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Full text of "Mémoires inédits de madame la comtesse de Genlis: pour servir à l'histoire des dix-huitième et ..."

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7- 



. /3 




MEMOIRES 



INÉDITS 



DE MADAME LA COMTESSE 



DE GENLIS. 



TOME II. 



■*«»«M«P«M~^^^^ 



De llaprimerie de 6. Schulze, IS, foland Street 



MEMOIRES 



INÉDITS 



DE MADAME LA COMTESSE 



DE GENLIS, 



POUR SERVIR A L'HISTOIRE 



DES 



DIX-HUITIÈME ET DIX-NEUVIÈME SIÈCLES. 



TOME SECOND. 



A PARIS, 
ET LONDRES CHEZ COLBURN, 

NEW BURLINGTON STREBT. 
1825. 



MEMOIRES 



DE 



M^^. LA COMTESSE DE GENLIS. 



Ma première entrevue avec Rousseau ne fait pas 
honneur à mon esprit et à mon discernement, mais 
elle a quelque chose de si singulier et de si co* 
mique, que je m'amuserai moi-même en me la rap- 
pelant. Voici donc l'histoire de mes relations avec 
lui. 

J.-J. Rousseau étoit à Paris depuis six mois, 
j'avois alors dix-huit ans* Quoique je n'eusse jamais 
lu une seule ligne de ses ouvrages, j'éprouvois un 
grand désir de voir un homme si célèbre, qui m'in- 
téressoit particulièrement comme auteur du Devin 
du village, ouvrage charmant qui plaira toujours 
à ceux qui aiment le naturel 3 car on y trouve une 
expression musicale parfaitement assortie aux pa^ 
rôles, et qu'on n'a guère vue depuis à ce degré de 

TOME II. 1 



2 MÉMOIRES 

vérité que dans les opéras comiques de M onsigny^ 
et dans les grands opéras de Gluck.^ Pour revenir 
à Rousseau, il étoit très-sauvage ; il refusoit toutes 
les visites, et n'en faisoit point; d'ailleurs je ne 
mesentois pas le courage de faire la moindre dé- 
marche ^ cet égard : ainsi je témoignois l'envie de 
le connoitre, sans imaginer qu'il fût possible d'en 
trouver les moyens. Un jour M. de Sauvigny, qui 
voyoit quelquefois Rousseau, me dit en confidence, 
que M. de Genlis vouloit me jouer un tour ; qu'un 
soir il m'amèneroit Préville déguisé en J.-J. Rous- 
seau, et qu'il me le présenteroit pour tel. Cette 
idée me fit beaucoup rire et je promis bien de faire 
semblant d'être entièrement la dupe de cette plai- 
santerie, qu'on appeloit dans ce temps une mysti- 
Jicaii&n^ genre de gaieté fort à la mode alors. J'ai- 
lois très-peu aux spectacles, je n'avois jamais vu jouer 
Préville que deux ou tr«is fois, et dans des loges 
très- éloignées du théâtre. Préville, en effet, possé- 
doit l'art de décomposer sa figure et de contrefaire. 
Il étoit à peu près de la taille de Rousseau (car tout 
le monde savoit que J.-J. étoit petit), et réellement 

* Le célèbre Rameau avoit déjà donné 1* exemple de cet accord 
si désirable, surtout, dans Pjfgmaiion^ l'air: Fatal amour, cruel 
vainqueur, etc , etc. La déclamation la plus parfaite ne pourroit 
exprimer mieux toutes les paroles de cette ariette ; ainsi que celles 
dans Caei0r et PoUux, de cet air admirable : Triste» apprêts, pàlee 
fiasMbeawf» — f iVofe de r49f^«l<^*) 



D£ MADAMB DS GENLIS. O 

M. de Grenlis avoit eu le projet qu'on m'avoit con- 
fié^ mais cette folie lui passa presque aussitôt de 
la' tête. M. de Sauvigny Toublia de méme^ et seule 
j'en gardai le souvenir* Je fus trois semaines sans 
voir M. de Sauvigny, et au bout de ce temps il vint 
me dire^ avec empressement, eu présence de M, de 
Genlis, que Rousseau désiroit extrêmement m'en- 
tendre jouer de la harpe, et que, si je voulois avoir 
cette complaisance, il me l'amèneroit le lendemain. 
Me croyant bien certaine que je ne verrois que 
Préville, j'eus beauct>up de peine à répondre sérieuse- 
ment ; cependant je me contins assez bien, et j'as- 
surai que je jouerois de la harpe de mon mieux pour 
J.-J. Rousseau. Le lendemain j'attendis avec im- 
patience l'heure du rendez-vous, imaginant qu'un 
crispin travesti en philosophe seroit une chose très- 
comique. J'étois d'une gaieté folle en l'attendant, 
et M. de Genlis, .connoissant ma timidité naturelle, 
s'en étonnoit beaucoup. D'ailleurs il ne concevoit 
pas trop comment l'idée de^recevoir un si grave per- 
sonnage, pouvoit faire cette sorte d'impression, et 
je lui parus tout-à-fait extravagante, lorsqu'il me 
vit rire au moment où l'on annonça Rousseau. J'a- 
voue que rien au monde ne m^a paru si plaisant que 
sa figure, que je ne* regardois que comme une mas- 
carade. Son habit, ses bas couleur de marron, sa pe- 
tite perruque ronde, tout ce costume et son maintien 
n'offiroient à mes yeux que la scène de comédie la 
mieux jouée et la plus comique. Cependant, faisant 



4 MÉMOIRES 

sur moi-même un effort prodigieux^ je pris une 
contenance assez convenable; et^ après avoir bal- 
butié deux du trois mots de politesse^ je m'assis. 
L'on causa, et heureusement pour moi, d'une 
manière assez gaie. Je gardai le silence, mais de 
temps en tempJB j'éclatai de rire, et c'étoit avec 
tant de naturel et de si bon cœur, que cette sur- 
prenante gaieté ne déplut pas à Rousseau, Il dit de 
jolies choses sur la jeimesse en général. Je pensois 
que Préville avoit de l'esprit et qu'à sa place Rous- 
seau n'auroit pas été si aimable, parce que mes 
rires l'auroient scandalisé. Rousseau m'adressa 
la parole ; comme il ne m'embarrassoit pas du tout, 
je lui répondis très-cavalièrement tout ce qui me 
passoit par la tète. Il me trouva fort originale, 
et moi je trouvai qu'il jouoit avec une perfection 
que je ne me lassois pas d'admirer. Jamais les ca- 
ricatures ne m'ont fait rire ; ce qui me charmoit, 
c'étoit la simplicité, le naturel, de celui que je 
croyois un comédien; et, d'après cette idée, il 
me paroissoit bien supérieur en chambre à ce que je 
l'avois vu sur le théâtre. Cependant il me sembloit 
qu'il donnoit à Rousseau beaucoup trop d'indul- 
gence, de bonhomie et de gaieté. Je jouai de la 
harpe, je chantai quelques airâ du Detnn du vil- 
lage. Rousseau me regardoit toujours en souriant, 
avec cette sorte de plaisir qu'inspire un enfantillage 
bien naturel ; et en nous quittant il promit de re- 
venir - Iç lendemain dîner avec nous. Il m'avoit tant 



DE MADAME DE GENLIS. 

divertie^ que cette promesse m'enchanta, et j'en 
sautai de joie. Je le reconduisis jusqu'à la porte 
en lui disant toutes les douceurs et toutes les folies 
imaginables. Quand il fut sorti, je cessai tout-à- 
fait de me contraindre et je me mis à rire à gorge 
déployée; M. de Genlis, stupéfait, me considéroit 
d'un air mécontent et sévère, qui redoubloit ma 
gaieté. " Je vois bien, lui dis-je, que vous recon- 
noissez enfin que vous ne m'avez pas attrapée, vous 
êtes piqué; mais, au vrai, comment pouviez-vous 
croire, que je serois assez simple pour prendre Pré- 
ville pour J.-J. Rousseau ?— Préville ! — Ah! oui, 
niez-le, vous me persuaderez. — La tête vous a-t- 
elle tourné ? — J'avoue que Préville a été charmant, 
d'un naturel parfait ; il n'a rien chargé, on ne peut 
pas jouer mieux que cela, mais je parie, qu'à l'ex- 
ception du costume, il n'a pas du tout imité Rous- 
seau. Il a représenté un bon vieillard, très-aima- 
ble, et non Rousseau, qui certainement m'auroit 
trouvée fort extravagante, et se seroit formalisé 
d'un semblable accueil." A ces mots, M. de Gen- 
lis et M. de Sauvigny se mirent à rire si démesuré- 
ment que je commençai à m'étonner : on s'expliqua, 
«t ma confusion fut extrême, en apprenant que 
très- véritablement je venois de recevoir J.-J. Rous- 
seau de cette jolie manière. Je déclarai que je 
ne consentirois jamais à le recevoir si on l'instrui- 
soit de ma bêtise, on me promit qu'il l'ignoreroit 



6 MÉMOIRES 

I 

toujours, et Ton tint parole. Ce qu'il y a de plus 
singulier en tout ceci c'est que cette conduite, si 
niaise et si inconsidérée, me valut les bonnes 
grâces de Rousseau. 11 dit à M. de Sauvigny, que 
j'étois la jeune personne la plus naturelle, la 
plus gaie et la plus dénuée de prétentions qu'il 
eût jamais rencontrée; et certainement, sans la 
méprise qui m'avoit donné tant d'aisance et de 
bonne humeur, il n'auroit vu en moi qu'une ex- 
cessive timidité. Ainsi je ne dus ce succès qu'à 
une erreur; il ne m'étoit pas possible de m'en 
enorgueillir. Connoissant toute l'indulgence de 
Rousseau, je le revis sans embarras et j'ai toujours été 
parfaitement à mon aise avec lui. Je n'ai jamais 
vu d'homme de lettres moins imposant et plus aima- 
ble. Il parloit de lui avec simplicité et de ses ennemis 
sans aucune aigreur. Il rendoit une entière justice 
aux taleus de M. de Voltaire. Il disoit même qu'il 
étoit impossible que l'auteur de Zknre et de Mérope 
ne fût pas né avec une âme très-sensible ; il ajoutoit 
que l'orgueil et la flatterie l'avoient corrompu. Il 
nous parla de ses Confessions^ qu'il avoit lues à 
madame d'Egmont. Il me dit que j'étois trop jeune 
pour obtenir de lui la même preuve de confiance. 
A ce sujet il s'avisa de me demander si j'avois lu ses 
ouvrages, je lui répondis avec un peu d'embarras, que 
non. Il voulut savoir pourquoi ; ce qui m'embarrassa 
encore davantage, d'autant plus qu'il me regardoit 



DE MADAME DB GENLIS. / 

fixement. Il avoit des petits yeux enfoncés dans la 
tête^ mais très-perçans^ et qui sembloient pénétrer 
et lire au fond de l'âme de la personne qu'il interro- 
geoit. Il me paroissoit qu'il auroit découvert sur- 
le-champ un mensonge^ ou un détour ; ainsi je 
n'eus point de mérite à lui dire franchement que je 
n'avois pas lu ses ouvrages^ parce qu'on prétendoit 
qu'il y avoit beaucoup de choses contre la religion. 
" Vous savez, répondit-il, que je ne suis pas ca- 
tholique ; mais personne, ajouta-t-il, n'a parlé de 
l'Evangile avec plus de conviction et de sensibilité." 
Ce furent ses propres paroles.* Je me croyois 
quitte de ses questions; mais il me demanda en- 
core en souriant pom*quoij'avois rougi en lui disant 
ce que j'ai rapporté ci-dessus. Je répondis bonne- 
uient que j'avois craint de lui déplaire. Il loua à 
l'excès cette réponse, parce qu'elle étoit naïve. En 
tout, il est certain que le naturel et la simplicité 
avoient pour lui un charme particulier. Il me dit que 
ses ouvrages n'étoient pas faits pour mon âge; mais 
que je ferois bien de lire Emile* dans quelques an- 



* Sij'eiUBe connu ses ouvrag^, J*aurois dit quUl avoit en effet 
parlé de la religion avec la plus tonchante éloquence, mais j'aurois 
en le courage d*^)Outer que son incompréhensible inconséquence 
à cet égard n*en étoit que plus coupable et plus révoltante, puis- 
que souvent dans le même volume, par exemple dans Emiley il 
avoit placé un éloge parfait de TEvangile et des blasphèmes!. . . ,— 
{Note de V Auteur. J 



8 MÉMOIRES 

nées. Il nous parla beaucoup de la manière dont 
il avoit composé la Nouvelle HéUnse. Il nous dit 
qu'il écrivoit toutes les lettres de Julie, sur du 
joli petit papier à lettres et à vignettes ; qu'ensuite 
il les plioit en billets et les relisoit en se promenant, 
avec autant de délices que s'il les eût reçues d'une 
maîtresse adorée. Il nous récita, par cœur et de* 
bout en faisant quelques gestes, son Pygmalion, et 
d'une manière vraie, énergique et parfaite à mon 
gré. Il avoit un sourire très-agréable, plein de 
douceur et de finesse, il étoit communicatif et je lui 
trouvai beaucoup de gaieté. Il raisonnoit supé- 
rieurement sur la musique, et il étoit véritablement 
connoisseur ; néanmoins dans un grand nombre de 
romances de sa composition qu'il m'a données, il ne 
s'en trouvoit pas une seule de jolie ou même chan- 
tante. Il avoit fait un très-mauvais air à son imita- 
tion de la romance de Nice de Métastasej qu'un de 
mes amis, M. de Monsigny, a remise en musique 
pour moi ; l'air en est maintenant digne des paroles, 
qui sont charmantes. 

Il m'avoit donné toutes ses romances avec la mu- 
sique j le tout auroit formé un volume très-précieux, 
puisqu'il étoit entièrement de sa main et de sa com- 
position, paroles et musique. Mais alors on n'avoit 
pas, comme de nos jours, la manie des souvenirs ; 
on n'oublioit point ses amis, et l'on attachoit peu de 
prix à ce qui pouvoit rappeler les indifférens, même 



DB MADAME BK GBNLIS. 9 

les plus célèbres : je dispersai et perdis ce recueil 
qui n'étoit ni relié ni broché, et que j'ai beaucoup 
regretté depuis. Rousseau copioit la musique avec 
une perfection rare ; il me fit beaucoup de peine en 
m'apprenant qu'il vivoit uniquement du produit de ce 
petit talent*. 

Rousseau venoit presque tous les jours dîner chez 
nous, et je n'avois remarqué en lui, durant cinq 
mois, ni susceptibilité, ni caprice, lorsque nous 
pensâmes nous brouiller pour un sujet bizarre. Il ai- 
moit beaucoup une sorte de vin de SiUery, couleur 
de pelure d'ognon; M. de Genlis lui demanda la 
permission de lui en envoyer, en ajoutant qu'il le re- 

* La nuurquise de Pompadour, étant parvenue à mettre dans ses 
intérêts Voltaire, Duclosy Crébillon et Marmontel» essaya, comme 
elle disoity d'apprifx>it€r Rousseau; mais une lettre qu*elle reçut 
de lui, la dégoûta de renouveler ses avances. << Cest un hil>ou, 
dit-elle un jour à madame de Mirepoix.— J'en conviens, répondit la 
maréchale ; mais c*est celui de Minerve/* 
** Madame, 

<< J*ai cru un moment que c'étoit par erreur que votre commis- 
ce sionnaire vonloit me remettre cent louis pour des copies qui sont 
** payées avec douze francs. Il m*a détrompé, soufflez que je vous 
** détrompe à mon tour. Mes épargnes m*ont mis en état de me 
** faire un revenu, non viager, de 540 livres, toute déduction faîte* 
*^ Mon travail me procure annuellement une somme à peu près égale: 
** j*ai donc un superBu considérable, je remploie de mon mieux, 
^ quoique je ne fasse guères d^aumônes. Si, contre toute appa- 
** rence, Tâge ou les infirmités rendoient un jour mes forces insuffi- 
" santés : j*ai un ami.** J.-J. Rousseau. 

Paris, ce 18 août 1762.— (^JVbte de l' Editeur J 



10 MÉMOIRES 

cevoit lui-même en présent de son oncle. Rousseau 
répondit qu^il lui feroit grand plaisir de lui en en- 
voyer deux bouteilles. Le lendemain matin M. de 
Genlis fit porter chez lui un panier de vingt-cinq 
bouteilles de ce vin, ce qui choqua Rousseau à tel 
point, qu'il renvoya sur-le-champ le panier tout en- 
tier, avec un étrange petit billet de trois lignes, qui 
me parut fou, car il exprimoit avec énergie le dédain, 
la colère et un ressentiment implacable. M. de Sau- 
vigny vint mettre le comble à notre étonnement et à 
notre consternation en nous disant que Rousseau 
étoit véritablement furieux, et qu'il protestoit qu'il 
ne nous reverroit jamais. M. de Genlis, confondu 
qu'une attention si simple pût être si criminelle, de- 
manda à M. de Sauvigny quelle raison Rousseau 
donnoit de ce caprice ; M. de Sauvigny répondit qu'il 
disoit qu'apparemment on croyoit qu'il n'avoit mo- 
destement demandé deux bouteilles que pour avoir 
un présent^ que cette idée étoit injurieuse, etc. M. 
de Genlis me dit que, puisque je n'étois point com- 
plice de son impertinence^ Rousseau, peut-être en 
faveur de mon innocence, pourroit consentir à reve- 
nir. Nous l'aimions, et nos regrets étoient sincères. 
J'écrivis donc une assez longue lettre, que j'envoyai 
avec deux bouteilles présentées de ma part. Rous- 
seau se laissa toucher ; il revint : il eut beaucoup 
de grâce avec moi, mais il fut sec et glacial avec M. 
de Genlis, dont jusqu'alors il avoît goûté l'esprit et 



DE MADAME DE GENLIS. 11 

la conversation, et jamais M. de Grenlis n'a pu re- 
gagner entièrement ses bonnet grâces. 

Deux mois après, M. de Sauvigny donna à la Co- 
médie Française une pièce intitulée le Persiffleur. 
Rousseau nous avoit dit qu'il n'alloit point aux spec * 
tacles, et qu'il évitoit avec soin de se montrer en 
public ; mais comme il paroissoit aimer beaucoup M. 
de Sauvigny, je le pressai de venir avec nous à la 
première représentation de cette pièce, et il y con- 
sentit,^ parce qu'on m'avoit prêté une loge gril* 
lée près du théâtre, et dont l'escalier et le corridor 
d'entrée n'étoient pas ceux du public. Il fut con- 
venu que je le mènerois à la comédie, et que, si la 
pièce avoit du succès, nous sortirions avant la petite 
pièce, et nous reviendrions souper chez moi tous en- 
semble. Ce projet dérangeoit un peu la vie ordinaire 
de Rousseau, mais il se prêta à cet arrangement avec 
toute la grâce imaginable. Le jour de la représen- 
tation, Rousseau se rendit chez moi un peu avant 
cinq heures, et nous partîmes avec lui. Quand nous 
fûmes dans la voiture, Rousseau me dit en souriant 
que j'étois bien parée pour rester dans une loge gril- 
lée. Je lui répondis sur le même ton que je m'étois 
parée pour lui. D'ailleurs, cette parure consistoit à 
être coiffée comme une jeune personne; j 'a vois des 
fleurs dans mes cheveux, du reste j'étois mise très- 
simplement. J'insiste sur ce petit détail, auquel la 
suite de ce récit donnera de l'importance. Nous ar- 



12 MÉMOIRES 

rivâmes à la comédie plus d'une demi-heure avant le 
commencement du spectacle. Eu entrant dans la 
loge, mon premier mouvement fut de baisser la grille; 
Rousseau, sur-le-champ, s'y opposa fortement, en 
me disant qu'il étoit sûr que cette grille abattue me 
déplairoit. Je lui protestai le contraire, en ajoutant 
que d'ailleurs c'étoit une chose convenue. Il ré- 
pondit qu'il se placeroit derrière moi, que je le ca- 
cherois parfaitement, et que c'étoit tout ce qu'il dé- 
siroit. J'insistai de la meilleure foi du monde, mais 
Rousseau tenoit fortement la grille, et m'empêchôit 
de la baisser. Pendant tous ces débats, nous étions 
debout : notre loge, au premier rang, près de l'or- 
chestre, donnoit sur le parterre. Je craignis d'at- 
tirer les yeux sur nous ; je cédai, pour finir la dis- 
cussion, et je m'assis. Rousseau se plaça derrière 
moi, au bout d'un moment je m'aperçus que Rousseau 
avançoitlatête entre M. de Genliset moi, de manière 
à être vu. Je l'en avertis avec simplicité. Un instant 
après il fit deux fois le même mouvement et fiit aperçu et 
reconnu. J'entendis plusieurs personnes dire, en regar- 
dant notre loge, " C'est Rousseau. . • .—Mon Dieu, 
lui dis-je, on vous a vu." Il me répondit sèchement : 
" Cela est impossible." Cependant on répétoit de 
proche en proche, dans le parterre, c'est Housseau, 
c'est RousseaUy et tous les yeux sefixoient sur notre 
loge, mais on s'en tint là. Ce petit murmure s'éva- 
nouit sans exciter d'applaudissemens. L'orchestre 



DB BiADAMK DB GBNLIS. 13 

fit entendre le premier coup d'archet, on ne songea 
plus qu'au spectacle, et Rousseau fiit oublié. Je 
venois de lui proposer encore de baisser la grille, il 
me répondit d'un ton très-aigre qu'il n'étoit plus 
temps. " Ce n'est pas ma faute", repris-je. " Non» 
sans doute," dit-il, avec un sourire ironique et forcé. 
Cette réponse me blessa beaucoup ; elle étoit d'une 
extrême injustice, J'étois fort troublée; et, malgré 
mon peu d'expérience j'entrevoyois assez clairement 
la vérité. Je me flattai pourtant que ce singulier 
mouvement d'humeur se dissiperoit promptement, 
et je sentis que tout ce que j'avois de mieux à faire, 
étoit de n'avoir pas l'air de le remarquer. On leva 
la toile; le spectacle commença. Je ne fus plus 
occupée que de la pièce, qui réussit complètement. 
On demanda l'auteur à plusieurs reprises; enfin, son 
succès n'eut rien de douteux. 

Nous sortîmes de la loge. Rousseau me donna la 
main; sa figure étoit sombre à faire peur. Je lui dis 
que l'auteur devoit être bien content, et que nous 
allions passer une jolie soirée. Il ne répondit pas un 
mot. Arrivée à ma voiture, j'y montai. Ensuite 
M. de Genlis se mit derrière Rousseau, pour le lais- 
ser passer après moi; mais Rousseau, se retournant, 
lui dit qu'il ne viendroit pas avec nous. M. de 
Genlis et moi nous nous récriâmes là-dessus : Rous- 
seau, sans répliquer, fit la révérence, nous tourna le 
dos et disparut. 



14 MÉMOIRES 

Le lendemain M. de Sauvigny, chargé par nous 
d'aller l'interroger sur cette incartade, fut étrange- 
ment surpris, lorsque Rousseau lui dit, avec des yeux 
étincelans de colère, qu'il ne me reverroit de sa vie, 
parce que je ne Tavois mené à la comédie que pour le 
donner en spectacle, pour le faire voir au public 
comme on montre les bêtes sauvages à la foire. M. 
de Sauvigny répondit, d'après ce que je lui avois 
conté la veille, que j 'avois voulu baisser la grille. 
Rousseau soutint que je l'avois très-faiblement offert, 
et que d'ailleurs ma brillante parure et le choix 
delà loge prouvoient assez que je n'avois jamais eu 
l'intention de me cacher. On eut beau lui répéter 
que ma parure n'avoit rien de recherché, et qu'une 
loge prêtée n'étoit pas une loge de choix, rien ne 
put l'adoucir. Ce récit me choqua tellement, que, 
de mon côté, je ne voulus pas faire la moindre dé- 
marche pour ramener un homme si injuste à mon 
égard. D'ailleurs, il m'étoit prouvé qu'il n'y avoit 
nulle espèce de sincérité dans ses plaintes : le fait 
est que, dans l'espoir d'exciter une vive sensation, 
ilavoit voulu se montrer, et que son humeur n'étoit 
causée que par le dépit de n'avoir pas produit plus 
d'effet. Je ne l'ai jamais revu depuis. Deux ou 
trois ans après, sachant, par mademoiselle '^Ihouin, 
du Jardin du Roi, dont il voyoit souvent le frère, 
qu'il étoit fâché qu'il fallût des billets pour entrer 
dans les jardins de Monceaux, qu'il aimoit particu- 



DE MADAME DE GENLIS. 16 

lièrement; j'obtins pour lui une clef du jardin, avec la 
peimiission d'aller s'y promener tous les jours et 
à toute heure, et je lui envoyai cette clef par made- 
moiselle Thouin. 11 me fit remercier; et j'en restai 
là, charmée d'avoir fait une chose qui lui fût agréa- 
ble, mais ne désirant nullement renouer avec 
lui. 

La même année, M. de Sauvigny donna sa tragé- 
die ou, pour mieux dire, son drame de Gabrielle 
(ÏEstréCy dans lequel il y a de beaux vers et même 
de belles tirades, et quelques scènes intéressantes ; 
elle eut du succès. L'auteur avoit du talent, et en 
général un jugement très-sain ; mais il ne faisoit 
jamais de plan, et il n'a pas fait un seul ouvrage 
dramatique véritablement bon. _ 

L'instruction commençoît à se classer dans ma 
tête, je savois très-bien l'Histoire Ancienne, l'His- 
toire Romaine, celle du Bas-Empire, et la Mytho- 
logie. J'avois lu tous nos auteurs dramatiques, tous 
nos bons poètes, et tous lios moralistes, à la tête 
desquels je mets nos orateurs chrétiens. Je lus 
dans cet hiver Bourdaloue et Fléchier ; je trouvai 
le premier solide, et par conséquent persuasif, et 
c'est donner une grande louange à un prédicateur. 
Fléchier me parut spirituel et brillant, mais en gé- 
néral un peu maniéré, et je pense de même au- 
jourd'hui. Je relus avec délices La Bruyère, et 



IQ MJSMOIEBS 

je commençai l'Histoire de France, que je savois 
très -mal. 

Vers le milieu de l'hiver le comte de Guines par- 
tit pour son ambassade de Berlin. Ma tante conti- 
nupit à être malade de chagrin ; elle désoloit M. le 
duc d'Orléans, devenu son confident intime ; elle 
mit le comble à son inquiétude, en déclarant qu'elle 
iroit à Barège sur la fin du mois de mars ; M. de 
Montesson se mouroit, tout annonçoit déjà un dé- 
noûment heureux. 

M. de La Harpe* faisoit des lectures de MélaniCy 

* Uengouement pour Mélanie fut extrême tout le temps que 
La Harpe se borna à en faire des lectures dans les salons de Paris ; 
aussitôt que la pièce fut imprimée, la critique succéda aux éloges 
et alla plus loin peut-être. Le genre faux, le tragpique bâtard 
étoit alors à la mode, mais les* gens de goût bâilloient déjà 

Aux vains efforts d*un auteur amphibie, 
Qui défigure et qui brave à la. fois, 
Dans son jargon, Melpomène et Thalie. 

Si, ce qui seroit plus conforme à la morale et vaudroit mieux 
que de s^empoisonner, Mélanie, au lieu de dire oui, dlsoit ntm ; 
si le curé, qui ne remplit qu'une partie de ses devoirs, les accom- 
plissoit tpus, et blâmoit fortement, hautement, ime violence que 
la religion désapprouve, il n'y auroit point de pièce. On désire- 
roit plus d'élévation dans la pensée, plus d'énergie dans les senti- 
mens, plus de force et de véhémence dans le style ; mais la versifica- 
tion douce, harmonieuse, a un charme qui plaît et qui dut séduire 
des auditeurs déjà prévenus d'avance par les applaudissemens des 
personnes qui dispensoient la gloire et faisoient les renommées con- 
temporaines. — CNote deV Editeur, J 



DE MADAMB BB GENLIS, V] 

qui charmoient toutes les jeunes dames de la so- 
ciété ; je ne fis aucune démarche pour m'y trouver. 
Je n'ai jamais aimé ces lectures^ surtout des ou- 
vrages très-prônés, parce que j'y étois embarrassée 
de mon maintien ; je suis peu démonstrative, et il 
falloit l'être à l'excès dans ces occasions, pour ne 
pas avoir l'air d'une imbécile. Madame d'Hénin, 
et beaucoup d'autres, en citoient des vers avec admi- 
ration, entre autres celui-ci, sur la clôture, lorsqu'on 
vient de prononcer ses vœux : 

<^ La tombe se referme et Ton y meurt long^temps,*' 

Je trouvois ce vers mauvais, par la raison même 
qui le faisoit admirer. On n'a jamais dit que l'on 
meurt long-temps ; et l'on prenoit une fausse ex- 
pression pour une idée neuve. Combien d'auteurs 
depuis n'ont dû leurs succès qu'à cette méprise ! 
On dit une longue agonie, et non une longue mort> 
car la mort n'est qu'un instant. Mais on y meurt 
kmg'tempsy n'en parut pas moins un trait dé 
génie 

Mélanie fut imprimée; je lus cette pièce, et je n'y 
trouvai qu'une imitation bourgeoise d'Iphigénie, Cest 
un père qui veut sacrifier sa fille, et une mère et un 
amant qui s'y opposent. Mais quelle mère que ma- 
dame de Faublas, quand elle auroit tant de moyens 
certains d'empêcher ce sacrifice ! Le Curé est pillé 
du Comte de Cominge, mauvaise pièce faite avant 
Mélanie^ et il ne paroît que pour discourir fort 



18 MKMOIBBS 

inutilement. Il devroit agir, et alors il n'y auroit 
point eu de victime ; le dénoùment est intolémble 
dans un'sujet chrétien, mais l'auteur n'étoit alors ni 
dévot, ni chrétien. La 5€n^Â/e Mélanie, abjurant 
la religion, et livrant son père, qu'elle maudit y à d'é- 
ternels remords, et sa mère et son amant à d'éter- 
nelles douleurs, est un personnage monstrueux. 
Le suicide est plus odieux encore dans une femme 
que dans un homme : une femme qui se tue n'est plus 
une femme. M. de La Harpe, dans la préface de 
cette pièce, eut le courage et la simplicité de dire que 
Voltaire lui écrivoit : L'Europe attend Mêlante. 
Tel étoit en effet le langage de Voltaire avec ses 
admirateurs. Et, tandis qu'il répétoit que Gresset 
étoit un polisson^ que l'auteur de Didon, et de 
très-belles poésies, étoit un soty etc., il écrivoit que 
l'Europe attendoit Mêlante /. .AJEuropey qui n'avoit 
manifesté ce désirardent ni pour Cinna, ni pour Atha- 
Ae, ni pour le Misanthrope^ l'Europe a dû être bien 
attrapée, lorsqu'enfin MéUmie a paru. M. de La 
Harpe, depuis sa conversion, a fait réimprimer ce 
drame. Il est curieux d'examiner les vers qu'il en a 
étés ; comme il étoit de très-bonne foi dans sa piété, 
il a retranché, en conscience, tous les vers qu'il 
avoit faits avec une mauvaise intention ; et, parmi ces 
vers, il s'en trouve beaucoup qui ont une tournure 
sentimental^ et religieuse. Rien ne montre mieux 
la duplicité philosophique que l'examen de ces 
corrections. Pans ce temps Collé donna son «/oueur 



DE MADAME DE «ENLIS. 19 

(Beverley), drame aussi ennuyeux que noir. On 
avoit d'abord joué cette pièce à Villers-Cotterets. 
Je crois que ce fut aussi cet hiver que Monsigny 
donna le Déserteur ^ dont la musique sera toujours 
délicieuse pour tous ceux qui aiment véritablement 
cet art enchanteur. Le drame est de l'invraisem- 
blance la plus extravagante, mais il of&e des détails 
touchans et des scènes d'un très-grand effet. J'al- 
lai à la première représentation, et j'avoue que j'y 
versai des torrens de larmes \ il est vi'ai que jam^ 
pièce n'a été jouée comme celle-là. Caillot; Laruette, 
sa femme ; Clairval ^ Trial, faisant le niais; la char- 
mante mademoiselle Beaupré, jouant le rôle de la 
petite fille, étoient tous des acteurs parfaits, et qu'on 
n'a point remplacés; les paroles des plus beaux airs 
étoient souvent ridicules comme celles-ci: 

** Mourir n^est rien, c^est notre dernière heure.*' 

Cest notre dernière heure : voilà un beau motif de 
consolation ; c'est précisément parce que c'est notre 
dernière heure que mourir est quelque chose. Sédaine 
a fait des centaines de vers de cette force-là ; surtout 
lorsqu'il veut être moral, il est unique ; voici ime de 
ses maximes dont on ne contestera sûrement pas la 
vérité : 

*< Les pères seroient trop heureux, 
** Si le ciel combloit tous leurs vœux." 

Mais la musique de Monsigny ne permet pas de faire 



20 MÉMOIRES 

la moindre attention à cette singulière poésie*. Ma- 
dame de Montesson me mena plusieurs fois souper 
chez madame la duchesse de Mazarin, la personne la 
plus malheureuse en beauté, en magnificence et en 
fêtes, qu'on eit jamais vue dans le monde. Elle étoit 
beaucoup trop grasse pour être agréable, mais elle 
étoit très-belle, elle avoit un teint éclatant ; on lui 
trouvoit des couleurs trop vives ; la maréchale de 
Luxembourg disoit qu'elle avoit, non la fraîcheur 
de la rose, mgds celle de la viande de boucherie. Ce 
mot est cruel, il fit fortune, et voilà une fraîcheur 
déshonorée. 

On disoit que la fée Guignon Guignolant avoit 
présidé à la naissance de la duchesse de Mazarin. 
En effet, elle étoit fraîche et très-belle, et ne plaisoit 
à personne. Elle avoit des diamans superbes ; quand 
elle les portoit, on disoit qu'elle ressembloit à un lus^ 
tre. Ses soupers étoient les meilleurs de Paris ; on 
s'en moquoit, payce que les mets y étoient un peu 

* Monsigny n^eot ni la fécondité de Grétry, ni l'énergie dé 
Crlnck; mais jamais on n*a composé en France des airs plus 
suaves, d^une plus touchante mélodie, et d*une gaieté plus vraie. 
Cependant Grimm et les oracles du g^ùt trouvoîent cette déli- 
cieuse musique dépourvue d*idées, de couleurs; ce style si sim- 
ple, si pur, leur paroissoit pauvre, nu, sans ornement. Que con- 
clure de ces beaux arrêts réformés par Page suivant? c*est que 
si rinstruction et Tesprit suffisent pour prononcer sur les ouvrages 
de littérature, il faut autre chose pour juger les œuvres des arts, 
fNote th r Editeur. J 



DE MADAME DE «ENLIS. 21 

déguisés. Elle étoit obligeante et polie^ on préten- 
dôit qu^elle étoit méchante. Elle ne manquoit pas 
d'esprit, on citoit d'elle beaucoup de bons mots ; et 
sans cesse elle faisoit et disoit les choses du monde 
les plus déplacées. Son faste étoit extrême, et elle 
avoit la réputation d'être avare; elle donnoit les 
fêtes les plus magnifiques, et il s'y passoit toujours 
quelque chose de ridicule; enfin, un succès pour 
elle étoit une chose impossible. Un jour, dans le 
cours de l'hiver, elle conçut l'idée de donner, dans 
sa superbe maison de Paris, une fête champêtre. 
Elle rassemble un monde énorme dans son salon 
nouvellement décoré et rempli de glaces, dont la 
plupart, placées dans des espèces de niches, occu- 
poient tout le lambris jusqu'au j^^rquet. A l'extré- 
mité de ce salon étoit un cabinet qu'on avoit rempli 
de feuillage et de fleurs, et, en ouvrant une porte, 
on devoit voir à travers un transparent, un véritable 
troupeau de moutons bien blancs, bien savonnés, 
défiler dans ce bocage et conduits par une bergère, 
danseuse de l'Opéra. Tandis que l'on préparoit cette 
scène ingénieuse, et que la compagnie dansoit dans 
le salon, les moutons enfermés s'échappèrent, on ne 
sait comment, et, sans chien et sans bergère, se pré- 
cipitèrent tout à coup en tumulte dans le salon, 
dispersèrent les danseurs et furent donner de grands 
coups de tête dans les glaces; les bonds, les bêle- 
mens du troupeau ef&rouch^ le bruit qu'ils faisoient 



22 MÉMOIRES 

en fendant et brisant les glaces^ les cris et la fuite 
des femmes, les éclats de rire des danseurs, formèrent 
une scène beaucoup plus amusante que n'auroit pu 
l'être la pastorale, dont cet accident priva l'assem- 
blée. Pour moi je la trouvois une bonne femme, 
parce qu'elle étoit grasse et rieuse; et, d'après cette 
manière de juger, qu'à cet égard j'ai conservée, ma- 
dame d'Husson, belle-sœur de M. de Donézan, me 
paroissoit la meilleure personne du monde, et cer- 
tainement en cela je me trompois beaucoup. Ma- 
dame d'Husson avait alors au moins quarante ans, 
elle étoit belle, et elle a toujours eu une conduite et 
une réputation irréprochables, quoique, dans un libelle 
qui a eu de la vogue, et qui a pour titre le Courrier 
de r Europe, on dise tout le contraire. Madame 
d'Husson avoit l'air de la bonhomie la plus parfaite, 
et je ne crois pas qu'il ait jamais existé une per- 
sonne plus malicieuse, non par méchanceté^ mais 
pour fournir à la conversation, pour contrefaire, 
pour faire un bon conte, pour amuser les autres 
par une moquerie, ou en leur apprenant une anec- 
dote scandaleuse. Elle ne cherchoit à découvrir, 
dans les gens qu'elle voyoit, que leurs travers ; s'ils 
n'en avoient point, elle déclaroit qu'ils étoient insi- 
pides, eussent-ils eu tout l'esprit du monde. D*ail- 
leurs elle avoit de l'obligeance; elle étoit accueil- 
lante, de bonne humeur, et d'une gaieté souvent 
piquante. Mais il n'en est pa3 moins vrai que per- 



DB MABAMB DB GBNLIS. 23 

sonne au monde n'a répandu dans la société plus de 
traits malins^ et n'a répété plus d'histoires calom-^ 
nieuses. Madame de Sévigné, avec sa grâce et son 
charme ordinaires, dit dans ses lettres qu'elle a 
toujours ri de ce qu'on appelle les bons fonds y pour 
excuser certaines personnes qui font des tracasseries 
et des méchancetés. Elle a bien raison : s'il est pos- 
sible d'être constamment moqueuse et médisante 
sans méchanceté, du moins on est alors dépourvue 
de toute réflexion et de toute bonté. Madame 
d'Husson étoit agréable et spirituelle, elle préféra 
un odieux moyen de plaire, ou, pour mieux direj 
d'amuser, et elle en pouvoit choisir d'estimables; 
qu'en a-t-il résulté ? Avec une conduite personnelle 
vérits^lement parfaite, de la beauté, des agrémens, 
une bonne maison, madame d'Husson n'a point été 
estimée, elle s'est fait beaucoup d'ennemis, et elle a 
vieilli dans l'oubli, sans avoir jamais été aimée. 

Pour moi je n'ai jamais eu à me reprocher d'avoir 
répété, ni dît un mot qui pût attaquer la réputation 
des gens mêmes que j'estimois le moins, ni d'avoir 
colporté comme tant d'autres, des épigrammes et 
des couplets satiriques; j'ai toujours dans le monde 
montré le mépris de toutes ces choses, et une grande 
incrédulité sur les histoires scandaleuses. Ma tante 
m'a toujours donné ce bon exemple, elle a même 
contribué à fortifier mon aversion pour la conduite 
opposée. ËUe n'étoit nullement médisante, elle me 



24 MÉMOIftES 

disoit {et c'étoît penser avec beaucoup d'esprit et de 
sagesse) qu'indépendamment de tout principe^ la 
médisance gâte toujours le ton d^une femme^ Ce 
mot mérite d'être retenu. Je dois encore à ma 
tante un très-bon principe de conduite^ et je veux 
le rapporter ici. Peu de temps après mon début 
dans le monde^ à propos de mes petites confidences, 
elle me dit qu'une femme voulant ôter. toute espé- 
rance à un homme amoureux d'elle, ne devoit jamais 
lui écrire; que, dans ce cas, la lettre même la plus 
rigoureuse, est toujours une fausse démarche, et 
souvent une imprudence. Elle disoit là-dessus des 
choses délicates, très-justes et très-sensées. Voilà 
les seuls conseils que j'aie reçus d'elle, elle auroit 
dû m'en donner d'autres plus utiles, je les aurois 
suivis ! Elle ne l'a pas fait ! 

Pour ne pas me faire meilleure que je ne suis, 
je dois convenir que j'ai souvent été moqueuse, 
mais je n'ai jamais toiuné en ridicule que l'arrogance, 
la fatuité et la pédanterie. Je n'ai de ma vie eu la 
tentation de me moquer de l'ignorance et de la 
gaucherie, au contraire, quand je les ai vues dans les 
autres, j'en ai toujours souffert. 

J'allai, durant cet hiver, plusieurs fois avec madame 
de Puisieux chez beaucoup de personnes, entre autres 
chez madame la comtesse de Brione, qui avoit encore 
des traces de sa fameuse beauté ; c'étoit une figure 
de Minerve^ que Ton pouvoit admirer, mais qui n'a- 



DE MADAME DE 6ENLIS. 25 

voit jamais dû être, bien agréable. Madame de Brione 
étoit polie, elle avoit des manières remplies de no- 
blesse et de douceur. L'homme le plus remarquable 
de la société de madame de Puisieux et de la maré- 
chale d'Estrée, étoit le duc d'Harcourt, frère du 
marquis de Beuvron^ il avoit de l'esprit, du mérite 
et de la bonté. C'est le seul homme que j'aie, connu 
qui, ayant eu de grands succès auprès des femmes, 
ait toujours conservé une extrême simplicité de ton 
et de manières.. Je soupois souvent aussi avec le 
prince Louis de Rohan, qui fut depuis le trop fameux 
cardinal de Rohan; il n'étoit pas un prêtre édifiant, 
mais il avoit la figure la plus agréable, de la gaieté, 
de la grâce ; il causoit d'une manière amusante, et 
toujours avec tant de légèreté et de frivolité, qu'il 
étoit fort difficile de juger son esprit. Tout ce qu'on 
en savoit, c'est qu'il est impossible d'être borné avec 
tant d'agrément. 

Je rencontrois partout madame de Ségur la jeune, 
qu'on appeloit ainsi pour la distinguer de sa belle- 
mère. Madame de Ségur avoit alors trente-deux 
ou trente-trois ans, son visage n'étoit pas joli, mais 
elle avoit de belles dents, une physionomie douce, 
une taille charmante et beaucoup d'élégance par 
son maintien et la manière de se mettre. La douceur 
et la bonté formoient son caractère ; elle étoit aimée 
de tout le monde, elle le méritoit. M. de Ségur son 
mari (depuis ministre et maréchal de France), qui 

TOME. II. 2 



26 MÉMOIRES 

avoit eu un bras emporté à la bataille de Minden, 
étoit le meilleur des hommes^ et d'une excellente 
société; il a eu constamment depuis mon enfance, 
beaucoup d'amitié pour moi, il m'a donné des avis 
utiles, et, quand il a été ministre, il a sur-le-champ 
accordé à ma mère une pension que je lui demandai 
pour elle, comme veuve d^un^ lieutenant général des 
armées du roi, le. baron d'Andlau, son second mari. 
lia mémoire de M. de Ségur me sera toujours chère. 
Sa mère, fille naturelle de monseigneur le régent, 
étoit dès lors fort vieille, mais d'une gaieté spirituelle 
et charmante, aimant les jeunes personnes et s'en 
faisant aimer par la conversation la plu& animée et la 
plus amusante. 

Quoique j'aie naturellement beaucoup d'indulgence, 
et de bienveillance dans le cœur et dans le caractère, 
il y eut cependant alors dans le grand monde 
deux personnes pour lesquelles je sentis une véritable 
antipathie. L'une étoit le comte de Coigny, frère 
du duc et du chevalier ; il me poursuivoit partout, 
et plus je le voyois, plus il m'étoit odieux. Il avoit 
un visage que l'on pouvoit trouver beau, si un 
visage peut l'être avec des narines écartées et l'ex- 
pression de la méchanceté : son regard étoit fixe, curieux 
et questionneur 5 j'ai toujours détesté ce regard-là. Un 
regard qui s'applique sérieusement à vous pénétrer 
éveille la crainte et la défiance, alors même qu'on 
n'a. rien à cacher. Le comte de Coigny avoit ce 



DB MAOAMB DS GBNLIS. , 27 

fjii'on appelle une belle carnation^ et ce teint coloré^ 
joint à la rudesse de sa physionomie, lui donnoit, à 
mes yeux, l'air d'un homme qid rougit de colère. U 
ne manquoit pas d'esprit, mais cet esprit étoit sec, 
caustique et mordant, il étoit bien assorti à son âme. 
Le comte de Coigny devint mon ennemi,- j'y gagnai 
du mohis de le rencontrer beaucoup plus rarement. 
L'autre personne, dont le seul esprit me repoussoit, 
étoit madame de Cambis, sœur du prince de Chimay 
et de madame de Caraman ; elle avoit trente-quatre 
ou trente-cinq ans, et tous les genres de prétentions ; 
elle étoit fort marquée de la petite vérole, ses traits 
étoient communs, sa taille assez belle ; elle avoit l'air 
le plus dédaigneux et le plus impertinent qu'on ait 
jamais osé porter dans le monde. Ses amis préten- 
doient qu'elle avoit beaucoup d'esprit, et le talent de 
dire des mots ingénieux. En voici un : quelqu'un 
louant devant elle ma gaieté, elle reprit: Oui, une 
gaieté de jolies dents. Voulant dire que je ne riois 
que pour £ûre ' voir mes dents, ce qui étoit fort 
injuste; car je n'ai jamais eu ,1a moindre affectation, 
et celle-là est une des plus déplaisantes que l'on 
puisse avoir. Madame de Cambis faisoit, dit-on, de 
fort jolis vers; je n'ai connu d'elle en ce genre qu'un 
couplet de chanson fort méchant, mal rimé, mal 
tourné, et sans aucun sel, qu'elle avoit fait sur ma 
tante et sur le duc de Guines. 

Je fis connoissance avec une femme très-remar- 



28 MÉMOIRES 

quable par son esprit et son charmant naturel, ma- 
dame la comtesse de La Marck, sœur du duc de 
Noailles; elle étoit déjà âgée et dans une grande 
dévotion ; mais jamais la piété ne s'est montrée sous 
des traits aussi aimables. Je vis chez elle la belle 
madame de NewJ^erque^ depuis madame de Champ- 
cenetz^; sa beauté commençoit à se passer, mais 
elle étoit encore charmante. On pouvoit dire d'elle 
ce que înadame de Sévigné dit de madame Dufresnoy, 
maîtresse de M. de liouvois, qu'elle étoit toute re- 
cueillie dans sa beauté. Le soin de montrer le plus 
petit pied, ses jolies mains, et de varier ses attitudes, 
l'occupoit trop visiblement, et si elle avoit eu des 
dents remarquables, eUe auroit certainement eu la 
gaieté des jolies dents. 11 y avoit à cette époque à 
la cour de fort jolies femmes, entre autres la vicom- 
tesse de Lavalf, et la comtesse Jules, depuis duchesse 

* Madame de Newkerque, long-temps célèbre pour sa beauté, 
avoit été d*abord connue sous le nom de madame Pater; elle 
faillit épouser M. de Lambesc, beaucoup plus jeune qu^elle, et 
finit par donner sa main au marquis de Champcenetz. On a 
dit que dans les dernières années de L(0uis XV, elle avqit eu 
avec ce priïice des relations secrètes si intimes, qu^elle conçut 
un moment Tespoir de jouer auprès de lui le rôle que Mme. de 
Maintenon avoit rempli auprès de Louis XIV. (Note de V Editeur.) 

f EUie avoit de la singularité dans la manière de se mettre; 
mais son joli visage pouvoit la supporter. Un . jour elle . parut, 
dans une g^nde fête, coiffée par Léonard avec une serviette 
damassée coupée par bandes, et elle eut beaucoup de succès. 
CNote d9 r Auteur J 



DE MADAME DE GENLIS. 29 

de Polignac. Cette dernière avoit une vilaine taille^ 
quoique parfaitement droite^ mais petite^ sans déli- 
catesse et sans élégance ; son visage eût été sans 
défaut^ si elle avoit eu un front passable ; ce front 
étoit grande d'une forme désagréable^ et un peu 
brun^ quoique le reste de son visage fût très-blanc. 
Quand la mode s'établit de rabattre les cheveux 
presque jusqu'aux sourcils^ le visage de la comtesse 
Jules devint véritablement enchanteur; il y avoit 
dans sa physionomie une candeur touchante^ et en 
même temps de la finesse ; son regard et son sourire 
étoient célestes. Les portraits qui restent d'elle 
sont très-enlaidis^ et ne donnent même pas l'idée de 
ce délicieux visage. Elle étoit douce et bienveillante, 
ses manières étoient simples, et par conséquent 
aimables, et la faveur dont elle a joui depuis n'a 
jamais rien changé à son extérieur. On disoit qu'elle 
avoit peu d'esprit; pour moi, je ne la trouvois dans 
la société ni bornée ni même insipide^. Madame 
la princesse de Monaco avoit alors trente-deux ans ; 
elle étoit belle encore, surtout par la fraîcheur; 
son visage étoit trop large, et ses traits aplatis. 
Une des plus jolies jeunes personnes de ce temps, 

* Madame de Polignac, née Polastron, gouvernante des enfans 
«le France, est morte en Russie vers la fin de 1793> à Tâge de 
quarante-quatre ans. 

LMnfortunéeMarie-Antoinette a fait de madame de Polignac Télog^ 
le plus touchant, en disant : Seule avec eHe, je ne suit plus reine^ 
je suie moi, — (Noie de VEditeur.) 



30 MEMOIRES 

étoit madame de Marigny, femme du frère de feue 
madame de Pompadour la favorite. Elle étoit menée 
dans le monde par madame de Serrant^ dont le mari 
avoit été gouverneur des pages de M. le duc d'Or- 
léans. Madame de Serrant avoit encore une grande 
réputation de beauté. Il y avoit de la rudesse dans 
son visage, et quelque chose de commun dans sa 
taille, ainsi que dans toute sa personne, et dans son 
langage des mots vulgaires et des phrases pleines 
d'affectation ; cependant elle avoit de Tesprit, 

Je crois que ce fut cette année que le roi de Dane- 
marck vint en France*. J'allai presqu'à toutes les 

* Madame de Mazarin lui donna une fête dans laquelle on trouva 
encore \e g^ignon qui la ponrsuivoit : on savbit que le prince avoit 
beaucoup loué le Jeu de Carlin de la Comédie Itayenne, et l'arlequin 
le plus pariait qu>gn ait jamais vu ; madame de Mazarin eut l'idée 
de Caire représenter chez elle une pièce du Théâtre-Italien que le roi 
ne connoissoit pas ; cette comédie étoit intitulée : Ariequin bathiety 
paralytique. Le jour de la fête, après un beau concert, la duchesse 
conduisoit le roi dans une salle où Ton trouva un joli théâtre. Le 
roi fit i^acer madame de Mazarin à côté de lui ; aussitôt le spectacle 
commença. Le roi ne savoit que très4mparfaitement le françafe ; 
dans toutes les représentations théâtrales des fêtes qu'on lui avoit 
données jusqu'alors, on avoit toujours commencé par des prologues 
iaiUi à sa louange et dont toutes les allusions, faites pour lui, étoient 
vivement applaudies. Ce prince prit, pour un de ces prologues, la 
pièce ai" Arlequin barbier y paralytiques et, à chaque acclamation 
qn'excitoit le jeu de Carlin, le roi sMnclinoit, et d'un ton modeste et 
reconnoissant il remercioit madame de Mazarin en répétant qu'elle 
étoit trop bonncy qu'il étoit ccnfoMy qu'il ne méritoit pas des éloges 
aussi délicats, &c. L'embarras de la ducliesse étoit inezprimablc3 



D£ MADAME DK GENLIS. 31 

fétès qu'on lui donna, et qui furent de la plus grande 
magnificence. Toutes le^ femmes y étoient couvertes 
de pierreries ; celles qui n'en avoient point en e9»f 
pruntèrent ou en louèrent à des joailliers. Je n'ai ja- 
mais vu réunis tant de diamans^ surtout à la fête don- 
née par le duc de Villars, et à celle du Palais-Boy^. 
A cette dernière il y avoit plus de vingt femmes dont 
les robes en étoient garnies. Il arriva à ce sujet une 
singulière chose à madame de Berchini. Elle avoit 
beaucoup de diamans^ tous empruntés^ et entre au- 
tres une énorme quantité de chatons, grands et pe- 
tits. C'étoient des diamans, montés un à un^ et dé- 
tachés de manière qu'on les enfilolt en dessous par la 
monture, et on en bordoit des rubans, ou l'on en for- 
moit des colliers à plusieurs rangs, que l'on serroit 
contre le cou. En passant pour aller scoqier, plaoâe 
au milieu d'une longue file de femmes, madame de 
Berchini étouffii de son mieux un malheureux éter- 
nuement qui fit casser son collier de chatons; elle 
en rattrapa quelques-uns, mais la plus grande partie 
tomba à terre et fiit balayée par les queues majestueu- 
sement traînantes des robes et des dominos. II n'y 

n'osant, par respect, le désabuser, elle ne sa voit qae répondre ; elle 
fut au supplice pendant toute cette représentation. EHe n'en Ait 
pas quitte après le spectacle^ car, rentré dans le salon, le roi 
s'épuisa encore en nouveaux remercîmens qu'il fit à haute voix j ne 
se lassant point de s'extasier sur la grâce et la finesse des cUlusionSy 
et sur l'amabilité bienveillante des spectateurs qui les avoient tant 
applaudies. — fNote de VAufeur.J 



.32 MÉMOIRES 

avoit pas moyen de s'arrêter pour ramasser les cha- 
tons dispersés ; il folloit suivre la file à la tête de la- 
quelle étoient le roi de Danemarck et M* le due d'Or- 
léans. La pauvre madame de Berchini^ qui avoit 
très-peu de fortune^ se désoloit en pensant qu'elle 
serqit obligée d'acheter des chatons pour remplacer 
ceux qu^élle avoit perdus ; sa triste aventure fit le 
sujet de la conversation du souper. M. le duc d'Or- 
léans ordonna de chercher des diamans sur ses tra- 
ces ; on en rapporta cinq ou six, il en manquoit tou- 
jours beaucoup. M. le duc d'Oirléans lui promit de 
faire chercher le lendemain de grand matin avec le 
plus grand soin. Madame de Berchini n^espéra rien 
de cette recherche, et s'en alla en maudissant le bal 
et les fêtes. Le lendemain, à son réveil, un garçon 
d'appartement du Palais-Royal lui apporta tout ce 
qu'on avoit trouvé de chatons dans la galerie, les 
trois antichambres, et la salle à manger ; et miadame 
de Berchini non-seulement trouva son compte, niais 
déplus sept petits chatons que d'autres personnes 
avoient perdus, et qu'on n'a jamais réclamés, quoique 
madame de Berchini, pendant plus de huit jours, ait 
conté cette généreuse restitution à tout ce qu'elle 
rencontrpit. 

J'avois retiré de nourrice ma fille aînée, je l'avois 
chez moi ; elle faisoit mes délices par sa beauté, sa 
douceur et sa gentillesse 5 j'allois tous les jours la 
voir dormir dans son berceau. J'ai fait là les plus 



DK MADAMB DB 6ENLIS* 33 

douces méditations de ma vie et les plus beaux ro- 
mans ; elle en étoit toujours Théroïne, O combien à 
la fin d'une longue vie on a perdu de pensées plus 
dignes mille fois d'être conservées que toutes celles 
qu'on a pu écrire ! Que les idées que l'on recueille à 
tête reposée sont froides auprès de celles que l'âme 
toute seule inspire ! L'éloquence n'est faite que pour 
faire goûter aux autres nos pensées et nos sentimens ; 
mais c'est un art, et l'application qu'il exige refroidit 
toujours ce qu'on éprouve. Dans une longue rêve- 
rie produite par une aflFection profonde et légitime, 
le cœur seul agit ; on n'est inspiré que par ce souffle 
divin, qui ne périra jamais ; on n'est plus animé que 
par une portion de l'intelligence suprême ; peu à peu, 
au dedans de nous-mêmes, Tidée d'un langage hu* 
main s'effi^ce et s'évanouit ; toutes nos pensées de- 
viennent des images et des sentimens : pour les ren- 
dre avec des mots et des phrases, il faudroit les tra- 
duire, et combien il s'en trouveroit qu'il seroit im- 
possible d'exprimer ! . . • . Parle-t-on dans le ciel ? Je 
ne l'imagine pas. Là, tout est infini, nul sentiment 
n'a de nuances ; les louanges de l'Eternel n'y sont 
qu'un accord véritablement parfait de la divine et 
suprême harmonie ; celui de la musique terrestre est 
composé de trois sons, donnés par la nature (tout 
son sonore les produit à la fois) ; celui des cieux est 
formé par trois sentimens, qui de même se réunis-* 
sent, se confondent, et, comme la Trinité, n'en font 



34 MfiMOIRSS 

qn'im 8enl, VaTHmir, la reoarmoissémce et Vaémira^ 
tion, portés à un degré d'exaltation dont notre plus 
ardent enthousiasme ne sauroit donner l'idée. Voilà 
le concert céleste, il dit tout. Voilà le langage im- 
mort^ des anges et des élus ; c'est le point du bon* 
heur pour toute l'éternité ! Me voici bien loin de la 
terre; j'écris ces mémoires rapidement sans aucune 
étude, et comme mes idées se présentent à mon ima- 
gination ; il ne faut pas oublier, quand on les lira, 
que ce n^est point un ouvrage littéraire. 

Ma grand'mère mourut à la fin de l'hiver ; non- 
seulement elle ne me laissa pas dans son testament 
la plus légère marque de souvenir, mais elle emporta 
au tombeau la légitime de ma mère!.,.. M. de 
Montesson mourut très-peu de temps après. C'étoit 
un homme de la plus monstrueuse grosseur qu'on ait 
jamais vu. Il m'a toujours paru un très-bon homme ; 
ma tante en comptoit plaisamment mille traits d'ava- 
rice, entre autres qu'à sa fête et au jour de l'an, sa 
seule galanterie étoit de lui avancer un quartier de sa 
pension. Au reste il avoit une fort bonne maison ; 
il n'y étoit pas gênant, car il n'y paroissoit que pour 
se mettre à table, ne parloit presque pas, disparois- 
soit après le repas. Il donnoit à ma tante quatre 
chevaux, dont elle disposoit uniquement, et il lui 
laissoit une entière et parfaite liberté. Il avoit 
soixante-dix-huit ans, et quatre-vingts mille livres 
de rentes, quand ma tante, dans sa dix-neuvième 



DE MADAME DE GENLIS. 36 

année, le préféra à tout autre. • • • • • Ma tante, pen- 
dant 8a maladie, qui dura huit jours, lui rendit les 
plus grands soins, mais ils furent inutiles ; il avoit 
quatre-vingt-dix ans, il s'éteignit doucement, et avec 
beaucoup de religion. Je ne quittai point ma tante 
pendant tout ce temps, et les trois derniers jours jfe 
couchai dans son lit avec elle. Je vis dans ces huit 
jours une personne qui n'avoit jamais été sur la terre, 
et qui, dès sa première jeunesse, s'étoit véritable- 
trient placée dans le ciel ; c'étoit la soeur de M. de 
Montesson. Elle avoit alors soixante-douze ans • 
elle avoit dû avoir une jolie figure, elle étoit bien 
faite encore, ses traits étoient délicats, et elle avoit 
une blancheur d'une pureté étonnante à cet âge. 
Elle n'avoit jamais voulu se marier ; par une vocation 
sublime elle avoit, dès Tâge de douze ans, consacré 
tout ce qu'elle possédoit aux pauvres 5 quand elle fut 
maîtresse de sa fortune, elle se trouva trente-six mille 
francs de rentes ; elle se réserva douze cents francs 
par an, et donna constamment le reste. Elle avoit 
pour logement deux chambres, et au troisième étage ; 
et, pour tout domestique, une servante : elle ne sor- 
toit que pour aller à Téglise, visiter des infortunés, 
des prisonniers et des malades. Elle alloit commu- 
nément à pied, et, quand il pleuvoit, en chaise à por- 
teurs de louage. ' Comme elle ne faisoit jamais de vi- 
sites de société, je ne la connoissois que de réputa- 
tion; ma tante m'en avoit parlé mille fois avec la plus 



36 MEMOIRES 

grande vénération. Pendant les huit jours de la ma- 
ladie de son frère^ elle passa toutes ses journées avec 
nous ; je ne me lassois point de la contempler. Elle 
étoit aimable^ et je trouvois quelque chose de tendre 
dans son regard et dans ses manières ; elle vit que je 
Vaimois (car peut-on révérer à ce point sans aimer !) ; 
elle en parut touchée^ elle me serroit la main, je bai- 
sois la sienne, j'aurois voulu baiser ses pieds. Je 
lui demandai un jour pourquoi elle ne s'étoit {>as 
faite religieuse, elle me répondit: Cest que J'aime 
les prisons. A propos de l'étonnement de ùe qu'elle 
ne s'étoit pas enfermée pour sa vie, cette réponse me 
fit sourire, et m'attendrit. Je comprenois bien qu'elle 

r 

avoit voulu garder sa liberté pour aller consoler ceux 
qui en étoient privés, ou pour les délivrer. Chaque 
âme pieuse a sa vocation particulière. C'est une 
inspiration . céleste que nul homme et nul gouverne- 
ment ne doit contrarier. 

Le soir de la nuit où M. de M ontesson mourut, il 
parut si calme que ma tante et moi nous allâmes nous 
coucher à dix heures, parce que nous l'avions veillé 
toute la nuit précédente ; nous le laissâmes avec un 
prêtre, sa garde, et M. de Genlis, qui vit bien qu'il 
n'avoit que peu d'heures à vivre. Aussitôt que nous 
fCunes au lit ma tante très-fatiguée s'endormît. Une 
espèce dé terreur mç tint éveillée; nous étions au- 
dessus de la chambre du moribond, chaque mouve- 
ment que j'entendois me faisoit tressaillir ; je pas- 



DB MADAME DE GENLIS. 37 

sois de temps en temps la main sur le visage de ma 
tante en lui démandant si elle dormoit^ ce qui Tim- 
patientoit beaucoup. £nfin^ a minuit trois quarts, 
j'entends un grand bruit dans la maison^ la porte de 
la chambre s'ouvre, et nous voyons paroître M. de 
Genlis, qui sans aucune préparation déclare à ma 
tante qu'elle est veuve. En même temps il lui an- 
nonce que les héritiers, sachant, dès le matin, que 
M. de Montesson ne passeroit pas la nuit, avoient 
aposté tout près de la maison des gens de loi qui, 
avertis sur-le-champ par le Suisse, alloient venir pour 
mettre les scellés partout, qu'ils étoient déjà chez le 
défunt. M. de Genlis invita ma tante à se lever sans 
délai, il me dit de rester au lit, que cette formalité 
ne sçroit pas longue; ma tante se lève à la hâte, 
passe une robe, et moi je reste dans le lit en entr'ou- 
vrant le rideau afin de voir tout ce qui se passe. 
Le commissaire en grande robe noire arrive avec 
deux ou trois hommes, il met les scellés dans la 
chambre ; au moment où cela finissoit, ma tante et 
M. de Genlis passent dans un salon voisin, ce qui 
commence à me causer un peu d'émotion, par l'ap- 
préhension de me trouver toute seule dans cette 
grande chambre ; tout à coup les adjoints du com- 
missaire vont dans le cabinet et le commissaire lui- 
même se dispose gravement aies suivre, alors je perds 
la tête, je m'élance hors du lit, j'attrape le commis- 
saire par sa robe en m'écriant : Monsieur le commis- 



38 MÉMOIRES 

saire, ne m* abandonnez pas. Au même instant, con- 
ftiae de me trouver en chemise, je m'enveloppe par- 
faitement dans la longue queue du commissaire, qui, ^ 
n'ayant pas pris garde à moi jusqu'alors, eut une vé- 
ritable peur ; car il me prit pour une folle, et il eh 
a/voit bien le droit. M. de Genlis, ma tante, tout le 
monde accourt, on ne peut s^empêcher de rire et 
même aux éclats ; jamais des scellés n'ont été posés 
aussi gaiement. On vint m'habiller dans le man- 
teau du commisssdre, dont je ne me séparai que lors- 
qu'on m'eut donné un jupon et une robe. Quelque 
temps ^rès, M. de Thiars fit sur cette aventure une 
assez jolie chanson. 

Nous partîmes pour Vincennes 5 nous y passâmes 
dix jours chez ma grand' tante, mademoiselle Des- 
saleux, qui, depuis la mort de ma grand'mère, avoit 
obtenu dans le château un grand et magnifique loge- 
ment. M. le duc d'Orléans vint voir ma tante à 
Vincennes, je remarquai en lui une petite nuance 
de refroidissement qui, je le vis " bien, n'échappa 
point à ma tante ; je crois que M. le duc d'Orléans, 
depuis la mort de M. de Montesson, craignoit les 
desseins de ma tante, et ma tante fut persuadée 
que quelqu'un en secret l'avertissoit de se défier 
de son ambition. N'ayant personne à Vincennes 
à qui elle pût parler de ces suppositions, elle me 
prit enfin pour sa confidente, mais à sa manière, 
en voulant me tromper sur mille choses. Je la con- 



D£ MADAME DS GENLIS. 39 

iioissak depim la lecture de Mariane, et je ne fiis sa 
4hipe en rien. Quand une fois on a la clef des 
caractères artificieux on les devine' plus facilement 
que les autres^ si on a un peu d'esprit^ parce que 
tout est calcul en eux : il ne s'agit pour les pénétrer 
4j[ue de savoir raisonner sur les intérêts qui les oc- 
cupent. Ma tante m'assuroit qu'elle étoit dépourvue 
de toute ambition, qu'elle ne faisoit cas que du repos 
et de l'indépendance; qu'étant jeune, ayant une 
esdstence agréable dans le monde, et quarante mille 
jivrés de rentes, si elle faismt, avec son cara^ctèrcy 
la folie de se remarier, tous les sacrifices Seroient 
de son côté, et qu'elle ne feroit ces sacrifices énormes 
qu'au plus grand sentiment, ou pour ari*acher au 
dernier désespoir un être estimable, dont elle 
auroît parfaitement éprouvé la constance. Tels 
étoient exactement ses discours. Il ne me resta 
de toutes ces phrases que la certitude que ma tante 
avoit la ferme résolution de tout tenter, de tout faire 
pour parvenir à épouser M. le duc d'Orléans. Elle 
me parloit avec un extrême dépit de l'espèce d'em- 
barras qu'elle avoit observé dans M. le duc d'Orléans. 
*^ Je suis sûre, disoit-elle, que quelqu'un du Palais- 
Royal cherche à l'éloigner de moi; je soupçonne, 
continuoit-elle, madame de Barbantane et M. de 
Pont (elle ne se trompoit pas); on me suppose des 
projets que je suis incapable de former. Tous ces 
gens-là auroient été charmés de me voir sa maîtresse. 



^40 MEMOIRES 

^celavaloit mieux que Marquise; mais ils ne sup* 
portent pas l'idée de me voir à une élévation qui 
les mettroit tous dans ma dépendance ; ils ont pour- 
tant été témoins de la franchise de ma conduite 
avec M, le duc d'Orléans^ je ne lui ai point caché 
mon sentiment pour le duc de Guines*, si cela ne l'a 
pas guéri, ce n'est pas ma faute. Enfin je prouverai, 
que je n'ai nulle envie de le séduire, je le livrerai à 
lui-même, je vais aller à Barège." 

En prenant ainsi cette décision, ma tante imagina 
que M. le duc d'Orléans ne pourroit supporter son 
absence, et que cette épreuve lui feroit connoltre 
qu'il lui étoit impossible de se passer d'elle ; qu'enfin, 
à son retour, elle pourroit dire qu'elle étoit tout-à-fait 

4 

guérie de sa passion malheureuse. Dans tout ceci 
ma tante risquoit beaucoup plus qu'elle ne pensoit, 
et elle eut dans cette occasion plus de bonheur que 
d'habileté. 

C'étoit une chose plaisante que la manière dont 
ma tante causoit avec moi de toute cette af&ire. 
Avec toute autre confidente de ses amies, elle auroit 
employé mille fois plus de finesse ; mais elle parloit 
avec moi à peu près comme elle auroit parlé toute 
seule, à l'exception de deux ou trois phrases qui 
affirmoient qu'elle n'avoit ni projet, ni ambition. 
Du reste, elle me laissoit voir toute sa rancune 

* Parce quMl étoit impossible de le nier, la chose étoit uniTerselle. 
BMnt connue.— fJVb<6 de VAuieut J 



DE MADASIE DE GENUS. 41 

contre les personnes qu'elle supposoit opposées à 
ses vues ; elle ne prenoit pas la peine de nie cacher 
ses inquiétudes et ses vives agitations. Elle ne me 
trouvoit pas dépourvue d'esprit > mais^ sans songer 
que j'avois été mariée à dix-sept ans, et que j'en 
avois vingt-deux*, elle ne remarquoit que l'espèce 
d'enfantillage que j'avois naturellement dans l'esprit, 
ma simplicité à quelques égards, ma figure plus 
jeune que mon âge, ma timidité dans le grand 
monde, ma gaieté folle quand j'étois à mon aise, 
ma peur des revenans, et elle ne voyoit en moi 
qu'une jolie enfant, une Agnès un peu façonnée 
par le monde. Comme elle ne lisoit pas du tout, 
elle ne m'a jamais questionnée sur mes lectures, et 
je ne lui en ai jamais parlé. Ainsi il étoit impossible 
qu'elle se doutât de l'espèce d'instruction que je 
pouvois avoir; elle savoit seulement que j'avois 
fait des chansons à Sillery, et que je connoissois 
les règles de la poésie, mais elle n'attachoit nul 
prix à cette espèce de succès de société. Nous 
revînmes à Paris, d'où elle devoit partir pour Barège. 
La simplicité que me trouvoit ma tante l'engageoit 
«ans cesse à me rendre témoin des artifices les plus 
raffinés ou les plus puériles. Voici dans ce dernier 
genre un trait qui m'amusa trop pour que j'aie pu 
en oublier le moindre détail ; elle persuadoit à M. le 
duc d'Orléans que &on sentiment malheureux la 
privoit également de sommeil . et d'appétit ; elle ne 

♦ 1768. 



