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Full text of "Mémoires d'un engagé volontaire"

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Mémoires 



d'ua 



engagé volontaire 



Mémoires 



d'un 



engagé volontaire 



PAR 



BINET-VALMER 



• • 



Citoyen Genevois. 










PARIS* 

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 

ToiiB droits de tradactlon, d'adaptation et de reprodoction réservés 

' • ' '^ioàr toif^les t^^sr '^^ 



iction rfiervés 



r 



r' 



Maubice barrés 

dont Vœuvre n'a jamais déçu les combattants 

Je dédie ce livre français 

en témoignage d'admiration et d'amitié. 



38S7.11 



li^.^ 



m^^*^ . 



PREMIERE PARTIE 



LA 7* DIVISION D'INFANTERIE 
La Meuse, la Marne et l'Aisne. 









MEMOIRES 

d'un Engagé volontaire 



CHAPITRE PREMIER 



LE MÉTÈQUE 



Un agréable soir du printemps 1914, les membres 
du cercle Hoche ofiFraient un petit banquet, dans 
un restaurant du bois de Boulogne, à l'un de leurs 
camarades de plume et d'épée qui venait d'être fait 
chevalier de la Légion d^honneur comme écrivain 
français, mais à titre étranger. Cette fête était pré- 
sidée par le général de Trentinian, qui commandait 
alors la 7* division d'infanterie. Après l'émotion 
gentille des toasts, le général se pencha vers le 
nouveau légionnaire et le pria de lui demander 
une faveur, voulant ainsi lui témoigner sa bienveil- 
lance et son contentement. 

Je répondis : 

— Mon général, s'il y a la guerre, emmenez- 
moi. 

11 me le promit, un peu au hasard. Nous étions 
si loin de nous attendre au drame que nous avons 



• • 






Z'\ : /MÉMOIRÇS D^UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

• • • * » 

vécu ! J'insistai pour que la promesse fût sérieuse, 
je pris à témoin les deux Cassagnac, le peintre 
René Préjelan, mes grands amis, Charles de Poli- 
gnac, qui souriait, d'autres encore. 

Le général de Trentinian a tenu parole. Le ban- 
quet du cercle Hoche eut lieu un des premiers jours 
du mois de juin. Le 22 août, je méritais — bien 
imparfaitement — d'être cité au 4** corps d'armée. 
Le rapprochement de ces deux dates est mon 
orgueil. Et maintenant je préviens le lecteur que 
je n'aurai plus que de l'humilité. 

Je commence timidement le récit de ma vie 
belliqueuse. Il me semble être retourné à mes 
débuts dans ce métier de conteur que j'ai tellement 
aimé. Je voudrais que mes amies de jadis me fus- 
sent bienveillantes. Quand on revient après un 
long voyage, on redoute la critique. Il ne faut pas 
que les regards s'attardent sur le visage, dénom- 
brent les rides, épient la fatigue. Ma dernièi*e nou- 
velle a paru au Journal moins d'une semaine avant 
la mobilisation. Depuis lors je me suis battu, je 
n'ai pas tenu la plume. Saurai-je encore être 
simple, livrer toute ma pensée avec cette sincérité 
qui fut mon ambition ? Il me faut parler de moi 
directement, sans le secours de ma famille imagi- 
naire. Ce n'est pas facile, cela peut être déplaisant. 
Je m'y résous parce que j'ai quelques beaux souve- 
nirs et surtout parce que la guerre n'a rien changé : 
il est en moi d'écrire. Et puis, dès à présent, il se 
détache de mon aventure — ce fut bien mieux 



i 




LE MÉTÈQUE 3 

qu'une aventure I — une leçon précise qui me ser- 
vira de prologue. I 

J'appartiens à une vieille famille d'origine fran- 
çaise, les Binet de Valmer, réfugiés à Genève pour 
cause de religion. Le souvenir de la France s'est 
conservé parmi ces exilés. Chez la plupart, ce n'est 
qu'une affection assez vive ; chez d'autres, une véri- 
table nostalgie. J'étais de ces derniers. Dès mon 
enfance, si fier que je fusse de mon titre de citoyen 
genevois, je n'imaginais pas que ma vie pût se 
dérouler ailleurs qu'à Paris. J'avais vingt ans 
quand je m'installai dans cette ville et commis une 
faute que beaucoup devraient se reprocher. 

Vingt ans, c'est l'âge où s'impose le métier mili- 
taire, où les jeunes gens qui ne sont pas des déra- 
cinés s'en vont tout naturellement apprendre et la 
discipline et le sacrifice à Tennuyeux devoir. Ils 
prennent leur place sans récriminer là où il faut 
bien qu'ils soient, puiiéque le destin les y a mis ; 
ils n'entreprennent pas dès l'aube la lutte vers 
le succès et l'impossible bonheur. 

Je ne fis pas comme eux. Je profitai de mes 
avantages» Etranger domicilié, je ne servis pas le 
pays dont j'étais l'hôte, et, comme à cette époque 
j'étudiais la médecine, cela me fit gagner une 
année sur mes camarades français. Il ne faudrait 
pas me prêter ce calcul assez vilain. J'avais de 
l'indépendance, trop d'orgueil, une grande facilité 
à me nourrir de sophismes. La loi militaire suisse 
permet de se faire mettre en congé, et ces congés 




4 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

sont renouvelables. Pour demeurer libre, pour tra- 
vailler mieux, je restai Suisse tout en habitant 
Paris, je me disais : 

— Je m'engagerai si la guerre éclate. 

Eh bien! je me suis engagé, mais cela ne prouve 
pas que j'aie fait autrefois mon devoir. Au fond, je 
suis resté un invité dans l'armée. Le métier s'ap- 
prend mal à mon âge. J'ai quarante-deux ans. 

Voyez-vous! je sens depuis longtemps ce que je 
vous avoue. En 1906, j'ai répandu dans le grand 
public le mot retrouvé par Charles Maurras et qui 
désigne et stigmatise ceux qui vivent sur un pays 
étranger, j'ai écrit les Métèques, roman où je pei- 
gnais sans indulgence mes semblables. 

Mes semblables? Non! pas tout à fait. 

Je suis de race latine. Les latins ne sont jamais 
métèques. Mais c'est une situation triste, et plus 
démoralisante qu'on n'imagine, que d'être hors 
cadre, le passager. Il faut appartenir à une famille 
humaine. Cette vérité, qui paraît naïve aujour- 
d'hui, il n'est pas que des bandits à l'avoir négli- 
gée. Nous étions quelques mille, avant la guerre, 
qui nous agitions à Paris, influençant^ dirigeant 
l'opinion. En avions-nous le droit? Nous parlions 
de haut. Beaucoup se trouvèrent fort em- 
pruntés quand il leur fallut être Français,| sim- 
plement. 

Donc, cette nuit de juin, je sortais du Pavillon 
Chinois avec une promesse romantique, et je 
retournais à la vie quotidienne : livre que l'on 



t- I 



LE MÉTÈQUE 5 

compose, rêve intérieur qiïi persiste, agitations 
qui détruisent. 

Peu après éclata Faffaire du dessinateur Hansi. 
Vous vous souvenez? Il n'est pas un artiste qui 
n'ait été exaspéré par cette persécution germa- 
nique» Paul et Guy de Cassagnac décidèrent d'en 
tirer représailles sur la personne des correspon- 
dants de journaux allemands. 

Ce fut délicieux de jeunesse. Ces deux grands 
garçons étaient toute la loyauté, toute la bravoure, 
tout l'esprit d'offensive. J'écris : « étaient ». Guy 
de Cassagnac est tombé dès le début de la guerre. 
Une légende du plus frais héroïsme enveloppe sa 
mémoire. Paul de Cassagnac qui, blessé, demeure, 
fut le chef ardent de cette gaie bataille : les 
deux frères intimèrent l'ordre aux espions déguisés 
d'avoir à quitter Paris dans les- vingt-quatre heures. 
Mais, voici le baroque! ils me choisirent, moi 
Genevois, pour être l'un de leurs messagers. Nous 
posâmes le dilemme : ou partir ou se battre en 
duel. 

Ils partirent. 

Je vois encore, sous les lunettes cerclées, l'étrange 
figure de ces pauvres professeurs. Laissons cet épi- 
sode. Il me sert à marquer le personnage que 
j'étais. 

Prodigieux printemps de la tragique année ! La 
femme danse le tango, les valets ricanent à la sortie 
du bal, le conseiller d'ambassade envoie son rap- 
port à Berlin : tout est pourri. II se trompe, mais 



I). MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

quelles apparences I Les meilleure ont la fièvre. Ils 
sont véhéments, ils ne sont pas graves. 

J'ai suivi le cortège funèbre de mon pauvre ami 
Calmette, le plus loyal, le plus vigoureux des 
hommes. J'ai demandé à Tun de ses protégés s'il 
ne vengerait pas ce meurtre. On me répondit 
qu'une provocation par voie de fait manquerait 
d'élégance. Et Caillaux triomphe, tout éclaboussé 
de sang. 

Mais cela, c'est Tavant-guerre, à la surface de la 
nation. Le Métèque observe, s'amuse, s'indigne, 
dans le vide, même il pérore. Fin juillet, il lui 
faut choisir, 

N'ai-je pas eu d'hésitations? Allons! soyons 
précis! Correspondant de guerre? Tout voir, tout 
juger. J'étais neutre. C'était si commode! Vous 
avez lu mes contes? Alors vous comprenez : j'ai 
écrit à l'un de mes amis des Affaires Étrangères 
pour lui demander s'il n'était pas temps de récla- 
mer la naturalisation française. Vous comprenez : 
il y avait le rêve intérieur, l'instinct profond, l'élan 
de ma race. 

Le 27 juillet, mon ami me répondit qu'il ne 
fallait pas perdre une minute. Je reçus sa dépêche, 
le matin, dans cet appartement meublé qui était à 
l'image de ma vie. Quelques minutes plus tard, je 
sonnais à la porte du général de Trentinian : 

— Mon général, vous m'emmenez? 

Il redressa sa petite taille. C'est un homme sec, 
blond, dont les yeux étincellent. Son nom est lié h 



LE MÉTKQUE 7 

l'histoire des colonies françaises. Je ne puis parler 
de lui sans la plus reapectueuse tendresse. J'ai 
connu à ses côtés le désastre et la victoirCj les cré- 
puscules tragiques, les matins éblouissants, les 
longues soirées où son âme riche se dépensait pour 
chasser l'ennui. 

— Je vous emmène? Cela dépend. 

— Mon général, vous avez promis. 

Et il se passa ceci qui est admirable : ce division- 
naire, accablé de soucis, eut le scrupule d'une 
parole, même donnée légèrement. Nous étions des 
camarades de cercle, nous n^étions pas d'anciens 
amis, mais quoi! il avait juré. 

— Je vous emmène. 

On verra tous les obstacles que nous dûmes 
vaincre. 

— Pourtant, il faut que vous soyez naturalisé. 

Et je commençai mes courses dans les minis- 
tères. Quelle énergie j'ai dépensée au seuil des 
bureaux! Je luttais pour trouver mon cadre. Je 
remercie ceux que mon enthousiasme a émus et 
qui me délivrèrent des formalités d'usage. 

Journées magnifiques f Premier miracle français : 
une religion est née dans l'auberge qu'était devenu 
Paris, les fidèles sentent battre un seul cœur, les 
athées sont dépaysés et frileux. Je sentais battre 
le cœur de France. Il ne m'a plus quitté. 

Je vous raconterai. 

Il faut bien se souvenir. La guerre est devenue 
différente. C'était nos fiançailles avec Je grand 



H MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

sacrifice. Nous ne serons plus jamais dans cette 
jeune ivresse. Comme c'était beau! Je me rap- 
pelle... Il faut bien occuper les loisirs d'une con- 
valescence ; je viens d'être blessé à l'attaque de la 
Malmaison. 



CHAPITRE II 



DÉ PARIS A VERDUN 



Le 31 juillet 1914, je fus averti que le décret 
concernant ma naturalisation allait être présenté 
à la signature. Le mêmç jour, je ^pris contact avec 
l'armée. Voici comment. 

n est six heures du soir. Au cercle Hoche, je ne 
quitte pas le téléphone qui me permet d'inter- 
peller les personnages les plus puissants. Je les 
traite presque d'égal à égal. Ils ne m'en veulent 
pas ; l'amitié la plus féconde règne sur la ville, et 
j'ai tant de bonne volonté! Brusquenient, on 
m'appelle: une visite. Je m'empresse, et, dans le 
salon des étrangers, j^aperçois, grandi par le long 
manteau de cavalerie, la tête haussée par l'habi- 
tude du commandement, le menton tendu, la courte 
moustache arrogairte, l'œil clair, impérieux, le 
maréchal des logis Paccaud, porte-fanion du géné- 
ral de Trentinian, devant lequel je suis soudain 
comme un petit garçon. 

Le général m'envoie ce sous-officier pour me 
mettre à l'épreuve. M'emmener à la guerre lui 
semble une lourde responsabilité. Peut-être a-t-il 
moins confiance dans ma fougue. Sur son ordre, 



10 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

Paccaud me décourage. Il est plus facile d'être 
naturalisé que de devenir soldat^et de se battre, au 
moins comme je le veux, tout de suite, sans 
attendre. Il faut un uniforme, des armes, une 
monture, et, chose plus grave, un numéro matri- 
cule. L'instinct profond, Télande la race, oui, oui, 
c'est bien! mais le détail, le délail qui domine 
mon futur métier? 

J'ai subi l'épreuve. Le rêve est toujours victo- 
rieux quand une foi joyeuse l'anime. 

— Je n ai pas de cheval? J'en achèterai un. 

— Vous ne pourrez pas, ils sont réquisitionnés. 

— Je m'arrangerai. Je trouverai un uniforme, 
des armes. - 

— Mais on ne reçoit pas d'engagement volon- 
taire avant le* vingtième jour de la mobilisation. 

— Qu'importe, je partirai avec vous! 

Je me suis arrangé, j'ai trouvé, je suis parti. 

Je suis parti, déguisé. 

A l'heure des adieux émouvants et des nobles 
pensées, j'ai dû courir les magasins du Temple et 
les maquignons. Par quel subterfuge me suis-je 
procuré un cheval? Je n'ai pas le droit de le dire. 
Aucun tailleur ne voulut me confectionner d'uni- 
forme dans un si bref délai. Ma tunique, décro- 
chée chez un revendeur, était beaucoup trop 
étroite, mon pantalon rouge beaucoup trop large. 
Je n'eus pas d'ennui pour mon casque, mais je ne 
pus découvrir un calot assez grand pour ma tête. 
Celui que j'achetai, il fallut le découdre par der- 



DE PARIS A VERDUN 11 

rière. Je portais au col le numéro du 27* dragons. 

En effet, Paccaud, convaincu par ma lièvre, 
m'avait dit : 

— Soit! Le général vous emmènera, à vos ris- 
ques et périls, dans son escorte. Le train de Télat- 
major part dans trois jours. Mercredi, vous viendrez 
avec moi à TEcole militaire, en civil. Vous vous 
habillerez dans ma chambre et vous ressortirez en 
tenue, avec votre croix. On vous présentera les 
armes, ne vous étonnez pas. Jeudi matin, vous 
tâcherez de vous habituer à paraître soldat, je vous 
montrerai à faire votre paquetage, et jeudi, vers 
minuit, en route I , 

J'entends ma lectrice qui se scandalise : « Eh 
quoi ! tant de gaieté? » Elle se souvient de ce que 
fut pour elle celte dernière semaine. Quel déchi- 
rement! Hélas !, 3e * n'apporte que le témoignage 
de ma vie. J'ai été conduit vers la frontière par 
une force profonde, mais ce n'était pas un foyer 
que j'allais défendre, et toute ma tristesse fut jus- 
tement la nostalgie de ces adieux dont me privait 
mon admirable solitude. Des affections, des ami- 
tiés, certes! Rien qui m'attachât le cœur. Et cette 
douloureuse indépendance illustre une vérité que 
nous retrouverons bien souvent au cours de ce 
récit : chacun de nous a la guerre qu'il a méritée 
en temps de paix. 

J'imagine que le paysan sur le quai de la gare 
rêva à la moisson engrangée et qui souffrirait de 
son absence. Sur le quai de la gare j'ai rêvé à mon 



1-2 ÎVÎÉMOIBES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

œuvre qui n'était pas finie, j'ai essayé de m'exalter: 
ce départ n'était-îl pas un couronnement? Tous 
mes personnages sont des aventuriers de la pensée, 
des êtres libres et qui agissent pourTidée. Croyez- 
moi, c'est bien peu de chose, l'idée, en présence 
du sentiment d'un peuple soulevé. Moi aussi, j'ai 
eu mon déchirement ! J'ai douté de la nécessité de 
mon sacrifice, tandis que les autres, mes camarades 
inconnus, ne doutaient pas : ils allaient h leur 
besogne, et la seule besogne en temps de guerre 
est de défendre le foyer menacé. Tout le reste ne 
compte pas. Si vous saviez comme Thomme de la 
tranchée se moque des démocraties ! 

Paccaud vint me retrouver dans le coin solitaire 
où j'attendais la fin de l'embarquement. Il avait 
installé Voltigeur, mon cheval, avec les montures 
du général de Trentinian, et il me cherchait pour 
me secourir. 11 était triste, une tristesse toute 
simple : il avait quitté sa famille, et il y songeait, 
le travail fini. 

Dans notre armée, il est deux sortes de sous- 
officiers réengagés. Les uns ont donné l'exemple, à 
chaque bataille. Ils ont le goût du péril et du 
devoir, ils attendirent des années les combats 
qu'ils livrèrent, ils sont hardis, ingénieux, et même 
sensibles. Les autres ne sont que des fonctionnaires, 
hallucinés par la retraite. De ceux-là, je ne par- 
lerai pas. Le maréchal des logis Paccaud appar- 
tient à la première catégorie. Il m'excusera de le 
mettre en scène, il est trop typique pour que je le 



DE PARIS A VEHDUN VS 

néglige, il a toutes les vertus de ce peuple auquel 
je voudrais appartenir. Dix mois, nous ne nous 
sommes pas quittés. Je suis son « bleu ». Il est 
mon ami. 

Il s'assit près de moi. Les petites heures de la 
nuit étaient froides. 

— Voulez-vous une couverture? me dit-il ten- 
drement. 

Je ne sais pas s'il comprenait ma détresse, 
il comprenait que je n'étais pas obligé et que lui 
était obligé à l^éroïsme. Je pense sincèrement que 
sa situation valait mieux que la mienne. Un couple 
assez étrange : cet écrivain qui essaie de se bien 
conduire, ce sous-officier qui le protège. Une assez 
belle chose : cette affection qui va naître! 

Nous avons fait route ensemble vers une desti- 
nation inconnue, dans le wagon où nous tinrent 
compagnie deux sergents, « ces messieurs de la 
justice! » comme nous les avions surnommés. 
Ils étaient affectés au conseil de guerre de la 
7® division. J'ai oublié leur nom. On m'a dit que 
l'un d'eux était mort de maladie. Ils étaient bons 
camarades, et nous avons partagé nos vivres. 

Ce n'est pas facile d'aller vers une destination 
inconnue ! Après avoir roulé dix heures, nous 
avions fait le tour de Paris. Nous nous dirigeâmes 
vers l'Est; Voici l'évèque de Meaùx qui nous dis- 
tribue des médailles saintçs. J'ai gardé toute la 
campagne celle qu'il m'a donnée; je la perdis 
avant le dernier combat, aussi m'en arriva-t-il 



14 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

malheur. Ces médailles, nous les reçûmes avec un 
peu d'ironie, mais chacun cacha soigneusement la 
relique. 

A la gare de Meaux, je fis connaissance avec une 
grande torture. C'est malaisé à dire. Comprenez- 
moi : il me fallut, en société, en équilibre instable, 
en plein air, bien vite, parce que le train n'atten- 
dait pas... comprenez-moi ! je n'oserai jamais dire 
ce qu'il me fallut faire... Le mot « feuillées » 
appartient à la langue. 

Tout le jour, on discuta sur le J)oint de débar- 
quement, discussion interrompue par le passage 
dans les petites gares où s'agitaient des drapeaux. 
Plus nous avancions vers la frontière, plus 
l'enthousiasme du pays nous étreignait. Dans le 
compartiment voisin, les jeunes estafettes chan- 
taient. Au crépuscule, leurs refrains se turent, 
nous apprîmes que nous allions à Verdun, et ce 
mot eut tout de suite pour moi l'effrayante splen- 
deur qu'il a pour vous tous aujourd'hui. Avant 
minuit, le 7 août, nous entrions dans la forteresse. 
Et j'étais à la guerre. Et je voyais le beau visage 
de la mort. Et c'était sublime ! 

Mais il me fallut déchanter. 

J'ai de mauvais yeux, je ne vois pas très clair 
la nuit. Je n'avais pas l'habitude. Gomme je mon- 
tais sur Voftlgeur, ma selle, imparfaitement san- 
glée, tourna, et je m'effondrai dans une boue 
innommable. Personne ne me vint en aide. J'eus 
l'impression que j'étais de trop. Je réagis, je remis 



DE PARIS A VERDUN 15 

la selle à sa place, me hissai sur Voltigeur 
engourdi, et me hâtai sur la route. Hélas! j'avais 
perdu l'escorte. En trottinant, j'arrivai botte à 
botte avec un cavalier enveloppé dans un manteau 
sombre. Poliment, je lui demandai la permission 
de l'accompagner. Il me l'accorda de la meilleure 
grlcc, et ce fut ainsi que l'on vit arriver, à l'aube, 
au village de Vacherauville, le dragon de seconde 
classe Binet-Valmer devisant agréablement avec 
un major k cinq galons, le docteur Simonin, 
médecin principal de la 7® division. 

Paccaud me gronda. Pourtant je m'étais tiré 
d^affaire, et l'on me traita désormais avec mains de 
dédain. 

Vacherauville, Mangiennes, Grémilly, ces petits 
villages de la Meuse, ensoleillés et malpropres, 
m'ont laissé de jeunes souvenirs. Mais quelles 
extraordinaires tranchées nos t^pupes creusèrent 
pour leur défense éventuelle ! J'allais dans les 
champs voir travailler les fantassins. Je les con- 
templais avec cet air un peu sec du cavalier que 
j'étais devenu. Des tranchées? Des petits fossés, 
des sillons, et nos hommes remuaient la terre 
avec un tel ennui. Ils avaient de la flamme dans 
le regard, ils ne parlaient que d'offensive. Aucune 
patience ! Ils ont bien changé, ils ont appris ce que 
ne leur avaient pas enseigné leurs chefs ni leurs 
études de jadis. Ils ont appris très vite. Ils ne 
savaient pas. 

Je me rappelle avoir entendu, en 1913, à Tun 



n 



10 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



de ces dîners où j'étais auditeur et spectateur 
passionné, le général Marchand dire de sa voix 
saccadée, entraînante, péremptoire et belle : 

— La France est une nation guerrière, ce n'est 
pas une nation militaire. 

Quelle vérité succulente ! Elle explique à la fois 
rantimilitarisme évident de notre peuple et les 
vertus incomparables de notre armée. 

A Vacherauville, à Grémilly, à Mangiennes, il 
n'y avait pas que moi qui fût un piètre militaire, 
mais tout de même, regardez nos yeux brillants, 
entendez nos rires, voyez comme on se débrouille 
et comme on s'aime, nous sommes des guerriers ! 



CHAPITRE III 



TOUTE L'ARMÉE DISAIT EN AVANT 



Ces belles semaines qui ont précédé Charleroi, 
vous étiez déjà des guerriers, mes camarades ! Je 
vous suis témoin, et je ne suis que cela. 

Le hasard fait que j'écris ces lignes à Paris, le 
1" janvier 1918, quatrième hiver de la guerre. 
Peut-être est-îl bon que Ton redise à ceux qui 
vivent en tout repos comment se créa la barrière 
humaine qui les protège. Ma division, la 7^, connut 
tardivement la gloire, mais, dès le 22 août 1914, 
la 14® brigade perdit la moitié de son effectif, 
le 14^ hussards et le 26® d'artillerie furent presque 
anéantis. De telles épreuves nous ont façonnés. 
Arrêtons-nous. 

Un témoin. Et je n'ai pas d'orgueil. Le 10 août, 
on me mande à l'état-major : 

— Monsieur, votre situation est inadmissible, 
nous ne pouvons vous nourrir, nous n'avons de 
ration ni pour vous, ni pour votre cheval. Officiel- 
lement nous' ne vous connaissons pas. Le général 
de Trentinian oublie un peu trop les règlements. 

Celui qui me parle est le chef de bataillon 
Maeker, un Alsacien, la plus belle figure de soldat 

*2 



IH MÉMOTP.KS D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

que j'aie connue. 11 unissait les vertus du guer- 
rier aux vertus du militaire/ Il est mort, tué à 
Tennemi. 

Il m'offensait, me parlant de trop haut. J'ai 
mis des mois à me prosterner devant des qualités 
si simples. 

— Mon commandant, renvoyez-moi ! Demandez 
une punition puisque j'ai commis une faute. Je ne 
partirai que condamné. 

II hausse les épaules : 

— Arrangez- vous ! 

Le grand mot de la campagne. 

J'ai recours à Paccaud. Il me conduit au général 
dont il m'avait défendu l'approche : « Ne vous 
imaginez pas que c'est comme dans le civil! » Et 
le général, obsédé par ma présence, m'envoie à 
l'intendant, un colonial comme lui. 

On exhume un vieux règlement, du temps de 
l'Empereur, qui permet à un divisionnaire d'enga- 
ger sur la ligne de feu quiconque peut être utile 
à la division. Nous sommes sur la ligne de feu : 
le canon tonne à Mangiennes ; et mon acte d'enga- 
gement est du 11 août, contresigné par le maire de 
Grémilly-sur-Meuse . 

Désormais, mes camarades, je suis le plus 
humble d'entre vous, pas même une estafette — 
il faudrait être sous-officier — j'appartiens à 
l'escorte, et je porterai les ordres, le cas échéant. 

Dans l'attente, je tiens la popote de mes supé- 
rieurs, les maréchaux des logis. Ils sont fort coh- 



b. 



TOUTE L'ARMÉE DISAIT EN AVANT 19 

tents de moi. J*ai une petite réserve d'or, et je la 
dépense sans compter. D'autre part, je suis bon 
cavalier, et mon cheval galope. On m'accepte. 

Toute la 7* division, enfin concentrée, marche 
vers la Belgique. Certitude de victoire : on dit que 
le général Pau est entré à Mulhouse, nos hussards 
rapportent, au retour de chaque reconnaissance, 
les trophées des uhlans qu'ils ont tués. J'ai vu 
cela ! Sur leur cheval fourbu, nos petits gars, si 
roses et si frais, souriant du doux sourire de Bre- 
tagne, montrent un casque à pointe cabossé, et lè- 
vent vers le ciel tumultueux le faisceau des lances. 

J'ai vu d'autres spectacles qui nous entraînent 
à vaincre. Au lendemain de Mangiennes, on m'en- 
voya contrôler les atrocités allemandes, dans un 
village reconquis. 

Ce fut ma première mission, et, au fond, mission 
d'homme de lettres : j'écrivis un rapport. Je ne 
puis nommer ici la bourgade, mais je jure qu'il 
me fut rendu compte que, le 10 août, les Alle- 
mands emmenèrent à leurs avant-postes un prêtre 
français et des femmes, pour se protéger. Ils assa- 
sinèrent un vieillard qui protestait contre la des- 
truction d'un puits, et laissèrent son cadavre vingt- 
quatre heures sur un fumier. J'ai recueilli les 
témoignages et les larmes, et, joyeusement, ce 
premier soir où je fus utile, j'ai accepté d'un lieu- 
tenant du 101 le fusil qu'il m'offrait pour a|j)attre 
les silhouettes des bandits qu'on apercevait à la 
crôte voisine. 




'^) MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

lime semble bien que je n'ai tué personne. Mau- 
vaise vue, émotion, je lâchai le coup. Je le regrette, 
car j'ai rencontré, la semaine d'après, tout déchi- 
queté, cet alerte lieutenant qui m'avait tendu le 
fusil, et il me disait : 

— En avant, Binet-Valmer, en avant ! 

C'était le soir d'Ethe. 

Toute l'armée disait en avant. 

Même ce petit hussard du 14* que j'ai entendu 
pleurer. 

Un jour, à Grémilly, des infirmiers se préci- 
pitent. Je les suis. J'entre dans une chaumière. 
Sur un grabat, un gosse sanglote. Il porte l'uni- 
forme d'azur. Il raconte, il raconte désespérément. 
Il faut qu'on sache pour qu'il soit vengé 1 La 
patrouille était cernée; il est tombé, il est resté 
seul; les uhlans l'ont entouré, et l'un d'eux qui 
gouaillait, le garrotta et lui attacha les pieds à la 
queue d'un cheval, puis, sautant en selle, le traîna 
à travers champs. Comment s'est-il délivré? Il ne 
le dit pas. Il n'arrive pas au bout de son récit. 
Il pleure. 

Cette histoire, cent autres pareilles, ont leur 
écho dans le cœur de l'armée. Et l'armée s'en va, 
ivre de vengeance, vers la Belgique que nous 
devons secourir. A chaque engagement, nos éclai- 
reurs sont victorieux. L'Allemand ne résiste donc 
pas? Où pourrons-nous l'atteindre? Faudra-t-H 
toujours doubler l'étape? 

Nous franchissons la frontière belge. Je n'ou- 



TOUTE L'ARMÉE DISAIT EN AVANT 21 

blierai jamais ce matin de brume et cette émotion. 
Le reste n'est pas la guerre que nous avons sou- 
haitée, nous dont e>st le métier d'imaginer des 
choses, belles. Mais cette route qui tourne, ce cor- 
tège interminable de fantassins diminués par le 
ciel bas, ces dragons de Tescorte dans leur long 
manteau, et ce sergent d'infanterie qui hausse vers 
le petit général du Tonkin et de Madagascar 
le poteau frontière que les Allemands avaient 
arraché ! 

Ensuite, les cigares et l'accueil de Belgique ! 
Ruette, Gommery, la Malmaison. Déjà. la Mal- 
maison 1 ce n'est pas celle où je fus blessé, mais 
notre langue précise et notre âme unique n'ont 
que peu de mots faisant image pour désigner un 
lieu. 

Écoutez Pâme unique de la France tout 
enchantée par les promesses de victoire ! Soldats 
du 101, du d02, du 103, du 104, adolescents de 
Paris ou de la Sarthe, hussards du 14, artilleurs 
du 26®, à travers les défilés des premières Ardennes, 
ils vont dans la brume, insouciants, joyeux, con- 
fiants, et voici le 22 août et le crépuscule du 
matin. 

La route monte. Elle s'engage dans les bois. 
Sous les frondaisons, dans les pinèdes, il demeure 
encore, le lit de paille où, hier, l'Allemand s'en 
vint coucher. Et moi, je dépasse la colonne, je 
porte des ordres à celui-ci, à celui-là. Le petit 
fantassin s'anime, on crie : 



22 MÉMOIRES DUN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

— Voilà le Suisse ! 

Je suis devenu populaire dans la division. 

Hélas! j'entends des paroles plus graves. Nos 
officiers d'état-major marmonnent. Ils n'aiment 
pas beaucoup que le général soit toujours avec son 
avant-garde. Ils trouvent que l'armée s'engage 
bien à l'aventure. Peut-être ont-ils raison. 

Je n'en sais rien! Je porte des ordres tant que je 
peux, je ne cherche pas à comprendre. 

Nous allons à travers bois. J'entends la sympa- 
thique rumeur qui m'accompagne, je reçois les 
éloges de Paccaud/je flatte Fencolure de Volti- 
geur, Je suis heureux, j'appartiens à la race con- 
quérante! Derrière ces bois que nous aurons fran- 
chis dans quelques minutes, c'est l'inconnu du 
péril. Les bois sont franchis. Le brouillard se dis- 
sipe soudain. 

Quelle charmante vallée à nos pieds ! 

Le village d'Ethe est sur l'autre versant. Nous 
n'avons pas loisir de l'admirer. 

Un énorme fracas, une tempête nous bouscule. 
Il semble que tout s'écroule. Tout se précipite : les 
bruits, les attelages et les hommes. L'arfiUerie 
allemande prend en écharpe la colonne qui s'enga- 
geait dans la riante vallée. Les balles sifflent, les 
chevaux tombent. Le général et son escorte: 
foncent vers le village où, bientôt, nous seroub 
cernés. 



CHAPITRE IV 



LA BATAILLE PERDUE 



Je possède sur les combats d'Ethe et de Virton, 
épisodes tragiques de la bataille de Charleroi, 
quelques documents précieux. 11 me serait facile 
d'éveiller une de ces polémiques qui salissent tou- 
jours les défaites les plus nobles. Je m'y refuse. 
Je crois ardemment que chacun a fait son devoir. 
Sans doute l'armée fut-elle surprise. C'était inévi- 
table. La grande vague, qui venait, orgueilleuse, 
des profondeurs de la France, ne se doutait pas des 
embûches que lui ménageait, en avant de la falaise, 
la traîtrise des rochers. L'esprit d'ofifensive ani- 
mait la race autant que les états-majors. Nous nous 
sommes jetés sur l'adversaire. 11 nous guettait au 
piège. Cette seule fois,*' l'Allemand fut bon psycho- 
logue. Mais ce sont là des problèmes qui appartien- 
nent à l'histoire. Ecoutez simplement ce que 
j'aperçus et ce que j'étais. La leçon d'un homme 
peut être donnée par le romancier. 

Donc, battue de flanc par l'artillerie et les 
mitrailleuses, la T division, en colonne sur la 
route qui traverse le gracieux vallon d'Ethe, fut 
scindée en deux tronçons. L'un reflua vers les bois 



"H 



24 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

dont nous étions sortis, l'autre se rua vers le vil- 
lage où combattait déjà le 14® hussards. Et le 
général et son escorte, sans aucune prudence, 
rejoignirent cette avant-garde. 

Nous dépassons un petit ruisseau, un hangar, 
une scierie. Nous gravissons une route et, à la 
lisière du village, nous tournons à gauche. Il faut 
bien nous arrêter dans cette rue que les balles 
balaient. 

— Rangez-vous contre les maisons ! 

La manœuvre s'accomplit. Les chevaux, comme 
frileux, se serrent les uns contre les autres. Nous 
sommes une vingtaine de cavaliers, botte à botte. 
Et je regarde, enfin! 

Où suis-je? Qu'est-il arrivé? Je me demande, tel 
le héros de Stendhal : « Est-ce une bataille? » 
L'horizon est si limité! La rue se déploie, toute 
droite, mais la brume et la fumée m'empêchent de 
distinguer le point où elle s'achève, tandis qu'à 
cent pas de moi un carrefour assez vaste s'ouvre 
sur le nord du village, que tient l'ennemi. 

L'ennemi? Où n'est-il pas? Autour de nous, les 
murs sont criblés, la poussière se lève. Le bruit 
est épouvantable. Il crée la solitude. 

Je èuis seul, bien que j'^ipcrçoive tant de figures 
familières. Détestable ou magnifique solitude, je la 
retrouverai au crépuscule du soir! Maintenant, je 
m'interroge : 

« Vais-je avoir peur? » 

Eh bien ! je n'ai pas eu peur à ce moment-là. 



LA BATAILLE PERDUE 25 

mais j'aurais tellement voulu agir! N'est-il pas 
vrai, camarades qui épiez, du poste d'écoute, l'ho- 
rizon glacé des tranchées, n'est-il pas vrai aujour- 
d'hui encore, que rien n'est plus atroce que l'immo- 
bile attente? 

Je n'attends pas longtemps. Ayant mispiedàterre, 
le général s'oriente. D'où viennent les balles? Ce 
glorieux colonial fait la guerre de partisans. Ilflaire. 

Tout à coup, un soldat qui traverse la rue à 
deux cents mètres devant nous, tombe, boulé 
comme un lapin. 

Le général appelle : 

— Binet- Valmer ! 

Est-ce qu'il me soumet encore à une épreuve? 
Est-ce que les noms des cavaliers de l'escorte lui 
soQ,t plus étrangers que le mien? Je m'avance. Le 
cœur bat fort. Je salue : 

— Mon général? 

Il m'ordonne d'aller jusqu'au cadavre, non pour 
l'emporter, mais, me dit-il, pour faire lever les 
fusils. Et il me dévisage. 

Pascaud m'a raconté que l'escorte entière pen- 
sait que je ne reviendrais pas. Pour moi, trop de 
vanité m'exaltait. Fini, le rôle ridicule! On m'a 
choisi. Je pars au galop, je dépasse un peu le 
soldat rigide, et, faisant tète aux balles qui 
m'assaillent, je vois à présent Textrémité de la rue. 
Contre, les façades qui la limitent s'agitent des 
masses grises.' Je reviens et je rends compte : 
l'ennemi est là. 



26 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

On amène deux pièces de 75. On rameute un 
escadron du 14* hussards. Les canons sont au car- 
refour : Fun tire vers le nord, Tautre droit devant 
lui, et quel massacre! Puis Tescadron suit la volée 
des obus. 

Ah! charge de cavalerie, splendeur disparue des 
guerres élégantes! A cet instant même, en un 
autre lieu du village, près de la voie ferrée, un 
autre escadron fait charge sur charge, et pour nous 
dégager, meurt le colonel commandant le 14® hus- 
sards, M. de Hautecloque, qui tombe presque sur 
le corps de son fils, et qui, se soulevant, crie, avant 
de mourir : 

— Vive la France ! Mon Dieu, je vous aime! 
Et meurt aussi le chef d'escadrons comte François 

de Brémond d'Ars qui a remplacé le colonel pour 
conduire l'incessante charge. 

Prestigieuse grandeur, aujourd'hui dépassée. 

Ils s'en allèrent en trombe, les petits hussards, 
sous la voûte des moulinets d'acier. Leur clameur 
dominait toute chose. Ils voltèrent a,p. nord, et, de 
nouveau, le 73 tira droit devant lui. 

A cette minute, une automobile surgit. C'est le 
capitaine de La Chavignerie, agent de liaison du 
général Boëlle, commandant le 4"^ corps d'armée. 
Des nouvelles se propagent dans l'escorte. Nous 
sommes cernés au nord, à Test et à l'ouest par 
l'ennemi, au sud par son feu qui rend le vallon 
infranchissable. 

— Pied à terre ! 



LA BATAILLE PERDUE 27 

On ressangle les chevaux. 

Je reçois un nouvel ordre : surveiller le tir des 
fantassins qui, dans les maisons, luttent à cinquante 
mètres contre les tirailleurs allemands. 

La tête aux embrasures, j*ai vu s'effondrer 
rhomme grisâtre. Tout ce temps-là, je fus une 
brute heureuse. Quand je redescendis, j'assistai au 
départ du capitaine de La Chavignerie. Il eut la 
folle audace et le succès inouï de traverser en auto- 
mobile Finfranchissable vallon. 

Le soleil brille, et je regarde pour la première 
fois s'effriter le clocher d'une église sous la mi- 
traille. Elle forme, au-dessus de nous, ce dôme 
sonore auquel je me suis accoutumé. Heures 
étranges : parfois tout est immobile. Que dit-on 
dans le groupe de nos chefs? Deux estafettes sont 
envoyées en mission à l'arrière. Le docteur Simo- 
nin et l'interprète Deschars s'entretiennent dans 
une conversation joviale. Le capitaine de Jouvencel, 
le capitaine JuUien, le capitaine Laporle partent à 
franc étrier chercher du renfort. Mais quel est ce 
tumulte pittoresque parmi la sourde laideur des 
bruits? 

Débouchant du carrefour, un cheval arrive en 
carrière. Il s'abat, il traîne le cadavre d'un hussard. 
Leê débris de l'escadron le suivent, cavaliers pen- 
chés sur leur selle, sabreurs qui menaôent encore, 
et quelles glissades sûr le pavé de la rue! Cette 
fantasia reprend de l'ordre à l'abri de nos deux 75, 
tandis qu'apparaît le général Félineau, le com- 



^ 



28 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

mandant de cette malheureuse 14® brigade dont les 
derniers éléments se réfugient dans le village 
d'Ethe, inviolable. 

C'est un homme âgé, lent, calme, précis. Il 
écoute avec déférence le général de Trentinian : 

— Félineau, je vous confie Ethe. Vous ne le 
quitterez pas avant la nuit. Mon deVoîr est de 
rejoindre le gros de la division. 

Puis, se tournant vers nous : 

— En route, messieurs! 

Nous revenons sur nos pas, nous atteignons la 
scierie, nous traversons le petit ruisseau, nous fai- 
sons halte dans un chemin creux. Paccaud enlève 
la flamme de sa lance : il ne faut pas que les Alle- 
mands reconnaissent un divisionnaire. Devant 
nous s'étend la route balayée, mortelle h qui veut 
la suivre. Elle est assez large pour que trois cava- 
liers s'y engagent de front. 

Le premier groupe sera composé du général, du 
chef d'état-major et du porte-fanion. 

Ils partent, au trot d^abord, au galop de charge 
ensuite. Ils passent, ils disparaissent. A cent mètres 
derrière eux s'élancent le docteur Simonin, l'inter- 
prète Deschars et un cavalier. Le docteur et l'inter- 
prète tombent... C'est mon tour. Le dragon Che- 
vallier est à ma droite, le brigadier-fourrier Renard 
à ma gauche. Ah ! je me souviens d'avoir monté 
en course au début de ma quinzième année. Je 
chausse l'étrier, je me soulève sur la selle, et Vol- 
tigeur, bête de sang, se replie, se détend, se replie 



LA BATAILLE PERDUE 21) 

encore. La belle chevauchée ! Je dépasse mes cama- 
rades. Voltigeur va trop vite, il ne tiendra pas. Il 
bourre. J'essaie de Fapaiser. Je vous dis que c'est 
une course et que la mort est absente. Non, je ne 
l'attendais pas quand elle frappa mon cheval. 11 
boula comme le soldat dans la rue. Une chute à se 
rompre les os ! _ 

Je me rappelle que Renard et Chevallier sau- 
tèrent par-dessus moi, pour tomber plus loin, 
d'ailleurs. Je me rappelle avoir senti quelque chose 
de mou sous mon épaule, le cadavre d'un fantas- 
sin, pauvre cadavre qui m'a sauvé! Si je m'étais 
cassé le bras ou la jambe, j'étais perdu. Pas une 
fracture ! Et je rampe vers le fossé de la route où 
je me tapis. Les balles de mitrailleuses rasent le 
sol, fouillent chaque espace du terrain. 

A celte époque, j'étais assez corpulent, et je dus 
me mouler à ce fossé trop étroit. Quand j'eus pris 
position, les bras en avant, le front sur les coudes, 
je me mis à songer. Il ne me semblait pas qu'il y 
eût une chance de salut, et l'heure d'avant la mort 
commença. 

Ecrivains légers qui prêtez à vos personnages 
des paroles inventées au hasard, prenez garde que 
le destin ne vous place en situation de les dire vous- 
mêmes. En chacun de mes livres j'ai parlé de 
l'heure d'avant la mort. En elle se résume toute 
la vie. Et ne vaut rien qui ne vit pas pour elle. Ah ! 
beau visage aux yeux clairs, comme je fus heureux 
de vous avoir poursuivi, moi, toute la vie! 



CHAPITRE V 



LE BEAU VISAGE DE LA MORT 



Les agonies de la guerre ne ressemblent aucu- 
nement aux heures critiques des maladies. Elles 
ont cette noblesse que vous avez aperçue dans 
toutes les lettres écrites par les combattants, avant 
Tassant. Le jour d'Ethe, dans mon fossé, j'ai 
accepté le sacrifice, et j'ai trouvé que c'était bien. 

Autour de moi, les obus creusaient leur trou. Le 
fracas était inouï. Je ne distinguais plus dans ce 
tumulte le sifflement des balles. Des mottes de 
terre parfois me heurtaient les reins. Certainement 
j'avais peur, puisque je cachais le visage contre le '^ 
sol, mais mon rêve était libre, et il m'emportait. A 
mes côtés se tenaient les personnages de mes 
livres, ma famille imaginaire, mes héros préférés. 
Je pensais que ma fin donnerait du poids à leurs 
paroles. Us sont mes héritiers. Lorsque je m'en 
irai, mon âme se dispersera dans leur âme. Ce 
soir-là, ils m'ont sauvé, comme le souvenir d'une 
famille réelle a sauvé tant de soldats à l'heure oii 
l'on s'abandonne. C'est une vérité que l'amour 
nous protège. Il nous rend l'énergie. Celui qui est 
aimé sent qu'il ne peut pas mourir. Mon rêve était / 



LE BEAU Vlf^AGE DE LiA MOUT :J1 

si vivant qu'il apaisa l'anxiété de ma chair. 

Ecartant mon casque, soulevant le visage, j'exa- 
minai la route. Le cadavre qui avait amorti ma 
chute était dans son repos. Devant moi, à quelques 
centaines de mètres, se groupaient les bâtiments 
de la scierie. Un officier se promenait à côté du 
hangar, à Tabri d'un amoncellement de fascines. 
IXn homme s'approcha de lui, un autre; ils 
s'éloignèrent en gesticulant. Là-h|is, c'était lo 
combat. 

Que faire? Mourir ici? Allons donc! j'ai bien 
trop de vie en moi ! 

Je me dresse, et je cours, non pas vers les bois 
où l'escorte s'en est allée, mais vers le village où 
il sera du moins héroïque de mourir. 

A mi-chemin, je trébuche. Le destin m'est 
encore favorable : sur mon corps étendu passe la 
faux des mitrailleuses que ma présence a déchai- 
nées. Alors j'ai peur, horriblement. 

Tout est détruit, sauf l'instinct. 

J'arrive en trombe dans les jambes de l'officier 
qui me toise. L'affront de son regard dissipe ma 
panique. Je me raidis en saluant : 

— Mon commandant, J'appartenais à l'escorte. 
Mon cheval a été tué... 

Il m'interrompt : 

— F... -moi la paix!- 

Et je reconnais qu'il est extrêmement nerveux. 

Pour moi, je suis rassuré. Quiconque a échappé 

aux mitrailleuses éprouve un tel soulagement. Les 



\ 



S2 MÉMOIRES D'UN KNGACiÉ VOLONTAIRE 

obus s'acharnent sur la plaine, au-dessus de nous, 
Ethe est en flammes. 

Un homme du 103" passe. Je Tinterroge : 

— Où allez-vous? 

Il me montre une haie. Je le suis. Une escouade 
tiraille vers un champ de blé. Nous causons. Per- 
sonne ne doute que nous ne soyons perdus. La 
13^ brigade a vainement essayé de nous secourir. 
Refoulée vers les bois, elle nous abandonne. 

Des ordres arrivent. L'escouade se déplace. Tout 
emprunté de ma personne, je reviens vers le han- 
gar. Des cavaliers assis sur le sol tiennent leurs 
chevaux par la bride. Ce sont les derniers survi- 
vants du 14* hussards. Les autres sont restés sur 
la route où l'escorte elle-même a été détruite. 
J'apprends que tous mes camarades sont tombés. 
On croit que le général est sauf. On ne sait rien, 
on me montre la ligne sombre formée par les 
débris du 3« groupe du 26® d'artillerie, anéanti au 
débouché de la forêt. 

