort me
fut très-sensible. Quand Mgr Cesarini, son héritier
fiduciaire, notifia les volontés du testateur par rap-
port aux legs, j'appris avec la plus extrême surprise
que le cardinal duc n'avait pas accédé à la seconde
renonciation que je fis du beau legs de six mille
piastres qu'il m'avait destiné. Il me le confirmait
pour la troisième fois, avec une bague d'une valeur
de cent cinquante écus à peu près. J'acceptai l'an-
neau comme un souvenir très-précieux, et je re-
nonçai pour la troisième fois aux six mille piastres ,
afin de ne pas diminuer l'héritage du Cardinal au
préjudice de ses famiUers. Ma renonciation fut re-
cueillie dans les actes d'un notaire public
DU CARDINAL CONSALVI. 143
Peu après la perte du cardinal duc d'York, que
je respectais et aimais tant et (|ui nie chérissait si
paternellement de son côté, mon cœur fui frappé
du coup le plus cruel qu'il pût jamais recevoir. Ah !
au moment où je commence ce funèbre récit, les
pleurs s'échappent en abondance de mes yeux! Que
serait-ce donc si je devais écrire longuement sur ce
trépas? car, et moi aussi, je puis dire avec vérité :
Tti mea , tu morieyis p-egisti commoda , f rater,
Tenim una nostru est toln scpulta domtis!
Omnia tecum una perierunt gaudia noslrn ,
(Ju(B ttius in v'Ja dulcis altbal amor !
Oui, il mourut-après tous les autres, mon cher et
unique frère André , lui qui m'aimait plus que lui-
même, et qui m'en avait prodigué de si nombreuses
et de si incontestables preuves; lui, un miroir de
toutes les vertus : lui, religieux, humble, modeste,
désintéressé, bienfaisant, courtois et aimable; lui,
plein de talents, de savoir et dont l'esprit était cul-
tivé plus qu'aucun autre; lui, tout mon soutien,
toute ma consolation et mon bonheur; lui, enfin,
dont je ne pourrai jamais faire assez l'éloge pour
égaler les mérites. Ah! oui, il mourut après une
pénible maladie de soixante- treize jours, pendant
laquelle il offrit de très-éclatants modèles de toutes
les vertus chrétiennes. Il supporta courageusement
ses soutTrances. Au milieu des douleurs et dans
ses peines continuelles, il se montra détaché de
la terre et de moi-même, qui lui étais néanmoins
Ui MEMOIRES
si cher. Il fut plein de résignation à la volonté de
Dieu; il l'aimait ardemment, ainsi que sa très-sainte
Mère. La ville entière, qui en sut bientôt la nouvelle,
fut Irès-édifiée de cette mort. Il rendit son âme à
son Créateur le 6 août 1 807, jour quam semper acer-
bam, semper honoratam habebo. Que Dieu le veuille
ainsi !
J'étais à ses côtés quand il expira. Je n'avais
jamais voulu le laisser un instant. En effet, je lui
rendis les derniers devoirs, en faisant la plus extrême
violence à mon cœur. Et comme je ne l'abandonnai
point jusqu'à ce que le Ciel eût reçu son âme, ainsi je
ne l'abandonnerai point après mon trépas. Je désire
que nos corps reposent ensemble et soient unis dans
la mort, comme nos âmes furent unies durant la vie.
Je lui en confirmai la promesse presque au moment
où il expira. D'une voix affaiblie et tremblante, mais
avec toute son âme sur ses lèvVes pâlies, il m'en fit
la touchante demande et en exigea l'assurance for-
melle. J'espère que le gouvernement sous lequel le
Ciel me fera mourir sera assez bon et assez humain
pour ne pas mettre obstacle , dans une circonstance
aussi indifférente, à l'accomphssement de ces vœux
innocents de deux frères que les révolutions purent
rendre infortunés — je parle plutôt de moi que de
lui, — mais qui ont toujours été honorés et honora-
bles, et qui ne firent jamais de mal à personne. Je l'es-
père, et tandis que je nourris de cet espoir le misé-
rable reste d'existence dont je désire vivement voir
DU CARDINAL CONSALVl. H'6
le terme , la chère mémoire d'André restera toujours
gravée dans mon esprit et dans mon cœur.
A dater de ce moment la \ ic me fut souveraine-
ment à charge, et il n'y eut plus de plaisir pour moi.
Je n'étais plein que de sa pensée, et je remplissais
mes devoirs dans le but de me rendre le moins pos-
sible indigne du secours du Ciel et d'aller l'y rejoin-
dre un jour. Depuis l'époque douloureuse de sa
mort jusqu'au moment où j'écris, mon existence a
été une série continuelle d'amertumes et de mal-
heurs. Pendant l'espace de cinq mois je vis se succé-
der des jours plus sombres les uns que les autres,
précurseurs de l'irruption des armées françaises ve-
nant à Rome pour renverser ce Gouvernement dont
je faisais partie, quoique sans mérite de ma part.
J'assistai à cette invasion qui eut lieu le 2 février
1 808 , et si elle ne brisa pas subitement la souve-
raineté apparente du Pape, elle la détruisit néan-
moins en substance. On languit encore dix-sept
autres mois, en attendant la crise finale. Les jours
et les nuits que l'on passa dans cette anxiété furent
plus amers que la mort , morte amariores.
Le 20 juin 1809, cette crise finale éclata; on dé-
clara l'abolition de la Souveraineté pontificale et
l'annexion des États de l'Église à l'Empire français.
Après, je fus témoin d'un siège de plusieurs semai-
nes que l'on mit devant le Palais pontifical et qui
arrachait les larmes des yeux de tous les bons';
1 Le peuple romain a été accusé — et souvent avec -justice —
II. 10
1*.
U6 MÉMOIRES
puis, dans les ténèbres de la nuit , le sac du Quirinal.
On escaladait les murs en différents endroits, comme
on aurait pu l'effectuer sur une citadelle prise d'as-
saut. Soldats, sbires, coupe-jarrets, galériens, sujets
d'une notoire ingratitude envers les successeurs de saint Pierre.
Pendant l'occupation française, il a racheté' par une fidélité à
toute épreuve ses ingratitudes passées et futures. De 4809 à 1814.
le pape Pie VII était captif à Savone ou à Fontainebleau , et l'em-
pereur Napoléon I^"", qui appelait Rome la seconde ville de son
Empire et qui avait fait de la capitale du monde chrétien l'héri-
tage royal de son fils au berceau , rencontra dans ce peuple une
opposition inattendue et à laquelle s'associèrent quelques familles
du patriciat romain seulement. Les autres appartenaient au vain-
queur par le droit de leur lâcheté. L'opposition se manifesta par
un acte de courage de la conscience, refusant de prêter foi et
hommage à un autre souverain (ju'à Pie VII, prince légitime. Le
palais de Monte-Cavallo ne se nommait plus le Quirinal; dans les
bulUiins impériaux, c'était le palais du Roi de Rome. Les Romains
ne consentirent jamais à de pareilles annexions, et dans deux
se'ances du conseil d'État, tenues, la première à Saint-Cloud , le
10 avril 1812, sous la présidence de Napoléon Ronaparte; la
seconde aux Tuileries, le 24 avril 4812, toujours sous la prési-
dence de l'Empereur, l'on trouve la trace de cette résistance
muette. Les procès-verbaux des deux séances ne furent jamais
livrés à la publicité, et pour cause; mais, a notre grand étonne-
ment, ils ligurent parmi les papiers du cardinal Consalvi, avec une
lettre d'envoi datée de Paris, le H août 1814, et signée par le
baron Locré, secrétaire général du Conseil d'État sous l'Empire.
C'est donc un titre de gloire, une preuve de sens et un bon
exemple qu'il est juste d'évoquer et de remettre sous les yeux
des Romains.
Le résumé de la discussion du projet de décret relatif à la
prestation du serment dans les États pontificaux est ainsi conçu :
« .M. le comte Boulay, au nom de la section de législation, pré-
sente le projet de décret dont la teneur suit (n" 2G38 ter) :
» M. le comte Defermon ne voit de difficulté que lians la dis-
position qui prononce la confiscation des biens. Il serait juste
Dr CARDINAL CONSALVI. 147
lobelles et ivres de colère, y pénéfrcrent en armes,
après avoir fait tomber la porte intérieure. Ils sur-
prirent le Pape au lit, lui laissant à peine le temps
de se lever. Ils lui proposèrent de souscrire aux vo-
sîuis doute il'ôler au coup;ible la jouissance de sa fortune ; mais
est-il conforme à l'humanité' d'en priver ses enfants? Ils n'ont
point pris part à sa faute.
» M. le comte Boulay re'pond que le coupable est en état de
révolte, et que dans ce cas le Code pe'nal prononce la confisca-
tion. Au surplus, Sa Majesté adoucira la rigueur de la loi en
faveur de la femme et des enfants, suivant les circonstances.
» Sa Mnjpsli' dit que les enfants auront toin"ours des aliments;
mais qu'il n'est point dans l'intérêt de l'État de maintenir dans
l'opulence (juelipies familles où règne l'esprit de révolte. I^es
enfants ont presque toujours les sentiments de leur père. Quand
les pères seuls seront imbus de mauvais principes , on pourvoira
plus largement au sort des enfants. Au .surplus, ce n'est pas
ici le seul cas où la famille se trouve ruinée par la mauvaise con-
duite de son chef.
» M. le comte Berlier observe que le coupable n'est pas frappé
d'abord : on lui donne le temps de venir à résipiscence. S'il n'en
profite pas, assurément on ne peut plus douter qu'il ne changera
jamais de princijies.
» M. le comte de Ségur demande le retranchement de la
seconde partie de l'article 2. Le cou|)able qui répare sa faute
fait connaître qu'elle n'avait pour principes que l'irréflexion ou
In sottise; or, la sottise et l'irréflexion ne sont pas là des causes
qui doivent faire mettre sous la surveillance de la police.
" M. le comte Boulay dit qu'on doit regarder comme une
révolte scandaleuse le procédé de celui (pu, pouvant se dispenser
tle comparaître, se présente néanmoins et refuse le serment.
In tel homme mérite que la police ait constamment les yeux
sur lui.
» M. le comte Begnault de Saint-Jean d'Angély voudrait (pi'a-
vant de le condamner on lui fit sommation de comparaître à
l'effet de se défendre.
') M. le comte Merlin observe que la représentation du con-
10.
U8 MÉMOIRES
lontés de l'Empereur ou de partir immédiatement,
sans désigner le lieu de l'exil. Le Pape refusa avec
courage et fermeté. Il fut aussitôt enlevé de sa rési-
dence; puis, seul avec le cardinal Pacca, pro-secré-
tumax fait tomber avec toutes les suites les condamnations pro-
nonce'es contrj lui.
» Sa Majesté pense qu'il conviendrait de ne remettre la peine
qu'autant que le condamne' le demandera. A cet effet, on pour-
rait décider que le sé(|uestre mis sur ses biens lui sera signifié;
qu'il aura un mois pour se présenter devant la cour impériale et
y prêter serment; (|ue faute par lui de le faire, la confiscation et
la déportation seront prononcées.
» M. le comte Canarelli dit que les Anglais ont expulsé de
l'île de France M. Bertrand, qui y remplissait les fonctions de
premier président de la cour impériale, et ne lui ont })as même
permis d'emporter aucune partie de ses biens, parce que ce
magistrat a refusé de leur prêter le serment.
» Sa .Majesté dit que les deux espèces ne sont pas entièrement
les mêmes.
» M. le comte Gassendi dit (|u'on ne peut pas compter sur les
serments qui sont prêtés par force. Les sentiments et les opi-
nions demeurent les mêmes et n'attendent que l'occasion pour
se développer.
» Sa Majesté dit que le serment est toujours un frein , du moins
pour les hommes qui ne sont pas entièrement pervertis. On ne
demande le serment à personne; mais si (juelqu'un se présente à
refï'et de remplir une fonction pour laquelle le serment est
exigé, et que néanmoins il le refuse, il vient évidemment braver
la loi : le laisser impuni serait un scandale.
» M. le comte Gassendi dit qu'on pourrait se borner à le mettre
en surveillance.
» Sa Majesté dit que celte mesure n'est pas une peine. En
vérité le gouvernement s'avilit s'il soufîre (ju'un individu puisse
spontanément prétendre vivre sous la protection de l'autorité et
partager les avantages qu'elle accorde aux citoyens, et que
néanmoins il vienne déclarer en public qu'il ne reconnaît ni
l'Empereur ni l'Empire. 11 est naturel que cet individu soit écarté
L)i; CAIJDINAI. CONSALM. 149
taire d'Ktat, sans un domestique, sans personne des
siens — on ne permit ensuite qu'à un petit nombre
de le suivre, — on le jeta dans une mauvaise voi-
ture , sur le siège de laquelle le général français avait
p;if la (leporlalion. Ce jeu est insultnnt. 11 faut y mettre un terme.
C'est rinilulgence qui a donne tant fl'audace. Quand on usait de
plus de sévérité, personne ne se serait permis ces excès. Aujour-
d'hui l'on en fait une plaisanterie. On va rire dans sa maison de
sa scandaleuse résistance. Si ipielipies confesseurs y poussent, ces
confesseurs sont des ignorants. Jésus-Christ a reconnu César, les
saints Pères ont juré fidélité à des empereurs païens. En Italie,
tous les évèijues ont prêté serment a la Réiiubliiiue française,
même dans le temps où ses troupes brisaient les autels. Ils y ont
exhorté leurs ouailles par des instructions que tout le monde a
vues. Mais alors on était très-sévère. Que du moins maintenant il
en coûte les biens pour de semblables jeux, et l'on est bien sûr
qu'ils ne se renouvelleront point.
..M. Fiévée, maître des requêtes, rappelle la proposition de
M. le comte de Ségur. 11 lui semble (pi'il n'est pas nécessaire de
mettre en surveillance un homme qui revient de lui-même.
» Sa Majesté renvoie le projet à la section, pour préparer une
rédaction nouvelle conforme aux bases qui viennent d'être
posées.
» Sa Majesté consent au retranchement proposé. II y a là
plutôt folie (]ue mauvaise intention. »
Séance du 2i avril 1812.
.. M. le comte Boulay, par ordre de Sa Majesté et d'après le ren-
voi fait à la section de législation dans la séance du 10 avril der-
nier, présente une nouvelle rédaction du projet dont la teneur
suil(n<> 2568 ter):
« Sa Majesté dit qu'il suffît d'adresser le décret à la cour impé-
riale de Home et qu'il ne doit pas être inséré au Bulletin des lois.
Rome est la seule ville de France oii le scandale que le décret
tend à prévenir ait eu lieu. Aucune autre contrée de l'Empire
n'en a jamais donné l'exemple.
» S. A. S. le prince archichancelier de l'Empire dit (|u'il serait
Juste de donner un délai plus long pour purger la contumace.
♦50 MÉMOIRES
pris place. Alors, avec la rapidité de l'éclair, et sans
lui accorder aucun répit, on le traina jusqu'à Gre-
noble, où il ne resta prisonnier que onze jours, parce
que la piété du peuple inspirait des craintes au Gou-
vernement. Le Saint-Père fut ensuite transféré à
Savone, où il est encore captif.
J'ai dit tout à l'heure improprement que j'avais
été spectateur de l'assaut du Quirinal. J'ai vu, non
de mes yeux, mais j'étais un des rares Cardinaux
» M. le comte Boulay dit qu'on ne peut pas accorder cinq ans
à celui qui ne refuse le serment que parce qu'il espère un chan-
gement dans l'ordre des choses. Si on lui donne un aussi long
délai, il attendra les e've'nements sur lesquels il compte, et il
persistera avec d'autant plus d'opiniâtreté dans son refus qu'il es!
assure' de recouvrer ses biens après cinq ans, dans le cas où il
faudrait renoncer a son illusion.
)> M. le comte Defermon dit que cependant il en perdrait irré-
vocablement les fruits.
» M. le comte Boulay répond que ce sacrifice n'arrêtera point
celui qui espère s'en faire un mérite auprès du Souverain dont il
espère le retour.
» Sa Majesté dit qu'elle ne voit pas pourquoi l'on parlerait de
la contumace. 11 ne peut jamais y en avoir, puisque pour qu'un
individu refuse le serment il faut bien qu'il soit sur les lieux.
» M. le comte Boulay dit qu'il faut prévoir deux cas. Si l'indi-
vidu ne se présente pas, il n'y a point de refus de serment ni par
conséquent de poursuites; mais il peut se faire aussi (ju'après
avoir refusé le serment il s'évade, et alors on serait oblige de le
juger par contumace.
« Sa Majesté dit qu'au moment même du refus, on doit s'assurer
de sa personne.
)> M. le comte Boulay dit que cette addition aphinit toutes les
difficultés. »
On passe, par ordre de Sa Majesté, à la discussion d'une autre
affaire, et le décret fut rédigé dans le cabinet de l'Empereur.
I)i: CARDINAL CONSALVf. I.'il
alors résidant à Rome, et je pus savoir par des té-
moins oculaires tous les détails qui n'entrent pas dans
le cadre de cet écrit ' .
Il est aussi impossible d'imaginer que d'exprimer
la douleur que me causa cet événement. A partir du
G juillet, je restai à Rome pendant cinq mois et quel-
ques jours avec six ou sept (Cardinaux — les autres
avaient été forcés de partir depuis longtemps. — Je
vécus dans la tristesse la plus amère et dans de mor-
telles angoisses que provoquaient le contraste des
circonstances présentes et l'obligation d'accomplir
exactement mes devoirs. Plus qu'aucun de mes col-
lègues, j'étais placé dans cette alternative par
suite d'une combinaison dont je vais parler. Mes
collègues n'étaient connus personnellement d'au-
cun des hommes composant la nouvelle autorité
française. Il n'en était pas ainsi de moi. Mon voyage
à Paris et mon séjour prolongé à la secrétairerie
d'État m'avaient mis en rapport avec beaucoup de
militaires, de magistrats, et avec un grand nombre
' Ce fut dans la nuit du 5 au 6 juillet 1809 que des soldats
français, conduits par quelques re'voluiionuaires romains, péné-
trèrent de vive force dans le palais du Quirinal. Radet, général
de gendarmerie, déclara le Souverain Pontife prisonnier de Na-
poléon, et il le fit partir de Rome avec des précautions ((ui déce-
laient de vives craintes et plus d'un reujords peut-être.
Quand les Romains complices de l'attentat vinrent palper le
salaire promise leur trahison, le général MioUis ne put s'em-
pêcher de dire aux officiers i|ui l'entouraient : « Maintenant,
messieurs, chassez cette canaille. »
C'est le remercîment réservé à tous les Iscariotes, à tous les
Deutz et à tous les Liborio Komano.
V6i MÉMOIRES
d'individus de toutes les classes de la nation enva-
hissante. Je dirai, en outre, que ces circonstances,
et spécialement la seconde, m'avaient fait non-seu-
lement connaître, mais encore, qu'on me permette
de l'avouer, aimer de tous. Pendant mon ministère,
j'avais eu mille occasions de rendre des services à
plusieurs d'entre eux. Il m'avait été donné de faire
des politesses aux uns, d'être utile aux autres ou à
leurs amis; bref, ceux-ci pour une raison, ceux-là
pour une autre, m'étaient demeurés reconnaissants
et attachés. Autant j'étais mal vu par le chef de la
France, à cause des motifs déduits, autant j'étais
personnellement aimé, et, s'il est permis de le dire,
estimé par tous les Français. Ceux qui étaient absents
et surtout les présents se firent un devoir, en cette
occurrence, d'user envers moi de tous les égards
possibles. Ils me visitèrent, m'honorèrent, m'offri-
rent leurs bons offices, me comblèrent de distinc-
tions, et s'efforcèrent de me garantir, autant qu'ils
le pouvaient, contre les persécutions nées du nouvel
état de choses. Cette situation périlleuse me donna
plus d'une fois les transes de la mort. Il fallait sauve-
' garder ma dignité de Cardinal et ne pas heurter
l'opinion pubUque, qui, soit ignorance, soit méchan-
ceté, ne sait point ou ne veut point établir de distinc-
tion entre les personnes et leur gouvernement, ni
s'appesantir sur les cas particuliers. L'opinion aurait
pu se formaliser de me savoir au mieux avec les
Français et comblé d'égards. Par délicatesse, je me
DU CARDINAL C(JNSALVI. loî
vis obligé non-seulement de repousser, mais encore
de prévenir et d'arrêter leurs soins. J'allai jusqu'à
être impoli, incivil et même ingrat. Je le fus cer-
tes, et je n'éprouve pas le plus léger remords pour
avoir risqué la plus petite démarche qui ne fût pas
convenable. Je me repentirais même d'avoir poussé
trop loin les choses, jusqu'à ne pas rendre par
carte les visites que l'on me fit et que je ne reçus
jamais. Je n'acceptai pas davantage les faveurs et
les politesses, tant était puissante sur mon âme la
crainte de paraître, quoique sans réalité, souiller
le moins du monde un nom que je voulus toujours
conserver pur et sans tache. Mais Dieu sait combien
il m'en coûta, et ils peuvent se l'imaginer ceux qui
n'ont pas un cœur ingrat et insensible. Ma douleur
vint de l'impossibilité de persuader à ceux qui
usaient envers moi de toutes ces prévenances que
j'étais forcé de tenir cette conduite, en ma qualité
de Cardinal et de membre du Gouvernement qu'ils
avaient renversé. Ces fonctionnaires ne voulaient pas
et ne pouvaient pas comprendre que, s'ils étaient
mes amis personnels, je me voyais dans la nécessité
de les considérer comme les ennemis du Saint-Siège
et de mon Prince. Ils répondaient que le gouverne-
ment français et leur caractère individuel étaient
deux choses très-distinctes; que leur amour-propre
s'oflensait de mon éloignement prémédité; ils ajou-
taient même que leur honneur en soutirait.
Je tins ferme, mais ce combat fut pour moi très-
1&4 MÉMOIRES
pénible et fort douloureux , et la victoire me coûta
cher. Rien n'était plus cruel à mon cœur que de
paraître, quoique sans le mériter, ingrat et grossier.
Mais s'il était amer, dur, déplaisant, embarrassant
et souvent même périlleux, d'ap:ir ainsi vis-à-vis des
particuliers et des autorités civiles et militaires, bien
que subalternes, on peut croire qu'il devenait beau-
coup plus scabreux de procéder de la même façon
avec l'autorité supérieure qui commandait à Rome.
Par malheur je me vis dans ce cas.
Le soldat qui remplissait à la fois les fonctions de
général en chef de l'armée et de président de la Con-
sulte gouvernementale (MioUis) était lié avec moi
par une amitié déjà vieille et par une intimité de re-
lations. Il se croyait encore mon redevable pour
certains services rendus à son frère avant et après
son élévation à la dignité épiscopale. Ce frère, n'é-
tant encore que prêtre, avait résidé à Rome en qua-
lité d'émigré, et j'avais eu l'occasion de lui être
agréable. Une fois qu'il fut sacré, il s'adressa tou-
jours à moi dans ses besoins, par suite de nos anciens
rapports. Alors j'étais encore en position de le servir
de nouveau.
On conçoit facilement comment le général en
chef, en souvenir des relations que j'avais eues
ayec son frère et avec lui-même, se crut obligé d'user
d'égards envers moi, de me visiter, de me témoigner
mille attentions. On conçoit aussi combien mes refus
et mon abstention — je ne lui rendis même pas les
DU CARDINAL CONSALYI. 155
visites qu'il me faisait à la porte, car je ne le reçus
jamais — furent blessants pour son amour-propre.
Ce sacrifice, imposé à la délicatesse de ma position,
me peina beaucoup, et je dois ici payer un tribut
de gratitude à la bonté de ce général pour moi , et
aux éminentes qualités qui le distinguaient. Au pre-
mier rang de ces qualités brillaient le désintéres-
sement, la modestie, l'énergie, la modération, l'ab-
sence la plus complète de toute vanité et de tout
orgueil, et une justice incorruptible '.
Néanmoins, mon abstention n'eut pas à soutenir
de plus rude assaut que celui que me livrèrent mes
156 MÉMOIRES
scrupules à propos du nouveau roi de Naples. C'é-
tait ce général Murât, avec lequel j'avais contracté la
plus étroite amitié depuis ses différents voyages à
Rome au temps de mon ministère et de notre entre-
vue à mon passage à Florence, où il commandait
l'armée, quand je me rendis à Paris pour le Concor-
dat. Une serait pas facile de peindre ici l'intimité de
notre liaison, liaison qu'autorisaient et exigeaient son
inexprimable dévouement et son attachement pour
la personne du Pape, non moins que les bienfaits que
le Saint-Père lui-même et l'État en avaient recueillis
pour l'avantage de l'Église. Au moment où il traversa
Rome avec le titre de roi de Naples, le Pape résidait
DU CARDINAL CONSALVI. |.i7
encore dans sa capitale, et je fus mis à une rude
épreuve Murât n'était pas reconnu par Sa Sainteté
comme roi de Naples. Cardinal, je ne crus donc pas
que je devais aller le saluer. Il en fut mortifié, affligé,
et il me le prouva. Il fit arriver à mes oreilles, et de
la manière la plus courtoise et la plus aimable,
qu'il pouvait bien, grâce aux circonstances, me par-
donner de ne pas le voir en public, mais qu'il ne me
pardonnait pas de ne pas lui rendre une visite pri-
vée, et, comme on dit habituellement, en cachette.
Ma conscience ne me le permit point, bien qu'il me
fallût faire un grand effort. Mais quand il revint à
Rome, après la chute du gouvernement pontifical et
le départ du Pape, il s'y arrêta neuf jours environ, re-
vêtu du titre de lieutenant de l'Empereur. L'épreuve
à laquelle je me vis soumis fut encore plus dure.
Comme le Pape ne résidait plus au Vatican, et qu'il
n'était même pas prince de fait, le roi de Naples crut
que mon devoir ne m'obligerait plus à la même rete-
nue par rapport à une simple visite. Cinq jours après
son arrivée, voyant que je n'allais pas chez lui, il me
plaça, durant le reste du temps qu'il habita Rome,
dans la position la plus fausse et la plus afiligeante.
Mes devoirs, ou tout au moins les précautions que je
jugeai convenable de prendre pour n'y pas manquer,
— peut-être ai-je poussé la susceptibilité au delà de
ce (ju'ordonnait la règle stricte? — l'emportèrent sur
tout, et je ne le visitai pas. Je ne saurais dire toute-
fois combien mon cœur eut à souffrir de cette absten-
158 MÉMOIRES
tion , soit par tout ce que je devais à Murât, soit à
cause de l'outrage que, disait-il, ma conduite, spécia-
lement dans cette seconde occasion , lui infligeait.
Sans parler de beaucoup d'autres, je ne puis pas-
ser sous silence l'embarras dans lequel je me vis
à cette époque. Un édit de la Consulte gouvernante
forçait tout citoyen romain âgé de moins de soixante
ans, de quelque condition ou rang qu'il fût, à deve-
nir garde national, exerçant ou contribuant. Les
ecclésiastiques étaient placés dans cette seconde
catégorie, et la loi ne spécifiait aucune exception.
Le cardinal Pacca étant consigné avec le Pape au
Quirinal, j'étais le seul cardinal qui, n'ayant pas la
soixantaine, fût englobé dans la mesure. Ce n'était
point l'intérêt pécuniaire, mais la dignité cardi-
nalice, qui m'engageait à m'opposer à cette exi-
gence et à ne pas obéir à une loi à laquelle , juste-
ment à cause de ma pourpre, je ne me croyais pas
astreint. Mais cette pourpre était regardée comme peu
de chose parle gouvernement impérial; il prétendait
même et il désirait l'humilier. Je me décidai donc à
résister vigoureusement, à tous riscpies, en vue de
ce que je devais à cette même dignité. Toutes les
vexations que l'on me fit subir pour m'amener à payer
la contribution qui, quoique bien minime comme
intérêt pécuniaire, blessait pourtant beaucoup l'hon-
neur du Sacré-Collége , demeurèrent sans effet.
J'étais, on le sait, supérieur de l'hospice de Saint-
Michel a Ripa. Celte charge me suscita une autre
DU CARDINAL CONSALM. 159
peine et en même temps un autre grave péril. Mon
emploi entraînait de fréquents et sérieux rapports
avec le gouvernement séculier, et particulièrement
avec la trésorerie ou le ministère des finances, dont
l'hospice lirait à pou près tous ses moyens de sub-
sistance quotidienne. 11 en était de même pour la
police, avec laquelle on se trouvait journellement
en relation, à cause des condamnés détenus à la
prison de Saint-Michel des Méchants (San-Michele
(Ici Catlivi), prison annexée à l'hospice général. Dès
que l'administration pontificale eut été renversée,
je jugeai que je ne devais plus occuper ma prési-
dence, parce que je me serais vu chaque jour en
contact avec le Gouvernement nouveau. Ce Gouver-
nement m'aurait intimé ses ordres, et, en les exécu-
tant, je l'aurais reconnu, ce qui devait répugner à
un cardinal. Par motif d'économie, on n'avait pas
remplacé le prélat défunt qui exerçait sous moi l'au-
torité dans cet hospice. Cela était mon plus grand
embarras, car je ne savais en quelles mains la lais-
ser, et je m'exposais, en quittant Saint-Michel, à
m'entendre accuser d'avoir, par un excès d'aversion
pour le Gouvernement nouveau, plongé dans l'anar-
chie une agrégation de sept ou huit cents individus.
Après de mûres réflexions , je me déterminai à con-
voquer les chefs de toutes les communautés et de
chacune des sections de l'hospice; puis je leur enjoi-
gnis, en les rendant responsables, de diriger chacun
son office d'après les règles et les lois actuelles. En
160 MÉMOIRES
agissant ainsi, je ne doutais pas qu'après mon dé-
part le nouveau pouvoir ne laisserait pas s'écouler
un bien long temps sans nommer à un poste que
beaucoup ambitionnaient certainement. Cela fait, je
me démis de mon titre et ne voulus pas annoncer
cette démission au Gouvernement. Il me semblait
que de la sorte j'aurais fait acte d'adhésion. Ce scru-
pule me créa un risque afiFreux.
Le nouveau pouvoir, ayant appris que j'avais
résilié mes fonctions, s'irrita de ce que j'eusse ef-
fectué cette retraite sans lui en faire part. De plus,
il se trouva vexé d'avoir à s'occuper de me rem-
placer au moment où des pensées et des affaires
plus urgentes absorbaient ses moments. Il s'indigna
surtout de l'exemple que ma démission offrait aux
autres employés, qui allaient se croire autorisés à
m'imiter plutôt qu'à servir le régime impérial. Il me
fit adresser une très-verte et très-énergique intima-
tion pour avoir à rentrer en charge à l'instant même,
sauf à me démettre plus tard dans les formes légales
entre les mains du Gouvernement, si ce Gouverne-
ment voulait bien m'en accorder la permission. En
cas de refus, et tout en me reprochant d'avoir livré
à l'anarchie un hospice n'ayant point d'autre chef
que moi, on me menaçait de toute la sévérité des
lois.
Je répondis au commandant de place , — évitant
ainsi le titre de gouverneur que j'aurais du employer
en m'adressant au général au nom duquel le corn-
Lettre du cardinal Castiglioni {jipe Pie J'III) au cardinal Consalvi.
4^
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L
DU CARDINAL CONSALVI. 16-1
mandant m'avait fait faire la sommation, — et je
répondis par écrit, afin qu'on ne pût pas soutenir
que j'avais imploré ou reconnu l'autorité, ce qui au-
rait eu lieu si j'avais traité de vive voix, car ils
étaient libres alors de présenter la chose selon leur
manière de penser. Je répondis donc que j'étais fort
étonné des alarmes que causait ma démission; qu'il
me paraissait étrange qu'on n'eût pas senti et com-
pris, comme on devait le faire, ([u'en ma qualité de
cardinal j'avais cessé d'avoir un emploi dans le gou-
vernement civil, dès que le gouvernement civil dont
je le tenais, et au nom duquel je l'exerçais, n'exis-
tait plus. J'ajoutai ensuite que, quant à la fausse im-
putation d'avoir laissé l'hospice dans l'anarchie,
j'y avais pourvu, ainsi qu'on pouvait s'en assurer
en prenant la peine d'interroger l'administration
elle-même de l'hospice.
Après cette réponse, je ne tentai pas d'autres
démarches, et je me résignai sans frayeur aux con-
séquences dont on m'avait menacé. On chercha à
m'etTrayer ensuite en me détaillant ce que j'avais à
redouter de l'Empereur; mais je ne revins point sur
mon parti pris.
C'est à travers ces événements et d'autres aussi
difficiles et aussi cruels, qui se succédèrent à peu
près chaque jour pendant un mois, que je vis se
lever le 21 novembre. Une lettre m'arriva du minis-
tère des cultes à Paris. Dans cette lettre on m'or-
donnait, au nom de l'Empereur, de me rendre à
II. 11
162 MÉMOIRES
Paris, où je devais toucher trente mille francs de
pension comme tous les cardinaux français , puisque
Rome était proclamée ville française. Quelques-uns
des rares princes de l'Église résidant à Rome avec
moi avaient reçu peu de temps auparavant semblable
injonction. Leur réponse, basée sur des motifs de
santé, était dilatoire. Je ne jugeai pas qu'il fut con-
venable de suivre la même marche; et le cardinal
di Pietro, qui reçut lui aussi sa lettre en même temps
que moi, fut de cet avis.
Tous les deux nous répondîmes que nos devoirs
ne nous permettaient pas de nous rendre à Paris et
de laisser Rome , notre résidence , sans la permission
du Pape, à qui nous allions à l'instant en référer;
que, quant au traitement, les ordres de Sa Sainteté
nous empêchaient de l'accepter; que toutefois nous
protestions de notre reconnaissance.
Cette réponse froissa l'Empereur, qui, se regar-
dant comme notre prince, désirait d'être obéi sans
retard, et tolérait fort peu, par suite de son caractère
personnel, que l'on fit dépendre la soumission à ses
volontés de la volonté d'un autre, c'est-à-dire du
Pape. Le général en chef avait reçu l'ordre de notre
appel. Il nous le transmit par l'intermédiaire d'un
colonel de gendarmerie. Comme, par les raisons indi-
quées, MioUis s'intéressait à moi, il se montra très-
affecté de ma réponse, et il n'y eut pas d'assaut que
je ne fusse mis en demeure de soutenir de sa part pour
me conformer aux injonctions de Napoléon, ou tout
DU CARDINAL CONSALVI. 163
au moins pour adoucir ma résistance, en alléguant
un motif de santé ou un autre de ce genre. Il eut la
complaisance de celer cette lettre pendant plusieurs
jours, afin de m'épargner les terribles résultats aux-
quels, disait-il, la missive m'exposait. Je luttai de
fermeté, et je ne modifiai point la lettre, qu'il dut
enfin se résigner à faire passer. J'écrivis alors au
Pape, ainsi que l'autre cardinal, pour lui communi-
quer notre refus de la pension, et pour lui demander
de nouvelles instructions sur notre appel à Paris.
Quelques jours se passèrent, depuis le 21 novembre
jusqu'au 8 décembre, puis on me signifia brusque-
ment, ainsi qu'au cardinal di Pietro, un ordre exprès
de partir pour Paris dans les vingt-quatre heures. Je
déclarai que j'étais dans l'impossibilité d'obéir, puis-
que je n'avais pas encore reçu les instructions du
Pape. L'autre cardinal fit de même.
Les vingt-quatre heures étaient à peine expirées,
qu'au commencement de la nuit du 9 décembre je
vis s'abattre chez moi la force armée française. L'of-
ficier qui commandait la troupe m'intima de partir
cette nuit même, escorté de soldats. On agit de la
même façon avec di Pietro. Cédant à la violence, je
m'apprêtai au départ. Toute la nuit, les soldats restè-
rent dans ma maison ; je me séparai de mes amis en
larmes, accourus pour me dire adieu, et de mes do-
mestiques pleurant. Deux heures avant VAve, Maria,
le 10 décembre 1809, et accompagné par la force
armée, je descendis l'escalier.
il
i|6i MÉMOIRES
En sortant de chez moi , je vis à ma porte une
voiture dans laquelle se tenait le cardinal di Pie-
tro, ayant subi la même avanie. L'on m'accordait
ainsi la consolation inattendue et inespérée de voya-
ger avec le meilleur ami que j'eusse dans le Sacré-
GoUége. Au bout de cinq ou six lieues, la force armée
nous lâcha, et nous poursuivnnes notre route, auto-
risés que nous étions par un ordre que Pie Ali avait
intimé quelque temps auparavant à d'autres cardi-
naux partis de Rome avec une escorte militaire. Le
Pape leur avait dit qu'ils pouvaient continuer le
voyage lors même que les soldats les abandonneraient
en chemin. A ses yeux, il suffisait de ne pas quitter
Rome volontairement.
Notre voyage fut fort long, car nous ne courions
pas la poste. Nous ne nous arrêtâmes cependant (jue
vingt-quatre heures à Bologne et quarante-huit à
Sienne. Mais nous allions à petites journées; rien ne
nous pressait pour accélérer la marche, et, dans la
prévision de ce qui nous attendait à Paris , nous eus-
sions souhaité que notre voyage s'éternisât, puisque
nous voulions rester fidèles à nos devoirs. Nous ne
passâmes point par Florence, mais par le Tyrol; nous
n'allâmes pas par le Cortonais, mais par le Bolonais.
Après quarante et un jours de voyage , nous arrivâ-
mes à Paris, le 20 février 1810. Là, il fallut se sépa-
rer. Di Pietro prit résidence chez les Irlandais, et je
louai un appartement rue de Lille.
En me retrouvant à Paris, je me vis plus encore
DU CARIMNAL CONSALVl. IC.i
qu'à Home livré à ces luttes qui me plaçaient entre
mes devoirs et ces circonstances personnelles dont
j'avais déjà tant souffert. Ma position différait essen-
tiellement de celle de mes collègues, que je rencon-
trai là presque au nombre de trente. Ils n'étaient pas
individuellement connus, et pour eux l'occasion ne
s'était pas offerte de nouer des relations avec les au-
torités. Quant à moi, j'étais venu neuf années aupa-
ravant à Paris. J'y avais négocié le Concordat , c'est-
à-dire un traité dont tous généralement s'étaient
montrés satisfaits, et en particulier les plus hauts
fonctionnaires. Tous les dignitaires de la cour, tous
les ministres me connaissaient, et je dirai même qu'ils
m'aimaient. Je les connaissais, moi aussi, depuis
longtemps. Durant mon ministère, j'avais traité avec
eux, j'avais accueilli beaucoup de leurs recomman-
dations, j'avais pris soin de leurs affaires et de celles
de leurs amis; j'avais été secrétaire d'État, et j'avais
eu le bonheur — non à cause de mes propres qua-
lités — de leur être agréable. Telles étaient les rai-
sons fort naturelles de leur attachement et aussi de
leur estime pour moi.
L'archichancelier (Gambacérès) , l'architrésorier
(Lebrun), le vice-grand électeur (Talleyrand; , le
ministre des cultes (Bigot de Préameneu), le mi-
nistre de la police (Fouché), et presque tous les
autres ministres, se trouvaient dans ce cas à mon
égard. Je dirai plus encore. Je connaissais particu-
lièrement toute la famille impériale, la mère de l'Em-
166 MEMOIRES
pereur, ses frères, ses sœurs, ses beaux-frères, les
uouveaux rois et les nouvelles reines auxquels j'avais
rendu service à Rome , où ils vinrent au temps de
mon ministère. J'avais aussi été en rapport avec eux
lors de mon premier voyage à Paris pour le Concor-
dat. J'étais donc assuré qu'ils m'auraient prodigué
toutes les marques possibles de leur empressement
et de leur considération. Leurs soins, les politesses
et les invitations ne devaient certainement pas me
manquer. Moi-même, en raison des circonstances
particulières dont j'ai parlé, je m'avouais tout bas
obligé d'être avec eux en d'autres termes que mes
collègues.
Ces réflexions me causèrent plus d'angoisses que
la crainte oii j'étais de ne pas me prêter aux appa-
rences que notre qualité de sujets de fait nous impo-
sait, et de ne pas imiterions les autres ^orporafi.
3Iais le Saint-Père avait ordonné à Rome aux Cardi-
naux et aux prélats de ne participer à aucun dîner,
à aucune réception, à aucune fête dans ces temps
de si grand deuil pour l'Église et pour le Saint-Siège.
Sans avoir besoin de la prohibition du Pape, mon
seul titre de cardinal et de membre du gouverne-
ment pontifical me faisait regarder comme une
chose très-indécente et très-indigne qu'au moment
même où notre chef était prisonnier, le Saint-Siège
plongé dans le malheur, l'Église privée de sa liberté
et de ses domaines, la Religion au milieu des périls,
de la ruine et de la tristesse , un cardinal put para-
DU CAUDINAL CONSALVI. -107
derdans les assemblées, dans les conversations, assis-
ter aux banquets et faire bonne mine aux représen-
tants de ce gouvernement qui avait renversé le
sien. En conséquence, j'avais pris la résolution de
mener une vie très-solitaire, et de ne faire rien de
tout ce dont j'ai parlé, comme je croyais que cela
cadrait nécessairement avec mes devoirs et mon ti-
tre. Je voulus cependant remplir les formalités abso-
lument indispensables de politesse et de convenance.
Chacun voit combien cette ligne de démarcation
était plus difficile à suivre pour moi que pour tout
autre , justement en raison des circonstances parti-
culières. Pour accomplir mon devoir, j'évoquai une
nouvelle difficulté et de nouveaux périls. La seule
excuse qui pouvait m' empêcher d'offenser quel-
qu'un me manquait. Il me devenait impossible d'at-
tribuer ma réserve à mon rang de cardinal et à une
impérieuse nécessité de mon état. La conduite de
certains de nos collègues qui avaient précédé notre
arrivée à Paris m'enlevait absolument cette excuse.
Vaincus par la crainte, — je ne veux pas les in-
criminer, mais je narre simplement les faits, —
ces cardinaux pensèrent», quant à la prohibition du
Pape, qu'elle ne s'étendait pas hors de Rome; quant
aux autres considérations, ils se figurèrent que la
/situation dans laquelle ils se trouvaient les rédui-
sait toutes à néant. En arrivant, je m'aperçus qu'ils
assistaient à tous les dîners. Ils couraient à toutes
les soirées, dans les maisons des grands et des mi-
468 MÉMOIRES
nistres; ils faisaient céder aux exigences du temps
et des périls toutes les considérations, — dont ils ne
croyaient pas altérer la substance, — considérations
relatives à leur dignité, à leur individualité, à leur
chef, et au Saint-Siège lui-même.
Quant à moi, je n'en jugeai pas de même, et il
ne m'appartenait pas de décider si je jugeais bien ou
mal. Et comme je ne pensais pas ainsi , aucun sub-
terfuge, aucun danger, aucune crainte ne purent
m' engager à suivre leur exemple. On comprendra
bien qu'il me fut pénible de ne pas faire ce que fai-
saient les autres cardinaux, à l'exception du cardi-
nal di Pietro, venu avec moi à Paris, et de deux
autres dont l'arrivée coïncida avec la nôtre. Ces deux
autres (Pignatelli et Saluzzo) étaient animés des
mêmes sentiments que nous. Mais absolument incon-
nus à Paris et placés dans un cas bien meilleur
que le mien , ils eurent à surmonter moins de diffi-
cultés et à courir moins de dangers pour dominer
cette crainte , et néanmoins il y avait dans leur fait
un éclatant mérite.
Je confesserai que cette crainte ne fut pas ce qui
me coûta le plus à surmonter. Paraître répondre avec
incivilité, impolitesse et ingratitude aux invitations
courtoisement réitérées et à cette multitude d'atten-
tions et de gracieusetés dont on usa à mon égard,
voilà ce qui me devint le plus pénible. Je ne pou-
vais point alléguer le véritable motif de ma con-
duite; il ne m'appartenait pas en effet de censurer
DU CARDINAL CONSALVI. 169
et de flétrir la façon d'agir différente de mes collè-
gues, façon d'agir qui me privait du plus solide
argument pour ma défense. Cet argument pouvait
déplaire; c'est vrai, mais il n'admettait aucune juste
réplique. Dans cette dure alternative, voici à quoi je
m'arrêtai. Je répondis aux invitations à dîner que
ma santé m'obligeait à manger toujours chez moi ;
quant aux assemblées, aux fêtes et aux visites, je ne
pus pas alléguer la même excuse , mais en réalité je
m'en abstins complètement , laissant croire tout ce
qu'on voulut. Il m'était impossible de transiger avec
ce que je pensais être mon devoir. Ainsi, à la réserve
des certaines premières visites fort peu nombreuses
que je fis dès mon arrivée, on ne m'aperçut dans
aucun lieu public, à aucune soirée, à aucune as-
semblée, à aucun dîner, à rien de semblable enfin.
On en saisit la vraie cause, et il me fut bien cruel
d'agir ainsi; mais, avec l'aide du Ciel, je dominai
tout respect humain , et durant mon séjour dans cette
grande capitale , je fis ce que je crus convenable à
ma dignité.
Une autre affaire non moins pénible fut pour moi
celle de la pension de 30,000 francs. Tous mes col-
lègues, arrivés avant moi à Paris, l'avaient accep-
tée. Ils crurent qu'ils n'enfreignaient pas les ordres
du Pape, parce que le gouvernement impérial, s'aper-
cevant que plusieurs cardinaux témoignaient de la
répugnance à recevoir cette somme à litre de traite-
ment ou de pension , avait substitué à ce nom celui
MO MEMOIRES
d"inclemnité de dépenses pour leur entretien à Paris.
Deux ou trois jours après mon arrivée, malgré le
refus formel exprimé dans ma lettre de Rome, le
ministre des cultes, au nom de l'Empereur, me noti-
fia la collation de ce traitement. Je fus plus à plain-
dre en cette affaire que le cardinal di Pietro et que
les cardinaux Pignatelli et Saluzzo, venus à Paris
presque en même temps que nous. Tous les quatre,
nous ne pensions pas qu'il nous fût permis d'accep-
ter. L'ordre absolu du Pape et notre conviction per-
sonnelle s'y opposaient. Il nous était impossible de
croire qu'on put s'endormir sur la défense du Saint-
Père, ou s'excuser de ne pas lui obéir, sous pré-
texte du titre &' indemnité de dépenses remplaçant
celui de traitement ou de pension. Les noms ne créent
pas la substance de la chose; mais la chose elle-
même était enjeu, c'est-à-dire le recevoir ou le non-
recevoir du souverain dont le Pape avait interdit
d'accepter les offres.
Quant à nous , notre manière de voir nous faisait
considérer comme illicite et indécent d'agréer quoi
que ce fut d'un gouvernement qui avait détruit celui
du Saint-Siège et qui retenait le Pape en prison.
Les cardinaux Pignatelli et Saluzzo, en allant vi-
siter le ministre des cultes, eurent la bonne fortune
de l'entendre dire qu'il leur adresserait plus tard
le mandat mensuel. Ils purent répondre que, n'ayant
actuellement aucun besoin, ils le priaient de sus-
pendre ses faveurs. Le cardinal di Pietro eut une
DU CARDINAL CONSALVI. 471
chance à peu près égale. Le ministre, ayant oublié
de le prévenir de vive voix pendant sa visite, lui
écrivit que le lendemain il recevrait, lui aussi, son
mandat mensuel. Di Pietro put donc riposter dans
le même sens que les deux autres. Soit oubli, soit
fait exprès, soit encore ma mauvaise étoile, je fus
le seul des quatre auquel le ministre adressa le man-
dat avec un billet m'annonçant le traitement men-
suel , qui remontait à plusieurs mois arriérés , afin de
liquider les dépenses de mon voyage, ainsi qu'on
avait fait aux autres cardinaux. Cet incident, (jui
me forçait à joindre à mon refus le renvoi du man-
dat, me devint très-amer. Je devais agir ainsi, sous
peine de ne pouvoir jamais affirmer que j'avais dénié
le traitement, lors même que j'aurais recouru au
moyen terme de ne pas toucher le mandat, d'au-
tant mieux que le renouvellement de l'envoi et de
l'acceptation mensuels prouverait de plus en plus
mon adhésion. Enfin on aurait pu attribuer mon
refus à ce que je ne me voyais pas dans un besoin
pressant d'accepter cet argent, ou à ce que j'avais
préféré déposer cette somme en lieu sur.
Mais on comprendra combien le renvoi du man-
dat était injurieux et cadrait peu avec le prétexte de
ne pas me trouver dans un besoin urgent , prétexte
que les trois autres cardinaux avaient pu alléguer.
Je prévoyais que le ministre me répondrait que le
besoin qui n'existait pas actuellement pouvait venir.
Qu'il vînt ou qu'il ne vînt pas, ce n'était point une
172 MÉMOIRES
raison pour lui renvoyer le mandai. Je me sentis
dans la situation la plus critique et dans les plus
rudes angoisses. Mais je voulais à tout prix faire ce
que mon devoir me prescrivait. Je grinçai les dents,
comme dit le proverbe , et je pris la résolution de
tenir une conduite franche, ouverte, courageuse,.
et d'avouer sans détour ce que mon cœur éprouvait
et ce qui m'obligeait à décliner l'offre. Je pensai que
pour amortir l'injure du renvoi, il valait mieux que
je reportasse moi-même le mandat au ministre. Bien
que ce parti me réduisît à une discussion très-ora-
geuse et à tout ce que le papier m'épargnait, car le
papier ne rougit pas, assure encore le proverbe, je
me décidai et je me rendis chez le ministre le jour
suivant.
Après l'avoir remercié, je rappelai ce que je lui
avais écrit de Rome à ce sujet; puis, sans ajouter un
mot, je le priai de ne pas trouver mauvais que je
remisse entre ses mains les faveurs de l'État. On peut
facilement s'imaginer sa surprise et son insistance
pour que je ne tinsse pas une conduite différente de
celle des cardinaux qui tous avaient accepté, sans
aucun autre motif valable. Je me vis alors dans la
nécessité d'argiier de la défense du Pape et de mes
sentiments propres. Le ministre m'objecta que je con-
damnais donc comme infracteurs de cette défense
pontificale tant de respectables collègues qui avaient
accepté. Je ripostai que je ne les condamnais point
comme tels; que chacun avait sa manière de penser j
DU CARDINAL CONSALVl. 173
qu'ils étaient assez heureux pour supposer que le nom
d'indemnité les mettait à l'abri, et que j'avais tout
lieu de cioire qu'ils se figuraient de bonne foi être
autorisés à en agir ainsi : — j'étais amené à justifier
leur conduite devant le ministre. — J'ajoutai que, ne
jugeant pas la chose sous le même aspect, je ne pou-
vais transiger avec ma conscience et mon sens in-
time, et faillir à mon devoir, les yeux ouverts.
Il serait trop long d'énumérer tout ce que me dit
le ministre, ce que je répliquai, et les efTorts qu'il fit
— avec grande bonté, je l'avoue — pour me déve-
lopper les conséquences de ma situation vis-à-vis de
l'Empereur. Il me répéta très -souvent de bien y
réfléchir. Je maintins mes actes. Je déclarai que je
voyais tout, que je saisissais tout, mais que mon
devoir l'emportait sur tout dans mon âme. Et, en
exprimant aussi fortement que possible et dans les
termes les plus polis le déplaisir que je ressentais de
me trouver dans cette dure nécessité , je déposai le
mandat sur son bureau. Je le remerciai aussi de l'in-
dulgence avec laquelle il m'avait si longtemps écouté,
et je sortis. Qui ne l'a pas éprouvé ne pourra com-
prendre ce que je soutMs dans cet entretien et dans
l'accomplissement de cet acte qui voulait dire tant
de choses, — che voleva dir tanlo.
Néanmoins, une épreuve plus décisive encore
m'était réservée. Je parle de la réception de l'Em-
pereur. J'avais toujours eu le pressentiment que,
malgré ses dédains et son mauvais vouloir à mon
174 MEMOIRES
égard, puisqu'il était allé jusqu'à me faire sauter du
ministère, selon l'expression française, je ne serais
pas mal reçu par l'Empereur. Bien plus, j'étais per-
suadé qu'il m'accueillerait fort bien. Pendant tout
mon voyage, cette idée avait été une épine très-aiguë
pour mon cœur. Je considérais, en effet, le préju-
dice que la gracieuseté de celui qui jouissait de tout
autre chose que de l'amour et de l'estime du monde
aurait pu me causer en face de ce même monde, et
voici sur quels fondements je basais mon appréhen-
sion d'un bon accueil. Je savais que, par caractère,
l'Empereur tenait beaucoup à ses premières impres-
sions. Or, la première impression que je lui fis avait
été favorable, parce que nous avions ensemble né-
gocié le Concordat. C'était si vrai que toutes les fois
qu'il se plaignait amèrement de moi, il se servait
de paroles indiquant qu'au fond il me croyait
changé, et que je n'étais pas naturellement ou par
mes principes hostile à sa manière de voir. Il di-
sait, par exemple, que j'avais perdu la tète, et au-
tres sornettes de la même portée. En second lieu, la
faveur dont je jouissais près de ses ministres et près
de tous les Français dont j'étais connu avait tant
fait, qu'au milieu de la scission de plus en plus pro-
noncée entre la France et Rome, il entendait souvent,
et peut-être incessamment murmurer autour de lui
par les siens que ma retraite de la secrétairerie
d'État avait été fatale. On lui répétait que, si je
m'étais refusé à ce que je ne me croyais point permis
DU CARDINAL GOXSALVI. 175
d'accorder, je n'étais cependant pas ce qu'ils appe-
laient — à tort — un fanatique, et que je ne re-
poussais jamais les choses possibles; que la seule
haine et la jalousie du cardinal Fesch m'avaient peint
sous de trop fausses couleurs, et qu'en préparant et
occasionnant ma chute ce dernier avait rendu un
mauvais service aux affaires publiques.
Enfin je réfléchissais que le verre s'étant brisé,
comme on dit, en d'autres mains que les miennes,
il s'ensuivait naturellement que celui qui ne prenait
pas la peine d'approfondir les choses et qui s'arrê-
tait à la seule rupture extérieure, — rupture non de
mon fait ni de mes œuvres, — devait croire que
mon éloignement du ministère n'était pas un avan-
tage. Cependant les événements arrivés étant un ef-
fet des principes consacrés , ces événements eussent
été les mêmes si j'avais gardé le pouvoir. Il parais-
sait donc très-faux de prétendre que dans ce cas ce
qui était survenu n'aurait pas eu lieu.
Ces considérations, qui prenaient leur source dans
l'essence de la nature humaine, me faisaient appré-
hender, je le répète, un accueil favorable, et ce fut
avec cette épine dans le cœur que, six jours après
mon arrivée, je me rendis à l'audience impériale.
Nous étions cinq Cardinaux que le cardinal Fesch
présentait ce jour-là à l'Empereur, tous cinq arri-
vés seulement durant cette semaine, savoir : le car-
dinal di Pietro, venu avec moi, et les cardinaux
Pignatelli, Saluzzo et Despuig. Le cardinal Fesch
176 MÉMOIRES
nous avait placés à part d'un côté, en demi-cercle;
tous les autres Cardinaux étant de l'autre. Suivaient
les grands de la cour, les ministres, les rois, les
princes, les princesses, les reines, et autres digni-
taires. A'^oici que l'Empereur arrive. Le cardinal
Fesch se détache et commence par lui présenter le
premier, qui est le cardinal Pignatelli. Nous étions,
nous cinq, rangés par ordre de prééminence de car-
dinalat. A Fesch disant : « C'est le cardinal Pigna-
telli, » l'Empereur répond : « Napolitain, » et il
passe outre, sans rien ajouter. Le cardinal Fesch
présente le second, en disant : « Le cardinal di Pie-
tro. » L'Empereur s'arrête un peu et lui dit : « Vous
êtes engraissé. Je me rappelle de vous avoir vu ici
avec le Pape à l'occasion de mon couronnement, »
et il passe. Le cardinal Fesch dit en présentant le
troisième : « Le cardinal Saluzzo. » « Napolitain, »
répond l'Empereur, et il s'avance. Le cardinal Fesch
présente le quatrième et dit : « Le cardinal Des-
puig. )) « Espagnol, » répond l'Empereur. Et le Car-
dinal plein de frayeur de répliquer : « De Majorque, »
comme s'il reniait sa patrie. Je ne puis à ce trait re-
tenir ma plume.
L'Euipereur passe outre; arrivé jusqu'à moi, il
s'écrie, avant que le cardinal Fesch m'eût nommé :
« 0 cardinal Consalvi , que vous avez maigri ! je ne
vous aurais presque pas reconnu. » Et en parlant
ainsi avec un grand air de bonté, il s'arrêta pour
attendre ma réponse. Je lui dis alors, comme pour
DU CARDINAL CONSALM. 177
expliquer mon amaii^rissement : « Sire, les années
s'accumulent. En voici dix écoulées depuis que
j'ai eu l'honneur de saluer Votre Majesté. — C'est
vrai, répliqua-t-il , voilà bientôt dix ans que vous
êtes venu pour le Concordat. Nous l'avons fait dans
cette même salle; mais à quoi a-t-il servi? Tout s'en
est allé en fumée. Rome a voulu tout perdre. Il faut
bien l'avouer, j'ai eu tort de vous renverser du mi-
nistère. Si vous aviez continué à occuper ce poste,
les choses n'auraient pas été poussées aussi loin. )>
Cette dernière phrase me fit tant de peine, que je
n'y voyais presque plus. Quelque désir que j'eusse
d'être bien reçu par Napoléon, je n'aurais jamais
osé croire qu'il en arrivât là. S'il pouvait m'étre
agréable de l'entendre attester en public qu'il avait
été la cause de mon éloignement de la secrétairerie ,
je fus saisi de l'entendre aftirmer que, si j'étais resté
dans ce poste, les choses ne seraient pas allées aussi
loin. Je craignis, si je laissais passer cette assertion
sous silence , que cela ne donnât Heu au pubhc de
conclure qu'il en était vraiment ainsi et que j'aurais
trahi mes devoirs, comme cela en paraissait la con-
séquence naturelle.
Sous l'impression de cette crainte, je ne consultai
que mon honneur et la vérité. Au lieu donc de me
montrer touché et reconnaissant de sa bonté et de
cet aveu si extraordinaire et tellement significatif sur
les lèvres d'un pareil homme, aveu fait en s'accusant
d'avoir eu le tort de m'écarter du ministère, je me
n. 12
17S MÉ.MOÎRES
vis dans la dure nécessité de riposter à une asser-
tion des plus obligeantes de sa part par une phrase
des plus fortes et des plus énergiques. Je lui dis
donc : « Sire, si je fusse resté dans ce poste, j'y au-
rais fait mon devoir. »
Il me regarda fixement, ne fit aucune réponse,
et , se détachant de moi , il commença un long mo-
nologue, allant de droite et de gauche, dans le demi-
cercle que nous formions, énumérant une infinité
de griefs sur la conduite du Pape et de Rome pour
n'avoir pas adhéré à ses volontés et s'être refusé
d'entrer dans son système, griefs qui ne sont pas
à rapporter ici. Après avoir ainsi parlé pendant un
temps assez long, et se trouvant près de moi, dans
ses allées et venues, il s'arrêta, puis répéta une
seconde fois : « Non, si vous étiez resté dans votre
poste, les choses ne seraient pas allées aussi loin. »
Quoiqu'il fût bien suffisant de l'avoir contredit
une fois, néanmoins, toujours animé des mêmes
motifs, j'osai le faire de nouveau et lui répondre :
ce Que Votre Majesté croie bien que j'aurais fait mon
devoir. »
Il se mit à me regarder plus fixement. Sans rien
réphquer, il se détacha de moi, recommença à aller et
venir, continuant son discours , formulant les mêmes
plaintes sur les actes de Rome à son égard, sur ce
que Rome n'avait plus de ces grands hommes qui
l'avaient autrefois illustrée. Puis s'adressant au car-
dinal di Pietro, le premier au commencement du
DU r.AUDINAL CONSALVI. ^v^
demi-cercle, comme moi j'étais à l'autre extrémité,
il répéta pour la troisième fois : (( Si le cardinal Con-
salvi fiJt resté secrétaire d'État, les choses ne se-
raient pas allées aussi loin. »
Lorsque Napoléon articula ces paroles pour la troi-
sième fois, je ne dirai pas mon courage, mais mon
peu de prudence dans cette occasion, et comme un
zèle excessif de mon honneur, me firent passer les
bornes. Je l'avais déjà contrarié deux fois; il ne me
parlait pas alors comme précédemment; il était as-
sez éloigné. Néanmoins, à cette répétition, je sortis
de ma place; puis m'avançant jusque auprès de lui,
à l'autre extrémité, et le saisissant par le bras, je
m'écriai : « Sire, j'ai déjà affirmé à Votre IMajesté
que, si j'étais resté dans ce poste, j'aurais assuré-
ment fait mon devoir. »
xV cette troisième profession de foi, si j'ose ainsi
parler, il ne se contint plus; mais, me regardant
fixement, il éclata en ces paroles : « Oh! je le ré-
pète , votre devoir ne vous aurait pas permis de sa-
crifier le spirituel au temporel. » Dans son idée, il
cherchait à se persuader que j'aurais adhéré à ses
volontés plutôt que d'exposer les intérêts de la Reli-
gion aux dangers de le voir rompre avec Rome. Gela
djt, il me tourna les épaules, ce qui me fit revenir
à mon rang. Alors il demanda, en peu de mots, aux
Cardinaux qui étaient de l'autre côté, s'ils avaient
entendu son discours. Il revint ensuite à nous cinq,
et se tenant proche du cardinal di Pietro, il dit que,
12.
180 MÉMOIRES
le Collège des Cardinaux éj,ant à peu près au com-
plet à Paris, nous devions nous mettre à examiner
s'il y avait quelque chose à proposer ou à régler
pour la marche des affaires de l'Église. Il ajouta que
nous pouvions nous réunir en conséquence, ou tous
à la fois ou quelques-uns des principaux d'entre
nous. Il expliqua ce qu'il entendait par les princi-
paux : c'étaient les plus versés dans les questions
ihéologiques, comme il ressortait de l'antithèse qu'il
fit en disant au cardinal di Pietro, à qui s'adres-
saient ces paroles : « Faites que dans ce nombre se
trouve le cardinal Consalvi, qui, s'il ignore la théo-
logie, comme je le suppose, connaît bien, sait bien
la science de la politique. » Il termina en demandant
qu'on lui remît les résolutions par l'intermédiaire du
cardinal Fesch, et il se retira.
L'issue de cette audience et la réponse que par
trois fois j'adressai à l'allégation de l'Empereur se
répandirent bientôt dans Paris, et de Paris dans
la France entière. Ce fut le thème de tous les en-
tretiens, et je ne crois pas convenable de m'étendre
davantage sur ce sujet.
La présentation dont je viens de parler se fit au
moment de la messe dans la chapelle des Tuileries,
selon l'usage de l'Empereur, qui donnait avant ou
après la messe ses audiences publiques et qui rece-
vait les hommages des grands, des corps de l'État
et de ceux qui étaient admis à la cour. Or, après
ce qui était arrivé à Rome, cette assistance à la messe
DU CAllDINAL CONSALVl. ■I^l
devint l'olyet de mes préoccupations durant tout le
cours du voyage.
L'excommunication fulminée dans la Bulle du
pjipe ' ne nommait pas l'Empereur d'une manière
explicite, mais elle l'atteignait évidemment. C'était
du reste sur ce point que roulaient ses doléances per-
pétuelles dans ses entreliens privés et publics. Cette
excommunication en elle-même ne le rendait pas
iniandus, d'après la célèbre Bulle de Martin Y, Ad
evit.anda scandala. En etîet, elle ne déclare vitandi
que les individus formellement nommés. Toutefois
on considérait à Rome l'Empereur comme tel, c'est-
à-dire comme devant être généralement évité. On
n'avait pas voulu prier pour lui, on ne pouvait com-
muniquer de quelque manière que ce fût avec lui in
dirinis. Des personnes de toute condition, des né-
cessiteux mêmes, et d'autres, au prix de leur fortune
et de leur liberté, s'honorèrent à ce propos par de
très-éclatants exemples de religion et de courage
chrétien. Ils donnèrent des preuves d'une foi digne
des premiers confesseurs. •
La raison qui faisait regarder l'Empereur comme
un excommunié vitandus , selon les résolutions et les
réponses émanant de l'autorité légitime demeurée à
Rome après l'enlèvement du Pape, n'était pas l'ex-
communication contenue dans la Bulle du Pape. Cette
Bulle, je l'ai dit, ne le constituait pas vitandus.
'La bulle Quum memoranda , dont parle ici le Cardinal, fut
aflichée et publiée à Uoine dans la nuit du 10 au 11 juin 1809.
182 MÉMOIRES
C'était, par le fait, l'excommunication ressortant de
la Bulle de Martin Y. Ce Pontife, après avoir déclaré
vitandi les individus que l'on désignait expressément,
attribuait encore ce nom à ceux qui frappaient publi-
quement un clerc ; mais il fallait que le cas ftit flagrant :
« Nulla possit tergiversatione celari aut excusari. »
Dans l'enlèvement violent du Pape exécuté pendant
la nuit du 5 au 6 juillet , on avait porté la main —
injicere violentas manus — non-seulement sur un
clerc, mais encore sur le Grand-Prêtre et le Vicaire
du Christ. On l'avait jeté en prison à Savone, et
comme les canonistes voyaient dans la personne du
détenteur celui qui avait frappé, on crut que Napo-
léon, auteur de ces deux actes, encourait l'excom-
munication majeure et qu'il devait être évité, d'après
la Bulle du pape Martin V.
Je réfléchis à cela durant le voyage, et je me
regardai comme une victime nécessaire de ces prin-
cipes à l'occasion de la messe de l'Empereur à la-
quelle intervenaient les cardinaux habitant Paris.
Je les voyais avec dcfuleur manquer par faiblesse
à leurs devoirs, et je me proposais de ne pas les
imiter, sans me dissimuler toutefois la gravité de
cet acte, qui allait blesser l'Empereur au plus vif en
face du public et en dépit de l'exemple de mes col-
lègues.
Cette pensée et cette résolution ne m'appartenaient
point en propre. Mon compagnon de voyage et trois
autres cardinaux que nous rencontrâmes en route
nu CARDINAL CONSALVl. 183
les partageaient. Mais, arrivés à Paris, nous nous
vîmes forcés d'envisager la chose sous un autre aspect
et de modifier notre détermination.
Je ne m'arrêterai pas à raconter que les cardinaux
et leurs conseillers qui étaient à Paris , en apprenant
que nous ne voulions pas nous rendre à la messe de
l'Empereur, objectèrent, afin de nous faire changer
d'idée et pour légitimer leur conduite, que l'on ne
se trouvait pas dans le cas mentionné par la Bulle de
Martin Y. D'abord parce que c'était seulement par
l'opinion des canonistes et non par le fait des j)aroles
de la Bulle, paroles qui in odiosis non sunt ampliandœ ,
que le détenteur est comparé à celui qui frappe. Ce
sont les canonistes et non la Bulle qui prétendent
que l'acte consistant à traîner quelqu'un d'un lieu
dans un autre à l'aide de la force armée peut être
regardé à l'égal d'un coup porté. En second lieu,
les paroles : dummodo factum nulla possit lergiversa-
tione celari aiii excusari , rendaient évidemment,
selon quelques-uns, cette Bulle inapplicable à l'Em-
pereur, qui se disculpait de rapt violent exécuté à
Rome sur la personne du Pape, et proclamait à haute
voix que le général Miollis avait agi ainsi sans son
ordre; mais que, la chose faite, des raisons politiques
l'empêchaient de replacer Sa Sainteté sur son trône.
Napoléon, ajoutaient-ils, affirmait que le Pape à
Savone était très-libre et qu'il ne se croyait nulle-
ment en captivité. Les Cardinaux reconnaissaient que
ces raisons étaient des prétextes dépourvus de sens ;
181 MEMOIPxES
mais ces prétextes suffisaient néanmoins pour arra-
cher l'Empereur aux effets de la Bulle, qui, dans cette
intention , admet les faux-fuyants dès qu'elle déclare
que ceux qui ont frappé sont vitandi^ si leur acte ne
peut être caché ou excusé par aucune tergiversation.
Mieux encore que ce raisonnement, un autre
motif nous convainquit que l'Empereur n'était point
vitandus. Ce fut l'attestation du cardinal Spina, décla-
rant par écrit avoir entendu le Pape à Gênes parler
de l'excommunication, et lui dire à lui qu'il n'avait
pas nommé expressément l'Empereur dans la Bulle,
afm de ne pas le rendre vitandus, et qu'il avait de la
sorte tiré d'embarras et de danger les évêques et
tous ceux qui seraient dans la nécessité de com-
muniquer avec Napoléon. Pie YII parlait de l'excom-
munication contenue dans sa Bulle et non de l'ex-
communication de la Bulle de Martin Y; toutefois,
comme le Pape s'exprimait de la sorte longtemps
après la nuit du 5 au 6 juillet, et qu'on ne pouvait pas
supposer qu'il ignorât cette doctrine et l'existence
de cette Bulle , on devait en tirer la conséquence que
le Saint-Père, malgré ce fait, ne regardait pas l'Em-
pereur comme vitandus., soit qu'il voulût le dispenser,
atin de ne pas compromettre les personnes qui re-
fuseraient d'assister aux fonctions et aux prières,
soit qu'il crût que les raisons dont l'Empereur pou-
vait arguer — et il en arguait effectivement — ne le
plaçaient point dans le cas prévu par la Bulle.
Nous fûmes frappés de cette considération que le
Dl CARDINAL CONSALVI. 185
Pape ne l'envisageait pas comme vilandus. Un car-
dinal-archevêque en faisait le serment, et l'exemple
de l'évêque de Savone tendait à le confirmer. Sous
les yeux du Pape , habitant son palais épiscopal , ce
prélat assistait aux fonctions et aux prières pour
l'Empereur, et le Pape, qui le voyait chaque soir,
ne l'en blâmait point. Ces faits nous démontrèrent
que nous ne devions pas , nous aussi , considérer
l'Empereur comme vitandus. Cela nous fit réfléchir à
la différence qui existe entre Paris et Rome. Pie VII,
souverain à Rome , avait témoigné le désir qu'on ne
rendît pas à l'Empereur les honneurs qu'on lui devait
en sa qualité de souverain, par exemple, le Te Deiim
en certaines occasions; et, à Paris, ce désir était
comme non avenu. De plus, nous vîmes qu'en France
on admettait une doctrine que les Pontifes n'avaient
point condamnée , mais qui soutenait que , pour en-
courir l'excommunication , une sentence était néces-
saire. Nous conclijmes donc qu'en France il était
permis de participer à ces fonctions, et c'est ainsi
que nous nous rendîmes à la messe impériale.