42 MÉMOIRES 

dormoit plus^ ne mangeoit plus. Il est certain qu'en 
présence de M. le ^uc d'Orléans elle faisoit une 
diète rigoureuse ; mais elle s'en dédommageoit dans 
iion absence. Il est vrai que, chez elle, elle ne se 
mettoit plus à table ; mais sans lui servir des repas 
en règle, on lui apportoit à manger cinq ou six fois 
par jour. Un soir que j'étois chez elle, et que nous 
n'attendions point M, le duc d'Orléans; mademoiselle 
Legrand, sa femme de chambre, entra en tenant 
une grande ^cuelle dç vermeil qui contenoit une 
copieuse rôtie au vin. Ma tante, négligemment et 
d'un air dégoûté, prit l'écuelle sur ses genoux, et, 
par un effbrt de raison^ elle se mit à manger la rôtie, 
dont il ne restoit plus que le tiers lorsqu'on entendit 
un carrosse entrer dans la cour. Je me précipite ^ la 
fenêtre, et j'annonce M. le duc d'Orléans. Aus- 
sitôt ma tante sonne avec précipitation. Made- 
moiselle Legrand se fait un peu attendre; enfin 
elle arrive en disant que M. le duc d'Orléans la suit. 
Ma tante ne songe qu'à se débarrasser promptement 
des débris de la rôtie au vin: elle ordonne avec 
vivacité de l'emporter; ensuite, pensant qu'on va 
rencontrer M. le duc d'Orléans, elle rappelle ma- 
demoiselle Legrand et lui dit avec véhémence de 
mettre la fatale écuelle avec son couvercle, sous 
son lit. On obéit. Au même instant, les deux 
battans de la porte s'ouvrent, et M. le duc d'Orléans 
parolt. Il sentit l'odeur du vin, et ma tante convint 
qu'elle en avoit pris une petite cuillerée. Son air 



DB MADAME DE GENLIS. 43 

exténué et languissant, durant cette visite, me donna 
plusieurs fois des envies de rire que j'eus de la peine 
à réprimer. VoUà à quel excès d'abaissement et de 
puérilité des desseins ambitieux peuvent conduire 
une personne d'esprit, lorsqu'elle croit que de tels 
moyens sont utiles à ses projets. 

Ma tante voulut me garder dans sa maison jusqu'à 
son départ pour Barège. Elle me donna l'apparte- 
ment de M. de Montesson, en me disant que ma 
femme de chambre aùroit un lit de sangle posé à 
côté du mien. Nous étions aux premiers jours 
d'avril; M. de Genlis venoit de partir pour son 
régiment. Nous revînmes de Vincennes à la nuit. 
Ma tante voulut sur^le-chaiup m'installer dans mon 
logement, qui étoit au rez-de-chaussée ; elle me 
demanda si j'avois peur d'y entrer. J'assurai que 
non ; et, pour prouver ma bravoure, je dis qu'on 
h'avoit qu'à me suivre, et que j 'entrerois la première 
et sans lumiève. Je fis mettre derrière moi le valet 
de chambre, qui portoit deux bougies, et je m'avan- 
çai hardiment dans l'antidiambre ouverte ; mais, à 
peine y eus-je mis le pied, que je fis un saut en 
arrière en poussant un cri perçant; je venois de 
sentir bien distinctement une grande main froide 
et décharnée s'appliquer tout entière sur mon visage, 
en me repoussant avec force, .^ • . • Je tombai pres- 
que évanouie dans les bras de ma tante, qui fut très- 
eSrayée de l'état convulsif où j'étois. Elle vit bien 



44 MÉMOIRES 

qu'il m'étoit arrivé quelque chose de très-singulien 
Elle me questionna. Je répondis, en mots entre- 
coupés, qu'une msdn de squelette m'avoit repoussée* 
Le valet de. chambre entra avec les lumières, et il 
donna sur-le-champ l'explication du prétendu pro- 
dige. C'étoit un oranger desséché, posé contre la 
porte, dont une branche sèche et roide, s'étendant 
devant la porte, s'étoit trouvée à la hauteur de mon 
visage, et m'avoit causé cette étrange frayeur. Cette 
branche faisoit véritablement, au toucher, l'illusion 
d'une main de squelette. Tout le monde en essaya 
l'effet, et l'on convint que dans l'appartement d'un 
mort, et avec la peur des revenans, cette branche 
repoussante équivaloit à la plus terrible apparition. 
Ma tante partit pour Barègë, en me disant que 
M. le duc d'Orléans iroit beaucoup me voir jusqu'au 
moment où madame de Puisieux m'emmèneroit à 
Sillery; elle ajouta qu'à l'âge qu'avoit M. le duc 
d'Orléans, et avec l'attachement qu'on lui connoissoit 
pour elle, je pouvois le recevoir sans inconvénient 5 
il n'étoit jamais venu chez moi qu'une fois à ma 
dernière couche ; ce fut avec le prince son fils. Ma 
tante me recommanda expressément de lui parler 
beaucoup d'elle, et de lui rend[*'e compte de nos 
entretiens dans nps lettres. Elle me répéta qu'elle 
désiroit qu'il se guérit' promptement de sa passion, 
si elle n'étoit pas telle qu'il li|i en avoit donné l'idée, 
parce qu'il étoit affreux de s'affliger aussi vivement 



DE MADAMB DB GENLIS. 45 

-qu'elle le faisoit sur des peines qui, peut-être, étoient 
imaginaires. Je lui demandai quel parti elle pren- 
droit si cette passion étoit indomptable, " Ah ! 
dit-elle, qui peut le prévoir ?...." Je sais seulement 
que ma destinée sera bouleversée. J'entendis ce 
que cela vouloit dire, et je me promis, suivant l'in- 
tention de ma tante, de conter ce détail à M. le duc 
d'Orléans, car elle m'avoit permis de lui dépeindre 
naïvement l'état de son cœur. Je désîrois que tout 
cela réussît, d'abord parce qu'il m'étoit prouvé que 
ma tante le souhsdtoit passionnément, ensuite parce 
que je n'étois pas indifférente au plaisir d'avoir une 
tante mariée à un ' prince du sang, et enfin, j'étois 
assez fière de me trouver en quelque sorte négocia- 
trice de cette grande affaire, du moins pendant le 
voyage de Barège. 

' Je retournai avec une joie extrême dans ma 
maison du cul-de-sac Saint-Dominique ; j'y retrou- 
vois ma charmante Caroline que j'avois, pendant mon 
absence, confiée à ma mère. 

M. le duc d'Orléans vint me voir le lendemain du 
départ de ma tante. J'étois assez à mon aise avec 
lui, parce que je l'avois yu sans cesse chez ma tante, 
mais il ne m'avoit jamais entendue causer, et, ne 
me connoissant que sur le rapport de ma tante, il 
me regardoit comme une jeune personne naïve, agréa- 
ble et spirituelle, mais incapable d'observer et de 
faire une réflexion. De mon côté, l'idée de ces tête*» 



46 MÉMOIRES 

à-tète m'embarrassoit un peu ; je ne savois pas trop 
comment je m^en tirerois. M. le duc d'Orléans 
entra d'une manière qui me fit rire, il m'apportoit 
une grande quantité de bottes de sucre d'orge de 
Fontainebleau ; il me dit, en riant, qu'U s'étoit rap- 
pelé que je lui en avois souvent demandé» Cette at- 
tention me mit de bonne humeur, -et M. le duc d'Or- 
léans s'amusa beaucoup de la vivacité de ma recon- 
noissance. Cependant, au bout d'un quart d'heure, 
il se ressouvint qu'il étoit affligé du départ de ma 
tante. II m'en parla, mais je ne vis dans son cœur 
ni passion, ni même un véritable attachement. Sa 
visite ne dura que trois quarts d'heure; il me dit, en 
me quittant, qu'il reviendroit le surlendemain. La 
seconde \'isite fut très-animée ; nous parlâmes d'abord 
de ma tante, je vantai son attachement pour lui, M. 
le duc d'Orléans m'écouta avec l'air tout étonné de 
m'entendre raisonner sérieusement. Je parlai toute 
seule fort long-temps, et d'une manière romanesque 
qui parut merveilleuse à M. le duc d'Orléans. Enfin, 
je m'arrêtai pour recevoir des complimens sur mon 
éloquence. M. le duc d'Orléans me dit ensuite fort 
tristement qu'il n'avait jamais été aimé pour lui^ 
même. Cette phrase me surprit extrêmement; il 
me l'a beaucoup répétée depuis. Je combattis cette 
idée, ce qui ne lui fit pas grande impression. Peu à 
peu, il changea d'entretien, et tout à coup il se mit 
à me eonter ses bonnes fortunes, dans lesquelles se 



DE MADAME DE 6ENLIS. 47 

trouvoient toujours mêlées celles du baron de Bezen- 
vaL Ces récits^ faits en termes très-décens, étoient^ 
pour le fond, horriblement scandaleux, et ils étoient 
faits ayec une telle simplicité d'intentions, que je les 
écoutois avec une curiosité qui n'étoit troublée par 
aucun embarras. Je suis sûre que tout en étoit vrai, 
ce n'étoient point des vanteries, c'étoit du bavardage 
et de l'indiscrétion. Mon étonnement, qui sepeignoit 
sur mon visage, divertissoit à l'excès M. le. duc 
d^Orlésms; j'avoue que je demandai les noms,* on me 
fit promettre le secret (que je n'ai jamais trahi) et 
tout me fut révélé. Au reste, toutes les héroïnes de 
ces histoires étoient des femmes d'une très-mauvaise 
réputation, il y en avoit même plusieurs qu'on avoit 
chassées de la bonne compagnie ; mais enfin, il y en 
avoit aussi que l'on rencontroit encore à la cour et 
dans le monde. 

Pendant un mois M. le duc d'Orléans revint ainsi 
régulièrement orner ma mémoire, à peu près tous les 
deux ou trms jours ; il en vint au point de confiance 
de me conter ses fâcheuses aventures avec la feue 
duchesse d'Orléans. 11 l'avoit épousée par amour, 
il se maria à dix-neuf ans, elle l'aima aussi avec une 
passion véhémente qui diura sans nuages jusqu'à la 
naissance de son fils ; cet événetnent l'accrut encore 
pendant quelque temps. Elle montroit même avec 
si peu de retenue cet amour impétueux, que la du- 
chesse de Tollârd disoits ^^ Qu'elle avoit trouvé le 



48 MÉMOIRES 

■ 

moyen de rendre le mariage indécent." Jusque>là^ 
madame la duchesse d'Orléans avoit été l'épouse la 
plus passionnée et la plus irréprochable ; mais, tout 
à coup, elle demanda à M. le duc d'Qrléans de lui 
confier toutes les lettres qu'elle lui avoit écrites, et 
toutes, également tendres^ Elle vouloit^ disoît-elle, 
avoir le plaisir de les relire avec les réponses 
qu'elle conservoit précieusement. M. le duc d'Or- 
léans les lui remit, en lui recommandant d'en 
avoir bien soin, et de les lui rendre promptement ; 
mais elle ne les redemandoit que pour les anéan- 
tir, son cœur étoit changé, et elle vouloit détruire 
les témoignages d'un sentiment qu'elle n'avoit 
plus. Il y a dans cette inconstance rétrograde 
qui veut agir sur le passé, dans cette honte d'un at- 
tachement légitime, et dans tout ce procédé quelque 
chose de perfide, de dépravé, et de combiné dont je 
fus plus frappée que de ses aventures mêmes. M. le 
duc d'Orléans me conta aussi la manière dont il de- 
vint amoureux de matante, elle est plus singulière 
que romanesque. Il la trouvoit charmante, me dit- 
il, mais ils étoient fort cérémonieusement ensemble ; 
loin d'en être amoureux, il étoit dans ce moment 
occupé d'une autre femme ; c'étoit au premier 
voyage qu'elle fit à Villers-Cotterets, Un jour, à 
la chasse du cerf dans la forêt, madame de Montes- 
son étoit à cheval, M. le duc d'Orléans se trouva 
auprès d'elle dans un moment où la chasse alloit tout 



OB MADAME DB OENLIS. 49 

de travers^ et oh. Tautre femme qui suivoit aussi 
la chasse à cheval, étoit assez loin dans une autre 
allée. Un des chasseurs proposa à M. le duc d'Or- 
léans d'attendre là quelques minutes, pendant qu'il 
iroit en avant prendre quelques informations sur le 
cerf, et les chiens ; M. le duc d*Orléans y consentit, 
et il descendit de cheval avec ma tante, pour aller 
s'asseoir à quelques pas, à l'ombre, dans un endroit 
qui leur parut joli/ M. le duc d'Orléans étoit fort 
gras, la chaleur étoit étouffante ; le prince, en nage 
et très-fatigué, demanda la permission d'ôter son 
col ; il se met à l'aise, déboutonne son habit, souffle, 
respire avec tant de bonhomie, d'une manière et 
avec une figure qui paroissent si plaisantes à ma tante, 
qu'elle fait un éclat de rire immodéré en l'appelant 
gros père, et ce fut, dit M. le duc d'Orléans, avec une 
telle gaieté et une telle gentillesse, que de ce mo- 
ment elle lui gagna le cœur, et il en devint amou- 
reux. C'est un effet sûr avec les princes, que celui 
d'une familiarité imprévue, placée avec grâce à la 
suite d'une conduite respectueuse et réservée. Cette 
origine d'une grande passion n'en est pas moins sin- 
gulière. Ce trait-là n'est pas du siècle de Louis XIV, 
mais le goût déjà quelquefois n'avoit plus la même 
noblesse et la même 'élégance. 

Les lettres de M. le duc d'Orléans à matante, pen- 
dant son voyage en France, ne furent pas satisfai- 
santes ; il y en eut une surtout qui blessa tellement 

TOME II. 3 



50 MJ^MQIflfiS 

ma t^ntç, qu'elle m'écrivit qu'elle yoyoit bien que M. 
le duc d'Orléans n'avoit uuUement les senUpiens 
qu^elle lui a^oit crus. Ma tante ne pouvoit capher 
açn dépit, dans cette lettre ; elle dispit, en pailaot 
dç ^. 1§ duQ d'Ocléi^ns^ ç(s^ homme léger ; je ne pus 
n^^^inp^^iT de rire de cette expression, si impropre 
au Qio^ ainsi qu'i^u physique, M. le duc d'Orléans 
s'aïQUSpit d'une intrigue, çt neladénouoit jamais le 
piremieir. T<^nt qu'on restoit auprès de lui et qu'on 
l'écoutoit, il nje se détachoit point ; il étoit en amour 
comme uu boa soldat qui demeure fidèlenient à sou 
po^te, et qui ne le quitte que lorsqu'on lui douue sou 
congé ; q^ais quand il n'y avoit plus de ji^o^^e, il ou- 
blioit facilement, etchangeoit de servie^ sansi regret 
et aan^ chagrin. J^smo^s, dans toute sa vi^, i^ n.'a. 
été véritablement amoureux. Si, dans le uMpent 
dont je parle, uu^ femme un peu aim^le eût voulu 
preudre la place vacante par l'absence, rien au monde 
n'eût été plus facile. J'écrivis à ma tante pour lui 
dire qu'elle étoit toujours adorée^ et en même 
temps pour l'exhorter à ne pas prolonger son absence. 
EUe suivit ce conseil. 

Je reçus, pendant plus d'un mois, avec assiduité, 
les visites de M, le duc d'Orléaus. Duraut ce temps, 
il y eut à la cour une fête, un grand bal niasqué, je 
ne me rappelle plus à quelle occasion. M. le duc 
d'Qrléans me demanda d- engager madame de Pui- 
sieux à m'y mm^r^ ^t^îlm%àsmk^^v^^deZ'Yq^s^ Je 




DB MADAIi£B BS 6ENLIS. 51 

n'm jamais vu tant de inonde réuni qu'il y en eut à ce 
bal. J'y bU^I en domnio paré, avec seulement un 
petit masque qvdne oa«dioit que les yeux et le nez ; 
on appeloit cela xmloup^ Afedame de I^uisieux me- 
n»avec moi madame de' Saint^Ghamand sa nièce, « et 
le marquis de Bouiioles pour nous donner le bras* 
Nous nous établîmes sur une banquette^ dansla^iedle 
oii il y' avoit le moinside monde. Au bout d'une de- 
mi-heure^ M. ïe duc d^Orléans, très-masqué én'dô-^ 
miné noir, nous arriva : il n'étoit pas difficile à re- 
connoltre dans- ce déguisement; il avoit la forme 
d'ime grosse totur; Il proposa de me mener dans les 
autres pièces, en promettant de më. ramener dans 
une heure. Je me mis sous sa giirde, et comme nous 
cheminions ensemble, un masque, en jetant leis yeux 
sur lui, s'écria: Laissez passer la cathédrale de 
Reims s ce^qui excita un rire général, et même celui 
de M* le duc d'Orléans, qui dit' que cette ressem- 
Uance res{)ectable étoit' excellente dans une telle 
foule. En eifet, nous traversâmes heureusement 
deux grandes pièces; mais au milieu de la troisième, 
quiprécédoit celle oii se trouvoit lafEunille rojrale, on 
m'arracha subitement du bras de M. le duc d'Orléans. 
Je fus emportée par le flux et le reflux^ car beaucoup 
de gens voutoient retourner sur leurs pas ; c'étoit 
même le plus grand nombre. Je me trouvai poussée, 
ballottée, pressée, enlevée; mes pieds ne touchoient 
plus la terre. Dans cette extrémité, je cherchois en 

3* 



52. MBMOIRES 

vain des yeux M. le duc d'Orléans ; je l'avois abso- 
lument perdu de vue : ma frayeur étoit au comble, 
lorsque tout à coup un domino bleu, très-grand et 
très-svelte, force tous les obstacles, se précipite vers 
moi, me saisit comme un mannequin, m'entraîne, et 
avec une impétuosité qui ressembloit à la fureur, me 
transporte dans la salle royale, où l'on étoit assez à 
l'aise. J'avois perdu toute envie de danser et de re- 
garder; je m'appuyai contre le lambris ; j'étois prête 
à me trouver mal. Enfin je reprends ma respiration; 
je veux exprimer ma reconnoissance à mon libéra- 
teur, il me répond, et je reconnois le vicomte de 
Custines, le beau-frère de mon amie, arrivé depuis 
huit jours de la Corse (où je l'avois envoyé, je dirai 
dans la suite de quelle manière), et où il s'étoit dis- 
tingué par le plus brillant courage* Cette reconnois- 
sance ne me fut pas agréable ^ j'en détaillerai les rai- 
sons. C'est le seul événement de ma vie en ce genre 
que je conterai : mais cette histoire est si morale, que 
je ne dois pas l'omettre ; d'ailleurs on verra par le 
dénoûment, que ce n'est pas la vanité qui a pu m'en- 
gager à faire ce singulier récit. 

Lorsque je fus un peu remise de ma frayeur, je dé- 
mandai à être reconduite auprès de madame de Pui- 
sieux, nous ne retournâmes point d'où nous venions, 
le vicomte me fit passer d'un autre côté par des dé- 
gagemens. Nous y trouvâmes une jolie femme de 
Bordeaux nommée madame Rousse de Corse, que 



BB MADAME DB GBNLIS. 53 

Ton rapportoit blessée sans connoissance, comme 
d'un champ de bataille, de la foule horrible où nous 
avions passé. Cette pauvre jeune femme étoit tom- 
bée, on l'avoit foulée aux pieds 5 elle étoit dans un 
état pitoyable. On appela un chirurgien, et elle fut 
saignée dans les appartemens mêmes. Cette vue me 
fit frémir, et je fis grand plaisir au vicomte de Cus- 
tines, qui vouloit m'empécher de m'arréter près 
d'elle, en lui disant que je voulois regarder tout ce 
que je lui devois. M. le duc d'Orléans partit pour 
Villers-Cotterets le 6 mai, et madame de Puisieux, 
quelques jours après, m'y mena pour y passer douze 
jours. Nous y trouvâmes beaucoup de monde, en- 
tre autres la marquise de BoufiSers, mère du fameux 
chevalier de Boufflers : elle étoit spirituelle et pi- 
quante. Sa fille, madame de Cussé, qu'on a depuis 
appelée madame de Boisgelin, n'étoit ni l'un ni l'au- 
tre, ce qui, dans cette famille, avoit l'air d'une 
distraction. Le comte de Maillebois"* étoit à ce 

• Le comte de Mailleboifl, fils du maréchal de oe nom, avoit alors 
plus de cinquante ans ; il est douteux quMl eût beaucoup d*esprit, car 
sa conduite fut celle d^nn homme de petit jugement. Le tribunal 
des maréchaux de France le déclara calomniateur ^ il fut disgracié 
et enfermé dans la citadelle de Doulens. En 1784) le ministère Ten- 
▼oya en Hollande pour y soutenir le parti démocratique contre le 
roi de Prusse. Il fut décrété d'accusation en 1791, par rassemblée 
nationale, comme auteur d'un plan de contre-révolution concerté 
avec la cour de Turin ; il se retira en Hollande, où il mourut en 1792 
-^NoU de V Editeur.) . 



54 ItÉHOlRES . 

voyage ; il passoit pour çivoir beaucoup d'esprit ; je 
ne m'en suie jamais aperçue, et il me paroissoit .tn- 
nuyeux. M. ôfi Castries, depuis maréchal de France* : 
j'aimois beaucoup ses manières et sa conversation ; 
il woit dans l'esprit de l'agi^é^ment et de la solidité ; 
une envie de plaire douce et .^abae, sans empresse* 
ment, sans frais, sans .agitations, qui n'annonçoit 
que la bienveillance, et noiP ramour-propre qui veut 
briller et faire des conquêtes. Le baroii de B^zen- 
val, que j'avois déjà rencontré mille fois dans le 
monde : il étoitde l'âge de M.fe duc d'Orléans; mais 
ilavoit encore v^ne figurie chômante et de grands suc- 
cès auprès des femmes. P'we ignorance extrême, 
et hors d'^ta.t d'écrire passablement u^ billet, il n'a- 
voit préçisémenjk que l'esprit qu'il faut pour dire des 
riens avec .grâce et légèreté : on l'accusoit d'être 
méchant, il étoit irréfléclû et sans principes; il ayôit 
de l'obligeance dans les procédés, q\iand son intérêt 
ne s'y ppposoit pas, et 4e la bophûi^çiie dons la so- 
ciété, avec les gens auxquels on ne pouvoit donner 

* Le maréchal deiCastries ayoit «emsons le prince 4e Souhise^ 41 
fut blefinsé à la bataille de Rosback: U le fut de nouveau en 2760>«t 
une troisième fois en 1762. JBmigré au commencement de la ré- 
volution, il se trouva, lors de Fiavasion des Prussiens en Champagne, 
sous les ordres du prince de Brunswick, qvUl avoit vaincu à Closter- 
Camp. Le maréchal de Castries mourut à Wolfenbuttel, au com«- 
mencement de Tannée 1801. Il étoit né en 1727 : il montra, pen. 
dant qu*il fat ministre de la marine, du désintéressement, de la pro. 
bité, mais peu de talent.— (iVole de V Editeur). 



DB MADAMB DB GBNLIS. 56 

de ridicol^ ; uto air ouvert, da naturel, une grande 
gaieté, le rêndoient fort aimable*. 

Le marquis du Châtelet, et sa femme/ étoie&t 
aussi de ce voyage. La marquise du Chfttelet étoit 
l'une des ]^lu8 estimables personnes de la cour, et 
Ton peut dire la même chose de son mari. Si Toii 
eût ajouté foi à ce qu'on disoit de la naissiuice de M* 
du Châtelet, on se seroit étonné de trouver en lui 
tant de douceur et un esprit si peu brillant, mais cet 
esprit étoit juste; M. du Châtelet avoit une belle 
âme, et la fidélité de son amitié pour le duc de Cboi-» 
seul a donné un bel exemple à la coun Monsieur 
et madame de la Vaupalière passèrent aussi à Villetti^ 
Cotterets tdut le temps que nous y séjournâmes^ 
Sans la passion du jeu, M. de la Vaupalière auroit été 
fort ainmble ; le jeu étoit à la fois pour lui le bonheur 
et sa seule affaire. Il auroit dégoûté nos romantU 
ques de la réveriey qu'ils aiment tant 5 il étoit ex^ 
cessivement rêveur, mais il ne revoit qu'au jeu. Sa 
femme étoit charmante, quoiqu'elle eût plus de qua-^ 
rante ans ; elle avoit des grâces qui ne vieillissent 
point, du naturel, de la nsûtveté dans l'esprit, de 
l'originalité, et le caractère le plus égal et le plus 
aimable. 

Je connus là tout l'avantage d'avoir pour mentor 

* Les Mimoiret qa^on a publiés sous son nom, sont entièrement 
de la eompoiitian de M. le vicomte de Ségur, mort à Barège. J^en 
parlerai avec détail dans la suite de cet ouYr9gej^{Notè de t Auteur,) 



56 MEMOIRES 

une personne qui a un véritable désir de &ire valoir 
celle qu'elle mène dans le monde. J'eus beaucoup 
de succès^ non pas seulement pour la harpe, le chant 
et les proverbes, mais on loua mon esprit, ma con- 
versation (qui pourtant étoient fort ordinah*es). 
Quand je voulois le soir, suivant ma coutume, me 
retirer à onze heures, on me retenoit de force ; on 
relevoit avec éloge ce que je disois, on en citoit des 
traits le lendemain, et le plus souvent ces prétendus 
bons mots n'en valoient pas la peine. Je devois tous 
ces succès à madame de Puisieux, et à M. le duc 
d'Orléans, qui ne tarissoit pas sur les récits de mes 
gentillesses. On eut peine à nous laisser partir au 
bout de douze jours. J'avois beaucoup parlé de ma 
tante à M. le duc d'Orléans, en nous promenant sur 
la terrasse du château de Villers-Cotterets. Je re- 
marquai qu'une lettre, qui lui annonçoit qu'elle re- 
viendroit sous trois semaines^ le réchau£& beaucoup 
pour elle : il reprit sa passion, de peur d'être boudé; 
il me promit de m'écrire, et il me tint parole. 

En quittant Villers-Cotterets nous n'allâmes point 
à Sillery. Madame de Puisieux vouloit me faire 
connoître le Vaudreuil, la plus belle terre de la Nor- 
mandie, ou, pour mieux dire, elle vouloit me mon- 
trer, danB ce château où l'on aimoit les talens et les 
fêtes, et dont je ne connoissois pas la société, parce 
qu'elle n'étoit pas la sienne, du moins habituellement. 

Nous ne devions rester que huit jours au Vau- 



DE MADAMB DB GRNLIS. h^ 

dreuil^ nous y restâmes cinq semaines^ et les plus 
agréables que j'aie passées de ma vie. Le maître 
du château étoit le président Portai^ un vieillard plein 
d'esprit^ de gaieté et de bonté. Nous trouvâmes là 
très-bonne compagnie^ et très-disposée à s'amuser^ 
entre autres une femme d'une beauté jadis très-célè- 
bre, parente du président. Elle avoit alors cinquante 
ans ; elle avoit épousé en premières noces M. Ame- 
lot, ministre des affaires étrangères ; devenue veuve, 
elle jura de conserver sa liberté, et la garda long- 
temps ; enfin, elle vit au Vaudreuil M. Damézague, 
plus jeune qu'elle de quinze ans \ très-prévenue con- 
tre lui, elle voulôit partir quand elle le vit arriver. 
11 sut vaincre toutes ses préventions, lui tourner la 
tête en huit jours, au bout desquels cette fière veuve 
l'épousa dans la chapelle du château. Ils étoient 
mariés depuis trois ans, quand nous les trouvâmes au 
Vaudreuil ; ils vivoient ensemble comme deux tour- 
tereaux. Madame Damézague étoit fort belle; son 
mari avoit une très-jolie figure, et il a toujours été lé 
plus tendre et le meilleur des maris. Il avoit l'air le 
plus étourdi, le plus évaporé que j'aie jamais vu; 
il ne songeoit qu'à se divertit, à faire des tours, des 
niches, à donner des fêtes, il avoit toujours un pro- 
jet d'amusement; et, après la journée la plus bril- 
lante, il demandoit le soir : Q^e ferons-notis demain 
mâtiné II falloit le lui dire pour son repos ; sans un 
plan de ce genre bien arrêté, il n'auroit pas dormi. 

3** 



5& MKMOIRBS 

J'ai fait sur ]fi mariage ^ùagulier de madanie Daméo 
zague^ I9. nouvelle intitulée, Z^s Préventions ^uns 
Femmey doM M. Radet a fait un très-joli vaudeville. 

Au milieu de la joyeuse société dé Vaud^^uil, je 
remarquai particulièrement une j^eune personne, dont 
l'aimable figure et les manières nobles ^e frappèrent. 
C'étoit madame la comtesse die Mécode (depuis com- 
tesse de Lannoy) ; elle étoit plus â^e que moi de 
trois ans ; elle av(»t la plus belle taille, un visage 
agréable, beaucoup d'esprit, une imagination très- 
vive, et mille qualités attachantes. Elle m'inspira 
une véritable inclination dès la première vue, c'est 
ce que j'ai toujours éprouvé pour toutes les per- 
sonnes que j'ai beaucoup aimées. Je produisis le 
même effet sur elle ; et dès le même soir die me re- 
cpnduisit dans ma chambre, et nous veillâmes tête-à- 
téte jusqu'à trois heures du matin. Il semble que 
ces impressions si vives, ces amitiés si promptes, ne 
puissent appartenir qu'à la jeunesse; mais je les ai 
toutes conservées; je n'aime jamais les personnes 
qui ne m'attirent pas tout de suite. 

Jjc lendemain matin M. Damézague vint nous de- 
mander ce que nous ferions le soir ; je proposai d'ar- 
ranger des proverbes ; il dit que personne daçs le 
châtjeau n'en savoit jouer; il ajouta, en riant, que je 
devrois en jouer un toute seule pour leur donner une 
leçon. Je répondis que cela n'étoit pas impossible ; 
en effet, je l'essayai, et j'inventai ma fameuse scène 



BB MADAMB BX 6BNLIS. 59 

de la Cloison^ que j'ai tant jouée depuis, dont j'ai 
fait par la suite deux petites comédies, et qu'on a 
imitée plusieurs fois au théâtre, entre autres dans 
Aucassin et Nicolette. Ma CfoûoM eut un tel sue* 
ces, qu'on me la fit jouer cinq ou six jours de ^iite^ 
nous donnions pour petite pièce une chanson bur- 
lesque très-plaisamment chantée et jouée par M. Du- 
m^xigue, et que j'accompagnois de la harpe* Je 
formai une petite troupe pour jouer des proverbesf; 
madame de Mérode, surtout, fit beaucoup d'honneur 
à mes leçons dans ce genre* Nous faisions des pro- 
menades charmantes en calèche et à pied dans le 
parc, qui étoit immense, et admirablement beau* 
Nous entendîmes parler d'une montagne voisine 
qu'on appelle la Montagne des deux JbnaitUf et qui 
est également fameuse dans le pays par sa pro^ 
gieuse élévation, la superbe vue qu'on découvre de 
son sommet> la difficulté d'y parvenir, et enfin par la 
tradition qui explique pourquoi elle s'appelle la Mon^ 
tagne des deux Amans* On conte que jadis on la 
nommoit inaccessible, on croyoit qu'il étoit inqpos- 
sible de la gravir. Un pâtre de la vallée,, amoureux 
et aimé d'une jeune fille, ne put l'obtenir qu'à con- 
dition qu'il la porteroit sur ses épaules au sommet de 
la montagne inaccessible. On crut rebuter les deux 
amans en imposant une telle condition } mais Famour 
ne doute de rien ^ les amans acceptèrent, au grand 
étonnement de toute la vallée. L'amaat charge celle 



60 MEMOIRES 

qu'il aime sui* ses épaules; il croit qu'il pourroit là 
porter ainsi au bout du monde^ et qu'im si doux far- 
deau donneroit des forces si l'on en manquoit. Il 
rit des mortelles inquiétudes de ses parens et de ses 
amis; il part triomphant^ il gravit toute la mon- 
tagne ; mais, parvenu à la cime, en faisant le der- 
nier pas qui l'élève au sommet, il rend son dernier 
soupir. Telle est la tradition, qui a l'air d'une allé- 
gorie; car, en effet, l'amour promet tout, entre- 
prend tout, et après avoir tout obtenu il expire ! . • • • 
L'histoire ajoute que la jeune fille désespérée se pré- 
cipita dans la rivière qui coule au pied de cette mon- 
tagne escarpée, qui prit alors le nom de Montagne 
des deux Amans. Sur ce petit fond romanesque, je 
fis en deux jours un drame que je lus à madame de 
Mérode, au comte de Caraman, frère du marquis et 
neveu du président Portai, et à M. Damézague. Ces 
trois personnes ne manquèrent pas de trouver cette 
petite pièce excellente; il fut décidé que nous la 
jouerions ; et M. de Caraman fit faire tout de suite 
un charmant petit théâtre dans l'orangerie. £n at- 
tendant nous voulûmes absolument, madame de Mé- 
rode et moi, gravir la montagne ; un postillon du 
président s'étoit cassé la jambe deux mois aupara- 
vant sur cette montagne, j'étois sûre que madame de 
Puisieux s'opposeroit à cette entreprise; nous en 
fîmes un secret^ et il fut' convenu que nous ferions 
' notre escalade avant son réveil. Au reste la mon- 



DE MADAME DE GBNLIS. 61 

tagne u'à rien d'inaccessible, seulement elle est très- 
longue et très-fàtigante à gravir. Nous sayiona 
qu'elle avoit un ermitage sur son sommet ; ainsi nous 
étions bien assurées de pouvoir faire ce que faisoient 
les ermite^, ou pour mieux dire les religieux, car 
c'étoit un petit couvent. Nous nous levâmes avec 
le jour, et à cinq heures du matin madame de Mé- 
rode, M. de Caraman, M. Damézague et moi, nous 
étions au pied de la montagne. Nous fûmes obligés 
de nous reposer à moitié chemin; madame de Mérode, 
peu accoutumée à marcher, étoit excédée. Enfin 
nous arrivâmes ; nous trouvâmes de bons religieux, 
charmés de nous voir, qui nous donnèrent à déjeuner 
du lait de chèvre, qui nous parut délicieux. Leur 
petit couvent, placé ttu milieu de la plate-forme de la 
montagne, étoit charmant ; on y découvroit de par- 
tout une vue ravissante. Ces pieux solitaires pla- 
noient encore sur le monde qu'ils avoient quitté i ils 
n'en voyoient que ce qu'il y a de plus vertueux, les 
travaux de la campagne. J'enviai leur demeure et 
leur tranquillité ; car, même au milieu du tourbil- 
lon du monde et de la dissipation, je n'ai jamais en- 
trevu sans une profonde émotion, l'image d'une soli- 
tude absolue et d'une paix sans nuages. Je ne pré- 
voyois pas alors, que vingt-deux ans après ce cou- 
vent seroit détruit, et ses vertueux habitans disper- 
sés avec violence, et peut-être immolés 1. . . , 

Le théâtre fiit fait en une semaine, on y travailla 



03- MEMOIRES 

joar ^ nuit, on apporta de Rouen une décoration 
toute fiaitei Pendant ce temps j'avois distribué les 
rôles de ma pièce^ le mien étoit celui d'un vieil en* 
chanteur, qui ^yoitdeùx cents ans, et que je suppo- 
sois établi sur la moiièagne inaccessible, où il devoit 
rester jusqu'à l'arri^sée de. deux amans parfaits, il 
les attendoit depuis plus d'un siècle et demi. J'étois 
enchantée de mon rôle, parcQ que j'avois une per- 
mique et une barbe ])lanche. Madame de Mérode et 
Mv de Caraman faisoient les deux amans* Ma pièce 
finissoit heureusement, les amans vivaient pour ser- 
vir de modèles à tous les amans des races futures ; 
la perfection de leur amour mutuel désenchantoit le 
Vleuk solitaire de la montagne. Ma pièce étoit rem- 
^fie d'allusions agréables pour le maître de la mai- 
fsXmy et pour toutes les personnes de la société. On 
pense bien que rien ne manqua à son succès, et que 
l'auteur fut demandé à grands cris; onnousrede^ 
manda d'autres représentations, mais madame de 
Puisieux, trouvant le spectacle trop court, m'or- 
donna de l'allonger. On désira par acclamation me 
voir jouer Roxelane dans les 'Frois Sultanes ; car 
'dans ma jeunesse on m'a tant comparée à Roxelane, 
que j'étois aussi ennuyée de cette espèce de compli- 
ment, que de m'entendre répéter que je jouois sûre- 
ment mieux de la harpe que le roi David. Nous 
n'avions- pas la comédie des Trois Sultanes, M. de 
Caraman envoya un courrier à Paris pour chercher 



D£ MABAMB DB GBNLIS. 63 

plusieurs choses^ entre autres une musette, la mienne 
étoit à Sillery avec mes malles. Mais je dis à nos 
acteurs, que je ferois la comédie des Trais Sultanes, 
sur le même fond, avec une intrigue toute différente. 
Je la fis effectivement, en trois actes, en prose, avec 
des couplets, et en six ou sept jours. Nous Tappre» 
nions à mesure que je l'écrivois. Elle étoit tout*à-fait 
différente de celle de Favart : je ne pense pas qu'elle 
fût bonne, mais je crois que le dialogue en étoit joli^ 
et qu'ily avoit du mouvement et de Tintérêt dans 
l'intrigue, ce qui manque entièrement dans celle de 
Favart. Je m'y donnai un rôle très-brillant, dans 
lequel je cbantois, je dansois, je jouois du clavecin, 
de Ij» harpe, de la guitare, de la musette, du tympa* 
non, et de la vielle ; nous avions eu ces deux der* 
niers instrumens de Rouen, il n'y manquoit que mon 
par-dessus de viole ; mais depuis trois an^ je n'en 
jouois plus, et ma mandoline auroit eu peu de suc- 
cès après ma guitare, dont je jouois beaucoup mieux. 
M. de Nédonchel, qui arriva de Paris, prit un rôle, 
madame de Mérode joua à merveille celui d'une 
Espagnole qui avoit une intrigue avec un jeune 
Français, joué par M. Caraman. Un jeune homme 
d'une petite ville voisine (le Pont-de-l'Arche) joua 
d'une manière charmante le rôle du Grand-Seigneur. 
Nous redonnâmes avec cette pièce nouvelle ma Mon- 
tagtu des deux Amans. Tout cela eut un tel succès. 



64 MÉMOIEBS 

que les àpplaudissemens et les acclamations firent 
fondre en larmes madame de Puisieux, et ce fut là 
mon vrai succès. Après souper^ je la reconduisis 
dans sa chambre, et ce soir madame de Mérode m'at- 
tendit vainement dans la mienne, je restai arec ma- 
dame de Puisieux jusqu'au petit jour. Comme elle 
m'aimoit ! , • • • comme j'aimai depuis ! • • • • mais 
comme j'étois reconnoissante, combien elle m'étoit 
chère ! cette vertueuse et sensible protectrice ! . • . . 
Ses traits, son idmablé physionomie, son costume, le 
son de sa voix, tous nos entretiens tète-à-téte sont 
restés ineifaçablement gravés dans mon souvenir, et 
surtout la conversation de cette nuit, où elle fut si 
particulièrement tendre pour moi ! • ^ • • Elle tenoit 
mes deux mains dans les siennes, elle me regardoit 
avec un attendrissement inexprimable, et elle me 
répéta plusieurs fois ces paroles qui me frappèrent : 
''Oui, vous aurez une destinée extraordinaire ! — — 
mais quelle sera-t-elle ?..».. ." Son ton sembloit 
annoncer de Thiquiétude sur mon bonheur : hélas ! 

c'étoit un pressentiment ! • 

Nous rejouâmes trois fois notre petit spectacle, 
avec seulement un jour de repos entre chaque re- 
présentation ; on venoit nous voir jouer non-seule- 
ment de Pont-de-l' Arche, mais de Rouen, Taffluence 
fat étonnante aux deux dernières représentations* 
Au bout de ce temps nous exécutâmes un projet, 
dont la seule idée me transportoit, c'étoit d'aller à 



r 

DB MADAMB DB GBNUS» 65 

Dieppe voir la mer que je n'avois jamais vue. Il ne 
s'agissoit que de décider madame de Puieieux à nous 
y mener^ car elle ne m'y aurait pas laissée aller sans 
elle. Je dis un matin à madame de Mérode et à M. 
de Caraman que je tenterois cette négociation dans 
la journée. Ils crurent que ce seroit en particulier^ 
et à leur grand étonnement ce fut dans le salon aus- 
sitôt après le dîner en présence de tout le monde. Je 
m'approchai de madame de Puisieux^ et je lui dis 
tout haut qu'elle prit garde à elle^ parce que j'avoîs 
le dessein d'employer, pour la séduire, toute la finesse 
que je pouvois avoir avec elle ; elle se mit à rire, et 
répondit avec sa grâce accoutumée ; alors je lui dis 
que j'avoîs un désir passionné de Voir la mer ; elle 
m'interrompit vivement, en s'écriant : '* Eh bien ! 
nous irons demain à Dieppe." Je fus si touchée de 
cette adorable bonté, que mes yeux se remplirent de 
larmes.; un petit respect humain me rendit honteuse 
de ce mouvement si naturel, je penchai le visage sur 
sa main afin de cacher mon émotion \ elle sentit cou- 
ler mes larmes sur sa main. ** Relevez donc la tête," 
me dit-elle \ j'obéis, et l'on vit que je pleurois. Elle 
m'embrassa mille fois avec attendrissement. '^ Voyez, 
disoit-elle, si je puis vous refuser quelque chose !. ." 
Il n'y avoit là que des personnes remplies de bien- 
veillance pour moi, cette petite scène les toucha 
sensiblement. 
Nous partîmes, en efibt, le lendemain à midi, ma* 



66 MÉMOIRES 

danie de Puisieux^ madame de M érode, M. de Cara- 
manetmoi dans une berline; nous étions escortés 
par MM. Damézague, Nédonchel et Vougny qui 
nous accompagnoient dans une chaise de poste. Le 
voyage fut très-gai^ grâce à toutes les folies de M. 
Damézague et de M. de Nédonchel, qui, pendant 
toute la route, nous précédoient aux postes pour jouer 
des scènes inou'ies qui nous faisoient rire aux 
éclats. Le séjour à Dieppe fut de la même gaieté. 
Ma surprise, mon admiration, mon saisissement 
furent extrêmes à Taspect de TOcéan, vu pour la 
première fois de la jetée de Dieppe, où on le voit 
si bien dans toute sa majesté. Il ne me manquoit 
qu*une chose, c'étoit d'être toute seule. J'avoue 
que la gaieté turbulente de nos compagnons de voyage 
me fut bien importune dans ce moment. Tandis 
que je contemplois ce spectacle admirable, j'étois 
bien scandalisée d'entendre rire, et dire des extrava» 
gances comme dans im salon, ou au coin du feu ; 
aussi fut-on très-étonné de ma gravité, et il fut décidé 
que j'étois fort maussade au bord de la mer. Je 
fis le jour même une petite navigation qui ne me 
réussit pas, car la mer me rendit si horriblement 
malade, que nous regagnâmes le rivage après 
avoir fait seulement une lieue. Nous visitâmes les 
boutiques remplies de jolis ouvrages en ivoire, 
dont madame de Puisieux me donna une prodigieuse 
quantité; nous fîmes la meilleure chère du monde 



DB MADAME JOB GRNLIS. SJ 

en poisson ; nous pasa&Bjies un jour plein à I^ppe, 
et daoB renchantejnent de notre voyfige nous retour* 
nâmes au Vaudreuil, où l'on nous prépsuroit des 
fêtes dbarman^tea. 

Lie lendemain de notre retour, après le dîner, le 
président reçut iwe lettre dans le saiop, qu'il nous 
lut tout haut, et qui l'avertissoit que des cor$idre$ 
qui nous avoient vues sur la mer, madame de M érode 
et moi, aroient formé le dessein de nous enlever 
pour nous mener dans le sérail du grand-seigneur. 
Nous ne f&mes pas très-effrayées de cette aventure î 
cependant nous demandâmes au président oomment 
nous pourrions nous garantir d'un si grand péril; 
il nous répondit qu'il ne voyoit d'autre moyen que 
de nous fedre recevoir vestales dtos le temple du 
petit bois. C'étoit une charmante fabrique en forme 
de temple, placée dans une partie du jardin près 
du çdiiâteau. Ce temple, qu'on appeloit le cou- 
vent, étoit au milieu d'im parterre, et ^itouré de 
murs, et fermé; c'étrât le petit jeutniin particulier 
du président, qui avdt grand soin de le fermer 
à clef; on n'y entroit qu'avec lui; il nous y 
avoit donné à déjeuner plusieurs fois. Il fut 
donc décidé qu'on nous recevroit le lendemain 
à huit heures du soir dans le temple de Vesta. 
M. de Caraman nous y conduisit, et U dispa* 
rut presque aussitôt. Nous trouvâmes le temple 



68 MéMOIftBS 

très-omé de fleurs, et toutes les daines de la so* 
ciété habillées en vestales, ayant à leur tête ma- 
dame de Puisieux en grande-prêtresse, et le président 
en grand-prêtre. Il n'y avoit dans cette petite en- 
ceinte que lui seul d'homme. On nous harangua ; 
madame de Vougny nous chanta de fort jolis cou- 
plets. On fit la cérémonie de notre réception. 
Le jour finissoit : tout à èoup nous entendîmes une 
musique turque fort bruyante, et l'on accourut 
pour nous dire que le grand-seigneur en personne, 
suivi d'une nombreuse escorte, venoit pour enle- 
ver toutes les vestales. Notre grand-prêtre mon- 
tra dans cette occasion ime fermeté digne de son 
caractère; il déclara qu'il n'ouvriroit point les 
portes. Cependant la terrible musique approchoit 
avec une effrayante rapidité, et bientôt les Tmcs 
frappèrent à coups redoublés. J*étois d'avis, pour 
éviter une scène qui me déplaisoit d'avance, qu'on 
ouvrît, et de nous rendre de bonne grâce ; le pré- 
sident, très-attaché à son plan, et à l'illusion de 
cette pantomime, me reproche ma lâcheté, et fiût 
dire au sultan que la clôture est sacrée ; alors, quoi- 
que les murs fussent assez élevés, tous les Turcs les 
franchissent avec impétuosité ; plusieurs d'entre 
eux, qui étoient des domestiques et des paysans, 
portoient des flambeaux; ils ouvrent les portes; 
plus de trois cents Turcs remplissent le jardin ; les 



BB MADAME DB GENLfS. , 69 

hommes de la société enlevèrent les dames ; les 
autres enlèvent mie douzaine.de femmes de chambre, 
mêlées avec nous pour faire nombre. J'ai toujours 
détesté la confusion et les bagarres, même dans les 
jeux ; cette escalade me déplut mortellement et me. 
fit peur ; je craignois que quelqu'un ne se cassât 
la jambe ; et, voyant plusieurs Turcs s'approcher 
assez brutalement de nos vestales, je trouvai toute 
cette invention détestable. Dans cette mauvaise 
cUsposition d'humeur, j'aperçus à la lueur des flam- 
beaux, M. de Caraman tout étincelant d'or et de 
pierreries, mais que le turban n'embellissoit pas, 
et qui vint à moi d'un petit air vainqueur, qui acheva 
de me mettre en colère. Je me refusai très-sérieuse- 
ment à l'enlèvement, et ce fut avec si peu de grâce, 
qu'il en fut excessivement piqué. Il me saisit; 
je me débats, je le pince, je l'égratigne, je lui donne 
des coup de pieds dans les jambes ; il devient fu- 
rieux, et m'emporte bien véritablement malgré moi. 
On me place sur un superbe palanquin; le sultan 
me suit à pied pour me faire des reproches très- 
amers. Je sentis pourtant qu'il ne falloit pas gâter 
la fête en désolant celui qui véritablement la don- 
noit, et qui s'en étoitfait le héros pour m'en dé- 
clarer la reine. Je pris le ton de plaisanterie, et 
je parvins à l'apaiser. Toutes les dames étoient 
SUT des palanquins charmans ; les Turcs suivoient 



70" MÉMOX&B8 

à pied^ au son de \bl muûque. On nous fit ainsi 
traverser dans toute leur longueur^ ces vastes et 
beaux jardins^ magnifiquement illuminés. Cette 
promenade fut ravissante. A rextarémité du parc 
nous ti)ouvâme& une superbe salle de bal remplie 
d'orangers, de guirlandes de fleurs, de mes chiffires, 
et de rafraichissemens. Le grand'-seigneur me dé» 
clara sultane favorke, et nous dsmsâmes toute la nuit. 
On m'a donné beaucoup de fêtes dans ma vie, 
mais je n'en ai point vu de plus ingénieuse et de plus 
bdle que celle-là. 

Trois ou quatre jours après nous partimea pour 
Sillery. J'avois passé aU' Vaudreuil les cinq se- 
maines les plua dissipées de ma vie ; néanmoins je 
kis toujours tous les matins pendant ma toilette, 
comine àror£naire. J'avois porté les Révolutions 
de Suède de l'abbé de Vertot; le président avoit de& 
Hvres^ je lus en outre, la Conjuration de Bedmar 
contre Venise, et je relus les Pensées du comte Ojeen- 
stiemj que j'avois déjà lues.* Nos adieux en par- 

* Petit-neveu de ce grand Axel Oxenstiemy g^rand chancelier 
de Suède, qui joua un ai beau rôle sons le règne de Gustare*- 
Adolphe, et depuis la mort d&ce héros tué à la bataille de Lutzen, 
ea T632, Le ministère du chancelier Ozeustiem fût plus long, 
plus doux et plus éclatant quene le fut en France celui du cardinal 
de Richelieu, son contemporain 5 mais les réputations brillantes 
tiennent plus aux théâtre* qu*aux talens et aux actions; elles 
tiennent même beaucoup aux climats. Dana les pays trop^ froid* 



DE MADAME DE GENLIS. 71 

tant du Vaudrettil furent bien tendres ; on se pro» 
mit de se retrouver à Paris, de devenir inséparables^ 
et puis, dans ce chaoa du grand monde, chacun 
fat emporté de son côté, et Ton ne se revit plus. 
MaiA il n'en fut pas ainsi entre madame de Mérode 
et moi. Madame de Puisieux Tinvita à venir à Sil- 
lery, elle le promit, et elle tint parole» 

£n passant à Reims, madame de Puisieux con«^ 
sentit à m'y laisser huit jours chez ma charmante et 
bonne grand'mère, madame de Droménil. Ensuite 
j'allai à Sillery, où je trouvai nombreuse compagnie : 
M. de la Roche-Aimon, archevêque de Reims, 
prélat d'une figure imposante, homme vertueux, 
austère, et de beaucoup d'esprit ; son coadjuteur, 
M. de Talleyrand, non pas celui qui a depuis été si 
célèbre 5 celui-ci n'avoit rien pour le devenir; la 
fôété, l'amour de la paix, ne font pas de bruit.* 
Au reste il étoit fort aimable dans la société par 

pour attirer les voyageurs, il est plus difficile d*acquérir une 
grande renomaiée. Le» ywx. manquent pour retendre, on ne connolt 
que superficiellement les hommes de mérite suédois^ danois, russes. 
lies détails qui i^o^^^i^^ ^^^^ dMntérêt à la célébrité, sont perdus 
à de certaines distances ; enfin, un seul voyageur menteur et mé. 
content suffit pour ternir dans le Midi la réputation d*on g^rand homme 
du Nord.«-(^bf0 de V Auteur,) 

• Alexandre-Angélique de Talleyrand-Périgord, né à Paris en 
1736, acquit depuis, comme archevêque de Paris et gjand-aumô- 
làtr de France, la réputation si pure et si désirable que donnent 
tiN^ours les hautes fonctions ecclésiastiques dignement exercées.^— 
fifote de r Editeur;. 



72 MÉMOIRES 

une gaieté pleine d'innocence et de grâce« L'ar- 
chevêque avoit amené aussi le jeune abbé de Talley- 
rand, destiné de même à Tétat ecclésiastique, et 
déjà en soutane, quoiqu'il n'eût que douze ou treize 
ans. Il boitoit un peu, il étoit pâle et silencieux, 
mais je lui trouvai un visage très-agréable, et un 
air observateur qui me frappa. Il y avoit encore à 
Sillery M. le duc d'Aumont, excellent homme, d'un 
très-grand sens ; on disoit dans le monde qu'il n'a- 
voit pas d'esprit.* ce qu'on y dit toujours des gens 
dépourvus d'agrémens extérieurs, qui n'ont rieri 
de brillant dans la conversation, et qui sont toujours 
raisonnables : Monsieur le maréchal et madame 
la maréchale d'Etrée : M. Damécourt, homme de 
robe très-spirituel, qui, avec une figure un peu 
ridicule, étoit homme à bonnes fortunes : la vieille 
princesse de ligne, qui avoit le plus vilain visage 
de cinquante ans que j'aie jamais vu 3 un visage gras 
luisant, sans rouge, d'une pâleur livide, et orné de 
trois mentons en étages ; on avoit dit qu'elle res- 
sembloit à une chandelle qui coule, et il faudroit 
l'avoir vue pour sentir combien cette comparaison 
étoit parfaite ; monsieur et madame d'Egmont : 

« 

* Ce qui a pa donner cette opinion du duc d^Auoiont, c'est l^in- 
décision de son caractère. Dans les circonstances difficiles, il hési- 
toit sans cesse àprendre son parti, ce qui lui fit dire que sa montre 
retardait toujours. Né en 1732> il est mort en 1799, fort retiré 
et fort oublié j il avoit été cependant lieutenant*général.p^iV. de TM) 



BB MADAME D£ GENLIS. 73 

mademoiselle de Sillery, sœur de M. de Puisieux, 
une véritable sainte, et aussi spirituelle et aussi 
aimable que parfaite par sa piété, son indulgence 
et sa vertu : mon beau-frère, sa femme : monsieur et 
madame de Louvois ; cette dernière étoit déjà bien 
malade: M. le marquis de Souvré, ses filles, nièces 
de madame de Puisieux: mesdames de Sailly et 
de Saint-Chamand : le comte de Rochefort : M, Con- 
way, un jeune Anglais, fils de mylord Hertford, qui 
avoit été ambassadeur en France ; et le vieux duc 
de ViUars, qui se peignoit les sourcils, mettoit du 
rouge, et tenoit dans sa bouche des petites balles de 
coton pour se renfler les joues** 

Ce voyage fut, comme les précédens, rempli d'à- 
musemens et de fêtes de mon invention. Nous y 
jouâmes mes deux pièces du Vaudreuil : les Deux 
Sultanes et la Montagne des deux Amans f ; et de 

• Le duc de Villàrs étoit de TAcadémie française: il mourut 
Tannée 17.... Le fils de Vhefireux VilUtrê foMfarfm plein de 
eceuTy avoit eu, dès son enfance, une aversion très-prononcée pour 
les périlë qui firent la gloire de son père ; il dut à la considération 
que Ton avoit eue pour le maréchal, le grade de brigadier et le 
gouvernement de Provence, quMl obtint étant fort jeune, ■ et qu*il 
conserva dans un temps où il n^auroit pu y prétendre, si d^à il ne 
s^en étoit trouvé pourvu. Quoique d*une taille et d^une figure 
mâles, tous ses goûts étoient efféminés. Il jouoit la comédie, 
même dans un âge trèspavancé. Il fat aimé dans son gouverne- 
ment.— f^Ab#0 de r Editeur. J 

*!* M. de Caraman avoit copié et gardé ces deux petites pièces : 
j*en avob un double que j*ai cons^vé Jusqu*â rémigratioUâ Alors je 
les ai perdues avec une infinité d^autres papiers.— (IVo^ederi^K^eNr.) 

TOME II. 4 



7^ HJÉMOIliBS 

plu3 tes JPolies amoureuses de Regnard. M. de 
Gen£s rencil de 90a régiment au mois de juillet, 
el! deux jours après je yis arriver avec un plaisir 
extcâme madaaae de Mérode> qui nous fut^ussi utile 
<|»'agréable pour boh fêtes, l^lte resta «vec nou» 
jufiiqpjc'iau milieu à^ mois do sept^nbre. Après son 
départ, j'aUfU pa^seï? dix jpur» à tiouvok^ au bout 
desquels )e; revins à Sillery. < 

Je n'M point parlé d'un personqage qui étoit à 
demeure chez M. de Pui^ieuK, et qui mérite pourtant 
unetnenticm particulière. U s'appeloit M. Tiqueté 
il avoit été secrétaire d^ambassade de M* de Puisieux,, 
et il avoit pour lui un aM:achement exclusif et pas* 
sionné. C'étoit un homme de cinquante ans, d'ime 
I^obité parfaite; il avoit beaucoup d'instruetûnst, 
un très-grand. mérite> mais la plus éirimge figune que 
l'on puisse imaginer. Il étoit fort gr^nd^ très-maigre^ 
sçs épa^leaétoient abattues, et abaissées d'une ma- 
nière extraocdinaire, et son cou d'une longueur 
démesurée. Au-dessus de ce cou, se trouvoit un 
visage très-çouperosé, avec un nez prodigieux, des 
petits, yeu^ bleuâtres tout ronds, £ans paupières et 
sans Qourcils, une bouche immense, le tout orné 
d^une perruque blonde, pommadée avec excès, et 
légèrement ][)oudrée. Il portoit toujours un habit 
gris, serré et boutonné du haut jusqu'en bas; on 
n'a jamab vu de laideur plt|s bizarre, plus fri- 
pante et plus complète* Cependant, quoique je la 



DB MADAMB DB OBNLIS. 7& 

trouvasse surprenante, elle ne me dëplaisoit pas; 
cette singulière figure n'avoit rien de sinistre et 
de faux, et il y aroit de Tesprit et en même temps 
de la bonhomie dans son sourire. A la yérité, 
M. Tiquet sourioit bien rarement, il étoit naturel- 
lement gra^e, sévère et silencieux; n'ayant jamais 
été accueilli par les fenmies, il ne les haïssoit pas, 
mais il les boudoit toutes, et particulièrement lors- 
qu'elles étoient jeunes et jolies. Pour les vieilles, 
il se plaisoit à les contrarier. C'est ce qu'il faisoit 
même avee madame de Puisieux, qui le lui rendent 
bien ; car elle le trouvoit souvent insupportable. Le^s 
discussions n'étoient jamais violentes; on y con- 
servoit toujours le respect d'un côté et la politesse 
de l'autre: mais ou y trouvoit sans interruption 
un grand fonds d'aigreur. Dès mon premier voyage 
à SiUery, M. de Puisieux, un matin que nous étions 
téte-à-téte, à cheval, me dit que j'avois fait, sinon 
la plus brillante, du moins la plus étonnante con- 
quête, celle de M. Tîquet, et que je la devois à 
la sagesse de mes lectures; car M. Tiquet seul 
les connoissoit : c'étoit lui qui avoit la clef de la 
bibliothèque, et qui me prêtoit les livres que je 
demandois. M. de Puisiçux ajouta que M. Tiquet 
lui avoit dit que, lorsque mon enftmtitlage serait 
pctsséjje deviendrais une femme d'tm grand mérite. 
M. THquet n'avoit pas confié à M. de Puisieux une 
chose dont sûrement, au fond de l'âme, îà me savoit 



76 MEMOIRES 

encore plus de gi'é que de mes sages lectures^ c'est 
qu'en général, dans ses disputes avec madame de 
Puisieux, quand cette dernière me demandoit mon 
avis, je rie donnois jamais tort à M. Tiquet, qui 
me paroissoit toujours un peu opprimé par elle, 
et que très-souvent je lui donnois nettement toute 
raison. J'admirai en ceci, comme en beaucoup 
d'autres choses, le noble caractère de madame de 
Puisieux, qui ne s'en fâcha jamais. Quand M. de 
Puisieux lui dit, en ma présence, que j'avois sub- 
jugué l'inflexible cœur de M. Tiquet, elle répondit, 
en riant, que je lui avois fait assez de coquetteries 
pour cela. Je lui en fis réellement une deux jours 
après. Je lui demandai le Traité de Westphalie. 
C'étoit le livre dont il faisoit le plus de cas, qu'il 
savoit par cœur, et qu'il citoit sans cesse. De 
ce moment mon crédit auprès de lui n'eut plus 
de bornes; il me suivoit toujours des yeux dans 
le salon ; quand je faisois quelques foliés, il sourioit, 
et même plus d'une fois on le vit rire. Ce qui 
me fit un plaisir infini^ c'est que madame de Puisieux, 
voyant l'intérêt sincère qu'il prenoit à moi, perdit 
toute son aigreur contre lui. Il s'en aperçut, et 
devint lui-même beaucoup plus aimable avec elle. 
La chose qui contribua le plus, après la ten- 
dresse de madame de Puisieux pour moi, à me 
rendre si cher le souvenir de Sillery, c'est que, 
pendant les trois années que j'y ai passé de suite 



DB MADAM£ DE GBNLIS. 77 

un temps si considérable, je n'y ai pas éprouvé 
une seule tracasserie, ni remarqué le moindre mou- 
vement d'envie contre moi. Madame et même M. 
de Puisieux étoient pour moi ce qu'on ne les avoit 
jamais vus pour personne ; et ces préférences, mar- 
quées en toute occasion, et bien souvent malgré 
moi, n'ont jamais excité un instant de jalousie; 
il est vrai que la maréchale d'Étrée et les nièces 
de madame de Puisieux, si constamment bonnes 
pour moi, avoient quinze ou vingt ans de plus que 
moi; mais madame de Louvois et ma belle-sœur 
étoient de mon âge, et pouvoient prétendre aux 
mêmes caresses, et elles trouvoient tout simple 
que ces caresses fussent accordées exclusivement à ce 
qu'elles appeloient ma gentillesse. Je régnois vérita- 
blement à Sillery ; rien ne s'y faisoit sans me consul- 
ter; on y prévenoit tous mes désirs ; les domestiques 
mêmes m'y servoient avec un zèle qu'ils avoient 
à peine pour leurs propres maîtres. Mais je n'a- 
busois pas de mon empire ; je ne le faisois servir 
qu'à l'amusement de tout le monde. J'étois heureuse 
et touchée de la bonté qu'on avoit pour moi; je 
n'en étois point vaine. J'avois une parfaite égalité 
d'humeur, et cette complaisance naturelle qui ne 
permet jamais aux autres de soupçonner qu'on 
puisse avoir l'impertinent désir de dominer. Dans 
tout ce que j'imaginois pour nous divertir, j'avois 
toujours l'attention, pour que cela plût à tout le 



7S BiEMOIRES 

fxionde^ d'aller me concerter avec mesdames de 
Louvois, de Sailly, de Saint-Chamand, et ma belle- 
sœiir, de mêler leurs idées avec les miennes, et 
ensuite de leur en faire honneur 3 et ce fut ainsi 
que je fus aimée. Par la suite, dans une autre 
situation, je portai le même caractère, mais je n^eus 
pas le même bonheur !. . • • 

Je composai dans ce voyage beaucoup de petites 
choses de société, et une chanson en pot-pouri, 
sur toutes sortes d^airs vulgaires, en dix-huit cou- 
plets. J'en fis huit, et M* de Genlis fit les autres. 
Nous la chantions ensemble, chaque couplet alter- 
nativement. 

Je continuai avec ardeur mes études d'histoire 
et de littérature, et je fis une grande quantité 
d'extraits. Je trouvois un plaisir inexprimable à 
augmenter ma collection en ce genre. Un incident, 
aussi extraordinaire que funeste, troubla beaucoup 
la fin de ce voyage. 

Un matin, en revenant à midi de ma promenade 
à cheval avec M. de Puisieux, je passai dans la 
salle à manger, où il y avoit toujours à cette heure 
deux grands baquets préparés pour le dîner, l'un 
contenant une cruche d'eau à la glace, l'autre une 
cruche d'eau sans glace, que Ton appeloit l'eau 
de M. de Puisieux, parce qu'il ne buvoit que de 
celle-là; ce n'étoit pas la mienne, maîsj'avois soif 
et très-chaud, et par prudence , je ne voulus pas 



DB MABAMS DH GENLIS. 7^ 

boire à la glace; je bus Àçmc de Teaiu de M, de^ 
Pùisieux^ mêlée avec moitié vîn^ et je rentrai daht 
ma chambre. A peine y fus-je que je ïue trouvai 
mal^ et je ne fus soulagée que par un grand vè- 
missement. Cela fait> je ne sentis plus rien, je 
m'habilbd, je n^y pensai plus, et je n^en parlai 
même pè& en allant diner% Je ne bus à table que 
de l'eau à la glace* M. de Puisieux, ^e sentant 
un peu incommodé, voulut faire dièt^ <ce^joûr-là; 
il ne prit que de la tisane faite à la cuisine ; iî 
resta dans le salon avec madame de Puisièux qui né 
àtnoit jamais* Au milieu du dîner, le vieil abbé dé 
Saint-PoUen, parent de madame de Puisieux, sortit de 
table en se plaignant de la colique; aussitôt après 
le dîner, fe coadjuteur de Heims, M. Tiqùét, 6t !^. 
de Genliâ, se plaignirent du mal de cœur ; c'étoieht 
les seules personhes qui eussent bu de Teau non gla<- 
cée. Rentrés dans le salon, ils se hâtèrent d'en 
sortir pour aller vomin On soupçonna du vert de 
gris ; les casseroles furent visitées ; elles étoient 
dans un état parMt ; d'ailleurs ceux qui n'étoierit 
pas incommodés avoient mangé de tout comme les 
autres. M. de Puisieux^ qui mangeoit très-peU, et^ 
qui étoit depuis quinze ans au régime le plus austère, 
trouvoit toujours que l'on mangeoit trop, et il attri- 
bua tous ces vomissemens à des indigestions du jour 
ou de la veille ; ainsi, au lieu de plaindre les malades, 
il leur fit des sermons sur la sobriété. Cependant 



80 MÉMOIRES 

M. de Genlis ^ vomit jusqu^au sang^ ainsi que le 
pauvre abbé de Saint- Pouen, qui, ayant soixaiite-. 
quatorze ans^ se mit au lit, en disant qu'il se sentoit 
très-mal; M. de Puisieux vouloît qu'il ne prit que 
de l'eau chaude, mais madame de Puisieux envoya 
chercher un médecin à Reims. M. de Genlis, après 
avoir beaucoup souffert, voulut malgré moi rentrer 
dans le salon, deux heures après le dîner ; il étoit 
très-change et très-abattu. M. de Puisieux lui fit 
une scène sur sa gourmandise. Dans ce moment 
un valet de chambre entra dans le salon en contant 
que M. de Rénac, qui n'avoit pas dîné, et qui reve- 
noit de la chasse, avoit bu un verre de Veau de M, 
de PuisietAXy qu'aussitôt il avoit vomi, ainsi que son 
domestique qui en avoit bu aussi. Là-dessus ou re- 
connoît enfin que cette eau est empoisonnée ; ma- 
dame de Puisieux crie qu'il faut jeter cette eau, ce 
qui fut exécuté sur-le-champ, et l'on eut grand tort, 
car il auroit fallu la garder pour la décomposer. Le 
médecin qu'on avoit envoyé chercher pour l'abbé de 
Saint-Pouen arriva ; il trouva le pauvre abbé très- 
mal, ainsi que Paul, le valet de chambre chirurgien 
de M. de Puisieux, qui, en passant dans la salle à 
manger, avoit bu deux fois de l'eau fatale. L'abbé 
reçut tous ses sacremens dans la nuit, cependant il 
ne mourut pas. Le médecin déclara positivement 
que tous les malades avoient été empoisonnés. Je 
ne m'en ressentois plus; M. Tiquet buvoit si peu 



DE MADAME DE GENLIS. 81 

d'eau avec son vin^ qu'il n'étoit que foiblement in* 
commode ; M. de Rénac et son domestique Tétoient 
davantage, quoique sans danger; le coadjuteur et 
M. de Genlis souf&oient beaucoup, et l'abbé et le 
chirurgien étoient à la mort. Tout le reste de la 
société, n'avoit pas bu de cette eau. On ordonna à 
tous les empoisonnés de prendre de l'eau thériacale, 
et ensuite de prendre du lait pour toute nourriture 
pendant trois jours, et d'en prendre souvent des de- 
mi-verres dans le cours des journées. On ne fut 
plus occupé que de découvrir d'où venoit ce poison ; 
ce ne pouvoit être un hasard, cette idée nous glaça 

tous «On fit venir dans le salon le maitre-d'hô- 

tel, le fidèle Milot, qui avoit été hors de lui du soup- 
çon sur les casseroles. Nous lui demandâmes com- 
ment on pourroit découvrir cet horrible mystère, 
car nous pensâmes que c'étoit un domestique qui 
avoit jeté quelque chose dans l'eau, peut-être par 
méchanceté contre un des valets de chambre, qui, 
presque tous, en allant et . venant, buvoient de l'eau 
de ces cruches, tantôt à la glace, tantôt sans glace. 
M. de Puisieux chargea Milot de s'informer de tous 
ceux qui étoient entrés dans la salle. . Milot sortit. 
Alors chacun de nous rendit compte du caractère de 
ses gens ; M. de Genlis dit qu'il étoit sûr des nôtres. 
Mon beau-frère prit la parole pour convenir qu'il n'en 
pouvoit dire autant des siens. " Je le crois bien, 
reprit M. de Puisieux, vous ne les prenez qu'à la 

4 »» 



82 MÉMOIRES 

taille.'^ En e£fet il en avoit un nouveau dans ce mo- 
mentj que Ton n'appeloit quelle géanty parce qu'il 
ayoit six pieds un pouce. 

Milot revint) et tout de suite s'adressant à mon 
beau-frère: " Monsieur le marquis, lui dit-il, je 
crois que c'est ce mauvaia sujet de géant qui a £ait le 
coup. •»•••" ^^ Dans ce doute, interrompit tout de 
suite mon beau-frère, il ne faut pas qu'il nous 
écbs^pe ;" et sur-le-champ il indiqua les précautions 
à prendre pour Tempêcher de s'évader. M. Tiquet 
aUa donner des ordres en conséquence. Milot resta, 
et, continuant son récit, il dit qu'un aide de cuisine 
qui étoit dans la coiur avoit vu sortir de la salle, à 
onsse heures da matin, le géant ; que s'étant appro- 
ché de lui pour lui proposer une partie de quilles il 
avoit remarqué qu'une de ses manchettes étoit mouil- 
\é^*. et que lui disant qu'il avoit àonic barboté àxa^ 
les baquets^ le géant l'avoit nié, en répondant qu'il 
ne savoit seulement pas s'il y avoit ou non de l'eau 
dans la salle. ^' Le scélérat ! s'écria mon beau-frère; 
c'est lui! il faut l'interroger nous-mêmes, ensuite 
je le livrerai à la justice." 

