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Mémoires
d'ua
engagé volontaire
Mémoires
d'un
engagé volontaire
PAR
BINET-VALMER
• •
Citoyen Genevois.
PARIS*
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
ToiiB droits de tradactlon, d'adaptation et de reprodoction réservés
' • ' '^ioàr toif^les t^^sr '^^
iction rfiervés
r
r'
Maubice barrés
dont Vœuvre n'a jamais déçu les combattants
Je dédie ce livre français
en témoignage d'admiration et d'amitié.
38S7.11
li^.^
m^^*^ .
PREMIERE PARTIE
LA 7* DIVISION D'INFANTERIE
La Meuse, la Marne et l'Aisne.
MEMOIRES
d'un Engagé volontaire
CHAPITRE PREMIER
LE MÉTÈQUE
Un agréable soir du printemps 1914, les membres
du cercle Hoche ofiFraient un petit banquet, dans
un restaurant du bois de Boulogne, à l'un de leurs
camarades de plume et d'épée qui venait d'être fait
chevalier de la Légion d^honneur comme écrivain
français, mais à titre étranger. Cette fête était pré-
sidée par le général de Trentinian, qui commandait
alors la 7* division d'infanterie. Après l'émotion
gentille des toasts, le général se pencha vers le
nouveau légionnaire et le pria de lui demander
une faveur, voulant ainsi lui témoigner sa bienveil-
lance et son contentement.
Je répondis :
— Mon général, s'il y a la guerre, emmenez-
moi.
11 me le promit, un peu au hasard. Nous étions
si loin de nous attendre au drame que nous avons
• •
Z'\ : /MÉMOIRÇS D^UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
• • • * »
vécu ! J'insistai pour que la promesse fût sérieuse,
je pris à témoin les deux Cassagnac, le peintre
René Préjelan, mes grands amis, Charles de Poli-
gnac, qui souriait, d'autres encore.
Le général de Trentinian a tenu parole. Le ban-
quet du cercle Hoche eut lieu un des premiers jours
du mois de juin. Le 22 août, je méritais — bien
imparfaitement — d'être cité au 4** corps d'armée.
Le rapprochement de ces deux dates est mon
orgueil. Et maintenant je préviens le lecteur que
je n'aurai plus que de l'humilité.
Je commence timidement le récit de ma vie
belliqueuse. Il me semble être retourné à mes
débuts dans ce métier de conteur que j'ai tellement
aimé. Je voudrais que mes amies de jadis me fus-
sent bienveillantes. Quand on revient après un
long voyage, on redoute la critique. Il ne faut pas
que les regards s'attardent sur le visage, dénom-
brent les rides, épient la fatigue. Ma dernièi*e nou-
velle a paru au Journal moins d'une semaine avant
la mobilisation. Depuis lors je me suis battu, je
n'ai pas tenu la plume. Saurai-je encore être
simple, livrer toute ma pensée avec cette sincérité
qui fut mon ambition ? Il me faut parler de moi
directement, sans le secours de ma famille imagi-
naire. Ce n'est pas facile, cela peut être déplaisant.
Je m'y résous parce que j'ai quelques beaux souve-
nirs et surtout parce que la guerre n'a rien changé :
il est en moi d'écrire. Et puis, dès à présent, il se
détache de mon aventure — ce fut bien mieux
i
LE MÉTÈQUE 3
qu'une aventure I — une leçon précise qui me ser-
vira de prologue. I
J'appartiens à une vieille famille d'origine fran-
çaise, les Binet de Valmer, réfugiés à Genève pour
cause de religion. Le souvenir de la France s'est
conservé parmi ces exilés. Chez la plupart, ce n'est
qu'une affection assez vive ; chez d'autres, une véri-
table nostalgie. J'étais de ces derniers. Dès mon
enfance, si fier que je fusse de mon titre de citoyen
genevois, je n'imaginais pas que ma vie pût se
dérouler ailleurs qu'à Paris. J'avais vingt ans
quand je m'installai dans cette ville et commis une
faute que beaucoup devraient se reprocher.
Vingt ans, c'est l'âge où s'impose le métier mili-
taire, où les jeunes gens qui ne sont pas des déra-
cinés s'en vont tout naturellement apprendre et la
discipline et le sacrifice à Tennuyeux devoir. Ils
prennent leur place sans récriminer là où il faut
bien qu'ils soient, puiiéque le destin les y a mis ;
ils n'entreprennent pas dès l'aube la lutte vers
le succès et l'impossible bonheur.
Je ne fis pas comme eux. Je profitai de mes
avantages» Etranger domicilié, je ne servis pas le
pays dont j'étais l'hôte, et, comme à cette époque
j'étudiais la médecine, cela me fit gagner une
année sur mes camarades français. Il ne faudrait
pas me prêter ce calcul assez vilain. J'avais de
l'indépendance, trop d'orgueil, une grande facilité
à me nourrir de sophismes. La loi militaire suisse
permet de se faire mettre en congé, et ces congés
4 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
sont renouvelables. Pour demeurer libre, pour tra-
vailler mieux, je restai Suisse tout en habitant
Paris, je me disais :
— Je m'engagerai si la guerre éclate.
Eh bien! je me suis engagé, mais cela ne prouve
pas que j'aie fait autrefois mon devoir. Au fond, je
suis resté un invité dans l'armée. Le métier s'ap-
prend mal à mon âge. J'ai quarante-deux ans.
Voyez-vous! je sens depuis longtemps ce que je
vous avoue. En 1906, j'ai répandu dans le grand
public le mot retrouvé par Charles Maurras et qui
désigne et stigmatise ceux qui vivent sur un pays
étranger, j'ai écrit les Métèques, roman où je pei-
gnais sans indulgence mes semblables.
Mes semblables? Non! pas tout à fait.
Je suis de race latine. Les latins ne sont jamais
métèques. Mais c'est une situation triste, et plus
démoralisante qu'on n'imagine, que d'être hors
cadre, le passager. Il faut appartenir à une famille
humaine. Cette vérité, qui paraît naïve aujour-
d'hui, il n'est pas que des bandits à l'avoir négli-
gée. Nous étions quelques mille, avant la guerre,
qui nous agitions à Paris, influençant^ dirigeant
l'opinion. En avions-nous le droit? Nous parlions
de haut. Beaucoup se trouvèrent fort em-
pruntés quand il leur fallut être Français,| sim-
plement.
Donc, cette nuit de juin, je sortais du Pavillon
Chinois avec une promesse romantique, et je
retournais à la vie quotidienne : livre que l'on
t- I
LE MÉTÈQUE 5
compose, rêve intérieur qiïi persiste, agitations
qui détruisent.
Peu après éclata Faffaire du dessinateur Hansi.
Vous vous souvenez? Il n'est pas un artiste qui
n'ait été exaspéré par cette persécution germa-
nique» Paul et Guy de Cassagnac décidèrent d'en
tirer représailles sur la personne des correspon-
dants de journaux allemands.
Ce fut délicieux de jeunesse. Ces deux grands
garçons étaient toute la loyauté, toute la bravoure,
tout l'esprit d'offensive. J'écris : « étaient ». Guy
de Cassagnac est tombé dès le début de la guerre.
Une légende du plus frais héroïsme enveloppe sa
mémoire. Paul de Cassagnac qui, blessé, demeure,
fut le chef ardent de cette gaie bataille : les
deux frères intimèrent l'ordre aux espions déguisés
d'avoir à quitter Paris dans les- vingt-quatre heures.
Mais, voici le baroque! ils me choisirent, moi
Genevois, pour être l'un de leurs messagers. Nous
posâmes le dilemme : ou partir ou se battre en
duel.
Ils partirent.
Je vois encore, sous les lunettes cerclées, l'étrange
figure de ces pauvres professeurs. Laissons cet épi-
sode. Il me sert à marquer le personnage que
j'étais.
Prodigieux printemps de la tragique année ! La
femme danse le tango, les valets ricanent à la sortie
du bal, le conseiller d'ambassade envoie son rap-
port à Berlin : tout est pourri. II se trompe, mais
I). MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
quelles apparences I Les meilleure ont la fièvre. Ils
sont véhéments, ils ne sont pas graves.
J'ai suivi le cortège funèbre de mon pauvre ami
Calmette, le plus loyal, le plus vigoureux des
hommes. J'ai demandé à Tun de ses protégés s'il
ne vengerait pas ce meurtre. On me répondit
qu'une provocation par voie de fait manquerait
d'élégance. Et Caillaux triomphe, tout éclaboussé
de sang.
Mais cela, c'est Tavant-guerre, à la surface de la
nation. Le Métèque observe, s'amuse, s'indigne,
dans le vide, même il pérore. Fin juillet, il lui
faut choisir,
N'ai-je pas eu d'hésitations? Allons! soyons
précis! Correspondant de guerre? Tout voir, tout
juger. J'étais neutre. C'était si commode! Vous
avez lu mes contes? Alors vous comprenez : j'ai
écrit à l'un de mes amis des Affaires Étrangères
pour lui demander s'il n'était pas temps de récla-
mer la naturalisation française. Vous comprenez :
il y avait le rêve intérieur, l'instinct profond, l'élan
de ma race.
Le 27 juillet, mon ami me répondit qu'il ne
fallait pas perdre une minute. Je reçus sa dépêche,
le matin, dans cet appartement meublé qui était à
l'image de ma vie. Quelques minutes plus tard, je
sonnais à la porte du général de Trentinian :
— Mon général, vous m'emmenez?
Il redressa sa petite taille. C'est un homme sec,
blond, dont les yeux étincellent. Son nom est lié h
LE MÉTKQUE 7
l'histoire des colonies françaises. Je ne puis parler
de lui sans la plus reapectueuse tendresse. J'ai
connu à ses côtés le désastre et la victoirCj les cré-
puscules tragiques, les matins éblouissants, les
longues soirées où son âme riche se dépensait pour
chasser l'ennui.
— Je vous emmène? Cela dépend.
— Mon général, vous avez promis.
Et il se passa ceci qui est admirable : ce division-
naire, accablé de soucis, eut le scrupule d'une
parole, même donnée légèrement. Nous étions des
camarades de cercle, nous n^étions pas d'anciens
amis, mais quoi! il avait juré.
— Je vous emmène.
On verra tous les obstacles que nous dûmes
vaincre.
— Pourtant, il faut que vous soyez naturalisé.
Et je commençai mes courses dans les minis-
tères. Quelle énergie j'ai dépensée au seuil des
bureaux! Je luttais pour trouver mon cadre. Je
remercie ceux que mon enthousiasme a émus et
qui me délivrèrent des formalités d'usage.
Journées magnifiques f Premier miracle français :
une religion est née dans l'auberge qu'était devenu
Paris, les fidèles sentent battre un seul cœur, les
athées sont dépaysés et frileux. Je sentais battre
le cœur de France. Il ne m'a plus quitté.
Je vous raconterai.
Il faut bien se souvenir. La guerre est devenue
différente. C'était nos fiançailles avec Je grand
H MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
sacrifice. Nous ne serons plus jamais dans cette
jeune ivresse. Comme c'était beau! Je me rap-
pelle... Il faut bien occuper les loisirs d'une con-
valescence ; je viens d'être blessé à l'attaque de la
Malmaison.
CHAPITRE II
DÉ PARIS A VERDUN
Le 31 juillet 1914, je fus averti que le décret
concernant ma naturalisation allait être présenté
à la signature. Le mêmç jour, je ^pris contact avec
l'armée. Voici comment.
n est six heures du soir. Au cercle Hoche, je ne
quitte pas le téléphone qui me permet d'inter-
peller les personnages les plus puissants. Je les
traite presque d'égal à égal. Ils ne m'en veulent
pas ; l'amitié la plus féconde règne sur la ville, et
j'ai tant de bonne volonté! Brusquenient, on
m'appelle: une visite. Je m'empresse, et, dans le
salon des étrangers, j^aperçois, grandi par le long
manteau de cavalerie, la tête haussée par l'habi-
tude du commandement, le menton tendu, la courte
moustache arrogairte, l'œil clair, impérieux, le
maréchal des logis Paccaud, porte-fanion du géné-
ral de Trentinian, devant lequel je suis soudain
comme un petit garçon.
Le général m'envoie ce sous-officier pour me
mettre à l'épreuve. M'emmener à la guerre lui
semble une lourde responsabilité. Peut-être a-t-il
moins confiance dans ma fougue. Sur son ordre,
10 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
Paccaud me décourage. Il est plus facile d'être
naturalisé que de devenir soldat^et de se battre, au
moins comme je le veux, tout de suite, sans
attendre. Il faut un uniforme, des armes, une
monture, et, chose plus grave, un numéro matri-
cule. L'instinct profond, Télande la race, oui, oui,
c'est bien! mais le détail, le délail qui domine
mon futur métier?
J'ai subi l'épreuve. Le rêve est toujours victo-
rieux quand une foi joyeuse l'anime.
— Je n ai pas de cheval? J'en achèterai un.
— Vous ne pourrez pas, ils sont réquisitionnés.
— Je m'arrangerai. Je trouverai un uniforme,
des armes. -
— Mais on ne reçoit pas d'engagement volon-
taire avant le* vingtième jour de la mobilisation.
— Qu'importe, je partirai avec vous!
Je me suis arrangé, j'ai trouvé, je suis parti.
Je suis parti, déguisé.
A l'heure des adieux émouvants et des nobles
pensées, j'ai dû courir les magasins du Temple et
les maquignons. Par quel subterfuge me suis-je
procuré un cheval? Je n'ai pas le droit de le dire.
Aucun tailleur ne voulut me confectionner d'uni-
forme dans un si bref délai. Ma tunique, décro-
chée chez un revendeur, était beaucoup trop
étroite, mon pantalon rouge beaucoup trop large.
Je n'eus pas d'ennui pour mon casque, mais je ne
pus découvrir un calot assez grand pour ma tête.
Celui que j'achetai, il fallut le découdre par der-
DE PARIS A VERDUN 11
rière. Je portais au col le numéro du 27* dragons.
En effet, Paccaud, convaincu par ma lièvre,
m'avait dit :
— Soit! Le général vous emmènera, à vos ris-
ques et périls, dans son escorte. Le train de Télat-
major part dans trois jours. Mercredi, vous viendrez
avec moi à TEcole militaire, en civil. Vous vous
habillerez dans ma chambre et vous ressortirez en
tenue, avec votre croix. On vous présentera les
armes, ne vous étonnez pas. Jeudi matin, vous
tâcherez de vous habituer à paraître soldat, je vous
montrerai à faire votre paquetage, et jeudi, vers
minuit, en route I ,
J'entends ma lectrice qui se scandalise : « Eh
quoi ! tant de gaieté? » Elle se souvient de ce que
fut pour elle celte dernière semaine. Quel déchi-
rement! Hélas !, 3e * n'apporte que le témoignage
de ma vie. J'ai été conduit vers la frontière par
une force profonde, mais ce n'était pas un foyer
que j'allais défendre, et toute ma tristesse fut jus-
tement la nostalgie de ces adieux dont me privait
mon admirable solitude. Des affections, des ami-
tiés, certes! Rien qui m'attachât le cœur. Et cette
douloureuse indépendance illustre une vérité que
nous retrouverons bien souvent au cours de ce
récit : chacun de nous a la guerre qu'il a méritée
en temps de paix.
J'imagine que le paysan sur le quai de la gare
rêva à la moisson engrangée et qui souffrirait de
son absence. Sur le quai de la gare j'ai rêvé à mon
1-2 ÎVÎÉMOIBES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
œuvre qui n'était pas finie, j'ai essayé de m'exalter:
ce départ n'était-îl pas un couronnement? Tous
mes personnages sont des aventuriers de la pensée,
des êtres libres et qui agissent pourTidée. Croyez-
moi, c'est bien peu de chose, l'idée, en présence
du sentiment d'un peuple soulevé. Moi aussi, j'ai
eu mon déchirement ! J'ai douté de la nécessité de
mon sacrifice, tandis que les autres, mes camarades
inconnus, ne doutaient pas : ils allaient h leur
besogne, et la seule besogne en temps de guerre
est de défendre le foyer menacé. Tout le reste ne
compte pas. Si vous saviez comme Thomme de la
tranchée se moque des démocraties !
Paccaud vint me retrouver dans le coin solitaire
où j'attendais la fin de l'embarquement. Il avait
installé Voltigeur, mon cheval, avec les montures
du général de Trentinian, et il me cherchait pour
me secourir. 11 était triste, une tristesse toute
simple : il avait quitté sa famille, et il y songeait,
le travail fini.
Dans notre armée, il est deux sortes de sous-
officiers réengagés. Les uns ont donné l'exemple, à
chaque bataille. Ils ont le goût du péril et du
devoir, ils attendirent des années les combats
qu'ils livrèrent, ils sont hardis, ingénieux, et même
sensibles. Les autres ne sont que des fonctionnaires,
hallucinés par la retraite. De ceux-là, je ne par-
lerai pas. Le maréchal des logis Paccaud appar-
tient à la première catégorie. Il m'excusera de le
mettre en scène, il est trop typique pour que je le
DE PARIS A VEHDUN VS
néglige, il a toutes les vertus de ce peuple auquel
je voudrais appartenir. Dix mois, nous ne nous
sommes pas quittés. Je suis son « bleu ». Il est
mon ami.
Il s'assit près de moi. Les petites heures de la
nuit étaient froides.
— Voulez-vous une couverture? me dit-il ten-
drement.
Je ne sais pas s'il comprenait ma détresse,
il comprenait que je n'étais pas obligé et que lui
était obligé à l^éroïsme. Je pense sincèrement que
sa situation valait mieux que la mienne. Un couple
assez étrange : cet écrivain qui essaie de se bien
conduire, ce sous-officier qui le protège. Une assez
belle chose : cette affection qui va naître!
Nous avons fait route ensemble vers une desti-
nation inconnue, dans le wagon où nous tinrent
compagnie deux sergents, « ces messieurs de la
justice! » comme nous les avions surnommés.
Ils étaient affectés au conseil de guerre de la
7® division. J'ai oublié leur nom. On m'a dit que
l'un d'eux était mort de maladie. Ils étaient bons
camarades, et nous avons partagé nos vivres.
Ce n'est pas facile d'aller vers une destination
inconnue ! Après avoir roulé dix heures, nous
avions fait le tour de Paris. Nous nous dirigeâmes
vers l'Est; Voici l'évèque de Meaùx qui nous dis-
tribue des médailles saintçs. J'ai gardé toute la
campagne celle qu'il m'a donnée; je la perdis
avant le dernier combat, aussi m'en arriva-t-il
14 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
malheur. Ces médailles, nous les reçûmes avec un
peu d'ironie, mais chacun cacha soigneusement la
relique.
A la gare de Meaux, je fis connaissance avec une
grande torture. C'est malaisé à dire. Comprenez-
moi : il me fallut, en société, en équilibre instable,
en plein air, bien vite, parce que le train n'atten-
dait pas... comprenez-moi ! je n'oserai jamais dire
ce qu'il me fallut faire... Le mot « feuillées »
appartient à la langue.
Tout le jour, on discuta sur le J)oint de débar-
quement, discussion interrompue par le passage
dans les petites gares où s'agitaient des drapeaux.
Plus nous avancions vers la frontière, plus
l'enthousiasme du pays nous étreignait. Dans le
compartiment voisin, les jeunes estafettes chan-
taient. Au crépuscule, leurs refrains se turent,
nous apprîmes que nous allions à Verdun, et ce
mot eut tout de suite pour moi l'effrayante splen-
deur qu'il a pour vous tous aujourd'hui. Avant
minuit, le 7 août, nous entrions dans la forteresse.
Et j'étais à la guerre. Et je voyais le beau visage
de la mort. Et c'était sublime !
Mais il me fallut déchanter.
J'ai de mauvais yeux, je ne vois pas très clair
la nuit. Je n'avais pas l'habitude. Gomme je mon-
tais sur Voftlgeur, ma selle, imparfaitement san-
glée, tourna, et je m'effondrai dans une boue
innommable. Personne ne me vint en aide. J'eus
l'impression que j'étais de trop. Je réagis, je remis
DE PARIS A VERDUN 15
la selle à sa place, me hissai sur Voltigeur
engourdi, et me hâtai sur la route. Hélas! j'avais
perdu l'escorte. En trottinant, j'arrivai botte à
botte avec un cavalier enveloppé dans un manteau
sombre. Poliment, je lui demandai la permission
de l'accompagner. Il me l'accorda de la meilleure
grlcc, et ce fut ainsi que l'on vit arriver, à l'aube,
au village de Vacherauville, le dragon de seconde
classe Binet-Valmer devisant agréablement avec
un major k cinq galons, le docteur Simonin,
médecin principal de la 7® division.
Paccaud me gronda. Pourtant je m'étais tiré
d^affaire, et l'on me traita désormais avec mains de
dédain.
Vacherauville, Mangiennes, Grémilly, ces petits
villages de la Meuse, ensoleillés et malpropres,
m'ont laissé de jeunes souvenirs. Mais quelles
extraordinaires tranchées nos t^pupes creusèrent
pour leur défense éventuelle ! J'allais dans les
champs voir travailler les fantassins. Je les con-
templais avec cet air un peu sec du cavalier que
j'étais devenu. Des tranchées? Des petits fossés,
des sillons, et nos hommes remuaient la terre
avec un tel ennui. Ils avaient de la flamme dans
le regard, ils ne parlaient que d'offensive. Aucune
patience ! Ils ont bien changé, ils ont appris ce que
ne leur avaient pas enseigné leurs chefs ni leurs
études de jadis. Ils ont appris très vite. Ils ne
savaient pas.
Je me rappelle avoir entendu, en 1913, à Tun
n
10 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
de ces dîners où j'étais auditeur et spectateur
passionné, le général Marchand dire de sa voix
saccadée, entraînante, péremptoire et belle :
— La France est une nation guerrière, ce n'est
pas une nation militaire.
Quelle vérité succulente ! Elle explique à la fois
rantimilitarisme évident de notre peuple et les
vertus incomparables de notre armée.
A Vacherauville, à Grémilly, à Mangiennes, il
n'y avait pas que moi qui fût un piètre militaire,
mais tout de même, regardez nos yeux brillants,
entendez nos rires, voyez comme on se débrouille
et comme on s'aime, nous sommes des guerriers !
CHAPITRE III
TOUTE L'ARMÉE DISAIT EN AVANT
Ces belles semaines qui ont précédé Charleroi,
vous étiez déjà des guerriers, mes camarades ! Je
vous suis témoin, et je ne suis que cela.
Le hasard fait que j'écris ces lignes à Paris, le
1" janvier 1918, quatrième hiver de la guerre.
Peut-être est-îl bon que Ton redise à ceux qui
vivent en tout repos comment se créa la barrière
humaine qui les protège. Ma division, la 7^, connut
tardivement la gloire, mais, dès le 22 août 1914,
la 14® brigade perdit la moitié de son effectif,
le 14^ hussards et le 26® d'artillerie furent presque
anéantis. De telles épreuves nous ont façonnés.
Arrêtons-nous.
Un témoin. Et je n'ai pas d'orgueil. Le 10 août,
on me mande à l'état-major :
— Monsieur, votre situation est inadmissible,
nous ne pouvons vous nourrir, nous n'avons de
ration ni pour vous, ni pour votre cheval. Officiel-
lement nous' ne vous connaissons pas. Le général
de Trentinian oublie un peu trop les règlements.
Celui qui me parle est le chef de bataillon
Maeker, un Alsacien, la plus belle figure de soldat
*2
IH MÉMOTP.KS D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
que j'aie connue. 11 unissait les vertus du guer-
rier aux vertus du militaire/ Il est mort, tué à
Tennemi.
Il m'offensait, me parlant de trop haut. J'ai
mis des mois à me prosterner devant des qualités
si simples.
— Mon commandant, renvoyez-moi ! Demandez
une punition puisque j'ai commis une faute. Je ne
partirai que condamné.
II hausse les épaules :
— Arrangez- vous !
Le grand mot de la campagne.
J'ai recours à Paccaud. Il me conduit au général
dont il m'avait défendu l'approche : « Ne vous
imaginez pas que c'est comme dans le civil! » Et
le général, obsédé par ma présence, m'envoie à
l'intendant, un colonial comme lui.
On exhume un vieux règlement, du temps de
l'Empereur, qui permet à un divisionnaire d'enga-
ger sur la ligne de feu quiconque peut être utile
à la division. Nous sommes sur la ligne de feu :
le canon tonne à Mangiennes ; et mon acte d'enga-
gement est du 11 août, contresigné par le maire de
Grémilly-sur-Meuse .
Désormais, mes camarades, je suis le plus
humble d'entre vous, pas même une estafette —
il faudrait être sous-officier — j'appartiens à
l'escorte, et je porterai les ordres, le cas échéant.
Dans l'attente, je tiens la popote de mes supé-
rieurs, les maréchaux des logis. Ils sont fort coh-
b.
TOUTE L'ARMÉE DISAIT EN AVANT 19
tents de moi. J*ai une petite réserve d'or, et je la
dépense sans compter. D'autre part, je suis bon
cavalier, et mon cheval galope. On m'accepte.
Toute la 7* division, enfin concentrée, marche
vers la Belgique. Certitude de victoire : on dit que
le général Pau est entré à Mulhouse, nos hussards
rapportent, au retour de chaque reconnaissance,
les trophées des uhlans qu'ils ont tués. J'ai vu
cela ! Sur leur cheval fourbu, nos petits gars, si
roses et si frais, souriant du doux sourire de Bre-
tagne, montrent un casque à pointe cabossé, et lè-
vent vers le ciel tumultueux le faisceau des lances.
J'ai vu d'autres spectacles qui nous entraînent
à vaincre. Au lendemain de Mangiennes, on m'en-
voya contrôler les atrocités allemandes, dans un
village reconquis.
Ce fut ma première mission, et, au fond, mission
d'homme de lettres : j'écrivis un rapport. Je ne
puis nommer ici la bourgade, mais je jure qu'il
me fut rendu compte que, le 10 août, les Alle-
mands emmenèrent à leurs avant-postes un prêtre
français et des femmes, pour se protéger. Ils assa-
sinèrent un vieillard qui protestait contre la des-
truction d'un puits, et laissèrent son cadavre vingt-
quatre heures sur un fumier. J'ai recueilli les
témoignages et les larmes, et, joyeusement, ce
premier soir où je fus utile, j'ai accepté d'un lieu-
tenant du 101 le fusil qu'il m'offrait pour a|j)attre
les silhouettes des bandits qu'on apercevait à la
crôte voisine.
'^) MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
lime semble bien que je n'ai tué personne. Mau-
vaise vue, émotion, je lâchai le coup. Je le regrette,
car j'ai rencontré, la semaine d'après, tout déchi-
queté, cet alerte lieutenant qui m'avait tendu le
fusil, et il me disait :
— En avant, Binet-Valmer, en avant !
C'était le soir d'Ethe.
Toute l'armée disait en avant.
Même ce petit hussard du 14* que j'ai entendu
pleurer.
Un jour, à Grémilly, des infirmiers se préci-
pitent. Je les suis. J'entre dans une chaumière.
Sur un grabat, un gosse sanglote. Il porte l'uni-
forme d'azur. Il raconte, il raconte désespérément.
Il faut qu'on sache pour qu'il soit vengé 1 La
patrouille était cernée; il est tombé, il est resté
seul; les uhlans l'ont entouré, et l'un d'eux qui
gouaillait, le garrotta et lui attacha les pieds à la
queue d'un cheval, puis, sautant en selle, le traîna
à travers champs. Comment s'est-il délivré? Il ne
le dit pas. Il n'arrive pas au bout de son récit.
Il pleure.
Cette histoire, cent autres pareilles, ont leur
écho dans le cœur de l'armée. Et l'armée s'en va,
ivre de vengeance, vers la Belgique que nous
devons secourir. A chaque engagement, nos éclai-
reurs sont victorieux. L'Allemand ne résiste donc
pas? Où pourrons-nous l'atteindre? Faudra-t-H
toujours doubler l'étape?
Nous franchissons la frontière belge. Je n'ou-
TOUTE L'ARMÉE DISAIT EN AVANT 21
blierai jamais ce matin de brume et cette émotion.
Le reste n'est pas la guerre que nous avons sou-
haitée, nous dont e>st le métier d'imaginer des
choses, belles. Mais cette route qui tourne, ce cor-
tège interminable de fantassins diminués par le
ciel bas, ces dragons de Tescorte dans leur long
manteau, et ce sergent d'infanterie qui hausse vers
le petit général du Tonkin et de Madagascar
le poteau frontière que les Allemands avaient
arraché !
Ensuite, les cigares et l'accueil de Belgique !
Ruette, Gommery, la Malmaison. Déjà. la Mal-
maison 1 ce n'est pas celle où je fus blessé, mais
notre langue précise et notre âme unique n'ont
que peu de mots faisant image pour désigner un
lieu.
Écoutez Pâme unique de la France tout
enchantée par les promesses de victoire ! Soldats
du 101, du d02, du 103, du 104, adolescents de
Paris ou de la Sarthe, hussards du 14, artilleurs
du 26®, à travers les défilés des premières Ardennes,
ils vont dans la brume, insouciants, joyeux, con-
fiants, et voici le 22 août et le crépuscule du
matin.
La route monte. Elle s'engage dans les bois.
Sous les frondaisons, dans les pinèdes, il demeure
encore, le lit de paille où, hier, l'Allemand s'en
vint coucher. Et moi, je dépasse la colonne, je
porte des ordres à celui-ci, à celui-là. Le petit
fantassin s'anime, on crie :
22 MÉMOIRES DUN ENGAGÉ VOLONTAIRE
— Voilà le Suisse !
Je suis devenu populaire dans la division.
Hélas! j'entends des paroles plus graves. Nos
officiers d'état-major marmonnent. Ils n'aiment
pas beaucoup que le général soit toujours avec son
avant-garde. Ils trouvent que l'armée s'engage
bien à l'aventure. Peut-être ont-ils raison.
Je n'en sais rien! Je porte des ordres tant que je
peux, je ne cherche pas à comprendre.
Nous allons à travers bois. J'entends la sympa-
thique rumeur qui m'accompagne, je reçois les
éloges de Paccaud/je flatte Fencolure de Volti-
geur, Je suis heureux, j'appartiens à la race con-
quérante! Derrière ces bois que nous aurons fran-
chis dans quelques minutes, c'est l'inconnu du
péril. Les bois sont franchis. Le brouillard se dis-
sipe soudain.
Quelle charmante vallée à nos pieds !
Le village d'Ethe est sur l'autre versant. Nous
n'avons pas loisir de l'admirer.
Un énorme fracas, une tempête nous bouscule.
Il semble que tout s'écroule. Tout se précipite : les
bruits, les attelages et les hommes. L'arfiUerie
allemande prend en écharpe la colonne qui s'enga-
geait dans la riante vallée. Les balles sifflent, les
chevaux tombent. Le général et son escorte:
foncent vers le village où, bientôt, nous seroub
cernés.
CHAPITRE IV
LA BATAILLE PERDUE
Je possède sur les combats d'Ethe et de Virton,
épisodes tragiques de la bataille de Charleroi,
quelques documents précieux. 11 me serait facile
d'éveiller une de ces polémiques qui salissent tou-
jours les défaites les plus nobles. Je m'y refuse.
Je crois ardemment que chacun a fait son devoir.
Sans doute l'armée fut-elle surprise. C'était inévi-
table. La grande vague, qui venait, orgueilleuse,
des profondeurs de la France, ne se doutait pas des
embûches que lui ménageait, en avant de la falaise,
la traîtrise des rochers. L'esprit d'ofifensive ani-
mait la race autant que les états-majors. Nous nous
sommes jetés sur l'adversaire. 11 nous guettait au
piège. Cette seule fois,*' l'Allemand fut bon psycho-
logue. Mais ce sont là des problèmes qui appartien-
nent à l'histoire. Ecoutez simplement ce que
j'aperçus et ce que j'étais. La leçon d'un homme
peut être donnée par le romancier.
Donc, battue de flanc par l'artillerie et les
mitrailleuses, la T division, en colonne sur la
route qui traverse le gracieux vallon d'Ethe, fut
scindée en deux tronçons. L'un reflua vers les bois
"H
24 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
dont nous étions sortis, l'autre se rua vers le vil-
lage où combattait déjà le 14® hussards. Et le
général et son escorte, sans aucune prudence,
rejoignirent cette avant-garde.
Nous dépassons un petit ruisseau, un hangar,
une scierie. Nous gravissons une route et, à la
lisière du village, nous tournons à gauche. Il faut
bien nous arrêter dans cette rue que les balles
balaient.
— Rangez-vous contre les maisons !
La manœuvre s'accomplit. Les chevaux, comme
frileux, se serrent les uns contre les autres. Nous
sommes une vingtaine de cavaliers, botte à botte.
Et je regarde, enfin!
Où suis-je? Qu'est-il arrivé? Je me demande, tel
le héros de Stendhal : « Est-ce une bataille? »
L'horizon est si limité! La rue se déploie, toute
droite, mais la brume et la fumée m'empêchent de
distinguer le point où elle s'achève, tandis qu'à
cent pas de moi un carrefour assez vaste s'ouvre
sur le nord du village, que tient l'ennemi.
L'ennemi? Où n'est-il pas? Autour de nous, les
murs sont criblés, la poussière se lève. Le bruit
est épouvantable. Il crée la solitude.
Je èuis seul, bien que j'^ipcrçoive tant de figures
familières. Détestable ou magnifique solitude, je la
retrouverai au crépuscule du soir! Maintenant, je
m'interroge :
« Vais-je avoir peur? »
Eh bien ! je n'ai pas eu peur à ce moment-là.
LA BATAILLE PERDUE 25
mais j'aurais tellement voulu agir! N'est-il pas
vrai, camarades qui épiez, du poste d'écoute, l'ho-
rizon glacé des tranchées, n'est-il pas vrai aujour-
d'hui encore, que rien n'est plus atroce que l'immo-
bile attente?
Je n'attends pas longtemps. Ayant mispiedàterre,
le général s'oriente. D'où viennent les balles? Ce
glorieux colonial fait la guerre de partisans. Ilflaire.
Tout à coup, un soldat qui traverse la rue à
deux cents mètres devant nous, tombe, boulé
comme un lapin.
Le général appelle :
— Binet- Valmer !
Est-ce qu'il me soumet encore à une épreuve?
Est-ce que les noms des cavaliers de l'escorte lui
soQ,t plus étrangers que le mien? Je m'avance. Le
cœur bat fort. Je salue :
— Mon général?
Il m'ordonne d'aller jusqu'au cadavre, non pour
l'emporter, mais, me dit-il, pour faire lever les
fusils. Et il me dévisage.
Pascaud m'a raconté que l'escorte entière pen-
sait que je ne reviendrais pas. Pour moi, trop de
vanité m'exaltait. Fini, le rôle ridicule! On m'a
choisi. Je pars au galop, je dépasse un peu le
soldat rigide, et, faisant tète aux balles qui
m'assaillent, je vois à présent Textrémité de la rue.
Contre, les façades qui la limitent s'agitent des
masses grises.' Je reviens et je rends compte :
l'ennemi est là.
26 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
On amène deux pièces de 75. On rameute un
escadron du 14* hussards. Les canons sont au car-
refour : Fun tire vers le nord, Tautre droit devant
lui, et quel massacre! Puis Tescadron suit la volée
des obus.
Ah! charge de cavalerie, splendeur disparue des
guerres élégantes! A cet instant même, en un
autre lieu du village, près de la voie ferrée, un
autre escadron fait charge sur charge, et pour nous
dégager, meurt le colonel commandant le 14® hus-
sards, M. de Hautecloque, qui tombe presque sur
le corps de son fils, et qui, se soulevant, crie, avant
de mourir :
— Vive la France ! Mon Dieu, je vous aime!
Et meurt aussi le chef d'escadrons comte François
de Brémond d'Ars qui a remplacé le colonel pour
conduire l'incessante charge.
Prestigieuse grandeur, aujourd'hui dépassée.
Ils s'en allèrent en trombe, les petits hussards,
sous la voûte des moulinets d'acier. Leur clameur
dominait toute chose. Ils voltèrent a,p. nord, et, de
nouveau, le 73 tira droit devant lui.
A cette minute, une automobile surgit. C'est le
capitaine de La Chavignerie, agent de liaison du
général Boëlle, commandant le 4"^ corps d'armée.
Des nouvelles se propagent dans l'escorte. Nous
sommes cernés au nord, à Test et à l'ouest par
l'ennemi, au sud par son feu qui rend le vallon
infranchissable.
— Pied à terre !
LA BATAILLE PERDUE 27
On ressangle les chevaux.
Je reçois un nouvel ordre : surveiller le tir des
fantassins qui, dans les maisons, luttent à cinquante
mètres contre les tirailleurs allemands.
La tête aux embrasures, j*ai vu s'effondrer
rhomme grisâtre. Tout ce temps-là, je fus une
brute heureuse. Quand je redescendis, j'assistai au
départ du capitaine de La Chavignerie. Il eut la
folle audace et le succès inouï de traverser en auto-
mobile Finfranchissable vallon.
Le soleil brille, et je regarde pour la première
fois s'effriter le clocher d'une église sous la mi-
traille. Elle forme, au-dessus de nous, ce dôme
sonore auquel je me suis accoutumé. Heures
étranges : parfois tout est immobile. Que dit-on
dans le groupe de nos chefs? Deux estafettes sont
envoyées en mission à l'arrière. Le docteur Simo-
nin et l'interprète Deschars s'entretiennent dans
une conversation joviale. Le capitaine de Jouvencel,
le capitaine JuUien, le capitaine Laporle partent à
franc étrier chercher du renfort. Mais quel est ce
tumulte pittoresque parmi la sourde laideur des
bruits?
Débouchant du carrefour, un cheval arrive en
carrière. Il s'abat, il traîne le cadavre d'un hussard.
Leê débris de l'escadron le suivent, cavaliers pen-
chés sur leur selle, sabreurs qui menaôent encore,
et quelles glissades sûr le pavé de la rue! Cette
fantasia reprend de l'ordre à l'abri de nos deux 75,
tandis qu'apparaît le général Félineau, le com-
^
28 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
mandant de cette malheureuse 14® brigade dont les
derniers éléments se réfugient dans le village
d'Ethe, inviolable.
C'est un homme âgé, lent, calme, précis. Il
écoute avec déférence le général de Trentinian :
— Félineau, je vous confie Ethe. Vous ne le
quitterez pas avant la nuit. Mon deVoîr est de
rejoindre le gros de la division.
Puis, se tournant vers nous :
— En route, messieurs!
Nous revenons sur nos pas, nous atteignons la
scierie, nous traversons le petit ruisseau, nous fai-
sons halte dans un chemin creux. Paccaud enlève
la flamme de sa lance : il ne faut pas que les Alle-
mands reconnaissent un divisionnaire. Devant
nous s'étend la route balayée, mortelle h qui veut
la suivre. Elle est assez large pour que trois cava-
liers s'y engagent de front.
Le premier groupe sera composé du général, du
chef d'état-major et du porte-fanion.
Ils partent, au trot d^abord, au galop de charge
ensuite. Ils passent, ils disparaissent. A cent mètres
derrière eux s'élancent le docteur Simonin, l'inter-
prète Deschars et un cavalier. Le docteur et l'inter-
prète tombent... C'est mon tour. Le dragon Che-
vallier est à ma droite, le brigadier-fourrier Renard
à ma gauche. Ah ! je me souviens d'avoir monté
en course au début de ma quinzième année. Je
chausse l'étrier, je me soulève sur la selle, et Vol-
tigeur, bête de sang, se replie, se détend, se replie
LA BATAILLE PERDUE 21)
encore. La belle chevauchée ! Je dépasse mes cama-
rades. Voltigeur va trop vite, il ne tiendra pas. Il
bourre. J'essaie de Fapaiser. Je vous dis que c'est
une course et que la mort est absente. Non, je ne
l'attendais pas quand elle frappa mon cheval. 11
boula comme le soldat dans la rue. Une chute à se
rompre les os ! _
Je me rappelle que Renard et Chevallier sau-
tèrent par-dessus moi, pour tomber plus loin,
d'ailleurs. Je me rappelle avoir senti quelque chose
de mou sous mon épaule, le cadavre d'un fantas-
sin, pauvre cadavre qui m'a sauvé! Si je m'étais
cassé le bras ou la jambe, j'étais perdu. Pas une
fracture ! Et je rampe vers le fossé de la route où
je me tapis. Les balles de mitrailleuses rasent le
sol, fouillent chaque espace du terrain.
A celte époque, j'étais assez corpulent, et je dus
me mouler à ce fossé trop étroit. Quand j'eus pris
position, les bras en avant, le front sur les coudes,
je me mis à songer. Il ne me semblait pas qu'il y
eût une chance de salut, et l'heure d'avant la mort
commença.
Ecrivains légers qui prêtez à vos personnages
des paroles inventées au hasard, prenez garde que
le destin ne vous place en situation de les dire vous-
mêmes. En chacun de mes livres j'ai parlé de
l'heure d'avant la mort. En elle se résume toute
la vie. Et ne vaut rien qui ne vit pas pour elle. Ah !
beau visage aux yeux clairs, comme je fus heureux
de vous avoir poursuivi, moi, toute la vie!
CHAPITRE V
LE BEAU VISAGE DE LA MORT
Les agonies de la guerre ne ressemblent aucu-
nement aux heures critiques des maladies. Elles
ont cette noblesse que vous avez aperçue dans
toutes les lettres écrites par les combattants, avant
Tassant. Le jour d'Ethe, dans mon fossé, j'ai
accepté le sacrifice, et j'ai trouvé que c'était bien.
Autour de moi, les obus creusaient leur trou. Le
fracas était inouï. Je ne distinguais plus dans ce
tumulte le sifflement des balles. Des mottes de
terre parfois me heurtaient les reins. Certainement
j'avais peur, puisque je cachais le visage contre le '^
sol, mais mon rêve était libre, et il m'emportait. A
mes côtés se tenaient les personnages de mes
livres, ma famille imaginaire, mes héros préférés.
Je pensais que ma fin donnerait du poids à leurs
paroles. Us sont mes héritiers. Lorsque je m'en
irai, mon âme se dispersera dans leur âme. Ce
soir-là, ils m'ont sauvé, comme le souvenir d'une
famille réelle a sauvé tant de soldats à l'heure oii
l'on s'abandonne. C'est une vérité que l'amour
nous protège. Il nous rend l'énergie. Celui qui est
aimé sent qu'il ne peut pas mourir. Mon rêve était /
LE BEAU Vlf^AGE DE LiA MOUT :J1
si vivant qu'il apaisa l'anxiété de ma chair.
Ecartant mon casque, soulevant le visage, j'exa-
minai la route. Le cadavre qui avait amorti ma
chute était dans son repos. Devant moi, à quelques
centaines de mètres, se groupaient les bâtiments
de la scierie. Un officier se promenait à côté du
hangar, à Tabri d'un amoncellement de fascines.
IXn homme s'approcha de lui, un autre; ils
s'éloignèrent en gesticulant. Là-h|is, c'était lo
combat.
Que faire? Mourir ici? Allons donc! j'ai bien
trop de vie en moi !
Je me dresse, et je cours, non pas vers les bois
où l'escorte s'en est allée, mais vers le village où
il sera du moins héroïque de mourir.
A mi-chemin, je trébuche. Le destin m'est
encore favorable : sur mon corps étendu passe la
faux des mitrailleuses que ma présence a déchai-
nées. Alors j'ai peur, horriblement.
Tout est détruit, sauf l'instinct.
J'arrive en trombe dans les jambes de l'officier
qui me toise. L'affront de son regard dissipe ma
panique. Je me raidis en saluant :
— Mon commandant, J'appartenais à l'escorte.
Mon cheval a été tué...
Il m'interrompt :
— F... -moi la paix!-
Et je reconnais qu'il est extrêmement nerveux.
Pour moi, je suis rassuré. Quiconque a échappé
aux mitrailleuses éprouve un tel soulagement. Les
\
S2 MÉMOIRES D'UN KNGACiÉ VOLONTAIRE
obus s'acharnent sur la plaine, au-dessus de nous,
Ethe est en flammes.
Un homme du 103" passe. Je Tinterroge :
— Où allez-vous?
Il me montre une haie. Je le suis. Une escouade
tiraille vers un champ de blé. Nous causons. Per-
sonne ne doute que nous ne soyons perdus. La
13^ brigade a vainement essayé de nous secourir.
Refoulée vers les bois, elle nous abandonne.
Des ordres arrivent. L'escouade se déplace. Tout
emprunté de ma personne, je reviens vers le han-
gar. Des cavaliers assis sur le sol tiennent leurs
chevaux par la bride. Ce sont les derniers survi-
vants du 14* hussards. Les autres sont restés sur
la route où l'escorte elle-même a été détruite.
J'apprends que tous mes camarades sont tombés.
On croit que le général est sauf. On ne sait rien,
on me montre la ligne sombre formée par les
débris du 3« groupe du 26® d'artillerie, anéanti au
débouché de la forêt.
A vingt pas de nous, un obus éclate. Les che-
vaux arrachent leur bride, les cavaliers s'en-
fournent dans le hangar. Il est rempli de blessés.