A vingt pas de nous, un obus éclate. Les che- 
vaux arrachent leur bride, les cavaliers s'en- 
fournent dans le hangar. Il est rempli de blessés. 
Un officier m'interpelle, un Parisien dont je con- 
nais la famille. Il voudrait me garder près de lui 
pour se distraire par des propos mondains. Je 
n'invente pas. Quelques instants, nous parlons de 
salons amis. Mais, chaque fois que passe une rafale 
d'artillerie, chaque fois que les éclats heurtent les 
briques, nous nous serrons l'un contre l'autre. La 



LE BEAU VISAGE DE LA MORT 83 

peur collective est trop laide ! Je sors pour res- 
pirer. 

Et je m'en félicite, car je puis être utile. On 
vient de mettre en batterie une pièce de 75. Elle 
tire par-dessus le village sur la crête qui le domine. 
Elle tire avec acharnement, avec fureur! Le 
double mouvement de sa gueule la fait vivre de 
notre propre angoisse. Nous Taimons, mais il faut 
la servir. Les Allemands, qui répondent, tuent 
les servants. Je m'emploie. Les munitions man- 
quent. Nous courons vers les caissons éventrés, et, 
sous les balles, nous rapportons les obus à un petit 
lieutenant qui charge et qui pointe. A mon dernier 
voyage, je trouve la pièce démontée et le héros sur 
une civière. 

— Ce n'est rien, me dit-il, je crois que nous avons 
fait de bonne besogne. 

Le lieutenant Georges L'Hôte, du 26'' d'artillerie, 
a tout simplement sauvé Ethe en barrant le che- 
min aux colonnes qui débouchaient de la crête. 
De nouveau, je fus désœuvré. 
Mais j'étais enrichi par l'exemple. Je ne m'in- 
quiétais plus de bien mourir, c'était tellement 
simple ! J'avais horreur de la scierie et de ceux 
qui s'y abritaient. Tête haute, allègre, je gravis la 
route qui conduit au village. Je n'ai jamais éprouvé, 
depuis lors, une pareille impression de liberté. 
Ailleurs, j'ai combattu à mon rang. Ici, je cher- 
chais de Touvrage. 
Près du carrefour désert, une silhouette : un 



h 



JM MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

homme de haute taille, un peu voûté, marche 
lentement, les mains derrière le dos. Le générai 
Félineau m'accueille avec un sourire paisible. II 
connatt mon aventure. Elle lui plait. Il veut bien 
répondre à mes questions. Hast six heures du fioïr, 
Tordre nous impose de tenir jusqu'à la nuit. Nous 
tenons par miracle. Les Allemands n'auraient qu'à 
donner Tassant. Ils n'osent pas, trompés par notre 
feu. S'ils persistent dans leur prudence, nous 
essaierons de battre en retraite à la nuit« 

— Que puis-je faire, mon général ? 

— Regardez, et souvenez-vous. 
Je me souviens. 

Dans chaque maison, un soldat entouré de 
cadavres manie quatre ou cinq fusils. Nos trois 
pièces de 75 sont des alliées qui comprennent, et, 
toutes fumantes d'ardeur, participent à la rage qui 
m'envahit moi-même. Il faut tenir. Déjà le mot 
grandiose. Et chaque guerrier vaut cent soldats. 

La nuit monte de la plaine. Ah I qu'elle vienne 
* vite, cette nuit brumeuse I Vite, vite, hussards et 
fantassins, enveloppez de paille les roues de nos 
canons I 

La nuit est venue, avivant les incendies. 

Vite, vite, formez la colonne ! Nous n'avons plus 
d'obus, nous n'avons plus de cartouches. Si Ton 
nous attaque, nous répondrons à la baïonnette. 
Mais encore une dernière salve!... L'AUemandlte 
répond pas. 

Et le cortège des ombres descend dans la vallée. 



LE BEAU VISAGE DE LA MORT 85 

Défense de fumer, défense de parler. Il n'est qu'une 
voix qui s'élève : le gémissement continu des bles- 
sés. Il envahit le ciel que possède la lueur des 
fermes qui brûlent. L'Incendie et la douleur seuls 
sont vivants. Ils accompagnent notre marche silen- 
cieux. A peine un détail, ici et là, donne-t-il du 
relief. Écoutez! au bord de la route sur laquelle 
gisent les artilleurs du 26®, des agonisants nous 
interpellent : 

— Emmenez-nous I emmenez-nous ! 
Mais, sur Je talus, un officier pantelant : 

— Vous voyez bien qu'ils font retraite et qu'ils 
ne peuvent pas nous emmener ! 

Et nous passons. 

Or, rappelez- vous que, le lendemain, les Alle- 
mands, qui s'étaient éloignés d'Ethe et qui en 
avaient honte, ont achevé nos blessés. Ils ont mas- 
sacré les civils, détruit les ambulances, assassiné 
Tinterprète Deschars. Sans doute est-il parmi les 
victimes, l'officier qui expliquait à sa troupe la 
nécessité militaire du surhumain sacrifice. 

A travers bois, marchant toute la nuit, embour- 
bés dans les ornières, ivres de fatigue, fraternels et 
coude à coude, ayant tous part à cette gloire, nous 
avons sauvé ce que l'on pouvait de la 14* brigade. 
Et le général Félineau put rendre compte, à 
Taube, qu'il avait gardé la consigne et que chacun, 
avait fait son devoir. 



CHAPITRE VI 



LA RETRAITE SUR LA MEUSE 



Maintenant, j'ai fini de raconter la beauté de la 
défaite. Le soldat qui résiste a plus d'orgueil que le 
soldat qui avance. Pendant la charge, on crie pour 
s'étourdir. Pendant la retraite, on serre les dents, 
on se dit à soi-même : « Je ne faiblirai pas ! » Le 
lendemain d'Ethe, 23 août 1914, nous sommes 
arrivés sur les collines de Villers-le-Rond, nous, 
14* brigade, et nous n'étions pas vaincus. La 
flamme intérieure dissipait les ombres de la fatigue. 
Nous ne savions rien du désastre. Mais nous avons 
retrouvé ceux qui n'avaient pu nous secourir, et 
ils étaient dans l'angoisse de la déroute. 

Au quartier général, il restait, de toute l'escorte, 
le porte-fanion et trois estafettes. A l'état-major 
manquaient le docteur Simonin, l'interprète Dçs- 
chars, le capitaine de Jouvencel. Les pertes desrégi- 
naents étaient immenses. Un groupe du 26® d'artil- 
lerie n'existait plus, on ignorait le sort du 14* hus- 
sards et des ambulances restées à Gommery. Il faut 
du temps pour s'habituer à ne pas pleurer ceux qui 
tombent. Aujourd'hui, les camarades apprécient 
d'un mot toujours singulièrement juste le servi- 



LA RETRAITE SUR LA MEUSE '37 

teur disparu, puis reprennent la besogne. Au début, 
on s'émouvait. Le général de Trentinian me reçut 
avec des larmes. Il m'embrassa. Le bruit avait 
couru que j'étais mort. 

Ces heures-là, se nouèrent les grandes amitiés. 
Je plains qui ne comprend pas la vertu de ces 
mots : frères d'armes. Le maréchal des logis Pac- 
caud me soigna, les estafettes me trouvèrent un 
cheval pour remplacer Voltigeur. Permettez que 
je vous présente Lulu. Il était aussi ridicule que 
son nom. Son corps puissant s'équilibrait mal entre 
une grosse tête intelligente et une queue de rat, 11 
avait une jolie robe alezan brûlé, mais vous con- 
naissez des femmes qu'il vaudrait mieux voir mal 
habillées. C'était la monture d'un sous-officier de 
l'escorte que les mitrailleuses allemandes avaient 
tué au franchissement du vallon. Sans cavalier, 
Lulu s'était obstiné à suivre. Il était fidèle. Il me 
fut fidèle pendant dix mois de guerre. Il a été mon 
ami. Il a résisté aux pires étapes, et quand je 
sommeillais en selle, comme il m'ari^iva souvent, 
il prenait garde de ne pas buter. A l'écurie, j'ai 
dormi la tête sur son poitrail ; il ne bougeait pas. 
Il avait de l'affection pour m^i. Tout de suite, nous 
reconnûmes que nous étions de la même espèce et 
que nous irions jusqu'au bout. 

Ce fut dur. Après trente heures de veille et de 
jeûne, à peine étais-je installé devant une ome- 
lette que Paccaud nous crie : 

— A cheval! à cheval, les ^ars ' 



38' MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

La division est débordée. L'Allemand nous presse. 
Le général fait les cent pas devant une maison. On 
lui amène un de ces petits pur sang qu'il monte 
avec tant d'élégance, et nous sommes cinq derrière 
lui, au lieu de vingt que nous étions. Je vous dirai : 
une escorte est méprisée d'habitude par les troupes 
d'une division, le mot « embusqué » sonne à ses 
oreilles, mais l'escorte de la 7* a payé plus que les 
troupes de ligne. 

Allons ! allons 1 au grand trot ! 11 faut parcourir 
le front de retraite. Nous ferons cinquante kilo- 
mètres ce jour-là, car le général de Trentinian, 
malgré ses soixante-trois ans, est infatigable, et 
partout où l'on risque il se trouve, abrité seule- 
ment par les lorgnons noirs qui masquent ses 
yeux. 

Je ne vous ferai pas de topographie. Entre les 
Ardennes et Verdun se trouve la ligne de l'Othain. 
A l'abri de ce ruisseiiu dont les rives sont escar- 
pées, peut-être trouverons-nous le repos néces- 
saire. J'ai trouvé au village de Marville, qui cou- 
ronne une véritable falaise, quatorze heures de 
repos. Que s'est-il passé pendant c0tte éclipse ? On 
me l'a raconté. Je ne l'ai pas vu. Je n'en dis rien. 
J'entendais dans le cauchemar les atacatacatac de 
la mitrailleuse, et, quand Lulu respirait fort, il me 
semblait qu'un obus se déchirait. 

— Eh bien 1 mon vieux, vous en écrasez ! 

Paccaud me réveille. C'est le petit jour du 
24 août. L'ordre est de résister. Je suis tout rempli 



LA RETRAITE SUR LA MEUSE 39 

du bruit de mes rôves, et il me semble simplement 
que la bataille continue. Voilà pourquoi sans doute 
je sors tout guilleret de la maison, à Tinstant que 
les premières marmites démolissent le village. Je 
suis si joyeux qu'un secrétaire d'état-major, bètc 
apeurée, va jusqu'à me montrer le poing. 

Ëthe recommençait. Je m'en étais tiré, je me 
croyais invulnérable. J'avais la fièvre des balailles. 
J'ai vu dans les tranchées des hommes haussés 
par un autre courage, mais nous parlerons grave- 
ment de ce courage-là. Il n'était en moi que fièvre, 
et fièvre égayée. 

Marville domine le ruisseau Othainà qui la prin- 
cipale rue est parallèle. Dans l'intervalle des ma- 
sures, on aperçoit, comme par des meurtrières, la 
vallée, les ponts, la route. Il y avait même un caba- 
ret dont le balcon faisait un observatoire. Nous 
nous y assîmes avec Paccaud, et nous avoua bu 
une très bonne bouteille pendant que le reste du 
village devenait des ruines. L'artillerie allemande 
nous écrasait. 

L'ordonnance du général nous appelle : 

— A cheval ! à cheval ! 

Au-dessus de Marville est une crête. Trentinian 
y a installé ses batteries. Elles ont rendu^coup pour 
coup. Elles sont muselées. L'Allemand, selon sa 
coutume, tire sur nos arrières, et voici, tandis que 
nous quittons le cabaret, une colonne teutonne qui 
dévale sur la route, en formation serrée, avec des 
chants. 






\() MÉMOIllES D UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

Jeunes et héroïques 7S, de nouveau vous fûtes 
au travail ! Deux pièces embossées dans une ruelle 
creusent des sillons dans la masse de l'envahisseur 
discipliné. Succès qui nous vaut de plus formi- 
dables rafales. 

— A cheval ! à cheval ! 

Des hussards renforcent l'escorte. Le général me 
fait encore Thonneur de me confier une mission : 
je dois rester à l'entrée du village pour maintenir 
Tordre, revolver au poing. 

Me voilà seul, l'épaule caressée par les naseaux 
de Lulu. Le revolver est inutile. Il suffit de la pré- 
sence de ce dragon crotté. Un homme immobile 
groupe autour de lui ceux qui ont peur. Où fui- 
raient-ils? Le bombardement s'étend au delà de 
notre vue . 

Tout à coup arrivent, dans celte tempête qui 
nivelle, deux camions automobiles. C'est à Thon- 
neur de cette arme, naguère trop mésestimée. Ils 
nous apportent le ravitaillement. Impossible de 
distribuer les vivres. On lance les pains et les 
rations sur la route. Les soldats se précipitent, 
avides. Et Ton mange. 

Je suis softi de Marville quand chaque maison 
brûlait. 

De son lourd galop, Lulu m'a emporté sur la 
crête. Au faubourg du sud, j'ai subi le feu des 
traîtres qui avaient déjà tiré sur le général. Le fait 
est exact. Il y a des témoins. Ces contrées étaient 
infestées d'espions. 



»;•■•■- 



LA RETRAITE SUR LA MEUSE 41 

Et Lulu galope dans les terres labourées, puis- 
sant et solide. Il ne vacille pas au souffle de l'obus. 
Il évite l'entonnoir. Nous rencontrons des fuyards. 
Nous fonçons sur eux. Nous les ramenons à leur 
capitaine, qui m'en a parlé depuis. 

Harassés, nos hommes n'ont que l'énergie de 
rejoindre. Ils se groupent, sont dispersés, se 
regroupent encore. On marche, on piétine le jour 
entier. Les uhlans sortent des lisières, nous talon- 
nent. Là- bas, les convois du train nous retardent. 
La nuit s'approche, et cette nuit, qui nous fut 
secourable le 22 août, menace de catastrophe la 
division éparpillée. 

Aux contreforts de la Meuse, tout un état-major 
s'est réuni. Le général Boëlle demande au général 
de Trentinian s'il peut défendre ces pics boisés. Le 
général de Trentinian a le courage moral de répon- 
dre que ses troupes héroïques sont comme une 
bête traquée. Faire tête, ce serait offrir la gorge 
au couteau, préparer l'hallali. Derrière la Meuse, 
nos régiments rassemblés conserveront leur poids 
au pays, attendront l'heure propice. Oa discute. 
On se querelle. Trentinian a gain de cause. Nous 
traversons le fleuve. Et ce sont les régiments de la 
V, que leur général a préservés de la destruction, 
qui furent vainqueurs sur l'Ourcq, à la Marne. 



^ 



CHAPITRE VII 



LA VILLE MENACÉE 



Quand le drame est fini, l'épreuve achevée, on 
souffre. Rien ne fait plus mal qu'une exaltation qui 
tombe. Les deux jours où nous nous sommes refor- 
més derrière la Meuse, cette semaine qui a suivi, 
je suis devenu Français vraiment, parce que j'ai 
été tout pareil à mes camarades, dans le désespoir. 

Où est-elle, notre belle division? On aperçoit 
les vides, on constate le désordre. Il y a même de 
la mauvaise humeur, on rejette la faute sur les 
chefs, on leur attribue cette misère qui nous 
dévaste, on les tient pour responsables des san- 
glots que l'on entend sur les routes, au passage 
des convois. Fuyant la région envahie, le peuple 
de la Meuse se met, lui aussi, à l'abri de son fleuve. 
Nous baissons la tête quand la fille en cheveux, 
haut juchée sur les meubles entassés dans la char- 
rette, nous regarde droit, avec des yeux sauvages, 
le menton hostile, opposant son énergie à notre 
fatigue. Cette population a de la rancune contre 
l'armée. Nous n'avons pas su défendre ses foyers. 
Et pourtant, j'ai senti, tout à coup, moi, l'invité, 
que j'avais un foyer, le leur, justement parce que 



LA VILLE MENACÉE 48 

nous n'avions pas su le défendre. Les soldats souf- 
fraient, d'une âme pareille à la mienne. Peut-être 
le miracle de la Marne s'est-il préparé dans ces 
contemplations. Chacun de nous a surajouté à 
l'image de sa petite patrie la grande image de la 
patrie qui saignait. 

Mais le canon gronde sans répit, et la vague 
sonore, qui heurte le pic de Montfaucon, nous re- 
vient en échos allongés. 

— Alerte! 

Le corps colonial ne peut plus défendre le pas- 
sage. Il faut marcher sur Beauclair, contre-attaquer. 
L'ennemi a passé le fleuve. 

Nous arrivons dans un charnier. L'odeur de 
cadavre est telle que Teslafette Fauquet-Lemaitre 
tombe de dysenterie et de fail;)lesse. Nous ne 
sommes plus que trois derrière le général, et toute 
la division connaît ces trois dragons survivants. 
Les officiers d'état-major nous sont fraternels. Ah ! 
quel groupe amical nous formons le jour du com- 
bat de Tailly. 

Nos avant-gardes tiennent Beauclair. Elles sont 
attaquées. Elles faiblissent. Le poste de comman- 
dement du général se trouve à quinze cents mètres, 
dans le défilé profond où les obus vont bientôt 
s'acharner. A droite, à gauche, des collines. Sur 
leur flanc, des batteries. Devant nous, des batte- 
ries encore. Des bois coiffent les sommets. De leur 
lisière descendent à chaque instant des soldats 
affolés qui lèvent les bras au ciel. A chaque instant, 



44 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE " 

une des trois estafettes part au galop pour ranimer 
le courage. 

Ceux qui s'en allaient retournent, mais ils disent 
tous : 

— Ndus n'en pouvons plus ! 

Il dit : « Je n'en puis plus! » ce commandant 
d'artillerie qui saule de son cheval à deux pas de 
nous, s'avance vers Trentinian et lui rend compte 
que les pièces n'ont plus d'obus, que les servants 
sont morts, qu'il a donné l'ordre de la retraite et 
s'en tient presque pour déshonoré. C'est un homme 
solide, de figure sèche, brûlée. Je l'ai vu pivoter et 
s'abattre et pleurer devant Tétat-major qui l'admi- 
rait. J'ai su qu'il était bon et noble, car son ordon- 
nance, tout dégouttant de sang, le prit dans ses 
bras, le consola comme un enfant et l'emporta; 
couple splendide. 

Nous étions harcelés par les éclats d'obus: Ce 
furent soudain les balles qui sifflèrent, et tout 
aussitôt ce cri que je n'ai entendu qu'une fois, 
mais dont l'épouvante ne s'oublie pas : 

— Aux pièces ! 

Les batteries devant nous sont désappro vision- 
nées, et l'infanterie allemande avance à la charge. 

Alors, le commandant Macker, chef d'état-major 
de la 7® division, s'empare d'un fusil, appelle avec 
de grands éclats de voix la compagnie de réserve et 
l'entraîne dans un tel élan d'enthousiasme i[\ie j'ai 
voulu le suivre, oubliant mon devoir. La forte 
main du maréchal des logis Paccaud me saisit à 



LA VILLE ^klEXACÉE ^»'> 

l'épaule. Nous n'étions que trois gardes du corps, 
et, comme notre lieutenant nous l'avait dit à 
Vacherauville, nous étions responsables, sur noire 
vie, de la sûreté du général. 

Il n'est pas d'infanterie allemande pour suppor- 
ter, en rase campagne, le choc français. Les troupes 
ne s'abordèrent même pas. Le commandant Macker 
revint quand Tordre de retraite était donné une 
fois de plus, et nous avons quitté nos morts. 

Au» delà de Tailly, sur un plateau tragique, la 
nuit venue, nous avons cantonné en pleins champs, 
officiers et soldats confondus, bivouac de défaite. 

Toutes les humiliations. Fuir et s'entendre dire 
que l'on fuit. Une automobile du corps d'armée 
s'arrête à côté de notre désordre. Un jeune lieute- 
nant, frais et rose, sort de la voiture, et, ne recon- 
naissant pas le général, s'écrie : 

— Vous reculez donc toujours ! 

Je n'ai pas entendu ce qu'on lui répondit. Il s'en 
alla où l'appelait sa consigne, et j'ai fait de mau- 
vais rêves, cette nuit-là. 

Avons-nous regardé les splendeurs de TArgonne? 
La forêt protectrice n'était pas encore dévastée. 
J'ai habité d'autres forêts, ces années de guerre. 
Forêt de Parroy et forêt de Compiègne, je vous ai 
tant aimées! Je me suis passionné pour le jeu 
de vos couleurs, le secret de vos dessous de bois. 
Je fus votre hôte, celui qui partage la vie familiale. 
Mais l'Argonne, l'ai-je vue en sa beauté? 

Nos colonnes filtraient dans ces défilés illustres. 



M\ MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

Les chevaux tombaient, exténués. Lulu ne buta 
pas une seule fois. Il avait le poil hirsute^ l'appa* 
rence d'un solide mulet des moçtagnes^ et il btr-^ 
çait ma somnolence découragée... Nous ignorions 
presque tout des grands événements qui mettaient 
en péril notre patrie, mais Tàme collective savait 
que notre chevauchée était Tépilogue d*un désastre. 
En vain, les frondaisons étaient charmantes, les 
sources agréables, les clairières joyeuses. 

Vienne-la- Ville, Vienne-le-Château, Sainte- 
Menehould! Ici, nous embarquons à la hftte, mais 
sans être inquiétés par les obus. 

Dans les fourgons, on se demande : 

— Où allons-nous? 

L'ignorance qui pèse sur le soldat Taccable 
Deux jours et trois nuits, nous avons supplié que 
Ton nous dise où nous conduisait ce train fantai- 
siste, qui nous mena jusqu'à Troyés pour remonter 
ensuite vers le nord. A quelle gare avons-nous 
appris que Saint-Quentin était aux mains des Alle- 
mands ? 

Paris est menacé ! 

Ce cri m'arrache définitivement au rêve des der- 
nières semaines, rêve juvénile d'aventures à la 
Tacite. Le barbare touche à ma cité. Je serre les 
poings. Stupide peuple d'Allemagne, si médiocre 
en ses prévisions, qui n*a pas compris qull dressait 
contre sa folie toute une race, en offensant la Ville. 

Paris est menacé. Nous allons à son secours.. 
C'est dans la banlieue que nous débarquons, au 



^««*s-^ 



LA VILLE MENACÉE 47 

Raincy. D'aimables bourgeois nous logent. En 
guise de lit, je trouve une baignoire. J'y dormirai, 
mais d'abord je m'y lave, ayant obtenu de l'eau 
chaude, et j'en ai grand besoin. 

Au réveil, une heureuse surprise : le général 
envoie à Montmartre un de ses officiers d'état- 
major, et m'autorise à l'accompagner. 

Comme l'automobile est lente qui nous emporte ! 
J'ai tellement envie d'apercevoir le visage de mes 
amis d'autrefois. Je trouverai bien quelqu'un qui 
ait été mêlé à ma vie de jadis, homme ou femme, 
quelqu'un qui rattachera mon présent à mon passé. 

Vqjis ne comprenez pas? Je suis exilé de mon 
dilettantisme. Il me faut retrouver un équilibre. 
Elégantes avenues, est-ce moi ce soldat qui veut 
tuer avant de mourir? Il ne s'agit plus de mes 
livres, ni d'un foyer emprunté, il s'agit de la cité 
que j'aime et de l'ennemi qui la violente. 

J'ai sonné à bien des portes, je n'ai trouvé 
personne. 

— Madame est partie. 

Pourquoi est-elle partie? Je l'ai négligée pendant 
des mois. Il me semble à présent que son sourire 
courageux m'est nécessaire. Pourquoi est-elle 
partie? Il fait si clair, ce matin de dimanche. Le 
peuple de Paris a l'air joyeux, ce joli matin. Il a 
confiance. Il a de la gaieté. Dans les avenues, aux 
portes du Bois, il joue avec les tranchées que l'on 
creuse. 11 s'amuse, il est Français. Les Métèques 
ont vidé la ville. 



CHAPITRE VIII 

•s 

UNE ESTAFETTE A; LA BATAILLE DE LOURCQ 

Ce dimanche où se préparaient les combats de la 
Marne, j'ai connu la gloire, son bruit et ^on men- 
songe. 

L'aventure est plaisante, assez comique. L'offi- 
cier d'état-major que j'accompagnais, plus heureux 
que moi, avait trouvé au logis sa petite amie, une 
de ces braves filles de France qui n'ont pas de 
grandes attitudes, mais le cœur chaud, qui se 
donnent et se dévouent. Elle habitait Montmartre 
et ne songeait pas h le quitter, bien que Tennemi 
fût aux portes. Pendant que je faisais des visites 
décevantes, mon supérieur vivait des heures épa- 
nouies. Il les prolongea au delà de toute mesure, 
puisque je dus l'attendre si longtemps près du 
Moulin-Rouge. C'est alors que je fus acclamé. Oui, 
vraiment ! 

L'automobile militaire où je me trouvais était 
couverte de boue, conduite par un soldat dégue- 
nillé. Moi-même, dans mon uniforme acheté au 
Temple, patiné par le travail et la pluie, la figure 
hâlée sous le casque de dragon, les traits tirés, je 
devais représenter pour la foule Tun de ces com- 



UNIT ESTAFETTE A LA BATAILLE DE L'OU^GQ 49 

battants qui allaient défendre la ville, et la défendre 
jusqu'au bout, avait proclamé Gallieni. Le ruban 
rouge qui s'étalait sur ma tunique prêtait k Tillu- 
sion : j'avais sans doute reçu la croix sur le champ 
de bataille. 

Un badaud s'arrâta pour contempler ce légion- 
naire ; UA petit groupe se forma près de la voiture ; 
un vieux monsieur dit : « C'est bien, cela 1 » Des 
_ enfants accoururent. Un cocher de fiacre hocha de 
la tète. Les passants se détournèrent de leur route 
pour grossir l'attroupement. Bientôt, Fautomobile 
fut cernée par quelques centaines de personnes* 
Vers moi des mains se tendaient. 11 faisait chaud, il 
faisait joyeux. Un cri monta, exaltant l'armée, et 
je dus me dresser pour échapper aux embrassades. 
Ainsi, le Genevois, qui avait peu fait depuis son 
premier gestev servit d'occasion à l'âme de la cité. 

C'est mon destin d'être sonore, mais aussi d'être 
brusquement ramené à la compréhension du réel. 
Pendant la cohue, l'officier, mon mentor, libéré de 
l'amour, se précipite vers moi qui n'ai que les falla- 
cieuse» caresses de la gloire, et m'interpelle, et 
m'injurie, à cause d'un scandale dont je ne suis 
certes pas responsable. Je lui explique. Il se déride. 
Il enfre dans la farce, il raconte au vieux monsieur 
que j'ai fait à moi tout seul vingt uhlans prison- 
niers, et la voiture démarre dans le double fracas 
des embrayages et d'un enthousiasme délirant. 

En arrivant à Yiliemomble, nous apprenons de 
r état-major que la 7^ division appartient désor- 

4 



50 MÉMOIUES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

mais à Tarmée de Paris et que Ton s'attend à un 
siège. Les petits secrétaires ne nous cachent pas 
que notre sort est de mourir. Ils en ont les larmes 
aux yeux. Tout le jour, ils grattèrent du papier. 
Rien n'est plus déprimant. Au contraire, les régi- 
ments sont dans Tivresse. On rencontre des couples, 
un grand nombre légitimes, et quiconque a promis 
à sa femme de se faire bien tuer ne saurait être 
parjure. Il montre le poing à son ennemi. On parle 
de barricades; il y a dans Tair du pittoresque, 
cela aide singulièrement à l'héroïsme. Le soir, 
nous connaissons la proclamation de Joffre. Elle 
est sublime. 

Comme tout le mondé, j'ai mon idée sur le mi- 
racle de la Marne. J'étais dans le rang, la tactique 
ne m'est pas apparue; mais, depuis Charleroi, 
j'avais accompagné les fuyards, ces mêmes hommes 
quij soudain, refusèrent de fuir et, sans savoir 
qu'ils allaient vaincre, s'obstinèrent, chacun à sa 
place. Le miracle fut dans le cœur du soldat. Tout 
était perdu, 1870 recommençait, ce n'était pas 
possible. La France allait disparaître. Aucun de 
nous n'a voulu lui survivre, et nous l'avons ressus- 
citée. 

Il faudrait noter les minutes. Ce serait faux ! 
L'impression qui me reste est d'un vaste et puis- 
sant mouvement. Peu importe que nous ne soyons 
plus armée de Paris, mais armée de Maunoury. 
Nous sommes Parisiens, puisque nous arrivent du 
centre de la ville, grognons et gouailleurs, saouls 



» r»*" 



UNE ESTAFETTE A LA BATAILLE DE L'OURGQ 51 

t magnifiques, les taxi-autos où s'entassent et 
s'agrippent nos fantassins. 

Les poètes, dans leur adolescence, voient au 
rivage des ports classiques l'embarquement des 
cohortes sur les galères. Dans cette ombre de la 
banlieue qui se cache des taubes, il y eut la gran- 
deur et le tumulte dantesques. Les familles riaient 
dans leurs larmes. Tel ouvrier faisait le bourgeois 
dans la voiture. Il y avait du débraillé dans 
l'épique, et c'est l'origine même de cette armée 
nouvelle, nation soulevée et que la nation accom- 
pagne, qui a tenu les tranchées pendant quarante 
mois. 

Sur la roule, l'étrange colonne se rue vers Nan- 
teuil-le-flaudouin. Se souviennent-ils, nos cama- 
rades, d'avoir dépassé ces trois dragons, restant de 
l'escorte et restant d'un autre âge, qui allaient, au 
lent pas de leurs chevaux fatigués, vers le même 
but, pour la même cause ? 

Derrière nous, deux soldats de l'infanterie de 
marine, piètres cavaliers, ordonnances du général 
deTrentinian, et qui l'ont suivi depuis Madagascar, 
conduisent les petits pursang qu'il affectionne. Le 
maréchal des logis Paccaud.est notre guide et notre 
chef. « La route n'est pas sûre, m'a-t-il dit, il faudra 
ouvrir l'œil. » J'ai grand'peine h ne pas m'assoupir 
après la septième heure, car nous avons dû quitter 
la chaussée où nous étions un embarras, et nous 
sommes restés onze heures à cheval. Lulu me fut 
secourabie. J'ai dormi en selle, je l'avoue. Paccaud 




52 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

faisait la pointe d'avant-garde. Il avait le revolver 
à la main. Je me réveillais. D'un temps de galop> 
je rejoignais mon ami. Ces ombres ne sont^elles 
pas les uhlans qui sortent du bois 7 

J'ignore les bourgades que nous avons traversées, 
j'avais présumé de mes forces, j'étais malade ce 
soir-là. Ce n'est pas au hasard que j'ai nommé le 
Dante. Il me reste de cette nuit un souvenir 
informe et pourtant bosselé d'un dur relief. A notre 
gauche, dans le lointain, la rumeur des taxi-autos. 
A notre droite, la campagne hostile, l'embuscade 
probable. Et je m'endors, et j'ai la nausée, et je me 
réveille, et je galope. 

Toujours, en moi, le rêve est vivant, garde sa 
continuité.- Ainsi, nous allons mourir sous les murs 
de Lutècel Personne ne croit à la victoire. Il faut 
être franc; la gaieté qui nous anime parfois est la 
coquetterie d'une élégance française. Aucun livre, 
parlant de la guerre, et qui fera fi de cette gaieté, 
ne sera autre chose qu'un pamphlet. 

— Tu n'en peux plus, mon pauvre vieux l 

C'est Paccaud qui me tutoie. Il m'aime bien à 
présent. Il parait que j'étais burlesque et assez 
émouvant, titubant sur mon cheval et piquant des 
deux. 

Patience de Lulu et patience de Paccaud, vous 
m'avez porté l'une et l'autre jusqu'à ce village qui 
empestait l'Allemand. 

Us avaient cantonné la veille à Nanteuil-le-Hau- 
douin, et ils y avaient laissé leur odeur et leurs 



UNE ESTAFETTE A LA BATAILLE DE L'OURCQ 53 

ordures. Il est probable que, maintenant, je cou- 
cherais dans une chambre ainsi infectée, la tran- 
chée m'a endurci. Nous préférâmes nous étendre 
sur la place dubour^, en attendant le général. 

Il arriva peu après, en automobile, et la bataille 
commença sur Betz et sur Etavigny. 

Mon malaise avait augmenté. 

— Reste au convoi, me dit Paccaud. 

Je fus docile et passai la journée près duPlessis- 
Belleville, avec nos bagages et les gendarmes de la 
division. Ce fut d^ailleurs un des mauvais coins 
du champ de bataille. Quand Nanteuil fut repris 
par les Allemands, nous faillîmes être enlevés. Le 
convoi allait de-ci, de-là, et ceux qui le composaient 
n'ayant pas Thàbitude de combattre avaient beau- 
coup d'inquiétude. Le convoi est formé des malades, 
des secrétaires, de la maréchaussée. Ils m'ont été 
accueillants, ils m'ont prêté des couvertures pour 
dormir sur le sol. Mais je n'ai pas pu rester au mi- 
lieu d'eux, et le second jour j'ai repris mon poste. 

Il ne demeurait plus qu'une estafette avec Pac- 
caud, l'autre avait perdu son cheval, épuisé, cla- 
qué. Alors Lulu fut à la besogne. VersBetz, versEta- 
vigny, vers Nanteuil, à chaque crête où mouraient 
nos héros, il me porta, et nous transmîmes l'ordre 
de résister à tout prix. Je reviens vers Trentinian. 
Il est aux côtés du général de Villaret. Il veut 
marcher sur .Etavigny, il veut marcher sur Betz. Il 
piétine. Mais voilà une trombe qui nous enve- 
loppe: un général de cavalerie et son état-major. 



54 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

J'entends ce général qui répond à mon chef : 

— Mais oui, tant que tu voudras ! 

Et il repart, il entraîne ses escadrons à la charge. 

Ai-je loisir de m'émouvoir ? D'autres missions 
me requièrent* Lulu piétine les champs rasés, 
nous sommes au centre d'une tempête infernale. 

Naturellement, j'ignore les péripéties du combat. 
On raconte que les Anglais ont fait cent mille pri- 
sonniers dans la boucle de la Marne. Le crépuscule 
tombe. On dit que nous sommes vaincus. 

Et, comme je fais escorte au général de Tren- 
tinian qui cherche un gîte, il m'appelle, il me 
regarde avec une sorte de compassion, puis, ce qui 
ne lui était jamais arrivé, il m'explique, il me fait 
un petit cours de stratégie. Voyez ce triangle, ces 
trois villages : Sennevières, Ognes, Chèvreville : 

— Je vais m'y enfermer avec mes régiments, 
mon pauvre Binet-Valmer. Nous y serons cernés 
demain. L'ordre est d'y mourir. 

Ethe recommence. Allons, Paccaud ! il reste un 
peu d'alcool dans la gourde. Le pansage est terminé. 
Lulu se vautre sur le fiimier de l'étable. J'irai le 
rejoindre dans un moment. En attendant, soyons 
joyeux, puisque demain tout sera fini. 

Le lendemain, ce fut un bulletin de victoire qui 
nous réveilla avant l'aube, ce fut la Marne, le salut 
de la France, le triomphe, dont la T division d'in- 
fanterie a été un des meilleurs artisans, car, écrasée, 

croyant à la défaite et mourante, elle ne recula 
pas. 



af 



CHAPITRE IX 



LES DERNIERS JOURS DE LA GUERRE Ù AVENTURE 



Le matin du triomphe devait m apporter une 
humiliation. Dans Tétable oîi j'avais dormi, des 
cuirassiers s'étaient réfugiés. Les harnachements 
gisaient pêle-mêle. Quand la nouvelle de la retraite 
allemande nous éveilla, il me fut impossible de 
me mettre en selle, on m'avait volé mes étrivières. 

Lulu était de fort haute taille. Il avait de rudes 
allures. J'envisageais avec effroi la longue étape 
que je devrais faire, les jambes ballantes, et je me 
vois encore, arpentant la cour de la ferme, suivi 
de Paccaud, qui m'accablait de sarcasmes, récla- 
mant à tout venant les courroies disparues. J'en 
aurais pleuré ! 

Un jeune officier de cuirassiers me secourut. 
J'ai oublié son nom, mais, s'il me lit, qu'il sache 
ma reconnaissance. Il m'aborda, gracieux et tout à 
fait élégant. Sa cuirasse brillait comme une 
parure. L'air décidé de son visage ne lui enlevait 
pas une certaine apparence puérile. Il nous était 
arrivé la veille, après avoir traversé toute la forêt 
de Laigle, en échappant aux patrouilles alle- 
mandes. Un joli soldai, désinvolte et gai. Il con- 



■ *i 



56 MÉMOIRKS D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

naissait mon nom, mes livres, et mé prit en pitié. 

D'une voix sévère, il appela ses cavaliers, qu'il 
nommait « mes gentilshommes », et leur intima 
l'ordre de trouver, dans les cinq minutes, les éJri- 
vières qui manquaient. Puis, prenant mon bras, 
il me parla de littérature. Il en était friand. Nous 
causâmes, et de tout autre chose que de la guerre. 

Tel fut, pour moi, le lendemain de la Marne. 
Nous ne savions rien, sinon que Tennemi ne nous 
pressait plus, et quand « les gentilshommes » 
m'amenèrent Lulu, dont le harnachement était 
complet, quand je fus à cheval près de l'officier 
devenu mon camarade, nous discutâmes ensemble 
le fameux et magnifique ordre du jour par lequel 
le général Maunoury remerciait son armée victo- 
rieuse. Nous ne comprenions pas. 

J'ignore si nos troupes, en d'autres points du 
champ de bataille, sentirent la grandeur de ces 
journées. Pour nous autres, ce matin fut simple- 
ment joyeux. Cependant nous étions en harmonie 
avec la France : tout comme elle, nous ressus- 
citions. On n'a pas oublié que nous avions reçu, 
la veille, la consigne de mourir. 

Nous allions sur les routes qui mènent vers 
Crépy, dans Taimable campagne du Valois, le 
cœur soulagé, et les morts que l'on découvrait au 
bord des haies provoquaient moins notre pitié 
qu'ils n'avivaient l'allégresse de notre salut. Le 
glacial égoïsme de la guerre nous avait façonnés 
pendant ces trois semaines d'épreuves. 



DERNIERS JOURS DE LA GUERRE D'AVENTURE 57 

Plus un coup de canon, pas un coup de fusil. Je 
rejoins nos avanlrgardes. Elles ont perdu lo con- 
tact, elles progressent en chantant. Nous trouvons 
dans les ravins la preuve que les Allemaûds ont 
lâché pied en toute hflté : automobiles renversées, 
chariots abandonnés, une quantité prodigieuse de 
conserves et de bouteilles de Champagne. Nous 
nous amusons, et tout à coup l'allégresse dont 
s'aniïnait la France s'empara de cette division, hier 
agonisante. Déjà le communiqué avait atteint les 
provinces les plus lointaines. Nous ne faisions que 
toucher notre victoire. 

Adorable crépuscule. On dormira cette nuit sans 
inquiétudes, dans quel repos et avec quels rêves! 

Ils furent illustrés par le nom des grands fleuves. 
Nous avions vaincu sur la Marne, nous allions 
traverser TAisne. Le plirs simple des soldats est 
exalté par la sonorité des mots. Chaque lettre 
écrite ce soir-là vibre d'enthousiasme, se gonfle 
d'optimisme. De prodigieuses rumeurs se répan- 
dent, la garde prussienne a été anéantie dans les 
marais de Saint-Gond, von Kliick est prisonnier, 
la guerre sera terminée dans huit jours, pour peu 
que la poursuite soit active. On doublera les étapes. 
Avant l'aube, nous sommes à cheval, et c'est un 
scandale, vraiment, quand les Allemands nous 
arrêtent, par un barrage d'artillerie lourde, au 
défllé de Ghelles. 

Ce combat dura peu, et je n'eus pas à remplir 
de mission importante. Il me reste le souvenir 



«L .. ■ 



.•»8 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



d'un vallon ravissant où se déroulaient les volutes 
noires des gros obus. Une route serpente à flanc 
de coteau. Dans une métairie, une ambulance est 
installée. On m'y envoie prendre des nouvelles 
d'un capitaine blessé. Les infirmiers s'agitent et se 
dévouent. L'un d'eux nous donne la comédie, il 
court de brancard en brancard, portant les com- 
presses et les pansements, et, chassant l'air entre 
ses lèvres, il imite d'une façon continue le bruit 
des obus qui passent par centaines au-dessus de 
nous. 

— Tu as peur? lui demande un major. 

Il proteste, il étend la main, écarte les doigts, 
il ne tremble pas. 

— C'est plus fort que moi, dit-il. 
Et, tout en retournant à sa besogne : 

— Houl hou! hou! hou! hou!... 

Il continue d'imiter les obus. Nous rions à gorge 
déployée. Les guerriers ont des âmes d'enfant. 

A Chellès, néanmoins, nous perdîmes du monde, 
des chevaux surtout. Ce sont les plus émouvantes 
victimes. J'ai vu pleurer un capitaine du 14® hus- 
sards qui dut achever d'un coup de revolver une 
belle jument de pur sang. Avant de mourir, elle le 
regardait avec des yeux d'amour. 

Ce soir-là, l'Aisne fut traversée par la 8* divi- 
sion. Nous franchîmes le fleuve à sa suite, et nous 
attaquâmes les hauts plateaux de Moulins-sous- 
Touvent. Bataille la journée entière. La gaieté 
disparaît, les visages se crispent. Ce n'est donc 



DERNIEBS JOURS DE LA GUERRE D'AVENTURE 50 

pas fini I On n'avance plus. Il faut encore 
mourir. 

Aujourd'hui, nous en avons l'habitude, mais sur 
TAisne nous eûmes vraiment un désespoir plus 
grand qu'avant la Marne, et l'armée fit preuve 
d'une âme plus haute en s'achamant. 

L'été dernier, en août 4917, j'ai visité ces glacis 
où la ligne se fixa pendant trois ans. Ils sont 
devenus un chaos de tranchées. Naguère, c'étaient 
de vastes champs avec d'importantes installations 
agricoles. Chacune d'elles devint un centre de 
résistance. Nous ne pûmes en déloger les Alle- 
mands. 

A la nuit, on m'envoya en reconnaissance, et, 
ma mission accomplie, je me perdis au retour. Se 
perdre entre -les lignes crée la plus terrible 
angoisse. A tous les points de l'horizon, des incen- 
dies. Ils ne peuvent me servir pour [me repérer, 
ils sont identiques. Je n'ai pas de boussole. Celle 
que j'avais emportée est restée à Ethe, avec Volti- 
geur et tout mon harnachement. Sur ma tête, le 
miaulement des shrapnells et leurs boules de feu . 
Les éclats sifflent. Où sont les nôtres, où est l'en- 
nenemi? Dans l'obscurité, Lulu galope. Nous fai- 
sons grands cercles. Nous revenons sur nos pas. 
Quelle solitude ! J'ai peur. 

Soudain, Lulu se cabre, et je ressens une dou- 
leur violente. Je me tâte les reins: je ne suis pas 
blessé. Ce sont, projetées par les obus, des mottes 
de terre durcie qui nous frappent. Lé placide Lulu 

V 



m MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

s'emballe. Guidé par rinstinct, il me ramène vers 
^ nos lignes, que j'avais dépassées. 

Cette nuit-là encore, j'ai entendu le morne 
ululement des blessés conjurant Thumaine pitié 
de ne pas disparaître de la terre, les supplications 
qui ne peuvent pas monter vers le ciel devenu une 
voûte d'acier, le vaste et déchirant sanglot. 

Il faut encore mourir. 

Hélas! il faudra mourir encore pendant des 
années. Mais, si nous avions prévu cela, aurions- 
nous continué? Nous continuâmes. On disait : 

— Ce sera fini pour les fêtes de Noël. 

Et nous avons pris Tracy-le-Mont. J'y suis entré 
l'un des premiers. Je me suis emparé du cheval 
d'un officier allemand, une bête jolie et fine que 
j'aurais bien-^voulu garder. On me Tenleva. J'étais 
dragon de seconde classe. 

A Tracy, une ambulance allemande était ins- 
tallée dans l'église : des majors arrogants, et un 
pauvre bétail douloureux. Ils montrent leurs 
plaies, geste toujours pareil : « Regarde, c'est là 
que je souffre! » Combien de fois n'ai-je pas 
détourné la tête, car c'est abominable. Ah I je me 
rappelle ce champ dévasté où trois hommes étaient 
couchés côte à côte, deux Français, un Allemand, 
et ils faisaient le même geste : « Regarde, c'est là 
que je souffre! » Et leur visage étonné protestait : 
« Pourquoi m'a-t-on fait cela? » 

Oui, je détourne la tête, je vais droit. N'est-il 
pas glorieux de galoper avec un cheval de main 



DEKNIERS JOURS DE LA GUERRE D'AVENTURE 61 

conquis à la guerre? La journée est belle! On 
attaque Garlepont. Nous-mêmes dépassons Tracy- 
le-Val, et nous voici au combat sur la lisière du 
bois Saint-Marc. 

Trois matins nous sommes retournés à cettt, 
lisière. Elle regarde, au nord, le bois de la Mon- 
tagne. Ici, les Allemands font tête. Ils contre- 
attaquent. Us reprennent Garlepont. Chaque nuit, 
• nous rentrons, avec le général, au petit château 
de Versignieux, et nous nous courbons sous le 
poids des deuils qui augmentent. Tous nos amis, 
tous nos camarades disparaissent, meurent. A qui 
le tour? Paccaud et moi, nous ne nous quittons 
plus. Lequel de nous manquera demain, et que 
deviendra son frère? 

— Binet, je voudrais te confier une lettre. 

Il écrit à son tuteur, qui Ta élevé. C'est dans la 
cuisine du château. Le visage est devenu grave, le 
menton en galoche s'amollit de tristesse, les yeux 
vifs sont plus pâles que jamais. 

— Donne... 

Et je lui remets moi-même quelques adresses, 
,où il pourra écrire si c'est mon tour et non le sien, 

Nous avions affronté vingt combats et jamais de 
telles précautions ne nous avaient paru utiles. La 
guerre aventureuse était finie. La guerre où Ton 
réfléchit commençait. 



^•'^l 



CHAPITRE X 



MON DÉPART DE LA 7* DIVISION D'INFANTERIE 



Et voici la course à la mer. Les corps d'armée 
glissent vers l'ouest, ils attaqtient au nord, ils sont 
relevés, ils attaquent de nouveau, plus à gauche. 
Même pour Tignorant que je suis, la précision de 
la manœuvre est géniale. 

Nous ne sommes pas remontés au bois Saint- 
Marc, mais notre artillerie fit là-haut un dernier 
massacre. En bon colonial, Trentinian sait tendre 
un piège. Avant que d'autres troupes ne nous aient 
remplacés, deux batteries de 75 se sont cachées 
dans les fourrés de la lisière. A Faube, les Alle- 
mands, enhardis par le silence qui possède main- 
tenant ces lieux si disputés, sortent du bois de la 
Montagne. Ils avancent, gaillards. Quand ils sont 
à deux cents mètres, nos batteries se démasquent. 

— C'était magnifique! me dit un lieutenant 
du 26«. 

Ce doit être un charnier. 