Je pensai cependant qu'il ne convenait pas à un
cardinal de le faire souvent, sinon en vue de l'ex-
communication, du moins pour un autre motif.
Malheureusement l'usage avait été établi par les pre-
miers arrivés , et il ne fallait pas se mettre en désac-
cord ouvert avec eux. Il n'était point bienséant
aux Cardinaux de courtiser celui qui avait pro-
voqué et amené les malheurs du Saint-Siège et de
186 MÉMOIRES
leur Chef, et de se montrer en public pendant le
deuil de l'Eglise romaine dont ils avaient l'honneur
d'être les principaux membres. C'est pourquoi, du-
rant mon séjour de cinq mois à Paris, je n'assistai à
la messe impériale que le moins possible, c'est-à-
dire quatre ou cinq fois au plus, et je l'avoue fran-
chement, si je fusse arrivé le premier ou l'un des
premiers, je n'y aurais jamais pris part, et j'aurais
exprimé très-haut les motifs de mon abstention.
Napoléon nous avait engagés, on ne l'a pas oublié,
à lui soumettre un plan ; ce fut pour moi en parti-
culier une nouvelle source de chagrins et de périls.
On avait soupçonné le but caché de l'Empereur dans
cette affaire : il voulait que les Cardinaux fissent un
contre-autel (contro altare) au Pape ou au plan qu'ils
présenteraient. Ce plan devait être dirigé et réglé
par le cardinal agissant au nom de l'Empereur. Plus
tard on aurait forcé la main au Saint-Père pour
obtenir son adhésion, ou on l'aurait accusé de fermer
l'oreille au vœu du Sacré-CoUége. .le fus compro-
mis plus que les autres, parce que personne n'osa,
après avoir entrevu le motif qui poussait Napoléon ,
se mettre en avant. Par là , on évitait de négocier
avec le cardinal Fesch et de lui notifier la réponse
que l'on fit ensuite , et que l'on prévoyait bien de-
voir être malsonnante aux oreilles de celui à qui elle
était destinée. Tous refusèrent donc d'ouvrir la né-
gociation; ils répétèrent que ce soin regardait le
cardinal di Pietro et moi, tous les deux désignés par
DU CARDINAL CONSALVl. -187
rEmpereur. Il était faux que Napoléon m'eût désigné,
car l'Empereur avait chargé véritablement du tra-
vail le seul cardinal di Pietro, et ne m'avait nommé
que pour que je fusse compris parmi les principaux
à réunir afin de former le plan , dans l'hypothèse
qu'il ne convoquerait pas tout le Sacré-Collége. Je ne
manquai pas de prouver l'inexactitude de leur asser-
tion à ceux qui, pour se débarrasser eux-mêmes
d'une commission qu'ils prévoyaient devoir être dan-
gereuse , me jetaient en avant à l'aide de ce faux
prétexte; mais je ne reculai pas, et le Ciel m'est
témoin que je n'agis qu'avec des intentions droites.
Je craignais que cette atfaire ne tombât entre des
mains moins fermes que les miennes , peu fortes
cependant par mon habileté , mais bien fortes par
ma bonne volonté. Je préférai donc mille fois m'ex-
poser moi-même, plutôt que de compromettre les
intérêts ainsi que le service du Pape et du Saint-
Siège. Je ne me trompais pas dans mes prévisions. Le
cardinal di Pietro et moi , nous visitâmes chacun la
moitié des Cardinaux; puis après avoir formulé la
réponse , nous la mîmes au net.
Cette réponse portait en substance que les Cardi-
naux, séparés de leur chef, ne pouvaient et ne
devaient tracer aucun plan , ni rédiger aucune pro-
position, notamment dans des questions sur les-
quelles le Pap3 avait déjà prononcé un jugement
définitif; qu'il ne restait plus autre chose à faire aux
Cardinaux que d'unir leurs vœux à ceux de Sa Sain-
488 MÉMOIRES
teté, et de supplier Sa Majesté Impériale de les
exaucer. Tous les deux nous portâmes cette réponse
au cardinal Fesch , avec qui nous avions conféré
avant d'interroger les Cardinaux. Nous nous étions
trouvés dans la nécessité de lui révéler la diffé-
rence qui existait sur divers points entre nos opi-
nions et les siennes. Il se montra mécontent de la
note, qui non-seulement n'atteignait pas le but de
l'Empereur, désireux d'avoir un plan, mais qui ra-
vivait les réclamations et les instances du Pape,
puisque nous proclamions unir à ses vœux nos pro-
pres prières, et que nous demandions qu'elles fus-
sent exaucées. L'Empereur fut bien plus mécontent
encore que le cardinal Fesch. Ivre de colère en
sentant ses volontés dédaignées, il déchira notre
lettre en mille morceaux et les jeta au feu, tandis
que le cardinal Fesch lui racontait ce qui s'était
passé. Mais Fesch, guidé par un reste de son an-
cienne animosité contre moi ou par une malicieuse
appréciation recueilhe auprès de ceux qui n'eurent
pas le courage de lui résister en face lorsqu'il vint
reprocher leur abstention à plusieurs cardinaux , fut
bien heureux de faire retomber sur moi l'odieux
de la chose. Il répéta que j'avais préparé l'insuc-
cès de l'affaire en interprétant mal ses paroles aux
Cardinaux, et de la sorte je me trouvai de plus en
plus compromis avec l'Empereur. Il arriva ensuite
^ que le cardinal Fesch — on crut généralement qu'il
en avait été chargé par Napoléon — fit proposer
DU CARDINAL CONSALVI. 189
aux Cardinaux, par l'intermédiaire du cardinal
Mattei, notre doyen, d'appuyer auprès du Pape
une supplique des évêques français, à l'eflet d'ob-
tenir certaines facultés qui les auraient transformés
en autant de Papes. Ils basaient leurs prétentions
sur ce que, dans cette période de temps, le Saint-
Père ne pourvoyait pas aux besoins de l'Église.
C'était faux, complètement faux, car Pie VU répon-
dait toujours aux évêques qui lui écrivaient. Si, dans
ce moment, le Saint-Père ne recevait point leurs
lettres ou si ses réponses ne leur parvenaient point ',
la faute en était au Gouvernement qui les retenait.
En outre, le cardinal Fesch insinua aux Cardinaux
qu'il serait bon de prier l'Empereur de députer
auprès du Pape trois ou quatre membres du Sacré-
1 Nous n'avons point à entrer ici dans le détail de toutes les
mesures acerbes dont la captivité du pape Pie VU fut entourée;
mais pour corroborer les paroles du carilinal Consaivi , nous
croyons indispensable de publier un document évidemment dicte'
par l'empereur Napoléon lui-même et transcrit par le préfet de
Montenotte, comte de Chabrol. Ce document est libellé en ter-
mes plus qu'étranges :
■( Le soussigné, d'après les ordres émanés de son Souverain,
Sa Majesté Impériale et Royale, Napoléon, empereur des Fran-
çais, roi d'Italie , protecteur de la Confédération , etc., est chargé
de notifier au pape Pie VII que défense lui est faite de commu-
ni<|uer avec aucune église de l'Empire ni aucun sujet de l'Empe-
reur, sous peine de désobéissance de sa p?rt et de la leur; (|u'il
cesse d'être l'organe de l'Église calholicpie celui qui prêche la
rébellion et dont l'âme est toute de fiel; «pie, puisque rien ne
peut le rendre sage, il verra (jue Sa Majesté est assez puissante
pour faire ce qu'ont fait ses prédécesseurs et déposer un Pape.
» Savonc , le 1 4 janvier 1811. »
190 MÉMOIRES
Collège pour l'infonner de l'état des choses et pour
lui soumettre des propositions sortables. A une grande
pluralité de voix, le Sacré-Collége repoussa ces deux
projets du cardinal Fesch.
Sans parler de ce que j'ai déjà avancé plus haut,
quant au premier, on considérait le péril offert
par le second, et l'on disait que cette députation
aurait l'air d'aller tenter le Pape pour qu'il se prêtât
aux volontés de l'Empereur. On aurait aussitôt ré-
pandu dans le public le bruit que, si l'Empereur
n'avait pas jugé cette députation propice à ses des-
seins, il ne l'aurait certes point autorisée. On con-
sidérait aussi que la députation finirait par être vrai-
ment favorable en substance à Bonaparte, puisque
avant de partir les envoyés devaient lui être pré-
sentés. On aurait difficilement trouvé des hommes
capables de lui tenir tête ou de lui résister au mo-
ment où il leur dicterait ses conditions. Du reste, il
avait donné à entendre que le bien de l'affaire
exigeait que le choix des ambassadeurs lui fût confié.
Je me rangeai parmi les opposants , en majorité , je
l'ai dit. On surchargea mon compte de l'épithète de
mécontent, et on ne manqua pas de la faire valoir
près de l'Empereur , afin de raviver les idées qu'on
lui avait suggérées au temps de mon ministère, et
qu'il avait publiquement répudiées quand il s'était
accusé de m'avoir écarté de la direction des affaires
et du poste que j'occupais.
Cependant, soit qu'il ne fut pas entièrement cou-
DU CARDINAL CONSALVI. 191
vaincu, soit (ju'il dissimulât, coninio c'est plus pro-
bable, Napoléon ne me tint pas rigueur, la seconde
fois que je le vis, à l'occasion de l'audience habi-
tuelle qu'il accordait chaque dimanche. M'aperce-
vantau milieu des Cardinaux, il m'adressa la parole
avec un visage calme et un air de bonté, et il me dit :
« Gomment vous portez-vous? Vous me semblez un
peu plus engraissé. » Ce à quoi je ne répondis que
par une révérence. Il me répéta la même chose à la
troisième audience. Mais avant de peindre son main-
tien vis-à-vis de moi dans la quatrième, je dois d'a-
bord rappeler ce qui donna lieu à ma grande catas-
trophe et à celle des douze cardinaux qui furent mes
compagnons d'exil. En peu de mots, voilà ce qu'il
est nécessaire de savoir pour expliquer et compren-
dre cet événement.
Je vivais très-retiré à Paris, n'allant jamais aux
soirées officielles, aux festins et aux assemblées. Je
ne fréquentais que deux maisons que je connaissais
depuis longtemps, l'une italienne, l'autre française,
et tous mes collègues indistinctement , quoique nous
n'eussions pas les mêmes opinions. La célébration du
mariage que l'Empereur brûlait de contracter avec
une archiduchesse d'Autriche approchait. Ce grand
coup provoquait de très-sérieuses et de très-tristes
réflexions. On prétendait que le mariage précédent
avec Joséphine avait été dissous, quant au lien sacra-
mentel, par une sentence de l'otlicialité de Paris,
confirmée par l'olTicialité métropolitaine, déclarant
192 MÉMOIRES
nulle la première union. Treize cardinaux, du nom-
bre desquels j'étais, trouvèrent cette procédure illé-
gale et illégitime. L'autorité était incompétente, car
nous estimions que les causes de mariage entre sou-
verains appartenaient exclusivement au Saint-Siège ,
qui les jugeait directement ou indirectement par l'in-
termédiaire des cardinaux, des évêques, des légats,
ou par des conciles présidés eux-mêmes par ses
légats. Les autres cardinaux, au nombre de quatorze,
— sans y comprendre ni le cardinal Gaprara, privé
de raison et presque mourant, ni le cardinal Fesch,
qui se faisait juge et qui dans cette affaire, après
avoir, avec la permission du Pape résidant alors à
Paris, uni l'Empereur et l'impératrice Joséphine en
mariage religieux, la veille de leur sacre, avait, par
les sentences de son officialité , déclaré nul ce même
mariage, — les autres cardinaux, dis-je, au nombre
de quatorze , ne crurent pas devoir partager notre
avis. Nous les y engageâmes très-vivement , et nous
leur soumîmes nos raisons. Plus tard, ils nièrent tout
cela, afin de pallier leur conduite' : je ne puis
omettre ces détails dans le récit, afin de ne pas fail-
lir à la vérité. Quant à nous, non contents de ma-
nifester notre façon de penser à nos collègues, par
l'intermédiaire du cardinal Mattei, notre doyen, nous
l'exposâmes avec loyauté et fermeté au cardinal
1 Celte accusation, que le cardinal Consalvi fait peser sur une
partie du Sacrë-Colk'ge, est très-grave; par malheur, elle est
justifiée et au delà par des documents irréfragables, et (jui au-
ront leur place ailleurs.
DU CARDINAL CONSALVI. 493
Fosc'h, oncle de l'Empereur, si intéresse à la chose,
puisqu'il devait officier au nouveau mariage.
Nous lui fîmes dire (ju'après avoir juré de main-
tenir dans leur intégrité les droits du Saint-Siège, et
les voyant, à notre avis, lésés par l'annulation du
mariage de l'Empereur, nous ne nous croyions pa?
permis d'y assister et de légitimer un acte semblable
par notre présence; que nous le prévenions de notre
résolution; qu'il devait faire en sorte, pour ne pas
rendre tout ceci public et éloigner les autres consé-
quences dans un cas si grave et si délicat, de ne pas
inviter les Cardinaux, du moins tous, car parmi eux
il s'en rencontrait un certain nombre pensant comme
nous; que, sous prétexte que l'enceinte était trop
étroite pour contenir tout le monde, il serait sage
de ne convoquer qu'une partie du Sacré -Collège,
ainsi (|u'on le pratiquait pour le Sénat et pour le
Corps législatif. Nous ajoutâmes que ceux qui ne
pensaient point comme nous y assisteraient, que cela
suffirait, en vue de l'invitation limitée, et que notre
absence ne produirait pas dans le public les effets
qu'on devait en attendre certainement, si, étant tous
invités, nous n'assistions pas en corps au mariage.
Nous ne pouvions pas montrer plus de prudence,
de loyauté, de franchise et d'égards dans une af-
faire plus épineuse. Il est du reste facile d'imaginer
ce que nous coûtait le pas que nous étions disposés
à franchir. Il s'agissait en etlet de blesser l'Empe-
reur à la prunelle des yeux, comme on dit. Le cardi-
II. 13
494 MEMOIRES
nal Fesch se donna tout le mouvement possible pour
nous amener à changer de résolution. Il nous supplia
d'intervenir, et nous détailla les conséquences aux-
quelles notre abstention allait nous exposer. Puis,
comme nous demeurions inébranlables dans l'accom-
plissement de ce que nous estimions être notre de-
voir, Fesch parla à l'Empereur pour qu'il ne nous fît
pas inviter, ainsi que nous en soufflions l'avis. On
comprendra parfaitement la fureur de l'Empereur à
cette ouverture. Il refusa d'adhérer à notre moyen
terme, et il se contenta de dire au Cardinal : « Ils
n'oseront pas! » En nous rapportant cette parole,
Fesch nous livra de nouveaux assauts, mais sans
aucun succès. Nous prîmes la résolution d'accomplir
notre devoir à n'importe quel prix.
Ce fut après son entrevue avec le cardinal Fesch
que je vis l'Empereur pour la quatrième fois à l'au-
dience, un dimanche matin. Peut-être le cardinal
Fesch m'avait-il rendu particulièrement en cette oc-
casion un mauvais service; peut-être aussi l'Empe-
reur lui-même, comme je le crois plutôt, lui avait-il
demandé alors si j'étais parmi les opposants, question
à laquelle le Cardinal devait répondre affirmative-
ment. Le fait est que, dans cette audience, l'Empe-
reur vint tout exprès du côté où je me trouvais.
Sans m'adresser la moindre parole courtoise, ainsi
qu'il l'avait fait aux autres fois, il s'arrêta vis-à-vis
de moi , me lança un regard terrible avec deux yeux
vraiment foudroyants; puis, pour me faire bien com-
ou CARDINAL CONSALVI. 195
prendre qu'il m'en voulait, se tournant à l'instant,
le visage plein de gaieté, vers le cardinal Doria placé
à mes côtés, il lui dit les choses les plus aimables. Il
lit quelques pas, adressant aussi y d'autres cardinaux
des paroles gracieuses, et il revint tout d'un coup en
arrière , se posa de nouveau en face de moi , me re-
garda d'une manière très-féroce, — ferocissimamente,
— ainsi que la première fois. Comme s'il eût douté
que je n'avais pas saisi que c'était pour moi seul, il
répéta très-gaiement les mêmes choses obligeantes
(ju'il avait adressées d'abord au cardinal Doria, puis
il sortit. Je ne devinai pas tout de suite que c'était là
un effet des insinuations du cardinal Fesch; je le
compris plus tard, mais je m'aperçus bien que l'Em-
pereur était fort irrité contre moi, et que plus que
tout autre je courais des risques. 5e le dis à quel-
(jues-uns de mes amis en sortant des Tuileries.
Nous savions qu'il y aurait quatre invitations :
la première à Saint-Cloud : l'Empereur devait présen-
ter à l'Impératrice, à peine arrivée, tous les grands
corps de l'État; la deuxième encore à Saint-Cloud,
pour assister au mariage civil; la troisième aux Tui-
leries, pour le mariage religieux; la quatrième aussi
aux Tuileries, afin de recevoir tous les grands corps
de l'État, les souverains étant sur leur trône. Après
de longues délibérations entre nous treize, il fut con-
venu que nous ne nous rendrions pas à la deuxième
et à la troisième invitation , qui regardaient le ma-
riage, c'est-à-dire ni au mariage ecclésiastique, par
13.
19G MÉMOIRES
la raison susdite, ni an mariage civil, parce que nous
ne crûmes pas séant à des cardinaux d'autoriser
par leur concours la nouvelle législation qui sépare
un tel acte de la bénédiction nuptiale, ainsi qu'on
l'appelle, indépendamment de ce que cet acte lui-
même donnait lieu de regarder comme brisé légi-
timement le lien précédent, ce que nous ne pensions
pas, et avec justice.
Nous décidâmes de n'intervenir ni à la seconde
ni à la troisième réunion. Quant à la première et à
la quatrième, nous n'y vîmes qu'un acte de déférence
et de respect à l'abri des difllicultés qui naissaient du
mariage. Il nous sembla que nous pouvions faire
cette démarche auprès de Napoléon et de l'Archidu-
chesse sans les reconnaître par là comme mari et
Femme. On consi'déra qu'il fallait adoucir autant que
possible ce qu'il y avait de dur dans la démonstra-
tion que nous allions faire contre l'Empereur en face
de l'Europe entière; car ne pas assister à la célébra-
tion de son mariage, c'était protester ofTiciellement
et canoniquement. Il convenait de tenter tout ce que
nous pourrions afin de lui prouver que nous ne refu-
sions que l'impossible. Les sentiments étaient parta-
gés sur le quatrième point (et je fus un des obstinés
à dire non) par la crainte d'une scène en public,
comme on a coutume de dire; ce que le caractère
violent de l'Empereur ne faisait que trop augurer,
après que nous aurions manqué à la seconde et à la
troisième réunion. Il n'en était pas de même pour la
DU CARDINAL CONSALVI. li-T
première. Les raisons pour le oui ayant aussi prévalu
relativement à la preunere invitation, on conclut,
d'un commun accord, de ne pas nous diviser dans
une circonstance où il était si important d'être unis,
et de maintenir notre nombre dans son entier. La
raison (jui l'emporta fut, en opposition de celle que
nous venons d'indiquer, que paraître à la preniicre
et à la quatrième réunion offrait un moyen à l'Empe-
reur de passer, au moins en public, sur notre absence
des deux autres, ou comme étant due à des causes
accidentelles, ou conune lui ayant échappé (et nous
pensions qu'il agirait ainsi); car il était de son inté-
rêt de ne pas faire un éclat dans une conjoncture
aussi délicate. .
Les quatre invitations nous parvinrent. Nous allâ-
mes tous à Saint-Cloud le soir de la première céré-
monie. Pendant que nous attendions dans le grand
salon la venue des deux souverains, j'eus à soutenir
un assaut des plus vifs et qui me donna une sueur de
mort. Nous étions tous réunis : Rois, Cardinaux,
Princes de l'Empire, les Dignitaires, les Ministres,
quand je me vis accosté à l'improviste par le ministre
de la police, Fouché, duc d'Otrante. J'avais l'ait sa
connaissance à mon premier voyage de Paris, et il
m'avait pris en extrême amitié. Je lui devais une
grâce très-signalée en faveur d'une personne que je
lui avais alors recommandée. Pendant mon ministère,
il m'avait toujours fait saluer par les Français qui
venaient à Rome; il ne parlait de moi qu'avec enthou-
198 ■ MÉMOIRES
siasme. A ma visite d'arrivée (la seule que je lui fis
pendant les cinq mois que je résidai à Paris pour ce
second voyage), il me fil l'accueil le plus honorable
et le plus amical, me parla de toutes les difficultés
qui avaient eu lieu , en les attribuant à ma sortie de
la secrétairerie d'État. La sincérité de mon caractère
m'avait engagé à lui répondre franchement (ce dont
il ne voulut pas convenir) qu'il en serait arrivé tout
autant, parce que j'avais toujours été moi-même et
que je serais toujours de l'avis qu'on ne pouvait faire
ce qui était exigé.
Ce soir-là, il me prit par la main, me conduisit
dans un coin du salon, et me demanda s'il était vrai
que quelques cardinaux oseraient faire la folie, ou
plutôt, ajouta-t-il, commettre l'énorme attentat de ne
point intervenir au mariage de l'Empereur. Comme
je ne désirais exposer aucun de mes collègues avant
le temps, ni entrer dans une discussion qui serait
devenue fort embarrassante, je différai de répondre,
ne voulant pas lui nier la chose. Il me répéta sa
question avec insistance ; alors , prenant mon parti
avec ma franchise ordinaire , je lui répondis que je
ne pouvais lui citer le nombre et les noms de ceux-
là, mais qu'il parlait à l'un d'eux.
Il s'écria qu'à son plus grand regret il avait en-
tendu ce matin même l'Empereur déclarer que j'en
étais véritablement, mais qu'il le lui avait nié, en
assurant qu'il était impossible qu'un homme doué de
mon intelligence, non imbu des préjugés de mes col-
DU CARDTN'AL CONSALVl. 499
lègues, pensai ainsi, surtout clans une affaire où je
voyais la majorité du Sacré-Collége (ce qui nie mon-
tra qu'il était sûrement informé) agir tout différem-
ment. Il se mit à m'énumérer les conséquences de la
démarche que nous prétendions faire, et me dit que
nous allions nous rendre coupables envers TÉtat ,
puisque cette affaire intéressait de si près la succession
au trône, la légitimité du mariage et des enfants qui
en naîtraient, et la tranquillité de l'Empire. Il ajouta
qu'un acte semblable de notre part jetterait la France,
sinon maintenant, à cause de la crainte de l'autorité,
au moins plus tard, dans des troubles sans lin. Il
développa ces motifs, et, avec les prodigieuses res-
sources de son talent, il m'apporta je ne saurais dire
combien d'arguments divers, tirés des circonstances,
et spécialement de ce qu'on ne devait pas appeler
mariage l'acte que nous repoussions comme tel, puis-
que le mariage, disait-il, a été déjà fait à Vienne, et
que tout se réduit maintenant à une pure formalité.
Mais j'eus réponse à tout; je réfutai chacun de ses
arguments; et quant aux conséquences que je ne
pouvais nier, je lui dis que nous en étions pleins de
douleur, que ce n'était point notre faute, puisque
nous avions suggéré le moyen de les éviter en n'invi-
tant pas tous les Cardinaux: qu'on ne l'avait malheu-
reusement pas adopté, et que finalement, en ce qui
touchait notre intérêt personnel, ce motif ne serait
pas assez puissant pour nous faire trahir noire devoir.
Il me répliqua une infinité de choses inutiles à men-
200 MÉMOIRES
tionner, ainsi que mes réponses. Il termina en disant
que, si mes autres collègues ne voulaient pas se ren-
dre, ce ne serait pas, après tout, un mal irréparable,
quoique cela fût un mal; mais que, quant à moi, il en
était autrement. « Vous marquez trop, reprit-il; vous
avez fait le Concordat; vous avez été premier mi-
nistre; vous êtes si connu et, ajouta-t-il, si estimé
(bien que je ne méritasse pas cette estime), que c'est
une chose affreuse de vous voir parmi les absents.
L'Empereur en sera plus furieux que de tout le reste.
Vous pesez trop dans la balance. »
Il se mit ensuite à me conjurer d'assister au ma-
riage ecclésiastique, ce qui était Timportant; il répéta
que ce ne serait pas le plus grand des malheurs si je
ne paraissais pas au mariage civil. Je tins toujours
ferme, je le remerciai de cette bonne opinion non
méritée d'homme de jugement qu'il avait de moi; je
déclarai que j'avais autant, et plus peut-être que tous
les autres, de ce qu'il appelait des préjugés, préjugés
que j'appelais, moi, plus sainement, devoirs de mon
état; je conclus en l'assurant que rien ne m'en ferait
départir. Voyant. qu'on ouvrait les portes pour l'en-
trée de Leurs [Majestés, il me laissa, en me conseillant
de mieux réfléchir et, bien plus, de persuader à mes
collègues d'assister au moins au mariage ecclésiasti-
que. — « Quant à vous, termina-t-il , je vous le dis,
je suis capable de venir vous prendre moi-même
dans ma voiture, ce matin-là, plutôt que de per-
mettre votre non-intervention, ce qui serait le pire
DU CARDINAL CONSALVI. 201
de (ont, non moins ponr la cliose que pour vous-
même. )i Ainsi tinit ce colloque, qui me doiin;i, jcle
rcpète, une sueur mortelle. Je n'en laissai iii;norer
aucun détail à mes douze collègues, qui en avaient
été spectateurs avec les autres cardinaux et les prin-
ces réunis dans cette salle.
Entrèrent alors les Souverains; l'Empereur tenait
par la main la nouvelle Impératrice, et il lui présenta
successivement les personnes. Lorsqu'il fut arrivé à
nous : « Ah! s'écria-t-il, voici les Cardinaux I » Et,
nous passant lentement en revue, il nous nomma à
l'Impératrice un à un, ajoutant pour quelques-uns
leur qualité, ce qui lui fit dire de moi : « C'est celui
qui a fait le Concordat. » Personne ne parlait, mais
chacun s'inclinait. L'Empereur fit celte présentation
avec un visage plein d'afi'abilité et de courtoisie.
Il voulait, comme on l'a su, essayer de triompher,
par cette marque de bonté, de notre opposition, dont
il était instruit. Cela se passa le 31 mars, un samedi,
au soir.
Le dimanche eut lieu le mariage civil à Saint-
Cloud. Nous n'y parûmes pas, au nombre de treize,
savoir : les cardinaux Maltei, Pignatelli, délia Soma-
glia, Litta, Rutïo-Scilla, Saluzzo, di Pietro, Gabrielli,
Scotti, Brancadoro, Galefii, Opizzoni et moi. Des
quatorze séparés de nous (excepté, je le répète, le
presque mourant et sans connaissance Caprara, et le
cardinal Fesch, qui intervint avec la maison impériale
et civile de la cour en qualité de grand aumônier),
202 MÉMOIRES
onze furent présents : les deux Doria, Spina, Caselli,
Fabrice Ruffo, Zondadari, Vincenti, Erskine, Rove-
rella et Maury. Les trois autres qui ne firent pas acte
de présence furent : Bayane, Despuig et Duguani,
qui s'excusèrent comme malades; mais l'excuse de
santé les fit considérer par la Cour et par le public
comme adhérents, et non comme opposants.
Vint le lundi, où l'on fit aux Tuileries le mariage
ecclésiastique, avec cette immense pompe que l'his-
toire a décrite. On vit les sièges préparés pour tous
les Cardinaux; jusqu'à la fin on ne perdit pas l'espé-
rance de les compter tous parmi les spectateurs de
cet acte, qui intéressait le plus vivement la Cour;
mais les treize ne parurent point. On enleva de suite
les sièges vides, afin qu'ils ne frappassent point les
yeux de l'Empereur lorsqu'il arriverait.
Ce fut le cardinal Fesch qui fit la cérémonie du
mariage. Quand l'Empereur entra dans la chapelle,
son regard se porta d'abord vers l'endroit où étaient
les Cardinaux. En n'y voyant que le nombre in-
diqué ci-dessus , sou visage parut si courroucé que
tous les assistants s'en aperçurent. Nous autres
treize, nous nous éclipsions entièrement. Nous res-
tâmes renfermés ces deux jours comme des \ictimes
destinées au sacrifice, en ayant soin de ne nous mon-
trer alors à qui que ce fût. C'était tout ce que nous
pouvions faire de mieux dans l'état des choses , et
sans manquer à aucun de nos devoirs.
Arriva le mardi, jour de la quatrième invitation.
DU CARDINAL CONSALVI. 203
OÙ se devait faire la présentation i^én(3rale aux deux
Souverains assis sur leur trône. Nous y allâmes tous,
comme il était convenu, et il est facile d'imaginer de
quel cœur nous attendions dans la grande salle, où
se trouvaient Cardinaux, Ministres, Évêques, Sénat,
Corps législatif, magistrats, dames et tous les autres
grands de l'Empire, le moment solennel de voir
l'Empereur et d'en être vus. Tout à coup, après
plus de trois heures d'antichambre, et quand on
introduisait dans la salle du Trône le Sénat, le Corps
législatif et les autres corps, à qui l'on donnait le
pas sur les Cardinaux, arrive un aide de camp de
l'Empereur av6€ l'ordre aux cardinaux qui s'étaient
absentés du mariage de partir immédiatement, parce
que Sa Majesté ne les voulait pas recevoir. L'Empe-
reur avait, du haut de son trône, appelé cet ofïicier
et lui avait intimé cet ordre. L'aide de camp avait à
peine descendu les marches du trône, que l'Empereur
le rappela et lui dit de renvoyer les seuls cardinaux
Opizzoni et Consalvi. Mais cet officier, soit crainte,
soit embarras, ne comprit pas bien, et crut que, en
excluant tous les treize. Napoléon voulait mortifier
plus spécialement ces deux-là. Il notifia donc l'ordre
aux treize, au grand étonnement de tous les specta-
teurs. Les uns l'entendirent, les autres virent cette
scène, que nos costumes rouges rendaient encore
plus apparente. Chassés publiquement, nous retour-
nâmes dans nos demeures.
Les cardinaux assistant au mariage étaient restés ;
204 MÉMOIRES
ils furent ensuite introduits. La présentation se fai-
sait en passant un à un, lentement, et ne s'arrêtant
au pied du trône que pour un profond salut. Pen-
dant tout le temps de leur défilé, l'Empereur debout
ne se contint pas et dit des choses terribles contre
les cardinaux expulsés. Mais presque tout son mo-
nologue et ses terribles invectives tombèrent sur
Opizzoni et sur moi. 11 reprochait au premier son
ingratitude pour l'archevêché de Bologne et le cha-
peau de cardinal qu'il lui avait procurés. Ce qu'il
me reprochait, à moi, c'était bien plus grave, et
pour ce qu'il y avait de spécieux et pour les consé-
quences dont j'étais menacé. Il disait qu'il pouvait
peut-être pardonner à tout autre, mais non à moi.
((Les autres, ajoutait-il, m'ont insulté à cause de
leurs préjugés théologiques; mais Consalvi n'a pas
de ces préjugés. Il m'a offensé par principes poli-
tiques. Il est mon ennemi. Il veut se venger de ce
que je l'ai renversé du ministère. Pour cela, il a
osé me tendre un piège le plus profondément calculé
qu'il a pu , en préparant contre ma dynastie un pré-
texte d'illégitimité à la succession au trône, prétexte
dont mes ennemis ne manqueront pas de se servir
(piand ma mort aura dissipé la crainte qui les com-
prime aujourd'hui. »
Voilà les couleurs qu'il prêta à une démarche que
je n'avais faite que par conscience et pour remplir
mon devoir comme tous les autres. On sent facile-
ment combien cette accusation était fausse à tous
DU CARDINAL CONSALVI. ii)l\
(égards. Mais il esl facile aussi (le juger à (luoi m'ex-
posaient et m'exposent encore de seinhlahles idées
dans un homme qui peut tout ce qu'il veuf, el dont
la volonté n'est retenue par aucnn IVein. Ce fui un
miracle (ju'ayant dans sa première fureur donné l'or-
dre de fusiller trois des treize, Opizzoni, moi et un
troisième dont on n'a pas su le nom (ce fut sans
doute le cardinal di Pietro), et s'étant ensuite borné
à moi seul, la chose ne se soit pas réalisée. Il faut
supposer que la suprême adresse du ministre Fouché
parvint à me sauver la vie.
Rien de nouveau le lundi et le mardi. Le mercredi,
sur les huit heures du soir, les treize reçurent, les
uns à leur logis, les autres où ils se trouvaient, un
billet du ministre des cultes nous convoquant pour
les neuf heures, afin de recevoir par lui les ordres
de l'Empereur. Nous accourûmes de divers côtés,
ignorant ce qu'on devait nous communiquer. Seule-
ment, un d'entre nous, qui était évêque d'un diocèse
d'Italie, avait appris du ministre Aldini, peu d'heures
auparavant, que l'Empereur voulait sa démission de
l'évèché qu'il possédait en Italie. Ce qui fut aussi in-
timé, par l'organe du ministre des cultes, à quelques
autres des treize qui n'avaient pas leurs évêchés
dans le royaume d'Italie, mais dans les États ponti-
ficaux, alors français. Ces démissions furent minu-
tées en une heure de temps, sous le coup de la sur-
prise, de la crainte, et sous la menace d'une prison
d'Etat. Elles furent minutées avec toute la régularité
206 MÉMOIRES
que permettaient la surprise elle-même et cette
crainte subite, c'est-à-dire en s'en remettant à la
volonté du Pape et selon qu'il les accepterait ou les
refuserait. C'est ainsi qu'on sauva la substance de
la chose. Le Pape n'en accepta aucune. Ils restèrent
donc évêques de ces diocèses, bien que quelques-uns
fussent supprimés et réunis à d'autres évêchés par
décret impérial. Je reprends mon récit.
Arrivés tous les treize chez le ministre des cultes,
nous fumes introduits dans son cabinet , où était
aussi le ministre de la police Fouché, paraissant s'y
rencontrer par hasard. Nous étions à peine entrés
que le duc d'Otrante, qui était à la cheminée, dont
je m'approchai pour le saluer, me dit à voix basse :
(( Je vous ai annoncé , monsieur le Cardinal , que les
conséquences seraient terribles ; mais ce qui me
désole, c'est de vous voir, vous, au nombre des
victimes. » Je le remerciai de ce bon intérêt qu'il
prenait à ma personne, et je lui dis que j'étais pré-
paré à tout. Ses paroles me donnèrent à comprendre
que nous avions tout à redouter. Je l'interrogeai sur
ce qu'il en serait. « Le ministre des cultes va vous
l'apprendre, me répliqua-t-il, il en est chargé. »
En effet , nous nous assîmes , et ce ministre nous
fit un long discours dont le fond était de nous mon-
trer notre tort, la gravité de notre faute, ses consé-
quences si cruelles pour le repos de la France, soit
maintenant, soit plus tard. Il ajouta que nous avions
failli à notre devoir, en ne lui manifestant pas nos
DU CARDINAL CONSALVl. 207
(JoiUes et nos sentiments, et qu'il aurait tout éclairci.
Se faisant fort de nous prouver combien notre opi-
nion était erronée, il appuya principalement sur le
complot tramé entre nous et caché soii^neusement à
nos collègues. Après avoir beaucoup insisté sur ce
prétendu complot, il finit par déclarer que ce crime,
prohibé et puni très-sévèrement par les lois existan-
tes, le mettait dans la pénible nécessité de nous
signifier les ordres de Sa Majesté. Ils se réduisaient à
ces trois points : i" nos biens, soit ecclésiastiques,
soit privés, nous étaient enlevés et mis sous séquestre ;
nous en étions entièrement dépouillés; 2" on nous
défendait de faire usage des insignes cardinalices et
de toutes naarques de notre dignité, Sa Majesté ne
nous considérant plus comme cardinaux ; 3" Sa Ma-
jesté se réservait de statuer sur nos personnes. Il
nous fit entendre que quelques-uns d'entre nous
seraient mis en jugement.
La plupart, qui ne savaient pas le français, ne
comprirent pas ce discours ; ils étaient réduits à se le
faire expliquer par leur voisin , si leur voisin enten-
dait cette langue.
Les trois ou quatre qui comprenaient le français
(et j'étais du nombre) répondirent sur-le-champ
qu'on nous accusait à tort , que notre conduite nous
était imposée par notre devoir et non sûrement pour
notre plaisir; que si nous ne nous étions pas ou-
verts à lui, nous ne l'avions pas caché au cardinal
Fesch , que nous trou\ions plus à même, comme
208 MÉMOIRES
oncle de l'Empereur, comme notre collègue et comme
un canal non ministériel, de donner à la chose le
moins de publicité possible; qu'il était faux que
nous en eussions fait mystère à nos autres collègues ;
que nous avions tenu avec eux un juste milieu, en
ne leur celant pas notre manière de voir et en ne
cherchant pas à la leur faire adopter, afin précisé-
ment qu'on ne nous accusât point de former un parti
contre le Gouvernement; qu'il n'y avait rien de plus
faux que la trame qu'on nous reprochait; que c'était
là vraiment une toute nouvelle manière de com-
ploter que d'informer (comme nous l'avions fait par
le cardinal Fesch) celui contre lequel on nous faisait
conspirer; que cette accusation flétrissante de rébel-
lion était aussi mal fondée qu'absurde et injurieuse
à notre dignité et à notre caractère, et que nous le
priions de faire connaître à Sa Majesté que c'était la
seule chose qui nous tînt au cœur, étant préparés à
tout le reste ' .
1 L'empereur Napoléon, qui s'est tant plaint des tiostilités per-
sohnelles et polilif|ues dont il se croyait l'objet de la part île Pie YH
et des plus illustres cardinaux, était au contraire aime' et admiré
par tous. Le Pontife n'avait jamais caché ses sentiments de prédi-
lection envers cet homme (jui faisait tant de choses extraordi-
naires. Les manuscrits du cardinal Consalvi abondent en révéla-
tions sur ce point et même, après la dispersion du Sacré-Collége
et l'enlèvement de Pie VU au Quirinal, le successeur des Apôtres
n'en persistera p;is moins dans son bimnparhsme. La violence
des persécutions et la sainte énergie du Pape-Roi dans l'accom-
plissement de ses devoirs pontiHcaux ou royaux n'affaiblissent
pas cette tendresse , qui s'épanche même en présence d'un am-
bassadeur autrichien. Le comte de Lebzeltern a pu parvenir aux
DU CAKDI.NAL CONSALVl. 209
Le ministre des cultes, comme celui de la police,
parut touché de ces réponses. Il faut dire qu'ils se
montrèrent tous deux très-fâchés de ce (jui nous
arrivviit et très-désireux de pouvoir y remédier en
(|uelque chose, afm de ne pas faire plus d'éclat. Ils
pieds de l'exilé de Savone. Le 1G mai 1810 , il transmet au prince
de Metternich un rapport secret sur ses entrevues avec le Pape
et nous lisons dans ce rapport : « Il (Pie VII) parut s'intéresser
vivement à des détails que, dans le cours de l'enlrelien, il excir
tait et que je lui donnais sur le mariage , lequel ofl'rait le plus
sûr garant d'une paix stable. Le Pape parut oublier un moment
ses griefs, ses chagrins et prendre une part réelle et sincère à
cet événement. « Veuille le Ciel, dit-il, que cet événement im-
prévu consolide la paix continentale! Nous désirons plus que
personne que l'empereur Napoléon soit heureux; c'est un prince
qui réunit tant d'éminentes qualités ! Veuille le Ciel qu'il recon-
naisse ses vrais intérêts : il a dans ses mains, s'il se rapproche
de l'tglise, les moyens de faire tout le bien de la Religion,
d'attirer à soi et à sa race la bénédiction des peuples et de la
postérité, et de laisser un nom glorieux sous tous les aspects! »
« Bientôt après, ajoute le comte de Lebzeltern dans sa dépêche,
des souvenirs et des réflexions amères sur sa situation traversèrent
ces élans de son cœur délivré, avec celte candeur (jui lui est
caractéristique. Son isolement et plusieurs autres sujets dés-
agréables furent ramenés par lui sur le tapis. Le discours que je
viens de rapporter m'a confirmé dans l'opinion que je n'ai
jamais abandonnée , et que j'eus le loisir d'asseoir sur des bases
fondées, à la suite de mes observations pendant un séjour de
sept à huit ans à Rome : c'est que le Pape a ressenti toujours la
plus grande partialité pour l'Empereur personnellement. Com-
bien de preuves n'en ai-je pas eu! et, je l'avoue, combien de
fois, à une époque bien difl'érente, sous tous les aspects, du
grand moment actuel, n'ai-je pas relevé que cette partialité se
manifestait bien plus sensiblement pour Napoléon que pour notre
Souverain. 11 a fallu toutes les amertumes dont le Pape a été
abreuvé pour l'obliger à adopter un système qui au fond répu-
gnait évidemment à son cœur. »
II. U
210 MÉMOIRES
nous avouaient ouvertement qu'ils le souhaitaient
non -seulement pour nous, mais pour le bien de
l'Empire, ne sachant comment tout cela devait finir.
Ils désiraient qu'au moins on n'apprît pas notce dé-
cardinalisation, sentant l'impression fâcheuse qui en
résulterait partout. Ils ajoutèrent que, si l'Empereur
connaissait les sentiments que nous avions expri-
més à son égard, on pourrait espérer peut-être de
calmer sa fureur. Nous répondîmes qu'ils n'avaient
qu'à le lui apprendre. Ils nous insinuèrent que ces
rapports de vive voix ont peu de valeur, parce qu'on
les suppose arrangés par l'intermédiaire de ma-
nière à être utiles à celui qui est disgracié ; puis ils
nous demandèrent si nous ferions difticulté d'écrire
nous-mêmes à l'Empereur. Notre réponse fut qu'il
n'y en avait aucune, parce que c'était la vérité. Ils
nous prièrent alors d'accepter un autre point, mais
nous nous y refusâmes. Finalement, ils nous sug-
gérèrent une teneur de lettre où il y avait du bon
et du mauvais, c'est-à-dire certaine chose qui répu-
gnait à notre délicatesse. Nous leur déclarâmes que
nous nous occuperions de faire cette lettre telle
qu'ils la souhaitaient autant que possible, eu égard
à tous nos devoirs, et que nous la leur remettrions.
Ils nous firent observer que l'Empereur partait le
jour suivant pour Saint-Quentin, qu'ils devaient le
voir dans la matinée; qu'ils ne pouvaient se dis-
penser de lui rapporter ce que nous avions dit à
l'intimation de ses ordres; qu'il n'y avait pas de
I»L' CARDINAL GONSALVl. 2i<
temps à perdre, et qu'aucun retard n'était permis.
Nous répondîmes que nous nous réunirions cette
nuit même dans la maison de notre doyen, et que le
jour suivant, de bonne heure, nous leur enverrions
cette lettre pour l'Empereur, à qui ils la remettraient
en allant à Saint-Cloud. Cet engagement fut pris
avec les ministres sur deux pieds, comme on dit,
— su due piediy — entre la surprise et la crainte.
Tous les Cardinaux ne se rendirent pas compte de
ce qu'ils promettaient. Ils n'eurent pas le temps de
réfléchir, et quelques-uns commirent certaines mala-
dresses, ainsi qu'il arrive quand plusieurs parlent à
la fois sans maturité. Mais l'engagement était pris,
on ne pouvait pas reculer. Nous n'avions plus qu'à
être bien attentifs à composer une courte lettre inat-
taquable, tout en s'écartant le moins possible du
projet arrêté avec les deux ministres. Nous nous
réunîmes donc chez le cardinal 3Iattei, et, de onze
heures du soir à cinq heures du matin, on travailla
à la rédaction de la note que l'on devait adresser à
l'Empereur. Nous adoptâmes le parti de montrer dans
l'introduction que le seul et unique but de notre
démarche était de nous disculper de l'imputation
de complot et de révolte ; ensuite nous relations
avec franchise le véritable motif de notre abstention,
et enfin nous déclarions que nous n'entendions
point nous immiscer dans le fond de l'affaire, et
statuer sur la validité ou sur l'invalidité du premier
mariage, par conséquent sur la justice ou l'injustice
14.
212 MEMOIRES
des causes du second; que notre désir était de ne
point léser les droits du Saint-Siège, qui, à notre
avis, devait être le seul juge compétent dans cette
affaire. On rédigea une lettre dans laquelle on di-
sait que nous avions été désolés en entendant le
ministre de Sa Majesté Impériale nous annoncer que
nous étions regardés comme coupables de complot
et de révolte ; que cette accusation était incompa-
tible avec notre dignité et notre caractère ; que nous
nous étions déterminés à exposer nos griefs à Sa Ma-
jesté avec loyauté et franchise ; que nous déclarions
donc n'être pas intervenus à son mariage, parce que
le Pape n'y était pas intervenu lui-même; que nous
ne prétendions point nous ériger en juges, et qu'en
nous déterminant à suivre cette ligne de conduite,
nous n'avions pas voulu répandre dans le public des
doutes sur la nature du second mariage et de ses
effets futurs. On se servit du mot répandre [spar-
gere) pour indiquer que nous n'étions pas poussés par
le désir de propager de semblables rumeurs. Nous
terminâmes en priant Sa Majesté d'être persuadée de
notre soumission et de notre respect. Nous ne fîmes
pas une seule allusion aux peines très-sévères qu'on
nous avait imposées, et nous n'en demandâmes pas
l'annulation.
Cette lettre , signée par tous les treize , fut remise
de bonne heure au ministre des Cultes , dans la ma-
tinée du 5 avril, par le cardinal Litta, au nom du
cardinal Mattei, chez lequel il habitait, et qui ne
DU CARDINAL CONSALVI. 213
savait pas le français. Le ministre la reçut avec
bonté, mais en la lisant il ne s'en montra pas très-
satisfait. Il n'en dit [)as moins qu'il allait la porter à
Saint-Cloud , et que, dans le courant de la journée,
on nous transmettrait la réponse de l'Empereur.
Vers le soir, le ministre nous écrivit un billet très-
suCcinct, dans lequel il déclarait que l'Empereur avait
avancé son départ pour Saint-Quentin, qu'il était
parti le matin au lieu de partir le soir; puis le haut
fonctionnaire ajoutait que, n'ayant pas pu présenter
la lettre à Sa Majesté, il ne se croyait pas autorisé à
suspendre les ordres reçus. Nous fûmes donc obligés,
le même jour, de ne plus faire usage des insignes
cardinalices et de nous revêtir de noir; ce qui donna
lieu à la dénomination des ?ioirs et des ronges, déno-
mination par laquelle on désigna les deux partis du
Sacré-CoUége. Nous restâmes aussi privés de nos
biens, tant ecclésiastiques que patrimoniaux. Ils
furent tous mis par le Gouvernement sous un séques-
tre de nouveau genre. On ne saisit pas seulement
nos revenus, mais on les lit verser au trésor, et on
mit les scellés jusque sur nos meubles. Nous fûmes
réduits pour vivre à puiser dans la bourse de nos
amis ou à recourir aux subsides charitables des per-
sonnes pieuses, qui ne firent pas défaut. Je ne
profitai point de ce second moyen , afin de diminuer
les charges des fidèles qui l'alimentaient, et d'en
laisser jouir ceux de mes collègues n'ayant pas au-
tant d'amis que moi auxquels ils pussent s'adresser
2U MÉMOIRES
pour subvenir à leurs besoins. Deux mois et quel-
ques jours se passèrent ainsi. Nous attendions l'exé-
cution de la troisième peine dont nous étions mena-
cés, c'est-à-dire que l'on décidât de notre sort, ainsi
que l'Empereur se l'était réservé, ou que l'on nous
rétablît dans notre premier état , soit en raison de la
lettre, qui lui parvint plus tard, soit par suite des dé-
marches tentées en notre faveur. Ces démarches ne
venaient point de notre fait ; nous n'avions même
jamais voulu les solliciter, et nous nous y étions re-
fusés , quoiqu'on nous engageât beaucoup à les ap-
prouver. Mais le cardinal Fesch et certains cardinaux
rouges, honteux de la différence qui existait entre
notre costume honoré par tous et le leur que cha-
cun méprisait, plaidèrent ainsi auprès de l'Empereur
plutôt la cause de leur amour-propre que la nôtre.
L'Empereur répondit à ces instances par des paroles
plus ou moins brusques, et il ne fit rien.
Enfin, le 11 juin 1810, nous fûmes appelés chez
le ministre des Cultes, qui nous indiquait une heure
spéciale pour nous recevoir deux à deux dans son
cabinet. Le cardinal Brancadoro et moi , nous eûmes
la première heure. J'arrivai avant les autres, et le
ministre, d'une voix triste et avec un air courtois,
m'annonça qu'il avait le déplaisir de me notifier que
dans les vingt-quatre heures je devais partir pour
Reims, où je resterais jusqu'à nouvel ordre, ainsi
que le cardinal Brancadoro. Le ministre s'exprima
dans les mêmes termes avec mon compagnon, en-
DU CARDINAL CONSALVI. 215
trant au moment où je sortais. II parla de la sorte
à tons les antres, qui furent exilés deux à deux à
Kethel, à Mézières, à Saint-Quentin et à Sedan. Ceux
qui avaient été relégués dans cette dernière ville
allèrent à Charleville , parce qu'il n'y avait pas de
logement pour eux. Les trois autres cardinaux se
virent internés à Semur et à Saulieu. Peu de jours
ai)rès, on leur permit de se réunir tous les trois à
Semur. A chacun de nous on otïrit cinquante louis
pour les frais de voyage. Quelques-uns acceptèrent,
d'autres refusèrent. Le ministre avait oublié de m'of-
frir cette somme; au moment où je me retirais, il
me rappela, s'excusa de son oubli et le répara; mais
je déclinai l'otTreen me servant de mes remercîments
habituels. Je partis pour Reims quelques heures après
l'expiration du délai; mon compagnon n'arriva que
deux jours plus tard. Sa voiture n'était pas en état,
et il avait obtenu ce bref délai afin de la faire répa-
rer. On remarqua qu'en nous fixant le lieu de notre
exil, on mit une attention toute spéciale à séparer ceux
qui habitaient ensemble à Paris ou qui étaient liés
plus intimement. On désigna à chacun pour compa-
gnon celui avec lequel il avait le moins de relations
cordiales. C'est ainsi que je fus séparé du cardinal di
Pietro, mon grand ami, avec lequel j'étais venu à
Paris, et que je me vis uni au cardinal Brancadoro,
que j'avais fréquenté moins que tout autre pendant
mon séjour dans la capitale.
Un mois après notre éloignement de Paris, nous
216 MÉMOIRES
reçûmes une lettre du ministre des Cultes, nous an-
nonçant que l'Empereur nous accordait un traite-
ment mensuel de deux cent cinquante francs pour
notre subsistance. Comme je n'avais jamais rien ac-
cepté, le ministre me fit savoir cette nouvelle d'une
manière fort délicate. Je répondis le plus poliment
possible, mais en déclinant l'offre toutefois. Je crois
que les autres firent la même chose de leur côté.
Voici quatre mois que j'habite Reims, et j'y mène
la même vie retirée qu'à Paris. Je n'ai accepté au-
cune invitation. Je n'ai pas d'autres connaissances
que les trois ou quatre maisons auxquelles j'étais
recommandé, ou que je fréquente par d'autres motifs.
Je n'ai jamais assisté à aucune fête, à aucune réu-
nion. J'ai toujours passé mes soirées chez mon com-
pagnon, qui a tenu la même conduite. Nous vivons
entre nous, et nous faisons et rendons seulement
quelques visites de politesse, selon les circonstances.
Notre position, celle de notre Chef, du Saint-Siège
et de l'Église ne permettaient pas à un cardinal d'agir
autrement. Tel est du moins mon avis.
Quand j'en aurai le loisir, je me propose de corri-
ger et de châtier ces pages, que je n'ai même pas
relues; mais je veux d'abord écrire les mémoires que
les dangers quotidiens me commandent de ne pas
diflérer. Avant même de revenir sur ce que je confie
au papier, j'ajouterai aux souvenirs déjà recueillis
les choses les plus intéressantes qui m'arriveront
successivement.
DU CARDINAL CONSALVl. 217
Le cardinal Consalvi a joint ù son manuscrit les
lip;nes suivantes :
Le 10 du mois de janvier 181 I, je reçus à l'im-
[)roviste, et mon compagnon d'exil aussi, un billet du
sous-pr(^'fet de Reims (M. Ponsard), par lequel il
m'annonçait que « des ordres supérieurs l'obligeaient
à m'appeler sans retard à la sous-préfecture, pour
lui fournir des renseignements sur l'objet de ces or-
dres». A la réception de ce billet, mon compagnon fut
saisi de crainte, parce qu'il ignorait la nature des or-
dres, et il opinait pour que nous nous présentassions
ensemble. Je pensai différemment. Comme il n'était
pas question dans ce billet d'une invitation adressée
à tous les deux, il me parut à propos pour plusieurs
raisons de ne pas le faire. Mais j 'offris à Brancadoro
d'y aller le premier, et je déterminai avec lui le
moyen de l'informer de l'objet de cet appel, en sor-
tant de la maison du sous-préfet, atin qu'il y allât pré-
paré d'avance. Et cela non à la dérobée, comme j'ai
coutume de faire. Je demandai à Dieu de m' assister
(plusieurs événements arrivés à Paris nous donnaient
lieu de craindre beaucoup), et je partis. Le sous-
préfet me dit qu'il était chargé de me demander
quelles sommes j'avais reçues pour mon entretien
depuis mon exil à Reims, et par quel intermédiaire,
par la poste , ou par la diligence , ou par des voitu-
riers, ou par des personnes venues ad hoc, et de qui,
et de quel chiffre, et de quelle manière. Je lui répon-
dis que je n'avais jamais reçu un sou de personne. —
SIS ^B MÉMOIRES
(( Mais, répliqiia-t-il, coramenl faites-vous pour vivre,
le Gouvernement ayant saisi tous vos biens ecclé-
siastiques et patrimoniaux? » Je lui déclarai que
mon banquier de Rome n'avait pas, dans cette cir-
constance, retiré à son correspondant de Paris (à qui
il m'avait recommandé à mon départ de Rome) l'or-
dre de me fournir de l'argent. La somme que j'en
avais reçue pour me rendre à Reims m'avait suffi
jusqu'alors, et je n'hésitai pas à manifester que, si le
banquier de Rome eût retiré son crédit, j'aurais pro-
fité des offres de quelques amis qui m'avaient ouvert
leur bourse. Le sous-préfet reprit que, puisque je
n'avais rien reçu de personne depuis mon arrivée à
Reims, il n'y avait pas lieu de m'adresser les autres
questions, c'est-à-dire en quelle quantité, de qui, de
ffuelle manière, par quelle voie. Ainsi se termina
cette audience, honnête pour la forme : le sous-préfet
n'ayant ajouté aucune impolitesse, aucune dureté à
la dureté de la chose.
Cette mesure du Gouvernement était provoquée
par l'irritation qu'il éprouvait en voyant plusieurs
personnes charitables s'unir entre elles et se cotiser
pour verser chaque mois dans une caisse commune les
sommes destinées à soutenir les Cardinaux dépouillés
de tous leurs biens et de leurs revenus. Je n'avais
jamais consenti, et quelques autres encore des treize,
à recevoir la pension mensuelle de cette caisse, sans
autre motif que d'avoir de quoi subsister modeste-
ment par le secours dont j'ai parlé. Je ne voulais point
DU CARDINAL CONSALVI. 219
surcharger de gaieté de cœur ces généreux et nobles
souscripteurs. Mon compagnon, qui avait toujours
accepté les secours de la caisse, se trouvait dans une
situation bien différente de la mienne. Pour ne pas
compromettre les plus aumôniers ni leurs intermé-
diaires en avouant qu'il avait reçu de l'argent, il prit
le parti de déclarer qu'il ignorait de quelle manière
ces secours charitables avaient été remis chez lui par
une main inconnue. L'impossibilité que les autres, dis-
persés en divers lieux, où on leur fera probablement
les mêmes questions dans le même temps, aient donné
la même réponse, et le but que le Gouvernement se
propose, à ce qu'il paraît , et qui est de nous obliger
à plier les épaules et à demander gvdce, propter ino-
piam rerum omnium, font cpoire que cette affaire n'en
restera point là, et qulelle pourra'avoir des consé-
quences inquiétantes et mêmes désastreuses '.
1 Nous tromons dans les portefeuilles du cardinal Consalvi
deux lettres qui sont toute une révélation. Après le simulacre de
Concordat arrache', le 23 janvier 4813 , par l'empereur Napole'on
au pape Pie VU prisonnier à Fontainebleau et isolé de toute
communication avec le Sacré-Collége dispersé ou exilé, le gou-
vernement impérial crut devoir laisser une apparence de liberté
au Pape et aux Cardinaux. Consalvi, Pacca, IJtla, di Piètre,
Mattei et les plus éminents personnages de l'Église romaine
accoururent auprès du Saint-Père. « Son esprit, ainsi qu'il
s'exprime dans sa lettre du 2i mars 1813 adressée à l'Empereur,
était continuellement déchiré des plus grands remords et du
plus vif repentir. » Il voulait à tout prix annuler un acte qui
n'avait aucune portée légale et qui n'engageait pas sa conscience.
Les Cardinaux , dévoués à la gloire de l'Église et de la Papauté,
le secondèrent dans ce vœu réparateur; mais quand Napoléon,
pressé par les armées de l'Europe marchant contre lui, sentit
220 MÉMOIRES DU CARDINAL CONSALVI.
(ju'il ne lui était plus possible de garJer à Fontainebleau son
auguste captif, il se de'cida à le renvoyer à Rome, puisque la
fortune faisait e'chouer l'un après l'autre tous ses gigantesques
projets. Le départ du Pape eut lieu le 23 janvier '1814. La veille
et le lendemain de cet heureux jour, le cardinal Consalvi, l'âme
des conseils de Pie VU, le prince de l'Église qui avait soutenu et
dirige' son courage dans ces rudes e'preuves, reçut le prix d'une
inaltérable fidélilé. Le ministre des cultes lui adressa en termes
inouïs un nouvel ordre d'exil dans l'exil, ordre que le ministre
de la police générale de l'Empire , par un curieux intervertisse-
ment de rôles, tâcha d'adoucir au moins dans la forme.
« Paris, le 21 janvier 1814.
» Monsieur le Cardinal, j'ai l'honneur de vous prévenir que
Son Excellence le ministre de la police générale est chargé de
vous signifier des ordres dont l'exécution ne peut être différée.
Je ne pourrais recevoir aucune réclamation, il serait dès lors
inutile (pie vous demandassiez un délai pour m'en adresser. Vous
donnerez par voire soumission une nouvelle preuve de votre
respect pour votre Souverain.
» Agréez , monsieur le Cardinal , l'assurance de ma haute
considération.
« Le ministre des cultes,
M Le comte Bigot de Préameneu. »
.< Paris, le 25 janvier 1814.
y Monsieur le Cardinal , conformément aux ordres que j'ai
reçus concernant Votre Éminence, elle doit partir le plus promp-
tement possible, et dans le plus sévère incognito, pour se rendre
à Réziers, département de l'Hérault. La personne qui vous re-
mettra cette lettre est M. Motte, sous-ofTicier de la gendarmerie
impériale de Paris, qui a ordre d'accompagner Votre Éminence
jusiju'à Béziers.
» Il lui est expressément recommandé d'obtempérer à tout ce
que Votre Éminence désirera dans la ligne des ordres qu'il a reçus.
)>J'ai prévenu les autorités de Béziers de votre arrivée, et je
suis persuadé iju'elles s'empresseront de concourir à tout ce qui
pourra vous en rendre le séjour agréable.
u Je saisis cette occasion d'offrir à Votre Éminence les assu-
rances de ma très-haute considération.
» Le duc de RoviGO. »
MÉMOIRES
SUR MON MINISTÈRE.
Je rédige ces Mémoires onze années environ après
mon entrée à la secrétairerie d'État (1 8 ou 19 mars
1800), et cinq années après être tombé du pouvoir
(17 juin 1806). Je les rédige au milieu des plus
grands dangers, et assiégé par la crainte incessante
de me voir surpris composant un travail qui pourrait
me coûter cher s'il était révélé. En vue de pareils
motifs, ces Mémoires ne peuvent donc pas être
exacts et accompagnés des considérations que les faits
exigeraient. Du reste, je n'ai pas tous les événements
présents à l'esprit. Je ne possède en ce moment au-
cun papier pour diriger ou corroborer mes souve-
nirs. Je n'ai même pas ceux qui furent publiés et
qui pourraient suppléer au défaut des souvenirs et
des documents. Enfin écrivant dans l'exil, et au mi-
lieu de circonstances semblables à celles que nous
traversons, je ne jouis pas du temps, du calme,
de la sécurité et de la liberté nécessaires pour enri-
chir mon manuscrit des réflexions et des ornements
opportuns. En m'occupant de cet ouvrage à la hâte,
222 MÉMOIRES
je ne me propose pas crautre but que de courir à
fleur d'eau, comme on dit, sur les événements qui
me viendront à l'esprit à mesure que j'écrirai pour
que la trace ne s'en perde point. Et ce que je fais
servira peut-être un jour à quelque chose, dans l'in-
térêt ou pour la défense du Saint-Siège, dont on a
pillé toutes les archives. Si le Ciel m'accorde une
vie et des temps meilleurs, je veux donner à ce tra-
vail le perfectionnement qu'il ne m'est pas possible
de réaliser maintenant, tant pour le fond que pour
la forme et le style.
Ceci posé , je mets de suite la main à l'œuvre.
Mon ministère fut un pur effet du hasard. J'étais
alors auditeur de Rote. Me trouvant à Venise au mo-
ment de la première chute du gouvernement ponti-
fical, sous Pie y I, après avoir souffert plusieurs mois
de détention au château Saint-Ange, et d'autres aven-
tures aussi tristes qui aboutirent à la déportation et
à la perte de mes biens, je fus choisi par les Cardi-
naux pour être secrétaire du Conclave qui allait
s'ouvrir. Le prélat secrétaire du Consistoire et du
Conclave était absent et habitait Rome, où il avait
voulu rester. Le Conclave terminé, j'en sortis le jour
même, par un effet de la délicatesse qui dirigea ma
conduite, tout le temps de sa durée.
Je ne désirais rien, je n'ambitionnais rien, et
comme pendant le Conclave je n'avais fait la cour à
aucun cardinal afin de me préparer up appui parti-
culier près du nouveau Pape, je quittai le Conclave
nu CARDINAL CONSALVl. 223
le jour mùino qu'il fut terminé et je me retirai dans
mon habitation. Il me répugnai! ((uo l'on pût soup-
çonner que je continuais à résider près du Pape dans
le but d'obtenir quelque faveur. I^e nouveau Pontife,
Pie YII, me connaissait à peine, car le cardinal-cNÙque
d'Imolane séjournait jamais à Rome. Durant le (Con-
clave, je ne l'avais vu que fort peu, et comme tous
les autres, seulement pour les affaires de mon office,
alors qu'il était chef d'ordre.
Aussi, quand je pris congé de lui, peu d'heures
après son exaltation, il me permit, tout en me témoi-
gnant son déplaisir, de me rendre chez moi. Je pas-
sai trois ou quatre jours sans le revoir et sans m'ap-
procher de l'île de Saint-Georges, où le Saint-Père
résidait. Voilà que tout à coup il me fait appeler
contre mon attente , — je pouvais en effet imaginer
toute autre chose que celle-là , — et il me dit que le
cardinal Herzan, ministre de l'empereur d'Autriche,
lui avait livré le plus impitoyable assaut pour qu'il
nommât secrétaire d'État le cardinal Flangini ; que,
lui. Pie VII, n'en voulait absolument pas, et que
d'un autre côté , ne pouvant point déplaire tout d'a-
bord à la cour impériale par un refus trop net, il
avait adopté le parti de répondre que, se trouvant
privé de ses États, il n'avait pas besoin d'un secré-
taire d'État, Le Pape ajouta que, le cardinal Herzan
lui ayant répliqué qu'il ne saurait se dispenser de se
servir de quelqu'un pour traiter les affaires de tout
genre et spécialement pour négocier avec les cours
224 MÉMOIRES
étrangères, lui, Pape, avait riposté qu'il se servirait
du prélat secrétaire du Conclave, qu'il y trouvait un
avantage puisque ce prélat connaissait déjà les
affaires, après les avoir dirigées pendant le temps de
l'élection. Pie VU conclut en m' annonçant qu'il
m'expédierait le jour même le billet de pro-secrétaire
d'État, et que je devais revenir habiter avec lui sans
retard.
Une répugnance ancienne et vraiment fatale que
j'avais éprouvée pour tout emploi traînant à sa
suite une responsabilité quelconque me fit appeler
à mon aide toutes les résistances permises, — je
le confesse avec simplicité, — afin de ne pas être
chargé de ces fonctions réunissant mille responsa-
bilités à la fois, et les plus graves. Mais j'empldyai
vainement les prières et les supplications; il fallut
obéir, d'autant mieux que Tordre était intimé avec
cette bonté et cette douceur irrésistibles qui n'ap-
partenaient qu'à Pie VII. Je me bornai à demander
qu'il ne me conférât pas le titre de pro-secrétaire
d'État, mais celui de simple pro-secrétaire de Sa
Sainteté. J'obtins cette faveur. Je fus cependant ap-
pelé dans les actes publics pro-secrétaire d'État.
Quant à moi, je signai toujours auditeur de Rote et
pro-secrétaire de Sa Sainteté. Je me vis donc re-
vêtu de la charge de secrétaire d'État sans l'avoir
je ne dirai pas ambitionnée, mais encore sans y avoir
pensé, car je ne pouvais pas même y songer. Le
jour suivant, j'allai de nouveau habiter le couvent
«
DU CAHOINAL CONSALVI. 22.';
OÙ le Conclave s'était tenu cl où le Pape demeurait;
puis j'entrai immédiatement en fonction.
Le Pontife, ayant, selon l'usage, fait part aux
souverains et à la Chrétienté de son exaltation dans
une encyclique rendue publique, combina tous ses
etTorts afin de remettre le Saint-Siège en possession
de son héritage. 11 fallait réclamer non-seulement les
territoires qui lui étaient restés après ce qu'on nomme
la paix de Tolentino — la cosi delta pace di TolentinOj
— et qui, à la suite des revers essuyés par l'armée
française, se voyaient occupés d'un côté par les Au-
trichiens et de l'autre par les Napolitains, mais en-
core les trois légations, perdues en même temps que
le Comtat d'Avignon à l'occasion de ce même traité,
et dont la maison d'Autriche s'était emparée. A cet
etîet, on adressa des notes officielles; le Pape écrivit
même de sa main, afin de solliciter cette restitution.
Mais ni les notes officielles que l'on renouvela ni
les lettres du Pape à l'empereur François et au mi-
nistre baron de Thugut — auquel Sa Sainteté avait
daigné écrire dans le but de tout essayer — ne furent
honorées d'un mot de réponse. Le ministre en ques-
tion ne voulait pas rendre les légations. Peu lui
importait qu'on rétablît le reste. Le cardinal Herzan
risqua alors une démarche très-grave et on ne peut
plus embarrassante. Elle n'allait à rien moins qu'à
conduire le Pape à Vienne. Herzan lui représenta les
immenses avantages qui devaient résulter de ce
voyage, soit pour la Religion, soit pour l'État. Le
n. 45
226 MEMOIRES
Cardinal basait sa demande sur la supériorité que les
ariues autrichiennes obtenaient en ce moment contre
les armes françaises. Partant de là, il faisait ressortir
que le Pape devait tout espérer et tout redouter de
l'empereur d'Allemagne. On ne peut se figurer les
intempérances de zèle mises en jeu par le ministre
impérial pour faire réussir ce voyage.
Mais nous avions deviné le motif secret qui l'ani-
mait. Il n'était pas difficile de s'expliquer son but,
après avoir vu ce qu'il avait tenté , mais en vain ,
pour faire élire Pape celui qu'il croyait le plus apte à
réaliser les intentions de sa cour au moment de l'oc-
cupation des trois provinces. Il cherchait à obtenir
de l'élu, quand il serait à Vienne, ce que lui, Her-
zan, n'avait pu arracher en travaillant à l'élection
du candidat qu'il supposait disposé à le favoriser en
tout, je crois {io credo a tutto). En deux mots, loin
de songer à restituer les légations, on voulait que
Pie VU signât librement une confirmation de la cession
que son prédécesseur avait acceptée par force ma-
jeure. Le plan caché était démasqué. Cela, joint à la
considération que les autres puissances pourraient
être jalouses en voyant le Pape aller à Vienne, fit
qu'on résista victorieusement à ces invitations réité-
rées. Et cependant le cardinal diplomate les accom-
pagnait de réflexions sur la puissance de l'Empereur,
et il ajoutait toujours qu'il ne fallait pas s'ahéner les
bonnes grâces d'un homme possédant, outre les trois
légations, presque tout l'Étal pontifical jusqu'aux
nu CARDINAL CONSALVI. 227
portes de Rome, et pouvant en accorder ou en diiré-
rer la restitution. Sa persévérance et ses assauts
répétés ne servirent à rien : le voyage de Vienne
n'eut pas lieu.
L'insuccès de cette première tentative fut proba-
blement ce qui donna naissance au fait que je vais
raconter. Peu après et subitement, on vit arriver à
Venise un envoyé extraordinaire de l'empereur d'Al-
lemagne. C'était le marquis Ghislieri, de Bologne, et
employé à la chancellerie de Vienne. On ne saisit pas
tout d'abord le molif de sa venue. En effet, il ne
s'était point annoncé comme chargé d'une tache
particulière, et, à Venise, nous avions l'ambassa-
deur impérial dans la personne du cardinal Herzan.
D'autre part, Ghislieri n'était point d'un rang assez
élevé pour être apte à une mission de cérémonial,
comme, par exemple, celle de complimenter le Pape
sur son exaltation ou autre chose semblable. Mais on
ne tarda pas à connaître l'objet de son ambassade.
Après de longues circonlocutions — (un lungo
giro di parole), — il exposa les dispositions de sa
cour, et annonça qu'elle était prête à restituer les
États du Saint-Siège, dePesaro à Rome, contre une
renonciation du Pape à ses droits sur les trois léga-
tions perdues au traité de Tolentino et occupées
maintenant par la maison d'Autriche. Cette proposi-
tion fut complètement rejetée, malgré les diverses
démarches que Ghislieri ne cessa de faire auprès de
moi et auprès du Pontife lui-même. Quand il s'aper-
45.