Un officier m'interpelle, un Parisien dont je con-
nais la famille. Il voudrait me garder près de lui
pour se distraire par des propos mondains. Je
n'invente pas. Quelques instants, nous parlons de
salons amis. Mais, chaque fois que passe une rafale
d'artillerie, chaque fois que les éclats heurtent les
briques, nous nous serrons l'un contre l'autre. La
LE BEAU VISAGE DE LA MORT 83
peur collective est trop laide ! Je sors pour res-
pirer.
Et je m'en félicite, car je puis être utile. On
vient de mettre en batterie une pièce de 75. Elle
tire par-dessus le village sur la crête qui le domine.
Elle tire avec acharnement, avec fureur! Le
double mouvement de sa gueule la fait vivre de
notre propre angoisse. Nous Taimons, mais il faut
la servir. Les Allemands, qui répondent, tuent
les servants. Je m'emploie. Les munitions man-
quent. Nous courons vers les caissons éventrés, et,
sous les balles, nous rapportons les obus à un petit
lieutenant qui charge et qui pointe. A mon dernier
voyage, je trouve la pièce démontée et le héros sur
une civière.
— Ce n'est rien, me dit-il, je crois que nous avons
fait de bonne besogne.
Le lieutenant Georges L'Hôte, du 26'' d'artillerie,
a tout simplement sauvé Ethe en barrant le che-
min aux colonnes qui débouchaient de la crête.
De nouveau, je fus désœuvré.
Mais j'étais enrichi par l'exemple. Je ne m'in-
quiétais plus de bien mourir, c'était tellement
simple ! J'avais horreur de la scierie et de ceux
qui s'y abritaient. Tête haute, allègre, je gravis la
route qui conduit au village. Je n'ai jamais éprouvé,
depuis lors, une pareille impression de liberté.
Ailleurs, j'ai combattu à mon rang. Ici, je cher-
chais de Touvrage.
Près du carrefour désert, une silhouette : un
h
JM MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
homme de haute taille, un peu voûté, marche
lentement, les mains derrière le dos. Le générai
Félineau m'accueille avec un sourire paisible. II
connatt mon aventure. Elle lui plait. Il veut bien
répondre à mes questions. Hast six heures du fioïr,
Tordre nous impose de tenir jusqu'à la nuit. Nous
tenons par miracle. Les Allemands n'auraient qu'à
donner Tassant. Ils n'osent pas, trompés par notre
feu. S'ils persistent dans leur prudence, nous
essaierons de battre en retraite à la nuit«
— Que puis-je faire, mon général ?
— Regardez, et souvenez-vous.
Je me souviens.
Dans chaque maison, un soldat entouré de
cadavres manie quatre ou cinq fusils. Nos trois
pièces de 75 sont des alliées qui comprennent, et,
toutes fumantes d'ardeur, participent à la rage qui
m'envahit moi-même. Il faut tenir. Déjà le mot
grandiose. Et chaque guerrier vaut cent soldats.
La nuit monte de la plaine. Ah I qu'elle vienne
* vite, cette nuit brumeuse I Vite, vite, hussards et
fantassins, enveloppez de paille les roues de nos
canons I
La nuit est venue, avivant les incendies.
Vite, vite, formez la colonne ! Nous n'avons plus
d'obus, nous n'avons plus de cartouches. Si Ton
nous attaque, nous répondrons à la baïonnette.
Mais encore une dernière salve!... L'AUemandlte
répond pas.
Et le cortège des ombres descend dans la vallée.
LE BEAU VISAGE DE LA MORT 85
Défense de fumer, défense de parler. Il n'est qu'une
voix qui s'élève : le gémissement continu des bles-
sés. Il envahit le ciel que possède la lueur des
fermes qui brûlent. L'Incendie et la douleur seuls
sont vivants. Ils accompagnent notre marche silen-
cieux. A peine un détail, ici et là, donne-t-il du
relief. Écoutez! au bord de la route sur laquelle
gisent les artilleurs du 26®, des agonisants nous
interpellent :
— Emmenez-nous I emmenez-nous !
Mais, sur Je talus, un officier pantelant :
— Vous voyez bien qu'ils font retraite et qu'ils
ne peuvent pas nous emmener !
Et nous passons.
Or, rappelez- vous que, le lendemain, les Alle-
mands, qui s'étaient éloignés d'Ethe et qui en
avaient honte, ont achevé nos blessés. Ils ont mas-
sacré les civils, détruit les ambulances, assassiné
Tinterprète Deschars. Sans doute est-il parmi les
victimes, l'officier qui expliquait à sa troupe la
nécessité militaire du surhumain sacrifice.
A travers bois, marchant toute la nuit, embour-
bés dans les ornières, ivres de fatigue, fraternels et
coude à coude, ayant tous part à cette gloire, nous
avons sauvé ce que l'on pouvait de la 14* brigade.
Et le général Félineau put rendre compte, à
Taube, qu'il avait gardé la consigne et que chacun,
avait fait son devoir.
CHAPITRE VI
LA RETRAITE SUR LA MEUSE
Maintenant, j'ai fini de raconter la beauté de la
défaite. Le soldat qui résiste a plus d'orgueil que le
soldat qui avance. Pendant la charge, on crie pour
s'étourdir. Pendant la retraite, on serre les dents,
on se dit à soi-même : « Je ne faiblirai pas ! » Le
lendemain d'Ethe, 23 août 1914, nous sommes
arrivés sur les collines de Villers-le-Rond, nous,
14* brigade, et nous n'étions pas vaincus. La
flamme intérieure dissipait les ombres de la fatigue.
Nous ne savions rien du désastre. Mais nous avons
retrouvé ceux qui n'avaient pu nous secourir, et
ils étaient dans l'angoisse de la déroute.
Au quartier général, il restait, de toute l'escorte,
le porte-fanion et trois estafettes. A l'état-major
manquaient le docteur Simonin, l'interprète Dçs-
chars, le capitaine de Jouvencel. Les pertes desrégi-
naents étaient immenses. Un groupe du 26® d'artil-
lerie n'existait plus, on ignorait le sort du 14* hus-
sards et des ambulances restées à Gommery. Il faut
du temps pour s'habituer à ne pas pleurer ceux qui
tombent. Aujourd'hui, les camarades apprécient
d'un mot toujours singulièrement juste le servi-
LA RETRAITE SUR LA MEUSE '37
teur disparu, puis reprennent la besogne. Au début,
on s'émouvait. Le général de Trentinian me reçut
avec des larmes. Il m'embrassa. Le bruit avait
couru que j'étais mort.
Ces heures-là, se nouèrent les grandes amitiés.
Je plains qui ne comprend pas la vertu de ces
mots : frères d'armes. Le maréchal des logis Pac-
caud me soigna, les estafettes me trouvèrent un
cheval pour remplacer Voltigeur. Permettez que
je vous présente Lulu. Il était aussi ridicule que
son nom. Son corps puissant s'équilibrait mal entre
une grosse tête intelligente et une queue de rat, 11
avait une jolie robe alezan brûlé, mais vous con-
naissez des femmes qu'il vaudrait mieux voir mal
habillées. C'était la monture d'un sous-officier de
l'escorte que les mitrailleuses allemandes avaient
tué au franchissement du vallon. Sans cavalier,
Lulu s'était obstiné à suivre. Il était fidèle. Il me
fut fidèle pendant dix mois de guerre. Il a été mon
ami. Il a résisté aux pires étapes, et quand je
sommeillais en selle, comme il m'ari^iva souvent,
il prenait garde de ne pas buter. A l'écurie, j'ai
dormi la tête sur son poitrail ; il ne bougeait pas.
Il avait de l'affection pour m^i. Tout de suite, nous
reconnûmes que nous étions de la même espèce et
que nous irions jusqu'au bout.
Ce fut dur. Après trente heures de veille et de
jeûne, à peine étais-je installé devant une ome-
lette que Paccaud nous crie :
— A cheval! à cheval, les ^ars '
38' MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
La division est débordée. L'Allemand nous presse.
Le général fait les cent pas devant une maison. On
lui amène un de ces petits pur sang qu'il monte
avec tant d'élégance, et nous sommes cinq derrière
lui, au lieu de vingt que nous étions. Je vous dirai :
une escorte est méprisée d'habitude par les troupes
d'une division, le mot « embusqué » sonne à ses
oreilles, mais l'escorte de la 7* a payé plus que les
troupes de ligne.
Allons ! allons 1 au grand trot ! 11 faut parcourir
le front de retraite. Nous ferons cinquante kilo-
mètres ce jour-là, car le général de Trentinian,
malgré ses soixante-trois ans, est infatigable, et
partout où l'on risque il se trouve, abrité seule-
ment par les lorgnons noirs qui masquent ses
yeux.
Je ne vous ferai pas de topographie. Entre les
Ardennes et Verdun se trouve la ligne de l'Othain.
A l'abri de ce ruisseiiu dont les rives sont escar-
pées, peut-être trouverons-nous le repos néces-
saire. J'ai trouvé au village de Marville, qui cou-
ronne une véritable falaise, quatorze heures de
repos. Que s'est-il passé pendant c0tte éclipse ? On
me l'a raconté. Je ne l'ai pas vu. Je n'en dis rien.
J'entendais dans le cauchemar les atacatacatac de
la mitrailleuse, et, quand Lulu respirait fort, il me
semblait qu'un obus se déchirait.
— Eh bien 1 mon vieux, vous en écrasez !
Paccaud me réveille. C'est le petit jour du
24 août. L'ordre est de résister. Je suis tout rempli
LA RETRAITE SUR LA MEUSE 39
du bruit de mes rôves, et il me semble simplement
que la bataille continue. Voilà pourquoi sans doute
je sors tout guilleret de la maison, à Tinstant que
les premières marmites démolissent le village. Je
suis si joyeux qu'un secrétaire d'état-major, bètc
apeurée, va jusqu'à me montrer le poing.
Ëthe recommençait. Je m'en étais tiré, je me
croyais invulnérable. J'avais la fièvre des balailles.
J'ai vu dans les tranchées des hommes haussés
par un autre courage, mais nous parlerons grave-
ment de ce courage-là. Il n'était en moi que fièvre,
et fièvre égayée.
Marville domine le ruisseau Othainà qui la prin-
cipale rue est parallèle. Dans l'intervalle des ma-
sures, on aperçoit, comme par des meurtrières, la
vallée, les ponts, la route. Il y avait même un caba-
ret dont le balcon faisait un observatoire. Nous
nous y assîmes avec Paccaud, et nous avoua bu
une très bonne bouteille pendant que le reste du
village devenait des ruines. L'artillerie allemande
nous écrasait.
L'ordonnance du général nous appelle :
— A cheval ! à cheval !
Au-dessus de Marville est une crête. Trentinian
y a installé ses batteries. Elles ont rendu^coup pour
coup. Elles sont muselées. L'Allemand, selon sa
coutume, tire sur nos arrières, et voici, tandis que
nous quittons le cabaret, une colonne teutonne qui
dévale sur la route, en formation serrée, avec des
chants.
\() MÉMOIllES D UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
Jeunes et héroïques 7S, de nouveau vous fûtes
au travail ! Deux pièces embossées dans une ruelle
creusent des sillons dans la masse de l'envahisseur
discipliné. Succès qui nous vaut de plus formi-
dables rafales.
— A cheval ! à cheval !
Des hussards renforcent l'escorte. Le général me
fait encore Thonneur de me confier une mission :
je dois rester à l'entrée du village pour maintenir
Tordre, revolver au poing.
Me voilà seul, l'épaule caressée par les naseaux
de Lulu. Le revolver est inutile. Il suffit de la pré-
sence de ce dragon crotté. Un homme immobile
groupe autour de lui ceux qui ont peur. Où fui-
raient-ils? Le bombardement s'étend au delà de
notre vue .
Tout à coup arrivent, dans celte tempête qui
nivelle, deux camions automobiles. C'est à Thon-
neur de cette arme, naguère trop mésestimée. Ils
nous apportent le ravitaillement. Impossible de
distribuer les vivres. On lance les pains et les
rations sur la route. Les soldats se précipitent,
avides. Et Ton mange.
Je suis softi de Marville quand chaque maison
brûlait.
De son lourd galop, Lulu m'a emporté sur la
crête. Au faubourg du sud, j'ai subi le feu des
traîtres qui avaient déjà tiré sur le général. Le fait
est exact. Il y a des témoins. Ces contrées étaient
infestées d'espions.
»;•■•■-
LA RETRAITE SUR LA MEUSE 41
Et Lulu galope dans les terres labourées, puis-
sant et solide. Il ne vacille pas au souffle de l'obus.
Il évite l'entonnoir. Nous rencontrons des fuyards.
Nous fonçons sur eux. Nous les ramenons à leur
capitaine, qui m'en a parlé depuis.
Harassés, nos hommes n'ont que l'énergie de
rejoindre. Ils se groupent, sont dispersés, se
regroupent encore. On marche, on piétine le jour
entier. Les uhlans sortent des lisières, nous talon-
nent. Là- bas, les convois du train nous retardent.
La nuit s'approche, et cette nuit, qui nous fut
secourable le 22 août, menace de catastrophe la
division éparpillée.
Aux contreforts de la Meuse, tout un état-major
s'est réuni. Le général Boëlle demande au général
de Trentinian s'il peut défendre ces pics boisés. Le
général de Trentinian a le courage moral de répon-
dre que ses troupes héroïques sont comme une
bête traquée. Faire tête, ce serait offrir la gorge
au couteau, préparer l'hallali. Derrière la Meuse,
nos régiments rassemblés conserveront leur poids
au pays, attendront l'heure propice. Oa discute.
On se querelle. Trentinian a gain de cause. Nous
traversons le fleuve. Et ce sont les régiments de la
V, que leur général a préservés de la destruction,
qui furent vainqueurs sur l'Ourcq, à la Marne.
^
CHAPITRE VII
LA VILLE MENACÉE
Quand le drame est fini, l'épreuve achevée, on
souffre. Rien ne fait plus mal qu'une exaltation qui
tombe. Les deux jours où nous nous sommes refor-
més derrière la Meuse, cette semaine qui a suivi,
je suis devenu Français vraiment, parce que j'ai
été tout pareil à mes camarades, dans le désespoir.
Où est-elle, notre belle division? On aperçoit
les vides, on constate le désordre. Il y a même de
la mauvaise humeur, on rejette la faute sur les
chefs, on leur attribue cette misère qui nous
dévaste, on les tient pour responsables des san-
glots que l'on entend sur les routes, au passage
des convois. Fuyant la région envahie, le peuple
de la Meuse se met, lui aussi, à l'abri de son fleuve.
Nous baissons la tête quand la fille en cheveux,
haut juchée sur les meubles entassés dans la char-
rette, nous regarde droit, avec des yeux sauvages,
le menton hostile, opposant son énergie à notre
fatigue. Cette population a de la rancune contre
l'armée. Nous n'avons pas su défendre ses foyers.
Et pourtant, j'ai senti, tout à coup, moi, l'invité,
que j'avais un foyer, le leur, justement parce que
LA VILLE MENACÉE 48
nous n'avions pas su le défendre. Les soldats souf-
fraient, d'une âme pareille à la mienne. Peut-être
le miracle de la Marne s'est-il préparé dans ces
contemplations. Chacun de nous a surajouté à
l'image de sa petite patrie la grande image de la
patrie qui saignait.
Mais le canon gronde sans répit, et la vague
sonore, qui heurte le pic de Montfaucon, nous re-
vient en échos allongés.
— Alerte!
Le corps colonial ne peut plus défendre le pas-
sage. Il faut marcher sur Beauclair, contre-attaquer.
L'ennemi a passé le fleuve.
Nous arrivons dans un charnier. L'odeur de
cadavre est telle que Teslafette Fauquet-Lemaitre
tombe de dysenterie et de fail;)lesse. Nous ne
sommes plus que trois derrière le général, et toute
la division connaît ces trois dragons survivants.
Les officiers d'état-major nous sont fraternels. Ah !
quel groupe amical nous formons le jour du com-
bat de Tailly.
Nos avant-gardes tiennent Beauclair. Elles sont
attaquées. Elles faiblissent. Le poste de comman-
dement du général se trouve à quinze cents mètres,
dans le défilé profond où les obus vont bientôt
s'acharner. A droite, à gauche, des collines. Sur
leur flanc, des batteries. Devant nous, des batte-
ries encore. Des bois coiffent les sommets. De leur
lisière descendent à chaque instant des soldats
affolés qui lèvent les bras au ciel. A chaque instant,
44 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE "
une des trois estafettes part au galop pour ranimer
le courage.
Ceux qui s'en allaient retournent, mais ils disent
tous :
— Ndus n'en pouvons plus !
Il dit : « Je n'en puis plus! » ce commandant
d'artillerie qui saule de son cheval à deux pas de
nous, s'avance vers Trentinian et lui rend compte
que les pièces n'ont plus d'obus, que les servants
sont morts, qu'il a donné l'ordre de la retraite et
s'en tient presque pour déshonoré. C'est un homme
solide, de figure sèche, brûlée. Je l'ai vu pivoter et
s'abattre et pleurer devant Tétat-major qui l'admi-
rait. J'ai su qu'il était bon et noble, car son ordon-
nance, tout dégouttant de sang, le prit dans ses
bras, le consola comme un enfant et l'emporta;
couple splendide.
Nous étions harcelés par les éclats d'obus: Ce
furent soudain les balles qui sifflèrent, et tout
aussitôt ce cri que je n'ai entendu qu'une fois,
mais dont l'épouvante ne s'oublie pas :
— Aux pièces !
Les batteries devant nous sont désappro vision-
nées, et l'infanterie allemande avance à la charge.
Alors, le commandant Macker, chef d'état-major
de la 7® division, s'empare d'un fusil, appelle avec
de grands éclats de voix la compagnie de réserve et
l'entraîne dans un tel élan d'enthousiasme i[\ie j'ai
voulu le suivre, oubliant mon devoir. La forte
main du maréchal des logis Paccaud me saisit à
LA VILLE ^klEXACÉE ^»'>
l'épaule. Nous n'étions que trois gardes du corps,
et, comme notre lieutenant nous l'avait dit à
Vacherauville, nous étions responsables, sur noire
vie, de la sûreté du général.
Il n'est pas d'infanterie allemande pour suppor-
ter, en rase campagne, le choc français. Les troupes
ne s'abordèrent même pas. Le commandant Macker
revint quand Tordre de retraite était donné une
fois de plus, et nous avons quitté nos morts.
Au» delà de Tailly, sur un plateau tragique, la
nuit venue, nous avons cantonné en pleins champs,
officiers et soldats confondus, bivouac de défaite.
Toutes les humiliations. Fuir et s'entendre dire
que l'on fuit. Une automobile du corps d'armée
s'arrête à côté de notre désordre. Un jeune lieute-
nant, frais et rose, sort de la voiture, et, ne recon-
naissant pas le général, s'écrie :
— Vous reculez donc toujours !
Je n'ai pas entendu ce qu'on lui répondit. Il s'en
alla où l'appelait sa consigne, et j'ai fait de mau-
vais rêves, cette nuit-là.
Avons-nous regardé les splendeurs de TArgonne?
La forêt protectrice n'était pas encore dévastée.
J'ai habité d'autres forêts, ces années de guerre.
Forêt de Parroy et forêt de Compiègne, je vous ai
tant aimées! Je me suis passionné pour le jeu
de vos couleurs, le secret de vos dessous de bois.
Je fus votre hôte, celui qui partage la vie familiale.
Mais l'Argonne, l'ai-je vue en sa beauté?
Nos colonnes filtraient dans ces défilés illustres.
M\ MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
Les chevaux tombaient, exténués. Lulu ne buta
pas une seule fois. Il avait le poil hirsute^ l'appa*
rence d'un solide mulet des moçtagnes^ et il btr-^
çait ma somnolence découragée... Nous ignorions
presque tout des grands événements qui mettaient
en péril notre patrie, mais Tàme collective savait
que notre chevauchée était Tépilogue d*un désastre.
En vain, les frondaisons étaient charmantes, les
sources agréables, les clairières joyeuses.
Vienne-la- Ville, Vienne-le-Château, Sainte-
Menehould! Ici, nous embarquons à la hftte, mais
sans être inquiétés par les obus.
Dans les fourgons, on se demande :
— Où allons-nous?
L'ignorance qui pèse sur le soldat Taccable
Deux jours et trois nuits, nous avons supplié que
Ton nous dise où nous conduisait ce train fantai-
siste, qui nous mena jusqu'à Troyés pour remonter
ensuite vers le nord. A quelle gare avons-nous
appris que Saint-Quentin était aux mains des Alle-
mands ?
Paris est menacé !
Ce cri m'arrache définitivement au rêve des der-
nières semaines, rêve juvénile d'aventures à la
Tacite. Le barbare touche à ma cité. Je serre les
poings. Stupide peuple d'Allemagne, si médiocre
en ses prévisions, qui n*a pas compris qull dressait
contre sa folie toute une race, en offensant la Ville.
Paris est menacé. Nous allons à son secours..
C'est dans la banlieue que nous débarquons, au
^««*s-^
LA VILLE MENACÉE 47
Raincy. D'aimables bourgeois nous logent. En
guise de lit, je trouve une baignoire. J'y dormirai,
mais d'abord je m'y lave, ayant obtenu de l'eau
chaude, et j'en ai grand besoin.
Au réveil, une heureuse surprise : le général
envoie à Montmartre un de ses officiers d'état-
major, et m'autorise à l'accompagner.
Comme l'automobile est lente qui nous emporte !
J'ai tellement envie d'apercevoir le visage de mes
amis d'autrefois. Je trouverai bien quelqu'un qui
ait été mêlé à ma vie de jadis, homme ou femme,
quelqu'un qui rattachera mon présent à mon passé.
Vqjis ne comprenez pas? Je suis exilé de mon
dilettantisme. Il me faut retrouver un équilibre.
Elégantes avenues, est-ce moi ce soldat qui veut
tuer avant de mourir? Il ne s'agit plus de mes
livres, ni d'un foyer emprunté, il s'agit de la cité
que j'aime et de l'ennemi qui la violente.
J'ai sonné à bien des portes, je n'ai trouvé
personne.
— Madame est partie.
Pourquoi est-elle partie? Je l'ai négligée pendant
des mois. Il me semble à présent que son sourire
courageux m'est nécessaire. Pourquoi est-elle
partie? Il fait si clair, ce matin de dimanche. Le
peuple de Paris a l'air joyeux, ce joli matin. Il a
confiance. Il a de la gaieté. Dans les avenues, aux
portes du Bois, il joue avec les tranchées que l'on
creuse. 11 s'amuse, il est Français. Les Métèques
ont vidé la ville.
CHAPITRE VIII
•s
UNE ESTAFETTE A; LA BATAILLE DE LOURCQ
Ce dimanche où se préparaient les combats de la
Marne, j'ai connu la gloire, son bruit et ^on men-
songe.
L'aventure est plaisante, assez comique. L'offi-
cier d'état-major que j'accompagnais, plus heureux
que moi, avait trouvé au logis sa petite amie, une
de ces braves filles de France qui n'ont pas de
grandes attitudes, mais le cœur chaud, qui se
donnent et se dévouent. Elle habitait Montmartre
et ne songeait pas h le quitter, bien que Tennemi
fût aux portes. Pendant que je faisais des visites
décevantes, mon supérieur vivait des heures épa-
nouies. Il les prolongea au delà de toute mesure,
puisque je dus l'attendre si longtemps près du
Moulin-Rouge. C'est alors que je fus acclamé. Oui,
vraiment !
L'automobile militaire où je me trouvais était
couverte de boue, conduite par un soldat dégue-
nillé. Moi-même, dans mon uniforme acheté au
Temple, patiné par le travail et la pluie, la figure
hâlée sous le casque de dragon, les traits tirés, je
devais représenter pour la foule Tun de ces com-
UNIT ESTAFETTE A LA BATAILLE DE L'OU^GQ 49
battants qui allaient défendre la ville, et la défendre
jusqu'au bout, avait proclamé Gallieni. Le ruban
rouge qui s'étalait sur ma tunique prêtait k Tillu-
sion : j'avais sans doute reçu la croix sur le champ
de bataille.
Un badaud s'arrâta pour contempler ce légion-
naire ; UA petit groupe se forma près de la voiture ;
un vieux monsieur dit : « C'est bien, cela 1 » Des
_ enfants accoururent. Un cocher de fiacre hocha de
la tète. Les passants se détournèrent de leur route
pour grossir l'attroupement. Bientôt, Fautomobile
fut cernée par quelques centaines de personnes*
Vers moi des mains se tendaient. 11 faisait chaud, il
faisait joyeux. Un cri monta, exaltant l'armée, et
je dus me dresser pour échapper aux embrassades.
Ainsi, le Genevois, qui avait peu fait depuis son
premier gestev servit d'occasion à l'âme de la cité.
C'est mon destin d'être sonore, mais aussi d'être
brusquement ramené à la compréhension du réel.
Pendant la cohue, l'officier, mon mentor, libéré de
l'amour, se précipite vers moi qui n'ai que les falla-
cieuse» caresses de la gloire, et m'interpelle, et
m'injurie, à cause d'un scandale dont je ne suis
certes pas responsable. Je lui explique. Il se déride.
Il enfre dans la farce, il raconte au vieux monsieur
que j'ai fait à moi tout seul vingt uhlans prison-
niers, et la voiture démarre dans le double fracas
des embrayages et d'un enthousiasme délirant.
En arrivant à Yiliemomble, nous apprenons de
r état-major que la 7^ division appartient désor-
4
50 MÉMOIUES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
mais à Tarmée de Paris et que Ton s'attend à un
siège. Les petits secrétaires ne nous cachent pas
que notre sort est de mourir. Ils en ont les larmes
aux yeux. Tout le jour, ils grattèrent du papier.
Rien n'est plus déprimant. Au contraire, les régi-
ments sont dans Tivresse. On rencontre des couples,
un grand nombre légitimes, et quiconque a promis
à sa femme de se faire bien tuer ne saurait être
parjure. Il montre le poing à son ennemi. On parle
de barricades; il y a dans Tair du pittoresque,
cela aide singulièrement à l'héroïsme. Le soir,
nous connaissons la proclamation de Joffre. Elle
est sublime.
Comme tout le mondé, j'ai mon idée sur le mi-
racle de la Marne. J'étais dans le rang, la tactique
ne m'est pas apparue; mais, depuis Charleroi,
j'avais accompagné les fuyards, ces mêmes hommes
quij soudain, refusèrent de fuir et, sans savoir
qu'ils allaient vaincre, s'obstinèrent, chacun à sa
place. Le miracle fut dans le cœur du soldat. Tout
était perdu, 1870 recommençait, ce n'était pas
possible. La France allait disparaître. Aucun de
nous n'a voulu lui survivre, et nous l'avons ressus-
citée.
Il faudrait noter les minutes. Ce serait faux !
L'impression qui me reste est d'un vaste et puis-
sant mouvement. Peu importe que nous ne soyons
plus armée de Paris, mais armée de Maunoury.
Nous sommes Parisiens, puisque nous arrivent du
centre de la ville, grognons et gouailleurs, saouls
» r»*"
UNE ESTAFETTE A LA BATAILLE DE L'OURGQ 51
t magnifiques, les taxi-autos où s'entassent et
s'agrippent nos fantassins.
Les poètes, dans leur adolescence, voient au
rivage des ports classiques l'embarquement des
cohortes sur les galères. Dans cette ombre de la
banlieue qui se cache des taubes, il y eut la gran-
deur et le tumulte dantesques. Les familles riaient
dans leurs larmes. Tel ouvrier faisait le bourgeois
dans la voiture. Il y avait du débraillé dans
l'épique, et c'est l'origine même de cette armée
nouvelle, nation soulevée et que la nation accom-
pagne, qui a tenu les tranchées pendant quarante
mois.
Sur la roule, l'étrange colonne se rue vers Nan-
teuil-le-flaudouin. Se souviennent-ils, nos cama-
rades, d'avoir dépassé ces trois dragons, restant de
l'escorte et restant d'un autre âge, qui allaient, au
lent pas de leurs chevaux fatigués, vers le même
but, pour la même cause ?
Derrière nous, deux soldats de l'infanterie de
marine, piètres cavaliers, ordonnances du général
deTrentinian, et qui l'ont suivi depuis Madagascar,
conduisent les petits pursang qu'il affectionne. Le
maréchal des logis Paccaud.est notre guide et notre
chef. « La route n'est pas sûre, m'a-t-il dit, il faudra
ouvrir l'œil. » J'ai grand'peine h ne pas m'assoupir
après la septième heure, car nous avons dû quitter
la chaussée où nous étions un embarras, et nous
sommes restés onze heures à cheval. Lulu me fut
secourabie. J'ai dormi en selle, je l'avoue. Paccaud
52 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
faisait la pointe d'avant-garde. Il avait le revolver
à la main. Je me réveillais. D'un temps de galop>
je rejoignais mon ami. Ces ombres ne sont^elles
pas les uhlans qui sortent du bois 7
J'ignore les bourgades que nous avons traversées,
j'avais présumé de mes forces, j'étais malade ce
soir-là. Ce n'est pas au hasard que j'ai nommé le
Dante. Il me reste de cette nuit un souvenir
informe et pourtant bosselé d'un dur relief. A notre
gauche, dans le lointain, la rumeur des taxi-autos.
A notre droite, la campagne hostile, l'embuscade
probable. Et je m'endors, et j'ai la nausée, et je me
réveille, et je galope.
Toujours, en moi, le rêve est vivant, garde sa
continuité.- Ainsi, nous allons mourir sous les murs
de Lutècel Personne ne croit à la victoire. Il faut
être franc; la gaieté qui nous anime parfois est la
coquetterie d'une élégance française. Aucun livre,
parlant de la guerre, et qui fera fi de cette gaieté,
ne sera autre chose qu'un pamphlet.
— Tu n'en peux plus, mon pauvre vieux l
C'est Paccaud qui me tutoie. Il m'aime bien à
présent. Il parait que j'étais burlesque et assez
émouvant, titubant sur mon cheval et piquant des
deux.
Patience de Lulu et patience de Paccaud, vous
m'avez porté l'une et l'autre jusqu'à ce village qui
empestait l'Allemand.
Us avaient cantonné la veille à Nanteuil-le-Hau-
douin, et ils y avaient laissé leur odeur et leurs
UNE ESTAFETTE A LA BATAILLE DE L'OURCQ 53
ordures. Il est probable que, maintenant, je cou-
cherais dans une chambre ainsi infectée, la tran-
chée m'a endurci. Nous préférâmes nous étendre
sur la place dubour^, en attendant le général.
Il arriva peu après, en automobile, et la bataille
commença sur Betz et sur Etavigny.
Mon malaise avait augmenté.
— Reste au convoi, me dit Paccaud.
Je fus docile et passai la journée près duPlessis-
Belleville, avec nos bagages et les gendarmes de la
division. Ce fut d^ailleurs un des mauvais coins
du champ de bataille. Quand Nanteuil fut repris
par les Allemands, nous faillîmes être enlevés. Le
convoi allait de-ci, de-là, et ceux qui le composaient
n'ayant pas Thàbitude de combattre avaient beau-
coup d'inquiétude. Le convoi est formé des malades,
des secrétaires, de la maréchaussée. Ils m'ont été
accueillants, ils m'ont prêté des couvertures pour
dormir sur le sol. Mais je n'ai pas pu rester au mi-
lieu d'eux, et le second jour j'ai repris mon poste.
Il ne demeurait plus qu'une estafette avec Pac-
caud, l'autre avait perdu son cheval, épuisé, cla-
qué. Alors Lulu fut à la besogne. VersBetz, versEta-
vigny, vers Nanteuil, à chaque crête où mouraient
nos héros, il me porta, et nous transmîmes l'ordre
de résister à tout prix. Je reviens vers Trentinian.
Il est aux côtés du général de Villaret. Il veut
marcher sur .Etavigny, il veut marcher sur Betz. Il
piétine. Mais voilà une trombe qui nous enve-
loppe: un général de cavalerie et son état-major.
54 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
J'entends ce général qui répond à mon chef :
— Mais oui, tant que tu voudras !
Et il repart, il entraîne ses escadrons à la charge.
Ai-je loisir de m'émouvoir ? D'autres missions
me requièrent* Lulu piétine les champs rasés,
nous sommes au centre d'une tempête infernale.
Naturellement, j'ignore les péripéties du combat.
On raconte que les Anglais ont fait cent mille pri-
sonniers dans la boucle de la Marne. Le crépuscule
tombe. On dit que nous sommes vaincus.
Et, comme je fais escorte au général de Tren-
tinian qui cherche un gîte, il m'appelle, il me
regarde avec une sorte de compassion, puis, ce qui
ne lui était jamais arrivé, il m'explique, il me fait
un petit cours de stratégie. Voyez ce triangle, ces
trois villages : Sennevières, Ognes, Chèvreville :
— Je vais m'y enfermer avec mes régiments,
mon pauvre Binet-Valmer. Nous y serons cernés
demain. L'ordre est d'y mourir.
Ethe recommence. Allons, Paccaud ! il reste un
peu d'alcool dans la gourde. Le pansage est terminé.
Lulu se vautre sur le fiimier de l'étable. J'irai le
rejoindre dans un moment. En attendant, soyons
joyeux, puisque demain tout sera fini.
Le lendemain, ce fut un bulletin de victoire qui
nous réveilla avant l'aube, ce fut la Marne, le salut
de la France, le triomphe, dont la T division d'in-
fanterie a été un des meilleurs artisans, car, écrasée,
croyant à la défaite et mourante, elle ne recula
pas.
af
CHAPITRE IX
LES DERNIERS JOURS DE LA GUERRE Ù AVENTURE
Le matin du triomphe devait m apporter une
humiliation. Dans Tétable oîi j'avais dormi, des
cuirassiers s'étaient réfugiés. Les harnachements
gisaient pêle-mêle. Quand la nouvelle de la retraite
allemande nous éveilla, il me fut impossible de
me mettre en selle, on m'avait volé mes étrivières.
Lulu était de fort haute taille. Il avait de rudes
allures. J'envisageais avec effroi la longue étape
que je devrais faire, les jambes ballantes, et je me
vois encore, arpentant la cour de la ferme, suivi
de Paccaud, qui m'accablait de sarcasmes, récla-
mant à tout venant les courroies disparues. J'en
aurais pleuré !
Un jeune officier de cuirassiers me secourut.
J'ai oublié son nom, mais, s'il me lit, qu'il sache
ma reconnaissance. Il m'aborda, gracieux et tout à
fait élégant. Sa cuirasse brillait comme une
parure. L'air décidé de son visage ne lui enlevait
pas une certaine apparence puérile. Il nous était
arrivé la veille, après avoir traversé toute la forêt
de Laigle, en échappant aux patrouilles alle-
mandes. Un joli soldai, désinvolte et gai. Il con-
■ *i
56 MÉMOIRKS D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
naissait mon nom, mes livres, et mé prit en pitié.
D'une voix sévère, il appela ses cavaliers, qu'il
nommait « mes gentilshommes », et leur intima
l'ordre de trouver, dans les cinq minutes, les éJri-
vières qui manquaient. Puis, prenant mon bras,
il me parla de littérature. Il en était friand. Nous
causâmes, et de tout autre chose que de la guerre.
Tel fut, pour moi, le lendemain de la Marne.
Nous ne savions rien, sinon que Tennemi ne nous
pressait plus, et quand « les gentilshommes »
m'amenèrent Lulu, dont le harnachement était
complet, quand je fus à cheval près de l'officier
devenu mon camarade, nous discutâmes ensemble
le fameux et magnifique ordre du jour par lequel
le général Maunoury remerciait son armée victo-
rieuse. Nous ne comprenions pas.
J'ignore si nos troupes, en d'autres points du
champ de bataille, sentirent la grandeur de ces
journées. Pour nous autres, ce matin fut simple-
ment joyeux. Cependant nous étions en harmonie
avec la France : tout comme elle, nous ressus-
citions. On n'a pas oublié que nous avions reçu,
la veille, la consigne de mourir.
Nous allions sur les routes qui mènent vers
Crépy, dans Taimable campagne du Valois, le
cœur soulagé, et les morts que l'on découvrait au
bord des haies provoquaient moins notre pitié
qu'ils n'avivaient l'allégresse de notre salut. Le
glacial égoïsme de la guerre nous avait façonnés
pendant ces trois semaines d'épreuves.
DERNIERS JOURS DE LA GUERRE D'AVENTURE 57
Plus un coup de canon, pas un coup de fusil. Je
rejoins nos avanlrgardes. Elles ont perdu lo con-
tact, elles progressent en chantant. Nous trouvons
dans les ravins la preuve que les Allemaûds ont
lâché pied en toute hflté : automobiles renversées,
chariots abandonnés, une quantité prodigieuse de
conserves et de bouteilles de Champagne. Nous
nous amusons, et tout à coup l'allégresse dont
s'aniïnait la France s'empara de cette division, hier
agonisante. Déjà le communiqué avait atteint les
provinces les plus lointaines. Nous ne faisions que
toucher notre victoire.
Adorable crépuscule. On dormira cette nuit sans
inquiétudes, dans quel repos et avec quels rêves!
Ils furent illustrés par le nom des grands fleuves.
Nous avions vaincu sur la Marne, nous allions
traverser TAisne. Le plirs simple des soldats est
exalté par la sonorité des mots. Chaque lettre
écrite ce soir-là vibre d'enthousiasme, se gonfle
d'optimisme. De prodigieuses rumeurs se répan-
dent, la garde prussienne a été anéantie dans les
marais de Saint-Gond, von Kliick est prisonnier,
la guerre sera terminée dans huit jours, pour peu
que la poursuite soit active. On doublera les étapes.
Avant l'aube, nous sommes à cheval, et c'est un
scandale, vraiment, quand les Allemands nous
arrêtent, par un barrage d'artillerie lourde, au
défllé de Ghelles.
Ce combat dura peu, et je n'eus pas à remplir
de mission importante. Il me reste le souvenir
«L .. ■
.•»8 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
d'un vallon ravissant où se déroulaient les volutes
noires des gros obus. Une route serpente à flanc
de coteau. Dans une métairie, une ambulance est
installée. On m'y envoie prendre des nouvelles
d'un capitaine blessé. Les infirmiers s'agitent et se
dévouent. L'un d'eux nous donne la comédie, il
court de brancard en brancard, portant les com-
presses et les pansements, et, chassant l'air entre
ses lèvres, il imite d'une façon continue le bruit
des obus qui passent par centaines au-dessus de
nous.
— Tu as peur? lui demande un major.
Il proteste, il étend la main, écarte les doigts,
il ne tremble pas.
— C'est plus fort que moi, dit-il.
Et, tout en retournant à sa besogne :
— Houl hou! hou! hou! hou!...
Il continue d'imiter les obus. Nous rions à gorge
déployée. Les guerriers ont des âmes d'enfant.
A Chellès, néanmoins, nous perdîmes du monde,
des chevaux surtout. Ce sont les plus émouvantes
victimes. J'ai vu pleurer un capitaine du 14® hus-
sards qui dut achever d'un coup de revolver une
belle jument de pur sang. Avant de mourir, elle le
regardait avec des yeux d'amour.
Ce soir-là, l'Aisne fut traversée par la 8* divi-
sion. Nous franchîmes le fleuve à sa suite, et nous
attaquâmes les hauts plateaux de Moulins-sous-
Touvent. Bataille la journée entière. La gaieté
disparaît, les visages se crispent. Ce n'est donc
DERNIEBS JOURS DE LA GUERRE D'AVENTURE 50
pas fini I On n'avance plus. Il faut encore
mourir.
Aujourd'hui, nous en avons l'habitude, mais sur
TAisne nous eûmes vraiment un désespoir plus
grand qu'avant la Marne, et l'armée fit preuve
d'une âme plus haute en s'achamant.
L'été dernier, en août 4917, j'ai visité ces glacis
où la ligne se fixa pendant trois ans. Ils sont
devenus un chaos de tranchées. Naguère, c'étaient
de vastes champs avec d'importantes installations
agricoles. Chacune d'elles devint un centre de
résistance. Nous ne pûmes en déloger les Alle-
mands.
A la nuit, on m'envoya en reconnaissance, et,
ma mission accomplie, je me perdis au retour. Se
perdre entre -les lignes crée la plus terrible
angoisse. A tous les points de l'horizon, des incen-
dies. Ils ne peuvent me servir pour [me repérer,
ils sont identiques. Je n'ai pas de boussole. Celle
que j'avais emportée est restée à Ethe, avec Volti-
geur et tout mon harnachement. Sur ma tête, le
miaulement des shrapnells et leurs boules de feu .
Les éclats sifflent. Où sont les nôtres, où est l'en-
nenemi? Dans l'obscurité, Lulu galope. Nous fai-
sons grands cercles. Nous revenons sur nos pas.
Quelle solitude ! J'ai peur.
Soudain, Lulu se cabre, et je ressens une dou-
leur violente. Je me tâte les reins: je ne suis pas
blessé. Ce sont, projetées par les obus, des mottes
de terre durcie qui nous frappent. Lé placide Lulu
V
m MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
s'emballe. Guidé par rinstinct, il me ramène vers
^ nos lignes, que j'avais dépassées.
Cette nuit-là encore, j'ai entendu le morne
ululement des blessés conjurant Thumaine pitié
de ne pas disparaître de la terre, les supplications
qui ne peuvent pas monter vers le ciel devenu une
voûte d'acier, le vaste et déchirant sanglot.
Il faut encore mourir.
Hélas! il faudra mourir encore pendant des
années. Mais, si nous avions prévu cela, aurions-
nous continué? Nous continuâmes. On disait :
— Ce sera fini pour les fêtes de Noël.
Et nous avons pris Tracy-le-Mont. J'y suis entré
l'un des premiers. Je me suis emparé du cheval
d'un officier allemand, une bête jolie et fine que
j'aurais bien-^voulu garder. On me Tenleva. J'étais
dragon de seconde classe.
A Tracy, une ambulance allemande était ins-
tallée dans l'église : des majors arrogants, et un
pauvre bétail douloureux. Ils montrent leurs
plaies, geste toujours pareil : « Regarde, c'est là
que je souffre! » Combien de fois n'ai-je pas
détourné la tête, car c'est abominable. Ah I je me
rappelle ce champ dévasté où trois hommes étaient
couchés côte à côte, deux Français, un Allemand,
et ils faisaient le même geste : « Regarde, c'est là
que je souffre! » Et leur visage étonné protestait :
« Pourquoi m'a-t-on fait cela? »
Oui, je détourne la tête, je vais droit. N'est-il
pas glorieux de galoper avec un cheval de main
DEKNIERS JOURS DE LA GUERRE D'AVENTURE 61
conquis à la guerre? La journée est belle! On
attaque Garlepont. Nous-mêmes dépassons Tracy-
le-Val, et nous voici au combat sur la lisière du
bois Saint-Marc.
Trois matins nous sommes retournés à cettt,
lisière. Elle regarde, au nord, le bois de la Mon-
tagne. Ici, les Allemands font tête. Ils contre-
attaquent. Us reprennent Garlepont. Chaque nuit,
• nous rentrons, avec le général, au petit château
de Versignieux, et nous nous courbons sous le
poids des deuils qui augmentent. Tous nos amis,
tous nos camarades disparaissent, meurent. A qui
le tour? Paccaud et moi, nous ne nous quittons
plus. Lequel de nous manquera demain, et que
deviendra son frère?
— Binet, je voudrais te confier une lettre.
Il écrit à son tuteur, qui Ta élevé. C'est dans la
cuisine du château. Le visage est devenu grave, le
menton en galoche s'amollit de tristesse, les yeux
vifs sont plus pâles que jamais.
— Donne...
Et je lui remets moi-même quelques adresses,
,où il pourra écrire si c'est mon tour et non le sien,
Nous avions affronté vingt combats et jamais de
telles précautions ne nous avaient paru utiles. La
guerre aventureuse était finie. La guerre où Ton
réfléchit commençait.
^•'^l
CHAPITRE X
MON DÉPART DE LA 7* DIVISION D'INFANTERIE
Et voici la course à la mer. Les corps d'armée
glissent vers l'ouest, ils attaqtient au nord, ils sont
relevés, ils attaquent de nouveau, plus à gauche.
Même pour Tignorant que je suis, la précision de
la manœuvre est géniale.
Nous ne sommes pas remontés au bois Saint-
Marc, mais notre artillerie fit là-haut un dernier
massacre. En bon colonial, Trentinian sait tendre
un piège. Avant que d'autres troupes ne nous aient
remplacés, deux batteries de 75 se sont cachées
dans les fourrés de la lisière. A Faube, les Alle-
mands, enhardis par le silence qui possède main-
tenant ces lieux si disputés, sortent du bois de la
Montagne. Ils avancent, gaillards. Quand ils sont
à deux cents mètres, nos batteries se démasquent.
— C'était magnifique! me dit un lieutenant
du 26«.
Ce doit être un charnier.
Pendant cette boucherie, notre état- major a
évacué Tracy-le-Mont. Il doit passer la nuit à la
maison du garde, dans le domaine Pillet-Will.
