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7-
. /3
MEMOIRES
INÉDITS
DE MADAME LA COMTESSE
DE GENLIS.
TOME II.
■*«»«M«P«M~^^^^
De llaprimerie de 6. Schulze, IS, foland Street
MEMOIRES
INÉDITS
DE MADAME LA COMTESSE
DE GENLIS,
POUR SERVIR A L'HISTOIRE
DES
DIX-HUITIÈME ET DIX-NEUVIÈME SIÈCLES.
TOME SECOND.
A PARIS,
ET LONDRES CHEZ COLBURN,
NEW BURLINGTON STREBT.
1825.
MEMOIRES
DE
M^^. LA COMTESSE DE GENLIS.
Ma première entrevue avec Rousseau ne fait pas
honneur à mon esprit et à mon discernement, mais
elle a quelque chose de si singulier et de si co*
mique, que je m'amuserai moi-même en me la rap-
pelant. Voici donc l'histoire de mes relations avec
lui.
J.-J. Rousseau étoit à Paris depuis six mois,
j'avois alors dix-huit ans* Quoique je n'eusse jamais
lu une seule ligne de ses ouvrages, j'éprouvois un
grand désir de voir un homme si célèbre, qui m'in-
téressoit particulièrement comme auteur du Devin
du village, ouvrage charmant qui plaira toujours
à ceux qui aiment le naturel 3 car on y trouve une
expression musicale parfaitement assortie aux pa^
rôles, et qu'on n'a guère vue depuis à ce degré de
TOME II. 1
2 MÉMOIRES
vérité que dans les opéras comiques de M onsigny^
et dans les grands opéras de Gluck.^ Pour revenir
à Rousseau, il étoit très-sauvage ; il refusoit toutes
les visites, et n'en faisoit point; d'ailleurs je ne
mesentois pas le courage de faire la moindre dé-
marche ^ cet égard : ainsi je témoignois l'envie de
le connoitre, sans imaginer qu'il fût possible d'en
trouver les moyens. Un jour M. de Sauvigny, qui
voyoit quelquefois Rousseau, me dit en confidence,
que M. de Genlis vouloit me jouer un tour ; qu'un
soir il m'amèneroit Préville déguisé en J.-J. Rous-
seau, et qu'il me le présenteroit pour tel. Cette
idée me fit beaucoup rire et je promis bien de faire
semblant d'être entièrement la dupe de cette plai-
santerie, qu'on appeloit dans ce temps une mysti-
Jicaii&n^ genre de gaieté fort à la mode alors. J'ai-
lois très-peu aux spectacles, je n'avois jamais vu jouer
Préville que deux ou tr«is fois, et dans des loges
très- éloignées du théâtre. Préville, en effet, possé-
doit l'art de décomposer sa figure et de contrefaire.
Il étoit à peu près de la taille de Rousseau (car tout
le monde savoit que J.-J. étoit petit), et réellement
* Le célèbre Rameau avoit déjà donné 1* exemple de cet accord
si désirable, surtout, dans Pjfgmaiion^ l'air: Fatal amour, cruel
vainqueur, etc , etc. La déclamation la plus parfaite ne pourroit
exprimer mieux toutes les paroles de cette ariette ; ainsi que celles
dans Caei0r et PoUux, de cet air admirable : Triste» apprêts, pàlee
fiasMbeawf» — f iVofe de r49f^«l<^*)
D£ MADAMB DS GENLIS. O
M. de Grenlis avoit eu le projet qu'on m'avoit con-
fié^ mais cette folie lui passa presque aussitôt de
la' tête. M. de Sauvigny Toublia de méme^ et seule
j'en gardai le souvenir* Je fus trois semaines sans
voir M. de Sauvigny, et au bout de ce temps il vint
me dire^ avec empressement, eu présence de M, de
Genlis, que Rousseau désiroit extrêmement m'en-
tendre jouer de la harpe, et que, si je voulois avoir
cette complaisance, il me l'amèneroit le lendemain.
Me croyant bien certaine que je ne verrois que
Préville, j'eus beauct>up de peine à répondre sérieuse-
ment ; cependant je me contins assez bien, et j'as-
surai que je jouerois de la harpe de mon mieux pour
J.-J. Rousseau. Le lendemain j'attendis avec im-
patience l'heure du rendez-vous, imaginant qu'un
crispin travesti en philosophe seroit une chose très-
comique. J'étois d'une gaieté folle en l'attendant,
et M. de Genlis, .connoissant ma timidité naturelle,
s'en étonnoit beaucoup. D'ailleurs il ne concevoit
pas trop comment l'idée de^recevoir un si grave per-
sonnage, pouvoit faire cette sorte d'impression, et
je lui parus tout-à-fait extravagante, lorsqu'il me
vit rire au moment où l'on annonça Rousseau. J'a-
voue que rien au monde ne m^a paru si plaisant que
sa figure, que je ne* regardois que comme une mas-
carade. Son habit, ses bas couleur de marron, sa pe-
tite perruque ronde, tout ce costume et son maintien
n'offiroient à mes yeux que la scène de comédie la
mieux jouée et la plus comique. Cependant, faisant
4 MÉMOIRES
sur moi-même un effort prodigieux^ je pris une
contenance assez convenable; et^ après avoir bal-
butié deux du trois mots de politesse^ je m'assis.
L'on causa, et heureusement pour moi, d'une
manière assez gaie. Je gardai le silence, mais de
temps en tempJB j'éclatai de rire, et c'étoit avec
tant de naturel et de si bon cœur, que cette sur-
prenante gaieté ne déplut pas à Rousseau, Il dit de
jolies choses sur la jeimesse en général. Je pensois
que Préville avoit de l'esprit et qu'à sa place Rous-
seau n'auroit pas été si aimable, parce que mes
rires l'auroient scandalisé. Rousseau m'adressa
la parole ; comme il ne m'embarrassoit pas du tout,
je lui répondis très-cavalièrement tout ce qui me
passoit par la tète. Il me trouva fort originale,
et moi je trouvai qu'il jouoit avec une perfection
que je ne me lassois pas d'admirer. Jamais les ca-
ricatures ne m'ont fait rire ; ce qui me charmoit,
c'étoit la simplicité, le naturel, de celui que je
croyois un comédien; et, d'après cette idée, il
me paroissoit bien supérieur en chambre à ce que je
l'avois vu sur le théâtre. Cependant il me sembloit
qu'il donnoit à Rousseau beaucoup trop d'indul-
gence, de bonhomie et de gaieté. Je jouai de la
harpe, je chantai quelques airâ du Detnn du vil-
lage. Rousseau me regardoit toujours en souriant,
avec cette sorte de plaisir qu'inspire un enfantillage
bien naturel ; et en nous quittant il promit de re-
venir - Iç lendemain dîner avec nous. Il m'avoit tant
DE MADAME DE GENLIS.
divertie^ que cette promesse m'enchanta, et j'en
sautai de joie. Je le reconduisis jusqu'à la porte
en lui disant toutes les douceurs et toutes les folies
imaginables. Quand il fut sorti, je cessai tout-à-
fait de me contraindre et je me mis à rire à gorge
déployée; M. de Genlis, stupéfait, me considéroit
d'un air mécontent et sévère, qui redoubloit ma
gaieté. " Je vois bien, lui dis-je, que vous recon-
noissez enfin que vous ne m'avez pas attrapée, vous
êtes piqué; mais, au vrai, comment pouviez-vous
croire, que je serois assez simple pour prendre Pré-
ville pour J.-J. Rousseau ?— Préville ! — Ah! oui,
niez-le, vous me persuaderez. — La tête vous a-t-
elle tourné ? — J'avoue que Préville a été charmant,
d'un naturel parfait ; il n'a rien chargé, on ne peut
pas jouer mieux que cela, mais je parie, qu'à l'ex-
ception du costume, il n'a pas du tout imité Rous-
seau. Il a représenté un bon vieillard, très-aima-
ble, et non Rousseau, qui certainement m'auroit
trouvée fort extravagante, et se seroit formalisé
d'un semblable accueil." A ces mots, M. de Gen-
lis et M. de Sauvigny se mirent à rire si démesuré-
ment que je commençai à m'étonner : on s'expliqua,
«t ma confusion fut extrême, en apprenant que
très- véritablement je venois de recevoir J.-J. Rous-
seau de cette jolie manière. Je déclarai que je
ne consentirois jamais à le recevoir si on l'instrui-
soit de ma bêtise, on me promit qu'il l'ignoreroit
6 MÉMOIRES
I
toujours, et Ton tint parole. Ce qu'il y a de plus
singulier en tout ceci c'est que cette conduite, si
niaise et si inconsidérée, me valut les bonnes
grâces de Rousseau. 11 dit à M. de Sauvigny, que
j'étois la jeune personne la plus naturelle, la
plus gaie et la plus dénuée de prétentions qu'il
eût jamais rencontrée; et certainement, sans la
méprise qui m'avoit donné tant d'aisance et de
bonne humeur, il n'auroit vu en moi qu'une ex-
cessive timidité. Ainsi je ne dus ce succès qu'à
une erreur; il ne m'étoit pas possible de m'en
enorgueillir. Connoissant toute l'indulgence de
Rousseau, je le revis sans embarras et j'ai toujours été
parfaitement à mon aise avec lui. Je n'ai jamais
vu d'homme de lettres moins imposant et plus aima-
ble. Il parloit de lui avec simplicité et de ses ennemis
sans aucune aigreur. Il rendoit une entière justice
aux taleus de M. de Voltaire. Il disoit même qu'il
étoit impossible que l'auteur de Zknre et de Mérope
ne fût pas né avec une âme très-sensible ; il ajoutoit
que l'orgueil et la flatterie l'avoient corrompu. Il
nous parla de ses Confessions^ qu'il avoit lues à
madame d'Egmont. Il me dit que j'étois trop jeune
pour obtenir de lui la même preuve de confiance.
A ce sujet il s'avisa de me demander si j'avois lu ses
ouvrages, je lui répondis avec un peu d'embarras, que
non. Il voulut savoir pourquoi ; ce qui m'embarrassa
encore davantage, d'autant plus qu'il me regardoit
DE MADAME DB GENLIS. /
fixement. Il avoit des petits yeux enfoncés dans la
tête^ mais très-perçans^ et qui sembloient pénétrer
et lire au fond de l'âme de la personne qu'il interro-
geoit. Il me paroissoit qu'il auroit découvert sur-
le-champ un mensonge^ ou un détour ; ainsi je
n'eus point de mérite à lui dire franchement que je
n'avois pas lu ses ouvrages^ parce qu'on prétendoit
qu'il y avoit beaucoup de choses contre la religion.
" Vous savez, répondit-il, que je ne suis pas ca-
tholique ; mais personne, ajouta-t-il, n'a parlé de
l'Evangile avec plus de conviction et de sensibilité."
Ce furent ses propres paroles.* Je me croyois
quitte de ses questions; mais il me demanda en-
core en souriant pom*quoij'avois rougi en lui disant
ce que j'ai rapporté ci-dessus. Je répondis bonne-
uient que j'avois craint de lui déplaire. Il loua à
l'excès cette réponse, parce qu'elle étoit naïve. En
tout, il est certain que le naturel et la simplicité
avoient pour lui un charme particulier. Il me dit que
ses ouvrages n'étoient pas faits pour mon âge; mais
que je ferois bien de lire Emile* dans quelques an-
* Sij'eiUBe connu ses ouvrag^, J*aurois dit quUl avoit en effet
parlé de la religion avec la plus tonchante éloquence, mais j'aurois
en le courage d*^)Outer que son incompréhensible inconséquence
à cet égard n*en étoit que plus coupable et plus révoltante, puis-
que souvent dans le même volume, par exemple dans Emiley il
avoit placé un éloge parfait de TEvangile et des blasphèmes!. . . ,—
{Note de V Auteur. J
8 MÉMOIRES
nées. Il nous parla beaucoup de la manière dont
il avoit composé la Nouvelle HéUnse. Il nous dit
qu'il écrivoit toutes les lettres de Julie, sur du
joli petit papier à lettres et à vignettes ; qu'ensuite
il les plioit en billets et les relisoit en se promenant,
avec autant de délices que s'il les eût reçues d'une
maîtresse adorée. Il nous récita, par cœur et de*
bout en faisant quelques gestes, son Pygmalion, et
d'une manière vraie, énergique et parfaite à mon
gré. Il avoit un sourire très-agréable, plein de
douceur et de finesse, il étoit communicatif et je lui
trouvai beaucoup de gaieté. Il raisonnoit supé-
rieurement sur la musique, et il étoit véritablement
connoisseur ; néanmoins dans un grand nombre de
romances de sa composition qu'il m'a données, il ne
s'en trouvoit pas une seule de jolie ou même chan-
tante. Il avoit fait un très-mauvais air à son imita-
tion de la romance de Nice de Métastasej qu'un de
mes amis, M. de Monsigny, a remise en musique
pour moi ; l'air en est maintenant digne des paroles,
qui sont charmantes.
Il m'avoit donné toutes ses romances avec la mu-
sique j le tout auroit formé un volume très-précieux,
puisqu'il étoit entièrement de sa main et de sa com-
position, paroles et musique. Mais alors on n'avoit
pas, comme de nos jours, la manie des souvenirs ;
on n'oublioit point ses amis, et l'on attachoit peu de
prix à ce qui pouvoit rappeler les indifférens, même
DB MADAME BK GBNLIS. 9
les plus célèbres : je dispersai et perdis ce recueil
qui n'étoit ni relié ni broché, et que j'ai beaucoup
regretté depuis. Rousseau copioit la musique avec
une perfection rare ; il me fit beaucoup de peine en
m'apprenant qu'il vivoit uniquement du produit de ce
petit talent*.
Rousseau venoit presque tous les jours dîner chez
nous, et je n'avois remarqué en lui, durant cinq
mois, ni susceptibilité, ni caprice, lorsque nous
pensâmes nous brouiller pour un sujet bizarre. Il ai-
moit beaucoup une sorte de vin de SiUery, couleur
de pelure d'ognon; M. de Genlis lui demanda la
permission de lui en envoyer, en ajoutant qu'il le re-
* La nuurquise de Pompadour, étant parvenue à mettre dans ses
intérêts Voltaire, Duclosy Crébillon et Marmontel» essaya, comme
elle disoity d'apprifx>it€r Rousseau; mais une lettre qu*elle reçut
de lui, la dégoûta de renouveler ses avances. << Cest un hil>ou,
dit-elle un jour à madame de Mirepoix.— J'en conviens, répondit la
maréchale ; mais c*est celui de Minerve/*
** Madame,
<< J*ai cru un moment que c'étoit par erreur que votre commis-
ce sionnaire vonloit me remettre cent louis pour des copies qui sont
** payées avec douze francs. Il m*a détrompé, soufflez que je vous
** détrompe à mon tour. Mes épargnes m*ont mis en état de me
** faire un revenu, non viager, de 540 livres, toute déduction faîte*
*^ Mon travail me procure annuellement une somme à peu près égale:
** j*ai donc un superBu considérable, je remploie de mon mieux,
^ quoique je ne fasse guères d^aumônes. Si, contre toute appa-
** rence, Tâge ou les infirmités rendoient un jour mes forces insuffi-
" santés : j*ai un ami.** J.-J. Rousseau.
Paris, ce 18 août 1762.— (^JVbte de l' Editeur J
10 MÉMOIRES
cevoit lui-même en présent de son oncle. Rousseau
répondit qu^il lui feroit grand plaisir de lui en en-
voyer deux bouteilles. Le lendemain matin M. de
Genlis fit porter chez lui un panier de vingt-cinq
bouteilles de ce vin, ce qui choqua Rousseau à tel
point, qu'il renvoya sur-le-champ le panier tout en-
tier, avec un étrange petit billet de trois lignes, qui
me parut fou, car il exprimoit avec énergie le dédain,
la colère et un ressentiment implacable. M. de Sau-
vigny vint mettre le comble à notre étonnement et à
notre consternation en nous disant que Rousseau
étoit véritablement furieux, et qu'il protestoit qu'il
ne nous reverroit jamais. M. de Genlis, confondu
qu'une attention si simple pût être si criminelle, de-
manda à M. de Sauvigny quelle raison Rousseau
donnoit de ce caprice ; M. de Sauvigny répondit qu'il
disoit qu'apparemment on croyoit qu'il n'avoit mo-
destement demandé deux bouteilles que pour avoir
un présent^ que cette idée étoit injurieuse, etc. M.
de Genlis me dit que, puisque je n'étois point com-
plice de son impertinence^ Rousseau, peut-être en
faveur de mon innocence, pourroit consentir à reve-
nir. Nous l'aimions, et nos regrets étoient sincères.
J'écrivis donc une assez longue lettre, que j'envoyai
avec deux bouteilles présentées de ma part. Rous-
seau se laissa toucher ; il revint : il eut beaucoup
de grâce avec moi, mais il fut sec et glacial avec M.
de Genlis, dont jusqu'alors il avoît goûté l'esprit et
DE MADAME DE GENLIS. 11
la conversation, et jamais M. de Grenlis n'a pu re-
gagner entièrement ses bonnet grâces.
Deux mois après, M. de Sauvigny donna à la Co-
médie Française une pièce intitulée le Persiffleur.
Rousseau nous avoit dit qu'il n'alloit point aux spec *
tacles, et qu'il évitoit avec soin de se montrer en
public ; mais comme il paroissoit aimer beaucoup M.
de Sauvigny, je le pressai de venir avec nous à la
première représentation de cette pièce, et il y con-
sentit,^ parce qu'on m'avoit prêté une loge gril*
lée près du théâtre, et dont l'escalier et le corridor
d'entrée n'étoient pas ceux du public. Il fut con-
venu que je le mènerois à la comédie, et que, si la
pièce avoit du succès, nous sortirions avant la petite
pièce, et nous reviendrions souper chez moi tous en-
semble. Ce projet dérangeoit un peu la vie ordinaire
de Rousseau, mais il se prêta à cet arrangement avec
toute la grâce imaginable. Le jour de la représen-
tation, Rousseau se rendit chez moi un peu avant
cinq heures, et nous partîmes avec lui. Quand nous
fûmes dans la voiture, Rousseau me dit en souriant
que j'étois bien parée pour rester dans une loge gril-
lée. Je lui répondis sur le même ton que je m'étois
parée pour lui. D'ailleurs, cette parure consistoit à
être coiffée comme une jeune personne; j 'a vois des
fleurs dans mes cheveux, du reste j'étois mise très-
simplement. J'insiste sur ce petit détail, auquel la
suite de ce récit donnera de l'importance. Nous ar-
12 MÉMOIRES
rivâmes à la comédie plus d'une demi-heure avant le
commencement du spectacle. Eu entrant dans la
loge, mon premier mouvement fut de baisser la grille;
Rousseau, sur-le-champ, s'y opposa fortement, en
me disant qu'il étoit sûr que cette grille abattue me
déplairoit. Je lui protestai le contraire, en ajoutant
que d'ailleurs c'étoit une chose convenue. Il ré-
pondit qu'il se placeroit derrière moi, que je le ca-
cherois parfaitement, et que c'étoit tout ce qu'il dé-
siroit. J'insistai de la meilleure foi du monde, mais
Rousseau tenoit fortement la grille, et m'empêchôit
de la baisser. Pendant tous ces débats, nous étions
debout : notre loge, au premier rang, près de l'or-
chestre, donnoit sur le parterre. Je craignis d'at-
tirer les yeux sur nous ; je cédai, pour finir la dis-
cussion, et je m'assis. Rousseau se plaça derrière
moi, au bout d'un moment je m'aperçus que Rousseau
avançoitlatête entre M. de Genliset moi, de manière
à être vu. Je l'en avertis avec simplicité. Un instant
après il fit deux fois le même mouvement et fiit aperçu et
reconnu. J'entendis plusieurs personnes dire, en regar-
dant notre loge, " C'est Rousseau. . • .—Mon Dieu,
lui dis-je, on vous a vu." Il me répondit sèchement :
" Cela est impossible." Cependant on répétoit de
proche en proche, dans le parterre, c'est Housseau,
c'est RousseaUy et tous les yeux sefixoient sur notre
loge, mais on s'en tint là. Ce petit murmure s'éva-
nouit sans exciter d'applaudissemens. L'orchestre
DB BiADAMK DB GBNLIS. 13
fit entendre le premier coup d'archet, on ne songea
plus qu'au spectacle, et Rousseau fiit oublié. Je
venois de lui proposer encore de baisser la grille, il
me répondit d'un ton très-aigre qu'il n'étoit plus
temps. " Ce n'est pas ma faute", repris-je. " Non»
sans doute," dit-il, avec un sourire ironique et forcé.
Cette réponse me blessa beaucoup ; elle étoit d'une
extrême injustice, J'étois fort troublée; et, malgré
mon peu d'expérience j'entrevoyois assez clairement
la vérité. Je me flattai pourtant que ce singulier
mouvement d'humeur se dissiperoit promptement,
et je sentis que tout ce que j'avois de mieux à faire,
étoit de n'avoir pas l'air de le remarquer. On leva
la toile; le spectacle commença. Je ne fus plus
occupée que de la pièce, qui réussit complètement.
On demanda l'auteur à plusieurs reprises; enfin, son
succès n'eut rien de douteux.
Nous sortîmes de la loge. Rousseau me donna la
main; sa figure étoit sombre à faire peur. Je lui dis
que l'auteur devoit être bien content, et que nous
allions passer une jolie soirée. Il ne répondit pas un
mot. Arrivée à ma voiture, j'y montai. Ensuite
M. de Genlis se mit derrière Rousseau, pour le lais-
ser passer après moi; mais Rousseau, se retournant,
lui dit qu'il ne viendroit pas avec nous. M. de
Genlis et moi nous nous récriâmes là-dessus : Rous-
seau, sans répliquer, fit la révérence, nous tourna le
dos et disparut.
14 MÉMOIRES
Le lendemain M. de Sauvigny, chargé par nous
d'aller l'interroger sur cette incartade, fut étrange-
ment surpris, lorsque Rousseau lui dit, avec des yeux
étincelans de colère, qu'il ne me reverroit de sa vie,
parce que je ne Tavois mené à la comédie que pour le
donner en spectacle, pour le faire voir au public
comme on montre les bêtes sauvages à la foire. M.
de Sauvigny répondit, d'après ce que je lui avois
conté la veille, que j 'avois voulu baisser la grille.
Rousseau soutint que je l'avois très-faiblement offert,
et que d'ailleurs ma brillante parure et le choix
delà loge prouvoient assez que je n'avois jamais eu
l'intention de me cacher. On eut beau lui répéter
que ma parure n'avoit rien de recherché, et qu'une
loge prêtée n'étoit pas une loge de choix, rien ne
put l'adoucir. Ce récit me choqua tellement, que,
de mon côté, je ne voulus pas faire la moindre dé-
marche pour ramener un homme si injuste à mon
égard. D'ailleurs, il m'étoit prouvé qu'il n'y avoit
nulle espèce de sincérité dans ses plaintes : le fait
est que, dans l'espoir d'exciter une vive sensation,
ilavoit voulu se montrer, et que son humeur n'étoit
causée que par le dépit de n'avoir pas produit plus
d'effet. Je ne l'ai jamais revu depuis. Deux ou
trois ans après, sachant, par mademoiselle '^Ihouin,
du Jardin du Roi, dont il voyoit souvent le frère,
qu'il étoit fâché qu'il fallût des billets pour entrer
dans les jardins de Monceaux, qu'il aimoit particu-
DE MADAME DE GENLIS. 16
lièrement; j'obtins pour lui une clef du jardin, avec la
peimiission d'aller s'y promener tous les jours et
à toute heure, et je lui envoyai cette clef par made-
moiselle Thouin. 11 me fit remercier; et j'en restai
là, charmée d'avoir fait une chose qui lui fût agréa-
ble, mais ne désirant nullement renouer avec
lui.
La même année, M. de Sauvigny donna sa tragé-
die ou, pour mieux dire, son drame de Gabrielle
(ÏEstréCy dans lequel il y a de beaux vers et même
de belles tirades, et quelques scènes intéressantes ;
elle eut du succès. L'auteur avoit du talent, et en
général un jugement très-sain ; mais il ne faisoit
jamais de plan, et il n'a pas fait un seul ouvrage
dramatique véritablement bon. _
L'instruction commençoît à se classer dans ma
tête, je savois très-bien l'Histoire Ancienne, l'His-
toire Romaine, celle du Bas-Empire, et la Mytho-
logie. J'avois lu tous nos auteurs dramatiques, tous
nos bons poètes, et tous lios moralistes, à la tête
desquels je mets nos orateurs chrétiens. Je lus
dans cet hiver Bourdaloue et Fléchier ; je trouvai
le premier solide, et par conséquent persuasif, et
c'est donner une grande louange à un prédicateur.
Fléchier me parut spirituel et brillant, mais en gé-
néral un peu maniéré, et je pense de même au-
jourd'hui. Je relus avec délices La Bruyère, et
IQ MJSMOIEBS
je commençai l'Histoire de France, que je savois
très -mal.
Vers le milieu de l'hiver le comte de Guines par-
tit pour son ambassade de Berlin. Ma tante conti-
nupit à être malade de chagrin ; elle désoloit M. le
duc d'Orléans, devenu son confident intime ; elle
mit le comble à son inquiétude, en déclarant qu'elle
iroit à Barège sur la fin du mois de mars ; M. de
Montesson se mouroit, tout annonçoit déjà un dé-
noûment heureux.
M. de La Harpe* faisoit des lectures de MélaniCy
* Uengouement pour Mélanie fut extrême tout le temps que
La Harpe se borna à en faire des lectures dans les salons de Paris ;
aussitôt que la pièce fut imprimée, la critique succéda aux éloges
et alla plus loin peut-être. Le genre faux, le tragpique bâtard
étoit alors à la mode, mais les* gens de goût bâilloient déjà
Aux vains efforts d*un auteur amphibie,
Qui défigure et qui brave à la. fois,
Dans son jargon, Melpomène et Thalie.
Si, ce qui seroit plus conforme à la morale et vaudroit mieux
que de s^empoisonner, Mélanie, au lieu de dire oui, dlsoit ntm ;
si le curé, qui ne remplit qu'une partie de ses devoirs, les accom-
plissoit tpus, et blâmoit fortement, hautement, ime violence que
la religion désapprouve, il n'y auroit point de pièce. On désire-
roit plus d'élévation dans la pensée, plus d'énergie dans les senti-
mens, plus de force et de véhémence dans le style ; mais la versifica-
tion douce, harmonieuse, a un charme qui plaît et qui dut séduire
des auditeurs déjà prévenus d'avance par les applaudissemens des
personnes qui dispensoient la gloire et faisoient les renommées con-
temporaines. — CNote deV Editeur, J
DE MADAMB BB GENLIS, V]
qui charmoient toutes les jeunes dames de la so-
ciété ; je ne fis aucune démarche pour m'y trouver.
Je n'ai jamais aimé ces lectures^ surtout des ou-
vrages très-prônés, parce que j'y étois embarrassée
de mon maintien ; je suis peu démonstrative, et il
falloit l'être à l'excès dans ces occasions, pour ne
pas avoir l'air d'une imbécile. Madame d'Hénin,
et beaucoup d'autres, en citoient des vers avec admi-
ration, entre autres celui-ci, sur la clôture, lorsqu'on
vient de prononcer ses vœux :
<^ La tombe se referme et Ton y meurt long^temps,*'
Je trouvois ce vers mauvais, par la raison même
qui le faisoit admirer. On n'a jamais dit que l'on
meurt long-temps ; et l'on prenoit une fausse ex-
pression pour une idée neuve. Combien d'auteurs
depuis n'ont dû leurs succès qu'à cette méprise !
On dit une longue agonie, et non une longue mort>
car la mort n'est qu'un instant. Mais on y meurt
kmg'tempsy n'en parut pas moins un trait dé
génie
Mélanie fut imprimée; je lus cette pièce, et je n'y
trouvai qu'une imitation bourgeoise d'Iphigénie, Cest
un père qui veut sacrifier sa fille, et une mère et un
amant qui s'y opposent. Mais quelle mère que ma-
dame de Faublas, quand elle auroit tant de moyens
certains d'empêcher ce sacrifice ! Le Curé est pillé
du Comte de Cominge, mauvaise pièce faite avant
Mélanie^ et il ne paroît que pour discourir fort
18 MKMOIBBS
inutilement. Il devroit agir, et alors il n'y auroit
point eu de victime ; le dénoùment est intolémble
dans un'sujet chrétien, mais l'auteur n'étoit alors ni
dévot, ni chrétien. La 5€n^Â/e Mélanie, abjurant
la religion, et livrant son père, qu'elle maudit y à d'é-
ternels remords, et sa mère et son amant à d'éter-
nelles douleurs, est un personnage monstrueux.
Le suicide est plus odieux encore dans une femme
que dans un homme : une femme qui se tue n'est plus
une femme. M. de La Harpe, dans la préface de
cette pièce, eut le courage et la simplicité de dire que
Voltaire lui écrivoit : L'Europe attend Mêlante.
Tel étoit en effet le langage de Voltaire avec ses
admirateurs. Et, tandis qu'il répétoit que Gresset
étoit un polisson^ que l'auteur de Didon, et de
très-belles poésies, étoit un soty etc., il écrivoit que
l'Europe attendoit Mêlante /. .AJEuropey qui n'avoit
manifesté ce désirardent ni pour Cinna, ni pour Atha-
Ae, ni pour le Misanthrope^ l'Europe a dû être bien
attrapée, lorsqu'enfin MéUmie a paru. M. de La
Harpe, depuis sa conversion, a fait réimprimer ce
drame. Il est curieux d'examiner les vers qu'il en a
étés ; comme il étoit de très-bonne foi dans sa piété,
il a retranché, en conscience, tous les vers qu'il
avoit faits avec une mauvaise intention ; et, parmi ces
vers, il s'en trouve beaucoup qui ont une tournure
sentimental^ et religieuse. Rien ne montre mieux
la duplicité philosophique que l'examen de ces
corrections. Pans ce temps Collé donna son «/oueur
DE MADAME DE «ENLIS. 19
(Beverley), drame aussi ennuyeux que noir. On
avoit d'abord joué cette pièce à Villers-Cotterets.
Je crois que ce fut aussi cet hiver que Monsigny
donna le Déserteur ^ dont la musique sera toujours
délicieuse pour tous ceux qui aiment véritablement
cet art enchanteur. Le drame est de l'invraisem-
blance la plus extravagante, mais il of&e des détails
touchans et des scènes d'un très-grand effet. J'al-
lai à la première représentation, et j'avoue que j'y
versai des torrens de larmes \ il est vi'ai que jam^
pièce n'a été jouée comme celle-là. Caillot; Laruette,
sa femme ; Clairval ^ Trial, faisant le niais; la char-
mante mademoiselle Beaupré, jouant le rôle de la
petite fille, étoient tous des acteurs parfaits, et qu'on
n'a point remplacés; les paroles des plus beaux airs
étoient souvent ridicules comme celles-ci:
** Mourir n^est rien, c^est notre dernière heure.*'
Cest notre dernière heure : voilà un beau motif de
consolation ; c'est précisément parce que c'est notre
dernière heure que mourir est quelque chose. Sédaine
a fait des centaines de vers de cette force-là ; surtout
lorsqu'il veut être moral, il est unique ; voici ime de
ses maximes dont on ne contestera sûrement pas la
vérité :
*< Les pères seroient trop heureux,
** Si le ciel combloit tous leurs vœux."
Mais la musique de Monsigny ne permet pas de faire
20 MÉMOIRES
la moindre attention à cette singulière poésie*. Ma-
dame de Montesson me mena plusieurs fois souper
chez madame la duchesse de Mazarin, la personne la
plus malheureuse en beauté, en magnificence et en
fêtes, qu'on eit jamais vue dans le monde. Elle étoit
beaucoup trop grasse pour être agréable, mais elle
étoit très-belle, elle avoit un teint éclatant ; on lui
trouvoit des couleurs trop vives ; la maréchale de
Luxembourg disoit qu'elle avoit, non la fraîcheur
de la rose, mgds celle de la viande de boucherie. Ce
mot est cruel, il fit fortune, et voilà une fraîcheur
déshonorée.
On disoit que la fée Guignon Guignolant avoit
présidé à la naissance de la duchesse de Mazarin.
En effet, elle étoit fraîche et très-belle, et ne plaisoit
à personne. Elle avoit des diamans superbes ; quand
elle les portoit, on disoit qu'elle ressembloit à un lus^
tre. Ses soupers étoient les meilleurs de Paris ; on
s'en moquoit, payce que les mets y étoient un peu
* Monsigny n^eot ni la fécondité de Grétry, ni l'énergie dé
Crlnck; mais jamais on n*a composé en France des airs plus
suaves, d^une plus touchante mélodie, et d*une gaieté plus vraie.