Pendant cette boucherie, notre état- major a 
évacué Tracy-le-Mont. Il doit passer la nuit à la 
maison du garde, dans le domaine Pillet-Will. 
Nous traversons les régiments qui montent en 



MON DÉPART DE LA 7« DIVISION D'INFANTERIE 63 

ligne, troupes coloniales, soldats d'Afrique, 
zouaves et tirailleurs. Le pittoresque m'éloigne 
des sombres pensées. On bivouaque. Le crépuscule 
est froid. Sous les grands arbres, nous allumons 
des feux. Les vivres manquent. Paccaud et moi 
avons été prodigues quand nous pensions que 
c'était le dernier soir. On arrache les pommes de 
terre d'un champ voisin, on les fait cuire sous la 
cendre. Les hommes doivent créneler le mur qui 
entoure le parc. Le bruit des pioches, une chanson 
arabe, le tumulte delà bataille si voisine, la vibra- 
tion constante de l'air que les obus lointains 
offensent, le grondement du charroi sur la route, 
où suis-je? 

Un mois ne s'est pas écoulé depuis que j'ai quitté 
mon cabinet de travail, poussé par l'instinct pro- 
fond, entraîné par le goClt des aventures. L'aven- 
ture dépasse mon désir. Ce n'est pas la France 
seule qui est menacée. J'ai la sensation que tous 
les peuples se ruent à l'assaut d'une civilisation où 
je vivais presque heureux. Le barbare que le 
labeur des imaginaires s'efforça d'emprisonner en 
chacun de nousf le pillard et la brute reparaissent. 
Déjà nos villages évacués ont été mis à sac. Une 
autre beauté, un autre idéal, remplacent la beauté 
et l'idéal que j'aimais. Pour combien de temps? 
— Paccaud, nous avons pour trois ans de guerre I 
Il me raille. Il souffre moins que moi. L'avenir 
lointain ne l'inquiète pas. Il est actif. Le détail 
l'intéresse. 



T'a 



64 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



— Ne t'en fais pas ! 

Et nous dormons Tun près de Tautre. 

Mes rôves n'ont point d'orgueil. J'ai deviné la 
grandeur du plan de nos chefs, mais ce qu'il y a de 
mathématique dans leur conception me fait le 
rouage d'une machiis prodigieusement compli- 
quée, et, me ref^ant à devenir le barbare, je 
renonce à être moi-mômey j'abdique, j'apprends le 
métier militaire. 

Au galop de chasse, l'escorte traverse la forêt. 
JNous ne faisons que toucher barre à Compiègne et 
nous gagnons à vive allure les chemins qui con- 
tournent Lassigny. Les régiments y sont éche- 
lonnés. 

Pauvres régiments! Malgré les renforts, ils 
témoignent de la fatigue. Allons, allons, à l'attaque ! 
Notre place est marquée au nord de Lassigny. Les 
Allemands y sont terrés. On les mitraille du sud et 
de Touest. Gomment peuvent-ils tenir 7 Ils tiennent, 
enfouis dans les carrières. Ils ne répondent même 
pas. De nouveaux ordres arrivent. La V division 
donnera du front, demain, contre les lignes alle- 
mandes, plus au nord, plus à l'ouest, vers Royglise 
et Ghampien. 

Ce. fut la dernière fois que je la vis à l'œuvre. 

J'ai de l'émotion en me rappelant cette journée. 
A quoi bon vous décrire le spectacle du combat ? 
N'entendez-* vous pas le déchirement des obus, le 
miaulement des shrapnells, le sifflement des balles? 
Si vous m'avez suivi, vous souriez de Lulu, hir- 



MON DÉPART DE LA V DIVISION D'INFANTERIE 65 

sute, qui secoue son solide cavalier, ^ estafette 
maintenant pleine d'expérience. Ah! monotonie 
des batailles. La sensibilité diminue, la seule joie 
est le devoir ponctuellement accompli, le bonheur 
de se retrouver saut après rengagement. 

Les galons de brigadier me furent] donnés ce 
jour-là, sous le feu, mais pour une raison bien 
amusante. Grand fumeur, j'avais pris ;rhabitude, 
dès le début de la campagne, de remplir de tabac 
Tune des sacoches de ma selle. Souvent j'ai 
échangé quelques-unes de mes cigarettes contre 
une boîte de conserves, souvent aussi des officiers 
me demandaient de quoi bourrer leur pipe. Parmi 
mes clients les plus assidus, j'avais l'honneur de 
compter le colonel Farret, commandant la 13' bri- 
gade, chef adoré de tous pour son courage et sa 
bienveillance joyeux. Or, sur la route de Royglise 
à Champien — et il y faisait chaud ! — j'eus l'occa- 
sion de lui rendre le service auquel il était accou- 
tumé. Comme il frottait l'allumette, il m'apos- 
tropha : 

— Pourquoi diable! le général ne vous donne- 
t-il pas vos galons de laine? 

Je n'attachai aucune importance à cette boutade, 
je ne tenais pas h être gradé ; je souris et m'éloi- 
gnai. Quelques heures 4)lus tard, le général, Pac- 
caud et moi retrouvâmes à un croisement de routes 
le colonel Farret. H avait aux lèvres une des ciga- 
rettes que je lui avais données, et il gourmandait 
ses hommes : 



".™ 



00 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



— Tas d'imbéciles I restez près de moi. Là où je 
suis il ne tombe jamais d*obus. 

Dieu sait qu'il mentait, mais les hommes» 
médusés, redevenaient confiants. 

Il m'aperçut de loin, et aussitôt interpella le 
général, lui demandant, à très haute voix, pour- 
quoi je n'étais pas encore brigadier; il ajouta des 
paroles flatteuses. Pas plus que moi, Trenttnian 
n'avait songé èi mon avancement, pas plus que moi 
il ne prenait au sérieux ma carrière. Mais le décor 
et le péril firent que je me rappelle sa réponse : 

— A la demande du colonel Farret, cavalier 
Binet-Valmer, je vous nomme brigadier. 

Je me redressai. J'oubliai que je devais cette 
récompense à des cigarettes. £t le soir, à. Royglise 
où nous couchâmes, j'ai cousu des jarretelles 
rouges sur mes manches de dragon. Nous avions 
découvert ces rubans féminins dans une armoire 
de la maison abandonnée. Ils brillaient superbe- 
ment. Paccaud m'embrassa. Nous ne nous doutions 
guère que la nuit finirait si mal. Nous la commen^ 
çâmes en inspectant les abords du village. U fallait 
veiller à la sûreté du général, Royglise était dans 
la ligne des avant-postes, tout Tétat-major criti- 
quait l'imprudence de Trentinian. Je vous raconte 
cela pour que vous éprouviez le pathétique de la 
scène qui va suivre. 

Il est deux heures du matin. Sur les dalles du 
vestibule, nous sommes couchés dans nos cou- 
vertures, le mousqueton et le revolver è la portée 



MON DÉPART DE LA 1- DIVISION D'INFANTERIE 67 

de la main. Au premier étage, le général dort, 
insoucieux du danger. Aucun bruit ne trouble le 
silence. C'est l'apaisement. 

Tou^ à coup, un fracas d'automobile. Un officier 
du corps d'armée pénètre dans le vestibule : 

— Le général? 

, D'un bond, Paccaud se lève. Il guide l'officier 
vers la chambre. Je me suis éveillé, j'attends. Pac- 
caud redescend, le visage bouleversé. 

— Le général perd son commandement. Nous 
partons à quatre heures L'autre arrive. 

— L'autre? 

— Oui, celui qui nous remplace. 

C'est donc vrai! Sur la ligne de feu, oij nous 
prive de notre chef. Est-ce que je sais, moi, si des 
fautes ont été commises? Ethe, Marville, Tailly, 
la Marne et l'Aisne reviennent à mon souvenir. 
Trentînian, c'est mon héro^. Il a participé aux 
forces obscures qui ont guidé ma destinée. Il me 
semble que tout s'effondre, que la division est 
frappée à mort. Un divisionnaire de cette allure 
incarne f'âme des régiments, c'est comme un éten- 
dard. On nous diminue en nous l'enlevant. 

— Va le voir, médit Paccaud, il a du chagrin. 
Je suis monté à sa chambre. Il me reçut, 

impassible et simple. Il s'inclinait. Quel exemple! 
Songez où nous étions. Les obus recommencent de 
frapper le village. En pleine bataille, ce chef 
abdique sans un mot de colère son pouvoir 
immense. Songez au passé de cet homme : engagé 



I 



68 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

volontaire en 1870, il fut blessé, reçut la croix. 
Aujourd'hui, il est grand officier de la Légion 
d'honneur, il a conquis le Tonkin avec Gamier, 
Madagascar avec Gallieni. Il a gouverné nos colo- 
nies. Depuis le 11 août, il est au feu, il a' couru 
tous les périls, rendu tous les services. 11 me 
montre le papier qui Tenvoie à Châlons, et, devant 
moi qui suis son ami, il n'a pas une parole de 
découragement. C'est très beau. A cette minute, 
je comprends qu'il faut tout accepter quand on a 
l'honneur de servir. Trentinian m'a mené à la 
guerre pour tenir sa parole, une promesse d'après 
banquet. Ce soir, il fait mieux : il me crée soldat. 
Je vous déclare que c'est une grande figure. 

— Mon général, accordez-moi la grâce de partir 
avec vous. 

Il ne voulait pas. Ilacédé. Jusqu'en juillet 1915, 
je suis resté près de lui. A Châlons, puis à Reims 
sous les bombardements farouches, dans les 
Flandres, aux combats de l'Yser, j'ai vécu de sa 
vie. J'ai remplacé Paccaud, je suis devenu porte- 
fanion. Ma lance s'est ornée de la flamme division- 
naire. Et j'ai vu sourire à mon maître et Balfou- 
rier et Mangin. Ils l'aimaient. 

Lecteurs, venez avec nous. Vous dites que cette 
guerre vous ennuie? N'ayons pas de lassitude. La 
grandeur des premiers mois fait place à l'austérité 
des résignations, et le général et les deux dragons 
qui s'éloignent de Royglise ont déjà ce visage 
serré et ce regard dur qui ne veulent pas avouer 






MON DÉPART DE LA ?• DIVISION D'INFANTERIE 69 

la souffrance. Nous sommes des soldats qui n'atten- 
dons pas le prix de notre sacrifice, ni la beauté des 
triomphes. Nous redressons la tête, mais le poids 
qu'elle soulève est lourd. Notre volontaire gaité 
cache des cœurs graves, iious appartenons au 
devoir. 



DEUXIEME PARTIE 



LA 890 DIVISION TERRITORIALE 
Reims. — Les Flandres. 



, ,* 



V 



*=î 



CHAPITRE PREMIER 

ê • 

PARIS DÉLIVRÉ. REIMS SOUS LES OBUS. 
UN DÉJEUNER CHEZ LE GÉNÉRAL MANGIN 



Ce restaurant de l'avenue Victor-Hugo a toutes 
ses tables occupées. Je dîne, solitaire. Le général 
s'est arrêté vingt-quatre heures à Paris avant de 
gagner Châlons. 

Gomme la ville a changé en trois semaines! On 
revient déjà, il y a de Tanimation, beaucoup d'in- 
firmières, un grand nombre d'étrangers, les plus 
audacieux, les plus aventureux des anciens maîtres 
de la cité. 

La porte s'ouvre, je vois entrer une dame que 
j'ai connue intimement pendant des années. Je me 
lève, ému. 

— Tiens! vous n'êtes donc pas mort? me dit- 
elle. 

Et, toute soucieuse d'elle-même, elle me raconte 
qu'elle arrive de Londres avec une de ses amies, 
et me présente une jeune femme, accompagnée 
par son mari, un Anglais, officier de cavalerie. 

— Nous l'avons rencontré par hasard, en des- 
cendant du train. Depuis Charleroi, Gladys était 
sans nouvelles. Que la vie est amusante! 



74 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

Elles rient. Elles sont élégantes dans leur sim- 
plicité, fardées comme naguère, et leur visage 
charmant ne porte aucune trace des angoisses 
qu'elles auraient dû tout de même éprouver. 

Je les admire sans les comprendre. Au cours de 
la campagne, les femmes, dont j'ai tant parlé dans 
mes livres, m'ont donné une fois de plus Focca- 
sion de m'ébahir, les unes magnifiques d'héroïsme 
ou de résignation, les autres, les déchaînées, 
ahurissantes de désinvolture. Vous me direz : 
« Qu'attendiez-vous de ces dames? pn n'a pas de 
grands mouvements du cœur dans un restaurant 
à la mode. » Certes! mais je venais de ces lieux où 
le cœur bat fort, et j'ai pris soudain l'horreur de 
la surface brillante de la vie, des apparence! sociales 
si longtemps respectées, de ce qui masque et peu 
à peu étouffe le sentiment du foyer. Là-bas, nous 
pensons beaucoup au foyer, nous en avons la nos- 
talgie. Ici, par l'absence, il se détruit. Les hommes 
du front aspirent à retrouver ce que l'arrière ne 
conserve pas pour eux. 

L'officier anglais me décrit la retraite de l'armée 
French. Il est intelligent, fin, agréable. Secrétaire 
d'ambassade, il a reçu d'emblée une commission 
de capitaine. Brusque avancement, autre race. 
Mon amie et sa femme l'interrompent. Elles aussi 
veulent guerroyer. Pendant six semaines elles ont 
suivi des cours h l'hôpital et s'imaginent capables 
de panser nos plaies. Allons donc! mesdames, 
vous sauriez au plus distraire une convalescence. 



REIMS SOUS LES OBUS 75 

Je me lève et m'en vais. 
Etrange impression retrouvée souvent : le repos 
forcé me donne de la honte, il faut aller où Ton 
risque. Sans doute mes camarades de la 7* division 
envient-ils mon sort, eux qui sont restés à Cham- 
pien^et à Royglise. Ils se trompent, je me suis 
senti mal à Taise aussi longtemps que nous ne 
sommes pas retournés au feu. 

Paccaud était comme moi, mélancolique et gêné, 
dans le train qui nous emmenait à Châlons. Le 
général nous avait fait monter dans son wagon, 
avec Fauquet-Lemaître, le maréchal des logis esta- 
fette qui était tombé malade à Beauclair et qui 
nous avait rejoints. Trentinian l'emmenait par 
bonté et parce que le charmait la gentillesse du 
sons-officier. Peut-être n'était-ce pas très correct 
qu'un général en disgrâce s'entourât d'une telle 
escorte, mais dans la vaste colonie qu'il a gouver- 
née et qui se souvient de lui, Trentinian a été 
souverain, et, s'il s'incline devant les grands 
devoirs, il n'attache aucune importance aux détails 
du règlement. Nous étions les survivants d'Ethe. 
Pendant le voyage, il commença de nous raconter 
les épisodes de sa vie. 

Utile récit, il m'apprend à connaître mieux la 
France. Mon initiation continue. Imaginez que je 
me sois fait naturaliser en temps de paix, cela 
m'aurait semblé une formalité un peu désuète qui 
n'aurait entraîné en mol aucun changement. Ayant 
séjourné vingt ans à Paris, j'aurais cru connaître 



1 



76 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

mon pays d'adoption. Quelle erreur! Même après 
la Marne, je ne le connais pas, et j'écoute ce 
vieillard, fils et petit-fils de généraux, qui me 
révèle à la fois Fexistence d'une caste militaire 
et le labeur où elle s'acharna pendant les qua- 
rante années que le pays s'enlizait. Il ne suffit point 
de passer devant le maire pour devenir le mari 
d'une femme, il faut coucher avec elle et lui faire 
un enfant. Il ne suffit pas d'un décret présidentiel 
pour vous introduire dans la famille d'un peuple. 
Chaque religion exige de ses néophytes une instruc- 
tion préalable. Je m'instruis. Les paysages défilent 
dans le cadre des portières. Les yeux mi-clos, je 
regarde les contrées lointaines où l'armée coloniale 
sut ei;itretenir les vertus belliqueuses, la confiance 
et la gloire françaises. En vérité, je commence de 
n'être plus du tout métèque. 

Châlons, l'hôtel de la Haute-Mère-Dieu, des 
journées d'attente, le spectacle d'une ville de l'ar- 
rière-front, des soldats, des officiers de toutes 
armes, des véhicules de toute sorte, une activité 
qui paraît désordonnée, et déjà la rencontre de ces 
insupportables embusqués de l'armée, plus déplai- 
sants que les embusqués de l'arrière. Trois semaines 
nous séparent du grand péril. Ces messieurs ou- 
blient qu'ils l'ont couru comme les autres. A l'hô- 
tel on festoie, on intrigue. Et le général s'attriste. 
Il ne mange pas à la même table que nous. Quand 
il entre dans la salle à manger, les officiers se 
lèvent et regardent la plaque d'argent qu'il porte 



KEIMS SOUS LES OBUS 77 

à la poitrine ; mais ce respect, rétat-major ne l'a 
point. Où donc va-t-on employer un homme qui a 
réputation de si grande bravoure? On le nomme 
commandant d'armes à Reims. La ville brûle 
depuis avant-hier. 

Une merveilleuse promenade. Fauquet-Lemaitre, 
Paccaud et moi, suivis des deux ordonnances et 
des petits pur- sang tenus en main, trois dragons 
et deux soldats de l'infanterie de marine, étrange 
cortège, nous allons gaiement au delà des coteaux 
où les raisins mûrissent. Les grandes ondes du 
canon se précisent. Il nous appelle. Quelle émotion 
quand nous apercevons, du haut de la montagne, 
la cathédrale incendiée mais qui me semble plus 
belle, dévêtue des charpentes de sa toiture, qu'au 
mois de juillet de la même année, alors que je 
l'admirais pendant les fêtes des jeux olympiques. 

Je me rappelle cette journée vouée à la beauté 
du corps humain. Athènes revivait dans le stade. 
Les amis de Melchior de Polignac, ses clients, se 
réunissaient pour admirer l'ordonnance des cor- 
tèges, l'harmonie des chants rythmés, le délié des 
athlètes. Sur des pelouses qu'Oxford nous eût 
enviées, s'attardaient les rayons d'un bienveillant 
soleil. Tous nous avions fait le projet de revenir 
aux jours de la canicule planter nos tentes passa- 
gères dans ce parc admirable. Nous voulions 
quelques semaines oublier la vie moderne et n'être 
joyeux que de la liberté de notre cœur dans la poi- 
trine aisément dilatée. Un autre sport nous attend, 



78 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

un sport qui n'est pas de plein air. On nous conseille 
de nous installer dans les caves. 

Ce n'est pas le goût de Trentinian. Il choisit un 
hôtel non loin de la cathédrale; il prend une 
chambre au premier étage, nous-mêmes sommes 
au second. 

— Pour nous, cela va bien, dit Paccaud, mais 
je ne veux pas qu'on me tue mes chevaux. 

Et Ton cherche une écurie. On trouve le cirque, 
près des Promenades que les Allemands n'ont pas 
encore bombardées. Sous le couvert de leurs 
grands arbres, elles sont à l'abri du regard des 
avions. 

Je n'ai pas encore parlé des audacieux oiseaux 
d'Allemagne. A Marville, on me raconta que l'un 
d'eux était venu pendant que je dormais, vous vous 
sSuvene» de quel sommeil! Je les vis peu à la 
Marne. A Paris, je souriais de leurs bombes. Ici, 
ce sont nos familiers. Ils peuplent le ciel. 

Nous avons grand besoin d'être distraits. Je suis 
devenu secrétaire ; je gratte du papier, tout près 
du major de la garnison. Je signe « Trentinian » 
des laissez-passer innombrables. Je sursaute sur 
ma chaise : c'est une maison qui s'écroule; je bon- 
dis : c'est un général de corps d'armée qui entre; je 
bafouille : c'est un grand chef qui vient voir les 
ruines. Paccaud s'occupe des écuries. Fauquet- 
Lemaître ne fait rien. 

Quand la trompette grogne « lu-tu-tu », nous 
voilà tous les trois le nez en l'air — un combat 



^pr 



REIMS SOUS LES OBUS 79 

aérien, c'est une friandise ! — el si Favion lâche sa 
crotte, la liste des morts ne s'allonge guère. Son- 
gez qu'il tombe par jour cent, deux cents, trois 
cents gros obus sur la ville. La population, dressée 
à mépriser les bravades, se réfugie dans les abris et 
ne s'émeut pas. 

Pendant nos heures libres, je monte à cheval 
avec le général, ou bien avec Fauquet-Lemaître et 
Paccaud. Nous parcourons les ondulations de ter- 
rain qui s'étendent jusqu'à la montagne de Reims. 
Notre curiosité nous^ conduit sur les crêtes. Som- 
meillant dans la vallée, la ville n'a rien de tragi- 
que. Les tours monumentales semblent indestruc- 
tibles, et les volutes de fumée qui signalent l'écla- 
tement d'une bombe, se dissipent harmonieuse- 
ment dans le ciel d'automne. La Vesle coule dans 
les bas-fonds, Nogent-l'Abbesse et les hauteurs de 
Brimont limitent le paysage qui n'a pas d austé- 
rité. Les lignes blanches des tranchées allemandes 
retiennent notre regard. Parfois nous nous attar- 
dons trop, un sifflement léger grandit, s'amplifie. 
Nous fuyons au galop la rafale, et nous rions 
comme des gosses de voir, à la place où nous étions, 
trois obus se déchirer avec fracas. 

D'autres jours, nous visitons les tranchées du 
côté de Bétheny et de Prunay. L'activité de feu est 
assez intense. Pour la première fois, je découvre 
l'existence souterraine que nos troupes vont mener 
pendant des années. Dans le sol crayeux de la 
Champagne, tout de suite elles eurent le goût du 



80 MÉMOIRES. D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

confortable. Maisons fortifiées et vastes cavernes 
servaient d*abris. Le soldat n'y aurait pas été 
malheureux si le bruit n'avait constamment couru 
d'un coup de main que l'ennemi allait' tenter sur 
Reims. 

Cette inquiétude donnait de l'angoisse à nos 
nuits. On utilisait peu à cette époque les fusées 
éclairantes, mais les incendies jetaient à l'horizon 
une continuelle clarté. L'aijr était perpétuellement 
sonore. Chaque soir, des officiers suppliaient Tren- 
tinian de quitter l'hôtel et de prendre logis de 
l'autre côté delà Vesle. A les entendre, une surprise 
pouvait en quelques minutes mettre les Allemands 
au cœur de la ville. Quelle honte si un division- 
naire français était cueilli dans sa chambre! Le 
général ne voulait rien entendre. Il se trouvait 
bien logé. Nous l'étions également. Bonnes cham- 
bres et des lits. Paccaud nommait sa couche « ma 
tranchée », et les soirs que le train d'acier glissait 
en hurlant tout près de notre demeure, quand Fau- 
quet-Lemaitre ou moi, légèrement nerveux, nous 
disions au porte-fanion : « Eh ! Paccaud, ça 
chauffe ! » il répondait, imitant l'accent des Méri- 
dionaux : 

— Oui, ça craque et ça bombe, je crois qu'il est 
l'heure de foutre le camp. 

Et, se retournant sur son oreiller, il s'endormait 
le nez à la ruelle. 

Il advint toutefois que des maisons furent 
démolies à côté de la nôtre. Aussitôt la directrice 



REIMS SOOS LES OBUS 81 

de rhiMei a«s«ra que des espions aTaient signalé la 
présence du général. Nous étions repérés, elle 
Talgniiait. Par galanterie, le général s'en alla 
dcraemi^ de l'autre eôW de la Vesle. 

Les espions, c'^étaitla hantise des Rémois. Devenu 
homme de confiaw&e de mon chef, j'ai fait tons les 
Hiétiers, méoie celui de la police. Vous comprenez 
qpe Trentimta n'atlachait pas une grande impor- 
tance à ses fonctions. H venait an bureau quand le 
cœnr loi chantait. J'avais ordre de répondre à 
toute question que j'allais en référer au général. 
Je m'en gardais bien, et le brigadier que j^ étais 
dirigeait de son mieux les affaires de la Place. A 
vrai dire, le naajor de la garnison me servait de 
mentor. 

Une nuit, on me déc!ara quMl y avait certaine- 
ment un espion dans une maison. Je réveillai mon 
inséparable Paccaud. Fauquet-Lemaître grommela 
qu'il ne se lèverait pour rien au monde. Nous 
allâmes, suivis de gendarmes et d''agents de la sûreté, 
vers la maison incriminée. D'après les rapports, 
une fenêtre s'y éclairait chaque fois que tombait 
un obus dans le voisinage. On cerne l'immeuble, on 
appréhende le propriétaire, il jure ses grands dieux 
qu'il n'est jamais entrl dans la chambre suspecte. 
Nous nous y rendons. Il ne faut pas attendre long- 
temps arant qu'un obus siffle et s'écrase. Quelle 
stupeur! Devant nous, une lampe électrique 
s'allume, s'éteint. Un policier malicieux déToîle le 
mystère : il manie le commutateur de Téclaîrage, 

6 



82 MÉMOfRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

un fil était détaché de sa bobine, et la vibration 
établissait le contact. 

Histoires d'espions, je pourrais vous en racon- 
ter jusqu'à ia fatigue, et toutes si baroques, telle- 
ment invraisemblables, que je n'y croyais plus 
jusqu'à Bolo et mon dernier retour à Paris. 

Au fond, à Reims, on menait joyeuse vie. Il y 
avait une taverne. On s'y réunissait avant le dîner. 
Il y avait beaucoup de demoiselles, même la "maî- 
tresse du fameux Ulmo — elle ne mérite pas que 
je la nomme — celte femme, vous savez bien, qui 
entraîna un officier de marine par la débauche et 
les poisons à vendre des secrets. La dame vécut 
dans la cité martyre des jours lucratifs. 

La prostitution régnait. Ne vous en scandalisez 
pas. Toutes ces troupes assemblées avaient des 
besoins. 

Il me déplairait affreusement de paraître médire. 
A côté de la vie relâchée, indispensable résultat 
du péril de mort, voici une idylle. Un couple se 
présente à mon bureau, l'homme a de la distinction, 
de la jeunesse, la femn\e est belle. Je me lève pour 
les saluer. Leur légende m'est connue. Ils habitent 
depuis le début de la guerre le faubourg Cérès, le 
plus exposé, un chaos de ruines. Ils ne l'ont pas 
quitté un seul jour. Ils ont aménagé leur cave, et 
on les voit, les après-midi ensoleillés, se promener 
la main dans la main, parmi les bosquets de ce qui 
fut l'aimable jardin de leur lune de miel. Ils n'ont 
renoncé ni à leur tendresse, ni à se plaire l'un à 



REIMS SOUS LES OBUS 83 

l'autre. Le mari est réformé pour je ne sais quelle 
infirmité qui n'est pas apparente. 

— Je ne voulais pas partir, mais ce matin elle 
a eu une crise de nerfs. 

La jeune femme rougit. Ils ont pu prendre le 
train le soir même. 

Un autre ménage me doit la vie. Eux aussi étaient 
mariés depuis peu de temps et ne savaient se 
résoudre à laisser le décor de leur bonheur, un 
magnifique décor,^e parvis de la cathédrale, la 
place somptueuse où seule la statue de Jeanne 
d'Arc n'a pas été éclaboussée par la mitraille. 
A gauche, à droite de leur hôtel, les maisons sont 
trouées. De leur fenêtre, ils aperçoivent le Palais 
de justice, l'Archevêché, ces ruines. Le 16 sep- 
tembre, ils virent brûler comme de géantes tor- 
ches les échafaudages qui encadraient les tours. 
Ils n'ont pas eu peur jusqu'à la mi-octobre. Les 
voilà pris de panique, sans raisons nouvelles, par 
la fatigue, l'usure des nerfs; mais lui est mon 
ancien compatriote, il est Suisse, et il lui manque 
pour obtenir un laissez-passer une pièce diploma- 
tique. Baste ! j'ai les pleins pouvoirs de Trentinian. 
Je l'expédie à l'arrière. Vingt-quatre heures après, 
un obus de 240 défonçait la façade, et broyait leur 
chambre à coucher. Ils m'ont écrit pour me remer- 
cier. Je garde leur lettre qui est émouvante. 

Jamais je n'ai bu autant de vin de Champagne. 
Qu'on ne m'accuse pas d'avoir trafiqué de mon 
influence! Mais, n'ayant pas l'âme d'un fonction- 



84 MÉM0IRE;S D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

naire, je hâtais les choses, at mes quémandeurs, 
les épouvantés, tout ahuris de h prpmpte solutiott, 
croyaient indispensable, avant de prendre le train, 
de me remercier par un paniar de bouteilles. Nous 
le» vidions, Fauquet-Lemaître, Paccaud et moi, 
dans l'appartement que nous avions meublé, t^e 

général nous avait dit ; 

— Donnons Texemple, il faut être insoucieux et 
gais. 

Il habitait une coquette villa. Les shrapnells la 
visitèrent souvent, tfn après-midi que les ordon- 
nances faisaient sécher le linge, toutes les chemises 
de notre patron furent déchiquetées. C'est moi qui 
Favai» nommé « le patron », me souvenant de ma 
via d'homme de lettres et de François de Curel que 
je nomme également ainsi, Kt vraiment il était 
notre patron, à la fois familier et gardant sa dis- 
tance. Chaque dimanche il déjeunait avec nous. 

Notre logis, trois belles chambres, un salon, et, 
luxe inappréciable, une salle de bains, recevait 
d'autres visites, La division qui occupait Reims 
était amusée par Timprévu de notre existence. Les 
officiers oubliaient leurs galons pour s'asseojir à la 
table de ces deux sous-otftciers et de ce brigadier 
littéraire. Fauquet-Lemaître était le chef de popote. 
Joli garçon, blond, pâle, Tair fatigué et dédaigneux, 
il plaisait aux infirmières. Je me rappelle qu'un 
soir ou le bombardement fut intense, Tune d'elles 
traversa la «one d^angereuse pour nous rejoindre 
parce qu'un obus était tombé dans notre ^'ardin où 



ïlËfMS SOUS LES OBtJ^ ^5 

elle nôu§ croyait anéantis. Elle arriva tout essouf* 
fiée, fragile ombre nolrô dans le gris du crépus- 
cule. Elle Courait, elle rasait les murs. 

— Comment ! c'est vous ? 

Nous étlotas émus par cette crânerie. Elle avait 
eu très peur. C'était une cou rageuse petite personne : 
le 16 septembre, tandis que son hôpital brûlait, elle 
avait transporté les blessés, elle était citée à Tordre 
de l'Armée, cela comptait à une époque où n'exis- 
tait pas la croix de guerre. 

Bientôt elle devint notre hôte habituel. Nous la 
gardions à^ dîner, et souvent, quand les rues étaient 
trop dangereuses, elle passait la nuit sous notre 
toit. Camaraderie de guerre, aucune sensualité, 
c'est assei rare pour que je le note. D'ailleurs, je 
soupçonne notre amie d'avoir été un peu amoureuse, 
et en secret, de Pauquet-Lemaltre. 

Il appartient à une vieille famille de fllateur^. 
Fort riche, il soigne sa tenue. Il est très brave, 
sans ostentation, avec négligence. Mais la guerre 
l'ennuie à mourir. Il en bâille. 

Nos murs sont tapissés par les cartes d'état- 
major. Comme ils se déplacent lentement, les petits 
drapeaux! Leur ligne s'allonge de l'Alsace à la 
mer du Nord, elle est incertaine aux environs 
d'Ypres et d*Oêtende. Cest là-bas que se livre la 
bataille, c'est là-bas que dans peu de jours nous 
irons. 

Je ne vous ai pas encore donné le rellel des 
semaines que nous avons passées à Reims. Les 



^T^ 



86 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



heures de sommeil étaient épouvantables. Sur 
TYser, aux tranchées de Veho, sur la Somme, dans 
les tanks, j'ai risqué ma vie sans fatigue. Mais dor- 
mir dans un bon lit, sur un mol et frais oreillgjr, 
et, nuit après nuit, écouter Fobus qui vient, qui se 
rapproche avidement, ne pas savoir s'il passera ou 
s'il va vous heurter de sa masse effrayante, se dire 
parmi les rêves: celui-là est pour moi, exaspère 
l'âme la plus solide. 

J'ai de l'admiration pour ceux qui sout restés- 
près de quatre années dans ce cauchemar : maire 
de Reims, grands bourgeois de la ville, petit peu- 
ple industrieux et dévoué, et ces rieurs enfants, 
dont l'adresse joue avec le péril. Quelle race va 
naître de cette génération au simple héroïsme? A 
la fin d'octobre 1914, la population de la ville 
s'était clarifiée, il ne demeurait plus que lesrfidèles 
de la cité royale. Comme ils l'aimaient! Comme je 
les comprends! Elle est orgueilleuse et noble. 
Aucune ville de France n'a cette beauté calme. 

Je suis monté dans les tours de la cathédrale. 
Après tant d'autres témoignages j'apporte le mien: 
il n'y eut jamais sur. ce belvédère de poste utilisé 
par l'armée. Il était même défendu de gravir les 
marches, et je fis cette ascension en fraude, curieux 
impénitent. Mon souci était de ne pas laisser voir, 
entre les colonnades de pierre, l'écarlate de mes 
culottes de dragon. Il est évident que les observa- 
teurs allemands ont leur télescope braqué. De 
Nogent ou de Brimont, ils dominent le monument 



REIMS SOUS LES OBUS 87 

auguste. Je ne pense pas qu'ils m'aperçurent, mais 
c'était l'heure où ces méthodiques réglaient leur 
tir. Ils prenaient la cathédrale comme point de 
repère. J'étais au faîte quand passa à ma droite, 
puis à ma gauche, le train sonore des projectiles. 
Quatre à quatre j'ai dégringolé l'escalier qui tourne. 
Le gardien, mon complice, me reçut avec un gros 
rire, et, frappant sur les murs dont l'épaisseur est 
cyclopéenne: 

— Restez donc là, c'est l'endroit le plus sûr. 

En effet, il n'est pas d'abri comparable. 

La semaine suivante, Trentinian écrivit au géné- 
ral Joffre pour lui demander, ayant subi ce qu'il 
nommait une punition, le commandement où 
l'appelait son grade. 

^ Tandis que nous attendions la réponse, le géné- 
ral Mangin rendit visite à notre chef et l'invita à 
déjeuner dans son cantonnement qui était au 
nord-ouest de Reims. Il voulut bien se souvenir 
qu'il m'avait connu avant la guerre, et pria Tren- 
tinian de m' amener avec lui. 

Par des routes difficiles et défoncées, dans 
la médiocre automobile affectée au commandant 
d'armes, nous gagnâmes le village où était 
installé le quartier général. Je ne prononce 
pas son nom, ignorant si les lignes se sont 
déplacées à cet endroit. C'était une bourgade sur 
la hauteur, entourée de forêts. Les obus y pieu- 
valent dru. Maintes maisons étaient- éventrées. 
Nous nous arrêtâmes dans une cour, et, comme 



88 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

nous avions devancé ïheuTt^ le général nous reçfit 
dans 80B cabinet de travail. 

Depuis vingt ans, j*ai affronté bien des hommes 
ilinstres : écrivains, ambassadeurs, ministres et 
généraux. Jamais je n'ai éprouvé ce brns^e 
dévouement qu'inspirent la silhouette desséchée, 
pourtant robuste, te regard dur et sombre,, te 
visage bac^é, asymétrique, torturé, puissant, du 
général Mangin. 

Ah ! que ces coloniaux me plaisent ! I)s ont la 
vertu d'être grands srigneurs. Its sont chez eux 
dans la guerre, tels les féodaux de jadis. Je ne 
sais si Tambition les guide, le pouvoir esl leur 
passion. Ils l'exercent avec une infinie courtoisie. 
Elle habille leur naturelle brutalité que masque 
également une culture très particulière. Dans les 
solitudes africaines its ont beaucoup lu. Le colonial 
a des loisirs. Sans loisir, il n'est pas de lettré. Ds 
ont de la grâce, te souci de plaire, d'attirer Tamour 
de leurs inférieurs. Ces guerriers n'ignorent pas la 
puissance du sentiment chez le combattant. J^ai 
servi sous Trenlînian et sous Baratier. Ils se res- 
semblaient par leur façon de conquérir les cenurs. 
Mangin a une manière plus brusque. Il s'impoM. 
On le dirait cruel. Il est la force même. Du bout des 
doigts il touche la grande table^ et toute la table 
lui appartient, semble écrasée r 

— Ils m*ont dit de rester ici quoi qu'il arrive. 
J'y resterai. 

Toujours le souci d'un coup de main sur Reims. 



REIMS SOUS LES OBUS 80 

On a confié à Mangin la garde àe% banteors qui 

dominent et dépassent à l'ouest les cavaliers de 
Courcy. Le choix est heureux. Ce serait un solide 
gardien, * cet homme qui crispe une lèrre où les 
courtes moustaches taillées en brosse sont d'iné- 
gale Icuigueur ; 11 est de la famille des dc^ues qui 
ne lâchent ni la consigne ni leur proie. One autre 
volonté l'anime : il parle à Trentinian d'une bri- 
gade africaine qu'on lui a donnée et qu'il ne veut 
à aucun prix mettre dans les tranchées. Je crois 
qu'il a été l'un des premiers à concevoir que les 
troupes de choc, d'assaut, devaient êlre tenues à 
l'écart jusqu'au jour de leur emploi. Puis, il a du 
goût pour les indigènes. N'est-ce pas lui qui 
avait proposé, bien avant la guerre, d'utiliser 
ce réservoir de vies belliqueuses que forment 
les peuples pillards de nos possessions d'outre- 
mer ^ 

Je me suis assis dans l'ombre et j'écoute ces 
deux chefs. Il n'est point à mon gré de plaisir plus 
aigu. Je ne trahirai pas leurs discours critiques. 
De tout mon cœur j'admire Mangin. Quels qu'aient 
été les caprices de la fortune, il est de ceux à qui 
la déesse peut se livrer. Mais elle est femme et il 
faut choisir le moment. 

Au déjeuner, la chèr^ fut parfaite; les fruits, les 
fleurs et les petits fours venaient droit de Paris. 
On ne parla que de littérature. Puis les officiers 
m'emmenèrent visiter leurs bureaux. Ceux-ci étaient 
distribués dans les caves les plus profondes. Mon 



00 MÉMOIRE D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

guide me raconta que seul Mangin dormait et tra- 
vaillait à l'air libre. 

J'ai répondu : 

— Trentinian fait de même. 

Comment n'être pas dévoué à ces hommes qui 
goûtent les agréments de la puissance, et, méprisant 
la vie, sont en chaque détail de leurs gestes un 
exemple de grandeur? 






CHAPITRE II 

LA 89* DIVISION TERRITORIALE DANS LES MARAIS 

DE L YSER 



Une lettre de service ordonne au générai de 
Trentinian de prendre le commandement de la 
89* division territoriale, dans les Flandres. Comme 
don de joyeux avènement, il fait nommer sous- 
lieutenants Paccaud et Fauquet-Lemaître, et il 
demande pour moi les galons de maréchal des 
logis. Le dépôt du 27® dragons me les accorde. 
Nous traversons de nouveau Paris, en route pour 
Dunkerque. 

C'est la fin de novembre. La bataille de ITser 
s'achève. Sur tout le front, la ligne s'est fixée, et 
le lugubre d'une campagne hivernale pèse sur les 
peuples de l'Europe, les rend conscients de leur 
malheur. 

Le froid nous saisit dans le compartiment. Mes 
camarades^ont anxieux de l'accueil qu'on leur 
réserve. Le général a le droit d'emmener son porte- 
fanion. Je le suis devenu. Mais, deux sous-lieute- 
nants de cavalerie lui forment un trop somptueux 
cortège. Il nous appelle : « mes trois complices ». 
Les trois complices ont de l'inquiétude. 



92 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

Le vent glacial ravage Dunkèrque. Il pleut, il 
neige. On nous apprend que la 89® division terri- 
toriale tient les tranchées entre Dixmude et la 
maison du Passeur. Elle s'appuie à gauche sur la 
brigade des fusiliers marins, à droite sur le fameux 
20* corps, les héro» de Nancy, Il faut ce double 
voisinage, et Vorgueil que nous eîi tirons, pour 
nous égayer un peu. Un obscur brouillard enve- 
loppe le train. Dans cette pauvre lumière on fris- 
sonne. 

— Qtiel sale pays ! déclare Paceaiid. 

A vrai dire, nous ne voyons rien que des joncis, 
des haies, des herbages dévastés par les bour- 
rasques. 

Nous débarquons â Fumes. Un sous*officier se 
précipite et s^annonce comme étant le por le-fanian ; 
nous nous toisons; nous sommes devenus plus 
tard d'excellents amis, il me céda sa place sans 
récriminer; mais, ce matin de notre arrivée, le 
brave garçon ne put cacher sa stnpenr en aperce- 
vant Paccaud, Fauqnet-Lemaîfre, huit ehevaujc, 
deux ordonnances et un cuisinier. 11 levait les 
bras au ciel. Le général riait, parfaitement joyetix. 
Frappant sur Tépaule de Paccaud qui devenait 
loxtt k fait morose : 

— Allons, vieux Paccaud f cela s'arrangera. 

Et cela s^arrangea le mieux du monde pour 
notre troupe bohémienne. Le général et Pauquet- 
Lemaître prirent Fautomobile, Paccaud voulut 
faire la route à cheval, en ma société. Suivis 



LA 89* DIVISION TERRITOBIALE 93 

des fidèles ordonoancas guidant les petits pur- 
sang, nous uous çngageâxoes sur une chaussée 
inconnue, au bord d'un canaL 

On s'égarerait facilement dans ce pays nu , tou- 
j ours pareil à lui-même, si les berges et les écluses 
ne fournissaient des points de repère. Nous allions 
au grand trot, transis, pénétrés parla pluie. A Test, 
du côté d'Ypres, le canon grondait sans relâehe. 
I^a campagne était déserte. Dans l'horizon limité, 
on n'apercevait que sa propre pensée, alourdie de 
tristesse, 

H faut vivre ici des mois, pour comprendre et 
brusquemant chérir ces plaines mélancoliques, ces 
boues et ces marécages, que les peintres, avant nos 
soldats, rendirent illustres. Certains soirs, aux 
éclairoies du crépuscule, j'ai vu s'élargir entre 
d^ux brumes teintées de safran les inondations où 
baignaient les améthystes et les émeraudes. Un 
arbre solitaire que le vent d'ouest a courbé, donne 
la perspective, tandis que sur le ciel montent, se 
lèvent et desceudeut les palettes des moulins à 
vent. Et les chemins humides, où s'attardent les 
reflets du couchant, s'allongent au bord des canaux 
qui relient Furnes, Loo, Oostvlesteren, Westvleste- 
ren, Elverdinghe, noms étendus dans. leur mollesse 
comme les vastes surfaces aqueuses qui entourent 
ces bourgades engourdies. 

C'est h la ville de Loo que nous attendait l'état- 
naajor de la division. Treniinian nous y avait pré- 
cédés, et son charme avait déjà vaincu. On me fit 



94 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

un accueil que je ne saurais oublier. Les officiers 
me permirent de prendre mes repas avec eux, 
comme invité du général. 

Me voici de nouveau spectateur. Il est bien dif- 
ficile d'échapper à sa destinée. Toute ma vie j'ai 
voulu agir, je n'ai fait que noter, reproduire, ima- 
giner. Pendant mon séjour dans les Flandres, j'eus 
la situation militaire la plus fausse, l'existence la 
plus agréable, la plus passionnante. La phrase du 
général Félineau pendant la bataille d'Ethe me 
dicte ma conduite : « Regardez et souvenez-vous. » 
Je me rappelle ces paysans entre deux âges, ro- 
bustes mais accablés par la fatigue des relèves, 
dévoués et braves, mais constamment grognons, 
soucieux de leurs armes, mais presque déguenillés 
dans leur tenue, nos territoriaux que j'ai décou- 
verts sur la place de Loo, mêlant leur lourde 
apparence à la sveltesse des fusiliers marins. Je 
me rappelle l'abnégation des chefs. Ils ne sont plus 
jeunes. Aucun d'eux n'appartient à l'active. Avo- 
cats, avoués, notaires, gros industriels, riches fer- 
miers, ils ont conquis leurs galons dans la réserve. 
Ils n'ont pas une grande instruction guerrière, ils 
ne sont pas très sportifs, ils ont de la bonne volonté, 
et, surtout, la foi française. Ils nous racontent les 
services qu'ils ont rendus. Avec la 87* division ter- 
ritoriale, deux divisions de cavalerie et une divi- 
sion anglaise, ils ont contenu l'avance allemande 
sur Dunkerque et Calais. Us en gardent de la fierté, 
un peu de rancune pour les pertes subies. Les ter- 



LA 89« DIVISION TERRITORIALE , 90 

rîtoriaux, disent-ils, devraient par définition ne 
servir qu'à la défense du territoire. Pourquoi les 
emploie-t-on en Belgique?... Il le faut, ils s'incli- 
nent, et, dans les rues de la petite cité, les fusiliers 
marins et les soldats campagnards font bon ménage, 
sous les yeux des Belges qui nous ouvrent leurs 
maisons et nous invitent aux bienfaits de leur cave. 

J'étais logé chez deux vieilles demoiselles Elles 
avaient peur chaque soir. Loo est tout près des 
premières lignes, et c'est une ville que l'on bom- 
barde. Mes hôtesses étaient riches. Elles auraient 
pu fuir. Oîi seraient-elles allées? Il semble que les 
brouillards de ce pays empêchent ses habitants de 
voir ailleurs. Du moins, pour eux, ailleurs n'est 
pas de ce monde. Bien nourris, sensuels, beaux 
buveurs, aimables et tendres, les Flamands ont des 
yeux qui rêvent vers leur ciel pâli. 

A la table du général, j'écoute. Le chef d'état- 
major, M. de Puymaigre, vient de poser la lourde 
serviette gonflée de paperasses. Il veut rend compte 
des circulaires qu'il a reçues. Le général l'inter- 
rompt : « Ne parlons pas de service pendant les 
repas. » On en parle tout de même et l'on gémit : 
une de nos brigades est détachée à un groupement 
voisin. Triste sort des régiments territoriaux, ils 
servent de renfort aux formations actives qui 
gardent la gloire. Et Trentinian s'énerve. On lui 
enlève ses troupes. Que commande-t-il? Il s'irrite. 
M. de Puymaigre baisse la tête. Décharné et morose, 
il a bon cœur, une excellente éducation, une grande 



/ '. m 



96 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



position Mcîal«, mats le général réclame éts pa- 
roles précises : M. de Puymàigre se tait. 

Près de lui, le capitaine Jamoiit, fils de Tancieii 
généralissime, sourii, narquois et graeîeiix. Sorti 
Tun des px^emiers de Saint-4]lyr et de rEoole de 
guerre, il «i quitté Tarmée pMi de semaine avaiit 
la mobilisation. D'une inteUigenœ rare, ii a le 
métier en lioneur, et le sort qui le contraignit à 
reprendre Tuniforme lui fit une injure personnelie. 
Ses soupirs sont harmonieux aux MiUemenis de 
Fauquet-Lemaître. Néanmoins les rertus de boh 
sang le dirigent. Actif, scrupuleux, payant de sa 
personne, ilest Tâme de Tétat -major qui n'existerait 
pas «ans lui, et sans lui nos diners seraient mono- 
tones. Il oonte à ravir, il raille sans jamais blesser, 
il insinue, il est à la fois grare et féminin. Tirant 
ou mordillant sa moustache, il parle d'une rw%. 
lyonnaise qui appuie sur les voyelles. Sa pâleur est 
éliégante, et ses yeux ont de la fatigue. Que de pio- 
meoades nous avons faites ensemble! J'insiste, uxnt 
seulement par amitié, mais parée que iammoit 
représente pour moi une catégorie d'officiers fiian* 
çats : ils ont été k l'armée par tradition, ils ont £ait 
leur devoir sans plaisir, par noblesse de carac- 
tère. 