^P*v
228 MÉMOIRES
çut que ses efforts n'aboutissaient à rien, il vint :i
composition, ainsi qu'on a l'habitude de le dire, il
offrit la restitution d'une des trois légations, la Roma-
ine, à l'exception d'une petite partie avoisinant la
Mesola et le Ferrarais; mais le Pape devait confir-
mer la cession des dfiux autres légations de Bologne
et de Ferrare.
Cette offre fut encore repoussée, et la mission de
Ghislieri demeura ainsi sans effet. Le Pape pressait
pour qu'on lui rendit les trois légations. Voyant que
ses lettres, ses prières et ses instances n'aboutissaient
à rien, il adressa un jour au marquis Ghislieri ces
paroles mémorables, que l'événement vérifia si vite :
c( Après tout ce qu€ nous avons dit et écrit pour que
l'Empereur rende au Saint-Siège les provinces qui
lui appartiennent, nous ne savons plus ni que dire
ni que faire, monsieur le marquis. Il ne veut pas res-
tituer, mais viendra un temps où il se repentira de
ne l'avoir pas fait. L'Empereur met dans sa garde-
robe des habits qui non -seulement se corroderont
bientôt, mais encore qui communiqueront un ver
rongeur à ses propres vêtements. » Le marquis
Ghislieri, dans sa bouillante jeunesse, et quoique
fort religieux et fort honnête, se montra* blessé de
ce mot. Il se contint en présence du Pape; mais il
accourut se plaindre amèrement à moi. Il disait que
le Saint-Père avait peu l'idée de la grandeur et de la
force de la cour d'Autriche, et qu'il fallait beaucoup,
mais beaucoup, pour qu'un ver se glissât dans ses
DU CARDINAL CONSALVI. 2i'.)
possessions. Je répondis que le Pape s'était sûrement
exprimé dal Icllo in shj c'est-à-dire dans la prévision
(pie le Ciel ne bénirait pas la maison d'AutiicIie si
elle gardait le patrimoine de l'Eglise, et que parlant
(lai tctto in sa, la chose pouvait fort bien arri\er
malgré la grande puissance de la maison d'Autriche.
Deux mois et quelques jours s'écoulèrent, et la
j)rédiction commença à se réaliser. L'Autriche perdit
d'abord les trois légations, puis les États vénitiens,
puis les autres parties de ses anciens domaines.
Ainsi se vérifia ce qu'avait dit le Pape du ver ron-
geur que la maison de Habsbourg attachait à ses
propres vêtements en plaçant ceux de l'Église dans
sa garde-robe.
Ayant perdu tout espoir de restitution , le Saint-
Pore suppléa à ce que son prédécesseur n'avait pu
l'aire [)endant sa captivité. Il sauvegarda les droits
(lu Saint-Siège siir ces provinces par une protestation
(jui devait produire ses effets dans des temps meil-
leurs. A la fm d'avril, le Pape manifesta son désir
d'aller à Piome. Celte ville était occupée, ainsi que le
reste des États pontificaux juscju'aux frontières du
royaume — sans parler des duchés de Bénévenl et
de Pontecorvo — par les troupes napolitaines; mais
le Pontife était certain de tout obtenir du Roi de
Naples, auquel il en avait demandé la restitution. Les
entraves que le gouvernement autrichien mil à l'exé-
cution de ce dessein ne furent pas sans gravité. Le
baron de Thugut, n'ayant pu obtenir que le Pape se
230 MÉMOIRES
rendît à Tienne, désirait au moins le garder à A'enise
ou dans une autre cité voisine. Mais la fermeté du
Pape surmonta tout. Une fois le voyage décidé, on
songea à la manière de l'exécuter. Le ministre ap-
préhendait beaucoup le passage de Pie VII à tra-
vers les légations. Il sentait — et cela était certain
— que ces peuples acclameraient le Saint-Père sur
la route et le reconnaîtraient pour leur prince, ce
qui aurait beaucoup gêné l'Autriche refusant de
rendre ces provinces. Le gouvernement impérial
adopta le parti de faire embarquer le Pape depuis
Venise jusqu'à Pesaro. Or la marine vénitienne
n'existait plus qu'à l'état de souvenir. On nolisa
à la bonne — alla meglio — la seule frégate qui
se trouvât dans l'arsenal et à peu près en mesure
de tenir la mer. On réunit un petit nombre de mau-
vais marins pour l'équiper, et on prépara assez mes-
quinement ce qui était nécessaire à la navigation.
On n'établit même pas de four pour offrir du pain
frais au Saint-Père. Le Pape s'embarqua, accompa-
gné des quatre cardinaux Joseph Doria , Pignatelli,
Borgia etBraschi, et avec les quatre prélats admis à
le suivre, le pro-secrétaire d'Etat, le majordome, le
maître de chambre et le secrétaire des mémoriaux.
n prit aussi quelques-uns de ses domestiques. Le
marquis Ghislieri , nommé ambassadeur d'Autriche à
Rome, nous suivit. En essayant de gagner le large,
on s'aperçut que la Bellone, trop lourde et mal
gréée, ne pouvait pas marcher. On consacra toute
DU CARDINAL CONSALVI. 231
la nuit à la débarrasser de ses canons afin de l'allé-
ger. L'impéritie des marins et le mauvais é(at de la
frégate, bien plus que les vents contraires, nous obli-
gèrent, au lieu de cingler sur Pesaro, à traverser le
golfe et à nous réfugier dans le port d'Istri , sur la
rive opposée. Nous restâmes près de deux jours à
Portofino, en espérant un temps meilleur. Et ce-
pendant les autres navires tenaient la mer sans diffi-
culté. Enfin, après onze jours de la navigation la plus
pénible, nous touchâmes à Pesaro. Le Pape et sa
suite montèrent dans une chaloupe pour entrer dans
le canal, parce que la frégate ne pouvait pas y péné-
trer. Elle alla prendre port à Ancône.
L'accueil que l'on fit au Pape à Pesaro et ensuite à
Fano, àSinigaglia et à Ancône, fut un triomphe per-
pétuel. Gomme nous descendions de voiture à An-
cône, le marquis Ghislieri, qui nous y avait précédés
de quelques heures en parlant de Sinigaglia, nous
annonça, d'un air plein de tristesse et avec de dou-
loureuses paroles, la grande victoire des Français à
Marengo , la cession de treize forteresses et de tout
le pays jusqu'à l'Adige , cession imposée aux Autri-
chiens par l'armistice. C'est ainsi qu'on vit se réaliser
la prédiction du Pape sur l'Autriche.
Le marquis Ghislieri, pieux comme il était, m'en
fit lui-même la remarque avec peine. On continua le
voyage , et ce fut à Foligno que le marquis opéra la
restitution au Saint-Siège des États pontificaux, de
Pesaro à Rome. Il ne m'en avait pas soufflé mot jus-
232 MÉMOIRES
qu'à Lorette, où il me l'annonça ainsi qu'à Sa Sain-
teté. Un édit que je signai à Foligno faisait connaître
cette nouvelle à toutes les populations, et à dater de
ce jour, le Pape commença à parler en souverain
dans son patiimoine.
Quand on aniva aux environs de Rome, à la dis-
tance de dix milles à peu près, on rencontra un des
corps de Tannée napolitaine en grande tenue, qui
attendait le Pape pour lui servir d'escorte à son en-
trée dans la ville. La restitution de Rome et du reste
de l'Etat jusqu'aux frontières du royaume deNaples,
avait été effectuée peu de jours auparavant par la
maison de Naples. Elle avait remis l'autorité entre
les mains de trois cardinaux qui précédaient le Pape ;
de sorte qu'il entra à Rome le 3 juillet 1 800, en qua-
lité de souverain.
Sa Sainteté était placée dans le premier carrosse
avec les cardinaux Joseph Doria et Braschi, ses com-
pagnons de route depuis Pesaro. Les deux autres,
venus par mer avec Pie VII, avaient pris les devants.
Je me trouvais dans la seconde voiture avec les trois
autres prélats. Le Pape, reçu au milieu des acclama-
tions populaires, alla directement à la basilique de
Saint-Pierre , puis il se dirigea vers son palais du
Quirinal , où le soir même il admit la noblesse
romaine — // baronaggio romano — à lui présenter
ses hommages. Le général napolitain, accompagné
des ofûciei s de l'armée royale, eut le même honneur.
Rentré en possession de ses domaines, le Saint-
nu CARDINAi. CONSALVI. 233
Père s'occupa aussitôt de reconstituer le gouverne-
ment pontifical, il n'y avait plus ce i^rand nombre de
prélats par l'intermédiaire desquels le Pape exerce
son pouvoir soit dans les matières civiles, les magis-
tratures et les finances, soit dans les matières crimi-
nelles, soit enfin dans l'administration des princi-
pales villes de province. Cela, joint à la difficulté
d'improviser des modifications à la hâte, rendait la
reconstitution immédiate du gouvernement clérical
impossible, du moins par le concours des coopérateurs
ecclésiastiques. La majeure partie des prélats était
absente. Au temps de la Révolution, plusieurs d'entre
eux avaient émigré; quelques-uns furent expulsés
des corps de la prélature, beaucoup étaient volon-
tairement rentrés dans leurs familles. Du reste, l'in-
certitude dans laquelle chacun était plongé relative-
ment à la résurrection du domaine temporel, sans
cesse ajournée, comme je l'ai dit, jusqu'aux derniers
moments , n'avait pas permis à la prélature dispersée
çà et là de revenir assez promptement. Il y en eut
aussi qui , regardant la Révolution comme affermie
ou tout au moins comme de longue durée, prirent
le parti de renoncer à l'habit prélatice et d'abandon-
ner la carrière qu'ils avaient embrassée. Nous avions
encore une autre raison excellente pour difierer. La
Révolution avait tout bouleversé, elle ne cessait de
détruire.
En rétablissant l'ancien ordre de choses, il était
facile de tirer un bien de ce mal. Quoique les insti-
#
234 MEMOIRES
tutions du gouvernement pontifical fussent très-sa-
ges, il est cependant hors de doute que certaines
d'entre elles dégénéraient de leur primitive origine.
On en avait altéré, changé ou corrompu quelques
autres, et il s'en trouvait qui ne convenaient plus au
temps, aux idées nouvelles et aux nouveaux usages.
Les effets et les tendances de la Révolution, sur-
vivant à la Révolution elle-même, exigeaient des
atermoiements et des ménagements, non moins pour
la stabilité du Saint-Siège qu'il fallait restaurer, que
pour l'avantage du peuple. Je pourrais étendre et
développer beaucoup plus au long cette thèse, mais
le peu de calme dont je jouis et les obstacles dont j'ai
parlé plus haut, sans compter d'autres raisons excel-
lentes ressortant de la nature du sujet , s'y opposent
absolument. Du reste, ce que j'ai dit suffira à tout
lecteur perspicace pour saisir que de très-légitimes et
de très-justes motifs nous engageaient à profiter de
la circonstance et à différer de quelque temps la
restauration des anciennes formes gouvernementales
afin d'en modifier quelques parties, du moins les plus
urgentes. Cela valait mieux que de le rétablir de
suite tel qu'il était avant la Révolution ; et le Saint-
Père lui-même émettait ce vœu.
Dans ce but, on prit la détermination de conserver,
à dater du moisde juillet jusqu'à la fin d'octobre, le
gouvernement provisoire que les troupes napolitai-
nes, en déclarant la cessation de l'État républicain,
avaient constitué d'après le modèle du régime ponti-
Dr CARDINAL COiNSALVl. 235
lical, et nous le confiâmes aux hommes les plus pro-
bes et les plus doctes de la ville.
En même temps que cette prorogation se régulari-
sait, on forma une congrégation composée de plusieurs
cardinaux, de ([uelques prélats et des séculiers les
plus instruits et les plus estimés pour leur bon esprit
et leur conduite. On les chargea de tracer un plan
pour la restauration du gouvernement, fondé sur les
bases et sur les constitutions antiques, mais adapté
aux conditions modernes ainsi qu'à la nature des
temps , en le dépouillant des vices ou des abus qui
auraient pu se glisser dans l'ancien peu à peu avec
les années, comme il arrive à toutes les choses de
la terre. La congrégation reçut ordre de terminer
son travail pour la mi-octobre. Le provisoire devait
prendre fin le 1" novembre, après l'approbation du
nouveau plan par le Saint-Père, et alors on remettrait
l'autorité entre les mains des prélats.
Quelques mois suffisaient, croyait-on, pour que
ces derniers pussent arriver à Rome des divers lieux
oii ils avaient fixé leur résidence. En même temps
que l'on confirmait le gouvernement provisoire dans
la capitale, on le confirmait aussi dans les provinces,
qu'on prit soin de séparer en six grandes délégations;
chacune de ces délégations reçut un prélat avec le
titre de délégat apostolique chargé de l'administrer.
Toutes les autorités provisoires des villes et des cam-
pagnes devaient dépendre d'eux. Nous étions entrés
à Rome le 3 du mois de juillet, et nous avions aussi-
236 MÉMOIRES
tôt pris toutes ces mesures. Vers la fin du mois,
dans une des audiences quotidiennes que j'avais du
Saint-Père en vertu de ma charge, le Pape me dit
qu'il voulait faire une promotion de deux cardinaux
et revêtir de la pourpre moi et son maître de cham-
bre (maestro di caméra;, don Diego Caracciolo,
Napolitain , afin de récompenser la fidéUté avec
laquelle il avait accompagné et servi son prédéces-
seur jusqu'à la mort. « Nous sommes décidé, ajouta-
t-il, à vous nommer notre secrétaire d'État, et il ne
vous serait pas possible, étant simple prélat, de rem-
plir ces fonctions. Comme prélat, vous êtes moins
(pi'un cardinal; comme secrétaire d'État, vous devez
signifier aux Cardinaux des ordres qui émanent de
nous. C'est pourquoi nous avons pris la résolution de
vous créer cardinal au premier consistoire en même
temps que secrétaire d'État. Préparez-vous donc dès
cette heure à recevoir le chapeau. »
Le Ciel m'est témoin que je ne mens point en
disant que, dans la surprise et la reconnaissance dont
ces paroles me pénétrèrent, ma réponse fut tout
entière consacrée à prier et à supplier le Saint-Père
de changer d'avis. Je lui répétai qu'outre mon inca-
pacité, j'avais encore un autre motif à mettre en
avant pour refuser : c'était l'ancienne et invincible
aversion que je ressentais pour les charges qui en-
traînaient une responsabilité, et plus encore pour
celle qui les entraînait toutes et au plus haut degré
possible. Le Pape demeura inébranlable, et, le \ \ août
%
nu CAHDINAL CONSALVl. 2)7
1800, je devins cardinal, ainsi que le prélat cité plus
haut. Le même jour je reçus ma nomination de secré-
taire d'Etat.
Pendant ce temps, la Congrégation formée pour le
rétablissement do l'autorité acheva son travail , qui
ne répondit point entièrement aux espérances con-
çues. Ce travail indiquait plusieurs changements et
certaines modifications sur divers points, mais il ne
réglait pas tout, et peut-être même ne régla-t-il pas
le plus important.
S'il est partout difficile de vaincre les vieilles habi-
tudes, d'opérer des réformes et d'introduire des
innovations, il faut avouer que cela le devient bien
davantage à Rome, ou, pour mieux dire, dans le
régime pontifical. Là, tout ce qui existe depuis quel-
que temps est regardé avec une sorte de vénération,
comme consacré par l'antiquité même de son insti-
tution. Personne ne prend la peine de remarquer
qu'il est souvent faux que telles et telles règles aient
été établies dans l'origine comme elles apparaissent
actuellement. Parfois même il arrive qu'elles sont
altérées, soit par les abus dont nulle institution hu-
maine ne peut assez se garantir, soit par d'autres
vicissitudes, soit par le temps lui-même. En outre,
ce qui à Rome plus que partout ailleurs s'oppose
aux réformes, c'est la qualité de ceux qui, dans ces
réformes, perdent quelques attributs de leur juri-
diction ou d'autres privilèges. La (pialité dont ils
sont revêtus fait qu'il est plus malaisé de vaincre
238 MÉMOIRES
leur résistance, et, par ces justes considérations,
le Pape lui-même se trouva quelquefois forcé d'y
avoir égard.
Et c'est précisément en vue de telles déférences
que je ne puis pas longuement énumérer ces ob-
stacles et d'autres semblables fourmillant à Rome
plus que partout et s'opposant à toute espèce d'in-
novations. Je me tairai donc sur ce point. Je me
bornerai à dire que le plan de la Congrégation
amenda quelques abus, changea des institutions,
en retrancha ou en ajouta de nouvelles, selon que le
permirent les obstacles ci-dessus indiqués. Je dois
avouer encore que, sans l'efficace volonté du Gou-
vernement, qui insista avec vigueur pour qu'on se mît
à ouvrir la brèche aux réformes , rien ne se serait
fait peut-être, car le Gouvernement ne pouvait pas
agir seul.
L'opinion publique ne devait point favoriser les
innovations que le Saint-Siège aurait édictées de son
chef. Ceux auxquels ces réformes n'étaient point
avantageuses, et qui, en raison de leur qualité ou à
cause de leurs relations, aspiraient à diriger l'esprit
public, auraient su les décréditer dans les masses.
La récente élévation du premier ministre, encore
jeune, et promu à ce poste au désappointement de
ceux qui l'ambitionnaient, la nouveauté du Pape lui-
même, devaient fournir des arguties et des prétextes
contre les modifications et les changements. Il im-
portait de les étayer, du moins en apparence, sur les
DU CARDINAL CONSALVl. 239
idées, les conseils et les réflexions d'un grand nombre,
c'est-à-dire d'une Congrégation , d'après l'usage
existant à Rome en pareil cas. y
Le Pape lui-même, par suite de la douceur bien
notoire de son caractère, — qu'il soit permis de pro-
duire respectueusement cet autre motif de la néces-
sité où l'on était de recourir à une Congrégation dans
cette affaire, — le Pape lui-même n'aurait peut-
être pas pu tenir tête aux opposants et protéger les
réformes contre les attaques de tout genre aux-
quelles il aurait fallu se résigner, si le Saint-Siège
eût agi seul et spontanément. Il devint de nécessité
absolue de se servir d'une Congrégation , et une
Congrégation ne pouvait donner que ce que l'on
obtint. On se vit obligé de s'en contenter : cela va-
lait mieux que rien, comme dit le proverbe vulgaire.
Le Pape approuva et sanctionna le plan de la Con-
grégation par une Bulle intitulée : Sur le rétablisse-
ment du Gouvernement, et qui commence par ces
mots : Post diuturnas. Elle fut rédigée par le célèbre
monsignor Stai, que la mort enleva peu après, dans
un âge avancé. Cette Bulle est la dernière œuvre de
cette grande plume.
Je ne puis m'empêcher d'ajouter ici une réflexion.
La Providence a permis une seconde chute du gou-
vernement pontifical , onze ans après son rétablisse-
ment. Si cette Providence permettait une seconde
résurrection, il serait à désirer que le nouveau pou-
voir, en trouvant tout changé et détruit derechef,
210 MEMOIRES
profitât de ce mallieur pour en recueillir plus de
fruits qu'on n'en avait tiré lors de la première res-
tauration. En maintenant les constitutions et les ba-
ses du Saint-Siège, il faudrait d'une manière victo-
rieuse surmonter tous les obstacles s'opposant aux
changements et aux réformes que pourraient avec
raison exiger l'antiquité ou l'altération de certaines
institutions , les abus introduits , les enseignements
de l'expérience, la différence des temps, des ca-
ractères, des idées et des habitudes. Il est permis
de formuler ces vœux à celui qui ne les exprime
point par mépris des choses anciennes, par amour
de la nouveauté ou par singularité d'idées, mais qui
ne souhaite tout cela que pour le plus grand bien du
gouvernement pontifical, dont il est si fier d'être
membre, malgré son indignité, Gouvernement au-
quel il reste si profondément attaché qu'il sacrifierait
pour lui jusqu'à son existence.
Je dirai encore que parmi les rares modifications
introduites par la Congrégation dans le plan que la
Bulle sanctionnait , on compte l'admission de la no-
blesse romain,e aux emplois publics. Le Saint-Siège
témoignait ainsi de la confiance à ce corps, et il se
l'attachait par la même occasion. La Révolution ré-
cente et les idées qu'elle avait fait germer et qu'elle
développait exigeaient de semblables déférences,
spécialement dans un pouvoir que l'on accusait déjà
avant la Révolution — ce fut bien pis après — de
tout jeter entre les mains des prêtres et de ne laisser
ou CAUDINAL CONSAI.N I. '241
absolument rien aux séculiers. La Cour romaine
comprit qu'il était très-aisé (l'introduire quelques
laïques dans certains emplois sans altérer la consti-
tution de la puissance ecclésiastique et sans heurter
contre les écueils que l'on redoutait autrefois, ou
du moins que l'on regardait comme à éviter sans
aucune raison valable. Le Saint-Siège considéra en
outre qu'il existait des places auxquelles on pouvait
appeler des laïques non-seulement sans danger, mais
encore avec un bénéfice assuré pour le Gouverne-
ment, tout on sauvegardant encore plus l'honneur
de son ccclésiasiicité, si je puis m'exprimer ainsi.
Par exemple, il était bien plus décent de voir,
au moins dans les emplois en dehors, comme les
théâtres et les spectacles publics, des fonctionnaires
séculiers qu'un prélat gouverneur de Rome'. On
pouvait laisser à ce prélat la haute surintendance
' Le prëlat gouverneur de Home , qui n'est souvent ni jirêlre
ni engage' dans les ordres sacre's, est, comme beaucoup d'autres
fonctionnaires de l'I^tat pontifical, revêtu du costume ecclésias-
tique. Par le droit de sa charge, le gouverneur de Home assiste
aux repre'senlations théâtrales dans une loge d'avant-scène qui
lui est re'servée. Le lendemain de Noël, tous les 26 décembre, le
gouverneur préside solennellement à l'ouverture du Xobile teatro
di ApoUo ou de Tordinone. Ce jour-là , le gouverneur est dans
l'usage de faire offrir aux princesses romaines, aux dames de la
diplomatie et aux matrones de distinction des glaces, des sor-
bets et toute espèce de bonbons. Il est vu dans sa loge en grand
costume vioiet; il est rencontré sur l'escalier des théâtres par
tous ceux qui montent ou qui descendent. C'est celle étrange
apparition, assez explicable du resle quand on connaît la chose,
qui fit répandre et accrédite en Europe le bruit absurde qu'à
Rome les cardinaux et les évéques fréquentent les spectacits.
II. 4G
242 MÉMOIRES
des spectacles et le constituer chef du corps séculier,
auquel on en réservait ce que je nommerai la direc-
tion ostensible. Et encore ce poste ne faisait-il pas
partie de la charge de gouverneur de Rome à
cause de la nécessité, mais par suite d'une jalousie
qui n'avait rien de fondé. J'en dirai autant du dé-
partement militaire, dans lequel le Pontife défunt,
Pie VI, avait déjà opéré des réformes, substituant
au prélat ministre des armes la congrégation mili-
taire, composée du chef le plus élevé en grade de
l'État pontifical, de quelques autres officiers et de
nobles romains pour la partie économique, et pré-
sidée par le Cardinal secrétaire d'État et par un
prélat assesseur qui le représentait. Il était encore
facile d'ouvrir à des nobles romains la porte des
départements de l'Annone et des grains, et, en vue
de l'intérêt du Saint-Siège, de les associer aux pré-
lats présidents. Je dis dans l'intérêt du Saint-Siège,
parce que, à l'heure des irritations populaires provo-
quées par la cherté des denrées ou par la disette,
ces fonctionnaires auraient partagé avec le prélat ou
peut-être même complètement assumé sur leur tête
cette haine et ces colères qui, sous l'ancien système,
incombaient au seul prélat , parlons plus juste , à la
Cour romaine.
A ce sujet on ne manquait pas d'exemples dans
la Constitution en vigueur, par laqueUe au prélat
président des roules se voyaient adjoints des cheva-
liers maîtres des routes (i cavalieri maestri di strade).
nr CARDINAL CONSAI.Vl. 213
D'autres nobles, députés du Monl-do-Piété, étaient
associés au prélat trésorier, et ainsi de suite.
Admettre par le nouveau plan des laïques dans les
emplois toujours sous la surveillance d'un prélat,
mais à condition que ces emplois seraient réglés de
façon à ne pas rendre leur coopération tellement
humiliante ou servile que l'honneur les empêchât
d'accepter, n'était pas une nouveauté. On donnait
ainsi une plus large extension à ce qui existait
déjà dans la Constitution. Cette extension devait pro-
fiter, comme je l'ai remarqué tout à l'heure, à l'avan-
tage et au plus grand honneur de l'autorité elle-
même. On pouvait et il fallait agir aussi de la sorte
dans les autres départements, et non dans ceux-
là seuls où les réformes furent introduites. Mais les
obstacles susmentionnés empêchèrent la réalisation
de ces progrès, et ce ne fut pas chose de minime
importance que d'amener à bien ceux que l'on put
arracher. On confirma dans le plan , puis dans la
Bulle, l'institution de la Congrégation militaire, et
on créa les députations de l'Annone, des vivres et
des spectacles. On composa ces députations de laïques
associés au prélat qui en était le chef. La noblesse se
montra reconnaissante et sensible à la confiance du
pouvoir, puis elle exerça ces emplois gratuitement ,
avec une honnêteté, un zèle et une vigilance dignes
des plus sincères éloges. La pensée que l'on avait eue
de rattacher la noblesse à un gouvernement , ne dis-
tribuant pas de clefs de chambellans, de croix ou
16.
244 MÉMOIRES
de cordons, comme les autres souverainetés sécu-
lières, et par conséquent possédant peu de moyens
de la rendre fidèle et dévouée, provoqua l'idée d'in-
stituer la garde noble.
Avant la Révolution , la garde du corps des Papes
était confiée aux régiments des chevau-légers et
des cuirassiers. Ce dernier avait déjà été supprimé
sous Pie YI, à la création de la nouvelle adminis-
tration militaire, et on l'avait remplacé par des
escadrons de cavalerie. La Révolution détruisit le
corps des chevau-légers, qui, à proprement parler,
formait la garde du corps. Cette garde était compo-
sée d'hommes de basse et même de vile extraction.
Mille fois on avait entendu dire que c'était peu con-
venable et peut-être aussi peu rassurant pour le Sou-
verain, et qu'il ne fallait faire entrer dans cette
garde que des nobles. Outre certains obstacles qui
existaient avant la Révolution et qui s'opposaient à
l'accomplissement de ce projet , clans un État où les
protections et les titres exercèrent toujours une large
influence par la nature même du Gouvernement, on
ne savait comment et où placer ce corps qu'on allait
détruire, afin de lui substituer déjeunes nobles. C'é-
tait une difiiculté. En désorganisant cette troupe, la
Révolution s'était chargée de la besogne. On voulut
profiter de la circonstance pour la composer de no-
bles romains, d'autant mieux que ceux-ci désiraient
remplir cet ofiice, même à titre onéreux. On accepta
leur offre; mais quant au service gratuit, on crut
DU CARDINAL CUNSALVI. 24:.
(ju'il ne (.levait pas être entièrement tel. On assigna
donc à chaque soldat la somme nécessaire au moins
|)oiir l'entretien de son cheval. On pensa aussi
que cette situation précaire ne saurait durer long-
temps. On ne consentit à rétribuer ainsi les soldats
que jusqu'au jour où les pensions accordées par le
Gouvernement aux individus autrefois chevau- lé-
gers, que l'on n'employait plus, feraient retour au
Trésor, et jusqu'à l'heure où la prospérité des
finances lui permettrait d'assigner une solde conve-
nable à la nouvelle garde noble, même avant l'ex-
tinction des pensions.
En instituant cette garde noble, dans laquelle
furent admis les jeunes patriciens de la capitale et
des provinces, toujours sous le commandement de
ces princes romains qui avaient été chefs des chevau-
légers suj)primés, on eut en vue non-seulement d'ho-
norer davantage ou de mettre plus en sûreté la per-
sonne du Saint-Père, et d'attacher au Saint-Siège
tant de familles nobles admises dans cette garde ou
espérant y être reçues plus tard, mais encore on se
proposa de veiller sur la conduite morale de la jeu-
nesse appelée à en faire partie. Cette jeunesse était
mise dans l'impossibilité de se livrer au mal ou de
se corrompre par la fréquentation des mauvaises
compagnies, soit à cause du service qu'elle devait
remplir auprès du souverain durant de si longues
heures, — heures qui se seraient passées autrement
et dans des occupations bien différentes, — soit en
246 MÉMOIRES
raison de la crainte de ne pas avancer dans le corps
et de démériter auprès des chefs ayant inspection sur
chacun. Malgré cela, il y en eut qui ensuite blâ-
mèrent cette institution : ce fut reffet très-naturel
du besoin que l'on éprouve de critiquer tout ce que
fait l'autorité. Dans le cas présent, c'était tout sim-
plement un désir, un acte d'opposition contre celui
qui présidait aux affaires, et qui, par suite des cir-
constances dans lesquelles il avait été choisi, ne
pouvait pas ne pas être un objet d'envie et de con-
tradiction.
Les mécontents se mirent donc à exploiter les
fautes que commirent certaines recrues de la nou-
velle garde noble. Ces fautes, avouons-le, furent
très-légères, fort rares durant l'espace de neuf à dix
ans, toutes naturelles parmi tant de jeunes gens,
très-aisées à empêcher et à punir par les chefs, et
absolument insignifiantes en comparaison des fautes
reprochées au corps précédent ; mais on semblait en
avoir perdu le souvenir. On oubliait les torts des
anciens pour mieux s'appesantir sur ceux de leurs
remplaçants.
Le 1 " novembre , le gouvernement provisoire prit
fin, et, selon le nouveau plan de la Congrégation et
de la Bulle Post diuturnas, on remit l'administration
entre les mains des prélats. L'installation de ce pou-
voir fut accompagnée d'une nombreuse promotion,
car nous avions eu le soin de distribuer les emplois
à des prélats nouveaux, et qui, n'ayant exercé au-
nu CAKDLNAL CON SALVI:™^" 247
ciine fonction sous l'ancien régime, ne |)urent cepen-
dant pas s'habituer à la diflorence signalée soit dans
l'extension de la juridiction, soit dans la diminution
des traitements, diminution qui naissait du change-
ment de système.
Une pareille précaution suffit à |)eine pour calmer
l'irritation de ceux qui entraient en charge. Cette
irritation devait plus tard paralyser le régime qu'on
inaugurait. A l'exception de quelques prélats, en
petit nombre, auxquels on ne saurait accorder trop
de louanges et rendre une justice trop méritée, la
plupart n'envisagèrent pas les charges telles qu'ils les
recevaient, mais telles qu'elles auraient dû être si
on n'avait pas introduit le nouveau système. Bien
loin de se prêter aux dispositions nouvelles, ils en
devinrent les ennemis les plus acharnés et cher-
chèrent constamment à les ébranler. Cette hostilité
porta un notable préjudice aux atTaires; elle causa
de cruels embarras et des soucis de toute espèce au
Saint-Siège lui-même. De vigoureuses mesures au-
raient pu facilement mettre un terme à cette opposi-
tion , mais le caractère trop doux du Souverain Pon-
tife n'était pas fait pour les moyens acerbes. D'un
autre côté, les protections puissantes dont se glori-
fiaient les mécontents augmentaient les difficultés
précisément en raison de l'indulgence du Saint-Père,
et le Gouvernement eut à souffrir dix fois plus qu'il
ne fallait de fatigues et de tracasseries pour faire
marcher, comme on dit, la machine.
2.i8 MEMOIRES
La grande œuvre de l'introduction dans l'État
pontifical du libre commerce fut l'un des premiers
devoirs de l'autorité après son rétablissement. Le
libre commerce était un mot complètement ignoré
dans les États du Pape. Personne plus que le précé-
dent pontife Pie YI n'avait été partisan du libre
commerce; mais, malgré l'immense dose de courage
dont la nature l'avait gratifié, ce Pape n'avait jamais
osé exécuter un projet si vaste et si utile. Il était
fort sensible aux témoignages de la faveur popu-
laire. La crainte de s'aliéner cette faveur par l'intro-
duction du libre commerce, introduction qui, dans
les circonstances particulières où le Sain (-Siège se
plaçait, devait d'abord mécontenter le peuple, au-
quel on n'aurait plus fourni les denrées à vil prix
sans porter un énorme préjudice au trésor, fut ce
qui retint ce grand Pape dans l'accomplissement
d'une œuvre aussi éclatante.
La gloire et le mérite de doter l'État d'un sem-
blable bienfait étaient réservés à Pie YII. Le mérite
fut en lui d'autant plus digne d'admiration que les
événements au milieu desquels il inaugura ce pro-
grès étaient plus défavorables. Pape depuis très-peu
de mois, il n'avait pas encore eu le temps de gagner
les tendresses du peuple. Ce peuple sortait à peine
d'une révolution dans laquelle il s'était vu à même
de recueillir des sentiments et des opinions à l'égard
de la Papauté certes bien inusités à Rome dans
les siècles passés. Le rétablissement de la Repu-
DU CARDINAL CONSALVI. 240
blique cisalpine et les nouveaux. (rionij)Iies de l'ar-
nioe française surexcitaient les esprits des malinten-
tionnés. Rien n'était donc plus scabreux que de
froisser le peuple ; or l'augmentation du prix des
denrées qui allait se produire en inaugurant le nou-
veau système ne pouvait nécessairement que l'irriter.
Il fallut donc un étonnant courage et un plus admi-
rable dédain de la faveur populaire pour décréter une
innovation aussi antipathique aux Romains, et aussi
peu conforme aux actes de tous ses prédécesseurs.
Mais les lumières, ainsi que l'appréciation des prin-
cipes d'économie sociale, ne manquaient pas à Pie VII.
Il savait encore les avantages qui, pour l'État el les
particuliers, résulteraient du nouveau système. Enfin
la nécessité elle-même que les circonstances lui fai-
saient subir le poussa à surmonter tous les obstacles
qui s'opposeraient à ce salutaire projet. Le trésor
public, sous les Pontifes précédents, avait pu parer
à de ruineuses dépenses, et faire acheter par la pré-
fecture de r Annone les grains à douze , à quinze , à
dix-huit piastres la mesure de blé (il riibbio) pour
la distribuer aux Romains à huit écus et même à
moins. On livrait donc pour un sou (///? ba'iocco) un
pain de sept ou huit onces. Il en était de même à la
présidence des vivres pour tout ce qui se trouvait de
son ressort, comme la viande, l'huile et autres den-
rées semblables. A l'aide d'un billet de quelques
lignes, les Papes, en un jour ou dans une nuit,
faisaient fabriquer par le mont-de-piété ou par la
250 MEMOIRES
banque du Saint-Esprit deux ou trois cent mille écus
en papier, de telle sorte que le trésor n'était jamais
à sec.
Mais la fabrication de tant de billets, n'étant pas
garantie par une somme de numéraire correspon-
dante , devait à la longue entraîner , comme elle
l'entraîna, la ruine du Gouvernement. La Révolution
avait virtuellement aboli les billets de banque : les
ressusciter eût été un affreux désastre, et le peuple ne
s'y serait pas prêté. Il n'existait donc plus de billets;
d'un autre côté , on signalait un vide immense dans
le trésor, vide produit par les énormes contributions
que les Français avaient imposées , par la perte des
plus riches provinces et par l'augmentation succes-
sive de la dette. Comment donc l'État aurait-il pu,
pour plaire au peuple , maintenir à ses dépens le
prix des vivres, les acheter à leur valeur aux pro-
priétaires, puis les livrer à un taux si inférieur,
afin de garder l'ancienne proportion entre la valeur
véritable de la denrée et le tarif accordé à la mul-
titude ?
Le libre commerce qui permettait à chacun de
vendre ses denrées au juste prix, — on ne conservait
que les lois dirigées contre le monopole , — le libre
commerce qui obligeait le pubhc à payer les choses
selon la valeur, était conseillé non-seulement par les
principes d'économie sociale et d'utilité publique, —
et la Toscane en offrait un exemple lumineux, —
mais encore par la nécessité, à moins qu'on ne se
nr CARDINAL COXSALVI. 254
décidât , pour s'allircr les caresses de la rue pendant
peu d'années, disons mieux, durant (juelqucs mois,
à réduire le Saint-Siège , par de très-ruineuses opé^
rations, à la dernière extrémité. Néanmoins chacun
avouait qu'après un certain laps de temps le libre
commerce devait indispensablement arrêter l'éléva-
tion des prix, que des faits exceptionnels occasion-
nèrent alors.
Les tarifs ne pourraient que s'abaisser, car le
nombre des cultivateurs, alléchés par la liberté des
transactions, allait s'accroître; puis, avec des béné-
fices considérables, il en résulterait pour l'État l'in-
troduction des denrées étrangères et plusieurs autres
conséquences qu'il est inutile de rapporter ici. On
calculait encore que si dans cette mauvaise saison
le prix des vivres pouvait augmenter, il était juste
que tout le monde s'en ressentit, et que les agricul-
teurs, la classe la plus nécessiteuse de l'État, et le
trésor public avec eux , ne fussent pas les seuls à en
souffrir. On prit courageusement le grand parti ,
on procéda avec la prudence et la circonspection
requises. Pour faire concorder dans l'opinion pu-
blique un tel changement avec les pensées qui
allaient surgir, non d'une tète ou de deux têtes,
mais d'un très-grand nombre, on voulut, après de
mûres discussions et de sérieuses réflexions , assem-
bler une Congrégation de dix-huit cardinaux et de
plusieurs prélats, en présence du Pape, afin de déli-
bérer sur la chose.
25-2 MÉMOIRES
Les raisons militant en faveur du nouveau système
étaient évidentes. Elles démontraient si logiquement
l'avantage intrinsèque que l'on en retirait, elles
prouvaient si bien que les circonstances actuelles
exigeaient de semblables réformes, que tous les pré-
lats et quinze cardinaux se rangèrent à l'affirma-
tive. Un seul prince de l'Église, le cardinal Braschi,
camerlingue, fut de l'avis contraire. Deux autres
cardinaux opinèrent comme lui, afin de le flatter,
mais ils n'eurent pas le courage d'exprimer franche-
ment leur manière de voir. Ils se retranchèrent der-
rière un vote douteux, inclinant plutôt vers le non.
C'étaient les cardinaux Roverella et Rinuccini. Ce
dernier, fort lié avec le camerlingue, pensait plutôt
avec l'esprit de son ami qu'avec le sien propre. Le
Pape s'expliqua parfaitement à ce sujet, il adhéra
à l'affirmative, et le libre commerce fut inauguré.
Les effets répondirent bientôt à notre attente.
On s'aperçut très-promptement de la différence
par rapport aux vivres, et Rome, qui avait toujours
vécu dans les transes de ne pas être ravitaillée du-
rant toute l'année, et qui alors n'avait pas en maga-
sin pour quarante jours de subsistances, ne manqua
jamais de rien , même dans les saisons les moins
propices. A dater de ce moment et sans que l'au-
torité s'en mêlât, Rome se vit toujours abondam-
ment pourvue. Quant à ce qui concernait l'accroisse-
ment ou la diminution des tarifs, les effets, comme
on l'avait prévu, ne furent pas tout d'abord excel-
DU CARDINAL CONSAF.Vl. 253
lenls: mais ils s'améliorèrent ensuKe, et la foule, peu
(le temps après, s'en montra fort satisfaite. Dans le
principe, deux mauvaises récoltes successives mirent
à l'épreuve le courage du Pape. Le poisson était très-
cher, et on avait lieu de redouter des troubles à cette
occasion. Toutefois l'auloriléy à force de soins, réus-
sit à maîtriser tous les obstacles, et les peuples
furent obligés de reconnaître qu'ils avaient reçu de
Pie VII un bienfait dont aucun de ses prédécesseurs
n'avait songé à les gratifier.
Un autre bienfait, encore plus signalé à cause de
l'heure où il fut accordé par le Pontife, et qui ne
coûta pas autant de luttes que le libre commerce,
fut le renouvellement des monnaies. Les besoins
extrêmes dans lesquels on s'était vu plongé avant la
Révolution tirent multiplier d'une façon scandaleuse
la monnaie de mauvais aloi (moneta erosa.) L'or et
l'argent n'existaient plus dans le commerce, et la
inoneia erosa produisait le même mal que les billets.
Les difficultés qui empêchaient qu'on l'anéantît pa-
raissaient insurmontables, surtout au milieu de tous
les désastres d'une contrée si appauvrie et si amoin-
drie. Le Gouvernement ne se laissa cependant pas
effrayer par la crainte d'aborder une entreprise aussi
ardue. Beaucoup de royaumes plus étendus, plus
peuplés et plus riches que l'État pontifical, ont désiré
et désirent encore l'essayer chez eux; mais, malgré
les progrès et les efforts de tant d'années, ils n'ont
pas encore pu inventer un moyen pour réussir. A
254 MÉMOIRES
l'aide de plans sagement combinés, cette grande
opération s'effectua en peu de mois. Les particuliers
ne perdirent pas un sou, et l'État ne ressentit aucune
secousse. Bien plus, personne ne s'aperçut du chan-
gement, tant les précautions avaient été calculées
pour prévenir les inconvénients que l'on redoutait à
juste titre. La monnaie de mauvais aloi disparut
complètement, quoiqu'elle fût très-abondante, et on
ne vit plus que de l'or et de l'argent, ainsi qu'une
quantité fort restreinte de billon romain indispensa-
ble au petit commerce. Les effets de cette opération
furent si heureux, qu'il ne serait pas possible d'en
parler suffisamment.
Ces deux opérations, — le libre commerce et le
renouvellement de la monnaie, — rendirent une vie
nouvelle à l'État. Malgré les pertes endurées, l'admi-
nistration publique, dotée de règlements nouveaux
et de lois sages , et se livrant à son économie d'au-
trefois, commença tellement à prospérer que l'on
peut dire avec vérité et sans craindre d'être démenti
que, si l'empire français n'avait pas provoqué de
nouvelles calamités et poussé l'État à sa dernière
ruine, non-seulement on aurait perdu le souvenir
des malheurs passés, mais encore on n'aurait jamais
vu d'époque plus féconde et plus heureuse.
Dans les premiers mois de son rétablissement, le
Saint-Siège s'occupa aussi de la grande affaire de
la dette publique. Au moment de la Révolution, et
même auparavant , on peut dire qu'à cause des
nu CARDINAL CONSALVl. i'oi
charges oncTeuses imposées par la France , le Trésor
avait cessé de la payer. D'autres gouvernements
beaucoup plus fertiles en ressources que le gouver-
nement pontifical n'eurent même pas l'idée, sans
avoir passé par la Révolution, de s'occuper de leur
dette. Ils mirent à profit les troubles qui avaient
forcé le Trésor public à l'arriéré, et ils laissèrent sub-
sister cet ordre de choses, au grand détriment des
créanciers de l'État. Le Pape pensa qu'une sembla-
ble manière de faire banqueroute ne convenait ni à
sa justice ni à son paternel amour. II décréta le
payement de la dette dans une mesure au-dessus de
ses moyens. Il remboursa les deux cinquièmes, et il fit
espérer qu'on arriverait peu à peu à couvrir le tout.
Le Saint-Père aurait très-sincèrement tenu et réa-
lisé sa promesse , si de nouvelles calamités et la der-
nière catastrophe qui suivit n'en eussent arrêté l'exé-
cution.
On continua à s'occuper d'autres objets d'utilité
publique. On fonda un nouveau système pour l'ad-
ministration des communes et des municipes. Un
plan fut mis à l'étude afin d'opérer l'extinction de
leur passif successivement accru. On érigea une Con-
grégation en faveur de l'économie publique et pour
les inventions utiles à l'agriculture, aux manufac-
tures, aux douanes, et à d'autres nouveaux systèmes
introduits ou à introduire. Les fouilles commencè-
rent dans Rome et au dehors. On voulait compenser
ainsi la perte immense et à jamais regrettable des
256 MÉMOIRES
Statues et des monuments anciens que la paix de To-
lentino avait causée à l'îltat. On interdit sous des
peines sévères d'exporter à l'étranger les manuscrits,
les statues et les tableaux anciens. Cette prohibition
fut maintenue malgré les réclamations des plus hau-
tes puissances, accoutumées à ne pas trouver à Rome
de résistance à leurs désirs.
Afin de ne point porter préjudice à leurs posses-
seurs qui ne pouvaient pas vendre au dehors, l'État
acheta lui-même ces objets d'art avec une économie
aussi pleine de prudence que de régularité, et il les
acheta à des conditions peu onéreuses. On en forma,
sous la direction du célère chevalier Canova, la
grande galerie Vaticane dans l'immense corridor qui
conduisait au Musée Pio Clementino. Sous le rapport
intrinsèque de3 raretés qu'elle renfermait, cette gale-
rie rivalisa avec le musée qui la précédait et qui était
Jù au zèle des Papes défunts. On déblaya, on res-
taura les plus fameux des monuments antiques,
comme les arcs de Septime Sévère et de Constantin,
qui furent déterrés jusqu'au niveau du pavé romain.
On débarrassa leColisée des pierres et des monceaux
de terre qui depuis tant de siècles encombraient ses
issues. De nouveaux escaliers ainsi que de nouvel-
les plates-formes y furent découverts. Ces heureu-
ses recherches démontrèrent la fausseté de ce qui
jusqu'alors avait été accrédité. On inaugura aussi de
semblables travaux dans l'arène et à l'extérieur, afin
de rendre le gigantesque monument à son état pri-
DU CARDINAL CONSALVI. 257
mitif; mais les crises qui se succédèrent ne permirent
pas de mener cette œuvre à bonne fin. Pour empê-
cher la chute imminente d'un des côtés qui menaçait
ruine et qui pouvait occasionner celle de la plus
notable partie de l'édifice, on construisit le grand
éperon {il grande spcrone), et au témoignage de
tous, ce grand éperon est digne du Cotisée , qu'il sou-
tient. Ces motssutfisent pour faire comprendre l'im-
portance de l'ouvrage.
On travailla aussi beaucoup aux fondements du
Panthéon ' ; nous avions même conçu le dessein d'en
faire autant pour les autres monuments. On encou-
^ Au nombre des projets qui préoccupaient le Cardinal, il en
est un dont il aimait à s'entretenir avec le Saint-Père et les
grands artistes. Ce projet consistait à rendre au Panthe'on sa
splendeur primitive, tout en respectant la sombre vi'lusle dont
les siècles l'ont couvert. Consahi voulait isoler le vieux monu-
ment (l'Agrippa, le débarrasser des ignobles maisons (|ui l'ob-
struent , l'isoler, lui donner plus d'espace et |)lus d'air, et jirendre
des mesures pour de'tourner les e'gouts voisins. Ce projet, qui
suffirait à la gloire d'un règne, était le rêve de pre'dileclion du
Cardinal. Les éve'nemenls se jetèrent toujours à h traverse pour
en arrêter la réalisation, et le 3 mai 181 'J, Canova lui e'rrivait :
« La graniie pe: see que, depuis l'exaltation du Saint-Père, a
conçue Votre Éminence pour la résurrection du Panthéon s'est
vue exposée à tant de chances contraires, (jue je crois devoir y
renoncer dans le désespoir de mon àme. Je suis trop âge' et
trop épuisé pour voir briller celte nouvelle aurore de l'art.
Votre Kminence a accompli tant de merveilles de toute nature
(jue celte dernière peut encore lui être n'servée, et que certaine-
ment elle lui est bien due; mais ce n'est pas sous un Pontife
malheureusement prescjue octogénaire qu'il faut commencer une
aussi vaste entreprise. Xous avons eu la gloire de l'idée, d'autres
peut-être auront l'honneur de l'exécution. «
IL 17
258 MÉMOIRES
ragea les arts et l'industrie par tous les moyens pos-
sibles, et on s'occupa aussi du bon ordre et de la
propreté de la ville. On plaça aux rues et aux mai-
sons des indications et des numéros , chose qui n'avait
jamais existé. On traça des plans pour que la cité
fût éclairée pendant la nuit, pour que, hors des
murs, deux ou trois cimetières fussent établis, afin
d'enlever des églises certaines émanations qui étaient
aussi pénétrantes que pernicieuses. Nous songions à
tracer une promenade publique, qui manquait à
Rome. Cette promenade devait partir de la place du
Peuple et finir à Ponte-Molle , sur les rives du Tibre.
Elle pouvait se faire sans que le Gouvernement s'im-
posât trop de sacrifices, mais on aurait trouvé la
compensation des dépenses dans l'utilité même de
l'œuvre. Les malheurs qui fondirent ensuite sur le
Saint-Siège empêchèrent d'exécuter ces plans, qu'il
fallut abandoni^er. Nous étions réduits à l'impuis-
sance absolue par suite des sommes immenses que,
contre toute justice, on arrachait au Trésor pour en-
tretenir les troupes françaises de passage ou en gar-
nison dans les provinces. Nous devions enlever tout
prétexte de plaintes au public, toujours disposé à la
critique par ignorance ou par malignité. Ce public
aurait murmpré s'il avait vu le Gouvernement se li-
vrer à des dépenses peu urgentes, tandis que pour
remplir les obligations dont j'ai parlé nous retar-
dions de quelques mois le payement de la dette, ou
que nous l'accroissions par un nouvel impôt.
DU CARDINAL CONSALVI. 259
L'introduction du libre commerce me coûta fort
cher sous le rapport des sentiments de respect ([ue je
portais dans mon cœur à la mémoire de Pie VI. Son
souvenir m'attachait étroitement à sa famille, et ce
fut justement dans le cardinal Braschi, son neveu,
avec lequel j'avais été très-lié jusqu'à cette époque,
que je rencontrai un ennemi, lors de l'introduction
du nouveau système. Il avait été secrétaire des Brefs '
et était devenu plus tard camerlingue. Cette charge,
d'après le nouvel état des choses, subissait de grandes
pertes, soit dans sa juridiction, soit dans ses revenus.
Il n'était plus besoin de permission pour l'exporta-
tion ou l'importation des blés dans le pays, et quel-
ques-unes des prérogatives du camerlingue cessaient
parle fait même.
Le cardinal Braschi se crut obligé de soutenir
les droits de sa charge. — Je ne puis , en effet, attri-
buer à aucun autre motif, indigne de lui , la guerre
à mort qu'il lit au nouveau système. — Malgré tous
mes efforts, il ne put jamais se rendre à mes repré-
sentations; il contrecarra le projet directement et
indirectement le plus possible. Il tourna spécialement
^ Les fonctions du cardinal secrétaire des Brefs consistent à
re'diger et à signer les lettres sur parchemin (jue le Souverain
Pontife adresse à des personnes prive'es, à des communautés et
à des princes. Ces Brefs n'ont point rapport aux affaires géné-
rales de l'Kglise; mais ils embrassent tous les cas particuliers.
Cette universalité fait du titre et des prérogatives du canlinal
secrétaire des Brefs une des charges les plus enviées de la Cour
romaine.
17.
260 MÉMOIRES
la fureur et son dédain contre celui qui avait intro-
duit le libre commerce et qui le défendait avec
vigueur, en dépit des manœuvres de tous les agents
subalternes. Ceux-ci, dans leur désappointement,
tentaient tout pour entraver sa réussite. N'ayant
pu empêcher qu'on mît le plan à l'étude, ils cher-
chèrent à le faire échouer. Le cardinal Braschi se
jeta à la tête d'un parti d'opposition fort nombreux
et très-puissant dans l'opinion publique. Comme il
avait beaucoup de crédit, en sa qualité de neveu
du Pape défunt et de chef des créatures de son on-
cle ', il entraîna à sa suile une multitude de person-
nages et d'individus. Mais le Gouvernement, inébran-
lable comme un roc, soutint une opération aussi utile
à l'État; alors le Cardinal, poussé à bout, renonça à
sa charge.
Cette action — qui produit toujours un certain
éclat sur les masses — nuisit étonnamment à notre
entreprise ; elle souleva bien des haines contre celui
qui en était l'auteur. Durant de longues années
encore, le cardinal Braschi resta mon plus redou-
table ennemi , et ce ne fut seulement qu'après mon
ministère qu'il se montra juste et me témoigna la
confiance que j'avais toujours méritée. Pendant cette
longue et terrible guerre qu'il me suscita, je ne
lui rendis que le bien pour le mal, et j'en cher-
chai les occasions avec le soin le plus minutieux.
Loin de me souvenir des injures qu'il m'adressa et
' Les Créatures d'un Pa|)e sont les cardinaux nommés par ce Pape.
DU CAUDINAL CONSALM. 2(J
(Je tout ce (ju'il disait publiquement ou jicrmettait
contre moi , je n'opposai à ses actes que les marques
el les preuves les plus positives d'estime, d'égards et
d'intérêt pour sa personne. Je lui lis restituer la
(.harge de secrétaire des Brefs, que par bonheur nous
n'avions pas encore conférée, et qu'il .continuait à
exercer en ([ualité de pro-secrétaire. Je ne voulus
point lui succéder et accepter son titre de camer-
lingue, malgré l'usage fort ancien qui veut que l'on
attribue aux secrétaires d'État la première charge
inamovible venant à vaquer pendant leur ministère.
L'exemple récent du cardinal Valenti, secrétaire
d'État sous Clément XIV et camerlingue tout ensem-
ble, ne modifia point ma résolution. Suivant l'acte
de Pie YI envers Clément XIV, le Pape ne voulait
plus laisser le droit du chapeau ' à la famille Braschi.
J'engageai le Saint-Père à ne pas lui enlever ce droit.
Sur la présentation du cardinal Braschi, monsignor
Serlupi, son concitoyen et son ami, aujourd'hui
cardinal, fut revêtu de la pourpre. Je ne cessai pas
de rendre à Braschi ainsi qu'à sa maison tous les
témoignages possibles d'honneur, afin de montrer
mon attachement aux ne\eux et à la mémoire de
Pie YI. Je les servis en tout et pour tout. Mais quand
* H est d'usage à lîome que le Pape nouvellement exalte'
restitue à la famille de son prédécesseur le chapeau (ju'il en a
K'çu. I^our s'acquitter de cette dette de gratitude, le Pape nomme
cardinal un neveu ou un parent de son prédécesseur, et Gré-
goire XVI, en honorant île la pourpre sacrée le cardinal délia
Genga, neveu de Léon XII, s'était conformé à cette tradition.
262 MÉMOIRES
le gouvernement français, qui retenait le cadavre de
Pie VI, — car le Pape était mort à Valence en Dau-
phiné, pendant sa captivité, — eut rendu sa dépouille
mortelle au Saint-Siège , la magnifique et si gran-
diose réception, ou plutôt le triomphe qui entoura
le cercueil, fut mon œuvre et celle du Pape. Nous
a^mes en cela contre le gré des principaux cardi-
naux, je dirai même de tous. Ils craignaient de dé-
plaire à la France. Ce fait peut bien, ce me semble,
être cité en preuve de mon assertion,
Rome ne vit jamais un spectacle plus auguste, plus
splendide, et en même temps plus émouvant. Toute
la gloire et tout l'honneur en rejaillirent sur la mé-
moire du grand Pontife vers laquelle j'avais tout
dirigé.
A propos de charges refusées , je crois que je dois
parler d'un autre exemple presque contemporain. Je
n'acceptai point la succession du cardinal Antonelli,
promu à la grande pénitencerie, tandis qu'il était
préfet de la Signature. Cette dernière charge m'in-
combait, en raison de son inamovibilité. Ainsi que
les secrétaires d'État sont tenus de le faire pour les
emplois cardinalices vacants , je l'exerçai , mais je
n'en touchai point les émoluments, et cela durant
plusieurs années. Enfin , un jour, le Saint-Père me
contraignit à l'accepter, et il fallut obéir à son ordre
absolu.
Cependant les affaires les plus graves se succé-
daient les unes aux autres à l'extérieur. Depuis le
DU CARDINAL CONSALVI. 26}
commencement jiis(|u'à la lin de; ce laborieux mi-
nistère, elles absorbèrent tellement les soins du
pouvoir, qu'elles lui enlevèrent tout moyen de s'oc-
cuper des affaires intérieures. D'a[)rès la forme du
gouvernement pontifical, le secrétaire d'Elat, contre
l'usaire des autres cours, est tout à la fois ministre
du dedans et du dehors. Il est donc bien difficile d'ex-
pliquer comment on put , pendant la gestion ])oli-
tique dont je parle ici, prêter une attention quel-
conque aux travaux susmentionnés, et à d'autres
encore dont je n'ai rien dit afin d'être plus concis. La
multiplicité et la gravité des événements extérieurs
s'emparèrent effectivement de l'homme tout entier,
sans lui laisser un seul instant de trêve et de calme
pour veiller à d'autres intérêts. J'indiquerai seule-
ment les principales, ou plutôt quelques-unes des
principales affaires étrangères, si nombreuses sous
mon administration. Afin de me répéter aussi peu
que possible , je suivrai moins l'ordre des temps que
l'ordre des différentes puissances avec lesquelles
j'eus à traiter. Je m'explique. Dans mon récit, je
réunirai tous les événements qui eurent lieu dans
chaque pays, quoiqu'ils se soient passés à diverses
époques.
Je diviserai donc ainsi cette matière. Je parle-
rai notamment des affaires de Naples, d'Espagne,
de Portugal, d'Autriche, de Russie, de Malte et
de France. Ce qui regarde les autres puissances,
comme l'Italie, Gênes, Eucques, la Toscane, la ré-
■t
264 MÉMOIRES
publique de Raguse, la Hollande et l'Angleterre, fut
purement ecclésiastique , — les deux derniers États ,
par exemple, — et en conséquence n'est pas du
ressort de la sécrétai rerie d'État. Ces négociations,
assez peu remarquables par elles-mêmes , pourraient
très -bien dispenser de s'en occuper. Tout au plus
dirons-nous sur chacune d'elles deux ou trois mots à
])eine. Je répète néanmoins que la situation dans
laquelle j'écris me force à ne m'énoncer qu'avec ré-
serve sur ces affaires, qu'il fallut traiter avec les
puissances dont je parlerai. Je ne m'étendrai donc
sur aucune, et on ne devra prendre ce que je ra-
conte que pour des notes rares et très-brèves.
Je commence par celles de Naples. La première
eut lieu par rapport à Bénévent et à Ponte-Corvo. La
cour de Naples, maîtresse de Rome pour la première
fois, à l'aide d'une nombreuse armée qui venait de
chasser les quelques républicains français préposés
à sa garde, avait tout d'abord affiché d'autres dis-
positions que celle de rendre la ville au Saint-Siège.
Mais elle se résolut à agir différemment dans la
seconde invasion. La cour de Naples se trouvait,
après les revers des Français en Italie, en face des
troupes autrichiennes, qui occupaient l'État ponti-
fical jusqu'aux portes de Rome. L'Autriche possédait
en effet les domaines du Saint-Siège depuis Pesaro ,
sans compter les trois légations; et la cour de Naples,
qui s'était emparée du reste de l'État jusqu'à Termini,
servant de frontière, sentait bien que la cour de
DU CAKDJ.NAl. CUXSALVI. 2Go
Vienne, plus loi(e qu'elle, pouvait faeilemenl, en
continuant à battre les Français, mettre la niaiu sur
ce qui restait du (l()niain(! j)onlitical, pousser ses
conquêtes même au delà et se jeter sur Naples. Les
idées envahissantes du baron de Thugut, premier
iriinistre à Vienne, étaient connues. Il ambitionnait
de faire revivre les prétendus droits impériaux sur
ritalie tout entière. Dans le seul but de pourvoir à
sa propre sûreté , la cour de Naples se détermina à
restituer au Saint-Siéc;e la partie de ses Élals qu'elle
occupait depuis les frontières du royaume jusqu'à
Rome. Elle considérait que le patrimoine du Pape
servirait de barrière à ses propres États, et que la
chancellerie autrichienne éprouverait plustde diffi-
cultés à dépouiller, en face de la Chrétienté, le Saint-
Père qui venait de rentrer dans ses possessions, qu'à
spolier le roi de Naples. Mais cette tactique , portant
la cour des Deux-Siciles à restituer au Pape ses pro-
vinces de ïerracine à Rome, perdait de sa valeur
en ce qui regardait Bénévent et Ponle-Corvo, en-
clavés au milieu du pays napolitain. On sait que la
cour avait toujours désiré posséder ces deux villes,
(juoique de peu de prix en comparaison de ses pro-
pres domaines si vastes et si étendus. Or, comme
il se trouvait qu'elle les occupait depuis l'invasion
des États de l'Eglise par la République française, il
lui semblait aussi naturel qu'opportun de ne plus
songer à les rendre.
Cependant le général Acton, qui dirigeait tout à
^>
t66 MEMOIRES
Naples, n'osait pas avouer ouvertement, dans sa
politique pleine d'astuce et de mensonge , qu'il ne
voulait pas remettre le Pape en possession de cette
partie de ses États. En conséquence , sous le même
prétexte à l'aide duquel on avait laissé à Rome, après
sa restitution, des troupes napolitaines, on continua
à en maintenir aussi à Bénévent et à Ponte-Corvo.
Mais ce prétexte n'avait pas la même valeur appa-
rente. On échelonnait à Rome des soldats napolitains
comme un corps avancé pour la défense de l'État; on
ne pouvait pas en dire autant pour Bénévent et
Ponte-Corvo, villes situées dans le royaume.
L'occupation de Rome dura plusieurs mois, malgré
les remontrances du Pape. Les Napolitains se virent
enfin forcés de rentrer chez eux, par un article de la
paix signée avec Bonaparte au traité de Florence.
Quant à Toccupalion de Ponte-Corvo et de Bénévent,
elle fut plus longue, et cependant le motif qu'on
alléguait pour expliquer sa continuation perdait toute
valeur depuis l'arrangement définitif avec les Fran-
çais. Le cabinet de Naples n'avait point l'intention
de restituer au Pape ces deux territoires. Tel était le
vrai motif qui le déterminait. N'osant pas, dans ce
moment assez peu propice, s'en emparer à force
ouverte, il s'obstinait à y rester sous de frivoles
prétextes. Chaque jour il faisait un pas de plus. Ne
se renfermant pas dans les limites d'une occupation
militaire , il exerçait avec perfidie d'autres actes de
juridiction civile. Il serait difiicile, même si j'en
DU CARDINAL CONSAl.Vl. 267
avais lu loisir, de raconter toutes les intrigues et les
fourberies du général Acton ' dans cette entreprise,
et ce qu'il en coûta de formalités et de circonspec-
tion au gouvernement pontifical. Il ne pouvait pas
tolérer de tels actes, qui lésaient ses droits souverains.
Il réclamait chaque jour son entière réintégration
dans ses domaines, puis en même temps le Saint-
Siège luttait pour ne pas rompre en visière à une
cour avec laquelle il devait terminer les affaires
ecclésiastiques et entretenir des relations de bon voi-
sinage. En outre, l'apparence du bienfait récent de
la restitution des États pontiiicaux de Terracine à
Rome empêchait jusqu'à la plus légère rupture.
Après bien des remontrances , tantôt pleines de dou-
ceur et tantôt fort aigres, et après une insistance
que ni les artifices , ni la mauvaise humeur, ni les
refus évidents ne lassèrent jamais, les troupes napo-
litaines évacuèrent enfin le patrimoine de l'Église.
Une circonstance fortuite contribua beaucoup à cette
• Joseph Acton, premier ministre du roi deNaples, e'tait un de
ces nombreux aventuriers qui, vers la fin du dix-huitième siècle,
remplirent l'Europe du bruit de leurs noms. Ne' en 173C, à
Besançon, d'une famille d'origine irlandaise, il vint s'établira
Naples, après de longues courses sur mer et sur terre, il gagua
la confiance du roi Ferdinand et de la reine Caroline; puis, à
force d'inlrigues, il arriva a gouverner l'État. De concert avec
l'amiral Nelson et la fameuse Emma Lyon, plus connue sous le
nom de lady Hamilton , ce ministre exerça sur les Deux-Siciles
un despotisme (|ui ne pouvait que rendre odieuse la famille
royale. Ce trio d'Anglais, présidé par une courtisane avide et fan-
tasque, amena les crimes ou les sanglantes repre'sailies de 1799,
que l'histoire a si souvent reprochés à la cour de Naples.
268 MEMOIRES
heureuse issue. Le Premier Consul laissa échapper
quelques demi-paroles en présence de l'ambassadeur
de Naples à Paris, et il déclara qu'il voulait voir
exécuter complètement l'article de la paix de Flo-
rence relatif à la rentrée des troupes napolitaines sur
leur territoire, dont Bénévent et Ponte-Gorvo,
ajouta-t-il, ne faisaient point partie. C'est alors que
cette usurpation prit fin.
La réduction des évêchés lui succéda. Ferdi-
nand IV désirait diminuer le nombre des évêques
d'une manière exorbitante. Si je ne me trompe, son
projet était de les réduire de cent quatre-vingts à cin-
quante. Il s'agissait aussi de ménager un concordat
pour débrouiller les affaires ecclésiastiques fort nom-
breuses et fort graves, et d'après la teneur de l'in-
vestiture qui avait été accordée aux rois de Naples ,
pour régler le payement du tribut et de la haquenée.
Ces trois opérations peuvent se raconter simultané-
ment comme n'en faisant qu'une, d'autant mieux
qu'elles coïncidèrent ensemble.
La cour ne voulait parler que des deux premières,
se promettant bien d'en tirer quelque chose. Quant
à la troisième, comme il y avait longtemps qu'elle
ne payait plus le tribut et ne fournissait plus la ha-
quenée, elle s'exposait à ne subir que des mécomptes
en remettant cette question sur le tapis. En consé-
quence, la cour manifesta la plus vive répugnance
pour la négociation entamée dans le but de traiter
ce dernier point , et le Saint-Siège ayant toujours
h.
DU CARDIN AI, CONSALVl. 269
déclart' qu'il exigeait qu'on trancliàl toutes les dilli-
cultés, la cour fit valoir une objection spécieuse en
apparence, mais qui au fond n'offrait aucune hase
solide.
Elle prétendit que le Pape se montrerait cou-
pable de ne pas terminer les affaires religieuses en
s'obstinant à y rattacher une question purement
temporelle dont la cour refusait d'entendre parler.
Nous répondîmes que d'abord on ne pouvait pas ap-
peler chose purement temporelle le payement du
tribut et de la ha({uenée, parce que c'était un droit
du Saint-Siège, et qu'en cette qualité, ce droit ne
devait pas être regardé comme temporel ainsi que
ceux des princes séculiers. Nous fîmes observer
qu'il était de la nature de tous les accommodements,
quand on négociait de bonne foi, d'achever tout
d'un seul coup, et de ne pas laisser subsister des
débats qui alimentent sourdement la rupture et
détruisent bien vite. ce que l'on croit avoir arrangé.
Nous ajoutâmes encore qu'en raison de ses obliga-
tions et de ses serments, le Saint-Père ne pouvait
pas mettre de côté cette affaire , et que dans une
transaction de ce genre il fallait que tout fût liquidé
en même temps. Mais la cour consentait à négocier
sur le reste, pourvu qu'on ne mît pas ce dernier
point en avant. Elle désirait tout gagner, comme je
l'ai dit, sachant fort bien que, dans les traités signés
avec le Pape, celui-ci, grâce aux malheureuses éven-
tualités de notre siècle, ne fait que des concessions
^
270 MÉMOIRES
et perd toujours, sans aucune compensation, quel-
ques-uns de ses droits et de ses prérogatives. La
persévérance du Pape et de son ministère fit enfin
reculer la cour de Naples, et elle consentit à parler
de la haquenée.
Deux questions étaient à résoudre sur ce sujet,
savoir : les huit ou dix mille écus que le royaume de
Naples devait fournir au Saint-Siège , et la présenta-
tion solennelle d'une haquenée. La cour refusait de
payer le tribut comme tel, mais elle offrait de l'ac-
quitter sous forme de pieuse oblation ou d'aumône
à saint Pierre. Quant à la cérémonie de la présentation
d'une haquenée, le gouvernement napolitain regret-
tait d'en entendre parler, malgré le pacte de l'investi-
ture et les serments tenus non-seulement par les
prédécesseurs du roi Ferdinand, mais encore par
le roi lui-même, et cela pendant si longtemps. Dans
la négociation entamée, le Saint-Siège, tout en se
déclarant opposé à l'abandon de son droit sur la
présentation solennelle telle qu'elle était décrite dans
le placet d'investiture, se montra très-disposé à mo-
difier le cérémonial et à en faire disparaître les arti-
cles qui pouvaient blesser ce que j'appellerai le point
d'honneur de la cour, à cause des nouvelles idées
du siècle. Le roi de Naples ne comprenait plus que
cette manifestation adressée au Pape, beaucoup
moins puissant que lui en force et en grandeur tem-
porelle, ne froissait pas sa dignité, mais que c'était
un témoignage de respect pour le chef de l'Église et
DU CARDINAL CONSALVl. 271
pour le Saint-Siège, et qu'un pareil acte de vénération
n'abaissait certainement pas celui qui l'accomplissait.
Jamais en effet le plus fort ne s'est humilié en ho-
norant le plus faible, car son hommage est spontané
et nullement forcé. Mais la cour ne considérait pas
la chose sous cet aspect. Dans le but de repousser
toute accusation d'orgueil ou d'ambition, et malgré
les droits évidents que lui accordait le traité d'inves-
titure, confirmé par des serments et observé pen-
dant de longs siècles. Pie VU se montra prêt à mo-
difier le plus possible la solennité , pourvu qu'elle
ne fut pas entièrement abrogée et qu'on reconnût
catégoriquement le droit du Saint-Siège. On élabora
divers projets sur la forme moins pompeuse qui
pourrait être donnée à la présentation. Tous demeu-
rèrent sans réponse. On ne sait pas s'ils auraient été
admis, quand bien même la question serait arrivée
à son terme. Mais la conclusion devait être le refus
inévitable de la cour de payer le tribut, en tant que
tribut, et son obstination à l'acquitter, comme of-
frande volontaire. Elle avait même déclaré qu'elle se
servirait de ce terme en payant la dette.
Il était impossible au Saint-Siège de transiger sur
ce point. On dénaturait la substance de la pré-
rogative, et accepter cet argent comme oblation
pieuse et volontaire, n'était autre chose que renon-
cer expressément à son droit. On l'anéantissait par
conséquent. Cette négociation fut donc rompue, et
nous continuâmes à protester solennellement comme
272 MÉ3I0IRES
par le passé, depuis qu'on avait cessé d'offrir la ha-
quenée. C'est le Pape lui-même qui, après la grand'-
messe, le jour de la fête de saint Pierre, réclamait
publiquement au milieu de l'église.
Il est bon de raconter ici une anecdocte qui pourra
donner une idée de la frauduleuse politique avec la-
quelle le général Acton traitait les affaires.