Nous traversons les régiments qui montent en
MON DÉPART DE LA 7« DIVISION D'INFANTERIE 63
ligne, troupes coloniales, soldats d'Afrique,
zouaves et tirailleurs. Le pittoresque m'éloigne
des sombres pensées. On bivouaque. Le crépuscule
est froid. Sous les grands arbres, nous allumons
des feux. Les vivres manquent. Paccaud et moi
avons été prodigues quand nous pensions que
c'était le dernier soir. On arrache les pommes de
terre d'un champ voisin, on les fait cuire sous la
cendre. Les hommes doivent créneler le mur qui
entoure le parc. Le bruit des pioches, une chanson
arabe, le tumulte delà bataille si voisine, la vibra-
tion constante de l'air que les obus lointains
offensent, le grondement du charroi sur la route,
où suis-je?
Un mois ne s'est pas écoulé depuis que j'ai quitté
mon cabinet de travail, poussé par l'instinct pro-
fond, entraîné par le goClt des aventures. L'aven-
ture dépasse mon désir. Ce n'est pas la France
seule qui est menacée. J'ai la sensation que tous
les peuples se ruent à l'assaut d'une civilisation où
je vivais presque heureux. Le barbare que le
labeur des imaginaires s'efforça d'emprisonner en
chacun de nousf le pillard et la brute reparaissent.
Déjà nos villages évacués ont été mis à sac. Une
autre beauté, un autre idéal, remplacent la beauté
et l'idéal que j'aimais. Pour combien de temps?
— Paccaud, nous avons pour trois ans de guerre I
Il me raille. Il souffre moins que moi. L'avenir
lointain ne l'inquiète pas. Il est actif. Le détail
l'intéresse.
T'a
64 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
— Ne t'en fais pas !
Et nous dormons Tun près de Tautre.
Mes rôves n'ont point d'orgueil. J'ai deviné la
grandeur du plan de nos chefs, mais ce qu'il y a de
mathématique dans leur conception me fait le
rouage d'une machiis prodigieusement compli-
quée, et, me ref^ant à devenir le barbare, je
renonce à être moi-mômey j'abdique, j'apprends le
métier militaire.
Au galop de chasse, l'escorte traverse la forêt.
JNous ne faisons que toucher barre à Compiègne et
nous gagnons à vive allure les chemins qui con-
tournent Lassigny. Les régiments y sont éche-
lonnés.
Pauvres régiments! Malgré les renforts, ils
témoignent de la fatigue. Allons, allons, à l'attaque !
Notre place est marquée au nord de Lassigny. Les
Allemands y sont terrés. On les mitraille du sud et
de Touest. Gomment peuvent-ils tenir 7 Ils tiennent,
enfouis dans les carrières. Ils ne répondent même
pas. De nouveaux ordres arrivent. La V division
donnera du front, demain, contre les lignes alle-
mandes, plus au nord, plus à l'ouest, vers Royglise
et Ghampien.
Ce. fut la dernière fois que je la vis à l'œuvre.
J'ai de l'émotion en me rappelant cette journée.
A quoi bon vous décrire le spectacle du combat ?
N'entendez-* vous pas le déchirement des obus, le
miaulement des shrapnells, le sifflement des balles?
Si vous m'avez suivi, vous souriez de Lulu, hir-
MON DÉPART DE LA V DIVISION D'INFANTERIE 65
sute, qui secoue son solide cavalier, ^ estafette
maintenant pleine d'expérience. Ah! monotonie
des batailles. La sensibilité diminue, la seule joie
est le devoir ponctuellement accompli, le bonheur
de se retrouver saut après rengagement.
Les galons de brigadier me furent] donnés ce
jour-là, sous le feu, mais pour une raison bien
amusante. Grand fumeur, j'avais pris ;rhabitude,
dès le début de la campagne, de remplir de tabac
Tune des sacoches de ma selle. Souvent j'ai
échangé quelques-unes de mes cigarettes contre
une boîte de conserves, souvent aussi des officiers
me demandaient de quoi bourrer leur pipe. Parmi
mes clients les plus assidus, j'avais l'honneur de
compter le colonel Farret, commandant la 13' bri-
gade, chef adoré de tous pour son courage et sa
bienveillance joyeux. Or, sur la route de Royglise
à Champien — et il y faisait chaud ! — j'eus l'occa-
sion de lui rendre le service auquel il était accou-
tumé. Comme il frottait l'allumette, il m'apos-
tropha :
— Pourquoi diable! le général ne vous donne-
t-il pas vos galons de laine?
Je n'attachai aucune importance à cette boutade,
je ne tenais pas h être gradé ; je souris et m'éloi-
gnai. Quelques heures 4)lus tard, le général, Pac-
caud et moi retrouvâmes à un croisement de routes
le colonel Farret. H avait aux lèvres une des ciga-
rettes que je lui avais données, et il gourmandait
ses hommes :
".™
00 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
— Tas d'imbéciles I restez près de moi. Là où je
suis il ne tombe jamais d*obus.
Dieu sait qu'il mentait, mais les hommes»
médusés, redevenaient confiants.
Il m'aperçut de loin, et aussitôt interpella le
général, lui demandant, à très haute voix, pour-
quoi je n'étais pas encore brigadier; il ajouta des
paroles flatteuses. Pas plus que moi, Trenttnian
n'avait songé èi mon avancement, pas plus que moi
il ne prenait au sérieux ma carrière. Mais le décor
et le péril firent que je me rappelle sa réponse :
— A la demande du colonel Farret, cavalier
Binet-Valmer, je vous nomme brigadier.
Je me redressai. J'oubliai que je devais cette
récompense à des cigarettes. £t le soir, à. Royglise
où nous couchâmes, j'ai cousu des jarretelles
rouges sur mes manches de dragon. Nous avions
découvert ces rubans féminins dans une armoire
de la maison abandonnée. Ils brillaient superbe-
ment. Paccaud m'embrassa. Nous ne nous doutions
guère que la nuit finirait si mal. Nous la commen^
çâmes en inspectant les abords du village. U fallait
veiller à la sûreté du général, Royglise était dans
la ligne des avant-postes, tout Tétat-major criti-
quait l'imprudence de Trentinian. Je vous raconte
cela pour que vous éprouviez le pathétique de la
scène qui va suivre.
Il est deux heures du matin. Sur les dalles du
vestibule, nous sommes couchés dans nos cou-
vertures, le mousqueton et le revolver è la portée
MON DÉPART DE LA 1- DIVISION D'INFANTERIE 67
de la main. Au premier étage, le général dort,
insoucieux du danger. Aucun bruit ne trouble le
silence. C'est l'apaisement.
Tou^ à coup, un fracas d'automobile. Un officier
du corps d'armée pénètre dans le vestibule :
— Le général?
, D'un bond, Paccaud se lève. Il guide l'officier
vers la chambre. Je me suis éveillé, j'attends. Pac-
caud redescend, le visage bouleversé.
— Le général perd son commandement. Nous
partons à quatre heures L'autre arrive.
— L'autre?
— Oui, celui qui nous remplace.
C'est donc vrai! Sur la ligne de feu, oij nous
prive de notre chef. Est-ce que je sais, moi, si des
fautes ont été commises? Ethe, Marville, Tailly,
la Marne et l'Aisne reviennent à mon souvenir.
Trentînian, c'est mon héro^. Il a participé aux
forces obscures qui ont guidé ma destinée. Il me
semble que tout s'effondre, que la division est
frappée à mort. Un divisionnaire de cette allure
incarne f'âme des régiments, c'est comme un éten-
dard. On nous diminue en nous l'enlevant.
— Va le voir, médit Paccaud, il a du chagrin.
Je suis monté à sa chambre. Il me reçut,
impassible et simple. Il s'inclinait. Quel exemple!
Songez où nous étions. Les obus recommencent de
frapper le village. En pleine bataille, ce chef
abdique sans un mot de colère son pouvoir
immense. Songez au passé de cet homme : engagé
I
68 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
volontaire en 1870, il fut blessé, reçut la croix.
Aujourd'hui, il est grand officier de la Légion
d'honneur, il a conquis le Tonkin avec Gamier,
Madagascar avec Gallieni. Il a gouverné nos colo-
nies. Depuis le 11 août, il est au feu, il a' couru
tous les périls, rendu tous les services. 11 me
montre le papier qui Tenvoie à Châlons, et, devant
moi qui suis son ami, il n'a pas une parole de
découragement. C'est très beau. A cette minute,
je comprends qu'il faut tout accepter quand on a
l'honneur de servir. Trentinian m'a mené à la
guerre pour tenir sa parole, une promesse d'après
banquet. Ce soir, il fait mieux : il me crée soldat.
Je vous déclare que c'est une grande figure.
— Mon général, accordez-moi la grâce de partir
avec vous.
Il ne voulait pas. Ilacédé. Jusqu'en juillet 1915,
je suis resté près de lui. A Châlons, puis à Reims
sous les bombardements farouches, dans les
Flandres, aux combats de l'Yser, j'ai vécu de sa
vie. J'ai remplacé Paccaud, je suis devenu porte-
fanion. Ma lance s'est ornée de la flamme division-
naire. Et j'ai vu sourire à mon maître et Balfou-
rier et Mangin. Ils l'aimaient.
Lecteurs, venez avec nous. Vous dites que cette
guerre vous ennuie? N'ayons pas de lassitude. La
grandeur des premiers mois fait place à l'austérité
des résignations, et le général et les deux dragons
qui s'éloignent de Royglise ont déjà ce visage
serré et ce regard dur qui ne veulent pas avouer
MON DÉPART DE LA ?• DIVISION D'INFANTERIE 69
la souffrance. Nous sommes des soldats qui n'atten-
dons pas le prix de notre sacrifice, ni la beauté des
triomphes. Nous redressons la tête, mais le poids
qu'elle soulève est lourd. Notre volontaire gaité
cache des cœurs graves, iious appartenons au
devoir.
DEUXIEME PARTIE
LA 890 DIVISION TERRITORIALE
Reims. — Les Flandres.
, ,*
V
*=î
CHAPITRE PREMIER
ê •
PARIS DÉLIVRÉ. REIMS SOUS LES OBUS.
UN DÉJEUNER CHEZ LE GÉNÉRAL MANGIN
Ce restaurant de l'avenue Victor-Hugo a toutes
ses tables occupées. Je dîne, solitaire. Le général
s'est arrêté vingt-quatre heures à Paris avant de
gagner Châlons.
Gomme la ville a changé en trois semaines! On
revient déjà, il y a de Tanimation, beaucoup d'in-
firmières, un grand nombre d'étrangers, les plus
audacieux, les plus aventureux des anciens maîtres
de la cité.
La porte s'ouvre, je vois entrer une dame que
j'ai connue intimement pendant des années. Je me
lève, ému.
— Tiens! vous n'êtes donc pas mort? me dit-
elle.
Et, toute soucieuse d'elle-même, elle me raconte
qu'elle arrive de Londres avec une de ses amies,
et me présente une jeune femme, accompagnée
par son mari, un Anglais, officier de cavalerie.
— Nous l'avons rencontré par hasard, en des-
cendant du train. Depuis Charleroi, Gladys était
sans nouvelles. Que la vie est amusante!
74 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
Elles rient. Elles sont élégantes dans leur sim-
plicité, fardées comme naguère, et leur visage
charmant ne porte aucune trace des angoisses
qu'elles auraient dû tout de même éprouver.
Je les admire sans les comprendre. Au cours de
la campagne, les femmes, dont j'ai tant parlé dans
mes livres, m'ont donné une fois de plus Focca-
sion de m'ébahir, les unes magnifiques d'héroïsme
ou de résignation, les autres, les déchaînées,
ahurissantes de désinvolture. Vous me direz :
« Qu'attendiez-vous de ces dames? pn n'a pas de
grands mouvements du cœur dans un restaurant
à la mode. » Certes! mais je venais de ces lieux où
le cœur bat fort, et j'ai pris soudain l'horreur de
la surface brillante de la vie, des apparence! sociales
si longtemps respectées, de ce qui masque et peu
à peu étouffe le sentiment du foyer. Là-bas, nous
pensons beaucoup au foyer, nous en avons la nos-
talgie. Ici, par l'absence, il se détruit. Les hommes
du front aspirent à retrouver ce que l'arrière ne
conserve pas pour eux.
L'officier anglais me décrit la retraite de l'armée
French. Il est intelligent, fin, agréable. Secrétaire
d'ambassade, il a reçu d'emblée une commission
de capitaine. Brusque avancement, autre race.
Mon amie et sa femme l'interrompent. Elles aussi
veulent guerroyer. Pendant six semaines elles ont
suivi des cours h l'hôpital et s'imaginent capables
de panser nos plaies. Allons donc! mesdames,
vous sauriez au plus distraire une convalescence.
REIMS SOUS LES OBUS 75
Je me lève et m'en vais.
Etrange impression retrouvée souvent : le repos
forcé me donne de la honte, il faut aller où Ton
risque. Sans doute mes camarades de la 7* division
envient-ils mon sort, eux qui sont restés à Cham-
pien^et à Royglise. Ils se trompent, je me suis
senti mal à Taise aussi longtemps que nous ne
sommes pas retournés au feu.
Paccaud était comme moi, mélancolique et gêné,
dans le train qui nous emmenait à Châlons. Le
général nous avait fait monter dans son wagon,
avec Fauquet-Lemaître, le maréchal des logis esta-
fette qui était tombé malade à Beauclair et qui
nous avait rejoints. Trentinian l'emmenait par
bonté et parce que le charmait la gentillesse du
sons-officier. Peut-être n'était-ce pas très correct
qu'un général en disgrâce s'entourât d'une telle
escorte, mais dans la vaste colonie qu'il a gouver-
née et qui se souvient de lui, Trentinian a été
souverain, et, s'il s'incline devant les grands
devoirs, il n'attache aucune importance aux détails
du règlement. Nous étions les survivants d'Ethe.
Pendant le voyage, il commença de nous raconter
les épisodes de sa vie.
Utile récit, il m'apprend à connaître mieux la
France. Mon initiation continue. Imaginez que je
me sois fait naturaliser en temps de paix, cela
m'aurait semblé une formalité un peu désuète qui
n'aurait entraîné en mol aucun changement. Ayant
séjourné vingt ans à Paris, j'aurais cru connaître
1
76 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
mon pays d'adoption. Quelle erreur! Même après
la Marne, je ne le connais pas, et j'écoute ce
vieillard, fils et petit-fils de généraux, qui me
révèle à la fois Fexistence d'une caste militaire
et le labeur où elle s'acharna pendant les qua-
rante années que le pays s'enlizait. Il ne suffit point
de passer devant le maire pour devenir le mari
d'une femme, il faut coucher avec elle et lui faire
un enfant. Il ne suffit pas d'un décret présidentiel
pour vous introduire dans la famille d'un peuple.
Chaque religion exige de ses néophytes une instruc-
tion préalable. Je m'instruis. Les paysages défilent
dans le cadre des portières. Les yeux mi-clos, je
regarde les contrées lointaines où l'armée coloniale
sut ei;itretenir les vertus belliqueuses, la confiance
et la gloire françaises. En vérité, je commence de
n'être plus du tout métèque.
Châlons, l'hôtel de la Haute-Mère-Dieu, des
journées d'attente, le spectacle d'une ville de l'ar-
rière-front, des soldats, des officiers de toutes
armes, des véhicules de toute sorte, une activité
qui paraît désordonnée, et déjà la rencontre de ces
insupportables embusqués de l'armée, plus déplai-
sants que les embusqués de l'arrière. Trois semaines
nous séparent du grand péril. Ces messieurs ou-
blient qu'ils l'ont couru comme les autres. A l'hô-
tel on festoie, on intrigue. Et le général s'attriste.
Il ne mange pas à la même table que nous. Quand
il entre dans la salle à manger, les officiers se
lèvent et regardent la plaque d'argent qu'il porte
KEIMS SOUS LES OBUS 77
à la poitrine ; mais ce respect, rétat-major ne l'a
point. Où donc va-t-on employer un homme qui a
réputation de si grande bravoure? On le nomme
commandant d'armes à Reims. La ville brûle
depuis avant-hier.
Une merveilleuse promenade. Fauquet-Lemaitre,
Paccaud et moi, suivis des deux ordonnances et
des petits pur- sang tenus en main, trois dragons
et deux soldats de l'infanterie de marine, étrange
cortège, nous allons gaiement au delà des coteaux
où les raisins mûrissent. Les grandes ondes du
canon se précisent. Il nous appelle. Quelle émotion
quand nous apercevons, du haut de la montagne,
la cathédrale incendiée mais qui me semble plus
belle, dévêtue des charpentes de sa toiture, qu'au
mois de juillet de la même année, alors que je
l'admirais pendant les fêtes des jeux olympiques.
Je me rappelle cette journée vouée à la beauté
du corps humain. Athènes revivait dans le stade.
Les amis de Melchior de Polignac, ses clients, se
réunissaient pour admirer l'ordonnance des cor-
tèges, l'harmonie des chants rythmés, le délié des
athlètes. Sur des pelouses qu'Oxford nous eût
enviées, s'attardaient les rayons d'un bienveillant
soleil. Tous nous avions fait le projet de revenir
aux jours de la canicule planter nos tentes passa-
gères dans ce parc admirable. Nous voulions
quelques semaines oublier la vie moderne et n'être
joyeux que de la liberté de notre cœur dans la poi-
trine aisément dilatée. Un autre sport nous attend,
78 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
un sport qui n'est pas de plein air. On nous conseille
de nous installer dans les caves.
Ce n'est pas le goût de Trentinian. Il choisit un
hôtel non loin de la cathédrale; il prend une
chambre au premier étage, nous-mêmes sommes
au second.
— Pour nous, cela va bien, dit Paccaud, mais
je ne veux pas qu'on me tue mes chevaux.
Et Ton cherche une écurie. On trouve le cirque,
près des Promenades que les Allemands n'ont pas
encore bombardées. Sous le couvert de leurs
grands arbres, elles sont à l'abri du regard des
avions.
Je n'ai pas encore parlé des audacieux oiseaux
d'Allemagne. A Marville, on me raconta que l'un
d'eux était venu pendant que je dormais, vous vous
sSuvene» de quel sommeil! Je les vis peu à la
Marne. A Paris, je souriais de leurs bombes. Ici,
ce sont nos familiers. Ils peuplent le ciel.
Nous avons grand besoin d'être distraits. Je suis
devenu secrétaire ; je gratte du papier, tout près
du major de la garnison. Je signe « Trentinian »
des laissez-passer innombrables. Je sursaute sur
ma chaise : c'est une maison qui s'écroule; je bon-
dis : c'est un général de corps d'armée qui entre; je
bafouille : c'est un grand chef qui vient voir les
ruines. Paccaud s'occupe des écuries. Fauquet-
Lemaître ne fait rien.
Quand la trompette grogne « lu-tu-tu », nous
voilà tous les trois le nez en l'air — un combat
^pr
REIMS SOUS LES OBUS 79
aérien, c'est une friandise ! — el si Favion lâche sa
crotte, la liste des morts ne s'allonge guère. Son-
gez qu'il tombe par jour cent, deux cents, trois
cents gros obus sur la ville. La population, dressée
à mépriser les bravades, se réfugie dans les abris et
ne s'émeut pas.
Pendant nos heures libres, je monte à cheval
avec le général, ou bien avec Fauquet-Lemaître et
Paccaud. Nous parcourons les ondulations de ter-
rain qui s'étendent jusqu'à la montagne de Reims.
Notre curiosité nous^ conduit sur les crêtes. Som-
meillant dans la vallée, la ville n'a rien de tragi-
que. Les tours monumentales semblent indestruc-
tibles, et les volutes de fumée qui signalent l'écla-
tement d'une bombe, se dissipent harmonieuse-
ment dans le ciel d'automne. La Vesle coule dans
les bas-fonds, Nogent-l'Abbesse et les hauteurs de
Brimont limitent le paysage qui n'a pas d austé-
rité. Les lignes blanches des tranchées allemandes
retiennent notre regard. Parfois nous nous attar-
dons trop, un sifflement léger grandit, s'amplifie.
Nous fuyons au galop la rafale, et nous rions
comme des gosses de voir, à la place où nous étions,
trois obus se déchirer avec fracas.
D'autres jours, nous visitons les tranchées du
côté de Bétheny et de Prunay. L'activité de feu est
assez intense. Pour la première fois, je découvre
l'existence souterraine que nos troupes vont mener
pendant des années. Dans le sol crayeux de la
Champagne, tout de suite elles eurent le goût du
80 MÉMOIRES. D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
confortable. Maisons fortifiées et vastes cavernes
servaient d*abris. Le soldat n'y aurait pas été
malheureux si le bruit n'avait constamment couru
d'un coup de main que l'ennemi allait' tenter sur
Reims.
Cette inquiétude donnait de l'angoisse à nos
nuits. On utilisait peu à cette époque les fusées
éclairantes, mais les incendies jetaient à l'horizon
une continuelle clarté. L'aijr était perpétuellement
sonore. Chaque soir, des officiers suppliaient Tren-
tinian de quitter l'hôtel et de prendre logis de
l'autre côté delà Vesle. A les entendre, une surprise
pouvait en quelques minutes mettre les Allemands
au cœur de la ville. Quelle honte si un division-
naire français était cueilli dans sa chambre! Le
général ne voulait rien entendre. Il se trouvait
bien logé. Nous l'étions également. Bonnes cham-
bres et des lits. Paccaud nommait sa couche « ma
tranchée », et les soirs que le train d'acier glissait
en hurlant tout près de notre demeure, quand Fau-
quet-Lemaitre ou moi, légèrement nerveux, nous
disions au porte-fanion : « Eh ! Paccaud, ça
chauffe ! » il répondait, imitant l'accent des Méri-
dionaux :
— Oui, ça craque et ça bombe, je crois qu'il est
l'heure de foutre le camp.
Et, se retournant sur son oreiller, il s'endormait
le nez à la ruelle.
Il advint toutefois que des maisons furent
démolies à côté de la nôtre. Aussitôt la directrice
REIMS SOOS LES OBUS 81
de rhiMei a«s«ra que des espions aTaient signalé la
présence du général. Nous étions repérés, elle
Talgniiait. Par galanterie, le général s'en alla
dcraemi^ de l'autre eôW de la Vesle.
Les espions, c'^étaitla hantise des Rémois. Devenu
homme de confiaw&e de mon chef, j'ai fait tons les
Hiétiers, méoie celui de la police. Vous comprenez
qpe Trentimta n'atlachait pas une grande impor-
tance à ses fonctions. H venait an bureau quand le
cœnr loi chantait. J'avais ordre de répondre à
toute question que j'allais en référer au général.
Je m'en gardais bien, et le brigadier que j^ étais
dirigeait de son mieux les affaires de la Place. A
vrai dire, le naajor de la garnison me servait de
mentor.
Une nuit, on me déc!ara quMl y avait certaine-
ment un espion dans une maison. Je réveillai mon
inséparable Paccaud. Fauquet-Lemaître grommela
qu'il ne se lèverait pour rien au monde. Nous
allâmes, suivis de gendarmes et d''agents de la sûreté,
vers la maison incriminée. D'après les rapports,
une fenêtre s'y éclairait chaque fois que tombait
un obus dans le voisinage. On cerne l'immeuble, on
appréhende le propriétaire, il jure ses grands dieux
qu'il n'est jamais entrl dans la chambre suspecte.
Nous nous y rendons. Il ne faut pas attendre long-
temps arant qu'un obus siffle et s'écrase. Quelle
stupeur! Devant nous, une lampe électrique
s'allume, s'éteint. Un policier malicieux déToîle le
mystère : il manie le commutateur de Téclaîrage,
6
82 MÉMOfRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
un fil était détaché de sa bobine, et la vibration
établissait le contact.
Histoires d'espions, je pourrais vous en racon-
ter jusqu'à ia fatigue, et toutes si baroques, telle-
ment invraisemblables, que je n'y croyais plus
jusqu'à Bolo et mon dernier retour à Paris.
Au fond, à Reims, on menait joyeuse vie. Il y
avait une taverne. On s'y réunissait avant le dîner.
Il y avait beaucoup de demoiselles, même la "maî-
tresse du fameux Ulmo — elle ne mérite pas que
je la nomme — celte femme, vous savez bien, qui
entraîna un officier de marine par la débauche et
les poisons à vendre des secrets. La dame vécut
dans la cité martyre des jours lucratifs.
La prostitution régnait. Ne vous en scandalisez
pas. Toutes ces troupes assemblées avaient des
besoins.
Il me déplairait affreusement de paraître médire.
A côté de la vie relâchée, indispensable résultat
du péril de mort, voici une idylle. Un couple se
présente à mon bureau, l'homme a de la distinction,
de la jeunesse, la femn\e est belle. Je me lève pour
les saluer. Leur légende m'est connue. Ils habitent
depuis le début de la guerre le faubourg Cérès, le
plus exposé, un chaos de ruines. Ils ne l'ont pas
quitté un seul jour. Ils ont aménagé leur cave, et
on les voit, les après-midi ensoleillés, se promener
la main dans la main, parmi les bosquets de ce qui
fut l'aimable jardin de leur lune de miel. Ils n'ont
renoncé ni à leur tendresse, ni à se plaire l'un à
REIMS SOUS LES OBUS 83
l'autre. Le mari est réformé pour je ne sais quelle
infirmité qui n'est pas apparente.
— Je ne voulais pas partir, mais ce matin elle
a eu une crise de nerfs.
La jeune femme rougit. Ils ont pu prendre le
train le soir même.
Un autre ménage me doit la vie. Eux aussi étaient
mariés depuis peu de temps et ne savaient se
résoudre à laisser le décor de leur bonheur, un
magnifique décor,^e parvis de la cathédrale, la
place somptueuse où seule la statue de Jeanne
d'Arc n'a pas été éclaboussée par la mitraille.
A gauche, à droite de leur hôtel, les maisons sont
trouées. De leur fenêtre, ils aperçoivent le Palais
de justice, l'Archevêché, ces ruines. Le 16 sep-
tembre, ils virent brûler comme de géantes tor-
ches les échafaudages qui encadraient les tours.
Ils n'ont pas eu peur jusqu'à la mi-octobre. Les
voilà pris de panique, sans raisons nouvelles, par
la fatigue, l'usure des nerfs; mais lui est mon
ancien compatriote, il est Suisse, et il lui manque
pour obtenir un laissez-passer une pièce diploma-
tique. Baste ! j'ai les pleins pouvoirs de Trentinian.
Je l'expédie à l'arrière. Vingt-quatre heures après,
un obus de 240 défonçait la façade, et broyait leur
chambre à coucher. Ils m'ont écrit pour me remer-
cier. Je garde leur lettre qui est émouvante.
Jamais je n'ai bu autant de vin de Champagne.
Qu'on ne m'accuse pas d'avoir trafiqué de mon
influence! Mais, n'ayant pas l'âme d'un fonction-
84 MÉM0IRE;S D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
naire, je hâtais les choses, at mes quémandeurs,
les épouvantés, tout ahuris de h prpmpte solutiott,
croyaient indispensable, avant de prendre le train,
de me remercier par un paniar de bouteilles. Nous
le» vidions, Fauquet-Lemaître, Paccaud et moi,
dans l'appartement que nous avions meublé, t^e
général nous avait dit ;
— Donnons Texemple, il faut être insoucieux et
gais.
Il habitait une coquette villa. Les shrapnells la
visitèrent souvent, tfn après-midi que les ordon-
nances faisaient sécher le linge, toutes les chemises
de notre patron furent déchiquetées. C'est moi qui
Favai» nommé « le patron », me souvenant de ma
via d'homme de lettres et de François de Curel que
je nomme également ainsi, Kt vraiment il était
notre patron, à la fois familier et gardant sa dis-
tance. Chaque dimanche il déjeunait avec nous.
Notre logis, trois belles chambres, un salon, et,
luxe inappréciable, une salle de bains, recevait
d'autres visites, La division qui occupait Reims
était amusée par Timprévu de notre existence. Les
officiers oubliaient leurs galons pour s'asseojir à la
table de ces deux sous-otftciers et de ce brigadier
littéraire. Fauquet-Lemaître était le chef de popote.
Joli garçon, blond, pâle, Tair fatigué et dédaigneux,
il plaisait aux infirmières. Je me rappelle qu'un
soir ou le bombardement fut intense, Tune d'elles
traversa la «one d^angereuse pour nous rejoindre
parce qu'un obus était tombé dans notre ^'ardin où
ïlËfMS SOUS LES OBtJ^ ^5
elle nôu§ croyait anéantis. Elle arriva tout essouf*
fiée, fragile ombre nolrô dans le gris du crépus-
cule. Elle Courait, elle rasait les murs.
— Comment ! c'est vous ?
Nous étlotas émus par cette crânerie. Elle avait
eu très peur. C'était une cou rageuse petite personne :
le 16 septembre, tandis que son hôpital brûlait, elle
avait transporté les blessés, elle était citée à Tordre
de l'Armée, cela comptait à une époque où n'exis-
tait pas la croix de guerre.
Bientôt elle devint notre hôte habituel. Nous la
gardions à^ dîner, et souvent, quand les rues étaient
trop dangereuses, elle passait la nuit sous notre
toit. Camaraderie de guerre, aucune sensualité,
c'est assei rare pour que je le note. D'ailleurs, je
soupçonne notre amie d'avoir été un peu amoureuse,
et en secret, de Pauquet-Lemaltre.
Il appartient à une vieille famille de fllateur^.
Fort riche, il soigne sa tenue. Il est très brave,
sans ostentation, avec négligence. Mais la guerre
l'ennuie à mourir. Il en bâille.
Nos murs sont tapissés par les cartes d'état-
major. Comme ils se déplacent lentement, les petits
drapeaux! Leur ligne s'allonge de l'Alsace à la
mer du Nord, elle est incertaine aux environs
d'Ypres et d*Oêtende. Cest là-bas que se livre la
bataille, c'est là-bas que dans peu de jours nous
irons.
Je ne vous ai pas encore donné le rellel des
semaines que nous avons passées à Reims. Les
^T^
86 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
heures de sommeil étaient épouvantables. Sur
TYser, aux tranchées de Veho, sur la Somme, dans
les tanks, j'ai risqué ma vie sans fatigue. Mais dor-
mir dans un bon lit, sur un mol et frais oreillgjr,
et, nuit après nuit, écouter Fobus qui vient, qui se
rapproche avidement, ne pas savoir s'il passera ou
s'il va vous heurter de sa masse effrayante, se dire
parmi les rêves: celui-là est pour moi, exaspère
l'âme la plus solide.
J'ai de l'admiration pour ceux qui sout restés-
près de quatre années dans ce cauchemar : maire
de Reims, grands bourgeois de la ville, petit peu-
ple industrieux et dévoué, et ces rieurs enfants,
dont l'adresse joue avec le péril. Quelle race va
naître de cette génération au simple héroïsme? A
la fin d'octobre 1914, la population de la ville
s'était clarifiée, il ne demeurait plus que lesrfidèles
de la cité royale. Comme ils l'aimaient! Comme je
les comprends! Elle est orgueilleuse et noble.
Aucune ville de France n'a cette beauté calme.
Je suis monté dans les tours de la cathédrale.
Après tant d'autres témoignages j'apporte le mien:
il n'y eut jamais sur. ce belvédère de poste utilisé
par l'armée. Il était même défendu de gravir les
marches, et je fis cette ascension en fraude, curieux
impénitent. Mon souci était de ne pas laisser voir,
entre les colonnades de pierre, l'écarlate de mes
culottes de dragon. Il est évident que les observa-
teurs allemands ont leur télescope braqué. De
Nogent ou de Brimont, ils dominent le monument
REIMS SOUS LES OBUS 87
auguste. Je ne pense pas qu'ils m'aperçurent, mais
c'était l'heure où ces méthodiques réglaient leur
tir. Ils prenaient la cathédrale comme point de
repère. J'étais au faîte quand passa à ma droite,
puis à ma gauche, le train sonore des projectiles.
Quatre à quatre j'ai dégringolé l'escalier qui tourne.
Le gardien, mon complice, me reçut avec un gros
rire, et, frappant sur les murs dont l'épaisseur est
cyclopéenne:
— Restez donc là, c'est l'endroit le plus sûr.
En effet, il n'est pas d'abri comparable.
La semaine suivante, Trentinian écrivit au géné-
ral Joffre pour lui demander, ayant subi ce qu'il
nommait une punition, le commandement où
l'appelait son grade.
^ Tandis que nous attendions la réponse, le géné-
ral Mangin rendit visite à notre chef et l'invita à
déjeuner dans son cantonnement qui était au
nord-ouest de Reims. Il voulut bien se souvenir
qu'il m'avait connu avant la guerre, et pria Tren-
tinian de m' amener avec lui.
Par des routes difficiles et défoncées, dans
la médiocre automobile affectée au commandant
d'armes, nous gagnâmes le village où était
installé le quartier général. Je ne prononce
pas son nom, ignorant si les lignes se sont
déplacées à cet endroit. C'était une bourgade sur
la hauteur, entourée de forêts. Les obus y pieu-
valent dru. Maintes maisons étaient- éventrées.
Nous nous arrêtâmes dans une cour, et, comme
88 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
nous avions devancé ïheuTt^ le général nous reçfit
dans 80B cabinet de travail.
Depuis vingt ans, j*ai affronté bien des hommes
ilinstres : écrivains, ambassadeurs, ministres et
généraux. Jamais je n'ai éprouvé ce brns^e
dévouement qu'inspirent la silhouette desséchée,
pourtant robuste, te regard dur et sombre,, te
visage bac^é, asymétrique, torturé, puissant, du
général Mangin.
Ah ! que ces coloniaux me plaisent ! I)s ont la
vertu d'être grands srigneurs. Its sont chez eux
dans la guerre, tels les féodaux de jadis. Je ne
sais si Tambition les guide, le pouvoir esl leur
passion. Ils l'exercent avec une infinie courtoisie.
Elle habille leur naturelle brutalité que masque
également une culture très particulière. Dans les
solitudes africaines its ont beaucoup lu. Le colonial
a des loisirs. Sans loisir, il n'est pas de lettré. Ds
ont de la grâce, te souci de plaire, d'attirer Tamour
de leurs inférieurs. Ces guerriers n'ignorent pas la
puissance du sentiment chez le combattant. J^ai
servi sous Trenlînian et sous Baratier. Ils se res-
semblaient par leur façon de conquérir les cenurs.
Mangin a une manière plus brusque. Il s'impoM.
On le dirait cruel. Il est la force même. Du bout des
doigts il touche la grande table^ et toute la table
lui appartient, semble écrasée r
— Ils m*ont dit de rester ici quoi qu'il arrive.
J'y resterai.
Toujours le souci d'un coup de main sur Reims.
REIMS SOUS LES OBUS 80
On a confié à Mangin la garde àe% banteors qui
dominent et dépassent à l'ouest les cavaliers de
Courcy. Le choix est heureux. Ce serait un solide
gardien, * cet homme qui crispe une lèrre où les
courtes moustaches taillées en brosse sont d'iné-
gale Icuigueur ; 11 est de la famille des dc^ues qui
ne lâchent ni la consigne ni leur proie. One autre
volonté l'anime : il parle à Trentinian d'une bri-
gade africaine qu'on lui a donnée et qu'il ne veut
à aucun prix mettre dans les tranchées. Je crois
qu'il a été l'un des premiers à concevoir que les
troupes de choc, d'assaut, devaient êlre tenues à
l'écart jusqu'au jour de leur emploi. Puis, il a du
goût pour les indigènes. N'est-ce pas lui qui
avait proposé, bien avant la guerre, d'utiliser
ce réservoir de vies belliqueuses que forment
les peuples pillards de nos possessions d'outre-
mer ^
Je me suis assis dans l'ombre et j'écoute ces
deux chefs. Il n'est point à mon gré de plaisir plus
aigu. Je ne trahirai pas leurs discours critiques.
De tout mon cœur j'admire Mangin. Quels qu'aient
été les caprices de la fortune, il est de ceux à qui
la déesse peut se livrer. Mais elle est femme et il
faut choisir le moment.
Au déjeuner, la chèr^ fut parfaite; les fruits, les
fleurs et les petits fours venaient droit de Paris.
On ne parla que de littérature. Puis les officiers
m'emmenèrent visiter leurs bureaux. Ceux-ci étaient
distribués dans les caves les plus profondes. Mon
00 MÉMOIRE D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
guide me raconta que seul Mangin dormait et tra-
vaillait à l'air libre.
J'ai répondu :
— Trentinian fait de même.
Comment n'être pas dévoué à ces hommes qui
goûtent les agréments de la puissance, et, méprisant
la vie, sont en chaque détail de leurs gestes un
exemple de grandeur?
CHAPITRE II
LA 89* DIVISION TERRITORIALE DANS LES MARAIS
DE L YSER
Une lettre de service ordonne au générai de
Trentinian de prendre le commandement de la
89* division territoriale, dans les Flandres. Comme
don de joyeux avènement, il fait nommer sous-
lieutenants Paccaud et Fauquet-Lemaître, et il
demande pour moi les galons de maréchal des
logis. Le dépôt du 27® dragons me les accorde.
Nous traversons de nouveau Paris, en route pour
Dunkerque.
C'est la fin de novembre. La bataille de ITser
s'achève. Sur tout le front, la ligne s'est fixée, et
le lugubre d'une campagne hivernale pèse sur les
peuples de l'Europe, les rend conscients de leur
malheur.
Le froid nous saisit dans le compartiment. Mes
camarades^ont anxieux de l'accueil qu'on leur
réserve. Le général a le droit d'emmener son porte-
fanion. Je le suis devenu. Mais, deux sous-lieute-
nants de cavalerie lui forment un trop somptueux
cortège. Il nous appelle : « mes trois complices ».
Les trois complices ont de l'inquiétude.
92 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
Le vent glacial ravage Dunkèrque. Il pleut, il
neige. On nous apprend que la 89® division terri-
toriale tient les tranchées entre Dixmude et la
maison du Passeur. Elle s'appuie à gauche sur la
brigade des fusiliers marins, à droite sur le fameux
20* corps, les héro» de Nancy, Il faut ce double
voisinage, et Vorgueil que nous eîi tirons, pour
nous égayer un peu. Un obscur brouillard enve-
loppe le train. Dans cette pauvre lumière on fris-
sonne.
— Qtiel sale pays ! déclare Paceaiid.
A vrai dire, nous ne voyons rien que des joncis,
des haies, des herbages dévastés par les bour-
rasques.
Nous débarquons â Fumes. Un sous*officier se
précipite et s^annonce comme étant le por le-fanian ;
nous nous toisons; nous sommes devenus plus
tard d'excellents amis, il me céda sa place sans
récriminer; mais, ce matin de notre arrivée, le
brave garçon ne put cacher sa stnpenr en aperce-
vant Paccaud, Fauqnet-Lemaîfre, huit ehevaujc,
deux ordonnances et un cuisinier. 11 levait les
bras au ciel. Le général riait, parfaitement joyetix.
Frappant sur Tépaule de Paccaud qui devenait
loxtt k fait morose :
— Allons, vieux Paccaud f cela s'arrangera.
Et cela s^arrangea le mieux du monde pour
notre troupe bohémienne. Le général et Pauquet-
Lemaître prirent Fautomobile, Paccaud voulut
faire la route à cheval, en ma société. Suivis
LA 89* DIVISION TERRITOBIALE 93
des fidèles ordonoancas guidant les petits pur-
sang, nous uous çngageâxoes sur une chaussée
inconnue, au bord d'un canaL
On s'égarerait facilement dans ce pays nu , tou-
j ours pareil à lui-même, si les berges et les écluses
ne fournissaient des points de repère. Nous allions
au grand trot, transis, pénétrés parla pluie. A Test,
du côté d'Ypres, le canon grondait sans relâehe.
I^a campagne était déserte. Dans l'horizon limité,
on n'apercevait que sa propre pensée, alourdie de
tristesse,
H faut vivre ici des mois, pour comprendre et
brusquemant chérir ces plaines mélancoliques, ces
boues et ces marécages, que les peintres, avant nos
soldats, rendirent illustres. Certains soirs, aux
éclairoies du crépuscule, j'ai vu s'élargir entre
d^ux brumes teintées de safran les inondations où
baignaient les améthystes et les émeraudes. Un
arbre solitaire que le vent d'ouest a courbé, donne
la perspective, tandis que sur le ciel montent, se
lèvent et desceudeut les palettes des moulins à
vent. Et les chemins humides, où s'attardent les
reflets du couchant, s'allongent au bord des canaux
qui relient Furnes, Loo, Oostvlesteren, Westvleste-
ren, Elverdinghe, noms étendus dans. leur mollesse
comme les vastes surfaces aqueuses qui entourent
ces bourgades engourdies.
C'est h la ville de Loo que nous attendait l'état-
naajor de la division. Treniinian nous y avait pré-
cédés, et son charme avait déjà vaincu. On me fit
94 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
un accueil que je ne saurais oublier. Les officiers
me permirent de prendre mes repas avec eux,
comme invité du général.
Me voici de nouveau spectateur. Il est bien dif-
ficile d'échapper à sa destinée. Toute ma vie j'ai
voulu agir, je n'ai fait que noter, reproduire, ima-
giner. Pendant mon séjour dans les Flandres, j'eus
la situation militaire la plus fausse, l'existence la
plus agréable, la plus passionnante. La phrase du
général Félineau pendant la bataille d'Ethe me
dicte ma conduite : « Regardez et souvenez-vous. »
Je me rappelle ces paysans entre deux âges, ro-
bustes mais accablés par la fatigue des relèves,
dévoués et braves, mais constamment grognons,
soucieux de leurs armes, mais presque déguenillés
dans leur tenue, nos territoriaux que j'ai décou-
verts sur la place de Loo, mêlant leur lourde
apparence à la sveltesse des fusiliers marins. Je
me rappelle l'abnégation des chefs. Ils ne sont plus
jeunes. Aucun d'eux n'appartient à l'active. Avo-
cats, avoués, notaires, gros industriels, riches fer-
miers, ils ont conquis leurs galons dans la réserve.
Ils n'ont pas une grande instruction guerrière, ils
ne sont pas très sportifs, ils ont de la bonne volonté,
et, surtout, la foi française. Ils nous racontent les
services qu'ils ont rendus. Avec la 87* division ter-
ritoriale, deux divisions de cavalerie et une divi-
sion anglaise, ils ont contenu l'avance allemande
sur Dunkerque et Calais. Us en gardent de la fierté,
un peu de rancune pour les pertes subies. Les ter-
LA 89« DIVISION TERRITORIALE , 90
rîtoriaux, disent-ils, devraient par définition ne
servir qu'à la défense du territoire. Pourquoi les
emploie-t-on en Belgique?... Il le faut, ils s'incli-
nent, et, dans les rues de la petite cité, les fusiliers
marins et les soldats campagnards font bon ménage,
sous les yeux des Belges qui nous ouvrent leurs
maisons et nous invitent aux bienfaits de leur cave.
J'étais logé chez deux vieilles demoiselles Elles
avaient peur chaque soir. Loo est tout près des
premières lignes, et c'est une ville que l'on bom-
barde. Mes hôtesses étaient riches. Elles auraient
pu fuir. Oîi seraient-elles allées? Il semble que les
brouillards de ce pays empêchent ses habitants de
voir ailleurs. Du moins, pour eux, ailleurs n'est
pas de ce monde. Bien nourris, sensuels, beaux
buveurs, aimables et tendres, les Flamands ont des
yeux qui rêvent vers leur ciel pâli.
A la table du général, j'écoute. Le chef d'état-
major, M. de Puymaigre, vient de poser la lourde
serviette gonflée de paperasses. Il veut rend compte
des circulaires qu'il a reçues. Le général l'inter-
rompt : « Ne parlons pas de service pendant les
repas. » On en parle tout de même et l'on gémit :
une de nos brigades est détachée à un groupement
voisin. Triste sort des régiments territoriaux, ils
servent de renfort aux formations actives qui
gardent la gloire. Et Trentinian s'énerve. On lui
enlève ses troupes. Que commande-t-il? Il s'irrite.
M. de Puymaigre baisse la tête. Décharné et morose,
il a bon cœur, une excellente éducation, une grande
/ '. m
96 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
position Mcîal«, mats le général réclame éts pa-
roles précises : M. de Puymàigre se tait.
Près de lui, le capitaine Jamoiit, fils de Tancieii
généralissime, sourii, narquois et graeîeiix. Sorti
Tun des px^emiers de Saint-4]lyr et de rEoole de
guerre, il «i quitté Tarmée pMi de semaine avaiit
la mobilisation. D'une inteUigenœ rare, ii a le
métier en lioneur, et le sort qui le contraignit à
reprendre Tuniforme lui fit une injure personnelie.
Ses soupirs sont harmonieux aux MiUemenis de
Fauquet-Lemaître. Néanmoins les rertus de boh
sang le dirigent. Actif, scrupuleux, payant de sa
personne, ilest Tâme de Tétat -major qui n'existerait
pas «ans lui, et sans lui nos diners seraient mono-
tones. Il oonte à ravir, il raille sans jamais blesser,
il insinue, il est à la fois grare et féminin. Tirant
ou mordillant sa moustache, il parle d'une rw%.
lyonnaise qui appuie sur les voyelles. Sa pâleur est
éliégante, et ses yeux ont de la fatigue. Que de pio-
meoades nous avons faites ensemble! J'insiste, uxnt
seulement par amitié, mais parée que iammoit
représente pour moi une catégorie d'officiers fiian*
çats : ils ont été k l'armée par tradition, ils ont £ait
leur devoir sans plaisir, par noblesse de carac-
tère.
