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MEMOIRES ET LETTRES
DE
FRANCOIS-JOACIIIM DE PIERRE
CARDINAL DE BERNIS
L'autour cl les L'ditcitrs ddclaroiit rescinder laurs iln>its de traduction et de
rcproducliûii à rùtraiiiçor*
Cle volume & été dèivosé au ministère de l'intérieur ^section de la librairie) an
novembre 1876.
PAurB. — mv, B^MumU it c'*^.
FREDERIC MASSON
de r Académie française
MÉMOIRES ET LETTRES
DE
FRANÇOIS-JOACHIM I>E PIERRE
CARDINAL DE BERNIS
(1715-1758)
PUBLIÉS AVEC lADTORISATIOH DE SA FAILLE. D'APRÈS LES lAHDSCRITS DIËDITS
TOME SECOND
PARIS
SOCIÉTÉ d'Éditions littéraires et artistiques
Librairie Paul OUendorff
5o, CHAUSSÉE d'antin, 5o
1903
Tous druiu rc&crvés.
MEMOIRES
DU
CARDINAL DE BERNIS
DEUXIÈME PARTIE
(SlilTE)
CHAPITRE XXXVIII
ENVOI DU MARQUIS DE FRAIGNE A ZERBST, SON ENLÈVEMENT,
ET TOUT CE QUI A RAPPORT A CETTE AFFAIRE.
A peine je remplissais la place des affaires étrangères
au mois de juin 1757, qu'un premier commis, chargé du
département de la Pologne, de la Porte et de la Russie *,
* Jean- Pierre Tercier, ne à Paris le 7 octobre 1704, secrétaire du
marquis de Menti, ambassadeur en Pologne en 1729, accompagne son
chef à Danzig en 1734, est emprisonné par les Russes à Ëil)ing, puis à
Thorn, aprt-s la prise de Danzig, revient en France en 1736, et depuis
celte date jusqu'en 1748 est employé sans titre dans les bureaux ;
en 1748 il accompagne le comte de Saint-Scverin à Aix-la-Chapelle, et, à
son retour, est nommé premier commis. Chargé plus tard de la Corres-
pondance secrète et en même temps rédacteur de Mémoires au Dépôt,
II. 1
« MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
me parla avantageusement du marquis de Fraigne, jeune
gentilhomme, né en Provence et de bonne maison, que
M. Rouillé m'avait déjà annoncé comme un homme qui
pouvait être employé ' : il me fit entendre qu'il serait
utile au service du Roi qu'il fût accrédité auprès de la
princesse d'Anhalt-Zerbst et du duc régnant, son fils*.
Cette princesse, sœur du roi de Suède * et mère de la
grande-duchesse de Moscovie, aujourd'hui impératrice*,
avait été assez belle, et continuait d'être galante : elle ne
manquait ni d'esprit ni d'intrigues, et passait pour avoir
de l'ascendant sur l'esprit de sa fille la grande-duchesse;
le jeune marquis de Fraigne, qui avait été à Berlin avec
son parent, M. de Valory *, et que le roi de Prusse avait
Tcrcier mourut le 21 janvier 1767. (Voir sur sa mort et ce qui suivit :
Politique des cabinets de VEurope du conte db Ségur, t. I, p. 55.)
1 Jean-Jacques-Gilbert de Fraigne, fils naturel et légitime de M. Gabriel
de Fraigne, écuyer, officier des vaisseaux du Roi, et de dame Thérèse
Daniel, né à Toulon, le 24 septembre 1726. Dans un mémoire que M. de
Fraigne adresse au ministre en 1774, il donne des détails sur sa famille,
■ une des plus anciennes du Bourbonnais »• Sa septième aïeule (1363)
était Françoise de Bourbon, demoiselle de Gannat, de Tancienne maison
de Bourbon.
2 Jeanne-Elisabeth de Holstein-Gottorp-Eutin, née le 24 octobre 1712,
mariée, le 10 novembre 1727, à Christian-Auguste, prince d'Anhalt-
Zerbst, mort le 16 mars 1747, avait eu pour fils, le 17 novembre 1730,
Guillaume-Christian-Frédéric.
5 Adolphe-Frédéric de Holstein-Gottorp.
^ Sophie-Frédérique« rebaptisée sous le nom de Catherinc-Alexicwna,
née le 2 mai 1729, mariée, le 1®' septembre 1755, à Pierre-Feodorowitz
(ci-devant Charles-Pierre-Uliir); impératrice sous le nom de Catherine II.
^ En sortant du régiment de BaufTremont (dragons), de Fraigne fait en
1754 un voyage en Allemagne et dans le Nord. Le 6 avril 1756 il remet
à M. de Valory la lettre d*introduction qu'il a reçue du ministre. Valory
se loue fort de ses sei-rices {Corrrsp,, t. II, p. 10 et suiv.), le fait voyager,
renvoie à Altona (29 mai), et, au moment de Tinvasion de la Saxe, le
charge d*aller chercher et de rapporter des nouvelles (11 septembre,
18 septembre, 24 septembre). En octobre 1756, Valory reçoit Tordre de
partir de Berlin, sans prendre congé. Fraigne va alors à la cour de Zerbst,
où il arrive avec une recommandation du comte de Broglie. Il ne dit point
dans les dé|)èches qu*il envoie an ministre ■ quels moyens il a cru devoir
AFFAIRE DU MARQUIS DE FRAIGNE. 3
regarde comme un esprit dangereux, avait passé quelque
temps à la cour de Zerbst, et avait su plaire à la princesse
douairière, au point qu'on les croyait mariés secrète-
ment*.
J'étais au fait de ce roman, et je proposai au Roi d'ac-
créditer ce jeune homme à la cour de Zerbst par une
simple lettre écrite par moi au nom de Sa Majesté à la
princesse et au duc, son fils, qui se piquaient l'un et
l'autre d'un grand attachement pour la France*. Je
donnai des instructions au marquis de Fraigne , dont le
point principal était de ménager l'esprit de la grande-
duchesse, au cas que l'impératrice Elisabeth , qui était
menacée d'un ulcère à la matrice, vînt à mourir : cette
mort pouvait faire changer le système de la Russie et
déranger celui de la guerre.
J'étais parvenu à faire renvoyer le grand chancelier
Bestuchew *, ministre accrédité, grand partisan du roi
d'Angleterre et du roi de Prusse. Il fut remplacé par le
employer pour inspirer de sa confiance à cette princesse avec toute la
circonspection requise; mais dans plusieurs entretiens particuliers qu'il
a eus avec elle, il ne lui est resté rien à désirer sur ce point • .
* Voir la lettre de Louis XV à Tercier, du 23 avril 1760 (Campardow,
Corresp, secr., tome I).
^ On trouvera à TAppendice les pièces relatives à cette affaire.
^ Alexis, comte de Bestudieff-Riumin, né à Moscou en 1693, d'une
famille d*ori{;ine anglaise établie en Russie depuis le commencement du
quinzième siècle, entra fort jeune dans la carrière diplomatique et
accompagna, comme chevalier d'ambassade, les plénipotentiaires russes
envoyés au congrès d'Utrecbt ; il passa ensuite au service de Télecteur de
Brunswick, Georges- Louis, plus tard roi d'Angleterre, rentra au service
de Russie en 1718, fut ministre à Copenhague et à Hambourg, puis con-
seiller privé et ministre du cabinet en 1740. Disgracié avec Biren en 1740,
il rentra en faveur en 1741, sons le règne d'Elisabeth, fut nommé, en
1744, vice-chancelier, sénateur et directeur général de l'Empii-e, enfin
chancelier. Disgracié le 15/26 février 1758, il fut rappelé à la cour le 3/14
juillet 1764 par Catherine II, rétabli dans ses places un mois après, et mou-
rut le 10/21 avril 1766.
1.
4 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
vice-cijancelier Voromzow', homme doux et affectionné
à la nouvelle alliance, dont il avait ëlë le promoteur. Le
marquis de l'Hôpital, ambassadeur du Roi à la cour de
Saint-Pétersbourg *, avait gagné les bonnes grâces de
l'Impératrice régnante; il ménageait la jeune cour de
Russie avec beaucoup de discrétion : car l'Impératrice
voyait de mauvais œil tous ceux qui s'y attachaient ; mais
il était d'autant plus important pour nous de n'y être pas
haïs, que la grande-duchesse avait marqué beaucoup plus
de bonté pour le chevalier Williams*, ministre de Londres,
avant l'accession de la Russie au traité de Versailles : ce-
lui-ci avait mis à sa place, en partant, le jeune comte de
Poniatowski *, aujourd'hui roi de Pologne. Le comte de
* Michel Woronzoff, né en ilJO, favori de l'impératrice Elisabeth,
vice-chancelier en 1744, succède, en 1758, à BestuchefF, et meurt en 1767.
Il avait été créé comte du Saint-Empire romain par Charles VII le
27 mars 1744. (Voir, sur les moyens employés par Remis pour s'acquérir
Woronzoff, le Livre rouge, année 1758, p. 153 et suiv.)
2 Paul-François de Galucci, marquis de l'Hôpital, né le 13 janvier 1607,
chevalier de Saint- Lazare le 17 décembre 1711, cornette au répriment
Royal -étranger le 2 avril 1711, enseigne aux gardes-françaises (1716), aux
grenadiers (1718). aux gendarmes du Roi (1719), mestre de camp d'un
régiment de son nom en 1725, brigîAlier en 1733, maréchal de camp en
1740, ambassadeur à Naples le 2 février même année, lieutenant générai
en 1745, chevalier de Saint-Janvier en 1746, premier ccuyer de Mesdames
le 25 septembre 1750, chevalier des Ordres du Roi le 2 février 1753,
ambassadeur en Russie en septembre 1756 (première audience : 8 juillet
1757), rappelé en juin 1761, meurt le 30 janvier 1776,
3 Sir Charles Hanbury Williams ofColdbrook, né en 1709, fut lord-
lieutenant et custos rotttlorum du comté de. Ileresford, puis payeur central
de la marine. Chevalier de l'ordre du Rain en 1746^ il fut envoyé à Dre.<de
en 1749, et plus tard, sur le désir de Frédéric II, nommé ministre pléni-
potentiaire à Rerlin. En 1751, il retourna à Dresde, et le 11 avril 1755
remplaça à Saint- Péterbourg M. Guy Dickens. Rappelé en 1757, il mou-
rut le 2 novembre 1759. Il a laissé un poème, Isabella or the Morning,
qu'on dit remarquable.
4 Stanislas-Auguste, comte Poniatowski, quatrième fils de Stanislas-
Ciolek Poniatowski et de Constance Czartoryska, né à Wocizia le 7 janvier
1732. Après avoir été nonce à la diète de 1752, il voyagea en France et en
Russie, fut accrédité à Saint-Pétersbourg, par Auguste III, près de l'impé-
ratrice Elisabeth, et sut s'attirer les bonnes grâces de la grande-duchesse
AFFAIRE DU MARQUIS DE FRAIGNE. 5
Brûhl ', premier ministre du roi de Pologne, électeur de
Saxe, homme fastueux et intrigant, avait accrédité Ponia-
towski à la cour de la Czarine, dans la vue de ménager
aussi la jeune cour à tout événement, et l'on peut dire
qu'en cela il avait raison; mais le comte de Broglie, notre
ambassadeur à Varsovie, à qui Poniatowski avait déplu,
et qui gouvernait les affaires en Pologne beaucoup plus
d'après son système particulier que conformément aux
instructions que je lui avais envoyées, et aux idées des
cours alliées à la nôtre, fit tant auprès du roi de Pologne,
que Poniatowski fut rappelé : la grande-duchesse en fut
affligée, et je crois qu'elle ne Ta pas encore pardonné au
comte de Broglie, quoique cette princesse ait eu le temps
d'effacer de sa mémoire ce déplaisir passager.
Ces détails ne sont pas inutiles pour faire comprendre
combien il était sage et politique d'envoyer le marquis de
Fraigne à la cour de Zerbst, celui-ci ayant toute la con-
fiance de la princesse douairière, et celle-là pouvant faire
pencher en notre faveur l'inclination de la grande-du-
chesse, sa fille, naturellement portée pour l'Angleterre.
D'ailleurs, la cour de Zerbst étant dans le voisinage de
Magdebourg *, que nous devions assiéger, dont le roi de
Prusse avait fait sa place d'armes, où il avait déposé ses
trésors et toutes ses ressources militaires, il était très-in-
Catherine. Rappelé en 1758, élu. roi de Pologne en 1764, il assista, en
17 7f, au premier partage de la Pologne, abdiqua après le second partage,
le 25 novembre 1795, et se retira à Grodno, où il mourut le 11 février
1798.
1 Henri, comte de Bruhl, ministre d* Auguste III, né le 13 août 1700.
Parvenu comme ministre d* Auguste II à gouverner la Saxe et la Pologne,
il conserva sous Auguste III le même pouvoir, réunit en 1738 tous les mi-
nistères en sa personne, et fut premier ministre en 1747. Il mourut le
28 octobre 1763, vingt-trois jours après son maître et ju9te à temps pour
échapper à la haine du prince Xavier, devenu administrateur de la Saxe.
^ A cinq lieues de Magdebourg.
6 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
tëressant pour nous d'être informes de tout ce qui se pas-
serait dans ce centre des opérations. Mais la commission
du marquis de Fraigne était dangereuse : Tambition et
l'amour la lui firent désirer ardemment. Il n'y avait qu'à
gagner pour le service du Roi de mettre à profit ces deux
passions, qui étaient jointes au plus grand zèle pour la
gloire de Sa Majesté, et surtout pour l'humiliation du roi
de Prusse, dont le marquis de Fraigne disait avoir à se
plaindre.
Il lui était spécialement recommandé de brûler ses
instructions au cas qu'on fit quelque entreprise sur sa
personne. Le roi de Prusse devina ce qu'elles contenaient :
il essaya de faire enlever le marquis de Fraigne peu de
temps après son arrivée à Zerbst. Celui-ci se défendit,
après avoir brûlé ses instructions, ses chiffres et tous ses
papiers, avec une présence d'esprit et un courage admi-
rables ; le duc de Zerbst à la tête de sa garde vint le déli-
vrer, et le logea dans son palais. Peu de jours après cette
entreprise infructueuse , Sa Majesté Prussienne envoya
quatre mille hommes et du canon, avec ordre d'enlever
de force le marquis de Fraigne, et de le conduire à Mag-
debourg. Leduc de Zerbst voulait s'exposer généreusement
à un siège; mais le marquis de Fraigne, avec plus de
générosité encore, se livra lui-même pour éviter à ce
malheureux prince une ruine totale. Le duc de Zerbst se
plaignit vainement de la violation du droit des gens, et
de l'insulte faite à une des plus anciennes et illustres
maisons des princes de l'Empire. Le roi de Prusse refusa
constamment de rendre son prisonnier ; on essaya inutile-
ment tous les moyens de crainte pour lui arracher son
secret, et toutes les ruses imaginables ; le cachot, les pro-
messes et les menaces furent également inutiles : il n'a été
élargi qu'après la paix.
AFFAIRE DU MARQUIS DE FRAIGNE. 7
La princesse de Zerbst, en hëroïne de roman, était par-
venue à corrompre la garde qui veillait sans cesse auprès
de la prison de son favori ; elle lui 6t passer des habits de
fille, h la faveur desquels il sortit heureusement de Magde-
bourg; son secrétaire, revêtu de ses habits, eut la g[éné-
rosité de rester à sa place dans la prison. Si Tamour et la
reconnaissance n'avaient pas fait une loi au fugitif de
passer par la cour de Zerbst avant de se rendre à Ham-
bourg, le marquis était sauvé, et sa fortune aurait été
faite, parce que j'aurais fait valoir ses services; mais il fut
reconnu par la garde que le roi de Prusse avait mis à
Zerbst, et reconduit dans un cachot à Magdebourg, où il
a passé plus d'un an, et ensuite, jusqu'à la paix, dans la
citadelle de cette place.
Il prétend que si le maréchal de Richelieu avait
marché à Magdebourg, quand le roi de Prusse eut ras-
semblé ses forces pour combattre M. de Soubise et l'armée'
de l'Empire, il aurait pu se rendre maître de cette place,
où il y avait sept mille prisonniers, tant Autrichiens que
Russes, et seulement dix-huit cents hommes de recrues
pour les garder. Magdebourg est une place très-forte du
côté de terre, mais le côté de la citadelle, qui est défendu
par l'Elbe, n'a qu'une simple muraille, et il est ordinaire
qu'à la fin de l'été, l'Elbe n'ait pas plus de deux pieds d'eau.
Si le sentiment du marquis de Fraigne n'est pas juste
quant à la prise de Magdebourg, il est du moins fort rai-
sonnable par rapport à la diversion que cette attaque
aurait faite : le roi de Prusse aurait été obligé d'aban-
donner M. de Soubise pour voler au secours du plus ferme
appui de sa puissance. M. de Fraigne prétend avoir averti
le maréchal de Richelieu de l'état de Magdebourg; mais
celui-ci préféra manger la principauté d'Halberstadt, sans
faire refluer sur ses derrières des provisions pour l'hiver :
8 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
il y a des choses dans les {grandes aflaires qui paraissent
incroyables, mais elles s'expliquent presque toujours par
quelque motif d'intérêt.
Le marquis deFraigne» de retour de sa longue captivité,
fut récompensé médiocrement de son zèle. II 6t un voyage
imprudent à la cour de Vienne,' et des tentatives inutiles
et mal combinées pour aller en Russie solliciter les bontés
de la czarine Catherine : celle-ci ne se soucia pas de voir
l'amant de sa mère, qui était morte à Paris, ennemie du
roi de Prusse son allié.
A l'égard de la princesse de Zerbst, elle vint à Aix-la-
Chapelle, sous prétexte de sa santé, dans l'été de 1758;
elle pria le Roi de lui permettre de se retirer à Paris ; ce
que Sa Majesté ne put lui refuser, malgré les jalousies que
son séjour en France pourrait causer à l'impératrice Elisa-
beth, au roi de Suède et même à la cour de Vienne. Tant
que je fus dans le ministère, elle suivit mes conseils : après
mon exil, elle fut abandonnée à elle-même, elle se jeta
dans la mauvaise compagnie, eut des aventures galantes,
et choisit pour ses amants des personnes peu estimables :
toute sa considération se perdit dans un instant : elle
mourut avec la honte des vieilles coquettes, et ses pierre-
ries, qu'elle avait assurées au marquis de Fraigne, furent
perdues pour lui.
CHAPITRE XXXIX
NÉGOCIATIONS DU COMTE DE STAINVILLE A VIENNE, HEUREU-
SEMENT TERMINÉES PAR UN TRAITÉ AVEC LE DUC DE
BRUNSWICK, AU MOIS d'aOUT 1757.
Le comte de Stainville ne perdit pas de temps à son
arrivée à Vienne : on ne peut, sans injustice, lui refuser
de l'esprit, de la pénétration, des grâces et de la gaieté;
mais son principal talent est de brusquer les affaires , et
d'abréger des formalités, souvent utiles, au hasard des
inconvénients qui résultent de la précipitation et de la
trop grande confiance : il aperçoit promptement, il voit
bien , mais ne lie pas assez ses idées , et il vise plus à la
célébrité qu'à la réputation.
La bataille d'Hastembeck et la retraite du dUc de
Cumberland au camp sous Stade , où l'on prétendait que
le roi d'Angleterre avait déposé ses trésors, laissaient à
découvert les États d'Allemagne de Sa Majesté Britannique
et le pays de Brunswick. Dans cette position, le duc de
Brunswick, qui avait un ministre à Vienne, proposa des
arrangements au comte de Stainville, par lesquels le duc
son maître promettait de retirer ses troupes de l'armée
hanovrienne, de les désarmer, de nous remettre ses
places, son artillerie et ses arsenaux, et de fournir des
vivres à nos troupes pendant l'hiver à un prix dont on
conviendrait. Cette convention fut promptement négociée,
10 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BER>^IS.
conclue et ratifiée par le dac de Brunswick'. Elle eut
des suites fort considérables : le landgrave de Hesse'
demanda à traiter avec nous, et oflFrit de mettre ses
troupes à notre solde : le doc de Saxe-Gotha', le comte
de la Lippe ^ et -autres alliés de TAngleterre en firent
autant : en sorte que de mon cabinet à Versailles, j'avais
réduit Tannée hanovrienne à dix-huit mille hommes , qui
étaient obligés de passer TElbe , et d*aller se joindre au
roi de Prusse de la Save, et préparer pendant l'hiver le
si^^ de Magdeboorg. De plus, le duc de Meckelbourg^
nous livrait la forteresse de Doemitz* sur l'Elbe, à la
Caiveur de laquelle nous pourrions donner la main aux
Soédcùs.
Le comte de Montaaet '^^ que le Roi avait envoyé pour
* Tw c«tt« pi^-Y ÎMpg»'f ifiT W i^ir^fc'^^ emire It eomJuUe du roi
làt Friâmcyt^ Hl^* a* 7. Li oM>ttîi>a> «^^Bee a TiesBc le 20 septembre
I753r« A êiir jt>«fe»or«ie par BomunA^PMdl 4e Xj^B^ coaieiner iotuie de léga-
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^ 4ll^«rt<^Wg|iéui^^ <\MMe <ie la Lîyps Itf t*fcM^> cwie de Sdiaanburg
<K ^ $«nnii^«r«^ ifeè kf S* avhl KMHi» j^ectA à «as pcve le 13 join 1728.
^ FirvUnN-ts^ duc de >l«^ie«i6«mff;^ aê W 9 muadUc 1717, svccède, le
M «MA 173$^ À M» pèrr CIràdM-LiMyB IL et M«rt le 1% «tHI 1785.
« IVw^U. e« b^*»e $Ji\ev da» W diaeW le IfecklMalMMBis-Scli^eriD,
«M sNMid«i<f«i( de i KUe ei de TCSbif. Cène vitte. sàcwe da» la pnadpaaté
d# Wircde^ e< wu^Ue de b*jf ei> fiictîlicaMK^ «et à dix beâe» sad de
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NEaOCIATIONS A VIENNE. 11
servir à Tarmée de rimpératrîce-ReiDe, avait gagne la
conBance de cette princesse, celle des ministres et du
prince Charles : il avait des talents militaires et Tart de
les faire valoir. Je lui avais donné pour instruction ,
lorsqu'il partit, de faire combattre les Autrichiens contre
le roi de Prusse sans cesse, afin de ruiner les vieilles
troupes de Sa Majesté Prussienne, et de les réduire à des
recrues, qu'elle ferait désormais difficilement en Alle-
magne, dont nos troupes occupaient la partie la plus
considérable. Les grands princes de l'Empire nous ayant
donné leurs soldats moyennant des subsides , l'Impéra-
trice-Reine ne pouvait jamais manquer d'hommes, et,
lorsque le roi de Prusse aurait été obHgé de combattre
avec de nouvelles levées , ses armées n'auraient plus eu
l'avantage de la discipline.
M. de Montazet s'acquitta avec beaucoup de cou-
rage, de dextérité et de bonheur de la commission. Il
y eut onze grandes affaires dans la même campagne ; le
roi de Prusse y perdit les généraux en qui il avait le plus
de confiance : toutes ces choses combinées formaient
l'heureuse perspective du plus brillant et du plus prompt
succès.
L'armée russe s'était mise en mouvement, et, quoique
comme volontaire dans les armées de rimpératrice-Reine; à la suite de
ses actions d*éclat, le Roi le nomme commandeur de Saint-Louis (23 sep-
tembre 1757) et maréchal de camp (i*' décembre). Après le départ du duc
de Choiseul de la cour de Vienne, il reste en qualité de ministre plénipo-
tentiaire du Roi pour les affaires militaires (2 décembre 1758). En janvier
1759, il apporte le résultat des conférences militaires tenues en présence
du maréchal Daun, retourne ensuite à son poste et fait, avec les armées
autrichiennes, les campagnes de 1700 et 1701. Grand-croix de Saint-Louis
en 1759, lieutenant général le 18 mai 1700, inspecteur de la cavalerie et
des dragons le l»"" février 1701, chevalier de l'Aigle blanc, gouverneur de
Saint-Malo, il meurt au château de Guissac, en Agénois, le 27 janvier
1708, âgé de cinquante-sept ans.
lî MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
le général Apraxin ' , gagné par les Anglais , ne se souciât
pas de vaincre, après avoir été battues par les Prussiens,
ses troupes , poursuivies avec trop de chaleur, se retran-
chèrent derrière leurs chariots, et remportèrent, malgré
leur général , une victoire signalée , laquelle aurait eu les
plus grandes suites si Apraxin avait voulu en proBter*.
Dans le même temps, le Danemark, qui n'avait pas
voulu se déclarer a la diète de l'Empire contre le roi de
Prusse, lié à la France par un traité de subsides^,
désirant en secret l'abaissement de la cour de Berlin,
craignant encore plus l'agrandissement de la maison
d'Autriche, celui des Suédois, et par-dessus tout celui
de la Russie, temporisait, et laissait entrevoir l'espérance
de prendre parti et de foire cause commune avec nous ;
mais sa principale vue était de jouer un rôle dans la
médiation pour la paix , soit en Allemagne , ce qui était
difficile, soit dans notre querelle particuhère avec la cour
de Londres. On verra dans quelle circonstance le Dane-
mark consentit à se déclarer : personne dans le conseil
du Roi ne pouvait croire que je pusse l'y amener.
Tous ces succès et toutes ces heureuses dispositions
1 Étienne-FéodorQwitch Apraxine, feld-maréchal et président du collège
delà guerre sous le règne d'Elisabeth, appartenait à l'illustre famille dont
UDe fille avait épousé le czar Théodore, frère de Pierre I"", et dont plusieurs
membres furent titrés par le grand empereur. (Almacro, Notice, etc.^
p. 46.) A la suite de la retraite qu'il opéra après sa victoire de Gross-
Jagendorff (30 août 1757) sur l'ordre de Bestucheff, Apraxine fut rap-
pelé. La nouvelle de la disgrâce de Bestucheff le surprit à Tochetisaeseki,
sur la route de Tsarâcoë-Tselo ; il fut frappé d'apoplexie et mourut sur
place. (Voir Anecdotes tirées des archives de la Russie, t. VI, p. 136. Ce
livre, trop peu consulté, est de Scuérer, dont j*ai eu ailleurs occasion de
parler.)
* Voir le bulletin de la bataille, Gazette de France, p. 485 ; Napoléoiv,
Précis des guerres de Frédéric II, t. XXX II de la Correspondance;
Mémoires de Frédéric, î, 534, et Jomimi, Traité des opérations miVi-
taires, t. I.
3 30 janvier 1754.
NEGOCIATIONS A VIENNE. 13
subsistèrent jusqu*à l'époque de la capitulation deCloster-
Seven; il paraissait que rien désormais ne pouvait em-
pêcher le plan de la guerre de réussir ; une seconde cam-
pag[ne devait nous conduire au plus heureux dénoûment.
Le Roi aurait joué un plus grand rôle qu'aucun de ses
prédécesseurs : il aurait marqué les limites de l'affaiblis-
sement et de l'agrandissement des États; et sa modération
n'aurait pas été poussée, comme au traité d'Aix-la-Cha-
pelle, au delà des bornes, 'par les avantages réels qu'il
aurait procurés à la France et à sa maison; sa gloire
aurait couvert nos misères intérieures; le crédit de la
France, sa réputation, se seraient relevés, et en suivant
de meilleures maximes, soit pour les finances, soit pour
la discipline militaire , soit pour le rétablissement des
mœurs, je pouvais espérer que dans dix ans le royaume
aurait repris son ancienne splendeur. Je m'étonnais que
de si grandes choses pussent s'exécuter avec des instru-
ments aussi faibles que ceux que nous mettions en œuvre ,
et que, malgré l'anarchie du gouvernement, malgré les
intrigues, l'indocilité, l'avidité et le peu de talents de nos
généraux, un si grand projet pût réussir. Je disais, en
réfléchissant aux suites de mes négociations : Pauvre
postérité! combien tu seras trompée si tu juges, par la
grandeur des événements, de la grandeur des hommes
qui les ont préparés !
Le Roi était le maître de tout le pays qui est entre la
Meuse et la Sarre : sans combattre, nous avions anéanti
l'armée du roi d'Angleterre; j'avais incorporé toutes les
forces des princes de l'Empire dans nos armées; nulle
puissance intermédiaire ne coupait notre communication
avec le bas Rhin ; nous occupions la Hesse ; nous aurions
été maîtres de Francfort à la première réquisition ; le cours
des fleuves et des rivières était à notre disposition pour
14 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
nous défendre ou pour nous approvisionner. Tout cela
était vrai; tout cela était exécuté sans coup férir, et
malgré cela je n'étais pas entièrement rassuré : j'avais
prédit au comte de Stareraberg que le projet périrait par
la multiplication des branches de ce grand arbre , dont
la réunion et l'ensemble étaient trop difficiles à entretenir.
D'ailleurs, les efforts de la France et de toutes les puis-
sances liguées étaient trop grands; il était aisé de voir
que l'argent manquerait : la Suède, divisée intérieurement,
ne pouvait agir sans subsides; l'impératrice de Russie
pouvait se lasser de porter le poids de la guerre avec de
faibles subsides et sans espérance fondée d'un agran-
dissement à la paix.
Le conseil de Vienne était intérieurement aussi opposé
a l'alliance avec notre cour que celui de Versailles ; les
ministres et les généraux ne voyaient dans tout cela que
le renversement des bons et anciens principes; tout
conjurait sourdement contre le succès de cette guerre ;
ni Vienne ne voulait contribuer à l'augmentation du
crédit du comte de Kaunitz, ni Versailles à l'affermisse-
ment du pouvoir de madame de Pompadour, ni à mon
élévation. Les puissances neutres craignaient que la
maison de France et celle d'Autriche ne devinssent les
seules véritables puissances en Europe ; les princes pro-
testants craignaient d'être écrasés; ceux d'Italie, d'être
obhgés d'attendre dans l'antichambre du Roi et de l'Impé-
ratrice le moment de l'audience; l'Espagne elle-même
ne voyait qu'avec inquiétude l'ascendant que la France
allait perdre dans le système de l'Europe; je sentais que
ce volcan intérieur n'attendait qu'un événement pour
s'ouvrir. Il n'y avait pas de temps à perdre pour frapper
les coups décisifs; il ne fallait pas, du moins, faire de
grandes fautes, et elles furent faites au moment où l'on
NÉGOCIATIONS A VIENNE. 15
devait le moins le craindre : c'est ce que l'on verra dans
le chapitre suivant.
J'ajouterai seulement ici que le ministère de la {juerre,
en s'assurant de quelques places du vieux landgrave de
Hesse, n'avait pas songe à l'obliger d'évacuer la forteresse
de RheinsFeld ' sur le Rhin , dans laquelle il entretenait
garnison , et cette même garnison fut relevée deux fois ,
en passant à travers les quartiers de notre armée, sans
qu'on s'informât seulement où allaient ces troupes dé-
guisées. Cela parait incroyable; car on pouvait arrêtera
Bheinsfeld tous les convois qui descendaient le Rhin pour
la subsistance de notre armée. Ce ne fut qu'à la 6n de la
seconde campagne que le marquis de Caistries, par les
ordres du maréchal de Belle-Isle, s'en empara fort heu-
reusement*.
Le duc de Cumberland disait après la bataille d'Has-
tembeck : « Le maréchal d'Estrées et moi sommes bien
malheureux; il commande une armée de cent mille
voleurs, et moi une armée de quarante] mille poltrons. »
Cependant ces prétendus poltrons , dès qu'ils furent aux
ordres du prince Ferdinand de Brunswick, instruit à
l'école du roi de Prusse, manœuvrèrent à merveille; et
nos cent mille voleurs observèrent une exacte discipline
sous les ordres du maréchal de Broglie. Il faut dire à la
louange de notre milice qu'elle n'a jamais mal fait dans
cette guerre, quand elle a été bien commandée, et que.
^ Forteresse importante située entre Bingen et CoblenU, à six lieues
sud de cette dernière ville. Elle appartient à la maison de flesse-Rheinfels;
mais, par une convention de 1754, la maison de Hesse-Cassel a droit d*y
tenir garnison.
2 La Gazette de France du 9 décembre 1757, en racontant ce fait
d'armes, dit que ce fut le maréchal de Soubise qui donna Tordre de s'em-
parer de Rheinfels.
16 MEMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
dans une guerre si honteuse pour la nation, si préjudi-
ciable et si destructive de tous les projets qu'on avait
formés, aucun malheur ne peut être imputé à la fortune :
ils sont tous arrivés par notre faute et par un enchaîne-
ment d'intrigues également criminelles et impunies.
Le comte de Stainville s'étonnait à Vienne qu'avec la
faveur dont je jouissais je ne pusse pas forcer le militaire
français à mieux seconder le plan politique; il ne savait
pas alors , comme il l'apprit depuis, qu'on ne voulait me
donner que le crédit de ma place , et point d'influence
sur les autres départements : j'avais fait le plan de la
guerre, mais on ne prétendait pas que l'exécution dépendit
de moi, tant la Jalousie du pouvoir est inconséquente!
La finance eut le droit de me faire manquer de parole
pour le payement des subsides , et la guerre de s'écarter
impunément du plan politique. Je traiterai dans un cha-
pitre particulier de la conduite que tint à mon égard la
finance , et de ce que je proposai pour la soutenir pendant
la guerre /. On peut dire que le cabinet fit des miracles
politiques , mais que le ministère de la guerre multiplia
les fautes et n'en punit aucune.
On pouvait prévoir, comme une chose possible , que la
France, avec toutes ses forces, échouerait contre l'électorat
de Hanovre, mais non comme une chose vraisemblable
H est singulier que toutes les cours aient manqué leur but
dans cette guerre : le roi de Prusse, qui l'avait com-
mencée , prétendait opérer une grande révolution en
Allemagne, rendre l'Empire alternatif entre les protes-
* l>« Mi'iiHÙrrt n'ont jamais été terminés. Ils ont sans doute été iiitei-
l'Oiupiu lor* (lu iléunri du Cardinal pour le conclave tenu après la mort de
(élément XIII, «m» 1709. le manuscrit, tout entier de la main de la nièce
%\\\ ilanliual, madame d© Puymonlbrun, se termine par l'indication sui-
v«iU« î ClwjUtii? VUl, PltinJiHancier piHtposé pendant la y uerre.
NÉGOCIATIONS A VIENNE. 17
tants et les catholiques , échanger les États , et prendre
ceux qui seraient le plus à sa bienséance , et qui pour-
raient rendre sa puissance plus solide et plus respectable.
Il a acquis beaucoup de gloire à résister aux grand.es cours
de l'Europe et souvent à les dominer ; il s'est fait un nom
immortel parmi les généraux d*armée et les politiques ;
mais il laissera à son héritier une puissance qu'il a sou-
tenue et rendue formidable par la seule force de son
génie, et dont les fondements ne sont rien moins que
soHdes : il a ruiné ses peuples, épuisé ses trésors,
dépeuple ses États. Une longue paix, dira-t-ron, réparera
ces malheurs. Oui, mais une longue paix l'approchera de
la vieillesse, et lorsqu'il ne pourra plus commander ses
armées, elles n'auront plus le même nerf, ni une si
savante direction.
L'Impératrice -Reine a augmenté dans cette guerre
l'idée que l'on avait de son courage, de sa puissance et de
la bonté de ses troupes, ainsi que de la fermeté de ses
résolutions; mais elle n'a rempli aucun des objets qu'elle
s'était proposés.
La Russie a montré à l'Europe la milice la plus invin-
cible et la plus mal conduite.
Les Suédois ont joué inutilement un rôle subalterne et
obscur : le nôtre a été extravagant et honteux.
Le Danemark n'a tiré aucun parti de ses finesses : il
voulait la médiation, il l'a manquée.
Combien les passions des princes causent de malheurs
à l'humanité ! Combien les fautes des généraux renversent
de plans les mieux concertés , et en apparence les plus
infaillibles !
CHAPITRE XL
DE LA CAPITULATION DE CLOSTER-SEVEN ET DE SES SUITES
Le maréchal de Bicfaelieu, & qui j'avais promis de dire
exactement la vérité dans mes lettres particulières, de
l'instruire de tout ce qui se passerait d'important et de
relatif au succès de sa conduite militaire et politique, me
manda un jour, dans une lettre écrite de sa main, « si je
ne penserais pas qu'il 'était avantageux à la cause
commune et aux intérêts du Roi d'abandonner le pays
de Brem.en et de Verden à une partie de l'armée
des alliés, tandis que l'autre passerait TElbe, et se
porterait dans le duché de Saxe-Lauenbourg pour y
observer une exacte neutralité ; que cette idée lui était
venue dans la tête depuis qu'il avait reconnu combien
il serait difficile de forcer le camp de Stade; et qu'il ne
me cacherait pas qu'il en avait écrit quelque chose au
président Ogier \ ambassadeur du Roi h la cour de
Danemark, pour que le roi de Danemark s'employât
à faire réussir ce projet ; qu'au reste, il n'y avait aucun
1 Jean-François Ogîer d'Énouville, né en 1708, conseiller à la deuxième
chambre des requêtes du Parlement le 4 septembre 1722, président en la
même chambre le 17 juin 1729, surintendant de la maison de madame la
Dauphine le 23 janvier 1745, nommé ministre plénipotentiaire de France
près S. M. le roi de Danemark le 31 mars 1753, et ambassadeur à la même
cour le i«' février 1755, reçoit à son retour, le 6 avril 1766, une pension
de 6,000 livres et un brevet de conseiller d*£tat, et meurt le 23 février
1775. Il avait épousé Marie-Guyonne Cavelier de Tour%'ille, morte le
12 septembre 1790.
CAPITULATION DE CLOSTER-SEVEN. 19
inconvénient à celte démarche , puisque M. Ogier était
un homme sage et éclairé, et que s'il était contre ses
instructions de mettre en jeu le Danemark , ce mi-
nistre était trop prudent pour le hasarder ' » .
Dans le temps que le maréchal de Richelieu m'entrete-
nait si légèrement de ce projet comme d'une idée qui nais-
sait au bout de sa plume en finissant sa lettre, la négocia-
tion était bien avancée à Closter-Seven , et le comte de
Lynar ', envoyé par le roi de Danemark pour cette belle
opération, enivrait le maréchal d'encens et de louanges.
Il avait fait exécuter son buste en marbre avec une cou-
ronne de laurier sur la tète , et l'on dit de plus qu'il fut
payé de sa médiation par le roi d'Angleterre '.
Pour moi, qui ne croyais pas le maréchal capable d'une
semblable imprudence, je pris sa lettre comme une simple
idée qui s'était offerte à son esprit et dont il me faisait
part. Je me rassurais, d'ailleurs, par l'opinion que j'avais
du président Ogier, assez instruit et assez éclairé pour ne
pas être soupçonné d'une fausse démarche. Je répondis
donc à cette lettre du maréchal « qu'il n'y avait point
d'autre négociation à faire avec les Hanovriens qu'en
forçant leur camp et en les culbutant dans l'Elbe , et
qu'il ne devait pas oublier comment ils avaient violé,
en 1744, la convention de neutralité que le Roi avait
stipulée avec eux » . Après avoir fait cette réponse et
dépéché le courrier, j'apportai au Roi la lettre du maré-
1 Voir, à l'Appendice, les dépêches de l'abbé de Bernit au président Ogier
et au duc de Richelieu, et cf. Filoei, p. 99, les dépêches du ministre au
comte de Stainville.
' Hoch-Frédéric, de la branche cadette des comtes de Lynar, seigneur
de Lubbenau, etc., né le 16 décembre 1708, ministre confèrent de Sa
Majesté Danoise, chevalier de l'Éléphant et de l'Union parfaite, ambassa-
deur en Suède et en Russie, mort le 13 février 1781.
S Cf. DucLos, II, p. 288.
iO MEMOIRES DU CARDINAL DE RERNIS.
chai de Richelieu , et je fis part à Sa Majesté de ma réponse
à ce général. H me dit : « Tous avez bien répondu; mais
vous ne connaissez pas le maréchal : ce qu'il annonce
comme un projet est peut-être déjà exécuté; dépéchez
un second courrier, et ordonnez de ma part à H. de
Richelieu de n 'entamer aucune négociation , et de ren-
voyer à Fontainebleau (où la cour était alors) toutes celles
qui pourraient être entamées, p
J'écrivis sous les yeux du Roi et presque sous sa dictée,
et un second courrier partit à l'instante Deux ou trois
jours après arriva le duc de Duras, porteur de la capitula-
tion conclue et signée par le duc de Cumberiand * et le
maréchal de Richelieu. Jamais surprise ne fut égale à la
mienne; elle augmenta en voyant la manière dont cet acte
était dressé. J'y vis h l'instant tons les malheurs qui
devaient naître d'une si dangereuse imprudence. Le ma-
réchal de Richelieu avait déjà instruit toute la cour et
Paris de son triomphe par ses lettres : on disait hautement
qo*il avait faài mettre bas les armes à une armée entière,
que b paix était faite. Dans la même matinée arriva la
nouvelle de la victoire des Russes , remportée bien malgré
lui par le général Apraxin ' contre les Prussiens, en sorte
que le public ne dcuta pas que ces deux événements ne
terminassent la guerre; presque tous les ministres applau-
dissaient à la gloire du maréchal, et les (inumes, qui
comptaient revoir bientôt leurs maris et leurs amants,
étaient enchantées.
> T«^ cette «irpécke à TAfftmAce.
S La G^cscor <ik <fK ie 4«c 4e Dwas anrra à FiwriJ—KIriwi le iê lep-
tiM iiii, La pif w If, miMTtfc 4e la linrMBf de Cronn Jt^nmJmUwe trosTe
^Hfes 11 G>Kstmt ém i*' «ctebce.
' 9 AMI ïTSé^ À Gwiiii Jyfaff, s«r la Pke^pei, m ccrde èe S^Êam-
Sem« ro^iiiT 4e f^wse. Toèr le pbs 4e cette JurMli éams TJêLs d^
irnÊÈt des nfn'rmimmr ■■'litirirry 4e Joaoï.
CAPITULATION DE CLOSTER-SEVEN. 21
Cette capitulation avait été dressée par le duc de Duras^
qui devait en être le porteur. Le duc de Gêvres ' se mou-
rait lorsqu'elle se négociait, et comme la charge de gen-
tilhomme de la chambre qu'il allait laisser vacante était
sollicitée par le duc de Duras, il y a apparence que la
négociation fut un peu brusquée, de peur que la charge
vacante ne fût donnée avant son arrivée. Le Roi la fit
attendre quelque temps au duc de Duras ^, et finit par la
lui donner de préférence ii ses deux rivaux , à cause d'une
promesse qui lui avait été faite, au retour de son ambassade
d'Espagne, d'une charge de capitaine des gardes que la
marquise avait fait donner au ^maréchal de Mirepoix^.
Pour bien entendre cette affaire de la capitulation de
Closter-Seven , il faut se rappeler que le maréchal de Ri-
chelieu n'avait aucun pouvoir pour traiter avec aucune
cour, ni avec aucun ministre. Tout général d'armée a le
pouvoir de faire des capitulations; il est le maître d'im-
poser, par rapport aux troupes et aux places, telles condi-
tions qu'il juge à propos et que l'ennemi veut accepter :
il n'est comptable qu'au Roi seul de sa conduite à cet
égard. Les capitulations militaires ne sont point soumises
aux ratifications des cours respectives; car, aussitôt qu'il y
a ratification, la capitulation change de nature et devient
une véritable convention ou traité, pour la conclusion
duquel il est nécessaire que les pouvoirs respectifs aient
été communiqués de la part des parties contractantes, et
* François -Joacbim Potier, duc de Gévres, pair de France, chevalier
des Ordres du Boi, premier {gentilhomme de la chambre, brigadier de cava-
lerie, gouverneur de la ville, prévôté et comté de Paris, mort à Paris le
19 septembre 1757, à l'âge de soixante^inq ans moins dix jours.
3 Pas longtemps, car la Gazette du 24 septembre, qui parle de l'arrivée
du duc de Duras, annonce sa nomination en remplacement du duc de
Gêvres.
3 Le 2 mai 1756.
tt MÉMOIRES DU CARDINAL DE BER>MS.
trouvés en bonne fbrme^ Un général qui (bit un traité avec
l*ennemi contre la teneur des instructions qu'il a reçues,
et sans être muni de pouvoirs, tombe dans une faute très-
grave et souvent criminelle. Ces principes sont incontes-
tables; reste à en faire Tapplicution dans le cas de la con-
vention de Closter-Seven.
1* On voit dans le préambule que le roi de Danemark
y est reconnu comme médiateur. La médiation du Dane-
mark n*avait été nullement réclamée par la France, qui
s*y serait même opposée comme une chose contraire aux
intentions des cours de Vienne, de Stockholm et de Russie,
ses alliés.
S* Certains articles de la convention de Closter-Seven
sont, à la vérité, conclus sous la garantie de la parole
d*honneur du duc de Cumberland ; mais beaucoup d*autreSy
remis à la négociation entre cours, sont soumis à leurs
ratifications. Les premiers articles semblent avoir le carac-
tère d'une capitulation militaire; mais tous ensemble,
devant être ratifiés, ne peuvent appartenir qu'à un véri-
table traité ^ Le duc de Cumberland y déclare n*avoir pas
encore reçu les pouvoirs du Roi son père, et le maréchal
savait bien que le Roi ne les lui aurait pas donnés. Ainsi,
voilà un traité conclu sans pouvoirs respectifs.
La capitulation de Closter-Seven est imprimée en entier
dans une espèce de manifeste qui fut répandu dans TEo-
rope, et traduit en plusieurs langues, intitulé : Parallêlede
la conduite du Roi at*€c ceUe de rélecteur du Hanovre, roi
d'Angleterre*, Il n*y a qu'à lire cet ouvrage pour être con-
* V<Mr U dbcuJskMi «ar ce point dans les MewÊoires de MiekeBem et
ëaas U Vie prircf,
^ P«ntJlr/<- de U ccmdmiie dm Roi mrec ce^ du rM ^ÂmfieÊtrre, âeç^
temr de H^mcrre « reitùrewiemt mmx mj^tres de tEm^ire et mcmtmèéuÊemt m
U rmptune de là €»pkmLuîom de Ctoiirr^-Seeen f*r tes Bmm^mriems, Paris,
rie royale, i75S. la-S* de 4, Iriij, IS7 passes.
CAPITULATION DE CLOSTER-SEV^N. tZ
vaincu que toutes les fautes que peuvent faire à la fois un
ministre et un général y sont accumulées Les articles
convenus sur la parole d'honneur seront, dit la capitula-
tion, exécutés le plus tôt possible... Le plus tôt possible ne
signifie rien , puisque les ennemis ne voulaient que trom-
per le maréchal de Richelieu , gagner du temps et lui faire
perdre au moins le reste de la campagne; ils pouvaient
toujours dire qu'ils n'avaient pu encore séparer leur armée,
qu'ils attendaient l'approbation du roi d'Angleterre et l'épo-
que où les cours respectives seraient convenues des articles
menés en négociation. Dans cette position, M. le maré-
chal de Richelieu aurait consommé le reste de la belle
saison à garder l'armée hanovrienne. Si, au contraire, il
avait voulu poursuivre les opérations de la campagne et
s'éloigner de l'armée du duc de Gumberland, il la laissait
sur son flanc ou sur ses derrières. Dans tous les cas, les
Hanovriens lui avaient tendu un piège bien dangereux pour
nous et bien utile pour eux, dont il ne s'était pas aperçu.
Il est sans exemple que dans une capitulation militaire,
ou dans un véritable traité, on n'ait pas fixé l'époque de
l'exécution des articles convenus. Le roi de Prusse avait
donné à Pirna \ à tous les généraux, un beau modèle de
la seule manière sûre de faire capituler une armée; il fal-
lait le suivre , ou du moins marquer des époques et deman-
der des otages.
Il faut convenir que si la capitulation de Closter-Seven
' La capitulation de Pima, « Capitulations-Puncte der Roniglich. Chur
Sachsisclien Armée mit Sr. Ronig. Majestatin Preussen, de dato, Ebenheid
den 15 octobr. 1756 >, est imprimée dans Sammlung der neuesten Staatt
Schrifften tum Behufder Historié desJet^igen Grieges aufdasJahr 1756.
Francfort et Leipzig, 1757, petit in-4<*, quatrième partie, p. 217. La ca-
pitulation de Pirna n'a pas, en effet, la forme d*une convention. Elle pro-
cède par demandes de la Saxe et Accord du roi de Prusse. Il est à remar-
quer que cet Accord est en français.
Î4 MEMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
n'est ni capitulation railitaire ni traité diplomatique , on
peut la regarder du moins comme le chef-d'œuvre de lu
maladresse et de l'imprudence. Le Roi pouvait la désa-
vouer et faire le procès à son auteur; mais Sa Majesté,
sachant que le maréchal de Richelieu, sans attendre seu-
lement d'être informé des intentions de sa cour, s'était
éloigné avec toutes ses forces et avait marché pendant
quatorze jours pour se porter dans la principauté d'Hal-
berstadt, sous prétexte de repousser le prince Ferdinand ',
qui , à la tête de six à sept mille hommes , faisait reculer
le duc d'Âyen, chargé de lever des contributions dans le
pays de Brunswick, Sa Majesté, dis-je, se crut obligée
d'approuver la capitulation de son général, et lui ordonna
de le déclarer au duc de Gumberland.
Il est vrai que le Roi apprit avec surprise la négocia-
tion, le traité, l'intervention du roi de Danemark et le
départ précipité du maréchal de RicheUeu pour Hal-
berstadt, lequel ne laissa, pour contraindre l'armée hano-
vrienne à exécuter la capitulation, que six bataillons et six
escadrons, aux ordres de M. de Villemeur*, ancien lieute-
nant général, homme faible et temporiseur. Dans cette
circonstance, le conseil du Roi fut fort embarrassé; car
quel parti prendre? Désapprouver la capitulation, et ordon-
^ Le prince Ferdinand de Brunswick-Bevern. Voir Gazette de France,
page 490.
^ Jean-Baptiste-François de Viilemeur-Biotorf marquis de Villemeur,
né le 30 juillet 1698, maréchal des logis de la compagnie des grenadien à
cheval le 9 mars 1716, colonel du régiment d'infanterie de Bassigny en
1730, brigadier en 1734 à la suite de la bataille de Guastalla, où il fut
blessé, maréchal de camp en 1740, inspecteur général de Tinfanterie
en 1741, lieutenant général le 2 mai 1744 (campagnes de 1744 à 1747).
Employé à l'armée du bas Rhin en 1727, il commanda cette armée de-
puis le départ du maréchal de Richelieu jusqu'à l'arrivée du comte de
Glermont, sous lequel il fut employé. Nommé en 1759 gouverneur de
Montmédy, il mourut à Paris le 2 janvier 1763.
CAPITULATION DE CLOSTER-SEVEN. 25
ner au maréchal de Richelieu de revenir sur ses pas pour
combattre le duc de Cumberiand. Outre la long[ueur et les
inconvénients de cette marche,' toute la France aurait
blâmé le Roi de préférer des combats incertains à un traité
qui nous donnait la totalité du pays de Hanovre, par lequel
l'armée des alliés était séparée, la majeure partie devant
passer dans le duché de Saxe-Lauenbourg, au grand
déplaisir des Suédois, et la moindre occuper le petit pays
de Bremen et de Yerden. Le public n'aurait pas manqué
de dire qu'on aimait mieux sacrifier des hommes que de
vaincre à coup sûr.
Il est certain cependant que si j'avais été le maître
absolu, j'aurais rejeté cette monstrueuse capitulation, et
rappelé le général qui avait eu l'imprudence ou la malice
de la conclure.
Mais, comme je le dis au Roi, si cette capitulation est
exécutée , elle sera avantageuse et glorieuse à Votre Ma-
jesté; ainsi il faut l'adopter, et envoyer au maréchal une
instruction pour réparer les fautes commises et éviter celles
qui naissaient de la convention même. En conséquence,
le Roi, dans son conseil, répondit au maréchal qu'il ap«
prouvait sa conduite, acceptait la convention et promet-
tait de la ratifier aussitôt que l'Angleterre l'aurait ratifiée
elle-même. Il l'instruisait du traité du duc de Brunswick ',
qui avait promis de désarmer ses troupes ; lui faisait sentir
combien il serait dangereux de laisser les Hessois armés
et rassemblés en Hesse, où étaient nos dépôts de farine
et notre boulangerie; combien il y aurait à craindre, s'il
* Convention entre la France et rimpératrice-Reine et le duc de
Brunswick, signée le 20 septembre 1757, à Vienne, par le comte de Stain-
yille, au nom de la France, le comte de Raunitz, au mom dé l'Impéra-
trice, et Bernard- Paul de Moll, au nom de Charles, duc de Brun&wick et
Lunebourg.
26 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERI^IS.
Dous arrivait des malheurs, que les troupes armées et
rassemblées ne levassent le masque et n'attaquassent nos
communications et nos magasins, etc Il envoyait à
son général une instruction pour l'aider à corriger les
vices de la convention et pour remédier aux suites funestes
qu'elle pourrait avoir, s'en remettant, pour parvenir à ces
fins, à sa prudence et à son expérience '.
La manière dont Sa Majesté l'instruisait était pleine
d'éloge, de modération et de douceur. Le maréchal , qui
croyait a voir fait un clief-d'œuvre, ne vit dans ces réflexions
qu'une improbation de sa conduite dans le temps qu*il
prétendait avoir rendu un service signalé , et posé le fon-
dement le plus solide d'une paix prochaine et générale.
L'humeur le prit, il proposa grossièrement au landgrave
le désarmement de ses troupes; les Hanovriens réclamè-
rent la teneur de la capitulation, qui ne portait nullement
le désarmement, et le landgrave refusa de se soumettre à
une pareille honte. II amusait le maréchal par un traité de
subsides qu'il sollicitait, au moyen duquel il nous aurait
donné, disait-il, ses troupes'. D'un autre côté , madame
de Pompadour, pressée pur M. de Soubise, accusait le
maréchal de vouloir livrer ce général au roi de Prusse en
refusant de lui envoyer les troupes qui étaient destinées à
Tannée de Saxe. Effectivement, Sa Majesté Prussienne
pensa surprendre le prince de Soubise à la cour de Gotha,
et le fit rentrer dans les montagnes de la liesse '.
Toutes ces choses ensemble , et l'envoi de M. de Cre-
* Voir cette dépèche. Filon, p. 103.
^ Voir toutes les pièces indiquées par Bemis dans le Parallèle cité
plus haut.
' Voir ce que dit Napoléon, Précis des guerres de Frédéric //, p. 225
et 231. Ce n'est pas le roi de Prusse, mais Seydlitz, avec quinze escadrons,
qoi fit éracuer Gotha à Soubise, qui avait huit mille grenadiers et use
&TBSÎOII de cavalerie.
CAPITULATION DE CLOSTER-SEVEN. ÎT
milles à Halberstadt , donnèrent au maréchal de Richelieu
une aigreur et une indisposition qui ne 6rent qu'augmenter.
Il envoya, fort tard à la véritë, à M. de Soubise plus de
troupes qu'il n'en demandait. Il se plaignait des entraves
que la cour mettait à l'éxecution de la capitulation de
Closter-Seven. Pour faire finir ses plaintes, je lui envoyai
les ratifications du Roi et le plein pouvoir pour convenir
avec le duc de Cumberland de toutes les manières qu'il
jugerait convenables et utiles au service du Roi et de ses
alliés. M. de Voltaire a dit que cette ratification et ces
pouvoirs arrivèrent trop tard ', tandis que la ratification
de l'Angleterre ne fut jamais envoyée. Il aurait dû dire
que le maréchal de Richelieu, s'étant aussi éloigné des
armées alliées , ayant fait partir un renfort considérable
pour l'armée de Soubise, çt ayant séparé sa propre armée
avant la bataille de Rosbacli , sans vouloir attendre quel
serait le dénoûment de la capitulation de Closter-Seven,
ni celui de la campagne de M. de Soubise , s'était trouvé
hors d'état de faire tenir la parole donnée par le duc de
Cumberland, et d'en imposer au vieux landgrave, qui se
moqua de lui en ne cessant de l'amuser.
A l'égard du duc de Brunswick, lié par le traité parti-
culier conclu à Vienne le mois d'août précédent, il fit
semblant de se plaindre de la violence qu'on exerçait
contre ses troupes; il leur donna ordre de se retirer de
l'armée des alliés ; il jeta des hauts cris de ce qu'on rete-
nait son fils le prince héréditaire *, malgré ses ordres. En
un mot , il joua la comédie avec un air fort naturel. Il
écrivit des lettres qui respirent Thonneur et la bonne foi;
on les trouvera imprimées à la fin de l'écrit intitulé : Parai--
> Siècle de Louis XV, t. III, p. 184 (XXII de ledit, de 1784).
^ Le prince héréditaire, pris le 24 novembre par les Autrichiens.
2S MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
lêle de la conduite du Roi en opposition avec celle du roi
d^ Angleterre. Toute celle comédie finit par le rappel du
duc de Cumberland , que le Roi son père ne voulut pas
exposer plus longtemps aux reproches qu'on lui faisait de
manquer si formellement à sa' parole; on mit le prince
Ferdinand de Brunswick à sa place , et les choses chan-
gèrent de face. Ce ne fut, comme disait Louis XIY de
M. de Vendôme, qu'un homme de plus, et cet homme
valut une armëe.
La convention de Closter-Seven aurait pu être exécutée
si M. de Richelieu avait fait séparer l'armée hanovrienne
avant que de se porter à Halberstadt avec la totalité de la
sienne; si, en homme de guerre et en homme prudent, il
avait stipulé le désarmement des troupes de Hesse, qui,
en se retirant dans leurs pays, nous faisaient craindre
pour nos dépôts et pour nos communications; s'il avait
fixé l'époque de l'exécution de chaque article; s'il avait
pris des otages et des sûretés; s'il n'avait pas laissé la
porte ouverte à la mauvaise foi des Hanovriens, en remet-
tant plusieurs articles importants à la négociation des cours
de Versailles et de Londres, et la totalité de la conven-
tion à la ratification des mêmes cours '.
Quand la France aurait ratifié sur-le-champ (ce qu'elle
promit de faire à Tinstant que l'Angleterre s'y détermi-
nerait) , cela n'aurait avancé en rieji l'exécution de la .
capitulation ; car certainement l'Angleterre aurait différé
de donner sa ratification , et , après avoir amusé longtemps
^ SorLATiB Ta plus loin que Bernis (Mém, de Richelieu, t. 'IX, p. 198),
poisqu'il afiinne que Richelieu correspondait avec Frédéric au moyen
d'une macliine à chiffrer que lui, boulavie, avait remise à Lebrun le
10 octobre 1792. Il tire de cette comph'cité entre les deui^ amis de Vol-
taire des conclusions auxquelles je renvoie le lecteur, et qui sont de na*
tare à édifier sur le patriotisme des diplomates révolutionnaires.
CAPITULATION DE CLOSTER-SEVEN. 29
le tapis y cette cour aurait fini , comme elle le fit, par rap-
peler le duc de Gumberland , qui avait seul engagé sa
parole. Le roi d'Angleterre aurait toujours préféré le parti
de compromettre son fils à celui de livrer ses États et de
détruire sa puissance en Allemagne. Un enfant de quinze
ans, bien organisé, aurait prévu toutes ces choses, et
n'aurait pas accumulé les imprudences au point où elles
ont été multipliées dans cette malheureuse affaire. Mais le
maréchal de Richelieu , s'étant trop avancé dans le pays
de Stade, craignait d'y séjourner plus longtemps, de peur
d'y être enfoncé dans les boues dès que les pluies survien-
draient. En approchant du camp de Stade, il avait trouvé
qu'il n'était pas aisé de l'attaquer; il craignait un échec
(car, d'ailleurs, il faut rendre justice à sa valeur), mais il
ne voulait pas compromettre la gloire qu'il avait acquise
à Minorque.
Il est certain qu'en forçant le camp de Stade, l'armée
hanovrienne était perdue sans ressources, ayant l'Elbe à
son dos, lequel dans cet endroit est une mer; c'est alors
qu'elle aurait véritablement capitulé et mis bas les armes.
Le succès de cette attaque était pourtant infaillible, si le
maréchal avait pris toutes les précautions nécessaires pour
y parvenir; la supériorité de ses forces, la consternation
de l'ennemi et la meilleure qualité de nos troupes l'assu-
raient entièrement. Mais le maréchal de Richelieu avait
alors d'autres projets : il ne voulait pas laisser à M. de
Soubise la gloire de conquérir la Saxe et d'en chasser le
roi de Prusse. C^est dans cette intention qu'il se porta sur
Halberstadt immédiatement après que la convention de
Closter-Seven fut signée, sans attendre les ordres du Roi
et sans savoir si Sa Majesté approuverait la convention.
Arrivé à Halberstadt, il trouva qu'il était doux et utile
de lever des contributions et de dévorer un pays riche
80 MEMOIRES DU CARDINAL DE RERNIS.
qui aurait dû approvisionner nos quartiers d*hiver en fai-
sant refluer ses productions sur nos derrières. De plus , il
vit clairement que madame de Pompadour voulait que
M. de Soubise eût la gloire de s'établir en Saxe. Elle
demandait vivement qu'on envoyât les troupes convenues.
Les intrigantes de Paris et de Versailles, ses anciennes
maîtresses, lui échauffaient la tète par leurs lettres;
M. Rouillé, par sa femme , lui faisait parvenir toutes les
«réflexions du conseil du Roi. Alors le dépit s'unit, dans
l'âme du maréchal , au mécontentement du peu d'appro-
bation que la cour avait donné à la convention de Gloster-
Seven; il se livra à l'humeur comme un jeune homme.
Le maréchal se détermina enfin à envoyer à M. de
Soubise les troupes qu'il demandait, et sépara son armée :
une partie rejoignit le bas Rhin, et l'autre passa ce fleuve;
de sorte que lorsque le prince Ferdinand , successeur du
duc de Cumberland , sortit de ses quartiers et leva le
masque après la bataille de Rosbach , le maréchal ne put
aller à lui qu'avec quarante bataillons. Il fit dans cette
occasion une grande faute ; car il ne faut jamais marcher
à Tennemi quand on n'est pas assez fort pour lui en impo-
ser, ni pour le combattre. Aussi le maréchal fut-il obligé
de reculer de Lunebourg jusqu'à Zell *, et défaire revenir
dans la mauvaise saison les troupes qui, après de longues
marches, avaient à peine rejoint leurs quartiers. Ces mar-
ches et contre-marches ruinèrent en partie la plus belle
armée que le Roi ait jamais eue. La conduite du maré-
chal à Halberstadt fut incompréhensible.
M. de Soubise, ayant reçu des renforts, s'avança en
Saxe témérairement, et contre la teneur de ses instruc-
Wl y a treize lieues de pays entre ces deux villes, qui, situées, toutes deux
dans la principauté de Lunebourg, appartenaient à Télecteur de Hanovre,
roi d'Angleterre.
CAPITULATION DE CLOSTER-SEVEN. 81
lions» qui lui défendaient de s'exposer à une action avec
le roi de Prusse , lui ordonnaient de l'amuser et de reculer
devant lui pour favoriser les opérations des Autrichiens
en Silésie; ou si, trop pressé en Silésie, le roi de Prusse
abandonnait la Saxe, il était ordonna à M. de Soubise de
s'y établir militairement. Voilà quelles étaient ses instruc-
tions, sagement dressées par le maréchal de Belle-Isle.
Impatient d'acquérir de la gloire, d'être maréchal de
France, et peut-être de commander seul la grande
armée, M. de Soubise poussa une tête jusqu'aux portes de
Leipzig.
C'est à cette époque que le maréchal de Richelieu sé-
para son armée. L'armée hanovrienne demandait déjà à
étendre ses quartiers, et annonçait dès lors la rupture de
la capitulation. C'était une autre considération impor-
tante pour ne pas séparer l'armée. Le maréchal de Riche-
lieu avait un coup sur à faire : en supposant, comme cela
était vraisemblable, que M. de Soubise fût battu par le roi
de Prusse, le maréchal, en se portant sur la Saxe et choi-
sissant un bon poste, mettait le roi de Prusse dans la né-
cessité ou de le combattre avec des forces inférieures, ou
il contraignait ce prince de rester en Saxe, d^ peur que le
maréchal ne s'en emparât. Dans les deux cas les Hano-
vriens n'auraient eu garde d'enfreindre la capitulation,
tant que le roi de Prusse aurait été dans l'embarras pour
la Saxe : ils ne se déterminèrent en effet et ne pouvaient,
sans imprudence, se déterminer à la violer, qu'après la
séparation de l'armée du maréchal de Richelieu. La dé-
faite de M. de Soubise n'était donc rien, si le maréchal
avait menacé la Saxe avec toutes ses forces : l'armée
battue rentrait en Hesse, et mettait le landgrave et son
pays sous notre domination immédiate. Le maréchal de
Richelieu avait soixante et dix mille hommes, et le roi de
3« MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
Prusse n'avait pu en rassembler que vingt •huit à trente^
même en tirant les garnisons de ses places.
Ainsi les fautes commises dans la capitulation ou con-
vention de Closter-Seven, quelque grandes qu'elles soient»
ne sont pas comparables à celle d'avoir séparé l'armée
dans le moment le plus critique. En évitant cette faute, le
maréchal de Richelieu aurait pu justifier sa marche impru-
dente et son séjour inutile à Halberstadt; il aurait réparé
le malheur de Rosbach par sa seule contenance, décon-
certé les projets du roi de Prusse, favorisé les opérations
de nos. alliés et empêché la trahison des Hanovriens. Ceux-
ci ne manquèrent pas d'en rejeter la honte sur nous, dans
de beaux manifestes, en nous accusant d'avoir violé
les premiers la capitulation. Le succès justifie tout à la
guerre : les malheureux et les dupes y sont les seuls con-
damnés.
On sait ce qui se passa après la bataille de Rosbach et
la rupture de la capitulation : le maréchal de Richelit^u,
ainsi qu'il a été dit, marcha sur le prince Ferdinand avec
peu de forces, et rétro»jrada jusqu*à Zell, où Tarmée des
alliés fit mine de fattaquer. On délibéra à Zell d'éva-
cuer la totalité de Télectorat de Hanovre : l'ordre de la
retraite était donné, mais l'arrivée de seize bataillons
détermina le maréchal à passer la rivière et ii offrir le
combat aux Hanovriens. Cette démarche audacieuse et
bien combinée força le prince Ferdinand à aller prendre
ses quartiers, bien résolu d'attaquer bientôt les nôtres. Le
comte* de Maillel>ois donna de bons conseils dans cette
circonstance : il avait joué le rôle d'un personnage muet
(I la capitulation de Closter-Seven et avait certainement
trop d*esprit pour ne pas en sentir le vice ; mais il était de
son intérêt que nos généraux se perdissent Vun après
l'autre par leurs foutes, afin de n*avoir personne devant
CAPITULATION DE CLOSTER-SEVEN. 33
lui, qui pût lui disputer le commandemeut de l'armée.
Après la retraite du prince Ferdinand, le maréchal de
Richelieu songea à mettre son armée eu quartiers d'hiver :
elle avait grand besoin de se reposer et d'être réparée. Il
manda à la cour que l'armée du Roi était placée dans des
citadelles inexpugnables (ce furent ses termes), et qu'il
était nécessaire pour sa santé et le s^lut de l'armée qu'il
vînt passer l'hiver à la cour. On résista quelque temps h
cette proposition; mais enfin madame de Pompadour, qui
le haïssait, détermina le Roi à le rappeler, et à envoyer h
sa place M. le comte de Clermont, prince du sang ', avec
M. de Gremilles pour l'assister de ses conseils.
J'avais été d'avis qu'au lieu de rappeler le maréchal, on
lui mandat qu'il était maître de revenir a Versailles; mais
que, comme le Roi était informé que ses quartiers d'hiver
devaient être attaqués. Sa Majesté serait obligée de nom-
mer un autre général, n'ayant pas assez de confiance en
M. de Viilemur pour lui laisser le soin de commander
jusqu'au printemps une si grande armée. Si on. avait pris
ce parti, le maréchal ne serait pas revenu, et, comme il a
de l'audace et qu'il est heureux, il aurait peut-être décon-
certé les opérations de l'ennemi^ ou se serait retiré avec
1 Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont, frère du duc de Bour-
bon et du comte de Charolais, né le 15 juin 1709, reçut les ordres à
neuf ans et fut nommé abbé de Saint-Germain des Prés, du Bec, de
Saint-Claude et de Marmoutiers. Une dispense de Clément XII (1733) lui
ayant permis de porter les armes, il servit de 1743 à 1747 et fut nomme
commandant de l'armée de Hanovre le 17 janvier 1758. Battu à Creweld,
il fut remplacé et mourut le 16 juin 1771. Le comte de Clermont était de
r Académie depuis 1754. Voir le Comte de Clermont, etc., par M. Jules
CoDsiM, 2 vol. in-12 carré, de l'Académie des Bibliophiles, et le- Comte de
Clermont, par M. Sainte-Beuve, 1 vol. même format, même librairie ; voir
surtout le Comte de Gisors de M. Cam. Rousset, 1 vol. in-12, Didier, où
se trouvent des lettres du prince, qui, si elles étaient publiées m extenso,
pourraient bien changer sur son compte Topinion de Thistoire.
II. 3
34 MÉMOIRES DO CARDINAL DE BERNIS.
moins de pertes et plus de gloire. La vérité est que peu de,
jours après le retour du maréchal de Richelieu, on apprit
qu'un de nos quartiers avait été forcé * et que nous aban-
donnions toutes nos conquêtes, nos malades, nos maga-
sins, notre grosse artillerie, la garnison de Minden * et
tous les avantages de la campagne précédente.
. Le maréchal de Richelieu, qui se plaignait de niioi se-
crètement, me voyait tous les jours, et ne m'accusait pas
en public d'avoir voulu lui nuire : il pouvait s'en prendre
de préférence h ses propres fautes et à l'inimitié de ma-
dame de Pompadour et du maréchal de Belle-'lsle; car
pour mojiy je l'avais traité comme un ami, tandis que,
comme ministre des affaires étrangères, je pouvais de-
mander qu'il fût puni. Je crus même qu'il était de la
dignité du Roi de ne pas faire retomber sur l'imprudence
de son général la rupture de la capitulation de Closter-
Scven.
Dans le Parallèle de la conduite du Roi avec celle du roi
if Angleterre, électeur de Hanovre, on rejeta tout l'odieux de
cette rupture sur la mauvaise foi de la cour de Londres ;
on y excusa les fautes du maréchal sur l'opinion où il
était que le duc de Cumberland ne pouvait pas manquer
à une parole d'honneur, ni le roi d'Angleterre déshonorer
son fils en se jouant de la parole qu'il avait donnée. Je
chargeai Bussy, premier commis aux affaires étrangères
et ancien secrétaire d'ambassade du maréchal de Richelieu ',
^ Le 18 février, le marquis de Saint-Chamans est forcé à Verden; le 23,
le comte de Cbaliot la Serre est attaqué et forcé dans Hoya.
^ Minden capitule le 14 mars 1758.
3 Bussy, secrétaire du duc de Richelieu dans sa première ambassade à
Tienne, reste chargé d'affaires depuis son départ jusqu'à l'arrivée du comte
de Cambis; puis, suivant A. Bàschet (Histoire du Dépôt)^ est employé aux
bureaux politiques ; en 1737 il est ministre à Hanovre, en 1740 cbaiigé
d'affaires à Londres après la mort du comte de Cambis. Kommé premier
CAPITULATION DE CLOSTER-SEVEN. 35
de dresser cette pièce, assez mal faite pour la forme, et de
la communiquer au maréchal, qui y donna son approba-
tion, avec d'autant plus de plaisir qu'il s'est servi depuis
de cet écrit politique comme d'un bouclier, pour disculper
son imprudence et sa duperie; mais comme la capitulation
est imprimée h la suite de ce manifeste, à travers le voile
qui cache les fautes du maréchal, il est bien aisé, à des
yeux un peu attentifs, de les deviner et de voir que le Roi
n'a pas voulu accuser son général , n'ayant pas jugé à
propos de le punir.
Le maréchal entretint avec moi un commerce d'hon-
nêteté et d'amitié tant que je fus en place; mais il se dé-
chaîna pendant mon exil : il aurait été plus noble de se
brouiller avec moi quand je pouvais me défendre. Je l'a-
vais fait nommer pour l'expédition de Minorque; je venais
de disculper sa conduite militaire et politique à la face de
l'Europe : il aurait pu se dispenser de se déclarer contre
moi au moment de ma chute; c'est'au moins ainsi que
j'en aurais usé, si j'avais été à sa place. A l'égard du pré-
sident Ogier, il se disculpa en envoyant les lettres du
maréchal de Richelieu, qui faisaient entendre qu'il était
autorisé à traiter avec le duc de Cumberland.
Cette évacuation du pays de Hanovre coûta a la France
quarante millions, outre la honte
commis le 24 mars 1749, il est de nouveau ministre à Hanovre en 1755 et
quitte ce poste le 26 juillet, sans prendre congé. Enfin, en 1761, il est
ministre près du roi de la Grande-Bretagne.
CHAPITRE XLl
DE L*AFFAIRE DE ROSBACH, LE 5 NOVEMBRE 1757
J'ai dit prëcédemment que les instructions de M. de
Soubise portaient qu'il amuserait le roi de Prusse en Saxe
pendant que les Autrichiens feraient le siège de Schweidnitz
et tenteraient tout pour s'établir en Silésie; qu'il était
défendu à ce général de s'exposer à une action décisive.
Ce plan fut suivi tant que M. de Soubise eut peu de
troupes; mais sitôt qu'il eut reçu le renfort que M. de Ri-
chelieu lui envoya, malgré lui, les mains lui démangèrent,
et il envoya le comte de Saint-Germain ', homme d'es-
prit, homme de guerre, qui sait commander, mais qui
obéit difBcilement, avec une tête de troupes aux environs
1 Louis-Claude, comte de Saint-Germain, né à Vertamboz (Jura) le
15 avril 1707, lieutenant au bataillon de milice de la Franche-Comté en
17S6, quitte en 1729 le service de France pour entrer h celui, de Félecteur
palatin, puis, en 1730, à celui de l'Empereur. En 1741, il entre au service
de rélecteur de Bavière, qui le crée major général et lieutenant général de
ses armées. Après avoir essayé vainement de s'entendre avec le roi de
Prusse (1745), il revient en France, où il obtient (1^ avril 1746) le grade
de marécbal de camp, et bientôt (10 mai 1748) celui de lieutenant général.
Employé en 1757 à l'armée de Soubise, en 1758, 1759 et 1760 en Alle-
magne, il quitte de nouveau le service de France, à la suite de discussions
avec le duc de Broglie, son général, entre au service du Danemark, où il
devient feld-maréchal, le quitte bientôt pour rentrer en France, devient
ministre de la guerre avec Turgot en 1775, est renvoyé à la suite de ses
ordonnances sur les châtiments corporels (1777), et meurt à Paris le
15 janvier 1778. (Voir sa Correspondance avec Paris-Duvernay, 2 vol. in-8*.
Paris, 1789.)
AFFAIRE DE ROSBACH. 37
de Leipsick : ce général n'approuvait pas cette pointe ;
mais il sut s'en tirer en habile homme. Cependant le roi
de Prusse rassemblait ses forces.
Quand on apprit a Versailles la position de M. de Sou-
bise, on examina dans le conseil du Roi s'il était expédient
de changer les instructions qu'on lui avait données. L'avis
fut unanime de lui ordonner de s'en tenir au premier plan
et de ne rien hasarder : on savait que le roi de Prusse
était fort pressé de repasser en Silésie, et ce n'était pas le
cas de hasarder une bataille. Madame de Pompadour fut
fort choquée que les ministres du Roi s'opposassent ainsi
à la gloire de M. de Soubise; chacun nia avoir été d'avis
de lui ordonner de revenir sur ses pas : il n'y eut que moi
qui eus le courage de garder mon opinion et d'oser en
convenir. Cependant M. de Paulmy * écrivit une lettre tor-
tillée à M. de Soubise, pour lui faire entendre l'avis du
conseil du Roi, sans lui défendre de combattre, s'il croyait
pouvoir le faire avec avantage.
Voilà, après la convention de Closter-Seven, la seconde
époque des malheurs de la guerre. C'est la première de
l'aigreur qui commença à se glisser dans mes relations
avec madame de Pompadour : elle voulait que j'eusse
les mêmes préventions et le même zèle qu elle en faveur
de^. de Soubise, et cela n'était pas possible.
... Il faut dire, à la louange de ce général, que dès qu'il
connut les intentions du Roi, il se retira, non sans quel-
ques risques, et fut prendre un camp près de Rosbach, où
1 Antoine-René de Voyer, dit le marquis de Paulmy, fils du marquis
d'Argenson (ancien ministre des affaires étrangères) et de Marie-Madeleine
Méliand, né le 22 novembre 1722, conseiller au Parlement (1744), maître
des requêtes (1747), ambassadeur en Suisse (1748), secrétaire d'État de la
guerre en survivance (1751), titulaire, du l*' février 1757. à mars 1758,
ambassadeur en Pologne (1762), à Venise (1766), mort le 13 août 1787.
38 MEMOIRES DU CARDINAL DE BERMS.
il manda qu'il attendrait le roi de Prusse. Ce prince, en
effet, vint le tâter Favant-veille de la bataille; malg^ la
bonté du poste, il aurait attaqué M. de Soubise par la
droite, occupée par l'armée de l'Empire, dont le roi de
Prusse ne Faisait pas grand cas, et où il avait beaucoup de
partisans ; mais le maréchal Keith et le prince Henri, son
frère, grands généraux, ne furent pas de cet avis. On dit
même que M. Keith osa dire au roi de Prusse : « Sire, sou-
\enez-vous de Kollin. » Cette journée se passa en canon-
nades : le roi de Prusse regagna son camp, dans le dessein
de décamper bientôt et de marcher en Silésie. Le surlen-
demain de cette tentative inutile, et glorieuse pour M. de
Soubise, ce général tint un conseil de guerre, où il fut
résolu de laisser décamper tranquillement le roi de Prusse
et de prendre ensuite ses quartiers d'hiver.
Je ne sus qu'un an après ce qui avait décidé d^attaquer
le roi de Prusse après la résolution contraire prise le
matin; le duc de Choiseul, en revenant de Vienne pour
remplir à ma place le poste des afiiiires étrangères, m'ap-
prit que c'était lui qui avait décidé cette action. Le cour-
rier qu'il avait dépêché au maréchal de Soubise arriva
après le conseil de guerre dont je viens de parler, et dé-
cida l'affaire ' : la cour de Vienne jetait feu et flammes de
ce que M. de Soubise n'osait attaquer le roi de Prusse
avec des forces supérieures ; elle craignait que Sa Majesté
ne vînt interrompre les succès du prince Charles en Silé-
sie, et madame de Pompadour avait écrit au duc de Choi-
seul que le conseil du Roi ne tendait qu'à déshonorer
M. de Soubise. M. de Choiseul prit sur lui d'exhorter ce
général à plus de hardiesse et de confiance. L'ordre pour
marcher au roi de Prusse fut donné à midi. Nous reçûmes
* Voir celte lettre dans Filos, Ambass, de Choiseul, p. 107.
AFFAIRE DE ROSBACH. 39
deux courriers ce jour-là : l'un nous apportait la résolution de
comhuttre, Fautre annonçait la défaite complète de notre
armée : le premier courrier m'avait fait deviner le second.
On voit par cette anecdocte que M. de Soubise fut en
quelque sorte excusable d'avoir déféré aux conseils d'un
ministre, qu'il savait bien instruit; mais on voit aussi par
quelles intri(][ues sourdes toutes les affaires étaient menées.
Je ne dirai rien de cet événement honteux, et dans le-
quel M. de Soubise donna des preuves de valeur, les
troupes de lâcheté*, le comte de Saint-Germain, qui 6t
la retraite, d'habileté, et le roi de Prusse, de la supériorité
de son coup d'œil et de ses talents. Il dit aux oFBciers
français qui eurent l'honneur de souper avec lui le jour de
la bataille, qu'il n'avait pas cru être attaqué par les Fran-
çais, qu'il avait pris nos premières troupes pour des ma-
raudeurs de l'armée de l'Empire; qu'il avait fait d'assez
bonne beso{][ne dans cette journée, mais qu'il lui en restait
de plus importante ailleurs. En efFet, il partit le lendemain
pour se rendre en Silésie; chemin faisant, il apprit la prise
de Schweidnitz *, et continua sa marche ; peu de jours
ensuite, il apprit la bataille deBreslaw', la défaite, la dis-
persion de son armée, la prise du prince de Bevern *, qui
la commandait, et marcha en avant. C'est peut-être dans
cette occasion que ce prince a marqué le plus de présence
d'esprit et de courage.
On sait ce qui se passa à Lissa ^ un mois après la bataille
^ Voir la Dépêche de Bernis à Stainvilley Filon, p. 113.
*^ 12 novembre 1757. (Supplément à la Gazette de France du 26 no-
vembre 1757.)
3 22 novembre.
^ Le 24 novembre, à quatre beures du matin, le duc de Bevern, allant
reconnaître, fut pris par un poste avancé de Croates, dont un petit corps
avait passé TOder, sous les ordres du général Beck.
^ Bourg de Silésie, dans le cercle de Neuraarkt; la bataille fut livrée
le 5 décembre 1757.
40 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
de Rosbach. Il ne m'appartient pas de dire leâ fautes que
les généraux autrichiens firent dans cette journée, puis-
qu'ils surent si bien les réparer la campagne d'après, au
siège d'Olmiitz, et que l'Impératrice- Reine et le comte de
Kaunitz, son ministre, créèrent dans l'espace de trois mois
une nouvelle armée qui obligea le roi de Prusse à lever le
siège de cette place, et à renoncer au grand projet de
marcher h Vienne et de renverser la puissance autri-
chienne.
Après Rosbach, je fus d'avis, encore avec tout Je con-
seil, d'ordonner au prince de Soubise de joindre ses
troupes à celles du maréchal de Richelieu, qui, ayant
séparé son armée, aurait été suffisamment renforcé pour
en imposer au prince Ferdinand, qui avait rompu la capi-
tulation de Closter-Seven. Madame de Pompadour se
fâcha qu'on eût mis son général aux ordres du maréchal
de Richelieu : chaque ministre retira son avis, je conservai
le mien et j'osai le soutenir. Elle m'en témoigna son indi-
gnation ; je lui répondis que j'étais serviteur de M. de Sou-
bise, mais que ses intérêts m'étaient encore moins chers
que ceux de l'État. Voilà l'époque où l'amitié de ma-
dame de Pompadour pour moi commença à se refroidir;
elle se ranima un peu, la campagne suivante, quand je
fus d'avis qu'on donnât à M. de Soubise vingt-quatre mille
hommes à commander et. à joindre aux Autrichiens. On
verra plus loin que cette ^mée fut ensuite dirigée sur la
Hesse, et obligea le prince Ferdinand, après la bataille
de Grevelt, de' repasser le Rhin pour venir couvrir son
pays. Ainsi la campagne de 1757 se termina par les
batailles de Rosbach et de Lissa, qui causèrent aux Autri-
chiens et à nous un dommage incalculable.
Je songeai entre ces deux batailles aux moyens de
terminer la guerre, et je commençai à y préparer de loin
AFFAIRE DE BOSBACH. 41
nos allies. En même temps je projetai de faire pencher la
balance par la déclaration du Danemark : la négociation
fut si secrète qu'elle n'a pas encore beaucoup transpiré.
Le baron de BernstorfF', ministre des affaires étrangères à
Copenhague y homme fin et habile, ne désirait, comme
je crois l'avoir déjà dit, ni notre triomphe, ni l'agran-
dissement du roi de Prusse, ni celui de nos alliés. Il
ménageait l'Angleterre, aspirait au rôle de médiateur
dans la paix générale, et voyant que le roi de Prusse
allait prendre un ascendant trop fort, il prêta l'oreille
aux insinuations que je lui fis foire, en lui rappelant une
phrase d'une de ses dépêches, qui m'avait frappée : le
conseil du Roi approuva ma négociation, sans croire
qu'elle pût réussir. Il fut fort étonné quand je mis sous
ses yeux en très-peu de temps la convention toute
signée ^. Ce ne fut pas sans peine que je calmai les inquié-
tudes de nos alliés sur cette négociation. Le président
Ogier répara bien dans cette occasion la faute qu'il avait
faite lors de la convention de Closter-Seven. Il s'agissait
d'avancer au Danemark une somme assez modi(]ue pour
le mettre en état de paraftre sur la scène avec quarante
mille hommes, et de lui assurer à la paix nos bons offices
pour un arrondissement qui lui convenait. Le contrôleur
général me permit tout : il manqua de parole : une nou-
1 Jean-Harlwîg-ErnesC, comte de BernstorfF, né à Hanovre le 13 mai
1712, entre de bonne heure au service du Danemark, est envoyé d'abord
près la 'diète de Ratisbonne (172Ï), puis à Paris (1744). Secrétaire d'État
en 1750, titré comte par Chrétien VU, disgracié par Frédéric V en 1770,
il mourut sur la route de Copenhague, où il était rappelé à la suite de la
chute de Struensée, le 10 février 1772. On a la Correspondance entre
Bernstorff et Choiseul. Copenhague, 1871, in-8°,
^ Le traité définitif auquel Bernis fait allusion plus loin, conclu à Co-
penhague, le 4 mai 1758, et publié par Koch (11, 125), porte qu'une
armée danoise doit être réunie dans le Holstein, et que la France favori-
sera réchange du Holstein contre Oldenbourg.
44 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
plus porter le poids des dépenses ; que dans cet état il y
aurait de la folie à continuer une guerre ruineuse ; que
nous devions nous occuper sérieusement de la paix de
'concert avec nos alliés; que la Suède et la Russie s'y
porteraient aisément , ainsi que la Saxe et TEmpire, et
qu'il fallait attendre qu'il arrivât quelque disgrâce à la
cour de Vienne , déterminée à continuer la guerre, pour
la faire entrer dans nos vues; que par rapport à notre
guerre maritime, j'avais déjà préparé la cour de Madrid à
se prêter pour médiatrice , et à faire respecter sa média-
tion par l'augmentation de ses forces de terre et de mer;
que la reine d'Espagne, si opposée à entrer dans nos
querelles, commençait à sentir combien il importait à
cette monarchie que nos colonies ne tombassent pas dans
les mains de l'Angleterre, et combien le rôle que nous
voulions faire jouer à l'Espagne était honorable pour elle ;
que j'avais déjà fait le modèle de trois traités différents
avec la cour de Londres : le premier, dans le cas où nous
aurions des succès sur cette puissance; le second, dans le
cas où ces succès seraient partagés entre les deux nations;
le troisième, dans le cas où la supériorité se serait dé-
clarée du côté de l'Angleterre; que les deux premiers
projets étaient si raisonnables que l'Espagne n'aurait pas
grand'peine à nous en faire obtenir les conditions si nous
avions l'avantage, ou si la balance était égale; mais que
dans le cas de malheur, l'Espagne, intéressée à la conser-
vation de nos colonies qui couvrent et défendent les
siennes , adoucirait aisément la dureté des conditions que
voudrait nous imposer le vainqueur, et nous obtiendrait,
en menaçant de se déclarer, l'acceptation des sacriBces
raisonnables que nous étions disposés à faire dans un cas
pareil.
J'ajoutai à ces considérations celle-ci, encore plus im-
NEGOCIATIONS POUR LA PAIX. 45
portante : c'est que la cour de Vienne ne peut nous
dédonomager de la perte de nos colonies et de notre
commerce , source abondante de richesses de la France ;
que si, pour son intérêt particulier, elle persistait u
vouloir nous ruiner , nous ne devions compter ni sur son
amitié, ni sur la fidélité de son alliance, parce que, si ses
sentiments à notre égard étaient sincères, elle était
presque aussi intéressée que nous à la conservation de la
puissance de la France, puisque c'était sa plus grande
ressource, au moins pendant la vie du roi de Prusse, et
qu'ainsi l'obstination qu'elle pourrait montrer à la con-
tinuation de la guerre ne mériterait de notre part que
des ménagements politiques , et que le Roi devait toute
préférence à son royaume sur ses alliés.
Ces considérations ne persuadèrent pas madame de
Pompadour, qui voyait en enfant les affaires de l'État;
mais elle n'eut pas de bonnes raisons à y opposer. En
conséquence, je pris les ordres du Roi pour préparer la
Suède et la Russie à la paix , et j'attendis le moment
favorable pour les premières ouvertures à la cour de
Vienne.
La perte de la bataille de Lissa, la paix de Breslaw
et l'anéantissement de l'armée de l'Impératrice, m'en
fournirent à propos l'occasion. Cette cour était dans le
plus grand embarras, mais non dans la consternation
comme la nôtre. L'Impératrice déclara au Roi qu'elle
ferait la paix si la France le voulait, mais que pour elle,
si elle était la maîtresse, elle était résolue à se défendre
dans son dernier village avec son dernier bataillon , plutôt
que de tomber dans la dépendance du roi de Prusse; que
cependant elle consentait à ce que Ton s'occupât de la
paix , pourvu qu'en y travaillant on continuât la guerre
avec plus de sagesse et de vigueur. Le consentement ne
46 ' MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
fut d'abord que verbal; mais je profitai de la crainte que
le siège d'Olmûtz inspira à la cour de Vienne pour avoir
son consentement à la paix par écrit. Il fout convenir que
le duc de Choiseul conduisit bien cette négociation : il
pensait comme moi alors sur l'inutilité et le danger de la
continuation de la guerre. Il pressa la cour de Vienne
avec une activité qui est dans son caractère ' ; il faut con-
venir aussi qu'il fut aidé par les circonstances, et que le
comte de Montazet , qui avait gagné la confiance de rim-
pératrice par les services qu'il lui rendait dans ses armées
et par sa liaison avec la princesse d'Esterhazy ', favorite
de l'Impératrice, lui fut d'un grand secours.
Le comte de Kaunitz, auteur du projet de l'alliance,
avait beaucoup de peine à renoncer à l'espoir de conquérir
la Silésie : car l'Impératrice-Beine , il faut en convenir à
sa gloire , n'a mis dans toute cette guerre que de la dignité,
de la raison et du courage. Mais l'amour-propre du mi-
nistre était intéressé à ne pas abandonner son ouvrage.
L'Impératrice, sentant combien la jalousie que la faveur
de ce ministre inspirait a tout son conseil était préjudi-
ciable à ses affaires, prit le parti utile de lui donner tous
les pouvoirs nécessaires pour ordonner à toutes les parties
de TÉtat relatives à la guerre : elle ne craignait pas que
son ministre abusât de cette autorité, parce qu'elle était
bien sûre de la retirer quand il lui plairait. La guerre
' Dans son Ambassade de Choiseul à Vienne, M. Filon parle à peine de
cette négociation. Il est vrai qu'elle est de nature à gêner les apologistes de
Choiseul. «.
3 II s*agit sans doute ici de Marie-Elisabetli, fille du comte Ferdinand
de Weissenwolf, née le 21 mars 1718, mariée le 7 mars 1737 à Micolas-
Joseph, prince Estberazy de Galantha, né le 18 décembre 1714, chevalier
de la Toison d*or, chambellan de l'Empereur, commandeur de Marie-Thé-
rèse, lequel hérita de son frère, Paul- Antoine, le 18 mars 1762, et mourut
le 28 septembre 1790. Quant à la princesse, elle mourut le 26 février 179%.
NÉGOCIATIONS POUR LA PAIX. 47
aurait été mieux conduite si le Roi en avait fait autant
en France, quand le maréchal de Belle-Isie, qui, avec de
grands défauts, avait des talents et de l'expérience, prit
le département de la guerre; mais la marquise, sans en
avoir le titre, était effectivement le premier ministre du
Roi, et elle ne pensait pas que Sa Majesté dût suivre
l'exemple de l'Impératrice.
L'armée autrichienne, rentrée en Bohème après
l'affaire de Lissa, était diminuée de moitié; on peut
même dire qu'elle n'existait plus; en moins de trois mois
elle fut complète , et si formidable qu'elle fit lever le siège
d'Olmûtz * , que le roi de Prusse eut l'audace «d'entre-
prendre si loin de ses magasins. Cette création d'armée
fit beaucoup d'honneur au comte de Kaunitz ; en même
temps elle fit connaître les ressources de la puissance
autrichienne. Si le maréchal Daun, en enlevant deux
convois au roi de Prusse, et_en lui dérobant une marche,
le contraignit à lever le siège , et sauva ainsi la cour de
Vienne, il faut convenir aussi que ce prince fit devant
ce général la retraite la plus glorieuse et la mieux or-
donnée : le maréchal Keith en fut chargé.
* Je crus avoir rendu un service important à l'État en
obtenant du Roi la permission de traiter fa paix , et en
réussissant à y amener nos alliés; mais cette paix, pour
être honorable, exigeait que la campagne de 1758 fût
mieux conduite que la précédente. Ce fut alors que je
traitai avec le Danemark, et que je le fis consentir à se
déclarer avec une armée de quarante mille hommes, qui,
prenant celle des alliés par le centre, devait décider de
notre supériorité. Je m'attendais bien que la cour de
Vienne, si elle avait des succès, se rendrait difficile pour
« Nuit du l»' au 2 juillet 1758.
48 MEMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
la paix y quoiqu'elle y eût consenti. Mais le conseil du Roi
convint avec moi de la nécessité de ne point mettre dans
cette affaire si importante de fausse complaisance, et je
me chargeai d'y amener cette cour, sans nous brouiller
avec elle , ni sans risquer de ruiner le royaume pour le
seul intérêt mal entendu de notre allié.
Je profilai des pertes que nous occasionna la retraite de
Hanover pour faire sacrifier à la cour de Vienne les arré-
rages considérables des subsides que nous lui devions , et
qui étaient échus depuis six mois, et, lorsque M. Boul-
longne, au mois d'avril 1758 , me montra, par ordre du
Roi, l'état des finances, j'entrepris de faire diminuer le
subside accordé à la cour de Vienne de moitié et de
ménager encore une autre diminution dans le courant de
la. campagne. J'envoyai à cet effet les instructions néces-
saires, et même le projet dressé de la convention a l'am-
bassadeur du Roi.. M. de Choiseul vint à bout de ces deux
négociations à l'aide des mémoires, instructions et modèle
de traité que je lui adressai.
Je voulus même, quand il me succéda dans le ministère,
qu'il jouit de cette gloire pour affermir son crédit dans le
public ' Mais qui croirait que quinze jours après son
retour de Vienne et après ma disgrâce, ses partisans
aient eu l'impudence de débiter que j'avais accordé les
subsides, et que M. de Choiseul les avait supprimés
depuis son retour"? H y aurait eu à peine le temps d'en-
voyer un courrier à Vienne et d'en recevoir réponse, en
supposant même que cette cour se fût déterminée sur une
^ Le plan de cette nouvelle convention, lu par Cboiseul dans la séance
du conseil du 9 décembre, est annoté de la main de Bernis, et tous l^s
documents préparatoires ont été rédigés par le cardinal. Il est bon de
comparer à ce pa9sa{;e des Mémoires ce que dit Choiseul. (^Mémoiref,
Paris, 1790. ln-12, 1« partie, p. 72.)
NÉGOCIATIONS POUR LA PAIX. 49
affaire si intéressante pour elle à faire notre volonté et à
exécuter nos ordres à l'ouverture du paquet. Cependant
cette absurdité prit créance dans le public; et plusieurs
écrits, quelques gazettes étrangères, ont eu la maladresse
de l'avancer, en sorte qu'on voulut tourner contre moi
mon propre ouvrage, et profiter de Téloge que j'avais
fait du négociateur pour lui donner l'honneur et le mérite
de l'affaire, tandis qu'il n'avait été que l'instrument dont
le ministre s'était servi : il pouvait partager la gloire,
mais non pas se l'approprier. L'auteur du Codicille politique
du maréchal de Belle-Isle *, homme mal instruit et de peu
d'autorité, a eu la bassesse de jeter le blâme des subsides
sur moi , et d'attribuer le mérite de la réduction h mon
successeur; mais cette opinion n'a pas duré, parce qu'on
s'est trop pressé de la répandre; tout le monde a calculé
les époques, et l'on a vu qui était le véritable auteur : l'im-
pudence ne réussit qu'un moment. Je suis persundé que
M. le duc de Choiseul n'a eu aucune part à cette injustice,
mais il aurait eu très-bonne grâce à la détruire.
Je me sentis soulagé dès que j'eus le consentement
formel de la cour de Vienne pour traiter la paix à la fin
de la campagne de 1758. J'avais terminé les affaires du
Parlement, et établi des principes dans celles du clergé,
comme on le verra dans le chapitre suivant. Je me
souviens que lorsque M. de Puysieulx rentra , dans l'été
de 1758, au conseil du Roi ', il fut fort étonné, lui qui
n'avait pas approuvé la guerre, quand je lui dis : Est-ce
* Le Codicille de l* esprit, ou Commentaires des maximes politiques de
M. le maréchal de Bflle-Isle, avec des notes apologétiques, bistoriqucs et
critiques, le tout publié par M. D. C. (de Chevricr). La Haye, Veuve van
Dureu, 1762, inlS, 2« partie, p. 42.
2 II s'en était retiré en juillet 1756 et y rentra en juillet 1758.
50 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERKIS.
trop tard cl*uvoir son^jé à faire la paix avant la fin de la
première camp«igne? Eh! n*est-il pas assez adroit et
assez heureux d'y avoir fait consentir formellement la
cour de Vienne? Depuis cette époque ce ministre a tou-
jours eu pour moi une estime plus marquée, et qui n*a
(ait que s'augmenter. Si on ne peut le placer au rang des
grands ministres, on ne peut se dispenser, sans injustice,
de lé ranger au nombre des ministres sages; et je Tai vu
dans le conseil du Roi ouvrir de bons avis, et les soutenir
avec courage et dignité.
CHAPITRE XLIII
AFFAIRES ECCLÉSIASTIQUES DES ANNÉES 1757 ET 1758
Aussitôt que j'eus rétabli et pacifié le parlement de
Paris, sur la fin de Tété de 1757, je m'occupai de remettre
le calme dans l'Église. Le Roi avait exilé à Conflans
M. l'archevêque de Paris (Beaumont) pour le soustraire
aux poursuites du Parlement, qui avait convoqué les
princes et les pairs pour citer et juger ce prélat, les
chambres assemblées. Cette affaire n'était pas finie; mais
il me parut injuste que, le Parlement ayant été rétabli,
M. l'archevêque de Paris ne fût pas rappelé dans sa mé-
tropole. J'engageai le Parlementa suspendre les poursuites
jusqu'à ce qu'on fut convenu d'un plan de conduite avec
l'archevêque pour étouffer le feu qu'avaient d'abord
allumé les affaires de l'Hôpital, ensuite les billets de
confession, le refus des sacrements, et, en dernier lieu,
l'affaire des Hospitalières du faubourg Saint-Marcel Ces
religieuses, par leur constitution, doivent élire après un
certain temps leur supérieure, et cette élection doit être
précédée par une communion générale dans leur église,
que l'archevêque avait interdite sans déclarer ses motifs,
mais sous prétexte de jansénisme, ou, ce qui revient au
même aujourd'hui, sous prétexte que ces religieuses étaient
rebelles à la constitution Unigenitus. Effectivement plu-
sieurs d'entre elles ne pensaient pas bien à cet égard, mais
elles n'avaient fait aucun acte extérieur qui prouvât leur
4.
52 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
désobéissance; toute leur faute se réduisait a la lecture des
livres de Port-Royal, à quelques propos dans leur inté-
rieur qui étaient immédiatement rendus à M. l'arche-
vêque, et à quelques visites de prêtres soupçonnés de
jansénisme et de ma{[istrats accusés de révolte à la bulle
Unigenitus. Le chapelain que l'archevêque avait donné
aux hospitalières rendait un compte exact et minutieux ,
jour par jour, de toutes ces choses; et M. de Beaumont,
sur cette gazette, sans enquête juridique et sans confron-
tation , s'était persuadé que toutes ces choses établissaient
une véritable notoriété de fait, et même une évidence si
sensible qu'il ne croyait pas pouvoir , en conscience ,
admettre les religieuses hospitalières h la sainte table.
Voilà quel était l'état des choses. Le Parlement ayant
commencé une procédure contre l'archevêque, suspendue
par l'exil de ce prélat, ne pouvait , disait-il, se dispenser
de la poursuivre aussitôt que M. de Beaumont aurait sa
liberté. Je demandai du temps pour négocier avec ce
prélat, et je l'obtins du Parlement. Je concertai avec le
premier président , les gens du Roi , le président d'Ormes-
son et l'évêqûe d'Orléans', nouvellement chargé de la
feuille des bénéfices, une lettre que les religieuses hospi-
talières devaient écrire à M. de Saint-Florentin pour porter
ce ministre à assurer le Roi du regret qu'elles avaient
d'avoir encouru la disgrâce de M. l'archevêque, qu'elles
respectaient comme leur supérieur, et 'dont elles admi-
raient les vertus. Elles protestaient de leur soumission à
tous les décrets de l'Église et à toutes les bulles du Pape,
* Louis .'^extius de Jarente de la Bruyère, évêque d'Orléans de jan-
vier 1758 .*! 1788, né à Marseille le 2 octobre 1750, fils de messire Fran-
çois de Jarente la Bruyère et de dame Marie-Thérèse de Jarente. Voir le
magnifique in-folio : Collection des principaux titres de la maison de Ja^
rente en Provence, Paris, veuve Ballard, 1768, in-folio, particulièrement
p. 490 et suiv.
AFFAIRES ECCLÉSIASTIQUES. 53
de la manière dont elles étaient reçues et autorisées dans
le royaume ; ne pouvant faire une déclaration plus détaillée
ni plus expresse, a cause de la déclaration du Roi enre-
gistrée au Parlement, qui impose un silence absolu sur les
matières qui avaient agité l'Église de France; promettant,
au reste, de porter le même hommage de leur soumission
aux pieds de leur pasteur toutes les fois qu'il l'exigerait.
Cette lettre fut communiquée au nonce du Pape, GuaU
terio \ qui en fit part à Sa Sainteté, laquelle jugea (c'était
Benoit XIV) que la déclaration de ces religieuses était
suffisante et qu'on devait s'en contenter.
Dès que le Roi m'eut chargé des affaires de l'Église,
voici sur quels principes je lui proposai de les gouverner :
1° Avant de rien faire dans des matières si délicates, de
prendre l'avis de son conseil d'État et des dépêches réunis*
en comité chez M. le chancelier, où les matières seraient
discutées à fond 2° De composer un autre comité de
cardinaux et d evéques les plus instruits et les plus expé-
rimentés, où l'avis de son conseil serait porté, afin de voir
s'il ne blessait aucun principe théologique ou canonique,
et, lorsque les conseils politique et ecclésiastique seraient
d'accord, de faire un mémoire en conséquence pour être
communiqué à la cour de Rome, laquelle, y ayant donné
* Louis Gualterio, neveu du cardinal Philippe-AufruAteGuaUerio, arrière-
petic-neVeu du cardinal Charles Gualterio, archevêque titulaire de Myre
en Lycie, né le 12 octobre 1706, d'abord camériér d'honneur du pape
Benoît XIII, prélat domestique du même pape, chargé en 1726 d'ap|»orter
la barrette au cardinal de Fleury, vice-légat à Ferrare en 1730, inquisiteur
du saint ofHce à Malle, nonce près du roi des Deux-Siciles en 1743,
nomraé nonce en France en novembre 1753, y resta jusqu'en 1759.
^ Le conseil d'Ktat ou conseil d'en haut se composait, comme on Ta vu,
du Roi et des ministres nommés par lui; le conseil des dépêches, qui déci-
dait des affaires provinciales, des placets, etc., était composé à peu près
de la même façon. Le contrôleur général et tous les secrétaires d'État y
astistaient.
54 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
son approbation , mettait le Roi en toute sûreté pour agir
en souverain dans les affaires de l'Église. J'ai observé cette
conduite pendant tout mon ministère, et j'avais l'air de
disposer le Parlement h adopter l'avis du conseil du Roi,
moyennant quoi le clergé et le Parlement n'avaient rien à
objecter: la cour de Rome était contente de la déférence
qu'on lui montrait; les choses se passaient en règle , et les
évéques trop échauflés devaient nécessairement se tran-
quilliser sur un plan de conduite étudié par leurs princi-
paux confrères, approuvé par le Pape, adopté par le
conseil et respecté par les parlements. En suivant cette
route , j'aurais répondu au Roi d'éteindre entièrement, en
quelques années, la fermentation de l'Église, des parle-
ments et de l'État en général ; ce que j'ai fait en deux ans
montre évidemment ce que j'aurais pu faire si j'avais été
plus longtemps en place.
Il faut convenir que le pape Benoit XIV, avec beaucoup
de lumières, de droiture, d'amour de la paix, aidait pro-
digieusement à l'établissement d'un système si sage et si
religieux ; mais j'aurais eu le même avantage avec son suc-
cesseur, dont je connaissais le caractère, et qui aurait été
content si on avait usé de plus de ménagements avec lui
dans l'affaire des Jésuites (que je traiterai séparément à la
fin de ces Mémoires) et dans plusieurs autres affaires, où
l'on peut dire que l'on en a usé avec le Pape avec trop de
légèreté et quelquefois avec violence.
Il ne faut pas que les princes apprennent au peuple à
mépriser l'autorité du chef de l'E^glise, et il ne faut pas
croire non plus que la cour de Rome renonce jamais aux
principes d'après lesquels elle a étendu autrefois trop loin
ses prétentions, ni qu'il y ait à craindre désormais qu'elle
V(M]ille réaliser une chimère de pouvoir universel qui a
été favorisé autrefois par la grossièreté et l'ignorance des
AFFAIRES ECCLÉSIASTIQUES. 55
siècles, et que personne aujourd'hui ne voudrait ni secon-
der ni défendre, depuis que les esprits sont plus e'clairés.
Ainsi, il n'y a qu'à ne jamais attaquer hors de propos les
prétentions de la cour de Rome, car elle se croirait alors
dans l'obligation de se défendre; mais si on parait les
oublier, et si on marque à cette cour les égards et la défé-
rence qui lui sont dus , on peut être assuré qu'elle ne fera
pas d'entreprises, ou que, s'il elle en fait, rien ne sera
plus aisé que de les arrêter sans brouillerie et sans éclat.
L'autorité de l'Église n'est fondée extérieurement que sur
l'opinion des esprits; or les esprits d'aujourd'hui ne sont
que trop enclins à la discussion, on les a laissés pencher
vers l'incrédulité, et l'on a mal fait, car les lois humaines
tirent leur principale force du respect religieux que l'on
rend aux lois divines. La France n'a rien à craindre des
évêques, ni du chef de l'Église; aujourd'hui elle n'a à
redouter que de voir leur autorité légitime méprisée, et
c'est au Roi , pour son propre avantage, à la maintenir et
à la faire respecter.
Dès que je fus assuré que le conseil du Roi, les princi-
paux membres du clergé , le Pape et les parlements adop-
taient le plan de conduite que j'avais proposé pour les
affaires de l'Église, je me chargeai volontiers de la com-
mission que le Roi me donna de négocier avec M. l'arche-
vêque de Paris , dont je ne connaissais que le zèle , les
vertus et l'inflexibilité, mais nullement la personne. Je
lui parlai avec franchise et fermeté. Je lui fis sentir les
avantages qui résulteraient pour l'ÉgUse de notre union;
je l'assurai que nous pensions de même sur le fond des
choses , et que nous ne différions que sur la manière de
les conduire; j'insistai sur la nécessité d'éteindre , pour la
conservation de Ja personne sacrée du Roi, cet esprit de
fanatisme dont il venait d'être la victime; je lui exposai
56 MÉMOIRES DU CARDINAL DE RERNIS,
la nécessité où était le Roi d'avoir de grands ménagements
pour les parlements, surtout dans un temps d'une guerre
qui ne pouvait être soutenue que par des édits vérifiés et
enregistrés. Il me demanda, pour rétablir la paix, des
choses assez difficiles; je les lui accordai toutes, et n'exi-
geai de lui qu'un peu de temps pour les arranger. Nous
fûmes d'accord sur tous les points dans cette première
conférence. Une seconde fut indiquée pour tout finir;
mais, dans l'intervalle, on fit naître des soupçons et des
craintes à ce vertueux prélat, dont les lumières ne sont pas
si grandes que les vertus.
J'avais annoncé au Roi la paix dans la seconde confé-
rence : cette espérance s'évanouit. Je trouvai l'archevêque
tout changé. Il me demanda des préliminaires à remplir;
il ne voulut se relâcher sur rien , ni m'accordtr un temps
suffisant et convenable. Son inflexibilité se montra dans
tout son jour, et comme il me parlait sans cesse de sa
conscience, qui lui défendait de se prêter à aucun tempé-
rament, il m'échappa de lui dire que sa conscience était
une lanterne sourde qui n'éclairait que lui : ce mot a beau-
coup couru. En effet , la conscience est aveugle ou éclairée ;
la conscience aveugle fait des fanatiques , et la conscience
éclairée, des hommes sages et soumis aux règles sans en-
thousiasme et sans excès.
Tout fut fini entre nous dès la seconde entrevue. Il y
eut une troisième conférence avec l'archevêque chez le
maréchal de Belle-Isie , qui n'eut pas plus de succès. Alors,
comme il était indispensable de l'éloigner pour le sous-
traire aux poursuites du Parlement, je conseillai au Roi
de mettre l'archevêque aux prises avec un comité composé
de cardinaux et d'évêques, afin que M. l'archevêque put
être jugé par ses pairs; ce moyen n'eut pas plus de succès
que ma négociation. Il ne me fut plus possible d'arrêter
AFFAIRES ECCLÉSIASTIQUES. 57
le Parlement, et le Roi exila l'archevêque dans sa famille,
quoique je lui représentasse que ce moyen n'était bon que
pour gagner du temps, mais qu'il ne finissait pas Taffaîre,
puisque M. l'archevêque ne pouvait pas toujours être exilé,
et que, d'ailleurs, cette dureté exercée à son égard ne ser-
virait qu'à donner le lustre de la persécution à ses prin-
cipes de conduite et ne changerait certainement pas ses
opinions. Mais à la cour, quand on gagne du temps, on
croit avoir tout gagné.
Il fut question alors de finir l'affaire des Hospitalières
par l'autorité de la primatie de Lyon ' ; ce furent les gens
du Roi qui proposèrent ce moyen, et ils citèrent des
exemples. Le conseil adopta cet expédient. Le Pape, con-
sulté par le cardinal de Tencin , et précédemment par le
Roi, approuva beaucoup ce moyen hiérarchique, et cita
dans l'antiquité chrétienne , qu'il connaissait bien , plu-
sieurs exemples d'affaires importantes terminées par les
primats.
J'avais envoyé le sieur Afforty*, ancien secrétaire du
1 Gébiiyn, archevêque de Lyon, ayant fait entendre au pape Gré-
goire Vil que les papes ses prédécesseurs avaient donné aux archevêques
de Lyon la primaiie sur quatre provinces des Gaules, savoir : Lyon, Tours,
Sens et Paris, obtint en 1079 une bulle par laquelle il fut reconnu et con-
firmé primat sur ces provinces. Les archevêques de Sens et de Rouen refu-
sèrent de ae soumettre à cette décision rendue sur un faux exposé, et por-
tèrent la quoslion au concile de Clermont, qui la résolut en faveur de
rarchevc(|ue de Lyon. La résistance des prélats de Sens et de Tours, aux-
quels se joignit celui de Rouen , n*en dura pas moins pendant trois cents
ans. Les deux premiers cédèrent sous Charles Vil. Le troisième en appela
au Pape, qui lui donna raison et confirma son indépendance, laquelle fut
reconnue par un arrêt du conseil du 11 mai 1702.
Le droit de cette primatie consiste dans le pouvoir de juger les causes
pour lesquelles on appelle des sentences des métropolitains et de leurs suf-
fragants. (V. dom Beaukier, Ioc. cit,)
^ Afforty, Tun des secrétaires de la chancellerie. Fauteur, avec Monti-
court, des Etrennes badines, ou le Poète de cour, vers 1739, in-8°. Em-
ployé aux affaires étrangères, je ne sais à quel titre, vers 1750, 1760, 1761.
58 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
chancelier d'Aguesseau, au cardinal de Tencin , qui, après
avoir reçu l'avis du Pape, s'était charge' de juger cette
affaire. M. Afforty, qui lui apportait les pièces et mémoires
y relatifs, arriva à Lyon le jour même où le cardinsil avait
reçu le viatique. H mourut peu de jours après, et alors on
eut recours à M. révéque d'Autun (Montazet) , adminis-
trateur-né du siège de Lyon pendant la vacance, soit pour
le spirituel, soit pour le temporel. H s'en chargea d'abord
avec peine. Ensuite il demanda la permission d'aller traiter
cette affaire avec l'archevêque de Paris; cette permission
lui fut refusée, parce que M. de Beaumont pouvait le
détourner du dessein de le juger , s'il lui avait témoigné sa
répugnance à cet égard. On ne voulut pas que les bien-
séances d'évéque à évéque pussent empêcher de terminer
par une voie canonique et approuvée du Pape une querelle
qui échauffait le Parlement et le public. L'évêquc d'Autun
demanda qu'il lui fut permis au moins d'écrire à l'arche-
vêque de Paris, ce qui lui fut refusé par les mêmes raisons.
Il jugea de la manière dont on sait, et ce jugement déter-
mina le Roi et son conseil à le nommer quelques mois
après à l'archevêché de Lyon, parce que, l'affaire n'étant
terminée que provisionnellement et devant recommencer
à la prochaine élection d'une supérieure, il était naturel
que le même tribunal et le même juge en fussent saisis.
On peut lire à ce sujet le beau mémoire de l'archevêque de
Lyon , auquel il est difficile de répondre solidement.
Cependant ce jugement lui fit perdre la confiance du
clergé et celle de la famille royale. A sa place, je me serais
laissé nommer à l'archevêché de Lyon , et je l'aurais refusé
pour ne pas donner occasion à mes ennemis de dire que
j'avais sacrifié ma conscience à mon ambition ; cette action
noble et désintéressée aurait augmenté sa réputation, et
n'aurait pas nui à sa fortune. J'étais son ami, je lui en
AFFAIRES ECCLÉSIASTIQUES. 59
aurais donné le conseil si je n'avais pas été ministre du
Roi ; mais je ne pouvais pas aller contre la direction du
système que le Roi avait embrassé.
Cette affaire mit beaucoup de chaleur dans le clerjjé ,
mais elle tranquillisa les parlements. M. Boullongne, con-
trôleur général , étant à bout de ses ressources , crut qu'il
ne pouvait en trouver de plus promptes que dans une
assemblée extraordinaire du clergé , à qui le Roi deman-
derait seize millions de don gratuit. En même temps, on
craignit dans le conseil que cette assemblée ne fût ora-
geuse, et qu'elle n'occasionnât du mouvement dans les
esprits et surtout dans les parlements; je promis au Roi
qu'elle se passerait tranquillement , malgré les apparences.
Le cardinal de Tavannes ' y présidait; l'archevêque de
Reims, alors archevêque de Narbonne*, en était le second ,
président. Tout s'y passa avec la plus grande décence et
tranquillité; jamais apparence d'orage n'a été suivie par
un plus grand calme. Les évêques les plus prévenus contre
mes maximes paciBques revinrent de leurs préventions;
je gagnai la confiance des prélats comme j'avais gagné
celle des ministres étrangers et des parlements. Il y a un
moyen sûr pour cela : c'est d'être juste, d'être vrai, d'être
ouvert et fidèle à sa parole. Aucune cour de l'Europe ne
^ Nicolas-Charles de Saulx de Tavannes, cardinal de la sainte Église
romaine, né le 17 septembre 1690, chanoine de Lyon, grand vicaire de
Pontoise, puis évêque comte de Châlons en 1731, premier aumônier de la
Reine en 1725, archevêque de Rouen en 1733, grand aumAnier de la
Reine en 1743, commandeur du Saint-Esprit en 1748, cnidinal le 9 avril
1756, grand aumônier en 1757, abbé de Saint-Michel en Thiérache, de
Sainl-Etienne de Caen et de Signy, proviseur de Sorbonne, mort à Paris
le 10 mars 1759, dans sa soixante-neuvième année. (V. les Saulx-'To'
vannes, par M. Pi>caud, p. 262.)
2 Charles- Antoine de la Roche-Aymon, né le 17 février 1692, évêque
deTarbescn ociobre 1729, archevêque de Toulouse en janvier 1740, de
Narbonne en octobre 1752, de Reims en décembre 1762, cardinal, grand
aumônier de France en 1770, mort le 27 octobre 1777.
60 MÉMOIRES DU CARDINAL DE RERNIS,
s'est méfiée de ma bonne foi. Les finesses ne trompent
qu'un instant. La probité reconnue ne perd jamais son
pouvoir; elle agit dans tous les temps et dans toutes les
circonstances. La confiance de l'assemblée générale du
clergé en moi alla si loin qu'elle délibéra , sans mon
agrément, de demander au Roi le premier grand siège
qui viendrait à vaquer ; M. le cardinal de Tavannes vint
m'en parler de la part de l'assemblée, que je suppliai de
ne point faire cette démarche.
La veille de mon exil , au mois de décembre 1758, je
travaillai une partie de la nuit à ménager le retour de
M. l'archevêque de Paris, et à suspendre une dénoncia-
tion qui devait être faite contre un membre distingué du
clergé aux chambres assemblées. Les évéques zélés trou-
vaient, dans tes commencements, que mes principes dans
les affaires ecclésiastiques étaient trop doux; ils ont senti
depuis combien ils étaient sages, et combien ils ont perdu
de leur juridiction pour n'avoir pas su s'accommoder aux
circonstances. Aujourd'hui que l'épiscopat est en souf-
france, il voudrait m'avoir à sa tête. Mais ne pouvant pas
espérer d'être utile h l'Église et à l'État, je me suis res-
treint à l'administration de mon diocèse, qui m'occupe
uniquement. La Providence, qui m'avait élevé aux pre-
mières places, n'a pas voulu sans doute que je les occu-
passe plus longtemps ; je ne les désirerai jamais, et je m'en
tiendrai toujours fort éloigné. Pour un homme qui veut
le bien et qui pense avec élévation, il n'y a que deux
choses en ce monde : la réputation ou le repos.
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
DES ÉVÉNEMENTS QUI PRÉCÉDÈRENT ET SUIVIRENT LA BATAILLE
DE GREVELD. RETRAITE DE M. DE PAUIJIY : LE MARÉCHAL
DE BELLE-ISLE, MINISTRE DE LA GUERRE.
Le marquis de Paulmy, sentant que le fardeau de la
guerre était trop pesant pour ses épaules, demanda à
quitter ce département. Madame de Pompadour voulait
le faire passer à M. de Contades ' , et les Paris, ne pouvant le
faire donner à M. de Crémilles, ami de M. Duverney,
le désiraient pour le maréchal de belle-Isle, quoiqu'il fût
anciennement leur ennemi. Je fus chargé par le Roi de le
déterminer à l'accepter : il était encore dans la vieille
erreur qu'un duc et pair, et un maréchal de France, ne
pouvait pas sans déroger être secrétaire d'État, comme
s'il était au-dessous de quelque dignité que ce soit de
gouverner un grand royaume*.
I Louis-Georges-Érasrae , marquis de Contades, né le il octobre 1704,
mort à Livry le 19 janvier 1793, maréchal de camp en 1740, lieutenant
général en 1745, maréchal de France en 1758, battu à Minden le l**" août
1759, gouverneur de l'Alsace en 1762.
^ Les provisions de secrétaire d'État au nopi du maréchal de Belle» Isie
portent la date du 3 mars 1758. M. G. Rousset (le Comte de Gisors,
62 MÉMOIRES DU CAIIDINAL DE BERKIS.
La première opération du maréchal de Belle-Isie fut
de mettre M. de Mortagne', son ami, à la tête de notre
armée du bas Rhin : M. le comte de Giermont n'en (ut
plus en réalité que le doyen. Ce Mortagne était un bon
officier de cavalerie, à qui le maréchal de Belle-Isle, par
an entêtement auquel il était sujet, croyait autant de
génie militaire qu'au roi de Prusse. Cet officier cepen-
dant ne conseilla et ne fit que des sottises pendant tout le
temps qu'il fiit le bras droit de M. le comte de Clermont,
lequel, après la bataille de Creveld, dit modestement :
« Mais, j'en aurais bien fait autant tout seul. » La conduite
de M. de Mortagne fut d'autant plus inconcevable que le
maréchal de Belle-Isie lui avait mandé qu'il serait maré-
chal de France et général de l'armée du Boi à la première
action heureuse à laquelle il se trouverait : on ne peut
donc pas supposer qu'il ait conseillé mal le comte de
Clermont pour lui Paire ôter le commandement de l'armée,
puisque ce commandement lui était assuré au premier
événement heureux. Il est plus naturel de penser que
M. de Mortagne n'en savait pas davantage, pu que, s'il
:. 299. ooCt^ croit qu'elles avaient été antidatées, et que ce ne ffiit que le
m -M ie 16 oiars que le maréchal se détermina à accepter le portefeuille.
3 £rcie«(-IxFoif de Morcani, comte de Mortagne, rolonuire an léfi-
wR.: £ oral- Allemand en 170(>, était capitaine en pied en 1719, major aa
nmw RpkAcnt en 1728, brigadier en 1741, et passa à cette époqae« avec
ti txAKsteaieot du Roi , au service de l'empereur Ckarles Vil, qui le
uHdu marédul de camp cl lui donna un régiment de dragons. Après la
A'jr: àe Ckarles VII, il renira au service de la France cl fàt lienieaant
pfs<f^l *n 1745. Maréchal («énéral des logis de Tarméc da dnc de Belle-
}«•* rt, 1747. commandant dans les Trois-Évèchés en rabsenceda maréchal
<K h^iit-l^it en 1751, employé à l'armée d'Allemagne pour lettres da
i^ nar» 1757 ef da 16 mars 1758, il se trouva à la bauille d*Haatembcck
^. a 'jeùit de Oeveld. et revint en France au mois de jaillet; il reprit le
• '.»B.fka^d»ibefit du pays messin et fixa sa résidence ^ Sedan. Il ae retira à
> «r^ aie*:* la mort de M. de Belle-Isle, et y mourut le 15 octobre 17CS.
u^ *ur ici «le C^mie de Gisors • de M. G. Rocssrr, p. 395 ctsair.
LA BATAILLE DE CREVELD. 63
avait été plus savant autrefois, sa science s'était évaporée.
Je ne cessai dès le commencement du printemps
d'ayertir M. le comte de Clermont des préparatifs que les
alliés faisaient pour passer le Rhin ; j'indiquai le Heu où
le pont de bateaux devait être jeté : tous ces avis furent
inutiles; on ne voulut rien en croire à notre armée; enfin
ce passage s'exécuta sans qu'elle daignât s'en apercevoir.
Cette entreprise du prince Ferdinand était fort audacieuse,
presque folle, si nous avions eu des généraux : on pouvait
combattre avec avantage, on aima mieux reculer. Chaque
jour un courrier de l'armée annonçait qu'elle avait rétro-
gradé pour choisir un champ de bataille qu'on désignait,
et le lendemain un autre courrier apprenait que le poste
si vanté par la dernière dépêche ne valait rien. Le Roi,
impatienté de la timidité de ses généraux, écrivit de sa
propre main au comte de Clermont qu'il aimait mieux
voir son armée battue que déshonorée par ses retraites'.
Pendant ce temps on disait à l'armée que la cour ordon-
nait de fuir devant un ennemi inférieur de beaucoup :
celte armée grossissait les forces du prince Ferdinand, et
méconnaissait les siennes.
Nous apprîmes par le comte de Gisors, fils du maréchal
de Belle-Isle, jeune homme d'une grande espérance, quel
était l'ordre de bataille, et, en cas d'échec^ que la retraite
de notre armée se ferait sur Liège en abandonnant Wezel,
le Rhin, tous nos alliés de l'Empire, et livrerait l'Alle-
magne au roi de Prusse. On défendit au comte de Cler-
mont de s'éloigner du Rhin; il projeta où plutôt on lui fit
projeter, après la bataille de Creveld et la prise de Dussel-
dorf, de ramener l'armiée du Roi par l'électorat de Trêves
1 Publié par M. C. Rocssbt, le Comte de Gisors, La lettre, datée du
16 avril 1758, est de Bemis, suivant les lettres à Choiseul.
th MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
sur la Moselle en passant par les défilés d'Andernach^ où
le prince Ferdinand aurait pu Técraser sans ressource.
Cette retraite livrait non-seulement le Rhin à nos enoemis,
mais la Meuse et les Pays-Bas, et faisait déclarer la Hol-
lande : à moins de soupçonner une trahison manifeste,
on ne pouvait expliquer une pareille conduite; d*un
autre côté, le Roi avait peine à mortifier le comte de
Clermont en lui ôtant le commandement de son armée.
Pour déterminer le comte de Clermont à le quitter, je fus
obligé de proposer au Roi de lui nommer un conseil, et
je moyen réussit.
Cependant, et antérieurement à la nomination de œ
conseil, arriva la journée de Creveld ', où les ennemis sur-
prirent notre {jaucbe pendant que nos généraux étaient à
table. Le comte de Saint-Germain, aujourd'hui feld-
maréchal en Danemark, soutint toute la journée Teffurt
des alliés ; et si ou avait bien voulu Taidcr de quelques
brigades d'infanterie, la bataille était gagnée; car les en-
nemis avaient plié leurs tentes pour faire leur retraite. Le
comte de Gisors fut Messe à mort dans une charge que
M. de Mortagne fit fiiire, suns aucune raison ni succès,
par les carabiniers. L'armée se retira sans être battue, et
au lieu d'aller occuper les hauteurs de l'Erfl*, elle vint
camper sous Neuss^, et le surlendemain sous Cologne.
1 Dnru le cercle du bas Rhin et dans rarchcvèché de Cologne, sar le
Rliin, à troiif iiciici) nord-ouest de Coblentz et «i six lieues sud-est de
Ronn.
2 23 juin 1758.
3 Kiviêrc d'Allemagne qui nnlt aux monts Ëifci, à deux lieues sud-oueit
de lUi4'iiibarli, baigne Mcckenhrim, Bedbourg et Castcr, puis, se dirtgeaot
au nord-f«l, (ircvenbroich, et se jette dans le Ufain à Griinligliausen, à
une licMie v.t demie sud de Dusseldorf, après un cours d*environ vingl-deui
lif;u''4, dont truii^ navigables.
* Ville de réiectorai de Cologne, à une lieue et demie sud-ouest de Dus-
•cldorf, sur TKrft, à une lieue et demie du llhtn.
LA BATAILLE DE CREVELD. 65
C'est là qu'on engagea le comte de Clermontà essayer de
regagner la France par Télectorat de Trêves, et que ce
prince, à qui on avait donné pour conseil MM. de Con-
tades et de Chevert ^ se démit du commandement. J'obtins
avec beaucoup de peine du maréchal de Belle-Isle le
sacrifice de M. de Mortagne.
M. de Contades prit le commandement de Tarmée et
se porta fort à propos sur les hauteurs de l'Erfl dans le
même moment que les ennemis marchaient pour les oc-
cuper. Il perdit dans cette circonstance l'occasion de dé-
truire Tavant-garde du prince Ferdinand. Si M. le prince
Ferdinand ne s'était pas amusé trop longtemps à Neuss
et s'il eût occupé ces hauteurs, c'en était fait de notre
armée. Il avait pris Dusseldorf, où étaient nos magasins
avec une garnison de six mille palatins, en jetant seule-
ment trois bombes d'un bord du Rhin à l'autre (il ne pou*
vait pas en jeter une quatrième, parce qu'il n'en avait
que trois). L'électeur palatin^ conjura M. le comte de
Clermont de secourir cette ville, qui ne courait aucun
danger, et de ne pas laisser brûler la belle galerie de
Dusseldorf, ou de lui permettre de composer avec l'en-
nemi; notre général répondit qu'on ne pouvait secourir
Dusseldorf, et que c'était à l'électeur, lié par des traités
avec le Roi, de savoir s'il pouvait disposer de cette place.
L'électeur prit le parti de capituler, et le commandant
français de se soumettre à une capitulation qu'il devait
empêcher*.