Peu d'années après, le roi Ferdinand perdit son
royaume, et il se vit remplacé par Joseph Bonaparte,
frère de l'Empereur. Ferdinand s'était réfugié en
Sicile, tandis que Rome était occupée par l'armée fran-
çaise, qui ne laissait au Saint-Père que l'ombre du
pouvoir, ombre qui lui fut elle-même bientôt ravie.
Sans qu'il s'y attendît, le Pape reçut par une voie
détournée une lettre du roi Ferdinand, proposant, à
l'occasion de la fête de saint Pierre qui approchait ,
de présenter la haquenée avec la pompe la plus so-
lennelle et toutes les formalités usitées, formalités
que l'on avait refusé d'accomplir les années précé-
dentes et pendant la négociation. Toutefois, on per-
sévérait dans la lettre à nommer ce tribut une pieuse
offrande. Le général Acton savait bien que la mise
en scène de cette pompe et de cette solennité était
impossible sans la permission de l'armée française.
Il offrit donc ce qu'il était certain d'avance de ne
pas réaliser, tout en persistant à dénier ce que la
lettre pouvait si parfaitement accorder, et ce que
personne n'aurait empêché, je veux dire la reconnais-
sance du tribut comme tel. Le général se proposait
DU CAUDINAL CONSALVI. 273
d'arracher une roponsc (jui maintînt la maison de
Naplcs dans ses droits sur le royaume occupé par
Josepli Bonaparte. Dans le cas où il ne pourrait
j)as l'obtenir, — et il ne l'obtint {)as en effet, —
il espérait du moins prouver un jour qu'il avait
témoigné de sa bonne volonté pour satisfaire à une
obligation. Mais en n'otlrant pas le tribut comme tel,
il n'acquittait nullement cette dette.
Malgré cela, c'était un grave sujet de réflexions
sur l'instabilité des choses humaines que de contem-
pler la cour de Naples s'empressant d'offrir volon-
tairement de faire son devoir, quoique d'une manière
détournée, au moment où elle ne possédait plus de
trône, elle qui, dans sa puissance, avait cessé d'ac-
complir ce même devoir pendant trente années, et
qui avait même refusé de l'accomplir, malgré l'in-
sistance du Saint-Siège. Elle prétendait alors qu'elle
n'y était plus tenue depuis qu'elle avait eu le mérite,
disait-elle, de réintégrer le Pape dans une portion de
ses domaines. On ne considérait pas qu'en agissant
ainsi, — si toutefois l'on peut dire que ce fût l'œuvre
d'un homme, et non l'œuvre des circonstances et
d'une nécessité particulière, — le Roi ne faisait
({ue remplir l'engagement imposé par le pacte d'in-
vestiture.
La réduction des évêchés et l'arrangement des
affaires ecclésiastiques ne réussirent pas mieux. Le
Saint-Père ne pouvait pas se prêter à une réduction
aussi notable dans une contrée qui n'avait pas les
11. 18
574 MÉMOIRES
mêmes raisons que la France à faire valoir. Du reste
Sa Sainteté, pour consentir à diminuer les évêchés
de ce pays, s'était vue condamnée à de longs efforts
et à de rudes angoisses. La Cour ne voulut jamais se
contenter de la diminution discrète à laquelle le
Pape se montrait enclin. Quant aux autres affaires,
la Cour aspirait à prendre tout et à ne rien donner,
comme dit le proverbe. Elle désirait que le Saint-
Père consacrât en substance dans l'accommodement
toutes les usurpations , toutes les violations des lois
et des privilèges de l'Église, toutes les irrégulari-
tés qui avaient été mises à l'ordre du jour depuis
tant d'années et que le Gouvernement sanctionna. Il
visait à détruire le Concordat du pape Benoît , ainsi
que les lois ecclésiastiques, et il ne voulait rien
céder. De plus, il exigeait des concessions et l'intro-
duction de nouveaux usages que le Saint-Siège ne
pouvait accorder sans travailler lui-même au renver-
sement de son autorité. Toutes les conférences de-
meurèrent donc sans effet. Il serait presque im-
possible de rapporter ce qu'on eut à souffrir de la
politique insidieuse du général Acton pendant la
négociation, et combien d'expédients et d'habiles
procédés on dut employer pour ne pas se laisser
tromper par lui et pour ne pas rompre avec sa Cour.
Le cardinal Fabrice Ruffo était ministre de Naples
à Rome. C'est lui dont on parla tant lorsque, les
armes à la main, il reconquit le royaume sur les
républicains. Le général Acton, ne le croyant pas
DU C.\Ri)INAL COASALVI. 27u
apte aux manèges qui étaient dans son caractère et
dans son esprit , créa un second ministre , que je
nommerai confidentiel, dans la personne du cardinal
CarafTa di Belvédère (qui renonça à la pourpre quel-
ques années plus tard), et qui lui paraissait plus
propre à faire réussir ses desseins. Les convenances ,
que je suis forcé de ménager, ne me permettent
pas de dire autre chose à ce sujet. Je me bornerai
à déclarer que toutes ses tentatives furent infruc-
tueuses, et que si elles causèrent de cruels soucis,
des amertumes et des embarras au gouvernement
pontifical , elles ne purent jamais produire les effets
que leur auteur en attendait.
Je ne parlerai pas de beaucoup d'autres négocia-
tions moins importantes qu'on engagea avec la cour
de Naples. On peut en juger par ce que je racontais
tout à l'heure. Ce fut un grand malheur que d'avoir à
traiter avec un homme tel que le général Acton. Tout
ce que l'on entreprit avec lui éprouva le même sort,
et le ministre pontifical fut sans cesse obhgé de se
tenir en garde contre sa politique astucieuse et mé-
chante. La vérité seule m'arrache de la plume celte
dernière expression.
Voici néanmoins un de ces faits qui me revient à
l'esprit sur le moment même, et je ne crois pas
devoir le taire, car si les choses se rétablissent un
jour, sa révélation pourra servir les intérêts du Saint-
Siège. Si j'en parle, ce n'est point parce que la
diplomatie du général Acton aurait triomphé, cela
<8.
276 MÉMOIRES
était impossible. Je n'en veux entretenir le lecteur
qu'à cause de son importance intrinsèque.
A la mort du cardinal Zurlo, archevêque de Naples,
la Cour présenta pour lui succéder un nouvel arche-
vêque dont je ne me rappelle pas le nom avec cer-
titude, mais qui devait être, je crois, Mgr ]Mon-
forte. Ce prélat vint à Rome pour les informations et
pour être préconisé. On l'installa, et la Cour eut la
prétention de le faire nommer cardinal , parce que
l'usage voulait que les archevêques de Naples fussent
membres du Sacré-Col lége. jMais si cet usage ne fai-
sait pas loi pour le Saint-Siège, comme le prouvait
le récent exemple de Mgr Filangieri, — Pie YI n'avait
jamais consenti à le décorer de la pourpre à cause de
sa doctrine, dont le Saint-Père n'avait pas lieu d'être
édifié; — cet usage ne pouvait pas avoir plus de
valeur dans les circonstances présentes.
Sous le règne de Pie VI, le Saint-Père et le Roi
avaient accepté un article , le premier d'un Concor-
dat à l'état de négociation, et par lequel on attribuait
au Roi la nomination à toutes les églises du royaume.
Bien que le Saint-Siège ne fût pas contraint de
reconnaître comme ayant force de lot ce premier
article, préUminaire d'un traité qui n'avait point
abouti; cependant le successeur de Pie YI, après
avoir protesté qu'il n'y était pas tenu, mais par
condescendance et dans l'espoir de voir se terminer
bientôt le Concordat, laissa passer les nominations
présentées par le Roi, parmi lesquelles se rencontra
DU CARDINAL CONSALVI. 277
celle (le Monforte. Cette raison seule n'obligeait pas
le Pape à lui accorder le chapeau cardinalice. Quand
l'archevêque de Napies était nommé par le Pape ,
celui-ci, en le créant cardinal, donnait le chapeau
à une de ses créatures. Mais l'archevêque de Na-
pies dépendant du Roi, si le Pape eût fait cardinal
le prélat désigné, la cour de Napies acquérait par
là même le privilège de la nomination au chapeau ,
privilège qu'elle ne partageait pas avec plusieurs
autres puissances catholiques. Et en effet, si le Pape
avait maintenu l'usage de créer les archevêques de
Napies cardinaux, il suffisait à la Cour de faire arche-
vêque de Napies celui auquel elle désirait procurer
la pourpre. Ces réflexions firent que le Saint-Siège
refusa complètement d'élever Monforte au cardinalat.
Soit hasard, soit chagrin, Monforte mourut peu de
mois après, et la cour de Napies, pour éviter de
tomber de nouveau dans le même embarras, nomma
à l'archevêché monseigneur RulTo Scilla, déjà car-
dinal.
Je passe aux affaires d'Espagne. Le caractère loyal
et franc de la nation espagnole développa pendant
mon ministère toutes les dispositions nécessaires et
désirables pour s'entendre et pour arranger les
choses, quand les deux parties traitent de bonne foi
et avec la ferme volonté d'arriver à une solution.
Les prétentions de la cour de Madrid étaient bien
dures au Saint-Siège. Les voici en peu de mots. En
Espagne, le Nonce n'avait pas été réduit à la simple
278 MÉMOIRES
qualité d'ambassadeur du Souverain de Rome, comme
cela se pratiquait ailleurs; il était considéré comme
l'envoyé du Pape. Bientôt on voulut, en le privant
de toute juridiction , le jeter dans la même impasse
que les Nonces auprès des autres cours. On essayait
de placer les réguliers sous la domination des évêques
et de les soustraire à l'autorité de leurs supérieurs
généraux. On s'efforçait d'attribuer aux évêques
les facultés pour toutes les dispenses matrimoniales.
On désirait accaparer la collation de tous les bé-
néfices et d'autres pouvoirs très- étendus. La cour
de Madrid demandait le droit d'imposer à volonté
les biens ecclésiastiques et de confisquer même plu-
sieurs de ces biens , au préjudice évident du clergé.
Bref, on exigeait simultanément tant de choses, et
des choses si importantes, qu'on ne pourrait pas y
ajouter foi si on les rapportait ici.
Quoique ces prétentions fussent appuyées sur la
menace de faire revivre le fameux décret promulgué
à la mort de Pie VI, décret qu'on avait aboli à l'élec-
tion de son successeur, cependant le Saint-Siège
tint ferme, et il résista à ces sollicitations avec la
plus grande énergie. Seulement il permit de nommer
un visiteur général pour tous les ordres religieux,
dans la personne du cardinal de Bourbon, afin de
rechercher et de dévoiler au Saint-Siège les abus qui
pourraient s'être glissés dans les monastères.
Cette visite souffrit une multitude de difficultés et
de retards, et la Cour, après toutes les remontrances
nu CAUDINAL CONSALVI. 279
qu'on lui fit , renonça à son désir de soumettre les
réguliers à la juridiction des évoques. Elle demanda
alors d'arracher les religieux au pouvoir de leurs
généraux résidant à l'étrangçr, et de confier l'exer-
cice de l'autorité à des supérieurs espagnols qui
habiteraient l'Espagne, et seraient ainsi plus à inêine
de connaître le mal et d'y apporter remède. On ter-
mina ces différends par une conciliation et un Con-
cordat. On décida qu'à l'exemple de l'ordre des
Franciscains, ainsi régularisé depuis la bulle de
Léon X, les ordres qui ne devaient pas, d'après leur
institution, avoir des généraux indigènes, seraient
gouvernés désormais par un général tantôt espagnol,
tantôt étranger; que, dans ce dernier cas, l'Espagne
aurait des vicaires généraux, et vice versa, qui ren-
draient compte au général étranger des événements
les plus graves, lui demanderaient et en obtien-
draient les facultés déléguées pour tout le reste, et
administreraient ainsi leurs ordres respectifs. De
cette façon, nous empêchâmes non-seulement que
les réguliers dépendissent des évoques locaux, mais
encore on s'opposa à ce qu'ils ne fussent pas sous-
traits à la juridiction de leurs généraux de Rome.
Nous obtînmes ainsi un Concordat fort avantageux
eu égard aux circonstances. On accorda encore à
la Cour des subsides extraordinaires sur les biens
ecclésiastiques. Des brefs pontificaux imposèrent
ces subsides aux religieux, en vue de la guen-e
contre les Anglais et pour accélérer la destruc-
280 MÉMOIRES
tion du papier- monnaie qui encombrait l'Espagne.
Ce fut à ces légères concessions que se réduisirent
les nombreuses prétentions de la cour de Madrid , et
la nonciature, les facultés des évêques, les dispenses
matrimoniales, les ordres réguliers, le clergé, les
biens ecclésiastiques, demeurèrent en l'état et ne
subirent aucun changement. La Cour elle-même se
montra si satisfaite, — quoiqu'on lui eût à peu près
tout refusé, — que non-seulement l'union la plus
étroite et l'harmonie réciproque continuèrent à sub-
sister entre elle et Rome, mais encore elle voulut,
afin de manifester plus amplement son adhésion,
conférer un bénéfice annuel de quatre mille écus,
dans la cathédrale de Cordoue, au cardinal secrétaire
d'État avec lequel tout avait été négocié.
Je crus de mon devoir de ne pas l'accepter, et
cependant le Roi m'avait déjà nommé et la collation
était publiée. Les efforts du plénipotentiaire d'Es-
pagne à Rome pour m'empêcher de renoncer à ce
bénéfice furent inutiles. Il mit en avant les exemples
des cardinaux Pallavicini et Zelada, jouissant des
munificences de la cour de Madrid, quoiqu'ils fussent
secrétaires d'État — je croyais que ce titre m'empê-
chait d'accepter; — mais le ministre espagnol ne put
rien sur moi. J'écrivis au Roi une lettre de remer-
cîments et en même temps de renonciation, que je
fondai sur le motif dont je viens de parler, en le
priant de ne pas prendre ma conduite en mauvaise
part. Le Roi me répondit avec grande indulgence; il
nu CARDINAL CONSALVI. 281
accepta ma démission et me fit savoir (|iie ce l)énéfice
resterait toujours vacant, qu'on le conserverait pour
moi dans le cas où je cesserais, par un motif quel-
conque, d'être secrétaire d'État, puisqu'alors je n'au-
rais plus de motifs pour le refuser '.
De longues années s'écoulèrent après cet événe-
ment. Je n'avais jamais eu l'intention de jouir de ce
bénéfice, même si je cessais d'être secrétaire d'État,
Je présumais qu'en attendant ce jour le Roi aurait
tout oublié, ou que d'autres exigences empêcheraient
l'exécution d'un projet si éloigné. Il n'en fut pas ainsi.
Quand je me démis du poste que j'occupais, pour
les motifs que je raconterai à la fin de ces Mémoires,
le Roi, de son propre mouvement et sans que je lui
en eusse fait la demande, ordonna à la même heure
de me conférer ce bénéfice, ainsi que l'arriéré des
revenus. Par erreur, il avait été accordé à d'autres.
Aussitôt le Roi m'en fit otl'rir un second, dans la
même église de Cordoue, et encore plus productif. Je
ne voulais pas le recevoir, mais je n'avais pas de
bonnes raisons pour agir ainsi sans offenser le Roi.
Du reste, le Pape ne me permit à aucun titre de le
refuser. Je l'acceptai donc, mais je ne devais pas en
jouir longtemps. Un ou deux ans après, pendant les-
quels je ne touchai qu'une somme très-minime,
les tristes catastrophes de l'Espagne m'en privèrent
* Toutes les lettres dont parle le cardinal Consalvi sont entre
nos mains; mais nous croyons (jue leur publication n'est pas
nécessaire.
282 MÉMOIRES
complètement. Revenons maintenant au récit des
affaires publiques.
PaiTûi tous les faits qui arrivèrent sous mon mi-
nistère entre Rome et le Portugal, je ne parlerai que
d'un seul , fort important et fort douloureux pour le
Saint-Siège. Les autres en effet ne le furent pas au-
tant, quoiqu'il y en eût de plus ou moins graves;
mais j'ai autre chose à raconter et je n'en dirai rien.
Au moment où le Pape était en France pour sacrer
l'empereur Napoléon, la cour de Portugal publia un
édit qui blessait les droits du Saint-Siège et plusieurs
lois canoniques. Cet édit était composé d'une mul-
titude d'articles : comme je ne m'en souviens pas
très-exactement, je n'en ferai pas l'énumération. Le
Saint-Père écrivit lui-même de Paris au prince régent
de Portugal; mais, grâce aux ruses du cabinet de
Lisbonne, ce fut avec peu de succès. Toutefois la
Cour ne recula pas pour entrer en discussion, et son
ministre à Rome passa plusieurs notes tendant à sou-
tenir le fait, tout en accordant des modifications. On
répliqua par des mémoires, et peut-être serions-nous
arrivés à une conciliation aussi favorable que nous
aurions pu l'espérer au temps où l'on vivait, si les
affaires de France, nombreuses et déplorables, n'eus-
sent pleinement absorbé par leur importance toute
la sollicitude du Pape et de son ministre. La négo-
ciation avec le Portugal se vit ajournée pour quelque
temps , et je ne sais si elle eut des suites après ma
sortie du ministère.
^
_' 1
DU CARDINAL CONSALVI. 283
La piét^ de Louis I", roi d'Étrurie ', nous procura
de i^randes consolations et nous fit concevoir les
meilleures espérances pour l'état de l'Église dans ce
royaume. Le fameux décret par lequel il révoqua en
partie les lois joséphines du grand -duc Léo[)old
remplit le Saint-Siège d'allégresse. Mais l'opposilion
fatale du ministre français, soutenue par l'empereur
Na{)oléon , qui ne voulait pas même chez les autres
une législation différente de la sienne, arrêta l'exé-
cution des nouvelles ordonnances. Le Saint-Siège
traita avec la Toscane beaucoup d'autres questions
sous ce roi, et, après sa mort, sous la reine régente.
Ce fut toujours avec une parfaite bonne foi récipro-
que. Ces affaires ne furent cependant pas aussi inté-
ressantes que ce que j'ai rapporté jusqu'ici, et ce qui
me reste à raconter me dispense d'en entretenir plus
au long le lecteur.
La démocratique république de Lucques causa à
Rome des déplaisirs et des amertumes. Les négocia-
tions se terminèrent néanmoins à la satisfaction des
deux parties. Pour les raisons que j'ai exposées, je
ne les relaterai pas. Plus grave et plus amer fut ce
* En 1801, Bonaparte, Premier Consul, s'e'tait imagine' de
transformer le grand-duche' de Toscane en royaume d'Étrurie. II
avait nomme' souverain de ce royaume improvise' l'Infant d'Es-
pagne, Louis, prince he'réditaire de Parme. Bonaparte appela à
Paris ce pelit-fils de Louis XIV. 11 lui fit rendre tous les honneurs
dus à son rang, comme pour habituer les Parisiens à revoir des
tètes couronne'es; puis, trois ou quatre ans plus tard , le royaume
d'Etrurie, qui n'avait eu ([u'une éphémère dure'e, fut réuni à
l'Empire français sous le vocable de trois diipartenients italiens.
28 i MEMOIRES
qui arriva avec le nouveau prince de Lucques, beau-
frère de l'empereur Napoléon '. Ce prince ayant
promulgué plusieurs décrets fort préjudiciables aux
lois de l'Église, le Pape réclama aussitôt. Ce ne fut
pas le prince qui nous répondit, mais sa femme qui
se chargea de ce soin. Elle nous adressa une lettre
très-dure. De son côté, Napoléon se prit à soutenir
ce qu'on avait fait à Lucques comme très-conforme à
ses maximes et à ses lois. Napoléon en vint jusqu'à
reprocher au Pape de notifier ses observations à un
prince que lui, Napoléon, aurait désiré voir reconnu
par le Saint-Siège; puis il ajouta que si le Pape vou-
lait réclamer, c'était à Paris et non à Lucques qu'il
fallait s'adresser. Je parlerai du royaume Italique
quand j'arriverai aux affaires de France, puisque le
même souverain régnait sur les deux pays.
Passons aux négociations avec la cour de Vienne.
Je ne dois m'occuper que de celles qui occasion-
nèrent au Pape les plus cruelles amertumes et, pour
plus de brièveté, je laisserai les autres de côté. Les
lois joséphines, que Pie YI combattit et flétrit, quoi-
que sans résultat, comme opposées aux règles, à la
discipline de l'Église et aux droits du Saint-Siège,
loin d'être révoquées ou modifiées d'après les instan-
ces faites par Pie YII à l'empereur François, rece-
' Ce prince de Lucques e'tait Félix Bacciochi , e'poux d'Élisa
Bonaparte, celte sœur de Napoléon qu'on avait surnommée la
Sémiramis de Luc<iues. Elle régnait, elle gouvernait, et son mari
n'était tout au plus que son premier commis.
DU CARDINAL CONSALVI. 285
valent chaque jour des développements plus étendus
de la part des divers ministères. Ils empeciiaient ce
monarque de se rendre aux prières du Pape; ils le
pressaient même d'outre-passer ces lois, tout en lui
persuadant qu'il n'agissait que d'après leur teneur.
Ils abusaient ainsi d'une certaine vénération vouée
par l'Empereur, depuis son enfance, à tout ce que
Joseph II, son oncle, entreprit et réalisa. Le Saint-
Père n'avait rien épargné^ — je l'ai dit, — et il ac-
complissait avec zèle les devoirs de son apostolat,
afin d'obtenir l'abrogation de ces décrets. Il s'éleva
beaucoup plus encore contre l'extension dont la chan-
cellerie de Yienne les gratifiait.
L'un des premiers objets de cette extension regarda
la juridiction du Nonce. Quoique les lois joséphines ,
après lui avoir enlevé sa juridiction, l'eussent réduit
à n'être qu'un ambassadeur du prince de Rome, au
lieu d'agir en délégué du Pape, on lui avait laissé
néanmoins quelques attributions, soit par irréflexion,
soit par tolérance , soit enfin parce que les lois josé-
phines n'osaient pas pousser plus loin' les choses.
Mais, sous François II, les ministres cherchèrent à
ravir au Nonce ce que Joseph et Léopold lui avaient
abandonné. Nous réclamâmes et nous fîmes valoir ce
motif, sans compter les raisons intrinsèques. L'inno-
vation la plus étrange fut de vouloir empêcher le
Nonce de faire les procédures pour les évêques nom-
més; et cependant, sous Joseph, ainsi que sous Léo-
pold, les Nonces avaient toujours exercé ce droit.
286 MEMOIRES
La cour de Vienne eut la prétention de vouloir que
les procédures fussent suivies par les évêques; elle
défendit très-sévèrement au Nonce de s'en mêler
désormais.
On alla jusqu'à menacer le Pape de pousser les
choses à l'extrême. Comme Sa Sainteté avait déclaré
avec une grande fermeté qu'elle ne confierait jamais
les procédures à d'autres qu'au Nonce, la Cour signi-
fia que dans les États impériaux elle se passerait de
l'institution canonique pour les évêques. Le Saint-
Père opposa de son côté la plus vigoureuse résistance ;
il fit la sourde oreille aux menaces; il ne montra pas
de craintes pusillanimes, et il affirma que, si l'on
exécutait ce qu'on se promettait d'accomplir, Rome
ferait son devoir, car elle ne redoutait rien. Nous
exposâmes combien étaient injustes les prétentions
élevées contre le Nonce, et nous en administrâmes
une preuve à laquelle la Cour ne sut que répliquer.
Nous lui dîmes qu'en admettant l'hypothèse qui
prétendait que les lois joséphines auraient enlevé
toute juridiction au Nonce, les informations sur les
évêques désignés n'étaient pas un acte de juridiction,
et qu'en conséquence de semblables procédures
n'avaient rien à démêler avec ces lois. Les procédures
ne consistent point en autre chose, ajoutions-nous,
qu'à recueillir les témoignages sur les personnes
nommées : or, charger quelqu'un de recueillir des
témoignages, c'est prouver qu'on a plus de confiance
en lui qu'en tout autre, mais ce n'est pas un acte de
DU CARDINAL CONSALVI. 287
juridiction qu'il exerce. Avant d'accorder aux évêques
nommés l'institution canonique, le Saint-Père doit
d'abord apprécier leurs qualités personnelles et s'as-
surer qu'ils possèdent en eux ce qui est requis par
les canons. Dans ce but, il délègue à son Nonce la
charge de réunir les preuves que ces qualités existent
et de les lui faire connaître. Le Pape ayant plus de
confiance en son ambassadeur qu'en tout autre, et
lui accordant de préférence cette insigne fonction,
c'était donc chose très-naturelle. En cela, il ne fai-
sait que ce qu'un prince séculier aurait pratiqué à
Rome à l'égard de son ambassadeur. Et celui-ci, en
prenant à Rome des informations de ce genre pou-
vant intéresser son souverain, n'aurait jamais été
taxé d'exercer un acte de juridiction. On appuya,
on confirma ces réflexions en citant des exemples de
procédures instruites par les Nonces en dépit des lois
joséphines et sous les empereurs Joseph et Léopold.
Ces exemples prouvaient parfaitement qu'on avait
accepté les informations comme des preuves de con-
fiance plutôt que comme des actes de juridiction.
Ces arguments et la fermeté du Saint-Siège firent
que la Cour impériale se relâcha de ses prétentions,
et, comme par le passé, le Nonce continua à infor-
mer le procès des nouveaux évêques. Mais le Nonce
lui-même avait couru le risque de faire naufrage , et
l'y arracher fut presque un miracle. La Cour était
blessée de quelques actes de juridiction qu'il avait
exercés. Je parle de ces' actes en petit nombre et
288 MÉMOIRES
très-peu essentiels que les Nonces avaient toujours
pu accomplir, même depuis les lois joséphines, sous
les yeux des deux empereurs précédents et sous
François II jusqu'à ce jour.
Désireuse de donner une plus ample extension à
ces lois, la Cour ne se borna pas à défendre au Nonce
la plus légère intervention dans n'importe quelle
négociation, mais encore elle insista vivement et
avec persévérance pour qu'il fut rappelé. Elle pro-
fitait en cela de certaines paroles de politesse que
Rome jeta au vent durant les luttes entre l'Empire
et la Papauté. Nous avions fait savoir à l'Empereur
que si, par de mauvais procédés, le Nonce s'était
mis dans le cas de déplaire à Sa Majesté, nous
n'éprouverions aucune difficulté à le rappeler. Mais,
en tenant ce langage, le gouvernement pontifical
avait entendu parler de fautes véritables, et non
des griefs injustes que l'on accumulerait contre son
ambassadeur. On dut user de beaucoup de fermeté
pour que ces demandes de rappel restassent sans
effet. La favorable issue de c«tte scabreuse affaire
fut due en partie à la connaissance personnelle que
j'avais faite du premier ministre de Vienne, le comte
de Cobenzl , quand nous nous rencontrâmes en
France. Nous y étions venus, moi pour le Concor-
dat, et lui pour la paix de Lunéville. Je lui écrivis
une longue lettre confidentielle, et je m'exprimai en
toute sincérité. Les raisons que j'alléguai, l'opinion
qu'il avait de ma loyauté et de mon jugement, et
DU CARDINAI, CONSALVI. 289
l'amiliô qui nous unissait , enipêchôronf le mal de
s'aggraver.
La cause matrimoniale de la comtesse Kinski,
à laquelle le ministère et la Cour prenaient le plus vif
intérêt, eut le même succès quant à la juridiction
du Nonce. Il s'agissait d'une dispense de mariage
ratifié et non consommé — ratum et non consum-
matxim. — Le Pape seul avait le droit de juger celte
affaire, à la différence des causes de nullité du
mariage, qui, dans la première instance, étaient
soumises à l'Ordinaire.
Sous Pie Yl , le Nonce apostolique avait chargé
l'archevêque de Vienne de suivre les procédures et
de les transmettre ensuite à Rome. En raison de son
grand âge, l'archevêque ne put pas s'en occuper,
et il laissa traîner la chose en longueur. La Cour,
s'apercevant que l'archevêciue ne prenait pas cette
affaire à cœur, manifesta le désir de la voir en
d'autres mains. Sur sa demande, le Saint-Siège confia
la procédure à l'archevêque de Prague. Celte délé-
gation s'était faite par une ordonnance du Nonce, et
la Cour n'y avait rien vu à redire. Mais au bout de
quelques années, pendant lesquelles le silence s'était
fait autour de la cause matrimoniale, — Vienne et
Rome se trouvant envahies par les armées fran-
çaises, — la chancellerie impériale poursuivit ses
instances. Comme déjà elle s'était mise à l'œuvre
pour donner aux lois joséphines une plus large
extension et pour anéantir les pouvoirs du Nonce
H. 19
290 MEMOIRES
apostolique, elle révéla une étrauge ambition. Elle
voulait que l'archevêque de Prague, qui lui plaisait,
restât chargé de la procédure, mais elle exigeait qu'il
tut de nouveau investi de celte fonction par un Bref
pontifical, parce que la Cour répugnait à reconnaître
l'ordonnance du Nonce.
S'associer à une semblable idée, c'était faire affir-
mer par le Saint-Père lui-même que le Nonce n'avait
pas de juridiction dans les affaires ecclésiastiques.
Le Pape pouvait souffrir et tolérer cela comme tout
ce qu'il est impossible d'empêcher; mais il ne de-
vait à aucun prix s'y prêter et le sanctionner. Par
un effet de l'esprit de conciliation qui dirige le gou-
vernement pontifical dans tout ce qu'il lui est permis
d'accorder, on offrit, plutôt que de rompre dans
des temps si difficiles et si périlleux, de changer de
personne, et de nommer un autre archevêque ou
évêque au lieu de celui de Prague. Dans ce cas, le
Pontife aurait donné une nouvelle délégation par un
Bref et non par une ordonnance du Nonce. C'était
fuir recueil contre lequel Sa Sainteté aurait pu se
briser, si elle avait délégué par un Bref la même
personne déjà indiquée parle Nonce, le Pape ne pou-
vant admettre que l'acte du Nonce fût invalidé.
La Cour refusa d'adopter ce parti, si raisonnable
pourtant, et elle en rejeta plusieurs autres proposés,
eux aussi, par le Pape dans le même esprit de con-
cihation. On en mit sur le tapis un dernier que
l'ambassadeur d'Autriche à Rome jugea excellent,
nu CARDINAL CONSALVI. 291
parfaitement admissible, et qui sauvait même les
apparences pour sa cour. Le vieil archevêque de
Vienne était mort; Pie VII offrit de délrguer par un
Bref le nouvel archevêque. La délégation retournant
de la sorte au lieu d'où elle était sortie à cause de
l'âge du réfimt, le public aurait jugé ce motif très-
suffisant pour enlever l'office à l'archevêque de
Prac;ue. Ainsi les deux parties se seraient estimées
satisfaites, comme on dit. Mais qu'arriva-t-il? La
cour impériale désapprouva ce que son plénipoten-
tiaire avait arrangé à Rome; elle ne consentit même
pas à se rendre à cette proposition. Tenant à ce que
la délégation restât entre les mains de l'archevêque
de Prague , la Cour voulait en outre qu'un nouveau
Bref papal vînt annuler l'œuvre du Nonce. L'affaire
prit tant de gravité que l'on vit le moment où les plus
fâcheuses conséquences allaient en décoider. Pour
ne point y fournir prétexte, nous recourûmes à un
autre parti. Nous donnâmes à l'archevêque de Pra-
gue un pouvoir plus ample, par conséquent différent
de celui que le Nonce avait signé.
D'habitude en déléguant une affaire de dispense
dans les mariages /y// ?^es et non consommés^ on charge
le délégué d'informer simplement le procès. La cause
est ensuite jugée par le Pape après un Aote d'une
Congrégation cardinalice, qui lui conseille d'accorder
ou de refuser la dispense. La délégation donnée
d'abord à l'archevêque de Prague était rédigée dans
les termes ordinaires, c'est-à-dire qu'elle ne s'éten-
19.
292 MÉMOIRES
dait qu'à la seule préparation du procès. Dans le Bref
qu'on lui adressa postérieurement sans lui parler du
passé, on le chargea aussi de ce que la Congréga-
tion cardinalice fait en pareil cas. On lui permit
d'instruire le procès d'abord, et, en outre, il fut
admis à émettre son avis sur le oui ou le non de la
dispense, afin de hâter le cours de la procédure, qui
durait depuis dix ans et plus. Ce moyen terme, qui
ne détruisait pas l'œuvre du Nonce et ne préjudiciait
en rien à son autorité, puisqu'on remettait à l'arche-
vêque des pouvoirs plus étendus que ceux relatés
dans le décret, plut à la Cour, et c'est ainsi que se
termina cette épineuse question par rapport à la
juridiction de la Nonciature. J'ai dit par rapport à la
juridiction de la Nonciature, car l'affaire en elle-
même eut plus tard (après mon ministère) une très-
fàcheuse issue.
L'archevêque de Prague trahit indignement set^
devoirs les plus sacrés. Au lieu de prononcer son
vote sur la concession ou le refus de la dispense,
dont le Pape devait demeurer seul juge, et au lieu
de rechercher dans le procès si le mariage avait été
oui ou non consommé, — objets sur lesquels roulait
sa délégation , — il instruisit le procès et se déclara
pour la nullité du mariage. Cet arrêt était sans valeur
et très-inique. Il était sans valeur, car l'archevêque
n'avait pas la faculté d'agir ainsi. Il était très-inique,
car cette nullité de mariage s'appuyait non sur les
lois de l'Église, mais sur les lois joséphines, qui pou-
Dr CARDIN AL CONSALVI. '29;{
vaiont (ont au plus rendre le mariaii;c nul (juanl aux
ellets civils, mais non (juant au lien reliii;ieux. La
comtesse Kinski se maria de nouveau, elle donna sa
main au ij;énéral de Merveldt, Le Pape adressa un
Bref très-sévère à l'archevêque de Prague. Il annula
sa sentence et les secondes noces; il écrivit encore
au cabinet de Vienne, mais il parlait à des sourds.
Les circonscriptions de certains diocèses, dont
(pielques-uns avaient été érigés à nouveau et d'autres
démembrés ou constitués d'une manière dirtérente
par le fait de la Cour, devinrent pour le Saint-Siège
une source d'em})arras. On sait qu'il n'appartient
(pi'au Pape de délimiter les diocèses, et que le pou-
Noir séculier n'y a et ne peut y avoir aucune part.
Quand les gouvernements désirent que les diocèses
soient établis d'une manière plutôt que d'une autre,
ils soumettent leur vœu au Pape, qui, s'il n'y voit pas
d'inconvénients, se prête volontiers à ce qu'on solli-
cite de lui. La Cour, écrivant à ce sujet à Sa Sainteté,
se servit de paroles positives qui n'exprimaient pas
une demande, mais une opinion formelle et qui n'at-
tendaient rien du Pape, si ce n'est qu'il expédiât
son Bref en conséquence. Ce procédé parut outra-
geant au Saint-Siège, car on lésait ainsi l'autorité
de l'Église. Après bien des contestations, nous refu-
sâmes d'admettre les lettres, et on les renvoya à l'am-
bassadeur d'Autriche à Rome pour qu'elles fussent
modiliées. Cette affaire se compliqua d'une façon fort
douloureuse. N'ayant pas de bonnes raisons à mettre
294 MÉMOIRES
en avant, ia cour impériale s'appuya sur les faits.
JEile produisit des lettres antérieures dans lesquelles
elle avait tenu le même langage , et ces lettres n'a-
vaient pas été rejetées par les précédents secrétai-
res d'État. Par malheur ce n'était que trop vrai, et
cela provenait de l'inadvertance ou de la faiblesse.
A l'aide d'un faux-fuyant, l'on espérait pallier la
chose, et Ton disait que, dans le Bref où le Saint-
Père parle de son autorité absolue, on passait ces
lettres sous silence; mais ces lettres me semblèrent
inadmissibles et préjudiciables, même en dépit du
moyen terme. Il est inutile de le démontrer, et je
les l'epoussai. Je fis valoir que les expressions dont
elles étaient accompagnées accusaient plus de vio-
lence que les précédentes, et, après beaucoup de
pourparlers et d'efforts, je terminai cette autre négo-
ciation sans que l'autorité du Pape eût à en souffrir.
On traita encore bien des choses entre le Saint-
Siège et la cour de Vienne, mais je me bornerai à "
raconter succinctement et en dernier lieu le Concordat
germanique, qui nous causa, dès son principe, tant
de soucis et de tracas, qui nous exposa à tant de
périls et qu'on ne put jamais mener à bonne fin. En
parlant du Concordat autrichien, j'entretiendrai en
même temps le lecteur du Concordat de Bavière, qui
lui est connexe. Cette puissance, la plus grande des
puissances germaniques après l'Autriche, mérite une
mention particulière , à cause de la gravité des actes
qu'elle s'était permis contre les lois de l'Église. Le
F)U CARDINAL CONSALVl. 2>9ii
Concordat germanique fut des plus dilficiles et des
plus inquiétants pour le Saint-Siège, qui se trouva
engagé dans la lutte entre la cour de Vienne et les
autres États de la Confédération, soutenus par la
France. Il s'agissait de statuer sur le lieu où Ton
traiterait, sur le mode dont ou traiterait et sur la
matière qu'on aurait à traiter. Les puissances germa-
niques déclarèrent que chacune d'elles voulait a\oir
son Concordat séparé. C'était peut-être ce qui pou-
vait aller le mieux aux intérêts du Saint-Siège, d'après
l'axiome connu : divide et irnpera. Le Premier Consul
de la République française, qui aspirait à dominer
en Allemagne et qui méditait déjà ce qu'il exécuta
plus tard , appuyait ces puissances de tout son pou-
voir et leur faisait insinuer en même temps qu'il dé-
sirait négocier leurs Concordats à Paris. 3Iais cela ne
plaisait pas aux puissances; elles songeaient absolu-
ment à faire des Concordats séparés et indépendants
du chef de l'Empire, qui était l'empereur d'Autriche,
mais elles ne se souciaient point de traiter à Paris et
sous la dépendance de Napoléon. Ce qu'elles souhai-
taient, c'était de négocier à Rome ou dans leurs
propres capitales.
De son côté, l'empereur d'Autriche, en sa qualité
de chef de l'Empire, insistait et faisait valoir les droits
que lui attribuait son titre, aux termes de la Consti-
tution. Il proposait de rédiger un Concordat générai
à Vienne ou tout au plus à Rome, mais lui seul se
chargeant de traiter au nom de tous. La position du
«96 MÉMOIRES
Saint-Siège peut s'imaginer plus facilement qu'on ne
saurait la dépeindre. Il fallait nécessairement déplaire
soit à la France, soit aux puissances germaniques,
soit à l'empereur d'Autriche. Dans ces conflits divers,
voyant qu'il était impossible de ne pas blesser quel-
qu'un, nous prîmes le parti de la justice, qui est
toujours le meilleur, s'il n'est pas toujours le plus
productif et le plus heureux. La raison était en fa-
veur de l'empereur d'Autriche : le Saint-Père inclina
de ce côté. Le Pape, courageux et ferme, fit donc
savoir aux princes germaniques et à la France qu'il
ne devait pas et ne voulait pas négocier séparément
ni indépendamment du chef de l'Empire. Les princes
ne manquèrent pas d'exposer le bon parti que Rome
tirerait à son avantage en traitant séparément avec
eux; de son côté, le Premier Consul donna des
marques de mauvaise humeur qu'il accompagna de
menaces; mais rien ne put ébranler la constance
du Saint-Siège. Les sacrifices du Pontife furent bien
mal récompensés par celui en faveur duquel il se
sacrifiait.
Quand, par l'intennédiaire du Nonce à Vienne,
qui traitait avec une personne désignée par le Gou-
vernement, on essaya d'arrêter les bases du Con-
cordat germanique que l'on cherchait à rendre
commun à toutes les puissances, la Cour impériale
déclara tout d'abord qu'elle ne consentirait pas à
introduire le moindre changement dans ses domaines
héréditaires. Elle voulait que l'on ne dérangeât en
l)V CARDINAL CUNSALVI. 297
rien l'état des allaires ecclésiastiques, état fort pré-
caire cependant depuis les lois joséphines et les au-
tres en vigueur. En substance, la Cour ambitionnait
de faire le Concordat au nom des autres puissances de
l'Empire, afin de prendre de l'influence sur elles et
de les dominer, mais son but n'était pas de favoriser
l'Église, qu'elle se proposait d'acculer à une fâcheuse
alternative dans ses propres domaines. En second
lieu, la Cour soumit un plan de Concordat au Nonce.
Ce n'était pas un plan sur lequel on devait établir les
bases du Concordat, ainsi qu'il en avait été convenu,
mais c'était un projet de traité religieux, tel (jue le
demandait le cabinet autrichien. Le Nonce y décou-
vrit tant de propositions contraires aux maximes et
aux lois de l'Eglise, aux droits et aux prérogatives
du Saint-Siège, qu'après d'innombrables, mais inu-
tiles remontrances, il prit le parti de l'envoyer à
Rome. On y déclara aussitôt, franchement et avec
force, que jamais on n'y adhérerait, et qu'il fallait
en conséquence refondre ce projet et en rédiger un
autre sur des bases différentes.
Pendant le long espace de temps qu'on employa à
débattre ces questions, Rome eut beaucoup de peine
à équilibrer les atfaires des autres États et en parti-
culier celles de la France, dont le mécontentement
devenait plus redoutable à mesure que croissait son
ascendant sur l'Europe. On en était là, quand les ha-
sards de la guerre, toujours favorables aux Français,
changèrent la face des choses. La Constitution de
298 MÉMOIRES
l'Empire germanique s'affaissa peu à peu ; plusieurs
membres se séparèrent du tronc et se confédérèrent
avec la France. Enfin l'empereur d'Allemagne lui-
même prit la résolution de renoncer à l'Empire et de
se proclamer empereur d'Autriche. D'un côté, cet
événement tirait presque le Pape des embarras du
Concordat germanique , puisque , après sa renoncia-
tion au Saint-Empire , la cour de Vienne n'avait plus
titre pour se mêler de cette affaire; mais d'un autre
côté, le Pape, au lieu de sortir définitivement de l'im-
passe où ces incidents l'avaient précipité, se voyait
plongé dans un dédale de plus grandes complica-
tions. Il restait toujours à décider si le Concordat se
ferait avec chacune des puissances germaniques sé-
parément ; si les négociations auraient lieu à Rome
ou chez elles, ainsi que c'était leur vœu; ou bien si
l'empereur Napoléon se chargerait des transactions ,
comme il le signifiait d'une manière absolue, surtout
depuis qu'il lui était facile d'alléguer les prétendus
droits que lui attribuaient la renonciation de l'empe-
reur François et l'établissement de la Confédération
rhénane, dont lui , Bonaparte , s'était déclaré le pro-
tecteur et le chef.
Dans l'abdication de l'empereur François, le Pape
ne voyait de légitime que l'abdication en elle-même,
car l'Empereur avait le droit d'agir ainsi. Mais parce
que ce Prince renonçait au diadème germanique , le
Pape ne pouvait pas en conclure que le Saint-Empire
n'existait plus, qu'il était transféré en France et que
DU CARDINAL CONSAÎ.VI. 299
le titre d'empereur était légitimement acquis à Na-
poléon.
Le fait est que le Saint-Père ne reconnut jamais
ces actes; il n'accepta pas la Confédération rhénane
et la suprématie établie sur cette Confédération par
le nouveau priucu primat, dans la personne deriîlec-
teur de Bavière. Les vicissitudes de la guerre l'a-
vaient fait Électeur de Mayence, et le Pape avait con-
tribué à sa nomination. Pie Vil n'admit pas non
plus le coadjuteur (jue l'Empereur imposa à ce
prince dans la personne du cardinal Fescli, et il
n'accorda jamais à l'empereur Napoléon les titres
d'empereur d'Allemagne, des Romains et d'Occident
qu'il prenait.
La manière d'agir du Pape et ses refus amenèrent
enfin la ruine totale de son domaine temporel, et les
autres événements dont je parlerai en terminant cet
écrit. Continuons maintenant à expliquer le Concor-
dat germanique.
Le parti le moins dangereux qui restait à prendre
au Pape était d'accepter de faire des Concordats sé-
parés avec les États germaniques, d'après les vœux
de chacun. Depuis l'abdication de François II et la
désunion des princes allemands, le Saint-Père pou-
vait entrer dans cette voie sans se mettre en dés-
accord avec son passé. Outre la satisfaction des
puissances, ce parti offrait deux avantages : il em-
pêchait de reconnaître la prétendue suprématie de
l'empereur Napoléon, et il permettait d'éviter un
300 MÉMOIRES
(Concordat œuvre de ses mains. La politique qu'il
avait suivie en négociant les Concordats français et
italien, ou, pour mieux dire, les tentatives par lui
mises à jour afin de ruiner ces Concordats à l'aide
des lois qu'il y fit annexer, — on en pailera plus bas,
— donnaient une idée de ce que le Saint-Siège aurait
à espérer des Concordats qu'il dirigerait. jMalgré les
mauvaises dispositions des puissances contractantes
en tout ce qui regardait l'Église et le Siège aposto-
lique, le Pape pouvait attendre d'elles, et non sans
fondement, de moms tristes résultats.
On prit le parti de traiter séparément avec elles;
puis on ouvrit les conférences à Rome avec les mi-
nistres étrangers, et spécialement avec la Bavière. Me
voici donc arrivé au point où je puis raconter quel-
(jues-unes des affaires particulières de cette puis-
sance.
Après la mort de l'Électeur de Bavière Charles-
Théodore , Maximilien - Joseph , prince de Deux-
Ponts, lui succéda. Il devint Électeur et plus tard
roi de Bavière. Il faut renoncer à raconter les amer-
tumes qu'il causa au Saint-Siège par sa conduite
relativement aux transactions ecclésiastiques ' . Le
' Comme beaucoup de princes et de rois de ce temps-là , Maxi-
milieu Joseph avait subi l'influence des sophistes du dix-huitième
siècle et accorde toute sa confiance à un n)inistre iml)U des doc-
trines [thiiosophii|ues et antichretieunes. Franc-maçon, illuminé,
incre'dule, novateur et libéral, ne faisant du despotisme (jue contre
les principes religieux et les hommes monarchiiiues, le comte de
Montgelas, le ministre favori du roi de Bavière, était le plus
nr CAHDINAl. CONSALN I. 301
Saint-Père n'épargna ni les bons oflices, ni les priè-
res, ni les admonitions, ni les plaintes provoquées
par les décrets que ce nouveau monarque ne ces-
sait de rendre au détriment de l'Église et des lois
canoni(|ues. Il en était de même à l'égard des faits
si nombreux qui furent un sujet de scandale pour
l'univers catholique. On avait adressé à ce prince des
brefs, des lettres officielles, des lettres particulières
de la main du Pape, afin de le ramener dans la voie
droite. Tout resta inutile. Il avait adopté un moyen
de se défendre assez commode. C'était de nier tout ,
même les choses les plus certaines et les plus notoires.
Ses réponses portaient invariablement : que Sa Sain-
teté était mal informée, qu'on n'avait promulgué
aucune loi, qu'on n'avait commis aucun acte dont
l'Kglise put avoir à se plaindre. Il fallut accumuler
de longs écrits, indépendamment du Concordat , pour
lui mettre sous les yeux ce dont le Pape se plaignait
avec tant de raison. Il répondait en niant ce qui était
le plus évident et en arrangeant le reste à sa façon.
Par malheur, ce que nous avions allégué ne souf-
frait aucune explication. Les mois et les années
ardent .sectaire de l'Allemagne. Il dt'ponillait les couvents pour
enrichir les loges maçonniciues. Tole'rant en |)aroles et jauiais en
action, il torturait les lois afin d'en exiraire de bonnes petites
persécutions contre le cierge. Le roi Ma.ximilien-Joseph était sous
le charme; mais enfin le comte de Montgelas fut oblige de ce'der
à l'indignation des cœurs religieux et à la pression des événe-
ments. Après la chute de l'empire napole'onien , il tomba en dis-
grâce complète et laissa la Bavière ainsi que son roi faire heureu-
sement leur paix avec le Sainl-Siëge.
302 MEMOIRES
s'écoulèrent au milieu de ces prières infructueuses.
Enfin, à l'époque dont j'ai parlé, quand, après l'ab-
dication de l'empereur François II, il eut été admis
que l'on traiterait séparément les Concordats avec
chacun des princes allemands, les affaires de la
Bavière, c'est-à-dire les reproches que lui adressait
le Saint-Siège, se mêlèrent, si j'ose m'exprimer ainsi,
au Concordat bavarois. Alors Maximilien- Joseph
assura que tout allait s'arranger désormais à la satis-
faction réciproque des deux parties. On entreprit
donc à Rome, avec le ministre de Bavière, de poser
les fondements du Concordat. On en fit autant avec
les autres cours germaniques. Bientôt , à la demande
des souverains, le Saint-Siège leur donna pour Nonce
Mgr délia Genga, archevêque de Tyr, qui devait se
transporter successivement dans les diverses cours
et conclure avec chacune d'elles un Concordat parti-
cuher. Le Nonce partit. Il se rendit d'abord en Ba-
vière , puis dans le Wurtemberg,
Les deux Concordats étaient sur le point d'être
signés, quand un ordre impérieux et irrésistible de
Napoléon, dont la puissance était à son apogée, força
le Nonce à interrompre ce qu'il avait entrepris et ce
qui lui restait à entreprendre. Il fut obligé d'accourir
immédiatement à Paris, au grand déplaisir du Pape
et des cours avec lesquelles il traitait.
Je n'étais plus alors au ministère. Le Nonce séjourna
à Paris quelques mois sans rien faire. La rupture
entre le Saint-Siège et l'Empereur ayant éclaté pu-
nu CARDINAL CONSAI.VI. 303
bli(|iieinent, le Pape se vit dans la nécessité de rap-
peler son légat près la cour de France et le Nonce
lui-même. Le Saint-Père n'avait pas d'autre moyen
de témoigner le mécontentement qu'il ressentait de
toutes les manœuvres de l'Empereur contre l'Église
et contre le Siège apostolique. Le légat, après s'être
démis de son titre, demeura cependant à Paris, en
qualité d'archevêque de Milan (j'en parlerai tout à
l'heure), et le Nonce retourna à Rome.
Peu après, la grande catastrophe pontificale arriva.
Le Pape fut détrôné et réduit en captivité. Les Car-
dinaux .se virent séparés et le gouvernement du Saint-
Siège aboli. Les Concordats qui depuis le principe
avaient coûté tant de soins et de sacrifices à l'Église
restèrent à l'état de projet. Je ne dirai rien des
affaires de Prusse, qui pourtant ne furent ni peu
nombreuses ni peu graves, ni faciles îi conduire;'
toutefois, dans les circonstances où j'écris ces pages,
je dois les laisser de côté , pour m'occuper de choses
plus intéressantes et plus sérieuses. Je ferai seule-
ment remarquer que ce fut sous Pie Yïl et au temps
de ma Secrétairerie que l'on vit à Rome, pour la pre-
mière fois, un ministre plénipotentiaire de Prusse.
Ce fut M. le baron de Humboldt. Avant Pie VII,
Rome n'avait jamais admis? de représentants des puis-
sances non catholiques. Elles n'avaient même pas de
consuls dans les ports de Cività-Vecchia et d'Ancône.
Il existait un usage par lequel le gouvernement
papal créait lui-même deux consuls dans ces ports,
30i MÉMOIRES
— ils étaient ses sujets et habitaient sur les lieux. —
On les appelait consuls du levant et du ponant,
parce que chacun d'eux servait de protecteur aux
bâtiments des nations qui étaient à l'orient ou à
l'occident de leur résidence. Cet usage, sans entrer
dans d'autres considérations, offrait de graves incon-
vénients intrinsèques. Souvent, en effet, les navires
de deux puissances situées toutes les deux, par
exemple, au levant, avaient ensemble quelques démê-
lés. Le même consul devait donc représenter et
plaider leur cause auprès du Saint-Siège , ce qui
était absurde, comme on le voit. Au moment de l'oc-
cupation napolitaine à Rome et à Cività-Yecchia,
lors de la première Révolution et de l'établissement
de la république romaine sous Pie YI, les Napolitains
admirent à Cività-Vecchia des consuls anglais ou ap-
partenant à d'autres nations. Pie YII, rentré en pos-
session de l'État pontifical, se vit dans le cas de
l'axiome : turpius ejicitur quam non admittiiur , et
c'est ainsi que s'introduisirent dans le patrimoine de
l'Église des agents accrédités par des puissances non
catholiques. D'abord il n'y eut que des consuls dans
les ports , ensuite vinrent à Rome même des minis-
tres plénipotentiaires. D'ailleurs les temps étaient
trop changés pour que le Pape pût refuser de les ad-
mettre sans exposer la Religion à de notables préju-
dices dans les États schismatiques ou hérétiques. En
vue de ce motif et pour d'autres que je dois taire
ici, on jugea opportun d'adoucir la sévérité de l'an-
DU C.\IU)1.\AL CONSALVJ. 305
ciun système. Le ministre |)lcni|)otentiaire de Prusse
fut le premier leprésentant des puissances non ca-
tlioliques qu'on laissa s'installer à Rome. Il n'est point
nécessaire de les citer tous; il suilit d'avoir expliqué
coinment ils s'y introduisirent.
Je viens aux alïaires de Russie. La première négo-
ciation eut lieu sous Paul P'. Il s'agissait du rétablis-
sement légal des Jésuites en Russie. On sait que,
quand Clément XIV détruisit cet ordre , la Russie ne
permit pas que le Bref de suppression fût publij^. Les
Jésujtes, qui résidaient alors dans cet empire, y res-
tèrent donc, et ce fut avec une joie infinie qu'ils
prirent cette détermination, car ils étaient fort atta-
chés à leur Institut. Cependant ils devaient s'avouer
VUlégalité de leur existence, et souhaiter que la si-
tuation fut éclaircie et mise hors de tout débat.
Dès que le Pape Pie VII se vit de retour à Rome,
il reçut une lettre de l'empereur Paul I" qui lui de-
mandait avec instance le rétablissement des Jésuites
dans ses États V On ne sut jamais si le czar avait été
1 Avant même d'avoir reçu la lettre de l'empereur de Russie
sollicitant la résurrection de l'ordre de saint Ignace de Loyola,
i*ie V|l s'était déjà occupé de celte ijueslion. A peine Souverain
Ponlife depuis un mois, il écrit à l'infant Ferdinand, duc de
Parme, qui a pris les devants même sur la Russie, et par cette
lettre autographe du Pape on peut juger quels furent toujours
ses sentiments à l'égard des Jésuites :
« Altesse Royale,
« Le P. Panizzoni , que Votre Altesse Royale nous a recom-
mandé, vo\is remettra cette lettre et vous dira en mémo touips
11. -20
306 MÉMOIRES
poussé à cette démarche par les sollicitations des
Pères, ou s'il agit par un mouvement de volonté
personnelle. Le Pape saisit avec joie une aussi bonne
occasion d'être agréable à un grand monarque, et de
faire une louable action.
C'en était une en etîet que de rendre la vie à un
Institut si bien méritant de la Chrétienté et dont la
chute avait hâté la ruine de l'Église, des trônes , de
Tordre public, des mœurs et de la société. On peut
s'exprimer ainsi sans craindre d'être taxé d'exagé-
ration ou de mensonge par les hommes probes, rai-
sonnables , et qui ne sont pas imbus d'une fausse
philosophie et de l'esprit de parti. Quoique tout dis-
posé à remplir les vœux de l'Empereur, le Pape com-
prit bien la délicatesse de l'affaire qui lui incombait,
et les suites que le Saint-Siège pouvait avoir à redou-
quelles sont nos bonnes dispositions par rapport à la nouvrlle
affaire si délicate qui vous tient tant au cœur ainsi qu'à nous.
(C'/ie somm/imente a cuore a tei non meiio che a ?ioi.)
» Nous avons déjà commencé à nous en occuper, quoique in-
directement, afin de pouvoir le faire ensuite directement avec
plus de certitude de succès, et nous tâchons, s'il est possible,
d'éloigner les obstacles et d'arriver à notre but sans provoquer
des conséquences fâcheuses pour la Religion catholique. Nous
devons sur ce point nous tenir bien sur nos gardes au milieu des
périls et des méchants (jui nous environnent. Dès que nous
aurons des détails plus précis, nous nous ferons un devoir d'en
faire part à Votre Altesse, à laquelle nous donnons de tout cœur,
ainsi qu'à sa royale famille, notre paternelle et apostolique
♦bénédiction.
« Donné à Venise, le vingl-cintpjième jour d'avril 1800, de
notre pontificat la première année.
« Pas P. P. Ml. »
DU CARDINAL CONSALVI. 307
ter (lo la part des adversaires de la Compagnie de
Jésus, c'est-à-dire de tous les pliilosoplies et des
ennemis de Tordre public et de la Religion. Pie VII
saisit encore cjuils s'opposeraient tous à ce rétiiblis-
sement auprès des cours ayant exigé la destruction,
et l'ayant arrachée de force à Clément XIV. Après
avoir différé autant que possible l'exécution de la
mesure, ce Pape crut devoir enfin céder à la tour-
mente et ne pas compromettre, pour la conservation
d'un ordre religieux, la paix de l'Église, menacée
en paroles et en actions par tous les États catholi-
ques qui en réclamaient l'abolition.
Comme dans cette affaire, l'Espagne s'était placée
à la tête des puissances, le Saint-Père crut qu'il fallait
d'abord s'assurer d'elle, puisque les cours de Vienne
et de Portugal ne témoignaient plus aucune animo-
sité contre la Société de Jésus, et que la France n'était
pas ralliée à la Chaire de Pierre par un Concordat.
11 n'eut lieu que plus tard. Le Pape différa de ré-
pondre à Paul I", et il s'adressa d'abord à l'Espagne.
Il écrivit au roi Charles IV une lettre autographe si
bien conçue , si persuasive , si sage , si modérée , si
pleine de déférence et d'affection, que cette seule
page suffirait pour donner une idée de la prudence,
du bon sens et de la capacité du pontife Pie VII,
ainsi que de sa manière de voir et de traiter les affai-
res. Le Pape mandait au roi d'Espagne que, sans
préjudice pour la Religion en Russie, il était dans
l'impossibilité de rejeter la prière que l'empereur
-20.
308 MÉMOIRES
Paul faisait en faveur de ses États, puisque lui, Pape,
n'avait aucune bonne raison à alléguer pour légitimer
soïi refus, et puisqu'il s'agissait d'une chose excel-
lente et utile en elle-même \ Le roi d'Espagne, bien
que peu charmé, s'aperçut de la position dans laquelle
se trouvait Pie VIT.. Touché des égards dont le Saint-
Père le comblait, il ne mit pas d'obstacles à son des-
sein et ne s'en plaignit même point. Après la réponse
du Roi, le Pape ne ])erdit pas de temps. Il composa
le Bref du rétablissement de la Compagnie de Jésus
pour les diverses parties de l'empire russe; il révo-
qua, en tant que c'était nécessaire, l'acte Clémentin,
puis avec le Bref de résurrection, il adressa une
lettre très-affectueuse à l'empereur Paul. Mais la triste
mort de ce prince était arrivée quand le Bref et la dé-
pêche parvinrent à Saint-Pétersbourg. Le successeur,
bien que moins favorablement disposé que Paul en
faveur des Jésuites, exécuta cependant le Bref; et les
Jésuites furent reconstitués en Russie.
Quelques années plus tard, le roi Ferdinand de-
manda leur rétablissement dans ses États de Naples
et de Sicile. Le Saint-Père, ayant encore écrit à
Charles IV, roi d'Espagne, tit un second Bref par
lequel il les réinstituait dans ce royaume. Il s'en
fallut de peu qu'ils ne rentrassent aussi à Vienne. La
1 Voir, pour toutes ces négociations relatives aux Jésuites, VHis-
toire religieuse , politique et Ltléroire de la Compnguie de Jésus,
par J. Crétineau-Jol\ , tome sixième et dernier de li quatrième
édition de Paris.
DU CAUDINAL CONSALVI. 309'
Cour les demanda, disons mieux, l'Empereur les
réclama ; mais dès que le ministre eut vent de cette
démarche, il accumula tant et de si énergiques ma-
nœuvres qu'elles firent avorter ce sage projet. On con-
sentait à avoir des Jésuites, mais de telle façon et sous
une telle forme (ju'ils n'auraient plus été Jésuites. Le
Pape ne se prêta point à les rétablir dans ces condi-
tions, et la Cour impériale ne les ayant pas acceptés
tels qu'ils étaient , on ne parla plus de l'atîaire.
La question relative à l'ordre de Malte et à l'élec-
tion du nouveau grand maître fut plus difficile à
résoudre en Russie que celle dont je viens d'entre-
tenir le lecteur. Chacun sait l'étrange idée que Paul I"
mita exécution en se créant grand maître de l'ordre
de Malte. On sait aussi et ce qu'il réalisa en cette
qualité et l'opposition qu'il rencontra chez le pape
Pie VI. Quoique captif, et tout en ayant besoin du
puissant secours de ce monarque, Pie VI préféra
l'accomplissement d'un devoir à ses intérêts person-
nels. Son devoir l'obligeait à ne pas reconnaître pour
chef d'un ordre religieux un prince ne professant
pas la Religion cathoUque. La mort de Paul I" n'avait
pas fait cesser l'embarras et la position critique du
Saint-Siège. Son successeur Alexandre ne prit pas
le même goût à l'aifaire de Malte. Il ne tenait pas à
la grande maîtrise de l'Ordre, et il ne voulut même
pas en porter les insignes; mais il cherchait à sau-
vegarder sa dignité et l'honneur de sa couronne. Or,
argiier de nullité les actes de Paul I" et nier qu'il
310 MEMOIRES
fût grand maître de Malte, c'était blesser cette même
dignité. Ainsi donc, sans se préoccuper de ce titre,
la cour de Russie, par l'intermédiaire d'un consul,
se mit à diriger les afftdres de l'ordre et spéciale-
ment l'élection du nouveau grand maître. On se
proposait de combiner, après cette cérémonie, un
moyen pour régulariser les actes de Paul P^ Quand
il s'agit de l'élection, la cour de Russie ordonna que
tous les prieurs de l'Ordre désigneraient un nombre
de candidats au Magistère', proportionné à l'impor-
tance et à la qualité de chacun des prieurés. Après
avoir rempli ces intentions, les candidats devaient
être présentés au Pape par la cour de Russie, afin
que le Saint-Siège put choisir pour grand maître
celui qu'il jugerait le plus digne. Le Pape prit con-
naissance de tout cela. Eu égard aux circonstances,
il passa outre sur le mode de la présentation. De son
autorité privée, il légalisa ce qui n'était pas conforme
aux statuts de l'Ordre, statuts qu'il était impossible
d'observer, puisque la situation de l'île de Malte ne
le permettait pas; mais le Saint-Père fut si embar-
rassé du choix, qu'il eût beaucoup mieux valu le
laisser aux prieurs de l'Ordre eux-mêmes. Ils auraient
nommé le grand maître d'une manière régulière,
et le Pape aurait ensuite sanctionné leur œuvre.
Cependant il est bon de savoir qu'à cette époque
la France et la Russie entretenaient des relations
1 Le Magistère était la dignité et le gouvernement du grand
maître de l'ordre de Malte.
DU CAUDIN'AL CONSALVI. 3M
bien diOérentes de celles qu'elles entretiennent à
cette heure-ci. L'aversion la moins douteuse et une
rivalité d'influence et d'intéi'éts les divisaient. L'une
contrariait éternellement et généralement les ten-
dances et les projets de l'autre. En outie, la France
s'occupait beaucoup de son côté de l'aflaire de Malte.
Elle avait sur cette île de secrètes vues politiques,
spécialement contre l'Angleterre et la Russie. Le
Premier Consul s'elTorçait donc d'assurer l'élection
d'un grand maître qui servît ses idées. Il aspirait
surtout à éloigner de cette charge ceux qui a\ aient
des relations avec la cour de Russie. D'autre part,
si celle-ci laissait le Pontife libre de choisir, elle
ne voulait pas qu'il nommât un ami de la France.
La Russie souhaitait qu'il désignât quelqu'un ayant
des rapports, au moins indirects, avec la chancellerie
de Pétersbourg. On comprend l'embarras dans le-
quel se trouvait le Pape. II aurait bien pu peut-être
renoncer à faire le choix et se tirer ainsi du guê-
pier, mais il était honteux d'avouer sa faiblesse et
ses craintes; puis le bien de l'Ordre s'opposait à ce
qu'il reculât. On ne savait pas sur qui d'autres
intéressés pourraient faire tomber le choix et com-
ment l'élection aurait lieu. Il sembla (jue la for-
tune eut ouvert un sentier pour sortir de la si-
tuation critique dans la(iuelle on s'engageait. On
crut du moins qu'on ne réussirait pas trop mal ,
qu'on ne blesserait personne, sans néanmoins satis-
faire chaque partie, et qu'ainsi on favoriserait l'ordre
3^2 MÉMOIRES
lui-même. Le prieuré de Rome avait, par bonheur,
désigné pour candidat le bailli Ruspoli, de la famille
des princes de ce nom, et par conséquent sujet pon-
tifical. C'était un homme d'une haute probité, d'un
vrai mérite et ((ui avait servi d'une manière digne
d'éloges. On jeta les yeux sur lui pour en faire un
grand maître.
Le Pape désignant un de ses sujets ne portait
ombrage à aucune des deux cours ni aux autres,
qui, elles aussi, protégeaient les candidats de leurs
prieurés : comme l'Autriche, la Bavière, le Portu-
gal, etc. Il se trouvait encore que le bailli Ruspoli,
après avoir longtemps couru les mers, était précisé-
ment revenu d'Amérique à ce moment même, et
qu'il avait débarqué en Angleterre. Cette heureuse
coïncidence le faisait étranger à tous les événements
accumulés en son absence, et par conséquent fort
indifférent. On se figura donc avoir touché le ciel
avec la main; on l'élut, et on lui transmit cette nou-
velle en même temps que sa nomination par un
courrier extraordinaire.
La joie fut de peu de durée. Le bailli Ruspoli
s'obstina à décliner cette dignité. On employa tous
les moyens pour la lui faire accepter : raisons, prières
et injonctions, car le Pape s'effrayait à la pensée de
retomber dans les difficultés auxquelles il croyait
avoir échappé. Sa Sainteté se vit, avec douleur,
obligée de boire le calice et de nommer quelqu'un
n'ayant pas les qualités dont était doué le bailli Rus-
nu CARDINAL COXSALVl. 343
poli. T,a France non-t;eiileiiiont ne voulait pas un
cantlidal russe, mais elle exii^cait qu'on acceptât ou
le prieur Caprara ou un prieur bavarois dont le nom
m'échappe. Pour de très-justes motifs, la cour de
Rome ne crut devoir choisir ni celui-ci ni celui-là.
Ne plaisant pas à la France, on chercha à plaire à
la Russie, mais de manière que la France ne fût
pas trop fâchée. Le prieuré de Russie avait pré-
senté quatre candidats. Heureusement l'un de ces
candidats était Italien, c'était le bailli Tommasi, de
Sienne, homme probe et estimé. Le Pape le dési-
gna, croyant que le choix d'un Italien serait plus
agréable à celui qui possédait l'Italie que le choix
d'un Allemand, d'un Russe, d'un Portugais, etc. On
accompagna cette nomination d'attentions et d'égards,
on agit avec tant de prudence, que, tout en conten-
tant la Russie, on ne déplut pas à la France. Restait
à traiter l'affaire des actes de Paul P'. Il était impos-
sible de les sanctionner, et ils ne furent pas approu-
vés. On ne crut pas cependant devoir exposer l'ob-
servance stricte des règles tant de l'ordre de Malte
que de l'Église, en confiant cette inspection au nou-
veau grand maître. C'eut été pourtant bien commode
pour délivrer le Pape d'une semblable préoccupation
et pour ne pas se compromettre soi-même.
La considération que le Magistère, dominé tantôt
par la Russie, tantôt par la France, selon les éventua-
lités de la guerre, aurait diliicilement pu par la suite
s'empêcher, eu égard à sa faiblesse, de ne jamais rien
314 MÉMOIRES
faire qui fût toujours parfaitement régulier dans
une matière si ardue et si délicate, arrêta l'exécu-
tion du projet. Le Pape prit le parti de se réserver
le droit d'examiner et de juger de pareils actes cha-
que fois que l'occasion s'en offrirait. Tl espérait ainsi
saisir le moyen d'arranger peu à peu les choses ou
d'empêcher par sa prudence que les décisions n'eus-
sent de fâcheux effets. La Russie, liée par les récents
égards et par les considérations en faveur du Pape
qui avait choisi Tommasi, candidat de son prieuré
catholique, se montra très-heureuse de cette solu-
tion. Ainsi se termina une affaire si délicate et si dif-
ficile. Tommasi, installé dans sa nouvelle dignité,
crut devoir m'offrir un témoignage de reconnais-
sance. Il m'envoya la croix de Malte, enrichie de
brillants, et me conféra une commanderie de deux
mille écus de rente. Je n'acceptai rien, toujours par
le même motif qui m'avait fait refuser les bénéfices
espagnols.
Je veux achever le chapitre des affaires de Malte
dont j'ai déjà dit un mot, à cause de la connexion
qu'elles eurent avec celles de Russie. La vie du
grand maître Tommasi fut de courte durée. A sa
mort, la situation de l'Ordre n'ayant pas permis que
son successeur fût élu sur place, d'après la règle, le
Conseil suprême, à la pluralité des voix, désigna
comme candidat au Magistère le bailli Caracciolo,
Napolitain, dont le Pape avait à ratifier l'élection.
Deux prieurs vinrent à Rome, afin de demander à
r>r CARDINAL r.ONSALVI. 315
Sa Sainteté de supjjlcor, par son autorité souveraine,
à toiilos les formalités aux(|iielles les circonstances
ne permettaient pas de recourir. Pendant ce tenjps,
l'Ordre était gouverné par un lieutenant que le
grand maître Tommasi avait indiqué avant sa mort.
L'arrivée des deux prieurs de Malte coïncida avec
celle d'un courrier venant de Paris. Ce courrier
apportait les injonctions les plus absolues de l'Em-
pereur, Supposant à ce qu'on nommât Caracciolo
grand maître. Bonaparte exigeait l'élection d'un au-
tre sujet qu'il avait en vue. Ces désirs étaient ac-
compagnés des plus altières menaces, dans le cas
où satisfaction ne lui serait pas accordée. Le Pape
se trouva de nouveau plongé dans un embarras
aussi extrême (jue la première fois. On prit le parti
de suspendre l'élection du candidat présenté par le
Conseil, candidat du reste qui avait contre lui plu-
sieurs prieurs. On n'adhéra point à l'impérieuse de-
mande de Napoléon, et par un Bref pontifical, on
délégua au lieutenant la direction du Magistère, et
afin que l'Ordre n'eût pas à souffrir de ces tiraille-
ments, on lui accorda des pouvoirs plus amples que
ceux qu'il possédait. Au moment où j'écris, je ne
sais si le lieutenant, alors assez âgé, vit toujours, et
j'ignore ce qui a dû arriver (juant à la grande maîtrise,
s'il est mort. Mais revenons aux affaires de Russie.