En face du général est assis le médecin pri»*-
cipal de la division. Il a longtemps vécu au Maroc,
il fut le favori des sultans et soigna leurs femmes
au harem, irconnatt les longs silences et les gestes
mesurés, mais, si vous le prenez à l'écart, il ilhi-
LA 89» DIVISION TERRITORIALE 97
minera de récits merveilleux ces tristes soirées où
le brouillard enveloppe les lampes. Le D*^ Linarès
fut mon ami, comme le D"" Simonin. J'ai toujours
eu de la chance avec la Faculté, à laquelle j'ai
appartenu jadis. Restent parmi les convives le
capitaine Wettelé qui vient de Saumur, Le capitaine
Basset, artilleur, et l'interprète qui-arrive du Midi.
Au bout de table, Paccaud et Fauquet-Lemaître
m'encadrent.
Près de sept mois, je me suis assis, matin et
soir, à cette humble place où c'était faveur d'être
accueilli. L'automne est allé vers son obscurité et
le printemps vers sa lumière, rien ne changea
dans nos discours. Ahl pauvreté des conversations
de popote, ennui, tragique ennui, divinité acca-
blante qui pèse sur cette guerre, petit jeu puéril
qui consiste à se moquer des travers de chacun,
M. de Puy maigre réclame le plat spécial que le
général a commandé pour son régime, il traîne un
peu de potage sur les moustaches puissantes du
capitaine Basset, Jamont demande quand cela
finira, et tous se réunissent pour dénigrer la con-
duite des opérations.
Peu de jours après notre arrivée à Loo, le gé-
néral invita k déjeuner l'amiral Ronarc'h et quel-
ques-uns de ses officiers. Nous avons entendu de
leur bouche le récit de Dixmude. Comment vous
en parler? Les traits les plus vifs seraient inop-
portuns. Quand un soldat raconte l'histoire toute
fraîche d'un combat, il se mêle à sa narration de
98 _ MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
la passion et de la colère. Je ne puis rendre publics
les propos des fusiliers marins. Leur héroïsme,
leur incroyable valeur n'est pas en cause, mais le
dernier mot n'est point dit sur l'affaire de Dixmude,
ni sur les sacrifices que Ton imposa à ces bataillons
toujours prêts à mourir. C'est à propos d'eux que
j'ai nommé le communiqué un minotaure. Jl ré-
clamait un fait d'armes quotidien, et, pour le
nourrir, la maison du Passeur fut dix fois attaquée,
coûtant plus de vies humaines que n'en valait cette
bicoque.
— Mon général, puis-je aller aux tranchées cette
nuit?
Il me le permet sans enthousiasme. Les troupes
directement sous ses ordres tiennent un secteur
trop étroit. La responsabilité en incombe au colonel
commandant la brigade. ^
— Ne vous faites pas tuer, me dit Trentinian,
ce serait trop bête[
Je voudrais ne pas paraître embusqué. On ne
change pas de pays, on n'abandonne pas sa car-
rière, son art, sa raison de vivre, pour le bénéfice
de médiocres repas à une table, fût-elle d'état-
major. Evidemment je monte beaucoup à cheval,
j'accompagne mon chef dans ses visites officielles,
je pourrai tout à l'heure dessiner quelques por-
traits, j'assiste à la remise des médailles militaires
aux marins, et je les entends, 6 ironie! blâmer,
unanimes, les choix que l'on a faits. J'écris des
lettres, j'annote des rapports, je me rends utile,
LA 89* DIVISION TERRITORIALE 99
mais ce n'est pas la tranchée, ce n'est pas le combat
d'aujourd'hui, l'austère combat, où le guetteur est
seul, à demi enlisé, la boue gagnant les genoux,
la boue s'affaissant sous la poitrine qui s'appuie,
la boue s'enfonçant sous le coude, la boue encadrant
la nuque lasse. Ce n'est pas le surhumain labeur
des relèves, la marche en file indienne, où l'œil
guette dans la nuit la silhouette qui vous précède,
redoute de ne plus la distinguer, où le pied tâte la
planche qui recouvre la fondrière.
Ce soir-là, comme chaque soir, la pluie tombait,
une pluie économe de sa force parce qu'elle veut
durer, une petite pluie parfois éclairée des rayons
d'une lune fugitive. Ne vous ai-je pas dit que j'ai
une mauvaise vue? J'avance à grand'peine. Mes
guides se retournent, impatients :
— Dépêchons!
Le grand vent d'ouest, si prompt dans ses gestes
libérateurs, balaie la campagne, et voici toutes les
étoiles. Aussitôt les fusées éclairantes les rejoi-
gnent.
— Couchez- vous !
Nous rampons d us les boyaux. L'ingéniosité
humaine n'a pas encore eu raison des forces de la
mer qui interpose sa lame salée dans l'opacité du
sol. Il est impossible de construire ici des voies
d'accès aux tranchées de première ligne. Le boyau
est un sillon, parfois même il n'existe pas. On
avance sur les genoux, on se dresse, on court,
on s'accroupit, on attend. Les obus autrichiens,
100 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
à la trajectoire tendue, rasent les champs.
Imaginez notre marche dans cette plaine sans
abri, assaillis de brusques clartés, enveloppés de
brusques ombres. Soudain, Fhomme qui était
devant moi fit halte. Quand je Teus rejoint, il me
montra de son bras allongé une forme immobile :
— Regardez!
Sa voix avait peur. Devant nous, il y avait une
haie, et, près de cette haie, il y avait un fantôme.
Je Tai vu, et j'ai eu peur moi aussi.
Il y avait un fantôme, un mort qui montait la
garde, un fusilier marin qui demeurait face à la
tranchée allemande, bien qu'il fût entré dans l'éter-
nel sommeil : une balle lui avait touché le cœur
au moment qu'il épaulait.
— On ne peut pas l'enterrer, me dit mon com-
pagnon.
Tout relief devenait une cible. L'arme était restée
la crosse à l'épaule et le canon dans la fourche
d'un arbrisseau. Etait-ce elle qui soutenait le
cadavre, était-ce le cadavre qui se raidissait dans
sa dernière passion? Je vous dis qu'il y avait
contre la haie un visage décharné, deux orbites
creuses, des lèvres rentrées, un masque de sque-
lette visible aux rayons humides des fusées et de
la lune. Ce mort était à genoux, dans la position
du tirailleur. Le soldat qui m'avait appelé trem-
blait.
— On ne passe plus par ici les soirs de relève.
Les hommes ne veulent pas...
%•
LA 89« DIVISION:'TEKflin:OMÏîiB ^ ' % - ^0\
Je n'invente rien. Il y avait trop de sublime dans
cette sentinelle de Tau delà pour les pauvres pay-
sans que hantait déjà Fangoisse du péril. Ils se
détournaient. Ils ne savaient pas si l'esprit ne
revenait point habiter le cadavre. Des semaines,
ils Tout laissé dans sa faction, puis il disparut, on
ignore comment. Une patrouille a rendu compte
que la haie avait été touchée par les obus, et que
le fantôme avait quitté sa garde. Peut-être les
Allemands Font-ils tué une seconde fois.
A mon retour, le général m'interrogea. Je lui
décrivis les premières lignes, les amoncellements
de sacs à terre, les perpétuels éboulements, Feau
qui montait dans la tranchée, les passerelles con-
stamment détruites, la vie qui me semblait intolé-
rable des officiers et des hommes garantis contre
le froid et la pluie par la fragile toile de tente.
Celte vie-là, les territoriaux de la 8V et de la
89® D. T. l'ont endurée tout un hiver et tout un
printemps, mêlés à mes camarades de la cavalerie,
aux fantassins des 32'' et 20® corps, aux marins
illustres de la brigade. Et quand j'écoute igs rail-
leurs parler légèrement des « pépères », je me sou-
viens de cette visite que nous fîmes, Trentinian et
moi, à la maison où les majors examinaient nos
malades.
Nous avions quitté Loo pour Oostvlesteren, qui
est plus au sud et plus à Fest. Une de nos brigades
eut quelques jours de répit. Alors, les hommes se
mirent à tousser, et, quand on approchait de cette
103 ; . MfâilOfïlE$ D'im ÊKGAGÉ VOLONTAIRE
*• •••■"•. *• *.•• ^
ferme qui était Tambulance, on entendait le rauque
fppei des poitrines douloureuses.
— Pixel
Ils se sont redressés. Sur les lorses nus, le poil
grisonne ; la joue, creusée sous la pommetle, a des
rides, des plis profonds; le regard est terni, comme
embué par Thumidité éternelle. La maigreur fait
saillir les muscles, le dos se voûte. Ils sont vieux.
Certains ont les pieds gonflés, avec de grosses
veines apparentes, des varices, même de» ulcères,
les « pieds de tranchées >), comme on dira plus
tard. Plus un bruit, plus une quinte. Le général
est là.
— Ils ne veulent pas qu'on les évacue, dit le
major avec émotion.
Peut-être quelques-uns s'y refusent-ils par crainte
d'être versés dans les divisions actives, mais la
plupart demeurent au poste par un sentiment du
devoir, devant lequel je m'incline très bas et que
je garantis réel, car, entre autres métiers, j'ai
fait celui de censeur de la correspondance, pour
le compte et à la place du général de Trentinian,
et l(^s lettres étaient admirables de ces pères de
famille qui gémissaient doucement afin qu'on les
plaignit un peu, mais qui tous affirmaient leur foi
dans la victoire et .la certitude qu'ils sauraient
tenir jusqu'à la fin.
Décembre et ses courtes journées, mois de
nostalgie, nous rapproche des fêtes. Fauquet-
Lemaitre se préoccupe du repas de Noël. Le doc-
LA «9* DIVISION TERRITORIALE 103
teur Linarès fera venir des truffes du Périgord.
Le général voudrait des jouets pour les petites
filles de la maison où il est logé. Nous allons les
chercher à Dunkerque, et, les achats finis, nous
nous promenons sur la plage. La marée est basse,
le soleil entr'ouvre des nuages couleur d'encre,
ses rayons obliques font un chemin de pourpre sur
la mer que la lente houle du reflux agite à peine.
Un chaland sort des jetées, la sirène pousse son
cri. Un autre chaland patrouille au large. Ce sont
les dragueurs de mines. Des torpilleurs soulevant
Fémbrun reviennent du littoral que les Allemands
occupent. Une lointaine canonnade agite Tair qui
n'a pas de remous, mais qui frémit soudain du
bruit des hélices : les aéroplanes apparaissent,
revenant des lignes. Un hydravion pique de très
haut vers le bassin du port, et, soutenu par ses
ailes vibrantes, rase la surface violette des sables,
cependant que des goumiers, sur leurs beaux che-
vaux arabes à la queue en éventail, revêtus des
étoffes somptueuses dont se rehausse leur stature,
s'éloignent, impassibles et graves, dédaigneux de
GB décor scientifique, gardant aux traits de leur
profil hautain la noblesse de TOrient et le mépris.
Des officiers d'état-major galopent trop vite. Je
m'arrête devant un couple de soldats anglais,
blonds et imberbes, presque des enfants. Bien
campés sur leurs longues jambes, le torse droit,
les mains à la badine, ils regardent là-bas, ils
regardent désespérément vers l'Angleterre invi-
' ■^NM^ï I
104 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
sible, et leurs yeux clairs ont tellement de cha-
grin.
Dans la ville s'entre -croisent les services des
trois armées, britannique, belge et française, et
j'aperçois des visages connus, ceux que je retrou-
verai durant toute la campagne, à l'arrière des
grandes batailles. Uniformes délicats, impeccables
coiffures, petits messieurs des coulisses du combat.
Les magasins sont ouverts, les clients innom-
brables. Dunkerque a gagné beaucoup d'argent,
avant de saigner sous les obus de 380. Nous saluons
des femmes élégantes, quelques-unes portant des
noms sonores. Les infirmières redressent la tête,
les autres daignent rougir. L'une d'elles nous
conjure d'oublier que nous l'avons vue. Elle ne se
cache point cependant, et je gage qu'elle racontera
jusque dans sa vieillesse cette charmante fugue
amoureuse. Le général lui rendit service. Son
permis de séjour allait expirer, elle voulait avoir
encore une ou deux nuits. Trentinian s'en fut à la
Place, et notre protégée nous remercia.
Cette bonne action accomplie, nous reprimes le
chemin de nos boues. L'automobile était encom-
brée de victuailles que Fauquet-Lemaître surveil-
lait, Paccaud s'extasiait sur le bain que nous
avions pris, le général me recommandait de ne
pas trop secouer les cartons que j'avais sur les
genoux, et qui contenaient les jouets pour les
petites filles.. Nous retrouvâmes les gamines aux
aguets, sur le seuil de la maison, cheveux flottants
LA 89» DIVISION TERRITORIALE 105
l'une blonde et Tautre rousse, jambes nues, déli-
cieuses de fraîcheur.
Le réveillon fut succulent. On ne dira jamais
assez Fimportance que le soldat donne à la bonne
chère. 11 a grand appétit, et peu de sujets de con-
versation. On s'inquiète pendant des jours de la
dinde truffée, et Ton s'en souvient une semaine.
Cette semaine-là, je fus halluciné par la lucarne
de la soupente où je couchais. A Oostvlesteren,
j'étais moins bien logé qu'à Loo. Le général habi-
tait chez le secrétaire de la mairie, père des deux
petites filles, une confortable maison, sur la place
de l'église. De l'autre côlé de la ruelle se trou-
vait un marchand de vin, il m'avait accueilli
dans son grenier. Par rapport à mon grabat,
la lucarne, mon ennemie, était dans la direc-
tion des tranchées allemandes. De mon oreiller,
je voyais les lueurs des pièces; on nous bombar-
dait sans répit, les projectiles arrivaient à une
portée de pierre du village. Croyez-vous aux pres-
sentiments? Dès le lendemain de Noël, la certitude
s'imposait à mon demi-sommeil, qu'un obus entre-
rait par l'œil-de-bœuf , et viendrait éclater sur mon
lit. L'obus a fait exactement ainsi que je l'avais
prévu.
C'était le 8 janvier 191S. Vers neuf heures du
soir, je commençais de me dévêtir, lorsqu'on
m'appela chez le général. Je le trouvai dans son
bureau, où s'attardaient Paccaud et Fauquet-
Lemaitre.
1
106 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
— Une minute, me dit Trentinian, j'achève ce
rapport, vous le copierez.
Mes camarades m'oÉfrent un verre de whisKy,
j'accepte, j'en suis gourmand. Le verre en main,
tandis que la plume du général écorche le^ papier,
nous parlons à voix basse devant les cartes d'état-
major, où le ventre dTpres s'arrondit, souligné
au crayon rouge.
Brusquement nous demeurons immobiles tous
les quatre.
— Il n'est pas tombé loin, celui-là, observe
Paccaud.
Le second tombe plus près, et je n'ai que le
temps de vider mon verre, le troisième se déchire
— iî'est le mot juste, nous n'avons pas entendu
son approche — dans ma soupente, sur mon lit,
renversant la maison du marchand de vin et en
projetant les murs jusque dans la pièce où nous
sommes. Le souffle, formidable, ouvre d'abord
notre fenêtre. Je me souviens d'une colonne' de
fumée malodorante, puis les lampes s'éteignent,
des cris retentissent, des voix puériles appellent,
le plafond semble s'écrouler sur moi, des pierres
dégringolent.
— Où ètes-vous, mon général?
Et il me répond :
— Par ici, j'ai les enfants.
Je Fai retrouvé dans le couloir. Il tenait sous
chacun de ses bras une des fillettes, et nous avons
gagné les champs voisins, nous mettant hors de
LA 89* DIVISION TERRITORIALE 107
Taxe de tir, tandis que le secrétaire de la maixne,
en manches de chemise, son chapeau haut de forme
sur la tète, courait de-ci de-là, fou d'inquiétude
paternelle, suivi de sa femme en camisole.
Les bombes pleuvaient sur le village, quinze
chevaux furent tués dans leurs écuries, des masures
s'effondraient. On apercevait à Thorizon une clarté
bleue. On comptait jusqu'à quarante-cinq. A partir
de trente le hurlement de Tobus élait perceptible,
à quarante on avait peur, à quarante-cinq la défla-
gration se produisait. Dans les bras de Tréntinian
les petites filles demeuraient rieuses. Le général
ne voulait pas les lâcher. Paccaud, Fauquet-
Lemaitre, l'interprète qui nous avait rejoints, et
moi-même, nous le suppliâmes en vain de se
décharger de son fardeau. 11 s'y refusa tant qu'il y
eut du péril, et je n'ai rien contemplé de plus
émouvant que ce vieillard si calme et ces deux
petites filles joyeuses devant la mort.
De ma maison, de la soupente, de tout ce que je
possédais, il ne resta que des pans de mur et mon
casque dé dragon troué par les éclats. Je garde
cette relique. Elle ne me rappelle aucun héroïsme,
mais le sourire délicieux des gamines, qui levaient
leurs petits visages vers mon maitre.
Le matin de ce jour, nous nous installâmes chez
le docteur du village,' dans une villa sur la route
qui va d'Oostvlesteren à Woesten. On mit une pail-
lasse dans le vestibule, ce fut désormais mon logis.
Personne ne voulait plus de moi, parce que, à Loo
108 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAraE
déjà, la maison des vieilles demoiselles avait été
détruite le lendemain de mon départ, et vous
connaissez l'axiome : jamais deux sans trois. On
disait :
— Binet-Valmer n'a pas de chance, garons-nous !
Beaucoup de ceux qui me raillaient sont morts
à l'heure où j'écris.
L'incident m'atteignait dans ma bourse. Il y
avait beau temps que ma réserve d'or s'était
épuisée. Le générc^l me prêta un peu d'argent, et
l'on demanda pour moi au dépôt du 27® dragons
un manteau de cavalerie, un casque, tout un uni-
forme. Me voilà donc équipé aux frais de l'Etat.
Je ne me sens plus un amateur, mais presque un
soldat de métier. Le plus souvent que je peux, je
retourne aux tranchées. J'y passe la nuit. Il faut
que je sois de retour à l'aube, le général monte à
cheval de grand matin et je l'accompagne. Nous
rentrons vers dix heures. M. de Puymaigre apporte
son inévitable serviette. Dans le bureau, j'assiste
aux délibérations en qualité de secrétaire. On
déjeune. L'automobile nous emmène au corps
d'armée, parfois jusqu'à Gassel, plus rarement à
Dunkerque. A six heures du soir je suis libre et
j'ai de longues conversations avec le docteur, ce-
pendant que Paccaud fait un doigt de cour à la fille
charmante de notre hôte.
Le docteur, type accusé de Flamand solide,
haut de taille, large des épaules, studieux, réfléchi
et honnête, a tout perdu dans la bagarre. Il possé-
■*ÏB^
LA 89« DIVISION TERRITORIALE 109
daît, avec son frère^ une grande brasserie à
Reninghe. Or, Reninghe est sur la ligne des tran-
chées de soutien, et les Allemands se servent du
clocher pour leur tir de réglage. La malheureuse
bourgade est à demi évacuée. Ses quelques habi-
tants vivent au fond des caves..Le frère du docteur,
un homme âgé, souffreteux, rhumatisant, refusait
de quitter sa fortune écroulée. Il n'avait plus de
servante, plus de cuisine, il vivait comme une
bête dans une caverne, et s'obstinait.
— Ah ! qu'ils me tuent, disait-il, ce sera fini!
Et le docteur :
— Ils ne pourront jamais nous rembourser!
J'ai de la compassion. Ne suis-je pas atteint,
moi aussi, dans ma fortune? Ceux qui sont restés
à Paris, mes confrères, les malades, les habiles,
continuent d'écrire, prennent notre place, et quand
nous reviendrons, si nous revenons, faudra- t-il,
après tant de combats, recommencer l'atroce
bataille du pain quotidien? Nous nous sommes
habitués au danger de mourir. Son émotion n'ac-
capare plus tout notre esprit. Aux heures de repos,
tandis que je devise avec le docteur, je sais que
nos hommes parlent comme nous de leur per-
sonnel avenir, des efforts de jadis, et, flairant la
ruine, s'inquiètent, se désespèrent. L'un d'eux,
hanté par la mélancolie {censuré). On Tenterre
sans lui rendre les honneurs, lugubre spectacle.
La pluie ne s'arrête pas. Pendant les quatre jours
où ils ne sont pas aux tranchées, les bataillons
1
110 . MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
cantonnent dans les granges, où fermente le foin
entassé. Une allumette tombe, l'incendie se déclare.
Toute la compagnie est sans abri, dans la boue,
sous le vent qui fait rage. Et nous n'avons même
plus la distraction du drame. Les Allemands ont
cessé leurs coups de boutoir et nous n'attaquons
pas. Nous montons la garde, factionnaires épuisés.
On organise des séances récréatives. Le chanson-
nier Bolrel nous rend visite. Les hommes repren-
nent en chœur le refrain. Mais quelle lassitude
dans les yeux, lorsqu'ils quittent Téglise où nous
les avions réunis ! Près de nous, dans l'armée belge
avec laquelle maintenant nous sommes en liaison,
quelques soldats refusent de monter aux tranchées.
On les fusille. Et les jours et les semaines passent,
sans que les territoriaux français aient à rougir
d'une telle lâcheté.
Ils prennent une allure épique, les épaules
recouvertes de la toile de tente, le fusil en ban-
doulière, la lourde canne à la main. Quand ils
partent pour la relève, je les accompagne quelques
moments, je les regarde s'éloigner, leur démarche
est pesante. On dirait qu'ils s'enfoncent peu à peu
dans le marécage, ils font corps avec lui. Quand
ils descendent de la relève, ils sont des blocs de
boue, et leur âme elle-même semble enlizée.
Elle s'éveilla aux premiers jours du renouveau.
Il est tardif dans les Flandres, mais d'une incroyable
puissance sur le cœur qui échappe à la brume.
Point de floraison somptueuse, des bourgeons dis-
LA 89* DIVISION TERRITORIALE 111
crets, de pâles calices dans Therbe qui se redresse,
et Todeur de la boao se transforme. Des parfums
très doux se mêlent à la brise. La haie verdit, le
boqueteau rougeoie, le crépuscule verse des pier-
reries . dans ,1e lit des inondations. Le raartin-
pêcheur se hâte sur le canal, et le rossignol com-
mence d'appeler nos souvenirs. Alors, toute la
division fut saisie par le regret d'amour. Les
lettres tremblaient dans les doigts noueux, les
yeux étaient pleins de larmes. Ah 1 femmes loin-
taines, comme nous vous avons désirées, et si
tendrement! Nos paysans vont deux par deux sur
la route. Ils échangent des confidences : « On était
heureux! Une bonne femme, bien travailleuse, et
honnête. ». En es-tu sûr? Du désir et de l'absence
naissent les jalousies. Les bourgeons éclatent, les
feuilles se déroulent, certains midis sont presque
tièdes. La sève monte dans les hommes comme
dans les plantes. La fleur va s'épanouir. Mais que
font-elles là-bas, les épouses, les maîtresses, les
fiancées? La méchante lettre arrive. Sous les mots
choisis la calomnie se dissimule, la médisance
empoisonne. Tout à coup, le récit d'un adultère
donne corps aux soupçons. Il suffit d'un mari
trompé, dans l'escouade, pour que tous les maris
et tous les amants aient la déprimante inquiétude.
Ils souffrent, tenaillés dans leur chair, l'imagina-
tion salie, plus fatigués par elle que par l'angoisse
de la mort.
Et nous les contemplions, mes camarades Tha-
n
112 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
raud et moi, romanciers aux aguets, frémissants
de pitié.
Les deux frères Tharaud, les auteurs de Dingley^
nilustre écrivain^ et d'autres grands livres que
j'aime, ces lauréats du prix Concourt, remplis-
saient à la 89®, les emplois les plus modestes.
Le cadet était vaguemestre, Faîne cycliste de l'état-
major. Je pense que c'est la noblesse des artistes
français, des hommes de lettres habitués à la puis-
sance du verbe, cette facilité qu'ils ont eue, cer-
tains d'entre eux du moins, à rentrer dans la foule
anonyme, à servir dans le rang. Les Tharaud y
gardaient leur sens critique, leurs dons acérés
d'observateurs. Ils sont un peu plus jeunes que
moi, approchant de la quarantaine. L'aîné, que je
voyais quotidiennement, devint très vite mon ami.
II est de petite taille, bien fait dans sa maigreur, et
son visage rasé cache dans ses plis une agréable
ironie. Les yeux sont vifs, intelligents, l'esprit
rapide, net, capable d'envolées. Je m'attarde à le
décrire. Je vois en lui et son frère des prosateurs
qui seront célèbres demain, si quelque brutal acci-
dent ne prive pas la France de cette richesse.
N'est-ce pas admirable que notre patrie se soit
ainsi exposée tout entière, jusque dans ses poètes,
et dans une égalité déconcertante, à mourir pour
ne pas être vaincue? N'est-ce pas affreux qu'elle y
ait été contrainte? C'est magnifique et imbécile.
La niaiserie de la guerre nous est apparue au pre-
mier printemps.
LA 89» DIVISION TERRITORIALE lia
Que des armées à la solde des rois se combattent,
c'est jeux de prince et ne manque pas de splen-
deur, mais vers quel destin entraine les nations la
démence qui les possède aujourd'hui? Il a fallu
des siècles patients pour construire la maison
humaine, elle n'est pas tellement solide qu'on
puisse y mettre la torche et ne brûler que les
meubles, les murs eux-mêmes sont ébranlés. L'ar-
dent patriotisme des frères Tharaud et ma jeune
ferveur française nous permettent encore l'enthou-
siasme, nous vibrons d'allégresse en évoquant les
titanesques batailles aux noms de fleuves, et
l'agresseur repoussé, et la patrie sauvée. Nous
baissons la tête, quand nous pensons à l'avenir
des hommes, quels que soient en fin de lutte les
vainqueurs.
— Nous retournons à l'âge des cavernes, me
dit mon ami Tharaud.
— Peu m'importe, la caverne que je défends
contient le trésor de ma race.
Yoyez ces rêveurs qui s'évadent ! lis heurtent à
la porte du palais des idées, et, leur prêtant l'oreille,
ils n'écoutent pas le vacarme des artilleries, tandis
qu'ils s'avancent côte à côte, dans la lumière du
soir, sur la route de Boesinghe.
Nous allions souvent à ce village pour nous rap-
procher des tranchées. C'était le quartier général et
le poste de combat du colonel Bouché, qui com-
mandait l'une de nos brigades. Il habitait un petit
château dans un beau parc dévasté. La bâtisse
8
' i-'wl
114 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
avait peu souffert. A peine la façade était-elle
écornée. Mais, chaque jour, un obus creusait son
trou sur la berge de Tétang où se reflétait la gra-
cieuse architecture. Un noble cygne, d'une blan-
cheur éclatante, régnait, solitaire et farouche, sur
les eaux immobiles.
Une fois de plus nous lui rendîmes visite. Dès
qu'il nous aperçut, il gonfla les plumes de ses ailes,
et, courroucé, ses pattes ramant avec force, arquant
son cou royal, il vint pour nous combattre, gardien
exaspéré de la solitude. Il méprisait les hommes.
Peut-être Tont-ils tué quelques semaines plus
tard, le 22 avril 1915, quand ils empoisonnèrent
la nature par Tinfecte vague de leurs premiers gaz
asphyxiants.
Debout sur le perron, un grand vieillard con-
struit en force, puissant et tassé, le colonel Bouché
nous regardait sévèrement.
— Vous direz au général de Trentinian que
l'ennemi travaille toujours, la nuit, devant nos
lignes.
Travaux abominables! L'Allemand prépare les
réservoirs et les casemates d'où partiront les fu-
mées mortelles.
Nous avons transmis les paroles du colonel. Le
général avait déjà rendu compte en haut lieu de
ces bruits suspects. On n'y attacha pas grande im-
portance. Pouvait-on imaginer ce qui devait se pro-
duire? Nous n'avions pas encore pour l'humanité
le mépris que lui témoignait le beau cygne furieux.
LA 89« DIVISION TERRITORIALE 115
Ah! guerriers, est-ce pour de telles ignominies
que vous avez asservi le génie des hommes ? Et
pourtant, parmi vous j'ai trouvé des figures ornées
de vertus qui n'étaient pas seulement belliqueuses.
Tel le colonel Bouché. A l'École de guerre, il fut le
maître du général Foch. Des générations d'offi-
ciers lui doivent leur science. Les remous de la
politique, je ne sais quel incident, lui firent quitter
l'armée. A la mobilisation, il reprit l'uniforme,
ayant atteint la limite d'âge. Et lui, dont les doc-
trines inspiraient l'esprit de nos grands chefs, il
n'avait à ses ordres qu'une brigade territoriale.
Souvent malade, en dépit de sa rude stature, domi-
nant les pires douleurs, se faisant porter sur les
lignes, il travaillait sans répit, comme s'il com-
mandait à tout une armée, et ce labeur acharné
n'était au service que du devoir. Quelle récompense
pouvait-il attendre ? On l'a nommé général. Son âge
le met au seuil de l'infini qui limite toutes les am-
bitions. Mais, pareil au vieil artiste qui donne à
son œuvre sa dernière veillée, il aime d'un amour
étemel la science à laquelle il consacre sa vie. Et
cette science est aussi un art. Pour se l'assimiler,
il faut la passion.
Au château d'Elverdinghe, cette passion, cette
foi, avait son temple. L'état-major du XX® corps
et des divisions de fer s'y était installé. Je me rap-
pelle la grande allée qui tourne, les arbres cente-
naires dont les branches unies forment une voûte
impénétrable aux regards des avions, les pelouses
1
116 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIKE
soignées, la chapelle, les sentiers où je voyais se
promener, absorbés par la pensée, les jeunes colo-
nels des régiments de Nancy. Ont-ils pris garde au
maréchal des logis qui faisait les cent pas dans la
cour, ayant sous le bras les rônes des deux che-
vaux qui le suivaient? Des heures, j'ai attendu mon
chef. Sur le sable, les automobiles glissent. Elles
semblent moins bruyantes dans ce domaine du
silence. Parfois, je jette les brides à un planton, je
gravis les marches, je pénètre dans Tombre du
vas le hall. On parle à voix basse, les gestes sont
i-lapides, aucun etfort, aucune minute ne sont per-
dus. Hautain, sec, précis, le général Fewy sort de
son bureau. Un chef de bataillon l'accompagne et
médite. Le divisionnaire passe devant nos saluts.
Les estafettes, échauffées par la course, se calment
dès le seuil franchi. Il faut songer à une église. Le
tumulte des instincts y conduit le iidèle, et le re-
cueillement du sanctuaire le force à reprendre
celte maîtrise de soi qui dissipe le brouillard des
idées. Nous sommes à trois kilomètres des bat*
teries allemandes, mais l'atmosphère est tellement
paisible qu'elle crée la sécurité. Tous les visages
ont de l'orgueil et semblent dire :
— Ici, le 20® corps!
Au fond du vestibule apparaît le général qui
commande : Balfourier.
Tous les yeux se tournent avec affection vers
l'élégante silhouette. On croirait un officier du
second Empire. La culotte rouge bouffe un peu sur
LA 89» DIVISION TERRITORIALE 117
les longues jambes, le dolman pince la taille, la
tète, petite, a de la crânerie, avec cette barbiche,
cette moustache et ces cheveux blancs. Le silence,
déjà si profond, augmente.
Auprès de Balfourier, Trentinian parait un ner-
veux. L'un et Fautre attirent Taffection des hom-
mes qui les approchent, mais Trentinian est colo-
nial, il a de la fantaisie, Balfourier incame l'âme
des Lorrains. Quand le général Foch a quitté le
20® corps, il a choisi son successeur. Si nous ne
savions que cela, nous devrioi^s nous incliner
devant Théritier d'une gloire si parfaite. Pendant
les dix mois que j'ai passés sur TYser, j'ai vécu
dans la société des troupes qui l'adoraient. Il con-
naissait les mots qu'il faut dire pour s'emparer du
cœur des soldats. Il les nommait « ses enfants ».
Rien ne lui échappait de leur psychologie. Je l'ai
entendu recommander à Trentinian de ne jamais
inspecterles cantonnements de repos au lendemain
de la relève :
— Tu trouverais tes hommes de méchante hu-
meur.
Us se tutoyaient, ils étaient camarades de pro-
motion.
— Attends qu'ils se soient lavés et qu'ils aient
dormi. S'ils sont reposés et propres, ils auront
plaisir à te recevoir.
Il aurait pu ajouter que « ses enfants » le
voyaient en première ligue chaque jour, que son
automobile était remplie de boîtes de cigares et que
118 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
sa justice, pour être impitoyable, n'était que plus
exacte. J'ai beaucoup interrogé les chasseurs du
20« corps et les fantassins des régiments épiques. Ils
grognaient. C'est inévitable. Parlez-leur de Bal-
fourier, le visage s'éclaire :
— Ah! celui-là...
Il les a conduits dans l'Artois, il était h leur
tête quand ils arrêtèrent l'Allemand, à Verdun, en
février 1916. Il tira d'eux le maximum de rende-
ment, il les avait magnifiquement entraînés. Dans
les Flandres, je fus témoin de l'amour qui naissait.
— Viens déjeuner avec moi dimanche. Amène
ton porte-fanion.
Dans le salon vitré, on mangeait par petites
tables. Il y avait moins de liberté^ moins de désin-
volture mondaine que chez le général Mangin. On
restait moins longtemps à bavarder, et les préoccu-
pations du service n'étaient pas absentes. La cour-
toisie dont je fus entouré me laissait néanmoins à
ma place de maréchal des logis, tandis que chez le
général Mangin j'étais avant tout un hôte et un
écrivain .
Après le repas, Balfourier emmena Trentinian
et moi dans un autre salon où nous fumâmes les
précieux cigares. D'une voix douce, insinuante,
sans avoir l'air un instant de donner un ordre, le
général Balfourier indiqua au général de Trenti-
nian ce qu'il attendait de la 89® division territo-
riale. Trentinian comprend vite, trop vite. Balfou-
rier reprend, corrige. Je suis avide de les entendre.
' c
LA 89* DIVISION TERRITORIALE 119
Les deux races militaires sont en présence. Voici
l'inspiration et voici la méthode.
La semaine qui suivit, je fus en face de leur
maître à tous deux, Thomme qui échappera à la
critique parce qu'il eut de la présence : Jofifre.
On devait remettre au général Balfourier la
cravate de commandeur, à d'autres généraux des
craix. Ils étaient quatorze, rangés sur une seule
ligne dans la rue de ce village où nous étions con-
voqués. Les journaux illustrés ont reproduit la
scène. Il y avait là toute la gloire des armées de
Belgique.
Une automobile s'engouffra dans la ruelle.
Ouvrant la portière, un homme agile et saccadé,
sauta sur le sol : Foch.
Les généraux mirent sabre au clair ; et, pesam-
ment, déplaçant une jambe, puis l'autre, appuyant
fort sur le marchepied, le général Joffre, en tu-
nique bleu horizon, ce qui augmentait sa corpu-
lence, avec la culotte et le képi rouges, les épaisses
jambières, descendit de voiture. Il s'arrêta. Les
généraux demeuraientimmobiles.il les regarda.
II n'y avait plus que lui devant nous.
Baissant les paupières, il tourna la tête vers son
officier d'ordonnance qui tenait une feuille de
papier et des coffrets. Puis il s'avança vers le
général Balfourier. A deux pas, il s'arrêta de nou-
veau, et de nouveau regarda longuement devant
lui, comme s'il ne connaissait pas le commandant
du 20" corps, ou comme s'il voulait mieux le con-
1
Ui) MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
naître. Je ne crois pas qu'il ait prononcé les mots
sacramentels. Pourtant j'étais à quelques mètres.
Il a tendu lourdement la main au général. Il s'est
approché davantage, il a épingle la cravate, iladonné
l'accolade. 11 fit ainsi avec tous ceux qu'il déco-
rait. Il fut simple et comme endormi dans sa puis-
sance. Et je me répétais l'ordre du journapoléonien
qui a précédé la Marne, je me rappelais la confi-
dence de cet officier du Grand Quartier Général :
« Pendant la retraite, le général JofFre a toujours
bien dormi. » Je me disais en moi-même : la volonté
de cet homme décide des offensives, suscite les mas-
sacres, est maîtresse de nos existences et des larmes
de ceux qui nous aiment, et il est bien qu'il ait
cette apparence de bloc solide. Il porte le fardeau
et il ne se voûte pas. A-t-il du génie? Qui appré-
ciera? Le destin nous a donné, à nous, nation
impressionnable et nerveuse, un chef qui savait ne
montrer que des gestes calmes et graves, un regard
voilé et qui appuie, une ample poitrine, de la
pesanteur, et, soyons juste, de la majesté.
La cérémonie terminée, Joffre entra dans une
maison. Il y reçut les généraux, l'un après l'autre.
Entrevues secrètes. Je contemple la façade. De quoi
parlent-ils ?...
L'armée, elle, ne parle que de la G. 0. P., la
grande offensive du printemps. Nous savons que
le 20* corps va quitter Elverdinghe pour aller
au repos, avant de combattre en Artois où les
troupes se concentrent. Un nouvel espoir nous
LA 89* DIVISION TERRITORIALE 121
anime. Ce mois d'avril 1915, on commence de pré-
dire la fin de la gi^erre pour une date rapprochée.
Trentinian, Paccaud et moi, nous nous désolons
d'appartenir à une division qui ne sera pas em-
ployée dans un assaut que nous pensons suprême.
Nous avons quitté Oostvlesleren pour Woesten qui
est plus à Test, et cela aussi nous fait de la peine :
nous nous étions attachés à nos hôtes. J'avais pris
du goût pour mes discussions avec le docteur. Pes-
simiste, il ùe croyait pas à notre triomphe, il me
montrait nos bataillons harassés, et il me disait :
— Us n'en peuvent plus !
Je l'ai entendue souvent, cette phrase, je l'ai
prononcée souvent, tout bas, pour moi-même;
puis, les jours ont pass^, et j'ai pu.
Mais vraiment, nos territoriaux sont las. Une
seule brigade tient les tranchées, l'autre s*ins-
truit. Déjà le métier se transforme. Les dracken
s'élèvent dans le ciel. Le bleu horizon a remplacé
l'ancienne tenue. Le mortier de tranchée lance son
projectile qui zigzague, le canon de 37 envoie
vingt obus par minute, il faut jeter loin la grenade,
le tiers de l'effectif doit connaître la mitrailleuse,
et l'étude fatigue ces hommes qui sortent à peine
des boues de l'hiver.
Allons! encore un peu de patience, la G. 0. P.
va réussir; au mois d'août, nous serons sur le Rhin,
à Noël dans nos foyers.
La fièvre s'empare des états-majors. L'activité
augmente. Les avions se multiplient. Fauquet-
12-2 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
Lemaître les reconnaît et les nomme, il bâille
moins. M. de Puymaigre porte une serviette plus
volumineuse. Le capitaine Jamont est certain
d'avoir gagné le pari qu'il fit avec moi : la guerre
ne durera pas trois années. Le docteur Linarès
semble tout guilleret. A Westvlesteren, les troupes
d'Afrique viennent cantonner. A Poperinghe, les
Anglais fourmillent. Sur notre droite, le 20*^ corps
cède la place aux divisions britanniques. La 87* divi-
sion territoriale, notre sœur bretonne, se retire
aux environs de Bergues. Depuis que Jofifre a passé,
larmée est plus vivante. Seuls, nos paysans
. . . {censuré), . .Cette agitation leur fait détester
le pays où ils stagnent. Je vous les ai dépeints,
souffrant de jalousie. Elle s'est apaisée, matée par
la discipline qui envahit même le cœur; un autre
sentiment les possède : on est injuste avec eux.
S'ils ont désiré leurs femmes, elles les ont désirés
également. Ils ont reçu des épîtres pleines d'an-
goisse et de reproches, on leur a parlé des embus-
qués dont la province est pleine, des territoriaux
de l'intérieur, on leur a dit :
— Pourquoi êtes-vous là-bas, tandis qu'ils sont
ici?
Les mauvaises têtes, les intrigants, s'adressent à
leurs députés qui essaient d'intervenir. Ils ne réus-
sissent pas, mais ils promettent. On se montre les
billets qu'ils eurent le tort d'écrire . . {censuré)
"T*^
LA 89» DIVISION TERRITORIALE 123
Oui, il est bien que Joffre soit un homme mas-
sif. Tous les mécontents doivent Tassaillir. On
peut le presser, il est trop pesant, il ne bougera
pas.
Néanmoins (censuré)
quand nous arrive Tordre de reJève; la
87* division monte en ligne, nous nous rendons à
Esquelbecq, entre Bergues et Cassel.
Quelle joie ! En un moment ils oublient. Adieu
moulins à vent déchiquetés, plaines tragiques, ca-
naux pestilentiels, marécages oti Ton pensait mou-
rir. Ils n'entendront plus siffler la balle, s'écraser la
torpille, se déchirer l'obus ; ils dormiront, ils auront
des lits. Pour eux, la campagne semble finie, et des
rumeurs se propagent : la tâche est terminée,
le devoir accompli, nous irons à Marseille, à moins
que cène soit en Algérie ou sur le littoral du Maroc.
Les plus faibles {censuré)
Et certaines lettres que j'ouvre au cabinet noir
officiel, si elles vantent les exploits passés, déclarent
que maintenant .... [censuré) .... Ils sont
rentrés en France, (censuré) .......
Ressaisis par l'amour du sol et des végé-^
tations, ils s'intéressent aux travaux des champs;
ils recommandent à leur épouse de bien soigner la
vache et' les porcs.
— Je vais revenir.
Pauvres gens!
Esquelbecq est un joli village, son église a de la
^
124 MÉMOIRES D'UN ENaAGÉ VOLONTAIRE
beauté, son château date du xvi' siècle. Dans le
jardin à la française, mon ami Tharaud et moi
nous philosophons tout le jour. Que sera l'avenir?
Après tant d'épreuves notre race pourra-t-elle
reprendre son équilibre ? [censuré) ....
Pourront-ils résister, ces
esprits frustes, aux émotions qu'on leur impose? Si
nous ne perçons pas en Artois, tout sera à recom-
mencer. La vache et le porc auront le temps de
mourir avant que le paysan ne soit revenu. La
femme se lassera d'attendre, l'homme oubliera sa
tendresse, et le foyer que la vie commune avait
construit aura des lézardes, s'il ne s'écroule pas.
Mais ce lucide Tharaud me montre les allées :
— Voyez ce jardin! Sa belle ordonnance a
résisté à toutes les invasions. Il en sera ainsi de
la famille française.
Dieu veuille!
J'ai quitté la 89® division territoriale au mois de
mai 1918, pour suivre le général de Trentinian.
Nous étions partis des Flandres la veille du jour
où les gaz asphyxiants anéantirent nos camarades
bretons. Dans le Soissonnais, Trentinian reçut la
nouvelle qu'il était affecté à la 21* région. Je l'ac-
compagnai ainsi que Paccaud. Fauquet-Lemaître
resta à Tétat-major qu'il laissa bientôt pour un
régiment de cuirassiers à pied, ensuite pour l'avia-
tion.
Avant.de fermer la page sur mes souvenirs de
l'Yser, je cherche une émotion qui résume» Sans
LA 89« DIVISION TERRITORIALE 125
doute n'avons-nous pas accompli d'actes exception-
nels au pays des boues,, des brouillards et des rares
couleurs. Notre souffrance n'eut pas de relief. Mais,
là-bas, je me suis mêlé à la nation plus intimement
que durant mes séjours dans l'armée active. Au
milieu des jeunes soldats de France, j'ai subi
l'atmosphère des combats, j'ai changé de caté-
gorie sociale, j'ai cru devenir uniquement un guer-
rier. Au milieu de nos territoriaux, coude à
coude avec ces gardiens de frontière, dans les
longues heures de la faction sans gloire, j'ai senti
pénétrer eu moi le sang de la patrie retrouvée, et
j'ai écrit à Maurice Barrés cette phrase qui me
paraissait toute simple, mais qu'il a trouvée émou-
vante et qu'il a généreusement reproduite dans son
œuvre :
« Nos soldats sont admirables, nous nous aimons
tous. »
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TROISIÈME PARTIE
LES AUTO-MITRAILLEUSES DE CAVALERIE
^^^TïM^HH
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CHAPITRE PREMIER
RETOUR A PARIS. LES ÉCOLES DE MITRAILLEUSES
Après un séjour de quelques semaines à Chau-
mont, dans la région du 21* corps, le général de
Trentinian fut atteint par la limite d'âge. Déjà nous
nous étions séparés de Paccaud qui avait rejoint
le 27® dragons. C'est ainsi : on s'égaille, et cela
déchire de perdre un frère d'armes. Il s'en alla, les
larmes aux yeux. Mon chev9,l Lulu me fut enlevé
également. Je ne suis pas très sûr de n'avoir point
pleuré. La mélancolie me rendait indifférent aux
belles forêts où nous galopions, le général et moi,
montés sur les petits pur-sang, promenant nos
pensées nostalgiques. {Censuré)
. . . Je n'exagère pas : {Censuré)
Et la première année de la guerre
n'est pas finie !