Que l'on réfléchisse à cette aventure. Mon beau* 
frère héritoit de la superbe terre de Sillery; elle lui 
étoit substituée, et un de ses gens empoisonne Teau 

* Tous les hommes alors avoi^t des manchettes, les domestiques 
les portoient de mousseline et leurs maîtres de dentene.-^2Vb#e de 
rAut9wrJ 



DE MADABIB i)B GENLIS. 83 

doht buvoit le ^sesseuf actuel de éette terre ; et il 
est certain qu'avec l'âge de M. de Puisieux, et sa 
frêle santé^ d par hasard il n'eût pas été malade té 
jour-là, qu'il se fût tnis à table, et qu'il eût bu dé 
cette eau, lui qui ne buvoit de vin qu'au dessert, il 
en seroit mort dans la journée, et mon bèau-frèi^ ëftt 

été le soir possesseur de Sillery* Eh bien, à là 

gloire de la manière de penser de ce temps, il n'y eut 
pas sur mon beau-frère, je ne dis pas iin horrible 
soupçon, mais la plus légère idée qu'il pÛt être un 
instant troublé personnellement de l'effet que pour^ 

roit produire cette aventure ,11 n'y eut pas une 

mine, p^ un mot qui pût se rapporter à lui. On 
n'imagina pas qu'il dût être plus inquiet, plus embar- 
rassé qu'un autre; il ne l'imagina pas lui-même, et 
c'est une preuve de l'estime par&dte qu'il avoit pour 
les maîtres du château*^. Le géant fut interrogé pa^ 
lui dans la chambre dé M. dé Puisieux, en présence 
de M. de Puisieux, de M. Tiquet et de moù ïnari. 
Mon beau-frère menaça le scélérat qui nîoit tout dé 
le livrer à la justice, s'il ne faisoit pas l'aveu le plus 
sincère. Enfin il convint qu'il àvoit mis danâ 
l'eau, non pas du poison, mais un vomitif. Intei^ogë 
vivement sur ses motifs, et pourquoi il avoit choisi 

* Pour coDBdttre à qtiel point deptris noiui nous sonmies iluhiliâri- 
ses avec l'idée da crime, qu'on se figure les commentaires, les soup- 
çons, les eonvictimu calomnieuses qui naitroient inévitablement au- 
jourd'hui d'un tel fait.— f 2Vbfo de r Auteur J 



84 MEMOIRES 

l'eau sans glace^ et n'en avoit pas mis dans l'autre, 
il répondit qu'il n'avoit pas voulu faire vomir son 
maître. Comme mon beau-frère le pressoit de dire 
pourquoi il avoit fait cette méchanceté à d'autres, il 
eut l'impudence de s'écrier que ce n'étoit pas lui qui 
devoit hériter de la terre de Sillery . . . ; , .Mon beau- 
frère vouloit absolument livrer ce misérable à la jus- 
tice ; M. de Puisieux ne le permit pas ; on se con- 
tenta de le renvoyer, avec ordre de sortir sur-le- 
champ de la province, et de ne pas songer à se pla- 
cer autrement que soldat, parce que s'il se mettoit en 
service domestique, on le dénonceroit aussitôt. Mon 
beau-frère lui fit arracher son habit de livrée, qu'il 
fit brûler en sa présence, dans le petit bois appelé 
le Ménily en lui disant que nul domestique ne vou- 
droit le porter; ensuite on le chassa ignominieuse- 
ment. Nous en fûmes quittes pour boire du lait 
d'heure en heure pendant trois jours. Le médecin 
soutint toujours que c'étoit du poison, et^ non un 
vomitif. Au reste, celui qui avoit été capable de 
donner un si violent vomitif auroit tout aussi-bien 
donné du poison ; peut-être avoit-U pensé qu'un 
vomitif ne laisseroit pas des traces si convaincantes 
du crime. Cet étrange événement fit beaucoup de 
bruit à Paris, et n'y causa pas non plus la moindre 
impression fâcheuse contre mon beau-frère. 
' M ilôt mit un cadenas à l'eau de la salle à manger ; 
cette précaution m'attrista 3 l'idée du poison me 



DB MADAME DE GENLIS. 8Ô 

poursuivoit partout, et me rendit {désagréable cette fin 
de voyage. 

Nous retournâmes à Paris dans les derniers jours 
d'octobre; nous nous arrêtâmes à Braisne, chez 
madame d'Ëgmont, où nous passâmes deux ou trois 
jours. 

Pendant mon séjour à Sillery, j'avois reçu plu- 
sieurs lettres fort tendres de M. le duc d'Orléans. 
Ma tante étoit de retour de Barège; les eaux l'a- 
voient guérie de sa passion malheureuse pour le duc 
de Guines. Elle ne me disoit pas cela, mais elle me 
mandoit que la solitude lui avoit rendu la paix de 
Vânie, ce qui signifioit pour moi que rien ne s'oppo- 
soit plus à son union avec M. le duc d'Orléans. 

En arrivant à Paris, je volai chez ma tante, qui 
me parla avec autant de confiance que son caractère 
lui permettoit d'en avoir, car toujours quelque arti- 
fice et quelques déguisemens se méloient à ses confi- 
dences. M. le duc d'Orléans lui offi*oit de l'é- 
pouser secrètement ; ma tante lui montra une dé- 
licatesse qu'elle me donna pour telle à moi-même, 
et dont je fus la dupe quelque temps, mais qui 
n'étoit . au fond qu'une combinaison et un cal- 
cul d'ambition; Elle déclara avec emphase à 
M. le duc d'Orléans qu'elle ne l'épouseroit qu'a- 
vec le consentement du prince son fils, le duc 
de Chartres. Ma tante annonça cette résolution 
avec des phrases qui charmèrent M. le duc d'Or- 



86 MJÊMOIUSS 

lëaàs^ il m'en parla avec admiratloiik Gé prince 
passoit pour le meilleur des pères, et qu'on mérite 
ou non cette réputation, dèâ qu'on en jouit^ on y 
est toujours attachée D'aillétirs M. le duc d'Or* 
léans aimoit son fils autant qu'un homme d'une 
foiblesse excessive peut aimer. Il lui confia sur- 
le-champ son secret, en lui vantant extrêmement 
la ^ndeur d'âme de madame de Montesson* Il 
n'étoit encore question que d'un mariage de coii* 
science, et par conséquent très-secret. M. le duc 
de Chartres n'aimoit pas madame de Montesson, 
il la trouvoit peu naturelle, trop démonstrative, et 
trop affectueuse pour lui ; il avoit trop vu en eUe 
le projet de le flatter, et le désir de le gagner et 
de le séduire. Elle avoit avec lui, pour lui plaire, 
des accès de gaieté, des rires éclatans, et des manières 
enfantineè et caressantes qu'il appeloit des mièvreries 
ridicules. Ce prince avoît le défaut d'une si funeste 
conséquence, surtout dans un prince, de prendre 
à&tïïï mie véritable aversion, non ce qui méritoit 
l'indignation et le mépris, mais ce qui manquoit 
de grâce, de goût, et ce qui lui paroissoit ridicule. 
Il possédoit à cet égard un tact très-fin et très- 
sûr. Il répondit avec respect, mais froidement, à 
M. le duc d'Orléans, qu'un fils n'avoit point dé 
eonsentement à donner à un père: il ne sortit pas- 
de là. Ma tante se décida à lui parler ; elle lui 
fit une scène de tendresse qui embarrassa beaucoup 



DB MADAME DB GENLIS. 87 

M> le duc de Qiartres; et comme elle persistoit 
toujours à lui demander son consentement, M. le 
duc de Chartres lui répondit qu'il le donneroit de 
bon cœur, s*il étoit sûr que la résolution de son 
père fdt véritablement inébranlable, ce que le temps 
seul pouvoit lui prouver. Sur-le-champ ma tante 
s'écria qu'elle déâiroit elle-même et cette certitude, 
et une longue épreuve; elle proposa deux ans. M. 
le duc de Chartres ne s'attendoit pas que Ton con- 
sentit à accorder un si long délai; il accepta de 
très-bomie grâce^ en sgoutant qu'il falloit avant tout 
que cela fût approuvé par son père. Il quitta ma- 
dame de Montesson en lui disant qu'il aUoit passer 
quelques jourd à la campagne, qu'il la prioit de lui 
écrire la décision de M. le duc d'Orléans. ]V& 
tante sentit bien qu'il vouloit avoir un engagement 
par écrit. Elle lui écrivit, de l'aveu de M. le duc. 
d'Orléans, et dans cette lettre que j'ai lue, elle 
donnoit sa parole de la manière la plus formelle 
de n'épouser qu'au bout de deux ans M. le duc 
d'Oiiéans. Cette lettre a toujours été conservée 
par M. le duc de Chartres, qui, huit mois après, 
écrivit une note de sa main (très-fâcheuse pour ma 
tante) sur la* marge de la première page de cette 
lettre. 

Madame de Montesson affecta d'être parfaitement 
contente de M. le duc de Chartres ; elle confia à 
plusieurs personnes qu'il consentoit à son mariage 



88 MéMOlRJBS 

avec M. le duc d'Orléans^ mais elle ne parla point 
de la condition imposée. Quand tout ceci fut bien 
arrangé, elle ne perdit pas de temps pour faire 
une nouvelle déclaration à M. le duc d'Orléans; 
elle lui annonça qu'elle ne l'épouseroit qu'avec le 
consentement par écrit du roi; avec la promesse 
que le mariage ne seroit point déclaré, et qu'elle 
n'iroit point à la cour, promesse illusoire si elle 
avoit eu des enfans. • M. le duc d'Orléans fut non- 
seulement surpris, mais épouvanté de cette pré- 
tention; il la combattit vainement, il fallut céder. 
En ceci ma tante eut raison, un mariage clandestin 
est véritablement honteux quand ce n'est pas l'amour 
qui le forme; je n'aime pas l'ambition qui l'a dirigée, 
mais je ne trouve de réellement blâmable dans toute 
cette aventure que les artifices sans nombre qu'elle 
a employés. 

Monsieur le dauphin (depuis Tinfortuné Louis XVI) 
venoit de se marier*; on parloit du mariage de 
Monsieur, et M. de Puisieux demanda au roi pour 
moi la promesse d'une place de dame, auprès de 
la future Madame. Le roi le promit, le maréchal 
d'Étrée en remercia publiquement le roi, et j'en 
reçus les complimens. Madame de Montesson prit 
ce prétexte pour se faire présenter à la cour, où 
elle n'avoit jamais été, quoique sa naissance lui 

* £n 1770, le 16 mai. 



DB MADAMB DB GBNLIS. 89 

en donnât le droite mais M. de Montesson ne Tavoit 
pas voulu. Ma tante dit que puisque j'étois destinée 
par la place qui m'étoit promise à passer la plus 
grande partie de ma vie à Versailles, elle vouloit 
aller à la cour pour me voir plus souvent. Ceci 
fiit fait dans les premiers jours de novembre au 
moment de mon arrivée à Paris, et avant tout ce 
que je viens de conter. J'allai à la présentation 
de ma tante, et je m'amusai beaucoup ce jour-là, 
parce que c'étoit justement celui de la présentation 
de madame du Barri. Nous la rencontrâmes par- 
tout, elle étbit mise magnifiquement et de bon goût. 
Au jour sa figure étoit passée, et des taches de 
roussem: gâtoient son teint. Son maintien étoit 
d'une efironterie révoltante, ses traits n'étoient pas 
beaux, mais elle avoit des cheveux blonds d'une 
couleur charmante, de jolies dents, et une phy- 
sionomie agréable. Elle avoit beaucoup d'éclat à 
la lumière. Le soir au jeu nous arrivâmes quel- 
ques minutes avant elle. Quand elle entra toutes 
les femmes, qui étoient contre la porte, se jetèrent 
les unes contre les autres du côté opposé, pour ne 
pas se trouver assises près d'elle; de sorte qu'il 
y eut, entre elle et la dernière femme du cercle, 
l'intervalle de quatre ou cinq plians vides. Elle 
vit avec le plus grand sang-froid ce mouvement 
si marqué et si singulier, rien n'altéra son im- 
perturbable effi'onterie. Lorsqu'à la fin du jeu le 



96 MÉMOIRES 

roi parat^ elle le regarda en souriant; \t roi sur- 
le*-champ la chercha des yeux : il paroissoit avoir 
de l'humeur, et ne resta qu'un moment. L'indi-^ 
gnation à Versailles étoit portée au comble; en etkty 
on n'avoit jamais rien vu d'aussi scandaleux^ pas 
même madame de Pompadour; il étoit sans doute 
bien étrange de voir à la cour madame ta mar- 
quise de Pompadour^ tandis que son mari, M. Le 
Normant d'JBMoles, étoit fermier général; mais il 
étoit encore plus odieux de voir présenter avec 
pompe à toute la famille royale une fille publique» 
Ces indécences inouïes et tant d'autres ont cruel^ 
lement dégradé en France la royauté, et contribué 
par conséquent à la révolution*. 

* M, Picard, dans un roitiaii dont tout le plan coofiiste à peindre 
un homme de la cour toujours yil dans toutes les circonstances 
de la vie, et un roturier toujours sublime, présente un grand 
seigneur voulant donner sa sœur pour maîtresse au roi. M. Auger, 
Aiisant l*extrait de ce roman, dit que ce grand seigneur ponvoit 
foire mieux, donner sa fenmié, et quUl fCeH pas tusex agmerri 
pour un homtne de cour, (Journal de VEmpirty 8 décembre 
1813.) 

Quel mari a-ton vu à la cour capable d'une telle infamie? Ce 
ne fut pas M. de Chateaubriand sous le règne de François 1er., tu 
sous celui de Henri IV le prince de Condé, ni sous celui de Louis 
XIV M. de Montespan, et sous Louis XV M. de Périgord, 
dont la femme, belle comme un ange, s'enfuit, d'accord avec 
son mai*i, dans une terre à deux cents lieues de Paris, où elle 
resta cinq ans pour se doustraire à la passion de Louis XT. En. 
fin, on sait avec quelle énergie le tnArquis Flâvacour empêcha 



DB MADAMfi D£ GENLIS. 91 

Mais reyenons à ma tante et à M. le duc d'Or- 
léanâ ; ce dernier, croyant bonnement au délai de 
deux ans, ne voyoit rien de pressé dans la démarche 
qu'il devdit faire auprès du roi; il ne comptoit 
pas agir de sitôt, mais ma tante lui dit qu'il falloit 
toujours avoir ce consentement dans son portefeuille. 
Au moment de faire la démarche, M. le duc d'Or- 
léans avoua des craintes qu'il n'avoit point encore 
montrées, il assura que le roi recevroit mal cette 
demande, et qu'il feroit un refus positif. Madame 
de Montesson soutint le contraire, elle dit qu'ep 
apprenant au roi que M. le duc de Chartres op- 
prouvoitf de la meilleure grâce, le mariage secret, 
si M. le duc d'Orléans solUcitoit avec l'énergie 
nécesswe, il étoit impossible que le roi refusât. 
Ainsi, elle rendit M. le duc d'Orléans responsable 



isa femme de céder aux séductions de Louis XV^ et néanmoins 
M. de Flayacoar avoit toiyoun paru le plus complaisant de toi» 
les maris, et il avoit toi\)ours eu des moeurs fort licencieuses. De 
tout temps, les écrivains qui n*ont jamais été à la cour cùp^t 
calomnié les courtisans ; mais, depuis la révolution, ce genre d'in- 
justice a été poussé jusqu'au dernier degré d'invraisemblance. M. 
Augfer, dans ce même extrait, dit que les dames de la cour se 
déchaînèrent contre madame du Barri, parce que c'étoit un affroni 
/bit à la qualité. Elles ne se déchaînèrent point contre madame 
de Pompadour, qui, par elle et par son mari, étoit une roturière^ 
elles se révoltèrent contre madame du Barri, quoiqu'elle eût épous^ 
un gentilhomme, parce qu'elle avoit été une courtisane. — fNoU 
de V Auteur.) 



92 MÉMOIRES 

de l*événement, et c'est ce qu'on doit faire quand 
on charge d'une commission importante les gens 
foibles, d'un caractère paresseux et froid. M. le 
duc d'Orléans, craignant mortellement l'humeur et 
les reproches de ma tante, devint véhément par 
foiblesse. Le roi, en effet, refusa d'abord et fort 
sèchement^ M. le duc d'Orléans insista avec tant 
de chaleur, qu'enfin, après un long tête-à-tête, il 
obtint le consentement par écrit, sous la condition 
que ma tante ne changeroit point de nom, ne 
s'attribueroit aucune espèce de prérogative de prin- 
cesse du sang, ne déclarerait point son mariage, 
et ne paroltroit jamais à la cour. 

M. le duc d'Orléans revint triomphant à Paris ; 
nous l'attendions avec une extrême impatience. Enfin, 
il arriva; sa physionomie annouçoit un si éclatant 
succès, que ma tante s'^attendit, je crois, à mieux 
encore. Elle avoit elle-même proposé les condi- 
tions; cependant, quand M. le duc d'Orléans en 
fit l'énumératiôn, je vis qu'elle en étoit choquée. 
En ambition la tête va plus vite encore qu'en 
amour. Bernard, d'après le Tasse, a dit que l'a- 
mour 

Désire tout, prétend peu, n*OBe rien.* 

Mais on peut dire en prose que l'ambition désire tout, 
aspire à tout, ose tout, 

* Brama assaf, poco speroy nuUa chUde, 



DE MADAME DE GENLIS. 93. 

Ma tante fut rêveuse et préoccupée toute, cette 
journée. Elle me dit le soir que si M. le duc d'Or- 
léans avoit su profiter des dispositions du roi, il au- 
roit obtenu la déclaration de son mariage, sous la 
seule condition de ne point aller à la cour, afin de ne 
pas lui donner la préséance qu'elle auroit de droit sur 
toutes les princesses du sang. Elle ajouta, avec hu- 
meur, en parlant de M. le duc d'Orléans : Il faut lui 
tout dicter, 

M. le duc d'Orléans prit l'humeur de madame de 
M ontesson pour de la sensibilité, et rien ne troubla 
sa satisfaction ; de ce moment il ne m'appela plus, 
lorsque nous étions tous les trois, que sa nièce^ et il 
me fit l'honneur de me donner ce titrç dans trois ou 
quatre billets qu'il m'écrivit alors. Mais de ce jour 
finit mon rôle de confidente. Madame de Montes- 
son formoit un projet qu'elle ne vouloit pas me con- 
fier, et je n'ai su tout ce que je vais dire, que par 
les autres confidens, le vicomte de La Tour du Pin 
et Monsigny, à qui M. le duc d'Orléans disoit tout 
dans ce temps. 

Madame de Montesson n'avoit jamais promis sin- 
cèrement le délai de deux ans ; M. le duc de Char- 
tres avoit sa parole par écrit, mais cette idée ne l'ar- 
rêta point. Elle avoit bien recommandé à M. le duc 
d'Orléans de ne point parler au roi de cette circons- 
tance, car ce seul fait auroit prouvé que M. le duc 
de Chartres n'avoit donné son consentement qu'à 



d4 MÉMOIRES 

regret. Après de rapides réflexions, ma tante dit à 
ML le duc d'Orléans que Técrit du roi n'étoit rien, si 
l'on diffîroit à en profiter, que Louis XiV s'étok ré- 
tracté pour mademoiselle de Montpensier, que Ton 
avoit plus à craindre encore pour un si long délai. 
M. le due d'Orléans montra de justes craintes du mé- 
contentement de son fils ; ma tante répondit que l'on 
prendroit toutes les précautions nécessaires pour lui 
cacher ce secret, et enfin il fut décidé que le mariage 
secret se feroit sur-le-champ. On montra à Farche- 
vêque le consentement du roi, et ce fut lui, qui, ^ 
miiluit, leur donna secrètement, dans sa chapeUe, la 
bénédiction- nuptiale. Les témoins furent le vicomte 
de La Tour du Pin et M. de Damas, chambellans de 
M. le duc d'Orléans. Le secret leur fut demandé, 
ib le gardèrent trois semaines, et n'en convinrent 
ensuite que parce que la vanité de madame de Mon- 
tesson le confia h, pl^ieurs personnes, et en outre le 
trahit de mille manières. 

A l'imitation de madame de Maintenon qui, re- 
gardant avec raison toute espèce de titre au-dessous 
d'elle, n'en voulut plus après avoir épousé Louis XIV, 
ma tante rejeta le titre de marquise qu'elle avoit tou- 
jours porté; elle ordonna dans sa maison, et elle 
pria ses amis de ne plus l'appeler que madame dé 
Montesson tout court. M. le duc d'Orléans, per- 
suadé par elle qu'il y avoit de la dignité à ne point 
cacher ce qui étoit, la fit traiter en princesse par 



DB MA]>ABCB DS 6BNUS. 96 

tous ses cllambellans^• IVf • le duc de Chartres apprit 
bient^ la vérité ; il étoit incapable de manquer à sa 
parcde^ et sa colère fu^t extrême ; il eut une explica- 
tion avec M. te duc d'Orléans, il montra beaucoup 
d'indignation et de ressentiment^ M. le duc d'Or- 
léans se fôcba : ils furent quinze jours sans se voir» 
Madaipe de Montesson, croyant toujours que rien ne 
pouvmt résister à ses séductions^ obtint une entrevue 
téte-à-téte de M. le duc de Chartres. Elle lui fit 
d'abondance une scène de sensibilité qui n'eut aucun, 
succès ; ensuite e]l% essaya de lui prouver que leter 
iniéréi camnum étoit d'être unis ensemble; M. le 
djàc de Cliartres répondit constamment avec une froi- 
deur glaciale, qu'il lui parottroit toujours inexcu- 
sable d^avoir donné volontairement une parole d'hon- 
neur quin'étoit pas demandée, et d'y avoir manqué 
si complètement; il ajouta qu'un tel procédé détrui-^ 
soit sans retour toute espèce de confiance^ et il la 
quijtta^ylui disant qu'il conserveroit toujours le bil- 
let d'engagement qu'eUe lui avoit écrit, que seule- 
ment il atldit y ajiduter une note fmtorique, ce qu'il 
fit en el^; quoique cette note ne contint pas, comme 
on Fa dit, des injures et une réflexion outrageante^ 
elfe étoit toès-piquante par le &it. De ce moment 
nmdame de Montesson prit contre M. le duc de 
Chsfftres un ressentiment qu'elle a toujours conservé, 
et qui a eu sur la destinée dé ce malheureux prince 
une bien fimeste influeitce. 



96 MÉMOIRBS 

J'anticipe ici sur les époques, car M. le duc d'Or« 
léans n'épousa ma tante qu'un mois après mon entrée 
au Palais-Royal 3 et, puisque je romps Tordre chro- 
nologique, je vaiâ achever de rendre compte ici des 
suites de ce mariage. M. le duc d'Orléans fut, 
comme je l'ai dit, très-fâché du mécontentement de 
sou fils ; il confia son chagrin au bon Monsigny qu'il 
aimoit et estimoit avec raison, et qui, sous prétexte 
de prendre ses ordres pour des détails relatifs à sa 
place, avoit les matins avec lui de longs entretiens 
dans lesquels M. le duc d'Orléans lui parloit avec 
une confiance qu'il n'avoit avec aucune des personnes 
considérables qui lui étoient attachées. Monsigny 
alloit aussi très-souvent chez ma tante qui le deman- 
doit pour lui faire répéter quelques morceaux de mu- 
sique ; de là il passoit chez M. le duc d'Orléans qui 
le retenôit toujours pour causer. M. le duc d'Or- 
léans, au moment de partir pour Villers-Cotterets où 
nous devions aller huit jours après, chargea Monsigny 
de me dire que, si je pouvois engager M. le duc de 
Chartres à se rapprocher de ma tante, et à la traiter 
parfaitement bien, elle assureroit à mes enfans la 
terre de Sainte-Assise et sa -belle maison de Paris; 
tout cela pouvoit valoir soixante-dix ou quatre- vingt 
mille livres de rente. Le lendemain matin Mon- 
signy vint chez moi, il nie remit un billet de M. le 
duc d'Orléans, qui seulement m'exhortoit à croire 
entièrement tout ce qui nie serott dit de sa part, et à 



DE MADAME DE tïENLIS. 97 

faire avec zèle tout ce qu'il attendoit de mon attacher 
ment peur lui, et que je dsvcie à sa sincère et vive 
amitié. Il fiaissoit en me demandant ma réponse 
par écrit, que lui porterait Monûgny partant pour 
ViUerB^cKttefeta taroîa j&an aprèa lui. Alors Mon- 
sôgny me cmxli^ tout. Ce réeit, c'estf^-^dire la propo- 
sition de ee marché me blessa, me ohoqua, me parut 
lUne platitude de la part de M. le duc d'Qrléans, et 
un outrage pour moi, et le temps n'a point changé 
mon opinion à cet égard; mais j'étois en colère et 
nia réponse ne s'en ressentit que trop. Tous mes 
premiers mouvemens et mes sentimens ont toujours 
été généreux et bons, mais la vivacité de mes impres^ 
sions et de mon imagination m'a toujours fait mêler 
à tout ce que j'ai fait de mieux, quelque chose d'exal- 
té d'outré, et quelquefois d'extravagant, qui en a 
^minué le prix et qui m'a été et a dû m'étre exeessi- 
vement nuisible. Quand la seule grandeur d'âme 
déeide à faire une belle action, on se conduit avec 
calmé et simplicité ; quand la vanité se mêle à ce 
noble sentiment, oa veut donner un éclat surnaturel 
à son actieai, et cm la gâte. Je répondis à M. le duc 
d'Orléau^, non-seulement d'une manière peu con- 
vanable, mais avec impertinence ; ma lettre eommen- 
^it assez bien, je disois que je ne me reconnoissois 
aucun droit qui pût me donner sur l'esprit de M. le 
duc de Chartres l'ascendant qu'il me supposoit; que 
d'ailleurs M < le duc de Chartres, pour lui donner des 

TOME II. 5 . 



98 MÉMOIRES 

preuves de respect et d'attachement^ n'avoit besoin 
d'aucune influence étrangère. Mais^ après avoir re- 
jeté avec beaucoup de dédain l'oflEre en effet très- 
grossière de l'assurance de la succession de ma tante, 
j'ajoutois cette phrase : Je ne regarderais comme lé^ 
gitime, et Je n' accepterais de la succession de ma 
tante que son héritage de famille. Je n'aurois rien 
pu dire de plus choquant si ma tante n'^ût été que la 
maîtresse de M. le duc d'Orléans; et elle étoit sa 
femme avec le consentement du roi, et elle avoit été 
mariée par l'archevêque de Paris ! Mais quoique vé- 
ritablement duchesse d'Orléans, elle n'en pouvoit 
porter le nom, et je sentois qu'à sa place, n'ayant 
point de rang à soutenir, j'aurois mis ma gloire à me 
contenter de mes quarante mille livres de rentes, j'au- 
rois refusé tous les dons immenses de M. le duc 
d'Orléans, deux cent mille livres de rentes, et en 
outre une maison somptueuse bâtie pour eUe à la 
Chaussée-d'Antin ; des diamans, une argenterie 
magnifique, &d. Madame de Maintenon n'avoit 
rien accepté de Louis XIV : ma tante avoit d'autres 
sentimens, elle étoit à l'excès avare et fastueuse, et 
j'étois si indignée de son luxe et de son avidité, que 
cette indignation contribua beaucoup à me faire 
écrire une lettre d'un ton aussi arrogant. Je me 
promis de bonne foi de ne pas me faire un mérite au- 
près de M. le duc de Chartres de cette lettre qui me 
parut sublime, et je tins fidèlement cette résolution : 



DB MADAME DB OENLIS. 99 

jY ^us peu de mérite, il aimoit si peu que Ton cher- 
chât à se faire valoir et que l'on ne fît pas les choses 
de conscience et de sentiment, que j'aurois perdu de 
son estime si je me fusse vantée à lui de cette action, 
qu'il étoit d'ailleurs de mon devoir de lui cacher pour 
ne pas l'aigrir davantage contre son père. Ainsi il 
n'en a jamais eu le moindre soupçon. Mais, dési- 
rant avoir un témoin respectable de ce procédé, je 
montrsd cette lettre à madame la duchesse de Char- 
tres, en lui faisant donner solennellement sa parole 
qu'elle n'en parleroit de sa vie à M. le duc de Char- 
tres ; je connoissois la sûreté, parfaite de sa parole. 
Cette princesse, plus jeune que moi de six ans, doit 
me survivre 3 elle se souviendra certainement de ce 
feit qui la frappa beaucoup*. 

Ma lettre outra de colère M. le duc d'Orléans, 
ainsi que ma tante, à laquelle il la montra, et tous 
les deux ne me l'ont jamais pardonnée. Cependant, 
sans en rien attendre, je mis tous mes soins, réunis 
à ceux de madame la duchesse de Chartres, pour 
adoucir M. le duc de Chartres. Il avoit déclaré qu'il 
ne mettroit jamais les pieds chez madame de Mon- 
tesson ; néanmoins il y retourna, il y soupa deux ou 
trois fois dans l'hiver, ce qui a continué tous les ans. 
Cette conduite (que, je l'ose dire, il n'aurôit jamais 
eue sans moi) auroit dû suffire : elle étoit indulgente 

• Cette princesse étoit née en 1753.— ^TVbfe de V Editeur J 

5* 



100 MÉMOiaSS 

et convenable 3 mais elle ne satisfit nullement ma 
tante^ qm vouloit être admirée, adorée. Il est vrai 
que M. le duc de Charùrea rèoevoit mal les espèces 
de minauderies et de petites caresses qu'elle lui faisoit 
de tensps en temps. Elle aigrit de plus en plus son 
père contre lui. En mtoie temps, elle se plaignpit 
sans cesse de lui en confidence à ses amis, sans rien 
cher, mais avec des soupirs et des réticences qui 
donnoient à penser tout ce qu'on vouloit : c'étoit sa 
manière. C'est ainsi qu'elle s'est toujours plainte de 
moi avec le ton le plus sentimental, et sans pouvoir 
citer un seul mauvais procédé. Ce qu'il y a de vrai, 
c'est que M. le duc de Chartres n'a jamais eu avec 
elle l'apparence d'un tort, et mtême lorsque ses amis> 
entre autres M. de Fitz- James*, l'avertissoient 
qu'elle ne perdoit pas une occasion de décrier son 
caractère et sa ccmduite. Les plus funestes préven- 
tions prises contre ce malheureux prince ont été don- 
nées par elle.» Cet acharnement a été tel, que beau- 
coup de personnes ont pensé qu'il ne pouvoit venir 
que d'un tsentiment trop vif qui avoât été dédaigné : 
ce que je crois absolument faux. M. le duc de Char- 
tres n'ét(Mt point un S&ppolyte^ wjx tante ne res- 
sen^loit point à Phèdre; elle n'avoit de la véhé- 
menoe qu'en amour-<propre. M. le duc de Chartres 

« 

* Le duc de Fitz-James étoit petlt-fils da célèbre .maréchal de 
Berwick, fils naturel du duc d^York, frère de Charles II, et connu 
depuis sous le nom de Jacques II, roi d* Angleterre. — {N, de TEditJ 



DE MADAMS BB GENLIS. 101 

' n'opposa jamais à sa haine que te calme^ la patience 
et l'indifférence. Voici deux faits dont j'ai été té- 
moin, ainsi que tout le Palais-Royal : Un jour> à 
dîner au Palais-Royal, nous nous aperçûmes que 
tous les couverts d'argent étoient différens, et cha- 
cun de nous reconnut sur ces couverts sed pn^res 
armes. M. le duc de Chartres demanda à Joli*, le 
contrôleur, ce que cela signifioit. Joli aUa lui ré- 
pondre, mais tous bas à l'oreille. Après le dîner, 
M. le duc de Chartres nous dit qu'on étoit venu si»- 
bitement, avec un ordre de M. le duc d'Orléans, en- 
lever toute l'argenterie pour la porter à Sainte-As- 
sise, parce qu'on refandoit celle de madame de Mon^ 
tesson, dont les formes n'étoient plus à la mode. Il est 
vrai que l'argenterie du Palais-Royal appartelioit à 
M. le duc d'Orléans i mais cette manière d'en dispo- 
ser sans en prévenir étoit bizarre. L'hiver d'ensuite 
on vint, un beau matin, reprendre aussi, à M. le duc 
et à madame la duchesse de Chartres, tous les dia- 
mans qu'on appeloit les pierrmes de la maison ) et 
c'étoit pour en garnir une robe de velours dont ma- 
dame de MOntesson s*est parée plusieurs fois durant 
cet hiver. Il y a bien peu de délicatesse dans tous 
ces procédés, et M. le duc de Chartres les a suppor- 
tés avec une douceur et un calme -admirables. 

* Ce Joliy honnête et excellent homme, étoit père de Pacteor si 
naturel et si agréable, qui attJourd*hai estvi aimé <Ki pitb](e.<*^ 
(NvU de VAuteurJ 



102 MEMOIRES 

Pendant que j'étois. encore dans < le cul- de-sac 
Saint^Dominique^ j'éprouvai personnellement plu- 
sieurs ^ peines. La plus sensible fut la mort de ma 
bonne et chère grand'mère^ madame la marquise de 
Droménil; car cette respectable femme, par ma 
reconnoissance et mon affection^ étoit bien nxa 
véritable grand'mère. Elle avoit quatre-vingt-six 
ans ; mais je la pleurai comme si j'avois pu avoir 
l'espérance de . la conserver long- temps ! Dans son 
testament, elle ne faisoit de dispositions particu- 
lières pour aucun de sespetits*enfans; mais elle me 
laissoit la terre de Bouleuse, près de Reims, avec 
un joli châteauy et valant sept mille livres de rente. 
Elle ajoutoit cette clause : ^^ En faisant ce don à la 
comtesse de Genlis, je veux, par l'affection que j'ai 
pour elle, être enterrée dans l'église paroissiale de 
cette terre." Ce testament, si touchant et si 
honorable pour moi, me fut inutile ; M. le marquis 
de Noailles mari dé la. petite-fille de madame de 
Droménil, le fit casser. Il étoit passé par-devant 
notaire ; il y avoit une faute de formalité, et M. 
de Noailles, qui, depuis, a remboursé mon douaire à 
la nation^ c'est-à-dire cent vingt mille francs, pour 
deux mille francs, parce que ce fut en assignats 
déchus, M. de Nosûlles fit un procès sur ce testament, 
et le gagna. M. de Genlis n'eut, dans la succession 
que sa part d'enfant, comme madame de Noailles et 
madame de Belzunce, sa sœur, et nous perdîmes 



DR MADAME DE GENLIS. 103 

la terre de Bouleuse, qui, en outre, m'étoit donnée; 
mais j'en ai conservé la même reconnoissance, et ma- 
dame de Droménil vivra toujours dans mon souvenir 
comme une mère et comme une bienfaitrice. 

A cette époque il m'arriva une aventure, qui 
prouve combien peut être utile le livre de M. Tissot 
(Avis au peuple sur sa santé)* Nous logions un 
abbé italien qui me faisoit lire le Tasse, et qui, 
d'ailleurs, étoit grand musicien, et jouoit supérieure- 
ment du piano. Un soir en rentrant on nous dit 
qu'il étoit à la mort d'un choléra-morbuSy qu'il avoit 
envoyé chercher un médecin, nommé M. Soulier, 
qui lui avoit fait prendre de la thériaque dans du vin. 
Comme j'avois tant exercé la médecine à Genlis, et 
même à Sillery, je savois alors par cœur M. Tissot, 
et je dis tout de suite que j'étois sûre que M. Tissot 
condamnoit ce remède. Nous prîmes le livre et nous 
vîmes, avec horreur, que M. Tissot dit que quelques 
médecins ignorans donnent ce remède, et que c'est 
conmie si Von tiroit un coup de pistolet dans la tête 
du malade. Il est bien inconcevable qu'un médecin 
soit d'une telle ignorance, et qu'il n'ait jamais lu M. 
Tissot. Mais c'est un fait: le pauvre abbé demanda 
tous les sacremens et reçut l'extrême-onction à dix 
heures du soir. J'y assistai avec M. de Genlis. Il 
mourut une demi-heure après. Sa figure m'avoit 
tellement frappée, que je déclarai à M, de Genlis que 
je ne pouvois me résoudre à passer la nuit dans la 



104 MÉMOIRES 

mflMOil) et U ^sonsentit à me laisser aller doucher chez 
madame de Balincour. Je fis mettre des ohevaax 
à ia voiture^ et je partis sm'4eK;hamp. On fut bien 
surpris et charmé de me voir. M. de Balinoour 
me donna sa chambre^ et je me couchai à minuit 
et demi* Au bout d'un detùi^uart d'heure j'étois 
endormie^ mais je fus réveillée par la voix joy^ude 
de M. de BaLincour qui^ dans Tobscurité^ cai^ je n'ai 
jamais eu de luiûière laiiûit^ chantoit dans ma cham- 
bre un couplet très^gai et très-plaisant sur Vair de 
la Baronne ; j'entendois en même temps le chucho- 
ta^e de ciiiq ou six personnes qui étoient entrées 
doucement avec lui. 

Conuliè on n'oublie jatnàis ce qui a vivement amusé^ 
je mé ressouviens parfaitement de ce douplet que 
voici: 

Dans moD alcôve > 

Je m^arracherai les cheveux, (bis) 
Je sekd» <ïtié je détiendMii fthism^e 
SfJeii\>btteiisceqiKSJe t^xn 

DaRi moB alcôve. 

Après un moment de recueillement, je répondis, 
àur le même ai^, par cet impromptu ; il faut savoir, 
^our le comprendre, que M. de Balincôur n'avoit 
presque pas de cheveux. 

Deois voire aléove» 
Modérez Tardeur de vos fbuk. (bis) 
Car enfin pour -devenir chauve 
Il faudroit avoir des cheveux 

Dans votre alcové. 



, DE MAbAMB DB GENLIS. 105 

Ma ifëpoDde excita un tkte général | elle eut le 
plus briltelit âuccès : oti apporta des lumières^ Ma- 
dame de &aliticour cft madaïUB de Ratiché, sœur de 
son mari^ Une charmante et jolie petisonne^ se jetè>- 
rent sui" mon lit ; M» de Balincour et le reste d^ la 
compagnie ^'établirent en cercle autour du lit ) o . 
causa, on dit mille folies jusqu'à trois heures du ma- 
tin; alors M. de Balincour disparut, et revint un 
moment après en garçon pâtissier, tenant une im- 
mense corbeille pleine de pâtisseries, de confi- 
tures sèches et de fruits. On fit un réveillon qui 
dura jusqu'à, cinq heures, parce que M. de Baliti- 
cour passa plus de trois quarts d'heure à nous pro- 
poser toutes sortes de divertissemens ; des violons, 
la lanterne magique, les marionnettes, etc.; enfin 
on me laissa dormir ; je ne me réveillai qu*à midi et 
par de nouvelles gaietés de M, de Balincour. M. 
de Genlis vint me chercher ; on le retînt avèc mdl, 
et d'autorité on nous garda cinq jours pldnfi. M. 
de Genlis, secondant parfaitement M. de Balincour, 
^ vingt couplets de chansons, il se. déguisa de 
mille manières; on dansa, on alla au^ spectacles,, 
à la foire, à la halle, on joua à des petits jeux ; ùii 
fit de la musique, on tt divertit sans relâche : je 
n'ai jamais passé cinq jours de suite aussi turbulent. 
Le maréchal de Balincour et le maréchal de Bîron 
furent les témoins de toutes nos folies, et s'en îontL'- 

5** 



106 MÉMOIRES. 

sèrent beaucoup. Le maréchal de Biron avpit dix- 
sept ou dix-huit ans de moins que le maréchal de 
Baiincour; il avoit soixante-neuf ou soixante-dix 
ans^ on ne lui en auroit pas donné plus de cin- 
quante-cinq. Il avoit une taille majestueuse, une 
très-belle figure, et Tair le plus noble et le plus im- 
posant que j'aie vu. On dit deBrutus qu'il fut le 
dernier des Romains, on peut dire du maréchal de 
Biron qu'il fut en France le dernier fanatique de la 
royauté : il n'avoit de sa vie réfléchi sur les diverses 
sortes de gouvememens et sur la politique. Mais 
il est certain qu'il étoit né pour représenter dans 
une cour, pour être décoré d'un grand cordon bleu, 
pour parler avec grâce, noblesse à un roi, pour 
connoltre et pour sentir les nuances les plus déli- 
cates du respect dû au souverain et aux princes du 
simg, toutes celles des égards dus à un gentilhomme, 
et de la dignité que doit avoir un grand seigneur. 
Le système établi de l'égalité eût anéanti toute sa 
science, tout son bon goût, toute sa bonne grâce. 
Il adoroit le roi, parce qu'il étoit roi ; il auroit pu 
dire ce que Montaigne disoit de âoa ami la Boetie, 
Je Vaime parce que je Vaimey parce que c'est lui, 
et que c^est niai. Le maréchal, dans d'autres 
termes, faisoit exactement la même définition^ de 
son attachement passionné pour le roi. C'étoit ime 
chose plaisante, même alors, de l'entendre parler 



DK HIADAMB DE. GENLIS. 107 

des républiques ; il regardoit les républicains comme 
des espèces de barbares. Il avoit d'ailleurs beau- 
coup de bon sens^ une droiture et une loyauté de 
caractère qui se peignoient sur sa belle physionomie, 
il avoit montré à la guerre la plus brillante valeur, 
il étoit adoré des gardes françaises, dont il étoit 
colonel. 

Un jour que l'on faisoit devant lui l'énumération 
des maréchaux de France de son nom : ^' Vous en 
nommez un de trop, dit -il : on ne doit pas compter 
celui qui fut infidèle à son roi.'' Enfin il aimoit les 
jeunes personnes, il avoit avec elles une galanterie 
chevaleresque qui donnoit une idée de celle de la 
cour de Louis XIV, dont il avoit alors vu, dans sa 
première jeunesse, les derniers momens. Il res- 
pectoit le maréchal de Balincour, qui pouvoit en 
conserver un plus long souvenir ; il envioit sa vieil- 
lesse ; et, parlant de lui, il disoit avec admiration : 
H avoit trente ans à la mort du feu roi ! C'étoit 
dans sa bouche un éloge. Je trouvois un plaisir 
infini à entendre causer ensemble ces deux respec- 
tables personnages ; et, quand le marquis de Ca- 
niUac, âgé de quatre-vingt-onze ans, se trouvoit avec 
eux, je me croyois véritablement transportée au 
siècle de Louis XIV, avec lequel M. le maréchal de Ri- 
chelieu m'avoit déjà fait faire connoissance à Braisne. 
Ce fut ainsi que je pris, dès ma jeunesse, ce goût 
passionné pour la cour de Louis XIV, qui s'est 



)06 MÉMOtRBS 

encore œcru depms par mes leetui*ejs« Si j'ai sU 
la peindre, cette brillante eour, c'est que je bt 
contidissois parfsûtemetit^ J'aimois le maréehal de 
Biron, non^seulelnent pafêe qu'il m'eiivoyolt sans 
cesse des figues, des abrieidts-pèches (les preAiiers 
qu'on ait eus à Paris), et des fleurs de son magni-^ 
fique jardin, mais parce que je m'instruisois en 
l'écoutant. 

Je relus dans ce temps les Lettres de mûdame 
de Sévignéy celles de madame de Maintenons les 
iSimvemrs de madame de Cayltis^ les Mêmùirefà dn 
ctmlinai de Retz, C'est une lecture dont On ne Se 
ksse point. Comme on aimoit, comme on pensoit, 
comdie on ëcrivoit, comme on contoit d^ns ce temps ! 
qqe d'esprit, que de raison, que de natùtel, que de 
g^ce, quelle élévation de sentimens, et quelle sensi- 
bilité sans étalage et sans ostentation ! Que nous 
étions Français alors ! • « . • 

En quittant des amis si aimables qui m'étoient 
bien chers, après m'être bien amusée, je retourhid 
pourtant avec joie dans le cul-de^^sac Saîn^-Domini- 
que : j'avois besoin de lire, d'écrire, de penser ; de 
gardek* le silence, et de me reposer^ Cette m^^son 
que j'avois laissée si brillMte et si gaie, fut peu de 
jours après remplie de tristesse | le bon maréchal 
de Balincour tomba malade. Je retournai sur-k- 
cfaamp m'enfermer avec mes amis, poul* ni'aiBigèr 
avec eux. Us pet^dirent cet ohcle rév€f*é, ce bîeh- 



DE MAdAlAtt S>fi GENLIS. lOd 

ftiteUf A thM, ièl si digne de Têti^e. J'ai tonte 
dans mes SdHï}efrirs les détails de celte mort, aussi 
touchante qu'elle fut sftii^tèé Noud eûmes dans cette 
' âAnée bien dëà pertes de famille à déplorer. Le 
maréchal d'Etrée se mouroit d'un mal lent dont il 
sôufifroît depuis lottg-temps, et qui étoit incurable. 
GoUché Sur une chaiàe longue, il l'ecevoit tous lefe 
jours aeis parèns et sed amis ; on Msoit la convet*- 
isaliôn, ôii jôtiôit eottime fe'il eût été en pleine santé. 
Il ne eonnôissoit que vuguemènt le danger dé sùïï 
état, raticiénneté de ses souffrances lui persuadoit 
qu'elles n'avoient rien de mortel. Après la mort 
du maréchal de Balîncour, j 'allât régulièrement 
^as^er touteà mes soirées chez le maréchal d'Etrée, 
qui avoît mille bontés pour moi. Je voyois avec 
Une espèce d'étonneifient douloureux s'éteindre un 
grand homme couvert de gloire, comblé d'honneurs, 
et parvenu au faîte de la considération sociale ; il 
uiè sèfnbloit que tous ces liens si brillans qui hono- 
roient sa vie dévoient aussi l'affermir, et cependant 
cette pompe, cette fortune, ces amis, tout alloit 
lui échapper !,..•.. Un soir, en arrivant chez luî^ 
je trouvai toute la maison désolée ; îl étoit à la mort, 
il demanda lui-même ses derniers sacremens, leK 
reçut avec d'autant plus d'édification, qu'il avoit 
toujours eu des sentimens religieux , et il mourut 
dans la nuit, laissant Une mémoire justement hono- 



110 MBMOIRSS 

rée par une vie sans tache, de grandes actions, un 
beau caractère, et des talens supérieurs comme 
guerrier et comme homme d'état. 

A cette époque, monsieur et madame de Puisieux 
voulurent nous loger chez eux ; ils nous donnèrent 
im joli entresol dans la superbe maison qu'ils occu- 
poient rue de Grenelle, J'avois renoncé, mais par 
un motif honorable, à la place qui m'avoit été pro- 
mise chez Madame. Le roi décida que ces places 
ne seroient données qu'aux femmes qui iroient chez 
madame du Barri. On pense bien que cette déci- 
sion ne fut pas formellement annoncée, mais elle eut 
lieu de fait. On fit pressentir quelques personnes 
qui étoient sur la liste ; on appeloit cela être invité 
à faire partie de la société du Mai, Pour moi, on 
ne me fit rien dire, mais nous apprîmes de toutes 
parts qu'une grande partie des personnes désignées» 
alloient chez madame du Barri. Il suffisoit de le 
faire demander on étoit aussitôt reçu. M. de Genlis 
n'étoit pas d'humeur à me prescrire une telle dé- 
marche, que d'ailleurs nulle autorité n'auroit pu 
obtenir de moi. Ses parens pensoient de même ; 
mais les places ne furent accordées qu'à cette condi- 
tion, ainsi je n'en eus point, malgré la parole si 
authentiquement donnée. Si j'avois eu cette place, 
ma destinée eût été bien dififérente! J'aurois cer- 
tainement suivi la princesse à laquelle jaurois été 



DE MADAME DE GENLIS. 111 

attachée. Le Roi, dans les loisirs de Texil, m'au- 
roit distinguée peut-être, je me serois trouvée dans 
une noble situation, à l'abri des calomnies et de 
toutes fausses démarches. Que de travaux, que 
de chagrins de moins! Toute cette destinée pure, 
honorable, et paisible, a été bouleversée, parce que 
Louis XV donna un ascendant suprême sur son 
esprit et sur sa cour, à une fille publique, surannée, 
et sans esprit ! 

J'ai oublié de parler d'un personnage très-remar- 
quable, que j'ai vu sans cesse chez M. de Puisieux, 
c'étoit l'abbé Raynal. Il n'a jamais existé dans la 
société un homme d'esprit si tranchant, si contra- 
riant, et si peu aimable. Je l'ai entendu disputer 
avec le maréchal d'Etrée sur des opérations de guerre, 
et avec une décision et une impertinence dont rien 
ne peut donner l'idée. Le maréchal finit un soir par 
lui dire : ^^ Vous avez raison, monsieur l'abbé, car 
je vois que vous entendez toutes ces choses-là beau- 
coup mieux que moi." Une autre fois que je venois 
de jouer, de la harpe, il voulut me questionner, et à 
tue-tête, sur le mécanisme des pédales ; madame de 
Puisieux se hâta de l'inte^rrompre en lui disant: 
^^ Epargnez-vous une dissertation inutile, monsieur 
Tabbé, parce que madame de Genlis est bien sûre 
d'avance que vous êtes en état de lui donner des le- 
çons de harpe." Il n'avoit pas encore fait son flïs- 



112 MéMOIElàS 

t&irè philosùphi^e des Indes* , et s'il eût publié 
tUors ce lourd, cet emphatique 6t pei^icieux ouvrage, 
j'aurois éprouvé bien du mépris et bieù du dégoût, en 
me trouvant assise à côté du vieux libertin apostat, 
<)ui k fait BVec tant de complaisance une peinture si 
licencieuse des bayadères, et de l'impie séditieux qui 
a écrit ces exécrables paroles : Peuples, voulez-vous 
être heureuJt? renversez tous les autels et tous les 
trônes /. . . ;I1 a été obéi ! il l'a vu, c'étoit un châti- 
ihent : a^ssi s'est-il repenti. Mais sa rétractation, 
fii diffikthatoire pour la philosophie, ne fut pas assez 
humble pour satisfaire la religion, qu'il avoit si in- 
dignement outragée. 

Je vis aussi chez M. de Puisieux le jeune roi de 
Suèdef, à son premier voyage hors de ses états (car 

• V Histoire pkOoêofikique et politique du œmmerté et deê ét^ 
blissemen» des Européens dans Us deux Indes, ne parut qu^au com- 
mencement de ï^année 177^. Elle fut imprimée à Nuten, en 6 toI. 
iMo,, «ans nom d'atiteuf • mais elle fut suir-le'.cfaamp attribuée à 
lliVbé Raynàl. fi «n patat Une édition itouvelle en 1774, qui se 
rendit «nssi publiquement. Ce lirre fut condamné par arrêt dn par- 
lement de PariSy et Tauteur décrété de prise de corps le 35 mai 
1781. Il prit la fuite, et passa en Allemagne. 

L*abbé Raynal, né à Saint Génica, dans le Rouergue, en 1713» 
HUMIrat à Passy éh 1796, laissant pour toute ifortune un assignat de 
60 francfli rtâtoA 5 Btms.'^Niote de V Editeur.) 

t Le prince héréditaire de Suède, connu depuis sous le nom de 
Gustave III, apprit à Paris, au commencement de Tannée 1771, la 
mort du roi Adolphe Frédéric, son père. Gustave prit dans un sou- 
per la défense de Voltaire contre le maréchal de Broglie j le pa- 



BB MAÏ>AM£ DA GENLIS. 113 

U en fit un âecôtid pour aller à Spa) ; ce prince étôit 
aimable^ poli^ obligeant^ et patloit avec beaucoup de 
grâce* 

Une perisonne devenue riche et à la mode dans sa 
vieillesse, et qui à trente-sept ans n'étoit ni Tun ni 
Tautre^ madame de Coaslin, venoit quelquefois chez 
madeû9tie de Puisieux. Elle avoit une figure de Mi- 
nerve^ une mimière emphatique et lente de paiief , 
qui contrastoient singulièrement avec des discours 
très* vulgaires, et les contes grivois dont son entre- 
tien étoit toujours semé. Elle écrivdit ridicidement, 
elle avoit fort peu d'esprit, mais de la beauté, un &ir 
imposant ; de la causticité et beaucoup de hardiesse 
Tout rendue une personne remarquable, et lui ont 
donné une superficielle apparence d'or^nalitë. M. 
le prince de Conti donnoit à souper au Temple tous, 
les lundis ; on s'y portoit en foule, il se trouvait 
toujours au moins cent cinqusmte personnes ^ pour 

triarche ûé Ferney le sut par M. d^Argental» mmîitre de Prusse j il 
répondit pcyr les yers suivons : 

On dit que je tombe en jeuneise; 
Tâchez de me bien élever. 
Ne pourriez-vouB pas me trouver 
Quelqû'accès prèâ dé son altesse ? 
De vieHit héroë) de tieuk iàvAns 
Prendront de ses leçons, peut-être ; 
Je veille m^instmk-e, ii en est temtNi t 
C*est à moi dé cheroher mon maître. 
f^ (Note de VEditeurJ 



1 14 MÉMOIRES 

arriver jusqu'au prince il falloit traverser un immense 
salon, et passer à travers une triple haie formée par 
les hommes qui se tenoient toujours debout avant le 
souper, les femmes seules étoient établies en cercle 
au fond du salon. Un soir que la foule étoit plus 
grande encore que de coutume, M. le prince de Con- 
ti vit arriver madame de Coaslin ; il s'avança vers 
elle, et lui dit ironiquement, qu'avec sa timidité na- 
turelle elle avoit dû être bien embarrassée en se 
trouvant au milieu de tant de monde. ^^ Oui, mon- 
seigneur, répondit madame de Coaslin; j'ai été si 
intimidée, j'ai tellement perdu la tête, que dans mon 
trouble. ..*. .j'ai fait la révérence à monsiem* ;" et 
el)e montra un homme dont elle avoit à se plaindre, 
et qui avoit fait contre elle un couplet satirique.* 

Je vis beaucoup dans ce temps la belle comtesse 
de Brione, qui n'étoit déjà plus de la première jeu- 
nesse, mais dont la majestueuse beauté étoit encore 
frappante ; mais quand on a parlé de sa figure son 
portrait est fini, on n'a plus rien à dire. Elle sou- 
poit très-souvent chez M. de Puisieux avec le fameux 
prince Louis, depuis cardinal de Rohan. Le prince 
Louis avoit une figure très-agréable, des manières 
trop lestes pour son état, une conversation frivole, 
animéçy spirituelle ; il n'étoit rien de ce qu'il devoit 

* J^ai entendu conter ce trait à madame de Coaslin eUe-méme, et 
M. le Prince de Conti m'en a confirmé Texacte vérité.— ^T^To/e d« 
VAuteurJ 



> 



BB MAHAME JDB. GBNLIS* 115 

être, mais il étoit aimable autant qu'on peut l'être 
hors de sa place et de son caractère. Sa vivacité, 
son inconséquence, son msùntien, ses discours^ ne 
trahissoient que trop les égaremens de sa jeunesse, et 
ne présageoient pour son âge mûr, que des foutes, 
des malheurs et des ridicules. 

Peu de temps après la mort du maréchal d'Ëtrée, 
nous fîmes une nouvelle perte plus sensible encore. 
M» de Puisieux mourut le cinquième jom* d'une 
fluxion de poitrine. M. de Puisieux fut l'un des plus 
honnêtes hommes de ce temps. La délicatesse la 
plus scrupuleuse n'étoit pour lui que la simple pro?- 
bité. Jamais personne . n'a joui d'une plus parfaite 
réputation de droiture et d'intégrité. U avoit été 
chevalier de l'ordre du Saint-Esprit, ambassadeur 
en ^ Suisse, en Suède et à Naples,. et ensuite ministre 
des affaires étrangères. Lorsqu'il se retira du mi- 
nistère,, le roi exigea qu'il restât au conseil. Il em- 
pêcha par son arbitrage une infinité de procès entre 
des hommes de la cour qui le consultoient sans cesse. 
Le maréchal d'Etrée disoit de lui, qu'il étoit le juge 
du point d'honneur des affaires contentieuses. Il 
possédoit toute la confiance du plus vertueux de 
tous les princes, M. le duc de Penthièvre, et ce fut 
lui qui le détermina à marier sa fille unique, dfi^enue 
la plus riche héritière du royaume (depuis liptiort du 
prince de Lamballe), à M. le duc de Chartres. M. le 
duc d'Orléans reconnoissoit lui avoir cette obligation. 

r 



116 M£BfOIRB& 

M. de Puisieirs: mourut avecla plue grande piété. Il 
avoit été élevé aux Jésuites ; après sa mort on trouva 
fiur sa poitrine les marques de son afiSliationà cet or>- 
dre ^ secret qu'il n'avoit jamais confié, et qu'aucun 
de ses gens ne sa voit* Voici en quoi consistoit 
cette affiliation: on faisoit serment sur TÉvangile, 
I^. de contribuer de tout son pouvoir au maintien 
•de la religion 5 2*» de [protéger Tordre et tous ses 
membres en particulier, dans toutes les occasions 
où, cette protection seroit utile ou réclamée^ et ne 
blesseroit ni la morale ni les lois; 3^. de dire tous 
les Jours une prière particulière qui étoit très-courte; 
4*. de porter toujours sur sa poitrine un scapulaire, 
marque de l'affiliation ; et 5^. de garder le secret 
de cette affiliation autorisée par le pape* D'un 
autre irôU, on promettoit à l'affilié tous 1^ services 
^t toutes les preuves d'affection qui pourroient lai 
^tre utiles dans toutes les situations et dans tous 
lés paijm; enfin il participoit à toutes les prières 
Mtes pour les membres de l'ordre, et à toutes les in^ 
duigences accordées par le pape. 

La mort de M. de Puisieux, de ce digne et res^ 
pectable chef de famille, nous plongea dans une 
profonde affliction; mais une Couleur qui surpassa 
toutes les autres fut celle de sa vertueuse sœur, 
madenMiselle de Sillery; elle soigna, veilla son 
frère, sans le quitter un instant, pendant les cinq 
jours de sa maladie. Lorsqu'elle eut reçu son der- 



DE MADAME DE GENLIS. 117 

nier soupir, elle alla se mettre dans son lit, 
ne se releva plus, demanda ses sacremens le len- 
demain, et mourut six jours après^. 

Je restai long-t^nps enfermée avec madame de 
Puisieux, uniquement occupée du soin de la ccm- 
soler, et de soigner sa santé, que ce cruel évé* 
nement avoit fort dérangée. Sa solitude de veuve 
fut absolue, elle ne vit dans les premiers mois que 
sa famille, et ne sortit que pour aller à TégUse*. 
Au bout de ce temps, elle ne voulut pas aller voir 
les illuminations, et le feu d'artifice si malheureu- 
sement célèbre qui fut tiré sur la place Louis XV, 
en r^ouissance du mariage de monsieur le dauphin ; 
mais elle m'y envoya. M. de Genlis venoit de partir 
pour son régiment; j'allai à ce feu avec madame 

* M. de Ppisieux, au cinquième jour d'une fluxion de poitrine, 
étoit à Tagonie; à trois heures du matin it n*ayoit plus de con- 
Doissance. J'allai rejoindre madame de Puisieux; en passant 
dans Je wiaa «foc M. de Oenlisy je voulus ▼eîr quelle heure il 
étoit) nous ai^pcochàmes d^une superbe pendule dont Louis XV 
aroit fait présent à M. de Puisieux; on y voyoit les trois Par- 
ques soutenant le cadran, et nous remarquâmes arec saisslssement 
que le fli d'or qui tenoit le fuseau étoit rompu, sans qu'on puisse 
sMreir de qaeHs manidre il a'âoit oi»é, • . .M. de Jhimevai, expiroH 
étm» ee mon)eBt,,.«$a mort fut honorée des reg^rels de tons les 
honnêtes gens. Cet homme vertueux, rempli de piété, de droiture 
et de désintéresifement, avoit ainsi au fond de FânH^ la relig^on^ 
rétat et son souverain: il occupa de grandes places avec une par* 
fiiite intégrité ; il s'en démit volontairement et les quitta «vee des 
mnÎDS pures et um vépvlaition irr^fwochablcur- ^iVo<e 4e VAi^tfiur^ 



1 18 MÉMOIRSS 

la marquise de Brugnon^ une jeune et jolie femme, 
dont le mari, qui servoit dans la ' marine, avoit 
été envoyé ambassadeur à Maroc, ce qui me donnoit 
une grande considération pour lui; car cette am- 
bassade me paroissoit une chose beaucoup plus 
périlleuse que des campagnes sur mer. 

M. de La Reynière faisoit bâtir une belle maison 
sur la place Louis XV; il me donna, pour voir le 
£eu, une des pièces du rez-de-chaussée. Comme 
on nous disoit qu'il y auroit un monde énorme, 
j'y allai après le dîner, en sortant de table, avec 
madame de Brugnon, et messieurs de Nédonchel 
et de Bouzolle. Nous arrivâmes sans obstacles, 
mais nous attendîmes beaucoup plus long-temps 
que nous ne l'avions imaginé, ce qui m'impatienta 
tellement, que je dis que mon envie de voir le 
feu d'artifice étoit passée, et que je ne le, regar- 
derois pas. On crut que c'étoit une plaisanterie; 
on me défia en badinant, et j'acceptai sérieusement 
le défi. Dès la première fusée je fermai les yeux, 
et rien ne put me les faire rouvrir tant que dura 
le feu. Lorsqu'il fut fini, messieurs de Bouzolle 
et de Nédonchel nous laissèrent pour aller chercher 
nos gens et faire avancer notre voiture. Ils ne 
revinrent qu'à minuit: nous étions d'autant plus 
inquiètes, que nous entendions un vacarme épou- 
vantable sur la place. Enfin ces messieurs revinrent; 
ils ne voulurent pas nous dire que l'on se ctdbutoit. 



DE MADAME BB GBNLIS. 119 

que Ton s'écrasoit sur la place, et que tout y étoit 
dans une horrible confusion ; mais ils nous déclarè- 
rent qu'il y avoit des embarras affreux, qu'il étôit 
impossible de trouver nos gens, et qu'il falloit se 
décider à attendre encore au moins deux heures. 
Ils nous apportoient une poularde qu'ils avoient 
prise, avec des gâteaux, chez un traiteur, et comme 
nous allions souper, nous entendîmes des gémis- 
semens au bas de nos fenêtres : c'étoient deux vieilles 
dames, madame la marquise d'Albert et madame 
la comtesse de Renti, ancienne dame d'honneur 
de feue madame la princesse de Condé. Ces deux 
dames, en allant chercher leur voiture, avoient été 
entraînées par la foule, et séparées de leurs gens. 
Nous les recueillîmes, et comme il n'y avoit pas 
moyen de faire le tour de la maison poiur les faire 
entrer par la porte, on les hissa par la fenêtre, 
qui heureusement n' étoit pas haute; mais leur 
âge, leurs grands paniers et leur efifroi, rendirent 
cet enlèvement fort difficile. Toute la gaieté qu'il 
nous causa s'évanouit en voyant madame d'Albert, 
qui avoit la poitrine toute couverte de sang, parce 
que, dans la foule, on lui avoit arraché une de 
ses boucles d'oreilles. 

Nous restâmes là jusqu'à deux heures après minuit, 
nos dames étrangères ne retrouvèrent ni leurs gens, 
ni leur voiture; je fus obligée de les mener chez 
elles, et je ' ne rentrai à l'hôtel de Puisieux qu'à 



120 MEMOIRES 

trois heurea un quart. J'y trouvai tout le ix^nde 
sur pied, et dan» les plus vives inquiétudes; on 
me croyoit tuée, car on savoit, ce que j'ignorois, 
qu'une infinité de personnes avoit péri sur cette 
fatale place (envir(Hi six mille personnes, selon le 
calcul le plus modéré). Madame de Puisieux, tout 
en larmes, vint sur le haut de TescaUer me re- 
cevoir avec des transports inexprimables; elle m'ap- 
prit tous les désastres de cette funeste soirée; ce 
qui les avoit causés étoient de petites rigoles fort 
peu profondes sur la place Jjouis XV, la foule, en 
se pressant^ ne les vit point, ces rigoles firent tomber 
ceux qui les rencontrèrent, et les autres les écra- 
sèrent ou les étouffèrent. Madame de Puisieux, 
pour la première fois depuis son veuvage, avoit 
soupe dehors. Chez madame d'Egmont. A deux 
pas de l'hôtel d'£gmont étoit un corp&-de garde, 
près de la place Louis XV; on y apporta une 
multitude de cadavres que l'on essaya vainement 
de rappeler à la vie; ce fut ainsi que madame de 
Puisieux apprit cette horrible catastrophe. Le len- 
demain fiit \m joiur de désolation, surtout parmi 
le peuple et les artisans; il n'y eut presque per- 
sonne, dans cette classe, qui n'eût un malheur à 
déplorer. Milot, maitre-d'hôtel de madame de Pui- 
sîeinc, perdit un cousin germain; ma femme de 
chambre alla reconnoitre à la Morgue le cadavre 
de sa sœur, jeune fille de vingt ans, en apprentissage 



i>£ MADAME DE GENLIS. 121 

chez un fourreur. Toutes les personnes de notre 
connoissance nous contèrent de semblables événe- 
mens ; pendant quatre du cinq jours^ il ne fiit 
question dans tous les entretiens que de cette 
déplorable histoire^ que tout le monde regarda 
comme le plus sinistre pr^age. En ef&t, il est 
bien frappant, qu'à l'occasion du mariage de Vinr 
fortuné Louis XVI, tant de sang ait coulé sur cette 
même place oii ce prince et son épouse dévoient être 
immolés avec tant d'autres innocentes victimes ! • . • . 
Depuis cette époque, nous passâmes encore huit 
mois chez madame de Puisieux ; je devois éprouver 
l'hiver suivant l'une des plus vives douleurs de ma 
vie ! Madame de Custines, qui étoit en Lorraine, dan» 
une terre de sa belle-mère, revint dans les derniers, 
jours de l'automne, mais sans son mari, que det 
nSeice» obligeoient à rester en Lorraine jusqu'au 
mois de janvier. J'allois tous les jours chez madame 
de Custines^ je la trouvois changée et maigrie; 
eUe toussoit; j'étois inquiète de sa santé; j'aUoift 
tous les matins déjeuner avec elle, j'y restois depuis 
dix jusqu'à deux heiures, je ne la quittois que poiur 
aller dîner avec madame de Puisieux. Son beau* 
frère, le vicomte de Custines, étoit presque toujours 
en tiers avec nous, ce qui m'embarrassoit beaucoup; 
msiéj comme madame de Custines ne se doutoit pas 
de sa conduite avec moi, et que je n'ai jamais 
£sût deees^^spèces dé confidences, je ne témoignois 

TOMB IK 6 



i 



122 MÉMOIRES 

rien de ce. que je pensois à cet égard; madame 
de Custines croyoit seulement que son beau-frère 
me déplaisoit; elle m'en avoit montré plus d'une 
fois de la surprise, en me faisant l'éloge de son 
caractère et de ses qualités morales. Elle n'ignoroit 
pas que Ton disoit dans le monde, qu'il n'avoit 
été subitement en Corse que pour me plaire ; elle 
m'assuroit que c'étoit une eiTeur, que le vicomte 
n'avoit aucune prétention qui dût me blesser, qu'elle 
en étoit sûre. Je me gardois bien de lui conter 
la vérité, je répondois seulement, qu'il avoit dans 
sa personne et dans ses discours, quelque chose, 
d'ironique et de moqueur qui me repoussoit. Elle 
me répétoit que je le jugeois mal, et que j'étois 
injuste pour lui. Je lui laissois cette opinion, afin 
de ne pas altérer son estime et son amitié pour 
lui, car je voyois clairement que, relativement à 
moi, il avoit avec elle la plus grande fausseté. 