* François de Chevert, né à Verdun en 1695, mort à Paris le 24 janvier
1769, enga(»é à onze ans dans le rrgiment d^infanterie de Carné, sous-lieu-
tenant au régiment de Beauce en 1710, lieutenant-colonel au même régi-
ment le l*"*" août 1739, brigadier le 15 décembre 1741, maréchal de camp
le 2 mai 1744, lieutenant général le 10 mai 1748, commandeur de Saint-
Loui.s en 1754, grand croix en 1758.
2 Charles-Théodore, électeur palatin depuis le 4 janvier 1743.
3 Les Haiiovriens entrent à Dusseldorf le 9 juillet.
II. 5
66 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
Jamais la France n'a couru de plus grand dang[cr que
dans cette circonstance : nous n'avions d'autre armée que
celle aux ordres du comte de Clermont. Si cette armée
avait été obligée de se retirer sur la Moselle, le prince
Ferdinand s'emparait non-seulement de tous les États du
bas Rhin, mais il passait la Meuse, envahissait les Pays-
Bas dégarnis de troupes, et pouvait nous enlever Lille, où
il n'y avait alors que trois cents hommes de milice et
dont toute la grosse artillerie avait été transportée à
Wesel; il aurait fallu plus de six semaines pour que notre
armée pût se porter en Flandre pour défendre nos fron-
tières; la Hollande, où la gouvernante avait le plus grand
crédit, se serait déclarée malgré elle par le soulèvement des
peuples ' ; l'Allemagne presque entière passait sous la do-
mination du roi de Prusse et de ses alliés, et la France
avait à peine une armée pour défendre ses provinces,
après avoir été maîtresse, la campagne précédente, de
tous les pays qui sont entre la Meuse et l'Elbe.
C'est dans cette circonstance que j'écrivis une lettre au
Roi pour lui faire sentir combien il était nécessaire et
instant, ou de décider par lui-même, ou de donner à un
ministre capable l'autorité nécessaire pour faire aller la
machine du dedans et du dehors. Je proposai le maré-
chal de Belle-Isle, à cause de son expérience, ou tel autre
que Sa Majesté voudrait choisir, et je me donnai l'exclu-
sion; j'ajoutais qu'à la paix le Roi rétablirait la forme or
dinaire de son gouvernement. J'écrivis en même temps à
* Anne d'Angleterre, fille de Geoi^ges- Auguste, n>i d'Aoçleierre, et de
\Vinirlminfî-I)oroihée-Can)line de nrandebour|>-Anspach, née a Hanorre
lo 2 novembre 1709, maiiio le 25 mars 1734 à Guillaume-Cliarles-HeDn
FriîJon, prini e de Nassau-Pioiz, siathouder {;énéral et héréditaire des Pro-
vinces-Unies, mon le 22 octobre 1751, (;ouvernanle des ProTÎnces-Cnie*,
moiio le 13 janvier 1759. Elle avait été un intermédiaire actif |>our les
né^uu'iations entre la France et TAnyleierre.
LA BATAILLE DE CREVELD. 67
adame de Pompadour une lettre plus forte et plus dé-
taillée, en la priant de remettre au Roi celle dont je viens
de parler, qui était tout ouverte afin qu'elle pût en
prendre connaissance. J'envoyai ce paquet à la marquise,
et je fus quelques heures après pour savoir si elle avait
remis ma lettre au Roi, et ce que le Roi avait pensé ^ Je
la trouvai froide et aigre : elle me dit qu'elle n'avait point
remis ma lettre à Sa Majesté, parce qu'elle était sûre
qu'elle lui déplairait. Je combattis ses raisons pendant
quelque temps; mais voyant qu'elle persistait à penser
que cette lettre, au lieu de produire un bon effet, en pro-
duirait un mauvais, je la priai de me la rendre, je la dé-
chirai devant elle, et je la brûlai. J'aurais craint de
l'offonser et de lui montrer une défiance injuste et
déplacée, si je lui avais demandé en même temps la lettre
que je lui avais écrite à elle-même. D'ailleurs, ayant
déchiré celle qui était destinée pour le Roi, l'autre ne
signifiait plus rien, puisqu'elle n'était que la préface de la
première. J'étais bien éloigné de penser que madame de
Pompadour pût se servir de la lettre que je lui avais laissée
pour persuader au public que j'avais présenté un mémoire
au Roi, par lequel je demandais à être déclaré premier
ministre.
Après ma disgrâce, elle répandit ce bruit ridicule, mais
qui prit faveur en France et dans les pays étrangers : elle
détacha pour cela quelques phrases de la lettre qu'elle
avait gardée, qu'elle donnait comme des fragments du
prétendu mémoire envoyé au Roi. A mon retour de Ver-
sailles, elle s'est bien gardée de toucher cette corde, parce
que je l'aurais confondue. Il n'y a guère d'exemple d'une
pareille noirceur; mais ce qui est encore plus rare, c'est de
l'avoir pardonnée, comme je l'ai fait.
' Cf. Mémoires de madame du /fausset, p. 122, cdit. Baudoin.
5.
68 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
Après la bataille de Creveld, je persuadai au Roî
d'ëcrire au maréchal d'Estrées pour l'appeler à Versailles,
lui foire prendre place au conseil, et l'engager par cette
marque de confiance à oublier le passë^ et à reprendre le
commandement de l'armée, au moins jusqu'à ce qu'il eût
forcé le prince Ferdinand à repasser le Rhin, ce qui n'était
pas difficile à exécuter.
Ce général arriva le jour que le maréchal de Belle-Isle
apprit la. mort de son fils*. Il soutint cet événement avec
beaucoup de courage. Le Roi, la Reine et la famille
royale l'honorèrent d'une visite *. Je valus cette grande
distinction au maréchal : ce ne fiit pas sans peine que le
Roi se détermina; mais il faut dire à sa gloire qu'il parla
à son ministre avec une noblesse et une bonté touchantes
et remarquables.
Rien ne put décider le maréchal d'Estrées à partir pour
l'armée : ni les bontés du Roi, ni les prières du maréchal
de Belle-Isle son ami, ni les instances de la marquise, qui
lui dit en ma présense que le Roi le ferait duc, s'il voulait
commander son armée : le maréchal lui répondit que ce
que sa santé ne lui permettait pas de faire pour l'amour
du Roi, il ne le ferait pas pour la plus grande fortune.
M. de Contades prit le commandement de l'armée,
comme on Ta dit, et perdit encore l'occasion de battre
M. le prince Ferdinand, qui repassa tranquillement le
Rhin sans être entamé. Cette retraite des alliés fut décidée
par une diversion en Hesse que je proposai et qui fut exé-
cutée par vingt-quatre mille hommes que M. le prince
ï 29 juin 1758.
2 Le 30 juin 1758 {Gazette de France, p. 328). Cf. C. Rousset, /e Comte
de Giwrs, p. 501. Lettre de Brrnis au comte de Clermont. Les Mémoires
de madame du Hausxet attribuent Tinitiative de cette démarche à madame
«le Poropadour (p. 127, édit. in-12).
LA BATAILLE DE CREVELD. 69
de Soubise devait conduire à l'armée de l'Impëratrice.
Cette princesse se prêta généreusement à nos besoins.
Mais il est remarquable que ce soit le ministre des affaires
étrangères, et un homme d'Église, qui ait proposé cette
diversion à un maréchal de France chargé du détail de la
guerre. Je pris sur moi tous les enibarras de la négocia-
tion pour rompre un engagement que j'avais contracté
moi-même. Si je n'avais pas proposé cet expédient, per-
sonne ne l'aurait imaginé, ou n'aurait osé l'indiquer, de
peur que je n'y misse opposition.
Le maréchal d'Estrées resta dans le conseil, aida le
maréchal de Belle-Isle pendant tout le reste de la cam-
pagne. S'il avait toujours eu autant de répugnance pour
commander l'armée qu'il en montra dans cette occasion,
il aurait conservé la réputation militaire que la victoire
d'Hastembeck lui avait acquise, et que les fautes de ses
successeurs avaient beaucoup augmentée. C'est un hon-
nête homme, un homme de valeur, qui a des parties de
général; mais ses vues ne sont pas si étendues que ses
sentiments sont honnêtes.
CHAPITRE II
D UN SERVICE IMPORTANT RENDU A MADAME DE POMPADOUR
En lisant ce chapitre, on m'accuserait avec justice de
hardiesse et de témérité, si on n'était pas instruit de la
confiance que le Roi m'avait accordée sur les points les
plus relatifs à sa personne sacrée et à la famille royale * . Le
Roi, depuis bien des années, n'avait plus d'amour pour
madame de Pompadour, et certainement l'amitié qu'il
avait pour elle était bien pure. Elle tenait plus aux
affaires et à l'habitude qu'à la différence des sexes; il
aurait voulu faire cesser le scandale qu'il avait donné à la
cour et au public, sans se séparer d'une femme qui lui
était toujours utile, et souvent agréable.
Il s'ouvrit à moi sur toutes les consultations qu'il avait
fait faire en Sorbonne, et jusqu'à Rome. Ses confesseurs
jésuites, qu'on accuse de morale relâchée, n'admet-
taient aucun tempérament; ils ne croyaient pas que
le scandale pût être réparé autrement que par l'éloigne-
ment de la marquise. Si quelques-uns de leurs ennemis
liiaient ceci, ils re manqueraient pas d'expliquer ce rigo-
risme par la certitude que ces Pères avaient d'être pro-
tégés par M. le Dauphin, protection plus sûre et plus
honorable peur eux que celle d'une favorite. Quoi qu'il en
soit, il est certain que s'ils avaient été plus relâchés, ils
* C'est ici qu'il importe tout parliculitrimcDtde comj:arei à ces Mémoires
eux de madiime du Ualsset, p. b9 et suiv.
SERVICE RENDU A MADAME DE POMPADOUR. 71
pouvaient, avec adresse, conserver M. le Dauphin et se
ménager la marquise. Ils avaient refusé de le faire dès les
premières années qu'elle parut à la cour, je le sais positi-
vement : alors M. le Dauphin était encore bien enfant, et
sa protection n'était pas d'un grand poids. On les avait
accusés du temps du feu Roi d'être amis de madame de
Maintenon : ils ne voulurent pas encourir le même blâme,
et l'on peut dire que, s'ils furent molinistes alors, ils ont
été de nos jours jansénistes sur ce point. Le Roi a de la
religion : il n'a jamais voulu suivre poifr sa conduite chré-
tienne que les avis les plus sévères : il a mieux aimé
s'abstenir des sacrements que de les profaner. C'est une
justice que j'ai été à portée plus que personne de lui
rendre. Son goût pour les femmes Ta emporté sur son
amour pour la religion; mais il n'a jamais étouffé le res-
pect dont il est pénétré pour elle, et je ne crois pas, de-
puis que je ne lis plus dans son âme, qu'il soit changé,
ni qu'il puisse changer à cet égard.
Le Roi m'avait permis de lui écrire franchement sur
tout ce qui regardait ses affaires, et même sa personne :
j'écrivais à demi-marge, et Sa Majesté me faisait réponse
à coté, et souvent aussi bien qu'aurait pu le faire Henri IV.
Les courtisans ne jugeaient de ma faveur que par les places
que j'occupais, et par l'air de famiharité et d'aisance que
Sa Mfijesté voulait bien avoir avec moi; mais personne ne
savait jusqu'à quel point allaient ses bontés.. z*. Tout ce
préliminaire est nécessaire pour qu'on ne soit pas étonné
de la démarche que je fis pour sauver la marquise, jalouse
d'une femme de la cour, avec laquelle le Roi avait eu déjà
quelque galanterie. Le goût du Roi s'était réveillé, et
cette femme était soutenue par des puissances, et conseillée
par les ennemis de la marquise, dont le nombre était
grand. Celle-ci avait demandé au Roi la permission de
72 MEMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
se retirer : le Roi ne lui avait pas encore fait de réponse,
elle l'attendait. La voyant triste un jour, elle me confia sa
situation, la démarche qu'elle avait faite, et la consolation
qu'elle avait, en quittant la cour, de laisser dans ma per-
sonne un ministre, disait-elle, honnête homme, éclairé,
et selon le cœur du Roi.
Je ne saurais exprimer l'émotion que je. ressentis,
mais je la maîtrisai dans un instant, en lui disant:
^(t Madame, ce n'est pas ainsi qu'un ministre d'État doit
prouver ses sentiments. » Je me levai et voulus sortir de
son cabinet; elle me retint, et me força de lui dire quel
était mon projet. Je lui avouai que j'allais écrire au Roi,
lui représenter combien une nouvelle maîtresse affichée
nuirait à sa réputation, à ses affaires, et donnerait
d'ombrages à la cour de Vienne, qui, pour son alliance
avec lui, s'était adressée à madame de Pompadour; et
comme il est dans Tusage d'une nouvelle maîtresse de
renverser tout ce que l'autre a établi, l'Impératrice
n'aurait plus de confiance dans la fermeté du nouveau
système politique de la France; que de plus je déclarerais
au Roi que je ne travaillerais certainement pas avec une
autre femme, qui n'aurait sur moi aucun des droits de
l'amitié et de la reconnaissance.
La marquise trembla de ma résolution. Elle me fit
sentir (|ue je m'exposais à déplaire au Roi, en lui parlant
avec cette liberté, et que, s'il avait la faiblesse de
montrer ma lettre à sa maltresse, je courrais encore de
plus grands risques. Je lui répondis avec fermeté que
j'avais fait tous ces calculs, mais que le plus mauvais
parti pour moi , c'était de m'exposer à être chassé de ma
place par une nouvelle favorite, qui, me sachant lié avec
l'ancienne, me regarderait toujours comme suspect,
et mettrait tout en œuvre pour traverser l'alliance du Roi
SERVICE RENDU A MADAME DE POMPADOUR. 78
avec la cour de Vienne. Je connaissais le conseil de cette
femme ; il était oppose au nouveau système ' .
Malgré les frayeurs de la marquise, je fus écrire au Roi :
jamais on n'a dit la vérité à son souverain avec plus de
respect ni avec plus de fermeté que je le fis : la con-
clusion était que, si le Roi persistait à déclarer une
nouvelle maîtresse , je le suppliais de me permettre de me
retirer. Je 'portai cette lettre à la marquise, qui pleura
d'admiration et de reconnaissance de trouver en moi une
amitié si courageuse. Mais, contente de connaître le secret
de mon cœur, elle ne voulait pas consentir que cette lettre
fût remise au Roi. Je la cachetai à l'instant, et comme le
Roi entra chez la marquise un moment après , j'attendis
que Sa Majesté s'en retournât pour la suivre et lui remettre
ma lettre, en la suppliant d'y faire grande attention et
une prompte réponse.
Cette réponse ne tarda pas ; le Roi me la remit lui-
même le lendemain , et je la portai toute cachetée à la
marquise. Le Roi m'y parlait avec la plus grande bonté
et franchise; il détaillait les qualités de la marquise et
ses défauts , et me promettait de renoncer au goût qu'il
avait pour sa rivale , parce qu'il en sentait le danger
pour ses affaires et pour sa réputation.
Qui croirait que madame de Pompadour, dix mois après
un pareil service, eût été capable de me sacrifier h son
engouement pour le duc de Choiseul, bien plus qu'à la
crainte qu'on cherchait à lui inspirer du crédit que je
prenais dans l'esprit du Roi et de l'amitié qu'avait pour
^ Marie-Anne-Louise-Adélaïde de Maîlly, mariée au marquis de Coislln,
colonel du régioieot de Brie. Cf. sur madame de Coislin Mémoires de
madame du Hausset, p. 185; Mémoires secrets de Duclos, II, 112, Cor^
resp, secr,; Ed. Boutabic, I, 58, sur le prince de Gond, et CàMPABDOEf,
Madame de Pompadour^ p'. 209.
74 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
moi la famille royale? Je blessais souvent son amour-
propre en combattant ses avis dans les affaires. Moitié
lé(;èretc^, moitié amour-propre, moitié jalousie de pou.voir,
elle sollicita ma disgrâce avec une importunité a laquelle
le Roi céda enfin, lors(|ue j'eus remis le département des
affaires étrangères : dès qu'un ministre cesse d*être
nécessaire, il est à demi renversé.
M. de Macbault, à l'instigation des dévots et dévotes
de la cour, et pour complaire à la Reine et à la famille
royale, avait conseillé à madame de Pompadourde n'aller
plus au spectacle, d'entendre la messe tous les jours,
d'assister aux vêpres les dimanclies et fêtes ; en un mot,
de prendre la livrée de la dévotion. M. de Soubise lui avait
proposé le Père Sacy, jésuite, pour son directeur*. Celui-
ci ne voulut pas se charger d'une pareille direction : la
destruction de son ordre en France vient en plus grande
partie de ce refus. M. Berryer, confident de la maixjuise,
qu'il avait le secret de rassurer et d'épouvanter à son gré
par Tespionnage de la police, lui choisit un confesseur,
qui la trouva en état de faire ses pàques sans exiger de
renoncer à la société du Roi , et par conséquent à la
réparation du scandale. Elle me fit part un jour de cette
pieuse intrigue, en s'excusant de me l'avoir cachée. J'eus
le courage de lui dire que cette comédie n'en imposait à
personne; qu'elle passerait pour fausse et hypocrite; que,
n'étant pas touchée dans le cœur, la dévotion finirait
bientôt par l'ennuyer ; qu'elle se donnerait un ridicule en
^ Voir sur le P. Sacy, né gentilhomme, et qui était procureur {général de*
Miidionit, LuYNKS, Mémoires, XV, 322, 323 et 324; Madame de Pompa-
dour f't ta cour de Louis XV, p. 291 et suiv.; les MuStresses de Louis AT,
I, p. 271 ; Mémoires historiques de la cour de France, p. 99, et Crétiseac-
JoLT, Clément XI V et les Jésuites, p. 91. Généralemcrl on met cette anec-
dote eu ft'ViicT 1756, et l'on donne pour but à madame de Pompadoor
VohUrtttion d'une charge de dame de la Ueine.
SERVICE RENDU A MADAME DE POMPADOUR. 75
prenant l'état de dévote, et un plus grand encore en le
quittant par ennui. Ma prédiction ne lui plut pas; mais
elle s'exécuta à la lettre peu de temps après le retour du
duc de Choiseul.
La marquise n'avait aucun des grands vices des femmes
ambitieuses; mais elle avait toutes les petites misères et
la légèreté des femmes enivrées de leur figure et de la
prétendue supériorité de leur esprit : elle faisait du mal
sans être méchante , et du bien par engouement ; son
amitié était jalouse comme l'amour, légère , inconstante
comme lui, et jamais assurée.
CHAPITRE III
DE LA RETRAITE DE PLUSIEURS MINISTRES
M. de Paulmy, en quittant le dëpartement de la
guerre * , conserva quelque temps sa place dans les conseils.
M. de Moras s*était débarrassé de la finance peu après
avoir été nommé secrétaire d*Etat de la marine* ; la prise
de Louisbourg acheva de ruiner le peu de crédit qui lui
restait^ Pour M. Rouillé, il jouait un personnage si
indifférent dans les conseils, que, malgré le goût de sa
femme pour la cour, il sentit enfin qu'il y était déplacé^.
Il ne restait plus au conseil d*État que le maréchal de
Belle-Isle, le maréchal d'Estrées, M. de Saint-Florentin et
moi. Ces trois ministres se concertaient très-bien avec
moi et ensemble, et si j'avais eu l'ambition que mes
ennemis feignaient de me supposer, il m'aurait été biea
aisé de jouer le premier rôle dans ce conseil ; mais comme
en effet je n'aurais eu aux yeux du public que l'apparence
de cette situation sans en avoir la réalité , je trouvai que
c'était jouer trop gros jeu , et faire courir des risques à
l'État. Je demandai donc à madame de Pompadour
qu'elle déterminât le Roi à renforcer son conseil d'hommes
capables d'en relever le crédit. Cette proposition lui
' 23 mars 1758
3 25 auiit 1757, donne sa dcmission de contrôleur général.
«^ Il 8C relire le 30 mai 1758 de sa charge de secrétaire d*État.
4 5 avril 1758.
RETRAITE DE PLUSIEURS MINISTRES. 77
déplut ; elle me répondit sèchement : « Pourquoi voulez-
vous de nouveaux ministres? Est-ce que vous n'êtes pas le
maître? — C'est, madame, parce que je ne le suis pas,
que je ne veux pas l'être, encore moins en avoir l'air, que
je demande du secours et des lumières. Ce ne sont pas des
créatures que je sollicite , ce sont des hommes qui ras-
surent le public par leurs lumières que je propose. Il faut,
lui dis-je, un ministre politique, et un ministre au fait
des lois et des formjes, pour empêcher qu'en les violant on
n'excite des fermentations dans le royaume. Si vous
n'aviez pas a vous plaindre de M. de Maurepas, ajoutai-je,
je vous le proposerais pour les affaires intérieures; et si
j'étais h votre place, j'aurais la grandeur d'àme de le
rappeler; mais vous êtes bien éloignée de penser comme
moi. Ainsi c'est à vous, madame, à choisir le ministre
qui manque au conseil pour tout ce qui a rapport au
clergé , au Parlement : dès que cet homme y sera entré,
ou je me concerterai avec lui , ou je lui remettrai le porte-
feuille des affaires qui intéressent ces deux corps. »
Cette dernière proposition adoucit la marquise : elle
vit jour à faire entrer M. Berryer au conseil d'État,
comme elle Tavait fait entrer au conseil des dépêches
quand je proposai d'y admettre M. Gilbert de Voisins*.
L'élection d'un ministre pour la politique lui parut plus
difficile; cependant, pour le bien de la chose, et pour
guérir son esprit des craintes qu'on lui avait déjà inspirées
sur ma prétendue ambition, je lui proposai (si toutefois
le Roi n'avait conservé aucun dégoût pour ce ministre)
de rappeler l'ancien garde des sceaux, Chauvelin. La
marquise savait que je ne le connaissais pas même de
^ Pierre Gilbert de Voisins, avocat général au parlement de Paris, avait
été nommé conseiller d*£tat et membre du conseil des dépècbes en
avril 1740.
78 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
vue, qu'il n'approuvait pas le traité de Versailles, et
qu'il jouissait en Europe d'une grande rëputatîon. Cette
proposition l'étonna. « Vous voyez bien, lui dis-je, qu'après
dix-huit ans de connaissance et d'amitié, vous êtes encore
bien éloi{jnéc de me connaître; je ne demande pas
d'associer mes amis au ministère, ni des gens sur qui je
puisse prendre de l'ascendant; je demande, au contraire,
tout ce qui se passe pour être le plus éclairé, v
La marquise me promit d'en parler au Roi : je ne sais
SI elle le fit; mais quelques jours après elle me dit qu'il
ne fallait plus sonyer a M. Chauvelin, et qu'il convenait
de chercher parmi les ambassadeurs celui que le Roi
pourrait nommer ministre d'État. Je proposai le duc de
Nivernais, à qui elle donna l'exclusion comme parent et ami
de M. de Maure;)as*. Aucun des nouveaux et anciens am-
bassadeurs ne lui ayant convenu, j'insistai sur le rappel du
marquis de Puysieulx, qu'elle avait beaucoup aimé et qu'elle
n'aimait plus; elle m'objecta que ce ministre ne voudrait
pas rentrer au conseil a cause de sa santé. Je l'assurai
qu'il ne résisterait pas au Roi, si Sa Majesté lui faisait
l'honneur de l'en prier : M. de Puysieulx obéit en effet*,
mais à condition que, la paix étant faite, il aurait la liberté
de se retirer. Il a tenu parole : cette sajjesse et celte
modération supposent bien des vertus.
M. Uerryer, comme ancien mag[istrat, fut choisi par la
marquise. Cet homme m'a plus nui que toute la cour
ensemble : il espionnait ma maison , ma personne et mes
amis, et faisait un très-mauvais usage, auprès de la
1 Loui5-Ji)lrs Rirlton M.incini-Mazarini, duc de Nîvemni», etc., arait
<*|uuis^ II* 18 déotMnbi-e 1730 Hélène- Angélique-Françoise Phély|»«a*JK)
néo en in;n 171 >, socomle tillr «le Jérôme Phély|>eaux, comte de Ponl-
chartmin (|»rro du comie de Manrfpas\ et d'IIélène-RoMlie- Angélique de
Laubrs|)ine do Verden>ne.
* Le 2 j;iillt*l I7«*>8, suivant VEurope vivantt', Bruxelles^ 1759.
RETRAITE DE PLUSIEURS MINISTRES. 79
marquise, des propos, souvent indifférents, quelquefois
imprudents, des g[ens qui se piquaient d*avoir de l'amitié
pour moi. Madame de Pompadour était persuadée que la
vigilance de Berryer l'avait sauvée mille fois du fer et du
poison : elle n'avait aucun goût pour cet homme grossier
et bourgeois, mais elle le croyait nécessaire à sa sûreté.
Elle le fit bientôt après ministre de la marine et garde des
sceaux : une mort prématurée en délivra la France '.
Le marquis de Paulmy, après sa retraite, désira rentrer
dans la carrière des ambassades : je lui offris celle de
Pologne, qui venait de vaquer par le rappel du comte de
Broglie, et il l'accepta peu de temps après. J'envoyai
dans cette cour, où mille intrigues avaient brbuillé les
affaires, le marquis de Monteil, ci-devant ministre du
Roi à Cologne *, homme d'esprit , homme sage, et sur la
probité et la fidélité duquel je pouvais compter. Après
ma disgrâce, il eut la prudence de demander a revenir, et
de remettre son ambassade à des conditions honorables.
Aussitôt que M. de Puysieulx et le maréchal d'Estrées
^ « Le 29 du mots dernier (juin)^ dit la Gazette de France, p. 328, le sieur
Rouillé, ci-devant ministre des affaires étrangères, |e marquis de Paulmy
et le sieur de Moras eurent l'agrément du Roi pour se retirer du conseil.
Le 2 de ce mois, Sa Majesté admit au conseil le maréchal d*Estrées et
M. Berryer, qui était déjà du conseil des dépèches. Le marquis de Puy-
sieulx y reprit aussi séance. •
^ Charles-François de Monteil, fils de Balthazar Aymar de Monteil, mai-w
quis de Durfort, et de Marie-Françoise Faure de la Farge, lieutenant-
colonel de dragons réformé, se distingue h Gênes en 1747, est fait la même
année colonel du régiment de Nivernais et s'en démet en 1753 pour être
nommé colonel dans les grenadiers de France. Le 7 février 1756, il est
nommé ministre plénipotentiaire du Roi près l'électeur de Cologne; le
22 juillet 1758, il va remplacer à Varsovie, en qualité d'envoyé extraordi-
naire et de ministre plénipotentiaire, M. le comte de Broglie. Le 22 juin
1759, il demande à être employé avec son grade (brigadier des armt^cs du
Roi) dans les armées. Maréchal de camp le 20 février 1761, lieutenant
général le l»"" mars 1780, il servait encore en 1789, et depuis le 9 avril
1777 était envoyé extraordinaire près la république de Gènes.
80 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BEBNIS.
furent rétablis dans le conseil , je m'occupai sërieusement
de quatre choses : la première , de mettre une forme dans
le gouvernement; la seconde, de soulager la finance; la
troisième , de forcer la cour de Vienne à tenir sa parole
pour traiter de la paix dans l'hiver de 1 759 ; la quatrième,
enfin , d'assurer des moyens pour la continuation de la
guerre , au cas que la paix ne pût se conclure aussitôt que
je le désirerais pour le bien de la France et pour l'intérêt
bien entendu de nos alliés.
CHAPITRE IV
PLAN DE GOUVERNEMENT PROPOSÉ ET ACCEPTÉ DANS l'eTE
DE 1758
Le duc de Choiseul, n'étant pas encore instruit du
refroidissement de la marquise à mon égard , et voyant
que toutes les affaires de Talliance se décousaient,
hasarda comme Tunique remède de proposer à madame
de Pompadour d'engager le Roi à me faire premier
ministre. Je blâmai fort cette démarche, et je pouvais
même la regarder plutôt comme une méchanceté que
comme un service. La marquise me montra la lettre de
son ami, qui était des plus fortes, et m'assura qu'elle se
garderait bien de la montrer au Roi , de peur qu'il ne prît
le duc de Choiseul en aversion; qu'elle convenait que ce
parti serait peut-être le meilleur, mais que le Roi avait
une répugnance invincible à faire un premier ministre.
Il est certain que ses maîtresses avaient un grand intérêt à
lui persuader que ce serait se mettre en tutelle et se choisir
un maître, que de confier son autorité à un de ses sujets.
Une femme croit faire moins de tort à un prince de
disposer de sa confiance et de son pouvoir; ou si elle ne
le croit pas, elle est bien aise que le prince se l'imagine.
Je persuadai facilement la marquise que le duc de
Choiseul avait fait cette démarche à mon insu; mais ce
qui m'étonna beaucoup, c'est que dans la réponse qu'elle
Ht au duc de Choiseul, elle ne le gronda nullement de la
82 MÉMOIRES DU CARDJNAL DE BERNIS.
proposition qu'il avait faite, et convint de bonne (bi que
le Roi ne pourrait prendre un meilleur parti , mais qu*il
en était fort éloigné. Pour achever de bien convaincre la
marquise combien je songeais peu à me rendre le maftre
des afiaires, je lui proposai de présenter au Roi un plan
de "gouvernement par lequel j'étais réduit à ma simple
voix dans le conseil.
J'établissais dans mon mémoire la nécessité de Ten-
ssmble, de l'accord et de la correspondance réciproque
de toutes les parties du gouvernememt ; qu'il fallait
qu'elles aboutissent à un centre pour y recevoir un mou-
vement et une direction analogues à chaque branche.
Ce centre est nécessairement le Roi pour donner les
ordres ; mais pour épargner a ce prince les longues
discussions, nécessaires h la bonne conduite des affaires,
le proposai que toutes celles de l'État fussent discutées
dans des comités, composés du conseil d*en haut', et
lorsqu'il serait nécessaire, de tout le conseil, et auxquels le
contrôleur général des finances serait toujours présent.
Je demandais que ce comité examinât d'abord toutes les
dépenses, afin de parvenir à les diminuer; que cet
examen commençât par la maison du Roi, et ensuite
s'étendit a tous les départements de secrétaire d'État,
ainsi qu'à toutes les parties de dépenses quelconques ; que
les affaires majeures de l'intérieur et du dehors y fussent
également approfondies : ce qui ne peut être fuit dans
je conseil où le Roi préside, parce que, outre que la
1 Le ronsoil d'en haut se tenait le cfimanche et le mercredi, et se com-
posait du Roi, du Dauphin, du maréchal de Relle-Isie, de M. de Saint-Flo-
rentin, dit mart'chal d^Estrées, de M. de Puysieulx, de Tabbé de Beniis et
de M. Berryer. Le conseil des dépèches comprenait en outre des membres
du conseil d'en haut : le chancelier, le duc de Béthune, M. Gilbert de
Voisins, M. de Boullongne.
PLAN DE GOUVERNEMENT (ETE DE 1758). 83
longueur le fatiguerait, sa présence empêche trop souvent
qu'on ne dise franchement son avis.
Ces comités que je proposais devaient se tenir trois fois
par semaine chez le ministre d'État le plus constitué en
dignité; on devait tenir registre de toutes les décisions
qui y seraient prises : tout devait s'y résoudre à la plu-
ralité des voix; chaque décision devait être signée de tous,
et présentée au Roi pour y mettre son bon, ou pour la
réformer en tout ou en partie , selon que Sa Majesté le
jugeait à propos. La marquise devait remettre au Roi
chaque décision des comités, signée par les ministres du
Roi : c'était lui conserver une fonction bien honorable : mais
il faut convenir que c'était lui ôter les rênes du gouverne-
ment pour les remettre au conseil du Roi Tous les
gens sensés et tous les bons citoyens penseront que
c'était assez de laisser à une femme, à une ancienne
maîtresse, le crédit pour faire donner les places de ia
cour, et qu'il était juste et raisonnable de l'empêcher de
décider à sa fantaisie des affaires d'État.
Par ce plan, le conseil du Roi devenait le pren^ier
ministre de Sa Majesté; il ne s'agissait que d'en bien
choisir les membres, et d'y introduire le zèle, Texpé- *
rience, la maturité et les lumières. L'État aurait été ainsi
bien gouverné, et dans ces comités chaque ministre n'au-
rait eu que sa voix. Je sais bien que le plus habile et le
plus adroit y aurait eu plus de crédit que les autres; mais
enfin ce n'aurait été qu'en réunissant le plus grand nom-
bre de suffrages qu'il aurait pu influer dans les décisions;
chaque ministre aurait été plus courageux pour proposer
la réforme des abus, parce que le conseil tout entier, et
non chaque ministre en particulier , aurait été l'auteur de
l'avis et le promoteur du retranchement de l'abus.
Par cet arrangement, je me réduisais à ma seule voix
6.
84 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS
dans le conseil. Si mies avis y étaient suivis de préférence,
on pouvait croire qu'ils étaient mieux fondés que ceux de
mes confrères, parce (praucun d'eux n'avait enyie de me
faire jouer le premier rôle. Cela était si connu de madame
de Pompadour que, soit par l'embarras des affxiires et les
mauvais succès de la guerre, soit parce qu'elle n'osa pas
s'opposer à un plan si sage, elle feignit d'adopter cet
arrangement. Effectivement elle fit approuver par le Roi,
à qui cela donnait plus de tranquillité , en songeant que
chaque décision n'était pas seulement conforme à l'avis de
quelques-uns de ses ministres , mais était l'avis même de
son conseil. Les secrétaires d'État, par cet arrangement,
n'étaient plus despotiques dans leurs fonctions. Ils étaient
obligés de soumettre leur conduite à l'examen du comité;
ils ne pouvaient proposer de nouvelles dépenses dans le
travail avec le Roi qu'avec l'approbation du conseil et dn
contrôleur général des finances, sur lequel tout le monde
tire, sans qu'il ait été instruit, avant la décision, s'il y a
des fonds pour payer les nouvelles dépenses qui sont pro-
posées au Roi : vice incroyable dans notre gouvernement,
qui réduit le ministre des finances au simple rôle de cais-
sier, le force à faire argent de tout, et l'expose à perdre
sa place faute de fonds, dans le temps qu'il s*était montré
plus capable de la remplir.
Ces détails suffisent pour indiquer les avantages et
l'étendue du plan que j'avais présenté, et que le Roi
accepta : un lecteur intelligent en saisira aisément toutes
les parties. Je me contenterai de dire ici qu'après un tra-
vail assidu de quatre mois, le conseil, réuni en comité,
trouva que, sans rien diminuer de l'éclat extérieur de la
maison du Roi, ni sans le gêner dans ses plaisirs, on pou-
vait, pour une première réforme, retrancher pour six
millions de dépense annuelle dans la maison de Sa Majesté.
PLAN DE GOUVERNEMENT (ÉTÉ DE 1758). 85
Le comité présenta sa décision si(jnée au Roi ; tous les
valets, toutes les charges crièrent, et cette réforme, qui
en amenait encore d'autres, se réduisit à une centaine de
mille écus que le Roi voulut bien retrancher. Sa bonté ne
put soutenir le spectacle des criailleries et des plaintes des
parties intéressées à la conservation des abus.
Après la maison du Roi, je donnai Texemple aux autres
secrétaires d*Etat de soumettre la dépense de leurs dépar-
tements respectifs à la révision du conseil. Quoique mon
ministère fût le plus secret de tous, je levai le voile qui le
couvre, et je proposai moi-même le retranchement de la
moitié des subsides, avec promesse, exécutée peu de temps
après, de porter cette diminution encore plus loin, en pro-
fitant des circonstances qui pourraient y déterminer nos
alliés. Tout le conseil applaudit au courage avec lequel je
m'étais exécuté moi-même; mais lorsqu'il fut question de
venir à la réforme des dépenses du département de la
guerre, le maréchal de Belle-Isle éluda cet examen en
mettant sur le tapis l'examen de la marine. Ce départe-
ment était occupé depuis peu par M. de Massiac, aujour-
d'hui vice-amiral ', auquel madame de Pompadour avait
donné pour adjoint , ou plutôt pour maître , un intendant
de marine, parent de son mari *. Comme cette partie était
des plus essentielles, on convint de l'examiner.
Il n'est pas nécessaire que je dise que le premier travail
' Claude-Louig, marquis de Massiac, capitaine de vaisseau en avril 1738,
conclut en 1743 un traité de paix avec le bey de Tunis. Chef d*escadre en
1751, lieutenant {vénérai des armées navales en 1756, secrétaire d*Ëtat au
département de la marine du l^^' juin au 30 octobre 1758^ grand-croix
effectif de Saint-Louis le 18 octobre 1762 vice-amiral des mers du Po-
nent en novembre 1764, mort à Paris le 15 août 1770, dans sa quatre-
^nngt-quatrième année.
2 Lenormand de Mézy, adjoint au ministre pendant ces cinq mois avec
le titre d*intendant général de la marine et des colonies. Cf. sur lui Mé-
moires de madame du Hausset, éd. Didot, p. 113.
86 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
des comités roula sur l'administration desBnances, comme
étant la partie la plus importante et la plus dérangée.
Chemin faisant, on s'occupait de quelques autres parties
les plus pressées; mais on songea d'abord au rétablisse-
ment des finances, pour s'occuper sérieusement ensuite
de toutes les autres branches du gouvernement.
Quand les affaires de la marine, toujours ignorées du
conseil du Roi (les ininistres chargés de ce département
décidaient tout depuis très-longtemps ^ans le travail avec
le Roi , sans jamais prendre l'avis de son conseil) , quand ,
dis-je, l'intérieur de cette administration fut mis au jour,
tout le conseil frémit d'une administration si vicieuse dans
la partie de la finance : nulle comptabilité, nul ordre; des
lettres de change tirées sur le Trésor royal pour payer des
dépenses dont le compte n'était réglé que plusieurs années
après ; les intendants en même temps ordonnateurs et revi*
seurs des dépenses ; en un mot, un chaos, un abime d'abus
et de faux principes d'administration. Il n'est pas éton-
nant qu'une machine si mal montée ait presque péri. On
nomma une commission pour apurer les comptes et régler
l'état des dettes '. M. de Berryer succéda à M. de Massiac.
Je fus exilé au mois de décembre 1758. Le plan de
gouvernement que j'avais proposé et qui avait été suivi
pendant six mois fut abandonné; il fallait travailler sérieu-
sement et utilement trois jours de la semaine, et cela parut
incommode. D'ailleurs, le conseil était un censeur trop
rigide; chacun trouvait plus agréable de gouverner son
département à sa tète que d'en soumettre la direction à
l'examen du conseil du Roi. Dès que je fus éloigné, les
comités ne s'assemblèrent que dans les événements for-
' XI V« bureau des commissions ettraordinnires du conseil. MM.de Fon-
tanieu et de la Bourdonnaye, conseillers d*£tat. (Àlmanach royal de
1759.)
PLAN DE GOUVERNEMENT (ÉTÉ DE 1758). 87
tuits, qui exigeaient une conduite particulière pour les
aJFIaires intérieures ; tous les autres points du gouverne-
ment furent abandonnés au libre arbitre de chaque secré-
taire d'État; il n'y eut plus d'ensemble, ni de centre com-
mun ; madame de Pompadour reprit le timon que le conseil
lui avait enlevé; les désordres anciens reprirent leur cours
et se multiplièrent par de nouveaux abus.
On a dit, depuis ma disgrâce, que j'avais visé au pre-
mier ministère. Voila cependant un plan bien opposé à
cette vue que j'avais non-seulement fait adopter, mais
mis en exécution pendant six mois, au vu et au su de toute
la cour et de toute la France. Il est vrai que j'avais senti
la nécessité d'une direction dans les affaires du royaume;
je l'avais fait attribuer, cette direction, au conseil du Roi :
c'était assurément le meilleur moyen pour m'empécher de
l'avoir. Au surplus, quand je fus exilé, il fallait bien dire
quelque chose au public au sujet de ma disgrâce. On parla
de mon^ ambition , parce que cette accusation vague est
toujours vraisemblable dans un ministre; mais les gens
instruits, qui se ressouvinrent de mes vues et des principes
que j'avais établis dans le gouvernement, n'y reconnurent
que le bon citoyen et nullement l'ambitieux'.
* Il est ju8te de rapprocher de ce passage celui des Mémoires de ma--
dame du Haussel, p. 89, où se trouve rapportée d'après, Quesnay, la
conversation entre le Roi et madame de Pompadour au sujet du centre
commun dont parle ici fiernis. Voir aussi la Notice du cardinal de
Brienne, éd. Didot, p. 203.
CHAPITRE V
DU CHAPEAU DE CARDINAL
Après raoD retour de Venise, madame de Pompadour,
que j'interro{jeai sur le motif qu'avait eu le Roi, en 1754,
de refuser son consentement à ma nomination en qualité
d'ambassadeur à la cour de Pologne pour remplacer le
comte de Bro{;lie, me répondit que le Roi ne voulait point
nommer d'ambassadeur ecclésiastique à Varsovie, parce
que d'ordinaire les gens de cette robe ne sont occupés
dans cette place qu'à s'assurer le chapeau de cardinal , et
que le Roi ne voulait pas que je parvinsse à cette dignité.
Je ne m'étais pas trouvé à portée jusqu'alors d'y aspirer;
mais dès que je connus les intentions du Roi, j'en chassai
même l'idée comme une mauvaise pensée. Je venais de
terminer, à la satisfaction du Pape, le différend que Sa
Sainteté avait avec la république de Venise ^ Les cours de
France et de Vienne y avaient employé vainement leurs
bons offices. Le Pape était vieux, craignait de terminer sa
carrière avec peu de gloire, si cette affaire n'était pas finie
avant sa mort. Il avait cru d'abord que j'étais trop favo-
rable aux Vénitiens; mieux instruit, il désira que le Roi
retirât cette négociation des mains de M. Rouillé , secré-
taire d'État pour les affaires étrangères, pour me la re-
mettre entièrement. L'expédient que je proposai donna
* Voir l'Appendice.
BTJ CHAPEAU DE CARDINAL. 89
satisfaction au Saint-Siège, sans blesser la souveraineté de
la République. Benoît XIY fut transporté de joie en appre-
nant cette nouvelle; il lui échappa de dire à mon sujet :
« Qu'on obtienne le consentement des cours de Vienne et
d'Espagne, et je le ferai cardinal. » On me manda ce pro-
pos de Rome ; je n'y fis aucune attention , parce que je
savais les intentions du Roi à cet égard.
Le duc de Choiseul, ambassadeur à Vienne, avsrit con-
servé une correspondance directe avec le Pape , du con-
sentement du Roi. Sa Sainteté, qui s'était déjà adressée
au cardinal de Tencin pour être informée s'il serait agréable
au Roi que je fusse cardinal , n'étant pas sans doute satis-
faite de la réponse de cette Éminence , écrivit , dans l'été
de 1758. au duc de. Choiseul pour lui faire la même ques-
tion. Celui-ci, sans attendre les ordres du Roi, répondit à
Sa Sainteté qu'il ne pouvait pas douter, à la confiance dont
le Roi m'honorait, que Sa Majesté ne fût bien aise de me
voir revêtu de la pourpre romaine. Il me dépêcha un cour-
rier pour me faire part de la lettre du Pape et de sa ré-
ponse. Mon premier mouvement fut de craindre que M. de
Choiseul ne m'eût fait une noirceur en ayant l'air de me
rendre service. J'envoyai sa dépêche et celle du Pape au
Roi , et lui témoignai combien je craignais que Sa Majesté
ne me soupçonnât d'avoir conduit cette intrigue avec son
ambassadeur. Le Roi, après un conseil, m'appela dans sa
chambre, et me dit : « Vous êtes bien fâché ? — Oui, Sire ,
répondis-je, je le suis, parce que non-seulement je n'ai
rien fait pour m'attirer cette dignité, mais je proteste que
je suis incapable d'en avoir eu l'idée sans y être autorisé
par votre volonté. » Le Roi me répondit ces propres pa-
roles : « Rassurez-vous ; je sais que vous n'avez point tra-
vaillé à vous procurer le chapeau , et je vpus crois incapable
d'y songer sans être assuré de mon agrément. Je me charge
go MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
de laver la tête à M. de Ghoiseul, et vous lui répondrez,
de ma part, que si le Pape veut vous faire cardinal, appa-
remment qu'il m'en dira quelque chose. » Je remerciai le
Roi ; je grondai un peu M. de Choiseul sur sa légèreté, et
je crus qu'il ne serait plus question de cette affaire, parce
. qu'il était vraisemblable que si le Pape écrivait au Roi, ce
prince, en le remerciant, lui dirait que cette grâce était
trop prématurée. Madame de Pompadour me parut fort
aise de cette affaire; je n'étais pas encore perdu dans son
esprit, et quand je lui rappelai la répugnance que le Roi
lui avait montrée, il y avait quelques années, sur l'idée du
cardinalat lors de l'ambassade de Pologne, elle me dit que
les choses étaient bien changées, que le Roi ne me con-
naissait pas alors, que je n'étais pas alors son ministre de
confiance.
Trois semaines ou un mois après la réponse que j'avais
faite au duc de Choiseul, arriva un courrier de sa part, qui
m'apporta le consentement le plus formel et le plus flatteur
de l'Empereur et de l'Impératrice. M. le comte de Kaunitz,
dans un billet écrit au duc de Choiseul, mandait que l'Im-
pératrice exigeait que la dignité de cardinal ne m'empê-
cherait pas de conserver le département des affaires
étrangères : rien n'était plus honnête que cette condition.
Dès que j'eus reçu cette dépêche, je ne doutai plus que le
Roi n'eût autorisé le duc de Choiseul a traiter cette affaire
avec le Pape. J'envoyai le paquet du duc de Choiseul à
madame de Pompadour, qui, après l'avoir communiqué
au Roi, m'écrivit un petit billet que j'ai encore : « Eh!
vite, l'abbé, le Roi vous ordonne d'envoyer un courrier à
Madrid pour demander le consentement du Roi son cou-
sin. » Je répondis sur-le-champ à la marquise qu'un cour-
rier coûterait beaucoup d'argent, et qu'il ne fallait pas
que le Roi en dépensât pour mes propres affaires, que je
DU CHAPEAU DE CARDINAL. 91
profiterais, pour faire passer à M. d'Aubeterre les ordres
du Roi , d'un exprès que Tambassadeur de Tlmpératrice
devait dépécher dans quelques jours. Dans rintervalle , le
Pape ayant écrit au nonce d'Espagne de demander à Sa
Majesté Catholique son consentement à ma promotioti , ce
prince Tavait accordé sur-le-champ , et avait dépéché un
courrier à son ambassadeur en France pour en instruire le
Roi, et un autre au cardinal Portocarrero ' pour deman-
der au Pape que, par é{}ard pour la couronne d'Espagne»
je fusse nommé cardinal tout seul.
Dès que le consentement de la cour de Madrid (ut arrivé
à Versailles, au heu de l'en voyer tout de suite à Rome avec
celui de l'Empereur par un courrier extraordinaire, comme
je le pouvais, je le fis partir par la voie ordinaire, toujours
dans le principe d'épargner l'argent du Roi , en sorte que
ces consentements n'arrivèrent à Rome que la surveille de
la mort du Pape *. Le Roi fut sensible à cet événement :
il aimait le Pape et en était aimé. En apprenant les instruc-
tions que je lui communiquai pour son ambassadeur à
Rome, M. le cardinal de Rochechouart , alors évéque de
Laon ^, le Roi ajouta de mander à cet ambassadeur que.
1 Joachiqa-Ferdinand Portocarrero, de Tillustre maison de Portocarrero,
à laquelle appartient S. M. Timpératrice Eugénie, éuit né le 2 avril 1681.
Patriarche d*Antioche, cardinal de la création 'de Benoit XIV en 1743,
évèque de Sabine, président de la congrégation des indulgences et des re-
liques, grand-croix de Tordre de Jérusalem, ministre plénipotentiaire de
Sa Majesté Catholique près la cour de Rome et protecteur de la couronne
d*Espagne, il mourut à Rome le 22 juin 1760.
3 Le pape Benoit XIV mourut le 3 mai 1758, à Tàge de quatre-vingt-
trois ans. Charles Rezzonico, né à Venise, fut élu pape le 6 juillet 1758.
3 Jean -François-Joseph de Rochechouart de Faudoas, né le 28 janvier
1708, abbé de Châteaudun le 15 août 1731 , sacré le 15 octobre 1741,
évèque duc de Laon, pair de France, comte d'Anisy, abbé commendataire
de Saint-Remy de Reims en 1745, cardinal en 1756, grand aumônier de la
Reine en 1757, ministre à Rome de 1758 à 1762, prélat commandeur du
Saint-Esprit le 30 mai 1762, mort k Paris le 20 mars 1777.
92 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERSIS.
lorsque le nouveau Pape serait élu , il eût à lui rappeler la
promesse que son prédécesseur lui avait faite de me créer
cardinal h la première promotion , ce qui fut exécuté. Le
nouveau Pape, en effet, promit de ratifier les anciennes
promesses , et ce fut alors que je remerciai publiquement
le Roi de la grâce qui m'était assurée ' .
Les tracasseries entre madame de Pompadour et moi
étaient dans ce moment fort vives; M. Berryer et une
partie de la cour les échauffaient : c'étaient des explica-
tions perpétuelles. On lui avait fait peur de mon chapeau
rouge, en lui représentant que les cardinaux avaient tou-
jours ambitionné les premiers rôles, et que je ne résisterais
pas aux tentations attachées à ma future dignité. Cela fiit
poussé si loin, que je proposai , après une scène fort vive,
de demander au Roi la permission de remercier le Pape
et de renoncer au chapeau. Je fis cette demande au Roi
en plein conseil, et Sa Majesté me refiisa son consente-
ment. M. le Dauphin et tous les ministres furent étonnés
que je jouasse ainsi au hasard une si grande dignité. Je
ne fus pas fâché de prouver combien je tenais peu à la
fortune, et que je n'étais sensible qu'à la réputation.
L'intrigue de mes ennemis alla si loin à Rome qu'on
dit au Pape que je ressemblais comme deux gouttes d'eau
au cardinal Dubois, que j'étais marié depuis deux ans , et
que j'étais auteur de poésies infâmes. Le Pape, qui m'avait
* « La {jrande nouvelle ici, du dernier juillet, par courrier de Rome, est
que le nouveau pape Clément XIII a dé/:laré que dans la première promo-
tion de cardinaux soit compris M. Tabbé comte de Bernis, ministre d*Etat.
K La première promotion du nouveau Pape se fait toujours ex proprio
mo/u, sans qu'il soit question de la recommandation des puissances, et il
est rare, en général, qu'il en nomme d'autres que des Italiens... On peut
dire que voilà une grande fortune bien subite. Dans les circonstances pré-
sentes, cela pourrait bien le conduire au premier ministère. ■ (Journal de
Barbier, mois d'août 1758.)
DU CHAPEAU DE CARDINAL. 93
connu h Venise, repoussa toutes ces méchancetés, dont
j'avais soin d'instruire le Roi, qui en riait. On excita le
Portugal à mettre opposition à ma promotion par une
prétention nouvelle, qu'il essaya de faire réussir à mes
dépens, en soutenant qu'on ne pouvait m'accorder le
chapeau sans son consentement. Le roi de Sardaigne ,
qu'on voulut mettre en jeu, envoya sur-le-champ son
approbation, que le cardinal Archinto, secrétaire d'État
du Pape\ ne voulut pas recevoir. Tout fiit employé pour
traverser ou du moins pour reculer la promotion ; on cor-
rompit des courriers que j'envoyais à Rome pour retarder
leur arrivée. Le cardinal Archinto mourut subitement
avant le consistoire; le Pape tomba malade. Malgré tous
ces accidents et toutes ces intrigues, le Pape me déclara
cardinal le 2 octobre 1758.
Le jour que le courrier arriva, le Roi marqua publique-
ment sa joie devant les ministres étrangers, en sorte que
la plupart écrivirent à leurs cours que j'allais être déclaré
premier ministre. Leurs lettres ayant été interceptées a la
poste, madame de Pompadour, qui ne pouvait plus me
souffrir, persuada sans doute facilement au Roi que je lui
forcerais la main s'il ne m'exilait dans une de mes abbayes •.
Il est à remarquer que le jour que le courrier dç Rome
arriva fut le même où le Roi me permit , par une lettre
pleine de bonté , de quitter les affaires étrangères *. Le
' Albert Archinto, né le 8 novembre 1698, gouTerneur de Rome, puis
secrétaire d*Etat, cardinal le 5 avril 1756, appartenait à une illustre famille
du Milanais qui a fourni plusieurs cardinaux et plusieurs chevaliers de la
Toison d'or. Il est mort en septembre 1758.
^ « La santé du cardinal de Bernis, dérangée depuis longtemps, ne loi
permet plus de continuer les fonctions pénibles du département des
afKiires étrangères ; le Hoi a agréé sa démission et a nommé à sa place le
duc de Choiseul, ambassadeur à Vienne (sous le nom de comte de Stain-
ville). Le Roi conserve au cardinal de Bernis sa place dans ses conseils, et
9* MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
jour de la cérémonie du chapeau, quinze jours avant mon
exil , le Roi me combla de bontés en public. En me met-
tant la barrette sur la tête, il me dit assez haut pour être
entendu de tout le monde : « Je n'ai jamais fait un si beau
cardinal, n On débita que ma harangue était celle d'un
premier ministre : on la trouvera à la fin de ces Mémoires.
Je savais qu'on s'était décidé à répandre ce bruit; ainsi
c'aurait été bien ma faute si ma harangue avait eu ce ton.
L'assemblée du clergé , tous les ministres étrangers assis-
tèrent à cette cérémonie '.
Tintention de Sa Majesté est que le cardinal assiste dans le plus (^rand
concert avec le duc de Choiseul pour tout ce qui aura rapport aux affaires
étrangères. » (Gazette de France, p. 569; cf. Barbibii, journal de novembre
1758.) La Lettre du Roi est publiée plus loin.
' Voici le récit de cette cérémonie d*après la Gazette de France .•
• De Versailles, dO novembre ITftS.
« Le sieur de la Live, introducteur des ambassadeurs, est allé aujoar-
d*hui prendre, dans les carrosses du Hoi et de la Reine, le cardinal de
Bernis en son hôtel, et l'a conduit chez le Roi avec Tabhé Archinto, camé-
rier du Pape, nommé par Sa Sainteté pour apporter le bonnet an cardinal
de Bernis. Avant la messe du Roi, Tabbé Archinto a été conduit avec les
cérémonies accoutumées à l'audience que le Roi lui a donnée dans son
cabinet, et il a présenté à Sa Majesté un bref de Sa Sainteté. Après cette
audience, le Roi est descendu ù la chapelle où le cardinal de Bernis s*est
rendu i\ la fin de la messe, étant conduit par le même introducteur. Le
sieur Desgranges, maître des cérémonies, a reçu à la porte de la chapelle
le cardinal de Remis, lequel est allé se placer auprès du prie-Dieu du Roi«
du côté de Tévangile, et s*est mis à genoux sur un carreau. L*abbé Archinto,
revêtu dc'son habit de cérémonie, ayant remis entre les mains du cardinal
de Bernis le bref du Pape, est allé prendre sur la crédence près de Tautel,
du côté de Tépître, un bassin de vermeil sur lequel étoit le bonnet, et il
Ta présenté au Roi. Sa Majesté a pris le bonnet et Ta mis sur la tète du
cardinal de Bernis, qui, en le recevant, a fait une profonde inclination et
à l'instant même s*est découvert. Dès que le Roi a été en marche pour
sortir de la chaj>elle, le cardinal de Remis est entré dans la sacristie, où il
a pris les habits de sa nouvelle dignité. Il est monté ensuite chez le Roi,
étant accompagné du maître des cérémonies. Le sieur de la Lrve, introduc-
teur des ambassadeurs, qui étoit toujours resté auprès du cardinal de Bernis,
l'a introduit dans le cabifiet du Roi, où le cardinal a fait son remeix*iment
à Sa Majesté. Le cardinal de Bernis a été conduit avec les mêmes cérémo-
nies à l'audience de la Reine, à laquelle il a présenté l'abbé Archinto, qui
DU CHAPEAU DE CARDINAL. 95
Le Roi répondit à ma harangue ces propres paroles :
« Monsieur le cardinal, après la belle harangue que vous
venez de faire, je n'ai autre chose à souhaiter que de voir
exécuter tout ce que vous y annoncez » Je Savais,
quand je la prononçai, que ma disgrâce était résolue : et
Ton remarqua beaucoup celle que je fis à M. le Dauphin,
qu'on regarda comme fort adroite. On ne comprit pas
bien le sens de celle que j'avais faite au Roi ' .
Sa Majesté avait créé pour moi un nouveau dépar*
tement pour les affaires du clergé et du Parlement. Il
m'avait donné des commis, et m'avait permis d'annoncer
cette détermination au clergé assemblé et au Parlement,
sans doute pour faire tomber les bruits qui couraient déjà
de ma disgrâce, qu'on ne voulait effectuer que lorsque
les édits bursaux seraient enregistrés.
On répandit dans le public que Madame Infante, qui
m'honorait de ses bontés^, et s'il est permis de le dire,
de son amitié, avait, par le canal de madame la princesse
Trivulce, sa dame d'honneur, et sœur du cardinal Ar-
chinto ', secrétaire d'État du Pape , négocié mon chapeau :
a remis à Sa Majesté un bref du Pape. Pendant Faudience, on a apporté
un tabouret, et le cardinal de Bcmis s'est assis. Il a été conduit ensuite à
Fandience de Monseigneur le Dauphin, de Madame la Dauphine, de Mon-
seigneur le duc de Bourgogne, de Monseigneur le duc de Berry, de Mon-
seigneur le comte de Provence, de Monseigneur le comte d'Artois, de Ma-
dame Infante, de Madame et de Mesdames Sophie, Victoire et Louise.
Après toutes ces audiences, le cardinal de Bernis a été reconduit par le
même introducteur dans les carrosses du Roi et de la Reine avec les mêmes
cérémonies observées lorsqu'on étoit allé le prendre pour le mener chez
le Roi. a
' Comparez ce que dit MARMonTEL, Mémoires, t. II, p. 64. Il semble
que par cette simple comparaison l'on saura à quoi s'en tenir sur la valeur
des Mémoires de Marmontel.
2 Nous renvoyons les lecteurs curieux de scandale aux Mémoires de
Richelieu, IX, p. S40.
3 Camerera mayor de l'Infante et grande d'Espagne, a pris le tabouret en
celte qualité le 6 septembre 1757. Voir Lutkes, XVI, 466.
96 MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
l'une et l^aiitre n'y avaient passon{][é; et le Roi m*avait dé-
fendu de leur en parler avant la déclaration qui en fut fiiite.
Reste à éclaircir le zèle que le duc de Ghoiseul mit
dans cette affaire. La distinction des époques explique
cette énig[me. Quand le Pape s'adressa à lui, j'étais
encore bien avec la marquise , ainsi que lorsqu'il m'envoya
le consentement de la cour de Vienne; on se ressouvient
que ce ministre avait proposé à madame de Pompadour
d'engager le Roi à me donner la première autorité dans
son royaume : n'ayant pu y réussir, il fut bien aise de
contribuer à mon élévation par la dignité de cardinal; il
me croyait inamovible, et il savait que je n^étais pas
ingrat. Le refroidissement de madame de Pompadour
n'éclata que lorsqu'il n'était plus possible de m'ôter le
chapeau. Je témoignai ma reconnaissance à M. de
Ghoiseul en demandant au Roi qu'il fût mon successeur
aux affaires étrangères, ce qui me fut accordé aisément,
car c'est ce que madame de Pompadour, depuis nos tra-
casseries, désirait le plus, tout en feignant d'en être fâchée.
Je me souviens qu'en revenant de la chapelle de Ver-
sailles le jour de la cérémonie du chapeau, un courtisan,
en me voyant entouré du clergé, du Parlement, des
ministres étrangers, me dit : u Monsieur le cardinal^ voilà
un beau jour! » Je répondis : « Dites plutôt que voilà un
bon parapluie. » Je savais ma disgrâce très-prochaine. La
dignité de cardinal augmenta sensiblement le nombre de
mes ennemis et les inquiétudes de la marquise; elle
excita la jalousie des autres ministres du Roi, et je voyais
bien qu'elle ne me préservait pas de la disgrâce; mais
quand je fus exilé je trouvai qu'effectivement c'était un
bon meuble; car, à la manière dure dont on me traita, et
à l'humeur que la marquise fit paraître contre moi, je ne
sais si, sans cette dignité, il ne me serait pas arrivé pis.
CHAPITRE VI
AFFAIRES D ESPAGNE
Le Roi avait essayé vainement de tirer quelques secours
d'argent du roi d*Espagne; Tlmpératrice avait tout aussi
infructueusement tenté la même démarche : la mauvaise
volonté que mettait le contrôleur général et ses subor-
donnés à trouver des ressources Forçait , malgré qu'on en
eût , à ces fausses démarches ; il s'était fait une espèce de
conjuration dans la finance pour faire finir la guerre
faute d'argent, et cette conjuration avait commencé dès
la première campagne; on avait persuadé au contrôleur
général et à M. de Montmartel que tant qu'il y aurait des
fonds, la guerre durerait, et que le seul moyen de la ter-
miner était d'assurer le ministère de l'impossibilité d'en
trouver. On comprend combien ce parti est imprudent et
même criminel : on fiiisait manquer les opérations faute
de les préparer à temps , et le Hoi ne pouvait tenir les
engagements qu'il atait pris avec ses alliés; j'avais beau
diminuer les subsides, l'argent se resserrait de plus en
plus. Cependant on en trouvait encore pour continuer la
guerre quatre ans après les deux premières campagnes.
La chose fut poussée au point que l'écurie du Roi manqua
de fourrages et d'avoine, et que les ministres furent
obligés pendant quelque temps de payer de leur poche
les courriers qu'ils dépéchaient au dedans et au dehors du
royaume. La disette força M. Silhouette, contrôleur
II. 7
98 MÉMOIRES DU CARDINAL DE RERNIS,
gënëral et successeur de M. BouUongne*, d'inviter les
sujets du Roi d'apporter leurs vaisselles d*ar{jent et leurs
bijoux à la monnaie. OpeVation vicieuse, qui acheva de
ruiner le crédit, et fit contracter une nouvelle dette au
Roi : on m'avait présenté le projet de cette opération que
j'avais rejeté*.
Voyant que la finance avait fait manquer la diversion
convenue du Danemark , je mis tout en usa{][e pour déter-
miner la cour de Vienne a consentir à l'assemblée d*un
cong[rès dans l'hiver de 1759 , sans que les opérations de
la. campagne suivante pussent être suspendues; j'essayai
aussi de faire une paix particulière avec 1' An{][leterre , ce
qui aurait entraîné nécessairement la paix générale.
M. Wall, ministre d'Espagne pour les affaires étrangères,
s'entendait fort bien avec moi. J'étais d'un autre côlc
venu à bout de guérir la reine d'Espagne , toute-puissante
sur l'esprit du roi Ferdinand son mari , de la défiance
qu'elle avait conçue du projet qu'elle supposait à la
France d'entraîner l'Espagne dans la guerre; elle avait
enfin compris que mon système n'était pas d'associer cette
puissance h nos querelles, mais de lui faire jouer un beau
rôle en la rendant médiatrice de' nos différends avec
l'Angleterre. Elle était d'accord de rendre sa médiation
respectable , en mettant en état ses forces de terre et de
mer. Le comte de Fuentès' devait venir recevoir ses
^ Etienne de Silhouette, né Ik Limoges le 5 juillet 1709, mort à Brie-
sur-Marne le 20 janvier 1767, maître des requêtes en 1745, conseiller
d*£tat chargé de la négociation relative à TAcadic en 1755, contrôleur
général du 4 mars au 21 novembre 1759.
* Ce projet fut exécuté en novembre 1759. Dès le 11 de ce mois, le
cardinal se hâta d'envoyer sa vaisselle à la Monnaie.
'^ Joachim-Athanase de Pignatelli, comte de Fuentès, grand d'Espagne
de la maison d'Aragon, gentilhomme de la chambre du roi d'Espagne,
ambassadeur en Angleterre de mai 1758 à 1762, ambassadeur en France
AFFAIRES D'ESPAGNE. 99
instructions dans raon cabinet pour aller négocier en
Angleterre : tout était convenu et arrangé à cet égard. Ce
premier pas en préparait un second, sur lequel je ne
m'étais encore ouvert qu'a demi au ministre de Madrid :
c'était de déterminer cette cour à accéder au traité de
Versailles pour ce qui concernait l'Italie. L'Espagne y
avait encore plus d'intérêt que noue pour la sûreté des
infants; il ne m'aurait pas été difficile d'y amener le
ministère espagnol, dès quç je ne voulais pas l'engager
dans les affaires de l'Âlleniagne pour le continent, ni
dans la guerre de là marine pour la défense de nos
colonies, quoique je fusse venu à bout de lui démontrer
que les colonies françaises étaient le boulevard des colonies
espagnoles. L'accession de l'Espagne au traité de Ver-
sailles assurait la paix de l'Italie, comme elle devait
assurer un jour la paix dans l'intérieur de l'Empire '.
La mort de la reine d'Espagne ^ déconcerta tous ces
grands projets : il ne fiit pas possible de tirer le roi Fer*
dinand de la profonde mélancolie où cette mort le jeta :
on ne put jamais lui faire signer les instructions du comte
de Fuentès, dont le départ fut retardé de jour en jour.
L'état de Sa Majesté Catholique empirant tous les jours,
et cependant pouvant durer encore longtemps, je re-
doublai d'activité pour presser la cour de Vienne de
travailler à la paix; mais le duc de Choiseul, qui
jusqu'alors avait secondé mes intentions pacifiques de
son pouvoir, commença à changer d'avis dès qu'il fut
du 25 février 1764 (première audience) au 16 septembre 1774, où il est
remplacé par le comte d'Aranda. Il fut nonymé chevalier des ordres du
Roi le 2 février 1768, et mourut en 1777.
1 On voit par ceci rjue le pacte de famille avait été préparé de lonjrue
main par le ministre prédécesseur du duc de Choiseul aux affaires étran-
gères.
2 27 août.
7.
iOO MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
instruit que la marquise n'avait pas la même confiance en
moi , et qu'elle avait fait craindre au Roi qu*en pressant
si fort la cour de Vienne de tenir une parole qu'elle avait
donnée dans la consternation où la jetèrent et la défaite
de Lissa et la prise de Breslaw, je ne finisse par brouiller
le Roi avec Tlmpératrice. Alors l'ambassadeur changea
de ton j argumenta contre la paix , et y fut autorisé par
des ordres particuliers , dont je ne fus instruit que par
hasûrd. Ce fut dans ces circpnstances que le marquis de
Puysieulx, à la suite d'un conseil, médit : «Vous apercevez-
vous que depuis quelque temps le ministre des afReiires
étrangères est à Vienne? » Je lui répondis : « Sans doute,
je m'en aperçois ; mais je me tirerai de ce mauvais pas le
plus tôt que je pourrai. >» On verra la suite de cette réponse
dans les chapitres suivants.
Cependant j'appris la nouvelle de l'assassinat du roi de
Portugal ' . Cet événement ne frappa pas autant le Roi
que je le craignais ; il ne fut peut-être pas fâché de voir
qu'il n'était pas le seul dans l'Europe contre la vie duquel
on eût conspiré, et que la France n'était pas non plus le
seul royaume qui enfantât des régicides. Ce ne fut que
deux ans' après l'attentat commis contre Sa Majesté Portu-
gaise que je liai aux événements des choses terribles qu'un
homme de qualité de Portugal m'avait annoncées 'comme
très-prochaines dans sa patrie sur la fin de 1755. Lefrèrie
de ce seigneur fut impliqué dans la conjuration, et mourut
en prison. J'ai donc pu comprendre, après cet attentat,
que la trame avait été ourdie depuis longtemps , et il n'est
^ Voir sur cet événement, arrivé dans la nuit du 3 septembre 1758, le
récit de Dumouriez {Etat présent du royaume de Portugal, 1. IV, eh. vin,
p. 257), les Mémoires du martjuis de Pombal, t. I, p. li, et surtout t. IV,
Pièces jusu'ficativcs.
AFFAIRES D'ESPAGNE. 101
pas douteux que quelques Jésuites, amis des conjurés,
n'en aient été ou les confidents ou les complices. Voilà ce
qui est la vraie origine de leur expulsion en France , qui
n'aurait peut-être pas eu lieu si les Jésuites s'étaient mieux
conduits.
CHAPITRE VII
DE L*AFFAIRE DES JÉSUITES EN FRANGE
Lorsque la marquise parut à la cour, un ami raison-
nable lui conseilla d*étre bien avec les Jésuites, parce que
ces bons Pères pourraient disposer le clerg[é en sa faveur.
Elle sentit la justesse de cette réflexion; mais les Jésuites
refusèrent de signer ce traité. Ils représentèrent que la
conscience et la prudence s'opposaient également à cette
liaison même secrète. On crut que cette austérité tenait
moins à leurs principes de morale qu'à la protection de
M. le Dauphin, qui leur était assurée, et qu'ils regardaient
avec raison comme plus solide et plus honorable pour eux
que celle d'une maîtresse du Roi. Quoi qu'il en soit, on a
vu précédemment que les confesseurs de Sa Majesté n'a-
vaient voulu se prêter à aucun accommodeme*nt ni arran-
gement, et qu'ils avaient toujours insisté, pour la répara-
tion du scandale , sur le renvoi de la marquise. Le Père
de Sacy refusa la direction de cette daiçe, en sorte qu'elle
ne devait pas regarder les Jésuites comme ses amis.
M. Berryer, son confident et, pour dire les choses comme
elles sont, son espion, n'aimait pas les Jésuites; le duc de
Ghoiseul , dont la marquise fut longtemps engouée , n'ai-
mait pas les Jésuites , et toute la nation depuis longtemps
s'était déclarée contre la Société.
L'assassinat du roi de Portugal donna des armes à leurs
ennemis pour faire craindre au Roi que leur morale ne
AFFAIRE DES JÉSUITES. 103
fût effectivement favorable aux régicides; le parti qu'oa
appelle janséniste n'avait pas manqué de rejeter l'assassi-
nat du Roi sur les Jésuites, en disant que ceux-là devaient
être regardés comme les auteurs de l'attentat , qui devaient
en recueillir les fruits. Les Jésuites étant protégés spé-
cialement par M. le Dauphin, le parti concluait que les
Jésuites avaient tout à gagner à la mort du Roi... Le Par-
lement n'avait jamais été favorable aux Jésuites; le procès '
de Damièns le rendit encore plus opposé à cette société.
C'est au milieu de ces circonstances qu'arriva l'affaire de
Léonci '•, qui a tant fait de bruit. Les Jésuites , £iu lieu
d'assoupir cette affaire en apaisant leurs créanciers , les
traitèrent avec dureté et hauteur, et, au lieu de laisser
juger ce procès par le Grand Conseil , où toutes leurs affaires
étaient attribuées, ils crurent, par une fausse spéculation,
qn'en portant celle de Léonci au Parlement , ils désarme-
raient ce tribunal par cet acte de confiance ridicule et
déplacée ; ils furent la dupe de leur finesse. Le Parlement,
pour juger si la compagnie des Jésuites était solidaire,
ordonna le rapport de ses constitutions; elles furent exa-
minées à la rigueur et dénoncées au Roi , au public et au
clergé comme contenant des principes opposés à tout bon
gouvernement. Il y joignit des* extraits de leurs théolo-
giens et de leurs moralistes, et offrit le tableau des
opinions les plus pernicieuses. La cour laissa agir le Par-
lement. Les principaux ministres conseillaient aux Jésuites
de ne pas se défendre, parce qu'on prendrait leur parti
quand il en serait temps; ils suivirent ce conseil* funeste.
Le Parlement, voyant que le Roi laissait aller à grands
pas à la destruction de cet ordre en France, frappa le der-
' La banqueroute du Père la Valette et le procès qui suivit, terminé le
8 mai 1761. La maison Léonci était la maison de Marseille la plus inté-
ressée dans la banqueroute.
104 MÉMOIRES DU CARDINAL DE RERNIS,
nier coup, et le Roi se vit ensuite dans la nécessité de
confirmer par une déclaration les arrêts de son Parlement ;
sans quoi , la destruction d'une société qu'il avait toujours
protégée se serait effectuée sans le concours de son auto-
rité'. Quand l'affaire commença, ni la cour, ni le Parle-
ment , ni le public n'avaient imaginé qu'elle fut poussée
si loin ; un pas fut suivi d'un autre, et l'on arriva jusqu'au
bout de la carrière presque sans s'en douter.
Le clergé de France , à force de vouloir être favorable
aux Jésuites , hâta leur ruine ; il les aurait soutenus si , en
demandant à réformer ce qu'il y avait de vicieux soit
dans leurs constitutions, soit dans leur exemption de
l'évéque ordinaire, soit dans plusieurs de leurs livres, ils
avaient tenu la conduite de leurs juges, et non de leurs
panégyristes. Tout concourut à leur ruine, et il faut con-
venir que ce qui y aida le plus fut la pénurie des grands
sujets, car il faut avouer que depuis vingt ans cette société
était fort tombée : deux ou trois grands prédicateurs ou
écrivains parmi eux auraient conjuré l'orage, parce que le
public aurait réclamé en faveur de ces grands hommes.
D'ailleurs, tous les autres ordres religieux, et en général
le clergé de France, étaient révoltés contre la hauteur
avec laquelle les Jésuites se conduisaient avec eux ; plu-
sieurs évéques avaient à se plaindre du despotisme qu'ils
essayaient d'exercer dans leurs diocèses Les Jésuites
avaient traité leurs ennemis sans miséricorde; ils furent
traités de même, et les pierres de la maison de Port-Royal
qu'ils avaient détruite leur retombèrent sur la tête.
Cet événement extraordinaire était préparé de longue
main ; il avait été retardé par la confiance que le feu Roi
leur avait accordée. Le Roi régnant, en les protégeant,
1 Ordonnance royale de novembre 1764.
AFFAIRE DES JÉSUITES. 105
avait toujours craint leurs intri{][ues; les cens de lettres et
ceux que Ton appelle philosophes avaient souvent eu à se
plaindre de leur journal imprimé à Trévoux. Leur ancien
crédit avait révolté; la médiocrité de leurs sujets inspirait
le mépris, et on ne leur pardonnait plus leur orgueil
depuis qu'il était séparé du mérite et des talents.
C'est le concours de toutes ces circonstances qui rendit
possible la destruction d*une société dont les branches
étaient si étendues en France et les fondements si pro-
fonds. La révolte de Madrid', dans laquelle ils furent
accusés par le roi d'Espagne lui-même d'être impliqués;
leur expulsion des États de Sa Majesté Catholique , et la
conduite violente de la cour de Rome enveris l'infant de
Parme, petit-fils du iîoi et neveu du roi d'Espagne, dont
les Jésuites sont accusés d'être les auteurs, ont achevé
d'indisposer l'Europe contre eux : il semble qu'un esprit
de vertige les anime, et qu'ils ne sont plus ressemblants à
eux-mêmes.
Cependant, s'ils ne sont pas totalement détruits sous
un nouveau pontificat, que, corrigés par leurs foutes, ils
soient plus sages, plus modestes, plus politiques, plus
châtiés dans leurs livres de morale, moins méprisants
pour les autres ordres, plus soumis aux évêques, moins
présomptueux avec le clergé, et surtout s'il se forme encore
parmi eux de grands écrivains , de savants hommes , de
bons prédicateurs, il ne serait pas impossible qu'ils ne
se relevassent 'de leur chute et qu'ils ne regagnassent peu
à peu une partie du terrain qu'ils ont perdu. Cette révo-
lution parait aujourd'hui incroyable ; un petit nombre de
1 "L'Émeute des chapeaux, occasionnée par la défense tlu minisire Squil-
lace de porter des capas et des chambergosy sortes de chapeaux qui ren-
daient impossible la surveillance de la |K)lice.
106 MÉMOIUES DU CARDINAL DE BERNIS.
circonstances favorables pourrait la rendre aisée : en
France et en Espag[ne , il ne faut que deux rois qui pen-
sent fovorableraent de leur société. D'ailleurs, s*ils avaient
jamais du crédit dans une grande cour, ils en auraient
bientôt dans toutes les autres. Serait-ce un bien , serait-ce
un mal? C'est ce qu'on ne peut pas décider encore; ils
ont été utiles et nuisibles , ils peuvent encore être l'un et
l'autre. Cependant, si, au lieu de les laisser gouverner ,
on les avait gouvernés, on peut dire hardiment qu*on
aurait pu les rendre plus utiles que nuisibles à la société.
Il est remarquable que le roi de Prusse, qui les avait gardés
dans ses États \ et que la République de Venise, qui les
avait chassés de chez elle et qui ne les a repris que par
force, n'aient pas suivi l'exemple des cours de Portugal,
de France, de Madrid* et de Naples. A l'égard de la mai-
son d'Autriche, je ne suis pas étonné qu'elle les ait con-
servés; elle sait combien il lui importe de conserver l'épi-
thète que lui donne l'Italie, en la nommant la Santa Casa
d'Ausiria,
* Voir Saint- Pribst, Histoire de la chute des Jésuites, Paris, 1846, îii-12,
p. 225, sur les motifs qui ont déterminé Frédéric à protéger les Jésuites.
CHAPITRE VIII
PLAN DE FINANCE PROPOSÉ PENDANT LA GCERRE'
^ Fin du manuscrit des Mémoires.
LETTRES
DE
L'ABBÉ COMTE DE BERNIS
AU ROI, A HADAME LA HARQUISE DE POMPADOUR
ET AU DUC DE CHOISEUL- SX AINVILLE
*20 JARVIER 1757 JAHVIER 1759
Tirëef des Archives du château de Mouchy
LETTRES
L'ABBÉ COMTE DE BERNIS
AU ROI, A MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR
ET AU DUC DE CHOISEUL-ST AIN VILLE
20 JAKTiEa 1757 — jakvier 1759
A Monsieur le comte de Stainville.
Versailles, ce 20 janvier 1757.
Je vous crois à Parme, mon cher comte', et je prie
M. de Bochechouart de vous rendre cette lettre. Le Roi
a été assassiné , et la cour n'a vu dans cet affreux événe-
ment qu'un moment favorable de chasser notre amie.
Toutes les intrigues ont été déployées auprès du confes-
seur. Il y a une tribu à la cour qui attend toujours
Textréme-onction pour tâcher d'augmenter son crédit.
Pourquoi faut-il que la dévotion soit si séparée de la
vertu? Notre amie ne peut plus scandaliser que les sots
et les fripons. Il est de notoriété publique que l'amitié
' M. le comte de Stainville revenait de llome. Il arriva à Paris vers le
10 février, fut présenté au Roi le 12, fut nommé en mars ambassadeur prèi
de r Impératrice-Reine, prit congé du Roi le 29 juillet et arriva à Vienne
e 20 août.
llî LETTRES
depuis cinq ans a pris lu place de la g[aianterie. C'est une
vraie cagoterie de remonter dans le passe, pour noircir
l'innocence de la liaison actuelle. Elle est fondée sur la
nécessité d'ouvrir son âme à une amie sûre et éprouvée,
et qui, dans la division du ministère, est le seul point de
réunion. D'ailleurs, pourquoi vouloir diriger laconscienœ
de personne, et pourquoi faire servir la religion de
masque à l'intrigue, à l'ambition et à l'esprit de ven-
geance? Que d'ingrats j'ai vus, mon cher comte, et
combien notre siècle est corrompu! Il n'y a peut-être
jamais eu plus de vertu dans le monde , mais il y avait
plus d'honneur. Vous trouverez l'Infante dans de bonnes
dispositions pour notre amie , c'est à vous à l'y fortifier.
Ses affaires, liées avec celles de Vienne, dépendent de la
conservation de madame de Pompadour, et l'alliance
avec Vienne est tacitement contrariée par tout le monde.
Je crois nécessaire que vous soyez envoyé à cette cour;
le petit Broglie' sollicite cet emploi, mais il y aurait à
craindre qu'il n'y réussit pas par les préjugés qui sont
établis contre lui dans ces pays-là. Vous avez les lumières,
les bonnes intentionset le courage nécessaires pour étayer
une besogne qu'il est si avantageux de suivre et qu'il
serait si dangereux d'abandonner. Venez donc prompte-
ment ici. Vous trouverez dans le conseil un ami déplus,
qui connaît tout ce que vous valez et qui se fait un
plaisir de le dire. Je vous embrasse, mon cher comte,
de tout mon cœur.
Le Roi se porte bien , et voit bien tout ce qui s'est
passé et tout ce qui se passe encore.
' Le comte de Broglie.
DE LABBE COMTE DE BERNIS. 113
Le l«f août 1757.
J'ai l'honneur, nfion cher comte, devons envoyer vos
derniers sacrements. C'est à regret que je vous vois partir,
mais c'est pour le bieA de l'État et le vôtre. J'ai oublie
dans vos Instructions ' de parler de l'afFaire de Lucques *
h laquelle l'Infante s'intëresse; d'ailleurs,' j'ai tâché de ne
rien omettre. Le maréchal d'Estrées a gagné une plate
bataille^, soit dit entre nous, mais elle aura les suites
d'une grande victoire s'il sait prendre de bons partis.
L'Infante, comme vous savez, part le 14*. J'attends votre
laquais qui doit rapporter des lettres au bureau. Portez-
vous bien , faites nos affaires, et ne soyez pas en peine des
amis que vous laissez ici.
«
Le 10 septembre.
Je suis enchanté, mon cher comte, de vos succès, comme
ATitre ami et comme ami de la besogne dont vous êtes
chargé. Il me revient que Leurs Majestés Impériales, leurs
ministres, et principalement M. de Kaunitz, sont con-
tents de votre début. Je vois même que ce dernier prend
confiance en vous. La confidence qu'il vous a faite par
rapport à l'archiduc ne m'a point surpris. Je m'étais
douté qu'il y avait quelque engagement. Lé Roi ne
' Publiées par Filon, Ambassade de Choiseul a Vienne, Id-S^, chez
Durand, p. 79. Elles sont en date du 31 juillet.
^ Il s'agissait d*un chemin établi sur le territoire de la république de
Lucques et dit le chemin de Monte-Gragno , sur lequel la régence de Flo«
rence prétendait exercer un droit de presidio, La négociation relative à
cette affaire durait depuis 1749.
3 Bataille d*Hastembeck, livrée le 26 juillet.
^ L*Infante devait, suivant la Gazette de France, partir le 16 août de
Parme pour se rendre en France. Elle arriva à Choisy le 3 septembre et à
Versailles le 4.
II. 8
114 LETTRES
veut pas que Tlnfante soit instruite que cet engag^ement
a été contracté avec Leurs Majestés Siciliennes. Je dirai
à cette princesse que vous êtes chukrgé de pénétrer
ce secret. Au reste, les deux princesses de Naples ne se
portent pas trop bien , et votre étoile pourrait bien leur
porter malheur * . Tâchez de pénétrer en efFet si le second
archiduc n*cst pas aussi engagé. Car il fout se retourner
sur cette même idée.
M. de Starhemberg a été instruit de la confidence de
M. de Kaunitz, et je lui ai répondu (ainsi que vous
i*avez foit) fort simplement. 11 m'a paru fâché des mesures
qui avaient été prises à cet égard, mais on ne pouvait pas
deviner alors où nous en serions aujourd'hui.
J'imagine que vous instruirez exactement M. de Soubise
(le tous les mouvements des armées autrichiennes et de
tous les plans de leurs opérations. Ainsi je crois superflu
de vous le recommander.
L'affaire du Parlement est arrangée, comme vous
savez. Ceux qui ont vu cette affaire séparée des autres
trouvent que le Roi a mal fait d'y mettre tant de bonté;
pour moi , je crois lui avoir rendu, dans les circonstances
combinées où nous sommes, un service très-important;
Paris est au comble de la joie. Le Roi y est aimé ; et moi,
j'ai excité, par les bénédictions qu'on me donne dans la
capitale, la jalousie de mes entours; mais vous connaissez
mon courage et ma patience; je tâche de bien voir avant
<|ue d'agir, et puis je ne regarde plus en arrière, ni à côté.
L'Infante fait fort bien ici a tous ceux que nous aimons;
elle se conduira bien et ne se laissera pas mettre le grap-
' Dona Marie-Josèphe, née Je 16 juillet 1744, et dona Marie-Louise,
née le 24 novembre 1745. Celle-ci épousa l'archiduô Léopold, (p*and-duc
de Toscane et plus tard Empereur. Sa sœur mourut en 1804, sans avoir été
mariée.
DE L'ABBÉ COMTE DE BEBNIS. 115
pin; du moins, toutes les apparences l'annoncent. Je n'ai
pas le temps de vous en dire davantage. Faites ma cour,
je TOUS prie, à l'Impératrice, et cultivez l'estime et l'amitié
que son^ ministre me témoigne. Au surplus, je vous re-
commande une seule chose, c'est de ne pas vous lasser
(V avoir envie de plaire. Sur tout le reste, je suivrais volon-
tiers vos conseils. Comptez éternellement, mon cher
comte, sur mon tendre attachement pour vous.
Paris, le 20 septembre 1757.
M. de Richelieu, mon cher comte, a un peu brusqué
l'affaire de la convention '. Jamais acte n'a été ni moins
réfléchi, ni contracté avec moins de formes. M. le duc de
Mecklembourg et les Suédois n'en seront pas fort aises ,
et je crains bien qu'il en arrive des inconvénients qui
balanceront les avantages. Il est certain que cet événe-
ment est glorieux en apparence, et qu'il donne à M. de
Richelieu la facilité de se porter en avant; mais gare les
suites. M. de Duras recueillera les fruits de cette conven-
tion , qui le fera vraisemblablement premier gentilhomme
de la chambre.
M. de Gèvres est mort. Faites-vous parler, par M. de
Raunitz, des Saxons. On voudrait que nous payassions la
moitié de la dépense qu'ils ont occasionnée à la cour de
Vienne depuis le dernier traité de Versailles. Gela serait
peu juste, quoique avec une apparence de justice. Si nous
allons mettre tout notre argent à payer les étrangers, il
ne nous restera rien pour acquitter nos propres charges.
D'un autre côté, nous nous sommes engagés à faire
quelque chose pour les Saxons. M. BouUongne tâchera de
t Gonvention de Clostor-Seyen, signée le 8 septembre.
9
116 LETTRES
leur donner un million; mais nous ne pouvons guère
aller au delà. Voyez de préparer cette matière , et si vous
y trouvez de la facilité , de la porter jusqu*à un acoord
que nous conclurons ici avec M. de Fontenay^*. Nous
sommes en peine de M. de Soubise. Quoiqu'il soit sage,
et que ses relations soient excellentes, on craint que
l'envie de gagner une bataille, ou la crainte de reculer,
ne l'expose à en perdre une. Pour moi, je compte sur la
double étoile du Roi et de l'Impératrice, sur la vôtre, et
un peu sur la mienne. Adieu, je suis excédé de fatigue,
mais je ne vous en aime pas moins.
Fontainebleau, le 2^ septembre 1757. ,
Madame de Pompadour, mon cher comte, se porte
très-bien, elle a été affligée pendant quelque temps de
l'arrangement du Parlement; elle convient aujourd'hui
que son orgueil pour le Roi a souffert; mais peu à peu
elle sentira les bontés du maître affermissant sa puissance
et son autorité. Les Anglais attaquent Rochefort*. On y
envoie un détachement dés gardes-françaises et suisses,
des mousquetaires et des gardes du corps. Vous pouvez,
sans rien hasarder de contraire à la vérité, faire sentir
à M. le comte de Kaunitz, et même à l'Impératrice,
que la seconde armée que nous avons envoyée en Aile*
magne pour sa défense nous a valu la visite des Anglais,
qui ne se seraient jamais hasardés d'attaquer nos côtes et
nos ports, si nous ne les avions pas dégarnis. Ceci n*est
* Gaspard- FrançôÎA de Fontenay, général feld-maréchal-lieutenant des
armées de Saxe, envoyé extraordinaire de Sa Majesté Orthodoxe à Paris
depuis avril 1757 jusqu*en 1770. ,
2 La flotte anglaise avait fait voile de Porstmouth le 8 septembre. L€
23, eut lieifla descente dans i'ile d*Aix.
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 117
pas une plainte, il s'en faut bien : le Roi ne regrettera
jamais les marques d'amitié qu'il a données à sa bonne amie
r Impératrice , mais il est nécessaire qu'on connaisse le
prix et l'étendue de ce service. M. de Starhemberg me
presse beaucoup pour entrer en payement de ce qu'il en
coûte à l'Impératrice pour l'entretien des transfuges
saxons depuis la signature de notre dernier traité. Il est
vrai que nous sommes convenus de payer par moitié le
subside qui serait nécessaire pour l'entretien de dix mille
Saxons. Il est vrai aussi que la dépense que la cour de
Vienne Fait pour les Saxons a été jusqu'ici à sa charge,
mais en vérité celle que nous faisons pour l'Impératrice
est si fort au delà de nos conventions qu'il serait bien
juste qu'on ne proGtât pas d'un article qui n'est obli-
gatoire que lorsque nous serons d'accord sur la quotité
du subside à accorder à la Saxe, pour faire de nouvelles
demandes pécuniaires. Nous ne refusons pas de nous
arranger pour l'avenir sur cet article , mais faut-il que
nous payions la générosité dont en a usé l'Impératrice
envers les Saxons opprimés? Je vous avertis, d'ailleurs,
que l'état de nos finances ne nous permettra pas de porter
bien haut le subside à accorder à la Saxe , sans quoi nous
ne serions pas en état jd'en payer de plus essentiels. Les
hostilités des Anglais sur nos côtes vont augmenter nos
dépenses, et les dommages qu'ils peuvent nous causera
Rochefort, en brûlant nos magasins et quatre vaisseaux
de guerre qui y sont, ne rendront pas plus aisés nos
moyens de finance; d'où je conclus que la cour de Vienne
doit entrer dans ces considérations comme si elle était
de notre propre famille. Il ne s'agit pas ici de tirer au
court bâton , ni de chercher à faire sur tous les points
des marchés avantageux; nous agissons avec noblesse,
et nous avons dépensé bien des millions au delà de nos
118 LETTRES
promesses et de nos obligations; par consëquenti il faut
nous ménager dans tout ce qui n'est pas absolument
convenu ni absolument nécessaire. L'Impératrice 'est
bien faite pour répondre parfaitement à la noblesse des
procédés du Roi; je vous prie de traiter tout ceci avec
amitié; tout autre ton en pareille matière ne serait pas
convenable.
La négociation de l'électeur palatin à Vienne par
rapport à la garantie de Berg et Juliers va se terminer.
Je crois que le nouveau ministre palatin vous mettra au
fisiit de cette affaire et vous demandera vos bons offices;
s'il 'ne le Faisait pas , vous le lui feriez sentir convena-
blement ; il ne faut accoutumer nos amis à être ingrats ni
négligents'.
Le Roi a accordé le cordon rouge à M. de Montazet',
et il veut que ce soient Leurs Majestés Impériales qui loi
annoncent cette grâce, qui est accordée à leur témoi-
gnage.
M. de Soubise ne parait plus en danger; mais il est bien
embarrassé des troupes des Cercles; il faut que chacun
agisse de son côté , sans quoi le mélange gâtera tout.
La convention de M. de Richelieu est très-bonne dans
un sens; elle nous gène beaucoup dans un autre. Mais
quel est l'ouvrage humain qui n'a pas de défouts? Les
Suédois ont commencé leurs opérations , et la convention
entre les trois cours doit être signée actuellement*. Je vous
embrasse , mon cher comte , de tout mon cœur.
' La France avait f;arantî par un acte du 2S mars 1757 la possession de
Berf; et de Juliers à la maison palatine deSultzbach. L* AuUicbe s*associa à
cette garantie par un acte signé à Vienne en date du 30 octobre 1757.
3 Suivant les Mémoires historiques de Meslix concernant tordre de Saint-
Louis, Imprimerie royale, 1785, in-4<>, M. de Montazet obtint le 23 sep-
tembre 1757 Texpectative de la dignité de commandeur, et le 9 janvier
1759 l'expectative de la dignité de grand-croix.
' Elle est signée en effet le 22 septembre. Voir Roch, II, 97.
DE L*ABBE COMTE DE BERIQIS 119
L'ëvéque d'Orléans' sera transféré à Gondom, on
réserve M. votre frère* pour un grand siège : c'est ce
que m'a répondu l'évéque de Digne'. L'Infante vous écrit;
elle a réussi à merveille.
Fontainebleau, 27 septembre 1757.
Je reçois dans le moment, mon cher comte, votre
expédition du 20. Je rendrai compte demain au Roi de
la convention que vous avez signée avec le ministre de
Brunswick. Je la trouve bien, et elle servira de règle pour
les autres princes, avec lesquels j'ai différé de m'arranger
jusqu'à ce que j'eusse reçu de vos nouvelles. Je ne doute
pas, quoique vous n'en disiez rien, que vous n'ayez
instruit sur-le-champ M. de Bichdieu de cette convention;
car, sans cela, il n'aura pas manqué de feire désarmer
toutes les troupes auxiliaires de Hanovre. Ce n'était pas
à moi à lui en donner l'ordre ni le contre-ordre. Je me
suis tenu coi et tranquille.
Nous n'eûmes aucune nouvelle hier de M. de Soubise,
mais sa dernière lettre était rassurante. Nous sommes
inquiets avec raison du débarquement des Anglais à l'île
d'Aix*, et de ce qu'ils peuvent entreprendra sur Ro-
? Louis-Joseph de Montmorency-Laval, né le 11 décembre 1724,
évèque d*Orléans de novembre 1753 à octobre 1757 , évêque de Condom
d octobre 1757 à août 1760.
2 Léopold-Cbarles , frère cadet du duc de Choiseul, né à Lunéville le
6 décembre 1724, vicaire général de Cbâlons, abbé de Saint-Arnoul de
Metz en juin 1757, évêque d*Evreux en mai 1758, arébevèque d*Alby
(avril 1759) et de Cambrai (mai 1764), mort, le 11 septembre 1774.
^ Louis-Sextius de Jarente de la Bruyère, évêque de Digne d'octobre
1746 à janvier 1758, évêque d'Orléans jusqu'en 1788, cbargé de la feuille
des bénéfices.
* 23 septembre. Voir Histoire de la guerre contre les Anglais, par ■
PoDLLiif DE LuMivA. Gcnève, 1759, t. I, p. 201.
120 LETTRES
chetbrt. Le maréchal de Senneterre ' et Lang^eron * ne
sont pas fort rassurants. Nous avons pris, d*ailleurs, toutes
les précautions possibles pour que nos ennemis n'excitent
aucun mouvement dans nos provinces protestantes.
Toutes nos troupes sont au service de l'Impératrice ; elle
doit se souvenir éternellement du dommag[e que notre
fidélité et notre générosité peuvent causer au royaume.
Si les Anglais brûlent Bochefort, nous perdrons deux
vaisseaux de guerre, quatre frégates et des magasins
immenses. Ce dommage leur donnera du courage . et des
moyens pour continuer la guerre. D'ailleurs, cela ne
changera rien au fond des choses. Je crains que M. de
l'Hospital n'ait un peu plus saisi les afiaires de Pologne en
courtisan qu'eu ministre. Je serai bientôt éciaircî de mes
craintes à cet égard. Je sais qu'il y a beaucoup à craindre
aussi des projets des Busses sur la Gourlande et sur la Sa-
mogitie, ainsi que des intrigues de M. Brulh; au reste,
M. de l'Hospital nous donne de grandes espérances pour
notre commerce en Bussie. Nous verrons; il nous coûte
trop cher pour qu'il ne soit pas à désirer qu'il nous soit
utile au moins sur cet article'. Madame de Pompa-
1 Jenn-Charleâ de Saint-Nectaire ou de Senncteri^e, né le 11 novembre
1685, colonel en 1705, brigadier en 1719, colonel du régiment de la
Marcbe en 1731, lieutenant général et ambassadeur à Turin en 1734,
chevalier des ordres du Roi en 1745, commandant en Aunis et en Saia-
tonge en 1756, marécbnl de IVance le 24 février 1757.
3 Chnrle!»-Clnude, marquis de Langeron, né le 7 décembre 1720, colonel
du régiment de Condé-infantcrie en 1743, brigadier en 1747, maréchal de
camp le l**" mai 1758.
^ La correspondance de M. de l'Hospital est curieuse au point de vue de
ses demandes d'argent. Il prétendait que son mobilier acheté à Paris lui coû-
tait 308,222 livres; l'envoi de son mobilier, 21,152 livres; que ses dépenses
d'installation ù Saint-Pétersbourg montaient à 99,652 livres, et que pen-
dant un seul mois sa table avait coûté 10,500 livres. Il est vrai qu'il avait
trente-six chevaux dans .ses écuries. On peut, au reste, consulter sur cette
ambassade le Voyage à Petersbourtf y par M. de la MesseliÈre, gentil-
homme d'ambassade. Paris, an XI, in-8<> de 342 pages.
DE L'ABBE COMTE DE BERNIS 121
dour a eu une très-forte liiigraine, dont elle est quitte ce
matin. M. Mole est premier président'; ce choix est
approuvé. D'un autre côtéj Tarchevéque de Paris est
sorti d*exily et les autres évéques sont rappelés. Le Roi
fait grâce des deux côtés. Notre amie m'a presque boudé ,
pendant quelques jours, de l'arrangement du Parlement.
Mais j'ose dire que sans cela tout était perdu. C'est peut-
être le plus grand service que je rendrai de nâa vie,
mais il faut l'envisager dans son véritable point de vue ;
avant que la chose fût faite, on en croyait le succès
impossible; quand j'en suis venu à bout, on dit que rien
n'était plus aisé. Il y a longtemps que je suis corrigé de
mettre de l'amour-propre dans les affaires, je n'y vois
plus, et je n'y cherche^ Dieu merci, que les moyens
d'arriver au but que je me propose. L'Infente se conduit
à merveille à la cour ; elle traite bien notre amie , et cela
sans être boudée ni contrariée par ses parents. M. de
Starhemberg en mandera sûrement du bien à l'Impéra-
trice. Ce ministre chante vos louanges, et personne n'y
applaudit de meilleur cœur ni de meilleure foi que moi.
Les Suédois ont pris Anclam*, à ce que disent les nou-
velles de Hambourg; ainsi tout va bien. Pourvu que M. de
Soubise ait le temps d'être secondé par M. de Richelieu,
ie roi de Prusse aura de la peine à se sauver de l'équipée
qu'il a faite.
Adieu, Monsieur l'ambassadeur; soyez sûr pour jamais
de mon tendre attachement.
Je répondrai à vos dépêches à mon retour à Ver-
1 Gazette du i^*^ octobre.
3 Anclam, ville de la Poméranie prussienne, port sur la Baltique à
4 kil. 0. du Frische-HafF. Voir sur Toccupation de celte ville le 14 sep-
tembre par le (général de Lantigshausen, Théâtre de la guerre pre'sente en
Allemagne* Paris, 1758, in-12, p. 150, t. I.
lîî LETTRES
sailles. Je vais demain à Paris, et le Roi. après-demain à
Choisy '.
Versailles, le 3 octobre.
M. de Richelieu, mon cher comte, est un peu embar-
rassé d'une lettre pleine de louanges que le roi de Prusse
lui a écrite en lui proposant de faire la paix '• Le maré-
chal ne serait pas fâché de la faire en effet, et le Dane-
mark aussi. Mais j'ai cassé bras et jambes à toutes ces
fausses mesures, et j'ai communiqué toute l'histoire à
M. de Starhemberg, qui en rendra compte à sa cour. De
plus, j'ai fait mettre à la Bastille un certain émissaire du
comte de Neuvied ^, le plus intrigant des comtes de l'Em-
' Il y est le 29, suivant la Gazette de France,
2 Mémoires de Richelieu, t. IX, p. 175.
3 Cette affaire, qui reste encore obscure, mériterait une étade particu-
lière. Voici ce que j'ai t(^uvé aux Archives des affaires étrangères. A la
suite d'une lettre qu'écrivit Jean-Baptiste Fischer, le commandant des
chasseurs de Fischer, qui de simple domestique était devenu chef d'une
compagnie de chasseurs créée en 1743, et qui, brigadier d'infanterie le
21 avril 1759 à la suite de l'affaire de Gruuberg, mourut en juillet 1762 ï
l'année du Bas-Rhin, le comte de Neuwied s'était cru autorisée envoyer
un agent à Paris. Ce comte de Neuwied (Jean-Frédéric «Alexandre, comte
de Wied-^]euwied , né le 18 novembre 1706, qui avait succédé le 17 sep-
tembre 1737 au gouvernement de la principauté et qui ne mourut que le
7 août 1791) était un bas intrigant en correspondance avec Berlin et Vienne,
espion sans doute des deux côtés. Il expédia donc à Paris un nommé Barbut
de Maussac, chambellan du margrave d'Anspach et particulièrement at-
taché à la maison de Neuwied. Ce Barbut de Maiissac était déjà connu du
ministère des affaires étrangères. Depuis février 1757, époque où il était
venu faire un premier voyage à Paris, il servait d'agent secret, du consen-
tement du comte de Neuwied, et envoyait une correspondance sur les af-
faires d'Angleterre. Barbut arrive à Compiègne le 6 août et remet au ma-
réchal de- Belle-Iàle une lettre du comte. Belle-lsie accorde plusieurs au-
diences ù cet individu et lui remet lè 16 une réponse pour le comte de
Meuwied.
Barbut repart de Paris le 17 et arrive le 22 à Neuwied, où il trouve un
nommé Van dcr Hayn envoyé par le roi de Prusse pour lui rendre un
compte immédiat de la négociation. Qu'est-ce que ce Van der Hayn, et
serait-ce par hasard le même homme qu'un certain colonel de Balby envoyé
à la même date à Neuwied? Ce Balby serait-il le même que Frédéric avait
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 1Î3
pire, dont la correspondance avec le roi de Prusse a été
découverte à Vienne. On n'a rien découvert dans les
papiers de l'émissaire; mais il a dit qu'un secrétaire de
M. de Richelieu, qu'il suppose en correspondance avec un
ancien ministre prussien à Francfort, avait proposé de
donner Neuchâtel à notre amie pour l'attacher au roi de
Prusse. Toutes ces intrigues ont commencé par le sieur
Fischer, qui a écrit une lettre des plus imprudentes au
comte de Neuvied. Dans le fond, tout cela me parait
misérable. Mais ce qui ne l'est pas, c'est que M. de Sou-
bise a besoin d'être renforcé, quoique le roi de Prusse ait
abandonné Erfurt, sans quoi le Roi gardera sa Sala, et,
d'un autre côté, M. de Richelieu ne se trouve pas en sûreté
envoyé déguisé en bailli auprès du marécbal de Richelieu , après Closter-
Seven? (Voir Guerre de Sept ans, t. I, p. 145, éd. de Berlin.) Ce qui est
8Ûr, c'est qu'une lettre signée : Van der Hayn, et peut-être écrite par Balby
à la date du 23 août, contenait la première idée d'une nouvelle négociation
à entamer relativement à Neucbâtel : • Il est connu, écrivait-on, que
madame de Pompadour est Tunique mobile qui conduit fette grande
intrigue. Il sera de même connu à Votre Majesté l'énorme richesse que
cette femme insatiable a amassée. Avec tout cela elle doit être à ce,
nous a assuré le sieur de Barbut, dans des craintes et soucis continuels
à trouver un endroit où elle puisse établir un chez so\ avec dignité.
Comme Votre Majesté ne tire presque rien de ces principautés de Neu-
châtel et de Valengin, ces messieurs sont dans la ferme croyance que si
Votre Majesté voulait se résoudre d'en faire la donation à cette femme,
qu'elle viendrait à son but immanquablement, mais que cette affaire
devrait se faire avec toute la précaution possible, pour ne pas mettre Votre
Majesté en compromis. Pour cet effet, le sieur de Barbut, qui est au cou-
rant de toutes ces choses, devrait entreprendre un second voyage à Paris,
moins qu'il lui fut payé ayant fait le précédente ses dépenses. Cet homme,
plein de zèle pour Votre Majesté et des plus intrigants, nous promet une
heureuse issue. Quoique je n'ajoute pas toute la foi possible à ce projet, je
n'ai pourtant pas voulu manquer de le proposer à Votre Majesté. •
En même temps (!«'' septembre) que Neuwied faisait à Kaunitz ses offres
de service, l'agent du roi de Prusse, Balby,. partait pour Paris avec Barbut
de Maussac : il avait pour but soit d'acheter, soit de renverser madame de
Pompadour (lettre du comte de Neuwied à Frédéric II en date du 24 août).
Ces deux individus étaient arrêtés et mis à la Bastille le 24 septembre; mais la
cour de Vienne avait eu vent sinon des deux voyages, au moins d'un des
124 LETTRES
à Halberstadt avec sa g[rosse armée, pour y établir ses
quartiers, d'où il s'ensuit que le roi de Prusse avec une
petite armée tient en échec Tarmée de Darius et vient
manger a sa barbe nos subsistances. Gela n'est ni glorieux
ni utile; mais, mon cher comte, tout le monde ne veut
pas comme nous que notre alliance subsiste, ou, du moins,
tout le monde voudrait être le maître, et gouverner
l'affaire générale, sans être instruit des arrangements
particuliers. Il Faut nécessairement rompre notre union
avec l'armée des Cercles et mettre M. de Soubise en état
d'agir sur la Sala. Il faut que M. de Richelieu vienne ici
s'arranger pour la campagne prochaine, sans quoi nous
n'en viendrons jamais à bout. Les Anglais, après avoir
ruiné le petit fort à moitié construit de l'Ile d'Aix, ont
commencé à faire leur retraite. Le courrier qui nous
apprend cette nouvelle est venu ce matin. Le maréchal
de Senneterre s'est mieux conduit que je n'aurais cru.
Nous verrons s'ils tenteront quelque autre entreprise.
Celle-ci sera un peu trop chère, pour être si hon-
teuse. J'ai 'envoyé à M. de Richelieu votre convention
avec Brunswick pour servir de règle pour toutes les
autres. LesHessois ne veulent pas être désarmés, et depuis
que M. de Richelieu marche en avant, M. de Cumberland
se rebecque sur ce désarmement, et M. de Lynar aussi.
deux (lettre du comte de Stainville à Bernis du 3 septembre 1757). Je crois
que Taffaire en est restée 1^, et je n*ai trouvé, malgré mes recherches, au-
cune trace d'une prétendue mission donnée par madame de Pompadour à
M. de la Live de Juilly, beau-frère de madame d*Epinay, relativement à
la même principauté. Je mets formellement en doute jusqu'à nouvel ordre
la vérité de ce passage des Afémoiresy d'ailleurs si suspects, de madame
d*Epinay {tome II, p. 253). M. Boitcau, le dernier et savant éditeur de ces
Mémoires, a peut-être quelques éclaircissements à fournir sur ce sujet. Pour
moi, toutes les recherches que j*ai faites ou qu'on a bien voulu faire pour
moi en France et en Suisse sont demeurées infructueuses.
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. iî5
Voilà ce que c'est que de ne paâ expliquer clairement les
choses clans les actes. Celui que vous avez passé à Vienne
est à merveille, et ne laisse point de queue. L'archevêque
est revenu à Paris. Il était hier ici, et il a rencontré chez
moi le nouveau premier président; ils se sont cordiale-
ment embrassés. Mon Dieu, il n'y a en tout que la ma-
nière! Si on me laisse faire, tout cela finira avec un peu
de patience. L'évéque de Digne me seconde bien. La
retraite des Busses nous avait fort alarmés et fait craindre
une révolution à la mort de l'Impératrice. Les lettres de
Kônigsberg qui viennent d'arriVer nous rassurent un p^u.
J'ai dit à l'Infante notre idée sur le second archiduc * (avec
la réserve que vous y aviez mise). Elle l'approuve; traitez
cela comme de vous-même, jusqu'à ce que la chose ait
pris une véritable consistance. L'Infante se conduit tou-
jours bien. Elle vous aime^ et ne perd pas ses affaires de
vue, ni les gens qui peuvent lui être utiles. C'est beaucoup
pour une personne royale. Je suis étonné de n'avoir pas
eu de vos nouvelles cette semaine. M. dé Starhemberg est
dans le même cas. Vous ne vous plaindrez pas de la
brièveté de cette lettre; cela vous prouvera que je n'ai
rien à foire; au moins pourres-vous penser que j'aime à
m'entretenir avec vous. On dit que madame de Stainville
réussit très-bien ^ Vienne. Âssurez-la de mes respects.
Versailles, ce 8 octobre i757.
J'ai brûlé, mon cher comte, la lettre particulière que
m'a apportée le dernier courrier de M. de Broglie. Le
1 Josepb, plus tard empereur d'Allemagne sous le nom de Joseph II,
épousa le 6 octobre 1760 dona Elisabeth- Marie- Louise- Antoinette, pre-
mière princesse de Parme, fille ainéo de Tlnfante, n^ à Madrid le 31 dé-
cembre 1741.
126 LETTRES
détail qii*elle contient m'a affligé par les mauvaises suites
que je prévois. Il y a eu un moment où j'ai vu la guerre
finie. Si, d'un côté, M. de Soubise eût été renforcé,
et si, de l'autre, les Autrichiens eussent divisé leurs
forces, le roi de Prusse était pris entre deux feux; on a
perdu un mois de temps qui était bien précieux, et le roi
de Prusse en a bien profité! Je voudrais comme vxius
qu'une bataille précédât le siège que nos alliés doivent
faire en Silésie. La supériorité des forces autrichiennes
doit naturellement leur assurer le succès d'un combat, et
alors on n'aurait pas à craindre les mauvaises suites d'un
siège qu'on serait forcé de lever.
On ne peut pas se défier plus que je ne me défie des rela-
tions de M. de Broglie sur les Russes; mais en écartant les
préventions et les systèmes particuliers de cet ambassa-
deur, il resle tant de faits sur lesquels il a raison que je
ne puis guère blâmer son opinion, quoique j'en rejette
quelques conséquences; heureusement j'ai à la Porte un
homme ' qui se conduit à la lettre par les ordres que je lui
ai fait passer, et c'est pour moi une grande tranquillité
La retraite de M. Apraxin est un événement inconce-
vable. M. de THospital, qui m'écrit du 16 septembre,
n'apercevait alors aucun changement de principes, et il
croyait même que M. de Bestuchef appuyait et pressait de
bonne foi le progrès des armes moscovites. Quelques
jours de plus nous éclairciront. Notre convention avec la
Suède a dû être signée le 23 septembre; mais nous aurions
fait un bon marché l'année passée de laisser les Moscovites
chez eux et d'armer puissamment les Suédois. C'est à
quoi vous devez tendre de toutes vos forces (s'il est Vfai
que M. Apraxin regagne la Courlande). Notre grande
* M. (le Vergennes.
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. It7
affaire ne pourra finir que par là; je veux croire cepen-
dant encore qu'il n'y a rien d'absolument gâté. M. de Ri-
chelieu m'a su mauvais gré d'avoir voulu rendre sa conven-
tion moins imparfaite; comme s'il n'était pas plus glorieux
pour lui d'avoir fait un bon ouvrage qu'un mauvais.
Quant à M. Ogier, je lui ai dit mon avis si ferme qu'il
n'y reviendra pas; et M. de Richelieu dorénavant voudra
bien, dans ce qui touchera au politique, attendre que
je lui fasse passer les ordres du Rqi. Il me boudera un
moment; mais je suis fait pour ne jamais voir que le
bien des affaires et pour fermer les yeux sur tout le
reste. Consolez les affligés et donnez-nous de bonnes
nouvelles de Silésie. Qui est-ce qui commandera cet hi-
ver dans l'absence de M. de Richelieu? Croyez-vous que
le roi de Prusse ne tente rien sur nos quartiers (à moins
que nous ne les reculions jusqu'à Brunswick)? En ce
cas- là, que deviendra le pays d'Halberstadt? Aura-t-il de
quoi nous nourrir fiu printemps? On ne peut douter
que le roi de Prusse ne le dévaste : c'est le propre de
cette guerre-ci de craindre toujours son ennemi avec une
supériorité du double; c'est un grand éloge pour les
troupes prussiennes. On croit (Jue M. de Beauvau ' sera
capitaine des gardes, et que le maréchal Thomond^ com-
mandera en Languedoc. Portez-vous bien et comptez
toujours essentiellement sur mon attachement et sur mon
amitié.
< Charles-Just de Beauvau , marquis de Craon et d'Harrouel , cheralier
det» ordres du Roi, colonel du régiment des gardes lorraines, né le 10 no-
vembre 1720, .pourvu de la charge de capitaine des gardes du corps le
11 novembre 1757.
^ Charles O'Brien, lord et comte de Thomond, deux fois pair d'Irlande,
né à Saint-Germain en Laye le 27 mars 1690, entré au service le 24 oc-
tobre 1706, maréchal de France le 24 février 1757, commandant en Lan-
guedoc en novembre même année.
128 LETTRES
P. S. — MM. Glaubitz* et de Gribeauval* sont parfai-
tement inutiles à Danzig, et ils pourraient ne Tétre pas
en Siiésie.
Le 9 octobre.
Madame la Dauphine vient d'accoucher heureusement
et promptement d*un quatrième prince que le Bjoi a
nommé le comte d'Artois^, Je n'ai pas le temps de ré-
pondre à votre expédition du 2 de ce mois que j'ai reçue
la nuit passée. M. de Courten^ est arrivé en même temps.
Bien n'est mieux que le pian que vous avez envoyé d'une
nouvelle convention du siège de Magdebourg et de l'entretien
des Saxons. Toutes ces affaires passeront par vos mains,
et je saurai bien empêcher que M. de Starhemberg n'en
soit jaloux ni inquiet.. Arrangez-vous sur ce pied-là, et
préparez les matières et les moyens par avance. Je vous
renverrai votre courrier dans trois jours; il faut ce temps
pour discuter et s'entendre ici. Je vous dirai eu confi-
dence qu'on vous envoie Crémille aux armées de Riche-
lieu et de Soubise pour l'établissement des quartiers
I Chrétien- s igisDiond, baron de Glaubitz, né en 1711, parti arec M. de
Gribeauval pour Tartnce du maréchal Daun, revenu à Vienne le 8 juin,
reçoit le 15 de l'Impératrice une bague de brillants. Il meurt en 1765 lieu-
tenant général, inspecteur des iles et redoutes du Rhiu et chevalier du
Mérite militaire (son portrait dans Armoriai tT Alsace, t. II, p. 207).
3 Jean-Baptiste Vaquettc de Gribeauval, né à Amiens le 15 septembre
1715 , mort le 9 mai 1789 , passa ù ce moment (1757), au service d'Au-
triche. On sait que Gribeauval, lieutenant-colonel au service de France,
parvint par ses services au grade de feld-maréchal-lieutenant en Autriche,
que, sur l'invitation de Ghoiscul, il rentra en France en 1763 et fut nommé
successivement maréchal de camp, lieutenant général, inspecteur général
de l'artillerie, grand'croix de Saint-Louis et gouverneur de l'Arsenal.
3 9 octobre 1757.
^ Le comte de Gourten , lieutenant général des armées du Roi , avait été
envoyé à Vienne pour y porter la nouvelle de la victoire d'Hastembeck.
La première lettre qu'il adresse de Vienne est du 10 août. Il est arrivé la
veille. Il repart le 28 septembre. Ge comte Maurice de Gourten , entré au
service de France comme cadet au régiment de Gourten en 1706 , lieute-
nant général en 1748, grand-croix de Saint-Louis en 1757, mourut en 1766.
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 129
d'hiver et pour mille autres arrangements pour lesquels
on a besoin d'un homme qui voie bien et qui lève les
difficultés et sache y répondre; je vous confie de même
que l'intention du Roi est que M. de Richelieu reste à
l'armée pour empêcher la billebaude dans le cas où, cet
hiver, le roi de Prusse attaquerait nos quartiers. Vous
n'avez pas bien compris M. d'Havrincourt si vous avez
pensé que les Suédois veulent marcher à Berlin sans s'être
assurés de notre secours et de notre concours; l'un et
l'autre seraient bien placés s'ils étaient possibles. Nous
avons laissé M. de Richelieu le maître d'y pourvoir en lui
faisant sentir la conséquence, mais sans lui donner
d'ordre positif sur une matière si délicate, et qu'il est im-
possible d'arranger d'après les cartes. M. de Courten se
loue beaucoup de l'accueil qu'on lui a fait à Vienne ; il a
été bien reçu ici. Pour vous, mon cher comte, vous me
tranquillisez infiniment où vous êtes; soyez toujours pa-
tient et mattre de vous; tout ira bien, puisque les Anglais
ont dépensé trente millions pour ne pas brûler Rochefort.
A l'égard des négociations de la Hesse et de Saxe-Gotha,
je les ai renvoyées à M. de Richelieu en lui donnant pour
modèle la capitulation de Brunswick qui, comme vous
savez, est très-bien faite. Adieu, mon cher comte; je suis
si pressé que je ne sais ce que j'écris; mais je sais bien
que je vous aime de tout mon cœur. Dites mille choses
pour moi à M. de Kaunitz. Je compte sur son amitié, ou
du moins j'y vise, et je la désire infiniment.
Ce 17 octobre.
Je n'ai pas le temps, mon cher comte, de vous écrire
aujourd'hui. Premièrement, je boude de ce que vous ne
m'écrivez plus qu'en style de chancellerie, et puis je suis
II. 9
130 LETTRES
pressé de dépêcher mon courrier. Nous avons M. Berryer
et M. Gilbert' pour nous éclairer sur les formes; quant à
moi, je prétends que la bonne méthode pour finir les
affaires du clergé et du Parlement, c'est d*écarter les fonds
et les formes. Ces affaires-là ne finissent jamais qu'en
cessant de les traiter. La cachoterie de M. de Kaunitz ne
doit pas vous étonner. Il y a toujours eu du ménagement
pour l'Angleterre; mais dès qu'on voit ces choses-là, elles
ne sont pas dangereuses. Je vous embrasse et vous aime
de tout mon cœur.
Versailles^ ce 24 octobre.
Ne soyez pas en peine, mon cher comte, de M. vptre
frère ; je vous confie sous le sceau du secret que M. Tévê-
que de Digne lui destine l'évéché de Laon à la mort du
cardinal de Tavannes, qui n'ira pas bien loiq^. Il compte
alors proposer M. de Rochechouart pour Rouen. A
l'égard d'Orléans, l'évéque de Digne a d'excellentes rai-
sons pour ne pas proposer M. l'abbé de Choiseul pour. le
remplir. Ne voyez point noir, mon cher comte, pour ce qui
vous regarde; vous avez pour vous la naissance, le mérite,
les services, et des amis sincères. M. de Kaunitz m'a
communiqué le mémoire du ministre de Hanovre par
M. de Starhemberg. Ne soyez pas étonné de cette mé- •
thode : elle est assez familière à toutes les cours. Au reste,
je puis vous assurer que jusqu'à présent nous n'avons pas
à nous défier de sa bonne foi ; nous pouvons nous mettre
en garde sur quelques principes politiques (reste des an-
ciens préjuges) ; mais en les combattant, ou en les écar-
tant avec douceur et sagesse, nous en viendrons à bout
1 Gilbert de Voysins , nommé au conseil des dépêches le 16 , en même
temps que Berryer.
S Voir aux Mémoires , t. II, p. 59 et p. 91, note.
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 131
fort aisément. Je vois la campagne finie infructueusement;
nos troupes sont sur les dents, sans subsistances, sans
souliers, sans habits, sans tentes, et la saison rend désor*
mais la guerre impossible. Le grand point aujourd'hui
(après les fautes que nous avons faites respectivement
dans le militaire) , c'est de conserver des armées au prin-
temps; sans quoi, le vaincu donnera la loi au vainqueur.
M. de Richelieu va la recevoir tout à l'heure du land-
grave de Hesse secondé du Danemark. Les auxiliaires
de Hanovre ont menacé de rompre la capitulation, si Ton
s'obstinait à les désarmer; et M. de Richelieu, pour main-
tenir une armée encore toute rassemblée à Stade, n'y a
laissé que six bataillons qui puissent se réunir; en sorte
que, toutes réflexions faites, et de peur de nous laisser
couper nos derrières, le Roi a permis à son général de
s'en tirer comme il pourra, et avec le moins de honte
possible. Vous croyez bien que je souffre le martyre dans
le fond de mon âme; mais que faire quand un général
mande qu'il est effrayé des suite^ que pourrait avoir la
rupture de la capitulation? J'ai fait ce qui a dépendu de
moi, qui est de ne pas permettre que l'armée de M. de
Gumberland se retirât dans le Holstein, chose à laquelle
M. de Richelieu, qui n'est pas bon politique, inclinait
beaucoup; au reste, il a fait verbalement la réponse que je
lui avais dictée, à l'envoyé du roi de Prusse. Je me ser-
virai de l'expédient que vous me proposez pour l'infante
Isabelle. J'ignore où l'on en est eii Silésie; mais je m'en
doute; la guerre était finie si l'on avait chassé le roi de
Prusse de la Saxe cette campagne. Dieu veuille que les
deux cours ne se repentent pas des fautes de leurs géné-
raux. Je commence à faire sentir au Danemark qu'il ne
nous convient pas qu'il se mêle si fort de nos affaires. Je
prends des mesures pour instruire l'impératrice de Russie
130
, , , . ^ , er la Suéde; mais il faut
presse de dëpécber m * » i , ,
*, r,.iL ^1 ^^ 9""" '«eu de cher
et M. Gilbert' pour , ^
^, j . ^ tes, elle sente qu •
moi, le prétends . $ • * i» i ..
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afiaires du dêrp . , .
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61 cela s'alloiîfje.
. ^ .lie, à ce que j'espère, nioit
.4 vous.
., envoie une lettre de l'Infante que j'ouvris,
ni qu'elle m'était adressée. J'envoie M. Ménager* à
I -^lée russe, et M. de Vitinkof à Pétersbourg\
Ce i**" novembre.
Si l'on n'y prend garde, mon cher comte, notre grande
niachine se détraquera. M. de Riclielieu a de mauvais
conseils. On m'a averti que Maillebois le menait par le
nez , et que ledit Maillebois ne voulait pas que le roi de
Prusse cessât d'être notre allié. La convention d'Hal-
berstadt est une faute grossière de politique qu'un enfant
de quinze jours n'aurait pas faite. Le bruit court déjà que
1 Sulun Osman Khan III, monte sur le trône le 22 safer 1168 (13 dé-
cembre 1754), à la mort de sultan Mahmoud Khan I<<^, son frère, et meurt
le 15 safer 1 171 (20 octobre 1757), à l'âge de cinquante-sept ans, et après
un règne de trois ans.
S Le Baillif de Ménager, neveu ou fils de Nicolas Ménager, plénipoten-
tiaire du Roi pour la paix d'Utrecht, était, suivant Luynes (XVI, 172),
capitaine de cavalerie. Il fut fait en 1762 brigadier de cavalerie, nommé
en 1764, suivant la Gazette de France, gouverneur de File de Gorée, et
monrat probablement en 1771.
S Michel, baron de Vietinghof, maréchal de camp en 1789, avait été
anCcrieorrment colonel du régiment de Royal-Bavière. Il jouissait d'une
pension de 12,000 livres en récompense de set services. Vietinghof avait
i3î LETTRES
de ce qui se passe, et pour fortifier la Suède ; mais il faut
que la cour de Vienne nous aide, et qu'au lieu de cher-
cher à faire toujours de bons marchés, elle sente qu'il n'y
en a qu'un seul qui soit fort bon, c'est d'abattre promp-
tement un ennemi redoutable et de ne pas lui donner le
temps de trouver de l'existence en Europe. Le Grand
Seigneur est assez malade'; ce serait encore un g^^pd
événement. Tout est pour nous si nous finissons promp-
tement, tout est contre nous si cela s'allonge. Vous con-
naissez, mon cher comte, à ce que j'espère, mon tendre
attachement pour vous.
Je vous envoie une lettre de l'Infante que j'ouvris,
croyant qu'elle m'était adressée. J'envoie M. Ménager* à
l'armée russe, et M. de Vitinkof à Pétersbourg*.
Ce i*^ noyembre.
Si l'on n'y prend garde, mon cher comte, notre grande
machine se détraquera. M. de Richelieu a de mauvais
conseils. On m'a averti que Maillehois le menait par le
nez, et que ledit Maillebois ne voulait pas que le roi de
Prusse cessât d'être notre allié. La convention d'Hal-
berstadt est une faute grossière de politique qu'un enfaut
de quinze jours n'aurait pas faite. Le bruit court déjà que
^ Sultan Osman Khan III, monte sur le trône le 22 safer 1168 (13 dé-
cembre 1754), à la mort de sultan Mahmoud Khan I^^^ son frère, et meurt
le 15 saFer 1171 (29 octobre 1757), à l'âge de cinquante-sept ans, et après
un règne de trois ans.
2 Le Baillif de Ménager, nc^eu ou fils de Nicolas Ménager, plénipoten-
tiaire du Roi pour la paix d'Utrecht, était, suivant Luynes (XVI, 172),
capitaine de cavalerie. Il fut fait en 1762 brigadier de cavalerie, nommé
en 1764, suivant la Gazette de France, gouverneur de File de Corée, et
mourut probablement en 1771.
^ Michel, baron de Vietinghof, maréchal de camp en 1789, avait été
antérieurement colonel du régiment de Royal-Bavière. Il jouissait d'une
pension de 12,000 livres en récompense de ses services. Vietinghof avait
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 133
nous avons signé un armistice avec le roi de Prusse ^
Il faut la patience d'un ange pour ne pas jeter son bonnet
par-dessus les moulitis. M. de Munckauzen est parti pour
Stade'. Je ne serais pas étonné que la belle convention de
M. de Richelieu ne s'en allât en fumée. Les Danois pré-
parent déjà des quartiers pour les Hessois. Il est arrivé
des dragons et des hussards à Rinsfeld sur le Rhin. Rien
ne serait plus pressé que d'avoir let troupes dé Hesse;
mais nous ne pouvons pas tout payer à la fois ; c'est avec
grand 'peine que nous nous acquitterons du subside stipulé
en faveur de la cour de Vienne. Nous avons soixante mille
hommes, tant de nos propres troupes que d'auxiliaires,
de plus que nous n'y étions engagés. Si nous traitons rie-
à-ric et si, dans cette affaire, nous ne nous regardons pas,
la cour de Vienne et nous, comme les enfants de la même
femille qui soutenons le même procès, tout sera perdu
avec le plus beau jeu du monde. Si j'étais le maître,* je ne
ferais guère de compliments et j'enverrais des ordres, et je
révoquerais immédiatement ceux qui les transgresseraient.
M. de Broglie fait le despote à Varsovie comme il le fera
partout ailleurs. Je lui ai écrit si clair que, s'il ne veut pas
m'entendre, il faudra qu'il revienne poUtiquer aux Tuile-
ries. Au surplus, l'indiscipline de nos troupes, l'avarice sor-
dide de nos généraux et leur âpreté insatiable indisposent
tout l'Empire contre nous. On n'observe aucune forme
avec les villes impériales, et nous déshonorons le nom
français, et nous mourrons de faim par l'accumulation de
été chargé de suivre les opérations da maréchal Apraxin. Il allait en rendre
compte à M. de l'Hospiul à Saint-Pétersbourg.
> Voir Mémoires, t. I, p. 401.
' Gerlach- Adolf , baron de Munchaosen , né en 1688 , mort en 1770,
ministre dirigeant de l'électeur de Hanovre, roi d'Angleterre, pour les affaires
de l'électorat. Ce fut lui qui apporta Tordre de rupture de la convention
de Gloster.