La bonne harmonie qui régnait entre Rome et
l'Empereur nous donna l'idée d'accréditer un Nonce
à Pélersbourg. Il y en avait déjà eu deux sous Pie VI,
316 MÉMOIRES
monsignor Archelti et monsignor Litta , cardinaux
depuis. Il fut très -difficile de faire goûter notre
proposition, et nous fûmes obligés de convenir avec
la cour de Russie que le nouveau Nonce serait extra-
ordinaire et non pas ordinaire, ainsi que le Saint-
Siège le désirait pour mieux servir les intérêts de la
Religion dans ce vaste empire.
Les ennemis de Rome, à la tête desquels se distin-
guait le célèbre archevêque de MohiiefT, autrefois
luthérien, puis converti au Catholicisme, et enfin
promu à cet archevêché, n'aimaient pas à voir un
Nonce à Saint-Pétersbourg. Ils se remuèrent si acti-
vement, qu'ils réussirent à ne le faire accepter que
comme extraordinaire, afin que la Cour pût renvoyer
la nonciature dès que cela lui plairait. Le Nonce,
monsignor Arezzo, archevêque de Séleucie, se rendit
à Saint-Pétersbourg. Ses manières et sa conduite y
obtinrent tant de succès, que son titre de Nonce ex-
traordinaire ne donna pas lieu de craindre que cette
mission serait de courte durée. On traita plusieurs
affaires ecclésiastiques relatives aux diocèses et aux
évêques, ainsi qu'à certaines lois auxquelles Rome
désirait qu'on apportât des modifications. Malgré les
efforts des ennemis de la Chaire de Pierre, et spécia-
lement malgré ceux de l'archevêque de Mohileff, ne
voyant pas de bon œil un Nonce dans une capitale
où, sans cela, il aurait tenu le premier rang, les
choses prirent un bon pli. On obtint des concessions;
on en espérait même d'autres avec certitude. Une
DU CARDINAL CONSALVl. 317
cordiale entente faisait cliaciuo jour de nouveaux
|)roii;res, lorsque la déplorable avenluio de Vernè-
gues, émigré français, brisa complètement, et jus-
qu'au dernier, tous les liens (ju'on avait si pénible-
ment noués avec la cour de Russie.
Je ne sache pas qu'il y ait eu une plus désolante
affaire que celle de ce Yernègues '. Elle fut très-
malheureuse dans son principe , dans tout son
cours et jusque dans son issue. Il y a véritablement
certains événements humains dans lesquels la pré-
voyance, les précautions, la régularité, la sagesse,
la diligence, les soins, l'habileté, la délicatesse et les
égards, en un mot, tous les elforts et toutes les res-
sources de l'esprit, ne peuvent vaincre la force du
' Le chevalier de Yernègues, venu à Rome en l'anne'e 1802,
avec les comtes d'Avaray et de la Maisonfort, était, ainsi que les
réfugiés et les émigrés de tous les partis, un homme (jiii rêvait
tout éveillé et qui ne croyait qu'à ses passions ou à ses préjugés.
Arrivé h l'intrigue polili(jue après avoir usé toutes les cordes de
l'abnégation et du dévouement , Yernègues se figurait qu'en
courant le monde il le gouvernait, ou tout au moins qu'il le
dirigeait. Pour susciter des ennemis à Bonaparte et au pouvoir
consulaire, Yernègues se mettait à la peine. Il écrivait, il corres-
pondait, il prenait les armes, se chargeait de toute espèce de
missions, d'intrigues et de rapports secrets; puis, comme tant
de grands patriotes, libéraux ou révolutionnaires, il calomniait
à dire d'ex|)ert. Les ennemis de la Révolution et de Bonaparte
étaient par ce fait seul ses amis; il les servait avec toute la con-
science de sa haine. Mais Yernègues ne i)0ussa jamais plus loin
les choses; et quand il aura été livré à la France par le Saint-
Siège, forcé dans ses derniers retranchements, on verra le Pre-
niirr Consul ne plus s'occuper de Cil émigré qui faillit faire
écraser le gouvernement jioulilical entre les rivalités guerrières,
diplomatiques et personnelles de la France et de la Russie.
318 ilÉMOIRES
destin , ou , pour mieux dire , ne peuvent suspendre
ce que veut ou permet la Providence dans ses con-
seils si justes, quoique ignorés. L'histoire de Vernè-
gues en sera une preuve éclatante. Il est impossible,
après tant d'années écoulées, de s'arrêter à toutes les
particularités de ce fait, particularités démontrant
jusqu'à l'évidence la vérité de ce que je viens d'avan-
cer. Mais quand bien même les détails seraient encore
présents à ma mémoire , je crois qu'il deviendrait
trop long de les relater tous. Ce que j'en dirai suffira
et au delà pour confirmer ma thèse.
Vers le 26 octobre 1803, si je ne me trompe, un
courrier extraordinaire, envoyé au cardinal Fesch,
arriva à Rome. Il apportait l'ordre le plus pressant
du Premier Consul de demander au Gouvernement
pontifical l'arrestation et l'extradition immédiate du
chevalier de Vernègues, émigré français. Bonaparte
affirmait avoir entre les mains les preuves que cet
homme avait attenté et attentait encore à la vie du
Premier Consul, et qu'il se plaçait à la tête d'un
affreux complot dont le gouvernement français avait
besoin de découvrir les trames. Le crime dont Ver-
nègues était accusé (crime d'État pour avoir conspiré
contre la vie du souverain lui-même) paraissait fla-
grant. D'après le droit commun et celui des gens,
d'après les devoirs réciproques entre princes, ce
crime ne laissait aucun doute pour l'accomplissement
des désirs de l'autorité consulaire, avec laquelle le
Saint-Siège était dans 1^ meilleures relations. Ordre
DU CARDINAL COXSALVI. 319
fut transmis au gouverneur de Rome d'avoir à faire
arrôler Vornègues. Le cardinal Fesch assurait qu'il
résidait à Rome, ce qui était vrai.
C'est ici que commence la première fatalité de ce
déplorable événement. Qui le croirait ? Quoique Ver-
nèi<ues, iii;norant qu'on fût sur ses traces, ne se ca-
chât pas et même se montrât dans les assemblées
et les conversations publiques, le chef des sbires
romains (il Bargèllo), ayant la direction de cette par-
tie de la police et chargé par le gouverneur d'opérer
son arrestation, ne put néanmoins l'appréhender au
corps. Soit que les employés subalternes du Bargèllo
fussent embarrassés par la diflérence de l'idiome,
et qu'en estropiant le nom de Yernègues ils rendis-
sent vains tous leurs efforts, soit pour d'autres causes
produites par la fatalité, le fait est que le gouverneur
jugea que l'inculpé n'était pas à Rome. On notifia
cette réponse au cardinal Fesch.
Ainsi cette arrestation n'eut pas lieu à cette épo-
que, où elle pouvait cependant s'opérer sans le
moindre inconvénient, puisque alors Yernègues n'était
qu'un Français. 3Iais les démarches que le cardinal
Fesch fit de son côté, pressé par les ordres réitérés
du Premier Consul, se donnant le plus grand inouve-
ment à ce sujet, soit qu'il se défiât de l'habileté de
la police romaine, soit qu'il crût qu'on ne se souciait
pas de livrer le coupable , firent arriver aux oreilles
de Yernègues qu'on était à sa poursuite. Au lieu de
se dérober aux recherches et de partir de Rome , il
320 MEMOIRES
préféra se targuer d'im titre qui empêcherait le gou-
vernement pontifical de mettre la main sur lui.
Il était allé en Russie, où il avait fait plusieurs con-
naissances à la Cour. Je crois bien aussi qu'il avait
servi durant quelques mois dans un corps auxiliaire
lors de la guerre des Russes et des alliés contre la
France.
En ce moment, nous avions à Rome deux ambas-
sadeurs de Russie. L'un était le comte de Cassini,
ministre russe accrédité près le Saint-Siège, l'autre
le comte Lizakevitz, ministre russe auprès du roi de
Sardaigne, qui, par suite de la perte de ses États de
Piémont, s'était réfugié dans la capitale de la Catho-
licité.
Entre ces deux plénipotentiaires régnait une
ancienne et profonde aversion. Cassini craignait
énormément Lizakevitz, qui ne cessait de le desser-
vir auprès de sa Cour. Le caractère intrigant et per-
vers de ce dernier, caractère qu'il démasqua durant
son ambassade à Gênes, le rendait terrible non- seu-
lement au comte Cassini, mais encore à tous ceux
qui étaient en relation avec lui ou qui avaient le
malheur d'être sous ses ordres. Ce fut à cet homme
et non à Cassini que Vernègues se confia. Il lui apprit
les recherches que le gouvernement français faisait
de sa personne, et il le pria d'écrire à sa Cour pour
obtenir un brevet de naturalisation russe avec la
faculté de porter la cocarde de cette nation. Lizake-
vitz, perfide par nature et désireux de se faire un
DU CARDINAL CONSALVI. 321
mérite au préjudice de Gassini en montrant à sa
Cour (ju'il avait été plus vigilant que son adverâaire
pour informer la chancellerie de ce qui arrivait à
l'un de ses dévoués, ou du moins à un homme qui
entretenait de bonnes relations à Saint-Pétersbourg,
saisit cette occasion avec joie. Il écrivit à sa Cour
et demanda le brevet de naturalisation que sollicitait
Vernègues.
Dans cet intervalle de temps, ce dernier se tint
si bien caché que le gouvernement pontifical et le
cardinal Fesch lui-même, après mille recherches,
furent convaincus qu'il n'habitait plus la ville. La
réponse et le brevet arrivèrent de Saint-Péters-
bourg à Rome le 21 décembre. Alors Yerncgues, se
croyant à l'abri sous ce palladium, et persuadé que
le gouvernement pontifical n'oserait pas arrêter un
individu portant la cocarde russe, commença à se
montrer et à défier le péril. Deux jours ne s'étaient
pas écoulés que le cardinal Fesch, qui poursuivait
ses investigations, apprit le séjour du coupable à
Rome. Il fit constater immédiatement sa demeure, la
dénonça à la police pontificale , et renouvela ses
très-vives instances pour l'arrestation et l'extradi-
tion. Le secrétaire d'État, qui ne savait rien, donna
de nouveau au gouverneur l'ordre d'arrêter Vernè-
gues. C'était le 23 décembre. Dans la matinée du 24,
le gouverneur annonça qu'ayant su par ses agents
que Vernègues portait la cocarde russe, il avait
diflféré l'arrestation, afin de connaître sur ce point
II. 21
322 MÉMOIRES
les intentions de ses supérieurs. On rapporta tout au
Pape, et on entrevit aussitôt les douloureuses consé-
quences qui pouvaient résulter de cette arrestation.
Nous nous avouâmes que, si on avertissait secrètement
Vernègues d'avoir à se soustraire par la fuite, Vernè-
gues n'y consentirait jamais, s'estimant comme très-
libre sous la cocarde russe. Nous jugeâmes encore
que, s'il ne gardait point le secret de cet avis, il com-
promettrait la Cour romaine vis-à-vis de la France
dans une affaire si délicate et où il s'agissait de la vie
du Premier Consul.
Pressé par toutes ces fatales complications, le Pape,
ne voyant aucun moyen d'éluder, aucune ressource
dilatoire, prit le parti de s'adresser au cardinal Fesch
lui-même. Pie YII lui lit remarquer la difficulté qu'il
y avait à arrêter Vernègues porteur de la cocarde
russe, et il le pria de se désister de sa demande, au
moins pour le moment , afin de trouver le temps de
sortir d'embarras.
Mais le cardinal Fesch, auquel le Pape exposait
toutes les raisons et toutes les bienséances qui s'op-
posaient à ce qu'il plaçât dans une aussi affreuse
position le Saint-Siège, auquel il appartenait étroi-
tement en sa qualité de cardinal, avait reçu des
ordres trop positifs et trop exclusifs pour prendre à
sa guise quelque chose sur lui dans cette scabreuse
affaire. D'un autre côté, il s'aperçut que la folie et
l'insolence de Vernègues, repoussant l'idée de fuite,
lui enlevaient tout moyen de favoriser le Pape quand
DU CARDINAL CONSALVI. 323
bien mènic il le voudrait; car, Vernègiies restant à
Rome en face de tous les Français qui coniuiissaient
la réclamation de leur gouvernement, Fesch aurait été
obligé de faire le lendemain ce qu'il ne faisait pas
aujourd'hui. De plus, il se serait vu accusé par le
cabinet des Tuileries de n'avoir pas agi conformé-
ment à son oilice et aux ordres reçus. Tout en refu-
sant d'accéder aux prières que nous lui adressâmes ,
— et elles furent très-pressantes, — le Cardinal fit
valoir les justes raisons qui appuyaient et autorisaient
la demande de son gouvernement, la qualité du délit,
c'est-à-dire la conspiration contre la vie du Premier
Consul, dont Vernègues était accusé. Les preuves
existaient entre les mains de Bonaparte, et, d'après
les égards et les devoirs réciproques entre souve-
rains, on ne pouvait pas refuser d'admettre ses asser-
tions positives. Il allégua encore le péril extrême
auquel était exposée la vie du Premier Consul, tant
qu'on n'aurait point, par l'arrestation et l'extradition
de Yernègues, coupé les fils de la conspiration, après
les avoir découverts. Il mit en avant les obligations
communes qui dans ces sortes de dangers et d'atten-
tats existent entre souverains, quand ils ^ivent en
paix et en bonne harmonie; les conséquences dont
le Pape se rendait passible en repoussant cette légi-
time réclamation, et la futilité de l'argument qu'on
présentait en parlant de la cocarde russe arborée
par Vernègues. Il était, disait le Cardinal, d'origine
française, par conséquent sujet français avant d'être
21.
ZU MÉMOIRES
sujet étranger. Il avait sollicité sa naturalisation
in fraudem et postérieurement au délit; il n'était pas
présumable que la cour de Russie, alors en paix avec
la France, voulut protéger un homme qui attentait à
la vie du chef de l'État. La cour de Russie ne pou-
vait pas manquer aux plussacrés devoirs imposés aux
souverains vis-à-vis les uns des autres; et quand bien
même elle se montrerait désireuse de ne point les
accomplir, ajoutait le Cardinal, tous les torts étaient
de son côté, car aucun motif ne peut soustraire un
étranger à la loi, quand cet étranger commet un
crime hors de son pays. Tous les jours on en voyait
des exemples, même dans les délits communs et
beaucoup plus dans ces sortes de matières.
Ces raisons paraissaient toutes très -fondées, à
l'exception de la première , affirmant que Vernègues
était sujet français avant d'être sujet étranger, car la
loi avait déclaré que les émigrés cessaient d'être
Français. Mais peu importait que cet argument ne
valût rien quand les autres étaient excellents. Le
cardinal Fesch conclut que, si la secrétairerie d'État
ne faisait pas procéder à l'arrestation cette nuit-
là même, et si incontinent elle n'opérait pas l'ex-
tradition, il se verrait forcé le lendemain d'en-
voyer un courrier à Paris. Ce courrier serait chargé
d'annoncer qu'on avait trouvé Vernègues à Rome,
mais que le gouvernement pontifical n'avait pas jugé
à propos de l'arrêter et de le livrer, uniquement à
cause d'un respect mal entendu pour la cocarde
DU CARDINAL CONSALVI. 325
russe, que Vernègues avait oljteniie par supercliciie
et en cachant à la cour de Saint-Pétersbourg son
crime et la requête adressée par la France. Nous
vîmes qu'il ne restait plus rien à espérer, et qu'il fal-
lait boire le calice jusqu'à la lie.
Les égards que nous voulions témoigner à la cour
de Russie firent tenter un autre moyen pour s'exemp-
ter, s'il était possible, d'opérer cette arrestation et
celte extradition. J'allai moi-même chez l'ambassa-
deur de Russie, le comte de Cassini, qui était, je
l'ai dit, ministre accrédité près le Saint-Siège. Après
lui avoir raconté ce qui arrivait, j'ajoutai que le
Pape m'avait autorisé à lui proposer de faire évader
immédiatement Vernègues; de la sorte, quand au
milieu de la nuit le gouverneur enverrait ses sbires
pour l'arrêter, on ne le trouverait plus à Rome. Ce
parti exposait bien encore le Saint-Siège au ressenti-
ment du cardinal Fesch et à celui de sa cour, qui
comprendraient fort bien que nous avions averli
Vernègues et protégé son évasion. Toutefois, on
préféra souffrir ce préjudice, moindre que l'arresta-
tion elle-même , plutôt que d'emprisonner Vernègues.
On espérait ensuite s'en tirer de quelque autre façon.
Cassini protesta de sa gratitude pour le service que
la Cour pontificale lui rendait et pour la déférence
dont, à ses risques et périls, elle usait envers la cour
de Russie. Cassini prit sur lui de faire partir Ver-
nègues, et il courut immédiatement chez cet individu.
Le croira-t-on? Vernègues refusa de partir : il
326 MÉMOIRES
résista obstinément aux sollicitations et aux instances
de Cassini , lui démontrant l'impossibilité de le dé-
fendre. Vernègues alla plus loin : il menaça Cassini
et lui dit que le Gouvernement pontifical n'oserait
pas l'arrêter tant qu'il porterait la cocarde russe;
que si ce gouvernement l'osait, lui, Vernègues,
serait défendu par Lizakevitz, qui alors écrirait à
la chancellerie que Cassini avait décliné sa protec-
tion. Ce dernier en vint à son tour aux menaces, et
il annonça à Vernègues qu'il allait le faire enlever de
vive force par ses domestiques , afin de ne pas donner
lieu au scandale qui arriva plus tard. II aurait bien dû
agir ainsi avec ce fou et ce téméraire, et il l'aurait fait
s'il n'eût pas redouté Lizakevitz, comme il le con-
fessa depuis au Gouvernement pontifical. Vernègues
s'obstinait à ne pas fuir; Cassini manquait décourage
pour l'y contraindre; alors le Saint-Siège se trouva
privé de tous les moyens de retarder l'arrestation.
Le ministre de France savait que le coupable était à
Rome ce jour-là même; on demandait son arrestation
pour un délit d'une nature très-grave. Cette de-
mande était appuyée sur des raisons valables, d'après
les principes reconnus ; il fallut agir.
Tout ce que l'on put faire afin de témoigner à la
Russie, en tant qu'il était possible, les égards que
l'on avait pour elle, consista à se limiter à l'arresta-
tion et à refuser l'extradition, bien qu'on ne doutât
pas qu'à la longue il faudrait en venir là, à cause
des raisons exposées tout à l'heure. Mais on espérait
i
DU CARDINAL CONSALVI. 327
que dans l'intervalle on convoquerait quelque moyen
ternie, et que la Russie serait ainsi convaincue qu'on
avait fait pour elle tout ce que l'on pouvait en
affrontant le péril.
Vernègues, malgré les prières du ministre de
Russie, s'obstinait donc à rester à Rome, et ce fut
une autre preuve de la fatalité qui accompagna toute
cette alfaire. On rencontrait un fou qui préférait se
condamner à la captivité plutôt que de fuir ; et ce-
pendant il ne pouvait pas, après les démarches de
Gassini , douter qu'on procéderait à son arrestation ;
mais Vernègues croyait que, si on en venait à cette
extrémité , il serait immédiatement relâché sur l'or-
dre de Lizakevitz. La nuit même, on s'empara de
lui dans son domicile et on l'écroua au château Saint-
Ange. On annonça cette arrestation le lendemain
matin au cardinal Fesch; mais on lui signifia en
même temps, et dans la même note officielle, que, si
la Cour pontificale avait cru devoir se prêter à une
mesure conservatrice et de précaution telle que l'ar-
restation, pour assurer ainsi la vie du Premier Con-
sul, elle ne voulait pas adhérer à l'extradition '.
Nous ajoutions que le gouvernement français devait
1 L'aventure de cet émigré français qui a tant agité les cabinets de
Rome, de Paris et de Petersbourg, est si naïvement exposée et si
clairement racontée par le cardinal Consaivi, qu'il deviendrait
superflu de s'étendre davantn<;<' sur un j)areil incident. Le Saint-
Siège se voyait entre l'enclume et le marteau, 11 se débattait dans
son innocence , appelant à son aide toutes les ressources de la
diplomatie. La conspiration tramée par le chevalier de Vernègues
328 MÉMOIRES
transmettre à Rome les preuves du crime imputé au
détenu, pour que sa cause fût jugée par le souverain
sur le territoire duquel il avait été saisi.
La cardinal Fesch renouvela les plus vives instances
afin que Verncgues fût immédiatement livré, mais
c'était en vain. Le Gouvernement pontifical expédia
aussitôt un courrier à Saint-Pétersbourg, chargeant
le Nonce d'expliquer les choses en détail à la Cour
*
et l'attentat contre la vie de Bonaparte étaient des chimères,
et le Premier Consul ne l'ignorait point. Mais il voulait triom-
pher de la Russie au pied du Capitole, avant de la vaincre à Au-
sterlitz. Ce fut au de'trimenl du Saint-Sit'ge et de l'Église qu'il
livra celte grande bataille diplomatiijue, où le Pontillcat seul
paya les frais de la guerre. Vernègues consjiirait peu, tout au
plus aurait-il su cahaler; mais ses imprudences servirent de
prétexte à Bonaparte pour diriger les hostilités contre la Russie
et son souverain. Le Premier Consul s'empara de ce prétexte
avec avidité, et la lettre suivante, adressée au cardinal Fesch,
prouve jus(iu'à l'évidence t|ue le gouvernement français ne pour-
suivait pas un assassin imaginaire dans Vernègues, mais une
créature de la Kussie, dont à tout prix alors ii désirait l'humilia-
tion :
« Paris, 22 nivôse an XH (13 janvier 1804).
a Monsieur le cardinal Fesch, j'ai été satisfait d'apprendre
l'arrestation de Vernègues. 11 est convenoide qu'il soit remis sans
délai aux premiers postes français, et conduit sous bonne et sûre
escorte à Paris. On ne doit attacher aucune importance à la dé-
marche qui a été faite par les Busses, d'abord parce (lu'elle n'est
pas approuvée par l'Empereur; mais il sera possible que quebjues
intrigants de ce cabinet, gagnés par l'Angleterre, veuilléïiL se
mêler de ce qui ne les regarde pas. Le moyen d'éviter les dis-
cussions est de le faire partir sur-le-champ. La Russie e:<t hors
delà sphère de l'Europe, et, indépendamment que Vernègues
est Français, celte affaire ne peut en rien la regarder.
w Bonaparte. »
DU CARDINAL CONSALVI. 329
et (le faire valoir auprès d'elle les motifs qui nous
avaient forcé d'emprisonner Vernogues. Aiin de ne
pas compromettre Cassini, avec lequel tout s'était
traité confidentiellement et à l'amiable, le Nonce
dut taire que nous avions offert de travailler à l'éva-
sion de l'émigré. On chargeait encore monsignor
Arezzo de faire valoir les égards que l'on avait mani-
festés envers la Russie en refusant à la France de
lui livrer le prisonnier. On ajoutait cependant qu'il
serait impossible de résister à la longue à cette extra-
dition , par suite des raisons excellentes qui l'ap-
puyaient, et on concluait en demandant que la cour
de Russie, pour n'avoir pas à s'occuper de cette
extradition , privât d'abord Vernègues de la natio-
nalité russe qu'il avait frauduleusement extorquée,
ou bien qu'elle chargeât son ministre à Paris de
traiter celte atîaire directement avec le Premier
Consul.
Le messager pontifical arriva avant celui de Cas-
sini, porteur aussi des dépêches de Lizakevitz. La
relation du Nonce au ministre des affaires étrangères
de Saint-Pétersbourg obtint le plus favorable ac-
cueil. Il dit que la Cour romaine avait raison, et
que la cour de Russie se trouvait fort satisfaite des
déférences et des considérations que l'on avait eues
pour elle. Il conclut en ajoutant qu'il donnerait
cette réponse officiellement sous deux ou trois jours,
afin que le Nonce pût réexpédier son courrier. Ce
laps de temps devait suffire, d'après lui, pour en-
330 MÉMOIRES
lever à Vernègues, selon les formes, sa nationalité
et le brevet frauduleusement obtenus. En parlant
ainsi , le ministre russe se plaignit des intrigues de
certains émigrés français qui compromettaient les
princes chez lesquels ils s'étaient réfugiés. Ces sen-
timents de satisfaction sur la conduite tenue à Rome
à ce propos furent aussi développés par la relation
de Gassini , dont le courrier arriva peu après le cour-
rier pontifical. Ces rapports prévalurent dans l'es-
prit du ministre sur la narration très-défavorable et
très-maligne de Lizakevitz. Le Nonce attendait cha-
que jour la dépêche officielle tant désirée, afin de
renvoyer le courrier. Mais, hélas! la mauvaise chance
qui, dès le principe, s'était attachée à cette affaire
ne l'abandonna pas encore.
Deux funestes incidents se jetèrent à la traverse
dans ce moment même : le premier fut le change-
ment du ministre à Saint-Pétersbourg. Ce ministre
était disgracié et remplacé par un autre. Le second
vint d'une nouvelle arrestation ordonnée encore par
Bonaparte sur un autre Français naturalisé russe
qui habitait la Saxe, et qui se nommait le comte
d'Entraigues. Le nouveau ministre russe avait une
politique toute différente de celle de son prédéces-
seur. Irrité de la coïncidence de ces deux faits, et se
prêtant davantage aux méchantes insinuations de
Lizakevitz qu'aux affirmations de Cassini, il adressa
au Nonce, qui ne s'y attendait guère, une lettre
officielle par laquelle il déclarait que la cour de
DU CARDINAL CONSALVI. 334
Russie se rendnil bien compte des circonstanres qui
avaient forcé le Saint-Siège à opérer l'arrestation de
A'ernègues, et (ju'elle ne s'en offensait pas. Néan-
moins, il ajoutait que sa Cour se croirait attaquée
si on livrait le prévenu, et qu'elle exigeait que le
procès fut jugé à Rome. Par la même occasion, il
déclarait que l'ambassadeur russe à Paris n'aurait
jamais à se mêler de cet incident. Pareille réponse
était pour le Saint-Siège cette coupe fort amère dont
je parlais tout à l'heure. Le Saint-Siège, qui pouvait
se comparer à un faible agneau placé entre deux
gros dogues, était sacrifié au point d'honneur ainsi
qu'aux passions de deux puissances rivales, et il
voyait bien qu'il en serait la victime.
Comment raconter ici tous les efforts du gouver-
nement pontifical pour se tirer le moins mal possible
d'un aussi mauvais pas? On appela à son aide la
raison, la pitié, les prières, les bons offices des cours
étrangères, — on mit, par exemple, l'Autriche en
contact avec la Russie, et l'Espagne avec la France,
— mais tout devint inutile. On expédia en Russie un
second courrier porteur d'un mémoire qui prouvait
jusqu'à l'évidence que dans le cas dont il s'agissait
la qualité du délit et les autres raisons alléguées plus
haut et soutenues par les prétentions de la France
empêchaient complètement le Pape de refuser l'ex-
tradition de Vernègues, chaque jour réclamé plus
vivement et plus impérieusement par celui qui avait
ses armées aux portes de Rome. On implorait en-
332 MEMOIRES
core la générosité et la compassion de la Russie,
et on lui retraçait tout ce que le Saint-Père avait
fait pour les mériter. On expédia en même temps un
autre courrier à Paris. Le Pape, dans une lettre écrite
de sa main , faisait valoir auprès du Premier Consul
le bénéfice de l'arrestation , les services rendus par
le Saint-Siège , et en particulier le Concordat conclu
dernièrement, à la grande satisfaction de Bonaparte.
Sa Sainteté implorait également sa compassion et sa
générosité pour qu'il ne mît pas le gouvernement
pontifical aux prises avec la Russie, position dont le
résultat devait être si préjudiciable au Catholicisme
dans cet Empire. Le Pape terminait en priant Bona-
parte d'admettre que le procès de Vernègues fût
instruit à Rome, ainsi que la Russie le proposait.
Pendant ce temps, on résista courageusement aux
assauts quotidiens et aux menaces du ministre fran-
çais et des Tuileries, afin d'attendre le retour des
seconds messagers expédiés à Saint-Pétersbourg et à
Paris et l'effet des négociations entamées. Elles ne
réussirent pas plus que les premières. La cour de
Russie resta immobile comme un roc, et elle donna
une réponse très- défavorable aux demandes du
Pape. La cour de France eu fit autant de son côté, et
pour ne pas exaucer les prières de Pie VII par rap-
port au jugement que l'on prononcerait à Rome, si
elle le voulait bien , Bonaparte annonça qu'il serait
impossible d'envoyer tous les documents nécessaires
au procès. Ces papiers étaient trop volumineux, et
DU CARDINAL CONSALVI. .33.'{
les témoins et les complices que l'on devait con-
fronter pour l'examen et la manifestation d'un aussi
vaste complot étaient en trop grand nombre. Enfin
le Premier Consul déclara que, si Vernègues n'était
pas livré sans retard, il allait faire marcher une
division de son armée sur Rome ; qu'il saisirait de
force le coupable, et qu'il réclamerait une juste sa-
tisfaction du refus essuyé.
Les choses étant arrivées à ce point, il n'y eut
plus d'autre parti à prendre que de faire justice,
comme on dit, et de se mettre pour le reste entre les
mains de la Providence avec une conscience heu-
reuse de n'avoir rien à se reprocher. Le bon droit
était du côté de la France , si l'on étudiait le cas en
lui-même et selon les faits énoncés. Nous pouvons,
sans mentir, prendre le Ciel à témoin de la vérité de
ce que nous allons dire. Le bon droit était pour la
France. Cette considération , et non la peur de voir
mettre à exécution les menaces proférées, fut ce
qui décida enfin le Saint-Siège à livrer Vernègues,
après avoir usé de tous les atermoiements et pris
toutes les mesures pour éviter cette extrémité. Et
cependant tout nous engageait à ne pas exposer la
dignité pontificale à un outrage public et aux résul-
tats d'une satisfaction redoutable, ^lais, dans cette
occasion , il était impossible de refuser ce qu'on
demandait au Pape. Après bien des mois dinutiles
et de très-amères négociations, Vernègues, qui jus-
qu'alors avait été détenu dans le château Saint-Ange,
334 MEMOIRES
et traité aux frais du gouvernement pontifical et
avec les plus grands soins, sortit de prison. Escorté
par quelques soldats romains jusqu'à Pesaro, il fut
livré aux troupes françaises. Aussitôt on expédia un
courrier à Saint-Pétersbourg pour annoncer cette
nouvelle et justifier le Saint-Siège. On mit en avant
les raisons les plus évidentes : on parla de l'irrésis-
tible nécessité où l'on s'était trouvé, on implora de
nouveau la pitié et la générosité de l'Empereur. On
lui répéta que ce qui était arrivé n'avait pas été
tramé dans le but de lui déplaire, et qu'on s'était vu
forcé de l'exécuter par suite de la faiblesse et de la
situation du gouvernement pontifical. Mais les en-
nemis du Siège apostolique l'emportèrent auprès de
la cour de Russie : non-seulement on n'obtint aucun
adoucissement, mais encore le Nonce fut congédié au
bout de deux jours, et l'on déclara que les relations
avec Rome cessaient à dater de cet instant. On sent
combien le Pape eut à souffrir en apprenant ces
nouvelles.
Tout le monde le plaignait et le regardait comme
une victime sacrifiée à l'animosité secrète qui dévo-
rait les souverains de France et de Russie. Néan-
moins ils étaient extérieurement en paix, mais cette
paix ne fut pas de longue durée. On donna raison au
gouvernement pontifical, et on ne lui reprocha qu'une
faute , celle de ne s'être pas tiré d'embarras en fai-
sant échapper Vernègues avant de l'arrêter. Le
public ne savait pas, et le Saint-Siège ne pouvait
DU CARDINAL CONSALVI. 33Ji
pas dire, combien cette critique était peu fondée,
et ce que le Gouvernement avait tenté, quoique inu-
tilement, de concert avec le ministre de Russie, pour
favoriser une fuite que la folie et la témérité de
Verncgues, ainsi que l'orgueil de Lizakevitz, avaient
empêchée. Ce que j'ai raconté jusqu'ici ne donne
pas une idée entière de la fatalité qui suivit toujours
cette malheureuse aifaire.
J'ai dit en commençant qu'elle fut déplorable
dans son principe, dans la manière dont on la
conduisit et jusque dans son issue. Il me reste à
prouver cette dernière assertion. Je vais le faire.
Le Premier Consul , à qui le Pape lenouvelait
chaque jour ses demandes afin qu'il renonçât à
l'extradition de Vernègues, s'en montra ému. Ayant
aperçu le cardinal légat Caprara dans une réception
aux Tuileries , il le prit à part et lui dit que la situa-
tion du Pape lui faisait compassion; qu'en consé-
quence, sans abandonner l'extradition de Vernègues,
parce qu'il voulait vaincre la Russie sur ce point, il
se contenterait cependant de l'apparence; que le
Pape n'avait qu'à faire partir Vernègues de Rome
sous l'escorte d'un détachement de soldats, mais
qu'à Lorette, avant d'entrer à Pesaro, où le coupable
serait livré aux Français, il fallait le laisser s'éva-
der; que lui, Bonaparte, ne s'en plaindrait pas,
et qu'il accepterait cette excuse comme très-valable.
Le cardinal Caprara devait expédier immédiatement
un courrier à Rome. Ce courrier serait arrivé deux
336 MEMOIRES
OU trois jours avant le départ de Vernègues. Il aurait
mis le gouvernement pontifical en mesure d'avertir
la Russie que Rome s'était trouvée dans la nécessité
de satisfaire extérieurement Bonaparte, mais que
l'évasion de Vernègues à Lorette serait un effet de
la bonne volonté du Pape vis-à-vis du cabinet russe,
qui en aurait été fort aise.'
Chose étrange ! au lieti de hâter cette expédition
de courrier, le cardinal Caprara subtilisa, ergota,
selon sa coutume et fort mal à propos, sur ce que le
Premier Consul lui avait dit. Craignant qu'une chose
communiquée de vive voix pût ensuite être niée,
il demanda au ministre Talleyrand de la lui trans-
mettre par écrit. Il ne l'obtint pas, comme de juste,
et il ne voulut point alors risquer, — il s'exprima
ainsi plus tard , — sur une simple parole l'expédition
à laquelle le Premier Consul l'autorisait. Il rendit
compte à Rome, par la poste, d'une ouverture aussi
grave et qu'il dépeignait dans sa dépêche comme
une chose peu importante, parce qu'elle n'était point
rédigée en forme de note. Sa lettre nous parvint long-
temps après le départ de Vernègues. En face d'un
fait pareil, il faut avouer que le malheur s'attacha
jusqu'à la fin à cette affaire, qui avait été si déplo-
rable à son commencement et pendant tout son
cours. On avouera aussi, après avoir pris connais-
sance de ces incidents divers, que nous n'avons
jamais eu de plus désolante négociation à mener.
J'irai plus loin : elle continua à nous causer des
DU CARDINAL CONSALVI. 337
ennuis même sous ses cendres, si je i)uis parler de
la sorte.
Quand Pie VII, longtemps apiès cotte époque,
alla à Paris pour sacrer l'empereur Napoléon, il ap-
prit que Yernègues était encore étroitement détenu.
Sa Sainteté saisit l'occasion de demander à l'Empe-
reur la liberté de cet homme, et il l'obtint. Ayant
fait venir Vernègues devant lui, le Saint-Père l'ac-
cueillit parfaitement, lui donna une bonne somme
d'argent, et lui remit une lettre pour l'empereur
Alexandre, auprès duquel Vernègues retournait.
Dans sa lettre, le Pape informait le Czar de la liberté
qu'il avait fait rendre à l'émigré ; puis il priait chaude-
ment Sa Majesté Impériale de rétablir les communi-
cations avec Rome et de renouer l'ancienne amitié.
L'empereur Alexandre fut touché de la démarche. Il
y répondit même, et l'on sut indirectement que le pro-
jet de réponse était tel qu'on pouvait le désirer. Mais
les sourdes menées de l'archevêque de Mohiletf et des
ennemis de Rome prévalurent peut-être. Peut-êlre
aussi le ministère fit-il ses etTorts pour empêcher la
réconciliation d'être complète. Il est encore possible
que la nouvelle alliance entre la Russie et Napoléon
(qui avait toujours vu d'un mauvais œil l'intimité de
Rome et de Pétersbourg) engagea l'empereur Alexan-
dre et ses ministres à ne pas déplaire à leur nouvel
ami. Quoi qu'il en soit, la lettre du Pape resta tou-
jours sans réponse directe, et les communications de
la Russie avec Rome ne reprirent jamais leur cours.
H. 22
338 MEMOIRES
Cependant le Pape, jusqu'à son détrônement et à son
emprisonnement, ne cessa de chercher à les renouer.
Ainsi l'affaire de Yernègues continua à être fatale à
Rome même après ses cendres, — dopo le ceneri, —
ainsi que je le disais plus haut , et l'on vit se vérifier
de plus en plus qu'il n'avait pas existé d'affaire plus
désagréable, malgré tout ce qu'on fit au commence-
ment, au milieu et à la fin, pour l'empêcher d'en
arriver là. Tant il est vrai que contre le Ciel il n'est
pas de lutte humaine possible lorsque le Ciel, dans sa
justice, a décidé qu'un événement aurait lieu.
Je passe enfin aux affaires de France. Depuis le
commencement de mon ministère, c'est-à-dire depuis
le règne de Pie VU jusqu'à ma retraite et même au
delà, ces affaires furent perpétuellement et principa-
lement l'objet des soucis et des labeurs du Siège
apostolique et de la secrétairerie d'État. Quoique
j'aie parlé de la France en raison de la simultanéité
des événements qui se passaient dans ce pays et dans
les autres, je me suis réservé de m'en occuper ici
spécialement. Je répète cependant à celui qui lira ces
pages qu'à cause de la multiplicité et de la gravité
des matières à traiter et des circonstances dans les-
quelles je me trouve, je n'en donnerai qu'une légère
idée. Je n'ai aucun papier, aucun document; ma
mémoire peut me faire défaut depuis le temps, et je
tremble d'être surpris dans la situation à laquelle je
suis réduit et dans l'état actuel de l'Église.
Il semble que le destin voulait que la première
DU CARDINAL CONSALVI. 339
négociation entamée par le Saint-Siège avec la
France fut de la même nature que la dernière, qui
amena sa chute, ou, pour mieux dire, qui servit de
prétexte à sa destruction. Ce récit mettra dans tout
son jour la constance avec laquelle le Souverain Pon-
tife a jus({u'au bout respecté les doctrines que son
ministère paternel et apostolique lui faisait regarder
comme un devoir.
Peu de temps après que le Pape fut arrivé de Venise
à Rome et qu'il eut repris l'exercice de son pou-
voir, les nouveaux triomphes des Français en Italie,
la résurrection de la République cisalpine à nos por-
tes, et d'autres circonstances, toutes du moment,
nous donnèrent lieu de penser que la République ro-
maine pourrait de nouveau être proclamée elle aussi,
et que le Pape serait menacé de perdre une fois en-
core le patrimoine de l'Église. Nous ignorions les
dispositions du gouvernement français à l'égard de
Rome, et nous étions dans une grande perplexité à
ce sujet. Tout à coup, et au moment oii l'armée fran-
çaise, alors commandée par Mural, allait se mettre
en marche et se diriger sur le royaume de Naples,
parut une proclamation du général. Murât enjoignait
à ses soldats, pénétrant dans l'État pontifical du côté
dePérouse, de se bien conduire et d'observer une
sévère discipline en traversant un territoire ami.
Cette déclaration nous surprit et nous combla de
joie, comme on peut se le figurer. Le général avait
connu àï'lorence, d'où il arrivait avec l'armée, mon-
340 MÉMOIRES
signor Caleppi, y résidant de son côté, et, en ce
moment, désigné pour la nonciature apostolique du
Brésil. Ce prélat, qui autrefois avait traité plusieurs
affaires du Saint-Siège à Naples, à Florence, à To-
lentino, etc., craignant pour l'Église et ignorant la
proclamation de Pérouse, n'écouta que son zèle.
Sans avoir reçu d'ordres de Rome, il courut après
le général et le rejoignit à Foligno. Caleppi profita
des bons rapports établis entre Murât et lui à Flo-
rence, et s'efforça d'assurer le salut des États du
Pape en libellant un traité qu'il porta ensuite à
Rome, afin de le faire ratifier par le Pape, auprès
duquel il croyait s'être ménagé ainsi un protecteur
reconnaissant. Ce traité, composé de peu d'articles,
en contenait cependant un qui nous plongea dans
une stupeur profonde et dans la situation la plus
critique. L'article déclarait que le Saint-Père fer-
merait aux Anglais et aux divers ennemis de la
France — les Russes et d'autres nations encore —
l'entrée de ses ports. Le Pape, père commun et mi-
nistre de paix , ne voulait prendre aucune part à la
guerre, et il entendait conserver une exacte neutra-
lité, autant pour le bien de ses sujets que pour celui
de la Religion. Il espérait ainsi que le libre exercice
de sa suprématie spirituelle ne serait pas entravé
dans les États de ces princes contre lesquels la
France guerroyait. On résolut de ne ratifier ce traité
à aucun prix. On voit quel contre-temps c'était, et
dans quelle horrible alternative se trouvait placé le
\
DU CARDINAL CONSALVI. 341
gouvernement pontifical par le zèle trop ardent de
monsignor Caleppi, qui, pour ce traité, jetait le Pape
dans la nécessite de faire une déclaration fort peu
opportune à cette heure.
Le général Murât arriva quelque temps après à
Rome. Ce fut en cette occasion qu'il fallut se pronon-
cer, car nous devions ou ratifier ou désavouer l'acte
de Foligno. J'eus une longue conférence avec le gé-
néral, que je voyais pour la première fois. J'appuyai
sur l'inutilité d'un traité entre deux puissances
(|ue sa proclamation déclarait amies. Je lui dis en-
suite droitement et avec la plus entière franchise
(pie le Pape devait et voulait rester neutre à cause
des motifs expliqués plus haut, et je lui fis connaître
l'inexprimable douleur que lui avait causée le faux
pas de monsignor Caleppi, qui n'avait reçu aucun
pouvoir, aucune mission à ce sujet. Je dois attribuer
dabord à la protection du Ciel, puis moins au mé-
rite de mes paroles qu'à la bonté dame du général
IMurat, l'heureuse issue de cette première négocia-
tion. Ce général, doué d'un caractère fort doux,
était loyal, sincère, et avait un cœur excellent. Il
avouait de son côté ne pas avoir d'ordre de son gou-
vernement pour négocier un traité. La France, en
effet, attendait le moment de manifester ses inten-
tions, et elle voulait d'abord obtenir autre chose
de Rome. Le général Murât ne fit donc que profiter
des offres de monsignor Caleppi, et il saisit l'occa-
sion de servir les intérêts de son pays. Voyant la
342 BÎÉMOIRES
tristesse du Pape et connaissant la répugnance fon-
dée qu'il montrait pour ne pas ratifier le traité, Murât
écouta la bonté de son cœur, qui ne lui permettait
point de travailler à la ruine du Saint-Siège. Il aurait
pu maintenir le traité et instruire Bonaparte du refus
essuyé; il préféra se priver du mérite qu'il se serait
acquis auprès de la République française, s'il eût
poursuivi l'affaire jusqu'au bout. S'abstenant d'em-
ployer la force et la menace pour arriver à son but,
il chercha mille raisons morales afin de vaincre notre
résistance; et il termina -en me disant : « Eh bien,
puisque ce traité fait tant de peine au Saint-Père et
à vous, jetons-le au feu et n'en parlons plus. »
Cette façon d'agir qu'il ne démentit jamais, qu'il
confirma toujours par de nouvelles marques de
piété et par de sincères respects envers le Saint-
Siège dans toutes les affaires qu'il eut à négocier et
dont j'aurai occasion de parler bientôt, lui valut la
plus tendre affection du Pape ainsi que la mienne.
Je puis dire avec vérité qu'il prodigua sans cesse à
Pie VU de nouveaux témoignages de sa vénération
et de son attachement, et qu'il m'honora personnel-
lement d'une amitié aussi affectueuse que loyale. Je
me crois tenu de lui payer ici ce juste tribut de re-
connaissance , et je le dois à la noble conduite qu'il
tint toujours envers le Saint-Siège, envers le Pape et
envers moi.
Un court espace de temps sépara cette affaire des
grandes négociations pour le Concordat de 1 804 .
DU CARDINAL CONSALVl. 3i:{
Une lettre du cardinal Martiniana, évêque de Ver-
ceil, arriva inopinément à Rome. Le Cardinal an-
nonçait (jue le. Premier Consul, en passant par
Verceil à la lôte de son armée, l'avait chargé de
notifier au Saint-Père qu'il désirait rétablir la Reli-
gion en France ', et qu'il fallait que le Pape fît partir
pour Turin le prélat Spina, avec lequel le Premier
Consul s'entendrait à cet etfet. Bonaparte avait connu
ce prélat — aujourd'hui cardinal — à Valence en
Dauphiné, où il avait accoHq)agné le pontife Pie VI
dans sa captivité. Le Pape y mourut, et le Premier
Consul, alors général Bonaparte, était arrivé peu de
jours après venant de Fréjus, où il avait débarqué à
son retour d'Egypte. Le motif de l'invitation était
1 La question de savoir si, pendant les vingl anne'es de son
éblouissanle cariièie, Napoléon Bonaparte, général, premier
consul ou empereur, a voulu détruire ou conserver le Saint-
Siège et la Papauté, fut souvent posée et agitée à différents
points de vue. Nous n'avons pas à entrer dans ces discussions
rélrospeclives et à peser ici le pour ou le contre. En fais^ant la
part des éclats de colère, des lettres et des ordres irréfléchis
que. l'enivrement du pouvoir inspira ou arracha quelquefois à
l'empereur Napoléon , en tenant même compte des suggestions
contre lesfpielles rinipétueuse droiture de son caractère et de
son esprit ne le mit pas assez en garde, on nrrive néanmoins
très-facilement à la conclusion que, né catholi(pie, Bonaparte
n'atïicha jamais la pensée de s'attaquer à la Religion calholiijue
et à son Chef sur la terre.
Les passions eurent bien leurs entraînements coupables, en-
traînements (pii furent expiés d'une cruelle manière sur le ro-
cher de Sainte- Hélène; mais, en étudiant celte vie si pleine
de glorieux tumultes, il n'y a même pas un iloute possible à
élever. Bonaparte, au milieu et à la fin de son histoire, est tou-
jours resté fidèle aux sentiments qu'il révéla dès sa première
344 MÉMOIRES
de s'aboucher pour le rétablissement de la Reli-
iiion en France. Un pareil motif ne permettait pas
d'hésiter pour savoir si l'on accéderait à ce vœu,
et Spina fut envoyé, avec l'ordre d'entenire et
de rapporter. Arrivé à Turin, il attendit otielque
temps le Premier Consul. Tout à coup il apprend
(fue Bonaparte était rentré en France par une autre
loute et qu'il l'appelait immédiatement à Paris. Le
prélat donna avis de ce changement à Rome, et il
prit la liberté de partir sans avoir de réponse. Il ne
doutait pas de la permission, car il lui^semblait qu'en-
tendre dans un lieu ou dans un autre, restait exacte-
ment la même chose. Ce n'était pas absolument vrai;
toutefois ou n'aurait pas pu lui refuser l'autorisation,
campagne d'Italie, alors que, de son quartier gcnëral de Vérone,
le 7 brumaire an V (28 octobre 1796), il écrivait à Cacault, le
plénipotentiaire de la République en Italie :
" Désirant donner au Pape une marque du désir que j'ai de voir
cette guerre si longue se terminer, et les malheurs qui affligent
la nature humaine avoir un terme, je lui ofï're une manière
honorable de sauver encore son bonneuretleChef de la Religion.
» Vous pouvez l'assurer de vive voix que j'ai toujours été con-
traire au traité qu'on lui a proposé, et surtout a la manière de
négocier; que c'est en conséquence de mes instances particulières
et réitérées que le Directoire m'a chargé d'ouvrir la route d'une
nouvelle négociation. J'ambitionne bien plus le titre de sauveur
que celui de destructeur du Saint-Siège. Vous savez vous-même
que nous avons toujours eu là-dessus des principes conformes;
et, moyennant la faculté illimitée que m'a donnée le Directoire,
si l'on veut être sage a Rome, nous en profiterons pour donner
la paix à cette belle partie du monde et tranquilliser les con-
fciences timorées de beaucoup de peuples.
» Bonaparte. »
DU CARDINAL CONSALVl. 345
(|uoiqu'on connût le désavantage de négocier à Paris,
car le motif de cet appel aurait constitué le Pape
dans son fort, s'il avait tait des diOicultés relatives à
l'étiquette ou à d'autres vues secondaires dérivant
de la qualité du lieu ou de la forme.
Mon but n'est point, en parlant ici du Concordat,
de rapporter en quoi que ce soit ce qui regarde l'in-
trinsèque de la chose, c'est-à-dire les matières qui
en furent l'objet et les raisons qui déterminèrent le
Saint-Siège à rejeter certains points et à en accepter
d'autres. Mon intention n'est pas non plus d'examiner
les causes de cette conduite. Tout cela se trouvera
pleinement exposé dans les dépêches qui furent
écrites à ce sujet au milieu de ces mémorables débats,
si toutefois ces dépêches ont pu être sauvées du grand
naufrage qui suivit le détrônement du Pape, l'occu-
pation de Rome et le pillage de toutes les archives et
autres endroits où se conservaient les correspondan-
ces du Saint-Siège. Les documents de l'Église furent
transportés à Paris et devinrent la proie du vain-
queur. Sans le secours de ces papiers, il serait im-
possible de parler du Concordat intrinsèquement.
Et cela fùt-il praticable à ce point de vue, l'époque
où j'écris ces pages ne l'autoriserait guère.
Mon intention est de m'occuper seulement du
Concordat exfrinsèquement. Je ne le ferai que d'une
manière incomplète et presque sans détails. C'est du
reste la matière d'un autre écrit particulier. Mon
travail actuel sera aussi bref et aussi rapide que pos-
346 MÉMOIRES
sible, et je ne toucherai qu'aux principaux événe-
ments, afin que le souvenir ne s'en perde pas. Ceci
posé, je dis donc que, peu de temps après l'arrivée
à Paris du prélat Spina, ayant avec lui un théolo-
gien , le P. CaselU, autrefois général des Servîtes et
maintenant cardinal lui aussi, on commença à de-
viner quelles étaient les intentions du gouvernement
français et la direction qu'il voulait imprimer aux
négociations. On ne permit jamais à l'envoyé ponti-
fical d'énoncer ses idées. Du reste, il n'aurait pas
pu le faire dans le principe, puisque ses pouvoirs
se bornaient à entendre et à rapporter. Le gouver-
nement républicain, au contraire, émit successive-
ment divers plans qu'il avait conçus lui-même et
qu'il imposait, si je puis m'exprimer de la sorte,
comme des lois auxquelles le Pape devait se sou-
mettre. Il fallait que Sa Sainteté rétablît la Religion
en France dans la manière et dans la forme qu'il
plaisait au Premier Consul. J'ai dit qu'on développa
l'un après l'autre plusieurs projets au prélat, car
quelques-uns d'entre eux furent rejetés par lui. Il
jugeait inutile de les transmettre à Rome, parce qu'ils
élaient absolument indiscutables. D'autres se virent
repoussés par le Saint-Siège quand Spina, pour ne
pas assumer sur lui seul toute la responsabilité de
ses refus, nous les fil parvenir.
Il avait été créé à Rome une très-nombreuse Con-
grégation des premiers et des plus doctes cardinaux
et théologiens, qui examinaient les projets. La Con-
DU CARDINAL CONSALVl. 347
grégation se réunissait en présence du Pape, et on
ne rejetait ces plans qu'après les avoir soumis à un
examen sérieux. Eiiliii le prélat Spina envoya un
projet gouvernemental, qui lui sembla moins inad-
missible que les j)récédents et susceptible de quelque
accommodement. 1^ Congrégation travailla beaucoup
sur ce projet. Elle bitla une grande partie des articles,
en conserva quelques-uns et les réexpédia sur Paris
ainsi amendés. On accordait au prélat la faculté de
signer le traité, si le Gouvernement acceptait les
corrections indiquées.
Pendant ce temps, un plénipotentiaire français
arrivait dans la capitale. C'était M. Cacault, déjà
venu sous Pie VI, au moment de l'armistice de Bo-
logne et de la paix de Tolentino. Il avait été commis-
sionné par Bonaparte pour régler les affaires qui
regardaient les Fiançais demeurant à Rome, et pour
témoigner des bonnes dispositions du Premier Con-
sul à renouer les relations avec le Saint-Siège. Au
fond, le véritable but de sa course était de sur\ cil-
ler ce que Ton faisait au Vatican relativement au
Concordat, et d'étudier à fond les intentions et les
vues du Saint-Siège et de ses dignitaires, tous bien
connus de Cacault.
Lors de son premier séjour à Rome, ce diplo-
mate avait acquis une grande expérience des cho-
ses et des hommes. Il n'apporta point de lettres de
créance, mais le ministre des affaires étrangères,
M. de Talleyrand, avait dit à Spina que la Cour
348 MÉMOIRES
pontificale pouvait s'en référer à cet agent, chargé
d'une mission par le gouvernement français. Ce
Gouvernement se ménageait ainsi une issue pour
au besoin désavouer Cacault en faisant valoir qu'il
n'était pas accrédité. Cependant la France se servait
de son envoyé, et le Saint-Siège, depuis les paroles
du ministre Talleyrand à Spina, ne pouvant pas sou-
tenir avec certitude que Cacault n'était point avoué
par la France, et trop faible pour tenter autre chose,
se renferma dans une extrême circonspection quand
il dut traiter avec lui. Du reste, Cacault manifestait
une louable prudence et d'excellentes intentions. Il
habitait donc Rome ; il y avait déjà traité diverses
affaires pour les Français ou pour leurs alliés, sans
s'être jusqu'alors mêlé ouvertement du Concordat,
quoiqu'il fut tout prêt à le faire, d'après les ordres
qu'il avait reçus. Après le renvoi à Paris du projet
de Concordat corrigé, une note ofiicielle fut transmise
au Saint-Siège, non par Spina, comme c'était l'ha-
bitude, mais par Cacault. Cette note ne contenait
que peu de paroles, très-énergiques cependant.
Le Premier Consul, lisait-on dans cette note, accor-
dait un espace de cinq jours pour adopter pure-
ment et simplement le projet de Concordat que
l'on n'avait pas voulu accepter et qui fut renvoyé à
Paris avec certains amendements. Dans le cas où le
traité n'aurait pas été signé au bout des cinq jours,
Bonaparte enjoignait à Cacault de partir et de dé-
clarer la rupture avec Rome. Dans cette hypothèse,
DU CARDINAL CONSALVI. 349
Cacaiilt reçut ordre de se diriger sur Florence, auprès
du général en chef de l'armée française, Murât,
auquel le Premier Consul avait donné ses instruc-
tions. C'était du moins ce qu'il lui écrivait.
Une telle nouvelle surprit et consterna le Pape et
son ministère. Ils en prévoyaient les conséquences;
mais elle n'abattit pas leur courage, elle ne leur fit
point trahir leur devoir. Afin de procéder dans une
alVaire aussi importante avec la sagesse et la maturité
requises, on assembla les Cardinaux en présence du
Pape, et l'on répondit ensuite négativement, sans
se préoccuper des conséquences qui pouvaient en
résulter. Je communiquai cette réponse à Cacault; il
^en fut très-sincèrement afi'ecté. Il aimait Rome, où
il avait résidé dans sa jeunesse, et la loyauté remar-
quée dans le gouvernement pontifical, dont il était
très-satisfait, l'attachait de plus en plus à nous. Sa
douleur augmenta lorsque je lui exposai les motifs
qui empêchaient le Pape d'adhérer à ce Concordat.
Cacault ne s'était jamais mêlé de l'affaire en elle-
même; il n'avait pris soin que de l'intérieur, obser-
vant si, à Rome, on y portait un véritable intérêt,
si on y travaillait sans relâche, s'il s'y démasquait
quelque intrigue essayant de la contrecarrer, et au-
tres choses semblables.
Quand il m'entendit énumérer les raisons sur les-
quelles le Pape basait son refus, il ne put, avec la fran-
chise de son naturel, s'empêcher de s'écrier : « Vous
avez raison : vos motifs sont légitimes et évidents; il
350 MÉMOIRES
me semble impossible que le Premier Consul, venant
à les étudier avec les détails que vous me donnez,
n'en reste pas convaincu. Il n'est pas juste de dire
que la vérité ne peut pas arriver jusqu'à lui. » Et, en
prononçant ces paroles et d'autres équivalentes avec
une expression de sentiment qu'on ne pourrait pas
rendre, il songeait au moyen de nous tirer d'em-
barras. Il allait et venait par sa chambre, et frappait,
pour ainsi dire sa tête contre les murailles, dominé par
l'irritation qu'excitait en lui la rupture entre les deux
Gouvernements. Dans un transport de fièvre, il s'écria :
« Pourquoi n'allez-vous pas vous-même à Paris ? Le
premier ministre de l'empereur d'Allemagne , le
comte de Cobenzl , ne s'y trouve-l-il pas pour régler
les intérêts de sa cour? Je suis très-certain que si
vous suiviez son exemple, tout s'arrangerait. Cette
marque de considération de la part du Saint-Père,
tout en prouvant son désir de ne pas rompre, flatte-
rait au plus haut degré le Premier Consul. Vous lui
parleriez directement, et personne ne pourrait l'em-
pêcher de s'instruire par lui-même du véritable état
des choses et des arguments du Pape. Croyez-moi,
allez, et vous verrez que tout finira bien. »
Il s'exprimait de cette façon et avec des paroles sor-
tant véritablement du cœur. Ce langage m'impres-
sionna beaucoup. Les motifs sur lesquels il basait son
plan de voyage et auxquels il donna les plus amples
développements me parurent fondés. Je voyais d'ail-
leurs qu'il n'y avait aucun moyen d'arrêter notre
DU CARDINAL CONSALVI. 351
ruine imminente et certaine, ou que le seul était de
faire partir pour la France un négociateur dont le
titre et le nom sauraient caresser l'orgueil du Pre-
mier Consul. Je considérai encore que, par cette
initiative, le Saint-Père le jetterait dans l'embarras
en faisant rejaillir sur lui la responsabilité de la rup-
ture, après lui avoir fourni une preuve si patente et
si solennelle de son désir de tout essayer pour l'évi-
ter. Je répondis que cette idée me paraissait plau-
sible en substance, sinon dans toute son extension.
Elle était plausible quant à la miséion d'un cardinal
à Paris, mais non quant au choix de la personne. Je
n'étais pas au mieux dans les papiers de la Républi-
que française ,par suite des événements passés. Bien
qu'innocent, on m'avait persécuté lorsque j'étais
prélat, au moment du triomphe de la première Révo-
lution, sous Pie VI. Mon refus d'adhérer aux exi-
gences actuelles du gouvernement consulaire ne
devait pas modifier cet état de choses, car il est d'u-
sage de faire retomber les fautes sur le ministre. Je
conclus donc que, relativement à la personne à en-
voyer, il me semblait plus opportun de choisir le
cardinal Mattei, que le Premier Consul connaissait
déjà, ou le cardinal Doria, qui avait été nonce à
Paris. Je fis remarquer que ces deux Cardinaux joi-
gnaient un beau nom à tous ces avantages. Pour ce
qui regardait la mission en général, je me réservai
d'en parler au Saint-Père, qui déciderait cette ques-
tion comme il croirait devoir le faire. En me pressant
3o2 MÉMOIRES
d'en référer sur l'heure au Pape et en sollicitant
une audience pour lui parler directement, CacauH
insista sur ce que je devais aller à Paris et non pas un
autre. — « Si chez les autres, répétait sans cesse ce
bon ministre , il y a quelque chose de plus qu'en
vous, les autres ne sont pas secrétaires d'État comme
vous, et c'est là ce qui flattera le Premier Consul.
N'est-ce pas parce que le comte de Cobenzl est
premier ministre de l'empereur d'Allemagne que
Bonaparte a été si fier de le recevoir? » Il ajouta
quelques louangeè à mon adresse, que le manque de
vérité et un peu de modestie ne me permettent point
de relater.
Le Pape, après mon rapport, jugea que l'idée de
Cacault était digne de grande considération, et quant
à lui il l'approuva. Il fit néanmoins rassembler tout
le Sacré-CoUége afin de procéder avec maturité dans
cette démarche décisive, et il lui posa ces deux ques-
tions : Doit-on envoyer un cardinal en France? Qui
doit-on envoyer?
Pie VII accorda l'audience à Cacault, et après
l'avoir entendu, il demeura plus persuadé que jamais
de l'opportunité du voyage, II se réserva cependant
d'écouter les avis des Cardinaux. Le Sacré-CoUége se
rassembla en sa présence, la veille de la fête du Cor-
pus Domhii. Le Pape m'ordonna d'expliquer l'affaire
et fit ses deux interrogations. Les votes furent unani-
mes. Les Cardinaux déclarèrent qu'on devait dépu-
ter un cardinal et que ce devait être moi. Le Pape,
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Lettre du prir.co de Meltemirh nu e<irdinal Cansalvi.
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DU CARDINAL CONSALVI. 353
qui avait ç^ardé le silence pour laisser une entière
liberté aux. sull'rages, s'exprima à la (in dans le
même sens. Je m'étais prononcé pour l'allirmative
quant à l'ambassade, et je l'avais repoussée sous le
rapport du choix de la personne. Je m'appuyais sur
ce que le talent indispensable à pareille mission me
manquait absolument, et sur le proverbe connu : Si
vismiitere, mitte gratum, puis je démontrai que je
n'étais pas agréable à Bonaparte. Je proposais les
deux cardinaux dont j'ai parlé tout à l'heure, mais
inutilement, car tous les Cardinaux, y compris ceux
qui, pour les orageuses discussions du libre commerce
ou pour d'autres raisons, ne m'aimaient pas, décla-
rèrent à l'envi que je devais partir. Le Saint-Père
iinit par m'en intimer l'ordre; il fallut baisser la tète
et se résigner à l'obéissance.
On arrêta que je me mettrais en route dans les
vingt-quatre heures, ou un peu plus, parce qu'alors
expirait le délai des cinq jours fixés pour donner
réponse au gouvernement français. En annonçant
celte nouvelle à M. Cacault, je devais faire en sorte
qu'il ne s'éloignât pas de Rome, justement à cause
de mon ambassade à Paris. La raison de ce désir
était d'empêcher le mauvais etTet que son départ
aurait produit dans la ville parmi les malintention-
nés. On se souvenait des tristes catastrophes de
Basville et de Duphot, et l'on craignait avec raison
(jue, surexcités par la rupture dont le départ de
l'envoyé français serait le signal, les méchants ne
II. 23
354 MÉMOIRES
tentassent quelque coup contre le Saint-Siège. Bien
plus, on redoutait qu'il ne cherchassent à faire du
mal aux Français résidant à Rome. Pour attirer la ven-
geance de la République sur la Cour romaine, que
l'on accuserait d'être l'auteur présumé de l'attentat,
les méchants auraient pu désigner et immoler une
victime. On pensa enfin que l'envoyé français res-
tant dans la capitale, c'était une assurance morale
que les troupes campées en Toscane n'entrepren-
draient rien contre le Pontificat suprême. Toutes ces
raisons réunies firent souhaiter que M. Cacault ne
s'éloignât pas de Rome lorsque j'en partirais. Bien
que j'eusse tenté tous les moyens pour amener ce
résultat, et quoiqu'il fût très -satisfait de la déci-
sion prise relativement à mon ambassade à Paris,
Cacault ne put pas se prêter à ma demande, parce
qu'il lui était impossible de transgresser des ordres
positifs. Il devait partir, on le sait, au bout de cinq
jours, si on n'adhérait pas au Concordat projeté. Il
m'avoua cependant qu'il avait un moyen à opposer
aux mouvements et aux attentats que des malinten-
tionnés pourraient rêver après son départ. « Partons
ensemble, me dit-il. Eu nous voyant tous les deux
dans la même chaise de poste, cela déconcertera
leurs plans. Ils auront peur et ne compteront pas
beaucoup sur la rupture de deux gouvernements
dont les ministres voyagent côte à côte et dont l'un
va dans la capitale où réside le souverain de l'autre. »
Le Saint-Père approuva ce biais, et le matin du jour
nu CARDINAL CONSALVI. 355
qui suivit la fôte du Corpus Domini , — le 6 juin, je
crois, — j'allai prendre Cacault dans ma voilure, et
je sortis avec lui de Rome oii le cardinal Joseph
Doria, en qualité de doyen des cardinaux palatins,
me remplaça jusqu'à mon retour dans l'exercice de
ma charge de secrétaire d'État. Je voyageai avec le
ministre Cacault jusqu'à Sienne. Là, je me séparai de
lui, parce que nous avions appris que le général en
chef Murât était à Pise et non à Florence. J'avais in-
térêt à le voir pour m'assurer, en tant qu'il me serait
possible, de ses mouvements afin de tranquilliser le
Pape. M. Cacault resta à Sienne pour se reposer quel-
que temps, et je poursuivis ma route vers Pise;
mais, chemin faisant, un courrier envoyé par le gé-
néral Murât à Cacault, qui l'avait instruit de tout
lorsqu'il était à Rome, m'annonça que le général
retournait à toute bride de Pise à Florence pour me
voir, lors de mon })assage dans cette ville. J'allai donc
à Florence, où le ministre Cacault arriva quelques heu-
res après moi. La réception que me fit le général
Murât ne pouvait être ni plus honorable ni plus ami-
cale. Je dînai avec lui, et je pus écrire au Pape que le
Saint-Siège n'avait rien à craindre pour le moment.
Je laissai Florence la nuit même, et quatorze jours
après mon départ de Rome , j'arrivai à Paris dans la
soirée du 20 ou du 21 juin, accablé de fatigue et
très-inquiet sur la manière dont le gouvernement
français prendrait mon voyage, qui lui avait été
notifié par un courrier expédié avant mon départ.
23.
356 MÉMOIRES
Le lendemain matin, Tabbé Bernier — depuis évê-
que d'Orléans — vint me rendre visite. Il avait été
désigné par le Premier Consul pour traiter avec le
prélat Spina, dans l'hôtel duquel j'allai habiter. Je le
chargeai d'apprendre mon arrivée au Premier Consul,
et de lui annoncer que je désirais savoir quand il
voudrait me recevoir, et dans quel costume, car à
cette époque les ecclésiastiques ne paraissaient pas
avec leurs vêtements sacerdotaux dans les rues de
Paris. Les mœurs et les usages de la Révolution y
étaient encore en vigueur. On lisait au frontispice
des églises des dédicaces semblables à celles-ci : Au
Commerce, à l'Amitié, à la Jeunesse, à la Vieillesse,
et à d'autres divinités de même étoffe.
Mon intention n'était pas de quitter l'habit ecclé-
siastique, puisque, pendant mon voyage, je m'étais
revêtu des insignes cardinalices, au grand ébahisse-
ment de tout le monde, car on n'avait pas vu de
cardinal depuis dix ans et plus, c'est-à-dire depuis
l'époque de la Révolution. Mais je ne devais pas
exposer la pourpre romaine à des outrages dans la
capitale de la France. Voilà pourquoi je voulais être
éclairé par l'autorité et avoir une règle sur le plus ou
sur le moins.
En peu d'heures, j'eus la réponse du Premier Con-
sul, qui me causa un fort vif déplaisir. Bonaparte
me faisait savoir qu'il me recevrait tout de suite,
c'est-à-dire à une heure de l'après-midi, et que je
devais venir à lui en cardinal le plus possible. Je ne
DU CARDINAL CONSALVI. 357
me laissai pas égarer (|iiaiil à ce dernier point, et me
souvenant bien que les Cardinaux ne portent la pour-
pre (|ue chez le Pape, et que c'est seulement par
abus que les cardinaux sujets vont ainsi à l'audience
de leurs souverains, je résolus de me présenter en
habit court, en noir, avec les bas, le collet et la ca-
lotte rouges, vêtu, en un mot, comme quand nous
sommes habillés di corto. Mais je fus mécontent de me
rendre à l'audience, fatigué comme je l'étais, igno-
rant tout, puisque le temps matériel me manquait
pour m'informer, et complètement seul, car le prélat
Spina, n'ayant pas encore vu le Premier Consul,
n'osa pas m'accompagner, parce qu'il n'avait point été
nommé dans la réponse qu'on m'adressa. Le maître
des cérémonies vint, dans un carrosse consulaire, me
prendre à mon hôtel à l'heure indiquée, et, seul avec
lui , j'allai à la Cour, déjà installée aux Tuileries.
Je croyais être reçu en tête-à-tête par le Premier
Consul , mais je fus bien trompé dans mon attente.
On avait commandé la parade, qui alors se faisait
tous les quinze jours, et à laquelle assistaient, avec
les deux autres Consuls, tous les premiers corps
de l'État, le Tribunat , le Sénat, les grands de la
Cour, les ministres, les généraux, enfin ce qu'il y
avait de plus élevé en dignité à Paris. Je crois que
l'amour-propre de Napoléon Bonaparte lui fit saisir
avec délices cette occasion de se faire voir à moi
dans toute sa splendeur, de m'imposer à première "
vue, et de montrer en même temps aux Parisiens
358 MÉMOIRES
un cardinal — nouveauté alors à Paris — et un pre-
mier ministre du Pape venant à son audience. Il
voulut, par ces motifs, me recevoir ce jour-là, sans
m'accorder un peu de répit après un pareil voyage,
et sans me permettre d'interroger, de prendre lan-
gue et de sonder les eaux dans lesquelles je navi-
guais. Je n'avais été prévenu de rien par le maître
des cérémonies. Je me vis donc transporté tout d'un
coup au milieu de cinq ou six mille personnes , stu-
péfait de l'éclat d'une magnificence au-dessus de
toute description , ne sachant rien et ne comprenant
pas même ce que je voyais.