Un matin, en allant comme de coutume à dix 
heures chez madame de Custines, je la trouvai si 
changée et si abattue, que je l'engageai à se mettre 
au lit. Le vicomte envoya chercher son médecin, 
qui vint sur-le-champ, et qui lui trouva beaucoup 
de fièvre; lorsqu'il sortit de sa chambre nous le 
suivîmes pour le questionner, et il me perça le 
cœur en nous déclarant qu'il craignoit. une fluxion 
de poitrine : je me décidai à rester toute la journée. 
Le soir le médecin nous annonça qu'elle avoit en. 
effet une fluxion de poitrine. Alors je m 'établis chez 



BB MADAME DE GËNLIS. 123 

elle avec une de ses parentes, déterminée comme moi 
à la veiller et à ne la pas quitter tant qu'elle seroit en 
danger. Le vicomte resta en tiers avec nous, et sa 
conduite me toucha sensiblement, elle fut parfaite ; il 
ne me dit pas un mot qui pût me rappeler les sen-* 
timens dont je lui avois défendu de me parler. Il 
montra le plus grand attachement pour sa belle-sœur, 
et ne fut occupé que d'elle. Il envoya un courrier 
à son frère; mais, comme il étoit à cent lieues, 
nous savions bien qu'il ne pouvoit arriver que 
lorsque nous serions sans inquiétudes ou sans 
espérances ! • • • • 

Dès le premier jour madame de Custines fut dans 
le plus grand danger, le troisième M. Tronchin 
fut. appelé et la condamna. Elle ne s'abusa point 
sur son état, elle demanda et reçut tous ses sacre- 
mens avec une piété angélique. Elle conserva 
toute sa tête jusqu'au dernier moment. Elle nous 
pressa plusieurs fois d'aller nous coucher j et, voyant 
que nous étions décidés à la veiller, elle ordonna 
de nous faire, pour les nuits, des boissons rafraî- 
chissantes, de la limonade et de l'orgeat; elle or- 
donna aussi qu'il y eût toujours dans le salon des 
oranges et des biscuits. Elle commandoit toutes 
ces choses avec un calme et une continuité d'at- 
tention que nous ne nous lassions point d'admirer. 
n y avoit un canapé dans le salon, elle voulut 
qu'il y en eût un de plus, afin que nous pussions 

6 ♦ 



124 MÉMOIRES 

tous les trois à la fois nous reposer commodément. 
Dès le second jour elle me pria de lui faire tout 
haut des lectures de piété ^ elle me demanda d'abord 
de lui lire les Quatre Jins de V homme de Nicole, 
en m'indiquant un passage sur la mort dont nous 
avions souvent parlé ensemble, et qui nous paroissoit 
le morceau le plus frappant sur ce sujet; mais 
aussitôt elle se rétracta en disant : ^^ Non, cela vous 
feroit de la peine, lisez-moi l'Imitation*'' Enfin 
eUe conserva jusqu'à la mort son admirable carac- 
tère. La nuit du quatrième jour de sa maladie fut 
affireuse; la toux et de vives douleurs furent con- 
tinuelles, mais la patience et la douceur de la. malade 
fur^it inébranlables; elle envoya chercher son con- 
fesseur à deux heures, et à trois elle reçut l'ex-* 
tréme-onction. Elle entroit dans son cinqidème 
jour; M. Tronchin, que nous. avions fait réveiller, 
vint à trois heures et demie. Il lui prescrivit une 
potion calmante ; lorsqu'il sortit je n'osai l'inter*- 
roger, je ne voyois que trop qu'il falloit renoncer 
à toute espérance ! A quatre heures du matin, j'allai 
un moment dans le salon respirer; c'est-à-dire, 
pleurer sans contrainte. J'y trouvai le vicomte de 
Custines baigné de larmes, je m'assis près de lui, 
et nous versâmes des torrens de pleurs pendant 
plus d'une heure, sans nous dire une seule parole; 
je l'aimois véritablement dans ces tristes momens* 
Tout d%vknt sympathique entre deux personnes 



BK MADAMB DE GENLIS. 125 

qui éprouvent une douleur commune : pendant toute 
sa durée, ceux qui pleurent et qui s'affligent 
profondément ensemble, unissent leurs âmes de 
la manière la plus touchante et la plus intime. Je 
rentrai à cinq heures dans la chambre de ma mal- 
heureuse amie; je la trouvai beaucoup plus calme, 
et à six heures elle me dit qu'elle ne soui&oit plus 
du tout. Je la regardai : elle étoit pâle, mais il 
n'y avoit rien de décomposé dans ses traits, et je 
fus même si frappée de sa beauté, que j'allai chercher 
le vicomte, qui étoit resté dans le salon; il hôuS 
fut impossible de ne pas reprendre de l'espérance. 
C'étoit un dimanche: à huit heures madame de 
Custines me demanda de lire la messe tout haut, 
ensuite elle me pressa d'y aller, en m'assmrant 
qu'elle se trouvoit parfaitement bien. J'en fus moî- 
mème persuadée ; elle m'embrassa et se fit apporter 
le livre d'heures dont elle se seryoit de préférence, 
dUe me le donna en me disant : Conservez-le tou- 
jours. Ces paroles me firent frissonne^! Je là 
quittai; quand j'eus fait quelques pas, elle dit: 
Priez Dieu pour moi. . Ce furent les dernières pa- 
roles que j'aie entendues d'elle ! • . . «J'allai à la messe, 
je revins au bout de trois quarts d'heure, elle n'exis- 
toit plus ! elle venoit d'expirer* !.. 

• Il étoit dans la destiaée de madame de Custines, de ne devoir 
qu^à elle seule ses vertus et sa réputation : elle n*eut, pour la 
conduire dans le monde, ni guide ai mentor ; sa belle-mère vivoit 



126 MÉMOIRES 

Je rentrai ehez madame de Puisieux dans un état 
impossible à décrire. • • • Le vicomte vint passer 
.avec moi la plus grande partie de la journée, et 
.ce fut pour nous une consolation réciproque > nous 
étions l'un et l'autre si afiiigés, si abattus, que 
nous n'avions pas la force de parler. Il vint de 
même le lendemain et m'amena les charmans en- 
fans de celle que nous pleurions ! Leur vue me 
déchira le cœur, et le soir même le malheureux 
.comte de Custines arriva. Son désespoir fut in- 
exprimable; il accourut aussitôt chez moi, de ce 
moment nous nous jurâmes une éternelle amitié, 
et nous fûmes l'un et l'autre également fidèles à 

en Lorraine, et, cependant sans sunreillance et sans conseils, elle 
ne fit pas une faute, parce que, ferme dans ses principes et timide 
dans ses démarches, elle ne fit point une étourderie. Elle aroit 
infiniment d*esprit et ne Pemployoit jamais qu'à perfectionner s^ 
raison et son caractère; riche, jeune et belle comme un ang^, 
elle mena toujours une vie sédentaire, n'allant à la cour que par 
devoir, aux spectacles que par complaisance, ne paroissant jamais 
au bal 3 et, quoiqu'elle eût beaucoup de vivacité, elle étoit si in- 
dulgfente, elle avoit tant de douceur et de simplicité, que son 
goût pour la retraite et son austérité ne ressembloient qu'à la 
paresse. Lorsqu'on paroissoit le croire, elle en étoit charmée: 
<^ J'aime mieux, disoit-elle à ses amis, que l'on m'accuse d'indolence 
que de singularité." Elle n'étpit ni une épouse, ni une mère, 
ni une amie indolente : . on n'a jamais eu plus d'activité pour 
remplir ses devoirs domestiques et pour obliger et servir ses amis. 
Madame de Custines vécut six ans dans le monde avec la consi- 
dération personnelle et l'existence d'une femme de quarante ans 
dont la conduite auroit toujours été parfaite. — {Note de V Auteur ^J 



DE MADAME DE GENLIS. 127 

cet engagement. Je lui consacrai toutes mes jour- 
nées pendant trois semaines^ je ne m'en réservai 
que deux ou trois heures de la soirée, que je don- 
nois à madame de Puisieux. Tous les matins il 
venoit à dix heures déjeuner avec M. de Genlis 
et moi 5 ensuite, si le temps le permettoit, nous 
allions tous les trois nous promener à cheval ^ou 
en voiture ; après la promenade, le comte de Cus- 
tines nous emmenoit dîner chez lui; nous y trou 
vions le vicomte, et nous restions là, renfermés 
jusqu'à six ou sept heures du soir. M. de Custines 
me donna le portrait le plus ressemblant de madame 
de Custines, et celui de ses enfans; il y joignit 
un présent qui me toucha beaucoup. Madame de 
Custines, pour m'épargner la peine de porter ma 
harpe chez elle, en avoit acheté une trèâ-belle, noire 
et or, et très-bonne; le comte de Custines me 
l'envoya, avec une clef qu'il avoit fait faire pour 
moi. Cette clef étoit d'or, émaillée en noir, avec 
ces mots écrits autour : Ne V oubliez jamais. J'ai 
conservé précieusement cette clef pendant sept ans, 
ensuite elle m'a été volée à Villers-Cotterets, avec 
une épingle de diamans et quelques autres petits 
bijoux. Je me promis de ne jamais jouer sur la 
harpe de madame de Custines, que des adages, 
et des romances plaintives. La première chose que 
je jouai sur cet instrument fut tme romance sur 
la mort de cette incomparable amie, et qui cbn- 



128 MEMOIRES 

tenoit son éloge : elle avoit six couplets^ elle étoit 
sur l'air de Gahrielle de Fèrgi ; je l'ai oubliée, et 
j'en suis fâchée, car elle étoit touchante. Quand 
je la chantai pour la première fois, il me fut im- 
possible d'achever le premier couplet; le premier 
accord que je fis sur cette harpe, me causa une 
espèce de saisissement inexprimable, il me sembloit 
que c'étoit mon amie elle-même qui me parloit, 
et me répondoit du fond de la tombe ! . . . • C'est 
une chose extraordinaire que l'infidélité de nos 
impressions, et comme l'habitude les affoiblit et 
les efi^e !... .Cette harpe sur laquelle je n'avois 
pu jeter les yeux sans fondre en larmes quand on 
me l'apporta, cette harpe dont les sons m'avoient 
causé tant de trouble et d'émotion, devint pour 
moi, par la suite, un instrument ordinaire L ;. • .Leâ 
seules impressions sur lesquelles on ne se blase 
point, sont celles qui tiennent à des sentimens 
religieux, parce que celles-là seules doivent nous 
survivre. 

Outre la romance dont je viens de parler, je fis, 
dans le cours de cette année, un éloge en pros^ 
de madame de Custines, que j'ai perdu avec beau- 
coup d'autres manuscrits. Madame de Custines 
mourut à vingt-quatre ans; elle avoit six mois de 
plus que moi. Mariée à dix-sept ans, elle passa 
sept années dans le monde, pour y offrir le modèle 
de la plus rare perfection. Sa vie fut courte, mais 



DB MADAME DE GENLIS. 129 

pure, irréprochable et parfaitement heureuse. Je 
n'ai jamais vu dans là jeunesse avec une beauté 
remarquable, ime raison si ferme, des principes 
et une piété si austères, réunis à tant de gaieté, 
de douceur et d'indulgence; elle n'alla jamais aux 
spectacles et aux bals, mais elle trouvoit tout simple 
que ses amies y allassent. ^^ Je suis sûre, me disoit- 
elle, puisque vous vous livrez à ces amusemèns 
qu'ils ne sont pas dangereux pour vous, et peut- 
être le seroîent-ils pour moi." Presque toujours, 
quand j'allois au bal, je soupois chez elle, parce 
qu'elle vouloit me voir habiller et présider à ma 
toilette. J'ai passé six ans dans la plus grande 
intimité avec elle, sans avoir jamais remarqué la 
plus légère altération dans son humeur; si elle eût 
vécu, ma destinée eût été bien différente; elle avoit 
sur moi un souverain empire, je ne serois jamais 
entrée au Palais-Royal, elle me l'avoit fait promettre, 
et certainement je ne lui aurois pas manqué de 
parole. Le ciel m'enleva cette amie si chère, ce 
guide si utile; mais si sa vie eût été prolongée 
jusqu'à l'âge mûr, elle auroit vu périr sur un échafaud 
son mari et son fils. .^ ! 

• Le comte de Custines, poursuivi par les dénonciationfi de 
Marat et la haine des jacobins, fat rappelé de rarmée du Nord, 
dont il étoit le général en chef; accusé de trahison, il fut con- 
damné et mis à mort le 27 août 1793; son fils ne lui surrécut 
que six mois, et périt de la même manière le 3 janvier 1794. 11 étoit 
né en 1768, et le général Custines son père, en 1740.— (iVbfe de 
TEditeur,) 



130 MEMOIRES . 

Madame de Montesson, par un motif particulier 
qui ne se rapportoit qu'à elle, désiroit extrêmement 
alors que j'entrasse au Palais-Royal, et elle n'avoit 
nul besoin d'employer son crédit pour cela 5 M. le 
duc d'Orléans le désiroit personnellement ; je lui 
plaisois, et il pensoit que je ne serois pas tout-à-fait 
inutile à l'agrément des longs voyages de Villers- 
Cotterets. D'ailleurs, j'avois beaucoup de droits 
pour prétendre à une place auprès de madame la 
duchesse de Chartres, puisque c'étoitM.de Puisieux, 
ami et conseil de M. le duc de Penthièvre, qui 
avoit déterminé ce prince à conclure le mariage de 
la princesse sa fille ; et la réputation de légèreté et 
de galanterie de M. le duc de Chartres avoit donné ' 
à M. le duc de Penthièvre le plus grand éloignement 
pour cette alliance. M, de Puisieux, avec beaucoup de 
zèle et de persévérance, parvint à le décider. M. le 
duc d'Orléans reconnoissoit hautement lui avoir cette 
obligation. Aussi, quand il fut bien constaté que je 
n'aurois^pas la place promise chez madame la com- 
tesse de Provence,, ma tante me dit qu'il ne tiendroit 
qu'à moi d'en avoir une au Palais-Royal si je la de- 
mandois. J'en parlai à madame de Custines qui 
s'y opposa avec une extrême chaleur, elle m'en dé- 
tailla les raisons, qui étoient non-seulement sages; 
mais sans réplique. Elle ajouta que je devôis rester 
avec madame de Puisieux jusqu'à sa mort, et elle me 
fit promettre que je n'entrerois point aii Pdais- 



DE MADAME DE 6RNL1S. 131 

Bojral* En effet, je dis à ma tante que la reconnois- 
sance me fixoit auprès de madame de Puisieux, et il 
ne fut plus question de cette place. Huit mois après 
madame de Custines mourut; je restai alors plus 
de trois mois sans aller dans le monde, ensuite j'y 
retournai avec ma tante, que j'avois très-peu vue 
depuis la mort de mon amie ; elle me mena souvent 
au Palâis-Royal et au Raincy, que venoit d'acheter 
M. le duc d'Orléans. On me reparla d'une place 
auprès de la jeune princesse que je trouvois char- 
mante de figure et de caractère, car on n'a jamais vu 
de jeune princesse plus naturellement obligeante et 
d'une bonté plus parfaite. Cependant, je ne m'en- 
gageai point) mais, de retour à Paris, je confiai à 
madame de Puisieux, à qui je n'en avois jamais parle^ 
tout ce qu'on m'avoit dit à ce sujet, je ne lui cachai 
qu'une chose, la promesse que j'avois faite à madame 
de Custines, et tout ce qu'elle m'avoit dit contre!.. . 
Mais je lui détaillai tous les avantages de cette place 
quand on avoit des enfans : des régimens dont les 
princes disposoient, et qui étoient toujours donnés 
aux enfans ou aux gendres des dames, leurs propres 
places qu'elles pouvoient céder à leurs filles ou à 
leurs brus, la protection des princes, &c. Madame 
de Puisieux m'écouta attentivement ; elle fut com- 
battue par deux idées: l'une, de notre séparation, 
et l'autre des succès brillans qu'elle se figuroit que je 
devois avoir dans une cour célèbre par sa magnificence. 



132 MÉMOIRES 

son bon goût et son éclat. Quoiqu'elle eût été jadis la 
plus charmante personne de la cour, par son esprit 
et par sa rare beauté, je suis bien sûre qu'elle n'avoit 
jamais eu pour elle la ranité qu'elle avoit pour moi, 
elle y sacrifia, dans cette occasion^ son bonheur et 
le mien ! car le moindre mot d'op]>osition de sa part 
eût suffi pour me fixer près d'elle. Je lui demandai 
ses conseils, en ajoutant que je ne ferois que ce 
qu'elle prescriroit. Elle me dit que, pour l'intérêt 
de mon mari et de mes enfans, je dévots accepter. 

Je pleurai, mais je n'opposai nulle résistance ! 

J'écris tout ceci péniblement, parce que c'est ren- 
dre compte d'une des plus grapdes fautes de ma vie. 
Je pense que dans des mémoires où l'on ne s'est 
point engagé à conter toute son histoire, on peut, et 
l'on doit, par respect pour soi-même, passer sous 
silence le$ fsutes graves qu'on a pu faire, à moins 
que ces fautes ne se trouvent liées ayx événemens 
qu'on veut rapporter, et alors il faut s'accuser sincè- 
rement, et ne point chercher à atténuer ses torts, 
4;'est ce que je vais faire. Je pourrois dire que je ne 
Ëis déterminée que par l'intérêt de mes enfans, que 
cette résolution me coûta, et qu'elle fut un sacrifice 
maternel : si cela étoit, le ciel eût béni cette action, 
mais Dieu, qui lit au fond des cœurs, en connut les 
motifs, et l'a sévèrement punie, elle le méritoit. Il 
est certain que je comptai pour beaucoup les avan- 
tages brillans que j'en pouvois retirer pour l'établis- 



DE MADAME D£ 6BNLIS. 133 

sèment de mes enfans, mais, quand je n'aurois point 
eu d'enfans, j^aurois désiré cette place ; j'y avois re- 
noncé de bonne foi pour augmenter l'estime et Tami- 
tié de madame de Custines. Après sa mort je perdis 
cette émulation généreuse qui élève l'âme, et qui la 
rend capable des plus nobles sacrifices ; il me sem^ 
bloit qu'il n'y avoit plus personne au monde qui eût 
assez de délicatesse, d'austérité et de connoissance 
de mes sentimens, pour blâmer en moi des actions 
qui n'auroient rien de criminel; l'admiration que 
j'avois eue pendant six ans pour madame de Custines, 
Kespèce d'enthousiasme que m'avoit inspiré ses émi- 
nentes vertus, m'avoient fait presque substituer son 
suf&age an témoignage de ma conscience ; j 'avois 
eu dans mon enfance un sentiment de ce genre pour 
mademoiselle de Mars; en tout, j'ai toujours mis 
mon amour-propre et ma gloire, non dans l'opinion 
générale, mais dans celle des personnes que j'ai véri- 
tablement aimées. C'est une espèce d'idolâtrie que 
la religion peut anéantir quand elle est bien fortifiée 
et bien entendue, mais dont elle ne garantit pas tou- 
jours : au reste, cette idolâtrie, si dangereuse, n'a 
jamais pu rabaisser mon âme, car je n'ai jamais aimé 
que par admiration, fondée ou non, et j'ai poussé au 
dernier excès l'exaltation des sentimens, parce que 
j'ai cru qu'elle étoit nécessaire pour mériter et pour 
conserver l'attachement que j'inspirois. J 'avois, pour 
madame de Puisieux, une affection véritablement 



134 MEM01RK8 

filiale, et cependant je n'avoîs pas en elle une con- 
fiance entière; je haïssois, comme elle, les subtili- 
tés d'esprit, mais j'aimois les rafi&nemens de senti- , 
mens, et elle ne les concevoit même pas ; elle n'avoit 
rien de romanesque dans le caractère, et il y avoit 
beaucoup d'idéal dans ma tête et dans mon imagina- 
tion : si je lui eusse parlé sur toutes choses à cœur 
ouvert, nous n'aurions pu nous entendre, et elle se 
seroit moquée de moi. Comme elle étoit de bonne 
foi en tout, malgré la peine extrême qu'elle éprou- 
voit de se séparer de moi, elle engagea M. de Genlig 
à faire la démarche nécessaire pour cette place, qui 
étoit de la demander' à M. le duc d'Orléans. M. de 
Genlis ne s'en soucioit pas, et il déclara qu'il ne con- 
sentiroit à me laisser entrer au Palais-Royal, que s'il 
y étoit attaché lui-même. Il demanda, et obtint la 
place de capitaine des gardes de M. le duc de Char- 
tres ; c'étoit une des premières places de la maison ; 
elle valoit six mille francs; j'eus en même temps 
celle de dame, qui en valoit quatre. 11 fut convenu 
que je resterois encore si^c semaines avec madame 
de Puisieux, ce temps s'écoula bien péniblement pour 
moi. Au fond de l'âme, j'étois charmée d'entrer 
dans cette cour brillante, dont le bon air et l'élé- 
gance m'avoient séduite ; mais je ne pouvois me dis- 
simuler qu'il eût été plus raisonnable de rester avec, 
madame de Puisieux, et qu'en la quittant, je man- 
quois à un devoir, et j'éxposois ma tranquillité. Loin 



DE MADAME DS GENLIS. 135 

de me rien reprocher, elle croyoit m'avoir détermi- 
née, et elle étoit persuadée qu'au fond j'aurois mieux 
aimé rester avec elle. Pom' la première fois de ma 
vie, j'avois mis de l'artifice dans ma conduite ; j'en 
. avois eu beaucoup dans cette affaire, ;avec elle et avec 
M. de Genlis ; il falloit le soutenir, en affectant une 
grande insouciance pour la place, et un chagrin, que 
je n'éprouvois pas, de quitter madame de Puisieux, 
et le genre de vie si paisible auquel alloient succéder 
tant de dépendance, de tumulte et d'agitations. Lors- 
qu'une faute nous oblige à sortir de notre caractère 
on en souffre doublement. Le tête-à-tête avec ma- 
dame de Puisieux, qui m'avoit toujours été si agréa- 
ble, étoit devenu pour moi un véritable supplice. Ses. 
caresses, sa confiance, ses éloges me perçoient le 
cœur; je me trouvois ingrate et perfide; j'étois 
triste et abattue bien naturellement ; un malaise in- 
supportable me donnoit ^ toutes les apparences du 
plus profond chagrin, et plus madame de Puisieux 
en étoit touchée, plus elle en augmentoit l'amertume. 
Enfin, le jour où je devois entrer au Palais-Royal, 
ce jour fatal arriva !•..... Au lieu de partir à une 
heure, comme j'en étois convenue avec madame de 
Puisieux, je partis avant son réveil, pour éviter un 
adieu qui, de mille manières, m'auroit déchiré le 
cœur !. ... Je ne quittai qu'avec un sentiment inex- 
primable cette maison respectable, oit j'avois été si 
paisible, si aimée ! • • • • Mille réflexions affligeantes. 



136 MBMOIRKS 

mais tardives et superflues^ s'offiroient en foule à mon 
imagination; j'abandonnois^ à vingt-quatre ans*, 
l'asile le plus sûr et le plus honorable, pour aller ha- 
biter un dangereux séjour, où j'étois certaine de ne 
trouver ni un guide, ni un seul ami ! . ... Jusque-là, 
recherchée, aimée généralement, je n'avois reçu que 
des témoignages de bienveillance et d'amitié; je 
n'avois pas un seul ennemi, je n'avois pas éprouvé 
une seule méchanceté, ou même l'apparence d'une 
tracasserie : je portois au Palais-Royal une réputa- 
tion irréprochable, et j'allois commencer une nou- 
velle carrière. J'y voyois confusément beaucoup 
d'écueils et de dangers; mais j'y voyois de l'éclat. ., 
et je me laissois entraîner par la vanité, par la cu- 
riosité et par la présomption. Ce ne sont pas com- 
munément les grandes passions qui nous perdent; 
leur danger est manifeste : quand on est bien né, on 
emploie contre elles toute sa force, et l'on en triom- 
phe ; mais on ne se défie point assez d'une infinité 
de petits sentimens puériles qui ne présentent rien 
de vicieux,- et qui, peu à peu, nous maîtrisent et nous 
engagent dans de fausses routes. Dans la conduite 
de la vie, une manière pernicieuse de se décider est 
de ne considérer une action que par ce qu'elle est en 
élle-mêjne, et de rassurer sa conscience en se répé- 
tant qu'elle n'a rien de répréhensible. Il faut sur- 

♦ 1770. 



DB MADABiA DS GSNUS. 137 

tout réfléchir à ses conséquences^ et bien examiner 
n notre situation, notre caractère, nos sentimens 
particuliers ne la rendent pas ou dangereuse ou con- 
damnable pour nous. Lorsqu'on a du penchant 
pour une chose, on se garde bien de calculer ainsi^ 
et c'est cependant alors ce qu'il faudroit biie. 

Je sortis à neuf heures du matin de ma chambre. 
Je tremblois ; il me sembloit que je m'évadois comme 
une coupable. •• •. .Je i*encontrai sur l'escalier plu- 
sieurs domestiques qui me dirent adieu en pleurant ; 
le bon Milot sanglotoit : ^^ Ah 1 me dit-il, que ma- 
dame sera malheureuse à son réveil ! .O ma- 
dame la comtesse, pourquoi nous quittez- Vous ? on 
Be vous aimera jamais ailleurs comme on vous ai* 
moit ici. •••••" Ce furent ses propres paroles; 
elles pénétrèrent jusqu'au fond de mon âme ; je ne 

pus lui répondre que par des pleurs Je lui 

tendis la main ; il me conduisit jusqu'à ma voiture. 
Je lui donnai un billet pour madame de Puisieux, et 
je partis. £n traversant la rue, je regardai, tant que 
je pus la voir, la façade de cet hôtel,' que j'abandon- 
nois sans retoiur. Je sentois que j'y avois laissé, 
pour ne plus le retrouver, tout le repos de ma vie ! 

• •• .. .Nous passâmes dans la rue du Bac, et de- 
vant la maison qu'avoit habitée madame de Custi- 
nes. Je jetai les yeux sur ses fenêtres, et je fondis 
en larmes. 

• Comme mon logement au Palais-Royal n'étoit 



138 MÉMOIRB9 

point encore prêt, je logeai d'abord dans ce qu'on 
appeloit les petits appartemens de M. le régent, que 
ce prince avoit en effet habités. Ils avoient encore 
les mêmes décorations ; tous les panneaux et Tal- 
cove de la chambre à coucher étoiént en glaces, avec 
des baguettes dorées ; ils étoient au bout de la grande 
galerie, au premier, et ils avoient un petit escalier 
dérobé et une petite porte qui donnoit sur la rue de 
Richelieu : ce fat par là que j*y entrai. En tournant 
dans cette rue, mon cocher, voulant couper un fiacre, 
passa sur une borne. La secousse fat très-violente ; 
je crus, que nous versions et que nous allions être fra- 
cassés, et je m'écriai : ** Grand Dieu ! quel présage !" 
mais j^ fas quitte pour la peur. Cependant cet ac- 
cident acheva de m'abattre, et j'entrai dans cet ap- 
partement, que je n'avois jamais vu, avec une tris- 
tesse et un serrement de cœur inexprimables. Je 
m'assis dans la chambre, et toutes ces glaces, toute 
cette magnificence de boudoir, me déplurent à l'ex- 
cès.' Je pensai que dans ce lieu s'étoient passées les 
orgies de la régence, et je regrettai mon joli loge- 
ment de l'hôtel de Puisieux. Effrayée de ma trisr 
tesse, je voulus me représenter ma nouvelle situation 
sous l'aspect qui m'avoit séduite; mais en vain: je 
n'en pouvois plus voir que la dépendance et les dan- 
gers. La réalité glaçoit mon imagination et me reor 
doit inaccessible aux illusions de la vanité. Quand 
on est bien né, on n'échappe point à la raison; il 



DE MADAME DE GENLIS, 139 

faut inévitablement qu'elle nous guide ou qu'elle 
nous punisse. 

La société du Palais-Rojral étoit alors la plus bril« 
lante et la plus spirituelle de Paris. Il y avoit, en 
femmes, madame la comtesse de Blot, dame d'hon- 
neur de la princesse. £lle n'étoit plus de la pre- 
mière jeunesse, mais elle avoit encore une figure très-> 
agréable, et une grande élégance par sa jolie taille et 
sa manière de se mettre. Il y avoit en elle deux per- 
sonnes fort différentes : quand elle se trouvoit dans 
l'intérieur d'une petite société, et sans prétentions^ 
elle étoit gaie, rieuse, naturelle, et fort aimable > 
quand elle vouloit paroitre et briller, elle devenoit 
affectée, elle dissertoit au lieu ^e causer, elle 
soutenoit des thèses fort ennuyeuses sur la sensibilité 
et l'élévation des sentimens ; rien n'étoit vrai dans ses 
discours, et elle tomboit dans une exagération ridicule 
ou dans un galimatias insupportable. Si l'avarice 
pouvoit laisser quelque grandeur dans le caractère, 
madame de Blot auroit pensé noblement; mais 
j'ai connu peu de personnes plus intéressées et plus 
ambitieuses ; enfin, elle attachoit la plus grande 
iinportance aux manières, au bon ton et à la poli- 
tesse. Elle avoit une extrême délicatesse de goût 
dans ce genre, mais qui dégénéroit souvent en pué- 
rilité. Mes autres compagnes étoient madame la 
vicomtesse de Clermont-Gallerande, auparavant 
comtesse des Choisi, remariée nouvellement en se-* 



140 MÉMOIRES 

condes noce&. Elle avoit fort mal vécu avec son 
premier mari, tué à la bataille de M inden ; elle 
étoit, à sa mort, fort jeune et fort belle ; elle n'a- 
Vôit point de fortune ; M. de Clermont, chambellan 
de M. le duc d'Orléans, l'épousa par amour, mal- 
gré ses parens, et surtout parce que M. le duc d'Or- 
léans le vouloit. Madame des Choisi étoit amie de 
ma tante, qui la servit parfaitement dans cette oc- 
casion ; madame de Cletmont n'en fut pas recon- 
noissante comme elle auroit dû l'être. Elle étoh 
belle encore, mais peu agréable et beaucoup trop 
grasse* Je n'ai jamais connu de femme plus bun^** 
tiste et^lus capricieuse. Quoiqu'elle eût peu d'esjHit, 
elle avoit quelquefois des saillies originales et plài<^ 
santés ; on la voyoit alternativement sUencietisej 
ou querelleuse, ou d'une gaieté folle ; mais il y 
avoit en elle du naturel, de la singularité, quelquie 
chose de piquant ; elle étoit souvent insupportable ; 
elle n'étoit jamais ennuyeuse, elle contoit quelque- 
fois très-agréablement. Elle fut mariée très-jéune 
à M. des Choisi, qui étoit beaucoup plus âgé qu'elle, 
et dont l'extérieur, dit-on, avoit quelque chose de 
repoussant et de rébarbatif; madame des Choisi 
contoit de lui, et d'une manière très-plaisante, plu- 
sieurs anecdotes, entre autres celle-ci: Mariée de- 
puis dix-huit mois, elle entfoit dans sa seLdème ali- 
née, lorsque Mé des Choisi, qui venoit d'acheter une 
terre à cinquante lieues de Paris, voulut y aller pas» 



DK MÂDAMB DE GENLIS. 141 

ser huit mois^ et y emmener sa femme avec lui; 
madame des Choisi^ qui n'avoit jamais quitté le 
Palais^Boyal^ fut au désespoir d'aller se confiner 
dans un vieux château; eUe regarda ce voyage 
comme l'acte le plus barbare du plus intolérable des- 
potisme ; montée en voiture^ elle essuya ses pleurs, 
et n'osa plus se plaindre, car M. des Choisi, disoit- 
elle, avec son mouchoir cramoisi noué autour de 
sa. tête (c'étoit son costume de voyage), avoit une 
^ure si terrible, et lui lançoit des regards si fou- 
droyans, que l'effroi qu'il lui inspiroit lui fit pres- 
que oublier ses douleurs. Au milieu de la première 
journée on passa dans une ville, dont M. des Choisi, 
qui étoit curieux^ voulut aller voir les monumens, 
il proposa à sa femme de le suivre ; elle répondit 
qu'elle étoit déjà si fatiguée, qu'elle n'avoit besoin 
que d'un peu de repos : il la déposa à l'auberge de 
1& poste ; lorsqu'elle fut seule dans une chambre, 
elle se livra, sans contrainte, à toute l'impétuosité 
de son chagrin 3 un demi-quart d'heure après l'hô- 
tesse survint pour lui offrir quelques rafraîchisse- 
mens, et elle fut étrangement surprise, en voyant 
cette jeune dame gémissante et baignée de larmes ; 
elle l'interrogea j et madame des Choisi, de premier 
mouvement, imagina de lui faire croire qu'elle étoit 
enlevée par un vilain Turc, qui la conduisoit dans 
son sérail à . Constantinople. L'hôtesse fut également 



142 ' MEMOIRES 

épouvantée et touchée de ce récit : ^' Cela ne m'é- 
tonne pas ! s'écria-t-eUe ; ce Turc ne se gène pas ; 
car il n'a même pas quitté son turban^ qui nous a 
paru si singulier/' Après cette exclamation l'hô- 
tesse se proposa de s'adresser aux magistrats^ et 
de faire arrêter ce méchant Turc; madame des 
Choisi s'y opposa^ en disant qu'elle étoit résignée 
à son sort. L'hôtesse repartit avec raison que ce 
n'étoit point du tout là le cas de se résigner^ elle in- 
sista. Madame des Choisi^ afin de se débarasser 
d'elle^ lui demanda un quart d'heure pour faire ses 
réflexions^ assurant que le lïirc ne reviendroit que 
dans trois heures. L'hôtesse la quitta^ mais elle 
alla répandre l'alarme dans toute la maison ; et les 
valets jurèrent qu'ils ne souffriroient pas que le Turc 
emmenât la jeune dame pour en faire une hérétique 
païenne. M. des Choisi revint quelques instans 
après ; l'accueil qu'il reçut dans l'auberge lui causa 
une surprise inexprimable; on lui déclara nette- 
ment qu'il n'enlèveroit pas la jeune personne, que 
l'hôtesse et toute sa maison la prenoient. sous leur 
protection, et qu'il pouvoit retourner tout seul en 
Turquie. M. des Choisi appela ses deux domes- 
tiques; et, comme le tumulte rendoit toute expli- 
cation impossible, on se disposoit à combattre, 
lorsque madame des Choisi, qui avoit entendu tout 
le bruit, parut inopinément, en conjurant l'hô- 



DS MADAMB DE GBNLIS. 143 

tesse et les domestiques de mettre bas les armes. 
On obéit d'autant plus promptement, que le cou^ 
teau de chasse tiré de M. des Choisi^ son air intré- 
pide^ et celui de ses deux domestiques^ avoient 
déjà fort ébranlé le courage des assaillans. 

.M. des Choisi questionna sa femme, elle avoua 
tout en présence de l'hôtesse, qui eut Tair de la 
croire, mais qui fut toujours persuadée de la 
véracité du premier récit, fait par une dame si 
jeûne et si naïve : cependant on laissa partir, sans 
résistance, le mari et la femme, mais en déplorant 
le sort de l'intéressante victime. 

La comtesse de Polignac, fille de la comtesse 
de^Rumin, étoit, après moi, la plus jeune des dames 
de madame la duchesse de Chartres ; elle étoit veuve 
depuis deux ans, et mère d'une enfant âgée alors de 
cinq ou six ans, qui a été depuis madame de Chambord. 
La comtesse de Polignac n'étoit pas jolie, mais 
l'extrême petitesse, de sa taille, un pied imperceptible, 
de petites mains charmantes, une physionomie 
agréable et quelque chose d'enfantin dans ses ma- 
nières, donnoient à toute sa personne de la grâce 
et de la gentillesse; elle- étoit aimable et bonne, 
je n'ai jamais eu à me plaindre d'elle, et sa mort, 
arrivée peu d'années après, m'afi^ea beaucoup. 

Il y avoit encore au Palais-Royal quelques dames 
qui avoient été attachées à la feue duchesse 



144 BléMOIRKS 

d'Orléans^ elles avoient conservé leurs logement 
et elles venoient souvent dîner et souper chez la jeune 
princesse. L'une de ces dames étoit madame la 
marquise de Barbantane^ de Tâge de madame de 
Blot, et l'une de ses amies intimes. £lle avoit 
été dame de la feue duchesse^ et depuis gouver- 
nante de madame la duchesse de Bourbon^ sœur 
de M. le duc de Chartres; la jeune princesse 
ne fut remise qu'à quinze ans entre ses mains^ 
elle y resta jusqu'à son entrée dans le monde^ 
qui fut deux ou trois ans après mon arrivée au Palais- 
Royal. On disoit que madame de Barbantane avoit 
eu une jolie figure^ il ne lui en restoit rien à cette 
époque ; eUe avoit le nez d'un rouge éclatant, une 
tournure commune, et un maintien sec et affecté* 
On louoit ses mœurs et son esprit, en trouvant gé- 
néralement qu'elle n'avoit aucun naturel. Elle se 
déclara mon ennemie dès notre première entrevue, 
elle l'a toujours été depuis ; ainsi je ne dirai rien de 
son caractère, je dois à cet égard me récuser*. La 

• Mes anciens souyenini ne m*empéchent pas de trouver un gprand 
plaisir à la justifier d^une imputation consig-née dans les prétendus 
Mémoires du baron de Bezenval. On lit dans ces Mémoires, que 
madame de Barbantane avoit, dans sa jeunesse, été maitrtue du 
vieux duc d^Orléans : c*est une insigne fausseté. M. le duc d'Or- 
léans fut, en effet, long-temps amoureux d'elle; mais madame dé 
Barbantane ne lui laissa jamais la moindre espérance, et c'est un 
fait qoi étoit universellement connu au Palais-RoyaL Madame de 



BB MADAMJB DB GBNLIS. 146 

vieille marquise de Polignac, dont le visage ressem- 
bloit parfiïitement à celui d'un singe^ étoit vive^ na- 
turelle^ spirituelle et piquante; quoiqu'elle eût beau- 
coup de malice dans l'esprit^ elle plaisoit générale- 
ment^ parce qu'elle ayoit dans son ton et dans ses 
manières une certaine brusquerie qui lui donnoit Tair 
de la franchise ; elle avoit cette espèce de considérar 
tion qu'obtiennent toujours les personnes spiri- 
tuelles^ qui se font citer souvent pour des bons mots 
et quelquefois pour des épigrammes^ qu'elles ne pro- 
diguent pas assez pour avoir une odieuse réputation 
jde méchanceté. On la recherchoit^ parce qu'elle 
étoit amusante ; on la cajoloit^ parce qu'on la crai- 
gnoit. Son esprit et sa sincérité donnoient du poids 
à son suffrage^ on vouloit l'obtenir^ c'étoit unecon- 
quête utile pour une jeune personne. Elle connois- 
Boit parfaitement le monde^ elle savoit qu'il tolère^ 
9ans les tourner jamais en ridicule^ les torts et les 
travers des gens d'esprit qui ont de l'audace^ et qui 
conservent un maintien assuré dans les situations 
embarrassantes : un homme de beaucoup d'esprit^ 
M. de Valence, me disoit un jour que^ dans le 
monde^ pour avoir un ridicule, il faut l'accepter, 

BarbantaBe dut depuis, à fabouoe conduite et à reetime de M. 
le duc d*OrléaiiB, la place de gouvernante de madame la duchesse 
de Bourbon. Je parlerai, par la suite, avec plus de détail, de ces 
Mémoires, attribués faussement an baron de Bezenyal.— (iVofe d» 
VAutwr.) 

TOME II. 7 



146 MÉMOIRES 

mais qu'on n'en a jamais lorsqu'on s'en moque gaie- 
ment et sans embarras; et rien n'est plus rrai. La 
marquise avoit eu jadis pour amant le comte de Mail- 
lebois^ et, loin de s'en cacher, elle en tiroit gloire ; 
elle avoit conservé pour lui une véritable passion, 
rien assurément n'étoit plus ridicule à son âge et 
avec sa figure, mais elle s'en moquoit elle-même avec 
tant d'originalité, qu'elle désarmoit la censure. Pour 
les intérêts de M. de Maillebois elle avoit été chez 
madame du Barri, c'étoit alors la chose du monde 
pour laquelle on avoit le moins de tolérance, surtout 
au Palais-Royal, et cependant on la lui passa, parce 
qu'elle n'en fiit nullement embarrassée, et qu'elle ré- 
pétoit que, n'ayant pas fait pour elle cette démarche, 
elle étoit sûre que toutes les personnes qui savent 
aimer l'excuseroient. Avec de l'audace, de Tesprit 
et certsdnes phrases d'un eflfet sûr, on mène le monde. 
Madame la comtesse de Rochambault, autre vieille 
dame, gouvernante des enfans des princes de la mai- 
son dans leur première enfance, étoit déjà fort âgée, 
mais elle avoit la plus belle vieillesse que j'aie vue. 
C'étoit la récompense d'une vie sage, pure, irrépro- 
chable ; elle avoit une piété sincère, et une gaieté 
charmante et toujours égale ; elle contoit avec un 
agrément infini ; sa mémoire étoit inépuisable en 
anecdotes courtes et plaisantes. Je ne l'ai jamais 
entendue en répéter une, à moins qu'elle ne lui fût 
redemandée. Incapable, par caractère et parprin- 



I)£ MADAME BS GBNLIS. 147 

cipes, de faire une méchanceté^ elle étoit aussi bonne 
qu'aimable. 

La vieille comtesse de Montauban, mère de ma* 
. dame de Clermont^ étoit aussi une bonne personne^ 
mais qui n'avoit de remarquable qu'une gourmandise 
fit une distraction plaisantes. Elle ne manquoit pas 
d'esprit^ elle étoit même auteur ; elle avoit fait im- 
primer un conte oriental de sa composition ; c'étoit 
une insipide production^ mais qui cependant n'étoit 
point ridicule. Elle étoit très-joueuse, plus par ha- 
bitude et par désœuvrement, que par goût. Un jour, 
en jouant au pharaon, elle fit ce qu'on appelle un 
paroli de campagne^ c'est-à-dire mal à propos à son 
avantage ; le banquier le remarqua, et lui en fit avec 
politesse l'observation : elle répondit sans s'émou- 
voir : " Cela peut être, c'est un empressement bien 
pardonnable à un ponte J' Une autre fois, un gros 
joueur, debout derrière elle, passa le bras par-dessus 
son épaule pour prendre une énorme quantité de louis 
qu'il venoit de gagner; en retirant le bras il en 
laissa tomber plus des trois quarts dans le dos de 
madame de Montauban, qui se retomrna en lui di- 
sant : ** Eh quoi ! monsieur ^ me prenez-vous pour 
une Danaé ?" Elle se releva pour se secouer, et faire 
retomber cette pluie d'or ; le joueur prétendit qu'elle 
faisoit le gros dos, pour qu'il ne pût avoir qu'une 
partie de la somme. Madame de Montauban, fati- 
guée, se remit au pharaon, en disant fort judicieuse- 

7* 



148 MÉMOIRES 

ment que l'on donnoit vingt-quatre heures pour payer 
les dettes du jeu, que ceci n'en étoit point une, et 
qu'ainsi le créancier pouvoit bien attendre jusqu'au 
lendemain. En efiet, en se déshabillant, elle re- 
trouva quelques louis qui furent ponctuellement ren- 
voyés. X'abbé de Montauban, son fils, étoit par^ 
faitement aimaUe à tous égards, et aussi vertueux 
que spirituel ; il avoit dans la conversation une con- 
trariété habituelle qui étoit toujours remplie d'agré- 
mens ; invariable dans tout ce qui tenoit aux bons 
principes, il soutenoit constamment le pour et le 
contre dans toutes les choses indifférentes, mais sans 
aigreur^ et avec une grâce et une ^gaieté infinies ; 
l'entretien ne pouvoit jamais languir avec. lui. Il a 
été depuis évêque de Nancy ; il a montré dans son 
épiscopat autant de lumières et de talens que de pié- 
té. A la révolution il se hâta de quitter la France, il 
passa en Espagne, où il alla sur-le-champ au Mont- 
Serrat, s'établir au nombre des hermites ; il y passa 
plusieurs années, et il y mourut saintement. 

J'ai maintenant à peindre les autres hommes du 
Palais-Royal, et je dois commencer par le prince. 

M. le duc de Chartres étoit alors dans tout l'éclat 
de la première jeunesse, avec un visage déjà gâté, et 
par le sang qu'il avoit reçu de sa mère, et par une 
vie licencieuse ; l'ensemble de sa figure étoit noble, 
leste, et d'une grande élégance. Son gouverneur, le 
comte de Pont Saint-Maurice, ne s'étoit attaché qu'à 



DE MADAMB DB 6BNLIS. 149 

trojls choses : -à lui donner de la politesse^ des ma- 
nières agréables^ et un bon ton ; il avoit laissé le soin 
du reste aux autres instituteurs. Ces derniers ewfh'. 
sent été fort capables de donner au jeune prince une 
solide instruction ; mais le gouverneur faisoit si peu 
de cas de la culture de l'esprit^ que le prince^ qui 
s'en aperçut de bcAme heure, trouva fort commode 
d'adopter cette indifférence. M. de Foncemagne, 
de l'Académie française^ homme de lettres fort dis*, 
tingué, fut son sous-gouverneur; l'abbé Âlary^ ec- 
clésiastique vertueux^ instruit et spirituel, fut son, 
précepteur. Ces deux instituteurs exhortèrent en, 
yaka à l'application leur élève, et se plaignirent inu- 
tilement au gouverneur de son indolence. M. de 
Pont, satisfait de son ton et de ses manières, laissai, 
trop voir qu'il mettoit fort peu de prix à tout le reste. 
M. de Foncemagne et l'abbé Alary se découragèrent, 
ils ne donnoient des leçons que pour la forme, voyant 
bien qu'elles n'étoient d'aucune utilité, et le prince 
n'apprit rien. Il ne manqaoit néanmoins ni d'esprit, 
ni de mémoire et d'intelligence, et il annonçoit des 
inclinations bienfaisantes ; en voici un trait que m'a 
conté M. de Foncem^ne. Le prince étoit dans sa 
quinzième année, et déjà il rëcevoit en audience, le 
matin, les hommes qui sortoient de celle de M* le 
duc d'Orléans. Dans ce nombre se trouvoient des 
officiers de tous grades des régimens des deux 
princes. M. le duc de Chartres en remarqua un qui 



150 MBMOIRBS 

rintéressa par sa belle physionomie et son air mé« 
lancolique. On lui dit qu'il étoit d'une extrême 
paurreté, parce qu'il se refusoit tout pour faire sub- 
sister sa mère et ses deux sœurs^ qui n'avoient que 
lui pour appui. Après ce récit, M. le duc de Char- 
tres amassa deux mois de ses menus-plaisù-s sans en 
rien dépenser, ce qui lui fit quarante louis ; mais il 
étoit fort embarrassé de la manière dont il les donne- 
roit, lorsqu'il reçut des dragées de baptême : alors il 
fit des cornets de dragées, dans l'un desquels il mit 
les quarante louis, et lorsque le pauvre officier vint à 
son audience, le jeune prince dit en plaisantant, 
qu'ayant reçu des dragées, il en vouloit distribuer 
des cornets à tout le monde, ce qu'il fit. Le pauvre 
officier trouva le sien si lourd, qu'il fit un mouvement 
de surprise ; le jeune prince, par un signe, lui im- 
posa silence; mais, sorti du Palais-Royal, sa recon- 
noissance fut plus indiscrète que sa surprise ; il conta 
cette histoire qui fut généralement sue ; je la ' savois 
depuis long-temps, M. de Foncemagnem'en confirma 
tous les détails. 

Lorsque l'éducation du jeune prince fut terminée, 
le premier soin paternel de M. le duc d'Orléans fut 
de lui donner une maîtresse, qu'une exécrable créa- 
ture, qui l'élevoit pour en faire une courtisane, lui 
vendit comme toute neuve encore \ elle avoit quinze 
ans; c'étoit la fameuse mademoiselle Duthé, qui de- 
puis ruina mon beau-frère et beaucoup d'autres. M» 



DS MADAME DE GBNLIS. 151 

le duc d'Orléans se vantoit de cette action, comme 
d'une précaution fort prudente et fort tendre pour la 
santé de son fils. Quelles mœurs devoit-on attendre 
du malheureux jeûne homme, qui recevoit cette pre- 
mière leçon d'un père ! Ensuite, M. le duc d'Orléans, 
loin de donner à son fils des amis vertueux, l'encou* 
ragea à se lier intimement avec les jeunes gens les 
plus étourdis et les plus dissipés de la cour, le che- 
valier de Coigny, messieurs de Fitz- James, de Con- 
flans, &c. Cependant le jeune prince distingua de 
lui-même un homme sage et raisonnable plus âgé que, 
lui de quatorze ans; c'étoit le chevalier de Durfort, 
attaché au Palais-Royal. M. le duc de Chartres s'at- 
tacha sincèrement à lui; c'est le seul homme qu'il 
ait véritablement aimé, quoique le chevalier n'ait ja- 
mais voulu être de ses parties clandestines ; mais il. 
s'en dispensoit avec des ménagemens qui ne don- . 
noient pas au jeune prince des idées bien morales ; 
il lui disoit qu'un attachement particulier hq lui per- 
mettoit pas de se livrer à ce genre de dissipation, et, 
sans condamner le prince, sans chercher à profiter 
de l'ascendant qu'il auroit pu prendre sur lui, il re- 
fusoit seulement d'être le complice de ses égaremens ; 
mais c'étoit l'être que de ne pas chercher à l'en reti- 
rer; il l'auroit pu alors. £n entrant dans le monde 
à dix-sept ans, M. le duc de Chartres . fut extrême- 
ment frappé de raSectation et de la pruderie, des 
dames du Palais-Royal, qui formoient la société 4^ 



152 HÉMOIRBS 

son père^ et pour déjouer cet étalage de sentimens 
exagérés, il s'amusa à soutenir les thèses opposées^ 
et, se jetant dans une autre extrémité, il affecta Tin- 
sensibilité, l'insouciance et la légèreté dans les cho- 
ses oà il est le moins permis d'en avoir, et presque 
toujours contre sa conscience et sa véritable opinion ; 
mais cette espèce de contrariété devint une perni- 
cieuse habitude, qui peu à peu altéra la justesse de 
son esprit et la bonté naturelle de son cœur. Comme 
il mettoit dans ses discussions beaucoup de politesse, 
de finedse et de gaieté, les rieurs étoient toujours de 
son côté ; la secte sentimentale, souvent déconcer- 
tée) prit beaucoup d'humeur et de dépit contre lui ; 
elle se vengea en .décriant son cœur, ses principes 
et son caractère, et porta ainsi les premières atteintes 
à sa réputation. Il fut bientôt reçu dans le monde 
que M. le duc de Chartres, avec de l'esprit, de la 
giiftde, un ton parfait, et des manières agréables et 
nobles, avoit l'âme la plus insensible et la plus dure, 
ce qui n'étoit nullement. D'après ces idées, on lui 
prêta beaucoup de torts imaginaires, on le calomnia; 
il le sut et au lieu de chercher à ramener l'opinion, 
il prit le funeste parti de la mépriser et de la braver ! 
On l'a même vu mille fois, par la suite, dédaigner de 
se justifier d'imputations odieuses, quand il l'auroit 
pu d'un seul mot. 

Voici quels étoient les autres hommes du Palais- 
Royal. 



DB MADAMB DB GENLIS. 163 

J'ai déjà parlé du comte de Pont Saint-Maurice, 
qui avoit été gouverneur de M. le duc de Chartres, et 
qui étoit alors premier gentilhomme de la chambre 
de M. le duc d'Orléans; il avoit, à cette, époque, 
environ cinquante ans, la plus belle figure, l'air le 
plus majestueux; personne ne connoissoit comme lui 
les usages du monde et les étiquettes ; il étoit cité 
comme le modèle de la politesse ; rien n'étoit plus 
noble que son ton et ses manières, et, malgré une 
profonde ignorance, sa conversation n'étoit pas sans 
agrément. Madame de Pont, sa femme, veuve d'im 
riche financier (M. Mazade), Tavoit épousé par amour ; 
elle étoit fort belle encore, mais sa figure étoit insi- 
pide et manquoit de noblesse ; elle avoit de l'instruc- 
tion, fort peu d'esprit, beaucoup de pédanterie, et 
les mœurs les plus pures, un caractère aigre et froid, 
des manières sèches et cérémonieuses, et la conver- 
sation la plus aride. Monsieur et madame de Pont 
of&oient un parfait tableau de l'amour conjugal, et 
jusque dans les plus petits détails de la vie, ils étoiçni 
tellement inséparables, qu'ils se plaçoient toujours à 
côté l'un de l'autre, et même dans les repas de ]» 
plus grande cérémonie. Ils ne sortoient jamais l'un 
sans l'autre, et l'on assuroit qu^ depuis quinze ans 
qu'ils étoient mariés, il n'y avoit jamais eu entre eux 
la moindre contrariété, ou la plus légère différence 
d'opinion. Le comte de Pont avoit un talent vérita- 
blement unique pour jouer la comédie. Je crois avoir 



154 MÉMOIRES 

déjà parlé de son étonnante perfection dans le rôle 
du Misanthrope. 

Le chevalier de Durfort avoit peu d'esprit, mais 
de l'instruction^ des manières fort nobles, de bonnes 
mœurs (suivant lé monde), et avec les femmes une 
galanterie de fort bon goût ; aussi avoit-il beaucoup 
de succès auprès d'elles. Il ne m'a jamais paru ai- 
mable, parce qu'il manquoit de naturel, et qu'il 
afFectoit pour les talens, les arts et la littérature, 
un enthousiasme qu'il n'éprouvoit poiiît, et qu'en 
mille choses, faute de connoissances, il ne pouvoit 
avoir. 

Le comte de Thiars, frère du comte de Bissy, 
passoit pour être l'homme le plus aimable de la 
société. Malgré une laideur remarquable, il avoit 
inspiré des passions célèbres ; il n'avoit qu'une sorte 
d'esprit, celui de la conversation, et c'est assez pour 
le monde; il faisoit de mauvaises chansons dé 
société, dont les vers manquoient souvent de mesure 
et de rimes; c'est encore assez pour charmer 
quelques femmes. Il avoit composé un détestable 
petit roman qu'il eut la prudence de ne jamais 
publier*, lll'avoit lu mystérieusement à quelques 
personnes qui m'en parlèrent comme d'un chef- 
d'œuvre ; j'étois déjà depuis huit mois au Palais- 

* Ce roman a été imprimé depuis sa mort, et il est resté enseveli 
dans rinnombrable multitude des plus mauvaises productions de ce 
genre.— f'iVdfe cfc V Auteur. J 



DS MADAME DE GBNLIS. 156 

Royal; M. de Thiars me montroit une. extrême, 
bienveillance, j'obtins facilement une lecture en. 
très-petit comité. Je m'attendois à quelque chose 
de 'léger, d'agréable, et j'entendis la plus insipide 
histoire qu'on ait jamais pris la peine d'écrire. Il 
prétendoit y avoir mis beaucoup d'allusions malignes ; 
je n'en saisis aucune, parce que tout étoit commun^ 
trivial, et qu'il n'y avoit dans cet ouvrage, ni pein- 
tures, ni trait saillant, ni vérité. A chaque préten- 
tion d'allusion, il me regardoit, et voyant à la fin 
que je n'en comprenois pas une, il prit une humeur 
visible, malgré les louanges que lui prodiguoient 
les autres personnes qui entendoient ce petit chef- 
d'œuvre pour la troisième ou quatrième fois. Je 
soufiFrois mortellement, il m'étoit impossible de 
m'extasier, cependant je m'efiforçois de sourire, 
je répétois de temps en temps ; cela est charmant, 
mais tout cela de mauvaise grâce, au hasard, mal 
à propos, et j'en suis sûre, avec un air niais et dé- 
contenancé, car je voyois clairement qu'on étoit 
mécontent de moi, et que l'on prenoit une fort mau- 
vabe opinion de mon jugement et de mon esprit; 
c'est de ce jour que date mon aversion pour les lec- 
tures de société, dont je me suis tant moquée depuis. 
M. de Thiars ne m'a jamîds pardonné de n'avoir pas 
admiré et prôné cet ouvrage. Au reste, M. dç 
Thiars étoit en effet, dans la société, piquant, amu- 



156 MÉMOIIIBS 

mxïtj d'une gaieté douce^ spirituelle^ et eq tout fort 
aimable. 

Le comte de Shomberg avoit beaucoup d'esprit 
et d'instruction, et un caractère très-loyal ; quoi- 
qu'il ne f&t pas laid^ il avoit dans sa figure^ dans 
son ton et dans sa conversation^ quelque chose de 
fade^ et je, ne sais quelle gaucherie dans les ma- 
nières^ qui le rendoient désagréable ; il savoit des 
millions de vers> et il les déclamoit ridiculement. 
Ma tante eut la fantaisie de jouer Zaire^ ce qui 
s'exécuta à Bagnolet, dans une maison que M* Iç 
duc d'Orléans y avoit alors. M. de Shomberg se 
chargea du rôle d'Orosmane^ et certainement on 
ne reverra jamais un tel Orosmane ; tout le monde 
avoit un mouchoir à la main, mais c'étoit pour 
cacher des rires immodérés ; je n'ai de ma vie tant 
souffert et tant ri qu'à cette belle réticence : 



" Je ne sais point jaloux .... Si je l'étois jamais ! 



»» 



Il fit im geste si bizarre^ et une grimace si extraor- 
dinaire^ qu^il y eut dans toute la salle un ri» 
étouffé qui produisit ime espèce de cri général. H 
crut avoir produit un efiet prodigieux^ et il prit un 
sûr de satisfaction qui acheva dé le rendre si comique, 
que plusieurs personnes^ n'y pouvuit plus tenir^ 
se levèrent et sortirent brusquement pour aller rire 
sans contrainte. On donna pour petite pièce le 



DE MADAME DE GENLIS. 157 

Moi et le Fermier, dans laquelle je jouai la petite 
fille. Ma tante joua pitoyablement Zaïre, ce qui 
étoit bien excusable avec un semblable Orosmane. 
Nous l'avions trouvé très-mauvais aux répétitions, 
mais il se surpassa à la représentation. Il étoit ad- 
mirateur passionné de Voltaire ; il avoit fait plu- 
sieurs voyages à Femey, et il entretenoit une grande 
correspondance avec Voltaire par conséquent il étoit 
p/diosophe, c'est-à-dire d'une extrême impiété. 
n se vantoit d'être athée, et, ainsi que Hobbes, 
il avoit une peur invincible des revenans. Dès qu'il 
rencontroit un enterrement, ou que quelqu'un de 
sa connoissance mouroit, il faisoit coucher son valet 
de chambre pendant cinq ou six jours à côté de son 
lit. Néanmoins il avoit montré à la guerre la plus 
brillante valeur, et ce fut lui qui eut avec M. 
Lefort, un officier de son régiment, ce fameux 
duel, où tous les deux, à genoux sur un manteau, 
tirèrent en même temps un, coup de pistolet. M. 
Lefort futtuéToide; M. de Shomberg, qui ne fut 
pas effleuré, paya toute sa vie ime pension à sa 
Veuve, et l'éducation de ses enfans» Je ne sais 
s'il est permis de refuser l'argent nécessaire pour 
donner une bonne éducation à ses enfans, quand on 
ne peut absolument rien faire pour eux, mais il 
vaudroit certainement mieux vivre du travail de 
ses mains, ou se faire femme de chambre, ou ser^ 
vante, que de recevoir personnellement ime pension 



158 MEMOIRES 

du meurtrier de son mari. M. de Shomberg fut 
converti par la révolution ; il alla à Dresde, et au 
bout de quatre ou cinq ans, il y mourut dans les 
sentimens de la plus grande piété. Malgré son 
philosophisme^ qui venoit uniquement des flatteries 
de Voltaire, et de la manie du bel esprit, je l'ai 
beaucoup aimé ; il a toujours été parfait pour moi 
et j'ai constamment trouvé en lui un excellent ami. 
I] ne parloit jamais de religion devant moi, je le 
lui avois fsdt promettre. Il n'aimoit que la société 
des femmes; n'ayant jamais eu de succès personnel 
auprès d'elles, il prit le parti de se contenter du rôle 
de confident. Il avoit une manière si affectueuse de 
prendre part à tous leurs intérêts particuliers, de 
quelque genre qu'ils fussent, qu'il se rendoit 
véritablement nécessaire; d'ailleurs, soit par sys- 
tème, soit par bonhomie, il savoit persuader qu'il 
croyoit tout ce qu'on lui disoit, et qu'il ne soupçon- 
noit jamais l'exagération, les réticences et l'artifice- 
Au milieu de tout cela, il avoit toujours pour une 
de ses amies, une passion malheureuse qu'il ne 
déclaroit jamais, que l'on voyoit clairement, et dont 
on lui savoit gré. Il eut pendant dix ans cette 
passion pour madame de Blot, dans le temps où i^ 
étoit son confident et celui du comte de Frize, qu'elle 
aimoit alors. C'est^de ce caractère que j'ai composé^ 
dans les Fœux téméraires^ celui du Baron. 

Le comte de Valency, frère du marquis d'£s- 



DB MADAMB DE GENLIS. 159 

tampes^ et parent de MM. de Grenlis^ étoit aussi at- 
taché au Palais-RoyaL II avoit un caractère plein 
de douceur et de bonté, qui donnoit un agrément 
infini à sa société ; il étoit doué d'un véritable goût 
pour les arts, surtout pour la peinture ; il en parloit 
bien, et s'y connoissoit. Personne, à la Comédie* 
Française, ne jouoit mieux que lui les rôles d'amou- 
reux, dans les pièces de Marivaux. M, le comte de 
Blot, mari de la dame d'honneur, étoit, sans excep- 
tion, l'homme le plus borné qu'on ait jamais vu dan» 
le monde. Il avoit retenu des thèses sentimentales que 
soutenoit continuellement sa femme, quelques grands 
mots, qu'il plaçoit toujours à contre-sens dans la 
conversation^ et, voulant en même temps plaire à 
M. le duc de Chartres, il mêloit à cette pédanterie 
une extrême prétention à la gaieté. Le galimatias 
de son ton sérieux, et la lourdeur de ses plaisante- 
ries, lui donnoient une sorte d'originalité très-co- 
mique; et, comme d'ailleurs il étoit fort bon homme, 
on s'amusoit de ses ridicules, sans jamais s'en mo- 
quer, et il étoit persuadé qu'il avoit le plus grand suc- 
cès aux petits soupers du Palais-Royal. 

Le comte d'Osmont, spirituel, naturel et distrait» 
étoit aimé de tout le monde. 

M. le vicomte de Latour-du-Pin avoit l'esprit orné, 
de la franchise, de la gaieté, un caractère obligeant^ 
des talens agréables,il jouoit à merveille les proverbes 
et la comédie. 



160 MÉMOIRES 

Le vicomte de Clermbnt avoit alors une jolie fi- 
gure que gâtoient un peu quelques tics désagréables. 
Il lisoit beaucoup, mais il avoit le malheur de tout 
confondre^ et de joindre à la manie de faire des cita- 
tions rinconvénient de les faire presque toujoiurs 
fausses. 

Le baron de Poudens^ premier maître-d'hôtel, étoit 
un excellent homme et d'un très-grand sens ; toujours 
bienveillant pour tout le monde, il ne soupçounoit ni 
ne voyoit la méchanceté la plus évidente. Etranger 
à toutes les inimitiés, il a passé quarante ans au Pa- 
lais-Royal sans se douter qu'il y ait eu dans tout cet 
espace de temps une seule tracasserie. Il étoit per- 
suadé que nous y vivions tous dans la plus parfaite 
union, et que cette cour étoit composée, sans excep* 
tion, des meilleures gens de la terre. Les éloges qu'il 
donnoit indistinctement étoient comiques, car il 
louoit sans cesse la bonhomie ou la candeur des per- 
sonnes qui en avoient le moins. Je trouvois quelque 
chose de touchant dans cette espèce de manque de tact 
qui venoit.d'une bonté de l'âge d'or. 

M.le marquis deBarbantane ne manqùoit pas d'es- 
prit, mais il étoit persifleur, avec une politesse pous- 
sée quelquefois à l'excès, et il étoit peu communica- 
tif. Il n'avoit ni les agrémens, ni le caractère ouvert 
et franc, ni la gaieté de son frère, le chevalier de Bar- 
bantane. 

Il y avoit encore au Palais-Royal monsieur et ma- 



DE MADAME DB 6ENLIS. 161 

dame de Saint-Elix: la dernière avoit ëtë attachée à 
la feue duchesse d'Orléans ; c'étoit une femme du 
plus rare mérite^ par sa vertu et la perfection de son 
caractère et de sa conduite ; son mari avoit les mêmes 
vertus ; ils vivoient Tun et l'autre très-retirés, et ve- 
noient fort rarement dîner chez la princesse. 

Outre quelques personnes du dehors que j'ai déjà 
mentionnées^ on voyoit encore souvent^ les petits 
jours, au Palais-Rpyal, monsieur et madame Du- 
châtelet^ qui ont depuis péri sur un échafaud. M. 
Dttchâtelet étoit sérieux et silencieux^ mais il àvoit, 
dît-on, beaucoup de mérite^ et il a laissé des mé- 
moires qui montrent la plus belle âme. Madame 
Duchâtelet eut toujours une conduite irréprochable, 
et ne se mêla jamais d'une seule intrigue f ce fut elle 
que madame la duchesse de Grammont défendit 
au tril^nnal révolutionnaire avec autant de courage 
que d'énergie. M. de Tallej^rand*, qui à cette époque 
s'échappa de France^ et vint en Angleterre où j'étois, 
nous conta ce détail de la manière la plus tou- 
chante. Madame de Grammont^ appelée au tribu- 
nal^ loin de se défendre^ ne songea qu'à son amie, 
qui, présente à cet interrogatoire, les mains jointes 
et les yeux baissés, gardoit un profond silence. Ma- 
dame de Grammont dit en propres termes : ^* Que 
'^ vous me fassiez mourir, moi qui vous méprise et 
'* qui vous déteste, moi qui aurois voulu soulever 

* Depuis prince de Talleyrand. 



162 MÉMOIRES 






" contre vous l'Europe entière, que vous m'envoyiez 
à l'échafaud, rien n'est plus simple; mais que vous 
a fait cet ange (en montrant madame Duché- 
^^ telet), qui a toujours tout souffert sans se plain- . 
*^ drCp et dont la vie entière n'a été marquée que 
^^ par des actions de douceur et d'humanité?" On 
les envoya toutes les deux au supplice avec M. Du- 
châtelet ! . • . . 

Les autres personnes dont j'ai encore à parler 
étoient le marquis de Durfort, qu'on appeloit k 
grand Dur/ort : on disoit de lui qu'il étoit aimable 
à force de droiture et de bonté ; il n'avoit de brillant, 
que la plus belle et la plus noble figure; iljouissoit. 
d'une grande considération et il la méritoit. 

Le mystérieux comte, depuis duc de Chabot, qui, 
ne parloit jamais dans im cercle que pour répondre 
brièvement, ou pour dire de lui-même quelques motS: 
à l'oreille de deux ou trois personnes, phrases que 
l'on répétoit ensuite avec une espèce d'enthousiasme: 
son frère, le vicomte de Jarnac, étoit cité conmie un 
modèle accompli de politesse et d'aménité, il aimoit 
les arts et s'y connoissoit. 

Le chevalier d'Oraison, dont le caractère et la tour-, 
nure étoit particulièrement originale, et, dans le sens 
le plus agréable de cette expression, avoit une pro-. 
digieuse instruction; et c'est le seul homme qui en 
ait fait un usage journalier dans la société, sans avoir' 
jamais été accusé de pédanterie. Il contoit sans 



DE MADAME DR GENLIS. 163 

cesse des traits et des mots frappans des anciens, 
mais toujours à propos^ négligemment et avec un 
grand laconisme^ et il entreméloit ces citations de 
jolies niaiseries et de petites historiettes bourgeoises 
très-courtes^ qui donnoient à l'ensemble de sa con- 
versation ugi ton de bonhomie et de gaieté qui en ôtoit 
tout air de prétentions. 

Le maréchal de Castries étoit beaucoup moins aî> 
mable : ses amis lui avoient fait une grande réputa- 
tion à^hommed'état, saconduiteàla guerre lui en avoit 
ràsuré une militaire très-brillante; et il avoit la mo- 
destie d'être constamment insipide et d'une complète 
nullité dans un salon. 

A cette époque^, de grands souvenirs et des tradi- 
tions récentes maintenoient encore en France de bons, 
principes^ des idées saines et des vertus nationales 
affoiblies déjà néanmoins par des écrits pernicieux et 
par un règne plein de foiblesses ; mais on trouvoit 
encore^ à la ville et à la cour^ ce ton de si bon goût^ 
cette politesse dont chaque Français avoit le droit 
de s'enorgueillir^ puisqu'elle étoit citée^ dans toute 
l'Europe^ comme le modèle le plus parfait de la 
grâce^ de l'élégance et de la noblesse. On rencon- 
troit alors dans la société plusieurs femmes et quel- ' 
ques grands seigneurs qui avoient vu Louis XIV; on 
les respectoit comme les débris d'un beau siècle ; la 
jeunesse^ contenue par leur seule présence, devenoit 

Vers 1770.- 



164 MSMOIRHS 

naturellement, auprès d'eux, réservée, modeste, at- 
tentive 5 on les écoutoit avec intérêt ; on eroyoit en- 
tendre parler l'histoire. On les consultoit sur l'éti- 
quette, sur les usages ; leur suffrage étoit le succès le 
plus désirable pour ceux qui débutoient dans le 
monde; enfin, contemporains de tant ,4e grands 
hommes en tout genre, ces vénérables personnages 
sembloient placés dans la société pour maintenir les 
idées d'urbanité, de gloire^ de patriotisme, ou du 
moins pour y suspendre une triste décadence 1 Mais 
bientôt l'expression de ces sentimens ne fut presque 
plus qu'un noble langage, qu'une simple théorie de 
procédés généreux et délicats ; on ne tenoit plus à la 
vertu que par un reste de bon goût^ qui en faisoit ai- 
mer encore le ton et l'apparence. Chacun^ potir 
cacher sa manière de penser, devint plus rigide aui^ 
les bienséances ; on raffina^ dans la conversation;, sur 
la délicatesse, sur la grandeur d'âme, sur les devoirs 
de l'amitié; on créa même des vertus chimériques; 
rien ne coûtoit en ce genre ; l'heureux accord entre 
les discours et la conduite n'existoit plus : mais Thy- 
pocrisie se décèle par l'exagération ; elle ne sait où 
s'arrêter ; la fausse sensibilité n'a point de nuances ; 
elle n'emploie jamais, pour se peindre, que les plus 
fortes couleurs, et toujours elle les prodigue ridicule- 
ment. Il s'établit dans la société une secte très- 
nombreuse d'hommes et de femmes qui se déclarèrent 
partisans et dépositaires des anciennes traditions 



DE MADAMK J>K GBNLIS. 165 

sur le goùt^ l'étiquette^ et même la morale qu'ils se 
t^antoient d'avoir perfeetiounée : ils s'érigèrent en 
juges suprêmes de toutes les convenances sociales^ 
^t s'arrogèrent exclusivement le titre imposant de 
ionne compagnie. Un mauvais ton^ et toute aven- 
ture scandaleuse^ excluoient ou bannissoient de 
cette société ; mais il ne falloit ni une vie sans tache, 
ni un mérite supérieur pour y être admis. On y re- 
cevoit indistinctement des esprits-forts, des dévots, 
des prudes, des femmes d'une conduite légère. On 
n'exigeoit que deux choses : un bon ton, des manières 
nobles, et un genre de considération acquis dans le 
monde, soit par le rang, la naissance ou le crédit à la 
cour, soit par le faste, les richesses, ou l'esprit et les 
agrémens personnels. 

Les prétentions, même peu fondées, lorsqu'on les 
soutient constamment, finissent toujours par assurer 
dans le monde une sorte d'état plus ou moins hono- 
rable, suivant leur genre, lorsqu'on a de la fortune, 
un peu d'esprit et une bonne maison : les observa- 
teurs et les gens malins s'en moquent; nuiis on y 
cède ; il semble que leur ténacité les justifie. Les 
£ats, décriés et méprisés par toutes les femmes, n'en 
passent pas moins pour des hommes à bonnes for- 
tunes. Les importans sans crédit n'en iniposent à 
personne; cependant ils sont ménagés et sollicités 
par tous les ambitieux et les intrigans qui, à tout 
hasard, sur leur parole, pensent qu'il «stpirudent de 



166 MeMOIRES 

les mettre dans leurs intérêts. Les prudes obtiennent 
les égards extérieurs qui sont dus à la vertu ^ les pé- 
dans^ sans instruction réeUe^ jouissent^ dans la con- 
versation, de presque toutes les déférences accordées 
aux savans. En réfléchissant sur ce bonheur in- 
faillible des prétentions persévérantes, qui pourroit 
attacher une grande importance aux succès de so- 
ciété ? 