13* LETTRES
nos propres vols. Je vous assure que j'ai le cœur navre de
honte et de la douleur la plus amèra. Les nouvelles de
Hollande disent que M. Yorke a reçu par un courrier l'avis
que Timpératrice de Russie était tombée en apoplexie,
et qu'on n'avait pu lui tirer une goutte, de sang. J'espère
que cette nouvelle sera fausse; mais la Russie, outre son
mauvais gouvernement et la corruption de ses ministres,
va devenir furieusement embarrassante, si elle demande
des avantages de territoire. La cour de Vienne n'a pas
senti combien a été lourde la faute de lui laisser des espé-
rances à cet égard, qui se sont converties en engagements
formels. L'envie d'aller à son but lui a masqué et déguisé
bien des choses ; mais il ne faut pas se reprocher respec-
tivement ses fautes , il faut les réparer. M. de Richelieu va
revenir ici; d'un côté c'est un bien, car on ne pouvait
plus tenir à ses dissertations. Toujours des embarque-
ments peu réfléchis, et puis ^es plaintes et des justifica-
tions. D'un autre côté, l'urchevéque de Paris nous me-
nace de sa barre de fer, et le Parlement, aussi inflexible
que lui, nous (ait trembler, s'il arrive des cas. Un système
de ménagement est bien difficile quand personne n'est
craint et que tout le monde a à peu près le même crédit;
en un mot, telle est notre situation ; elle ne changera pas.
Je tâche d'en tirer le meilleur parti que je puis, mais je
vous assure, mon cher comte, qu'il faut un grand fonds
de patience et de courage. Je n'ai pas trouvé sous ma
main le courrier de M, de Broglie; je vous envoie
ses dépêches que vous lui ferez passer par un courrier.
Versailles, ce 8 novembre 1757.
Je suis enchanté de vous, mon cher comte, et très-aise
que vous ayez lieu d'être content de la bonne foi et de la
DE I/ABBÉ COMTE DE BERNIS. 135
noblesse que l'Impératrice et M. le comte de Kaunitz ont^
mises dans l'arrangement que vous venez de prendre avec
eux , et auquel j'espère que vous donnerez bientôt le der-
nier degré de consistance et de solidité. J'ai senti tout le
mérite et toutes les conséquences de cette opération , et
vous pouvez être assuré que je l'ai fait valoir avec le zèle
le plus vrai et la satisfaction la plus sincère. M. de Sou-
bise a reçu les ordres de passer la Sala quand il avait l'es-
pérance de faire quelque opération glorieuse (car je ne
vois pas qu'il en êùt pu iaire d'utile , n'étant pas en état
dé iaire un siège, et les mesures que vous avez prises pour
lui faire avoir des farines, de l'avoine et de l'artillerie,
devant toujours emporter plus de temps qu'on ne croyait).
Par conséquent, il est fort douteux que M. de Soubise eût
été en état de faire le siège de Torgau ou de Dresde cette
campagne; j'oserais même dire que le contraire était
presque certain. Mais je n'en suis pas moins fâché, entre
nous, qu'on ne lui ait pas envoyé des ordres plus condi-
tionnels et plus mesurés aux circonstances possibles qu'on
ne saurait prévoir de si loin. Cette retraite de M. de Sou-
bise, jointe aux bruits du projet de convention de neutralité
pour Halberstadt que le Roi (de Prusse) a fait passer dans
toute TEiirope pour un vrai traité avec la France, ont tel-
lement fortifié ce bruit et ce soupçon que les Suédois et les
Saxons en ont été aux plus vives alarmes, et que nos ennemis
cachés en ont ri aux anges. Voilà ce que c'est que^d'avoir
oublié, étant général d'armée, les principes qu'on a dû
avoir étant ambassadeur. La médiation du Danemark,
dans la convention du 8 septembre, nous a attiré des pro-
positions de cette cour par rapport à la médiation de la paix
avec l'Angleterre; c'est ainsi qu'on monte les échelons.
Mais j'ai , Dieu merci , écarté cette insinuation (de manière
à ne pas déplaire et cependant à ne pas y revenir), par la
130 LETTRES
confidence que j'ai faite des bons offices de FI
offerts dès l'annëe passée pour le même objet. Le
mark commençait à nous faire des reproches sur nos
soupçons injurieux; les traites de subsides avecla Hcsse
et Brunswick vont remédier à tout, et quelque envie que
j*eusse de faire passer toutes les négociations par vos
mains , j'ai cru ne devoir pas indisposer davantage M. de
Richelieu, qui ne m'a jamais entendu ou qui a touîoiirs
foit semblant de ne pas m'entendre dans tout ce qui a r^
port au politique ; il avait été un peu jaloux de la m^o-
ciation de Brunswick. Le bien de la paix m'a détc
d'autant plus aisément en sa faveur que nous n'a
jamais fini, et que M. de Richelieu n'aurait jamais iki
content des conditions d'un traité qu'il n'aurait pas fait
Il aurait vu en tout et partout le dessein formel de d^^ra-
der l'ouvrage du 8 septembre. De deux maux, j*ai tàtkt
d'éviter le pire. Ah! mon cher comte, que l'argeat hà
faire de vilaines choses ! M. de Richelieu a vu un i
du roi de Prusse qui est impliqué dans l'aflfaire du (
de Neuwied ' ; il ne l'a pas fait arrêter, quoiqu'il soit y
à son armée sous un faux passe-port; tout cela doni
tière ii des soupçons faux, à ce que je crois, ma
blables; il me faudra écrire des volumes pour
toutes les chimères. M. de Richelieu a trouvé FI
qu'on croyait son secrétaire , et qui avait proposé la pra-
cipauté de Neuchâtel pour madame de Pompadoor. 3has
lui mandons de nous l'envoyer à la Bastille.
On ne peut pas en avoir agi avec plus de bonne fai qai
j'ai fait avec M. de Richelieu; cependant je lis sur levis^
de madame de Lauraguais' qu'il n'est pas content es
^ Cf. Sui'LAViK, Mémoires de Richelieu y dépèche de Ckotoc^ u wm-
réclial, t. IX, |>. 212. Ce Dalby dont il est question plus luai.
*^ Diane- Adélaïde de Mailly, née en 1714, épouse le 19 JMiiu fX
DE L'ABBE COMTE DE BERNIS. 187
moi. Mais, en un mot, je ne puis pas sacrifier à des com-
plaisances les plus importantes affaires de l'État. Madame
la Dauphine est aux larmes de n'avoir plus Tespérance de
voir son pays délivré cet hiver. Les Suédois craignent
d'être la gaufre ' de tout ceci , tant un ennemi actif et
adroit est redoutable , même lorsqu'il est lui-même le plus
embarrassé I Pour la Russie, on ne peut douter qu'elle ne
soit menée par des fripons; et si au lieu de donner de
l'argent, qui est un moyen honteux inventé par l'Angle-
terre, et qui n'assure de rien , parce qu'il corrompt le cœur
qu'il a gagné , l'Impératrice prenait son parti de détruire
M. de Bestuchef (qui l'a bien servie autrefois et qu'elle
veut peut-être conserver pour l'avenir) , elle en viendrait
à bout en se concertant avec le Roi sur une lettre que l'une
et l'autre écriraient de leur propre main à l'impératrice de
Russie , laquelle pense bien , mais qui est faible et d'ha-
bitude ; on trouverait par là le moyen de faire chasser un
ministre suspect , ou de le contenir tellement qu'il n'o^
rait, de longtemps au moins, trahir son devoir. Si l'on ne
prend pas ce parti, il n'y en a point d'autre que de se
contenter d'ufo concours faible, et d'être content que la
Russie ne soit pas contre nous. Il y aurait beaucoup de
danger de l'abandonner tout à fait à la corruption de ses
ministres et de ses généraux.
J'ai lâché, et l'Infante aussi, à M. de Starhemberg le
mot sur l'infant don Louis '; l'occasion s'en est présentée
Louis de Brancas, dac de Lauraguais. Voir sur elle Vie privée du maréchal
de Richelieu y t. II, passim.
1 Gaufre : être la gaufre dans une affaire, se trouver aplad entre les
deux partis, comme la gaufre entre deux fers. (Dictionnaire de Trévoux.)
^ Don Louis- Antoine- Jacques , infant d*Espagne, né le 25 juillet 1727,
nommé en 1137 archevêque de Tolède, créé cardinal le 29 décembre de la
même année, se démet en 1754, se marie avec Marie de Villabriga et meurt
IM LETTRES
natnreUeiiient ; ii n'a pas paru y faire grande attention;
mais je vous avertis que la reine d'Espagne ne va pas bien,
et que le roi d'Espagne parait un peu las du rôle qu'on
lai fiut jouer. C'est un secret que je vous confie pour vous
seul. Je vous en dirai davantage à mesure que je serai*
plus convaincu de la réalitë de ces premières apparences.
Soyez aussi content de moi que je le suis de vous ; je
n^aurai rien à désirer.
Versailles, le 14 noTembre 1757.
Jugez , mon cher comte , dans quel état nous sommes.
Il y a trois fois vingt-quatre heures que nous savons que
M. de Soubise a attaqué le 5 l'armée du roi de Prusse,
qu'il a été repoussé depuis le commencement jusqu'à la
fin, avec perte de beaucoup d'officiers, sans savoir aucun
autre détail. Jugez de la situation de notre armée et du
déchaînement de Paris. M. de Soubise ne voulait pas com-
battre ; il a tenu un conseil de guerre , et l'avis général l'a
emporté. Les troupes des Cercles se sont enfuies, dit-on,
et les nôtres, si sujettes à la terreur panique, n'ont pas
voulu mordre. M. de Richelieu s'est conduit en homme de
courage et de tête; il a marché à la rencontre de notre
armée, et parait avoir prévu tout ce que le roi de Prusse
pouvait entreprendre contre lui. Ainsi, il faut attendre les
événements ; mais notre amie est bien à plaindre. LfC pu-
blic n'aurait pardonné le commandement de M. de Sou-
bue qu*à la faveur d'une victoire ; le public est injuste, mais
il est comme cela. Vous savez ce qu'on a dit de ma-
dame de Maintenon , quand elle voulait toujours faire avoir
^ J77C, I/înfant don Louis, parliculicrement <^r i U Reioe sai
itjé',t Vr^nç^i* de cœur et en relation avec la France. Je ne reCroaTe pas
/f-HM U rorrcipondance officielle le fait auquel Tabbé de Berois fiùt io
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 139
la reyaDche à ses amis battus. Je crois qu'il y a de sérieuses
réflexions à faire sur cela, et que M. de Soubise, qui s est
conduit comme le plus sage de tous les hommes avant ce
malheureux moment, et comme un héros pendant la ba-
taille, devrait couronner toutes ses vertus en se conten-
tant avec bonne grâce de commander une réser>'e distin- .
guée dans la grande armée. Je pense cela comme ministre
et comme ami; il ne faut pas s'acharner contre le public,
et prouver son crédit et la vivacité de son amitié par une
constance qui ne ferait ni le bien des af&ires , ni celui de
son ami. Ce que je pense éviterait à M. de Soubise les
inconvénients d'un dégoût, et les contradictions et les im-
probations de tout l'univers. Je compte en parler à notre
amie sur ce ton-là , et si j'étais à portée de donner un con-
seil à M. de Soubise, je lui donnerais celui-là. Vous croyez
bien qu'il n'est pas suspect; d'ailleurs, jamais on n'accor-
dera deux généraux ensemble. En voilà assez pour aujour-
d'hui, aimez-moi toujours. On n'est point découragé ici;
j'espère qu'il en sera autant où vous êtes.
Je vous avertis que M. de Richelieu se plaint de n'avoir
pas reçu de réponse à une lettre très-honnéte qu'il a écrite
à M. de Kaunitz; je crois que vous devez en instruire ce
ministre pour le bien de sa chose.
Ce 22 novembre.
Nous avons été battus, mon cher comte : 1" parce que
M. Revel ' a fait de mauvaises dispositions pour la marche;
2® parce qu'en défilant au pied d'un coteau nous n'avons
^ François de Broglie, comte de Bevel, brigadier des armées du Boi,
colonel du régiment de Poitou, maréchal général des logis, né en 1720,
fait prisonnier et mort .de ses blessures le 5 novembre 1757. Sa veuve,
Anastasie-Jeanne-Thérèse Savalette, lui survécut à peine une année.
140 LETTRES
pas d*abord su nous rendre maîtres des hantears; 3* parce
que nous avons fait Tare en marchant an roi de Prusse,
qui , pour venir à nous , a fait la corde ; 4* parce que nous
avons été attaqués avant d'être en bataille; 5* parce que,
depuis trois jours, nos troupes n'avaient presque pas mangé
de pain ; 6* parce que notre infanterie n'avait pas encore
tire un coup de fusil ; 7* parce qu'elle est très-mal disci-
plinée ; 8* parce que le roi de Prusse a tons les avantages
contraires, et qu*il y joint ceux du terrain, de la bonne
disposition, de la ruse et de la diligence. Excepté la <
lerie, rien n'a combattu, et tout a fui : la nuit a
l'armée. 1* A deux heures après nlidi , le 5 , et déjà en
marche , on a fait halte pour tenir un conseil où les aris
ont été partagés. Ce prélude annonçait la perte de la ba-
taille ; mais je vous prie de me dire qu'est-ce qu'il senût
arrivé si nous l'avions gagnée. Comment peut-on gagner
une bataille complète quand elle commence à cinq heures
du soir au mois de novembre? Nous aurioos gagné le
champ de bataille, et puis voilà tout. Dès que nous n'a-
vions pas de magasins pour aller en avant, ni d'artillerie
pour faire des sièges, il fallait toujours revenir prendre
des quartiers d'hiver bien loin, puisque M. de Ridieliea
n'avait pas voulu occuper en force Halberstadt et Berne-
bourg; la pointe en avant était bien dangereuse et très-
inutile, car il ne faut pas travailler pour la gazette, ilfimt
opérer pour l'histoire. Au reste, M. de Soubise est, comme
vous croyez bien, déchiré de tout le public, qui n*avut
pas approuvé qu'il commandât une armée , et qui dcpois
deux mois annonçait sa défaite; par contre-coup, notre
armée est mise en pièces. Cependant, comine tout passe
ici, cette fureur commence à s'éteindre. On ne pouvait
laisser l'armée qui vient d'être battue à M. de Soubise:
V par le fait (car elle ne peut plus exister sans être réps-
DE L*ABBÉ COMTE DE BERNIS. 141
rée) ; 2* par le cri public , qui fait quelque chose quand on
manque d'argent et qu'on ne peut en avoir que par la
confiance. La bataille d'Hochstett a été perdue parce qu'il
y avait deux chefs ' ; tous les malheurs de cette campagne
sont la suite de ce vice de jalousie inné dans le cœur des
hommes, même de soixante ans. De plus, si nous n'y pre-
nons garde , et si nous ne sommes pas rassemblés , nous
serons chassés de l'Allemagne ; nous avons derrière nous
une armée qu'on n'avait fait qu'endormir, et qu'on ne
s'était pas donné le temps de détruire. Il est inconcevable
que, malgré toutes les représentations, on quitte Stade
pour aller passer un mois à Halberstadt, qu'on veut aban-
donner. Nous verrons ce que va devenir l'épisode des
Hanovriens; mais, en attendant, que fera l'armée au
printemps? Elle a déjà mangé tout le pays qu'elle occupe,
et celui qu'elle doit occuper sera mangé; si l'on nerétabht
pas la discipline, tout est perdu.
S'il est permis aux généraux de faire à leur tète et d'ar-
gumenter perpétuellement contre la cour, tout est perdu
encore. Il faut un gouvernement, et il n'y en a pas plus
que par le passé. Actuellement , on craint que je ne de-
vienne premier ministre. Cette belle idée me cantonne
dans mes limites, et j'en siiis aux jérémiades auxquelles
on est accoutumé depuis longtemps et qui ne font plus de
sensation; les malheurs mêmes affligent et ne corrigent
pas. Voilà l'état des choses. Sensible (et, si j'ose le dire,
sensé comme je suis) , je meurs sur la roue, et mon mar-
tyre est inutile à l'État. On a voulu , dès le premier mo-
ment, détruire un ouvrage qui, au mois de septembre,
1 Le premier copiste avait lu de cette façon , mais le mot est douteux.
PourUnt il est bien vrai que les fruiu de la victoire d'Hochstedt (21 sep-
tembre 1703) furent perdus par la rivalité exisUnt entre le maréchal de
Villars et l'électeur de Bavière.
142 LETTRES
allait tout seul ; la politique avait remué l'Europe , et le
succès était assuré sans nos Fautes et nos brigandages.
Quand je dis nos fautes, j'entends aussi parler de celles
de nos alliés ; car la diversion de la Silésie est le principe
du mal et l'origine des pointes funestes qui nous ont
perdus. Il a fallu aller rapidement où les armées autri-
chiennes ne voulaient plus aller ; tout a été précipité, rien
ne s'est fait en règle ni de concert depuis cette époque.
Vous êtes plus heureux dans vos négociations. Il ne
faudra pas manquer de consulter l'Espagne, car il y a
quelque symptôme de mieux dans ce pays-là; mais gare
que nos revers ne refroidissent ces premières dispositions,
sur lesquelles il n'est pas temps encore de rien dire. M. de
Starhemberg a reçu aujourd'hui son courrier, et ne m*en
a pas encore communiqué le contenu. M. de Richelieu
sent son cas véreux à Vienne, et il accuse M. de Starhem-
berg d'en être l'auteur, ce qui est faux. Pourquoi chercher
si loin les causes? La convention d'Halberstadt, etia sépa-
ration de l'armée au moment où M. de Soubise marchait,
sont les vrais principes des soupçons et des plaintes. Mais
où nous rètournerons-nous pour en avoir un autre? Le
maréchal de Belle-Isie n'a pas voulu servir, et puis résis-
terait-il trois mois? Tout cela est bien (acheux et bien
difficile à parer et à réparer. Je me soulage en vous parlant
avec confiance; mais je ne m'aperçois pas que je vous
fois mal.
On n'a vu à la cour, dans la bataille perdue, que M. de
Soubise, et point l'État. Notre amie lui a donné les preuves
les plus fortes d'amitié, et le Roi aussi ; elle a donné en
même temps des preuves de sa raison et de sa modération,
et moi, de ma vérité, en disant ce que je pensais et en
l'écrivant à M. de Soubise. J'ai trop bonne opinion de lui
pour craindre que ma franchise me brouille avec lui; vis-à-
* DE I/ABBÉ COMTE DE BERNIS. 143
vis d'un autre, cela serait infaillible; mais cette crainte ne
m'aurait pas arrêté, ^l' na plus qu un moment à vivre na
plus rien à dissimuler. Au reste, il m'a passé mille fois
par la tète de planter là un champ d« bataille où l'on se
bat si mal; mais l'honneur et la reconnaissance me font
une loi d'y mourir, ou le premier ou le dernier, ainsi que
le sort l'ordonnera. Soyez sûr que j'ai toute ma tète; mais
elle m'est fort inutile, parce qu'il n'y a plus de ministres
ni de ministère. Gela n'est ni pis ni mieux qu'avant votre
départ, excepté que nous vivons bien tous ensemble et
que nous sommes également influents les uns comme les
autres. Adieu, mon cher comte; je vous aime et vous
estime beaucoup.
Ce 29 noTembre 1757.
Il y a dix jours que nous n'avons reçu de nouvelles de
M. de Richelieu, mon cher comte; nous attendons avec
impatience les suites des dispositions qu'il a faites pour
ranger les Hanovriens à leur devoir. Nous ignorons encore
si les Brunswickois se sont séparés, ainsi que leur maître
l'a promis. Toute cette affaire est un tissu de mauvaise
foi, d'une part; de duperie, d'obstination et de mauvaise
conduite, de l'autre. Si l'on ne remédie promptement au
militaire, il perdra de fond en comble la politique. L'a-
charnement contre M. de Soubise subsiste toujours. Le
public lie s*accoutume point à la honte de cette bataille,
et les frondeurs et les ennemis de cour ont eu un trop
beau canevas pour n'avoir pas pris de plaisir à le broder.
On me mande de Hambourg que le roi de Prusse a
assemblé un grand nombre de bateaux pour faire passer
par l'Elbe un corps de troupes à Stade, aux ordres de
M. le prince Ferdinand de Brunswick. Cette disposition
cadre avec celle des Hanovriens et de leurs alliés. M. le
144 LETTRES
prince de Hesse n'a pas voulu encore Vëpondre aux ani-
mations et aux lettres de M. de Richelieu. A Tégard du
Danemark, vous verrez par mes dépêches où nous en
sommes. Quoique la cour de Vienne, et en particulier
M. de Kaunitz qui y est intéressé , aient de la répugnaace
à céder i'Ost frise , il ne faut pas écarter trop vite cette idée
qui, flattant le grand-duc de Russie', donne aa Dane-
mark Tespoir d'une conciliation prochaine sur l'échange
du Holstein , outre qu'il y aura moyen de s'arranger peut-
être d'une autre manière. M. le comte de Kaunitz pense
trop noblement pour ne pas sacrifier quelque chose de ses
intérêts a l'affaire générale; il comprendra Timportauice
d'ôter aux protestants un chef et un protecteur , d'écarter
une médiation dangereuse , et d'attirer insensiblement le
Danemark au système commun, ce qui arrivera infiùlli-
blement si , en travaillant de bonne foi à l'échange du
Holstein , on ne commence pas à refuser nettement ce qui
peut laisser au Danemark l'espoir fondé d'y parvenir. Cette
négociation aura encore l'avantage de nous attacher le
grand-duc de Russie; mais, pour cela, il faut le tenter par
quelque chose qui en vaille la peine. En un mot , je n'ai
point dissimulé au Danemark les difiBcultés par rapport à
l'Ostfrise , soit parce que c'est un fief impérial sur lequel
plusieurs maisons ont des droits, soit parce que c*estiui
gage entre les mains de l'Impératrice des dédommage-
ments qu'elle a droit de prétendre contre rinfracteor de
la paix (la Saxe doit penser de même à cet égard) , soit
enfin parce que la Hollande peut regarder avec jalousie b
possession de l'Ostfrise entre les mains d'un prince qui
doit être un jour empereur- de Russie. Ainsi, le Danemark
ne peut que nous savoir beaucoup de gré de ne pas i
> Ckarles-Pierre-Ulricli de Holstein -G ottorp, celui qui imi Pieire OI.
DE L*ABBÉ COMTE DE BERNIS. 145
rebuter à la vue de tant de difficultés qu'il faut surmonter ;
mais il ne nous croirait pas de bonne foi si nous ne pro-
mettions pas d'y faire tous nos efforts. Au reste, vous
serez content, je crois, de l'adresse que j'ai eue de faire
expliquer la cour de Danemark sur le démembrement du
roi de Prusse. J'ai , par ce moyen , un gage de sa fidélité
et la ressource de le contenir, si M. de Bemstorf ne vou-
lait pas marcher droit à l'avenir. Je n'en serai pas moins
attentif à éclairer ses démarches , parce qu'il reste toujours
quelque chose de louche dans les préparatifs que fait le
Danemark et dans'les nouvelles impositions qu'il a établies
sur ses sujets (sans une nécessité bien sensible). INe com-
muniquez point le mémoire de M. deBernstorf; je ne vous
le confie que pour votre propre direction. J'ai déjà fait
sentir à M. de Starhemberg combien il était nécessaire de
se prêter aux vues du Danemark, à ne pas l'effaroucher,
à ne pas le rebuter, et à le persuader enfin de la sincérité
avec laquelle nous travaillons pour son avantage s'il veut
concourir sincèrement au nôtre. Je ne suis pas en peine
de l'adresse que vous mettrez de votre côté dans les préli-
minaires de cette affaire , sur laquelle je vous écrirai plus
amplement dans quelques jours.
La bataille du 5 et les mouvements des Hanovriens ont
épouvanté le duc de Mecklembourg; cependant M. de
Ghampeaux ' ne désespère pas de réussir dans sa négocia-
tion. Je lui envoie quelque argument pour fortifier ses
instances. Le duc de Mecklembourg se plaint de la froideur
1 Leresque de Ghampeaux, suivant une pièce que j*ai eue tous les yeux,
plus généralement et simplement Ghampeaux, employé d*abord en Espagne,
où il fut chargé de commissions secrètes et ensuite chargé des affaires du
commerce de France, résident de France à Genève de 1739 à dé-
cembre 1749, ministre en basse Saxe de 1750 à 1761. Il fit de longs
séjours en France pendant cet intervalle et travailla à divers traités. Retiré
en 1761 avec 4,000 livres de pension, il mourut à Coucy, près de Soissons.
II. 10
146 LETTRES
des réponses de la cour Ce Y.enne. Il serait bien maladroit
de faire manquer une négociation de cette importance par
quelque pédanterie du conseil aulique, ou par la seule
jalousie de voir les princes protestants s'unir plus étroite-
ment à la France. Gela ne serait pas pardonnable dans les
circonstances. Je suis content, à cet égard, de la façon de
penser du comte de Starhemberg.
L'escadre de M. Dubois de la Motte ' est rentrée à Brest,
et le Parlement a enregistré de bonne grâce, ce matin, sans
restriction et sans remontrances, un édit portant création
de rentes viagères pour le capital de quarante millions'. Où
en serions-nous aujourd'hui si je n'avais pas fait rentrer le
Parlement? Il faudrait mettre la clef sous la porte ; j'en dis
de même, si l'on ne veut pas se décider promptement àfaire
cesser le brigandage et l'indiscipline de notre armée, ei k
défaut de concert du général avec la cour. Dans ces occa-
sions il faut trancher net, ou bien avertir ses alliés de faire
la paix ; tous les milieux entre ces deux partis ne mènent
qu'à la destruction et à la honte. Je n'épargne pas la vérité,
et je suis toute la journée à l'embouchure du canon, soit
pour le militaire, soit pour nos affaires intérieures du clergé
et du Parlement. Si nous venons à bout de l'archevêque,
tout sera pacifié ; mais si l'on craint de lui en imposer, le
Parlement recommencera plus vivement que jamais. Je
vous enverrai bientôt un mémoire concernant les Suédois.
Au reste, monsieur le comte, je désire fort, après la re-
traite de M. de Soubise, que le prince Charles assiège
dans toutes les formes le camp de M. de Bevern, et qu'il
1 Le comte Dubois de la Motte, garde de la marine en 1698, enseigne
en 1709, cbef d'escadre en 1751, lieutenant général en 1755, grand-croix
de Saint-Louis en 1757, vice-amiral en 1761, mort en 1764. Cette escadre
Tenait de Louisbourg. (Voir Gazette de France, p. 621.)
2 29 novembre. Voir le détail de la constitution de ces rentes: Gasette
de France, année 1757, p. 617.
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 147
tâche de le déposter. Pour nous, nous ne pouvons nous
porter sur l'Elbe que lorsque nous serons obéis par le
général de l'année et qu'il aura fini avec les Hanovriens.
Si M. de Bevern était battu, il n'aurait guère de ressource
dans sa retraite : c'est un coup de partie , et la partie est
belle, si elle est bien jouée.
La coiir de Rome voudrait bien entrer en négociation
avec le nouvel ambassadeur de Venise. Pour moi, j'ai
conseillé qu'on s'y refusât jusqu'à ce que le Sénat ait con-
senti à la suspension; sans cela, il n'y a ni sûreté ni
dignité. Je vous prie de tenir le même langage.
A l'égard du mariage de l'infante Isabelle, le duché de
Clèves * est bien peu de chose; c'est mettre l'archiduc à
l'aumône de la cour de Vienne et sa femme à celle de la
France, et ces sortes de chargeis sont toujours bien pe-
santes et bien fâcheuses. Je laisse à part les autres consi-
dérations politiques. D'un autre côté , ne dira-t-on rien à
l'E^agne sur une affaire de famille? Gela serait malhon-
nête et dangereux ; si on lui parle, je conviens qu'il faudra
lui dire le secret de la cour de Naples et s'exposer à des
tracasseries d'une part ou de l'autre , soit qu'on le lui dise
ou que l'on lui cache. Voyez, distutez et arrangez. Je
vous envoie une lettre de M. de Starhemberg pour M. de
Kaunitz. Madame de Pompadour se porte assez bien, et
moi aussi. Je vous embrasse de tout mon cœur.
M. le comte de Mailly * vient d'arriver ; il a permission du
^ Dans le partage de la Prusse, on songeait à enlever à l'électeur de
Brandebourg le duché de Cièves pour le donner \ Farchiduc Joseph, futur
époux (6 octobre 1760) de l'infante Isabelle, fille aînée de Tinfant duc de
Parme et de Madame Infante.
^ Joseph- Augustin , comte de Mailly, marquis d'Haucourt, lieutenant
général du mois de décembre 1748 , blessé et pris à Rosbach , échangé en
1759. Il était porteur d*une lettre du prince Henri et entretint avec lui
une correspondance pendant son séjour en France.
10.
148 LETTRES
roi de Prusse de demeurer deux mois à Paris. Le prince
Henri Fa chargé, mais en génércl, de tâcher de diminuer
l'aigreur et de porteries choses à une heureuse conciliation.
Vous croyez bien que le roi de Prusse ne manquera pas
de faire semer le bruit que M. de Mailly est allé négocier
une paix particulière. Nous sommes d'honnêtes gens; on
. n'aura jamais de reproches à nous faire sur l'article de la
bonne foi. Je ne sais si ma lettre sera lisible , ni intelli-
gible; je n'ai pas le temps de la relire, encore moins de
la corriger.
Je vous envoie une lettre du Roi en réponse à celle de
l'Impératrice'. L'affaire de Schweidnitz* a remis le cœur
au ventre au public de Paris. Si M. le prince Charles peut
avoir un avantage sur M. de Bevern en le dépostant,
l'opération de l'Elbe n'en sera que plus assurée. Je viens
de recevoir votre dépêche du 19.
Je vous prie de vous informer dans le plus grand secret
si la cour de Vienne n'a point fait de proposition à M. de
Saint-Germain pour l'attirer à son service. Nous avons
quelques raisons d'être inquiets à cet égard.
Ce 7 décembre 1757.
Nous apprîmes hier, mon cher comte, la reddition de
Breslau et la prise de M. de Bevern '. Je ne crois pas que
ce général, qui n'avait pu avoir des nouvelles de son
maître depuis la perte de la bataille du 22 ^, ait osé se faire
prendre exprès dans la vue de négocier; en tout cas , vous
avez de bons yeux , et vous serez à portée de l'éclairer.
Votre dernière lettre à madame de Pompadour n'a fait
• Publiée par d*Arnetb t. V, p. 513, note 371.
S Suppl. à la Gazette du 26 novembre 1757.
3 Gazette du 10 décembre.
* La bataille de Bretlau.
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 149
aucun mauvais efiet. Elle m'en a parlé, et comme elle a
toujours l'espérance et Tidée que M. de Soubise conser-
vera le commandement d'une armée, elle n'est plus si en
peine. MM. de Mailly et de Castries ^ sont ici, qui disent
mille biens de leur général, mais avec plus de zèle que
d'adresse; il faut savoir ser^'ir ses amis, sans quoi on leur
nuit, et l'on ne joue que le rôle de bas courtisan en déplai-
sant beaucoup au public. Pour moi, depuis l'entrée de
M. Keith en Bohème et le voisin ag[e des troupes de M. de
Soubise des frontières de ce royaume , je vais proposer d'y
envoyer M. de Soubise avec une vingtaine de bataillons
(pour être aux ordres absolus de la cour de Vienne), soit
pour défendre la Bohème, soit pour se porter en Saxe,
soit pour grossir l'armée de Silésie, où le roi de Prusse
marche avec vingt mille hommes. On nous saura gré
d'avoir profité de la circonstance pour être de quelque
utilité à la cour de Vienne ; on ne nous accusera pas du
moins de n'être bons à rien dans une circonstance où
nous pourrions nous emparer de la Saxe (si les mauvaises
négociations de M. de Richelieu ne nous avaient pas laissé
des ennemis derrière nous). Mais la plus forte de mes
raisons pour proposer ce projet, c'est que par là on lève
la pierre d'achoppement entre M. de RicheUeu et M. de
Soubise , qui ne s'accorderont jamais , et de cette désunion
naîtra infailliblement le défaut de succès et de concert de
tous nos projets; M. de Soubise sera content, notre amie
aussi, et le public ne trouvera pas mauvais que, la Bohême
étant attaquée , et toutes les forces autrichiennes se trou-
vant en Silésie, nous envoyions le surplus des vingt-quatre
mille hommes stipulés par le traité de Versailles, sous les
' Charles- Eugène-Gabriel de la Croix, marquis de Castries, blessé de
trois coups de sabre sur la tète et fait prisonnier à Rosbach , né le 25 fé-
vrier 1727, était maréchal de camp du 10 mai 1748.
150 LETTRES
ordres du général qui a toujours dû les commander. Mais
pour que ce projet soit approuvé des deux càtés, et pour
qu'il soit utile, il n'y a pas un moment à perdre. C'est ce
soir que je dois en parler; ainsi n'en dites mot encore.
Les Suédois, à ce que m'a dit le baron de SchefFer \ ne
pourront augmenter leur armée en troupes nationales que
de six à sept mille hommes ; ils ne veulent pas dégarnir
leur pays, et ils ont raison. Ainsi, il nous restera de la
marge , soit pour les Saxons , les Bavarois et les troupes de
Mechlembourg . Ceci ne serait pas clair si l'explication ne
s'en trouvait pas dans ma dépêche. M. de Soubise a fort
bien pris la lettre véridique que je lui ai écrite. Au reste ,
je ne montre vos lettres qu'au Boi , lorsqu'elles peuvent
lui plaire; à madame de Pompadour, lorsqu'il n'y a rien
qui puisse l'inquiéter; à l'Infante, lorsqu'il y est question
d'elle. N'en soyez donc pas en peine, mop cher comte.
Tout le monde est en joie sur Breslau, en peine sur M. de
Richelieu dont nous attendons le sort. Je vous embrasse
de tout mon cœur.
Versailles, ce 13 décembre.
Vous n'aurez point de dépêche de moi aujourd'hui,
mon cher comte; j'ai un courrier h vous renvoyer, et je
profite de celui que je dépêche à M. de Broglie , qui est
un officier polonais , pour vous dire un mot de votre der*
nière expédition. Le traité avec le duc de Mecklembourg
< niricli, baron de Scheffer, cbevalier de l'ordre deTÉpée, ambassadeur
du roi de Suède à la cour de France, ne le 5 août 1716, a été d*abord
général-adjudant au service de Suède, puis a eu en France commission de
capitaine à la suite de Royal-Suédois (16 avril 1745), lieutenant-colonel du
régiment de Fersen le l^^** novembre même année, colonel en 1747, quitte
le service en 1751 et est nommé le 8 juin 1752 ministre plénipotentiaire
à la cour de France.
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 151
a étë sig[në le l*' de ce mois \ comme nous pouvions le
désirer; M. de Richelieu en a été instruit : on lui livrait
Dômitz et tout le pays. Il paraissait depuis longtemps
savoir l'avantage de cette occupation; cela ne l'a pas em-
pêché , sur le bruit d'une prétendue attaque de M. d'Âr-
mentières * par deux gros corps prussiens partant de Mag-
debourg et de la Sala (qui n'existent point) , de prendre
son parti de rétrograder sur Zell , après avoir renforcé de
six cents hommes les deux bataillons qui étaient dans
Harbourg sous les ordres de M. de Péruse ', lesquels seront
prisonniers de guerre. Le prince Ferdinand marchait à
lui; il n'a pas osé l'attendre, voilà le fait. Cette retraite
ressemble assez à une fuite; il a laissé deux cents malades
à Lunebourg et beaucoup de magasins. M. de Garaman *
1 II fut signé h. Scbwérin le i^' décembre par Cbampeaux au nom de la
France, Ditmar et Baisewitz au nom du duc. L'article I^^*^ stipulait la
remise de la forteresse de Dômitz entre les mains de la France.
^ Louis de Conflans, marquis d'Armentières, né le 27 février 1711, lieu»
tenant général des armées du Roi du 14 octobre 1746, était détacbé depuis
le mois d'octobre 1757 avec quatre bataillons et seize escadrons pour lever
des contributions dans le pays de Quedlimbourg.
3 Gharles-Prosper Bauyn, marquis de Péreuse, né le 5 janvier 1710,
maréchal de camp du 1*^ janvier 1748, commandant dans Harbourg,
fut attaqué dès le mois de novembre 1757» et ne capitula avec les honneurs
de la guerre que dans la nuit du 29 au 30 décembre, après une défense qui
lui valut le grade de lieutenant général (15 janvier 1758). Les deux ba-
taillons qu'il avait sous ses ordres appartenaient au régiment de la Roche-
Aymon.
^ Victor-Maurice de Riquet, comte de Garaman, né le 16 juin 1722,
commandait alors un régiment de dragons de son nom. A la suite de
l'action d'éclat dont parle Bernis et qui eut lieu le 4 décembre (Gazette du
24), M. de Garaman fut nommé brigadier de cavalerie. Lieutenant général
le 1*^ mars 1780, commandant en chef en Provence, grand-croix de l'ordre
de Saint-Louis (25 août 1784), il dut émigrer en 1792 et mourut à Paris
le 24 janvier 1807. (Voir Mémoires du comte de Saint-Germain , p. 166 ;
Dictionnaire des généraux français^ t. VII, p. 499.) La.version rapportée
sur le combal du 4 décembre par la Gazette et par Gourcelles (Pairs , IV,
art. de Riquet, 29) diffère un peu de celle adoptée par Bernis. M. le comte
Schulembourg n'aurait été que blessé, et le nombre des prisonniers ne
se serait élevé qu'à une centaine. (Gazette, p. 650 et 672.)
i5t LETTRES
seul a soutenu Thonneur de nos armes dans cette fuite en
Ég[ypte; il a battu , avec un escadron de dragons et deux
cents iischers , un gros corps de cavalerie hanovrien , tué
M. de Schulembourgy et pris un autre commandant et
cent cinquante prisonniers. M. de Richelieu rassemble son
armée à Zell. Il prétend que lorsqu'il aura des tentes il
fera la guerre. Dieu le veuille ! En attendant, que sa retraite
et le bruit de notre traité avec le duc de Mecklembourg,
répandu d'avance dans son armée (où tous les secrets sont
publics) y n'exposent pas ce prince à être dévasté et chassé
de ses États tant par les Prussiens que les Hanovriens.
Belle récompense pour s'être sacrifié à la France ! On ne
meurt pas de douleur , puisque je ne suis pas mort depuis
le 8 septembre. Les fautes depuis cette époque ont été
entassées , de façon qu'on ne pourrait guère les expliquer
qu'en supposant de mauvaises intentions. J'ai parlé avec
la plus grande force à Dieu et à ses saints. J'excite un peu
d'élévation dans le pouls, et puis la léthargie recommence;
on ouvre de grands yeux tristes, et tout est dit.
Si je pouvais éviter le déshonneur qu'il y a de déserter
le jour de la bataille, je m'enfuirais à mon abbaye; je
sens que je ne tiens pas à ma place , mais je sens aussi que
je tiens à la réputation, et qu'il est cruel de se déshonorer
sans pouvoir l'éviter. La morgue du pays où vous êtes
augmentera de plus en plus et se changera en mépris , si
l'on ne change pas ici de maximes ; mais le grand mal-
heur , c'est que ce sont les hommes qui mènent les affaires,
et nous n'avons ni généraux , ni ministres. Je trouve cette
phrase si bonne et si juste, que je veux bien qu'on me
comprenne dans la catégorie , si l'on veut. Je suis venu à
bout du traité avec le Mecklerabourg après la bataille du 5
et la déclaration des Hanovriens. Cette opération pouvait
, mériter quelque considération, on ne la sent presque pas;
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 153
il me semble être le ministre des affaires étrangères des
limbes. Voyez , mon cher comte , si vous pouvez plus que
moi exciter le principe de vie qui s'éteint chez nous ; pour
moi y j'ai rué tous mes grands coups, et je vais prendre le
parti d'être en apoplexie comme les autres sur le sentiment,
sans cesser de faire mon devoir en' bon citoyen et en hon-
nête homme. Le projet d'envoyer M. de Soubise en Bo-
hême n'a pu subsister ; nous avons besoin de rassembler
toutes nos forces. M. de Soubise va porter en Hesse les
troupes qu'il avait sur le Mein. Voulez-vous que je vous
dise le secret de l'Église? Les Ormes ' conduisent l'armée de
loin ainsi que le bureau de la guerre. Je vois cela clair
comme le jour, mais je ne peux pas le faire voir de même.
Je croisy mon cher comte, que je vous rends bien confi-
dence pour confidence y et que vous serez content de la
confiance entière que j'ai en vous. Le mot de paix quon
vous a lâché ne me fait pas peur. On ne saurait la faire
sans nous , et si nous disions seulement un mot , on se
trouverait dans le précipice; mais j'avoue que nous ne
serons plus les maîtres d'y jouer le rôle qui nous convient.
J'écris à Folard pour le contenir*. Je joins ici pour vous
seul l'extrait d'une de ses lettres. Dieu veuille nous en-
voyer une volonté quelconque, ou quelqu'un qui en ait
pour nous; je serai son valet de chambre, si Ton veut, et
de bien bon cœur.
' D'Argenson, rancien ministre de la guerre.
2 Hubert, chevalier de Folard, né en 1709, est en 1749 ministre du
Roi à la diète de Tfimpire. Il était le neveu, et fut en 1752 légataire -uni-
yersel du chevalier de Folard, traducteur de Polybe. Nommé en avril 1755
envoyé extraordinaire près l'électeur de Bavière et ministre près le cercle
de Franconie, il obtint un congé le 2 septembre 1776, fut présenté an Roi
le 22 septembre, eut une pension de 7,000 livres en 1779; il vivait encore
en Fan VIII.
154 LETTRES
Ce 18.
Aucun ëvënement de la guerre , mon cher comte , ne
m'a fait Tiropression de celui-ci '. Avec la permission de
M. le prince Charles , c'est par trop prodiguer les batailles :
on ne risque pas tous les douze jours le salut d'une
monarchie. Au reste, je ne sais s'il a pu l'éviter; s'il l'a
pu , il devait le faire : car les combinaisons heureuses
s'épuisent comme les malheureuses. Savez-vous ce qui
m'épouvante? ce n'est pas le nouvel échec, c'est la
position de l'armée de M. de Richelieu, qui n'a point
d'assiette. Je m'attends que le lendemain de la bataille, le
roi de Prusse aura fait un détachement pour venir tomber
sur le centre de M. de Richelieu ; car il veut nous ren-
voyer sur les bords du Rhin dès cet hiver, et je crois
qu'il en viendra à bout. Nous sommes dans l'attente
d'une bataille de notre côté; si nous la perdons, il faut
prendre congé de la compagnie; si nous la gagnons,
nous ne gagnerons rien. Les ennemis se retireront sous
Stade ou passerpnt l'Elbe pour se joindre au roi de Prusse,
ou aller écraser les Suédois par le Mecklembourg. Le roi de
Prusse devait tout risquer pour reprendre Breslau et
Schweidnitz. M. le prince Charles devait tout tenter pour
ne pas commettre le sort de toute la campagne et de
toute la guerre peut-être, au hasard d'une action générale.
Mais cela est fait; que reste-t-il à faire? C'est de nous
mieux conduire, c'est d'avoir des généraux, c'est de
savoir (aire la guerre. Dites-moi en conscience si nous
pouvons espérer tous ces avantages. D'ailleurs, quel parti
prendre dans l'incertitude où nous sommes de l'état
1 La bataille de Lissa, livrée le 5 décembre. (Relation dans la GaseiU
du 24 et du 31 décembre.)
DE L'AQBÉ COMTE DE BERNIS. 155
actuel de notre armée et de Tarmée inpëriale? Demandez
à M. de Kaunitz de développer son projet favori de la
neutralité de Hanovre. Je ne comprends pas où il veut
placer notre armée ailleurs que où elle est pour se porter
sur TElbe; il faut être établi quelque part avant que
d'aller en avant, et avoir sur ses derrières des places, des
magasins et des communications avec son propre pays.
J'avoue que, outre tous les inconvénients ultérieurs , je ne
comprends seulement pas la possibilité de ce projet dans
le moment présent. Mais je ne suis pas têtu, je me rendrai
dès que je verrai clair". Quelle secousse ce dernier échec
va donnera l'Empire, aux protestants, à la Hollande et
peut-être même à la cour de Turin ! Mon cher comte , il y
a bien à réfléchir. Je suis incapable de faiblesse , et encore
plus de mauvaises manœuvres, mais quand on risque
tout, il faut au moins avoir des moyens de ne pas tout
perdre; on ne fait pas la guerre sans généraux, ni avec
des troupes mal disciplinées. Mettez bien cela dans un
coin de votre tête. Nous ne nous séparerons jamais de
nos alliés, c'est* un fait sur; mais prenons garde de nous
perdre les uns par les autres. Que je voie un chef à notre
armée et une conduite militaire de part et d'autre, et je
vous jure de dormir également le jour d'une bataille
perdue ou gagnée. Si je ne faisais pas ces réflexions, je
ne serais qu'un fol , qu'un téméraire, et peu digne de la
place que j'occupe. Le Roi, au reste, est fâché, mais point
consterné. Il n'a pas dit un mot qui n'annonçât une
volonté ferme et décidée: c'est un grand point; mais ce
n'est pas tout. Il faut savoir faire ce qu'on veut qui soit
fait, sans quoi, de concert, il faut prendre un parti sage,
eu attendant qu'il nous vienne des généraux aux uns et
aux autres. En attendant, je suis rongé par l'incertitude
de l'état de nos amis et du nôtre. M. le prince de Lob-
150 LETTRES
kowîtz^ sera reçu comme il mérite de l'être , mais il est
arrive ici après ^a mauvaise nouvelle. Bien n'est plus
fâcheux y ni plus singulier. Remarquez que c'est le 5.
Cette époque est bien fatale. Je vous ouvre mon cœur,
mon cher comte , parce que vous avez de Tâme et de
l'esprit.
Ce 5Kt décembre.
Je conviens avec vous, mon cher comte, que si nos
plans militaires continuent à être aussi décousus qu'ils le
sont , notre ennemi ruinera le système par son seul talent.
Mais qui conduit ici le militaire? Le maréchal de Belle-
Isle fait des mémoires dont on ne fait aucun cas au bureau
de la guerre. Duverney fait des mémoires de son côté,
dont M. de Richelieu, son ami, n'a voulu tenir compte. La
discipline des troupes et des officiers dépend absolument
du secrétaire d'État de la Guerre ; il craint de se faire des
ennemis puissants, et, moyennant cela, il n'ose prendre
des partis violents , parce qu'il voit que le Roi y répugne.
Que me reste-t-il à faire, à moi chargé de la partie
politique? De prévoir, d'annoncer les malheurs, de donner
du noir à mes amis et d'en prendre moi-même. Cette
grande machine ne dépend de moi qu'autant qu'elle a
rapport à mon département; mais j'ai beau écrire et
penser, si nous faisons mal la guerre , tout ira au diable, la
plume ne réparera pas les torts de l'épée. Il n'y a pas d'exem-
ple qu'on joue si gros jeu avec la même indifférence qu'on
jouerait une partie de quadrille, et qu'on ne laisse pas
^ Le Bis du prince de Lobkowitz, qui était chargé par l'Impératrice de ren>
dre compte au Roi de la bataille de Breslau et de la prise de cette ville, fut
présenté par Bernis et Starhemberg le 19 décembre 1757 ; il rapporta au
comte de Kaunitz des lettres de madame de Pompadour. (Voir d'Aiiseth,
t. V, p. 303.)
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. i5T
au moins le soin à l'architecte, en lui en donnant le droit,
de conduire le bâtiment qu'on l'a chargé de construire.
L'idëe de premier ministre fait peur à tout le monde, et
moyennant cela il n'y a pas de ministère. Il est très-
inutile qu'il y ait ici un ministre qui fasse des autres ses
premiers commis, qui les oblige à venir travailler chez
lui , et qui ait l'extérieur de la royauté; mais il faut être
fol et béte pour ne pas sentir qu'il feut quelqu'un qui
fasse cadrer les parties avec le tout. Ce que je puis faire,
je le fais. J'influe sur la financé en levant les obstacles
qui s'imposeraient aux secours dont le Roi a besoin. Au
lieu de quarante millions, le Roi en a trouvé soixante, et le
Parlement y a consenti de bonne grâce*. J^espère que si
l'on suit mon plan pour la pacification intérieure , il ne
sera plus question dans un an de constitution Vnigenitus
ni de jansénisme. Je regarde et je veux qu'on regarde ces
affaires comme terminées. Vous ferez bien de faire encou-
rager le Roi par le Pape pour ce qui concerne l'arche-
vêque*. En deux mots, l'archevêque refuse dçs confes-
seurs à des religieuses qui ne sont pas excommuniées,
dénoncées, sous prétexte qu'elles sont jansénistes , tandis
qu'elles n'ont jamais appelé et qu'elles ont déclaré par
écrit qu'elles étaient soumises à l'archevêque comme à
leur supérieur et à toutes les décisions de l'Église reçues
dans le royaume; qu'au surplus elles garderaient reli-
gieusement le silence imposé par le Roi. Mgr l'arche-
vêque veut qu'elles déclarent expressément leur soumis-
sion à la bulle , contre la teneur des déclarations du Roi
qui imposent le silence sur cette matière. Voilà l'état de
1 Création de deux millions de rentes viagères sur les aides, gabelles,
et cinq grosses fermes en augmentation des quatre millions créés par l'édit
de novembre.
2 Affaire des Hospitalières du faubouiig Saint-Marcel. Voir les Mémoires,
tome I, p. 317.
158 LETTRES
la question. Nos cardinaux et plusieurs ëvéques, arche-
vêques consultes , pensent que l'archevêque de Paris a
tort; qu'il doit donner des confesseurs et foire cesser ie
scandale. L'archevêque s'obstine au refus; il va être
poursuivi par le Parlement. Le Roi, pour sauver la
dignité épiscopale et la juridiction ecclésiastique, peut-îl
foire autrement que d'exiler Tarchevéque? Ce canevas
vous suffira pour écrire pertinemment à Rome. A V égard
du projet de la cour de Vienne de foire la guerre en
Silésie, je le trouve si contraire aux intérêts communs, si
propre à prolonger la guerre , que , s'il subsiste , il foudra
que le Roi prenne le parti d'envoyer toutes ses troupes
subsidiaires a la cour de Vienne, et qu'il se contente
d'avoir une armée d'observation pour contenir la Hollande
et couvrir les Pays-Bas et la Flandre, car qui sait ai les
états généraux ne seront pas entraînés et si les Anglais
n'allumeront pas la guerre dans les Pays-Bas? D'ailleurs,
croit-on à Vienne que le Roi doive laisser ses côtes en
butte aux descentes des Anglais, et le Dauphiné et la
Provence dégarnis vis-à-vis le roi de Sardaigne?
Quelque projet militaire qui soit résolu, ce sera vous
qui le discuterez à Vienne; on n'a pas songé à y envoyer
un militaire. Pour le voyage de l'infonte Isabelle, je vous
avoue que je n'aime pas à le conclure sur les brouillards
de la Seine. Tâchez d'obtenir un établissement avant que
l'Infont et l'Infante écrivent à l'Empereur. A l'égard de
M. le duc de Bourgogne * , l'infonte se flatte pour la
princesse Louise *; elle ne veut pas sacrifier l'espérance
d'une si bonne affoire qui n'est rien moins qu'assurée.
D'ailleurs, il ne fout pas nous brouiller ouvertement
* On sait que le duc de Bourgogne mourut le 22 mars 1761.
3 On sait qu'elle épousa le 2 mars 1764 Tinfant don Charles, prince des
Aaturies (Charles IV).
DE L*ABBÉ COMTE DE BERNIS. 159
avec la cour de Naples. Les raisons pour ne pas parler
encore' à TEspagne sont bonnes, mais il reste toujours
Tinconvénient de lui avoir fait une semblable cachot-
terie. Je parlerai à M. de Starhemberg pour ce qui
concerne les intérêts du comte de Kaunitz, et il sera
content de moi à cet égard. Adieu j^ mon cher comte; je
vous suis dévoué pour la vie.
Je n'ai pas le temps de relire ma lettre.
Le 31 décembre.
Je ne répondrai, mon cher comte, à votre dernière
dépêche que lorsque le sort de l'armée de M. de Biche-
lieu, celui de l'Allemagne et en quelque sorte de la
France sera décidé. Si nous gagnons la bataille qui doit se
donner de l'autre côté de l'Aller , nos affaires iront mieux
dans la gazette ' ; dans la réalité elles seront fort mauvaises,
parce que nos subsistances et nos troupes sont éparpillées ,
que nous ne prendrons pas une bonne position , et parce
que, avec l'esprit qui règne à l'armée, on ne saurait
prendre un bon parti. La division, la tracasserie, et
peut-être la mauvaise volonté et le dégoût, y sont. On voit^
cela ici; je doute qu'on en soit frappé comme on devrait
l'être; car il n'y avait pas un moment à perdre pour y
envoyer un général capable d'en imposer et de mettre de
l'ordre en toute chose. Le prince de Prusse (Henri)
marche avec le corps de M. Keith et une partie de la
garnison de Magdebourg sur M. de Sou bise par Goslar et
Hildesheim , et M. de Soubise est bien faible, comme on
l'est partout quand on est éparpillé. Cette situation, sans
m'épouvanter, me fait réfléchir bien sérieusement. Celle
de nos alliés ne me rassure pas; les Suédois courent le
^ Voir Gazette du 7 janvier 1758.
160 LETTRES
plus grand risque; peut-être sont-ils battus dans 'oe
moment. Liegnitz et Breslau sont bien aventurés; le
Mecklerabourg est occupé en partie par les Prussiens qui
pousseront une tête de ce côté-là : où nous assoirons-
nous? Sur le Rhin , conmie je vous le dis depuis longtemps.
Mais comment arriverons-nous sur le Rhin , ne pouvant
marcher en corps d'armée? Je n'ose faire la réponse à
cette question; tel est notre état. Votre mémoire est bon,
mais il suppose une situation où nous ne sommes plus
peut-être, dans ce moment. Ou d'autres généraux plus
capables de part et d'autre, ou un parti décidé; il ne faut
pas se perdre. Dans quelques jours, je vous en dirai
davantage. Je voudrais que l'Impératrice obtint trente
mille Russes et les Suédois quinze pour se soutenir cet
hiver. Au fond, le roi de Prusse ruine ses troupes; il ne
s'agirait que de lui tenir tête tout Thiver, et de faire de
bonnes dispositions pour le printemps. La vie que je
mène est affreuse; je sens le mal vivement, et je suis
tellement emmaillotté que je ne puis y remédier en le
prévoyant toujours. Peut-être serai-je moins triste dans
trois jours; mais l'événement ne changera pas le fond des
choses : ainsi il ne faudra pas trop se réjouir si nous
battons nos ennemis. Je vous embrasse de tout mon cœur.
Ce 6 janvier.
Les nouvelles de Leipzig, mon cher comte, nous
apprennent la prise de Breslau avec tout ce qui était
dedans'. Liegnitz et Schweidnitz tomberont également
l'un après l'autre. Je vois que la cour de Vienne en dix ou
douze jours a perdu les trois quarts de ses troupes et de
* 19 décembre 1757, reprise de Breslau sur les Autrichiens, qui y étaient
entrés le 24 novembre.
DE L'ABBE COMTE DE BERNIS. i6S
mieux la guerre. G*est le premier pas à faire vers la paix.
Tout ce que je vous dis dans cette lettre n'est que ma
seule façon de penser; elle vous mettra à portée de
m'éclairer sur celle de la cour de Vienne , et je prendrai
ensuite les ordres du Roi. Adieu , mon cher comte; ne
perdez pas courage.
Ce 14 janTier 1758.
Je vous en ai écrit bien long dans mes dépêches, mon
cher comte; je vais récapituler dans celle-ci. Le roi de
Prusse vient de signer un traité secret avec le roi d'Angle-
terre', qui fera sans doute la contre-partie du nôtre.
Dieu veuille qu'il ne soit pas plus exécuté! Gela ren-
dra la paix avec l'Angleterre plus difficile. D'un autre
côté, il est certain que l'Espagne se prépare à se join-
dre à nous, mais elle s'y prépare lentement. Si nous
voulons suivre notre affaire de terre, il faut renoncer
à celle de mer; nous ne pourrions encore deux ans
soutenir le fardeau de l'une et de l'autre. En attendant,
il faudrait savoir sur quoi compter. J'imagine que la cour
de Vienne a renoncé à l'idée du dépouillement du roi de
Prusse et par conséquent de l'échange de ce que vous
savez ^, mais elle n'en profiterait pas moins, sans se faire
scrupule , de notre énorme subside qui épuise TÉtat en
faisant sortir un argent immense du royaume. Il est
nécessaire de savoir à quoi s'en tenir sur un point si
important, et au cas que nous donnions de l'argent, de
nous assurer de quelque avantage réel et ostensible,
qui ne me fasse pas lapider par le peuple à la paix.
1 Je ne trouve pas de traité correspondant à cette date. Il est possible
qne Bernig fasse ici allusion aux négociations préliminaires du traité de
Londres du H avril 1758. Publié par Wenck, III, 173.
* Les Pays-Bas.
Il
104 LETTRES
Ostende et Nieuport seront bien difficiles à avoir, la
victoire ne s' étant pas déclarée pour nous d*iine façon
décidée. Les Hollandais réclameront toujours les traités
d*Utrecbt et de la Barrière '. Il faut se rejeter du côté de
Luxembourg et de cette misère de Ghimay et de Beau-
mont, qui ne feit qu'un point dans la carte, mais qui
entretient la contrebande. La démolition de Luxembourg
est un point essentiel auquel il me semble qu'il faut s'atta*
cher; du reste, vous en tirerez le meilleur parti que vous
pourrez. Si la Russie voulait agir sérieusement cet hiver,
nos affaires reprendraient encore le dessus. Le roi de
Prusse a résolu d'attaquer M. de Richelieu par la Hesse
et par tous les côtés; je crains bien que la tête ne tourne à
cette armée- là , où Ton en a manqué ainsi que de volonté
toute la campagne. M. de Richelieu veut revenir id,
comme s'il n'y avait rien à faire à Hanover. Tous ses
généraux demandent à revenir de même; ce sont les
petites maisons ouvertes. Je crois qu'on permettra à M. de
Richelieu de revenir ici lorsque M. le comte de Clermont
sera arrivé pour commander en son absence , et vraisem-
blablement après lui. C'est un secret pour le public. Dieu
nous préserve des têtes légères en fait de grandes affaires;
et Dieu préserve les conseils des rois des petits esprits
qui ne sentent pas la disproportion qu'il y a entre leur
rétrécissement et l'étendue des grands objets. Si nous
gardons notre position de Hanover , j'espère conclure la
neutralité de ce pays et ôter à l'Angleterre et au roi de
Prusse les Hessois et les Brunswick ; mais, je le répète ,
tous ces subsides doivent être en diminution du grand , •
sans quoi il y aurait de l'impossibilité. Les fautes poli-
I L^ mité du t5 novembre 1715 entre TAntriche, U HoUande et U
Gnndc-BretJigne« (M>rtant remise des Pays-Bas à rAatridie et barrière
pour les Hollandais.
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 161
ses officiers. Je vois qu'elle aura au printemps beaucoup
de recrues et peu de soldats. La Russie , de son côté,
vend ses chevaux d'artillerie à cent sous la pièce. M. Keith
va à Saint-Pétersbourg- avec des trésors ' ; croyez-vous
que rimpératrice, malade et faible conmie elle est, rejette
les conseils du grand chancelier que les Anglais vont
tenter par des présents énormes? Que restera-t-il donc
sur la scène? L'Impératrice sans armée , et les Français
entre le roi de Prusse et les Hanovriens, sans subsistances,
sans général et mal disciplinés. Si les Anglais font
déclarer la Hollande en se portant dans les Pays-Bas , il
faudra bien revenir chez nous, supposé même que
notre mauvaise conduite ou la faim ne nous eût pas déjà
chassés de l'Allemagne. Il ne faut pas espérer que cette
position change , parce que la guerre , à Vienne et à Ver-
sailles, sera toujours dirigée par des gens qui ne l'ont
jamais faite. Notre marine s'est énervée cette campagne;
nous ne devons pas attendre de ce côté-là aucune gloire,
ni aucun dédommagement. Mon avis serait donc de faire
la paix et de commencer par une trêve sur terre et sur mer.
Quand je saurai ce que le Roi pense de cette idée , que je
n'ai pas trouvée dans (ma) façon de penser, mais que le
bon sens , la raison et la nécessité me présentent, je vous
la détaillerai. En attendant, tâchez de faire sentir à
M. de Kaunitz deux choses également vraies: c'est que le
Roi n'abandonnera jamais l'Impératrice, mais qu'il ne
faut pas que le Roi se perde avec elle. Nos fautes respec-
tives ont fait d'un grand projet qui; les premiers jours de
septembre, était infaillible, un casse-col, et une ruine
' Robert Murray Reith, esq., envoyé extraordinaire du roi de la Grande-
Bretagne en Russie en 1758, à la cour de Dresde en 1768, à la cour de
Copenhague en 1771, chevalier de l'ordre du Bain en 1772 , ambassadeur
extraordinaire et plénipotentiaire près de Tempercur d'Allemagne en 1772,
mort à Edimbourg le 21 août 1774.
II. 11
leî LETTRES
assurée. G*est un beau rêve qu'il serait dangereux de
continuer y mais qu'il sera peut-être possible de reprendre
un jour avec de meilleurs acteurs et des plans militaires
mieux combines. Ayez la bonté de vous servir de tout
votre esprit pour ne point effaroucher M. de Kaunits,
pour ne point lui inspirer de défiance, mais pour savoir
précisément à quoi est résolue la cour de Vienne. Si elle
aime mieux suivre ce que sa fierté lui inspire que ce que
la raison devrait lui dicter^ elle courra encore plus de
risque que nous. Il est certain que le Roi lui sera fidèle;
mais il est fort douteux que le Roi puisse maintenir son
armée en Allemagne. D'ailleurs, nous sommes -vivement
menacés sur nos côtes, et en Amérique. Charité bien
ordonnée commence par soi-même. Il ne faut pas non plus
perdre les Suédois, ni se fier au secours des Russes; ce
sont eux qui ont commencé à rompre la chaîne de l'union
et de nos prospérités. Le Roi fera tout ce qu'il pourra
pour soutenir ses alliés; mais je ne lui conseillerai jamais
de hasarder sa couronne. Plus j'ai été chargé immédiate-
ment de cette grande alliance , plus on doit m'en croire
quand je conseille la paix; elle détruira en partie tout
mon ouvrage. Le sacrifice de mon ampur-propre et d'un
travail immense doit bien m'empêcher d'être suspect. Au
reste, si je voyais des généraux pour commander nos
armées respectives , et un bon conseil de guerre à Vienne
et à Versailles , malgré nos fautes et nos malheurs com-
muns, je n'abandonnerais pas la partie ; mais comme ou
ne peut espérer aucun changement à cet égard, et que le
temps s'écoule, je me retourne vers la paix que toute
l'Europe attend de la sagesse du Roi et de la modération
de la cour de Vienne. Si elle veut nous laisser faire ou
agir de concert, nous nous en tirerons honorablement.
En attendant , il faut se préparer des deux côtés à faire
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 107
des gens capables, et de 1 autre il n'est pas assez fort
pour se gouverner lui-même. Ceci est encore un secret.
Je crois que Contades aura sa place; cela donnera un peu
de consistance à ce département pendant la guerre; mais
je ne sais si Contades sera capable du détail qu'il faudrait
pour corriger les vices de toutes les parties de ce dépar-
tement. Au moins aurons-nous pendant la guerre un
ministre qui sera inWruit du militaire. Grémille sera fâché,
mais il est nécessaire au comte de Clermont. Au reste, le
Roi ne proposera point de ses généraux à l'Impératrice;
si elle lui demandait le maréchal d'Estrées,' il ne le lui
refuserait pas, mais ce serait à elle à lui donner des pa-
tentes pour commander. Au surplus, dès que notre armée
reste dans Télectorat d'Hanover, il n'est pas possible
avant quelle soit V recrutée, 2*" qu'elle ait battu ou acculé
les Hanovriens, qu'elle puisse être affaiblie de vingt-cinq
mille hommes. Cette opération nous ferait chasser de
l'Allemagne; ainsi, sans la changer, ni y renoncer, il faut
pousser le temps avec l'épaule et attendre qu'elle soit pra-
ticable, tant par ce que je viens de dire que par la jonction
des Saxons. C'est sur quoi il est bon que vous conveniez
avec sagesse et adresse avec la cour de Vienne, afin qu'elle
ne compte pas sur nos secours avant le mois de mai ou
de juin. Ce serait l'induire en erreur que de lui cacher
certaines vérités, mais conduisez-la de façon que ce soit
elle et non pas vous qui tiriez les conséquences. Notre
armée est très-faible, et nos communications à garder
sont immenses. Qu'importe que M. de Soubise parte six
semaines plus tôt ou six semaines plus tard, pourvu qu'il
commande un grand corps? mais ce serait risquer tout
que de nous séparer avant que le roi de Prusse soit assez
occupé d'un autre côté pour qu'il n'y ait plus à craindre
qu'il ne se combine avec les Hanovriens pour nous atta-
168 LETTRES
quer après le dëpart des vingt-quatre mille hommes. Je
crois que vous sentirez la justesse de ces réflexions.
Nous lirons aujourd'hui un mémoire du maréchal Daun.
Je ne sais ce qu'en penseront nos militaires. Pour moi, je
crois qu'il faudrait ravitailler Schweidnitz et ne pas re-
conunencer la guerre en Silésie. Ce sera toujours un siège
à faire pour le roi de Prusse, qui occupera beaucoup de
ses forces ; mais il faut, pour finir la guerre, le chasser de
TElbe et pouvoir attaquer son propre pays. Montazet n'est
pas encore arrivé.
Ce 19 janvier.
On me mande de Suède, mon cher comte, que M. de
Lehwaldt ' a fait un détachement de 10,000 hommes de
son armée, soit pour renforcer Tarmée hanovrienne, qui,
par parenthèse, manque de tout, soit pour renforcer
l'armée du roi de Prusse en Silésie; l'un et l'autre est
également possible et annoncé; mais j'inclinerais plutôt à
croire que ces 10,000 hommes iront en Silésie; car Sa
Majesté Prussienne a grande envie de mettre totalement
en désarroi les affaires de l'Impératrice. Cette méthode ne
lui réussirait cependant pas dans la saison actuelle, s'il
trouvait des gens préparés à le recevoir. Je suis ftché
que M. de Richelieu, par son obstination à revenir ici
et Iç. peu d'ordre et de volonté qu'il a su mettre dans
ses opérations et dans son armée, ait fait décider son
retour. Vous savez que le Roi ne se souciait pas de
l'envoyer. Il a de bonnes choses, mais il faut avouer que
la tète lui tourne aisément , qu'il ne veut rien foire que ce
qu'il a imaginé, et qu'il a plus songé cette campagne à
faire la paix qu'à pousser la guerre avec vigueur. M. le
1 Hans de Lehwaldt, né dans la province de Prusse en juin 1685, feld-
maréchal le 22 décembre 1751, mort à Kœnigsberg le 16 novembre 176^
DE L*ABBÉ COMTE DE BERNIS. 105
tiques que fait le roi de PrcKSse en Texant les protestants
devraient lui être bien funestes « si l'Allemagne ne haïssait
pas encore davantage la cour de Vienne qu'elle ne hait le
roi de Prusse. Je vais tâcher cependant de profiter de tout
cela pour remonter notre parti en Allemagne et nous
mettre à portée de sauver la cour de Vienne malgré elle,
si elle n'est plus en état de se soutenir. Il me semble que
c'est comme cela qu'il faut se conduire dans de sem-
blables extrémités. Le parti que j'ai pris de feire revenir
les Français près de chez nous me parait un coup de
partie. Si, en attendant, M. de Richelieu ne se laisse pas
écaniller, nous soutiendrons la guerre bien longtemps
encore, quand nous n'aurons rien à craindre chez nous,
et quand ^nous ferons battre seulement nos étrangers et
nos alliés. La Russie dans^ ce moment peut seule rétablir
la balance et donner le temps de respirer. Au surplus ,
mon cher comte, j'ai surmonté la douleur que m'ont
causée les fautes répétées qui sont la source de nos mal-
heurs. On ne m'a donné ni le pouvoir de les prévenir, ni
celui d'y remédier. Il est dur de perdre sa réputation et
le fruit de ses peines. Je ne songe plus aujourd'hui qu'à
sauver l'État, à faire la paix et à laisser à qui le voudra
un gouvernail qu'on ne gouverne point. Je ne veux
mourir ni d'inquiétude ni de honte; mon parti est pris;
depuis ce moment je suis tranquille, et ma tète est nette.
Je suis au désespoir pour l'Infante et ses enfants. Le
mariage de sa fille peut cependant se faire. Ces gens-là
ne manqueront jamais; mais mon avis cependant est
d'attendre que le chaos soit un peu débrouillé. Adieu,
mon cher comte; on ne m'attrapera plus à tracer de grands
plans, à m'embarquer, et à ne pas me laisser après le
maître de faire marcher les ouvriers relativement au plan
arrêté, je vous en donne ma parole d'honneur.
160 LETTRES
M. de Starhemberg m'a jorë que tout ce que le duc de
Wurtemberg avait dit sur la promesse du premier ëko-
torat et du coimnandement de l'armée de l'Empire était
absolument faux.
Ce 19 janvier.
J'ai été bien touché, mon cher comte, de la lettre
particulière que vous m'avez écrite le 3 de ce mois ; elle
prouve également votre esprit, votre jugement, et l'amitië
que vous avez pour moi. Mais ne touchez plus une corde
qui blesserait tout le monde et ne remédierait à rien.
Mon parti est pris de ne me laisser aller ni au dégoût ni à
la crainte , de faire de mon mieux dans ma place , "de
remédier autant qu'il dépendra de moi aux inconvénients
généraux et particuliers, de ne point abandonner la partie
tant qu'il y aura des coups de fiisil à essuyer, et de pré-
parer sagement ma retraite pour un temps opportun , en
évitant également d'être ou de paraître ingrat, et en ne
courant pas le risque de me déshonorer. Si la fortune
permet que cette campagne-ci soutienne Fhonneur de
nos aHaires, cela me donnera du temps.
Je crois que nous aurons de l'argent pour cette année;
difficilement en trouverons-nous pour l'année prochaine,
à moins que les événements ne relèvent le crédit, car nos
dépenses sont de beaucoup au-dessus de la circulation.
Je vous mettrai toujours au fait du fond des choses, afin
que vous puissiez juger sainement des partis à prendre
et en décider sagement. Mais prenez garde qu'on ne
connaisse à Vienne mes lettres particulières ; M. de
Starhemberg m'a glissé un mot qui me le ferait craindre.
M. de Paulmy va se retirer. Il demande l'ambassade de
Venise pour retraite. C'est un honnête homme; mais d'un
côté il a trop d*amour-propre pour se laisser gouverner par
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 171
ëtat d'y faire vous-même. Mais il me parait intéressant
d'établir encore plus clairement l'ëtat de la question.
l^Le Roi n'est nullement tente de faire la paix avec le roi
de Prusse. Ni le courage de Sa Majesté n'^est abattu, ni elle
ne s'est refroidie sur les motifs qui lui ont fait prendre les
armes. Ainsi vous n'avez point à combattre l'opinion du
Roi. Madame de Pompadour ne doit pas être soupçonnée
non plus de faiblesse. Pour moi, j'imagine qu'on ne peut
me taxer ni d'inconstance, ni de poltronnerie, ni encore
moins d'avoir changé de système. Mais je suis ministre du
Roi, comptable par cpnséquent à lui et au public des
conseils que je donne, et de la manière dont j'envisage
des affaires aussi capitales que celles auxquelles nous nous
sommes engagés. Je crois connaître et les ressources de
l'État et celles de nos alliés, ainsi que la manière dont il
est probable qu'elles seront respectivement employées. Par
cet examen, je crois voir que nous n'avons rien à espérer
de mieux la campagne prochaine que celle-ci. Nous per-
drons et gagnerons des batailles, mais je ne vois pas que
nous puissions espérer avec fondement d'acquérir la
supériorité, et je pense que si nous ne parvenons pas
à cette supériorité, nous serons bien plus mal à la fin
de l'année, et bien moins à portée de faire une paix hono-
rable. Quand j'ai parlé de paix, j'ai toujours supposé que
nous ne ferions que nous y prêter ,. parce que Tintention
du Roi la plus précise et la plus décidée est de ne point
traiter que lorsque ses alliés seront convaincus qu'il est
avantageux pour la cause commune de le faire.
2® Il est question d'examiner, non pas légèrement, mais
avec toute la maturité et la profondeur nécessaires, si la cour
devienne, en continuant la guerre, ne consulte pas plus le
sentiment de sa hauteur ou de sa dignité blessées que les
ressources réelles qu'elle a pour la soutenir, ou plutôt si
17S LETTRES
elle ne compte pas trop sur nos moyens en nous embar*
quant toujours davantage, ou en les croyant plus étendus
qu'ils ne le sont en effet.
3^ Je conviens de l'intérêt que nous avons à ne pas laisser
le roi de Prusse devenir le dictateur derAllemagne; mais
croyez-vous que les cours de France , de Vienne, de
Suède, de Russie, de Saxe, de Bavière, etc., restant unies
ensemble, que cette ligue, qu'on peut encore fortiSer, n'en
imposera (pas) plus au roi de Prusse que des armées qui agis-
sent mal ou qui sont mal dirigées, et nullement concertées
les unes avec les autres? Vous me direz qu'il n'y a qu'à les
faire mieux commander et diriger. Et je vous répondrai :
Mettez-y donc de grands généraux; ayez des ministres
et des conseils qui dirigent la guerre avec la supériorité
de M. de Louvois, en un mot, avec le talent, qui seul est
capable d'arranger les grandes choses. Où sont ces géné-
raux? Où sont ces ministres? Et s'ils existaient, les met-
trait-on en place? Ce n'est pas Fétat des affaires qui m'ef-
fraye ; c'est l'incapacité de ceux qui les conduisent, à
laquelle il n'est pas en mon pouvoir de remédier. Daos
cet état, je pense toujours que le plus sage serait de pro-
fiter d'un moment pour mieux préparer par la suite
l'exécution d'un ouvrage qui n'est pas proportionné aux
forces de ceux à qui la direction en est confiée. D'ailleurs,
j'ai toujours douté, et avec raison, de la bonne foi de nos
bureaux de la guerre pour le maintien du système actuel.
4"* Je suis bien aise que vous conveniez avec moi que la
meilleure façon de mettre le roi de Prusse à la raison,
c'est de faire la paix avec l'Angleterre, et c'est à quoi je
songe nuit et jour. J'ai bien pensé à l'Espagne, et il y a
longtemps; mais si l'Angleterre était moins folle du roi de
Prusse et moins persuadée que la guerre de terre nous ôtera
les moyens de faire celle de mer, croyez-moi que j'aurais
DE L*ABBÉ COMTE DE BERNIS. 169
comte de Clermont vaudra-t-il mieux'? Oui, si Crëmille
mérite la réputation qu'il a. Au reste, je suis plus occupé
que jamais de mettre nos frontières en sûreté. M. Yorke a
proposé à plusieurs membres de la république de Hollande
la question de savoir comment serait pris par la Répu-
blique un débarquement d'Anglais qui se ferait dans son
pays sans réquisition. C'est par ce moyen que l'Angleterre
pense forcer la République, en excitant les peuples.
Songeons d'abord à notre sûreté. Si l'Impératrice veut
continuer la guerre , ce que je ne désapprouve pas si elle
peut le faire avec apparence de succès, vous pouvez
être assuré que le Roi ne l'abandonnera jamais , et que
notre alliance, ni en paix, ni en guerre, ne soufFrira aucune
atteinte. Mais souvenez-vous bien qu'autre chose pour
nous est d'avoir un objet d'intérêt dans la guerre, ou de la
soutenir simplement par noblesse , générosité et politique.
Si nous en sommes réduits à ces derniers motifs, on doit
prendre ce que nous pourrons donner et ne rien exiger
de nous. Si l'on veut nous animer par le motif de l'intérêt,
il faut que nous voyions clairement comment on espère de
soumettre le roi de Prusse. Il faut qu'on se souvienne que
nous ne sommes entrés en guerre que sur la certitude
que la Russie agirait de toutes ses forces, et que le
traité porte même que , si quelqu'une des puissances vient
à retirer son concours, on y suppléera. Nous sommes
embarqués; la Russie se retire, ou autant vaut; sonjmes-
nous donc obligés à porter seuls le poids du chaud et du
jour? Soyons nobles, mon cher comte, mais ne soyons
pas dupes; soyons constants et fidèles, mais ne nous
perdons pas, et commençons parla sûreté du royaume.
* La Gazette du 21 janvier inscrit la nouvelle que le Roi a donné le
commandement de l'armée de Richelieu à M. le comte de Clermont. Il
part le l'** février à midi pour se rendre en Hanovre. (Journal de Barbier,)
170 LETTRES
En attendant, préparons toutes nos forces pour agir avec
vigueur, ou pour être maîtres, jusqu'à un certain point,
des conditions de la paix. M. de Richelieu va bien fronder
ici et cabaler. Je lui conseillerais le contraire; il devrait
aller à Richelieu ' quelque temps. Pour M. de Soubise,
il feut qu'il ait d'excellents officiers avec lui. Castries
propose Bourcet^ au lieu de Montazet pour son maréchal
des logis. Je ne suis pas de son avis, quoique Bourcet
ait du mérite. Quoi qu'il en soit, il ne faut pas que M. de
Soubise soit battu une seconde fois; notre amie serait
déchirée par le peuple. Adieu, mon cher comte ; c'est ma
raison qui me retourne vers la paix. Si mon courage était
mieux secondé qu'il ne peut l'être, je serais plus fier que
raisonnable.
Ce 25 janTÎer.
Je réponds, mon cher comte, à votre lettre particulière
du 15. Vous m'y exhortez à ne pas songer à la paix, et
vous me représentez la honte et le danger qu'il y aurait à
traiter avec le roi de Prusse, tandis que la cour de Vienne,
par les mesures qu'elle prend, et celles que nous sommes
en état de prendre, peut finir glorieusement la campagne
prochaine, ou du moins se trouver, après avoir tenté des
efforts dignes d'un grand courage, tout aussi à portée de
la paix honteuse qu'elle peut faire aujourd'hui. Je crois
que je pourrais me dispenser de répondre h ce raisonne-
ment par tout ce que je vous ai déjà écrit sur cette ma-
tière, et plus encore par les réponses que vous êtes en
^ Sa terre de Poitou, érigée en dacbé - pairie poar le cardinal eo
août 1631.
^ Pierre de Bourcet, né le 1'''^ mars 1700, ofBcîer pointeur an régiment
RoyaU Artillerie en 1720. Il fit tousses grades comme officier à la suite dans
Royal-Vaisseaux, fut nommé brigadier d'infanterie en 1748, maréchal de
camp en 1759, lieutenant général en 1762, grand-croix de Saint-Loaii
le 11 aTril 1770 ; il moarut en 1780.
DE L^ABBÉ COMTE DE BERNIS. 175
pour la vie. J'espérais que la même confiance qui m'avait
choisi me donnerait une supérioritë de conseil pour l'exé-
cution que je n'ai pas eue, et que je ne chercherai jamais
à avoir. On fait plus de cas de moi peut-être que des
autres; mais mon influence n'en est pas plus grande dans
les moments décisifs.
On ne verra dans cette plainte qu'une ambition effré-
née, et l'on verra mal. Je n'aime ni la cour, ni les places,
ni les dignités. Ma famille est même moins bien traitée
que les familles qui lui sont égales; d'où vient cela ? C'est
que je ne demande rien pour moi. Je voulais assurer au
Roi la place qui lui convient dans l'Europe, à mes amis
une considération stable, à moi une grande réputation ;
on m'a dit : Fais de grandes choses, mais fais-les avec les
plus médiocres ouvriers, auxquels tu n'auras ni le droit de
commander, ni celui de les faire obéir par des ordres supé-
rieurs. Dès que j'ai vu capituler à Closterseven, négocier
à Halberstadt, séparer l'armée après la bataille de Rosbach ,
tandis qu'en marchant sur la Sala, M. de Richelieu rete-
nait le roi de Prusse sur l'Elbe, ou s'emparait de la Saxe,
si ce prince se fût porté, comme il a fait en Silésie, j'ai vu
que tout était manqué, et qu'il nous restait bien peu d'é-
toffe pour réparer de si grands malheurs et de si lourdes
fautes. J'ai vu cela, et je le vois encore avec le plus grand
regret du monde. Mais après avoir fait les représentations
d'un homme sage, je sais être tout aussi téméraire qu'un
autre, et bien plus qu'un autre, car je vois clairement où
cette témérité nous conduira.
M. de Kaunitz a cru remarquer que vous étiez triste et
rêveur ; il a voulu savoir d'où venait ce changement ; il
mande à M. de Starhemberg qu'il a cru démêler que l'af-
faire de Lissa et ses suites nous avaient fait craindre que
l'Impératrice ne fût pas en état de soutenir la guerre. Sur
176 LETTRES
quoi il entre avec beaucoup d'esprit et de candeur dans un
assez grand détail. C'est déjà un (prand point que M. le
prince Charles ne commande plus l'armée; je tous dirai
même que je ne suis plus si en peine des Autrichiens que
de nous. Il y a du zèle chez eux, de l'obéissance plus que
chez nous, et je vois que, moins actifs que nous par nature,
dans les cas pressés ils exécutent très-vite de grandes
choses. «
Enfin je suis ravi de voir à l'Impératrice une belle ar-
mée au printemps prochain. Si j'étais sûr de ce que
deviendra la nôtre d'ici là, je serais moins en peine.
M. de Kaunitz croit que les Russes vont se porter snr
Kœnigsberg. Je le souhaite; mais les Suédois auront-ils de
quoi vivre à Stralsund? Le duc de Mecklembourg, le 12
de ce mois, n'avait pas encore signé de convention avec
le roi de Prusse, qui, outre dix-huit mille hommes, lui
demande dix millions de notre monnaie en quatre paye-
ments'. M. de Richelieu a remis nos ratifications à un
marchand que Champeaux lui avait adressé; nous igno-
rons si elles sont parvenues à leur destination.
Nous allons donner à l'Impératrice tout l'argent que
nous avons (ait arrêter à Osnabruk et que toutes les vrai-
semblances nous Font croire appartenir à l'Angleterre. En
tout cas, nous le rendrons quand on en aura justifié la
propriété. On croit qu'il y a environ huit à neuf millions.
Avec ce que nous avons payé déjà à la Suède, nous serons
bien avancés avec la cour de Vienne. La réponse que
M. de Kaunitz a faite à votre mémoire m'a fait plaisir, quoi*
qu'elle soit sans conclusion. Il est bon de voir comment
i Voir ce que dit Frédéric, Mémoires, édit. Pion , t. I, p. 406 et 419.
II n*est pas question de cette cocyention, qui, d^autre part, ne parait pas
avoir été imprimée. Voir Tetot, Répertoire des traités de paix, partie
alphabétique, p. 351.
DE L*ABBÉ COMTE DE BERNIS. 173
plus tôt fait en traitant directement avec elle et en en-
voyant mon ultimatum sur carré de papier.
5^ Quand je vous ai parle d'une trêve, je n'ai prétendu
que donner à la cour de Vienne le temps de reformer une
armée, et à nous, de pouvoir la lui envoyer. Si elle est en
force, c'est les armes à la muin qu'il faut négocier, j'en
suis tout à fait d'accord ; et dès que la cour de Vienne est
en force, il ne faut point de trêve.
6"" Voussentez que, puisque» ne nousdétachantréellement
pas de la cour de Vienne, nous voulons bien courir les
risques d'une seconde campagne, plus il est nécessaire de
lui faire faire attention à ces mêmes risques, afin qu'elle
nous sache tout le gré que nous méritons, et qu'elle-même
sente tout le danger qu'elle court et nous fait courir. Il y
aurait de l'imbécillité à se livrerpieds et poings liés sanssen-
tir et ftiire sentir auxautres que nous voyons notre situation .
D'après tous ces points, vous devez conclure que nous
allons jouer le plus gros jeu du monde. Des soixante-dix
millions que nous venons d'avoii^, il y en a plus de vingt
millions qui sont déjà dépensés. La marine en a coûté
soixante cette année, sans payer un sou sur ses dettes an-
ciennes, ni la plus grande partie du courant. Où trouve-
rons-nous de nouvelles ressources pécuniaires? Nous
allons soudoyer dix mille Suédois et plus de dix mille
Saxons; quelle dépense ajoutée à une dépense déjà énorme!
Si nous avions des Colbert, des Desmarets, ou des fous in-
génieux comme Law, nous pourrions trouver bien des
expédients ; le public n'a point de confiance, tout est
tourné en fronde et en plaintes. Point de ministres, point
de conseil, point de généraux, point de volonté dans les
uns, ni d'activité dans les autres. Je vous dis ma pensée,
il faut être fol pour ne pas désirer que la cour de Vienne
veuille faire la paix, et pour ne pas lui conseiller de la
174 LETTRES
désirer. Voilà mon opinion, et cependant je sens tout
comme vous la honte de céder, d'abandonner un grand
projet, de subir en quelque façon la loi. Mais donneiHnm
des hommes, et je risquerai tout; car tout incapable que je
suis de mener une machine de guerre, avec de la fermeté
et un peu de prévoyance, je m'en serais mieux tiré, cette
campagne, que ceux qui en ont été chargés. Comment
voulez-vous que je ne tremble pas de voir mon ouvrage
dans les mains de ceux qui l'ont gâté et voulu gâter? Mais,
mon cher comte, je vous fais des réflexions bien inutiles,
puisque la cour de Vienne a pris son parti, et que le Roi a
pris le sien de ne pas traiter sans elle. Mais souvenez-vous
que j'ai trouvé un instant que la sagesse me montrait do
bout du doigt et dont nos alliés et nous gémirons peut*
être bien longtemps de n'avoir pas profité.
Nous enverrons vingt-quatre mille hommes en Bohème.
Cela n'est pourtant guère nécessaire si la cour de Vienne
en a quatre-vingt-dix mille. Mais quand les enverrons-
nous ? Il y a quinze jours que je presse sur cela, et il n'y
a rien de fait. En attendant, si le roi de Prusse est à Mag-
debourg, comme on le dit, s'il joint seulement douxe à
quinze mille hommes aux Hanovriens, je ne serais nulle-
ment étonné que notre armée ne fut chassée faute de pou-
voir subsister ensemble, et alors les secours que nous
pourrions envoyer arriveraient au mois d'août, car ce ne
serait pas une retraite, mais une vraie débandade.
Vous savez au reste que les Suédois ont rendu Andam
et Demmin ', et sont sous Stralsund ^.
Dieu me préserve de jamais gouverner des aflfaires dont
je ne serai pas totalement le maître. M'en voilà corrigé
» Le 17 janvier 1758.
' Sous le commandement du comte de Rozen, qui, à la fin de janvier,
succède au maréchal Ungern de Sternberg.
DE L'ABBE COMTE DE BERNIS. 177
nos alliés envisagent des objets qui nous sont communs.
A regard des Saxons, je vais travailler à un projet de
convention tant sur cet article que sur celui des revenus
des pays conquis, moyennant les Suédois. Le départ de
M. le comte de Clermont et du chevalier de Gourten ', qui
va voyager dans l'Empire, comme je crois vous l'avoir
déjà dit, ne donne pas un moment à mes bureaux, et les
affaires ne m'en donnent guère. Vous n'en jugerez pas
ainsi à la longueur de cette lettre; mais je crois très-
important de vous instruire de tout en détail, et sans le
vernis du bureau.
Ne vous épouvantez pas quand je vous mande ce que je
pense. Jamais vous ne me verrez conseiller les partis
faibles, encore moins les partis de mauvaise foi, j'en suis
incapable. Vous trouverez la copie du mémoire que nous
avons envoyé en Hollande. Je ne biaise point sur Ostende
et Nieuport. Nous en serons quittes, si la fortune nous
seconde, pour une autre copie du traité secret et d'autres
ratifications, ou simplement d'en changer la date lorsqu'il
sera communiqué ou rendu public. Cet acte secret n'est
jusqu'ici que le gage que notre sûreté exigeait de part et
d'autre. Nous pourrons y donner l'époque qu'il nous con-
viendra le mieux de choisir lorsqu'il en sera, temps.
Comme jusqu'ici nous sommes les seuls contractants,
nous sommes nos maîtres' absolus. D'ailleurs il n'est pas
question aujourd'hui de la cession des Pays-Bas, mais du
seul arrangement provisionnel d'Ostende et de Nieuport.
M. de Lobkowitz doit être content du Roi, qui l'a entre-
1 Antoine Pancrace, cbevalier de Gourten, quittait le service de Saxe,
lorsqu'il fut reçu capitaine au régiment de Gourten le 24 novembre 1742 ;
major le 2 août 1745, rang de colonel le 15 avril 1759, brigadier en 1762,
colonel d*un régiment suisse en 1766 , maréchal de camp en 1770 , il fut
élevé au grade de lieutenant général en 1784.
II. 12
178 LETTRES
tenu près de trois quarts d*heure chez madame de Pompa-
dour» et qui, en lui souhaitant un bon yoyag^e, lui a dit
d*assurer Tlmpératrice que son alliance serait étemelle et
qu'au surplus il s*en rapportait à la lettre qu*il écrit à cette
princesse et dont je joins ici la copie. Le Roi a donné son
portrait enrichi de diamants fort beaux à M. de Lobkowitz.
Je remets mon paquet à M. de Lobkowitz. Je crois
qu'on n'est pas trop curieux h Vienne; en tout cas, on ne
verra dans cette lettre-ci que des détails très-Yrais, qui
pourront faire naître des réflexions bien sages.
J'écrisà M. de Kaunitz sur la mort de madame sa mère',
et j'entre avec lui dans un détail de franchise qui ne lui
déplaira pas, et qui, à mon avis, ne saurait produire ua
mauvais effet.
Nous allons donc nous rebattre de plus belle. Je crains
l'humeur et le retour de M. de Richelieu. La folie qu'il a
eue de vouloir revenir dans les circonstances les plus cri-
tiques a fait décider son rappel.
Si nous nous soutenons à Hanover, nous viendrons à
bout de la neutralité, et la neutralité conduira à la paix
avec l'Angleterre tout naturellement.
Je me ravise, et je vous enverrai un courrier qui ne vous
apportera précisément que les points dont il faut promp-
tement convenir avec la cour de Vienne pour Fenvoi des
vingt-quatre mille hommes. M. de Lobkowitz portera le
reste de ce que je vous annonce, si le reste est prêt. Hais
du moins le point principal ne souffrira aucun retarde-
ment. Nous allons travailler aux Saxons et aux pays cod«
quis. Au reste, le Roi n'enverra que des Allemands à l'Im-
* Marîe-Emestine-FrançoI»e, comtesse douairière de Kaunîu-Ritd)efS
et du Saint-Empire, née comtesse d'Oslfrise de Rittberg et du SainC-Eo-
pire, morte à Brunn, en Moravie, le l»"" janvier 1758 , à Tâgc de soixaote-
douze ans.
DE L'ABBÉ COMTE DE BEKNIS. 179
pératrice. Il faut que les Français restent ensemble et
qu'ils n'inondent pas la France et les pays étrangers d'é-
pigrammes contre les Autrichiens, et que toute la cour ne
se déchaîne pas contre M. de Soubise, s'il y a deux colo-
nels de son armée de blessés.
Adieu, mon cher comte; le porteur vous dira le reste.
Vous me regardez comme votre ami, et vous avez bien
raison.
Je crois M. de Montazet parti. M. de Paulmy ne veut
pas le faire maréchal de camp '. Gela est injuste. Écrivez-
en à madame de Pompadour.
Ce 30 janvier 1758.
Je reçois, mon cher comte, une lettre de M. Ogier,
du 14, qui m'a fait grand plaisir. Il est certain que le
Danemark a rejeté les nouvelles offres, encore plus éten-
dues que les premières, de l'Angleterre et du roi de Prusse,
qui l'ont attaqué l'un et l'autre, et par l'appât de subsides
plus considérables que les nôtres, et par l'espoir encore
plus flatteur de faire réussir l'échange du Holstein. Voilà
un grand inconvénient de paré. La crainte du roi de
Prusse et de ses succès intimide cependant le Danemark.
Son ministre à Vienne lui a fait part du plan que vous
aviez formé pour la défense du Mecklembourg par les
troupes danoises. Je crois qu'il ne faut insister sur aucun
plan particulier, mais songer à engager le Danemark à
prendre parti, et insérer dans la convention qui sera faite
que l'on concertera les moyens de rendre actives les
troupes qu'il mettra sur pied, de manière à ne lui faire
courir que les moindres risques, en aidant cependant uti-
^ Je le trouve pourtant dans Pirard, V, 694, et dans VÀlmanach royal
comme maréchal de camp avec brevet du l"'' décembre 1757.
iS.
180 LETTRES
lement la cause commune. Ce point gagné une fois nous
mettra fort à Taise. Un premier pas en entraîne un autre.
Voici donc ma pensée, sur laquelle j'enverrai des instruc-
tions à M. Ogier : vu les difficultés du grand-duc pour
l'échange du Holstein, difficultés qui, pour être aplanies,
consommeraient beaucoup de temps, je penserais que la
cour de Vienne devrait consentir à ce que rOstfirise
fïit cédée au Danemark, pour en faire, s'il était pos-
sible, l'échange avec la partie du Holstein que possède le
grand-duc, ou pour rester au Danemark en propriété, si
cet échange n'avait pas lieu ; que pour le succès dodit
échange les cours de France et de Vienne s'engageraient
à employer leurs bons offices et ceux de leurs alliés. Lt
cession actuelle de l'Qstfrise et la garantie de cette pro-
vince au Danemark sont, selon moi, le moyen le plus court,
le plus simple et le plus fort pour déterminer prompte-
ment cette puissance. On dédommagerait M. le comte de
Kaunitz de la manière dont il le désirerait, et conséquemment
aux ouvertures que vous lui avez faites à ce sujet *. Voilà ce
que je pense. Je manderai à M. Ogier qu'il attende votre
réponse, pour agir d'après ce plan lorsqu'il sera adopte
par la cour de Vienne.
Au reste, le duc de Mecklembourg n'attend, pour porter
ses plaintes à la diète, que l'aveu de l'Empereur. Il n'est
pas content de la réponse que lui a faite le conseil ao-
lique ; il se défie des intentions de quelques membres de ce
conseil. Tâchez de lui rendre la cour de Vienne plus favo-
rable ; elle y a le plus grand intérêt, ainsi que la cause
^ On sait que l*Ostfrîse, pays contî|;u à la Westfrise bollandaUe, appar-
tenait depuis 1744 au roi de Prusse, qui y avait succédé en vertu d*iioe
expectative donnée en 1694 à Télecteur Ftédéric-Guillaume de Brande-
bourg par Tempereur Léo|>old II. Les comtes de Kaunitz et de Wied-
Runckel prétendaient avoir des droits sur l'Ostfrise du chef de leur ascen-
dance féminine.
DE L'ABBE COMTE DE BERISIS. 181
commune. C'est pour attacher le duc de Mecklembourg
que j'ai consenti beaucoup de choses que Champeaux a
passées légèrement afin de mieux engager ce prince, mais
qui ne nous lient que par les Hens des bons offices et dans
des cas dépendant du futur contingent et de la volonté des
tiers intéressés. La cour de Vienne accédera aux articles
qui lui conviendront, mais ce n'est pas ici le cas d'être
pédante, comme à son ordinaire, vis-à-vis des princes
protestants.
M. le comte de Clermont part dans deux jours*. Le
pillage de notre armée a été poussé à l'extrême, et sur cet
article M. de Richelieu n'est pas excusable. Ce qui est
fait est fait; il n'en faut plus parler. M. de Digne* a l'évê-
ché d'Orléans, et M. de Troyes ' a donné sa démission ;
je travaille à obtenir la même chose de l'évéque d'Auxerre*
pour avoir la paix dans notre intérieur. Adieu, mon cher
comte; je crois que vous ne doutez pas démon amitié.
Mon mémoire envoyé en Hollande a- déconcerté la cabale
anglaise et prussienne.
Ce 4 février.
Je sais, mon cher comte, que Castries vous écrit pour
que la cour de Vienne ne soit pas chargée des subsistances
des vingt-quatre mille hommes ; mais Duverney a compté
sur cet arrangement, et n'a pris aucune mesure en consé-
' Le commandement du comte de Clermont est annoncé par la Gazette
^ la date du 19 janvier. Le 29 janvier, le prince prend congé du Roi et de
la famille royale.
3 Louis-Sextius de Jarente de la Bruyère, chargé de la feuille des béné-
fices. L*abbé Pierre-Paul du Caylar fut nommé à sa place à Digne.
3 Matthias Poncet de la Rivière, sacré évèque de Troyes le 2 septembre
1742. Il fut remplacé par Jean -Baptiste-Marie Champion de Cicé, grand
vicaire du diocèse de Bourges.
^ Depuis 1754, Tévèque d*Auxerre était Jacques-Marie de Caritat de
Condorcet, précédemment évêque de Gap.
182 LETTRES
quence. Voyez dans quel chaos cette nouvelle disposition
jetterait. Ainsi, pour remédier à tout, je crois que vous
pourriez pourvoir a ce qu'en payant, on fournit à nos
troupes les subsistances telles que nous les donnons. Sans
cela, ce seul objet fera des galimatias sans fin et des retar-
déments.
Co 4 février.
Les propos sans fin que le nonce vous a tenus, mon
cher comte, sont destitués de tout fondement. Apparem-
ment que ses amis de Rome lui ont mandé que le bruit
avait couru dans cette ville, lors de la suspension équi-
voque du décret de Venise, que le Pape voulait me com-
prendre dans la prochaine promotion des cardinaux. Je
n'ai fait aucune attention à ce bruit, ni aucune réponse à
ceux qui m'ont donné cet avis, qui était accompagné de
conseils pour assurer par quelques démarches ma future
nomination . Mon principe sur le chapeau est de ne m'en pas
permettre seulement l'idée, et de laisser au Roi et aux
circonstances le soin de ma destinée à cet égard. Je serais
flatté assurément d'être cardinal, et j'ai pensé sur cela tout
ce qu'il y avait à penser ; mais comme cette ambition me
tourmenterait si elle était forte, et que le chapeau ne me
rendrait pas si heureux que le désir de l'avoir pourrait me
tourmenter, je n'y songe en aucune sorte de façon, et je
crois même que je manquerais au Roi si j'y songeais
jamais. Je suis trop sous ses yeux pour craindre qu'il
ni'oublie, et certainement je n'aurai jamais rien que par
lui; il peut lui convenir et ne pas lui convenir que je sois
cardinal; les époques sur cet article peuvent ne lui être
pas indifférentes; par conséquent, je n'y songe, ni ne crois
devoir y songer. Voilà la vérité toute pure. Ainsi je vous
prie de laisser tomber les propos du nonce, de ne faire
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 183
aucune information à ce sujet, et s'il vous en parle, de lui
dire qu'il n'a jamais été question de cette nomination que
par des bruits répandus à Rome et qui ne méritent pas une
grande attention.
Je vous avoue, mon cher comte, que le trésor deWesel
rempli de mitraille m'a choqué à mourir. Mais il m'em-
barrasse encore davantage. Nous nous sommes avancés
sur la notoriété publique vis-à-vis de la cour de Vienne.
L'exposition pure et simple du fait est la meilleure élo-
quence à employer pour nous disculper.
Montmartel va fournir un million de florins, et s'arran-
ger pour en donner promptement davantage. Nous péri-
rons par l'argent : il y a loujgtemps que je le vois et que je le
crains ; et c'est sur cette crainte que sont fondées tous les
raisonnements que je vous ai faits dans mes lettres précé-
dentes*.
Le Pape, impatient et mauvaisnégociateur, dans le temps
où le Sénat de Venise était forcé de déclarer la suspension
pure et simple, s'est ennuyé de tout cela, et a permis que
le cardinal Archinto ouvrit les conférences avec l'ambas-
sadeur de Venise à Rome. Par cette faute, il perdra le
mérite de la déférence à laquelle le Sénat était forcé par
notre cour, et les affaires n'en seront pas plus tôt arrangées.
J'en demande pardon à Sa Sainteté, mais ce n'est pas là
comment il faut s'y prendre avec les Vénitiens.
Nous avons avis que les Anglais veulent joindre quinze
mille hommes à l'armée hanovrienne. Gela va nous em-
barrasser, si M. le comte de Glermont ne trouve pas le
1 On sait par le compte rendu de Choiseul (publié Mémoires de Choi^
seul, t. I, p. 98) que les dépenses des affaires étrangères avaient été en
1757 de 57,500,734 livres 11 sous 8 deniers, et en 1758 de 57,622,255
livres 5 sous 1 denier. Les chiffres donnés par M. de Boallongne dans
son compte rendu ne peuvent pas être pris au sérieux. (Collection des
comptes rendus de 1758 k 1787. Lausanne, 1788, in^®.)
184 LETTRES
moyen de casser le cou au prince Ferdinand avant cette
jonction ; il en a bonne envie. M. de Richelieu va arriver.
Il parait assez philosophe; Dieu veuille qu'il soit sage
quand il sera ici.
Le roi de Prusse a, dit-on, envie d'entrer en Moravie
au !•' mars, et de pousser jusqu'à Vienne; ce bruit peut
être semé à dessein ; mais il serait bien fâcheux de l'avoir
méprisé, et, en y faisant trop d'attention, de se trouver
faible en Bohême.
Adieu, mon cher comte; je souhaite que mes derniers
horoscopes ne se vérifient pas. Le grand point est de faire
déclarer le Danemark. La politique, si elle réussit, aura
fait jusqu'à l'impossible.
Adresse : A Monsieur, Monsieur le comte de Stainvilk,
Bkrms.
(Cachet.)
Ce 9 feTrier.
Pouvez-vous croire , mon cher comte , que je prenne en
mauvaise part vos conseils, ni vos idées? Quand elles ne
se trouveront pas conformes aux résolutions du Roi, je
vous le manderai nettement, et je sais que votre méthode
n'est pas d'argumenter contre les ordres de la cour. Quand
les résolutions du Roi ne seront pas absolument établies,
je profiterai bien volontiers et avec la plus grande doci-
lité de vos lumières. Je ne suis pas assez sot pour être
jaloux. Vos dernières lettres ont donné très-bonne opinion
de votre discernement; mais on a trouvé que vous avici
parlé trop à cœur ouvert, et que vous n'aviez pas mis assez
de gradation dans vos ouvertures. Je croîs que vous avez
été effarouché par l'idée de notre faiblesse ordinaire, et
que vous avez communiqué vos craintes par celles que
DE L'ABBÉ COMTE DE BEUNIS. 185
TOUS aviez yous-méine, dont quelque chose a perce aux
yeux de M. de Kaunitz. Mon intention était que vous
levassiez le bandeau qui obscurcit souvent le conseil de
Vienne lorsque Tamour-propre s'en mêle; que si cette
cour vous paraissait disposée à la paix , vous n'y missiez
point d'obstacles; que si, au contraire, outre la volonté de
continuer la guerre, elle en avait encore les moyens, de ne
point l'exhorter a faire la paix. D'ailleurs, mon cher comte,
la peinture que je vous ai faite de notre état n'est point
changée; au contraire, il n'y a point ici de gouvernement ,
de nerf, ni de prévoyance. Je soutiens la machine poli-
tique par artifice ; mais comme je ne suis que le résultat
des autres départements, mes peines et mes soins sont
inutiles. J'ai du courage comme un lion, mais non comme
don Quichotte, et je ne sais pas me battre contre les
moulins à vent. Quoi qu'il en soit, les Russes sont à
Kœnigsberg '. S'ils se portent sur la Vistule, ils peuvent
également faire des courses dans le Brandebourg et tirer
de presse les Suédois. Le roi de Prusse a voulu faire enle-
ver le marquis de Fraigne à Zerbst * ; il s'est bien défendu,
s'est bien conduit, et a été secouru et soutenu par le prince
d'Anhalt. Voyez jusqu'où ce prince porte la volonté arbi-
traire! Vous me direz qu'il faut l'enchaîner; j'en suis
d'accord, mais qu'on lui prépare des chaînes qu'il ne
puisse briser! L'Infante est très-aise. Elle veut absolu-
ment assurer le sort de sa fille, qui grandit; elle a raison.
Mais moi, je songe au sort des petits-enfants, et je le vois
bien en l'air. Nous allons manœuvrer sur nos côtes et y
tenir peut-être le prétendant visiblement caché. Au reste,
si j'étais l'abbé de Bernis tout simplement, j'aurais été
choqué à mourir de la tirade que M. de Kaunitz vous a
* Gaxette de France, p. 74, i la date du 11 *vrier.
^ Voir les Mémoires et TAppendice. '
186 LETTRES
dit (le m'envoyer sur l'échange pur et simple de Parme et
Plaisance; mais, comme ministre, je suis inaccessible 4iux
sentiments de Thumanitë. Je vous avertis simplement qoe
le grand chancelier, tout bonn^te homme qu'il est, est
ombrageux et défiant. J'ai dit au comte de Starhemberg les
mêmes choses que je vous avais écrites ; il n'a vu que du bon
sens et de la sagesse dans mes réflexions, mais nullement
un changement de système. Ne dites pas cela à son maitre,
car vous lui feriez une tracasserie. Il faut bien que Tlm-
pératrice ait un Broglie, mais elle aura le meilleur sans
contredit. Adieu , mon cher comte; je suis touché de votre
amitié et de votre confiance , et je vois avec plaisir que
vous comptez sur la mienne.
Ce 9 février 1758.
La lettre de M. le maréchal de Belle-Isie, monsieur le
comte , vous mettra au fait de ce qui se passe. Les mal-
heurs que j'ai prévus sont arrivés, mais ils pourront se
réparer. Je crois que notre armée se mettra en sûreté. La
difficulté est de la nourrir derrière le Weser. Nous avons
l'obligation à nos généraux et au défunt ministie de la
guerre de tout ce qui arrive aujourd'hui. Nos dépenses
vont se multiplier; mais il est très-possible que les événe-
ments de la campagne soient les mêmes qu'ils auraient été
si nous avions conservé l'électeur de Hanover. Je ne
ferai partir le courrier que je vous ai annoncé que lorsque
nous saurons un peu plus sûrement quelle position prendra
notre armée.
Je crois que la cour de Vienne devrait borner le com-
mencement de la campagne à une défensive sûre en Mora-
vie et en Bohême, et faire de bons camps retranchés. Les
Russes peuvent nous donner aux uns et aux autres le temps
de respirer.
DE L'ABBE COMTE DE BERNIS. 187
Vous connaissez y monsieur le comte , mon inviolable
attachement pour vous.
Ce 20 février.
Je VOUS prie, mon cher comte, de vouloir bien faire
parvenir sûrement cette lettre de madame la Daupbine au
prince Xavier'.
N'oubliez pas, je vous prie, ma commission pour un
grand habit de femme fond bleu brodé en soie blanche
sur une étoffe de printemps.
Nous apprenons que les Prussiens s'assemblent du côté
d'Halberstadt et de Magdebourg pour attaquer d'un côté
WolfFenbuttel, tandis quelesHanovriens attaqueraient du
côté de Vegezack *. On croit que le dégel et la fonte des
glaces rompront ou suspendront cette entreprise. M. de
Montazet arrive dans ce moment.
Ce 28 férrier.
Je ne suis pas pédant, monsieur le comte, parce que,
avant d'être ministre, je n'ai pas été maître des requêtes,
ni intendant de province. Je n'étais pas en peine, avec
l'esprit que vous avez, que nous ne fussions du même
avis dans le fond ; mais je vous avoue que le second cour-
rier dépéché par M. le comte de Glermont m'a bien fait
craindre que nous n'eussions perdu un temps précieux
pour nous tirer de l'abime. Je ne suis pas hors de toute
^ Françoîs-Xavier-Louis-Auguste Bennon, prince de Saxe, né à Dresde
le 25 août 1730, second fils d*Auguste III, lieutenant f,énéral français
commandant un corps de 10,000 Saxons auxiliaires pendant la guerre de
Sept ans. Voir sur ce prince. Correspondance du prince François" Xavier
de Saxe, publiée par A. THÉVEtiOT. Paris, 1874, iii-8°.
* Vegezack, à six lieues nord-ouest de la ville de Brème, sur le Weser,
entrepôt des marchandiseï^ qui vont à Brème. Ce port ne fut ouvert
qu en 1619.
188 LETTRES
appréhension. Si les Russes continuent à agir de bonne
foi, nous gagnerons le temps de nous remettre; mais si
nous repassons le Weser, soyez sûr (à moins que nos enne-
mis ne soient des sots) que nous reviendrons derrière le
Rhin , et alors on sentira qu'il valait mieux faire la paix
tandis que nous possédions encore Télectorat de Hanover
et les États du roi de Prusse en Westphalie , que de tenter
fortune avec des moyens impuissants. Depuis qu*on s*est
résolu a mettre le maréchal de Belle-Isle à la tête du mili-
taire , je respire un peu ; il entend la chose , il en a le ton,
l'expérience et la considération : nous sommes amis. Le
conseil se fortifie comme un arbre dont on a retranché
une branche pourrie; il en reste encore deux, dont Tane
est très-succulente à la vérité, mais très- flasque. Quand on
voudra bien y substituer un rameau vigoureux , on remon-
tera la machine; mais M. de Soubise le protège, et il a
très-grand tort , car les sots , même avec un gros ventre
et une face toujours riante, ne sont bons qu'à brouter et à
dormir \
Vous avez tiré parti de votre effusion de cœur avec
M. deKaunitz, parce qu'un homme d'esprit tire parti de
tout. Je suis bien aise qu'il en soit résulté plus d'activité
et moins de confiance. A propos de cela, j'ai écrit à ce
ministre sur la mort de sa mère et sur nos affaires. J'at-
tends la réponse. Vous avez dit très-vrai en l'assurant que
je n'ai jamais de rancune. Je sens, je marque que j'ai
senti , et puis je suis sage ; c'est mon caractère , et, de plus,
c'est mon rôle et ma charge. Je vous recommande les
affaires des Génois; ils sont insupportables et maladroits,
quoique fins; mais il faut les protéger pourtant, et voir si,
en élaguant une partie des demandes qu'ils ont faites , on
^ Ne s*agit-i1 point ici de Peirenc de Moras?
DE L*ABBÉ COMTE DE BERNIS. 189
ne pourrait pas réduire leur affaire à quelques points de
convenance réciproque. Il est bon de ménager et de pro-
téger des gens qui gardent une des portes de l'Italie.
Je crois que si nous sommes encore à Hanover dans
trois mois, et que tes Russes, malgré Thoroscope du comte
de Broglie, ne restent pas sur la Vistule , nous pour-
rons faire une paix honorable. J'ai jeté quelques petits
fondements pour notre paix particulière avec les Anglais.
L'Espagne joue avec eux un rôle douteux, qui ne me per-
suade pas encore qu'elle veuille se fâcher tout de bon.
Mais enfin, quand on voit des indices, on doit supposer
quelque principe intérieur. Tout ce que nous pouvons
faire pour l'électeur de Bavière, que nous voulons conser-
ver sur le tableau des princes de l'Empire , c'est de lui
passer complet son corps de troupes, à mille , douze cents
où dix-huit cents hommes près, pour cette campagne seu-
lement, et sans tirer à conséquence : d'où il résultera qu'il
aura cinq mille hommes effectifs au lieu de six mille huit
cents. Il ne faut pas dire cela à la cour de Vienne, à
moins que vous n'y voyiez aucun inconvénient; je vous en
4is autant de tout ce qu'a écrit et qu'on a écrit au comte
de Clermont. Il faut que vous sachiez tout et que vous ne
disiez que ce qu'il faut. C'est l'argent qui nous fait la
guerre la plus cruelle. La marine manque , et si nous ne
perdons pas Louisbourg, ce ne sera pas faute d'y avoir
fait de notre mieux en n'y faisant rien du tout. M. de la
due ' est parti sans attendre M. Duquesne ' ; il pourra bien
être battu. Adieu, monsieur le comte; je vous aime de
tout mon cœur.
1 N. de Bertet, marquis de la Clue, lieutenant général des ailnées na-
vales, mort le 3 octobre 1754. Son escadre était en relâche à Carthagène.
{Gazette du 18 février.)
2 Le marquis Duquesne Menneville, chef d'escadre le 25 septembre 1755,
mort en 1778.
190 LETTRES
Ce 17
La moilié de mes prophéties est déjà accomplie , moo
cher comte; nous voilà sur le Weser, et nous serons bien-
tôt sur le Rhin, après avoir essayé de garder la Lippe.
Je fais tous mes efforts pour conserver Emden, et pçir con-
séquent rOstfrise; sans quoi notre négociation avec le
Danemark, qui est en si bon train, aura le col casse.
Toutes' les fois que le poHtique fait un miracle, le mili-
taire trouve le secret de tout ruiner. J'en suis sur cela à
la quatrième expérience. Malgré Tétendue de nos quar-
tiers et le défaut de fourrages, s'il y avait eu du nerf dans
le conseil de M. le comte de Glermont, nous n'aurions
pas été chassés de l'électorat d*Hanover ; cela m'est
bien démontré. Mais Grémille, qui est un grand homme
pour le détail, n'a pas cette âme vigoureuse qui fait ris-
quer les coups de partie.
Mon avis , mon cher comte , est que nous fassions la
guerre au roi de Prusse comme le cardinal de Riche-
lieu faisait la guerre à l'Empereur, c'est-à-dire par les
Allemands; nous ne sommes faits, jusqu'à ce qu'il nous
arrive des généraux et qu'on ait rétabli la discipline , que
pour observer, menacer, conserver, et non pas agir.
D'Affry * me mande qu'il parait certain que les Anglais
feront passer vingt mille hommes dans le continent. Voyez
si nous pouvons nous écarter.. Je tiens ferme à ma pre-
mière idée. Il faut que le Roi envoie toutes ses troupes
étrangères à la cour de Vienne avec quelque cavalerie
française, qui est aujourd'hui la meilleure espèce de nos
troupes ; qu'on augmente nos corps allemands de viogt-
^ Louis-Augustin d*Affry, cadet dans la compagnie de son père en 1723,
capitaine de la compagnie colonelle en 1733, maréchal de camp en 174S,
ambassadeur en Hollande en 1756, lieutenant général le 12 mai 1758. li
a quitté la Hollande le 4 juin 1762 pour servir à Tarmée.
DE L'ABBE COMTE DE BERNIS. iOl
cinq ou trente homtnes par compagnie; que Fischer et
d'autres espèces pareilles recrutent perpétuellement en
-Allemagne pour tenir nos corps complets. Je poursuivrai
la neutralité d'Hanover et la paix avec TAngleterre
jusqu'aux enfers. Nos affaires vont mieux en Espagne;
mais le mariage de Tinfante Isabelle, s'il n'était commu-
niqué a propos au roi d'Espagne, les gâterait infaillible-
ment. C'est par ce côté-là que nous ferons la paix avec les
Anglais, ou que nous aurons le moyen de les vaincre;
faites sentir cette vérité importante. Soutenons les Russes,'
les Suédois, l'Empire, et mettons en jeu le Danemark;
contenons la Hollande, et sauvons par là les Pays-Bas;
ne nous éloignons pas trop de nos foyers, mais surtout
trouvons de l'argent, car c'est par là que tout va périr. Il
n'y a qu'un moyen pour cela , c'est de se retrancher et de
montrer au public des espérances d'une bonne adminis-
tration future.
Bien loin de diminuer et de suspendre les grâces et les
dépenses, on les prodigue. D'ailleurs, la marine est un
gouffre, elle n'a aucun ordre, et tout ce qui est plume y
vole par une longue habitude. Vous savez bien le seul
remède à tous ces maux, mais il est inutile d'y penser.
Il ne s'agit que de me donner plus de crédit et de con-
sistance. Le Roi a voulu le faire par une nouvelle abbaye
qui m'empêchera de me ruiner ' , mais qui n'ajoute rien
à ma considération personnelle; cette grâce réunie au
cordon bleu a pourtant fait son effet*. A l'égard du
chapeau dont vous m'avez parlé une fois , le Roi me dit
qu'il était bien sûr que je ne trigauderais jamais sur cela, et
que si le Pape avait envie de me le donner, qu apparemment
* L*abba^e de Troîs-Fontaines, ordre de Giteaux, diocèse de Châlons-
sur-Mame. (V. Gaz, de France, 16 mars 1758.)
' Bernis était commandeur do ordres du Roi depuis le 8 février.
192 LETTRES
il Fen préviendrait. Hier ce bon prince m'écrivit une
lettre de Henri lY. Il veut que vous assuriez l'Impératrice
qu'il a toujours voulu être uni avec elle , qu'il le voudra
toujours et qu'il mourra dans cette volonté. Que pour lui,
il désire Taccomplissement du traité secret, parce que,
dit-il f il ny a que le voisinage des Étals qui brouillent Us
gens de leur sorte. Vous pouvez hardiment assurer l'Impé-
ratrice et M. de Kaunitz de ces sentiments invariables.
Mais ce n'est pas assez de vouloir une chose, il faut que
quelqu'un soit en état de la conduire. Retranchons tout
ce qui a l'air de premier ministre, mais qu'on m*accorde
assez de confiance pour adopter et faire adopter ce que
je proposerai. Je vous regarde comme mon ami intime;
ainsi je vous parle à cœur ouvert. L'histoire de madame
de Goislin m'a affligé pour le Roi, pour notre amie et pour
le système; mais je suis bien rassuré. Si cette femme con-
seillée, et. Dieu merci, mal conseillée par les ennemis de
madame de Pompadouret de l'État, s'était mieux conduite,
elle aurait ruiné l'alliance par-dessous terre sans qu'on
s'en fût douté. Rien n'est si important pbur la cour de
Vienne que la conservation de notre amie et l'augmentation
de mon influence sur les affaires générales. Je suis bien
content du Roi sur le premier article, et même sur le se-
cond ; mais il faut l'aider et se mettre à portée soi-même
d'influer dans ses affaires, car il ne songera ni à vous le
dire, ni à vous le proposer. Peut-être serait-il même fâché
qu'on lui en montrât la nécessité. Vous verrez , par ma
réponse à M. de Kaunitz, que je ne lui farde pas la vérité.
Mais vous pouvez l'assurer que s'il est brave, je le suis
aussi, et que le Roi ne pensera jamais à une réconciliation
avec le roi de Prusse, ni à un affaiblissement du traité secret.
Pour moi, je ne crains que deux choses : 1* que nous
manquions d'argent; 2"* que l'Impératrice ne soit écrasée
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 193
dans les trois premiers mois de la campagne prochaine.
Je voudrais que ses armées fussent commandées par un
nouveau Fabius. Gomme homme , je désire la continua-
tion de la guerre; comme ministre, j'en crains et j'en
prévois les suites, et j'en sens toutes les difficultés.
[Aimez-moi toujours, et soyez bien sûr du plaisir que
j'ai à vous rendre justice au conseil et en public '.]
Ce 24 mars.
A brebis tondue Dieu mesure le vent. Je vérifie, mon-
sieur le comte, le sens de ce proverbe. Les accompagne-
ments honteux et Bàcheux de notre retraite , en me faisant
tout le mal possible , ne m'ont pas tué roide, parce que je
les ai prévus depuis quatre mois. Vous n'avez su qu'im-
parfaitement les désordres de nos armées, le défaut de
principes pour les gouverner et les placer; ainsi vous
devez être confondu du tableau du jour. Je vous l'avais
présenté avant les événements ; mais vous aurez cru , et
je vous le pardonne, mes peintures un peu trop chargées.
Il y a dans les grandes affaires des moments précieux à
saisir, après lesquels, quand on les a laissés écliapper, il
faut ensuite courir avec beaucoup de dangers , de peines
et de dépenses. H ne nous reste, aux uns et aux autres,
que d'être fidèles, d'être bien sages dans notre défensive,
et de ne pas perdre la tête; on revient de plus loin. Il ne
faudrait, pour cela, qu'une journée heureuse; du moins
évitons les grands malheurs, et serrons les nœuds qui
nous unissent avec nos alliés plus fort que jamais. Agis-
sons, et partageons nos moyens comme frères; ce n'est pas
ici le cas de jouer au fin. M. Boullongûe cherche des res-
sources, et j'espère même qu'il en trouvera; je voudrais
^ Cette phrase ne se trouve pas dans le m^uscrlt original.
n. 13
194 LETTRES
être bien assuré qu'elles seront bien employées. Au reste,
pour remédier à tous nos maux présents et à venir , il fau-
drait qu'une même tête conduisit tous les ressorts de la
machine; vous le sentez, vous l'avez dit, mais il est inu-
tile d'y penser. Voyons donc comment on peut éviter les
plus grands maux , et perdons l'idée des plus grands biens.
J'ai un courage et une santé qui me confondent, car Tun
et l'autre sont ébranlés tous les quarts d'heure du jour.
L'événement de Russie peut sauver la patrie ', si l'armée
russe n'est pas affaiblie et qu*elle aille ensemble et avec
précaution où elle doit aller. Pour la Pologne, je n'y en-
tends rien , parce que je n'entends rien aux affaires mêlées
avec les tracasseries. Vous aurez bientôt un courrier de
moi. Remerciez madame de Stainville des soins qu'elle a
bien voulu prendre de mon grand habit brodé. Je vou-
drais par reconnaissance vous procurer à l'un et h» l'autre
une vie plus heureuse. Vous savez que ce n'est pas ma
faute si vous n'êtes plus brillants. Aimez-moi toujours.
Vous me trouveriez plus aimable depuis quelque temps,
parce que je suis beaucoup plus salé que je ne l'étais.
' Versailles, ce 31 mars 1758.
J'ai reçu hier au soir , monsieur le comte , vos dépêches
du 22 et toutes celles qui y étaient jointes avec le grand
habit brodé, dont vous voudrez bien m'envoyer le mé-
moire. Il est fond blanc et les fleurs bleues; on me le
demandait fond bleu avec les fleurs blanches, mais on
l'aimera autant tel qu'il est. C'est une commission ; ainsi
il faut que je vous paye promptement.
Vous aurez reçu une grande lettre de M. le comte de
Clermont. Il faut lui pardonner bien des choses dans le
' La disgrâce de Bestucheff. (Gazette du i*' avril.)
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 195
chaos où il se trouve. Ses intentions sont fort bonnes,
et si son conseil était plus ferme, il n*y aurait rien à
désirer. Crémille est ici ; il m'a soutenu que la position de
M. de Richelieu dans Télectorat de Hanover était insou-
tenable, et celle du Wcser Tétait aussi, faute de subsis-
tances rassemblées. Pour moi , j'aurais mieux aimé détruire
notre armée par un combat que par une retraite; je crois
même , sur cela , que mon calcul aurait été a l'avantage
de la conservation des hommes; mais tout est dit. J'ai
pensé en mourir de honte et de douleur. Il faut tacher de
vivre. Au reste, tout ce qui arrive m'a causé du chagrin ,
mais aucune surprise. Les moments manques sur la Sala
et la bataille du 5 décembre m'ont mis à portée de tirer
l'horoscope de tout ceci. Il n'y aurait que demi-mal si nous
pouvions soutenir la guerre, mais l'argent manquera et
manque déjà. Il n'y a à l'armée ni tête, ni courage, ni vo-
lonté ; à la vérité , on a ici la volonté bien ferme d'être fidèle
et de risquer même son existence plutôt que de faire la paix .
Gela est héroïque; mais il faudrait, en conséquence, trai-
ter différemment les gens d'honneur, et faire taire les ba-
vards, qui servent mieux le roi de Prusse par leurs propos
que les victoires mêmes de ce prince et les fautes énormes
de ses ennemis. Il faudrait gouverner ou laisser gouverner
en son nom et par son autorité. Gomme on ne fera rien
de tout cela, je sèche sur mes deux pieds , parce que nous
mettrons le comble à notre ruine et à notre honte. Je vois
qu'à -Vienne on ne pense pas tout cela; apparemment
qu'on y a quelque révélation de sainte Brigitte ' qui an-
nonce les succès de cette campagne. Pour moi , qui ne
calcule que d'après les faits et la connaissance des res-
1 Les révélations de sainte Brigitte ont été publiées sous le titre : Pro^
phétie merveilleuse de sainte Brigitte, Lyon, 1536, et très-fréquemment
réimprimées.
13.
196 LETTRES
sources des uns et des autres, des généraux, de la ruine
du crédit et de la mauvaise volonté générale de notre
nation , je vois que (comme on n'emploiera pas les seuls
remèdes qui pourraient guérir de si grands maux) il serait
plus sage de remettre la partie que de la perdre entière-
ment. J'avoue qu'il est bien tard pour y songer; mais on
y songera dans un temps où les choses iront encore plus
mal qu'aujourd'hui , et je n'aime pas à jouer si gros jeu à
un jeu de dupe.
Après avoir dit dans le vrai où les choses en sont, voici
sur quoi on peut compter : le corps de M. de Soubise est
assuré; il se mettra en marche à la fin de juin. Notre
armée sera fortedesoixantemillehommes, indépendamment
des Saxons, des Palatins et des Autrichiens; elle ne pourra
agir qu'à la fin de juillet. Si les Hanovriens à cette époque
veulent être neutres, on augmentera le corps de M. de
Soubise, et nous aurons une armée d'observation. S'ils
veulent faire la guerre, nous la ferons pied à pied et
méthodiquement, en renonçant aux marches d'Alexandre,
puisque nous n'en avons pas le génie. Croyez, monsieurle
comte, que la plus méprisable de toutes les nations est
aujourd'hui la nôtre, parce qu'elle n'a nulle espèce d'hon-
neur, et qu'elle ne songe qu'à l'argent et au repos. Il fen-
drait changer nos mœurs, et cet ouvrage, qui demande des
siècles dans un autre pays, serait fait dans un an dans
celui-ci, s'il y avait des faiseurs.
Minden s'est rendu lâchement *. Un caporal de Lyon-
nais, avec quelques centaines d'hommes, a forcé deux postes
hanovriens qu'il a égorgés*. Morangies *, qui est de mes
1 14 mars 1758.
^ 11 se nommait la Jeunesse. Voir Lutkes, XVI, 473, n^ 2.
3 Pierre de Molette, marquis de Morangies, lieutenant réformé au r%i-
ment du Roî le 11 juillet 1723, troisième guidon de la compagnie des gen-
darmes de la garde du Roi par brevet du 23 novembre 1727, avec rang de
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 197
parents et qui est très-brave, n'a montré aucune tête,
parce qu'il était entouré par des âmes faibles et lâches.
Nos soldats s'en vont par bandes sur le Rhin. La potence
même ne les contient pas, parce que le mal est trop
invétéré, et que la terreur panique est générale. Au
surplus, nos généraux les plus huppés sont intérieurement
ennemis de la besogne ; ils rient dans leur barbe de la
déconfiture qu'ils ont occasionnée tout doucement par des
conseils faibles. Tout sert ici le roi de Prusse, et tout v
trahit le Roi. Malgré cela, si l'argent n'était pas toujours
prêt à manquer, j'espérerais encore. Vous me direz qu'il
y a encore des ressources de ce côté-là ; j'en conviens ;
mais qui les mettra en œuvre? Ouest Colbert pour trouver
les moyens? où est Louis XIY pour inspirer cette âme qui
est la première de toutes les ressources d'un État? On croit
toujours ici qu'avec des outils ordinaires on fera de grands
miracles. Cela n'est pas vrai et encore moins dans le cas
présent. N'oublions jamais que nous avons affaire- à un
prince qui est son général, son ministre, son munition-
naire, et quand il est nécessaire même son grand prévôt.
Ces trois avantages sont au-dessus de toutes nos ressources
toujours mal employées et combinées.
M. le comte de Clermont a jugé à propos, malgré nos
représentations, de faire évacuer Emden. On lui a donné
ordre, s'il en était encore temps, d'y renvoyer des troupes
et tout ce qui serait nécessaire pour soutenir un siège. On
voulait évacuer Hanau tout de même'; nous nous y
sommes opposés de toutes nos forces ; heureusement le
prince Henri a pris la route de Leipzig. Le bruit a couru
mestre de camp de cavalerie, brigadier en 1740, maréchal de camp en 1744,
lieutenant général le 10 mai 1748. Il ne servit point depuis TafFaire de
Minden. Voir Lutnbs, XVI, 445.
* Voir Gazette de France du 15 arril, p. 180.
198 ^ LETTRES
à Francfort que Dresde avait été surpris par les Âutriclnens.