En face du général est assis le médecin pri»*- 
cipal de la division. Il a longtemps vécu au Maroc, 
il fut le favori des sultans et soigna leurs femmes 
au harem, irconnatt les longs silences et les gestes 
mesurés, mais, si vous le prenez à l'écart, il ilhi- 



LA 89» DIVISION TERRITORIALE 97 

minera de récits merveilleux ces tristes soirées où 
le brouillard enveloppe les lampes. Le D*^ Linarès 
fut mon ami, comme le D"" Simonin. J'ai toujours 
eu de la chance avec la Faculté, à laquelle j'ai 
appartenu jadis. Restent parmi les convives le 
capitaine Wettelé qui vient de Saumur, Le capitaine 
Basset, artilleur, et l'interprète qui-arrive du Midi. 
Au bout de table, Paccaud et Fauquet-Lemaître 
m'encadrent. 

Près de sept mois, je me suis assis, matin et 
soir, à cette humble place où c'était faveur d'être 
accueilli. L'automne est allé vers son obscurité et 
le printemps vers sa lumière, rien ne changea 
dans nos discours. Ahl pauvreté des conversations 
de popote, ennui, tragique ennui, divinité acca- 
blante qui pèse sur cette guerre, petit jeu puéril 
qui consiste à se moquer des travers de chacun, 
M. de Puy maigre réclame le plat spécial que le 
général a commandé pour son régime, il traîne un 
peu de potage sur les moustaches puissantes du 
capitaine Basset, Jamont demande quand cela 
finira, et tous se réunissent pour dénigrer la con- 
duite des opérations. 

Peu de jours après notre arrivée à Loo, le gé- 
néral invita k déjeuner l'amiral Ronarc'h et quel- 
ques-uns de ses officiers. Nous avons entendu de 
leur bouche le récit de Dixmude. Comment vous 
en parler? Les traits les plus vifs seraient inop- 
portuns. Quand un soldat raconte l'histoire toute 
fraîche d'un combat, il se mêle à sa narration de 



98 _ MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

la passion et de la colère. Je ne puis rendre publics 
les propos des fusiliers marins. Leur héroïsme, 
leur incroyable valeur n'est pas en cause, mais le 
dernier mot n'est point dit sur l'affaire de Dixmude, 
ni sur les sacrifices que Ton imposa à ces bataillons 
toujours prêts à mourir. C'est à propos d'eux que 
j'ai nommé le communiqué un minotaure. Jl ré- 
clamait un fait d'armes quotidien, et, pour le 
nourrir, la maison du Passeur fut dix fois attaquée, 
coûtant plus de vies humaines que n'en valait cette 
bicoque. 

— Mon général, puis-je aller aux tranchées cette 
nuit? 

Il me le permet sans enthousiasme. Les troupes 
directement sous ses ordres tiennent un secteur 
trop étroit. La responsabilité en incombe au colonel 
commandant la brigade. ^ 

— Ne vous faites pas tuer, me dit Trentinian, 
ce serait trop bête[ 

Je voudrais ne pas paraître embusqué. On ne 
change pas de pays, on n'abandonne pas sa car- 
rière, son art, sa raison de vivre, pour le bénéfice 
de médiocres repas à une table, fût-elle d'état- 
major. Evidemment je monte beaucoup à cheval, 
j'accompagne mon chef dans ses visites officielles, 
je pourrai tout à l'heure dessiner quelques por- 
traits, j'assiste à la remise des médailles militaires 
aux marins, et je les entends, 6 ironie! blâmer, 
unanimes, les choix que l'on a faits. J'écris des 
lettres, j'annote des rapports, je me rends utile, 



LA 89* DIVISION TERRITORIALE 99 

mais ce n'est pas la tranchée, ce n'est pas le combat 
d'aujourd'hui, l'austère combat, où le guetteur est 
seul, à demi enlisé, la boue gagnant les genoux, 
la boue s'affaissant sous la poitrine qui s'appuie, 
la boue s'enfonçant sous le coude, la boue encadrant 
la nuque lasse. Ce n'est pas le surhumain labeur 
des relèves, la marche en file indienne, où l'œil 
guette dans la nuit la silhouette qui vous précède, 
redoute de ne plus la distinguer, où le pied tâte la 
planche qui recouvre la fondrière. 

Ce soir-là, comme chaque soir, la pluie tombait, 
une pluie économe de sa force parce qu'elle veut 
durer, une petite pluie parfois éclairée des rayons 
d'une lune fugitive. Ne vous ai-je pas dit que j'ai 
une mauvaise vue? J'avance à grand'peine. Mes 
guides se retournent, impatients : 

— Dépêchons! 

Le grand vent d'ouest, si prompt dans ses gestes 
libérateurs, balaie la campagne, et voici toutes les 
étoiles. Aussitôt les fusées éclairantes les rejoi- 
gnent. 

— Couchez- vous ! 

Nous rampons d us les boyaux. L'ingéniosité 
humaine n'a pas encore eu raison des forces de la 
mer qui interpose sa lame salée dans l'opacité du 
sol. Il est impossible de construire ici des voies 
d'accès aux tranchées de première ligne. Le boyau 
est un sillon, parfois même il n'existe pas. On 
avance sur les genoux, on se dresse, on court, 
on s'accroupit, on attend. Les obus autrichiens, 



100 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

à la trajectoire tendue, rasent les champs. 
Imaginez notre marche dans cette plaine sans 
abri, assaillis de brusques clartés, enveloppés de 
brusques ombres. Soudain, Fhomme qui était 
devant moi fit halte. Quand je Teus rejoint, il me 
montra de son bras allongé une forme immobile : 

— Regardez! 

Sa voix avait peur. Devant nous, il y avait une 
haie, et, près de cette haie, il y avait un fantôme. 

Je Tai vu, et j'ai eu peur moi aussi. 

Il y avait un fantôme, un mort qui montait la 
garde, un fusilier marin qui demeurait face à la 
tranchée allemande, bien qu'il fût entré dans l'éter- 
nel sommeil : une balle lui avait touché le cœur 
au moment qu'il épaulait. 

— On ne peut pas l'enterrer, me dit mon com- 
pagnon. 

Tout relief devenait une cible. L'arme était restée 
la crosse à l'épaule et le canon dans la fourche 
d'un arbrisseau. Etait-ce elle qui soutenait le 
cadavre, était-ce le cadavre qui se raidissait dans 
sa dernière passion? Je vous dis qu'il y avait 
contre la haie un visage décharné, deux orbites 
creuses, des lèvres rentrées, un masque de sque- 
lette visible aux rayons humides des fusées et de 
la lune. Ce mort était à genoux, dans la position 
du tirailleur. Le soldat qui m'avait appelé trem- 
blait. 

— On ne passe plus par ici les soirs de relève. 
Les hommes ne veulent pas... 



%• 



LA 89« DIVISION:'TEKflin:OMÏîiB ^ ' % - ^0\ 






Je n'invente rien. Il y avait trop de sublime dans 
cette sentinelle de Tau delà pour les pauvres pay- 
sans que hantait déjà Fangoisse du péril. Ils se 
détournaient. Ils ne savaient pas si l'esprit ne 
revenait point habiter le cadavre. Des semaines, 
ils Tout laissé dans sa faction, puis il disparut, on 
ignore comment. Une patrouille a rendu compte 
que la haie avait été touchée par les obus, et que 
le fantôme avait quitté sa garde. Peut-être les 
Allemands Font-ils tué une seconde fois. 

A mon retour, le général m'interrogea. Je lui 
décrivis les premières lignes, les amoncellements 
de sacs à terre, les perpétuels éboulements, Feau 
qui montait dans la tranchée, les passerelles con- 
stamment détruites, la vie qui me semblait intolé- 
rable des officiers et des hommes garantis contre 
le froid et la pluie par la fragile toile de tente. 
Celte vie-là, les territoriaux de la 8V et de la 
89® D. T. l'ont endurée tout un hiver et tout un 
printemps, mêlés à mes camarades de la cavalerie, 
aux fantassins des 32'' et 20® corps, aux marins 
illustres de la brigade. Et quand j'écoute igs rail- 
leurs parler légèrement des « pépères », je me sou- 
viens de cette visite que nous fîmes, Trentinian et 
moi, à la maison où les majors examinaient nos 
malades. 

Nous avions quitté Loo pour Oostvlesteren, qui 
est plus au sud et plus à Fest. Une de nos brigades 
eut quelques jours de répit. Alors, les hommes se 
mirent à tousser, et, quand on approchait de cette 






103 ; . MfâilOfïlE$ D'im ÊKGAGÉ VOLONTAIRE 

*• •••■"•. *• *.•• ^ 

ferme qui était Tambulance, on entendait le rauque 
fppei des poitrines douloureuses. 

— Pixel 

Ils se sont redressés. Sur les lorses nus, le poil 
grisonne ; la joue, creusée sous la pommetle, a des 
rides, des plis profonds; le regard est terni, comme 
embué par Thumidité éternelle. La maigreur fait 
saillir les muscles, le dos se voûte. Ils sont vieux. 
Certains ont les pieds gonflés, avec de grosses 
veines apparentes, des varices, même de» ulcères, 
les « pieds de tranchées >), comme on dira plus 
tard. Plus un bruit, plus une quinte. Le général 
est là. 

— Ils ne veulent pas qu'on les évacue, dit le 
major avec émotion. 

Peut-être quelques-uns s'y refusent-ils par crainte 
d'être versés dans les divisions actives, mais la 
plupart demeurent au poste par un sentiment du 
devoir, devant lequel je m'incline très bas et que 
je garantis réel, car, entre autres métiers, j'ai 
fait celui de censeur de la correspondance, pour 
le compte et à la place du général de Trentinian, 
et l(^s lettres étaient admirables de ces pères de 
famille qui gémissaient doucement afin qu'on les 
plaignit un peu, mais qui tous affirmaient leur foi 
dans la victoire et .la certitude qu'ils sauraient 
tenir jusqu'à la fin. 

Décembre et ses courtes journées, mois de 
nostalgie, nous rapproche des fêtes. Fauquet- 
Lemaitre se préoccupe du repas de Noël. Le doc- 



LA «9* DIVISION TERRITORIALE 103 

teur Linarès fera venir des truffes du Périgord. 
Le général voudrait des jouets pour les petites 
filles de la maison où il est logé. Nous allons les 
chercher à Dunkerque, et, les achats finis, nous 
nous promenons sur la plage. La marée est basse, 
le soleil entr'ouvre des nuages couleur d'encre, 
ses rayons obliques font un chemin de pourpre sur 
la mer que la lente houle du reflux agite à peine. 
Un chaland sort des jetées, la sirène pousse son 
cri. Un autre chaland patrouille au large. Ce sont 
les dragueurs de mines. Des torpilleurs soulevant 
Fémbrun reviennent du littoral que les Allemands 
occupent. Une lointaine canonnade agite Tair qui 
n'a pas de remous, mais qui frémit soudain du 
bruit des hélices : les aéroplanes apparaissent, 
revenant des lignes. Un hydravion pique de très 
haut vers le bassin du port, et, soutenu par ses 
ailes vibrantes, rase la surface violette des sables, 
cependant que des goumiers, sur leurs beaux che- 
vaux arabes à la queue en éventail, revêtus des 
étoffes somptueuses dont se rehausse leur stature, 
s'éloignent, impassibles et graves, dédaigneux de 
GB décor scientifique, gardant aux traits de leur 
profil hautain la noblesse de TOrient et le mépris. 
Des officiers d'état-major galopent trop vite. Je 
m'arrête devant un couple de soldats anglais, 
blonds et imberbes, presque des enfants. Bien 
campés sur leurs longues jambes, le torse droit, 
les mains à la badine, ils regardent là-bas, ils 
regardent désespérément vers l'Angleterre invi- 



' ■^NM^ï I 



104 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



sible, et leurs yeux clairs ont tellement de cha- 
grin. 

Dans la ville s'entre -croisent les services des 
trois armées, britannique, belge et française, et 
j'aperçois des visages connus, ceux que je retrou- 
verai durant toute la campagne, à l'arrière des 
grandes batailles. Uniformes délicats, impeccables 
coiffures, petits messieurs des coulisses du combat. 
Les magasins sont ouverts, les clients innom- 
brables. Dunkerque a gagné beaucoup d'argent, 
avant de saigner sous les obus de 380. Nous saluons 
des femmes élégantes, quelques-unes portant des 
noms sonores. Les infirmières redressent la tête, 
les autres daignent rougir. L'une d'elles nous 
conjure d'oublier que nous l'avons vue. Elle ne se 
cache point cependant, et je gage qu'elle racontera 
jusque dans sa vieillesse cette charmante fugue 
amoureuse. Le général lui rendit service. Son 
permis de séjour allait expirer, elle voulait avoir 
encore une ou deux nuits. Trentinian s'en fut à la 
Place, et notre protégée nous remercia. 

Cette bonne action accomplie, nous reprimes le 
chemin de nos boues. L'automobile était encom- 
brée de victuailles que Fauquet-Lemaître surveil- 
lait, Paccaud s'extasiait sur le bain que nous 
avions pris, le général me recommandait de ne 
pas trop secouer les cartons que j'avais sur les 
genoux, et qui contenaient les jouets pour les 
petites filles.. Nous retrouvâmes les gamines aux 
aguets, sur le seuil de la maison, cheveux flottants 



LA 89» DIVISION TERRITORIALE 105 

l'une blonde et Tautre rousse, jambes nues, déli- 
cieuses de fraîcheur. 

Le réveillon fut succulent. On ne dira jamais 
assez Fimportance que le soldat donne à la bonne 
chère. 11 a grand appétit, et peu de sujets de con- 
versation. On s'inquiète pendant des jours de la 
dinde truffée, et Ton s'en souvient une semaine. 

Cette semaine-là, je fus halluciné par la lucarne 
de la soupente où je couchais. A Oostvlesteren, 
j'étais moins bien logé qu'à Loo. Le général habi- 
tait chez le secrétaire de la mairie, père des deux 
petites filles, une confortable maison, sur la place 
de l'église. De l'autre côlé de la ruelle se trou- 
vait un marchand de vin, il m'avait accueilli 
dans son grenier. Par rapport à mon grabat, 
la lucarne, mon ennemie, était dans la direc- 
tion des tranchées allemandes. De mon oreiller, 
je voyais les lueurs des pièces; on nous bombar- 
dait sans répit, les projectiles arrivaient à une 
portée de pierre du village. Croyez-vous aux pres- 
sentiments? Dès le lendemain de Noël, la certitude 
s'imposait à mon demi-sommeil, qu'un obus entre- 
rait par l'œil-de-bœuf , et viendrait éclater sur mon 
lit. L'obus a fait exactement ainsi que je l'avais 
prévu. 

C'était le 8 janvier 191S. Vers neuf heures du 
soir, je commençais de me dévêtir, lorsqu'on 
m'appela chez le général. Je le trouvai dans son 
bureau, où s'attardaient Paccaud et Fauquet- 
Lemaitre. 



1 



106 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

— Une minute, me dit Trentinian, j'achève ce 
rapport, vous le copierez. 

Mes camarades m'oÉfrent un verre de whisKy, 
j'accepte, j'en suis gourmand. Le verre en main, 
tandis que la plume du général écorche le^ papier, 
nous parlons à voix basse devant les cartes d'état- 
major, où le ventre dTpres s'arrondit, souligné 
au crayon rouge. 

Brusquement nous demeurons immobiles tous 
les quatre. 

— Il n'est pas tombé loin, celui-là, observe 
Paccaud. 

Le second tombe plus près, et je n'ai que le 
temps de vider mon verre, le troisième se déchire 
— iî'est le mot juste, nous n'avons pas entendu 
son approche — dans ma soupente, sur mon lit, 
renversant la maison du marchand de vin et en 
projetant les murs jusque dans la pièce où nous 
sommes. Le souffle, formidable, ouvre d'abord 
notre fenêtre. Je me souviens d'une colonne' de 
fumée malodorante, puis les lampes s'éteignent, 
des cris retentissent, des voix puériles appellent, 
le plafond semble s'écrouler sur moi, des pierres 
dégringolent. 

— Où ètes-vous, mon général? 
Et il me répond : 

— Par ici, j'ai les enfants. 

Je Fai retrouvé dans le couloir. Il tenait sous 
chacun de ses bras une des fillettes, et nous avons 
gagné les champs voisins, nous mettant hors de 



LA 89* DIVISION TERRITORIALE 107 

Taxe de tir, tandis que le secrétaire de la maixne, 
en manches de chemise, son chapeau haut de forme 
sur la tète, courait de-ci de-là, fou d'inquiétude 
paternelle, suivi de sa femme en camisole. 

Les bombes pleuvaient sur le village, quinze 
chevaux furent tués dans leurs écuries, des masures 
s'effondraient. On apercevait à Thorizon une clarté 
bleue. On comptait jusqu'à quarante-cinq. A partir 
de trente le hurlement de Tobus élait perceptible, 
à quarante on avait peur, à quarante-cinq la défla- 
gration se produisait. Dans les bras de Tréntinian 
les petites filles demeuraient rieuses. Le général 
ne voulait pas les lâcher. Paccaud, Fauquet- 
Lemaitre, l'interprète qui nous avait rejoints, et 
moi-même, nous le suppliâmes en vain de se 
décharger de son fardeau. 11 s'y refusa tant qu'il y 
eut du péril, et je n'ai rien contemplé de plus 
émouvant que ce vieillard si calme et ces deux 
petites filles joyeuses devant la mort. 

De ma maison, de la soupente, de tout ce que je 
possédais, il ne resta que des pans de mur et mon 
casque dé dragon troué par les éclats. Je garde 
cette relique. Elle ne me rappelle aucun héroïsme, 
mais le sourire délicieux des gamines, qui levaient 
leurs petits visages vers mon maitre. 

Le matin de ce jour, nous nous installâmes chez 
le docteur du village,' dans une villa sur la route 
qui va d'Oostvlesteren à Woesten. On mit une pail- 
lasse dans le vestibule, ce fut désormais mon logis. 
Personne ne voulait plus de moi, parce que, à Loo 



108 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAraE 

déjà, la maison des vieilles demoiselles avait été 
détruite le lendemain de mon départ, et vous 
connaissez l'axiome : jamais deux sans trois. On 
disait : 

— Binet-Valmer n'a pas de chance, garons-nous ! 

Beaucoup de ceux qui me raillaient sont morts 
à l'heure où j'écris. 

L'incident m'atteignait dans ma bourse. Il y 
avait beau temps que ma réserve d'or s'était 
épuisée. Le générc^l me prêta un peu d'argent, et 
l'on demanda pour moi au dépôt du 27® dragons 
un manteau de cavalerie, un casque, tout un uni- 
forme. Me voilà donc équipé aux frais de l'Etat. 
Je ne me sens plus un amateur, mais presque un 
soldat de métier. Le plus souvent que je peux, je 
retourne aux tranchées. J'y passe la nuit. Il faut 
que je sois de retour à l'aube, le général monte à 
cheval de grand matin et je l'accompagne. Nous 
rentrons vers dix heures. M. de Puymaigre apporte 
son inévitable serviette. Dans le bureau, j'assiste 
aux délibérations en qualité de secrétaire. On 
déjeune. L'automobile nous emmène au corps 
d'armée, parfois jusqu'à Gassel, plus rarement à 
Dunkerque. A six heures du soir je suis libre et 
j'ai de longues conversations avec le docteur, ce- 
pendant que Paccaud fait un doigt de cour à la fille 
charmante de notre hôte. 

Le docteur, type accusé de Flamand solide, 
haut de taille, large des épaules, studieux, réfléchi 
et honnête, a tout perdu dans la bagarre. Il possé- 



■*ÏB^ 



LA 89« DIVISION TERRITORIALE 109 

daît, avec son frère^ une grande brasserie à 
Reninghe. Or, Reninghe est sur la ligne des tran- 
chées de soutien, et les Allemands se servent du 
clocher pour leur tir de réglage. La malheureuse 
bourgade est à demi évacuée. Ses quelques habi- 
tants vivent au fond des caves..Le frère du docteur, 
un homme âgé, souffreteux, rhumatisant, refusait 
de quitter sa fortune écroulée. Il n'avait plus de 
servante, plus de cuisine, il vivait comme une 
bête dans une caverne, et s'obstinait. 

— Ah ! qu'ils me tuent, disait-il, ce sera fini! 
Et le docteur : 

— Ils ne pourront jamais nous rembourser! 
J'ai de la compassion. Ne suis-je pas atteint, 

moi aussi, dans ma fortune? Ceux qui sont restés 
à Paris, mes confrères, les malades, les habiles, 
continuent d'écrire, prennent notre place, et quand 
nous reviendrons, si nous revenons, faudra- t-il, 
après tant de combats, recommencer l'atroce 
bataille du pain quotidien? Nous nous sommes 
habitués au danger de mourir. Son émotion n'ac- 
capare plus tout notre esprit. Aux heures de repos, 
tandis que je devise avec le docteur, je sais que 
nos hommes parlent comme nous de leur per- 
sonnel avenir, des efforts de jadis, et, flairant la 
ruine, s'inquiètent, se désespèrent. L'un d'eux, 
hanté par la mélancolie {censuré). On Tenterre 
sans lui rendre les honneurs, lugubre spectacle. 

La pluie ne s'arrête pas. Pendant les quatre jours 
où ils ne sont pas aux tranchées, les bataillons 



1 



110 . MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

cantonnent dans les granges, où fermente le foin 
entassé. Une allumette tombe, l'incendie se déclare. 
Toute la compagnie est sans abri, dans la boue, 
sous le vent qui fait rage. Et nous n'avons même 
plus la distraction du drame. Les Allemands ont 
cessé leurs coups de boutoir et nous n'attaquons 
pas. Nous montons la garde, factionnaires épuisés. 
On organise des séances récréatives. Le chanson- 
nier Bolrel nous rend visite. Les hommes repren- 
nent en chœur le refrain. Mais quelle lassitude 
dans les yeux, lorsqu'ils quittent Téglise où nous 
les avions réunis ! Près de nous, dans l'armée belge 
avec laquelle maintenant nous sommes en liaison, 
quelques soldats refusent de monter aux tranchées. 
On les fusille. Et les jours et les semaines passent, 
sans que les territoriaux français aient à rougir 
d'une telle lâcheté. 

Ils prennent une allure épique, les épaules 
recouvertes de la toile de tente, le fusil en ban- 
doulière, la lourde canne à la main. Quand ils 
partent pour la relève, je les accompagne quelques 
moments, je les regarde s'éloigner, leur démarche 
est pesante. On dirait qu'ils s'enfoncent peu à peu 
dans le marécage, ils font corps avec lui. Quand 
ils descendent de la relève, ils sont des blocs de 
boue, et leur âme elle-même semble enlizée. 

Elle s'éveilla aux premiers jours du renouveau. 
Il est tardif dans les Flandres, mais d'une incroyable 
puissance sur le cœur qui échappe à la brume. 
Point de floraison somptueuse, des bourgeons dis- 



LA 89* DIVISION TERRITORIALE 111 

crets, de pâles calices dans Therbe qui se redresse, 
et Todeur de la boao se transforme. Des parfums 
très doux se mêlent à la brise. La haie verdit, le 
boqueteau rougeoie, le crépuscule verse des pier- 
reries . dans ,1e lit des inondations. Le raartin- 
pêcheur se hâte sur le canal, et le rossignol com- 
mence d'appeler nos souvenirs. Alors, toute la 
division fut saisie par le regret d'amour. Les 
lettres tremblaient dans les doigts noueux, les 
yeux étaient pleins de larmes. Ah 1 femmes loin- 
taines, comme nous vous avons désirées, et si 
tendrement! Nos paysans vont deux par deux sur 
la route. Ils échangent des confidences : « On était 
heureux! Une bonne femme, bien travailleuse, et 
honnête. ». En es-tu sûr? Du désir et de l'absence 
naissent les jalousies. Les bourgeons éclatent, les 
feuilles se déroulent, certains midis sont presque 
tièdes. La sève monte dans les hommes comme 
dans les plantes. La fleur va s'épanouir. Mais que 
font-elles là-bas, les épouses, les maîtresses, les 
fiancées? La méchante lettre arrive. Sous les mots 
choisis la calomnie se dissimule, la médisance 
empoisonne. Tout à coup, le récit d'un adultère 
donne corps aux soupçons. Il suffit d'un mari 
trompé, dans l'escouade, pour que tous les maris 
et tous les amants aient la déprimante inquiétude. 
Ils souffrent, tenaillés dans leur chair, l'imagina- 
tion salie, plus fatigués par elle que par l'angoisse 
de la mort. 

Et nous les contemplions, mes camarades Tha- 



n 



112 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



raud et moi, romanciers aux aguets, frémissants 
de pitié. 

Les deux frères Tharaud, les auteurs de Dingley^ 
nilustre écrivain^ et d'autres grands livres que 
j'aime, ces lauréats du prix Concourt, remplis- 
saient à la 89®, les emplois les plus modestes. 
Le cadet était vaguemestre, Faîne cycliste de l'état- 
major. Je pense que c'est la noblesse des artistes 
français, des hommes de lettres habitués à la puis- 
sance du verbe, cette facilité qu'ils ont eue, cer- 
tains d'entre eux du moins, à rentrer dans la foule 
anonyme, à servir dans le rang. Les Tharaud y 
gardaient leur sens critique, leurs dons acérés 
d'observateurs. Ils sont un peu plus jeunes que 
moi, approchant de la quarantaine. L'aîné, que je 
voyais quotidiennement, devint très vite mon ami. 
II est de petite taille, bien fait dans sa maigreur, et 
son visage rasé cache dans ses plis une agréable 
ironie. Les yeux sont vifs, intelligents, l'esprit 
rapide, net, capable d'envolées. Je m'attarde à le 
décrire. Je vois en lui et son frère des prosateurs 
qui seront célèbres demain, si quelque brutal acci- 
dent ne prive pas la France de cette richesse. 

N'est-ce pas admirable que notre patrie se soit 
ainsi exposée tout entière, jusque dans ses poètes, 
et dans une égalité déconcertante, à mourir pour 
ne pas être vaincue? N'est-ce pas affreux qu'elle y 
ait été contrainte? C'est magnifique et imbécile. 
La niaiserie de la guerre nous est apparue au pre- 
mier printemps. 



LA 89» DIVISION TERRITORIALE lia 

Que des armées à la solde des rois se combattent, 
c'est jeux de prince et ne manque pas de splen- 
deur, mais vers quel destin entraine les nations la 
démence qui les possède aujourd'hui? Il a fallu 
des siècles patients pour construire la maison 
humaine, elle n'est pas tellement solide qu'on 
puisse y mettre la torche et ne brûler que les 
meubles, les murs eux-mêmes sont ébranlés. L'ar- 
dent patriotisme des frères Tharaud et ma jeune 
ferveur française nous permettent encore l'enthou- 
siasme, nous vibrons d'allégresse en évoquant les 
titanesques batailles aux noms de fleuves, et 
l'agresseur repoussé, et la patrie sauvée. Nous 
baissons la tête, quand nous pensons à l'avenir 
des hommes, quels que soient en fin de lutte les 
vainqueurs. 

— Nous retournons à l'âge des cavernes, me 
dit mon ami Tharaud. 

— Peu m'importe, la caverne que je défends 
contient le trésor de ma race. 

Yoyez ces rêveurs qui s'évadent ! lis heurtent à 
la porte du palais des idées, et, leur prêtant l'oreille, 
ils n'écoutent pas le vacarme des artilleries, tandis 
qu'ils s'avancent côte à côte, dans la lumière du 
soir, sur la route de Boesinghe. 

Nous allions souvent à ce village pour nous rap- 
procher des tranchées. C'était le quartier général et 
le poste de combat du colonel Bouché, qui com- 
mandait l'une de nos brigades. Il habitait un petit 
château dans un beau parc dévasté. La bâtisse 

8 



' i-'wl 



114 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



avait peu souffert. A peine la façade était-elle 
écornée. Mais, chaque jour, un obus creusait son 
trou sur la berge de Tétang où se reflétait la gra- 
cieuse architecture. Un noble cygne, d'une blan- 
cheur éclatante, régnait, solitaire et farouche, sur 
les eaux immobiles. 

Une fois de plus nous lui rendîmes visite. Dès 
qu'il nous aperçut, il gonfla les plumes de ses ailes, 
et, courroucé, ses pattes ramant avec force, arquant 
son cou royal, il vint pour nous combattre, gardien 
exaspéré de la solitude. Il méprisait les hommes. 

Peut-être Tont-ils tué quelques semaines plus 
tard, le 22 avril 1915, quand ils empoisonnèrent 
la nature par Tinfecte vague de leurs premiers gaz 
asphyxiants. 

Debout sur le perron, un grand vieillard con- 
struit en force, puissant et tassé, le colonel Bouché 
nous regardait sévèrement. 

— Vous direz au général de Trentinian que 
l'ennemi travaille toujours, la nuit, devant nos 
lignes. 

Travaux abominables! L'Allemand prépare les 
réservoirs et les casemates d'où partiront les fu- 
mées mortelles. 

Nous avons transmis les paroles du colonel. Le 
général avait déjà rendu compte en haut lieu de 
ces bruits suspects. On n'y attacha pas grande im- 
portance. Pouvait-on imaginer ce qui devait se pro- 
duire? Nous n'avions pas encore pour l'humanité 
le mépris que lui témoignait le beau cygne furieux. 






LA 89« DIVISION TERRITORIALE 115 

Ah! guerriers, est-ce pour de telles ignominies 
que vous avez asservi le génie des hommes ? Et 
pourtant, parmi vous j'ai trouvé des figures ornées 
de vertus qui n'étaient pas seulement belliqueuses. 
Tel le colonel Bouché. A l'École de guerre, il fut le 
maître du général Foch. Des générations d'offi- 
ciers lui doivent leur science. Les remous de la 
politique, je ne sais quel incident, lui firent quitter 
l'armée. A la mobilisation, il reprit l'uniforme, 
ayant atteint la limite d'âge. Et lui, dont les doc- 
trines inspiraient l'esprit de nos grands chefs, il 
n'avait à ses ordres qu'une brigade territoriale. 
Souvent malade, en dépit de sa rude stature, domi- 
nant les pires douleurs, se faisant porter sur les 
lignes, il travaillait sans répit, comme s'il com- 
mandait à tout une armée, et ce labeur acharné 
n'était au service que du devoir. Quelle récompense 
pouvait-il attendre ? On l'a nommé général. Son âge 
le met au seuil de l'infini qui limite toutes les am- 
bitions. Mais, pareil au vieil artiste qui donne à 
son œuvre sa dernière veillée, il aime d'un amour 
étemel la science à laquelle il consacre sa vie. Et 
cette science est aussi un art. Pour se l'assimiler, 
il faut la passion. 

Au château d'Elverdinghe, cette passion, cette 
foi, avait son temple. L'état-major du XX® corps 
et des divisions de fer s'y était installé. Je me rap- 
pelle la grande allée qui tourne, les arbres cente- 
naires dont les branches unies forment une voûte 
impénétrable aux regards des avions, les pelouses 



1 



116 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIKE 

soignées, la chapelle, les sentiers où je voyais se 
promener, absorbés par la pensée, les jeunes colo- 
nels des régiments de Nancy. Ont-ils pris garde au 
maréchal des logis qui faisait les cent pas dans la 
cour, ayant sous le bras les rônes des deux che- 
vaux qui le suivaient? Des heures, j'ai attendu mon 
chef. Sur le sable, les automobiles glissent. Elles 
semblent moins bruyantes dans ce domaine du 
silence. Parfois, je jette les brides à un planton, je 
gravis les marches, je pénètre dans Tombre du 
vas le hall. On parle à voix basse, les gestes sont 
i-lapides, aucun etfort, aucune minute ne sont per- 
dus. Hautain, sec, précis, le général Fewy sort de 
son bureau. Un chef de bataillon l'accompagne et 
médite. Le divisionnaire passe devant nos saluts. 
Les estafettes, échauffées par la course, se calment 
dès le seuil franchi. Il faut songer à une église. Le 
tumulte des instincts y conduit le iidèle, et le re- 
cueillement du sanctuaire le force à reprendre 
celte maîtrise de soi qui dissipe le brouillard des 
idées. Nous sommes à trois kilomètres des bat* 
teries allemandes, mais l'atmosphère est tellement 
paisible qu'elle crée la sécurité. Tous les visages 
ont de l'orgueil et semblent dire : 

— Ici, le 20® corps! 

Au fond du vestibule apparaît le général qui 
commande : Balfourier. 

Tous les yeux se tournent avec affection vers 
l'élégante silhouette. On croirait un officier du 
second Empire. La culotte rouge bouffe un peu sur 



LA 89» DIVISION TERRITORIALE 117 

les longues jambes, le dolman pince la taille, la 
tète, petite, a de la crânerie, avec cette barbiche, 
cette moustache et ces cheveux blancs. Le silence, 
déjà si profond, augmente. 

Auprès de Balfourier, Trentinian parait un ner- 
veux. L'un et Fautre attirent Taffection des hom- 
mes qui les approchent, mais Trentinian est colo- 
nial, il a de la fantaisie, Balfourier incame l'âme 
des Lorrains. Quand le général Foch a quitté le 
20® corps, il a choisi son successeur. Si nous ne 
savions que cela, nous devrioi^s nous incliner 
devant Théritier d'une gloire si parfaite. Pendant 
les dix mois que j'ai passés sur TYser, j'ai vécu 
dans la société des troupes qui l'adoraient. Il con- 
naissait les mots qu'il faut dire pour s'emparer du 
cœur des soldats. Il les nommait « ses enfants ». 
Rien ne lui échappait de leur psychologie. Je l'ai 
entendu recommander à Trentinian de ne jamais 
inspecterles cantonnements de repos au lendemain 
de la relève : 

— Tu trouverais tes hommes de méchante hu- 
meur. 

Us se tutoyaient, ils étaient camarades de pro- 
motion. 

— Attends qu'ils se soient lavés et qu'ils aient 
dormi. S'ils sont reposés et propres, ils auront 
plaisir à te recevoir. 

Il aurait pu ajouter que « ses enfants » le 
voyaient en première ligue chaque jour, que son 
automobile était remplie de boîtes de cigares et que 



118 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

sa justice, pour être impitoyable, n'était que plus 
exacte. J'ai beaucoup interrogé les chasseurs du 
20« corps et les fantassins des régiments épiques. Ils 
grognaient. C'est inévitable. Parlez-leur de Bal- 
fourier, le visage s'éclaire : 

— Ah! celui-là... 

Il les a conduits dans l'Artois, il était h leur 
tête quand ils arrêtèrent l'Allemand, à Verdun, en 
février 1916. Il tira d'eux le maximum de rende- 
ment, il les avait magnifiquement entraînés. Dans 
les Flandres, je fus témoin de l'amour qui naissait. 

— Viens déjeuner avec moi dimanche. Amène 
ton porte-fanion. 

Dans le salon vitré, on mangeait par petites 
tables. Il y avait moins de liberté^ moins de désin- 
volture mondaine que chez le général Mangin. On 
restait moins longtemps à bavarder, et les préoccu- 
pations du service n'étaient pas absentes. La cour- 
toisie dont je fus entouré me laissait néanmoins à 
ma place de maréchal des logis, tandis que chez le 
général Mangin j'étais avant tout un hôte et un 
écrivain . 

Après le repas, Balfourier emmena Trentinian 
et moi dans un autre salon où nous fumâmes les 
précieux cigares. D'une voix douce, insinuante, 
sans avoir l'air un instant de donner un ordre, le 
général Balfourier indiqua au général de Trenti- 
nian ce qu'il attendait de la 89® division territo- 
riale. Trentinian comprend vite, trop vite. Balfou- 
rier reprend, corrige. Je suis avide de les entendre. 



' c 



LA 89* DIVISION TERRITORIALE 119 

Les deux races militaires sont en présence. Voici 
l'inspiration et voici la méthode. 

La semaine qui suivit, je fus en face de leur 
maître à tous deux, Thomme qui échappera à la 
critique parce qu'il eut de la présence : Jofifre. 

On devait remettre au général Balfourier la 
cravate de commandeur, à d'autres généraux des 
craix. Ils étaient quatorze, rangés sur une seule 
ligne dans la rue de ce village où nous étions con- 
voqués. Les journaux illustrés ont reproduit la 
scène. Il y avait là toute la gloire des armées de 
Belgique. 

Une automobile s'engouffra dans la ruelle. 
Ouvrant la portière, un homme agile et saccadé, 
sauta sur le sol : Foch. 

Les généraux mirent sabre au clair ; et, pesam- 
ment, déplaçant une jambe, puis l'autre, appuyant 
fort sur le marchepied, le général Joffre, en tu- 
nique bleu horizon, ce qui augmentait sa corpu- 
lence, avec la culotte et le képi rouges, les épaisses 
jambières, descendit de voiture. Il s'arrêta. Les 
généraux demeuraientimmobiles.il les regarda. 

II n'y avait plus que lui devant nous. 

Baissant les paupières, il tourna la tête vers son 
officier d'ordonnance qui tenait une feuille de 
papier et des coffrets. Puis il s'avança vers le 
général Balfourier. A deux pas, il s'arrêta de nou- 
veau, et de nouveau regarda longuement devant 
lui, comme s'il ne connaissait pas le commandant 
du 20" corps, ou comme s'il voulait mieux le con- 



1 



Ui) MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

naître. Je ne crois pas qu'il ait prononcé les mots 
sacramentels. Pourtant j'étais à quelques mètres. 
Il a tendu lourdement la main au général. Il s'est 
approché davantage, il a épingle la cravate, iladonné 
l'accolade. 11 fit ainsi avec tous ceux qu'il déco- 
rait. Il fut simple et comme endormi dans sa puis- 
sance. Et je me répétais l'ordre du journapoléonien 
qui a précédé la Marne, je me rappelais la confi- 
dence de cet officier du Grand Quartier Général : 
« Pendant la retraite, le général JofFre a toujours 
bien dormi. » Je me disais en moi-même : la volonté 
de cet homme décide des offensives, suscite les mas- 
sacres, est maîtresse de nos existences et des larmes 
de ceux qui nous aiment, et il est bien qu'il ait 
cette apparence de bloc solide. Il porte le fardeau 
et il ne se voûte pas. A-t-il du génie? Qui appré- 
ciera? Le destin nous a donné, à nous, nation 
impressionnable et nerveuse, un chef qui savait ne 
montrer que des gestes calmes et graves, un regard 
voilé et qui appuie, une ample poitrine, de la 
pesanteur, et, soyons juste, de la majesté. 

La cérémonie terminée, Joffre entra dans une 
maison. Il y reçut les généraux, l'un après l'autre. 
Entrevues secrètes. Je contemple la façade. De quoi 
parlent-ils ?... 

L'armée, elle, ne parle que de la G. 0. P., la 
grande offensive du printemps. Nous savons que 
le 20* corps va quitter Elverdinghe pour aller 
au repos, avant de combattre en Artois où les 
troupes se concentrent. Un nouvel espoir nous 



LA 89* DIVISION TERRITORIALE 121 

anime. Ce mois d'avril 1915, on commence de pré- 
dire la fin de la gi^erre pour une date rapprochée. 
Trentinian, Paccaud et moi, nous nous désolons 
d'appartenir à une division qui ne sera pas em- 
ployée dans un assaut que nous pensons suprême. 
Nous avons quitté Oostvlesleren pour Woesten qui 
est plus à Test, et cela aussi nous fait de la peine : 
nous nous étions attachés à nos hôtes. J'avais pris 
du goût pour mes discussions avec le docteur. Pes- 
simiste, il ùe croyait pas à notre triomphe, il me 
montrait nos bataillons harassés, et il me disait : 

— Us n'en peuvent plus ! 

Je l'ai entendue souvent, cette phrase, je l'ai 
prononcée souvent, tout bas, pour moi-même; 
puis, les jours ont pass^, et j'ai pu. 

Mais vraiment, nos territoriaux sont las. Une 
seule brigade tient les tranchées, l'autre s*ins- 
truit. Déjà le métier se transforme. Les dracken 
s'élèvent dans le ciel. Le bleu horizon a remplacé 
l'ancienne tenue. Le mortier de tranchée lance son 
projectile qui zigzague, le canon de 37 envoie 
vingt obus par minute, il faut jeter loin la grenade, 
le tiers de l'effectif doit connaître la mitrailleuse, 
et l'étude fatigue ces hommes qui sortent à peine 
des boues de l'hiver. 

Allons! encore un peu de patience, la G. 0. P. 
va réussir; au mois d'août, nous serons sur le Rhin, 
à Noël dans nos foyers. 

La fièvre s'empare des états-majors. L'activité 
augmente. Les avions se multiplient. Fauquet- 



12-2 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

Lemaître les reconnaît et les nomme, il bâille 
moins. M. de Puymaigre porte une serviette plus 
volumineuse. Le capitaine Jamont est certain 
d'avoir gagné le pari qu'il fit avec moi : la guerre 
ne durera pas trois années. Le docteur Linarès 
semble tout guilleret. A Westvlesteren, les troupes 
d'Afrique viennent cantonner. A Poperinghe, les 
Anglais fourmillent. Sur notre droite, le 20*^ corps 
cède la place aux divisions britanniques. La 87* divi- 
sion territoriale, notre sœur bretonne, se retire 
aux environs de Bergues. Depuis que Jofifre a passé, 
larmée est plus vivante. Seuls, nos paysans 
. . . {censuré), . .Cette agitation leur fait détester 
le pays où ils stagnent. Je vous les ai dépeints, 
souffrant de jalousie. Elle s'est apaisée, matée par 
la discipline qui envahit même le cœur; un autre 
sentiment les possède : on est injuste avec eux. 
S'ils ont désiré leurs femmes, elles les ont désirés 
également. Ils ont reçu des épîtres pleines d'an- 
goisse et de reproches, on leur a parlé des embus- 
qués dont la province est pleine, des territoriaux 
de l'intérieur, on leur a dit : 

— Pourquoi êtes-vous là-bas, tandis qu'ils sont 
ici? 

Les mauvaises têtes, les intrigants, s'adressent à 
leurs députés qui essaient d'intervenir. Ils ne réus- 
sissent pas, mais ils promettent. On se montre les 
billets qu'ils eurent le tort d'écrire . . {censuré) 



"T*^ 



LA 89» DIVISION TERRITORIALE 123 

Oui, il est bien que Joffre soit un homme mas- 
sif. Tous les mécontents doivent Tassaillir. On 
peut le presser, il est trop pesant, il ne bougera 
pas. 

Néanmoins (censuré) 

quand nous arrive Tordre de reJève; la 

87* division monte en ligne, nous nous rendons à 
Esquelbecq, entre Bergues et Cassel. 

Quelle joie ! En un moment ils oublient. Adieu 
moulins à vent déchiquetés, plaines tragiques, ca- 
naux pestilentiels, marécages oti Ton pensait mou- 
rir. Ils n'entendront plus siffler la balle, s'écraser la 
torpille, se déchirer l'obus ; ils dormiront, ils auront 
des lits. Pour eux, la campagne semble finie, et des 
rumeurs se propagent : la tâche est terminée, 
le devoir accompli, nous irons à Marseille, à moins 
que cène soit en Algérie ou sur le littoral du Maroc. 
Les plus faibles {censuré) 

Et certaines lettres que j'ouvre au cabinet noir 
officiel, si elles vantent les exploits passés, déclarent 
que maintenant .... [censuré) .... Ils sont 

rentrés en France, (censuré) ....... 

Ressaisis par l'amour du sol et des végé-^ 

tations, ils s'intéressent aux travaux des champs; 
ils recommandent à leur épouse de bien soigner la 
vache et' les porcs. 

— Je vais revenir. 

Pauvres gens! 

Esquelbecq est un joli village, son église a de la 



^ 



124 MÉMOIRES D'UN ENaAGÉ VOLONTAIRE 



beauté, son château date du xvi' siècle. Dans le 
jardin à la française, mon ami Tharaud et moi 
nous philosophons tout le jour. Que sera l'avenir? 
Après tant d'épreuves notre race pourra-t-elle 

reprendre son équilibre ? [censuré) .... 

Pourront-ils résister, ces 

esprits frustes, aux émotions qu'on leur impose? Si 
nous ne perçons pas en Artois, tout sera à recom- 
mencer. La vache et le porc auront le temps de 
mourir avant que le paysan ne soit revenu. La 
femme se lassera d'attendre, l'homme oubliera sa 
tendresse, et le foyer que la vie commune avait 
construit aura des lézardes, s'il ne s'écroule pas. 
Mais ce lucide Tharaud me montre les allées : 

— Voyez ce jardin! Sa belle ordonnance a 
résisté à toutes les invasions. Il en sera ainsi de 
la famille française. 

Dieu veuille! 

J'ai quitté la 89® division territoriale au mois de 
mai 1918, pour suivre le général de Trentinian. 
Nous étions partis des Flandres la veille du jour 
où les gaz asphyxiants anéantirent nos camarades 
bretons. Dans le Soissonnais, Trentinian reçut la 
nouvelle qu'il était affecté à la 21* région. Je l'ac- 
compagnai ainsi que Paccaud. Fauquet-Lemaître 
resta à Tétat-major qu'il laissa bientôt pour un 
régiment de cuirassiers à pied, ensuite pour l'avia- 
tion. 

Avant.de fermer la page sur mes souvenirs de 
l'Yser, je cherche une émotion qui résume» Sans 



LA 89« DIVISION TERRITORIALE 125 

doute n'avons-nous pas accompli d'actes exception- 
nels au pays des boues,, des brouillards et des rares 
couleurs. Notre souffrance n'eut pas de relief. Mais, 
là-bas, je me suis mêlé à la nation plus intimement 
que durant mes séjours dans l'armée active. Au 
milieu des jeunes soldats de France, j'ai subi 
l'atmosphère des combats, j'ai changé de caté- 
gorie sociale, j'ai cru devenir uniquement un guer- 
rier. Au milieu de nos territoriaux, coude à 
coude avec ces gardiens de frontière, dans les 
longues heures de la faction sans gloire, j'ai senti 
pénétrer eu moi le sang de la patrie retrouvée, et 
j'ai écrit à Maurice Barrés cette phrase qui me 
paraissait toute simple, mais qu'il a trouvée émou- 
vante et qu'il a généreusement reproduite dans son 
œuvre : 

« Nos soldats sont admirables, nous nous aimons 
tous. » 



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TROISIÈME PARTIE 



LES AUTO-MITRAILLEUSES DE CAVALERIE 



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CHAPITRE PREMIER 



RETOUR A PARIS. LES ÉCOLES DE MITRAILLEUSES 



Après un séjour de quelques semaines à Chau- 
mont, dans la région du 21* corps, le général de 
Trentinian fut atteint par la limite d'âge. Déjà nous 
nous étions séparés de Paccaud qui avait rejoint 
le 27® dragons. C'est ainsi : on s'égaille, et cela 
déchire de perdre un frère d'armes. Il s'en alla, les 
larmes aux yeux. Mon chev9,l Lulu me fut enlevé 
également. Je ne suis pas très sûr de n'avoir point 
pleuré. La mélancolie me rendait indifférent aux 
belles forêts où nous galopions, le général et moi, 
montés sur les petits pur-sang, promenant nos 
pensées nostalgiques. {Censuré) 



. . . Je n'exagère pas : {Censuré) 

Et la première année de la guerre 

n'est pas finie ! 