Le cercle usurpateur et dédaigneux dont on vient 
de parler, cette société si dénigrante pour toutes 
les autres, excita contre elle beaucoup d'inimi- 
tiés : mais comme elle recevoit dans son sein tous 
ceux qui avoient un mérite supérieur bien reconnu, 
ou ceux que quelques brillans avantages mettoient à 
la mode, l'animosité qu'elle inspiroit étant évidem- 
ment produite par l'envie, ne servit qu'à lui donner 
plus d'éclat, et l'on s'accorda unanimement à la dé- 
signer par le titre de grande société, qu'elle a gardé 
jusqu'à la révolution ; ce qui ne vouloit pas dire plus 
nombreuse, mais ce qui, dans l'opinion universelle, 
signifioit la mieux choisie et la plus brillante par le 
rang, la considération personnelle, le ton et les ma- 
nières de ceux qui la composoîent. lâ, dans les 
cercles trop étendus pour autoriser la confiance, et 
qui, en même temps, ne Tutoient pas assez pour que 
la conversation générale y jFût impossible ; là, dans 
les assemblées de quinze ou vingt personnes, se trou- 
vdent,- en eflfet, uéunies toute l'aménité et toutes les 



DE MADAME DE GENLIS. 167 

grâces françaises. Tous les moyens de plaire et 
d'intéresser y étoient combinés avec une étonnante 
sagacité. On sentit que^ pour se distinguer de la 
mauvaise compagnie et des sociétés vulgaires^ il faUoit 
conserver (en représentation) le ton et les manières 
qui annonçoient le mieux la modestie^ la réserve^ la 
bonté^ l'indulgence^ la décence^ la douceur et la no- 
blesse des sentimens. Ainsi, le seul bon goût fit 
connoltre que, seulement pour brillier et pour séduire, 
il falloit emprunter toutes les formes des vertus les 
plus aimables. La politesse, dans ces assemblées, 
avoit toute l'aisance et toute la grâce que peuvent lui 
donner l'habitude prise dès l'enfance et la délicatesse 
de l'esprit ; la médisance étoit bannie de ces conver- 
sations générales ; son âcreté ne pouvoit s'allier avec 
le charme de douceur que chaque personne y appor- 
toit. Jamais la discussion n'y dégénéroit en dispute. 
Là se trouvoit, dans toute sa perfection, l'art de 
louer sans fadeur et sans emphase, de répondre à un 
éloge sans le dédaigner et sans l'accepter ; de faire 
valoir les autres sans paroître les protéger, et d'é- 
' coûter avec une obligeante attention. Si toutes ces 
apparences eussent été fondées sur la morale, on au- 
roit vu l'âge d'or de la civilisation. Étoit-ce hypo- 
crisie ? non, c'étoit l'écorce des anciennes mœurs, 
conservée par l'habitude et le bon goût, qui survit 
toujours quelque temps aux principes, mais qui, 
n'ayant plus alors de base solide, s'altère peu à peu 



168 MEMOIBBS 

et finit par se gâter et se perdre à force de raffine- 
ment et d'exagération. 

Dans les cercles moins étendus de cette niéme 
société^ on montroit beaucoup moins de circonspect 
tion ; le ton^ qui ne cessoit jamais d'être d'une ri- 
goureuse décence^ y étoit beaucoup plus piquant. 
On n'y attaquoit l'honneur de personne : on y 
vouloit toujours de la délicatesse ; néanmoins^ soitf 
les formes artificieuses de la confiance^ de l'étour- 
derie et de la ^straction, on y pouvoit médire saos 
scandale; on n'y excluoit point les traits les pli^s 
perçanS; pourvu qu'ils fussent lancés avec adresse^ 
et sans colère apparente^ car on ne pouvoit médire 
de ses ennemis reconnus. Il felloit que la médisance 
ne fCit pas suspecte, et que, pour s'en amuser, l'on 
pût y croire. Dans la société, même intinie, )a 
malignité respectoit les liens du sang, l'amitié, la 
reconnoissance, et les gens qu'on recevoit chez soi: 
d'ailleurs les indifférens y étoient sacrifiés sans scru- 
pule. On n'y flétrissoit point leur réputation ; mais 
on s'y moquoit du mauvais ton, des manières jE?ro- 
vinciales ou vulgaires; on y toumoit en ridicule 
ceux qu'on n'aimoit pas ; c'étoit les immoler, car 
ces arrêts frivoles avoient force de loi, et cela devoit 
être. Partout où se trouve une association géné- 
ralement regardée comme supérieure à toute autre 
du même genre, se trouve un tribunal, dont les 
juges prononcent des sentences irrévocables. A qui 



DB MADAME DS GENLIS. 169 

en appelleroit-on^ lorsqu'il n'existe pas de puissance 
souveraine à laquelle il soit possible de recourir ? 
Quand on ne trouve plus dans le monde cette préé- 
minence d'une société établie d'un sentiment una- 
nime* arbitre du bon goût^ dispensatrice des éloges 
les plus désirables, et juge de toutes les conve- 
nances, l'arme puissante du ridicule est brisée; et 
c'est pourquoi il n'y a point de ridicules chez les 
peuples grossiers ou tombés dans la barbarie, et 
même parmi ceux qui ont été, durant long-temps, 
agités par de violentes secousses politiques. Après 
de tels orages, l'essentiel et le plus pressé est de 
rétablir les principes ; mais les grâces ne s'organisent 
point, on ne les rappelle point par des édits; elles 
prennent aisément la fuite, il faut du temps pour 
les ramener. Le seul ridicule qui puisse subsister 
dans la décadence même du bon goût, est celui 
de la sottise unie à l'insolence; celui-là sera tou- 
jours universellement senti, dans tous les pays et chez 
toutes les nations. 

Pour achever de peindre la grande société du 
dix-huitième siècle, il faut dire encore que, dans 
ses comités les plus intimes, on exigeoit que la 
médisance fût pour ainsi dire dispersée, un même 
personnage qui se seroit chargé constamment de 
la répandre, eût été odieux. On vouloit surtout 
de la grâce, de la gaieté ou de l'originalité : la 
méchanceté noire est toujours triste, elle a quelque 

TOME II. 8 



170 MÉMOIRBS 

chose de vulgaire et de grossier} elle eût produit 
d'ailleurs une trop grande disparate avec le lan- 
gage habituel; elle étoit de mauvaise compagnie. 
Ce qu'on ne pardonnoit jamais^ ce que rien ne 
pouvoit excuser, c'étoit la bassesse ou des manières 
ou du langage, et celle des actions quand elle étoit 
bien avérée. On n'avoit plus assez de principes 
pour être profondément indigné au fond de l'âme 
d'une bassesse qui auroit valu une grande fortune 
ou une belle place; mais on avoit encore plus de 
vanité que de cupidité , et tant que l'orgueil con- 
serve ce caractère, il peut ressembler à la gran- 
deur. Quand les bassesses utiles étoient faites 
avec de certaines précautions et de certaines for- 
mes, on feignoit facilement, si elles réussissoient, 
de ne voir en elles qu'une habileté permise: ainsi 
que les voleurs chez les Lacédémoniens, les mala- 
droits seuls étoient punis. On n'a jamais vu, du 
moins dans ce temps, de bassesses effi-ontées, et 
c'est encore beaucoup; jamais on n'a vu un ami 
supplanter à la cour son ami, ou un ministre dis- 
gracié abandonné lâchement par ceux qui lui avoient 
fait une cour assidue pendant sa faveur ; au con- 
traire, comme le cœur et les principes avoient 
infiniment moins d'influence sur la conduite que la 
Inanité, on mettoit du faste et de l'éclat à toutes 
les actions généreuses; on finit par y mettre de 
l'an^ogance: on ne se contenta pas d'aller voir un 



BB MADAHB DB 6BNLI8. l/l 

ministre èxilé^ on lui rendit une espèce de culte, 
on le déifia, on brava ouvertement le souverain qui 

Tavoit exilé 

On Ta déjà dit, le code moral de cette brillante 
société n'étoit plus appuyé que siu* une base fragile, 
prête à s'écrouler; mais il y avoit encore des lé*> 
gislateurs et des juges, les lois n'étoient point abro* 
gées. Cette grande société^ ou la bonne compagnie^ 
ne se bomoit pas à prononcer des arrêts frivoles 
sur le ton et les manières; elle exerçoit une police 
sévère très*utile aux mœurs, et qui formoit une 
espèce de supplément aux lois ; elle réprimoit, par 
sa censure, les vices que ne punissoient pas les 
tribunaux, l'ingratitude, l'avarice : la justice se char- 
geoit du châtiment des mauvaises actions, et la 
société de celui des mauvais procédés. Sa désap- 
probation générale ôtoit à celui qui en étoit l'objet 
une partie de sa considération personnelle: l'ex- 
clusion de son sein avoit la plus funeste influence 
siur sa destinée. On bouleversoit une existence par 
ces paroles terribles. Tout le monde lui a fait fermer 
sa porte ; ce qui ne s'entendoit que des personnes de 
cette société. Cette puissance n'étoit ni celle de la 
royauté, ni celle des parlemens et des cours judiciaires : 
c'étoit celle de l'honneur; elle fut souveraine jus- 
qu'à la révolution, et les personnes qui l'exerçoient 
d'un consentement unanime, sans opposition, conmie 
sana révolte, avoient d'autant mieux le droit de 

8 ♦ 



172 MÉMOIRES 

s'appeler exclusivement la bonne compagnie^ qu'elles 
n'abusèrent jamais de cet empire. Légères dans les 
médisances qui ne flétrissoîent point la réputation, 
elles ne s'accordoient à croire les accusations dés- 
honorantes que sur la cliameur publique et univer- 
selle, et sur les preuves morales les plus fortes | 
mais, par une admirable équité, cet honneur, plus 
délicat que les lois, n'étoit pas, par cette raison 
même, aussi absolu qu'elles: ses arrêts, n'étant 
pas fondés sur des preuves irrécusables, n'étoient 
point sans appel; ils reléguoient seulement dans 
la mauvaise compagnie; mais ils n'y fixoient pas 
sans retour. Nous l'avons déjà dit, et il n'est 
[US inutile d'insister sur cette vérité, on n'a jamais 
établi la différence qui se trouve entre une personne 
flétrie par l'opinion publique, ou flétrie par un £ùt 
éclatant, incontestable, ou par un jugement légal. 
On a même toujours confondu ces deux choses: 
on dit également de ces deux personnes qu'elles 
sont déshonoréeSy et cela n'est ni juste, ni vrai» 
Qui dit opinioUy dit une croyance sans preuves 
positives; si de telles preuves existoient,. ce ne 
seroit plus une opinion^ ce seroitun jugement formel, 
irrévocable : il n'appartient qu'à un tel jugement 
de déshonorer. La simple opinion, quelque gêné** 
raie, quelque fondée qu'elle puisse paroitre, place, 
comme on vient de le dire (lorsqu'elle attaque l'hon- 
neur), dans la mauvaise compagnie, l'individu qu'çUe 



DB MADAME DR 6BNL1S. 1/3 

condamne; mais cette sentence n'est pas irrévocable, 
parce qu'elle n'a point la puissance de déshonorer. 
C'est pourquoi on a vu des gens flétris par l'opinion, 
être de fort mauvaise compagnie pendant dix, quinze 
et vingt ans, et ensuite, par un changement de 
mœurs, par des événemens heureux, prendre subite- 
ment une autre existence, et redevenir de très-bonne 
compagnie. Un homme flétri par une procédure 
publique, ou qui a fui devant une armée d'une 
manière non équivoque, est déshonoré sans retour, 
parce que le déshonneur ne s'effiace point. Il n'y a, 
dans les accusations du monde, ni témoins légitimes, 
ni confrontations, ni certitude absolue, et certaine- 
ment il s'y mêle toujours beaucoup d'inventions ca- 
lomnieuses. Une femme, pour une seule aventure 
éclatante, peut être perdue, si on ne peut la nier ; 
une femme, après mille déréglemens, peut ne pas 
l'être, et peut se relever, s'il n'y a sur elle que des 
oui-dire et que l'opinion. Cela est juste, parce que 
le principe, que le déshonneur, c'est-à-dire la 
t€u:he iiieffaqable, ne peut exister qu'avec des 
preuves irrécusableSj est de toute équité et de 
toute utilité. Si l'opinion avoit le pouvoir de dés- 
honorer, la méchanceté n'auroit plus de bornes, la 
calomnie n'auroit plus de frein. Il faut admirer 
comment, sans lois et sans réglemens, ces choses se 
sont naturellement établies dans la société. Si l'opi- 
nion n'avoit aucun pouvoir, le vice seroit d'une effron- 
terie hideuse, et les gens foibles et timides se 



174 MÉMOIRES 

laisseroient entraîner beaucoup plus facilement* 
Uopinion, dans une société bien réglée^ a précisé* 
ment le degré d'influence nécessaire, et son parfait 
équilibre est le meilleur soutien des bonnes mœurs. 

 cette époque, dès les premiers jours de mon 
entrée au Palais-Royal, je fis les plus tristes ré- 
flexions sur ma nouvelle existence, et tout s^embla con- 
courir à les aggraver, et à augmenter la mélancolie 
que j'y avois apportée. Rien ne rend ,mécontent 
d'une nouvelle société et d'un nouveau genre de vie, 
comme une conscience inquiète, qui se reproche 

quelque chose ! Je voyois pour la première fois 

des regards malveillans ; j'étois mal à mon aise 5 je 
ne parlois qu'avec défiance et circonspection 5 je 
perdois ainsi l'espèce d'agrément qu'on avoit jus- 
qu'alors tant loué en moi, le naturel et la gaieté. 
Tous les hommes m'accueilloient à l'envi les uns des 
autres } mais leur galanterie est bien loin d'être ras- 
surante, quand on craint i'inimitié des femmes ! Il a 
toujours été facile de m'intimider par la sécheresse 
et la froideur, mais l'impertinence a produit, de tout 
temps, en moi un effet tout contraire. Je le prouvai 
dès lors, au grand étonnement de tous ceux qui fu- 
rent témoins de la scène que je vais rapporter. 

Tous les jours de représentation d'opéra, la porte 
étoit ouverte à toutes les personnes présentées, qui 
pouvoient y venir souper sans aucune invitation. Les 
autres jours s'appeloient les petits Jours ; il y avoit 
une liste pour la société intime, qui, invitée une fois 



DE MADABftJS JOB GBNLIS . IJà 

pour toutes venoit à volonté. Nous étions quelque- 
fois dix-huit ou vingts et plus communément dix 
ou douze. Ces soupers étoient fort agréables: ou 
n'y jouoit point; la princesse et toutes les femmes, 
établies autour d^une table ronde, parfiloient ou tra- 
vailloient à de petits ouvrages ; les hommes^ assis à 
côté ou un peu derrière elles, soutenoient la conver- 
sation, qui, en général, étoit spirituelle et piquante. 
Un de ces soirs, après souper, je me trouvai placée 
entre monsieur deTbiars et le chevalier de Durfort; 
madame la duchesse de Chartres, et plusieurs dames 
du Palais-Royal, entre autres madame de Blot, et 
madame de Montboissier, son amie, parfiloient ; M. 
le duc de Chartres, et trois ou quatre hommes, al- 
loient et venoient dans le salon. Je faisois une 
bourse. La conversation . tomba sur la Nouvelle 
Héhme de J.-J. Rousseau. Madame de Blot s'extasia 
sur cet ouvrage ; peu à peu son enthousiasme devint 
si emphatique et si bruyant, que M. le duc de Char- 
tres et les hommes qui étoient avec lui, se rappro- 
chèrent, eu restant debout : ils firent un demi-cercle 
autour de notre table, et M. le duc de Chartres se 
plaça vis-à-vis de madame de Blot, qui en fut, un 
peu embarrassée ; elle n'aimoit pas du tout à soutenir 
devant lui ses thèses sentimentales, sachant bien 
qu'il ne les écoutoit attentivement que pour s'en 
moquer ; cependant comme elle se sentoit en verve 
d'éloquence et de dissertation, elle continua avec 



176 MÉMOIRES 

le même feu^ et elle s'anima tellement, qu'elle finit 
par dire qu'il n'existoit pas une femme véritablement 
sensible, qui n'eût besoin d'une vertu supérieure pour 
ne pas consacrer sa vie entière à Rousseau, si elle 
pouvoit avoir la certitude d'en être aimée passionné- 
ment. Â cette étrange déclaration, M. le duc de 
Chartres s'écria qu'il nous demandoit à tous notre pa- 
Tole de ne jamais révéler ce que venoit d'avouer là 
madame de Blot, parce que si Rousseau en avoit con- 
noissance, il viendroit enlever madame de Blot, et 
qu'ainsi elle seroit perdue à jB.mB.is pour M. de Blot, 
le Palais -Royal, ses amis, et la société. J'eus la po- 
litesse de me contenir, je ne me permis même pas un 
sourire. Madame de Blot reprit la parole avec ai- 
greur ; madame de Montboissier, MM. de Thiars et 
de Shomberg, vinrent à son secours ; ils dirent que 
l'on devoit pardonner un peu d'exagération à une 
admiration si vive; Monsieur le duc de Chartres, 
avec beaucoup de douceur et un ton sérieux, en con- 
vint, et il reprit sa promenade dans la chambre. 
Tout se raccommoda en apparence, mais madame.de 
Blot resta blessée, très-mécontente, et de fort mau- 
vaise humeur. On reparla de la Nouvelle Héldisef 
et tout à coup madame de Blot remarqua que pendant 
toute cette discussion, je n'avois pas ouvert la bou- 
che ; elle me demanda pourquoi, et ce fut avec un ton 
qui n'étoit nullement bienveillant. Je répondis sim- 
plement que je n'avois pu me mêler à cet entretien. 



DE MADAMB DB GBNLIS. 177 

parce que (ce qui étoit vrai) je n'avois jamais lu 
la Nouvelle Héltme^ ni même Emile. Là*dessus 
elle se récria, et répéta, du ton le plus moqueur, 
que cela étoit surprenant ; il lui échappa d'ajouter 
que c'étoit une singulière prétention; ce mot me 
choqua, parce qu'elle signifiait qu'elle croyoit 
que je mentois. " Non, repris-je, non, madame; 
je vois trop souvent des prétentions ridicules, pour 
en avoir moi-même» Je n'ai point lu ces deux 
ouvrages, parce que je sais qu'ils ne sont pas faits 
pour mon âge : quand j'aurai le vôtre, madame, 
je les lirai, parce qu'ils contiennent, dit-on, d'excel- 
lentes choses, et que je poiurrai alors en parler sans 
blesser la bienséance," Ce petit discours, pro- 
noncé sans agitation et sans embarras, et par une 
personne qu'on avoit vue jusqu'à ce moment si timide, 
causa un étonnement inexprimable à tout le monde, 
et de plus, à madame de Blot une violente colère. 
Ayant toutes les prétentions, elle avoit aussi celle de 
la jeunesse, et je venois de l'irriter sur tous les points; 
elle fut tout-à-fait déconcertée, elle rougit, bulbutia, 
elle dit qu'elle ne savoit pas que je fusse dévote, et 
que j'eusse un tel rigorisme. Je répondis que je me 
trouverois aussi honorée d'obtenir le titre mérité de 
dévote, que je serois fâchée de recevoir celui A& prude; 
qu'au reste j'étois certaine du moins que mon rigo^ 
risme ne me porteroit jamais à soutenir des thèses 
extravagantes. Ces réponses confondoient madame 

8** 



] 78 MEMOIRES 

de Kot^ je sentis tous mes avantages^ et je les con* 
servai par un calme imperturbable. Madame dç 
Blot perdit véritablement la tête ; on ne Ta jamais 
vue sortir à ce point de son caractère^ qui étoit non- 
seulement mesuré, mais compassé. Enfin M. de 
Shomberg me dit tout bas : ^^ Il ne vous manque 
plus qu'un succès, c'est de céder et de finir." A cç 
mot, je baissai les yeux sur mon ouvrage, et je cessai 
de parler. Madame de Blot m'attaquoit toujours, M. 
de Shomberg et quelques autres s'emparèrent de k^ 
conversation ; on parla d'autre chose, madame de Blot 
bouda. Je fus modeste dans mon triomphe, ce qui 
est toujours très-facile; j'acquis dans cette soirée 
cinq ou six admirateurs, msds je me fis une ennemie 
qui ne m'a jamais pardonné cette petite victoire. 

Cette scène fit beaucoup de bruit dans le Palais- 
Royal, et m'y donna cette sorte déconsidération qu'on 
a pour les personnes qui savent se révolter à propos, 
et avec la mesure convenable ; d'ailleurs, comme ma- 
dame de Blot n'étoit pas aimée en général dans le 
Palais«Royal, tout le monde me donna raison avec 
grand plaisir. 

M. de Shomberg vint me voir deux jours aptès 
pour me parler sur cette grande affaire, et pour es- 
sayer, en convenant que je n'avois nul tort, d'excuser 
madame de Blot ; il me soutint qu'elle avoit beau- 
coup depe^îchant naturel pour moi, et qu'elle dési- 
roit mon amitié, et, avec ma crédulité naturelle, je 



DB MADAME DJS GENLIS. 179 

voulus le Croire^ et je promis de reprendre avec elle 
l'air de Tenvie de plaire et le ton de la bienveillance. 
Je tins parole ; et, comme la crédulité et la bonne foi 
de mon caractère ne m'ont jamais empêchée dé lire 
sur les physionomies, et d'être frappée de tout ce qui 
est faux, je vis parfaitement sur son visage et dans 
son maintien quelque chose de contraint, mais je me 
persuadai que ce n'étoit que de l'embarras ; elle eut 
d'ailleurs beaucoup de grâce avec moi, du moins dans 
ses démonstrations et dans ses discours, et je ne dou- 
tai pas un instant de sa sincérité. 

Par une convention tacite et générale, toutes les 
inimitiés étoient suspendues dans le monde, non» 
seulement les ennemis les plus reconnus pour tds, 
ne s'y montroient point de ressentiment, mais ils s'y 
traitoient mutuellement avec tous les égards de la po- 
litesse ; cependant on ne vouloit pas que cette condes- 
cendance sociale allât jamais jusqu'à des témoigna- 
ges affectueux, car rien dans ce temps n'éxcusoit la 
£EUisseté, lorsqu'on pouvoit l'entrevoir. N'ayant ja^- 
mais jusqu'alors éprouvé les effets de la haine ou 
même de la malveillance, ces nuances m'étoiént incon- 
nues, je m'y suis trompée long-temps : c'est un malheur 
qui produit souvent les plus affligeans mécomptes. 

Je voyoîs de temps en temps le vicomte de Custi- 
nes, et je pensois qu'il avoit renoncé à cette passion 
qui avoit eu tant d'éclat et à laquelle je croyois avoir 
ôté toute espérance ; je lui savôis gré du tendre et vif 



180 MÉMOIRES 

souvenir qu'il conservoit de son angélique belle-sœur, 
et j'étois fort disposée à prendre une véritable amitié 
pour lui. J'ai annoncé que je conterois de suite 
l'histoire de ses rapports avec moi ; je vais donc la 
reprendre de plus haut, et la conduire sans interrup- 
tion jusqu'au dénoûment ; voici cette singulière his- 
toire que je désire qui soit lue par toutes les jéUnes 
personnes : 

Le vicomte de Custines n'a jamais été marié^ il 
logeoit chez son frère, qui avoitpour lui la plus tendre 
amitié. Dès les premiers temps de ma liaison avec 
sa belle-sœur, il parut fort occupé de moi. U avoit 
alors vingt-sept ou vingt-huit ans, une taille et une fi*< 
gure particulièrement élégantes; on trouvoit son 
visage joli : il ne m'a jamais plu, parce que sa phy- 
sionomie exprimoit habituellement l'ironie et la mo-^ 
querie, et qu'il y avoit dans son regard je ne sais quoi 
de furtif, de faux et de méchant que je n'ai vu qu'à 
lui, et qui me paroissoit d'autant plus surprenant, 
qu'il étoit blond et qu'il avoit des yeux bleus, ce qui, 
ordinairement, donne l'air de la douceur. Il avoit de 
l'esprit, de la finesse, quelquefois de la gaieté, une 
jolie conversation, un ton parfait, et la réputation 
d'un jeune homme sage, instruit et très-aimable. 
Il avoit beaucoup lu, et surtout l'histoire de France et 
tous les mémoires qui s'y rapportent. Il en parloit 
bien et sans pédanterie. Quand je consultois ma rai- 
son et mon jugement, il me paroissoit digne des plus 



DE MADAME DB GENLIS. 181 

grands éloges ; quand je le regardois et que je Tobser-r 
vois^ il me déplaisoit à l'excès. Il se piquoit d'aimer 
avec passion la musique : ce qui motivoit les trans- 
ports auxquels il se livroit quand je jouois de la harpe 
et que je chantois ; il s'extasioit surtout en écoutant 
ce bel air de Castor et Pollux, Tristes apprêts, pâles 
flaMbeaux; et un soir il s'enthousiasma tellement, 
que tout à coup il eut Tair de se trouver mal et soitit 
brusquement. Il rentra au bout d'un quart d'heure ; 
il étoit si pâle^ que tout le monde en fut frappé. J'ai 
toujours été persuadée qu'il avoit un secret pour se 
faire pâlir à volonté. Ce soir même, il me dit plu- 
sieurs mots à la dérobée qui ressembloient beaucoup 
à une déclaration d'amour ; et le surlendemain, qui 
étoit un dimanche, jour où M. de Genlis étoit tou- 
jours à Versailles, il m'écrivit une lettre passionnée 
de quatre pages. Cette lettre exprimoit V amour le 
plus pur et le plus désintéressé; il ne vouloit que 
m'adorer, me consacrer sa vie. Cette lettre étoit 
spirituelle, mais écrite avec une grande recherche, et 
le ton général en étoit emphatique. Je n'y répondis 
point. J'allai souper le soir chez madame de Custi- 
nes. J'y portai plus de curiosité que d'embarras. 
Mon cœur n'étoit nullement touché, mais je ne con- 
cevois pas que cethonime si moqueur fClt si passionné. 
11 n'y avoit que cinq ou six personnes chez madame 
de Custines. La conversation fut toujours générale; 
le vicomte soutint des thèses sentimentales du plus 



182 MÉMOIRES 

grand genre, qui, dans sa bouche, ne me paroissoieni 
que du persiflage. A souper, il se mit à table à côté 
de moi, et, au bout de quelques minutes, il me dit que 
j'étois restée le matin bien long-temps aux bains de 
Poitevin. Je lui demandai comment il savoit que je 
m'étois baignée : " Je sais tout ce que vous faites, me 
répondit- il, parce que 'je vous suis partout, et flbus 
mille déguisemens : combien de fois vos yeux se sont 
portés sur moi sans me reconnoitre ! Hier, vous 
étiez, à midi, au Luxembourg ; vous aviez une robe 
bleue : ce matin, en revenant du bain, vous avc^z été 
à la messe aux Carmes. J'ai été derrière vous pen- 
dant un quart d'heure; ensuite, j'ai été vous attendre 
à la porte; vous m'avez donné l'aumône en pas- 
sant. • ••" Ce récit fut interrompu par quelqu'un 
qui lui adressa la parole, et moi je restai stupé&ite, 
cherchant à me rappeler tous les pauvres que j'avois 
vus. En sortant de table, je le prisd de me dire com- 
bien je lui avois donné : ^^ Deux sous, répondit-il, et 
je les ferai enchâsser dans de l'or, et suspendre à une 
chaîne, pour les porter toute ma vie sur mon cœur." 
Je me mis à rire et à plaisanter sur ces prétendus dé- 
guisemens; mais, comme il me disoit réelkmetit tout 
ce que j'avois fait, et ce que j'avois distribué aux pau- 
vres en pièces de petite monnoie, j'étois, au fond, sur 
ce point tout-à-fait incertaine. 

J'ai toujom's aimé la singularité qui n'oiïre rien de 
révoltant; c'est un défaut dans une femme, parce 



DE MADAME DE GENLIS. 183 

qu'il peut en résulter beaucoup de fausses démarches. 
Ces déguisemens me causoient une grande curiosité ; 
néanmoins, je puis dire, avec la plus scrupuleuse 
vérité, qu'ils ne m'ont jamais engagée à laisser la 
moindre espérance à celui qui en étoit l'objet, ils 
m'ont seulement empêchée de lui renvoyer ses lettres 
toutfs cachetées. Il m'écrivoit des volumes tous les 
dimanches, pour me rendre compte de tout ce que 
j'ayois fait dans la semaine, et avec un détail et une 
exactitude qui finirent par me persuader qu'il étoit 
toujours à ma suite, sur mon chemin, à la promenade, 
dans les rues, dans les églises, même souvent dans la 
cour de ma maison, et jusque dans mon petit jardin^ 
et toujours si bien déguisé que je ne pouvois le recon- 
noitre. Quand je l'aurois aimé, je n'aurois pas plus 
souvent pensé à lui, car j'étois toujours occupée, 
quand je sortois, à examiner tout ce qulm'approchoit, 
dans l'idée que je le découvrirois sous quelque étrange 
déguisement. Un soir, chez madame de Custines, 
pendant que j'accordois ma harpe, il s'approcha de 
moi, et, entr'ouvrant sa veste, il me fit voir mes detix 
sous, encadrés dans une jolie monture, et attachés à 
un cordon de cheveux bruns. Je souris, et je lui de- 
mandai de qui étoient les cheveux? — Je ne pouvois 
les attacher qu'aux vôtres, répondit-il. — Comment, 
repris-je, les miens ! — Assurément, et je vous conterai 
cela à souper. 

Il y avoit ce soir-là un grand souper, et il étoit 



184 MÉMOIRES 

possible de causer à table^ sans crainte d'être enten-* 
du; j'y renouvelai tout de suite ma question sur les 
cheveux. '^ Eh bien ! répondit-il, je les ai moi- 
même coupés sur votre tête en vous coil&nt." A 
ces mots, j'éclatai de rire. ^' Ce n'est point une 
plaisanterie, reprit-il, madame Dufour, votre coiflfeuse*, 
vous envoie sans cesse à sa place une de ses^ appren- 
ties pour vous coiffer 5 et, habillé en femme, et avec 
l'art des déguisemens que je possède au suprême 
degré, et que je vous dois, j'ai été vous coiffer, il y a 
environ trois semaines, sous le nom d'une de ces 
filles que j'avois gagnée." Pendant cette histoire^ 
j'écoutois toutes ces fables extravagantes avec un 
étonnement inexprimable, car je me rappelois que 
parmi ces filles qui m'avoient coiffée, il y en avoit eu 
une très-silencieuse, qui plusieurs fois m'avoit don- 
né envie de rire par des soupirs continuels, et j'ima- 
ginai bonnement que le vicomte avoit joué ce person- 
nage, quoique le souvenir confus qui me restoit de 
la figure de cette fille n'eût aucun rapport avec les 
traits du vicomte ; mais je lui supposois pour se tra- 

^ Dans ce temps, il y avoit des coiffeuses pour les femmes ; oa 
auroit trouvé de rindécence à se faire coiffer par des hommes. Un 
an après, le coiffeur Larseneur, à Versailles, prit de la vogue pour 
coiffer les jeunes femmes, à leur présentation, de manière à ne pas 
déplaire à Mesdames^ qui détestoient les coiffures hautes, si exagé* 
rées et si à la mode alors : bientôt, des coiffeurs de femmes s^établi- 
rentà Paris 3 enfin Léonard vinty et toutes les coiffeuses t6mbèrent 
dans le mépris et dans VouhVi.'^ Nofe de î ^ Auteur. J 



BK MADAMK D£ GENLIS. 1S5 

yestir tout l'art dont il se vantoit lui-même. Je 
l^ouvois tout simple qu'il eût su^ par madame de 
Custines, les détails relatifs à madame Dufour, qui la 
coiffoit aussi quelquefois. Une seule chose me lais- 
soit des doutes^ c'étoit son talent de coifieur que je 
ne pouvois concevoir. Il me protesta qu'il avoit 
passé six semaines à s'y exercer en secret, après avoir 
formé le projet de m'enlever une mèche de cheveux. 
11 y avoit du vrai dans tous ces récits, mais il s'y trou- 
voit un nombre infini de faussetés et de mensonges ^ 
cependant, malgré mon goût pour les choses extraordi- 
naires, l'audace inouïe de ces entreprises me causa une 
véritable frayeur, je lui fis donner sa parole d'hon- 
neur que du moins il ne s'introduiroit jamsds dans ma 
maison. Malgré cette promesse, toute ma curiosité 
fut changée en ef&oi continuel. Si, en traversant l'anti- 
chambre j'y voyois un domestique étranger, ou si 
je rencontrois une figure inconnue sur l'escalier, je 
frémissois, car je pensois tout de suite que c'étoit 
lui; si j'entendois M. de Genlis élever la voix en 
grondant, j'étois prête à me trouver mal, imaginant, 
de premier mouvement, qu'il venoit de le reconnoître, 
et qu'ils alloient se battre. Ces pénibles émotions 
me firent prendre tout-à-fait en aversion le héros 
de ce roman bizarre, qui m'avoit fort amusée pen- 
dant trois ou quatre mois. Je lui renvoyai alors la 
première lettre qu'il m'écrivit, sans la décacheter 
ce que j'aurois dû faire après avoir lu la première de 



186 MÉMOIRES 

toutes. Peu de jours après ce premier renvoi, je le 
rencontrai à un grand déjeuner^ chez une de mes 
amies qu'il voyoit souvent ; il trou\^ le moyen de 
me 4ire^ avec des yeux menaçans, que si^ à l'avenir, 
je lui renvoyois ainsi ses lettres, il deviendront capa- 
ble de toutes les extravagances imaginables, au lieu 
que si je continuois à les lire, même en le traitant 
toujours aussi mal d'ailleurs, iltiendroit scrupuleuse- 
ment la parole d'honneur que j'avois reçue de lui, et 
qu'il n'avoit donnée qu'à cette condition. 

La peur me décida à me soumettre à ce marché, et 
j'étois outrée intérieurement qu'il eût trouvé le 
moyen de me maîtriser ainsi. Je lui dis, non en 
plaisantant, mais avec colère qu'il n'avoit aucune 
générosité dans l'âme. Il me répondit qu'aucun 
homme ne l'égaloit en grandeur d'âme et en pureté de 
sentimens, et que toute sa conduite avec moi en 
étoit la preuve. Je ne répliquai rien ; je le craignois, 
et je ne voulpis pas l'irriter inutilement. Il continua 
donc à m'écrire, et comme il n'y avoit plus dans 
ses lettres ce compte rendu d'espionnage, qui m'a- 
voit tant divertie, je n'y trouvai plus é^ue les phrases 
boursoufflées d'un mauvais roman, et je n'en lisois 
plus la moitié. Au printemps, je fus débarrassée de 
lui; j'allai passer six semaines à l'Ile- Adam, oilil 
n'étoit point invité. Je revins à Paris, où je le re- 
trouvai chez sa belle-sœur, et toujours aussi em- 
pressé, aussi passionné pour moL Nos soupers des 



DB MADAME BE GENLIS. 187 

dimanches et des mardis recommencèrent. Un soir 
dans la conversation générale, on parla de quelques 
jeunes gens de la cour, qui étoient partis, sans per- 
mission, pour aller en Corse, faire la guerre en qua- 
lité de simples volontaires. Tout le monde les blâma^ 
et quoique je n'eusse aucune espèce de liaison avec 
eux, je les défendis de la manière la plus véhémente ; 
je fis leur éloge ; j'ajoutai que ces actions avoient 
^elque chose de chevaleresque qui devoit plaire 'à 
toutes les femmes. La soirée finie, le vicomte me 
donna la main pour me conduire à ma voiture ; aus- 
sitôt que nous fClmes sur le haut de l'escalier, ^^ Ma- 
dame, me dit-il, avez-vous quelques ordres à me 
donner pour la Corse? — Comment! repris-je en 
riant, vous allez en Corse? — N'avez- vous pas ap- 
prouvé ceux qui font ce voyage?— Mais c'est une 
plaisanterie ?— Non, madame, rien n'est plus sé- 
rieux ; je ne me coucherai point ; je partirai à cinq 
heures du matin, c'est-à-dire dans quatre heures." 
Je né pus ûie persuader qu'il fût capable de cette fo- 
lie; mais le lendemain matin je reçus, à mon réveil un 
billet de madame de Custines, qui me ^ondoit avec 
sévérité de tout ce que j'avois dit la veille avoit déter- 
miné son beau-frère à partir pour la Corse à cinq 
heures du matin*. J'avoue que ma vanité fut assez 
flattée de cette aventure, qui fit beaucoup de bruit 

* J*ai placé ce trait dans une de mes nouveUes : Hnâane H VaU 
wire^^Note de VAuteurJ 



188 MBHOIRBS 

dans le monde; et des dames sentimentales me blâ* 
mèrent beaucoup de ne pas montrer^ dans cette oc- 
casion^ plus de sensibilité pour un amant digne des 
temps de Tancienne chevalerie. 11 est certain que 
cette action acheva de me persuader qu'il avoit feit 
pour moi toutes les extravagances qu'il m'avoit ra- 
contées. Une de mes amies^ très-jeune et très-jolie, 
me parla un jour de lui et de ses sentimens pour 
moi, avec un feu, une vivacité qui m'étonnèrent, et 
en faisant son éloge, elle ajouta qu'il étoit l'homme 
le plus délicat et le plus vertueux qu'il y eût sur la 
terre. Elle vit que je trouvois beaucoup d'exagéra- 
tion dans cette louange : alors elle s'écria : '^ 11 fitut 
que vous le connoissez tout entier, et je vais sacrifier 
mon amour-propre au plaisir de vous donner pour lui 
l'estime et l'admiration que doit inspirer un tel ca- 
ractère. Aussitôt elle me confia qu'avant que ses 
sentimens pour moi eussent éclaté, elle avoit pris 
pour lui la plus violente passion, et que, dans un 
moment d'égarement, et se croyant aimée, elle lui 
en avoit fait l'aveu ; qu'au même instant il s'étoit 
jeté à ses pieds, pour lui demander sa pitié, son ami- 
tié, pour lui déclarer que son cœur n'étoit plus à lui, 
et qu'U avoit pour moi la passion la plus vive et la 
plus malheureuse. Elle s'extasia pendant un quart 
d'heure sur la beauté et la franchise de ce procédé ; 
moi-même je le trouvai en effet estimable, quoique 
cependant il me fût impossible de repousser la ntaU" 



BB MADAMB DE GENLIS. 189 

vaise pensée que le vicomte, connoissant la candeur 
et la vivacité de cette jeune personne, s'étoit bien 
douté qu'elle me confieroit ce grand secret, et qu'en 
même temps elle se garderoit bien d'en parler à ma- 
dame de Custines,-dont elle redoutoit extrêmement 
l'austérité. 

Le vicomte^ comme je l'ai déjà dit^ resta un an en 
Corse, et s'y conduisit de la manière la plus brillante. 
Je le revis, ainsi que je l'ai conté, au bal masqué de 
Versailles. Maintenant je vais reprendre la suite de 
«on histoire. Depuis mon entrée au Palais-Royal, 
il ne me parloit plus de ses anciens sentimens ; je lui 
montrois, sinon de la confiance, qu'il n'a jamais pu 
m'inspirer, du moins un intérêt fort sincère. Un 
soir je lui témoignai une grande inquiétude sur 
madame de M érode, qui, dans sa dernière lettre de 
Bruxelles, m'avoit mandé qu'elle étoit fort mécon- 
tente de sa santé ; et, comme deux courriers s'étoient 
écoulés depuis cette lettre, je craignois véritablement 
qu'elle ne fût tombée tout-à-fait malade. Le vi- 
comte m'écouta sans me répondre, et sortit pré- 
cipitamment. Le surlendemain, à midi, il entra 
inopinément dans mon cabinet, il étoit botté, tenoit 
un fouet d'une main, et de l'autre un billet. Je le 
regardai avec étonnement : " Tenez, madame, me 
dit-fil, voilà un billet de madame de Mérode, qui 
vous apprendra qu'elle a en effet été très-malade, mais 
4|u'eUe est fort bien à présent : je l'ai trouvée sur sa 



190 MÉMOIRES 

chaise longue. — Quoi ! m'écriai-je, vous venez de 
Bruxelles ! — Assurément^ répondit-il, vous étiez in- 
quiète. En vous quittant, j'ai été prendre un cheval 
de poste, et je me suis rendu à Bruxelles à franc- 
étrier et sans m'arrêter. Je n'ai fait qu'entrer et 
sortir chez madame de M érode, et je suis revenu avec 
la même promptitude; mais lisez cette lettre." Ex- 
cessivement touchée, je lus la lettre, qui me confirma 
l'exacte vérité de ce récit. Madame de Mérode 
m*exprimoit un grand enthousiasme pour mon élé- 
gant courrier, et je fus moi-même attendrie jus- 
qu'aux larmes. Il crut qu'enfin il avoit trouvé le 
chemin de mon cœur ; et, quelques jours après, 
venant à dessein à une heure où il étoit sûr de ne 
point trouver chez moi de monde, il se jeta tout à 
coup à mes genoux, et en me reparlant de son amour 
avec l'impétuosité la plus effrayante, et en me mena^ 
çant de se tuer si je n'y répondois pas. Ses menacés 
et ses fureurs me glacèrent et m'inspirèrent une 
espèce d'indignation qui me donna tout le sang-firoid 
dont j'avois besoin. J'étois auprès de la cheminée. 
Je sonnai ; il se releva comme un forcené. Un vakt 
de chambre survint. Je lui dis, avec beaucoup de 
calme : *^ Eclairez M. le vicomte de Custines." H 
faisoit nuit ; mais je savois que les lanternes des cor- 
* ridors du Palais-Royal n'étoient pas encore allumées. 
Il sortit avec des démonstrations de rage qui parok- 
soient aller jusqu'au désespoir; et, malgré le caumgie 



DS MADAME DB GENLIS. 191 

que je venois de montrer, il me labsa mie impression 
'de crainte et d'effiroi que je conservai toute la soirée. 
Le lendemain, en me réveillant, je reçus de lui un 
billet qui me fit frémir, voici quelle en étoit la date 
posée au haut de la page : 

*' Ce 23 août, dernier jour de ma Fie." 

Le billet, de quatre lignes, exprimoit le plus hor- 
rible désespoir, et la décision formelle de s'âter la 
vie. Rien ne peut donner l'idée de l'horreur dont je 
fus pénétrée, et du remords que j'éprouvai de Tavoir 
traité avec trop de mépris. Il me sembloit que j'au- 
rois dû, à ses menaces de se tuer, montrer au moins 
de l'inquiétude et de la compassion. Je restai plus 
d'une heure glacée, pétrifiée, et déplorant avec amer- 
tiune ce désastreux événement; enfin j'écrivis au 
comte de Custines pour lui demander des nouvelles 
de son frère, qui logeoit toujours chez lui. Au lieu 
de me répondre, le comte vint sur-le-champ, et 
lorsqu'il entra dans ma chambre, je vis aussitôt sur 
son visage la confirmation de cet affreux malheur. Il 
me dit que son frère étoit parti seul à quatre heures 
du matin, sans domestique, sans rien emporter, et 
qu'il lui avoit laissé un billet de deux lignes qu'il me 
montra, et qui disoit seulement qu'on ne l'attendit 
plus, et qu'on ne sauroit jamais où il alloit. Le comte 
de Custines, qui avoit un cœur excellent, étoit dans 
la plus profonde affliction, et il me répétoit toujours : 



192 MJÊMOIRKS 

Voilà où vous l'avez poussé ! J'étois si saisie et si 
affligée moi-même, que pendant une semaine entière 
je fus hors d'état de descendre au Palais-Royal.. Je 
fis défendre ma porte, et je ne reçus uniquement que 
le comte de Custines, qui vint tous les jours. 11 prit 
toutes les informations possibles sans pouvoir dé- 
couvrir ce qu'étoit devenu son frère. Nous con- 
vînmes de ne point conter cette tragique histoire^ et 
de la cacher aussi long-temps que cela seroit possible, 
en disant seulement que le vicomte étoit allé voyager 
en Suisse. Enfin je repris mes habitudes ordinaires, 
et j'allai, comme de coutume, me promener tous les 
matins au Palais-Royal avec mes deux filles que 
j'avois avec moi, et dont l'aînée avoit six ans. Au 
bout de quelques jours je remarquai un Arménien ou 
un Turc, que je jugeai tel à sa robe, à sa longue 
barbe, et à son turban ; il me suivoit constamment, 
ayant toujours les yeux fixés sur moi. Je le vis ainsi 
une quinzaine de jours de suite ; au bout de ce temps 
il ne reparut plus. Dans les premiers jours d'oc- 
tobre j'allai à Chantilly, et je n'en revins qu'au milieu 
du mois de novembre. Le comte de Custines étoit 
en Lorraine ; le mois suivant je reçus de lui un billet 
qui étoit à peu près conçu dans ces termes. 

" Ne pleurons plus Vamant désespéré, il est res- ' 
" suscité ; j'irai ce soir conter à ma chère consola- 
<^ trice (c'est le nom qu'il me donnoit depuis la mort 
'^ de sa femme) tous les détails de cette merv^Ueu9e 
'^ aventure." 



BE BiABAMB DE 6BNLIS. 193 

. Après avoir lu ce billet^ mon premier mouvement 
fut de la joie^ et le second une espèce de honte 
d*amour-propre, d'avoir cru à ce prétendu suicide. 
Le comte passa avec moi toute la soirée ; ilme fit un 
long récit, dont voici les traits principaux : 

Le vicomte s'étoit rendu dans la forêt de Senard, 
décidé, disoit-il, à terminer ses tourmens, son 
existence, et voulant exécuter cette iuneste 
résolution dans un lieu désert, afin que Ton pût 
ignorer comment et dans quel lieu il auroit trouvé 
la mort. Au moment où, enfoncé dans la forêt, 
il alloit «'immo/er, un ermite survint, qui l'arrêta, 
et l'entraîna dans son ermitage. Ilyavoit en effet 
dans cette forêt, un grand ermitage, où plusieurs 
ermites réunis travailloient en commun, et faisoient 
au métier des bas de soie, et de jolies petites étoffes 
de fantaisie, qui avoient beaucoup de vogue à Paris, 
et s'y vendoient fort bien. Le vicomte, reodu à la 
raison, à la religion, passa véritablement trois 
ou quatre mois dans cet ermitage, inconnu à ses 
hôtes, qui crurent avoir fait en lui la plus belle 
conversion du monde. Quand le vicomte fut revenu, 
Iç comte eut la curiosité d'aller visiter ces ermites; 
il leur parla de son frère, que ces bons solitaires 
regardoient comme un saint; ils contèrent qu'il avoit 
exactement suivi leurs exercices de piété, et même 
travaillé avec eux. Ils vantèrent sa douceur, sa 
àmpMcité^ sa canieur; au reste il s'étoit conduit 

TOMB. II. 9 



194 HKMOiaBS 

fort généreusement a\^ec eux ; outre le paiement de sa 
noarnture, il leur avoit envoyé par-dessus le marché, 
une ample provision de soie pour leurs travaux. Je 
suis persuadée qu'il s'amusa beaucoup dans cet 
ermitage; car il y avoit une telle duplicité dans son 
caractère, que, même sans but et sans intérêt, il 
se délectoit dans Thypocrisie. Pour revenir à son 
histoire, il quitta momentanément l'ermitage; au bout 
âe huit jours il alla se cacher ailleurs afin de se pro- 
mener tous les matins, déguisé en Arménien, au 
Palais-Royal. C'étoit effectivement lui que j'y 
avois vu. Il vouloit connoltre l'impression que pro- 
duisoit sur moi l'idée de aa mort. Il fut indigné 
de ne me trouver ni maigre, ni changée ; il dit 
à son frère que cette dureté, jointe à son long séjour 
dans l'ermitage, l'avoit guéri; qu'il ne me reveiroit 
jamais sans trouble et sans émotion, qu'il prendroit 
toujours un vif intérêt à mon sort, mais qu'il 
renonçoit enfin sans retour à une passion si mal- 
heureuse. 

^ Après avoir écouté ce récit, qui fut allongé par une 
infinité de détails que je supprime, je fis convenir 
le comte que nous avions été bien dupes de tant 
pleurer, et que la prétendue résolution de se tuep 
n'avoit été qu'une feinte (du genre le moins 
pardonnable) pour éprouver me^ sentimens. 
Quelques jours après le vicomte vint souper au Palais- 
Royal, j'y étois; il afféd» des émotions qui 



DE MADAME DE 6ENLIS. 195 

attendrirent vivement plusieurs dames, qui conncns- 
sment en gros son amour chevaleresque pour moi^ 
sa campagne de Corse, et qui même savoient 
quelque chose du projet de son prétendu sui- 
cnde. On racontoit ce fait comme certain, mais 
avec beaucoup de variantes, toutes plus touchantes 
les unes que les autres. Il étoit, à tous les yeux, 
un héros de roman» Il porta au comble ce genre 
d'intérêt, lorsque jouant au wisk avec moi, on lui vit 
des mains tremblantes, et une telle distraction, qu'il 
brouilloit toutes les cartes, renonçoit, et mettoit 
un surprenant désordre dans le jeu. Toutes ces 
choses étoient si visiblement à mes yeux une comédie, 
qu'elles me causoient une véritable colère. Une 
femme sentimentale, qui jouoit avec nous, fut 
profondément indignée de mon air moqueur ; elle 
me trouva monstrueuse. J'appris depuis qu'elle 
s'étoit servie de cette expression, en contant cette 
scène. 

Le surlendemain on me dit, à diix heures du matin, 
que le comte de Custines me demandoit en grâce de 
le recevoir, qu'il avoit quelque chose d'impoi^tant 
à me dire. J'étois encore au lit; je le fis prier de 
passer dans mon cabinet, et de m'y attendre; 
je me levai à la hâte, et j'allai le trouver. Je fus 
fraj^pée de l'altération que je remarqua sur son 
vidage. '* Bon Dieu! qu'avez-vous?" m'écriai-je. — 
^ Ah ! répondit-il, je vais vous raconter I# ecm^le 

9* 



Id6 MÉMOIRBS 

de Thoireur et de la perfidie, . • •*— Et de qui ? — Du 
scélérat le plus noir qui ait jamais existé,. ... du 
vicomte. — Votre frère! qu'a-t-il donc fait? — Il 
vous a toujours trompée, ne vous a jamais aimée ; 
il me trahissoit, et vouloit corrompre ma femme, et 
dans le temps où il afiichoit pour vous la plus violenta 
passion ! — £st-il possible ? — ^Voicilefait : " Madame 
^^ de Custines a laissé une cassette dans laquelle je 
^^ savois qu'elle renfermoit toutes les lettres qu'elle. 
*^ vouloit conserver; je n'ai jamais pu en trouver 
^^ la clef; d'ailleurs je n'avois nul empressetneiit de 
^^ l'ouvrir, je craignois mortellement l'impression 
" cruelle que me feroient ces lettres, qui lui étoient 
'^ adressées dans un temps où j'étois si heureux ! 
'^ Enfin, comme vous m'avez demandé plusieurs 
^^ fois de vous rendre vos lettres, je me suis décidé 
*^ ce matin à faire venir un serrurier, qui a ouvert 
^^ la cassette; alors j'en ai sorti tous les papiers, et 
" je n'y ai trouvé que vos lettres, celles de madame 
^^ de Louvois, et quelques-unes de madame d'Harville. 
^^ Cependant, en examinant la cassette, j'ai connu, 
^' par son épaisseur, qu'elle devoit avoir un double 
^^ fond; à force de chercher le secret, j'ai touché 
^^ le ressort qui m'a découvert le fond qui est très- 
^^ profond, et qui contenoit Un nombre infini de 
^* billets et de lettres de mon frèi'e, toutes exprimant 
^^ dans le langage le plus paôsionné, un amour 
qu'il assure toujours être très-pur^ mais qid em- 



tc 



DE BiADAMB DB GENLIS. 197 

" ploie tous les moyens imaginables de séduction. 
'^ On voit, par ces lettres, que madame de Custines 
" n'a jamais un instant manqué à ses devoirs, ni 
'^ donné l'ombre d'une espérance, et que ses réponses 
'^ ont toujours été de la plus grande sévérité. On voit 
'^ qu'elle lui défendoit constamment de lui écrire, 
^^ et que, communément elle ne lui répondoit pas 5 
^' alors il la menaçoit de se porter aux dernières 
** extrémités, de me tout confier, et de se tuer. 
'^ Il lui parle souvent de vous; il lui dit qu'il feint 
'^ d'en être occupé, pour mieux cacher ses vrais 
^' sentimens ; mais, poursuivît le comte, je vous ai 
'' apporté quelques unes des lettres où il est question 
^ de vous; les voilà, lisez-les." Je pris ces lettres 
que je lus, je l'avouerai, avec autant de dépit que 
d'indignation. Dans la première, qui j^e tomba 
sous la main, il répondoit aux reproches que lui 
&boit madame de Custines, sur l'artifice si 
coupable qu'il employoit envers moi. 

^^ Du moins, disoit-il, cette feinte ne compromet 
^^ point sa tranquillité; pourvu qu'elle s'amuse, 

qu'elle soit bien cajolée, bien flattée, c'est tout ce 

qu'il lui faut y son amour-propre sur ses talens et 
^ sa vivacité même, lui tiendront toujours lieu de 
^ raison, et elle n'éprouvera jamais un grand senti- 
" ment." 

Dans une autre lettre sur son départ pour la Corse, 
il disoit en propres termes : 






198 MÉMOIRB8 

^' Taût mieux que tout le monde croie que c'efit 
^^ elle qui m'envoie en Corse ; mais vous qui^ avec 
'' une âme si grande et si sensible, n'en êtes qa'ef- 
<^ frayée et non ^02«c^, comment pouvez^vous onûA- 
'^ dre pour elle cette impression dtmgereuse àont 
[^ vous me parlez ? Confiez-vous davantage à sa vâ^ 
^^ nité; soyez persuadée que, se croyant l'objet d^ 
^^ cette action, elle la trouve toute simple." 

Je lus ces deux articles deux ou trois fois de suite, 
et je les écrivis le soir même sur deux petite mor*^ 
ceaux de papier, que j'intercalai dans des lettres de 
même date, que j'avois reçues de ce nouveau Love« 
lace, infiniment plus artificieux et beaucoup plusscé-» 
lérat que celui de Richardson. Quels auroient été 
mon désespoir et mon malheur, si je n'avois pas été 
préservée de sa séduction par cet instinct qui nà^ja 
toujours fait sentir la fausseté U « « • • • Que serois-^e 
devenue si je l'eusse aimé i Nous ne revenions pas 
d'étonnement, en songeant avec quelle audace et 
quelle sécurité il écrivoit en même temps à sa belle- 
sœur et à moi des lettres également passionnées! 
Mais 3 nous connoissoit parfaitement l'une et l'au^^ 
tre, il avoit la certitude qu'un tel secret ne pouvoit 
être trahi par sa belle-sœur, et que ma timidité» ma 
discrétion naturelle, et l'imposante austérité de ma^ 
dame de Custines, ne me pemiettroient jamais de lui 
montrer ces lettres, ou même de lui en parler. J'eus 
bien de la peine à modérçr la violence du juste res-* 



D£ MADAMB AB GBNLIS. 199 

sentiment du comte de Custines ; enfin je le raison- 
Bai tant^ qu'il me donna sa parole (sur laquelle oa 
poovoit compter) de brûler toutes ces lettres, sans 
en dire un seul mot à son frère, ni à qui que ce fût 
au monde. Je ne Taurois jamais décidé' à ce sage et 
généreux parti, sans Tintérêt de la mémoire de ma- 
dame de Custines; il counoissoit assez le monde 
pour être certain que, si cette histoire étoit sue, on 
la conteroit de mille manières différentes, et que, 
malgré la parfaite innocence de madame de Custines, 
la vénération que l'on avoit pour sa mémoire en se- 
roit altérée auprès de quelques personnes irréfléchies, 
et que l'idée de la perfection importune. 

Le comte, fidèle à sa promesse, vécut comme à 
l'ordinaire avec son frère^ continuant à le loger chez 
kd ; le vicomte ne se douta jamais qu'il eût la con- 
noissance de ce terrible secret. Cette conduite coûta 
beaucoup à son vertueux frère pendant plus de six 
mois, mab ensuite il oublia l'outrage qu'il avoit feint 
d'ignorer, et je l'ai même vu par la suite reprendre 
une amitié sincère pour ce frère perfide, qui l'avoit si 
indignement trahi. Si dans les premiers momens, il 
eût éclaté avec lui, et qu'il lui eût reproché son crime, 
ib auraient été irréconciliables le reste de leur vie. 

Il est bien étonnant que la personne la plus pure et 
la plus religieuse, que madame de Custines, enfin, 
ait reçu des lettres si criminelles. Comme je l'ai déjà 
dit, elle fut intimidée par les menaces terribles du 



200 MEMOIRES 

vicomte, mais elle auroit dû sans doute avoir assez 
de caractère et de fermeté pour braver ses resséu- 
timens ; rien ne peut dispenser de remplir un devoir 
positif. Une chose bien inexplicable encore, c'est 
que madame de Custines n'dt pas brûlé ces lettres 
avant de mourir. Mais voilà les faits dans la plus 
grande exactitude. 

Depuis cette époque, je n'ai jamais revu le. vi- 
comte de Custines chez moi, je ne le rencontrois 
qu'au Palais-Royal, au Temple, chez M. le prince de 
Conti, et au Palais-Bourbon, où il fut depuis attaché; 
il eut la place de capitaine des gardes de M. le prince 
de Condé. Trois ou quatre ans après notre brouille- 
rie, j'eus la rougeole, dont je fus à la mort. Dans 
ce moment le vicomte devoit aller, avec M. de Bu- 
zançai, passer quinze jours à Londres. U apprit 1'^- 
trémité où j'étois, aussitôt il montra la plus vive dou- 
leur, rompit avec éclat son voyage, laissa partir seul 
M. de Buzançai, en disant qu'il ne pouvoit quitter 
Paris en me sachant mourante; il resta, et pendant 
tout le temps que je fus en danger, il passa tous les 
jours des heures entières dans mon anti- chambre, 
touchant mes domestiques par ses démonstrations 
d'inquiétude et de douleur. Ce fiit ainsi qu'il con- 
serva la réputation d'un véritable héros de roman, 
d'autant plus que, fidèle jusqu'à sa mort à cette pas- 
sion imaginaire, il n'en a jamais montré d'autre ; il 
a constamment répété qu'après un attachemeht si 



D» MADAME DE GENLIS. 201 

extraordinaire et si malheureux il n'y avoit plus de 
place dans son cœur pour Tamour, et il n'a jamais 
voulu se marier. On ne peut pas imaginer combien 
on m'a su mauvais gré de ne pas admirer cette belle 
passion ; on trouvoit que j'aurois dû^ sans la parta- 
ger, montrer du moins un grand sentiment d'estime 
pour l'homme qui savait aimer ainsi. Mais quand 
on m'en parloit avec un ton pathétique, je ne pou-^ 
vois m'empécher de rire et de hausser les épaules. 
On a beaucoup répété que c'étoit un air de fort mau- 
vais goût, et dont un bon cœur m'auroit préservée. 
Cette aventure singulière et si vraie dans tous ses dé- 
tails est une belle leçon pour les jeunes personnes, 
qui sont, en général, si disposées à croire qu'elles 
inspirent des passions qui doivent faire le destin de 
la vie. 

A présent je vais reprendre la suite de mon his- 
toire. 

Après avoir passé six mois au Palais-Royal/ j'avois 
éprouvé déjà tant de noirceurs et de méchancetés, 
que je résolus de m'en éloigner pour quelque temps. 
Madame la duchesse de Chartres avoit pris pour moi, 
et bien d'elle-même, la plus vive amitié ; elle me fai- 
sait appeler saiis cesse quand elle étoit seule dans 
son appartement : faveur qu'avec ma réserve habi^^ 
tuelle je n'aurois jamais sollicitée, et qu'elle n'accor- 
doit à aucune autre. Ma conversation et ma gaieté 
lui plaisoient, et je trouvois très-attachantes sa bont, 

9** 



20S MEMOIRES 

aa caaidear et «a sensibiHlié. Oa lui dit beaucoup 
de mal de moi ; eUe 0*en crut rien: elle vit t£Uit 
d'animœité contre moi^ qu'elle reconnut san« peine 
le langage maladroit et passionné de Tenvie. Elle 
me redit tout^ eUe me trouva de la modération, et, 
j'ose dire, de la générosité ; car je ne récriminai 
point. Je ne lui ai jamais dit la moindre chose con* 
tre les femmies qu'elle me dénonçoit comme mes en- 
nemies les ^bos acharnées ; et, par la suite, je n'ai 
pas laissé échapper une occasion de rendre des ser-f 
yices auprès d'elle à ces mêmes personnes. 

Cette con4uite &t appréciée par madame la du-^ 
c^se de Obartres ; elle s'attacha à moi avec une 
espèce de passion qui a duré dans toute sa force pliui 
de quinze ai», et je puis dire, avec une parfaite vér 
rite, que mon cœur y a répondu avec toute l'éner^e 
et tout le dévouement dont il est capable quand il 
aime. Ce fut là le premier motif de l'ardente jalousie 
dont j'ai été l'objet pendant neuf ans au Falais- 
Royal. 

Excédée des méchancetés et des calomnies, je 
pris le parti de faire un petit voyage, espérant que 
mon absence, dans ce commencement de &veinr, 
prouvenoit que je n'avois nuUe envie de dominer. 
J'avois didpuis long-temps promis à madame de Mé» 
rodis d'aller la voir à Bruxelles. J'engageai M. de 
GrenUs à m'y mener ; je demandai un congé, et 
nous partîmes au nûUeu de Thiver. Je respirai en 



DE BfADAlCB DS OENLIS. 908 

me retrouvant avec une amie charmante qui ne son-- 
gea qu^à me rendre agréable le séjour de Bruxelles. 
Le prince Charles*, frère de l'empereur, étoit vic€H 
roi des Pays-Bas. Ce prince étoit aimable ; U ai-* 
moit les arts et les talens^ il eut beaucoup due 
grâce pour moi. Madame de Mérode avoit une 
grande maison. Nous logions chez elle, et j'y vis la 
société la plus brillante de la ville, entre autres le 
prince et la princesse de Starenberg. Cette def* 
nière, quoique petite, laide et bossue, plaisoitméme 
par sa figure remplie d'esprit et d'expressicm. Je 
n'ai vu à^personne une manière de conter plus amu* 
santé, plus d'agrément dans la conversation, un es-* 
prit plus piquant; elle a fait de grandes passions, 
qui ont été également constantes et malheureuses. 
Le prince de Chimay, d'une belle figure, et jeune 
encore, étoit alors éperdument amoureux d'elle, et 

* Le vice-roi des Pays-Bas étoit alors le prince Giiarlea-Alezafldv» 
de Lorraine^ grand-maltre de Tordre tentoai%ikèy i]a de Léopold I, 
duc de Lorraine, et d'Elisabeth d*Orléaas. Il cominaBdoit,.eii IféS». 
rarniée autrichienne en Bohème, où il fut défidt par le reî de Prusse 5 
deux ans après, le prinee Charles pénétra dans PAlsaoe, mai» bie». 
tM il'se vit forcé de repasser le Rhin. Un moment vainqueur des- 
Prussiens, en 1745, fl fut de nouveau vaincu par eux. GeprhiM 
habile et brave étoit un généra) malheureux. L*aâSibilité de se» 
manières, son caractère généreux et la protection éclairée qu*^ ae^ 
corda aux lettres le firent aimer peucbMit sa vie, et ont rendu s^ 
mémoire digne de respect et de reconnoissance. Ce prinœ est dmhtI 
le 4 Juillet 1780. Il étott n^ a» iB<»ft àd décembre 1712^-* 
(Note de rEditçt^,} 



204 MÉMQIRBS 

retenu à Bruxelles depuis deux ans par cet attache- 
ment. L'homme le plus à la mode et ^e plus spi- 
rituel de la cour du prince Charles étoit le prince 
de higae^f qui passoit une grande partie de 
ta vie à Paris, et que je cûnnoissois déjà. 11 
avoit une figure très-noble, les manières d'un grand 
seigneur, de la douceur et de la gaieté, de la préten- 
tion à la singularité, et cependant du naturel ; son 
caractère étoit loyal et particulièrement obligeant. 
La duchesse d'Ursel, fille de la belle et vertueuse 
duchesse d'Aremberg, étoit, à cette époque, dans 
la première fleur de la jeunesse : une fraîcheur écla- 
tante, upe agréable physionomie, lui tenoient lieu 
de beauté ; elle étoit charmante par la gaieté, la 

» 

* Le prince de Ligpne (Charles-Joseph), né en 1735 à Bruxelles, 
étoit entré dès son enfance au service d* Autriche, où son père et 
>son g^rand-père étoient tous deux feld-maréchaux. A Fépoque où 
madame de Genlis le vit à Bruxelles, il avoit déjà donné des preuves 
d*ttne valeur brillante dans la campagne de .1757, contribué à la vic- 
toire de Hochkirchen, en 1758, par une action vigoureuse qui lui 
valut le grade de colonel, et s'étoit particulièrement distingué dans 
les dernières campagnes de la guerre de sept ans. Lorsqu'en 1770 
il vint à Paris, il avoit été précédé dans cette ville par sa réputation 
d*homme aimable, spirituel, et d*une gfrande sûreté dans la société. 
Le.plus ridicule des opéras comiques, Cépkalide ou les autre» ma- 
riages Samniteff imprimé à Bruxelles en 1776, fut attribué an 
prince de Lig^e : . il a composé des vers français trop agréables pour 
être rautenr d*nn si méchant ouvrage. 

Ce prince est mort à Vienne, le 13 décembre 1814. Il n^étoit ield- 
maréchal que depuis six ans.— ^iVb#6 de V Editeur.) 



DB BfADAMS DE GENLIS. 205 

douceur, et une égalité d'humeur qui ne se déinen- 
toit jamais. J'avois porté ma harpe ; nous faisions 
de la musique tous les soirs : on causoit, on dan- 
soit, on faisoit beaucoup de déguisemens, surtout 
pour m'attraper ; chose qui a toujours été très-fa- 
cile. Madame d'Ursel, en se noircissant ses che- 
veux blonds, en se retroussant le nez avec un che- 
veu, en cachant ses jolies dents avec une écorce 
d'orange artistement taillée à cet effet, me fit croire 
pendant toute une soirée qu'elle étoit ime dame hol- 
laiîdoise nouvellement arrivée de la Haye. On me 
mena voir les tableaux d'Anvers et plusieurs manu- 
factures intéressantes. Nous passâmes ainsi trois 
moisj qui s'écoulèrent pour nous d'une manière 
délicieuse. J'avois prolongé mon congé plus de six 
semaines. Enfin je retournai au P^dais-Royal, pour 
y trouver les mêmes inimitiés. Peu de jours après 
mon arrivée, nous allâmes à FUe-Âdam, chez M. 
le prince de Conti.* J'aimois particulièrement 

* J*ai déjà fait son portrait, mais j*ai oublié nu trait qui le carac- 
térisoit particulièrement : on trouvoit en lui une choBe très-utile aux 
princes et aux gens en place 11 vouloit que, dans tontes les clau- 
ses, ceux qui avoient des rapports avec lui eussent une g^rande exac- 
titude à lui rendre tout ce qui étoit dû à son rang, ce qui ne Tempe- 
choit pas d'être constamment de Tafiabilité la plus aimable. Ce mé- 
lange de popularité, de connoissance de ses droits, de condescen- 
dance et de dignité, produira toujours Pamour et le. respect. Ma- 
dame de Bouflers, après sa mort, fit faire son buste, dont le plâtre 
fut pris sur son visage. Ce buste est parfaitement ressemblant i 



206 MÉMOIRBS 

cette maison de prince, parce qu'on y jouissoit de 
la plus parfaite liberté. Le prince ne paroissoit 
dans le salon que le soir, deux heures avant le sou- 
per. Quand il n'alloit pas à la chasse, il passoit ses 
journées dans Tappartement de madame la comtesse 
de Bouflers. Toutes les dames étoient maîtresses 
de dtner dans leurs chambres et d'y rester jusqu'au 
souper. M. le prince de Conti, âgé alors de cin- 
quante ans, avoit la plus belle et la plus majestueuse 
figure ; il avoit montré beaucoup de valeur et de 
talent à la guerre. Protecteur ardent de tous ceux 
qui lui étoient attachés, il avoit de véritables amis ; 
il étoit le seul prince du sang qui parlât bien au 
parlement, et qui eût de l'aisance et de la grâce à 
ses audiences. 11 aimoit les arts, les lettres et les 
sciences ; on a dit de lui qu'il étoit le dernier des 
princefT, comme on a appelé Brutus le dernier des 
Romains. Les chasses du cerf étoient d'un agré- 

mais l^empreinte de la mort, et rafiàissement dee chairs causé par 
Topération, ôte la beauté de cette sculpture.— (iVb^e de V Auteur,) 

Le prince de Conti, cinquième du nom, étmt né à Paris le 13 aoAt 
1717. Il se distingua dans la guerre de 1741 par sa bravoure per- 
sonnelle et par ses talens comme gfénéral. Il monrnt le 2 août 1776 
Un poète a fait de lui ce portrait : 

Des héros de son sang il augmenta Téclat ^ 
Mécène des savans, idole du soldat, 
Favori d* Apollon, de Thémis, de Bellone, 
Il protégea les arts et défendit le trône. 

(Note de V Editeur,) 



DB MADAMB OB GBNLIS. 20/ 

ment particulier à TIle-Adam; chaque halte étoit 
une féte^ et durant tous les voyages, nous jouions 
la comédie une fois par semaine. 

Madame la comtesse de Bouflers amie intime de 
M. le prince de Conti, passoit pour la personne la 
plus spirituelle de la société ; elle étoit même auteur 
de plusieurs drames et comédies, mais qui n'ont jar 
mais été imprimés. On Taccusoit de soutenir, dans 
la conversation, des paradoxes ou des thèses bi- 
zarres ; c'est ce que je n'ai jamais entendu ; je l'ai 
toujours trouvée aussi raisonnable que spirituelle, 
ipiais elle n'étoit jamais commune ; c'est là sans 
doute ce qu*on appeloit de la bizarrerie. Je l'ai 
beaucoup aimée ; elle, madame de Beauvau, madame 
de Puisieux, et la maréchale de Luxembourg, m'ont 
paru des modèles parfaits de l'amabilité, de la poli- 
tesse et de la grâce sociales. 