Cependant Grimm et les oracles du g^ùt trouvoîent cette déli-
cieuse musique dépourvue d*idées, de couleurs; ce style si sim-
ple, si pur, leur paroissoit pauvre, nu, sans ornement. Que con-
clure de ces beaux arrêts réformés par Page suivant? c*est que
si rinstruction et Tesprit suffisent pour prononcer sur les ouvrages
de littérature, il faut autre chose pour juger les œuvres des arts,
fNote th r Editeur. J
DE MADAME DE «ENLIS. 21
déguisés. Elle étoit obligeante et polie^ on préten-
dôit qu^elle étoit méchante. Elle ne manquoit pas
d'esprit, on citoit d'elle beaucoup de bons mots ; et
sans cesse elle faisoit et disoit les choses du monde
les plus déplacées. Son faste étoit extrême, et elle
avoit la réputation d'être avare; elle donnoit les
fêtes les plus magnifiques, et il s'y passoit toujours
quelque chose de ridicule; enfin, un succès pour
elle étoit une chose impossible. Un jour, dans le
cours de l'hiver, elle conçut l'idée de donner, dans
sa superbe maison de Paris, une fête champêtre.
Elle rassemble un monde énorme dans son salon
nouvellement décoré et rempli de glaces, dont la
plupart, placées dans des espèces de niches, occu-
poient tout le lambris jusqu'au j^^rquet. A l'extré-
mité de ce salon étoit un cabinet qu'on avoit rempli
de feuillage et de fleurs, et, en ouvrant une porte,
on devoit voir à travers un transparent, un véritable
troupeau de moutons bien blancs, bien savonnés,
défiler dans ce bocage et conduits par une bergère,
danseuse de l'Opéra. Tandis que l'on préparoit cette
scène ingénieuse, et que la compagnie dansoit dans
le salon, les moutons enfermés s'échappèrent, on ne
sait comment, et, sans chien et sans bergère, se pré-
cipitèrent tout à coup en tumulte dans le salon,
dispersèrent les danseurs et furent donner de grands
coups de tête dans les glaces; les bonds, les bêle-
mens du troupeau ef&rouch^ le bruit qu'ils faisoient
22 MÉMOIRES
en fendant et brisant les glaces^ les cris et la fuite
des femmes, les éclats de rire des danseurs, formèrent
une scène beaucoup plus amusante que n'auroit pu
l'être la pastorale, dont cet accident priva l'assem-
blée. Pour moi je la trouvois une bonne femme,
parce qu'elle étoit grasse et rieuse; et, d'après cette
manière de juger, qu'à cet égard j'ai conservée, ma-
dame d'Husson, belle-sœur de M. de Donézan, me
paroissoit la meilleure personne du monde, et cer-
tainement en cela je me trompois beaucoup. Ma-
dame d'Husson avait alors au moins quarante ans,
elle étoit belle, et elle a toujours eu une conduite et
une réputation irréprochables, quoique, dans un libelle
qui a eu de la vogue, et qui a pour titre le Courrier
de r Europe, on dise tout le contraire. Madame
d'Husson avoit l'air de la bonhomie la plus parfaite,
et je ne crois pas qu'il ait jamais existé une per-
sonne plus malicieuse, non par méchanceté^ mais
pour fournir à la conversation, pour contrefaire,
pour faire un bon conte, pour amuser les autres
par une moquerie, ou en leur apprenant une anec-
dote scandaleuse. Elle ne cherchoit à découvrir,
dans les gens qu'elle voyoit, que leurs travers ; s'ils
n'en avoient point, elle déclaroit qu'ils étoient insi-
pides, eussent-ils eu tout l'esprit du monde. D*ail-
leurs elle avoit de l'obligeance; elle étoit accueil-
lante, de bonne humeur, et d'une gaieté souvent
piquante. Mais il n'en est pa3 moins vrai que per-
DB MABAMB DB GBNLIS. 23
sonne au monde n'a répandu dans la société plus de
traits malins^ et n'a répété plus d'histoires calom-^
nieuses. Madame de Sévigné, avec sa grâce et son
charme ordinaires, dit dans ses lettres qu'elle a
toujours ri de ce qu'on appelle les bons fonds y pour
excuser certaines personnes qui font des tracasseries
et des méchancetés. Elle a bien raison : s'il est pos-
sible d'être constamment moqueuse et médisante
sans méchanceté, du moins on est alors dépourvue
de toute réflexion et de toute bonté. Madame
d'Husson étoit agréable et spirituelle, elle préféra
un odieux moyen de plaire, ou, pour mieux direj
d'amuser, et elle en pouvoit choisir d'estimables;
qu'en a-t-il résulté ? Avec une conduite personnelle
vérits^lement parfaite, de la beauté, des agrémens,
une bonne maison, madame d'Husson n'a point été
estimée, elle s'est fait beaucoup d'ennemis, et elle a
vieilli dans l'oubli, sans avoir jamais été aimée.
Pour moi je n'ai jamais eu à me reprocher d'avoir
répété, ni dît un mot qui pût attaquer la réputation
des gens mêmes que j'estimois le moins, ni d'avoir
colporté comme tant d'autres, des épigrammes et
des couplets satiriques; j'ai toujours dans le monde
montré le mépris de toutes ces choses, et une grande
incrédulité sur les histoires scandaleuses. Ma tante
m'a toujours donné ce bon exemple, elle a même
contribué à fortifier mon aversion pour la conduite
opposée. ËUe n'étoit nullement médisante, elle me
24 MÉMOIftES
disoit {et c'étoît penser avec beaucoup d'esprit et de
sagesse) qu'indépendamment de tout principe^ la
médisance gâte toujours le ton d^une femme^ Ce
mot mérite d'être retenu. Je dois encore à ma
tante un très-bon principe de conduite^ et je veux
le rapporter ici. Peu de temps après mon début
dans le monde^ à propos de mes petites confidences,
elle me dit qu'une femme voulant ôter. toute espé-
rance à un homme amoureux d'elle, ne devoit jamais
lui écrire; que, dans ce cas, la lettre même la plus
rigoureuse, est toujours une fausse démarche, et
souvent une imprudence. Elle disoit là-dessus des
choses délicates, très-justes et très-sensées. Voilà
les seuls conseils que j'aie reçus d'elle, elle auroit
dû m'en donner d'autres plus utiles, je les aurois
suivis ! Elle ne l'a pas fait !
Pour ne pas me faire meilleure que je ne suis,
je dois convenir que j'ai souvent été moqueuse,
mais je n'ai jamais toiuné en ridicule que l'arrogance,
la fatuité et la pédanterie. Je n'ai de ma vie eu la
tentation de me moquer de l'ignorance et de la
gaucherie, au contraire, quand je les ai vues dans les
autres, j'en ai toujours souffert.
J'allai, durant cet hiver, plusieurs fois avec madame
de Puisieux chez beaucoup de personnes, entre autres
chez madame la comtesse de Brione, qui avoit encore
des traces de sa fameuse beauté ; c'étoit une figure
de Minerve^ que Ton pouvoit admirer, mais qui n'a-
DE MADAME DE 6ENLIS. 25
voit jamais dû être, bien agréable. Madame de Brione
étoit polie, elle avoit des manières remplies de no-
blesse et de douceur. L'homme le plus remarquable
de la société de madame de Puisieux et de la maré-
chale d'Estrée, étoit le duc d'Harcourt, frère du
marquis de Beuvron^ il avoit de l'esprit, du mérite
et de la bonté. C'est le seul homme que j'aie, connu
qui, ayant eu de grands succès auprès des femmes,
ait toujours conservé une extrême simplicité de ton
et de manières.. Je soupois souvent aussi avec le
prince Louis de Rohan, qui fut depuis le trop fameux
cardinal de Rohan; il n'étoit pas un prêtre édifiant,
mais il avoit la figure la plus agréable, de la gaieté,
de la grâce ; il causoit d'une manière amusante, et
toujours avec tant de légèreté et de frivolité, qu'il
étoit fort difficile de juger son esprit. Tout ce qu'on
en savoit, c'est qu'il est impossible d'être borné avec
tant d'agrément.
Je rencontrois partout madame de Ségur la jeune,
qu'on appeloit ainsi pour la distinguer de sa belle-
mère. Madame de Ségur avoit alors trente-deux
ou trente-trois ans, son visage n'étoit pas joli, mais
elle avoit de belles dents, une physionomie douce,
une taille charmante et beaucoup d'élégance par
son maintien et la manière de se mettre. La douceur
et la bonté formoient son caractère ; elle étoit aimée
de tout le monde, elle le méritoit. M. de Ségur son
mari (depuis ministre et maréchal de France), qui
TOME. II. 2
26 MÉMOIRES
avoit eu un bras emporté à la bataille de Minden,
étoit le meilleur des hommes^ et d'une excellente
société; il a eu constamment depuis mon enfance,
beaucoup d'amitié pour moi, il m'a donné des avis
utiles, et, quand il a été ministre, il a sur-le-champ
accordé à ma mère une pension que je lui demandai
pour elle, comme veuve d^un^ lieutenant général des
armées du roi, le. baron d'Andlau, son second mari.
lia mémoire de M. de Ségur me sera toujours chère.
Sa mère, fille naturelle de monseigneur le régent,
étoit dès lors fort vieille, mais d'une gaieté spirituelle
et charmante, aimant les jeunes personnes et s'en
faisant aimer par la conversation la plu& animée et la
plus amusante.
Quoique j'aie naturellement beaucoup d'indulgence,
et de bienveillance dans le cœur et dans le caractère,
il y eut cependant alors dans le grand monde
deux personnes pour lesquelles je sentis une véritable
antipathie. L'une étoit le comte de Coigny, frère
du duc et du chevalier ; il me poursuivoit partout,
et plus je le voyois, plus il m'étoit odieux. Il avoit
un visage que l'on pouvoit trouver beau, si un
visage peut l'être avec des narines écartées et l'ex-
pression de la méchanceté : son regard étoit fixe, curieux
et questionneur 5 j'ai toujours détesté ce regard-là. Un
regard qui s'applique sérieusement à vous pénétrer
éveille la crainte et la défiance, alors même qu'on
n'a. rien à cacher. Le comte de Coigny avoit ce
DB MAOAMB DS GBNLIS. , 27
fjii'on appelle une belle carnation^ et ce teint coloré^
joint à la rudesse de sa physionomie, lui donnoit, à
mes yeux, l'air d'un homme qid rougit de colère. U
ne manquoit pas d'esprit, mais cet esprit étoit sec,
caustique et mordant, il étoit bien assorti à son âme.
Le comte de Coigny devint mon ennemi,- j'y gagnai
du mohis de le rencontrer beaucoup plus rarement.
L'autre personne, dont le seul esprit me repoussoit,
étoit madame de Cambis, sœur du prince de Chimay
et de madame de Caraman ; elle avoit trente-quatre
ou trente-cinq ans, et tous les genres de prétentions ;
elle étoit fort marquée de la petite vérole, ses traits
étoient communs, sa taille assez belle ; elle avoit l'air
le plus dédaigneux et le plus impertinent qu'on ait
jamais osé porter dans le monde. Ses amis préten-
doient qu'elle avoit beaucoup d'esprit, et le talent de
dire des mots ingénieux. En voici un : quelqu'un
louant devant elle ma gaieté, elle reprit: Oui, une
gaieté de jolies dents. Voulant dire que je ne riois
que pour £ûre ' voir mes dents, ce qui étoit fort
injuste; car je n'ai jamais eu ,1a moindre affectation,
et celle-là est une des plus déplaisantes que l'on
puisse avoir. Madame de Cambis faisoit, dit-on, de
fort jolis vers; je n'ai connu d'elle en ce genre qu'un
couplet de chanson fort méchant, mal rimé, mal
tourné, et sans aucun sel, qu'elle avoit fait sur ma
tante et sur le duc de Guines.
Je fis connoissance avec une femme très-remar-
28 MÉMOIRES
quable par son esprit et son charmant naturel, ma-
dame la comtesse de La Marck, sœur du duc de
Noailles; elle étoit déjà âgée et dans une grande
dévotion ; mais jamais la piété ne s'est montrée sous
des traits aussi aimables. Je vis chez elle la belle
madame de NewJ^erque^ depuis madame de Champ-
cenetz^; sa beauté commençoit à se passer, mais
elle étoit encore charmante. On pouvoit dire d'elle
ce que înadame de Sévigné dit de madame Dufresnoy,
maîtresse de M. de liouvois, qu'elle étoit toute re-
cueillie dans sa beauté. Le soin de montrer le plus
petit pied, ses jolies mains, et de varier ses attitudes,
l'occupoit trop visiblement, et si elle avoit eu des
dents remarquables, eUe auroit certainement eu la
gaieté des jolies dents. 11 y avoit à cette époque à
la cour de fort jolies femmes, entre autres la vicom-
tesse de Lavalf, et la comtesse Jules, depuis duchesse
* Madame de Newkerque, long-temps célèbre pour sa beauté,
avoit été d*abord connue sous le nom de madame Pater; elle
faillit épouser M. de Lambesc, beaucoup plus jeune qu^elle, et
finit par donner sa main au marquis de Champcenetz. On a
dit que dans les dernières années de L(0uis XV, elle avqit eu
avec ce priïice des relations secrètes si intimes, qu^elle conçut
un moment Tespoir de jouer auprès de lui le rôle que Mme. de
Maintenon avoit rempli auprès de Louis XIV. (Note de V Editeur.)
f EUie avoit de la singularité dans la manière de se mettre;
mais son joli visage pouvoit la supporter. Un . jour elle . parut,
dans une g^nde fête, coiffée par Léonard avec une serviette
damassée coupée par bandes, et elle eut beaucoup de succès.
CNote d9 r Auteur J
DE MADAME DE GENLIS. 29
de Polignac. Cette dernière avoit une vilaine taille^
quoique parfaitement droite^ mais petite^ sans déli-
catesse et sans élégance ; son visage eût été sans
défaut^ si elle avoit eu un front passable ; ce front
étoit grande d'une forme désagréable^ et un peu
brun^ quoique le reste de son visage fût très-blanc.
Quand la mode s'établit de rabattre les cheveux
presque jusqu'aux sourcils^ le visage de la comtesse
Jules devint véritablement enchanteur; il y avoit
dans sa physionomie une candeur touchante^ et en
même temps de la finesse ; son regard et son sourire
étoient célestes. Les portraits qui restent d'elle
sont très-enlaidis^ et ne donnent même pas l'idée de
ce délicieux visage. Elle étoit douce et bienveillante,
ses manières étoient simples, et par conséquent
aimables, et la faveur dont elle a joui depuis n'a
jamais rien changé à son extérieur. On disoit qu'elle
avoit peu d'esprit; pour moi, je ne la trouvois dans
la société ni bornée ni même insipide^. Madame
la princesse de Monaco avoit alors trente-deux ans ;
elle étoit belle encore, surtout par la fraîcheur;
son visage étoit trop large, et ses traits aplatis.
Une des plus jolies jeunes personnes de ce temps,
* Madame de Polignac, née Polastron, gouvernante des enfans
«le France, est morte en Russie vers la fin de 1793> à Tâge de
quarante-quatre ans.
LMnfortunéeMarie-Antoinette a fait de madame de Polignac Télog^
le plus touchant, en disant : Seule avec eHe, je ne suit plus reine^
je suie moi, — (Noie de VEditeur.)
30 MEMOIRES
étoit madame de Marigny, femme du frère de feue
madame de Pompadour la favorite. Elle étoit menée
dans le monde par madame de Serrant^ dont le mari
avoit été gouverneur des pages de M. le duc d'Or-
léans. Madame de Serrant avoit encore une grande
réputation de beauté. Il y avoit de la rudesse dans
son visage, et quelque chose de commun dans sa
taille, ainsi que dans toute sa personne, et dans son
langage des mots vulgaires et des phrases pleines
d'affectation ; cependant elle avoit de Tesprit,
Je crois que ce fut cette année que le roi de Dane-
marck vint en France*. J'allai presqu'à toutes les
* Madame de Mazarin lui donna une fête dans laquelle on trouva
encore \e g^ignon qui la ponrsuivoit : on savbit que le prince avoit
beaucoup loué le Jeu de Carlin de la Comédie Itayenne, et l'arlequin
le plus pariait qu>gn ait jamais vu ; madame de Mazarin eut l'idée
de Caire représenter chez elle une pièce du Théâtre-Italien que le roi
ne connoissoit pas ; cette comédie étoit intitulée : Ariequin bathiety
paralytique. Le jour de la fête, après un beau concert, la duchesse
conduisoit le roi dans une salle où Ton trouva un joli théâtre. Le
roi fit i^acer madame de Mazarin à côté de lui ; aussitôt le spectacle
commença. Le roi ne savoit que très4mparfaitement le françafe ;
dans toutes les représentations théâtrales des fêtes qu'on lui avoit
données jusqu'alors, on avoit toujours commencé par des prologues
iaiUi à sa louange et dont toutes les allusions, faites pour lui, étoient
vivement applaudies. Ce prince prit, pour un de ces prologues, la
pièce ai" Arlequin barbier y paralytiques et, à chaque acclamation
qn'excitoit le jeu de Carlin, le roi sMnclinoit, et d'un ton modeste et
reconnoissant il remercioit madame de Mazarin en répétant qu'elle
étoit trop bonncy qu'il étoit ccnfoMy qu'il ne méritoit pas des éloges
aussi délicats, &c. L'embarras de la ducliesse étoit inezprimablc3
D£ MADAME DK GENLIS. 31
fétès qu'on lui donna, et qui furent de la plus grande
magnificence. Toutes le^ femmes y étoient couvertes
de pierreries ; celles qui n'en avoient point en e9»f
pruntèrent ou en louèrent à des joailliers. Je n'ai ja-
mais vu réunis tant de diamans^ surtout à la fête don-
née par le duc de Villars, et à celle du Palais-Boy^.
A cette dernière il y avoit plus de vingt femmes dont
les robes en étoient garnies. Il arriva à ce sujet une
singulière chose à madame de Berchini. Elle avoit
beaucoup de diamans^ tous empruntés^ et entre au-
tres une énorme quantité de chatons, grands et pe-
tits. C'étoient des diamans, montés un à un^ et dé-
tachés de manière qu'on les enfilolt en dessous par la
monture, et on en bordoit des rubans, ou l'on en for-
moit des colliers à plusieurs rangs, que l'on serroit
contre le cou. En passant pour aller scoqier, plaoâe
au milieu d'une longue file de femmes, madame de
Berchini étouffii de son mieux un malheureux éter-
nuement qui fit casser son collier de chatons; elle
en rattrapa quelques-uns, mais la plus grande partie
tomba à terre et fiit balayée par les queues majestueu-
sement traînantes des robes et des dominos. II n'y
n'osant, par respect, le désabuser, elle ne sa voit qae répondre ; elle
fut au supplice pendant toute cette représentation. EHe n'en Ait
pas quitte après le spectacle^ car, rentré dans le salon, le roi
s'épuisa encore en nouveaux remercîmens qu'il fit à haute voix j ne
se lassant point de s'extasier sur la grâce et la finesse des cUlusionSy
et sur l'amabilité bienveillante des spectateurs qui les avoient tant
applaudies. — fNote de VAufeur.J
.32 MÉMOIRES
avoit pas moyen de s'arrêter pour ramasser les cha-
tons dispersés ; il folloit suivre la file à la tête de la-
quelle étoient le roi de Danemarck et M* le due d'Or-
léans. La pauvre madame de Berchini^ qui avoit
très-peu de fortune^ se désoloit en pensant qu'elle
serqit obligée d'acheter des chatons pour remplacer
ceux qu^élle avoit perdus ; sa triste aventure fit le
sujet de la conversation du souper. M. le duc d'Or-
léans ordonna de chercher des diamans sur ses tra-
ces ; on en rapporta cinq ou six, il en manquoit tou-
jours beaucoup. M. le duc d'Oirléans lui promit de
faire chercher le lendemain de grand matin avec le
plus grand soin. Madame de Berchini n^espéra rien
de cette recherche, et s'en alla en maudissant le bal
et les fêtes. Le lendemain, à son réveil, un garçon
d'appartement du Palais-Royal lui apporta tout ce
qu'on avoit trouvé de chatons dans la galerie, les
trois antichambres, et la salle à manger ; et miadame
de Berchini non-seulement trouva son compte, niais
déplus sept petits chatons que d'autres personnes
avoient perdus, et qu'on n'a jamais réclamés, quoique
madame de Berchini, pendant plus de huit jours, ait
conté cette généreuse restitution à tout ce qu'elle
rencontrpit.
J'avois retiré de nourrice ma fille aînée, je l'avois
chez moi ; elle faisoit mes délices par sa beauté, sa
douceur et sa gentillesse 5 j'allois tous les jours la
voir dormir dans son berceau. J'ai fait là les plus
DK MADAMB DB 6ENLIS* 33
douces méditations de ma vie et les plus beaux ro-
mans ; elle en étoit toujours Théroïne, O combien à
la fin d'une longue vie on a perdu de pensées plus
dignes mille fois d'être conservées que toutes celles
qu'on a pu écrire ! Que les idées que l'on recueille à
tête reposée sont froides auprès de celles que l'âme
toute seule inspire ! L'éloquence n'est faite que pour
faire goûter aux autres nos pensées et nos sentimens ;
mais c'est un art, et l'application qu'il exige refroidit
toujours ce qu'on éprouve. Dans une longue rêve-
rie produite par une aflFection profonde et légitime,
le cœur seul agit ; on n'est inspiré que par ce souffle
divin, qui ne périra jamais ; on n'est plus animé que
par une portion de l'intelligence suprême ; peu à peu,
au dedans de nous-mêmes, Tidée d'un langage hu*
main s'effi^ce et s'évanouit ; toutes nos pensées de-
viennent des images et des sentimens : pour les ren-
dre avec des mots et des phrases, il faudroit les tra-
duire, et combien il s'en trouveroit qu'il seroit im-
possible d'exprimer ! . . • . Parle-t-on dans le ciel ? Je
ne l'imagine pas. Là, tout est infini, nul sentiment
n'a de nuances ; les louanges de l'Eternel n'y sont
qu'un accord véritablement parfait de la divine et
suprême harmonie ; celui de la musique terrestre est
composé de trois sons, donnés par la nature (tout
son sonore les produit à la fois) ; celui des cieux est
formé par trois sentimens, qui de même se réunis-*
sent, se confondent, et, comme la Trinité, n'en font
34 MfiMOIRSS
qn'im 8enl, VaTHmir, la reoarmoissémce et Vaémira^
tion, portés à un degré d'exaltation dont notre plus
ardent enthousiasme ne sauroit donner l'idée. Voilà
le concert céleste, il dit tout. Voilà le langage im-
mort^ des anges et des élus ; c'est le point du bon*
heur pour toute l'éternité ! Me voici bien loin de la
terre; j'écris ces mémoires rapidement sans aucune
étude, et comme mes idées se présentent à mon ima-
gination ; il ne faut pas oublier, quand on les lira,
que ce n^est point un ouvrage littéraire.
Ma grand'mère mourut à la fin de l'hiver ; non-
seulement elle ne me laissa pas dans son testament
la plus légère marque de souvenir, mais elle emporta
au tombeau la légitime de ma mère!.,.. M. de
Montesson mourut très-peu de temps après. C'étoit
un homme de la plus monstrueuse grosseur qu'on ait
jamais vu. Il m'a toujours paru un très-bon homme ;
ma tante en comptoit plaisamment mille traits d'ava-
rice, entre autres qu'à sa fête et au jour de l'an, sa
seule galanterie étoit de lui avancer un quartier de sa
pension. Au reste il avoit une fort bonne maison ;
il n'y étoit pas gênant, car il n'y paroissoit que pour
se mettre à table, ne parloit presque pas, disparois-
soit après le repas. Il donnoit à ma tante quatre
chevaux, dont elle disposoit uniquement, et il lui
laissoit une entière et parfaite liberté. Il avoit
soixante-dix-huit ans, et quatre-vingts mille livres
de rentes, quand ma tante, dans sa dix-neuvième
DE MADAME DE GENLIS. 36
année, le préféra à tout autre. • • • • • Ma tante, pen-
dant 8a maladie, qui dura huit jours, lui rendit les
plus grands soins, mais ils furent inutiles ; il avoit
quatre-vingt-dix ans, il s'éteignit doucement, et avec
beaucoup de religion. Je ne quittai point ma tante
pendant tout ce temps, et les trois derniers jours jfe
couchai dans son lit avec elle. Je vis dans ces huit
jours une personne qui n'avoit jamais été sur la terre,
et qui, dès sa première jeunesse, s'étoit véritable-
trient placée dans le ciel ; c'étoit la soeur de M. de
Montesson. Elle avoit alors soixante-douze ans •
elle avoit dû avoir une jolie figure, elle étoit bien
faite encore, ses traits étoient délicats, et elle avoit
une blancheur d'une pureté étonnante à cet âge.
Elle n'avoit jamais voulu se marier ; par une vocation
sublime elle avoit, dès Tâge de douze ans, consacré
tout ce qu'elle possédoit aux pauvres 5 quand elle fut
maîtresse de sa fortune, elle se trouva trente-six mille
francs de rentes ; elle se réserva douze cents francs
par an, et donna constamment le reste. Elle avoit
pour logement deux chambres, et au troisième étage ;
et, pour tout domestique, une servante : elle ne sor-
toit que pour aller à Téglise, visiter des infortunés,
des prisonniers et des malades. Elle alloit commu-
nément à pied, et, quand il pleuvoit, en chaise à por-
teurs de louage. ' Comme elle ne faisoit jamais de vi-
sites de société, je ne la connoissois que de réputa-
tion; ma tante m'en avoit parlé mille fois avec la plus
36 MEMOIRES
grande vénération. Pendant les huit jours de la ma-
ladie de son frère^ elle passa toutes ses journées avec
nous ; je ne me lassois point de la contempler. Elle
étoit aimable^ et je trouvois quelque chose de tendre
dans son regard et dans ses manières ; elle vit que je
Vaimois (car peut-on révérer à ce point sans aimer !) ;
elle en parut touchée^ elle me serroit la main, je bai-
sois la sienne, j'aurois voulu baiser ses pieds. Je
lui demandai un jour pourquoi elle ne s'étoit {>as
faite religieuse, elle me répondit: Cest que J'aime
les prisons. A propos de l'étonnement de ùe qu'elle
ne s'étoit pas enfermée pour sa vie, cette réponse me
fit sourire, et m'attendrit. Je comprenois bien qu'elle
r
avoit voulu garder sa liberté pour aller consoler ceux
qui en étoient privés, ou pour les délivrer. Chaque
âme pieuse a sa vocation particulière. C'est une
inspiration . céleste que nul homme et nul gouverne-
ment ne doit contrarier.
Le soir de la nuit où M. de M ontesson mourut, il
parut si calme que ma tante et moi nous allâmes nous
coucher à dix heures, parce que nous l'avions veillé
toute la nuit précédente ; nous le laissâmes avec un
prêtre, sa garde, et M. de Genlis, qui vit bien qu'il
n'avoit que peu d'heures à vivre. Aussitôt que nous
fCunes au lit ma tante très-fatiguée s'endormît. Une
espèce dé terreur mç tint éveillée; nous étions au-
dessus de la chambre du moribond, chaque mouve-
ment que j'entendois me faisoit tressaillir ; je pas-
DB MADAME DE GENLIS. 37
sois de temps en temps la main sur le visage de ma
tante en lui démandant si elle dormoit^ ce qui Tim-
patientoit beaucoup. £nfin^ a minuit trois quarts,
j'entends un grand bruit dans la maison^ la porte de
la chambre s'ouvre, et nous voyons paroître M. de
Genlis, qui sans aucune préparation déclare à ma
tante qu'elle est veuve. En même temps il lui an-
nonce que les héritiers, sachant, dès le matin, que
M. de Montesson ne passeroit pas la nuit, avoient
aposté tout près de la maison des gens de loi qui,
avertis sur-le-champ par le Suisse, alloient venir pour
mettre les scellés partout, qu'ils étoient déjà chez le
défunt. M. de Genlis invita ma tante à se lever sans
délai, il me dit de rester au lit, que cette formalité
ne sçroit pas longue; ma tante se lève à la hâte,
passe une robe, et moi je reste dans le lit en entr'ou-
vrant le rideau afin de voir tout ce qui se passe.
Le commissaire en grande robe noire arrive avec
deux ou trois hommes, il met les scellés dans la
chambre ; au moment où cela finissoit, ma tante et
M. de Genlis passent dans un salon voisin, ce qui
commence à me causer un peu d'émotion, par l'ap-
préhension de me trouver toute seule dans cette
grande chambre ; tout à coup les adjoints du com-
missaire vont dans le cabinet et le commissaire lui-
même se dispose gravement aies suivre, alors je perds
la tête, je m'élance hors du lit, j'attrape le commis-
saire par sa robe en m'écriant : Monsieur le commis-
38 MÉMOIRES
saire, ne m* abandonnez pas. Au même instant, con-
ftiae de me trouver en chemise, je m'enveloppe par-
faitement dans la longue queue du commissaire, qui, ^
n'ayant pas pris garde à moi jusqu'alors, eut une vé-
ritable peur ; car il me prit pour une folle, et il eh
a/voit bien le droit. M. de Genlis, ma tante, tout le
monde accourt, on ne peut s^empêcher de rire et
même aux éclats ; jamais des scellés n'ont été posés
aussi gaiement. On vint m'habiller dans le man-
teau du commisssdre, dont je ne me séparai que lors-
qu'on m'eut donné un jupon et une robe. Quelque
temps ^rès, M. de Thiars fit sur cette aventure une
assez jolie chanson.
Nous partîmes pour Vincennes 5 nous y passâmes
dix jours chez ma grand' tante, mademoiselle Des-
saleux, qui, depuis la mort de ma grand'mère, avoit
obtenu dans le château un grand et magnifique loge-
ment. M. le duc d'Orléans vint voir ma tante à
Vincennes, je remarquai en lui une petite nuance
de refroidissement qui, je le vis " bien, n'échappa
point à ma tante ; je crois que M. le duc d'Orléans,
depuis la mort de M. de Montesson, craignoit les
desseins de ma tante, et ma tante fut persuadée
que quelqu'un en secret l'avertissoit de se défier
de son ambition. N'ayant personne à Vincennes
à qui elle pût parler de ces suppositions, elle me
prit enfin pour sa confidente, mais à sa manière,
en voulant me tromper sur mille choses. Je la con-
D£ MADAME DS GENLIS. 39
iioissak depim la lecture de Mariane, et je ne fiis sa
4hipe en rien. Quand une fois on a la clef des
caractères artificieux on les devine' plus facilement
que les autres^ si on a un peu d'esprit^ parce que
tout est calcul en eux : il ne s'agit pour les pénétrer
4j[ue de savoir raisonner sur les intérêts qui les oc-
cupent. Ma tante m'assuroit qu'elle étoit dépourvue
de toute ambition, qu'elle ne faisoit cas que du repos
et de l'indépendance; qu'étant jeune, ayant une
esdstence agréable dans le monde, et quarante mille
jivrés de rentes, si elle faismt, avec son cara^ctèrcy
la folie de se remarier, tous les sacrifices Seroient
de son côté, et qu'elle ne feroit ces sacrifices énormes
qu'au plus grand sentiment, ou pour ari*acher au
dernier désespoir un être estimable, dont elle
auroît parfaitement éprouvé la constance. Tels
étoient exactement ses discours. Il ne me resta
de toutes ces phrases que la certitude que ma tante
avoit la ferme résolution de tout tenter, de tout faire
pour parvenir à épouser M. le duc d'Orléans. Elle
me parloit avec un extrême dépit de l'espèce d'em-
barras qu'elle avoit observé dans M. le duc d'Orléans.
*^ Je suis sûre, disoit-elle, que quelqu'un du Palais-
Royal cherche à l'éloigner de moi; je soupçonne,
continuoit-elle, madame de Barbantane et M. de
Pont (elle ne se trompoit pas); on me suppose des
projets que je suis incapable de former. Tous ces
gens-là auroient été charmés de me voir sa maîtresse.