Les habitants de Ghaumont ont râmè si haute 
qu'ils acceptent, et ne veulent que la victoire. Je 
me suis assis è. leur table, je les ai écoutés qui san- 
glotaient, je ne les ai jamais entendus se plaindre. 
Pour beaucoup cependant la douleur se double 

9 



'^^ 



130 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



d'anxiété. Ils ne sont pas tout à fait certains que 
le fils soit mort. « Disparu », quel mot est plus 
terrible? On a vu partir ce jeune homme rayon- 
nant de santé, si frais, si joyeux, si clair. Au coin 
de la rue, il a tourné la tête, et son visage riait. Et 
puis... et puis.,, il est comme tombé dana un trou 
noir, comme absorbé par le vide, et on ne sait 
pas, on ignore... Pas même une tombe. Il semble 
que si Ton avait embrassé »on cadavre, on se serait 
accoutumé à Tidée. Mon, il étidt au coisi de la rue, 
et puis, voilà... plus rien... 

Et je m'indigne quand ce petit secrétaire^ au 
bureau de la région, tremble d'être forcé de 
rejoindre le front. Acelui4à,la guerre fut aimahle. 
Il trouva moyen de se marier à (^aumemi^ il y 
pasa»e sa lune de miel ; il est fort intelligent^ il 
rend des services, mais, tout de même! comment 
peut-il» heureux daus sou ménage, ayant moins 
de trente ans, regarder touft ces voiles de crêpe 
qui flottent sur les routes, le dimanche, lugubre 
floraison de ce mois de mai tragique? Comment 
peuvent-ils? Ils sont légion. 

A côté d'eux, dans les dépôts, à Langres où se 
trouvent les chasseurs, dans toute la province, des 
adolescents se préparent, s'entraînent, s'acharnent, 
disciplinés et patients, avec une gravité que je n'ai 
pas rencontrée chez les soldats de 1914. La jeune 
clause est d'une qualité magnifique. Ils arrivent 
des quatre coins de la France. Mêlés aux Lor- 
rains, ils se transforment, et, si par hasard on 



■7«i- 



RETOUR A PARIS 131 

incorpore un fantassin dans un bataillon de chas- 
seurs, en quinze jours, ayant revêtu Tuniforme 
sombre, il devient un homme d'élite. 

J'ai subi l'atmosphère. Moi aussi, j'ai voulu m'ins- 
truire, me préparer, m'entraîner. On m'autorisa à 
suivre des cours de mitrailleur. Ils furent inter- 
rompus parle départ du général de Trentinian. 

— - Qu'allez-vous devenir, mon pauvre Binet- 
Valmer? 

— Je ne sais trop, mon général. 

Je reçus l'ordre de rentrer au dépôt de Ver- 
sailles^ L'aventure tourne mal. Tant que j'ai vécu 
près d'un général, sous sa protection ou dans son 
intimité, j'ai trouvé des gens qui me connaissaient 
de nom, ma naturalisation leur paraissait louable, 
ils s'intéressaient à mon sort, ils étaient déférents. 
J'arrive au dépôt, vêtu en maréchal des logis; je 
n'ai pas même mon brevet de chef de peloton, et je 
ne, vais plus être Binet- Valmer, mais Binet tout 
court, un sous-officier quelconque, distingué seu- 
lement par ses cheveux qui grisonnent. A coup 
sûr, la Légion d'honneur et la croix de guerre 
m'éviteront certains ennuis, mais il faudra vivre 
au quartier, et pour combien de temps? 

— Tâchez de changer d'arme, me dit le com- 
mandant du dépôt. Ici, vous attendrez des mois. 

Comme c'est facile 1 D'abord je suis très myope, 
puis mauvais marcheur ; ensuite, ma classe m'en- 
verrait dans la territoriale, et je n'en veux pas; 
enfin, j'ignore le métier de fantassin et j'ai trop 



132 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

fait la guerre pour ne pas comprendre qu'il ne 
s'apprend pas en quelques jours. Ah ! oui, que 
vais-je devenir? J'ai des remords. J'aurais dû négli- 
ger le pittoresque, m'engager comme tant d'autres, 
faire mes classes, entrer dans la famille d'un régi- 
ment. Me voilà sur le pavé de Paris, car le com- 
mandant du dépôt manifeste le vif désir de ne pas 
me voir au quartier, où je le gêne, et je n'ai pas 
le sou. 

Mais littéralement pas le sou! Un écrivain n'a 
guère d'économies. Je vous ai déjà avoué que j'avais 
dilapidé ma réserve d'or, et je ne voulais pas 
emprunter. D'ailleurs, où étaient mes amis? L'un 
d'eux pourtant me tira d'affaire. 

Vous rappelez-vous que le peintre René Préjelan 
assistait au banquet du cercle Hoche? Eh bien! 
comme on m'avait conseillé de poursuivre à Vin- 
cennes mes études de mitrailleur, j'aperçus, le jour 
que j'arrivai au fort, devant la chapelle où avaient 
lieu les cours, ce grand diable de Préjelan, qui 
m'ouvrit les bras. 

Il était maréchal des logis dans Tartillerie lourde, 
et la destinée l'avait gardé à l'arrière. Il s'est rat- 
trapé depuis : lieutenant aviateur, cité à Tordre, 
il appartient aujourd'hui à l'armée d'Orient, mais 
en juillet 1915 il se sentait plus artiste que guer- 
rier, il avait encore son appartement à Paris, et il 
dessinait. 

— Tu ne vas pas habiter ici, me dit-il. 

Je faisais triste figure, j'avais posé ma cantine 



RETOUR A PARIS 133 

à mes^ pieds, je tenais d'une main mon casque, de 
l'autre mon sabre. Je n'ai jamais été aussi empê- 
tré sur un champ de bataille. Des fonctionnaires 
m'avaient dit : « Vous logerez au quartier des 
dragons. » 

— N'y va pas! protesta Préjelan, il y a des 
punaises ! 

— Que veux-tu que je fasse? 

— Laisse, j'arrangerai cela. 

Et il arrangea toutes choses. Il connaissait les 
êtres et les moyens. Officiellement, j'élus domicile 
dans la chambre de l'adjudant Huillier, qui d'ail- 
leurs n'y paraissait jamais. On ne m'y vit pas 
davantage. 

— J'ai un divan dans mon atelier, tu coucheras 
chez moi, ordonna Préjelan. 

Gentillesse des artistes. Quand ils ne se dévorent 
pas entre eux. ils se font les uns aux autres la vie 
aussi facile qu'ils le peuvent. Rien ne leur parait 
contraire aux conventions sociales qu'ils ne recon- 
naissent pas. J'ai vécu cinq semaines sur le divan 
de cet aimable Préjelan. 

Dès Taube, je sautais dans le métro, j'arrivais à 
Vincennes pour l'ouverture du cours. Je travaillais 
ardemment, comme jadis quand je préparais 
l'externat des hôpitaux, et il me semblait rajeunir. 
La vie de bohème que je menais me rendait ma 
gaité. D'ailleurs le général de Trentinian ne m'ou- 
bliait pas. Il m'avait dit^: 

— Voulez-vous que je demande pour vous la 



.nmm 



134 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



médaille militaire ou que je vous fasse nommer 
sous-lieutenant ? 

Il appréciait trop haut mes humbles mérites. Je 
choisis d'être officier, à cause de mon âge et d'un 
projet d'avenir qui était né en moi. 

Sur les marches de la chapelle-école, j'avais ren- 
contré un sous-officier, M. de Montalembert, qui ne 
voyait rien de plus beau au monde que les auto- 
mitrailleuses. Elles ne m'étaient pas inconnues. 
A Dunkerque, le duc de Mouchy me chantait leurs 
louanges. A bord de ces engins, il s'était couvert 
de gloire, en compagnie de M. de Bourbon-Chalus. 
Sur la route de Furnes à Elverdinghe, j'avais vu 
passer à toute vitesse les voitures blindées. Le roman- 
tique et la nouveauté de cette façon de combattre 
me séduisirent. J'étais quelque peu chauffeur. Li- 
cencié es sciences, je n'ignorais pas la mécanique. 

— Voilà mon affaire, me disais-je, je pourrais 
me rendre utile, et même commander. 

Tout était à créer dans cette arme nouvelle, mon 
ignorance des règlements n'y serait pas trop nui- 
sible., et mon expérience d'estafette m'aiderait à 
conduire la section qui me serait doùnée si j'étais 
nommé sous-lieutenant. 

Les notes du général et mes états de service 
séduisirent le directeur de la cavalerie, la gloire 
de Trentinian rejaillit sur moi, ma promotion parut 
h V Officiel à la fin de juillet, et, le 8 août, j'étais 
affecté aux auto -mitrailleuses. Nous arrosâmes avec 
Préjelan cette double joie. 






RETOUR A PARIS 135 

Il m'apparaît soudain que je néglige les événe- 
ments politiques de Ift guerre. Une fois de plus, je 
répète que le métier d'historien est atrdessus de 
mes forces. Je suis né romancier. C'est un cha- 
pitre de mon roman personnel que je vous donne. 
Voilà comment vécut un écrivain pendant les 
années de la folie des hommes ! Il croyait, comme 
toute la France et toute l'armée, que la O. 0. A., 
la grande offensive d'automne, réussirait, puisque 
la G. O. P. n'avait pas réussi, et il avait souci 
« d'en être » puisqu'il n'avait pas été en Artois. 

Quel singulier mirage la bataille impose-t-elle 
à mes yeux? Toute ma mlson proteste, les divertis- 
sements des guerriers sont idiots, tout mon instinct 
me poussé vers ces lieux oii l'on meurt parce que le 
hasard a dirigé l'obus ou la balle. Et cette honte 
que j'ai déjà notée, la honte de l'arrière, me rend 
insupportable mon séjour à Paris. Pourtant la for- 
tune a changé, j'ai de Targent, j'ai quitté le divan 
de Préjelan pour une chambre confortable, les 
éditeurs sont revenus sonner à ma porte, j'ai re- 
trouvé mes amis qui flattent ma vanité par leurs 
louanges, et Billancourt, siège de l'école des auto- 
mitrailleuses, n'est pas si loin de la ville que cela 
me fatigue de m'y rendre chaque jour. Pourquoi 
suis-je malheureux? 

ïl est malheureux, le lieutenant Maton, mon 
camarade, cavalier blessé au début de la guerre, 
chevalier de la Légion d'honneur pour faits d'armes, 
et qui veut repartir à tout prix, bien que ses jambes 



ia« MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

traversées par une balle, lui rendent la marche, 
pénible. C'est un beau garçon. On l'aime. II est 
jeune et franc. Il est mort en héros, Tannée 1917, 
capitaine aviateur, ayant cinq palmes à sa croix de 
guerre, cité au communiqué de France. 

Je crois bien toucher ici le fond même de notre 
sombre inconscient. Ce n'est pas que le devoir qui 
pousse les hommes à la frontière. Le goût de se 
battre demeure. Est-ce barbarie? Quand lun de 
nous Ta perdu, il est ou un vieillard ou un pauvre 
individu si vil et si abject, si bas dans toute sa 
nature, que les femmes, ces tentatrices de lâcheté, 
se détournent, alors même que par désœuvrement 
elles se seraient données à sa triste caresse. Deux 
races sont en présence : celle des combattants et 
celle des embusqués. La noblesse des batailles est 
prouvée par les vertus de l'une. Faut-il admettre 
que l'ignominie de l'autre prouve la laideur des 
civilisations pacifiques? Eh ! je ne sais pas, maïs 
en vérité j'ai noté toute l'ignominie des jeunes gens 
à sophismes, des beaux petits jeunes gens qui sont 
bien trop intelligents pour tomber au champ 
d'honneur. 

A Billancourt, l'embusqué domine, comme 
dans toutes les écoles. J'indique ce moyen à ceux 
que cela tente : être professeur, ou bien encore 
élève, à condition de changer souvent d'étude. On 
va de camp d'instruction en camp d'instruction. 
Mais il vaut mieux professer. Avec un peu d'habi- 
leté, on se rend indispensable. Il y a beaucoup d'in- 



RETOUR A PARIS 137 

dispensables dans la banlieue de Paris. Il y en a 
également dans le centre et le midi de la France. 
Je les- regarde et me souviens d'une phrase ironique 
de mon vieux Paccaud : 

— Ne sois donc pas si pressé ! A la fin de la 
guerre seront des héros ceux qui passeront sous 
TArc de Triomphe. 

Et je me rappelle encore la parole destructrice 
du poète Laforgue : 

— Les morts vont vite ! 

J'essaie tant bien que mal de montrer notre état , 
d'âme et ses raisons. Nous étions quatre bons amis 
à l'école des auto-mitrailleuses, qui n'avions qu'un 
désir : retourner là-bas. J'ai nommé Maton, le 
plus brillant, mais le plus admirable était le lieu- 
tenant Langlamet. 

Agrégé de mathématiques, normalien, sous- 
lieutenant mitrailleur au début de la campagne, il 
a été laissé pour mort au coin d'un bois. Sorti de 
son évanouissement, il a vu s'approcher les Boches ; 
comme il bougeait un peu, ils l'ont fusillé à bout 
portant. Par miracle il a vécu, et il veut retourner. 
11 est de faible santé, malingre; son esprit clair, 
vif, ardent, habile aux spéculations les plus 
hautes, est mal servi par les muscles. Il boite, il 
se fatigue vite. Qu'importe ! il veut retourner. Un 
jour, il reçoit une dépêche : son frère vient d'être 
tué à l'ennemi. Je pense que sa mère le suppliera 
d'accepter qu'on le verse dans l'auxiliaire ou qu'on 
le réforme. Quand il revient, il me dit : 



1 



138 MÉMOIRES D'UN ENGAGE VOLONTAIRE 

— Non, ma mère est française. 

Et lui, plus que jamais, veut retourner vers ces 
lignes qui nous attirent comme Taimant les mé» 
taux sans alliage. 

Le quatrième d'entre nous a fait toute sa carrière 
dans l'infanterie de marine. Il lui manque un doigt, 
et son pied gauche appuie mal sur le sol, le tendon 
d'Achille étant coupé. En 1916, il fut fait chevalier 
de la Légion d'honneur pour belle conduite dans 
un groupe d'auto-mitrailleuses. 

Il m'est impossible, quelles que soient mes ran- 
cunes, de dépeindre la foule grouillante et laide 
qui nous entoura pendant les mois de septembre 
et d'octobre 1915; ils disent, ces intelligents : 

— Pourquoi diable voulez-vous repartir? 

Les bois de Meudon, vêtus des richesses au- 
tomnales, nous proposent leurs clairières où les 
feuilles qui tombent meurent en beauté. L'auto- 
mobile nous emporte. Derrière nous, les voitures 
blindées vont cahin-caha. Un petit exercice fait h 
la hâte sera tout le travail de la matinée, puis nous 
irons à la lisière, rêver à nos après-midi, où la 
poésie des frondaisons se changera en très réelle 
volupté. Qu'est-ce donc qui nous dégoûte? Après 
l'offensive d'automne. Maton écrit au ministre pour 
être versé dans l'aviation, je demande en vain à 
passer dans l'infanterie. Ne sont-elles pas char- 
mantes, nos amies? Pourquoi ces nuits traversées 
de cauchemars, pourquoi ce front barré le matin 
quand on se rencontre? Nous sommes devenus des 



^ - 



RETOUR A PARIS 139 

virtuoses du volant. Est-ce que cela ne nous 
amuse [pas de conduire, comme dans un steeple- 
chase, èi travers valions et fossés, la vieille guim- 
barde dont les tôles d'acier se déboulonnent? Peul- 
étre que nous sommes écœurés par ce matériel qui 
ne vaut rien ? 

C'est en septembre 4914 que notre état-major, 
instruit par l'exemple allemand, décida d'employer 
l'automobile comme arme de combat. Les pre- 
miers groupes d'auto-mitrailleuses ont rendu des 
services pendant la course à la mer, témoin ce 
3* groupe auquel je vais bientôt appartenir, et qui 
a soutenu, par le feu de ses canons de 37, la charge 
incroyable des dragons de la 8® division de cava- 
lerie, lesquels, pied à terre, maniant la lance 
comme une baïonnetto, se sont emparés du village 
de Monchy. Depuis lors, la guerre de mouvement 
ayant cessé, on aurait en le loisir de perfectionner 
l'agencement des voitures. On a dépensé beaucoup 
d'argent,_on a mis à l'abri beaucoup d'hommes tït 
un grand nombre d'officiers, on n'a rien fait. 
Montées sur des châssis de tourisme, dont les ponts 
arrière se brisent au moindre cahot, écrasées parle 
poids de la superstructure, nos automobiles ont 
valeur de ferraille. Il est bien entendu que je parle 
de 1915, je veux croire que tout est changé. Au 
reste, je ne saurais d'aucune façon critiquer le pré- 
sent, je m'abstiendrai même de décrire nos forte- 
resses roulantes, il faut avoir des précautions 
devant l'ennemi. Mais les défauts du matériel 



140 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

n'expliquent pas mon besoin de partir, puisque je 
suis ivre de joie, lorsque m'atteint Tordre de re- 
joindre, en Lorraine, ce 3* groupe dont je viens de 
vous parler. 

Ah ! pauvre humanité qui croyait s'être évadée 
des vertus ancestrales. Pas plus que le philosophe 
n'a trouvé la pierre qui change en or le métal, tu 
n'as trouvé quoi que ce soit dans ton formidable 
labeur. Nous ne revenons pas à l'âge des cavernes, 
nous ne l'avons jamais quitté. Il n'est qu'une 
vertu, de celle-là dépendent toutes les autres : le 
courage. Il n'est qu'un plaisir digne d'une âme 
vertueuse : le péril. C'était ainsi au printemps du 
monde. 



CHAPITRE II 

LES AUTO-MITRAILLEUSES. LES MARINS 

EN LORRAINE. 



Dans la caserne de la Pépinière, les fusiliers de 
la brigade ont leur dépôt. M. le capitaine Saillant, 
directeur du centre d'instruction de Billancourt, 
m'envoie auprès du capitaine de frégate de Ménard, 
chef suprême des groupes d'auto-mitrailleuses sur 
le front. Je pénètre dans un milieu nouveau, et, 
tout de suite, je fais profession d'amour : les façons 
d'être que je rencontre se rattachent à une qualité 
de politesse et d'esprit de corps que l'armée ne 
connaît pas. 

Le commandant de Ménard me reçut avec une 
amitié paternelle, l'ordre du ministre me faisait 
membre de sa famille. En effet, au début de la 
campagne, alors que le secours anglais laissait 
inemployée notre flotte, on avait donné les auto- 
mitrailleuses à la marine, afin d'utiliser quelques 
équipages rendus disponibles par l'inaction de nos 
navires. En novembre 1915, nos groupes étaient 
commandés par des lieutenants de vaisseau, qui 
avaient sous leurs ordres des enseignes et des offi- 
ciers de l'armée, des matelots et des soldats. Pour 



^ 



142 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



hétéroclite qu'elle fût, cette formation présentait 
Tavantage d'inspirer de l'orgueil à notre personnel. 
Tant qu'elle dura, nos hommes s'imaginèrent troupe 
d'élite. 

Le commandant de Ménard me fit asseoir en 
face de lui. C'est un dés héros de la brigade, il fut 
grièvement blessé dans les Flandres, il a de la 
courtoisie, surtout de la simplicité. Après s'être 
informé de mon passé, il me présenta en quelques 
mots^ intelligents et rapides, le chef et le cama- 
rade que j'allais trouver en Lorraine : 

— Le lieutenant de vaisseau Cigli, me dit-U, est 
un caractère. Vigoureux, et prompt dans ses 
emportements, il paie toujours de sa personne. 
Presque seul des enseignes de la réserve, il a 
obtenu au feu son troisième galon. Il doit au 
général Baratier la Légion d'honaeur et une cita- 
tion qui commence en ces termes : « Officier d'une 
bravoure devenue légendaire dans la division. » 11 
s'agit de la 8^ division de cavalerie et de l'attaque 
de Moncby, où le 11^ dragons... mais vous con- 
naissez cet épisode ? 

— Je le connais, commandant. 

— Vous aurez un chef, reprit-il. Les matelots 
l'adorent, et ils sont bons juges. Prenez garde que 
leur discipline est particulière. Il ne faut pas les 
brimer. Tâchez qu'ils vous aiment. Dès qu'ils vous 
auront vu au combat, vous pourrez compter sur eux. 

Il parlait d'une voix agréable. Vraiment il 
m'introduisait dans sa maison. * 



LES AT3T0-MITRAILLBUSES Ua 

— Quant au lieutenant Golonna,il appartient 
comme vous à la cavalerie, mais il eut la poitrine 
traversée par une balle, tandis qu'il servait avec 
les fantassins en novembre 1914. Son père est le 
générd Colonna de Giovellina, des troupes colo- 
niales. Vous ferez bon ménage. Ce jeune bomme 
plein de gaîté commence une noble carrière* Ainsi 
que voire capitaine^ il a gagné la Légion d'hon- 
neur sur le champ de bataille. 

Je baisse les yeux. Le ruban rouge que je porte 
me gène un instant Je F ai gagné pourtant par un 
dur effort Ma croix me rappelle dix volumes, La 
croix de mes camarades leur rappelle un moment 
d'héroïsme, mais le^ prestige du péril ]a vfird 
éMouissante. 

«*^ Ainsi tous les officiera du 8* groupe seront 
légionnaires^ conclut le commandant de Ménard 
en me serrant la main. 

Sur le seuil^ il ajoute : 

— Si voua avea quelque ennui, écrivez-moi direc- 
tement, je suis à votre disposition. 

Et le train m'emporta vers la Lorraine. 

De toutes les provinces où j'ai vécu pendant la 
guerre, elle est la plus rapprochée de mon cœur. 
Je Tai détestée. Son hiver obscur, ses vents qui 
apportent le grésil et la neige, la monotonie de ses 
paysages, la dureté des figures, la pauvreté des 
végétations, me glacèrent les premières semaines. 
Peu à peu, pendant les onze mois que j'ai passés 
sur son sol, j'ai été conquis et transformé par 



T=T^ 



144 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIKE 

Ténergie âpre, la rude poésie de ce décor. Peut-être 
la tendressç filiale de Maurice Barrés pour les 
marches de l'Est m'avait- elle préparé à les com- 
prendre. Maintenant je puis écrire, plagiat pieux : 
« Moi aussi, je suis Lorrain. » Au versant de Béna- 
mont, sous les ombrages de Parroy, dans les 
tranchées de Vého, j'ai monté la garde. En Lor- 
raine, je ne suis plus spectateur, je participe à la 
défense du pays. 

A Lunéville, j'ai trouvé l'une des automobiles du 
-3® groupe, pilotée par un marin coquettement 
vêtu, coiffé de ce béret qui les fit nommer des 
« demoiselles ». La voiture me conduisit à Maixe, 
village dévasté. Le bombardement troue, l'incendie 
nivelle. Maixe fût bombardée et incendiée en 1914. 
Une dizaine de maisons restent sans blessure. Dans 
l'une d'elles était ma chambre, dans une autre la 
popote. 

Le premier maître Le Doussal m'accueillit, un 
vieux serviteur qui avait couru le monde sur les 
bâtiments de la flotte, un corps desséché par la 
brise salée, un visage immobile et pourtant hostile 
à cet officier de l'armée de terre qu'il voyait en 
moi. 

— Le capitaine n'est pas encore arrivé. Monsieur 
Colonna est aux tranchées. En leur absence, je 
commandais le groupe. 

A Tarmée, Le Doussal aurait eu grade d'adju- 
dant, mais la marine donne à ses sous-officiers un 
autre relief. Dans son hameau de Bretagne, on le 



^fT* 



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LES AUTO-MITRAILLEUSES 145 

nommera « maître Le Doussal », et, les jours de 
grande cérémonie, il portera Tépée et le bicorne. 
Autour de nous, fes matelots et les soldats se 
groupent. 

— Le lieutenant Colonna est aux tranchées? J*irai 
le voir côt après midi. 

Je Tai rencontré à Bénamont. II trouvait le 
moyen d'être élégant, bien que sa haute taille 
avelte disparût sous une combinaison couverte de 
boue. 

Hugues Colonna, extrêmement blond, rose, les 
yeux bleus, maigre et alerte, s'amuse de cette 
guerre qui nous détruit. Je ne puis penser à lui 
sans évoquer les officiers d'ordonnance de l'Em- 
pereur. Je le vois, arrivant au galop sur le tertre 
où les peintres nous ont montré Napoléon con- 
templant la bataille. Il a de la gaminerie, un cœur 
ardent, une incroyable jeunesse. 

— Demain, je visite les postes des mitrailleurs, 
venez avec moi. 

En cinq minutes, nous sommes devenus amis. 

Le soir, à Maixe, je fis l'inspection des granges 
où reposaient nos inutiles voitures. Tout l'Jiiver 
elles dormiront sous leurs bâches. Les pièces elles 
équipages renforcent la ligne. Nous devons fournir 
deux sections de mitrailleuses à la 8® division de 
cavalerie, et en assurer la relève, ce qui ne laisse 
pas d'être difficile, notre personnel étant peu nom- 
breux. Ma tournée faite, j'ai interrogé les matelots, 
les soldats, j'ai pris contact avec les sous-officiers 

10 



14H MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

dont le souvenir m'émeut encore aujourd'hui. 
J'ai choisi mon ordonnance, le fidèle Bourdon, 
que je regrette depuis que nous nous sommes sé- 
parés. 

Bourdon semble avoir quinze ans. Petit, un peu 
gras, exceptionnellement robuste, il a Tâme tendre, 
et son âme se reflète dans ses yeux qui sont à fleur 
de tête. Sa famille est du Jura, et elle a payé lour- 
dement la dette française : un fils mort, un autre 
estropié. Le mort a sa tombe au cimetière de Lané- 
ville. Nous y porterons des fleurs. 

Pour monter à Bénamont, je mets ma salo- 
pette et un bourgeron. Les boues de Lorraine, moins 
profondes que les boues de TYser, s'attachent 
davantage à Tuniforme. Elles rongent la couleur, 
laissent leur empreinte. 

— Nous avons quatre pièces en ligne, me dit 
Le Doussal, mais monsieur Colonna commande à 
douze sections. 

Mon camarade était chargé de toutes les mitrail- 
leuses dans le secteur, poste d'un prodigieux inté- 
rêt, que j'ai occupé quelques semaines plus tard. 
L'officier mitrailleur est responsable du matériel, 
des abris et de l'organisation des zones de feu, qui 
arrêteraient Tennemi en cas d'attaque. C'est un 
personnage. Colonna le tenait avec une gravité 
puérile et délicieuse. 

Cet après-midi, il fait soleil. Les herbes acca- 
blées par la pluie des jours passés se redressent, 
la lumière éclaircit la palette de l'automne, les 



LES AUTO-MITRAILLEUSES 147 

bois de Bénamont, qui coiffent la crête, sont à la 
fois dorés et roses. 

— Laissons le boyau, me dit Colonna. 

Et nous allons, à travers campagne, sur le revers 
nord de la colline, en face des Allemands que notre 
présence n'inquiète pas, reconnaître pour mon 
instruction le dessin de nos tranchées et les lignes 
de l'adversaire. 

— Asseyons-nous. 

Colonna s'étale dans le pâturage. Il déplie ses 
cartes, il me montre, il m'explique. Ses grands 
gestes menacent l'horizon. 

■~~* xci. . • la. . . 

Il désigne nos centres de résistance et les case- 
mates de l'ennemi. Qu'il prenne fantaisie à un artil- 
leur allemand, même à un fantassin, d'ouvrir le 
feu sur notre groupe, et nous serons nettoyés en 
une seconde, Mais à quoi bon y songer, l'air est si 
doux. Quelle tristesse de revenir ! Quelle surprise : 
au village de Bénamont nous attend le capitaine 
^igli. 

Peut-être tient-il son nom des anciens corsaires 
de la mer du Nord. Aussi blond que Colonna, plus 
pâle, serré dans sa taille petite et bien prise, il 
paraît concentrer une force toujours tenue en 
bride, dans son corps maigre et son visage aux 
maxillaires saillants. Ses yeux, qui n'aiment point 
à se déplacer, ont une clarté presque insoutenable. 
Il est froid quand on l'aborde. Ayez un mot 
heureux, il s'anime. Mettez-le en confiance, il a 






H8 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

des expansions d'adolescent. Mais, devant la 
troupe, M. de Ménard a raison, il devient, il est 
un chef. Je n*ai jamais eu tant de plaisir à être 
commandé que par le lieutenant de vaisseau Cigli. 

Au fait, c'est la première fois que j'ai un chef 
direct. Le porte-fanion est si rapproché et si loin 
du général, que celui-ci se penche pour lui donner 
des ordres et, par sa bienveillance, tâche à combler 
la distance qui les sépare. Maintenant, je suis 
enrégimenté, mon travail ne consiste plus à soigner 
un homme, mais à préparer des hommes pour 
Faction. Si je commets des fautes, Cigli me re- 
prendra. Si j'insiste, il doit me punir. Il n*en eut 
pas Toceasion. 

J'avais beaucoup travaillé, soit à Chaumont, soit 
à Vincennes. Ce fut mon tour d'instruire. Nos 
marins connaissaient mal la mitrailleuse qu'ils 
maniaient. On avait doté nos voitures de cet appa- 
reil de précision qu'est la Saint- É tienne. Je l'aime, 
mais il faut l'aimer pour pouvoir s'en servir. Cette 
grande dame de la mécanique exige des soins 
constants, des ménagements, de la tendresse. On 
peut dire que la Saint^É tienne est une subtile cour- 
tisane, tandis que la Hotchkiss est une bonne fille 
des rues. A l'une donnez des caresses, à l'autre 
des claques. Encore est-il nécessaire d'apprendre \ 
à caresser. J'entrepris d'en infuser la science à 
nos matelots et à nos soldats. 

Me voilà donc professeur, mais sur le front, et 
les élèves passent leur examen en visant l'ennemi. 



LES AUTOMITBAILLEUSES 149 

Cela fortifie Fattenlion. Le champ de tir où j'em- 
mène mes élèves est à la sortie de Maixe, 

Il faut que je vous montre en quelques traits 
le décor. A Test de Lunéville, du côté des Alle- 
mands, le sol se relève dans une vaste ondulation 
qui forme la crête où se défeuillent les bois de 
Bénamont. Plus au sud, la forêt de Parroy étend 
son mystère. Plus au sud encore, les hauteurs de 
Vého s'opposent à Leinlrey. Cette naturelle bar- 
rière met à Tabri des vues la plaine lunévilloise. 
Son versant français est peuplé de villages. Voici, 
du nord au sud, Maixe, Einville, Bénamont, Bau- 
zemont. Cette dernière bourgade domine un canal 
(|ui alimente ses eaux dans un étang. La rive nord 
est à nous, les berges du sud appartiennent aux 
Boches, dont les tranchées coupent la forêt pro- 
tectrice. Les ternes couleurs des champs s'unissent 
aux brumes qui masquent les derniers ors des 
frondaisons dégarnies. Un léger brouillard s'élève 
de la Meurthe paresseuse. 

Quand souffle le vent d'est, il n'éclaircit pas les 
horizons de novembre, il nous apporte des nuages 
livides. Voici le gel et la neige. Mais vienne un 
beau matin, la pureté du ciel m'enchante. 11 est 
si pâle que son azur n'arrête pas le regard, et nos 
avions montent vraiment vers l'infini, dans les 
longues spirales qu'ils font pour atteindre un but 
qu'on ne devine pas. 

C'est au crépuscule surtout qu'ils abandonnent 
la terre, soutenus par les rayons obliques du soleil. 



X 



150 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

Le bruit de leur hélice et de leurs ailes est presque 
continu dans cette région où Lunéville attire les 
bombardements aériens. D'autres bruits ont la 
même constance : coups de canon et coups de fusil. 
Il y a tant d'objectifs pour l'adresse des Boches. Une 
semaine c'est Einville, l'autre Bauzemont, la 
troisième les pièces de marine de Bénamont. Néan- 
moins le secteur n'est pas agité. Simplement on 
échange des politesses, les échos retentissent du 
tumulte des w départs » et de l'explosion des obus 
adversaires. Reims était plus tragique. Ici, l'on se 
tâte, l'on attend. Aucune attaque n'est possible dans 
cette saison où le dégel succède au frimas. La pluie 
tombe, le parapet des tranchées s'écrouTe, les eaux 
envahissent nos abris, nos hommes y baignent 
jusqu'aux cuisses. Après quarante-huit heures ils 
nous envoient un messager pour demander qu'on 
les relève. Et Cigli me donne l'ordre de conduire 
là-haut des équipes nouvelles. 

Dès que j'ai franchi la crête, un étrange spec- 
tacle m'apparaît. Dans l'oculaire de mes jumelles, 
je distingue, chassés de leurs trous que la boue a 
comblés, se promenant entre les tranchées. Fran- 
çais et Allemands qui manient des seaux pour 
vaincre l'inondation. Une sorte de trêve nous est 
imposée par la nature. Pourvu qu'un état-major 
ne s'avise pas de provoquer un tir! Les représailles 
seraient immédiates, le sang coulerait sans aucun 
résultat stratégique, et n'est-ce pas assez souffrir 
pour nos hommes que d'être privés de sommeil et 



LKS AUTO-MIÏRAILLEUSES 151 

de voir leurs vivres détruits par Teau envahis- 
sante? 

— Si vous permettez, mon lieutenant, je resterai. 

C'est un quartier-maître qui me demande cette 
étrange faveur. Il veut consolider Tabri, surveiller 
le travail, et surtout diminuer par sa présence le 
labeur des autres. Le froid a fait d^s victimes dans 
notre groupe. Nous ne pouvons fournir que trois 
mitrailleurs par pièce, un sous- officier par sec- 
tion. C'est insuffisant. Ils sont accablés de fatigue. 
Beaucoup souffrent de leurs blessures anciennes, 
et songez qu'ils ne dorment pas, que Veau gagne, 
que les rats pullulent, que la pluie est glacée, 
que la torpille menace, que le vent d'hiver va 
revenir. 

De la mer du Nord à la frontière d'Alsace, de 
pareilles tortures sont endurées, de pareils dévoue- 
ments se manifestent. Pensez à cela, bonnes gens 
que le dégel réchauffe et qui souriez en murmu- 
rant : « Quelle matinée printanière ! » Ces inatten- 
due renouveaux qui coupent la mauvaise saison 
nous valurent tant de peines. Les ruisseaux débor- 
dent, les puisards ne suffisent plus. On lutte contre 
la froidure, on ne triomphe pas de l'humidité. 
Elle filtre dans le sol qui s'affaisse. Les poutres et 
les rondins menacent d'écraser sous leur poids 
ceux qu'ils' protégeaient. Les munitions sont 
noyées, les fusils, les mitrailleuses, sont menacés 
par la rouille. Allemands et Français oublient leur 
haine et, dans la désolation, se regardent à quelques 



^ w n 



loi MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



centaines de mètres, unis dann une défaite qui créa 
jadis la solidarité humaine. 

— Restez, mon petit! C'est bien, ce que vous 
faites là.. 

Pendant quatorze jours, il n'a pas quitté le poste 
de première ligne, l'éperon qui permet de fau- 
cher, à droite, h gauche, l'espace qui nous sépare 
d'un autre éperon où j'aperçois l'horame grisMre» 
pour lequel j'éprouve, it cette minute d'aocable* 
ment et quelle que soit ma philosophie, la haine 
que mes mitrailleurs n'ont plus. Je viens de 
l'arrière, du village, je suis frais et dispos, Si je 
m'écoutais, je prendrais une arme et j'abattrais 
ces silhouettes. 

— Fritz travaille comme nous, murmurent les 
matelots. 

Et ils le plaignent, avec cette pitié qu'ils res- 
sentent pour eux-mêmes. 

Croyez-moi : la férocité de cette guerre est entre- 
tenue par ceux qui ne souffrent pas. 

J'ai ramené les équipes lasses au cantonnemetit« 
Do grands feux brillaient dan$ les cheminées. Les 
femmes lorraines ont soin de nos soldats. Gigli a 
parlé aux mitrailleurs. Il les a remerciés. Ils sont 
contents. 

Rien n'est plus beaul Le chef dit : « Je vous 
remercie. » El tout le malheur est oublié. Cet 
amour'là est plus noble que l'autre, plus difficile à 
mériler, plus absolu, puisqu'il offre pour preuve la 
volonté de mourir. Nos marins me racontent : « A 



LES AUTO-MITRAILLEUSES 153 

Monchy, le capitaine Cigli était debout sur le blin- 
dage des voitures, lui seul exposé, et, quand nous 
avons fait retraite, il est resté sur la route jusqu'à 
ce qu'il fût blessé. Quand il tomba, nous Tavons 
cru mort. Il est revenu, nous avons pleuré. » Et 
tous connaissent la phrase du général Baratier : 
<c Officier dont la bravoure est devenue légendaire 
dans la division. :«> Ahl il n*a pas besoin de les 
punir, il pose la main sur leur épaule, il les se- 
coue , il dit : « Si tu recommences, je te casserai la 
figure. » D'un autre, ils n'accepteraient pas cela, 
ils réclameraient. Ils sont fiers de cette familiarité. 
Ils aiment. 

Et Cigli les aime également. Hier soir, les chas- 
seurs cyclistes sont venus à Màixe pour courtiser 
deux femmes de mœurs agréables. Nos matelots 
se sont fâchés. Il y eut rixe. Cigli s'étonne : 

— Comment leur avez-vous permis? 

Il met des factionnaires aux deux entrées du 
village. Défense aux chasseurs de passer! Cigli 
s'intitule « roi de Maixe ». Plaisanterie, mais de 
pareils mouvements donnent de l'allégresse à la 
dévotion des marins, créent Tesprit de corps, et 
l'esprit de corps est indispensable dans une cam- ^ 
pagne si longue, pour maintenir et renouveler Thé- . 
roïsme au cœur d'une armée qui critique trop les 

actes du gouvernement, {censuré) 

qui ne comprend 

plus très bien les raisons de la guerre et se bat 
pour l'honneur de son propre drapeau. 



151 MÉ:^I0IRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

Je me rapproche de la troupe, je vis avec elle, 
j'étudie ces âmes simples, j'aperçois la puissance 
de Tuniforme, des traditions qu'il symbolise. 
Jamais un matelot ne sortira le dimanche si sa 
tenue n'est pas impeccable. Ce souci le rend méti- 
culeux, le marin a plus de dignité et nettoie mieux 
sa voiture que nos soldats qui viennent de toutes 
les armes. Les cavaliers sont naïfs et bons, les 
fantassins de l'active gardent l'orgueil des com- 
bats auxquels ils ont échappé. Quelques-uns, des 
bourgeois, vont loin dans la vantardise. Défiez- 
vous! Au feu, ceux-là ne tiendront que si on les 
regarde, et l'on ne trouve guère de spectateurs au- 
jourd'hui. 

Nous avons encore des mécaniciens, ouvriers 
d'usine, ajusteurs, metteurs au point. Détestables 
caractères au cantonnement, ils seront parfaits 
dans une mission difficile qui exigera le talent que 
généreusement ils s'accordent. INos sous-officiers 
ont des qualités nombreuses, un seul défaut, et 
qui paraît à peine, mais qui grandira vite, le désir 
exagéré de l'avancement. Comment s'en étonner? 
Dans l'infanterie, beaucoup qui sont partis seconde 
classe, sont déjà capitaines en novembre 1915. La 
fin de la campagne s'éloigne, et, quand on parle 
d'avenir dans les longues soirées, c'est un avenir 
militaire que l'on envisage. L'armée nationale 
prend les qualités et les défauts de l'armée de 
métier : esprit de corps, amour du galon. 

Pour tempérer cette fermentation^ il est heureux 



LES AUTO-MITRAILLEUSES 155 

qu'on nous envoie en congé. L'homme rentre dans 
un milieu différent. Le respect que Ton accorde à 
son courage et à sa patience lui fait oublier quel- 
ques jours le régiment, ses rivalités et ses aigreurs. 
A ce point de vue, le mot « détente » appliqué aux 
permissions est parfaitement exact. Quelques jours 
après mon arrivée, le lieutenant Colonna alla se 
détendre à Paris. 

Le soir où il nous quitta, nous fûmes priés à 
dîner, le capitaine Cigli et moi, par le général 
Baratier qui commandait notre division de cava- 
lerie, la 8®. 

Il m'avait déjà reçu au lendemain de mon arrivée 
en Lorraine, et il m'avait accueilli en confrère, 
cet écrivain dont l'œuvre sensible et le lyrisme tout 
vibrantd'une tendresse qui s'épanche, ne m'auraient 
jamais laissé croire qu'il fût aussi un officier géné- 
ral silencieux, distant par l'ironie, le visage comme 
fasciné par un rêve guerrier. 

Maintenant je l'observe à sa table, entouré de 
sett état-major. Voilà Tun des héros de Fachoda, 
le frère de Marchand, le poète de deux livres que 
j'aime pour leur surprenant mirage. Hé! je me 
trompais tout à l'heure. Ce rêve où s'attardent les 
beaux yeux de Baratier, cette maigreur d'apôtre qui 
augmente la finesse des traits, qui creuse les joues 
sous la barbe noire un peu frisée, ce front clair, 
cette imperceptible amertume au coin des lèvres, 
cette profonde tristesse que ne me cachent pas des 
plaisanteries parfois grivoises, car le général aime 



-• ^^1 



15G MÉMOIUES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



le mot crû, cette rigidité presque orientale dans la 
tenue, toute cette apparence, j'aurais pu la deviner 
en lisant les récits du voyageur, elle fut façonnée 
par la honte où aboutit Tépique chevauchée, par 
la douleur d'avoir trouvé pliant les genoux 
devant son ennemi, la France pour laquelle il 
avait souffert deux ans dans la torture des sables 
\ hostiles. 

Chez Marchand, comme chez Baratier, j'ai vu 
ridée de patrie atteindre au mysticisme. Le regard 
passe au-dessus de votre tête, exalté, religieux. 
Il voit dans le lointain la revanche, il prie le dieu 
des armées de nous l'accorder. Déroulède, lui 
aussi, avilit ce regard. 

Je dis vrai : ce n'est pas le soleil et la fièvre qui 
ont détruit Baratier, c'est la vieille douleur de 
Fachoda. Elle tenait le cœur. Ne parlez point de 
nos alliés anglais à cet homme d une intelligence 
pourtant si rare, il s'irrite aussitôt, et, pour peu 
que votre uniforme ressemble à la vareuse des 
officiers britanniques, il vous atteindi^ dans votre 
vanité par une de ces phrases cinglantes dont il a 
le secret. Vous ne le comprendrez pas si vous 
oubliez cette rancune. Elle est née le jour que le 
sirdar âfait remettre à Marchand les journaux de 
l'affaire Dreyfus. Pour vaincre ce chagrin presque 
mortel, Marchand se prêta à l'activité politique, 
Baratier s'enfonça dans un songe où il devait 
trouver son œuvre littéraire et les impeccables 
vertus de sa vie de soldat. 



LES AUTO-MITRAILLEUSES 157 

Pendant ces quatre années, j 'ai rencontré des hom- 
mes que j'ai nommés en moi-même « les saints 
delà guerre ». Baratier est monté plus haut que 
tous dans cet empyrée où Tidée du devoir et du 
sacrifice est seule lumineuse. Il a tout donné à son 
pays, sa jeunesse vécue dans les explorations soli- 
taires, son talent qui ferait chérir l'armée par le 
pacifiste le plus podagre, sa santé perdue. Et il n'a 
pas été récompensé pour cet exemple et ce mérite. 
Il aurait pu commander à une armée. Il est mori, 
le 17 octobre 1917, à la tête d'une division d'infan- 
terie, et je crois bien qu'il n'avait pas encore reçu 
la troisième étoile. Commandeur de la Légion 
d'honneur, il n'était que « brigadier » quand je 
servais sous ses ordres. En éprouvait-il une 
déception? Je l'ignore, je ne le crois pas. Cer- 
tains de ses officiers le disaient ambitieux. 
Peut-être simplement avait-il été dur pour leurs 
fautes. 

Il était très dur dans le service, mais dur pour 
lui-même d'abord. Tout le monde ne l'aimait pas, 
les vrais rêveurs ne sont jamais populaires. Le 
commun murmure : « Il se tait. A quoi pense-il ? 
Il m'échappe. » Et l'horreur de ne pas comprendre 
provoqua l'antipathie. D'ailleurs, l'humeur inégale 
de Baratier avait de brusques à-cotips, il passait 
de la farce un peu lourde à des silences un peu 
méprisants. Travailleur acharné, il inspectait 
chaque détail du secteur, et il était sans indul- 
gence, si ce n'est pour le capitaine Cigli et nos 



158 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

marins. 11 les avait admirés au teu, il leur passait 
mille peccadilles, il les nommait : " 

— Mes pirates! 

Je compris la valeur de ce surnom quand notre 
groupe quitta Maixe pour aller cantonner à Bau- 
zemont. On ne sortit pas que les hautes voitures 
blindées des granges où elles dormaient, on vit 
apparaître dans les rues le bagage le plus hétéro- 
clite : des tables, des lits pliants, même un piano, 
et une dizaine de chiens qui appartenaient à nos 
hommes. Tout cela fut chargé tant bien que mal 
dans les automobiles et les camions. Ggli fermait 
les yeux sur ce désordre, vous verrez dans (quelques 
moments pourquoi il n'avait pas tort. 

Nous fûmes très mal installés à Bauzemont. 
L'espace ne manquait pas, mais nous étions à quinze 
cents mètres des tranchées allemandes et nous 
avions la constante inquiétude d'un obus tombant 
sur nos réserves d'essence. Quel incendie cela au- 
rait provoqué ! Cigli refusa d'indiquer ce péril à 
l'état-major. 

— Attendons, me dit-il, dans quelques semaines 
j en parlerai au général, il ne faut pas paraître 
avoir peur. 

Et, pour nous distraire, entre deux séjours aux 
tranchées, nous avons demandé et obtenu l'autori- 
sation de bombarder Parroy. Ce village est situé 
sur la rive sud de l'étang qui alimente le canal. 
Une chaussée praticable conduit jusqu'à la digue, 
où se trouvent nos abris de première ligne. Un soir. 



î=ÇiT^ 



LES AUTO-MITRAILLEUSES 15^ 

j'ai mené trois voitures auto-canons le plus près 
possible de la tranchée, et nous avons envoyé 
quatre cents petits obus sur les masures où les 
Allemands devaient faire leur soupe. Tir d'exercice 
plutôt que tir de guerre. Nos hommes étaient ravis, 
les cavaliers de la digue beaucoup moins joyeux. 
Le canon de 37 est la bête noire du gardien des 
tranchées. Le Boche déteste cette arme à tir rapide. 
Dès qu'elle le meurtrit, il se fâche. Je ne sais pas si 
nous avons tué quelqu'un dans les rues de Parroy, 
mais notre intervention provoqua un tir de repré- 
sailles. Il se déclancha quand nous étions partis. 