Je ne perdis point mon temps à l'Ile-Âdam : il y 
avoitune belle bibliothèque; j'y lus, je crois, pour 
la première fois, Rabelais^ dont je trouvai les trois 
quarts extravagans, sots et dégoûtans; ce qu'on 
y peut remarquer de spirituel, ne suffit assurément 
pas pour faire la réputation d'un livre : je lus et relus 
aussi un grand nombre de Mémoires sur V Histoire 
de France^ et j'écrivois beaucoup d'extraits. Un 
vieillard intéressant, M. de Pont-de-Vesle, neveu de 
la fameuse madame de Tencin,-*^ me fut très-utile par 

• La gravité des érénemeiM politiques a fiiit perdre un peu de Tue 



208 MÉMOIRES 

sa conversation ; il avoit beaucoup d'anûtië pour moi ; 
il trouvoit un grand plûsir à répondre à toutes mes 
questions, et il m'apprit une infinité d'anecdotes lit- 
téraires. 

De retour à Paris, je me livrai à l'étude avec plus 
d'activité que jamais. J'ajoutai à mes occupations 
celle de peindre des fleurs en miniature. Madame 
de Puisieux m'avoit demandé de lui donner une petite 
tabatière bien légère et bien commune, qu'elle pût 
laisser toujours sur son métier. Je peignis pour un 
dessus de boîte un chiffre en fleurs, entouré d'une 
guirlande, que je fis mettre sur une boite de bois de 
figuier. Ce petit ouvrage fut trouvé si joli, que tous 
mes amis m'en demandèrent ; j'en fis dans ce temps 
plus d'une douzaine de suite. Je ne manquois pas 

cette singulière Claudioe-AlexandriDe Gnérin de Tencio^ qui, après 
s^être faite religieuse, se fit relever de ses vœux, et entra dans un 
couvent dechanoinesses; et, comme alors elle eut le droit de sortir 
souvent du chapitre, elle passa la plus grande partie de sa vie à 
Paris, où sa maison devint le rendez-vous de la société la plus spi- 
rituelle de Paris. On a dit d'elle qu'elle aimoit encore mieux par* 
1er d'intrigues que de littérature : elle appeloit les gens de lettres 
qu'elle recevoit ses bêtes ; à la vérité en fait d'afiaires elle avoit plus 
d'esprit qu'eux ; cependant si elle en eut assez pour ne pas succoïki- 
ber dans une procédure criminelle où elle fut impliquée, elle ne put 
éviter d'être arrêtée et détenue d'abord au Châtelet et ensuite à la 
Bastille. Elle est morte à Paris en 1749, dans un âg^ avancé. Elle 
a laissé plusieurs romans, à la composition desquels Pont de-vesle, 
son neveu, ne fut pas étranger. Le recueil de ses œuvres forme sept 
petits volumes in-l 3, imprimés à Paris en Xl^^'^iNoie de V Editeur, J 



J>B MADAMB DB GENLIS. 209 

de livres au Palais-Royal. Une chose étonnante^ c'est 
que M. le duc d'Orléans, qui possédoit de si belles 
collections en pierres gravées et en tableaux, n'avoît 
point de bibliothèque ; mais le chevalier de Durfort 
en avoit une très-bien composée, et il me prétoit tous 
les livres que je lui demandois. Une des choses qui 
m'attachoient le plus à la lecture, c'étoit la constance 
avec laquelle j'ai toujours fait des extraits, et le plai- 
sir extrême que je trouvois à en augmenter le nombre. 
J'étois alors très-avancée dans la connoissance de la 
littérature française et de l'histoire. J'avois pris le 
goût de l'histoire naturelle dans mes voyages à Chan- 
tilly. Le beau cabinet de M. le prince de Condéj^ et 
l'amitié du bon et savant M. de Bomare,* qui en 
avoit la direction, me donnèrent l'idée de me former 
à moi-même un petit cabinet. Je savois très-peu la 
géographie, je priai M, de Bomare de me donner une 
maîtresse. Il me donna mademoiselle Thouin, sœur 

* Le père de Valmont de Bomare, ayocat au parlement de Rouen, 
destinoit son fils an barreau j mais la Tocation du fils remp<»ta, et 
inUstoire naturelle devint son unique étude. Il voyagea, aux frais du 
gouvernement, dans les pays étrangers, et revint à Paris en 1756, 
riche de matériaux précieux, d^observations et de connoissances. 1\ 
ouvrit vdes cours qui eurent une grande vogue. Il a composé plu» 
sieurs ouvrages sur l'histoire naturelle; le plus célèbre est le DietUm- 
notre raisùwné universel d'histoire naturelle; il en a été fait plu^. 
sieurs éditions ; celle qui fut publiée à Lyon en 1800 est en quinze 
volumes in-S^. Valmont de Bomare, né à Rouen le 17 septembre 
1731, est mort à Paris le 24 août 1807.— (iVo<« de V Editeur J 



210 MEMOIRES 

du premier jardinier du Jardin du Roi, dès lors Tun 
des premiers botanistes de l'Europe, et reçu depuis 
(avant la révolution) à l'Académie des sciences. Ma* 
demoiselle Tbouin étoit une jeune personne très- 
instruite, et fort aimable. Nous prîmes l'une pouf 
l'autre une vive amitié qui dura jusqu'à mon entrée 
à BeUe-Chasse, et qui ne finit que par une injustice 
de mademoiselle Thouin, dont je rendrai compte. Je 
persuadai à madame la duchesse de Chartres d'ap- 
prendre la géographie, et je donnai à mademoiselle 
Thouin cette illustre écolière, qu'elle a gardée plus 
de trois ans. Madame la duchesse de Chartres avoit 
été élevée au couvent par la vieille, et vertueuse mar-» 
quise de Sourcy, qui lui avoit donné ce qui vaut 
mieux que des grâces et des talens, car elle avoit 
imprimé dans sa belle âme les sentimens les plus re- 
ligieux et les meilleurs principes. Mais d'ailleuff 
madame de Sourcy n'ayant nulle instruction^ n'avoit 
pu en donner à son élève, qui ne savoit même pas 
l'orthographe. J'entrepris de la lui apprendre^ je 
lui en donnai régulièrement des leçons pendant plus 
de dix-huit mois ; je lui en donnai aussi d'histoire et 
de mythologie. Un peintre, qui avoit fait le por- 
trait de mes filles, me parla d'un jeune Polonais ap- 
pelé M. JVléris, qui étoit dans une grande misère, et qui 
avoit un fort grand talent (qui a été célèbre depuis) 
pour peindre de petits sujets à la gouache. J'ima*^ 
ginai de lui faire faire, pour l'instruction de madame 



DE MADAME DE GKNLIS. 211 

k duchesse de Chartres, une suite de petits tableaux 
historiques représentant les plus beaux traits de This- 
toire grecque et romaine, que je tirai de mes extraits. 
Il en foumissoit quatre par mois, que madame la 
duchesse de Chartres ne payoit que dix-huit francs 
la pièce, et c'étoit assurément pour rien. Elle les fai- 
soit encadrer à mesure, et sur tous j'écrivois de ma 
main, derrière le petit tableau, l'expUcation du sujet 
avec détail, et d'une écriture très-fine. Elle en eut 
ainsi cent quinze qu'elle plaça dans un cabinet, et qui 
furent admirés de tous ceux qui les virent; je les 
avois rangés moi-même par ordre chronologique. 
Elle me donna depuis ces petits tableaux pour l'édu- 
cation de mademoiselle d'Orléans. Madame de Va- 
lence, durant l'émigration, les sauva de la confisca- 
tion, et je. l'autorisai à les garder pour l'éducation de 
ses filles ; elle les a partagés. Madame de Celles 
a la plus grande partie de cette précieuse collection. 
Outre toutes ces occupations^ je servois aussi de 
secrétaire à madame la duchesse de Chartres ; j'écri- 
vois tous ses billets et toutes ses lettres, qu'elle co- 
pioit ensuite de son écriture. Il ne lui survenoit 
rien, hors de Tordre commun de tous les jours, 
qu'elle ne m'en fît part, et qu'elle ne m'envoyât cher-» 
cher pour me consulter, ou pour me confier ce qui 
l'iutéressoit. Il lui est arrivé très-souvent de m'en- 
Toyer mademoiselle Lefèvre, une de ses femmes de 



212 MÉMOIRES 

chambre^ à deux ou trois heures du matin^ quand je 
n'avois pas pu la voir dans la journée^ pour me de- 
mander en grâce d'écrire un billet ou une lettre^ 
qu'elle vouloit qui f£tt portée le lendemain matin. 
Comme je me couchois tard, communément j'étois 
levée; et plusieurs fois mademoiselle Lefèvre m'a 
fait réveiller. Dans ces occasions madame la du- 
chesse de Chartres m'écrivoit, et longuement, ce 
qu'elle désiroit de moi: souvent ce n'étoit que pour 
me confier quelque chose qui lui faisoit de la peine ; 
et, dans ce cas, s'il n'étoit pas! excessivement tard, je 
descendois chez elle. Tous ces soins ne m'empéchoient 
pas d'entretenir mon adresse des doigts, de faire de 
jolis ouvrages de broderie de tous genres, de cultiver 
toujours la musique avec la même ardeur, et d'y 
joindre la nouvelle étude de l'histoire naturelle, et 
l'occupation de former un cabinet de coquillages, de 
madrépores, de minéraux et de cailloux, qui devint 
très-beau par la suite, et qui a été confisqué, et très- 
bien vendu (m profit de la nation, avec tout ce que 
j'avois à Belle-Chasse. Je composois toujours des 
comédies ; j'avois fait chez madame de Puisieux les 
Fausses Délicatesses, que je n'avois montrées à per- 
sonne, pas même à M. de Sauvigny; il étoit si pré- 
venu en ma faveur, que, quoiqu'il eût un excellent 
goût de critique, je me méfiois de ses éloges. Voulant 
cependant savoir si j'avois quelque talent, je pris 



BB BfADAM£ D£ 6BNUS. 213 

un parti singulier pour m'éclaircir. J'étois abonnée à 
\ Année littéraire de Fréron;* j'y trouvois beaucoup 
d'esprit et de fort bons jugemens ; et je me décidai \ 
consulter Fréron^ que je ne connoissois pas du tout 
personnellement. Je lui écrivis une lettre anonyme, 
au bas de laquelle j'écrivis ces mots : Un jeune au- 
teur. Je le suppliois de lire la comédie que je lui 
confiois, et de m'en dire franchement son avis^ et 
s'il me conseilloit de m'exercer dans ce genre. Je lui 
demandois de mettre sa réponse avec ma pièce chez 
son libraire, où je l'enverrois chercher au bout de 
quinze jours. J'envoyai ce paquet chez ce même 
libraire, et au bout des quinze jours il fut remis au 
commissionnaire qui alla le chercher. La réponse de 
Fréron fut très-polie et très-détaillée \ il me mandent 
qu'il y avoit du marivaudage dans ma pièce ; qu'il 

* Les critiques de Fréron sont presque toiyours justes et bien mo- 
tivées. Elles firent naître d'étranges fureurs parmi les écrivains du 
dix-huitième siècle. La colère est contagieuse: ou répondit aux 
censures de Fréron par des injures, et il répliqua par des sarcasmes 
amers et quelquefob par des jug^emens outrés. Cet honune, dont la 
plume étoit aussi redoutée des bons que des mauvais auteurs, avoit 
l*hnmeur douce, Tesprit enjoué, le g^ût sur et Part de présenter les 
défauts d*un livre de la manière la plus piquante. Ses premières criti- 
ques parurent en 1746 ; il fut plus d*nne fois arrêté dans cette péril- 
leuse carrière par Vaviwité, 12 Annie littéraire alloit être inter- 
rompue de nouveau, par ordre du garde des sceaux Miroménil, lorsque 
Fréron mourut d*une attaque de goutte remontée, le 10 mars 1770. 
Il étoit né à Qnimper, en 1719.— f iVd«e de V Editeur.) 



214 MEMOIRES 

voyoit quej'avois beaucoup lu Jfani/atMr^ et que je 
Taimois ; qu'il me conseilloit de quitter cette imita- 
tion^ d'écrire uniquement d'après mrâ-même; que 
ysLYois des icléeSf de la sailUe d/ms l'esprit, et par- 
desstts tout, une bonne tête, et le talent défaire un 
bon plan. 

Ce jugement m'a été très-utile ; il m'encouragea 
beaucoup^ et il me fit renoncer sans retour ^u mari- 
vaudage. Je n'ai jamais eu d'autres rapports avec 
Fréron. 

Lorsque l'été vint, nous allâmes à ChantUly, où 
M. le prince de Condé eut des grâces toutes particu- 
lières pour moi. Il se mettoit toujours à table à côt^ 
de moi, et me demandoit ce que je souhaitoia.que 
l'on fit le lendemain ; si je désiroîs que l'on soupAt à 
l'De-Sylvie ou à l'Ile-d' Amour ; où je voulois que 
fût le rendez-vous de la chasse du cerf, &c. Tpute 
cette galanterjie n'avoit rien de bien ijatteur : c'étoit 
un essai que M. le prince de Condé faisoit toujoiu» 
avec les femmes qui avoient quelque agrément : on 
prétendoit que c'étoit un système d'ambition. Il 
disoit qu'une jolie femme est toujours utile à quelque 
intrigue, et qu'il n'y ^ qu'une seule numière de s'as*. 
surer d'elle. Comme cette manière ne me convint 
pas, quand j'en connus le dessein, je fis perdre à M. 
le prince de Condé l'idée qu'elle pourroit réussir. De 
ce moment, il devint mon ennemi^ et Vjl tG^oam 



DE MADAME DE GENLIS. 215 

été. M. le prince de Condé avoit alors trente-cinq 
ou trente-six ans ; il étoit borgne*, mais l'œil dont 
il ne voyoit pas n'avoit rien alors de défectueuxf. 
Sa figure étoit mieux que mal ; il avoit quelque 
chose de faux dans la physionomie, et cette physio- 
nomie peignoit son caractère, qui' étoit extrêmement 
dissimulé. Il avoit montré à la guerre une valeur 
digne du petit-fils du grand Condé, ce qui lui don- 
noit une juste considération dans Tannée. Tous les 
militaires le révéroient; il a toujours joué le noble 
rôle de se déclarer leur protecteur, et de solliciter des 
grâces, même pour ceux qui n'étoient pas de ses ré- 
gimens et qu'il ne connoissoit pas, quand ils s'adres- 
soient à lui et que leurs demandes étoient justes. Ce 
prince ne manquoit pas d'esprit ; il écrivoit bien, et 
sa conversation, lorsqu'il étoit à son aise, étoit agré- 
able ; cependant il avoit dans le grand monde de la 
timidité, il parloit mal en public ; il étoit ambitieux, 
mais en courtisan, et non en prince, car il n'em- 
ployoit communément pour réussir que de petits 
moyens et de petites intrigues qu'il auroit dû dé- 
daigner. Il étoit excessivement vindicatif; il trou- 
voit une sorte de plaisir dans sa haine : c'est le seul 

* M. le duc, père de M. le prince de Condé, étdt borgne d*iui ac- 
cident anÎTé à la chasse (Voyez, mémoireê de Dangeau) et tous ses 
enfans légitimes et bâtards naquirent borgnes du même œil. Voilà un 
f!edtdi£Scileà expliquer.— (iVb^e de V Auteur.) 

f En vieillissant, cet œil est devenu difforme.— (iVbfe de V Auteur.) 



216 MÉMOIRES 

homme que j'aie vu constamment sourire lorsqu'on 
lui parloit d'une personne qu'il haïssoit^ ou lorsqu'il, 
la voyoit, et ce sourire étoit aSreux, rien ne peut en 
donner l'idée. 

M. le duc de Bourbon avoit une belle tournure, et 
l'éclat de son teint lui tenoit lieu de beauté ; il a tou- 
jours été rempli de bonté pour moi. 

Madame la duchesse de Bourbon étoit à ce voyage, 
elle avoit beaucoup de grâce, de l'esprit, des talens, 
et une belle âme, mais dans les idées une singularitié 
que son institutrice n'avoit nullement rectifiée, et 
qui ôtoit beaucoup de justesse à sa manière de voir et 
de juger. Très-prévenue contre moi par madame de 
Barbantane, elle me traitoit avec une extrême sé- 
cheresse ; je ne fis rien pour lui ôter ses préventions 
qui durèrent jusqu'à la révolution ; ses bontés m'ont 
bien dédommagée depuis de cette injustice. 

J'eus l'hiver d'ensuite une grande distraction dans 
mes études particulières : Gluck vint à Paris pour 
y faire jouer ses opéras. Les loges du Palais -Royal 
donnoient dans les appartemens du palais ; en sor- 
tant de dîiier je n'avois qu'une porte de la salle à 
manger à ouvrir pour être dans une de nos loges. 
Cette commodité, mon goût passionné pour la mu- 
sique, et le plaisir extrême de voir Gluck*, à toutes 

* Sans voix, sans doigts, Gluck est ravissant lorsqu'il chante sep 
beaux airs en s*accompag^nant du piano. Le génie n*a besoin ni d*^- 
gprément ni de fini : du moins il peut s*en passer. Quand on est pro, 
fondement touché, que peut-on désirer encore ? 



DB MADAMB DB GBNLIS. 217 

les répétitions^ se mettre en colère contre les acteurs 
et les musiciens, et leur donner à tous d'exoellentes 
leçons, me faisoit passer toutes mes après-diners 
dans une loge; ensuite je voulois voir les représenta- 
tions, de sorte qu'une grande partie de ma vie s^écou- 
loit à l'Opéra. Gluck venoit deux fois la semaine avec 
M onsigny, M. de M ouville, et Jarnovitz, le célèbre 
violon,* faire de la musique chez moi ; il me faisoit 

Glnck parloit de Piccini arec Justice et simplicité. On sent qne 
c^est sans ostentation qa*il est équitable; cependant il disoit que si 
le Edanul de Piccini réussissoit, il le referoit. Ce mot est remar- 
quable, mais il est d*nn genre qui ne me plaira jamais ; un langage 
constamment modeste est de si bon goût !^ (Souvenirs de Félieiê.) 

On doit en musique, à Glnck, une invention de génie dont on n*a 
pas assez profité ; c*est, dans les morceaux pathétiques, de faire 
exprimer par les accompagnemens ce que Fâme éprouve, lorsque les 
piffoles cherchent à le dissimuler, comme par exemple dans son 
Iphigénie en Tawride^ lorsqu*Oreste, après son parricide, tombe dans 
un assoupissement d*accablement, et, se réveillant tout à coup, dit : 
Le calme reniBâi dim» sum àme, Gluck a mis dans Taccompagnement 
une agitation sourde, une extrême turbulence; on croit entendre les 
reproches terribles, et les menaces effrayantes de la eonsdence et 
des furies. Aussi, à la première répétition, les musiciens de Tor. 
chestre représentèrent à Gluck qu*un tel accompagnement ne pour- 
Toit convenir à ces paroles : Le calme rene^t dan* num àme. ** Il 
ment ! il ment ! s'écria Gluck. Il a tué sa mère ! . .**— (iV: de VAui.) 

• Issu d*une famille italienne et né à Paris, le véritable nom de ce 
violon célèbre est Oiomovicki. Après avoir joui en France^ pendant 
plus de dix années, d*une très-grande vogue, il passa en Allemagne, 
lut pendant assez long-temps attaché à la chapelle du prince royal de 
Prasse, visita Vienne, Saint-Pétershoni^, et d^autres grandes villes> 
excitant partout un égal enthousiasme. Le caractère de ce musicien 
TPMEII. 10 



21B M^MOIllSS 

chanter tous ses beaux airs^ et jouer sur la. harpe 
ses ouvertures, entre autres celle d'Iphigënie, que 
j'aimois avec enthousiasme. On imagine bien 
que je me déclarai Gluckiste, et que je me moquai 
de toutes les disputes sur Gluck et Kccini des gens 
de lettres, qui ne savoient pas un mot de musique î 
ce qui me fit mes premiers ennemis dans la littéra- 
ture, car j'étois dans la société une autorité en mu- 
sique^ et les littérateurs Gluckistes ne me pardon- 
noient pas, étant de mon parti, de me moquer 
d^eux; mais ils défendoient Gluck si ridiculement, 
que je ne les épargnois pas plus que les autres. Je 
sentis enfin, au mois de mars de cet hiver, que la 
musique, Gluck et l'Opéra, prenoient beaucoup trop 
d'ascendant sur moi. Comme il m'a toujours paru 
qu'il est moins difficile de renoncer tout*à-£edt, que 
de se modéreTy je fis vœu de ne plus aller à l'Opéra 
et aux spectacles que lorsque je serois forcée, par ma 
place, d'y suivre madame la duchesse de Chartres, ce 

étoit fort original : parmi un grand nombre de traits sing^liérsy Je 
cboisis celni-ci.- Un marchand de musique chez lequel il avoit cassé, 
par mégardcy un carreau de Titre, de la valeur de 30 sous, n*ayant 
pas à lai rendre la moitié du petit écu que lui présentoit Jamowitz, 
alloit sortir pour en chercher la monnaie. Ce iCett pas la jw'iie, 
ditlemusicieD, je vais compléter la eomme^ et il cassa un antre 
carreau.. 

Jamowitz est mort subitement à Saint-Pétefsbourg en 11S04. II 
a composé un petit nombre de concertos de violon et quiBkjptes 
syn^honies.-^iVolSe de VEditeur ) 



DB BfADAMK DB GBNLIS. 219 

qui arriva rarement, parce que mes compagnes ne 
demandoient pas mieux que de me remplacer dans 
ce cas. Ce fut pour moi un très-grand sacrifice, car 
j'ai été parfEiitement fidèle à ce vœu. Je voudrois 
bien aujourd'hui que la religion me l'eût fait faire, 
mais ce fut uniquement le goût de l'étude et la vanité 
de me distinguer qui me firent prendre cette réso- 
lution. 

Je vis, dans cette année, le comte de Béniouski^, 
très-fameux par son exil en Sibérie, et la manière 
dont il se sauva, mettant dans sa confidence, quarante 
de ses compagnons, en persuadant à chacun en parr 
ticulier qu'il étoit son seul confident, de manière 
que le secret fut parfaitement gardé, chacun s'en 
croyant l'unique dépositaire. Il me conta toutes ses 
aventures, qui ont fourni le sujet d'un drame qui eut 
beaucoup de succès en Allemagne, et que j'ai vu de- 
puis jouer à Hambourg. J 'eus l'occasion, l'automne 

• Beniouski s^étoit échappé du Karnschatka,^ au mois de 
«lai 1771: il vint en France en 1772, après avoir abordé 
au Japon, à Tile Formose, et à Macao en Chine. Les aven- 
turea de ce magnat des royaumes de Hongrie et de Pologne sont s 
nombreuses quMl est permis d*en révoquer en doute une bonne par-' 
tie. Le nombre de celles dont Pauthoiticité semble incontestable, 
est encore assez grand. Le caractère en est assez bizarre pour mé. 
riter à Beniouski Thonneur qu^on lui fi fait de le prendre pour le 
héros de plusieurs romans et de plusieurs pièces de théâtre. Né 
dans le comté de Nitria, en Hongrie, il fut tué à Madagascar, le 23 
mai 17S4, dans un combat qu'ail soutint contre des soldats français.-— 
.(NoêedtrJBdUeur.) 

10* 



c 



220 MEMOIRES 

suivant, de rendre un grand service au chevalier de 
Durfort, voici comment : il étoit chevalier de Malte 
et pouvoit posséder des bénéfices ; un ecclésiastique 
de ma connoissance vint m'avertir qu'il y en avoit un 
vacant de quinze mille livres de rentes, à la nomina- 
tion, je ne sais comment, de M, le comte d*Artois, 
et que, s*il étoit demandé tout de suite, le chevalier 
l'auroit. La cour étoit à Fontainebleau, j'envoyai 
sur-le-champ un courrier à M. le duc de Chartres, 
pour lui rendre compte de ce fait. M. le duc de 
Chartres, sans perdre un instant, fit la demande, ob- 
tint le bénéfice, et annonça la chose au chevalier de 
Durfort, qui étoit à Fontainebleau, en lui montrant 
mon billet. Le chevalier de Durfort, qui n'étoit pas 
riche, fut comblé de joie d'obteivir une grâce si inat- 
tendue, qui ne lui avoit même pas coûté une sollici- 
tation ; il m'écrivit une lettre remplie de reconnois- 
sance, dans laquelle il m'appeloit sa bienfaitrice. II 
a été en effet très-reconnoissant pendant sept ou huit 
ans, ensuite il est devenu mon ennemi : on verra que 
je n'ai pas donné lieu à ce changement. 

Madame la comtesse du Nolstein entra au Palais- 
Royal dans ce temps ; elle avoit quinze ans, un joli 
visage, mais de vilains pieds, des mains affi*euses par 
leur grosseur, leur forme et leur rougeur ; elle étoit 
fille de madame de Barbantane, et avoit été élevée au 
couvent avec madame la duchesse de Bourbon, qui, 
en sortant de Panthemont, refusa positivement de la 



DB MADAMU DE GBNLIS. 221 

prendre pour dame. On dit dans le monde, et l'on 
crut généralement que madame la duchesse de Bour- 
bon n'en avoit point voulu, par envie de sa jolie 
figuré, chose d'autant plus évidemment injuste, 
qu'elle prit à sa place une dame beaucoup plus jolie 
que madame du Nolstein ; mais on n'en déclama pas 
moins contre l'ingratitude de refuser la fille de sa 
gouvernante. Madame la duchesse de Bourbon ne 
put ignorer tout ce déchaînement ; elle eut l'extrême 
honnêteté de ne dire, à personne au monde la vérita- 
ble cause de son refus, elle ne l'a dit que quatorze 
ou quinze ans après, lorsque madame du Nolstein 
fut enfermée dans un couvent à Nancy. Madame la 
duchesse de Bourbon avoit pour témoin du fait 
qu'elle raconta la princesse Louise de Condé, sa 
belle-sœur, qui avoit gardé le même silence. Ma- 
dame du Nolstein devint sur4e-champ au Palais- 
Royal ma plus ardente ennemie 3 elle m'a fait beau- 
coup de mal; j'ai vu d'elle d'étranges choses, 
je n'en parlerai point ; ses plus terribles aventurea 
n'ont été que trop connues du public, mais la sincé- 
rité de sa pénitence impose le devoir de ne les point 
retracer. 

Sa conduite dans son couvent, pendant un asse^ 
grand nombre d'années, fiit si édifiante et si parfaite, 
qu'elle nelsdssa aucun doute sur sa conversion. Elle 
fit, pendant tout ce temps, le maigre perpétuel, ob- 
servé dans les ordres les plus austères 3 elle vendit. 



222 MÉMOIRES 

au profit des pauvres, quelques bijoux qui lui fes- 
toient et toute sa garde-robe; elle acheta, pour elle, 
du linge grossier et une robe de bure ; elle n'a poûit 
eu d'antres vétemens jusqu'à sa mort. M. du Nol'- 
stein, le plus loyal et le plus vertueux des hommes, 
lui faisoit une pension de six mille francs, «t^yoit 
en outre' sa nourriture et son logement ; madamie du 
Nolstein se réserva tout au plus cent écus potir son 
entretien, et elle fit constamment distribuet le reste 
aux pauvres, à l'exception des matériaux nécessaûres 
qu'elle fiEÛsoit acheter pour faire de ses doigts différens 
ouvrages qu'elle donnoit à l'église; elle étoit ex- 
trêmement adroite ; elle consacra entièrement ce ta- 
lent à la religion. Quand les religieuses, à la révo- 
lution forent chassées de leurs asiles, M. du Nobtein, 
après le règne de la terreur, vint prendre sa fenmie 
et la conduisit dans une terre qu'il possédoit à une 
grande distance de Paris. Madame du Noktein le 
conjura de lui permettre d'y vivre comme dans son 
couvent ; elle y mourut au bout de dix-huit inois^ 
conservant sa tète jusqu'au dernier moment de soii 
existence : elle se fit mettre sur la cendre lorsqu'elle 
se sentit à l'agonie, et ce fut ûnsi qu'après avoir ex- 
pié tous ses égaremens elle rendit le dernier soupir ! 

J'ai oublié de dire que lorsqu'elle fiit chassa 

de son couvent ainsi que toutes les religieuses, elle 
alla sur-le-champ se retirer à un cinquième -étage, 
chez des pauvres dont elle avoit soulagé la ïnU 



DE MADAME DB GBNLIS. 223 

sère; elle y resta jusqu'après la mort de Robes- 
pierre. 

Je vayois très-souvent M. de Fleurieu*, qui a été 
depuis dans le ministère 3 il me remit à Tétude de 
Titalien^ qu'il savoit parfaitement^ et dont, malgré 
toutes ses occupations, il eut l'extrême bonté de me 
donner régulièrement des leçons deux fois la semaine, 
pendant six mois. Je n'ai jamais connu personne 
d'un caractère aussi obligeant; iLétoit d'une adressa 
extrême, il savoit faire des montres conmie un horlo- 
ger ; il se chargeoit de nettoyer et de raccommodeir 
celles de ses amis ; en outre il toumoit, et il faisoit 
d'ailleurs mille jolies choses. Uu jour, qu'il arriva 
chez moi, il me trouva occupée à faire garnir de 
fleurs, en ma présence, par ma femme de chambre^ 
et une fille de boutique de ,ma marchande de modes^, 
une robe que je voulois absolument avoir pour le len-> 
demain. Comme j'étois fort indécise sur la forme et 

t Le comte de Fleorieu fut ministre de Ut marine sous lioniBXVI. 
Ses parens le destinoient à Tétat ecclésiastique^ son g^t le porta 
Ters la marine; il inventa les horloges marines et contribua aux pro 
grès de la navigation par les expériences quHl jfit et la publicité qu*il 
donna à ces expériences. Il resta peu de temps au ministère; 
Louis XVI l'y appela le 27 octobre 1790» et six mois après il donna 
sa démission ; c'est alors qu'il fut nommé gouverneur du dauphin: 
les événemens de 1792 le forcèrent â se retirer. Il a publié plu- 
sieurs ouvrages et laissé en manuscrit le commencement de l'histoire 
générale des navigateurs de tous les peuples. Né ^ Lyon en l7dS> 
mort à Paris le IS août lS10.-^iVol« 49 P Editeur,) 



224 MÊMOIRKII 

le dessin de la garniture, M. de FleurieU donna soù 
avis, qui prévalut ; ensuite il se mit à l'ouvrage, tail- 
lant, cousant aussi bien que la meilleure ouvrière, et 
tout cela avec un sérieux et une simplicité qui me 
faisoient rire aux larmes; il me grondoit de cette 
gaieté, en disant que cela nous faisoit perdre du 
temps. J'avois fait fermer ma porte, et nous tra- 
vaillâmes avec acharnement depuis sept heures du 
soir jusqu'à une heure après minuit, avec le seul re- 
lâche d'un petit souper, qui ne dura pas un quart 
d'heure. La robe fiit achevée $ elle eut le lendemain 
le plus grand succès, tout le monde la trouva char- 
inante. Il y a eu dans la vie de M. de Fleurieu une 
singularité remarquable : il a été successivement 
amoureux de trois femmes formant trois générations 5 
d'abord, dans sa première jeunesse, d'une personne 
beaucoup plus âgée que lui ; ensuite de sa fille, qui 
épousa M. de Mondorge (oncle de M. de Fleurieu). 
Cette passion fut très-malheureuse. Madame de 
Mondorge, devenue veuve, se remaria à M. le mar- 
quis d' Arcamballe ; elle eut une fille que vit naître 
M. de Fleurieu. Aussitôt qu'elle eut atteint l'âge où 
l'on peut être mariée, M. de Fleurieu eh devint 
amoureux, et l'épousa. C'est une constance de^Zio- 
tion dont je ne connois pas d'autre exemple. 

J'avois pris aussi un maître de langue anglaise ; 
et, comme j'avois une très- grande mémoire, je li- 
sois couramment les poètes au bout de cinq mois. Je 



DE MADAME DE GBNLIS^ 225 

ne perdois pas un moment; quand j'allois à Vers^dl- 
les^ je m^arrangeois pour y aller communément toute 
seule^ afin de pouvoir lire en voiture. J'écrivois 
tous mes extraits dans des petits livres blancs ; j'en 
portois toujours un sur moi^ afin de lire quelque 
chose dans les petits momens perdus. Je n'ai ja- 
mais laissé échapper une occasion de faire parler 
ceux que je rencontrois sur les choses qui pouvoient 
m'instruire, les étrangers sur leur pays, les voya- 
geurs sur leurs voyages, les artistes sur leur art, &c. 
De cette manière, j*ai tiré un parti fort utile de beau- 
coup de gens ennuyeux d'ailleurs; et j'écrivois le 
jour mâme tout ce que dans ces^ entretiens je recueil- 
lois d'intéressant ou de nouveau pour moi. J'avois 
entendu conter que M. d'Aguesseau avoit fait en 
plusieurs années quatre volumes in-4o., en em- 
ployant douze ou quinze minutes tous les jours, 
que madame d'Aguesseau mettoit constamment 
à se rendre dans la salle à manger, depuis l'an- 
nonce du dîner. Je profitai de cet exemple. 
L'heure du dîner du Palais-Royal étoit fixée à deux; 
heures, mais madame la duchesse de Chartres n'étoit 
jamais prête qu'un quart d'heure après, et, quand je 
descendois à l'heure convenue, il falloit toujours at- 
tendre quinze ou vingt minutes. Je chargeai un 
valet de chambre de venir m'avertir quand elle pas- 
soit dans le salon. J'étois toute prête à deux heures 
précises; et, jusqu'au moment où l'on venoit me 

lO** 



226 MÉMOIRBS 

chercher^ j'employois ce temps à écrire à main po- 
sée, d'une écriture très-^fine, un choix de vers de dif- 
férens auteurs, ce qui avoit formé, quand je suis sor- 
tie du Palais-Rojral, un recueil de mille vers, qui est 
très-curieux, puisqu'il commence par les vers les 
plus gothiques et les plus anciens que nous ayons. 
Ce recueil, qui n'a point été perdu, est aujourd'hui 
entre les mains de madame la comtesse de Choiseul 
(née princesse de BauSremont). J'avois épuisé en 
trois ans la bibliothèque du chevalier de Durfort. Je 
fis connoissance avec l'abbé des Aulnais, premier 
bibliolliéci^e de la Bibliothèque du Roi 5 il a eu pour 
moi pendant six ans la plus grande obligeance, m'in- 
diquaiit et me prêtant tous les livres qui pouvoient 
m'instruire, et même des manuscrits. J'ai trouvé, 
dans son amitié et dans sa conversation une source 
destruction qui m'a été de la plus grande utilité. 
J'allois souvent lui faire des visites à la bibliothèque, 
dont il me montroit les livres les plus curieux. Il me 
fit fiedre connoissance avec un savant, nommé M. 
d'Âimeri, qui demeuroit sur le Palais-Royal, et qui 
avoit une superbe collection de médailles antiques, 
et en outre la plus belle collection de miniatures en 
émaily de Petitot, qui, après sa mort, fut Achetée 
par le roi. J'allois aussi, à peu près tous les qtdn^ 
jours, au Jardin du Roi, voir mon amie mademoi- 
selle Thouin, qui me menoit dans le cabinet d'his- 
toire ni^tureUe, et dans les serres, où l'on m'expliquoit 



DS MADABiB DE GENLIS. 227 

toutes ces merveilles de la nature. Un jour qu^ 
j'étois avec elle et M. Thouin, son frère, dans les 
serres, j Y ▼is arriver un jeune homme de quatorze 
ou quinze ans, d'une figure charmante, qui, venant à 
moi, me dit que son père a voit un désir passionné 
que j'allasse chez lui, pour me faire voir deux ou 
trois petits animaux singuliers qui n'étoient pas 
dans la ménagerie, et ce père étoit M. de Buffon« Je 
fus ravie de cette prévenance d'un honuue dont 
j'admirois tant les ouvrages, et je devois cette bien- 
veillance à tout ce que mademoiselle Thouin avoit 
dit de moL Le jeune BufFon me donna la main, et 
me conduisit chez son père, qui me reçut avec une 
cordialité et une grâce de bonhomie qui achevèrent 
de me gagner tout-à-fait le coeur. Depuis ce jour, 
il vint me voir au Palais-Royal, au moins une fois 
par mois; j'allois dîner chez lui tous les dix ou douze 
jours ; j'y arrivois d'assez bonne heure pour le trouver 
seul : nous ne parlions jamais que de littérature, et 
je le questionnois sans relâche sur la manière d'é- 
crire et sur le style. Une chose très-extraordinaire 
c'eist que M* de Buifon, dont le style est si har^* 
monieux, n'aimoit pas kt poésie, et n'étoit pas sur 
ce point un vrai connoisseur. Fénélon, écrivain 
moins parfait, mais dont le style a tant d'harmonie, 
offiroit la même singularité. M. de Buffon m'a dit 
qu'il n'a commi^oé à écrire comme auteur, et à éti-e 



228 MÉMOIRES 

remarqué; qu'à Tâge de quarante-quatre ou quarante- 
cinq ans; son admirable talent s'est soutenu dans 
toute sa force jusqu'à la fin de sa longue carrière. 
Je vis chez lui beaucoup de savans et d'auteurs, 
entre autres les infortunés Bailli et Hérault de Séchel- 
les^, et M. de Lacépèdef, si recommandable par son 
savoir^ son esprit et son caractère : d'ailleurs chez 
moi je ne voyois point de gens de lettres, à l'exception 
de M. de Sauvigny, et de Dorât;]:, qui dè& lors, se 

* Le r61e politique joué par Hérault de Séchelles a fait oublier 
quelques opuscules littéraires dont il est Tauteur. Le plus 
remarquable et le moins honorable est une Théorie de V Ambition 
publiée en 1802, par M. Saignes. On a dit que pour composer un 
tel ouvrage il falloit peu d^esprit et point de cœur; 

Né à Paris en 1764 Hérault de Séchelles périt sur Téchafaud 
en 1794.— (iVbftf de r Editeur.) 

t ElèvedeBuffonet de Daubenton, M. de Lacépède dut à ses 
maîtres la place de garde des cabinets du jardin des Plantes quMl 
occupoit encore au commencement de la révolution. Il s'est montré 
digne d*étre lé continuateur du Pline français, et Ton peut consi- 
dérer l'Histoire des quadrupèdes ovipares et des serpens, THistoire 
des poissons et THistoire des cétacées comme étant la suite de là 
grande Histoire naturelle de BuiTon. M. de Lacépède est auteur 
de plusieurs autres ouvrages, au nombre desquels on remarque 
deux romans et une poétique de la musique. Ce savant naturaliste 
est né en 17&6, à Cagen, d'une famille noble. — (Note de V Editeur. J 

t 0orat, poète essentiellement galant, s'étoit fait le chantre 
de toutes les femmes qui, par leur naissance, par leurs charmes 
on leurs talens, avoient quelque célébi^ité. Soutënt, sans les 
tonnottre, il leur adressoit des éloges. — {Note de VEditeur.) 



DE BIADAMB DE GENLIS. 229 

mouroit de la poitrine. Il venoit quelquefoiâ me 
voir^ parce que je Tavois connu à Soissons où je 
l'avois vu chez l'intendant^ M. Lepelletier-de-Mor- 
fontaine, et où, dans des fêtes que l'intendant m^avoit 
données, il avoit fait pour moi de fort jolis vers, 
chose dont une femme conserve toujours quelque 
reconnoissance. Cependant ce n'est pas ce senti- 
ment, mais c'est la justice qui me fait dire qu'on 
a jugé trop sévèrement son talent; il avoit sans 
doute quelquefois de l'afféterie; sa manière n'étoit 
pas celle d'une bonne école, mais il avoit souvent de 
}a grâce, de la finesse, et toujours beaucoup d'esprit. 
Outre ses poésies et ses comédies, il a fait un roman 
en lettres, qui n^a eu aucune réputation, qui est 
tout-à-fait oublié, et qui néanmoins n'est assuré- 
ment pas sans mérite. On en a beaucoup loué, de 
nos jours, qui sont très-inférieurs à cette production^ 
Si Dorât* existoit aujourd'hui il seroit de l'Aca- 

* Trop souvent dans ses poésies légères il a passé tootes les 
bornes prescrites à ce genre, et particulièrement dans ses Epitres 
à mademoiselle Fanier, soubrette de la Comédie Française. Dans 
les vers qu*il lui adresse, il substitue toi\jours le mot coquine à 
Texpression friponne^ employée jusqu^alors par les poètes qui 
s^adressent aune coquette. Il est bien extraordinaire que Dorât 
qv^i avoit tant de finesse, qu'elle dégénéroit souvent en afiéterie 
ait pu regarder comme une gentillesse une semblable g^ssièreté. 
Quand on manque de naturel, quelque esprit qu'on puisse avoir, 
il est impossible de se préserver des écarts du mauvais g^ût.(— iVbfe 
#20 VAuiewr') 



330 MéMOIRBS 

demie, et il auroit un grand nombre d'admira- 
teurs*. 

Dans ce même temps J.-J. Rousseau, qui profi- 
toit de la permission que j'avois obtenue pour lui, 
partageoit seç journées entre le Jardin des Plantes 
et Mouceaux ; il me fit faire encore beaucoup d V 
vftnces par mademoiselle Thouin, qui me répéta 
qu'il consenroit un désir passionné de me revœr ; 
quoiqu'au fond de l'âme je l'aimasse toujours, je fus 
inflexible dans mes refus. 

Mes diverses occupations me consoloient des mé- 
chancetés que j'éprouvois sans cesse au Palais- 
Royal ; cependant, malgré la haine qu'on ayoit pour 

* Rhnlières, plus que tout autre, poursuivit Dorât de ses mor- 
dantes épigrammes. Voici celle qu'il lui décocha après aroir lu le 
poemè àeVInocultUion : 

Je les ai lus, avec plaisir. 
Ces vers, fruits de vos loogiies veilles; 
Maklenr longue cadence est pénible à saisir, 
Pour qui n'est pas doué d'assez longues oreilles. 

La collection des œuvres de Dorât forme 22 volumes in-8°. ; elles 
se composent de traductions, de lettres, de 'fables, d'héroïdes, ' 
d'odes, d'épitres, de poèmes bucoliques, didactiques, erotiques, de 
comédies, de tragédies, et renferment, par conséquent, ?ingt fois 
plus de titres qu'il n'en faut ai^jourd'hui pour être admis à siéger 
dans le sénat académique. Cet homme, qui a loué tant de ^ns, et 
f|iit tant de madrigaux, avoit un nombre infini de détracteurs. 
Dorât, né en 1734, est mort en 1780. — {Noie de V Editeur,) 



DB MADAMB BE GENLIS. 231 

moi^ on venoit sans cesse me prier de demander au 
prince et à la princesse les choses qu^on désiroit. 
J'avoue que rien ne m'a plus flatté dans ma vie que 
cette étonnante confiance dans la générosité de mon 
caractère^ et je n'ai jamais cessé un moment de 
prouver que je la méritois. Cette conduite est sublime 
quand la religion la donne; quand c'est la vanité^ 
elle est toujours noble ; mais elle seroit absurde si 
elle étoit le fruit d'un calcul pour adoucir l'envie ; on 
ne désarme point l'envieux^ les succès mêmes qu'il 
obtient par l'entremise de l'objet de sa haine ne 
peuvent que l'irriter et l'humilier profondément. Il 
est vrai que dans ces sollicitations on commençoit 
toujours par de petites apologies et de grandes 
louanges sur ma douceur et ma bonté naturelles : je 
n'étois nullement la dupe de ces faussetés^ mais mon 
amour-propre étoit vivement flatté de ces espèces 
d'hommages. J'éprouvois aussi une joie maligne^ 
en voyant des personnes si hautaines^ qui ne par- 
loîent que d'élévation d'dme et de noblesse de sentie 
mensy s'abaisser ainsi tête-à-téte devant moi. Je 
me vengeois à ma manière^ en les écoutant sans leur 
fûre de reproches, et en faisant ce qu'elles dési- 
roient. 

En 177^ Louis XV mourut: l'infortuné Louis 
XVI monta sur le trône, ce qui donna' d'abord l'idée 
que le Palais-Royal alloit jouir d'un grand crédit, 
parce que madame la princesse de Lamballe,' intime* 



232 MÉMOIRES 

ment liée avec M. le duc et madame la duchesse de 
Chartres^ étoit favorite de la nouvelle reine. Madame 
de Lamballe étoit extrêmement jolie, et, quoique sa 
taille n'eût aucune élégance, qu'elle eût des mains 
aiFreuses, qui; par leur grosseur, contrastoient singu- 
lièrement avec la délicatesse de son visage, elle étoit 
charmante sans aucune régularité] son caractère 
étoit doux, obligeant, égal et gai, mais elle étoit 
absolument dépourvue d'esprit ; sa vivacité, sa gaieté 
et son air enfantin cachoient agréablement sa nullité; 
elle n'avoit jamais eu un avis à. elle, mais dans la 
conversation elle adoptoit toujours l'opinion de la 
personne qui passoit pour avoir le plus d'esprit, et 
c'étoit d'une manière qui lui étoit tout-à-fait particu- 
lière. Lorsqu'on discutoit sérieusement, elle ne par- 
loit jamais, et feignoit de tomber en distraction, et 
tout à coup, paroissant sortir de sa rêverie, elle 
répétoit mot à mot, comme d'elle-même, ce que 
venoit de dire la personne dont elle adoptoit l'opi- 
nion, et elle affectoit une grande surprise lorsqu'on 
croyoit lui apprendre que l'on venoit de dire la même 
chose, elle assuroit qu'elle ne l'avoit pas entendue. 
Elle faisoit ce petit manège avec beaucoup d'adresse, 
et j'ai été assez long-temps à m'en apercevoir. Elle 
avoit d'ailleurs beaucoup de petits ridicules qui n'é- 
toient que des affectations puériles ; la vue d'un 
bouquet de violettes la faisoit évanouir, ainsi que 
l'aspect d'une ^crevisse, ou d'un homard, même en 



DE MADAME DE 6ENL1S. 233 

peinture ; alors elle fermoit les yeux, sans changer 
de couleur» «t restoit ainsi immobile pendant plus 
d'une demi-heure, malgré tous les secours qu'on 
s'empressoit de lui prodiguer, quoique personne ne 
crût à ces prétendus évanouissemens. C'est ainsi 
que je l'ai vue, en Hollande, s*évanouir dans le 
ci&binet de M. Hope, après avoir jeté les yeux sur un 
petit tableau flamand, qui représentoit une femme 
vendant des homards. Une autre fois à Crécy, 
chez M. le duc de Penthièvre, après souper, j'étois 
à côté d'elle, assise sur un canapé, mademoiselle 
Bagarotti* contoit des histoires de revenans, lors- 
qu'on entendit dans l'antichambre un valet de 
chambre bâiller à haute voix, apparemment en se ré- 
veillant. Madame de Lamballe affecta un tel mouve- 
inent de frayeur, qu'elle tomba évanouie sur moi, ce 
qui dura si long-temps, qu'on alla réveiller M. Gué- 
lïault, chirurgien de M. le duc de Penthièvre, qui ac- 
courut précipitamment en robe de chambre. Comme 
t:et évanouissement ne finissoit pas, et que j'avois 
grande envie d'aller me coucher, je proposai bien 
haut à M. Guénault, qui étoit un imbécile, de saigner 
du pied la princesse, bien certaine qu'elle rèviendroit 
de ^on évauouissement avant la saignée ; M. Gué- 

* Le cheyalier de Bouflers a fait une chanson plaisante sur cette 
demoiselle Bagarotti. En mourant, elle laissa beaucoup de dettes, 
ses meubles ne suffirent pas pour les payer. La* princesse de Conti, 
qui TaToit beaucoup aimée, donna les quarante mille francs qu) 
manquoient pour les acquitter.— ^-^'"'^ ^ VMditeur.J 



234 MBMOIRBS 

nault objecta qu'il faudroit peut-être attendre encore^ 
à cause du souper; j'afiBurmai que j'avois remarqué 
que la princesse n'avoit presque rien mangé. A ces 
mots, sans hésiter, M. Guénault commanda de l'eau 
chaude, et, d'un air triomphant, car saigner la prin* 
cesse étoit pour lui un glorieux exploit, il proposa 
d'aller réveiller M. le duc de Penthièvre, qui alloit 
toujours se coucher avant nous, nuds je m'y 
opposai. Enfin le seau d'eau chaude arriva; M. 
Guénault s'armoit de sa lancette, lorsque la princesse 
reprit inopinément toute sa connoissance. Je lui ai 
vu faire mille fois des scènes de ce genre. Et, par la 
suite, lorsque les attaques de nerfs périodiques, sui» 
vies d'évanouissement, devinrent à la mode, ma* 
pâme de Lamballe ne manqua pas d'en avoir de 
régulières deux fois la semaine, aux mêmes jours et 
aux mêmes heures, pendant toute une année. ' Ces 
jours-là, suivant l'usage des autres malades de cette- 
espèce, M. Saiffert, son médecin, arrivoit chez elle 
aux heures convenues; il frottoit les tempes et les 
mains de la princesse d'une liqueur spiritueuse, en*- 
suite il la faisoit mettre dans son lit, où elle restoit 
deux heures évanouie. Pendant ce temps ses amis 
intimes, rassemblés ce jour-là formoient un cercle 
autour de son lit, et causoient tranquillement jusqu'à 
ce que la princesse sortit de sa léthargie. Telle étoit 
la personne qui eut sur l'esprit de la reine un suprême 
ascendant pendant les commencemens de son règne. 



9E MADAMB DB GENLIS« 235 

Quand elle étoit absente de la cour^ elle écrivoit à la 
reine, qui enfin montra ses lettres ; on se moqua du 
style et de Torthographe, et madame de Lamballe 
perdit toute sa faveur ; mais elle conserva la place de 
surintendante de la maison de la reine, place recréée 
pour elle; il n^ avoit point eu de surintendaute à la 
cour depuis mademoiselle de Clermout.* 

Le roi, dans la première année de son règne, alla à 
Marly pour s'y fidre inoculer. Toutes les princesses 
furent de ce voyage, et j'y aUai avec madame la 
dudiesse de Chartres. Le voyage fat très-brillant, et 

* Onoique Je D*aie point ea rhonoenr d*étre ramie de madame la 
princesse de Lamballe, c^est à regret que je parle de ces petites foi- 
blesses qui ont sans doute quelque chose de ridicule j mais lorsqu'on 
écrit ses mémoires et qu'on parle des contemporains remarquables^ 
on deyient historien et Ton ne doit point omettre alors les détails 
les pins minutieux qui peuvent faire connottre le caractère 
et le g^re d'esprit de ces g^rands personnages, surtout lorsque ces 
détails donnent en même temps une idée générale des mœurs de la 
société, et il est certain que les évanouisêemen» périodiques furent 
une mode â cette époque. Il est très-remarquable que dès lors les 
ambitions et ies prétentions s'exaltoient progressivement d'une ma» 
nière surprenante et dans tons les genres. Nos g^nd's-mères, qui 
ùe pou?oi«it attirer shr elles l'attention que par des puérilités, se con- 
tentoiebt de parottre effirayées à la vue d'une araignée, d'une souris, 
d'une cbattve-souris, etc. Mais, quarante ans après, on voulut 
étonner, épouvanter, on eut des maux extraordinaires, de si terribles 
convulsions qu'il fallut matelasser les chambres à coucher, des at» 
taques ^riodiques, etc. Madame la princesse de Lamballe ne 
donna pas du moins la première l'exemple de ces folies, et lorsqu'elle 
Ut suivit, elle choisit la plus douce de ces maladies, die n'eut Jann^ 
de c&nvuisions^^yote de, V Auteur J 



236 MKMOIRRS 

je m'y amusai beaucoup. J'y courus mi très-grand 
danger, ainsi que madame la duchesse de Chartres. 
Un jour nous étions au rez-de-chaussée^ assises à 
côté l'une de l'autre sur un canapé, au-dessus duquel 
étoi% derrière nous, une grande glace. Nous nous 
trouvions en face d'une porte qui donnoit sur la ter- 
rasse. M. le duc de Chartres et M. de Fitz-James 
s'amusoient à tirer au blanc, au pistolet chargé à 
balle ; ils étoient placés vis-à-vis nous, mus nous 
tournant le dos. Une balle, allant frapper une statue 
de marbre, fut renvoyée par ricochet dans nott^ 
salon, et cassa, à deux doigts de nos tètes, la glace 
qui étoit derrière nous. 

On m'avoit d'abord logée à Marly dans une 
chambre assez vilaine, et qui n'étoit séparée que par 
une mince cloison du logement de madame de Val- 
belle,* dame du palais, de sorte que nous nous enten- 
dions mutuellement d'une manière fort incommode^ 
surtout n'ayant ensemble aucune liaison. En ren- 
trant chez moi les soirs, après souper^ je fedsois 

* Le comte de Valbelle d^une famille distmgaée de Proyence, 
quitta la carrière militaire pour se livrer à la littérature ; il laissa un 
log^ de 24,000 livres, une fois payées, à TAcadémie française, afin 
qii*elle diposât, tous les ans, du revenu de ce capital en faveur d*an 
homme de lettres. M. de Valbelle mourut en 177S, et Tannée sui* 
vante, le jour de la Saint-Louis, son buste, fait par Houdoo, fut ex- 
posé aux yeux du public, avec cette inscription : Jowjfit^-AlphtmM^ 
Omer^ comte de Valbelle^ bienfaiteur dee lettrée, D^Alembert fit 
son éloge qui fut moins applaudi que le buste.^iV. de VEditJ 



DE MADAME DE GENLIS. 237 

communément de la musique deux bonnes heures 
avant de me coucher. Un soir, entre onze heures 
et minuit, que, suivant ma coutume, je jouois de la 
harpe, et que je déchiffi*ois une sonate, M. d'Avaray, 
•à ma grande surprise, entra tout à coup dans ma 
chambre, et vint me dire tout bas que la reine étoit 
chez madame de Valbelle, pour m'entendre jouer de 
la harpe. Aussitôt je me mis à jouer tout ce que je 
savois le mieux en pièces et en morceaux de chant, 
ce qui dura une heure et demie sans interruption, 
car j'attendois que le mouvement dans la chambre 
voisine m'apprit que la reine s'en alloit ; mais le 
silence y étoit absolu. Enfin, réellement fatigué, je 
m'arrêtai. Alors on m'applaudit très-vivement et à 
plusieurs reprises; et M. d'Avaray vint me remercier 
de la part de la reine, et me dire en son nom mille 
choses obligeantes. Elle me les répéta le lendemain 
quand j'allai faire ma cour. Elle fut si satisfaite de 
ma harpe et de mon chant, que j'eus dans ce moment 
toute facilité de me faire admettre dans son intérieur, 
en consentant à jouer dans ses petits concerts parti- 
culiers, où elle-même chantoit. J'aurois été secondée 
par madame de Lamballe, qui me le conseilloit : mais 
j'avois assez de chaînes pour n'en pas désirer d'au- 
tres : celle-là m'auroit pris un temps énorme, et eDe 
auroit par conséquent bouleversé toutes mes études, 
qui ont toujours fait tout le véritable charme ou toute 
la consolation de ma vie. Ainsi, je ne laissai faire 



238 BiSMOIRBS ^ 

aucune démarche à ce sujet. Au bout de qidnze 
jours^ on m'annonça que je serois logée dansTun des 
charmans pavillons du jardin. Ce psnllon^ pareil 
aux autres, contenoit deux logemens, Tun, très-beau, 
aurez-de-chaussée, et l'autre, fort inférieur, au-des*- 
sus, mais très-joli. Ce fut celui-là qu'on me donna; 
M. le prince de Condé occupoit l'autre. Aussitât 
qu'il sut que j*allois venir dans ce pavillon, il se hâta 
de déménager et de prendre le petit appartement pour 
me laisser le plus beau, que, malgré ma respectueuse 
résistance, il me força d'accepter. Je n'étois pour- 
tant plus dans ses bonnes grâces; mais telle étoit 
alors la politesse avec les femmes* 

Je voyois de tepips en temps ma tante, qui me 
traitoit fort bien, quoiqu'elle ne m'aimât plus ; il lui 
prit envie de faire le vojrage de Hollande ; ma fille 
aînée étoit malade, et il me fut impossible d'accepter 
cette proposition. Je lui envoyai un bulletin sur 
l'état de ma fille, mais elle ne s'en persuadapas moins, 
avec la plus grande injustice, que la santé de ma 
fille n'étoit qu'un prétexte pour ne pas la suivre, elle 
en conserva le plus violent ressentiment. Ce fut 
Tannée d'ensuite, 177^9 ^S^^ j^ persuadai à madame 
la duchesse de Chartres et à madame de Xamballe de 
faire ensemble ce même voyage de Hollande^ qui se 
passa avec tout l'agrément imaginable, ce qui acheva 
d'exalter moii goût naturel pour les voyages. L'an- 
née qui suivit fut une des plus douloureuses de ma 



DE MADAMB DE GENLIS. . 239 

yie^ j'euB la rougeole, dont je fiis long-temps malade 

et à la mort ; ma mère et mes enfans demeuroient au 

quai des Célestins; mes enfans eurent en même 

temps la rougeole, ce que l'on me cacha avec le plus 

grand soin. Mon fils, enfant charmant, âgé de 

cinq ans, en mourut : je vais ici conter un fait qui 

fera rire de pitié les esprits forts; mais, comme j'en 

ai eu dix témoins auxquels des personnes qui existent 

encore l'ont entendu conter, je vais le rapporter avec 

la fidélité la plus scrupuleuse. J'ignorois entièrement, 

comme je l'ai dit, non-seulement que mes enfans 

eussent la rougeole, mais qu'ils fussent malades, 

chose, qu'il étoit très-facile de me cacher, puis- 

qu'ayant moi-même une maladie contagieuse, je ne 

pouvois songer à les demander. Ma mère, pour m'ô- 

ter tout soupçon, s*arrachoit d'auprès d'eux tous les 

jours pendant trois heures, qu'elle passoit auprès de 

mon lit; j'étois gardée, d'ailleurs, par M. de Genlis, 

M. de Sauvigny et M. de Saint-Martin, chirurgien 

du Palais-Royal. M. de Genlis, tous les soirs à 

neuf heures, sous prétexte de reconduire ma mère, 

alloit au quai des Célestins passer quelques heures 

avec ses enfans. Mon fils mourut à cinq heures du 

matin ; le même jour, à la même heure, j'étois seule 

avec ma garde, je ne dormois pas ; et, levant les 

yeux vers le ciel de mon lit, dont une grande rosace 

dorée occupoit tout l'impérial, je vis distinctement 

mon fils sous la figure d'un ange, dont les dles bleues 



240 MEMOIRES 

86 desfiinoient sur la dorure, il me tendoit les bras ! ». . 
Cette vision, sans me donner aucun soupçon de la 
vérité, me causa l'étonnement qu'on peut imaginer ; 
je me frottai les yeux à plusieurs reprises, et je vis 
toujours et constamment la même figure. Ma mère, 
M, de Genlis, et M, de Sauvigny vinrent à onze 
heures; ils étoient accablés de douleur; je ne fua 
point étonnée de leur profonde tristesse, je savois que 
j'étois malade de manière à donner une grande in- 
quiétude. Comme il m'étoit impossible de ne pas 
regarder à toutes les minutes au ciel de mon lit, et 
avec un tressaillement involontaire, on me demanda 
plusieurs fois ce qui m'agitoit, j'éludai de ré- 
pondre: ma mère, sachant que je craignois les 
araignées, imagina que je croyois en voir une ; 
enfin, les questions ne cessant point, je répondis 
que je ne voulois point dire ce que je voyois, parce 
qu'on me . croiroit le transport au cerveau, quç je 
n'avois pas; on me pressa davantage encore, et je 
dis la vérité. Le saisissement et la surprise furent au 
comble; on prit un prétexte pour sortir de ma 
chambre, afin d'aller pleurer en liberté* La vision 
dura douze heures ; à cinq heures apès midi, elle 
disparut : on me cacha mon malheur pendant cinq 
semaines, en me répétant toujours que je ne pouvois 
voir mes enfans sans risquer de leur donner la rou- 
geole. Lorsqu'il ne fut plus possible de m'abuser à 
cet égard, M. de Genlis entre im matin da^a m^ 



DK MADAME DE GENLIS* 241 

chambre^ en me donnant le portrait de mon fils^ 
représenté en ange^ tel que je Tavoîs vu et dépeint ; 
il s'élevoit vers le ciel ; on avoit ajouté au-dessous 
de ses pieds un cercueil couvert de roses^ sur lequel 
ces mots étoient écrits : // s'envole au séjour des 
anges. D'après un portrait fort ressemblant que 
M. de Grenlis avoit de lui^ on avoit fait faire cette 
miniature sur le récit de ma vision. J^ai toujours 
porté sur moi ce tableau, et je l'ai encore*. Ce 
fut ainsi que j'appris sa mort, qui me causa une 
telle affliction, que je retombai dans un état de 
langueur qui fit craindre pour ma vie. 

Je crus moi-même que ma poitrine étoit mor- 
tellement attaquée. Je fis une espèce de testament, 
dans lequel je laissois une marque de souvenir à 
toutes les personnes que j'aimois; je fis aussi des 
vers sur la langueur où j'étois tombée ; je les montrai 
à M. de Sauvigny, qui les loua beaucoup; je ne 
sais ce qu'ils sont devenus.. Je ne regrettois de la 
vie que de ne pouvoir élever mes deux filles; d'ail- 
leurs j'étois déjà presque désabusée de toutes ses 
illusions; l'ingratitude, l'injustice, et les calomnies 
dont j'étois sans cesse l'objet depuis mon entrée 
au Palais-Royal, avoient froissé mou cœur de mille 

* Depuis que ceci est écrit je me suis décidée à en faire le sacrifice 
à ma fille ; j'ai fait mettre cette touchante miniature sur un joli petit 
cofire qu'elle désiroit pour j renfermer des reliques, et je le lui ai 
donné.^2Vo/e dé r^ttleur.) 

TOME II. 11 



242 MBMoiaBs 

manières; la perte, de mon fils et ma mauvaise 
santé aggravoient cruellement ces tristes dispositions, 
mais la religion me soutenoit. Hélas! d'après la 
vision que j'avois eue, d'après une telle grâce de 
Dieu, j^aurois dû devenir une sainte !• .^ • .11 ne suf- 
fisoit pas de croire et d'être touchée, il falloit 
consacrer à Dieu seul toute son imagination, toute 
sa sensibilité!. .•• J'ai attribué tous les malheurs 
particuliers qui m'ont accablée depuis à la légèreté, 
à l'ingratitude, qui m'ont empêchée de reconnoître 
cette faveur miraculeuse comme je l'aurois dû. 
M. Tronchin* m'ordonna les eaux de Spa; M. 

* Les professions que les jeunes gens embrassent en obéissant à 
cette espèce dMnstinct qn^on nomme Yocation finissent par se changer 
en passion dominante et jalouse, qui exclut ou refroidit toute antre 
affection. Madame de Genlis en cite ce singulier exemple, dans ses 
Souvenirs de Félicie, 

<< Le docteur Tronchin a la plus belle tête de vieillard que j^aie 
jamais vue, sans excepter celle de Franklin, qui, à la vérité, est beau- 
coup plas âgé que lui. M. Tronchin ressemble, de la manière la 
plus frappante, à tons les bustes d^Homère. On dit quMl eut dans sa 
jeunesse une beauté merveilleuse. . Dans ce temps, il parut pour la 
première fois à Técole de Boerhave, qui dit tout haut en le regardant : 
'^ Voilà un jeune homme qui a des cheveux trop beaux et trop Aisés 
pour devenir jamais un gi*and médecin.^* Le lendemain, Tronchin 
reparut chez Boerhave, la tête rasée ; il devint son discipleNfavori : il 
Tavoit mérité. J^ai vu de lui un trait qui prouve sa passion pour son 
art, mais qui m'a fait frémir ; ce fat à la maladie de M. de Puisieux. 
M. -TW>âohin étoit son médecin, son ami intime, et lui avoit les plus 
granées^oblig^tions. M. de Puisieux, au cinquième jour d*une fluxion 
de poitrine, étoit à Tagonie, il n^avoit plus de connoissance ; à trois 



DB MADAME DE GENLIS. 243 

• de Genlis, forcé d'aller à son régiment, ne put y 
venir avec moi; mais il me donna, pour m'ac- 
compagner, un homme en qui il avoit toute con- 
fiance (M. Gilier), et qui la méritoit. M. Gilier 
avoit alors quarante-cinq ou quarante-huit ans; il 
avoit été major, pendant plusieurs années, du ré- 
giment que M. de Genlis avoit commandé dans 
les Indes. J'ai rendu compte dans mes Souvenirs 
de ses aventures extraordinaires. Il fut ceii;aine- 
ment le seul homme, qui, avec un très-bon carac- 

hepres du matin, M Tronchin, qai ne Tavoit pas quitté depais ving^- 
quatre heures, dit à madame de Puisieux, quMl n'y avoit plus rien à 
faire et quHi alloit se coucher. Nous entraînâmes madame de Put- 
sîeux dans sa chambre 3 M. de Genlis resta dans celle du malade. Au 
bout de trois quarts d*heure, j^envoyai savoir de ses nouvelles ; on 
vint me dire que M. Tronchin étoit rentré dans sa chambre et quMl 
B^étoit remis au chevet de son lit. Je repris un peu d^espérance et je 
retournai chez M. de Puisieux ; j'entrai dans sa chambre, et je fus 
saisie d'horreur en le voyant dans l'état où il étoit. Aux derniers 
instansde sa vie, il avoit un rire convulsifj ce rire n'étoit pas bru-, 
yant, mais on l'entendoit distinctement et sans discontinuité; ce 
rire épouvantable, avec l'empreinte de la mort qui couvroit ce visage 
défiguré, formoit le spectacle le plus affreux dont on puisse avoir, 
ridée. M. Tronchin, assis près du malade, le regardoit fixement, 
en le considérant avec la plus grande attention. Je l'appelai et je 
lui demandai s'il avoit repris quelque espérance, puisqu'il restoit 
auprès de M. de Puisienx. Ah ! mon Dieu non^ répondit-il ; mais 
je n'avoiê jamais vu le rire sardoniquej et fêtais bien aise de 
Vobserver. Je frissonnai . ,Bien aise d^observer ce symptôme affreux 
d^one mort prochaine ! et c'étoit l'ami du mourant qui s'exprimoit 
ainsi!" 

11* 



244 MÉMOIRES 

tère, une figure d'Hercule, une bravoure reconnue, 
ait dans sa vie reçu deux soufflets de deux hom- 
mes différens, qu'il a tués tous les deux. J'em- 
menai aussi avec moi un peintre allemand, nom- 
mé M, Ott, qui avoit un talent supérieur pour 
copier, et réduire de grands tableaux en miniature. 
Quelques jours avant mon départ, j'allai seule en 
voiture me promener au bois de Boulogne ; le temps 
étoit beau, l'air pur et serein; le bois étoit rempli 
d'aubépines en fleurs. Cette enseigne charmante 
du printemps, le parfum et la vue de ces ravissans 
arbustes qid se hâtent de paroltre pour nous an- 
noncer le retour des beaux jours, la verdure nais- 
sante, la douce fraîcheur d'un air embaimié, me 
causèrent un attendrissement et une émotion dont 
je ne perdrai jamais le souvenir. Mon imagination 
languissante se ranima, elle enfanta mille fictions 

Tronchia avoit été reça docteur à TuniTersité de Leyde et avoit 
d^abord exercé la médecine avec saccès à Amsterdam. Un des pre- 
miers il adopta et propagea la méthode de Tinoculation. << La petîte- 
yérole nous décime, dit-il, Tinoculation nous millésime, il n*y a pas 
^ balancer.** Il vint à Paris en 1756, et bientôt devint le premier 
médecin da duc d^Orléans. Il rendit Pair aux malades qu*on étouf. 
foit dans des appartemens chauds, hermétiquement fermés; comme 
tous les médecins vraiment habiles, il comptoit plus sur PefiScacité 
d*nn régime approprié aux tempéramens des malades que sur le sac- 
cès des remèdes. Il fut le médecin des grands seigpneurs et des 
pauvres, quMl soulageoit par ses conseils et secouroit de sa bourse. 

Tronchin, né à Genève en 1704, est mort à Pftris en 1781.— ^iVo<e 
de VEéUteut.) 



DE MADAME DE 6ENLIS. 245 

romanesques^ et^ dans l'espace de trois heures que 
je passai dans ce bois, je composai dans ma tête 
tout le plan des FœiAx téméraires ; de retour cheas 
moi^ j'en écrivis sur-le-champ les principaux traits^ 
et l'idée des caractères. Je mûris ce plan en 
voyageant, je commençai même à Spa à écrire cet 
ouvrage, dont je rapportai à Paris les quatre-vingts 
premières pages 3 ensuite d'autres idées me firent 
abandonner ce roman, que je n'ai fini que dans 
ma chaumière de Brevel, environ vingt ans après. 

Je partis pour les eaux au mois d'avril ;^ de Paris 
je me rendis d'abord à Bruxelles, où je passai un 
mois à Ëverberg, maison de campagne de madame 
la comtesse de Mérode, remariée au comte de Lan- 
noy. Je retrouvai à ce voyage la duchesse d'Ursel 
et le prince de Ligne ; le prince Charles y vint 
dîner deux fois. Comme il s'occupoit beaucoup 
d'histoire naturelle, il fut plus frappé que nous d'un 
incident qni néanmoins nous étonna. Le jardinier 
vint apporter dans la salle à manger, pendant que 
nous étions à table, un gros scorpion vivant, qu'il 
venoit de trouver dans le jardin. Chacun l'examina 
avec la plus grande curiosité. 11 fut impossible de 
concevoir comment ce dangereux insecte des pays 
chauds avoit pu pénétrer tout seul dans un parc de 
la Belgique. Nous allâmes encore à M alines ; ce 
fut là que, dans une auberge, la duchesse d'Ursel 

• 1776. 