Je n*en ai rien cru parce que cela n'était pas vraisem-
blable. Jugez , mon cher comte, de ma situation ; moi
dont le caractère est toujours de réfléchir, de voir dans le
présent ce qui doit arriver, et de calculer les événements
par les hommes qui conduisent les affaires et par les res-
sources qui nous restent, mes nerfs, quelque philosophie
et quelque courage que j'aie, s'en ressentent vivement. Ce
ne sont pas les malheurs qui m'accablent, c'est la certi-
tude que les vrais moyens ne seront jamais employés; il
m'est impossible, dans les affaires dont le succès dépend
de la conduite, de m'en rapporter à la Providence. Je sais
qu'elle abandonne les sots et les poltrons, et qu'elle favorise
les gens d'esprit et de courage.
Ma prétendue brouillerie ou refroidissement avec ma-
dame de Pompadour a couru tout Paris. On veut effecti-
vement nous brouiller ensemble;. mais comme je l'aime
de tout mon cœur, et que j'abhorre l'ingratitude, nous
serons toujours amis intimes, et quand nos opinions ne
seront pas les mêmes, nous disputerons, parce que je
n'abandonne jamais ce que je crois être la vérité; mais
soyez sûr que nous ne nous brouillerons jamais. Lorsque la
paix sera faite, je sais à quoi je me destine; ainsi mon
avenir est assuré, pourvu que mes chagrins journaliers,
mes mauvais jours et mes mauvaises nuits ne ruinent pas
bientôt ma santé (cet ouvrage est fort avancé); cent mille
livres de rente en bénéfices ne valent pas le sacrifice que je
fais tous les jours de ma vie et de mon amour-propre. J'aime
le Roi, et je le plains de tout mon cœur; honnête homme,
capable d'amitié et ne désirant que le bien, il laisse faire
le mal et ternir l'éclat d'un règne qui aurait pu être glorieux
et tranquille. J'en suis bien fâché, mais, au fait, il faut
prendre son parti. Je n'en vois point d'autre que de n'être
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 199
point comptable au public de la mauvaise besogne qui se
fait. Tout le monde s'adresse à moi pour redresser les torts ;
j*en ai la volonté; est-ce ma faute si je n'en ai pas le
pouvoir? Enfin, mon cher comte , j*ai du plaisir à vous
parler, parce que j*aime à parler à ceux qui entendent et
qui sentent. Vous n'avez rien à me répondre sur tout cela;
ce sont des cordes qu'il est inutile et qu'il serait impru-
dent de toucher de nouveau. Il faut un maitre ici; j'en
désire un, et je n'ai garde de désirer que ce soit moi. J'ai
les plus fortes raisons pour ne pas y viser, et vous les com-
prenez bien. C'est d'après cette idée qu'on calcule à Paris
que je me brouillerai avec iK>tre amie, comme étant un
obstacle. 1** Je ne sais pourquoi c'en serait un; elle
n'aurait qu'à tout décider sur mes plans; la besogne irait,
et chacun resterait à sa place; mais le pourrait-elle tou-
jours et sur tous les points? Vous en savez assez pour décider
cette question. 2"" J'aimerais mieux mourir subitement que
de manquer en rien à la reconnaissance et à l'amitié que je
lui dois. D'où je conclus qu'il ne me reste à la paix que le
parti d'une honnête retraite; car je ne veux pas traîner
plus longtemps mon existence. Mon honneur est à moi, et
je ne veux plus le laisser flétrir dans et par la main des
autres.
Je veux voir un peu plus cUir dans les suites de la dis-
grâce de M. de Bestuchef et dans la position du comte de
Briilh avant d'envoyer un nouveau ministre à Varsovie.
En attendant que j'en trouve un capable d'exécuter dans
ce pays-là une commission particulière, l'eau trouble
s'éclaircira. Il est impossible de démêler la vérité à travers
toutes les broussailles dont les affaires de Pologne ont été
embarrassées. Je crois dans le fond que M. de Broglie a
eu de bons principes, mais il n'a pas su les concilier ni
avec les personnes, ni avec les circonstances. Il faut dire
200 LETTRES
pour sa justification qu'il a eu aTaire aTec de, furieux
hommes.
Jusqu'à ce que nous ayons fini de fuir, il D*est pas
possible de nous réparer; quand nous serons arrives aux
bornes prescrites, vous verrez quelle dépense énorme il
faqdra pour mettre en état une armée si délabrée. De
préférence à tout, on mettra en mouvement le coips
auxiliaire; cela est juste et nécessaire. Après quoi , mon
cher comte, contentons-nous d'observer, de menacer, d
tout au plus de nous emparer d'une partie des pays que
nous venons de quitter pour maintenir nos affaires et ooi
alliés; mais ne nous commettons plus aux voyages de
long cours. Les mêmes fautes seraient faites, et nous
essuierions les derniers malheurs.
Vous pouvez compter sur mon éternel attachement.
J'ai parlé de l'évéclié d'Autun '. Quoique médiocre, 3
est agréable. Je vous prie de faire passer cette lettre Ai
maréchal de Bellisie à M. de l'Hôpital, à M. Durand* en
lui recommandant de profiter du premier courrier poor
l'envoyer.
Ce 31
Madame de Pompadour vient de me dire, mon cher
comte, qu*elle a vu hier Montmartel à Paris et que nous
aurons de l'argent. Je crois devoir vous donner cette
honne nouvelle pour vous ôter tout le noir que ne man-
quera pas de vous donner ma longue lettre pariiculiéfv,
qu'il faut pourtant que vous regardiez comme la loi et les
prophètes, parce que c'est le vnii fond du sac.
Le Roi ne peut diminuer avec noblesse Taumône qu'il
' M. de Montazet venait d'èlre nommé archevêque de I.too.
S François'Micliel Durand de DUlrofF, alors ministre en Pologne [it
1755 à 1760;. V. sur lui, Baschet, Hist, du Dépôts p. 540.
DE L*ABBÉ COMTE DE BERNIS. 201
fait à la famille de Saxe , d'autant plus que l'entretien de
la forteresse de Kônigstein est une condition essentielle
de cet arrang[ement.
On a trouvé le grand habit fort joli ; ainsi je vous
remercie de tout mon cœur, mais envoyez-moi le mé-
moire.
Ce 7 avril.
Je vous plains de tout mon cœur, mon cher comte, du
rôle embarrassant, pénible et humiliant, que la conduite
honteuse de notre militaire vous fait jouer à Vienne. Le
mien ici est cruel. Le public se tourne toujours de mon
côté pour me demander justice de toutes les*sottises qui se
font. Nous dépensons un argent énorme, et Ton ne sait
jamais à quoi il a été employé, ou, du moins, il n'en résulte
rien d'utile. Tantôt M. de Boullongne rit aux anges, est
assuré du secours, et tantôt il ne sait où donner de lu tète.
Je ne sais comment nous allons nous tirer du mois d'avril.
La marine absorbe des millions de millions, et nous n'avons
pas une escadre en mer, et il y a mille à parier contre un
que nous perdrons Louisbourg, faute d'avoir fait partir à
bonne heure les secours dont il a besoin. Un miracle seul
peut nous tirer du bourbier dans lequel nous barbotons.
Montmartel est malade depuis un mois ; Boullongne ne fait
que l'état de dépense et de recette. Montmartel craint de
risquer sa fortune; sa femme l'obsède et le noircit, et moi,
je suis obligé d'aller lui remettre la tête et de perdre
vingt-quatre heures par semaine pour l'amadouer et lui
demander comme pour l'amour de Dieu l'argent du Roi.
Il faut jouer le même rôle vis-à-vis de son frère, sans quoi
tout est perdu, on veut s'en aller et mettre tout en confu-
sion. Le Roi sait cela. J'ai usé toute ma rhétorique. On
ne veut point s'occuper du présent ni de l'avenir; il faut
202 LETTRES
que je meure chaque jour de rindifFérence des autres.
Je passe des nuits affreuses et des jours tristes. Ma santé
se dérange, et je m'étonne qu'elle y résiste. M. le comte
de Clermont est enfin à Wesel; j'espère que ce seront
nos colonnes d'Hercule ^ Il tient Hanau et le Mein. Je
me flatterais encore pour l'avenir si l'argent ne man-
quait pas, et si je ne craignais que la prise de Louisbourg
n'anéantit absolument le crédit et la confiance. Dans
cet état, mon cher comte, qui ne changera pas, parce
que le gouvernement sera toujours le même, eh! y
a-t-il deux partis à prendre ? Je vois bien que la cour
de Vienne ne veut pas faire la paix, mais peut-elle soutenir
la guerre, sans généraux et sans argent? Les Busses ne
feront rien que de donner un prétexte au roi de Prusse de
s'emparer de la Pologne et de Danzig, dont il tirera des res-
sources immenses. Notre nation est plus indignée que
jamais de la guerre. On aime ici le roi de Prusse à la folie,
parce qu'on aime toujours ceux qui font bien leurs affaires;
on déteste la cour de Vienne , parce qu'on la regarde
comme la sangsue de l'Etat, et l'on se soucie fort peu de son
agrandissement ni du nôtre. La nation est énervée par le
luxe, gùtce par la faiblesse du gouvernement, dégoûtée
même de la licence dans laquelle on1a laisse vivre ; voilà les
fruits de l'anarchie. Ainsi songez sérieusement que nous
nous perdrons si la guerre dure, et que notre honte égalera
nos malheurs. Si les choses en viennent à une certaine extré-
mité, soyez sûr que vos amis seront culbutés et déchirés.
Ainsi faites en sorte que la cour de Vienne évite les
derniers malheurs par des batailles perdues, et qu'elle
soutienne cette campagne la balance, de façon que l'équi-
libre n'en soit pas absolument rompu. Un bon camp
' Gazette du 8 avril, p. 175.
DE 1/ABBÉ COMTE DE BERNIS. 203
retranché sous Olmutz et un autre sous Prag^ue arrêteraient
le roi de Prusse, Il s'ag^it moins de vaincre aujourd'hui
que de se soutenir. Je croyais h nos succès Tannée passée,
parce que la raison me permettait d'y croire; mais elle
mêle défend aujourd'hui; et ce n'est pas l'imagination qui
doit faire juger du dénoûment des affaires, surtout quand
on n'a à la tète des armées que des hommes médiocres.
Vous trouverez ci-joint une lettre du Roi. Il m'a dit qu'il
vous grondait; mais il me l'a dit en riant et comme étant
content de vous.
Adieu ; je vous embrasse et vous aime de tout mon
cœur. C'est au pied de la lettre.
Le roi d'Angleterre se refuse à la neutralité de
Hanover, mais de façon à faire croire qu'il l'acceptera
quand nous marcherons en force pour y rentrer.
Ce 7 arril.
Depuis mon autre lettre écrite, mon cher comte, nous
recevons un courrier de Rochefort qui nous annonce
qu'une escadre anglaise, commandée par M. Hak', est
mouillée à l'île d'Aix. Nos lettres du Languedoc et nos
nouvelles d'Angleterre nous annoncent aussi une escadre
dans la Méditerranée avec le projet d'une descente sur le
port de Cette. Nos reUgionnaires s'y attendent et font
beaucoup de mouvements en conséquence. II faut donc y
envoyer des troupes et de l'argent; et cet argent qu'il
1 Sir Edward Hawke, chevalier de Tordre du Bain en 1747, s'étaic dis-
tingué à la bataille de Toulon en 1744, et avait fait, en 1747, de nom>
breuses prises sur les Français. Amiral en 1747, il défit, en novembre 1759,
kl flotte française commandée par M. de Conflans, fut premier lord de
lamirauté en 1766, éleré à la pairie en 1776 sous le nom de lord Hawke,
et mourut en 1781. Son expédition de 1758 fut médiocrement heureuse.
Mouillée le 5 à file d'Aix, Tescadre anglaise se retira après des dégâts insi-
gnifiants. ^
204 LETTRES
faut envoyer sur-le-champ croise et rompt d'autres me-
sures. L'escadre anglaise, vis-à-vis de RocheFort, va inter-
cepter tous les secours destines à rAmérique. Premier
point. Cette escadre sera probablement suivie par une
autre avec des troupes de débarquement. Second point
qui mérite toute notre attention. Ajoutez à cela rincerti-
tude de conserver Louisbourg et le coup que cette perte
portera au crédit public. Cet enchainement de circon-
stances fâcheuses, joint à la dépense que le délabrement
total de notre armée occasionne, absorbe nos ressources
dans un temps si critique pour nos alliés et pour nous-
mêmes. Que pouvons-nous faire de mieux que de parta-
ger avec eux ce qu'il y aura dans la bourse commune?
C'est de cette manière qu'il faut présenter les objets à la
cour de Vienne, en conversation amicale, plutôt que par
de nouvelles conventions qui l'eFfarouchent et lui font
croire, ou que le fond est changé, ou que nous voulons
gagner sur elle. Qu'elle choisisse de payer la moitié des
nouveaux subsides, ou de nous charger de les payer. Dans
ce second cas, il faut s'attendre que, ne pouvant fournira
tout, nous serons en arrière sur le subside de douze mil-
lions de florins. Mais nous en payerons le plus qu'il nous
sera possible et de très -bonne foi. Nous sommes mal
gouvernés; on pille le Roi partout; ce qui coûte vingt sols
à un autre lui coûte un écu. Il faudrait remonter la ma-
chine, mais ce n'est pas dans le moment où elle est
détraquée que cela est facile. L'Infante se désespère, mais
il vaut mieux sauver le royaume que de courir après des
chimères. J'ai parlé français à M. de Starhemberg; il m'a
parlé en honnête homme, mais comme de lui-même. Il sent
la nécessité de faire plutôt une mauvaise puix que de tout
perdre. Quand les moyens manquent, il vaut mieux s'ar-
ranger mal que de se détruire les uns et les autres. Si la
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 205
cour de Vienne adopte l'idée de la paix , nous pouvons tirer
parti de l'Espagne, du Danemark et de la Hollande pour être
médiateurs, et la proposition viendrait d'eux et non pas de
nous. Il faudrait conserver au Roi et à la Suède le rôle de
garants. En un mot, dès que vous serez assuré du con-
sentement de la cour de Vienne, nous conviendrons du
plan, et je vais le préparer d'avance. Ceci devient trop
sérieux, mon cher comte, parce que nos ennemis gag^nent
trop de terrain , qu'ils se conduisent bien, et que personne
ne nous conduit ici. On n'a pas voulu sentir la nécessite
de donner à une seule personne autant d'autorité que de
confiance. C'est ce qui a tout perdu, et qui perdra tou-
jours tout à l'avenir.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
Ce 16 avril 1758.
Je ne réponds aujourd'hui, monsieur le comte, qu'à
quelques articles de votre expédition du 8. J'ai encore
deux courriers à vou^ que je. dépécherai successivement.
Vous trouverez des observations que j'ai jugé à propos
d'ajouter à ma dépêche sur l'expédition de Francfort, afin
que vous sentiez bien les inconvénients de cette entre-
prise que notre militaire juge essentielle. Il faut du moins
savoir ce qu'on fait avant de l'entreprendre. Cela diminue
ensuite les inconvénients.
A l'égard de Danzig, on aura de la peine à déterminer
le magistrat à recevoir garnison russe. Il prend des me-
sures depuis quelques mois pour se mettre en état de dé-
fense contre quiconque. Je ne me fie guère à ces précau-
tions. Ainsi, j'autorise par des ordres nos ministres en
Pologne et à Danzig de fevoriser l'idée des Russes. Cela
va faire un furieux mouvement en Pologne. Mais nous
206 LETTRES
sommes dans la crise ; il ne Faut pas s'épouvanter du bruit
dès qu'on suit son objet.
Nous avons trouvé quelques ressources d'argent, mais
elles ne nous mèneront pas à la fin de l'été. Les répara-
tions de nos armées et de nos places sont immenses; elles
embrassent généralement tous les objets.
M. le comte de Clermont a été sérieusement msdade ' ;
je crois que son esprit s'en ressent. Imaginez-vous que,
parce que l'Impératrice lui a retiré six bataillons et qu'on
lui en demandait six autres pour le corps de Bohême, il
ne se croit plus en sûreté derrière le Rhin et parle
d'abandonner Wesel et DusseldorF, les regardant comme
des places à être emportées dans six jours. La tète a failli
me tourner à cette nouvelle. On lui envoie Montazet
porteur d'une lettre du Roi avec des ordres positifs
de défendre le Rhin, Wesel et Dusseldorf. Par ce trait,
désabusez-vous de l'idée où vous êtes que la retraite
de Hanover fîit arrêtée avant le départ de ce prince.
C rémille avait toujours été d'avis de nous replier. Son avis
a fait impression, et Hoya, par un niriracle, a été surpris'.
La tête a tourné à tout le monde. Voilà l'histoire. L'igno-
rance et la précipitation ont fait tout le reste.
Nos soldats sont exténués de fatjgue, mais ils ont bonne
volonté; nos officiers ne valent rien et ne veulent rien
faire que de revenir en France. Le public est de leur
avis ; et le gouvernement, qui est trop faible, qui n'existe
même pas, est de bonne foi, mais il ne sait ni prévoir,
ni remédier, ni en imposer. On ne se relève pas dans
1 Dans la nuit du 31 mars au 2 avril, ec par suite d'une esquinancie.
(Gazette Je France, 8 avril.)
2 Sui prise de Hoya du 23 février, où le régiment des gardes lorraines
perdit quinze officiers et \ài deux tiers de son effectif. Voir Théâtre de U
guerre présente en Allemagne, t. III, p. 76.
DE L'ABBÉ COMTE DE BEBP^IS. 207
un jour d'une chute aussi lourde que l'a été notre
retraite. Avec de l'argent nous aurons cependant dans
trois mois une contenance qui pourra influer sur la
paix. Mais, en attendant, la cour de Vienne sera écrasée,
et les Suédois, qui ne sont pas mieux commandés que
les autres, ne profiteront pas d'un bon moment pour
écarter le peu de Prussiens qui sont devant eux aujour-
d'hui. Si vous m'en croyez, faites approvisionner le
Danube à tout événement. Je crois que M. le Dauphin
ne veut pas que le prince Xavier vienne à Versailles. Le
Roi y avait consenti. Ne dites pas un mot de cela. J'ai
chargé Montazet de mander la vérité, et si M. le comte
de Clermont n'est pas en état de servir, de le pousser à
demander sa retraite. On reprendra le maréchal' d'Estrées,
et, pour comble de ridicule, on reviendra d'où l'on était
parti. Mais que faire? Où prendre des généraux? Et com-
ment n'en pas changer quand ils déshonorent la nation,
ou par des fautes qu'ils font, ou par celles qu'ils laissent
commettre? On nous méprise à Vienne, et l'on ne soup-
çonne plus; on a raison. Il ne nous manque cependant,
pour avoir de l'estime de cette cour et même de son
respect, que d'être bien gouvernés. Mais cela nous manque
essentiellement et nous manquera toujours. Quand le roi
de Prusse aura regagné une bataille en Bohême, nous
serons tous de niveau, et la grande alliance n'aura rien à
se reprocher. Dans tout cela, mon cher comte, il n'y a
que deux points à considérer : nous n'avons, ni les uns ni
• les autres, ni argent, ni généraux. Il ne faudra pas faire
la guerre en attendant qu'il en vienne. Je suis, monsieur
le Comte, trop battu de l'oiseau par notre militaire, trop
certain que le gouverneipent ira toujours sur la même
allure, pour m'embarquer dans les horreurs d'un.e décom-
position totale. Nous avons été au moment, il y a huit jours,
208 LETTRES
de foire banqueroute pour douze raillions de lettres de
change de la marine qui ont pensé être protestees. Tant
qu'on tirera toujours de Targent du royaume, tant qu*on
en fera sortir et qu'on n'aura pas le courage de faire rendre
gorge aux fripons , de mettre de l'économie dans les
dépenses, de n'en pas faire d'inutiles et de retrancher
toutes celles qui sont superflues, on ne fera qu'affaiblir
l'État, l'énerver, et à force de saignées on le conduira an
tombeau comme un malade qu'on saignerait tous leè jours
quatre fois sans lui donner de bouillon. Voilà ce qu'il
faudrait faire, voilà ce qu'onne fera pas. J'ai cassé toutes
les vitres, j'ai dit les vérités les plus fortes. Il ne me
reste plus qu'à mourir de douleur, ou à me retirer.
Mais je voudrais que ma retraite n'eût pas l'air d'une
fuite comme celle de Hanover. Quelquefois je désirerais
que vous fussiez ici. Vous avez de la chaleur, mais je
vois eiisuite que, votre chaleur épuisée en vain, vous
prendriez le parti de jeter votre bonnet par-*dessus les
moulins et de rire ensuite. Je tâche d'en faire autant,
mais je ne ris que du bout des dents. Madame de Pom-
padour soupe chez moi ce soir. On commence à dire qae
c'est un raccommodement. S'il n'y avait dans tout ceci
que des impertinences à dire, il serait aisé de prendre son
parti. Mais je ne m'accoutume pas au déshonneur. Vous
me direz qu'il n'y a qu'à s'exposer à périr plutôt que d'être
réduit à marcher à quatre pattes. J'en conviens, si l'on
voulait périr en se battant avec courage. Mais on veut périr
en laissant tout aller sous soi. C'est ce qui fiiit que j'aime
encore mieux exister, parce qu'au moins l'existence laisse
des espérances pour l'avenir. Je ne crois pas que je sois
jamais attrapé à proposer de grandes idées à ce pays-ci.
J'ai été trompé sur l'espérance que tout serait fini dans
une campagne. Mais on ne l'a pas voulu. Aujourd'hui je
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 209
ne vois de parti sensé que celui de quitter la pleine mer
pour revenir au rivage. Les Anglais vont bientôt nous
rendre visite. Ils sont venus examiner Rochefort. Ils nous
tàteront de plusieurs côtés et nous causeront beaucoup ^e
peur et encore plus de dépenses inutiles et mal faites.
Vous voyez, mon cher comte, que je suis comme les
gens qui tournent le poignard dans la plaie. Mais à qui
voulez-vous que j'ouvre mon cœur?
L'évéque d'Orléans n'a pu se dispenser de donner
l'évéché d'Autun au doyen du chapitre de Lyon *, mais
j'ai sa parole pour le premier vacant qui sera convenable.
Je n'ai pas le temps de relire ma lettre : déchiffrez-la si
vous pouvez.
Ce 2t arril 1758.
Vous croyez bien, mon cher comte, qu'il m'est bien
doux de vous devoir ma fortune et les plus grandes sûre-
tés contre tous les événements; la vôtre ne dépend pas de
moi, et je serais volontiers jaloux de madame de Pompa-
dour qui s'en charge, si elle n'était pas autant mon amie.'
Je n'aurais jamais cru que le Roi eût adopté de si bonne
grâce Vidée que vous avez eue pour moi. Sans vous, je
n'aurais jamais été cardinal, parce que je n'aurais jamais
demandé à l'être, et qu'on ne serait pas venu me chercher
pour cela. Je m'étais feit sur* ce point un système qui m'a
bien réussi. Mais il fallait pourtant avoir un ami aussi
chaud , aussi actif et aussi intelligent que vous. Notre
amie m'a dit qu'il fallait prendre garde actuellement que
le Roi ne prit ombrage de mon élévation. Premièrement, on
dit depuis assez longtemps, pour me nuire, que je vais être
premier ministre, pour que si cette idée avait dû faire impres-
1 Nicolas II de Bouille, évéque d*Aatun du 13 avril 1758 au 22 février
1767, était premier aumônier du Roi (1757).
11. 14
210 LETTRES
sion au Roi, cela fût fait. Mais, secondement, le Roi n'a
jamais été plus à son aise avec moi que depuis la première
explication sur le chapeau, et que depuis le consentement
qu'il a donne à ma promotion . Pour madame de Pompadour,
elle est enchantée de la chose et de ce que c'est vous qui Tayez
faite. Le service essentiel que vous pouvez me rendre et aux
affaires, c'est de lui faire sentir combien on chercherait à
la tromper, si Ton réussissait à lui persuader que mon in-
fluence nuirait à la sienne. Désormais, madame de Pom-
padour ne peut être perdue que par les affaires ou par la
mort du Roi. Le Roi est jeunci il ne mourra pas de long-
temps. Restent les affaires. Si elles vont bien, tout est dit;
que peut désirer madame de Pompadour, si ce n*est que
son ami soit celui qui les gouverne? Au reste, il n'est pas
question ici du titre odieux de premier ministre. Il est
question que le Roi ail assez de confiance en quelqu'un
pour suivre son avis et le faire suivre aux autres. Ne trai-
tez cependant ces choses-là que peu à peu, et successive-
ment. C'est l'ouvrage du temps; mais malheureusement le
temps presse beaucoup, et l'honneur de la nation est
perdu si l'on ne le relève pas promptement. La tournure
que M. de Kaunitz a donnée au consentement de la cour
de Vienne est très- flatteuse pour moi, LecardinalMazarin
était secrétaire d'État. En dernier Heu, le cardinal Dubois
l'était aussi; ainsi il n'y a nulle difficulté que je garde les
affaires étrangères. Je m'en repose sur vous pour expri-
mer ma respectueuse reconnaissance à Leurs Majestés Im-
riales et à leurs ministres. Si j'ai directement et persoo-
nellement quelque chose à faire ou à écrire à cet égard,
vous voudrez bien m'en informer. L'ambassadeur d'Es-
pagne est transporté de joie^ Il m'a bien assuré du
^ M. de Masonès.
DE L*ABB£ COMTE DE BERNIS. Sli
consentement de sa cour aux mêmes conditions de celui
de Vienne. J'ai mande à M. d'Aubeterre qu'il tâchât de
faire écrire au cardinal Porto-Garrero pour qu'il parlât au
Pape au nom du roi d'Espagne sur ce sujet, afin de ne pas
perdre de temps. Je n'écrirai rien à l'ëvéque deLabn^ que
le consentement de l'Espagne ne soit arrive, et j'attendrai
vos ordres pour remercier le Pape et son ministre. Vous
parlerez, en attendant, pour moi, et me ferez parler tant
vis-à-vis de Sa Sainteté que du cardinal Archinto et du
nonce, M. Grivelli. On gardera le secret ici jusqu'à la pro-
motion. J'ai demandé de pouvoir en parler à l'Infante.
Mais je n'ai pas eu encore la permission. Madame de
j^ompadour voudrait qu'il fut possible que je fusse nommé
avant la promotion. Je ne sais si cela est praticable, et
s'il faut même le demander. C'est à vous à conduire toute
cette affaire. A l'égard de l'abbé de Ganillac', M. Rouillé
avait feit une démarche pour lui, dans l'intention de me
barrer le chemin au chapeau. Voilà ce qui a donné lieu à
celle de l'abbé d'Elvincourt ', qui fit une étourderie dont
il a été tancé. Le Roi ne s'opposera jamais à la pro-
motion de l'abbé de Ganillac ; mais Sa Majesté n'a jamais
voulu solliciter le consentement des cours de Vienne
et d'Espagne à son sujet. A Tégard de M. votre frère, je
pense comme l'évéque d'Orléans ; il faut qu'il prenne le
' Le cardinal de Rochechouart, miDistre à Borne.
3 Claude-FraDçois de Montboissier de Beaufort-CaDilIac, né le dT oc-
tobre 1699, chanoine de Brîoude, puis de Lyon, auditeur de rote à Rom«
depuis juillet 1733, commandeur du Saint-Esprit 1« 2 février 1758, mort à
Paris le 27 janvier 1768. *
^ L'abbé Delvincourt ou d'Elvincourt, chanoine, archidiacre de l'église
de Laon, vicaire ^néral de ce diocèse et conseiller en la chambre du clergé,
fut secrétaire d'ambassade du cardinal de Ro<:hechouart à Rome de 1757 à
1762, et chargé des affaires du Roi pendant six mois, mais ne fut jamais
payé par le département des affaires étrangères. Le Cardinal se démit en
sa faveur d'un prieuré, ce qui n*empèchait pas, en 1777, Delvincourt d«
demander une pension.
14.
Î12 LETTRES
premier évéclié vacant, pourvu qu'il soit honnête. Cela
fera le pont pour le premier grand siège qui viendra à
vaquer ensuite. Le chevalier de Courten vous plaint de
tout son cœur, et nous avions tous deux hier le cœur flétri
de la honte de la nation et de la misère profonde de nos
généraux. Nos soldats ont bonne volonté ; mais nos offi*
ciers sont indignes de servir. Tous soupirent après k
repos, l'oisiveté et l'argent. Le maréchal de Belle-Isie ne
se porte pas bien. Il semble que le ciel soit conjuré. Mais
du moins nous avons de l'argent pour quelques mois.
Le Parlement se prête. Voilà depuis raccommodement
cent quinze million^ qui ont été enregistrés *• Où en se-
rions-nous sans cela? Je vais répondre tout à Theure à
votre seconde lettre particulière. Le cardinal Argenvillieri
se meurt*.
Ce Si aTrO.
Mes dernières dépêches vous auront niis au fait de
notre position intérieure, monsieur le comte; il y a assez
d'argent dans le royaume, mais il n'y a pas de conBance,
et Ton craint la banqueroute universelle. D'ailleurs, nous
sommes dépendants de Montmartel, au point qu'il nous
forcera toujours la main. J'ai satisfait sa vanité. Je le cul-
tive, je Tencourage et je mène à cet égard une vie qui ne
peut être justifiée que par le service du Roi et le bien de
l'alliance. Malgré cela, je n'ai jamais pu être assuré de
mes subsides. Je crois que nous suffirons k la campagne
» Voir Barbier, VII, 36.
2 Le cardinal ClcmenC Argenvillieri, né le 30 décembre 1687, cardinal
le 26 novembre i753. A la date du 15 avril, la Gazette annonçait qu'après
avoir été à Textrémité, il commençait à se rétablir. Il est de nouveau
question de sa santé le 13 mai, à propos du conclave. Il ne mourut
qu'en 1759.
DE L*ABBÉ COMTE DE BERNIS. 213
présente, mais comment soutenir la prochaine , surtout
s'il arrive des malheurs sur terre et sur mer, comme il y a
à parier? Voilà pour ce qui regarde la finance; quel remède
y apporter dans six mois et avec les mêmes gens? Quant à
Tarmëe, M. le comte de Ciermont végète complètement.
Il est gouverné, sans qu'il sans doute, par les terreurs
vraies ou fausses de son état-major, qui veut à toute force
revenir à Paris et faire la guerre dans le royaume. Le ma-
réchal de Belle-Isle ne sera pas assez ferme, et il se tuera
d'ici à deux mois à force de vouloir faire tout à la fois le
métier de général, de ministre et de premier commis. C'est'
son défaut; il a soixante-quatorze ans, il ne changera pas.
Ainsi, comment faire la guerre sans général? On remettra
le maréchal d'Estrées; j'en suis d'avis. Mais nous avons
éprouvé sa facilité pour l'attrape, et le peu de nerf qu'il
a pour remettre tout dans l'ordre et le respect. Voilà quel
est le militaire. Il faut presque le refondre pour en tirer
parti. On a doublé en quelque sorte la paye du soldat. Il
n'en sera que plus insolent et plus poltron, s'il n'a pas de
confiance dans ses chefs, ou s'il est corrompu par leurs
exemples.
Cette réforme n'est pas l'ouvrage d'un moment. Il fen-
drait commencer par faire respecter le Roi dans sa cour,
pour qu'on respectât ses lieutenants dans les provinces et
à la tête des armées. C'est par là qu'il faut commencer.
Nos amis et alliés sont gouvernés à peu près comme nous
(au respect et à l'obéissance près). La charrue est mal
attelée, et notre ennemi devient toujours plus fier, plus in-
traitable et plus dangereux. C'est à la politique à lui mettre
un frein et des barrières. Nous sommes, nous et nos alliés,
trop mal outillés pour le vaincre. Ainsi la paix est la der-
nière ressource. Mais la paix devient encore plus difficile
depuis la convention signée à Londres, le II de ce mois,
914 LETTRES
entre Leurs Majestés Britannique et Prussienne ' • L'élec-
teur de Hanover, en consentant de ne foire trêve ni sur
terre ni sur mer, que sur le consentement du roi de Prusse,
s'est mis dans sa dépendance. Apparemment que les
articles secrets lui promettent la sécularisation de quelque
évéché à sa bienséance pour l'indemniser '• Notre négocia-
tion pour l'électorat de Hanover se trouve donc accro-
chée. Si nous étions nerveux et bien gouvernés, je trouve-
rais le remède à tous ces embarras en agissant avec
vigueur ; mais notre gouvernement ne vaut rien ; on y
défoit d'une main ce que l'on foit de l'autre. Il n'y a aucun
système général, ni rien de concerté, ni prévoyance, ni
dépense foite à propos, et encore moins d'économie ; peu
d'argent, peu de crédit, et un militaire déplorable. Il ne
reste donc que la paix. Vous me demandez s'il faut que
vous attendiez un événement malheureux en Bohême pour
en parler à Vienne ; ce serait bien le meilleur parti pour ne
pas y déplaire. Mais après un malheur, quelles seraient
nos ressources pour être écoutés de nos ennemis? Je crois
donc qu'il fondrait prendre dès à présent votre texte de ce
qu'il y aura à foire si l'Impératrice est battue en Bohème
et en Moravie, et foire sentir que c'est avant l'événement
qu'il fout avoir pris sa résolution et tracé son plan. Le Roi
ne veut pas et ne voudra jamais abandonner la partie,
mais sa volonté n'empêchera pas qu'il ne l'abandonne de
foit quand les ressources manqueront. Vous êtes sur les
lieux, c'est à vous à mettre les formes, le Roi vous en
laisse le maître. Mais ne vous laissez pas aller à la fousse
sécurité du pays que vous habitez, ni à des espérances
fondées sur des miracles passés.
Les cartes se brouillent en Pologne. Je voudrais trou-
t Wesck, III, 173.
' On ne Croule dans le traité publié aucune stipuladoB de cette natniY.
DE L*ABBé COMTE DE BERNIS. Si&
ver un homme de poids à y envoyer, et en même temps
de bon sens. Je ne le connais pas. DumesniP, dans Tordre
d*une commission particulière et en qualité d'agent plutôt
que ministre, m'était venu à la tête. II a l'esprit conciliant
et de l'espèce qui peut plaire a des Russes et à des Polo-
nais. Mais je crains qu'il n'ait pas assez bonne réputation.
Donnez-moi votre avis sur cela, et indiquez-moi vous-
même un sujet que vous croiriez propre. J'ai cherché vaine-
ment. Je ne trouve que des écoliers et des gens médiocres.
On a trouvé une partie de notre convention sur l'objet
des fourrages et sur quelques autres articles, intolérable
par l'excès de dépense qu'elle entraînerait. Il en coûterait
plus pour trente mille honmies qu'il n'en a coûté pour
cent mille dans la dernière guerre. On vous enverra des
observations. Si M. le comte de Glermont reste à la tête
de l'armée, il aurait grand besoin de Montazet pour le
conduire et être son maréchal des logis*. Je crois que
c'est le seul moyen d'étayer la faiblesse du prince. D'un
autre côté, si M. de Soubise ne le fait pas maréchal des'
logis de son armée, il ne lui sera pas de la plus grande
utilité. Je ne comprends pas comment il préfère le petit
Devaux' à Montazet, qui a vraiment du talent. Je ne re-
viendrai jamais de la honte qu'on nous a fait essuyer sans
^ Charles-Louis de Chastelier, marquis du Mesnil. Voir aux Mémoires,
^ Il semble que Montazet ait été envoyé k Tarmée du comte de Cler-
mont Ters cette date. Voir lettre de madame de Pompadour publiée dans
le Comte de Gisors, par M. Kousset, p. 422.
^ Noél de Jourda de Vaux, comte de Vaux, baron de Roche et des États
du Velay, entré an service le 16 octobre 1723, comme ensei(pie de la
colonelle dd régiment d* Auvergne, colonel du régiment d*Angoamois en
mars 1743, brigadier le 23 février 1746 (après avoir porté an Roi la nou-
velle de la prise de Bruxelles), fait prisonnier en mars 1748 , maréchal de
camp en décembre même année, commandant en chef en Corse en 1757^
lieutenant général le 17 décembre 1759, maréchal de France le 13 juin
1783, mort à Grenoble le 12 septembre 1788, à Tâge de quatre-vingt-
cinq ans.
st<
k s V wlieiir> <t ht ans pAiiBùf et
iiiM^in H î pii» A Jt pila. & auus «sixuiis
^ns tuaùt !ii. ^ole et man:^ imL je '
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h^esky^nnc sons ^çLm au* iuniB* js
par pr!Mifi»nf . je rsc
v{tt«f lie pluiàîc. a les
sus bitftt m'A sersii: ptiSBOie
' eC le^ iuperHfs -tn une jmre on
DE L*ABBE COMTE DE BERNIS. 217
cent millions de plus tous les ans ; on peut les regarder
comme dépensés inutilement dans TÉtat. Mais je ne vien-
drai pas à bout de cette réforme. J'ai proposé de me char-
ger de toute l'iniquité apparente de cette opération, et je
voulais bien m'exposer aux cris de la cour, de la ville, des
finances, de la guerre et de la marine. Mais ceux qui gou-
vernent ces parties m'ont remercié de mes bonnes inten-
tions ; et le Roi, qui est le meilleur maître du monde, ne
sait pas dire : Je le veux, dès qu'il voit que d'expliquer
sa volonté fait de la peine à quelqu'un. Dans cette posi-
tion, faut-il 8*exposer à des malheurs nécessaires et à une
honte assurée? C'est ce que je n'ai pas voulu risquer. Le
grand point était de porter la cour de Vienne à la paix, et
d'avoir son consentement pour cela, afin de pouvoir être
les maîtres de nous retourner sans dépendre d'autrui. Je
me sens aujourd'hui plus à mon aise, parce que je crai-
gnais d'être obligé de nous brouiller en prenant des partis
sages. M. de Kaunitz a tort de penser que nous voulions
les tenir par l'argent en laissant accumuler des arrérages.
Nous n'avons pas tout payé parce que l'argent nous manque.
Un seul homme est chargé d'en fournir, et il ne veut em-
ployer que les moyens qu'il connaît et sur lesquels il gagne.
Passez-vous de cet homme sans avoir pris de longue main
des mesures, la banqueroute s'ensuivra ; on la rendra
trop nécessaire. Il en est de même de son frère. Tous les
sous-ordres des vivres dépendent de ces deux hommes'.
Choisissez qui vous voudrez, il sera à leurs ordres, et vos
affaires seront gâtées parce que vous aurez voulu vous
passer d'eux. J'ai trouvé en venant en place tous les vices
d'un gouvernement accumulés; on ne peut remédier à
tant de maux qu'avec du temps et des circonstances moins
' Voir dans le Comte de Gisors, de M. KorssET, lé détail des difficultés
relatiTes aux agents des vivres, p. 427 et suiv.
tl8 LETTRES
orageuses. Vous avez fait bien des miracles à la fois d'a-
voir amené la cour de Vienne à des sacrifices d'argent et
au sacrifice de son orgueil. Je sens plus que personne le
mérite de votre conduite et de vos services. La reconnais^
sance que je vous dois n'a nulle part à mon faible suffrage.
Je vous prie de remercier M. le comte de GoUoredo '
des expressions obligeantes dont sa lettre est pleine.
Le Roi a été fort sensible aux motifs qui ont déterminé
Sa Majesté Impériale de consentir à ma promotion. Vous
aurez reçu par mon dernier courrier le consentement du
Roi. Nous attendons les nouvelles de Madrid.
Mon Dieu, que nous avons de plats généraux! Mon Dieu,
que notre nation est aplatie ! et qu'on fait peu d'attention
à la décadence du courage, de l'honneur en France ! Il
faut que les honnêtes gens qui ont du courage se fatiguent
ensemble pour remonter les têtes et corriger les cœurs;
sans cela tout sera perdu pour jamais.
Adieu, mon cher comte. J'ai été purgé aujourd'hui,
pour me préparer à recevoir avec Intrépidité les mauvaises
nouvelles que j'attends d'un jour à l'autre de Bohême.
M. de Montmartel me remet d'un jour à l'autre pour le
payement annoncé. Je suis honteux de quémander et
d'annoncer toujours ce qui n'arrive point. Cela ne peut
cependant plus retarder que de vingt-quatre heures.
Ce !•' de mai. Quelle e'poqu^* !
L'archevêque de Toulouse est mort', mon cher comte;
je demande très-vivement cette place pour M. votre frère,
1 Rodolphe-Joseph, comte de Colloredo, vice-chancelier de 1* Empire,
élevé, en 1763, à la dignité de prince du saint-empire romain.
' Anniversaire des deux traités.
' François de Crussol d'Amboise, archevêque de Toulouse, mort le
30 avril 1758, à Paris. Il avait été nommé à Tévèché de Blois en 1754 et k
l'archevêché de Toulouse en 1753.
DE L*ABBé COMTE DE BERNIS. 219
OU si l'archevêque d'Alby' y est. nommé, l'archevêché
d'Alby pour l'abbé de Ghoiseul. Je meurs dix fois par jour.
La finance va très-mal. Les dépensas n'en sont pas mieux
faites. La friponnerie et l'ignorance dans les marchés sont
les mêmes. Je crains quelque scandale majeur. On me
rassure un jour, on m'alarme le lendemain. Je ne sais à
quoi m'en tenir, parce que les opérations sont faites par
des gens qui en répondent le matin et n'en répondent plus
le soir. La gelée a recommencé. Il y a à craindre ppur la
récolte. La marine est en décadence. Tous les arrange-
ments sont mal pris, nullement concertés. Tout est tardif,
et les plus grandes dépenses deviennent inutiles faute
d'être faites à propos. Voilà le tableau au naturel. Le
remède sera saisi trop tard. On est mal gouverné; on
cherchera partout un moyen de se tirer d'aflaire; ce
moyen n'existe que dans un meilleur gouvernement. Tous
les jours mes prophéties s'accomplissent; mais je ne puis
acquérir pour cela le droit de faire remédier sur-le-champ
au mal. Si j'avais pu mourir ou devenir fol, cela serait déjà
arrivé. Nous avions besoin de succès continuels pour nous
soutenir, mais devait-on s'y attendre? Un seul revers nous
a culbutés, parce que la machine ne se soutenait que par
les faveurs de la fortune. Avec de l'argent nous nous tire-
rions encore d'affaire. Mais on attend de l'argent comme
de la rosée du ciel, sans le chercher où il est, sans frapper
les grands coups qui le font circuler, sans émouvoir la
nation qui le jetterait par les fenêtres, pour le service du
Roi, si l'on savait la remuer. Cependant il ne faut perdre
courage, ni le fil des affaires. Mais j'achèterais la paix du
1 Dominique de la Rochefoucauld, né en 1713, d'abord grand vicaire
de rarchevêché de Bourges, nommé archcTêque d*Alby en mai 1747,
archevêque de Rouen en avril 1759, cardinal en 1778, mort en émigration
k Munster le 25 septembre 1800.
MO LETTRES
continent et de la mer par un bras et une jambe, si elles
se faisaient toutes deux d*ici à trois mois. Voilà assez de
noir. Nous veillons à votre fortune. Conservez voire santé.
J'étaye la mienne par des réflexions sages et par un çnmd
régime. Je vous aime, et vous suis attaché de tout mon
cœur pour la vie.
Ce 6 mai 1758.
M. de Starhemberg, monsieur le comte , a reçu un cour-
rier de sa cour avec le détail de la conférence qui s*est
tenue sur les quatre points que vous avez proposés à
l'Impératrice.
Il me parait qu'elle a plus de courage que nous, et qu'elle
n'est nullement persuadée de la détresse où nous sommes
du côté des finances, puisqu'elle insiste sur le payement
des arrérages d'ici au mois de juin. Comme nous sommes
chaque jour aux expédients pour notre armée y pour nos
subsides et pour la marine , je n'ai pu lui promettre que
de faire encore un nouvel effort auprès du contrôleur
général pour l'acquittement desdits arrérages; mais je ne
lui ai guère laissé d'espérance de réussir dans cette opéra-
tion , qui est en effet impossible. Tout ce que nous pou-
vons faire, c'est d'acquitter, quand nous pourrons, ce qui
est échu, et s'il nous vient de Targent, de donner des
à-compte; mais soyez bien sûr qu'il est aussi impossible
de payer actuellement cinq millions de florins tout à la
fois comme de prendre la lune avec les dents. M. de
Starhemberg m'a paru désirer de s'arranger avec moi sur
les autres articles, celui-là étant arrêté. Je laisse tomber
cette proposition. 11 vaut beaucoup mieux que vous finis-
siez toutes ces affaires-là, puisque c'est vous qui les avez
commencées. Je vois qu'on imagine tirer meilleur parti
de moi que de vous; mais j'aurais beau consentir, que je
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. Î2I
n'en payerais pas davantage. Nous sommes arrêtés, par un
obstacle insurmontable, qui est l'impossible. Vous savez
que, selon moi, cette impossibilité n'est pas réelle en
prenant les seules mesures qu'il y a à prendre, qui sont de
retrancher cent millions qui se dépensent inutilement dans
le royaume; mais on ne veut prendre de partis nerveux;
ainsi nous restons vis-à-vis de notre misère, et nous ris-
quons de nous perdre, et nos alliés aussi. Je vois que la
cour de Vienne n'a pas encore perdu Tespoir d'une belle
campagne. Si j'avais de quoi en faire trois autres, je pen-
serais de même. Mais nul ange ne m'a révélé que le roi
de Prusse serait battu, ni que les Anglais ne nous enlè-
veraient pas nos colonies, et peut-être Minorque , dont on
a retiré M. de Lannion ' pour le faire marcher avec M. de
Soubise au moment où les Anglais embarquent dix-sept
mille hommes avec de l'artillerie, escortés par vingt-quatre
vaisseaux de ligne. Le bruit court qu'ils vont en Flandre,
à Lorient, en Normandie, à Rochefort, en Languedoc.
Pourquoi n'iraient-ils pas à Minorque , où nous n'avons
pas recruté nos troupes depuis qu'elles y sont, où il n'y a
qu'un brigadier^ pour commander, pas trop de vivres,
point d'argent, peu de munitions , et point d'escadre pour
faciliter nos convois?
En un mot', mon cher comte, tout ceci se décompose;
on a beau étayer le bâtiment d'un côté, il croule de l'autre.
1 Hyacinthe Cajetan, comte de Lannion, né le 26 octobre 1719, gouTer-
neur de Vannes et d'Auray en 1735, en remplacement de son père tué à la
bataille de Guastalla, entre aux mousquetaires en 1736, est colonel du régi-
ment d'infanterie de Médoc en 1739, maréchal de camp en septembre
1748, président des états de Bretagne en 1749 et 1750, gouverneur de
Minorque de juillet 1756 k avril 1758 ; il sert alors sous le!< ordres du
prince de Soubise, est nommé chevalier des ordres du Roi le l'c janvier
1759, et lieutenant général le 17 décembre même aniléc.
2 M. de Puisignieux, colonel du régiment royal. (Voir Luttes, XVI,
433.)
M4 LETTRES
des Busses et de raccommoder le grand gënëral' et le
premier ministre de Saxe. Ce seul mot vous mettra au fait
autant pour le moins qu'une longue dépêche.
Faites finir mon affaire de Rome; car, si elle vient à
éclater, je serai exposé à toutes les noirceurs du monde,
et comment la tenir secrète si elle traine?
Ce 13 mai.
Nous ne sommes pas heureux, mon cher comte, ni vous
ni moi. Je crois cependant que vous aurez sujet d'être
content du Roi , qui doit vous écrire et vous promettre ce
que vous désirez le plus. Il n'a pas été possible de foire
donner Tarchevéché de Toulouse à M. votre frère. Je joins
ici une lettre de l'évéque d'Orléans sur cette matière. Il
faut que l'abbé de Choiseul accepte Évreux ' ; en atteiH
dant, on négocie la translation de l'évéque de Toul' à
Évreux; mais le grand point est de faire l'abbé de Choi-
seul évéque. Le Roi a promis de ne pas le laisser languir
dans un petit siège. L'évéque d'Orléans m'en a donné
aussi sa parole. Ainsi l'on va nommer l'abbé de Choiseal
à Évreux. Le Pape étant mort ^, il ne pourra avoir de long-
temps ses bulles; par conséquent, dans l'intervalle, ou la
négociation avec l'évéque d'Évreux réussira , ou il vaquera
^ Jean-Clément Branicki, ué en 1688, mort en 1771. Il avait d'abord
servi en France dans les mousquetaires, puis, de retoar dans sa patrie, fat
grand géAéral de la couronne sous Auguste III. Il était le dernier deioa
nom, et sa famille n*a aucun rapport avec celle des Branecki, dont l'aateiir
fut un des principaux agents de Catherine II dans le partage de la Po-
logne.
'"^ Arthur-Richard Dillon, sacré évéque d'Evreux le 28 octobre 1753|
venait d'être nommé à Tarchevêché de Toulouse. Il était antérieurement
grand vicaire de Pontoise, et en 176Î il fut nommé à l'archevêché de
Narbonne.
3 Claude Drouas de Boussey, évéque de Toul depuis le 12 mai ÏT^,
antérieurement vicaire général de l'archevêché de Sens.
* Le 3 mai 1758.
DE L*ABBÉ COMTE DE BERNIS. 2S5
un meilleur évéché ou archevêché. Voilà mon avis.
Madame de Pompadour et moi avions failli à mourir de
douleur de manquer Toulouse, mais les ména(][ements
pour Farclievéque de Narbonne et le commandant de la
province l'ont emporté; quand le {gouvernement est faible,
on a peur de son ombre. M. Dumont ^ ayant reçu
voire lettre sur l'occupation de Danzig[ ' par les Rus-
ses, aurait dû ne pas attendre des ordres qui sont du
1 5 avril , et qui n'ont pu lui parvenir au plus tôt qu'à la
fin du même mois. Je lui envoie un pouvoir conforme
à celui que l'Impératrice a donné à M. de Ralle ', et je
lui lave la tète d'importance de n'avoir pas concouru
sub spe rati; mais, en attendant, on écrira en Russie que
notre ministre a fait bande à part.
Je ne crois pas que M. de Gourten voulût aller en Po-
logne. Il y a déjà longtemps que je l'ai pressenti sur cet
objet. Il m'en a paru très-éloigné.
Pour le chevalier de Chauvelin , il y serait très-propre ;
mais après ce qui s'est passé au sujet du P. de G.^,- je ne
puis douter que Gbauvelin lui-même ne se trouvât embar-
rassé vis-à-vis d'un prince qui ne doute de rien et qui
nous ferait naître des soupçons partout. On ne guérit
jamais d'un violent soupçon. J'ai envie d'envoyer à Var-
sovie M. de Monteil, sur qui je puis compter, chargé
1 Résident à Danzig, ancien secréuire de l'ambassade de France à
Vienne en 1752, chargé d'affeires après le départ du comte de Hautefort,
du 14 novembre 1752 au 27 octobre 1753, ministre résident à Danzig
d*aTril 1756 à septembre 1767. Il fut retraité le 1*' avril 1768 avec pension
de 4,000 livres. Dumont vivait encore en 1775, retiré à la maison des cha-
noines réguliers de Sainte-Croix à Paris.
3 Les Russes, malgré tout le désir qu'ils en avaient, ne purent occuper
Danzig. Voir Théâtre de la guerre présente, t. III, p. 100.
^ Je trouve dans la Gazette de France du 10 juillet 1756 un comte de
Raab, envoyé extraordinaire de Leurs Majestés Impériales à Hambourg.
Est-ce le même que ce Balte et qu'un Garl-Joseph , baron de Raab , qui,
en 1741, était commissaire impérial au Reichstag ?
^ Prince de Gonti.^
II. 15
226 LETTRES
d'une commission particulière. Il a de l'esprit , est fort
instruit, très-ferme et très-honnéte homme; il est inca-
pable de se foire un système particulier. S'il réussit là4>aSy
on pourra l'y laisser. Je n'en connais pas de plus instruit
des affaires générales^, et qui joigne à cela plus de coo«<^
naissances du militaire; il est un peu de mes parents et de
mes amis. Madame de Pompadour s'intéresse à lui. Voilà
bien des titres réunis et bien des motifs de se rassurer sur
sa conduite. Le Pape est mort» voilà un château de fée
renversé. Dès que j'ai vu que ma nomination pouvait être
différée, je n'y ai plus compté. Mais soyez sur que je
n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi dans
cette occasion. Il est désagréable, après l'éclat que (ette
affaire ne manquera pas de faire (le secret en étant entre
les mains d'une douzaine de personnes) , que je reste là,
sans espoir d'être pourvu par le successeur de Benoit XIY.
Jamais la fortune ne m'a fait une niche plus cruelle. Mais
soyez sûr que ce malheur ne prend pas sur moi comme
les affaires générales. Je ne pensais pas à être cardinal;
je me consolerai de ne l'être pas. Le Roi était enchanté
que le Pape me nommât proprio motu, mais il aurait peut'
être du scrupule â me proposer à son successeur. Je ne le
demanderai pas;. et à moins que ce même successenr,
quel qu*il soit, ne sente qu'il ferait bien de remplir les
intentions â cet égard des cours de France , de Vienne et
d'Espagne, je n'y vois plus de ressources. Je m'en conso-
lerai aisément pour moi; ce sera un malheur pour les
affaires. Cette dignité m'aurait donné plus d'influence,
d'autorité et de sûreté. Il en résultera que je prendrai le
parti de la retraite. Croyez-moi, sans la paix nous péri-
rons, et nous périrons déshonorés. On voudrait conserver
M. de Moras à la marine , comme s'il était égal que la
marine fût bien ou mal administrée. En un mot , ce sont
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 2t7
des volontés d'enfant qui dirigent nos principes de gou-
vernemept. Cela est insoutenable quand on aime l'État
et qu'on est attaché à sa propre réputation ; au reste, ne
craignez pas que je fasse un trou à la lune. J'ai l'esprit
sage, et je suis courageux. Mais, je vous le répète, nous
avons besoin de la paix, parce que toutes nos affaires
sont en désordre et que l'argent manque. J'en fais cherr
cher sur mon crédit personnel pour soutenir les affaires
politiques. Croiriez-vous que je n'ai touché, pour la tota-
lité des dépenses des affaires étrangères, que trente-deux
millions l'année passée ' ? Vous savez que le seul sub-
side de Vienne est de trente millions; ainsi je n'ai eu
pour les autres subsides, les dépenses des ambassadeurs
et ministres, pensions, présents, etc., que deux millions.
Voilà pourquoi je dois neuf millions à la cour de Vienne,
Comment voulez-vous que je soutienne les affaires du Roi
et que je tienne ses paroles avec si peu de ressources?
Écrasé d'un côté par le militaire, contrarié par la mau-
vaise administration des autres départements , et mal payé,
je regarde comme un miracle d'avoir encore rassemblées
entre mes mains toutes les branches du système. Mais il y a
un terme à tout. Vous êtes trop de mes amis pour me con-
seiller ma honte et mon malheur personnels. Il n'y a dans
tout ceci ni humeur, ni ambitioa chagrine, ni dégoût, ni fai-
blesse. Je vois que je ne puis faire le bien, et je ne suis pas
fait pour faire le mal , ni pour le souffrir. Tirez la consé-
quence. Je vous le répète encore, ne craignez pas que je mette
dans ma conduite ni crainte déplacée, ni précipitation. Mais
je fais et je ferai usage de la raison que Dieu m'a donnée.
^ Suivant d'Hautbrivb (Faits, calculs et observations)^ les dépenses de
chacune des années 1757 et 1758 montent à plus de 57 millions (p. 39)«
(Voir le Livre rouge de 1793, p. 125.) Ce calcul est, comme nous Tavons
dit plus haut, celui de Choiseul.
15
nn LETTRES
f #«i floi il 4m un peu de sciatique ao genoa, oa peiit*étre
Ha C/miU: '• Il se porte à men'eille, et D*est Dallemeot
inqui«?t de nos inquiétudes, ni embarrassé de nos em-
barras. Dans un sens, cela est fort heureux, car nous
serions plus à plaindre s'il voyait trop noir et s*il prenait
de rhunieur. N'en prenez pas, tous, sur révécbë de
Toulouse. Vous en serez, rous et M. Totre frère, bientôt
dédommages. Vous trouTerez a-joint mes lettres de
remerclment à MM. le comte de Kannitz et de CoUoredo.
Le Roi m'a permis de les écrire ainsi que de remercier
M. Wall et le cardinal Archinto.
Quel malheur que vous ne so^ez pas à Rome dans cette
circonstance ! Au re$te, pourvu qn*on ne nous donne pas
un frénétique, nous nous tiromis d*a£Eûre à cet égard, età
tout prendre, les cours étant bten unies, elles empêcheront
toujours bien le Pape de troubler notre intérieur. Lie Boi
regrette le Pape et a bien raison *. J'attends d'un momeit
à l'autre un courrier de tous, et le cœur me bat en l'attei-
dant. Faites passer par un courrier les lettres pov
Varsovie et Pétersbourg. Adieu, mcm cher comte; nu
santé se soutient , et mon amitié pour tous est à l'épreofe
de tous les événements.
Voilà une lettre de Madame la Dauphine pour le Boi
son père.
Le prince Xavier Tiendra ici* et serrira à la gmit
armée.
Ce 11
Je vous envoie , mon cber comte , la lettre de M. Véyèpt
d'Orléans et plusieurs autres qui tous fieront plaisir. Jeie
1 Laynes, XVI. iî»7. Le Fioi Mit k ce moment à CSioisy.
S Cf. Luync», XVI, 43S.
3 II arrivé à Vcraillei le H juin 1758 ai «art dans rarmée da Ba»4&ii
tous le nom de comte de Lusace.
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 2S9
VOUS fais point de compliment sur l'évêché d'Évreux;
c'est une simple pierre d*attente.
• Je profite d'un courrier de M. de Starhember^ pour vous
envoyer le traité avec le Danemark ', dont vous donnerez
communication au ministère de Vienne et réclamerez l'ac-
cession de cette cour audit traité.
La lettre de M. Ogier, dont je joins pareillement copie,
pour vous mettre au fait combien l'accession est néces-
saire à obtenir plutôt que la garantie.
Il est fâcheux que le Roi soit obligé de donner six mil-
lions pour s'assurer du Danemark, dans un temps où il a
besoin d'argent pour lui-même et pour ses alliés. Mais ce
n'est pas acheter trop cher la certitude que le Danemark
ne prendra en aucun cas parti avec nos ennemis, et qu'il
aiderait lui-même à la ruine du roi de Prusse si ce prince
essuyait un échec. Au reste, on ne peut pas blâmer la cour
de Gopenhague.de se conduire sagement avec le peu de
ressources qu'elle a pour soutenir la guerre. La conven-
tion avec la Suède est pareillement signée*. C'est encore
six milUons pour cette année. Qu'on cite un exemple
d'aussi grands efforts que ceux que la France fait en
faveur de la cause commune. Il nous a manqué, de part
et d'autre, des généraux comme nous en avons eu autrefois.
J'écrirai à M. Follard en conformité de votre Jettre.
On ne peut rien ajouter, monsieur le comte, à mon
tendre attachement pour vous.
Signé : l'abbé comte de Bernis.
Nous sommes dans l'inquiétude de voir le débrouille-
ment du plan du roi de Prusse. Il n'est pas douteux qu'il
n'en ait un. Il a eu le temps de l'étudier cet hiver.
1 Signé à Copenhague le 4 mai, publié par Koch, t. II, p. 125.
^ C'est, je crois, un simple renouvellement du traité du J8 septembre
1757, publié par Koch, t. II, p. 89.
230 LETTRES
M. Boullongne m'a promis de me mettre en état de
faire une réponse positive à la cour de Vienne à la fin
de la semaine, sur l'article du subside.
Ce 24.
Des nouvelles secrètes, mon cher comte, qui nous sont
communes avec la cour de Londres, annoncent que M. Wal
est totalement livré au roi d'Angleterre , et qu'il lui donne
des avis et le rassure sur l'armement d'Espagne et sur
l'offre qu'elle pouvait faire de sa médiation. J'ai peine à
croire quelque chose d'aussi extraordinaire. J'ai pourtant
dit à l'ambassadeur d'Espagne qu'il devrait s'informer si
dans les sécrétai reries il n'y avait pas quelqu'un de vendu à
l'Angleterre. Il ne manquera pas. d'informer M. Wal, et
si, ce que je n'ose croire, ce ministre était coupable, se
voyant découvert , il ne pourrait se dispenser de faire de
sérieuses réflexions. Cette matière est si délicate h traiter,
«t en même temps si importante , qu'il serait bon de con-
certer avec M. de Kaunitz la manière de se conduire à ce
sujet. J'ai personnellement toutes les raisons du inonde
d'être content de M. Wal, et je vous assure que je le crois
fort incapable d'une pareille trahison ; mais il est fort
extraordinaire qu'il y ait des faits cités et des circonstances
qui s'accordent si bien avec d'autres. Causez sur ce cha-
pitre avec M. de Kaunitz, afin que nous agissions de con-
cert, soit pour faire et dire, soit pour nous taire et croire
les avis faux.
Dieu merci! M. de Moras prend le parti de se retirer.
M. de Massiac et M. Le Norman t seront à la marine ce
que MM. de Belle-Isie et de Crémille sont à la guerre '.
Je ne connais ni Tun ni l'autre. Le premier passe pour
^ M. de Massiac prête serment entre les mains du Roi le l**" juin. (^Ga-
zette de France, p. 26.)
DE L*ABBÉ COMTE DE BERNIS. 231
un bonnéte homme , il a de rexpërience; l'autre, pour un
homme d'esprit, un peu fin et un peu porté pourla plume,
dont il est sorti. Mais tous deux sont unis, et tous deux
entendent la besogne.
L'aventure de Maillebois * , qui vient d'élre arrêté et *
conduit au chàleau de Doullens, est un coup d'autorité
qui consacre le ministère du maréchal de Belle-Isle. Trois
ou quatre exemples pareils, bien placés, rétabliraient le
respect et la subordination.
Vous ferez bien d'entretenir correspondance avec le
cardinal Archinto et Spinelli votre ami. Mais pour bien
servir le Roi dans cette circonstance, il faudrait éclairer
en même temps l'évéque de Laon, pour ne pas croiser les
mesures et ne pas gnter la besogne faute de concert. Vous
sentirez mieux que moi combien ce principe est juste. Il
faut donner sa confiance aux gens que l'on emploie, ou
bien les retirer. S'ils sont trop faibles ou trop peu clair-
voyants, il faut les illuminer et les élayer, mais on risque
beaucoup de travailler sans eux, et il n'est guère possible
qu'il n'en résulte des inconvénients. D'ailleurs, le Roi a
confiance dans Tévéque de Laon, et c'est pour cela que,
sans aucun détail, je lui ai parlé sous le secret des bonnes
dispositions que le feu pape avait eu pour moi et aux-
quelles le Roi, les cours de Vienne et de Madrid avaient
donné leur consentement. Le Roi m'a permis de le faire.
1 M. de Maillebois, sar Taffaire daquel on trouvera les détails néces-
saires dans les Mémoires du duc de Luynes, (. XV, p. 307 et suiv., avait
.été accusé d'avoir trahi le Roi en donnant à la bataille d*Hastembeck, où il
était maréchal général des logis de Tannée du maréchal d*Estrées, l'ordre
de ne pas poursuivre les Hanovriens. Il essaya de se justifier dans un
Mémoire réimprimé dans Lctkes (^loco cit.)y fut convaincu de mensonge
.par le maréchal d'Estrées, destitué de toutes ses places et enfermé à la
citadelle de Doullens , jusqu*en 1776 suivant les uns, jusqu*en 1784 suivant
les autres. Son alliance avec les d*Argenson Favait sauvé jus(ju*Gn mai
1758.
t3« LETTRES
Il aurait ëtë trop humiliant pour l'ambassadeur de Sa
Majesté d'apprendre par le public cette anecdote, qui,
étant remise entre les mains da trente personnes , ne
saurait rester secrète. Elle n'a cependant pas transpiré
ici, et c'est un miracle. Gomme je n'y pense plus, je n'en
parle plus ; si tout le monde fait de même, le secret se
conservera plus longtemps.
C'est à vous de tirer le meilleur parti que vous pourrez
de cette aflaire, que je remets entre vos mains et celles da
cardinal Arcliinto. Il sera bien difficile que de cette façon
ou d'une autre je ne sois pas cardinal après ce qui s*est
passé. Mais je vous jure que si cette dignité me manque,
je saurai aisément m'en consoler.
Notre honte et le risque de notre prochaine destruction
sont les seules choses qui m'affectent. Tous les jours nous
sommes à la veille de la banqueroute : Montmartel nous
tient sous sa dépendance, et sa santé n'est pas bonne.
Nos gens de finance dépendent aussi tous de lui. Nul n'ose
s'engager sans son consentement; personne n'est assez
accrédité pour lui en imposer, ni pour le suppléer : donc
il faut en tirer le meilleur parti que l'on pourra. Le Boi,
qui fait pour son fils une chose bien forte , doit lui parler
avec bonté et fermeté. Gela produira quelque chose. Mais,
au fond, Montmartel est embarrassé, parce qu'il n'a de
génie que pour les opérations où il gagne, qu'il est inca-
pable de coups de force, et qu'au fait l'opération des
annuités de l'année passée, qui devait produire soixante
millions, n'a pas rendu deux millions. Ge mécompte est
^ Le Roi venait de donner au marquis de Rrunoy, fils de Paris-Mont-
marCel, la charge de premier maître d'hôtel, vacante par la mort du mar-
quis de Livry. (Gazette, 1758, p. 258; LrTCiES, XVI, 456.) Le marquis de
Rrunoy avait alors de dix à onze ans. On sait quelle existence étrange il
mena par la suite. Voir sur lui Gens singuliers, par M. L. Larchet, 1 toI.
in-lS, chez Fréd. Henry.
DE L'ABBÉ COxMTE DE BERNIS. «33
bien fort, et c'est un vide difficile à remplir. Celle de cette
annëe n*a pas encore valu un ëcu; elle est de quarante-six
millions. D'un autre côte, la guerre monte à cent trente
millions, les affaires étrangères a cinquante-deux, la ma-
rine à soixante; joignez à cela la maison du Roi, les pen-
sions et les charges de l'État, vous serez moins étonné de
la détresse où nous sommes. Cette détresse cependant ne
durerait pas avec un génie qui rendrait la confiance et
rétablirait a circulation. Mais où est-il, ce génie? Et quand
on le connaîtrait, voudrait-on lui donner l'autorité néces-
saire? Notre ridicule est de vouloir faire de grandes choses
avec de petits esprits et de petits moyens. Je saurai , à la
fin de la semaine , à quoi m'en tenir pour l'argent , et je
vous dépécherai un courrier. Mais , je vous le répète y si
nous passons cette année-ci, n'attendez pas qu'il soit pos-
sible de soutenir la même dépense l'année prochaine, à
moins que les plus grands succès ou de plus grands
hommes ne viennent à notre secours , ce qui n'est nulle-
ment vraisemblable. Il y a un mot dans votre lettre parti-
culière qui me donne beaucoup à penser. Quand on a des
alliés , il faut courir le risque d'être prévenu , ou essuyer le
reproche et le danger de les prévenir ; j'aime mieux essuyer
le premier inconvénient que le second , et je crois que la
méthode que nous tenons est bonne : c'est de presser nos
alliés de finir une guerre que nous ne pouvons soutenir les
uns ni les autres , et qui ne peut nous mener à notre but.
Si cependant vous aviez des notions certaines d'une con-
duite tortueuse, il faudrait nous en avertir sur-le-champ
, et ne pas y perdre une minute. Si la finance me soutenait,
je serais le maître de nos alliés; mais trahi et déshonoré
par la guerre, et mal secouru par la finance, il est bien
difficile que je ne dépende pas d'eux, à moins que, leur
malheur nous mettant tous au même niveau, nous n'ayons
234 LETTRES
tous que la seule ressource de nous tenir unis dans le pré-
cipice. Depuis que j*ai réfléchi sur la position de Vienne,
il ne parait pas à craindre que Leurs Majestés Impériales
l'abandonnent ; on ne jette pas dans un moment un pont
sur le Danube. Je ne crains comme vous que le siège
d'Olmutz. Toute la question se réduit à savoir s*il est en
état de résister longtemps; dans ce cas, tant mieux que
le roi de Prusse s*acharnàt à l'assiéger. Ses derrières
seraient facilement coupés ou inquiétés. Le roi de Prusse
songe , à ce que je crois, par toutes sortes de ruses , d'at-
tirer le maréchal Daun au combat, et peut-être qu'il
essayeVa pour cela de percer en Bohème par la Moravie.
Une bonne conduite peut embarrasser le roi de Prusse.
Montazët partira samedi pour Vienne*. Nous espérons
que, étant ofBcier général, l'Impératrice lui fera l'honneur
de le faire admettre aux conseils militaires à l'armée de
Daun, comme il y fut admis l'année passée'. D'ailleurs,
on y introduit l'oi&cier de Russie , et l'on ne voudra pas
traiter plus mal que lui un Français qui a du mérite, du
courage et de l'expérience. Montazët vous dira sur quelle
roue je suis attaché ici la nuit et le jour, ne pouvant rien
obtenir qu'à l'extrémité et toujours trop tard , prévoyant
malheureusement fort juste les malheurs, mais ne pouvant
faire appliquer les remèdes qu'à l'agonie. Cependant je
vais toujours; ma tête n'est pas encore mauvaise, et je
suis digne descendant de ce géant dont vous m'avez rendu
le nom. Je suis fâché qu'il n'ait pas l'honneur de vous
appartenir. Le bruit avait , en effet , couru à Paris que
nous étions brouillés. Il y avait longtemps qu'on m'avait
voulu faire croire que vous ne m'aimiez pas. J'ai oublié
^ Le 27 mai.
3 11 assista en effet à ces conférences, dont il apporta le résaltatà Ver-
sailles en janvier 1759.
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNlS. 235
toutes ces misères-là à mesure qu'on me les a dites; nous
sommes faits pour nous aimer et nous estimer. Il ne m*en
coûte rien de vous rendre justice , et je ne mets pour vous
la rendre que le premier mouvement , et nulle espèce de
réflexion. M. de Broglie servira à la grande armée , ou
point du tout'. Madame la Dauphine lui a valu dix mille
francs de pension. Je crois qu'il devrait être content, s*il
pouvait l'être jamais. Mais, en tous cas, le temps des mé-
nagements est passé; il ne fera peur ni au maréchal de
Belle-Isle, ni à moi. Adieu, mon cher comte; la main me
fait mal.
Quand la république romaine était dans l'embarras,
elle nommait un dictateur. Nous ne sommes pas la répu-^
blique romaine, mon cher comte, et nous aurions grand
'besoin de l'être.
Ce 25 mai 1758.
M. de Monlazet, monsieur le comte, vous exposera
notre vraie situation militaire et financière et intérieure.
Vous pouvez vous fier entièrement aux détails dans les-
quels il entrera. L'époque du départ des troupes de l'ar-
mée de Soubise est toujours fixée du 15 au 20 juin. Dieu
veuille que ce secours arrive encore assez à temps. Poui'
notre grande armée, je ne sais comment elle pourra
marcher en avant. La Westphalie est aujourd'hui aussi
pelée que les déserts de Barca. Il faut que la Providence
se mêle un peu de nos affaires; sans cela, en vérité, il y a
tout à craindre. Il serait pourtant fâcheux, quand on
peut faire la paix, de s'ôter à jamais la faculté de jouer
un personnage dans le monde. Je ne vous recommande
pas M. de Montazet, c'est mon ami depuis vingt-cinq
' Le comte de Broglie fut employé à Tarmée d'Allemagne par lettres du
!«' juin 1758.
236 LETTRES
ans ', et d'ailleurs je ne connais personne de plus firan-
chement bon serviteur du Roi et de l'Impératrice que loi.
Je n'imagine pas qu'on refuse de l'admettre au conseil de
guerre. Il a bien acquis dans la dernière campagne le
droit d'y assister. Je vous renouvelle, mon cher comte,
Tassurance de mon tendre attachement.
Un courrier qui devance le comte de Montazet vocs
apportera la réponse sur l'objet du subside.
Ce 30 mai.
Le bruit courait ici, monsieur le comte, depuis ce
matin, qu'il y a eu une afFaire en Moravie, malheureuse
pour les Autrichiens *. Les lettres de Nuremberg^ en font
mention. On dit le roi de Prusse blessé au bras et*
M. de Daun tué. Par la date de ces lettres, on a lieu de
révoquer en doute cette mauvaise nouvelle, qui aurait
déjà pu nous être annoncée par un courrier. Malgré cette
réflexion raisonnable, je ne laisse pas d'être en peine,
parce qu'aujourd'hui les malheurs sont très -vraisem-
blables,- et l'on y est par trop accoutumé. Ma santé s'est
un peu dérangée; c'est par cette raison que vous n'aurez
de moi aujourd'hui que quatre lignes. Mais soyez sûr que
je ne vous en aime pas moins pour vous écrire si en bref.
Ce 30 mai.
Je reçois dans ce moment, mon cher comte, votre
lettre du 24, au moment où mon courrier allait partir. Je
n'ai qu'à vous remercier de ce que vous avez fait pour
moi de nouveau et vous assurer que vous me feriez roi
* On a vu dans les Mémoires que Demis avait été h Saint-Sulpice avec
le frère de M. de Montazet.
- Je ne trouve au mois fie mai aucune affaire importante en Moravie.
DE L'ABBE COMTE DE BERNIS. t37
du monde, que mon amitié pour vous n'en saurait aug-
menter.
Ce 4 juin 1758.
J'ai reçu, monsieur le comte, votre dépêche du 26.
Vous m'y annoncez une pièce chiffirée qui aura été oubliée
dans votre secrétairerie. Vous êtes instruit à présent de la
marche du prince de Prusse en Franconie. Il est arrivé
de sa personne et avec un gros détachement le 26 à Ba-
reuth. Tout l'Empire tremble. On se plaindra sûrement
de ce que l'armée de l'Empire a été retirée en Bohème •
On se plaindra de même que les garants du traité de
Westphahe envoient l'armée du Rhin en Bohème, tandis
que tous nos alliés de TEmpire seront exposés et peut-être
opprimés; on se plaindra en France que l'Alsace demeure
exposée aux courses des ennemis. Toutes ces plaintes
seront fondées; mais le Roi, invariable dans sa promesse,
fera partir trente mille hommes commandés par M. de
Soubise aux époques indiquées. Ils suivront le Danube et
marcheront par plus fortes divisions. La dépense sera
plus grande, mais tout objet cède au devoir de tenir sa
parole à son premier et principal allié. Au surplus, qu'on
ne craigne pas à Vienne que nous songions à la paix.
Nous songeons à trouver assez d'argent pour continuer la
guerre tant que nos ennemis seront en état de nous don-
ner la loi. Nous sentons bien que la paix ne doit ni s'a-
chçter, ni se mendier; et à cet égard, nous pensons hau-
tement et honnêtement. J'ai fait attention à votre dépêche
du 26. J'ai vu des moments pareils; mais dans le fond je
ne croirai jamais ce que je ne dois pas croire. Vous aurez
de mes nouvelles par un courrier que je vous dépêchera
dans deux jours. Vous connaissez, monsieur le comte»
mon tendre attachement pour votis.
23S LETTRES
Ce 6 juin 1758.
Mon cher comte, cette lettre-ci est bien pour vous seul,
et vous (levez la brûler. Nous touchons au dernier pë«
riodedela décadence. La tête tourne h Montmartel et à
Boullongne. Ils ne trouvent plus un ëcu. Leurs opérations
manquent. La honte de notre armée est aussi a son
comble. Les ennemis ont passé le Rhin h Émeric ^ , à sept
lieues de M. le comte de Glermont, au nombre de six
mille hommes, et ont construit un pont sans qu'on s'en
soit douté. Les Hollandais leur ont sûrement Fourni des
bateaux et leur fourniront sans doute les magasins néces-
saires. M. de Yillemur, avec douze mille hommes qu*il a
rassemblés le lendemain, s* est contenté de se fusiller
avec eux et s'est retiré sous Clèves, où M. le comte de
Glermont rassemble son armée. Il y a apparence que
Tarmée hanovrienne, qui est cependant séparée des Hes-
sois et par conséquent fort Faible, a toute passé le Rhin.
Ce coup est bien hardi, et si nous étions d'autres gens, ils
seraient perdus, soit en marchant a eux, soit en se por-
tant de l'autre côté du Rhin. Dieu en décidera. M. le
comte de Glermont annonce positivement qu'il va les
combattre. Mais, monsieur le comte, ne voyez-vous pas
la suite affreuse de tout ceci? Nous n'avons point de gou-
vernement. Mes représentations sont inutiles. Elles ne
Font qu'une impression passagère. Le public abhorre le
système, parce qu'il abhorre la guerre. Le militaire pense
de même. On me menace par des lettres anonymes d'être
bientôt déchiré par le peuple, et quoique je ne craigne
guère de pareilles menaces, il est certain que les malheurs
prochains qu'on peut prévoir pourraient iiisément réaliser
ces menaces. Notre amie court pour le moins autant de
1 Voir Gazette du 17 juin, p. 286.
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS 230
risques. J'ai vu tout cela, mon cher comte, dès le
mois de novembre. J'ai vu le peu de fond qu'on peut
faire sur le militaire, j'ai vu une conjuration sourde se
former dans tous les ordres de l'État contre la nouvelle
alliance et contre ses auteurs. Nous avons été trahis de
partout. Et ceux qui nous ont aidés de bonne foi ont été
des imbéciles qui ne sentaient pas la portée des grandes
affaires. Vous verrez, par mon mémoire lu au conseil, si
j'ai dissimulé la vérité. C'est la centième démarche de la
même force. Qu'est-ce que tout cela a produit? Une
légère secousse, et puis on s'est renfoncé dans la léthargie
ordinaire. Il n'y a pas exactement un écu. On me donne
des paroles, on m'y fait manquer deux jours après. La
moitié de nos troupes ne sont pas habillées, une partie
de la cavalerie est sans bottes. Le contrôleur général
dépend de Montmartel, et Montmartel est effrayé. Son
grand crédit lui a attiré des ennemis; ces ennemis con-
jurent contre lui et l'empêchent de trouver des res-
sources. Celles que nous proposons en grand effrayent
son esprit de routine, et le contrôleur général sent qu'il
ne peut pas se passer d'un homme qui absorbe seul tout
le crédit de l'État et empêche tous les autres de paraître.
Où est le remède? Il n'y en a qu*un seul. C'est un premier
ministre qui soit capable. Mais je vous annonce que je ne
veux pas Tétre. Il faudrait en donner l'autorité au maré-
chal. Ce serait le dégrader que d'en choisir un autre, et
il quitterait certainement sa place. Il a de la confiance en
moi ; je pourrais lui être utile et le conseiller sur bien des
choses. Je connais ses défauts, mais il a des qualités et un
acquit qui fait beaucoup. Un dictateur est nécessaire
quand la République est en danger. La paix n'a jamais
• Voir ce mémoire à V Appendice,
t40 . LETTRES
été si nécessaire ni si difficile à conclure. D^un autre côte,
nous touchons au moment de nous réunir avec TEspagne.
Mais cette reunion dépend de ne pas périr tout à fieiit, de
conserver nos alliés et notre crédit; enfin, que tout ne
périsse pas d'ici au mois de décembre. Il y aura bien des
ressources, mais il faut un maître; cette véritë est sen-
sible; on perdra l'État par le faux amour-propre de vou-
loir laisser les choses dans l'égalité. Je soutiens cette
thèse vis-à-vis de vous sans intérêt. Je consens de tra-
vailler sous qui l'on voudra, pourvu qu'on me donne un
maître qui entende. Au reste, je vous avertis qu'après
avoir lutté depuis deux ans contre tous les obstacles, je ne
puis plus répondre de ma santé. Je ne survivrai sûrement
pas à notre honte et à notre malheur. Quel service nos
alliés nous rendraient et à eux-mêmes s'ils consentaient
à la paix! La résolution que j'ai fait prendre au Roi au
dernier conseil est la voix du cygne mourant. Je sens que
je n'aurai plus de force si le Roi n'en prend pas ou n'en
donne pas. Est-il possible de périr tout entier avec huit
cents millions d'argent dans le royaume? Est-il possible
de voir la marine à terre tout à fait, et les colonies per-
dues après avoir pris Minorque aux Anglais et les avoir
battus sur mer? Il n'y a plus d'autorité, et les têtes se
sont démontées. Conservez la vôtre, et plaignez un ami
qui le sera jusqu'à la mort. Dieu veuille favoriser nos
armes et celles de Tlmpératrice.
Ma dépêche est d'hier, et cette lettre est d'aujourd'hui.
Voyez par là les progrès du mal , et combien ils sont ra-
pides d'un jour à l'autre.
Ce 15 juin 1758.
Il y a un siècle, monsieur le comte, que nous n'avons
point de vos nouvelles. Voici les nôtres : les Anglais se
DE L*ABBË COMTE DE BEHNIS. 241
sont rembarques le 13 avec une précipitation incroyable ^.
Mais ils vont ailleurs nous brûler encore quelque chose.
Les ennemis, comme vous savez, ayant passé le^hin,
sont rassemblés et marchent du côté de Yenloo. M. le
comte de Glermont a marché aussi le 12 pour ,les couper.
On s'est déjà canonné, ainsi la bataille est sûre. Le pays
est marécageux et coupé, et par conséquent notre 6ava-
lerie, qui est bonne, ne pourra guère être utile. Nos
troupes ont levé leurs quartiers sans être réparées; mais
elles ont bonne volonté. Si les dispositions sont bien
faites, nous battrons les ennemis. Mais je n*ai pas sur ce
point-là une parfaite confiance. Il paraît que les ennemis
veulent entrer dans les Pays-Bas par Ruremonde. Si cela
est, nous avons la guerre en Flandre, et, en supposant
que nous soyons battus, vous sentez la position et la
nécessité d'avoir nos forces réunies. Au reste, les Pays-
Bas appartiennent à l'Impératrice autant que la Bohême.
Je vous fais cette réflexion d'avance. Vous en sentez la
solidité et Timportiince.
Quelle crise, grand Dieu! M. de Yillemur en est la
cause. Il a laissé passer le Rhin à sa barbe. En vérité,
notre haut militaire est incroyable. Dieu veuille secourir
la bonne cause, car la guerre la défend bien mal. Nous
imaginons que puisque vous n'avez pas envoyé de cour-
rier, la tranchée n'a pas été formellement ouverte.
On dit que le roi de Prusse a été malade. Le prince
Xavier est arrivé hier au soir et part aujourd'hui pour
l'armée^. Le Roi l'a reçu à merveille, et tout le monde
aussi. Il est arrivé dans la crise. Donnez-nous de vos
^ La flotte anglaise avait para le 4 devant Saint-Malo. Le 5 eut lieu un
débarquement à Cancale. Tout le résultat de cette expédition fut de ruiner
Saint-Servan, faubourg de Saint-Malo. Les Anglais se rembarquèrent les
11, 12 et 13. {Gazette, p. 289 et 303, et Lctses, XVI, 459, note.)
S GateUe du 24 juin, p. 303.
' n. 16
î*î LETTRES
nouvelles. Vous sentez quel coup va faire sur le crédit
révénement que nous attendons. Une victoire . remonte-
rait tduty sans quoi je vois la confusion. Il faudrait un
débrouilleur général. Je me suis proposé moi-même avec
courage jusqu'à la paix. Mais la proposition n'a pas pris.
On veut être comme on est. Dieu seul peut y mettre
ordre. Adieu, monsieur le comte. J*avais bien raison au
mois de décembre. Comptez que le courage De m'aban-
donne pas. Je n'ai peur que pour ma santé, car je ne
dors pas.
Vous connaissez mon attachement sans bornes.
GeîS.
Le courrier de M. le comte de Glermonty monsieur le
comte, nous jette dans la plus cruelle incertitude. Il marche
aux ennemis, qui sont à Gampen dans des marais où notre
armée ne pourra ni agir ni vivre, et par conséquent elle
sera obligée de rétrograder. Toute la campagne se passera
en marches et en contre-marches. Notre armée se ruinera,
et elle est déjà bien fatiguée par trois marches forcées. Les
généraux sont divisés. C'est une pétaudière. Vous verrez
qu'on se déterminera à faire revenir M. le comte de Cler-
mont quand tout sera perdu. Je ne sais en vérité comment
je suis encore en vie. Le Roi se déshonore, et notre sys-
tème se découd par tous les bouts. Nous ne payons per-
sonne, pas nous-mêmes, et nous aurons bientôt toute
l'Europe sur les bras. L'armée de M. de Soubise est en
panne. Cette maudite bataille que nous attendons depuis
trois semaines tous les jours ne laisse aucun parti à
prendre. Le meilleur était de la faire marcher sur-le-
champ sur le Rhin ou dans la Hesse pour opérer une
puissante diversion. Le scrupule a pris au Roi, qui, après
y avoir consenti, s'y est opposé. Tàdiez de nous tirer de
DE L*AB,BÉ COMTE DE BERNIS. 243
ce mauvais pas. Je vous donne de mauvaises commissions ;
mais vous voyez Tëtat où Ton m'a réduit. Je suis oblig[é
de chercher chicane au traité danois et d*en éluder la rati-
fication faute d'argent. Heureusement que la difficulté que
je fais n'est pas nouvelle, et que j'y ai toujours insisté.
Gomment voulez-vous que nous nous tirions d'affaire avec
la cour de Vienne? On m'a promis qu'elle aurait de l'ar-
gent. Mais si on lui en donne, nous en manquerons. Il n'y
^a qu'une bataille perdue qui puisse nous débarrasser,
parce que dès que la guerre s'approchera de nous, on ne
peut plus défendre les autres quand on est dans le cas de
se défendre soi-même. Vous verrez par une note que j'ai
ajoutée à ma dépêche, et que vous aurez bien de la peine à
lire, que la Russie cherche des prétextes pour se plaindre
ou pour justifier son inaction. Je plains l'Impératrice :
tous ses alliés la servent mal, et nous l'avons servie plus
mal que personne en nous ruinant et en nous déshono-
rant. Mais au fait, il faut se réduire au possible. Nous ne
pouvons donner des troupes quand nous avons si fort à
craindre pour nous-mêmes. Nous ne pouvons donner de
l'argent que celui qui nous reste. Je ne vois de moyen
<]ue d'abandonner le second traité et d'en venir au pre«
mier. Par là nous cessons d'avoir des obligation^ que
nous ne pouvons plus remplir, et tout ce que nous don-
nerons au-dessus de l'évaluation &ite de trente mille
hommes sera gratuit. Nous agissons avec toutes nos
troupes, et nous entretenons trente mille Suédois. Je
comprends combien il sera dur à prononcer que nous
renonçons à nos seconds engagements. M. de Kaunitz
vous en a cependant fait la question. Il est bon que vous
ayez cette première ouverture. Au reste, faites filer cette
dure vérité. Un événement heureux pourrait vous tirer
d'embarras ainsi que nous. Mais comment Tattendre de
16.
su LETTRES
M. le comte de Giermont? Au reste, j'ai voulu quitter. J*ai
dit à notre amie des vërités qui l'ont afBigée et rendue
même malade; mais cela ne remédiera à rien. On ne veut
pas de premier ministre, et c'est la seule chose qui pour-
rait tout raccommoder, si cependant il en est encore
temps. Enfin les trois ministres inutiles se retirent dn
conseil. On y fait entrer M. Berryer, qui a de la tête pour
les affaires intérieures et qui nous fournira des moyens
d'avoir de l'argent. Il faut du moins avoir un homme de
bon sens. Il aime notre amie, il est aimé à Paris. Il sait
mener les affaires du Parlement et du clergé. D*un antre
côté, pour rendre l'assemblée du clergé moins orageuse,
le cardinal de Tavannes^ qui y présidera, entrera le
même jour au conseil que M. Berryer. Celui-ci ne veut
pas qu'on fasse une paix honteuse. Il se concertera avec
moi, et notre amie, qui a de la confiance en lui, en aura
davantage dans mes avis, quand ils seront combinés avec
l'avis du tiers. Voyez quelles machines il fSsiut employer,
et dans quelles circonstances. Vous avez raison d'avrâ
envie de revenir. Cependant vous serez duc certainement
Ne perdez pas courage. Pour moi, je suis forcé à la re-
traite, malgré qu'on en ait. Le système croule, et le roi
de Prusse ne traitera pas avec moi. Si l'Impératrice pou*
vait faire sa paix sans rien stipuler contre nous, se char-
geant, de concert avec la France, de ramener la Suède
et la Russie, et l'Empire au moyen de la restitution de la
Saxe, les escabelles ne seraient pas renversées. Sans cela
tout croulera. Il y a huit mois et plus que je le vois. C'est
une conjuration de tous les États. Un premier minisbe
aurait étouffé ces cabales il y a un an. Aujourd'hui il au-
rait bien de la peine à en venir à bout. Pour moi, je ne
^* Le projet de faire entrer le cardinal aa conseil ne s'est pas résilie.
L'assemblée du clergé s'ouvrit le 17 octobre. .
DE L*ABBÉ COMTE DE BERNIS. S45
m'en chargerais pas dans ce moment. J'ai brûlé mes pa-
piers, je vais faire mon testament, et puis je mourrai de
chagrin et de honte, jusqu'à ce qu'on me dise de m'en
aller. Vous sentez combien il me serait doux de me re-
tirer actuellement. Mais on ne le veut pas. Ce serait cepen-
dant une façon de couvrir bien des choses, parce qu'un
nouveau ministre ne se croit pas tenu à remplir les pa-
roles de son prédécesseur. Sur ce canevas très-noir, voyez
ce que vous pouvez faire pour le mieux. La Providence
seule peut vous aider, car je ne saurais vous donner les
moyens, lorsque l'on me les ôte tous à la fois. Gomme je
suis résolu à tout, je ne manque pas de courage. Pour mon
cœur, il est à vous entièrement. •
Cet».
Madame de Pompadour, mon cher comte, est incom-
modée d'une petite fièvre. Elle a du chagrin et a biea
raison d'en avoir. Nous sommes sous la patte de Mont-
martel, qui a tout voulu avoir et à qui la tête tourne de
peur, sans vouloir pour cela se dessaisir de rien. M. Boul-
longne est son commis. Cette partie fera périr tout le
reste, et notre dépendance est au point que, s'ils man-
quent, tout est en confusion; s'ils restent, nous serons
toujours à leur merci. Gomment se tirer de là? Il n'y a
qu'un moyen, qui est une autorité absolue confiée à un
seul. Mais personne ne veut de ce moyen; moyennant
quoi nous sommes à la Providence. D'un autre côté, on *
ne veut pas retirer M. le comte de Glermont, dont l'incar^
pacité est démontrée. On attend que tout périsse pour
raccommoder quelque chose. On'meurt de peur, et l'on ne
veut pas s'en garantir par de bons choix. Voilà où nous
réduit la faiblesse, et le défaut de prévoyance. On s'est
tiré toujours' d'affaire, on croit toujours s'en tirer, mais
tue LETTRES
les circonstances ne sont plus les mêmes, et le public est
furieusement indisposé. Malgré cela, tops les jours je
reprends du courage pour le lendemain. Donnez-nous la
paix à quelque prix que ce soii. Sans cela vous risquez Je
ne plus trouver ici vos meilleurs anus, dans le nombre deS'^
quels je me range.
Ce».
Je me borne aujourd'hui, monsieur le comte, h vous
annoncer la réception de vos lettres du 17 et du 23. J'es*
père que la cour de Vienne insistera sur riusertion de la
clause au traité avec le Danemark que les troupes assemblées
dans le Holstein ne pourront servir dans aucun cas contre le
Roi, rimpératrice ou leurs alliés, sans quoi il se pourrait
que nous payassions des troupes contre les Russes et les
Suédois. Vous savez, d'ailleurs, quelle est ma raison pour
% insister sur cette clause. Elle devient tous les jours plos
pressante. Je suis enchanté que Tlmpératrice, d*elle-méme,
ait indiqué le mouvement sur la Hesse. M. le comte de
Glermont, après avoir fait battre sa gauche avec toute la
maladresse possible', avoir fait écraser dix-huit bataillons,
les carabiniers et vingt escadrons qui ont iait des pro-
diges de valeur, n'a osé attendre à Neuss le prince Ferdi*
nand. Il se retire à Cologne, où le Roi lui a donne ordre
de s'arrêter, de vaincre ou de périr. On a envoyé on
courrier au maréchal d'Estrées qui arrive demain. Il est
' bien cruel de perdre la France par des bêtises pareilles.
Il y a deux mois que je presse et tourmente pour remettre
le maréchal d'Estrées. Des embarras ridicules en ont em-
pêché. Nous avons appris aujourd'hui que les Anglais
' Le récit de la bataille de Creweld se trouve dans la GaseUe du !«>' juillet
avec la date du 25 juin. La nouvelle, suivant Lutkes, XVI, 480, était
arrivée le 27 à Versailles.
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. U7
faisaient le siège cle Louisbourg où M. de Moras avait dit
que tout était en bon ordre'. Et moi je vous dis que cette
place ne tiendra pas uo mois; que nous y perdrons six
vaisseaux de guerre; que la marine est à bas, et que le
royaume n'a jamais couru plus de risque. Vous verrez les
Anglais finir par aller en Flandre. L'armée de Soubise, par
sa diversion en Hesse, peut rétablir les choses si d'ici au
8 qu'elle marche M. le comte de Glermont n'a pas (ait
périr son armée. Notre amie dit que ma tète s'échaufFe
quand je lui représente la nécessité de prendre un parti
sur tous les points ou de Faire la paix à quelque prix que
ce soit. Son sort est affreux. Paris la déteste et l'accuse
de tout. On ne trouve pas un écu. Je ne vois noir que
parce que je vois bien. Gomment voulez-vous queje reste
dans ma place en manquant de parole sur tous les enga-
gements, ou en montrant perpétuellement la corde?
En vérité, personne ne voit ici les choses comme elles
sont. On se fie au passé. Ce n'est plus la même chose.
Toutes les parties sont anéanties ou décomposées. Je
tremble pour l'Impératrice. Je vois une révolution affreuse
dans le monde poUtique. Peut-être que l'excès du mal
produira enfin le bien qui n'est autre qu'un gouverne-
ment ferme et économe. Ne parlez plus de moi pour la
première influence. Vous me faites tort. J'ai l'air de vous
pousser et de n'être qu'un ambitieux, lorsque je ne suis
que citoyen et homme de bon sens. Enfin MM. Bouille,
Paulmi et Moras s'en sont allés. On respire plus à son
aise. Je fais l'impossible pour faire rentrer M. de Puisieux
au conseil, non à cause de ses, lumières, mais le public
déteste le nouveau ministère, il faut lui donner de la pâ-
ture et de l'espérance. Le Roi sera touché des sentiments
' Louisbourg, cbef-lieu du Cap-Breton, fut pris le 27 juillet 1758.
S48 LETTRES
de rimpératrîce. Je voudrais qu'il exécutât tout ce qa*il
pense de bien. Adieu; je vous embrasse et vous enverrai
un courrier au plus tôt. Notre année n*est point décoo-
ragée, mais elle est encore moins amendée. M. de Gisors
est mort de sa blessure'. Jugez de Tétat du marédial.
Nous le perdrons, et qui le remplacera? Ceci ressemble à
la fin du monde. Portez-vous bien, et faites faire la paix à
l'Impératrice en y comprenant tous nos alliés. Que peut
demander le roi de Prusse de mieux que d*aToir ce qn'il
avait et de rendre ce qu'il a ? Bien ne peut nous sauver
que cela.. Les négociations sont trop longues, et le temps
presse ; sans quoi il faut jouer à quitte ou à double. Si l'on
prenait ce parti par principe de courage et qu'on se con*
duisit en conséquence, ce serait le meilleur.' Mais oo
attend tout ici de la Providence, et l'on ne fait rien pour
assurer les événements.
Ce 7 jaiUet.
Mes grandes lettres vous auront assez noirci, mon cher
comte. Je vous épargne le noir de celle-ci. Agissez forte-
ment pour qu'on écarte Paulmi. M. de Laon ne voudrait
ni un moliniste outré ni un janséniste. Il Taut mieux aller
au plus sûr. Je ne sais si l'on prendra un parti ici. Mais
je sais bien que si l'on n'en prend pas^ on perdra tout,
et nous ne serons plus en mesure sur rien. Je suis aussi
dégoûté de ma place que vous de la vôtre. Je dépends de
tout, et rien ne dépend plus de moi que de dire brutale-
ment la vérité. Je ne m'y épargne pas*. Adieu, mon cher
comte ; un coup du ciel peut seul nous tirer du précipice.
Cependant, si nousavions de l'argent, j'espérerais encore.
Voilà une relation mal écrite, mais fidèle.
> Le lundi 26 juin, à trois heures après midi. (Lutbes, XVI, 483.)
DE L*ABBÉ COMTE DE BERNIS. t49
Ce 14 juillet.
Dusseldorf a capitule, monsieur le comte; les Palatins
et les Français ont dû sortir de cette place le 9. Nous
avons jetë dans le Rhin nos magasins, et je ne crois pas
que nous ayons eu le temps de retirer notre artillerie. Le
prince Ferdinand a, dit-on, ordre de se porter dans les
Pays-Bas. M. de Gontades a pris le commandement de
Tarmëe le 8 de ce mois'. Je ne suis content ni de la posi-
tion de notre armée, ni de Tesprit qui rèQue dans les
officiers généraux. Le maréchal d'Estrées ne veut point
aller prendre le commandement. Il se défend sur sa santé
qui n'est pas bonne; mais en tout il ci^int le mauvais pas
où nous sommes. L'argent devient tous les jours plus rare
et la fermentation dans Paris plus forte que jamais. Il y a
aujourd'hui un comité chez le maréchal de Belle-Isle dont je
vous rendrai compte demain par un courrier. Le malheur
est que notre communication avec la Meuse est coupée,
et que Dusseldorf pris nous ôte une partie du Rhin. Les
Anglais retiendront le corps de M. de Graville' sur nos
côtes, et M. de Soubise en Hesse ne produira aucune di-
version. Son armée serait bien plus nécessaire plus près
de nous. Voilà le fruit de l'ineptie, de la mauvaise volonté
et du défaut d'argent, qui a tout fait manquer parce que
rien n'a pu être fait à propos. Les événements de Moravie
auront réglé votre conduite par rapport à mes dernières
dépêches, et je ne suis pas en peine que vous n'ayez rien
précipité. Le' fond des choses est le même s'il n'est pire
encore. Ainsi mes réflexions subsistent. A l'égard du
^ G azette de France du 22 juillet. .
^ Loui»-RoberC Malet de Valsemé, comte de GrayiUe, né le 22 janyier
1698, maréchal de camp le 20 février 1743 , lieutenant général le 1«' janvier
1748, chevalier des ordres du Roi le 1*' janvier 1759.
250 LETTRES
temps d'en faire usage, il dépend des circonstances et
des ordres ultérieurs que le Roi vous fera passer. Vous
aurez demain un courrier qui vous instruira plus particu-
lièrement. Nos résolutions sont fermes, notre fidëlîté iné-
branlable, mais le Boi est bien mal servi. Ménagez votre
santé, n[U)nsieur le comte, et ne doutez pas de mon atta-
chement inviolable.
Ce 15 jatlIeU
Enfin, mon cher comte, je commence à espérer. M. de
Gontades veut être maréchal de France. Il est sorti du
cul-de-sac et marche en avant a Bedburg', position excel"
lente qui couvre Cologne, le rend maître des hauteurs de
TErft, et protège Juliers. Un courrier qui arrive nous
apporte cette bonne nouvelle. Nous voilà sortis de l'en-
chantement des reculades. Nous aurons encore de Targent.
Autre bonne nouvelle : Bezzonico est pape*, Archinto
secrétaire d*État. Cela va bien. Je serai cardinal de votre
façon bientôt. Le Boi a permis de solliciter cette grâce
pour moi, et elle Test et le sera par l'Espagne et la cour
de Vienne. Ne dites pas à M. de Kaunitz que j'ai montré
son billet au Boi. Sa Majesté est glorieuse et l'a trouvé
un peu fort. Nos alliés montent aux nues bien aisément.
Pour moi, je vois les choses comme elles sont; le royaume
a besoin de la paix; si nous faisons bien la guerre et que
l'argent ne manque pas, nous n'y forcerons pas nos
alliés; mais ils ne doivent pas non plus nous forcer à nous
écraser pour servir leur vengeance. Vous verrez dans ma
dépêche un expédient que je vous fournis pour revenir
ici, si les événements devenaient trop mauvais. Vous n'en
* Gazette de France, 1758, p. 355.
^ Le jeudi 6 juillet, vers les huit heures du soir, Charles Bezzonico,
Vénitien, cardinal du titre de Saint-Marc, évêque de Padoue, créature da
pape Clément XJI, fut élu et prit le nom de Clément XIII.
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. t51
profiterez que dans ce seul cas; Madame de Pompadour
ne veut pas que vous reveniez que lorsque tout serait
perdu. Jetez vos pierres d'attente à tout événement. Mon
amitié pour vous souffrirait trop de iu)us voir jouer un
vilain rôle. Je n'ai pas le temps de vous en dire davantage
aujourd'hui. Vous aurez après-demain un courrier. Au
reste; ne vous pressez jamais d'exécuter les commissions
qui peuvent blesser la cour de Vienne. Il est toujours
soUs-entendu que l'ambassadeur qui est sur les lieux
choisit les moments et les circonstances. Mais je ne vous
laisserai jamais ignorer votre véritable position, et je vous
mettrai toujours à portée, en la connaissant bien, de vous
conduire selon les intentions du Roi et selon ensuite les
circonstances qu'on ne peut pas toujours deviner et qui
doivent changer quelque chose à notre langage et h notre
conduite. Je vous embrasse de tout mon cœur.
Ce 21 juillet.
Montmartei vient d'éprouver une banqueroute de son
caissier', mon cher comte, qui â retardé le payement du
subside. On a tenu cet accident secret de peur qu'il ne
tirât à conséquence. Vous ne sauriez vous peindre l'état
étroit dans lequel la finance est réduite, par la mauvaise
volonté, l'intrigue et le gaspillage. On parle tous les jours
de mettre la règle ; mais comme personne n'a droit d'or-
donner que le Boi, tout se passe en dissertations ou la-
mentations. Si l'État ne périt pas de cette affaire-ci, il y
aura une belle chandelle à offrir à Dieu. Ce qui est conso-
lant, c'est que le Boi n'en est que plus tranquille. Pour
moi, j'ai la fièvre continue et des redoublements. Au
reste, le Pape a promis de très-bonne grâce de me
' Serait-ce par hasard un M. Platel? Voir Lettre du comte de Clermont
marquis de Pautmj, du 18 février 1758.
Kt LETTRES
comprendre dans la première promotion. Nous allons
avoir une assemblée du clergé qui sera orageuse, et pour
surcroît de bonheur, nous sommes menacés de la fomine
par les pluies continuelles qui ruinent la récolte. Il &at
avoir la tête bien forte ou le cœur bien dur pour ne pas
devenir fou. Tout ceci cependant pourrait se rétablir avec
de la règle et de l'autorité. Mais faut-il l'espérer? Je suis
plus en peine de Louisbourg que de toutes choses an
monde. Si cette place se sauvait et que les AutridiieDS
eussent de l'avantage, la paix se ferait cet hiver par l'An-
gleterre. Je vous ai donné un moyen pour venir ici quand
il en sera temps. C'est à vous à en juger par les opérations
de nos alliés et les nôtres. Jugez de ma situation : on me
fait manquer de parole tous les huit jours. Il faut bien être
attaché au Roi pour ne pas s'enfuir dans son abbaye.
M. de Contades fait fort bien jusqu'ici. Les Hanovrieos
paraissent inquiets. Dusseldorf les met à portée de faire
courir des risques à M. de Soubise. M. de Daun déddera
de tout et les Busses s'ils veulent agir.
M. de Castries a fait une merveille dans les Pays-Bas ^
Adieu, mon cher comte; je ne veux pas vous noircir da-
vantage. Dieu nous donne du beau temps et un bon gou-
vernement.
Ce l«f aoAu
J'ai remercié hier, monsieur le comte, pour le chapeau
que le Pape m'a assuré à la première promotion'; ainsi
voilà une affaire déclarée et presque finie. Il y a déjà bien
longtemps que mes ennemis, ou mes prétendus amis,
1 Le marquis de Castries était à ce moment à Bmxellcs et commaDdait
un cordon de troupes forme depuis Liège jusqu'à la Campine, pour arrêter
les courses des bussard^ ennemis.
2 La Gazette de France, p. 375, enregistre la déclaration du Roi rela-
tive à la promotion de Tabbé de Bernis.
DE L*ABBÉ COMTE DE BERNIS. t53
cherchent h me brouiller avec notre amie, sous prétexte
qu'en visant à la suprême autorité, je yeux la dépouiller
de son crédit. Cette idée infâme est la plus dangereuse de
toutes. Il est certain qu'il faut ici un premier mobile, sans
titre, et ce premier mobile ne peut et ne doit être "que
Tami sûr. et intime de madame de Pompadour. Si l'on
parvient à lui donner de la méfiance, il en résulterait deux
grands maux, celui d'ôter le principe du mouvement et de
rendre inutiles pour les afliaires un grand travail et de
bonnes intentions. Je n'ai qu'à me louer de l'honnêteté
avec laquelle elle a repoussé jusqu'ici les méchancetés
qu'on a voulu faire à tous les deux. Nous avons établi ici
une forme de gouvernement en nous assemblant toutes
les semaines pour approfondir toutes les parties des dé-
penses'. Vous seriez effrayé, mon cher comte, et vous
verriez bien qu'il est impossible, si la guerre dure long-
temps, que nous ne fassions la culbute la plus complète.
Alors il n'y a plus de remède. Nous nous sommes aperçus
qu'il y avait trop de risque h parler à Vienne de la paix.
C'est une conunission désagréable pour vous et dont je
me chargerai toujours en première instance vis-à-vis de
M. de Starhemberg. Vous n'aurez qu'à ne pas démentir
mon langage à Vienne, et je vous informerai de tout.
M.deStarhembergenvoiesonneveuàVienne*pourapporter
à l'Impératrice, m'a-t-il dit, diverses conunissions dont son
ambassadeur était chargé. Je vous préviens de ce départ
sur lequel on m'a prié de ne former aucune idée étran-
gère. Ne faites pas semblant d'en être instruit. Peut-être
M. de. Starhemberg était-il chargé de faire le tableau de
* Vpir le« Mémoires,
3 II 8*agicici de M. de RewenhuUer, chambellan de rimpéraCrice-Reîne,
qai, suivant le registre des passe-ports du département, demande le 5 août
un passe-port pour aller à Vienne et en revenir, et qui remplace dans ce
Toyage M. de Stemberg.
t54 LETTRES
notre situation ; en ce cas soyez sûr qu'il ne nous peint
pas en beau. Je ne crois pas que la cour de Vienne son^^e
à nous tromper, maigre ses ménagements pour la cour de
Londres. Veillez et ne montrez point de soupçon.
•. L'affaire de M. de Broglie ^ dont M. de^Soubise vous
aura instruit, fait un bon efFet dans le monde. Il ne faut
pas avoir la maladresse de diminuer cette impression
favorable, en examinant s'il n'>aurait pas mieui^ valu atta-
quer deux jours plus tard. M. le prince Ferdinand s'est
porté a Buremonde. On ne peut concevoir son dessein.
Est-ce pour intimider la Hollande, dont les états, sont
assemblés? Serait-ce pour entrer sérieusement dans les
Pays-Bas ou pour regagner le long de la Meuse, qui n'a
pas été mangée, ses ponts d'Émeric? Tout cela n'est pas
bien clair. Si les Anglais vont à Emden, il s'en éloigne
pur ce chemin; s'ils vont en Flandre joindre le prince
Ferdinand, Fentreprise est téméraire^ puisque M. de Gon-
tades est sur leurs talons. Je viens de recevoir vos lettres
qui sont du 23, qui ne sont pas déchiffrées; mais par
votre lettre particulière, je vois que tout va bien. Vous
m'annoncez la réponse au grand mémoire. Je l'attendrai
avant de répondre en forme à votre expédition du 17.
Évitons de faire de nouvelles conventions autant qu'il sera
possible; cela ne (bit que donner matière a manquements
et à plaintes.
Le Boi veut persévérer de toutes ses forces dans l'al-
liance; il s'agit de les bien employer et de ne pas les
épuiser. Quand on voudra entrer dans notre situation, se
contenter de ce «que nous pouvons faire, de nous traiter
doucement parce que nous le méritons par nos bonnes
intentions, si ce n'est par la conduite de nos généraux,
' Le combat de Soudershausen, livré le 23 juillet.
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 255
tout ira encore assez bien. Mais je vous le dis, il ne Faut
pas espérer, sans des succès marqués cette campagne,
quQ nous soyons en état d'en faire une de quelque impor-
tance l'année prochaine. Nous serons de plus en plus
épuisés. Au reste, une fois pour toutes, gardez pour vous
seul les textes qui déplaisent, et laissez-moi me charger de
tous les paquets désagréables. Réflécliissez mûrement sur
une idée que j'ai depuis longtemps. Je crois que vous striez
plus propre que moi aux affaires étrangères, en les consi-
dérant sous le point de vue de V alliance. Vous auriez plus
de moyens que moi pour faire frapper de grands coups
par notre amie. D*un autre côté, unis comme nous
sommes, nous deviendrions les plus forts, et mon chapeau
rongé, séparé du département, ne ferait peur à personne.
Faites-y vos réflexions pour le bien de la chose et pour
vous. Si cela vous convient et vous parait bon, il faudrait
y travailler promptement. Ne croyez pas que je veuille
me débarrasser du fardeau sur vous. Celui que vous avez
a Vienne' est le même que celui que vous auriez ici ; mais
il est fort différent pour vous et pour moi que la chose
aille bien ou aille mal. J'ai une autre raison dans la-
quelle vous devez entrer. Comprenez combien je souffre
de voir qu'on me représente perpétuellement comme un
homme qui tend à détruire ma bienfaitrice et mon amie.
D'un autre côté, je serais le dernier des hommes si je lui
dissimulais de certaines vérités. Voyez combien je dois
être embarrassé et gêné. Toutes ces entraves seraient
levées par l'expédient que je vous propose. Il aurait encore
d'autres avantages particuliers pour vos affaires person-
nelles. On vous croit à Vienne bien intentionné pour le
système; ainsi l'on ne serait pas en peine de voir les af-
faires étrangères dans vos mains. Je vous aiderais tant
que vous voudriez, et je cesserais d'être Tépouvantail du
256 LETTRES
ministère. A la longue, croyez que le maréchal de Belle-
Isle ne résistera pas à tout ce qu*on lui dira pour exciter
sa jalousie; jusqu'ici cela va bien. Mais les aflBaires sont
trop importantes pour les gâter par des misères. Je tous
parle comme je pense. Répondez-moi de même et fran-
chement. Vous avez du nerf et vous en donnerez plus que
moi, parce que vous ne ferez peur qu'au bout d'un certain
temps, car vous méritez bien d'en faire autant qu'un
autre ; mais du moins vous n'en ferez pas à vos amis, et
je pense que notre union à tous trois n'en sera que plus
forte, plus douce et plus solide.
Adieu, monsieur le comte; en voilà assez pour aujour-
d'hui. Parlez de mon chapeau 'et de ma reconnaissance à
Leurs Majestés Impériales et à leur ministre. Le maréchal
de Belle-Isie a été touché et flatté de la lettre de l'Impé-
ratrice', Quand vous l'ordonnerez, je remercier ai à Vienne
pour le chapeau. Vous devez, comme de raison, en foire
les honneurs.
Ce il août.
Le prince Ferdinand repasse le Rhin àRées'; il a gagné
par une marche forcée prodigieuse deux marches sur
M. de Coutades, qui aura bien de la peine aujourd'hui à
le suivre par le défaut de subsistances. M. de Soubise va
se trouver dans l'embarras, quoiqu'il soit prévenu à
temps. S'il avait eu quinze jours de plus, sa diversion
aurait été bien utile. Voilà les Anglais à Cherbourg '. Je
* V. cette lettre dans G. Roussel. Le comte de Gisors,
2 Entre Wesel et Emmerick.
3 Arrivés le 3 août en vue de Cherbourg, les Anglais étaient débaraaés
le 7 au nombre de dix mille par Tanse d*Arville, h une lieue et demie delà
ville, et y étaient entrés le 8 ; ils avaient trouvé vingt-sept navires mar-
chands, et avaient détruit les travaux du port. Les troupes anglaises se
rembar<]uèrent le 15 avec leur butin.
DE L'ABBE COMTE DE BERNIS. 257
ne crois pas qu'ils y fassent un long sëjour, mais tout le
reste de Tété ils dévasteron mo côtes. Gela fait crier et
'occasionne de nouvelles dépenses. Il paraît, par le silence
de TAngleterrey que les affaires de Louisbourg ne vont
pas mal. Pour celles de notre finance, elles touchent à
l'extrémitë si l'on ne prend pas le parti d'étayer ou plutôt
de suppléer le crédit de Montmartel, qui veut tout faire
sans pouvoir faire face atout. Il est inconcevable que le
royaume dépende d'un seul bomipe. Peut-être enfin sen-
tira-t-on la nécessité de prendre sur cela un parti en
grande sans quoi l'on déshonorera tous les ministères à la
fois. On m'a promis pour un de ces jours quinze cent
mille francs. Je vous assure que tout l'argent que nous
donnons aux autres est aux dépens de notre nécessaire;
vous sentez bien qu'une pareille situation est insoute-
nable, et ' que si la paix ne se fait pas bientôt, il sera im-
possible de remplir d'autres engagements que ceux de la
défensive. Je vous dis cela pour que vous soyez exacte-
ment et véritablement informé de notre situation, et non
pour en faire usage. J'attends, mon cher comte, votre
réponse à ma dernière lettre. J'ai reçu celle du cardinal
Archinto que vous m'avez envoyée. Le cardinal de Rodt^
ne me paraît avoir fait aucune démarche en ma faveur
vis-à-vis du Pape; vous devriez en dire un mot à M. de
Kaunitz. Je ne demande pas mieux que d'avoir obligation à
Leurs Majestés Impériales» C'est M. de Kevenhuller qui est
allé à Vienne, ^t non M. de Sternberg '. Son voyage fait
< François-Conrad-Casimir de Rodc, évèque de Constance , né à Mar-
bourg le 19 mars 1706, cardinal le 5 avril 1756.
^ Christian de Sternberg, né en 173t, cberalier de la Toison d'or, etc.,
mort à Prague le S2 août 1798, était en effet le neveu de Starhemberg,
comme Bemis le disait plus haut, son père, François- Philippe, ayant
épousé le 18 avril 1731 Marie-Léopoldine , fille du comte Conrad de
Starhembeiig.
II. 17
258 LETTRES
un grand bruit parmi les ministres étrangers. Le Boi m*a
. permis de presser la promotion. Ainsi , tous vos ordres
sont exécutes. On a voulu à Paris que je fusse brouille'
avec notre amie. C'est une histoire qui se renouvelle de
temps en temps. Si cela était, je ne resterais pas vingts-quatre
heures à la cour. L'ingratitude n'est point mon vice, et
je ne crois pas que la vérité puisse me brouiller avec une
femme qui pense aussi bien. Au reste, nous attendons
avec impatience des nouvelles de M. de Daun et des
Russes. Si nous avions écrasé le prince Ferdinand, tout
était réparé y et nous serions restés maîtres de l'électorat de
Hanover et de la Hesse; aujourd'hui, il y a à parier que
nous ne ferons pas grand'chose, et gare à la manière dont
nos quartiers d'hiver seront établis. Plus on creuse cette
af&ire, plus il est à désirer qu'elle finisse honnêtement et
solidement; mais il est inutile de tourmenter nos alliés et
de nous attirer des choses désagréables. Nous irons tant
que nous pourrons. Il nous faut un général et de l'argent.
Avec cela, je serais tout aussi belliqueux qu'un autre ; sans
cela, je ne vois que la honte et la ruine. J'espère que notre
assemblée du clergé se passera bien, malgré les cabales.
Mon futur chapeau commence à me donner du crédit dans
notre prélature. Nous continuons à nous occuper à réfor-
mer la dépense, mais cet ouvrage durera trois mois, et
l'on pourrait le terminer en trois jours si Ton en était le
maître. Au reste, il faut se borner à faire le bien qui est
possible, ou du moins à éviter les plus grands maux. On
ne peut, monsieur le comte, vous aimer plus sincèrement
que je fais. Cela durera toujours, je vous le jure.
Ce 20 août.
J'ai cessé, monsieur le comte, de vous peindre l'état
violent où nous sonunes. Plus de commerce, par consé-
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 259
quent plus d'argent, plus de circulation. Plus de marine,
par conséquent plus de ressources pour résister à l'An-
gleterre. Là-marine n'a plus de matelots, et l'argent qui
manque lui ôte l'espoir de s'en procurer. Qjuelle doit être
la suite de cet état? La perte totale pour jamais de nos
colonies; nos forces de terre ne nous servent pas même &
défendre nos côtes; le royaume est dévasté par une
escadre qui fera le tour de la Normandie et qui 'ne lâchera
sa proie que lorsque la mauvaise saison l'y forcera. Quand
nous sauverions Louisbourg, quels secours porterons-
nou» à nos colonies sans argent et sans vaisseaux? C'est
donc de l'argent qu'il nous faut; mais où en trouver
quand il n'y a plus de crédit, quand il en sort beaucoup
du royaume et qu'il n'en entre plus? Il faudrait trouver
en soi-même des ressources par l'économie, mais on
craint de taire les plus petits sacrifices. On craint de faire
crier des particuliers, ' des gens en charge, et l'on ne
craint pas de voir périr le royaume! D'ailleurs, on exa-
mine lentement les états de dépense, tandis qu'il faudrait
prendre brusquement le parti des retranchements et de *
l'ordre le plus sévère dans les dépenses. Mais qui est
assez puissant ici pour faire de pareilles opérations? Je
vous le prédis, mon cher comte, quand le roi de Prusse
serait écrasé, nous n'en serions pas moins ruinés. L'An-
gleterre fait elle seule aujourd'hui tout le commerce, et
ce n'est que lorsque nous serons en état de le troubler
que nous la réduirons à des conditions raisonnables.
Ainsi, rien de plus nécessaire que d'être en état, l'année
prochaine, de troubler leur commerce. Pour y parvenir,
il faut de l'argent et du secours; mais, quand on trou-
verait de l'argent, où trouverions-nous du secours? Il ne
feut plus songer à l'Espagne. Je doute qu'elle nous soit
utile, même comme médiatrice; il n'y a oi volonté, ni
17
260 LETTRES
force, ni décision dans cette cour. Peut-être même y est-
on intérieurement bien aise de nous voir humiliés. Le
Danemark n'est qu'un observateur adroit qui vise à s'ac-
quérir de la considération en se faisant rechercher par
tous les partis; les Hollandais n'osent rien et craignent
tout; les Suédois sont dans l'impuissance; vous savei
ce que c'est que la Russie. Je ne vois donc d'assis-
tance à attendre que du ciel, ou d'un homme de génie,
si nous en avions un ici à la tête de la finance et de la
marine. Je ne m'étonne pas que la cour de Vienne
veuille continuer la guerre ; elle ne perdra jamais qiM des
hommes dont elle abonde; 'mais nous, nous perdrons la
source de nos richesses, et avec quoi nous défendrons-
nous si le roi de Prusse et son lieutenant, le prince de
Brunswick, reprennent le dessus? Il faudrait être stupide
pour ne pas sentir la différence prodigieuse de la situa-
tion de la cour de Vienne et de la nôtre. Je vous ai
désiré ici, je vous y désire encore, parce que votre acti-
vité, votre zèle et votre amitié donneraient peut-être
plus de ressort. Je sais bien que tous les maux qu'on
peut prévoir n'arrivent pas; que la fortune est une roue;
j'ai lu, et retenu ce que j'ai lu; mais nous sommes si mal
dans toutes les parties, nous avons si peu de force pour
sortir du bourbier et une si grande habitude de nous tirer
des mauvais pas, que je tremble autant quand les événe-
ments sont heureux que lorsqu'ils ne le sont pas. Je ne
reprends avec vous ce triste canevas que pour vpus faire
sentir que je n'attends rien de la continuation de la
guerre qu'un plus grand épuisement. Je sais que la cour
de Vienne ne doit pas être pressée trop fort pour tra-
vailler à la paix ; mais ést-il de son intérêt que nous, qui
serons toujours les plus utiles et les plus nobles de ses
alliés, nous périssions sans gloire pour son service? Dans
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. S6i
les moments où la confiance de cette cour n'est pas si
grande, ne pouvez-vous pas, sans blesser, démontrer
l'inutilité d'une guerre qui sera toujours de plus en plus
mal faite et malheureuse? Je vous réponds que nous
aurons l'année prochaine le double moins de ressources
que celle-ci. C'est bien alors qu'il faudra avaler le calice
jusqu'à la lie. L'biver peut nous tirer d'affaire; je suis
d'avis que nous fassions des sacrifices a l'Angleterre pour
avoir la paix, et je pense que la cour de Vienne devrait
en faire de son côté, non pas de réels, mais d'imaginaires,
en renonçant à la plus grande partie de ses idées d'agran-
dissement. Il y a près d'un an que je prêche cet évan-
gile; le haut ou le bas des événements ne dérange pas
mes opinions, parce que je raisonne d'après les fonds, et
non d'après les formes qui changent. Le roi de Prusse
aura des armées l'année prochaine, l'Angleterre aura du
crédit; la France n'aura ni argent ni crédit, et c'est la
France qui peut seule fournir des moyens à ses alliés.
Voilà l'état véritable. D'après cela, je pense que quand la
campagne sera finie, rien n'est plus pressé que de faire la
paix. M. de Starhemberg me parle de celle avec l'Angle-
terre et ne me dit rien de l'autre. Je ne le pousse point,
parce qu'il est inutile de rien faire pour la paix avant la
fin de la campagne. Si nous pensions de même, la cour
de Vienne et nous, on pourrait dès à présent arranger
bien des choses; mais elle ne veut que nous embarquer,
et comme nous ne voulons pas nous séparer d'elle, il faut
bien se prêter à son impulsion ; mais, au bout du compte,
un État ne s'est jamais sacrifié pour un autre. Il y a un
terme à la vertu, même elle cesserait de l'être si elle était
poussée trop loin. Je vous exhorte donc à être très-
patient pendant l'été et à vous préparer à être très-ferme
pour cet hiver. Car, je vous le jure, nous ne sommes
262 LETTRES
d'aucune façon en état de continuer la guerre. En voila
assez sur ce chapitre.
L'évéque de Laon aurait voulu que la dëdaration de
mon chapeau eut été cachée encore du temps. Le Pape
parait ne vouloir faire sa promotion qu'après avoir ter^
miné TafFaire du décret de Venise. Gela peut mener bien
loin. Or, dans cet état, il est fort bon que le Roi ait
déclaré la promesse du Pape : V cela me donne plus de
considération et de poids; 2^ quelques noirceurs qu*on
me fasse à Rome, je n'ai rien à craindre, parce que ce
n'est plus aujourd'hui mon affaire, c'est celle du Roi. Le
cardinal Portocarrero ne s'est pas pressé d'exécuter les
ordres de sa cour, qui désire que je sois fait cardinal tout
seul par distinction, comme l'ont été d'autres ministres.
Engagez la cour de Vienne à parler le même langagCi
ou du moins celui de l'intérêt. Le Roi a publié le consen-
tement qu'elle a donné à ma promotion ; ainsi il y aurait
peu de bonne grâce à marquer de la froideur après avoir
marqué le contraire.
On a bien fait ce qu'on a pu pour donner mauvaise
opinion de moi à notre amie et pour nous brouiller en-
semble; mais on n'y est pas parvenu, et je vous assure
que j'en suis enchanté. Au bout du compte, si l'État
périt, ce ne sera pas ma faute; mais je veux au moins
mourir comme le chevalier sans peur et sans reproche.
Arrange2>>vous avec Montmartel ; il est en avance de plos
de deux cent mille francs; envoyez l'état de vos dépenses,
pour que je fasse délivrer à Montmartel des ordonnances
qui fassent sa sûreté. Je l'ai autorisé, comme vous savex,
à vous avancer jusqu'à la concurrence de cent miUe
francs ; mais cela passe du double ; ainsi il est juste de
calmer ses inquiétudes.
Convenez, mon cher comte, que, voyant aussi noir que
DE L*ABBÉ COMTE DE BERNIS. 263
^ je le fais pour le présent et pour Tavenir, qu'étant beau-
coup trop sensible aux événements, il faut que j'aie un
grand fonds de courage , de patience et de force pour y
résister. Ma santé est meilleure depuis un mois. Nous
allons avoir une assemblée du clergé orageuse, et je ne
sais trop si le nouveau pape nous traitera aussi bien que
son prédécesseur. Je crois qu'il sera faible. Dieu veuille
qu'Archinto se soutienne^ qu'il ne se brouille pas avec
Spinelli, et que celui-ci ne se perde pas par trop de viva-
cité et de roideur. De tous côtés on ne voit que des em-
barras et des périls. Nous nous en tirerons comme nous
pourrons. Ce qui me fâche, c'est de ne pas trouver dans
nos alliés plus de consolation. On nous gronde toujours,
on nous fait sentir notre état, au lieu de chercher à nous
en tirer en entrant dans notre situation. Si l'on est sin-
cère, on devrait s'intéresser à notre conservation ; mais
on parait vouloir tirer de nous la quintessence, sans
s'embarrasser de ce que nous deviendrons. Dites-moi si je
me trompe en craignant que cela ne soit. Au reste , je vous
recommande de ne point tourmenter la cour de Vienne
pour la paix, mais de tâcher de lui en démontrer la né-
cessité indispensable, lorsque le temps sera venu. Si
Monteil est avec vous, faites-lui bien mes compliments.
Dites-moi donc si vous avez envie de négocier par le
canal de la cour de Bareuth, ou si c'est une fable. Pour
moi, je ne compte pas sur tous ces princes; mais je suis
bien aise de savoir ce qu'ils pensent. Je vous crois trop
prudent pour vous embarquer dans des intrigues, et trop
de mes amis pour me rien cacher dans ce genre. Adieu ;
je vous embrasse de tout mon cœur, et vous suis attaché
pour la vie.
M. de Starhemberg m'a demandé si je vous avais
envoyé vos dernières instructions pour l'afEaire du sub-
264 LETTRES
side. Je lui ai dit qu*il y manquait encore quelque chose.
En effet, il faut régler et convenir les arrérages échus et
faire un compte pour l'évaluation convenue des florins.
Mais cela n'empêche pas de convenir des articles de la
convention et de la signer, si vous jugez que cela con-
vienne.
A Monsieur le duc de ChoiseuL
Ce 26 août.
C'est avec la plus grande joie, monsieur le duc ^y que je
vous appelle ainsi. Vous n'en doutez pas; le fond de
mon cœur vous est actuellement connu. Votre dernière
lettre particulière m'a fait connaître le vôtre. Madame de
Pompadour n'a pas encore assez réfléchi sur la bonté da
projet que je vous ai proposé. Le Roi a besoin de meubler
son ministère de gens nerveux et bien intentionnés. Notre
amie a besoin à son tour d'y avoir des gens qui s'inté-
ressent réellement à elle. Vous voyez la décadence doDt
nous sommes menacés. La paix est le seul remède. Mais
ensuite il faut une bonne administration. Adoptez mon
projet, mon cher duc, pour le bien de la chose et l'intérêt
de l'amitié. Le système du Roi a besoin d'aide pour être
soutenu-, et l'administration intérieure a besoin de nerf.
Vous apporterez ici l'un et l'autre. Je ne mets d'inter-
valle à votre arrivée ici que celle de mon chapeau. Diii-
gentez-le. Il est ridicule de faire traîner la recommanda-
tion des trois principales puissances. Les arrangements
ensuite se feront bien aisément. Ne dégoûtez pas ma-
dame de Pompadour de cette idée. Je vous le dis fran-
1 Le Roi avait créé le comte de Stainville duc héréditaire le 25 août
1758. Les lettres furent données à Versailles en novembre et enregistrées
au Parlement le 29 du même mois.
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 265
chement, si elle ne réussit pas, je prendrai mon parti. Ma
tête est trop sensée et mon cœur trop patriote pour voir
l'État courir à sa ruine, moi étant dans le ministère. J'ai
besoin de secours, puisqu'on n'a pas voulu me donner
assez d'autorité pour empêcher de bonne heure tout ce
qui aujourd'hui ruine nos affaires de fond en comble.