Autre distraction : il existait entre les bois de 
Bénamont et Bauzemont une pièce de marine à 
longue portée, qui distribuait assez fréquemment 
de gros projectiles sur les villes allemandes de 
r arrière-front. Les avions ennemis finirent par la 
repérer et l'artillerie commença un tir indirect. Elle 
mit trois semaines à toucher le but. Patients et 
toujours méthodiques, les Boches ouvraient le feu 
vers midi. On se réunissait près de l'église de 
Bauzemont pour voir éclater les obus. Ils fouillè- 
rent, morceau par morceau, le vallon oîi la case- 
mate était installée. On suivait par la pensée le 
travail de l'officier allemand penché sur la carte 
et délimitant la zone qui restait à battre. Peu à peu 
elle dimiAua. « Ce sera pour demain ! » nous dit 
le lieutenant de vaisseau commandant la pièce. Il 
fit enlever les munitions et emmena ses hommes. 
A midi, le lendemain, un lourd obus écrasait l'abri. 



1«0 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

Voilà nos plaisirs, tout au moins nos plaisirs de 
la journée, car k soir, quand ce n'est pas notre 
tour d'aller aux tranchées, nous faisons une esca* 
pade à Lunéville. 

Nous y avons des amis, une famille charmante 
que les bombes aériennes n'effraient pas, et nous y 
sommes encore attirés par la chasse à la lampe 
électrique, sport à la fois galant et grossier, qui 
consiste à faire briller soudain, sur le visage 
d'une promeneuse attardée dans les rues obscures, 
l'ampoule éblouissante de nos lampes portatives. 
La dame, effrayée, redresse la tête, un visage appa- 
raît. Est-elle jolie? Est*elle jeune? Elles parais- 
sent toutes jeunes et jolies à de pauvres diables 
privés d'amour. 

L'atmosphère de Lunéville est étrange. Chaque 
nuit, de profondes ténèbres l'enveloppent, l'aile 
des avions frôle ses toits. La bombe dégringole en 
sifflant. On entend des rires, la population s* est 
habituée et se moque. Les victimes sont rares. Au 
début, elles étaient trop nombreuses. On apprend 
vite k se défendre contre la visite des bombardiers. 
Dès que le tocsin sonne, on rentre, et l'on plaisante 
et l'on compte fleurette sous les voûtes indestruc- 
tibles. Le jour, la cité est pleine de grâce, avec son 
canal, sa rivière, son château et son beau parc. Ici 
fut la cour de Stanislas, romanesques souvenirs. 
Je m'attarde dans les allées, je contemple nos avions 
de chasse grimper au plafond du ciel. Des fem-' 
mes passent, figures lorraines, aux yeux bleus^ aux 



1 



'■^ \ 



LES AUTO-MITRAILLÈ SES 161 

fortes pommettes, au menton décidé. Les cheveux 
blonds, si pesants qu^ils soient, ne font pas plier la 
nuque solide, la démarche est robuste. Nos Lor- 
raines sont bien à l'image de leur pays, leur aspect 
est sévère, leur beauté demande un effort pour être 
comprise. 

Un nouveau Noël ^ passé. Nous Favons fêté à 
Bauzemont aussi joyeusement que nous avons pu, 
après avoir porté aux tranchées des cadeaux pour 
les hommes. J'ai entendu monter des lignes alle- 
mandes un chant grave auquel répondait la gaieté 
de nos troupes. A minuit, un cavalier qui a une 
jolie voix de ténor, s'est hissé sur le parapet, et 
il entonne un cantique. Ainsi la brute déchaînée 
des deux côtés de la flrontière se souvient, avec 
une nostalgie qu'elle n'avoue pas, de l'enfant 
Jésus, vainqueur des divinités sanguinaires. 

A la mi-janvier, nos deux sections furent relevées. 
La neige couvrait le sol, la lune apparaissait entre 
les nuages glacés. J'étais avec le capitaine de Vogué, 
le lieutenant de vaisseau commandant le groupe 
qui nous remplaçait, et, tout en faisant notre 
métier de chefs, nous étions sensibles à la splen- 
deur de ces solitudes argentées. Les artilleries 
s'étaient tues. Pas un bruit. La file indienne des 
porteurs trace une ligne noire, là-bas s'épanouit 
une fusée. On parle à voix laisse. L'ange de la 
Mort est seulement endormi. N'éveillons pas 
son auguste sommeil étendu dans ces longues 
plaines. 

11 



' . vw 



lCy^ MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



Il s'éveilla au mois de février, quand retentit le 
canon de Verdun. 

Toute la 8^ division de cavalerie était à Far- 
rière. Elle fut alertée le 24, à trois heures du 
q^atin. 

Le bruit court que les Allemands ont enfoncé 
nos lignes. Cigli réunit les équipages : 

— On va se battre! Je ne veux rien qui soit 
inutile dans les voitures, ni dans les camions. 

Il n'eut pas à le répéter. En quelques minutes, 
les tables, les lits pliants, le piano, furent sacri- 
fiés, les mille objets qui composaient la fortune de 
nos soldats jonchèrent le sol. 

— C'est paré, commandant ! annonça maître Le 
Doussal. 

Etnos automobiles, qui ont pris vratmentraspect 
do machines ardentes, nettes et redoutables, fon- 
cent sur la grand'route à une allure endiablée. Le 
conducteur se penche sur le volant, le sous officier 
s'assure que le bouclier tourne à l'aise sur son 
pivot, le mitrailleur et le canonnier vérifient leurs 
pièces. Cette fois, ça y est, le capitaine Ta dit: on 
va se battre ! Si les Allemands ont percé, nous 
tomberons sur leur fi me. On va se battre au grand 
air, dans la campagne ouverte, on pourra manœu- 
vrer, il y aura la surprise, l'embuscade. Ùonnezdes 
gaz au moteur! Tant pis s'il chauffe un peu. 
Hâtons-nous ! en quatrième sur la route gelée. La 
voiture dérape, le Conducteur la redresse. On rit, 
on ne sent pas la bise qui coupe la figure : 



.J 



LES AUTO-MITRAILLEUSES 163 

— Qu'est-ce qu'ils vont prendre ! 

Dans les villages, les paysannes applaudissent les 
auto-mitrailleuses qui passent en trombe. Le capi- 
taine Gigli, dans sa voiture de liaison, est à la tète 
de cette charge enthousiaste. Colonnaet moi, nous 
suivons la dernière automobile de combat, prêts à 
intervenir si quelque accident ou quelque panne 
survient. Mais il n'y a jamais d'accident ou de 
panne, quand les auto-mitrailleuses vont à la 
bataille. La poussière neigeuse nous enveloppe. 
Jim, le fox-terrief de Colonna, se cache dans les 
fourrures- 

— Ah! je suis content, vieux! me dit mon 
camarade. 

Je suis content, tout comme lui. 

Mentalité particulière des armes spéciales. La 
France est dans l'angoisse, nous ne voyons qu'une 
chose : enfin, on va nous employer! Depuis trois 
mois, nous avons fait le métier de mitrailleurs de 
position, nous qui sommes plus ra^es, plus 
maniables que la cavalerie. Considérez l'esprit de 
corps, nous pensons au fanion de notre groupe, 
nous voulons pour lui la croix de guerre, nous 
oublions un peu le drapeau français, en péril. 

Ce fut ainsi, la joie brillait dans nos yeux pen- 
dant que se déroulait sur les collines de Verdun la 
sombre épopée. 

Nous n'y ayons pas pris part. On n'eut pas besoin 
de nous. Quatre jours, nous restâmes à la disposition 
du Grand Quartier Général. Nos marins et nos sol- 



164 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

dats pleuraient d'impatience. Puis on nous ren- 
voya, nous sommes retournés à Lunéville, à Maixe, 
à Bénamont, et nous sommes remontés aux tran- 
chées, humiliés et ternes. 



*>» 






CHAPITRE III 



FORÊTS DE LORRAINE. ABRIS DE LA SOMME 



Les marins nous ont quittés. Le capitaine Ggli 
est retourné à la brigade. Nous avons eu du cha- 
grin... Ce départ était inévitable, nous Tattendions, 
il faut des matelots sur les chalands toujours plus 
nombreux, qui patrouillent dans la mer du Nord ; 
mais, privés de nos « demoiselles » et de notre 
chef, nous perdons confiance. 

Dans cette guerre, la cavalerie et les formations 
qui lui sont rattachées souffrent d'angoisse morale. 
Inutiles, méprisés parfois, nous travaillons plus 
que les autres. On nous demande de rester une 
troupe mobile, apte à la poursuite, au service en 
campagne, métier délicat. On interrompt notre 
entraînement pour nous envoyer aux tranchées 

boucher les trous. {Censuré) 

Hommes et gradés font demande sur demande afin 
d'être employés ailleurs. Le personnel de l'aviation 
a été vivifié par les apports de la cavalerie, les 
cadres des chasseurs à pied regorgent d'anciens 
dragons. Ouvrez l'annuaire, l'infanterie nous dé- 
passe à peine dans la proportion des morts. 

— Il faut nous en aller, dis-je à Colonna. 



} 



166 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIBE 

L'isolement où nous a laissés la perte de Cigli 
nous rapproche davantage. Notre nouveau capi- 
taine, tout chamarré de croix, est un de ces heureux 
qu'une grande blessure reçue au début de la cam- 
pagne, a tenu depuis lors à l'écart des combats. 

— Patience! répond Colonna. 

Et, dans rintervalle des manœuvres, nous jouons 
avec nos chiens. 

J'ai ramené de permission un buU-dog. Il se 
nommait Rostand. Je l'ai appelé Rostie par défé- 
renc,e pour le poète. Il n'est pas très beau, mais il 
a des attitudes amusantes, de gros yeux qui corn- 
prennent, des épaules larges, écrasées jar une 
lourde nuque et une tôte puissante. Mon ordon- 
nance Bourdon l'adore, et je l'aime, moi aussi. Le 
fox-terrier Jim est son compagnon. Bien des 
villages de Lorraine se souviennent des deux offi- 
ciers mélancoliques, éternellement suivis par Jim 
qui gambade, et Rostie dont la silhouette attire le 
regard. 

Nous ne nous sentons plus une troupe d'élite. 
La guerre de mouvement s'éloigne, tel un paradis. 
Ce printemps 1916 exige de la patience. D'ime 
permission i l'autre, on compte les jours. Une 
mauvaise bronchite me jette au lit, au moment 
que notre groupe va cantonner à Lunéville. La 
8* division est chargée de garder la forêt de Parroy . 

Pendant ma maladie, j'ai le temps de réfléchir. 
Qu'ai-je fait depuis un an? Rien, et ce n'est pas la 
volonté qui me manque. Ma section, trois voitures 



FORÊTS DE LORRAINE 167 

blindées, vaut la section de Golonna. J'ai essayé 
d'être un bon officier, mais quels services ai-je 
rendus? N'aurais-je pas^té plus utile en employant 
pour la France le peu de talent que j'ai et la sono- 
rité que dix volumes ont donnée à mon nom? Ques- 
tion des compétences! Peut-être est^elle insoluble? 
Je regrette mon passé, je n'aperçois pas d'avenir. 
Est ce donc fini? Dans ce lit où l'on me pose des 
ventouses, ce n'est plus le beau visage de la mort 
qui m'apparaît, c'est la porte noire, l'escalier vers 
l'oubli. Est- il donc deux espèces de mort, l'une 
qui épouvante, l'autre qui attire? Sont-ils vrai- 
ment heureux, les jeunes guerriers tombés dans 
l'ivresse de la charge? Oui, heureux ! Ils n'ont 
pas donné du Tront contre l'obscurité de l'âge et ne 
verront jamais les années du déclin. Que ne suis-je 
resté au vallon d'E the ? Tout ce que j 'aime s'écroule , 
le monde est une caserne, j'obéis à des galons et 
non pas à une intelligence. Je ne me sens pas 
grandi par mon sacrifice, mais diminué. Allons, 
c'est la fièvre ! 11 faut se secouer, s'intéresser aux 
détails de la vie. A peine guéri, je suis monté en 
forêt de Parroy. 

Le rôle que j'ai tenu, les fonctions d'officier 
mitrailleur que j'ai remplies, organisant tout le 
secteur de Goutelaine, l'importance que semble 
prendre aujourd'hui cette partie du front jadis si 
calme, m'interdisent de continuer pour cette époque 
de ma vie militaire le récit quotidien de mes aven- 
tures. Je suis resté des semaines dans la belle 



168 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

« 

forêt. Sous les ordres du commandant de Vauchier, 
le plus intelligent des hommes, j'ai repris en 
travaillant le goût de vivre, j'eus plaisir à me 
rendre utile, et je crois y avoir réussi. Nous avons 
transformé un système de défense qui était bien 
insuffisant quand nous arrivâmes. Le 3® corps de 
cavalerie nous a félicités. 

Je voudrais vous donner l'atmosphère oîi nous 
vivions. Permettez-moi d'intercaler dans ces 
Mémoires quelques pages publiées au Journal en 
février 1918. Cette petite œuvre prend la forme 
d'un conte. Vous y trouverez des initiales au lieu 
de noms exacts, l'imagination habille parfois le fait 
précis, mais je n'ai pas inventé l'épisode qui 
donne à cette courte nouvelle son émotion. 

AU-DESSUS DES SENTIMENTS HUMAINS 

Le boyau s'enfonce dans les bois. Tout à l'heure 
il était à leur lisière, il venait de la plaine, oii le 
chaud soleil du mois de mai rendait son ombre 
agréable; il a gravi la colline, il se perd sous la 
futaie. De l'autre côté du vallon, le boyau alle- 
mand imite son dessin. Ils se rejoignent à l'abri 
des frondaisons, séparés seulement par les toiles 
métalliques, dressées contre les arbres, et dont les 
mailles renvoient la grenade. Au niveau de la 
clairière, tous deux sont reliés à des petits postes 
masqués par les herbes du printemps. 

Le secteur est calmej; l'ennemi, ce sont des 



Forêts de lorraine i69 

troupes de landwehr. On serait disposé à ne point 
se faire de mal. Les jeunes feuilles et les oiseaux 
ont de la tendresse, et le cœur dés hommes n'est 
pas encore tellement séparé des poètes qu'il ne 
s'amollisse au crépuscule du soir, au chant du 
rossignol. Nous regardons Técureuil se balancer 
sur la cime des chênes, et les projectiles qu'il laisse 
tpmber sur la table où nous dînons, nous rap- 
prochent de notre enfance. Comme lui, nous avons 
de la gentillesse. Nos gars disent : 

— Oh! par ici, Fritz n'est pas méchant! 

Ne croyez pas que l'on fraternise. Ce n'est point 
l'habitude des cavaliers. Mais on se laisse aller à 
oublier la guerre, on fourbit les armes pour qu'elles 
brillent et non pour qu'elles soient prêtes, et le 
coup de fusil qui déchire le silence pourrait bien 
.être le jeu de quelque braconnier. A des heures 
précises, connues, nos canons et les leurs envoient 
quelques obus sur les états-majors, projectiles qui 
n'atteignent pas ces messieurs, mais dont nous 
écoutons le fracas avec un sourire complice. On 
interrompt une seconde la partie de bridge, on 
nomme le village qui doit être touché, et, par 
esprit de discipline, l'on fait des rondes avant de 
s'endormir. 

Près des bouleaux, à cent mètres de Tendroit où 
se croisent à angle aigu la lisière allemande et la 
française, où se confondent les réseaux barbelés 
des deux camps, il y avait un block-house de 
mitrailleuses, flanqué de deux emplacements éven- 



n 



170 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ yOLONTAIRE 



tuels. C'est de là que j'ai suivi le drame dont 
s'épouvantèrent la nature et les hommes. 

Notre, quiétude ne pouvait durer. Au quartier- 
général de l'armée on répétait : 

— Il ne se passe rien dans la forêt de X... 

Et il fallait qu'il se passât quelque chose pour 
obéir aux circulaires qui ordonnaient d'avoir de 
l'activité. 

Sous bois, impossible d'agir. Restait le vallon. 
On nous commanda d'y faire des patrouilles. Ce n'est 
pas ennuyeux. De jour, on choisit un point de repère 
dans la plaine : ce clocher, celte masure, cette haie; 
on discute jusqu'au soir le moyen de s'y rendre, et, 
la nuit tombée, avec des cavaliers choisis, on rampe, 
ne risquant guère que de s'écorcher les genoux. 
Une fusée éclairante monte au ciel, on se tapit. Si 
les Allemands tirent, nos mitrailleurs, prévenus de 
notre escapade, nous protègent par des rafales qui 
imposent silence. On revient et l'on met sur le 
rapport : « Été à tel endroit, rien à signaler. » 
Fritz fait exactement la même chose que nous. Je 
me rappelle l'admirable comédie du crocodile. 

On nomme crocodile un tuyau de fonte, long de 
quatre à cinq mètres, rempli de mélinite et qui 
porte à ses extrémités des mèches par quoi l'on peut 
le faire exploser. Le crocodile sert à détruire les 
réseaux. Le difficile sera d'allumer la mèche. Elle 
s'éteint le plus souvent. Les Allemands amenèrent 
presque à nos lignes un de ces engins qui n'éclate 
pas. Nous le trouvâmes, nous remîmes les amorces, 



FOKÊÎTS DE LOÎtRAlNE 171^ 

nouis Tavûns porté chez les Boches; il n'a pas 
davantage éclaté, Fritz nous le rendit deux jours 
après, sans aucun succès. Cela aurait pu durer des 
semaines, si Tétat-major ne s'était fâché. 

— Des coups de main! Des prisonniers à tout 
prix! 

Oji organisa le coup de main. Le lieutenant Z... 
en fut chargé. Naturellement, ceux-là mêmes qui 
redoutaient d'être choisis l'envièrenl aussitôt. Le 
lieutenant Z... était le fils d'un général comman- 
dant une [division voisine. Il n'avait pas encore la 
croix de guerre* Hél qu'il aille la gagner I 

Il ne la gagna point. Chez les Allemands il y 
avait eif relève, les Bavarois remplaçaient la 
landwehr. Le détachement commandé par Z.*. se 
heurta à une patrouille exceptionnellement mor- 
dante. Désordre, retraite précipitée, et le lendemain 
deux' Français ne répondirent pas à l'appel. Le 
compte rendu de Z... manqua de clarté, des bruits 
coururent. Un capitaine de l'armée arriva; il inter- 
rogea notre camarade. Après cette entrevue, Z... 
avait le visage raidi, les sourcils contractés, les 
lèvreis pftles. 

Nous n'avions pas beaucoup de sympathie pour 
ce jeune homme. Un peu efféminé, joli garçon, 
avec des taches de rousseur tout autour d'un 
regard bleu, il marquait de la vanité et s'abstenait 
des plaisanteries où l'on descend si volontiers pen- 
dant la campagne. Il était musicien et nous aga- 
çait de son violon joué en sourdine. 



^.™ 



172 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



Il oublia de jouer ce soir-là. Il prévint mes 
mitrailleurs qu'il sortirait devant les lignes. 

— Seul, mon lieutenant? 

— Seul. 

A son ordonnance, il expliqua : 

— Je vais chercher les morts. 

11 ne pouvait croire que ses deux hommes eussent 
été faits prisonniers. 

— Je vous accompagne, mon lieutenant? 

— Non. 

Nous achevions notre bridge, quand la mitrail- 
leuse allemande claqueta. Les nôtres répondirent. 
Une fusée demanda le tir de barrage. Le 75 fit son 
bruit. Quand il se tut, nous étions dans les postes. 
Nous écoutâmes le silence. Tout à coup, un faible 
gémissement, une voix portée par la brise : 

— Au secours, à moi ! 

En guise de réponse, des balles viennent s'écraser 
contre les sacs à terre. 

Le sous-officièr de Z... accourt, vite dépassé par 
Tordonnance. Ils s'élancent dans la chicane... Ils 
ne sont jamais revenus. 

Les Allemands tiraillent sans trêve. Les fusées 
montent. Par intervalles, la mitrailleuse fauche. 
Aux minutes de répit, on entend la plainte : 

— Au secours, à moi ! 

Quand l'aube naît et que la brume sort de la 
terre humidd, nos cavaliers se glissent dans les 
herbes. Un seul échappe à la fusillade, les autres 
sont tués. Mais celui-là nous raconte que Z... 



TVY^ 



FORÊTS DE LORRAINE 173 

est dans les fils de fer allemands, et qu'il râle. 
Nous l'avons vu, lorsque le jour agrandi. Il avait 
la nuque accrochée à un piquet; le corps, mou, 
pendait vers le sol, et l'envergure des bras lui 
donnait l'apparence d'un crucifié. 

— Nous irons le prendre ce soir, nous dit le chef 
d'escadrons qui nous commandait. 

Nous essayâmes. Nous perdîmes du monde. Nous 
ne réussîmes pas. 

— On recommencera demain, au petit jour. 
Mais, pendant la longue nuit, le père de notre 

camarade arriva. Le général Z... ne ressemblait à 
son fils que par la finesse des traits et la distance 
qu'il imposait à qui voulait l'approcher. 

Il vint au poste de mes mitrailleuses. Son porte- 
fanion et un officier d'état-major l'accompagnaient. 
Notre commandant le rejoignit : 

— Demain, à l'aube, mon général... 

— Attendez que je me sois rendu compte. 

Il posait les coudes sur les sacs à terre. Il prêtait 
Foreille, et, comme la nuit s'avançait, je crois bien 
qu'il murmura : 

— Mon pauvre enfant ! 

Derrière nous, l'escouade qui devait sortir se 
préparait. Les figures étaient dures, décidées, cris- 
pées de colère froide. 

— On ne l'entend pas, dit le général. 

Des balles folles crépitaient. J'osai répondre : 

— On ne l'entend plus depuis hier soir. 
Il se tourna vers moi. 



174 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

— Vous étiez son ami ? 

Je fis l'éloge du mort. L'aube touchait le faîte 
des collines. 

— Regardez, on le voit. 

Et le père prit les jumelles pour reconnaître son 
fils. 

Le cadavre était à l'endroit où je vous ai dit que 
les lisières s'unissent à angle aigu. Sa tête balan- 
cée dominait les hautes herbes à cinquante mètres 
de la ligne rugueuse des tranchées allemandes. Le 
brouillard blanc cachait à demi le torse et les bras. 

— Aller le chercher là-bas, ce n'est pas possi- 
ble, fit le général à demi-voix. 

— En rampant, on pourrait essayer. Cependant, 
hier... 

— Combien avet-vous perdu de monde? 

Nous lui dîmes un chiffre bien inférieur à la réa- 
lité. Il nous regardait droit, et il se frottait conti- 
nuellement la nuque, là où le cadavre devait avoir 
mal. 

Silencieux, il reprit les jumelles. Nous étions 
respectueux et glacés. 

— Faites rentrer vos hommes, commandant. Le 
jLieutenant est mort. Je défends que Ton risque la 
vie de ces braves pour mon enfant. 

Et, d'un brusque mouvement, franchissant les 
sacs à terre, debout, en pleine vue des lignes alle- 
mandes, il salua haut son fils crucifié ; puis, sans 
ajouter une parole, il s'en alla. 

La grandeur est une chose simple à la guerre. 



FORÊTS DE LORRAINE 175 

Ce geste surhumain ne nous étonna pas, pas plus 
que ne nous surprit la désobéissance de nos dra- 
gons qui, la même nuit, décrochèrent le corps et 
le rendirent à sa famille. 

Et la forêt, un instant héroïque, est redevenue 
douce à nos méditations. 



Je rarppelle douce, cette forêt où mon activité 
me rendait joyeux. Sur d'autres points du front, je 
les ai vues déchiquetées, ces grandes dames de la 
nature. Pourquoi les Allemands ont-ils ménagé 
mon amie ? Est-elle trop touffue, trop serrée? Les 
obus qui la pénètrent disparaissent dans ses bran- 
chages, et la végétation recouvre leur trace. 

L'ennemi ignore où sont les Centres de résis- 
tance et les postes de commandement. Voilà pour- 
quoi je suis tellement discret quand je parle de 
mon séjour dans son ombre, un très long séjour, 
le plus long que j'aie fait aux tranchées, tout le prin- 
temps 1916. Que ne puis-je vous raconter! Ma 
mémoire fourmille d'anecdotes. Les plus fami- 
lières mettraient en scène le fidèle Bourdon, mon 
ordonnaûCe, et Rostie, mon buU-dog. Ce dernier 
avait une étrange manie, le goût d'aller à l'aven- 
ture au delà des couverts, et, sa large gueule s'ou- 
vrant Vers le ciel, d'aboyer férocement après le 
sillage des projectiles. 

Jamais on ne vit chien moins peureux. Non seu- 
lement les plus gros rats ne lui faisaient pas peur, 



•*'^ll 



176 MÉMOIRES D'UN EN(UGÉ VOLONTAIRE 



mais le sifflement des balles et Téclatement d'une 
bombe le mettaient dans une sorte d'état héroïque 
où ses yeux lui sortaient de la tête, jetaient des 
flammes, et son poil se hérissait, tandis que ses 
oreilles dressées, les innombrables rides de son 
visage, lui donnaient l'apparence d'une bête de 
l'Apocalypse. 

Il eut l'occasion de ce courroux le soir que les 
Allemands firent exploser la terrible mine de 
Vého. Si vous vous rappelez mon esquisse du pays 
lorrain, vous vous souvenez que Vého se situe au 
sud de la forêt. 11 est séparé^ d'elle par le vallon- 
nement où se trouve Emberménil. Notre poste de 
commandement n'était pas loin de la lisière. Quand 
se produisit la catastrophe qui engloutit à jamais 
deux sections d'infanterie et une section de mitrail- 
leuses, nous pûmes croire que le sol s'entr'ouvrait 
sous nos tranchées. 

L'emploi des mines dépasse en ignominie toutes 
les abjections utilisées par les stratèges modernes. 
Ce genre de guerre n'entraîne ni la victoire, ni 
même de grands succès, tout au plus peut-on dire 
qu'il use le moral de l'ennemi. Vous entendez tra- 
vailler sous terre, des bruits sourds se rapprochent 
chaque nuit, et c'est en vain que nos sapeurs 
travaillent eux aussi. Arriveront-ils les premiers? 
Quel jour se produira le cataclysme, à quelle heure? 
La boue elle-même, ce refuge, n'est plus secou- 
rable. 

On prétend qua les Allemands ont préparé pen- 



FORÊTS DE LORRAINE 1Î7 

daiit des moi^ la galerie longue de plusieurs cen- 
taines de mitres qui leur a permis d'accomplir 
leur méfait de Vého, Us ensevelirent des hommes» 
ils occupèrent quelques instants les lèvres de 
Ténorme entonnoir, ils en furent chassés. Donc, à 
quoi bon? A nous infliger une torture nouvelle? 
Après vingt heures de terrassement, on retira un 
soldat qui vivait encore. Il ne put dire un mot. Il 
regardait la lumière. Et nous avons lu dans ses 
yeux une terreur que l'au-delà seul peut créer. Puis 
il mourut. Pensez que le même effroi demeure dans 
les yeux de ses camarades qui ne revirent pas le 
soleil. 

Ah l Rostie peut aboyer après la voûte des obus qui 
passent au-dessus de nous, cette nuit où tout le sec- 
teur s'incendie ; il joue, et notre guerre de Parroy 
est un jeu d'enfants, à côté de celle que me décri- 
vent les fantassins avec lesquels nous sommes en 
liaison. Ils arrivent de Verdun, de la cote 304, et, 
si les yeux de l'enseveli reflétaient u^e terreur 
inconnue, leur visage à eux est comme derrière un 
voile, leur rêve se souvient avec une incroyable 
intensité) leur rêve les enveloppe. 

Ils disent : 

**- Chaque fois que nous montions, nous savions 
que nous ne redescendrions pas avant d'avoir perdu 
le quart de notre effectif, et l'on comptait les morts, 

et {censuré) pour 

redescendre plus vite. 

Ils sont très jeunes, presque des enfants. Ils ont 

12 



m MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

des figures puériles, jolies mais quelle gravité 
dans Texpression des traits, dans le son de la voix, 
dans TafiFection qu'ils se témoignent les uns aux 
autres ! Ils ont de la pitié pour eux-mêmes. Il leur 
faut du repos, et, quand Vého saute, quand la ligne 
s'embrase, ils murmurent : 

— Voilà que ça recommence! 

Et ils voûtent les épaules, ils plient la nuque, 
c'est trop ! 

Aimables ombrages, oserai-je à présent me van- 
ter du labeur accompli dans le parfum de vos 
feuilles humides et la tiédeur de l'été. Le hasard 
m'a fait voir beaucoup de choses, je raconte, mais, 
ayons de l'humilité, qui n'a pas porté le sac sur 
les croupes de Verdun sera toujours au second 
rang parmi les acteurs de la tragédie. 

Elle nous a coûté si cher que l'on songe à com- 
bler les vides. A peine la 8* division de cavalerie 
a-t-elle quitté le secteur que le bruit court de sa 
dissolution prochaine, et le jour arrive des adieux 
du général Baratier. Je m'étais rapproché de lui 
en forêt de Parroy, mais la tristesse de le quitter 
était doublée par l'inquiétude de la vie errante que 
j'allais reprendre. Une division noblement com- 
mandée ressemblée une famille. Que va-t-on faire 
de notre groupe? Temporairement nous sommes 
aflFectés à la 6* division de cavalerie. Elle est au 
repos, nous l'y suivons, et le travail recommence, 
l'éternelle promenade de village en village, de can- 
tonnement en cantonnement. 



FORÊTS DE LORRAINE 179 

— Entraînez-vous pour la grande offensive de la 
Somme. Cette fois ce sera la percée. On masse la 
cavalerie dans les environs de Beauvais. 

Irons-nous? Serons-nous encore tenus à Técart? 
Alerte ! on réclame deux sections de mitrailleuses 
pour boucher un trou aux tranchées de Vého. C'est 
mon tour de les y conduire. J'emmène Bourdon 
et Rostie. 

Le poste où nous sommes a une certaine valeur 
stratégique, augmentée par le petit nombre de ses 
défenseurs. Les nuits sont pénibles, les grenades 
éclatent dans les fils de fer, les hommes ne peuvent 
quitter la crosse de la mitrailleuse, et Hoètie, en 
ma société, chasse le rat jusqu'à l'aube. A nôtre 
droite s'ouvre le cratère de la mine. Quelques sol- 
dats croient entendre le bruit d'une sape. Nos chefs 
sont inquiets, je ne dors guère, et Bourdon veille. 
Il écrit d'interminables lettres à la bien-aimée du 
moment. Bourdon est un amant très apprécié. 
Notez qu'il est d'une bravoure parfaite, cité à l'ordre 
pour action d'éclat, mais il a de la sentimentalité, et 
pourquoi n'en aurait-il pas ? 

Au fond, nous étions heureux, Bourdon, Rostie 
et moi, dans le péril de Vého, quand un ordre qui 
nous enchante nous ramène à l'arrière : le troi- 
sième groupe d'auto-mitrailleuses part pour la 
Somme. 

Le mois d'août 1916 trouve l'armée (censura) 

que ce magnifique septembre 1915, 

date de l'offensive de Champagne, mais la supé- 



180 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

riorité que noua avons montrée sur les Allemands, 
notre esprit de méthode égalant le leur, la fermeté 
de nos alliés d'Angleterre, augmentent nos raisons 
d'espérer la victoire, bien que eelle^-ci ne nous 
paraisse plus rapprochée et que nous ne soyons 
plus éblouis par son éclat imaginé. Pour nous 
rendre de Lorraine dans la Somme, noua n'avons 
pas exécuté une folle randonnée, pareille à celles 
que dirigeait Cigli. Notre nouveau capitaine cal- 
cula avec soin les étapes, imposa une forte disoi* 
pline, organisa tout en détail, et d'ailleurs les 
choses n'en allèrent pas mieux, au contraire, . . 

(censuré) 

Ils ne discutent pas entre eux la victoire française, 
mais la reprise de la guerre de mouvement, 
problème aujourd'hui encore sans solution évî* 
dente. 

— Nous ne servirons à rien, grognent-ils, les 
roules seront coupées, et nos voitures resteront au 
premier fossé. 

Plusieurs d*entre elles brisent leur pont arrière 
avant d'arriver sur la Somme. 

— Il faut nous en aller, ai-je répété à Colonna, 
quand nous avons appris, près de Beau vais, que 
nous étions affectés à la 2* division de cavalerie, 
et que nous allions recommencer l'entraînement, la 
promenade de cantonnement en cantonnement, 
le nom des villages ayant seul changé, et aussi le 
décor. 

Où ètes-vous, Lorraine à la beauté secrète? Je 



■ "O 



FORÊTS DE LORRAINE 181 

pourrais vivre cent ans entre Amiens et Beauvais, 
et n'y trouver aucun agrément. Les cathédrales 
ont de la splendeur, il en faut pour que Ton par- 
donne à ce ciel d'être constamment malpropre et 
d'écraser des bicoques ^ussi sales que lui. Les 
plaines de l'Yser ont de la coquetterie dans leur 
tragique. Ici, l'obstinée laideur d'une femme 
revèche. Ah ! je lui en veux à ce pays, où la décep- 
tion pour moi se renouvelle ! Est-ce ma faute si je 
n'ai pas été en Artois, en Champagne, ni h Ver- 
dun, ni aux formidables assauts de la Somme? 
L'ardeur s'épuise à la longue, et n'avoir plus que 
le plaisir de vivre, donne envie de vivre, de vivre 
mieux, de rentrer chea sol. Je prétends que l'offi- 
cier de cavalerie qui a fait toute la campagne dans 
son arme et ne s'est jamais relâché dans ses devoirs, 
qui a conservé sa bonne humeur et son cran, est 
admirable, soit par sa résignation au destin, soit 
par sa valeur morale . 

L'offensive de septembre n'a pas réussi. Notre 
division ne sera pas employée. En voilà assez! 

— Je m'en vais, dis-je ii Côlonna. 

Et je fais ma demande pour passer dans l'artil- 
lerie d'assaut. Les tanks anglais^ à peine sortis de 
l'usine, ont façonné leur légende. Notre chef, le capi- 
taine Bouloe, nous entretient des « caterpillars » 
qu'il a conduits l'année précédente à Billancourt, et 
j'aperçois marevanche, je me vois déjà, cavalier d'un 
monstre, franchissant réseaux et tranchées, enfon- 
çant les lignes teutonnes, allant au corps à corps, 



^ 



182 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

comme dans un de ces duels où jadis je me plaisais. 

Il me faut choisir, n'est-ce pas? La plupart de 
mes confrères sont rentrés. Maison de la Presse, 
censure ou simple sursis d'appel, ils ont repris le 
métier d'écrire. On le leur a permis, on me le per- 
mettrait. Vais-je donc regagner le logis sans avoir 
participé, j'entends comme acteur de premier plan, 
à une de ces prestigieuses batailles où se hausse 
la guerre de siège, moi qui fus de Charleroi, de la 
retraite et de la Marne ! 

Ma première demande pour les tanks fut 
refusée. J'étais un peu vieux... On ûe me trouva 
pas trop âgé, cependant, pour conduire en première 
ligne, non loin de Chaulnes, deux sections de 
mitrailleuses, ces deux sections que Ton réclamait 
sans répit à notre groupe, afin qu'il ne parût pas 
complètement inutile. 

— C'est paré? En route ! 

Les camions démarrent. Nous- devons parcourir 
quarante kilomètres avant d'arriver au quartier 
général de la division que je renforce. Nous croi- 
sons des convois innombrables. A l'arrière d'une 
offensive, la circulation est plus intense que le 
jour du Grand Prix sur l'avenue -du Bois. Les con- 
ducteurs s'interpellent. Dans les véhicules cahotés, 
les troupes qui descendent commencent de dormir, 
celles qui montent se préparent à l'héroïsme par 
des chants. Un avion aux ailes brisées est remorqué 
vers rhôpital. Les munitions, les explosifs, les 
grenades, les obus, sont secoués par les ornières, 



ABRIS DE LA SOMME 183 

et les souples voitures d'ambulance s'insinuent 
dans le double cortège. 

Plus on se rapproche, plus augmente la densité 
de la foule que semble animer le bruit croissant 
des artilleries, puis, tout à coup, la route est libre, 
nous entrons dans la zone battue. 

Au seuil de son bureau, le chef d'état-major 
m'accueille : 

— ^^ La relève aura lieu ce soir. Vous trouverez 
à la sortie est du village de X... un agent de liaison 
qui vous conduira à votre poste. 

— Mon commandant, j'ai vingt-quatre mille 
cartouches, quatre mitrailleuses et seulement 
quinze hommes pour le transport. 

— Laissez vos cartouches ici, vous emploierez 
celles qui sont aux tranchées. Pour le reste, arran- 
gez-vous. D'ailleurs vos camions pourront peut- 
être aller jusqu'aavillage de X..., si les Allemands 
ne le bombardent pas. 

Je m'incline, mais je n'ai jamais mis les pieds 
dans le secteur et je n'ai pas le temps de me ren- 
seigner : la nuit est tombée. Nous partons, les 
phares éteints, à travers ce sombre pays que nous 
ne connaissons pas. 

Une heure, nous roulons sans péril. La lampe 
électrique, allumée par intermittences sur la carte, 
permet de suivre l'itinéraire, et, quand les nuages 
s'espacent autour du croissant de la lune, je dis- 
tingue le profil de ces plateaux ondulés où 
s'ouvrent, sur la contre-pente, les repaires de nos 



1 



184 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



artilleurs. Voici une bourgade dont chaque maison 
est détruite. Dans les rues, de rares soldats se blot- 
tissent contre les pans de mur. 
Un factionnaire nous arrête : 

— Halte! on ne va pas plus loin. 
Je lui crie le nom du village où j'ai reçu Tordre 

de me rendre. Deux kilomètres nous en séparent. 

— Vous ne passerez pas, la route est balayée. 
Que faire? J'ai quinze hommes pour transporter 

quatre pièces, quatre trépieds, les sacs et les 
vivres... Nous passerons, allons-y! De nouveau, on 
démarre. Cent mètres d'intervalle séparent les 
camions qui marchent à petite allure, éclairés par 
les lointaines fusées. A Touest, du côté de 
Chaulnes, le duel d'artillerie s'exaspère; à Test, 
devant nous, c'est le silence. Nous avançons dans 
un désert. 

A l'instant où nous atteignons les premières 
maisons de X..., une rafale d*obus s'y écrase. 
Peut-être les Allemands nous ont-ils repérés. Une 
ferme s'écroule. Des gerbes d'étincelles montent 
jusqu'au ciel. Une seconde rafale se précipite. On 
ne l'a pas entendue venir, tellement la trajectoire 
est tendue, et chaque seconde amène le fracas : 
déchirement de l'explosion, éboulement des mu- 
railles. La clarté des flammes rend visible, contre 
l'horiion obscur, la silhouette des camions. Je les 
renvoie. Dieu veuille qu'ils rentrent intacts i Ils 
s'éloignent. Mes hommes ont découvert une sape 
et s'y entassent. Il ne faut pas songer à traverser I 



ABRIS DE LA SOMME 185 

le village pour rejoindre l'agent de liaison. Les 
rues sont des fournaises, et pas \m être humain 
n'apparaît dans cet incendie. 

Nous avons attendu des heures, puis nous nous 
sommes risqués, marchant en file indienne, rasant 
les maisons, ployant sous le poids des mitrail- 
leuses, des trépieds et des sacs. 

A la sortie est du village, l'agent de liaison fait 
défaut. Sans doute a-t-il dû gagner un abri, mais 
où sont les abris, où sont les tranchées? Le lacis 
des boyaux nous entoure. On s'y perd. Des recon- 
naissances reviennent sans avoir trouvé personne. 
Et le bombardement recommence. Il laboure les 
champs déjà retournés, tir d'interdiction qui défend 
de vivre ici, et ne cherche pas de victimes. 

Mes hommes se réfugient dans une autre sape. 
Leur bravoure ne s'inquiète point de la tempête. 
Ils ne sont pas responsables, eux, mais moi je suis 
responsable, et je songe aux camarades, qui, là- 
bas, attendent d'être relevés. 

A l'entrée du souterrain, je guette. Personne. Et 
pas une lumière, pas un écriteau, pas une pan- 
carte qui m'indiquerait mon chemin. Tout est 
détruit. Il semble que la vie humaine ait disparu 
et que n'existent plus que les forces secrètes de la 
tertre, le métal qui vient des profondeurs de lamine 
où il dormait si lourdement, le métal qui veut 
vivre à son tour, qui s'élance dans l'espace, trouve 
une Voix dans le hurlement de Tobus, et sa splen- 
deur dans les éclatements lumineux. Oui, c'est le 



186 MIî:MOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

règne du fer qui commence. Etes- vous bien certain 
que les hommes ne soient pas devenus les esclaves 
des métaux qui veulent ressusciter? Farouche 
poésie de cette nuit où la guerre ne me paraît plus 
née de la haine des peuples, mais venue des 
entrailles mêmes de la planète ! Je suis seul sur la 
roule. Il faut que je trouve à tout prix le moyen 
de me relier avec mes semblables. Cette solitude 
ne peut durer. Voyons! je rêve, Tarmée existe. 
Une pensée dirige ces masses obscures qui tra- 
versent le ciel. Ce désert est peuplé. Il y a des 
hommes ici. Où sont-ils? 

Et je cours à l'aventure , en quête d'une lumière 
qui me révélera leur présence. Rien. Les hommes 
ont disparu du monde. Suis-je le dernier qui 
pense? Ce n'est pas la peur de mourir qui me 
glace, mais un effroi surnaturel. Dans ces on^jDres 
inconnues, je fonce au hasard. Je tombe dans les 
trous fraîchement creusés, je m'aplatis dans la 
boue, j'embrasse le sol. Moi aussi, vais-je dispa- 
raître ? Il n'est plus sur la surface du globe que le 
déchaînement de la matière dont je ne puis com- 
prendre l'âme et que je supplie de m'épargner, me 
prosternant, humble et défait. 

Soudain, j'aperçois à ras de terre une raie bril 
lante ; je me précipite, et, tout haletant, je des- 
cends sur les marches polissantes d'un escalier, je 
pousse une porte, une lumière humaine éveille 
mes yeux : la bougie brûle sur la table de l'abri, 
et, tranquille, levant vers moi un visage sans 



ABRIS DE LA SOMME 187 

émotion, pensif et doux, un homme, oui, un 
homme, me demande n'apercevant pas mes ga- 
lons : 

— Qui êtes-vous ? 

Je me nomme, j'explique ma présence. Le ser- 
gent s'est levé. 

— Vous voulez téléphoner, mon lieutenant? 
Nous ne sommes pas reliés avec Pétat-major, mais 
par le poste de la batterie nous pourrons commu- 
niquer avec lui. 

Agile et calme, il manie les fiches du téléphone. 
Je me suis assis. Ne pouvant raconter le cauche- 
mar d'oii j'échappe, je lui appartiens encore, et il 
faut que j'entende toute proche la voix du com- 
mandant qui m'a envoyé et qui me parle à l'autre 
bout de la ligne, pour cjue je reprenne confiance 
et sois bien certain que la tempête des obus est 
l'efifet d'une volonté précise, semblable à la mienne, 
et non pas la bataille mystérieuse oii j'ai cru perdre 
la raison. 

L'état-major m'ordonne d'attendre, là où je 
suis, un nouvel agent de liaison que l'on m'en- 
voie. 

— Reposez-vous, mon lieutenant. 

Je regarde autour de moi. Ces abris sont tous 
pareils ; couchettes superposée's, poutres appa- 
rentes, terre qui suinte, et toujours la bougie va 
s'éteindre. 

— Vous permettez ? me demande le sergent. 

Je me suis étendu, et il souffle la bougie. La 



^ 



188 MÉMOIRES D13K ENGAGÉ VOLONTAIRE 



nuit paisible nou8 enveloppe. Nous sommes à 
huit mètres sous terre, et c'est à peine si les pltis 
gros éclatements ébranlent un peu le sol. Dieu 
fasse que là-haut mes mitrailleurs soient en sécu- 
rité ! Je me rassure : leur sape est profonde. D'ail- 
leurs, que puis-je pour eux? L'ordre est formel, 
je dois attendre ici. Si je remontais, Ta^nt de 
liaison me trouverait-il? Pourtant j'ai de l'an- 
goisse, et je ne me repose pas. 

Comme je me retourne dans les couvertures 
qu'on a jetées sur moi, une voix jeune, qui n'est 
pas celle du sergent, m'interroge : 

— Mon lieutenant, est-ce vous qui écriviez des 
contes au Journal f 

J'avoue, sans orgueil. Tout à l'heure je me suis 
senti si petit, si faible, si fragile. Mais le sergent • 

— Eh bien ! vrai, voilà une rencontre! 

Et la jeune voix qui est devenue joyeuse : 

— Nous parlions de vos livres, mon lieutenant, 
quand vous êtes entré. Nous lisions les Métèques 
et nous discutions tgus les deux. 

J'écoute, surpris, car cela ne m'est jamais arrivé 
encore, du moins jamais aux tranchées, sous la 
terre, que l'on évoque devant moi mes héros 
inventés. Ce jeune soldat et ce sous-offlcier eonnais- 
saient presque toute mon œuvre. Us ont de l'affec- 
tion pour elle, pour mes personnages, et ils 
m'interrogent sur François Vigier, sur Batchano, 
sur Périclès Avrinos. Brusquement, elle àô met à 
vivre autour de moi, ma famille imaginaire, ma 



A?BIS DE LA SOMME 189 

seule famille, gqs amis près desquels je me réfugie 
toujours. Dans l'ombre que pointillé la lueur des 
cigarettes que U0U9 avons allumées, mes camarades 
prêtent aux fils de ma rêverie la puissance de leur 
vie concentrée. 

— Nous les aimons, me disent^Is. Autrefois 
nous ne les connaissions pas. Ils nous tiennent 
compagnie. 

Pourtant, ces soldats ne sont pas des lettrés, 
mais on lit beaucoup, et on lit bien, en face de la 
mort. 

J'ai quitté l'abri quand l'agent de liaison est 
venu. Nous avon& fait des plat-ventres dans la 
boue, l'éclat rapide ululait, la solitude était 
immense; mais, dans la grisaille de l'aube, il 
n'était plus pour moi ni péril, ni solitude, ni cau- 
chemar, puisque s'opposait, au déchaînement du 
métal libéré, cette autre puissance, cette puissance 
humaine de l'esprit qui anime les créatures nées du 
travail des poètes. Je venais de comprendre que, 
sous la laideur des champs jaunâtres, vivent 
d'autres invisibles que les soldats terrés. Les héros 
de tous nos livres accompagnent et soutiennent les 
héros combattants. L'armée des personnages que 
nous avons façonnés garde elle aussi la tranchée. 

Peu importe la fin de cette relève. Je n'ai perdu 
aucun mitrailleur. Tout a bien marché. De cette 
nuit sur les coteaux de la Somme, je garde mieux 
qu'un souvenir. Je me suis enrichi. Jamais plus 
je ne me dirai inutile, et, quand je remonterai 



190 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

là-haut, ce sera moins pour combattre que pour 
donner par ma présence du relief à mon œuvre. 
Elle m'est devenue clière, depuis que je sais que 
des soldats la connaissent, et qu'ils Faiment. 

Ma seconde demande pour les tanks fut acceptée. 
J'en reçus la nouvelle le 8 janvier 1917 et je partis 
pour les camps d'instruction. 



QUATRIÈME PARTIE IW^S 



LES TANKS, L'ARTILLERIE D'A!> 



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CHAPITRE PREMIER 



LE RETOUR A L'ÉCOLE 



Dans . ma quarante-deuxième année, je suis 
retourné à l'école. Croyez-vous que j'en aie souf- 
fert ? Je ne montre point tant de vanité, mais je 
ne me doutais pas, quand j'ambitionnais d'appar- 
tenir à l'arme nouvelle, de ce qu'il me fallut 
endurer pour assouplir mon intelligence et mes 
muscles. 