246 MÉMOIRES 

se chargea de nous faire tous les entremets de notre 
dîner : elle se rendit tout de suite à la cuisine^ elle y 
mit un grand tablier^ elle retroussa ses manches, et dé- 
couvrit ainsi les plus beaux bras du monde, ce qtu, 
joint à l'éblouissante fraîcheur de sa figure, offirit à 
nos regards la plus appétissante cuisinière que Fon 
verra jamais. Elle nous renvoya de la cuisine, 
nous ne pouvions nous lasser de la contempler. A 
l'heure du dîner elle nous servit des crèmes excel«- 
lentes, et le meilleur gâteau d'amandes qu'on ait 
jamais mangé. £n sortant de table nous allâmes 
à la cathédrale ; je marchois en avant, en regardant 
en l'air, pour voir les tableaux ; tout à coup je tom* 
bai dans une fosse sépulcrale que je n'avois point 
aperçue, et qu'on venoit d'ouvrir pour un enterre- 
ment ; j'aurois pu me casser une jambe, et même 
me tuer, j'en fus quitte pour une large écorchure au 
genou droit. Les dames de la Belgique, du moins 
alors, étoient fort superstitieuses, elles regardèrent 
cet accident comme un funeste présage quim'annon- 
çoit une mort prochaine. Cette idée attrista toute 
la société | maiâ, comme on vit que je ne la par- 
tageois nullement, ma force d'esprit rassura bientôt 
tout le monde. D'Everberg j^allai à Spa ; j'y avois 
fait louer d'avance une petite maison que nous oc- 
cupâmes toute entière. J'éprouvai, en y entrant, 
la sensation la plus pénible et la plus inattendue. 
Chacun alla à sa chambre, on me laissa seule dans 



DB MADAME DE GENLIS • 247 

la mienne ; je me trou^ environnée de paquets 
dans une vilaine chambre mal meublée : je penBÛ 
que je passerois là quatre mois, loin de tout ce que 
j*aimois et de tout ce que je connoissois. Cette idée 
m'oppressa le cœur f pour m'en distraire^ je voulus 
ouvrir ma fenêtre et regarder dans la rue ; la fenêtre 
étoit à coulisse, en la levant je m'accrochai le doigt 
à un petit clou, je me blessai, et mon sang coula 
abondanmient ; ce petit incident achevade m'acca^ 
hier. J'ai su depuis supporter courageusement d'au* 
très maux et d'autres peines, mais je n'avois pas en-» 
core pris l'habitude des contrariétés et du malheur. 
Je tombai sur une chaise, mon doigt saignant tou* 
jours, et je fondis en larmes; je me trouvai moi- 
même si déraisoimdde,. que j'eus honte de l'état où 
j'étois, et je n'appelai personne. Au bout de huit 
ou dix minutes la porte s*ouvre, et je vois entrer un 
homme qui s'avance vers moi avec l'expression de la 
joie et d'une vive émotion ; c'étoit un Anglois, M. 
Convray, fils de lord Hertford, avec lequel j'avois passé 
six mois de suite à Sillery, six ou sept ans aupara» 
vaut; son père^ qui a voit été ambassadeur en France, 
et ami intime de M. de Puisieux, l'avoit enyoyé i 
Reims pour apprendre à parler le françois, et M* de 
Puisieux l'avoit fait venir et retenu à Sillery ; il con- 
servoit de ce séjour le plus tendre souvenir. Il étoit 
dans la rue lorsque j'arrivai; il me reconnut, il ac- 
courut avec empressement chez moi. Sa vue me 



248 MEMOIRES 

rappela le temps le plus heureux de ma vie, et mes 
pleurs redoublèrent: il étoit sensible et bon; il 
pleura de tout son cœur avec moi, car je lui appris la 
triste cause du dérangement de ma santé. De son 
côté il me conta qu'il s'étoit marié, et qu'il étoit à 
Spa avec sa femme, pour la santé de cette dernière, 
et pour toute la saison. Le soir même il m'amena 
madame Conway, qui étoit la meilleure personne du 
monde. Nous allâmes le lendemain ensemble dé- 
jeuner au Wauxhall ; et bientôt je m'accoutumai à 
Spa, et je finis par le trouver ce qu'il est, c'est-à-dire, 
un lieu charmant. Plusieurs personnes de ma con- 
noissance y arrivèrent; j'y fis beaucoup de musique, 
de longues promenades à cheval et siu* les montagnes. 
Je me réservai constamment chez moi, tous les jours, 
cinq ou six heures d'une solitude absolue, que j'em- 
ployois à dessiner des fleurs, à jouer de la harpe, et à 
composer. Je ne recevois personne chez moi, àl'ex 
ception de trois ou quatre fois où l'on y fit de la mu- 
sique. Il y avoit à Spa quelques musiciens voyageurs 
que je rassemblai pour ces petits concerts, où je 
jouois de la harpe. Ma santé étoit parfaitement ré- 
tablie au bout de six semaines. 

M. Gillier, chargé de ïoute ma dépense, me fut 
très-utile sous ce rapport, quoique la sévérité de son 
économie m'ait souvent déplu ; par exemple, lorsque 
je lui disois de donner un petit écu ou six francs pour 
boire^ il donnoit communément six ou douze sous ; 



DJ8 MADAME DB GBNLIS. 249 

je ne savois ces choses-là qu'après; et, lorsque j'en 
témoignois mon mécontentement, il m'assuroit qu'il 
seroit plus noble à l'avenir, ce qu'il n'a jamais été. 
Un jour, il eut une contestation avec Saint- Jean, mon 
domestique, sur un petit compte de ports de lettres. 
Saint- Jean se révolta jusqu'à l'impertinence; alors 
M. Gillier lui dit gravement : "Je sais ce que je dois 
à la livrée de madame la comtesse ; puisque vous la 
portez, je ne vous donnerai point de coups de bâton, 
mais il faut pourtant que votre insolence soit punie." 
A ces mots, il le prit dans ses bras. Saint- Jean eut 
beau se débattre, M. Gillier, dont la force étoit infi- 
niment supérieure à la sienne, alla le déposer dans le 
ruisseau de notre rue, oil il l'étendittout de son long; 
ce qui inspira au pauvre Saint- Jean une si grande 
frayeur et un tel respect pour M. Gillier, qu'il n'osa 
même se plaindre de cette aventure, que je n'ai sue 
que plus de quinze jours après. 

Je fis avec madame la marquise de Champignelle 
le voyi^e de Dusseldorf, pour voir la superbe galerie 
de tableaux ; nous nous arrêtâmes trois jours à Aix- 
la-Chapelle, où je vis pour la première fois madame 
la comtesse de Potocka, qui se prit d'une telle pas- 
sion pour moi, qu'elle quitta sur-le-champ Aix-la* 
Chapelle, pour venir sans délai avec moi à Spa, où 
je retoumois, et où nous passâmes deux mois ensem- 
ble ; elle me promit de venir à Paris l'hiver prochain, 
elle me tint parole. J'écrivis à Paris pour demander 

11* 



3S0 MÉMOIRSS 

une prolongation de congés et à M. de Genlis la 
permission de £aire le voyage de Suisse. J'obtins 
tout ce que je dé8iroi39 et nous partîmes., 

Pour nous rendre directement à Luxembourg, nous 
iÙmes obligés, contre notre intention, de coucher 
dans un horrible cabaret, au milieu des bois^ et 
nommé la Baraque; on nous avoit fort prévenus 
contre ce mauvais gîte, en nous assurant qu'on le re- 
gardoit presque comme un coupe-^orge^ mais la 
nécess^ nous força de nous y arrê^r. M. GilUer 
ne pri4 qu'une seule précaution, cetle.de mettre en 
évidencèises deux. pistolets et son couteau de chasse; 
ainsi armé de toutes pièces, il passa le premier pour 
entrer dans cette terrible baraque, et M, Ott, ma 
femme de chambre et nicn, nous le suivîmes^ Nous 
trouvâmes, dàiiètthevgrande salle au rez-de-chaussée, 
le maître de la maison avec quatre ou cinq valets, 
établis autour d'une table et mangeapt.: tou^ ay oient 
leurs chapeaux sur la tête, qu'ils n'dtèrent point en 
nous voyant. Je remarquai que le chef avoit un 
large point d'Espagne en or autour de son chapeau. 
M. Gillier, choqué du maintien insolent de ces hom- 
mes, s'avança vers la table, et d'un air martial, fit 
sauter en l'sdr, avec sa canne, le beau chapeau en 
point d'Espagne du chef de la bande, en disant: 
Fims ne voyez donc pas Madame f Cette action me 
fit frémir, mais elle en imposa tellement à toute l'as- 
semblée, que chacun, du premier , mouvement, se 



DE MABABCX DE GENLIS. 251 

leva en ôtant son chapeau. Je profitai de cette im- 
pression pour demander tout de suite que M. Gillier 
fût logé à côté de moi; on y consentit, et Ton me 
conduisit dans une vilaine chambre, qui n'étoit sé- 
parée de celle de M. Gillier que par une cloison. 
Nous étions à peine couchées sur nos paillasses^ où 
ridée d'être dans un coupe-gorge nous tenoit fort 
éveillées, que nous entendîmes un vacarme épouvan- 
table dans la chambre de M. Gillier > je distinguai 
parfaitement la voix de M, Gillier, qui disoit avec un 
accent concentré : Ah ! scélérat^ je te tiens donc, tu 
ne m'échapperas pas ! J'entendis aussi M. Ott san- 
gloter, il me parut qu'il demandoit grâce, ce qui ne 
me surprit pas, car je savois qu'il étoit excessive- 
ment poltron ; remplie d'effroi, je me jetai à bas de 
ma paillasse, ainsi que mademoiselle Victoire, nous 
frappâmes de toutes nos forces à la cloison, et aussi- 
tôt le bruit cessa, et j'entendis distinctement M. Ott 
s'écrier : Ah ! madatne la comtesse, sauvez-moi, M* 
Gillier veut ni étrangler. Aussitôt nous volâmes à 
la chambre de nos deux con^>agQons de voyage, on 
nous fit attendre un peu avant de nous ouvrir, parce 
que M. Ott étoit en chemise. Débarrassés des ter- 
reui*s de voleurs et de meurtres, j'interrogeai M. Gil- 
lier sur cette scène singulière ; M. Ott, qui s'étoit 
ranimé en me voyant, se hâta de me conter que M. 
Gillier l'avoit pris à la gorge, en le menaçant de 
^étrangler, s'il ne lui demandoit pas pardon de ses 



252 MÉMOIRES 

moqueries continuelles. Il faut savoir, pour l'intel- 
ligence de cette aventure, que, peu de jours aupara- 
vant, nous avions trouvé dans une auberge lui por- 
trait fort ridicule de la maîtresse de la maison ; cette 
femniC; qui étoit fort laide, s'étoit fait peindre en 
Flore, tenant une montre sur laquelle ses yeux 
étoient fixés ; cette figure nous fit rire, et M. Ott 
trouva tout de suite, avec beaucoup de raison, que 
cette figuré ressembloit, comme deux gouttes d'eau, 
à M. Gillier ; j'eus le malheur de convenir que cette 
ressemblance étoit frappante, et ma gaieté, à cet 
égard, inspira à M. Gillier non-seulement une vio- 
lente colère, mais un profond ressentiment, qu'il dis- 
simula de son mieux, mais qu'il laissa éclater, comme 
on vient de le voir, lorsqu'il se trouva seul, dans la 
nuit, avec M. Ott. Il ne vouloit, dit-il, que donner 
à M. Ott une petite correction qui lui apprit à être 
moins impertinent à l'avenir, et si sa poltronnerie ne 
l'avoit pas fait crier, tout se seroit passé d'une ma- 
nière convenable. Depuis cet incident, M. Ott fut 
en effet très-respectueux avec M, Gillier, et il ne 
s'en moquoit que trattretisement, quand nous étions 
tête à tête. 

Le lendemain nous continuâmes notre route, et 
nous arrivâmes à Luxembourg, oil je logeai dans la 
maison du prince de Hesse, qu'il m'avoit obligeam- 
ment prêtée. Conime nous voyagions suivant ma 
fantaisie, delà nous allâmes à Strasbourg, où je trou- 



DB MADAME DE 6BNLIS. 2S3 

vai le chevalier de Coigny et M. du Coudray^ homme 
très-aimable^ et militaire rempli de mérite, qui alla 
depuis en Amérique, aux Etats-Unis, un peu avant 
M. de La Fayette ; ce dernier eut le bon esprit de se 
lier avec lui, de se conduire uniquement par ses con- 
seils. M. du Coudray dirigea et seconda toutes ses 
opérations militaires, dont il lui dut tout le succès. 
M. du Coudray, après ces succès, se noya dans la 
rivière Dellavs^are, qu'il voulut passer à cheval ; il 
fut vivement regretté des Américains, auxquels ses 
talens ont été si utiles. Il n'a manqué à sa gloire 
qu'un nom plus connu et une famille puissante, qui 
auroit su conter en France et faire valoir ses actions ; 
c'est un soin qu'il n'auroit jamais pris lui-même, car 
il étoit d'une extrême modestie. Lui et le chevalier 
de Coigny me firent voir tout ce qu'il y avoit de cu- 
rieux à Strasbourg; nous montâmes ensemble le &- 
meux clocher de la cathédrale, et j'eus l'honneur de 
tracer mon nom sur la cloche d'argent. De Stras- 
bourg, j'allai à Colmar ; dans le trajet pour m'y ren- 
dre, nous nous arrêtâmes dans une auberge pour y 
dîner : et là, M. Gillier fit une scène d'un genre 
tout nouveau pour lui ; on nous servit un excellent 
poisson, qu'on appelle ferare, dont le foie, justement 
renommé^ est aussi bon que celui de la lotte et infi- 
niment plus gros. Je servis ce poisson, et je mangeai 
tout entier son foie ; après avoir fait cette gourman- 
dise, je m'aperçus que M. Gillier pleuroit, je lui de- 



264 MjiMOiRBS 

mandai la cause de cet étrange mouvement, il se mit 
à fondre en larmes ; je multipliai mes questions, et 
lies réponses entrecoupées m'apprirent qu*il étoit 
vivement affecté que f eusse mangé le foie de ferare 
tout entier^ sans lui en qffrir un petit morceau. 
Il ajouta que ce n' étoit pa^spour le foie de ferare, dont 
il ne se soucioit nullement ; mais que ce manque 
d* égards pour lui Favoit blessé au cafUr. Pendant 
cette explication, M. Ott, pour ne pas éclater de rire, 
se mouchoit, ou tenoit son mouchoir ou sa serviette 
sur son visage ; cependant le mouvement de ses épau- 
les auroit pu le trahir; mais il échappa à l'observa- 
tion de M. Gillier, dont la sensibilité n'étoit occupée 
que de moi. 

En arrivant à Colmar, j'y trouvai mon beau-père, 
le baron d'Ândlau, qui me reçut à ravir, me donna 
un bal, me fit de très-beaux présens, et me conduisit 
à Bâle, en payant toute ma dépense; chose très- 
étonnante, et dont je fils doublement reconnoissaiite, 
car il étoit naturellement fort avare; il me fit séjour- 
ner quatre jours à Bâle, dans la belle auberge des 
Rois. Nous faisions quatre repas par jour, les plus 
longs que j'aie faits de ma vie. Je fis tout le voyage 
de Suisse, écrivant tous les soirs avec soin mon jour- 
nal. Je séjournai à Lausanne, où je voulois consul- 
ter M. Tissot* sur la santé de ma mère. On venoit 

* Tissot fnî fort habile dans deux choses que beaucoup de méde- 
ctHs séparent, la théorie de Tart de guérir et la pratique de cet art. 



DE MADAME DE GENLIS. 255 

de toute l'Europe, dans cette saison, consulter ce 
grand médecin. En arrivant à Lausanne, il me fut 
impossible de trouver un logement. Pendant que 
M. Gillier et M. Ott en cherchoicnt en vEiîn, j'étois 
tristement dans ma voiture avec ma femme de cham- 
bre. Un jeune homme, appelé le prince de Holstein, 
que j'avois rencontré dans la bibliothèque de Bâle, 
étoit à sa fenêtre, me reconnut, vit mon embarras, 
descendit, vint à ma voiture, l'ouvrit, me pria d'en 
descendre, me donna la main, en me disant qu'il al- 
loit me mener chez une dame qui me logeroit. Char- 
mée de cette aventure, je me laissai conduire } au 
bout de la rue, il me fit entrer dans une maison ; nous 
montons un escalier, nous traversons plusieurs pièces, 
et nous entrons dans un joli salon^ oh je trouve une 
jeune dame toute seule, d'une figure fort agréable, et 
qui jouoit de la guitare ; c'étoit madame de Crouzas, 
depuis madame de M ontolieu, auteur de jolies tra- 
ductions de romans allemands. Le prince me nomme, 

Les médeciiui spéculateurs écrivent beaucoup et pratiquent peu, 
même les préceptes quMls impriment, et parmi les médecins qui as- 
sistent les malades ceux qui font des livres ne sont pas toi]\jourB les 
meilleurs. 

Les dix volumes dont se compose la collection des oeuvres de Tis- 
sot ne sont g^ère que le recueil des observations qu*il à faites an 
chevet de ses malades^ les plus célèbres sont : Avis au peuple sur 
la santé, AtU aux gens de lettres sur le m4me objet. Les vertus et 
la bienûiisance de Tissot égaloient son talent. Il est mort à Lan- 
tianue en 1797> ftgr^ de soixante et dix wo»j-^Note de VEdUeurJ 



256 MÉMOIRES 

conte mon embarras^ et demande pour moi, à ma- 
dame de Crouzas*, un appartement dans la maison 
de son beau-père, qui étoit absent. Madame de Crou- 

• Madame de Montoliena publié beancoup d^onyragestrès-^igréa. 
blés, tradaits ou imités de Pallemand et de rang^lais. J'ai été Pédi- 
teur du premier de tous (Caroline Licht6eld) que Fauteur m'euToya 
en manuscrit, en me demandant de n*y pas faire le plus léger change- 
ment, recommandation qui yenoit non de son amour-propre, mais de 
sa délicatesse ; elle auroit reçu avec plaisir des conseils donnés de 
Tire voix ; elle ne vouloit point, avec raison, de eorrecHons écritei. 
Cette charmante production avoit beaucoup de succès, et le méritoit. 
Le public a trouvé dans ses autres ouvrages le même intérêt et le 
même talent.— (iVbftf de V Auteur.) 

Malgré son embonpoint extrême et sa prodig^usé grosseur, le 
célèbre historien anglais Gibbon étoit très-g^ant. Pendant un sé- 
jour qu'il fit à Lausanne, il devint amoureux de madame de Moh- 
tolieu, qui s'appeloit alors madame de Crouzas. On trouve dans les 
Souvenirs de Félicie le récit de la déclaration d'amour de- Gibbon à 
cette dame j je vais copier ce récit: 

« Un jour, se trouvant tête à tête, pour la première fois, avec 
madame de Crouzas, Gibbon voulut saisir ce moment si favorable ; 
et, tout à coup, il se jeta à ses genoux, en lui déclarant son amour 
dans les termes les plus passionnés. Madame de Crouzas lui ré- 
pondit de manière à lui êter Tenvie de recommencer cette jolie 
scène. Gibbon prit un air consterné, et cependant il restoit à 
genoux, malgré IMnvitation réitérée de se remettre sur sa chaise ; il 
étoit immobile et gardoit le silence. '< Maid, monsieur, reprit ma- 
dame de Crouzas, relevez-vous donc! — ^Hélas! madame, reprit ce 
malheureux amant, je ne peux pas. /' En èfiet la grosseur de sa . 
taille ne lui permèttoit pas de. se relever sans aide. Madame -de 
Crouzas sonna, et dit an domestique qui survint : Relevez M, Gih^ 
bon.'^Souvenire de Félicie.) 



DE MADAME DS GENLIS. 257 

zas m'accueille avec une grâce infinie^ se lève, me 
conduit sur-le-champ dans la maison de son beaui- 
père, après avoir envoyé chercher mes compagnons 
de voyage, et m'installe dans un appartement char- 
mant, et dont la vue, sur le lac de Genève^ étoit 
ravissante. Je passai douze jours à Lausanne, sans 
quitter un instant madame de Crouzas. On me 
donna des fêtes, des bals, des concerts; je chantai, 
je jouai de la harpe tant qu'on voulut. On me mena 
faire des promenades délicieuses sur le Lac; je ne 
manquai pas d'aller voir les rochers de Meillerie. 
La société de madame de Crouzas étoit fort aimable ; 
j'y voyois tous les jours M, Tissot, qui me parut 
flatté que je susse par cœur tous ses ouvrages ; il 
aimoit la musique, et je me trouvois heureuse de 
jouer de la harpe pour lui. A l'une de^ ces soirées 
que nous passions ensemble, j'eus un triste triomphe 
qui me fit beaucoup de peine. Un homme en deuil, 
que je n'avois pas encore vu, s'y trouva. Je chantoîs 
particulièrement bien l'air. J'ai perdu mon Eury^ 
tUcCy dont Gluck lui-même m'avoit donné le goût et 
l'expression ; au milieu de cet air, l'homme en deuil 
fondit en larmes, et tout à coup, se trouvant mal, il 
tomba sans connoissance dans les bras de son voi- 
sin ; il avoit perdu trois mois avant une femme qu'il 
adoroit. Madame de Crouzas, qui m'avoit déjà en- 
tendu chanter cet air, et qui n'étoit pas auprès de 
moi dans ce moment, me fit signe de ne pas le chan- 



258 MÉMOIRES 

ter; mais malheureusement je ne la compris pas. Je 
quittai Lausanne, en m'engageant à entretenir avec 
madame de Crouzas une correspondance, qui a duré 
vingt ans. De Lausanne j'allai à Genève, et de là 
chez M. de Voltaire. 

Je n'avois point pour lui de lettres de reconmian- 
dation; mais les jeunes femmes de Paris en sont 
toujours bien reçues. Je lui écrivis pour lui demander 
la permission d'aller chez lui ; il n'y avoit, dans mon 
billet, ni esprit, ni prétentions, ni fadeurs, et je le 
datai du mois d'août. M. de Voltaire vouloit qu'on 
écrivît du mois A' auguste, Cettç petite pédanterie 
me parut une flatterie, et j'écrivis fièrement du mois 
d'août. Le philosophe de Ferney me fit une réponse 
très-gracieuse; il m'annonça qu'en ma faveur il 
quitteroit ses pantoufles et sa robe de chambre, et il 
m'invita à dîner et à souper. 

Quand j'eus reçu la réponse aimable de M. de Vol- 
taire, il me prit tout à coup une espèce de frayeur qui 
me fit faire des réflexions inquiétantes. Je me rap- 
pelai tout ce qu'on racontdit des personnes qui al- 
loient, pour la première fois à Ferney. Il étoit d'u- 
sage, surtout pour les jeunes femmes, de s'émou- 
voir, de pâlir, de s'attendrir et même de se trouver 
mal en apercevant M. de Voltaire ; on se précipitoit 
dans ses bras, on balbutioit, on pleuroit, oa étoit 
dans un trouble qui ressembloit à l'amour le plus 
passionné. C'étoit l'étiquette de la présentation à 



DE MADAMB D£ GENLIS. 259 

Ferney. M, de Voltaire y étoit tellement accoutumé, 
que le calme et là seule politesse la plus obligeante, ne 
pouvoient lui paroître que de Timpertinence ou de^ la 
stupidité. Cependant je suis naturellement timide et 
d'une froideur glaciale avec les gens que je ne con- 
nois pas ; je n'ai jamais eu le courage de donner une 
louange en face à ceux avec lesquels je ne suis pas 
intimement liée; il me semble qu'alors tout éloge 
est suspect de flatterie 5 qu'il ne sauroit être de bon 
goût et qu'il doit déplaire ou blesser. Je me promis 
pourtant, non pas de faire une scène pathétique, mais 
de me conduire de manière à né pas causer un grand 
étonnement, c'est-à-dire que je pris la résolution 
de n'être pas ridicule, de sortir de ma simplicité ha- 
bituelle, et d'être moins réservée et surtout moins si- 
lencieuse* 

Je partis de Genève d'assez bonne heure, suivant 
mon calcul, pour arriver à Ferney avant l'heure du 
dîner de M. de Voltaire ; mais, m'étant réglée sur 
ma montre, qui avançoit beaucoup, je ne reconnus 
mon erreur qu'à Ferney. Il n'y a guère de gaucherie 
plus désagréable que celle d'arriver trop tôt pour 
dîner chez les gens qui s'occupent et qui savent 
employer leur matmée. Je suis sûre que j'ai co&té 
une ou deux pages à M. de Voltaire ; ce qui me 
console, c'est qu'il ne faisoit plus de tragédie 5 je 
ne l'aurai empêché que d'écrire quelques impiétés, 
quelques lignes licencieuses de plus. 



260 MÉMOIRES 

Cherchant^ de bonne foi^ quelque moyen de plaire 
àThomme célèbre qui vouloit bien me recevoir, j'a^ 
vois mis beaucoup de soin à me parer ; je n'ai janaais 
eu tant de plumes et tant de fleurs. J'avois un fâ- 
cheux pressentiment que mes prétentions^ en ce 
genre, seroient les seuls qui dussent avoir quelque 
succès. Durant la route, je tâchai de me ranimer 
en faveur du fameux vieillard que j'allois voir; je ré- 
pétois des vers de la Henriade et de ses tragédies } 
mais je sentois que, même en supposant qu'il n'e&t 
jamais profané son talent par tant d'indignes produc- 
tions, et qu'il n'eût fait que les belles choses qui doi- 
vent l'immortaliser, je n'aurois eu, en sa présence, 
qu'une admiration silencieuse. 11 seroit permis, . il 
seroit simple de montrer de l'enthousiasme pour un 
héros, pour le libérateur de la patrie, parce que, sans 
instruction et sans esprit, on peut comprendre de 
telles actions, et que la reconnoissance semble auto 
riser l'expression du sentiment qu'elles inspirent: 
mais, lorsqu'on se déclare le partisan passionné d'un 
homme de lettres, on annonce qu'on se croit en état 
de juger convenablement tous ses ouvrages, on s'en-» 
gage à lui en parler, à disserter, à détailler ses 
opinions : combien toutes ces choses sont déplacées 
dans la jeunesse et surtout dans une femme ! • • • • 

Je menai avec moi un peintre allemand, qui reve- 
noit d'Italie (M. Ott). Il avoit beaucoup de talçnt et 
très-peu de littérature ; il savoit à peine lefrançois, et 



DE MADAMB DB GENLIS. 261 

il n'avoit jamais lu une ligne de Voltaire ; mais, sur 
sa réputation, il n^en ayoit pas moins pour lui tout 
l'enthousiasme désirable. Ilétoithors de lui en ap<- 
prochant de Ferney, j'admiroiset j'enviois ses trans- 
ports; j'aurois voulu en prendre quelque chose. On 
nous fit passer devant une église sur le porUdl de la- 
quelle ces mots étoient écrits: Voltaire a élevé ce 
temple à Dieu. Cette inscription me fit frémir y elle 
ne peut être que l'extravagante ironie de l'impiété 
ou l'inconséquence la plus étrange. 

Enfin nous arrivons dans la cour du château, et 
nous descendons de voiture. M. Ott étoit ivre de 
joie. Nous entrons. Nous voilà dans une antichambre 
assez obscure. M. Ott aperçoit sur-le-champ un ta-, 
bleau, et s'écrie : " Cest un Corrége /" Nous 
approchons; on le voyoit mal, mais c'étoit en 
effet un tableau original du Corrége, et M. Ott 
fut un peu scandalisé qu'on l'eût relégué là. 
Nous passons dans le salon ; il étoit vide. Je vis 
dans le château cette espèce de rumeur désagréable 
que produit une visite inopinée qui survient mal à 
propos. Les domestiques avoient un air effaré ; on 
entendoit le bruit redoublé des sonnettes qui les ap- 
peloient, on alloit et venoit précipitamment, onou- 
vroit et fermoit brusquement les portes. Je regar- 
dai à la pendule du salon, et je reconnus avec dou- 
leur que j'étois arrivée trois quarts d'heure trop tôt, 
ee qui ne contribua pas à me donner de l'aisance et 



262 MEMOIRES^ 

de la confiance. M. Ott vit, à l'autre extrémité du 
salon, un grand tableau à l'huile, dont les figures 
sont en demi-nature. Un cadre superbe, et l'hon- 
neur d'être placé dans le salon, annonçoient quelque 
chose de beau. Nous y accourons, et, à notre 
grande surprise, nous découvrons une véritable en- 
seigne à bière, une peinture ridicule représentant 
M. de Voltaire dans une gloire, tout entouré de 
rayons comme un saint, ayant à ses genoux les Ca- 
las, et foulant aux pieds ses ennemis, Fréron, Pom- 
pignon, etc., qui expriment leur humiliation en ou- 
vrant des bouches énormes et en faisant des grimaces 
effroyables. M. Ott fût indigné du dessin, du colo- 
ris, et moi de la composition. *^ Comment peut-on 
placer cela dans un salon !" disois-je. ^^ Oui, di- 
soit M. Ott, et quand on laisse un tableau du Cor- 
rége dans une vilaine antichambre !....•." Ce ta- 
bleau est entièrement de l'invention d'un mauvais 
peintre genevois, qui en avoit fait présent à M. de 
Voltaire ; mais il me paroît inconcevable que ce der- 
nier ait eu le mauvais goût d'exposer pompeusement 
à tous les yeux une telle platitude. Enfin la porte 
du salon s'ouvrit, et nous vîmes paroitre madame 
Denis, la nièce de M. de Voltaire, et madame de 
Saint-Julien. Ces dames m'imnoncèrent que M* de 
Voltaire viendroit bientôt. Madame de Saint-Ju- 
lien, qui étoit fort aimable, et que je ne connoissois 
pa9 du tout, étoit établie pour tout l'été à Femey • 



D£ MADAMB DB GENLIS. 263 

elle appeloit M. de Voltaire mon philosophe j et il 
l'appeloit mail papillon. Elle portoit une médaille 
d'or à. son côté. J'ai cru que c'étoit un ordre ; mais 
c'est un prix d'arquebuse donné par M. de Voltaire, 
et qu'elle avoit gagné depuis peu de jours. Une telle 
adresse est un exploit pour une femme. Elle me 
proposa de faire un tour de promenade : ce que j'ac- 
ceptai avec empressement ; car je me sentois si re- 
froidie^ si embarrassée, je craignois tellement l'ap- 
parition du maître de la maison, que j'étois charmée 
de m'échapper un moment, afin de retarder un peu 
cette terrible entrevue. Madame de Saint-Julien me 
conduisit sur une terrasse de laquelle on eût pu dé- 
couvrir la magnifique vue du lac et des montagnes si 
Ton n'avoit pas eu le mauvais goût d'établir sur cette 
belle terrasse un long berceau de treillage tout cou- 
vert d'une verdure épaisse qui cachoittout. On n'en- 
trevoyoit cette admirable perspective que par des 
petites lucarnes où je ne pouvois passer la tête; 
d'ailleurs, le berceau étoit si bas, que mes plumes 
s'y accrochoient partout. Je me courbois extrême- 
ment, et, comme pour me rapetisser encore, je 
ployois beaucoup les genoux; je marchois à toute mi- 
nute sur ma robe, je chancelois, je trébuchois, je 
cassois mes plumes, je déchirois mes jupons, et, dans 
l'attitude la plus gênante, je n'étois guère en état de 
jouir de la conversation de madame de Saint-Julien, 
qui, petite, en habit négligé du matin, sepromenoit 



264 MÉMOIRES 

très k son aise^ et causoit très^agréablement. Je lui 
demandai; en riant, si M. de Voltaire n'avoit pas 
trouvé mauvais que j'eusse daté ma lettre du mois 
d'août. Elle me répondit que non ; mais elle ajouta 
qu'il avoit remarqué que je n'écrivois pas avec son 
orthographe. Enfin on vint nous dire que M. de 
Voltaire entroit dans le salon. J'étois si harassée et 
en si mauvaise disposition, que j'aurois donné tout 
au monde pour pouvoir me trouver transportée dans 
mon auberge à Genève, 

Madame de Saint-Julien, me jugeant d'après ses 
impressions, m'entraîne avec vivacité. Nous rega- 
gnons la maison, et j'eus le chagrin, en passant dans 
une des pièces du château, de me voir dans une 
glace. J'étois décoiffée et tout ébouriffée et j'avois 
une mine véritablement piteuse et tout-à-fait dé- 
composée. Je m'arrêtai un instant pour me rajuster, 
ensuite je suivis courageusement madame de Saint- 
Julien. Nous entrons dans le salon, et me voilà 
en présence de M. de Voltaire. Madame de Saint* 
Julien m'invita à l'embrasser, en me disant avec 
grâce : " // le trouvera très-bon," Je m'avançai 
gravement, avec l'expression du respect que l'on 
doit aux gratids talenà et à la vieillesse. M. de 
Voltaire me prit la main et me la baisa. Je ne 
sais pourquoi cette action si commune me toucha, 
comme si cette espèce d^hommage n'étoit pas aussi, 
vulgaire que banale; mais enfin je fus flattée que 



DB MADAME DE GBNLIS. 265 

M. de Voltaire m'eût baisé la main, et je l'em- 
brassai de très-bon cœur intérieurement, car je 
conservai toute la tranquillité de mon maintien. 
Je lui présentai M. Ott, qui fut si transporté de 
s'entendre nommer à M. de Voltaire, que je crus 
qu'il alloit faire une scène. Il s'empressa de tirer 
de sa poche des miniatures qu'il avoit faites à 
Berne. Malheureusement un de ces tableax repré- 
sentoit ime Vierge avec l'enfant Jésus : ce qui fit 
dire à M. de Voltaire plusieurs impiétés aussi plates 
que révoltantes. Je trouvai qu'il étoit contre les 
devoirs de l'hospitalité et contre toute bienséance 
de s'exprimer ainsi devant une personne de mon 
âge qui ne s'affichoit pas pour un esprit fort, et 
qu'il recevoit pour la première fois. Extrêmement 
choquée, je me tournai du côté de madame Denis, 
afin d'avoir l'air de ne pas écouter son oncle. Il 
changea d'entretien, parla de l'Italie et des arts 
comme il en a écrit, c'est-à-dire, sans connois- 
sance et sans goût. Je ne dis que quelques mots, 
qui exprimoiènt que je n'étois pas de son avis. 
Il ne fut question de littérature ni avant ni après 
\p dîner, M. de Voltaire ne jugeant pas, je crois, 
que cette conversation dût intéresser une personne 
qui s'aniionçoit d'une manière aussi peu brillante. 
Néanmoins il soutint l'entretien avec politesse et 
niéme queliquefois avec galanterie pour moi. 
' On se mit à table, et, pendant tout le dîner, 

TOME II. 12 



IVJl. de Voltaire ne fut mn moin^ qu'aimable. 11 
eut toujours Tair d'être en eolère conti^e ses. gen9^ 
criapt à tue-^tête avec une telle foree^ qu'involonr 
ts^emexit j'en ai plusieurs fois tressaillir La ^Ue. 
à. Qianger étok. trà^^sonore^ et mi v^oûc de. ton^ 
n£^^ y retjsntissoit de. lav manière \bl plus ef- 
fi;ayante. On m'avoit préveniie de cette manie, qui. 
e^. si hors d'usage devant de» étrangers^: et l'on, 
voit . parfiaitement, en^ effet, que c'est une habitude; 
c^^ ^& g^ns n'en paraissent être ni surpris, ni 
le moins du: monde troublés... Après le diner^ M*. 
de Voltaire, sachant que j'étois mu$J.ci4^nase, a> faii; 
jouer madame Denis du cla^vecin*. Wifi a un jeu 
qui transpoi^t^B, en idée, au te^ps- de LouisiXlV; 
niais, ce souyeniivlà n'est pas le pki^ agiPéahte qulon 
pu}(è^ se retracer de ce beau siècle* Elle finissoit 
une piècQ de Rameau, lorsqu'une jpUe petite fiUê. 
de; sept. ou. huit ans entra, dans la ch^imbre^. et 
vin;t> se jeter au cou de M. d^ Voltdçe en l-&£r 
pelant papa. 11 reçut ses caressea avec griNse;. et,, 
con^me il; vit que je contem^is ce taUeau si dou^ 
ay<ec un > extrême plaisir, il me dit que cette enfant, 
appartenoit à, la petit-fille du grand Corneille,, qu'il 
a mariée. Combien, j'eusse, été touchée dan^ cse 
moment; si jje Di^ m'étois pas rappelé sesrComn^eiir 
taire% .où., l'injustice et: l'envie se trahissent si loal^ 
droitepAen^! Sanst» cetlieia-on éteità chaque instmt. 
ble^^): pjPT d/^ efii^tWïtstes. bizai^^s, et. a«u^ oeese 



DS MADAMB BB GBNLIS. 967 

l'admiratioli y étoit suspendue et même détruite 
par des souvenirs odiëùx et mètàé par des diâ^ 
parâtes révoltanCes. 

M. de Voltaire re$ul> plusieurs- visites de Genève, 
ensuite il me proposa une promenaide cn^ voiture. 
Il fit mettre ses chevaux, et noué montâme» dans 
\mé berline, lui, sa nièce, madame dé Sûnt* Julien: 
et moL II nous mena dans le village pdur y v^ir 
les maisons qu'il a bâties et les établisseiàens bien- 
faisans qu'il a formés. Il est plus grand là que 
dâils ses livres; car on y voit partout xinie ingé-i- 
niêuse bonté, et l'pn ne peut se persuâdcv (|de la 
même main qui écrivit tant d'impiétésy- de foBash 
setés et de méchancetés, ait filit des choies si riob)ès> 
si sages et si utilel^. Il mohtroit ce village à tous 
les étrangers, mais de bonne grâce; il' en parloit 
simplement, avec bonhomie; il instruisiàM de tcrat 
ce qu'il avoit fût, et cependant il n'avoit nuUeikiètit 
l'air de s'en vanter, et je ne co^nois personne qui 
pût en faire autant. En rentrant au* château^ la 
conversation fut fort animée ; on parloit' avec intérêt 
de ce qu'on avoit vu. Je ne partis qu'à la nuit; 
M^ de Voltaire lûe proposa de rester jusqu'au leïi- 
demain après dkicv; mais- je voultJSF retourner à 
Genève. 

Tous* teé portraits et toos les bustes de Ml dé^ 
Veltâ^ mût très^ressemUansf matsàucmi anikie' 
n'a bièb reiida^ ses; yeux; Je ûk^aij^màdis^ à lëê> 

12* 



266 MÉMOIRES 

trouver brillans et pleins de feu : ils étoient en 
effet les plus spirituels que j'aie vus ; mais ils avoient 
en même temps quelque chose de velouté et une dou« 
ceur. inexprimables : Tâme de Zaïre étoit toute entière 
dans ces yeux-là. Son sourire et son rire extrême- 
ment malicieux changeoient tout-à-fait cette char- 
mante expression. Il étoit fort cassé, et sa manière 
gothique de se mettre le vieillissoit encore; il avoit 
une voix sépulcrale qui lui donnoit un ton singulier, 
d'autant plus qu'il avoit l'habitude de parler exces- 
sivement haut, quoiqu'il ne fût pas sourd. Quand il 
n'étoit question ni de la religion, ni de ses ennemis, 
sa conversation étoit simple, naturelle, sans nulle 
prétention, et par conséquent, avec un esprit tel que 
le sien, parfaitement aimable. Il me parut qu'il ne 
supportoit pas que l'on eût, sur aucun point, une 
opinion différente de la sienne ; pour peu qu'on le con- 
tredit, son ton prenoit de l'aigreur et dévenoit tran- 
chant. Il avoit certainement beaucoup perdu de Tu- 
bage du monde qu'il avoit dû avoir, et rien n'est plus 
simple : depuis qu'il étoit dans cette terre, on n'alloit 
le voir que pour l'enivrer de louanges; ses décisions 
étoient des oracles ; tout ce qui l'entouroit étoit à s.es 
pieds; il n'entendoit parler que de l'admiration qu'il 
insph*oit, et les exagérations les plus ridicules dansr 
ce genre ne lui paroissoient plus que des hommages 
ordinaires. Les rois mêmes n'ont jamais été les 
objets d'une adulation si outrée : du moins l'étiquette 



DE MADAME DB 6BNLIS. 269 

défend de leur prodiguer toutes ces flatteries ; on 
n'entre point eu conversation avec eux, leur présence 
impose silence, et, grâce au respect, la flatterie, à la 
cour, est obligée d'avoir de la pudeur et de ne se 
montrer que sous des formes délicates. Je ne l'ai ja- 
mais vue sans ménagement qu'à Ferney: elleyétoit 
véritablement grotesque; et lorsque, par l'habitude, 
elle peut plaire sous de semblables traits, elle doit 
nécessairement gâter le goût, le ton et les manières 
de celui qu'elle séduit. Voilà pourquoi l'ambur- 
prOpre de M. de Voltaire étoit singulièrement irrita- 
ble, et pourquoi les critiques lui causaient ce chagrin 
puéril qu'il ne pouvoit dissimuler. Il venoit d'ea 
éprouver un très-sensible. L'empereur avoit passé 
tout près de Ferney: M. de Voltaure, qui s'attendoit 
à recevoir la visite de l'illustre voyageur, avoit pré- 
paré des fêtes et même fait des verë et des couplets, et 
malheureusement tout le monde le savoit. L'empereur 
passa sans s'arrêter et sans faire dire un seul mot. 
Ck>mme il approchoit de Ferney, quelqu'un lui de- 
manda s'il verroit M. de Voltaire. L'empereur ré- 
pondit sèchement: ^^ Non ; je leconnois assez.'' Mot 
piquant et n>ême profond, qui prouve que ce prince 
lisoit en homme d'esprit et en monarque éclairé. 

Après avoir fait un voyage instructif et charmant, 
je revins en France par le fort de l'Ecluse et par 
Lyon, et j'arrivai au Palais-Royal dans les premiers 



jQu^ 4« VmAovme, après une absence de cinq mc^ 

^. ide Genlis, peu de jours après n^n arrivée, «m 
aXt que, le gDuvenjiement de Tlle S^d»t-Doinjagiiie 
i^^t vacant, il désiroit Tobtenir, ce qui «croit faeik, 
i^Otttft-tril, parce que le ministre de la marine, M. de 
BoixiAB, étant tirèsr&vorablement disposé pour hd, 
il ne s^agissoit que d'engager madame de Lambfdle à 
iMfe demander ce gouyemement piar la reine. Je 
déoterai à M? de Geulis que je ne conseatirois point 
à solliciter pour lui un tel éloignement, à moins 4e 1^ 
mji^FTB ; il cond)attit cette résolution, m^s en vain ; il 
ne m'est jamais arrivé, f^ràs avoir annoncé un dessein 
extraordinaire et pénible, de m^en.étee dédite; il fiit 
/convenu que j'U*ois à Saint-Donaipgue. Madame de 
Lamballe parla à la reine et obtkit ce que nous dési- 
riqns. La chose paroissrât tellement sûre, que nous 
commandâmes ce qu'il faut d'argenterie et de linge 
pour une grande représentation ; mais tout à oov^ 
l'afiaire manqua, parce que M. de Boines fiit subite- 
ment renvoyé, et M. de Sartine lui succéda ; il étoit 
ennemi personnel de M, de Genlis t à dire la vérité, 
îe ne m^en affiiffeai pas, mais j'ai beaucoup regretté 
depuis ce gran/etlong voyage, Qui«xWoitm«tndte, 
qui auroit fiait beaucoup djbonneur à mon caractère, 
et qui, par la suite, m'auroit épargné bien des em- 
barras et bien des peines. 



DE MA^AM% BÊ GENLIS. ^1 

Eft iWfeHfaiit de Stiîsae, j'arois trotîT^ à fttria towi*- 
^iame de Potoeka, <pA ne eoioiptôitfmôsiefrque'AetÉ^ 
^0tt toïîs natefts en :Prtocé, ^ tjttî, à eauôe de "m6î, y 
Testa beaucoup plus loDg'4)eiiips 5 afin de ne la point 
quitter, je m^étoîs «frangée pour n'être pas cette 
année dti voyagé de la cour à Forftaîndbleau. J^llai 
atec eHe, nm tnère, mes enfeihs, M. de Oetâis, le 
iromte de Brostocld, tih jetme Pùîdndîs, pfttent de 
madame de Poftocka, et M. de Sauvîgny, passer tout 
ce temps, c*est-à^dire ^ix semaines à Versailles, où 
nous nous ëtàbUtnesdanift ièis npparterheffts ilu PàtàSs^ 
îècyal ; On tippeloît ahtsi les logeinens dé M. le duc 
d'Orléans, de M. le due et de madame \t duchesse de 
Chartres, dans Tîntérieur du château, et ceux de ses 
dames dont on me permit de disposer durant tout le 
voyage ifc Fontainebleto : ncrtis vîmes, dans le pîus 
grand détail, tout l^întérieur du château, et même 
les petits appartemens particuliers des pnilceS de 1à 
fiamille royale. Nous menâmes là une vie délicieuse, 
M. de Oeniis y fit une quantité de charmans dessins 
à la plume, et plusieurs jolies chansons. M. de Sàu- 
vigny nous lut des scènes d'une tragédie à laquelle il 
travailloit; j'y commençai à donner des leçons sui- 
vies à ma fille ainée Caroline^ qui avoit dix ans> c% 
dont l'intelligence étoît étonnante pour son âgé; elle 
avoit une beauté si extraordin^re, elle étoit si aima- 
ble, que, sans aucune façon de parler, le comte de 
Brostocki, qui avoit vingt-quatre ans, en devint véri- 



272 MBMOIRBS 

tablement amoureux, et six mois après il me la de- 
manda sérieusement en mariage. On verra, par la 
suite, combien il a tenu à ce projet. Je ne retournai 
à Paris qu^au retour de Fontainebleau, dans les pre- 
miers jours de novembre; madame de Potocka me 
donna beaucoup de distractions pendant tout l'hiver, 
car elle voulut voir tout ce que Paris renferme de cu- 
rieux en monumens, établissemens publics, manu^ 
{actinies, et même cabinets particuliers de curiosités, 
d'histoire naturelle et de tableaux. Nous fîmes 
aussi, un cours de physique chez M. Sigault de la 
Fond, et tout de suite après un cours de chimie appli- 
quée aux arts, chez M. Mittouart;^ nous fîmes 
celui-là en société particulière composée de vingt- 
cinq personnes de notre connoissance, parmi les- 
quelles se trouvoient mesdames d'Harville,f de Ju- 
milhac, de Chastenet, de Melette, d'Ârcamballe, de 
Meulan, et MM. le chevalier de Cossé, le vicomte 
dé Gand, le chevalier de Chastellux, M. Guibert,j: le 

* Mittouart étoit démonfitrateur de chimie et premier apothicaire 
de Louis XVI. Il a fait, avec Macqaer, des expériences de chimie 
â la fois utiles et curieuses. Mittouart est mort en 1786.— (2Vb#e dt 
rEditeur,) 

' - f Madame la comtesse d'Harville m*a lu une charmante comédie 
de 'sa composition j nous étions tête à tête. Je lui ai proposé^d*en 
ùàre une lecture à sept ou huit personnes de notre connoissance : 
*< Non, mVt-elle répondu, c^est une indiscrétion d^amour-propre qui 
n'est excusable qu'avec ses amis intimes." Madame d'Harville ne 
▼eut pas faire parler d'elle; que cela est sage! (Souv. de Félieie.)- 

% On connott de lui un Traité de la force publique, VEttai sur la 



DB MADAME BE GENLIS. 2/3 

comtedeCustines^M. deGrenlis et quelques autres. Je 
crois avoir déjàdit que j'avois, deux ou trois ans avaht^ 
engagé madame la duchesse de Chartres à nous don- 
ner^ au Palais-Royal, trois fois la semaine, après le 
dîner, la r^cr^a^tcm d'un cours d'histoirenaturelle, qui 
ne récréa que moi, car seule j'en profitai, parce que 
le bon M. de Bomare venoit de temps en temps me 
donner des leçons dans ma chambre ; il me fit présent 
d'une clef par ordre de matières de son DicHon- 
flaire, que j'étudiai avec beaucoup d'attention. Tous 
ces cours ne me rendirent point savante, mais ils me 
donnèrent des notions générales qui, par la suite, ont 
rendu mes lectures plus agréables, mes voyages plus 
instructifs, et qui, même, m'ont été utiles dans mes 
études littéraires. 

tactique; trois tn^dies, le Connétable de Bourbon^ imprimé à 
cinquante exemplaires ; Anne de Boulen, et le» Oracquesy onmues 
par des lectures que Tauteor en faisoit volontiers, mais qni ne ftirent 
point imprimées de son vivant : les Eloges de Michel de VHâpitàlf de 
Catinat du rot de Pruêee, et le Journal de ees voyages en AUe- 
nutgne avoient donné une grande vogue à Guibert. Il s^occupa aussi 
d'administration publique, ce qui fit dire au roi de Prusse que Gui- 
bert vouloit aller à la gloire par tontes les routes. Son Essai sur la 
tactique eut tant de succès, que les femmes mêmes, qui n*y pou- 
voient rien comprendre, voulurent le lire. On a même cité à cet 
égard un trait dMgptiorance assez plaisant : une femme» voulant plaire 
à Guibert, lui dit que son tic tac étoit charmant. Il fut imprimé à 
Bouillon et parut en 1772. Cet ouvrage fit beaucoup de bruit, et 
surtout parce que l'auteur y tût Péloge de Frédéric II, qui étoit 
alors généralement regardé comme le héros du siècle.— (JV. de VEd,) 



27^ MiMoiaBS 

J^hV'oiB hhy pei)dant mioci séjour à Spa, et tout de 
i^ahe apiès mon retomr, plusieurs petites eomédies 
p€nir mes filles; les tix^ premières ftirent^ ^é^gw 
âans^ fcj déseriy hs Flaoens et la Colombe. Je les 
leiir fts )euer sur un petit théâtre de société qu^>n 
me prêtât J'ini^ai à ee petit spectacle environ 
soixante personnes. Le succès de ces deux pièces 
fblpro^gieux-. Pulcdiérie, ma seconde fiUe^avoît dans 
ce genre un talent merveilleux. A peine âgée de 
huil ans^ elle fit fondre en lannes tous les spectateurs 
diems leréle d'Agar^ et elle saon^a autant de talent 
dans le comique. Mademoiselle Saînva) Talnée^ éà 
la Cbmé^e-Française^ lui donnoiï des leçons dans 1& 
genre tn^ique^ et je me chaigeoîs de lui i^re jouer 
les rôles comiques ; elle excella également dans les 
uns et dans les autres. Elle n^avoit pas la beauté, 
Téclaty là régularité de sa sœur, mais son visage 

^toift ç.bai:aiwit, r^mpji d^çxpjces^ioj?,, ç.t k 90» 4^^. îaa, 
is^ aQoJt au cc^uTo X^àfiUedevaadamedeJluwUfl^ 
joua le râle d'Ismaêl, et hmi fille aînée celui de FAnge^ 
eUe en avoit tellement la figure, que lorsqu'elle parut 
U y çutuK^e exclamation générale dansi 1a. si^lle^ çt eUe 
fut appla«idie pendant plus de cinq ou siix «^w:(f^. 
Ce succès m'^encouragea, et sur-le-cba»^ je me mis à 
&ire, nuit et jour, deux autres pièces phis longues. 
Us JJfdffiger^. rfw mwdfiy et la Çurimse. J'cué? ta^t dei 
di^Kiwdfts po«u^ ce spectade,. ([Wû tsUvkt oberobiev u^a^e 



DE MADAMB BB GBNLIS. 276 

salle beaucoup plus g^raûdCé Enfin, on m'en trouVft 
uiie plus raste que je ne désirois, elle contenoit eifiq 
cents personnes; elle sppartenoit à une société boUî^- 
geoise, qui me la prêta avec là gtàce la plus obB^ 
géante ; je lui donnai une centaine de billets^ et le 
reste de la salle fiit rempli de toutes les personHi^i 
que je cotinoissois; et de beaucoup d'aotres avec 1^^^ 
quelles je n'avois aucune liaison. Pulcbérie^ dàâs lu 
Curieuscy parut encore au-dessus de tout ce qu'on atolt 
déjàdit d'elle dans la société ; et ma fille ainée, dans kfé 
Dangers du mande, joua le rôle de la vicomtesse aVé^ 
un charme inexprimable ; sa sœur eut le même suceèë 
dans le rôle de la marquise. Les spectateurs demandé-^ 
rent à grands cris V auteur , qui ne parut point, et une se** 
coude représentation, que j'accordai, en l'indiquàM & 
la quinzaine. Dans cet intervalle, il^ me fiit demandé 
une quantité de billets qu'il m'étoit impossible d'ae^ 
corder, entre antres à un jeune homme très-aimablè^, 
que je connoissois à peine dans ce temps^ M. le ma^-* 
quis de Saint-Blancard * ; mais il y vint à nK>n insuy 
déguisé en garçon de théâtre, f Je ne pus réfuseip 

* Atgourd^hui Ticomte de Contant. Madame la yicomtesse. de 
C^totant^ son éponâe, est gouvernante dé6 en tos de France' — (J<^ble 

\ Le marquis de Saint-BIancard, né en 1751, étoit, avant la révo- 
lution, capitaine des grettadiers aux g^des françakies ; il éAiigra en 
1792, fut fait maréfâial de camp dans Tarmée da prnsce de Condé) 
revint en France en 1803, et reçut dans la retraite. Il a été ^t, ett 
1816, commandeur de Tordre de Saint-Louis. {Noie de PÈditeur,J 



2/6 MÉMOIRES 

trois billets à M. de Schomberg, et six autres au vi- 
comte de LaTour-du-Pin, pour trois hommes de let- 
tres célèbres, avec lesquels je n'avois eu jusqu'alors 
aucun rapport, MM. de La Harpe, Marmontel, et 
d'Alembert.* Le succès de cette représentation alla 
jusqu'à un tel enthousiasme, que le chevalier de 
Chastellux, qui m'aimoit beaucoup à cette époque, en 
fut effrayé pour moi. Après la pièce, la toile étant 
baissée, j'étois sur le théâtre, il accourut à nioi, il 
avoit les yeux pleins de larmes, il m'embrassa avec la 
plus vive émotion: "Ce jour est beau, me dit-il, 
mais il annonce des orages qui me font trembler pour 
vous/' Il avoit raison. Je ne partageai point son 
effroi ; la vanité de mère et d'auteur m'empêchoit de 
pénétrer dans l'avenir. Je fis en quinze jours Zéé- 
mire et Azor, ou la Belle et la Bête, qui fut jouée 
dans le com-s de l'hiver, avec Y Enfant gâté. Toutes 
ces pièces eurent le même succès, excitèrent le même 
enthousiasme, mais pas une de mes compagnes du 
Palais-Royal ne me demanda d'y venir. Ce qu'il y 
a de plus étonnant, c'est que madame de Montesson 
et M. le duc d'Orléans ce me demandèrent pas de 
voir une représentation. Cependant je n'étois nulle- 
ment brouillée avec ma tante, et j'avois même la 

* Ce dernier m^écrivit le lendemaia le billet le plus obligeant sur 
cette représentation. J^admirai même sa mémoire, car il avoit retenu 
plusieurs de ces petites pièces qu^il citoit avec exactitude, et oiéDie 
littéralement. {Note de V Auteur.) 



DE MADAME DB GBNLIS. 277 

complaisance de jouer assez souvent des proverbes 
chez elle ; mais sa jalousie sur ce point fiit telle, 
qu'elle ne put se résoudre à me voir applaudir ainsi. 
Le chevalier de Chastellux fit de fort jolis vers sur 
ces petits spectacles ; M. de La Harpe en fit de char- 
mans qui se trouvent dans sa correspondance avec le 
grand-duc de Russie.')*' Je reçus des billets remplis 

* Parmi plusieurs pièces de vers également flatteuses sur ces re- 
présentations, que M. de La Harpe inséra dans sa correspondance 
avec le grand-duc de Russie, je citerai seulement la lettre sui- 
vante. 

*^ Madame de Genlis fait jouer ces petits ouvrages par ses propres 
« enfans, qui n^ontque dix à douze ans, et dont les talens précoces et 
<< rintelligence surprenante prêtent encore un nouveau charme aux 
« compositions de leur mère. Elle donna ainsi en dernier lieu, sur un 
« théâtre particulier, une représentation de trois de ces comédies, où 
<< la meilleure compagnie de Paris étoit invitée, et qui fit à toute Tas- 
« semblée, sans exception, un plaisir inexprimable. J^avois le bon- 
« heur d'être du nombre des spectateurs, et j'envoyai le lendemain 
<< les vers suivans à Taimable auteur que je ne connoissois point, et 
<< qui m'avoit procuré une des plus douces impressions que j'eusse 
" éprouvées de ma vie." 

Non, ce que j'ai senti ne peut être un prestige ; 
Non, j'ai su trop bien en^jouir, 
Et si l'on doute d'un prodige. 
Comment douter de son plaisir ? 
Les drames ingénus, composés pour l'enfance. 

Où l'art, soumis à l'innocence. 
Se défend les ressorts qu'ailleurs il fait mouvoir, 
Avec tant de réserve ont-ils tant de pouvoir? 
Ton art, belle Genlis, l'emportant sur le ndtre. 
Ne fait parler qu'un sexe, et charme l'un et î*autre. 



378 MÉMOIRES 

d'éloges de d'Âlembeçt et de M. de MarmonteL 
Outre toutes ces pièces, je fis encore le BaUli^ pièce 
tout-à-fait comique, dans laquelle Pulchérie, qui joua 
Iç bailli, fut ravissante. Cette pièce, qui fit rire axuc 
éclats, ne se trouve point dans le TTiédtre d^éducfUion. 
Elle a été perdue d'une manière singulière. Je ne 
l'avois pas fait copier ; je donnai mon manuscrit au 

Que tes tableaux sont ytw» dai» leur simplicité ! 
Tu peins pour des cafkns, mais la maturité 

£t se reeoDDoît et t^admlre; 

Le miroir ou tu les fais lire 
Sur nous de tes leçMks réiécfaift la clarté. 

Jamais JBman la Técité 
M^exterçasur les cœurs uu plus aimable empire. 
Mais je parie à rauteur de ses succès brillansy 
Quand je puis applaudir an bonheur d^une mère ! 

Je sus bien: sère de te plaire. 

En te parlant de tes enfîuia. 
Vous, la gloire et Tamour d^une mère attendrie ! 

O Caroline, Puldiérie, 
]>es mains de la nature 6 chelb-d'œurre twiismns 1 
Elle a sur votre aurore épuisé ses présens. 
Vous semblez ig^norer parmi tant de suffrages, 

Et nos plaisirs et vos takns \ 
A celle dont les soins furment vos jeunes ans 

Vous reporte^, tous nos bommages. 
Vous oubliez en&a dans vos jeux innoeens: 
Qu'il n'est donné qu'à voius d*embeUir ses ouvrages. 
Quel ensemble enchanteur! quel spectacle charmant ! 
Mon cœur est encor plein du plus pur sentiment,. 
Mon osil encor frappé de la plus douce image. 
De ce transport flatteur, deee ravissement. 



J>B BiABAm DB GBNLIS. 979 

scmffleur^ que Ton appela sur le théâtre après la re^» 
présentation^ pour lui dire un mot ; il laissa la pièce 
dans son trou> quand il y retourna il ne la retrouvaplv^ 
Toutes les recherches possibles furent inutiles ; elle a 
été perdue sans qu'on ait jamais pu deviner qui Tavoit 
volée. Je fis encore dans ce même hiver VUe h0U* 
reuse, mais elle ne fut jouée qu'en très-petite société. 
Madame de Potocka et moi nous jouâmes les deux 
rôles de fées dans cette pièce, à laquelle nous 
joignîmes les Flacons^ où nous jouâmes aussi, 
madame de Potocka la fée, et moi la mère. Ces 
représentations se prolongèrent jusqu'à l'été, de 
sorte qu'elles durèrent sans interruption huit mois. 
Je ne comptois nullement faire imprimer ces pièces, 
quoique je fusse déjà, depuis deux ans, auteur 
imprimé mais non sous mon nom. M. de Sauvigny, 
qui travailloit à un ouvrage intitulé, le Parnasse 
des danieSy me conjura, avec tant d'instances, de 
lui donner, pour insérer dans cet ouvrage, trois 

Que ftÛBoient naître à tont inoment 
Les grâces de son style et celles de votre ftg;e. 
Je pensois à sa joie, à ses félicités, 

Aux mouvemens de sa tendresse j| 
Je songeois que ces cris de la publique ivresse, 
Dans son cœur maternel étoient tous répétée. 
Dig^e mère, jouis, jouis de ces délices. 
Ton âme et tes talens, Yoilà tes justes droits. 
Dans toi seule aujourd'hui Ton adore â la fois 

L'autear, Touvrage et les actrices. 

{Note de V Auteur), 



280 MÉMOIRBS 

comédies que j'avois faites, et qu'il connoissoit, 
que je cédai à ses prières, à condition qu'il ine 
garderoit le plus inviolable secret. Il les donna, 
sous le titre de Pièces d'une Jeune dame. Ces 
pièces étoient, les Fausses délicatesses^ dont j'su 
déjà parlé I la Mère rivale^ et V Amant aaionymje^ 
que je fis en quinze jours, à Villers-Cotterets*. 

' * Monsieur le chevalier de Chastellux fit, sur Tanteur, les actenra 
et les pièces de ce petit théâtre les stances que voici : elles étoient 
adressées à madame de Genlis. 

Lise, à vos spectacles charmans 
Qui peut refuser son sufirage ? 
Drame, acteurs, tout est votre ouvrage. 
Et Ton n'y voit que vos enfans. 

De vous-même heureuse rivale. 
Et féconde dans le printemps. 
Vous voulez que Tenfance égale 
Et vos appas et vos talens. 

Partout, en voyant ces prodiges, 
Dont nos Garricks seroient jaloux. 
On sent que leurs plus doux prestiges 
Sont encore émanés de vous. 

Ainsi dans vos jeux le plus sag^ 
Sans le savoir peut s'engager. 
Et, n'adorant que votre image. 
Il croit vous aimer sans danger. 

Eh ! qui peut voir dans la prairie 
L'onde errer sur de verts gazons, 
Sans chercher la nymphe chérie 
■ Qui les «irichit de ses dons. 



DB MADAME DB GENJLIS. 281 

. J'avois passé un hiver très^briUant ; mes succès 
m'avoient mise fort à la mode, je reçus des quan- 
tités d'invitations de souper, que je refusai toutes, 
ainsi que les nouvelles connoissances ; mais j'en 
fis faire plusieurs agréables à madame Potocka, qui 
eut de grands succès dans le monde, par sa beauté, 
sa grâce et son esprit. Elle venoit à presque tous 
les grands soupers du Palais-Royal ; elle vit là suc- 
cessivement toutes les personnes de la cour; elle 
les jugeoit comme une Française spirituelle. Parmi 
les jeunes personnes, celles qui lui parurent les plus 
remarquables furent madame la princesse d'Hénin, 
la vicomtesse de Laval, d'une figure à la fois douce 
et piquante, et sa conversation ressembloit à son 
joli visage ; madame la princesse de Poix, dont j'ai 
déjà parlé; la duchesse de Polignac, favorite de 
la reine, dont le visage étoit ravissant, depuis la 
mode de rabattre les cheveux de manière à cacher 
le front, la seule chose défectueuse de sa figure. 
Sa faveur ne lui avoit rien ôté de sa douceur et de 
sa simplicité naturelles. On dit qu^elle avoit peu 
d'esprit; mais il faut en avoir un très-bon pow 

Ah ! suivons plutôt dans leur course, 
Suivons ces aimables ruisseaux ; 
Qui voit en paix couler leurs eaux 
Pourroit s'enivrer à leur source. 

Ces spectacles furent donnés dansPhiver de 1777 et 177S.-nfiVd<« 
de V Editeur. J 



888 BCÉMCHKBS 

09Qaerver im tel nudntieii dans une tdle lâtua- 
lion et pour avoir su fie inaintefiir idaiiB la plus 
làaate faveur^ eans enivreiaent et sans se £sàre 
d'ennemb. J'ai souvent caufié avec «lie, je Vai 
toujours trouvée iort aimable. Madame de Châiong, 
sa cousme et son amie, aœiBr de M. d^AncUau"*^, 
aeveu de sion beau^père, avoit une bdle figure ; eUe 
ét«M; aimable et très-spirituelle. Madame d'Jbiâlau, 
sa beUe-sœur, fiUe de M. Helvédus, Aoroit été 
fart . jolie^ si elle n'avoit pas eu un <eil défectoeux^ 
dont elle iie¥oyoit poînt; eUeavoit de l'amabilibé, 
de la ^âee, d'excellens sentiment, et des pria* 
oipes toi^à-fait opposés à ceux que son père a 
immtrés dans ses ouvrages. Elle a eu le mérite de 
donnée une éducation parfaite à ses deux £He8, tqpn 
sont égateetient aimaUes et intéressantes. Madame 
de Sabran, aujourd'hui madame de Bouflers, étoit 
i^oe des plus charmantes personnes que j'aie 
connues, par la figure, Télégance, Tesprit et les 
talens; elle dansoit d'une manière remarquable; 
eUe peignoit comme un ange ; elle faisoit de jtdis 
vers ; elle étoit d'une douceur et d'une bonté par- 

* Le comte d^Andlaw oa d^Andelau, de Homboarg, (Frédéric 
Antoine-Marc), né en 1736, étoit marédial de camp, «n commence- 
ment de la révolution. Il fîit député aux états généraux, en 1789} 
par la noblesse de Hagueneau. £n 1S15, le roi le nomma préfddent 
de rassemblée électorale du Haut-Rhin 3 mais sa santé, déjà très- 
alfoiblie, ne lui permit pas de remplbr ces fonctions. Il est ttort vers 
la fin de Tannée lSl9,^Note de V Editeur J 



jûlesn Madame jée Potodia &t BouFOot inritée, 
à caiifie lie jaeioi^ aux pedts iU)upeis du Palais^RojraLj 
.oarles priniOÊS Avcdent «ette Jionté pour Leure damée 
ift'iadmet^e dans leur iotérieur leurs plus pioches 
paxens «t leurs amis intimas. lies personnes non 
attiftchées au Palais^Royal^ qui reusàdiA le phis 
•astuventàces petits soupers, étoient mesdames de 
jBeauvau^ de Bouflers, de Luicembourg, de S^ur^ 
mèit et belietfille; la baronne de Talleyrand) la 
marquiae de Fleury, amies intimes de madame 
ia duchesse de Chartres. Le baron de Talleyiand 
étoit d'une très-rbelle figure;; il ne manquoit pas 
d'esprit, maitT U étoit lourd dans sa conversation, 
et peu aimable. Sa femme avoit de la gentillesse 
dans la taille, et quelque chose de vieillot dans 
le yisage; ses manières et son ton manquoient de no«- 
)>k»se : il y avoit à la fois dans sa conversation du corn- 
ipérage çt de l'i^sipidité ; mais elle a eu une conduite 
i;rréprochable : elle a été également bonne épouse 
^ bonne mère. La marquise de fleury avoit un beau 
visage et des yeux admirables, quoiqu'elle eût la vue 
très-basse, et qu'elle l'ait perdue depuis. Elle étoit 
bonne, spirituelle et naturelle* J'ai été fort liée avec 
elle, et jusqu'à sa mort. A propos d'elle, je veux 
réfuter ici une calomnie tout-à-faît absurde : dans je 
ne sais quel Souvenir imprimé (car depuis les miens 
on ^xx a fait des quantités), oni dit que M* le duc de 
Chartres avoit écrit sur des tablettes les noms, posés 



284 MÉMOIRES 

sur des colonnes différentes^ de toutes les jeunes per- 
sonnes qui venoient au Palais-Royal^ avec ces indica- 
tionSj les Jolies^ les Agréables et les Abominables; 
et que dans cette dernière colonne il y avoit mis 
madame de Fleury^ gui le sut et ne le lui pardonna 
jamais. Il n'y a pas à tout cela la moindre vérité : 
madame de fleury étoit fort jolie ; M. le duc de Char- 
tres l'aimoit tellement, qu'il l'appeloit sa sœur : elle 
l'appeloit aussi son frère ; elle a toujours été intime- 
ment liée avec lui, et lui a montré constamment la 
plus vive amitié. On la loua trop sur son naturel : 
elle finit par mettre de la prétention à cet agrément, 
qui en donne tant à tous les autres, et alors elle en 
perdit le charmé par les singularités les plus bizarres. 
J'ai fait, sans la nommer, son portrait dans les Sou- 
venirs de Félicie* ; mais je n'y ai point conté le trait 
suivant, qui achèvera de donner l'idée de sa manière 

* Madame de F est légère, étourdie, et elle a des accès de 

gaieté qui ressemblent un peu à la folie ; mais quoiqu*on ait Ut per- 
fidie de s^amuser de ses travers et de les exciter autant qu'on peut, 
ils ne réussissent point 3 elle est jeune et jolie, et elle trouve dans les 
femmes de sévères censeurs^ il est vrai ausn que la jeunesse et la 
beauté donnent à ces tournures extraordinaires quelque chose d*in- 
décent. Si madame de F...., qui ne manque point d'esprit, étoit 
bien laide, elle ne paroitroit qu'originale. Cest un Anglois qui a 
fait d'elle la meilleure critique. -M. Horace Walpole soupoit avec 
elle pour la première fois, en nombreuse compagnie, et voyant tout 
le monde occupé d'elle et rire de ses folies, dit à l'oreUle de son voi- 
sin : EUe eêtfortdràUieiynMiêquefait'OndecelaàlanuUwn?-^ 
Souvenirs de Félieie). 



DE MADAME DE 6ENLIS. 286 

d'être dans la société. Elle étoit un soir à souper à 
Versailles chez madame la princesse de Guéménée, 
où, comme à l'ordinaire, il y avoit beaucoup de 
monde ; madame de Fleury venoit de faire sa cour, 
elle étoit en grand habit. Au lieu d'ôter son bas de 
robe* dans l'antichambre, elle ne s'en débarrassa 
que dans le salon ; madame de Guéménée lui con- 
seilla en riant de se défaire aussi de son immense 
panier. Très-volontiers, répondit madame de Fleu- 
ry. A ces mots, très-inattendus, plusieurs femmes 
s'élancent vers elle pour l'exhorter à faire pette folie ; 
onluidteson panier, sa jupe, de superbe étoffe, on 
la déshabille en un clin d'oeil, et elle se trouve avec 
son grand corps et sa palatine, et en petit jupon 
court de basin, sur lequel ballottoient ses deux 
poches. Tout cela se passa en présence de cin- 
quante personnes. J'étois dans ce nombre. Ma- 
dame de Fleury resta dans cet étrange costume toute 
la soirée entière, depuis neuf heures et demie jusqu'à 
deux heures après minuit, sans montrer le moindre 
embarras, et comme si elle n'eût fait que la chose du 
monde la plus simple. 