Votre séjour à Vienne doit être employé à retourner les
esprits vers la paix pour cet hiver. Votre retour ici doit
être marqué ou pour conclure cette paix, ou pour venir
nous aider à soutenir une guerre malheureuse. Vous avez
du courage, et les événements ne vous font pas tant
d'impression qu'à moi. Votre sort est assuré; qu'avez-
Tous à craindre que le malheur de TÉtat, et à désirer,,
que sa conservation et celle de vos amis? Les affaires de
Bome seront encore très -bien entre vos mains. Nous
agirons dans le plus grand concert, et. Dieu merci, sans
jalousie de métier. Nous assurerons le sort de notre amie.
Son bonheur et sa santé dépendent de l'état des affaires.
Je ne vous en dirai pas davantage. Vous creuserez chaque
considération, et vous en verrez Tétendue et la justesse.
Adieu. Je vous embrasse comme le meilleur ami que
j'aie au monde et comme le serviteur qui peut être le
plus utile au Roi. Préparez votre retour sans donner
d'alarmes où vous êtes. Quand il faudra fondre la cloche,
la cour de Vienne doit voir dans cet arrangement la
sûreté de l'alliance. C'est le seul moyen de la rendre iné-
branlable.
Ce 4 septembre 1758.
Si nos affaires maritimes n'étaient pas désespérées ; si
Tétat où elles sont n'annonçait pas la perte de nos co-
lonies ; si la disette irrémédiable de l'argent ne nous ôtait
pas les ressources pour nous défendre ou pour nous sou-
266 LETTRES
tenir ; si toute la machine du gouvernement n*avait pas
besoin d'être réparée et étayée, je me livrerais à la joie et
à Tespërance du bon état où se trouvent les armées de
l'Impératrice et des projets combinés du maréchal de
Daun. Mais je vous en avertis très-sérieusement, TÉtat
est perdu si nous ne faisons pas la paix cet hiver; nous
allons tomber dans le désordre et la confusion. Il fout deux
cents millions d'extraordinaire pour soutenir nos deux
guerres et nos subsides. Toutes les parties manquent oa
languissent parce qu'il faut les alimenter aux dépens des
unes et des autres. Notre armée vit et vivra à Tauberge. Il
faudra prendre de force du fourrage chez les princes de
L'Empire. Il manque cette année partout. La circulatioD
est totalement interceptée; il n'entre plus d*argent de
l'étranger y et il en sort beaucoup.
Tout projet de papier nous donnerait des séditions daos
Paris. La nation est au désespoir. Quelque succès qu'ait
l'Impératrice, nous avons perdu notre procès, puisque
notre marine est perdue, et que, si nous voulons soutenir
la guerre maritime, il faut renoncer à l'autre totalement.
La marine doit cent millions. Il n'y a plus de matelots
dans le royaume. Quel est le conseil d'un roi qui a des
enfants, qui puisse lui proposer de sacrifier toutes ses
colonies à jamais et tout son commerce pour des avantages
en Flandre qui nous donneraient la guerre encore dix ans
avant que de pouvoir être réalisés? Le coup est manqué.
Il ne faut jamais courir après son argent. Nous n*avons
point d'armée, nous n'avons point de généraux; nous en
aurons encore moins en continuant la guerre, parce que
cette armée manquera de tout, qu'elle fait la guerre dans
un pays détestable par lui-même et ruiné des deux côtés.
Le théâtre physique de la guerre ne changera pas. Il ne
faut pas espérer non plus que notre gloire militaire se
DE L*ABBÉ COMTE DE BERNIS. 267
relève sans argent et sans le bien-être des troupes et des
officiers. Ainsi, monsieur le duc, nous avons averti depuis
un an que, passé cette campagne, nous ne pourrions plus
continuer la guerre. La cour de Vienne espère nous
embarquer. Nous sommes honnêtes gens, nous ne l'aban-
donnerons pas de volonté ; mais la machine de l'alliance
croulera par l'impuissance de la soutenir. .
Les alliés se démancheront les uns après les autres, dès
que nous ne pourrons plus les soudoyer. Veut-on attendre
que cela arrive et que le soulèvement de la France rompe
avec éclat une alliance qui pourra se soutenir avec hon-
neur par la bonne conduite et par une paix qui est devenue
nécessaire à toute l'Europe? Le Roi peut-il sacrifier à
l'héroïsme de la fidélité un royaume qui appartient à ses
enfants autant qu'à lui? En vérité, il faut ne voir que ses
passions et ne consulter que ses espérances pour se con-
duire d'après de pareils principes. Je croirais être cou-
pable à jamais devant Dieu et devant les hommes si je
laissais le Roi s'abîmer' pour toujours. L'État, vos amis,
tout exige que nous sortions du précipice où nous descen-
dons à pas de géant. Profitez-donc, monsieur le duc, de
la modération que vous aperce\rez dans les principes de
la cour de Vienne, pour l'amener à une paix qui est forcée.
Nous ne voulons pas contraindre la cour de Vienne ; mais
Louisbourg est pris, et nous ne pouvons plus soutenir la
guerre de terre et de mer. Malgré notre état violent, nous
ne précipitons rien ; mais il ne faut pas nous mettre dans
le cas de l'impossibilité absolue. Faites usage de ce que
j'ai l'honneur de vous confier, non pour alarmer trop fort,
mais pour faire prendre un parti. Je vois avec douleur que
nous ne pouvons rien espérer de la finance, et que c'est,
beaucoup si nous évitons de ce côté la culbute. Mes ta- .
bleaux, depuis un an, ne varient pas. Ainsi, on ne doit
268 LETTRES
pas craindre que j'en impose. Il faut donc songer sérieuse-
ment à la paix pour cet hiver, et, si rimpëratrice veut
continuer la guerre, voir avec quels moyens nous pour-
rons ia soutenir sans perdre nous-mêmes le royaume pour
jamais. La désolation de nos côtes et les avanies que nous
recevons chez nous révoltent la nation. Les religionnaires
rebâtissent leurs temples. Si notre royaume est sans
troupes, que ne peut-il pas arriver? Est-il raisonnable de
s*exposer à tous ces dangers? Si nos alliés se soucient peu
de notre perte, ils ne sont pas nos amis, ils seraient même
plus cruels que nos ennemis. Prenez l'Impératrice du côté
de l'honneur et du sentiment. Louisbourg est pris^ et
quoique la victoire de M. de Montcalm* paraisse sauver
le Canada pour cette campagne, que deviendra-t-il la
campagne prochaine? Il ne nous reste plus de matelots,
comment y faire passer des secours? En voilà assez sur
ce triste article.
Madame de Pompadour est bieti assurée sur mon cœur,
et je le suis de même sur sa façon de penser. Â l'égard de
mon chapeau, il doit arriver plus promptement, aujour-
d'hui que l'affaire de Venise est finie. Le Pape m'a écrit
la lettre la plus honnête.. Si le roi d'Espagne abdiquait,
ce ne serait pas le cas du traité d'Aix-la-Chapelle tout
à fait, puisque le cas regarde la mort de ce prince, et
non son abdication. Le papier finit. Vous savez combien
je vous suis attaché.
Le roi de Sardaigne m'a fait témoigner la joie qu'il
avait de ma promotion. Ainsi point de chicane de ce
côté-là.
» 27 juillet 1758.
3 Le 8 juillet. Affaire du fort Carillon. Voir le détail dans la Gaxette,
p. 406.
DE L'ABBE COMTE DE BERNIS. S69
A Madame de Pompadour,
Ce mardi . . . septembre * 1758.
Voilà, Madame, une grande lettre du duc de Choiseul
qu'il faut lire avec attention. Il ne tient qu'à vous qu'il ait
une place. Les deux conditions qu'il propose sont raison-
nables. Il est juste de lui laisser F espérance de la troisième,
et les circonstances en décideront. Rien nest plus néces^
saire que de fixer un fonds pour les affaires étrangères,
parce que rien nest si sacré que l'exécution des traités. Rien
ne sera mieux que le Roi déclare que nous travaillons en-
semble et que cela s'exécute pendant longtemps, que je voie
les ambassadeurs, et cœtera, parce que, moyennant cela, les
cours qui ont pris confiance en moi ne craindront rien du
changement de ministre. Le duc de Choiseul a gagné M. de
Kaunitz, à ce qu'il me mande, et le gouvernera. De plus, il
mettra ici une activité dans la guerre qui n'y est pas, il
en mettra dans la marine et dans la finance, et certaine-
ment nous serons toujours d'accord. Vous me ferez vivre
trente ans de plus. Je mènerai avec mon successeur le
clergé, la Sorbonne et le Parlement; je travaillerai de
concert avec lui sur les affaires politiques; je ne sécherai
plus sur pied; je ne manquerai plus de parole, et j'aurai la
consolation de voir le Roi plus glorieux qu'il n'est, parce
1 Je pense que cette lettre doit être du niardi iS septem|>re* Voici les
raisons sur lesquelles je me fonde* La lettre de Choiseul que Bemis com-
munique à madame de Pompadour doit être cette lettre du 4 dont il est
question plus bas (lettre du 16 septembre). Cette lettre du 4 avait été
expédiée par un courrier qui a dû arriver le iS à Paris. Ce courrier était
porteur, outre la lettre particulière, des dépêches n^ 88, 89 et 90, en date
de Vienne le 4 et le 5, qui furent lues au conseil du 13. D'ailleurs, le pas-
sage de la lettre de Bemis à Choiseul du 16 : « J'ai communiqué votre
lettre à madame de Pompadeur • , est concluant.
270 LETTRES
que la conduite et les projets militaires seront plus fermes.
On ne craindra plus ici que je veuille être premier mi-
nistre par ambition. Vous aurez deux amis unis auprès de
vous et Tami intime de M. de Soubise. Vous ferez le
bonheur des trois, et le Roi en sera mieux servi. Je vous
demande en grâce de finir cette affeire dont la guerre et
la paix dépendent. Je serai cardinal dans ce mois-ci. Il
faut mettre le duc de Ghoiseul à portée de savoir à quoi
8*en tenir plus tdtque plus tard, pour qu'il s'arrange avec
rimpératrice et son ministre. Croyez que lorsqu'ils sauront
qu'ils auront affaire à lui, ils seront plus flexibles . En on
mot, il a un grand avantage sur moi, c'est de connaître la
cour impériale, et c'est elle seule qui m'embarrasse. Ma
santé, ma vie et mon repos n'ont aucune part au parti
que je propose. Si je ne le croyais le meilleur, je n'en
parlerais pas. Par ce moyen le Roi aura deux hommes an
lieu d'un pour diriger les affeires politiques. Je ne man-
querai plus de parole; la paix ne se fera que lorsqu'elle
sera nécessaire; la guerre prendra une autre couleur. En
un mot, je vois à cela une^ infinité d'avantages. Si le Roi
s'y refusait, j'obéirais ; mais je vous déclare que dès cet
instant je suis livré à la plus noire et à la plus affireose
mélancolie, parce que je n'aurai plus l'espoir de voir
changer en bien nos affaires. Vous pouvez être sftre qœ
je tomberai malade, et que je ne serai plus en ëtat de tra-
vailler. Comptez aflSrmativement sur ce que je vous dis.
J'ai la tête firappée de notre état, et j'ai besoin du secours
du duc de Ghoiseul pour nous en tirer.
{Parafe.)
Voilà une lettre de Monteil qu'il est bon que vous lisiez
aussi.
DE L'ABBE COMTE DE BERNIS. 271
A Monsieur le duc de ChoiseuL
Ce 13 septembre au soir.
M. de Brock', colonel de Bourbon, nous apporte l'heu-
reuse nouvelle que M. le duc d'Aiguillon ' a attaque le 11
les Anglais, auprès de Saint-Malo', leur a tué trois mille
hommes et fait cinq cents prisonniers. Enfin, monsieur le
duc, les voilà punis de leurs vilains incendies et pillages.
Le chevalier de Polignac ^ a été dangereusement blessé,
ainsi que M. de la Tour d'Auvergne*. Nous avons fait
cinq cents prisonniers et beaucoup d'officiers de distinc-
tion. Il y a eu beaucoup d'Anglais noyés et de chaloupes
coulées à fond. Nous aurons demain plus de détails. Je
' Micbel- Armand, marqais de Broc, lieutenant au rcgiment du Roi en
1722, capitaine en 1734, colonel du régiment d* A unis en 1747, dans les
grenadiers de France en 1749, puis colonel du régiment de Bourbon la
même année, brigadier le 15 octobre 1758 pour sa conduite à Taffaire
de Saint^Cast, marécbal de camp le 20 février 1761, commandeur de Saint-
Louis le 1^ septembre 1764, commandant en Bretagne, puis en basse
Alsace, mort le 4 avril 1772.
^ Emmanuel- Armand de Vignerot du Plessis de Richelieu , duc d'Ai-
guillon, né le 31 juillet 1720, maréchal de camp le l^^" janvier 1748, com-
mandant en chef en Bretagne en 1753, lieutenant général le 1*' mai 1758,
ministre des affaires étrangères en 1771 et de la guerre en 1774, disgracié
en juin 1774 et exilé en 1775 ; il mourut le 1'' septembre 1788.
3 A Saint-Gast, le 11 septembre 1755. Voir la lettre de madame de
Pompadour à M. d'Aiguillon publiée par la Correspondance liuéraire de
septembre 1857 d'après les originaux du British Muséum et republiée par
MM. de Concourt, les Maîtresses de Louis XVy t. II, p. 25 et suiv.
^ Louis-Denis- Auguste de Polignac, chevalier de Malte, prieur de
Nantua, colonel du régiment de Brie, brigadier d'infanterie le 15 octohre
1758, mort en 1759.
^ Nicolas-Jules de la Tour d'Apchier, comte de la Tour d'Auvergne,
fils de Jean- Maurice et de Claude-Catherine de Sainctot , né le 10 août
1720, chevalier de Malte de minorité et capitaine dans le régiment de Bel-
lefonds, colonel du régiment de la Tour d'Auvergne à la mort de son
frère, puis colonel dans les grenadiers de France, et replacé colonel du
régiment de Boulonnais, brigadier en 1758, maréchal de camp en 1761,
lieutenant général le 1«' mars 1780. Il était en 1790 gouverneur de Dax e'
lieutenant général en Anjou.
272 LETTRES
profite du courrier de M. de Starhemberg;. Vous en aurez
un de moi dans trois jours. Dieu veuille conserver ce qui
reste de Russes et protège toujours le maréchal de Daun.
Bonsoir, monsieur le duc ; je vais me coucher.
Ce 16 septembre.
Votre lettre du 4, monsieur le duc, est conforme à tout
ce que je pense. Si nous avions un gouvernement, si l'on
voulait se résoudre à en avoir un, malgré l'état afireux où
la mauvaise adnlinistration a réduit toutes les parties
principales de l'État, je serais d'avisde continuer la guerre,
avec l'espérance d'en bien sortir. Mais nous n'aurons point
de gouvernement, parce qu'on ne veut pas de centre
d'unité, d'autorité et d'influence générale sur toutes -les
parties, sans lequel le gouvernement n'existe pas. C'est
cette certitude physique qui me démontre la nécessité de
la paix. Soyez sûr que l'argent manquera, et que nos
armées ne feront qu' (aliéner) les cœurs de 1* Allemagne,
que se dégoûter elles-mêmes, et finiront par manquer de
tout. Pendant ce temps -là , nos colonies tomberont
l'une après l'autre. Quoique, par les avis que nous
avons de Québec, il paraisse certain que les Anglais
ont menti sur l'époque et les circonstances de la prise
de Louisbourg, on ne peut douter que cette place ne
soit tombée depuis entre les joiains des Anglais, parce
qu'elle est mauvaise et ne peut être secourue. J'ai com-
muniqué votre lettre à madame de Pompadour ; elle n'in-
cline pas à vous (faire) ministre des [affaires étrangères.
Elle m'a dit de dresser un mémoire sur cela pour le mon-
trer au Roi. Je n'ai pas voulu le faire, sentant quelle n'y
était pas portée. Mais comme je pense que votre présence
ici est nécessaire pour parvenir à avoir un gouvernement,
DE L*ABBÉ COMTE DE BERNIS. 273
et que votre présence sera inutile si vous n'avez pas un
département qui nous lie l'un à l'autre et nous donne à
tous deux les moyens d'avoir la supériorité dans le conseil
et dans l'administration, je vous prie de laisser là toutes
les conditions que vous proposez. Ce sont des choses qu'il
fout foire et ne pas annoncer. Le salut de l'État dépend
que vous soyez ici pour gouverner notre amie, pour la
sauver de la rage de Paris, pour rétablir nos affoires sur
un ton et un pied que je n'ai pu réussir à foire établir par
les ombrages que d'un côté ma franchise, et la malice de
l'autre, ont trouvé le moyen d'élever. Au reste, ma santé
est dans un si mauvais état depuis un an que je n'y suf-
firai pas encore trois mois. Arrangez-vous sur cela ; car ,
pour moi, j'ai pris mon parti de m'en retirer tout à fait»
si je n'ai pas au moins l'espérance de voir les choses
changer.
Mon chapeau arrivera vraisemblablement dans ce mois.
On a cherché à me nuire auprès du Pape. Les ordres de
la cour de Vienne ne sont partis que le 27 août. On a mis
l'entrave de la cour de Turin qui m'avait déjà fait féliciter
par son ambassadeur; en un mot, j'ai éprouvé toutes les
misères de ce monde. Si mon chapeau traînait, je quitte-
rais ma place. Il ne conviendrait pas qu'on donnât ce
désagrément au ministre du Roi. S'il arrive, je la quitterai
de même, quand je n'aurai plus l'espérance de voir la
France administrée. Vous seul pouvez soutenir mon cou-
rage et les affaires. Amenez madame de P. à penser
sur cela comme nous. Vous en viendrez à bout en em-
ployant les moyens qui sont dans vos mains. Ne perdez
pas une minute, et, en attendant, convertissez l'Impéra-
trice comme vous avez commencé à convertir M. de Kau-
nitz pour la paix. (Fiez-vous à mon bon sens,) elle est
nécessaire et indispensable. La volonté de l'Impératrice
II. 18
Vtk LETTRES
n'y met pas, j*en conviens, le seul obstacle, naais c*esi
plus grand de tous. Malgré les relations, j^ ne TÔis ]
clair dans TafEaire des Russes '. Mais je Tois dairem
que M. de Daun ne sera pas maître de la Saxe dans o
campagne. Je vous avertis que les Hollandais 8*arrang
avec rAngleterre, et que celle-ci, en leur rendant 1
vaisseaux et les associant à leurs gains illicites, trouver
les moyens de les mettre contre nous. La Porte <
effirayer les deux impératrices, et nous devons pren
garde au roi de Sardaigne. Voilà ce que la raison di<
Quand on ne peut plus faire la guerre, quand surtout
ne sait pas la faire, il faut s'arranger.
Adieu, monsieur le duc; vous voyez bien que je sa
vous entièrement.
Adresse : A Monsieur^ Monsieur le duc de Ctioisi
ambassadeur du Roi à Vienne. Bernis.
A Madame de Pompadour.
Ce 19.
Je vous avertis , Madame , et je vous prie d*aTertir
Roi que je ne puis plus lui répondre de mon travail. J
la tête perpétuellement ébranlée ou obscurcie. Il v a
an que je souffre le martyre. Si le Roi veut me conserve
il faut qu'il me soulage. Je n'ai point fait le mémoire q
vous m'aviez demandé sur M. de Stainville '^ Je ne ve
pas proposer une chose qui ne vous plait pas. Je vo
dé6e cependant de faire occuper ma place , dans les d
constances où nous sommes, par un autre que par lui.
est le seul instruit de la totalité du système , et il a la ce
' Bauille de Zorndorff, lÎTrée les 25 et 26 août. Gusette da 23 ic
reml^re, p. 45fi.
3 Voir la lettre de Bernis à Choiseul da 16 septembre.
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. 275
fiance de la cour de Vienne. Cette cour-là et celle de Rome
sont les seules aujourd'hui où nous ayons des affiaires épi-
neuses. Ainsi, supposez que je sois mort, et il ne s'en faut
guère, je vous défie de me trouver un autre successeur
que M. de Stainville, tant que la paix ne sera pas faite.
Voilà mon sentiment; si ce n'est pas celui du Roi , il faut
chercher promptement un autre sujet avec qui je puisse
me concerter. Si je puis respirer quelque temps, ma santé
se rétabUra; mais elle est affreuse aujourd'hui. J'ai passé
la nuit à me trouver mal. Je ne dors plus. J'ai l'esprit trop
juste, Madame, et j'ai l'âme trop sensible pour résistera
l'idée de notre situation présente et à venir. Il est vrai
que l'état de mes nerfs ajoute beaucoup à ma sensibilité
naturelle. En un mot, je ne réponds plus de mon travail,
si le Roi n'a la bonté de me permettre de me soulager
promptement. Je ne veux pas attendre à l'extrémité pour
avertir de l'état où je suis.
Le Turc parait se disposer sérieusement à la guerre '.
Jugez du risque que courent les deux impératrices ! Mais
ce n'est pas tout cela qui m'épouvante; c'est notre état.
Point d'argent, point de marine, point de généraux, et
point de remède à tant de maux.
La médecine du comité est trop lente , elle ne guérira
rien. Enfin, ^Madame, je n'ai rien à me reprocher. J'ai
toujours dit la vérité, j'ai annoncé d'âvance les malheurs.
Ma partie est la seule qui se soutienne^^ncore, mais je
n'ai plus la force de la maintenir. J'en avertis et j'indique
le seul homme qui puisse en supporter le ^oids. C'est à
vous à voir avec le Roi qui peut me remplacer. Je n'aurais
^ Bemis fait peut-être allusion aux intrigues d*un Prussien nommé Hexin,
envoyé à 6on8t«nti|iople par FrédéHc en févner 1757, et qui parvint plus
tard h faire sigper à la '^Porte. qq traité de commerce et d*amitié avec la
Prusse, en daté du 89 miàrs 1761. Voir Hammbr, Histoire de t Empire
ottoman y t. XVI, p. 11 et 67.
18.
276 LETTRES
pas la faiblesse , pour conserver ma place , de risquer de
m'y déshonorer et de gâter les aRaires du Roi. Il me but
un peu de repos et moins d'inquiétude dans Tesprit. Quand
je ne serai pas chargé de faire la paix , mon esprit se tran-
quillisera. Je crois que le Roi ni vous ne me soupçonne-
rez pas de chercher un prétexte pour me débarrasser des
affaires. Je dois trop au Roi pour ne pas lui sacrifier ma
vie; mais je ne sacrifierai jamais ses affaires. Au reste, si
le Roi me soupçonnait quelque vue cachée , et qu'il crût
qu'étant cardinal, je veux me reposer, je vous prie de m'en
avertir. J'enverrai un courrier à Rome sur-le-champ pour
arrêter le chapeau , ou je promets au Roi de ne pas l'ac-
cepter. Ce n'est ni paresse, ni ambition; c*est vérité et
probité.
Monsieur le duc de ChoiseuL
Ce 23 septembre.
J'ai reçu ce matin une estafette de M. de Montazet qui
nous ôte toute espérance de la délivrance de la Saxe, et,
par conséquent, de réduire le roi de Prusse autrement que
par l'épuisement, chose difficile et de longueur à laquelle
nos facultés ne sauraient atteindre. L'objet de la guerre a
changé depuis que le roi de Prusse a acquis la supério-
rité, et que nos affaires de marine sont en décadence.
Kous ne faisons plus la guerre que parce qu'elle est com-
mencée; l'espérance de réaliser nos traités ne subsiste
plus. Dieu sait comment finira la carapace eo Saxe,
comment les armées impériales repasseront les montagnes.
Où et comment établirons-nous nos quartiers d'hÎTer?
Dans tous les cas, il faudra recommencer la campa{jne
prochaine sans argent, sans recrues suffisantes, au moins
de notre part, et sans généraux. On ne peut supposer daos
DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS. Î77
la campagne prochaine d'autres éve'nements que dans
celle-ci ; mais il est certain que nous perdrons le Canada
et peut-être d'autres colonies, et que, la guerre se prolon-
geant, nous achèverons de perdre le reste de nos établis-
sements et de ruiner le royaume. De bonne foi , peut-on ,
sans une imbécillité manifeste , continuer une guerre avec
de pareilles certitudes, uniquement parce qu'elle est com-
mencée, et la fidélité aux engagements doit-elle mener
jusqu'à la destruction totale du royaume? Je ne suppose
pas à la cour de Vienne des sentiments si peu équitables;
mais il peut arriver que, songeant plus a ses intérêts
qu'aux nôtres, elle profite de notre probité pour tirer de
nous les secours tels quels que nous lui accorderons et
les diversions que nous pourrons faire en sa faveur, pour
traîner la guerre en longueur. Cette façon de penser,
moins barbare que l'autre, mais tout aussi dangereuse
pour nous , est fort à craindre , et nous ne devons pas en
être la victime (en supposant cependant qu'elle existe).
Revenons à ce qui a été dit sur la fin de l'hiver. Le Roi a
promis encore cette campagne. On insiste actuellement
sur la campagne prochaine, et on nous leurre de la mé-
diation de r£spagnc, qui n'aura aucun effet, soit par la
mauvaise volonté du ministère espagnol, soit par l'anar-
chie où ce royaume va tomber par l'hypocondrie du roi
d'Espagne. Le temps s'écoulera, et nous toucherons au
printemps. Alors on criera toUe si nous n'agissons pas. Il
est donc temp6 de rompre la glace et de savoir précisé-
ment si l'Impératrice veut faire la paix ou non, ou com-
ment elle prétend que nous soutenions la guerre , au risque
de nous abîmer à jamais. Si elle veut continuer la guerre,
voyons comment nous pouvons l'assister sans abandonner
totalement notre marine, ou sans nous exposer à une ban-
queroute générale et à la cessation de tous les services,
278 LETTRES
car je vous prédis que cela arrivera, et mes prédictions
ne sont malheureusement que trop sûres. Je vous Tai sou-
vent dit, je ne vois pour nous qu'un parti à prendre:
c*est de nous en tenir au traité définitif, ou de retrandier
les subsides en donnant des troupes, car nous ne pouvons
pas faire l'un et l'autre. D'ailleurs, vous sentez bien que,
lorsque nous renoncerons aux Pays-Bas, et que nous
n'aurons dans cette guerre que la certitude de nous miner
en nous déshonorant, le marché est trop mauvais, et que
la paix est nécessaire. Je sais que la cour de Vienne
croira que, déshonorés comme nous le sommes» nous de-
vons être dans sa dépendance ; mais c'est ce qu'il ne finit
pas souffrir. Malgré notre déshonneur, nous avons armé
pour elle toute l'Europe par nos négociations et notre '
argent; qu'elle fasse comparaison de nous avec ses anciens
alliés, les Anglais; qu'elle compare notre docilité, et notre
générosité, et notre bonne foi, avec les vices contraires.
Il sera toujours de son intérêt de nous conserver; car,
tout piètres que nous sommes, nous trouverions aisément
à faire une autre partie. En faisant la paix et en restant
tous unis , nous serons encore bien respectables. Notre
querelle avec l'Angleterre s'accommodera avec des sacri-
fices plus ou moins grands, ou, si elle ne peut s'accom-
moder, nous nous défendrons avec toutes nos ressources.
Vous me direz : Gomment faire la paix? En faisant res-
tituer la Saxe, et en perdant Fidée de partager la peau
d'un ours qui sait mieux se défendre, qu'on n'a su Tatta-
quer. La fin de campagne de M. de Daun , qni a totale-
ment manqué son objet, est un bon texte à commenter.
Au reste, dès que l'objet principal de la campagne est
manqué de la part des Autrichiens, le droit du jeu est de
ne rien risquer , et de prendre de telles mesures que le roi
de Prusse ne soit pas le maître de renforcer le prince Fer-
DE L'ABBÉ COMTE DE BEKNIS. «79
dinand et de le mettre en état de nous faire la guerre tout
l'hiver. Il faut tourner toutes ses vues du côte de la paix ,
du côté de la conservation de ses forces, et par conséquent
de la défensive. Avant de fondre la cloche avec la cour de
Vienne, il faut ^ monsieur le duc, que vous fassiez votre
plan, que vous nous le communiquiez promptement, afin
quon vous envoie la résolution finale du Roi, qui écrira^
s'il le faut, à t Impératrice.
Je crois que la Porte doit faire autant d'impression à la
cour de Vienne qu'à nous la Hollande. Ces deux côtés-là
me troublent et m'inquiètent. Vous verrez ce que j'écris à
M. de Vergennes *. Au reste, je vous dirai qu'on ne peut
mettre plus de roideur qu'en met M. de Gobentzel ^ dans
tous les arrangements qui pourraient nous donner de
l'aisance. On nous regarde à Vienne comme des banquiers
ruinés dont il . faut tirer le dernier écu avant la banque-
route. Il serait trop cruel de soupçonner que, lorsque nous
en serons réduits là,. on voulût nous tourner le dos et se
lier avec nos ennemis. Je chasse cette mauvaise pensée
quand elle me vient. Mais je ne puis empêcher qu'elle ne
vienne et revienne. Au bout du compte , nous voulions
faire la paix l'hiver passé. Le Roi a eu la complaisance
de céder au vœu de l'impératrice pour cette campagne.
Elle n'a produit qu'un plus grand épuisement et la perte
de Louisbourg, avec la certitude de perdre bientôt le reste
1 Charles Gravier, comte de Vergennes, baron de Velferding, d*l7clion
et de Saint-Eugène, né à Dijon le 28 décembre 1717, attaché à Tamba»-
sade de M. de Chavigny en Portugal, le suit en 1743 auprès de Tempereor
Cbarles VII, retourne arec lui en Portugal en octobre 1746, est succes-
sîyement ministre à Trêves, à Hanovre et à Constantinople (1755), ambas-
sadeur au même poste jusqu'en 1769, puis à Stockholm (1771), est ministre
des affaires étrangères en 1774 et meurt le 13 février 1787.
^ Charles-Joseph-Philippe, comte de Gobentzel, né le %i juillet 1712,
chevalier de la Toison d*or et grand-croix de Saint-Etienne , conseiller de
cour de Tlmpératrice, puis ministre dans les Pays-Bas autrichiens, mort à
Bruxelles le 27 janvier 1770.
280 LETTRES
de nos établissements. Nous avons tremblé, cette année,
pour toutes les provinces maritimes du royaume. Plusieurs
ont souffert de très-grandes pertes. Nous avons besoin.
Tannée prochaine, de plus de troupes pour nous défendre
dans le^royaume ; on ne saurait nous les refuser sans injus-
tice et inhumanité ; mais voilà un afiaiblissement à nos
forces d' Allemag[ne, et par conséquent une raison de plus
de ne rien attendre de la campag[ne prochaine. D'ailleurs,
nous pourrions peut-être sauver nos colonies d'une ma-
nière et par une entreprise plus éclatante, et nous sommes
dans le cas de le risquer. Je vous entasse toutes mes idées,
et je vous les donne à digérer pour en faire un cbyk
convenable aux estomacs autrichiens. Renonçons aoi
grandes aventures, monsieur le duc; notre gouvernemeot
n'est pas Fait pour cèta. Il ne changera pas, puisqu'on ne
veut pas m'associer a vous dans ce pays* C'était là et c'est
encore la seule ressource. Employez-y toute votre indus-
trie par vous et par vos amis; pour moi, je n'y puis rien.
J'ai été malade à mourir l'autre jour. Je crève de honte et
de désespoir, mais je vous réponds qu'on est ici fbrt tran-
quille et qu'on me croit la tète malade quand je vois noir^
Sauvons l'État et renonçons pour jamais au projet de rien
faire de grand ni d'honorable; ce sera- bien assez de
conserver son existence, et cela nous suffira ; je vous avoue
que je n'étais pas né pour vivre dans ce siècle, et que je
n'aurais jamais cru tout ce que je vois. Votre présen'ceici
pourrait remettre toutes choses, si en nous concertant
nous pouvions faire prendre certains partis. Je les ai tous
proposés, mais je n'ai pas le crédit de les faire accepter,
ou plutôt exécuter. Le Pape a retardé le consistoire ju^
qu'au 2 octobre. Vous pouvez compter que j'ai essuyé
toutes les platitudes et toutes les petites tracasseries du
monde. Avec le concours de toutes les puissances catho-
DE L'ABBE COMTE DE BERNIS. 281
liqueSy on me fait danser sur la couverture, comme si je
n'étais pas le ministre du Roi. Cela ne m'affecte qu'en
platitudes ; car je ne suis pas assez heureux pour être
inquiet ou affecte de ce qui ne regarde que ma fortune.
La plus froide indifférence a glacé en moi toute idée
d'ambition. Je n'aspire qu'après la paix pour avoir mon
congé honnêtement. Abbé à simple tonsure ou cardinal ,
tout cela m'est fort égal. Je voudrais rétablir ma santé
qui est détruite, et aller vivre dans un autre pays que le
mien y parce que je ne saurais digérer la honte où il est
plongé. Voilà mon àme tout entière. Madame de Pom-
padour me dit quelquefois de me dissiper et de ne pas
faire de noir. C'est comme si l'on disait à un homme qui
a la fièvre ardente de n'avoir pas soif. Venez ici, si vous
pouvez. Si vous ne pouvez pas ou ne voulez pas y venir,
faites la paix au plus tôt, ou du moins mettez^nous dans le
cas de ne pas nous ruiner de fond en comble. Il vaut mieux
conserver le royaume que de courir après le leurre des
Pays-Bas. Je crois que vous vous rapprochez de ma
façon de penser depuis le parti faible et indécis du maréchal
Daun. Vous nous avez déterminés à cette campagne par vos
raisons; rendez- vous à la nécessité qui nous accable, et
prenez fortement la résolution d'en convaincre l'Impé-
ratrice. Je vous embrasse, monsieur le duc, avec l'amitié
la plus tendre et la plus sincère.
J'ai converti l'Infante sur la paix, elle en sent la
nécessité. Si le Roi son père est ruiné, que deviendra*t-elle?
En un mot, monsieur le duc, rien n'est plus désirable
que nous traitions la -paix de concert avec la cour de
Vienne. Mais il ne faut pas qu'elle nous embarque
plus loin que nous ne pouvons aller, et comme pour
faire la paix il faut avoir en évidence des armées pouf
soutenir la guerre, il faut que les subsides soient di-^
têt LETTRES
minuës et réduits à ce qne nos facultés nous permettent.
A l'égard des arrérages, on pourra convenir d'un sidbside
annuel pour en acquitter le fond. Mais renonçons au traité
secret, qui est un lien incommode et dangereax, ettetton^
nous-en au traité défensif, en y ajoutant ce que Tamidé
généreuse peut y ajouter. Je serais d'avis de donner de
l'argent plutôt que 24,000 hommes. En traitant de
concert avec la cour de Vienne, notre partie demeurera
liée ; sans quoi il faudra négocier avec chaque allié, et la
cour de Vienne et la nôtre ne leur tiendront pas le même
langage. Gela fera une bigarrure et mènera nécessaire-
ment à des aigreurs et à des tracasseries. Faites sur tout
cela votre plan, pour nous le communiquer, et, en
attendant, poussez les esprits à la paix avec adresse, pru^
dence et fermeté.
L'Infante vous foit mille compliments'.
A Madame de Pompadour,
Ce 26 au soir.
Je n'ai pu avoir l'honneur. Madame, de vous écrire ce
matin, en vous envoyant la lettre du duc de Ghoiseul qui
est arrivée par estafette jusqu'à Strasbourg ; sa dépêche
est en chiffre. Il me parait fort mécontent. Il a raison.
Je ne puis vous mander de détails parce que sa lettre est
chiffrée. Dieu veuille que M. de Daun conserve au moins
son armée.
Ma santé est plus mauvaise que jamais. J'ai eu une
colique d'estomac qui m'a duré dix heures. Les étourdis-
sements deviennent plus forts. Il n'est pas possible que
je résiste à l'insomnie, aux douleurs, au travail forcé et
<!ontinuel, et aux plus vives inquiétudes pour l'avenir. S'il
n'était question que de ma vie, on pourrait s'en jouer ;
DE L*ABBÉ COMTE DE BERNIS. 283
mais les affaires sont et seront trop dépendantes de mon
* travail pour qu'il me soit permis de laisser ignorer au Roi
mon état. Je suis désolé de vous désoler; mais -vous ne me
pardonneriez jamais de vous avoir trompée et d'avoir man-
qué au Roi, et vous auriez raison. En attendant toujours
la Borde ', on ne finit rien pour MontmarteK II demande
à cor et à cri d'être débarrassé de la guerre ; croyez qu'elle
est au-dessus des* forces du royaume» Tous les revenus <lu
Roi ne payeront pas les fourrages qu'il faudra pour la
nourrir cet hiver, et cent millions ne rétabliront pas la
marine. Une meilleure administpftion est le seul remède à
tous les maux de l'État. La pajpL.^t. nécessaire, quelque
difficile qu'elle soit. Je fais l'impossible pour y amener nos
alliés. Il aurait fallu des succès pour y forcer nos enne-
mis; mais devons-nous en espérer? Nous aurons toujours
les mêmes généraux, et le roi de Prusse en saura toujours
plus que nous en fait de guerre. Voilà sur quoi il faut
tabler. Lorsqu'on n'a plus d'espérance raisonnable, il faut
bien prendre des partis décidés (quelque fâcheux qu'ils
soient), pour éviter de plus grands malheurs. Souvenez-
vous qu'il est impossible que ce soit n)oi qui sois chargé de
rompre les traités que j'ai foits. Ainsi préparez-vous d'a-
vance à choisir quelqu'un qui puisse dissoudre des enga-
gements que nous ne pouvons plus remplir. Je l'aiderai
de tous mes moyens, et j'aurai la tête plus libre dès que je
cesserai de manquer à ma parole. Ce sont ces manque^
ments qui me déchirent l'âme. On ne peut avoir de
1 Jean-Joseph, marquis de la Borde, père et grand-père d'hommes qui
ont joué un rôle honorable dans notre histoire contemporaine , était né à
Jacca (Aragon), en 1724; fut d*abord à Bayonne chef d* une grande maison
de commerce, puis secrétaire du Boi et banquier de la cour. Il fut {guil-
lotiné le 29 germinal an II. Ce ne fut que le 4 février 1759 que M. de la
Borde fut nommé banquier de la cour. La lettre qui lui fut adressée k cette
occasion se trouve en minute. Arch, des aff, étr,, France, série brune,
no 611.
284 LETTRES
rhonneur et jouer le rôle que je joue tous les mardis ▼is-à-vis
desministres étrangers ! V affaire du Danemark est affreuse.
Je voudrais bien savoir si jamais ministre des affaires
étrangères s'est trouvé dans la situation où je me trouve.
Le système politique du Roi s'est soutenu jusqu'à présent
par mes soins. Mu partie est la seule qui ne soit pas en-
core déshonorée; mais elle va Tétre. Il est tout simple
qu'avec de l'honneur et de l'amour-propre pour la réputa-
tion démon maître, je sèche sur pied. On ne résiste pas
toujours à une situation aussi violente que la mienne.
Aussi je vous déclare (avec la vérité que je vous dois}
que je nen puis plus, au pied de la lettre. Je vois bien qoe
tout le monde ne vous parle pas un langage si franc qiia
moi, et qu'on vous donne des espérances. Mais moi qui
ne suis point courtisan, qui vous aime de tout mon cœnr,
et qui vois ce qui est près d'arriver, j'ai le courage de
vous le dire, parce que je le dois par probité, par attache-
ment et par reconnaissance.
Malgré mes souffrances, fai vu le clergé sage et le clergé
fou; j'ai encouragé l'un et l'autre. J'espère que rAssemblét
se passera sans éclat. Demain je verrai les robes noires pour
les rassurer sur ce qui se passera à l'Assemblée , Jusqu'au
tombeau je servirai le Roi et l'État ; mais qu'on me sauve
du déshonneur, si l'on veut conserver ma tète et ma vie.
Ce 29.
J'ai passé une meilleure nuit, Madame, sans fièvre et
avec moins de douleur au creux de l'estomac, où est le
siège de mon mal. J'aurais besoin de travailler sérieuse-
ment à ma santé, et cela est impossible au métier que je
fais. Soyez sûre cjue je n'y résisterai pas longtemps encore,
et comme on n'aura pris aucune précaution pour me
suppléer, ou se trouvera dans le plus grand embarras. On
DE L'ABBE COMTE DE BERNIS. Î85
ne peut pas m'accuser de n'être pas assez attache au Roi,
ni à ses affaires. C'est parce que j'y suis trop sensible que
ma santé est détruite. Croyez, Madame, que ce que je
vous ai proposé est le seul moyen de me conserver au Roi
et de faire prendre un tour heureux à ses affaires. Je n'ai
plus assez de force pour lutter contre les événements. Je
vous en avertis, ma tête est malade. Avec du repos et Cespé-
. rancede ne pas me déshonorer, je me rétablirai; sans cela je
tomberai dans un état oîi il ne me sera plus possible de faire
aucun travail. Soit par amitié pour moi, soit pour le bien
de la chose, ayez la bonté de vous déterminer à parler au
Roi, lorsqu'il sera question des arrangements: la chose
sera bien aisée. On ne peut pas vivre sans manger ni dor-
mir. Ma bile est mêlée avec mon sang, lequel se porte à
la tète. Je ne vois devant moi qu'un avenir affreux, parcie
qu'il faudra rompre tous les traités que j'ai faits. Le duc
de Ghoiseul est le seul qui puisse soutenir le système du
Roi, ou le dénouer. Il est instruit de tout. Il connaît la
cour de Vienne, et, au bout du compte, ce n'est pas lui
qui a fait les traités. Il vous donnera des expédients ; il
n'ira pas trop vite, puisque nous travaillerons ensemble.
Dès que j'aurai un peu plus de repos et la certitude de ne
pas manquer à ma parole, ma santé se rétablira ; sans cela
vous pouvez me tenir pour mort, ou pour incapable de
travail.
Je vous prie d'envoyer au Roi cette lettre de l'évêque
d'Orléans. Je me reposerai encore aujourd'hui pour es-
sayer de faire couler un peu ma bile.
Il est extraordii^ire que nous n'ayons pas de nouvelles
de Saxe.
Je vous envoie ma lettre de Deguerthy ' qui a trouvé le
' Je trouve dans le Mercure de décembre 1751 Tindicadon d'une famille
de Guerti, irlandaise, qui a Fourni à la France depuis 1690 quatre officiers,
286 LETTRES
secret d'être le confident du sieur Taff*. Voyez comment
et combien notre maréchal est trompe !
A Madame de Pompadour.
Ce 4 octobre.
J'ai écrit y Madame, à Tévéque de Laon pour le prince
Louis de Rohan^^ conformément aux ordres de Sa Majesté.
Le courrier doit être parti. Je vous envoie la lettre de
M. de Ghoisenl. Il a commencé à fondre la cloche avec la
cour de Vienne ; d*ici à quatre joursr, je lui dépécherai un
courrier qui réglera le sort de Falliance. Il est temps de
prendre ici un partie Je vous envoie le mémoire que vous
m'avez demandé pour le Roi. Je ne sais s'il pourra le lire;
mais je ne saurais le confier à un secrétaire, ni le recopier,
car je souffre beaucoup de mon estomac. On mé confirme
d'Angleterre la nouvelle que ces messieurs viendront en-
core nous inquiéter sur nos côtes, non pour réussir dans
quelque entreprise, mais pour nous fatiguer, nous causer
de la dépense et du dommage, et nous empêcher de son-
ger à autre chose.
Je vous supplie de lire mon mémoire avec attention.
dont un brigadier des armées dn Roi (le même qui fat blessé à Vontenoy),
un commandant à File Bourbon , plus tard directeur de la Société des
belles-lettres de Nancy, un lieutenant-colonel d*infanterie et un capitaine
de vaisseaux corsaires. C'est apparemment du premier de ces officiers qu'il
est question ici.
* Luynes parle en janvier 1755 (t. XIV, p^ 7) de deux MM. de Taff,
Anglais, appartenant à la maison de lord Carlingford.
^ Louis-René-Edouard, frère du prince de Roban, appelé le prince
Louis, né le 25 septembre 1734, cbanoine de Téglise de Strasbourg, abbé
de la Ch»se-Diea en septembre 1755, coadjuteur darévcque de Strasbourg,
son oncle, en 1760, cvèque de Strasbour{T en 1779, ambassadeur à Vienne
(1771-1774), grand aumônier (1777), cardinal (1778), fut le principal
accusé dans l'affaire du CoUiêr, où il avait simplement été dupe, émigra en
1790 et mourut à Ettenheim le 17 février 1803. 11 s'agissait de sa nomina-
tion à la prévôté du chapitre de Strasbourg, dont on prévoyait la vacance
par suite de la mort prochaine de l'archevêque de Reims.
DE I/ABBÉ COMTE DE BERNIS. 287
Vous pouvez le regarder comme mon testament. Il n'y a pas
un mot que je ne pense. On me connaîtra quelque jour, et
Ton me rendra justice. Jamais homme n'a été plus attaché
au Roi et à l'État pour eux-mêmes, qUeje le suis. J'ai fait
trop vite une grande fortune ; yoilà mon malheur. Vous
savea combien de temps vous m'jrres persécuté pour sortir
de ïnon obscurité. Oe uest pas ma faêate si je «uis arrivé
aux. honneurs.; Je ne désire que le bonheur du Roi et la
gloire de la nâtio»^ inaurir au bout de tout cela, eu vivre
tranquille àv'fàmes dtndons, 'Voilà tous mes .vceux* Mais
réellement ^e n m puis plus, il faut que j'aie qudque chose
au foie, car toiisi les jours je souffre de la colique d'es-
tomac.
Dieu nous donne de bonnes nouvelles de Hesse et de
Saxe.
Mémoire pour le Roi.
Pour abréger ce mémoire ,. je prie Votre Majesté de
demander à madame de Pompadour les détails de l'histo-
rique que je vais faire en bref.
Depuis le passage du Rhin et tout le désordre et les
malheurs qui en ont été la cause; depuis que les Anglais
euront débarqué à Louisbourg, je n'ai prévu que des mal-
heurs*
Votre Majesté se souviendra que dès l'année passée, et
d'abord après la bataillé du 5 décembre \ je sentis la né-
cessité de songer à la paix et d'y amener nos alliés, sans
BOUS exposer à rompre avec eux.
Cependant Votre Majesté sait quelle résistance la cour
de Vienne oppose à ce projet.
Je ne m^.auiè pas rebuté .parce que j'ai cru que vos en-
gagements étaient trop forte, que la finance n'y suffirait
1 La ba taille de Lissa.
t88 LETTRES
pas, et que l'administration de la guerre et de la marine
ruinerait votre royaume en déshonorant la nation.
Je fis alors diminuer de moitié le subside de Vienne» et
je profitai, depuis, de tous les événements pour obliger cette
cour de prendre le parti de la paix ; elle promit d*y son-
ger après cette campagne. Mais il n'est pas difiBcile de
prévoir que son but est de gagner du temps et de conti-
nuer la guerre. Si Votre Majesté pouvait se prêter à son
idée sans s'exposer aux plus grands risques, je ne m'y op-
poserais pas ; mais je trahirais mon devoir, si je lui laissais
ignorer que l'État est en danger, si les dépenses ne sont
pas considérablement diminuées, et si l'Angleterre n'é-
prouve de notre part la plus grande résistance la campagne
prochaine.
Ma santé, altérée depuis plus d'un an, devient plus
mauvaise tous les jours. J'ai perpétuellement la tête ébran-
lée et obscurcie. Je ne dors point, et mon esprit se trouble
toutes les fois que j'envisage l'avenir.
Si j'étais moins sensible à la gloire et au bonheur de
Votre Majesté, j'aurais plus de force pour la servir. Mais
j'avoue que le rôle qu'on m'a fait jouer dans l'Europe, en
me faisant manquer à toutes mes paroles, m'a flétri le
cœur, et qu'aujourd'hui qu'il est question de renoncerai!
traité secret et à tous les autres traités qui en sont la suite,
non-seulement je ne me sens pas le courage de dire le
blanc et le noir, mais même il ne m'est plus possible d'être
utile à Votre Majesté dans la place de secrétaire d'État des
affaires étrangères après que j'y] aurai perdu tout mon
crédit. Il n'y a quun ministre nouveau qui puisse prendre
de nouveaux engagements. Je suis si persuadé de cette
vérité qu'il y a plus de quatre mois que j'en ai parlé for-
tement à madame de Pompadour, dans l'intention qu'elle
en rendit compte à Votre Majesté. J'ai lieu de croire qu'elle
DU CARDINAL DE BERNIS. 289
ayait imaginé dans le commencement qu'on m'avait
échauffé la tète, ou que les vapeurs me gagnaient. J'en
appelle, Sire, à la justesse de votre esprit, et je supplie
Votre Majesté de considérer si en rompant, on en n*ac'
quittant pas mes promesses, il m'est possible de remplir une
place qui dépend tout entière de l'opinion et de la confiance.
Persuadé de cette vérité, dévoré de chagrins et d'inquié-
tudes, voyant ma santé dépérir, et craignant de ne pou-
voir plus suffire à lu besogne, j'écrivis à M. de Stainville
une lettre particulière, dans laquelle je lui exposais mon
état. J'avais déjà parlé de lui à madame de Pompadour
pour me remplacer, et je lui en avais dit les raisons, qui
ne l'avaient pas convaincue. M. de Stainville me parut fort
éloigné, par son goût, de remplir un poste si embarrassant,
mais très résigné à l'accepter si Votre Majesté le désirait
véritablement; si elle consentait de lui rendre sa liberté
dès que la paix serait faite et tes affaires rétablies^ mais sur»
tout si les fonds destinés aux subsides étaient établis de ma-
nière qu'il fût sûr de ne pas manquer à sa parole.
Telles sont. Sire, les conditions qu'il prenait la liberté
de proposer. // aurait été bien difficile à un homme sage et à
un homme d^ honneur de ne pas y insister.
Je montrai sa réponse à madame de Pompadour, qui,
trouvant M. de Ghoiseul utile à Vienne, et moi bien placé
aux affaires étrangères, eut bien de la peine à y donner
son approbation. Mais comme elle sentit que le service de
Votre Majesté pouvait y être intéressé, elle me dit de faire
un mémoire contenant mes motifs et mes raisons pour que
Votre Majesté eût le temps d'y faire ses réflexions. J'ou-
bliais de vous dire. Sire, qu'une quatrième condition de
M. de Ghoiseul était que nous travaillassions ensemble, et
due je continuasse même à voir les ambassadeurs et à leur
parler d'affaires, son projet étant de se concerter en tout
11. W
MO LETTRES
avec moi. En effet, il n/y a pas de jalousie à craindre entre
nous.
Les motifs pour me retirer de la place que j'occupe sont :
1* Ma santë, qui ne suffira ni au travail, ni aux inquié-
tudes » et qui ne résistera certainement pas à F idée de rom^
pre ou de manquer à des traités que fat faits moi-même. Je
tromperais Votre Majesté si je lui parlais un autre langage,
et je la mettrais dans un grand embarras, si je ne l'avertis-
sais pas du danger que je ferais courir à son service, si je
conservais une place où je ne puis plus espérer la confiance
de nos alliés, et dont ma santé ne peut supporter le poids.
Les motifs pour confier cette même place au duc de
Ghoiseul sont :
V Qu'il est le seul de vos ministres qui soit au fait de
toutes vos affaires politiques ;
2* Qu'il est le seul qui ait la confiance de la cour de
Vienne et qui la connaisse assez pour la retourner, ou
pour se retourner vis-à-vis d'elle, sans inconvénient ;
3' Qu'il y a fait preuve de patience, de courage et d'a-
dresse, et que son flegme l'a presque toujours emporté sur
sa vivacité naturelle ;
4" Que si un autre que lui me succédait, on dirait que
Votre Majesté change de système. Cette considération est des
plus importantes.
3* Que M. de Ghoiseul est militaire en même temps
qu'il est politique ; que par conséquent il peut donner des
plans à la guerre ou rectifier ceux qui sont proposés;
6** Quil cannait. la cour de Vienne et qu'il sait commenta
faut traiter avec elle; c'est encore un point capital dans les
circonstances présentes ;
7** Qu'il est grand travailleur, actif, plein de ressources
et d'expédients, et bien moins sensible que moi aux eVene-
ments;
D0 CARDINAL DE BERNIS. t9i
8* Sa naissance, Tusage qu'il a du monde, conviennent
fort à un ministre des affaires étrangères;
9"* Il peut se concerter avec moi ; fai des choses fu'tl
n*a pas : il en a qui me manquent. Tout cela ensemble ne
peut produire qu'un bon effet. La seule objection à faire,
c'est que sa fortune lui a fait des ennemis, mais il ne s*en
embarrassera guère i Sa fortune est faite ; son ambition n'est
pas à craindre.
D'ailleurs, Sire, vos affaires ont besoin d^ activité ^ de
nerf et de résolution. Je ne saurais vous cacher que si
vous ne remédiez pas promptement à l'administration
de la marine, vous vous ruinerez et vous perdrez vos
colonies. Le ministre des affaires étrangères est chargé de
faire la paix de terre et de mer; mais quand il nesi se-
condé par aucun département, il faut quil meure de dé-
sespoir, s'il a de l'honneur et de l'amour pour votre
gloire.
Suivez l'exemple de vos ennemis pour votre marine ;
il Y Si un conseil à l'amirauté composé de gens d'expérience.
Les pierres mêmes s'élèvent contre l'administration de la
marine. L'État en souffre ; il faut donc la changer; sans
quoi, est-il possible que le ministre de la politique puisse faire
la paix avec l'Angleterre? J'ai soutenu le système étant tra-
versé par tous les événements et par tous les départements.
J'y ai épuisé mes forces, et mes représentations nont produit
aucun effet.
Je crois, Sire, que M. de Ghoiseul est le seul homme
dans votre royaume qui puisse conserver l'alliance en déro-
geant aux traités (comme la finance nous y force au-
jourd'hui).
Je ne puis m* acquitter de tout ce que je dois à Votre Ma-
jesté qu'en lui disant la vérité.
Au reste, si vous adoptez cet arrangement (qui me
19.
tn LETTRES
parait nécessaire et indispensable) , je ne deviendrai pas
pour cela inutile à votre service.
Le clergé commence à prendre confiance en moi; je finirai
sa guerre avec les parlements; et peut-^tre vous rendraiye,
Sire, des services bien importants pour la tranquillité de Fin-^
iérieur de votre royaume et pour la suite de votre règne.
Je supplie Votre Majesté de me parrdonner toutes le»
fautes de ce mémoire, que j'ai écrit d'un seul trait de
plume et sans prendre haleine.
Votre Majesté écrira ses ordres et ses réflexions a la
inarge, si cela lui convient.
, A Madame de Pompadour.
6 octobre.
J*ai eu toute la nuit, Madame, une colique d'estomac*
affreuse. Il est impossible que je résiste encore longtemps.
Il faut donc que le Roi prenne un parti. Je vous envoie
une lettre que je lui écris qu'il vous montrera sûrement;
j'y peins mon étal, je lui parle de sesafFuires, je le prie de
lire le mémoire que je vous ai remis et de me donner ses
ordres pour que le duc de Glioiseul s'arrange avec la cour
de Vienne. Je n'ai plus la force, ni la santé, ni le courage
de soutenir le poids des affaires. Je vois où nous allons ar^
river, et je ne veux pas me déshonorer. Le duc de Choiseul,
plus brave et moins affecté que moi, servira bien le Roi.
Je l'aiderai de bonne foi et avec amitié. En un mot,
Madame, il ne m'est plus possible de garder ma place ;
dès que je crois ne pouvoir plus la remplir, il faut m'en
croire. Si une retraite absolue convenait mieux, et qu'on
pensât qu'elle ne ferait aucun tort au système du Roi, je
la demande. Do bonne foi, peut-on exiger de moi que je
me déshonore, et que je fasse courir de si grands risques à
l'Élat? Je parle au Roi de mon affaire de Rome qui fut
DU CARDINAL DE BERNIS. , 298
traitée hier au conseil, comme une véHtable affaire ,
puisque le Roi est compromis. Mon avis serait que le Roi
tn ordonnât de renoncer au chapeau, et de le faire annoncer
au Pape par son ambassadeur. Qu'importe que je soiscar-^
dinal ? Mais il importe beaucoup qu'on ne berne pas le
Roi, et qu'on ne s'accoutume pas à se jouer des promesseit
qu'on lui fait. Si le Roi ne prend pas ce parti, il faut du
moins que son ambassadeur parle ferme et demande avec
hauteur F exécution de la promesse du Pape, Nous n'avons
que faire de nous mêler d'autre chose. On m'écrit de Rome,
et c'est l'enfer qui a fait courir ce bruit, que le duc de Choi'
seul était chargé par vous de traverser sourdement ma pro^
motion. Vous pensez bien que je n'ajoute nulle foi à cette
horreur.
Portez-vous bien et rendez au plus fidèle de vos amis
un peu de repos dont il a grand besoin pour les affaires
du Roi et pour lui-même.
Au Roi.
Sire,
Le bien de vos affaires m'occupe uniquement, j'oserais
même dire qu'il m'affecte beaucoup trop ; ma santé en
souffre à un point, depuis plus d'un an, que j'ai toujours
à craindre de succomber et de laisser Votre Majesté dans
l'embarras au milieu des affaires les plus épineuses et les-
circonstances les plus critiques. J'ai d'ailleurs. Sire, l'es-
prit frappé des suites de cette guerre. Je ne vois nul espoir
du côté de la marine. Il y a trois mois que tious délibé-
rons, et rien n'est décidé. En dépensant beaucoup d'ar-
gent. Votre Majesté n'opposera, l'année prochaine, au-
cune résistance aux Anglais. L'obstination de la cour de
Vienne à continuer la guerre va épuiser votre royaume
d'hommes et d'argent. Je suis obligé de proposer le retran-
SM LETTRES
chement des subsides, et dès que j'aurai fait cette propo-
sition, je perds tout crédit auprès de vos alliés, par consé-
quent je deviens inutile à votre service. On m'a fait
.manquer de parole sur cet article si souvent que j*en ai k
cœur flétri. Je suis déshonoré et discrédité ; je vois que je
le serai encore davantage. Avec de l'honneur, Sire, il est
impossible à un gentilhomme de vivre dans cette situa-
tion ; mon esprit se trouble, souvent même je suis inca»
pable du moindre travail ; je ne dors pas, et je passe mes
nuits dans des souffrances et des agitations auxquelles il
m'est impossible de résister plus longtemps. Il ne faut pas
que votre service en soufFre, et il est de mon devoir d'a-
vertir Votre Majesté assez à temps pour prendre un parti.
Il y a longtemps que j'ai parlé sur ce ton-là à madame de
Pomnadour ; je lui ai remis un mémoire sur lequel j'attends
les ordres de Votre Majesté. Si elle approuve mes idées,
il est nécessaire d'en instruire promptement le duc de
Ghoiseul, pour qu'il prenne ses arrangements avec la cour
de Vienne. Vos affaires aujourd'hui ne peuvent plus souf-
frir le moindre retardement.
Je ne voulus pas dire hier au conseil tout ce qu'il fiiut
que Votre Majesté sache sur le retardement de ma pro-
motion. Voire Majesté, par bonté pour moi, l'a annoncée
si souvent pour le 2 de ce mois ; toutes les lettres de Rome
le disaient si positivement, qu'aujourd'hui il est impossible
qu'on ne fasse attention en France et dans l'Europe au
peu d'égards que la cour de Ron".e a montrés pour Votre
Majesté dans cette circonstance. Presque tous les ministres
des cours étrangères, même les plus éloignées, m'écrivent
comme si j'étais cardinal. Le Pape a promis à Votre
Majesté; vous avez déclaré publiquement la promesse du
Pape; cela a été imprimé dans les gazettes; les cours
d'Espagne et de Vienne ont donné leur agrément; c'est
DU CARDINAL DE BERNIS. 295
traiter trop légèrement la France, que d'avoir si peu d'é-
gards pour elle. On ne vient à bout de Rome que par la fer-
meté et un peu de hauteur. Les Vénitiens se plaignent
aujourd'hui que le Pape ait fait un cardinal m petto sans
acquitter sa dette envers la République ; ils suivent cette
affaire avec force et dignité. Pour moi. Sire, je propose
deux choses : ou t/ue Votre Majesté se plaigne des retarde^
ments, et demande que le Pape acquitte promptement sa pro-
messe ^ ou que, blessée du peud* égards qu'on lui a montrés sur
cet objets elle m'ordonne de renoncer au chapeau et le fosse
déclarer à Rome par son ambassadeur. Cette dernière tour-
nure me plairait plus qu'aucune autre, parce qu'elle ne
ferait de mal qu'à moi et qu'elle désaccoutumerait le Pape
d'agir avec Votre Majesté avec tant de faiblesse et d'indé-
cision. Il faut attendre huit jours avant que de rien faire
sur cela. Mais comme Votre Majesté va à Fontainebleau ',
il est nécessaire que je sache ses intentions avant son
départ. Cette affaire va m'ôter tout crédit ici dans le
clergé et (ce qui est encore plus fâcheux pour les affaires
de Votre Majesté) dans les cours étrangères.
Mon projet, Sire, est de vous servir toute ma vie;
ayez donc la bonté de la conserver, et de me donner le
temps de rétablir ma santé. J'ai le foie attaqué, et je suis
menacé tous les jours d'une colique hépatique. Il me fisiut
du repos d'esprit et de l'exercice du corps. Ayez la bonté
de lire mon mémoire et de me mettre en état d'instruire
le duc de Choiseul de vos volontés.
Je suis, avec le respect le plus profond, Sire, de Votre
Majesté le très-humble et très-obéissant serviteur.
L'abbé de Berms.
Paris, ce 6 octobre 1758.
* Le Roi partit de Versailles pour Fontainebleau le 10 octobre et y
resta jusqu'au 17. (GazeUe de France, p. 510.)
296 LETTRES
^ Versailles, ce 6«
Pouvez-vous vous offenser des horreurs de Tenfer? Vous
auriez trop à Faire. Combien ne vous en a-t-on pas dit de
moi ? Vous croyez bien que le même esprit de discorde
souffle à mes côtés pour me persuader que vctus ne m*«ni-
mez plus. Vous voyez si je soupçonne M. de Choiseul de
vouloir détruire son ouvrage. Je ne crois pas que vous
m'ayez fait TafFront de tous croire capable, ni de vous
soupçonner de vouloir me faire du mal. Je vous dois tout.
Je crois que nous devons nous dire les horreurs qu'on dé-
bite. Celle du jour a été mandée de Paris, et je vais vous
dire ce qui peut y avoir donné lieu.
Le lendemain de l'affaire du duc de BrogUe, vous dites
au duc de Villeroy et à une autre personne qui était avec
lui : m Est' ce que vous ne me faites pas compliment? ■ Que
M. de Villeroy, duc ou î^arquîs ' , car je ne sais lequel (c'est
en présence de Crémille), vous aurait répondu : u Je n'ai
appris que hier que M. Cabbé de Bernis devait avoir le cha-
peau. M Et que vous lui aviez dit y ce qui était assez simple ;
« Eh! je ne vous parle pas de cela; je parle de l'avantage
remporté en Hesse. » Sur ce texte, qui est bien ouf, on a
débité dans Paris que vous étiez fâchée de ma promotion,
et l'on a mandé cette belle nouvelle à Rome h la suite de
celle de M. Berrier que vous aviez fait entrer au conseil
pour m'y barrer, et que M, de Puysieulx n'était entré dans le
même conseil que pour détruire le système et par conséquent
me renverser. Vous avez vu dans les avis, vrais ou faux, de
M. d'Affry *, combien on a saisi l'idée du chapeau. En
* Ou Louis-Anne-Fran<^ois de Neufville, duc de Villeroy en 1734, cbc-
valier des ordres en 1737, marcclial de camp en 1738, mort en 1766: oa
Gabriel- Louis-Franf;ois de Neufville, marc](iis de Villeroy, né le 8 octobre
1731, capitaine des gardes en juin 1758, assassiné a Paris le 28 avril 1794.
2 Louis-Augustin d'Affry, HIs de François d'Affry, lieutenant général,
tué à la bataille de Guastalla, cadet dans les gardes suisses le 15 avril 1725,
DU CARDINAL DE BERNIS. 297
effet, je ne serais pas étonne que les Anglais ne remuas-
sent ciel et terre pour me culbuter ; j'en dis autant du roi
de Prusse, et de tous les mauvais citoyens tant français
qu'étrangers.
Il faut, Madame, se confier mutuellement ces choses-là;
mais il faut aussi se connaître assez l'un l'autre pour être
à l'abri des soupçons. La meilleure méthode est de tout
dire. Je la suivrai toujours^ et, en cela, je crois remplir un
devoir.
J'ai relu, en arrivant ici, la lettre du Pape et celle du car-
dinal Archinto. Ils promettent formellement au Roi de me
comprendre dans la première promotion. Le Roi pourrait
se fâcher qu'on lui ait manqué de parole le 11 septembre ;
mais on peut passer quelque chose au neveu du Pape ;
mais s'il s'en faisait une seconde sans m'y comprendre, le
Pape aurait -manqué au Roi, et Sa Majesté ne doit pas le
souffrir, sans déroger à elle-même et sans s* exposer à être à
PLAIT-IL, MAITRE? avec la cour de Rome à l'avenir.
Ce n'est point au Roi à s'embarrasser du PorlugaL II
doit s'en tenir à la promesse qui lui a été faite et quil a ren-
due publique. Avec la fermeté et la hauteur convenables,
toutes les cabales seront confondues.
Au reste, si je me portais bien et que je crusse pouvoir
maintenir tout seul le système du Roi, je ne proposerais per-
sonne. Je propose celui qui peut le plus être utile, et il ne
m* est pas permis de compromettre les affaires du Roi quand
je ne me sens pas la force d*en soutenir le fardeau. Voilà le
enseigne en i729, capitaine en 1733, brigadier en 1744, maréchal de camp
en 174 <, ambassadeur en HoUaiide, présenté au Boi pour ton départ le
15 novembre 1755, lieutenant général le i^^- mai 1758, prend congé des
états généraux le 3 juin 1762, pour aller serrir à Tarmée du bas Rhin,
colonel des gardes suisses en 1767. Il éehappa par miracle aux massacres
des 5 et 6 octobre i7b9 et des 2 et 3 septembre 1792, et se retira en Suisse,
ou il mourut, en 1793, à l'âge de quatre-vingts ans.
%n LETTRES
fond de mon cœur. J'ai de Thonneur, de la raison, et je
ne vois rien par delà le bonheur de TÉtat et celui du Roi.
Soyez sûr que je connais bien votre âme, et que je la res^
pecte autant que je me Jlatte que vous rendez justice à la
mienne.
Nous n'avons rien de nouveau aujourd'hui. Il est cer- '
tain que les vilains Russes vont repasser en Pologne. Un
coup de collier de^plus les aurait comblés de gloire.
A Madame de Pompadour.
Ce 8 octobre 1758.
Je VOUS ai écrit, Madame, une longue lettre ce matin
que j'ai adressée à M. Janel '. Elle vous mettra au fait de
la situation des choses et des esprits, et de la tranquillité
qui régnera dans les tètes des ministres étrangers, du
clergé et du parlement et deMontmartel, d'après les assu-
rances que j'ai données. J'ai fait avec plaisir ma profession
publique de foi de mes sentiments pour vous, et de l'ami-
tié et de la con6ance que vous n'avez cessé de me mar-
quer. J'ai dit à l'évèque d'Evreux ce qu'il fallait pour
mettre au fait son frère des premiers pas qu'il doit faire
ici, et des pièges qu'il doit éviter pour ce qui nous regarde
tous les deux; en un mot, je suis content, parce que j'ai
bien exactement rempli mon devoir envers le Roi et envers
vous. Ainsi je compte que Votre Excellence sera toujours la
bonne amie de Mon Éminence et fort à son aise avec elle.
M. Duque^ne* arrive avec un congé de six mois. On Ta
' Depuis 1749, date où le nom de Jeannel apparaît dans le Journal dr
d'Argenson (éd. in-8<', t. V, p. 437), ce commis a pris sa volée. D'abord
chef du secret, il est en 1756 (janvier) nommé intendant des postes. Voir
sur lui H. BoNuoMME, Grfmod de la Reynière et son groupe, p. 343.
2 M. du Quesne avait été pris par les ^n{;lais avec le Foudroyant et
V Orphée, ses deux vaisseaux, en mars 1758. Voir Gazette de France,
p. 187, et cf. sur la conduite déplorable des équipages, Lutxbs, XVII, IIV
DU CARDINAL DE BERMIS. 299
laissé le maître de rëg[Ier ici ce qui reg[arde rechange des
prisonniers. Je vous envoie la lettre de M. Pitt pour la
remettre au Roi de ma part.
Je prends sérieusement les eaux de Vichy pour me dés-
obstruer le foie et guérir mes étourdissements qui revien-
nent de temps en temps. Nous avons comité ce soir. Je
vous assure de mon tendre resjpect.
Le Roi à tabbé comte de Bernis ' .
A Versailles, ce 9 octobre 1758.
Je suis Fâché, Monsieur Tabbé-comte, que les affaires
dont je vous charge affectent votre santé au point de ne
pouvoir plus soutenir le poids du travail.
Certainement personne ne désire plus la paix que moy,
mais je veux une paix solide et point déshonorante/j*y
sacrifie de bon cœur tous mes intérests, mais non ceux de
mes alliés. Travaillez en conséquence de ce que je vous
dis, mais ne précipitons rien. Voici la campagne qui tire à
sa fin, attendons cette crise, peut-être nous presentera-
t-elle des occasions plus heureuses pour ne pas achever de
tout perdre en abandonnant nos alliés si vilainement.
C'est a la paix qu'il faudra faire des retranchemens sur
toutes les sortes de dépenses, et principalement aux dépré-
dations de la marine et de la guerre ; ce qui est impos-
sible au milieu d'une guerre comme celle-ci. Contentons-
nous de diminuer les abus, et d'empêcher les trop grandes
dépenses, sans aller tout boulverser comme cela sera
indispensable à la paix. Je consens à regret que vous
remettiez les affaires étrangères entre les mains du D. de
Ghoiseuil , que je pense être le seul en ce moment-ci qui
y soit propre, ne voulant absolument pas changer le sis-
* L'orthographe est consenrée.
300 LETTRES
thème que j*ay adopte, n'y même qu*on m*en parle. Écri*
vez-iui quej*ay accepté votre proposition, qu'il en prévienne
l'Impératrice, et qu'il voie avec cette princesse la personne
qui lui seroit le plus agréable pour le remplacer, soit dans
le premier, soit dans le second ordre ; cela doit plaire à
l'Impératrice « et la convaincre de mes sentiments, les-
quels elle a fait naître si heureusement.
Louis.
Adresse : A V abbé comte de Bemis,
(Cachet de cire noire.)
A Madame de Pompadour.
.Ce 10 octobre 1758.
lie courrier de Rome m'a apporté cette nuit * la calotte
rouge. Je vous la dois, puisque je vous dois tout. Soyes
bien sûre que je ne perdrai jampis le souvenir, ni de votre
amitié, ni de mes obligations. Je vous demande pardon de
tous les tourments que je vous donne pour le bien de
l'État. Il est temps encore de remédier au mal. Combien
ne serais-je pas coupable si j'étoufFais la voix de ma con-
science et quelques lumières naturelles et acquises! J'adore
le Roi, et sa gloire m'est plus chère que la vie. Croyez que
nulle idée d^urabilion n'empoisonne le zèle que vous me
voyez pour son service. J'ai tout ce que je puis avoir;
mais il me manque le bonheur de voir le Roi respecté de
ses alliés et de ses ennemis. Avec du courage pour remé-
dier aux abus, on parviendra à rétablir les affaires. Per-
sonne n'y est, après le Roi, plus intéressé ^ue vous, et
personne, par son caractère et ses sentiments, n*est plus
faite pour concourir à un si grand bien. La confiance du
Roi vous en donne les moyens.
1 Le 10, à trois heures du matin. (Dep, de Bernis à tév. de Laon du
16 octobre.)
DU CARDINAL DE BERNIS. 301
Adresse : A Madame, Madame la marquise de Pompa-
dour,
A Monsieur le duc de ChoiseuL
Ce 11 octobre.
Je suis cardifial depuis deux jours, monsieur le duc,
et j'en appris hier la nouvelle. Archinto est mort, cela
me fâche beaucoup. Je voudrais bien que votre ami
Spinelli ^ le remplaçât. M. de Laon s*est assez bien
amalgamé avec lui. Spinelli m'a écrit une lettre de sa
main en français, très-honnéte. Je vous prie d'être le
lien de nos liaisons. Le clergé va me regarder comme
son appui , et j'en ferai bon usage pour \ïk. tranquillité
intérieure. Je ne perdrai pas la confiance du Parlement,
et mon système est d'empêcher le choc de ces deux corps.
Les cabales qu'on a suscitées à Rome pour éloigner ma
promotion ont été impuissantes; ainsi tout est dit.
L'évêque de Laon s'y est conduit de bonne foi, et j'en
suis content. Vous n'en faites peut-être pas assez de cas.
Ce n'est pas un sot, ni un homme sans finesse. D'ailleurs,
il est modéré et a embrassé avec probité les principes du
Roi qui ne sont pas tout à fait les siens. En voilà assez
sur l'article de Rome. Le Roi a témoigné une véritable
joie de ma promotion. Gela a été marqué et remarqué.
Votre affaire et la mienne sont finies. Je ne puis mieux
faire que de vous envoyer la copie mot a mot de la lettre
que le Roi m'écrivit avant-hier en réponse au mémoire
très-fort et très-détaiilé que madame de Pompadour lui
avait remis de ma part. J'ai expliqué nettement toutes
vos conditions. Elles ont toutes été bien reçues. Au reste,
1 Joseph Spînellî, Napolitain, né le 1*^' février 1694, cardinal de la
créntion de Clément XIF.
30t LETTRES
madame de Pompadour vous en dira sur cela plus que je
ne puis vous en dire moi-même. Le grand point est que
vous êtes agréable au Roi. Dans vos premiers six mois
vous* pourrez faire prendre tous les partis que vous
jugerez convenables. C'est le droit du nouveau venu, et
il faut en user. Quant à moi , je suis à vous corps et àme.
Il n'y aura pas de jalousie entre nous, car vous sentez
bien que je n*aurais pas quitte ma place si j*avais con-
servé le penchant de courir après. Je ferai avec vous toat^
ce que vous voudrez. Je crois que notre amitié sera utile
au Roi et à l'État, et l'esprit de domination ne l'altérera
pas. Nous discuterons ensemble les matières, nous dis-
puterons peut-être, et nous finirons par être d'accord.
M. de Starhemberg me somma hier de la parole qu'on
avait exigée de moi à Vienne, quêtant cardinal, je ne
cesserais pas d'être secrétaire d^ État. Ma parole sera remplie,
puisque, selon notre système, nous ne serons que deux
têtes dans un bonnet. Je ne crois pas que la cour de
Vienne, qui pense que j'ai envie de faire la paix, soit
fâchée de vous voir à ma place. C'est à vous à lui faire
sentir l'avantage qui résultera pour elle de cet arran-
gement. Je crois qu'en attendant que vous ayez choisi un
successeur a Vienne, vous pourrez laisser Montazet chargé
de la correspondance. Il connaît le pays et l'armée.
Vous le connaissez; ainsi cela vous sera commode et
peut-être plus utile pendant un temps que tout autre
arrangement qui serait trop précipité. Vous ne pouviez
sortir plus agréablement ni plus heureusement de votre
ambassade que par la porte que je vous ai ouverte. Je ne
pouvais plus supporter le fardeau du travail par ma
santé. J'ai une obstruction au foie, des coliques d*estomac,
et des étourdissements continuels. H y a dix mois que je
ne dors plus. Mon visage est quelquefois comme celui
D0 CARDINAL DE BERNIS. 308
d*uD lëpreux , parce que ia bile arrêtée s*est portée à la
peau. J'aurais succombé avant deux mois. Je vous avoue
même que je ne comprends pas comment j*ai pu résister
si longtemps. J'ai toujours travaillé étant malade. Je
reçois dans le moment une lettre de Montazet, qui
m'annonce la retraite du maréchal Daun, qui ne sera peut-
être pas aussi heureuse que celle du roi de Prusse après le
siège d'OlmUtz. L'armée de l'Empire surtout me parait
fort exposée. Si la cour de Vienne n'est pas résolue à la
paix, je n'y conçois plus rien. C'est à vous à convenir
avec elle sur ce point. Soyez sûr que elle ni nous ne
ferons rien qui vaille. Nous voilà aujourd'hui en mouve-
ment, et Tarmée impériale se retire. Que deviendront les
Suédois et les Russes? Il faut que M. de Montazet n'ait
pas aperçu l'objet ultérieur que se propose le maréchal
Paun; car comment concilier la retraite du maréchal
Daun avec les projets que vous nous avez annoncés par
votre courrier du 2 octobre? Je n'y entends plus rien.
Réglez vous-même tous les points qui peuvent vous em-
barrasser avec la cour de Vienne. Convenez de celui de la
paix dans telle ou telle autre supposition. Mettez-vous à
Taise sur les subsides, en assurant, au moins, des dimi-
nutions considérables, si la guerre dure. Nettoyez l'article
des arrérages, des revenus des pays conquis et autres
drogues d'intérêt pécuniaire. Consolidez les arrangements
qui regardent l'infante Isabelle; on me mande de Naples
que le mariage de la princesse de Naples avec l'archiduc
parait se démancher. Je ne crois pas que l'Impératrice
puisse se plaindre du Roi. Elle n'aura jamais un pareil
allié. Mais le Roi et elle ont furieusement à se plaindre de
leurs généraux. Nous avons besoin ici d'un ministre de la
marine qui ait de l'esprit. M. de Massiac est une grosse
bête, et son collègue, qui ne manque pas d'esprit, n'a
S04 LETTRES
aucune vue de ministre et est entiché de la préTeotioo do
corps de la plume dont il sort. Tous troarcrex ici vos
bureaux bien montes. Il est fort aisé de tenir dans k
main leurs chels. En quatre paroles toos sentirez k
peu qu*il y a à foire pour foire aller cette madiine de
bureau qui est aujourd'hui la mieux or^ganisée et la plus
tranquille de toutes. Je ne vous demanderai que deux
grâces ; celles de foire réaliser les grâces qae j'ai
annoncées aux ambassadeurs et ministres da Roi; je
vous recommande en particulier H. de Honteil, qai est
mon parent et mon ami, et je vous prie de laisser sur
l'état des bureaux mes deux secrétaires particaliers,
jusqu'à ce que vous ayez occasion d'en placer on que
vous estimez et qui a été en correspondance avec vous
quand vous étiez à Rome et lui à Venise '. J'ai besoio de
les conserver pour un reste de travail que j'aurai à fisiire
avec vous y pour copier des mémoires , etc., et je ne sois
pas en situation, avec les dépenses énormes de mon
établissement et de M. le camérier qui arrivera bientôt,
de donner des appointements forts à des gens qui ont
beaucoup travaillé, et à qui je n'ai pu procurer aucun
établissement. L'estafette de M. de Montazet me donne
bien de l'humeur et de l'inquiétude pour lajin des cam-
pagnes respectives. Vous pourrez assurer Leurs Majestés
Impériales que vous et moi serons au conseil les plus
fermes appuis de l'alliance, qui n'en a pas besoin auprès
du Roi, mais qui ne sera efficacement protégée que par
une meilleure direction dans les affoires. Vous pouvez
en toute assurance appeler M. de Montazet à Vienne, le
charger des affaires pendant votre absence et voir si vous
voulez l'accréditer en lui donnant le titre de ministre
* M. Bran.
DU CARDINAL DE BERNIS. 805
plénipotentiaire, ce qui serait assez convenable. Le Roi
est prévenu sur tout cela. Je vous conseille de mettre
autant de diligence que vous pourrez dans vos derniers
arrangements avec la cour de Vienne. Prenez ses paroles;
vous travaillerez pour vous-même. A l'égard de votre
maison, etc., vous aurez ici tous les moyens du monde
pour prendre sur cela des arrangements qui soient favo-
rables à vos affaires pécuniaires. Je désire beaucoup que
le maréchal Daun ne se fasse pas donner sur les oreilles
ou à l'armée de l'Empire. Cela rabattrait un peu la fierté
de la cour de Vienne; mais cela augmenterait beaucoup
l'orgueil du roi de Prusse, nuirait à la continuation de
la guerre, si elle était résolue, et n'accélérerait pas la
paix, puisque le roi de Prusse reprendrait toute sa supé-
riorité.
Je crois que vous êtes bien persuadé de mon attache-
ment et de ma sincère amitié : elle ne finira qu'avec ma
vie. Je vais travailler à rétablir ma santé. Il serait inutile
d'avoir obtenu le titre de cardinal pour orner seulement
mon épitaphe.
Vous saurez sans doute l'aventure du roi de Portugal :
on dit que c'est une méprise de la Reine sa femme qui
est jalouse et qui a cru faire tuer sa rivale. Quoiqu'il en soit,
le roi de Portugal a déclaré sa femme régente pendant le
temps que durera sa maladie. A l'égard de l'Espagne,
cela fait horreur et pitié. Je ne sais où cela finira.
Vous pouvez dire à Tlmpératrice-Reine que le Roi lui
donnera bien volontiers le titre d'Apostolique'. En lui
demandant quel ambassadeur ou quel ministre lui serait
plus agréable , vous aurez l'adresse de faire sentir qu'on
^ La Gazette publie, ù la date du 19 octobre (11 novembre, p. 561), la
nouvelle que le pape a renouvelé par un bref ce tifre en faveur de la reine
de Hongrie.
11. ÎO
906 LETTRES
ne doit pas regarder cette consultation comme un droit
acquis pourTavenir, mais comme uife marque personnelle
de l'amitié du Roi.
.A madame de Pompadour,
Je me suis couché hier à onze heures précises , parce
que ma calotte rouge ne m'a pas empêché d'avoir mal au
foie toute la journée. Mon Éminence a beaucoup sué cette
nuit. Elle avait grand besoin que le Roi çût la bonté de
lui donner le temps de se remettre et de faire des remèdes
suivis. Quoique la lettre que Sa Majesté m'a fait l'honneur
de m'écrire ne dise pas (|u'elle me conserve ma place
dans le conseil y je crois devoir le supposer, puisqu'elle
ne dit pas le contraire. Votre paquet est arrivé à huit
heures du matin. Je vous félicite du beau temps qu*il fait,
et je vous souhaite, et à moi aussi, quelques bonnes
nouvelles qui nous fassent passer tranquillement l'hiver.
Je vous avertis que la suspension de la commission
pour la vérification des dettes de la marine fait un mau-
vais effet dans le public. Sans tout bouleverser, il serait
bon d'en établir une dans chaque port pour présider aux
marchés.
Ce 11 octobre.
Samedi (14 octobre).
Je dois vous parler franchement. Ainsi je vais répondre
à une phrase de votre lettre d'hier.
Vous dites que je dois m'attendre à la suiprise générale,
étant comblé des bontés du Roi. Il semble par là qu'en
remettant ma place de secrétaire d'Etat, j'encoure le
blâme de l'ingratitude envers le Roi. Ce jugement pourra
être celui de mes ennemis, mais non pas celui de l'Europe,
ni du royaume.
DU CARDINAL DE BERNIS. 307
On pensera en Europe deux choses , ou que ma
démission est un commencement de disg[râcey ou un
affaiblissement dans le système politique du Roi. La
première opinion nuira a mon crédit et par conséquent
aux affaires dont le Roi peut me charger à Tavenir ; mais
elle sera aisée à détruire. La seconde mérite plus d'atten-
tion , et elle exige pendant longtemps un grand concert
entre M. de Ghoiseul et moi, sans quoi vous ne devez pas
douter que plusieurs cours de FEurope ne sauront à quoi
s'en tenir.
Ni vous ni le Roi ne m'avez dit si je resterai dans le
conseil; si j'y reste, il faut éter l'idée que j'aie perdu la
confiance de mon maître , sans quoi il vaudrait mieux
que je me retirasse à Yic-sur-Âisne ou dans ma famille.
J'ai la confiance du Parlement et déjà celle de la moitié du
clergé. Je puis donc tenir le royaume en paix; mais si l'on
veut me charger de cette besogne , il faut soutenir mon
crédit et me mettre en état de vivre décemment a la cour.
En quittant les affaires étrangères , je quitte soixante
mille livres de rente'. J'ai remis ma place de conseiller
d'État. Voici ce qui me restera : Saint^Médard, qui rap'--
porte trente mille livres net^; Trois-Fontaines, qui m'en
rapporte cinquante net^, mais dont je ne toucherai les
revenus que dans un an; la Charité', seize*. Le Roi sait que
la portion congrue d'un cardinal est de cinquante mille écus
de rente. Ainsi il s'en faudra de cinquante mille livres au
moins que j'aie ce qui est nécessaire pour soutenir la
dignité de mon état.
1 Les appointements du ministre ù département en 1759 étaient de
128,604 livres, sur lesquelles il fallait déduire les intérêts des 400,000 livres
de la charge.
2 Même chiffre dans l'Almanach de 1758.
3 45,000, d'après TAlmanach.
^ 12,000, d'après TAlmanach.
20.
308 LETTRES
Une abbaye régulière , qui ne peut être possédée que
par un moine ou par un cardinal, sans rien coûter aa
Roi y me donnera de quoi vivre selon mon état. En
attendant, je dois deux cent mille francs à M. de Mont-
martel, et je vais lui en devoir trois cents, pour la dépense
quevam'occasionner lecamérier'. On ne touche le revenu
d'une abbaye qu'au bout de dix-huit mois : il n'y a pas
longtemps que j'en ai, des abbayes. J'ai fait à la cour une
dépense fort honorable, à ce que je crois ; j'ai meublé le
Palais-Bourbon ', Versailles, Fontainebleau' et Compiègoe.
Vous savez que je n'ai que les bienfaits du Roi ; ainsi vous
ne devez pas être étonnée de mes dettes , n'ayant pas eu
le temps de jouir de mon revenu, et ayant été obligea
une grande dépense.
Au reste, vous savez que je ne quitte les affaires
étrangères que parce que ma santé est fort dérangée et
parce que je suis trop honnête homme et trop plein
d'honneur pour me charger d'une partie que je ne
pourrais plus soutenir. Je ne pourrais manquer à la
longue aux engagements que j'ai contractés sans perdre
le crédit du Roi et sans me déshonorer personnelle-
ment. Je n'ai pas le pouvoir d'arranger les finances, et
je n'ai pas la force sur moi-même de manquer de pa-
role sans mourir de douleur. M. de Choiseul, en entrant
en place, peut prendre de nouveaux arrangements; et
' Le Boi accorda à Tabbé Archinto, camérier de Sa Sainteté, une pension
de 6,000 livres. (Lettre de Bernis à Saint-Florentin du 31 janvier 1759.
Arcbives de la famille de Berni.< à Nîmes.)
* Je n*ai rien trou%'é aux Archives nationales (K 563 et suiv.) sur Tkabi-
Ution de Bernis au Palais-Bourbon. Il semble avoir été autorisé à y laisser
jusqu*en juin ses meubles et ses chevaux.
^ Il résulte d'une lettre écrite par le Cardinal à M. de Saint-Florentin
(Vie-sur- Aisne) que Bernis dut mettre ses meubles de Fontainebleau dans
l'appartement du ministre de la maison du Boi, M. de Montmorîn pou-
verupur de Fontainebleau, les ayant fait enlever, dès le mois de janvier,
ile l'ancien appartement de Remis.
DU CARDINAL DE BERNIS. 309
si quelqu'un peut mettre les affaires du royaume sur
un meilleur pied, c'est lui, par son talent, par le zèle
avec lequel je le seconderai , si cela lui convient. Au
reste, il ne croit pas la paix si nécessaire que moi, et il
est, par conséquent, plus en état de soutenir la con*
tinuâtion de la guerre. Voilà mes raisons. // faudrait
vouloir me méconnaître tout exprès pour attribuer ma rc-
traite à l'ingratitude.
Les grâces dont le Roi m'a comblé ont presque toutes
été déterminées par les circonstances et nécessaires au
service. Après trois ans d'ambassade où j'avais réussi, on
m'a donné trente mille livres de rente en abbayes. J'avais
quarante ans, et j'étais destiné à l'ambassade d'Espagne.
Cette grâce qui ne coûtait rien au Roi était de justice.
Le Roi m'a fait entrer dans son conseil parce qu'il m'avait
chargé de toutes les affaires de l'Europe, et que M. Rouillé
m'en refusait la connaissance. Vous savez quelle peine
vous avez eue pour y déterminer le Roi. Son service
l'exigeait. Ce n'est pas ma faute si M. Rouillé était en
apoplexie , et si , contre mon goût et mon inclination ,
il a fallu me charger d'un département. J'y ai ruiné ma
santé, et y ai fait beaucoup de dettes indispensables. Le
Roi m'a honoré de ses ordres après trois années d'am^
bassade, dix-huit mois de ministère, et après des traités
qui ont changé la face de l'Europe. Nos fautes et nos
malheurs n'ont pas empêché que tout ce que j'ai armé ne
le soit encore, et que tout ce que j'ai rendu neutre ne
conserve sa neutralité. MM. de Baschi', de Broglie^ et
^ François, des comtes de Baschi, comte de Baschi Saint-EsteTe, nommé
ministre plénipotentiaire près de l'électear de Bavière en mai 1748 , ambas-
sadeur près le roi de Portugal en 1752, nommé chevalier des ordres du Roi le
1" janvier 1756. reçu le !•' janvier 1757, ambassadeur à Venise en févrie
1760, more le 19 décembre 1777, dans sa soixante-diz-septième année
> Le 2 février 1757.
tllO LETTRES
d'Aubeterre * avaient eu le cordon bien ; le Roi , sans me
maltraiter, ou sans m'ôter la considération qui est néces-
saire dans les {prandes places, pouvait-il me refuser cette
grâce? Il m'a donné l'abbaye de Trois-Fontaines pour
m'empécher de me ruiner. Je soutiens toute ma famille
qui est pauvre , je ne demande rien qui soit à charge k
l'État. Â l'égard des abbayes, il vaut mieux les donnera
ceux qui sont utiles qu'à ceux qui ne sont bons à rieD.
Pour le chapeau y vous savez que ni le Roi, ni vous, ai
moi n'y avions songé. J'avais rendu service au feu Pape
dans rafTaire de Venise. Il a voulu me marquer sa recon-
naissance; le Roi a bien voulu y consentir. Et c'est un
chapeau de plus pour la France. Je crois que je pourrai
être plus utile dans un conclave que les cardinaux de
Luynes' et de Gesvres'. Ainsi les grandes affaires dont
j'ai été chargé ont rendu comme nécessaires les grâces
dont le Roi m'a comblé. Je ne les ai point achetées par de
vilaines choses. Ainsi je dois tout aux bontés du Roi, à
votre amitié, et beaucoup aux circonstances. Il m'a paru
nécessaire de vous en mettre le tableau sous les yeux, afin
que vous ne perdiez pas de vue mon véritable état et ma
véritable façon de penser. Je suis jaloux de votre estime
lutant que de votre amitié, et le moindre mot de votre
part qui peut être à double sens m'inquiète, parce que je
crois mériter que vous ayez bonne opinion de moi. Je me
«oucie beaucoup de celle des honnêtes gens et très-pea
* Même jour cjnc M. de Broglie.
2 Paul Albert de Luynes, ne à Versailles le 5 janvier 1703, nominé
évèque de Baveux en 1729, arcbevêquc de Sens en août 1753, cardinal (à
la nomination du chevalier de Saint-Georges) le 5 avril 1756, commandear
du Saint-Esprit en 1758, mort le 22 janvier 1788.
5 Etienne-René Potier de Gesvres, né à Paris le 2 janvier 1697, évèque
et comte de Bcauvais, pair de France le 18 février 1728, cardinal en
1756, commandeur du Saint-Esprit en 1758, se démet de son évèdié en
1772, et meurt u Paris en juillet 1774.
DU CARDINAL DE BERNIS. 31i
des jugements hasardés de ia cour et du public. J'aurai
l'honneur de vous voir ce soir.
Au Roi ' .
15 octobre.
J'ai exécuté les ordres de Votre Majesté mercredi der-
nier, et j'ai envoyé à Vienne, par un courrier, la copie de
la lettre dont il vous a plu, Sire, de m'honorer le 9 de
ce mois , afin que le duc de Choiseul fût en état de bien
rendre votre esprit à la cour de Vienne.
Il est plus à désirer que jamais que cette cour sente la
nécessité de rendre la paix à l'Europe. Son courage et sa
haine contre le roi de Prusse Taveuglent ; elle ne sent pas
assez que ses alliés s'épuisent et se dégoûtent, et que la
France en particulier risque de perdre toutes ses colonies
pour venger la querelle particulière de l'Impératrice. Je
persiste à croire, Sire, que le plus grand coup d'État serait
de faire la paix cet hiver et d'y faire consentir nos alliés^
Où trouvera-t-on les hommes et l'argent nécessaires pour
continuer la guerre? Au reste, Sire , le duc de Choiseul,
qui a beaucoup d'esprit et qui connaît bien vos alliés, peut
dès à présent donner un meilleur conseil que moi à Votre
Majesté, et je m'en rapporterai volontiers à son sentiment
lorsqu'il connaîtra aussi bien que moi la situation de V9s
affaires.
Je me borne aujourd'hui à représenter a Votre Majesté
la nécessité de mettre en mouvement la marine, qui est
un corps sans âme. Sans tout culbuter, on peut rendre le
mouvement à cette machine engourdie, et j'ose dire que
Votre Majesté n'a pas un seul moment à peirdre.
Votre conseil vous a représenté qu'il était indispensable
d'arranger les anciennes dettes pour employer les fonds de
^ Ce mémoire est écrit k mi-marge.
8iS LETTRES
la marine au payement des matelots et ouvriers et aux
armements. Votre Majesté a nommé une commission dpà
est suspendue, parce que messieurs de la marine ne veulent
pas de cette commission. Madame de Pompadour fera
résider M. Le Normand quand Votre Majesté l'ordonnera,
It faut entourer M. de Massiac (qui est bon homme,
mais sans idée ni imagination) de gens actifs et capables
de projets susceptibles d'exécution.
Aucun de vos ministres ne vous proposera rien sur cet
objet, parce que personne ne veut se charger de F événement.
Pour moi, Sire, qui peux me tromper plus que personne,
je crois devoir vous dire ce que je pense pour le bien de
votre service. J'en userai toujours de même, et sans cela
je ne croirais pas avoir rempli mes devoirs.
Il faut arranger la marine en conservant M. de Massiac,
ou en le renvoyant. Dans le dernier cas, il faut avoir tout
prêt un excellent ministre de la marine et ne pas s y
tromper.
Les marins nomment par excellence M. de Blenac^.
Mais je ne le connais pas et ne saurais en répondre
d'aucune façon.
Le public nomme dans la robe M. Silhouette^. Jt
lui crois du génie et peut-être tout ce qu'il faut pour rétablir
cette administration. Mais on Ta vu bien petit garçon;
il déplaira aux officiers, et je n'ignore pas qu'il a des
1 Le comte de Courbon-BIénac, garde de la marine en 1725, ensei^e
en 1732, lieutenant en 1736, capitaine en 1746, chef d'escadre en 1757,
lieutenant général le l«c octobre 1764, commandeur de Saint-Louis le
3 août 1766, mort en 1766.
2 Etienne de Silhouette, né à Limoges le 25 juillet 1709^ conseiller au
parlement de MeU, conseiller au grand conseil 4e 30 avril 1745, secré-
taire des commandements du duc d'Orléans (1746), son garde des sceaax
(1748), son chancelier et son président de son conseil, commissaire pour
le règlement des limites de l'Acadie en 1749, commissaire de la Compa-
gnie des Indes en 1751, contrôleur génénd le 4 mars 1759, démis le
21 novembre, mort à Brie-sur-Marne le 20 janvier 1767.
DU CARDINAL DE BERNIS. 313
ennemis qui ne parlent pas bien de son caractère. J'ai
demandé des faits qui fussent contre lui; j'avoue que per^
sonne ne m'en a cité.
J'ai lu à Votre Majesté un mémoire de M. de Monclar'
l'autre jour au conseil. C'est un homme éclairé qui vous
-serait utile ici à plus d'une chose et un bon gentilhomme
fait pour occuper une grande place. Il connaît, d'ailleurs, le
corps de la marine ainsi que les bureaux. Je crois ce choix
trèS'bon, sauf des inconvénients qui peuvent m' échapper.
Vous avez, Sire/ sous votre main M. Berrier. Il est dans
votre conseil; depuis deux mois il est occupé de tout ce
qui regarde la marine; je lui donnerais la préférence sur
tous les autres; mais je doute qu'il voulût se charger d'un
pareil fardeau. Votre Majesté pourrait seule l'exiger, et je
suis persuadé qu'il se rendrait non-seulement à vos
ordres, mais même à vos désirs, s'il était persuadé que
Votre Majesté mettrait en lui sa confiance. M. Berrier
choisirait dans les officiers de marine les plus intelligents
ceux qu'il croirait pouvoir l'aider.
Dans le cas, au contraire, où, par la difficulté de trouver
un successeur à M. de Massiac, et pour éviter les fréquents
changements de ministre, M. de Massiac resterait en place,
je propose à Votre Majesté avec confiance, pour travailler
sous les ordres du ministre de la marine, le baron de
Narbonne^y qu'on mettrait à la tête des armements en le
»
1 S*agit-il ici de Jean-Pierre-François de Ripert de Monclar, né le
l«r octobre 1711 à Arfc, procureur général près le parlement de Provence
% 19 décembre 1732, célèbre par sa faveur pour les protestants, sa haine
contre les jésuites et sa latte contre le Pape? En 1755, Luynes (XIV, 368)
note un voyage de M. de Monclar à Versailles et s'étonne qu'il ait été
présenté au Roi. Mais la marine?
2 Je dois à mon ami, M. Pierre Mai^gry, archiviste de la marine,
les détails suivants sur Charles-Bernard-Martial, baron de Narbonne-
Pelet Melguiet. 11 était né en 1720, garde de la marine le 5 mai 1738,
enseigne le i*r janvier 1746, lieutenant le 11 février 1756, chera-
314 LETTRES
faisant capitaine de vaisseau. Cette grâce lui est due, car on
a fait de ses cadets. C'est un homme du plus grand esprit et
du plus grand courage. Le chevalier de Mirabeau serait
excellent à la tête des classes^ , et je crois que M. de
Bompar^, gui a bon esprit et bonne tête, serait fort bien
pour les colonies quil connaît et qu'il a administrées. Oa
pourrait de tout cela faire un conseil pour le ministre
actuel , auquel conseil on pourrait joindre Silhouette pour
mettre en règle tout ce qui concerne les dépenses: Ces trois
officiers mériteraient qu'on leur assignât des appointements
pour les distinguer des simples commis et leur faire un étal
convenable à leur naissance et à leur profession.
Voilà, Sire, ce que je pense, sans autre intérêt que
votre service.
Questionnez vos ministres sur le même objet, et décidez-
vous promptement, car la chandelle brûle par tous les
bouts.
lier de Saint-Louis en 1757. Il ublient le 23 février 1759 une pension
de 4,000 livres, est nommé en décembre 1761 inspecteur du dépôt des
cartes et plans de In marine et des afFaircs étraii{]cres, est capitaine de
frégate en 1764, capitaine de vaisseau en 1767, et meurt à la mer le 8 dé-
cembre 1775.
* Jean-Antoine-Joseph-Charles-EIzéar de Riqueti, chevalier, puis bailli
de Mirabeau, né à Perthuis le 8 octobre 1717, reçu chevalier de Malte le
31 juillet 1720, entre dans le corps des galères en 1730, lieutenant de
vaisseau en 1746, capÎMine de vaisseau en 1751, gouverneur de la Gua-
deloupe en 1752, se retire à Malte en 1759 et y meurt général des galère.
Voir sur lui Mémoires de Mirabeau, Paris, 1834, t. 1, p. 19S et suiv. Snr
son entrée au ministère, voir Lettres écrites du donjon de Vincennes y éd.
Garnery, t. II, p. 317. On y trouve une anecdote sur une entrevue da
chevalier avec madame de Pompadour à la date du 15 octobre. Honoré
dit 1755. Ne faut-il pas lire 1758? Voir enfin la Marquise de Rockefortet
ses amis, par M. de Loménie, p. 99.
2 M. de Bompar, garde de la marine en 1713, enseigne en 1727, lieu-
tenant le 25 mars 1738 (voir Gazette de France)^ capitaine le 1*=' janvier
1746 (voir Gazette de France, 4 septembre 174.5), chef d'escadre en
avril 1757, et depuis 1750 gouverneur général des îles du Vent, comman-
deur de Saint-Louis en 1757, lieutenant général des armées navales le
l^*" octobre 1764, grand-croix de Saint-Louis en 1770, commandant U
marine au port de Toulon, mort le 23 février 1773.
DC CARDINAL DE BERNIS. Si5
A Monsieur le duc de ChoiseuL
Ce 19 octobre 1758.
Vous Toyez, monsieur le duc, par mes dépêches et
par mes lettres, que le Hoi voudrait pouvoir faire la paix
sans rompre son alliance et sans perdre Tidée d'établir
l'Infante. Il consulte sur cela son cœur, sans faire peut-être
d'assez sérieuses réflexions sur l'état de son royaume. En
général, le Roi ne voit point noir. Il a été accoutumé à se
tirer du bourbier sans s'y être donné beauconpde peine;
il croit qu'il en sera de même toujours. Mais les progrès
du mal ont énervé les forces intérieures de son État. Le
désordre des finances occasionné par le désordre des
parties prenantes a affaibli les reins de cette monarchie.
L'autorité éparpillée partout n'est réunie nulle part. L'es-
prit de citoyen a disparu. On ne récompense plus personne
qu'avec de l'argent. Le zèle n'existe plus. Il n'y a guère
d'honneur ni de vrai courage. Je ne vois de moyen de
conserver l'État que par la paix et l'économie. Par rap-
port au gouvernement intérieur, il est certain qu'il faut à
madame de Pompadour un ami en qui elle prenne une
entière confiance, et cet ami ne peut être que vous. Il
n'est pas vraisemblable qu'on réussisse à mettre entre elle
et vous les petites entraves qu'on a mises entre elle et moi.
Nous ne sommes pas gouvernés, et nous ne pouvons l'être
que par son influence. Ainsi voyez promptement ce que
vous pouvez faire ou ne pas faire à Vienne, et venez ici
mettre ce qui y manque, qui est Tunité de système et plus
de décision. Nous vivons comme des enfants. Nous se-
couons les oreilles quand il fait mauvais temps, et nous
rions au premier rayon du soleil. Le moindre petit avan-
tage nous regrimpe, et nous ne calculons pas l'état affreux
316 LETTRES
OÙ de nouveaux désastres pourraient nous jeter. Il y a
deux mois que je presse inutilement pour foire finir Ten-
gourdissement de la marine. On les a perdus, ces deux
mois, en dissertations. On a donné les plus beaux mé*
moires, sans exécuter un mot de ce qu'ils contenaient. Je
vous le répète, vous seul pouvez, en conduisant madame
de Pompadour, conduire le Roi. C'est pour cette ralsoo
que je crois votre prompt retour indispensable. Si vous
pouvez déterminer à la paix, vous rendrez un g^and ser-
vice à l'État et vous vous éviterez à vous-même bien des
embarras. Si vous ne pouvez y réussir, tâchez, du moins,
de simpliBer le système et d'en diminuer le fardeau. J'ai
prié le Roi de prévenir M. le Dauphin. Il foudra que dans
quelques jours je prévienne M. de Starhemberg, car
M. de Kaunitz lui mandera la chose dès q^e vous lui en
aurez fait confidence. Je crois nécessaire de bien établir
dans t Europe notre union et notre concert, de peur que les
cours ne prennent de l'ombrage. Il est certain que je ne
pourrais plus soutenir le travail journalier que je fais,
avec les peines d'esprit et les inquiétudes que me donne
notre manque de gouvernement. Ainsi, si ce n'avait pas
été vous, c'aurait été un autre. Car, au fait, il faut être
maître de la partie qu'on gouverne, ou la planter là. Je
suis parvenu à la plus grande fortune par la force et le
bonheur des circonstances. Rien n'est si vif dans mon
cœur que le désir de marquer ma reconnaissance au Roi.
Mais un sentiment au-dessus de tout autre me ferait re-
noncer à toutes les dignités du monde plutôt que de com-
promettre mon honneur. Je vois que je ne suis pas le
maître de gouverner les choses de façon à maintenir mon
crédit et ma réputation ; rien dans le monde ne me' ferait
conserver un gouvernail qui vacille dans ma main. Il n'est
pas, d'ailleurs, dans mon caractère de lutter contre l'in-
DU CARDINAL DE BERNIS. 317
trigue. Je ne tiens point à la cour par ambition ; ainsi rien
ne sera si aisé que de m'en écarter; je n'aurai pas mém&
besoin qu'on me le dise; la vie privée me convient plus
que toute autre. Ou faire de grandes choses ^ ou planter mes
choux. Voilà ma devise, je n'en prendrai point d'autre.
L'afFaire de M. de Soubise m'a fait grand plaisir'; c'est
une déroute plutôt qu'une défaite. Nous avons fait qua-
torze cents prisonniers, vingt-deux pièces de canon de
batterie; cela est bien joli. Il y a longtemps que nous ne
sommes plus accoutumés aux triomphes. Adieu, monsieur
le duc; je vous suis attaché pour la vie.
A Madame de Pompadour.
Le 26 octobre.
Gomme le courrier pour Vienne ne partira que diman*
che, je n'ai point envoyé hier le projet de réponse du Roi
à l'Impératrice. Vous le trouverez ci-joint.
On a eu de Bruxelles la communication d'une lettre
d'un officier hanovrien qui est venu rendre compte au
prince Ferdinand de la bataille de M. d^ Soubise*. Il
avoue qu'ils ont perdu six mille hommes. On nous trouve
bien modestes à Bruxelles dans nos relations. J'ai répandu
ce fait aujourd'hui à dîner.
Voici une belle chose : M. de Massiac est venu ce matin
chez moi. J'avais parlé, en conséquence de l'arrangement,
à MM. de Narbonne et de Mirabeau. M. Berrier avait parlé
au premier, qu'il connaît. Heureusement je leur avais de-
mandé le secret, et en attendant je les avais fait travailler à
1 La nouvelle de la bataille de Lutzelbei^ avait été apportée le 18 par
le marquis de Conflans La victoire était du 10.
3 bataille de Lntzelber(;. La Gatelte dit (p. 540) : • La |>crte des
ennemis monte à trois ou quatre mille hommes tués ou blessés, et on leur
a fait huit cents prisonniers. •
818 LETTRES
un plan d'opération concerté avec M. de BeauvaP, que
j'avais envoyé a Bordeaux pour s'arranger avec Gradis*.
L'arrangement avec cet honnête juif était fait. M. de
Massiac est donc venu chez moi. Il m'a beaucoup surpris,
quand je lui ai parlé de ces messieurs, en me disant qu'il
n'avait besoin de personne; que ces messieurs lui étaient
inutiles; qu'ils avaient de l'esprit, mais que M. de Mira-
beau avait des idées qui n'iraient pas au bien de la chose;
qu'il faisait grand cas de M. de Narbonne; qu'il était juste
de le faire capitaine de vaisseau, puisqu'on avait fait de
ses cadets; que c'était un homme de grande naissance et
de mérite, mais qu'il ne voyait pas à quoi ils lui seraient
bons ni l'un ni l'autre; qu'ils étaient trop jeunes, et que
la préférence qu'on leur donnerait révolterait les anciens
ofBciers et allumerait la plume ; qu'en un mot, il était en
état de faire la besogne, et que ce n'était que par complai-
sance qu'il avait adopté M. Le Normand, lequel ne pou-
vait lui être utile que pour la comptabilité ; mais qu'étant
débarrassé des anciennes dettes, il conduirait la marine
sans secours étrangers. J'ai été confondu, et n'ai point
insisté. J'informe de tout ceci M. le maréchùlde Belle-Isie
avec qui je dois dîner demain à Versailles avec M. de
Massiac. Vous croyez bien que je ne me mêlerai plus de
cette affaire, et que dès que M. de Massiac ne veut pas
être secouru, je n insisterai pas pour qu'il le soit par mes
* M. de Beauval avait <;té chargé à Londres, en 1755, par M. Rouille,
d*une sorte de négociation avec Fox. Cette négociation échoua h la suite
de la réquisition sur les vaisseaux, il fut nommé par Hernie ministre prè»
du duc de Deux-Ponts et envoyé en mission à Bordeaux. 8ou3 Choijtpnl,
tout en continuant a être titulaire du poste de Deux-Ponts, il fut employé
à des courses dans les ports, puis à des vovages dans les colonies. Il se
retira, en 1775, av«-c une pension de 6,000 livres, et mourut en 1779. Il
avait épousé Anne-Henée du Vivier.
2 Miclitrl Gradis, juil, armateur de Bordeaux, armait des vaisseauv
pour la course et élait en 1759 en rapport à ce sujet avec Lapérou«p.
(Renseignements donnés par M. P. Margry.)
DU CARDINAL DE BERNIS. 319
parents. Cette raison seule suffit pour que je cesse de parler
sur cet article. Cette intrigue ne serait pas difficile à démé-^
1er; et plus je vois que j'en suis l'objet, plus il me convient
de me taire; mais les affaires du Roi périront en attendant;
voilà ce qui m'afflige. Je ne demande donc plus qu'une
seule chose : c'est quon rende justice à M, de Narbonne en
le nommant capitaine de vaisseau.
J'ai vu aussi M. Silhouette. Il m'avait envoyé un mémoire
de réflexions touchant la commission; je lui en ai expliqué
l'objety et il s'est rendu à mes bonnes raisons.
J'ai vu M. delà Borde. J'étais déjà averti que Montmartel
était fraîchement avec lui et ne cherchait pas à l'établir.
La Borde ne veut pas s'embarquer sans être assuré que Mont-
martel ne le détruira pas en dessous; Montmartel craint
peut-être que M. Boullongne ne veuille élever la Borde
à son détriment. Bien des gens cherchent à fortifier ce
soupçon. En un mot, il y a du froid avec le contrôleur
général ; mais comme le service peut en souffrir, il faut que
ce froid cesse, et M. Boullongne y parviendra en s'expli-
quant nettement et amicalement avec M. de Montmartel.
Tout n'est qu'intrigue et cabale : on cherche à dégoiiter tout
le monde. C'est l'idée de la faiblesse du gouvernement qui
produit tous ces maux.
L'Impératrice avait dit à M. de Stainville que M. de
Starheraberg avait écrit que je lui avais déclaré que le Roi
voulait absolunient la paix et que nos armées n'agiraient pas
l'année prochaine. J'ai répondu sur-le-champ à M. de
Ghoiseul sur un article si intéressant, et je lirai ma dé-
pêche au conseil samedi. M. de Starhemberg s'est expliqué
avec moi. Il m'a apporté la minute de sa dépêche, où il
rend un compte fort exact de ma conversation avec lui,
dans laquelle // nv a pas un mot de ce que C Impératrice
suppose que j'ai dit à son ambassadeur, L'Impératrice est
310 LETTRES
vive, et le mot de paix, de quelque manière qu^il soit
prononce, aigrit cette princesse.
J*ai profité de cette explication pour €X>nfier k M. de
Starhemberg le secret de mon successeur. Il peut en être
informé d*un moment à Tautre par M. de Kaonitz. If. de
Starhemberg craint Jort que je ne me retire tout à fait, et
j*ai eu bien de la peine à lui foire entendre que M. de
Choiseul agirait de concert avec moi, et <|a*il n*y anrut
entre nous ni défiance ni jalousie. Il a fini par en être per-
suadé ; du moins, il me Ta paru.
J'attends avec impatience des nouvelles de notre armée;
ce qui me foit le plus de peine, c*est que je ne vois nulle
consistance dans la marine, ni aucun arrangement solide
dans la finance.
ÀM reste, en éismmi towqours la vérité mm itot et à vous,
je me garderai bien dorénavant de me mêler die rieo. Mt
calotte romfe ferait peur à hiem des ffems, ef ce m'est asswt'
$memt pas atoa intention^ ni Moa projei.
Montmartel est venu travailler avec moi sur les siii>-
sides, qui sont fort arriérés. Cepemlant il me traite mieux
à cet égard que par le passé. Dieu nous donne les moyens
de soutenir cette besogne. J^attends M. de Choiseul am
impatience. Cb parle déjà de son retour à Paris ; mais oo
ne dit pas encore pourquoi. Il serait nëcessaiie que M. le
Daupbin en fot informé.
r w êtes wma comunèêrcy et j'ajoute cse titre à bien d*aiitRS
que vous avex et que vous oonserrerez à jamais sur moa
coeur et sur ma sincère reconnaissance.
Votn^ ElxceUence voudra bien dire an Roi que, malgit
quelques petiU ora(:es, TasEsemblée dn dcrgé va bien. Le
carxlinal de T^VAnne? remettra à Sa Majesté des mémoires,
et Sa Mjje>4e voudra bien lui dire qn*eUe v fera rétioose
après Ws av^^ir e5.umic<:^ scriecsement.
DU CARDINAL DE BERNIS. 321
A Monsieur le duc de Choiseul.
Ce 29 octobre 175S.
Vous croyez bien, monsieur le duc, que nous atten-
dons de vos nouvelles avec impatience. J'ai instruit M. de
Starhemberg de ma retraite des affaires étrangères. Il est
fort aise que vous soyez mon successeur, mais il craint
que le changement n'en occasionne dans les afiaires gé-
nérales, ou du moins ne le fasse craindre. Je l'ai rassuré
sur la conformité de nos principes et plus encore sur notre
amitié qui en sera la base. M. le Dauphin a été fort étonné
de ma retraite, et madame de Pompadour me disait l'autre
jour que la surprise serait générale, me voyant comblé des
bontés du Roi. Ce serait me bien mal juger que d'attribuer
à l'ingratitude la cessation de mon travail dans cette
place. Je vois visiblement que je ne puis pas obtenir ce
qu'il faudrait pour la bien faire, et je crois qu'il n'y a que
vous en France qui puissiez en avoir les moyens. Voilà le
motif déterminant; celui de ma santé n'est qu'en seconde
ligne; j'aurais bien su sacrifier ma vie à l'État, mais je ne
puis lui sacrifier ma réputation. Nos engagements sont
trop forts, monsieur le duc, et notre administration est
trop mauvaise. Comment voulez -vous trouver quatre cents
millions pour l'année prochaine? C'est à quoi se montera
la dépense générale. Sans commerce et sans récolte, cela
est bien difficile, pour ne pas dire impossible. Le Roi
courrait risque de soulever son royaume. S'il abandonnait
sa marine, il jierdrait toute sa puissance et toute son in-
fluence. Voilà pourquoi, depuis un an, vous me voyez
acharné à la paix. C'est parce que je ne vois pas de
moyens de soutenir les engagements de la guerre pré-
sente. Ainsi mettez-vous à votre aise à Vienne; surtout
II. Si
3n LETTRES
faites en sorte que le Roi ne reste pas dans la dépendance
servi le de ses alliés. Cet état serait le pire de tous. Au
reste, en me voyant retiré dans le conseil, on ne man-
quera pas de dire que je suis disgracié, à moins que le
Roi ne me donne un travail. Il y a des gens qui imaginent
qu'on devrait me donner les sceaux, que le Roi ne peut
pas garder éternellement', afin de me conserver le crédit
dans les parlements, ce qui assurera celui que je com-
mence à avoir avec le clergé. Retournez cette idée dans
dans votre tête. Je n'en ai parlé à personne parce que je
ne l'ai pas conçue. Il y a des exemples de cardinaux
gardes des sceaux '; de plus, j'aurai en quittant ma place
quatre-vingt mille livres de rente de moins, et cent mille
écus de dettes de plus. Je dois encore mon établissement,
et ma calotte me coûtera cent mille livres, tant à Rome
qu'à la cour, et pour le caniérier qui est fort cher. Voilà
ma situation. Si l'idée qu'on m'a donnée vous convient,
je vous laisse le maitre de la proposer. Il est certain que
je ne sais ce qu'il faut faire pour moi en en retirant, mais
il faut faire quelque chose, si Ton ne veut pas me rendre
nul. A l'égard des pensions à la charge du Roi, je n*en
veux point, etje serais bien fâché qu'on y songeât. Mandez-
moi de quelle manière vous désirez que f écrive dans les
cours étrangères pour les prévenir de ma retraite et de votre
arrivée^,
M. Le Normand, qui n'était qu'un mauvais commis
plein de hauteur et sans vues, s'en est allé. M. deMassiac,
' Depuis la démission de M, de Machault (l'»" février 1757), le Roi
tenait le sceau en personne aux jours qu'il indiquait. Cet état de choscj
dura jusqu'au 13 octobre 17(>1, où M.Berryer fut nommé garde des sceaai.
- Hertraudi, pour qui la chai-ge fut créée en 1551; Charles de Bourbon,
cardinal de Vendôme en 1559, cl d'autres.
^ Voir cette lettre à l'Appendice. J'y ai joint la lettre ^var laquelle
M. Rouillé annonce sa retraite.
DU CARDINAL DE BERNIS. 3S3
qui n'est qu'une bûche, ne veut pas se laisser conduire
par des gens de génie et de mérite. Tout ce département,
qui devrait être dans la plus grande activité aujourd'hui,
est dans la plus grande langueur. On tournera autour du
pot tant qu'on voudra, il n'y a point ici de gouvernement,
et il en faut un. Ce doit être votre ouvrage comme
c'aurait pu être le mien, si le diable ne s'en était pas mêlé,
et si j'avais su mettre plus d'art dans ma manière de dire
la vérité. Ce qui me fait grand plaisir dans le nouvel
arrangement, c'est que les affaires seront en bonnes
mains, et que je ne risquerai pas de' choquer une amie que
j'aime et de paraître lui manquer, quand je ne voulais que
son bonheur, qui est devenu aujourd'hui dépendant des
affaires. J'attends donc de vos nouvelles avec la plus vive
impatience. Voilà la lettre du Roi à l'Impératrice, sa ré-
ponse au maréchal Daun et la mienne ^.
A Madame la marquise de Pompadour,
Ce dOoctobGe^.
J'ai l'honneur de vous envoyer. Madame, un petit mé-
moire que vous voudrez bien remettre au Roi après votre
souper, pour que je sois promptement informé de ses in-
tentions. J'avais dit à M. de Starhemberg qu&je travaille-
1 Voir à r Appendice cette lettre, dont la minute est toute de la main de
Bernis.
3 On sait de longue date que les Lettres de madame la marquise de
Pompadour depuis i75S jusqu'à 1762, Londres, G. Owen et Cadell, 1772,
4 vol. in-12, sont absolument apocryphes. Mieux que personne, j'ai lieu
de croire qu'elles ont été composées par M. de Barbé-Marbois. Je dois
indiquer néanmoins au lecteur le rapprochement ;i établir entre cette lettre
du '60 octobre et une lettre de la même date qui se trouve dans le recueil
de Londres (lettre xxvi, t. IV, p. 121, correspondant à U lettre zlviii,
t. 1, p. 175). Une note de la page 8 du tome IV que je retrouve fait allu-
sion à une soi-disant Lettre pastorale adressée à la marquise par Bernis au
moment de son départ pour Venise. C'est sans doute une des pièces ob-
scènes qu'il se plaint dans ses Mémoires qu'on lui ait attribuées.
Si.
32% LETTRES
raisy ëtant dans le conseil, de concert avec M. le duc de
Cboiseuly et dans la plus parfaite union. Vous savez que
c'était la première des conditions que M. deCboiseul avait
pris la liberté de proposer au Roi; j'ajoute même, pour le
bien de la cbose, que, s'il en était autrement, il pourrait y
avoir des inconvénients fàcbeux pour les afiEaires politiques;
mais comme vous ne m'avez point fait de réponse sur cet
article à deux lettres où je vous en ai parié, et que le soir
vous m'avez dit que vous n'en saviez rien, il est temps de
s'éclaircir, puisque l'ambassadeur de l'Empereur est déjà
instruit par sa cour et que le public le ser^ bientôt : je
viendrai recevoir la réponse après votre souper.
Au Roi.
Votre Majesté, en m'annonçant par la lettre dont elle
m'a honoré, le 9 de ce mois, la permission qu'elle me
donne de remettre au duc de Ghoiseul le département des
affaires étrangères, que le dérangement de ma santé et les
autres considérations contenues .dans mon mémoire ren-
daient trop pesant pour moi, ne m'a point dit si elle me
conservait une place dans ses conseils, ou si son intention
était que je me retirasse tout à fait. Il est nécessaire que
je sois informé de sa volonté à cet égard, pour diriger
mon langage avec les ministres étrangers et les cours de
l'Europe avec lesquelles j'ai des négociations commencées.
Je n'aurais jamais demandé à quitter le département qui
m'était confié, si j'avais pu espérer d'en remplir les enga-
gements; mais Votre Majesté doit aujourd'hui vingt et un
millions d'arrérages de subsides, et le défaut d'argent
m'obligera de manquer à ma parole toutes les semaines.
Si je reste dans son conseil et que je travaille de con-
cert avec M. le duc de Ghoiseul (ainsi qu'il l'a demandé
DU CARDINAL DE BERNIS. 395
lui-même) y il sera bien aise d*ôter toute inquiétude aux
cours alliées qui ont quelque confiance en moi. Si, au^
contraire, l'intention de Votre Majesté est que je me
retire tout à fait, il faut qu'Elle ait la. bonté de me pres-
crire le langage que je dois tenir pour annoncer ma
retraite, ainsi que la désignation de mon successeur.
Je supplie Votre Majesté de vouloir bien me donner ses
ordres.
Ce 30 octobre 1758.
A Madame de Pompadour.
Ce 3 novembre.
J'ai exécuté vos ordres, et grâce au petit billet qui
accompagnait votre lettre à M. de Ghoiseul, je ne l'ai
point décachetée, selon ma louable coutume. J'ai envoyé
sur-le-champ votre lettre à M. de Sdint-Florentin.
Quoiqu'on ait bien fait de part et d'autre tout ce qu'il
fallait pour nous brouiller, je compte toujours sur votre
amitié et votre estime, et vous pouvez être bien sûre que
jusqu'à la mort vous aurez, sur mon cœur qui est hon-
nête, des droits bien étendus.
En conséquence, je vais tout simplement vous parler
de mes affaires , dont je dirai un mot au Roi dimanche
dans mon travail. Je vous prie de l'en prévenir.
Je crois que Sa Majesté est contente de mes services.
Depuis trois ans, j'ai fait un travail immense, et quoique
les événements et tous les départements aient contrarié le
mien, c'est le seul qui, dans l'état où nous sommes ré-
duits, ait conservé sa réputation.
Toute retraite fait une impression désagréable, et
puisque le Roi veut que je travaille de concert avec le duc
de Choiseuly que je me mêle des affisiires ecclésiastiques et
326 LETTRES
parlementaires, il faut soutenir mon crédit. Je désirerais
donc que le jour où je remettrai ma place, le Roi eût la
bonté de m^accorder les grandes entrées comme au maréchal
de Belle-Isle ' . Cette grâce est pour moi la plus précieuse
de toutes, puisqu'elle m'approche de mon mattre.
J'espère que le Roi voudra bien me conserver inoo
logement au Pàlais-Bourbon. J^y ai dépensé deux cent
mille francs pour le meubler.
Mon Éminence, en cette qualité, a besoin d'un loge-
ment honnête à Versailles ^. Les ministres étrangers
viendront diner quelquefois chez moi, et le clergé aussi;
il jRaut que j'aie une table.
En remettant les affaires étrangères et ma place de
conseiller d'État, y 'aurai cent treize mille livres de rente de
moins. Je n'ai commencé à jouir de l'abbaye de Saiot-
Médard que cette année, et je ne loucherai rien de ceDe
de Trois-Fontaines que le mois de juin prochain. En
attendant, la visite de M. le Gamérier et les autres frais
du chapeau me coûteront au moins cent mille francs.
J'espère que le Roi me donnera une abbaye quand il en
vaquera une honnête; je souhaite que ce soit une abbaye
régulière, qui ne peut être possédée que par un cardinal
ou un moine; moyennant quoi je n'irai sur les brisées de
personne.
^ Les entrées chez le Boi sont les familières, les grandes entrées, la
premières entrées et les entrées de la cbambre. Les entrées familières soot
quand le Roi est éveillé et qu'il est encore dans son lit. Les grandes entrées,
qui sont celles des premiers gentilshommes de la chambre, sont lorsque le
Roi vient de se lever. Les premières entrées sont lorsqu*il est levé et qu*îl
a sa robe de chambre. L'entrée de la chambre est lorsque le Roi est dans
son fauteuil vis-à-vis de sa toilette. (Luykes, t. I, p. 262.)
3 On sait (Luttes, à la date du 26 juin 1757) que les ministres avaient
un logement à Versailles en qualité de ministre. Bernis avait pris l'appar-
tement de M. Rouillé lorsqu'il lui avait succédé aux affaires étraugèrei,
et à ce moment l'évèque de Digne avait repris celui que Bernis avait anté-
rieurement obtenu et qui avait été celui du maréchal de Belle-Isle.
DU CARDINAL DE BERNIS. 327
Le Roi voudra bien que les dettes que j'ai faites
pour son senrice soient payées. Je m'arrangerai sur cela
avec M. le contrôleur général et M. de Montmartel. Je
n'ai point demandé de gratification pendant que j'ai été en
place. L'univers sait que f y ai bien vécu. M. Rouillé, en
passant de la Marine aux Affaires Étrangères , eut deux
cent mille francs.
Voilà y Madame, mon état et mes vœux pour mon ar-
rangement. Je dois vous en instruire par confiance, et
vous prier par amitié de disposer le Roi en ma faveur sur
des objets justes et raisonnables.
Voici les arrangements de la Marine.
Le baron de Narbonne aura la direction des arme-
ments et sera capitaine de vaisseau ; \e chevalier de Mira-
beau, celle des classes; et si M. de Boippar peut être rem-
placé par un autre pour commander l'escadre, il sera
directeur des colonies.
M. Berrier assemble tous ces messieurs avec le maré-
chal de Gonflans ^ dimanche, pour avoir leur avis.
A Monsieur le duc de ChoiseuL
Ce 3 novembre.
Je reçus hier votre courrier, dont le grand Collet * vous
contera l'aventure fantastique. Je ne perds pas un mo-
ment pour vous envoyer vos lettres de rappel. J'ai fait
confidence entière an comte de Starhemberg. Je vous
^ Hubert de Brienne, comte de Gonflans, maréchal et vice-amiral de
France , né vers 1690, cbevalier da Mont-Carmel en 1705, capitaine de
vaisseau en 1734, gouverneur de Saint-Domingue en 1747, cbef d'escadre
le 1«' avril 1748, lieutenant général des armées navales le 1*' septembre
1752, vice-amiral le 14 novembre 1756, maréchal de France le 18 mars
1758, battu le 30 novembre 1759 à la hauteur de Belle-Isle, mort le
Î7 janvier 1777.
,2 Collet est le courrier qui apporu la dépêche de M. de Choiseul en
date de Vienne le 23 octobre et qui repartit de Paris le 3 novembre.
328 LETTRES
annonce à lui et autres ministres comme un ami intime
et solide avec qui le concert sera tout naturellement
établi. Je tiens le même langage dans toutes les cours.