Arrivé, à travers une foule immense, dans la
grande salle où se trouvait le Premier Consul, je crus,
quand on ouvrit la porte à deux battants, assister à
une représentation théâtrale. Il y avait autour du
salon un nombre infini de personnes très-richement
chamarrées. C'étaient les corps de TÉlat rangés en
demi-lune, aux deux cotés de lacpielle se tenaient
des soldats, des ministres et des grands. J'aperçus au
fond et séparés de la foule trois personnages qui
étaient les trois Consuls, mais que je ne connaissais
pas pour tels. Celui qui était au milieu s'avança de
quelques pas vers moi. Je le vis attendre que je
fusse arrivé jusqu'à lui.
Comprenant par ce seul mouvement qu"il était le
Premier Consul, je m'inclinai; je m'avançai à mon
■ tour, ayant à mes côtés le ministre Talleyrand. Sans
que je susse qui il était, il m'avait abordé dans la
DU CARDINAL CONSALM. 359
salle précédente et m'introduisait dans celle-ci. Je
voulais faire mon compliment et, mali^ré ma surprise
et ma confusion, dire que le Pape m'envoyait à Paris
dans le vif désir qu'il éprouvait de resserrer les
anciens nœuds qui attachaient le Saint-Siège à la
France; Bonaparte ne m'en laissa pas le temps. Il
prit la parole en me déclarant, sans politesse comme
aussi sans impolitesse, qu'il connaissait l'objet de
mon voyage, que les négociations commenceraient
sans retard, parce qu'il n'avait point de temps à per-
dre. Il ajouta qu'il m'accordait cinq jours; que si,
dans cet intervalle , le traité ne se concluait pas , je
n'avais rien de mieux à faire que de retourner à
Rome, parce que son parti était déjà pris dans ce cas.
Je ne sais s'il me fixa ce terme par hasard ou pour
persister dans le chitîre qu'il avait enjoint de pres-
crire à Rome.
A un compliment aussi singulier, je répliquai que
je voulais me flatter que, dans le délai fixé, tout s'ar-
rangerait à la satisfaction commune. Il reprit alors la
parole, et il entama un long monologue sur les
affaires. Il s'exprimait moitié en langue française,
moitié en langue italienne. Tout en discourant, il
aborda les questions dans le plus grand détail , et il
s'échauffa avec une vivacité inouïe. Je répondais ce
qui me paraissait opportun , et le Ciel m'assista de
telle sorte que je ne perdis pas contenance. Malgré
l'étonnement, la solennité attribuée à l'entrevue et
l'appareil imposant dont j'étais environné, — tous
360 MÉMOIRES
les regards étaient braqués sur moi, — j'eus le bon-
heur de ne pas broncher et en même temps de ne pas
déplaire. Enfin après une réception de plus d'une
demi-heure, pendant laquelle le Premier Consul parla
beaucoup, l'ambassadeur du Saint-Père pas trop
mal et où le ministre ne dit rien, Bonaparte me
fit une gracieuse inchnation de tête, me congédia de
la sorte, et se replia sur la ligne où se tenaient, à
une très-petite distance, les deux autres Consuls. Je
fis alors une révérence, et je sortis, accompagné du
ministre Talleyrand — toujours silencieux. — Il me
conduisit dans la salle précédente, me fit un salut, et
me remit au maître des cérémonies. Ce dernier me
ramena dans sa voiture à l'hôtel. J'étais certainement
plus étonné et plus confus à mon retour qu'à mon
départ.
Après cette réception , je ne perdis pas une mi-
nute, et les négociations commencèrent entre l'abbé
Bernier et moi. Celui-ci me laissa toujours le prélat
Spina et le théologien Caselli pour travailler de con-
cert. En partant de Rome, j'avais eu le soin de ne
pas m'attribuer une puissance absolue. J'avais même
fait ajouter au Bref de formalité, ou lettres de créance,
un autre Bref, dans lequel on m'enjoignait expres-
sément d'arranger les choses pour que le Con-
cordat fût rédigé d'après le projet amendé à Rome,
projet que le cabinet français n'avait pas accepté.
On ne m'autorisait pas à m'en éloigner substantielle-
ment, mais seulement dans les formes ou dans les
DU CARDINAL CONSALVI. 364
expressions propres à (oui concilier sans en altérer
l'essence. De plus le Saint-Père se réservait toujours le
droit de ratifier ce qui aurait été décidé. J'avais songé
à cette précaution pour qu'on ne pût pas me forcer
la main à Paris, et parce (pie je ne voulais pas assu-
mer sur moi cette lourde responsabilité dans une
atfaire d'une importance aussi majeure. Je désirais
donc marcher, le plus qu'il me serait possible, en
sécurité de conscience et sur les traces que l'on m'in-
diquerait de Rome.
Je ne dirai rien ici du cours et des péripéties des
négociations, (jui, — et on peut se l'imaginer facile-
ment,— ne furent pas terminées dans les cinq jours
que le Premier Consul m'avait accordés à son au-
dience. Chaque jour était regardé comme le dernier
terme prescrit; je laisse donc à juger quels furent la
fatigue, l'angoisse, les craintes et les tourments de
cette très-douloureuse affaire. J'étais obligé d'écrire
même la nuit, sans goûter un instant de repos, et
de transmettre mes Mémoires sans avoir pris le
temps de les relire. J'eus une ou deux audiences, —
je ne me souviens plus avec certitude si ce fut une
ou deux, — dans le cabinet du Premier Consul, à la
Malmaison. Chaque matin et chaque soir, nous tenions
les conférences, mes deux collègues, l'abbé Bernier
et moi. L'abbé en rapportait quotidiennement le
résultat au Premier Consul ou au ministre, et il n'osa
jamais prendre sur lui d'assurer ou de résoudre
quoi que ce fût. Il répétait sans cesse qu'il devait
362 MÉMOIRES
d'abord demander l'avis du Premier Consul. Mon
sort était bien différent du sien. On ne me permit
pas d'expédier un courrier à Rome. On répondait à
mes sollicitations à ce sujet que c'était inutile, puisque
le Pape m'avait investi de l'omnipotence. J'eus beau
montrer et remontrer cent fois le Bref dont j'ai
parlé, je ne pus arriver à modifier cette affirmation
dans leurs bouches. Je dus supporter des peines
mortelles , car Bonaparte déclarait ne jamais vouloir
adhérer aux corrections faites à Rome. Il manifes-
tait même d'autres exigences, et je ne pouvais pas
consulter le Saint-Père, puisqu'on m'empêchait de
lui adresser un courrier , et que l'on me pressait de
conclure l'affaire ou d'y renoncer.
Ce dernier parti entraînait avec lui d'affreuses
conséquences , tant pour le spirituel que pour le
temporel. Je sentais bien que ceux qui à Rome, le
danger passé , auraient critiqué le traité après sa
signature , comme n'étant pas suffisamment avanta-
geux au Saint-Siège et aux intérêts de l'Église,
déclameraient dans le péril, si le Concordat ne se
terminait point, contre une rigueur excessive et
préjudiciable qui m'aurait porté à tout briser. Mais
si ces réflexions et les conséquences désolantes dont
j'ai parlé (conséquences qui devaient provoquer la
ruine de la Rehgion non -seulement en France,
mais encore partout, car le Premier Consul répétait
sans cesse que s'il se séparait de Rome il saurait
bien n'être pas seul, et entraîner avec lui tous les
DU CARDINAL CONSALVI. 363
pays sur lesquels il dominait par la force); si, dis-je,
ces conséquences désolantes me faisaient redouter
la rupture, d'un autre côté j'appréhendais justement
la conclusion de l'aflaire telle qu'on la souhaitait. Je
ne voulais, à aucun prix, signer le traité tant (ju'on
tâchait de m'engagcr à violer la substance du projet
corrigé à Rome, — chose que je ne pouvais ni ne
désirais faire. — J'étais très-résolu à ne pas m'éloi-
gner d'une ligne et à ne pas me séparer de ce palla-
dium. On comprendra très-aisément quelle horrible
position fut la mienne et les sueurs de sang que
m'arrachèrent ces négociations. Après vingt ou vingt
et un jours d'angoisses, je réussis enfin à mettre
sur pied un Concordat qui ne s'éloignait en aucune
manière de la substance du Concordat amendé à
Rome, et qui n'en différait seulement que dans la
forme et par les expressions plus propres à concilier
les choses, mais sans toucher à l'essence, ainsi qu'on
me l'avait bien recommandé.
Le 1 3 juillet fut le jour fixé pour la signature du
Concordat, et le matin même on lut dans le Moniteur
que le cardinal Consahi avait réussi dans la mission
pour laquelle il était venu à Paris. La signature
devait avoir lieu dans la maison du frère du Pre-
mier Consul , Joseph Bonaparte , regardée comme
plus décent que l'hôtel où je logeais. Joseph , le con-
seiller d'État Cretet et l'abbé Bernier devaient si-
gner pour le Consul; le prélat Spina, le théologien
Caselli et moi pour le Pape. J'allai avec mes deux
364 MÉ3I01RES
collègues à la maison du frère du Premier Consul , à
quatre heures de l'après-midi. Nous y Irouvèmes
les trois autres personnages. Après quelques compli-
ments, Joseph Bonaparte nous invita à nous asseoir
pour procéder à la cérémonie, qui, disait -il, ne
devait pas être longue, puisque nous n'avions qu'à
apposer nos noms à un traité déjà terminé. Chacune
des deux parties avait par devers elle la copie du
traité arrêté à l'avance, ainsi qu'on l'a remarqué, et
que le Premier Consul, à qui Dernier rapportait tout,
avait approuvé. On devait signer les deux copies
d'après l'usage. L'abbé Bernier exhiba la sienne et
la plaça en vue, pour qu'elle fût signée la première.
Il y eut d'abord quelques difficultés sur la préséance.
Le frère du Premier Consul croyait qu'en cette qua-
lité il devait avoir le pas, mais il y renonça quand je
lui eus démontré que la préséance appartenait aux
Cardinaux, et que je n'étais point maître de décli-
ner cet honneur. Alors je m'avançai vers la table.
Comme la copie à laquelle j'allais mettre ma signa-
ture était celle de la partie adverse, je crus qu'au-
paravant je devais la parcourir de l'œil.
Quelle ne fut point ma surprise en la voyant
rédigée dans d'autres termes que ceux dont nous
étions convenus, et par conséquent différente de ce
que j'avais accepté! Non-seulement on ne tenait plus
sur cette feuille de papier à ce qui avait été arrêté
dans les négociations suivies avec moi à Paris, ni au
plan autrefois envoyé à Rome et qu'on y avait re-
DU CARDINAL CONSALVI. 365
fusé , mais encore on renchérissait sur ce projet
lui-même, et la copie étalait des articles qui ne se
lisaient point dans le premier plan. A la surprise
(|ue je témoi2;nai avec beaucoup de vivacité pour un
fait semblable, se joignit Tétonnement du frère de
Bonaparte. Il n'avait jamais pris part à la négocia-
tion, et, uniquement pour signer le Concordat, il
était venu de Mortefontaine , où il s'occupait avec le
comte de Cobenzl des affaires d'Autriche. Joseph
croyait tout arrangé, et il ne pouvait rien comprendre
à ce que je révélais, ne sachant pas la ditférence qui
existait entre la feuille présentée par l'abbé Bernier
à ma signature et celle que je possédais. Je me
retournai avec énergie vers l'abbé Bernier qui se tai-
sait, et je l'appelai en témoignage de la vérité, en
lui demandant raison de ces changements. Alors,
plein de honte et très-confus, il avoua que c'était
\ rai , mais que tel avait été l'ordre du Premier
Consul, affirmant (pie tant qu'un traité n'était pas
signé on pouvait toujours le changer.
On s'expliquera sans peine le sentiment que pro-
duisit dans mon âme une pareille manœuvre. Pour
abréger, je déclarai que je ne signerais jamais un tel
Concordat, à quelque prix que ce fut, et je me levai
pour sortir. Le frère du Premier Consul, effrayé de
ce qui se passait, m'adressa les représentations les
plus vives et tout à la fois les plus polies et les plus
courtoises sur la situation dans laquelle étaient
les affaires. Il me faisait remarquer qu'à l'occasion
366 MÉMOIRES
de la fête du jour suivant (le 1 4 juillet), Napoléon
devait, dans un dîner de trois cents personnes,
annoncer la signature du Concordat , et que sa con-
clusion avait déjà été proclamée par le Moniteur de
ce jour dans la France entière. (On avait publié
cet article afin de me mettre dans l'impossibi-
lité d'échapper sans un grand éclat à la ruse que
l'on méditait.) Il ajouta que je devais envisager les
tristes conséquences de la colère d'un homme que
ces événements allaient pousser à bout. Bonaparte,
répétait-il, n'a pas pour habitude d'être contrarié,
et il fonce toujours en avant avec le canon. Joseph
m'insinua de ne pas partir, et de tenter au moins
s'il ne serait pas possible de faire là, dans sa maison,
un projet qui satisfît les deux camps. Joseph déclara
qu'il y contribuerait pour sa part non moins en coo-
pérant avec nous qu'en cherchant le moyen de faire
accepter notre travail par son frère.
Il accompagna ces paroles de tant de bonne foi
apparente, de tant d'intérêt et d'une courtoisie si
vraie, que, placé entre la crainte des conséquen-
ces et l'irapossibiUté de refuser sans incivilité d'es-
sayer au moins ce qu'il proposait, je fus obligé de
mettre la main à l'œuvre. Je ne pourrais pas affir-
mer qu'il ignorât la fraude dont il se plaignait, mais
en scrutant la conduite qu'il tint alors et plus tard,
je suis persuadé qu'il en était ainsi. Je montrai la
copie du Concordat qu'on avait accepté, et après
lui avoir fait toucher au doigt les différences, [e pro-
DU CARDINAL CONSALVI. 367
testai que je ne pouvais nie mettre à travailler que
sur ces bases. Je ne parlerai point en détail de ce
labeur : je me contenterai de dire qu'il dura près de
vingt heures, c'est-à-dire depuis quatre heures du
soir de ce jour jusqu'au lendemain à midi. Nous
passâmes dans celte chambre la nuit entière sans
prendre de repos. On peut se figurer notre travail,
notre épuisement, et, qui plus est, la torture de nos
esprits.
A midi, on était convenu de tous les articles, à
l'exception d'un seul. L'abbé Bcrnier nous déclara
que le Premier Consul était inébranlable sur ce point
et qu'il l'exigeait tel quel. Cela fit que ses représen-
tants n'osèrent pas s'en écarter pour adopter les mo-
difications qui nous permettaient seules d'y sous-
crire. N'apercevant pas d'autre moyen terme, je
proposai de ne prendre de résolution définitive à ce
sujet que quand le Saint-Père, auquel on devait en-
voyer les articles du traité afin qu'il les ratifiât,
se serait prononcé. Le retard était de peu d'impor-
tance, puisqu'on devait soumettre le Concordat à
Tapprobation du Pape. Mais il ne m'était pas pos-
sible, pour plusieurs raisons, d'accepter l'article tel
qu'on le formulait , pas même sous les réserves de
la ratification du Pape. On proposa d'ajourner cet
article, puisqu'il était impossible de l'admettre; mais
Joseph Bonaparte ann(mça qu'il n'osait point s'enga-
ger à obtenir du Premier Consul qu'il s'arrêtât à ce
parti. L'heure était venue pour lui de se rendre à la
368 MÉMOIRES
grande parade qui avait lieu ce jour-là. Joseph se
chargea de porter notre commun travail à son frère,
et nous convînmes de rester chez lui et d'attendre
son retour. Une heure après, il arriva, et, la tristesse
peinte sur le visage, il nous dit que le Premier Consul
s'était emporté et qu'il avait déchiré le projet en cent
morceaux, en se déclarant fort irrité de sa teneur, si
différente du projet qu'il avait envoyé pour qu'on le
signât. Joseph ajouta que malgré cela, grâce aux
plus pressantes prières, il avait obtenu de son frère
l'admission de tous les articles , sauf l'article ré-
servé, dans lequel on en déférait au Pape sur la réso-
lution à prendre par rapport au principe que je ne
pouvais pas adopter. Il termina en disant que son
frère avait exigé qu'on le signât tel quel ou bien qu'on
rompît les négociations, et qu'il en avait déjà pris son
parti. Je restai anéanti à cette réponse, et, pendant
deux heures, je subis l'assaut qui me fut livré, afin
de me persuader d'accepter cet article. On n'oublia
pas de m'énumérer les conséquences qu'entraînerait
mon obstination. Je les évoquai toutes, mais je ne
trahis pas mon devoir. Je persistai invinciblement à
ne pas signer, et la négociation fut rompue.
Nous quittâmes en hâte la maison de Joseph Bo-
naparte. L'heure du dîner solennel approchait, et
nous y étions invités tous les trois. On compren-
dra dans quelles dispositions d'esprit je m'y rendis.
J'allais me trouver en public face à face avec le
Consul, alors dans le premier accès de sa colère.
DU CARDINAL CONSALVI. 369
Il est facile de s'iina£j;incr coFiiment Bonaparte me
reçut, lui qui devait annoncer, à l'occasion de ce
repas, la signature du Concordat, et (jui, par mon
refus, se voyait obligé d'avouer (pie tout était brisé.
Je subis ses plus amers reproches avant, après et à
tous les instants. Les menaces furent aussi nom-
breuses que les objurgations. Il déclara que, si le dé-
sir de changer la Religion en Angleterre avait réussi
à Henri VIII, moins puissant que lui néanmoins pour
obtenir ce résultat, lui, Bonaparte, ferait changer
de culte à l'Europe entière; qu'il la mettrait tout en
feu; que Rome verrait ce qu'elle avait fait en rom-
pant avec lui, et qu'elle répandrait des larmes de
sang sur ses pertes incalculables. Il interpella le
comte de Gobenzl , auquel il dit des choses si fortes
que ce dernier en était affligé et consterné.
Je fus assailli de tous les côtés et spécialement par
le comte de Cobenzl. On me pressait de signer le
Concordat, mais je demeurai inflexible. Alors on
essaya de renouer les négociations, mais le Premier
Consul, qui s'était longuement entretenu avec le
comte de Cobenzl sur l'article, cause de la rupture,
persista dans sa volonté de ne rien céder. De mon
côté, je continuai à déclarer que je ne pouvais y
souscrire sans modifications. Le comte de Cobenzl
supplia le Premier Consul de permettre qu'on reprît
les négociations, afin, disait-il, de tenter le moyen
de s'accorder récipro([ucment , puisque j'en avais le
plus ardent désir.
II. 24
370 MÉMOIRES
Après une opiniâtre résistance, le Premier Consul
répondit qu'il voulait bien qu'on ouvrît une autre
séance le jour suivant, mais que, si on ne terminait
pas le traité ce jour-là même, je pourrais partir sur-
le-champ, car il ne se souciait plus d'en entendre
parler. Nous ne comprîmes pas très-bien, par la
tournure de sa phrase , s'il permettait que l'on mo-
difiât l'article. 11 me sembla même que non. Toute-
fois nous profitâmes de la faculté qu'il laissait de se
réunir, ce qui eut lieu à midi, le jour suivant.
La nouvelle séance dura douze heures. Les man-
dataires français étaient inflexibles; ils s'obstinaient
à exiger que l'article fut adopté sans modifications.
Je fus plus inébranlable qu'eux, et je maintins qu'il
resterait tel quel. Je ne me laissai point effrayer par
les conséquences, je ne me résignai pas à faillir à
tous mes devoirs. A la fin, appréciant ma persévé-
rance, Joseph Bonaparte, qui désirait avec ardeur
terminer le Concordat , prit sur lui d'admettre les
améliorations que je proposais. Il dit qu'il se char-
geait de la responsabilité, et que son titre de frère
du Premier Consul l'autorisait à cette démarche. « Si
le Premier Consul me désapprouve, ajouta-t-il, je ne
me repentirai jamais d'avoir encouru sa disgrâce
pour un acte que ma conscience juge bon et utile. »
Les deux autres, en le voyant assumer toute la
responsabilité, se joignirent à lui, mais à celte con-
dition seulement, puis, à minuit, le Concordat fut
si2;né.
DU CARDINAL CONSALVI. .371
Le frère du Premier Consul se chargea de le pré-
senter le lendemain, el de me faire savoir si le chef de
l'État l'avait approuvé ou rejeté. Il m'avertit le jour
suivant que Bonaparte, après s'être mis en grande
colère et après lui avoir adressé de sévères repro-
ches sur les changements introduits dans l'arliclc en
question, s'était rendu aux prières de son fière et
qu'il avait fini par ajouter : « Puisque la chose est
terminée, il faut bien que je l'approuve. »
Je restai encore à Paris quatre ou cinq jours seu-
lement. Je vis deux fois le Piemier Consul, et je con-
clus avec lui div'erses autres affaires.
Pendant les négociations du Concordat, le Pape
n'avait pas permis qu'on ouvrit la bouche sur les
démêlés temporels. Le seul avantage de la Religion,
telle était sa pensée dominante, et il ne v^oulut pas
que les contemporains ou la postérité pussent lui
reprocher avec quelque apparence de justice d'av oir
entrepris le Concordat dans des vues purement hu-
maines. Malgré l'opportunité de la situation , Sa
Sainteté ne songea pas à compenser ou à réparer les
pertes énormes que l'État pontifical avait eu à subir
durant la Révolution .
Peu de temps après, le Premier Consul restitua
Pesaro, dont la République cisalpine s'était emparée
en violation du traité de Tolcntino, et je puis l'aflir-
mer, si Bonaparte fit cet acte d'équité, il ne suivit en
cela que son inspiration , car le Pape ne lui avait rien
demandé. Pie VU comprenait trop son devoir et sa
24.
372 MÉMOIRES
dignité pour en appeler jamais à cette paix préten-
due de Tolentino , et pour la sanctionner même indi-
rectement. Il se trouvait plus libre que son prédéces-
seur ne l'avait jamais été. Je crois que la raison qui
empêcha le Pape de reconnaître le traité de Tolen-
tino a été peu différente de celle qui engagea Bona-
parte à le faire dans des vues opposées, et ce fut là
le motif de la restitution de Pesaro.
Tandis que j'étais à Paris, on traita l'affaire des
biens nationaux, c'est-à-dire des biens appartenant
à la Chambre apostolique et aux corporations ecclé-
siastiques, biens qu'on avait confisqués pendant les
Républiques romaine et française, et que les pou-
voirs nouveaux avaient vendus ou cédés en paye-
ment à plusieurs particuliers. Quand le Pape revint
dans ses États, la République française ne voulut
point qu'on privât ces individus, très-chers à la Ré-
volution, des propriétés qu'ils avaient acquises. La
République craignait en effet de leur déplaire et
d'être forcée de leur payer la compensation promise.
Cette négociation fut dillicile et pénible, à cause de
la différence qui existait entre les parties contrac-
tantes, la Cour pontificale et la France. Je pus enfin
arranger l'affaire en abandonnant un seul quart de
ces biens aux acquéreurs, soit en nature, soit en
argent, soit autrement, selon leur bon plaisir. Cet
abandon du quart fut entouré de tant de conditions,
et de conditions si onéreuses, que dans la disparité,
je le répète, existant entre les forces des parties con-
DU CARDINAL CONSALVI. 373
tractantes, je le répète de nouveau, raccord fut on
ne peut plus avantageux pour le Saint-Siège.
On s'occupa aussi des affaires de la juridiction et
de la poste française à Rome, en vertu d'un des ar-
ticles du Concordat, qui attribuait au nouveau gou-
vernement français les prérogatives et les privilèges
de l'ancien régime.
J'avouai en toute franchise au Premier Consul que
l'intention formelle du Pape était de faire cesser ces
deux privilèges, ou, pour mieux dire, ces deux
abus; que Sa Sainteté songeait à les enlever à toutes
les autres cours, et qu'elle ne les conserverait à la
France que jusqu'au jour où les divers princes con-
sentiraient à y renoncer. Le Premier Consul accepta.
Pour bien comprendre cela, il faut savoir que,
durant la Révolution qui éclata sous Pie VI, la Ré-
publique romaine, parlons plus clairement, la Ré-
publique française qui la manipulait, abolit à Rome
les postes étrangères, les droits d'asile, et les juri-
dictions des places et des enceintes (dont quelques-
unes étaient fort vastes) attenantes aux palais des
ambassadeurs. Quand on restaura le gouvernement
pontitical, nous reculâmes devant la résurrection des
abus qui avaient été engloutis dans le naufrage.
Nous cherchâmes le moyen d'abolir tous ces privi-
lèges ou droits que les Napolitains avaient rétablis
en même temps que ceux appartenant directement
à leur Cour. Je donnai au Saint-Père le conseil de
les supprimer tous de fait par une déclaration très-
37i MEMOIRES
énergique. Je lui en avais démontré liniquité, et
après lui avoirexposé de quelle manière la République
romaine avait procédé, je lui dis que, si les puissances
étrangères avaient accepté cette suppression des
mains de la République, il faudrait bien la subir
venant du Souverain Pontife, (lui n'était certainement
pas à comparer à cette République. Mon avis ne plut
point au Pape. Pour procéder avec plus d'égards et
de douceur, et persuadé que les Cours étrangères
ne pourraient résister à l'évidence de ces raisons, il
préféra traiter l'affaire avec elles. Mais il fut en grande
partie déçu dans son espérance, et il perdit cette
occasion propice. Elle se représentera dans une
seconde restaura.tion du gouvernement pontifical (si
le Ciel la permet), et il est à croire que le Saint-Père
s'empressera d'en profiter d'une façon plus ferme et
par conséquent plus efficace que la première fois.
Les cours de Naples, de Toscane, de Sardaigne et
d'Autriche, adhérèrent aux sollicitations du Pape.
De plein gré, elles consentirent à renoncer à leurs
prétendues juridictions et aux postes, à la condition
qu'on agirait ainsi vis-à-vis de toutes les Cours qui,
comme elles, jouissaient de ces privilèges. Par mal-
heur, l'Espagne s'y refusa, et ses ambassadeurs en
furent cause.
Ils exerçaient à Rome une espèce de souveraineté,
car leur juridiction s'étendait sur onze ou douze
mille habitants. L'Espagne ne répondit pas autre
chose, sinon que c'était un ancien privilège qu'elle
DU CARDINAL CONSALVI. 375
possédait et (ju'elle désiiait garder. Mais si cette
excuse eût été valable, le Pape se serait fort l)ien
trouvé de la réciprocité en maintenant les privilèges
et les droits anciens dont le Sainl-Siége avait été
gratifié en Espagne et qui n'existaient plus. L'affaire
fut mise en délibéré. Les négociations s'éternisèrent,
et c'est ainsi que je n'eus pas la gloire de procurer
à l'Etat l'inestimable bienfait de l'abolition des postes
et des juridictions étrangères, bienfait que nous au-
rions obtenu, sans aucun doute, en procédant par
voie d'autorité, comme je l'avais conseillé'.
Les choses se trouvaient dans cet état quand la '
France exigea la restitution de ces privilèges. On ne
pouvait point lui disputer ce que les autres cours
possédaient actuellement. Une seule chose était pra-
ticable, il fallait s'assurer que la France renoncerait
aux prérogatives rendues dès que les autres cours y
renonceraient elles-mêmes, et le Consul s'y engagea.
Je quittai Paris vers le 23 juillet et je retournai en
toute hâte à Rome, pour que la ratification du Con-
cordat j)ar le Pape pût être remise à Bonaparte qua-
rante jours après la signature, ainsi qu'on en était
convenu. Je ne puis exprimer avec quelle force le
gouvernement français insista sur ce point, disant à
haute voix que l'on ne pouvait pas ditlerer la publi-
cation du Concordat snns un notable préjudice pour
l'Etat, et qu'en conséquence il fallait en obtenir
promptement la ralilication. Quoique je marchasse
' Après 181 i, le cardinal Consaivi réalisa son projet.
376 MÉMOIRES
jour et nuit, cependant je fus rejoint à Florence par
un courrier qui avait pour mission de me presser
encore davantage. J'arrivai à Rome le 6 août, juste
deux mois après mon départ.
Le Pape m'accueillit avec les plus tendres démons-
trations de joie et de bonté. On distribua de suite
l'exemplaire du Concordat à tous les Cardinaux, dont
le Pape voulait, avant la ratification, demander l'avis
dans une Congrégation générale, qui se tiendrait en
sa présence. La ratification fut ensuite portée à Paris
par un courrier pontifical. Elle y arriva trente-six
ou trente-sept jours après la signature du traité.
Je n'abandonnerai pas la question de ce traité
sans parler de ce qui suivit. Au grand étonnement
de tout le monde, il s'écoula plusieurs mois avant la
publication du Concordat en France. Le Gouverne-
ment ne témoignait plus la même ardeur qu'autre-
fois, et la rapidité avec laquelle j'avais effectué mon
voyage me paraissait complètement superflue. Nous
avions couru, presque volé, et cette précipitation
m'avait causé, ainsi qu'à mes gens, une telle fatigue,
qu'à notre arrivée à Rome nous avions tous été
contraints de garder le lit par suite du gonflement
de nos jambes, gonflement que la douleur née d'un
voyage aussi rapide avait occasionné. On ne compre-
nait pas les raisons de ce mystérieux retard, mais
on en eut bientôt la clef quand, à Pâques de l'année
suivante, on vit apparaître un gros volume portant
pour titre : Concordai.
DU CARDINAL CONSALVl. 377
La première cl la seconde pae;e contenaient seules
le véritable texte du traité, en dix-sept articles, si
j'ai bonne mémoire. Les lois orpjaniques fabriquées
l)ar le gouvernement français remplissaient tout le
volume. Pour persuader aux lecteurs superficiels et
vulgaires que ces articles ori^aniques avaient été
acceptés par le Pape, on les avait frauduleusement
placés sous le titre et sous la date du Concordat. Et
cependant ils étaient postérieurs au moins d'un an à
ce traité. Il n'y eut qu'une chose qu'on ne se permit
point, ce fut d'apposer sous ces articles, (juc nous ne
connaissions pas, nos noms, qui se lisaient au bas du
véritable Concordat. Je renonce à dépeindre le cha-
grin que ces lois organicjues causèrent au Pape. Il
comprenait que le Concordat était bouleversé et
anéanti au moment même de sa publication, et qu'on
portait ainsi un immense préjudice à la Religion et
aux règles essentielles de l'Église. Il ne restait à
Pie VU d'autre moyen de protester que de déclarer
hautement, en face du monde, dans une allocution
consistoriale, imprimée à l'heure même où le Con-
cordat paraissait à Rome, que ces lois organiques lui
étaient absolument inconnues, qu'il n'y avait pris
aucune part, qu'elles lui infligeaient la plus vive
peine, et qu'il allait présenter au Premier Consul ses
plus pressantes réclamations, — ce qu'il fil. — Il
ajoutait que Bonaj)arte, après avoir désiré, par le
Concordat, rétablir en théorie la Religion catholique,
ne pouvait pas lui-même se mettre en contradiction
378 MÉMOIRES
avec sa volonté en maintenant des lois qui lui étaient
si opposées. Le Pape fit connaître de la sorte (ju'ij
était resté étranger à ces articles, et qu'il savait les
qualifier du titre qu'ils méritaient, afin que les Catho-
liques pussent se tenir sur leurs gardes.
A l'amertume que les lois organiques provoquaient
dans le cœur du Père commun, vint se joindre la
nomination de certains prêtres constitutionnels aux
évèchés. Nous nous étions assurés d'avance, pen-
dant les négociations, que le gouvernement fran-
çais abandonnerait radicalement les constitutionnels,
que le Saint-Siège déclarait appartenir encore au
schisme, pour l'abolition duquel le Concordat avait
été rédigé en partie. Mais, après la signature de cet
acte religieux, le Gouvernement insinua que la poli-
tique le forçait à nommer quelques constitutionnels
aux sièges nouveaux. Nous nous opposâmes èner-
giquement à ce projet, en démontrant à Bonaparte
combien il serait nuisible à tous égards. Comme les
efforts de la Cour de Rome restaient sti'riles, elle
déclara à la France qu'elle se voyait dans l'impossi-
bilité d'agréer ses présentations aux évêchés, si les
prêtres qu'on y appelait ne rétractaient pas leurs er-
reurs. Le Gouvernement prétendit alors qu'il suffisait
que ces prêtres acceptassent le Concordat, qui était,
à son avis, une rétractation implicite. Nous répon-
dîmes qu'il n'en était point ainsi, car le Concordat ne
renfermait pas un mot sur la schismalique constitution
civile du clergé; que l'acceptation du Concordat pou-
DU CARDINAL CONSALVI. 379
Tait êfre regardée comme l'acceptation d'une nouvelle
discipline substituée à celle de la constilulion du
clergé, et non comme une flétrissure de cette dernière,
en tant que coupable et erronée. Le gouvernement
français avait fini par se rendre à ces raisons; il avait
promis la rétractation expresse des évêqucs nommés,
et nous nous étions arrangés pour la formule. Elle
consistait à se soumettre aux jugements du Saint-
Siège exprimés dans les Brefs si répandus de Pie VI,
sur la question des actes ecclésiastiques de France.
Or il arriva que, sans être muni des pouvoirs
nécessaires, le cardinal Caprara, en sa qualité de
cardinal légat, s'imagina de donner l'institution ca-
nonique aux évêques nommés. Il assura d'abord que
ces constitutionnels s'étaient rétractés en présence
des deux évêques de Vannes et d'Orléans (l'abbé
Bernier), et il fit passer à Rome leur procès et leur
serment. Mais les évêques nommés lui infligèrent
bientôt un démenti public dans leurs brochures; ils
dirent même que, bien loin d'avoir souscrit à la for-
mule que les deux évêques de Vannes et d'Orléans
leur proposaient d'accepter, ils l'avaient foulée aux
pieds. Peu importe de savoir qui fut trompeur ou
trompé dans cette atfaire; ce qui ne paraissait que
trop réel, c'était le scandale et le malheureux veu-
vage des églises.
Ces deux grands et très-cruels déboires, l'installa-
tion sur les nouveaux sièges des constitutionnels qui
persistaient dans le schisme, et la promulgation des
380 . MÉMOIRES
lois organiques destructives du traité, furent les
deux épines qui continuèrent à déchirer le cœur du
Pape, et qui l'engagèrent à entreprendre le voyage
de Paris pour le couronnement de l'empereur Napo-
léon. En terminant l'atFaire du Concordat français,
je dois avertir le lecteur que j'ai écrit à ce sujet
d'autres Mémoires. Si entre ma première version et
celle-ci on signalait quelque différence, on devrait
s'en référer à la première. Elle est plus intégrale,
plus détaillée ; elle a été composée dans des moments
moins critiques et qui me permettaient mieux l'exac-
titude et la réflexion.
Au Concordat français succéda le Concordat ita-
lien, c'est-à-dire le Concordat du royaume d'Italie,
qui fut négocié par le Cardinal légat à Paris.
La triste expérience qu'il avait faite pour le Con-
cordat français engagea le Pape à prendre ses pré-
cautions, afin d'empêcher qu'à l'aide de lois orga-
niques ou de quelque autre moyen on ne battît en
brèche le nouvel édifice aussitôt qu'il serait élevé.
Le Saint-Père signa donc le Concordat italien, dans
lequel il avait intercalé plus d'articles avantageux à
l'Eglise que dans le Concordat français. Pour en
arriver là. Sa Sainteté avait mis en avant qu'on ne
prétendrait pas pour le royaume d'Italie, comme
pour la France, que l'état des choses et le renverse-
ment total de la Religion n'autorisaient rien de plus
que ce que le Gouvernement accordait. Le Pape y fit
insérer en outre un article très-net par lequel il fut
DU CARDINAL CONSALVl. 381
stipulé (lu'on ne pourrait rien innover dans les
allaires ecclésiasticjues sans s'être concerté avec le
Saint-Siège. ÎMais cet article, très-clair cependant,
ne garantit pas le Pape des atteintes qu'il redoutait.
A l'instar des lois organicpics françaises sur le
Concordat, on \it apparaître avec le Concordat
d'Italie d'abord les décrets du président ]\le!zi, el
ensuite, sur les réclamations du Pape, les ordon-
nances dn ministre des cultes, et les décrets de
1 Empereur lui-même révoquant en apparence les
arrêtés de Melzi et les maintenant en réalité. C'est
ainsi que ce Concordat, comme celui de la France,
fut bouleversé au moment où il voyait la lumière,
et bouleversé malgré les oppositions incessantes du
Pape, qui, soit par l'intermédiaire de ses ministres,
soit par ses démarches personnelles, par ses Brefs ou
par ses lettres, continua ses plaintes à ce sujet jus-
qu'après son départ de Rome, et même pendant sa
longue captivité, qui dure encore.
Le mariage de Jérôme, frère de l'Empereur et
aujourd'hui roi de Westphalie, succéda aux péripé-
ties des deux traités religieux. Sa Majesté écrivit au
Pape pour ([u'il annulât le mariage que son frère avait
contracté en Amérique sans son consentement et
sans celui de leur mère. \.n négociation fut entamée
et suivie à Rome par le cardinal Fesch, qui venait de
succéder à M. Cacault en qualité d'ambassadeur.
Cette aflaire fut fort pénible, tant par la vivacité avec
laquelle l'Empereur adressa et soutint sa demande,
382 MÉMOIRES
que par la nature des factums que fit rédiger le
cardinal Fesch, afin d'arriver au but de leurs désirs.
Le Pape n'adhéra jamais, parce que, disait-il, les
lois de l'Église s'opposaient à cette prétention; mais
l'Empereur voyant un ecclésiastique et un cardinal
tel que Fesch soutenir avec tant de force qu'il n'était
pas vrai que les lois de l'Église s'opposassent à sa
demande, se figura que le Sainl-Père avait un motif
secret pour agir. Au lieu de trouver un avantage
dans la qualité du ministre qui traitait avec nous.
Pie Vil n'y rencontra que de cruels désagréments.
Le Pape, dans ses réponses, démontra jusqu'à l'évi-
dence que le défaut de consentement des parents
ne constituait point un empêchement dirimant pour
l'effet sacramentel, s'il en constituait un en Fiance
pour les effets civils. Il établit que le seul moyen de
le faire souscrire au vœu impérial, c'était de lui
prouver que le concile de Trente avait été publié à
Baltimore, ville où le maiiage fut contracté. Dans ce
cas, disait le Pape, nous déclarerions nulle cette
union, parce qu'elle n'aurait pas été contractée dans
les nouvelles formes prescrites par le Concile. Si,
d'un autre côté, ce Concile n'y a pas été publié,
l'ancienne discipline y étant encore en vigueur,
d'après le Concile lui-même et les Constitutions
apostoliques pour les lieux où il n'aurait pas été
promulgué, le mariage est on ne peut plus valide. »
On ne prouva jamais que la publication du Con-
cile avait eu lieu à Baltimore, et le Pape persista
nu CARDINAL CONSALVI. 383
dans son refus. Je dus certes beaucoup souffrir, —
qu'on nie permette ce bon mot, — des nouvelles
formes qu'inventa l'ambassadeur français à Rome
pour négocier cette aifaire. Il y a quehjue chose de
plus singulier encore par rapport à ce mariage. Dans
les lettres que l'Empereur écrivit au Saint-Père pour
en obtenir l'annulation, Bonaparte relevait toujours
avec une extrême vivacité que l'épouse de son frère
était protestante, et il vitupérait vertement le Pontife
de vouloir maintenir une hérétique dans une famille
dont tous les membres étaient destinés à occuper
des trônes.
A cette objection , le Pape répondait que l'Église
désapprouvait certainement les mariages contractés
entre des personnes de cultes différents, qu'elle les
regardait comme illicites, mais qu'elle ne les arguait
point d'invalidité et de nullité. Après ces lettres,
aurions-nous jamais pu croire que, le mariage une
fois déclaré nul par l'autorité ecclésiastique de Paris,
— je ne sais à coup sûr en vertu de quel droit et de
quels pouvoirs , — on aurait fait épouser par ce
même prince Jérôme Bonaparte une protestante, la
fille du roi de Wurtemberg, et qu'on l'aurait placée
sur le trône de Westphalie ?
J'arrive au grand événement du voyage de Pie VII
à Paris. On reçut inopinément à Home une lettre du
Cardinal légat. Elle portait que l'Empereur l'avait
fait appeler, et lui avait dit que tous les ordres de
l'État et les personnes les mieux intentionnées en
384 MÉMOIRES
faveur de la Religion catholique , lui faisaient ob-
server qu'il serait très-utile aux intérêts de cette
même Religion d'être couronné par le Pape sous
son nouveau titre d'Empereur des Français; que tel
était. aussi son avis; que les circonstances dans les-
quelles se trouvait la France et son élévation récente
à la dignité impériale, après la grande crise d'où
sortait le pays, rendaient impossible son voyage à
Rome pour recevoir le diadème des mains du Pape;
qu'en conséquence, puisque lui, l'Empereur, ne
pouvait pas quitter Paris sans un trop grave préju-
dice, il ne restait qu'un moyen d'accomplir cette
cérémonie, c'était que le Pontife vînt de sa personne
à Paris, comme quelques-uns de ses prédécesseurs
n'avaient pas eu de difficulté à lui en fournir
l'exemple; que le Pape serait satisfait de son voyage
au delà même de ses vœux, à cause des fruits que
la Religion en retirerait, qu'il fallait en référer au
Saint-Père; que, si sa réponse était affirmative, on
l'inviterait officiellement avec toute la solennité et
la pompe dignes de l'invité et de son hôte.
A ces communications faites de la part de l'Empe-
reur, le Cardinal légat ajoutait qu'il pouvait assurer
de son côté que si le Pape accueillait cette demande,
il en résulterait de grands avantages, et que s'il la
rejetait, on n'avait qu'à s'attendre à des calamités
prochaines: qu'un refus serait très-sensible et ne
serait jamais pardonné ; que les excuses basées sur
la santé, sur le grand âge du Saint-Père, sur les
DU CARDINAL CONSALVI. 38.',
inconvénients du voyage, etc., seraient prises pour
ce qu'elles valaient, c'est-à-dire pour des prétextes,
et qu'elles produiraient le plus mauvais eflel; qu'un
retard dans la réponse serait considéré à l'éj^al d'un
refus, et que la situation faite au nouveau Gouverne-
ment ne le permettait pas; qu'il était inutile et fasti-
dieux de soulever des objections sur l'étiquette de la
réception et du séjour, car il savait de source cer-
taine que l'on ferait sur ce point, en faveur du
Saint-Siège, tout ce qui avait été fait autrefois, et
beaucoup au delà même des souhaits; néanmoins
l'Empereur ne voulait pas subir l'humiliation d'ac-
corder en obtempérant à un traité préventif, il dési-
rait agir par une propension naturelle du cœur. Le
Légat ajoutait enfin que tout semblait concourir pour
que le Pape donnât une réponse non-seulement aflir-
mative, mais encore très-prompte, et pour que la
transmission en fût aussi rapide que possible.
On comprend que cette lettre, sur une matière
aussi délicate qu'importante , dut plonger le Pape
dans des méditations profondes. On saisit à vue d'œil
les conséquences qui découleraient de l'acceptation
ou de la non-acceptation d'une pareille demande; on
prévit sur-le-champ ce que l'on pouvait attendre
d'un tel homme si, par un refus, on le blessait au
plus vif. On ne se dissimula point l'impression que,
vu la disposition des esprits en Europe à l'égard de
Bonaparte, cette promesse du voyage allait produire
sur les particuliers et dans les Cours , et l'on pres-
II. 25
386 MÉMOIRES
sentit le jugement qu'il était permis d'attendre de la
postérité'.
Pour suivre la route droite et ne pas se tromper
au milieu de tant de difficultés, il n'y avait qu'à mar-
cher avec une grande pureté d'intention. Il importait
de ne pas se laisser guider par des intérêts et des
1 Ce jugement est prononce', et la me'moire du pape Pie VU
n'a pas à s'en plaindre. Les partis extrêmes, les seuls vrais par
conséquent , attaquèrent la re'solulion du Souverain Pontife avec
toute sorte d'armes. L'imprécation, la satire, la douleur, furent
mises en jeu, et le comte Joseph de Maistre, le futur auteur du
célèbre ouvrage intitulé L>u Pape, et les évèques français émigrés
et les royalistes de toutes les nuances tirent cause commune
avec l'incrédulité et la démagogie pour s'opposer à cette consé-
cration suprême. Aujourd'hui que toutes ces fiévreuses agitations
ne sont plus que du domaine de l'histoire, même sous le second
Empire, 'nous pensons, en nous reportant à l'époque et aux cir-
constances; que Pie vil ne pouvait faire mieux, et qu'il lui était
impossible de faire autrement.
Dans une note séparée de ses écrits, note qui s'y rattache
cependant d'une manière intime, le cardinal Consalvi se montre
beaucoup plus explicite que dans ses Mémoires, et il dit :
ff L'empereur Napoléon exerçait sur le Saint-Père une espèce
de fascination et d'éblouissement que toutes les calamités privées
ou publiques ne purent jamais faire cesser. C'était un mélange
d'admiration et de crainte, de tendresse paternelle et de pieuse
gratitude. Le Concordat était son oeuvre de prédilection , l'acte
de paix et de foi qui avait réconcilié la France avec l'Église, et
préservé le monde entier d'un schisme universel ou d'une vio-
lente séparation d'avec le Saint-Siège. Pie Vil , qui n'entrevoyait
la politique qu'au point de vue de la Religion, et dont la vie
s'était écoulée loin des calculs ambitieux et des intrigues de la
diplomatie , ne reconnaissait (ju'une chose nécessaire. Il ne s'oc-
cupait que du salut des âmes et du bien spirituel des peuples, il
écartait donc autant que possible tout ce qui pouvait nuire à son
œuvre. Les agitations de cette époque si troublée, les complots
éclatant à Paris contre la vie du Premier Consul et de l'Empereur,
DU CARDINAL CONSALVI. 387
motifs humains, et de n'avoir d'autres vues que
celles que le Pape devait manifester en raison de
son caractère et de son apostolat, c'est-à-dire il
s'agissait de n'envisager en cela que la Religion.
Le Saint-Père, se défiant de sa propre sagesse, jugea
nécessaire de réunir le Collège des Cardinaux tout
les rêves des uns, les crimes des autres, les passions de tous,
n'altéraient en rien le calme de sa pensée; mais, après l'assassinat
du duc d'Enghien , le Saint-Père ne crut pas, dans l'intérêt
uième de Napoh'on, devoir rester indifTérent.
» Quand le cardinal Fesch vint, de la part du chef delà France,
annoncer au Pape l'assassinat de cette grande et innocj^-nte vic-
tia»€j le Saint-Père pleura beaucoup, et il dit que ses larmes
coulaient autant sur la mort de l'un que sur l'attentat de l'autre.
Dans sa pensée. Pie VU déplorait amèrement cette mort; mais il
déplorait encore plus amèrement peut-être que Bonaparte s'en
fût rendu coupable. Les explications embrouillées que le cardinal
Fesch était chargé de lui présenter ne le convaimiuireut point,
et lorstpi'on mit en question le couronnement de Bonaparte et
le voyage à Paris, la mort du duc d'Enghien fut une des causes
secrètes qui firent si longtemps hésiter le Saint-Père.
» Plus mêlé ijue lui aux choses et aux hommes, et forcé i>ar la
nature de mon emploi à les voir souvent du mauvais côté, je ne
partageais pas d'une manière absolue tous les sentiments que le
Pape professait à l'égard de l'Empereur. J'avais vu ce prince de
fort près. J'admirais la puissance de son génie , la rapidité de son
intelligence et cette merveilleuse fécondité de ressources dans
l'esprit (|ui en faisait un être à part. Mais je ne me dissimulais
pas qu'à tant de brillantes qualités venaient malheureusement se
mêler de grandes ombres et d'innombrables défauts que l'ivresse
du succès devait développer outre mesure. Bonaparte , qui aurait
été invincible dans la discussion , ne voulait plus permettre qu'on
discutât avec lui. Je suis peut-être un tle ceux, assez rares en
Europe , ([ui lui ont tenu têle et ([ui ne se sont pas courbés sous
sa volonté de fer, et j'avoue ici , devant Dieu, n'avoir jamais eu à
m'en repentir. Dans ses accès de colère , colère plutôt feinte que
réelle vers les premiers temps surtout, il menaçait bien de faire
25,
388 MÉMOIRES
entier. Persuadé que les pensées des mortels sont
toujours timides et incertaines, cogitaliones morta-
lium timidœ et incerlœ , ainsi qu'il le dit ensuite dans
son allocution consistoriale tenue avant son départ,
le Pape implora les lumières et l'aide du Ciel pour
que la résolution à prendre devînt, tôt ou tard, la
plus honorable et la plus utile au bien de la Religion
et de l'Église.
Ce fut dans ces dispositions que le Saint-Siège
entama à Rome les négociations relatives à cette
grande affaire. Je dis à Rome, car le gouvernement
français, en faisant écrire par le Cardinal légat, avait
informé de tout son ambassadeur, le cardinal Fesch.
Il l'avait chargé de suivre les négociations et de les
mener à bonne fin avec la plus vive sollicitude. Ce
fusiller, ce qu'il lui est arrivé de dire même assez souvent pour
moi; mais je suis persuade qu'il n'aurait jamais signé l'ordre
d'exécution. J'ai entendu raconter plus d'une fois à ses serviteurs
les plus dévoués et à ses confidents les plus intimes que le meurtre
du duc d'Enghien avait été plutôt une surprise qu'un acte de sa
volonté. Je ne serais pas étonné que cela fût vrai, car c'était un
crime inutile, ne laissant (pie honte et remords, et Bonaparte
aurait pu très-aisément se les épargner.
» Le Pape, se rendant à Paris pour le couronner, lui donnait
un si grand témoignage de tendresse paternelle et d'estime sou-
veraine ; Rome dérogeait si pleinement à ses droits et à ses
usages, que nous ne doutâmes pas que l'Empereur saurait gré
au Saint-Siège d'une condescendance si marquée. Nous fûmes
tous trompés dans nos prévisions religieuses. Pour ma part j'en
éprouvai une douleur presque aussi cuisante que celle du Saint-
Père; mais, tout bien réfléchi, si l'occasion se présentait de nou-
veau dans les mêmes conditions, je crois que je recommencerais
encore. »
DU CARDINAL CONSALVl. 389
Cardinal commença à travailler avec moi et avec le
Pape lui-môme. Que l'on ne s'attende ])as à lire ici
dans ses détails et d'après l'ordre chronoloi;i(|ue tout
ce qui se dit et se fit; ce serait impossible, à moins
d'avoir entre les mains les notes émanées des deux
parties. Et quand bien même je posséderais ces docu-
ments, je ne le pourrais pas encore, eu égard aux
circonstances dans lesquelles ces pages sont écrites.
Je ne relaterai en gros que les choses les plus essen-
tielles, car je me vois dans l'impuissance matérielle
de les rapporter toutes.
Je dis donc qu'après avoir communiqué aux Car-
dinaux une copie des lettres du Cardinal légat et du
cardinal Fesch, on leur demanda à tous d'exprimer
leur avis sur le papier. Le plus grand nombre se dé-
clara pour l'affirmative. L'Empereur avait fait con-
naître de la manière la plus formelle que le Saint-
Père n'aurait point à regretter son voyage à Paris,
et qu'il aurait lieu d'en être très-content par les
résultats que la Religion y trouverait. On jugea que
le Pape ne pouvait pas reculer devant ce voyage,
même en supposant que Bonaparte ne tiendrait pas
la parole donnée. Et, dans cette hypothèse, on pensa
que le Pape ne devait point fournir de prétextes à
l'accusation que tout le monde, et spécialement le
clergé français, aurait fait peser sur lui, quoique
sans raison valable. On aurait dit que, par son refus,
le Pontife occasionnait tout le mal dont on avait tant
à se plaindre en France, et par là môme empêchait
1^ MÉMOIRES
tout le bien qui ne s'y faisait pas et qu'on aurait pu
espérer; qu'il s'était opposé aux intérêts vérital)les
de la Religion, en redoutant les vaines paroles et les
censures des hommes animés d'un esprit de parti.
Ces accusations, prévues d'avance, étaient intrinsè-
quement dénuées de fondement, car il pouvait fort
bien airiver que le voyage du Pape ne mît pas un
terme aux maux de la France si Napoléon violait ses
impériales promesses. Toutefois on crut devoir enle-
ver aux crédules le moyen si commode d'attribuer à
Pie VII ces tristes éventualités; on ne voulut pas
fournir au monde et à l'Église une occasion de scan-
dale. Le nouvel Empire était reconnu par toutes les
puissances catholiques et par les autres '. Il n'y avait
donc pas à objecter l'intrusion de ce pouvoir, que le
Pape avait reconnu comme l'Europe. En acceptant
l'idée du voyage, nous eûmes encore la pensée de
ne pas attirer par un refus les affreuses conséquences
qui auraient fondu sur le Saint-Siège. Du reste ces
conséquences ne regardaient pas seulement la Chaire
de Pierre; elles intéressaient aussi l'univers entier,
car la séparation de la tète et du centre devait néces-
sairement provoquer une grande perturbation dans
le Catholicisme.
Ces réflexions l'emportèrent dans la balance sur
1 L'Angleterre seule s'obstina à ne jamais reconnaître l'Empe-
reur et l'Empire. Aussi, en 1815 et à Sainte-Hélène, elle ne
voulut voir dans Napole'on, son prisonnier europe'en, que le général
Buonaparte.
DU CARDINAL CONSALVI. 391
celles qu'on leur opposait; je n'ai fait que les effleu-
rer ici, puisque ce n'est ni le lieu ni l'heure de déve-
lopper les motifs qui nous déterminèrent.
A ces raisons e;énérales vinrent se joindre plus
particulièrement les deux autres dont j'ai parlé quel-
ques pages plus haut : les lois organiques et l'instal-
lation sur les nouveaux sièges épiscopaux des évèques
constitutionnels n'ayant pas sincèrement rétracté
leurs erreurs. C'étaient là les deux profondes dou-
leurs qui déchiraient lame du Pape. On s'en sou-
vient, ces lois organiques avaient étouffé le Concordat
dans son berceau, et les nominations des constitu-
tionnels laissaient subsister ce schisme pour l'extinc-
tion duquel le Concordat fut souscrit. On pensa qu'il
y aurait mérite à accepter l'invitetion impériale, et
que le séjour du Saint-Père à Paris, ainsi que les
promesses formelles de Napoléon , faciliteraient
l'exécution du projet que nous avions conçu relati-
vement à ces deux graves sujets. Toutefois, en accor-
dant notre assentiment au voyage réclamé par l'Em-
pereur, il nous sembla prudent et sage pour le Pontife
de ne pas le donner à l'aveugle , comme on dit , et
avec une confiance absolue dans les promesses qu'on
nous avait faites. Nous crûmes que nous devions
préparer et assurer l'accomplissement de ce que le
Pape se proposait d'obtenir par sa condescendance.
Les simples promesses verliales adressées au Cardinal
légat et les expressions génériques sur le bien de
la Religion mises en avant par les notes du cardinal
392 MÉMOIRES
Fesch nous parurent trop insufiisantes et pas assez
péremptoires pour prononcer le oui définitif.
Le cardinal Fesch insista souvent et avec ténacité
pour que le Pape mit à sa complaisance la con-
dition que les trois légations seraient restituées au
Saint-Siège; mais Pie VII ne songeait pas à faire en-
trer pour quelque chose le temporel dans sa déter-
mination. Il rejeta cette idée; il défendit même de
lui en parler dorénavant.
Les événements prouvèrent plus tard qu'-en sug-
gérant un pareil projet, et en cherchant à le popu-
lariser, ainsi qu'il le fit, le cardinal Fesch n'agissait
point par ordre de Napoléon; car, bien loin de vou-
loir restituer au Saint-Siège ce qui lui avait déjà été
ravi. Napoléon méditait dès lors de s'emparer de tout
le reste. Le Cardinal agissait de la sorte parce qu'il
était poussé par son zèle en faveur du temporel de
l'Église, et je me fais un devoir de lui rendre cette
justice. La négociation tendit entièrement vers ce
but, s'assurer d'une manière plus positive, d'une
manière liant plus étroitement, s'assurer, dis-je, que
toutes ces paroles génériques et volantes et toutes
ces promesses en l'air pour le bien de la Religion
étaient sincères. On insista spécialement sur les deux
points des lois organiques et de l'abandon des consti-
tutionnels qui refusaient de se rétracter sincèrement
et publiquement. Cette négociation dura beaucoup
plus de temps que le gouvernement français ne
l'aurait désiré, car elle se prolongea pendant quatre
DU CARDINAL CONSALVI. 395
OU cinq mois, et plus encore, si j'ai bonne mémoire.
Nous ne voulûmes pas dire oui sans avoir ces pro-
messes, et sans les avoir de Paris '. Après les plus
' Non content de la de'péclie olTicielle que le Cardinal le'gat
reçut avec prière de la transmettre à Rome, l'empereur Napolt-on
voulut que le prince de Talleyrand, son ministre des affaires
étrangères, lui adressât un rapport secret sur la question , et l'on
eut bien soin que ce ra|»port parvint au Vatican. Le langage de
l'ancien évéque d'Autun, (|ui avait abdiqué la crosse et la mitre
pour prendre femme, était assez respectueusement significatif
j»our faire espérer au Saint-Siège , de la part des Constitutionnels,
un repentir plus solide et une vénération moins diplomatique-
ment compassée.
Voici le rapport du prince de Talleyrand à l'Empereur, sous
la date du 15 juillet 1804 :
« Sa Majesté m'a fait l'honneur de me renvoyer une lettre dans
laquelle son ministre près la Cour de Home lui a fait connaître
la disposition du Saint-Père i-elativementà son voyage en France.
J'ai reçu de M. le Cardinal légat une note oHicielle sur le même
sujet. Je vais rendre à Sa Majesté le compte qu'elle me demande
de l'état actuel de cette discussion.
» Le Saint -Père n'a pu prendre sa détermination sur une
démarche aussi importante, sans consulter la partie du Sacré
Collège résidant à Rome : les avis des Cardinaux ont été partagés,
mais la majorité a adhéré au projet de voyage sous des réserves
qu'il est utile de discuter.
» Ces réserves sont basées sur deux difficultés •. l'une de pure
susceptibilité ultramontaine, qui est relative à la conduite indis-
crète et peu déférente de quelques évéques ci-devant constitu-
tionnels ta l'égard de la Cour de Rome; l'autre dogmati(jue et (|ui
a trait au serment que Sa Majesté iloit prêter au couronnement.
La première difficulté peut aisément être levée : si quehjues
évêques constitutionnels ont manqué dans leurs actions ou dans
leurs écrits au respect et à la bienséance ijui doivent être observés
à l'égard du Saint-Siège , ils doivent être re[)ris , ramenés à la
soumission dans ce (pii est prescrit par les usages et les lois de la
discipline. Dans tous les cas, le Saint-Père sera en France comme
il est à Rome, le chef de l'Église catholique. Il les accueillera ou
394 MÉMOIRES
vifs débats se renouvelant chaque jour avec le car-
dinal Fesch, — et c'est à dater de cette époque que
naissent et croissent son aversion et sa haine contre
moi, — nous arrachâmes enfin une note officielle
refusera de les admettre auprès de sa personne, et certainement
Sa Majesté' ne souffrira pas qu'aucun eccle'siastique, de quelque
grade ou de quel(|ue communion ([u'il soit, manque de respect
en quoi que ce soit au Père commun des fidèles. La seconde diffi-
culté se subdivise en deux griefs. Le serment, disent les Cardi-
naux, n'est pas catiiolique : 1° en ce qu'il consacre la tolérance
des cultes; 2° en ce (ju'il assimile au Concordat les lois organiques,
que la Cour de Home regarde comme étant, en quehjues points
importants, subversives de l'autorité de l'Église.
» D'abord on peut écarter tout à fait cette difficulté et les
griefs qui la motivent, en disant que le serment est un acte
accessoire au couronnement, et que le couronnement est une
solennité politicjue qui n'a aucun rapport avec la cérémonie reli-
gieuse du sacre. Le sacre et le couronnement peuvent être faits
ensemble , et ils peuvent aussi avoir lieu à des moments et dams
des lieux différents.
« Mais le serment , dùt-il être prêté dans le temps de l'onction
impériale et sous les yeux mêmes et les auspices du Saint-Père,
ne renferme rien (|ui puisse offenser sa piété, parce qu'il est
entièrement politique et n'exprime rien de relatif à la croyance
religieuse.
» Il prescrit l'obéissance aux lois du Concordat, parce que, en
langage de droit public, les stipulations de deux puissances sont
des lois que les publicistes appellent lois de lu lettre. Les lois orga-
niques sont des lois d'une autre nature. Le prince ne peut pas
jurer de les faire observer, parce qu'elles peuvent être changées,
et s'il avait été dans l'intention du constituant de le prescrire,
il n'aurait pas dit les lois du Concordat , mais les lois organiques du
Concordat.
«Quant à la tolérance, elle est en France et dans la plus
graniie partie des États de l'Europe un devoir politique qui
n'affecte en rien la catholicité des souverains et des États qu'ils
gouvernent. En Allemagne, en Italie, à Rome même et en France,
DU CARDINAL CONSALVI. 395
adressée par M. de Talleyrand au Cardinal légat,
changé de la transmettre à Kome. On y donnait les
plus positives assurances que le Pape serait satisfait
quant aux lois organiques; la dépêche portait en
on interdit l'insulte et les persécutions;^ on plaint les dissidents,
mais on cominaiitle le res|)ect de leur opinion et du culte que la
conscience leur prescrit de pratiquer.
» Telles sont les observations simples et décisives qu'on peut
opposer aux dillicultés des Cardinaux, et je ne doute |)as (|u'elks
ne sufïisent pour dissiper toute iniiuiétude dans l'esprit du Sou-
verain Pontife. Si Sa Majesté les approuve, je lui proposerai de
m'auloriser à adopter un projet de réponse qui m'a été ilonné par
M. l'évèque d'Orléans, et (|ui est joint au rapport <|uc j'ai l'iion-
neur de présenter. »
La noie du prince de Talhyrand au Cardinal légat est ainsi
conçue :
« Sa Majesté voit avec peine »iu'on paraisse insinuer (|u'elle n'a
point encore lait tout ce qu'elle pouvait faire pour que le Sou-
verain Pontife répondit à son invitation; elle otl're avec satisfac-
tion au Saint-Siège et à l'Europe entière ses titres sacrés à la
reconnaissance de l'Église. Les temples rouverts, les autels
relevés, le cuite rétabli, le ministère organisé, les chapitres
dotés, les séminaires fondés, vingt millions sacrifiés pour le
payement des desservants, la possession des États du Saint-Siège
assurée, Rome évacuée par les Napolitains, Bénévenl et Ponte-
Corvo restitués, Pesaro, le fort Saint-Leo, le duché d'Lrbin
rendus à Sa Sainteté, le Concordat italique conclu et sanctionné,
les négociations pour le Concordat germanique fortement ap-
puyées, les missions étrangères rétablies , les catholiques d'Orient
arrachés a la persécution et protégés ellicacemeiit auprès du
Divan : tels sont les bienfaits de l'Empereur envers l'Eglise
romaine. Quel monanjue pourrait en olVrir d'aussi grands et
d'aussi nombreux dans le court espace de deux à trois ans? La
liberté des cultes est absolument distincte de leur essence et de
leur constitution. La première a pour objet les indiviilus qui
professent ces cultes ; la seconde, les principes et l'enseignement
qui les constituent. Maintenir l'une n'est pas approuver l'autre.
39G MÉMOIRES
termes exprès que Sa Sainteté pourrait renouveler
les représentations faites à Sa Majesté sur ces lois,
qu elle pourrait même en ajouter d'autres, que Sa
Majesté les accueillerait toutes et en traiterait direc-
tement à Paris avec Sa Sainteté, avant ou après le
couronnement, et que le Saint-Père obtiendrait satis-
faction complète à ce sujet. On serait même allé plus
loin pour devancer les vœux du Pape , et l'on insi-
nuait discrètement que, si Sa Sainteté avait des de-
mandes à présenter sur le temporel, Sa Majesté
s'empresserait de les accueillir. Il est bon de répéter
Charles-Quint autorisa dans la diète de Spire, en 1529 , la liberté'
du culte lulhe'rien en Allemagne, jusqu'au concile ge'ne'ral qui
n'était pas encore indicpié, et Cle'ment VII ne lui objecta jamais
cette tolérance. Charles fut couronné par le Pontife le 24 février
de l'année suivante. Il est des mesures que la sagesse indique et
que les circonstances commandent. La modération de Sa Sainteté
est trop connue pour qu'on lui suppose un seul instant le désir
et la pensée même d'exiger que l'Empereur des Français pro-
scrive des cultes établis depuis longtemps dans ses États, au
risque de renouveler à la face de l'Europe étonnée l'effrayant
spectacle d'une seconde révolution. On ne choque pas ainsi les
idées reçues , les sentiments et les prétentions d'un grand peuple,
et encore moins la Charte conslilulionnelle qui garantit les
droits de ce même peuple et du monarque qu'il a librement
choisi pour le gouverner.
» Le voyage de Sa Sainteté en France ne peut inspirer aux
cours étrangères aucune espèce de soupçon. La France n'a pas
balancé à reconnaître Sa Sainteté , quoique son élection eût été
faite dans les États d'un souverain étranger et au milieu des en-
nemis qu'elle avait alors à combattre. Comment ces mêmes puis-
sances, aujourd'hui amies ou alliées de la France, verraient-elles
de mauvais œil que le Père commun des lideies honorât de sa
présence ce vaste et glorieux Empire rendu à la Religion? Le
cabinet de Versailles, quelque peu satisfait (ju'il dût être de la
or CARDINAL CONSALVI. 397
ici que le Pape n'a\ciil rien exigé sur ce point et qu'il
n'avait même témoigné aucun désir, malgré les con-
seils du cardinal Fesch. Quant aux évêques intrus, la
note de M. de Talleyrand alfirmait beaucoup. Mais
il nous sembla que la teneur et le vague de ces pro-
messes n'offraient pas au Saint-Père cette intime cer-
titude qu'il voulait acquérir.
Peu satisfaits sur ce dernier point de la dépêche
du ministre français, nous continuâmes à traiter avec
le cardinal Fesch, auquel on faisait passer et qui nous
adressait chaque jour des mémoires relatifs à la
question. Nous fûmes plus d'une fois tentés de tout
comluite de Joseph II, ne reprocha jamais à Pie VI son voyage à
Vienne. Quel ombrage pourrait donc exciter cehii de Pie VII à
Paris, quand la France ne compte pour enneuiie <|u'une puis-
sance séparée du Saint-Sit-'ge?
» Sa Sainteté n'a rien à redouter des anciens partis cpii ont si
longtemps divisé la France. A peine aura-t-elle fait quei(pies pas
sur le sol français, (ju'elie apercevra que ces partis n'existent
plus. Tous les cœurs unis voleront au-devant d'elle , et les
hommes qui rendirent les hommages les plus éclatants aux restes
de Pie VI, mort dans la captivité, vénéreront avec transport son
digne successeur, jouissant au milieu d'eux des heureux fruits
qu'ont p.roduits sa sagesse et sa modération. Les ordres les plus
précis seront donnés pour (jne la réception de Sa Sainteté en
France soit digne et de la grandeur du Souverain qui l'invite et
de la dignité sublime du Chef de l'Église. Tout sera ménagé avec
autant de soin que de délicatesse pour (jue Sa Sainteté trouve à
chaque instant ce qui pourra lui être nécessaire , utile et agréable.
Ses jours ne courront aucune espèce de danger. Ils sont trop
chers à Sa Majesté et à la France pour qu'elles ne veillent pas à
la conservation de ces jours si précieux.
» Sa Sainteté recevra une lettre d'invitation telle qu'elle la
désire, ou par les mains de M. le cardinal Fesch , ou par celles
de deux évèques députés. »
398 MÉMOIRES
rompre, parce que le Cardinal ne nous communi-
quait que des réponses dilatoires. Je ne dirai pas
ce que j'eus à soufifrir de son caractère, aussi facile à
se laisser aller à la colère la plus ardente, qu'enclin
aux soupçons les plus invraisemblables comme aussi
les moins fondés. Enfin il nous donna par écrit, et au
nom de l'Empereur, l'assurance que les constitution-
nels feraient entre les mains du Pape leur rétracta-
tion positive, et dans la forme que le Pape prescrirait;
que, pour cette cérémonie, ils profiteraient de la cir-
constance de sa venue à Paris, et que, dans le cas
peu probable où l'un de ces constitutionnels ne vou-
drait pas s'y prêter, le Gouvernement l'obligerait à
se démettre de son siège. Après de telles certitudes
accordées sur ce point, nous ne voulûmes pas encore
prononcer le oui définitif. Il nous parut nécessaire de
savoir, au moins en général, et non dans les plus
minutieux détails, comment le Pape serait reçu et
traité par l'Empereur, et s'il le serait d'une manière
convenable à la dignité pontificale, que Sa Sainteté
ne pouvait pas et ne devait pas compromettre.
M. de Talleyrand écrivit au Cardinal légat que
les évêques constitutionnels seraient privés de leurs
évêchés s'ils ne se rétractaient pas. Il lui confirma
aussi ce qui avait été si solennellement prorais, que
le Pape serait content de la réception préparée.
Le cardinal Fesch nous parla dans le même sens.
Il suffira sur ce point de citer le passage de la note
de 31. de Talleyrand, passage qui mérite d'être
I>L' CAllDINAL CONSALM. 399
connu pour pliisicuis raisons. En parhint de la réce|)-
tion du Pape et de la manière dont il serait traite
par l'empereur Napoléon, le ministre Talleyrand se
servit de ces paroles mémorables : « Entre le Noyage
de Pie YII en France, sa réception^ son traitement
et les elïets qui en résulteront, et le voyage de Pie VI
à Vienne, il y aura autant de dilïerence qu'il y en a
entre Napoléon I" et Joseph II. »
Nous prîmes en outre les précautions que nous
jugeâmes nécessaires. Les notes les plus récentes du
cardinal Fesch oflVaient une fort étrange variété
d'expressions. Le cardinal Fesch se servait du terme
consécration — consecrazione — au lieu de couronne-
ment — incoronazione — qu'on lisait dans l'invitation
primitive faite au nom de l'Empereur par le Cardi-
nal légat. Nous demandâmes compte de ce change-
ment. Le cardinal Fesch répondit : Le Pape ne peut
mettre en doute que l'Empereur se fasse couronner
par lui, mais je crois qu'il y aura un double couron-
nement, celui de l'Église par le Saint-Père, et celui
du Champ de Mars par le Sénat.