Les habitants de Ghaumont ont râmè si haute
qu'ils acceptent, et ne veulent que la victoire. Je
me suis assis è. leur table, je les ai écoutés qui san-
glotaient, je ne les ai jamais entendus se plaindre.
Pour beaucoup cependant la douleur se double
9
'^^
130 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
d'anxiété. Ils ne sont pas tout à fait certains que
le fils soit mort. « Disparu », quel mot est plus
terrible? On a vu partir ce jeune homme rayon-
nant de santé, si frais, si joyeux, si clair. Au coin
de la rue, il a tourné la tête, et son visage riait. Et
puis... et puis.,, il est comme tombé dana un trou
noir, comme absorbé par le vide, et on ne sait
pas, on ignore... Pas même une tombe. Il semble
que si Ton avait embrassé »on cadavre, on se serait
accoutumé à Tidée. Mon, il étidt au coisi de la rue,
et puis, voilà... plus rien...
Et je m'indigne quand ce petit secrétaire^ au
bureau de la région, tremble d'être forcé de
rejoindre le front. Acelui4à,la guerre fut aimahle.
Il trouva moyen de se marier à (^aumemi^ il y
pasa»e sa lune de miel ; il est fort intelligent^ il
rend des services, mais, tout de même! comment
peut-il» heureux daus sou ménage, ayant moins
de trente ans, regarder touft ces voiles de crêpe
qui flottent sur les routes, le dimanche, lugubre
floraison de ce mois de mai tragique? Comment
peuvent-ils? Ils sont légion.
A côté d'eux, dans les dépôts, à Langres où se
trouvent les chasseurs, dans toute la province, des
adolescents se préparent, s'entraînent, s'acharnent,
disciplinés et patients, avec une gravité que je n'ai
pas rencontrée chez les soldats de 1914. La jeune
clause est d'une qualité magnifique. Ils arrivent
des quatre coins de la France. Mêlés aux Lor-
rains, ils se transforment, et, si par hasard on
■7«i-
RETOUR A PARIS 131
incorpore un fantassin dans un bataillon de chas-
seurs, en quinze jours, ayant revêtu Tuniforme
sombre, il devient un homme d'élite.
J'ai subi l'atmosphère. Moi aussi, j'ai voulu m'ins-
truire, me préparer, m'entraîner. On m'autorisa à
suivre des cours de mitrailleur. Ils furent inter-
rompus parle départ du général de Trentinian.
— - Qu'allez-vous devenir, mon pauvre Binet-
Valmer?
— Je ne sais trop, mon général.
Je reçus l'ordre de rentrer au dépôt de Ver-
sailles^ L'aventure tourne mal. Tant que j'ai vécu
près d'un général, sous sa protection ou dans son
intimité, j'ai trouvé des gens qui me connaissaient
de nom, ma naturalisation leur paraissait louable,
ils s'intéressaient à mon sort, ils étaient déférents.
J'arrive au dépôt, vêtu en maréchal des logis; je
n'ai pas même mon brevet de chef de peloton, et je
ne, vais plus être Binet- Valmer, mais Binet tout
court, un sous-officier quelconque, distingué seu-
lement par ses cheveux qui grisonnent. A coup
sûr, la Légion d'honneur et la croix de guerre
m'éviteront certains ennuis, mais il faudra vivre
au quartier, et pour combien de temps?
— Tâchez de changer d'arme, me dit le com-
mandant du dépôt. Ici, vous attendrez des mois.
Comme c'est facile 1 D'abord je suis très myope,
puis mauvais marcheur ; ensuite, ma classe m'en-
verrait dans la territoriale, et je n'en veux pas;
enfin, j'ignore le métier de fantassin et j'ai trop
132 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
fait la guerre pour ne pas comprendre qu'il ne
s'apprend pas en quelques jours. Ah ! oui, que
vais-je devenir? J'ai des remords. J'aurais dû négli-
ger le pittoresque, m'engager comme tant d'autres,
faire mes classes, entrer dans la famille d'un régi-
ment. Me voilà sur le pavé de Paris, car le com-
mandant du dépôt manifeste le vif désir de ne pas
me voir au quartier, où je le gêne, et je n'ai pas
le sou.
Mais littéralement pas le sou! Un écrivain n'a
guère d'économies. Je vous ai déjà avoué que j'avais
dilapidé ma réserve d'or, et je ne voulais pas
emprunter. D'ailleurs, où étaient mes amis? L'un
d'eux pourtant me tira d'affaire.
Vous rappelez-vous que le peintre René Préjelan
assistait au banquet du cercle Hoche? Eh bien!
comme on m'avait conseillé de poursuivre à Vin-
cennes mes études de mitrailleur, j'aperçus, le jour
que j'arrivai au fort, devant la chapelle où avaient
lieu les cours, ce grand diable de Préjelan, qui
m'ouvrit les bras.
Il était maréchal des logis dans Tartillerie lourde,
et la destinée l'avait gardé à l'arrière. Il s'est rat-
trapé depuis : lieutenant aviateur, cité à Tordre,
il appartient aujourd'hui à l'armée d'Orient, mais
en juillet 1915 il se sentait plus artiste que guer-
rier, il avait encore son appartement à Paris, et il
dessinait.
— Tu ne vas pas habiter ici, me dit-il.
Je faisais triste figure, j'avais posé ma cantine
RETOUR A PARIS 133
à mes^ pieds, je tenais d'une main mon casque, de
l'autre mon sabre. Je n'ai jamais été aussi empê-
tré sur un champ de bataille. Des fonctionnaires
m'avaient dit : « Vous logerez au quartier des
dragons. »
— N'y va pas! protesta Préjelan, il y a des
punaises !
— Que veux-tu que je fasse?
— Laisse, j'arrangerai cela.
Et il arrangea toutes choses. Il connaissait les
êtres et les moyens. Officiellement, j'élus domicile
dans la chambre de l'adjudant Huillier, qui d'ail-
leurs n'y paraissait jamais. On ne m'y vit pas
davantage.
— J'ai un divan dans mon atelier, tu coucheras
chez moi, ordonna Préjelan.
Gentillesse des artistes. Quand ils ne se dévorent
pas entre eux. ils se font les uns aux autres la vie
aussi facile qu'ils le peuvent. Rien ne leur parait
contraire aux conventions sociales qu'ils ne recon-
naissent pas. J'ai vécu cinq semaines sur le divan
de cet aimable Préjelan.
Dès Taube, je sautais dans le métro, j'arrivais à
Vincennes pour l'ouverture du cours. Je travaillais
ardemment, comme jadis quand je préparais
l'externat des hôpitaux, et il me semblait rajeunir.
La vie de bohème que je menais me rendait ma
gaité. D'ailleurs le général de Trentinian ne m'ou-
bliait pas. Il m'avait dit^:
— Voulez-vous que je demande pour vous la
.nmm
134 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
médaille militaire ou que je vous fasse nommer
sous-lieutenant ?
Il appréciait trop haut mes humbles mérites. Je
choisis d'être officier, à cause de mon âge et d'un
projet d'avenir qui était né en moi.
Sur les marches de la chapelle-école, j'avais ren-
contré un sous-officier, M. de Montalembert, qui ne
voyait rien de plus beau au monde que les auto-
mitrailleuses. Elles ne m'étaient pas inconnues.
A Dunkerque, le duc de Mouchy me chantait leurs
louanges. A bord de ces engins, il s'était couvert
de gloire, en compagnie de M. de Bourbon-Chalus.
Sur la route de Furnes à Elverdinghe, j'avais vu
passer à toute vitesse les voitures blindées. Le roman-
tique et la nouveauté de cette façon de combattre
me séduisirent. J'étais quelque peu chauffeur. Li-
cencié es sciences, je n'ignorais pas la mécanique.
— Voilà mon affaire, me disais-je, je pourrais
me rendre utile, et même commander.
Tout était à créer dans cette arme nouvelle, mon
ignorance des règlements n'y serait pas trop nui-
sible., et mon expérience d'estafette m'aiderait à
conduire la section qui me serait doùnée si j'étais
nommé sous-lieutenant.
Les notes du général et mes états de service
séduisirent le directeur de la cavalerie, la gloire
de Trentinian rejaillit sur moi, ma promotion parut
h V Officiel à la fin de juillet, et, le 8 août, j'étais
affecté aux auto -mitrailleuses. Nous arrosâmes avec
Préjelan cette double joie.
RETOUR A PARIS 135
Il m'apparaît soudain que je néglige les événe-
ments politiques de Ift guerre. Une fois de plus, je
répète que le métier d'historien est atrdessus de
mes forces. Je suis né romancier. C'est un cha-
pitre de mon roman personnel que je vous donne.
Voilà comment vécut un écrivain pendant les
années de la folie des hommes ! Il croyait, comme
toute la France et toute l'armée, que la O. 0. A.,
la grande offensive d'automne, réussirait, puisque
la G. O. P. n'avait pas réussi, et il avait souci
« d'en être » puisqu'il n'avait pas été en Artois.
Quel singulier mirage la bataille impose-t-elle
à mes yeux? Toute ma mlson proteste, les divertis-
sements des guerriers sont idiots, tout mon instinct
me poussé vers ces lieux oii l'on meurt parce que le
hasard a dirigé l'obus ou la balle. Et cette honte
que j'ai déjà notée, la honte de l'arrière, me rend
insupportable mon séjour à Paris. Pourtant la for-
tune a changé, j'ai de Targent, j'ai quitté le divan
de Préjelan pour une chambre confortable, les
éditeurs sont revenus sonner à ma porte, j'ai re-
trouvé mes amis qui flattent ma vanité par leurs
louanges, et Billancourt, siège de l'école des auto-
mitrailleuses, n'est pas si loin de la ville que cela
me fatigue de m'y rendre chaque jour. Pourquoi
suis-je malheureux?
ïl est malheureux, le lieutenant Maton, mon
camarade, cavalier blessé au début de la guerre,
chevalier de la Légion d'honneur pour faits d'armes,
et qui veut repartir à tout prix, bien que ses jambes
ia« MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
traversées par une balle, lui rendent la marche,
pénible. C'est un beau garçon. On l'aime. II est
jeune et franc. Il est mort en héros, Tannée 1917,
capitaine aviateur, ayant cinq palmes à sa croix de
guerre, cité au communiqué de France.
Je crois bien toucher ici le fond même de notre
sombre inconscient. Ce n'est pas que le devoir qui
pousse les hommes à la frontière. Le goût de se
battre demeure. Est-ce barbarie? Quand lun de
nous Ta perdu, il est ou un vieillard ou un pauvre
individu si vil et si abject, si bas dans toute sa
nature, que les femmes, ces tentatrices de lâcheté,
se détournent, alors même que par désœuvrement
elles se seraient données à sa triste caresse. Deux
races sont en présence : celle des combattants et
celle des embusqués. La noblesse des batailles est
prouvée par les vertus de l'une. Faut-il admettre
que l'ignominie de l'autre prouve la laideur des
civilisations pacifiques? Eh ! je ne sais pas, maïs
en vérité j'ai noté toute l'ignominie des jeunes gens
à sophismes, des beaux petits jeunes gens qui sont
bien trop intelligents pour tomber au champ
d'honneur.
A Billancourt, l'embusqué domine, comme
dans toutes les écoles. J'indique ce moyen à ceux
que cela tente : être professeur, ou bien encore
élève, à condition de changer souvent d'étude. On
va de camp d'instruction en camp d'instruction.
Mais il vaut mieux professer. Avec un peu d'habi-
leté, on se rend indispensable. Il y a beaucoup d'in-
RETOUR A PARIS 137
dispensables dans la banlieue de Paris. Il y en a
également dans le centre et le midi de la France.
Je les- regarde et me souviens d'une phrase ironique
de mon vieux Paccaud :
— Ne sois donc pas si pressé ! A la fin de la
guerre seront des héros ceux qui passeront sous
TArc de Triomphe.
Et je me rappelle encore la parole destructrice
du poète Laforgue :
— Les morts vont vite !
J'essaie tant bien que mal de montrer notre état ,
d'âme et ses raisons. Nous étions quatre bons amis
à l'école des auto-mitrailleuses, qui n'avions qu'un
désir : retourner là-bas. J'ai nommé Maton, le
plus brillant, mais le plus admirable était le lieu-
tenant Langlamet.
Agrégé de mathématiques, normalien, sous-
lieutenant mitrailleur au début de la campagne, il
a été laissé pour mort au coin d'un bois. Sorti de
son évanouissement, il a vu s'approcher les Boches ;
comme il bougeait un peu, ils l'ont fusillé à bout
portant. Par miracle il a vécu, et il veut retourner.
11 est de faible santé, malingre; son esprit clair,
vif, ardent, habile aux spéculations les plus
hautes, est mal servi par les muscles. Il boite, il
se fatigue vite. Qu'importe ! il veut retourner. Un
jour, il reçoit une dépêche : son frère vient d'être
tué à l'ennemi. Je pense que sa mère le suppliera
d'accepter qu'on le verse dans l'auxiliaire ou qu'on
le réforme. Quand il revient, il me dit :
1
138 MÉMOIRES D'UN ENGAGE VOLONTAIRE
— Non, ma mère est française.
Et lui, plus que jamais, veut retourner vers ces
lignes qui nous attirent comme Taimant les mé»
taux sans alliage.
Le quatrième d'entre nous a fait toute sa carrière
dans l'infanterie de marine. Il lui manque un doigt,
et son pied gauche appuie mal sur le sol, le tendon
d'Achille étant coupé. En 1916, il fut fait chevalier
de la Légion d'honneur pour belle conduite dans
un groupe d'auto-mitrailleuses.
Il m'est impossible, quelles que soient mes ran-
cunes, de dépeindre la foule grouillante et laide
qui nous entoura pendant les mois de septembre
et d'octobre 1915; ils disent, ces intelligents :
— Pourquoi diable voulez-vous repartir?
Les bois de Meudon, vêtus des richesses au-
tomnales, nous proposent leurs clairières où les
feuilles qui tombent meurent en beauté. L'auto-
mobile nous emporte. Derrière nous, les voitures
blindées vont cahin-caha. Un petit exercice fait h
la hâte sera tout le travail de la matinée, puis nous
irons à la lisière, rêver à nos après-midi, où la
poésie des frondaisons se changera en très réelle
volupté. Qu'est-ce donc qui nous dégoûte? Après
l'offensive d'automne. Maton écrit au ministre pour
être versé dans l'aviation, je demande en vain à
passer dans l'infanterie. Ne sont-elles pas char-
mantes, nos amies? Pourquoi ces nuits traversées
de cauchemars, pourquoi ce front barré le matin
quand on se rencontre? Nous sommes devenus des
^ -
RETOUR A PARIS 139
virtuoses du volant. Est-ce que cela ne nous
amuse [pas de conduire, comme dans un steeple-
chase, èi travers valions et fossés, la vieille guim-
barde dont les tôles d'acier se déboulonnent? Peul-
étre que nous sommes écœurés par ce matériel qui
ne vaut rien ?
C'est en septembre 4914 que notre état-major,
instruit par l'exemple allemand, décida d'employer
l'automobile comme arme de combat. Les pre-
miers groupes d'auto-mitrailleuses ont rendu des
services pendant la course à la mer, témoin ce
3* groupe auquel je vais bientôt appartenir, et qui
a soutenu, par le feu de ses canons de 37, la charge
incroyable des dragons de la 8® division de cava-
lerie, lesquels, pied à terre, maniant la lance
comme une baïonnetto, se sont emparés du village
de Monchy. Depuis lors, la guerre de mouvement
ayant cessé, on aurait en le loisir de perfectionner
l'agencement des voitures. On a dépensé beaucoup
d'argent,_on a mis à l'abri beaucoup d'hommes tït
un grand nombre d'officiers, on n'a rien fait.
Montées sur des châssis de tourisme, dont les ponts
arrière se brisent au moindre cahot, écrasées parle
poids de la superstructure, nos automobiles ont
valeur de ferraille. Il est bien entendu que je parle
de 1915, je veux croire que tout est changé. Au
reste, je ne saurais d'aucune façon critiquer le pré-
sent, je m'abstiendrai même de décrire nos forte-
resses roulantes, il faut avoir des précautions
devant l'ennemi. Mais les défauts du matériel
140 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
n'expliquent pas mon besoin de partir, puisque je
suis ivre de joie, lorsque m'atteint Tordre de re-
joindre, en Lorraine, ce 3* groupe dont je viens de
vous parler.
Ah ! pauvre humanité qui croyait s'être évadée
des vertus ancestrales. Pas plus que le philosophe
n'a trouvé la pierre qui change en or le métal, tu
n'as trouvé quoi que ce soit dans ton formidable
labeur. Nous ne revenons pas à l'âge des cavernes,
nous ne l'avons jamais quitté. Il n'est qu'une
vertu, de celle-là dépendent toutes les autres : le
courage. Il n'est qu'un plaisir digne d'une âme
vertueuse : le péril. C'était ainsi au printemps du
monde.
CHAPITRE II
LES AUTO-MITRAILLEUSES. LES MARINS
EN LORRAINE.
Dans la caserne de la Pépinière, les fusiliers de
la brigade ont leur dépôt. M. le capitaine Saillant,
directeur du centre d'instruction de Billancourt,
m'envoie auprès du capitaine de frégate de Ménard,
chef suprême des groupes d'auto-mitrailleuses sur
le front. Je pénètre dans un milieu nouveau, et,
tout de suite, je fais profession d'amour : les façons
d'être que je rencontre se rattachent à une qualité
de politesse et d'esprit de corps que l'armée ne
connaît pas.
Le commandant de Ménard me reçut avec une
amitié paternelle, l'ordre du ministre me faisait
membre de sa famille. En effet, au début de la
campagne, alors que le secours anglais laissait
inemployée notre flotte, on avait donné les auto-
mitrailleuses à la marine, afin d'utiliser quelques
équipages rendus disponibles par l'inaction de nos
navires. En novembre 1915, nos groupes étaient
commandés par des lieutenants de vaisseau, qui
avaient sous leurs ordres des enseignes et des offi-
ciers de l'armée, des matelots et des soldats. Pour
^
142 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
hétéroclite qu'elle fût, cette formation présentait
Tavantage d'inspirer de l'orgueil à notre personnel.
Tant qu'elle dura, nos hommes s'imaginèrent troupe
d'élite.
Le commandant de Ménard me fit asseoir en
face de lui. C'est un dés héros de la brigade, il fut
grièvement blessé dans les Flandres, il a de la
courtoisie, surtout de la simplicité. Après s'être
informé de mon passé, il me présenta en quelques
mots^ intelligents et rapides, le chef et le cama-
rade que j'allais trouver en Lorraine :
— Le lieutenant de vaisseau Cigli, me dit-U, est
un caractère. Vigoureux, et prompt dans ses
emportements, il paie toujours de sa personne.
Presque seul des enseignes de la réserve, il a
obtenu au feu son troisième galon. Il doit au
général Baratier la Légion d'honaeur et une cita-
tion qui commence en ces termes : « Officier d'une
bravoure devenue légendaire dans la division. » 11
s'agit de la 8^ division de cavalerie et de l'attaque
de Moncby, où le 11^ dragons... mais vous con-
naissez cet épisode ?
— Je le connais, commandant.
— Vous aurez un chef, reprit-il. Les matelots
l'adorent, et ils sont bons juges. Prenez garde que
leur discipline est particulière. Il ne faut pas les
brimer. Tâchez qu'ils vous aiment. Dès qu'ils vous
auront vu au combat, vous pourrez compter sur eux.
Il parlait d'une voix agréable. Vraiment il
m'introduisait dans sa maison. *
LES AT3T0-MITRAILLBUSES Ua
— Quant au lieutenant Golonna,il appartient
comme vous à la cavalerie, mais il eut la poitrine
traversée par une balle, tandis qu'il servait avec
les fantassins en novembre 1914. Son père est le
générd Colonna de Giovellina, des troupes colo-
niales. Vous ferez bon ménage. Ce jeune bomme
plein de gaîté commence une noble carrière* Ainsi
que voire capitaine^ il a gagné la Légion d'hon-
neur sur le champ de bataille.
Je baisse les yeux. Le ruban rouge que je porte
me gène un instant Je F ai gagné pourtant par un
dur effort Ma croix me rappelle dix volumes, La
croix de mes camarades leur rappelle un moment
d'héroïsme, mais le^ prestige du péril ]a vfird
éMouissante.
«*^ Ainsi tous les officiera du 8* groupe seront
légionnaires^ conclut le commandant de Ménard
en me serrant la main.
Sur le seuil^ il ajoute :
— Si voua avea quelque ennui, écrivez-moi direc-
tement, je suis à votre disposition.
Et le train m'emporta vers la Lorraine.
De toutes les provinces où j'ai vécu pendant la
guerre, elle est la plus rapprochée de mon cœur.
Je Tai détestée. Son hiver obscur, ses vents qui
apportent le grésil et la neige, la monotonie de ses
paysages, la dureté des figures, la pauvreté des
végétations, me glacèrent les premières semaines.
Peu à peu, pendant les onze mois que j'ai passés
sur son sol, j'ai été conquis et transformé par
T=T^
144 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIKE
Ténergie âpre, la rude poésie de ce décor. Peut-être
la tendressç filiale de Maurice Barrés pour les
marches de l'Est m'avait- elle préparé à les com-
prendre. Maintenant je puis écrire, plagiat pieux :
« Moi aussi, je suis Lorrain. » Au versant de Béna-
mont, sous les ombrages de Parroy, dans les
tranchées de Vého, j'ai monté la garde. En Lor-
raine, je ne suis plus spectateur, je participe à la
défense du pays.
A Lunéville, j'ai trouvé l'une des automobiles du
-3® groupe, pilotée par un marin coquettement
vêtu, coiffé de ce béret qui les fit nommer des
« demoiselles ». La voiture me conduisit à Maixe,
village dévasté. Le bombardement troue, l'incendie
nivelle. Maixe fût bombardée et incendiée en 1914.
Une dizaine de maisons restent sans blessure. Dans
l'une d'elles était ma chambre, dans une autre la
popote.
Le premier maître Le Doussal m'accueillit, un
vieux serviteur qui avait couru le monde sur les
bâtiments de la flotte, un corps desséché par la
brise salée, un visage immobile et pourtant hostile
à cet officier de l'armée de terre qu'il voyait en
moi.
— Le capitaine n'est pas encore arrivé. Monsieur
Colonna est aux tranchées. En leur absence, je
commandais le groupe.
A Tarmée, Le Doussal aurait eu grade d'adju-
dant, mais la marine donne à ses sous-officiers un
autre relief. Dans son hameau de Bretagne, on le
^fT*
•y • » l
LES AUTO-MITRAILLEUSES 145
nommera « maître Le Doussal », et, les jours de
grande cérémonie, il portera Tépée et le bicorne.
Autour de nous, fes matelots et les soldats se
groupent.
— Le lieutenant Colonna est aux tranchées? J*irai
le voir côt après midi.
Je Tai rencontré à Bénamont. II trouvait le
moyen d'être élégant, bien que sa haute taille
avelte disparût sous une combinaison couverte de
boue.
Hugues Colonna, extrêmement blond, rose, les
yeux bleus, maigre et alerte, s'amuse de cette
guerre qui nous détruit. Je ne puis penser à lui
sans évoquer les officiers d'ordonnance de l'Em-
pereur. Je le vois, arrivant au galop sur le tertre
où les peintres nous ont montré Napoléon con-
templant la bataille. Il a de la gaminerie, un cœur
ardent, une incroyable jeunesse.
— Demain, je visite les postes des mitrailleurs,
venez avec moi.
En cinq minutes, nous sommes devenus amis.
Le soir, à Maixe, je fis l'inspection des granges
où reposaient nos inutiles voitures. Tout l'Jiiver
elles dormiront sous leurs bâches. Les pièces elles
équipages renforcent la ligne. Nous devons fournir
deux sections de mitrailleuses à la 8® division de
cavalerie, et en assurer la relève, ce qui ne laisse
pas d'être difficile, notre personnel étant peu nom-
breux. Ma tournée faite, j'ai interrogé les matelots,
les soldats, j'ai pris contact avec les sous-officiers
10
14H MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
dont le souvenir m'émeut encore aujourd'hui.
J'ai choisi mon ordonnance, le fidèle Bourdon,
que je regrette depuis que nous nous sommes sé-
parés.
Bourdon semble avoir quinze ans. Petit, un peu
gras, exceptionnellement robuste, il a Tâme tendre,
et son âme se reflète dans ses yeux qui sont à fleur
de tête. Sa famille est du Jura, et elle a payé lour-
dement la dette française : un fils mort, un autre
estropié. Le mort a sa tombe au cimetière de Lané-
ville. Nous y porterons des fleurs.
Pour monter à Bénamont, je mets ma salo-
pette et un bourgeron. Les boues de Lorraine, moins
profondes que les boues de TYser, s'attachent
davantage à Tuniforme. Elles rongent la couleur,
laissent leur empreinte.
— Nous avons quatre pièces en ligne, me dit
Le Doussal, mais monsieur Colonna commande à
douze sections.
Mon camarade était chargé de toutes les mitrail-
leuses dans le secteur, poste d'un prodigieux inté-
rêt, que j'ai occupé quelques semaines plus tard.
L'officier mitrailleur est responsable du matériel,
des abris et de l'organisation des zones de feu, qui
arrêteraient Tennemi en cas d'attaque. C'est un
personnage. Colonna le tenait avec une gravité
puérile et délicieuse.
Cet après-midi, il fait soleil. Les herbes acca-
blées par la pluie des jours passés se redressent,
la lumière éclaircit la palette de l'automne, les
LES AUTO-MITRAILLEUSES 147
bois de Bénamont, qui coiffent la crête, sont à la
fois dorés et roses.
— Laissons le boyau, me dit Colonna.
Et nous allons, à travers campagne, sur le revers
nord de la colline, en face des Allemands que notre
présence n'inquiète pas, reconnaître pour mon
instruction le dessin de nos tranchées et les lignes
de l'adversaire.
— Asseyons-nous.
Colonna s'étale dans le pâturage. Il déplie ses
cartes, il me montre, il m'explique. Ses grands
gestes menacent l'horizon.
■~~* xci. . • la. . .
Il désigne nos centres de résistance et les case-
mates de l'ennemi. Qu'il prenne fantaisie à un artil-
leur allemand, même à un fantassin, d'ouvrir le
feu sur notre groupe, et nous serons nettoyés en
une seconde, Mais à quoi bon y songer, l'air est si
doux. Quelle tristesse de revenir ! Quelle surprise :
au village de Bénamont nous attend le capitaine
^igli.
Peut-être tient-il son nom des anciens corsaires
de la mer du Nord. Aussi blond que Colonna, plus
pâle, serré dans sa taille petite et bien prise, il
paraît concentrer une force toujours tenue en
bride, dans son corps maigre et son visage aux
maxillaires saillants. Ses yeux, qui n'aiment point
à se déplacer, ont une clarté presque insoutenable.
Il est froid quand on l'aborde. Ayez un mot
heureux, il s'anime. Mettez-le en confiance, il a
H8 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
des expansions d'adolescent. Mais, devant la
troupe, M. de Ménard a raison, il devient, il est
un chef. Je n*ai jamais eu tant de plaisir à être
commandé que par le lieutenant de vaisseau Cigli.
Au fait, c'est la première fois que j'ai un chef
direct. Le porte-fanion est si rapproché et si loin
du général, que celui-ci se penche pour lui donner
des ordres et, par sa bienveillance, tâche à combler
la distance qui les sépare. Maintenant, je suis
enrégimenté, mon travail ne consiste plus à soigner
un homme, mais à préparer des hommes pour
Faction. Si je commets des fautes, Cigli me re-
prendra. Si j'insiste, il doit me punir. Il n*en eut
pas Toceasion.
J'avais beaucoup travaillé, soit à Chaumont, soit
à Vincennes. Ce fut mon tour d'instruire. Nos
marins connaissaient mal la mitrailleuse qu'ils
maniaient. On avait doté nos voitures de cet appa-
reil de précision qu'est la Saint- É tienne. Je l'aime,
mais il faut l'aimer pour pouvoir s'en servir. Cette
grande dame de la mécanique exige des soins
constants, des ménagements, de la tendresse. On
peut dire que la Saint^É tienne est une subtile cour-
tisane, tandis que la Hotchkiss est une bonne fille
des rues. A l'une donnez des caresses, à l'autre
des claques. Encore est-il nécessaire d'apprendre \
à caresser. J'entrepris d'en infuser la science à
nos matelots et à nos soldats.
Me voilà donc professeur, mais sur le front, et
les élèves passent leur examen en visant l'ennemi.
LES AUTOMITBAILLEUSES 149
Cela fortifie Fattenlion. Le champ de tir où j'em-
mène mes élèves est à la sortie de Maixe,
Il faut que je vous montre en quelques traits
le décor. A Test de Lunéville, du côté des Alle-
mands, le sol se relève dans une vaste ondulation
qui forme la crête où se défeuillent les bois de
Bénamont. Plus au sud, la forêt de Parroy étend
son mystère. Plus au sud encore, les hauteurs de
Vého s'opposent à Leinlrey. Cette naturelle bar-
rière met à Tabri des vues la plaine lunévilloise.
Son versant français est peuplé de villages. Voici,
du nord au sud, Maixe, Einville, Bénamont, Bau-
zemont. Cette dernière bourgade domine un canal
(|ui alimente ses eaux dans un étang. La rive nord
est à nous, les berges du sud appartiennent aux
Boches, dont les tranchées coupent la forêt pro-
tectrice. Les ternes couleurs des champs s'unissent
aux brumes qui masquent les derniers ors des
frondaisons dégarnies. Un léger brouillard s'élève
de la Meurthe paresseuse.
Quand souffle le vent d'est, il n'éclaircit pas les
horizons de novembre, il nous apporte des nuages
livides. Voici le gel et la neige. Mais vienne un
beau matin, la pureté du ciel m'enchante. 11 est
si pâle que son azur n'arrête pas le regard, et nos
avions montent vraiment vers l'infini, dans les
longues spirales qu'ils font pour atteindre un but
qu'on ne devine pas.
C'est au crépuscule surtout qu'ils abandonnent
la terre, soutenus par les rayons obliques du soleil.
X
150 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
Le bruit de leur hélice et de leurs ailes est presque
continu dans cette région où Lunéville attire les
bombardements aériens. D'autres bruits ont la
même constance : coups de canon et coups de fusil.
Il y a tant d'objectifs pour l'adresse des Boches. Une
semaine c'est Einville, l'autre Bauzemont, la
troisième les pièces de marine de Bénamont. Néan-
moins le secteur n'est pas agité. Simplement on
échange des politesses, les échos retentissent du
tumulte des w départs » et de l'explosion des obus
adversaires. Reims était plus tragique. Ici, l'on se
tâte, l'on attend. Aucune attaque n'est possible dans
cette saison où le dégel succède au frimas. La pluie
tombe, le parapet des tranchées s'écrouTe, les eaux
envahissent nos abris, nos hommes y baignent
jusqu'aux cuisses. Après quarante-huit heures ils
nous envoient un messager pour demander qu'on
les relève. Et Cigli me donne l'ordre de conduire
là-haut des équipes nouvelles.
Dès que j'ai franchi la crête, un étrange spec-
tacle m'apparaît. Dans l'oculaire de mes jumelles,
je distingue, chassés de leurs trous que la boue a
comblés, se promenant entre les tranchées. Fran-
çais et Allemands qui manient des seaux pour
vaincre l'inondation. Une sorte de trêve nous est
imposée par la nature. Pourvu qu'un état-major
ne s'avise pas de provoquer un tir! Les représailles
seraient immédiates, le sang coulerait sans aucun
résultat stratégique, et n'est-ce pas assez souffrir
pour nos hommes que d'être privés de sommeil et
LKS AUTO-MIÏRAILLEUSES 151
de voir leurs vivres détruits par Teau envahis-
sante?
— Si vous permettez, mon lieutenant, je resterai.
C'est un quartier-maître qui me demande cette
étrange faveur. Il veut consolider Tabri, surveiller
le travail, et surtout diminuer par sa présence le
labeur des autres. Le froid a fait d^s victimes dans
notre groupe. Nous ne pouvons fournir que trois
mitrailleurs par pièce, un sous- officier par sec-
tion. C'est insuffisant. Ils sont accablés de fatigue.
Beaucoup souffrent de leurs blessures anciennes,
et songez qu'ils ne dorment pas, que Veau gagne,
que les rats pullulent, que la pluie est glacée,
que la torpille menace, que le vent d'hiver va
revenir.
De la mer du Nord à la frontière d'Alsace, de
pareilles tortures sont endurées, de pareils dévoue-
ments se manifestent. Pensez à cela, bonnes gens
que le dégel réchauffe et qui souriez en murmu-
rant : « Quelle matinée printanière ! » Ces inatten-
due renouveaux qui coupent la mauvaise saison
nous valurent tant de peines. Les ruisseaux débor-
dent, les puisards ne suffisent plus. On lutte contre
la froidure, on ne triomphe pas de l'humidité.
Elle filtre dans le sol qui s'affaisse. Les poutres et
les rondins menacent d'écraser sous leur poids
ceux qu'ils' protégeaient. Les munitions sont
noyées, les fusils, les mitrailleuses, sont menacés
par la rouille. Allemands et Français oublient leur
haine et, dans la désolation, se regardent à quelques
^ w n
loi MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
centaines de mètres, unis dann une défaite qui créa
jadis la solidarité humaine.
— Restez, mon petit! C'est bien, ce que vous
faites là..
Pendant quatorze jours, il n'a pas quitté le poste
de première ligne, l'éperon qui permet de fau-
cher, à droite, h gauche, l'espace qui nous sépare
d'un autre éperon où j'aperçois l'horame grisMre»
pour lequel j'éprouve, it cette minute d'aocable*
ment et quelle que soit ma philosophie, la haine
que mes mitrailleurs n'ont plus. Je viens de
l'arrière, du village, je suis frais et dispos, Si je
m'écoutais, je prendrais une arme et j'abattrais
ces silhouettes.
— Fritz travaille comme nous, murmurent les
matelots.
Et ils le plaignent, avec cette pitié qu'ils res-
sentent pour eux-mêmes.
Croyez-moi : la férocité de cette guerre est entre-
tenue par ceux qui ne souffrent pas.
J'ai ramené les équipes lasses au cantonnemetit«
Do grands feux brillaient dan$ les cheminées. Les
femmes lorraines ont soin de nos soldats. Gigli a
parlé aux mitrailleurs. Il les a remerciés. Ils sont
contents.
Rien n'est plus beaul Le chef dit : « Je vous
remercie. » El tout le malheur est oublié. Cet
amour'là est plus noble que l'autre, plus difficile à
mériler, plus absolu, puisqu'il offre pour preuve la
volonté de mourir. Nos marins me racontent : « A
LES AUTO-MITRAILLEUSES 153
Monchy, le capitaine Cigli était debout sur le blin-
dage des voitures, lui seul exposé, et, quand nous
avons fait retraite, il est resté sur la route jusqu'à
ce qu'il fût blessé. Quand il tomba, nous Tavons
cru mort. Il est revenu, nous avons pleuré. » Et
tous connaissent la phrase du général Baratier :
<c Officier dont la bravoure est devenue légendaire
dans la division. :«> Ahl il n*a pas besoin de les
punir, il pose la main sur leur épaule, il les se-
coue , il dit : « Si tu recommences, je te casserai la
figure. » D'un autre, ils n'accepteraient pas cela,
ils réclameraient. Ils sont fiers de cette familiarité.
Ils aiment.
Et Cigli les aime également. Hier soir, les chas-
seurs cyclistes sont venus à Màixe pour courtiser
deux femmes de mœurs agréables. Nos matelots
se sont fâchés. Il y eut rixe. Cigli s'étonne :
— Comment leur avez-vous permis?
Il met des factionnaires aux deux entrées du
village. Défense aux chasseurs de passer! Cigli
s'intitule « roi de Maixe ». Plaisanterie, mais de
pareils mouvements donnent de l'allégresse à la
dévotion des marins, créent Tesprit de corps, et
l'esprit de corps est indispensable dans une cam- ^
pagne si longue, pour maintenir et renouveler Thé- .
roïsme au cœur d'une armée qui critique trop les
actes du gouvernement, {censuré)
qui ne comprend
plus très bien les raisons de la guerre et se bat
pour l'honneur de son propre drapeau.
151 MÉ:^I0IRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
Je me rapproche de la troupe, je vis avec elle,
j'étudie ces âmes simples, j'aperçois la puissance
de Tuniforme, des traditions qu'il symbolise.
Jamais un matelot ne sortira le dimanche si sa
tenue n'est pas impeccable. Ce souci le rend méti-
culeux, le marin a plus de dignité et nettoie mieux
sa voiture que nos soldats qui viennent de toutes
les armes. Les cavaliers sont naïfs et bons, les
fantassins de l'active gardent l'orgueil des com-
bats auxquels ils ont échappé. Quelques-uns, des
bourgeois, vont loin dans la vantardise. Défiez-
vous! Au feu, ceux-là ne tiendront que si on les
regarde, et l'on ne trouve guère de spectateurs au-
jourd'hui.
Nous avons encore des mécaniciens, ouvriers
d'usine, ajusteurs, metteurs au point. Détestables
caractères au cantonnement, ils seront parfaits
dans une mission difficile qui exigera le talent que
généreusement ils s'accordent. INos sous-officiers
ont des qualités nombreuses, un seul défaut, et
qui paraît à peine, mais qui grandira vite, le désir
exagéré de l'avancement. Comment s'en étonner?
Dans l'infanterie, beaucoup qui sont partis seconde
classe, sont déjà capitaines en novembre 1915. La
fin de la campagne s'éloigne, et, quand on parle
d'avenir dans les longues soirées, c'est un avenir
militaire que l'on envisage. L'armée nationale
prend les qualités et les défauts de l'armée de
métier : esprit de corps, amour du galon.
Pour tempérer cette fermentation^ il est heureux
LES AUTO-MITRAILLEUSES 155
qu'on nous envoie en congé. L'homme rentre dans
un milieu différent. Le respect que Ton accorde à
son courage et à sa patience lui fait oublier quel-
ques jours le régiment, ses rivalités et ses aigreurs.
A ce point de vue, le mot « détente » appliqué aux
permissions est parfaitement exact. Quelques jours
après mon arrivée, le lieutenant Colonna alla se
détendre à Paris.
Le soir où il nous quitta, nous fûmes priés à
dîner, le capitaine Cigli et moi, par le général
Baratier qui commandait notre division de cava-
lerie, la 8®.
Il m'avait déjà reçu au lendemain de mon arrivée
en Lorraine, et il m'avait accueilli en confrère,
cet écrivain dont l'œuvre sensible et le lyrisme tout
vibrantd'une tendresse qui s'épanche, ne m'auraient
jamais laissé croire qu'il fût aussi un officier géné-
ral silencieux, distant par l'ironie, le visage comme
fasciné par un rêve guerrier.
Maintenant je l'observe à sa table, entouré de
sett état-major. Voilà Tun des héros de Fachoda,
le frère de Marchand, le poète de deux livres que
j'aime pour leur surprenant mirage. Hé! je me
trompais tout à l'heure. Ce rêve où s'attardent les
beaux yeux de Baratier, cette maigreur d'apôtre qui
augmente la finesse des traits, qui creuse les joues
sous la barbe noire un peu frisée, ce front clair,
cette imperceptible amertume au coin des lèvres,
cette profonde tristesse que ne me cachent pas des
plaisanteries parfois grivoises, car le général aime
-• ^^1
15G MÉMOIUES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
le mot crû, cette rigidité presque orientale dans la
tenue, toute cette apparence, j'aurais pu la deviner
en lisant les récits du voyageur, elle fut façonnée
par la honte où aboutit Tépique chevauchée, par
la douleur d'avoir trouvé pliant les genoux
devant son ennemi, la France pour laquelle il
avait souffert deux ans dans la torture des sables
\ hostiles.
Chez Marchand, comme chez Baratier, j'ai vu
ridée de patrie atteindre au mysticisme. Le regard
passe au-dessus de votre tête, exalté, religieux.
Il voit dans le lointain la revanche, il prie le dieu
des armées de nous l'accorder. Déroulède, lui
aussi, avilit ce regard.
Je dis vrai : ce n'est pas le soleil et la fièvre qui
ont détruit Baratier, c'est la vieille douleur de
Fachoda. Elle tenait le cœur. Ne parlez point de
nos alliés anglais à cet homme d une intelligence
pourtant si rare, il s'irrite aussitôt, et, pour peu
que votre uniforme ressemble à la vareuse des
officiers britanniques, il vous atteindi^ dans votre
vanité par une de ces phrases cinglantes dont il a
le secret. Vous ne le comprendrez pas si vous
oubliez cette rancune. Elle est née le jour que le
sirdar âfait remettre à Marchand les journaux de
l'affaire Dreyfus. Pour vaincre ce chagrin presque
mortel, Marchand se prêta à l'activité politique,
Baratier s'enfonça dans un songe où il devait
trouver son œuvre littéraire et les impeccables
vertus de sa vie de soldat.
LES AUTO-MITRAILLEUSES 157
Pendant ces quatre années, j 'ai rencontré des hom-
mes que j'ai nommés en moi-même « les saints
delà guerre ». Baratier est monté plus haut que
tous dans cet empyrée où Tidée du devoir et du
sacrifice est seule lumineuse. Il a tout donné à son
pays, sa jeunesse vécue dans les explorations soli-
taires, son talent qui ferait chérir l'armée par le
pacifiste le plus podagre, sa santé perdue. Et il n'a
pas été récompensé pour cet exemple et ce mérite.
Il aurait pu commander à une armée. Il est mori,
le 17 octobre 1917, à la tête d'une division d'infan-
terie, et je crois bien qu'il n'avait pas encore reçu
la troisième étoile. Commandeur de la Légion
d'honneur, il n'était que « brigadier » quand je
servais sous ses ordres. En éprouvait-il une
déception? Je l'ignore, je ne le crois pas. Cer-
tains de ses officiers le disaient ambitieux.
Peut-être simplement avait-il été dur pour leurs
fautes.
Il était très dur dans le service, mais dur pour
lui-même d'abord. Tout le monde ne l'aimait pas,
les vrais rêveurs ne sont jamais populaires. Le
commun murmure : « Il se tait. A quoi pense-il ?
Il m'échappe. » Et l'horreur de ne pas comprendre
provoqua l'antipathie. D'ailleurs, l'humeur inégale
de Baratier avait de brusques à-cotips, il passait
de la farce un peu lourde à des silences un peu
méprisants. Travailleur acharné, il inspectait
chaque détail du secteur, et il était sans indul-
gence, si ce n'est pour le capitaine Cigli et nos
158 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
marins. 11 les avait admirés au teu, il leur passait
mille peccadilles, il les nommait : "
— Mes pirates!
Je compris la valeur de ce surnom quand notre
groupe quitta Maixe pour aller cantonner à Bau-
zemont. On ne sortit pas que les hautes voitures
blindées des granges où elles dormaient, on vit
apparaître dans les rues le bagage le plus hétéro-
clite : des tables, des lits pliants, même un piano,
et une dizaine de chiens qui appartenaient à nos
hommes. Tout cela fut chargé tant bien que mal
dans les automobiles et les camions. Ggli fermait
les yeux sur ce désordre, vous verrez dans (quelques
moments pourquoi il n'avait pas tort.
Nous fûmes très mal installés à Bauzemont.
L'espace ne manquait pas, mais nous étions à quinze
cents mètres des tranchées allemandes et nous
avions la constante inquiétude d'un obus tombant
sur nos réserves d'essence. Quel incendie cela au-
rait provoqué ! Cigli refusa d'indiquer ce péril à
l'état-major.
— Attendons, me dit-il, dans quelques semaines
j en parlerai au général, il ne faut pas paraître
avoir peur.
Et, pour nous distraire, entre deux séjours aux
tranchées, nous avons demandé et obtenu l'autori-
sation de bombarder Parroy. Ce village est situé
sur la rive sud de l'étang qui alimente le canal.
Une chaussée praticable conduit jusqu'à la digue,
où se trouvent nos abris de première ligne. Un soir.
î=ÇiT^
LES AUTO-MITRAILLEUSES 15^
j'ai mené trois voitures auto-canons le plus près
possible de la tranchée, et nous avons envoyé
quatre cents petits obus sur les masures où les
Allemands devaient faire leur soupe. Tir d'exercice
plutôt que tir de guerre. Nos hommes étaient ravis,
les cavaliers de la digue beaucoup moins joyeux.
Le canon de 37 est la bête noire du gardien des
tranchées. Le Boche déteste cette arme à tir rapide.
Dès qu'elle le meurtrit, il se fâche. Je ne sais pas si
nous avons tué quelqu'un dans les rues de Parroy,
mais notre intervention provoqua un tir de repré-
sailles. Il se déclancha quand nous étions partis.