^40 MEMOIRES
^celavaloit mieux que Marquise; mais ils ne sup*
portent pas l'idée de me voir à une élévation qui
les mettroit tous dans ma dépendance ; ils ont pour-
tant été témoins de la franchise de ma conduite
avec M, le duc d'Orléans^ je ne lui ai point caché
mon sentiment pour le duc de Guines*, si cela ne l'a
pas guéri, ce n'est pas ma faute. Enfin je prouverai,
que je n'ai nulle envie de le séduire, je le livrerai à
lui-même, je vais aller à Barège."
En prenant ainsi cette décision, ma tante imagina
que M. le duc d'Orléans ne pourroit supporter son
absence, et que cette épreuve lui feroit connoltre
qu'il lui étoit impossible de se passer d'elle ; qu'enfin,
à son retour, elle pourroit dire qu'elle étoit tout-à-fait
4
guérie de sa passion malheureuse. Dans tout ceci
ma tante risquoit beaucoup plus qu'elle ne pensoit,
et elle eut dans cette occasion plus de bonheur que
d'habileté.
C'étoit une chose plaisante que la manière dont
ma tante causoit avec moi de toute cette af&ire.
Avec toute autre confidente de ses amies, elle auroit
employé mille fois plus de finesse ; mais elle parloit
avec moi à peu près comme elle auroit parlé toute
seule, à l'exception de deux ou trois phrases qui
affirmoient qu'elle n'avoit ni projet, ni ambition.
Du reste, elle me laissoit voir toute sa rancune
* Parce quMl étoit impossible de le nier, la chose étoit uniTerselle.
BMnt connue.— fJVb<6 de VAuieut J
DE MADASIE DE GENUS. 41
contre les personnes qu'elle supposoit opposées à
ses vues ; elle ne prenoit pas la peine de nie cacher
ses inquiétudes et ses vives agitations. Elle ne me
trouvoit pas dépourvue d'esprit > mais^ sans songer
que j'avois été mariée à dix-sept ans, et que j'en
avois vingt-deux*, elle ne remarquoit que l'espèce
d'enfantillage que j'avois naturellement dans l'esprit,
ma simplicité à quelques égards, ma figure plus
jeune que mon âge, ma timidité dans le grand
monde, ma gaieté folle quand j'étois à mon aise,
ma peur des revenans, et elle ne voyoit en moi
qu'une jolie enfant, une Agnès un peu façonnée
par le monde. Comme elle ne lisoit pas du tout,
elle ne m'a jamais questionnée sur mes lectures, et
je ne lui en ai jamais parlé. Ainsi il étoit impossible
qu'elle se doutât de l'espèce d'instruction que je
pouvois avoir; elle savoit seulement que j'avois
fait des chansons à Sillery, et que je connoissois
les règles de la poésie, mais elle n'attachoit nul
prix à cette espèce de succès de société. Nous
revînmes à Paris, d'où elle devoit partir pour Barège.
La simplicité que me trouvoit ma tante l'engageoit
«ans cesse à me rendre témoin des artifices les plus
raffinés ou les plus puériles. Voici dans ce dernier
genre un trait qui m'amusa trop pour que j'aie pu
en oublier le moindre détail ; elle persuadoit à M. le
duc d'Orléans que &on sentiment malheureux la
privoit également de sommeil . et d'appétit ; elle ne
♦ 1768.
42 MÉMOIRES
dormoit plus^ ne mangeoit plus. Il est certain qu'en
présence de M. le ^uc d'Orléans elle faisoit une
diète rigoureuse ; mais elle s'en dédommageoit dans
iion absence. Il est vrai que, chez elle, elle ne se
mettoit plus à table ; mais sans lui servir des repas
en règle, on lui apportoit à manger cinq ou six fois
par jour. Un soir que j'étois chez elle, et que nous
n'attendions point M, le duc d'Orléans; mademoiselle
Legrand, sa femme de chambre, entra en tenant
une grande ^cuelle dç vermeil qui contenoit une
copieuse rôtie au vin. Ma tante, négligemment et
d'un air dégoûté, prit l'écuelle sur ses genoux, et,
par un effbrt de raison^ elle se mit à manger la rôtie,
dont il ne restoit plus que le tiers lorsqu'on entendit
un carrosse entrer dans la cour. Je me précipite ^ la
fenêtre, et j'annonce M. le duc d'Orléans. Aus-
sitôt ma tante sonne avec précipitation. Made-
moiselle Legrand se fait un peu attendre; enfin
elle arrive en disant que M. le duc d'Orléans la suit.
Ma tante ne songe qu'à se débarrasser promptement
des débris de la rôtie au vin: elle ordonne avec
vivacité de l'emporter; ensuite, pensant qu'on va
rencontrer M. le duc d'Orléans, elle rappelle ma-
demoiselle Legrand et lui dit avec véhémence de
mettre la fatale écuelle avec son couvercle, sous
son lit. On obéit. Au même instant, les deux
battans de la porte s'ouvrent, et M. le duc d'Orléans
parolt. Il sentit l'odeur du vin, et ma tante convint
qu'elle en avoit pris une petite cuillerée. Son air
DB MADAME DE GENLIS. 43
exténué et languissant, durant cette visite, me donna
plusieurs fois des envies de rire que j'eus de la peine
à réprimer. VoUà à quel excès d'abaissement et de
puérilité des desseins ambitieux peuvent conduire
une personne d'esprit, lorsqu'elle croit que de tels
moyens sont utiles à ses projets.
Ma tante voulut me garder dans sa maison jusqu'à
son départ pour Barège. Elle me donna l'apparte-
ment de M. de Montesson, en me disant que ma
femme de chambre aùroit un lit de sangle posé à
côté du mien. Nous étions aux premiers jours
d'avril; M. de Genlis venoit de partir pour son
régiment. Nous revînmes de Vincennes à la nuit.
Ma tante voulut sur^le-chaiup m'installer dans mon
logement, qui étoit au rez-de-chaussée ; elle me
demanda si j'avois peur d'y entrer. J'assurai que
non ; et, pour prouver ma bravoure, je dis qu'on
h'avoit qu'à me suivre, et que j 'entrerois la première
et sans lumiève. Je fis mettre derrière moi le valet
de chambre, qui portoit deux bougies, et je m'avan-
çai hardiment dans l'antidiambre ouverte ; mais, à
peine y eus-je mis le pied, que je fis un saut en
arrière en poussant un cri perçant; je venois de
sentir bien distinctement une grande main froide
et décharnée s'appliquer tout entière sur mon visage,
en me repoussant avec force, .^ • . • Je tombai pres-
que évanouie dans les bras de ma tante, qui fut très-
eSrayée de l'état convulsif où j'étois. Elle vit bien
44 MÉMOIRES
qu'il m'étoit arrivé quelque chose de très-singulien
Elle me questionna. Je répondis, en mots entre-
coupés, qu'une msdn de squelette m'avoit repoussée*
Le valet de. chambre entra avec les lumières, et il
donna sur-le-champ l'explication du prétendu pro-
dige. C'étoit un oranger desséché, posé contre la
porte, dont une branche sèche et roide, s'étendant
devant la porte, s'étoit trouvée à la hauteur de mon
visage, et m'avoit causé cette étrange frayeur. Cette
branche faisoit véritablement, au toucher, l'illusion
d'une main de squelette. Tout le monde en essaya
l'effet, et l'on convint que dans l'appartement d'un
mort, et avec la peur des revenans, cette branche
repoussante équivaloit à la plus terrible apparition.
Ma tante partit pour Barègë, en me disant que
M. le duc d'Orléans iroit beaucoup me voir jusqu'au
moment où madame de Puisieux m'emmèneroit à
Sillery; elle ajouta qu'à l'âge qu'avoit M. le duc
d'Orléans, et avec l'attachement qu'on lui connoissoit
pour elle, je pouvois le recevoir sans inconvénient 5
il n'étoit jamais venu chez moi qu'une fois à ma
dernière couche ; ce fut avec le prince son fils. Ma
tante me recommanda expressément de lui parler
beaucoup d'elle, et de lui rend[*'e compte de nos
entretiens dans nps lettres. Elle me répéta qu'elle
désiroit qu'il se guérit' promptement de sa passion,
si elle n'étoit pas telle qu'il li|i en avoit donné l'idée,
parce qu'il étoit affreux de s'affliger aussi vivement
DE MADAMB DB GENLIS. 45
-qu'elle le faisoit sur des peines qui, peut-être, étoient
imaginaires. Je lui demandai quel parti elle pren-
droit si cette passion étoit indomptable, " Ah !
dit-elle, qui peut le prévoir ?...." Je sais seulement
que ma destinée sera bouleversée. J'entendis ce
que cela vouloit dire, et je me promis, suivant l'in-
tention de ma tante, de conter ce détail à M. le duc
d'Orléans, car elle m'avoit permis de lui dépeindre
naïvement l'état de son cœur. Je désîrois que tout
cela réussît, d'abord parce qu'il m'étoit prouvé que
ma tante le souhsdtoit passionnément, ensuite parce
que je n'étois pas indifférente au plaisir d'avoir une
tante mariée à un ' prince du sang, et enfin, j'étois
assez fière de me trouver en quelque sorte négocia-
trice de cette grande affaire, du moins pendant le
voyage de Barège.
' Je retournai avec une joie extrême dans ma
maison du cul-de-sac Saint-Dominique ; j'y retrou-
vois ma charmante Caroline que j'avois, pendant mon
absence, confiée à ma mère.
M. le duc d'Orléans vint me voir le lendemain du
départ de ma tante. J'étois assez à mon aise avec
lui, parce que je l'avois yu sans cesse chez ma tante,
mais il ne m'avoit jamais entendue causer, et, ne
me connoissant que sur le rapport de ma tante, il
me regardoit comme une jeune personne naïve, agréa-
ble et spirituelle, mais incapable d'observer et de
faire une réflexion. De mon côté, l'idée de ces tête*»
46 MÉMOIRES
à-tète m'embarrassoit un peu ; je ne savois pas trop
comment je m^en tirerois. M. le duc d'Orléans
entra d'une manière qui me fit rire, il m'apportoit
une grande quantité de bottes de sucre d'orge de
Fontainebleau ; il me dit, en riant, qu'U s'étoit rap-
pelé que je lui en avois souvent demandé» Cette at-
tention me mit de bonne humeur, -et M. le duc d'Or-
léans s'amusa beaucoup de la vivacité de ma recon-
noissance. Cependant, au bout d'un quart d'heure,
il se ressouvint qu'il étoit affligé du départ de ma
tante. II m'en parla, mais je ne vis dans son cœur
ni passion, ni même un véritable attachement. Sa
visite ne dura que trois quarts d'heure; il me dit, en
me quittant, qu'il reviendroit le surlendemain. La
seconde \'isite fut très-animée ; nous parlâmes d'abord
de ma tante, je vantai son attachement pour lui, M.
le duc d'Orléans m'écouta avec l'air tout étonné de
m'entendre raisonner sérieusement. Je parlai toute
seule fort long-temps, et d'une manière romanesque
qui parut merveilleuse à M. le duc d'Orléans. Enfin,
je m'arrêtai pour recevoir des complimens sur mon
éloquence. M. le duc d'Orléans me dit ensuite fort
tristement qu'il n'avait jamais été aimé pour lui^
même. Cette phrase me surprit extrêmement; il
me l'a beaucoup répétée depuis. Je combattis cette
idée, ce qui ne lui fit pas grande impression. Peu à
peu, il changea d'entretien, et tout à coup il se mit
à me eonter ses bonnes fortunes, dans lesquelles se
DE MADAME DE 6ENLIS. 47
trouvoient toujours mêlées celles du baron de Bezen-
vaL Ces récits^ faits en termes très-décens, étoient^
pour le fond, horriblement scandaleux, et ils étoient
faits ayec une telle simplicité d'intentions, que je les
écoutois avec une curiosité qui n'étoit troublée par
aucun embarras. Je suis sûre que tout en étoit vrai,
ce n'étoient point des vanteries, c'étoit du bavardage
et de l'indiscrétion. Mon étonnement, qui sepeignoit
sur mon visage, divertissoit à l'excès M. le. duc
d^Orlésms; j'avoue que je demandai les noms,* on me
fit promettre le secret (que je n'ai jamais trahi) et
tout me fut révélé. Au reste, toutes les héroïnes de
ces histoires étoient des femmes d'une très-mauvaise
réputation, il y en avoit même plusieurs qu'on avoit
chassées de la bonne compagnie ; mais enfin, il y en
avoit aussi que l'on rencontroit encore à la cour et
dans le monde.
Pendant un mois M. le duc d'Orléans revint ainsi
régulièrement orner ma mémoire, à peu près tous les
deux ou trms jours ; il en vint au point de confiance
de me conter ses fâcheuses aventures avec la feue
duchesse d'Orléans. 11 l'avoit épousée par amour,
il se maria à dix-neuf ans, elle l'aima aussi avec une
passion véhémente qui diura sans nuages jusqu'à la
naissance de son fils ; cet événetnent l'accrut encore
pendant quelque temps. Elle montroit même avec
si peu de retenue cet amour impétueux, que la du-
chesse de Tollârd disoits ^^ Qu'elle avoit trouvé le
48 MÉMOIRES
■
moyen de rendre le mariage indécent." Jusque>là^
madame la duchesse d'Orléans avoit été l'épouse la
plus passionnée et la plus irréprochable ; mais, tout
à coup, elle demanda à M. le duc d'Qrléans de lui
confier toutes les lettres qu'elle lui avoit écrites, et
toutes, également tendres^ Elle vouloit^ disoît-elle,
avoir le plaisir de les relire avec les réponses
qu'elle conservoit précieusement. M. le duc d'Or-
léans les lui remit, en lui recommandant d'en
avoir bien soin, et de les lui rendre promptement ;
mais elle ne les redemandoit que pour les anéan-
tir, son cœur étoit changé, et elle vouloit détruire
les témoignages d'un sentiment qu'elle n'avoit
plus. Il y a dans cette inconstance rétrograde
qui veut agir sur le passé, dans cette honte d'un at-
tachement légitime, et dans tout ce procédé quelque
chose de perfide, de dépravé, et de combiné dont je
fus plus frappée que de ses aventures mêmes. M. le
duc d'Orléans me conta aussi la manière dont il de-
vint amoureux de matante, elle est plus singulière
que romanesque. Il la trouvoit charmante, me dit-
il, mais ils étoient fort cérémonieusement ensemble ;
loin d'en être amoureux, il étoit dans ce moment
occupé d'une autre femme ; c'étoit au premier
voyage qu'elle fit à Villers-Cotterets, Un jour, à
la chasse du cerf dans la forêt, madame de Montes-
son étoit à cheval, M. le duc d'Orléans se trouva
auprès d'elle dans un moment où la chasse alloit tout
OB MADAME DB OENLIS. 49
de travers^ et oh. Tautre femme qui suivoit aussi
la chasse à cheval, étoit assez loin dans une autre
allée. Un des chasseurs proposa à M. le duc d'Or-
léans d'attendre là quelques minutes, pendant qu'il
iroit en avant prendre quelques informations sur le
cerf, et les chiens ; M. le duc d*Orléans y consentit,
et il descendit de cheval avec ma tante, pour aller
s'asseoir à quelques pas, à l'ombre, dans un endroit
qui leur parut joli/ M. le duc d'Orléans étoit fort
gras, la chaleur étoit étouffante ; le prince, en nage
et très-fatigué, demanda la permission d'ôter son
col ; il se met à l'aise, déboutonne son habit, souffle,
respire avec tant de bonhomie, d'une manière et
avec une figure qui paroissent si plaisantes à ma tante,
qu'elle fait un éclat de rire immodéré en l'appelant
gros père, et ce fut, dit M. le duc d'Orléans, avec une
telle gaieté et une telle gentillesse, que de ce mo-
ment elle lui gagna le cœur, et il en devint amou-
reux. C'est un effet sûr avec les princes, que celui
d'une familiarité imprévue, placée avec grâce à la
suite d'une conduite respectueuse et réservée. Cette
origine d'une grande passion n'en est pas moins sin-
gulière. Ce trait-là n'est pas du siècle de Louis XIV,
mais le goût déjà quelquefois n'avoit plus la même
noblesse et la même 'élégance.
Les lettres de M. le duc d'Orléans à matante, pen-
dant son voyage en France, ne furent pas satisfai-
santes ; il y en eut une surtout qui blessa tellement
TOME II. 3
50 MJ^MQIflfiS
ma t^ntç, qu'elle m'écrivit qu'elle yoyoit bien que M.
le duc d'Orléans n'avoit uuUement les senUpiens
qu^elle lui a^oit crus. Ma tante ne pouvoit capher
açn dépit, dans cette lettre ; elle dispit, en pailaot
dç ^. 1§ duQ d'Ocléi^ns^ ç(s^ homme léger ; je ne pus
n^^^inp^^iT de rire de cette expression, si impropre
au Qio^ ainsi qu'i^u physique, M. le duc d'Orléans
s'aïQUSpit d'une intrigue, çt neladénouoit jamais le
piremieir. T<^nt qu'on restoit auprès de lui et qu'on
l'écoutoit, il nje se détachoit point ; il étoit en amour
comme uu boa soldat qui demeure fidèlenient à sou
po^te, et qui ne le quitte que lorsqu'on lui douue sou
congé ; q^ais quand il n'y avoit plus de ji^o^^e, il ou-
blioit facilement, etchangeoit de servie^ sansi regret
et aan^ chagrin. J^smo^s, dans toute sa vi^, i^ n.'a.
été véritablement amoureux. Si, dans le uMpent
dont je parle, uu^ femme un peu aim^le eût voulu
preudre la place vacante par l'absence, rien au monde
n'eût été plus facile. J'écrivis à ma tante pour lui
dire qu'elle étoit toujours adorée^ et en même
temps pour l'exhorter à ne pas prolonger son absence.
EUe suivit ce conseil.
Je reçus, pendant plus d'un mois, avec assiduité,
les visites de M, le duc d'Orléaus. Duraut ce temps,
il y eut à la cour une fête, un grand bal niasqué, je
ne me rappelle plus à quelle occasion. M. le duc
d'Qrléans me demanda d- engager madame de Pui-
sieux à m'y mm^r^ ^t^îlm%àsmk^^v^^deZ'Yq^s^ Je
DB MADAIi£B BS 6ENLIS. 51
n'm jamais vu tant de inonde réuni qu'il y en eut à ce
bal. J'y bU^I en domnio paré, avec seulement un
petit masque qvdne oa«dioit que les yeux et le nez ;
on appeloit cela xmloup^ Afedame de I^uisieux me-
n»avec moi madame de' Saint^Ghamand sa nièce, « et
le marquis de Bouiioles pour nous donner le bras*
Nous nous établîmes sur une banquette^ dansla^iedle
oii il y' avoit le moinside monde. Au bout d'une de-
mi-heure^ M. ïe duc d^Orléans, très-masqué én'dô-^
miné noir, nous arriva : il n'étoit pas difficile à re-
connoltre dans- ce déguisement; il avoit la forme
d'ime grosse totur; Il proposa de me mener dans les
autres pièces, en promettant de më. ramener dans
une heure. Je me mis sous sa giirde, et comme nous
cheminions ensemble, un masque, en jetant leis yeux
sur lui, s'écria: Laissez passer la cathédrale de
Reims s ce^qui excita un rire général, et même celui
de M* le duc d'Orléans, qui dit' que cette ressem-
Uance res{)ectable étoit' excellente dans une telle
foule. En eifet, nous traversâmes heureusement
deux grandes pièces; mais au milieu de la troisième,
quiprécédoit celle oii se trouvoit lafEunille rojrale, on
m'arracha subitement du bras de M. le duc d'Orléans.
Je fus emportée par le flux et le reflux^ car beaucoup
de gens voutoient retourner sur leurs pas ; c'étoit
même le plus grand nombre. Je me trouvai poussée,
ballottée, pressée, enlevée; mes pieds ne touchoient
plus la terre. Dans cette extrémité, je cherchois en
3*
52. MBMOIRES
vain des yeux M. le duc d'Orléans ; je l'avois abso-
lument perdu de vue : ma frayeur étoit au comble,
lorsque tout à coup un domino bleu, très-grand et
très-svelte, force tous les obstacles, se précipite vers
moi, me saisit comme un mannequin, m'entraîne, et
avec une impétuosité qui ressembloit à la fureur, me
transporte dans la salle royale, où l'on étoit assez à
l'aise. J'avois perdu toute envie de danser et de re-
garder; je m'appuyai contre le lambris ; j'étois prête
à me trouver mal. Enfin je reprends ma respiration;
je veux exprimer ma reconnoissance à mon libéra-
teur, il me répond, et je reconnois le vicomte de
Custines, le beau-frère de mon amie, arrivé depuis
huit jours de la Corse (où je l'avois envoyé, je dirai
dans la suite de quelle manière), et où il s'étoit dis-
tingué par le plus brillant courage* Cette reconnois-
sance ne me fut pas agréable ^ j'en détaillerai les rai-
sons. C'est le seul événement de ma vie en ce genre
que je conterai : mais cette histoire est si morale, que
je ne dois pas l'omettre ; d'ailleurs on verra par le
dénoûment, que ce n'est pas la vanité qui a pu m'en-
gager à faire ce singulier récit.
Lorsque je fus un peu remise de ma frayeur, je dé-
mandai à être reconduite auprès de madame de Pui-
sieux, nous ne retournâmes point d'où nous venions,
le vicomte me fit passer d'un autre côté par des dé-
gagemens. Nous y trouvâmes une jolie femme de
Bordeaux nommée madame Rousse de Corse, que
BB MADAME DB GBNLIS. 53
Ton rapportoit blessée sans connoissance, comme
d'un champ de bataille, de la foule horrible où nous
avions passé. Cette pauvre jeune femme étoit tom-
bée, on l'avoit foulée aux pieds 5 elle étoit dans un
état pitoyable. On appela un chirurgien, et elle fut
saignée dans les appartemens mêmes. Cette vue me
fit frémir, et je fis grand plaisir au vicomte de Cus-
tines, qui vouloit m'empécher de m'arréter près
d'elle, en lui disant que je voulois regarder tout ce
que je lui devois. M. le duc d'Orléans partit pour
Villers-Cotterets le 6 mai, et madame de Puisieux,
quelques jours après, m'y mena pour y passer douze
jours. Nous y trouvâmes beaucoup de monde, en-
tre autres la marquise de BoufiSers, mère du fameux
chevalier de Boufflers : elle étoit spirituelle et pi-
quante. Sa fille, madame de Cussé, qu'on a depuis
appelée madame de Boisgelin, n'étoit ni l'un ni l'au-
tre, ce qui, dans cette famille, avoit l'air d'une
distraction. Le comte de Maillebois"* étoit à ce
• Le comte de Mailleboifl, fils du maréchal de oe nom, avoit alors
plus de cinquante ans ; il est douteux quMl eût beaucoup d*esprit, car
sa conduite fut celle d^nn homme de petit jugement. Le tribunal
des maréchaux de France le déclara calomniateur ^ il fut disgracié
et enfermé dans la citadelle de Doulens. En 1784) le ministère Ten-
▼oya en Hollande pour y soutenir le parti démocratique contre le
roi de Prusse. Il fut décrété d'accusation en 1791, par rassemblée
nationale, comme auteur d'un plan de contre-révolution concerté
avec la cour de Turin ; il se retira en Hollande, où il mourut en 1792
-^NoU de V Editeur.) .
54 ItÉHOlRES .
voyage ; il passoit pour çivoir beaucoup d'esprit ; je
ne m'en suie jamais aperçue, et il me paroissoit .tn-
nuyeux. M. ôfi Castries, depuis maréchal de France* :
j'aimois beaucoup ses manières et sa conversation ;
il woit dans l'esprit de l'agi^é^ment et de la solidité ;
une envie de plaire douce et .^abae, sans empresse*
ment, sans frais, sans .agitations, qui n'annonçoit
que la bienveillance, et noiP ramour-propre qui veut
briller et faire des conquêtes. Le baroii de B^zen-
val, que j'avois déjà rencontré mille fois dans le
monde : il étoitde l'âge de M.fe duc d'Orléans; mais
ilavoit encore v^ne figurie chômante et de grands suc-
cès auprès des femmes. P'we ignorance extrême,
et hors d'^ta.t d'écrire passablement u^ billet, il n'a-
voit préçisémenjk que l'esprit qu'il faut pour dire des
riens avec .grâce et légèreté : on l'accusoit d'être
méchant, il étoit irréfléclû et sans principes; il ayôit
de l'obligeance dans les procédés, q\iand son intérêt
ne s'y ppposoit pas, et 4e la bophûi^çiie dons la so-
ciété, avec les gens auxquels on ne pouvoit donner
* Le maréchal deiCastries ayoit «emsons le prince 4e Souhise^ 41
fut blefinsé à la bataille de Rosback: U le fut de nouveau en 2760>«t
une troisième fois en 1762. JBmigré au commencement de la ré-
volution, il se trouva, lors de Fiavasion des Prussiens en Champagne,
sous les ordres du prince de Brunswick, qvUl avoit vaincu à Closter-
Camp. Le maréchal de Castries mourut à Wolfenbuttel, au com«-
mencement de Tannée 1801. Il étoit né en 1727 : il montra, pen.
dant qu*il fat ministre de la marine, du désintéressement, de la pro.
bité, mais peu de talent.— (iVole de V Editeur).
DB MADAMB DB GBNLIS. 56
de ridicol^ ; uto air ouvert, da naturel, une grande
gaieté, le rêndoient fort aimable*.
Le marquis du Châtelet, et sa femme/ étoie&t
aussi de ce voyage. La marquise du Chfttelet étoit
l'une des ]^lu8 estimables personnes de la cour, et
Ton peut dire la même chose de son mari. Si Toii
eût ajouté foi à ce qu'on disoit de la naissiuice de M*
du Châtelet, on se seroit étonné de trouver en lui
tant de douceur et un esprit si peu brillant, mais cet
esprit étoit juste; M. du Châtelet avoit une belle
âme, et la fidélité de son amitié pour le duc de Cboi-»
seul a donné un bel exemple à la coun Monsieur
et madame de la Vaupalière passèrent aussi à Villetti^
Cotterets tdut le temps que nous y séjournâmes^
Sans la passion du jeu, M. de la Vaupalière auroit été
fort ainmble ; le jeu étoit à la fois pour lui le bonheur
et sa seule affaire. Il auroit dégoûté nos romantU
ques de la réveriey qu'ils aiment tant 5 il étoit ex^
cessivement rêveur, mais il ne revoit qu'au jeu. Sa
femme étoit charmante, quoiqu'elle eût plus de qua-^
rante ans ; elle avoit des grâces qui ne vieillissent
point, du naturel, de la nsûtveté dans l'esprit, de
l'originalité, et le caractère le plus égal et le plus
aimable.
Je connus là tout l'avantage d'avoir pour mentor
* Les Mimoiret qa^on a publiés sous son nom, sont entièrement
de la eompoiitian de M. le vicomte de Ségur, mort à Barège. J^en
parlerai avec détail dans la suite de cet ouYr9gej^{Notè de t Auteur,)
56 MEMOIRES
une personne qui a un véritable désir de &ire valoir
celle qu'elle mène dans le monde. J'eus beaucoup
de succès^ non pas seulement pour la harpe, le chant
et les proverbes, mais on loua mon esprit, ma con-
versation (qui pourtant étoient fort ordinah*es).
Quand je voulois le soir, suivant ma coutume, me
retirer à onze heures, on me retenoit de force ; on
relevoit avec éloge ce que je disois, on en citoit des
traits le lendemain, et le plus souvent ces prétendus
bons mots n'en valoient pas la peine. Je devois tous
ces succès à madame de Puisieux, et à M. le duc
d'Orléans, qui ne tarissoit pas sur les récits de mes
gentillesses. On eut peine à nous laisser partir au
bout de douze jours. J'avois beaucoup parlé de ma
tante à M. le duc d'Orléans, en nous promenant sur
la terrasse du château de Villers-Cotterets. Je re-
marquai qu'une lettre, qui lui annonçoit qu'elle re-
viendroit sous trois semaines^ le réchau£& beaucoup
pour elle : il reprit sa passion, de peur d'être boudé;
il me promit de m'écrire, et il me tint parole.
En quittant Villers-Cotterets nous n'allâmes point
à Sillery. Madame de Puisieux vouloit me faire
connoître le Vaudreuil, la plus belle terre de la Nor-
mandie, ou, pour mieux dire, elle vouloit me mon-
trer, danB ce château où l'on aimoit les talens et les
fêtes, et dont je ne connoissois pas la société, parce
qu'elle n'étoit pas la sienne, du moins habituellement.
Nous ne devions rester que huit jours au Vau-
DE MADAMB DB GRNLIS. h^
dreuil^ nous y restâmes cinq semaines^ et les plus
agréables que j'aie passées de ma vie. Le maître
du château étoit le président Portai^ un vieillard plein
d'esprit^ de gaieté et de bonté. Nous trouvâmes là
très-bonne compagnie^ et très-disposée à s'amuser^
entre autres une femme d'une beauté jadis très-célè-
bre, parente du président. Elle avoit alors cinquante
ans ; elle avoit épousé en premières noces M. Ame-
lot, ministre des affaires étrangères ; devenue veuve,
elle jura de conserver sa liberté, et la garda long-
temps ; enfin, elle vit au Vaudreuil M. Damézague,
plus jeune qu'elle de quinze ans \ très-prévenue con-
tre lui, elle voulôit partir quand elle le vit arriver.
11 sut vaincre toutes ses préventions, lui tourner la
tête en huit jours, au bout desquels cette fière veuve
l'épousa dans la chapelle du château. Ils étoient
mariés depuis trois ans, quand nous les trouvâmes au
Vaudreuil ; ils vivoient ensemble comme deux tour-
tereaux. Madame Damézague étoit fort belle; son
mari avoit une très-jolie figure, et il a toujours été lé
plus tendre et le meilleur des maris. Il avoit l'air le
plus étourdi, le plus évaporé que j'aie jamais vu;
il ne songeoit qu'à se divertit, à faire des tours, des
niches, à donner des fêtes, il avoit toujours un pro-
jet d'amusement; et, après la journée la plus bril-
lante, il demandoit le soir : Q^e ferons-notis demain
mâtiné II falloit le lui dire pour son repos ; sans un
plan de ce genre bien arrêté, il n'auroit pas dormi.
3**
5& MKMOIRBS
J'ai fait sur ]fi mariage ^ùagulier de madanie Daméo
zague^ I9. nouvelle intitulée, Z^s Préventions ^uns
Femmey doM M. Radet a fait un très-joli vaudeville.
Au milieu de la joyeuse société dé Vaud^^uil, je
remarquai particulièrement une j^eune personne, dont
l'aimable figure et les manières nobles ^e frappèrent.
C'étoit madame la comtesse die Mécode (depuis com-
tesse de Lannoy) ; elle étoit plus â^e que moi de
trois ans ; elle av(»t la plus belle taille, un visage
agréable, beaucoup d'esprit, une imagination très-
vive, et mille qualités attachantes. Elle m'inspira
une véritable inclination dès la première vue, c'est
ce que j'ai toujours éprouvé pour toutes les per-
sonnes que j'ai beaucoup aimées. Je produisis le
même effet sur elle ; et dès le même soir die me re-
cpnduisit dans ma chambre, et nous veillâmes tête-à-
téte jusqu'à trois heures du matin. Il semble que
ces impressions si vives, ces amitiés si promptes, ne
puissent appartenir qu'à la jeunesse; mais je les ai
toutes conservées; je n'aime jamais les personnes
qui ne m'attirent pas tout de suite.