Gela est nécessaire dans les premiers temps. Au reste, je
ne me mêlerai de vos affaires qu'autant et si peu que vous
le voudrez, soyez-en bien sûr. 1* J'ai confiance dans
votre direction, et vous n'avez pas besoin de conseil;
2* mon caractère me porte tout naturellement à vivre
tranquille. Le vôtre s'afFccte moins, et vous êtes plus
heureux que moi et plus propre à résister aux grands
orages. Dieu vous maintienne en joie et en santé, vous eo
aurez besoin. «Le seul roi de Prusse, en faisant la paix,
peut nous la procurer avec l'Angleterre, et je vous
annonce que, sans un miracle éclatant, le Canada va tom-
ber. // sépare toutes nos colonies. Vous ferez un chef-
d'œuvre si vous soutenez la guerre un an sans perdre nos
colonies. M. Berryer est ministre de la marine. Il va
s'aider d'officiers très- intelligents et courageux. Mais il
est difficile de réparer ce que cinq ou six ministères ont
gâté. Je crois la paix aussi nécessaire à la cause commune
qu'à nous, parce que si l'Impératrice perdait une grande
bataille, tout serait a bas à la fois. Or, quand on dépend
d'un seul événement possible, on est bien mal; au reste,
personne n'est et ne doit être plus attaché que moi à
l'alliance ; mais mon esprit ne se repose point sur le futur
contingent; il lui faut des assurances, au moins morales,
pour se tranquilliser. L'univers entier ne m'empêcherait
pas, en matière d'État, de dire mon seqtiment, au hasard
même de déplaire. Je suis bien aise que Leurs Majestés
Impériales me rendent justice. Je les traiterai toujours
comme mon maître, à qui je ne déguiserai jamais la vérité.
Vous croyez bien que déjà l'on me soufQe que vous ne
serez uni avec moi que quinze jours. Cela ne me fait
DU CARDINAL DE BERNIS. 329
aucune impression. Je crois que vous êtes mon ami-, je
suis le vôtre ; tout est dit.
Je ne vous laisserai chez moi que les grosses choses,
parce que j'ai besoin de meubler mon appartement à
Versailles. A l'ëgard de mes deux secrétaires, ils ne vous
embatrasseront pas; j'ai fait leur arrangement, jusqu'à ce
que je puisse les placer. Je vous réponds de Tabbé de La
Ville. Bussy ne se porte pas bien, il voulait s'en aller; je
l'en ai empêche; il vous est nécessaire jusqu'à la paix.
Tercier travaille vite; il faut revoir son travail; mais il
est docile; en généfàl, cela est bien monté et fort tran-
quille. Ma maxime a été de répondre au Roi et de me
faire répondre des bureaux par les chefs. Moyennant cela,
je les ai laissés }es maîtres de leurs subalternes. Je crois
cette méthode bonne. Au reste, vous, avez raison de vous
moquer des cris publics et de vous y attendre. J'ai ré-
fléchi sur Vidée des sceaux que je vous ai communiquée;
cela ne vaut rien, et je n'en veux pas; il me faut une
bonne abbaye en Flandre. Si le Roi veut que je mène son
clergé, il me faudrait la feuille des bénéfices; l'évêque
d'Orléans n'a ni*aura de considération; mais sur cela je
ne suis point pressé '. L'intérêt de l'État en doit décider.
Ma convenance est d*étre un cardinal très^tranquille. Il
faut donner à Monteil le titre d'ambassadeur; cela est
nécessaire en Pologne. Le Roi en a senti la nécessité. Il
aura ses lettres pour cela et n'en fera usage que lorsqu'il
aura fait son établissement d'une manière convenable.
C'est un bon sujet. L'évêque de Laon * mérite le cordon
bleu ecclésiastique ; il a besoin d'être aidé par une abbaye.
Voilà tous mes arrangements. Je vous attends avec impa-
* Voir l'Introduction.
^ Jean-François-Joseph de Rochechouart, évèque duc de Laon, ambas-
sadeur à Rome, puis cardinal. 11 eut le cordon bleu le 2 mai 1762.
880 LETTRES
tience et vous promets pour toujours Tamitié la plus
vraie et rattachement le plus immuable.
Votre arrangement pour Montazet est fort bon. La
semaine prochaine, M. de Starhemberg aura le quartier
d'octobre.
G*est ainsi qu'en partant je lui fais mes adieux.
A Madame de Pompadour.
Paris, ce 8 novembre 1758.
Je vous prie, Madame, de dire au Roi que le roi de
Prusse se retire en Silésie et que le maréchal Daun le suit.
Une lettre de M. de Ghoiseui du 28 me Tannonce. Le
siège d'Olmûtz, qui n'était qu'un simulacre, va être levé.
Nous verrons quelle suite auront ces événements.
Parmi toutes les versions impertinentes qui ont agité
Paris à mon sujet, la plus générale, et celle qui avait fait
le plus d'impression sur le clergé, sur le Parlement et sur
les ministres étrangers, c'était que j'étais ou allais être dis-
gracié, et qu'on m'avait fait perdre la confiance du Roi.
J'avais prévu et je vous avais mandé que ce serait le
point auquel les cours étrangères et les corps du royaume
s'arrêteraient. J'ai réussi à détruire cette impression. J'ai
annoncé aux ministres étrangers, de la part du Roi, que
le concert le plus intime régnerait entre M. de Choiseul et
moi, que lui-même l'exigeait et le désirait. Cela a rassuré
les têtes politiques en grande partie. J'ai rassuré le parle-
ment et le clergé en leur disant que le Roi voulait que je
continuasse à traiter les affaires délicates avec M. de Saint'
Florentin, Jtf. le cardinal de Tavannes et M. l'évêque dt Or-
léans. J'ai calmé Montmartel et l'ai disposé à un arrange-
ment qui mettra M. de Choiseul à son aise. En un mol,
j'ai dissipé les nuages. Au reste, Madame, la vérité et
DU CARDINAL DE BERNIS. 331
l'honnêteté font la base de mes sentiments et de ma con-
duite. Il est tout simple que ces principes m'aient attiré
la confiance. Mes ennemis,' les vôtres, ceux de l'État, me
feront un crime de me l'être attirée. Je n'en ferai usage
que pour le service du Roi. Je crois fermement que M. de
Choiseul uni avec moi fera le bien du royaume. Cette
union est nécessaire parce qu'il a des ennemis et que la con-
fiance ne s* établit que peu à peu. J'ai déclaré aux évéques,
aux ministres étrangers et à tout le monde mon attachement
pour vous et ma reconnaissance. Écartez les rapports et les
mauvaises confidences qui tendent à nous désunir. Je vous
suis attaché pour la vie. Votre bonheur dépend de celui de
FÉtat. Le Roi a confiance en vous. Ayez confiance dans vos
anciens amis, ministres du Roi; ne la laissez point altérer
par les noirceurs quon veut leur faire, et tout ira bien.
L'évéque d'Orléans, qui est chez moi, m'apprend la
mort de l'évéque de Luçon ' ; apprenez cet événement
heureux au Roi.
Je vous prie de m'obtenir l'appartement du maréchal
de Noailles *. Un cardinal ministre chez qui le comité se
tient doit être logé convenablement. J'en ai écrit au comte
de Noailles. Je vous avais parlé des premières entrées qui
furent données à M. d'Argenson au renvoi de son frère.
Ma vue a été de faire tomber le propos de disgrâce, et je
crois cela important. Au reste, il ne faut pas gêner notre
maître.
1 Samuel-Guillaume de Verthamon de Cbava{;uac, évéque de Luçon
depuis juillet \ 737, mort à Luçon le !<'■' novembre 1758, à Tàge de soixante-
cinq ans. Voir sur cet évèque janséniste et sur ses querelles avec son cha-
pitre les Nouvelles ecciésiastitpies, passim, depuis 1744.
3 Au moment où le maréchal s*était retiré, en avril 1756, le Roi lui
avait conservé son appartement. Il semble évident que le comte d'Ayen,
en demandant la survivance de la charge de capitaine des gardes dont son
père, le duc d*Ayen, allait devenir titulaire le 23 décembre 1758, avait
fait entrevoir qu*il céderait Tappartement.
332 LETTRES
Quoi qu'on dise, Madame, je vous aime et vous sais
dëvoué pour la vie.
Ce 9 noTcmbre 1758.
Je suis très-aise que vous n'ayez jamais douté de moa
cœur. Il n'est que trop bon, car il me tue. Je ne vois à
Paris que deux seules femmes de mon ancienne connais-
sance; Tune est madame de Chabannes ', qui a de l'es-
prit et qui m'a bien juré qu'elle n'avait jamais tenu un
propos qui pût foire tort à mes sentiments pour vous; je
le crois, parce qu'elle a de l'amitié pour moi et de l'es-
prit. Pour madame de Forcalquier ^, je ne la vois qu'au
milieu de cinq ou six ministres étrangers. Je lui ai re-
commandé la même chose. Mais il y a tout plein de gens
de mon ancienne connaissance qui croient se faire hon-
neur en se donnant pour être de mes amis. Pour ceux-là,
je ne répondrais pas de leurs propos et je ne saurais en
répondre. En général, beaucoup de gens ont cru faire un
chef-d'œuvre que de nous brouiller. Le maréchal de
Belle-Isle vînt me dire hier qu'on me faisait dire ** qutjt
me retirais parce que je tf ou lais faire la paix et que vous ne
le vouliez pas » . Je pris le parti de parlefT tout de suite au
comité, très-haut, sur cette impertinence. Je n'ai jamais
parlé de ce qui a rapport à la paix qu'au conseil et aux
ministres en discutant les affaires et notre situation. Je
n'accuse personne, parce que je ne veux pas augmenter
le chaos; mais il me sufHt de vous dire que tous les gens
1 Je crois, màîs sans certitude, qu'il s'agit ici de Charlotte-Josépliine de
Gironde, Hlle d'André, comte de Buron, mariée Je 13 mars 1750 k Antoine
de Chabannes, marquis de Curton.
2 Marie-Françoise-Renée de Carbonnel de Canisy, belle-sœur du mar-
quis de Brancas, titrée comtesse douairière de Forcalquier, avait été mariée
1» au marquis d'Antin, mort le 24- avril 1741; 2® à Louis-BuBle de Brancas,
appelé le comte de Forcalquier, {;rand d'Espaf^ne, lieutenant général ao
gouvernement de Provence, mort le 3 février 1753. Voir la Comtesse de
Rochefort et ses amis, par M. de LomÉnie.
DU CABDINAL DE BERNIS. 333
qui veulent qu'on les croie honnêtes ne le sont pas. J'es-
père que la fermetë et la clarté avec lesquelles je m'expli-
querai déconcerteront les petites finesses et trahisons de
certaines gens. Pour M. de Ghoiseul, il est nécessaire que
vous détrompiez le maréchal de Belle-Isle; on est venu
lui en dire tant de mal qu'il ne sait qu'en penser. Imagi-
nez-vous ce que c'est que cet horrible pays? On a mandé
peut-être deux cents fois au duc de Ghoiseul que je le vili-
pendais et que je cherchais à le perdre. Vous savez quelles
ont été ma conduite et mon opinion sur son compte; le
grand point est que nous sommes unis, lui et moi, pour le
bien du Roi, et pour lui donner le temps d'acquérir la
confiance des ministres étrangers et des cours. Aussi ai-je
cru nécessaire d'établir tout au plus fort notre concert et
notre union.
J'espère que le mémoire de l'archevêque de Paris ne
paraîtra pas. L'escadre anglaise est partie. Il est certain
qu'elle doit attaquer la Martinique ou la Guadeloupe '.
Notre comité d'hier fut bien triste. Il faudra trouver
deux cent quarante millions d'extraordinaire. Gela est
impossible.
M. Berryer prend bien. Sa première conférence avec les
marins a réussi, ainsi que les lettres qu'il écrit. Grand
Dieu! quelle différence s'il avait succédé à M. de Ma-
chault !
1 Une escadre de douze vaisseaux, six frégates et quatre-TÎDgts transports,
partie de Portsmouth le 15 novembre 1758 , sous le commandement du
chef d*escadre Moore, se présenU le 15 janvier 1759 devant la Marti-
nique, où elle tenta un débarquement qui fut repoussé, se dirigea sur la
Guadeloupe, où, le 22 janvier, elle bombarda la Basse-Terre, battit
ensuite le pays en le saccageant, et contraignit le 27 avril le gouverneur
Madeau à capituler, juste au moment où le marquis de Beauharnais, gou-
verneur de la Martinique, arrivait avec des forces qui eu!»sent contraint les
Anglais à se rembarquer. M. Nadeau fut, à la suite de cette faible défense,
dégradé et condamné à une prison perpétuelle.
3S4 LETTRES
A propos, il y a quelques difficultés pour notre commé-
rage. Colin ' vous rendra compte de ce que mon avocat
au conseil lui en a mandé.
Il est sûr ({ue le maréchal de Noailles a remis son ap-
partement. Je vous prie d'en parier au comte de Noailles.
J'ai sur le cœur que le maréchal de Belle-Isle ne songe
pas à faire avoir un régiment au comte de Narbonne mon
neveu, qui a plus de trente-quatre ans, qui sert depuis
seize ou dix-huit, qui a fait avec la plus grande distinction
le détail de l'infanterie. Il lui a fait donner une pension,
cela est fort bien ; mais un homme de qualité, neveu
d'un ministre du Roi, ne doit pas rester capitaine d'in-
fanterie; le maréchol me promet, mais il se laissera aller
si vous ne lui en dites pas un mot, sans aucune plainte
de ma part. M. de Puysieulx voudrait que M. d'Ossun*
allât à Vienne. Je compris cela à la préface qu'il me fit à
ce sujet. Je suis véridique. Je lui répondis que le roi d'Es-
pagne pouvant mourir bientôt ou abdiquer, il serait fol de
ne pas laisser M. d'Ossun pour suivre le roi de Naples en
Espagne. La cour de Vienne désirerait de préférence
M. d'Aubeterre', qui est un homme de bon sens qui ne
1 Colin, ancien procureur au Châtelet de Paris, intendant des affaires
de madame de Pompadour, contrôleur des trésoriers de Tordre de Saint-
Louis.» nommé le iO juillet 1751, retiré en 1762.
2 Pierre-Paul, marquis d'Ossun, né le 28 janvier 1712, capitaine ao
régiment de Condé le 18 novembre 1733, capitaine-lieutenant de la com-
pagnie des chevau-légers de la Reine le 14 décembre 1744, brigadier des
armées du Roi le 10 mai 1748, ambassadeur de France près du roi àa
Deux-Siciles, nommé le 1*' avril 1754, part le 4 octobre 1752 et est accré-
dité auprès du même souverain devenu roi d*Espagne jusqu*en 1778. Il
aTai( été nommé chevalier des ordres du Roi en 1757, conseiller d'État
d'épée en 1762, cbevalier de la Toison d'or et grand d'EIspagne de pre-
mière classe. Il mourut le 20 mars 1788.
3 Joseph- il en ri Bouchart d'Esparbès de Lussan, vicomte, puis marquis
d'Aubetcrrc, né le 24 janvier 1714, colonel du régiment de Provence en
1738, blessé en 1744 à l'attaque des retranchements de Belleius et nommé
brigadier, maréchal de camp en 1748, nommé ministre plénipotentiaire à
DU CARDINAL DE BERNIS. 3S5
fera que ce qu*on voudra qu'il fasse. Je suis sûr de ce
que je vous dis là. D'ailleurs, la cour de Vienne ne sera
jamais fort touchée de ce qui appartient au traité d'Aix-
la-Chapelle.
Je félicite Votre Excellence de la belle journée qu'elle
aura à Saint-Ouen ', et je la prie de m'aimer toujours.
Je vais ce soir à Versailles.
A Monsieur le duc de ChoiseuL
Ce 12 novembre.
Vous avez bien deviné, monsieur le duc, les cris qu'ex-
citeraient votre ministère et la fin du mien. Dans trois
mois il n'en sera plus question. Mais il était intéressant
pour les affaires du Roi de rassurer les ministres étran-
gers. Je leur ai lu l'article de votre lettre qui les regarde
et leur ai déclaré que l'intention du Roi, comme la vôtre,
étaient que vous agissiez dans un parfait concert de prin-
cipes et de sentiments. Gela était nécessaire dans le pre-
mier moment ; cela sera utile pendant quelque temps, et
jusqu'à ce (jue vous ayez acquis leur confiance et qu'ils
sachent par vous que les paroles que j'ai données seront
Vienne en décembre 1752 (arrivée le 19 octobre 1753; audience de congé
le 30 juillet 1756); chevalier des ordres du Roi le Ibi" janvier 1757, reçu le
fer février; nommé ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire à Ma-
drid en septembre 1756, y arrive le 14 avril 1757; lieutenant général le
l''' mai 1758; plénipotentiaire au congrès d'Augsbourg en 1761; ambassa-
deur à Rome le 1«' janvier 1763, y arrive le 6 décembre 1763 et y reste
jusqu'en 1769 où il est relevé par le cardinal de Bernis ; maréchal de France
le 13 juin 1783, mort à Paris le 28 août 1788.
* Saint-Ouen était une terre du ddc de Oesvres que madame de Pom-
padour avait seuUment louée, et dans laquelle elle dépensa néanmoins
500,000 livres, à ce que dit Leroy (Curiosités, p. 220); cela est contraire à
ce que prétend Dulaure, qui affirme que madame de Pompadour a\ait
acheté Saint-Ouen en 1745. M. Al. Godillot, l'intelligent maire de Saint-
Ouen sousTEmpirc, avait chargé M. Pannier d'écrire l'histoire de cette
ville. La première partie seule a paru, et depuis huit ans un si honorable
projet n'a point été repris.
336 LETTRES
tenues. Le Conseil en a jugé ainsi e( a voulu que je rassu-
rasse leurs esprits qui étaient fort efFarouchés. Notre
affaire a été menée fort secrètement et a causé une grande
surprise et frayeur dans tous les ordres. On ne savait si
c'était disgrâce, dégoût de ma part ou intrigue de cour.
Je vous ai annoncé que tout conspirerait pour nous
brouiller ensemble; le bien de la chose et Tamitié qui
nous lie s'y opposent également. Mais il y a jusque dans
le conseil des gens dont le talent est de faire de fausses
confidences, pour s'en attirer de véritables, et qui ensuite
(en changeant quelques mots) dénaturent ce qu'on leur t
dit. On veut, en un mot, embrouiller les affaires en
brouillant les personnes. On u fait courir dans Paris un
bulletin impertinent sur ce que j'avais dit aux ministres
étrangers. L'évéque d'Évreux vous contera tout cela. Je
n'ai ni impertinence dans le caractère, ni sottise dans
l'esprit; ainsi je ne me défendrai pas d'une pareille plati-
tude. J'ai annoncé par ordre du Roi le plus grand concert
entre nous à toutes les cours; vous l'avez désiré, cela
était nécessaire, et cela ne vous engage à rien, car assuré-
ment vous connaissiez assez mes intentions pour être
assuré que je ne veux pas quitter et retenir. D'ailleurs, si
j'avais connu un homme en France plus ou aussi capable
que vous de cette besogne, je l'aurais proposé en voyant
la répugnance que vous y avez. Je suis votre ami, je le
serai toujours; je vous ai obligation, je le dis; ainsi, je
ne me mêlerai de vos affaires qu'autant que cela vous
conviendra et autant que cela pourra vous plaire. Voilà
ma dernière déclaration sur ce point. Votre dernière dé-
pêche a fort réussi; on espère que vous ferez de bons
arrangements avant votre départ, et que vous rendrez le
Roi aussi indépendant qu'il doit l'être. Je vous promets
amitié et union, voilà ma profession de foi.
DU CARDINAL DE BERNIS. 337
Vous nous trouverez fort à notre aise, notre amie et
moi. Des gens indiscrets et méchants ont tenu beaucoup
de propos qui tendaient à nous brouiller : ils n'ont pas
réussi.
A madame la marquise de Pompadour,
Ce 14 novembre 1758.
Je vis hier. Madame» M. le contrôleur général pour
savoir s'il avait pris Tordre du Roi pour l'arrangement de
mes dettes. Il me dit que Sa Majesté lui avait répondu
u quon arrangerait cela avec M, de Montmartel » .
Voici, Madame, l'arrangement que je propose : je dois
actuellement cent mille francs à M. de Montmartel, et je
vais lui en emprunter cen| autres pour le camérier. Si le
Roi le permet, je ferai expédier une ordonnance au porteur
de cent mille francs, et j'écrirai de là part de Sa Majesté une
lettre à M. de Montmartel pour l'assurer quen cas de ma
mort y Sa Majesté lui tiendra compte des cent mille francs que
Montmartel me prêtera. Si je mourais, les économats s'em-
pareraient de tous mes effets, et Montmartel perdrait sa
dette. Si je vis (comme le Roi voudra bien me donner une
abbaye en Flandre ou ailleurs pour m'aider a soutenir
l'état de cardinal et de ministre), je payerai M. de Mont-
martel sur mon revenu. Aujourd'hui cela est impossible.
Je ne jouirai de la totalité de mes bénéfices qu'au mois de
juin prochain. Il faut que je vive et que je dépense en
attendant. Ma maison doit être ouverte au clergé et aux
ministres étrangers. // est nécessaire que le Roi, par ses
bontés, soutienne ma considération, sans quoi je lui deviens
drai totalement inutile. Ainsi, Madame, je vous supplie de
vouloir bien proposer et faire approuver au Roi l'arran-
gement ci-dessus, qui est fort simple et qui m'empêchera
338 LETTRES
de réformer ma maison, de vendre ma vaisselle, ce qui ne
manquerait pas de produire un mauvais effet dans le
public.
Au reste, je vous prie aussi de dire au Roi que parmi
mes confrères on dit, à t oreille, que Sa Majesté me sait mau-
vais gré d'avoir demandé à quitter les affaires étrangères.
V Quand j'ai demandé au Roi cette permission, j'ai exposé
les raisons qui intéressaient son service et celles qui ne
regardaient que moi. 2"* La lettre que le Roi m*a écrite le
9 octobre est pleine de bonté et même de fieiaiiliarité;
jamais le Roi ne m*a mieux traité que depuis cette époque
jusqu'à l'arrivée du courrier de M. de Choiseul. Il est vrai
que, depuis, tout le monde croit voir que le Roi n'est pas
de bonne humeur; mais après sa lettre et un mois de bontés,
je n'ai pas dû prendre cela pour moi, 3* Si le Roi n'avait
pas trouvé mes raisons bonnes, il était maître de m'or-
donner de rester chargé des affaires. S'il avait trouvé mes
raisons équivoques et le choix que je lui proposais dou-
teux, il aurait consulté ses ministres. Je n'ai pas eu tort de
faire la proposition de me démettre , puisque le Roi l'a
acceptée, après avoir pesé mes raisons» Je serais bien
malheureux qu'après coup on cherchât à noircir auprès
du Roi mes intentions. Elles sont pures. Je vais rappeler
en quatre mots mes motifs.
J'ai vu, avec tout le conseil, quon laissait échapper la
parole de la cour de Vienne de traiter la paix cet hiver, foi
cru ceUe paix nécessaire par l'état des finances et de la ma-
rine. J'ai vu, avec tout le conseil, que par Vidée de la paix
trop crûment présentée à l'Impératrice, on m'avait comme
rehdu suspect à cette princesse. Dès lors je devenais inutile
dans ma place.
J'ai senti qu'il fallait diminuer les subsides et peut-être
rompre quelques traités de ce genre; nuiis comme je les avais
DU CARDINAL DE BEHNIS. 339
faits, il n était pas possible que je fusse chargé de cette
opération.
Je n'ai pu résister à la douleur d'avoir manqué person^
nellement de parole au Danemark, qui s'était prêté par trois
fois à différents arrangements avec la France.
J 'ai cru que les affaires étrangères dépendant des opé-
rations de la guerre, il fallait qu'un militaire remplit ma
place, parce qu'on a toujours à me dire sur la guerre que
je n'y entends rien et que ce n'est pas mon métier.
Pour ce qui me regarde, j'ai cru avoir perdu une partie
de votre confiance, et je sais que sans cela je ne pouvais pas
bien servir le Roi. J'ai appelé au conseil tous vos amis :
on m'accusait d'ambition et d'ingratitude envers vous. Je
nie suis dépouillé en faveur de vos amis. Mais j'ai épuisé
ma santé. J'ai empoisonné ma vie par des chagrins qui
intéressent mon cœur. Rappelez-vous l'époque oii vous avez
cessé de me montrer les lettres de M. de Stainville. Je vous
ai toujours communiqué les siennes; de ce moment /ai cm
avoir perdu votre confiance ; soyez juste; n'ai-je pas dû le
croire ?
Aujourd'hui, il est question de savoir si le Roi croit que
mes conseils peuvent lui être utiles. S'il le croit, il n'y a
rien de gâté, au contraire. M. de Ghoiseul a des parties
que je n'ai pas, j'en ai peut-être qui lui manquent. Soyons
unis, vous, lut et moi, et tout ira bien; sans cela je n'ose dire
tous les maux que je prévois au dehors et au dedans. Toute
la cour cherchera à me brouiller avec mon successeur. J'ose
vous dire que rien n'est plus essentiel que notre union, et
qu'elle ne saurait être trop affichée. Voilà, Madame, le fond
de mon âme ; je vous la montrerai toujours telle qu'elle
est. Je ne respire qu'après la satisfaction du Roi, le bien de
son État et votre amitié.
S2.
340 LETTRES
Ce 15 novembre 1758*
J*cnvoie à Votre Excellence, excellente, la traduction
peu française d*une lettre en relation que M. Dabreu ', mi*
nistre d'Espagne à Londres, a envoyée à M. de Massoués.
Je vous prie de la montrer au Roi et k M. Berryer : c^est
toujours quelque chose. M. de Saint-Florentin vous dira
combien l'assemblée du clergé mérite d'éloges sur sa con-
duite. Je dine aujourd'hui chez le cardinal de Tavannes,
où nous verrons MM. les docteurs de Sorbonne ; avec un
peu de patience, on rétablira la paix dans le royaume.
L*intendant de M. de Ghoiseul est arrivé. Il ne sait où
mettre les meubles de son maître, parce que je ne sais
où mettre les miens. Madame la Dauphine m'a chargé de
faire pressentir M. le comte de Glermont par Polignac sur
son logement, et d'assurer que M. le comte de Lusace*
n'a ni ne forme aucune prétention quelconque. Cette phrase
fera réussir la négociation.
Je vous prie tout franchement, et dans le style de notre
ancienne amitié, défaire agréer au Roi l* arrangement que je
vous ai proposé par ma lettre d'hier avec MontmarteL
J'aime à mettre toutes les obligations que j'ai dans un
seul panier. D'ailleurs, il ne serait pas juste qu*ayant
bien servi en plusieurs genres, j'eusse l'air et le jeu d'être
moins bien traité que mes confrères. Où voulez-vous que
je prenne les avances que je suis obligé de faire? Il m'au-
rait été fort aisé de n'avoir point de dettes, si je pensais
* Serait-ce le même que don José de Abreu y Bcrtodano , fils du mai^
quis de la Regalia, ministre du conseil du Roi, qui fut chargé, le 18 juin
1738, de former une collection généralcd iplomatique? {CoUeclion de tous
les traités des souverains cC Espagne, 12 vol. in-folio imprimés de 1744 à
1751.) Don José de Abreu mourut en 1780.
2 Le prince Xavier de Saxe. Voir sur ce logement du comte de Glermont,
qui était l'ancien appartement de madame de Maintenon, Leroy, Ctirio-
tités, p. 85.
DU CARDINAL DE BERNIS. 341
sur l'argent comme on pense aujourd'hui. Mais je ne con-
nais d'autre façon que de demander au Roi et de le servir
de bonne foi et noblement.
J'assure Votre Excellence de mon respect.
A propos, je vous avertis qu'on dit, entre autres choses,
qu'à l'arrivée de M. de Ghoiseul il n'y aura plus de
comités. Quoiqu'ils se tiennent chez moi, ce ^n est pas ma
raison pour les conserver; mais je crois qu'il est utile,
indispensable même, que les ministres se communiquent
entre eux, et que chacun ne fasse pas de son département
comme des choux de son jardin. Tout se tient dans un
gouvernement; il faut donc en lier toutes les parties. Voilà
mon avis. On en fera après ce que Ton voudra. J'ai pris la
résolution de dire toujours la vérité et de ne contrarier
personne. Gela déplait et ne sert à rien.
A Monsieur le duc de Choiseul.
Ce 15 novembre.
La première noirceur, monsieur le duc, qu'on m'a faite
n'a pas eu de succès. J'ai dit mon sentiment aux ministres
étrangers, et ils ont tous rendu hommage à la vérité. Je
suis excédé de la platitude de notre temps. Je n'ai point
encore de logement au château. M. le comte de Noailles
est attendu pour décider cette grande afiaire, mais cette
indécision en met beaucoup dans ce que je puis vous
laisser dans le pavillon des affoires étrangères ^ Je doute
que M. de Daun, qui çiarche à Dresde, vienne à bout de
son entreprise ; cependant je suis bien aise qu'il ait pris
ce parti plutôt que de marcher en Silésie. Je suis de votre
avis sur Montazet. Je le croyais plus ancien maréchal de
1 L'appartement des ministres dans la cour des Ministres. Voir mon
lirre : le Département des affaires étrangères pendant ia Révolution, p. 12.
Zk% LETTRES
camp qu'il ne l'est. 11 ne faut pas faire des ennemis à ses
amis. C'est un bon militaire qui nous sera utile, lorsqu*il
aura feit la besogne que vous ordonnerez à Vienne. Je
vous attends comme le Messie. Je ne parlerai plus de
notre concert ni de notre union , puisqu'on fait de œtte
phrase une impertinence. Je n'ai ni le talent ni le goût
de précepteur, mais je vous assure que vous n'aurez pas
d'ami plus fidèle, parce qu'il n'y a'pas d'âme plus sincère
ni plus honnête que la mienne, j'ose le dire hardiment.
A Madame la marquise de Pompadour.
Ce 16 noTembra 1758.
On dit que les comptes ronds ibnt les bons amis.
J'ajoute à ce proverbe que les comptes les plus clairs sont
les meilleurs. Par ce que vous avez dit ce matin, je vois
que M. Boullongne a rappelé au Roi les deux cent trente
mille francs de l'année passée, et qu'il ne s*est pas appa*
remment ressouvenu des motifs de cette grâce.
// est d'usage que le Roi donne à la fille d'un ministre
secrétaire d'État deux cent mille francs pour son mariage.
Sans remonter plus haut, le Roi les a donnés à madame
de Beuvron et à madame la maréchale d'Estrées '. J'en
sais le compte, car c'est moi qui, à roccasion du traité
de Versailles (que M. Rouillé n'avait pas fait), vous tour-
menta, pour avoir la paix, de conxfertîr le duché que
le petit bonhomme demandait pour M. de Beuvron, en
seize mille francs de pension, dont dix pour la gentilk
comtesse de Beuvron et six pour la charmante comtesse
' Adi'lnïilo-Fclicitc Rrul.irt, H Ile unique du marquis de Puvsirnix, mi-
nistre et secrélnirc d Etat des affiiire* étrangères, née le 5 novembre 1725,
mariée le 26 janvier 174'f à Louis-César d*£strcc4, ne Letellîer de Lourois,
maréchal de France le 24 février 1757.
DU CARDINAL DE BERNI^. 343
de Castellane. Vous savez que j'ai fait auprès de vous la
même démarche pour la maréchale d'Estrées. Gomme les
intéressés ont parfaitement oublié ces services, je les avais
oubliés aussi ; mais ce que vous m*avez dit ce matin des
deux cent trente mille francs me les rappelle. Or donc, j'ai
demandé deux cent mille francs pour mes nièces, parce
que je nai point de fille y au moins que je sache, et cette
demande était conforme à l'usage établi. Je ferai tout à
rheure l'histoire dçs trente mille francs en sus. Gomme je
suis fort habile, j'ai marié mes nièces pour cent mille francs,
et j'ai employé les cent trente mille restant à payer M- de
Montmartel de la même somme que mon frère lui avait
empruntée pour des fiefs enclavés dans la terre de Sainte
Marcel que nous possédons depuis Van mil trois cent. Le
Roi ne m'a donc donné par-dessus ce qu*il donne ordinai-
rement aux filles de ministres que trente mille francs, que
je demandai pour faire l'appoint et que je demandai pour
gratification des voyages de Gompiègne et de Fontaine-
bleau (où je ne fis pas mauvaise chère, h ce que l'on dit) .
La seule différence que je mis dans ma demande, ce fut
que M. Rouillé et mes prédécesseurs avaient obtenu des
gratifications, pour les mêmes objets, beaucoup plus fortes.
Votre Excellence voit donc : V que je n'ai obtenu que
ce qui est ordinaire au Roi d'accorder à ses ministres;
2° que je n'en ai profité en rien, puisque j'ai tout donné à
mes parents; 3^ que je ne suis pas mauvais économe,
puisquavec l'état que j'ai tenu, les maisons que j'ai meur-
blées, je ne dois que cent mille francs à M. de Montmartel,
et que ce n'est pas ma foute si M. le camérier me met dans
le cas d'en emprunter encore cent. Je supplie madame la
marquise de foire ce détail au Roi, parce qu'en matière
d'argent, j'aime que mon maître voie clair. Au reste, la
lettre d'assurance me suffit. Mon plus grand plaisir sera
su LETTRES
toujours de servir le Roi, sans être à charge à son trésor.
Il se souviendra de moi et de mes dettes qumttd il vaquera
des abbayes cardinaliciennes.Je Toos prie seulement de me
feire avoir le logement du maréchal de Noailles. Les sou
du Parlement, du clergé et des ministres étrangers attendent
à juger, par mon logement, de ma faveur ou de sma dis-
grâce. Ce qui tient à la considération me tient à cœur; ce
qui regarde Tintérét ne me touche guère, pourvu que je
puisse être tranquille en cas de mort. Votre excelle ntissime
Excellence me pardonnera ce détail, dont je ii*ai pu ni dû
me dispenser.
A Monsieur le duc de Choiseul.
Cett norenlire.
Je vous fais, mon cher successeur, mon compliment
bien sincère sur la perte que tous venez de faire '; quoique
TOUS dussiez vous y attendre, je sais que tous y avez e'té
fort sensible.
Madame de Pompadour me dit hier que tous resteriei
à Paris jusqu*à samedi ou dimandie*. Jeudi, j*ai ma fonc-
tion pour la barrette et ensuite consôl d*£tat. Samedi,
comité le matin, conseil de dépêches le soir; dimanche,
conseil d*État. Vous voyez que je ne puis vous donner qae
1 FraiKoîse-Loiiise de Bassompierre, fille d'Anne-Fruiçois-Josepb, mar-
quUde Bassompàerre, cpoose de Fraiiçoi»-Joseiili de Gkoûenl de Stain-
TÎUe, iiiar<|ui5 de SuioTille, dieralier de U Toisoa d^or, a»ère da doc de
Ckoiseul, étaic morte le 15 noTcmbre 1758.
S Cboiseul est parti de Vieaoe le 15 BOTcmbce, «ÛTsnc one lettre ^
Boyer citée par FîIod. Le 29 noTembre était an mercredi. Ckotseal derait
être arrivé au plus t«Nt le S7: en effet , le coarrier expédié par Bover le
15 novembre n'éuît à Paris cpie le 25. Les dépêches dont il était portear
furent lues au conseil le 26. EUe^ ne contenaient çoère qoe ce fait ioté-
re!isau( : Tunnonce du départ de Clioideal, et il est à prénnner aa'clles
ravaieut précédé au moins de qnarante^oit kcnres.
DU CARDINAL DE BERNIS. 345
le vendredi ; si vous avez besoin de moi, je pourrai vous
aller joindre ce jour-là à Paris, à l'heure que vous m'indi-
querez, et j'irai chez vous. Je n'ai que depuis hier mon
logement au château. J'y mets du monde pour m'y établir
au plus tôt. Je compte pouvoir y coucher samedi. Il faut que
vous écriviez un mot à M. de Saint-Florentin pour le prier
de faire dresser votre commission; que vous preniez des
mesures pour remplacer les quatre cent mille francs de la
charge de secrétaire d'État que Montmartcl m'a avancés
et dont je lui paye la rente'. Il ne vous refusera pas le
même plaisir. Toutes ces opérations faites, vous prêterez
serment au Roi, et je vous remettrai de grand cœur le
timon de la politique. Malgré les platitudes qu'on m'a fait
dire, je n'aurai avec vous que le concert de l'amitié. Vous
n'avez pas besoin de précepteur ; vous ne voudriez pas que
je fusse votre commis; je serai donc votre ami, et je vous
parlerai toujours le langage de la vérité. Il était nécessaire
dans le premier moment de rassurer les cours étrangères
et leurs ministres. Cela est fait ; je ne suis plus qu'à vos
ordres, et je vais songer à conserver ma santé. Je ne vous
parle point d'affaires, nous en aurons assez le temps.
A Madame de Pompadour.
Ce yendredi.
Je vous envoie, Madame, les lettres de Montazet dont
M. de Ghoiseul a pris lecture. Vous y verrez des choses
bien intéressantes, quoique écrites un peu longuement.
On a cru que ma tête s'échauffait quand je voyais noir
dans Tavenir. Peu à peu tout le monde pensera comme
moi. Au reste,, je serais mort si je n'avais pas dit au Roi la
^ Il 8*agit ici du brevet de retenue qui remontait an moins à Torcy tt
qui fut remboursé ai M. de Montmorin le 0 janvier 1791.
346 LETTRES
vérité, et si j'étais resté chargé des événements que je pré-
voyais devoir arriver si Ton ne faisait pas promptement I»
paix, en déterminant nos alliés, ou si Ton n'établissait pas
un meilleur système de {juerre. J'espère que M. de Choiseul,
qui est militaire, y aura plus d'influence que je ne pouvais
en avoir. Mais songez de bonne heure que, sans argent,
vous manquerez toutes vos opérations de terre et de mer.
Je ne suis à mon aise que depuis l'autre jour. Vous ren»
dez justice à mon âme. Croyez qu'il ny en a pas une plus
honnête. Je me suis exposé, en quittant les affaires étran-
gères, à tous les commentaires les plus insultants ; mais foi
cru devoir le faire, pour le bien du Roi, et rien ne m'a
arrêté; je m^ suis dépouillé en même temps de ma considéra--
tion et d'un grand revenu; et l'on dit ici que je suis ifli
ingrat et un ambitieux. Cela est absurde. Votre amitié est
le seul bien auquel je suis attaché. Je vous dois les bontés
du Roi, que j'estime cent mille fois plus que la fortune que
j'ai faite. On ne peut être phis philosophe que je le suis
sur les honneurs, mais non pas sur ce qui touche à la
réputation, ou qui intéresse le cœur.
Comptez toujours sur moi comme sur un ami fidèle et
honnête homme, et dites-moi que je puis compter égale-
ment sur votre amitié. ^
Lettre de cachet'.
A mon cousin le cardinal de Bcrnis.
Mon cousin, les instances réitérées que vous m'avez
faites pour quitter le département des affaires étrangères
m'ont persuade qu'à l'avenir vous ne rempliriés pas bien
* Archives du château de Saint- Marcel d*Ardèchc. L'orthographe a dP
conservée.
(
DU CARDINAL DE BERNIS. 347
des fonctions dont vous désiriés avec tant d'ardeur être
débarassé. C'est d'après cette réflexion que je me suis
détterminé à accepter votre démission de la charge de
secrétaire d'État. Mais j'ay senti en même temps que vous
ne répondiés pas à la confiance que je vous avais marqué
dans des circonstances aussy critiques , n'y aux grâces
singulières que je vous ai accumulés en si peu de temps.
En conséquence je vous ordonne de vous rendre dans
une de vos abbayes à votre choix d'ici à deux fois vingt-
quatre heures, sans voir personne, et ce jusqu'à ce que je
vous mande de revenir. Renvoiés-moi les lettres que vous
avez gardé de moy dans un paquet cachepté. Sur ce, je
prie Dieu qu'il vous ait, mon Cousin, en sa sainte et digne
garde. A Versailles ce 13* décembre 1758.
Louis.
Au Rot.
Sire,
Je vais exécuter avec le plus grand respect et la plus
{jrande soumission les ordres de Votre Majesté, et me
rendre dans le terme prescrit à Vic-sur-Aisne près de Sois-
sons, où je suis logé. Je n'ai demandé à me démettre des
affaires étrangères que parce que je n'ai pas cru pouvoir
en supporter le fardeau; que ma santé était altérée au
point que je n'osais pas répondre à Votre Majesté de toon
travail. Je sentais, d'ailleurs, que je ne pouvais rempHr les
engagements que j'avais contractés de la part de la finance,
et qu'ayant manqué de parole, je n'avais plus le crédit
qui m'était nécessaire. Je n'ai eu aucune vue qui ne f&t
relative à votre service. Dieu a vu le fond de mon cœur;
Votre Majesté le verra un jour. Ma seule peine est de lui
avoir déplu. Mais ma consolation sera toujours de n'avoir
348 LETTRES
manqué à aucun de mes devoirs envers elle, que par
erreur. J'ai brûlé toutes les lettres dans lesquelles Votre
Majesté entrait avec moi dans des détails qui marquaient
sa confiance. Il ne m'en reste que quelques-unes qui sont
dans un portefeuille h Versailles, et je vais les envoyer
chercher. Je supplie. Sire, Votre Majesté de vouloir bien
confirmer l'arrangement qui a été pris pour le payement
de mes dettes. Je ne sais quel parti prendre par rapport
au camérier du Pape. Je tâcherai de concilier à cet égard
ce que je dois à Sa Sainteté avec ma fidélité à vos ordres.
Je supplie, Sire, Votre Majesté de vouloir bien regarder
favorablement ma famille et mes neveux qui servent Votre
Majesté avec zèle. J'espère par ma résignation et par mon
respect mériter que Votre Majesté rende justice au fond
de mes intentions et qu'elle me pardonne des fautes qui
n'ont pas été volontaires.
Je suis, avec le respect le plus profond et la soumission
la plus parfaite,
Sire,
de Votre Majesté
le très-humble et très-obéissant
serviteur et sujet.
Le cardinal de Bermis.
Paris, ce 13 décembre 1758.
Je demande à Votre Majesté la permission de voir à
mon abbaye mes neveux et mon frère. Je ne recevrai,
d'ailleurs, aucune visite. J'espère que Votre Majesté ne
désapprouvera pas non plus que mes gens d'affaires et
mes deux secrétaires puissent me venir trouver. Je n'abu-
serai pas de cette permission.
P. S. — M. le comte de Starhemberg était chez moi
quand la lettre de Votre Majesté m*a été rendue. Je l'ai
DU CARDINAL DE BERNIS. 849
renvoyé le plus tôt qu'il m'a été possible, ainsi que tout le
monde qui était dans mon antichambre, à qui j'ai fait dire
que j'avais affaire. Je me suis abstenu, Sire, de voir le
camérier qui loge chez moi, et je partirai sans lui parler.
Ma réponse a été retardée parce que j'ai voulu chercher
dans mes portefeuilles anciens s'il n'y avait point de
lettres de Votre Majesté.
A Madame la marquise de Pompadour,
Paris, ce 13 au soir.
Je crois devoir, Madame^ à notre ancienne amitié et
aux obligations que je vous ai de nouvelles assurances de
ma reconnaissance. On les interprétera comme on voudra ;
il me suffit de remplir vis-à-vis de vous un devoir essentiel
pour un honnête homme.
Je recommande aux bontés de votre cœur et au fonds de
justice que je vous ai toujours connu, mes neveux et mes
proches parents, non parce qu'ils m'appartiennent, mais
parce qu'ils servent bien le Roi.
Vous savez mieux qu'un autre, Madame, quels ont été
mes motifs en demandant à quitter ma place que je ne
croyais pas pouvoir bien remplir à l'avenir; je l'ai désirée
pour celui de vos amis que j'en ai cru le plus digne. Je lui
ai toujours écrit et me suis conduit avec lui comme avec
un frère : je devais compter par ses réponses que nous
viverions de même, et que par conséquent le Roi n'en
pouvait être que mieux servi. En un mot, Madame, mes
intentions ont été droites, et je n'ai point eu de défiance,
parce que je n'avais que des motifs honnêtes, et tous
relatifs au service du Roi. Mon regret est de ne pouvoir
espérer de jamais m'acquitter de la reconnaissance infinie
que je dois à ses bontés.
85S LETTRES
Je demande pardon à Votre Majesté de mes fautes, et
je la supplie de ne voir que mes motifs ; ils ni*ont mal con-
duit, mais ils étaient purs et honnêtes.
Je suis avec le respect le plus profond et la fidélité la
plus inviolable,
Sire,
De Votre Majesté,
Le très-humble et très-obéissant
serviteur et sujet.
Le cardinal de Bernis.
Je pars demain pour Vic-sur-Aisne.
Ce 13 décembre au «oir.
A Madame la marquise de Pompadour.
Ce 16 décembre.
Votre réponse, Madame, m'a un peu consolé. Yous ne
m*avez point abandonné. J'avais pensé d'abord devoir me
justifier vis-à-vis du Roi. J'ai cru plus respectueux de
m'en tenir au jugement que Sa Majesté a porté de ma
conduite. Je vous adresse une lettre de soumission pour
lui. Je lui demande d'ôter de mon exil ce qui peut me
présenter à l'Europe comme un criminel d'État. Le Bol
m'a-t-il conservé ma pension de ministre? Vous savez
comme il a traité les autres qu'il a renvoyés. Je demande
cette pension par honneur; mais elle m'est également né-
cessaire par besoin. Vous savez la dépense que j'ai faite;
je ne jouis pas encore de la plus considérable de mes
abbayes. Le Roi, par tin hofiy a assuré le sort de mes deui
secrétaires; ils ont été employés dans des afîbires de con-
fiance pendant la né«jaciation secrète de Vienne. M. le
contrôleur général pourra soulager le Roi de cette partie,
eu leur procurant quelque emploi. On m'a dit qu Afforti
DU CARDINAL DE BERNIS. 353
était remis sur l'état des affaires étrangères ; ainsi je n'en
parle pas. Si M. de Choiseul n'était pas logé, je ne deman-
derais pas à conserver le Palais-Bourbon. Mais où met-
trais-je le camérier et mes meubles? D'ailleurs, ces gràces-
là m'ont été accordées depuis que M. de Choiseul a été
déclaré mon successeur. Voilà, Madame, toutes mes
prières. Mon cœur est flétri pour la vie; en consultant mon
âme, je croyais impossible que je pusse déplaire au Roi. Dites
à M. de Choiseul que je ne l'accuse pas d'avoir eu part à
ma disgrâce; ses dernières lettres seraient incroyables si
cela était : elles sont pleines de la plus franche amitié ;
l'époque de ma disgrâce aurait pu être arrangée avec
moins d'inconvénients pour lui et pour moi. Au reste,
j'ai fait un mémoire pour vous ^eule des faits dont vous
êtes témoin; je vous l'enverrai quand vous voudrez. S'il
est plus respectueux de se taire vis-à-vis de son maître,
il est permis de se justifier devant ses amis. Vous ne ferez
de ce mémoire que l'usage que vous jugerez convenable.
Je vous dois cette marque de confiance. Je fais ce que je
puis pour ne pas mourir du flétrissement de mon âme.
J'aimerai toujours le Roi, l'État et vous, Madame, puisque
vous êtes encore de mes amies.
Au Roi.
Sire,
J'avais cru devoir me justifier auprès de Votre Majesté
dans une lettre assez longue que je supprimé par respect
J'aime mieux avouer que j'ai tort, puisque, malgré mes
bonnes intentions, j'ai eu le malheur de vous déplaire.
J'avoue, Sire, aussi franchement, que je suis un très-mau-
vais courtisan, mais je n'ai jamais cessé d'être un sujet
très-fidèle et très-reconnaissant* Je ne guérirai jamais,.
II. tz
354 LETTRES
Sire, de la douleur d'avoir perdu vos bontës; j'y avais pris
une confiance si aveugle qu'elle m'a empêché de croire que
je pusse vous déplaire en vous suppliant d*accepter ma
démission.
Je devais consulter Votre Majesté avant de faire cette
démarche; la pureté de mes intentions m'a trompé; j'ai
cru, Sire, que vous lisiez au fond de mon cœur et que vous
le voyiez pénétré d'amour et de respect pour votre per-
sonne, et de zèle pour votre service. Je ne demande à
Votre Majesté d'autre grâce que d'adoucir l'idée de ma
faute, en retranchant de ma pénitence tout ce qui pour-
rait me présenter aux yeux du public comme un criminel
d'État. Ayez, Sire, cette bonté pour le sucré Collège au-
quel j'appartiens, si vous ne me trouvez pas digne de me
l'accorder pour moi-même. Ne me traitez pas plus rigou-
reusement que d'autres ministres que vous avez éloinne's;
conservez-moi les grâces que vous m'avez assurées depuis
que vous m'avez permis de remettre mon emploi ; i)er-
mettez-moi de rendre quelquefois à Madame Infante ce
que je lui dois de respect et de reconnaissance, et crevez,
Sire, que si vous étiez Dieu, comme vous en êtes l'ioia^^e,
je ne vous aurais jamais paru coupable.
Je suis avec le plus profond respect et !a plus parfaite
soumission,
Sire,
De Votre Majesté,
Le très-humble et très-
obéissant serviteur.
Le cardinal de Berms.
A Vic-sur-Aisne, ce 16 décembre 1758.
P' S. — Votre Majesté se rappellera qu'elle avait ap
prouvé que M. de Monteil m'écrivît des lettres particu-
lières sur les choses qui intéresssaient Madame la Dau-
DU CARDINAL DE BERNIS. 355
phiiic. Je rappelle cette circonstance pour que cette
correspondance particulière ne fasse pas tort à M. de
Monteil.
A Monsieur le duc de ChoiseuL
A Vie-sur- Aisne, ce 17 décembre 1758.
Madame de Pompadour, monsieur le duc, a dû vous
dire la façon dont j'ai pensé sur votre compte au premier
moment de ma disgrâce. J'aurais voulu, pour éviter les
jugements téméraires, que les circonstances qui l'ont pré-
cédée eussent pu l'annoncer au public; au reste, nous
nous sommes donné réciproquement les plus grandes mar-
ques de confiance et d'amitié; nous ne saurions donc nous
soupçonner l'un l'autre sans une très-grande témérité. Je
ne juge pas comme le peuple, et je n'ai jamais soupçonné
mes amis. Il faut que, puisqu'ils n'ont pu empêcher ma
disgrâce, il ne leur ait pas été permis de s'y opposer. Les
instances que j'ai faites pour vous remettre ma place
m'ont perdu; j'ai prouvé par là d'une manière bien fu-
neste pour moi la confiance que j'avais en vous. Je vous
remercie des nouvelles marques d'amitié et d'intérêt que
vous voulez bien me donner. J'ai mandé à madame de
Pompadour ce que je désirais pour moi. Je ne mérite pas
qu'on annonce à l'Europe que j'ai plus encouru l'indigna-
tion du Roi que les autres ministres qu'il a renvoyés.
Gomme l'honneur est attaché à ces sortes de traitements,
il est très-simple que j'en sois inquiet. D'ailleurs, je ne
désire que le retour des bontés du Roi, comme je ne re-
grette que son ancienne façon de penser sur mon compte.
Je profiterai dans les occasions des offres que vous voulez
bien me faire pour moi et ma famille. Vous m'ayez fait
grand plaisir de m'annoncer que l'arrangement pour le
23
356 LETTRES
camërier subsistait. Je vous p^^ie d'en marquer au Roi ma
respectueuse reconnaissance. Je sens le plaisir que tous
aurez à m'en faire par celui que j'éprouverais mioi-ménie
si j'étais dans les circonstances où vous vous trouvez.
Soyez sûr, monsieur le duc, que je ne manquerai jamais
à l'amitié que je vous ai promise, et que je mériterai tou-
jours celle que vous promettez de nouveau par ratta-
chement inviolable avec lequel je vous honore. Monsieur,
plus que personne au monde.
Le cardinal de Bernis.
Vic-sur-'Aisne, ce 28 décembre 1758.
Je VOUS remercie, monsieur le duc, et de la forme dont
vous vous servez pour annoncer ma disgrâce à Rome \ et de
l'attention que vous avez eue pour moi de faire approuver
cette forme à Sa Majesté. Il est certain, quoi qu'on en
puisse dire ou penser, que les bontés du Rot et ma répu-
tation sont les choses auxquelles je suis le plus attaché.
Je vous remercie de tout mon cœur d'avoir parlé à
l'évéque d'Orléans du camérier. La réponse que vous avez
faite à ce prélat est fort honnête pour moi. Je lui en ferai
mes remercîments.
Puisque vous voulez bien, et de si bonne grâce, vous
employer pour ce qui m'intéresse, je vous proposerai mes
idées sur un des points qui me tiennent le plus à cœur, qui
est celui de mes secrétaires. A l'égard de ma pension de
ministre, on m'assure que j'ai eu tort d'en être en peine;
elle subsiste toujours, à moins qu'elle ne soit retranchée
formellement par le Roi.
Je travaille actuellement à réformer ma maison ; je suis
bien avancé dans cette opération douloureuse, car il est
> Voir à rAppendicc.
DU CARDINAL DE BERNIS. 357
fâcheux de se défaire de gens qui vous ont bien servi et
qui vous sont attachés. Je ne pourrai finir cette besogne
qu'après le départ du camérier. Mon principal soin au-
jourd'hui est de mettre de l'ordre dans mes affaires domes-
tiques et de soutenir mes pauvres parents au service du
Roi.
Je fais ici de l'exercice par un assez mauvais temps ;
ma santé s'en trouve bien.
Madame Infante m'a fort assuré que je ne devais pas
croire que vous eussiez aucune part à ma disgrâce. Ce
témoignage respectable ne m'était pas nécessaire. Vous
savez ce que je pense à votre égard ; je serais mille fois
plus malheureux si je soupçonnais les personnes en qui
j'ai eu le plus de confiance; aussi j'ai écarté dès le premier
instant de pareilles idées, et je ne permets pas qu'on les
présente.
Je vous prie, monsieur le duc, de recevoir mes vœux
à l'occasion de la nouvelle année, et d'être assuré que
rien n'est plus vrai que l'attachement que j'ai pour
vous.
Le cardinal de Bernis.
Ce 29 décembre 1758.
J'étais mal informé, monsieur le duc, quand j'ai cru
que ma pension de ministre me serait conservée. Je ne
jouis encore que de la moitié de mes bénéfices, et je suis
obligé de garder à Paris une maison pour le camérier. Le
Palais-Bourbon ne m'étant pas conservé, j'espère qu'on
ne me mettra pas dans la nécessité de le démeubler jus-
qu'au départ de l'abbé Archinto. Il serait désagréable pour
lui d'être délogé. Plus j'ai d'augmentation de dépense et
de diminution de revenus, plus il m'importe que vous
vouUez bien protéger M. Brun, mon ancien secrétaire
358 LETTRES
d'ambassade. Vous avez été content de sa correspon-
dance; il est fort instruit, Fort honnête honiine, et je crois
que vous pourriez en tirer un bon parti pour le service
du Roi. L'arrangement qui avait été fait pour lui et pour
le sieur Deshaizes ne peut plus subsister dans cette forme.
Je vous demande en grâce de lui faire continuer la même
gratification en l'employant utilement pour le Roi. J'es-
père que M. le contrôleur général voudra bien faire quel-
que chose pour celui qui m'a suivi dans mon exil, en lui
faisant avoir quelque intérêt. Il se nomme Desfiaizes, et je
crois que l'abbé de la Ville vous en dira du bien. Vous oe
sauriez me faire un plus grand plaisir que d'employer
M. Brun et d'être utile dans l'occasion à son ancien
camarade.
Madame de Pompadour, dans sa lettre, paraît craindre
que je ne vous soupçonne d'avoir eu part à ma disgrâce.
Je m'en suis expliqué bien différemment; et assurément je
ne suis pas faux. Je vous prie d'inspirer la confiance que
je me flatte que vous avez dans ma façon de penser pour
vous, et d'être assuré que si je pouvais vous donner encore
de plus grandes preuves de la mienne, je le ferais de tout
mon cœur. On ne peut, monsieur le duc, vous être plus
attaché que je suis.
Le cardinal de Berms.
A Madame de Pompadour,
Ce 30 décembre 1758.
Je ne me plaindrai jamais. Madame, de ce que le Roi
jugera à propos de décider à mon égard , et je m'arran-
gerai en conséquence. J'ai renvoyé avec douleur «ne
partie de mes gens qui m'avaient bien servi et qui m elaieul
attachés. J'imagine que l'intention du Roi est que le ca-
DU CARDINAL DE BERNIS. 35»
mérier loge au Palais-Bourbon jusqu'à son départ. S^l
convenait au Roi d*en acheter les meubles, cela m'évite-
rait une grande perte et beaucoup d'embarras. Vous avez
raison, Madame, de dire que j'ai été aveuglé en demai»-
dant à quitter mon département. J'ai cru avoir les raisons
les plus fortes et qui toutes intéressaient le service du Roi.
Je me suis trompé, puisque Sa Majesté en a décidé autre-
ment; mais en me trompant j'ai cru ne faire que mon de-
voir : mon erreur n'est pas criminelle. J'ai supprimé et
jeté au feu le mémoire que vous avez jugé inutile. Mon
intention n'est certainement pas de faire des manifestes.
Vous connaissez le public, je le connais aussi. Il est impos-
sible de parer aux indiscrétions et aux noirceurs ; il serait
trop injuste de m'en rendre responsable. Je n'ai eîi ni
n'aurai jamais de correspondance suspecte. Je ne suis
fourré dans aucune intrigue, et je n'ai, Dieu merci, d'autre
désir que d'être justifié dans l'esprit du Roi. Ce désir est
un devoir. Je n'emploierai pour y parvenir aucun moyen
qui puisse lui déplaire. Je voudrais de tout mon cœur
n'avoir aucune bienséance à remplir; après les premiers
compliments et ceux qui sont d'usage pour les cardinaux,
j'élaguerai les écritures, et je n'écrirai qu'à mes parents, à
quelques amis à qui je dois cette marque d'honnêteté et
de fidélité, et aux gens qui sont chargés de mes affaires.
Je voudrais trouver un moyen d'exister sans inconvénient,
et sans qu'on interprétât jusqu'à mon silence; vous sentez
bien. Madame, que cela est impossible dans les circon-
stances, et que plus on est dans le malheur, plus on a de
faux amis et d'ennemis dangereux. Je mettrai en tout le
plus de sagesse et de circonspection possibles ; mais encore
une fois, quand on n'a que de bonnes intentions, on croit
toujours être en sûreté sous un bon maître; cette idée est
trop juste et trop consolante pour y renoncer, et je la con-
860 LETTRES
serverai précieusement. Au reste. Madame, nou-seulement
je n'accuse pas M. de Ghoiseuly mais je me loue beaucoup
de lui; j'avais annoncé et prouvé que j'étais de ses amb,
je ne me démentirai jamais à son égard, ni au vôtre.
Quand les nuages dont on a voulu m'envelopper seront
dissipés, je suis sûr que vous me rendrez justice et que
vous me plaindrez beaucoup. J'ai fait tout ce que j'ai pa
pour que mes amis ou mes connaissances pensassent
comme moi. Au reste, je ne réponds de personne, il me
suffit de n'avoir pas dit un mot en ma vie qui n'eût pour
objet le plus grand service du Roi, la reconnaissance que
je lui devais et à vous. Si l'on m'a Fait parler, si l'on m'a
mal interprété ou mal entendu, je proteste avec d*autant
plus de confiance qu'il est à naître que j'aie manqué à
ceux qui m'ont rendu les plus légers services. Je vous sou-
haite , Madame , une bonne année , et vous prie de
n'écouter à mon égard que vous-même.
A Monsieur le duc de ChoîseuL
• Ce 31 décembre 1758.
J'ai l'honneur, monsieur le duc, de vous présenter
M. Brun, mon ancien secrétaire d'ambassade, qui a été
chargé dix-huit mois de la correspondance de Venise, qui
a étudié avec beaucoup de succès tout ce qui a rapport
aux affaires étrangères, qui écrit bien, et à qui je ne con-
nais que d'excellentes qualités. Ma disgrâce lui ôte tous
les moyens d'employer ses talents. J'espère que mon suc-
cesseur voudra bien devenir son protecteur ; je serai infi-
niment reconnaissant de cette marque de son amitié.
On ne peut rien ajouter, monsieur le duc, à mon inTio-
lable attachement pour vous.
Le cardinal de Besms
DU CARDINAL DE BERISIS. 361
Ce 7 janvier 1759.
Rien n'est plus honnête, monsieur le duc, que la lettre
dont vous m'avez honoré le 4, ainsi que vos procédés pour
moi. La lettre que vous voulez bien écrire au grand
maître assurera du pain au chevalier de Narbonne, mon
neveu.
Je vous remercie de tout mon cœur de ce que vous avez
fait et voulez faire pour M. Le Brun. Vous ne pouvez guère
employer de sujet plus distingué par l'esprit et par un
assez grand fonds de connaissances. Son caractère est très-
bon. Vous pouvez compter sur son attachement et sa re-
connaissance.
A l'égard de M. Deshaizes, rien n'est plus obligeant que
ce que vous proposez de faire pour lui. Il a *été autorisé
par le Roi à écrire sous ma dictée toute la négociation
secrète de Vienne quand j^en étais chargé seul ; il a eu
depuis toute ma confiance dans les afiaires les plus se-
crètes. Je ne saurais vous en dire trop de bien ; je lui ferai
gagner la gratification que vous lui ferez obtenir, en le
mettant sur l'état des affaires étrangères. J'ai ici bien des
mémoires sur une infinité d'objets intéressants dont je lui
ferai faire des copies et des extraits pour vous les envoyer;
il est assez juste qu'un homme employé depuis sept ans
dans des affaires importantes ait quelque récompense ; il
était sur l'état pour une gratification annuelle de deux
mille écus. Vous ferez sur cela ce qui vous paraîtra con-
venable. Dans la suite vous aurez plus d'une occasion de
fixer son sort sans charger le trésor royal.
Vous ne pouviez rien «faire pour moi qui me tînt plus à
cœur que l'affaire de mes deux secrétaires. Pour celle de
ma pension de ministre, je suis très-fâché que vous n'en
ayez pas entendu parler; vous auriez bien senti que c'é-
362 LETTRES
tait une affaire d'honneur, et non d'intërét. Mais nous en
parlerons quand les circonstances seront plus favorables.
Plusieurs des ministres étrangers m'ont écrit pour la
bonne année ; j*ai Thonneur de vous prévenir que je leur
ai fait réponse dans le style du jour de l'an. Je crois que
vous n*étes pas inquiet de ma fidélité à éviter toute ieio-
ture d'affaires.
Pour le Palais-Bourbon, je voudrais, si le Roi le destine
à quelqu'un, que Sa Majesté achetât les meubles qui sont
faits pour les places. Il n'y a rien au garde-meuble qui
puisse aller là. J'ai bien des dettes à payer que j'ignorais;
depuis trois ans, je ne savais pas un mot de mes afiRiires,
et cette vente boucherait un trou.
Au reste, je suis si à mon aise avec vous, et je compte
tant sur votre amitié pour moi, que c'est à vous seul que
j'aurai recours, lorsqu'il en sera temps, pour me tirer do
rôle de prétendant universel qu'on me fera jouer à chaque
occasion ; Tâ^je que j'ai, les places que j'ai remplies et ma
calotte rouge fourniront toujours un beau texte. Je vous
avoue que cet avenir est insupportable ; que n'ayant au-
cune espèce de prétention, je ne veux point du ridicule de
prétendant; j'en connais, d'ailleurs, le danger, et je veui
l'éviter. Vous révérez à cela à loisir, et vous me direz ce
que vous pensez ensuite à cet égard. Les grâces que le
Roi destine au camérier ne peuvent faire qu'un bon effet à
Rome, et vous faire honneur à vous-même. Je serai très-
aise de le voir ici quand cela conviendra.
Je crois, monsieur le duc, que vous trouverez dans
cette lettre mon style ancien avec vous. Vous avez mis
mon cœur à son aise, et je puis vous assurer qu'il vous en
coulera un peu cher, car vous serez le protecteur de mes
plus proches parents ; heureusement ils servent tous avec
distinction et ont des noms faits pour les grâces.
DU CARDINAL DE BERISIS. 363
On ne peut, monsieur le duc, rien ajouter h mon sin-
cère attachement pour vous.
Madame de Pompadour m'a fait donner de ses nou-
velles ; elle était hors d'affaire.
A Vic-8ur- Aisne, le 26 janvier 1759.
M. Le Brun m'a rendu compte, monsieur le duc, d'une
partie de la conversation que vous avez bien voulu avoir
avec lui sur mon compte; il m'en dira davantage quand il
viendra ici. Je trouve votre façon de penser conforme à
l'idée que j'en ai toujours eue, et telle qu'il convient à un
homme de qualité et de probité. Je vous prie de ne pas
oublier l'offre que vous m'avez faite de faire remettre sur
l'état M. Deshaizes, dont il est juste de récompenser les
services ; il est d'ailleurs convenable à un homme comme
vous (indépendamment de l'amitié) de faire une chose in-
finiment agréable à votre prédécesseur. On ne peut rien
ajouter à tous les sentiments d'attachement que je vous ai
voués, monsieur le duc, pour toujours.
Le cardinal de Bernts.
Ce 14 mai.
Je vous envoie, monsieur le duc, M. Deshaizes pour
vous faire sa cour, et en même temps mes remerciments
sur les témoignages d'amitié et d'intérêt que vous lui
avez donnés à mon sujet, dans ses deux voyages à Ver-
sailles, et qui me sont revenus de beaucoup d'autres en-
droits, et en dernier lieu par M. de Montazet; celui-ci m'a
fait de votre part des offres très-obligeantes pour tout ce
qui peut m'intéresser, et en particulier de recevoir ici les
personnes qui me seraient le plus agréables. Gomme je ne
suis pas assez au fait de ma situation à la cour, je ne for-
364 LETTRES
merai, sur tout ce qui a rapport à ma liberté, aucune
demande qui puisse paraître prématurée ou indiscrète.
C'est à mes amis, mais surtout à vous, qui m'en donnez
des preuves, et qui êtes plus à portée que personne de
connaître les moments favorables, à qui je dois m'en rap-
porter sur cet article ; dans tous les cas, je ne puis recevoir
ici que très-peu de monde, ma maison étant occupée par
ma famille, et ne m'étant réservé que deux logements pour
les étrangers. A Tégard de Paris (lorsqu'il en sera temps),
je n'irai jamais que pour deux fois vingt-quatre heures, soit
pour ma santé, soit pour mes affaires, ma résolution étant
bien prise de faire mon habitation ordinaire de mon petit
château de Vie-sur- Aisne. C'est le seul séjour qui, dans
les circonstances, me convienne à tous ég^ards.
M. Deshaizes m'a rendu compte, dans le temps, de ce
que vous lui aviez dit au sujet de Rome. Sur cet objet, je
m'en rapporte entièrement sur ce que vous déciderez, au-
tant par confiance dans votre amitié que par déférence à
vos conseils. De mon côté, je ne song^e qu'à m'attachera
mon état, et à mettre dans les partis que je prendrai à cet
égard le temps, les réflexions et la droiture qui convien-
nent à mes principes et à mon caractère ; au surplus, je
serai toujours prêt à servir le Roi, quand vous croirez que
je puis lui être utile. Il est dans mon cœur de le désirer,
mais ma situation ne me permet pas de le demander.
Quand je dis servir le Roi, je n'entends pas (comme vous
pensez bien) une charge à la cour; car, sur cet article, je
n'ai pas plus de projet que d'espérance.
M. le nonce, que je croyais sur son départ et à qui j'avais
fait faire des compliments par M. Deshaizes, eut avec
celui-ci une conversation dont il aura l'honneur de vous
rendre compte.
Vous me connaissez, monsieur le duc; vous savez que je
DU CARDINAL DE BERNIS. 365
suis honnête et Franc; ainsi, je compte sur l'amitié que
vous me promettez, et certainement vous pouvez prendre
une entière confiance dans ma façon de penser à votre
égard, et être assuré pour toujours de mon inviolable
attachement.
Ce 15 juin 1759.
J'ai reçu avant-hier, monsieur le duc, la lettre que vous
aviez remise à M. Deshaizes et qu'jl m'a rapportée à son
retour de Chartres ; elle exige de ma part une réponse
prompte et des remercîments ; je charge un de mes gens
de cette lettre, qu'il a ordre de remettre à M. de la Seuze
pour qu'elle vous soit rendue fidèlement.
Vous m'avez fait grand plaisir de m'apprendre qu'on
n'avait à la cour ni aigreur ni animosité contre moi ; mais
comme on n'y rend pas encore la justice que je crois due
à ma façon de penser et à mon caractère, par rapport aux
affaires présentes, je crois plus sage de ne pas profiter
encore de l'offre que vous me faites d'obtenir la permis-
sion à mes amis devenir me voir ; il y aurait des embarras
et des inconvénients à ces visites ; je n'avais point chargé
du tout M. de Montazet de vous en parler. Quoique ma
vie ne soit pas amusante, elle est pourtant douce, depuis
que ma famille est réunie auprès de moi, et j'attendrai
qu'on ouvre la porte entièrement avant de voir d'autres
personnes que mes parents. Je ne doute pas que vous ne
vouliez pas saisir le moment favorable pour avancer cette
époque ; comme mon successeur et mon ami , ce bon pro-
cédé ne peut que vous faire honneur parmi les honnêtes
gens.
Rien n'est plus sensé que tout ce que vous me dites sur
l'idée que vous avez de m'envoyer à Rome après le retour
366 LETTRES
de M. de Laon ; je sens la solidité de vos raisons, et vos
motifs sont très-honnétes pour moi. Ce projet, qui est venu
à la tête de bien des gens, avait déjà fait dire des imperti-
nences à mon sujet, et Ton me prétait déjà des vues fort
contraires à mon caractère et à mes principes ; c'est ce qui
me donnait une sorte de répugnance, qui ne subsiste plus,
dès que l'idée et l'exécution de ce projet vous appartien-
di^ont entièrement ; ainsi je n'ai qu' à vous remercier de
tout mon cœur de ce que vous jugerez à propos de faire à
cet égard quand le temps sera arrivé. Je vois que vous
devenez aussi philosophe que vous me Tavez paru ; je ne
voudrais pourtant pas que vous le devinssiez trop ; car, dans
ce cas, l'idée que vous avez pour moi n'aurait ni la même
^solidité, ni les mêmes agréments.
Je n'attends point de réponse à cette lettre, et je me
réserve de savoir de vos nouvelles quand M- Deshaizes
retournera vous foire sa cour. Vous connaissez, monsieur
le duc, mon amitié et mon attachement pour vous ; ils ne
se démentiront jamais.
Ce 31 décembre.
J'ai l'honneur, monsieur le duc, de vous envoyer à
cachet volant un billet que j'écris en réponse à l'aaibassa-
deur de Hollande, et la lettre en original de cet ambassa-
deur.
Vous lui ferez parvenir ma réponse si vous le jugez à
propos.
Je joins à ce paquet une lettre pour l'Infante qui n'est
que de bonne année. Soyez sûr, monsieur le duc, que per-
sonne ne vous sera jamais plus inviolablement attaché que
moi.
Le cardinal de Bernis.
DU CARDINAL DE BERNIS. 367
A Vic-sur-Aisne, ce 29 avril 1760,
M. de Montazet, monsieur le duc, m'a fait part de la
réponse obligeante pour moi que vous lui avez faite lors-
qu'il a demande la permission de me voir à son retour de
Lyon ; je vous en fais mes sincères remercîments. Le comte
de Narbonne m'a dit aussi de votre part des choses fort
honnêtes. Quoique je n'aie jamais douté de Tamitié que
vous m'avez promise, je suis très-aise d'en recevoir de
temps en temps des témoignages.
Ma santé, que je croyais l'été dernier presque entière-
ment rétablie, a éprouvé d'assez violentes secousses sur la
fin de rhiver. C'est toujours cette ancienne affection des
nerfs qui me tourmente. Les médecins avaient décidé qu'il
était nécessaire que j'allasse prendre cet été les bains et
les eaux ; mais avant que de me déterminer à un pareil
déplacement, j'ai préféré d'essayer'pendant la belle saison
le lait d'ànesse qu'ils m'ont ordonné, et au mois de sep-
tembre les bouillons de tortue. Si tout cela ne me guéris-
sait pas, il faudrait bien se résoudre à suivre l'ordonnance
des médecins, et je demanderais, en ce cas, la permission
d'aller aux eaux le printemps prochain pour ne pas lais§er
enraciner davantage un mal qui pourrait devenir plus fâ-
cheux et plus dangereux. Heureusement depuis quinze
jours je me porte beaucoup mieux.
Je compte, monsieur le duc, pouvoir sans inconvénient
profiter cette année de l'offre que vous eûtes la bonté de
me faire l'été dernier, de demander au Roi les permissions
nécessaires pour ceux de mes amis qui seraient bien aises
de temps en temps de venir me tenir compagnie ; je leur
manderai en conséquence de s'adresser à vous pour obte-
nir ces sortes de permissions. Soyez bien assuré, monsieur
368 LETTRES
le duc, que je serai très-fidèle à rattachement sincère que
je TOUS ai voué pour la vie.
Le cardinal de Bebbhs.
A Vic-sur-AUne, ce 10 juin 1760.
J*ai bien des grâces à vous rendre, monsieur le duc, de
Tamitié avec laquelle vous vous chargez d'obtenir tontes
les permissions dont j*aurai besoin par rapport à ma santé
et à Tagrément de ma vie. Je vous dois encore plus de
reconnaissance sur les autres objets que vous traitez dans
la lettre dont vous m'avez honoré en dernier lieu. MM. de
Montazet et de Narbonne n'étaient point au fait de l'idée
de Rome. Je n'ai pas cru qu'avant que vous m'eussiez
mandé que je pouvais la confier à mes amis, je dusse ai
faire aucun usage. Vous devez vous rappeler que j'ai
adopté ce projet en vous laissant totalement le maître do
temps et de la forme deson exécution ; je n'ai point chaogé
d'avis à cet égard, trouvant l'idée convenable de tout
point, et par les mêmes raisons que celles qui vous l'ont
fait imaginer il y a plus d'un an; mais j'ai cru que ricD
ne s'alliait mieux avec la résidence à Rome qu'un siège.
Tous les gens sensés du clergé m'ont conseillé de me lier
entièrement à mon état. Allant prêtre à Rome, j'y aurai
certainement plus de considération si je suis évéque en
même temps ; d'ailleurs, avec le mal aux nerBs auquel je
suis sujet, il pourrait se faire que le climat d*ItaliefûtcoD-
truire à ma santé, et alors je serais fort embarrassé si je
n'avais l'asile décent et honorable d'un diocèse. Il m'a
paru aussi que rien ne pourrait mieux convenir à tout le
monde que cette retraite habituelle loin de Paris. Le Roi
est bon ; il ne voudra pas que je sois prisonnier toute ma
vie; nul moyen n'est plus doux, ni plus convenable que
DU CARDINAL DE BERNIS. 869
riiabitation d'un diocèse. Vous avez bien raison, monsieur
le duc, de penser qu'il n'est pas indifFérent dans quelle
province ce diocèse sera situé; et puisque vous désirez
que je m'explique entièrement sur cet objet, je vous dirai
que Lisieux et Gondom me paraissent également convena-'
blés. Mais par rapport au climat, au voisinage des eaux
qui me sont ordonnées, au peu d'étendue du diocèse, au
génie des habitants que je connais, mais surtout à l'éloi-
gnement de Paris, Gondom me plairait infiniment davan-
tage que Lisieux. A l'égard de l'embarras où je pourrais
mettre le Roi en me présentant devant li^i pour la presta*
tion du serment, il est aisé de lever cette difficulté. Pre-
mièrement elle serait la même en allant à Rome, puisqu'il
ne serait guère possible que je partisse sans prendre congé
de Sa Majesté ; mais dans le cas dont il s'agit, il est très-
aisé que le Roi me donne, par exemple, l'évéché de Gondom,
sans que je sois obligé de paraître devant lui, ni que ce
défaut dans la forme d'usage paraisse extraordinaire ; en
supposant que le Roi fût décidé à me nommer à cet évéché,
vous aurez la bonté de m'en avertir. Je demanderais alors
à aller aux eaux de Gotterets et de Bagnères qui me sont
ordonnées; j'irais passer quelque temps en Languedoc
avec ma famille ; je recevrais à Lyon, où je devrais m'ar-
réter par égard pour mon chapitre, la nomination du Roi ;
j'adresserais à vous et à M. l'évéque d'Orléans des lettres
ostensibles par lesquelles, en remerciant le Roi, je le sup-
plierais de permettre qu'à cause de ma santé, et pour ne
pas interrompre le régime des eaux, je pusse, après l'arri-
vée de mes bulles, prêter le serment ordinaire entre les
mains du maréchal de Thomond ou de tel autre commis à
ce sujet par Sa Majesté ; il y a des exemples de pareilles
commissions données, et rien n'est moins contre les prin-
cipes que cette forme. Mon serment reçu par un commissaire
II. tk
370 . LETTRES
du Roi serait ëgalement enregistré à la Chambre des
comptes. Je ne puis mieux, monsieur le duc, répondre à
la manière honnête et franche avec laquelle vous vous
ouvrez à moi, que d'entrer avec vous dans tous ces détails.
J'ajouterai que si vous jugez à propos de demander an
Roi l'évéché de Gondom, vous aurez la bonté de dire an
comte de Narbonne, mon parent et mon ami, ce qu'il faut
que je fasse pour remplir vis-à-vis de l'évéque d'Orléans
ce qui est dû à la place qu'il occupe et ce que je dois plus
particulièrement à l'amitié qui est entre nous depuis près
de trente ans. M. de Narbonne recevra vos instructionSi et
il fera de ma part auprès de M. d'Orléans les démarches
que vous voudrez bien lui dicter. Au reste, si le Roi ne
voulait pas dans ces circonstances me nommer à l'évéché
de Gondom ou de Lisieux, je vous demande de ne pas
changer de résolution par rapport au ministère de Rome,
que je remplirai dans tous les cas, à moins que ma santé
n'y mit un véritable obstacle. Vous avez bien voulu afficher
l'amitié que vous avez pour moi ; il est dans votre carac-
tère et dans vos principes de m'en donner des marques.
Vous voyez que tous mes vœux tendent à une vie tran-
quille et honorable ; que l'éloignement de Paris, bien loin
de me faire peur, a pour moi des agréments et des avantages.
Je vous prie donc d'agir en cette occasion avec zèle ; heu-
reusement pour moi, avec la meilleure volonté vous avez
tout le crédit et le pouvoir nécessaires. J'attendrai par
M. de Narbonne le résultat de vos résolutions, afin de
pouvoir prendre des arrangements en conséquence. Vous
connaissez ma façon de penser et vous ne doutez pas,
monsieur le duc, que mon amitié, mon attachement et ma
reconnaissance ne soient éternels.
Monsieur le duc de ChoiseuL
DU CARDINAL DE BERNIS. 371
A Vic-sur-Aisne, ce 8 juillet 1760.
J'ai reçu, monsieur le duc, par le comte de Narbonne,
la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, le
27 du mois dernier.
Quoique vos diverses tentatives n'aient pas eu le succès
que votre amitié pour moi s*en promettait, j'ai vu du moins
avec satisfaction que le Roi rendait justice à mes sentiments
et à la pureté de mes intentions, et que vous pensez que
la répugnance de Sa Majesté pour me nommer à un évè-
ché, dans ce moment-ci, pourrait n'étiapas invincible
dans d'autres circonstances : j'ai appris sans douleur cette
nouvelle, parce que j'avais accepté avec reconnaissance,
mais sans chaleur, la proposition très-honnéte que vous
m'avez faite de demander pour moi un siège. Mes prin-
cipes sur les affaires de l'Église sont suffisamment connus,
ainsi que mou éloignement de toute intrigue et de tout
intérêt de parti. J'attendrai donc sans impatience que le
Roi daigne rendre utile à l'Église le reste de ma vie, et je
prendrai la prêtrise à Tépoque que j'ai fixée Tannée der-
nière.
Je ne solliciterai plus votre amitié, monsieur le duc, il
me semble que je vous ferais injure, et que je dois m'en
rapporter entièrement aux nouvelles assurances que vous
m'en donnez.
M. de Narbonne, en qui j'ai une véritable confiance,
parce que je connais la droiture de son cœur et la sagesse
de son esprit, est d'ailleurs au fait de l'état de ma santé
et de l'espèce de liberté et de mouvement dont j'ai
besoin pour éviter, s'il est possible, les accidents que j'ai
essuyés l'hiver dernier ; il ne manquera pas de vous en
instruire.
Je vous prie, monsieur le duc, d'être bien persuadé que
n.
378 LETTRES DU CARDINAL DE BERNIS.
VOUS n'avez pas de serviteur qui vous soit plus fidèlemêDt
attaché que moi.
Le cardinal de Bernis.
A Saint-Marcel par le Pont-Saint-Esprit,
ce 12 mars 1761.
Mes religieux de Saint-Médard, monsieur le duc, après
ra'avoir laisse jouir tranquillement de cette abbaye de la
même manière que mes prédécesseurs en avaient joui
depuis deux siècles, me demandent aujourd'hui une grande
partie de mon revenu, ou un partage qui serait à mes (rais
et fort dispendieux si cette affaire était portée au grand
conseil. Je vous supplie donc avec instance d'appuyer de
toutes vos forces la demande que je fais à M. le chancelier
d'un arrêt d'attribution de V affaire du partage avec mes
religieux au conseil. C'est la seule manière que j'aie d'é-
viter des dépensés qui dérangeraient totalement mes affai-
res. On n'en doit pas dire davantage à son ami, et je sois
])ersuadé, monsieur le duc, que vous ferez tout ce que je
dois attendre de votre amitié et de mon inviolable atta-
chement pour vous.
Le cardinal de Bernis.
Monsieur le duc de Choiseul.
APPENDICES
APPENDICES
APPENDICE N» VIII.
L'ENLÈVEMENT DU MARQUIS DE FRAIGNE.
(Voir page 3.)
Le cardinal de Bernîs a donné dans ses Mémoires un récit de
renlèvement du marquis de Fraig^ne qui pourrait sembler suf-
fisamment complet. Mais le fait avait été passé jusqu'ici sous
silence par la plupart des historiens ^ Frédéric II l'avait défiguré
et arrangée à sa (piise*; on aurait pu croire que le ministre des
affaires étrang^ères avait été entraîné à exagérer les griefs de sa
cour et à calomnier un souverain ennemi de la France. D'ail-
leurs, l'épisode en lui-même était entouré de détails si roma-
nesques qu'ils paraissaient incroyables. Il était donc nécessaire
d'appuyer de pièces et de témoignages authentiques la narration
de Bernisy et d'entourer de preuves indéniables, puisées dans les
archives publiques, la révélation d'une a nouvelle cause célèbre
' La Gazette de France en fait pourtant mention par deux fois. Année 1758,
p. 112 et 130. La Correspondance secrète de Louis X F, publiée par M. Boutaric
(t. I, p. 254), contient une lettre du Roi qui y fait allusion, mais je ne tait t'il
en est question ailleurs.
• Voici le récit de Frédéric, extrait de VHistoire de la guerre de Sept tms,
ch. \i, p. 157, t. IV des Œuvres, éd. de Berlin : • Pendant cette campa(«iie de
Thuringe, on découvrit qu'un Français, nommé Fraigne, qui te tenait à la cour
de Zerbst, envoyait des quincailliers et d'autres gens déguisés dans l'armée prus-
sienne, pour rapporter ce qu'ils pouvaient y apprendre aux généraux français. On
envoya un détachement à Zerbst qui saisit cet aventurier et le mena à la forteresse
de Magdebourg (le 23 février 1758). Il se (rouva que par une de ces bizarreries
d'amour dont on ne saurait rendre raison, la princesse douairière de Zerbst avait
épousé cet homme en secret. Elle fit grand bruit de cet événement et se retira par
dépit à Paris. Cette affaire pouvait avoir des suites par l'impression qu'elle aurait
pu faire sur l'esprit de la grande-duchesse de Russie, fille de la princesse de Zerbst.
Elle ignora ou désapprouva peuuétre les engagements que sa mère avait pris avec
cet aventurier, et il n'en résulta rien de fâcheux pour le Roi. >
376 APPENDICES.
du droit de$ cens n que M. de Marrens a omis d'insérer dans son
recueil.
On a vu que M. de Fraigfne avait obtenu ,' après que Valoiy
eut quitté Berlin , la permission de se rendre à Dresde d'abord,
puis à Zerbst et à Weimar. En passant à Leipzig , il se munit
d'une lettre de recommandation de la duchesse de Coorlande
pour la princesse régnante de Zerbst; il avait déjà une lettre du
comte de Broglie pour la princesse douairière. Fraigne séjourna
quelque temps à Zerbst , puis revint en France. Il demanda k
être employé à l'armée ou auprès du comte de Broglie (18 juil-
let 1757). Le ministre lui répondit immédiatement qu'il eût i
attendre, qu'on avait des desseins sur lui.
Le 28 août 1757, Fraig^ne reçut en effet des instructions, et, le
3 septembre, l'abbé de Demis écrivit au duc de Zerbst la lettre
suivante , qui devait servir à Frai^ne de lettre de créance :
« Versaillet, le 3 septembre 1*57.
« Monseig^neur, l'objet de M. le marquis de Fraig^ne étant de
se rendre utile au ser\'ice du Roi dans la partie des affaires
étrang[ères, Sa Majesté lui a permis de continuer les voyag»
qu'il avoit entrepris dans cette vue. La manière dont il a été
reçu l'année dernière à la cour de Votre Altesse exige de lui que,
retournant en AUemag^ne, il lui marque touie ia reconnoissaïKt
qu'il en conserve. C'est ce qui l'ençaçe, Monseigneur, à passer
d'abord à Zerbst, où, d'ailleurs, les événements de la guerres
voisine des États de Votre Altesse pourront satisfaire le àésis
qu'il a de s'instruire. Je n'ai pas cru devoir le laisser partir sans
avoir l'honneur de prier Votre Altesse de lui donner une entière
créance sur tout ce qu'il pourra lui dire, si les occasions se pw-
sentent de l'entretenir sur les affaires. Je saisis avec empres-
sement celle d'assurer Votre Altesse du respect avec lequel je
suis, etc. »
Muni de recommandations pour le maréchal de Richelien,
pour le prince de Soubise, pour M. de Champcaux, ministre à
Hambourg, Fraigne arrive le 1" novembre 1757 à Cassel, leî
llalberstadt, le 11 à Hambourg. H en repart avec un passe-
port de marchand acheté cent ducats, après de longues conver-
sations avec Soltikoff, ministre de l'Impératrice à Ilamboui^gi
L'ENLEVEMENT DU MARQUIS DE FRAIGNE. 377
chargé de la correspondance secrète entre la çrahd&Kiuchesse de
Russie et sa mère la princesse d'Anhalt. Il a passe tout au travers
de Maçdebourg;.» et arrive à Zerbst le 16 novembre. Sur sa route,
il a été à même de* constater les excès et les désordres des troupes
françaises : u L'esprit du militaire est entièrement perverti ,
écrit-il, la discipline totalement perdue; les malversations sont
flagrantes et honteuses. Chacun travaille pour soi. Uar^ent , les
proHts illicites sont les mobiles de tout. Nous deviendrons , si
cela continue, l'objet de l'indignation publique dans l'Empire. »
A peine arrivé à Zerbst, Fraîgne s'occupe d'établir sérieu-
sement sa correspondance , et en même temps de gagner les
bonnes grâces de la princesse douairière. Il la prend par son
faible, sa passion pour les porcelaines, et demande pour elle à
Bernis un pot de fleurs de la manufacture de Vincennes. Mais
tout en comblant sa princesse de petits soins, il ne perd pas
de vue sa mission, et envoie des renseignements intéressants
tant au ministre qu'aux commandants des armées du Roi.
Deux mois se passent. Fraigne s'est rendu utile aux Français,
donc dangereux aux Prussiens. Une première attaque est dirigée
contre lui. Voici la dépêche dans laquelle il en rend compte :
- Zcrbtt, 10 jaiiTier 1758.
(( Monseigneur, vous allez sans doute être surpris de Tévéne-
ment singulier dont je vais avoir l'honneur de vous rendre
compte, et qui n'a pas d'exemple dans l'histoire. Hier au soir,
sur le minuit, comme j'allois me mettre dans mon lit, quatre
housards prussiens, ayant à leur tête un officier nommé Barowski,
se présentèrent à la porte de ma chambre pour m'en arracher à
force ouverte. Une voiture attelée de quatre chevaux étoit dans
la rue. Leur projet étoit, à ce que j'ai su depuis, de m'y foire
entrer et de m'emmener sans bruit je ne sais où. Un détachement
de huit autres housards devoit me recevoir hors de la ville. Heu-
reusement, ma porte étoit fermée à double tour. Au premier
bruit, je sonnai mes gens; mais on avoit pris la précaution de
s'en saisir le pistolet sur la gorge. Alors on s'est mis en devoir
de la forcer. J'étois si éloigné de penser au dessein qui étoit formé
contre moi , que je n'ai d'abord pas balancé à croire que j'avoîs
, affaire à des brigands qui en vouloient uniquement à ma bourse
378 APPENDICES.
et à ma vie. J'ai pris le seul parti convenable. Deux pistolets
étoient mes seules armes. J'ai blessé un de mes assassins à la
tête. J'ai été moi-même blessé d'un coup de sabre à la maio.
Ce coup de vi(^ueur m'a donné le temps de brûler ce que j'avois
de papier, jusqu'à la lettre que je venois de vous écrire. J'ai
appelé par la fenêtre. Le bruit que j'ai feiit a mis l'alarme dans
]a ville. M. ]e prince d'Anhalt m'a envoyé du secours, et, ne
consultant bientôt que l'amitié dont il m'bonore, il est acooura
lui-même pour me dégag^er. J'avois jusque-là tenu bon , ma porte
n'étoit point forcée, et 'j'ai eu la satisfection de l'ouvrir moi-
même au secours qui m'est arrivé après une bonne heure d'as-
saut; pour lors l'officier s'est nommé. Il a fort assuré qu'il avoît
des ordres du Roy son maitre d'en user comme il l'avoit fût.
J'ai toujours protesté que je ne pouvois penser que Sa Majesté
Prussienne se fût portée, sans aucune réquisition préalable, à une
démarche aussi contraire au droit de la nature et des g^ens, en
violant le territoire souverain de l'Empire et neutre. L'afïaire
s'est tournée en négociation, et mondit officier, ne se voyant pas
le plus fort, a consenti à se retirer. J'en ai exigé une déclara-
tion signée de lui. Il m'en a demandé une aussi, que je lui ai
donnée à la hâte. Je joins icy une copie de l'une et de l'autre.
Je ne puis assez vous exprimer avec quel zèle et quelle fermeté
M. le prince d'Anhalt s'est porté à deffendre ma liberté et ses
droits si singulièrement violés. Comme je n'avois pas heureuse-
ment perdu la tête, j'ai réussi à calmer son ressentiment, qui
auroit pu l'entraîner trop loin. Il m'a fait conduire dans son
château, où il a voulu que je prisse un logement. J'y ai trouvé
madame la princesse sa mère dans des sentiments bien di(pies
de sa naissance et de sa grande âme J'ai été d'avis que M. le
prince d'Anhalt envoyât , sans perdre de temps , une estafette à
Berlin pour porter ses plaintes à Sa Majesté Prussienne, et de-
mander la punition de l'auteur de celle violence. J'ai cru devoir
y joindre une lettre à M. de Podewitz, dont j'ai l'honneur de
vous envoyer la copie Je viens d'aprendre que le hasard a
fait manquer leur coup à mes ennemis. Ils s'attendoient que je
ne me relirerois de la cour qu'à minuit. Leur projet étoit de
m'enlever à la descente de mon carrosse. Heureusement des af-
faires lu'avoient obligé de rentrer chez moi une heure plus tôt. »
L'ENLÈVEMENT DU MARQUIS DE FRAIGNE. 379
A cette dépêche, Fraiçne joint copies de la lettre qu'il a écrite
au comte de Podewiltz, ministre des affaires étrang^ères du roi de
Prusse, de la déclaration qu'il a réclamée du lieutenant Barowsky,
et de la déclaration qu'il a donnée lui-même. Voici ces deux
dernières pièces :
Cl Moi soussigné certifie être venu , selon les ordres que j'en
ai reçu en bonne forme, pour me saisir de la personne de M. le
marquis de Fraig;ne; mais Son Altesse Sérénissime Monseigneur
le Prince m'ayant fait représenter la neutralité du territoire, et
ledit M. le marquis n'étant pas officier français, mais à considé-
rer comme un voyageur particulier, et Son Altesse Sérénissime
l'ayant pris par ces raisons-là sous sa protection , je me suis désisté
de mon entreprise par respect dû à Son Altesse Sérénissime et
en considération desdites circonstances.
« Zcrbst, le 18 janvier 1758.
M De Barowsri ,
• Lieutenant au régiment de Seidelitz. »
Copie de la déclaration donnée par M, le marquis de Fraigne,
ti Je n'ai pu regarder les gens qui sont venus m'enlever cejour-
d'hui à minuit que comme dès brigands qui en vouloient à ma
bourse et à ma vie. Je les ai traités en conséquence, quoique un
soi-disant officier houzard, qui étoit à leur tête, ait dit, après
coup, qu'il étoit envoyé de la part du roi de Prusse. Je respecte
trop ce prince pour présumer que, sans aucune réquisition préa-
lable , il se soit porté à une violation aussi manifeste du terri-
toire d'un prince souverain de TEmpire, et peut-être à une
démarche aussi directement contraire aux loix et aux constitu-
tions de l'Empire germanique. Si mon séjour ici, qui n'a d'autre
but que d'avoir l'honneur de faire ma cour à un prince qui
veut bien depuis longtemps m'honorer de ses bontés, déplaisoit
à Sa Majesté Prussienne, il y avoit des moyens plus simples et
plus convenables de me le faire savoir. Je proteste donc contre
toute violence, et je m'assure que Sa Majesté Prussienne désa-
vouera celle qui a été commise en ma personne, et en punira
l'auteur, qui m'a laissé une déclaration signée de lui. A Zerbst,
le 18 janvier 1758.
a Signé : Le marquis de Fraigne. »
380 APPENDICES.
Enfin , il envoie au ministre copie de la lettre que le prince
d'Anhalt a écrite au roi de Prusse. Voici cette lettre :
tt Sire,
u Votre Majesté permettra que j'aie l'honneur de l'informer
d*un cas arrivé ici dans le lieu de ma résidence, auquel je ne
me serois jamais attendu. Un détachement, qui s'est dît da régi-
ment de SeidelitZy est entré de force cette nuit à minuit dans le
logis du marquis de Fraigne, qui se trouve ici depuis quel<{ues
semaines, et, sans m'en faire requérir, ni montrer des ordres par
écrit, a commis des violences contre sa personne en le blessant à
la main et en tâchant de l'enlever de force le sabre à la main.
a Aussitôt que j'ai été informé du bruit, j'ai fait demander an
détachement s'il étoit muni d'ordres par écrit; mais il n'en a pu
ou voulu produire. Je me suis donc cru d'autant plus obligé de
pourvoir à la sûreté dudit marquis que c'est un homme de qua-
lité, et qui, pendant mon séjour en France, m'a rendu redevable
envers lui de beaucoup d'obligations, m'étant fait d'ailleurs un
plaisir de le retenir ici quelque temps avant que de le laisser
poursuivre ses voyages en Allemagne.
ce Votre Majesté jugera elle-même combien un tel procédé dans
mon territoire et dans Tendroit même de ma résidence me doit
être sensible.
u La confiance que j'ai dans les bontés et dans la justice de
Votre Majesté me fait donc espérer que, loin d'aprouver une
démarche aussi injuste et par conséquent infiniment sensible à
un prince de l'Empire, elle voudroit la réprimer et y apporter
du remède d'une manière conforme à sa sagesse et à son équité.
u J'ai l'honneur d'être avec tout le respect imaginable, etc.
« A Zerbst, le 19 janvier 1758.
« Signé : Frédéric-Auguste d'Anhalt. »
A la suite de cette première alerte, le prince de Zerbst offrit à
M. de Fraigne un asile dans son château, et ordonna une en-
quête sévère sur les faits qui pouvaient avoir motivé, précédé ou
accompagné l'attentat du 18 janvier. L'enquête se trouva bientôt
interrompue, dès qu'on reconnut qu'un des instigateurs princi-
paux était la femme même du prince d'Anhalt, Caroline-Amélie
L'ENLÈVEMENT DD MARQUIS DE FRAIGNE. 881
de Hesse, belle-sœur du roi de Prusse. D'ailleurs, d'autres faits
prémédités ou accidentels venaient chaque jour prouver à l'en-
voyé de l'abbé de Bernis que le séjour de Zerbst était malsain
pour lui. Ainsi, le 22 janvier au matin, u un coup de fusil à
vent fut tiré dans sa fenêtre par un jeune homme lo(jé vis-à-vis.
La balle passa fort près de lui, et avait toute la force requise
pour faire beaucoup de mal. Le jeune homme s'excusa sur ce
qu'il avait voulu tirer des corbeaux dans la rue, et Fraig^ne
demanda sa (;râce. n Pour sortir d'une position aussi fausse que
dan(jercuse, Fraig^ne demandait au ministre, par sa lettre du
25 janvier, à être accrédité officiellement près des princes
d'Anhalt.
Bernis n'eut pas le temps de lui envoyer ses lettres de créance.
Podewiltz, en effet, s'était hâté de répondre aux lettres du prince
Frédéric. Il réclamait le départ immédiat de Frai(jne. u Fraigne
ne s'est arrêté à Zerbst, écrivait-il, que pour s'enquérir de ce
qui se passe dans les États voisins et dans les armées de Sa Ma-
jesté et pour en informer les Français, et il a insulté Sa Majesté
par des propos très-indécents. C'est pourquoi Sa Majesté croit
qu'une telle personne ne mérite point de protection ni selon les
droits des gens, ni selon ceux de la guerre. Sa Majesté ne sau-
roit donc s'imaginer que Votre Altesse s'intéresseroit en sa faveur,
ni qu'elle regarderoit l'enlèvement dudit marquis comme une
violation, n
Cette lettre arriva à Zerbst le 5 février; le prince de Zerbst se
hâta d'y répondre le 6, en envoyant au ministre prussien la
copie de la lettre d'introduction que Fraigne lui avait remise.
Quelques jours s'écoulèrent pendant lesquels le marquis aurait
pu tenter de s'évader; mais les passages étaient gardés, et d'ail-
leurs Fraigne n'était pas fiché peut-être de pousser l'affaire
jusqu'au bout. Le 13 février, la bombe éclate. Désormais c'est
Fraigne qui parle. Voici sa narration :
« Zerbst, 19 férrier 1758.
u Monseigneur, dans la position critique et embarrassante où
je me trouve, il ne me reste d'autre parti à prendre que de faire
une relation exacte, en forme de journal, de tout ce qui se passera
I jusqu'au dénoûment de cette étrange affaire. Quel qu'il soit, je
(
d82 APPENDICES.
trouverai moyen de vous faire parvenir ma lettre; -en attendant,
j'ai les mains liées par la parole d'honneur que madame la
princesse mère et le prince son fils ont donnée que je n'écrirois
point.
u J'ai eu rhonneur de vous mander, Monseigneur, par ma
dernièire dépèche, que sur la lettre du comte de Podewiitx, dont
vous avez eu une copie, tous les passages étant trop exactement
gardés pour que je puisse risquer de partir d'ici, on s'est déter-
miné à envoyer à ce ministre , le 6 de ce mois , la copie de celk
dont j'ai été chargé, en venant ici, pour M. le comte de Zerbst;
nous attendions l'effet de cette démarche qui sembloit me mettre
à couvert d'un traitement violent, et la réponse de Sa Majesté
Prussienne annoncée par ledit ministre. Aujourd'hui 14, à neuf
heures du matin, on est venu aveftir qu'on avoit vu sur la firon-
tière un détachement de cavalerie qui marchoit à grands pas
vers cette ville. Je n'ai pas douté un instant que ce ne fut à moi
qu'il en vouloit. A peine avoit-on eu le temps de se reconnoltre,
que l'officier commandant ledit détachement s'est présenté à It
cour sans avoir voulu permettre qu'il fût annoncé. Son dessein
étoit de surprendre et d'effrayer. U s'appelle Bessing; il est éapi-
taine dans le régiment du Ck>rps cavalerie, et il a sous ses ordres
cinquante cavaliers du même régiment. Il a demandé à parler à
M. le prince de Zerbst, qui a passé sur-le-champ dans l'apparte-
ment de la princesse sa mère pour se concerter avec elle snr le
parti qu'il avoit à prendre dans cette conjoncture délicate. Cette
digne et respectable princesse n'a pas démenti, en cette occasion,
l'opinion que j'ai toujours conçue de sa fermeté et de sa gran-
deur d'âme. Elle a commencé par contenir le zèle et la vivacité
du prince son fils , qui n'auroient pu que produire un mauvais
effet sans aucun fruit. Elle a ordonné qu'on fit entrer cet offi-
cier, qai a commencé par présenter une lettre du roi de Prasse
servant de réponse à celle que lui avoit écrite M. le prince
d'Anhalt * , ajoutant qu'il avoit ordre de se saisir de ma personne,
' Voici celle lettre :
■ Berlin, le 31 janvier I7t8.
« J'ai bien reçu la lettre que Votre Dilcction m*a adressée en date du I9coiirant,
et je m'y suis aperçu à regret qu elle a interprété d'une façon contraire ce qui s'est
passé avec le marquis de Fraiçne. Je crois avoir donné à Voire Dilcction tant de
preuves de mon attention particulière ix)ur sa personne et pour ses États qu'elle
auroit pu être assurée que je ne chercberai jamais à lui causer du clia»rin en quoi
L'ENLÈVEMENT DU MARQUIS DE FRAIGNE. 388
et qu'en cas de résistance de la part de Son Altesse, le bataillon
des gardes à pied en garnison à Leipzig^ devoit marcher pour
le soutenir; que cependant il lui étoit enjoint de ne commettre
:iucune violence dans le château, mais qu'il supplioit Son Altesse
de considérer à quoi il alloit exposer ses États s'il s'obstinoit à ne
pas me livrer, et, s' adressant à madame la princesse douairière,
il a invoqué ses sentiments de mère, lui faisant observer qu'elle
seroit responsable du malheur qui menaçoit le prince son fils.
Un début aussi effrayant n'a pas déconcerté cette princesse. Elle
a lu avec beaucoup de sens froid la lettre de Sa Majesté Prus-
sienne, la sag^acité de son esprit lui faisant sur-le-champ obser-
ver qu'il n'y étoit question, ainsi que vous le verrez par la copie
ci-jointe, que de ne pas permettre que je séjourne plus lon(jtemps
ici, avec une menace de s'assurer de ma personne d'une façon
ou d'autre. Elle en a pris occasion de «*emontrer à cet officier
qu'il falloit sans doute qu'il y eût du malentendu dans l'exécu-
tion des ordres du Roy son maître; que l'intention du prince
son fils n'étoit point de résister aux volontés si clairement mar-
quées de Sa Majesté Prussienne en s'obstinant à me garder chez
lui; qu'il se bomoit à demander que je pusse en sortir en sûreté,
ne pouvant se résoudre à me laisser emmener de la sorte;
qu'après tout ce qui s'étoit passé la nuit du 18 du mois dernier,
il y avoit tout à craindre pour ma personne. Sur cela, ledit offi-
qae ce soit/ Mais aassi ne me serois-jc jamais imaginé que Votre Dilection t'intê-
retteroic pour le martjuis de Fraigne et considëreroit comme une offense quand je
tâcherois de m'assurer d'un homme qui, sans U moindre retenue, ose pour ainsi
dire faire à ma porte le métier d'espion, et qui non-seulement avertit les François
de tout ce qui se passe dans les Etats voisins et dans mes armées, mais qui semble
encore avoir pris à tâche de me rendre des mauvais services par des discours indé-
cents et par toute sorte de voies dont son mauvais caractère le rend capable. Ni le
droit des gens, ni les usages de la guerre n'accordent des asiles à des gens de cette
classe, et une réquisition préalable n'auroit servi qu'à avertir ledit Fraigne de
songer d'autant plus à prendre ses mesures.
• J'espère que Votre Dilection entreverra maintenant et interprétera cette aîhirt
selon sa vraie nature et qualité, et je me promets de ses seiitimcnls pleins d'amitié
pour moi, qu'elle ne permettra pas audit Fraigne de m'insulter plus longtemps par
la continuation de son séjour dans ses États, parce que d'ailleurs je me verrois,
quoique à regret, dans la nécessité de m'assurer de sa personne d'une façonou d'autre.
• Je répète, du reste, les assurances sincères que j'aurai soin avec les miens d'ob-
server toujours vis-à-vis de Votre Dilection et de ses Étau tous les égards dus, et
qne. pour mon particulier, je m'appliquerai à prouver réellement que je suis inva-
riablement, avec une considération et une amitié distinguées, de Votre Diection,etc.
^ « Signé : Frédéric.
« Contre-signé : Podewitz. »
384 APPENDICES.
cier a juré, sur son honneur, qu'il avoit ordre de me traita
avec tous les égards possibles, de ne toucher à aucun de mes
effets ou papiers, u Mais qui vous a donné cet ordre ^ a r^ptrti
u vivement Son Altesse, et où devez-vous conduire le marquis de
u Fraigne?» Il a répondu qu'il avoit reçu l'-ordre du prince Henri,
ù qui il devoit me mener. Ce qu'il a affirmé* par les serments
les plus forts et en réitérant sa parole d'honneur, a Eh bienlje
uconnois assez la façon de penser de M. le prince Henri, a dit
((Cette princesse, pour pouvoir vous assurer qu'il ne vous sanra
«pas mauvais gré de suspendre, à ma prière, l'exécution de ses
u ordres jusqu'à la rentrée du Roy son frère. Mon fils va dépêcher
a une estafette à Sa Majesté Prussienne. On vous remettra nue
a copie de la lettre qu^il lui écrira. J'y enjoindrai une dans les
u termes les plus pressants. Je ne puis pas douter que Sa Majesté
u ne nous accorde une grâce aussi simple que celle que nous loi
a demandons, et qu'elle ne vous sache même çréde votre modé-
(( ration. Quand elle a écrit la lettre dont vous êtes porteur, elk
an'étoit pas encore instruite des motifs qui doivent mettrek
a marquis de Fraig^ne à couvert de toute violence. Le terme d'e»*
a pion dont il est qualifié dans ladite lettre prouve évidemment
a que Sa Majesté a été induite en erreur. » Son Altesse n'a pis
manqué de faire ohserver que cette lettre est de la même date
que celle que le comte de Podewiltz a écrite, que la réplique
faite à ce ministre le 6 de ce mois ne pouvoit pas encore a?oir
opéré Tcffet qu'on doit en attendre. Enfin elle a ajouté tantiie
honnes raisons, qui seroient trop longues à déduire, que le capi-
taine Bissinç s'est rendu après une contestation de près de deox
heures. Il a été convenu que Leurs Altesses dépêcheroieot sm^
le-chaiiip une estafette au roy de Prusse et une autre au prince
Henri , actuellement à llalherstadt. Le capitaine Bissin(j a exip
qu'elles eng^açeasscnt leur parole d'honneur que je ne m'é▼at^^
rois ni n'écrirois jusqu'à la conclusion de cette affiaire. Il a offert
de faire retirer son détachement jusqu'au plus prochain village;
on a cru qu'il valoit mieux qu'il restât dans les £auxboufÇS. 11>
dit qu'il alloit, de son côté, envoyer une estafette au colond
Tadcnsic, commandant la garnison de Leipzig^, le mêine<pu
devoit marcher, afin de le prévenir sur ce qui s'étoit passé.
u J'ignorois Tarrivée de cet officier. Dès qu'il a été sorti, nu-
dame la princesse mère m'a fait dire de passer chez elle. JeTii
L'ENLEVEMENT DU MARQUIS DE FRAIGNE. 385
trouvée si consternée et si excédée de la scène cruelle qu'elle
venoit d'essuyer, qu'à peine avoit-elle la force de parler. L'hon-
neur du prince son fils, son attachement sincère aux intérêts du
Roy, ses bontés pour moi, tout concouroit à augmenter sa sen-
sibilité. J'ai tremblé pour sa santé, déjà affaiblie par la perte
d'une sœur qu'elle aimoit tendrement. Elle m'a instruit de ce
qui venoit de se passer , les larmes aux yeux, et en me réitérant
les assurances les plus positives qu'elle persisteroit, quoi qu'il
arrive, dans les sentiments que je lui connaissois. Je n'ai pu que
souscrire aux arrang^ements qu'elle avoit pris. Elle avoit plus
besoin de consolation que moi-même. Elle est entourée de gens
effrayés et qui ne cessent de lui répéter qu'elle sera responsable
du malheur dans lequel tout le pays va être plongfé. Un uniforme
prussien suffit pour faire mourir de peur tout ce monde-ci.
u J'ai travaillé à la rassurer par tout ce que j'ai pu imag^iner
de plus propre à cet effet. Je n'ai pas eu de peine à lui faire
sentir que, ne résistant pas aux volontés de Sa Majesté Prus-
sienne en me gfardant ici malg^ré elle, il n'y avoit pas lieu de
craindre un si terrible ressentiment; que la prétendue marche
du bataillon des Gardes n'étoit probablement qu*un épouvan-
tai!, et qu'enfin, vu les raisons allégées , on nepouvoît refuser
d'attendre la réponse de Sadite Majesté. Elle m'a promis de tenir
ferme à toutes les instances et menaces qu'on pourroit employer
jusqu'à ce que cette réponse arrive.
u II n'a plus été question que de faire partir les estafettes. Je
joindrai ici la lettre que M. le prince de Zerbst a écrite au roi de
Prusse; elle est on ne peut pas plus soumise. Celle que la prin-
cesse mère y a jointe de sa main est plus étendue et pressante,
qu'elle ne peut manquer de faire beaucoup d'impression. Elle a
écrit à peu près dans le même goût au prince Henri.
u Le reste de la journée s'est passé fort tranquillement. Leurs
Altesses ont eu la bonté de laisser à mon choix d'admettre deux
officiers prussiens à leur table. Je les ai fort assurées que je
n'aurois pas de peine à les voir. Cette entrevue s'est faite avec
beaucoup de politesse de part et d'autre. Le capitaine Bissing
n'a pas négligé de me faire réitérer la parole d'honneur qui
«voit été donnée en mon nom, à laquelle il a fallu se soumettre.
^ a Je finirai le détail de cette journée par quelques courtes
«* réflexions sur la lettre de Sa Majesté Prussienne.
* II. J5
386 APPENDICES.
(I Les propos indécents dont ce prince se plaint sont le seul
article qui puisse me faire de la peine. Je me suis attendu à cette
imputation. Vous vous souvenez, Monseigneur, que j'ai eu l'hon-
neur de vous en prévenir plusieurs fois, et vous avez eu la bonté
de me rassurer à cet égard , de façon que j'ose espérer que vous
voudrez bien me rendre la justice de croire que je suis incapable
de pareille imprudence. Le terme d'espion dont Sa Majesté Prus-
sienne me qualiBe prouve la nécessité qu'il y avoit de faire
usage de la lettre en question. A quelle extrémité ce prince
n'étoit-il pas capable de se livrer contre moi? La manière clan-
destine et violente dont il a tenté de me (aire enlever la nuit
du 18 janvier devoit faire tout craindre, et l'an imad version vio-
lente qu'il témoigne dans sa lettre annonce la plus cruelle ven-
geance, (c J'ai cherché , dit-il , à lui nuire par toutes les voyes
« dont mon mauvais caractère me rend capable. » Sa Majesté Prus-
sienne me fait beaucoup plus d'honneur que je n'en mérite. Je
sais qu'elle s'en prend à moi de plusieurs événements auxqueb
je n'ai pas eu autant de part que je Taurois désiré. C'est , en
effet, avoir un bien mauvais caractère que de servir son maître
aux dépens de son ennemi. Je ne crois pas que je me corrige
jamais de cette méchanceté. Quelque chose qui arrive, mon
zèle pour le service du Roy ne sauroit diminuer, et, n'ayant rien
à me reprocher, tout ce que j'aurai souffert à cette occasion ne
peut tourner qu'à mon avantage sous les auspices d'un ministre
aussi éclairé et aussi équitable que vous. Monseigneur.
(( J'ai eu encore le temps et le bonheur d'avertir assez à propos
*es généraux de Sa Majesté des préparatifs qui se faisoient pour
les surprendre, et j'ai eu la consolation d'apprendre qu'ils ont
pris les mesures convenables.
u Je n'ai pas besoin de vous faire observer avec quel despotisme
le roi de Prusse traite les princes de l'Empire, ses voisins; vous
jugerez, parle style de la lettre que M. le prince de Zerbst loi
écrit, de l'extrême sujétion dans laquelle il les tient. C'est le ton
que la chancellerie de cette cour a été forcée de prendre depuis
longtemps, et ce n'est pas ici le moment de le changer.
« Le 15 février.
« La journée a été fort tranquille à l'extérieur. J'ai prw toutes
les précautions nécessaires pour mettre en sûreté quelques pa-
L'ENLEVEMENT DU MARQUIS DE FRAIGNE. 387
piers de conséquence, et, toute réflexion feite, je me dispose à
suivre mes conducteurs au cas où la réponse que nous attendons
ne soit pas favorable. La résistance seroit inutile, et j'aurois
peut-ôtre à me reprocher la ruine de ce pays-ci. Je ne souffre
déjà que du chag^rin que cet événement cause à Leurs Altesses.
Les. bontés singulières que j'en reçois ne me permettent pas
d'être affecté autant que je devrois du sort qui m'attend. Je
m'occupe à les consoler. Je m'aide beaucoup en cela des assu-
rances de la protection efficace du Roi. J'espère, Monseig^neur,
que vous voudrez bien la leur procurer. Ce qui afflige singuliè-
rement madame la princesse mère, c'est de voir que cette trame
odieuse s'est ourdie dans le sein même de sa cour et de sa fa-
mille. Il n'y a que trop de preuves convaincantes que sa propre
belle-fille, entraînée par de pernicieux conseils, y a beaucoup
de part. Jugez quelles pourroient être les suites de cette fâcheuse
découverte et à quel point le Prince seroît capable de porter son
ressentiment, si nous ne travaillions sans relâche à la lui cacher.
Ma position est bien cruelle. Obligé de renfermer continuelle-
ment des mouvements trop justes d'indignation contre une foule
de gens pervers à qui je n'ai pas donné le plus léger prétexte de
me nuire, il faut encore que je m'intéresse en leur faveur et que
je me refuse à une vengeance qui me seroit si facile; mais telle
est ma fsiçon de penser, à laquelle les sentiments de la princesse
mère sont parfsdtement conformes.
u Le IG.
u Ce matin est arrivé une estafette qui a apporté la réponse du
prince Henri aux deux lettres qui lui avoient été écrites. Le
prince nie formellement avoir donné aucun ordre au capitaine
Bissing. Il ajoute qu'il n'ignore pas ceux du Roi son frère, mais
qu'il en a chargé le colonel Tadensie ', commandant à Leipzig,
qui en sera seul responsable vis-à-vis de Sa Majesté Prussienne,
et que, quant à lui, cette affaire ne le regarde plus.
u Ce prince entre dans de plus grands détails dans sa réponse
à madame la princesse mère : il lui ouvre son cœur avec la plus
grande confiance et dans les termes qui ne laisseroient rien à
désirer sur sa façon de penser si l'on ne se rappeloit que le lieu-
tenant Barousky a été envoyé par son ordre, et qu'il lui auroit
> Peut-éire fiiut-il lire Fadeniie.
25.
3S8 APPENDICES.
été facile de me faire avertir de prendre mes mesures. Je sup-
prime toutes les belles choses que Son Altesse Royale dit à œ
sujet, ainsi qu'elle Ta exigé. Elles pourront trouver leur place
un jour.
tt Sur ces lettres, madame la princesse mère a fait prier M. le
capitaine Bissing de se rendre chez elle, et lui a fait obserrer
avec ménagement la contradiction qui se trouvoit entre les asio*
rances qu'il avoit données en arrivant et la négative du prince
Henri. Cet officier a protesté sur son honneur qu'il n^en avoit
point imposé, et qu'il ne pouvoit qu'être fort surpris que ledit
prince désavouât les ordres formels qu'il lui avoit donnés, ajon-
tant avec la pins grande apparence de douleur qu'il voyoit bien
qn'U seroit sacrifié dans cette affaire pour y avoir apporté trop
de ménagements. Il n'a pas caché qu'il avoit aussi reçu une lettre
du prince Henri , par laquelle il le blâmoit fort d^avoir com-
promis Son Altesse Royale vis4-vis de M. et de madame la prin-
cesse de Zerbst. Sur quoi il a beaucoup crié à l'injustice. Il i
fini par implorer les bontés de Leurs Altesses pour se garantir
dn sort qui le menaçoit. J'étois présent à cet entretien singulier
qui DOQs a foit concevoir l'espérance qu'il y avoit peut-être di
malentendu dans l'exécution des ordres de Sa Majesté Prussienne.
« Il a été convenu avec cet officier que M. le prince de ZeAà
dépêcherait sur-le-champ une estafette au colonel Tadensie pour
lut envoyer la copie de la lettre du prince Henri, par laquelle
ledit prince renvoie l'afÉsiire à ce colonel ; qu'on y joindront une
copie de la lettre de Sa Majesté Prussienne et de la réponse qui
T a été faiite, en priant ledit colonel de vouloir bien faire atten-
tion que dans cette lettre il n'est question d'autre chose que àt
ne pas permettre que je séjourne plus longtemps ici, à quoiSofl
Altesse ne s'opposant pas, il ne peut refuser d'attendre la répoiwe
qu'il plaira à Sa Majesté de faire sur la demande si juste Sa
passe-ports.
u Qu'en outre, madame la princesse mère récriroit au prioff
Henri pour faire auprès de lui de nouvelles instances, et W
rendre des témoignages avantageux de la conduite mesurée «la
capitaine Bissing, qui s'est retiré avec des apparences de satisfeo
tiou. On n'a pas perdu un moment pour dépécher les estafette
en qut*stion. M. le prince Henri avoit fourni un beau cbjmpà
madame la princesse de Zerbst pour porter Son Aleesse lioyaleà
I
L'ENLÈVEMENT DU MARQUIS DE FBAIGNE. 389
prendre quelque chose sur elle dans une conjoncture aussi déli-
cate : elle n'a rien obmis dans sa lettre de ce qui pouvoit y con-
tribuer; en remerciant ce prince de la conBance qu'il lui avoit
marquée, elle lui a fait sentir poliment que cette confiance auroit
pu parera tous les inconvénients actuels, s'il avoit jug;é à propos
de la témoigner plus tôt. La façon dont il s'étoit expliqué à mon
sujet a fait penser que je ne ferois pas mal de lui écrire aussi ,
ce que j'ai fait dans les termes les plus convenables. C'est tou-
jours beaucoup dans toutes les affaires de gagner du temps.
« Le 17.
u Dès huit heures du matin, le capitaine Bissing a fait supplier
madame la princesse mère de vouloir bien lui donner audience.
Son Altesse a été effrayée de cet empressement. Elle lui a fait
dire qu'elle ne pourroit le voir que sur les onze heures, et elle
m'a fait prévenir pour que je pusse être présenta cette entrevue.
u Nous avons été assez agréablement surpris de voir que cet
officier, sur une lettre qu'il avoit reçue du colonel Tadensie qui
le menaçoit de répondre des suites que pourroit avoir mon éva-
sion, s'est borné à demander une attestation par écrit de M. le
prince de Zerbst, sur laquelle Son Altesse répondit de ma per-
sonne. On n'a fait aucune difficulté de lui donner cette satis-
faction, en lui faisant observer seulement qu'il auroit pu se
contenter de la parole déjà donnée. Il a observé que cette atten-
tion étoit uniquement pour le colonel Tadensie, à qui il alloit
la faire passer par une estafette. Je l'ai fort assuré en mon parti-
culier qu'au point où en étoient les choses, il ne devoit pas
craindre que je songeasse à m'évader comme pourroit faire un
espion, et cela a fini par des politesses réciproques.
u J'ai été informé de bonne part que le capitaine Bissing
s'étoit ouvert à quelqu'un sur le véritable objet de sa commis-
sion, qu'il avoit avoué qu'il n'avoit d'autres ordres que de
tâcher, en effrayant Leurs Altesses par une prétendue marche
de troupes, de les engager à me livrer entre ses mains, et qu'il
devoit me conduire à la forteresse de Magdebourg. J'ai fisiit
part de cette découverte à madame la princesse mère, et nous
nous sommes bien promis de ^ire l'usage convenable sans rien
témoigner audit officier du mécontentement que son mensonge
doit nécessairement occasionner*
390 APPENDICES.
a Le 18.
tt Ce matin, de très-bonne heure, est arrivée une seconde esta-
fette du prince Henri avec les réponses aux lettres qae madame
la princesse mère et moi avions écrites. Celle dont il m'a honoré
est dans les termes les plus oblig^eants, quoique fort vagues, le
ne la joindrai point ici par ménag^ement pour ce prince qm
exige que je n'en fasse aucun usage.
u II répète à madame la princesse mère qu'il n'a donné aucun
ordre au capitaine Bissing. 11 pousse la confiance vis-à-vis d'dtte
encore plus loin que dans sa dernière lettre. Je dois suprimer
les détails dans lesquels il entre. 11 assure qu'il ne craint point
la peine qui pourra lui revenir du retardement de l'exécution
des ordres du Roy son ft^re, ajoutant qu'il doute fort que le
prince se relâche de ses volontés; enfin, pour prouver combien
le capitaine Bissing m'avoit imposé, il avertit que cet officier
étoit chargé d'une lettre de Sa Majesté Prussienne pour le com-
mandant de la forteresse de Magdebour^ où il doit me con-
duire.
a Comme nous en étions à réfléchir sur le contenu de cette
lettre, le capitaine Bissing a fait demander audience : elle lai a
été accordée suivle-champ. Il a paru embarrassé de me trooTer
de si bonne heure dans la chambre de madame la princesse
mère. Son dessein étoit de faire une nouvelle tentative pour
obtenir de Leurs Altesses qu'elles voulussent bien consentira
me livrer. Il a inutilement déployé la rhétorique et tout Tépoo-
vantail de la prétendue marche des troupes dans leurs Ëta(5,
disant que puisque le colonel Tadensie ne répondoit pas, il n>
avoit pas à douter qu'il ne marchât avec son r^iment : on lai*
demandé s'il avoit reçu de nouveaux ordres, et sur sa négative,
sans paroltre exiger qu'il dit le motif de sa démarche, ni loi
faire sentir combien on devoit être indigné de sa mauvaise foi
dont on avoit la preuve en main , on s'est contenté de lui repré-
senter qu'on présumoft trop bien de la façon de penser et
M. Tadensie pour craindre qu'il se portât à une pareille extre-
mité avant d'avoir répondu à la lettre que le prince lui avoit
écrite; qu'au surplus on alloit envoyer un gentilhomme sur la
frontière, chargé de lui faire les représentations convenable,
au ras qu'il s''avançât, et qu'on emploieroit du côté de Leuis
L'ENLEVEMENT DU MARQUIS DE FRAIGNE. 391
Altesses tant de bons procédés qu*assurément ce colonel ne
pourroit s'empêcher de se rendre à leurs justes désirs.
u Mondit capitaine a fait semblant de se payer de cette mon«
noyé et s'est retiré fort embarrassé de sa contenance, se doutant
bien, à certains propos qui lui ont été tenus, que M. le prince
Henri l'avoit démasqué. Il a môme avoué, sans qu'on Ten prie,
que je devois être conduit à Magdebourg;. Tout cela n'a point
empêché qu'il ne soit venu dîner à la cour comme à son ordi-
naire. Il a seulement redoublé d^ politesse pour moi, et le reste
de la journée s'est passé aussi tranquillement que les circon-
stances peuvent le permettre,
« Le 19.
u Nous commencions à espérer que le colonel Tadensie vou-
droit bien attendre jusqu'à la réponse du roy de Prusse; mais, à
huit heures du soir, le ^gentilhomme que M. le prince de Zerbst
avoit envoyé à la frontière à fait avertir qu'un détachement
d'infianterie, avec quelque cavalerie et une pièce de canon, étoit
arrivé sur les trois heures à Dessau et devoit marcher demain à
la pointe du jour vers cette ville. Son Altesse a mandé audit
gentilhomme de faire tout au monde pour eng^ager le comman-
dant de ce détachement à s'arrêter sur la frontière et de venir
bien vite rendre compte du succès de sa commission. Il est aisé
de le prévoir, il faudra céder et suivre sa destinée. Une plus
longue résistance me seroit mutile et ne pourroit que nuire
beaucoup à ce pays-ci. Je compte partir demain matin , et je
vai# finir cette longue lettre en me recommandant. Monseigneur,
à vos bontés. Mon malheur ne sauroit m'être imputé. Cette po-
sition-ci ne pouvoit manquer de m'être fiineste. Je m'attends à
tous les mauvais procédés dont ces gens-là sont capables. Mpn
extrême attachement au service du Roy me les fera supporter avec
patience.
a Permettez, Monseigneur, que je me mette aux pieds de Sa
Majesté pour la supplier qu'elle daigne m'àcquitter de tout ce que
je dois à madame la princesse mère et au prince son Bis. C'est
la seule grâce que j'ose lui demander qu'elle ait la bonté de
faire sentir à Leurs Altesses qu'elle leur sait bon gré de ce
qu'elles ont fait dans cetle occasion. Le temps n'est pas éloigné
392 APPENDICES.
de leur en donner des marques sensibles. Ce sera une grande
consolation pour moi.
a Je ^is^ etc.
« Fraigne.
« Zerbtt, le 19 février 1758. »
Mémoire.
(Ce mémoire a été copié de tqriginal qui est de la propre main
de madame la princesse de ZerbsL)
«a6féTrierl758.
« M. le marquis de Frai(j^ne n'ayant pu achever le détail de
son aventure, on a cru devoir y suppléer, afin que la cour fut
entièrement au £aiit de cette affaire. La matinée du lundi se
passa dans l'attente de la réponse du major de Zerbst qui, comme
on le sait, avoit été envoyé à la frontière. Pendant ce temps-là,
le capitaine Bissing étoit revenu à la charge pour obtenir que
M. de Fraigfne lui fût livré. Ses instances furent vaines, et une
capitulation de près de trois quarts d'heure lui valut un renvoi
aux t'épouses et aux passe-ports du Roi son maître qu'on atten-
doit. Environ à une heure après diner, le major Zerbst fit savoir
que le détachement, consistant en cavalerie et infanterie avec
du canon, ayant un major nommé Gleist à la tète, étoit entré
sur ce territoire; qu'ayant (ait sa commission, l'officier comman-
dant avoit beaucoup résisté, mais qu'enfin il avoit cédé et promis
un répit jusqu'à mercredy matin; qu'en attendant, il avoit pris
son quartier dans la petite ville de Rossau. U^e heure ou en-
viron après, le major Gleist envoya un capitaine s'excuser sur
l'exactitude militaire qui ne lui permettoit pas de s'éloigner de
sa troupe pour insister en personne, comme il en avoit chargé
luy, sur la réussite de sa commission. Le prince et sa mère
répondirent comme au capitaine Bissing, mêlant leurs termes
de politesse et de fermeté. Il arriva sur le soir un second officier
du même détachement qui, sous prétexte qu'il avoit parlé à l'of-
ficier de cavalerie, se fit introduire à la cour. On fut tenté, les
voyant quatre, de soupçonner un coup de main. Ce qu'il y a de
certain , c'est qu'ils sortirent fort tard de la cour, et seulement
après avoir vu que M. de Fraigne persistoit à rester dans l'ap-
partement de madame la princesse mère.