Autre distraction : il existait entre les bois de
Bénamont et Bauzemont une pièce de marine à
longue portée, qui distribuait assez fréquemment
de gros projectiles sur les villes allemandes de
r arrière-front. Les avions ennemis finirent par la
repérer et l'artillerie commença un tir indirect. Elle
mit trois semaines à toucher le but. Patients et
toujours méthodiques, les Boches ouvraient le feu
vers midi. On se réunissait près de l'église de
Bauzemont pour voir éclater les obus. Ils fouillè-
rent, morceau par morceau, le vallon oîi la case-
mate était installée. On suivait par la pensée le
travail de l'officier allemand penché sur la carte
et délimitant la zone qui restait à battre. Peu à peu
elle dimiAua. « Ce sera pour demain ! » nous dit
le lieutenant de vaisseau commandant la pièce. Il
fit enlever les munitions et emmena ses hommes.
A midi, le lendemain, un lourd obus écrasait l'abri.
1«0 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
Voilà nos plaisirs, tout au moins nos plaisirs de
la journée, car k soir, quand ce n'est pas notre
tour d'aller aux tranchées, nous faisons une esca*
pade à Lunéville.
Nous y avons des amis, une famille charmante
que les bombes aériennes n'effraient pas, et nous y
sommes encore attirés par la chasse à la lampe
électrique, sport à la fois galant et grossier, qui
consiste à faire briller soudain, sur le visage
d'une promeneuse attardée dans les rues obscures,
l'ampoule éblouissante de nos lampes portatives.
La dame, effrayée, redresse la tête, un visage appa-
raît. Est-elle jolie? Est*elle jeune? Elles parais-
sent toutes jeunes et jolies à de pauvres diables
privés d'amour.
L'atmosphère de Lunéville est étrange. Chaque
nuit, de profondes ténèbres l'enveloppent, l'aile
des avions frôle ses toits. La bombe dégringole en
sifflant. On entend des rires, la population s* est
habituée et se moque. Les victimes sont rares. Au
début, elles étaient trop nombreuses. On apprend
vite k se défendre contre la visite des bombardiers.
Dès que le tocsin sonne, on rentre, et l'on plaisante
et l'on compte fleurette sous les voûtes indestruc-
tibles. Le jour, la cité est pleine de grâce, avec son
canal, sa rivière, son château et son beau parc. Ici
fut la cour de Stanislas, romanesques souvenirs.
Je m'attarde dans les allées, je contemple nos avions
de chasse grimper au plafond du ciel. Des fem-'
mes passent, figures lorraines, aux yeux bleus^ aux
1
'■^ \
LES AUTO-MITRAILLÈ SES 161
fortes pommettes, au menton décidé. Les cheveux
blonds, si pesants qu^ils soient, ne font pas plier la
nuque solide, la démarche est robuste. Nos Lor-
raines sont bien à l'image de leur pays, leur aspect
est sévère, leur beauté demande un effort pour être
comprise.
Un nouveau Noël ^ passé. Nous Favons fêté à
Bauzemont aussi joyeusement que nous avons pu,
après avoir porté aux tranchées des cadeaux pour
les hommes. J'ai entendu monter des lignes alle-
mandes un chant grave auquel répondait la gaieté
de nos troupes. A minuit, un cavalier qui a une
jolie voix de ténor, s'est hissé sur le parapet, et
il entonne un cantique. Ainsi la brute déchaînée
des deux côtés de la flrontière se souvient, avec
une nostalgie qu'elle n'avoue pas, de l'enfant
Jésus, vainqueur des divinités sanguinaires.
A la mi-janvier, nos deux sections furent relevées.
La neige couvrait le sol, la lune apparaissait entre
les nuages glacés. J'étais avec le capitaine de Vogué,
le lieutenant de vaisseau commandant le groupe
qui nous remplaçait, et, tout en faisant notre
métier de chefs, nous étions sensibles à la splen-
deur de ces solitudes argentées. Les artilleries
s'étaient tues. Pas un bruit. La file indienne des
porteurs trace une ligne noire, là-bas s'épanouit
une fusée. On parle à voix laisse. L'ange de la
Mort est seulement endormi. N'éveillons pas
son auguste sommeil étendu dans ces longues
plaines.
11
' . vw
lCy^ MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
Il s'éveilla au mois de février, quand retentit le
canon de Verdun.
Toute la 8^ division de cavalerie était à Far-
rière. Elle fut alertée le 24, à trois heures du
q^atin.
Le bruit court que les Allemands ont enfoncé
nos lignes. Cigli réunit les équipages :
— On va se battre! Je ne veux rien qui soit
inutile dans les voitures, ni dans les camions.
Il n'eut pas à le répéter. En quelques minutes,
les tables, les lits pliants, le piano, furent sacri-
fiés, les mille objets qui composaient la fortune de
nos soldats jonchèrent le sol.
— C'est paré, commandant ! annonça maître Le
Doussal.
Etnos automobiles, qui ont pris vratmentraspect
do machines ardentes, nettes et redoutables, fon-
cent sur la grand'route à une allure endiablée. Le
conducteur se penche sur le volant, le sous officier
s'assure que le bouclier tourne à l'aise sur son
pivot, le mitrailleur et le canonnier vérifient leurs
pièces. Cette fois, ça y est, le capitaine Ta dit: on
va se battre ! Si les Allemands ont percé, nous
tomberons sur leur fi me. On va se battre au grand
air, dans la campagne ouverte, on pourra manœu-
vrer, il y aura la surprise, l'embuscade. Ùonnezdes
gaz au moteur! Tant pis s'il chauffe un peu.
Hâtons-nous ! en quatrième sur la route gelée. La
voiture dérape, le Conducteur la redresse. On rit,
on ne sent pas la bise qui coupe la figure :
.J
LES AUTO-MITRAILLEUSES 163
— Qu'est-ce qu'ils vont prendre !
Dans les villages, les paysannes applaudissent les
auto-mitrailleuses qui passent en trombe. Le capi-
taine Gigli, dans sa voiture de liaison, est à la tète
de cette charge enthousiaste. Colonnaet moi, nous
suivons la dernière automobile de combat, prêts à
intervenir si quelque accident ou quelque panne
survient. Mais il n'y a jamais d'accident ou de
panne, quand les auto-mitrailleuses vont à la
bataille. La poussière neigeuse nous enveloppe.
Jim, le fox-terrief de Colonna, se cache dans les
fourrures-
— Ah! je suis content, vieux! me dit mon
camarade.
Je suis content, tout comme lui.
Mentalité particulière des armes spéciales. La
France est dans l'angoisse, nous ne voyons qu'une
chose : enfin, on va nous employer! Depuis trois
mois, nous avons fait le métier de mitrailleurs de
position, nous qui sommes plus ra^es, plus
maniables que la cavalerie. Considérez l'esprit de
corps, nous pensons au fanion de notre groupe,
nous voulons pour lui la croix de guerre, nous
oublions un peu le drapeau français, en péril.
Ce fut ainsi, la joie brillait dans nos yeux pen-
dant que se déroulait sur les collines de Verdun la
sombre épopée.
Nous n'y ayons pas pris part. On n'eut pas besoin
de nous. Quatre jours, nous restâmes à la disposition
du Grand Quartier Général. Nos marins et nos sol-
164 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
dats pleuraient d'impatience. Puis on nous ren-
voya, nous sommes retournés à Lunéville, à Maixe,
à Bénamont, et nous sommes remontés aux tran-
chées, humiliés et ternes.
*>»
CHAPITRE III
FORÊTS DE LORRAINE. ABRIS DE LA SOMME
Les marins nous ont quittés. Le capitaine Ggli
est retourné à la brigade. Nous avons eu du cha-
grin... Ce départ était inévitable, nous Tattendions,
il faut des matelots sur les chalands toujours plus
nombreux, qui patrouillent dans la mer du Nord ;
mais, privés de nos « demoiselles » et de notre
chef, nous perdons confiance.
Dans cette guerre, la cavalerie et les formations
qui lui sont rattachées souffrent d'angoisse morale.
Inutiles, méprisés parfois, nous travaillons plus
que les autres. On nous demande de rester une
troupe mobile, apte à la poursuite, au service en
campagne, métier délicat. On interrompt notre
entraînement pour nous envoyer aux tranchées
boucher les trous. {Censuré)
Hommes et gradés font demande sur demande afin
d'être employés ailleurs. Le personnel de l'aviation
a été vivifié par les apports de la cavalerie, les
cadres des chasseurs à pied regorgent d'anciens
dragons. Ouvrez l'annuaire, l'infanterie nous dé-
passe à peine dans la proportion des morts.
— Il faut nous en aller, dis-je à Colonna.
}
166 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIBE
L'isolement où nous a laissés la perte de Cigli
nous rapproche davantage. Notre nouveau capi-
taine, tout chamarré de croix, est un de ces heureux
qu'une grande blessure reçue au début de la cam-
pagne, a tenu depuis lors à l'écart des combats.
— Patience! répond Colonna.
Et, dans rintervalle des manœuvres, nous jouons
avec nos chiens.
J'ai ramené de permission un buU-dog. Il se
nommait Rostand. Je l'ai appelé Rostie par défé-
renc,e pour le poète. Il n'est pas très beau, mais il
a des attitudes amusantes, de gros yeux qui corn-
prennent, des épaules larges, écrasées jar une
lourde nuque et une tôte puissante. Mon ordon-
nance Bourdon l'adore, et je l'aime, moi aussi. Le
fox-terrier Jim est son compagnon. Bien des
villages de Lorraine se souviennent des deux offi-
ciers mélancoliques, éternellement suivis par Jim
qui gambade, et Rostie dont la silhouette attire le
regard.
Nous ne nous sentons plus une troupe d'élite.
La guerre de mouvement s'éloigne, tel un paradis.
Ce printemps 1916 exige de la patience. D'ime
permission i l'autre, on compte les jours. Une
mauvaise bronchite me jette au lit, au moment
que notre groupe va cantonner à Lunéville. La
8* division est chargée de garder la forêt de Parroy .
Pendant ma maladie, j'ai le temps de réfléchir.
Qu'ai-je fait depuis un an? Rien, et ce n'est pas la
volonté qui me manque. Ma section, trois voitures
FORÊTS DE LORRAINE 167
blindées, vaut la section de Golonna. J'ai essayé
d'être un bon officier, mais quels services ai-je
rendus? N'aurais-je pas^té plus utile en employant
pour la France le peu de talent que j'ai et la sono-
rité que dix volumes ont donnée à mon nom? Ques-
tion des compétences! Peut-être est^elle insoluble?
Je regrette mon passé, je n'aperçois pas d'avenir.
Est ce donc fini? Dans ce lit où l'on me pose des
ventouses, ce n'est plus le beau visage de la mort
qui m'apparaît, c'est la porte noire, l'escalier vers
l'oubli. Est- il donc deux espèces de mort, l'une
qui épouvante, l'autre qui attire? Sont-ils vrai-
ment heureux, les jeunes guerriers tombés dans
l'ivresse de la charge? Oui, heureux ! Ils n'ont
pas donné du Tront contre l'obscurité de l'âge et ne
verront jamais les années du déclin. Que ne suis-je
resté au vallon d'E the ? Tout ce que j 'aime s'écroule ,
le monde est une caserne, j'obéis à des galons et
non pas à une intelligence. Je ne me sens pas
grandi par mon sacrifice, mais diminué. Allons,
c'est la fièvre ! 11 faut se secouer, s'intéresser aux
détails de la vie. A peine guéri, je suis monté en
forêt de Parroy.
Le rôle que j'ai tenu, les fonctions d'officier
mitrailleur que j'ai remplies, organisant tout le
secteur de Goutelaine, l'importance que semble
prendre aujourd'hui cette partie du front jadis si
calme, m'interdisent de continuer pour cette époque
de ma vie militaire le récit quotidien de mes aven-
tures. Je suis resté des semaines dans la belle
168 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
«
forêt. Sous les ordres du commandant de Vauchier,
le plus intelligent des hommes, j'ai repris en
travaillant le goût de vivre, j'eus plaisir à me
rendre utile, et je crois y avoir réussi. Nous avons
transformé un système de défense qui était bien
insuffisant quand nous arrivâmes. Le 3® corps de
cavalerie nous a félicités.
Je voudrais vous donner l'atmosphère oîi nous
vivions. Permettez-moi d'intercaler dans ces
Mémoires quelques pages publiées au Journal en
février 1918. Cette petite œuvre prend la forme
d'un conte. Vous y trouverez des initiales au lieu
de noms exacts, l'imagination habille parfois le fait
précis, mais je n'ai pas inventé l'épisode qui
donne à cette courte nouvelle son émotion.
AU-DESSUS DES SENTIMENTS HUMAINS
Le boyau s'enfonce dans les bois. Tout à l'heure
il était à leur lisière, il venait de la plaine, oii le
chaud soleil du mois de mai rendait son ombre
agréable; il a gravi la colline, il se perd sous la
futaie. De l'autre côté du vallon, le boyau alle-
mand imite son dessin. Ils se rejoignent à l'abri
des frondaisons, séparés seulement par les toiles
métalliques, dressées contre les arbres, et dont les
mailles renvoient la grenade. Au niveau de la
clairière, tous deux sont reliés à des petits postes
masqués par les herbes du printemps.
Le secteur est calmej; l'ennemi, ce sont des
Forêts de lorraine i69
troupes de landwehr. On serait disposé à ne point
se faire de mal. Les jeunes feuilles et les oiseaux
ont de la tendresse, et le cœur dés hommes n'est
pas encore tellement séparé des poètes qu'il ne
s'amollisse au crépuscule du soir, au chant du
rossignol. Nous regardons Técureuil se balancer
sur la cime des chênes, et les projectiles qu'il laisse
tpmber sur la table où nous dînons, nous rap-
prochent de notre enfance. Comme lui, nous avons
de la gentillesse. Nos gars disent :
— Oh! par ici, Fritz n'est pas méchant!
Ne croyez pas que l'on fraternise. Ce n'est point
l'habitude des cavaliers. Mais on se laisse aller à
oublier la guerre, on fourbit les armes pour qu'elles
brillent et non pour qu'elles soient prêtes, et le
coup de fusil qui déchire le silence pourrait bien
.être le jeu de quelque braconnier. A des heures
précises, connues, nos canons et les leurs envoient
quelques obus sur les états-majors, projectiles qui
n'atteignent pas ces messieurs, mais dont nous
écoutons le fracas avec un sourire complice. On
interrompt une seconde la partie de bridge, on
nomme le village qui doit être touché, et, par
esprit de discipline, l'on fait des rondes avant de
s'endormir.
Près des bouleaux, à cent mètres de Tendroit où
se croisent à angle aigu la lisière allemande et la
française, où se confondent les réseaux barbelés
des deux camps, il y avait un block-house de
mitrailleuses, flanqué de deux emplacements éven-
n
170 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ yOLONTAIRE
tuels. C'est de là que j'ai suivi le drame dont
s'épouvantèrent la nature et les hommes.
Notre, quiétude ne pouvait durer. Au quartier-
général de l'armée on répétait :
— Il ne se passe rien dans la forêt de X...
Et il fallait qu'il se passât quelque chose pour
obéir aux circulaires qui ordonnaient d'avoir de
l'activité.
Sous bois, impossible d'agir. Restait le vallon.
On nous commanda d'y faire des patrouilles. Ce n'est
pas ennuyeux. De jour, on choisit un point de repère
dans la plaine : ce clocher, celte masure, cette haie;
on discute jusqu'au soir le moyen de s'y rendre, et,
la nuit tombée, avec des cavaliers choisis, on rampe,
ne risquant guère que de s'écorcher les genoux.
Une fusée éclairante monte au ciel, on se tapit. Si
les Allemands tirent, nos mitrailleurs, prévenus de
notre escapade, nous protègent par des rafales qui
imposent silence. On revient et l'on met sur le
rapport : « Été à tel endroit, rien à signaler. »
Fritz fait exactement la même chose que nous. Je
me rappelle l'admirable comédie du crocodile.
On nomme crocodile un tuyau de fonte, long de
quatre à cinq mètres, rempli de mélinite et qui
porte à ses extrémités des mèches par quoi l'on peut
le faire exploser. Le crocodile sert à détruire les
réseaux. Le difficile sera d'allumer la mèche. Elle
s'éteint le plus souvent. Les Allemands amenèrent
presque à nos lignes un de ces engins qui n'éclate
pas. Nous le trouvâmes, nous remîmes les amorces,
FOKÊÎTS DE LOÎtRAlNE 171^
nouis Tavûns porté chez les Boches; il n'a pas
davantage éclaté, Fritz nous le rendit deux jours
après, sans aucun succès. Cela aurait pu durer des
semaines, si Tétat-major ne s'était fâché.
— Des coups de main! Des prisonniers à tout
prix!
Oji organisa le coup de main. Le lieutenant Z...
en fut chargé. Naturellement, ceux-là mêmes qui
redoutaient d'être choisis l'envièrenl aussitôt. Le
lieutenant Z... était le fils d'un général comman-
dant une [division voisine. Il n'avait pas encore la
croix de guerre* Hél qu'il aille la gagner I
Il ne la gagna point. Chez les Allemands il y
avait eif relève, les Bavarois remplaçaient la
landwehr. Le détachement commandé par Z.*. se
heurta à une patrouille exceptionnellement mor-
dante. Désordre, retraite précipitée, et le lendemain
deux' Français ne répondirent pas à l'appel. Le
compte rendu de Z... manqua de clarté, des bruits
coururent. Un capitaine de l'armée arriva; il inter-
rogea notre camarade. Après cette entrevue, Z...
avait le visage raidi, les sourcils contractés, les
lèvreis pftles.
Nous n'avions pas beaucoup de sympathie pour
ce jeune homme. Un peu efféminé, joli garçon,
avec des taches de rousseur tout autour d'un
regard bleu, il marquait de la vanité et s'abstenait
des plaisanteries où l'on descend si volontiers pen-
dant la campagne. Il était musicien et nous aga-
çait de son violon joué en sourdine.
^.™
172 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
Il oublia de jouer ce soir-là. Il prévint mes
mitrailleurs qu'il sortirait devant les lignes.
— Seul, mon lieutenant?
— Seul.
A son ordonnance, il expliqua :
— Je vais chercher les morts.
11 ne pouvait croire que ses deux hommes eussent
été faits prisonniers.
— Je vous accompagne, mon lieutenant?
— Non.
Nous achevions notre bridge, quand la mitrail-
leuse allemande claqueta. Les nôtres répondirent.
Une fusée demanda le tir de barrage. Le 75 fit son
bruit. Quand il se tut, nous étions dans les postes.
Nous écoutâmes le silence. Tout à coup, un faible
gémissement, une voix portée par la brise :
— Au secours, à moi !
En guise de réponse, des balles viennent s'écraser
contre les sacs à terre.
Le sous-officièr de Z... accourt, vite dépassé par
Tordonnance. Ils s'élancent dans la chicane... Ils
ne sont jamais revenus.
Les Allemands tiraillent sans trêve. Les fusées
montent. Par intervalles, la mitrailleuse fauche.
Aux minutes de répit, on entend la plainte :
— Au secours, à moi !
Quand l'aube naît et que la brume sort de la
terre humidd, nos cavaliers se glissent dans les
herbes. Un seul échappe à la fusillade, les autres
sont tués. Mais celui-là nous raconte que Z...
TVY^
FORÊTS DE LORRAINE 173
est dans les fils de fer allemands, et qu'il râle.
Nous l'avons vu, lorsque le jour agrandi. Il avait
la nuque accrochée à un piquet; le corps, mou,
pendait vers le sol, et l'envergure des bras lui
donnait l'apparence d'un crucifié.
— Nous irons le prendre ce soir, nous dit le chef
d'escadrons qui nous commandait.
Nous essayâmes. Nous perdîmes du monde. Nous
ne réussîmes pas.
— On recommencera demain, au petit jour.
Mais, pendant la longue nuit, le père de notre
camarade arriva. Le général Z... ne ressemblait à
son fils que par la finesse des traits et la distance
qu'il imposait à qui voulait l'approcher.
Il vint au poste de mes mitrailleuses. Son porte-
fanion et un officier d'état-major l'accompagnaient.
Notre commandant le rejoignit :
— Demain, à l'aube, mon général...
— Attendez que je me sois rendu compte.
Il posait les coudes sur les sacs à terre. Il prêtait
Foreille, et, comme la nuit s'avançait, je crois bien
qu'il murmura :
— Mon pauvre enfant !
Derrière nous, l'escouade qui devait sortir se
préparait. Les figures étaient dures, décidées, cris-
pées de colère froide.
— On ne l'entend pas, dit le général.
Des balles folles crépitaient. J'osai répondre :
— On ne l'entend plus depuis hier soir.
Il se tourna vers moi.
174 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
— Vous étiez son ami ?
Je fis l'éloge du mort. L'aube touchait le faîte
des collines.
— Regardez, on le voit.
Et le père prit les jumelles pour reconnaître son
fils.
Le cadavre était à l'endroit où je vous ai dit que
les lisières s'unissent à angle aigu. Sa tête balan-
cée dominait les hautes herbes à cinquante mètres
de la ligne rugueuse des tranchées allemandes. Le
brouillard blanc cachait à demi le torse et les bras.
— Aller le chercher là-bas, ce n'est pas possi-
ble, fit le général à demi-voix.
— En rampant, on pourrait essayer. Cependant,
hier...
— Combien avet-vous perdu de monde?
Nous lui dîmes un chiffre bien inférieur à la réa-
lité. Il nous regardait droit, et il se frottait conti-
nuellement la nuque, là où le cadavre devait avoir
mal.
Silencieux, il reprit les jumelles. Nous étions
respectueux et glacés.
— Faites rentrer vos hommes, commandant. Le
jLieutenant est mort. Je défends que Ton risque la
vie de ces braves pour mon enfant.
Et, d'un brusque mouvement, franchissant les
sacs à terre, debout, en pleine vue des lignes alle-
mandes, il salua haut son fils crucifié ; puis, sans
ajouter une parole, il s'en alla.
La grandeur est une chose simple à la guerre.
FORÊTS DE LORRAINE 175
Ce geste surhumain ne nous étonna pas, pas plus
que ne nous surprit la désobéissance de nos dra-
gons qui, la même nuit, décrochèrent le corps et
le rendirent à sa famille.
Et la forêt, un instant héroïque, est redevenue
douce à nos méditations.
Je rarppelle douce, cette forêt où mon activité
me rendait joyeux. Sur d'autres points du front, je
les ai vues déchiquetées, ces grandes dames de la
nature. Pourquoi les Allemands ont-ils ménagé
mon amie ? Est-elle trop touffue, trop serrée? Les
obus qui la pénètrent disparaissent dans ses bran-
chages, et la végétation recouvre leur trace.
L'ennemi ignore où sont les Centres de résis-
tance et les postes de commandement. Voilà pour-
quoi je suis tellement discret quand je parle de
mon séjour dans son ombre, un très long séjour,
le plus long que j'aie fait aux tranchées, tout le prin-
temps 1916. Que ne puis-je vous raconter! Ma
mémoire fourmille d'anecdotes. Les plus fami-
lières mettraient en scène le fidèle Bourdon, mon
ordonnaûCe, et Rostie, mon buU-dog. Ce dernier
avait une étrange manie, le goût d'aller à l'aven-
ture au delà des couverts, et, sa large gueule s'ou-
vrant Vers le ciel, d'aboyer férocement après le
sillage des projectiles.
Jamais on ne vit chien moins peureux. Non seu-
lement les plus gros rats ne lui faisaient pas peur,
•*'^ll
176 MÉMOIRES D'UN EN(UGÉ VOLONTAIRE
mais le sifflement des balles et Téclatement d'une
bombe le mettaient dans une sorte d'état héroïque
où ses yeux lui sortaient de la tête, jetaient des
flammes, et son poil se hérissait, tandis que ses
oreilles dressées, les innombrables rides de son
visage, lui donnaient l'apparence d'une bête de
l'Apocalypse.
Il eut l'occasion de ce courroux le soir que les
Allemands firent exploser la terrible mine de
Vého. Si vous vous rappelez mon esquisse du pays
lorrain, vous vous souvenez que Vého se situe au
sud de la forêt. 11 est séparé^ d'elle par le vallon-
nement où se trouve Emberménil. Notre poste de
commandement n'était pas loin de la lisière. Quand
se produisit la catastrophe qui engloutit à jamais
deux sections d'infanterie et une section de mitrail-
leuses, nous pûmes croire que le sol s'entr'ouvrait
sous nos tranchées.
L'emploi des mines dépasse en ignominie toutes
les abjections utilisées par les stratèges modernes.
Ce genre de guerre n'entraîne ni la victoire, ni
même de grands succès, tout au plus peut-on dire
qu'il use le moral de l'ennemi. Vous entendez tra-
vailler sous terre, des bruits sourds se rapprochent
chaque nuit, et c'est en vain que nos sapeurs
travaillent eux aussi. Arriveront-ils les premiers?
Quel jour se produira le cataclysme, à quelle heure?
La boue elle-même, ce refuge, n'est plus secou-
rable.
On prétend qua les Allemands ont préparé pen-
FORÊTS DE LORRAINE 1Î7
daiit des moi^ la galerie longue de plusieurs cen-
taines de mitres qui leur a permis d'accomplir
leur méfait de Vého, Us ensevelirent des hommes»
ils occupèrent quelques instants les lèvres de
Ténorme entonnoir, ils en furent chassés. Donc, à
quoi bon? A nous infliger une torture nouvelle?
Après vingt heures de terrassement, on retira un
soldat qui vivait encore. Il ne put dire un mot. Il
regardait la lumière. Et nous avons lu dans ses
yeux une terreur que l'au-delà seul peut créer. Puis
il mourut. Pensez que le même effroi demeure dans
les yeux de ses camarades qui ne revirent pas le
soleil.
Ah l Rostie peut aboyer après la voûte des obus qui
passent au-dessus de nous, cette nuit où tout le sec-
teur s'incendie ; il joue, et notre guerre de Parroy
est un jeu d'enfants, à côté de celle que me décri-
vent les fantassins avec lesquels nous sommes en
liaison. Ils arrivent de Verdun, de la cote 304, et,
si les yeux de l'enseveli reflétaient u^e terreur
inconnue, leur visage à eux est comme derrière un
voile, leur rêve se souvient avec une incroyable
intensité) leur rêve les enveloppe.
Ils disent :
**- Chaque fois que nous montions, nous savions
que nous ne redescendrions pas avant d'avoir perdu
le quart de notre effectif, et l'on comptait les morts,
et {censuré) pour
redescendre plus vite.
Ils sont très jeunes, presque des enfants. Ils ont
12
m MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
des figures puériles, jolies mais quelle gravité
dans Texpression des traits, dans le son de la voix,
dans TafiFection qu'ils se témoignent les uns aux
autres ! Ils ont de la pitié pour eux-mêmes. Il leur
faut du repos, et, quand Vého saute, quand la ligne
s'embrase, ils murmurent :
— Voilà que ça recommence!
Et ils voûtent les épaules, ils plient la nuque,
c'est trop !
Aimables ombrages, oserai-je à présent me van-
ter du labeur accompli dans le parfum de vos
feuilles humides et la tiédeur de l'été. Le hasard
m'a fait voir beaucoup de choses, je raconte, mais,
ayons de l'humilité, qui n'a pas porté le sac sur
les croupes de Verdun sera toujours au second
rang parmi les acteurs de la tragédie.
Elle nous a coûté si cher que l'on songe à com-
bler les vides. A peine la 8* division de cavalerie
a-t-elle quitté le secteur que le bruit court de sa
dissolution prochaine, et le jour arrive des adieux
du général Baratier. Je m'étais rapproché de lui
en forêt de Parroy, mais la tristesse de le quitter
était doublée par l'inquiétude de la vie errante que
j'allais reprendre. Une division noblement com-
mandée ressemblée une famille. Que va-t-on faire
de notre groupe? Temporairement nous sommes
aflFectés à la 6* division de cavalerie. Elle est au
repos, nous l'y suivons, et le travail recommence,
l'éternelle promenade de village en village, de can-
tonnement en cantonnement.
FORÊTS DE LORRAINE 179
— Entraînez-vous pour la grande offensive de la
Somme. Cette fois ce sera la percée. On masse la
cavalerie dans les environs de Beauvais.
Irons-nous? Serons-nous encore tenus à Técart?
Alerte ! on réclame deux sections de mitrailleuses
pour boucher un trou aux tranchées de Vého. C'est
mon tour de les y conduire. J'emmène Bourdon
et Rostie.
Le poste où nous sommes a une certaine valeur
stratégique, augmentée par le petit nombre de ses
défenseurs. Les nuits sont pénibles, les grenades
éclatent dans les fils de fer, les hommes ne peuvent
quitter la crosse de la mitrailleuse, et Hoètie, en
ma société, chasse le rat jusqu'à l'aube. A nôtre
droite s'ouvre le cratère de la mine. Quelques sol-
dats croient entendre le bruit d'une sape. Nos chefs
sont inquiets, je ne dors guère, et Bourdon veille.
Il écrit d'interminables lettres à la bien-aimée du
moment. Bourdon est un amant très apprécié.
Notez qu'il est d'une bravoure parfaite, cité à l'ordre
pour action d'éclat, mais il a de la sentimentalité, et
pourquoi n'en aurait-il pas ?
Au fond, nous étions heureux, Bourdon, Rostie
et moi, dans le péril de Vého, quand un ordre qui
nous enchante nous ramène à l'arrière : le troi-
sième groupe d'auto-mitrailleuses part pour la
Somme.
Le mois d'août 1916 trouve l'armée (censura)
que ce magnifique septembre 1915,
date de l'offensive de Champagne, mais la supé-
180 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
riorité que noua avons montrée sur les Allemands,
notre esprit de méthode égalant le leur, la fermeté
de nos alliés d'Angleterre, augmentent nos raisons
d'espérer la victoire, bien que eelle^-ci ne nous
paraisse plus rapprochée et que nous ne soyons
plus éblouis par son éclat imaginé. Pour nous
rendre de Lorraine dans la Somme, noua n'avons
pas exécuté une folle randonnée, pareille à celles
que dirigeait Cigli. Notre nouveau capitaine cal-
cula avec soin les étapes, imposa une forte disoi*
pline, organisa tout en détail, et d'ailleurs les
choses n'en allèrent pas mieux, au contraire, . .
(censuré)
Ils ne discutent pas entre eux la victoire française,
mais la reprise de la guerre de mouvement,
problème aujourd'hui encore sans solution évî*
dente.
— Nous ne servirons à rien, grognent-ils, les
roules seront coupées, et nos voitures resteront au
premier fossé.
Plusieurs d*entre elles brisent leur pont arrière
avant d'arriver sur la Somme.
— Il faut nous en aller, ai-je répété à Colonna,
quand nous avons appris, près de Beau vais, que
nous étions affectés à la 2* division de cavalerie,
et que nous allions recommencer l'entraînement, la
promenade de cantonnement en cantonnement,
le nom des villages ayant seul changé, et aussi le
décor.
Où ètes-vous, Lorraine à la beauté secrète? Je
■ "O
FORÊTS DE LORRAINE 181
pourrais vivre cent ans entre Amiens et Beauvais,
et n'y trouver aucun agrément. Les cathédrales
ont de la splendeur, il en faut pour que Ton par-
donne à ce ciel d'être constamment malpropre et
d'écraser des bicoques ^ussi sales que lui. Les
plaines de l'Yser ont de la coquetterie dans leur
tragique. Ici, l'obstinée laideur d'une femme
revèche. Ah ! je lui en veux à ce pays, où la décep-
tion pour moi se renouvelle ! Est-ce ma faute si je
n'ai pas été en Artois, en Champagne, ni h Ver-
dun, ni aux formidables assauts de la Somme?
L'ardeur s'épuise à la longue, et n'avoir plus que
le plaisir de vivre, donne envie de vivre, de vivre
mieux, de rentrer chea sol. Je prétends que l'offi-
cier de cavalerie qui a fait toute la campagne dans
son arme et ne s'est jamais relâché dans ses devoirs,
qui a conservé sa bonne humeur et son cran, est
admirable, soit par sa résignation au destin, soit
par sa valeur morale .
L'offensive de septembre n'a pas réussi. Notre
division ne sera pas employée. En voilà assez!
— Je m'en vais, dis-je ii Côlonna.
Et je fais ma demande pour passer dans l'artil-
lerie d'assaut. Les tanks anglais^ à peine sortis de
l'usine, ont façonné leur légende. Notre chef, le capi-
taine Bouloe, nous entretient des « caterpillars »
qu'il a conduits l'année précédente à Billancourt, et
j'aperçois marevanche, je me vois déjà, cavalier d'un
monstre, franchissant réseaux et tranchées, enfon-
çant les lignes teutonnes, allant au corps à corps,
^
182 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
comme dans un de ces duels où jadis je me plaisais.
Il me faut choisir, n'est-ce pas? La plupart de
mes confrères sont rentrés. Maison de la Presse,
censure ou simple sursis d'appel, ils ont repris le
métier d'écrire. On le leur a permis, on me le per-
mettrait. Vais-je donc regagner le logis sans avoir
participé, j'entends comme acteur de premier plan,
à une de ces prestigieuses batailles où se hausse
la guerre de siège, moi qui fus de Charleroi, de la
retraite et de la Marne !
Ma première demande pour les tanks fut
refusée. J'étais un peu vieux... On ûe me trouva
pas trop âgé, cependant, pour conduire en première
ligne, non loin de Chaulnes, deux sections de
mitrailleuses, ces deux sections que Ton réclamait
sans répit à notre groupe, afin qu'il ne parût pas
complètement inutile.
— C'est paré? En route !
Les camions démarrent. Nous- devons parcourir
quarante kilomètres avant d'arriver au quartier
général de la division que je renforce. Nous croi-
sons des convois innombrables. A l'arrière d'une
offensive, la circulation est plus intense que le
jour du Grand Prix sur l'avenue -du Bois. Les con-
ducteurs s'interpellent. Dans les véhicules cahotés,
les troupes qui descendent commencent de dormir,
celles qui montent se préparent à l'héroïsme par
des chants. Un avion aux ailes brisées est remorqué
vers rhôpital. Les munitions, les explosifs, les
grenades, les obus, sont secoués par les ornières,
ABRIS DE LA SOMME 183
et les souples voitures d'ambulance s'insinuent
dans le double cortège.
Plus on se rapproche, plus augmente la densité
de la foule que semble animer le bruit croissant
des artilleries, puis, tout à coup, la route est libre,
nous entrons dans la zone battue.
Au seuil de son bureau, le chef d'état-major
m'accueille :
— ^^ La relève aura lieu ce soir. Vous trouverez
à la sortie est du village de X... un agent de liaison
qui vous conduira à votre poste.
— Mon commandant, j'ai vingt-quatre mille
cartouches, quatre mitrailleuses et seulement
quinze hommes pour le transport.
— Laissez vos cartouches ici, vous emploierez
celles qui sont aux tranchées. Pour le reste, arran-
gez-vous. D'ailleurs vos camions pourront peut-
être aller jusqu'aavillage de X..., si les Allemands
ne le bombardent pas.
Je m'incline, mais je n'ai jamais mis les pieds
dans le secteur et je n'ai pas le temps de me ren-
seigner : la nuit est tombée. Nous partons, les
phares éteints, à travers ce sombre pays que nous
ne connaissons pas.
Une heure, nous roulons sans péril. La lampe
électrique, allumée par intermittences sur la carte,
permet de suivre l'itinéraire, et, quand les nuages
s'espacent autour du croissant de la lune, je dis-
tingue le profil de ces plateaux ondulés où
s'ouvrent, sur la contre-pente, les repaires de nos
1
184 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
artilleurs. Voici une bourgade dont chaque maison
est détruite. Dans les rues, de rares soldats se blot-
tissent contre les pans de mur.
Un factionnaire nous arrête :
— Halte! on ne va pas plus loin.
Je lui crie le nom du village où j'ai reçu Tordre
de me rendre. Deux kilomètres nous en séparent.
— Vous ne passerez pas, la route est balayée.
Que faire? J'ai quinze hommes pour transporter
quatre pièces, quatre trépieds, les sacs et les
vivres... Nous passerons, allons-y! De nouveau, on
démarre. Cent mètres d'intervalle séparent les
camions qui marchent à petite allure, éclairés par
les lointaines fusées. A Touest, du côté de
Chaulnes, le duel d'artillerie s'exaspère; à Test,
devant nous, c'est le silence. Nous avançons dans
un désert.
A l'instant où nous atteignons les premières
maisons de X..., une rafale d*obus s'y écrase.
Peut-être les Allemands nous ont-ils repérés. Une
ferme s'écroule. Des gerbes d'étincelles montent
jusqu'au ciel. Une seconde rafale se précipite. On
ne l'a pas entendue venir, tellement la trajectoire
est tendue, et chaque seconde amène le fracas :
déchirement de l'explosion, éboulement des mu-
railles. La clarté des flammes rend visible, contre
l'horiion obscur, la silhouette des camions. Je les
renvoie. Dieu veuille qu'ils rentrent intacts i Ils
s'éloignent. Mes hommes ont découvert une sape
et s'y entassent. Il ne faut pas songer à traverser I
ABRIS DE LA SOMME 185
le village pour rejoindre l'agent de liaison. Les
rues sont des fournaises, et pas \m être humain
n'apparaît dans cet incendie.
Nous avons attendu des heures, puis nous nous
sommes risqués, marchant en file indienne, rasant
les maisons, ployant sous le poids des mitrail-
leuses, des trépieds et des sacs.
A la sortie est du village, l'agent de liaison fait
défaut. Sans doute a-t-il dû gagner un abri, mais
où sont les abris, où sont les tranchées? Le lacis
des boyaux nous entoure. On s'y perd. Des recon-
naissances reviennent sans avoir trouvé personne.
Et le bombardement recommence. Il laboure les
champs déjà retournés, tir d'interdiction qui défend
de vivre ici, et ne cherche pas de victimes.
Mes hommes se réfugient dans une autre sape.
Leur bravoure ne s'inquiète point de la tempête.
Ils ne sont pas responsables, eux, mais moi je suis
responsable, et je songe aux camarades, qui, là-
bas, attendent d'être relevés.
A l'entrée du souterrain, je guette. Personne. Et
pas une lumière, pas un écriteau, pas une pan-
carte qui m'indiquerait mon chemin. Tout est
détruit. Il semble que la vie humaine ait disparu
et que n'existent plus que les forces secrètes de la
tertre, le métal qui vient des profondeurs de lamine
où il dormait si lourdement, le métal qui veut
vivre à son tour, qui s'élance dans l'espace, trouve
une Voix dans le hurlement de Tobus, et sa splen-
deur dans les éclatements lumineux. Oui, c'est le
186 MIî:MOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
règne du fer qui commence. Etes- vous bien certain
que les hommes ne soient pas devenus les esclaves
des métaux qui veulent ressusciter? Farouche
poésie de cette nuit où la guerre ne me paraît plus
née de la haine des peuples, mais venue des
entrailles mêmes de la planète ! Je suis seul sur la
roule. Il faut que je trouve à tout prix le moyen
de me relier avec mes semblables. Cette solitude
ne peut durer. Voyons! je rêve, Tarmée existe.
Une pensée dirige ces masses obscures qui tra-
versent le ciel. Ce désert est peuplé. Il y a des
hommes ici. Où sont-ils?
Et je cours à l'aventure , en quête d'une lumière
qui me révélera leur présence. Rien. Les hommes
ont disparu du monde. Suis-je le dernier qui
pense? Ce n'est pas la peur de mourir qui me
glace, mais un effroi surnaturel. Dans ces on^jDres
inconnues, je fonce au hasard. Je tombe dans les
trous fraîchement creusés, je m'aplatis dans la
boue, j'embrasse le sol. Moi aussi, vais-je dispa-
raître ? Il n'est plus sur la surface du globe que le
déchaînement de la matière dont je ne puis com-
prendre l'âme et que je supplie de m'épargner, me
prosternant, humble et défait.
Soudain, j'aperçois à ras de terre une raie bril
lante ; je me précipite, et, tout haletant, je des-
cends sur les marches polissantes d'un escalier, je
pousse une porte, une lumière humaine éveille
mes yeux : la bougie brûle sur la table de l'abri,
et, tranquille, levant vers moi un visage sans
ABRIS DE LA SOMME 187
émotion, pensif et doux, un homme, oui, un
homme, me demande n'apercevant pas mes ga-
lons :
— Qui êtes-vous ?
Je me nomme, j'explique ma présence. Le ser-
gent s'est levé.
— Vous voulez téléphoner, mon lieutenant?
Nous ne sommes pas reliés avec Pétat-major, mais
par le poste de la batterie nous pourrons commu-
niquer avec lui.
Agile et calme, il manie les fiches du téléphone.
Je me suis assis. Ne pouvant raconter le cauche-
mar d'oii j'échappe, je lui appartiens encore, et il
faut que j'entende toute proche la voix du com-
mandant qui m'a envoyé et qui me parle à l'autre
bout de la ligne, pour cjue je reprenne confiance
et sois bien certain que la tempête des obus est
l'efifet d'une volonté précise, semblable à la mienne,
et non pas la bataille mystérieuse oii j'ai cru perdre
la raison.
L'état-major m'ordonne d'attendre, là où je
suis, un nouvel agent de liaison que l'on m'en-
voie.
— Reposez-vous, mon lieutenant.
Je regarde autour de moi. Ces abris sont tous
pareils ; couchettes superposée's, poutres appa-
rentes, terre qui suinte, et toujours la bougie va
s'éteindre.
— Vous permettez ? me demande le sergent.
Je me suis étendu, et il souffle la bougie. La
^
188 MÉMOIRES D13K ENGAGÉ VOLONTAIRE
nuit paisible nou8 enveloppe. Nous sommes à
huit mètres sous terre, et c'est à peine si les pltis
gros éclatements ébranlent un peu le sol. Dieu
fasse que là-haut mes mitrailleurs soient en sécu-
rité ! Je me rassure : leur sape est profonde. D'ail-
leurs, que puis-je pour eux? L'ordre est formel,
je dois attendre ici. Si je remontais, Ta^nt de
liaison me trouverait-il? Pourtant j'ai de l'an-
goisse, et je ne me repose pas.
Comme je me retourne dans les couvertures
qu'on a jetées sur moi, une voix jeune, qui n'est
pas celle du sergent, m'interroge :
— Mon lieutenant, est-ce vous qui écriviez des
contes au Journal f
J'avoue, sans orgueil. Tout à l'heure je me suis
senti si petit, si faible, si fragile. Mais le sergent •
— Eh bien ! vrai, voilà une rencontre!
Et la jeune voix qui est devenue joyeuse :
— Nous parlions de vos livres, mon lieutenant,
quand vous êtes entré. Nous lisions les Métèques
et nous discutions tgus les deux.
J'écoute, surpris, car cela ne m'est jamais arrivé
encore, du moins jamais aux tranchées, sous la
terre, que l'on évoque devant moi mes héros
inventés. Ce jeune soldat et ce sous-offlcier eonnais-
saient presque toute mon œuvre. Us ont de l'affec-
tion pour elle, pour mes personnages, et ils
m'interrogent sur François Vigier, sur Batchano,
sur Périclès Avrinos. Brusquement, elle àô met à
vivre autour de moi, ma famille imaginaire, ma
A?BIS DE LA SOMME 189
seule famille, gqs amis près desquels je me réfugie
toujours. Dans l'ombre que pointillé la lueur des
cigarettes que U0U9 avons allumées, mes camarades
prêtent aux fils de ma rêverie la puissance de leur
vie concentrée.
— Nous les aimons, me disent^Is. Autrefois
nous ne les connaissions pas. Ils nous tiennent
compagnie.
Pourtant, ces soldats ne sont pas des lettrés,
mais on lit beaucoup, et on lit bien, en face de la
mort.
J'ai quitté l'abri quand l'agent de liaison est
venu. Nous avon& fait des plat-ventres dans la
boue, l'éclat rapide ululait, la solitude était
immense; mais, dans la grisaille de l'aube, il
n'était plus pour moi ni péril, ni solitude, ni cau-
chemar, puisque s'opposait, au déchaînement du
métal libéré, cette autre puissance, cette puissance
humaine de l'esprit qui anime les créatures nées du
travail des poètes. Je venais de comprendre que,
sous la laideur des champs jaunâtres, vivent
d'autres invisibles que les soldats terrés. Les héros
de tous nos livres accompagnent et soutiennent les
héros combattants. L'armée des personnages que
nous avons façonnés garde elle aussi la tranchée.
Peu importe la fin de cette relève. Je n'ai perdu
aucun mitrailleur. Tout a bien marché. De cette
nuit sur les coteaux de la Somme, je garde mieux
qu'un souvenir. Je me suis enrichi. Jamais plus
je ne me dirai inutile, et, quand je remonterai
190 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
là-haut, ce sera moins pour combattre que pour
donner par ma présence du relief à mon œuvre.
Elle m'est devenue clière, depuis que je sais que
des soldats la connaissent, et qu'ils Faiment.
Ma seconde demande pour les tanks fut acceptée.
J'en reçus la nouvelle le 8 janvier 1917 et je partis
pour les camps d'instruction.
QUATRIÈME PARTIE IW^S
LES TANKS, L'ARTILLERIE D'A!>
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CHAPITRE PREMIER
LE RETOUR A L'ÉCOLE
Dans . ma quarante-deuxième année, je suis
retourné à l'école. Croyez-vous que j'en aie souf-
fert ? Je ne montre point tant de vanité, mais je
ne me doutais pas, quand j'ambitionnais d'appar-
tenir à l'arme nouvelle, de ce qu'il me fallut
endurer pour assouplir mon intelligence et mes
muscles.