Jjc lendemain matin M. Damézague vint nous de-
mander ce que nous ferions le soir ; je proposai d'ar-
ranger des proverbes ; il dit que personne daçs le
châtjeau n'en savoit jouer; il ajouta, en riant, que je
devrois en jouer un toute seule pour leur donner une
leçon. Je répondis que cela n'étoit pas impossible ;
en effet, je l'essayai, et j'inventai ma fameuse scène
BB MADAMB BX 6BNLIS. 59
de la Cloison^ que j'ai tant jouée depuis, dont j'ai
fait par la suite deux petites comédies, et qu'on a
imitée plusieurs fois au théâtre, entre autres dans
Aucassin et Nicolette. Ma CfoûoM eut un tel sue*
ces, qu'on me la fit jouer cinq ou six jours de ^iite^
nous donnions pour petite pièce une chanson bur-
lesque très-plaisamment chantée et jouée par M. Du-
m^xigue, et que j'accompagnois de la harpe* Je
formai une petite troupe pour jouer des proverbesf;
madame de Mérode, surtout, fit beaucoup d'honneur
à mes leçons dans ce genre* Nous faisions des pro-
menades charmantes en calèche et à pied dans le
parc, qui étoit immense, et admirablement beau*
Nous entendîmes parler d'une montagne voisine
qu'on appelle la Montagne des deux JbnaitUf et qui
est également fameuse dans le pays par sa pro^
gieuse élévation, la superbe vue qu'on découvre de
son sommet> la difficulté d'y parvenir, et enfin par la
tradition qui explique pourquoi elle s'appelle la Mon^
tagne des deux Amans* On conte que jadis on la
nommoit inaccessible, on croyoit qu'il étoit inqpos-
sible de la gravir. Un pâtre de la vallée,, amoureux
et aimé d'une jeune fille, ne put l'obtenir qu'à con-
dition qu'il la porteroit sur ses épaules au sommet de
la montagne inaccessible. On crut rebuter les deux
amans en imposant une telle condition } mais Famour
ne doute de rien ^ les amans acceptèrent, au grand
étonnement de toute la vallée. L'amaat charge celle
60 MEMOIRES
qu'il aime sui* ses épaules; il croit qu'il pourroit là
porter ainsi au bout du monde^ et qu'im si doux far-
deau donneroit des forces si l'on en manquoit. Il
rit des mortelles inquiétudes de ses parens et de ses
amis; il part triomphant^ il gravit toute la mon-
tagne ; mais, parvenu à la cime, en faisant le der-
nier pas qui l'élève au sommet, il rend son dernier
soupir. Telle est la tradition, qui a l'air d'une allé-
gorie; car, en effet, l'amour promet tout, entre-
prend tout, et après avoir tout obtenu il expire ! . • • •
L'histoire ajoute que la jeune fille désespérée se pré-
cipita dans la rivière qui coule au pied de cette mon-
tagne escarpée, qui prit alors le nom de Montagne
des deux Amans. Sur ce petit fond romanesque, je
fis en deux jours un drame que je lus à madame de
Mérode, au comte de Caraman, frère du marquis et
neveu du président Portai, et à M. Damézague. Ces
trois personnes ne manquèrent pas de trouver cette
petite pièce excellente; il fut décidé que nous la
jouerions ; et M. de Caraman fit faire tout de suite
un charmant petit théâtre dans l'orangerie. £n at-
tendant nous voulûmes absolument, madame de Mé-
rode et moi, gravir la montagne ; un postillon du
président s'étoit cassé la jambe deux mois aupara-
vant sur cette montagne, j'étois sûre que madame de
Puisieux s'opposeroit à cette entreprise; nous en
fîmes un secret^ et il fut' convenu que nous ferions
' notre escalade avant son réveil. Au reste la mon-
DE MADAME DE GBNLIS. 61
tagne u'à rien d'inaccessible, seulement elle est très-
longue et très-fàtigante à gravir. Nous sayiona
qu'elle avoit un ermitage sur son sommet ; ainsi nous
étions bien assurées de pouvoir faire ce que faisoient
les ermite^, ou pour mieux dire les religieux, car
c'étoit un petit couvent. Nous nous levâmes avec
le jour, et à cinq heures du matin madame de Mé-
rode, M. de Caraman, M. Damézague et moi, nous
étions au pied de la montagne. Nous fûmes obligés
de nous reposer à moitié chemin; madame de Mérode,
peu accoutumée à marcher, étoit excédée. Enfin
nous arrivâmes ; nous trouvâmes de bons religieux,
charmés de nous voir, qui nous donnèrent à déjeuner
du lait de chèvre, qui nous parut délicieux. Leur
petit couvent, placé ttu milieu de la plate-forme de la
montagne, étoit charmant ; on y découvroit de par-
tout une vue ravissante. Ces pieux solitaires pla-
noient encore sur le monde qu'ils avoient quitté i ils
n'en voyoient que ce qu'il y a de plus vertueux, les
travaux de la campagne. J'enviai leur demeure et
leur tranquillité ; car, même au milieu du tourbil-
lon du monde et de la dissipation, je n'ai jamais en-
trevu sans une profonde émotion, l'image d'une soli-
tude absolue et d'une paix sans nuages. Je ne pré-
voyois pas alors, que vingt-deux ans après ce cou-
vent seroit détruit, et ses vertueux habitans disper-
sés avec violence, et peut-être immolés 1. . . ,
Le théâtre fiit fait en une semaine, on y travailla
03- MEMOIRES
joar ^ nuit, on apporta de Rouen une décoration
toute fiaitei Pendant ce temps j'avois distribué les
rôles de ma pièce^ le mien étoit celui d'un vieil en*
chanteur, qui ^yoitdeùx cents ans, et que je suppo-
sois établi sur la moiièagne inaccessible, où il devoit
rester jusqu'à l'arri^sée de. deux amans parfaits, il
les attendoit depuis plus d'un siècle et demi. J'étois
enchantée de mon rôle, parcQ que j'avois une per-
mique et une barbe ])lanche. Madame de Mérode et
Mv de Caraman faisoient les deux amans* Ma pièce
finissoit heureusement, les amans vivaient pour ser-
vir de modèles à tous les amans des races futures ;
la perfection de leur amour mutuel désenchantoit le
Vleuk solitaire de la montagne. Ma pièce étoit rem-
^fie d'allusions agréables pour le maître de la mai-
fsXmy et pour toutes les personnes de la société. On
pense bien que rien ne manqua à son succès, et que
l'auteur fut demandé à grands cris; onnousrede^
manda d'autres représentations, mais madame de
Puisieux, trouvant le spectacle trop court, m'or-
donna de l'allonger. On désira par acclamation me
voir jouer Roxelane dans les 'Frois Sultanes ; car
'dans ma jeunesse on m'a tant comparée à Roxelane,
que j'étois aussi ennuyée de cette espèce de compli-
ment, que de m'entendre répéter que je jouois sûre-
ment mieux de la harpe que le roi David. Nous
n'avions- pas la comédie des Trois Sultanes, M. de
Caraman envoya un courrier à Paris pour chercher
D£ MABAMB DB GBNLIS. 63
plusieurs choses^ entre autres une musette, la mienne
étoit à Sillery avec mes malles. Mais je dis à nos
acteurs, que je ferois la comédie des Trais Sultanes,
sur le même fond, avec une intrigue toute différente.
Je la fis effectivement, en trois actes, en prose, avec
des couplets, et en six ou sept jours. Nous Tappre»
nions à mesure que je l'écrivois. Elle étoit tout*à-fait
différente de celle de Favart : je ne pense pas qu'elle
fût bonne, mais je crois que le dialogue en étoit joli^
et qu'ily avoit du mouvement et de Tintérêt dans
l'intrigue, ce qui manque entièrement dans celle de
Favart. Je m'y donnai un rôle très-brillant, dans
lequel je cbantois, je dansois, je jouois du clavecin,
de Ij» harpe, de la guitare, de la musette, du tympa*
non, et de la vielle ; nous avions eu ces deux der*
niers instrumens de Rouen, il n'y manquoit que mon
par-dessus de viole ; mais depuis trois an^ je n'en
jouois plus, et ma mandoline auroit eu peu de suc-
cès après ma guitare, dont je jouois beaucoup mieux.
M. de Nédonchel, qui arriva de Paris, prit un rôle,
madame de Mérode joua à merveille celui d'une
Espagnole qui avoit une intrigue avec un jeune
Français, joué par M. Caraman. Un jeune homme
d'une petite ville voisine (le Pont-de-l'Arche) joua
d'une manière charmante le rôle du Grand-Seigneur.
Nous redonnâmes avec cette pièce nouvelle ma Mon-
tagtu des deux Amans. Tout cela eut un tel succès.
64 MÉMOIEBS
que les àpplaudissemens et les acclamations firent
fondre en larmes madame de Puisieux, et ce fut là
mon vrai succès. Après souper^ je la reconduisis
dans sa chambre, et ce soir madame de Mérode m'at-
tendit vainement dans la mienne, je restai arec ma-
dame de Puisieux jusqu'au petit jour. Comme elle
m'aimoit ! , • • • comme j'aimai depuis ! • • • • mais
comme j'étois reconnoissante, combien elle m'étoit
chère ! cette vertueuse et sensible protectrice ! . • . .
Ses traits, son idmablé physionomie, son costume, le
son de sa voix, tous nos entretiens tète-à-téte sont
restés ineifaçablement gravés dans mon souvenir, et
surtout la conversation de cette nuit, où elle fut si
particulièrement tendre pour moi ! • ^ • • Elle tenoit
mes deux mains dans les siennes, elle me regardoit
avec un attendrissement inexprimable, et elle me
répéta plusieurs fois ces paroles qui me frappèrent :
''Oui, vous aurez une destinée extraordinaire ! — —
mais quelle sera-t-elle ?..».. ." Son ton sembloit
annoncer de Thiquiétude sur mon bonheur : hélas !
c'étoit un pressentiment ! •
Nous rejouâmes trois fois notre petit spectacle,
avec seulement un jour de repos entre chaque re-
présentation ; on venoit nous voir jouer non-seule-
ment de Pont-de-l' Arche, mais de Rouen, Taffluence
fat étonnante aux deux dernières représentations*
Au bout de ce temps nous exécutâmes un projet,
dont la seule idée me transportoit, c'étoit d'aller à
r
DB MADAMB DB GBNUS» 65
Dieppe voir la mer que je n'avois jamais vue. Il ne
s'agissoit que de décider madame de Puieieux à nous
y mener^ car elle ne m'y aurait pas laissée aller sans
elle. Je dis un matin à madame de Mérode et à M.
de Caraman que je tenterois cette négociation dans
la journée. Ils crurent que ce seroit en particulier^
et à leur grand étonnement ce fut dans le salon aus-
sitôt après le dîner en présence de tout le monde. Je
m'approchai de madame de Puisieux^ et je lui dis
tout haut qu'elle prit garde à elle^ parce que j'avoîs
le dessein d'employer, pour la séduire, toute la finesse
que je pouvois avoir avec elle ; elle se mit à rire, et
répondit avec sa grâce accoutumée ; alors je lui dis
que j'avoîs un désir passionné de Voir la mer ; elle
m'interrompit vivement, en s'écriant : '* Eh bien !
nous irons demain à Dieppe." Je fus si touchée de
cette adorable bonté, que mes yeux se remplirent de
larmes.; un petit respect humain me rendit honteuse
de ce mouvement si naturel, je penchai le visage sur
sa main afin de cacher mon émotion \ elle sentit cou-
ler mes larmes sur sa main. ** Relevez donc la tête,"
me dit-elle \ j'obéis, et l'on vit que je pleurois. Elle
m'embrassa mille fois avec attendrissement. '^ Voyez,
disoit-elle, si je puis vous refuser quelque chose !. ."
Il n'y avoit là que des personnes remplies de bien-
veillance pour moi, cette petite scène les toucha
sensiblement.
Nous partîmes, en efibt, le lendemain à midi, ma*
66 MÉMOIRES
danie de Puisieux^ madame de M érode, M. de Cara-
manetmoi dans une berline; nous étions escortés
par MM. Damézague, Nédonchel et Vougny qui
nous accompagnoient dans une chaise de poste. Le
voyage fut très-gai^ grâce à toutes les folies de M.
Damézague et de M. de Nédonchel, qui, pendant
toute la route, nous précédoient aux postes pour jouer
des scènes inou'ies qui nous faisoient rire aux
éclats. Le séjour à Dieppe fut de la même gaieté.
Ma surprise, mon admiration, mon saisissement
furent extrêmes à Taspect de TOcéan, vu pour la
première fois de la jetée de Dieppe, où on le voit
si bien dans toute sa majesté. Il ne me manquoit
qu*une chose, c'étoit d'être toute seule. J'avoue
que la gaieté turbulente de nos compagnons de voyage
me fut bien importune dans ce moment. Tandis
que je contemplois ce spectacle admirable, j'étois
bien scandalisée d'entendre rire, et dire des extrava»
gances comme dans im salon, ou au coin du feu ;
aussi fut-on très-étonné de ma gravité, et il fut décidé
que j'étois fort maussade au bord de la mer. Je
fis le jour même une petite navigation qui ne me
réussit pas, car la mer me rendit si horriblement
malade, que nous regagnâmes le rivage après
avoir fait seulement une lieue. Nous visitâmes les
boutiques remplies de jolis ouvrages en ivoire,
dont madame de Puisieux me donna une prodigieuse
quantité; nous fîmes la meilleure chère du monde
DB MADAME JOB GRNLIS. SJ
en poisson ; nous pasa&Bjies un jour plein à I^ppe,
et daoB renchantejnent de notre voyfige nous retour*
nâmes au Vaudreuil, où l'on nous prépsuroit des
fêtes dbarman^tea.
Lie lendemain de notre retour, après le dîner, le
président reçut iwe lettre dans le saiop, qu'il nous
lut tout haut, et qui l'avertissoit que des cor$idre$
qui nous avoient vues sur la mer, madame de M érode
et moi, aroient formé le dessein de nous enlever
pour nous mener dans le sérail du grand-seigneur.
Nous ne f&mes pas très-effrayées de cette aventure î
cependant nous demandâmes au président oomment
nous pourrions nous garantir d'un si grand péril;
il nous répondit qu'il ne voyoit d'autre moyen que
de nous fedre recevoir vestales dtos le temple du
petit bois. C'étoit une charmante fabrique en forme
de temple, placée dans une partie du jardin près
du çdiiâteau. Ce temple, qu'on appeloit le cou-
vent, étoit au milieu d'im parterre, et ^itouré de
murs, et fermé; c'étrât le petit jeutniin particulier
du président, qui avdt grand soin de le fermer
à clef; on n'y entroit qu'avec lui; il nous y
avoit donné à déjeuner plusieurs fois. Il fut
donc décidé qu'on nous recevroit le lendemain
à huit heures du soir dans le temple de Vesta.
M. de Caraman nous y conduisit, et U dispa*
rut presque aussitôt. Nous trouvâmes le temple
68 MéMOIftBS
très-omé de fleurs, et toutes les daines de la so*
ciété habillées en vestales, ayant à leur tête ma-
dame de Puisieux en grande-prêtresse, et le président
en grand-prêtre. Il n'y avoit dans cette petite en-
ceinte que lui seul d'homme. On nous harangua ;
madame de Vougny nous chanta de fort jolis cou-
plets. On fit la cérémonie de notre réception.
Le jour finissoit : tout à èoup nous entendîmes une
musique turque fort bruyante, et l'on accourut
pour nous dire que le grand-seigneur en personne,
suivi d'une nombreuse escorte, venoit pour enle-
ver toutes les vestales. Notre grand-prêtre mon-
tra dans cette occasion ime fermeté digne de son
caractère; il déclara qu'il n'ouvriroit point les
portes. Cependant la terrible musique approchoit
avec une effrayante rapidité, et bientôt les Tmcs
frappèrent à coups redoublés. J*étois d'avis, pour
éviter une scène qui me déplaisoit d'avance, qu'on
ouvrît, et de nous rendre de bonne grâce ; le pré-
sident, très-attaché à son plan, et à l'illusion de
cette pantomime, me reproche ma lâcheté, et fiût
dire au sultan que la clôture est sacrée ; alors, quoi-
que les murs fussent assez élevés, tous les Turcs les
franchissent avec impétuosité ; plusieurs d'entre
eux, qui étoient des domestiques et des paysans,
portoient des flambeaux; ils ouvrent les portes;
plus de trois cents Turcs remplissent le jardin ; les
BB MADAME DB GENLfS. , 69
hommes de la société enlevèrent les dames ; les
autres enlèvent mie douzaine.de femmes de chambre,
mêlées avec nous pour faire nombre. J'ai toujours
détesté la confusion et les bagarres, même dans les
jeux ; cette escalade me déplut mortellement et me.
fit peur ; je craignois que quelqu'un ne se cassât
la jambe ; et, voyant plusieurs Turcs s'approcher
assez brutalement de nos vestales, je trouvai toute
cette invention détestable. Dans cette mauvaise
cUsposition d'humeur, j'aperçus à la lueur des flam-
beaux, M. de Caraman tout étincelant d'or et de
pierreries, mais que le turban n'embellissoit pas,
et qui vint à moi d'un petit air vainqueur, qui acheva
de me mettre en colère. Je me refusai très-sérieuse-
ment à l'enlèvement, et ce fut avec si peu de grâce,
qu'il en fut excessivement piqué. Il me saisit;
je me débats, je le pince, je l'égratigne, je lui donne
des coup de pieds dans les jambes ; il devient fu-
rieux, et m'emporte bien véritablement malgré moi.
On me place sur un superbe palanquin; le sultan
me suit à pied pour me faire des reproches très-
amers. Je sentis pourtant qu'il ne falloit pas gâter
la fête en désolant celui qui véritablement la don-
noit, et qui s'en étoitfait le héros pour m'en dé-
clarer la reine. Je pris le ton de plaisanterie, et
je parvins à l'apaiser. Toutes les dames étoient
SUT des palanquins charmans ; les Turcs suivoient
70" MÉMOX&B8
à pied^ au son de \bl muûque. On nous fit ainsi
traverser dans toute leur longueur^ ces vastes et
beaux jardins^ magnifiquement illuminés. Cette
promenade fut ravissante. A rextarémité du parc
nous ti)ouvâme& une superbe salle de bal remplie
d'orangers, de guirlandes de fleurs, de mes chiffires,
et de rafraichissemens. Le grand'-seigneur me dé»
clara sultane favorke, et nous dsmsâmes toute la nuit.
On m'a donné beaucoup de fêtes dans ma vie,
mais je n'en ai point vu de plus ingénieuse et de plus
bdle que celle-là.
Trois ou quatre jours après nous partimea pour
Sillery. J'avois passé aU' Vaudreuil les cinq se-
maines les plua dissipées de ma vie ; néanmoins je
kis toujours tous les matins pendant ma toilette,
comine àror£naire. J'avois porté les Révolutions
de Suède de l'abbé de Vertot; le président avoit de&
Hvres^ je lus en outre, la Conjuration de Bedmar
contre Venise, et je relus les Pensées du comte Ojeen-
stiemj que j'avois déjà lues.* Nos adieux en par-
* Petit-neveu de ce grand Axel Oxenstiemy g^rand chancelier
de Suède, qui joua un ai beau rôle sons le règne de Gustare*-
Adolphe, et depuis la mort d&ce héros tué à la bataille de Lutzen,
ea T632, Le ministère du chancelier Ozeustiem fût plus long,
plus doux et plus éclatant quene le fut en France celui du cardinal
de Richelieu, son contemporain 5 mais les réputations brillantes
tiennent plus aux théâtre* qu*aux talens et aux actions; elles
tiennent même beaucoup aux climats. Dana les pays trop^ froid*
DE MADAME DE GENLIS. 71
tant du Vaudrettil furent bien tendres ; on se pro»
mit de se retrouver à Paris, de devenir inséparables^
et puis, dans ce chaoa du grand monde, chacun
fat emporté de son côté, et Ton ne se revit plus.
MaiA il n'en fut pas ainsi entre madame de Mérode
et moi. Madame de Puisieux Tinvita à venir à Sil-
lery, elle le promit, et elle tint parole»
£n passant à Reims, madame de Puisieux con«^
sentit à m'y laisser huit jours chez ma charmante et
bonne grand'mère, madame de Droménil. Ensuite
j'allai à Sillery, où je trouvai nombreuse compagnie :
M. de la Roche-Aimon, archevêque de Reims,
prélat d'une figure imposante, homme vertueux,
austère, et de beaucoup d'esprit ; son coadjuteur,
M. de Talleyrand, non pas celui qui a depuis été si
célèbre 5 celui-ci n'avoit rien pour le devenir; la
fôété, l'amour de la paix, ne font pas de bruit.*
Au reste il étoit fort aimable dans la société par
pour attirer les voyageurs, il est plus difficile d*acquérir une
grande renomaiée. Le» ywx. manquent pour retendre, on ne connolt
que superficiellement les hommes de mérite suédois^ danois, russes.
lies détails qui i^o^^^i^^ ^^^^ dMntérêt à la célébrité, sont perdus
à de certaines distances ; enfin, un seul voyageur menteur et mé.
content suffit pour ternir dans le Midi la réputation d*on g^rand homme
du Nord.«-(^bf0 de V Auteur,)
• Alexandre-Angélique de Talleyrand-Périgord, né à Paris en
1736, acquit depuis, comme archevêque de Paris et gjand-aumô-
làtr de France, la réputation si pure et si désirable que donnent
tiN^ours les hautes fonctions ecclésiastiques dignement exercées.^—
fifote de r Editeur;.
72 MÉMOIRES
une gaieté pleine d'innocence et de grâce« L'ar-
chevêque avoit amené aussi le jeune abbé de Talley-
rand, destiné de même à Tétat ecclésiastique, et
déjà en soutane, quoiqu'il n'eût que douze ou treize
ans. Il boitoit un peu, il étoit pâle et silencieux,
mais je lui trouvai un visage très-agréable, et un
air observateur qui me frappa. Il y avoit encore à
Sillery M. le duc d'Aumont, excellent homme, d'un
très-grand sens ; on disoit dans le monde qu'il n'a-
voit pas d'esprit.* ce qu'on y dit toujours des gens
dépourvus d'agrémens extérieurs, qui n'ont rieri
de brillant dans la conversation, et qui sont toujours
raisonnables : Monsieur le maréchal et madame
la maréchale d'Etrée : M. Damécourt, homme de
robe très-spirituel, qui, avec une figure un peu
ridicule, étoit homme à bonnes fortunes : la vieille
princesse de ligne, qui avoit le plus vilain visage
de cinquante ans que j'aie jamais vu 3 un visage gras
luisant, sans rouge, d'une pâleur livide, et orné de
trois mentons en étages ; on avoit dit qu'elle res-
sembloit à une chandelle qui coule, et il faudroit
l'avoir vue pour sentir combien cette comparaison
étoit parfaite ; monsieur et madame d'Egmont :
«
* Ce qui a pa donner cette opinion du duc d^Auoiont, c'est l^in-
décision de son caractère. Dans les circonstances difficiles, il hési-
toit sans cesse àprendre son parti, ce qui lui fit dire que sa montre
retardait toujours. Né en 1732> il est mort en 1799, fort retiré
et fort oublié j il avoit été cependant lieutenant*général.p^iV. de TM)
BB MADAME D£ GENLIS. 73
mademoiselle de Sillery, sœur de M. de Puisieux,
une véritable sainte, et aussi spirituelle et aussi
aimable que parfaite par sa piété, son indulgence
et sa vertu : mon beau-frère, sa femme : monsieur et
madame de Louvois ; cette dernière étoit déjà bien
malade: M. le marquis de Souvré, ses filles, nièces
de madame de Puisieux: mesdames de Sailly et
de Saint-Chamand : le comte de Rochefort : M, Con-
way, un jeune Anglais, fils de mylord Hertford, qui
avoit été ambassadeur en France ; et le vieux duc
de ViUars, qui se peignoit les sourcils, mettoit du
rouge, et tenoit dans sa bouche des petites balles de
coton pour se renfler les joues**
Ce voyage fut, comme les précédens, rempli d'à-
musemens et de fêtes de mon invention. Nous y
jouâmes mes deux pièces du Vaudreuil : les Deux
Sultanes et la Montagne des deux Amans f ; et de
• Le duc de Villàrs étoit de TAcadémie française: il mourut
Tannée 17.... Le fils de Vhefireux VilUtrê foMfarfm plein de
eceuTy avoit eu, dès son enfance, une aversion très-prononcée pour
les périlë qui firent la gloire de son père ; il dut à la considération
que Ton avoit eue pour le maréchal, le grade de brigadier et le
gouvernement de Provence, quMl obtint étant fort jeune, ■ et qu*il
conserva dans un temps où il n^auroit pu y prétendre, si d^à il ne
s^en étoit trouvé pourvu. Quoique d*une taille et d^une figure
mâles, tous ses goûts étoient efféminés. Il jouoit la comédie,
même dans un âge trèspavancé. Il fat aimé dans son gouverne-
ment.— f^Ab#0 de r Editeur. J
*!* M. de Caraman avoit copié et gardé ces deux petites pièces :
j*en avob un double que j*ai cons^vé Jusqu*â rémigratioUâ Alors je
les ai perdues avec une infinité d^autres papiers.— (IVo^ederi^K^eNr.)
TOME II. 4
7^ HJÉMOIliBS
plu3 tes JPolies amoureuses de Regnard. M. de
Gen£s rencil de 90a régiment au mois de juillet,
el! deux jours après je yis arriver avec un plaisir
extcâme madaaae de Mérode> qui nous fut^ussi utile
<|»'agréable pour boh fêtes, l^lte resta «vec nou»
jufiiqpjc'iau milieu à^ mois do sept^nbre. Après son
départ, j'aUfU pa^seï? dix jpur» à tiouvok^ au bout
desquels )e; revins à Sillery. <
Je n'M point parlé d'un personqage qui étoit à
demeure chez M. de Pui^ieuK, et qui mérite pourtant
unetnenticm particulière. U s'appeloit M. Tiqueté
il avoit été secrétaire d^ambassade de M* de Puisieux,,
et il avoit pour lui un aM:achement exclusif et pas*
sionné. C'étoit un homme de cinquante ans, d'ime
I^obité parfaite; il avoit beaucoup d'instruetûnst,
un très-grand. mérite> mais la plus éirimge figune que
l'on puisse imaginer. Il étoit fort gr^nd^ très-maigre^
sçs épa^leaétoient abattues, et abaissées d'une ma-
nière extraocdinaire, et son cou d'une longueur
démesurée. Au-dessus de ce cou, se trouvoit un
visage très-çouperosé, avec un nez prodigieux, des
petits, yeu^ bleuâtres tout ronds, £ans paupières et
sans Qourcils, une bouche immense, le tout orné
d^une perruque blonde, pommadée avec excès, et
légèrement ][)oudrée. Il portoit toujours un habit
gris, serré et boutonné du haut jusqu'en bas; on
n'a jamab vu de laideur plt|s bizarre, plus fri-
pante et plus complète* Cependant, quoique je la
DB MADAMB DB OBNLIS. 7&
trouvasse surprenante, elle ne me dëplaisoit pas;
cette singulière figure n'avoit rien de sinistre et
de faux, et il y aroit de Tesprit et en même temps
de la bonhomie dans son sourire. A la yérité,
M. Tiquet sourioit bien rarement, il étoit naturel-
lement gra^e, sévère et silencieux; n'ayant jamais
été accueilli par les fenmies, il ne les haïssoit pas,
mais il les boudoit toutes, et particulièrement lors-
qu'elles étoient jeunes et jolies. Pour les vieilles,
il se plaisoit à les contrarier. C'est ce qu'il faisoit
même avee madame de Puisieux, qui le lui rendent
bien ; car elle le trouvoit souvent insupportable. Le^s
discussions n'étoient jamais violentes; on y con-
servoit toujours le respect d'un côté et la politesse
de l'autre: mais ou y trouvoit sans interruption
un grand fonds d'aigreur. Dès mon premier voyage
à SiUery, M. de Puisieux, un matin que nous étions
téte-à-téte, à cheval, me dit que j'avois fait, sinon
la plus brillante, du moins la plus étonnante con-
quête, celle de M. Tîquet, et que je la devois à
la sagesse de mes lectures; car M. Tiquet seul
les connoissoit : c'étoit lui qui avoit la clef de la
bibliothèque, et qui me prêtoit les livres que je
demandois. M. de Puisiçux ajouta que M. Tiquet
lui avoit dit que, lorsque mon enftmtitlage serait
pctsséjje deviendrais une femme d'tm grand mérite.
M. THquet n'avoit pas confié à M. de Puisieux une
chose dont sûrement, au fond de l'âme, îà me savoit
76 MEMOIRES
encore plus de gi'é que de mes sages lectures^ c'est
qu'en général, dans ses disputes avec madame de
Puisieux, quand cette dernière me demandoit mon
avis, je rie donnois jamais tort à M. Tiquet, qui
me paroissoit toujours un peu opprimé par elle,
et que très-souvent je lui donnois nettement toute
raison. J'admirai en ceci, comme en beaucoup
d'autres choses, le noble caractère de madame de
Puisieux, qui ne s'en fâcha jamais. Quand M. de
Puisieux lui dit, en ma présence, que j'avois sub-
jugué l'inflexible cœur de M. Tiquet, elle répondit,
en riant, que je lui avois fait assez de coquetteries
pour cela. Je lui en fis réellement une deux jours
après. Je lui demandai le Traité de Westphalie.
C'étoit le livre dont il faisoit le plus de cas, qu'il
savoit par cœur, et qu'il citoit sans cesse. De
ce moment mon crédit auprès de lui n'eut plus
de bornes; il me suivoit toujours des yeux dans
le salon ; quand je faisois quelques foliés, il sourioit,
et même plus d'une fois on le vit rire. Ce qui
me fit un plaisir infini^ c'est que madame de Puisieux,
voyant l'intérêt sincère qu'il prenoit à moi, perdit
toute son aigreur contre lui. Il s'en aperçut, et
devint lui-même beaucoup plus aimable avec elle.
La chose qui contribua le plus, après la ten-
dresse de madame de Puisieux pour moi, à me
rendre si cher le souvenir de Sillery, c'est que,
pendant les trois années que j'y ai passé de suite
DB MADAM£ DE GBNLIS. 77
un temps si considérable, je n'y ai pas éprouvé
une seule tracasserie, ni remarqué le moindre mou-
vement d'envie contre moi. Madame et même M.
de Puisieux étoient pour moi ce qu'on ne les avoit
jamais vus pour personne ; et ces préférences, mar-
quées en toute occasion, et bien souvent malgré
moi, n'ont jamais excité un instant de jalousie;
il est vrai que la maréchale d'Étrée et les nièces
de madame de Puisieux, si constamment bonnes
pour moi, avoient quinze ou vingt ans de plus que
moi; mais madame de Louvois et ma belle-sœur
étoient de mon âge, et pouvoient prétendre aux
mêmes caresses, et elles trouvoient tout simple
que ces caresses fussent accordées exclusivement à ce
qu'elles appeloient ma gentillesse. Je régnois vérita-
blement à Sillery ; rien ne s'y faisoit sans me consul-
ter; on y prévenoit tous mes désirs ; les domestiques
mêmes m'y servoient avec un zèle qu'ils avoient
à peine pour leurs propres maîtres. Mais je n'a-
busois pas de mon empire ; je ne le faisois servir
qu'à l'amusement de tout le monde. J'étois heureuse
et touchée de la bonté qu'on avoit pour moi; je
n'en étois point vaine. J'avois une parfaite égalité
d'humeur, et cette complaisance naturelle qui ne
permet jamais aux autres de soupçonner qu'on
puisse avoir l'impertinent désir de dominer. Dans
tout ce que j'imaginois pour nous divertir, j'avois
toujours l'attention, pour que cela plût à tout le
7S BiEMOIRES
fxionde^ d'aller me concerter avec mesdames de
Louvois, de Sailly, de Saint-Chamand, et ma belle-
sœiir, de mêler leurs idées avec les miennes, et
ensuite de leur en faire honneur 3 et ce fut ainsi
que je fus aimée. Par la suite, dans une autre
situation, je portai le même caractère, mais je n^eus
pas le même bonheur !. . • •
Je composai dans ce voyage beaucoup de petites
choses de société, et une chanson en pot-pouri,
sur toutes sortes d^airs vulgaires, en dix-huit cou-
plets. J'en fis huit, et M* de Genlis fit les autres.
Nous la chantions ensemble, chaque couplet alter-
nativement.
Je continuai avec ardeur mes études d'histoire
et de littérature, et je fis une grande quantité
d'extraits. Je trouvois un plaisir inexprimable à
augmenter ma collection en ce genre. Un incident,
aussi extraordinaire que funeste, troubla beaucoup
la fin de ce voyage.