Cet aveu n'ayant pas plus satisfait le Pape (jue le
Sacré-CoIlége, nous écrivîmes au Légat à Paris. Nous
lui enjoignions de signifier nettement au ministre
que le Saint-Père ne pouvait pas admettre qu'après
avoir couronné l'Empereur, ce même Empereur
serait encore couronné par d'autres; qu'en consé-
quence il déclarait tout rompre si on ne lui don-
nait pas à cet égard la certitude qu'il exigeait, car il
400 MEMOIRES
lui était impossible d'engager la dignité du chef de
l'Église. Dans une note officielle, le ministre prodi-
gua les assurances désirées, se servant même de
cette expression, que l'Empereur attachait un trop
grand prix à être couronné par les mains du Pape
pour chercher encore à recevoir le diadème des
mains de quelques autres.
En un mot , on vit se réaliser pendant toute cette
négociation le vieux proverbe : Longue promesse,
mince résultat. Longa promessa con aiteniler corto.
Tout ce que fit le gouvernement français tendait
uniquement à obtenir le voyage du Pape, car ce
gouvernement avait l'intention bien arrêtée de ne
tenir aucune de ses paroles. Le cardinal Fesch s'oc-
cupa beaucoup avec nous de la suite du Pontife.
La France souhaitait qu'il conduisît avec lui douze
cardinaux et un nombre correspondant de prélats
et de patriciens de Rome. En faisant cette demande,
le cabinet de Paris songeait à donner le plus grand
éclat à la cérémonie. Plus la suite du Pape serait
nombreuse et imposante, plus cette magnificence
allait rejaillir sur celui en l'honneur duquel avait
heu la funzione. Quant au Pape, il aspirait, lui,
à ne prêter à la solennité qu'une splendeur res-
treinte. Dans le principe, le Saint-Père ne songea
à se faire accompagner que par quatre cardinaux
et par autant de prélats, qui furent quatre évo-
ques. On ne comptait pas dans ce nombre les pré-
lats attachés au service immédiat de Sa Sainteté,
DU CAUDINAL CONSALVl. 401
tels que le majordome et le maître de chambre. Il
désigna aussi comme devant le suivre les deux
princes'romains, chefs de la garde noble, et le surin-
tendant des postes pour diriger le voyage. Pio YII
crut devoir cependant accorder deux autres Cardi-
naux diacres aux prières les plus pressantes du car-
dinal Fesch.
Il choisit les cardinaux Braschi et de Bayane, qui
pouvaient plus aisément supporter le voyage. Les
quatre autres étaient les cardinaux Antonelli, di
Pietro, Borgia et Caselli. On souhaitait à Paris que
je fusse du voyage, mais le Saint-Père répondit que
Rome ne pouvait pas être en même temps délaissée
parle Souverain et parle premier ministre. Je restai
donc.
Jamais on ne pourra raconter et même pressentir
les discussions si pénibles et les ennuis si profonds
que j'eus à subir pendant ces longues négociations.
Je ne puis ni ne dois en faire le récit, mais on me per-
mettra bien de ne point passer complètement la chose
sous silence et d'avouer que je supportai même ce
qui était insupportable. Le désir que j'avais de ne
point léser les intérêts du Pape et du Saint-Siège me
fit tout endurer. Nous prononçâmes enfin la parole
décisive. Ce oui fut d'abord confidenliel et privé,
car le oui diplomatique ne devait être échangé qu'au
moment de l'invitation officielle. Cette invitation ne
pouvait arriver qu'après que tout aurait été réglé.
Mais à Paris on ébruita le oui confidentiel, puis le
II. 26
402 MÉMOIRES
voyage du Pape pour couronner l'Empereur fut bien-
tôt livré par les journaux à la curiosité publique. De
cette façon, et ainsi que l'on avait procédé lorsqu'on
fit insérer au Moniteur la conclusion du Concordat
avant qu'il fût signé , on cherchait à embarrasser
le Pape et à lui rendre impossible un retour en ar-
rière. — du moins sans soulever les plus tristes dis-
cussions, — s'il ne s'estimait pas heureux de ce
qu'on tramerait et exécuterait ensuite. La forme
dans laquelle l'invitation oilicielle fut enveloppée
n'eut rien d'agréable et sembla faite pour déplaire.
Au lieu de se servir de l'antique formule usiiée par
la France en de semblables occasions, ainsi qu'on
l'avait promis au Cardinal légat, et de choisir pour
porter cette lettre à Pie YIÎ au nom de l'î'jnpereur
les ecclésiastiques et les fonctionnaires les plus illus-
tres, ce fut un général de brigade (Caffarelli) qui
présenta à Sa Sainteté un billet de Napoléon, si mes-
quin sous tous les rapports, que le Pape se vit sur le
point de retirer sa parole et de répondre par un non.
Il ne voulut cependant pas se décider dans une affaire
aussi grave sans prendre l'avis duSacré-Collége. Les
Cardinaux jugèrent que, puisque sur les engagements
pris on avait adhéré au voyage de P^ris uniquement
pour procurer un plus grand bien à la Religion, il
fallait tout sacrifier à ce but.
La précipitation avec laquelle on obligea le f'ape
à effectuer ce voyage ne fut pas niuins indécente
pour sa dignité que nuisiijle à sa santé. Très-souvent
DU CARDINAL CONSALVI. 405
on lui expédia de nouveaux courriers pour hâter
chaque jour sa venue, et il se vil coulraint de partir
pendant la mauvaise saison, le 2 novembre 1804,
afin «l'arriver à Paris le 27 ou le 28. Durant tout ce
loni^ tnijet, il ne lui fut permis de s'arrêter qu'un
jour ou deux à Florence et un jour à Turin, et on le
laissa à peine se reposer quelques heures dans d'au-
tres endroits. IjQs invitations faites à l'armée et aux
autorités civiles et militaires, d'autres raisons à peu
près de même force scnironl de prétextes et d'ex-
cuses au Gouvernement pour -pallier rindi'cence du
procédé et expliquer les incommodités du voyage
accéléré auxquelles le Pape était condamné. On no
l'avait même pas consulté pour fixer l'époque de la
cérémonie, et cependant le plus simple !)on sens in-
diquait cette déférence. En un mot, on fit galoper
le Saint-Pèi*e vers Paris comme un aumônier que son
maître appelle pour dire la messe.
Je ne parlerai point de tout ce que le Pape eut à
souffrir dans la capitale par rapport au décorum; je
ne dirai pas la manière dont Napoléon se présenta à
Sa Sainteté à Fontainebleau. Il allait à la chasse ou il
en revenait avec une meute de cinquante chiens. Je
ne dirai pas non plus l'entrée nocturne et silencieuse
dans Paris, pour cacher aux yeux de tous l'Empe-
reur à la gauche du Pape; il était forcé de laisser la
droite au Saint-Père, puisqu'il se trouvait dans sa
propre voiture. Je tairai encore comment et pour-
quoi, le jour du sacre, Napoléon fit altendre Sa
26.
404 MÉMOIRES
Sainteté une heure et demie, assise sur le trône au-
près de l'autel ; comment se passa cette cérémonie elle-
même, si différente de tout ce qui avait été réglé et
convenu; je ne dirai pas que l'Empereur se couronna
lui-même, après avoir brusquement saisi la cou-
ronne sur l'autel, avant même que le Pape étendît la
main pour la prendre; je ne dirai pas qu'au dîner
impérial de ce jour, donné en présence de tous les
grands corps de l'État, on mit le Pontife au troisième
rang à la table où se trouvaient l'Empereur, l'Impé-
ratrice et le prince électeur de Ratisbonne; je ne par-
lerai pas non plus du second couronnement, qui eut
lieu au Champ de Mars, contrairement à la parole
jurée; de la manière dont Bonaparte — quoiqu'il fût
chez lui — prit la droite de Sa Sainteté dans toutes
les occasions où il se montrait publiquement avec
elle, et du peu de respect avec lequel il la traita. Il
ne lui accorda jamais ces témoignages de vénération
que tant de grands rois et d'empereurs avaient été
fiers de rendre aux Souverains Pontifes. Enfin je
tairai les humiliations dont Pie VII fut abreuvé pen-
dant tout le temps de ce douloureux séjour. La mé-
moire et la plume se refusent à de semblables narra-
tions. Je n'ai fait qu'énumérer ces souffrances, afin
qu'on comprît bien ce qu'il fallut au Pape de vertu,
de modération et de bonté pour suivre les magnifi-
ques exemples d'abaissement que révéla et prodigua
le Dieu dont Pie VII était le Vicaire ici-bas. Mon but
encore était d'exposer une conduite que je ne me
ou CARDINAL CONSALVI. 405
permettrai pas de qualifier, car je ne |)oiirrais pas le
faire de sang-froid et avec la dignité convenable.
En supportant de tels aflronts, le Pape, qui avait
déjà consommé un grand sacrifice, voulait du moins
recueillir le fruit des promesses qui lui avaient été
faites relativement à ce qu'il stipula pour le bien de
la Religion. Mais lui était-il possible d'atteindre le
but de ses désirs? En peu de mots j'en dirai assez
pour qu'on puisse juger. Quant aux lois organiques,
il se convainquit bientôt qu'il ne saurait rien obte-
nir. Le Saint-Père adressa des mémoires, il eut des
conférences avec l'Empereur, il fit tous les eiîorts
imaginables afin de Tamener à remplir les engage-
ments pris. Pie YII ne rencontra que des refus pour
certaines choses et de très-faibles assurances pour
d'autres, qui du reste ne se réalisèrent pas davantage.
La seule consolation qu'il goûta lui vint des évèques
constitutionnels, et il ne la dut qu'à ses vertus per-
sonnelles et non à l'accomplissement d'une parole de
Napoléon.
Dès que le Pape fut installé aux Tuileries, il s'oc-
cupa des schismatiques, qui d'abord résistèrent ou-
vertement à ce qu'il attendait d'eux. Le pouvoir ne
songea pas le moins du monde à les éliminer de
leurs sièges, ainsi qu'il en avait fait la promesse.
Le Pape ne perdit point courage : il daigna les ap-
peler plusieurs fois à son audience; et ses vertus,
son alfeclion, ses douces paroles, produisirent une
telle impression sur leurs âmes, qu'ils s'avouèrent
406 MÉMOIRES
vaincus et prononcèrent leur rétractation selon la
formule prescrite par le Saint-Siège. Beaucoup d'entre
eux renoncèrent au schisme du plus profond de leurs
cœurs; d'autres en petit nombre, dit-on, demeurè-
rent attachés aux principes qu'ils avaient abjurés,
mais je ne sais. pas avec certitude si cette imputation
est sérieuse. Ce qu'il y a de bien avéré, c'est que ces
évêques ne témoignèrent jamais extérieurement leur
manière de penser, et qu'ils ne démentirent point
leur abjuration, du moins en public, pas plus dans
leurs paroles que dans leurs actes. Le Pape éprouva
donc l'ineffable joie d'avoir, par son voyage, éteint
ce schisme, pour la destruction duquel il avait entre-
pris le Concordat. Dans l'allocution qu'il prononça à
son retour à Rome, le Souverain Pontife énuméra
quelques autres avantages légers, — mis en compa-
raison avec les espérances conçues et les promesses
solennelles, — avantages qu'il avait recueillis de
cette course. Et comme il pouvait encore compter
un peu sur des paroles qu'on lui avait données quand
il s'était rendu à Paris, il ne crut pas, dans sa pru-
dence, devoir susciter des obstacles à leur accom-
plissement en exprimant ses amertumes '. Il fit
1 Le cardinal Consalvi a écrit que le Pape et l'Empereur avaient
e'change des notes et des nie'moires relatifs aux affaires de l'Église
et à celles du monde. Ces notes et mémoires, où les questions
sont posées el de'battues avec une grande perspicacité, appar-
tiennent à l'histoire générale; mais dans un de ces actes date
du 1 1 mars iSOo, l'empereur, voyant que M. de Talleyrnnd n'avait
pas saisi et rendu toute sa pensée catholique, lui dicta sur la
DU CARDINAL CONSALVI. 407
cependant comprendre qu'après les fjuchnies avan-
tages éparpill<f's dans son allocution, il revenait avec
des espérances et non avec des réalités.
Pour ne pas interrompre le fil des événements,
j'ai réuni en (fuelqiies pages tout ce qui se rattachait
au voyage de Pie Yll. Il faut maintenant que je ra-
conte ce que je fis à Rome pendant l'absence du Pape.
A son départ, il me donna la preuve la plus positive
de l'intime confiance qu'il daignait mettre en moi.
Après avoir, dans les choses les plus urgentes,
étendu les pouvoirs ordinaires des Congrégations et
minute manuscrii.e le paragraplie suivant qui légitimait lîi'aucoup
de saintes espérances et qui devait faire alisoudre plus d'une
faute impe'riale. L'Empereur s'exprime en ces termes ;
(' Si Dh u nous accorde la durée de la vie commune îles hommes,
nous esjxTons trouver des circonstances où il nous sera permis
de consolider et d'étendre le domaine du Saint-Père et déjà
aujounl'hui nous pouvons et voulons lui prêter une main secou-
raWe, l'aider à sortir du chaos et des embarras ou l'ont entraîne'
les crises de la guerre passe'e, et par là donner au monde une
preuve de notre véne'ration pour le Siint-Père, de notre protec-
tion pour la capitale de la Chrétienté, et enlin du dés-ir constant
qui nous anime de voir notre Religion ne le céder à aucune autre
pour la jtompe de ses cérémonies . l'éclat de ses tem|)les et tout
ce qui peut imposer aux nations, nous avons chargé notre oncle,
le cardinal grand aumônier, d'expliquer au Sainl-Pere nos inten-
tions et ce que nous voulons taire.
» toujours fidèle au plan (|ue l'L'.mpereur s'est fait dès le prin-
cipe, il mettra sa gloire et son bonheur a être un des plus
fermes soutiens du Saint-Siège et uu des plus sincères défenseurs
de la prospérité des nations chrétiennes. Il veut (ju'on place au
premier rang des actions (jui ont jeté de l'éclat sur sa vie le
resjiect qu'il a toujours montré pour l'Église de Home, et le
succès des efforts qu'il a faits pour lui réconcilier le cœur et la
foi de la première nation de l'univers. «
408 MEMOIRES
des autres départements ecclésiastiques pour tout ce
qui intéressait le temporel et le gouvernement de
l'État, il me remit entre les mains une véritable omni-
potence. Il désirait que je le remplaçasse absolument,
et de telle façon que les ministres et même l'auditeur
du Pape ne devaient dépendre que de moi seul.
J'avais le pouvoir de faire tout ce que je jugerais
opportun. Je n'abusai pas de cette omnipotence, et
je continuai à prendre ses ordres, durant son absence,
pour tout ce qui n'était pas trop pressé et pouvait,
dans la situation où nous nous trouvions, se traiter
par lettres. La correspondance entre le Saint-Père et
moi fut tenue par le cardinal Antonelli , qui , en sa
qualité de doyen et d'homme du plus grand mérite ,
servait à Paris de premier ministre et d'intermédiaire
à Pie VIL
Pendant le voyage de Sa Sainteté, j'eus à subir
trois malheureuses catastrophes, qui rendirent ma
position très-précaire et très -critique. Ce furent :
1° la peste de Livourne, qui me contraignit à établir
des cordons sanitaires et à recourir à d'autres pré-
cautions de première nécessité et fort dispendieuses.
Elles provoquèrent les doléances et le méconten-
tement des citoyens qui y furent assujettis. Cette
calamité engendra des querelles très-sérieuses et
très-pénibles avec les ministres étrangers par rap-
port à leurs postes et à leurs courriers qu'ils ne re-
cevaient plus, et à d'autres motifs analogues. —
2° Une inondation subite du Tibre , telle qu'on n'en
DU CARDINAL CONSALVl. 409
avait pas vu depuis des siècles, couvrit bientôt les
deux tiers ou du moins la moitié de Rome. Cette
inondation me condamna encore à de larges sacri-
fices ; elle nous exposa aux manifestations populaires,
parce que les denrées pouvaient venir à mampier. Il
n'y avait qu'un polit nombre de barques, et les autres
moyens de transport paraissaient presque nuls. Il
était ditlicile de faire passer des vivres dans toutes
les parties de la cité et dans les environs avec celte
promptitude que réclamaient les véritables besoins
et qu'exigeaient la paniijue, la fraude et l'avidité.
On comprend que ces appréhensions de soulèvement
dans le peuple étaient plus à redouter en l'absence
du Souverain et spécialement d'un Souverain Pape,
trouvant dans la vénération imposée par son titre les
ressources et les remèdes qu'un simple ministre ne
peut pas obtenir. — 3° Un vide effrayant dans le tré-
sor public se joignit aux deux premières calamités.
Les caisses publiques, déjà bien entamées par les
événements antérieurs, avaient été, comme on dit,
mises à sec dans toute la force du terme par les dé-
penses que nécessitait le voyage du Pape et par les
cadeaux qu'il fut obligé de faire dans tous les lieux
où il s'arrêta, en Toscane et en France. Il donna des
souvenirs aux familles régnantes, à leurs ministres
et aux gens de la cour. Ces munificences nous for-
cèrent non-seulement à vider le trésor, mais encore
à épuiser d'autres ressources.
Ce fut au milieu de ces circonstances difficiles et
410 MÉMOIRES
très-affligeantes qu'il me fallut tenir le gouvernail de
l'État pendant près de six mois. Quant aux affaires
étrangères avec les autres cours, je continuai à les
diriger à Rome, où tous les ambassadeurs résidaient,
à l'exception de celui de France, qui avait précédé
le Pape à Paris.
Le retour du Saint-Père, après lequel je soupirais
ardemment, s'effectua enfin. Pie YII avait exprimé
plusieurs fois à l'Empereur son désir de quitter Paris,
sans pouvoir le réaliser. Cependant, peu de temps
avant Pâques, à l'occasion du voyage de Napoléon
en Italie pour se faire couronner à Milan, le Pape
exécuta son dessein et prit la route de sa capitale.
On lui donna à entendre qu'on souhaitait très-vive-
ment qu'il passât, lui aussi, par Milan, où devait
se célébrer la cérémonie de cet autre sacre; mais
afin de nu point autoriser par un acte semblable
l'incorporation des trois légations avec le nouveau
royaume d'Italie, le Saint-Père fit la sourde oreille
d'une manière très-résolue.
Il est bon de savoir à ce sujet que l'on choisit jus-
tement le moment où le Pape habitait les Tuileries
pour métamorphoser la République italienne en
royaume d'Italie. Après s'être adjugé cette couronne
et ce titre nouveau, l'Empereur engloba solennelle-
ment les trois légations dans le royaume; il ajouta
même aux armes d'Italie les clefs pontificales, afin
de montrer que ces provinces^vaient appartenu jadis
au Saint-Siège, et que maintenant elles faisaient par-
DU CARDINAL CONSALVl. 411
tie de l'empire napolc^onien. Le lion de Venise avait
subi le même sort, et il servait d'annexé au blason
impérial.
Tout cela se fit sous les yeux du Pape à Paris,
ainsi que la cérémonie dans laquelle, en plein sénat,
Bonaparte prit possession du royaume. Telle était
la marche de ce prince, qui , pour que le Saint-Père
accueillit favorablement son invitation, ne s'était pas
contenté de lui promettre d'exaucer tous ses sou-
haits relativement aux atïaires ecclésiastiques, —
seul objet des prières expresses du Pape, — mais
qui en outre lui avait allirmé, dans une note» officielle
de son ministre Talleyrand, qu'il accomplirait ses
vœux même en ce qui touchait au temporel. Sur ce
point, le Pape n'avait rien demandé, mais on ne
pouvait ignorer son ardent et juste désir de rentrer
en possession de ses provinces , c'est-à-dire des trois
légations.
Loin de satisfaire Pie YII relativement à cette res-
titution, Napoléon n'eut même pas la délicatesse de
lui éviter cette douloureuse scène. Bonaparte voulut
que le Saint-Père, si je puis m'exprimer ainsi, la vît
jouer sous ses propres yeux. L'époque du départ
du Souverain Pontife arriva. Pour que rien ne vînt
à manquer à ses humiliations, et afin que l'inconve-
nance fût poussée au comble, on décida que ce départ
s'effectuerait en même temps que celui de l'Empe-
reur. Sans égards pour l'hôte vénérable qu'il rece-
vait dans son palais. Napoléon partit le premier. On
412 MÉMOIRES
força le Pape à le suivre et à s'arrêter à tous les
relais, afin d'attendre les chevaux qui avaient déjà
été employés au service de ses équipages.
Le Saint-Père laissa à Paris un excellent souvenir et
une impression en sa faveur qu'il est aussi impossible
d'exprimer que de comprendre. Cette grande ville,
où tout s'use et vieillit au bout de quelques jours,
posséda le Pape dans ses murs pendant de longs
mois; elle lui témoigna un enthousiasme qui, au lieu
de s'éteindre ou de diminuer, augmentait chaque
jour. Catholiques ou non catholiques, croyants ou
incrédules, bons et méchants, hommes de tous les
partis, les philosophes eux-mêmes, en un mot, toutes
les classes de la société , sans exception , furent en-
chantées du Pape. Ses incontestables vertus, la dou-
ceur de son caractère , sa sagesse et ses manières
affectueuses lui gagnèrent tous les cœurs et lui con-
quirent irrésistiblement le respect, l'estime et l'a-
mour. Les habitants de Paris lui en prodiguèrent
toutes les preuves possibles dans les occasions où ils
purent le voir, car on ne lui permit jamais de faire
aucune cérémonie pubhque , pas même le jour de
Noël. A celte solennité il fut forcé d'aller dire la
messe basse dans une paroisse. Par sentiment de
jalousie encore, on ne lui laissa point célébrer les
fêtes de Pâques dans la capitale. On le contraignit
même à s'arrêter à Màcon, afin qu'il ne se trouvât
pas à Lyon en ce saint jour.
Le vova2;e du Pontife à travers la France fut encore
DU CARDINAL CONSALVI. 413
au retour un véritable triomphe. La religion des peu-
ples triompha des obstacles artificieux du Gouverne-
ment, qui ne put point empocher la foule d'accourir
sur le passage de Pie VII. Le Paj)e revit l'Empereur
à Turin, où il s'était arrêté quelques jours, et c'est là
qu'on lui réitéra de nouvelles promesses à propos
des affaires ecclésiastiques, afin qu'il ne rentrât pas
à Rome trop découragé. Mais on ne tint pas plus
ces dernières que les premières. L'Empereur partit
pour Milan, et le Pape pour Florence par la voie
d'Alexandrie. La reine régente d'Étrurie l'accueillit
avec la même magnificence et les mêmes démonstra-
tions de respect et de piété dont elle avait entouré
le Saint-Père quand il se dirigeait vers Paris. La
réception que la cour d'Étrurie fit au Pape ne doit
pas être mise en parallèle avec celle de la cour des
Tuileries. Le Ciel voulut donner à Pie YII à Florence
une consolation religieuse qui remplit son cœur de
la joie la plus pure.
C'était à lui que Dieu réservait la gloire et le bon-
heur de ramener au giron de l'Église, par une pleine
et sincère rétractation , ce monsignor Scipion Ricci
qui avait tant fait de bruit au fameux synode de
Pistoie et en embrassant les doctrines jansénistes.
En vue du retentissement que ce synode obtint au
temps de Pie YI et de l'influence que la rétractation
du chef pouvait exercer sur ceux qui se ralliaient à
son parti, le Saint-Père annonça cet événement dans
l'allocution consistoriale de son retour. Il revint par
4U MÉMOIRES
la route de Pérouse et il pénétra dans ses États.
J'allai à sa rencontre à Nepi et j'en repartis avant
lui pour le précéder à Rome. Son entrée dans la ca-
pitale du monde chrétien fat un triomphe semblable
à celui qu'on lui avait décerné après son élection à
Venise.
Le peuple l'accueillit avec l'amour et les trans-
ports que commandaient sa piété, sa vertu, ses
bienfaits et ses manières si aimables. L'inondation
du Tibre avait détruit les constructions en bois du
Ponte-Molle. Il les trouva établies à neuf du côté qui
regarde Rome, et il fit observer que le coude dange-
reux et incommode qu'on y signalait auparavant ne
subsistait plus. On y arrivait directement, ainsi qu'au
grand forum de l'ancienne tour. Cette œuvre si ap-
plaudie et tant réclamée fut inaugurée pour le retour
du Pape. Il vit aussi la nouvelle voie Flaminienne
ouverte pour la première fois, et faite sur un plan
plus facile et moins onéreux pour le trésor. Sa Sain-
teté honora ces travaux de son approbation souve-
raine. Les deux officiers fiançais qui, par ordre de
l'Empereur, accompagnèrent le Pape jusqu'à Rome,
furent témoins de l'enthousiasme avec lequel ses
sujets le reçurent. Le rang inférieur de ces deux
officiers, dont l'un était colonel (Durosnel) et l'autre
écuyer de cour (de Brii2;ode), fit croire, non sans fon-
dement, que l'Empereur, en donnant pour escorte
à Pie YII deux personnes d'un rang si inférieur, vou-
lait faire contrôler les particularités du voyage, ou hu-
DU CARDINAL CONSALVI. iV6
milier jusqu'au dernier moment la dignité du Sou\e-
rain Pontife.
J'eus la satisfaction de voir le Saint-Père applau-
dir pleinement à l'usage fait de l'omnipctence qu'il
me confia en partant, et il me dit que je n'avais
point trompé ses espérances. Grâce au Ciel, personne
ne pu' porter au pied de son (rùne la plus minime
plainte contre moi; je goûtai même le plaisir d'en-
tendre le public déclarer, en termes non équivoques,
qu'il était fort heureux de mon administration.
Je n'achèverai pas ce récit du voyage de Pie VII à
Paris sans dire un demi-mot (vna mezza pûrold) des
cadeaux qu'il reçut à cette occasion. Il en porta
d'abord de magnifiques à l'Empereur ainsi qu'à la
familln impériale, et je le confesserai, dans cette
splendeur il outre-passa de beaucoup ses moyens.
Mais le Saint-Père crut qu'il devait témoigner ainsi
sa considération aux personnages auxquels ces
dons étaient destinés. Le célèbre Canova en eut la
direction et le choix. On peut penser que des vues
difféi entes présidèrent à Paris à l'échange qui allait
s'opérer. On chercha en effet, par la mesquinerie des
présents en eux-mêmes, à prouver le peu de valeur
de celui auquel on les offrait. Comme c'était le Pape
qui allait à Paris, on croyait bien, même en faisant
abstraction des richesses de l'Empereur, que les ca-
deaux de ce prince surpasseraient de beaucoup en
splendeur ceux du Pontife. Il n'en fut pas ainsi. On
offrit à Sa Sainteté une tiare de très -grand prix;
4<6 MÉMOIRES
mais son plus précieux joyau était une pierre arra-
chée des tiares pontificales sous Pie YI pour payer
les contributions de Tolentino. Le reste se réduisit à
quelques tapisseries desGohelins, fort vieilles et des
plus médiocres , à deux candélabres et à un service
très-ordinaire pour une personne, le tout en porce-
laine de Sèvres. Le fameux autel , les deux riches
voitures et d'autres dons de même splendeur furent
annoncés et décrits dans les journaux; mais ils ne
nous parvinrent jamais.
Le cardinal Fesch arriva peu après le retour du
Pape. J'ai déjà dit que la négociation du voyage de
Pie YII à Paris avait été le commencement de son
animositécontre moi. Auparavant, nous vivions en-
semble dans les meilleurs termes; j'ajouterai même
que nous étions amis. Je n'avais jamais cessé de le
combler de tous les égards possibles et de lui témoi-
gner mon estime et mon attachement particulier, à
tel point que les autres ambassadeurs s'en montraient
un peu jaloux. Mais, dans ces négociations, j'en-
courus sa disgrâce en accomplissant mon devoir. Son
caractère, toujours soupçonneux, toujours méfiant,
toujours dissimulé et toujours emporté , fut bien
pour quelque chose dans ce changement. Et néan-
moins je ne lui opposais qu'une incomparable dou-
ceur, le calme le plus parfait et le plus invincible
sang-froid. Mais je dois avouer qu'une circonstance
accidentelle exerça une très-large influence sur son
aversion.
DU CAUniiNAL CONSALVI. 417
Fesch s'ôtail lié d'une étroile amitié avec la famille
d'un grand financier romain qui me haïssait à mort.
Les immenses voleries qu'au moins, du temps do mon
ministère, je ne voulus jamais tolérer et légitimer
chez le mari, et la vanité de la femme (juc je ne con-
sentis point à encourager en fréquentant la maison,
m'avaient complètement aliéné cette famille. Cher-
chant son intérêt dans mon éloignemcnt du minis-
tère, elle s'efforça de mettre à profit l'intimité du
cardinal Fesch pour me faire sauter par ses mains,
comme on dit. Sans s'apercevoir du piège, il s'y
trouva pris, et je dois rendre justice à ses intentions
que je n'ai jamais jugées mauvaises, quoiqu'elles
fussent faussées sur plusieurs points. Je ne puis dou-
ter des manœuvres que mit en jeu auprès de lui
cette méchante race, car elle les renouvela ensuite
auprès de son successeur (M. Alquier). Ce fut lui qui
m'apprit les séductions dont il s'était vu l'objet, et
celles auxquelles avait succombé son prédécesseur.
Cette famille les lui avoua pour s'en faire un mérite
et pour obtenir auprès de lui accès et confiance, en
plaçant sous ses yeux l'exemple du cardinal Fesch.
Me voici arrivé à la grande époque où commence
la rupture entre l'Empire français et le Saint-Siège,
rupture qui donna lieu d'abord à ma chute du mi-
nistère — chose fort peu importante du reste — et
au renversement bien plus grave du domaine tem-
porel du Pape. Cette rupture prit sa source dans
l'invasion d'Ancône. Les troupes françaises avaient
II. 27
418 MÉMOIRES
le droit d'aller et de venir, ainsi que de traverser
cette ville pour entrer dans les États pontificaux.
Tout à coup, au mois d'octobre 1 805 , — si ma mé-
moire est fidèle, sans le moindre avis préalable et
uniquement par trahison, un corps de l'armée de
Bonaparte s'empare de la forteresse, de la ville, du
port, puis y établit une nombreuse garnison. Le
Pontife fut très-blessé de ce procédé, non-seulement
parce qu'on manquait d'égards envers lui , mais en-
core parce que cette manière frauduleuse d'agir était
indigne du titre de puissance amie que la France
s'attribuait vis-à-vis de nous. Deux raisons plus sé-
rieuses encore, ayant rapport à sa qualité ainsi qu'au
bien de ses sujets et de la Religion elle-même, lui
firent plus douloureusement ressentir cet affront. En
sa qualité de chef de l'Église, de ministre de paix et
de Père commun, le Pape était tenu de garder une
stricte neutralité et de ne prendre aucune part dans
une guerre qui ne le concernait point. Son devoir
l'obligeait à bien se garder de fournir des prétextes
aux puissances ennemies de la France (telles que
l'Autriche, la Russie, l'Angleterre, Naples, etc.), et
à empêcher ces Cours de regarder le Saint-Siège
comme un adversaire faisant cause commune avec
Napoléon et favorisant ses projets.
Le Pape devait éviter ces inculpations afin d'ame-
ner les puissances (excepté la Russie, qui, on le sait,
s'était déjà brouillée) à ne pas rompre leurs commu-
nications avec lui et à ne pas porter ainsi un notable
DU CAUDINAL COXSALVI. 419
préjudice à la Religion, en le mettant dans l'impossi-
bilité d'exercer librement dans leurs États sa supré-
matie spirituelle. Les cours étrangères auraient pu
redouter que la France ne se servît du Pape, son allié,
pour peser sur elles à l'aide d'une influence reli'
gieuse. Mais en dehors de cette considération ma-
jeure, le Pape avait encore un autre grave motif pour
agir de la sorte. Le bien de ses sujets exigeait qu'il
restât parfaitement neutre, afin que les puissan-
ces hostiles à Bonaparte ne traitassent pas l'État
pontitical en ennemi. Le formidable débarquement
opéré à Naples par les Anglais et par les Russes (dé-
barquement qui contraignit les Français à la retraite),
rendait ce péril plus certain dans le cas où les deux
armées auraient voulu prendre les Français entre
deux feux, ce qui eût été facile, caries Autrichiens,
avec lesquels Napoléon était en guerre, occupaient
alors Vérone.
~ Toutes ces circonstances si périlleuses déterminè-
rent le Pape à réclamer auprès de l'empereur Napo-
léon contre l'occupation d'Ancône, et à en exiger la
prompte évacuation. Il fallut accentuer l'inflexible
volonté du Saint-Siège cherchant à rester neutre.
Nous nous crûmes obligés de présenter sa requête
de manière qu'on jugeât que ses réclamations
étaient sérieuses et véritables, d'autant mieux que
le Concordat, le voyage à Paris et les relations inti-
mes que le Pape entretenait avec l'Empereur toutes
les fois que ses devoirs le lui permirent, avaient,
27.
420 MÉMOIRES
quoique sans raison, accrédité le bruit que nous
étions partisans de la France. L'Empereur, de son
côté, pouvait faire beaucoup de mal à la Religion et
à l'État par sa prépondérance toujours croissante.
Pie Yll lui adressa une assez courte lettre de sa main.
Il ne lui dissimulait pas la surprise et la peine que lui
causaient l'occupation d'Ancône et le procédé em-
ployé pour s'en saisir. Le Saint-Père disait qu'il ne
se serait pas attendu à voir répondre ainsi à la con-
duite qu'il ne cessait de tenir envers lui. Il énumé-
rait les dangers auxquels cette occupation exposait
ses États et sa propre dignité, et il demandait que
les troupes fussent promptement retirées, car il aspi-
rait à garder une neutralité réelle dans les conflits
surgissant entre les puissances belligérantes. Le Pape
avait bien des motifs de croire que sa prière ne serait
pas exaucée. Afin de tenter tous les moyens de la
faire accueillir, il ajouta que, dans le cas oij le Saint-
Siège n'obtiendrait pas l'accomplissement de ses
vœux , il croyait que les relations existant entre lui
et l'ambassadeur français, alors à Rome, ne pourraient
pas se maintenir. En parlant ainsi, le Pontife voulait
préparer le mieux possible le succès de sa prière ; il
désirait encore, si cette prière n'était pas prise en
considération, que la rupture avec l'ambassadeur de
Napoléon prouvât, par un fait, aux autres puissances
que le Pape avait agi sérieusement. De cette manière,
en effet, on ne pouvait pas l'accuser de ne s'être
plaint que pour la forme. Cependant le Saint-Père,
DU CARDINAL CONSALVI. 421
dans le cas d'un refus, n'entendait pas renvoyer de
Rome le ministre français; il se bornait à suspendre
avec lui les relations ordinaires, ainsi tpie le disait la
lettre en ternies positifs. Cette dépêche fut consignée
par Pie VII lui-même au cardinal Fesch, pour (ju'il la
fit passer à IKnipereur.
Quelques jours après, le Cardinal, qui avait en-
voyé la lettre, se repentit de ne pas l'avoir ouverte
auparavant, pour en apprécier la teneur et en tirer
copie. Le Pape la lui avait remise cachetée. Le Car-
dinal prétendit savoir de moi ce que contenait la
dépêche. Il me pria de la lui communiquer, se ba-
sant sur ce que c'était l'habitude de déhvrer aux
ambassadeurs la copie des lettres aux princes. Je
ripostai que cet usage n'avait pas force de loi quand
il s'agissait de lettres autographes et confidentielles
de souverain à souverain, et je fis remarquer à Son
Éminence que les actes de l'empereur Napoléon lui-
même en fournissaient une preuve qu'il ne pouvait
récuser.
L'Empereur, en effet, avait souvent adressé au
Pape des lettres cachetées. Ces lettres étaient re-
mises ou par des oliiciers ou par Son Éminence, qui
me priait de les porter à Sa Sainteté, sans que la
copie m'en eût jamais été délivrée. Je conclus en
disant que l'intention du Pape avait été de montrer
à l'Empereur que les chancelleries de Rome et de
France ne devaient pas connaître ce qu'il écrivait
confidentiellement. En réalité, le Saint-Père avait
Iti MÉMOIRES
juge à propos d'offrir à l'Empereur un expédient
pour retirer volontairement ses troupes et empêcher
son amour-propre de s'absorber dans le fait accom-
pli , afin de ne pas avoir l'air de céder à une récla-
mation, si cette réclamation eut été ébruitée. Le
cardinal Fesch ne resta pas convaincu. I! demanda
la copie au Pontife lui-même, auquel il exposa le
motif de ses plaintes. Pie VII tint ferme de son côté
et répondit comme moi. Le Cardinal, mécontent et
désireux de se garantir aux yeux de l'Empereur,
rejeta tout sur mon compte, comme on devait bien
s'y attendre. La lettre du Pape demeura plusieurs
mois sans réponse, — depuis le mois de novembre
jusqu'en janvier.
L'Empereur reçut cette lettre à Tienne, oii il était
entré victorieux après avoir fait subir de cruelles
pertes à l'Autriche à Ulm et dans les batailles pré-
cédentes. Mais l'armée russe était encore intacte
et éloignée. L'empereur Napoléon ne regardait pas
comme un triomphe certain l'issue de cette guerre,
qui devait lui acquérir une prépondérance absolue
et le dispenser désormais de tout ménagement. x4fin
de régler sa conduite d'après les événements, il
différa de répondre au Pape. L'éclatante victoire
d'Austerlitz et la paix ruineuse de Presbourg ayant
déterminé en sa faveur la plus grande de toutes les
supériorités, il n'attendit pas son retour à Paris
pour écrire au Saint-Père. Il data sa lettre de Mu-
nich, le 7 janvier 1806, si ma mémoire ne me
DU CAUDINAL CONSALVI. 423
trahit pas, et elle n'arriva à Rome qu'à la lin du
mois.
Dans cette lettre si fameuse, Bonaparte démasquait
entièrement ses batteries et les idées qu'il n'avait
jamais laissé entrevoir, même au Pape. Elles durent
produire une surprise et une sensation que l'on peut
plus facilement se figurer qu'analyser. Loin de con-
sentir à la demande du Saint-Père de faire évacuer
Ancône pour respecter sa neutralité, l'Empereur,
après quelques doléances, exposait les nouveaux rap-
ports (|u'il ambitionnait d'établir entre le Saint-Siège
et lui, et les droits qu'il s'arrogeait sur le Pape cl sur
ses propres États. Il disait en substance que, si le
Pape était le souverain de Rome, lui. Napoléon, en
était l'empereur; que le Pape devait être à son égard
ce que les Papes avaient été à l'égard de Charle-
magne; que les rapports du Pape envers lui dans le
temporel devaient être les mêmes que ceux qu'il
avait envers le Pape dans le spirituel; que le Pape
devait reconnaître pour ses amis ou ses ennemis les
amis et les ennemis de l'Empereur et de la France;
que si la cour de Rome ne suivait pas ce système,
qui serait pour l'avenir le code permanent du Saint-
Siège, les conséquences les plus désastreuses pour le
domaine temporel allaient naître de cette obstination.
Napoléon disait encore dans cette lettre que, puisque
Sa Sainteté avait osé menacer de renvoi le cardinal
Fesch si on n'évacuait pas Ancône, l'Empereur se
proposait de le faire remplacer le plus tôt possible
424 MÉMOIRES
par un ambassadeur séculier, et de le rappeler en
France, afin de ne pas le laisser en proie à la haine
que lui portait le cardinal Consalvi.
Les expressions de celte lettre étaient trop claires
pour avoir besoin de plus amples développements.
On comprenait très-bien à vue d'œil que Napoléon,
empereur des Français, se constituait par la même
occasion empereur de Rome, ainsi qu'il se procla-
mait lui-même en teimes formels.
C'était imposer au Saint-Siège et au patrimoine de
l'Église un véritable vasselage, et les regarder comme
feudataires de son empire. C'était arracher ainsi à la
souveraineté du Pape cette liberté et cette indépen-
dance dont les Pontifes jouissaient au moins depuis
dix siècles, sans parler des temps plus reculés. On
comprenait qu'en assimilant les rapports temporels
du Pape envers lui à ses rapports spirituels envers
le Pape, il osait évidemment affirmer que le Pape
devait dépendre de lui et être son sujet dans le
temporel , ainsi que lui , Napoléon , dépendait du
Père commun dans le spirituel. On sentait qu'il
allait s'attribuer le litre de successeur de Charle-
magne, — quoiqu'il n'y eût entre lui et ce prince
qu'un intervalle de dix siècles, — et qu'en supposant
faussement que les Papes eussent été les vassaux de
cet empereur d'Occident, ce n'était pas un motif
suffisant pour établir qu'à dater de ce jour les Papes
allaient dépendre de l'Empire français. Napoléon
oubliait queCharlemagne ne fut empereur que parce
DU CARDINAL CONSALVI. 42o
que le Saint-Sioge le constitua dans cette dignité.
Nous vîmes tous que, loin d'admettre la neulra-
lité du Saint-Siège, Bonaparte prétendait môme
l'obliger, par ce titre de feudataire et de vassal, à
prendre fait et cause à la suite de la France dans
n'importe quelle guerre qui s'engagerait plus tc'ird.
Il exigeait que le Pape reconnût pour ses amis et
pour ses ennemis les amis et les ennemis de la
France, ainsi que s'exprimait la lettre, et il imposait
ce système comme permanent. Le Saint-Siège était
forcé de participer à n'importe quelle guerre, juste
ou injuste, et de se voir du matin au soir atta-
qué par l'Autriche, l'Espagne et toutes les autres
puissances catholiques ou non catholiques. L'intérêt
de la Religion et l'équité démontraient que le Saint-
Père ne devait pas ofTenser ou aigrir ces derniers
États. Or qui aurait donc pesé sur le Souverain
Pontife pour le brouiller avec l'Europe entière? La
seule ambition ou l'avidité de la France qui altére-
rait ainsi dans le Pape ses titres de Père commun ,
de ministre de paix et de chef de la Religion,
ambition ou avidité qui sèmerait la ruine chez les
peuples soumis à la tiare en maintenant un perpétuel
état de guerre.
Tout cela se comprenait, ainsi que je l'ai dit, à la
seule lecture de la lettre, presque à vue d'œil; mais
l'Empereur, croyant peut-être qu'on ne pénétrerait
pas ses intentions aussi rapidement qu'il le désirait,
et se figurant que sa dépêche ne suffirait peut-être pas
426 MEMOIRES
pour faire accepter le nouveau joug, adressa par le
même courrier une missive au cardinal Fesch dans
laquelle il développait sa réponse au Pape. Il le
chargeait de lire aussi à Sa Sainteté et au secrétaire
d'État cette missive qu'il écrivait à son ambassa-
deur \ On y trouvait de nouvelles considérations
1 Les deux lettres de Napoléon Bonaparte à Pie VII , l'une dale'e
de Munich , 7 janvier 1806, l'autre de Paris, 13 février de la
même année, sont aussi connues que les répliques du Pape. Nous
croyons donc inutile de les reproduire ici, surtout après l'analyse
faite par le cardinal secrétaire d'État, qui fut bien pour quelque
chose dans les réponses.- Les dépèches adressées scus la même
date au cardinal Fesch par l'Empereur sont beaucoup qioins con-
nues; elles expliquent la situation sans jihrases et sans ambiguïté.
C'est le style et le caractère de l'homme pris dans le vif par
l'histoire , et ces deux lettres au cardinal Fesch sont plutôt à nos
yeux une circonstance atténuante de folie qu'une accusation :
« Munich , le 7 janvier 4 806.
» Le Pape m'a écrit, en date du dô novembre, la lettre la plus
ridicule , la plus insensée : ces gens me croyaient mort. J'ai occupé
la place d'Ancône parce que, malgré vos représentations, on
n'avait rien fait pour la défendre, et que d'ailleurs on est si mal
organisé, que, quoi qu'on eût fait, on aurait été hors d'état de
la défendre contre personne. Faites bien connaître que je ne
souffrirai plus tant de railleries; que je ne veux point à Rome de
ministre de Hussie ni de Sardaigne. Mon intention est de vous
rappeler et de vous remplacer par un séculier. Puisque ces imbé-
ciles ne trouvent pas d'inconvénient à ce qu'une protestante puisse
occuper le trône de France, je leur enverrai un ambassadeur
protestant. Dites à Consalvi que, s'il aime sa patrie, il faut qu'il
quitte le ministère, ou qu'il fasse ce que je demande; que je suis
religieux, mais ne suis point cagot; que Constantin a séparé le
civil du militaire, et que je puis aussi nommer un sénateur pour
commander en mon nom dans Rome. 11 leur convient bien de
parler de religion , eux qui ont admis les Russes et qui ont rejeté
Malte, et qui veulent renvoyer mon ministre ! Ce sont eus qui
DU CAKDIXAL CONSALVI. 457
tr(>s-amples sur tout ce dont j'ai parlé jusqu'ici, et
je ne saurais jamais assez signaler les soubresauts
et l'Apreté d'expression avec lesquels, en peu de
mots et sans user d'aucune nuance ni d'aucun mé-
nagement, il disait qu'il voulait ([ue Rome agît en
toutes choses à sa guise, et que le Pape ne pourrait
prostihjcnt la Religion. Y a-t-il un exemple d'un nonce aposto-
lique en Russie? Dites à Consalvi, dites même au Pape (|ue, puis-
qu'il veut chasser mon ministre de Home, je pourrai bien aller
l'y rétablir. On ne pourra donc rien faire de ces liomincs-là que
par la force? Ils laissent pe'rir la Religion en Allemagne en ne
voulant rien terminer pour le Concordat; ils la laissent périr en
Bavière, en Italie; ils deviennent la risée des cours et des peu-
ples. Je leur ai donné des conseils qu'ils n'ont jamais voulu écou-
ter. Ils croyaient donc que les Russes, les Anglais, les Napolitains
auraient respecté la neutralité du Pape! Pour le Pape, je suis
Cliarleniagne, [)arce(|ue, comme Cliarlemagne, je réunis la cou-
ronne de France à celle des Lombards, et que mon eiu|)ire cou-
fine avec l'Orient. J'entends donc que l'on règle avec moi sa con-
duite sur ce point de vue. Je ne changerai rien aux. apparences
si l'on se conduit bien; autrement je réduirai le Pape à être
évèque de Rome. Ils se ])laignent que j'ai fait les adaires de
l'Italie sans eux. Fallait-il donc qu'il en fût comme de l'Allema-
gne, où il n'y a i)lus de solennités, de sacrements, de Religion ?
Dites-leur que, s'ils ne finissent pas, je les montrerai à l'Kurope
comme des égoïstes, et ijue j'établirai les afïaires de l'Église en
Allemagne avec l'archichancelier et sans eux. Il n'y a rien, en
vérité, d'aussi déraisonnable que la cour de Rome.
» Napoléon. »
.< Paris, le 13 février 1806.
w Je ne suis point content de voire conduite. Vous ne montrez
aucune fermeté pour mon service. Vous voudrez bien recjuérir
l'expulsion des États du Pape de tous les Anglais, Russes et Sue'-
dois, et lie toutes les personnes attachées à la cour de Sardaigne.
Il est fort ridicule qu'on ail voulu maintenir M. Jackson à liome;
428 MÉMOIRES
conserver sa souveraineté qu'à ce prix. Cette lettre
parlait encore de moi, et on y lisait ces paroles que
les années n'effaceront jamais de mon esprit : « Dites
au cardinal Consalvi que, s'il aime la Religion et sa
patrie, il n'a qu'un de ces deux: partis à prendre :
faire toujours tout ce que je veux ou quitter le
ministère. »
Ces lettres devaient embarrasser beaucoup le car-
dinal Fesch. En ma présence, il se montra très-décon-
tenancé par les paroles de l'Empereur au Saint-Père
sur ma haine contre lui. Ces expressions témoi-
gnaient qu'il avait écrit à. l'Empereur dans ce sens,
s'il y est encore, requérez-en l'arrestation : c'est un agent des
Russes. Aucun bâtiment suédois, anghiis ni russe ne doit entrer
dans les États du Pape; sans (pioi je lesterai con(is(juer. Je n'en-
tends plus (jue la cour de Rome se mêle de politiijue. Je proté-
gerai ses États contre tout le monde. Il est inutile qu'elle ait tant
de ménagements pour les ennemis de la Religion. Faites expédier
les Bulles pour mes évèques. On met un mois pour faire un tra-
vail de vingt-(|uatre heures. Ce n'est pas là de la religion. En
Allemagne, il n'y a qu'un cri contre la Cour de Rome. Sa con-
duite est révoltante, et cette partie si importante de la chré-
tienté est dans l'anarchie. Je donne orilre au prince Josepii de
vous prêter main-forte, et je vous rends responsable de l'exécu-
tion de ces deux points : 1° l'expulsion des Anglais, Russes,
Suédois et Sardes de Rome et de l'État romain ; 2" l'interdiction
des fiorls aux navires de ces puissances. Dites bien que j'ai les
yeux ouverts; ijuc je ne suis trompé qu'autant que je le veux
bien; (jue je suis Charlemagne, l'épée de l'Église, leur Empe-
reur ; que je dois être traité de même; qu'ils ne doivent pas savoir
s'il y a un empire de Russie. Je fais connaître au Pape mes inten-
tions en peu de mots. S'il n'y acquiesce pas, je le réduirai a la
même condition qu'il était avant Charleaiat^ne.
» Napoléo.n. »
DU CARDINAL CONSALVI. 429
et il ne sut (jiic riposter lorsque je l'interpellai avec
un grand sang-froid pour savoir de lui quelle preuve
de haine je lui avais donnée; qu'il me semblait ne
lui avoir prodigué que des témoignages tout dilTé-
rents, et que d'ailleurs mon caractère n'avait jamais
été susceptible de nourrir un sentiment aussi vil
contre qui que ce fut. Le Cardinal s'efforça d'adoucir
autant qu'il put auprès du Pape les expressions de
l'Empereur conceinanl sa suprématie en Italie. Il les
attiibua à la mauvaise humeur provoquée par la
demande de Tévacucition d'Ancone; mais ces paroles
étaient trop claires pour qu'on pût les passer sous
silence, ainsi que le conseillait le Cardinal. N'y pas
répondre c'était les admettre dans les circonstances
et vu le caractère de l'Empereur. Nous pensâmes
que les intérêts les plus essentiels du Saint-Siège se
trouvaient engagés dans ce conflit, et que, si nous ne
relevions pas de pareilles assertions, il en résulterait
d'énormes préjudices pour la Religion , la Souverai-
neté temporelle et l'État.
En effet, dès que le chef de l'Église perd son
indépendance, la Religion doit en souffrir cruelle-
ment en tous lieux. Le Pape se décida à répliquer
avec la plus entière franchise et la plus louable
loyauté, et à défendre la liberté et l'indépendance du
Saint-Siège, ainsi qu'il y était tenu par ses devoirs et
par ses serments. Pie VII savait combien il serait dan-
gereux, pour cette indépendance et cette liberté,
de se servir de mots douteux ou trop mesurés par
430 ilÉMOIRES
rapport à la substance de la question, en s'adressant
à l'homme qui avait énoncé de telles doctrines et
qui tirerait avantage de la moindre syllabe pour
s'empresser de les déclarer admises et reconnues.
Aûn que sa réponse ne prêtât pas à des interpréta-
tions nuisibles, ou à l'inculpation d'une coupable
et déshonorante faiblesse, le Pape voulut que la
lettre à l'Empereur, douce dans la forme, ne man-
quât ni de fermeté ni d'énergie dans le fond. Nous
pensions bien que les menaces d'un homme aussi im-
périeux et en même temps aussi puissant que Napo-
léon recevraient tôt ou tard leur exécution. C'est
pourquoi on ne procéda i)oint, dans une affaire qui
intéressait tant le Saint-Siège (puisqu'on y traitait
de la continuation ou de la fin de son existence
quant au pouvoir temporel) , sans recourir aux lumiè-
res et aux conseils du Sacré-Collége. On le réunit de-
vant le Pape.
J'allai moi-même prévenir franchement le cardinal
Fesch de cette convocation. Je lui exposai que, dans
une affaire de si haute importance, le Saint-Père,
avant de répondre à l'Empereur, désirait recueillir les
suffrages de tous les Cardinaux qui allaient se rassem-
bler autour de lui. Je maintins qu'en sa quahté d'am-
bassadeur de France il ne pouvait pas assister à la
discussion qui, en sa présence, ne serait point libre.
Je lui notifiai que la lettre de l'Empereur au Pape
serait communiquée en copie aux Cardinaux, et qu'on
les informerait complètement de tout ce que Son Émi-
1)U CARDINAL COXSALVI. 4;jl
nencc avait ajouté d'aprcs la dépêclie qu'elle avait
reçue elle-même de Sa Majesté ; que s'il désirait écrire
ou parler aux Cardinaux pendant les trois jours qui
précéderaient la réunion, il en était parfaitement le
maître. Je lui lis encore remarquer que, sa manière
de voir étant déjà connue du Pape, son intervention
n'était nullement nécessaire. Fescli me répondit qu'il
comprenait trop bien qu'en sa qualité de ministre de
France , il ne pouvait pas assister à un conseil tenu
pour délibérer sur l'acceptation ou le refus d'une
alTaire concernant la France; qu'écrire aux Cardinaux
lui semblait inutile, puisqu'on leur communiquait la
lettre de l'Empereur qui disait tout, et qu'il s'entre-
tiendrait plutôt de vive voix avec les membres du
Sacré-Collége. Il y avait un Français parmi eux, le
cardinal de Bayane. Je dis au cardinal Fesch que,
comme ce prince de l'Église n'était pas ambassadeur,
il ne serait pas exclu de la Congrégation, Le cardinal
Fesch n'avait pas du tout réclamé avant la séance;
il avait même jugé très-naturel qu'on l'en écartât en
sa qualité de ministre de Napoléon. Était-il présu-
mable, après cela, qu'il put faire un crime à la ('our
pontificale de ne pas l'avoir appelé à cette solennelle
réunion?
L'Empereur se plaignit et nous reprocha notre con-
duite à ce sujet , mais ses plaintes et ses reproches
étaient fort injustes, ainsi que cela fut démontré
quand nous répondîmes à ses doléances. On voulait
nous imposer une absurdité et une monstruosité qui
432 MÉMOIRES
ne se rencontrent chez aucun peuple. Jamais le prince,
quand il soumet à son conseil la discussion d'une
affaire ou d'une prétention élevée par une cour étran-
gère, n'autorise l'ambassadeur du postulant ou du
prétendant à être introduit pour assister à la séance;
jamais non plus il n'est venu à l'esprit d'aucun roi
de soutenir une thèse aussi étrange. Ce ne fut point
un Consistoire que le Pape assembla autour de lui,
— on lui objectait qu'il ne pouvait pas en exclure
le cardinal Fesch comme cardinal , — ce fut une
simple Congrégation en habit court (m ahito corto) ,
sans aucune des formalités habituelles qui distinguent
les Consistoires. Parce que tous les autres Cardinaux
y prenaient part, cette assemblée ne cessait pas
d'être une Congrégation; elle ne changeait point de
nature. D'ailleurs la présence d'un cardinal français
— le cardinal de Bayane — ofTrait à l'ambassadeur
toutes les facilités pour faire dire, par son inter-
médiaire, ce qu'il jugeait à propos, même sur ce
point. Admettre un cardinal français dans une Con-
grégation où l'on devait discuter les- affaires de
France , c'était prouver tout à la fois et la loyauté et
la modération du Pape, qui aurait pu, sans innover
et sans faire outrage, ne pas introduire ce cardinal,
car on citait de cela mille précédents dans l'his-
toire. Le cardinal Fesch réunissait en lui deux per-
sonnes : le prince de l'Église et l'ambassadeur. Or
l'ambassadeur empêchait le prince de l'Éghse d'être
admis à une conférence sur les prétentions de sa
DU CARDINAL CONSALVI. 433
cour. Tout ceci est plus manifeste (juo l'évidence, et
néanmoins il fallut souffrir cette très-inique accusa-
tion, sans compter les autres.
La Congrégation s'assembla devant le Pape. Je
donnai lecture de tout ce qui était relatif à l'allaire
ainsi que de la lettre de l'Empereur au sujet de la-
quelle on réclamait l'avis des Cardinaux. Tous furent
surpris en entendant parler de ma haine contre le
cardinal Fesch, car plusieurs membres du Sacré-
CoUége , confondant la politesse de mes manières et
les devoirs démon état, m'avaient taxé, sans raison,
de paraître trop son ami. On distribua aux Cardi-
naux une page de questions sur la lettre impériale
dont une copie leur était remise. Pour laisser à
la réflexion tout le temps nécessaire dans une cir-
constance aussi délicate, on arrêta que le Sacré-
Collége se réunirait de nouveau deux jours plus tard.
Les Cardinaux devaient y apporter leurs décisions
par écrit. L'ambassadeur de Napoléon eut donc
encore la faculté de s'entretenir avec le Sacré-CoUége
tant que cela put lui être agréable.
Pour la seconde fois , les Princes de l'Église s'as-
semblèrent autour de Pie VII au nombre de trente,
si je ne me trompe. Il n'y eut qu'un seul vote en
faveur des désirs de l'empereur Napoléon. Ce fut
celui du Cardinal français, et, en l'émettant, il ne
trahit pas ses devoirs, mais il suivit un faux juge-
ment depuis longtemps conçu. Bâyane prétendait et
soutenait que le seul moyen d'échapper aux maux
II. 28
434 MÉxMOIRES
extrêmes qui nous menaçaient était de se plier aux
volontés de l'Empereur, quelles qu'elles fussent. Les
autres Cardinaux estimèrent qu'il fallait à tout prix
sauv'egarder l'indépendance du Saint-Siège, parce
qu'elle était trop étroitement liée au bien de la Re-
ligion, et vice versa à sa perte (troppo strettamente
connessa col bene délia Belîyione , e vice versa col suo
danno); qu'en conséquence on devait répondre sans
tergiverser et avec la plus catégorique netteté. Le
Pape-avait gardé le silence pour n'influencer per-
sonne ; enfin il éleva la voix et se rangea à l'avis du
Sacré-Goliége. J'avais aussi parlé dans ce sens, lors-
que mon tour était venu : on me chargea de rédiger
la réponse. Le cardinal Fesch vint me trouver après
la Congréi::aiion, afin de savoir quelle résolution le
Pontife avait prise. Je ne lui cachai pas qu'elle était
contraire à ses désirs. Il en fut indigné et désolé.
Nous jetâmes les bases de la réponse à l'Empereur.
Après avoir exprimé combien il avait été surpris à la
lecture des principes, des doctrines et des insinua-
tions contenus dans les lettres impériales, le Saint-
Père disait qu'il allait user de la liberté et de la fran-
chise apostoliques qui étaient si séantes à son titre de
Pape et à son caractère personnel. Il ajoutait alors
qu'il reconnaissait dans Napoléon l'empereur des
Français, mais non l'empereur de Rome; que la
souveraineté du Saint-Siège était libre et indépen-
dante; qu'il l'avait ainsi reçue des njains de ses pré-
décesseurs, et qu'à n'importe quel prix il la trans-
DU CARDINAL CONSALVl. 435
mettrait, sans aucune altération, à ses successeurs;
que ses devoirs et ses serments l'y ohlii^eaient stric-
tement, ainsi que le bien de la Religion avec laquelle
celte indépendance était intimement liée depuis que
les souverainetés et les empires s'étaient tant multi-
pliés; que, sans elle, la jalousie et les préoccupations
temporelles porteraient les princes à interdire dans
leurs États le libre exercice de l'autorité spirituelle
à un Pape (jui dépendrait d'un prince étranger dont,
par l'intermédiaire pontifical , ils auraient à redouter
chez eux l'influence; que les Pontifes, au temps de
Charlemagne, ne le reconnaissaient point pour leur
souverain; que ce Prince n'était même devenu em-
pereur que par leur permission et par leur fait ;
qu'il était faux que le domaine temporel des Papes
fui un don de Charlemagne; qu'il uavait fait qu'a-
grandir le territoire de la Papauté, dont celte Pa-
pauté jouissait avant lui et avant Pépin son père;
qu'en admettant que la souveraineté temporelle eût
été un de ses dons et dépendant de lui, les dix
siècles d'un pouvoir libre et incontesté prescrivaient
tous les titres et tranchaient la question; que le
Saint-Siège ne voulait et ne pouvait accepter la su-
prématie de Napoléon et se considérer comme son
feudataire; que la liberté et l'indépendance du Pon-
tife, dans l'ordre actuel établi par la Providence,
étaient intimement liées au bien de la Religion; que
la neutralité et l'eloiguement de toute guerre for-
maient l'apanage de ses titres de ministre de paix
28.
436 MÉMOIRES
et du sanctuaire, de père commun et de chef de
l'Église universelle; qu'il serait trop nuisible aux
intérêts de la Religion de renoncer à ces prérogatives,
et que, par là même, il ne pouvait ni ne voulait le
faire; qu'il ne devait pas non plus entrer dans un
système permanent de guerre, qui l'exposait — sans
parler des motifs précédents — à s'immiscer dans
des conflits gros d'iniquités, puisqu'on le forçait à
participer aux guerres futures , dont il ne saurait
prévoir ni la justice ni l'injustice; qu'il ne lui était
pas possible de consentir à prendre pour ses amis
ou pour ses ennemis les amis et les ennemis de la
France. Le Pape ajoutait que les rapports de l'Em-
pereur avec lui dans le spirituel ne devaient point
servir de règle et de mesure aux siens vis-à-vis de
l'Empereur dans le temporel; qu'il renouvelait sa
promesse de rester neutre , et qu'en conséquence il
demandait encore l'évacuation d'Ancône; qu'il n'é-
tait pas vrai qu'il eût jamais dit ou écrit qu'il ren-
verrait de Rome le cardinal Fesch , mais qu'il avait
seulement exprimé la crainte d'être tenu, par la
nécessité, de suspendre avec lui ses relations, afin
de prouver ainsi aux puissances sou désir eliîcace
de conserver la neutralité. Si, par malheur, sa prière
n'était pas exaucée, qu'il suppliait l'Empereur de se
souvenir que le Pape, durant les négociations du
Concordat, lors de son voyage pour le couronnement
et dans tous les autres événements de son Pontificat,
lui avait prodigué les preuves les plus éclatantes de
DU CARDINAL CONSALVI. 437
son sincère attachement, jnsqn'à exciter la jalonsie
des autres cours; que, puisqu'il avait agi de la sorte
à son égard toutes les fois qu'il avait pu le faire, si
aujourd'hui le Pape se retranchait derrière un refus,
c'est qu'en réalité il ne pouvait pas obtempérer.
Pie Yll terminait en disant qu'il espérait cjue l'Empe-
reur se rendrait à de si justes et de si évidentes
raisons, mais que, s'il devait en être autrement, il
remettait sa cause entre les mains de Dieu , préparé
qu'il était à tout souffrir plutôt que de faillir à ses
devoirs , à ses serments , à la défense de la Religion
et à celle de ses peuples.
Telle fut en substarice cette lettre, dont les termes
et les expressions étaient très -modérés. Quand il
fallut répondre sur mon propre compte, je n'hésitai
pas un seul instant à prendre ma résolution et à la
faire connaître. Je dis donc franchement au cardinal
Fesch qu'il pouvait annoncer à l'Empereur que,
entre les deux alternatives qu'il me laissait : exécu-
ter ses volontés ou sortir de la secrétairerie d'État,
mon choix ne serait jamais douteux; que toujours et
partout j'avais accompli mon devoir et obéi aux vo-
lontés de mon maitre et non à celles des autres sou-
verains; que j'osais me flatter que les désirs de Sa
Majesté cadreraient sans cesse avec ceux du Pape,
mais que, s'il n'en était pas ainsi, je ne trahirais
jamais ma foi; que je ne tenais point à un minis-
tère accepté seulement par obéissance, et que, si le
Saint-Père consentait, j'étais tout prêt à y renon-
438 ilÉMOIRES
cer, dès que je voyais qu'il me serait impossible,
ayant eu le malheur d'encourir la disgrâce de Sa
Majesté, d'être utile aux deux États et de main-
tenir entre eux la bonne harmonie. Et de fait, dans
l'espoir que- mon éloignement aplanirait les difticultés
et contribuerait au bien public, je suppliai à diverses
reprises et très-vivement le Saint-Père de m'accor-
der ma démission pour ce motif, et de me nommer
un successeur qui ne fût pas mal agréé; mais le
Pape, encore libre, n'y daigna jamais consentir à
aucun prix.
La réponse du Pontife fut expédiée par courrier
au Cardinal légat, afin qu'il la fit tenir à l'Empereur.
On le chargeait en même temps de bien expliquer à
Sa Majesté et à son cabinet l'impossibilité absolue
dans laquelle était le Saint-Père de se conduire au-
trement. Capiara devait adoucir les refus de Sa Sain-
teté en assurant qu'elle était véritablement et sin-
cèrement prête à rendre à l'Empereur tout ce qui
n'était pas en opposition avec ses devoirs sacrés. Le
Pape et moi nous nous exprimâmes de la même fa-
çon, quand nous vîmes le cardinal Fesch,
Les hommes qui ont étudié les faits que je viens de
raconter ou les événements qui suivirent, et qui, par
cette expérience, ont appris à connaître le caractère
et la force de volonté de l'empereur Napoléon , com-
prendront aisément par eux-mêmes qu'un refus aussi
carré et aussi contraire à ses desseins (qui prenaient
chaque jour de nouveaux développements) dut être
DU CARDINAL CONSALVI. 439
la cause de sa rupture déliuitive avec le Sainl-Siége
et avec celui qui était chargé des allaires polit i(jues,
c'est-à-dire avec moi. On concevra aussi facilement
combien ce refus engagea le cardinal Fesch à m'at-
tribuer toute la faute, tant par suite de laversion
qu'il me portait, qu'en vue de la nécessité où il se
trouvait de s'excu>.er du peu de succès obtenu dans
sa mission auprès du Pape.
Le Cardinal légat, ayant remis la lettre du Pape,
reçut une note ofticielle du ministre Talleyrand. Dans
le but d'expliquer pourquoi l'Empereur ne répondait
pas au Sainl-Père et prenait, pour lui signilier ses
volontés, la voie ministérielle, on reprochait à Sa
Sainteté d'avoir communiqué la lettre impériale aux
Cardinaux. On ajoutait que désormais Napoléon n'é-
crirait plus directement, afin de ne pas exposer ses
confidences à être livrées à la publicité. Bonaparte
nous fit donc un crime de cette communication au
Sacré-Collége , qui fut approuvée et presque ordon-
née par son ambassadeur. l,e cardinal Fesch avait
même insisté pour que l'on fit connaître aux Car-
dinaux les significations faites au Pa[)e par l'Empe-
reur, sans changer les termes de sa lettre. 11 m'avait
aussi accusé, dans le principe, d'avoir soumis à
ce sujet des questions aux Cardinaux, disant que
ces questions pouvaient être caplieusement posées,
et que la seule lettre devait être mise sur le ta[)is.
Par bonheur j'avais agi de la sorte, et son accusa-
tion sur les demandes aux Cardinaux n'avait plus
iiO MÉMOIRES
de raison d'être, dès que ces derniers se trouvaient
en mesure de les confronter avec la lettre dont ils
avaient une copie, et de s'assurer de l'identité des
termes. 3Iais ce qui avait plu à l'ambassadeur et ce
qu'il avait ordonné fut regardé, je le répète, comme
un crime par l'Empereur. Et cependant la plainte
devenait étrange et évidemment injuste. Les Cardi-
naux étaient le conseil-né du Pape; or jamais il n'a
été défendu à un souverain de communiquer à son
conseil privé tout ce qu'il croit indispensable ou utile
pour l'examen et la solution de l'atTaire sur laquelle
il a besoin de lumières. Quant à la discrétion, il n'y
a pas de conseil qui la garde mieux que celui des
Cardinaux. On a l'habitude de les mettre au courant
des affaires graves et importantes sous le secret du
saint office, secret le plus rigoureux et le plus in-
violable de tous. On leur avait parlé de la lettre im-
périale sous le sceau du mystère. On leur avait même
défendu d'en parler à leurs auditeurs théologiens,
afin que le secret restât complètement entre cardi-
naux. La querelle suscitée par la note de M. de Tal-
leyrand était donc injuste, car la lettre de Napoléon
n'avait pas été livrée au public.
Entrant alors en matière , la note , sans prêter la
moindre attention aux raisons si remarquables allé-
guées par le Pape , — on ne prit même pas la peine
de les discuter, — ressassait, mais avec plus de dé-
veloppements, tous lessophismes accumulés dans la
première lettre de Sa Majesté. Ce ressassement n'était
DU CARDINAL CONSALVI. 441
qu'une amplificalion; il no conlenait rien de neuf en
substance, si j'en excepte deux seules particularités.
L'Empereur signifiait que ses grandes victoires l'a-
vaient rendu maître de Tltalie entière, et par là
même — admirez la justesse du raisonnement —
des Etats romains qui s'y trouvaient enclavés^ ainsi
que s'exprimait M. de ïalleyrand; comme si ces
victoires attribuaient à l'Empereur un titre pour dé-
pouiller de leur indépendance et de leur liberté un
royaume et un souverain n'ayant pas eu guerre avec
lui et n'ayant pris aucune part dans les conflits.
L'autre particularité se rattachait aux exemples des
siècles passés. On disait à ce propos que beaucoup
de Papes n'avaient point hésité à entamer des guer-
res, à préparer des ligues et des confédérations, à
s'y mêler très-activement, et ils ne croyaient pas que
cette immixtion nuisît en quelque chose à leur qua-
lité de pape, puisqu'ils y joignaient celle de prince
temporel, et puisque c'était en vertu de ce titre
qu'ils s'accordaient le droit de faire la guerre et de
se confédérer.
Afin de mieux saisir la portée de celte seconde
particularité, il faut savoir que la note oflicielle con-
tenait les mêmes allégations que la lettre de l'Em-
pereur à laquelle on avait déjà répondu. Cependant
l'énergie même de la réplique du Pape fit reproduire
avec plus d'astuce en même temps qu'avec la même
force les arguments de Napoléon. On ne rétractait
rien , on ne reculait devant aucun des principes arti-
442 MEMOIRES
Cillés par Sa 3Iajesté, mais on les supposait déjà con-
nus, et on en parlait beaucoup moins que des consé-
quences qui en découlaient naturellement. On exigeait
donc et plus que jamais que le Souverain Pontife fût
toujours, et en vertu de son vasselage et de sa dé-
pendance, forcément allié de l'Empire français; qu'il
comptât pour ses amis et ses ennemis les amis et les
ennemis de la nation; qu'il prît part à toutes ses
guerres et entrât dans ses systèmes politiques. Tout
cela, ainsi que beaucoup d'autres choses, était ex-
primé dans la note très-clairement et très -résolu-
ment, mais en même temps on n'y parlait qu'à peine
et sous voile (sotto vcîo) des principes d'où l'on dé-
duisait toutes ces utopies. On les supposait, je le ré-
pète, comme passés à l'état de chose jugée *et nulle-
ment rétractés. De toutes les raisons énumérées dans
la réponse du Pape, celle qui avait paru la plus indis-
cutable était l'argument par nous tiré d'abord de ses
titres de père commun , de ministre de paix et de
chef de la Religion , et ensuite des fâcheux effets que
produirait l'alliance du Pontife contre des princes
qui, le regardant comme un ennemi, l'empêcheraient
d'exercer sa suprématie spirituelle parmi les peuples
et nuiraient ainsi beaucoup à la Religion.