Par dix degrés de froid, sur un plateau des
environs de Châlons, logé dans une baraque mal
chauffée, j'ai appris à conduire le « Caterpillar ».
C'est l'ancêtre du tank, les Américains l'emploient
depuis longtemps comme tracteur agricole. Ima-
ginez une plate-forme, sur laquelle repose un
moteur, et qui est entraînée par deux bandes
d'acier, sorte de tapis roulants, dont les galets se
moulent aux aspérités du sol. La manœuvre parait
simple : pour tourner, vous immobilisez une che-
nille qui forme pivot; mais les embrayages sont
complexes, il faut les ménager, sans quoi ils pati-
nent, et cela n'est point commode quand vous
abordez le fossé ou le trou d'obus, quand le cater-
13
}
19i MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VQLONTAIRE
pillar pique du nez ou se redresse, vous arrachant
de votre siège par la force de la secousse.
Ce travail en plein air ne me déplaisait pas,
malgré la bise coupante. De bons camarades m'en-
touraient, tous volontaires, presque tous glorieux,
fantassins quatre fois blessés, vétérans de Cham-
pagne et de Verdun. Il y avait de l'émulation.
Nous allions dans le boqueteau, meurtrissant les
branches givrées, décrivant des voltes savantes,
appréciant l'espace entre deux arbres, et quels
rires si la lourde machine renverse un jeune
sapin !
Après l'exercice, serrés autour de l'unique poêle
qui chauffait la popote, nous écoutions un profes^
seur disert. De ses doigts effilés, aux ongles polis,
il maniait la craie sur le tableau noir. Ah ! le
moteur à quatre temps, le graissage, la magnéto,
le barbotin ! Est-ce pour acquérir cette science que
j'ai quitté le front? Mais oui! et voilà une des
beautés de notre époque : les guerriers écoutent le
savant afin d'être plus utilôs sous la mitraille. Bien
mourir est la moindre des choses, mourir en don-
nant le rendement maximum de soi-même, voilà
le but. Il est difficile à atteindre. Nous nous y
employons.
Tandis que les fantassins ne trouvent aucun
ennui à ce repos forcé de l'école,^ les cavaliers ont
de l'impatience. Nous sommes venus ici pour lutter
contre la malchance qui nous éloigna des actions
glorieuses. Voici Masséna, prince d'Esslîng, duc
LE RETOUR A L'ÊGOLB 196
de Rivoli, un jeune homme charmant, d'une Intel-,
ligeôoe discrète, précieuse et fine. Il sortait du
régiment quand la guerre l'y a ramené. Il a fait
son devoir, à son po«te. Ce n'est pas assez pour un
Masséna, puisque le destin fit le poste moins péril-
leux que d'autres. Et, très simple, très doux, le
petit duc de Rivoli tâche h être un bon élève en
attendant d'être un héros.
Nous avons passé des examens. De graves sei-
gneurs (cemufé). .......•••*
. • nous ont reconnus aptes à nous en aller là-
bas.
Là-bas? à la bataille? pas encore! Dans un
autre camp, vers le sud, nous avons rencontré la
troupe, et aussi l'instrument de combat. Sur la
plate-forme du Caterpillar^ on manœuvre à l'air
libre les leviers. Dans le tank, une coque d'acier
nous enveloppe, et déjà l'obscurité donne à l'ima-'
ginaire la vision de ce que sera le combat.
La place est mesurée. Assis entre le moteur et
le canon de 76, le bras gauche, que brûlent les
cylindres, tenant la manette des gaz, la main
droite devant suffire à la direction et au change-
ment de vitesse, l'officier seul voit la route à
suivre. Devant son front, un volet obstrue la
fenêtre du blindage. A droite, à gauche, deux
fentes étroites lui permettent de s'orienter. Au-
dessus de sa têje, le réservoir d'eau le menace,
déversant son trop-plein sur ses épaules ébouil-
lantées. Que le moteur tourne mal, il y prête
196 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
l'oreille, il se penche vers le mécanicien accroupi
de l'autre côté des cylindres. S'il veut employer
son canon, il se renverse pour indiquer le but à
son second qui est assis derrière lui, les genoux
écartés. De même, pour déclancher le feu des
mitrailleuses, il fera transmettre Tordre par le
sous-officier; et les deux mitrailleurs, serrés l'un
contre l'autre au centre de la voiture, plient
l'échiné, quand le sixième occupant de cette cage,
le pourvoyeur, passe un obus au canonnier. La
chaleur est intense, l'air empesté par l'huile qui
rejaillit; par l'essence qui s'évapore, par les éma-
nations de la poudre.
On réclame d'un officier de tank des vertus
innombrables. Il lui faut être mécanicien accom-
pli pour éviter de s'en remettre à l'expérience d'un
spécialiste, son subordonné, qui pourrait perdre la
tête au combat. Il apprécie les millièmes, l'écart
probable entre le but et le point de chute, comme
disent les artilleurs. Aucun enrayage de la mitrail-
leuse ne lui est incertain. En quelques secondes,
il doit y parer. Mais encore on lui enseigne la tac-
tique de l'infanterie: témoin des vagues d'assaut,
il rendra compte de leur engagement. Pour cela,
une bonne vue, une vue perçante, lui est indis-
pensable. Il connaîtra les codes de la télégraphie
sans fil, il saura attacher une dépêche à l'aile
d'un pigeon voyageur, et, tant pis pour lui s'il a le
vertige, un avion l'emportera reconnaître au delà
des petites fumées du shrapnell, le territoire de
LE RETOUR A L'ÉCOLE 197
ses futurs exploits. Dès que le char manœuvre,
son chef devient vraiment le cerveau de cette
matière à la fois brutale et sensible. Et Fintensité
des bruits, les heurts et les cahots créent, même à
l'exercice, une atmosphère si chargée de tumulte,
que la voix humaine ne s'y entend pas. Nous ne
pouvons plus commander. Il faut que l'équipage
ait mieux que de la confiance. Notre âme doit lui
être familière, Fidéal serait d'établir entre nous
une harmonie telle, que les hommes pussent exé-
cuter notre pensée, sans qu'il nous fût besoin de
la formuler.
Il est donc sage de nous avoir réunis à nos équi-
pages dans ce camp où nous restâmes un mois.
Nous appartenons au 12® groupe. Un officier de
cavalerie, qui a été blessé jadis au Maroc et qui
n'a pas trouvé l'occasion de se distinguer depuis
lors, le capitaine Chevrier, nous commande avec
habileté. Sous ses ordres, quatre capitaines ont
une autorité provisoire sur les batteries. Ils font
leur stage. Trois d'entre eux nous quitteront avant
la bataille; le dernier, le capitaine Lévêque, sera
blessé près de moi à la Malmaison.
Ce sont de très jeunes gens, un peu ivres de
leur gloire. Un chasseur, un fantassin, un colo-
nial, un zouave. Ils ont déjà payé leur dette, et
durement, l'uniforme cache des cicatrices cruelles.
Le capitaine Perret boite si bas qu'il pourrait être
réformé s'il en avait le désir. Ils ont de l'entrain,
de la gaieté. Je les envie : leur carrière n'a pas été
198 MEMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
brisée par le cataclysme. Soldats de métier, ils
font la besogne qu'ils ont choisie. Cette besogne
est noble, mais enfin elle sert leur ambition, et ils
sont ambitieux. N'est-ce pas naturel? le plus âgé
de ces capitaines a yingt<^cinq ans^
Dans chaque batterie se trouve un officier en
second. Je voua ai parlé de Masséna; le prince
Charles Murât, son neveu. Ta rejoint. A propos du
général Baratier, ne vous ai-je pas dit que j'avais
nommé en moi-même certains soldats les a saints
de la guerre » ? Le lieutenant Charles Murât, si
jeune qu'il i§oit, appartient à cette compagnie. Ne
me croyez pas ironique : l'amour fanatique du
métier impose à ce garçon admirable un mysti-
cisme presque pareil à celui que créa ohe? Bara-
tier un patriotisme douloureux. Charles Murât a
été blessé au Maroc, avant celte guerre. 11 a été
blessé aux Dardanelles. Sous-officier avant la catn-
pagne, il a gagné les deux galons d'argent sous le
feu. Il porte à sa poitrine la médaille militaire, la
Légion d'honneur, et je ne me souviens plus de
combien de palmes et d'étoiles s'orne sa croix de
guerre. Mais ceci est peu de chose, la chance y
tient son rôle ; ce qui est frappant en lui, c'est le
sentiment du devoir poussé aussi loin que chez
quelque cagot de ma ville d'origine, mais qui
laisse intactes la passion et la joie de vivre. J'ai
vécu huit mois auprès de lui, dans un milieu oîi
la longue attente aigrissait les tempéraments,
avivait les rivalités. Je n'ai jamais entendu Murât
1
LE RETOUR A L'ÉCOLE 199
se plaindre ou médire. Un tel caractère ajoute à la
gloire d'un tel nom.
Des autres, je vous entretiendrai quand il en
sera besoin. Ils avaient plus de qualités que de
défauts, un même désir : se battre.
Comme dans les auto-mitrailleuses, les hommes
venaient de toutes les armes. A cette date, je
commandais seulement un char, et je n'avais que
cinq soldais sous mes ordres. Commandement
infime, dites-vous. Le plus difficile des comman-
dements. Mon mécanicien se croit supérieur h moi,
il est ajusteur dans une grande usine ;*mon sous
officier est sergent d'infanterie, et je suis cavalier ;
il me faudra plaire à Passebosc pour qu'iJ
m'adopte. J'ai la fatuité de penser que je lui ai plu.
Pour un peu, mes mitrailleurs, un chasseur, un
hussard, me poseraient des colles. La discipline
ordinaire n'a pas de prise sur des individus telle-
ment spécialisés. On l'emploie, mais il y faut
ajouter l'affection. Je n'ose affirmer que j'aie réussi
avec tous, mais je sais que mes camarades réussi-
rent, et que notre groupe partit pour le troisième
camp, repaire des chars d'assaut, avec des équipes
homogènes, prêtes à sentir la volonté du chef.
^
CHAPITRE II
LE REPAIRE DES CHARS D'ASSAUT
Peut-être vaut-il mieux ne pas nommer cette
forêt. Je ne me consolerais pas si quelque avion
venait bombarder la lisière où s'alignent les enclos
de nos groupes, où se blottissent les chars, où toute
une population s'entraîne pour la victoire, tandis
que sur l'étroit plateau, terrain d'exercices, champ
de bataille en miniature, le soldat contemple à
chaque crépuscule l'image et les fantômes du
combat qui se rapproche.
Une baraque pour les officiers, deux pour la
troupe. Devant elles, l'emplacement des jeux :
culture physique, course îi pied, foot-ball. Au delà,
l'océan de boue, les tranchées, les réseaux de fils
de fer, et l'horizon délicat d'un paysage de l'Ile de
France. Les grands arbres inclinent leurs branches
sur nos toits goudronnés. Ils masquent la large
avenue qui suit le dessin capricieux du sous-bois,
et sur laquelle s'ouvrent les hangars où les tanks
se reposent.
Le général Estienne, notre chef suprême, peut
être fier de son camp. La lumière électrique
Téclaire. Dévastes citernes, une canalisation |sou-
T.-^
LE REPAIRE DES CHARS D'ASSAUT 201
terraine, nous donnent Teau en abondance. Une
ligne de chemin de fer nous relie à tous les points
de débarquement sur le front. Une sentinelle veille
à chaque issue. Ici, nous avons mené une vie
cloîtrée, et, comme des moines que la tentation
assaille, nous avons passé de la foi exaltée au
doute déprimant, pour atteindre à cette confiance
où le croyant trouve le bonheur.
— Mon généra], je n'en peux plus ! Je vous
demande de partir comme simple mitrailleur dans
un des groupes qui vont à Toffensive.
Ce sont les premiers jours d'avril 1917.
Le général me dévisage. Un homme petit, large
des épaules, la tête ronde, l'œil perçant, avec de
l'intelligence, même de l'acuité, et beaucoup de
bonté dans le regard. Un tic le caractérise. De la
main droite, de la main gauche, il déplace son
képi qui roule et qui tangue d'une oreille à l'autre,
du front à la nuque.
— Non, monsieur, me dit-il, non, non et non !
J'ai cinquante demandes pareilles à la vôtre. Vous
êtes à votre place, restez-y! Il faut des mois de
préparation pour avoir le plaisir de se battre quel-
ques minutes. Vous n'êtes pas prêt.
Il pirouette, s'en va, revient, me tend la main.
— Allons, courage! Hé! je sais bien que c'est
dur.
C'est très dur. Je n'ai jamais eu de patience, et
il en faut. Il ne s'agit pas du tout d'un brusque
héroïsme, il s'agit de vivre dans une baraque
■^
— ™
U02 MÉMOIRES D'yN ENGAGÉ VOLONTAIRE
Adrian avec dix-sept camarades. Ils sont bien gen-
tils. Le lieulenant Bocqûet, que nous appelons
Bill, est un popotier remarquable. Lui aussi, pareil
à Murât, a le sens aigu du devoir. Il y ajoute un
cœ\ir tendre. Son apparence d'athlète un peu lourd
donne plus de douceur à ses yeux qui rient cons-
tamment. Le lieutenant Aubert a de Timprévu
dansTesprit. Quatre étoiles traversent en diagonale
sa croix de guerre, quatre citations sans une palme,
cela prouve une modestie qui rehausse le prix du
courage. Le lieutenant Brezous appela la sympa-
thie, toute sa famille est restée dans les pays
envahis, et il cache sous sajeune gaîté une douleur
qui m'émeut. Le lieutenant Chalendon est mon
hôte : adjoint à notre capitaine, il m'a invité à
partager sa chambre. Nous sommes voisins d'âge
comme voisins de lits. Il est marié, il a des enfants.
Je Tadmire de risquer — volontairement, car sa
santé est précaire — un tel bonheur par sentiment
de ce qu'il doit à sa patrie. Pour chacun de ces
officiers, je ne puis les nommer tous, j'ai eu de
l'affection, je leur garde un chaud souvenir. Mais,
vivre plus de sept mois serrés les uns contre les
autres, déjeunant, dînant ensemble, s'écoutant
dormir, cela use l'agrément de la plus attirante
société.
Oui, c'est très dur. Il s'agit de faire chaque jour
la même chose et de ne pas s'apercevoir des pro-
grès que Ton fait. Je compare notre labeur aux
difficultés de l'escrime. Eh bien, il est simple de
LE REPAIRE DES CHARS D'ASSAUT 203
paraître honorablement dans un assaut, il est
malaisé de devenir un champion. Chaque officier
de tank devrait être un champion. Je préfère vous
dire tout de suite que je n'y suis pas arrivé.
En quittant le général, je rentrai dans mon char,
et, sur le champ de bataille en miniature, je m'en
allai vers le terrain lunaire.
Ouf! la machine dégringole. Hop ! elle remonte.
Les caisses mal arrimées sonnent un tintamarre.
Il fait chaud, j'étouffe. Je m'irrite, les embrayages
patinent.
— Passebosc, ça ne va pas!
Le général a raison : je ne suis pas prêt, ni
mon sergent qui est gras, lourd, sanguin, et qui
sue abondamment» U m'encourage. Nous sommes
devenus de grands amis. Il a la plus noble citation,
pour avoir été chercher sous le feu un blessé. Lui
aussi n'est pas jeune, et il faut avoir vingt ans, en
tout cas moins de trente, pour réussir dans ce fichu
métier,
L'aube du lendemain nous retrouve pratiquant
la gymnastique Hébert, Le lieutenant Brezous est
moniteur. Svelte et blond, il excelle à la course.
Bill, formidable, lance des poids. Charles Murât et
son oucle Masséna sont des boxeurs émérites. Le
lieutenant Tartenson, mon chef de batterie, et moi,
nous faisons en pyjama une petite promenade.
A huit heures, conduite. A neuf heures, tir à la
mitrailleuse. A onze heures, je vais au 14^ groupe,
où paon vieil ami, le lieutenant de vaisseau Char-
204 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
les Bargone, en littérature Claude Farrère, a un
commandement.
— Ils partent, les veinards !
Claude Farrère hoche de sa tète blanche. C'est
cruel pour des écrivains, ce long stationnement.
Nous autres, quand nous imaginons, nous voulons
toucher aussitôt la réalité que nous avons inventée.
— Prends un cocktail, me dit Farrère.
Je me hisse sur un tabouret, tandis que Farrère
s'accoude au bar et que l'un de nos camarades pré-
pare les boissons de l'oubli.
Le lieutenant de vaisseau Charles Bargone n'a
pas eu de chance pendant la campagne. Une longue
croisière l'a retenu loin de France, il a été grave-
ment malade, et, sa santé à peine rétablie, il veut
aller au feu. Il a choisi l'arme la plus périlleuse.
J'ai une profonde affection pour ce poète, elle sup-
primerait les ombres au portrait que je ne veux
pas tracer. La silhouette et le regard de Farrère
suffisent pour le caractériser, ils traduisent la puis-
sance et la bonté. Les yeux ont du vague, de l'in-
quiétude et de brusques lumières, une brosse d'ar-
gent domine un front en forme de tour, à de
larges épaules s'attachent des bras qui se balan-
cent, le poids de ce grand corps fait plier les portes
quand Farrère s'y appuie. Sa voix, qui parfois tonî-
true, s'infléchit soudain pour devenir féminine. Il
consolide l'art du conteur par une logique serrée,
souvent déconcertante, et qu'interrompent aussi
ces mouvements de fatigue où l'esprit semble aller
LE REPAIRE DES CHARS D'ASSAUT 205
plus loin que la parole. Alors, Farrère passe la main
sur son front, et s'en va de sa démarche pesante
jouer avec les chiens admirables de son ami, le
capitaine Lemaire.
— Eh bien ! vous ne partez pas? raille ce der-
nier, qui nous rejoint au bar.
Le capitaine Lemaire est un de ces cavaliers qui
ont apporté à l'aviation leur bravoure téméraire,
leur cran, leur énergie inemployée. Descendu par
une mitrailleuse boche, la poitrine traversée d une
balle, il a dû abandonner la chasse aérienne. Il
commande le 14* groupe de tanks. Il oppose à la
puissance de Farrère une intelligence rapide, à la
bonté de mon ami des sautes d'humeur qui le font
souffrir, lui le premier. J'ai passé un si grand nom-
bre d'heures en compagnie de ces deux hommes
également remarquables, que j'ai voulu vous mon-
trer notre trio devant les cocktails.
Ensemble, nous discutons les chances de l'offen-
sive. Je n'ignore pas que le général Mangîny colla-
bore, et cela m'inspire une absolue confiance, une
immense tristesse, puisque, encore une fois, je
n'en serai pas, et que cette fois sera la dernière :
je crois à la trouée.
Au fond, nous y croyons tous, quelles que
soient les critiques de Bargone et du capitaine
Lemaire. Songez que dix groupes de tanks vont y
participer, qu'ils doivent devancer l'infanterie,
franchir fils de fer et tranchées, s'élancer dans la
plaine, chaïgerles batteries allemandes, cerner les
906 MÉMOIRES D'UN ENGAGE VOLONTAIRE
villages, se ravitailler à rin^t-citiq kilomètres à
riotérieur des lignes teutonnes, repartir, jeter la
la panique dans les états-majors en déroute,
mitrailler les fuyards, s'emparer des convois, — et
songez que celte randonnée épique sera conduite
par le commandant Bossut, Thomme le plus popu-
laire de la cavalerie française, le plus aimé, le
plus allant, un chef que tous suivront au delà de la
mort, et ils Tout prouvé.
Nous étions à la bénédiction des chars, même
les impies ont prié Dieu. Nous avons serré la main
des camarades. Ils rayonnaient de joie, un reli-
gieux espoir soulevait tous les coôurs. Quelques
jours plus tard, les cœurs étaient déchirés, écrasés,
rendus lourds et silencieux par une déception si
cruelle que nous avons cru ne jamais nous en
relever.
Le 17 avril, le bruit se répandit dans le camp
que tous les chars avaient brûlé dans la plaine et
que nul des nôtres ne reviendrait de cet incendie.
J*ai couru au 14* groupe pour avoir plus de nou-
velles. Je me rappelle la scène. On se serrait les
uns contre les autres devant le bar. On disait :
— Et celui-ci?... Et celui-là?...
Et la réponse était toujours pareille :
— Mort.
Beaucoup des morts sont revenus. Les soirs de
bataille, la rumeur publique vous tue facilement.
Ils sont revenus, et ils m*ont raconté de si belles
histoires que je pourrai jusque dans mon extrême
LE REPAIRE DES CHARS D'ASSAUT 207
vieillesse animer de reflets sanglants les veillées
de ma solitude. , ^
Un capitaine à jambe de bois, mutilé de la guerre,
un héros qui a obtenu de courir cette dernière
chance, rameute devant une tranchée infranchis-
sable les batteries du groupe qu'il commande. Il
fait descendre les équipages, sauve son monde,
mais le matériel est perdu. On le blâme. Voici la
qualité de nos jugements, le plan où nous sommes.
Pour que nous admirions sans réserve, il faut cette
épopée : le commandant BosSut entraine quarante
tanks à Tassant,, un obus de plein fouet défonce
son char. Bossut en sort tout en flammes. Il brûle.
Il se roule sur Therbe. Il meurt. Mais son fana-
tisme emporte ses seconds, et ils vont, délaissés
par rînfanterie qui s'arrête, solitaires, enfants
perdue sur la terre oii nul homme ne peut vivre,
à la conquête de la tranchée allemande. Ils s'en
emparent. Un des trois tanks qui restaient est
détruit. L'officier, blessé, se présente à l'entrée d*un
abri, et, revolver au poing, lui seul fait prison-
niers les Soldats qui s'y trouvent. Il s^vanouit au
moment que deux camarades le rejoignent. Tout
à coup un agent de liaison se précipite : Tinfan-
terîe allemande approche, on ne peut lui résister,
la retraite s'impose. Et les officiers français disent
adieu poliment à leurs prisonniers d'un moment,
qui, malgré leur nombre, ne songent pas à les
retenir et promettent de donner les meilleurs
soins au blessé intransportable, le lieutenant Baru-
n
808 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
leau. Les deux tanks reviennent sains et saufs
dans nos lignes; Tun était commandé par le
lieutenant Delacommune, Fautre par le lieutenant
Poupel.
L'imprévu de ces glorieuses aventures trans-
forme la catastrophe. Nous parlons du capitaine
Chanoine. Remplaçant au pied levé le commandant
Bossut, il a dédaigné de monter dans un char, et,
tenant haut le fanion de sa batterie, il a marché
devant la colonne qu'il ralliait, insoucieux des
balles et des éclats, à découvert, seul sur le bled
tragique où les fantassins se terraient. Toute l'in-
fanterie admire ce fol héroïsme que notre arme
a déployé. Un communiqué officiel accorde à l'ar-
tillerie d'assaut ses lettres de noblesse. Le sacrifice
n'a pas été inutile, il nous donne une tradition,
et nous portons plus crânement le béret basque où
brillent les as, sjrmbole un peu puéril des qualités
que l'on réclame de nous.
Au début de mai, quelques groupes qui n'ont
pas été engagés le 16 avril, réussissent un coup de
main avec les régiments à pied des divisions de
cavalerie. Aussitôt, la confiance renaît, et notre
lisière de forêt ne garde plus le deuil qu'au-dessus
des baraques où vivait naguère le commandant
Bossut avec son état-major.
Deuil somptueux, peut-être surnaturel. Trois
semaines avant l'offensive, un incendie dévora les
poutrelles de ces constructions légères. Le rayon-
nement dessécha les bourgeons, et, maintenant que
'^^.
• ' r
LE REPAIRE DKS CHARS D'ASSAUT 209
les frondaisons verdoient, il demeure autour du
groupe BoBSut un nimbe rougeâtre qui marque
l'horizon des bois. Les rêveurs seuls ont noté cette
coïncidence, mais les rêveurs ne croient pas. aux
€0ïncidence8, et j'imagine que la forêt, si souvent
parcourue par le tank du commandant Bossut,
souhaita lui rendre hommage, la forêt mystérieuse,
vivante.
Elle nous appartient ! Les cerfs, les biches ont
fui. Nous lui avons donné une faune nouvelle,
nous la meurtrissons du poids de nos chenilles.
Des barbares, même, détruisent les arbres avec
l'éperon d'acier. Nos mitrailleuses, nos canons,
remplaçant le chant des oiseaux, lui prêtent une*
voix. Elle ne s'indigne pas. Elle ne résiste point.
Elle est tellement certaine de sa victoire. Les végé-
tations recouvrent nos dégâts, comme jadis elles
s'épandaient sur les bauges de ses hôtes naturels.
Elle fleurit ainsi que chaque printemps. La jacinthe
perce la mousse, le rayon de soleil trouve la rosée
sur la clochette blanche, et les pâles lilas et les
églantines et toutes les fleurs qui renaissent depuis
le début du monde nous regardent passer sans
émotion.
Singulier spectacle d'une intense et rauque
poésie. L'instrument de mort s'arrête sous la futaie.
Son haleine à Finfecte odeur s'apaise peu à peu,
les portes d'acier s'ouvrent, l'équipage se disperse
et cueille des muguets, que les guerriers enverront
avec tendresse à la lointaine bien-aimée.
14
1
•210 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOr.ONTAIRE
Vraiment la machine est devenue une bête intel-
ligente, elle aussi s'instruit, se perfectionne, prend
de la souplesse. Elle se faufile entre les troncs
qu'elle évite, elle gravit les rampes, descend dans
les clairières. Dans [les dessous de bois, les chars
s'en vont en cortège, pareils à de petits san-
gliers.
Vous vous étonnez que je les nomme « petits » ?
Je parle de ces tanks où j'ai servi. Il en est
d'autres, plus vastes, que leur masse rend majes-
tueux. Les miens, malgré leur poids, et sans doute
par comparaison, semblent minuscules. Ils sont
près du sol. Certains de mes camarades les com-
parent à de « petits » rhinocéros, mais toujours le
diminutif s'ajoute à l'image. Nous avons de la ten-
dresse pour eux, ils portent des noms qui rap-
pellent un cher souvenir ou qui sont une pro-
n>esse d'exploits. Ils ont chacun leur caractère.
Voyez-vous ! quand le calcul des hommes a bien
agencé les leviers et les engrenages, quand la ma-
chine, œuvre de l'esprit humain, se met à vivre,
peut-être qu'elle reçoit des dieux une âme, tout
comme l'enfant possède autre chose que les héré-
dités de sa race.
Est-ce qu'on sait? Pour moi, bien loin de nier
l'existence de l'âme, je veux qu'il existe du mys-
tère en toutes choses, et je cherche les nymphes,
les dryades, les hamadryades, dans le cœur fêlé
des chênes à la belle écorce. Farrère m'accom-
pagne. Nous suivons le capitaine Lernaire qui
rr^ȴ
LE REPAIRE DES CHARS D'ASSAUT 211
fait cueillette de champignons pour la popote célè-
bre du 14® groupe.
Sous les feuilles que Tété élargit, la chaleur est
pesante. Si les bois sont frais, la forêt est toujours
lourde. Elle fermente. Sa force millénaire réduit à
leur pauvre valeur nos énergies. Peu à peu elle
nous accable, elle opprime la conscience, elle
devient l'ennemie. Sur l'avenue, vous rencontrez
des camarades qui vous disent :
— Je ne sais pas ce que j'ai, ça ne va pas !
Ils s'éloignent, tête basse.
Est-ce la monotomie des heures, l'agacement de
la vie en commun, la longue attente devant le
spectre du combat horrible? Est-ce la vague de
découragement qui passa sur toute la France après
l'échec du 16 avril? Est-ce la forêt et ses malé-
fices? Plusieurs d'entre nous s'anémient, ne résis-
tent plus aux pensées noires, et l'aile nocturne de
la folie touche de nobles fronts.
Je n'invente pas. L'hôpital de C... reçoit ces
malheureux. Quelques-uns purent guérir, d'autres
entendront jusqu'à la fin de leurs jours les voix
hurlantes de la guerre ajouter leur démence à
l'idée fixe qui les hante. Pourquoi s'en étonner?
L'équilibre d'un individu est lié à l'équilibre du
monde, et le désordre des peuples devait entraîner
le désarroi de notre raison.
Souvent, le soir, quand l'ombre augmente le cha-
grin, nous nous évadions en philosophie. Beau-
coup auront appris à penser pendant cette guerre.
— — m ;
212 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
Du poste d'écoute au camp d'instruction, les
heures de rôve dominent, Prenea garde, gens
superficiels de Farrière, noa maîtres agités, intri-
gants des grandes villes, quand reviendra Farmée,
elle mettra au service de son poids la patience, la
réflexion, un sens critique qui s'est développé, une
intelligence qui s'est cultivée. Une autre nation
va revenir dans ses foyers. A moins que...
A force de rêver, de se souvenir, d'analyser, la
pensée se décompose. Pour relier les idées qui
fusent, on emploie le vin et Talcoo]. Les supprimer
serait trop cruel. On a tant de malheur! Mais le
péril existe. Je Tindique, sans y voir de remède.
Dans notre camp, le remède consistait à briser
par le sport la tristesse ou l'exaltation. Des équipes
de football organisaient des matches; dans notre
groupe, le lieutenant Murât, le lieutenant Bocquet,
le lieutenant Griaches, forçaient les paresseux &
secouer leur apathie. Griaches était un des plus
beaux athlètes que j'aie connus. Il avait l'élégance
et la grâce. Très blond, de haute taille, il semblait
un adolescent venu des stades antiques. Il est
mort. Il a été tué à la Malmaison. Et pourtant,
quand je regardais notre famille militaire, qoand
je me disais : lequel de nous tombera au prochain
engagement? jamais mon regard ne s'est arrêté
sur ce frais visage. 11 n'était pas marqué par le
destin. Un éclat d'obus lui a déchiré le cœur sans
interrompre le sourire que son cadavre a gardé.
Ah! longues heures de ce lourd été. Nous
• ■ ï
/
LE REPAIRE DES CHARS D'ASSAUT 213
aurions dû vous accepter avec reconnaissance,
comme une retraite avant les périls promis, nous
aurions dû nous aimer davantage, échanger des
confidences, laisser parler la mémoire pour per-
mettre aux uns et aux autres de vivre pleinement,
puisque, pour certains d'entre nous, ces intermi-
nables semaines furent les derniers et si courts
moments de la vie.
Que ceux qui me lisent s'arrêtent, et qu'ils
offrent une pensée spéciale aux combattants de
l'artillerie d'assaut. Mes camarades, enfermés dans
leur camp oîi vivyit l'ennui et la monotonie,
n'en sortent que pour aller au plus dur des com-
bats. Us l'attenilent comme une fête* Je crois bien
que vous pouvez les admirer.
'i
CHAPITRE m
LA PRÉPARATION DUNE OFFENSIVE
AU mois de septembre, quand virait déjà la
teinte des frondaisons, nous apprîmes que le com-
bat serait en octobre, et tout le 12' groupe frémit
d'enthousiasme, il devait donner.
Nos chefs, le commandant Ghaubès, qui est à la
tète du groupement, le capitaine Chevrier et son
adjoint, mon ami Chalendon, sont partis en recon-
naissance. Ils reviennent tout radieux. Notre
action est possible sur le terrain de l'offensive.
Cinquante tanks seront engagés. On se partage le
secteur. La joie du 12* groupe augmente, il atta-
quera la Malmaison, la charnière même de la
ligne allemande, qui s'infléchit vers le nord après
s'être appuyée aux ruines et aux carrières de ce
fort déclassé.
Déplions les cartes. Nous avons appris à lire les
plans directeurs. Nous débarquerons près de Vailly-
sur- Aisne, h l'enlrée d'une vallée profonde qui nous
conduira aux villages d'Aizy et de Jouy. Au delà
s'élève le promontoire que suit le fameux chemin
des Dames. Etudions les courbes de niveau. Devant
Jouy se dressent deux falaises, à gauche le pla-
LA PRÉPARATION D'UNE OFFENSIVE 215
teau des Marraines, à droite le mont des Roches.
Entre eux Ton aperçoit, à F extrémité d'un couloir
et dominant des bois, les carrières de Bohéry qui
sont comme un ouvrage avancé du fort de la
Malmaison.
— Nous aurons des pentes rapides à gravir,
observe l'un d'entre nous.
— On nous a réservé la tâche la plus difficile,
répond le capitaine Chevrier, tant mieux !
Et, tout de suite, il divise le terrain entre les
quatre batteries. Le lieutenant Masséna et le lieu-
tenant Murât devront opérer sur le mont des
Roches ; le capitaine Lévêque et moi, nous nous
chargerons du plateau des Marraines.
J'ai omisde vous annoncer que j'avais été nommé
commandant de batterie, après avoir reçu, le
15 juillet, mon deuxième galon. L'engagé volon-
taire, le dragon de seconde classe, est devenu
lieutenant. Demain, j'irai en reconnaissance sur
les lignes que j'ai abandonnées depuis six mois. Je
vais retrouver le feu et son émotion. Que serai-je
au passage de l'obus? Cela ne m'inquiète pas beau-
coup. I>avantage me talonne la crainte de ma
responsabilité. En dépit de mon travail, je suis
resté plus écrivain que soldat, il faudra que je me
défie de mon imagination. Un poète a beaucoup de
peine à devenir un bon officier. Je compose déjà
le spectacle de la bataille. Il me semble y être.
Mes trois chars prennent à gauche en sortant de
Jouy, ils peinent dans un marécage, ils gravissent
216 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
une pente gazonnée, ils se font un chemin dans le
bois des Acacias, ils attendent à la lisière du
bois des Marraines; puis, quand l'heure H sonne,
ils se déploient sur le plateau, écrasent les fils de
fer qui subsistent devant la tranchée de la Fourra-
gère, réduisent ce block-house qu'une flèche
indique sur le plan directeur, s'élancent vers le
chemin des Dames. Comme c'est simple ! J'ai déjà
la victoire.
— Je vous emmène demain avec Lévêque, me
dit le capitaine Chevrier.
Je ne nommerai pas les routes que nous avons
prises pour atteindre Soissons. Au sortir des fau-
bourgs de cette ville que sa cathédrale meurtrie
rend émouvante, nous retrouvons les vastes
chaussées de F arrière-front. Elles sont merveilleu-
sement entretenues. Quoi qu'il arrive, nous n'au-
rons pas les mécomptes du 16 avril, oîi le mauvais
état des voies d'accès fut pour beaucoup dans notre
échec. L'Aisne coule à notre gauche. Le capitaine
Lévêque nous montre l'emplacement des lignes
avant le recul des Allemands. Ils sont maintenant
derrière ces collines qui ferment l'horizon.
De chaque côté de la route, les maisons déchi-
quetées me rendent insensiblement, par l'apparence
d'un décor que je connais si bien, l'état d'âme du
guerrier. L'empreinte des combats est ineffaçable.
Je me sens allègre. J*ai connu des fiévreux qui,
tout en le redoutant, aimaient l'accès où leurs
pensées devenaient plus légères. Le soleil brille,
LA PRÊPABATION D'UNE OFFENSIVE 217
septembre s'amuse à tacher d'ocre les feuilles des
arbres, llae brume traîne sur la berge de la
rivière. On n'entend pas un coup de canon.
Allons-nous nous arrêter à Vailly avec Tauto-
mobile? Le secteur est si calme! En vrai cavalier,
le capitaine Chevrier décide que nous pousserons
jusqu'à Jouy sans quitter la voiture, bien que nous
ayons à traverser un col d'où l'on est aperçu des
postes allemands.
— J'ai l'autorisation du corps d'armée! dit-il au
factionnaire.
L'automobile gravit la côte, monte vers le ciel,
oti nos avions, gardiens nonchalants, décrivent de
longues spirales,
La route est camouflée. Tous les cinquante
mètres s'élèvent des perches qui retiennent les fils
de fer où pendent des banderoles de toile. Elles
coupent la perspective et empochent de repérer le
trafic. Du sommet du col, nous découvrons le futur
champ de bataille, les premières ruines d'Aizy, les
contreforts du mont des Roches. A gauche, à
droite, les champs sont comme labourés par les
trous d'obus.
— Ce n'est guère prudent, ce que nous faisons
là ! dit le capitaine Lévêque.
Il montre au loin les drackens allemands.
L'automobile ralentit par crainte de la poussière.
Aizy traversé, nous atteignons Jouy, les deux
bourgades se confondant presque. La voiture est
remisée dans la cour d'une infirmerie.
218 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
— Oh ! ils sont tranquilles, nous dit un soldat,
ils ont tiré ce matin, ils tireront ce soir. On a eu
quelques tués, mais, jusqu'au crépuscule, ils nous
ficheront la paix.
Je n'ai jamais entendu secteur plus silencieux.
11 en est souvent ainsi avant les grandes attaques,
les ordres imposent de ne pas créer d'incident, le
travail commence en sourdine. C'est à peine si nos
batteries répondent aux rares obus qui passent.
Plus de six semaines nous séparent de l'offensive,
rien ne doit troubler l'énorme labeur qu'elle
nécessitera.
Encadré par les hautes collines que commande
le fort de la Malmaison, Jouy est situé au point
de croisement de quatre ravins profonds qui des-
sinent une patte d'oie : au sud, la vallée que nous
avons suivie; à l'est, la gorge qui mène au mont
Sans-Pain; au nord, le couloir séparant le mont
des Roches du plateau des Marraines ; à l'ouest, la
déclivité où aboutissent les falaises que le capitaine
Lévêque et moi regardons avec un peu d'in-
quiétude.
Combien de fois les ai-je mesurées du re-
gard avant la nuit de noire combat? Pour les
atteindre, il faut quitter la grande route, prendre
à gauche, suivre une piste qui traverse le maré-
cage.
Baissons la tête, courbons-nous pour nous mettre
à l'abri de ce talus, nous sommes exactement en
vue des carrières de Bohéry, dont les masses jau-
LA PRÉPARATION D'UNE OFFENSIVE 219
nâtres se profilent sur le ciel, à moins de huit cents
mètres.
La piste oblique violemment à l'ouest, pour se
défiler derrière les falaises. Tenter l'escalade ici
serait folie, mais, face au mont des Roches, la pente
est moins abrupte, un petit verger conduit aux
premiers buissons du bois des Acacias, et celui-ci,
couvrant les bords sud du plateau, paraît prati-
cable.
— Là, vous pourrez peut-être, nous indique le
capitaine Chevrier.
Et nous faisons la première reconnaissance de
terrain.
Taillés dans le roc, les boyaux nous mènent au
sommet. Il offre d'épais couverts encore intacts,
on peut sortir de la tranchée sans péril. Nous ar-
pentons en tous sens le bois où nous cherchons
notre itinéraire; nous le trouvons sans peine, et
nous tombons d'accord que le cheminement sera
facile, si nos batteries atteignent la lisière sud. Nos
premières lignes sont à la lisière nord. Au delà,
jusqu'à la position allemande, c'est une douce
prairie tout émaillée de fleurs champêtres.
Le capitaine Chevrier dessine à grands traits le
plan de l'attaque, son programme nous enchante.
Si l'herbe pouvait rester aussi fleurie, le sol aussi
égal, nous serions certains du triomphe.
— Nous ferons de bonne besogne, mon capitaine,
pourvu que nos chars arrivent ici.
Oui,- mais arriveront-ils?
1
220 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIBE I
Entre le bois des Acacias et le bas-fond du
marécage se trouve Tendroit crilique. Nous l'exa-
minons de haut, tapis dans les broussailles. Voici,
au-dessus du marais, le verger limité par une
haie.
— On passera jusqu'à la haie.
Et après? Il faudra suivre un sentier en cor-
niche, trop étroit.
— On l'élargira.
SoitI cependant, entre lui et nous, il doit y avoir
un sursaut de terrain que Ton distingue mal et
qui est en pleine vue des carrières, à cinq cents
mètres. *
— Allez le reconnaître, me dit le capitaine
Lévèque/
J'obéis en courant. La côte est très rude. Je
reviens, j'hésite. Peut-être aurais-je dû donner
tout de suite mon impression nettement défavo-
rable. Mais l'imaginaire est déjà en face du combat
qui se livre, et je dis :
— Je croîs...
Le capitaine Lévèque se risque à son tour.
Il revient, il dit !
— Je suis sût.
— Rentrons, ordonne le capitaine Chevrier,
Après cette reconnaissance, j'en ai fait beaucoup
d'autres, pris de scrupuleiS, halluciné par le spec-
tacle de nos chars embouteillés sur le sentier en
corniche, ne pouvant ni reculer, ni avancer sur
ces escarpements, brûlant leurs embrayages par
'M- * ."■ ■
LA PRÉPARATION D'UNE OFFENSIVE 221
l'effort des chenilles; mais ce qui est arrivé le
23 octobre eut son origine dans les trois réponses
que je viens de noter. Il fut admis que la batterie
Lévêque et la batterie Binet-Valmer seraient
engagées sur le plateau des Marraines, pour atta-
quer la Malmai^on.
CHAPITRE IV
LA LIAISON ENTRE LES ARMES
Sur les plans directeurs, sur le relief en plâtre,
nous nous sommes penchés ayec nos sous-officiers
qui comprennent. Le lieutenant Brezous est devenu
mon second ; Tadjudant Broc, les sergents Passe-
bosc et Basse sont, les deux première chefs de
char, le dernier, agent de liaison.
Brezous a Fiiitelligence du terrain, il vient de
rinfanterie et a participé aux grands assauts. Broc
est un chasseur à pied, croix de guerre, proposé
pour la médaille militaire. Son visage, éclairé par
des yeux vifs, et sa petite taille, ont quelque chose
d'^agile et de nerveux. Vous connaissez Passebosc.
Basse ajoute au dévouement, Tesprit d'initiative.
Tous, nous répétons :
— Si la batterie arrive au bois des Acacias, la
partie est gagnée.
Et je les conduis là-bas.
Nous avons vu se transformer peu à peu le sec-
teur, se creuser les emplacements des canons
lourds, s'étendre entre les boqueteaux le réseau
léger des fibres camouflées, se préparer les places
d'armes et les postes de commandement, des mil-
_ï7r-
• 1
LA LIAISON ENTRE LES ARMES 22S
liers et des milliers de travailleurs s'acharner nuit
et jour dans le silence; toute la contrée, de Vailly à
Aizy et à Jouy, devenir pareille au sous-sol truqué
d'un théâtre. En apparence, ce sont les mêmes
vallons, les mêmes bois. Mais, si Ton s'écarte de
la roule, on ne peut faire un pas sans se prendre les
pieds dans une ligne téléphonique, sans se heurter
à quelque pile d'obus, sans donner du nez contre la
barrière qui limite un emplacement de batterie.
Me voilà en présence de cet art renouvelé qui a
remplacé tous les autres. L'intelligence de cette
préparation remplit d'enthousiasme non seulement
le dilettante que je suis, mais le plus humble de
nos soldats. Ils ont confiance, ils se passionnent,
même ceux qui tiennent maintenant les tranchées
et qui ne seront pas de l'assaut, car les troupes de
choc ont été ramenées à l'arrière, et, dans des
j>laines soigneusement choisies, coupées de gorges
qui rappellent à s'y méprendre le décor de la future
bataille, elles répètent, avec une inlassable patience
et jusque dans les moindres détails, les mouve-
ments qu'elles auront à effectuer le matin du grand
jour.
Cependant, les régiments de travailleurs amor-
cent sur la prairie qui nous sépare des lignes alle-
mandes les parallèles de départ. Les brumes et
les orages ont transformé le champ fleuri en une
lande dont l'apparence me donne de l'angoisse. La
boue, l'éternelle boue va-t-elle remplacer ce ver-
doyant tapis qui me paraissait tellement solide?
1
224 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
J'ai rampé dans le boyau à peine profond de
quelques centimètres, et, ce jour-là, j'ai entendu
siffler Tobus de 88 qui accompagnait « Fantômas ».
Nos hommes nommaient ainsi un avion allemand,
mitrailleur de tranchées, dont la tactique imprévue
les effrayait et les amusait tout à. la fois. Fantômas,
profitant de la configuration du sol qui présentait
du côté allemand les mêmes ravinements que chez
nous, arrivait en trombe au ra» de la crête. Dès
qu'il paraissait, les canons allemands couvraient
nos tranchées de projectiles, tandis que Faviateur,
protégé par ce rideau de fer, suivait du tir de sa
mitrailleuse le dessin de nos retranchements. Je
Fai vu à une centaine de mètres au-dessus de ma
tête, et il m'a manqué de peu, la balle érafla ma
bottine.
On rencontre maintenant des blessés nombreux,
quand on suit les pistes du bois des Acacias, et les
arbres souffrent, fracassés par les éclats. Les Alle-
mands, devenus nerveux, tirent au hasard, car le
barrage de nos pilotes de chasse est serré et le ciel
s'anime des combats aériens. Le bombardement
dévaste surtout le marécage, les bas-fonds, la route
de Jouy à Vailly. Les ambulances fonctionnent,
les cimetières s'agrandissent, les cadavres des che-
vaux se gonflent dans les fossés et dans les champs.