L'ENLÈVEMENT DU MARQUIS DE FBAIGNE. 393
tt Le mardi ving^t-un, la réponse du roi de Prusse n'arrive
point. Le prince écrivit à son major de Zerbst; M. le marquis, de
son côté, écrivit au major Gleist. La réponse de cet officier arriva
le soir fort tard. (Dans ces lettres, le prince d'Anhalt ordonne à
son major de continuera demander un délai. De Fraig^ne, tout
en déclarant qu'il a l'intention de se rendre, insiste sur ce délai,
et Cleist répond qu'il demande des ordres au colonel Tadensie.)
a Le mercredi 22, à dix heures du matin, arriva le major
Zerbst en personne et annonce que le major Cleist , après avoir
expédié l'estafette comme il en avoit été repris, s'étoit ravisé la
nuit, qu'il avoit résolu d'attendre les ordres du Roi et du colonel
de Tadenzin à Zerbst et qui marchoit sur la ville. Il fut renvoyé
sur ses pas avec ordre de réitère rtout ce qu'il s'étoit tant de
fois dit. Le major Cleist répondit qu'il ne l'attendoit pas autre-
ment, qu'il feroit observer une exacte discipline, mais qu'il se
rendroit responsable s'il n'avançoit pas. Il étoit environ deux
beures après midy que quatre cents hommes de cavalerie et
infanterie entrèrent dans la ville , sans compter le premier déta-
chement de cavalerie qui s'y tenoit encore. Ils saisirent toutes les
portes, excepté celles du château, braquèrent le canon sur la
place; les troupes log^ées, le major Cleist se rendit à la cour. Le
prince se rendit dans l'appartement de sa mère. M. le marquis
de Fraigne s'y trouvoit. Le major Cleist débuta par présenter
une lettre assez grossière et menaçante du colonel Tadenzin son
chef, qui étoit une espèce de réponse à celle que le pr^ice avoit
écrite à cet officier. Ensuite, M. le marquis fut présenté à M. le
major Cleist. M. le marquis, qui déjà (avait) si^bjuçué tous les
autres officiers par l'ascendant que les belles âmes savent prendre
sur toutes les autres, lui parla de cet air noble et aisé qui carac-
térise si bien tout ce qu'il £aiit. Il lui représenta toutes les consé-
quences de ce procédé d'un ton ferme et persuasif qui parut
inspirer du respect, de l'estime. Il ne sut lui répondre qu'en
levant les épaules. A sept heures du soir arrive la réponse du
colonel Tadenzin de Leipzig. Elle étoit décisive. Le major Cleist
anonça qu'il avoit ordre de se porter aux dernières extrémités.
Le prince et sa mère répondirent qu'ils ne livreroient jamais
M. le marquis, que sa personne étoit sacrée, que ce n'étoit point
à eux à en disposer. Alors M. le marquis déclara qu'il étoit bien
éloigné de permettre que l'asile sacré do château d'un prince
394 APPENDICES.
de ]*Einpire fût violé à son occasion, qu'il se remettroit lui-même
une heure après minuit entre les mains d'un officier de cavalerie.
Le prince et sa mère, au désespoir, se rendirent alors. Voici ce
qu'ils prièrent le major de Gleist de noter :
a Vous aurez la bonté de noter ce que vous allez entendre.
Ce n'est pas nous qui vous livrons M. le marquis de Fraig^ne. D
n'est point notre sujet. Il a l'honneur de l'être du royde France.
Il est icy par son ordre. Nous aurions tout sacrifié pour le sou*
tenir. C'est luy-méme qui veut bien se remettre entre vos mains
pour éviter des suites d'une résistance aussi disproportionnée.
Nous espérons que vous tiendrez la parole que vous nous avez
donnée de le traiter avec tous les égards qui lui sont dus.
u M. le marquis de Fraigne a tenu sa promesse. Il s'est livré
à l'heure marquée. L'équipage l'a mené à Magdebourg escorté
comme ils étoient convenus. On a sçu qu'il fut mis en arrivant
dans une espèce de cachot, mais qu'il a été transporté ensuite
dans une chambre dont il fit sortir des officiers pour l'y mettre.
(On peut) l'approcher en présence de l'officier de garde. Ceux
de ses amis qui se sont chargés de ce mémoire espèrent de l'équité
du Roi et du ministre qu'on mettra tout en œuvre pour tirer de
là un sujet si fidèle et qui souffre dans la cause de son maître,
un si digne citoyen et un si honnête homme qui mérite assuré-
ment le sort le plus doux. »
Pendant que ces faits se passaient à Zerbst, Bernis ne né^fli-
geait rien pour mettre authentiquement le marquis de Fraise
sous la protection du droit des gens. Il lui écrivait le 3 mars :
« Sa Majesté n'a pu voir qu'avec beaucoup de surprise la vio-
lence que le roi de Prusse avoit ordonnée d'exercer contre vous.
Ce prince a donné dans cette occasion une nouvelle preuve do
mépris qu'il fait des lois , des procédés et des bienséances. Yoas
n'aviez point, il est vrai, de lettres de créance qui vous missent
sous la protection du droit des gens, mais vous ne deviez pas
être moins en sûreté dans la résidence d'un prince qui vous
avoit accueilli à sa cour. Sa Majesté a fort approuvé, Monsieur,
la conduite que vous avez tenue en cette occasion. Elle a été
dans les premiers moments aussi courageuse que sage dans ce
qui l'a suivi. Le conseil, en y applaudissant, vous a rendu la
justice qui vous est due. La déclaration du lieutenant de bas-
L'ENLÈVEMENT DU MARQUIS DE FRAIGNE. 395
sards ne laisse aucun doute sur les intentions du roi de Prusse.
Ce prince n'a pu se plaindre de celle que vous avez donnée et
qui est conçue en termes très-modérés. Pour vous mettre à cou-
vert d'une nouvelle entreprise, je joins ici, Monsieur, des lettres
de créance pour vous en qualité de ministre plénipotentiaire du
Roi auprès des quatre princes de la maison d'Anhalt. Vous pré-
senterez vous-même celles qui sont adressées à M. le prince de
Zerbst, et comme vous ne pouvez sans risque sortir de sa rési-
dence, il suffira d'envoyer les autres aux ministres de ces princes
en les accompagnant des lettres de votre part, n
Ces lettres, comme on Ta vu, devaient arriver trop tard. Elles
n'auraient d'ailleurs point fait revenir le roi de Prusse sur sa
détermination. Il venait de l'exprimer nettement à la princesse
d'Anhalt dans une lettre datée de Breslau, le 14 mars 1758, dans
laquelle il refusait absolument de mettre Fraigne en liberté ^
Le Mémoire concernant les mauvais traitements qu'éprouve
à Magdebourg M. le marquis, de Fraigne, envoyé de la cour de
France à celle de Zerbst, dans laquelle il a été enlevé à force
ouverte le "22 février 1758 et conduit à ladite forteresse où il y
est encore étroitement enfermé *, continue la relation dont
Fraigne lui-même, puis la princesse d'Anhalt, ont été les pre-
miers rédacteurs. Ce mémoire est de la BoussinièreDestouches ,
secrétaire du marquis.
u M. Je marquis de Fraigne, en arrivant à Magdebourg, fut
désarmé; l'on se saisit de son portefeuille, et le premier endroit
où on le conduisit fut un cachot fort obscur, extrêmement hu-
mide, n'ayant de jour que par iine petite fenêtre attenante an
plancher, fermé d'une double porte et triples caguenats. Un
pareil début dut le surprendre, après les promesses que le com-
mandant du détachement prussien , entre les mains duquel il se
remit à Zerbst, lui réitéra, qu'on auroit pour lui tous les égards
possibles. Cette contradiction manifeste lui fit croire qu'il y
avoit un malentendu. J'obtins la permission d'aller chez M. le
commandant faire des représentations à cet égard et lui exposer
le mauvais état de sa santé. Je rapportai pour toute réponse que
1 Publiée dans les Œuvres de Frédéric, ëd. de Berlin, XV, 588.
* Envoyé par M. Laujon, secrétaire des commandemeiilt de M. le comte de
Clcrmont, le l«'juin n58.
396 APPENDICES.
les ordres de Sa Majesté Prussienne portoient précisément qu'il fat
renfermé dans le souterrain, qu'il alloit lui écrire sur-le-champ
en envoyant le portefeuille de M. le marquis , et qu'en même
temps il dépécheroit une estafette au prince Henri. J'y retournai
une seconde fois, et cette tentative fut aussi inutile que la pre-
mière. Il fallut donc se résoudre à loger dans ce misérable
endroit où je fus renfermé avec lui. On lui donna à peine ua
fort mauvais lit pour son argent, et moi, je fus obligé de coudier
sur les paquets. Alors Monsieur, s'abandonnent à son imagina-
tion frappée des discours des différentes personnes quiravoieot
approché, se figura qu'on avoit l'intention de le transporter ail-
leurs à dessein de le faire disparaître : sa voiture, qui étoit restée
devant sa porte, le confirma dans cette opinion. Il me fit part de
sa crainte, et, pour prévenir ce prétendu dessein, nous jugeâmes
que le seul parti à prendre étoit qu'il fit beaucoup le malade,
et moi fort l'affligé. Je n'eus pas de peine à jouer ce personnage.
Je m'en acquittai même si bien qu'on n'en douta pas un instant
Le médecin vint, qui, heureusement fort ignorant, fugea M. le
marquis à mort. M. le commandant en fut instruit et devint
plus traitable. Dès le lendemain, il envoya le major de la place
faire rendre le portefeuille que M.' le marquis avoit fait ofte
d'ouvrir, s'excusant beaucoup qu'on l'eût arrêté. Il promit de
faire donner une espèce de chambre qu'il me mena voir, mais il
me fit faire une observation qu*elle coûteroit fort cher. Je répon-
dis à cela comme je le de vois, et dès le jour même Monsieur y fat
transporté. Je continuai à être renfermé avec lui, et ses domes-
tiques n'avoient la permission de l'approcher qu^â l'heure des
repas, en présence de l'officier de garde. Celui-ci, quelque temps
après, ayant donné occasion de se plaindre à M. le comman-
dant du refus qu'il faisoit de leur ouvrir quand Monsieur efl
avoit besoin, il fut permis de laisser la chambre ouverte, stcc
défense d*y laisser entrer toute autre pei*sonne.
u Comme je n'avais point été compris dans les ordres donoé>
d'arrêter M. le marquis de Fraigne, il crut qu'on ne feroil pa^
de difficulté de me permettre d'aller à Hambourg, ou étoit la
plus grande partie de ses effets. La demande en fut faite à M. 1?
commandant, qui opposa les ordres du prince Henri. Cela donna
occasion de demander la permission délai écrire- Elle fiit accor-
dée. Par cette lettre, M. le marquis témoignoit la surprise qu'il
L'ENLEVEMENT DU MARQUIS DE FRAIGNE. 397
éprouvoit qu'on lui objectât sans cesse les ordres de Son Altesse
Royale, ce qu'il ne pouvoit croire, connaissant sa noble façon
de penser, et cela étant contraire à ce qu'elle marquoit peu de
jours auparavant à une personne de confiance qu'elle seroit
bien fâchée d'y avoir eu la moindre part, que c'étoit jeter l'huile
sur le feu déjà que trop allumé. 11 finissoit par exposer à Son
Altesse Royale que son secrétaire n'ayant point été compris
dans les ordres de Sa Majesté Prussienne, il ne pouvoit s'ima-
giner que son courroux pût s'étendre jusqu'à lui et qu'elle
refusât de le laisser aller à Hambourg^.
tt Cette lettre fut remise à M. le commandant, qui fit dire le
lendemain par le major de la place qu'elle étoit partie par une
estafette. Deux jours après, il revint annoncer que la veille au
soir il étoit arriTé un courrier du roi de Prusse qui enjoig^noit à
M. le commandant de veiller avec la plus grande exactitude à
ce qu'il n'eût aucune correspondance, et de ne point laisser aller
les domestiques en ville sans une ordonnance; qu'en consé-
quence, Son Excellence n'avoit osé prendre sur elle de faire
partir la susdite lettre.
u Nous ne doutâmes point que ce ne fût la réponse de Son
Altesse Royale qui ne vouloit pas paroitre dans cette affaire.
Nous en fûmes convaincus par ce que fit dire M. le comman-
dant qu'elle étoii déchirée ou brûlée lorsqu'on la fit redemander.
u M. le marquis de Fraigne a pris patience tout le temps
nécessaire pour faire les démarches convenables auprès de
Sa Majesté Prussienne. Deux mois se sont écoulés sans entendre
parler de rien. Cependant sa santé dépérissoit de jour en jour.
Il savoitde plus que la cour de Berlin, profitant de sa détention,
chcrchoit à pallier la violence exercée contre lui jusqu'à lui
imputer des crimes que le public seroit tenté de croire par les
apparences de vérité qu'elle s'efforce de leur donner. Il jugea
donc qu'il étoit de son honneur d'aller se justifier aux yeux de
sa cour et à ceux de ce même public. Dès lors, il ne songea
plus qu'à tromper la vigilance de ses gardes pour s'évader. II
en étoit venu à bout; mais, malheureusement, ayant pris la
route de Zerbst, d'où il comptoit se rendre à Hambourg, il a été
reconnu à la porte de ladite ville de Zerbst par une sentinelle
du régiment de Kalekeret, qui avoit eu pendant fort longtemps
la garde de la citadelle de Magdebourg. Bref, il a été arrêté
398 APPENDICES.
et ramené à ladite forteresse, où il est maintenant réduit dans
un cachot, chargée de fers, privé de tout, même de son linge,
étant obligée de manger avec ses doigts, étant défendu de lui
confier ni couteau ni fourchette. M. le comm^andaat a porté
sa vengeance jusque sur moi et les domestiques. Nous avons
tous été sur-le-champ mis dans chacun un cachot, et il ne fut
pas permis de prendre une seule chemise. Tous les effets, tant
ceux de Monsieur que ceux de ses gens , furent renfermés sous
le sceau dont il a été fait inventaire cinq jours après : de sorte
que c'est actuellement M. le commandant qui paye tout de
l'argent qu'il a fait ôter à Monsieur.
alJn traitement si étrange annonceroit un crime des plus
énormesmôme dans la personne d'un sujet de Sa Majesté Prus-
sienne, s'il n'é^oit aisé de prouver que les moyens employés pour
Beiciliter son évasion sont des plus permis. Il est vrai qu'ils sur^
prennent du premier abord ; mais que pouvoient-ils désirer da-
vantage que Monsieur les révélât et de s'assurer de la vérité par
les déclarations que Monsieur nous a ordonné de faire, lesquelles
se sont trouvées conformes à la sienne? Cette complaisance de sa
part devoit les satisfaire après s'être convaincus qu'il n'y avoit
rien qui blessât Sa Majesté Prussienne, comme on peut en juger
par la déclaration que j'en ai donnée. »
Copie de la déclaration louchant f évasion de M. le marquis
de Fraigne, le 7 mai 1758.
u Un des domestiques, ayant connu une femme française par
hasard, eut occasion d'éprouver sa fidélité en lui proposant
de favoriser révasion de M. le marquis. Il ne s'agissoit pour
cela que d'avoir des habits de femme. La première proposition
qu'il lui en fit l'intimida. Néanmoins, sous la promesse de cent
ducats, il la fit consentir de venir au logis le lundi l*' mai, où
elle s'entretint avec M. le marquis dans la chambre des domes-
tiques. Bref, elle promit d'apporter dès le lendemain les habits
nécessaires.
« Ladite femme n'étant point venue, nous crûmes qu'elle
avoit changé de résolution. Le domestique passa à l'endroit où
il avoit coutume de lui parler et ne la trouva pas. Nous ne nous
rebutâmes point. Il y retourna de nouveau. Pou» cette fois, il
L'ENLEVEMENT DU MARQUIS DE FRAIGNE. 399
la détermina en lui donnant d'abord un louis et deux écus, et
lui assurant de lui donner la moitié de la susdite somme lors-
qu'elle apporteroit les habits. Elle n'y manqua pas et reçut aussi
son argent, avec ordre de se trouver demain vendredi à la porte
de la citadelle pour y attendre M. le marquis. Le jour arrivé,
il se disposa à exécuter son dessein. Pour y mieux réussir, il
crut nécessaire d'en faire part à l'autre domestique, qui jusqu'à
ce moment n'en avoit rien su. Chacun joua son rôle. L'un sortit
dehors pour secouer une pelisse en présence de la sentinelle
pour l'amuser, l'autre passa chez le major de la ville pour
l'occuper, et moi je restai dans la chambre à faire le guet. Tout
réussit si bien que M. le marquis passa sans être aperçu.
a Nous n'avions plus qu'à cacher son évasion le temps
nécessaire, qu'on jugea être jusqu'au dimanche matin. Le plus
V difficile étoit à l'heure de la garde montante. On étoit convenu
qu'alors un des domestiques se mettroit dans le lit (ce qui ne
devoit point paraître surprenant, M. le marquis ayant été les
jours auparavant malade et couché). La garde fut relevée sans
aucun inconvénient. Je continuai à dire qu'il étoit malade, et
pour le mieux faire croire, j'envoyai sur les cinq heures du soir
une lettre que M. le marquis m'a voit laissée à l'adresse de M. le
commandant, dans laquelle en étoit une autre pour son ban-
quier, avec un petit détail de sa santé. L'officier de garde, l'ayant
oubliée, la remit au domestique , et sur ce que celui-ci lui dit
qu'il étoit indifférent de l'envoyer ce jour-là ou le lendemain,
il la reprît et promit de l'envoyer. A l'heure de souper, je le fis
venir comme à l'ordinaire pour deux, et dans la crainte que
l'officier, en venant fermer, fût aussi curieux qu'il Ta voit été
avant midi, je jugeai à propos de faire encore coucher un do-
mestique dans le lit ; l'autre lui fit croire que Monsieur dormoit.
La porte fiit fermée de bonne foy, et tout fut dit pour ce jour-là.
Le lendemain, le domestique fut avertir comme de coutume
d'ouvrir la porte. L'officier, comptant encore que Monsieur dor-
moit, n'entra pas. Tout alloit bien jusque-là; mais le malheur
voulut que l'officier^ ayant envoyé chez M. ie commandant
savoir s'il pouvoit lui remettre une lettre de M. le marquis, Son
Excellence, déjà instruite qu'il avoit été arrêté la veille à Zerbst,
envoya à son tour son secrétaire pour vérifier la chose. Alors
il ne fut plus possible de la cacher. Je fus mis sur-le-champ aux
400 APPENDICES.
arrêts ainsi que les domestiques, et conduits' ensuite chacun
dans un cachot, pour être interrogés séparément avant rarrÎTée
de M. le marquis. Ils n'ont pu rien savoir jusqu'à œ moment
que Monsieur, jugeant, par le peu de ménagement pour sa per-
sonne, qu'on en auroit encore moins pour nous, déclara tout et
nous ordonna d'en faire autant.
u Gela n'a pas empêché que je n'aie été renfermé jusqu'au
25 du mois de mai, que j'en suis parti sans qu'il me soit per-
mis de voir M. le marquis et de prendre plus de cinquante éoB
de l'argent que je pouvois avoir entre les mains. L'on a même
osé me menacer de me renfermer dans le plus noir cachot de
la citadelle si je refusois plus longtemps de partir. J'ai donc été
obligé de me contenter de cette modique somme pour éviter
toute violence.
a M. le commandant de Magdebourg a osé avancer dans lei
papiers publics que M. le marquis lui avoit donné sa parole
d'honneur de ne point échapper ; mais je puis attester que oda
est absolument faux. Il est bien vrai qu'il l'a proposée en de-
mandant la permission de prendre une maison en ville, n
qu'il étoit ridicule qu'il fût obligé de vivre à la (jar;gote, tandis
que sa table devoit être celle des officiers français prisonnien
dans cette ville ; que, dans ce cas, il donneroit toutes les aso-
rances possibles pour sa personne. Il a môme insisté plusieoB
fois sur la même demande, et Son Excellence n'a pas daigné lo
répondre ni lui faire dire la moindre chose, die s'est reposée
sur la vigilance de ses gardes que M. le marquis avoit m
tromper.
t u La Boussiniere-Destocches. »
Le fait de l'évasion se trouve confirmé par une dépèche écrite
de Hambourg, le 16 mai 1758, par M. de Champeanx fils
ministre du Roi dans cette résidence. Cette lettre donne mène
des détails piquants :
a ... Il est arrivé ici de Zerbst un hussard de M. le dacO
est venu me trouver pour me raconter une fâcheuse aventuit
arrivée à M. le marquis de Fraigne. Il avoit trouvé le moy»
de se sauver de la citadelle de Magdebourg avec un laquais, toes
deux déguisés en femmes. Ils étoient parvenus heureusement
L'ENLÈVEMENT DU MARQUIS DE FRAIGNE. 401
jusqu'à Zerbst, mais malheureusement un régiment prussien,
parti la veille de Magdebourg^, y passoit la nuit. Arrivé aux
portes, quelques soldats de la garde prussienne, lui passant la
main sur le menton, y sentirent de la barbe. Ils le prirent pour
un espion travesti et l'arrêtèrent conséquemment. M. de Fraig^ne
fut mené devant le corps des officiers et reconnu par un d'eux,
qui avoit monté quelques jours auparavant la garde à Magdebourg
dans la citadelle, et il a été renvoyé sous escorte. Son laquais a
trouvé moyen de se sauver. Tel est. Monseigneur, le rapport
que m'a fait le hussard de M. le prince de Zerbst, qui m'a dit
avoir parlé lui-même à M. de Fraigne. n
Cependant la princesse de Zerbst, désespérée du malheur
arrivé à Fraigne, avait, en avril, quitté Zerbst avec son fils, et
s'était rendue à Hambourg, où elle s'était mise en relation
avec Ghampeaux fils. Après un voyage à £utin, elle partit le
16 juin pour Brème, Oldembourg, la Hollande et les Pays-Bas,
dans le but de s'établir en France. Voyageant sous le nom de
comtesse d'Ornebourg, elle arriva à Bruxelles le 5 juillet, le 7 à
Yalenciennes, où elle fut complimentée par l'intendant, M. de
Blair de Boisemont. Elle quitta Yalenciennes le 5, et à fin du
mois arriva à Paris, où elle ne reçut point, il faut le dire, un
accueil enthousiaste. Bernis avait pu s'assurer que son influence
sur sa fille Catherine était à peu près nulle, et que tout ce
qu'elle possédait en fait de moyens d'action sur la grande-du-
chesse était quelques histoires scandaleuses, amusantes à vrai
dire, mais sans portée. D'ailleurs, à Paris, la pauvre princesse
allait trouver bien des successeurs à donner à Fraigne. Un certain
marquis de Saint-Simon parait jouer dans sa vielin rôle impor-
tant, à ce que démontre le testament de la princesse, ouvert le
31 mai 1760, lendemain de sa mort.
En voici le paragraphe principal :
o Voici mes dernières volontés que je veux et entends être
exécutées après ma mort :
a Au cas que ma mort précède la lettre de change que j'attends
incessamment de Russie, sur ma pension de ce pays-là, consis-
tante en 68,000 livres net et d'autres dont les sommes ne sont
point bornées et que j'attends également de ce pays-là, j'autorise
et je donne pleins pouvoirs à M. le marquis de Saint-Simon par
". 26
402 APPENDICES.
le présent écrit d^enlever les sommes, et d'en donner les quit-
tances. Il sçait et sçaura par Pétat que je joins à cecy l'usage
auquel je les destine. Telle est ma dernière volonté. — A. Paris,
6 may 1760.
u Signé: Elisabeth d'Anhalt, née de HoL.8TEnf. »
Ailleurs on lit : « Je déclare qu'il ne doit être fait après mt
mort aucune recherche pour mes diamants et bijoux, ni inquiéter ^
personne à ce sujet, en ayant disposé de mon vivant, n
Un certain bacon de Schefifer, qui 'parait être chai^ dtt
affaires du prince d*Anhalt à Paris, écrivait au ministre pour le
remercier d'avoir fait apposer les scellés sur les meubles de li
princesse douairière, il envoyait une copie du testament
u Votre Elxcellence verra par là que les diamants sont disparns,
et que ma crainte n'a point été mal fondée lorsque je désirais
qu'ils fussent en dépôt chez le notaire. Je suis persuadé que Votre
Excellence formera sur cet article du testament le même jn^
ment que moy. Il seroit à souhaiter que Ton pût trouver an
remède contre une chose si honteuse et si préjudiciable pour les
créanciers. En attendant, comme je suis informé que M. de
Saint-Simon se prépare ou peut-être a déjà écrit au prince son
fils à ce sujet, et que ce prince, qui est faible, pourroit se laisser
aller à des conseils qui n'ont été déjà que trop préjudiciables i
la mère, je me crois obligée de mon côté de rendre compte de
affaires de la princesse d'Anhalt au prince son fils, et lui repré-
senter la nécessité de prendre au plus tôt quelque arrangement
pour satisfaire aux dettes que la princesse laisse n
Les scellés apposés par les créanciers ne furent point sans
utilité pour le servi ce du Roi. Fraigne, en effet, avait laisséenoe
les mains de la princesse, au moment de son arrestation, ob
paquet de papiers cacheté de son cachet. Qu'était-ce que ce
papiers? Des lettres d'État, ou, comme dit Tercier, « le paquet
renfermait-il des choses que les héritiers de cette princesse t«^
raient avec peine pour Tlionneur de sa mémoire venir à li
connaissance des officiers dejustice»? On tint compte des obse^
vations de Tercier, et un ordre du Roi, mis aux mains de Le
Dran », pennit de retirer sans bruit les papiers qui auraient fait
» Indiqué par Basciiet, Histoire du dépôt, p. 300.
L'ENLÈVEMENT DU MARQUIS DE FRAIGNE. 403
scandale. Cette valeur une fois enlevée à la succession, pour
laquelle, par contre, il peut sembler qu'on obtint la restitution
des diamants, il ne parait pas que Tactif se soit trouvé à la hau-
teur du passif. Ce fut à grand' peine que le baron de Burker-
sroda, envoyé du prince d'Anhalt, parvint à payer les dettes, et
quant aux leg^s, on ne les acquitta point.
Revenons à Fraigne, que nous avons laissé dans sa prison de
Magdebourg^. Malgré tous les obstacles qu'on mettait à ses com-
munications avec le dehors, il n'en était pas moins parvenu à
nouer quelques relations et à faire passer ses lettres à la cour. II
est vrai que l'argent ne lui manquait pas; en mars 1758, on lui
envoyait 150 louis; le 7 janvier 1760, 30 louis; le 30 juin,
120 louis d'or vieux; le 24 novembre, 60 louis d'or vieux;
d'autres sommes variant de 100 à 200 louis quatre fois l'an, en
1761, 1762,1763».
Kn même temps on s'occupait avec activité de le faire relâ-
cher; Demis tentait démarche sur démarche, s'adressait à la
Russie, au Danemark, à toutes les puissances neutres. En 1758
et en 1759, on trouve de nombreuses dépêches sur ce sujet; enfin,
ces démarches n'aboutissant pas, le ministre Choiseul écrit au
maréchal de Belle-Isle la dépêche suivante :
• VertaiUet, Il février 1759.
«Vous savez, Monsieur, dans quelle dure captivité M. le mar-
quis de Fraigne languit depuis longtemps, sans que les repré-
sentations que l'on a faites au roi de Prusse aient pu engager ce
prince à lui rendre la liberté. Il ne reste donc d'autre moyen de
le tirer de ses mains que par un acte de représailles. Je vous
serai très-obligé, Monsieur, de vouloir bien renouveler les ordres
aux généraux de l'armée du Roy du bas Rhin ou de celle de
Soubise pour ne rien négliger pour tâcher de faire enlever quel-
que ministre ou quelque personne de considération apparfenant
au roy de Prusse. 11 ne faut pas même s'en tenir à un seul si on
peut en avoir plusieurs. Il seroit bien important de se saisir du
ministre du roy de Prusse résidant à Cologne, mais il faudroit
faire en sorte de l'attirer hors de la ville pour l'enlever, afin
qu'on ne puisse pas dire que Ton a violé les privilèges d'une
* Livre rouge,
26.
. 404 APPENDICES.
ville impériale. Si Ton se saisit de quelque ministre de ce prince
ou de quelque membre des rég^ences voisines des années, ce que
je crois facile lorsqu'on voudra l'entreprendre avec précaution,
je vous prie d'ordonner qu'on les conduise au Pont-Couvert, à
Strasbourg, sans aucun ménagement, et qu'on les y retienne de
même. Les plaintes que le roi de Prusse recevra Traisemblable-
ment de la part des personnes qui s'intéresseront à eux le por-
teront sans doute à rendre M. le marquis de Fraigne pour ne
pas laisser ses ministres exposés aux mêmes traitements qu*il
luy fait éprouver depuis si longtemps,
a Je suis, etc. »
Soit impossibilité, soit mauvaise volonté, cet ordre ne fat
point exécuté. Les prières de madame de l'Estang, sœur du
marquis, et de l'abbé de Fraigne, son frère, n'eurent point plus
de résultats. Il est vrai que celui-ci, qui fut plus tard grand
vicaire du cardinal de Demis, se serait assez facilement consolé
si M. de Jarente, l'évêque d'Orléans, lui avait accordé un béné-
fice. Enfin, madame de l'Estang se détermina à écrire directe-
ment au roi de Prusse (10 juillet 1762). La colère de Frédéric
était-elle calmée, ou jugeait-il utile aux négociations ouvertes
de se relâcher de sa sévérité? La lettre suivante de Fraigne est
en tout cas curieuse et mérite d'être lue :
« FraQcfort-tur-le*Main, le 29 décembre 1762.
(t Monseigneur,
u Vous êtes probablement informé de mon élargissement, mais
vous serez sans doute surpris de la façon singulière dont ma
liberté m'a été rendue. J'ai attendu^ Monseigneur, d'être en lieu
de sûreté pour avoir rhonneur de vous en faire le détail. Vous
y verrez que les mauvais procédés de Sa Majesté Prussienne ne
se sont point démentis jusqu'au bout.
« Le 14 de ce mois, le commandant de Magdebourg me fit dire
qu'il a voit reçu les ordres du roi son maître de me renvoyer
dans ma patrie, que je dcvois me rendre à la citadelle, ne pou-
vant recouvrer ma liberté que dans le lieu où Sa Majesté me
supposoit toujours. Je me rendis donc à l'beure indiquée à la
citadelle. J'y trouvai le commandant, qui me fit lire une for-
mule de serment que je devois signer, dans les termes les plus
L*ENLÈVEMENT DU MARQUIS DE FRAIGNE. 405.
extraordinaires. Il y étoit dit que je jurois sur mon âme, sur la
Sainte Yierg^e, sur tous les saints et les saintes du Paradis, et
même sur le saint Sacrement, de ne jamais me venger du mal que
Sa Majesté Prussienne m'avoit fait, de ne jamais rien faire contre
ses intérêts ni par moi-même, ni par d^autres, ni par mes
conseils. Je me récriai comme de raison contre une pareille for-
malité. Le commandant voulut d'abord me dire que c' étoit un
usage établi pour tous les prisonniers d'État qui étoient re-
lâchés. Sur ce que je lui représentai que je ne devois pas être
regardé comme un prisonnier d'État ordinaire, puisque j'appar-
tenois à un grand roi, il tira de sa poche la lettre de son maître,
qu'il me lut d'un bout à l'autre. La formule du serment y étoit
effectivement de point en point. Ma route y étoit marquée par
Halberstadt et Casse], pour que je ne passe dans aucun lieu où
il pouvoit se trouver de ses troupes. Je devois être conduit par
un officier jusqu'à la frontière, et le commandant devoit me
signifier de sa part que j'eusse k ne plus remettre le pied dan^
ses États sous peine de la vie. Cet article n'est pas le moins sin-
gulier. C'est comme si le dey d'Alger faisoit défendre à un
esclave qui vient d'être racheté de revenir dans son pays. Je
priai fort ledit commandant d'assurer le roi son maître que je
n'avois nulle envie de revenir jamais dans son pays. J'ajoutai
que, ne m'ayant pas pris dans ses États, j'avois lieu d'être sur-
pris qu'il crût devoir prendre cette précaution, surtout après
tout ce que j'y avois souffert. Je sommai ce commandant de me
dire si je ne pouvois absolument recouvrer ma liberté, sans
signer le serment en question, et comme il m'assura affirmative-
ment que non, je crus que je pouvois le signer sans conséquence
avec cette clause : par ordre exprès du roi de Pmsse. 11 n'y a
personne qui ne sente ce que peut valoir un pareil serment. Sa
Majesté Prussienne le doit mieux savoir qu'un autre, elle qui a
pour principe qu'il ne faut en tenir aucun d'aucune espèce. 11
est aisé d'apercevoir quel est son but dans cette conduite à mon
égard. Elle a cru sans doute me mettre dans le cas de ne pou-
voir plus être employé, comme si l'état dans lequel elle me rend
n'étoit pas un plus sûr garant que tous les serments du monde.
Car, à moins d'un miracle, je doute que ma santé puisse se
remettre; je ne comprends pas moi-même comment j'existe
encore.
406 APPENDICES.
u Quoique ma santé fùt très-mauvaise, je me suis pressé.
Monseigneur, de partir de Magdebourg, d'autant plus que je
savais de bonne part que depuis quelque temps Sa Majesté
Prussienne est sujette à certains accès de frénésie qui lui
donnent des absences d'esprit et qui lui font changer ses ordres
plusieurs fois le même jour. Cest un jeune homme, bâtard du
feu prince Maurice de Dessau auquel elle a fait prendre le nom
d'Anhalt , qui est aujourd'hui le maître absolu de Farmée et de
l'Ëtat. C'est ce jeune homme qui est chargé de lui rappeler les
ordres qu'elle a donnés et de redresser les méprises. Cela est
d'autant plus singulier qu'il y a quatre ans qu'il étoit domes-
tique servant à table. Il est aujourd'hui lieutenant-colonel...
tt Quoique je sois parti le 17, je n'ai pu arriver qu'hier au soir
dans cette ville. La route que j'ai été forcé de prendre est si
dévastée que les chevaux manquent presque à toutes les postes.
Il m'a fallu les payer jusqu'à un ducat. J'ai été obligé de passer
deux nuits dans le grand chemin par des accidents arrivés à une
voiture toute neuve, mon ancienne ayant pourri dans une case-
mate. Vous pouvez juger. Monseigneur, combien ma santé a liù .
souffrir de tant de fatigues... »
De retour à Paris, Fraigne sollicita vainement la permission
d'aller à Pétersbourg. Cette permission lui fut refusée ; le Itoi
doutait que sa présence pût être agréable à la fille de la prin-
cesse d'Anhalt, devenue l'impératrice Catherine. On lui acconla
par contre l'autorisation de se rendre à Vienne, où résidait le
prince d'Anhalt. Il semble que Fraigne n'ait point été bien
reçu par lui.
Là se termine l'épisode intéressant auquel le nom de Fraigne
devra peut-être de survivre. Présenté au Roi le 21 février 1763,
il avait obtenu en récompense de ses services une pension de
4,000 livres (13 février), portée à 5,000 le 18 août 1771 , et une
gratification extraordinaire de 10,000 livres. Cette pension ne
l'empêcha pas de se plaindre de l'injustice de leurs prédéces-
seurs à tous les ministres qui se succédèrent. En 1791, il de-
mandait à l'Assemblée nationale une légation ou un consulat en
Italie ou dans TArchipel.
J'ignore ce que devint le marquis de Fraigne pendant U
Révolution. Voulut-on voir une victime du despotisme monar-
chique dans l'ancien amant de la princesse douairière d'Anhalt?
APPENDICE N* IX.
AFFAIRE DU DÉCRET DU SÉNAT DE VENISE.
(Voir page 88.)
Le 7 septembre 1754, le sénat de Venise rendit un décret
relatif aux affaires ecclésiastiques , par lequel il se proposait de
retrancher plusieurs abus par rapport aux dispenses, brefs,
bulles et induig;ences de la cour de Rome.
Le Pape en témoigna son mécontentement et demanda des
explications au sujet de ces règ;lements qu'il traitait de nou-
veautés et qui, en effet, outre qu'ils diminuaient Tautorité du
Saint-Siège, le lésaient dans ses intérêts pécuniaires. Il s'en-
suivit des négociations qui n'aboutirent à aucun résultat.
Le comte de Stainville, alors ambassadeur à Rome, conseillait
au Pape une hauteur et une inflexibilité qui indisposaient le
séna^. Les Vénitiens, d'autre part , attaqués de front , se trou-
vaient blessés par la forme que Ton employait à leur égard, et
jugeaient que leur dignité ne leur permettait pas de reculer.
Le sénat ordonna donc l'exécution immédiate du décret;
mais il eût accepté, pour accommoder le différend, la média-
tion d'une grande puissance.
Le Pape inclinait à demander celle de la France, la coui
de Vienne offrait la sienne à la République; mais. Remis
aidant, la France fut prise pour juge.
L'affaire, devant les prétentions des deux parties, marcha
avec une lenteur extrême; l'année 1755 se passa tout eatière
sans que les négociations eussent amené aucun résultat. La cour
de Vienne*, après la signature du traité de 1756, unit vainement
ses bons offices à ceux de la France. Il était à craindre qu'il ne
sortit un schisme de ce conflit. Le Pape se faisait un cas de
conscience de laisser subsister aussi longtemps un décret coo-
traire à ses prérogatives et aux droits imprescriptibles de l'É-
408 APPENDICES.
glise romaine; le sénat de Venise se refusait à une suspension,
môme momentanée, du décret, et cette suspension était pour-
tant ]a condition sine qua non de la reprisé utile des négocia-
tions.
Le comte de Stainville, nommé ambassadeur à Vienne, et
qui continuait, comme on Ta vu, à correspondre avec le Pape,
écrivait, le 15 août 1757, à Bernis, devenu ministre des affaires
étrangères : a J'ai l'honneur de vous adresser la dernière lettre
que j'ai reçue du Pape, et qui m'a été remise par le nonce de
Sa Sainteté. Cette lettre est la réponse à celle que j'avois ea
l'honneur d'écrire au Saint-Père , d'après la conversation, entre
vous et M. le nonce Galtierio, dont je fiis témoin à Compièçne.
u Vous verrez. Monsieur, que le Pape se détermine à attendre
les bons effets de la protection du roi de France pour le Saint-
Siég^e, sans procéder à aucun acte d'éclat, comme il avoit pamy
être résolu. Cependant le Saint-Père se réserve la faculté, s'il se
trouve à l'extrémité avant que cette discussion soit terminée, de
casser le décret vénitien dans le dernier moment de sa vie. n
Il écrivait encore le 20 septembre :
o ... M. le comte de Kaunitz est convenu plusieurs fois avec
moi qu'il étoit indécent que nos deux cours se fussent mêlées
de l'accommodement du Saint-Siég^e avec Venise, et que cette
affaire ne soit pas terminée; mais nous en sommes toujours à
chercher les moyens d'oblig^er le sénat de Venise d'acquiescer
aux désirs du Saint-Père, et sur cela la cour impériale s'en
rapporte entièrement à vous. Monsieur, et j'ose vous assurer
qu'elle suivra les démarches que vous lui indiquerez sur cet
objet. M
Dès ce jour, cette affaire, qui traînait depuis trois ans,
marcha à une solution aussi prompte qu'inespérée. L'abbé de
Bernis écrivit, le 7 octobre 1757, à l'ambassadeur de Venise la
lettre suivante, où le Roi ne dissimulait point qu'il entendait qne
son droit de médiateur ne restât point platonique. Il est permis
de se demander si la question du chapeau n'entrait point pour
quelque chose dans l'ardeur avec laquelle Bernis soutenait les
droits dfi Pape.
AFFAIRE DU DECRET DU SENAT DE VENISE. 409
Vabbé comte de Bemis à M. Erisso, ambassadeur de la
République de Venise.
« Vcrtailles, le 7 octobre 1757.
u J'ai rendu compte au Roî de la lettre que Votre Excellence
m'a fait l'honneur de m'écrire le 2 de ce mois , et c'est par
ordre de Sa Majesté que je vais y répondre.
u Le Roi ne pou voit qu'être satisfait des termes dans lesquels
Votre Excellence m'a exprimé les sentiments de la Sérénissime
République pour Sa Majesté, si les paroles pouvoient Suppléer
aux effets ; mais le Roi voit avec surprise que les marques
constantes d'amitié et d'intérêt qu'il n'a point cessé de donner à
la République n'ont encore produit, de la part du sénat, que des
assurances stériles de respect, de déférence et de dévouement
pour Sa Majesté.
u C'est autant par affection pour la République que pour le
Saint-Siég^e, que le Roi a employé ses bons offices pour procurer
une conciliation amiable sur l'affaire du décret; Sa Majesté a
proposé pour cet effet une suspension passag^ère de ce décret,
comme un expédient qui n'est susceptible d'aucun inconvénient,
et qui peut seul faciliter un accommodement prompt et solide.
Les instances réitérées qui ont été faites à ce sujet, par ordre
du Roi, ont été jusqu'à présent inutiles; et je ne dois pas
dissimuler à Votre Excellence que Sa Majesté a dû être blessée
du peu d'ég;ardsquelaRépublique]uiamarquésencetteoccasion,
où le sénat parait subordonner à un point d'honneur mal en-
tendu les désirs du Roi, et l'avantage de terminer un différend
dont les suites pourroient devenir aussi fâcheuses pour la Répu-
blique que pour le Saint-Siég^e.
« Le Roi, toujours animé des mêmes sentiments pour la
Sérénissime République, souhaite que le sénat, après les ré-
flexions sérieuses que cette affaire exige, se détermine enfin,
par égard pour la paix et par complaisance pour Sa Majesté ,
à suspendre pendant quelques mois l'exécution du décret, afin
qu'on puisse dans cet intervaller travailler avec succès à un
accommodement final sur le fonds de la discussion; mais, si le
sénat perséveroit encore dans le refus qu'il continue à faire à
410 APPENDICES.
cet égard, le Roi prendroit alors le parti que Sa Majesté jugeroît
le plqs convenable à sa dignité et aux circonstances. »
Cette lettre produisit l'effet désiré. Le sénat rénitien suspendit
le décret, et l'ambassadeur de Venise à Vienne, en faisant
connaître cette résolution an comte de Stainville, ajouta c[uh
la République mettrait tant de facilités à aplanir les difficultés
qui pourraient naître au fond de la question, qu'il était vrai-
semblable que les quatre mois indiqués pour la discuter seraient
plus que suffisants.
Le 14 décembre 1757, le comte de Stainville écrivait de
Vienne à l'abbé comte de Remis :
«... J'ai reçu une lettre du secrétaire d'État du Pape, qui me
marque la joie extrême du Saint-Père de la suspension du décret;
ainsi je ne doute pas qu'avant même le terme de quatre mou
l'affaire ne soit ajustée. »
L'affaire fut, en effet, bientôt conclue, et R^rnis en eut, aux
yeux de la cour de Rome, l'honneur et le profit.
APPENDICE N» X.
CIRCULAIRE AUX AMBASSADEURS DU ROI
SUR LA RETRAITE DE ROUILLÉ ET SUR CELLE DE BERMS
DU DÉPARTEMENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.
(Voir paoe 322.)
Circulaire.
m A VerMiUét, le 26 juin 1757.
tt Sur les très-humbles remontrances, Monsieur, que j'ai eu
l'honneur de faire depuis quelque temps au Roi, Sa Majesté a
bien voulu agréer ma démission de la charge de secrétaire
d'Ëtat des affaires étrangères, et elle m'a donné pour successeur
M. l'abbé comte de Bernis, qu'elle avoit déjà admis dans son
eonseil le 2 du mois de janvier dernier. Un département si
important ne pouvoit être confié à un ministre plus capable par
ses talents et par son zèle d'en remplir toutes les fonctions avec
le plus grand succès.
« C'est donc avec M. l'abbé comte de Bernis que vous devez.
Monsieur, entretenir désormais la correspondance relative au
service du Roi, et vous trouverez certainement en lui un esti-
mateur aussi éclairé qu'équitable de votre travail et de vos ser*
vices. Sa Majesté, en m'accordant un repos dont mon âge et ma
santé avoient besoin, m'a ordonné de conserver la place que j'ai
l'honneur d'occuper en son conseil, et elle a bien voulu
ajouter à cette grâce des témoignages de satisfaction et des bien-
faits qui me pénètrent de la plus respectueuse reconnaissance.
(c II ne me reste qu'à vous remercier de^tous les sentiments que
vous avez bien voulu me marquer personnellement pendant
que j'ai été chargé du département des affaires étrangères, et
à vous assurer que je continuerai toujours avec plaisir à rendre
justice dans le conseil du Roi à l'application et au. zèle avec
lesquels vous servez Sa Majesté.
> Je suis, etc.
« Rouillé. »
412 APPENDICES.
Circulaire aux ambassadeurs et ministres du Roi dans les cours
étrangères.
m A Paris, le 7 novembre 1 758.
a Ma santé. Monsieur, considérablement altérée depuis quel-
ques mois, m*a enfin déterminé à supplier le Roi d'ag^réer ma dé-
mission de la charge de secrétaire d'État au département de ses
a flaires étrang^ères, et Sa Majesté a nommé pour me remplacer
M. le duc de Ghoiseul, actuellement son ambassadeur à la cour
de Vienne. Le zèle et les talents supérieurs avec lesquels ce mi-
nistre a rempli les différentes commissions dont il a été chargé
jusqu'à présent ne laissent aucun doute sur le succès avec lequel
il justifiera le choix du Roi dans l'administration encore plus
importante que Sa Majesté lui confie.
u Ce changement n'en apportera aucun dans les principes da
Roi ; ses résolutions seront toujours dirigées par les mêmes sen-
timents d'équité et de modération, et le concert qui doit sub-
sister entre M. le duc de Ghoiseul et moi, relativement aux
affaires générales , ne pourra qu'affermir le système politique
que Sa Majesté a adopté.
a Cest dans cet esprit. Monsieur, que vous devez vous expli-
quer avec les ministres de la cour où vous résidez sur Tévéne-
ment dont je ne diffère point à vous informer.
(c L'intention du Roi est que je conserve ma place dans ses
conseils, et je continuerai bien volontiers à y faire valoir, autant
qu'il dépendra de moi, votre travail et votre attachement à
•son service.
a Vous connaissez , etc.
u Le cardinal de Bernis. »
1 Une analyse Je celte dépêche a été donnée par FIassaD,Hi5t. <fe la diplomatie,
t. V, p. 253.
APPENDICE No XL
NÉGOCIATIONS DE BERNIS AVEC LA COUR DE VIENNE
EN VUE DE LA PAIX.
Aussitôt après le désastre de Rossbach, Bernis comprenait
l'impossibilité de mener à bien une guerre offensive dans les
conditions où se trouvaient désormais placées les armées alliées, et
voyait tout compromis par l'écbec qui avait terminé la première
campagne et qui réduisait à néant les espérances qu'avaient
pu faire concevoir, au début, la victoire d'Hastembeck et Tinva-
sion du Hanovre. Continuer la guerre contre TAngleterre et la
Prusse réunies, c'était contraindre la France, qui, dans le plan
primitif, ne devait fournir qu'un subside d'hommes et d'argent
à la cour de Vienne, qui, par suite des circonstances, avait été
forcée de prendre aux opérations militaires une part directe et
même prépondérante, à soutenir à la ibis sur terre et sur mer une
lutte qui était hors de proportion tant avec ses forces qu'avec
le but où elle tendait , et qui devait amener, à bref délai,
avec la ruine des colonies et de la marine, la ruine des finances.
Si, après la première campagne, la France avait obtenu des
avantages décisif^, si même elle avait pu espérer qu'une seconde
campagne lui donnerait une incontestable supériorité sur Fré-
déric II, l'alliance se serait trouvée atteindre son objectif, et
soit que les cours alliées, après avoir conclu la paix avec la
Prusse, se fussent déterminées à continuer la guerre <:ontre l'An-
gleterre; soit que le roi Georges eût abaissé les intérêts de l'An-
gleterre devant ceux de son électorat de Hanovre, et fût devenu
partie au traité, la France, augmentée des Pays-Bas, n^aurait eu
qu'à se louer d'une alliance qui lui aurait ainsi rendu un terri-
toire qu'elle regardait à bon droit comme nécessaire à sa dé-
fense. Le Roi qui, après avoir conquis la frontière de Test et
assuré à la France la possession de la Lorraine, aurait rétabli la
414 APPENDICES.
frontière du nord, eût mérité une place parmi les pins grands
rois, et les ministres auraient eu leur part de reconnaissance de
la nation.
Mais Richelieu était venu; Pacte de Glosterseven avait été
signé, Soubise était battu; la France chansonnait les vaincus et
se faisait prussienne. L'autorité, affaiblie par la Régence, par
Fleury, par le Roi même, rencontrait des obstacles inattendus.
Une seconde campagne pouvait conduire à d'irréparables dé-
sastres.
Il restait à la France, des deux gages qu'elle avait conqnb
depuis l'ouverture des hostilités, Minorque et le Hanovre. Mais
il était à craindre que le Hanovre n'échappât, que la rupture
déloyale de la capitulation die Glosterseven ne forçât à évacuer
tout ou partie des pays occupés. Ce que la France perdrait de ce
côté, la Prusse le conquerrait, et ce gage, qui , entre les mains
de Bernis, pouvait forcer l'Angleterre à la paix, contraindrait,
s'il passait aux mains de Frédéric, l'Angleterre à la guerre. Si
donc, avant Rossbach, une paix séparée pouvait être conclue
avec l'Angleterre, depuis Rossbach il fallait se hâter et ne pas
craindre de traiter d'abord en Allemagne.
La guerre avec TAngleterre était, si l'on peut dire, la dette
qu'avait apportée la France au fonds commun de l'alliance, de
même que la guerre avec la Prusse était la part afférente de
l'Autriche. Si Remis avait été pressé de conclure avec Marie>
Thérèse , c'était que la lutte maritime était déjà engagée, et si
Marie-Thérèse avait été si ardente à signer le traité, c^était en
vue de la guerre continentale qu'elle prévoyait. Les obligations
particulières des contractants étaient non-seulement de nature
diverse, mais de valeur différente. La France était chargée d'une
guerre ouverte, d'une guerre défensive où l'Autriche ne pouvait
lui être de nul secours, et l'Autriche allait s'engager dans une
guerre continentale oii l'appui de la France lui était nécessaire.
Si ralliance autrichienne avait été indispensable au début, parce
qu'elle détournait des frontières l'effort de la Prusse, et surtoat
parce qu'elle brisait une coalition possible entre Frédéric,
Georges et Marie-Thérèse; si l'alliance avait eu pour résultat
immédiat de résoudre sans coup férir la question italienne, qui
eût pu devenir pour l'Autriche une excellente occasion d'entrer
en lice contre la France, les buts de l'alliance étant divers, les
NÉGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 415
difficultés devenaient intenses dès qu'il s'agissait de conclure la
paix sans que ces buts eussent été atteints.
Pour la France, l'alliance de 1756 avait été surtout conserva-
trice. Bernis l'avait compris ainsi, et son but primitif n'avait été
que la neutralisation de rAutriche» Pour l'Autriche, l'alliance
était surtout offensive, et le but était la conquête de la Silésie et
l'abaissement de la Prusse. La France, dès la première campa^e,
avait obtenu de l'Ang^leterre, Qvàce à Talliance, des QSiQes qui
lui permettaient de conclure honorablement la paix; mais quels
gages avait obtenus la cour de Vienne? La France, après Ross-
bach, pouvait perdre de vue les avantages subsidiaires qu'elle
devait tirer de l'alliance; mais l'Autriche, qui n'avait eu en vue
qu'un avantage unique et qui avait échoué jusque-là dans lés
moyens employés pour s'en mettre en possession, pouvait-elle
abandonner la partie avec la même facilité?
Donc c'était à Vienne qu'il fallait tout d'abord obtenir que
l'Lnpératrice, lasse des défaites subies, consentit à abandonner
l'idée de reconquérir les territoires que lui avait arrachés la paix
d'Aix-la-Chapelle.
Rassurée de ce côté, la Prusse, épuisée par les défaites qu'elle
avait subies, menacée, d'ailleurs, par les armées russes et autri-
chiennes, devait accepter avec joie une paix qui pouvait sembler
inespérée et qui n'avait, d'ailleurs, rien que d'honorable. L'An-
gleterre, abandonnée à elle-même, se trouverait aux prises avec
les forces vives que la cessation de la guerre de terre rendrait
disponibles. Elle aurait à craindre une invasion; son roi serait
personnellement atteint dans ses biens et ses possessions de
l'électorat. La paix avec l'Angleterre découlerait nécessaire-
ment de la paix avec la Prusse.
Mais encore fallait-il que ce plan eût l'approbation de la cour
de Vienne. Les dangers qui existaient en 1755 pouvaient se
réveiller en 1758. Qui assurait la France contre un changement
d'objectif de la part de l'Impératrice? Qui garantissait que les
alliés de la veille, coalisés avec les adversaires du jour présent,
ne seraient point les ennemis du lendemain? Si l'on renonçait
ainsi et brusquement .à l'alliance, quels avantages en aurait
tirés la cour de Vienne, en échange de ceux qu'y avait trouvés
la cour de Versailles?
Il fallait donc ou que les nouveaux désastres subis par les
416 APPENDICES.
années de rimpératrice afiaiblissent à ce point son coorB(*
qu'elle se résignât à abandonner le rêve qu'elle poursuivait de
pais Aix-la-Chapelle, ou que Talliance lui tint tellement à coea
qu^elle ùi passer son amitié pour Louis XV avant sa politique
Pour elle, en effet, rien ne VenQaQesLit à cesser la guerre; toul
i la continuer. Si l'alliance avait été par son début et pars
cooclosion même utile à la France, c'était par son dévelop
peinent seulement qu'elle pouvait servir TAutriche. Marie-TU
lèse avait le droit de trouver qu'on lui avait fait légèrement sa
crîEer le sang de ses sujets, et n'était point de celles qui i
contentent de rêves platoniques d'avenir. Que la paix fût util
à la France, elle ne le contestait point. Que la guerre fia
onéreuse à la France, elle en convenait; mais ce qu'elle affii
mait avant tout, c'est que la (pjerre était utile à l'Autriche, e
qu'dle entendait la continuer.
Cest cette luUe entre l'influence française et Tinfluence autri
chienne, entre les deux cours, entre Bernis et Kaunitz, qnï
confient de mettre en son jour. Bernis, après Rossbach, veotii
paix à tout prix. Ce n'est que jour par jour, heure par heoie,
que la cour de Vienne parvient à lui arracher la continuatioa
àe la campagne. Celle-ci est bien la dernière qu'il entend faire,
et elle n^est pour lui qu'un moyen de préparer les voies d'aoe
né^vùtîon.
IV* le 14 janvier^ Bernis, dans plusieurs dépêches adressées i
M. Je Oboisenl ', insiste sur la nécessité de la cessation des hosti-
lite». Il a encore quelque espoir du côté du maréchal de Ridl^
lîeu« et tait euti^r dans ses prévisions au moins une neutralisi-
tioo des pays de Hanovre, de Hesse et de Brunswick, qui
dè»uiên»i&ierait TAn^j^leterre de ce côté et ouvrirait la porleàone
nê^^viitîou. Mais dt^ maintenant il demande que rAutridif
adn^ss«e i la diète de TEmpire une déclaration u portant en sab-
stince que u'arani pris les armes que pour secourir rempire
nietvKV et deux de ses principaux membres opprimés, les coon
n»|xviivo:> ne prétendent continuer la guerre que pour fofftr
l\;Tesî?<^ur à restituer des conquêtes injustes et à réparer, d'une
ttuntèffx^ t\]uitable, les donimajjes qu'il a causés ». C'est prendre
p<Hir Ka5<' d'jotion le statu quo ante belium,
* r,si. u cvsrmvHJuc du rrcii, on nous permettra d'appeler ainsi de» à pwnrt
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 417
Pour que Demis eût quelque chance que l'Impératrice acceptât
son projet, il fallait que la France fit militairement preuve de
bonne volonté. Elle avait tout à g;a^er à pousser cette seconde
campa(][ne avec activité; car, si elle ne réussissait point vis-à-vis
de Tennemi, elle montrait au moins à Marie-Thérèse une hono-
rable sincérité.
D'ailleurs, un armistice ne pouvait être conclu dès le début
de cette seconde campagne, mais le ministre rêvait de n'em-
ployer (juère en Alleniag;ne que des troupes allemandes ousuisses,
pendant que les troupes françaises réunies sur les côtes mena,
ceraient l'Angfleterre. Enfin, les bases que Bernis voulait propo-
ser avaient à ce moment quelques chances d'être acceptées par
le roi de Prusse, du moins une lettre du prince Henri pouvait le
faire supposer; peut-être, n'était-ce aussi pour Frédéric qu'un
moyen de presser une nég;ociation qu'il avait eng;ag^ée avec la
cour de Londres, et qui, le 25 janvier, aboutissait au traité de
Breslau .
La cour de Vienne, loin d'accepter les insinuations que M. de
Slainville était chargé de faire, rejeta toute idée de paix. Le
Roi donna au comte de Clermont le commandement de l'armée
que M. de Richelieu avait immobilisée, corrompue et presque
'dispersée, et prescrivit à son cousin de mener vivement la cam-
pagne.
C'était là une des parties essentielles du plan que Bernis avait
conçu : le Hanovre était compromis, mais non perdu ; le comte
de Clermont pouvait encore le sauver. Or, par le Hanovre,
Bernis comptait obtenir soit de l'Angleterre, soit de la Prusse,
des conditions favorables ; par le Hanovre il agissait sur la cour
de Copenhague, et la contraignait sinon à joindre son armée à
l'armée française, du moins à prêter au Roi ses bons offices.
Pour les intermédiaires à employer plus tard, il n'en manquait
pas; outre le Danemark, il entretenait en Hollande, depuis
le 19 février, une négociation ^ui, passant par M. Torke, am-
bassadeur d'Angleterre, était favorisée par la gouvernante, fille
de Georges II; on n'était point embarrassé pour offrir quelque
jour la médiation à l'Espagne, et l'on n'avait point à craindre
que ces ouvertures, habilement faites, fussent repoussées. Toutes
ces combinaisons étaient subordonnées aux opérations militai-
res. La retraite du comte de Clermont derrière le Wcser, la prise
II. 17
418 APPENDICES.
de Minden (8 mars), la suite d'incalculables fautes qui, après
avoir achevé la dislocation de Tarmée, amenèrent la défaite de
Grevelt, compromirent tout plan de lutte ou même de résis-
tance. Ce n'était plus les conquêtes qu'il s'ag[issaît de défendre,
c'était le territoire niéme de la France qui était menacé.
Aussi, à partir du 17 mars, Bernis s*attaque résolument à
Raunitz lui-même et n'hésite pas à déclarer que son but unique
est désormais la paix. Les revers essuyés à Lissa par l'armée au-
trichienne, la prise de Breslau et la retraite de l'armée impé-
riale en Bohême donnent aux aro^uments tirés de la situation
militaire une portée particulière. Le 7 [avril , revenant sur ce
triste sujet, le ministre adresse au comte de Stainville une longue
dépêche, où, après avoir exposé la triste position où se trouve
le Roi, il en arrive aux conclusions suivantes :
u On ne peut demander aux hommes ni aux princes que ce
qui est possible. Nous ferons nos derniers efforts ; mais, à nioias
que des succès inattendus ne nous procurent.de nouvelles res-
sources, je tromperois le Roi et l'Impératrice si je les flattois de
l'espérance de pouvoir soutenir la (j^uerre, comme elle se fait,
passé cette campa(]fne.
u Ainsi, Monsieur, vous devez vous occuper sérieusement do
projet de faire la paix et vous servir de toutes les ressources de
votre esprit pour en démontrer la nécessité à la cour de Vienne
et pour l'amener insensiblement jusqu'à la désirer. Je suis bien
fâché qu'on ait manqué le moment que j'avois indiqué; nous se-
rions convenus bien aisément avec les rois de Prusse et d'Angle-
terre d'une trêve et d'un congrès. L'évacuation d'Hanover se
seroit faite sans perdre un seul homme, et, dans le cas où la
trêve auroit été rompue, nous aurions eu au moins une armée
complète et toute prête à entrer en campagne.
u Je ne me consolerai jamais de la perte d'une occasion si es-
sentielle, et je crains que nos alliés ne rendent trop tard justice
à la solidité des vues et des motifs qui avoient décidé mon opi-
nion à cet égard.
« Aujourd'hui, nous ne devons plus faire la guerre pour notre
agrandissement, parce que nous ne pourrions parvenir à ce but
que par une guerre longue, que nous ne sommes pas en état de
soutenir. Cette campagne doit donc être consacrée à la seule vue
de faire la paix à des conditions raisonnables. Notre position po-
NÉGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 419
litique sera toujours bien importante quand toutes les parties qui
composent l'union actuelle resteront liées ensemble, et le roi de
Prusse ne se hasardera pas à recommencer la guerre contre tant
de puissances qui auront profité de leurs fautes pour mieux se
conduire à Tavenir. Le Roi et son conseil, Monsieur, pensent
donc qu'il f^ut tout sacrifier pour maintenir l'alliance, mais
qu'il ne Faut pas risquer de tout perdre pour courir vainement,
d'un côté, après la Silésie, et de l'autre, après les Pays-Bas.
C'est sur ces principes fixes et non sur des espérances vagues de
quelques succès [militaires que vous devez diriger désormais.
Monsieur, votre conduite. Le Roi laisse à votre prudence de
choisir les moyens que vous croirez les plus propres pour arri-
ver à ce but. Vous connaissez assez aujourd'hui ce qui blesse la
cour de Vienne, ou ce qui la flatte, ce qui l'inquiète, ou ce qui la
rassure, pour l'amener insensiblement à un système raisonnable
que le défaut de nos ressources pécuniaires rend désormais si
nécessaire. M. le comte de Kaunitz ne sera pas moins un grand
ministre pour avoir combiné avec tant de sagesse le système
actuel et pensé que cinq cent mille hommes et les plus grandes
puissances de l'Europe réunies dévoient donner la loi au roi
de Prusse.
a Le cabinet n'a aucune fauteà se reprocher; c'cs^le militaire
qui a tout perdu, par la raison que, de part et d'autre^ personne
n'a su faire la guerre que le roi de Prusse, contre qui on la
faisoit. Mais si, par une obstination outrée, M. de Kaunitz
s'acharnoit à continuer la guerre sans avoir les moyens de le
soutenir... alors il deviendroit l'horreur des Autrichiens et de
l'Allemagne, et perdroit la considération qu'il s'est acquise en
Europe, ainsi que la réputation d'homme sage et éclairé.
<( La Russie, qui fait la guerre avec nous,
manque d'argent; l'Impératrice en manque de son côté; les Sué-
dois n'ont pas même de ressources pour en trouver ; tous les
princes de l'Empire de notre parti demandent perpétuellement
l'aumône, et la France, qui doit faire face à toutes ces dépen-
ses, sera bientôt hors d'état d'y fournir. La conclusion à tirer de
ces faits incontestables, c'est de travailler à la paix au plus tôt;...
cette môme paix sera solide, si la triple alliance ne souffre point
d^atteinte.
u Au reste, Monsieur, vous êtes bien foit pour vous mettre
t7.
4Î0 APPENDICES.
au-dessus des propos qu'on peut tenir à Vienne contre la nation.
J'ai toujours méprisé, de mon côté, les discours peu mesurés
qu'on n'a cessé de tenir ici contre les Autrichiens et contre notre
alliance. Mais j'ima(]fine cependant que ce n'est pas à Vienne
où nous devrions recevoir des reproches dans nos malheurs.
a Les revers qu'a essuyés l'Impératrice ne lui ont attiré de
notre part que des secours et des consolations, et cependant,
s'il étoit question de comparer les fautes commises de part et
d'autre, nous aurions à opposer à toutes les nôtres celle d'avoir
porté la ^erre en Silésie lorsque nous marchions sur TEIbe. La
perte de la bataille de Lissa et la prise de Breslau peuvent s'op
poser aisément à la journée de Rossbach et à notre retraite;
mais il seroit honteux, indécent et inhumain d'entrer dans cette
désagréable discussion.
a Vous pouvez donc assurer l'Impératrice, Monsieur, que le
Roi persistera, toute sa vie, dans l'alliance qu'il a contractée par
goût autant que par politique; que les secours
qu'il promet à cette princesse doivent lui être d'autant plus
chers qu'ils seront désormais gratuits, et que nous n'avons nulle
espérance d*obtenir les avantages physiques que nous nous étions
promis ; mais que Sa Majesté met bien au-dessus de tout agran-
dissement la sûreté qu'elle espère trouver dans son alliance et
la considération qui en résultera nécessairement pour l'une et
l'autre puissance, dès que ce système sera bien affermi.
tt Le bonheur général peut en dépendra*. »
Quelque désir qu'eût la cour de Vienne de continuer la
guerre, les arguments du ministre, joints aux désastres qu'éprou-
vait l'armée autrichienne, produisirent l'impression que Bemis
en attendait, et, le 20 avril, M. de Stainville pouvait expédiera
Versailles une dépêche dans laquelle il donnait l'acquiescemeot
du cabinet impérial :
« Je n'ai trouvé dans M. le comte de Kaunitz,
écrivait-il, aucune répugnance d'entrer dans les vues du Roi, si
Sa Majesté croyoit que la paix fût nécessaire Il m'a assoie
positivement qu'il appuieroit dans le conseil de l'Impératrioe
les intentions du conseil du Roi, et qu'il ne représentoit que
' Publiée en partie par Filon , V Ambassade de Choiseulà Vienne^ p. 124.
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 421
deux choses : la première, qu'il ne fût fait aucune démarche
sur la paix sans que préalablement le Roi voulût bien la com-
muniquer à l'Impératrice; la secotide, que les deux cours évi-
assent d'entrer en négociation sur la paix avant d*en avoir
prévenu la cour de Russie ,
M. de Kaunitz s*est chargé de prévenir l'Empereur
et l'Impératrice des réflexions que je leur p^ésenterois sur leur
situation actuelle, et il m'a paru avoir réussi à faire sentir à Leurs
Majestés Impériales la déférence, même pour leur bien, que
l'Impératrice devoit avoir aux conseils du Roi.
« L'Empereur m'adit : Quelque paix que nous fassions,
nous aurons gagné un grand avantage par cette guerre, puisque
nous sommes sûrs de rester unis avec la France; il n'est pas
possible que cette union soit toujours malheureuse
u L'audience de l'Impératrice fut un peu plus vive sur le cha-
pitre de la paix; cette princesse me dit qu'elle désiroit bien de
^ut son cœur que nous pussions faire la paix avec l'Angleterre
et l'électeur de Hanovre, mais qu'elle ne pouvoit pas me cacher
sa répugnance de Biire la paix avec le roi de Prusse; qu'elle
alloit retomber dans l'état violent crû elle étoit avant la guerre. . . .
• • . . . mais que comme elle avoît toujours eu pour principe,
en s'alliant avec le Roi, de n'avoir d'autres sentiments que ceux
desla. convenance de Sa Majesté, elle prendroit le parti de se
soumettre au Roi plutôt que de contrarier les plans que le Roi
croyoit indispensables à l'utilité de son royaume; que pour elle,
si elle étoit sa maîtresse, elle se défendroit au dernier village de
sa domination, avec son dernier bataillon, en personne. L'Impé-
ratrice m'a même dit, à cette occasion, qu'elle espéroit que je la
suivrois. — La puissance n'est rien, a ajouté cette princesse,
quand elle est mêlée d'autant d'inquiétudes que celles que j'é-
prouve; aussi, la paix une fois faite, je ne Veux plus, dit l'Im-
pératrice, entendre parler de guerre le reste de mon règne. »
Entre temps et avant que ces nouvelles favorables lui soient
parvenues, Bernîs n'a pas manqué de réchauffer le zèle de l'am-
bassadeur. Le 16 avril, il lui écrit :
« Rien ne seroit plus insensé que de ris-
quer son existence pour courir après un but auquel on ne
4ÎÎ APPENDICES.
pourra atteindre que dans d'autres circonstances, avec une plus
grande unité dans les mesures et dans les opérations. En atten-
dant, le grand point et le seul essentiel aujourd'hui est que l'al-
liance se conserve. Elle présentera toujours un front respectable
au roi de Prusse, et, en se conduisant bien en paix, on rétablira
peu à peu la considération qu'on a perdue pendant la guerre.
u Nous sommes étonnés du courage ou de l'indolence de la
cour de Vienne. Nous lui avons parlé le langage le plus clair.
Elle voit comme nous notre état. Peut-elle se dissimuler sa
propre faiblesse? Dans cette position, ce n'est pas le sort des
armes qu'il faudroit tenter; il seroit bien plus expédient de
parler net au roi de Prusse pour la restitution de la Saxe et du
Mecklembourg, et lui laisser la Silésie; la paix seroit bientôt
faite;, mais si l'on attend qu'il gagne encore trois ou quatre ba-
tailles, on le rendra le maître de l'empire et le despote de l'Europe.
« Ce tableau, qui n'est pas chargé, ne doit
effrayer un homme d'État qu'autant qu'on ne prendra pas les
mesures convenables pour éviter les malheurs qu'il présente. Il
n'y a point d'autre ressource assurée que la paix : 1* parce que
nous ne sommes pas en état de soutenir nos dépenses plus d'un
an; 2* parce que ni nous, ni nos alliés, ne savons pas faire la
guerre.
«Je trahirois le Roi, l'État et nos alliés, si je vous parlois un
langage plus obscur et plus incertain. Sou venez- vous. Mon-
sieur, que le Roi n'est qu'auxiliaire dans cette guerre, et que
s'il convenoit à la cour de Vienne que nous fissions les pre-
miers pas, nous pourrions le faire sans honte et sans indécence.
Je ne touche cette corde, qui est délicate, que pourôter l'embar-
ras où vous pourriez être, si Ton vous en faisoit à Vienne la
proposition. Dans ce cas, il n'y auroit autre chose à répondre
que, si on l'exige de nous, nous serons toujours prêts à^donner à
l'Impératrice-Reine toutes les marques d'amitié, même celles qui
nous coûteroient davantage. »
Le 27 avril, Bernis avait reçu la dépêche de Choiseul, et il se
hâtait d'en accuser réception et d'en témoigner sa joie. Il écrivait
à l'ambassadeur de France :
M Nous vous communiquerons dans le plus
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 423
d^rand détail ce que nous pensons sur la manière d'obtenir et de
rétablir la paix; le peu de chose que nous avons jeté en avant
pour parvenir à une paix séparée avec l'Angleterre sera de même
confié, en détail, à M. le comte de Kaunitz avec lequel nous
n'aurons jamais rien de caché.
u Dès que l'Impératrice consent à s'occuper de la paix, il ne
faut plus songer qu'à la rendre possible en prenant toutes les
mesures pour conserver les avantages qui restent encore entre
les mains de nos alliés et pour les augmenter, si c*est possible. »
Mais, dès le 1* mai, Starbemberg avait été chargé de témoi-
gner que la réponse de l'Impératrice, transmise par Clioiseul,
n'était que préparatoire, et Bernis retombait dans ses anxiétés au
sujet de la question d'argent et de la question militaire. L'opi-
nion publique commençait aussi à l'inquiéter. Il se rendait
compte que la guerre était impopulaire : « On est persuadé en
général, dans le public, écrivait-il, que, si nous le voulions, la
paix seroit bientôt faite avec le roi de Prusse, quoique, en effet,
cette paix aujourd'hui doive dépendre nécessairement des événe-
ments de la campagne qui ne sauroient être heureux, n
Enfin arrivait la réponse de la cour de Vienne datée du
29 avril (reçue à Versailles vers le 9 mai, jointe à une dépêche
de Stainville en date du 30), et cette réponse, contenue dans un
mémoire du comte de Kaunitz, était loin d'être aussi catégorique
que celle qu'avait reçue verbalement l'ambassadeur de France.
Après s'être longuement étendu sur des points secondaires qui
avaient été compris dans la même communication, le ministre
impérial ajoutait : « L'af&iblissement du roi de
Prusse est l'objet le plus important de cette guerre ; les événements
de cette campagne peuvent seuls procurer des conditions de paix
dans le continent, que Ton ne sauroit se flatter d'obtenir actuel-
lement Ce n'est guère aussi que par des succès dans
la guerre de terre que la France peut sortir heureusement et ho-
norablement de celle de mer, et ainsi il seroit bien douloureux
de devoir sacrifier des espérances probables, ou au moins possi-
bles, par une paix précipitée qui forceroit l'Impératrice et la
France, après s'être épuisées, à rester, même après, puissamment
armées et, pour ainsi dire, dans un état de guerre continuel,
parce que le roi de Prusse, conservant le même degré de pais-
4S4 APPENDICES.
sance, les y oblig^eroit et les délruiroit moyennant cela insensi-
blement même au milieu de la paix.
a L'Impératrice ne peut point dissimuler par conséquent que
ce ne soit avec la plus g^rande peine qu'elle apprend la dore
nécessité que lui annonce Sa Majesté Très-Chrétienne de devoir
songer dès à présent à la paix. Quoi qu'il en soit cependant,
comme elle est incapable de ne pas entrer dans la situation de
ses alliés, elle donnera les mains, s'il le faut, à une paix con-
forme aux circonstances, juste et raisonnable; mais comme ce
sont naturellement les conditions qui doivent en décider, que
Sa Majesté, comptant absolument sur la parole du Roi, est per-
suadée que non-seulement il est incapable de traiter rien sépa-
rément, mais qu*au contraire, avant de faire aucune démarche,
il voudra bien lui communiquer, sans réserve, ses idées sur oe
grand objet, elle se le promet de son amitié pour elle, et le prie
de vouloir bien char(j;er M. l'abbé de Bernis du soin de coucher
le plan de pacification, personne n'étant plus en état de savoir
la totalité des affaires (j^énérales, et par conséquent plus capable
que lui de cet important ouvrage n
C'était rappeler de la façon la plus nette au Roi la parole
donnée; c'était, au cas où la France persévérerait dans sa résolu-
tion, se ménagerquelques mois pour né(jocier, approuver ou dés-
approuver le plan de négociation qu'on cbarg^eait Bernis de ré-
diger ; c'était gagner du temps, ce qui était le gros point. En
môme temps, Kaunitz ne négligeait rien pour piquer l'amour-
propre français, au besoin se montrait presque insolent vis-
à-vis de l'ambassadeur, et reprochait directement au représen-
tant du Roi l'inaction des troupes françaises.
Le mémoire de la cour de Vienne avait porté à Bernis un
coup sensible. 11 trouvait une mauvaise foi évidente dans les ré-
criminations de Kaunitz, et avant de répondre officiellement â
la chancellerie impériale, il ne pouvait se retenir d'envoyer le
12 mari à Choiseul les observations suivantes :
« Sa Majesté, occupée d'une guerre très-dispendieuse et dont
l'objet est si important qu'il ne s'agit de rien moins que de la
conservation de ses colonies et du commerce de ses sujets, n*a
néanmoins ménagé ni ses troupes ni ses trésors pour donnera
rimpératrice-Reine les secours les plus efficaces et les plus
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 4Î5
prompts, et îndépendainment des cent cinquante mille hommes
qu'elle a entretenus en Allemagne pendant toute la dernière cam-
paQnCj la seule partie des subsides a fourni un objet de cinquante
millions. Rien n'étoît plus largement combiné que ce projet; des
préparatifs et des secours aussi immenses devaient naturellement
obliger le roi de Prusse à mettre bas les armes, la guerre se trou-
voît finie en une seule campagne, et Sa Majesté ayant satisfait à ce
que pouvoient exiger d'elle les traités avec l'Impératrice-Reine et
l'Empire, ayant délivré de l'oppression la partie de l'Allemagne
qui en étoit menacée, n'avoit plus qu'à s'occuper des moyens de
tirer une satisfaction éclatante de la perfidie et des insultes des
Anglois. Mais ce n'est pas la première fois que les plans les
mieux faits ont échoué dans l'exécution. Sa Majesté, affermie
contre les revers, conserve la même fidélité pour ses alliés, la
même volonté, et n'épargnera aucun des moyens d'en donner
des preuves; mais ces moyens ne sont pas indéfinis, et l'immen-
sité de ceux qui ont été employés infructueusement l'année der-
nière ne permettent plus les mêmes ressources pour celle-ci... n
Le 24 mai, Demis insistait encore pour faire prévaloir ses
idées de paix, sinon immédiatement, du moins à la fin de la cam-
pagne, et espérait que la cour de Vienne se contenterait de l'es-
pérance d'une reprise ultérieure de la lutte. Le ministre se
trompait : le même jour , 24 mai , Choiseul lui écrivait de
Vienne pour lui faire part d'une conversation qu'il avait eue
avec l'Impératrice et des inquiétudes que pouvait faire concevoir
l'attitude actuelle de la Prusse et de l'Angleterre :
ti Les ministres d'Angleterre et de Prusse
annoncent, dans chaque cour où ils résident, un projet de leurs
maîtres qui tend à obliger l'Impératrice à faire la paix avec le
roi de Prusse, et que Sa Majesté Prussienne, après cette paix,
rassemblera toutes les forces de l'Empire à agir contre la France.
L'Impératrice m'a dit qu'en conséquence de ces insinuations,
faites par nos ennemis, le roi de Prusse avoit dit à chaque offi-
cier prisonnier autrichien qu'il a vu depuis un mois, lorsqu'il
les a envoyés sur leur parole à Vienne, qu'il désiroit sincèrement
de faire la paix avec l'Impératrice, et que si elle vouloit y con-
sentir, non-seulement il ne demanderoit rien pour lui des États
de Sa Majesté Impériale, mais même qu'il se pourroit faire des
426 APPENDICES.
arran(|[ements ultérieurs et en faveur de la maison d'Autrîdie
qui lui conviendroient. n
Deux jours après, une nouvelle dépêche de Stainville montrait
l'Autriche passant de la menace aux promesses, et donnait le
récit d'une long^ue conversation entre l'ambassadeur du Roi et le
ministre de l'Impératrice. Après avoir, suivant son usa^e, récri-
miné au sujet des lenteurs de l'armée française, Kaunitz, rou-
gissant, avait démasqué une dernière batterie : u Tenez, mon-
sieur l'ambassadeur, avait-il dit à Choiseul, le conseil du Roi a
établi un système qui va nous forcer à la paix. II pense que Tac-
quisition des Pays-Bas n'étant plus vraisemblable, il est inutile
que le Roi dépense tant de millions et d'hommes pour accroître
la puissance de la maison d'Autriche sans nul profit pour la
France. Mais M. le comte de Bernis n'a-t-il pas vu dans la
lettre ministérielle que je lui ai écrite que si tous les avantages
du traité ne pouvoicnt pas avoir lieu, etque l'Impératrice puisse
se rendre maltresse de la Silésie, du comté de Glatz, et affaiblir
son ennemi, cette princesse étoit disposée à prendre avec le Roi
de nouveaux arrangements qui pussent convenir à Sa Majesté
et à l'adfrandissement de la France? Nous demandons que l'on
nous parle franchement; nous sentons qu'il est vraisemblable
que le Roi ne ruine point son royaume en pure perte; mais
nous offrons d'entrer dans toutes les vues utiles pour la France,
que le conseil du Roi voudra adopter »
Bernis recevait presque en même temps ces deux dépêches,
l'une presque comminatoire, l'autre pleine de promesses. Le
contre-coup s'en faisait sentir dans la lettre qu'il écrivait le
6 juin à M. de Choiseul :
u Nous ne doutons pas que le roi de Prusse ne mette tout en
œuvre pour engager ou pour forcer l'Impératrice à faire une
paix séparée avec lui; mais le Roi, qui juge les sentiments de
cette princesse par les siens, ne la croira jamais capable de cette
trahison ; Sa Majesté a la même opinion de la façon de pense-
des ministres de Vienne. Nous avons eu beau jeu, si nous avions
été capables de nous raccommoder avec le roi de Prusse.
u La cour de Vienne n'a pas oublié la conduite du Roi à cet
égard pendant toute la campagne et même après la bataille de
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 427
Lissa; ma réponse au cardinal deTeacinen fait foi. Ainsi nous
n'attribuons à aucun chang;ement de système le froid et la ré-
serve avec lesquels M. le comte de Kaunitz s'est entretenu avec
vous en dernier lieu. Le conseil du Roi n'a imputé ce change-
ment de langage qu'au chagrin du ministre impérial sur le dé-
faut de payement des arrérages, et sur la fausse opinion où il est
que la France s'est refroidie sur la continuation de la guerre,
au moment où elle a cessé d'espérer de parvenir à son but. Vous
pouvez assurer au ministre que les arrangements des Pays-Bas
ont bien moins influé sur la décision d'entrer en guerre, que la
vue du danger reconnu de laisser le roi de Prusse devenir l'ar-
bitre de l'Allemagne, et de donner par ce moyen un allié for-
midable à l'Angleterre.
tt Ce motif puissant a décidé nos déterminations, etc'estluiqui
les soutient encore et les soutiendra toujours, la conservation de
notre alliance avec la cour de Vienne étant une suite de ces
mêmes principes. »
Le ministre terminait en i*ecom mandant à l'ambassadeur de
tirer néanmoins du comte de Kaunitz quelques éclaircissements
au sujet des avantages que la cour de Vienne pourrait procurer
à la France dans le cas où la totalité du projet pourrait réussir.
Quant à l'opinion publique, il croyait devoir se défendre d'y at-
tacher une si grande importance : u Paris est frondeur, disait-il;
on y adoroit l'Impératrice lorsque le Roi lui faisoit la guerre; on
y admire aujourd'hui le roi de Prusse parce qu'il gagne des
batailles, et le public s'est imaginé en France que nous avions
abandonné l'objet maritime, qui intéresse si essentiellement la
nation, par pure complaisance pour la cour de Vienne, et peut-
être par les motifs frivoles d*une ambition déplacée. Cette opi-
nion publique est très-fâcheuse en ce qu'elle indispose les es-
prits, et ôte la volonté d'aider le Roi dans une guerre qui parolt
contraire à nos véritables intérêts. Mais tous ces discours n'ont
aucune influence sur le système de Sa Majesté, et je ne suis pas
assez faible pour me laisser ébranler par de semblables opinions.
La seule raison qui nous ait fait songer à la paix est la crainte
de ne pas pouvoir soutenir la guerre, notre commerce étant dé-
truit, et nos principales opérations de fin^ince ayant manqué
en plus grande partie, n
4Î8 APPENDICES.
Il ajoutait que, « malgfré la force de toutes ces raisons, le Roi
avo'it décidé dans son conseil qu'il falloit prendre les résolutions
les plus vigoureuses et les moyens les plus assurés pour conti-
nuer la g^uerre tant que le bien de l'alliance et la dig^nité des
couronnes pourroient Texiçer ». Et il envoyait à Tambassadear
le mémoire après la lecture duquel le Roi avait pris a un parti
si di(jne de lui » .
Dans ce mémoire curieux pour les idées nouvelles qu'il ren-
ferme et que l'avenir a justifiées, Remis exposait nettement la
situation de la France au point de vue financier, et proposait des
remèdes dont les plus insuffisants seulement devaient être
adoptés :
• A Versailles, le 4 juin 1758.
M Sire,
tt Votre Majesté n'ignore pas que , depuis le 5 décembre der-
nier, tous mes vœux et tous mes soins tendent à la paix. La
mauvaise conduite du militaire, d'un côté, et le mauvais état
des finances, de l'autre, joint à l'esprit empoisonné qui règne
dans le public, m'ont paru rendre ce parti nécessaire. Mais, •
comme nos amis et nos ennemis ont également refusé de l'a-
dopter, il ne reste plus que deux déterminations à prendre :
celle de demander à genoux la paix à nos ennemis , en nous
séparant de nos alliés, et nous exposant à un refus humiliant
et au danger de réunir l'Europe contre nous; ou celle de se
déterminer à faire la guerre avec courage et constance. *
u Le premier parti. Sire , ne convient ni à votre gloire, ni à
votre probité. 11 est, d'ailleurs, aussi dangereux que honteux. Il
ne reste donc qu'à prendre la ferme résolution de soutenir la
guerre et d'y employer tous les moyens que peuvent fournir
à Votre Majesté et la puissance de son royaume et l'affection de
ses sujets, qu'il est nécessaire de réveiller et d'exciter , et les
secours de ses alliés.
u II ne faut pas vous tromper. Sire; toutes vos affaires courent
le plus grand risque de périr par le défaut d'argent. Vos armées
seroient déjà en campagne et auroîent prévenu celles de vos
ennemis, si les réparations en tous genres ne lang^uissoient faute
de moyens pécuniaires.
« Vos alliés d'Allemagne se plaignent qu'on ne leur paye pas
NÉGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 429
les subsistances qu'ils fournissent à vos troupes. Tous vos alliés
réclament des arréragées de subsides, d'autant plus sacrés que,
sans eux, ils ne peuvent pas soutenir les efforts qu'ils font pour
la cause commune. La marine surtout a besoin d'être secourue
pour éviter sa perte totale.
a Si l'arguent continue à manquer, il deviendra tous les jours
plus rare, sans être au fond moins abondant. Le crédit et la con-
fiance diminuent tous les jours; les bourses se resserrent, et les
expédients que l'on cherche pour le soutenir de semaine en se-
maine, bien loin de remédier au mal, ne font que rau(jmenter,
par ridée qu'ils donnent de notre misère.
u Les opérations de la finance n'ont pas réussi , et leur peu de
faveur accroît chaque jour la défiance.
« Vos ennemis. Sire, sont instruits, comme nous-mêmes, de
notre état. C'est ce qui redouble leur audace. Ils croient le
dernier jour de la France arrivé, et ils ne se trompent pas , si
M. le contrôleur général ne trouve pas promptement le moyen
de fetire une opération en grand, qui assure, pour plusieurs
années, à Votre Majesté les moyens de continuer la g;uerre.
« Pour y parvenir, il doit choisir dans la finance, dans la Gom-
pag;nie des Indes, dans le commerce, des g;ens de g;énie qui ,
sentant la situation critique de l'État, et que la fortune des
particuliers est en dang;er de périr avec la chose publique, con-
sultent moins les petits secours sur lesquels il y a à g^ag^ner, que
des projets étendus^ qui remettent du jeu et du mouvement
dans la circulation.
a L'Angleterre ne se soutient qu'avec le papier circulant et de
l'argent. Nous devons être plus sobres que les Anglab dans
l'emploi de ce moyen ; mais il n'est pas possible de s'en passer.
Si de grandes ressources pécuniaires ne sont promptement
assurées, Votre Majesté ne pourra ni faire la guerre, oi parvenir
à faire la paix , et la honte et le malheur seront la suite néces-
cessaire de cette position •
a Ce tableau, tout effrayant qu'il est, n'est point chargé, et vos
ministres, Sire, trahiroient leur devoir le plus essentiel s'ils cher-
choient à l'affaiblir.
u La situation politique de l'Europe peut devenir très-favorable
si l'argent ne manque pas. Le ministre d'Espagne commence à
prendre une véritable confiance en moi. M. Wal , uni intime-
430 APPENDICES.
ment aujourd'hui avec M. de Grimaldi, travaille efficacement
à faire dt^clarer l'Espagne. L'idée seule de notre faiblesse, qui
peut nous forcer à demander la paix, les retient aujourd'hui.
Ils veulent prendre des mesures pour leurs colonies, assurer le
refour de leur flotte , attendre le sort de Louisbour(]^ avant de
se déclarer. Je profite de ces dispositions, Sire, pour demander
un emprunt à rEspa{;ne, en lui payant un intérêt raisonnable,
hypothéqué sur l'ile de Minorque, ou garanti par la parole sacrée
de Votre Majesté, avec promesse d'acquitter le principal d'année
en année, à la paix.
u Je vais essayer de trouver un secours de la même espèce i
Gènes, en favorisant l'affaireque cette république nég^ocie Vienne.
u A l'égard de la Hollande, Sire, il est nécesssaire de la dé-
tourner de l'augmentation de troupes, non par des mémoires,
qui ne feraient que compromettre Votre Majesté, mais par nue
négociation sérieuse sur le renouvellement du traité de 17^.
Le commerce criera ; mais il vaut mieux qu'il souffre quelque
chose, que si la Hollande se déclaroit contre nous. L'augmenta-
tion une fois faite, la déclaration s'ensuivroit nécessairement.
uÀu surplus, je pense qu'il n'y a plus à délibérer d'assembler
dans peu le clergé pour lui demander un don gratuit, en loi
déclarant d'avance que cette assemblée extraordinaire ne doit
avoir d'autre objet que de secourir l'Ëtat menacé. Votre Ma-
jesté promettra à l'assemblée, indiquée pour l'année prochaine,
d'écouler le cler(r ' sur toutes les représentations qu'il auroit â
faire, les ci rconsiances actuelles ne permettant pas de s'occuper
d'autn» chose que de la dcfeme de l'État et des moyens de ré-
tablir la paix en £urope et dans le royaume.
« Il n'est pas à craindre que le clergé se refuse à des motifs
si pressants, et qu'il choisisse ce moment pour traiter des ma-
tières capables de remettre le trouble dans le royaume. Il seroit
même dan^^ereux de montrer qu'on a cette crainte. Le présideot
de cette assembh^ pourra écarter toute affaire qui ne sera pas
relative à Tobjet que Votre Majesté se propose. Il faudra, par
ci>nMH|uent , terminer l'assemblée dès que l'objet sera rempli.
Votn» Majesté pourra cependant, le don çratuit accordé, recevoir
|xir écrit les prières et les supplications de son clergé, en pro-
mettant d'y faire attention et d'y avoir éçard autant qu'il sera
juste et |Hvssible de le faire.
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 431
uj'ai dit plus haut que l'affection de vos sujets, Sire, pourroit
fournir de grands moyens, si elle étoil réveillée et excitée.
u Le fond du cœur de vos sujets est à vous, mais les têtes sont
égarées. On ne peut les mettre à leur place qu'en punissant
sur-le-champ ce qui est punissable, en récompensant sur-le«
champ aussi ce qui mérite récompense. On aime Votre Majesté ;
il faut qu'on la craigne autant qu'on l'aime.
u An reste, il serait bon d'instruire la nation des motifs de la
guerre. On hait en France les Anglais, et l'on admire le roi de
Prusse. Il est nécessaire qu'on sente que les uns et les autres,
étant unis pour nous détruire et nous humilier, méritent égale-
ment l'indignation publique.
u Quelques lettres de Votre Majesté aux principaux corps de
son royaume, dans le style de celles de Henri IV dont Votre
Majesté possède les vertus principales ; un avenir plus heureux
annoncé à ses peuples ; des marques de l'intérêt que Votre
Majesté daigne prendre à leurs misères, suffiraient pour ré-
veiller le zèle national, qui s'endort quelquefois chez les Fran-
çais, mais qui ne meurt jamais.
u Tels sont , Sire , les vérités importantes et les moyens pos-
sibles que j'ai cru également de mon devoir de mettre sous les
yeux de Votre Majesté et de son conseil. »
Les insinuations de la cour de Vienne avaient produit un
effet plus grand qu'on ne pouvait raisonnablement Tattendre.
Soit que le Roi craignit sérieusement que, par suite de la prise
possible d'Olmutz , Marie- Thérèse ne fût forcée à la paix, soit
qu'il eût repris confiance dans son armée et dans le comte de
Clerinont qu'il savait en présence de l'ennemi, soit qu'il voulût
tout faire pour empêcher Marie-Thérèse de conclura un traité
séparé, il écrivait à l'Impératrice (10 juin.) :
a Quels que soient les événements, je ne ferai ni paix ni trêve
avec nos ennemis, que de concert avec Votre Majesté, et je lui
en donne de nouveau et de ma propre main ma parole royale.
Je ne doute pas que Votre Majesté, par un juste retour de sen-
timent et de confiance, ne prenne aussi avec moi et dans la
même forme un engagement semblable, n
432 APPENDICES.
Cette lettre, si l'on en ju(^e par la dépèche de Choiseul, en date
du 18 juin, rétablissait la confiance entre les deux alliés : rim-
pératrice, dans l'audience qu'elle accorda à Tambassadear,
parut enchantée. Ellle fit montre de son coura^, déclara i(tie
non-seulement elle perdrait Olmutz et Vienne , mais qu'elle
se retirerait à Peterwardlin, la dernière de ses possessions en
Hong^rie, et qu'elle y essuierait un siég^ plutôt que de fiiire la
paix sans le Roi. Quant à la paix, elle y opposait toujoon la
mêmes arguments ; elle assurait Choiseul qu'elle avait scruté
sur le roi de Prusse ses sentiments intérieurs; par religion, elle
devait écarter la haine qu'elle croyait que ce prince méritait de
sa part ; par ce même motif et par celui de Pamour de ses
peuples , elle était fort éloig^née d'avoir aucune idée d'ambition,
mais elle n'avait pas encore la force de faire le sacrifice da
repos du reste de ses jours, et elle sentait que ce repos ne
pouvait pas exister tant que le roi de Prusse serait en état de le
troubler.
On devine déjà dans les dépèches de l'ambassadeur de France
qu*il développe avec satisfaction les arguments que lui fournit la
cour de Vienne. Dès à piésent, il a compris que la paix est ansâ
pénible à l'orgueil de l'Impératrice qu'à celui du Roi, et c'est avec
un évident plaisir qu'il annonce au ministre dc^ Affaires Étran-
gères (23 juin) que l'article paix a été renyoyé pour être dis-
cuté à Paris par le comte de Starhemberg. En effet, si le Roi craint
que l'Impératrice ne traite séparément avec la Prusse, les inqoié-
tudes de l'Impératrice ne sont pas moins vives. Un événemeott
de long^ue date attendu, doit trancher aux yeux de Bemis la
question : le comte de Clermont est en présence de l'eanemi; si
la fortune le seconde, la face dos choses est changée. Bernis n'es-
père guère un succès; et, le 22 juin, dans une lettre particu-
lière, il croit devoir exposer de nouveau à i'ambassadear k
situation effroyable de la France. Après avoir montré le oMt
perdu, la retraite du comte de Clermont livrant l'Allemagne,
la Hollande déclarée contre la France, il insiste de nouveau «r
la nécessité de réduire l'alliance à n'être plus que défensive. 11
veut abandonner le traité secret pour s'en tenir au premier traité
des subsides.
u Plus vous êtes attaché, dit-il, à l'union formée parle goùtda
Roi avec l'Impératrice, plus vous devez la déprévenir du feux
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 433
système de tout abtmer par une vaine gloire. Dans quelques
années d'ici nous serons plus à craindre en restant unis, que
nous ne le sommes aujourd'hui en nous conduisant comme
nous le faisons depuis un an.
« Lorsque le roi de Prusse aura de certains avantages, il exigera
la rupture de l'alliance. Et qui l'empêchera d'y réussir? Levez
le bandeau de l'orgueil : faites comprendre qu'il vaut mieux
exister quand on est une grande puissance, que d'être détruit.
u On se relève de sa faiblesse, on profite de ses fautes , on se
gouverne mieux. Le roi de Prusse a donné à tous les gouverne-
ments une belle leçon. Seul contre tous, Louis XIV en a fait
autant. Tout prince qui aura des armées, et qui saura les con-
duire, résistera à toutes les ligues. »
u La cour de Vienne, ajoute-t-il, étoit pressée de se venger et le
Roi de s'unir à elle; Famitié pour ses petits-enfants a augmenté
l'impulsion, et les contrôleurs généraux n'ont pas su nous dire
qu'ils ne seroient pas en état de fournir à la dépense. On s'est
embarqué témérairement; que reste-t-il? Rien que de revenir
d'où l'on est parti , et de rétablir sa considération par une sage
économie. Voilà, Monsieur, ce que vous représenterez avec force
et avec adresse. On ne résiste point à des vérités si lumineuses, n
En ce moment même, le ministre se déterminait à enlever à
la cour de Vienne le secours militaire que devait y conduire le
prince de Soubise et à tenter avec ce général une diversion en
Hesse pour obliger le prince Ferdinand à repasser le Rhin.
On sait que ce fut ce mouvement, ordonné ainsi vers le 24 juin,
c'est-à-dire avant que la nouvelle de la bataille de Crevelt arrivât
à Versailles, qui sauva la France de l'invasion.
La guerre a deux théâtres : Tun où l'armée de F Impératrice
joue son rôle, l'autre où l'armée française tient le sien. Lorsque
les deux aruiées sont battues, le ministre de Louis XV peut en tirer
avantage pour proposer la paix; lors même que l'armée française
est victorieuse, il a quelque ouverture encore pour parler de
négociations; mais, si l'armée française est battue, et que
l'armée de rjmpératri.:e soit victorieuse. Vienne s'exalte en re-
proches contre la France et contre ses généraux , et trouve dans
Fun et l'autre de ces événements des arguments puissants pour
continuer la lutte. Choiseul, d'ailleurs empressé de plaire à
Marie-Thérèse et à suivre le courant qu'il sent à Versailles, l'im-
II. 28
434 APPENDICES.
pulsion de madame de Pompadour, attachée à l'allianoe par
tant et de si forts liens, regimbe contre les instructions qu'il
reçoit du ministre des affaires étrangères, en qui, dès œ ma^
ment , il ne sent plus le premier ministre.
Le 3 juillet, la situation se présentait de la façon suivante. La
cour de Vienne, voyant la France battue â Crevelt, craignait
que les conseils de Bernis ne triomphassent, et, en même temps
que l'Impératrice ordonnait au maréchal Daunde pousser active*
ment les opérations et d'obtenir à tout prix un succès, elle écri-
vait au Roi, de sa main, la lettre suivante pour le déterminer
â continuer la guerre' :
u Monsieur mon frère et cousin, j'étpis oecnpée de l'idée de
témoigna* moi-même à V. M., combien j'étois vivemen afiîectée
de la fâcheuse nouvelle de l'échec qu'at essayé son année le
23 du mois dernier, lorsqu'il m'est arrivé l'avis très consolant
quelque succinct qu'il soit, de l'avantage qu'ont eu mes troapes
en Moravie et des suites que nous pouvons en espérer ainsi que
An parti qu'a pris le maréchal Daun avec le gros de mon armée.
Elle sentira toutes les conséquences que cela peut avoir, cela
peut consoler et rassurer et moyenant cela, je m'empresse de
faire parvenir confidemment à V. M. tont ce que je sais jus-
qu'ici par la copie de la lettre du maréchal ci-jointe. J'espère
en Dieu que peut-être, dans peu, je pourrai lui marquer des
événements encore plus essentiels, qu'il agrée en attendant
cette attention de ma part, je comte toujours sur la constance
que je lui coûois ainsi que sur sa fidélité et son amitié, et je lui
réitère les assurances sincères de tont les sentimens qu'elle peut
désire en moi.
« Je suis înviolablement, Monsieur mon frère et cousin,
« De Votre Majesté,
« Bonne sœure et cousine,
u Marie Thérèse.
«Vienne, le 2 juillet 1758. •
c A Momieur mon frère et cousin le Roy Très^Chréden de France
et de Navarre, n
1 Orthographe contenrée.
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 435
Le lendemain (3 juillet), Ghoiseul adressait à Bernis une dé-
pêche qui mérite toute Tattention du lecteur, parce qu'elle
semble le point de départ de la campagne antipacifique que va
poursuivre Tambassadeur à Vienne.
tt M. le comte de Kaunitz, écrivait-il, m'a montré hier au soir
copie de la lettre que l'Impératrice a écrite par un courrier au
Roi. Depuis quelques mois, la cour de Vienne prend des mesures
si justes et a appris à faire usage de ses ressources en hommes
d'une manière si vigoureuse que, si elle avoit de l'argent, le
courage de T Impératrice, aidé de la bonne conduite de ses
armées seroit suffisant pour écraser le roi de Prusse. Vous
jugerez aisément. Monsieur, que, dans ce moment-ci, il ne seroit
pas prudent à moi ni utile au service du Roi que je serrasse de
trop près la mesure pour la paix vis-à-vis du ministère autri-
chien, et je crois que le Roi trouvera à propos que je suspende
toute insinuation sur cet objet jusqu'à ce que les événements de
la campagne aient mis Sa Majesté et son conseil à portée d'apré-
cier de quel point les deux cours peuvent partir pour une tran-
quillité désirable, n
La lettre de l'Impératrice du 2 juillet se croisait avec une lettre
que le Roi écrivait le 6 juillet, dans laquelle Louis XV, se pla-
çant à un point de vue tout différent de celui qu'avait adopté
la cour de Vienne, n'hésitait point à parler de la paix : voici
cette pièce :
• A Venaitles, le 6 juillet 1758.
u Madame ma sœur et cousine, les procédés généreux de Votre
Majesté m'ont touché vivement et ne m'ont pas surpris. La
liberté que vous me laissez de faire usage du corps commandé
par le prince de Soubise sera fort utile à vos intérêts et aux
miens.
« Ce corps doit marcher le 8 de ce mois, dans la Hesse, et j'ai
lieu de croire que cette diversion forcera le prince Ferdinand à
repasser le Rhin et à abandonner l'idée de se porter sur Iqs
Pays-Bas et de s'y joindre peut-être aux Anglais.
tt J'ai pris toutes les mesures possibles pour mettre vos États de
Flandre en sûreté, et je veillerai, avec la plus grand attention, à
leur conservation.
28.
436 APPENDICES.
tt Le ciel, dans la journée du 23 juin , n'a pas béni le succès de
mes armes. J'espère et je souhaite que celles de Votre Majesté
soient plus heureuses. Chaque jour le parti de nos ennemis de^
vient plus fort.
M J'ai rappelé mon cousin, le comte de Clermont; j'ai cra
devoir ce sacrifice à mes alliés ; mes troupes n'ont point été bat-
tues le 23 juin, et si l'on n'avoit pas ordonné une retraite qui
n'étoit pas nécessaire, le prince Ferdinand n'auroit rapporté
aucun avantage.
u J'avois destiné le maréchal d'Ëstrées au commandement de
mon armée ; sa santé ne lui permet pas encore d'obéir à mes
ordres.
u Que Votre Majesté prenne une entière confiance dans ma con-
stance et mon amitié inaltérable ; mais qu'elle n'oublie pas que
le courage ne préserve pas toujours des malheurs, CTest à regret
que je fais cette réflexion. L'amour que nous avons pour nos
peuples doit nous faire une loi de leur procurer la paix aus-
sitôt que notre sûreté et notre gloire pourront nous le per^
mettre,
a Quoique les pertes que j'ai faites par la feute de mes derniers
généraux multiplient à l'excès mes dépenses, je partagerai toa-
jours avec Votre Majesté toutes les ressources qui me resteront.
Je mets toute ma confiance dans votre amitié, dans votre pru-
dence et dans la connaissance que vous avez de l'état critique de
nos affaires. »
En même temps que Bernis expédiait cette lettre à Vienne,
il adressait à Choiscul la dépêche suivante, dont M. Filon a
publié un extrait, mais dont il n'a point donné la partie la ploi
intéressante, qui a trait à la négociation :
a M. le comte de Kaunitz a envoyé par un courrier à
M. le comte de Starhemberg des instructions pour traiter de
la paix. Cet ambassadeur m'a dit qu'il seroit nommé pléni-
potentiaire au congrès ; mais la cour de Vienne ne voudroit
pas qu'il fût question de ce congrès avant six semaines ou deux
mois, de peur que les Russes et les Suédois ne suspendis&eni
leurs opérations à la vue de cet appareil de paix. Cela peut être;
NÉGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 487
mais, en attendant, les affaires s'embrouillent et se gâtent de plus
en plus.
M L'idée' du congprès étoit très-bonne quand je Tai proposée,
c'est-à-dire avant le commencement de la campagne; mais
aujourd'bui il faut des négociations brusques et directes. Je vous
dirai, Monsieur, dans une seconde lettre, ce que je pense à cet
égard.
«Pressez la réponse de la cour de Vienne sur l'article des
arrérages du subside, des revenus des pays conquis et des
autres objets contenus dans la convention dont vous m'avez
envoyé ici le projet, et sur lequel vous ayez reçu des observa-
tions.
«Nous payeront les intérêts des arrérages, et à la paix nous
prendrons des arrangements pour acquitter le principal. Nous
espérons encore cette année pouvoir fournir quinze cent mille
francs par mois à la cour de Vienne, pourvu que des événements
malheureux ne nous en ôtent pas encore la possibilité. La
finance est si fort obérée, et le crédit si diminué, que je crains
bien que nous ne soyons bientôt réduits à retrancher à nos
alliés les secours pécuniaires. La cour de Vienne sera certaine-
nement la dernière que nous cesserons d'assister de notre argent.
La Suède ne nous presse pas, mais elle a un besoin absolu de
secours.
u Je ne puis vous dissimuler, Monsieur, que tant que l'objet
du traité subsistera, la cour de Vienne se croira en droit de nous
demander des secours au-dessus de nos forces ; aussi le conseil
du Roi pense que vous devez, sans perdre de temps, déclarer à
cette cour que la conservation de Talliance étant désormais le
seul objet de la guerre, nous ne pouvons plus être astreints aux
conditions du traité secret auquel il faut nécessairement re-
noncer; qu*ainsi la guerre s*approchant des Pays-Bas, nous
serons peut-être forcés à borner nos efforts à les défendre, et à
contenir, s'il se peut, l'Empire et la Hollande.
u Les secours pécuniaires que nous donnerons seront par coa-
séquent gratuits et proportionnés à ce qu'il nous en restera pour
soutenir la guerre. Vous amènerez cette déclaration avec art, et
vous la ferez avec courage. Les malheurs arrivés depuis peu vous
donneront des prétextes suffisants pour la hasarder. Choisissez
le moment et la forme, mais, en écartant le traité secret, ôtez
438 APPENDICES.
toute crainte sur la diisolation de ralliance à laquelle le Roi eit
extrêmement attaché.
«Quaiyi les circonstances changent, il faut bien an moins
changer les mesures» si l'on ne change pas les principes.
« Il est prouvé que la marine et le militaire ont miné la France,
et que celle-ci ne peut pins aider la politique. Dana cet état, la
paix la plus prompte est indispensable, et comme nous avom
aujourd'hui, on que nous aurons bientôt la guerre pour notre
propre compte, il faut qu'il nous reste des moyens pour la son*
tenir. Ainsi, Monsieur, nous sonunes dans nn cas forcé auquel
tout doit céder. J'espère, comme je vous l'ai déjà dit, que nous
pourrons encore payer quelque temps les subsides, du moins
pendant la campagne ; mais s'il y avoit sur cela de la diminotion
ou du retard, il ne £iut en accuser que nos malheurs, et non
notre fidélité, et comme nous renonçons aux avantages da
traité secret, on doit nous être bien obligé de tout œ que nous
faisons par delà les engagements du premier traité de Versailles.
Nous nous perdrions les uns et les autres si nous tenions nn
langage moins franc et moins sincère.
« Il est temps que la cour de Vienne se réveille; il fiiut sauver
tous ses alliés en se sauvant soi-même. II est question y en «n
mot, de voir les choses comme elles sont.
t( Quoique ce qui est arrivé depuis le mois de septembre soit
presque incroyable , je m'y suis attendu, parce que j'ai bien
connu les principes du mal, et j'ai suivi la chaîne des consé-
quences qui devoit en résulter. i>
Bernis précisait encore dans une lettre particulière les inteo-
tions du ministère français :
« Versailles, 6 juillet 1758.
« Vous avez vu. Monsieur, dans ma lettre précédente, les raisons
indispensables qui doivent nous engager à faire la paix prompt
temerit. Je vais actuellement vous parler des moyens qu'on veut
employer, et de ceux que les circonstances parai troicnt devoir
faire préférer.
u Si l'on songe à faire la paix après s*étre concerté avec tous
les alliés, la campagne sera finie avant que l'on ait reçu les
réponses de toutes les courf .
NÉGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 435)
ce Le projet d*nn con(p*è$ ne peut être adopté que dans ]e cas où
le roi de Prusse échoueroît nécessairement devant Olmutz;
mais il me semble que son entreprise, quoique hasardée, sera ,
au eontraire, suivie de succès, si M. le maréchal Daun, sans
livrer bataille, ne trouve pas moyen de faire lever le siège , en
ôtant au roi de Prusse les moyens de le terminer, ou en ^Elisant
traîner si fort le siég^e en longueur que le roi de Prusse se
décourage.
« Ainsi, dans le cas où la cour de Vienne jugeroit la prise d*01-
mutz immanquable, je crois qu'elle n'auroit pas un moment à
perdre à proposer la paix afn roi de Prusse, en le chargeant d'y
faire accéder tous ses alliés, sans en oublier aucun, et en se
chargeant de faire ratifier cette paix par l'Empire. De cette ma-
nière les alliés ne pourroient se plaindre , ni d'être sacrifiés, ni
d'avoir été oubliés.
u Si la paix, à cause de ladiscussion de tant d'intérêts, étoit trop
longue à terminer promptement, on pourroit convenir d'articles
préliminaires, d'un armistice et d'un congrès.
tt Ces articles' préliminaires pourroient rouler sur les points
suivants : restituer la Saxe, à laquelle on se proposeroit de pro-
curer les dédommagements qui seroient possibles ; il ne Faut pas
s'attendre que le roi de Prusse consente que les dédommagements
soient à sa charge : si on lui en demande, il en demandera pour
ses États de Westphalie, de Brandebourg, de Poméranie et de
Silésie.
a Confirmer au roi de Prusse pour toujours la possession de
la Silésie, telle qu'elle est portée par le traité d'Aix-la-Chapelle.
u Convenir d'évacuer respectivement , trois semaines après la
publication de la paix, les pays et les places appartenant à l'Im-
pératrice et au roi de Prusse, en retirer les munitions de guerre,
l'artillerie et les vivres.
u S'engager à ^Eiire consentir auxdits articles tous les alliés de
la cour de Vienne et de la France, en les nommant tous sans
exception.
a Assembler un congrès pendant la durée duquel toutes les
hostilités cesseront.
« Convenir que dans ce congrès, pour rendre la paix générale,
il sera traité de la paix entre la France et TAngleterre, et que les
puissances contractantes engageront les cours de Versailles et de
440 APPENDICES.
Londres à convenir promptement d'un armistice ou d'une
trêve.
tt Pour abréger, on !pourroit, dans les articles préliminaires,
convenir d'une trêve de dix ans, ou de six, ou de quatre, entre
les parties belligérantes et leurs alliés. Si le roi de Prusse vou-
loir y consentir, rien ne seroit plus à propos. Il'seroit égale>
ment à souhaiter que l'Angleterre voulût convenir d'une pa-
reille trêve avec la France. On auroit le temps pendant cet
intervalle de traiter à fond dans un congrès tous les intérêts
respectifs.
a II faudroit convenir, dans les articles préliminaires, d'établir
pour base du traité de paix les traités de Westphalîe.
(( Telle est à peu près la matière des articles préliminaires, dont
on pourroit convenir. Il vous sera aisé. Monsieur, de les ranger
dans un ovdre méthodique pour en conférer avec M. le comte
de Kaunitz. J'en parlerai de mon côté à M. de Starbember;; «
mais le temps est précieux. Vous êtes à Vienne, et M. de Sta-
rhemberg est à Paris.
« Après avoir sondé M. de Kaunitz sur ce plan et sur la dispo-
sition où pourroit être la cour de Vienne de faire les premières
ouvertures, vous ferez sentir quelle est la confiance du Roi de
s'en rapporter à elle pour (aire la paix.
a Si la fierté de Tlmpératrice ne lui permettoit pas de faire lo
premières démarches, et qu'elle eût assez de confiance dans le
Roi pour l'en charger, il n'est pas douteux que nous ne fus-
sions plus à portée qu'elle-même de tenter des ouvertures, puis-
<|ue, d'un côté, nous ne sommes qu'auxiliaires, et que, de
l'autre, le roi de Prusse nous a fait. Tannée passée, des ouver-
tures par la margrave de Baieuth et par le prince Henri. On doit
se rappeler même la lettre que ce prince écrivit à M. de
Richelieu.
V Si la cour de Vienne ne se défioit pas de nous, nous pourrionj
nous charger des premières démarches; mais cette proposition
doit venir de l'Impératrice. C'est à vous, Monsieur, à vous l'at-
tirer. Je vois cependant, à ce second parti, plusieurs iucoo.
vénienis :
u l^ La cour de Vienne ne sera jamais tranquille; quelque
confiance que nous lui marquions, elle soupçonnera toujours un
pot à part entre nous et le roi de Prusse.
NEGOCIATIOî^S AVEC LA COUR DE VIENNE. *4i
« 2° La Suède nous soupçonnera également d'avoir été les pre-
miers à quitter la partie; il vaut mieux qu'elle en accuse la cour
de Vienne, avec laquelle elle a moins de liaisons et d'intimité
qu'avec nous.
tt 3" Le roi de Prusse ne manquei'oit pas de nous demander le
sacrifice de notre alliance. J'observerai, sur cet article, que cette
môme alliance seia sa véritable pierre d'acboppement ; c'est
pourquoi rien ne seroit si heureux si le roi de Prusse vouloit
accéder au premier traité défenstf de Versailles, et que la cour de
Vienne nous permit d'avoir un traité purement défensif avec le
roi de Prusse. Dans le premier cas, la paix seroit bien solide;
mais est-il de l'intérêt du roi de Prusse de la rendre telle?
11 faudroit flatter son ambition par l'idée d'aug;menter son
commerce et sa navigation; nous pourrions, à peu de frais,
lui en fournir les moyens en lui cédant quelques-unes des
îles sur lesquelles nous n'avons pas de grands établissements.
Ce seroit le moyen de rompre sa bonne intelligence avec l'An-
gleterre.
u Je suis persuadé que le roi de Prusse traiteroit volontiers avec
nous; mais la cour de Vienne le verroit de mauvais œil ; ainsi il
vaut mieux, tout examiné, qu'étant la partie attaquée, elle s'ar-
range elle-même et qu'elle se charge de nous faire consentir à
ses arrangements.
u Pourvu que la Saxe soit restituée , que les pays de nos élec-
teurs et princes du Rhin soient évacués, que le duc de Mecklem-
bourg ne soit plus vexé, et que la Suède, surtout, soit en sûreté,
nous ne devons pas nous refîiser à un accommodement devenu
indispensable. 11 nous en coûtera, à la paix, pour continuer à la
Suède l'augmentation de subsides, pour l'indemniser; mais
comme le Roi annulera d'autres traités pareils, il aura le moyen
de dédommager les princes qui auront le plus souffert dans cette
guerre.
u II est nécessaire. Monsieur, que vous fassiez sentir à la cour
de Vienne l'indispensable nécessité de songer promptement à la
paix. Nous risquons trop, tant du côté maritime que du côté de
la terre, et nous n'avons plus de ressources assurées pour conti-
nuer la guerre, ni pour assister nos alliés... Quelque attaché que
je sois à l'alliance, je ne conseillerai jamais à Sa Majesté de ris-
quer le tout pour le tout.
442 APPENDICES.
« Commencez donc, Monsieur, par vous mettre en régie a^ec la
cour de Vienne sur les arrérages des subsides, sur le compte à
faire par rapport aux revenus des pays conquis, sur la nécessité
de recourir au traité secret, afin de nous mettre à Taise par rap-
port au subside, et ensuite vous traiterez l'article important de
la paix fondée sur l'impuissance de continuer la guerre tant
par le défaut d'argent et des généraux, que par le danger que
courent nos colonies, nos côtes et nos frontières, par Tapparenoe
qu'il y a de voir la Hollande déclarée, l'Empire soumis ao rn
de Prusse, la Porte armée, et la Russie et la Suède forcées par
des intrigues ou des menaces à faire leur paix particulière, l'in-
difft^rence du Danemark et le peu de secours que nous pouvons
en tirer.
tt II s'agiroit d'abréger les longueurs de la médiation et de
tenter de faire un arrangement brusque avec le roi de Prusse
sur le plan à peu près contenu dans cette lettre. Le Rot s'en
repose sur votre prudence et la connaissance que vous avez de
la cour où vous ôtes, pour la manière d'amener insensiblement
toutes ces af&ires importantes au point où il faut qu'elles arri-
vent, pour ne pas déplaire et pour avoir le succès qœ nous
attendons.
a Vous aurez soin de me dépêcher un courrier aussitôt qne vous
aurez quelque chose de décidé à me dire sur cette matière. ■
Ainsi, voilà la situation nettement établie pour Versailles. Les
instructions de Remis sont formelles, ses idées sont précises.
Que pense-t-on à Vienne à ce môme moment? S'y prépare-t-on
à la paix ? adhère-t-on aux projets de Remis ? On ne veut que U
guerre.
Kaunitz pousse Choiseul de tous ses efforts. Il lui adresse, le
7 juillet, la lettre suivante :
u Je remercie Votre Excellence de la communication qu'elle
a bien voulu me faire de la lettre ci-jointe (une lettre de Mon-
tazet sur l'armée autrichienne), et je voudrois beaucoup avoir
à lui apprendre des choses aussi consolantes relativement à
l'armée du Roi, ou pour m'expliquer plus exactement relative-
ment aux objets qui lui sont confiés; mais j'en suis malheurea-
«ement bien éloigné, apprenant par les lettres du premier, qai
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 448
me sont parvenues par estafette, que, plus belle que jamais par
les renforts qui l'ont jointe, elle étoit sur le point de quitter
Nipper (?) ou Cologne pour se retirer, à ce qu'il sembloit, sur
Coblentz, pendant que les Hanovriens divisés sont occupés à
canonner Busseldorff, et ont pris, dès le 28, Ruremonde,
comme nous l'apprend une estafette qui vient d'arriver des
Pays-Bas, où tout est possible actuellement à l'ennemi, parce
qu'il n'y a personne. Et quel ennemi, hélas! Gela est affreux,
parce que c'est moins que rien en vérité que la soi-disant
armée de M. l'Électeur de Hanovre vis-è-vis des armées
et du nerf de la puissance française; mais ce serait le comble de
l'horreur pour ceux qui vivent actuellement et leur postérité si,
dans un moment aussi humiliant, on aUoit perdre courage. Vous
perdrez tout pour le présent et tavenir, si par du courage et de
la fermeté voi^s ne rétablissez la considération du Roi et de la
monarchie française par une conduite politique et militaire
digne de vous ; il le faut, ne jUt^e que pour vous seuls, dussiez-
vous y mettre le dernier de vos écus. Que Sa Majesté Trés^-Chré-
tienne fasse cesser toutes les causes quelconques de tout le mal
qui est arrivé ou de tout le bien qui n'a pas été fait jusqu'ici ,
et je vous réponds, Monsieur le comte , que très-promptement
et très-certainement tout sera réparé, et que j'aurai avec vous
la consolation de revoir le Roi dans la considération qui lui
est due par tant d'endroits différents; mais il faut vouloir , ce
qui s'appelle vouloir, se faire obéir sans quartier et n'écouter
aucune considération subalterne. Excusez mon zèle et comptez
toujours sur mon attachement.
tt Raunitz R.
«Le 7* juillet 1757.*
Ghoiseul,. en envoyant cette lettre au ministre, en souligne,
quelques passages et résume ses impressions dans une dépèche
dont voici un extrait :
t(... Le résultat de tout ce que je viens de vous dire. Monsieur,
se renferme en trois pclints :
« I» Qu'il est peu raisonnable, quelque envie que nous ayons
de faire la paix, d'obtenir de nos ennemis qu'ils y acquiescent,
444 APPENDICES.
à moins que nous ne sacrifiions absolument Tboaneur de la
nation et des possessions considérables du Roi.
u 2* Que quand même nous parviendrions^ pour nous, à des
conditions humiliantes, jamais FI mpératrice ne concoarra, pour
ce qui la concerne, à cette paix.
u 3* Qu'outre Pimpossibilité, il y a un grand danger à faire sa
paix séparée avec TAng^leterre et le roi de Prusse.
u Si le Roi veut continuer lag^uerre, et, dans ce moment de mal-
heur et peu glorieux, couper toule racine aux négociations de
paix, ce qui me parait un système aussi décent qirutile, alors
je vous réponds à tout événement de la cour de Vienne. Si, au
contraire, le conseil de Sa Majesté décidément se croit forcé à la
paix, dans ce cas je suis persuadé qu'il est possible que l'Impé-
ratrice, qui aime la personne du Roi, ne se joigne pas à nos
ennemis ; mais il est certain que toute confiance en notre cour
sera perdue en Allemagne, et que l'Impératrice restera en guerre
malgré /lotre paix particulière... n
Entre temps, la nouvelle de la levée dr. siège d'Olmutz est
arrivée à Paris ; la pointe de Soubise sur la Hesse a dégagé le
grande armée, qui est passée sous le commandement de M. de
Contades. Une réaction s'est produite à la cour, et Louis XV,
en répondant à la lettre de Marie-Thérèse du 2 juillet, donne
la note exacte de cette impression.
« li juillet.
b Madame ma sœur et cousine, les bonnes nouvelles que Votre
Majesté a bien voulu m'apprendre m'ont fait oublier tout ce
qui s'est passé sur le bas Rhin. J'ai senti dans cette occasion que
vos avantages étoient beaucoup plus intéressants pour moi que
Jes disgrâces qne j'ai essuyées. Je viens d'avoir par le comte de
Starhemberg la confirmation de la levée du siège d'Olmutz , avec
des détails qui font beaucoup d'honneur aux généraux et aux
troupes de Votre Majesté. J'espère que les suites d'un si grand
événement rendront à vos armes leur supériorité. J'ai lieu de
me flatter aussi que les miennes seront plus heureuses à l'avenir,
et que nous parviendrons à rétablir la paix sur un pied solide et
honorable. Votre Majesté peut être aussi assurée de ma œn-
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 445
stance et de ma fidélité que je me flatte qu'elle l'est de l'amitié
inviolable avec laquelle je suis, Madame ma sœur, etc. »
Bernis lui-même avait subi le contre-coup de cette réaction. Il
se croyait obligé d'envoyer à Choiseul, non plus des ordres, mais
une sorte de justification personnelle. Il écrivait le 15 juillet :
« Versailles, le 15 juillet 1758.
u Vous devez vous îmag^iner aisément la joie qu'ont causée ici,
universellement, la levée du siég^e d'Olmutz et les circonstances
glorieuses et utiles pour la cause commune qui ont accompa^jné
cet heureux événement.
« Nous sentons toutes les suites qu'il peut et qu'il doit avoir',
mais nous ne croyons pas pour cela le roi de Prusse perdu; la
manière dont il a levé ce siég;e prouve avec quelle célérité et
quelle adresse il sait se retirer des mauvais pas où sa trop
grande confiance le jette quelquefois. Nous ne sommes pas sans
inquiétude sur ce qu'il pourroit exécuter en Bohême. Ce qui
nous rassure infiniment, c'est la bonne conduite du maréchal
Daun, la fermeté et le courage de la cour de Vienne.
u Je ne rapporterai que demain au conseil votre dépêche
n^ 65 (du 9 juillet); elle est si importante que je ne prendrai pas
sur moi d'y répondre sans avoir reçu les ordres du Boi et l'avis
de son conseil; mais je crois d'avance vous rassurer sur les in-
quiétudes que nous lui avons faites depuis le mois de décembre
dernier sur la nécessité de rétablir la paix.
u II est bon de rappeler ici quels ont été ces motifs et quels
seront constamment nos principes.
tf II y auroit de l'injustice, j'ose même dire de l'ingratitude,
de nous faire des reproches sur la mauvaise conduite des géné-
raux, et sur l'épuisement de nos finances, occasionné par les
frais d'une double guerre dans laquelle nous n'avons cessé de
faire des pertes de toutes espèce, et par l'anéantissement total de
notre commerce.
M A l'égard des généraux, le Boi les a renvoyés dès que les
alliés ont paru le désirer. Ce n'est pas la faute de Sa Majesté si
le siècle des Tn renne, des Créqui cl des Luxembourg est passé.
Si nous connaissions un général en Eui-ope capable de conduire
446 APPENDICES.
supérieurement nos armées, nous rattacherions à «notre service.
M. le maréchal d'Estrées est le seul militaire en qui on puis^
avoir confiance; mais, par une fatalité qui depuis près d*un an
gâte toutes nos affaires, la santé de ce général ne lui a pas en-
core permis de céder aux vœux du Roi, et de se rendre à ceux
de toute Tarmée.
u En rappelant M. le comte de Clermont, le Roi n'a pu confier
le commandement de ses troupes qu'à M. de Contades, dont jus-
qu'ici on a loué la sagesse, la capacité et l'intelligence.
u Mous ne justifierons point la conduite, ni de M. de Riche-
lieu, ni de M. le comte de Clermont : l'un a laissé régner la
licence dans son armée, l'a épuisée par des marches et des
contre-marches inutiles, et n'a paru avoir dessein que de né-
gocier avec l'ennemi, au lieu de combattre. M. le comte de
Clermont mérite quelque éloge pour avoir rétabli un meilleur
esprit dans son armée; mais d'ailleurs toute sa conduite est
inexplicable et même incompréhensible.
tt On ne peut disconvenir qu'en général, tout le militaire, et
même toule la nation, n'aienl été opposés à la guerre pi^sen te;
on a vu avec douleur le royaume dénué de troupes et d'argent,
en proie aux descentes des Anglais dans un temps où nous
avions presque la certitude de ruiner ces implacables ennemis
de la France, en nous bornant à la guerre maritime. Si l'Impé-
ratrice et son ministre, en se dépouillant de leur intérêt parti-
culier , veulent bien se mettre à notre place, ils excuseront ce
sentiment général de la nation et de l'armée.
u Je ne disconviendrai pas non plus que des intérêts et des
intrigues de cour n'aient beaucoup nui à nos affaires; on a
craint rétablissement d'un système qui par son succès auroit
donné trop de consistance à ceux qui avoient concouru à le
former.
u Le public, d'ailleurs, qui ne juge que par les événements,
s'est épouvanté à la vue de nos malheurs el des disgrâces de nos
alliés. La perte de la confiance a causé celle du crédit, et le pas-
sage du Rhin ne s'est exécuté que par la lenteur avec laquelle
les réparations de l'armée se sont faites; le défaut d'argent en a
été l'unique cause. Nous avons perdu une bataille que nous
avions gagnée; les retraites timides de M. le comte de Clermont
ont découvert Dusseldorff, occasionné la perte de cette place et
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 4*7
mis notre armée dans une espèce de cul-de-sac dont nous
sommes occupés aujourd'hui de la retirer. La retraite de Co-
bientz n'a jamais pu exister que dans le cas où toute Tarmée
auroit été battue et dispersée. Cette retraite, par des défilés
presque impraticables, en entralneroit nécessairement la perte.
Les ordres envoyés à M. le comte de Clermont, et en dernier
lieu à M. de Contades, portent expressément de passer la ri-
vière d'Erft, d'y appuyer notre droite et de communiquer avec
Juliers et Cologne, afin de tenir également au Rhin et à la
Meuse.
M Vous verrez par le mémoire ci-joint, qui m'a été remis du
bureau de la guerre, combien la situation de nos armées est
critique , et par conséquent combien sont raisonnables les
craintes de la continuation d'une guerre où l'on fait des fautes
si capitales et des pertes si irréparables. Nous avoqs, en effet,
perdu à Dusseldorff, ou plutôt les Palatins ont livré à nos en-
nemis vingt-sept bouches à feu, dont quatre de gros canons,
cinq mortiers, deux mille tentes, et nous avons été obligés de
jeter dans le Rhin nos poudres, nos farines et quarante-cinq
mille paires de souliers : en un mot. Monsieur, depuis la Sala
jusqu'à la Meuse, il est certain que nous avons abandonné
presque tous nos magasins, et qu'il n'y a puissance au monde
qui puisse supporter des pertes de cette nature.
u On répondra que c'est par notre faute que ces malheurs sont
arrivés; mais en sont-ils moins réels? et les ordres de la cour
peuvent-ils empêcher que les généraux, àtroiscents lieues d'elle,
prennent de mauvais partis, et que les suites en soient funestes?
Il seroit trop ridicule d'accuser la cour d'être de moitié dans de
pareilles manœuvres, et de perdre le royaume dans la vue de
forcer les alliés à la paix
M II n'y a nulle possibilité de soutenir les dépenses de la ma-
rine, de la guerre et des subsides ; il est donc nécessaire : 1* de
£ure tous les retranchements possibles dans les dépenses qui ne
sont pas d'absolue nécessité, et c'est à quoi Ton travaille dans
tous les départements et principalement dans celui de la maison
du Roi; 2* de prendre des mesures par rapport au militaire,
pour que nos troupes ne vivent pas perpétuellement à l'au-
berge, ce qui est insoutenable ; il faut aussi feire renti*er dans le
royaume une assez grande quantité de troupes pour mettre nos
448 APPENDICES.
côtes à couvert, et pour faire craindre à l'Ang;leterre des des-
centes chez elle, unique moyen d'empêcher ses forces de se
porter en Allemagne ou dans les Pays-Bas; 3* de faire des
retranchements sur les subsides accordés aux princes de l'Em-
pire. Vous voyez, par l'exemple des électeur palatin et de
Bavière, combien Ton doit compter sur leur fidélité et sur leur
constance. Il vaudroit mieux qu'ils fussent nos ennemis dé-
clarés, puisque nous vivrions à leurs dépens dans leur pays et
que nous en retirerions des ressources infinies pour continuer la
guerre.