Un matin, en revenant à midi de ma promenade
à cheval avec M. de Puisieux, je passai dans la
salle à manger, où il y avoit toujours à cette heure
deux grands baquets préparés pour le dîner, l'un
contenant une cruche d'eau à la glace, l'autre une
cruche d'eau sans glace, que Ton appeloit l'eau
de M. de Puisieux, parce qu'il ne buvoit que de
celle-là; ce n'étoit pas la mienne, maîsj'avois soif
et très-chaud, et par prudence , je ne voulus pas
DB MABAMS DH GENLIS. 7^
boire à la glace; je bus Àçmc de Teaiu de M, de^
Pùisieux^ mêlée avec moitié vîn^ et je rentrai daht
ma chambre. A peine y fus-je que je ïue trouvai
mal^ et je ne fus soulagée que par un grand vè-
missement. Cela fait> je ne sentis plus rien, je
m'habilbd, je n^y pensai plus, et je n^en parlai
même pè& en allant diner% Je ne bus à table que
de l'eau à la glace* M. de Puisieux, ^e sentant
un peu incommodé, voulut faire dièt^ <ce^joûr-là;
il ne prit que de la tisane faite à la cuisine ; iî
resta dans le salon avec madame de Puisièux qui né
àtnoit jamais* Au milieu du dîner, le vieil abbé dé
Saint-PoUen, parent de madame de Puisieux, sortit de
table en se plaignant de la colique; aussitôt après
le dîner, fe coadjuteur de Heims, M. Tiqùét, 6t !^.
de Genliâ, se plaignirent du mal de cœur ; c'étoieht
les seules personhes qui eussent bu de Teau non gla<-
cée. Rentrés dans le salon, ils se hâtèrent d'en
sortir pour aller vomin On soupçonna du vert de
gris ; les casseroles furent visitées ; elles étoient
dans un état parMt ; d'ailleurs ceux qui n'étoierit
pas incommodés avoient mangé de tout comme les
autres. M. de Puisieux^ qui mangeoit très-peU, et^
qui étoit depuis quinze ans au régime le plus austère,
trouvoit toujours que l'on mangeoit trop, et il attri-
bua tous ces vomissemens à des indigestions du jour
ou de la veille ; ainsi, au lieu de plaindre les malades,
il leur fit des sermons sur la sobriété. Cependant
80 MÉMOIRES
M. de Genlis ^ vomit jusqu^au sang^ ainsi que le
pauvre abbé de Saint- Pouen, qui, ayant soixaiite-.
quatorze ans^ se mit au lit, en disant qu'il se sentoit
très-mal; M. de Puisieux vouloît qu'il ne prit que
de l'eau chaude, mais madame de Puisieux envoya
chercher un médecin à Reims. M. de Genlis, après
avoir beaucoup souffert, voulut malgré moi rentrer
dans le salon, deux heures après le dîner ; il étoit
très-change et très-abattu. M. de Puisieux lui fit
une scène sur sa gourmandise. Dans ce moment
un valet de chambre entra dans le salon en contant
que M. de Rénac, qui n'avoit pas dîné, et qui reve-
noit de la chasse, avoit bu un verre de Veau de M,
de PuisietAXy qu'aussitôt il avoit vomi, ainsi que son
domestique qui en avoit bu aussi. Là-dessus ou re-
connoît enfin que cette eau est empoisonnée ; ma-
dame de Puisieux crie qu'il faut jeter cette eau, ce
qui fut exécuté sur-le-champ, et l'on eut grand tort,
car il auroit fallu la garder pour la décomposer. Le
médecin qu'on avoit envoyé chercher pour l'abbé de
Saint-Pouen arriva ; il trouva le pauvre abbé très-
mal, ainsi que Paul, le valet de chambre chirurgien
de M. de Puisieux, qui, en passant dans la salle à
manger, avoit bu deux fois de l'eau fatale. L'abbé
reçut tous ses sacremens dans la nuit, cependant il
ne mourut pas. Le médecin déclara positivement
que tous les malades avoient été empoisonnés. Je
ne m'en ressentois plus; M. Tiquet buvoit si peu
DE MADAME DE GENLIS. 81
d'eau avec son vin^ qu'il n'étoit que foiblement in*
commode ; M. de Rénac et son domestique Tétoient
davantage, quoique sans danger; le coadjuteur et
M. de Genlis souf&oient beaucoup, et l'abbé et le
chirurgien étoient à la mort. Tout le reste de la
société, n'avoit pas bu de cette eau. On ordonna à
tous les empoisonnés de prendre de l'eau thériacale,
et ensuite de prendre du lait pour toute nourriture
pendant trois jours, et d'en prendre souvent des de-
mi-verres dans le cours des journées. On ne fut
plus occupé que de découvrir d'où venoit ce poison ;
ce ne pouvoit être un hasard, cette idée nous glaça
tous «On fit venir dans le salon le maitre-d'hô-
tel, le fidèle Milot, qui avoit été hors de lui du soup-
çon sur les casseroles. Nous lui demandâmes com-
ment on pourroit découvrir cet horrible mystère,
car nous pensâmes que c'étoit un domestique qui
avoit jeté quelque chose dans l'eau, peut-être par
méchanceté contre un des valets de chambre, qui,
presque tous, en allant et . venant, buvoient de l'eau
de ces cruches, tantôt à la glace, tantôt sans glace.
M. de Puisieux chargea Milot de s'informer de tous
ceux qui étoient entrés dans la salle. . Milot sortit.
Alors chacun de nous rendit compte du caractère de
ses gens ; M. de Genlis dit qu'il étoit sûr des nôtres.
Mon beau-frère prit la parole pour convenir qu'il n'en
pouvoit dire autant des siens. " Je le crois bien,
reprit M. de Puisieux, vous ne les prenez qu'à la
4 »»
82 MÉMOIRES
taille.'^ En e£fet il en avoit un nouveau dans ce mo-
mentj que Ton n'appeloit quelle géanty parce qu'il
ayoit six pieds un pouce.
Milot revint) et tout de suite s'adressant à mon
beau-frère: " Monsieur le marquis, lui dit-il, je
crois que c'est ce mauvaia sujet de géant qui a £ait le
coup. •»•••" ^^ Dans ce doute, interrompit tout de
suite mon beau-frère, il ne faut pas qu'il nous
écbs^pe ;" et sur-le-champ il indiqua les précautions
à prendre pour Tempêcher de s'évader. M. Tiquet
aUa donner des ordres en conséquence. Milot resta,
et, continuant son récit, il dit qu'un aide de cuisine
qui étoit dans la coiur avoit vu sortir de la salle, à
onsse heures da matin, le géant ; que s'étant appro-
ché de lui pour lui proposer une partie de quilles il
avoit remarqué qu'une de ses manchettes étoit mouil-
\é^*. et que lui disant qu'il avoit àonic barboté àxa^
les baquets^ le géant l'avoit nié, en répondant qu'il
ne savoit seulement pas s'il y avoit ou non de l'eau
dans la salle. ^' Le scélérat ! s'écria mon beau-frère;
c'est lui! il faut l'interroger nous-mêmes, ensuite
je le livrerai à la justice."
Que l'on réfléchisse à cette aventure. Mon beau*
frère héritoit de la superbe terre de Sillery; elle lui
étoit substituée, et un de ses gens empoisonne Teau
* Tous les hommes alors avoi^t des manchettes, les domestiques
les portoient de mousseline et leurs maîtres de dentene.-^2Vb#e de
rAut9wrJ
DE MADABIB i)B GENLIS. 83
doht buvoit le ^sesseuf actuel de éette terre ; et il
est certain qu'avec l'âge de M. de Puisieux, et sa
frêle santé^ d par hasard il n'eût pas été malade té
jour-là, qu'il se fût tnis à table, et qu'il eût bu dé
cette eau, lui qui ne buvoit de vin qu'au dessert, il
en seroit mort dans la journée, et mon bèau-frèi^ ëftt
été le soir possesseur de Sillery* Eh bien, à là
gloire de la manière de penser de ce temps, il n'y eut
pas sur mon beau-frère, je ne dis pas iin horrible
soupçon, mais la plus légère idée qu'il pÛt être un
instant troublé personnellement de l'effet que pour^
roit produire cette aventure ,11 n'y eut pas une
mine, p^ un mot qui pût se rapporter à lui. On
n'imagina pas qu'il dût être plus inquiet, plus embar-
rassé qu'un autre; il ne l'imagina pas lui-même, et
c'est une preuve de l'estime par&dte qu'il avoit pour
les maîtres du château*^. Le géant fut interrogé pa^
lui dans la chambre dé M. dé Puisieux, en présence
de M. de Puisieux, de M. Tiquet et de moù ïnari.
Mon beau-frère menaça le scélérat qui nîoit tout dé
le livrer à la justice, s'il ne faisoit pas l'aveu le plus
sincère. Enfin il convint qu'il àvoit mis danâ
l'eau, non pas du poison, mais un vomitif. Intei^ogë
vivement sur ses motifs, et pourquoi il avoit choisi
* Pour coDBdttre à qtiel point deptris noiui nous sonmies iluhiliâri-
ses avec l'idée da crime, qu'on se figure les commentaires, les soup-
çons, les eonvictimu calomnieuses qui naitroient inévitablement au-
jourd'hui d'un tel fait.— f 2Vbfo de r Auteur J
84 MEMOIRES
l'eau sans glace^ et n'en avoit pas mis dans l'autre,
il répondit qu'il n'avoit pas voulu faire vomir son
maître. Comme mon beau-frère le pressoit de dire
pourquoi il avoit fait cette méchanceté à d'autres, il
eut l'impudence de s'écrier que ce n'étoit pas lui qui
devoit hériter de la terre de Sillery . . . ; , .Mon beau-
frère vouloit absolument livrer ce misérable à la jus-
tice ; M. de Puisieux ne le permit pas ; on se con-
tenta de le renvoyer, avec ordre de sortir sur-le-
champ de la province, et de ne pas songer à se pla-
cer autrement que soldat, parce que s'il se mettoit en
service domestique, on le dénonceroit aussitôt. Mon
beau-frère lui fit arracher son habit de livrée, qu'il
fit brûler en sa présence, dans le petit bois appelé
le Ménily en lui disant que nul domestique ne vou-
droit le porter; ensuite on le chassa ignominieuse-
ment. Nous en fûmes quittes pour boire du lait
d'heure en heure pendant trois jours. Le médecin
soutint toujours que c'étoit du poison, et^ non un
vomitif. Au reste, celui qui avoit été capable de
donner un si violent vomitif auroit tout aussi-bien
donné du poison ; peut-être avoit-U pensé qu'un
vomitif ne laisseroit pas des traces si convaincantes
du crime. Cet étrange événement fit beaucoup de
bruit à Paris, et n'y causa pas non plus la moindre
impression fâcheuse contre mon beau-frère.
' M ilôt mit un cadenas à l'eau de la salle à manger ;
cette précaution m'attrista 3 l'idée du poison me
DB MADAME DE GENLIS. 8Ô
poursuivoit partout, et me rendit {désagréable cette fin
de voyage.
Nous retournâmes à Paris dans les derniers jours
d'octobre; nous nous arrêtâmes à Braisne, chez
madame d'Ëgmont, où nous passâmes deux ou trois
jours.
Pendant mon séjour à Sillery, j'avois reçu plu-
sieurs lettres fort tendres de M. le duc d'Orléans.
Ma tante étoit de retour de Barège; les eaux l'a-
voient guérie de sa passion malheureuse pour le duc
de Guines. Elle ne me disoit pas cela, mais elle me
mandoit que la solitude lui avoit rendu la paix de
Vânie, ce qui signifioit pour moi que rien ne s'oppo-
soit plus à son union avec M. le duc d'Orléans.
En arrivant à Paris, je volai chez ma tante, qui
me parla avec autant de confiance que son caractère
lui permettoit d'en avoir, car toujours quelque arti-
fice et quelques déguisemens se méloient à ses confi-
dences. M. le duc d'Orléans lui offi*oit de l'é-
pouser secrètement ; ma tante lui montra une dé-
licatesse qu'elle me donna pour telle à moi-même,
et dont je fus la dupe quelque temps, mais qui
n'étoit . au fond qu'une combinaison et un cal-
cul d'ambition; Elle déclara avec emphase à
M. le duc d'Orléans qu'elle ne l'épouseroit qu'a-
vec le consentement du prince son fils, le duc
de Chartres. Ma tante annonça cette résolution
avec des phrases qui charmèrent M. le duc d'Or-
86 MJÊMOIUSS
lëaàs^ il m'en parla avec admiratloiik Gé prince
passoit pour le meilleur des pères, et qu'on mérite
ou non cette réputation, dèâ qu'on en jouit^ on y
est toujours attachée D'aillétirs M. le duc d'Or*
léans aimoit son fils autant qu'un homme d'une
foiblesse excessive peut aimer. Il lui confia sur-
le-champ son secret, en lui vantant extrêmement
la ^ndeur d'âme de madame de Montesson* Il
n'étoit encore question que d'un mariage de coii*
science, et par conséquent très-secret. M. le duc
de Chartres n'aimoit pas madame de Montesson,
il la trouvoit peu naturelle, trop démonstrative, et
trop affectueuse pour lui ; il avoit trop vu en eUe
le projet de le flatter, et le désir de le gagner et
de le séduire. Elle avoit avec lui, pour lui plaire,
des accès de gaieté, des rires éclatans, et des manières
enfantineè et caressantes qu'il appeloit des mièvreries
ridicules. Ce prince avoît le défaut d'une si funeste
conséquence, surtout dans un prince, de prendre
à&tïïï mie véritable aversion, non ce qui méritoit
l'indignation et le mépris, mais ce qui manquoit
de grâce, de goût, et ce qui lui paroissoit ridicule.
Il possédoit à cet égard un tact très-fin et très-
sûr. Il répondit avec respect, mais froidement, à
M. le duc d'Orléans, qu'un fils n'avoit point dé
eonsentement à donner à un père: il ne sortit pas-
de là. Ma tante se décida à lui parler ; elle lui
fit une scène de tendresse qui embarrassa beaucoup
DB MADAME DB GENLIS. 87
M> le duc de Qiartres; et comme elle persistoit
toujours à lui demander son consentement, M. le
duc de Chartres lui répondit qu'il le donneroit de
bon cœur, s*il étoit sûr que la résolution de son
père fdt véritablement inébranlable, ce que le temps
seul pouvoit lui prouver. Sur-le-champ ma tante
s'écria qu'elle déâiroit elle-même et cette certitude,
et une longue épreuve; elle proposa deux ans. M.
le duc de Chartres ne s'attendoit pas que Ton con-
sentit à accorder un si long délai; il accepta de
très-bomie grâce^ en sgoutant qu'il falloit avant tout
que cela fût approuvé par son père. Il quitta ma-
dame de Montesson en lui disant qu'il aUoit passer
quelques jourd à la campagne, qu'il la prioit de lui
écrire la décision de M. le duc d'Orléans. ]V&
tante sentit bien qu'il vouloit avoir un engagement
par écrit. Elle lui écrivit, de l'aveu de M. le duc.
d'Orléans, et dans cette lettre que j'ai lue, elle
donnoit sa parole de la manière la plus formelle
de n'épouser qu'au bout de deux ans M. le duc
d'Oiiéans. Cette lettre a toujours été conservée
par M. le duc de Chartres, qui, huit mois après,
écrivit une note de sa main (très-fâcheuse pour ma
tante) sur la* marge de la première page de cette
lettre.
Madame de Montesson affecta d'être parfaitement
contente de M. le duc de Chartres ; elle confia à
plusieurs personnes qu'il consentoit à son mariage
88 MéMOlRJBS
avec M. le duc d'Orléans^ mais elle ne parla point
de la condition imposée. Quand tout ceci fut bien
arrangé, elle ne perdit pas de temps pour faire
une nouvelle déclaration à M. le duc d'Orléans;
elle lui annonça qu'elle ne l'épouseroit qu'avec le
consentement par écrit du roi; avec la promesse
que le mariage ne seroit point déclaré, et qu'elle
n'iroit point à la cour, promesse illusoire si elle
avoit eu des enfans. • M. le duc d'Orléans fut non-
seulement surpris, mais épouvanté de cette pré-
tention; il la combattit vainement, il fallut céder.
En ceci ma tante eut raison, un mariage clandestin
est véritablement honteux quand ce n'est pas l'amour
qui le forme; je n'aime pas l'ambition qui l'a dirigée,
mais je ne trouve de réellement blâmable dans toute
cette aventure que les artifices sans nombre qu'elle
a employés.
Monsieur le dauphin (depuis Tinfortuné Louis XVI)
venoit de se marier*; on parloit du mariage de
Monsieur, et M. de Puisieux demanda au roi pour
moi la promesse d'une place de dame, auprès de
la future Madame. Le roi le promit, le maréchal
d'Étrée en remercia publiquement le roi, et j'en
reçus les complimens. Madame de Montesson prit
ce prétexte pour se faire présenter à la cour, où
elle n'avoit jamais été, quoique sa naissance lui
* £n 1770, le 16 mai.
DB MADAMB DB GBNLIS. 89
en donnât le droite mais M. de Montesson ne Tavoit
pas voulu. Ma tante dit que puisque j'étois destinée
par la place qui m'étoit promise à passer la plus
grande partie de ma vie à Versailles, elle vouloit
aller à la cour pour me voir plus souvent. Ceci
fiit fait dans les premiers jours de novembre au
moment de mon arrivée à Paris, et avant tout ce
que je viens de conter. J'allai à la présentation
de ma tante, et je m'amusai beaucoup ce jour-là,
parce que c'étoit justement celui de la présentation
de madame du Barri. Nous la rencontrâmes par-
tout, elle étbit mise magnifiquement et de bon goût.
Au jour sa figure étoit passée, et des taches de
roussem: gâtoient son teint. Son maintien étoit
d'une efironterie révoltante, ses traits n'étoient pas
beaux, mais elle avoit des cheveux blonds d'une
couleur charmante, de jolies dents, et une phy-
sionomie agréable. Elle avoit beaucoup d'éclat à
la lumière. Le soir au jeu nous arrivâmes quel-
ques minutes avant elle. Quand elle entra toutes
les femmes, qui étoient contre la porte, se jetèrent
les unes contre les autres du côté opposé, pour ne
pas se trouver assises près d'elle; de sorte qu'il
y eut, entre elle et la dernière femme du cercle,
l'intervalle de quatre ou cinq plians vides. Elle
vit avec le plus grand sang-froid ce mouvement
si marqué et si singulier, rien n'altéra son im-
perturbable effi'onterie. Lorsqu'à la fin du jeu le
96 MÉMOIRES
roi parat^ elle le regarda en souriant; \t roi sur-
le*-champ la chercha des yeux : il paroissoit avoir
de l'humeur, et ne resta qu'un moment. L'indi-^
gnation à Versailles étoit portée au comble; en etkty
on n'avoit jamais rien vu d'aussi scandaleux^ pas
même madame de Pompadour; il étoit sans doute
bien étrange de voir à la cour madame ta mar-
quise de Pompadour^ tandis que son mari, M. Le
Normant d'JBMoles, étoit fermier général; mais il
étoit encore plus odieux de voir présenter avec
pompe à toute la famille royale une fille publique»
Ces indécences inouïes et tant d'autres ont cruel^
lement dégradé en France la royauté, et contribué
par conséquent à la révolution*.
* M, Picard, dans un roitiaii dont tout le plan coofiiste à peindre
un homme de la cour toujours yil dans toutes les circonstances
de la vie, et un roturier toujours sublime, présente un grand
seigneur voulant donner sa sœur pour maîtresse au roi. M. Auger,
Aiisant l*extrait de ce roman, dit que ce grand seigneur ponvoit
foire mieux, donner sa fenmié, et quUl fCeH pas tusex agmerri
pour un homtne de cour, (Journal de VEmpirty 8 décembre
1813.)
Quel mari a-ton vu à la cour capable d'une telle infamie? Ce
ne fut pas M. de Chateaubriand sous le règne de François 1er., tu
sous celui de Henri IV le prince de Condé, ni sous celui de Louis
XIV M. de Montespan, et sous Louis XV M. de Périgord,
dont la femme, belle comme un ange, s'enfuit, d'accord avec
son mai*i, dans une terre à deux cents lieues de Paris, où elle
resta cinq ans pour se doustraire à la passion de Louis XT. En.
fin, on sait avec quelle énergie le tnArquis Flâvacour empêcha
DB MADAMfi D£ GENLIS. 91
Mais reyenons à ma tante et à M. le duc d'Or-
léanâ ; ce dernier, croyant bonnement au délai de
deux ans, ne voyoit rien de pressé dans la démarche
qu'il devdit faire auprès du roi; il ne comptoit
pas agir de sitôt, mais ma tante lui dit qu'il falloit
toujours avoir ce consentement dans son portefeuille.
Au moment de faire la démarche, M. le duc d'Or-
léans avoua des craintes qu'il n'avoit point encore
montrées, il assura que le roi recevroit mal cette
demande, et qu'il feroit un refus positif. Madame
de Montesson soutint le contraire, elle dit qu'ep
apprenant au roi que M. le duc de Chartres op-
prouvoitf de la meilleure grâce, le mariage secret,
si M. le duc d'Orléans solUcitoit avec l'énergie
nécesswe, il étoit impossible que le roi refusât.
Ainsi, elle rendit M. le duc d'Orléans responsable
isa femme de céder aux séductions de Louis XV^ et néanmoins
M. de Flayacoar avoit toiyoun paru le plus complaisant de toi»
les maris, et il avoit toi\)ours eu des moeurs fort licencieuses. De
tout temps, les écrivains qui n*ont jamais été à la cour cùp^t
calomnié les courtisans ; mais, depuis la révolution, ce genre d'in-
justice a été poussé jusqu'au dernier degré d'invraisemblance. M.
Augfer, dans ce même extrait, dit que les dames de la cour se
déchaînèrent contre madame du Barri, parce que c'étoit un affroni
/bit à la qualité. Elles ne se déchaînèrent point contre madame
de Pompadour, qui, par elle et par son mari, étoit une roturière^
elles se révoltèrent contre madame du Barri, quoiqu'elle eût épous^
un gentilhomme, parce qu'elle avoit été une courtisane. — fNoU
de V Auteur.)
92 MÉMOIRES
de l*événement, et c'est ce qu'on doit faire quand
on charge d'une commission importante les gens
foibles, d'un caractère paresseux et froid. M. le
duc d'Orléans, craignant mortellement l'humeur et
les reproches de ma tante, devint véhément par
foiblesse. Le roi, en effet, refusa d'abord et fort
sèchement^ M. le duc d'Orléans insista avec tant
de chaleur, qu'enfin, après un long tête-à-tête, il
obtint le consentement par écrit, sous la condition
que ma tante ne changeroit point de nom, ne
s'attribueroit aucune espèce de prérogative de prin-
cesse du sang, ne déclarerait point son mariage,
et ne paroltroit jamais à la cour.
M. le duc d'Orléans revint triomphant à Paris ;
nous l'attendions avec une extrême impatience. Enfin,
il arriva; sa physionomie annouçoit un si éclatant
succès, que ma tante s'^attendit, je crois, à mieux
encore. Elle avoit elle-même proposé les condi-
tions; cependant, quand M. le duc d'Orléans en
fit l'énumératiôn, je vis qu'elle en étoit choquée.
En ambition la tête va plus vite encore qu'en
amour. Bernard, d'après le Tasse, a dit que l'a-
mour
Désire tout, prétend peu, n*OBe rien.*
Mais on peut dire en prose que l'ambition désire tout,
aspire à tout, ose tout,
* Brama assaf, poco speroy nuUa chUde,
DE MADAME DE GENLIS. 93.
Ma tante fut rêveuse et préoccupée toute, cette
journée. Elle me dit le soir que si M. le duc d'Or-
léans avoit su profiter des dispositions du roi, il au-
roit obtenu la déclaration de son mariage, sous la
seule condition de ne point aller à la cour, afin de ne
pas lui donner la préséance qu'elle auroit de droit sur
toutes les princesses du sang. Elle ajouta, avec hu-
meur, en parlant de M. le duc d'Orléans : Il faut lui
tout dicter,
M. le duc d'Orléans prit l'humeur de madame de
M ontesson pour de la sensibilité, et rien ne troubla
sa satisfaction ; de ce moment il ne m'appela plus,
lorsque nous étions tous les trois, que sa nièce^ et il
me fit l'honneur de me donner ce titrç dans trois ou
quatre billets qu'il m'écrivit alors. Mais de ce jour
finit mon rôle de confidente. Madame de Montes-
son formoit un projet qu'elle ne vouloit pas me con-
fier, et je n'ai su tout ce que je vais dire, que par
les autres confidens, le vicomte de La Tour du Pin
et Monsigny, à qui M. le duc d'Orléans disoit tout
dans ce temps.
Madame de Montesson n'avoit jamais promis sin-
cèrement le délai de deux ans ; M. le duc de Char-
tres avoit sa parole par écrit, mais cette idée ne l'ar-
rêta point. Elle avoit bien recommandé à M. le duc
d'Orléans de ne point parler au roi de cette circons-
tance, car ce seul fait auroit prouvé que M. le duc
de Chartres n'avoit donné son consentement qu'à
d4 MÉMOIRES
regret. Après de rapides réflexions, ma tante dit à
ML le duc d'Orléans que Técrit du roi n'étoit rien, si
l'on diffîroit à en profiter, que Louis XiV s'étok ré-
tracté pour mademoiselle de Montpensier, que Ton
avoit plus à craindre encore pour un si long délai.
M. le due d'Orléans montra de justes craintes du mé-
contentement de son fils ; ma tante répondit que l'on
prendroit toutes les précautions nécessaires pour lui
cacher ce secret, et enfin il fut décidé que le mariage
secret se feroit sur-le-champ. On montra à Farche-
vêque le consentement du roi, et ce fut lui, qui, ^
miiluit, leur donna secrètement, dans sa chapeUe, la
bénédiction- nuptiale. Les témoins furent le vicomte
de La Tour du Pin et M. de Damas, chambellans de
M. le duc d'Orléans. Le secret leur fut demandé,
ib le gardèrent trois semaines, et n'en convinrent
ensuite que parce que la vanité de madame de Mon-
tesson le confia h, pl^ieurs personnes, et en outre le
trahit de mille manières.
A l'imitation de madame de Maintenon qui, re-
gardant avec raison toute espèce de titre au-dessous
d'elle, n'en voulut plus après avoir épousé Louis XIV,
ma tante rejeta le titre de marquise qu'elle avoit tou-
jours porté; elle ordonna dans sa maison, et elle
pria ses amis de ne plus l'appeler que madame dé
Montesson tout court. M. le duc d'Orléans, per-
suadé par elle qu'il y avoit de la dignité à ne point
cacher ce qui étoit, la fit traiter en princesse par
DB MA]>ABCB DS 6BNUS. 96
tous ses cllambellans^• IVf • le duc de Chartres apprit
bient^ la vérité ; il étoit incapable de manquer à sa
parcde^ et sa colère fu^t extrême ; il eut une explica-
tion avec M. te duc d'Orléans, il montra beaucoup
d'indignation et de ressentiment^ M. le duc d'Or-
léans se fôcba : ils furent quinze jours sans se voir»
Madaipe de Montesson, croyant toujours que rien ne
pouvmt résister à ses séductions^ obtint une entrevue
téte-à-téte de M. le duc de Chartres. Elle lui fit
d'abondance une scène de sensibilité qui n'eut aucun,
succès ; ensuite e]l% essaya de lui prouver que leter
iniéréi camnum étoit d'être unis ensemble; M. le
djàc de Cliartres répondit constamment avec une froi-
deur glaciale, qu'il lui parottroit toujours inexcu-
sable d^avoir donné volontairement une parole d'hon-
neur quin'étoit pas demandée, et d'y avoir manqué
si complètement; il ajouta qu'un tel procédé détrui-^
soit sans retour toute espèce de confiance^ et il la
quijtta^ylui disant qu'il conserveroit toujours le bil-
let d'engagement qu'eUe lui avoit écrit, que seule-
ment il atldit y ajiduter une note fmtorique, ce qu'il
fit en el^; quoique cette note ne contint pas, comme
on Fa dit, des injures et une réflexion outrageante^
elfe étoit toès-piquante par le &it. De ce moment
nmdame de Montesson prit contre M. le duc de
Chsfftres un ressentiment qu'elle a toujours conservé,
et qui a eu sur la destinée dé ce malheureux prince
une bien fimeste influeitce.
96 MÉMOIRBS
J'anticipe ici sur les époques, car M. le duc d'Or«
léans n'épousa ma tante qu'un mois après mon entrée
au Palais-Royal 3 et, puisque je romps Tordre chro-
nologique, je vaiâ achever de rendre compte ici des
suites de ce mariage. M. le duc d'Orléans fut,
comme je l'ai dit, très-fâché du mécontentement de
sou fils ; il confia son chagrin au bon Monsigny qu'il
aimoit et estimoit avec raison, et qui, sous prétexte
de prendre ses ordres pour des détails relatifs à sa
place, avoit les matins avec lui de longs entretiens
dans lesquels M. le duc d'Orléans lui parloit avec
une confiance qu'il n'avoit avec aucune des personnes
considérables qui lui étoient attachées. Monsigny
alloit aussi très-souvent chez ma tante qui le deman-
doit pour lui faire répéter quelques morceaux de mu-
sique ; de là il passoit chez M. le duc d'Orléans qui
le retenôit toujours pour causer. M. le duc d'Or-
léans, au moment de partir pour Villers-Cotterets où
nous devions aller huit jours après, chargea Monsigny
de me dire que, si je pouvois engager M. le duc de
Chartres à se rapprocher de ma tante, et à la traiter
parfaitement bien, elle assureroit à mes enfans la
terre de Sainte-Assise et sa -belle maison de Paris;
tout cela pouvoit valoir soixante-dix ou quatre- vingt
mille livres de rente. Le lendemain matin Mon-
signy vint chez moi, il nie remit un billet de M. le
duc d'Orléans, qui seulement m'exhortoit à croire
entièrement tout ce qui nie serott dit de sa part, et à
DE MADAME DE tïENLIS. 97
faire avec zèle tout ce qu'il attendoit de mon attacher
ment peur lui, et que je dsvcie à sa sincère et vive
amitié. Il fiaissoit en me demandant ma réponse
par écrit, que lui porterait Monûgny partant pour
ViUerB^cKttefeta taroîa j&an aprèa lui. Alors Mon-
sôgny me cmxli^ tout. Ce réeit, c'estf^-^dire la propo-
sition de ee marché me blessa, me ohoqua, me parut
lUne platitude de la part de M. le duc d'Qrléans, et
un outrage pour moi, et le temps n'a point changé
mon opinion à cet égard; mais j'étois en colère et
nia réponse ne s'en ressentit que trop. Tous mes
premiers mouvemens et mes sentimens ont toujours
été généreux et bons, mais la vivacité de mes impres^
sions et de mon imagination m'a toujours fait mêler
à tout ce que j'ai fait de mieux, quelque chose d'exal-
té d'outré, et quelquefois d'extravagant, qui en a
^minué le prix et qui m'a été et a dû m'étre exeessi-
vement nuisible. Quand la seule grandeur d'âme
déeide à faire une belle action, on se conduit avec
calmé et simplicité ; quand la vanité se mêle à ce
noble sentiment, oa veut donner un éclat surnaturel
à son actieai, et cm la gâte. Je répondis à M. le duc
d'Orléau^, non-seulement d'une manière peu con-
vanable, mais avec impertinence ; ma lettre eommen-
^it assez bien, je disois que je ne me reconnoissois
aucun droit qui pût me donner sur l'esprit de M. le
duc de Chartres l'ascendant qu'il me supposoit; que
d'ailleurs M < le duc de Chartres, pour lui donner des
TOME II. 5 .
98 MÉMOIRES
preuves de respect et d'attachement^ n'avoit besoin
d'aucune influence étrangère. Mais^ après avoir re-
jeté avec beaucoup de dédain l'oflEre en effet très-
grossière de l'assurance de la succession de ma tante,
j'ajoutois cette phrase : Je ne regarderais comme lé^
gitime, et Je n' accepterais de la succession de ma
tante que son héritage de famille. Je n'aurois rien
pu dire de plus choquant si ma tante n'^ût été que la
maîtresse de M. le duc d'Orléans; et elle étoit sa
femme avec le consentement du roi, et elle avoit été
mariée par l'archevêque de Paris ! Mais quoique vé-
ritablement duchesse d'Orléans, elle n'en pouvoit
porter le nom, et je sentois qu'à sa place, n'ayant
point de rang à soutenir, j'aurois mis ma gloire à me
contenter de mes quarante mille livres de rentes, j'au-
rois refusé tous les dons immenses de M. le duc
d'Orléans, deux cent mille livres de rentes, et en
outre une maison somptueuse bâtie pour eUe à la
Chaussée-d'Antin ; des diamans, une argenterie
magnifique, &d. Madame de Maintenon n'avoit
rien accepté de Louis XIV : ma tante avoit d'autres
sentimens, elle étoit à l'excès avare et fastueuse, et
j'étois si indignée de son luxe et de son avidité, que
cette indignation contribua beaucoup à me faire
écrire une lettre d'un ton aussi arrogant. Je me
promis de bonne foi de ne pas me faire un mérite au-
près de M. le duc de Chartres de cette lettre qui me
parut sublime, et je tins fidèlement cette résolution :
DB MADAME DB OENLIS. 99
jY ^us peu de mérite, il aimoit si peu que Ton cher-
chât à se faire valoir et que l'on ne fît pas les choses
de conscience et de sentiment, que j'aurois perdu de
son estime si je me fusse vantée à lui de cette action,
qu'il étoit d'ailleurs de mon devoir de lui cacher pour
ne pas l'aigrir davantage contre son père. Ainsi il
n'en a jamais eu le moindre soupçon. Mais, dési-
rant avoir un témoin respectable de ce procédé, je
montrsd cette lettre à madame la duchesse de Char-
tres, en lui faisant donner solennellement sa parole
qu'elle n'en parleroit de sa vie à M. le duc de Char-
tres ; je connoissois la sûreté, parfaite de sa parole.