Par dix degrés de froid, sur un plateau des 
environs de Châlons, logé dans une baraque mal 
chauffée, j'ai appris à conduire le « Caterpillar ». 
C'est l'ancêtre du tank, les Américains l'emploient 
depuis longtemps comme tracteur agricole. Ima- 
ginez une plate-forme, sur laquelle repose un 
moteur, et qui est entraînée par deux bandes 
d'acier, sorte de tapis roulants, dont les galets se 
moulent aux aspérités du sol. La manœuvre parait 
simple : pour tourner, vous immobilisez une che- 
nille qui forme pivot; mais les embrayages sont 
complexes, il faut les ménager, sans quoi ils pati- 
nent, et cela n'est point commode quand vous 
abordez le fossé ou le trou d'obus, quand le cater- 

13 



} 



19i MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VQLONTAIRE 

pillar pique du nez ou se redresse, vous arrachant 
de votre siège par la force de la secousse. 

Ce travail en plein air ne me déplaisait pas, 
malgré la bise coupante. De bons camarades m'en- 
touraient, tous volontaires, presque tous glorieux, 
fantassins quatre fois blessés, vétérans de Cham- 
pagne et de Verdun. Il y avait de l'émulation. 
Nous allions dans le boqueteau, meurtrissant les 
branches givrées, décrivant des voltes savantes, 
appréciant l'espace entre deux arbres, et quels 
rires si la lourde machine renverse un jeune 
sapin ! 

Après l'exercice, serrés autour de l'unique poêle 
qui chauffait la popote, nous écoutions un profes^ 
seur disert. De ses doigts effilés, aux ongles polis, 
il maniait la craie sur le tableau noir. Ah ! le 
moteur à quatre temps, le graissage, la magnéto, 
le barbotin ! Est-ce pour acquérir cette science que 
j'ai quitté le front? Mais oui! et voilà une des 
beautés de notre époque : les guerriers écoutent le 
savant afin d'être plus utilôs sous la mitraille. Bien 
mourir est la moindre des choses, mourir en don- 
nant le rendement maximum de soi-même, voilà 
le but. Il est difficile à atteindre. Nous nous y 
employons. 

Tandis que les fantassins ne trouvent aucun 
ennui à ce repos forcé de l'école,^ les cavaliers ont 
de l'impatience. Nous sommes venus ici pour lutter 
contre la malchance qui nous éloigna des actions 
glorieuses. Voici Masséna, prince d'Esslîng, duc 



LE RETOUR A L'ÊGOLB 196 

de Rivoli, un jeune homme charmant, d'une Intel-, 
ligeôoe discrète, précieuse et fine. Il sortait du 
régiment quand la guerre l'y a ramené. Il a fait 
son devoir, à son po«te. Ce n'est pas assez pour un 
Masséna, puisque le destin fit le poste moins péril- 
leux que d'autres. Et, très simple, très doux, le 
petit duc de Rivoli tâche h être un bon élève en 
attendant d'être un héros. 

Nous avons passé des examens. De graves sei- 
gneurs (cemufé). .......•••* 

. • nous ont reconnus aptes à nous en aller là- 
bas. 

Là-bas? à la bataille? pas encore! Dans un 
autre camp, vers le sud, nous avons rencontré la 
troupe, et aussi l'instrument de combat. Sur la 
plate-forme du Caterpillar^ on manœuvre à l'air 
libre les leviers. Dans le tank, une coque d'acier 
nous enveloppe, et déjà l'obscurité donne à l'ima-' 
ginaire la vision de ce que sera le combat. 

La place est mesurée. Assis entre le moteur et 
le canon de 76, le bras gauche, que brûlent les 
cylindres, tenant la manette des gaz, la main 
droite devant suffire à la direction et au change- 
ment de vitesse, l'officier seul voit la route à 
suivre. Devant son front, un volet obstrue la 
fenêtre du blindage. A droite, à gauche, deux 
fentes étroites lui permettent de s'orienter. Au- 
dessus de sa têje, le réservoir d'eau le menace, 
déversant son trop-plein sur ses épaules ébouil- 
lantées. Que le moteur tourne mal, il y prête 



196 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

l'oreille, il se penche vers le mécanicien accroupi 
de l'autre côté des cylindres. S'il veut employer 
son canon, il se renverse pour indiquer le but à 
son second qui est assis derrière lui, les genoux 
écartés. De même, pour déclancher le feu des 
mitrailleuses, il fera transmettre Tordre par le 
sous-officier; et les deux mitrailleurs, serrés l'un 
contre l'autre au centre de la voiture, plient 
l'échiné, quand le sixième occupant de cette cage, 
le pourvoyeur, passe un obus au canonnier. La 
chaleur est intense, l'air empesté par l'huile qui 
rejaillit; par l'essence qui s'évapore, par les éma- 
nations de la poudre. 

On réclame d'un officier de tank des vertus 
innombrables. Il lui faut être mécanicien accom- 
pli pour éviter de s'en remettre à l'expérience d'un 
spécialiste, son subordonné, qui pourrait perdre la 
tête au combat. Il apprécie les millièmes, l'écart 
probable entre le but et le point de chute, comme 
disent les artilleurs. Aucun enrayage de la mitrail- 
leuse ne lui est incertain. En quelques secondes, 
il doit y parer. Mais encore on lui enseigne la tac- 
tique de l'infanterie: témoin des vagues d'assaut, 
il rendra compte de leur engagement. Pour cela, 
une bonne vue, une vue perçante, lui est indis- 
pensable. Il connaîtra les codes de la télégraphie 
sans fil, il saura attacher une dépêche à l'aile 
d'un pigeon voyageur, et, tant pis pour lui s'il a le 
vertige, un avion l'emportera reconnaître au delà 
des petites fumées du shrapnell, le territoire de 



LE RETOUR A L'ÉCOLE 197 

ses futurs exploits. Dès que le char manœuvre, 
son chef devient vraiment le cerveau de cette 
matière à la fois brutale et sensible. Et Fintensité 
des bruits, les heurts et les cahots créent, même à 
l'exercice, une atmosphère si chargée de tumulte, 
que la voix humaine ne s'y entend pas. Nous ne 
pouvons plus commander. Il faut que l'équipage 
ait mieux que de la confiance. Notre âme doit lui 
être familière, Fidéal serait d'établir entre nous 
une harmonie telle, que les hommes pussent exé- 
cuter notre pensée, sans qu'il nous fût besoin de 
la formuler. 

Il est donc sage de nous avoir réunis à nos équi- 
pages dans ce camp où nous restâmes un mois. 
Nous appartenons au 12® groupe. Un officier de 
cavalerie, qui a été blessé jadis au Maroc et qui 
n'a pas trouvé l'occasion de se distinguer depuis 
lors, le capitaine Chevrier, nous commande avec 
habileté. Sous ses ordres, quatre capitaines ont 
une autorité provisoire sur les batteries. Ils font 
leur stage. Trois d'entre eux nous quitteront avant 
la bataille; le dernier, le capitaine Lévêque, sera 
blessé près de moi à la Malmaison. 

Ce sont de très jeunes gens, un peu ivres de 
leur gloire. Un chasseur, un fantassin, un colo- 
nial, un zouave. Ils ont déjà payé leur dette, et 
durement, l'uniforme cache des cicatrices cruelles. 
Le capitaine Perret boite si bas qu'il pourrait être 
réformé s'il en avait le désir. Ils ont de l'entrain, 
de la gaieté. Je les envie : leur carrière n'a pas été 



198 MEMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

brisée par le cataclysme. Soldats de métier, ils 
font la besogne qu'ils ont choisie. Cette besogne 
est noble, mais enfin elle sert leur ambition, et ils 
sont ambitieux. N'est-ce pas naturel? le plus âgé 
de ces capitaines a yingt<^cinq ans^ 

Dans chaque batterie se trouve un officier en 
second. Je voua ai parlé de Masséna; le prince 
Charles Murât, son neveu. Ta rejoint. A propos du 
général Baratier, ne vous ai-je pas dit que j'avais 
nommé en moi-même certains soldats les a saints 
de la guerre » ? Le lieutenant Charles Murât, si 
jeune qu'il i§oit, appartient à cette compagnie. Ne 
me croyez pas ironique : l'amour fanatique du 
métier impose à ce garçon admirable un mysti- 
cisme presque pareil à celui que créa ohe? Bara- 
tier un patriotisme douloureux. Charles Murât a 
été blessé au Maroc, avant celte guerre. 11 a été 
blessé aux Dardanelles. Sous-officier avant la catn- 
pagne, il a gagné les deux galons d'argent sous le 
feu. Il porte à sa poitrine la médaille militaire, la 
Légion d'honneur, et je ne me souviens plus de 
combien de palmes et d'étoiles s'orne sa croix de 
guerre. Mais ceci est peu de chose, la chance y 
tient son rôle ; ce qui est frappant en lui, c'est le 
sentiment du devoir poussé aussi loin que chez 
quelque cagot de ma ville d'origine, mais qui 
laisse intactes la passion et la joie de vivre. J'ai 
vécu huit mois auprès de lui, dans un milieu oîi 
la longue attente aigrissait les tempéraments, 
avivait les rivalités. Je n'ai jamais entendu Murât 



1 



LE RETOUR A L'ÉCOLE 199 

se plaindre ou médire. Un tel caractère ajoute à la 
gloire d'un tel nom. 

Des autres, je vous entretiendrai quand il en 
sera besoin. Ils avaient plus de qualités que de 
défauts, un même désir : se battre. 

Comme dans les auto-mitrailleuses, les hommes 
venaient de toutes les armes. A cette date, je 
commandais seulement un char, et je n'avais que 
cinq soldais sous mes ordres. Commandement 
infime, dites-vous. Le plus difficile des comman- 
dements. Mon mécanicien se croit supérieur h moi, 
il est ajusteur dans une grande usine ;*mon sous 
officier est sergent d'infanterie, et je suis cavalier ; 
il me faudra plaire à Passebosc pour qu'iJ 
m'adopte. J'ai la fatuité de penser que je lui ai plu. 
Pour un peu, mes mitrailleurs, un chasseur, un 
hussard, me poseraient des colles. La discipline 
ordinaire n'a pas de prise sur des individus telle- 
ment spécialisés. On l'emploie, mais il y faut 
ajouter l'affection. Je n'ose affirmer que j'aie réussi 
avec tous, mais je sais que mes camarades réussi- 
rent, et que notre groupe partit pour le troisième 
camp, repaire des chars d'assaut, avec des équipes 
homogènes, prêtes à sentir la volonté du chef. 



^ 



CHAPITRE II 



LE REPAIRE DES CHARS D'ASSAUT 



Peut-être vaut-il mieux ne pas nommer cette 
forêt. Je ne me consolerais pas si quelque avion 
venait bombarder la lisière où s'alignent les enclos 
de nos groupes, où se blottissent les chars, où toute 
une population s'entraîne pour la victoire, tandis 
que sur l'étroit plateau, terrain d'exercices, champ 
de bataille en miniature, le soldat contemple à 
chaque crépuscule l'image et les fantômes du 
combat qui se rapproche. 

Une baraque pour les officiers, deux pour la 
troupe. Devant elles, l'emplacement des jeux : 
culture physique, course îi pied, foot-ball. Au delà, 
l'océan de boue, les tranchées, les réseaux de fils 
de fer, et l'horizon délicat d'un paysage de l'Ile de 
France. Les grands arbres inclinent leurs branches 
sur nos toits goudronnés. Ils masquent la large 
avenue qui suit le dessin capricieux du sous-bois, 
et sur laquelle s'ouvrent les hangars où les tanks 
se reposent. 

Le général Estienne, notre chef suprême, peut 
être fier de son camp. La lumière électrique 
Téclaire. Dévastes citernes, une canalisation |sou- 



T.-^ 



LE REPAIRE DES CHARS D'ASSAUT 201 

terraine, nous donnent Teau en abondance. Une 
ligne de chemin de fer nous relie à tous les points 
de débarquement sur le front. Une sentinelle veille 
à chaque issue. Ici, nous avons mené une vie 
cloîtrée, et, comme des moines que la tentation 
assaille, nous avons passé de la foi exaltée au 
doute déprimant, pour atteindre à cette confiance 
où le croyant trouve le bonheur. 

— Mon généra], je n'en peux plus ! Je vous 
demande de partir comme simple mitrailleur dans 
un des groupes qui vont à Toffensive. 

Ce sont les premiers jours d'avril 1917. 

Le général me dévisage. Un homme petit, large 
des épaules, la tête ronde, l'œil perçant, avec de 
l'intelligence, même de l'acuité, et beaucoup de 
bonté dans le regard. Un tic le caractérise. De la 
main droite, de la main gauche, il déplace son 
képi qui roule et qui tangue d'une oreille à l'autre, 
du front à la nuque. 

— Non, monsieur, me dit-il, non, non et non ! 
J'ai cinquante demandes pareilles à la vôtre. Vous 
êtes à votre place, restez-y! Il faut des mois de 
préparation pour avoir le plaisir de se battre quel- 
ques minutes. Vous n'êtes pas prêt. 

Il pirouette, s'en va, revient, me tend la main. 

— Allons, courage! Hé! je sais bien que c'est 
dur. 

C'est très dur. Je n'ai jamais eu de patience, et 
il en faut. Il ne s'agit pas du tout d'un brusque 
héroïsme, il s'agit de vivre dans une baraque 



■^ 



— ™ 



U02 MÉMOIRES D'yN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



Adrian avec dix-sept camarades. Ils sont bien gen- 
tils. Le lieulenant Bocqûet, que nous appelons 
Bill, est un popotier remarquable. Lui aussi, pareil 
à Murât, a le sens aigu du devoir. Il y ajoute un 
cœ\ir tendre. Son apparence d'athlète un peu lourd 
donne plus de douceur à ses yeux qui rient cons- 
tamment. Le lieutenant Aubert a de Timprévu 
dansTesprit. Quatre étoiles traversent en diagonale 
sa croix de guerre, quatre citations sans une palme, 
cela prouve une modestie qui rehausse le prix du 
courage. Le lieutenant Brezous appela la sympa- 
thie, toute sa famille est restée dans les pays 
envahis, et il cache sous sajeune gaîté une douleur 
qui m'émeut. Le lieutenant Chalendon est mon 
hôte : adjoint à notre capitaine, il m'a invité à 
partager sa chambre. Nous sommes voisins d'âge 
comme voisins de lits. Il est marié, il a des enfants. 
Je Tadmire de risquer — volontairement, car sa 
santé est précaire — un tel bonheur par sentiment 
de ce qu'il doit à sa patrie. Pour chacun de ces 
officiers, je ne puis les nommer tous, j'ai eu de 
l'affection, je leur garde un chaud souvenir. Mais, 
vivre plus de sept mois serrés les uns contre les 
autres, déjeunant, dînant ensemble, s'écoutant 
dormir, cela use l'agrément de la plus attirante 
société. 

Oui, c'est très dur. Il s'agit de faire chaque jour 
la même chose et de ne pas s'apercevoir des pro- 
grès que Ton fait. Je compare notre labeur aux 
difficultés de l'escrime. Eh bien, il est simple de 



LE REPAIRE DES CHARS D'ASSAUT 203 

paraître honorablement dans un assaut, il est 
malaisé de devenir un champion. Chaque officier 
de tank devrait être un champion. Je préfère vous 
dire tout de suite que je n'y suis pas arrivé. 

En quittant le général, je rentrai dans mon char, 
et, sur le champ de bataille en miniature, je m'en 
allai vers le terrain lunaire. 

Ouf! la machine dégringole. Hop ! elle remonte. 
Les caisses mal arrimées sonnent un tintamarre. 
Il fait chaud, j'étouffe. Je m'irrite, les embrayages 
patinent. 

— Passebosc, ça ne va pas! 

Le général a raison : je ne suis pas prêt, ni 
mon sergent qui est gras, lourd, sanguin, et qui 
sue abondamment» U m'encourage. Nous sommes 
devenus de grands amis. Il a la plus noble citation, 
pour avoir été chercher sous le feu un blessé. Lui 
aussi n'est pas jeune, et il faut avoir vingt ans, en 
tout cas moins de trente, pour réussir dans ce fichu 
métier, 

L'aube du lendemain nous retrouve pratiquant 
la gymnastique Hébert, Le lieutenant Brezous est 
moniteur. Svelte et blond, il excelle à la course. 
Bill, formidable, lance des poids. Charles Murât et 
son oucle Masséna sont des boxeurs émérites. Le 
lieutenant Tartenson, mon chef de batterie, et moi, 
nous faisons en pyjama une petite promenade. 

A huit heures, conduite. A neuf heures, tir à la 
mitrailleuse. A onze heures, je vais au 14^ groupe, 
où paon vieil ami, le lieutenant de vaisseau Char- 



204 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

les Bargone, en littérature Claude Farrère, a un 
commandement. 

— Ils partent, les veinards ! 

Claude Farrère hoche de sa tète blanche. C'est 
cruel pour des écrivains, ce long stationnement. 
Nous autres, quand nous imaginons, nous voulons 
toucher aussitôt la réalité que nous avons inventée. 

— Prends un cocktail, me dit Farrère. 

Je me hisse sur un tabouret, tandis que Farrère 
s'accoude au bar et que l'un de nos camarades pré- 
pare les boissons de l'oubli. 

Le lieutenant de vaisseau Charles Bargone n'a 
pas eu de chance pendant la campagne. Une longue 
croisière l'a retenu loin de France, il a été grave- 
ment malade, et, sa santé à peine rétablie, il veut 
aller au feu. Il a choisi l'arme la plus périlleuse. 
J'ai une profonde affection pour ce poète, elle sup- 
primerait les ombres au portrait que je ne veux 
pas tracer. La silhouette et le regard de Farrère 
suffisent pour le caractériser, ils traduisent la puis- 
sance et la bonté. Les yeux ont du vague, de l'in- 
quiétude et de brusques lumières, une brosse d'ar- 
gent domine un front en forme de tour, à de 
larges épaules s'attachent des bras qui se balan- 
cent, le poids de ce grand corps fait plier les portes 
quand Farrère s'y appuie. Sa voix, qui parfois tonî- 
true, s'infléchit soudain pour devenir féminine. Il 
consolide l'art du conteur par une logique serrée, 
souvent déconcertante, et qu'interrompent aussi 
ces mouvements de fatigue où l'esprit semble aller 



LE REPAIRE DES CHARS D'ASSAUT 205 

plus loin que la parole. Alors, Farrère passe la main 
sur son front, et s'en va de sa démarche pesante 
jouer avec les chiens admirables de son ami, le 
capitaine Lemaire. 

— Eh bien ! vous ne partez pas? raille ce der- 
nier, qui nous rejoint au bar. 

Le capitaine Lemaire est un de ces cavaliers qui 
ont apporté à l'aviation leur bravoure téméraire, 
leur cran, leur énergie inemployée. Descendu par 
une mitrailleuse boche, la poitrine traversée d une 
balle, il a dû abandonner la chasse aérienne. Il 
commande le 14* groupe de tanks. Il oppose à la 
puissance de Farrère une intelligence rapide, à la 
bonté de mon ami des sautes d'humeur qui le font 
souffrir, lui le premier. J'ai passé un si grand nom- 
bre d'heures en compagnie de ces deux hommes 
également remarquables, que j'ai voulu vous mon- 
trer notre trio devant les cocktails. 

Ensemble, nous discutons les chances de l'offen- 
sive. Je n'ignore pas que le général Mangîny colla- 
bore, et cela m'inspire une absolue confiance, une 
immense tristesse, puisque, encore une fois, je 
n'en serai pas, et que cette fois sera la dernière : 
je crois à la trouée. 

Au fond, nous y croyons tous, quelles que 
soient les critiques de Bargone et du capitaine 
Lemaire. Songez que dix groupes de tanks vont y 
participer, qu'ils doivent devancer l'infanterie, 
franchir fils de fer et tranchées, s'élancer dans la 
plaine, chaïgerles batteries allemandes, cerner les 



906 MÉMOIRES D'UN ENGAGE VOLONTAIRE 

villages, se ravitailler à rin^t-citiq kilomètres à 
riotérieur des lignes teutonnes, repartir, jeter la 
la panique dans les états-majors en déroute, 
mitrailler les fuyards, s'emparer des convois, — et 
songez que celte randonnée épique sera conduite 
par le commandant Bossut, Thomme le plus popu- 
laire de la cavalerie française, le plus aimé, le 
plus allant, un chef que tous suivront au delà de la 
mort, et ils Tout prouvé. 

Nous étions à la bénédiction des chars, même 
les impies ont prié Dieu. Nous avons serré la main 
des camarades. Ils rayonnaient de joie, un reli- 
gieux espoir soulevait tous les coôurs. Quelques 
jours plus tard, les cœurs étaient déchirés, écrasés, 
rendus lourds et silencieux par une déception si 
cruelle que nous avons cru ne jamais nous en 
relever. 

Le 17 avril, le bruit se répandit dans le camp 
que tous les chars avaient brûlé dans la plaine et 
que nul des nôtres ne reviendrait de cet incendie. 

J*ai couru au 14* groupe pour avoir plus de nou- 
velles. Je me rappelle la scène. On se serrait les 
uns contre les autres devant le bar. On disait : 

— Et celui-ci?... Et celui-là?... 

Et la réponse était toujours pareille : 

— Mort. 

Beaucoup des morts sont revenus. Les soirs de 
bataille, la rumeur publique vous tue facilement. 
Ils sont revenus, et ils m*ont raconté de si belles 
histoires que je pourrai jusque dans mon extrême 



LE REPAIRE DES CHARS D'ASSAUT 207 

vieillesse animer de reflets sanglants les veillées 
de ma solitude. , ^ 

Un capitaine à jambe de bois, mutilé de la guerre, 
un héros qui a obtenu de courir cette dernière 
chance, rameute devant une tranchée infranchis- 
sable les batteries du groupe qu'il commande. Il 
fait descendre les équipages, sauve son monde, 
mais le matériel est perdu. On le blâme. Voici la 
qualité de nos jugements, le plan où nous sommes. 
Pour que nous admirions sans réserve, il faut cette 
épopée : le commandant BosSut entraine quarante 
tanks à Tassant,, un obus de plein fouet défonce 
son char. Bossut en sort tout en flammes. Il brûle. 
Il se roule sur Therbe. Il meurt. Mais son fana- 
tisme emporte ses seconds, et ils vont, délaissés 
par rînfanterie qui s'arrête, solitaires, enfants 
perdue sur la terre oii nul homme ne peut vivre, 
à la conquête de la tranchée allemande. Ils s'en 
emparent. Un des trois tanks qui restaient est 
détruit. L'officier, blessé, se présente à l'entrée d*un 
abri, et, revolver au poing, lui seul fait prison- 
niers les Soldats qui s'y trouvent. Il s^vanouit au 
moment que deux camarades le rejoignent. Tout 
à coup un agent de liaison se précipite : Tinfan- 
terîe allemande approche, on ne peut lui résister, 
la retraite s'impose. Et les officiers français disent 
adieu poliment à leurs prisonniers d'un moment, 
qui, malgré leur nombre, ne songent pas à les 
retenir et promettent de donner les meilleurs 
soins au blessé intransportable, le lieutenant Baru- 



n 



808 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

leau. Les deux tanks reviennent sains et saufs 
dans nos lignes; Tun était commandé par le 
lieutenant Delacommune, Fautre par le lieutenant 
Poupel. 

L'imprévu de ces glorieuses aventures trans- 
forme la catastrophe. Nous parlons du capitaine 
Chanoine. Remplaçant au pied levé le commandant 
Bossut, il a dédaigné de monter dans un char, et, 
tenant haut le fanion de sa batterie, il a marché 
devant la colonne qu'il ralliait, insoucieux des 
balles et des éclats, à découvert, seul sur le bled 
tragique où les fantassins se terraient. Toute l'in- 
fanterie admire ce fol héroïsme que notre arme 
a déployé. Un communiqué officiel accorde à l'ar- 
tillerie d'assaut ses lettres de noblesse. Le sacrifice 
n'a pas été inutile, il nous donne une tradition, 
et nous portons plus crânement le béret basque où 
brillent les as, sjrmbole un peu puéril des qualités 
que l'on réclame de nous. 

Au début de mai, quelques groupes qui n'ont 
pas été engagés le 16 avril, réussissent un coup de 
main avec les régiments à pied des divisions de 
cavalerie. Aussitôt, la confiance renaît, et notre 
lisière de forêt ne garde plus le deuil qu'au-dessus 
des baraques où vivait naguère le commandant 
Bossut avec son état-major. 

Deuil somptueux, peut-être surnaturel. Trois 
semaines avant l'offensive, un incendie dévora les 
poutrelles de ces constructions légères. Le rayon- 
nement dessécha les bourgeons, et, maintenant que 



'^^. 



• ' r 



LE REPAIRE DKS CHARS D'ASSAUT 209 

les frondaisons verdoient, il demeure autour du 
groupe BoBSut un nimbe rougeâtre qui marque 
l'horizon des bois. Les rêveurs seuls ont noté cette 
coïncidence, mais les rêveurs ne croient pas. aux 
€0ïncidence8, et j'imagine que la forêt, si souvent 
parcourue par le tank du commandant Bossut, 
souhaita lui rendre hommage, la forêt mystérieuse, 
vivante. 

Elle nous appartient ! Les cerfs, les biches ont 
fui. Nous lui avons donné une faune nouvelle, 
nous la meurtrissons du poids de nos chenilles. 
Des barbares, même, détruisent les arbres avec 
l'éperon d'acier. Nos mitrailleuses, nos canons, 
remplaçant le chant des oiseaux, lui prêtent une* 
voix. Elle ne s'indigne pas. Elle ne résiste point. 
Elle est tellement certaine de sa victoire. Les végé- 
tations recouvrent nos dégâts, comme jadis elles 
s'épandaient sur les bauges de ses hôtes naturels. 
Elle fleurit ainsi que chaque printemps. La jacinthe 
perce la mousse, le rayon de soleil trouve la rosée 
sur la clochette blanche, et les pâles lilas et les 
églantines et toutes les fleurs qui renaissent depuis 
le début du monde nous regardent passer sans 
émotion. 

Singulier spectacle d'une intense et rauque 
poésie. L'instrument de mort s'arrête sous la futaie. 
Son haleine à Finfecte odeur s'apaise peu à peu, 
les portes d'acier s'ouvrent, l'équipage se disperse 
et cueille des muguets, que les guerriers enverront 
avec tendresse à la lointaine bien-aimée. 

14 



1 



•210 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOr.ONTAIRE 

Vraiment la machine est devenue une bête intel- 
ligente, elle aussi s'instruit, se perfectionne, prend 
de la souplesse. Elle se faufile entre les troncs 
qu'elle évite, elle gravit les rampes, descend dans 
les clairières. Dans [les dessous de bois, les chars 
s'en vont en cortège, pareils à de petits san- 
gliers. 

Vous vous étonnez que je les nomme « petits » ? 
Je parle de ces tanks où j'ai servi. Il en est 
d'autres, plus vastes, que leur masse rend majes- 
tueux. Les miens, malgré leur poids, et sans doute 
par comparaison, semblent minuscules. Ils sont 
près du sol. Certains de mes camarades les com- 
parent à de « petits » rhinocéros, mais toujours le 
diminutif s'ajoute à l'image. Nous avons de la ten- 
dresse pour eux, ils portent des noms qui rap- 
pellent un cher souvenir ou qui sont une pro- 
n>esse d'exploits. Ils ont chacun leur caractère. 
Voyez-vous ! quand le calcul des hommes a bien 
agencé les leviers et les engrenages, quand la ma- 
chine, œuvre de l'esprit humain, se met à vivre, 
peut-être qu'elle reçoit des dieux une âme, tout 
comme l'enfant possède autre chose que les héré- 
dités de sa race. 

Est-ce qu'on sait? Pour moi, bien loin de nier 
l'existence de l'âme, je veux qu'il existe du mys- 
tère en toutes choses, et je cherche les nymphes, 
les dryades, les hamadryades, dans le cœur fêlé 
des chênes à la belle écorce. Farrère m'accom- 
pagne. Nous suivons le capitaine Lernaire qui 



rr^ȴ 



LE REPAIRE DES CHARS D'ASSAUT 211 

fait cueillette de champignons pour la popote célè- 
bre du 14® groupe. 

Sous les feuilles que Tété élargit, la chaleur est 
pesante. Si les bois sont frais, la forêt est toujours 
lourde. Elle fermente. Sa force millénaire réduit à 
leur pauvre valeur nos énergies. Peu à peu elle 
nous accable, elle opprime la conscience, elle 
devient l'ennemie. Sur l'avenue, vous rencontrez 
des camarades qui vous disent : 

— Je ne sais pas ce que j'ai, ça ne va pas ! 

Ils s'éloignent, tête basse. 

Est-ce la monotomie des heures, l'agacement de 
la vie en commun, la longue attente devant le 
spectre du combat horrible? Est-ce la vague de 
découragement qui passa sur toute la France après 
l'échec du 16 avril? Est-ce la forêt et ses malé- 
fices? Plusieurs d'entre nous s'anémient, ne résis- 
tent plus aux pensées noires, et l'aile nocturne de 
la folie touche de nobles fronts. 

Je n'invente pas. L'hôpital de C... reçoit ces 
malheureux. Quelques-uns purent guérir, d'autres 
entendront jusqu'à la fin de leurs jours les voix 
hurlantes de la guerre ajouter leur démence à 
l'idée fixe qui les hante. Pourquoi s'en étonner? 
L'équilibre d'un individu est lié à l'équilibre du 
monde, et le désordre des peuples devait entraîner 
le désarroi de notre raison. 

Souvent, le soir, quand l'ombre augmente le cha- 
grin, nous nous évadions en philosophie. Beau- 
coup auront appris à penser pendant cette guerre. 



— — m ; 



212 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



Du poste d'écoute au camp d'instruction, les 
heures de rôve dominent, Prenea garde, gens 
superficiels de Farrière, noa maîtres agités, intri- 
gants des grandes villes, quand reviendra Farmée, 
elle mettra au service de son poids la patience, la 
réflexion, un sens critique qui s'est développé, une 
intelligence qui s'est cultivée. Une autre nation 
va revenir dans ses foyers. A moins que... 

A force de rêver, de se souvenir, d'analyser, la 
pensée se décompose. Pour relier les idées qui 
fusent, on emploie le vin et Talcoo]. Les supprimer 
serait trop cruel. On a tant de malheur! Mais le 
péril existe. Je Tindique, sans y voir de remède. 

Dans notre camp, le remède consistait à briser 
par le sport la tristesse ou l'exaltation. Des équipes 
de football organisaient des matches; dans notre 
groupe, le lieutenant Murât, le lieutenant Bocquet, 
le lieutenant Griaches, forçaient les paresseux & 
secouer leur apathie. Griaches était un des plus 
beaux athlètes que j'aie connus. Il avait l'élégance 
et la grâce. Très blond, de haute taille, il semblait 
un adolescent venu des stades antiques. Il est 
mort. Il a été tué à la Malmaison. Et pourtant, 
quand je regardais notre famille militaire, qoand 
je me disais : lequel de nous tombera au prochain 
engagement? jamais mon regard ne s'est arrêté 
sur ce frais visage. 11 n'était pas marqué par le 
destin. Un éclat d'obus lui a déchiré le cœur sans 
interrompre le sourire que son cadavre a gardé. 

Ah! longues heures de ce lourd été. Nous 




• ■ ï 



/ 



LE REPAIRE DES CHARS D'ASSAUT 213 

aurions dû vous accepter avec reconnaissance, 
comme une retraite avant les périls promis, nous 
aurions dû nous aimer davantage, échanger des 
confidences, laisser parler la mémoire pour per- 
mettre aux uns et aux autres de vivre pleinement, 
puisque, pour certains d'entre nous, ces intermi- 
nables semaines furent les derniers et si courts 
moments de la vie. 

Que ceux qui me lisent s'arrêtent, et qu'ils 
offrent une pensée spéciale aux combattants de 
l'artillerie d'assaut. Mes camarades, enfermés dans 
leur camp oîi vivyit l'ennui et la monotonie, 
n'en sortent que pour aller au plus dur des com- 
bats. Us l'attenilent comme une fête* Je crois bien 
que vous pouvez les admirer. 



'i 




CHAPITRE m 



LA PRÉPARATION DUNE OFFENSIVE 



AU mois de septembre, quand virait déjà la 
teinte des frondaisons, nous apprîmes que le com- 
bat serait en octobre, et tout le 12' groupe frémit 
d'enthousiasme, il devait donner. 

Nos chefs, le commandant Ghaubès, qui est à la 
tète du groupement, le capitaine Chevrier et son 
adjoint, mon ami Chalendon, sont partis en recon- 
naissance. Ils reviennent tout radieux. Notre 
action est possible sur le terrain de l'offensive. 
Cinquante tanks seront engagés. On se partage le 
secteur. La joie du 12* groupe augmente, il atta- 
quera la Malmaison, la charnière même de la 
ligne allemande, qui s'infléchit vers le nord après 
s'être appuyée aux ruines et aux carrières de ce 
fort déclassé. 

Déplions les cartes. Nous avons appris à lire les 
plans directeurs. Nous débarquerons près de Vailly- 
sur- Aisne, h l'enlrée d'une vallée profonde qui nous 
conduira aux villages d'Aizy et de Jouy. Au delà 
s'élève le promontoire que suit le fameux chemin 
des Dames. Etudions les courbes de niveau. Devant 
Jouy se dressent deux falaises, à gauche le pla- 



LA PRÉPARATION D'UNE OFFENSIVE 215 

teau des Marraines, à droite le mont des Roches. 
Entre eux Ton aperçoit, à F extrémité d'un couloir 
et dominant des bois, les carrières de Bohéry qui 
sont comme un ouvrage avancé du fort de la 
Malmaison. 

— Nous aurons des pentes rapides à gravir, 
observe l'un d'entre nous. 

— On nous a réservé la tâche la plus difficile, 
répond le capitaine Chevrier, tant mieux ! 

Et, tout de suite, il divise le terrain entre les 
quatre batteries. Le lieutenant Masséna et le lieu- 
tenant Murât devront opérer sur le mont des 
Roches ; le capitaine Lévêque et moi, nous nous 
chargerons du plateau des Marraines. 

J'ai omisde vous annoncer que j'avais été nommé 
commandant de batterie, après avoir reçu, le 
15 juillet, mon deuxième galon. L'engagé volon- 
taire, le dragon de seconde classe, est devenu 
lieutenant. Demain, j'irai en reconnaissance sur 
les lignes que j'ai abandonnées depuis six mois. Je 
vais retrouver le feu et son émotion. Que serai-je 
au passage de l'obus? Cela ne m'inquiète pas beau- 
coup. I>avantage me talonne la crainte de ma 
responsabilité. En dépit de mon travail, je suis 
resté plus écrivain que soldat, il faudra que je me 
défie de mon imagination. Un poète a beaucoup de 
peine à devenir un bon officier. Je compose déjà 
le spectacle de la bataille. Il me semble y être. 
Mes trois chars prennent à gauche en sortant de 
Jouy, ils peinent dans un marécage, ils gravissent 



216 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

une pente gazonnée, ils se font un chemin dans le 
bois des Acacias, ils attendent à la lisière du 
bois des Marraines; puis, quand l'heure H sonne, 
ils se déploient sur le plateau, écrasent les fils de 
fer qui subsistent devant la tranchée de la Fourra- 
gère, réduisent ce block-house qu'une flèche 
indique sur le plan directeur, s'élancent vers le 
chemin des Dames. Comme c'est simple ! J'ai déjà 
la victoire. 

— Je vous emmène demain avec Lévêque, me 
dit le capitaine Chevrier. 

Je ne nommerai pas les routes que nous avons 
prises pour atteindre Soissons. Au sortir des fau- 
bourgs de cette ville que sa cathédrale meurtrie 
rend émouvante, nous retrouvons les vastes 
chaussées de F arrière-front. Elles sont merveilleu- 
sement entretenues. Quoi qu'il arrive, nous n'au- 
rons pas les mécomptes du 16 avril, oîi le mauvais 
état des voies d'accès fut pour beaucoup dans notre 
échec. L'Aisne coule à notre gauche. Le capitaine 
Lévêque nous montre l'emplacement des lignes 
avant le recul des Allemands. Ils sont maintenant 
derrière ces collines qui ferment l'horizon. 

De chaque côté de la route, les maisons déchi- 
quetées me rendent insensiblement, par l'apparence 
d'un décor que je connais si bien, l'état d'âme du 
guerrier. L'empreinte des combats est ineffaçable. 
Je me sens allègre. J*ai connu des fiévreux qui, 
tout en le redoutant, aimaient l'accès où leurs 
pensées devenaient plus légères. Le soleil brille, 






LA PRÊPABATION D'UNE OFFENSIVE 217 

septembre s'amuse à tacher d'ocre les feuilles des 
arbres, llae brume traîne sur la berge de la 
rivière. On n'entend pas un coup de canon. 

Allons-nous nous arrêter à Vailly avec Tauto- 
mobile? Le secteur est si calme! En vrai cavalier, 
le capitaine Chevrier décide que nous pousserons 
jusqu'à Jouy sans quitter la voiture, bien que nous 
ayons à traverser un col d'où l'on est aperçu des 
postes allemands. 

— J'ai l'autorisation du corps d'armée! dit-il au 
factionnaire. 

L'automobile gravit la côte, monte vers le ciel, 
oti nos avions, gardiens nonchalants, décrivent de 
longues spirales, 

La route est camouflée. Tous les cinquante 
mètres s'élèvent des perches qui retiennent les fils 
de fer où pendent des banderoles de toile. Elles 
coupent la perspective et empochent de repérer le 
trafic. Du sommet du col, nous découvrons le futur 
champ de bataille, les premières ruines d'Aizy, les 
contreforts du mont des Roches. A gauche, à 
droite, les champs sont comme labourés par les 
trous d'obus. 

— Ce n'est guère prudent, ce que nous faisons 
là ! dit le capitaine Lévêque. 

Il montre au loin les drackens allemands. 

L'automobile ralentit par crainte de la poussière. 
Aizy traversé, nous atteignons Jouy, les deux 
bourgades se confondant presque. La voiture est 
remisée dans la cour d'une infirmerie. 



218 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

— Oh ! ils sont tranquilles, nous dit un soldat, 
ils ont tiré ce matin, ils tireront ce soir. On a eu 
quelques tués, mais, jusqu'au crépuscule, ils nous 
ficheront la paix. 

Je n'ai jamais entendu secteur plus silencieux. 
11 en est souvent ainsi avant les grandes attaques, 
les ordres imposent de ne pas créer d'incident, le 
travail commence en sourdine. C'est à peine si nos 
batteries répondent aux rares obus qui passent. 
Plus de six semaines nous séparent de l'offensive, 
rien ne doit troubler l'énorme labeur qu'elle 
nécessitera. 

Encadré par les hautes collines que commande 
le fort de la Malmaison, Jouy est situé au point 
de croisement de quatre ravins profonds qui des- 
sinent une patte d'oie : au sud, la vallée que nous 
avons suivie; à l'est, la gorge qui mène au mont 
Sans-Pain; au nord, le couloir séparant le mont 
des Roches du plateau des Marraines ; à l'ouest, la 
déclivité où aboutissent les falaises que le capitaine 
Lévêque et moi regardons avec un peu d'in- 
quiétude. 

Combien de fois les ai-je mesurées du re- 
gard avant la nuit de noire combat? Pour les 
atteindre, il faut quitter la grande route, prendre 
à gauche, suivre une piste qui traverse le maré- 
cage. 

Baissons la tête, courbons-nous pour nous mettre 
à l'abri de ce talus, nous sommes exactement en 
vue des carrières de Bohéry, dont les masses jau- 






LA PRÉPARATION D'UNE OFFENSIVE 219 

nâtres se profilent sur le ciel, à moins de huit cents 
mètres. 

La piste oblique violemment à l'ouest, pour se 
défiler derrière les falaises. Tenter l'escalade ici 
serait folie, mais, face au mont des Roches, la pente 
est moins abrupte, un petit verger conduit aux 
premiers buissons du bois des Acacias, et celui-ci, 
couvrant les bords sud du plateau, paraît prati- 
cable. 

— Là, vous pourrez peut-être, nous indique le 
capitaine Chevrier. 

Et nous faisons la première reconnaissance de 
terrain. 

Taillés dans le roc, les boyaux nous mènent au 
sommet. Il offre d'épais couverts encore intacts, 
on peut sortir de la tranchée sans péril. Nous ar- 
pentons en tous sens le bois où nous cherchons 
notre itinéraire; nous le trouvons sans peine, et 
nous tombons d'accord que le cheminement sera 
facile, si nos batteries atteignent la lisière sud. Nos 
premières lignes sont à la lisière nord. Au delà, 
jusqu'à la position allemande, c'est une douce 
prairie tout émaillée de fleurs champêtres. 

Le capitaine Chevrier dessine à grands traits le 
plan de l'attaque, son programme nous enchante. 
Si l'herbe pouvait rester aussi fleurie, le sol aussi 
égal, nous serions certains du triomphe. 

— Nous ferons de bonne besogne, mon capitaine, 
pourvu que nos chars arrivent ici. 

Oui,- mais arriveront-ils? 



1 



220 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIBE I 

Entre le bois des Acacias et le bas-fond du 
marécage se trouve Tendroit crilique. Nous l'exa- 
minons de haut, tapis dans les broussailles. Voici, 
au-dessus du marais, le verger limité par une 
haie. 

— On passera jusqu'à la haie. 
Et après? Il faudra suivre un sentier en cor- 
niche, trop étroit. 

— On l'élargira. 
SoitI cependant, entre lui et nous, il doit y avoir 

un sursaut de terrain que Ton distingue mal et 
qui est en pleine vue des carrières, à cinq cents 
mètres. * 

— Allez le reconnaître, me dit le capitaine 
Lévèque/ 

J'obéis en courant. La côte est très rude. Je 
reviens, j'hésite. Peut-être aurais-je dû donner 
tout de suite mon impression nettement défavo- 
rable. Mais l'imaginaire est déjà en face du combat 
qui se livre, et je dis : 

— Je croîs... 
Le capitaine Lévèque se risque à son tour. 

Il revient, il dit ! 

— Je suis sût. 

— Rentrons, ordonne le capitaine Chevrier, 
Après cette reconnaissance, j'en ai fait beaucoup 

d'autres, pris de scrupuleiS, halluciné par le spec- 
tacle de nos chars embouteillés sur le sentier en 
corniche, ne pouvant ni reculer, ni avancer sur 
ces escarpements, brûlant leurs embrayages par 



'M- * ."■ ■ 



LA PRÉPARATION D'UNE OFFENSIVE 221 

l'effort des chenilles; mais ce qui est arrivé le 
23 octobre eut son origine dans les trois réponses 
que je viens de noter. Il fut admis que la batterie 
Lévêque et la batterie Binet-Valmer seraient 
engagées sur le plateau des Marraines, pour atta- 
quer la Malmai^on. 




CHAPITRE IV 



LA LIAISON ENTRE LES ARMES 



Sur les plans directeurs, sur le relief en plâtre, 
nous nous sommes penchés ayec nos sous-officiers 
qui comprennent. Le lieutenant Brezous est devenu 
mon second ; Tadjudant Broc, les sergents Passe- 
bosc et Basse sont, les deux première chefs de 
char, le dernier, agent de liaison. 

Brezous a Fiiitelligence du terrain, il vient de 
rinfanterie et a participé aux grands assauts. Broc 
est un chasseur à pied, croix de guerre, proposé 
pour la médaille militaire. Son visage, éclairé par 
des yeux vifs, et sa petite taille, ont quelque chose 
d'^agile et de nerveux. Vous connaissez Passebosc. 
Basse ajoute au dévouement, Tesprit d'initiative. 
Tous, nous répétons : 

— Si la batterie arrive au bois des Acacias, la 
partie est gagnée. 

Et je les conduis là-bas. 

Nous avons vu se transformer peu à peu le sec- 
teur, se creuser les emplacements des canons 
lourds, s'étendre entre les boqueteaux le réseau 
léger des fibres camouflées, se préparer les places 
d'armes et les postes de commandement, des mil- 



_ï7r- 
• 1 



LA LIAISON ENTRE LES ARMES 22S 

liers et des milliers de travailleurs s'acharner nuit 
et jour dans le silence; toute la contrée, de Vailly à 
Aizy et à Jouy, devenir pareille au sous-sol truqué 
d'un théâtre. En apparence, ce sont les mêmes 
vallons, les mêmes bois. Mais, si Ton s'écarte de 
la roule, on ne peut faire un pas sans se prendre les 
pieds dans une ligne téléphonique, sans se heurter 
à quelque pile d'obus, sans donner du nez contre la 
barrière qui limite un emplacement de batterie. 

Me voilà en présence de cet art renouvelé qui a 
remplacé tous les autres. L'intelligence de cette 
préparation remplit d'enthousiasme non seulement 
le dilettante que je suis, mais le plus humble de 
nos soldats. Ils ont confiance, ils se passionnent, 
même ceux qui tiennent maintenant les tranchées 
et qui ne seront pas de l'assaut, car les troupes de 
choc ont été ramenées à l'arrière, et, dans des 
j>laines soigneusement choisies, coupées de gorges 
qui rappellent à s'y méprendre le décor de la future 
bataille, elles répètent, avec une inlassable patience 
et jusque dans les moindres détails, les mouve- 
ments qu'elles auront à effectuer le matin du grand 
jour. 

Cependant, les régiments de travailleurs amor- 
cent sur la prairie qui nous sépare des lignes alle- 
mandes les parallèles de départ. Les brumes et 
les orages ont transformé le champ fleuri en une 
lande dont l'apparence me donne de l'angoisse. La 
boue, l'éternelle boue va-t-elle remplacer ce ver- 
doyant tapis qui me paraissait tellement solide? 



1 



224 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



J'ai rampé dans le boyau à peine profond de 
quelques centimètres, et, ce jour-là, j'ai entendu 
siffler Tobus de 88 qui accompagnait « Fantômas ». 
Nos hommes nommaient ainsi un avion allemand, 
mitrailleur de tranchées, dont la tactique imprévue 
les effrayait et les amusait tout à. la fois. Fantômas, 
profitant de la configuration du sol qui présentait 
du côté allemand les mêmes ravinements que chez 
nous, arrivait en trombe au ra» de la crête. Dès 
qu'il paraissait, les canons allemands couvraient 
nos tranchées de projectiles, tandis que Faviateur, 
protégé par ce rideau de fer, suivait du tir de sa 
mitrailleuse le dessin de nos retranchements. Je 
Fai vu à une centaine de mètres au-dessus de ma 
tête, et il m'a manqué de peu, la balle érafla ma 
bottine. 

On rencontre maintenant des blessés nombreux, 
quand on suit les pistes du bois des Acacias, et les 
arbres souffrent, fracassés par les éclats. Les Alle- 
mands, devenus nerveux, tirent au hasard, car le 
barrage de nos pilotes de chasse est serré et le ciel 
s'anime des combats aériens. Le bombardement 
dévaste surtout le marécage, les bas-fonds, la route 
de Jouy à Vailly. Les ambulances fonctionnent, 
les cimetières s'agrandissent, les cadavres des che- 
vaux se gonflent dans les fossés et dans les champs. 
Des coups de main sont tentés de part et d'autre. 
Les prisonniers nous renseignent. Nous aurons 
devant nous la garde impérial^. 