Des coups de main sont tentés de part et d'autre.
Les prisonniers nous renseignent. Nous aurons
devant nous la garde impérial^.
Nous aurons avec nous les plus belles troupes
r= ..•
LA LIAISON ENTRE LES ARMES 225
du monde, les chasseurs à pied, les zouaves, les
Marocains, les immortelles divisions qui sont le
joyau de notre armée. Par ordre supérieur, nous
sommes entrés en liaison avec elles. Elles nous ont
accueillis fraternellement, elles nous ont fait crédit
de r héroïsme qui leur est naturel.
Nos chefs leur expliquent le rôle qui maintenant
nous est dévolu. Il ne s'agit plus de charger comme
le 16 avril. Que nous soyons les destructeurs de
la mitrailleuse échappée au tir roulant, de la
mitrailleuse sournoise, brusquement démasquée
dans le flanc de la vague, voilà qui nous fait aimer.
Ces spécialistes des offensives avaient un peu souri
naguère de nos vastes ambitions, mais la tâche
que nous nous assignons ne leur paraît plus au-
dessus de nos forces. L'infanterie française accepte
Fartillerie d'assaut.
Pour moi, il me semble faire connaissance avec
une humanité nouvelle. La courtoisie, la bonne
humeur, l'intelligence, s'allient chez ces jeunes
hommes à l'orgueil des exploits accomplis et à la
plus étonnante insouciance. A chaque bataille ,
le^ quart des officiers reste sur le carreau. Ils n'y
songent même pas. Ils apprécient en artistes la
besogne que l'on demande h leur talent. Tels de
grands acteurs tragiques en face d'un scénario, ils
critiquent le plan d'engagement. Rien ne doit y
être oublié. Tout est prévu.
— Au combat, disent-ils, un homme ne réfléchit
pas, il faut qu'il agisse comme un automate.
15
1
fm MÉMOIRES D'UN e;ngagé volontaire
Vingt fois on recommença ce mouvemint diffi-
cile, On s'acbftrne, on calcule ; à telle beni^» à
telle minute, uow serons là, voua sere* ici, Labaur
mathématique, sur lequel plane Taile fauobanta de
la mort.
Des artistes!... Les fervents de cet art, le, plus
vieux qui soit au monde, Tart de détruire !
Ne devrais-je pas les délester, moi qui oonsitruis
des livres? Pourquoi m*entraînint-ils? L'idée de
patrie est au second plan* Ce n'est pas elle qui
anime ce mulâtre magnifique, ces tirailleurs disci-
plinés. Il faut réussir Tceuvre d'art. Il ne s'agit plus
de la percée, l'objectif est limité, mais, pour
TiBUvre d'art, dont le souvenir brillera sur leurs
drapeauiç, composera leur fourragère, chasseurs,
zouaves et Marocains, sont prêts h mourir joyw
sement.
Et prêts à mourir, ces aviateurs que nous sui-
vons dans le ciel, Je ne parle point des pilotes de
chasse, que l'action d'éclat mettra d'un coup au
sommet de la gloire. Ceux-là,, pareils aux cava-
liers dans la guerre de mouvement, ont cette fièvre
que je vous ai décrite, le goût du duel. Je parle de
Tobservateur et du photographe, durs métiers. Les
lourds appareils qu'ils montent méritent jbien sou-
vent l'épitbàte de (c coucou i>. Gomn^ant aeoepter
le combat, quand on est moins rapide que l>dver-
saire? On ne leur demande pas de combattre, on
leur demande de voir -«. nous avons vu avec eux
— et surtout de rapporter ces clichés quotidiens
VF£
f
LA LIAISON ENTRE LES ARMES 227
grâce auxquels nous suivons, au jour le jour, les
d^ormatiotts de la ligne allemande.
Vues panoramiques, belles comme des tableaux,
vues perpendiculaires qu'il faut apprendre à déchif-
frer : ce trait noir indique l'épaisseur du parapet,
la profondeur de la tranchée; cet espace un peu
flou révèle que le sol est friable; ce trou d'ombre,
à peine gros comme une tête d'épingle, précise
rentrée d'un abri ; cette clarté arrondie fait soup-
çonner remplacement d'une mitrailleuse. Ah ! pho-
tographies aériennes qui servez de matériaux au
rêve où je veux vivre, je vous ai lues avec plus
de passion que les œuvres de mes maîtres, déser-
teur enthousiaste du destin pour lequel je suis né !
Pour obéir à l'ingénieuse volonté du général en
chef, nous avons vécu des semaines dans l'intimité
la plus étroite, officiers de l'artillerie d'assaut,
cadres des régiments de choc, aviateurs, infan-
terie d'accompagnement.
Cette dernière porte un nom qui déroute. Elle
est composée, en effet, de cavaliers appartenant
aux escadrons de cuirassiers à pied. Ils habitent
près de notre camp, ils manœuvrent avec nous
chaque jour, ils auront dans la bataille le rôle le
plus difficile et le plus ingrat.
On a dit que les tanks franchissaient n'importe
quel obstacle. Absurde légende qui démonétise
notre arme. Nous passerons partout, si l'on nous
aide. L'infanterie d'accompagnement est là pour
nous aider.
— T1
â88 MÉMOIRES D'DN ENGAGÉ VOLONTAIRE
Elle préparera le franchissement des tranchées
à l'intérieur de nos lignes, elle nous suivra sur le
bled, elle nous protégera, si la fâcheuse panne
nous arrête. Elle a un autre devoir : malgré ses
périscopes, le tank est aveugle, il faut lui indiquer
sa route, et parfois les objectifs de son tir. Nous
comptons sur nos cuirassiers, nous n'avons pas
tort. Il n'est pas un de mes camarades qui, après
la Malmaison, ne leur ait voué de la reconnais-
sance. Et ce n'est pas du tout leur faute si la bat-
terie du capitaine Lévêque et la mienne... Mais je
ne veux pas gâter l'ordonnance de mon récit.
Sentez-vous cette atmosphère qui n'est pas vrai-
ment fiévreuse, puisque la lucidité de nos esprits
s'accroît chaque jour, mais qui touche au surna-
turel, puisque la crainte de la mort, cette épou-
vante commune à tous les hommes, est absente de
nos appréhensions? De même que le malheur
s'atténue quand la vie est ordonnée et meublée de
détails, de même l'ordre indispensable et les détails
innombrables effacent devant nous l'image du
néant. Nous n'avons souci que de bien faire.
CHAPITRE V
LA BATAILLE DE LA M AL M Al SON
— Mon général, je vous demande d'emmener
Claude Farrère. Il accepte de n'avoir pas de com-
mandement. Mais que son groupe ne soit pas du
combat, il ne peut le supporter. Vous ne lui refu-
serez pas cette faveur, mon général?
Déplaçant son képi, le général Estienne garde le
silence. Notre chef n'est pas seulement cet orga-
nisateur qui a mis sur pied, à force d'obstination,
de persévérance et de foi, l'artillerie d'assaut, j'ai
devant moi un homme qui comprend. Plein d'ex-
périence, il connaît la vie, et il a trop aimé le rêve,
pour ne pas être indulgent aux poètes :
— Accordé ! me dit-il.
Le geste de Claude Farrère a de la noblesse,
l'écrivain oublie sa gloire, le lieutenant de vaisseau,
l'officier de carrière, ses galons. Tout de suite, il
se met au travail, et je lui présente mes équi-
pages.
J'ai trois chars sous mes ordres, le char de Pas-
sebosc, le char du sous-lieutenant Brezous, le
char de l'adjudant Broc, avec le maréchal des logis
Michalet comme second. Nous réglons les compas,
230 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
nous arrimons les vivres. Un tank qui se prépare
à la bataille ressemble à un torpilleur qui va
prendre la mer. ♦ ^
— On part dans deux jours.
Il n'y eut pas la belle cérémonie de la bénédic-
tion. J'ignore pourquoi* Simplement, un groupe
fit dire une messe, elle fut peu courue. C'est mon
étonnement que le sentiment religieux n'ait pas
grandi davantage dans l'armée. Un petit nombre
d'officiers assista au sacrifice divin. Parmi eux, on
remarqua, au premier rang, dressant sa stature,
Claude Farrère qui n'est pas croyant, et moi qui
suis calviniste.
Ce triste soir d*octobre, les tanks sont sortis
des hangars, les petits sangliers ont glissé le long
de la lisière, avec des airs mystérieux et pleins
de malice. Avec une bonne volonté évidente, ils
ont gravi la rampe qui les a conduits sur les wagon-
nets. Blottis dans leur bâche, soHdemeiit amarrés,
ils quittent leur repaire, pour s'en aller, secoués
par les cahots des rails et des aiguillages, vers
l'endroit secret où nous débarquerons.
Toute la nuit, le tfain roule. Farrère et moi,
nous nous racontons de belles histoires. BfétùUs
nous tient compagnie. On mange, on boit, on dirait
une partie de plaisir. Nos hommes chantent, et je
me rappelle mon premier départ, quand les refrains
des jeunes estafettes répondaient aux acclamaliôfis
de la foule serrée sur les quais.
Comme je suis changé! Je ne vais plus vers une
I
LA BATAILLE DE LA MALMAISON 2âl
avèntufd} j'accomplis le devoir de mon métier, et
cela m'êst dêVènu êi n&turel !
JSom débarquons au début du jôur. Eu vain
s'acharne-t-on à bien calculer lèS horaires, il y a
sans cesse des retards. Heureusement que la pluie
nous protège des vues allemandes. Sur la route,
cahin-caha, comme engourdis de sommeil, les
petits sangliers gagnent un ' bois, noû lôiû de
Vailly, au flâne d*un coteau. Ils y trouvent des
bauges préparées. Nous les recouvrons de feuil-
Jages, et, maquillés, invisibles h Taviott qui rôde,
ils attendent le moment de leur héroïsme.
Autour d'euxj ce ne sont que batteries. Près
des berges dé la rivière, les grosses pièces de
marine tendent leur col démesuré, parfois elles
rugissent. Dans chaque pli des vallons^ l'artillerie
lourde est tapie, elle règle son tir. Entre Vailly et
Jouy, les innombrables 75 s'obstinent à se tâlre,
ils sont prêts pour leur travail, et 11 ne faut pas
qu'ils se révèlent. Le bruissement des ailêS est
continu dans cette brume qui doit rendre cepen-
dant l'observation difficile.
Nous trouvons Vailly bien changé depuis notre
dernière reconnaissanees L^énntmi le bombarde
activement. On nous Indique une eave. Nos
ordonnances y installent la paille de nos lits. Les
hommes seront aussi bien logés que nous. Nôtre
popote est ^u reÉ-de^chausséé, nous devrons la
quitter souvent sous la mitraille.
Chaque nuit, je m'en vais sur les pentes du
232 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
plateau des Marraines. Tantôt Brezous, tantôt Fad-
judant Broc, tantôt Passebosc, m'accompagnent. Si
près du but, mon angoisse revient. Broc me rassure :
— Nous passerons!
— Ce n'est pas possible, dis-je à Farrère.
II est de mon avis, la côte est trop roide.
— Vous passerez ! proteste l'infanterie d'accom-
pagnement.
Elle a préparé le chemin, affermi la chaussée
dans le marécage, élargi le sentier en corniche,
aménagé les tranchées et les parallèles de départ.
Reste la fameuse croupe enjre le verger et le bois
des Acacias. Comment nos cuirassiers Tauraient-
ils nivelée? Pourrons-nous la franchir?
— Oui ! dit le capitaine Lévêque.
— Oui ! disent les sous-officiers.
— Non, pas pendant la nuit! dit le lieutenant
Brezous.
Et, sur mon invitation, il en rend compte au
capitaine Chevrier.
. Mais c'est la veillée des armes, on ne change
pas le programme d'un spectacle à la dernière
minute. Allons! il faut courir la chance.
— Tout va bien, Passebosc?
J'inspecte le char. L'étroit réduit est luisant de
propreté, les douilles des cartouches brillent, les
mitrailleuses, graissées à souhait, ont leurs pièces
de rechange à portée de la main, les vivres
tiennent le minimum de place, et, au ralenti, lo
moteur tourne comme un ange.
LA BATAILLE DE LA MALMAISON 233
— C'est pour ce soir, Passebosc.
— On fera ce qu'on pourra, me répond-il.
Il en a vu bien d'autres.
Je redescends à Vailly, et je vais au camp des
zouaves.
Le 4* mixte se prépare à monter en ligne. Propre
et net comme pour une parade, habits et visage
de fête, chaque soldat est émouvant à contempler.
Des athlètes, et si joyeux! Sur la face noire des
tirailleurs paraît la barre étincelante des dents, ils
retroussent la lèvre, flairant le carnage, tandis que
les hommes de notre couleur fixent les yeux plus
haut et rient au péril. Les officiers me donnent
rendez-vous à la tranchée de la Fourragère, au
chemin des Dames, au ravin de Chavignon. Puis,
je fais Tultime promenade à Jouy, au marécage et
au verger. Je rends visite au commandant Dhomme,
chef du bataillon avec lequel je dois combattre. Ce
guerrier m'a pris le cœur par ses façons d'être, on
se livre si vite à celui qui commande, quand il sait
commander.
De retour à la popote, je subis une déception :
ïe capitaine Chevrier m'apprend que Claude Farrère
n'appartient plus à ma batterie, il remplace dans
la batterie Lévêque l'officier en second, atteint
d'un phlegmon au bras, et qui est évacué. Le
dîner ne fut ni gai, ni triste. Nous nous sommes
serré la main, et nous sommes partis.
Les petits sangliers, à la queue leu-leu, vibrants
d'aise, prennent le chemin de la gloire. Le capi-
1
284 MÉMOmES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
taine Lévéque guide la colôùne, mes tfôis chars
suivent, devant leê bftttftfies des lieutenants Murât
et Masséna. L'infanterie d'accompagnement nous
escorte, presque invisible dans la nuit ôû se délaebe
à peine le rut>an de la route. Les équipages Sont
enfermés dans les tankd, je me tiens sut le toit de
mon char capitaine, que Passebosc conduit. Le
commandant de notre groupe et le lieutenant
Ghalendon, son adjoint, vont, de-cl de-là, veillant
à Tordre du cortège.
Il est une heure du matin. Une fusée éclairante
s'épanouit. Les moteurs ronronnent, ils peinent
sur la chaussée trop dure pour les chenilles, et
je me demande si les embrayages ne seront pas
usés, tout h l'heure, quand nous réclamerons d*eui
l'effort de l'ascension. Passebosc avance avec pré-
caution. A l'entrée d'Aizy, je n'aperçois plug le der-
nier char de Lévéque. L'ombré est profonde.
Nous traversons Jouy, et je pense à Murât qui
croyait qu'un tir de barrage nous arrêterait dans
ce défilé. Rien, le silence, et rien devant moi : la
première batterie s'est trop hâtée, négligeant la
liaison.
A l'endroit où je dois tourner à gauche pùUT
gagner le marécage, je trouve le capitaine Che-
vrier. Je saute sur le soi :
^* Tout va bien, mon capitaine !
Mais cela ne Va pas Si biêû que je crois, il faut
que Passebosc franchisse un premfer tâluâ> et il
est en difficulté avec le moteur. Je ne m^ëtais pas
LA BATAILLE DE LA MALMAISON 235
i trompé, lô long parcours lur la route a fatigué les
embrayages. Je crie au liêtttêsiant Brezous :
— Passez devant !
Il coûtiïmej ainsi qne l'adjudant Broc» Enfin
Paasêbôsc démarre, mais c^est pour s'arrêter plus
loin, au centre du marais. Je Fabandonne :
— Tâchez de rejoindre!
Et, ordonnant au sergent Rasse de prendre mon
fanion sur le char, je me hâte à tâtons vers ma
batterie. Elle doit avoir atteint la rampe du verger.
Mon devoir est de la guider.
A ce moment, Féclalement de quelques obus
disperse autour de nous les miasmes qui sentent
Tall. Faut-il mettre les masques ? D'autres projec-
tiles sifflent et se déchirent. On entend crier. Je
pose la main sur Tépaule de Rasse :
— Ne courez donc pas !
Il n'est aucun danger plus démoralisant que
la sournoise asphyxie dont nous sommes me-
nacés. Nous voici la figure couverte, la plaque de
mica obstruant le regard, et je n^apërçois que la
nuit.
Pourquoi diable le capitaine Lévéque a-t*îl laissé
toute sa batterie, entraînant mès deux ehars^ s'en-
gager sur la pêntê? Nou» étions convenus quHli
passeraient un à un, afin d'éviter remboutêil-
lâgê.
— Où âllei-vous, Rasse 1
Il cherche le fanion qu'il a laissé tomber en met-
tant son masque, mais, comme nous nous élevons,
236 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
gravissant la côte, nous pouvons nous débarrasser
de ces engins incommodes, et, de Talerte, il ne nous
restera que des brûlures autour du cou.
Les Allemands continuent de bombarder le fond
des ravins. Je dépasse la haie du verger. Devant
moi, sur le chemin en corniche, une forme noire,
le char de Broc.
— On ne peut plus avancer, mon lieutenant. Le
capitaine Lévêque est en panne.
Je presse le pas, je dépasse Brezous. Les fusées
éclairantes se multiplient à Fhorizon, et je distingue
des silhouettes qui se démènent près de cette
énorme obscurité que font les trois chars Lévêque,
réunis en un seul groupe. L'ululement des éclats
augmente, bien que le fracas des obus soit lointain.
Je demande :
— Où est votre capitaine ?
— Il est parti téléphoner.
J'ai su plus tard qu'il avait une blessure légère.
Un peu de désordre régnait dans sa batterie. Le
second char voulait dépasser le premier qui déra-
pait sur l'herbe humide. En vain. Les mécaniciens
s'énervent dans l'ombre qui les gêne. Ils n'arrivent
pas à resserrer la couronne des embrayages. Seul,
le lieutenant Brezous a si bien conduit sa marche,
qu'il garde encore l'espoir d'accomplir l'ascension.
Qu'on lui donne passage ! C'est moi qui commande
puisque personne n'est là. Je découvre Farrère qui
s'acharne sur le moteur inactif de son tank.
— Tâche de reculer, vieux ! Brezous va passer.
LA BATAILLE DE LA MALMAISON 237
Inutile tentative. Bientôt, Brezous lui aussi est
en panne.
Il est trois heures du matin. Surgissant du
Qoirqui nous entoure, les équipes de réparation
nous abordent. Avec un dévouement inlassable,
elles s'empressent, mais la matière n'a plus dévie,
il semble qu'elle s'incorpore au sol et ne veuille pas
combattre. Naguère active, sensible, elle pèse de
tout son poids, et nous sommes pareils à des
pygmées, nous agitant près du sommeil des
monstres.
Les équipages restent à l'abri dans la cage d'acier.
Par les portes arrière, je distingue des profils
angoissés, penchés sur la lampe dont la lumière
saccadée vacille près des cylindres.
Je regarde ma montre. Il est trois heures vingt,
l'attaque doit avoir lieu à cinq heures quinze, et
nous sommes en pleine vue des carrières de Bohéry.
Si l'aube nous surprend, tout sera détruit, à moins
que notre infanterie n'ait une prompte victoire et
ne chasse ou ne conquiert les mortiers que nous
savons être là-bas et qui nous abattraient de plein,
fouet. Je donne l'ordre d'évacuer les chars :
— Réfugiez-vous dans la tranchée !
Elle est 4^inquante mètres, et ils ont le temps
de m'obéir avant que l'ennemi ne déclanche ce
tir de contre-préparation qui nous causa tant de
pertes.
Dès la première rafale, deux de mes sous-officiers
qui sont restés près de moi, à côté des chars.
1
238 MÉMOIRES D'UN ENGAOÊ VOWNTAIRE
tombeat, le «orgeat B^hsq a la miiS9e presque sec-
tlonnée, Fadjudant Broc est tué. Je ne puis me
décider* à quitter 14 plfiM^e, mm londwn j# cban-
cell#i lei musclesi de la jambe déebirév par un pro-
jectile qui is'arrôttt dans lei chiirs. Je m'affaisse. Je
me relève» je lie un mouchoir au^d««8u$ du mollet,
et, Texcitation aidant, je ue sens plus qu'une dou-
leur lourde.
Une voix appelle ;
— Mon lieutenant, vous n^ me laissera? pt.» là ?
C'est mon pauvre Rasse qui supplie, Tout à
rbeure, je l'enverrai chercher. Pour l'instant, je vais
voir ce qui se passe dans la tranchée, Les équipages
y sont en sûreté, autant qu'on peut l'être sou?» ce
feu destructeur. Alors, au prix de souffrances assez
vives, je gagne le sommet du plateau, je dois pré-
venir l'infanterie de notre insuccès, et je rejoins le
C9mmandant Dhomme.
^ Pas un seul char? me dit-iL
Il me semble qu'il raille, et je lui demande la
permission de l'accompagner à l'assaut. Il me
répond, en regardant ma jambe blessée :
— J'ai déjà trop de monde autour de moi.
Il est superbe, admirable de ealmei de lucidité,
d« confiancs. Légei* et rapide, il escalade le parapet,
et, faisait un moulinet avec sa canne, il disparaît
dans un rire. L'heure H a sonné, et le ciel, au-
dessus de la vallée de l'Aisne, brusquement,
s'embrase.
Combien étaient-elles ces gueules qui lançaient
LÀ BATAILLE DE LA MALMAISON 239
l6 fôu? Combien d'obus tissaient; en passant la
voûte bruyante? On eut Timpression d'un coup de
massue s'abattant sur le front de Tennemi, et Teu-
nemi, éerasé par cette aocumulation inouïe de pro-
jectiles de tous poids et de toutes formes, gigan-
tesques torpilles, longs fuseaux d'acier des pièces de
marine, 7S rebondissants, i§5 fusants et percutants,
l'ennemi, muselé par cette cage de fer qu'on lui
appliquait au visage, ne répondit pas.
Toute la force française, que Pétain manie, sou-
lève notre cœur. Ils rient, les zouaves, les tirail-
leurs qui se précipitent, et ils rient, les blessés
qui reviennent, et les morts contre le parapet
semblent, eux aussi, sous le reflet rouge de cette
fournaise, avoir immobilisé à jamais leurs traits
daps l'enthousiasme.
Et il m'est défendu de participer à ce triomphe.
Âh! pas de chance! Et je commence de souffrir, ma
j^mbe pèse. Pour redescendre, il me faut m'appuyer
des deux maius aux parois de la tranchée, mar-
cher presque à cloche^pied. Non, pas de chance I A
l'heure même où je me désole, la batterie Murât
et la batterie Masséna atteignent le fort de la
Malmaison, et, sur notre gauche, un groupe entier
de tanks, le 11«, franchit les positions allemandes,
détruit les Qtbris des mitrailleuses rebelles, lait des
prisonniers, mérite la gloire.
Sur 1|L croupe néfaste, j^ai retrouvé nos chars. Ils
n'ont eu à subir aucun outrage. Les zouaves et les
Marocains ont enlevé d'un bond les carrières de
240 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
Bohéry. Pourtant rAUemand se réveille de sa stu-
peur, et il tire, mais la mort qui plane n'a pas de
but précis. Farrère et Brezous sont là, le capitaine
Lévôque nous rejoint, il me dit, loyalement :
— Vous aviez moins confiance que moi !
Il est abattu, il souffre de sa blessure. La
mienne immobilise complètement ma jambe. Nous
attendons encore quelques heures dans le voisi-
nage de nos batteries. Une seconde fois, les nuages
du ciel se gonflent de pourpre. C'est le tir de pré-
paration de la deuxième phase, nouveau coup de
massue.
J'ai très mal. Il est midi. Farrère et Brezous
suffiront pour ramener nos hommes à l'arrière, /
quand il en sera temps.
— Allons nous faire panser, me dit Lévêque.
Je me lève. Impossible de marcher seul, je
suis tout alourdi. Le cavalier Gazude, mon or-
donnance, avec cet affectueux dévouement qui
caractérise notre arme, m'offre son épaule. Il est
petit et semble fragile, mais il est nerveux et me
porte presque, tandis que le capitaine Lévêque
dégringole dans les boyaux et disparaît.
Je ne l'ai pas revu.
Au poste de commandement du 4' mixte, au bas
des falaises, j'ai pu téléphoner au capitaine Che-
vrier pour lui rendre compte. Ensuite, il ne me
restait qu'à me faire évacuer. Je n'en ai pas eu,le
courage. Qu'était-il advenu de Masséna, de Murât,
de Bill, de Griaches, de mes chers camarades ?
1
t
''^
LA BATAILLE DE LA MALMAISON 241
Une automobile passait. Je suis rentré h Vàilly.
— Le lieutenant GHaohes a été tué à la position
dé départ, m'a dit notre cuisinier. Un éclat d'obus
lui a enlevé le cœur.
L'injustice du destin m'accable.
— Je n'en peux pins. Je veux dormir.
Il me faut ônblier, et je suis tombé sur la paille,
et j'ai dormi comme une brute, suant la lièvre.
Quand je me suis réveillé, le lieutenant Bocquet,
notre cher Bill, comme nous le nommions tous,
se penchait sur moi. J'ai dit :
— Griaches?
Et j'ai appris qu'il était mort sans savoir, en
souriant.
— J'irai dîner avec vous.
Je n'ai guère mangé, mais je voulais être avec
eux. Ils n'avaient pas de mélancolie. Ils pensaient
au labeur qui n'était pas achevé. Ils devaient
ramener les chars.
Une sorte de brouillard voile mes souvenirs.
J'ai dû avoir encore la fièvre cette nuit-là, j'ai
dorrni profondément sur ma paille. Brezous et
Farrère sont rentrés, à bout de forces. J'ai su par
eux que tous mes hommes étaient vivants, et j'ai
eu de la fierté : seuls les gradés avaient payé de
leur sang. C'est bien, c'est le prix des galons.
Quelle somnolence! Chaque camarade me con-
seille de me faire évacuer. Vers deux heures de
l'après-midi, je m'y décide; ma jambe a mauvaise
apparence, jaune et violacée.
16
242 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
Il faut marcher jusqu'au seuil. Je ne veux pas
que l'on m'aide. Voilà le brancard. Je regarde
autour de moi. Je me couche, et, tout soudain, je
ne suis plus rien, ni commandant de batterie, ni
officier, je suis cette chose que l'on transporte,
que l'on enfourne dans le camion, cette chose que
l'on déballe à l'ambulance de triage, et dont on
dit:
— 11 est lourd.
1
ÉPILOGUE
LES TÉMOIGNAGES
Je n'ai plus rien à écrire. Qui peut se flatter
aujourd'hui de conclure? La convalescence s'a-
chève, la guerre persiste. Où serai-je demain?
Pourtant, je ne veux pas fermer le livre sans
remercier ceux qui ont accueilli mon œuvre avec
tant d'amitié, lorsqu'elle paraissait dans les jour-
naux qui me rendirent ma place dès mon retour.
Il y a beaucoup d'inédit dans ce volume, maïs
toute la première partie a été publiée par le
Joumaly et mes camarades de la T division d'in-
fanterie m'ont envoyé de très nombreuses lettres.
Je vous demande la permission d'en reproduire
quelques-unes, qui me touchent plus profondément.
J'y ajouterai deux témoignages, l'un a trait à ma
campagne sur l'Yser, l'autre à cette soirée que
je vous ai décrite avec un mélange d'humilité et
d'orgueil, à cette nuit sur les collines de la Somme^
oii ma famille imaginaire dissipa les affres d'une
peur surnaturelle.
Voici la première de ces lettres. Ecrite au crayon
244 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
dans un abri, elle est ma préférée, puis-je dire ma
récompense ?
Aux tranchées y 9 janvier i9\H.
Monsieur,
C'est du fond de mon abri, à la lueur vacillante d'une
bougie, que je vous écris. Fidèle lecteur du Journal,
c'est avec un grand plaisir que je vois dans ses pages
votre article « Mémoires d'un engagé volontaire ».
Etant sergent au iOi*, j'ai vécu avec vous ces jours et
ces événements que vous narrez mieux que je ne sau-
rais faire.
La première fois que je vous vis, c'est à Pilon, près
de Mangiennes. Vous arriviez avec un maréchal des
logis. Je me demandais quel était ce dragon décoré de
la Légion d'honneur, lorsque grande fut ma stirprisë en
voyant le sous-officier sauter le premier à terre et vous
aider à descendre de cheval. J'ai par la suite interrogé
le maréchal des logis, et il m'a dit : « C'est un journa-
liste qui s^est engagé pour la guerre », et il me dit votre
nom. Je me souvenais de Tavoir vu souvent en bas
d'articles et de contes du Journal.
Vous étiez venus à ce pays pour faire Une enquête
sur les atrocités allemandes, car les Boches avaient été
chassés de la veille. C'est avec mon chef de section, le
sous-lieutenant Richefon, que vous fîtes cette enquêté.
D^ailleurs, cet officier avait déjà pris quelque* fénsei-
gnements, pour lui sans doute, pour en décrire Thon^nr
à sa classe^ car il était instituteur, il ne pourra le faire,
le malhéuréuic, car il fut tué 'plus tard.
J'eus ensuite souvent l'occasion de vous revoir : car
vous ne craigniez pas de venir, jusque sur la ligne de
feu, eneourager les hommes et les réconforter de vos
bonnes paroles.
LBS TÉMOIGNAGES 245
Je VOUS revois eacore le soir de Beaudaire; c'était
e iS août 1014, je crois; vous restiez debout au
milieu des balles qui sifflaieut, et je vous ai admiré,
ea? si vous aviez voulu votre place n^élait pas là.
Si vous avez lu ma lettre jusqu'ici, vous vous
dtmande^ qU je veux en venir, et, ma foi, je me le
dfmaude. C'est que je suis heureux en lisant vos
mémoires de revivre ces instants de guerre en rase
campagne, Cela, me rappelle mon ancien régiment (le
101®) que je regrette, ainsi que la 7* division,
Ayant été blessé le %Q septembre 1914 à Champien,
j'ai été par la suite versé à un autre régiment.
C*est également pour tuer le temps pendant mes
heures de repos que je vous écris ces lignes et que du
front je vous envoie le bonjour en attendant le plaisir de
lire la suite de yos mémoires.
P. MÉNAaD,
sous-officier, 204« rég. inf., 47<»Cie, secteur ...
Il ne sait pas pourquoi il m'écrit, le camarade !
Je le sais bien, moi. Il a senti dans mes pages
hâtives cette amitié dont j'ai fait confidence à
Maurice Barrés. Oui, oui, nous nous aimons tous,
les anciens, les vieux de Charleroi et de la Marne,
La seconde lettre donne des noms que j'avais
oubliés, tout en me souvenant de ceux qui les
portaient.
Monsieur,
Je lis avec feu vos « Mémoires d'un volontaire » et
permettez à une humble voix de vous dire toutç sa
reconnaissance d'avoir rappelé les premiers pas glo-
rieux de la 13*^ brigade.
246 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
Je me permets de vous adresser ces lignes, parce
que je fus de la 13° brigade. Je me souviens encore de
vous, je vous revois dans Tescorte du général de Tren-
tinian, à Grémilly; j'étais près de vous, lorsque, le soir
de notre entrée en ce village, une auto ramena deux
hussards la mâchoire fracassée. A Ethe, j'assistai à la
mort héroïque du colonel du 14''. J'ai tiraillé sur la
ligne de chemin de fer, près du pont, sur la route. Et
permettez-moi de vous demander, en passant, de vous
rappeler ce capitaine du génie, le capitaine Durand,
commandant ia V^ compagnie du 4^ bataillon du génie.
C'est lui qui organisa défensivement le village et encou-
ragea le général Félineau dans sa belle résistance ; lui
qui nous fit creuser un élément de tranchée à l'extré-
jnité nord-est du village, lui enfin qui, avec sa compa-
gnie, partit le dernier du village, après avoir fait
entourer de paille les roues des voitures de parc du
génie. Mes souvenirs sont très précis. J'eus l'honneur
d'appartenir à cette vaillante compagnie. J'en fus séparé
un instant et je tiraillai dans la distillerie, en face la
Croix-Rouge. Nous étions sept dans le grenier de cette
distillerie, nous sommes redescendus trois. Je vous dis
ces choses pour vous montrer combien précis sont mes
souvenirs. Je me souviens aussi de vous avoir vu plus
tard, àNanteuil-le-Haudouin, dans le bois, en sortant de
la gare. Je ne vous revis plus ensuite, non plus que le
général de Trentinian.
Aujourd'hui, je suis réformé, mutilé de guerre,
blessé en Champagne. Je suis ici...^, comptable...,
métier dépourvu de charme pour moi qui me desti-
nais à la carrière militaire, d'autant plus qu'enterré
dans un petit village méridional, loin de mon pays
natal, j'ai deux nostalgies : celle du métier militaire et
celle, plus grande encore, du pays.
Qu'importe! j'ai fait mon devoir. J'ai donné mon
avenir à la France. Je suis heureux. Mes camarades,
1
LES TÉMOIGNAGES 247
mes amis, mes frères (j'en ai quatre aux armées) sont
aujourd'hui officiers. Je ne suis plus rien qu'un pauvre
teneur de livres.
Mais vous pourriez croire que je vais vous demander
un service. Non, vous ne pourriez rien changer à ma
situation, d'ailleurs. Cela m'a fait plaisir de lire ces
lignes dans le Journal, après avoir vécu presque aux
côtés de son auteur les combats qu'elles racontent, de
vous savoir sorti sauf de la fournaise. J'ai voulu vous
récrire, je ne sais pourquoi, poussé par une force
invincible, et voilà maintenant que je me laisse aller à
des confidences. Il m'a semblé que j'avais retrouvé
un ami.
Pardonnez- moi.
Veuillez agréer l'assurance de ma plus sincère sym-
pathie. '
GiRARDEAU.
Je n'ai pas changé une phrase. A peine ai-je
supprimé l'adresse de mon correspondant et les
compliments qu'il fait à l'écrivain. J'ai respecté
toute la mélancolie. Quatre frères combattent, et
lui se désole d'être inapte. Cette famille n'est
qu'une famille française.
Voici maintenant le billet d'un officier d'artil-
lerie. Il cite un capitaine dont le général de
Trentinian, qui s'y connaît, m'a dit que c'était un
héros :
il janvier' 19J7.
Monsieur et cher camarade,
Quoique aguerri par trois ans de guerre, c'est avec
une bien grande émotion et les larmes aux yeux que
- ■ »^m
248 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRli.
j9 relu vos mémoires parce qu9, commi vousi j'étais h
Ëtb9, et c'oii lit qu9 j'eus rbonoeur de vous çanaattre-
Commandant en qualité d*adjudant la 3^ sectiou de l^
7" balterie du 26' d'artillerie, ôo^s les ordres du brave
capitaine Jourdanje gardais Teatrée est du village
d'Stbei et, si vos souveuirs sout priais, j'eus le plaisir
le soir de vous approvisioimer en tabac au moment
où, démonta, vous veniez me demander un cheval^
que je ne pus vous fournir, vous conseillant même
à ee moment-là de rejoindre votre général 4 pied,
puisque personne ne pouvait passer sur cette maudite
route, o{i nos pauvres éobelons avaient guccombé.
Je ne veux pas, cher et noble camarade, vous narrer
les faits qui se passèrent par la suite pour ma obère
batterie, vous les connaissez probablement, Ce n'est
qu'après avoir entouré les roues de nos camion^ et de
nos caissons avec du foin que notre batterie put échap-
per tout entière aux prises de Fennemi, en partant à
8 heures du soir.
Si je me permets, cher monsieur et camarade, de
vous adresser oes quelques mots avant la fin de votre
publication, e'est que Je suis impatient de vous adresser,
avec mes humbles félicitations, Tbommage le plus res-
pectueux qui vous est dû pour votre courage.
Veuillez agréer une bien cordiale poignée de main.
Sazkrat,
spus-r lieutenant au 104« A. L., 9* groupe,
secteur
Mais oui, je me souviens de la 7® batterie du 26®.
Elle m'a sauvé de la captivité allemande, pire que
la mort.
Le quatrième témoignage que j'invoque parle de
la. scierie, dans le vaUo» d'Ethe; mais surtout,
c'est au nom des morts que nous pleurons qu'il
LES TÉMOIGNACxES «49
me remercie, «t, s'il disait vrai, si leur souvenir
pouvait être rendu plus vivant encore par mon
livre, ab! quelle émotion!
9 janvier 19i8.
Monsieur,
Je cède au besoin impérieux de vous écrire, de vous
crier Fémotion profonde que j'ai à lire dans le Journal
les mémoires d'un engagé volontaire. Ancien sergent du
104% je voua ai vu, au début de la campagne, galoper
sur votre cheval aux côtés du général de Treotinian, je
vous ai vu à Ethe. Mon Dieu, quelle journée I Je me
souviens de vous, alors que nous étions dans la scierie,
sous la pluie d'obus et de balles. Vous souviendra-t-il
peut-être qu'assis contre une porte, nous mangeâmes
ensemble un morceau de bœuf, petit détail certes, mais
dans une heure si belle! Peu après, d'ailleur», j'aidais
avec plusieurs camarades à ravitailler d'obus la fameuse
pièce, la seule qui restait, et dont le chef, un lieute-
nant, mîontra tant de bravoure et d'héroïsme. Et le
m^tin, c^ttç charge splendide des hussards, qui se firent
tuer pour la seule gloire I Aussi, je relis tous ces sou-
venirs, tous les vôtres, qui sont nôtres, avec une telle
joiç, une telle émotion, que je vous remercie de les
écrire, de tout mon cœur, pour les camarades du 104
qui trouvèrent la mort. Je fus, hélas 1 fait prisonnier à
Royes eu octobre 19t4, ayant si peu vécu de cette vie
intense. SnQn !.,f Aussi, mainteuantqu* évadé depuisplus
d'un an, je me rappelle votre superbe allure, je suis
heureux de revivre avec vous cette épopée, de vous
remercier de me donner une telle émotion et de vous
assurer de toute ma très grande çt profonde sympathie
Rbné BoiSQONTiea,
Btrgent, ambulance 8/2
stet. post
iî?.-C^i-^
— pri
250 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
J'ai choisi ces quatre lettres parmi les deux ou
trois cents que j'ai reçues de mes camarades à la
7® division d'infanterie, mais je vous demande
encore un péli de patience. Lisez cette page d'un
homme de l'arrière, d'un magistrat qui nous entre-
lient, avec tant de fidèle affection, du lieutenant
L'Hôte, cet officier d'artillerie qui protégea Ethe
contre l'avance allemande par le feu du dernier
canon de sa batterie. Il fut blessé, il est prisonnier
en Allemagne.
Paris, 15 j armer 1918.
Monsieur,
Je viens de lire dans le Journal les premiers chapitres
de vos Mémoires d'un engagé volontaire. Ils n'ont pas
eu seulement pour moi Tintérôt que leur donnent vos
qualités d'écrivain et vos souvenirs personnels, mais il
se trouve que vous racontez d'une façon saisissante,
dans la mesure où vous pouvez parler actuellement,
l'affaire d'Ethe, et je connais tout particulièrement de
ce drame un des acteurs les plus méritants mis en
scène par vous, le lieutenant d'arlillerie qui a défendu
le village et dont vc^us avez bravement aidé les opé-
rations.
Il y a recueilli la citation suivante à l'ordre de
l'armée : « L'Hôte, Georges, lieutenant à titre tempo-
raire au 26** d'artillerie. Le 22 août, au combat d'Ethe,
son capitaine ayant été mis hors de combat dès le début
de l'action, a réussi à mettre cinq pièces en batterie
dans les rues du village et a contribué efficacement à
sa défense pendant toute la journée. A la fin du jour,
bles«^é lui-môme grièvement, a élé fait prisonnier. »
Cette citation a été insérée à Y Officiel du 5 juillet 1915.
^aLu
LES TÉMOIGNAGES 251
Le lieutenant L'Hôte a échappé au massacre des pri-
sonniers parce qu'on Tavait porté dans une maison,
mais il a expié durement dans les casemates de Magde-
bourg, dans les camps de représailles et dans une capti-
vité qui n'a pas encore pris fin, l'inadvertance de ceux
qui Font laissé aux mains de l'ennemi...
L'objet de ce mot, monsieur, est simplement (pour le
cas où, la guerre finie, vous écririez en toute liberté
l'histoire de ces événements) de vous faciliter la réunion
de certaines précisions intéressantes. Excusez cette
préoccupation d'un homme professionnellement habitué
à la recherche de la vérité et de la justice, et veuillez
y voir une marque de mon estime pour votre talent.
Je vous prie d'agréer, monsieur, l'expression de mes
sentiments les plus distingués.
Bard,
magistrat, 72, boulevard Saint-Michel
Et maintenant, un billet de TYser :
7 février i918.
Cher monsieur.
En évoquant hier le souvenir du fantôme de Korteker,
vous avez fait frissonner ceux d'entre nous qui n'ont
pas connu l'Yser, ceux qui ne savent pas...
Korteker, Steenslraele, Boesinghe, Bixschotte, la
maison du Passeur, autant de noms fameux où s'il-
lustrèrent tant d'hommes fameux !
Comme ce temps semble déjà loin I Et cependant je
me souviens, comme si c'était hier, de la visite du
margis à l'Herberg du Lièvre (côte de Pilken). Vous
accompagniez le général de Trentinian au P. C. du
colonel Cordier (76' R. T.).
Nous étions tous surpris de vous voir affronter cette
]
252 MÉMOIRES D'UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
zone dungereuse dont la circulation était interdite pen-
dant le jour. Et chacun de commenter Taudace du divi-
sionnaire et de son porte- fanion... dont noua parlâmes
souvent comme un encouragement dans Texemple*
Je suis, cher moneieur, votre eincère
Max Ridel,
état-major G. C. 42,
o« V » • • •
Voyez le aouveuir que les territoriaux gardent
du général de Trentiuian. Ab ! je «'ai rie» mventé,
tout ce que j^ai écrit fut vécu, et n^ême quand il
vous semblera que je sacrifie àFirréel et à Tépique,
je ne dis que la vérité, témoin cette lettre sur mon
cauchemar pendant la bataille de la Somme (1) :
8 février 1918.
Cher monsieur,
Vous ne pouvez vous imaginer comme votre récit
« Abris de la Somme » m'a amusé. Je me souviens par-
faite «ent de la terrible nuit que vous avez passée,
L'abri auquel vous faites allusion était occupé par
une partie du personnel affecté, en ce moment-là, à
Tobservatoire « Robiuson » (sud de M...),
Le soldat (maréchal des logis de Belot) est aujour-
d'hui «ou8"lieutenant au 87« B. A, L. Le sergent était le
signataire de ces lignes (alors sous-lieutenant au 10^
R. A. P.),
Je copserve précieusement le Journal du 6 février
I9i8. Votre récit, que je relirai souvent, me rappellera
une des nuits marquantes des cinq mois que j'ai passés
(1) Voir page iee.
LES TÉMOIGNAGES 253
consécutivement deas cette région. Si, par hasard, cela
pouvait vous intéresser, je pourrais essayer de vous
procurer une photo du poste d'observation.
Croyez, monsieur, à ma haute considération.
Léon Dgsprez,
sous-lieulenant 6* R. A. P., 50* bat
C'est fini; Au revoir, lecteurs! Nous tâche
de vous donner de nos nouvelles, si Dieu veut
Le 7 mars 1018.
irimirie L. MAKnuiux, t. iite Ciwall*.
i
ï
i
* '■
TABLE DES MATIÈRES
PREMIÈRE PARTIE
LA 7* DIVISION D1NFANTERIE
La Mtase, la Marne et.rAisne
Pages.
Chapitre P', — Le Métèque 1
Ghapitae II. — De Paris à Verdun 9
Chapitre IIL — Toute Farmée disait: En avant I 16
Chapitre IV. — La bataille perdue 23
CuAPiTRE V. — Le beau visage de la mort. . . 30
Chapitre VI. — La retraite sur la Meuse . ... 36
Chapitre VIL — La ville menacée 42
Chapitre VIII. — Une estafette à la bataille de
rOurcq 48
Chapitre IX. — Les derniers jours de la guerre
d'aventtire 55
Chapitre X. — Mon départ de la 7* division
d'infanterie 62
DEUXIÈME PARTIE
LA 88« DIVISION TERRITORIALE
Raima, les Flandres.
Chapitre I*'. — Paris délivré. Reims sous les
obus. Un déjeuner chez le
général Mangin 73
Chapbtre II. — La89* division territoriale dans
les marais de FYser 91
TABLE l)I-:s MATIÈRES
1 TROISIÈME PARTIE
es AUTOMITRAILLEUSES DE CAVALERIE
E I•^ — Ketour à Paris. Les écoles de
mitrailleuses 129
E 11. — Les auto-mitrailleuses. Les
marins en Lorraine 14f
[E III. — Porâts de Lorraine. Abris de
la Somme 165
OUATRIËME PARTIE
LES TANKS, L'ARTILLERIE D'ASSAUT
lË I". — Le retour à l'école 193
lE U. — Le rq»aire des chars d'aasaut . 200
lE III. — LapréparatfoDd'uneofiensive. 214
lE IV. — La liaison entre les armes. . . 222
lE V. — La bataille de la Hatmaison . . 229
lE- — Les témoignages 243
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