« Je joins ici la déclaration que M. de Zuckmantel aura ordre
de faire à Télecteur palatin. Il est nécessaire que vous vous con-
certiez avec la cour de Vienne sur la conduite à tenir avec ce
prince. Nous nous proposons de dissimuler profondément, et de
veiller sur. ses troupes qui doivent joindre M. de Contades.
L'électeur a des ministres très-suspects, à la tête desquels on
doit mettre M. de Becker. Il faut avouer qu'il n'est pas éton-
nant que les princes de l'Empire nous abandonnent après la
conduite qu'ont tenue nos armées; mais il y a sur tout cela des
partis à prendre, et je désirerois fort que vous puissiez venir
passer ici quinze jours ou trois semaines pour vous mettre bien
au fait de notre situation, et rapporter à Vienne le tableau fidèle
de notre état, de nos finances et de nos résolutions.
ti Ce voyage auroit encore une autre utilité qui consisteroit à
bien instruire le conseil du Roi de toutes les mesures que la
cour de Vienne coippte prendre, tant par rapport à la conti-
nuation de la guerre qu'au rétablissement de la paix. Vous
pouvez. Monsieur, vous ouvrir sur ce projet, et, au cas que
l'Impératrice et son ministre en sentent, comme moi, Tutilité,
vous pourriez partir dès que vous le jugeriez à propos, et que
vous auriez mis en règle les réponses que nous attendons depuis
longtemps de la cour de Vienne.
«Je ne vois qu'un inconvénient à ce projet; c'est celui de
donner des inquiétudes et des soupçons, d'autant plus mal fon-
dés que la cour de Vienne ne peut pas douter de votre attache-
ment à railiance, et que, par conséquent , votre présence à la
••:our ne peut qu'y ranimer le courage, entretenir la bonne har-
monie et cimenter l'union.
« Si par mon premier courrier je ne vous donne point de
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 449
contre-ordre à cet égard, et que la cour de Vienne adopte de
bonne grâce, sans mélange de crainte et de soupçon, un voyage
qui n*a pour objet que son utilité, vous pouvez vous mettre en
route lorsque vous le jugerez convenable et utile Je vois
qu'il y a bien des points sur lesquels nous ne sommes pas d'ac-
cord à Vienne faute de nous entendre. Vous apporterez avec
vous tous les écluircissemenrs et tous les objets sur lesquels les
deux cours doivent s'arranger. Réfléchissez à cette idée avant de
la communiquer, et n'en faites usage que dans le cas où vous
n'y verriez aucun inconvénient.
u Au reste, j'ai Fait lire au Roi le billet de M. le comte de Kau-
nitz, qui étoit joint à votre dépêche du 9. Le Roi est incapable,
je ne dis pas de traiter séparément de ses alliés, mais môme de
songer à la paix autrement que de concert avec eux. Vous
pouvez en réitérer formellement l'assurance.
tt A l'égard des négociations dont vous me parlez sur cet objet*
il n'en existe aucune que l'ouverture qui a été faite à la coui
d'Espagne, de concert avec M. le comte de Starhemberg, et en
conséquence des instructions de sa cour. Vous savez que l'Impé-
ratrice étoit convenue de la nécessité de songer à la paix après
cette campagne. L'événement d'Olmutz doit donner plus de
confiance à la cour de Vienne; mais il ne doit pas l'enivrer
puisque le fond des choses subsiste toujours, et que le nerf de la
guerre, qui est l'argent, se retirera de plus en plus.
« Nous ne demandons pas mieux que de soutenir la guerre, si
les événements nous donnent des moyens que nos pertes réité-
rées nous ont 6tés; mais il faut que nos arrangements portent
sur des réalités et non pas sur des illusions.
a Je n'ai pas été en peine que vous ne fessiez aucun usage de
mes dernières lettres, puisque je m'en étois rapporté à votre
prudence, à la connaissance que vous avez des dispositions de la
cour de Vienne, et aux événements relatifs au siège d'Olmutz ;
mais, au reste, la crise présente est si forte que je ne me repro-
cherai jamais d'avoir montré la vérité à nos alliés. Cette
méthode devroit les rassurer contre nos prétendues négocia-
tions...
« Voilà, ma confession, très-exacte, que vous pouvez rendre
littéralement à M. le comte de Raunitz. Il nous faut un général
u. S9
.^^ T,^ ■ |M|i»M<— ^i»*<pi*ll ■■ .^*
450 APPENDICES.
et de l'argent; avec cela le courag^e et la constance'ne nous man-
queront jamais, n
A la même date et poursuivant la politique de ^erre à ou-
trance, Choîseul adressait au ministre la dépèche suivante, dont
il est utile de donner un extrait et de résumer les conclusions ' :
• A Vienne, le 15 juillet.
u Monsieur, j'ai remis ce malin la lettre du Roi à Tlmpén-
trice-Reîpe; cette princesse Ta lue devant moi; elle m'a para
étonnée de l'article où le Roi dit que le couFag^e ne préserve pas
des malheurs. A cette phrase, l'Impératrice s'est interrompue e(
m'a dit que, hien loin de l'oublier, elle en faisoit journellemeot
la plus cruelle expérience. A la phrase d'ensuite, où il est pulé
de procurer la paix aux peuples, l'Impératrice a paru mécontente,
et, après avoir fini la lecture de la lettre de Sa Majesté, elle m'a
dit que cette lettre étoit différente de celle qu*elle avoit reeae, 0
y a un mois, où le Roi lui &isoit espérer les mesures les plus ri-
goureuses et des ressources pour soutenir, s'il étoit nécessaire, la
guerre pendant plusieurs années. L'Impératrice m'a demandés
je me rappelois la précédente lettre que le Roi lui avoit écrite et
si je ne trouvois pas que le style de celle-ci étoit différent
tt L'Impératrice a ajouté que si actuellement que lesdefix
puissances avoient fait les plus grands efforts, le Roi vooloil
absolument faire la paix, elle étoit déterminée à continuer h
guerre, au moins pour cette campagne ; que jamais elle ne seroft
l'ennemie du Roi , du moins qu'elle l'espéroit, mais qu'elle m
pouvoit pas vivre dans l'incertitude où elle avoit été tout soa
règne, et que cette inquiétude ne diminueroit pas tant que li
puissance prussienne subsisteroit, qu'elle pensoit ce qu*elk
m'avoit dit il y a quatre mois, et que sur cela elle avoit prissoi
parti décisivement, qui étoit que si elle étoit obligée de hiTt)i
guerre toute seule, elle la feroît autant qu'il lui seroit possiUci
et que si Dieu vouloit qu'elle fût accablée, elle seroit la premièrt
à rendre ses hommages au roi de Prusse et à vivre tranquille
' Celte pièce porte les indications suivantet : Lu au Cofiseil du 30. Eèpoi^ ^
l^ août. ' ^^^
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 451
dans l'accablement le reste de ses jours; que si y au contraire, elle
abattoit le roi de Prusse, elle jouiroit avec bonheur de la tran-
quillité que la ruine d'un tel voisin devoit lui procurer.
u L'Impératrice a dit de plus que rien ne la dérang^eroit de ce
système, qu'elle n'étoit. point effrayée des malheurs qui pouvoient
lui arriver, qu'elle s'étoit trouvée dans des situations beaucoup
plus critiques que celle où elle étoit, dont son courage l'avoit
•tirée, qu'elle avoit encoi-e dans ses États quinze fois plus
d'hommes que le roi de Prusse ne pouvoit en avoir, et que, pour
ce qui est de l'argent (remarquez bien cette phrase). Dieu y pour-
voiroit comme il y avoit toujours pourvu; qu'au surplus, sur cet
article, elle avoit les Pays-Bas à donner, lesquels pays étoient
un morceau que beaucoup de puissances envieroient.
Choiseul dit encore que l'Impératrice demande que le Roi
maintienne trois armées sur le Rhin, la Meuse, et le Mein et lui
payeseulementquinzecent mille francs par mois. Elleajoute «qu'il
étoit hors de toute vraisemblance que le Roi lui donnât un subside
sans l'espérance d'en être dédommagé; 'qu'effectivement le traité
secret avoit prévu ce cas avec désavantage pour le Roi, mais que
M. de Kaunîtz, pour réparer ce désavantage, vous avoit mandé,
Monsieur, ministérialement que si les vues du traité secret n'é-
toient pas remplies, l'Impératrice n'entendoit pas que les avan-
tages du Roi ne fussent pas exécutés proportionnellement à
ceux que pouvoit acquérir Sa Majesté Impériale. Cette princesse
m'a dit qu'elle renouveloit la môme parole, et que jedevois faire
savoir au Roi qu'elle rectifioit dans ce point le traité secret ec
qu'elle assuroit Sa Majesté qu'elle lui céderoit dans les Pays«
Bas les possessions qui pourroient convenir à la France en pro-
portion de l'affaiblissement du roi de Prusse, et que pour cet
affaiblissement, elle ne demandoit au Roi que le nouveau sub-
side et de garder les frontières de la France et des Pays-Bas
dans les proportions indiquées. »
L'ambassadeur de France ne se contentait point de rapporter
fidèlement à sa cour les conversations de l'Impératrice et de
M. de Kaunîtz. Lui-même, à ce moment, [prenait parti vive-
ment pour une politique qui n'était point celle de Bernis; il se
déclarait prêt à obéir aux ordres du Roi, mais avec des restric-
Î9.
452 A'PPENDICBS.
lions «îng;ulières, dont on peut ju^r par ce passsage de sa dé-
pêche du 16 juillet :
u Si le nouveau plan que propose la cour de Vienne, qui con-
siste à tenir nos armées ensemble, et sur la défensive et à payer
six millions de florins de subside, sans abandonner le traité
secret, ne convient pas au Roi ; si la frayeur que je marque sur
les suites d'une paix précipitée semble au conseil du Roi dénuée
de réalité; enfin, Monsieur, si décidément le Roi pense qu'il
faut ou obliger l'Impératrice à faire la paix, ou, ce qui arriven
plus sûrement, à rompre l'alliance avec cette princesse, soyei
sûr, Monsieur, que j'exécuterai avec courag[e et précision les
ordres du Roi, et désirerai de bien boji cœur qu'ils ne produi-
sent pas les mauvais effets que j'envisag^e »
Non content de réfuter sommairement dans ses dépêches le
idées du ministre des affaires étrangères, il lui adressait par le
même courrier trois longs mémoires dans lesquels il selivrsiti
une discussion approfondie des projets qui lui avaient été en-
voyés. Ces mémoires, pas plus que les dépêches précédentes, ne
pouvaient convaincre les partisansde la paix; néanmoins, il n'j
avait point à se dissimuler la mauvaise volonté de Choiseal et
les difficultés qu'il ne manquerait pas de créer. Que lui dire de
plus que ce qui lui avait été dit? L'arg;ent manquait; les colonies
allaient périr. Nul espoir de se relever. Bernis maintenait dooc
fermement ses idées, mais reconnaissait en même temps que
l'occasion avait été mal choisie pour les exposer à la cour èe
Vienne. Il avait compté que ses propositions arriveraient après
la prise d'Olmutz par les Prussiens, lorsque l'Impératrice, déses-
pérée, ne trouverait plus de chance de salut que dans une paix
immédiate, et son projet n'était parvenu à Vienne que lorsque
Olmutz était délivré et que l'Impératrice, qui d'ailleurs n'avait
jamais perdu courag^e, avait repris toute son assurance. iHot
donc se déterminer à une résolution utile en ce qu'elle suppri-
mait les incertitudes d'une nég^ociation déjà difficile à distance,
mais rendue impraticable dans un temps où les nouvelles arrivant
à Tune des cours, et à celle qui y était le plus intéressée, modi-
fiaient absolument le terrain adopté et ne permettaient point de
réplique à l'autre cour que les nouvelles favorables ne pouvaient
toucher, puisque la France ne voulait point la paix à cause des
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 453
désastres militaires, mais à cause de l'impossibilité de soutenir
la guerre. Bernis, par une lettre en date du I*', prévint Ghoi-*
seul que désormais il se chargeait de traiter à Paris avec M. de
Starhem berg.
u Par là, disait-il, nous éviterons un double inconvénient,
celui de vous charger d'une commission toujours désagréable à
la cour de Vienne, et celui de mettre M. le comte de Kaunitz
dans rembarras, par la différence de votre langage et de celui
de M. de Starbemberg. n
Mais si Bernis ne voulait voir que les avantages de sa décision,
il n'avait point, d'autre part, à s'en dissimuler les dangers.
Retirer à M. de Cboiseul la négociation à laquelle il était bos-
tile, mais qu'il n'eût peut-être pas, s'il en fût resté chargé, osé
combattre ouvertement, c'était lui donner toute liberté d'atta-
.quer la politique du ministre des affaires étrangères, et lui
fournir l'occasion de montrer à la cour de Vienne Bernis comme
un ennemi de l'alliance, tandis qu'il s'en proclamerait lui-même
le partisan résolu.
L'ambassadeur n'y manquait point. Dès le 14 août, il écri-
vait :
Le comte de S(ain ville à tabbé comte de Bernis , n* 79.
• Vienne, le 14 aoAi 1758.
«J'avoisdit au prince Ksterhazi que j'irois passer quelques jours
avec madame de Stainville à une terre qu'il habite et qui est à
quelques lieues d'ici. Il s'est trouvé que précisément Leurs Ma-
jestés Impériales ont fait dire qu'elles iroient dans cette terre les
jours que je m'étois proposé d'y passer; et, comme il est contre
usage que les ministres étran^fers mangent avec l'Impératrice,
je comptois différer mon voyage, quand j'ai appris que Leurs
Majesté Impériales a voient mandé au prince et à la princesse
Estâ*hazi qu'il leur seroit agréable que je ne dérangeasse pas le
projet que j'avois d'être à cette campagne dans le temps qu'elles
y seroient. Effectivement, j'ai passé trois jours avec l'Empereur
et l'Impératrice; ce qui m'a donné occasion de marquer à Leurs
Majestés Impériales votre reconnaissance sur leur acquiescement
à votre prouiotion au cardinalat. »
454 APPENDICES.
Celte dernière phrase montre que Choiseul avait bien dès ce
moment Tintention arrêtée de i-enverser Bemis ; il le tenait en-
core, ou croyait du moins le tenir avec la promesse da chapeau.
Là est un double jeu des plus caractérisés, et il n'y a point d'il-
lusion à se faire sur le parti que compte tirer l'ambassadeur de
l'ambition du ministre.
On a déjà vu que l'ambition n'avait que peu de prise sur
Bemis. S'il remerciait comme il devait l'Impératrice de la gp'âce
qu'elle lui accordait ', ce n'était point aux dépens de la France
qu'il entendait prouver sa reconnaissance. Dès le 11 août, il re-
levait vivement les insinuations que M. de Kaunitz avait dirigées
contre les généraux français, et rétablissait la question sur son
véritable terrain. Il écrivait :
« Versailles, le II août 1758.
u Nous voyons avec peine que tous les mémoires
de la conr de Vienne renferment toujours quelques traits d'indis-
position contre nous. Il parait, par la tournure de la réponse au
dernier mémoire que vous lui avez remis, que l'on voudroit re-
jeter les malheurs de la dernier^ campagne uniquement sur les
fautes des généraux français, et qu'en disant que la teneur des
traités fait la loi commune, on semble en inférer que nous man-
quons aux traités par l'impuissance où nous prévoyons que nous
serons de seconder les projets de l'Impératrice au delà de la pré-
sente campagne.
1 Je publie ici la lettre de Bemis n l'impcratrice, lettre à laquelle M. d'Amelb
fait allusion et dout il tire des conclusions que je ne crois pas justes. Je n'y vois
qu'un remercîmeot honnête, non un engagement formel. Le lecteur jugera.
« Madame ,
<• Les boutés de Votre Majesté Impériale et Royale ont pénétré mon cœur de U
la plus respectueuse et de la plus Vive reconnaissance. L'émiaente dignité qui
ni>st destiné par le consentement de Votre Majesté , en me donnant plus de con-
sidération et plus de poids dans les affaires, me mettra plus à portée de vousvoir-
quer, Madame, mon zèle, mon admiration et mon profond respect. Le bonheur
que j'ai eu de contribuer à l'union étroite et désormais inaltérable entre Votre
Majesté Impériale et Royale et le Roi mon maître est le trait le plus glorieux de
ma vie. Klle sera toute consacrée à affermir de plus en plus cette heureuse uaioo.
«Je suis, etc.
• Versailles, le 26 aotlt I'î58. •
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 455
u Nous avons reconnu avec sincérité les fautes des généraux des
armées du Roi ; mais il faut avouer aussi qu'elles n'ont pas été
les seules causes des malheurs qui sont arrivés.
^a M. le comte de Kaunitz a été de meilleure foi après la
fatale journée du 5 décembre dernier, quand il a dit, dans le
mémoire qu'il nous envoya alors, u que du défaut de concert
u entre les alliés il étoit résulté un défaut de liaison entre leurs
a opérations, qui avoit rendu infructueuse la campagne la plus
u vive qui eût jamais été faite ».
u C'est aussi tout ce qu'il y avoit à dire de raisonnable; il n^y
a qu'à se retracer les faits, on trouvera que l'inaction des Russes,
contre les promesses de la cour de Pétersbourg, et le parti que
la cour de Vienne a pris, contre notre sentiment, après la vic-
toire du 18 juin, de porter la guerre en Silésie au lieu de suivre
le roi de Prusse dans sa déroute, et de le chasser des bords de
l'Elbe, ont été les premières causes des mauvais succès de la der-
nière campagne, qui ont été augmentés par la perfidie des Hano-
vriens à l'égard des troupes du Roi, et par la perte de la bataille
du 5 décembre. Nous sommes fort éloignés, Monsieur, de rap-
peler ces époques par un désir de récrimination contre la cour
de Vienne; mais nous pensons qu'il ne faut pas l'accoutumer à
rejeter sur nous seuls les torts que nos alliés partagent, ni à
croire, si nous ne répondions rien à ces objections, que ce seroit
faute d'avoir à y répondre.
u Quant aux traités, il est certain qu'en général leur contenu
fait la loi commune; mais il y a une grande différence à faire
entre les traités de paix, où il ne s'agit que d'exécuter des arran-
gements convenus d'avance entre toutes les parties, ou des
traités qui n'ont pour objet que des conquêtes à faire sur l'en-
nemi. Comme en faisant ceux-ci on travaille sur le pays des
idées, et que l'ennemi n'est pas là pour y contredire, on leur
donne ordinairement plus d'étendue qu'ils n'en peuvent avoir
dans l'exécution, et depuis le temps que l'on fait de ces sortes
de traités, il n'y en a peut-être pas un dont l'exécution ait ré-
pondu au plan qu'on s'étoit formé. Ils sont toujours subor^
donnés aux événements, et comme l'impossibilité donne la loi
aux souverains comme au reste des hommes, il faut, quand il
arrive par des pertes réelles, et non par aucune mauvaise vo-
lonté, plaindre l'allié qui se trouve dans ce cas et ne pas l'accuser.
456 APPENDICES.
u C'est précisément notre état, et loin qu'il ait été causé par
aucune mauvaise disposition de notre part, c'est plutôt à un
excès de bonté qu'on peut l'attribuer; Si le Roi n'avoit pas
donné la préférence à la défense de l'Impératric^e sur la sienne
propre, les moyens de continuer ]a gfuerre et pour elle et pour
lui n'auroient pas manqué, et la confiance de ses peuples n'au-
roit pas été dissipée.
u La cour de Vienne ne doit pas oublier que le Roi s'est dé*
terminé après la bataille de Prague d'envoyer une nouvelle
armée en Allemagne. Le Roi a employé sans réserve toutes ses
troupes et ses trésors pour la cause de son alliée; les mauvais
succès survenus de part et d'autre ont épuisé le nerf de la
guerre; mais son amitié pour l'Impératrice, son envie de con-
tribuera ses avantages n'ont pas été altérées par les circonslançei.
Il est vrai qu'il a désiré la paix dans un temps où il croyoit
qu'elle auroit pu se faire d'une façon raisonnable pour l'Impé-
ratrice et pour lui ; cette princesse a exigé qu'il employât ses
dernières ressources à faire encore cette campagne ; il y a défëré;
mais ce sont exactement ses dernières ressources.
u Le commerce de ses sujets anéanti, ses forces navales abat-
tues, la confiance bannie, ses possessions de tous côtés 'en proie
à la fureur des Anglais, qui viennent nouvellement de débar-
quer auprès de Cherbourg, en Normandie, ont tari la source de
la continuation de la guerre; c*est un sujet de regrets et non de
reproche.
u Les apparences de cette campagne, du côté de la terre, soaC
à la vérité d'un très-heureux augure, et le Roi fera tous ses
efforts pour contribuer à les réaliser, quoi qu'il lui en coûte;
mais il faudra nécessairement s'en servir pour rendre les condi-
tions de la paix meilleures, et Ton risqueroit de tout perdre
si l'on vouloit, pour tout gagner, tenter le sort d'une non*
velle campagne sur la foi hasardeuse de la constance de la iioi^
tune.
tt Ces réflexions n'empêcheront pas qu'on ne se prépare à la
campagne prochaine; mais nous tromperions nos alliés de leur
faire espérer de pouvoir la soutenir avec les mêmes dépenses.
Quelque heureux que puissent être nos succès en Allemagne,
ils ne rétabliront ni la marine du Roi, ni son commerce; ils ne
mettront pas ses colonies et ses autres possessions à couvert des
NÉGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 457
entreprises multipliées de T Angleterre ; ils ne feront pas renaître
la confiance des Français, et tandis que le Roi seroit occupé à la
poursuite de nouveaux avantages sur le continent, dans la cam-
pagne prochaine, les Anglais pourroient avoir contre nous des
succès décisifs qui plongeroient le royaume dans un état de dé-
sordre auquel il ne seroit pas possible de remédier.
a Du côté de la terre, nos ennemis ne manqueront pas d'at-
tribuer à une ambition démesurée notre opposition à la paix.
Nos alliés de l'Empire, que nous serons bientôt dans l'impuis-
sance de retenir par l'appAt des subsides, se détacheront; les
principales puissances protestantes qui se sont tenues dans
l'inaction s'attacheroient aux Anglais par l'espérance de s*a-
grandir. Quelque révolution chez nos plus fidèles amis tourne-
roi t, malgré eux, contre nous, les forces qui agissent pour la
cause commune; la plupart des princes et États de l'Empire,
qui verroient perpétuer leurs malheurs dans les temps où nous
pourrions les terminer par la paix, dégoûtés, fatigués , pren-
droient parti contre nous. Nos ennemis y trouveroient des res-
sources immenses en tout genre, et dans une pareille circon-
stance, il ne seroit pas aisé de prévoir toutes |les suites funestes
que pourroit avoir la nouvelle scène qui s'ouvriroit en Alle-
magne à notre préjudice.
u Nous ne pouvons croire que si nous parvenons une fois à faire
la paix, elle soit sitôt troublée. La nation anglaise sentira alors
toutes ses pertes; chargée de dettes immenses, guérie par les
dernières disgrâces du roi de Prusse de l'enthousiasme ridi-
cule dont elle a été saisie pour ce prince, elle ne lui prodi-
guera de longtemps ses trésors pour renouveler une guerre in-
certaine.
« Le roi de Prusse lui-même^ qui n'a ni commerce, ni ressources
du côté des finances, affaibli par les pertes immenses qu'il a
faites et par celles qu'on lui causera vraisemblablement dans le
reste de cette campagne, sera obligé de Biire de grandes ré-
formes dans ses troupes. Il ne se trouvera pas sitôt revenu à
l'état formidable où il étoit au commencement de la guerre, et
la fidélité du Roi pour l'Impératrice doit lui répondre que la
France ne contribuera pas à relever sa puissance.
u Le retourde la confiance parmi nos commerçants ei dans toute
la nation, et le plan d'économie qui s'établit, accéléreront le>
458 APPENDICES.
moyens de rétablir la marine du Roi et le commerce, et mettront
la France en état de devenir utile à ses amis.
u Telle est la perspective du parti de la paix et de celai de la
continuation de la g[uerre au delà de cette campagne.
a Le Roi est dans la ferme résolution de ne se prêter à aucun
traité de paix en Âllema(][ne que de concert avec l'Impératrice;
son amitié pour elle sera invariable, et il reg^arde la continuation
de l'alliance comme un point d^honneur, comme base de leur
politique, et comme la garantie lapins assurée de la tranquillité
publique et de leur bonheur particulier.
u Enfin je terminerai cette matière par dire que c'est ici le lieu
d'appliquer la maxime, « que le moment de faire la paix est
u celui où Ton fait heureusement la guerre. »
Bernis affirmait encore la nécessité de la paix dans une dé-
pêche en date du 19 août, laquelle se trouvait en contradiction
formelle avec les dépêches de Ghoiseul du 15. Enfin la nou-
velle de la prise de Louisbourg^, arrivée à Versailles le 21,
faisait sentir au ministre que, à moins de sacrifier toutes nos
colonies, il fallait traiter sans aucun retard. Il écrivait à Ghoi-
seul le 25 août :
- A Venaillet, le 25 août 1758.
u Nous avons appris, Monsieur, il y a quatre jours, par un
courrier dépêché de Londres à l'ambassadeur d'Espagne, la red-
dition de Louisbourg^. Cette perte est affreuse dans l'opinion et
d'une g[rande conséquence dans la réalité ; elle va diminuer en-
core nos ressources et augmenter considérablement celles de
nos ennemis.
«Dans l'état de faiblesse et presque d'anéantissement où notre
marine est réduite, nous avons 4 craindre la perte totale de nos
colonies et par conséquent de notre commerce.
u Quelque succès que pût avoir la guerre de terre, on ne doit
pas s'ima^ner qu'ils puissent être comparés au dommage qui
résulteroit pour la France de n'avoir plus de commerce : nous
serions réduits au rang des secondes puissances de l'Europe, et
nos alliés y perdroient eux-mêmes un appui et des ressources
dont ils doivent sentir tout le prix.
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 459
(f Le Roi a résolu de faire les plus grands efifbrts pour arrêter
le torrent des prospérités de l'Angleterre ; mais £es efForts ne
sont g^èrè compatibles, vu l'état de nos finances, avec ceux
auxquels notre alliance nous oblige tant du côté de la guerre de
terre que pour la partie des subsides. Il n'y a que la paix qui
puisse donner le temps de réparer des brèches si fortes
Il y auroit de leur part (de la part de nos alliés) autant d'in-
sensibilité que de défaut de prévoyance s'ils se refusoient à
entrer dans notre situation, et à prendre de concert des mesures
pour terminer le plus promptement qu'il sera possible une
guerre qui rendra, si elle dure encore quelque temps, les An-
glais maîtres absolus du commerce de foutes les nations et par
conséquent les arbitres de l'Europe.
u Nous espérons que la cour de Vienne voudra bien, de con-
cert avec nous , éclairer toutes les puissances maritimes sur le
danger qu'elles courent; si la France, qui pouvoit seule résis-
ter à l'Angleterre, est abattue, quelle sera la sûreté des autres
nations ?
u L'Espagne et la Hollande sont plus particulièrement intéres-
sées à faire sur ce sujet les plus sérieuses réflexions.
tt Vous savez. Monsieur, ce que l'on peut attendre de leur
indolence ou de leur tait)lesse; mais ce ne doit pas empê-
cher de sonner partout le tocsin contre la tyrannie anglaise,
et de réveiller de leur assoupissement les puissances mari-
times.
u Si la cour de Londres pouvoit craindre qu'elles se réunissent
contre son despotisme, elle deviendroit plus raisonnable, et nous
pourrions nous arranger avec elle. Mais le meilleur moyen à
employer, et peut-être le seul, est de faire une paix qui est
devenue nécessaire, puisque les moyens de continuer la guerre
vont manquer incessamment.
M Vous ne ferez usage. Monsieur, de ces réflexions que sur ce
ton de l'amitié et de la confiance, en écartant tout ce qui senti-
roit la précipitation, l'abattement ou le désespoir. Nous nous
préparons à la guerre comme si elle ne devoit jamais finir ; mais
nous tromperions nos alliés si nous leur cachion.s notre véritable
état.»
460 APPEDDICES.
Ces considérations si justes et si frappantes trouvaient à
Vienne un singulier accueil. Ce qui à Versailles semblait
devoir déterminer à la paix, à Vienne produisait Tefiet in»
▼erse, et l'Impératrice en tirait des conclusions pour le profit
du parti qu'elle soutenait. Voici ce que Choiseul écrivait le
5 septembre :
■ Vienne, le 5 septembre 1758.
u Sa Majesté Impériale m'a paru très-afXèctée de la perte
de Louisbourg Tai cm que l'attendrissement où je Fai
trouvée sur cet événement étoit une occasion de lui rappeler
les difficultés qu'il y auroit de soutenir la guerre encore une
campagne.
« Sa Majesté m'a dit un mot remarquable, è cette occasion, qui
est qu'elle avoit appris, dès sa jeunesse, que le plus grand mal-
heur pour une couronne étoit de fiiire la paix dans les disgrâces;
que, depuis qu'elle savoitla prise de Louisbouiig, elle avoit beau-
coup réfléchi sur les inconvénients de la continuation de k *
guerre, qu'elle les avoit discutés avec M. le comte de Kaunitz,en
qui elle entrevoyoit une propension à la paix; mais que ce
ministre ne connaissolt pas aussi bien qu'elle le fond de ses
affaires intérieures, et la nécessité où elle étoit, pour la conser-
vation de ses pays et de ses siyets, que le roi de Prusse fôt
affaibli au point de pouvoir espérer une paix de vingt ans en
Allemagne; que quant à la guerre d'Angleterre, elle doutoit
que le ministère anglais se prête à aucun accommodement, qu'elle
ne voyoit point de sécurité pour ses États et que des désavan-
tages pour le Roi au parti de Faire une paix séparée avec le roi
de Prusse, qu'il étoit donc question de trouver le moyen défaire
la paix générale de la France avec l'Angleterre, et de l'Impéra-
trice avec la Prusse ; qu'elle n'imaginoit d'autre projet à suivre
pour parvenir à ce moyen que celui que les conquêtes du conti-
nent réparassent les pertes de l'Amérique et missent en contra-
diction l'électeur de Hanovre avec le roi d'Angleterre , et par
conséquent un trouble nécessaire entre le roi, l'électeur et sa
nation. »
Il est difficile de trouver dans cette dépèche quelque trace
d'une propension quelconque à la paix, fiernis, profitant pour-
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 461
tant de ce que Tlmpératrice avait dit elle-même des dispositions
du comte de Kaunitz, profitant en môme temps du découra([e-
ment que faisaient éprouvera Choiseul les lenteurs du maréchal
Daun, et dont l'ambassadeur se plai(i^nait dans sa dépêche
du 17 septembre, se hâtait d'écrire les deux lettres suivantes,
dans lesquelles il insistait de la façon la plus vive sur la néces-
sité du rétablissement de la paix :
« Versailles, le 16 septembre 1758.
u Nous avons vu avec un extrême plaisir le penchant que M. de
Kaunitz vous a montré pour la paix, et l'intention du Roi est
que vous employiez tous vos soins pour cultiver ce sentiment et
le faire fructifier au plus tôt.
« Le Roi ne peut qu'admirer le courage héroïque de l'Impéra-
trice au milieu des dang^ers qui l'environnent. C'est la marque
d'une âme élevée que de concevoir de g^rands projets dans le sein
du malheur; mais il en faut toujours revenir aux [liirtis possi-
bles... Les Russes sont hors de combat; les Suédois, privés de
toute diversion de leur part, ne feront pas plus l'année prochaine
que celle-ci . Nous n'opérerons pas davantage nous-mêmes, et nous
risquerons, de plus, de perdre toutes nos colonies et de mettre
dans l'intérieur du royaume un désordre dont il n'est pas aisé
de prévoir toutes les conséquences, et qu'il est bien plus sage de
prévenir par la paix.
M Le Roi, qui a des enfants et des peuples, se doit tout entier à
la conservation de son royaume, dont les fondements sont ébranlés
de toute part.
M Nous manquons de généraux, d'argent et d'hommes. Une paix
séparée entre le roi de Prusse et la cour de Vienne et ses alliés
nous laissera peut-être en guerre avec l'Angleterre ; mais quand
nous n'aurons que celle-là, nous aurons plus de moyens de la
soutenir et de la porter même dans le sein de l'Angleterre.
« Si, au contraire, le Roi continue à mettre ses plus grands
efforts dans la guerre d'Allemagne, plusieurs puissances d'Alle-
magne qui craignent l'agrandissement de la cour de Vienne
par les événements de la guerre, les protestants, ^^qui envisagent
la destruction du roi de Prusse comme celle du seul appui qu'ils
aient pour eux et pour leur religion, ne s'opposeront point aux
462 APPENDICES.
pro(p:^s des Anglais par mer, quoiqu'ils les redoutent, tant que
la guerre d'Allemagne continuera, parce qu'ils ne voudront pts
se mêler d'une guerre générale qui ne les intéresse pas
personnellement, et dont les suites paraissent contraires à leurs
intérêts les plus directs.
M Je n'ai point varié, Monsieur, dans mes principes depuis un
an ; j'ai prévu la nécessité de faire la paix tant par l'état de
notre marine et de nos colonies que par la supériorité des talents
militaires du roi de Prusse, par le défaut de concert des alliés,
enfin par la disette d'argent qui fait échouer toutes les opéra-
tions, même les mieux concertées.
u Tel est le tableau politique de la circonstance actuelle. Vous
ne pouvez trop vous en pénétrer. Monsieur, ni foire trop d'ef-
forts auprès de la cour de Vienne pour qu'elle sacrifie les idées
de vengeance et les projest dont l'apparence spécieuse peat
éblouir aux partis que les événements rendant possibles et la
prudence nécessaires.
tt Vous voyez. Monsieur, qu'il n'y a aucune espérance solide, et
au contraire beaucoup de craintes fondées à concevoir de la con-
tinuation de la guerre pour Tannée prochaine. Il ne s'agit que
de renoncer aux avantages du traité secret et de nous en tenir
au premier traité de Versailles. Nous sommes résolus à le
faire »
Il ajoutait le 23 septembre, après avoir reçu la nouvelle que
l'armée de l'Empire s'était emparée de la forteresse de Sonnen-
stein et du camp de Pirna :
o Ces avantages ne doivent être employés qu'à faire une
meilleure paix cet hiver, et vous devez y insister avec force,
conformément à ma dernière dépêche, sans quoi nous nous ex-
poserons aux plus cruels dangers par les nouveaux embarras que
nos ennemis travaillent à nc^s susciter. »
Choiseul est donc mis en demeure d'agir. Il se détermine à
aller trouver M. de Kaunitz et à lui rendre compte des instruc-
tions qu'il a reçues. Le 26 septembre, il écrit à Bernis pour lui
raconter ses conversations avec le ministre autrichien :
NEGOCIATIONS AVEC LA COOR DE VIENNE. 463
(c J'ai eu hier une longue conférence avec M. le comte de
Kaunitz. Ce ministre m'avoit dit, il y a deux jours, en revenant
de Luxembourg, qu'il avoit trouvé l'Impératrice plus opposée
que jamais à toute idée de paix. Je marquai légèrement à M. de
Kaunitz que cette fermeté de Sa Majesté Impériale n*étoit point
analogue à la situation des affaires de Talliance, et qu'il me
paraissoit que si l'Impératrice étoit déterminée à continuer la
guerre, du moins falloit-il convenir pour le bien de l'alliance
d'un autre principe que celui du traité secret dont les charges
devenoient impossibles à remplir pour la France.
u M. de Kaunitz m'apprit que M. de Starhemberg lui avoit écrit
dans le même sens que je lui parlois, et m'ajouta, je crois, que
cet ambassadeur lui avoit envoyé un billet de vous. Monsieur,
où vous lui marquiez que le Roi vouloit la paix.
a Je dis à M. de Kaunitz que cette insinuation de votre part ne
m'étonnoit pas, d'après les relations que vous vouliez bien me
faire sur Tétat des finances, du commerce et de la marine de
France; qu'enfin nous n'avions que des succès défensifs de
tout côté, tandis que nous nous ruinions pour un projet offensif,
et que cette différence d'exécution rendroit la conduite des deux
cours blâmable, j'ose même dire peu éclairée, si, en continuant
un projet offensif, les forces alliées ne pouvoient ou ne vouloient
exécuter que la défensive.
M La conversation de ce jour se borna là... Avant-hier au soir
nous reprîmes sérieusement la question que nous avions déjà
agitée plusieurs fois, et ce ministre convint que le lendemain
nous aurions une conférence sur cette matière délicate; je l'ai
eue hier au soir.
M J'ai exposé. Monsieur, à M. le comte de Kaunitz tout ce que
renferme votre dépêche n* 70 (16 septembre). M. de Kaunitz n*a
rien objecté à cette exposition ; il s'est borné à me dire que la
matière étoit si délicate qu'il ne pouvoit pas prendre sur lui d'en
rendre compte à Sa Majesté Impériale, à moins que je ne lui
donnasse par écrit les principaux points que je venois de lui
déduire, ou du moins que je ne lui permisse de les écrire sous
ma dictée, r . . .
tt Je lui répondis que je n'étois pas autorisé ni à donner par
écrit, ni à dicter ce que je venois de lui dire
u Le ministre de Tlmpératrice me dit que, puisque cela étoit|
464 APPENDICES.
il me prioit de vous dépêcher, Moasieur, le plus tôt possible, un
courrier pour obtenir cette autorisation, car il me répétoit que
dorénavant, sur ce qui reg^arde la négociation de la paix , il
n'étoit pas en son pouvoir de traiter cette matière autrement
que par écrit.
tt J'ai résumé. Monsieur, ce que venoit de me dire d*un très-
g^and sang-froid M. le comte, de Kaunitz; je lui dis qu'il m'au-
torisoit donc à vous d<>mander, de la part de l'Impératrice,
un plan de pacification, ainsi qu'un mémoire sur les moyens
qu'on compteroit employer pour parvenir à l'exécution de ce
plan.
tt J'observai à M. de Kaunilz plusieurs inconvénients dans li
forme que nous allions suivre pour la paix, et quoique je parusse
à ce ministre, et que je le sois eFFectivement, pénétré de la déit^
rence et de la fidélité de Tlmpératrice, cependant, je fis la re-
marque que cette déférence pouvoit ne produire aucun efiet;
car la discussion des conditions et des moyens de faire réussir
les conditions pouvoit être sujette à tant de longueurs que
l'hiver seroit passé avant que Ton fût convenu de la question
Ofî, que la question quomodo entratneroit encore bien d'autres
difficultés, et pourroit même produire de la mésintelligence
entre les deux cours, car il me paraissoit délicat pour le Roi et
son ministre de décider absolument la question entre l'Impéra-
trice et le roi de Prusse, d'autant plus que je ne pouvois pas
douter que^ si le roi de Prusse n'étoit pas contraint à quelque
cession en faveur de l'Impératrice, Sa Majesté Impériale refa-
serolt son acquiescement, et que d'un autre côté il paraissoit
difficile d'obtenir du roi de Prusse des cessions ; par conséquent
la paix ne suivroit point la négociation commencée, et par con-
séquent encore la France se trouveroit surchargée des mêmes
dépenses pour la guerre d'Allemagne, ou obligée d'abandonner
l'Impératrice son alliée.
Cl M. de Kaunitz me répliqua que l'Impératrice nedemandoit
ni ne vouloit la paix, mais qu'elle l'accorderoit pour satisfiiire
le Roi, et que, comme c'étoit le Roi qui l'exigeoit, c'étoit à lui à
en faire les conditions.
« Je n'en restai pas là, Monsieur, avec le ministre de Sa Ma-
jesté Impériale; je lui dis que, mettant à part, chacun de notre
^ :H/^.^
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 465
côté, le caractère de ministre, j'interpellois ses lumières et sa
probité pour lui demander s'il conseilleroit au Roi de continuer
la guerre sur le pied du traité secret. Je lui dis sur cet article ce
que vous trouverez dans mon mémoire, joint à ma dépêche
n» 96.
u M. de Kaunitz me répondit que, pour ce qui
reçardoit le traité secret, c'étoit un arrangement particulier entre
le Roi et l'Impératrice, et qu'il ne dépendoit que d'eux que, sur
cet objet, soit que le Roi ne voulût pas tenir le traité secret, soit
qu'il parût à Sa Majesté trop onéreux, et qu'elle n'en voulût
conserver que quelque partie, soit que le Roi voulût établir pour
principe de l'alliance le premier traité défensif, soit enfin que
Sa [Majesté voulût arrêter tel autre plan qu'elle jugeroit conve-
nable aux deux cours pour continuer l'alliance. Alors M. de Kau-
nitz m'a permis de vous solliciter. Monsieur, de m'envoyer un
mémoire précis des intentions du Roi, et m'a ajouté que l'on
trouveroit ici peut-être moins de dijFficulté que l'on ne pensoit à
entrer dans les vues de Sa Majesté, et à se prêter à tout ce qui
pourroit être agréable au Roi. ••."•••»
Ainsi, aux demandes formelles, pressantes, réitérées, que lui
adressait Remis; à cet exposé si net et si précis de la situation de
la France, voilà comment répondait MaricoThérèse. Huit mois
s'étaient écoulés depuis que les premières négociations pour la
paix avaient été engagées, et après huit mois, l'Impératrice re«>
fusait encore de reconnaître que la paix était nécessaire, et récla-
mait des mémoires, c'est-à-dire, s'acharnait à gagner du temps.
N'était-elle pas au courant de ce qui se passait à Versailles? ne
savait-elle point que Bernis, ébranlé, était prêt à céder la place
à Choiseul? Son intérêt lui commandait d'être bien informée* et
l'on peut, sans crainte de se tromper, affirmer qu'elle avait suivi
attentivement les phases diverses de la révolution de palais qui
allait changer le système de la France.
Et si Choiseul n'était point d'accord avec l'Impératrice, on peut
être assuré du moins que, pour son propre compte, il jouait le
même jeu qu'elle. Rien que dans les lettres particulières que
Bernis lui adressait, il lui était facile de voir que le renvoi du
ministre des affaires étrangères n'était qu'une question de temps.
Le 15 juillet, Remis lui avait écrit pour l'inviter à faire un
II. 80
466 APPENDICES.
voyage à Versailles ; à défaut d'autre symptôme, et il n'est pas i
douter que Choîseul n'était pas sans avoir de nombreux oorresponr
danis, celui-ci devait suffire. Il démontrait que le ministre des
aflaires étrangères avait besoin d'aide pour fiiire triompher mm
système pacifique; que, à Versailles, il se heurtait à des difficul-
tés telles qu'il ne se croyait plus en droit d'envoyer à Pambaisa-
deur des instructions formelles, et qu'il espérait trouver en Im
un auxiliaire, à condition que celui-ci vint se rendre compte é$
visu de la situation. Le 17 août, Bernis offrait nettement à Choî-
seul le portefeuille des aflaires étrangères et réclamait sa colb*
boration, qui lui semblait dès lors indispensable. Le 26 août, il
insistait sur cette offre, et enfin, le 16 septembre, il écrivait aoe
• longue lettre pour le déterminer à venir sans retard. Le 19, il
déclarait à madame de Pompadour qu'il ne pouvait plus répondre
de son travail ; le 23 il envoyait à Choiseul l'ordre de hâter son
retour; le 9 octobre, il était définitivement démissionnaire et
remplacé par Choiseul.
Le 15 juillet, Bernis sentait donc que la partie était perdue,
puisqu'il implorait du secours. Depuis cette date jusqu'au 19 sep-
tembre, la lutte qu'il avait soutenue était une lutte désespérée,
et lui-même ne se dissimulait qu'à peine sa défaite. Il avait
d'abord envoyé des ordres, et ses ordres n'avaient point été
exécutés. 11 avait demandé pour faire prévaloir sa politique
l'appui de Choiseul, et cet appui lui manquait. Enfin, il s'était
h&urté à la volonté formellement exprimée du Roi, et s'il avait
pu conserver encore quelque illusion, cette lettre de Louis XV
lui enlevait ses dernières espérances. Depuis trois mpis, son pou-
voir ag^onisait. A partir de cette date du 9 octobre, il est mort
Bernis n'est plus ministre. Il n'a que l'intérim en attendant Choi-
seul. Les dépêches que ce ministre adresse à Vienne le 2 et le
9 octobre ont donc dans ces conditions la valeur d'un testament.
Elles sont le dernier effort tenté pour Êiîre, au nom de U
France, au nom de la politique ancienne que représentent les
bureaux des affaires étran(;ères, prédominer l'idée de paix. Le
ministre s'y met en g^arde contre les lenteurs préméditées de h
cour de Vienne. Il écrit le 2 octobre : u La prévoyance des rois
est le salut des peuples. La résolution de faire la paix cet hiver
n'est point un acte de pusillanimité, ou de peu de fidélité à Fal*
liance, ou de manque de bonne volonté. C'est un parti forcé,
NÉGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 46T
dicté par la nécessité des circonstances, par la raison, par l'in-
térêt et par le devoir indispensable des rois de pourvoir à la con-
servation de leurs États et du rang qui leur est acquis parmi les
autres souverains.
u Le Roi a donné Texemple le plus généreux et le plus rare
de fidélité à Palliance et d'amitié pour l'Impératrice, en épui-
sant toutes ses forces et s'exposant aux plus cruels dangers pour
défendre cette princesse et la remettre en possession de ce qu'elle
avoit perdu dans la dernière guerre.
u Nous avons prévu tout ce qui est arrivé; cependant, par un
-excès de complaisance pour l'Impératrice, le Roi a fait cette
campagne. Qu'en est-il résulté pour Sa Majesté? De perdre
l'importante forteresse de Louisbourg, de voir ravager ses côtes
en Europe, au grand préjudice de sa gloire, de sa marine et de
ses sujets; de voir sa marine détruite, son commerce ruiné et ses
finances entièrement épuisées
Une nouvelle preuve de complaisance seroit préju-
diciable à l'Impératrice même, et ce seroit se tromper soi-même
et la tromper que de s'engager à une troisième campagne.
u Le Roi perdroit toutes ses colonies et jusqu'à l'espoir de
«rétablir jamais son commerce, sa marine et ses finances. Enfin,
ce seroit risquer l'anéantissement de son pouvoir, par conséquent
la dissolution de l'alliance, par l'impuissance de servir ses
alliés, et les accabler sous les ruines de la puissance de la France;
u L'animosité de Tlmpératrice contre le roi de Prusse est
juste; mais elle lui &scine les yeux sur les moyens de la satis-
faire. La passion est un orateur suspect dont on ne peut trop se
déBer, et il ne faut pas courir à une perte certaine pour Satire un
peu de mal à son ennemi.
u Si l'on fait la paix cet hiver, le roi de Prusse, dlénué de res»
sources que lui fournit la guerre, sera plus épuisé que nous,
parce qu'il manque des moyens qui réublissent les forces
d'un État. Nous serons plutôt que lui à portée de nous faire
craindre, et le maintien inviolable de notre alliance sera le frein
le plus assuré contre les projets ambitieux de son imagination
déréglée.
u Vous voyez, Monsieur, que tout concourt À nous déterminer
à la paix^ avant qu'il s'élève de nouveaux orages, et nous nous
en rapportons entièrement à votre «èle et à votre dextérité pour
80.
468 APPENDICES.
foire valoir auprès de Tlmpératrice-Reine et de son ministre k
multitude de raisons qui combattent en iaveur du parti que
nous proposons.
M Surtout vous devez, Monsieur, vous mettre en garde contre
tout plan qui, en traînant la nég[ociation en longueur, nous con-
duirait à Commencer la campagne prochaine. C'est le bat de la
cour de Vienne, mais nous ne pouvons nous y laisser conduire.
tt Nous ignorons par quel moyen nos armées pourront sub-
sister dans leurs quartiers cet hiver. En un mot, nous ne pou-
vons soutenir la guerre de terre sans abandonner Ja marine et
les subsides. 11 ne nous reste de possibilité que pour payer en
argent le contingent du traité défensif de Versailles. Toute autre
idée porteroit à faux. 11 est bon, Monsieur, que vous oonnaisaez
le fond des choses ; l'usage que vous en ferez est remis à votre
prudence, à la connaissance que vous avez de la cour de Vienne
et des intérêts de Talliance ; mais ceux de TËtat doivent avoir
une entière préférence.
u . 4 11 est nécessaire que vous prépariez les esprits â
la paix^ et que vous profitiez des dispositions que vous avez re-
marquées dans M. de Kaunitz pour s'y prêter. Vous savez qne
nous sommes très-disposés à renoncer aux avantages du traité
secret; mais il conviendroit, du moins, qu'en considération de
ce sacrifice et de tous ceux que le Roi a faits pour les intérêts d^
l'Impératrice, elle voulût bien régler tous les différends àes
limites et enclaves que nous avons pour les Pays-Bas et qni ne
peuvent que faire naître des disputes continuelles très-nnisibb
à la bonne intelligence et au bon voisinage qui sont le ht^
ment de l'alliance. »
Le 9 octobre, il adresse à Choiseul la dépêche suivante :
« Versailles, le 9 octobre 1758.
a ... k . Le tableau que je vous ai fait dans mes différentes
dépêches, et surtout dans la dernière, n^ 75, de notre situatioa
par rapport aux circonstances actuelles des affaires générales^
n'est que trop fidèle, et chaque jour en confirme la vérité. Ce
seroit manquer à ce que le Roi doit à son État, à ses sujetsetà
rimpéralrice elle-même, que de déférer, uniquement parcora-
plaisance, au désir qu'elle a de nous voir continuer la guerre*
NÉGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 4«9
tt Le Roi, depuis le mois de décembre de Tannée demièTe,
a tâché de convaincre la conr de Vienne de la nécessité de faire
la paix par l'impossibilité de soutenir la (pierre et par le peu
d'espoir de remplir tous les objets du traité secret.
u L'Impératrice a encore demandé une campagne au Roi. Sa
Majesté la lui a accordée Qu'en est^il résulté? qu'il a
perdu la clef de ses colonies de l'Amérique, qu'elles sont expo-
sées à tomber au pouvoir de ses ennemis que la
marine de France est détruite, le commerce anéanti, la confiance
perdue ; que les Anglais sont prêts à s'emparer de la monarchie
universelle des mers, qui les mettra en état de dicter la loi sur la
terre ; que l'épuisement de la France est total, que les ressources
sont taries et les obstacles multipliés; d'où il s'ensuit évidem-
ment que le Roi est plus en droit que jamais de sommer l'Impé-
ratrice de l'exécution de la parole qu'elle lui a donnée de le
dispenser de la continuation de la guerre.
u Le Roi n'a jamais entendu vouloir forcer l'Impératrice à
faire, contre sa volonté, la paix avec son ennemi ; Sa Majesté
sait qu'elle aura toujours une raison pour en retarder le moment
dans la condition de la prétendre sûre et honorable ; maïs elle
ne l'obtiendra telle que lorsque le roi de Prusse sera affaibli,
et pour affaiiblir un prince qui Biït si peu de fautes et qui profite
si habilement de celles des autres, il faut prolonger la guerre
sans savoir quand elle finira, et avant de s'y déterminer, la pru-
dence exige qu'on examine si l'on a les moyens de la continuer,
et si les événements qui peuvent survenir doivent naturelle-
ment être plus heureux que les événements passés. Si l'on ne
veut pas s'aveugler, on sera obligé de convenir que ces évé-
nements ne peuvent être que de plus en plus malheureux :
u 1« Parce que les ressources de l'alliance sont usées; que les
généraux sont les mêmes; que la disette d'hommes et d'ai^gent
est plus grande, puisque nous avons bien de la peine à hire la
levée de la milice cette année, que nous n'avons plus de com-
merce et que la récolte est mauvaise ;
u 2* Parce qu'il est fort douteux que la Russie et la Suède
agissent l'année prochaine, ef qu'en supposant qu'elles agissent,
ces puissances n'opéreront pas avec plus d'utilité que les deux
dernières campagnes ;
u 3* Que les autres princes, nos alliés, sont fatigués pour la
470 APPENDICES
plupart, et que plusieurs d'entre eux sont malintentionnés, ou
par eux-mêmes ou par les dispositions de leurs ministres ;
a 4* Parce que la France ne peut pas fermer plus longtemps
les yeux sur sop épuisement et sur son véritable intérêt ; qu'elle
ne peut pas abandonner deux ce^it millions que le commerce
maritime fait entrer annuellement en France et qui la mettent
en état d'avoir de grandes armées , et de soudoyer celle de ses
alliés; qu aucun intérêt ne peut prévaloir sur celui-là , puisque la
qualité de grande puissance y est attachée; que toute la nation
réclame cet intérêt essentiel, et que le Roi n'est pas le maître de
fermer l'oreille à des cris si légitimes;
u 5* Que l'on ne peut répondre que la Porte ne déclare la
guerre aux deux impératrices, ou à l'une d'eux ; que nous ne
pouvons plus compter affirmativement sur la neutralité des Hol-
landais, les républicains perdant tous les jours du terrain
Si l'Impératrice choisit le parti de la continuation
de la guerre, il faut que le Roi, pour la secourir, emploie les
moyens qui restent en sa puissance, et comme Sa Majesté nepeat
pas- manquer à. ses engagements, et que, d'un autre côté, elle
n'est plus en état de satisfaire à ceux du traité secret, elle se
trouvera donc forcée malgré elle, dans le cas de la continnation
de la guerre, à ne donner que son contingent de vingt-quatre
mille hommes de troupes en argent, et à s'en tenir au premier
traité de Versailles, auquel on ajoutera tous les arrangements par
ticuliers qui peuvent unir plus étroitement les deux maisons et
les deux couronnes, et rendre leur alliance perpétuelle et indisé
soluble; mais vous aurez soin. Monsieur, de ne faire entrevou
cette conclusion qu'avec tout l'art imaginable, de façon que la
cour de Vienne soit obligée de l'adopter comme la conséquence
d'un parti auquel elle auroit déféré d'elle-même
u J'ai parlé, dans le plus grand détail et avec la
plus grande sincérité, avec M. de Starhemberg, sur le fonil de
nos ressources La conclusion a été que nous trouve-
rions la cour de Vienne plus raisonnable que nous ne le croyons,
tant sur la paix que sur nos arrangements . C'est à vous. Mou-
sieur, à la lui faire désirer et vous ne sauriez rendre un plus
grand service à l'État et au Roi. Sa Majesté voudroit qu'elle fût
faite
ce Si la guerre se prolonge, personne n'y gagnera que l'Angle-
NEGOCIATIONS AVEC LA COUR DE VIENNE. 471
terre, en s'emparant du commerce de toutes les nations mariti-
mes, trop faibles ou trop timides pour lui résister; elle deviendra
le despote de l'univers, et elle soutiendra toujours le roi de
Prusse, qui lui fournit le moyen de remplir son objet en faisant
diversion aux forces maritimes de la France, par l'épuisement où
la jettent les efforts qu'elle est oblig^ée de faire sur le conti-
nent
« La conclusion de cette lettre est, Monsieur, que
vous devez employer tous vos efforts... à convaincre la cour de
Vienne de la nécessité de la paix, tant par rapporta notre intérêt
qu'il lui importe si fort de ménag^er, que par rapport au sien
propre et à celui de ses autres alliés. Le Roi ne veut pas dérog^er
à ses eng[agements, qu'il n'y soit forcé; mais il ne peut se dis8i«>
muler la crainte fondée qu'il a de ne pouToir pas les remplir la
cam pagine prochaîne, et s'il y parvient par miracle, ce seroit aux
dépens de sa marine, de son commerce et de la défense de ses
États »
Il n'est point utile de pousser plus loin. La démonstration est
faite : Bernis a voulu la paix, et, à l'extérieur, la cause principale
de sa chute a été qu'il voulait la paix, comme à l'intérieur la
cause principale de sa chute a été qu'il voulait remédier aux abus
de dépenses. 11 a été trop sage et, parce que, étant bon serviteur
du Roi, donc bon gardien de ses secrets, il n'a point fait scandale
de sa sagesse, il a été calomnié.
Quoi qu'on puisse dire pour l'apologie de Choiseul, ce premier
point est désormais prouvé, et il en est d'autres dont l'avenir est
destiné à faire la preuve.
APPENDICE N* XII.
LETTRES DU MARÉCHAL DALN AU ROI ET A BERNIS
SUR LA VICTOIRE DHOCHKIRCH.
RÉPONSE DU ROI A L*IMPÉRATR1CE.REINE.
RÉPONSE DE BERNIS AU MARÉCHAL DAUN.
La lettre en date de Vienne le 16 octobre, par laquelle Marie-
Thérèse envoie à Louis XY la lettre du maréchal Daun annon-
çant la victoire de Hochkirch, a été publiée par Filon, {jimbop-
sade à Vienne, p. 163.) Voici la lettre du maréchal Daan :
« Sire,
u Voilà onze heures et demie du matin où je puis avoir
rhonneur et le bonheur de féliciter \o» Majestés sur une victoire,
à ce que je crois, bien complète, que le bon Dieu a accordée à Vos
Majestés, au g^lorieux jour de nous de demain. J'ai attaqué ce
matin, à cinq heures, Fennemi, qui a été surpris; Tattaque et la
défense étoient vives pendant quatre heures ; à la fin la brave
armée de Vos Majestés, et surtout les grenadiers, ont derechef hli
merveille. En général, généraux, officiers et communs se sont
comportés de façon que, après Dieu, ce n'est qu'à leur zèle et
bravoure que je puis attribuer l'heureuse journée d'aujourd'hui.
A onze heures nous étions maîtres du champ de bataille, qui ht
semé de morts et de blessés beaucoup en plus grand nombre de
l'ennemi ; mais je n'en puis faire un juste dénombrement, comme
de même des nôtres. Toutes leurs tentes sont restées dans lecamp,
marque de la réelle surprise ; nous avons déjà actuellement an
delà de 60 canons, plusieurs* officiers et bon nombre d'autres
prisonniers dont je ne saurois non plus encore marquer le nom-
bre ; le corps du maréchal Keith a été reconnu ; il y a encore
deux autres généraux parmi les morts , à ce que l'on prétend ,
mais dont on ignore les noms ; on dit aussi le prince Ferdinand
parmi les morts, mais je n'en crois rien ; étendards et drapeaux,
VICTOIRE D'HOCHRIRCH. 478
il y en aura bien une dizaine. Paràii nos officiers de marque
morts, je n'en sais encore aucun, hormis le colonel Etienne
de Vieux Lawensthein et le lieu tenant- colonel|Er]inç d'Erster-
hazy; parmi les blessés, le général marquis d'Àyure, Broun,
Zischkowitz, Herberstein, colonel Broun, mal que je plains infi-
niment.
a Ce ne sera que demain soir que je pourrai envoyer la rela-
tion en forme à \os Majestés parle général Tillier, qui en rendra
bon compte, et lequel, avec le général Lascy, je nesaurois assez
recommander aux grâces de \os Majestés, leur ayant beaucoup
d'obligation à la journée d'aujourd'hui. L'ennemi a pris sa
retraite au delà de Bautzen ; le prince Durlac, avec Laudon et
partie de la cavalerie, est à sa poursuite. Demain j'en ferai tenir
le Te Deum, et ensuite on se réglera selon][les mouvements de
l'ennemi. Je ne puis pour aujourd'hui en dire davantage, mais
suis, avec d'autant plus de respect, aux pieds de Votre Majesté,
a Sire,
^ K le plus humble, etc., etc.
« Léopold, comte de Daun.
« Da champ de bataille de Hochkircb, le 14 octobre 1758, à midi. •
Daun écrivait le même jour à Bernis la lettre suivante :
• Du quartier s^néral à Rittlitx, ce 14 d'octobre 1158.
u Monsieur,
M Pour donner à Votre Excellence une pleine connaissance de
la victoire complète que l'armée de Sa Majesté Impériale et Royale,
que j'ai l'honneur de commander, vient de remporter si heureuse-
ment aujourd'hui, moyennant l'aide du Ciel, sur ceUe du roi de
Prusse 'à Hochkirchen, j'ai cru ne pouvoir faire mieux que de lui
adresser M. le colonel de Marainville, qui, s'étant trouvé, selon
son zèle accoutumé, présent à cette bataille depuis le commen-
cement jusqu'à la fin, et par la dextérité qu'il possède, pourra lui
en faire un rapport pas moins juste que détaillé. J'ai donc
l'honneur de me rappeler entièrement sur ce qu'il ne manquera
474 APPENDICES.
pas d'apprendre à Votre Excellence à cet é^rd, et j'ai l'hannenr
d'être, avec la considération la plus distinguée,
u Monsieur,
a de Votre Excellence,
u le très-humble et très-obéissant serviteur.
u Comte DE Daun. »
Voici la réponse de Bernis :
Le cardinal de Bernis au feLd-maréchal comte de Daun,
m De Venailles, le 29 octobre 1758.
a J'ai reçu, Monsieur, la lettre dont Votre Excellence m'a ho-
noré le 14 de ce mois pour m'apprendre la nouvelle de la victoire
complète qu'elle a remportée sur l'armée du roi de Prusse, et la
prie d'être persuadée que <j'admire bien sincèrement , avec toute
l'Europe, cette prudence active et éclairée et ce courage plus
grand que le danger qui animent dans toutes circonstances ses
opérations .militaires.
Je sens en même temps. Monsieur, toutes les obligations que
je vous ai pour les fiaicilités que vos heureux succès doivent
apporter à mes négociations , et j'espère que vous voudrez bien
recevoir favorablement les compliments de félicitations que je
vous dois par mon zèle pour la cause commune, par l'intérêt
respectueux que je prends à la gloire de l'Impératrice-Reine, si
étroitement attachée à celle du Roi mon maître, et par reconnais-
sance comme ministre des affaires étrangères de France. Per-
mettez-moi d'y joindre les assurances des sentiments de l'attache-
ment inviolable que vos talents militaires et vos vertus m'ont
inspiré depuis longtemps et avec lesquels je fais profession,
Monsieur, d'honorer Votre Excellence plus parfaitement que
personne au monde. »
Enfin, voici la réponse du Roi à la lettre de l'Impératrice.
Cette réponse a déjà été imprimée par M. Filon (p. 165); mais
il n'est point inutile de la donner ici, la minute étant de la main
de Bernis.
VICTOIRE D'HOCHKIRCH. 475
« Versaillef, 29 octobre 1158.
u Madame ma sœur et cousine, j'ai appris avec la plus grande
joie la glorieuse victoire que le Ciel a accordée à la justice de vos
armes. L'amitié avec laquelle Votre Majesté a bien voulu elle-même
m'en confier les premiers détails m'a été infiniment sensible. Je
ne doute pas qu'elle n'ait pris la même part à la victoire que le
prince de Soubise a remportée sur l'armée combinée des Hessois
et des Hanovriens. Cette action a été plus considérable qu'on ne
l'a cru d'abord, et les ennemis conviennent eux-mêmes que leur
perte a été très-grande. Si la journée eût été plus longue, l'avan-
tage auroit été décisif par la sagesse des dispositions qu'avoit
faites le prince <^e Soubise.
u Le comte deMarainville m'a instruit en détail de celles du ma-
réchal Daun à la glorieuse journée du 14. Je félicite Votre Majesté
d'avoir un général qui sache si bien exécuter ses ordres. Je voit
avec plaisir qu'il profitera de l'avantage que lui donne sa victoire,
et je me flatte aussi que mes généraux, animés par un si bon
exemple, finiront la campagne d'une manière utile à nos intérêts
communs. Il est malheureux que la saison soit si avancée, et que
les pays où nos armées sont placées soient si épuisés et si diffi*
ciles dans l'arrière-saison. Votre Majesté peut prendre une
entière confiance dans ma fidélité et ma constance ; ces senti-
ments seront toujours inséparables de l'amitié sincère avec
laquelle je suis, Madame ma sœur et cousine,
a de Votre Majesté, etc. »
APPENDICE N» XIII.
LA DISGBACE DU CARDINAL.
IMPRESSIONS DES CONTEMPORAINS.
Ce que j'ai dit ailleurs sur l'absence de documents publiés
sur cette époque (fin de 1758) fait que les témoignages manquent
sur l'effet produit à Paris par la disgi'âce du Cardinal. En vaio
chercherait-on aux archives des affaires étrang;ères. Si les agents
politiques de la France ont regretté et plaint Texilé, il est bien
évident qu'ils n'en ont point fait part dans leurs dépêches à son
successeur. À Paris, reste en tout comme chroniqueur Barbier,
et, en fait de correspondances intimes, celle de la comtesse de
Rochefbrt. Encore celle-ci est-elle la sœur du comte de Forçai-
quier, auquel Bernis dédia des vers, une Brancas, amie de longue
date du Cardinal. Sa société, les Mirabeau, les Nivemois, étaient
les amis de Bernis. C'était le chevalier de Mirabeau qu'atteignait
la lettre du 13 décembre aussi bien que Bernis. Néanmoins il
convient de tenir compte de ce salon qui , comme l'a fort bien
montré M. de Loménie^ était un des mieux fréquentés de Paris.
Barbier se contente de noter les faits, d'enregistrer les com-
mentaires. Voici l'extrait de son journal :
u Du jeudi 14 décembre 1758, grande nouvelle à Paris:
M. le cardinal comte de Bernis, ministre d'État, a reçu hier au
soir une lettre de cachet du Roi, portée apparemment par M. le
comte de Saint-Florentin, par laquelle il est exilé à son abbaye
de Saint-Médard de Soissons, et en conséquence il est parti ce
matin pour s'y rendre.
u Cette nouvelle a d'autant plus surpris qu'il a reçu le bonnet
de cardinal de la main du Roi le 30 novembre, et qu'on le croyait
dans la plus grande faveur. Personne ne sait la cause de cette
1 La Comtesse de Rochefbrt et ses amis, Parif, 1870, in-8*, p. 98.
DISGRACE DU CARDINAL. 477
disgrâce. Les uns disent qu'il a manqué à madame de Pompa-
dour, dont il tient son élévation ; d'autres, qu'il étoit fort lié avec
Madame Infante, duchesse de Parme, qui est encore à la cour,
et avec toute la famille royale. Le public raisonne sans savoir...
Il n'y a pas eu de lettre de cachet (on dit qu'il faut que le Roi
écrive lui-même à un cardinal). Le Roi a écrit de sa propre main
tine lettre au cardinal de Demis : cela s'appelle une lettre d'ordre.
Le Roi a remis cette lettre à M. le comte de Saint-Florentin pour
la faire rendre au cardinal de Remis, qui étoit à Paris ce jour-là,
mercredi 13, et le Roi est parti sur-le-champ pour Ghoisy. Gela
s'est passé à Versailles environ à dix heures du matin.
a Le comte de Saint-Florentin en a chargé le sieur Jannelle .
d'Ouville, prévôt de la généralité de Paris. Cette lettre a été
rendue vers midi au Cardinal , qui étoit à parler d'affaires avec
le comte de Stahremberg, ambassadeur de Vienne, et il y avoit
dans les salles l'archevêque de Narbonne et M. le procu-
reur général du Parlement, qui avoit à lui parler d'affaires
importantes, dit-on. Il a cessé sa conversation et a renvoyé les
autres sans vouloir leur parler; ce qui a surpris, même indis-
posé l'ambassadeur et M. le procureur général, qui ont appris
peu de temps après que le Cardinal avoit raison et qu'il ne pou-
voit plus les entendre.
u On dit encore à Versailles que le Roi à écrit à Madame Infante,
duchesse de Parme; qu'il avoit exilé le cardinal, et qu'elle devoit
être contente de cette satisfaction que le Roi lui donnoit, comme
s'il n' avoit puni le Cardinal que pour avoir manqué en quelque
chose à Madame Infante. Mai^ ce prétexte ne prend pas tout à
hih. On croit que cela vient de plus loin et de quelque petite
querelle particulière, mais personne ne sait bien le vrai de cette
affaire*. »
Barbier même ne se laissait point prendre aux bruits que
madame de Pompadour faisait répandre dans le public, et
qu'elle a eu soin de faire transmettre à la postérité par sa femme
de chambre. Inutile de dire que madame de Rochefort et ses
amis étaient instruits des causes et des motifs. Le 14 décembre,
au matin , la comtesse écrivait au marquis de Mirabeau : u Je
suis frappée et consternée au delà de ce que je puis vous dire,
> Darbieb, Journal, Ed. Charpeoiier, t. VII, p. 109 et taÎT.
*78 APPENDICES.
mon cher Mirabeau ; j'espère que je tous verrai dans la journée ;
voyez les heures qui vous conviennent le mieux. J'ai vu à mon
réveil Royer, un valet de chambre du pauvre cardinal que je
lui avois donné; il a ordre de rejoindre demain son maitre.
Cest un homme sûr, vous pouvez lui confier vos lettres : il
repassera chez moi ce soir ou demain matin avant de partir. Il
me semble que je ne dois plus rien espérer pour le chevalier'.
Ah! Messieurs, le vilain pays que nous habitons : allons-nous-
en aux Indes, je vous en prie ! n
Et le marquis de Mirabeau répondait le même jour : u Je
reconnais votre cœur, Madame la comtesse; j'ai appris cette
nouvelle ce matin par un billet que le Cardinal a char^^é son
neveu de m'écrîre... Je suis sûr que l'exil lui aura donné un
furieux coup : 1* par tempérament; 2® de peur du vernis d'in-
gratitude. U m'a voit dit : Je veux bien m'en aUer, mais je ne
veux pas être chassé. Ce qui me fâche y c'est... Je vous le dirai si
vous voulez bien me donner à dîner ce matin. Quant au cheva-
lier, il en a levé le front de deux pouces plus haut. Il avoit très*
bien remarqué à son dernier voyage que les entours du cardinal
étoient fort déchus, mais il trouva que sa considération à lui
n'avoit fait que croître. Bon pays. Madame la comtesse ! Ils vont
tourner court, vous y pouvez compter ; mais ils n'ont désormais
personne qui ait désormais la confiance ni du corps ecclésias-
tique, ni du corps civil*. »
Pour la cour, la nouvelle, on vient de le voir, n'était pas
imprévue; pour Bernis, elle Tétait moins encore. Pourtant le
Roi avait comme à son ordinaire tout fait pour dissimuler. Il
faut entendre à ce sujet Brienne : u Le cardinal de Bernis, dit-il,
avoit prévu, fixé le jour même où il comptoit recevoir l'ordre.
* Voir ci-dessus, p. 314.
* Il est à remarquer que le marquis de Mirabeau, qui devait lui-même être exilé
en décembre 1760, resta le courtisan de Bernis dis(;racié. Voici ce qu'on trouve i
ton sujet dans une lettre de Bernis à Saint-Florentin, du 9 février 1759 : « M. de
Mirabeau, qui est de mes parents et qui m'a montré beaucoup d'empressement à
venir me voir, me mande que M. de Nivemois vous a demandé pour lut U per-
mission de venir ici, et que vous lui avez répondu que cette permission scrott
accordée à M. de Mirabeau lorsque vous seriez informe que j'en serois bien aise.
Si vous ne trouvez, Monsieur, aucun inconvénient à ce voyage, je seroi charmé
que M. de Mirabeau ne puisse pas douter de la reconnaissance que j*ai de l'amitié
qu'il me témoif^ne, et je serai dans ce cas-là fort aise de le voir. ■ La permission
était accordée le 19 février. (Arch. de la fom. de Bernis. Nîmes.)
DISGRACE DU CARDINAL. 479
Il étoît certain que ce seroît immédiatement après que , par un
dernier effort de son grand crédit auprès du parlement de Paris,
il auroit fait passer Tenregistrement d'un emprunt de quarante
millions, qui souffrit beaucoup de difficultés. Il ne se trompa
que de deux jours, et cela à cause que le Roi, partant pour Choisy,
lui avoit demandé pour quel jour il lui convenoit mieux de s'y
rendre pour le conseil. A quoi il avoit répondu : a Puisque c'est
tt moi qui dispose du temps de Votre Majesté, ce sera pour tel
i( jour..., après-demain, vu que demain j'ai dû donner rendez-
tt vous à M. de Sfarhemberg. — Eh bien ! avait répliqué le Roi, à
a après-demain donc. . . » Le départ de Ghoisy, la demande du Roi,
l'indication du conseil pour le troisième jour, avoient eu lieu à
l'issue de la conférence dans laquelle il venoit de rendre compte
que l'affaire de l'enregistrement de l'emprunt avoit été finie, ou
la veille, ou le matin même'. »
Ce ne sont encor là que des faits, et nulle part nous ne trou*
vons de commentaire; car la lettre suivante, du comte de Saint-
Florentin*, n'est qu'une lettre d'affaires, et bien que les termes
en soient polis et décents, ils n'impliquent point autre chose
qu'obéissance aux ordres du Roi et ne diffèrent point de ceux
qu'emploie Choiseul.
« Versailles, le 18 décembre 1758.
tt Je suis charmé. Monseigneur, que vous rendiez justice à mes
sentiments et à mon attachement, et je vous prie d'être persuadé
qu'ils ne changeront jamais. Vous pouvez vous adresser à moi
avec confiance, trop heureux quand je pourrai vous être bon à
quelque chose. Le Roi approuve que vous voyiez les parents dont
vous m'avez envoyé la liste; à l'égard de M. l'intendant, vons
ne pouvez guère éviter de le voir, ainsi que Mgr l'évéque; mais
le Roi trouve que vous pouvez vous dispenser de dîner chez
lui et de vous lier avec quelqu'un qui lui a déplu'; vous rece-
vrez ainsi le moins que vous pourrez de visites campagnardes
du voisinage. Il est tout simple que vous ayez vu MM. Brupet (?)
et Brun ; vous pourrez écrire aux ministres pour vos affaires
particulières et celles de votre famille, ainsi que les lettres d'usage
1 Kotice sur le rdinal de Bemis, par M. i»b Brieioib. Éd. Dîdot, p. 204.
* Archives de la famille de Bemis é Kîmes.
' Voir sur l'év^ue de Soissons les Mémoires, t. I, p. 89. Oa tait que cet
ëvéque aTait été exilé i la suite de la maladie de MeU.
480 APPENDICES.
et de compliments du Pape, au Sacré Collège, aux princes étran-
^rs, ainsi qu'aux membres principaux du clergé, éTÎtant ce que
vous me faites Fhonneur de me mander.
a J'ai fait voir aussi au Roi la copie de la lettre qae vous ava
écrite au nonce. Lorsque le camérier da Pape demandera b
permission de vous aller voir, elle ne lui sera pas refusée...
u J'ai l'honneur, etc. »
Dans la suite de cette correspondance, on voit bien qae Bemîs
était resté chargé du détail de certaines affaires ecclésiastiques,
particulièrement d'un négociation avec l'évéque d'Auxene,
M. deCaritat de Gondorcet; mais, en dehors des phrases d'usa^,
on ne trouve rien que d'officiel sous la plume du ministre de b
maison du Roi.
Faut-il demander son avis à Marmontel', à ceMarmontel qai,
le jour où Remis recevait la calotte de la main du Roi, le nt
u glorieux comme un paon, plus joufflu que jamais , s'admirant
dans sa gloire, surtout ne pouvant se lasser de r^rder son
rochet et ses has ponceau »? Et c'était le jour même où Remis
savait le mieux que la roche Tarpéienne est près do Capi'tole.
On vient de voir l'amitié, la politesse; voilà l'envie et la haine.
Mais nulle part le sentiment public n'apparaît.
Faut-il donc aller chercher à l'étran[jer une opinion libremenl
exprimée? Faut-il s'adresser à Voltaire? Hélas ! Voltaire a bien vile
oublié celui qui hier était par lui mis au-dessus du cardinal de
Richelieu, u On dit, écrit-il à Cideville le 12 janvier 1759, qnek
cardinal de Remis a la jaunisse. Vous êtes plus heureux que
tous ces messieurs-là^. » £n mai, il écrit au duc de la Vallièfe:
tt Avez-vous la tragédie de Mirame, dont les trois quarts soot
du cardinal de Richelieu ? La pièce est bien raie. C'était no
détestable rimailleur que ce (jrand homme. Le cardinal de
Remis faisait bien mieux les vers que lui, et cependant il n'a pis
réussi dans son ministère , cela est inconcevable ; c'est apparem-
ment parce qu'il avait renoncé à la poésie. » Il est vrai fa*eB
même temps Voltaire ajoute : m Je ne veux point mourir sa»
vous avoir envoyé une ode pour madame de Pompadour.Jevem
la chanter fièrement, hardiment, sans fadeur, car je lui ai obli-
1 Mémoires, au XIII, t. 11, p. 6i.
* Corrcspoti'fancc, Ed. de Kehl , aux date»
DISGRACE DD CARDINAL. 481
gatîon. Elle est belle, elle est bienfaisante. Sujet d'ode excellent, n
Et le 15 juin, il. écrivait à d'Ar(];ental, nommé ministre de
Parme à Paris :
a Mon cher ang^e, quelle différence de M. le duc de GUoi-
seul à M. Tabbé! Cependant vous n'aviez point hébergé,
alimenté, rasé, désaltéré, porté M. le duc de Chcriseul. J'augure
bien de nos affaires entre les mains d'un homme qui pense si
noblement, qui fait du bien à ses amis : c'est une belle âme.
Dites-moi donc un peu : n'est-il pas très-bien avec la personne
envers qui on prétend que Babet fiit ing^rate? n
Voici la Gazette cP Amsterdam qui, le 11 janvier 1757, en an-
nonçant l'entrée de Bernis au conseil, ajoutait : a C'est une bonne
tête et un bon esprit, n Sur la disgrâce, elle est aussi pauvre de
commentaires qu'un journal officieux; mais le ton dont elle
enregistre la nouvelle montre qu'elle la regrette :
Suite des nouvelles dC Amsterdam du 26 décembre 1758.
«De Paris, le 18 décembre. — Le cardinal de Bernis s'est retiré
par ordre du Roi à Vic-sur-Aisne, dans une maison de campagne
de son abbaye de Saint-Médard , à trois ou quatre lieues de
Soissons. Malgré cette disgrâce qui étonne et attriste bien du
monde. Sa Majesté, ayant appris que Son Ëminence étoit indis-
posée, lui a fait l'honneur de lui écrire et de lui recommander
de ménager sa santé. » .
Bien qu'on sente l'éloge et que ce document ait sa valeur, la
phrase est courte et sèche. Rien chez les Anglais, dans VAnnual
Register de 1758. Rien en Allemagne, où l'on se borne volontiers
à des recueils de pièces et où, craignant l'enclume et le marteau,
on s'abstient de commentaires.
Vraiment, fandrait-il aller à Frédéric II pour trouver une
libre parole ? Voici ce que dit le roi de Prusse ' :
« Nous avons vu il n'y a pas longtemps à Versailles l'abbé de
Bemb devenu ministre des affaires étrangères et bientôt car-
dinal pour avoir signé le traité de Vienne. Tant qu'il s'agissoit
d'établir sa fortune, toutes les voies lui furent égales pour y
* lftftoi)« de la guerre de Sept ans. Œuvres, l. IV, p. 225.
it. 31
USt APPENDICES.
parvenir; mais aussitôt qu'il se vit éfabli, il sonijca à se main-
tenir dans ses emplois en se conduisant par des principes moins
variables et plus conformes aux intérôts permanents de TÉtat.
Ses vues se tournèrent toutes du côté de la paix ponr terminer
d'une part une guerre dont il ne prévoyoit que des désavantagées,
et d'une autre pour tirer sa nation d'une alliance contraire et
forcée, dont la France portoit le fardeau et dont ]a maison
d'Autriche devoit seule retirer tout le fruit et tout l'avantage. II
s'adressa à l'Angleterre par des voies sourdes et secrètes; il y eut
ainsi une négociation pour la paix; mais la marquise de Pompa-
dour étant d'un sentiment contraire, il se vit bientôt arrêté dans
ses mesures. Ses actions imprudentes relevèrent : ses vues sages
le perdirent. Il fut disgracié pour avoir parlé de paix et envoyé
en exil dans l'évéché d'Aire.»
Et ailleurs* il dit encore :
tt On a trop exagéré le mérite de Bernis lorsqu'il étoit en
laveur, on le blâme trop à présent. Il ne méritoit ni l'un ni
l'autre. » (18 janvier 1759.)
A cette cour de Vienne qui avait préparé et amené la chute de
Bernis, Starhemberg ne dissimulait point que la retraite du car-
dinal pouvait, au point de vue intérieur, avoir les plus grands
inconvénients'. La paix qu'il avait rétablie entre le Parlement
et la cour, celle-ci si détestée, le refroidissement qu'on sentait
entre la Pompadour et lui , avaient fait de Bernis une figure
presque populaire, et l'opinion publique, que Starhemberg savait
juger, était très-désagréablement changée par réioignement du
cardinal. C'était, dit ailleurs M. d'Arneth, la seule voix qui
continuellement, dans le conseil du Roi, se fût élevée poar la fin
prochaine delà guerre^.
La disgrâce de Bernis devait être particulièrement sensible à
deux cours en Europe : à la cour de Vienne, — mais on a vu que
celle-ci l'avait préparée, l'attendait et en récompensa les auteurs.
— et à la cour de Rome, où l'on venait, sur l'insistance marquée du
Roi, de ftommer le ministre cardinal. A Vienne, nulle dépêche
' Lettre à milord Marischal, Œuvres, t. XX, p. 277.
2 D'AnwKTii, Gcschkhte Maria Theresias, t. V, p. 440.
8 Ibid., p. 450.
DISGRACE DU CARDINAL. 483
officielle ne vint éclairer sur Tévéneinent du 13 décembre. On
ne demanda point d'explications; on n'en fournit pas. On corn-*
prenait Fort bien, M. d'Arneth le reconnaît % que les arg^uments
de Bernis en faveur de la paix étaient irréfutables; son exil
fut une délivrance tout au moins pour Kaunitz. On cherchait à
lui reprocher ]a poursuite trop ardente du chapeau , comme si
on ne devait pas savoir à Vienne que la première idée en venait
de Choiseul. On craignait peut-être la nature ambitieuse et arbi-
traire de celui-ci, mais on était assuré qu'il marchaii la main
dans la main avec la cour impériale^. Choiseul était l'homme
de la cour de Vienne. Bernis n'avait pour lui que Starbemberg^,
dont le jugement mérite d'être rapporté en entier*, u Ses inten-
tions, écrivait-il, sont certainement bonnes pour le fond : il ne
veut que ce qui lui paraît juste, honnête et conforme au véri-
table intérêt de sa cour. Il est très-attaché à la nôtre, il hait le
roi de Prusse et désire fort son abaissement. Il a de l'esprit, de
la prévoyance et même de la sagacité; malgré cela, il se conduit
très-souvent, et même, depuis un temps, presque toujours, absolu-
ment au contraire de tout ce que je viens de dire, et à n'exa-
miner que quelques traits de sa conduite, on jugeroit qu'il a tous
les défauts opposés aux qualités que je viens de lui donnera Ce
contraste parait incompréhensible, et il existe pourtant en effet.
J'en ai dit déjà en plusieurs occasions les causes les plus vraisem-
blables; de toutes, celle qui saute le plus aux yeux, c'est le
manque de fermeté, si nécessaire à un homme employé dans un
poste principal, et je pourrois peut-être y ajouter un peu d'igno-
rance en matière politique, trop de confiance dans ses propres
lumières et la légèreté d*esprit ordinaire à sa nation, qui fkit que
l'on y prend aisément des opinions et les abandonne de même,
que l'on se précipite presque toujours dans ses jugements et
dans ses résolutions, etc. £n un mot, je puis dire que c'est un
honnête homme très-bien intentionné, qui ne veut et ne désire
que le bien, qui croit le faire en effet, mais qui ne le fait pas
toujours... »
1 Geschichte Maria Thetesias, t. V, p. 4i6.
« îbid., p. 45).
» Ibid., p. 536.
* Celle dépêche de Starhembero à Raonitx e$t d'août 175a C'clail le moment
Bernis préparait la paix et allait irrésistiblement à son but.
81
484 APPENDICES.
La vérité, c'est qu'à ce moment même la cour de Vienne
savait à n'en pas clouter que a madame de Pompadour se dirige-
rait plutôt d'après l'opinion de Stainville que d'après celle de
Bernis * », et que Choiseul était, il l'écrivait lui-même*, u comUé
des bontés de Leurs Majestés Impériales, pénétré du bonheur de
l'alliance et persuadé de sa solidité n .
A Rome, on était loin d'être aussi au courant des hommes et
des choses. Le Pape était nouveau. Le secrétaire d'État Archinto,
ami de Bernis, venait de mourir. Son successeur,. encore peu
instruit, était tout à Choiseul. La poursuite du chapeau de
Bernis et l'affaire de Venise avaient absorbé rattentiou de la
cour pontificale. Bernis cardinal semblait pour jamais étaUi
comme pacificateur de l'Église, et Ton rêvait en lui un successeur
de Fleury. Il fallait que le nouveau ministre vint détruire ces
illusions, sans blesser pourtant ni le Pape, ni le Sacré Collège;
qu'il donnât à cet exil et à cette disgrâce un tour qui n'effrayât
point sur les intentions ultérieures du Roi. C'est à quoi^ChoiseuI
s'employa. Ses dépêches et celles de l'évêque de Laon * n'ont pas
besoin de commentaire. On remarquera seulement que la
dépêche du 18 décembre avait, selon toute probabilité (lettre de
Bernis au duc de Choiseul du 29 décembre), été communiquée
au Cardinal.
A tévêque de Laon, n» 45.
« A Versailles, le IS décembre 175&
uLa retraite de M. le cardinal de Bernis des conseils du Roi et
sa résidence actuelle dans une de ses abbayes sont un événemeot
qu'on n'avoit pas pu prévoir à Rome et qui sera sans doute
mandé de ce pays-ci avec des circonstances aussi différentes que
les préjugés et les affections des personnes qui écriront. Il est
donc nécessaire. Monsieur, que vous ayez à cet égard des notions
précises pour diriger votre langage relativement à cet objet.
« Il y a voit déjà longtemps que la santé de M. le cardinal de
Bernis étoit fort dérangée, et il avoit supplié le Roi de vouloir
bien le décharger du département des affaires étrangères. Il peut
> Surhcmberg à Raunitz, 7 août 1738.
' Choiseul à Starhemberg, le 10 novembre.
' Archives des affoircs étrangères.
rUSGRACE DU CARDINAL. 485
t^lt il.ms le fond, soit dans la forme de ses instances»
i a déplu à Sa Majesté. C'est sur quoi vous
[u'il ne m'est pas permis de rien savoir au delà
I Iroit bien me confier elle-même. Je crois cepen-
'.ms assurer que le mécontentement que le Roi
.|ur't à M. le cardinal de Bernis ne doit pas être
nie 11 ne de ces disg^râces permanentes qui ne laissent
•«pérarice au retour de la bienveillance de Sa Majesté.
> r|ti€ vous connaissez trop ma façon personnelle de
ir il ou ter du zèle avec lequel je contribuerai à la con-
' r^ilc Eminencect aux vues qu^elle pourra avoir dans
.. ne vous dissimulerai même pas que j'ai demandé au
iiuiâsîon d'assurer M . le cardinal de Bernis de]la sincérité
ftlimcnts à cet égard, et que Sa Majesté a bien voulu
ler. >*
|uiî de Laon racontait de la façon suivante la démarche
dit dû faire près du Pape :
• A Rome, le 3 jacTier 1159.
iiieur, j'ai reçu jeudi dernier, par le courrier extraordinaire
ï k Naplcâ, la lettre dont vous m'avez honoré le 18 du'
ifornîer et à laquelle je réponds par le même courrier qui
' aujourd'hui pour s'en retourner à la cour.
t}is le leodeinain vendredi à l'audience du Pape. Je débutai
iH dire que je venois lui apprendre un événement qui
^»f;eoit d'autant plus qu'il pourroit lui faire quelque
aidir, mats qu'il étoit nécessaire de le prévenir contre les
es îm pressions qu'on chercheroit peut-être à lui donner, et
iie mis, Monsieur, à lui lire votre lettre afin de ne rien ajouter
mîen. Je vous avoue qu'elle causa au Saint-Père la plut
)ude émotion, et que, sans me donner le temps d'achever, il
, la parole et nie dit : m Monsieur l'ambassadeur, comment se
But<^il faire qu'un ouvra^ que l'on nous a demandé avec tant
^^rd'empreneinent et de chaleur ait été détruit presque dans le
^^ài même moment qne nons nous y sommes prêtés? » Et de là, sup-
^^IMuant, oomme de raison, persuadé de la bonté et de Téquité du
Roi, qne M. le cardinal de Bernis s'étoit attiré sa disgfrâce, le
■jjAttiit-Père t'emporta contre lui comme ayant manqué au Roi, à
486 APPENDICES.
Ini pape et enfin à la religion qu'il s'étoit mis hors d'état de
servir; et Sa Sainteté montra une si gp*ande indisposition contre
le cardinal que je crus devoir la supplier de mesurer sa 6aiute
par sa punition, laquelle ne sembloit pas supposer un crime
capital , puisque le Roi lui avoit permis de se retirer à son abbaye
qui n'étoit qu'à ving^t lieues de Paris, u Monsieur l'ambassadeur,
a me dit-il, nous ne pouvons point nous repentir d'avoir fait ce que
a nous avons fait, puisque nous avons donné par là au Roi Trè»-
a Chrétien une preuve de notre attachement et du désir que nous
tt avons de lui plaire ; mais nous ressentirons toujours le plus grand
a déplaisir d'avoir fait un cardinal pour demeurer oisif dans une
m abbaye. >* Je ne pus que louer les sentiments du Saint -Père et
lui faire remarquer pourtant que vous me faisiez l'honneur de
m'écrire vous-même, Monsieur, que le mécontentement que le
Roi venoit de marquer à M. le cardinal de Remis ne devoit pas
être regardé comme une de ces disgrâces permanentes qui ne
laissent que peu d'espérances au retour de la bienveillance de
Sa Majesté; u Nous avions cru, reprit le Saint-Père, avoir ménagé
b un ferme appui à la religion en faisant un cardinal qui par sa
tt place et son entrée aux conseils du Roi, étoit à portée d'en repré-
tt senter journellement les vrais intérêts. » Je crus devoir assurer
Sa Sainteté que la religion n'y perdroit rien, que c'étoit au Roi
lui-même que nous devions les sages résolutions qui étoient
prises à cet égard, que le Roi s^en occupoit particulièrement,
qu'il aimoit la religion et en connaissoit les véritables intérêts
mieux qu'aucun ecclésiastique de son royaume, que M. le cardinal
de Remis n'étoit pas le seul qui rendît compte au Roi des affaires
de l'Église, que M. l'évêque d'Orléans en étoit plus naturelle-
ment chargé et autant à portée d'en parler tous les jours, s'il le
fàlloit, au Roi, aussi bien que M. le cardinal deTavannes,quien'
avoit la même facilité par sa place et par la confiance que lui
avoit méritée du Roi la conduite pleine de sagesse et de prudence
qu'il avoit eue dans la dernière assemblée, à laquelle il avoit
présidé, et celle qu'il avait montrée pour les affaires de Sorbonne
qui paraissoient être dans le meilleur train. Sa Sainteté m'avoua
qu'on lui en avoit rendu le meilleur compte et s'étendit beau-
coup sur les louanges de M. le cardinal de Tavannes, en mar-
quant le plus grand regret sur les infirmités de ce cardinal qui
l'empêcheroient de s'occuper de ses affaires avec la même suite
DISGRACE DU CARDINAL. 487
qu'il a voit espéré que M. le cardinal de Bernis s'en occuperoit,
et en me cong^édiant Sa Sainteté finit par me dire que véritable-
ment je lui ayois appris une bien mauvaise , nouvelle, mais
qu'elle ne lui faisoit point oublier de remercier Sa Majesté du
bien qu'elle avoit fait à sa recommandation à M. l'évêque
d'Eucarpie qu'il estimoit infiniment. ^
M Je descendis chez M. le cardinal neveu et successivement chez
M. le cardinal Torre^jiani, auxquels j'appris cet événement et la
façon dont le Pape l'avoit reçu ; ils me marquèrent l'un et l'autre
une grande surprise et une grande consternation. J'ai su qu'on
tenoit depuis dans Rome de fort mauvais propos sur cet événe-
ment : les uns exagèrent les fautes de M. le cardinal de Bernis
pour augmenter les regrets du Pape et nous reprocher d'avoir
tant prôné ce cardinal ; les autres le font blanc comme neige
pour indisposer le Pape contre la France et lui persuader qu'on
y a très-peu d'égards pour Sa Sainteté; enfin ceux qui veulent
paraître impartiaux disent que c'est l'un ou l'autre, et en tirent
les mêmes conséquences... n
Il ajoutait le 10 janvier 1759 :
u Je m'aperçus à cette audience que M. le nonce avoit marqué
à M. le secrétaire d'Ëtat tous les bruits de Paris sur la disgrâce
de M. le cardinal de Bernis sans en garantir aucun, et qu'on lui
avoit répondu qu'elle avoit fait sur l'esprit de Sa Sainteté toute
l'expression qu'un événement aussi imprévu pouvoit faire, qu'il
étoit difficile de l'attribuer à sa retraite des affaires étrangères,
laquelle avoit été suivie de bien des démonstrations de faveur de
la part du Roi ; qu'au reste. Sa Sainteté étoit si persuadée de
l'excès d'équité et de prudence du Roi qu'elle ne doutoit point
que Sa Majesté n'eût eu les plus justes motifs d'éloigner ce car-
dinal , qu'il se pouvoit faire même que le Roi, sans être aigri
contre cette Ëminence, ait jugé qu'il fût à propos de l'éloigner
pour un temps : ce qui laissoit au Pape l'espérance de le voir un
jour rentrer en grâce. Imaginez-vous, Monsieur, qu'il ait passé
par la tète de quelque cardinal de vouloir persuader à M. le
cardinal secrétaire d'État qu'il convenoit que le Pape écrivit au
Roi dans cette circonstance. Mais M. le cardinal secrétaire d'État
répondit sagement qu'il seroit fort indiscret d'écrire sur un fait
488 APPENDICES.
dont on i^ore les causes. J*ai su, Monsieur, que M. le bailli de
Solar avoit fait prévoir ici depuis quelque temps cette disgrâce,
et qu'on en avoit prévenu le Pape... n
Et le duc de Choiseul fermait l'incident par la phrase sui-
vante :
j4 tevéque de Laon,
• A Vertaillet, le 23 janyier 1759.
u Vous avez parfaitement rempli les intentions de Sa Majesté
dans l'audience que vous avez eue du Saint-Père le 29 du mois
dernier, et il ne doit plus être question de votre part de traiter It
même matière. Vous en avez dit assez pour fixer le jugement de
la cour de Rome sur les motifs et sur les suites de l'événemeiu
dont il s'ag^it. »
FIN Di; TOME SÇCOND.
INDEX ALPHABÉTIQUE
DBS
NOMS DE PERSONNES CITÉS DANS LES MEMOIRES
ET LES LETTRES DU CARDINAL DE BERNIS
Adélaïde (Madame). I, 358.
Adolphe-Frédéric (roi de Suéde).
I, 299.
Afforty. II, 57, 353.
Affry (d*). II, 190, 296.
Aiguillon (duchesse douairière).1 ,87.
Aiguillon (duc d*). II, 271.
Alembert (d'), I, 96. *
AUeurs (des), I, 160, 191.
Anhalt-Zerbst(ducd'). 11,2 etsuiv.,
185.
Anhalt Zerbst (princesse douairière).
II, 2 et suiv.
Apraxin (le général). II, 12, 20,
126.
Archinto (le cardinal). II, 93, 95,
183,211,228,231,232,250,257,
263, 297, 301, 350.
Archinto (abbé). II, 350 et suiv.
Argenson (le marquis d'). I, 138.
Ai^genson (le comte d*). 1, 138, 152,
205, 206, 209, 212, 213, ?20,
221 , 237, 238, 251, 253, 266,
277, 289, 296, 297, 303, 304,
307, 317, 318, 323, 329, 331,
343, 353, 358, 360, 366 et suiv.,
369 et suiv., 378, 391 ; II, 153,
331.
ArgenTilliers (cardinal). II, 212.
Armentières (marquis d*). Il, 151.
Artois (comte d*). II, 128.
Aubeterre (marquis d*). I, 283; II,
91,211,310,-334.
Auguste III (roi de Pologne, électeur
de Saie). I, 244, 245, 270, 294,
308 ; II, 228.
Aumont (la duchesse). I, 54.
Ayen (le duc d'). 1, 137, 405 ; II, 24-
Barbarigo (madame). I, 184.
Barbe de Portugal (reine d*£spagne).
I, 217, 218, 219, 273 ; II, 44, 98
et suiv., 138.
Bareith (Frédérique-Sophic-Wilhcl-
mine, margrave de). I, 399, 403,
404.
Barjac. I, 70.
Baschi (comte de). II, 309.
Bavière (Maximilien, Joseph, Léo-
pold, Ferdinand, électeurs de). II,
301; 11,189.
Bayle. I, 41.
Beaumont (archevêque de Paris). I,
140, 155, 316, 318 et suiv., 325,
347; II, 51, 52, 55 et suiv., 121,
125, 134, 146, 157, 158, 333.
Beauval (df). II, 318.
Beauvau (Charles-Just de). II, 127.
Bedmar (le marquis de). I, 187.
Bellay (Fabbé du). I, 124.
Belle-Isle (le maréchal de). I, 57,
133, 156, 202, 253, 254, 266,
490
INDEX ALPHABÉTIQUE.
297, 303, 304, 307, 353, 358,
395, 397; II, 15, 31, 34, 47, 56,
61 et suiv., 66, 68, 6*9, 76, 85,
142, 156, 186, 188, 200, 212,
213,223, 230, 231, 235,248,
249,256, 286,318, 326, 332
et suiv.
Benoît XIV. I, 86, 191, 274, 325,
326; II, 53, 54, 57, 58 et «uiv.,
157, 182, 183, 211, 222 et «uiv.,
231, 310.
Bernis (le marquis de). I, 1 ; II, 343.
Bernstorf (comte de). II, 41, 145.
Berryer. 1,333,334,336, 340, 343,
346 ; II, 74, 77, 78, 86, 92, 102,
130, 244, 296, 313, 317, 327,
328, 333, 340.
Bestucheff (comte de). II, 3, 126,
137, 161, 194, 199.
BeuvroiL (comte de). I, 275 ; II,
342.
Beuvron (madame de). I, 275 ; II,
342.
Biron (le maréchal de), I, 103.
Blakney. I, 256.
Blénac (comte de). II, 312.
Blondel. I, 224.
Blou-Laval. I, 5.
Bplinfvbroke. I^ 35.
Bompar(de). II, 314,327.
Bor{»hèse (la princesse). I, 73 •
Bouille (Mgr de). II, 209.
Boullongue. I, 336, 338 ; il, 48, 59,
98, 115, 193, 201, 220, 230,238,
239, 245, 319, 337, 342, 352,
358.
Bourbon (le duc de). I, 43, 49, 50,
51, 52.
Bourcel. II, 170.
Bourgogne (le duc de) fils du Dau-
phin. I, 137, 146; II, 158.
Boyer (cvèque de Mircpoix). I, 34,
81 et suiv., 140, 154, 197, 317.
Bradock (le général). I, 257.
Branicki. II, 224.
Broc (marquis de). II, 271.
Broglie (le maréchal de). I, i 12, 395;
II, 15, 156, 254, 296.
Broglie (le comte de). I, 244, 381,
382 ; 11,5, 79, 88, 112, 125, 126,
133, 134, 150, 189, 199, 235,
309.
BrogHe (François de)^ comte de Re-
vel. II, 139.
Brown. I, 295.
Briihl (le comte de). II, 5, 120, 199,
223,224.
Brun. 11,357, 358, 360, 361, 36S.
Brunswick (le duc de). 1,214,234;
II, 9, 25, 27.
Brunswick (Ferdinand de). II, 15,
40, 43, 143, 151, 184, 249,251,
256, 258, 260, 278, 31T.
Brunswick-Bevern (le prince hérédi-
taire). I, 401 et suiv.; 11,27,28,
30, 32, 33, 39, 63 et suiv., 68,
146 et suiv.
Buffon. I, 96.
Bussy. II, 329.
Bussy-Uabutia (évèque de Luçod),
I, 38, 39.
Byng. I, 252, 256 ; II, 34.
Campo Florido (ambassadeur d'Es-
pagne en France). I, 55, 56, 83,
84.
Canillac (abbé de). II, 211.
Garaccioli (nonce à Venise). I, 167,
185, 186.
Garanian (comte de). II, 151.
Cassegrain. I, 58.
Castellane (madame de). I, 275; II,
342.
Castries (le marquis de). II, 15, U9,
170, 181, 252.
Catherine, grande duchesse de Ru»-
sie. II, 2, 4 et suiv.
Catinat. I, 129.
Chabannes (madame de). II, •)^3Î.
Chambonas (Pabbé de). I, 68.
Champeaux. II, 145, 176,181.
Charles VI (empereur). I, 225
INDEX ALPHABÉTIQUE.
491
Charles VII (empereur). I, 57.
Charles-Emmanuel (roi de Sardai-
gne). I, 157, 158, iÔ4, 198, 200
et suiv., 379; 11,93, 268.
Charles de Lorraine (le prince). I,
375, 376; II, 11,38, 146, 148,
154, 176.
Chaste! de Coudres. I, 4.
Châteauroux (madame de). 1, 89, 90,
108, 119.
Châteict (marquise du). I, 100.
Châtillon (le duc de). I, 89.
Chauvelin. I, 53, 54, 56, 71, 207;
II, 77, 78.
Chauvelin (le chevalier). I, 200 ; II,
225.
Chavigny. I, 143, 157, 159, 163,
172, 173.
Chevert. II, 65.
Chiari. I, 181.
Choiseul-StainyiHe (madame de). II,
125, 194.
Choiseul-Stainville(Léopold-Charles
de),éTêque d*Éyreux. 11,119,130,
211, 218, 219, 223, 224, 228,
229, 298, 336.
Choiseul (leduc de). 1, 191,206,325,
381, 382, 383, 384, 386 et suiv.;
II, 9, 16, 38, 46, 48, 49, 73, 80,
89, 90, 96, 99, 102, 111, et suiv.
à fin.
Choiseul-Romanet (madame de). I,
152, 206, 221.
Cinq-Mars. 1, 103.
Clément XIII (Rezzonico). II, 250,
252,257,262, 263, 268, 273,
280, 293 et suiv., 297, 348.
Clermont (comte de). 11,33, 62, 63
et suiv., 164,167, 169, 177,181,
183,187,189, 190, 194, 197,
.202, 206, 207, 213, 215, 216,
223, 238, 241 et suiv., 340.
Clovis II. I, 75.
Cobentzel. 11,279.
Coislin (madame de). II, 192.
Colbert. II, 173, 197.
Colin. 11,334.
Collet. II, 327.
Colloredb (comte de). Il, 218, 228.
Condorcet (évoque d*Auxerre). II,
181.
Couflans (marquis de). II, 327.
Contades. Il, 61,65, 68, 167, 249,
250, 252, 254, 256.
GoDti (le prince de). I, 140, 141,
152,205,208,230,318, 324,
334 ; II, 225.
Conrten. II, 128, 129, 177, 212,
225.
Couturier (Fabbé). I, 24, 25, 26,
31.
CrébUlon. 1,35, 94.
Crébillon fils. I, 94, 95.
Crémilles. I, 391, 397 ; IL 26, 33,
61,128, 167, 169,190,195,230,
296.
Crivelli. II, 211.
Crussol d*Amboise. II, 218.
Cumberland (le duc de). I, 377,
391, 393, 399, 400, 405, 406 i II,
15, 20, 22 et suiv., 34, 35, 124,
131.
Dabreu. II, 340.
Daguesseau. I, 35, 65 ; H, 58.
Damiens. I, 335, 350 et suiv., 357,
.362; II, 103.
Danemark (roi de), II, 18, 19,22,
24.
Daun (le comte de). I, 375, 376,
388; II, 47, 168, 234, 236, 252,
258, 266, 272, 274, 278, 281,
282 , 303 , 305, 323, 330, 341.
Dauphin (le). I, 82, 112, 143, 153,
192, 344, 352, 357 et suiv., 363,
365, 385 ; II, 70 et suiv., 72,102,
103, 207, 316, 321.
Dauphine (Madame la). Marie-Josè-
phe de Saxe. I, 270, 308, 359,
381, 382; II, 128, 137 187,5128,
235, 340, 354.
Deguerthy. II, 285.
494
INDEX ALPHABETIQUE.
Law, I, 42,69; II, 173.
Lehwald (rnaréchal de). II, 168.
Leczinski Stanislas (roi de Pologne).
1,53.
Lejeiine. I, 11.
Le Normand de Mcsy. II, 85, 230,
30V, 312, 318, 322.
Léonci. II, 103.
Lesdiguières. I, 103.
Le Tellier (le Père). I, 46.
Léyis (madame de). Voyez Venla-
dour.
L*HApiul (marquis de). II, 4, 120,
126, 200.
Lippe (comte de la). II, 10.
Lobkowitz (prince de). II, 156, 177,
178.
Louis XÏII. I, 103, 104.
Louis XIV. I, 40, 44, 45, 46, 47,
51, 60, 103, 104,114,258, 315,
317, 343 ; II, 28, 197.
Louis XV. I, 47, 48, 49, 50, 51,
56, 84 et suiv.. 89, 90, 108 et
suiv., 117, 118, 120, 124, 132,
133, 144, 152, 155, 156, 160,
178, 190, 192, 195 et suiv., 201,
203 et suiv., 211, 212, 215 et
suiv., 222 et suiv., 238 et suiv.,
257 et suiv., 275, 276, 278 et
suiv., 299, 306, 308, 310 et suiv.,
323 et suiv., 353 et suiv., 370
et suiv., 395 et suiv., II, 13, 19,
20, 24, 25, 27, 34, 35, 47, 51 et
suiv., 61, 63, 66 et suiv., 70 et
suiv., 77 et suiv., 81 et suiv.,
88 et suiv., 97, 100 et suiv., 111
et suiv., 116 et suiv., 127, 128,
131, 137, 142, 148, 150, 155 et
suiv., 161 et suiv., 167 et suiv.,
174, 177 et suiv., 182, 184, 190,
191, 192, 197, 198, 200, 209,
210, 213, 214, 116, 217 et suiv.,
222, 226 et suiv., 236, 237, 240,
242, 246, 247, 250, 251, 252,
254, 258, 262, 264, 265, 267,
269, 270, 272, 275, 276,277,
279, 281, 283, 284, S85, 286,
287 et suÎT.
Louis (infant don). II, 137.
Louise (infante). II, 158.
Louise-Ulriqne (reine de Snède). f,
299.
LouTois. II, 172*
Lowendahl (le marécrhal <le). 1, 13^
391.
Luxembourg (le maréchal de), f,
383.
Luynes (cardinal de). II, 310.
Lynar (comte de)» llj 19, 124.
Machault. (M. de> I, 138, 139,
144, 153, 195, 196, 205, 909,
212 et suiv., 228, 237, 238, 24*,
2M, 253, 254, 282, 283, 284, '
296, 297, 303, 304, 308,313,
318, 319, 328, 343, 355, 360,
961, 366 et suiv.; Il, 74, 333.
Madame Infante (duchesse de Par-
me). I, 161, 190, 192,194,195,
217, 246, 311, 363, 369,381,
382 ; II, 95, 112, 113, 114, 121,
125, 132, 150, 158, 165, 185,
204, 211, 281, 282, 315,336,
366.
Mahmoud II (sultan). I, 191.
Mailiebois (le comte de). I, 391,
394, 395, 396 ; II, 32, 132,231.
Mailly (comte de). Il, 147, 148,149.
Mailly (madame de). I, 110, 119.
Maine (la ducbesse du). I, 63, 6ô,
66, 67.
Maintenon (madame de). I, 40; lU
71, 138.
Mairan. I, 35, 64,96.
Mandrin. I, 194, 198 et suiv.
Marbœuf (l'abbé de). I, 143.
Marie-Anne-Victoire (infante d'Es-
pagne). I, 10.
Marie-Josèpbe d'Autriche (reine Jf
Pologne). I, 294.
Marie-Léczinska. I, 52, 53, 153:
11,68,74.
INDEX ALPHABÉTIQUE
Georges- Auguste II (roi d* Angle-
terre). I, 247, 248, Î49, 399;
II, 19, 22, 29, 163, 203, 214,
230.
Gesvres (le duc de). II, 21, 115.
Gesvres (cardinal de). H, 310.
Gilbert de Voisins. II, 77, 130.
Gi»ors (comte de). II, 63, 64, 68.
Glaubitz. II, 128.
Goldoni. I, 181.
Gontaut-Biron (le duc de). I, 114,
Gourdon. I, 5.
Gradis. II, 318.
GrayiHe. II, 249.
Gresset. I, 36, 37, 95.
Gribeauval. II, 128.
Gualterio. II, 53.
Havrincourt (le marquis d*). 1,298 ;
II, 129.
Hawke. II, 203.
Hébert (curé de Versailles). I, 46.
Henri III. I, 155.
Henri IV. I, 102, 103, 104, 343,
351; 11,71,191.
Henri de Prusse (le prince). 11,38,
148, 159, 197, 237.
Hesse-Cassel (Guillaume, landgrave
de). I, 300; II, 10, 15, 25, 26,
31, 131,144.
Isabelle (Pinfante), ftUe de Madame
Infante. II, 125, 147, 158, 191,
303.
Issards (le marquis des). I, 157,
160.
Jacques Clément. I, 320.
Jaffier. I, 187.
Janel. II, 298, 351.
Jarente(évèqae d'Orléans). II, 52,
119, 125, 130, 181, 209, 211,
224, 228, 285, 329 et sut., 350,
356, 369, 370. .
Joly de Fleury. I, 334.
Joseph (arcbiduc). II, 125.
493
Kaunitz (le comte de^. I, 224, 225,
, 230, 231, 383; II, 14, 40, 46,
47, 90, 113 et suiv., 129, 130,
135, 139, lU, 155, 159, 161,
162, 175, 176, 178, 180, 185,
188, 192, 210, 217, 228, 230,
243, 250, 256, 257, 259, 273,
316, 320.
Keene. I, 218.
Keith (Bobert Murray). II, 161.
Keitb (le maréchal). I, 376 ; II, 38,
47, 149, 159.
Revenhuller. II, 257.
Rnyphausen ( baron de ). I, 211,
212, 213, 214, 274.
La Bletterie. I, 87.
Laborde. II, 283, 319.
La Chapelle. I, 171.
La Chaussée. I, 98.
La aue (de). II, 189.
La Cueva. I, 187.
La Encenada. I, 168, 169, 217.
La Fare (le maréchal de). 1, 32.
La Fosse (de). I, 24.
La Galissonnière. I, 256.
Lamoîgnon ( chancelier ). I, 137,
332, 342, 343, 344, 360, 361;
II, 53.
Langeron (marquis de). II, 120.
Lannion. II, 221.
La Boche-Aymon (cardinal de). II,
59.
La Bochefoucauld (duc de). I, 89.
La Bochefoucauld (le cardinal de),
I, 276, 325, 326; II, 219,
223.
La Santé (le Père). I, 17, 18.
La Seoze. II, 365.
La Taste (évèqoe de Bethléem). I,
I 8».
La Tour d'Auvergne (comte de).
II, 271.
Lauragnais (madame de)* II, 136.
La Ville (l'abbé de). I, 171, 275;
II, 329, 358.
496
0*DonDel (le général). I, 376.
Ogier (le comte). II, 18, 19, 35,
41, 12T, 179, 180, 229.
Orléans (le duc d'), régent. I, 40,
41, 4Î, 43, 48, 49, 69, 91.
Ormesson. I, 334, 335, 341 ; II, 5!.
Osman III (sultan). II, 132.
Ossorio (le chevalier). I, 157, 158.
Ossun (d'). II, 334.
Paris Duverney. I, 50, 248, 249,
252, 376, 391 et suiv.; II, 61,
156, 181, 217, 223.
Paris-Montmartel. I, 248; II, 97,
183, 200, 201, 212, 217,218,
223, 332, 238, 239, 245, 251,
257, 262, 283, 298, 308, 319,
320, 327, 330, 337, 340, 343,
345.
Paulmy (le marquis de). 1, 143, 359,
368, 371, 391, 396, 397; 11,37,
61, 76, 7», 166, 179, 247.
Penthièyre (le duc de). 1, 178, 180,
287.
Pereuse (marquis de). II, 151.
Philippe (infant duc de Parme). I^
161, 268, 279, 379 ; II, 158.
Pierre- Léopold (archiduc). I, 161.
Pierre (grand-duc de Russie). If,
144, 180.
Piron. I, 91, 95.
Pitt. II, 43, 299.
Poisson (madame). I, 110.
Polignac (le cardinal de). 1, 19, 35,
61 et suiv., 70, 73.
Polignac (chevalier de). II, 271.
Polignac. II, 340.
Pompadour (madame de). I, 109,
110, 111, 114, 115, 118, 119,
139,141, 143, 154,160,190,195
etsuiv.,202,205etsuiv.,2i4,22l
et suiv., 230, 255, 274, 282,284,
306, 307, 313, 328, 329, 331,
333, 336, 340, 343, 346, 352,
354 et suiv., 361 et suiv., 370
et suiv., 381, 382, 383, 384, 386,
INDEX ALPHABÉTIQUE.
387, 388, 390, 391, 392, 393,
394, 401, 405 ; II, 14, 21, 2fi,
30, 43, 34, 36. 40, 43, 45, 47,
61, 67, 70 et suit., 76 et auiv.,
81 et suiv., 87, 88, 90, 100,101,
111, 112, 116, 120, 121,123,
136, 142, 147 et saiv., 171, 178,
179, 192, 198, 200, 203, 208 ec
suiv., 225, 226, 239, 244« 2tô,
247, 250, 253, 258, 264, 269 et
saiT«» 272 et suiv. à fin.
Pomponne (l'abbé de). I, 275.
Poncet de la Rivière (Mgr). Il, 181.
Poniatowski. Il, 4, 5.
Poréc (le Père). ,1, IT, 18, 19.
Porto-Carrero (cardinal). II, 91,
211, 262.
Portugal (Joseph, roi de). II, 100,
103, 305.
Portugal (Marie-Anne-Victoire, reine
de). II, 305.
Prétendant (le). I, 70.
Prié (le marquis de). 1, 169, 184.
Puysieulx (le marquis de). I,' 137,
138, 140, 144, 147 etaui?.,l52,
155, 247, 266, 320 ; II, 49, 78,
79, 100, 247, 296, 334.
Ralle (de). II, 225.
Ravaillac. I, 320, 357, 362.
Renault. I, 187.
Revel (comte de). V. Broglie.
Rezzonico (le cardinal). Le pape
Clément XIII. I, 193 ; II, 92.
Richelieu (le cardinal de). I, 277;
II, 190.
Richelieu (le maréchal de). I, 102,
103, 153, 253, 255, 256,312,
359, 391, 392 ; II, 7, 18 et suiv.,
48, 115, 149, 121 et suiv., iSl
et suiv., 149 et suiv., 159, 164,
167, 168, 170, 175, 178, 181,
184, 195.
Rochechouart (cardinal de). H, 91,
III, 130, 211, 231, 232,248,
262, 286, 301, 329, 366.
INDEX ALPHABÉTIQUE.
4^7
Rodt (cardinal de). II, 257.
Rohan (le duc de). I, iOd.
Rohan (prince Louis de). II, S86.
Rohan-Courcillon (la princesse de).
I, 107.
Ronsard. I, 13.
Rosembourg (le comte de). I, 169,
182.
Rouillé. I, 139, 175, 190, 19Î, 195,
196, 201, 202, 211, 212, 216,
• 222, 237, 2W, 245, 251,; 264,
267, 271, 274, 275, 277, 281
et suir., 290, 296 et suiv., 903,
304, 312, 351, 371, 375, 381,
382, 384, 386 et suiv.; II, 2,30,
76, 88, 211, 247, 309, 327,342,
343.
Rouillé (madame). I, 387, 388 ; II,
76.
Sacy (le Père). 11,74,102.
Saint -Con test. I, 144^ 153, 154,
159, 169, 171, 173, 174, 175,
207, 371.
SainuFIorentin. I, 237, 238, 241,
343, 344; II, 52, 76, 325, 330,
340, 345.
Saint-Germain (comtesse de). I, 52.
Saist-Germain (comte de). II, 35,
39, 64, 148.
Saint-Réal. I, 187, 188.
Saint-Séverin (le comte de). 1, 121,
140, 144.
Sandwick (madame de). I, 65.
Saxe (le maréchal de). I, 112, 113,
134, 302, 391, 393.
Saxe (prince Xavier de.) II, 187,
207, 228, 241, 340.
Saxe-Gotha (le duc de). II, 10.
Scheffer (baron de). II, 150.
Schulembourg. II, 152.
Séchelles (de). I, 204, 228, 237,
244,251,297; 11,222.
Seignelay. I, 308.
Senneterre (le maréchal de). II,
120, 124.
II.
Silhouette. II, 97, 312, 314, 319.
Solar, (le bailli de). I, 159.
Sommery (de). I, 49.
Soubise (le prince de). I, 196, 390
et suiv., 403, 405 ; II, 7, 26 et
•uiv., 35 et suiv., 68, 74, 114,
116, 119, 121, 123, 124, 126,
128, 135, 138 et suiv., 142, 143,
146, 149, 150, 152, 159, 167,
170, 179, 188, 196, 215,221,
225, 237, 242, 247, 249, 252,
254, 256, 270, 317.
Sbuza (le bailli de). I, 219.
Spinelli (cardinal). II, 231,263,
301. .
Staal (madame de). I, 65.
Stainville (le comte). Voyez Ghoi-
seul (fce duc de).
Starhemberg (le comte de). I, 222,
224, 225, 226, 227, 229, 235,
238, 239, 241, 243, 246, 261,
262, 264 et suiv., 270, 271, 273,
278, 280, 281, 287, 308, 309,
310, 374, 375 ; II, 14, 114,117,
121, 122, 125, 128, 130, 137,
142, 145, 146, 147, 159, 166,
175, 186, 204, 220, 222,229,
253, 254, 261, 263, 272, 302,
316, 319, 320, 321, 323, 327,
330,348.
Sternberg. H, 257.
Taff. II, 286.
Tavannes (le cardinal de). II, 59,
60, 320, 330, 340.
Tencin (madame de). I, 72, 87,91.
Tencîn (le cardinal de). 1, 56, 68 et
suiv., 124, 139, 156, 403, 404 ;
II, 57, 58, 89.
Tcrcier. II, 329.
Terrasson (Fabbé). I, 96.
Thomond (le maréchal de). II, 127,
369.
Torcy I, 34, 64, 65.
Torre (comte de la). I, 188.
Toulouse (la comtesse de). I, 363.
32
«08
Tournemine (le Père de). I, 18, 66.
Triyulce (la princesse). II, 95.
Yalenti (le cardinal). I, 273.
Valory (le marquis de). 1, 290, 291 ;
11,2.
Vaux (de). H, 215.
Vendôme. II, 28.
Tentadour (la ducbesse de). I, 47,
57, 81, 1S2.
Vergennes (le comte de). II, 126,
279.
Verdiamon de CSiayagnac (évéqne de
Luçon). II, 331.
Vietinekhof. II, 132. 4
Victor- Amédée (duc de Savoie). I,
47, 158, 194.
Villemor (M. de). II, 24,33, 238,
241.
Villeneure (évèque de Viviers). I,
INDEX ALPHABÉTIQUE.
Vitlenenve (ambassadeur à la Porte).
I, 90^ 91.
Villeroy (le marédial de). I, 47,
48.
VUieroy (duc de). II, 296.
Vintimille (archevêque de Paris). I,
38,52.
Voltaire. I. 64, 94, 95, iOO, 121,
187 ; II, 27.
WaU. I, 217 et suiv.; H, 98, 222,
228,230.
Williams (sir Gk. H.). II, 4.
Woronzow. 1, 298; II, 4.
Wurtembein (Charles-Eugène duc
de). 1,300; II, 166.
Wurtemberg (Frédéric de). I, 25T.
Ximenès (le marquis de). I, 94.
Yorke. 1,250; 11,134,169.
FIIC DE L* INDEX ALPHABÉTIQUE.
TABLE DES MATIÈRES
MÉMOIRES DU CARDINAL DE BERNIS.
DEUXIÈME PARTIE (salte).
Pa0n.
Chapitre XXXVIII. — Envoi du marquis de.Fraigne à Zerbst; son
enlèTement , et tout ce qui a rapport à cette
affaire 1
Chapitre XXXIX. — Négociations du comte de StainyiHe à Vienne,
heureusement terminées par on traité avec le
duc de firunswick, au mois d*août 1757 9
Chapitre XL. — De la capitulation de Closter-Seven et de ses suites.
Chapitre XLI. — De l'affaire de Rossbach, le 5 novembre 1757. . . 36
Chapitre XLII. — Négociations pour la paix sur la fin de la campagne
de 1757 43
Chapitre XLIII. — Affaires ecclésiastiques des années 1757 et 1758. 51
TROISIÈME PARTIE.
Chapitre I. — Des événements qui précédèrent et suivirent la ba-
taille de Creveld. — Retraite de M. de Paulmi.
— Le maréchal de Belle-Isle , ministre de la
guerre 61
Chapitkb II. — D*un service important rendu k madame de Pom-
padour 70
Chapitre III. — De la retraite de plusieurs ministres 76
Chapitre IV. — Plan de gouvernement proposé et accepté dans Tété
de 1758 : 81
Chapitre V. — Du chapeau de cardinal 88
Chapitre VI. — Affaires d*Espagne 97
Chapitiib VII. — De Taffaire des Jésuites en France 102
Chapithb VIII..— Plan de finance proposé pendant la guerre 107
500 TABLE DBS MATI&RB8.
LETTRES DE L ABBÉ COMTE DE BERNIS.
L'abM comte de Bernu li M. le comte de Staûmlle. — Versailles,
SO janTier i75T 111
— Au même« — i*' «oAt • 11)
— Aa même. — iO septembre 11)
— Aa même. — Parfa, M wptembrs^ 115
— Aa même. — Fonuineblesa , S4 septembre 116
— Aa mêiae. — Fonteinrfilesa , S7 Mptembre 119
— Aa même. — Versailles, 8 octobre «... ISS
«— Au même* — Versailles , 8 octobre 1S5
— Aa même. — 9 octobre t 1S8
— Aa même. — 17 octobre ISO
— Aa même. — Versailles , S4 octdbre 130
— Aa même. — !•' novembre iSS
— Aa même. — Versailles, 8 norendbre 13i
— Aa même. — Versailles, 14 novembre . . . , 138
-L Aa même. — 9S noTcmbre 130
— An mèms. — * 90 noTcmbre. 143
— Aa mêsM* — 7 décembre 148
— An même. — Versailles, 18 décembre 150
» Anaiéaie. — 18 décembre 154
— Au même. -^ Si décembre 150
— Aa même. — 31 décembre 159
-^ An même. — 6 janvier 160
— Aa même. — 14 janyier 163
— Aa même. — 19 janvier .....* 166
— Aa même. — 19 janvier 168
— Aa même. — S5 janvier 170
— Aa même. — 80 janvier 179
— Au même. -^ 4 février 181
— An même. — 4 février 18Î
— Aa même. — 9 février 18^
— Au même. — 9 février 186
— Au même. — SO février 18T
— Au même. — S8 février 187
* — Au même. -^ 17 mars. ... % 190
— Au même. — S4 mars ». 193
— Au même. — Versailles , 31 mars 194
— Au même. — 31 mars SOO
— Au même. — 7 avril SOI
TABLE DES MATIÈRES. 501
PaffM.
— Au même. — 7 avril. ; J03
— Au même. — 16 avril 205
— Au même. — 21 avril Î09
— Au même. — 21 avril %i%
— Au même. — 27 avril..., 216
— Au même. — i*' mai Î18
— Au même. — 6 mai 5M80
— Au même. — 13 mai 224
— Au même. — 16 mai 228
^ Au même. — 24 mai 230
— Au même. — 25 mai ; . . , 235
— Au même. — 30 mai 236
— Au même. — 30 mai 236
— Au même. — 4 juin 237
— Au même. — 6 juin 238
— Au même. — 15 juin , 240
— Au même. — 22 juin 242
— Au même. — 24 juin 5t45
— Au même. — 29 juin 246
— Au même. — 7 juillet 248
-- An même. — 14 juillet 249
— Au même. — 15 juillet 250
— Au même. — 21 juillet 251
— Au même. — !•' août 252
— Au même. — 4 août 256
— Au même. — 20 août 258
— A M. le duc de Ghoiseul. — 26 août 264
— Au même. — 4 septembre 265
•^ A madame de Pompadour. — (12) septembre 269
— A M. le duc dâ CboîteuL — 13 septembre 27i
— Au même. — 16 septembre 272
— A madame de Pompadour. — 19 septembre 274
— A M. le duc de Cboiseul. —r fZ septembre 276
— A madame de Pompadour. — 26 septembre 282
— A la même. — 29 septembre 284
— A la même. — 4 octobre 286
Mémoire pour le Roi 287
L'abbé comte de Remis à madame de Pompadour. — 6 octobre. . . . 292
— Au Roi. — 6 oct&bre 293
— A madame de Pompadour. — 6 octobre 296
— A la même. — 8 octobre 298
Le Roi k l'abbé comte de Remis. — 9 octobre 299
502 TABLE DES MATIERES.
Le cardinal de Remis à madame de Pompadour. — 10 octobre. . . . 300
— A M. le duc de Gkoiseul. — il octobre 301
— A madame de Pompadour. — 11 octobre 306
— A la même. — 14 octobre 306
— Au Roi. — 15 octobre 311
. — ' A M. le duc de Choiseul. — 19 octobre 315
— A madame de Pompadour. — 86 octobre 317
— A M. le duc de Choiseul. — 29 octobre 321
— A madame de Pompadour. — 30 octobre 323
Mémoire au Roi. — 30 octobre 32V
Le cardinal de Bernis à madame de Pompadour. — 3 novembre .... 325
— A M. le duc de Gboiseul. — 3 novembre 327
— A madame de Pompadour. — 8 novembre • . 330
— A la même. — 9 novembre 332
— A M. le duc de Choiseul. — 12 novembre 335
— A madame de Pompadour. — 15 novembre 337
— A la même. — 15 novembre 310
— A M. le duc de Choiseul. — 15 novembre 341
— A madame de Pompadour. — 16 novembre 34S
— A M. le duc de Choiseul. — 29 novembre 844
— A madame de Pompadour. — Décembre , . 345
Lettre d*ordre du Roi au cardinal de Bernis. — 13 décembre 346
Le cardinal de Bernis au Roi. — 13 décembre^ 347
— A madame de Pompadour. — 13 décembre 349
— Au Roi. — 13 décembre au soir 351
— A madame de Pompadour. — 16 décembre 35Î
— Au Roi. — 16 décembre 353
— A M. le duc de Choiseul. — 17 décembre. 355
— Au même. — 28 décembre 356
— Au même. — 29 décembre 357
— A madame de Pompadour. — 30 décembre 338
— A M. le duc de Choiseul. — 31 décembre 360
— Au même. — 7 janvier 1759 361
— Au même. — 26 janvier 363
— Au même. — 14 mai 36^5
— Au même. — 15 juin 365
— Au même. — 31 décembre 3*^6
— Au même. — 29 avril 1760 367
— Au mcrae. — 10 juin 368
— Au même. — 8 juillet 371
— Au même. — 12 mars 1761 .* 37Î
TABLE DES MATIERES. 503
APPENDICES.
Paf«
.VIII, — L'affaire àa marquis de Fraigne 375
IX. — L*af£iire du décret de Venise 407
X. — Circulaire aux ambassadeurs et ministres du Roi sur l'entrée
de Remis aux affaires étrangères et sur sa retraite 411
XI. — Négociations de Remis avec la cour de Vienne en vue de la
paix. 413
XII. — Lettres relatives à la victoire d'Hochkirvh 47$
XIII. — La disgrâce du cardinal de Remb. — Impressions des com-
temporains. Paris, Rerlin, Vienne, Rome 476
Index alphabétique des noms de personnes cités dans les Mémoires
et Lettres du cardinal de Rerais 489
FIN DE LA TABLE DES MATIERES.
PAIIS. — TYPOGRAPIIIE DB C PLON ET C**, 8, KCE GAlAKaîmi.