Madame de Rochambeau, belle-fille de celui qui a 
été depuis maréchal de France, étoit, ainsi que ma- 
dame de Dampierre, très-remarquable par une 
naïveté de caractère, de ton et de manières, que 
je n'ai jamais vus dans le grand monde qu'à 

• Cest-Â-direone queue deplasieura auDes.— ^iVo#0 de VAuiewr.J 



268^ MjiMoïitss 

ced> dew& pc^smutts;- IsU pureté de lëiffs mœàrâ 
donûoic uH prix inefitimaUe ài cette singcâsaiti* 
Le chevalier de Chastellax, qui ëtoit dan&cetempi» 
rtiii de mt» plu» ohera amis, avoiti de la grandeur et 
de la générosité dans l'àme, eH de la foiblease doùs le 
caractère ; sott esprit étoit fort ali^des^s du mé^ 
diocre, mais n^àUiDit paa jusqu'à la supéiiorité. Sa 
société étôit agréable et sûre ;< «9ec beftncoup d'iii»^ 
truction il û'avoit nulle pédanteiJB^ sa-c^onVersastioir 
eût été' particulièrement aimaMcy d'il' n'avoit pas eu 
la manie de te remplir de oalembotirs/ Il a- fiait dé^ 
jolies comédies de société ; son Ëvre' de la Félicité 
pubUqtbe n^est par uiï bon onvrage^i mais il dc^fiure 
estimer l'homme de la- cour et du monde qui a été 
en état de le faire; il est, je crois, le premier auteur 
qui ait montré une grande indi^pistion contre ces 
mœurs aiiitiques lacédémonieânes sivaat^sy aufood; 
si barbare», ce que le chevalier de Chastdlux a^ eu' 
le mérite de sentir vivement, et de bien exprimer 
dans son livre de la FéUcité public.* Le vico)â»te 

* 1a chevalier de Chastellux avoit qaelquefois d'assez singulières 
fantaisies: qooiquMl n'eût pas la moindre notfon de mnâique il prit 
parti ponr Pibcifii ; il se déchaîna contre V^IpMgénie et contl^ VAUéite 
d& Gkick ; il soutînt que le gfrand compositeur u'étole qu^ iNtflMffe;- 

Outre les ouvrages dont a d^à parlé madame de Genlis^ le chevft^ 
lier, depuis marquis de Chastellux, est auteur d'un Voffo^ dmu 
V Amérique êeptenirUmale en 1780, 1781 et 1782, et d'une NoUee ewr 
là vie et Uê écrits d^HelvéHuêy quî fut attribuée à Dûolos. L*Actf- 



DB MABAMB IKA GENLIS. SIS/ 

de Sëgur venoit aussi^ mais rarement^ à ce» petits 
souper»; il avoit une jolie ûgare, mais^ une afieeta^ 
tk>n dlndolence qui rendoit ridicules^ à mes yeux^ 
son maintien et sa manièFe de parler.^ Je n'sd ja* 
mais vu dans le monde^ san» exception^ une fatuité 
aussi peu déguisée^ et par conséquent de plud mau^ 
vais goût; son esprit n'étoit que du jargon', sa ré- ' 
putation d'agrément qu'une mode; son frère avoit 
beaucoup plus de mérite et d'espriU Je n'ai pas eu. 
Tocoasion de connoître son caractère ; mai» j'en ai 
entendu conter des tnûts qui font honneur à son 
cœur^ M. de Dainpierre, mari de celle dont je viens 
de parler^ avoit une franchise et une loyauté qui lui 
gagnoient tous les cœur&. Le' marquis de Roufi- 
gnac étoit l'homme le phis* véritablement chevalet 
resque qu'on ait jamais vu de mon temps dan» la 
société; brave, sinGère> capable d'une héroïque amitié, 

demie l'admit au mombre de ses membres en 1775 ; il est mort à , 
Paris en 1788.— (2Vofc de VEditetir) 

* Le TÎcomte de Ségor a conserva cette- «iffeetation josqu^anx dbr- 
uiem jours, de sa< vie, et si sa réputation d*homme spirituel n*a¥eit> 
pas été établie par un assez grand nombre d^ouvrag^ea agréables, cen 
airs de jeunesse dans un âge déjà mûr Tauroient fait passer pour un*^ 
homme très-médiocre. II a composé des romans, des comédies, des 
opéras et un- grand nombre de couplets pleins de sel et de gaieté. 
SoQ^.demier ouvrage» espèce de roman historique sur les femmes, est -■ 
le plus long et le moins bon j son esprit fin et brillant a'étoit pa» 
propre aux compositions étendues et qui exigent une certaine pro- 
fondeur, Né à Paris en 1752, mort à Barège en 1805.— fiVofe de 
rJSdUewr.) 



288 BiiMOIRBS 

il étoit estimé de tous ceux qui le connoissoient. 
Il n'avoit que le défaut d'être trop susceptible^ et 
de se battre fort légèrement^ ce qui contrastoit 
étonnamment avec l'extrême douceur de son ton. 
J'aurai occasion de conter de lui plusieurs traits qui 
achèveront de le faire connaître. Le chevalier de 
Bouflers^ si célèbre par son esprit^ qui ne montra 
d'abord que de la grâce et de la légèreté dans de fort 
jolis vers^ mais qui avoit autant de solidité que d'agré- 
ment, se moqua long-temps de la sensibilité^ et fit 
l'éloge de l'inconstance. Cependant il a prouvé 
qu'il étoit profondément sensible, et que le mérite 
uni à la grâce pouvoit le fixer. Il a épuisé, dans sa 
première jeunesse, tout ce que la légèreté, la plaisan- 
terie ont de piquant, il a réservé là raison pour l'âge 
mûr : c'est lui donner toute l'autorité qu'elle peut 
avoir. J'ai déjà parlé de M. de Vaudreuil et de 
quelques autres, je vais reprendre le fil de ma narra- 
tion. 

Je fis, dans ce temps, une rencontre qui me com- 
bla de joie. Un matin que je me promenois au Palais- 
Royal, j'aperçus une femme de trente-sept ou trente- 
huit ans, qui se promenoit avec une très-jeune per- 
sonne, et qui me regardoit avec une attention et une 
expression qui me frappèrent. Je l'examinai de mon 
côté, ses traits ne m'étoient point inconnus; et, 
tout à coup je tressaille, et je m'écrie : " C*est ma- 
demoiselle de Mars !" Elle vint à moi, me prit la 



DB MADAMB DB GRNLIS, 289 

main qu'elle serra fortement en me disant d*une voix 
entrecoupée : " Contenons-nous ici. A quelle heure 
pourrois-je vous revoir demain ?'* A toute heure 
de la matinée, répondis-je. A ces mots, elle 
s'éloigna précipitamment, me laissant dans un si 
grand trouble, que je rentrai sur-le-champ chez moi. 
Pendant toute la journée, je ne pensai qu'à elle, je ne 
fermai pas l'œil de la nuit, et je me levai de grand 
matin. Elle ne vint qu'à dix heures; aussitôt que 
je l'entendis, je courus à elle, je me jetai à son cou 
en fondant en larmes, et sans pouvoir proférer une 
seule parole. Cette excellente personne partagea toute 
ma joie, elle déjeuna avec moi, et nous causâmes 
jusqu'à une heure après midi. Nous ne parlâmes 
presque que du château de Saint-Aubin et de mon 
enfance. Elle me conta seulement qu'elle étoit, 
depuis très-peu de temps, gouvernante des enfans 
de madame de Voyer ; mais que, le caractère 
de cette dernière lui convenant peu, elle ne 
comptoit pas y rester long-temps. En effet, elle 
fut placée peu de temps après, pour ses talens, 
chez madame la princesse Louise de Condé. Le 
secrétaire de M. de Voyer, qui s'étoit assuré ui^ 
sort indépendant, et qui avoit assez de mérite pour 
apprécier celui de mademoiselle de Mars, l'épousa, 
et l'emmena en province. Mais pendant tout le 
temps qu'elle resta chez madame de Voyer, je la via 
presque tous les jours. Elle vint plusieurs fois à nos 

TOME II. 13 



2Sft MSMoaioia 

petit» spectadeft; eUe s'y mppàoit a^ec délices le 
temffi où. elle nx'aKoit YHh jouer IpMgénie et Zaïre, 
» L'â^ de mes. filles^ et môme plus jeune encore. 

Au milieu de beaucoup d'inquiétudes- de toua * 
genres, j'en avois une qui me touriment<n[t cruelle-* 
ment^ c'étoit sur le sort de mon frère^ car ma tante^ 
qui n^ leconnoissoîtque pour Tavoir aperçu quelque-^ 
fois, au jour de Tan^ ne faisoit rien du tout pour luL 
li étoi/t plus- jeune que moi de qumae moi»; sa figure 
étoit alors jolie, et ses manières douces, modestes- et 
naturelies. Mon frère est né avee beaucoup de génie 
pour la géométrie, qu'il a appliquée, avec de grands^ 
succès, à la mécanique : il a â'aîBeuis^ infiai^^it 
d'écrit. Il avoit pour la poésie un talent salurel 
très^^agréable^ et beaucoup de goût, pour les- arts^ 
surtout pour la. musique; il savoit^ parfaitement 
la composition, et il a &it de diarmantei» romances^ 
son caractère est d'une extrême douceur qui, par 
la suite, a quelquefois dégénéré en foiblesse ; mds 
il es^ impossible d'uYoir plus de bontés de meil- 
leur» sentimens et^ une plus beUe âme. Nou» 
»ou& sÂmions tendrement, et depuis notre première 
eofance^ sans^ qu'il y ait eu jamais entre nou» 
Fapf arence du refroidissement^ ou un setd nrat de 
^scus^ion. Je songeoi» sans cesse à lui fiûre fkire 
un bon mariage; j'avois d^à, après bien des peines, 
échoie trois fois dans cette entr^rise ; enfin, on me 
âo«na ridée de lui fittre épouser mademràttUir de 



DB MADAME DB GBNLIS. S91 

R«ffetaa, jerune personne d'une grancfti nûsâancéi et 
j'en vîns= à bout, par le crédit qu'on me 8upposc»r% au 
Pàlîdl^^Royal, et là pmsfiiante protection qu'on devoit 
natVrrellement attendre de madame de Montesi^n. 
Cependant, ma%ré totttes mes instances, eQe He fit 
pfts la moindre ehosPe pour ce mariage, qui rie se sei- 
)?dit pa» fàJfe, si }e lï'avois pas pris Fengagenien^ de 
loger et de nolirriï les nouveaux iriàriés. Il falloH, 
pour cela, l'approbation de M. de Genlis, et riiéttie 
un grand sacrifice de sa part, car je ne pdtfvtdis 
les loger que dans son appartenierit qui tierioît 
atu mien. M. de Genlis, avec une bonté parfaèite, 
leur céda- ee logement tout meublé, tout arrtWgé, 
et en loua un pour lui sur lé jardin àet Kkà§* 
Royal, mais hors du Palais. Madeioâfois^e^ de 
Rafifettau avoit perdu sa mère à l'âge de dott^e ans^, 
elle en avoit dix-huit j elle étoit au couvent* de 
Panthemont avec une gouvernante, qui n'avoît poittC 
d'instruction, mais qui cependant lui donna tout 
l'essentiel d'une éduefation pia:rfaite, la piété, la chïi^ 
rite, et toutes les qualit>és les plus attadiaiites dâ 
caaractère. Je ne citerai qu'un trait des- leçons de 
morale qu'elle lui dènnoit^ il fera juger dé la* perfet- 
tion de son éducation. Peu ma^îàme de Ràffëttàu 
prenoit soin d*une pote^re femme paralytlqfiie?; à sa 
mort, safiltesVn chargeèt^ stf gouvei*nant6lafMsoi!l 
venir une foi=s par' sefittaine^ ett cMsfe è pi^rteur ato 
eo'u^^'ent. On la rdcévoiu au pïttfoir extérifenr, où te 

13* 



292 MÉMOIRES 

gouvernante et son élève se trouvoîent ce jour-là ; 
comme la pauvre femme ne pouvoit pas se servir de 
ses mains, mademoiselle de Raffettau la peignoit^ lui 
lavoit les pieds et lui coupoit les ongles ; lorsque la 
gouvernante n'étoit pas contente de son élève, elle la 
privoit du bonheur d'exercer ces pieux devoirs de 
charité, et les remplissoit elle-même ; cette pénitence 
fiit la seule que mademoiselle de Ra£kttau reçut, et 
qui lui cauBoit la plus vive affliction. Ce fait, que 
j'ai rapporté depuis dans les Veillées du Château, suffit 
seul à l'éloge de la gouvernante et de l'élève. Il y 
a loin de cette pensée sublime de bonté à l'idée de 
priver une jeune personne du plaisir de porter une 
jolie parure. Cette excellente institutrice n'avoit ja- 
mais été qu'une femme de chambre de madame de 
Raffettau; on trouveroit difficilement aujourd'hui 
parmi le peuple une femme pensant ainsi; c'est 
qu'alors il y avoit encore beaucoup de religion dans 
la classe du peuple. MademoiseUe de Raffettau étoit 
petite, mais charmante ; son visage étoit également 
agréable et régulier. Je n'ai vu qu'à madame de 
Louvois des mains aussi parfaites et d'aussi jolis 
pieds ; elle étoit d'une adresse de fée ; personne ne 
brodoit comme elle, sa gouvernante lui avoit donné 
un mattre de musique, elle avoit une voix admirable 
et chantoit comme un ange. Pour tout présent de 
noces, madame de Montesson lui donna une montre 
de dix louis ; pour moi, je lui donnai sa corbeille de 



DE MA.DAM1S DB GKNLIS. 293 

mariage, et dans laquelle je mis une partie de mes 
plus jolis bijoux; madame de Montesson donna le 
repas de noces, oà je menai la nouvelle mariée, qui 
eut le plus grand succès par sa figure et ses ma- 
nières ; je la menai aussi faire toutes ses visites de 
noces, je la présentai à la cour et chez les princes, 
enfin je lui tins lieu de mère, et ce fut de grand cœur, 
car je pris pour elle la plus vive tendresse ; elle avoit 
de l'esprit naturel, de la gaieté, une douceur rem- 
plie de charmes. Elle n'étoit jamais un seul instant 
oisive ; je lui donnai des leçons d'orthographe, elle y 
fit des progrès étonnans en peu de temps; elle s^ap- 
pliquoit aussi beaucoup à perfectionner son écriture 
qu'elle rendit très-jolie; le but de cette étude étoit 
de se mettre en état de copier les mémoires sur 
différens sujets, que mon frère faisoit sans cesse ; 
elle en vint promptement à bout, elle devint son 
meilleur copiste, et même elle copiolt sans faute des 
mémoires sur les sciences, où se trouvoit un nombre 
infini de figures géométriques. Elle ne resta chez 
moi que dix mois, elle eut tant de succès dans le 
monde, elle intéressa si vivement tous ceux qui la 
connoissoient, que madame de Montesson, voyant 
combien Ton trouvoit extraordinaire qu'avec sa for- 
tune ce ne fût pas elle qui se fût chargée de la loger, 
se décida enfin à la prendre chez elle avec mon frère. 
Ce fut Monsigny qui la détermina à prendre ce 
grand partL Cet excellent homme, qui mettoit cons- 



tAiQiaent le pluA vif intérêt à tout ce qui me Ipur* 
choit, avoit autant d'esprit et de finesse que de boor 
bomie; il connoissoit parfaitement le caractère et 
Tégoïsme de madame de Montes^ipn; il lui conta 
avec iwe grande apparence de simplicité tous 1»h dé* 
tails qui pouvoient prouver TaSection si vraie que ym 
beUe-sœur avoit pour moi, et combien notre s^btacbe- 
metit mutuel nous fàisoit honneur dans le mondCii 
Le résultat de ces récits fut que madame de Mcm- 
tm99m lue emmena d'abord à Saint Assise, et en- 
suite les garda pour toujours. Ils me quittèr^t m 
bput de dix mois, et ce ne fut pas sans regrets de 
part et d'autre. Je conservai toujours avec ma bdle- 
4C8ur la liaison la plus intime, et qui a duré jusqu'à 
sa morU Quand elle me quitta, M. de Genlis ne 
reprit point son appartement ; il le céda à ma mère 
et à mes enfaus, afin que j'eusse la possibilité de 
donner moi-même des leçons suivies à mes filles. 

Madame de Potocka passa deux ans à Paris. Nous 
reprîmes nos petits spectacles l'année d'ensuite, et 
ce fut vers le milieu de cet hiver que j'eus l'idée 
d'établir un ordre que j'appelai Tordre de la Persé- 
vérance. Je ne pris pour confidens que madame de 
Potocka et M. de Brostocki, qui soutinrent dans le 
monde que cet ordre avoit existé anciennement en 
Pologne. Tout le monde le crut ; voici comment : 
le roi de Pologne m'avoit envoyé son portrait avec 
une lettre, dans laquelle il me demandoit le mien, 



BB MABAMS 1>£ 6BNLIS. 99S 

€a me wmerciaiit de toutes fes ^dcès que j'^'ViM 
l^our les PoloïKMs ; car^ «a efiet, toutes lets daméH 
pokmoises ^ui arrivoient à Paris venoient d'abord 
chez moL Je me chargeois lie les ^tésesitef au Ph^ 
kds Boyal^ et de leur tendre t&m teis pietits services 
de société qa'on peut rendre à 4es étrangers» S'en ^ 
voytti mon portrait au roi de Pb^^^e, en k mettlmt 
dans la confidence de notre ordre de la Peirsévénâitis» 
Il eut la bonté de m'écme une lettre l[;hlkrttiatiite> 
fûte pour être montrée^ dans 'ktqu^e il aie tetïnèt*- 
cioit de Êdre revivre cet wrdr&yjaMsJûindé en Pih 
lègue. €ette lettre étoit écrite ée «a mûn et s^née^ 
Je la montrai à tout le monde, et persofeitie ne douta 
de l'histoire qiie nous amne composée. Je dis qu^ 
je tentais les statuts de madame ^ Pdtooka et de M« 
de firostocki, et que je les aVois seulement rédigés^ 
Je pris^ pour composer cet ordre^ une partie d^h 
plus jolis costumes de l'ancienne chevalerie^ et 
j'y ajoutai mille choses romanesques de uion 
invention et plusieurs coutumes académiques. On 
n'étoit reçu qu'au scrutin^ on subiisgoit des épteu*- 
ves ; mais toutes spirituelles ; il Mloit deviner 
des énigmes que j^avois composées, et répondre à 
des questions morales qifê faisoit le président. Ên-^ 
suite on lisoit ou Ton débitoit un discours qui devoit 
être l'éloge d'une vertu, à son choix. l<e président 
répondoit par une petite exhortation morale^ et fai^» 
soit prêter le serment, qui étoit à la fois rdi^u^> 



296 MÉMOIRBS 

patriotique et chevaleresque. Je n'avois pas oublié 
d'y faire promettre de défendre, en toute occasion, 
la foiblesse et l'innocence opprimées, et de mettre 
au jour toutes les belles actions que Ton pourroit dé- 
couvrir. J'avois même fondé un prix pour cette der- 
nière chose. Tout chevalier et toute dame qui avoient 
apporté à l'assemblée la découverte de trois belles 
actions bien constatées, et jugées telles à la pluralité 
des voix, recevoit une médaille d'or du prix de cent 
vingt livres ; mais il falloit que ces actions n'eussent 
été faites ni par un parent, ni par un ami de la per- 
sonne qui les déclaroit, ni par un membre de l'as- 
semblée. La médaille représentoit d'un côté une 
couronne de laurier et d'immortelles, avec ce mot. 
Persévérance et de l'autre ces paroles : Pris de 
vertu. Il y a eu en tout quatre médailles de don- 
nées : j'en ai eu une ; et en outre, quand nous avons 
été au nombre de cinquante, on m'en a décerné une 
pour récompense des services que j'avois rendus à 
l'ordre. Chaque chevalier et chaque dame étoient 
obligés de prendre une devise. Chaque chevalier se 
choisissoit un frère d'armes, et chaque dame une 
amie. Pour ne point causer de jalousie parmi mes 
amies, ma mère me permit de la prendre pour la 
mienne. Les dames, à volonté, prenoient ou ne 
prenoient pas un chevalier; çt, lorsqu'on en prit, il 
fut toujours choisi de manière à ne pas donner lieu à 
de malignes interprétations. Mon frère et M. d'Os. 



DE MADAME DE GENLIS. 297 

mont, neveu de celui du Palàis-Royal, furent les 
premiers chevaliers que nous reçûmes. Mon frère 
prit M. d'Osmont pour frère d'armes. Notre troi- 
sième chevalier fut le duc de Lauzun; et les pre- 
mières dames, ma mère, mesdames d'Harville, de 
Jumilhac, et mes deux belles-sœurs. Notre premier 
président fut le marquis de Seignelai. Quand nous 
fûmes une quinzaine, M. de Lauzun nous donna, dans 
une maison qu'il avoit hors des barrières, au milieu 
d'un jardin, une tente qu'il avoit fait faire exprès 
pour nous, qui nous servit à nos assemblées, qui se 
tenoient tous les quinze jours. Cette tente étoit 
vaste, superbe, richement décorée en dedans. Cha- 
cun des membres de l'ordre étoit obligé de donner 
un petit tableau d'une mesure convenuCj bien peint 
et bien encadré, représentant sa devise, et que l'on 
plaçoit dans l'intérieur de la tente, que nous avions 
nommée le Temple de r Honneur** Nous avions 
un uniforme, qui étoit blanc et gris de lin. Les 
hommes et les femmes portoient une écharpe gris de 
lin, brodée d'argent. On donnoit aux chevaliers que 
l'on recevoit un anneau d'or, qui portoit, en émail, 
les lettres initiales de la devise de l'ordre. Voici cette 
devise : 

Candeur et loyauté, courage et bienfaisance, 
Vertu, bontéf persévérance. 

* M^- le comte (l'Estaing, un de nos chevaliers, /rére alarmes de 

13*» 



996 M8HOUIM 

Cet ordrç fit beaucoup de bruit* ; ooua eûmes une 
infinité de denutndee, et nous fîmes en peu de tempe 

IM*. de Genlis, prit la jolie devise^ un bouquet 4e Us et de roses, et 
pour âme : foui pour eux et pour elles. Je Fai citée depuis dans 
me9 onvrag:e8.^jfVb#« de V Auteur.) 

* Je me promenois un matin au Palais-Royal, j*y trouTÛ M. de 
Rttlhière ; je Pavois prié de se charger d'une lettre pour T Amérique : 
il me dit qu'il Tavoit doqnée au eoipte de Palou^lû qui partoit ; il 
^Toit des droit% ajouta M. de Rulbière, pour être choisi de préfé- 
rence par vous.— Pourquoi ?— N^êtes-yous pas dame de la Persévé- 
rance .'—Oui, eh bien ?— Mais c*est que le eomte de Palouski est fils 
du fondateur de votre ordre. A ces mots, je souris et je dis : 
^ Cela ne «e peut pas, car notre ordre est du temps des croisades.— 
£h ! mon {Heu ! à qui dites-yons cela ? je le sais bien qu'il est de ce 
temps ; quoique je ne sois pas chevalier de la Persévérance^ je suis 
un peu instruit sur c*e point ; j*ai été long-temps en Pologne : j*ai écrit' 
Phistoire des dernières révolutions j j*ai donc fait beaucoup de re- 
dierches et je savois tout ce qu'on peut savoir sur Tordre de la 
Persévérance bien des années avant qu'on en conni^t ici Tex- 
istence.^£n efièt, c'est savoir l'impossible. Je serois charmée 
que vous voulussiez bien entrer dans quelques détails à cet ég^ard. — 
De tout mon cœur." 

Alors, je pris une chaise pour écouter avec plus d'attention une 
chose si cyrieuse ; et M. de Rulhière s'asseyant et reprenant la pa- 
role : <^ Je me suis donc servi d'un terme impropre, dit-il, en appe- 
lant le comte de Palouski ybmla^eur, mais il est le restaurateur de 
cet ordre tombé dans l'oubli ; il l'a fait revivre, en armant on nom- 
bre prodigieux de chevaliers, dont, en quelque sorte, il est devenu 
le chef. A sa mort, son fils s'est trouvé â la tête de ce parti et op- 
posé au roi, ce qui a réellement formé une ligfue très-redoutable con- 
tre ce prince; alors le roi fit dans cette occasion ce que fit jadis Henri 
III 5 il s'est déclaré le chef de la ligue qu'il craig^oit. Il a fait, à 
la hto, «B Mtniire étonnant de réceptions 3 lea chevalier» du parti 



DE MADAIiK DB 6ENLIS. S89 

un grand nombre de réceptions. Cet empreSBement 
nous flatta d'autant plus que nous n'avions^ à nos M^ 
semblées^ ni danse^ ni musique^ ni rafraichissemens^ 
et que chaque séance se terminoit par une quête pout 
leô pauvres. Lorsqu'une ou plusieurs quêtes avoient 
produit une somme de six cents francs^ on nom- 
ihoit un chevalier et une dame^ que Ton chargeoit 

• 

de Palouski ont déserté, et le roi les a incorporés avec les siens ; 
chose d'autant plos utile au parti du roi, qu'elle pouToit se faire sans 
éclat, puisque tout est mystérieux dans cet ordre , car^ par les èiâ^ 
tuts, les. assemblées et les cérémonies doivent être secrètes, et tes 
chevaliers ne portent aucune marque distinctive. Ce coup de poli, 
tique est très-fin et très-bien combiné, et il me donne du roi de Po- 
logne une idée bien supérieure à celle qu'on en a communément : 
mais c'est que personne ne connolt ces détails. Enfin dotic, Paloùfâtl 
se trouve maintenant seul et proscrit, et passe aux insurgens } voilA 
son histoire.— -Elle est singulière, répondis-je ; je Tignorois, quoique 
je le connoisse un peu : je sais qu'il étoit le chef de la coqjuration, «t 
à la tête de ceux qui ont arrêté le roi ; mais tous les détails relati/k â 
l'ordre de la Persévérance m'étoient alors absolument inconnus. — Il 
est plaisant que ce soit un profane qui les apprenne â une initiée.<<** 
Oh! oui, très>p]aisant ! . . . .mais du moins je sais de plus qo« vous 
le détail des cérémonies.— -Point du tout; ne vous en flattez pas je 
sais qu'elles sont très-belles, très-guerrlères, et faites pour inspirer 
l'enthousiasme, surtout dans des temps de trouble.^Enfin rien ne 
doit vous être caché.-^Oh! quand on écrit l'histcH^e, et l'histei]^ 
moderne, on est obligé de faire tant de recherches qu'il faut bien 
découvrir les choses les plus obscures et les plus secrètes." 

Voilà notre entretien. Je n'ai pas exagéré d'nn mot, et j'ai écrit 
sur.le-champ afin que ce récit fdt fidèle. Que seroit devenu cet 
homme, cet historienf si je lui eusse dit que c'est moi qui ai inveaté 
tout cela, et que cet ordre n'a jamais existé que dans ma tête K^* 
(Souvenirs de Félicie), 



300 MÉMOIRES 

de 8*informer des pauvres qui pouvoient méri- 
ter ce secours et le chevalier et la dame promet- 
toient d'aller ensemble visiter ces pauvres, pour 
vérifier les informations, afin de décider ensuite 
à qui les secours seroîent donnés, en tout ou en partie. 
Ceci produisoit le bien de pl\is, que le chevalier et la 
dame donnoient toujours quelques petits secours aux 
pauvres qu'ils avoient vus et qu'ils ne choisissoient pas ; 
en outre, ils étoient obligés d'écrire, avec le plus grand 
détail, le journal de ce qu'ils avoient fait à cet égard, 
et les noms et l'adresse des pauvres auxquels l'au- 
mône avoit été distribuée. A l'assemblée d'ensuite, 
le journal étoit lu tout haut, signé et remis au prési- 
dent, qui le déposoit dans nos archives. Madame de 
Sabran, aujourd'hui madame . de BoufQers, fut l'une 
de nos dames qui remplit avec le plus de zèle, d'intel- 
ligence et de bonté cette pieuse mission. Très-diffi- 
ciles dans nos choix, nous étions cependant, au bout 
de peu de mois, quatre-vingt-dix. Cet ordre seroit 
certainement devenu une institution sociale, utile et 
durable, si je n'avois pas été forcée de l'abandQnner 
au milieu de sa plus grande vogue, par mon voyage 
d'Italie et mon entrée à Belle-Chasse. Nous avions 
plusieurs cérémonies particulières fort agréables dont 
je ne parle point-, parce que le détail en seroit trop 
long, entre autres les initiations de l'adolescence. 
On y admettoit les jeunes gens des deux sexes ; de 
onze à douze ans, seulement comme spectateurs, et 



DE MADAME SB GENLIS. 301 

sans voix. Je ne compte point les initiés^ que no.u8 
avions au nombre de quatre-vingt-dix membres, dont 
j'ai déjà parlé. Nous avions aussi la cérémonie du 
départ des guerriers, quand nos chevaliers militaires 
partoient pour leurs régimens. Alors la dame du 
chevalier étoit obligée de lui promettre une écharpe 
brodée de sa main pour sa première belle action. Je 
donnai cette écharpe à M. de Rouffignac, suivant nos 
lois. Par un hasard singulier, il eut occasion de faire 
une très-belle action. En allant rejoindre son régiment, 
en passant près d'un bois, étant en chaise de poste, il 
entendit crier dans le bois au meurtre. Quoiqu'il fût 
seul, son domestique étant en avant, il fait arrêter la 
voiture, met l'épée à la main, et se précipite dans le 
bois, du côté d'oà partoient les cris, en criant à haute 
voix, comme s'il eût appelé des compagnons qui le 
suivoient : ce qui fit aussitôt prendre la fuite aux as- 
sassins. M. de Kouffignac trouva un homme percé 
de mille coups, nageant dans son sang. Il le prit 
dans ses bras et le porta dans sa voiture. Il respiroit 
encore; mais il pouvoit mourir en chemin, et M. de 
Kouffignac risquer d'avoir une horrible aflFaire crimi- 
nelle. Arrivé à la poste, il l'y déposa, envoya cher- 
cher le chirurgien du lieu, et le fit panser en sa pré- 
sence. Cet homme fit sa déposition juridique, et 
mourut une demi-heure après. M. de Kouffignac 
m'envoya toutes les preuves authentiques de cette 



302 MÉMOIRES 

aTenture, en m'écrivant pour me demander mie 
écharpe, que je brodai avec tout le soin et toute la 
promptitude possibles, et que je me hâtai de lui en- 
voyer. 

On a dit, à ce sujet dans ces derniers temps, et 
même dans des mémoires, une fausseté si ridicule, 
qu'elle mérite à peine d'être réfutée : on a prétendu 
que la reine, charmée des récits qu'on lui faisoit de 
nos cérémonies chevaleresques, avoit voulu être de 
cet ordre, qu'elle nous l'avoit fait demander, et que 
nous l'avions refusée^ le fait est que, dans une de nos 
assemblées, quelqu'un nous dit que la reine avoit 
parlé avec éloge de cette association, et que peut-être 
il ne, seroit pas difficile de l'engager à s'en déclarer la 
grande maîtresse. Là- dessus plusieurs personnes 
observèrent que cet honneur seroit ruineux pour nous, 
par les fréquens voyages qu'il exigeroit nécessaire- 
ment, et que d'ailleurs, il nous ôteroit toute espèce de 
liberté \ ainsi, on ne fit aucune démarche auprès de 
la reine, et la chose en resta là. J'ai conservé très- 
long-temps une copie des statuts de cet ordre, que 
j'avois composés, comme je l'ai déjà dit ; un jour, à 
Belle-'Chasse, le duc de Lauzun me demanda instam- 
ment de les lui prêter, il les donna à madame la mar- 
quise de Coigny, qui les garda de mon consentement. 
Ce fut pendant que j'étois au Palais-Royal que 
l'abbé Raynal acheva son grand ouvrage sur le coni- 



DE MADAME DK GENLIS. 303 

nierce des Européens dans les deux Indes, Cet ou- 
vrage, qui n'eut alors que trop de partisans, me parut, 
sous tous les rapports, un véritable monstre. Je ne 
concevois pas qu'un prêtre eût l'eflfronterie et le mau- 
vais goût d'insérer, dans un ouvrage historique, les 
détails les plus licencieux, les impiétés les plus révol- 
tantes, les sentimens les plus séditieux; d'ailleurs, 
je trouvai dans ce mauvais livre le style le plus inégal 
et une quantité de morceaux véritablement ridicules 
par la boursouflure, l'emphase et le galimathias; 
on nous a bien accoutumé à toutes ces choses depuis, 
mais malgré les verbiages inintelligibles qui se trou- 
vent dans les œuvres de Diderot, on n'avoit pas en- 
core pris l'habitude de cette manière extravagante 
d'écrire. J'allois quelquefois aux séances acadé- 
miques, et je trouvois toujours dans les discours 
quelque chose de ridicule ; ce qui faisoit dire à M. 
de Schomberg que j'avois le caractère le plus doux et 
l'esprit le plus frondeur qu'il eût jamais connu. 

Outre le sacrifice des spectacles, j'avois fait encore, 
à l'étude et au talens, celui des bals dansans ; quoi- 
que j'aimasse assez la danse, j'y renonçai à vingt- 
cinq ans, et sans retour. Il étoit impossible d'aller 
aux bals de Paris, sans aller, au moins tous les 
quinze jours à ceux de la cour. Il falloit coucher 
deux nuits à Versailles, c'étoit une grande perte de 
temps, et j'en gagnai beaucoup, par ce sacrifice. 
Peu d'années après, je ne concevois plus que c'en 
eût été un, et je possède encore ce qu'U m'a 



304 MÉMOIRES 

valu. Toutes les .sages privations que Ton 
s'impose dans la jeunesse^ c'est-à-dire, durant le 
court espace d'un bien petit nombre d'années, pré- 
parent des ressources certaines et les plus douces 
jouissances pour les trois quarts de la vie. Voltaire 
a dit : 

Qui ii*a pas Pesprit de son âge. 
De son âge à tout le malheur. 

Cependant, l'esprit raisonnable est bon à tous les 
âges ; et, dans la jeunesse, il peut mener à tout. 
Il est alors si distingué, si fi*appant, si méritoire ! . . 

On voyoit paroître sans cesse des discours et des 
éloges académiques ; le style de ces ouvrages étoît 
en général d'une mauvaise école, la littérature com» 
mençoit à tomber en décadence. M. de Voltaire ne 
faisoit plus que de mauvaises tragédies ; les Scythes, 
les GuèbreSy Zulime, etc.* Lemîèrre, auteur de plu- 
sieurs tragédies médiocres étoit épuisé. Cependant il 
y a des beautés dans son Guillaume TelL Madame 
Riccobonif avoit donné tous ses romans. M. Gail- 

* Qui n*est autre chose que la tragédie de £a;aze^, r8faite.T-(2Vo<« 
de V Auteur ) 

f Madame Riccoboni étoit alors plus que sexagénaire, étant née 
en 1714. Son dernier ouvrage les Lettres de milord Rivers, parut 
eu octobre 1776 ^ Tintrigue de ce roman est faible et commun, mais 
dans la couduite il y a beaucoup d^iutérêt, et ces lettres plaisent par 
les détails et par le style, remarquable par la grâce, la légèreté et 
une touche spirituelle. Le meilleur des ouvrages de madame Ricco- 
boni, est Juliette Catesby, cVst la perfection du genre et le chef- 
d*œiiyre de son auteur, il parut, en 1783, deux noureauz Tolnmes de 



DE MADAME DE GENLIS. 305 

lard* fit paroître les seuls ouvrages remarquables de ce 
temps, après ceux de M. de Buffon, V Histoire de Fran- 
qois l«^ et la Rivalité de la France et de V Angleterre^ 
deux excellens ouvrages qui feront toujours honneur 
à ce siècle et à la littérature française. L'auteur 
se fit une grande querelle, avec les philosophes ses 
amis alors, pour avoir follement reconnu, dans la 
Rivalité de la France et de V Angleterre, qu'il y 
avoit incontestablement du miraculeux dans l'histoire 
de Jeanne d'Arc. M. de Buffon donna aussi plusieurs 
descriptions d'animaux, et toujours avec cette per- 
fection de style qu'il a conservée jusqu'à la fin de ses 
jours, au milieu de la mauvaise école formée par 
Thomas. 

Pendant que j'étois au Palais Royal, M. de Voltaire 
vint et mourut à Paris ; comme il m'avoit reçu à 
Ferney, et qu'il vint se faire écrire chez moi, j'allai 
le voir trois ou quatre fois ; il me reçut avec beaucoup 
de grâce, mais je le trouvai si abattu et si cassé, 

madame Riccoboni \ c*est un recueil de pièces et tThistoireê. Cette 
dame est morte en 1792. Ses œuvres ont été réunies et publiées^ 
elles forment 14 volumes in-18. — {Note de V Editeur,) 

* M. Gaillard fut nonmié de Tacadémie française en 1771. Son 
discours de réception fut une espèce de prestation de serment dont 
on se moqua un peu ; il annonça, avec une espèce d^apparat le BiJ^et 
quMl alloit traiter et on trouva qu'il eût mieux valu entrer en 
matière sans préface ; cependant ce discours eut beaucoup de succès 
à l'académie et dans le monde. Gaillard fut un écrivain très-fécond^ 
il a donné un ^rand nombre d'ouvrages: VhiHaire de Charlemagne, 
et Vhistoire de la rivalité de la France et de V Angleterre sont le* 
plue estimés. Né en 1726, mort en 1806.— (ATo^e de rEditeur,J 



306 MÉMOIRBS 

que je vis bien que sa fin étoit prochaine. Quel- ' 
que temps après^ j'eus une liaison assez in- 
time avec M. Gibbon *, auteur de la chute de 
Ve^npire romain, ouvrage anglais, que nos philo- 
sophes ont beaucoup loué, parce qu'il renferme 
de très-mauvais principes, mais qui est, à tous 
égards, un mauvais ouvrage, très-diffus, sans vues 
nouvelles, et fort ennuyeux. M. de Schomberg, 
qui étoit intimement lié avec d'Alembert, me Tavoit 
amené deux ou trois fois, et m'apportoit régulière- 
ment, de sa partj tous ses petits éloges académiques^ 
à mesure qu'il les faisoit imprimer, il m'arriva, à ce 
sujet, une plaisante méprise. Un jour que je n'étois , 
pas chez moi, il y laissa l'éloge, sans nom d'au- 
teur, de la Condamine ; je ne doutai point que cet 
éloge ne fût, comme le précédent, de d'Alembert j 
je le lus sur-le-champ, il me plut infiniment plus 
que tous les autres. J'écrivis le soir même un petit 
billet à d'Alembert, pour le remercier, et dans le- 
quel je lui disois que je trouvois cet éloge au-dessus 

* l^^ Histoire 4e ia décadence et de la dkute de Vempire r^motn 
parut cfabord sous le format-in 40. Le premier Yolume fut publié en 
1776, le aecond et le troisième en 1781) et les trois derniers en 1788, 
six ans seulement ayant la mort de Gihhcn. Il étoit né en 1737. Cet 
écrivain est encore Tauteur de plusieurs autres ouvrages, les plus 
remarquables sont, V Histoire des libertés de la Suisse, V Essai sur 
Véiude de la littérature et les extraits raisonnes des livres qu*i4 
avmt lus. Ces extraits furent publiés après la mort de GUfbon, \J Es- 
sai sur Vétude de la littérature est écrit en françeds, avec autant 
de pureté qu« de ^oût-— (iVble de PEdHeur,) 



DE MADAMUS DB GENLIS. 307 

de lou8 ceux qu'il avoit fait, et sans comparaison le 
meilleur, et j'envoyai aussitôt ce billet. Le lende- 
main, M. de Schomberg vint me gronder, avec 
beaucoup d'amertume, et il m'apprit que cet éloge 
étoit de M. de Condorcet*. D'Alembert ne m'a ja- 
mais pardonné un jugement aussi peu flatteur pour lui. 
L'empereur d'Allemagne, frère de la reine de 
France, vint à Paris; il y réussit extrêmement, 
par sa politesse, ses manières, ses connoissances 
en tous genres, et isou désir de les accroître, 
l'étiquettef l'empêcha d'aller chez les princes du 
sang. J'avois grande envie de le rencontrer, 

* CoBdorcet débuta dans la carrière des panégyristes, par les 
élogpes des académicieaB dn dix-septième siècle, que Fontenelle 
n'avoit point placés dans son Panthéon. Les éloges publiés par 
Condorcet annonçoient un très-bon esprit et beaucoup de simplicité, 
mais on trouva son style dénué d'intérêt, et quMl manquoit de Tart 
que Fontenelle avoit si bien possédé, de mettre les idées les plus 
abstraites, les systèmes les plus compliqués, à la portée de tous les 
lecteurs. L*éloge de La Condamine, est l'histoire abrégée de la 
vie de ce savant célèbre. Ce morceau eut le plus g^rand succès ^ 
cependant on trouva quelque chose de trop poétique dans la des- 
cription de la douleur de madame de La Condamine, quelques 
phrases un peu trop longues, et quelque exagération dans les él<^^. 
Il concourut encore pour Téloge du chancelier de L'Hôpital : mais 
son discours fut écarté, parce qu'il était d'uuje excessive longueur. 
Cependant on y reconnut plus de fini, ^^énergie et de mouvement 
qne dans celui de l'abbé Rém!» dont le style avoit plus d'harmonie, 
d'élég^ce, de pureté, et qui obtint le prix. Condorcet avoit au- 
tant de talent pour la bonne plaisanterie que pour les hautes sciences. 
Il se livra aussi à la politique, mais elle lui devint funeste; on sait 
quelle fut sa fin tragique en 1794. Il était né le 17 septembre 1743. 
— {Note de r Editeur,) 



308 MÉMOIRBS 

et me doutant bien qu'il auroit la curiosité de voir 
la collection des tableaux du Palais-Royal^ je 
chargeai le garçon d^appartemens^ qui la montroit 
aux étrangers, de m'avertir, quand il viendroit; 
ce qu'il fit en effet. Il étoit midi, je descendis 
aussitôt, et je trouvai l'empereur dans la galerie; 
U étoit à quinze ou vingt pas de moi, je traversai 
lentement la galerie. Mon intention étoit de m'en 
aller par la petite porte qui étoit au bout. L'em- 
pereur questionna tous bas le garçon d'appartemens ; 
et, en apprenant que j'étois une des dames de ma- 
dame la duchesse de Chartres, il vint tout de suite 
à moi, et avec la politesse la plus aimable, il entra en 
conversation; je lui expliquai tous les tableaux dont 
je connoissois non-seulement les peintres^ mais les 
anecdotes et les généalogies, c'est-à-dire, dans quelles 
mains ils avoient successivement passé. L'empereur 
parut prendre le plus vif intérêt à cette conversation; 
il me remercibit à toutes minutes ; nous passâmes 
ainsi deux heures ; il étoit véritablement connoisseur 
en tableaux ; il nommoit presque tous les grands 
maîtres, sans se tromper, sa figure étoit fort agréable? 
il ressembloit, en jeune et en très-beau, à M. le 
prince de Condé; ce prince eut la politesse de se faire 
écrire le lendemain chez moi, sous son nom de voya- 
geur. 



TABLE DES MATIÈRES 

DU TOME SECOND. 



Abbé italien, 103 

Accompagnement dans les morceaux pathétiques, :3i7. 

Action y toute belle action doit être faite avec calme, 97. 

Adolphe-Frédéric, roi de Suède, lia. 

Ag^r dans le désert, comédie, 274. 

Aguesseau (M. d'), 225, 

Aimeri (M. d'), ^26. 

Alary (Pabbé), 149. 

Albert (la marquise d^), 119. 

Alembcrt ^d'), 236, 276, 278, 306, 307. 

Amans 5 histoire de deux Amans, 59 etêuiv. 

Amant anonyme fl*), comédie, 280. 

Ambitieux; ménagentjusqu^aux gens sans crédit, 165. 

Ambition ; artifices auxquels elle a recoiuv, 12, 165. 

Amelot (madame d*), 57* Voifez Damezag^e. 

Andlàu (le baron d*), 26, 254. 

Andlau (la baronne d*), mère de madame de Qenlis, 26, s39, 240> 

282. 
Andlau (le comte d*), 282. 
Andlau (madame d*), 282- 
Anges ; quel doit être leur langage, 34. 
Année littéraire, de Fréron, 213. 
Arcamballe ^le marquis d*), 224. 
Arcamballe (madame d*), 224, 279. 
Aremberg (la duchesse d*), 204. 
Argental (M d'), 11 2 
Athées, qui ont peur des revenans, 157. 
Attention ; manière d'attirer l'attention, 232, 233. 
Auger (M ), 90, 
Auinais (l'abbé des), 226. 



310 TABLE. 

Aumont (le duc d*), 72. 
Ayaray (M. d'), 237. 

Bagarotti (mademoiselle), 933. 

Bailly(M.),298. 

Bailli (le), comédie, 278. 

Bal masqué (aventure d*UD), 50, 5t^. 

Balincour (le maréchal de), 107, 108. 

Baliocour (M. de), 104, 106. 
, Barbantane (madame de), 39, 3&0. 

Barbantane (la marquise de), 144. 

Barbantane ;, le marqtiis de), 160. 

Barry (madame du), 89, 9l, llO, 146. 

Bassesse des manières, du lang^age, des actions, 170, 

Bassesses utiles, considérées comme une habileté permise, 170. 

Beaupré (mademoiselle), actrice, 19. 

BeauTeau (madame de), 207, 283. 

Belzunce (madame de), 1O2. 

Béniouski (le comte de), 219. 

Berchini (madame de), 31 etsuiv. 

Beverley, ou le Joueur, drame de Collé, 18^. 

Bezenval (le baron de), 54, 144. 

Bienséances ; mises à la place des vertus, 16. 

Biron (le maréchal de), lOô, 106, 107. 

Bissy (le comte de), 154. 

Blot (le comte de), 159, 176. 

Blot (madame de), I39, 144, 1 58, 175 et ««tv. 

Boines (M. de), 270. 

Bois-gelin (madame de), 53. 

Bonne Compagnie; perscmne» qui s^arrôgcoient ce titre; conditioi» 
exigées pour en faire partie, iHy l^ ; Sa poUtesw, se» 
grâces, 167 3 La médisance en est bannie, 167 ; Ce qa*^e reft- 
pectoit, 168 ; Ce qu*elle repoussoit, l69> 170 ; Base sar la- 
quelle elle étoit appuyée, 17 1 ; Effets de sa désapprobatioiiy 171, 
172; Principes de ses arrêts, 173; Reléguoient dans la mau- 
vaise société, 1 72 ; Retour dans la bonne société^ 173. 

Bons fonds ; gens ainsi désignés, 23. 

Boufflers (la marquise de), 53. 

Boufflers (le chevalier de), 53, 233, 288. 

Boufflers (la comtesse de), 205, 207. 

Boufflers (madame de), femme du ctevaUer, 28S^ 983, 300. 

Bourbon (le duc de), 216. 

Bourbon (la duchesse de), 144, 2l6, 22I. 

Bouzoles (le marquis de), 51,.1)8. 

Brione(la comtesse de),. 24, 114. 

Broglie (le maréchal de), 112. 

Brostocki (le conite), 27 1, 894. 

Brugnon (la marquise de), 118. 



T A B L B. 

Bufiba (le comte de), 3!7, tSB, 305. 
BuffbD (le GIb du comte de), 337. 
Bazançai (M. de), «00. 

Caillot (acteur), 19, 

Calaa, 962. 

Cambia (madame de), 37. 

Canilhac (le marquis de), 107, 

Caractères artificiem; iBciles à derlBer, 39, 

Caractères raisonnables, qui n'ont rien de briltaat, 71. 

Caraman (le comte de , 6" el tuiv. 7^. 

Coramau (madume de), 97. 

Carlin (l'Arlequin de la comidie italienne), 30. 

Caroline (fille aînée de madame de Genlte), «71, ^4, 97s, 

Caotoret PoIIdx, opéra, s, IBI. 

CiBtriea [le oiarécbal de), 34, l63. 

Celles (madame do), au. 

Cbabot (le comte, depuis duc de) I6B. 

Chalons (madame de), Î3î, 

ChBmbard(la dnebesse de), M3, 

Cliampcenetz (madame de), 2». 

CharleK (le prince), 'i03, îi5. 



171,873- 

CIjastellDi (le chevalier de), S73, 376, 377i BSO, 3a6. 

Chastenel (madame de) 373; 

Chslelet (lemarquisetla marquise du], Ss. 

Chatons ; ce qae c'étoienl, 31. 

Chimay (le priuce de), i7, 903. 

Choiscut (Ift enmtesae de), 2a6. 

Choisy (le comte de») Uu.et luiv. 

Choisy (la comlcsse de»), lag, et ruiv. 

Choiera morbns (traitement de celte maladie), 103. 

Clairvel (l'acteur), 19 

CleriDont (le vicomte de), lôi'. 

Clermont-Galleraiide (ta vicomteMe de), 139, I4i),'l47. 

Coaslin (madame de), 113, 114. 

Coiffeors; les femmes ne se faiwûent pw> colffir par dei ht 

Coign; (le chevalier de), ISI, ssa. 

CoigDf (le comte de), 96, 97. 

Colombee (la comédie], S74. 

Comédies ; Joaées par madame de Genlis, S«, 73, f 90.— 

Concert cfle^te ; quel il iMt £tre, 34. 
CuDdamine (M de la), 3u«. 
Coadé (le prince de), iog, 91 4,,liLl5i. 339,309- 
Condi (la priacnae Louise de), sa r, «g. 



312 



TABLE. 



Coodorcet (le marquis de), 307, 
Confident (xà\e auprès des femmes), iss. 
Conflans (M. de), 151. 
Conti (le prince de) 1 13, 1 u, 805. 
Couti (la princesse de , S33. 
Convulsions, (mode des), 235. 
Conway, jeune Anglais, 73, 947. 
Conway (madame), 24S. 
Corneille, petite.fille du grand Corneille, 966. 
Cessé (le ctaeTalier. de) 27^. 
Coudray (M. du), «53. 
Cour de Louis XV 89, 90. 
Courtisans, 90. 

Courtisans qui avoient vu Louis XIV, 10 7, 109. 
Crouzas (madame de) : depuis madame de Montolieu, 255, et êuiv. 
Cussé (madame de) ^ 53. Vojfez Boisgelin. 
Custines /la comtesse de), 121, 128, 130, 137, 181, 1 96, 1 98. 
Custines (le comte de), 126 IS7» 139» 19I9 195,973. 
Custines (le jeune), 126, I29. 

Custines (le vicomte de) 52, 121, 123, 126, 179, et euiv. 189, 
191> «00. 

Bamas (M. de), 94. 

Daméconrt (M. de), 72. 

Damezague (M. et M'»'.), 57, 58, Vojfez Amelot. 

Dampierre (madame de), 285, 287. 

Dampierre (M. de) 287. 

Dangers du Monde (les), comédie, 274, 275. 

Danemarck (le roi de), 30, 31, 32. 

Denis (madame), 262, 865, 266. 

Déserteur (le), opéra, 19, 

Déshonneur; ne s^efiace point, 172, 173. 

Dieppe, 65 et suiv 

Donézan, 22. 

Dorât, 228, 229, 230. 

Droménil (la marquise de), 71, 102. 

Duchatelet (M. et M»»».), J6l 162. 

Ducrest (M.), frère de madame de Genlis, S190, et euiv. 

Ducrest (madame), 291» 297. 

Duel du comte de Schomberg, 157. 

Dufour (madame), coifTeuse, 184, 185. 

Dnrfort (le marquis de) nommé le Grand Dnrfort, 162. 

Durfort (le chevalier de), 151, 154,309. 890. 926. 

Eau empoisonnée, 78, et miv, 

Ecrits de madame de Genlis, 59^ 03, 18Z 319, S45, 9''4,9769 97»> 
280. 

Egmont (madame d*), 6, 85, 120. 
Elus ; quel doit être leur langage, 34. 



TABLE. * dI3 

« 

Empereur d^Allemag^ie fV) 269 ; à Paris, 308» 309. 

EmulatioD, nécessaire d la yerta, 133. 

Empire (Joamal de T), 90. 

Enfaut Gâté (P) comédie, 976. 

Eonemis reconnus ; on n'en pou voit médire, 168} se traitent réci- 
proquement avec tous les égards de la politesse, 179. 

Ermitage de la Montagne des deux Amans, 61. 

Ermites de la forêt de Senard^ 19s. 

Estaing (le comte d*) 997. 

Estampes (le marquis d*), 1 58. 

Étrée (la maréchale d'}, 72. 77. , 

Étrée (le maréchal d') 88, 109, m. 

Évanouissemens, attaques de nerâs devenus une mode, 239, 933, 
235. 

Familiarité imprévue, réussit auprès des princes, 49 

Fats, finissent par passer pour hommes à bonnes fortunée l65. 

Fée Guignon Guignolant, su. 

Femmes, ce qui les perd, ou compromet seulement leur réputation,. 

173. 
vFemmes de la Cour, 207, 239. 
Fêtes des Corsaires au Vaudreuil, 6s, et sniv. 
Fêtes, ^i, 22, 30,50. 

Feu d^artifice de la place Louis XV, détails 1 17, e/ êuiv. 
Fitz-James (le duc de), luo, isi, 336. 
Flacons (les), comédie, 274, 279. 
Fieurieu (le comte de) 223, 224. 
Fleury (la marquise de), 283, 284. 
Foncems^ne, de l'Académie française, 149. 
Fréron, 213,214, 262. 
Frize (le comte de), 158. 

Gabrielle d'Estrée, tragédie, 15. 

Gaillard (M.), 305. 

Gand (le vicomte de), 272. 

Géant, domestique empoisonneur, 82, 84, et suiv, 

Genlis (le marquis de), 73, 81, 89. 

Genlis (la marquise de), 73, 297. 

Genlis (le comtp de), 3, 5, 9, 10, 37, 43, 74, 78, 80, 102» 105, I lO* 

117, i34, 181,202,2399 341,271,291)394. 
Gibbon, 256^ 306. 

Gilier, (M), 243, 248,250, 251, 953, 954. 
Gluck, 2, 20, 2i6, 218, 257. 
Grontaut (le vicomte de), 275. 
Gontaut (la vicomtesse de), 275. 
Grammont (la duchesse de), 16 1, 162. 
Grétry, «0^ 

Guéménée (la princesse de), 2S5. 
Guénault, chirurgies, 233, 234. 

TOME II 14 



314 T A B L »• 

Gaibert, 372, S73. 

Gaines (le comte de), 16,27, 40. 

Gustave lll, roi de Suède, 112. 

Harcoort (le duc d*), 25. 

Harpe (de la), 16, 18, «76, 277. 

Harville (madame d*), 272, 297. 

Helvétius (M.), 282, 286. 

Hénin (la princesse d^), 17, 281. 

Hérault de Séchelles, 228. 

Hertford (le lord), 73, 247. 

Hesse (le prince de), 252. 

Histoire philosophique des Indes, 112,302, 303. 

Holstein (le prince de) 255. 

Hope (M.), 233. 

HussoD (madame d*) ; son portrait, 22, 23. 

Hypocrisie, se décèle par Texagération, 167, 168. 

Importans (les); ménagés et sollicités, 165. 
Inimitiés suspendues dans le monde, 179. 

Jamac (le vicomte de), 162. 
Jamowitz, violon, 217. 

Jésuites; initiation à cet ordre, conditions, avantages et obliga- 
tions, 116. 
Joli, 101. 

Jumilhac (madame de), 272, 297. 
Jumilhac (mademoiselle de), 274. 

Lacépède (le comte de), 228. 

La Fayette (M. de), 253 

La Haye (madame de), gprand^mère de madame deGenlis ; sa mort, 34. 

Lamballe (la. princesse de), 231, 232, 234, 235, 237, 238, 270. 

Lambesc (le prince de), 28/ 

Langage des anges et des élus; ce qu^il doit être, 34. 

Lannoy (la comtesse de), 58, 245, Voyez Mérode. 

Larseneur, premier coiffeur de fenunes, 184. 

Laruette, acteur, 19 

Laruette (madame), actrice, 19. 

Lauzun (le duc de), 297, 302. 

Laval (la vicomtesse de), 28, 291. 

Lefèvre (mademoiselle), 211, 212. 

Lefort, officier au régiment de Schomberg, 157. 

Legrand (mademoiselle), femme de chambre, 42. 

Lemièrre, 304. 

Lepelletier de Morfontaine, 229. 

Lenormand d^Étioles, 90. 

Liens du sang, respectés par la bonne société, 168. 

Ligne (la princesse de), 72. 



r A B L E. 315 

Ligne (le prince de), 204, >245. 

Littérature, sa décadence, 304. 

Louanges de rÉtemel ; en quoi elles consistent, 34^. 

Louis XV, 98, 89, 90, 92> 110, «31. 

Louis XVI, 88, 233, 231. 

Loup, espèce de masque, 5 1 . 

LouYois (madame de), 73, 78, 196, 292. 

Luxembourg (la maréchale de), 30, 207, 283. 

Macquer, chimiste, 273. 
Maillebois (le comte de), 53, I46. 
Manchettes, 82. 
Manières provinciales, ]6s. 
Marck (la comtesse de la), 38. 
Marie- Antoinette (la reine), 29,88, 237, 306. 
Marigny (madame de), 30. 
Marmontel, 9, 276, 278. 
Mars (mademoiselle de), 133, 388, 389. 
Mazarin (la duchesse de), 20, et miv. 30. 

Médisance (la) gâte le ton d^une femme, 94 ; bannie de la grande 
société, 167) mais admise dans les fractions de cette société, 
166 i Caractère qu*elle doit avoir, 169. 
Mélanie, drame, ]6, 18. 
Melette (madame de), 272. 

Mémoires, obligations de ceux qui écrivent leurs mémoires, 235. 

Mère Rivale (la), comédie 280. 

Méris, peintre, 310, 211. 

Mérode (madame de), 58,59,62, 66,71, 74, I89, 202, 245; Voyez 
Lannoy (la comtesse de). 

Meulan (madame de), 272. 

Mièvreries ; (ce que le duc de Chartres appelle de ce nom), 86. 

Milot, maitre.^'hôtel, 81, 82, 84, 120, I37. 

Mittouart, chimiste, 272. 

Mœurs, 150, 151, 1 64 et tuiv. 

Monaco (la princesse de), 29. 

Monde, chaos où Ton ne retrouve plus ses amis dès qu^on les perd 
de vue, 30 ; Tolère les torts et les travers des gens d^esprit, 145. 

Mondorge (M. de), 224, 

Monsieur le Dauphin (mariage de), 88, 11 7, 121. 

Monsigny, 2, 19, 20, 93,96, 217, 293 . 

Montagne des Deux Amans ; 59 1 ermitage qui s^y trouve, 61 ; drame 
sur ce sujet, 62, 63. 

Montaigne cité, 106 

Montaubau (la comtesse de), 147, 148. 

Montauban (Pabbéde), 148. 

Montboissier (madame de), 175, 176. 

Montesson (M. de), 16, 34, 30, 89* 

Montesson (mademoiselle de), 35, s6. 

14* 



XI 



316 TABLE. 

MoDtesson (madame de), i6, 20, 35,39,44, 49, 85, 87» 88, 9-1, 9«, 

94, 99> 101, 130, 156, 276,291» 292, 293. 
Montoliea (madame de ), 255, 256, 258. 
Monville (le marquis de), 217. 
Mort du maréchal de Balinconr, 188. et «m iv. /— de jpiia<iame de 

Cnstines, 125. «^ suiv. ; — du maréchal d^Étrée, I09.r^4a |iiaiv 

quis de Puisieux, 1 15. et êuiv,; — de mademQÎseUe de4Sillery, 

117. •»• du fils de madame de Genlis, 239. 
Mots remarquables de la duchesse de ToUard, 47, sur la princesse 

de ligrue, 72, de M. de Valence, 14 5. 
Musique en général, 2, 8. 
Musique dramatique 2 

Musique, expression des accompagnemoip, 217 : q«eiwHe des 
gluckistes et des piccinistes, 218. 

Nédonchel (M. de), 63, 66, 11 8. 

Newkerque (madame de) ; son portrait, 28. 

Noailles (le marquis de), 102. 

Nouilles (madame de), 102. 

Nolstein (M. du), 222 

NoJlstein (la confesse du), 220, 221. 

NouTeUe Héloïse, 8, discos^on à laquelle ce roman donne Uqu,:]75. 

Opinion (dang^er de la braver), 152. 

Opinion (déâiition de T), 172, N'a pas lapuiasancededéstiQDorer, 
173, Son pouvoir, 174. 

Oraison (le chevalier d'), 162. 

Ordre de la persévérance ; ce que c'ètoit, 994.— Statuts, épreuves, 
294 et miv. 

Orléans (le duc d'), confident de madame de Mootesson, l6.««<"Fait 
ramasse.r et renvoyer des diamans perdus, 32.—- Léger refroi- 
dissement avec mada^medeMonjtesson 3â.«^Epreuve, 40.-HCbo- 
ses dont il est dupe, 42, 43. — ^Va voir madame de Genlis avec le 
duc de Chartres, 45.— Sentimens romanesques, 46.— rRécit deses 
bonnes fortunes, 47— > Ses aventures av«c la duchesse d'Orléans, 47, 
48 ; Manière dont il devient amoureux de madame de MootessoH, 
49; Soniudifféreuce pour madame de Montesson, 50 *, Caractère du 
duc, fjO^ Constance en amour, sur quoi fondée, 5uj Son am- 
pleur en domino, 5 1 ; Va à Villers-Cotterets, 53, 56 ; Se rér 
chaufTe pour madame de Montesson, 56; Ofi're de répoii«er se' 
crètemeut, &5 j Elle veut le consentement du duc de Chartres, 
et celui par écrit du roi, 85, 88 ; Craintes du duc, 88, 91 ; En 
triomphe; le roi consent à son mariage ; conditiQn8,.92; TrÎMo. 
phe du duc, 92 ; Epouse secrètement madame de ])f<iBJtC6- 
son, 94 ; Suites de ce mariage, 95 et suiv ; Ofires qu'il fait â 
madame de Genlis, 96, 97 ; I^ponse qui le blesse, 98, 99 $ Dé- 
sire que madame de Genlis aille au Palais-Boyal, }30; I>onBe 
une maîtresse à son fils, 150 3 N'a pa» de biblJMHtbéf^ft, 909; 



TABLE. 317 

Ne demande pas à voir les comédies de madame de Gen- 

lis, 276. 
Osmont (le comte d'}, 1 59, 897. 

Ott, (M.) peintre, 344,250,S5l, 252, 254, 260, 262, «65. 
Oxenstiem (Pensées du comte), 70. 

Palouski (le comte), 298. 

Pater (madame). Voyez Newkerque. 

Paul, valet de chambre, 80. 

Penthiè?re (le duc de), 1 15, 130, 233. 

Persifleur (le), comédie, J 1 . 

Petits jours j ce qu^on appeloit ainsi, 16 \. 

Picard (M.), 90. 

Piccini, 217,218. 

Polignac (la comtesse depuis duchesse de) 3 portrait de cette dame, 29. 

143,281. 
Pompadour (madame de), 9, 30, 90, 91 . 
Pompignan (le Franc de), 262. 
Pont (M. de), 39. 

Pont ^madame la comtesse de), 153. 
Pont-de-Vesle» 207, 308. 

Poot-Saint-Afaurice (le comte de), 14S, 149, '53. 
Portai (le président), 57, 60, 67. 

Potocka (madame de)» 249 etsuiv. 271,272, 2799 ^3> ^9^» 
Poudens(le baron de), i6a 
Présentation à la cour, 89, et suiv. 
Préventions d'une femme (les), nouvelle de M. de Genlis, vaudeville 

de M. Radet, 58. 
Prétentions constamment soutenues assurent dans le monde une sorte 

d'état, 165. 
Préville, 2, 3, 4. 

Princes ; choses qui réassissent auprès d'eux, 49 . 

Princes, mœurs, pO, 1 lo, 150. 

Privations, avantages qu'on retire de celles qu'où s'impose, 21^. 
Provinciales ; manières provinciales, lôs. 

Prudes ; finissent par obtenir les hommages dus à la vertu, 166, 
Puisieux (M. de), 74, 77, 78, 79> 81, 83, K, 115 et mivy £42, et 

euiv. 247. 
Puisieux (madame de), 24, 51, 56, 64, 77, Ml, JI7> 1»0> 127> 131> 

134,2<»7, 208. y 

Pnlchérie (mademoiselle de Geuli»), 274, iJS, 

Radet, acteur, 58 r 

Raflèttau (madame de), 291. 

Raffettau (mademoiselle de), 291, 292. 

Raison ; on ne lui échappe point, 1 38 . 

Rameau, musicien, s>, 266. 

Raynal (l'abbé) iMyet suiv 302. 



jr 



318 TABLE. 

Renac (M. de), 81. 

Revenans, 43, 4 '. 

Revenaos, Athées qui en ont peur, 43, 333. 

Rêveries où le cœur ag-it seul, aucun lang^g^ ne peut rendre les 
pensées quMl inspire, 33. 

Reyniére (M. de la), 118. 

Riccoboni (madame), 3u4,305. 

Ridicules; II n^y en a point chez les peuples grosiers, 169 

Ridicules; pour en avoir il faut les accepter, 145. 

Renti (la comtesse de), 1J9. 

Rochambault (la comtesse de), 146. 

Rochambeau (madame de), 985. 

Rochefort (le comte de), 73. 

Rohan (le cardinal prince Louis de), 85, 114, 

Roi de Poloji^ne ; plaisanterie à laquelle il se prête, 894. 

Rouffignac (le marquis de) 287,301. 

Rousse (madame), 59, 53. 

Rousseau (J.^^.) j de quelle manière il fait connaissance arec ma- 
dame deGcnlis, 1 et miv.^Son portrait 3, 4.— Voltaire, 6.— Ma- 
nière dont il composa sa Nouvelle Héloite, 8.— Récite la scène 
de Pygmalion, 8. — G>nnoi8Beur en musique, 8.— Sa Lettre à 
madame de Pompadour, 9.— Se brouille avec madame de Gen- 
lis, 12, et suiv. — Obtient l'entrée du jardin de Mousseaux, 14.— 
Nouvelle HéUHsey l75.'»Tentatives inutiles pour se rapplrocher 
de madame de Genlis, 230. 

Rulbières, 230, 298. 

Rumin (la comtesse de), 143. 

Sabran (madame de), 28 2> 3 00. 

Saiffèrt, médecin, 234. 

Sailly (madame de), 7:', 78. 

Saint-Blaucard (le marquis de), 275. 

Saint-Chamand (madame de), 51, 73, 78. 

Saint-Félix (M. et Mme. de), 161. 

Saint-Julien (madame de) 262, et suiv, 

Saiut-Martin (M. de), 239- 

Saint-Pouen (Pabbé de), 79, 80. 

Sain val (mademoiselle, Tainèe), actrice du Théâtre-Français, 874. 

Sartines (M. de), 270. 

Sauvigny, 2, 5, 11, 14, 15, 212, 228, 240,271, 879- 

Scellés mis gaiement, 38. 

Schomberg: (le comte de), 156, 157, • 58, 176, 178, 276, 306, 307- 

Sédaine, 19. 

Ség-ur (le maréchal de), 25, 26. 

Ségur (madame de) 25, 283. 

Ségur (mademoiselle de), fille naturelle du régent, 25, 283. 

Ségur (le vicomte de), 25, 26, 55, 267. 

Senard (Ermites de la forêt de), 193. 



TABLE. 319 

Serrant (madame de), 30. 

Sévigné (madame de), citée, 23, 28, I08. 

Sigfault de Lafond, 279. 

Sillery (mademoiselle de), 73, 1 16, 1 17. 

Société du roi (la), ce qu'on appeloit ainsi, 110, 151. 

Société, ses mœurs, son ton, son esprit vers la fin. du règ^e de Louis 

XV, 16.3, et tuiv. 
Société ; grande société. Voyez Bonne compagnie. 
Souvenirs, manie nouvelle, 8. 
Souvré (le marquis de), 73. 
Sourcy (la marquise de) 2I0. 
Staremberg (le prince et la princesse de), 203. 
Suède (le roi de), 1 1 2. 

Sultanes (les Trois), pièce de madame de Genlis, 62, 63. 
Tallejrrand (M. de), coadjuteur, depuis archevêque, 71. 
Talleyrand (M. depuis le prince de), 16 1 . 
Talleyrand (le baron de), 283. 
Tasse (le), cité, 92. 
Tencin (madame de), 207, 208. 
Thiars(le comte de), 38, 154, 155, 175. 
T^ouin (mademoiselle), )4, 209, 226, 230. 
Thouin (M ), 2 lO, 227. 
Tiquet (M.), 74 c#*ttii?,'79. 
Tissot, le médecin, i03, 254, 255, 257. 
Tolland (la duchesse de), mot sur la duchesse d'Orléans, 47. 
Tour-du.Pin (le vicomte de la), 93, 94, 159, 276. 
Traditions sur le goût, sur Pétiquette, 164, !65. 
Trial, acteur, 19. 

Tronchin, médecin, 123, 134, 242, 244. 
Turc, histoire plaisante, 67, 69; autre histoire, 141 et tuiv. 

Ursel (la duchesse d'), 204, 205, 245, 246. 

Valbelle (le comte de), 236. 

Valbelle (la comtesse de), 236, 237. 

Valence (M. de), 145. 

Valence (madame de), 211. 

Valencey (le comte de), 158, 159. 

Valmont de Bomare, 209, 273. 

Vanité ; gâte les bonnes actions eu voulant leur donner un éclat sur- 
naturel, 97. Avoit plus d'influence sur la conduite que le cœur 
et les principes, 170. 

Vaudreuil (la terre du), 56,58, 70, 288. 

Vaupatière (M. et Mme. de la), 55. 

Veillées du Château, roman, cité, 292. 

Vertus, remplacées par les bienséances, 164, 166. 

Veuve qui accepte les bienfaits du meurtrier de son mari, 157. 

Villar8(ieducde), 31,73. 



220 TABLE. 

Vœux téméraires, roman de madame de Genlis, 945. 

Voltaire ; opinion de J.-J. Rousseau, sur lui, 6.-*Voltaire, 18, 1 19, 157, 

258, 96S, 964 et suiv.y 304, *a morty 305. 
Vougny (M. de), 66. 
Vougny (madame de), 68. 
Vojrer (M. de), 289. 

Walpole (Horace), 284. 

Zéroire et Azor, oh la Belle et la Béte, comédie de nadame de Gen- 
lis, 976. 



FIN DG TOME SECOND. 



D£ l'imprimerie DE O. SCHULZK, 
POLAND STREET. 



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