Cette princesse, plus jeune que moi de six ans, doit
me survivre 3 elle se souviendra certainement de ce
feit qui la frappa beaucoup*.
Ma lettre outra de colère M. le duc d'Orléans,
ainsi que ma tante, à laquelle il la montra, et tous
les deux ne me l'ont jamais pardonnée. Cependant,
sans en rien attendre, je mis tous mes soins, réunis
à ceux de madame la duchesse de Chartres, pour
adoucir M. le duc de Chartres. Il avoit déclaré qu'il
ne mettroit jamais les pieds chez madame de Mon-
tesson ; néanmoins il y retourna, il y soupa deux ou
trois fois dans l'hiver, ce qui a continué tous les ans.
Cette conduite (que, je l'ose dire, il n'aurôit jamais
eue sans moi) auroit dû suffire : elle étoit indulgente
• Cette princesse étoit née en 1753.— ^TVbfe de V Editeur J
5*
100 MÉMOiaSS
et convenable 3 mais elle ne satisfit nullement ma
tante^ qm vouloit être admirée, adorée. Il est vrai
que M. le duc de Charùrea rèoevoit mal les espèces
de minauderies et de petites caresses qu'elle lui faisoit
de tensps en temps. Elle aigrit de plus en plus son
père contre lui. En mtoie temps, elle se plaignpit
sans cesse de lui en confidence à ses amis, sans rien
cher, mais avec des soupirs et des réticences qui
donnoient à penser tout ce qu'on vouloit : c'étoit sa
manière. C'est ainsi qu'elle s'est toujours plainte de
moi avec le ton le plus sentimental, et sans pouvoir
citer un seul mauvais procédé. Ce qu'il y a de vrai,
c'est que M. le duc de Chartres n'a jamais eu avec
elle l'apparence d'un tort, et mtême lorsque ses amis>
entre autres M. de Fitz- James*, l'avertissoient
qu'elle ne perdoit pas une occasion de décrier son
caractère et sa ccmduite. Les plus funestes préven-
tions prises contre ce malheureux prince ont été don-
nées par elle.» Cet acharnement a été tel, que beau-
coup de personnes ont pensé qu'il ne pouvoit venir
que d'un tsentiment trop vif qui avoât été dédaigné :
ce que je crois absolument faux. M. le duc de Char-
tres n'ét(Mt point un S&ppolyte^ wjx tante ne res-
sen^loit point à Phèdre; elle n'avoit de la véhé-
menoe qu'en amour-<propre. M. le duc de Chartres
«
* Le duc de Fitz-James étoit petlt-fils da célèbre .maréchal de
Berwick, fils naturel du duc d^York, frère de Charles II, et connu
depuis sous le nom de Jacques II, roi d* Angleterre. — {N, de TEditJ
DE MADAMS BB GENLIS. 101
' n'opposa jamais à sa haine que te calme^ la patience
et l'indifférence. Voici deux faits dont j'ai été té-
moin, ainsi que tout le Palais-Royal : Un jour> à
dîner au Palais-Royal, nous nous aperçûmes que
tous les couverts d'argent étoient différens, et cha-
cun de nous reconnut sur ces couverts sed pn^res
armes. M. le duc de Chartres demanda à Joli*, le
contrôleur, ce que cela signifioit. Joli aUa lui ré-
pondre, mais tous bas à l'oreille. Après le dîner,
M. le duc de Chartres nous dit qu'on étoit venu si»-
bitement, avec un ordre de M. le duc d'Orléans, en-
lever toute l'argenterie pour la porter à Sainte-As-
sise, parce qu'on refandoit celle de madame de Mon^
tesson, dont les formes n'étoient plus à la mode. Il est
vrai que l'argenterie du Palais-Royal appartelioit à
M. le duc d'Orléans i mais cette manière d'en dispo-
ser sans en prévenir étoit bizarre. L'hiver d'ensuite
on vint, un beau matin, reprendre aussi, à M. le duc
et à madame la duchesse de Chartres, tous les dia-
mans qu'on appeloit les pierrmes de la maison ) et
c'étoit pour en garnir une robe de velours dont ma-
dame de MOntesson s*est parée plusieurs fois durant
cet hiver. Il y a bien peu de délicatesse dans tous
ces procédés, et M. le duc de Chartres les a suppor-
tés avec une douceur et un calme -admirables.
* Ce Joliy honnête et excellent homme, étoit père de Pacteor si
naturel et si agréable, qui attJourd*hai estvi aimé <Ki pitb](e.<*^
(NvU de VAuteurJ
102 MEMOIRES
Pendant que j'étois. encore dans < le cul- de-sac
Saint^Dominique^ j'éprouvai personnellement plu-
sieurs ^ peines. La plus sensible fut la mort de ma
bonne et chère grand'mère^ madame la marquise de
Droménil; car cette respectable femme, par ma
reconnoissance et mon affection^ étoit bien nxa
véritable grand'mère. Elle avoit quatre-vingt-six
ans ; mais je la pleurai comme si j'avois pu avoir
l'espérance de . la conserver long- temps ! Dans son
testament, elle ne faisoit de dispositions particu-
lières pour aucun de sespetits*enfans; mais elle me
laissoit la terre de Bouleuse, près de Reims, avec
un joli châteauy et valant sept mille livres de rente.
Elle ajoutoit cette clause : ^^ En faisant ce don à la
comtesse de Genlis, je veux, par l'affection que j'ai
pour elle, être enterrée dans l'église paroissiale de
cette terre." Ce testament, si touchant et si
honorable pour moi, me fut inutile ; M. le marquis
de Noailles mari dé la. petite-fille de madame de
Droménil, le fit casser. Il étoit passé par-devant
notaire ; il y avoit une faute de formalité, et M.
de Noailles, qui, depuis, a remboursé mon douaire à
la nation^ c'est-à-dire cent vingt mille francs, pour
deux mille francs, parce que ce fut en assignats
déchus, M. de Nosûlles fit un procès sur ce testament,
et le gagna. M. de Genlis n'eut, dans la succession
que sa part d'enfant, comme madame de Noailles et
madame de Belzunce, sa sœur, et nous perdîmes
DR MADAME DE GENLIS. 103
la terre de Bouleuse, qui, en outre, m'étoit donnée;
mais j'en ai conservé la même reconnoissance, et ma-
dame de Droménil vivra toujours dans mon souvenir
comme une mère et comme une bienfaitrice.
A cette époque il m'arriva une aventure, qui
prouve combien peut être utile le livre de M. Tissot
(Avis au peuple sur sa santé)* Nous logions un
abbé italien qui me faisoit lire le Tasse, et qui,
d'ailleurs, étoit grand musicien, et jouoit supérieure-
ment du piano. Un soir en rentrant on nous dit
qu'il étoit à la mort d'un choléra-morbuSy qu'il avoit
envoyé chercher un médecin, nommé M. Soulier,
qui lui avoit fait prendre de la thériaque dans du vin.
Comme j'avois tant exercé la médecine à Genlis, et
même à Sillery, je savois alors par cœur M. Tissot,
et je dis tout de suite que j'étois sûre que M. Tissot
condamnoit ce remède. Nous prîmes le livre et nous
vîmes, avec horreur, que M. Tissot dit que quelques
médecins ignorans donnent ce remède, et que c'est
conmie si Von tiroit un coup de pistolet dans la tête
du malade. Il est bien inconcevable qu'un médecin
soit d'une telle ignorance, et qu'il n'ait jamais lu M.
Tissot. Mais c'est un fait: le pauvre abbé demanda
tous les sacremens et reçut l'extrême-onction à dix
heures du soir. J'y assistai avec M. de Genlis. Il
mourut une demi-heure après. Sa figure m'avoit
tellement frappée, que je déclarai à M, de Genlis que
je ne pouvois me résoudre à passer la nuit dans la
104 MÉMOIRES
mflMOil) et U ^sonsentit à me laisser aller doucher chez
madame de Balincour. Je fis mettre des ohevaax
à ia voiture^ et je partis sm'4eK;hamp. On fut bien
surpris et charmé de me voir. M. de Balinoour
me donna sa chambre^ et je me couchai à minuit
et demi* Au bout d'un detùi^uart d'heure j'étois
endormie^ mais je fus réveillée par la voix joy^ude
de M. de BaLincour qui^ dans Tobscurité^ cai^ je n'ai
jamais eu de luiûière laiiûit^ chantoit dans ma cham-
bre un couplet très^gai et très-plaisant sur Vair de
la Baronne ; j'entendois en même temps le chucho-
ta^e de ciiiq ou six personnes qui étoient entrées
doucement avec lui.
Conuliè on n'oublie jatnàis ce qui a vivement amusé^
je mé ressouviens parfaitement de ce douplet que
voici:
Dans moD alcôve >
Je m^arracherai les cheveux, (bis)
Je sekd» <ïtié je détiendMii fthism^e
SfJeii\>btteiisceqiKSJe t^xn
DaRi moB alcôve.
Après un moment de recueillement, je répondis,
àur le même ai^, par cet impromptu ; il faut savoir,
^our le comprendre, que M. de Balincôur n'avoit
presque pas de cheveux.
Deois voire aléove»
Modérez Tardeur de vos fbuk. (bis)
Car enfin pour -devenir chauve
Il faudroit avoir des cheveux
Dans votre alcové.
, DE MAbAMB DB GENLIS. 105
Ma ifëpoDde excita un tkte général | elle eut le
plus briltelit âuccès : oti apporta des lumières^ Ma-
dame de &aliticour cft madaïUB de Ratiché, sœur de
son mari^ Une charmante et jolie petisonne^ se jetè>-
rent sui" mon lit ; M» de Balincour et le reste d^ la
compagnie ^'établirent en cercle autour du lit ) o .
causa, on dit mille folies jusqu'à trois heures du ma-
tin; alors M. de Balincour disparut, et revint un
moment après en garçon pâtissier, tenant une im-
mense corbeille pleine de pâtisseries, de confi-
tures sèches et de fruits. On fit un réveillon qui
dura jusqu'à, cinq heures, parce que M. de Baliti-
cour passa plus de trois quarts d'heure à nous pro-
poser toutes sortes de divertissemens ; des violons,
la lanterne magique, les marionnettes, etc.; enfin
on me laissa dormir ; je ne me réveillai qu*à midi et
par de nouvelles gaietés de M, de Balincour. M.
de Genlis vint me chercher ; on le retînt avèc mdl,
et d'autorité on nous garda cinq jours pldnfi. M.
de Genlis, secondant parfaitement M. de Balincour,
^ vingt couplets de chansons, il se. déguisa de
mille manières; on dansa, on alla au^ spectacles,,
à la foire, à la halle, on joua à des petits jeux ; ùii
fit de la musique, on tt divertit sans relâche : je
n'ai jamais passé cinq jours de suite aussi turbulent.
Le maréchal de Balincour et le maréchal de Bîron
furent les témoins de toutes nos folies, et s'en îontL'-
5**
106 MÉMOIRES.
sèrent beaucoup. Le maréchal de Biron avpit dix-
sept ou dix-huit ans de moins que le maréchal de
Baiincour; il avoit soixante-neuf ou soixante-dix
ans^ on ne lui en auroit pas donné plus de cin-
quante-cinq. Il avoit une taille majestueuse, une
très-belle figure, et Tair le plus noble et le plus im-
posant que j'aie vu. On dit deBrutus qu'il fut le
dernier des Romains, on peut dire du maréchal de
Biron qu'il fut en France le dernier fanatique de la
royauté : il n'avoit de sa vie réfléchi sur les diverses
sortes de gouvememens et sur la politique. Mais
il est certain qu'il étoit né pour représenter dans
une cour, pour être décoré d'un grand cordon bleu,
pour parler avec grâce, noblesse à un roi, pour
connoltre et pour sentir les nuances les plus déli-
cates du respect dû au souverain et aux princes du
simg, toutes celles des égards dus à un gentilhomme,
et de la dignité que doit avoir un grand seigneur.
Le système établi de l'égalité eût anéanti toute sa
science, tout son bon goût, toute sa bonne grâce.
Il adoroit le roi, parce qu'il étoit roi ; il auroit pu
dire ce que Montaigne disoit de âoa ami la Boetie,
Je Vaime parce que je Vaimey parce que c'est lui,
et que c^est niai. Le maréchal, dans d'autres
termes, faisoit exactement la même définition^ de
son attachement passionné pour le roi. C'étoit ime
chose plaisante, même alors, de l'entendre parler
DK HIADAMB DE. GENLIS. 107
des républiques ; il regardoit les républicains comme
des espèces de barbares. Il avoit d'ailleurs beau-
coup de bon sens^ une droiture et une loyauté de
caractère qui se peignoient sur sa belle physionomie,
il avoit montré à la guerre la plus brillante valeur,
il étoit adoré des gardes françaises, dont il étoit
colonel.
Un jour que l'on faisoit devant lui l'énumération
des maréchaux de France de son nom : ^' Vous en
nommez un de trop, dit -il : on ne doit pas compter
celui qui fut infidèle à son roi.'' Enfin il aimoit les
jeunes personnes, il avoit avec elles une galanterie
chevaleresque qui donnoit une idée de celle de la
cour de Louis XIV, dont il avoit alors vu, dans sa
première jeunesse, les derniers momens. Il res-
pectoit le maréchal de Balincour, qui pouvoit en
conserver un plus long souvenir ; il envioit sa vieil-
lesse ; et, parlant de lui, il disoit avec admiration :
H avoit trente ans à la mort du feu roi ! C'étoit
dans sa bouche un éloge. Je trouvois un plaisir
infini à entendre causer ensemble ces deux respec-
tables personnages ; et, quand le marquis de Ca-
niUac, âgé de quatre-vingt-onze ans, se trouvoit avec
eux, je me croyois véritablement transportée au
siècle de Louis XIV, avec lequel M. le maréchal de Ri-
chelieu m'avoit déjà fait faire connoissance à Braisne.
Ce fut ainsi que je pris, dès ma jeunesse, ce goût
passionné pour la cour de Louis XIV, qui s'est
)06 MÉMOtRBS
encore œcru depms par mes leetui*ejs« Si j'ai sU
la peindre, cette brillante eour, c'est que je bt
contidissois parfsûtemetit^ J'aimois le maréehal de
Biron, non^seulelnent pafêe qu'il m'eiivoyolt sans
cesse des figues, des abrieidts-pèches (les preAiiers
qu'on ait eus à Paris), et des fleurs de son magni-^
fique jardin, mais parce que je m'instruisois en
l'écoutant.
Je relus dans ce temps les Lettres de mûdame
de Sévignéy celles de madame de Maintenons les
iSimvemrs de madame de Cayltis^ les Mêmùirefà dn
ctmlinai de Retz, C'est une lecture dont On ne Se
ksse point. Comme on aimoit, comme on pensoit,
comdie on ëcrivoit, comme on contoit d^ns ce temps !
qqe d'esprit, que de raison, que de natùtel, que de
g^ce, quelle élévation de sentimens, et quelle sensi-
bilité sans étalage et sans ostentation ! Que nous
étions Français alors ! • « . •
En quittant des amis si aimables qui m'étoient
bien chers, après m'être bien amusée, je retourhid
pourtant avec joie dans le cul-de^^sac Saîn^-Domini-
que : j'avois besoin de lire, d'écrire, de penser ; de
gardek* le silence, et de me reposer^ Cette m^^son
que j'avois laissée si brillMte et si gaie, fut peu de
jours après remplie de tristesse | le bon maréchal
de Balincour tomba malade. Je retournai sur-k-
cfaamp m'enfermer avec mes amis, poul* ni'aiBigèr
avec eux. Us pet^dirent cet ohcle rév€f*é, ce bîeh-
DE MAdAlAtt S>fi GENLIS. lOd
ftiteUf A thM, ièl si digne de Têti^e. J'ai tonte
dans mes SdHï}efrirs les détails de celte mort, aussi
touchante qu'elle fut sftii^tèé Noud eûmes dans cette
' âAnée bien dëà pertes de famille à déplorer. Le
maréchal d'Etrée se mouroit d'un mal lent dont il
sôufifroît depuis lottg-temps, et qui étoit incurable.
GoUché Sur une chaiàe longue, il l'ecevoit tous lefe
jours aeis parèns et sed amis ; on Msoit la convet*-
isaliôn, ôii jôtiôit eottime fe'il eût été en pleine santé.
Il ne eonnôissoit que vuguemènt le danger dé sùïï
état, raticiénneté de ses souffrances lui persuadoit
qu'elles n'avoient rien de mortel. Après la mort
du maréchal de Balîncour, j 'allât régulièrement
^as^er touteà mes soirées chez le maréchal d'Etrée,
qui avoît mille bontés pour moi. Je voyois avec
Une espèce d'étonneifient douloureux s'éteindre un
grand homme couvert de gloire, comblé d'honneurs,
et parvenu au faîte de la considération sociale ; il
uiè sèfnbloit que tous ces liens si brillans qui hono-
roient sa vie dévoient aussi l'affermir, et cependant
cette pompe, cette fortune, ces amis, tout alloit
lui échapper !,..•.. Un soir, en arrivant chez luî^
je trouvai toute la maison désolée ; îl étoit à la mort,
il demanda lui-même ses derniers sacremens, leK
reçut avec d'autant plus d'édification, qu'il avoit
toujours eu des sentimens religieux , et il mourut
dans la nuit, laissant Une mémoire justement hono-
110 MBMOIRSS
rée par une vie sans tache, de grandes actions, un
beau caractère, et des talens supérieurs comme
guerrier et comme homme d'état.
A cette époque, monsieur et madame de Puisieux
voulurent nous loger chez eux ; ils nous donnèrent
im joli entresol dans la superbe maison qu'ils occu-
poient rue de Grenelle, J'avois renoncé, mais par
un motif honorable, à la place qui m'avoit été pro-
mise chez Madame. Le roi décida que ces places
ne seroient données qu'aux femmes qui iroient chez
madame du Barri. On pense bien que cette déci-
sion ne fut pas formellement annoncée, mais elle eut
lieu de fait. On fit pressentir quelques personnes
qui étoient sur la liste ; on appeloit cela être invité
à faire partie de la société du Mai, Pour moi, on
ne me fit rien dire, mais nous apprîmes de toutes
parts qu'une grande partie des personnes désignées»
alloient chez madame du Barri. Il suffisoit de le
faire demander on étoit aussitôt reçu. M. de Genlis
n'étoit pas d'humeur à me prescrire une telle dé-
marche, que d'ailleurs nulle autorité n'auroit pu
obtenir de moi. Ses parens pensoient de même ;
mais les places ne furent accordées qu'à cette condi-
tion, ainsi je n'en eus point, malgré la parole si
authentiquement donnée. Si j'avois eu cette place,
ma destinée eût été bien dififérente! J'aurois cer-
tainement suivi la princesse à laquelle jaurois été
DE MADAME DE GENLIS. 111
attachée. Le Roi, dans les loisirs de Texil, m'au-
roit distinguée peut-être, je me serois trouvée dans
une noble situation, à l'abri des calomnies et de
toutes fausses démarches. Que de travaux, que
de chagrins de moins! Toute cette destinée pure,
honorable, et paisible, a été bouleversée, parce que
Louis XV donna un ascendant suprême sur son
esprit et sur sa cour, à une fille publique, surannée,
et sans esprit !
J'ai oublié de parler d'un personnage très-remar-
quable, que j'ai vu sans cesse chez M. de Puisieux,
c'étoit l'abbé Raynal. Il n'a jamais existé dans la
société un homme d'esprit si tranchant, si contra-
riant, et si peu aimable. Je l'ai entendu disputer
avec le maréchal d'Etrée sur des opérations de guerre,
et avec une décision et une impertinence dont rien
ne peut donner l'idée. Le maréchal finit un soir par
lui dire : ^^ Vous avez raison, monsieur l'abbé, car
je vois que vous entendez toutes ces choses-là beau-
coup mieux que moi." Une autre fois que je venois
de jouer, de la harpe, il voulut me questionner, et à
tue-tête, sur le mécanisme des pédales ; madame de
Puisieux se hâta de l'inte^rrompre en lui disant:
^^ Epargnez-vous une dissertation inutile, monsieur
Tabbé, parce que madame de Genlis est bien sûre
d'avance que vous êtes en état de lui donner des le-
çons de harpe." Il n'avoit pas encore fait son flïs-
112 MéMOIElàS
t&irè philosùphi^e des Indes* , et s'il eût publié
tUors ce lourd, cet emphatique 6t pei^icieux ouvrage,
j'aurois éprouvé bien du mépris et bieù du dégoût, en
me trouvant assise à côté du vieux libertin apostat,
<)ui k fait BVec tant de complaisance une peinture si
licencieuse des bayadères, et de l'impie séditieux qui
a écrit ces exécrables paroles : Peuples, voulez-vous
être heureuJt? renversez tous les autels et tous les
trônes /. . . ;I1 a été obéi ! il l'a vu, c'étoit un châti-
ihent : a^ssi s'est-il repenti. Mais sa rétractation,
fii diffikthatoire pour la philosophie, ne fut pas assez
humble pour satisfaire la religion, qu'il avoit si in-
dignement outragée.
Je vis aussi chez M. de Puisieux le jeune roi de
Suèdef, à son premier voyage hors de ses états (car
• V Histoire pkOoêofikique et politique du œmmerté et deê ét^
blissemen» des Européens dans Us deux Indes, ne parut qu^au com-
mencement de ï^année 177^. Elle fut imprimée à Nuten, en 6 toI.
iMo,, «ans nom d'atiteuf • mais elle fut suir-le'.cfaamp attribuée à
lliVbé Raynàl. fi «n patat Une édition itouvelle en 1774, qui se
rendit «nssi publiquement. Ce lirre fut condamné par arrêt dn par-
lement de PariSy et Tauteur décrété de prise de corps le 35 mai
1781. Il prit la fuite, et passa en Allemagne.
L*abbé Raynal, né à Saint Génica, dans le Rouergue, en 1713»
HUMIrat à Passy éh 1796, laissant pour toute ifortune un assignat de
60 francfli rtâtoA 5 Btms.'^Niote de V Editeur.)
t Le prince héréditaire de Suède, connu depuis sous le nom de
Gustave III, apprit à Paris, au commencement de Tannée 1771, la
mort du roi Adolphe Frédéric, son père. Gustave prit dans un sou-
per la défense de Voltaire contre le maréchal de Broglie j le pa-
BB MAÏ>AM£ DA GENLIS. 113
U en fit un âecôtid pour aller à Spa) ; ce prince étôit
aimable^ poli^ obligeant^ et patloit avec beaucoup de
grâce*
Une perisonne devenue riche et à la mode dans sa
vieillesse, et qui à trente-sept ans n'étoit ni Tun ni
Tautre^ madame de Coaslin, venoit quelquefois chez
madeû9tie de Puisieux. Elle avoit une figure de Mi-
nerve^ une mimière emphatique et lente de paiief ,
qui contrastoient singulièrement avec des discours
très* vulgaires, et les contes grivois dont son entre-
tien étoit toujours semé. Elle écrivdit ridicidement,
elle avoit fort peu d'esprit, mais de la beauté, un &ir
imposant ; de la causticité et beaucoup de hardiesse
Tout rendue une personne remarquable, et lui ont
donné une superficielle apparence d'or^nalitë. M.
le prince de Conti donnoit à souper au Temple tous,
les lundis ; on s'y portoit en foule, il se trouvait
toujours au moins cent cinqusmte personnes ^ pour
triarche ûé Ferney le sut par M. d^Argental» mmîitre de Prusse j il
répondit pcyr les yers suivons :
On dit que je tombe en jeuneise;
Tâchez de me bien élever.
Ne pourriez-vouB pas me trouver
Quelqû'accès prèâ dé son altesse ?
De vieHit héroë) de tieuk iàvAns
Prendront de ses leçons, peut-être ;
Je veille m^instmk-e, ii en est temtNi t
C*est à moi dé cheroher mon maître.
f^ (Note de VEditeurJ
1 14 MÉMOIRES
arriver jusqu'au prince il falloit traverser un immense
salon, et passer à travers une triple haie formée par
les hommes qui se tenoient toujours debout avant le
souper, les femmes seules étoient établies en cercle
au fond du salon. Un soir que la foule étoit plus
grande encore que de coutume, M. le prince de Con-
ti vit arriver madame de Coaslin ; il s'avança vers
elle, et lui dit ironiquement, qu'avec sa timidité na-
turelle elle avoit dû être bien embarrassée en se
trouvant au milieu de tant de monde. ^^ Oui, mon-
seigneur, répondit madame de Coaslin; j'ai été si
intimidée, j'ai tellement perdu la tête, que dans mon
trouble. ..*. .j'ai fait la révérence à monsiem* ;" et
el)e montra un homme dont elle avoit à se plaindre,
et qui avoit fait contre elle un couplet satirique.*
Je vis beaucoup dans ce temps la belle comtesse
de Brione, qui n'étoit déjà plus de la première jeu-
nesse, mais dont la majestueuse beauté étoit encore
frappante ; mais quand on a parlé de sa figure son
portrait est fini, on n'a plus rien à dire. Elle sou-
poit très-souvent chez M. de Puisieux avec le fameux
prince Louis, depuis cardinal de Rohan. Le prince
Louis avoit une figure très-agréable, des manières
trop lestes pour son état, une conversation frivole,
animéçy spirituelle ; il n'étoit rien de ce qu'il devoit
* J^ai entendu conter ce trait à madame de Coaslin eUe-méme, et
M. le Prince de Conti m'en a confirmé Texacte vérité.— ^T^To/e d«
VAuteurJ
>
BB MAHAME JDB. GBNLIS* 115
être, mais il étoit aimable autant qu'on peut l'être
hors de sa place et de son caractère. Sa vivacité,
son inconséquence, son msùntien, ses discours^ ne
trahissoient que trop les égaremens de sa jeunesse, et
ne présageoient pour son âge mûr, que des foutes,
des malheurs et des ridicules.
Peu de temps après la mort du maréchal d'Ëtrée,
nous fîmes une nouvelle perte plus sensible encore.
M» de Puisieux mourut le cinquième jom* d'une
fluxion de poitrine. M. de Puisieux fut l'un des plus
honnêtes hommes de ce temps. La délicatesse la
plus scrupuleuse n'étoit pour lui que la simple pro?-
bité. Jamais personne . n'a joui d'une plus parfaite
réputation de droiture et d'intégrité. U avoit été
chevalier de l'ordre du Saint-Esprit, ambassadeur
en ^ Suisse, en Suède et à Naples,. et ensuite ministre
des affaires étrangères. Lorsqu'il se retira du mi-
nistère,, le roi exigea qu'il restât au conseil. Il em-
pêcha par son arbitrage une infinité de procès entre
des hommes de la cour qui le consultoient sans cesse.
Le maréchal d'Etrée disoit de lui, qu'il étoit le juge
du point d'honneur des affaires contentieuses. Il
possédoit toute la confiance du plus vertueux de
tous les princes, M. le duc de Penthièvre, et ce fut
lui qui le détermina à marier sa fille unique, dfi^enue
la plus riche héritière du royaume (depuis liptiort du
prince de Lamballe), à M. le duc de Chartres. M. le
duc d'Orléans reconnoissoit lui avoir cette obligation.
r
116 M£BfOIRB&
M. de Puisieirs: mourut avecla plue grande piété. Il
avoit été élevé aux Jésuites ; après sa mort on trouva
fiur sa poitrine les marques de son afiSliationà cet or>-
dre ^ secret qu'il n'avoit jamais confié, et qu'aucun
de ses gens ne sa voit* Voici en quoi consistoit
cette affiliation: on faisoit serment sur TÉvangile,
I^. de contribuer de tout son pouvoir au maintien
•de la religion 5 2*» de [protéger Tordre et tous ses
membres en particulier, dans toutes les occasions
où, cette protection seroit utile ou réclamée^ et ne
blesseroit ni la morale ni les lois; 3^. de dire tous
les Jours une prière particulière qui étoit très-courte;
4*. de porter toujours sur sa poitrine un scapulaire,
marque de l'affiliation ; et 5^. de garder le secret
de cette affiliation autorisée par le pape* D'un
autre irôU, on promettoit à l'affilié tous 1^ services
^t toutes les preuves d'affection qui pourroient lai
^tre utiles dans toutes les situations et dans tous
lés paijm; enfin il participoit à toutes les prières
Mtes pour les membres de l'ordre, et à toutes les in^
duigences accordées par le pape.
La mort de M. de Puisieux, de ce digne et res^
pectable chef de famille, nous plongea dans une
profonde affliction; mais une Couleur qui surpassa
toutes les autres fut celle de sa vertueuse sœur,
madenMiselle de Sillery; elle soigna, veilla son
frère, sans le quitter un instant, pendant les cinq
jours de sa maladie. Lorsqu'elle eut reçu son der-
DE MADAME DE GENLIS. 117
nier soupir, elle alla se mettre dans son lit,
ne se releva plus, demanda ses sacremens le len-
demain, et mourut six jours après^.
Je restai long-t^nps enfermée avec madame de
Puisieux, uniquement occupée du soin de la ccm-
soler, et de soigner sa santé, que ce cruel évé*
nement avoit fort dérangée. Sa solitude de veuve
fut absolue, elle ne vit dans les premiers mois que
sa famille, et ne sortit que pour aller à TégUse*.
Au bout de ce temps, elle ne voulut pas aller voir
les illuminations, et le feu d'artifice si malheureu-
sement célèbre qui fut tiré sur la place Louis XV,
en r^ouissance du mariage de monsieur le dauphin ;
mais elle m'y envoya. M. de Genlis venoit de partir
pour son régiment; j'allai à ce feu avec madame
* M. de Ppisieux, au cinquième jour d'une fluxion de poitrine,
étoit à Tagonie; à trois heures du matin it n*ayoit plus de con-
Doissance. J'allai rejoindre madame de Puisieux; en passant
dans Je wiaa «foc M. de Oenlisy je voulus ▼eîr quelle heure il
étoit) nous ai^pcochàmes d^une superbe pendule dont Louis XV
aroit fait présent à M. de Puisieux; on y voyoit les trois Par-
ques soutenant le cadran, et nous remarquâmes arec saisslssement
que le fli d'or qui tenoit le fuseau étoit rompu, sans qu'on puisse
sMreir de qaeHs manidre il a'âoit oi»é, • . .M. de Jhimevai, expiroH
étm» ee mon)eBt,,.«$a mort fut honorée des reg^rels de tons les
honnêtes gens. Cet homme vertueux, rempli de piété, de droiture
et de désintéresifement, avoit ainsi au fond de FânH^ la relig^on^
rétat et son souverain: il occupa de grandes places avec une par*
fiiite intégrité ; il s'en démit volontairement et les quitta «vee des
mnÎDS pures et um vépvlaition irr^fwochablcur- ^iVo<e 4e VAi^tfiur^
1 18 MÉMOIRSS
la marquise de Brugnon^ une jeune et jolie femme,
dont le mari, qui servoit dans la ' marine, avoit
été envoyé ambassadeur à Maroc, ce qui me donnoit
une grande considération pour lui; car cette am-
bassade me paroissoit une chose beaucoup plus
périlleuse que des campagnes sur mer.
M. de La Reynière faisoit bâtir une belle maison
sur la place Louis XV; il me donna, pour voir le
£eu, une des pièces du rez-de-chaussée. Comme
on nous disoit qu'il y auroit un monde énorme,
j'y allai après le dîner, en sortant de table, avec
madame de Brugnon, et messieurs de Nédonchel
et de Bouzolle. Nous arrivâmes sans obstacles,
mais nous attendîmes beaucoup plus long-temps
que nous ne l'avions imaginé, ce qui m'impatienta
tellement, que je dis que mon envie de voir le
feu d'artifice étoit passée, et que je ne le, regar-
derois pas. On crut que c'étoit une plaisanterie;
on me défia en badinant, et j'acceptai sérieusement
le défi. Dès la première fusée je fermai les yeux,
et rien ne put me les faire rouvrir tant que dura
le feu. Lorsqu'il fut fini, messieurs de Bouzolle
et de Nédonchel nous laissèrent pour aller chercher
nos gens et faire avancer notre voiture. Ils ne
revinrent qu'à minuit: nous étions d'autant plus
inquiètes, que nous entendions un vacarme épou-
vantable sur la place. Enfin ces messieurs revinrent;
ils ne voulurent pas nous dire que l'on se ctdbutoit.