Nous aurons avec nous les plus belles troupes 



r= ..• 



LA LIAISON ENTRE LES ARMES 225 

du monde, les chasseurs à pied, les zouaves, les 
Marocains, les immortelles divisions qui sont le 
joyau de notre armée. Par ordre supérieur, nous 
sommes entrés en liaison avec elles. Elles nous ont 
accueillis fraternellement, elles nous ont fait crédit 
de r héroïsme qui leur est naturel. 

Nos chefs leur expliquent le rôle qui maintenant 
nous est dévolu. Il ne s'agit plus de charger comme 
le 16 avril. Que nous soyons les destructeurs de 
la mitrailleuse échappée au tir roulant, de la 
mitrailleuse sournoise, brusquement démasquée 
dans le flanc de la vague, voilà qui nous fait aimer. 
Ces spécialistes des offensives avaient un peu souri 
naguère de nos vastes ambitions, mais la tâche 
que nous nous assignons ne leur paraît plus au- 
dessus de nos forces. L'infanterie française accepte 
Fartillerie d'assaut. 

Pour moi, il me semble faire connaissance avec 
une humanité nouvelle. La courtoisie, la bonne 
humeur, l'intelligence, s'allient chez ces jeunes 
hommes à l'orgueil des exploits accomplis et à la 
plus étonnante insouciance. A chaque bataille , 
le^ quart des officiers reste sur le carreau. Ils n'y 
songent même pas. Ils apprécient en artistes la 
besogne que l'on demande h leur talent. Tels de 
grands acteurs tragiques en face d'un scénario, ils 
critiquent le plan d'engagement. Rien ne doit y 
être oublié. Tout est prévu. 

— Au combat, disent-ils, un homme ne réfléchit 
pas, il faut qu'il agisse comme un automate. 

15 



1 



fm MÉMOIRES D'UN e;ngagé volontaire 

Vingt fois on recommença ce mouvemint diffi- 
cile, On s'acbftrne, on calcule ; à telle beni^» à 
telle minute, uow serons là, voua sere* ici, Labaur 
mathématique, sur lequel plane Taile fauobanta de 
la mort. 

Des artistes!... Les fervents de cet art, le, plus 
vieux qui soit au monde, Tart de détruire ! 

Ne devrais-je pas les délester, moi qui oonsitruis 
des livres? Pourquoi m*entraînint-ils? L'idée de 
patrie est au second plan* Ce n'est pas elle qui 
anime ce mulâtre magnifique, ces tirailleurs disci- 
plinés. Il faut réussir Tceuvre d'art. Il ne s'agit plus 
de la percée, l'objectif est limité, mais, pour 
TiBUvre d'art, dont le souvenir brillera sur leurs 
drapeauiç, composera leur fourragère, chasseurs, 
zouaves et Marocains, sont prêts h mourir joyw 
sement. 

Et prêts à mourir, ces aviateurs que nous sui- 
vons dans le ciel, Je ne parle point des pilotes de 
chasse, que l'action d'éclat mettra d'un coup au 
sommet de la gloire. Ceux-là,, pareils aux cava- 
liers dans la guerre de mouvement, ont cette fièvre 
que je vous ai décrite, le goût du duel. Je parle de 
Tobservateur et du photographe, durs métiers. Les 
lourds appareils qu'ils montent méritent jbien sou- 
vent l'épitbàte de (c coucou i>. Gomn^ant aeoepter 
le combat, quand on est moins rapide que l>dver- 
saire? On ne leur demande pas de combattre, on 
leur demande de voir -«. nous avons vu avec eux 
— et surtout de rapporter ces clichés quotidiens 




VF£ 



f 



LA LIAISON ENTRE LES ARMES 227 

grâce auxquels nous suivons, au jour le jour, les 
d^ormatiotts de la ligne allemande. 

Vues panoramiques, belles comme des tableaux, 
vues perpendiculaires qu'il faut apprendre à déchif- 
frer : ce trait noir indique l'épaisseur du parapet, 
la profondeur de la tranchée; cet espace un peu 
flou révèle que le sol est friable; ce trou d'ombre, 
à peine gros comme une tête d'épingle, précise 
rentrée d'un abri ; cette clarté arrondie fait soup- 
çonner remplacement d'une mitrailleuse. Ah ! pho- 
tographies aériennes qui servez de matériaux au 
rêve où je veux vivre, je vous ai lues avec plus 
de passion que les œuvres de mes maîtres, déser- 
teur enthousiaste du destin pour lequel je suis né ! 

Pour obéir à l'ingénieuse volonté du général en 
chef, nous avons vécu des semaines dans l'intimité 
la plus étroite, officiers de l'artillerie d'assaut, 
cadres des régiments de choc, aviateurs, infan- 
terie d'accompagnement. 

Cette dernière porte un nom qui déroute. Elle 
est composée, en effet, de cavaliers appartenant 
aux escadrons de cuirassiers à pied. Ils habitent 
près de notre camp, ils manœuvrent avec nous 
chaque jour, ils auront dans la bataille le rôle le 
plus difficile et le plus ingrat. 

On a dit que les tanks franchissaient n'importe 
quel obstacle. Absurde légende qui démonétise 
notre arme. Nous passerons partout, si l'on nous 
aide. L'infanterie d'accompagnement est là pour 
nous aider. 



— T1 



â88 MÉMOIRES D'DN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

Elle préparera le franchissement des tranchées 
à l'intérieur de nos lignes, elle nous suivra sur le 
bled, elle nous protégera, si la fâcheuse panne 
nous arrête. Elle a un autre devoir : malgré ses 
périscopes, le tank est aveugle, il faut lui indiquer 
sa route, et parfois les objectifs de son tir. Nous 
comptons sur nos cuirassiers, nous n'avons pas 
tort. Il n'est pas un de mes camarades qui, après 
la Malmaison, ne leur ait voué de la reconnais- 
sance. Et ce n'est pas du tout leur faute si la bat- 
terie du capitaine Lévêque et la mienne... Mais je 
ne veux pas gâter l'ordonnance de mon récit. 

Sentez-vous cette atmosphère qui n'est pas vrai- 
ment fiévreuse, puisque la lucidité de nos esprits 
s'accroît chaque jour, mais qui touche au surna- 
turel, puisque la crainte de la mort, cette épou- 
vante commune à tous les hommes, est absente de 
nos appréhensions? De même que le malheur 
s'atténue quand la vie est ordonnée et meublée de 
détails, de même l'ordre indispensable et les détails 
innombrables effacent devant nous l'image du 
néant. Nous n'avons souci que de bien faire. 



CHAPITRE V 



LA BATAILLE DE LA M AL M Al SON 



— Mon général, je vous demande d'emmener 
Claude Farrère. Il accepte de n'avoir pas de com- 
mandement. Mais que son groupe ne soit pas du 
combat, il ne peut le supporter. Vous ne lui refu- 
serez pas cette faveur, mon général? 

Déplaçant son képi, le général Estienne garde le 
silence. Notre chef n'est pas seulement cet orga- 
nisateur qui a mis sur pied, à force d'obstination, 
de persévérance et de foi, l'artillerie d'assaut, j'ai 
devant moi un homme qui comprend. Plein d'ex- 
périence, il connaît la vie, et il a trop aimé le rêve, 
pour ne pas être indulgent aux poètes : 

— Accordé ! me dit-il. 

Le geste de Claude Farrère a de la noblesse, 
l'écrivain oublie sa gloire, le lieutenant de vaisseau, 
l'officier de carrière, ses galons. Tout de suite, il 
se met au travail, et je lui présente mes équi- 
pages. 

J'ai trois chars sous mes ordres, le char de Pas- 
sebosc, le char du sous-lieutenant Brezous, le 
char de l'adjudant Broc, avec le maréchal des logis 
Michalet comme second. Nous réglons les compas, 



230 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

nous arrimons les vivres. Un tank qui se prépare 
à la bataille ressemble à un torpilleur qui va 
prendre la mer. ♦ ^ 

— On part dans deux jours. 

Il n'y eut pas la belle cérémonie de la bénédic- 
tion. J'ignore pourquoi* Simplement, un groupe 
fit dire une messe, elle fut peu courue. C'est mon 
étonnement que le sentiment religieux n'ait pas 
grandi davantage dans l'armée. Un petit nombre 
d'officiers assista au sacrifice divin. Parmi eux, on 
remarqua, au premier rang, dressant sa stature, 
Claude Farrère qui n'est pas croyant, et moi qui 
suis calviniste. 

Ce triste soir d*octobre, les tanks sont sortis 
des hangars, les petits sangliers ont glissé le long 
de la lisière, avec des airs mystérieux et pleins 
de malice. Avec une bonne volonté évidente, ils 
ont gravi la rampe qui les a conduits sur les wagon- 
nets. Blottis dans leur bâche, soHdemeiit amarrés, 
ils quittent leur repaire, pour s'en aller, secoués 
par les cahots des rails et des aiguillages, vers 
l'endroit secret où nous débarquerons. 

Toute la nuit, le tfain roule. Farrère et moi, 
nous nous racontons de belles histoires. BfétùUs 
nous tient compagnie. On mange, on boit, on dirait 
une partie de plaisir. Nos hommes chantent, et je 
me rappelle mon premier départ, quand les refrains 
des jeunes estafettes répondaient aux acclamaliôfis 
de la foule serrée sur les quais. 

Comme je suis changé! Je ne vais plus vers une 



I 



LA BATAILLE DE LA MALMAISON 2âl 

avèntufd} j'accomplis le devoir de mon métier, et 
cela m'êst dêVènu êi n&turel ! 

JSom débarquons au début du jôur. Eu vain 
s'acharne-t-on à bien calculer lèS horaires, il y a 
sans cesse des retards. Heureusement que la pluie 
nous protège des vues allemandes. Sur la route, 
cahin-caha, comme engourdis de sommeil, les 
petits sangliers gagnent un ' bois, noû lôiû de 
Vailly, au flâne d*un coteau. Ils y trouvent des 
bauges préparées. Nous les recouvrons de feuil- 
Jages, et, maquillés, invisibles h Taviott qui rôde, 
ils attendent le moment de leur héroïsme. 

Autour d'euxj ce ne sont que batteries. Près 
des berges dé la rivière, les grosses pièces de 
marine tendent leur col démesuré, parfois elles 
rugissent. Dans chaque pli des vallons^ l'artillerie 
lourde est tapie, elle règle son tir. Entre Vailly et 
Jouy, les innombrables 75 s'obstinent à se tâlre, 
ils sont prêts pour leur travail, et 11 ne faut pas 
qu'ils se révèlent. Le bruissement des ailêS est 

continu dans cette brume qui doit rendre cepen- 
dant l'observation difficile. 

Nous trouvons Vailly bien changé depuis notre 
dernière reconnaissanees L^énntmi le bombarde 

activement. On nous Indique une eave. Nos 
ordonnances y installent la paille de nos lits. Les 
hommes seront aussi bien logés que nous. Nôtre 
popote est ^u reÉ-de^chausséé, nous devrons la 
quitter souvent sous la mitraille. 
Chaque nuit, je m'en vais sur les pentes du 



232 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

plateau des Marraines. Tantôt Brezous, tantôt Fad- 
judant Broc, tantôt Passebosc, m'accompagnent. Si 
près du but, mon angoisse revient. Broc me rassure : 

— Nous passerons! 

— Ce n'est pas possible, dis-je à Farrère. 
II est de mon avis, la côte est trop roide. 

— Vous passerez ! proteste l'infanterie d'accom- 
pagnement. 

Elle a préparé le chemin, affermi la chaussée 
dans le marécage, élargi le sentier en corniche, 
aménagé les tranchées et les parallèles de départ. 
Reste la fameuse croupe enjre le verger et le bois 
des Acacias. Comment nos cuirassiers Tauraient- 
ils nivelée? Pourrons-nous la franchir? 

— Oui ! dit le capitaine Lévêque. 

— Oui ! disent les sous-officiers. 

— Non, pas pendant la nuit! dit le lieutenant 
Brezous. 

Et, sur mon invitation, il en rend compte au 
capitaine Chevrier. 

. Mais c'est la veillée des armes, on ne change 
pas le programme d'un spectacle à la dernière 
minute. Allons! il faut courir la chance. 

— Tout va bien, Passebosc? 

J'inspecte le char. L'étroit réduit est luisant de 
propreté, les douilles des cartouches brillent, les 
mitrailleuses, graissées à souhait, ont leurs pièces 
de rechange à portée de la main, les vivres 
tiennent le minimum de place, et, au ralenti, lo 
moteur tourne comme un ange. 




LA BATAILLE DE LA MALMAISON 233 

— C'est pour ce soir, Passebosc. 

— On fera ce qu'on pourra, me répond-il. 
Il en a vu bien d'autres. 

Je redescends à Vailly, et je vais au camp des 
zouaves. 

Le 4* mixte se prépare à monter en ligne. Propre 
et net comme pour une parade, habits et visage 
de fête, chaque soldat est émouvant à contempler. 
Des athlètes, et si joyeux! Sur la face noire des 
tirailleurs paraît la barre étincelante des dents, ils 
retroussent la lèvre, flairant le carnage, tandis que 
les hommes de notre couleur fixent les yeux plus 
haut et rient au péril. Les officiers me donnent 
rendez-vous à la tranchée de la Fourragère, au 
chemin des Dames, au ravin de Chavignon. Puis, 
je fais Tultime promenade à Jouy, au marécage et 
au verger. Je rends visite au commandant Dhomme, 
chef du bataillon avec lequel je dois combattre. Ce 
guerrier m'a pris le cœur par ses façons d'être, on 
se livre si vite à celui qui commande, quand il sait 
commander. 

De retour à la popote, je subis une déception : 
ïe capitaine Chevrier m'apprend que Claude Farrère 
n'appartient plus à ma batterie, il remplace dans 
la batterie Lévêque l'officier en second, atteint 
d'un phlegmon au bras, et qui est évacué. Le 
dîner ne fut ni gai, ni triste. Nous nous sommes 
serré la main, et nous sommes partis. 

Les petits sangliers, à la queue leu-leu, vibrants 
d'aise, prennent le chemin de la gloire. Le capi- 



1 



284 MÉMOmES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

taine Lévéque guide la colôùne, mes tfôis chars 
suivent, devant leê bftttftfies des lieutenants Murât 
et Masséna. L'infanterie d'accompagnement nous 
escorte, presque invisible dans la nuit ôû se délaebe 
à peine le rut>an de la route. Les équipages Sont 

enfermés dans les tankd, je me tiens sut le toit de 
mon char capitaine, que Passebosc conduit. Le 
commandant de notre groupe et le lieutenant 
Ghalendon, son adjoint, vont, de-cl de-là, veillant 
à Tordre du cortège. 

Il est une heure du matin. Une fusée éclairante 
s'épanouit. Les moteurs ronronnent, ils peinent 
sur la chaussée trop dure pour les chenilles, et 
je me demande si les embrayages ne seront pas 
usés, tout h l'heure, quand nous réclamerons d*eui 
l'effort de l'ascension. Passebosc avance avec pré- 
caution. A l'entrée d'Aizy, je n'aperçois plug le der- 
nier char de Lévéque. L'ombré est profonde. 

Nous traversons Jouy, et je pense à Murât qui 
croyait qu'un tir de barrage nous arrêterait dans 
ce défilé. Rien, le silence, et rien devant moi : la 
première batterie s'est trop hâtée, négligeant la 
liaison. 

A l'endroit où je dois tourner à gauche pùUT 
gagner le marécage, je trouve le capitaine Che- 
vrier. Je saute sur le soi : 

^* Tout va bien, mon capitaine ! 

Mais cela ne Va pas Si biêû que je crois, il faut 

que Passebosc franchisse un premfer tâluâ> et il 
est en difficulté avec le moteur. Je ne m^ëtais pas 



LA BATAILLE DE LA MALMAISON 235 

i trompé, lô long parcours lur la route a fatigué les 
embrayages. Je crie au liêtttêsiant Brezous : 

— Passez devant ! 
Il coûtiïmej ainsi qne l'adjudant Broc» Enfin 

Paasêbôsc démarre, mais c^est pour s'arrêter plus 
loin, au centre du marais. Je Fabandonne : 

— Tâchez de rejoindre! 
Et, ordonnant au sergent Rasse de prendre mon 

fanion sur le char, je me hâte à tâtons vers ma 
batterie. Elle doit avoir atteint la rampe du verger. 
Mon devoir est de la guider. 

A ce moment, Féclalement de quelques obus 
disperse autour de nous les miasmes qui sentent 
Tall. Faut-il mettre les masques ? D'autres projec- 
tiles sifflent et se déchirent. On entend crier. Je 
pose la main sur Tépaule de Rasse : 

— Ne courez donc pas ! 
Il n'est aucun danger plus démoralisant que 

la sournoise asphyxie dont nous sommes me- 
nacés. Nous voici la figure couverte, la plaque de 
mica obstruant le regard, et je n^apërçois que la 
nuit. 

Pourquoi diable le capitaine Lévéque a-t*îl laissé 
toute sa batterie, entraînant mès deux ehars^ s'en- 
gager sur la pêntê? Nou» étions convenus quHli 
passeraient un à un, afin d'éviter remboutêil- 
lâgê. 

— Où âllei-vous, Rasse 1 
Il cherche le fanion qu'il a laissé tomber en met- 
tant son masque, mais, comme nous nous élevons, 



236 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

gravissant la côte, nous pouvons nous débarrasser 
de ces engins incommodes, et, de Talerte, il ne nous 
restera que des brûlures autour du cou. 

Les Allemands continuent de bombarder le fond 
des ravins. Je dépasse la haie du verger. Devant 
moi, sur le chemin en corniche, une forme noire, 
le char de Broc. 

— On ne peut plus avancer, mon lieutenant. Le 
capitaine Lévêque est en panne. 

Je presse le pas, je dépasse Brezous. Les fusées 
éclairantes se multiplient à Fhorizon, et je distingue 
des silhouettes qui se démènent près de cette 
énorme obscurité que font les trois chars Lévêque, 
réunis en un seul groupe. L'ululement des éclats 
augmente, bien que le fracas des obus soit lointain. 
Je demande : 
— Où est votre capitaine ? 

— Il est parti téléphoner. 

J'ai su plus tard qu'il avait une blessure légère. 
Un peu de désordre régnait dans sa batterie. Le 
second char voulait dépasser le premier qui déra- 
pait sur l'herbe humide. En vain. Les mécaniciens 
s'énervent dans l'ombre qui les gêne. Ils n'arrivent 
pas à resserrer la couronne des embrayages. Seul, 
le lieutenant Brezous a si bien conduit sa marche, 
qu'il garde encore l'espoir d'accomplir l'ascension. 
Qu'on lui donne passage ! C'est moi qui commande 
puisque personne n'est là. Je découvre Farrère qui 
s'acharne sur le moteur inactif de son tank. 

— Tâche de reculer, vieux ! Brezous va passer. 



LA BATAILLE DE LA MALMAISON 237 

Inutile tentative. Bientôt, Brezous lui aussi est 
en panne. 

Il est trois heures du matin. Surgissant du 
Qoirqui nous entoure, les équipes de réparation 
nous abordent. Avec un dévouement inlassable, 
elles s'empressent, mais la matière n'a plus dévie, 
il semble qu'elle s'incorpore au sol et ne veuille pas 
combattre. Naguère active, sensible, elle pèse de 
tout son poids, et nous sommes pareils à des 
pygmées, nous agitant près du sommeil des 
monstres. 

Les équipages restent à l'abri dans la cage d'acier. 
Par les portes arrière, je distingue des profils 
angoissés, penchés sur la lampe dont la lumière 
saccadée vacille près des cylindres. 

Je regarde ma montre. Il est trois heures vingt, 
l'attaque doit avoir lieu à cinq heures quinze, et 
nous sommes en pleine vue des carrières de Bohéry. 
Si l'aube nous surprend, tout sera détruit, à moins 
que notre infanterie n'ait une prompte victoire et 
ne chasse ou ne conquiert les mortiers que nous 
savons être là-bas et qui nous abattraient de plein, 
fouet. Je donne l'ordre d'évacuer les chars : 
— Réfugiez-vous dans la tranchée ! 
Elle est 4^inquante mètres, et ils ont le temps 
de m'obéir avant que l'ennemi ne déclanche ce 
tir de contre-préparation qui nous causa tant de 
pertes. 

Dès la première rafale, deux de mes sous-officiers 
qui sont restés près de moi, à côté des chars. 



1 



238 MÉMOIRES D'UN ENGAOÊ VOWNTAIRE 



tombeat, le «orgeat B^hsq a la miiS9e presque sec- 
tlonnée, Fadjudant Broc est tué. Je ne puis me 

décider* à quitter 14 plfiM^e, mm londwn j# cban- 
cell#i lei musclesi de la jambe déebirév par un pro- 
jectile qui is'arrôttt dans lei chiirs. Je m'affaisse. Je 
me relève» je lie un mouchoir au^d««8u$ du mollet, 
et, Texcitation aidant, je ue sens plus qu'une dou- 
leur lourde. 
Une voix appelle ; 

— Mon lieutenant, vous n^ me laissera? pt.» là ? 
C'est mon pauvre Rasse qui supplie, Tout à 

rbeure, je l'enverrai chercher. Pour l'instant, je vais 
voir ce qui se passe dans la tranchée, Les équipages 
y sont en sûreté, autant qu'on peut l'être sou?» ce 
feu destructeur. Alors, au prix de souffrances assez 
vives, je gagne le sommet du plateau, je dois pré- 
venir l'infanterie de notre insuccès, et je rejoins le 
C9mmandant Dhomme. 

^ Pas un seul char? me dit-iL 

Il me semble qu'il raille, et je lui demande la 
permission de l'accompagner à l'assaut. Il me 
répond, en regardant ma jambe blessée : 

— J'ai déjà trop de monde autour de moi. 

Il est superbe, admirable de ealmei de lucidité, 
d« confiancs. Légei* et rapide, il escalade le parapet, 
et, faisait un moulinet avec sa canne, il disparaît 
dans un rire. L'heure H a sonné, et le ciel, au- 
dessus de la vallée de l'Aisne, brusquement, 
s'embrase. 

Combien étaient-elles ces gueules qui lançaient 



LÀ BATAILLE DE LA MALMAISON 239 

l6 fôu? Combien d'obus tissaient; en passant la 
voûte bruyante? On eut Timpression d'un coup de 
massue s'abattant sur le front de Tennemi, et Teu- 
nemi, éerasé par cette aocumulation inouïe de pro- 
jectiles de tous poids et de toutes formes, gigan- 
tesques torpilles, longs fuseaux d'acier des pièces de 
marine, 7S rebondissants, i§5 fusants et percutants, 
l'ennemi, muselé par cette cage de fer qu'on lui 
appliquait au visage, ne répondit pas. 

Toute la force française, que Pétain manie, sou- 
lève notre cœur. Ils rient, les zouaves, les tirail- 
leurs qui se précipitent, et ils rient, les blessés 
qui reviennent, et les morts contre le parapet 
semblent, eux aussi, sous le reflet rouge de cette 
fournaise, avoir immobilisé à jamais leurs traits 
daps l'enthousiasme. 

Et il m'est défendu de participer à ce triomphe. 
Âh! pas de chance! Et je commence de souffrir, ma 
j^mbe pèse. Pour redescendre, il me faut m'appuyer 
des deux maius aux parois de la tranchée, mar- 
cher presque à cloche^pied. Non, pas de chance I A 
l'heure même où je me désole, la batterie Murât 
et la batterie Masséna atteignent le fort de la 
Malmaison, et, sur notre gauche, un groupe entier 
de tanks, le 11«, franchit les positions allemandes, 
détruit les Qtbris des mitrailleuses rebelles, lait des 
prisonniers, mérite la gloire. 

Sur 1|L croupe néfaste, j^ai retrouvé nos chars. Ils 
n'ont eu à subir aucun outrage. Les zouaves et les 
Marocains ont enlevé d'un bond les carrières de 



240 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

Bohéry. Pourtant rAUemand se réveille de sa stu- 
peur, et il tire, mais la mort qui plane n'a pas de 
but précis. Farrère et Brezous sont là, le capitaine 
Lévôque nous rejoint, il me dit, loyalement : 

— Vous aviez moins confiance que moi ! 
Il est abattu, il souffre de sa blessure. La 

mienne immobilise complètement ma jambe. Nous 
attendons encore quelques heures dans le voisi- 
nage de nos batteries. Une seconde fois, les nuages 
du ciel se gonflent de pourpre. C'est le tir de pré- 
paration de la deuxième phase, nouveau coup de 
massue. 

J'ai très mal. Il est midi. Farrère et Brezous 
suffiront pour ramener nos hommes à l'arrière, / 

quand il en sera temps. 

— Allons nous faire panser, me dit Lévêque. 
Je me lève. Impossible de marcher seul, je 

suis tout alourdi. Le cavalier Gazude, mon or- 
donnance, avec cet affectueux dévouement qui 
caractérise notre arme, m'offre son épaule. Il est 
petit et semble fragile, mais il est nerveux et me 
porte presque, tandis que le capitaine Lévêque 
dégringole dans les boyaux et disparaît. 

Je ne l'ai pas revu. 

Au poste de commandement du 4' mixte, au bas 
des falaises, j'ai pu téléphoner au capitaine Che- 
vrier pour lui rendre compte. Ensuite, il ne me 
restait qu'à me faire évacuer. Je n'en ai pas eu,le 
courage. Qu'était-il advenu de Masséna, de Murât, 
de Bill, de Griaches, de mes chers camarades ? 



1 



t 



''^ 



LA BATAILLE DE LA MALMAISON 241 

Une automobile passait. Je suis rentré h Vàilly. 

— Le lieutenant GHaohes a été tué à la position 
dé départ, m'a dit notre cuisinier. Un éclat d'obus 
lui a enlevé le cœur. 

L'injustice du destin m'accable. 

— Je n'en peux pins. Je veux dormir. 

Il me faut ônblier, et je suis tombé sur la paille, 
et j'ai dormi comme une brute, suant la lièvre. 

Quand je me suis réveillé, le lieutenant Bocquet, 
notre cher Bill, comme nous le nommions tous, 
se penchait sur moi. J'ai dit : 

— Griaches? 

Et j'ai appris qu'il était mort sans savoir, en 
souriant. 

— J'irai dîner avec vous. 

Je n'ai guère mangé, mais je voulais être avec 
eux. Ils n'avaient pas de mélancolie. Ils pensaient 
au labeur qui n'était pas achevé. Ils devaient 
ramener les chars. 

Une sorte de brouillard voile mes souvenirs. 
J'ai dû avoir encore la fièvre cette nuit-là, j'ai 
dorrni profondément sur ma paille. Brezous et 
Farrère sont rentrés, à bout de forces. J'ai su par 
eux que tous mes hommes étaient vivants, et j'ai 
eu de la fierté : seuls les gradés avaient payé de 
leur sang. C'est bien, c'est le prix des galons. 

Quelle somnolence! Chaque camarade me con- 
seille de me faire évacuer. Vers deux heures de 
l'après-midi, je m'y décide; ma jambe a mauvaise 
apparence, jaune et violacée. 

16 



242 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

Il faut marcher jusqu'au seuil. Je ne veux pas 
que l'on m'aide. Voilà le brancard. Je regarde 
autour de moi. Je me couche, et, tout soudain, je 
ne suis plus rien, ni commandant de batterie, ni 
officier, je suis cette chose que l'on transporte, 
que l'on enfourne dans le camion, cette chose que 
l'on déballe à l'ambulance de triage, et dont on 
dit: 

— 11 est lourd. 




1 




ÉPILOGUE 



LES TÉMOIGNAGES 



Je n'ai plus rien à écrire. Qui peut se flatter 
aujourd'hui de conclure? La convalescence s'a- 
chève, la guerre persiste. Où serai-je demain? 

Pourtant, je ne veux pas fermer le livre sans 
remercier ceux qui ont accueilli mon œuvre avec 
tant d'amitié, lorsqu'elle paraissait dans les jour- 
naux qui me rendirent ma place dès mon retour. 
Il y a beaucoup d'inédit dans ce volume, maïs 
toute la première partie a été publiée par le 
Joumaly et mes camarades de la T division d'in- 
fanterie m'ont envoyé de très nombreuses lettres. 
Je vous demande la permission d'en reproduire 
quelques-unes, qui me touchent plus profondément. 
J'y ajouterai deux témoignages, l'un a trait à ma 
campagne sur l'Yser, l'autre à cette soirée que 
je vous ai décrite avec un mélange d'humilité et 
d'orgueil, à cette nuit sur les collines de la Somme^ 
oii ma famille imaginaire dissipa les affres d'une 
peur surnaturelle. 

Voici la première de ces lettres. Ecrite au crayon 



244 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

dans un abri, elle est ma préférée, puis-je dire ma 
récompense ? 

Aux tranchées y 9 janvier i9\H. 

Monsieur, 

C'est du fond de mon abri, à la lueur vacillante d'une 
bougie, que je vous écris. Fidèle lecteur du Journal, 
c'est avec un grand plaisir que je vois dans ses pages 
votre article « Mémoires d'un engagé volontaire ». 
Etant sergent au iOi*, j'ai vécu avec vous ces jours et 
ces événements que vous narrez mieux que je ne sau- 
rais faire. 

La première fois que je vous vis, c'est à Pilon, près 
de Mangiennes. Vous arriviez avec un maréchal des 
logis. Je me demandais quel était ce dragon décoré de 
la Légion d'honneur, lorsque grande fut ma stirprisë en 
voyant le sous-officier sauter le premier à terre et vous 
aider à descendre de cheval. J'ai par la suite interrogé 
le maréchal des logis, et il m'a dit : « C'est un journa- 
liste qui s^est engagé pour la guerre », et il me dit votre 
nom. Je me souvenais de Tavoir vu souvent en bas 
d'articles et de contes du Journal. 

Vous étiez venus à ce pays pour faire Une enquête 
sur les atrocités allemandes, car les Boches avaient été 
chassés de la veille. C'est avec mon chef de section, le 
sous-lieutenant Richefon, que vous fîtes cette enquêté. 
D^ailleurs, cet officier avait déjà pris quelque* fénsei- 
gnements, pour lui sans doute, pour en décrire Thon^nr 
à sa classe^ car il était instituteur, il ne pourra le faire, 
le malhéuréuic, car il fut tué 'plus tard. 

J'eus ensuite souvent l'occasion de vous revoir : car 
vous ne craigniez pas de venir, jusque sur la ligne de 
feu, eneourager les hommes et les réconforter de vos 
bonnes paroles. 



LBS TÉMOIGNAGES 245 

Je VOUS revois eacore le soir de Beaudaire; c'était 
e iS août 1014, je crois; vous restiez debout au 
milieu des balles qui sifflaieut, et je vous ai admiré, 
ea? si vous aviez voulu votre place n^élait pas là. 

Si vous avez lu ma lettre jusqu'ici, vous vous 
dtmande^ qU je veux en venir, et, ma foi, je me le 
dfmaude. C'est que je suis heureux en lisant vos 
mémoires de revivre ces instants de guerre en rase 
campagne, Cela, me rappelle mon ancien régiment (le 
101®) que je regrette, ainsi que la 7* division, 

Ayant été blessé le %Q septembre 1914 à Champien, 
j'ai été par la suite versé à un autre régiment. 

C*est également pour tuer le temps pendant mes 
heures de repos que je vous écris ces lignes et que du 
front je vous envoie le bonjour en attendant le plaisir de 
lire la suite de yos mémoires. 

P. MÉNAaD, 

sous-officier, 204« rég. inf., 47<»Cie, secteur ... 

Il ne sait pas pourquoi il m'écrit, le camarade ! 
Je le sais bien, moi. Il a senti dans mes pages 
hâtives cette amitié dont j'ai fait confidence à 
Maurice Barrés. Oui, oui, nous nous aimons tous, 
les anciens, les vieux de Charleroi et de la Marne, 

La seconde lettre donne des noms que j'avais 
oubliés, tout en me souvenant de ceux qui les 
portaient. 

Monsieur, 

Je lis avec feu vos « Mémoires d'un volontaire » et 
permettez à une humble voix de vous dire toutç sa 
reconnaissance d'avoir rappelé les premiers pas glo- 
rieux de la 13*^ brigade. 



246 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

Je me permets de vous adresser ces lignes, parce 
que je fus de la 13° brigade. Je me souviens encore de 
vous, je vous revois dans Tescorte du général de Tren- 
tinian, à Grémilly; j'étais près de vous, lorsque, le soir 
de notre entrée en ce village, une auto ramena deux 
hussards la mâchoire fracassée. A Ethe, j'assistai à la 
mort héroïque du colonel du 14''. J'ai tiraillé sur la 
ligne de chemin de fer, près du pont, sur la route. Et 
permettez-moi de vous demander, en passant, de vous 
rappeler ce capitaine du génie, le capitaine Durand, 
commandant ia V^ compagnie du 4^ bataillon du génie. 
C'est lui qui organisa défensivement le village et encou- 
ragea le général Félineau dans sa belle résistance ; lui 
qui nous fit creuser un élément de tranchée à l'extré- 
jnité nord-est du village, lui enfin qui, avec sa compa- 
gnie, partit le dernier du village, après avoir fait 
entourer de paille les roues des voitures de parc du 
génie. Mes souvenirs sont très précis. J'eus l'honneur 
d'appartenir à cette vaillante compagnie. J'en fus séparé 
un instant et je tiraillai dans la distillerie, en face la 
Croix-Rouge. Nous étions sept dans le grenier de cette 
distillerie, nous sommes redescendus trois. Je vous dis 
ces choses pour vous montrer combien précis sont mes 
souvenirs. Je me souviens aussi de vous avoir vu plus 
tard, àNanteuil-le-Haudouin, dans le bois, en sortant de 
la gare. Je ne vous revis plus ensuite, non plus que le 
général de Trentinian. 

Aujourd'hui, je suis réformé, mutilé de guerre, 
blessé en Champagne. Je suis ici...^, comptable..., 
métier dépourvu de charme pour moi qui me desti- 
nais à la carrière militaire, d'autant plus qu'enterré 
dans un petit village méridional, loin de mon pays 
natal, j'ai deux nostalgies : celle du métier militaire et 
celle, plus grande encore, du pays. 

Qu'importe! j'ai fait mon devoir. J'ai donné mon 
avenir à la France. Je suis heureux. Mes camarades, 



1 




LES TÉMOIGNAGES 247 

mes amis, mes frères (j'en ai quatre aux armées) sont 
aujourd'hui officiers. Je ne suis plus rien qu'un pauvre 
teneur de livres. 

Mais vous pourriez croire que je vais vous demander 
un service. Non, vous ne pourriez rien changer à ma 
situation, d'ailleurs. Cela m'a fait plaisir de lire ces 
lignes dans le Journal, après avoir vécu presque aux 
côtés de son auteur les combats qu'elles racontent, de 
vous savoir sorti sauf de la fournaise. J'ai voulu vous 
récrire, je ne sais pourquoi, poussé par une force 
invincible, et voilà maintenant que je me laisse aller à 
des confidences. Il m'a semblé que j'avais retrouvé 
un ami. 

Pardonnez- moi. 

Veuillez agréer l'assurance de ma plus sincère sym- 
pathie. ' 

GiRARDEAU. 

Je n'ai pas changé une phrase. A peine ai-je 
supprimé l'adresse de mon correspondant et les 
compliments qu'il fait à l'écrivain. J'ai respecté 
toute la mélancolie. Quatre frères combattent, et 
lui se désole d'être inapte. Cette famille n'est 
qu'une famille française. 

Voici maintenant le billet d'un officier d'artil- 
lerie. Il cite un capitaine dont le général de 
Trentinian, qui s'y connaît, m'a dit que c'était un 
héros : 

il janvier' 19J7. 

Monsieur et cher camarade, 

Quoique aguerri par trois ans de guerre, c'est avec 
une bien grande émotion et les larmes aux yeux que 



- ■ »^m 



248 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRli. 



j9 relu vos mémoires parce qu9, commi vousi j'étais h 
Ëtb9, et c'oii lit qu9 j'eus rbonoeur de vous çanaattre- 

Commandant en qualité d*adjudant la 3^ sectiou de l^ 

7" balterie du 26' d'artillerie, ôo^s les ordres du brave 
capitaine Jourdanje gardais Teatrée est du village 
d'Stbei et, si vos souveuirs sout priais, j'eus le plaisir 
le soir de vous approvisioimer en tabac au moment 
où, démonta, vous veniez me demander un cheval^ 
que je ne pus vous fournir, vous conseillant même 
à ee moment-là de rejoindre votre général 4 pied, 
puisque personne ne pouvait passer sur cette maudite 
route, o{i nos pauvres éobelons avaient guccombé. 

Je ne veux pas, cher et noble camarade, vous narrer 
les faits qui se passèrent par la suite pour ma obère 

batterie, vous les connaissez probablement, Ce n'est 

qu'après avoir entouré les roues de nos camion^ et de 
nos caissons avec du foin que notre batterie put échap- 
per tout entière aux prises de Fennemi, en partant à 
8 heures du soir. 

Si je me permets, cher monsieur et camarade, de 
vous adresser oes quelques mots avant la fin de votre 
publication, e'est que Je suis impatient de vous adresser, 

avec mes humbles félicitations, Tbommage le plus res- 
pectueux qui vous est dû pour votre courage. 
Veuillez agréer une bien cordiale poignée de main. 

Sazkrat, 

spus-r lieutenant au 104« A. L., 9* groupe, 

secteur 

Mais oui, je me souviens de la 7® batterie du 26®. 
Elle m'a sauvé de la captivité allemande, pire que 
la mort. 

Le quatrième témoignage que j'invoque parle de 

la. scierie, dans le vaUo» d'Ethe; mais surtout, 

c'est au nom des morts que nous pleurons qu'il 



LES TÉMOIGNACxES «49 

me remercie, «t, s'il disait vrai, si leur souvenir 
pouvait être rendu plus vivant encore par mon 
livre, ab! quelle émotion! 

9 janvier 19i8. 
Monsieur, 

Je cède au besoin impérieux de vous écrire, de vous 
crier Fémotion profonde que j'ai à lire dans le Journal 
les mémoires d'un engagé volontaire. Ancien sergent du 
104% je voua ai vu, au début de la campagne, galoper 
sur votre cheval aux côtés du général de Treotinian, je 
vous ai vu à Ethe. Mon Dieu, quelle journée I Je me 
souviens de vous, alors que nous étions dans la scierie, 
sous la pluie d'obus et de balles. Vous souviendra-t-il 
peut-être qu'assis contre une porte, nous mangeâmes 
ensemble un morceau de bœuf, petit détail certes, mais 
dans une heure si belle! Peu après, d'ailleur», j'aidais 
avec plusieurs camarades à ravitailler d'obus la fameuse 
pièce, la seule qui restait, et dont le chef, un lieute- 
nant, mîontra tant de bravoure et d'héroïsme. Et le 
m^tin, c^ttç charge splendide des hussards, qui se firent 
tuer pour la seule gloire I Aussi, je relis tous ces sou- 
venirs, tous les vôtres, qui sont nôtres, avec une telle 
joiç, une telle émotion, que je vous remercie de les 
écrire, de tout mon cœur, pour les camarades du 104 
qui trouvèrent la mort. Je fus, hélas 1 fait prisonnier à 
Royes eu octobre 19t4, ayant si peu vécu de cette vie 
intense. SnQn !.,f Aussi, mainteuantqu* évadé depuisplus 
d'un an, je me rappelle votre superbe allure, je suis 
heureux de revivre avec vous cette épopée, de vous 
remercier de me donner une telle émotion et de vous 
assurer de toute ma très grande çt profonde sympathie 

Rbné BoiSQONTiea, 

Btrgent, ambulance 8/2 
stet. post 



iî?.-C^i-^ 



— pri 



250 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 



J'ai choisi ces quatre lettres parmi les deux ou 
trois cents que j'ai reçues de mes camarades à la 
7® division d'infanterie, mais je vous demande 
encore un péli de patience. Lisez cette page d'un 
homme de l'arrière, d'un magistrat qui nous entre- 
lient, avec tant de fidèle affection, du lieutenant 
L'Hôte, cet officier d'artillerie qui protégea Ethe 
contre l'avance allemande par le feu du dernier 
canon de sa batterie. Il fut blessé, il est prisonnier 
en Allemagne. 

Paris, 15 j armer 1918. 
Monsieur, 

Je viens de lire dans le Journal les premiers chapitres 
de vos Mémoires d'un engagé volontaire. Ils n'ont pas 
eu seulement pour moi Tintérôt que leur donnent vos 
qualités d'écrivain et vos souvenirs personnels, mais il 
se trouve que vous racontez d'une façon saisissante, 
dans la mesure où vous pouvez parler actuellement, 
l'affaire d'Ethe, et je connais tout particulièrement de 
ce drame un des acteurs les plus méritants mis en 
scène par vous, le lieutenant d'arlillerie qui a défendu 
le village et dont vc^us avez bravement aidé les opé- 
rations. 

Il y a recueilli la citation suivante à l'ordre de 
l'armée : « L'Hôte, Georges, lieutenant à titre tempo- 
raire au 26** d'artillerie. Le 22 août, au combat d'Ethe, 
son capitaine ayant été mis hors de combat dès le début 
de l'action, a réussi à mettre cinq pièces en batterie 
dans les rues du village et a contribué efficacement à 
sa défense pendant toute la journée. A la fin du jour, 
bles«^é lui-môme grièvement, a élé fait prisonnier. » 
Cette citation a été insérée à Y Officiel du 5 juillet 1915. 



^aLu 



LES TÉMOIGNAGES 251 

Le lieutenant L'Hôte a échappé au massacre des pri- 
sonniers parce qu'on Tavait porté dans une maison, 
mais il a expié durement dans les casemates de Magde- 
bourg, dans les camps de représailles et dans une capti- 
vité qui n'a pas encore pris fin, l'inadvertance de ceux 
qui Font laissé aux mains de l'ennemi... 

L'objet de ce mot, monsieur, est simplement (pour le 
cas où, la guerre finie, vous écririez en toute liberté 
l'histoire de ces événements) de vous faciliter la réunion 
de certaines précisions intéressantes. Excusez cette 
préoccupation d'un homme professionnellement habitué 
à la recherche de la vérité et de la justice, et veuillez 
y voir une marque de mon estime pour votre talent. 

Je vous prie d'agréer, monsieur, l'expression de mes 
sentiments les plus distingués. 

Bard, 
magistrat, 72, boulevard Saint-Michel 

Et maintenant, un billet de TYser : 

7 février i918. 
Cher monsieur. 

En évoquant hier le souvenir du fantôme de Korteker, 
vous avez fait frissonner ceux d'entre nous qui n'ont 
pas connu l'Yser, ceux qui ne savent pas... 

Korteker, Steenslraele, Boesinghe, Bixschotte, la 
maison du Passeur, autant de noms fameux où s'il- 
lustrèrent tant d'hommes fameux ! 

Comme ce temps semble déjà loin I Et cependant je 
me souviens, comme si c'était hier, de la visite du 
margis à l'Herberg du Lièvre (côte de Pilken). Vous 
accompagniez le général de Trentinian au P. C. du 
colonel Cordier (76' R. T.). 

Nous étions tous surpris de vous voir affronter cette 



] 



252 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE 

zone dungereuse dont la circulation était interdite pen- 
dant le jour. Et chacun de commenter Taudace du divi- 
sionnaire et de son porte- fanion... dont noua parlâmes 
souvent comme un encouragement dans Texemple* 
Je suis, cher moneieur, votre eincère 

Max Ridel, 
état-major G. C. 42, 

o« V » • • • 

Voyez le aouveuir que les territoriaux gardent 
du général de Trentiuian. Ab ! je «'ai rie» mventé, 

tout ce que j^ai écrit fut vécu, et n^ême quand il 
vous semblera que je sacrifie àFirréel et à Tépique, 
je ne dis que la vérité, témoin cette lettre sur mon 
cauchemar pendant la bataille de la Somme (1) : 

8 février 1918. 
Cher monsieur, 

Vous ne pouvez vous imaginer comme votre récit 
« Abris de la Somme » m'a amusé. Je me souviens par- 
faite «ent de la terrible nuit que vous avez passée, 

L'abri auquel vous faites allusion était occupé par 
une partie du personnel affecté, en ce moment-là, à 
Tobservatoire « Robiuson » (sud de M...), 

Le soldat (maréchal des logis de Belot) est aujour- 
d'hui «ou8"lieutenant au 87« B. A, L. Le sergent était le 
signataire de ces lignes (alors sous-lieutenant au 10^ 
R. A. P.), 

Je copserve précieusement le Journal du 6 février 
I9i8. Votre récit, que je relirai souvent, me rappellera 
une des nuits marquantes des cinq mois que j'ai passés 

(1) Voir page iee. 



LES TÉMOIGNAGES 253 

consécutivement deas cette région. Si, par hasard, cela 
pouvait vous intéresser, je pourrais essayer de vous 
procurer une photo du poste d'observation. 
Croyez, monsieur, à ma haute considération. 

Léon Dgsprez, 
sous-lieulenant 6* R. A. P., 50* bat 



C'est fini; Au revoir, lecteurs! Nous tâche 
de vous donner de nos nouvelles, si Dieu veut 



Le 7 mars 1018. 



irimirie L. MAKnuiux, t. iite Ciwall*. 



i 



ï 




i 




* '■ 



TABLE DES MATIÈRES 



PREMIÈRE PARTIE 

LA 7* DIVISION D1NFANTERIE 

La Mtase, la Marne et.rAisne 

Pages. 

Chapitre P', — Le Métèque 1 

Ghapitae II. — De Paris à Verdun 9 

Chapitre IIL — Toute Farmée disait: En avant I 16 

Chapitre IV. — La bataille perdue 23 

CuAPiTRE V. — Le beau visage de la mort. . . 30 

Chapitre VI. — La retraite sur la Meuse . ... 36 

Chapitre VIL — La ville menacée 42 

Chapitre VIII. — Une estafette à la bataille de 

rOurcq 48 

Chapitre IX. — Les derniers jours de la guerre 

d'aventtire 55 

Chapitre X. — Mon départ de la 7* division 

d'infanterie 62 

DEUXIÈME PARTIE 

LA 88« DIVISION TERRITORIALE 

Raima, les Flandres. 

Chapitre I*'. — Paris délivré. Reims sous les 

obus. Un déjeuner chez le 
général Mangin 73 

Chapbtre II. — La89* division territoriale dans 

les marais de FYser 91 



TABLE l)I-:s MATIÈRES 

1 TROISIÈME PARTIE 
es AUTOMITRAILLEUSES DE CAVALERIE 

E I•^ — Ketour à Paris. Les écoles de 

mitrailleuses 129 

E 11. — Les auto-mitrailleuses. Les 

marins en Lorraine 14f 

[E III. — Porâts de Lorraine. Abris de 

la Somme 165 

OUATRIËME PARTIE 
LES TANKS, L'ARTILLERIE D'ASSAUT 

lË I". — Le retour à l'école 193 

lE U. — Le rq»aire des chars d'aasaut . 200 

lE III. — LapréparatfoDd'uneofiensive. 214 

lE IV. — La liaison entre les armes. . . 222 

lE V. — La bataille de la Hatmaison . . 229 

lE- — Les témoignages 243 



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