Afin d'atténuer la vigueur de cet argument, le seul
auquel la note répondît indirectement, le ministre de
l'Empereur mit en avant les exemples des guerres
soutenues et des ligues formées par les Papes précé-
dents. Grâce à cette preuve extrinsèque, on espérait
DU CARDINAL CONSALVI. 4i3
tenir en échec la force de l'objection. Mais le raison-
nement opposé au nôtre était extrinsècpie. Bien plus,
il était faux, n'avait aucune valeur et ne prouvait
rien. Il était faux, car les guerres et les ligues des
Papes furent d'une nature différente de celle (ju'ini-
posait l'Empereur.
Ces Papes, en effet, n'avaient jamais songé à
entrer dans une fédération permanente, ni à faire
partie d'un système perpétuel. Et Napoléon exi-
geait de Pie VU qu'il s'obligeât, lui et ses succes-
seurs, à reconnaître pour amis ou ennemis du Saint-
Siège les amis et les ennemis do la France. Pie YII
devait la soutenir dans toutes ses guerres, en un
mot friire cause commune avec elle. Ces Papes
avaient entrepris telle ligue, telle guérie, dans une
occasion donnée (nous verrons plus loin s'ils eurent
tort ou raison), mais ils ne se livrèrent jamais à un
système de fédération permanent et perpétuel: et
dans les siècles passés, il serait impossible de citer
un seul exemple de cette fédération sans terme que
l'Empereur rêvait d'établir. Donc le raisonnement
tiré de pareils précédents était faux; mais de plus
il n'avait aucune valeur et ne prouvait absolument
rien.
Les Papes prenant part à une guerre et combinant
une lic^ue dans les éventualités où ils agirent de la
sorte, pouvaient les croire ou nécessaires ou justes,
et en cela ils se trompaient peut-être. J'irai j)lus
loin : comme ils étaient hommes, ils se trompaient
444 MÉMOIRES
peut-être, même volontairement. Cependant il n'en
reste pas moins vrai qu'ayant à résoudre une ques-
tion actuelle et présente, il leur était facile de se
former un jugement sur son mérite; mais la fédé-
ration permanente et basée sur une acceptation de
système n'autorisait même pas la possibilité de
prononcer sur la justice ou l'injustice de ces guerres
futures dans lesquelles le Saint-Siège se verrait en-
gagé par son alliance éternelle avec la France. Bien
plus, le Pape avait tout lieu de prévoir que l'ambi-
tion, l'avidité de conquérir et le caprice le mêle-
raient tôt ou tard à des aventures fort iniques. En
second lieu, les confédérations et les ligues dans
lesquelles les Pontifes étaient entrés n'eurent jamais
le point de départ que l'Empereur prétendait leur
imposer : ce point est le vasselage et la dépendance
comme feudataires. De tels principes, en effet, dé-
truisaient radicalement la liberté et l'indépendance
de cette souveraineté dont le Saint-Siège jouissait
depuis tant de siècles. Sa liberté et son indépendance
se trouvaient en outre intimement liées dans l'ordre
actuel des choses (c'est-à-dire au milieu de tant de
souverains et de royaumes indépendants), aux inté-
rêts de la Religion. Enfin, et pour m'exprimer avec
cette franchise qui naît de la vérité et qui est même
utile dans les grandes occasions, si quelques-uns de
ces Papes organisèrent des guerres et des ligues, ce
ne fut pas ce qu'ils firent de mieux. (Je parle de
quelques-uns et non de tous , car plusieurs de ces
DU CARDINAL CONSALVI. 445
guerres purent être occasionnées par des motifs né-
cessaires et très-légitimes.)
N'était-il donc pas étrange qu'après avoir si em-
phatiquement déclamé, et souvent à tort, contre ces
Papes qui, pour se mêler aux affaires politiques,
s'étaient écartés des devoirs et de la nature de leur
ministère de paix et de paternité commune, et
avaient presque abdiqué leur titre de chef de la
Religion , en prenant part à des ligues et en livrant
des batailles, n'était-il pas étrange, dis-je , qu'on
offrît leur conduite, si sévèrement jugée et si blâ-
mée, pour modèle au Pape actuel et à ses succes-
seurs? N'était-il pas étrange qu'on essayât de con-
traindre les Souverains Pontifes à marcher sur les
traces de leurs prédécesseurs et d'une manière si
dissemblable? Leur fait avait été individuel; il ne
s'était présenté qu'une fois, et l'on aspirait à rendre
ce fait permanent. On tentait de l'ériger en système,
et, afin de combler la mesure, on lui donnait pourrai-
son d'être les principes (|ue j'ai développés plus haut.
La note de }>[. de Talleyrand arguait encore de la
nécessité pour le Saint-Siège d'entrer dans ce système
d'alliance permanente, en vertu de la domination
universelle sur toute l'Italie dévolue à l'Empereur
par ses victoires. Napoléon était maître de la Pénin-
sule jusqu'aux deux frontières du patrimoine ecclé-
siastique. Il ne pouvait donc pas sans inconvénients
laisser subsister un État intermédiaire qui n'adopte-
rait pas son système et qui n'obéirait pas à ses
44G MEMOIRES
lois. Celle allégation était on ne peut plus frivole,
en droit ainsi qu'en fait. Il est inutile de faire ici
une dissertation sur le droit, dont nous dûmes tirer
assez bon parti en répondant pour la première fois.
Quant au fait, Timpuissance de l'Élat pontifical était
trop démontrée. Sa faiblesse ne lui permettait pas
d'empêcher la France d'exécuter tout ce qui lui
plaisait, même dans les États de l'Église : de sorte
que les troupes françaises allaient et venaient sur
son territoire comme et quand elles voulaient. Les
ports de Sa Sainteté étaient occupés par ces troupes,
sous prétexte de repousser tout débarquement d'An-
glais; des exactions de tout genre s'y commettaient,
malgré les réclamations de Rome. Aussi, pendant les
débats, le ministre du Pape, pour arrêter l'ambas-
sadeur de France osant contraindre le Saint-Père à
se soumettre aux prétentions de l'Empereur, avait-il
pu, en toute vérité, déclarer ceci : « Il est singulier
que Napoléon ne se contente pas des provinces pon-
tificales que déjà il possède de fait, et qu'il veuille
encore se donner toutes les apparences de la souve-
raineté. » C'était dire, sous une autre forme, que,
puisque Sa Majesté commandait chez le Pape, grâce
à son omnipotence, il semblait inutile d'exiger que le
Saint-Siège sanctionnât volontairement celte usurpa-
tion par un traité solennel. J'émis encore a ce sujet
celte autre vérité incontestable, à savoir, que, si la
prépondérance actuelle de la nation fiançaise se
maintenait pendant des siècles, la France ne cesse-
DU CARDINAL CONSAF.VI. 447
rail (le tenter en rralil(3 ton! ce (jifelle voudrait
dans le très-faible Etal ponlifical, et qu'en vue de
cela il n'était besoin dV.ucun pacte; mais que si elle
venait à perdre cette siq^rcniatie momentanée, tout
pacte serait rompu à dater du jour où son prestige
s'évanouirait.
Ces arguments si péremptoires avaient été, ils res-
tèrent inutiles, car les prétentions de l'Empereur
prenaient leur source dans les maximes dont j'ai
parlé, et dans l'impérieux désir qu'il rnanifestait de
les faire accepter. Il ne se contentait pas de la chose,
il amljitionnait encore davantage. Il luttait pour l'ap
parence et prétendait que le Saini-Siége lui-même la
lui reconnût.
Le Cardinal légat nous transmit cette note de la
part de M. de Talleyrand, et nous fûmes dans la
nécessité de libeller une réponse définitive. Je dis
définitive, car on nous signifiait expressément dans
cette note, ainsi que dans les déclarations du ministre
à Paris et de l'ambassadeur français à Rome, que la
réponse attendue déciderait du sort de la Papauté
et de la domination temporelle. On avait entouré
ces exigences des menaces les plus acerbes; elles
étaient bien faites pour nous amener à la soumission.
On n'avait pas manqué en même tenq)s de rejeter
toute la responsabilité des refus du Pape sur mon
compte : on disait que Pie VU se laissait aveuglé-
ment diriger par moi, en raison de la grande inlluence
que j'exerçais sur lui. On nie rendait coupable aussi
448 MÉMOIRES
du refus des Cardinaux. Ils ne blâmaient point mes
hostilités, disait-on, parce que j'étais premier mi-
nistre et tout-puissant sur l'esprit du Saint-Père , et
ils se trouvaient abusés par ma façon de colorer et
de présenter les choses, afin d'engager le Sacré-
Collége à se prononcer contre les prétentions de la
France, dont j'aurais été l'ennemi le plus acharné.
Les rapports du cardinal Fesch sur ce point avaient
ainsi faussé les idées; on ne se souvenait plus que
j'avais négocié le Concordat. Si on y pensait encore,
c'était pour incriminer ma fermeté et l'opposition
que, dans cette occurrence, j'avais faite à divers
articles.
Quoique la note du ministre Talleyrand roulât en
substance sur les mêmes prétentions, et -que le Sacré-
Collége tout entier se fût déjà déclaré contre elles,
on crut néanmoins qu'il serait sage de rassembler de
nouveau les princes de l'Église, autant à cause de la
déclaration énonçant que la réponse donnée serait
la dernière, et qu'elle déciderait irrévocablement du
sort de Rome et du domaine temporel, que pour cer-
taines formes et particularités nouvelles remarquées
dans la note. On la distribua donc à tous les Cardi-
naux, ainsi que les dépêches du légat.
Je ferai remarquer ici que le Cardinal légat, esti-
mant que l'on devait tout tenter pour continuer à
vivre et à rester sur ses pieds (il s'exprimait de la
sorte), avait rempli et remplissait inévitablement ses
dépêches, et cela depuis le premier jour de sa mis-
nu CAK DINAI. (ONSALVI. 449
sion, de toutes les arguties possibles |)our cnirni^cr le
Pape à souscrire aux volontés de l'Empereur. On
jugea que les Cardinaux devaient lire ces dépêches,
afin d'avoir une enlière connaissance de l'niraire. On
les leur communiqua. Après avoir enjoint au Sacré-
Collége d'apporter par écrit son opinion à la Congjé-
gation, qui devait se rassembler devant le Pape, on
lui imposa le rigoureux secret du saint ofïice, avec
défense de parler de la chose à personne, pas même
aux auditeurs théologiens. Notre but était de ne
rien laisser transpirer de ce qui se passerait dans cette
assemblée. Et, en réalité, jamais rien ne transpira.
A dater de ce jour, on prescrivit ce profond mystère
dans toutes les affaires, afin de ne point blesser l'Em-
pereur et aussi dans un but politique. On espérait
ainsi fiiciliter à Napoléon, s'il était possible, le moyen
de revenir sur ses prétentions, que le public ignorait
encore. On considérait, en effet, qu'avec son carac-
tère et son audacieuse opiniâtreté, il s'acharnerait à
les soutenir et à n'en point démordre, comme on dit.
Si le monde eût été initié à ce secret, Bonaparte
n'aurait jamais voulu avoir la honte de céder, car
c'est ainsi qu'il désignait le pas qu'il aurait dû faire
en arrière. Nous préférâmes renoncer à la gloire
que notre résistance nous aurait acquise auprès des
Cours, afin d'obtenir le solide avantage de voir l'Em-
pereur reculer. Sa résipiscence paraissait impossible,
si l'on ne cachait pas à l'Europe ses exigences et les
refus qu'on leur opposait.
II. 29
4oO MÉMOIRES
Les avis des Cardinaux dans cette Congrégation
générale furent les mêmes qu'à la Congrégation précé-
dente. Tels étaient aussi le mien et celui du Pape, qui,
cette fois encore, parla le dernier, afin de laisser aux
diverses opinions la liberté de se produire. On prit
la résolution de faire son devoir à n'importe quel
prix, et de donner une réponse négative. Ainsi que
la première fois, le Sacré-Collége me chargea de la
rédiger.
D'autres sérieuses demandes vinrent retarder l'en-
voi de ma note , car nous désirions répliquer à tout
du même coup. Ces nouvelles demandes étaient ac-
compagnées des mêmes menaces. On nous annonçait
que la souveraineté da Pape allait disparaître si nous
n'adhérions pas aux volontés impériales. La plus
significative de toutes fut l'immédiate, pure et simple
reconnaissance de Joseph Bonaparte comme roi des
Deux-Siciles. Ce prince régnait déjà sur le royaume
de Naples; mais il n'avait pas la Sicile, où le roi Fer-
dinand s'était réfugié.
Tout le monde sait que le Saint-Siège exerça pen-
dant plus de huit siècles le droit d'investiture sur ce
royaume. Il est facile de croire que l'empereur Na-
poléon, ayant la prétention de regarder le Pontife
comme investi par lui et comme son feudataire, n'au-
rait certainement pas voulu qu'il accordât Tinvesti-
ture au nouveau roi de Naples. Lui seul, Napoléon,
entendait bien la déléguer en constituant Joseph son
feudataire, ainsi qu'il l'avait fait pour les souverains
DU CARDINAL CONSALVl. 451
sur les États desquels il étendait le prestige de son
nom par la terreur de ses armes.
Le Saint-Siéû;o ne consentit pas à saluer le non-
veau roi. Le Saint -Siège ne pouvait pas annihiler
son droit d'investiture, et il désirait garder toutes les
convenances vis-à-vis du roi Ferdinand. Et néan-
moins ce prince ne méritait guère ces attentions de-
puis qu'il avait A'iolé les lois de l'investiture et refusé
de payer le tribut qu'il devait au Pape et de lui oflrir
lahaquenée. Mais, dans sa longanimité toujours pa-
cifique et douce. Pie YII avait ainsi réglé sa con-
duite, ïl espérait qu'un jour, à une époque plus heu-
reuse, il lui serait donné, en récompense de ses
bontés, d'arranger les affaires de Naples avec le roi
Ferdinand.
A peine eut-il fait savoir qu'il ne pouvait regarder
Joseph comme le roi légitime, qu'une note officielle
foudroyante arriva de Paris. On y enjoignait au Pape
de reconnaître sans retard purement et simplement
le prince Joseph, sous peine de voir l'Empereur
cesser d'admettre la souveraineté pontificale. Nous
désirâmes encore, sur cette prétention, interroger
le Sacré-Collége. Les Cardinaux se rassemblèrent en
présence du Pape. Il fut établi que les circonstances
actuelles, les rapports entre le Saint-Siège et Na-
poléon et les prérogatives évidentes que Sa Sain-
teté avait juré de maintenir intactes en montant sur
le trône apostolique ne permettaient pas, à n'importe
quel prix, d'adhérer à cette reconnaissance pure et
29.
452 MÉMOIRES
simple. Elle nous enlevait jusqu'à notre dernière
ressource, celle des protestations, et la protestation
du moins sauvegardait nos droits. Nous arrêtâmes
donc que l'on ferait encore sur ce point une réponse
négative.
Et à propos de reconnaissance, je dirai ici qu'une
multitude — c'est le mot — de nouveaux rois, ducs et
princes, créés par l'empereur Napoléon, notifièrent
au Pape leur nouvelle dignité et s'efforcèrent par
eux-mêmes, ou en mettant l'Empereur des Français
en avant, d'obtenir l'adhésion pontificale. Quoique
les anciens usages du Saint-Siège offrissent plus
d'une difficulté à l'admission de ces nouveaux titres,
cependant, par suite des changements survenus dans
les idées, on crut que des considérations plus urgen-
tes et majeures devaient prévaloir. Ces considérations
étaient : 1° Que la Religion gagnerait beaucoup ou
perdrait bien davantage dans les États do ces princes,
selon qu'on leur accorderait ou qu'on leur dénierait
cette satisfaction; 2° que toutes les principales cours
de l'Europe s'y étaient prêtées; 3° qu'il ne fallait pas
irriter l'Empereur jusqu'à l'excès en lui refusant tout,
et qu'il était sage de lui prouver, en le contentant
lorsqu'on le pouvait, que, si on lui résistait sur cer-
tains points, ce n'était pas par mauvaise volonté,
mais parce qu'un devoir rigoureux s'y opposait.
Le Pape reconnut donc les nouveaux rois de Ba-
vière et de Wurtemberg, le grand-duc de Berg, le
duc de Baden et d'autres princes semblables. Mais il
DU r.ARDlNM, r.ONSALVI. 4:i3
ne consentit pas à agir do la sorte vis-à-vis des nou-
veaux rois de Naples et de Westphalie. S'il eût donné
son adhésion à ce dernier et s'il eût entamé des né-
gociations avec lui, il se serait trouvé fort embar-
rassé par rapport à la nouvelle compapine du prince
Jérôme, car, tant ([ue le premier mariage contracté
en Amérique n'était pas légitimement annulé. Sa
Sainteté ne pouvait pas accoider à cette princesse le
titre de reine.
Pie YII ne reconnut pas non plus le nouveau roi
de Naples Joacliim Murât, ni le nouveau roi d'Es-
pagne Joseph, qui, à la chute des Bourbons, dans ce
pays, vint les remplacer sur le trône. Mais ces deux
derniers événements ne tiennent pas à mon ministère.
Je ne les cite ({ue parce que leur connexion avec ce
qui précède les rappelle à mon souvenir.
Un autre événement très-grave eut lieu pendant
que je répondais à la note du ministre impérial.
C'était l'usurpation des territoires de Bénévent et de
Ponte-Corvo. Xous apprhnes par les journaux (le
Saint-Père n'en fut pas autrement informé) que
l'empereur Napoléon, sous prétexte de faire cesser
à jamais les discordes éclatant à époques non fixes
entre les cours de Naples et de Rome pour la domi-
nation du Saint-Siège sur ces Etats enclavés dans le
royaume de Naples, en dépouillait officiellement le
Saint-Siège, auquel on promettait une compensa-
tion, incertaine sur le temps, le lieu et la valeur,
puisqu'on n'en parlait point. L'Empereur érigeait
454 MÉMOIRES
ces deux États en principautés, et il les attribuait à
son ministre des atïaires étrangères, M. de Tailey-
rand, et au maréchal Bernadette. On comprendra
sans peine la surprise et les sentiments qu'un tel fait
excita dans l'âme du Pape. C'était un acte très-im-
portant, non-seulement à cause de la perte de ces
deux territoires, mais encore par la signification de
l'acte en lui-même. L'Empereur exerçait ainsi les
prétendus droits de suzeraineté et de haute juridic-
tion qu'il avait usurpés sur l'État pontifical et sur
son Souverain, en mettant en pratique les principes
contenus dans sa fameuse lettre. 11 regardait donc
le Pape comme son feudataire, car s'il ne s'était
pas cru suzerain , il n'aurait pas eu le droit de s'im-
miscer dans les affaires de Rome , dans celles de
Naples et de voiler cette usurpation sous un prétexte
qui était faux actuellement, et qui, eût-il été fondé,
ne lui accordait aucun droit pour agir de la sorte.
Nous jugeâmes qu'en cette occasion il importait de
réclamer, non pour conjurer l'envahissement, —
ce qui était impraticable, — mais au moins pour je-
ter tout l'éclat et la publicité possibles sur le refus
du Pape. Il ne pouvait pas, sans élever la voix,
perdre les deux États de Ponte-Corvo et de Béné-
vent, et il ne devait pas admettre les nouveaux
principes destructeurs de la liberté et de l'indépen-
dance de la Souveraineté pontificale elle-même. En
conséquence , on prit la résolution d'adresser à Paris
en même temps que les autres réponses , une très-
DU CAllDINAL CONSALVI. 485
énergique protestai ion sur ce point. On y tléclarait
qu'on n'acceptait aucune idée de compensation et
qu'on exigeait simplement les États usurpés. Puis on
écrivit à toutes les cours, on leur communiqua les
réclamations de Pie VU, et on chargea les fonction-
naires romains résidant à Bénévent et à Ponte-Corvo
de protester eux aussi catégoriquement. Grâce à
l'extrême rapidité avec laquelle on leur expédia cet
ordre, la protestation put arriver en même temps
que l'occupation militaire.
Je ne parlerai pas d'une multitude d'événements
qui se succédèrent à Piome entre le ministère pa-
pal et le cardinal Fesch, ambassadeur de France,
événements qui, par mon titre de secrétaire d'Etat,
me mirent en contact plus immédiat avec lui. Ma
position devint de jour en jour plus pénible et plus
douloureuse que la mort. Ce n'était pas pour moi
seul que je ressentais jusqu'au fond de l'âme de
telles angoisses; c'était encore en prévision des ca-
lamités qui devaient résulter ])Our le Saint-Siège,
pour le Pape et pour l'État, des nouvelles persé-
cutions, des querelles et des mécontentements que
je voyais le Gouvernement français fomenter contre
le Gouvernement pontifical. Cet état de choses pro-
venait peut-être en notable partie des rapports que
le Cardinal ambassadeur faisait à sa cour, et qui
tous, je le crois, découlaient de sa plume sans qu'il
y prît garde. Fesch me détestait, on le sait, et je
comprenais sans peine que la résistance du Saint-
456 MEMOIRES
Siège aux injonctions de l'Empereur suffisait pour
accroître cette haine , même sans que le Cardinal y
mît beaucoup du sien. Cela entrait dans son carac-
tère : il devait, — et du reste c'est assez l'habitude,
— rejeter sur le compte du premier ministre tout
l'odieux de tant de négociations. En agissant ainsi,
il pouvait le haïr à mort et chercher à se débarrasser
d'un homme aussi contraire à ses vues.
Quatre années plus tard, il le confessa publique-
ment lorsqu'il me revit à Paris, après l'abolition du
domaine temporel appartenant au Saint-Siège '. Je
l'avais compris d'avance, je le répète, et l'excellent
M. Cacault m'en avait instruit en son temps avec cette
loyauté qui le caractérisait. Une épine s'enfonçait
peu à peu dans mon cœur, lorsque je réfléchis-
sais que la colère de l'Empereur contre moi person-
nellement, colère envenimée par les rapports sur
mon compte que pouvait faire le cardinal Fesch ,
augmentait et précipitait les malheurs de l'État et de
la Cour pontificale. Les amerlumes et les vexations
journalières que le Saint-Siège était forcé de souffrir
à l'intérieur n'autorisaient que trop mes craintes. Je
m'abstiendrai de raconter ces douleurs, car les cir-
constances dans lesquelles j'écris ces lignes et le peu
de liberté dont je jouis ne me le permettent pas.
^ Nous avons déjà explii]ué les erreurs de caractère et les fautes
de tcmi»erauu'nt que commit à Rome le cardinal Fesch. Il les
racheta plus tard très-amplement, et Pie VII ainsi que le cardinal
Consalvi ne tinrent jamais rigueur à son repentir, à sa fidélité et
à ses vertus.
DU r.AHDlXAI, CONSAI.M. 457
Je ne citerai qu'un seul l'ait qui donnera une idée de
l'extravagance des hommes et de l'injustice de tout
ce que l'on lit endurer au Saint-Siège et à son mi-
nistre.
Ce (jui va suivre pourra en outre fournir (jueUiuos
utiles rcnseignenienls au Saint-Siégo, l'éclairer et lui
servir de règle dans des alFaires analogues, si le Ciel
permet qu'il soit réintégré dans son pouvoir tem- .
porel.
L'irritation que témoignait le Gouvernement fran-
çais contre le Gouvernement pontifical, — irritation
qui fut rendue publique par le cardinal Fescli, inca-
pable de garder un secret et déclamant sans cesse
contre moi, — inspira de la hardiesse aux ennemis
de l'Église et aux malintentionnés à son égard. Le
nombre des gens (|ui, sans aucun titre, portaient
la cocarde française, était devenu si considérable
que le cardinal Fesch m'en parla lui-même un jour
et me dit qu'on ferait bien d'interdire l'usage de
la cocarde à tout le monde, excepté à ceux qui
étaient attachés à la légation française, à l'auditeur
de Rote français, au directeur de l'Académie, au di-
recteur de la poste, à tous les autres fonctionnaires
français — même (piand ils seraient Italiens ou Ro-
mains — et à tous les Français résidant à Rome. Je
répondis que déjà il existait des lois défendant le
port des cocardes étrangères à ceux qui n'en avaient
pas le droit; que, malgré cela, le Saint-Siège dé-
sirait en publier une nouvelle pour renouveler les
458 MEMOIRES
anciennes à ce sujet, mais qu'il se sentait arrêté
justement par les trop nombreuses exceptions que
Son Éminence autorisait et que le Gouvernement
connaissait déjà.
J'ajoutai que le Pape ne pouvait pas y condescendre,
et que, par cela même , il se voyait embarrassé pour
promulguer une nouvelle loi; qu'il lui était impossible
d'admettre au privilège tous ceux que Son Éminence
désignait , et qu'en les passant sous silence on créait
un perpétuel motif de conflit entre la Cour romaine
et l'amljassadeur de France. D'un autre côté, accep-
ter toutes les exceptions, c'était violer les propres
droits du Gouvernement pontifical. Je lui démon-
trai que, si le Saint-Siège n'avait aucune difficulté à
permettre l'usage de la cocarde étrangère aux per-
sonnes attachées à la légation française, — même
aux Italiens, — et aux directeurs de l'Académie et
de la poste, il ne pouvait pas autoriser la même pré-
rogative en faveur des Italiens au service de l'audi-
teur de Rote et de ces directeurs, pas plus qu'en
faveur des Français habitant Rome. Je lui prouvai
que les deux directeurs ne jouissaient point, quant
à leurs domestiques italiens, d'un droit des gens
pareil à celui dont ils jouissaient eux-mêmes ainsi
que les serviteurs de la légation; que, quoique
l'auditeur de Rote fut Français, il n'était cependant
qu'un prélat romain, constitué tel par le Pape, et
qu'il ne pouvait point exiger pour ses famihers et ses
domestiques le privilège de la cocarde, puisque les
DU CARDIN. M. «lONSAI.Vl. 4oO
autres auditeurs autiichien et espai5'nol ne l'avaient
pas, nen faisaient pas et n'en avaient jamais fait
usage. Quant à l'exception réclamée polir les Fran-
çais vivant à Rome, je lui exposai que non-seule-
ment l'exemple des autres peuples C'tait de fait con-
traire à sa prétention, car ni les Autrichiens, ni les
Espagnols, ni le* Anglais, ni les Napolitains, ni au-
cune puissance étrangère ne se permettaient l'usage
de la cocarde nationale, mais encore qu'en droit ce
cpi'i! désirait ne reposait sur aucun fondement. Les
étrangers, en efTet, ne jouissent pas de ce privilège;
ceux qui appartiennent aux légations peuvent seuls
porter la cocarde de leur pays. J'allai plus loin. Je
lui développai les inconvénients auxquels on don-
nerait naissance si, dans une ville remplie d'étran-
gers telle que Rome, on permettait l'usage de la
cocarde nationale. Ces inconvénients devaient être
fort redoutables pour un gouvernement plus faible
que les autres, et ils ne sauraient qu'engendrer de
criants abus. Je terminai en déclarant qu'il était
impossible au Saint-Siège de pronii'.lguer une nou-
velle loi au sujet des cocardes, si le Cardinal ne re-
nonçait pas aux exceptions par lui faites et qui lé-
saient les droits de la Cour romaine ; que, dans ce cas,
il fallait se contenter des lois existantes; qu'on les
ferait observer par les personnes en dehors des proté-
gés de Son Éminence; qu'on dissimulerait (piant aux
autres, mais que le Pape n'autoriserait jamais ces
prétentions en les libérant d'une manière formelle
460 MÉMOIRES
de la règle générale. Le cardinal Fesch ne sut jamais
se relâcher de ses exigences à propos de toutes les
dispenses dont j'ai parlé plus haut. On se vit dans
l'impossibilité d'édicter la loi nouvelle, et on enjoignit
au gouverneur de Rome de faire , aussi sévèrement
qu'il le pourrait, observer les lois existantes par tous
ceux qui portaient des cocardes étrangères; mais on
lui recommanda de dissimuler quant aux exceptions
indûment arrachées par la France. Nous pensions
que si on ne pouvait pas les autoriser ouvertement
par un acte imprimé, ainsi que le désirait le cardinal
Fesch, il fallait au moins se taire, plutôt que de se
contredire et de fournir ainsi un nouvel aliment au
feu qui couvait sous la cendre.
J'ai dû raconter ce qui précède autant pour
éclairer le gouvernement pontifical , s'il revient à
la vie, que pour faciliter l'intelligence de ce fait
anormal que je me suis proposé de choisir entre mille
autres événements intérieurs qui , dans cet inter-
valle, firent notre désespoir.
Il arriva que deux Italiens, portant la cocarde
française , assassinèrent sur la place Navone un
marchand de pastèques se plaignant que ces deux
hommes eussent mangé ses fruits , sans vouloir
le payer. Ce fait qui excita la compassion uni-
verselle en faveur de Tinforluné marchand , le
croira-t-on ? ce fait fournit du cardinal Fesch le plus
étrange prétexte à réquisitoire contre moi. Il s'ima-
gina que, toujours désireux de rendre la France
DU CARDINAL CONSALVl. 461
odieuse à Rome et d'ameuter le peuple coutre les
Français, j'avais autorisé ce meurtre pour soulever
la plèbe romaine, et que je l'avais fait commettre
tout exprès par deux individus porteurs de la co-
carde française. 11 faut remarquer (juc le Carrlinal
eut plusieurs fois la bonté, en vue de la faiblesse du
Gouvernement, de me prêter ces indignes, je dirai
môme, ces stupides idées. Pour preuve de son ex-
travagante accusation, — je ne me permettrai pas
une qualification plus énergique, — il avança que je
n'avais pas osé condescendre à ses désirs, et renou-
veler la défense de porter les cocardes étrangères;
mais il ne parla pas de ses exigences immodérées
qui avaient arrêté le Gouvernement pontifical , et
l'avaient amené à n'insister que le plus possible sur
l'observation de l'ancienne loi, au lieu d'en édicter
une nouvelle.
Ce fait fut sur le point de produire de sérieuses
conséquences. Blessé au vif par cette imputation
d'exciter le peuple contre les Français, imputation
aussi mensongère pour ma personne que préjudi-
ciable au Gouvernement, j'en écrivis aussitôt au
cardinal Fesch, et, dans une note officielle, je lui
exprimai mon indignation. En même temps je de-
mandais un passe-port pour un courrier qui devait
aller porter à Paris mes plaintes les plus énergiques.
Je lui écrivis, car, dans l'accès de ses continuelles et
fougueuses colères, il était impossible de lui parler
de vive voix sans compromettre mon propre honneur,
462 MÉMOIRES
et sans m'exposer moi-même à lui témoigner des
mépris qu'un premier mouvenDent n'aurait pas su
maîtriser. Pour m'empècher de mettre mon projet à
exécution, il rétracta en apparence ses calomnies,
tout en refusant le passe-port. Je dis en apparence,
car ce qui arriva par la suite prouve évidemment
qu'on avait enraciné dans la tête de Bonaparte
l'idée qu'en ma qualité de secrétaire d'État, et par
les moyens les plus détournés, mais les plus effi-
caces, j'excitais le peuple de Rome et des pro-
vinces à l'insurrection contre la France et contre les
Français.
Ce récit me rappelle, je ne sais comment (je n'y
vois pas en effet d'autres connexions que celle-ci :
ce sont deux, faits extérieurs et provenant l'un et
l'autre d'un rejet de prétention française) , ce récit,
dis-je, me rappelle un autre trait dont j'aurais dû
parler beaucoup plus tôt et que je vais raconter
brièvement, afin de n'en pas laisser périr le sou-
venir. Il s'agit de la demande formelle adressée par
le Gouvernement français lors de l'ambassade de
M. Cacault à propos du roi Yictor-Emmanuel de
Sardaigne.
La France tenait à ce que le Pape expulsât de Rome
ce prince et sa cour, qui s'y étaient réfugiés après
la perte du Piémont, au lieu de résider dans une
île comme la Sardaigne, par exemple. Malgré le ton
très-hautain qui accentuait cette demande et qui en
faisait un ordre, elle fut repoussée avec la plus ferme
DU CARDINAL CONSALVI. i63
atlitiule '. Je crois (|vie la sagesse de M. Cacault
contribua h ce que noire lefiis n'eut pas tle suites
fâclieuses, du moins alors. Mais achevons. le récit.
Pendant le cours de ces débals, nous avions pré-
* Ce siècle, (|iii est témoin de tant de cat;istrophes royales et
qui assiste à toutes les instaMliles dynastiques, n'a vu (jue la
Papauté immuable dans ses principes, dans son action et dans
l'accoinplissement de ses devoirs. Les rois par la grâce de Dieu,
comme les rois par le fait des Hévolulions, tombèrent les uns
après les autres de tous leurs trônes chancelants. Ils errèrent tour
à tour, proscrivant et proscrits, et ce fut in('vit3blemeut à la
Chaire de f^ierre qu'ils dccouriuTnt demander l'asile ouvert à
tous par la paternité universelle.
Les Bonaparte, (}ui, en 1803, exigeaient qu'un prince de la
maison de Savoie ne jouît pas à Home d'une hospitalité digne de
lui et du Chef de l'Église, vinrent, après 181-i, implorer du
Souverain Pontife un refuge qui leur fut offert et mnintenu,
malgré les menaçantes protestations de i'Kurope.
Aujourd'hui, en 1864, par une curieuse interversion de rôles,
qui est toute une leçon, Viclor-Kmmanuel, de Sardaigne, pour-
suit jusque dans la Ville e'ternelle un Bourbon, roi des Deux-Sî-
ciles, qu'il a fait dépouiller de son royaume par quelques malan-
drins protf'gés de l'Angleterre.
Les monan|ues de droit ou de fait ont tout perdu, jusiju'à la di-
gnité de l'infortune et au sentiment des convenances. C'est Rome
seule qui garde le précieux trésor des grandes traditions monarchi-
ques < t chrétiennes; c'est le Pape (|ui, toujours outragé, toujours
menacé et toujours plus respectueux envers le malheur, accueille
sans distinction les exilés du trône. D.tns un siècle où l'autorité
est subordonnée à la fortune et où les intt'rèts du moment l'em-
portent sur les principes , ce spectacle d'hospitalité permanente
offert à tous a bien son charme et son prix.
Un jour, — nous l'espérons de la justice de Dieu et de l'indi-
gnation des hommes, — un jour, Victor-Emmanuel, de Piémont,
ira implorer un asile auprès de la Chaire de Pii rre qu'il a spoliée,
et comme tous les autres, Victor-Kmman\iel sera reçu a bras
ouverts par cette Église romaine tlont il s'est déclaré l'ennemi le
plus tapageur et le plus hypocritement consliluliormel.
464 MÉMOIRES
paré tous les titres que nous désirions envoyer à
Paris : notre réclamation sur l'usurpation de Béné-
vent, sur la non-reconnaissance du nouveau roi de
Naples, dont on a parlé plus haut , et certaines pièces
encore contenant d'autres doléances que je suis
dispensé d'énumérer, puisqu'elles sont moins graves
et que je dois aller vite. Mais le document le plus
instructif était la réponse à la note de M. de Talley-
rand. Elle contenait le refus, ou, pour mieux dire,
la persistance la plus prononcée dans le refus d'ad-
hérer aux principes que l'Empereur nous avait im-
posés et aux conséquences qui en découlaient. Il fut
très-difficile et très-pénible de composer cette ré-
ponse. On la fit ni courte, ni ambiguë, ni faible.
Il m'est impossible de la citer dans son entier; je
dirai en substance qu'on y donna tout le dévelop-
pement nécessaire aux raisons qui empêchaient le
Saint-Siège de se prêter à ce que voulait l'Empereur.
On prouva que la liberté et l'indépendance de la
souveraineté du Saint-Siège étaient non-seulement
protégées par une prescription de dix siècles, pres-
cription qui anéantissait tous les titres antérieurs
que l'on pouvait alléguer, — et l'on démontra qu'ils
n'existaient pas, — mais encore que cette indépen-
dance et cette liberté se trouvaient, dans l'état actuel
des choses, très-étroitemenl liées au bien de la Reli-
gion. Sur ce point, on ajouta que cette considéra-
tion, jointe aux serments du Pape, l'obligeait à sou-
tenir l'indépendance et la liberté que l'Empereur
DU CARDINAL CONSALVl. 463
chercliait à lui ravir, et on cita le tériioignaii;e si
foruiel du célèbre Bussuet dans sou Sermon sur l'unilé
de VÉglise. Il y dit en substance (car je ne me sou-
viens pas exactement des paroles du texte) que
Dieu a voulu que l'Eglise romaine, mère de tous les
royaumes, ne fut plus, dans le cours des siècles,
sujette à aucun royaume dans le temporel, et que le
Chef de la Religion fût indépendant de n'importe
quel prince terrestre pour que l'exercice de son pou-
voir spirituel fut plus libre dans tous les royaumes et
dans tous les empires; que ceux-ci , en etVet, dirigés
par la jalousie et par les raisons d'État , souvent en-
nemis les uns des autres, ne souffriraient pas dans
leurs domaines l'influence du Chef de la Religion qui
dépendrait de l'un d'entre eux.
Mais ce Bossuet , qui est un oracle quand il s'agit
■ des quatre fameux articles qu'il a rédigés contre
l'Église romaine, dès qu'il parle en faveur de l'Église
romaine, non-seulement n'est plus un oracle, mais
encore est un imbécile qui n'a pas le sens commun
et qu'on ne doit pas écouter. {Ma quel Bossuet, che
quando si traita dei famosi 4 articoli (da lui rédigés)
conlro la Chiesa romana e un oracolo, quello stesso
Bossuet quando parla in favore délia Chiesa romana,
non e piîi un oracolo , ma e un imbecille, ne ha il senso
comune , ne gli si dà punto ascolto.)
On développait ensuite les titres du Pape comme
chef de l'Église, ministre de paix et père commun;
puis on démontrait qu'il répugnait au Pontife, à cause
II. 30
4C6 MÉMOIRES
de ces qualités essentielles, d'entrer dans un étal
permanent de fédération avec tel ou tel prince, de
se constituer en un système quelconque de guerre et
d'accepter pour ses amis ou pour ses ennemis les amis
ou les ennemis d'une puissance. On ajoutait que, s'il
y avait deux personnes dans le Pape , celle de Sou-
verain Pontife et celle de Prince temporel, il ne
pouvait pas entreprendre comme Roi , — titre tout
secondaire en lui, — ce qui répugnait à sa qualité
prééminente de Pontife; que le Pape différait en cela
des monarques séculiers, qui, par cela même qu'ils
sont revêtus de ce' seul titre, peuvent exécuter ce
que la double puissance du Pape lui empêche d'ac-
complir. On démontrait l'impossibilité qu'il y aurait à
appliquer dans le cas actuel les exemples des Papes
précédents, puisque aucun d'eux n'avait contracté
d'alliance permanente et systématique telle que l'Em-
pereur la sollicitait. On démontrait qu'il était encore
plus difficile d'adhérer à la prétention impériale
quand on la soumettait à des clauses établissant la
suzeraineté et la haute juridiction de l'Empereur
vis-à-vis du Pape, son feudataire et son vassal. On
prouvait jusqu'à l'évidence les incalculables dom-
mages qui résulteraient de la dépendance du Pape
pour la Religion, soit dans les royaumes catholiques,
soit dans les royaumes séparés du Catholicisme, où
la profession du culte était tolérée. Les princes enne-
mis ou jaloux de celui avec lequel le Pape aurait si-
gné alliance indéfinie et sous la suzeraineté duquel il
DU CARDINAL CONSAI.VI. 467
Vivrait, contraricraicnl ou arrèleraient le libre exer-
cice de sa siijjirmatie spirituelle dans leurs provinces.
On établissait que l'Empereur ne jouissait que trop
par le fait, et malgré les réclamations les plus chau-
des et les plus multipliées du Pape, des avantages
qu'il prétendait retirer de sa fédération avec Sa
Sainteté; enfin on conjurait l'Empereur de lendre la
paix, au Saint-Siège et de se souvenir des preuves de
déférence et d'attachement que Pie YII lui avait pro-
diguées en face de l'Europe, au grand déplaisir des
autres princes qui en étaient jaloux. Le Saint-Père,
ajoutait-on, s'est conduit de la sorte toutes les fois
qu'il a pu le faire. S'il recule aujourd'hui, il ne faut
attribuer sa résistance qu'au besoin d'accomplir ses
devoirs. On terminait en disant que, si, par malheur.
Napoléon n'exauçait point sa prière, le Pape était
disposé à toutsoutfrir plutôt que de trahir sa mission,
et qu'il remettrait avec coniiancc sa cause entre les
mains du Seigneur.
Avant que le courrier chargé de ces dépêches se
fût mis en route pour Paris, un autre événement
s'était passé à Rome : le cardinal Fesch avait été
rappelé. L'Empereur voulut peut-être réaliser la
menace qu'il avait faite au Pape de remplacer le
Cardinal par un plénipotentiaire séculier, atîn de le
soustraire ainsi à ma haine. Peut-être aussi Napoléon
n'osa-t-il pas accomplir avec le concours d'un Car-
dinal, son oncle, le dessein qu'il avait de renverser
le pouvoir temporel du Saint-Siège ; — on crul génèra-
30.
468 MÉMOIRES
lement que tel était son motif, et l'événement prouva
qu'on avait eu raison. — Le fait est que l'ambassa-
deur reçut tout d'un coup l'ordre de rentrer en France.
Avant de partir, Fesch eut avec le Pape une alter-
cation très-vive: Comme Sa Sainteté le chargeait
d'exposer ses plaintes à l'Empereur, le Cardinal,
dans la conversation , se laissa entraîner par ses
colères habituelles, et il en vint jusqu'à manquer de
respect à Pie YII. Il le menaça d'en appeler au Con-
cile , et il sortit du cabinet du Pape profondément
exaspéré et ne se possédant plus. 11 étonna et scan-
dalisa beaucoup tous les prélats de l'antichambre, et
il se permit au dehors de parler de cette scène d'une
façon fort irrévérencieuse.
Quant à moi, il y avait déjà quelque temps qu'il ne
venait plus me voir et qu'il ne me recevait plus.
Pour ne pas compromettre ma dignité de cardinal et
de ministre d'État, j'avais été forcé de renoncer à
ses soirées. J'y étais allé autrefois avec indifférence
et en affectant assez peu de me souvenir de ses inju-
res, par amour de la paix et afin de ue pas nuire aux
intérêts de l'État. J'avais été si mal reçu, que je crus
pouvoir me dispenser de provoquer de nouveau un
semblable accueil. Toutefois, quand j'appris par le
Pape, et non par lui, qu'il était sur le point de partir,
j'allai le visiter pour lui souhaiter le bon voyage,
l'entretenir des besoins du Saint-Siège et faire la paix,
s'il était possible; mais, quoique chez lui, il ne dai-
gna pas me faire ouvrir sa porte. Avant son départ,
DU CARDINAL CONSALVI. 469
il m'envoya une carte de visite par un tloniestique :
il ne vint pas en personne, parce cpi'il ne se souciait
pas d'être reçu. Il partit sans que je le visse. Je pro-
teste à la face du Ciel que, dans tout ce que j'ai dit
sur le compte de ce cardinal pour servir à la vérité
des faits, je n'ai été animé par aucun esprit de ran-
cune ou par aucune autre passion. Bien plus, je me
fais un devoir de déclarer que, s'il a le malheur
d'être doué d'un caractère soupçonneux, défiant et
très-enclin à se laisser enguirlander par des personnes
que guident la cupidité, la haine et d'autres mauvais
instincts, s'il a le malheur d'être on ne peut plus gal-
lican — yalUcanissimo — dans ses préventions con-
tre l'autorité pontificale, s'il a le malheur d'embrouil-
ler toutes les questions et de semer la discorde sans
le vouloir, cependant, au fond, ses intentions ne
sont nullement coupables, à mon avis, et il a du zèle
pour la Religion, ainsi qu'une grande régularité dans
les mœurs. J'affirme que je parle de la sorte afin de
rendre un hommage qu'en toute sincérité je crois dû
à la justice.
Le cardinal Fesch eut pour successeur M. Alquier,
qui, après avoir été d'abord ambassadeur de France
à Naples, se trouvait à Rome depuis quelque temps
en simple particulier. Peut-être même le gouver-
nement français l'y entretenait -il pour seconder
ses projets. En ma qualité de secrétaire d'Etat,
j'avais eu plusieurs fois occasion de lui être agréa-
ble, soit en le protégeant à la douane pour ses envois
470 MÉMOIRES
et autres détails semblables, quand il travem la ville
pour aller remplir sa mission à Naples en revenant
d'Espagne, soit lorsqu'il se réfugia à Rome après les
événements du royaume de Naples. Ce fut même
dans cette dernière occurrence que j'eus le plaisir
de lui être assez utile. Il m'avait personnellement
toujours témoigné son estime et sa gratitude; quel-
quefois même il s'était hasardé — mais seulement
en passant et quand il me rencontrait — à m'ex-
primer sa désapprobation des manières d'agir du car-
dinal Fesch. Devenu ambassadeur de France, il se vit
placé entre les ordres qu'il recevait à mon adresse et
les sentiments particuliers dont il était animé envers
moi '.
Les ordres qui lui arrivaient de Paris à mon égard
* Le cardinal Fesch, volens, nolens , avait tout fait pour em-
brouiller les affaires de Rome avec la France; son successeur,
M. Al(|uier, prend toutes les peines imaginables pour conciliei:
et rapprocher. M. Alquier était nu conventionnel régicide qui,
au temps de la Terreur de 1795, avait, aux autels de la de'esse
Raison et de la de'esse Liberté', proclamé la fin de tous les cultes
et de toutes les royautés. Devenu ambassadeur de Fenapereur
Napoléon l'^"', cet homme comprit la folie de l'incrédulité et l'ab-
surde de l'iniUfférence religieuse; puis, par esprit d'équité ou
par calcul politique, on le vit limidement, mais honnêtement,
battre eo brèche l'œuvre du cardinal Fesch. Le vieux régicide
aspirait à conserver, lors(|ue le Cardinal de la sainte Église ro-
maine à son insu avait tout fait pour renverser. Et ce ne sera
pas la dernière fois que cette interversion de rôles sera signalée
dans la capitale de la Clirélienté. 11 vient des heures de péril où
le Saint-Siège a plus à gagner avec des ennemis avoués qu'avec
des amis entêtés, malhabiles ou pusillanimes, et il sait à l'occa-
sion tirer de ces adversaires un excelknt parti. Cela s'est vu dLans
DU CAHDINAL CONSALVI. 474
étaient i)lns que loiidroyants. Je ne sais si la |)r('-
sence du cardinal Fesch à côté de l'Empereur en était
cause. En somme, le gouvernement français m'ac-
cusait d'nbord de pousser le Pape à la résistance;
on disait (]ue Pie YII était entièrement absorbé par
moi, et en cela on faisait le plus tlagrant outrage à sa
capacité, à sa force d'ame, à sa sagesse, et à tout ce
les siècles passés; cela se voit de nos jours et se verra encore
dans les âges suivants.
Ce fragment de la correspondance officielle d'Alcuiier avec
Talleyrand, ministre des affaires étrangères, montrera la cotir
romaine et le cardinal Consalvi sous leur véritable jour ;
« Il est de fait que l'avis du secrétaire d'État est à peu près
sans influence dans toutes les affaires (|ui ont une affinité reli-
gieuse, et que, dans ce ras, la confiance du Sainl-Père apj)elle
d'autres conseils, et notamment ceux des cardinaux Anlonelli et
di Pieiro. J'ai trouvé le cardinal Consalvi parfaitement raison-
nable et conciliant sur tous les points où il n'y a |)asde prétexte
à des discussions tbéologiques, et toutes les fois qu'il a pu se
décider seul et comme homme d'État, et d'après ses dispositions
particulières. Mais ce dont il faut toujours se garder avec la cour
de fîoine, c'est de prendre dans les négociations les routes qui
peuvent conduire à discuter les droits du sanctuaire. C'est peut-
être parce ([u'on s'est écarté de ce principe que l'adhésion au
pacte fédéralif de l'Empire français est devenue une chose im-
possible à obtenir. On a demandé que cet objet purement poli-
tique fût soumis à la délibération du Sacré-Collége, et le refus
des Cardinaux s'est fondé sur celte maxime, que le chef de
l'Église, le père commun des fidèles, ne doit pas contracter des
engagements qui affaibliraient l'autorité du Saint-Siège ilans ub€
partie de l'Europe et mettraient en péril la foi des habitants de
ces contrées... J'oserai représenter qu'il est à désirer cpie Sa Ma-
jesté rEin|)ereur el Roi veuille bien dans ce moment ne (irendre
aucune mesure de rigueur contre la cour de Kome. 11 convient,
je crois, de ne pas effrayer les esprits déjà vivement affectés , et
de terminer avec tranquillité l'affaire de l'investiture , qui ne
l)renilra (pie fort peu de jours. »
472 MÉMOIRES
cortège de vertus et de qualités que la Providence
fit briller en lui lorsque, seul et dans la plus étroite
captivité, il dév^eloppa, au milieu de ses douleurs,
une inébranlable constance. On m'accusait en outre
des crimes les plus infâmes. On prétendait que j'or-
ganisais la révolte dans tout l'État, le massacre des
Français qui y demeuraient , et celui des soldats qui
marchaient par petites bandes. On disait encore
que je grevais le peuple d'impôts afin d'accroître la
haine contre la France. Je ferai remarquer com-
bien nous étions malheureux alors. Le Pape avait été
forcé de payer des sommes fabuleuses pour les trou-
pes de passage et pour celles qui séjournaient dans
l'État. Il avait dû subvenir aux travaux et aux
approvisionnements d'Ancône et des autres villes
occupées par les Français, et on ne voulait pas, je ne
dirai point qu'il levât des contributions, mais encore
qu'il négociât des emprunts pour remplir certaines
obligations auxquelles il ne savait trop comment
faire face. Le gouvernement français m'accusait aussi
d'exciter le fanatisme en répandant des images
saintes et des prières dirigées contre la France. Tout
cela était très-faux et absurdement calomnieux.
M. Alquier reçut même une lettre de l'Empereur qui
éclatait en invectives contre moi; et cette lettre, il
lui était enjoint de me la lire. Il obéit, quoique à
regret, et s'efforça d'en adoucir les termes. Je me
souviens qu'entre autres particularités cette lettre
contenait ces paroles : « Dites au cardinal Consalvi
DU CARDINAL CONSALM. 473
que je le talonne, et que rien de ce (ju'il fait ne
m'échappe. ))
Mais tout ce qui m'était personnel ne me trouljlait
guère. Ce qui blessait mon cœur, c'était de voir
qu'une animosité aussi violente contre moi et la per-
suasion enracinée de ma prétendue inlluence sur le
Pape me rendaient toujours de plus en plus respon-
sable des calamités dont le Saint-Siège était me-
nacé. Je craignais que mes rares amis, mes nom-
breux ennemis et tous les indifl'érents n'attribuassent
ces calamités, comme c'est la coutume, à ma pré-
sence au ministère. Ils auraient pu dire que, s'il se
fut rencontré à la secrétairerie d'État un homme
moins en vue, ou que si, à tort ou à raison, j'avais
été cet homme, la chute imminente du Pontificat
aurait encore pu être retardée.
Cette considération me porta à réfléchir très-mûre-
ment. Bien souvent déjà j'avais offert au Pape ma
démission, s'il la jugeait utile au bien public; mais
toujours le Saint-Père s'y était opposé. Quoiqu'il eût
pour moi une indulgence infinie, cependant je dois
lui rendre cette justice, qu'en refusant d'accéder à
ma prière, il ne se laissait point guider par son af-
fection ou par le chagrin qu'il éprouverait de m'éloi-
gner de lui. Le motif qui le faisait agir était beau-
coup plus relevé. Pie VII m'avouait qu'il ne voulait
pas donner des marques de crainte et de faiblesse,
tandis que les plus graves questions s'agitaient
entre lui et l'Empereur; que s'il commençait à té-
4?4 MÉMOIRES
moigner quelque frayeur, Napoléon pourrait espé-
rer davantage et se flatterait certainement de faire
céder le Pape dans la grande affaire relative à ses
prétentions.
Cette raison alléguée par Pie VU me paraissait
d'un si grand poids que je n'avais pas eu le courage
de revenir à la charge. Cependant les preuves que
l'Empereur prodiguait chaque jour de son aversion
contre ma personne, dans les lettres à ses ministres
à Rome , dans ses notes officielles et par-dessus tout
dans ses entretiens avec le Cardinal légat, et les
paroles très-cassantes par lesquelles Napoléon décla-
rait qu'il voulait me voir à tout prix évincé du mi-
nistère, prirent de telles proportions qu'il fallut s'y
arrêter et réfléchir très-sérieusement.
Les accusations de comploter et d'organiser une
révolte générale dans l'État contre la France, et
tout ce que j'ai raconté par surcroît, prêtaient par
leur nature une plus ample matière à mes médita-
tions. Le monde savait que le Pape m'aimait beau-
coup. Je jugeai donc utile de ne pas vulgariser
cette fausse idée que le Saint-Père me soutenait au
pouvoir uniquement par affection pour moi. Je crus
qu'il était nécessaire d'offrir une espèce de satisfac-
tion au public en lui montrant (fu'au lieu d'exposer
Rome aux malheurs dont elle était menacée , le Pape
cherchait par tous les moyens avouables à la préser-
ver, et que pour cela il me sacrifiait à la haine de la
France dans l'impossibilité où il était de l'apaiser da-
DU CAlîDINAl. CUNSAI.VI. 47o
vantage en traliissant ses devoirs ])oiir flalU'r les pré-
tentions (Je Napoléon.
Cette pensée qne je nourrissais dégageait encore
ma conscience , et je ne pouvais m'empêcher de vou-
loir écarter de moi la supposition très -fausse que
j'abusais de la bonté du Pape à mon égard afin de
m'élerniser au ministère. Le pouvoir n'avait pour
moi aucun attrait, mais il m'en coûtait immensément
de priver le Souverain Pontife de mes services au
moment d'une si affreuse bourrasque. Malgré la dou-
leur que je ressentais à l'idée de me séparer du
Pape, je me crus permis de lui répéter à diverses
reprises ces paroles du prophète Jonas : « Tollite me
etmittite in mare quoniam pr opter me iempestas
hœe (jr&ndisvenit super vos. » u Pren«z-miOL et jetez-moi
à la mer, puis<:jue c'est à cause de moi que celle hor-
rible tempête fond sur nous, » Mais ces réflexions
n'auraient peut-être pas encore déterminé ma re-
traite des affaires, si une cause supérieure t», toute
autre dans sa force et dans sou objet n'eût hâté l'évé-
nement. J'ai dit peut-être, car je ne puis avancer
avec certitude ce qui serait arrivé à la longue. Ma
retraite était en réalité la seule et unique chance
pouvant contribuer au succès de la lutte que nous
soutenions pour la sauvegarde des droits du Saint-
Siège et pour les effets qui devaient en résulter au
bénéfice de la Religion et de l'État lui-même.
La réponse du Pape, entièrement défavorable aux
prétentions de l'Empereur, allait bientôt être expé-
476 MÉMOIRES
diée à Paris, et il était facile de prévoir que Napo-
léon en ressentirait une terrible colère. Ce qui devait
surtout l'irriter, c'était le rejet des exigences qu'il
avait affichées et propagées avec tant de bruit. Nous
refusions en effet d'entrer dans son système, de nous
confédérer à tout jamais avec la France et de faire
cause commune avec elle pour consacrer sa problé-
matique suzeraineté et sa haute juridiction sur
l'État pontifical. La non-acceptation de tous ces
points était la réponse péremptoire et définitive d'où
dépendait le sort de Rome et de la domination ec-
clésiastique.
Deux réflexions se présentèrent à notre esprit;
elles parurent toutes deux dignes d'attention et très-
importantes. La première fut que, si l'Empereur pou-
vait se persuader que les réponses négatives qu'on
lui adressait émanaient véritablement du Pape, et
n'étaient point inspirées par l'influence qu'un autre
exerçait sur lui, cela, et Cela seul, l'engagerait peut-
être à se désister de ses exigences. S'il arrivait en
effet à se convaincre que Pie VII agissait par lui-
même, Napoléon désespérerait peut-être d'en triom-
pher et ferait un pas en arrière, — du moins il était
permis de le supposer, — parce qu'il pourrait le
faire sans s'humilier.
La négociation était encore enveloppée du plus
profond mystère. Mais pour que l'Empereur se per-
suadât que le non venait bien de Sa Sainteté, il
fallait ne plus voir près d'elle ce ministre que Na-
DU CARDINAL CONSALVI. Ml
poléon, à (orl, croyait être l'inspiralcur du Pape.
Alors, après l'éloignement du ministre, il pourrait
se convaincre que si Pie VII refusait encore d'adliérer
à ses prétentions, c'est que tels étaient sa volonté et
son devoir. On comprit en outre que le sacrifice fait
par le Saint-Père d'un secrétaire d'État que l'Em-
pereur rciçardait comme son ennemi adoucirait la
négative qu'on lui transmettait; que ce sacrifice lui
permettrait de regarder le changement de ministère
comme une satisfaction à lui accordée, et que celte
satisfaction flatterait ainsi son amour-propre dans les
apparences.
On estima donc que si le même courrier chargé de
la réponse négative lui portait en même temps la
nouvelle de ma sortie des affaires et la nomination
de mon successeur, il serait impossible d'évoquer un
meilleur moyen pour favoriser l'heureuse issue de
l'entreprise, ou tout au moins pour arrêter la prompte
exécution des menaces et pour conjurer ainsi l'orage,
en gagnant du temps. Ces réflexions, mûries entre
le Pape et moi, le déterminèrent, quoiqu'il en res-
sentît une grande douleur — je ne puis m'empê-
cher de l'avouer sans orgueil*, mais avec vérité et
gratitude — à se séparer d'un fonctionnaire qu'il
honorait de sa plus intime confiance, et dont il était
servi, il le savait, avec une fidélité et un zèle que la
calomnie elle-même ne put jamais effleurer. Qu'il me
soit permis de m'exprimer ainsi sur mon propre
compte. Il me serait impossible de dire auquel des
478 MEMOIRES
deux le sacrifice fut le plus cruel, mais si la sépara-
tion était dure au Pape uniquement en vue de sa
bonté et non en vue de mes mérites, — la fidélité et
le zèle mis hors de cause, — cette séparation dut
être bien plus amère pour moi, qui perdais ce que
j'avais de plus cher au monde. Je ne pouvais plus
admirer d'aussi près tant et de si sublimes vertus;
je ne pouvais plus servir mon grand bienfaiteur et
l'assister d'une manière spéciale dans ces moments
redoutables; je ne pouvais plus lui témoigner ma
reconnaissance par mes soins attentifs et fidèles et
de la seule façon qu'il me fut possible de la témoi-
gner. Mais je prends le Ciel à témoin qu'en faisant
un aussi pénible sacrifice, je n'aurais jamais pu avoir
une intention plus pure. Cette intention, qui me con-
solait un peu dans la tristesse de mon âme, fut de
tenter tout ce qui serait en mon pouvoir pour le ser-
vice et le bon succès de la sainte cause que j'avais
entre les mains.
Avant de divulguer cette résolution, Pie VU désira
choisir mon successeur. Plus d'une fois, dans ses co-
lères, le cardinal Fesch avait désigné un certain
nombre de cardinaux comme contraires à la France.
Prendre parmi eux, quoique les rapports de l'oncle
de l'Empereur fussent entachés de partialité à ce
sujet, n'était ni prudent ni utile, puisqu'on changeait
le ministère pour accorder une satisfaction à Bona-
parte. Notre but n'aurait pas été atteint si nous eus-
sions nommé un cardinal hypothétiquement hostile à
DU CARDINAL COXSALVI, 47'.»
sa personne. Quelques cardinaux ne ponvaicnl pas
être secrétaires d'Elat par de certaines raisons indi-
viduelles. Le Pape jugea que parmi ceux qui res-
taient le choix le plus opportun à faire était celui
du cardinal Casoni. Casoni avait été d'abord prési-
dent à Avignon, puis Nonce dans une cour amie de
la France, en Espagne, et, sous aucun prétexte, il
n'était suspect au gouvernement français. Ce Car-
dinal joignait à une rare probité, à une exquise hon-
nêteté de caractère et à une capacité peu commune
dans les négociations , l'avantage de l)ien parler la
langue française, si utile pour traiter avec l'ambas-
sadeur, sans avoir recours à des intermédiaires.
Lorsque tout fut combiné, je notifiai au ministre
Alquier, par ordre du Saint-Père , ce qui devait s'ef-
fectuer. Je le notifiai avant le départ du courrier, afin
qu'il put écrire à Paris, s'il le voulait, par le courrier
lui-même, et qu'il ne fît pas une mauvaise figure
près de son Gouvernement, comme on dit. Grâc^
aux sentiments personnels du ministre Alquier en-
vers moi pour les motifs accidentels dont j'ai parlé,
je dus soutenir un rude assaut de sa part. Quoiqu'il
eût reçu l'ordre de tout risquer pour accélérer ma
chute, il m'avoua qu'il en éprouvait une peine très-
profonde et qu'il me priait de suspendre ma démis-
sion. La tempête soulevée contre moi venait, — ce
sont ses propres expressions, — des rapports que
le cardinal Fesch adressait à Paris, lorsqu'il était
ambassadeur. Si je consentais à lui laisser un mois
480 MÉMOIRES
OU deux, il se chargeait de modifier insensiblement
la fausse opinion que l'Empereur avait de moi. Mais
je ne prêtai pas l'oreille à ses plans. Nous n'étions
pas certains du succès , et de plus l'heure avait sonné
pour le Pape d'oflVir à l'Empereur cette marque
de déférence, en lui signifiant en même temps un
refus formel. On expédia donc une dépêche au Car-
dinal légat, dans laquelle on lui disait que Sa Sain-
teté n'ignorait pas que l'Empereur m'était on ne
peut plus hostile, et qu'il me croyait l'ennemi de la
France; que tout cela venait uniquement des rap-
ports inexacts faits sur mon compte; que néan-
moins , afin de prouver à Sa Majesté le vif désir que
Sa Béatitude avait de rester avec elle en bonne har-
monie et d'entretenir toujours avec la France d'ami-
cales relations, le Pape avait enfin consenti, et non
sans regrets, à me sacrifier et à m'accorder l'autori-
sation de laisser le ministère ; qu'il m'avait déjà
donné un successeur dans la personne du cardinal
Casoni av-ec lequel, à dater de ce jour, le Légat
aurait désormais à correspondre. La dépêche enjoi-
gnait au Cardinal légat de faire connaître tout cela
à Sa Majesté Impériale. Le courrier partit, emportant
cette dépêche et les réponses positives dont j'ai déjà
analysé le texte.
J'expédiai au cardinal Casoni sa nomination de
secrétaire d'État le même jour, c'est-à-dire le
17 juin 1806, si j'ai bonne mémoire; puis le lende-
main j'abandonnai le Quirinal, et j'allai habiter la
DU CARDINAL CONSALVl. 481
maison (juc dans cet intervalle j'avais louée à la
bâte.
Je ne parlerai pas des démonstrations de bonté et
de tendresse que le Saint-Père me prodii^ua lorsque
je me séparai de lui. A ce souvenir, et après un es-
pace de cinq années, mon cœur est encore vivement
ému. Il m'en coûta peu de perdre la première charge
de Rome. Je ne l'avais jamais ni sollicitée, ni ambi-
tionnée, et elle n'était pas de nature à me plaire, par
suite de mon aversion souveraine pour les fonctions
entraînant quelque responsabilité. Or la secrétaire-
rie d'État les assumait toutes. Mais ce qui me causa
des afllictions mortelles, ce fut de laisser le Pape.
Loin d'éprouver de l'embarras à confesser ma tris-
tesse, je m'en fais honneur et gloire. Je déclare donc
franchement que si jamais un acte de ma vie aura
pu être méritoire, ce sera celui-ci, ^car je sacrifiai
au bien du Saint-Siège et à l'ordre public ce que
j'avais de plus cher au monde. Le Pape continua
toujours à me donner à l'avenir les marques de la
plus souveraine bonté. 11 est inutile d'en parler ici.
De mon côté, j'ai invariablement regardé ma vie
comme lui appartenant et comme toute dévouée à
son service.
Quand on annonça dans Rome ma retraite du mi-
nistère, j'éprouvai une satisfaction qui doit être
douce à tout honnête homme, celle de voir la ville
entière me témoigner son chagrin. iMa maison fut
remplie, pendant plusieurs jours, de toutes sortes de
II. 31
-iSÏ MÉMOIRES
personnes qui venaient m'offiir une preuve d'amitié,
d'autant plus flatteuse et plus sincère qu'elle n'était
pas intéressée. Les ministres étrangers, y compris
l'ambassadeur de France, accoururent aussitôt me
visiter et m'assurer de la peine que ma retraite leur
causait. Non contents de ce qu'Us avaient fait, tous,
à l'exception de M. Alquier, osèrent m'adresser des
billets oflîciels très-honorables, par lesquels ils m'ex-
primaient, avec leurs regrets personnels, les regrets
que leurs cours respectives en éprouveraient, di-
saient-ils, connaissant comme ils la connaissaient
leur opinion à mon égard.
Outre la satisfaction ressentie en souvenir de cette
tendre bienveillance que me portaient les étrangers
et mes concitoyens, j'en goûtai une autre, la plus
grande de toutes et la plus pure. Grâces au Ciel, en
me retirant du ministère, je n'emportai avec moi
aucun remords — et je n'en ai jamais eu depuis —
relativement à la manière dont j'avais rempli mes
devoirs pendant que j'étais en charge. Oui, je le
répète, grâce au Ciel, car ce fut une de ses faveurs,
je ne pus, même en sondant les profondeurs de ma
conscience, me reprocher d'avoir fait sciemment
quelque mal. En me remémorant les détails de mon
administration, j'eus et j'ai toujours avec moi
« La hell'i rompagnia ch'e Vuriino frani'heggla ,
» Solto l'iiibergo del sentirsi para » ,
c'est-à-dire l'assurance d'une bonne conscience.
Je n'avais jamais accepté de qui que ce fût aucun
DU CARDINAL CONSALVI. 483
don, aucun cadeau, ni pelil ni iijrand; j'avais même
repou^^sé jusqu'à ceux que l'usage aulorise et (|u'on
regarde comme les épiées de l'emploi. Je n'ai jamais
abusé de l'autorité, et personne ne pourra me repro-
cher le plus léger excès, le moindre orgueil ou la plus
petite dureté. Tous les jours, à toutes les heures, on
put arriver jusqu'à moi. Je ne laissai aucune affaire
en souHrance, et cependant elles furent bien multi-
ples et bien graves sous mon ministère. Je consacrai
perpétuellement à l'application et à l'accomplissement
de mes devoirs dix-sept et dix-huit heures par jour,
n'en réservant à peine que cinq ou six pour l(?s né-
cessités de la vie, telles que la nourriture, le sommeil
et le repos indispensable après les fatigues de l'esprit.
Je trouvai sur ma route la haine de quelques patri-
ciens, parce que je reujplissais ma mission sans me
laisser intimider par le respect humain . La suppression
de certains privilèges, ou, pour mieux dire, de cer-
tains abus, et particulièiement la suppression des pa-
tentes données aux grands — ainsi que celles du saint
office — pour le port, des armes, m'occasionnèrent
des déplaisirs et des déboires. (On vit reparaître peu
de temps après ma sortie du ministère les patentes
du saint office.) Je fus souvent en proie à ces tris-
tesses par l'estime que je vouais aux personnes que
l'on disait irritées contre moi, mais je n'en fus pas
découragé. Cela ne m'empêcha point de persévérer
dans les réformes que je jugeai équitables et utiles
au bien public. Je m'aperçois que ma plume s'égare
484 MÉMOIRES
involontairement, et l'on pourrait croire que j'écris
ainsi pour faire mon éloge. Or je ne connais rien de
plus bas et de moins autorisé. Je proteste donc à la
face du Ciel qu'en traçant ces pages, je n'ai pas été
inspiré par la vanité ni par le désir de m'exalter
moi-même. J'ai cru que j'étais obligé de rendre
compte de ma gestion pendant mon ministère. J'ai
cru aussi qu'il me serait permis de prendre soin de
mon nom, ainsi que nous le recommandent les oracles
de la sainte Écriture.
J'ai rédigé ces 3Iémoires dans des heures si cri-
tiques que, pour en donner une faible idée , il sufïira
de dire qu'aussitôt après avoir terminé une feuille,
je devais la cacher en lieu sûr, afin de la soustraire
aux recherches imprévues que nous avions toujours
à redouter. Je n'ai donc pas pu chercher les moyens
et le temps de confronter mes feuillets les uns avec
les autres, de les corriger et de les retoucher. Je
n'ai même pas pu lire avec réflexion et tranquillité
ces pages composées peu à peu. J'ai omis beaucoup
de choses graves et importantes, soit parce que je
ne m'en souvenais pas exactement, soit parce que
j'ai cru opportun d'écarter les faits les moins intéres-
sants, comparés aux autres, à cause du peu de liberté
que j'avais et des circonstances dans lesquelles j'é-
crivais.
Si, à une époque plus heureuse, je trouve le temps
et le loisir de relire et d'améliorer ce travail, je le
ferai, et j'y ajouterai ce qui me paraîtra utile. Si
DU CARDINAL CONSALVI. 485
le temps ne m'est pas donné, il pourra toujours,
quel qu'il soit , servii- à la seule (in pour laquelle il
a été entrepris. Il préservera de l'oubli beaucoup
d'événements dont le souvenir aurait pu se perdre
après les pillages des archives et des secréfaireries
du Saint-Siège. La révélation de ces événements
deviendra peut-être un jour avantageuse aux inté-
rêts ou à la défense de la Religion.
Reims, 7 fc'vrier 1812.
H., CARDIN.VL CoNSàLVI.
FIN DU TOME SECOND ET DERNIER.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES
DANS LE TOME SECOND ET DERNIER.
Mémoires sur diverses époques de ma vie 1
Mémoires sur mon ministère 221
FIN DE LA TABLE.
DG 798.35 .C6 1864 v 2
SMC
Consalvi, Ercole,
1757-1824.
Mmoires du Cardinal
Consalvi, secrtaire
AKF-2RA4. rmr^oU^
Thr^ï*.
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