DE MADAME BB GBNLIS. 119
que Ton s'écrasoit sur la place, et que tout y étoit
dans une horrible confusion ; mais ils nous déclarè-
rent qu'il y avoit des embarras affreux, qu'il étôit
impossible de trouver nos gens, et qu'il falloit se
décider à attendre encore au moins deux heures.
Ils nous apportoient une poularde qu'ils avoient
prise, avec des gâteaux, chez un traiteur, et comme
nous allions souper, nous entendîmes des gémis-
semens au bas de nos fenêtres : c'étoient deux vieilles
dames, madame la marquise d'Albert et madame
la comtesse de Renti, ancienne dame d'honneur
de feue madame la princesse de Condé. Ces deux
dames, en allant chercher leur voiture, avoient été
entraînées par la foule, et séparées de leurs gens.
Nous les recueillîmes, et comme il n'y avoit pas
moyen de faire le tour de la maison poiur les faire
entrer par la porte, on les hissa par la fenêtre,
qui heureusement n' étoit pas haute; mais leur
âge, leurs grands paniers et leur efifroi, rendirent
cet enlèvement fort difficile. Toute la gaieté qu'il
nous causa s'évanouit en voyant madame d'Albert,
qui avoit la poitrine toute couverte de sang, parce
que, dans la foule, on lui avoit arraché une de
ses boucles d'oreilles.
Nous restâmes là jusqu'à deux heures après minuit,
nos dames étrangères ne retrouvèrent ni leurs gens,
ni leur voiture; je fus obligée de les mener chez
elles, et je ' ne rentrai à l'hôtel de Puisieux qu'à
120 MEMOIRES
trois heurea un quart. J'y trouvai tout le ix^nde
sur pied, et dan» les plus vives inquiétudes; on
me croyoit tuée, car on savoit, ce que j'ignorois,
qu'une infinité de personnes avoit péri sur cette
fatale place (envir(Hi six mille personnes, selon le
calcul le plus modéré). Madame de Puisieux, tout
en larmes, vint sur le haut de TescaUer me re-
cevoir avec des transports inexprimables; elle m'ap-
prit tous les désastres de cette funeste soirée; ce
qui les avoit causés étoient de petites rigoles fort
peu profondes sur la place Jjouis XV, la foule, en
se pressant^ ne les vit point, ces rigoles firent tomber
ceux qui les rencontrèrent, et les autres les écra-
sèrent ou les étouffèrent. Madame de Puisieux,
pour la première fois depuis son veuvage, avoit
soupe dehors. Chez madame d'Egmont. A deux
pas de l'hôtel d'£gmont étoit un corp&-de garde,
près de la place Louis XV; on y apporta une
multitude de cadavres que l'on essaya vainement
de rappeler à la vie; ce fut ainsi que madame de
Puisieux apprit cette horrible catastrophe. Le len-
demain fiit \m joiur de désolation, surtout parmi
le peuple et les artisans; il n'y eut presque per-
sonne, dans cette classe, qui n'eût un malheur à
déplorer. Milot, maitre-d'hôtel de madame de Pui-
sîeinc, perdit un cousin germain; ma femme de
chambre alla reconnoitre à la Morgue le cadavre
de sa sœur, jeune fille de vingt ans, en apprentissage
i>£ MADAME DE GENLIS. 121
chez un fourreur. Toutes les personnes de notre
connoissance nous contèrent de semblables événe-
mens ; pendant quatre du cinq jours^ il ne fiit
question dans tous les entretiens que de cette
déplorable histoire^ que tout le monde regarda
comme le plus sinistre pr^age. En ef&t, il est
bien frappant, qu'à l'occasion du mariage de Vinr
fortuné Louis XVI, tant de sang ait coulé sur cette
même place oii ce prince et son épouse dévoient être
immolés avec tant d'autres innocentes victimes ! • . • .
Depuis cette époque, nous passâmes encore huit
mois chez madame de Puisieux ; je devois éprouver
l'hiver suivant l'une des plus vives douleurs de ma
vie ! Madame de Custines, qui étoit en Lorraine, dan»
une terre de sa belle-mère, revint dans les derniers,
jours de l'automne, mais sans son mari, que det
nSeice» obligeoient à rester en Lorraine jusqu'au
mois de janvier. J'allois tous les jours chez madame
de Custines^ je la trouvois changée et maigrie;
eUe toussoit; j'étois inquiète de sa santé; j'aUoift
tous les matins déjeuner avec elle, j'y restois depuis
dix jusqu'à deux heiures, je ne la quittois que poiur
aller dîner avec madame de Puisieux. Son beau*
frère, le vicomte de Custines, étoit presque toujours
en tiers avec nous, ce qui m'embarrassoit beaucoup;
msiéj comme madame de Custines ne se doutoit pas
de sa conduite avec moi, et que je n'ai jamais
£sût deees^^spèces dé confidences, je ne témoignois
TOMB IK 6
i
122 MÉMOIRES
rien de ce. que je pensois à cet égard; madame
de Custines croyoit seulement que son beau-frère
me déplaisoit; elle m'en avoit montré plus d'une
fois de la surprise, en me faisant l'éloge de son
caractère et de ses qualités morales. Elle n'ignoroit
pas que Ton disoit dans le monde, qu'il n'avoit
été subitement en Corse que pour me plaire ; elle
m'assuroit que c'étoit une eiTeur, que le vicomte
n'avoit aucune prétention qui dût me blesser, qu'elle
en étoit sûre. Je me gardois bien de lui conter
la vérité, je répondois seulement, qu'il avoit dans
sa personne et dans ses discours, quelque chose,
d'ironique et de moqueur qui me repoussoit. Elle
me répétoit que je le jugeois mal, et que j'étois
injuste pour lui. Je lui laissois cette opinion, afin
de ne pas altérer son estime et son amitié pour
lui, car je voyois clairement que, relativement à
moi, il avoit avec elle la plus grande fausseté.
Un matin, en allant comme de coutume à dix
heures chez madame de Custines, je la trouvai si
changée et si abattue, que je l'engageai à se mettre
au lit. Le vicomte envoya chercher son médecin,
qui vint sur-le-champ, et qui lui trouva beaucoup
de fièvre; lorsqu'il sortit de sa chambre nous le
suivîmes pour le questionner, et il me perça le
cœur en nous déclarant qu'il craignoit. une fluxion
de poitrine : je me décidai à rester toute la journée.
Le soir le médecin nous annonça qu'elle avoit en.
effet une fluxion de poitrine. Alors je m 'établis chez
BB MADAME DE GËNLIS. 123
elle avec une de ses parentes, déterminée comme moi
à la veiller et à ne la pas quitter tant qu'elle seroit en
danger. Le vicomte resta en tiers avec nous, et sa
conduite me toucha sensiblement, elle fut parfaite ; il
ne me dit pas un mot qui pût me rappeler les sen-*
timens dont je lui avois défendu de me parler. Il
montra le plus grand attachement pour sa belle-sœur,
et ne fut occupé que d'elle. Il envoya un courrier
à son frère; mais, comme il étoit à cent lieues,
nous savions bien qu'il ne pouvoit arriver que
lorsque nous serions sans inquiétudes ou sans
espérances ! • • • •
Dès le premier jour madame de Custines fut dans
le plus grand danger, le troisième M. Tronchin
fut. appelé et la condamna. Elle ne s'abusa point
sur son état, elle demanda et reçut tous ses sacre-
mens avec une piété angélique. Elle conserva
toute sa tête jusqu'au dernier moment. Elle nous
pressa plusieurs fois d'aller nous coucher j et, voyant
que nous étions décidés à la veiller, elle ordonna
de nous faire, pour les nuits, des boissons rafraî-
chissantes, de la limonade et de l'orgeat; elle or-
donna aussi qu'il y eût toujours dans le salon des
oranges et des biscuits. Elle commandoit toutes
ces choses avec un calme et une continuité d'at-
tention que nous ne nous lassions point d'admirer.
n y avoit un canapé dans le salon, elle voulut
qu'il y en eût un de plus, afin que nous pussions
6 ♦
124 MÉMOIRES
tous les trois à la fois nous reposer commodément.
Dès le second jour elle me pria de lui faire tout
haut des lectures de piété ^ elle me demanda d'abord
de lui lire les Quatre Jins de V homme de Nicole,
en m'indiquant un passage sur la mort dont nous
avions souvent parlé ensemble, et qui nous paroissoit
le morceau le plus frappant sur ce sujet; mais
aussitôt elle se rétracta en disant : ^^ Non, cela vous
feroit de la peine, lisez-moi l'Imitation*'' Enfin
eUe conserva jusqu'à la mort son admirable carac-
tère. La nuit du quatrième jour de sa maladie fut
affireuse; la toux et de vives douleurs furent con-
tinuelles, mais la patience et la douceur de la. malade
fur^it inébranlables; elle envoya chercher son con-
fesseur à deux heures, et à trois elle reçut l'ex-*
tréme-onction. Elle entroit dans son cinqidème
jour; M. Tronchin, que nous. avions fait réveiller,
vint à trois heures et demie. Il lui prescrivit une
potion calmante ; lorsqu'il sortit je n'osai l'inter*-
roger, je ne voyois que trop qu'il falloit renoncer
à toute espérance ! A quatre heures du matin, j'allai
un moment dans le salon respirer; c'est-à-dire,
pleurer sans contrainte. J'y trouvai le vicomte de
Custines baigné de larmes, je m'assis près de lui,
et nous versâmes des torrens de pleurs pendant
plus d'une heure, sans nous dire une seule parole;
je l'aimois véritablement dans ces tristes momens*
Tout d%vknt sympathique entre deux personnes
BK MADAMB DE GENLIS. 125
qui éprouvent une douleur commune : pendant toute
sa durée, ceux qui pleurent et qui s'affligent
profondément ensemble, unissent leurs âmes de
la manière la plus touchante et la plus intime. Je
rentrai à cinq heures dans la chambre de ma mal-
heureuse amie; je la trouvai beaucoup plus calme,
et à six heures elle me dit qu'elle ne soui&oit plus
du tout. Je la regardai : elle étoit pâle, mais il
n'y avoit rien de décomposé dans ses traits, et je
fus même si frappée de sa beauté, que j'allai chercher
le vicomte, qui étoit resté dans le salon; il hôuS
fut impossible de ne pas reprendre de l'espérance.
C'étoit un dimanche: à huit heures madame de
Custines me demanda de lire la messe tout haut,
ensuite elle me pressa d'y aller, en m'assmrant
qu'elle se trouvoit parfaitement bien. J'en fus moî-
mème persuadée ; elle m'embrassa et se fit apporter
le livre d'heures dont elle se seryoit de préférence,
dUe me le donna en me disant : Conservez-le tou-
jours. Ces paroles me firent frissonne^! Je là
quittai; quand j'eus fait quelques pas, elle dit:
Priez Dieu pour moi. . Ce furent les dernières pa-
roles que j'aie entendues d'elle ! • . . «J'allai à la messe,
je revins au bout de trois quarts d'heure, elle n'exis-
toit plus ! elle venoit d'expirer* !..
• Il étoit dans la destiaée de madame de Custines, de ne devoir
qu^à elle seule ses vertus et sa réputation : elle n*eut, pour la
conduire dans le monde, ni guide ai mentor ; sa belle-mère vivoit
126 MÉMOIRES
Je rentrai ehez madame de Puisieux dans un état
impossible à décrire. • • • Le vicomte vint passer
.avec moi la plus grande partie de la journée, et
.ce fut pour nous une consolation réciproque > nous
étions l'un et l'autre si afiiigés, si abattus, que
nous n'avions pas la force de parler. Il vint de
même le lendemain et m'amena les charmans en-
fans de celle que nous pleurions ! Leur vue me
déchira le cœur, et le soir même le malheureux
.comte de Custines arriva. Son désespoir fut in-
exprimable; il accourut aussitôt chez moi, de ce
moment nous nous jurâmes une éternelle amitié,
et nous fûmes l'un et l'autre également fidèles à
en Lorraine, et, cependant sans sunreillance et sans conseils, elle
ne fit pas une faute, parce que, ferme dans ses principes et timide
dans ses démarches, elle ne fit point une étourderie. Elle aroit
infiniment d*esprit et ne Pemployoit jamais qu'à perfectionner s^
raison et son caractère; riche, jeune et belle comme un ang^,
elle mena toujours une vie sédentaire, n'allant à la cour que par
devoir, aux spectacles que par complaisance, ne paroissant jamais
au bal 3 et, quoiqu'elle eût beaucoup de vivacité, elle étoit si in-
dulgfente, elle avoit tant de douceur et de simplicité, que son
goût pour la retraite et son austérité ne ressembloient qu'à la
paresse. Lorsqu'on paroissoit le croire, elle en étoit charmée:
<^ J'aime mieux, disoit-elle à ses amis, que l'on m'accuse d'indolence
que de singularité." Elle n'étpit ni une épouse, ni une mère,
ni une amie indolente : . on n'a jamais eu plus d'activité pour
remplir ses devoirs domestiques et pour obliger et servir ses amis.
Madame de Custines vécut six ans dans le monde avec la consi-
dération personnelle et l'existence d'une femme de quarante ans
dont la conduite auroit toujours été parfaite. — {Note de V Auteur ^J
DE MADAME DE GENLIS. 127
cet engagement. Je lui consacrai toutes mes jour-
nées pendant trois semaines^ je ne m'en réservai
que deux ou trois heures de la soirée, que je don-
nois à madame de Puisieux. Tous les matins il
venoit à dix heures déjeuner avec M. de Genlis
et moi 5 ensuite, si le temps le permettoit, nous
allions tous les trois nous promener à cheval ^ou
en voiture ; après la promenade, le comte de Cus-
tines nous emmenoit dîner chez lui; nous y trou
vions le vicomte, et nous restions là, renfermés
jusqu'à six ou sept heures du soir. M. de Custines
me donna le portrait le plus ressemblant de madame
de Custines, et celui de ses enfans; il y joignit
un présent qui me toucha beaucoup. Madame de
Custines, pour m'épargner la peine de porter ma
harpe chez elle, en avoit acheté une trèâ-belle, noire
et or, et très-bonne; le comte de Custines me
l'envoya, avec une clef qu'il avoit fait faire pour
moi. Cette clef étoit d'or, émaillée en noir, avec
ces mots écrits autour : Ne V oubliez jamais. J'ai
conservé précieusement cette clef pendant sept ans,
ensuite elle m'a été volée à Villers-Cotterets, avec
une épingle de diamans et quelques autres petits
bijoux. Je me promis de ne jamais jouer sur la
harpe de madame de Custines, que des adages,
et des romances plaintives. La première chose que
je jouai sur cet instrument fut tme romance sur
la mort de cette incomparable amie, et qui cbn-
128 MEMOIRES
tenoit son éloge : elle avoit six couplets^ elle étoit
sur l'air de Gahrielle de Fèrgi ; je l'ai oubliée, et
j'en suis fâchée, car elle étoit touchante. Quand
je la chantai pour la première fois, il me fut im-
possible d'achever le premier couplet; le premier
accord que je fis sur cette harpe, me causa une
espèce de saisissement inexprimable, il me sembloit
que c'étoit mon amie elle-même qui me parloit,
et me répondoit du fond de la tombe ! . . . • C'est
une chose extraordinaire que l'infidélité de nos
impressions, et comme l'habitude les affoiblit et
les efi^e !... .Cette harpe sur laquelle je n'avois
pu jeter les yeux sans fondre en larmes quand on
me l'apporta, cette harpe dont les sons m'avoient
causé tant de trouble et d'émotion, devint pour
moi, par la suite, un instrument ordinaire L ;. • .Leâ
seules impressions sur lesquelles on ne se blase
point, sont celles qui tiennent à des sentimens
religieux, parce que celles-là seules doivent nous
survivre.
Outre la romance dont je viens de parler, je fis,
dans le cours de cette année, un éloge en pros^
de madame de Custines, que j'ai perdu avec beau-
coup d'autres manuscrits. Madame de Custines
mourut à vingt-quatre ans; elle avoit six mois de
plus que moi. Mariée à dix-sept ans, elle passa
sept années dans le monde, pour y offrir le modèle
de la plus rare perfection. Sa vie fut courte, mais
DB MADAME DE GENLIS. 129
pure, irréprochable et parfaitement heureuse. Je
n'ai jamais vu dans là jeunesse avec une beauté
remarquable, ime raison si ferme, des principes
et une piété si austères, réunis à tant de gaieté,
de douceur et d'indulgence; elle n'alla jamais aux
spectacles et aux bals, mais elle trouvoit tout simple
que ses amies y allassent. ^^ Je suis sûre, me disoit-
elle, puisque vous vous livrez à ces amusemèns
qu'ils ne sont pas dangereux pour vous, et peut-
être le seroîent-ils pour moi." Presque toujours,
quand j'allois au bal, je soupois chez elle, parce
qu'elle vouloit me voir habiller et présider à ma
toilette. J'ai passé six ans dans la plus grande
intimité avec elle, sans avoir jamais remarqué la
plus légère altération dans son humeur; si elle eût
vécu, ma destinée eût été bien différente; elle avoit
sur moi un souverain empire, je ne serois jamais
entrée au Palais-Royal, elle me l'avoit fait promettre,
et certainement je ne lui aurois pas manqué de
parole. Le ciel m'enleva cette amie si chère, ce
guide si utile; mais si sa vie eût été prolongée
jusqu'à l'âge mûr, elle auroit vu périr sur un échafaud
son mari et son fils. .^ !
• Le comte de Custines, poursuivi par les dénonciationfi de
Marat et la haine des jacobins, fat rappelé de rarmée du Nord,
dont il étoit le général en chef; accusé de trahison, il fut con-
damné et mis à mort le 27 août 1793; son fils ne lui surrécut
que six mois, et périt de la même manière le 3 janvier 1794. 11 étoit
né en 1768, et le général Custines son père, en 1740.— (iVbfe de
TEditeur,)
130 MEMOIRES .
Madame de Montesson, par un motif particulier
qui ne se rapportoit qu'à elle, désiroit extrêmement
alors que j'entrasse au Palais-Royal, et elle n'avoit
nul besoin d'employer son crédit pour cela 5 M. le
duc d'Orléans le désiroit personnellement ; je lui
plaisois, et il pensoit que je ne serois pas tout-à-fait
inutile à l'agrément des longs voyages de Villers-
Cotterets. D'ailleurs, j'avois beaucoup de droits
pour prétendre à une place auprès de madame la
duchesse de Chartres, puisque c'étoitM.de Puisieux,
ami et conseil de M. le duc de Penthièvre, qui
avoit déterminé ce prince à conclure le mariage de
la princesse sa fille ; et la réputation de légèreté et
de galanterie de M. le duc de Chartres avoit donné '
à M. le duc de Penthièvre le plus grand éloignement
pour cette alliance. M, de Puisieux, avec beaucoup de
zèle et de persévérance, parvint à le décider. M. le
duc d'Orléans reconnoissoit hautement lui avoir cette
obligation. Aussi, quand il fut bien constaté que je
n'aurois^pas la place promise chez madame la com-
tesse de Provence,, ma tante me dit qu'il ne tiendroit
qu'à moi d'en avoir une au Palais-Royal si je la de-
mandois. J'en parlai à madame de Custines qui
s'y opposa avec une extrême chaleur, elle m'en dé-
tailla les raisons, qui étoient non-seulement sages;
mais sans réplique. Elle ajouta que je devôis rester
avec madame de Puisieux jusqu'à sa mort, et elle me
fit promettre que je n'entrerois point aii Pdais-
DE MADAME DE 6RNL1S. 131
Bojral* En effet, je dis à ma tante que la reconnois-
sance me fixoit auprès de madame de Puisieux, et il
ne fut plus question de cette place. Huit mois après
madame de Custines mourut; je restai alors plus
de trois mois sans aller dans le monde, ensuite j'y
retournai avec ma tante, que j'avois très-peu vue
depuis la mort de mon amie ; elle me mena souvent
au Palâis-Royal et au Raincy, que venoit d'acheter
M. le duc d'Orléans. On me reparla d'une place
auprès de la jeune princesse que je trouvois char-
mante de figure et de caractère, car on n'a jamais vu
de jeune princesse plus naturellement obligeante et
d'une bonté plus parfaite. Cependant, je ne m'en-
gageai point) mais, de retour à Paris, je confiai à
madame de Puisieux, à qui je n'en avois jamais parle^
tout ce qu'on m'avoit dit à ce sujet, je ne lui cachai
qu'une chose, la promesse que j'avois faite à madame
de Custines, et tout ce qu'elle m'avoit dit contre!.. .
Mais je lui détaillai tous les avantages de cette place
quand on avoit des enfans : des régimens dont les
princes disposoient, et qui étoient toujours donnés
aux enfans ou aux gendres des dames, leurs propres
places qu'elles pouvoient céder à leurs filles ou à
leurs brus, la protection des princes, &c. Madame
de Puisieux m'écouta attentivement ; elle fut com-
battue par deux idées: l'une, de notre séparation,
et l'autre des succès brillans qu'elle se figuroit que je
devois avoir dans une cour célèbre par sa magnificence.
132 MÉMOIRES
son bon goût et son éclat. Quoiqu'elle eût été jadis la
plus charmante personne de la cour, par son esprit
et par sa rare beauté, je suis bien sûre qu'elle n'avoit
jamais eu pour elle la ranité qu'elle avoit pour moi,
elle y sacrifia, dans cette occasion^ son bonheur et
le mien ! car le moindre mot d'op]>osition de sa part
eût suffi pour me fixer près d'elle. Je lui demandai
ses conseils, en ajoutant que je ne ferois que ce
qu'elle prescriroit. Elle me dit que, pour l'intérêt
de mon mari et de mes enfans, je dévots accepter.
Je pleurai, mais je n'opposai nulle résistance !
J'écris tout ceci péniblement, parce que c'est ren-
dre compte d'une des plus grapdes fautes de ma vie.
Je pense que dans des mémoires où l'on ne s'est
point engagé à conter toute son histoire, on peut, et
l'on doit, par respect pour soi-même, passer sous
silence le$ fsutes graves qu'on a pu faire, à moins
que ces fautes ne se trouvent liées ayx événemens
qu'on veut rapporter, et alors il faut s'accuser sincè-
rement, et ne point chercher à atténuer ses torts,
4;'est ce que je vais faire. Je pourrois dire que je ne
Ëis déterminée que par l'intérêt de mes enfans, que
cette résolution me coûta, et qu'elle fut un sacrifice
maternel : si cela étoit, le ciel eût béni cette action,
mais Dieu, qui lit au fond des cœurs, en connut les
motifs, et l'a sévèrement punie, elle le méritoit. Il
est certain que je comptai pour beaucoup les avan-
tages brillans que j'en pouvois retirer pour l'établis-
DE MADAME D£ 6BNLIS. 133
sèment de mes enfans, mais, quand je n'aurois point
eu d'enfans, j^aurois désiré cette place ; j'y avois re-
noncé de bonne foi pour augmenter l'estime et Tami-
tié de madame de Custines. Après sa mort je perdis
cette émulation généreuse qui élève l'âme, et qui la
rend capable des plus nobles sacrifices ; il me sem^
bloit qu'il n'y avoit plus personne au monde qui eût
assez de délicatesse, d'austérité et de connoissance
de mes sentimens, pour blâmer en moi des actions
qui n'auroient rien de criminel; l'admiration que
j'avois eue pendant six ans pour madame de Custines,
Kespèce d'enthousiasme que m'avoit inspiré ses émi-
nentes vertus, m'avoient fait presque substituer son
suf&age an témoignage de ma conscience ; j 'avois
eu dans mon enfance un sentiment de ce genre pour
mademoiselle de Mars; en tout, j'ai toujours mis
mon amour-propre et ma gloire, non dans l'opinion
générale, mais dans celle des personnes que j'ai véri-
tablement aimées. C'est une espèce d'idolâtrie que
la religion peut anéantir quand elle est bien fortifiée
et bien entendue, mais dont elle ne garantit pas tou-
jours : au reste, cette idolâtrie, si dangereuse, n'a
jamais pu rabaisser mon âme, car je n'ai jamais aimé
que par admiration, fondée ou non, et j'ai poussé au
dernier excès l'exaltation des sentimens, parce que
j'ai cru qu'elle étoit nécessaire pour mériter et pour
conserver l'attachement que j'inspirois. J 'avois, pour
madame de Puisieux, une affection véritablement
134 MEM01RK8
filiale, et cependant je n'avoîs pas en elle une con-
fiance entière; je haïssois, comme elle, les subtili-
tés d'esprit, mais j'aimois les rafi&nemens de senti- ,
mens, et elle ne les concevoit même pas ; elle n'avoit
rien de romanesque dans le caractère, et il y avoit
beaucoup d'idéal dans ma tête et dans mon imagina-
tion : si je lui eusse parlé sur toutes choses à cœur
ouvert, nous n'aurions pu nous entendre, et elle se
seroit moquée de moi. Comme elle étoit de bonne
foi en tout, malgré la peine extrême qu'elle éprou-
voit de se séparer de moi, elle engagea M. de Genlig
à faire la démarche nécessaire pour cette place, qui
étoit de la demander' à M. le duc d'Orléans. M. de
Genlis ne s'en soucioit pas, et il déclara qu'il ne con-
sentiroit à me laisser entrer au Palais-Royal, que s'il
y étoit attaché lui-même. Il demanda, et obtint la
place de capitaine des gardes de M. le duc de Char-
tres ; c'étoit une des premières places de la maison ;
elle valoit six mille francs; j'eus en même temps
celle de dame, qui en valoit quatre. 11 fut convenu
que je resterois encore si^c semaines avec madame
de Puisieux, ce temps s'écoula bien péniblement pour
moi. Au fond de l'âme, j'étois charmée d'entrer
dans cette cour brillante, dont le bon air et l'élé-
gance m'avoient séduite ; mais je ne pouvois me dis-
simuler qu'il eût été plus raisonnable de rester avec,
madame de Puisieux, et qu'en la quittant, je man-
quois à un devoir, et j'éxposois ma tranquillité. Loin
DE MADAME DS GENLIS. 135
de me rien reprocher, elle croyoit m'avoir détermi-
née, et elle étoit persuadée qu'au fond j'aurois mieux
aimé rester avec elle. Pom' la première fois de ma
vie, j'avois mis de l'artifice dans ma conduite ; j'en
. avois eu beaucoup dans cette affaire, ;avec elle et avec
M. de Genlis ; il falloit le soutenir, en affectant une
grande insouciance pour la place, et un chagrin, que
je n'éprouvois pas, de quitter madame de Puisieux,
et le genre de vie si paisible auquel alloient succéder
tant de dépendance, de tumulte et d'agitations. Lors-
qu'une faute nous oblige à sortir de notre caractère
on en souffre doublement. Le tête-à-tête avec ma-
dame de Puisieux, qui m'avoit toujours été si agréa-
ble, étoit devenu pour moi un véritable supplice. Ses.
caresses, sa confiance, ses éloges me perçoient le
cœur; je me trouvois ingrate et perfide; j'étois
triste et abattue bien naturellement ; un malaise in-
supportable me donnoit ^ toutes les apparences du
plus profond chagrin, et plus madame de Puisieux
en étoit touchée, plus elle en augmentoit l'amertume.
Enfin, le jour où je devois entrer au Palais-Royal,
ce jour fatal arriva !•..... Au lieu de partir à une
heure, comme j'en étois convenue avec madame de
Puisieux, je partis avant son réveil, pour éviter un
adieu qui, de mille manières, m'auroit déchiré le
cœur !. ... Je ne quittai qu'avec un sentiment inex-
primable cette maison respectable, oit j'avois été si
paisible, si aimée ! • • • • Mille réflexions affligeantes.
136 MBMOIRKS
mais tardives et superflues^ s'offiroient en foule à mon
imagination; j'abandonnois^ à vingt-quatre ans*,
l'asile le plus sûr et le plus honorable, pour aller ha-
biter un dangereux séjour, où j'étois certaine de ne
trouver ni un guide, ni un seul ami ! . ... Jusque-là,
recherchée, aimée généralement, je n'avois reçu que
des témoignages de bienveillance et d'amitié; je
n'avois pas un seul ennemi, je n'avois pas éprouvé
une seule méchanceté, ou même l'apparence d'une
tracasserie : je portois au Palais-Royal une réputa-
tion irréprochable, et j'allois commencer une nou-
velle carrière. J'y voyois confusément beaucoup
d'écueils et de dangers; mais j'y voyois de l'éclat. .,
et je me laissois entraîner par la vanité, par la cu-
riosité et par la présomption. Ce ne sont pas com-
munément les grandes passions qui nous perdent;
leur danger est manifeste : quand on est bien né, on
emploie contre elles toute sa force, et l'on en triom-
phe ; mais on ne se défie point assez d'une infinité
de petits sentimens puériles qui ne présentent rien
de vicieux,- et qui, peu à peu, nous maîtrisent et nous
engagent dans de fausses routes. Dans la conduite
de la vie, une manière pernicieuse de se décider est
de ne considérer une action que par ce qu'elle est en
élle-mêjne, et de rassurer sa conscience en se répé-
tant qu'elle n'a rien de répréhensible. Il faut sur-
♦ 1770.
DB MADABiA DS GSNUS. 137
tout réfléchir à ses conséquences^ et bien examiner
n notre situation, notre caractère, nos sentimens
particuliers ne la rendent pas ou dangereuse ou con-
damnable pour nous. Lorsqu'on a du penchant
pour une chose, on se garde bien de calculer ainsi^
et c'est cependant alors ce qu'il faudroit biie.
Je sortis à neuf heures du matin de ma chambre.
Je tremblois ; il me sembloit que je m'évadois comme
une coupable. •• •. .Je i*encontrai sur l'escalier plu-
sieurs domestiques qui me dirent adieu en pleurant ;
le bon Milot sanglotoit : ^^ Ah 1 me dit-il, que ma-
dame sera malheureuse à son réveil ! .O ma-
dame la comtesse, pourquoi nous quittez- Vous ? on
Be vous aimera jamais ailleurs comme on vous ai*
moit ici. •••••" Ce furent ses propres paroles;
elles pénétrèrent jusqu'au fond de mon âme ; je ne
pus lui répondre que par des pleurs Je lui
tendis la main ; il me conduisit jusqu'à ma voiture.
Je lui donnai un billet pour madame de Puisieux, et
je partis. £n traversant la rue, je regardai, tant que
je pus la voir, la façade de cet hôtel,' que j'abandon-
nois sans retoiur. Je sentois que j'y avois laissé,
pour ne plus le retrouver, tout le repos de ma vie !
• •• .. .Nous passâmes dans la rue du Bac, et de-
vant la maison qu'avoit habitée madame de Custi-
nes. Je jetai les yeux sur ses fenêtres, et je fondis
en larmes.
• Comme mon logement au Palais-Royal n'étoit
138 MÉMOIRB9
point encore prêt, je logeai d'abord dans ce qu'on
appeloit les petits appartemens de M. le régent, que
ce prince avoit en effet habités. Ils avoient encore
les mêmes décorations ; tous les panneaux et Tal-
cove de la chambre à coucher étoiént en glaces, avec
des baguettes dorées ; ils étoient au bout de la grande
galerie, au premier, et ils avoient un petit escalier
dérobé et une petite porte qui donnoit sur la rue de
Richelieu : ce fat par là que j*y entrai. En tournant
dans cette rue, mon cocher, voulant couper un fiacre,
passa sur une borne. La secousse fat très-violente ;
je crus, que nous versions et que nous allions être fra-
cassés, et je m'écriai : ** Grand Dieu ! quel présage !"
mais j^ fas quitte pour la peur. Cependant cet ac-
cident acheva de m'abattre, et j'entrai dans cet ap-
partement, que je n'avois jamais vu, avec une tris-
tesse et un serrement de cœur inexprimables. Je
m'assis dans la chambre, et toutes ces glaces, toute
cette magnificence de boudoir, me déplurent à l'ex-
cès.' Je pensai que dans ce lieu s'étoient passées les
orgies de la régence, et je regrettai mon joli loge-
ment de l'hôtel de Puisieux. Effrayée de ma trisr
tesse, je voulus me représenter ma nouvelle situation
sous l'aspect qui m'avoit séduite; mais en vain: je
n'en pouvois plus voir que la dépendance et les dan-
gers. La réalité glaçoit mon imagination et me reor
doit inaccessible aux illusions de la vanité. Quand
on est bien né, on n'échappe point à la raison; il
DE MADAME DE GENLIS, 139
faut inévitablement qu'elle nous guide ou qu'elle
nous punisse.
La société du Palais-Rojral étoit alors la plus bril«
lante et la plus spirituelle de Paris. Il y avoit, en
femmes, madame la comtesse de Blot, dame d'hon-
neur de la princesse. £lle n'étoit plus de la pre-
mière jeunesse, mais elle avoit encore une figure très->
agréable, et une grande élégance par sa jolie taille et
sa manière de se mettre. Il y avoit en elle deux per-
sonnes fort différentes : quand elle se trouvoit dans
l'intérieur d'une petite société, et sans prétentions^
elle étoit gaie, rieuse, naturelle, et fort aimable >
quand elle vouloit paroitre et briller, elle devenoit
affectée, elle dissertoit au lieu ^e causer, elle
soutenoit des thèses fort ennuyeuses sur la sensibilité
et l'élévation des sentimens ; rien n'étoit vrai dans ses
discours, et elle tomboit dans une exagération ridicule
ou dans un galimatias insupportable. Si l'avarice
pouvoit laisser quelque grandeur dans le caractère,
madame de Blot auroit pensé noblement; mais
j'ai connu peu de personnes plus intéressées et plus
ambitieuses ; enfin, elle attachoit la plus grande
iinportance aux manières, au bon ton et à la poli-
tesse. Elle avoit une extrême délicatesse de goût
dans ce genre, mais qui dégénéroit souvent en pué-
rilité. Mes autres compagnes étoient madame la
vicomtesse de Clermont-Gallerande, auparavant
comtesse des Choisi, remariée nouvellement en se-*
140 MÉMOIRES
condes noce&. Elle avoit fort mal vécu avec son
premier mari, tué à la bataille de M inden ; elle
étoit, à sa mort, fort jeune et fort belle ; elle n'a-
Vôit point de fortune ; M. de Clermont, chambellan
de M. le duc d'Orléans, l'épousa par amour, mal-
gré ses parens, et surtout parce que M. le duc d'Or-
léans le vouloit. Madame des Choisi étoit amie de
ma tante, qui la servit parfaitement dans cette oc-
casion ; madame de Cletmont n'en fut pas recon-
noissante comme elle auroit dû l'être. Elle étoh
belle encore, mais peu agréable et beaucoup trop
grasse* Je n'ai jamais connu de femme plus bun^**
tiste et^lus capricieuse. Quoiqu'elle eût peu d'esjHit,
elle avoit quelquefois des saillies originales et plài<^
santés ; on la voyoit alternativement sUencietisej
ou querelleuse, ou d'une gaieté folle ; mais il y
avoit en elle du naturel, de la singularité, quelquie
chose de piquant ; elle étoit souvent insupportable ;
elle n'étoit jamais ennuyeuse, elle contoit quelque-
fois très-agréablement. Elle fut mariée très-jéune
à M. des Choisi, qui étoit beaucoup plus âgé qu'elle,
et dont l'extérieur, dit-on, avoit quelque chose de
repoussant et de rébarbatif; madame des Choisi
contoit de lui, et d'une manière très-plaisante, plu-
sieurs anecdotes, entre autres celle-ci: Mariée de-
puis dix-huit mois, elle entfoit dans sa seLdème ali-
née, lorsque Mé des Choisi, qui venoit d'acheter une
terre à cinquante lieues de Paris, voulut y aller pas»
DK MÂDAMB DE GENLIS. 141
ser huit mois^ et y emmener sa femme avec lui;
madame des Choisi^ qui n'avoit jamais quitté le
Palais^Boyal^ fut au désespoir d'aller se confiner
dans un vieux château; eUe regarda ce voyage
comme l'acte le plus barbare du plus intolérable des-
potisme ; montée en voiture^ elle essuya ses pleurs,
et n'osa plus se plaindre, car M. des Choisi, disoit-
elle, avec son mouchoir cramoisi noué autour de
sa. tête (c'étoit son costume de voyage), avoit une
^ure si terrible, et lui lançoit des regards si fou-
droyans, que l'effroi qu'il lui inspiroit lui fit pres-
que oublier ses douleurs. Au milieu de la première
journée on passa dans une ville, dont M. des Choisi,
qui étoit curieux^ voulut aller voir les monumens,
il proposa à sa femme de le suivre ; elle répondit
qu'elle étoit déjà si fatiguée, qu'elle n'avoit besoin
que d'un peu de repos : il la déposa à l'auberge de
1& poste ; lorsqu'elle fut seule dans une chambre,
elle se livra, sans contrainte, à toute l'impétuosité
de son chagrin 3 un demi-quart d'heure après l'hô-
tesse survint pour lui offrir quelques rafraîchisse-
mens, et elle fut étrangement surprise, en voyant
cette jeune dame gémissante et baignée de larmes ;
elle l'interrogea j et madame des Choisi, de premier
mouvement, imagina de lui faire croire qu'elle étoit
enlevée par un vilain Turc, qui la conduisoit dans
son sérail à . Constantinople. L'hôtesse fut également
142 ' MEMOIRES
épouvantée et touchée de ce récit : ^' Cela ne m'é-
tonne pas ! s'écria-t-eUe ; ce Turc ne se gène pas ;
car il n'a même pas quitté son turban^ qui nous a
paru si singulier/' Après cette exclamation l'hô-
tesse se proposa de s'adresser aux magistrats^ et
de faire arrêter ce méchant Turc; madame des
Choisi s'y opposa^ en disant qu'elle étoit résignée
à son sort. L'hôtesse repartit avec raison que ce
n'étoit point du tout là le cas de se résigner^ elle in-
sista. Madame des Choisi^ afin de se débarasser
d'elle^ lui demanda un quart d'heure pour faire ses
réflexions^ assurant que le lïirc ne reviendroit que
dans trois heures. L'hôtesse la quitta^ mais elle
alla répandre l'alarme dans toute la maison ; et les
valets jurèrent qu'ils ne souffriroient pas que le Turc
emmenât la jeune dame pour en faire une hérétique
païenne. M. des Choisi revint quelques instans
après ; l'accueil qu'il reçut dans l'auberge lui causa
une surprise inexprimable; on lui déclara nette-
ment qu'il n'enlèveroit pas la jeune personne, que
l'hôtesse et toute sa maison la prenoient. sous leur
protection, et qu'il pouvoit retourner tout seul en
Turquie. M. des Choisi appela ses deux domes-
tiques; et, comme le tumulte rendoit toute expli-
cation impossible, on se disposoit à combattre,
lorsque madame des Choisi, qui avoit entendu tout
le bruit, parut inopinément, en conjurant l'hô-
DS MADAMB DE GBNLIS. 143
tesse et les domestiques de mettre bas les armes.
On obéit d'autant plus promptement, que le cou^
teau de chasse tiré de M. des Choisi^ son air intré-
pide^ et celui de ses deux domestiques^ avoient
déjà fort ébranlé le courage des assaillans.
.M. des Choisi questionna sa femme, elle avoua
tout en présence de l'hôtesse, qui eut Tair de la
croire, mais qui fut toujours persuadée de la
véracité du premier récit, fait par une dame si
jeûne et si naïve : cependant on laissa partir, sans
résistance, le mari et la femme, mais en déplorant
le sort de l'intéressante victime.
La comtesse de Polignac, fille de la comtesse
de^Rumin, étoit, après moi, la plus jeune des dames
de madame la duchesse de Chartres ; elle étoit veuve
depuis deux ans, et mère d'une enfant âgée alors de
cinq ou six ans, qui a été depuis madame de Chambord.
La comtesse de Polignac n'étoit pas jolie, mais
l'extrême petitesse, de sa taille, un pied imperceptible,
de petites mains charmantes, une physionomie
agréable et quelque chose d'enfantin dans ses ma-
nières, donnoient à toute sa personne de la grâce
et de la gentillesse; elle- étoit aimable et bonne,
je n'ai jamais eu à me plaindre d'elle, et sa mort,
arrivée peu d'années après, m'afi^ea beaucoup.
Il y avoit encore au Palais-Royal quelques dames
qui avoient été attachées à la feue duchesse
144 BléMOIRKS
d'Orléans^ elles avoient conservé leurs logement
et elles venoient souvent dîner et souper chez la jeune
princesse. L'une de ces dames étoit madame la
marquise de Barbantane^ de Tâge de madame de
Blot, et l'une de ses amies intimes. £lle avoit
été dame de la feue duchesse^ et depuis gouver-
nante de madame la duchesse de Bourbon^ sœur
de M. le duc de Chartres; la jeune princesse
ne fut remise qu'à quinze ans entre ses mains^
elle y resta jusqu'à son entrée dans le monde^
qui fut deux ou trois ans après mon arrivée au Palais-
Royal. On disoit que madame de Barbantane avoit
eu une jolie figure^ il ne lui en restoit rien à cette
époque ; eUe avoit le nez d'un rouge éclatant, une
tournure commune, et un maintien sec et affecté*
On louoit ses mœurs et son esprit, en trouvant gé-
néralement qu'elle n'avoit aucun naturel. Elle se
déclara mon ennemie dès notre première entrevue,
elle l'a toujours été depuis ; ainsi je ne dirai rien de
son caractère, je dois à cet égard me récuser*. La
• Mes anciens souyenini ne m*empéchent pas de trouver un gprand
plaisir à la justifier d^une imputation consig-née dans les prétendus
Mémoires du baron de Bezenval. On lit dans ces Mémoires, que
madame de Barbantane avoit, dans sa jeunesse, été maitrtue du
vieux duc d^Orléans : c*est une insigne fausseté. M. le duc d'Or-
léans fut, en effet, long-temps amoureux d'elle; mais madame dé
Barbantane ne lui laissa jamais la moindre espérance, et c'est un
fait qoi étoit universellement connu au Palais-RoyaL Madame de
BB MADAMJB DB GBNLIS. 146
vieille marquise de Polignac, dont le visage ressem-
bloit parfiïitement à celui d'un singe^ étoit vive^ na-
turelle^ spirituelle et piquante; quoiqu'elle eût beau-
coup de malice dans l'esprit^ elle plaisoit générale-
ment^ parce qu'elle ayoit dans son ton et dans ses
manières une certaine brusquerie qui lui donnoit Tair
de la franchise ; elle avoit cette espèce de considérar
tion qu'obtiennent toujours les personnes spiri-
tuelles^ qui se font citer souvent pour des bons mots
et quelquefois pour des épigrammes^ qu'elles ne pro-
diguent pas assez pour avoir une odieuse réputation
jde méchanceté. On la recherchoit^ parce qu'elle
étoit amusante ; on la cajoloit^ parce qu'on la crai-
gnoit. Son esprit et sa sincérité donnoient du poids
à son suffrage^ on vouloit l'obtenir^ c'étoit unecon-
quête utile pour une jeune personne. Elle connois-
Boit parfaitement le monde^ elle savoit qu'il tolère^
9ans les tourner jamais en ridicule^ les torts et les
travers des gens d'esprit qui ont de l'audace^ et qui
conservent un maintien assuré dans les situations
embarrassantes : un homme de beaucoup d'esprit^
M. de Valence, me disoit un jour que^ dans le
monde^ pour avoir un ridicule, il faut l'accepter,
BarbantaBe dut depuis, à fabouoe conduite et à reetime de M.
le duc d*OrléaiiB, la place de gouvernante de madame la duchesse
de Bourbon. Je parlerai, par la suite, avec plus de détail, de ces
Mémoires, attribués faussement an baron de Bezenyal.— (iVofe d»
VAutwr.)
TOME II. 7
146 MÉMOIRES
mais qu'on n'en a jamais lorsqu'on s'en moque gaie-
ment et sans embarras; et rien n'est plus rrai. La
marquise avoit eu jadis pour amant le comte de Mail-
lebois^ et, loin de s'en cacher, elle en tiroit gloire ;
elle avoit conservé pour lui une véritable passion,
rien assurément n'étoit plus ridicule à son âge et
avec sa figure, mais elle s'en moquoit elle-même avec
tant d'originalité, qu'elle désarmoit la censure. Pour
les intérêts de M. de Maillebois elle avoit été chez
madame du Barri, c'étoit alors la chose du monde
pour laquelle on avoit le moins de tolérance, surtout
au Palais-Royal, et cependant on la lui passa, parce
qu'elle n'en fiit nullement embarrassée, et qu'elle ré-
pétoit que, n'ayant pas fait pour elle cette démarche,
elle étoit sûre que toutes les personnes qui savent
aimer l'excuseroient. Avec de l'audace, de Tesprit
et certsdnes phrases d'un eflfet sûr, on mène le monde.
Madame la comtesse de Rochambault, autre vieille
dame, gouvernante des enfans des princes de la mai-
son dans leur première enfance, étoit déjà fort âgée,
mais elle avoit la plus belle vieillesse que j'aie vue.
C'étoit la récompense d'une vie sage, pure, irrépro-
chable ; elle avoit une piété sincère, et une gaieté
charmante et toujours égale ; elle contoit avec un
agrément infini ; sa mémoire étoit inépuisable en
anecdotes courtes et plaisantes. Je ne l'ai jamais
entendue en répéter une, à moins qu'elle ne lui fût
redemandée. Incapable, par caractère et parprin-
I)£ MADAME BS GBNLIS. 147
cipes, de faire une méchanceté^ elle étoit aussi bonne
qu'aimable.
La vieille comtesse de Montauban, mère de ma*
. dame de Clermont^ étoit aussi une bonne personne^
mais qui n'avoit de remarquable qu'une gourmandise
fit une distraction plaisantes. Elle ne manquoit pas
d'esprit^ elle étoit même auteur ; elle avoit fait im-
primer un conte oriental de sa composition ; c'étoit
une insipide production^ mais qui cependant n'étoit
point ridicule. Elle étoit très-joueuse, plus par ha-
bitude et par désœuvrement, que par goût. Un jour,
en jouant au pharaon, elle fit ce qu'on appelle un
paroli de campagne^ c'est-à-dire mal à propos à son
avantage ; le banquier le remarqua, et lui en fit avec
politesse l'observation : elle répondit sans s'émou-
voir : " Cela peut être, c'est un empressement bien
pardonnable à un ponte J' Une autre fois, un gros
joueur, debout derrière elle, passa le bras par-dessus
son épaule pour prendre une énorme quantité de louis
qu'il venoit de gagner; en retirant le bras il en
laissa tomber plus des trois quarts dans le dos de
madame de Montauban, qui se retomrna en lui di-
sant : ** Eh quoi ! monsieur ^ me prenez-vous pour
une Danaé ?" Elle se releva pour se secouer, et faire
retomber cette pluie d'or ; le joueur prétendit qu'elle
faisoit le gros dos, pour qu'il ne pût avoir qu'une
partie de la somme. Madame de Montauban, fati-
guée, se remit au pharaon, en disant fort judicieuse-
7*
148 MÉMOIRES
ment que l'on donnoit vingt-quatre heures pour payer
les dettes du jeu, que ceci n'en étoit point une, et
qu'ainsi le créancier pouvoit bien attendre jusqu'au
lendemain. En efiet, en se déshabillant, elle re-
trouva quelques louis qui furent ponctuellement ren-
voyés. X'abbé de Montauban, son fils, étoit par^
faitement aimaUe à tous égards, et aussi vertueux
que spirituel ; il avoit dans la conversation une con-
trariété habituelle qui étoit toujours remplie d'agré-
mens ; invariable dans tout ce qui tenoit aux bons
principes, il soutenoit constamment le pour et le
contre dans toutes les choses indifférentes, mais sans
aigreur^ et avec une grâce et une ^gaieté infinies ;
l'entretien ne pouvoit jamais languir avec. lui. Il a
été depuis évêque de Nancy ; il a montré dans son
épiscopat autant de lumières et de talens que de pié-
té. A la révolution il se hâta de quitter la France, il
passa en Espagne, où il alla sur-le-champ au Mont-
Serrat, s'établir au nombre des hermites ; il y passa
plusieurs années, et il y mourut saintement.
J'ai maintenant à peindre les autres hommes du
Palais-Royal, et je dois commencer par le prince.
M. le duc de Chartres étoit alors dans tout l'éclat
de la première jeunesse, avec un visage déjà gâté, et
par le sang qu'il avoit reçu de sa mère, et par une
vie licencieuse ; l'ensemble de sa figure étoit noble,
leste, et d'une grande élégance. Son gouverneur, le
comte de Pont Saint-Maurice, ne s'étoit attaché qu'à
DE MADAMB DB 6BNLIS. 149
trojls choses : -à lui donner de la politesse^ des ma-
nières agréables^ et un bon ton ; il avoit laissé le soin
du reste aux autres instituteurs. Ces derniers ewfh'.
sent été fort capables de donner au jeune prince une
solide instruction ; mais le gouverneur faisoit si peu
de cas de la culture de l'esprit^ que le prince^ qui
s'en aperçut de bcAme heure, trouva fort commode
d'adopter cette indifférence. M. de Foncemagne,
de l'Académie française^ homme de lettres fort dis*,
tingué, fut son sous-gouverneur; l'abbé Âlary^ ec-
clésiastique vertueux^ instruit et spirituel, fut son,
précepteur. Ces deux instituteurs exhortèrent en,
yaka à l'application leur élève, et se plaignirent inu-
tilement au gouverneur de son indolence. M. de
Pont, satisfait de son ton et de ses manières, laissai,
trop voir qu'il mettoit fort peu de prix à tout le reste.
M. de Foncemagne et l'abbé Alary se découragèrent,
ils ne donnoient des leçons que pour la forme, voyant
bien qu'elles n'étoient d'aucune utilité, et le prince
n'apprit rien. Il ne manqaoit néanmoins ni d'esprit,
ni de mémoire et d'intelligence, et il annonçoit des
inclinations bienfaisantes ; en voici un trait que m'a
conté M. de Foncem^ne. Le prince étoit dans sa
quinzième année, et déjà il rëcevoit en audience, le
matin, les hommes qui sortoient de celle de M* le
duc d'Orléans. Dans ce nombre se trouvoient des
officiers de tous grades des régimens des deux
princes. M. le duc de Chartres en remarqua un qui
150 MBMOIRBS
rintéressa par sa belle physionomie et son air mé«
lancolique. On lui dit qu'il étoit d'une extrême
paurreté, parce qu'il se refusoit tout pour faire sub-
sister sa mère et ses deux sœurs^ qui n'avoient que
lui pour appui. Après ce récit, M. le duc de Char-
tres amassa deux mois de ses menus-plaisù-s sans en
rien dépenser, ce qui lui fit quarante louis ; mais il
étoit fort embarrassé de la manière dont il les donne-
roit, lorsqu'il reçut des dragées de baptême : alors il
fit des cornets de dragées, dans l'un desquels il mit
les quarante louis, et lorsque le pauvre officier vint à
son audience, le jeune prince dit en plaisantant,
qu'ayant reçu des dragées, il en vouloit distribuer
des cornets à tout le monde, ce qu'il fit. Le pauvre
officier trouva le sien si lourd, qu'il fit un mouvement
de surprise ; le jeune prince, par un signe, lui im-
posa silence; mais, sorti du Palais-Royal, sa recon-
noissance fut plus indiscrète que sa surprise ; il conta
cette histoire qui fut généralement sue ; je la ' savois
depuis long-temps, M. de Foncemagnem'en confirma
tous les détails.
Lorsque l'éducation du jeune prince fut terminée,
le premier soin paternel de M. le duc d'Orléans fut
de lui donner une maîtresse, qu'une exécrable créa-
ture, qui l'élevoit pour en faire une courtisane, lui
vendit comme toute neuve encore \ elle avoit quinze
ans; c'étoit la fameuse mademoiselle Duthé, qui de-
puis ruina mon beau-frère et beaucoup d'autres. M»
DS MADAME DE GBNLIS. 151
le duc d'Orléans se vantoit de cette action, comme
d'une précaution fort prudente et fort tendre pour la
santé de son fils. Quelles mœurs devoit-on attendre
du malheureux jeûne homme, qui recevoit cette pre-
mière leçon d'un père ! Ensuite, M. le duc d'Orléans,
loin de donner à son fils des amis vertueux, l'encou*
ragea à se lier intimement avec les jeunes gens les
plus étourdis et les plus dissipés de la cour, le che-
valier de Coigny, messieurs de Fitz- James, de Con-
flans, &c. Cependant le jeune prince distingua de
lui-même un homme sage et raisonnable plus âgé que,
lui de quatorze ans; c'étoit le chevalier de Durfort,
attaché au Palais-Royal. M. le duc de Chartres s'at-
tacha sincèrement à lui; c'est le seul homme qu'il
ait véritablement aimé, quoique le chevalier n'ait ja-
mais voulu être de ses parties clandestines ; mais il.
s'en dispensoit avec des ménagemens qui ne don- .
noient pas au jeune prince des idées bien morales ;
il lui disoit qu'un attachement particulier hq lui per-
mettoit pas de se livrer à ce genre de dissipation, et,
sans condamner le prince, sans chercher à profiter
de l'ascendant qu'il auroit pu prendre sur lui, il re-
fusoit seulement d'être le complice de ses égaremens ;
mais c'étoit l'être que de ne pas chercher à l'en reti-
rer; il l'auroit pu alors. £n entrant dans le monde
à dix-sept ans, M. le duc de Chartres . fut extrême-
ment frappé de raSectation et de la pruderie, des
dames du Palais-Royal, qui formoient la société 4^
152 HÉMOIRBS
son père^ et pour déjouer cet étalage de sentimens
exagérés, il s'amusa à soutenir les thèses opposées^
et, se jetant dans une autre extrémité, il affecta Tin-
sensibilité, l'insouciance et la légèreté dans les cho-
ses oà il est le moins permis d'en avoir, et presque
toujours contre sa conscience et sa véritable opinion ;
mais cette espèce de contrariété devint une perni-
cieuse habitude, qui peu à peu altéra la justesse de
son esprit et la bonté naturelle de son cœur. Comme
il mettoit dans ses discussions beaucoup de politesse,
de finedse et de gaieté, les rieurs étoient toujours de
son côté ; la secte sentimentale, souvent déconcer-
tée) prit beaucoup d'humeur et de dépit contre lui ;
elle se vengea en .décriant son cœur, ses principes
et son caractère, et porta ainsi les premières atteintes
à sa réputation. Il fut bientôt reçu dans le monde
que M. le duc de Chartres, avec de l'esprit, de la
giiftde, un ton parfait, et des manières agréables et
nobles, avoit l'âme la plus insensible et la plus dure,
ce qui n'étoit nullement. D'après ces idées, on lui
prêta beaucoup de torts imaginaires, on le calomnia;
il le sut et au lieu de chercher à ramener l'opinion,
il prit le funeste parti de la mépriser et de la braver !
On l'a même vu mille fois, par la suite, dédaigner de
se justifier d'imputations odieuses, quand il l'auroit
pu d'un seul mot.
Voici quels étoient les autres hommes du Palais-
Royal.
DB MADAMB DB GENLIS. 163
J'ai déjà parlé du comte de Pont Saint-Maurice,
qui avoit été gouverneur de M. le duc de Chartres, et
qui étoit alors premier gentilhomme de la chambre
de M. le duc d'Orléans; il avoit, à cette, époque,
environ cinquante ans, la plus belle figure, l'air le
plus majestueux; personne ne connoissoit comme lui
les usages du monde et les étiquettes ; il étoit cité
comme le modèle de la politesse ; rien n'étoit plus
noble que son ton et ses manières, et, malgré une
profonde ignorance, sa conversation n'étoit pas sans
agrément. Madame de Pont, sa femme, veuve d'im
riche financier (M. Mazade), Tavoit épousé par amour ;
elle étoit fort belle encore, mais sa figure étoit insi-
pide et manquoit de noblesse ; elle avoit de l'instruc-
tion, fort peu d'esprit, beaucoup de pédanterie, et
les mœurs les plus pures, un caractère aigre et froid,
des manières sèches et cérémonieuses, et la conver-
sation la plus aride. Monsieur et madame de Pont
of&oient un parfait tableau de l'amour conjugal, et
jusque dans les plus petits détails de la vie, ils étoiçni
tellement inséparables, qu'ils se plaçoient toujours à
côté l'un de l'autre, et même dans les repas de ]»
plus grande cérémonie. Ils ne sortoient jamais l'un
sans l'autre, et l'on assuroit qu^ depuis quinze ans
qu'ils étoient mariés, il n'y avoit jamais eu entre eux
la moindre contrariété, ou la plus légère différence
d'opinion. Le comte de Pont avoit un talent vérita-
blement unique pour jouer la comédie. Je crois avoir
154 MÉMOIRES
déjà parlé de son étonnante perfection dans le rôle
du Misanthrope.
Le chevalier de Durfort avoit peu d'esprit, mais
de l'instruction^ des manières fort nobles, de bonnes
mœurs (suivant lé monde), et avec les femmes une
galanterie de fort bon goût ; aussi avoit-il beaucoup
de succès auprès d'elles. Il ne m'a jamais paru ai-
mable, parce qu'il manquoit de naturel, et qu'il
afFectoit pour les talens, les arts et la littérature,
un enthousiasme qu'il n'éprouvoit poiiît, et qu'en
mille choses, faute de connoissances, il ne pouvoit
avoir.
Le comte de Thiars, frère du comte de Bissy,
passoit pour être l'homme le plus aimable de la
société. Malgré une laideur remarquable, il avoit
inspiré des passions célèbres ; il n'avoit qu'une sorte
d'esprit, celui de la conversation, et c'est assez pour
le monde; il faisoit de mauvaises chansons dé
société, dont les vers manquoient souvent de mesure
et de rimes; c'est encore assez pour charmer
quelques femmes. Il avoit composé un détestable
petit roman qu'il eut la prudence de ne jamais
publier*, lll'avoit lu mystérieusement à quelques
personnes qui m'en parlèrent comme d'un chef-
d'œuvre ; j'étois déjà depuis huit mois au Palais-
* Ce roman a été imprimé depuis sa mort, et il est resté enseveli
dans rinnombrable multitude des plus mauvaises productions de ce
genre.— f'iVdfe cfc V Auteur. J
DS MADAME DE GBNLIS. 156
Royal; M. de Thiars me montroit une. extrême,
bienveillance, j'obtins facilement une lecture en.
très-petit comité. Je m'attendois à quelque chose
de 'léger, d'agréable, et j'entendis la plus insipide
histoire qu'on ait jamais pris la peine d'écrire. Il
prétendoit y avoir mis beaucoup d'allusions malignes ;
je n'en saisis aucune, parce que tout étoit commun^
trivial, et qu'il n'y avoit dans cet ouvrage, ni pein-
tures, ni trait saillant, ni vérité. A chaque préten-
tion d'allusion, il me regardoit, et voyant à la fin
que je n'en comprenois pas une, il prit une humeur
visible, malgré les louanges que lui prodiguoient
les autres personnes qui entendoient ce petit chef-
d'œuvre pour la troisième ou quatrième fois. Je
soufiFrois mortellement, il m'étoit impossible de
m'extasier, cependant je m'efiforçois de sourire,
je répétois de temps en temps ; cela est charmant,
mais tout cela de mauvaise grâce, au hasard, mal
à propos, et j'en suis sûre, avec un air niais et dé-
contenancé, car je voyois clairement qu'on étoit
mécontent de moi, et que l'on prenoit une fort mau-
vabe opinion de mon jugement et de mon esprit;
c'est de ce jour que date mon aversion pour les lec-
tures de société, dont je me suis tant moquée depuis.
M. de Thiars ne m'a jamîds pardonné de n'avoir pas
admiré et prôné cet ouvrage. Au reste, M. dç
Thiars étoit en effet, dans la société, piquant, amu-
156 MÉMOIIIBS
mxïtj d'une gaieté douce^ spirituelle^ et eq tout fort
aimable.
Le comte de Shomberg avoit beaucoup d'esprit
et d'instruction, et un caractère très-loyal ; quoi-
qu'il ne f&t pas laid^ il avoit dans sa figure^ dans
son ton et dans sa conversation^ quelque chose de
fade^ et je, ne sais quelle gaucherie dans les ma-
nières^ qui le rendoient désagréable ; il savoit des
millions de vers> et il les déclamoit ridiculement.
Ma tante eut la fantaisie de jouer Zaire^ ce qui
s'exécuta à Bagnolet, dans une maison que M* Iç
duc d'Orléans y avoit alors. M. de Shomberg se
chargea du rôle d'Orosmane^ et certainement on
ne reverra jamais un tel Orosmane ; tout le monde
avoit un mouchoir à la main, mais c'étoit pour
cacher des rires immodérés ; je n'ai de ma vie tant
souffert et tant ri qu'à cette belle réticence :
" Je ne sais point jaloux .... Si je l'étois jamais !
»»
Il fit im geste si bizarre^ et une grimace si extraor-
dinaire^ qu^il y eut dans toute la salle un ri»
étouffé qui produisit ime espèce de cri général. H
crut avoir produit un efiet prodigieux^ et il prit un
sûr de satisfaction qui acheva dé le rendre si comique,
que plusieurs personnes^ n'y pouvuit plus tenir^
se levèrent et sortirent brusquement pour aller rire
sans contrainte. On donna pour petite pièce le
DE MADAME DE GENLIS. 157
Moi et le Fermier, dans laquelle je jouai la petite
fille. Ma tante joua pitoyablement Zaïre, ce qui
étoit bien excusable avec un semblable Orosmane.
Nous l'avions trouvé très-mauvais aux répétitions,
mais il se surpassa à la représentation. Il étoit ad-
mirateur passionné de Voltaire ; il avoit fait plu-
sieurs voyages à Femey, et il entretenoit une grande
correspondance avec Voltaire par conséquent il étoit
p/diosophe, c'est-à-dire d'une extrême impiété.
n se vantoit d'être athée, et, ainsi que Hobbes,
il avoit une peur invincible des revenans. Dès qu'il
rencontroit un enterrement, ou que quelqu'un de
sa connoissance mouroit, il faisoit coucher son valet
de chambre pendant cinq ou six jours à côté de son
lit. Néanmoins il avoit montré à la guerre la plus
brillante valeur, et ce fut lui qui eut avec M.
Lefort, un officier de son régiment, ce fameux
duel, où tous les deux, à genoux sur un manteau,
tirèrent en même temps un, coup de pistolet. M.
Lefort futtuéToide; M. de Shomberg, qui ne fut
pas effleuré, paya toute sa vie ime pension à sa
Veuve, et l'éducation de ses enfans» Je ne sais
s'il est permis de refuser l'argent nécessaire pour
donner une bonne éducation à ses enfans, quand on
ne peut absolument rien faire pour eux, mais il
vaudroit certainement mieux vivre du travail de
ses mains, ou se faire femme de chambre, ou ser^
vante, que de recevoir personnellement ime pension
158 MEMOIRES
du meurtrier de son mari. M. de Shomberg fut
converti par la révolution ; il alla à Dresde, et au
bout de quatre ou cinq ans, il y mourut dans les
sentimens de la plus grande piété. Malgré son
philosophisme^ qui venoit uniquement des flatteries
de Voltaire, et de la manie du bel esprit, je l'ai
beaucoup aimé ; il a toujours été parfait pour moi
et j'ai constamment trouvé en lui un excellent ami.
I] ne parloit jamais de religion devant moi, je le
lui avois fsdt promettre. Il n'aimoit que la société
des femmes; n'ayant jamais eu de succès personnel
auprès d'elles, il prit le parti de se contenter du rôle
de confident. Il avoit une manière si affectueuse de
prendre part à tous leurs intérêts particuliers, de
quelque genre qu'ils fussent, qu'il se rendoit
véritablement nécessaire; d'ailleurs, soit par sys-
tème, soit par bonhomie, il savoit persuader qu'il
croyoit tout ce qu'on lui disoit, et qu'il ne soupçon-
noit jamais l'exagération, les réticences et l'artifice-
Au milieu de tout cela, il avoit toujours pour une
de ses amies, une passion malheureuse qu'il ne
déclaroit jamais, que l'on voyoit clairement, et dont
on lui savoit gré. Il eut pendant dix ans cette
passion pour madame de Blot, dans le temps où i^
étoit son confident et celui du comte de Frize, qu'elle
aimoit alors. C'est^de ce caractère que j'ai composé^
dans les Fœux téméraires^ celui du Baron.
Le comte de Valency, frère du marquis d'£s-
DB MADAMB DE GENLIS. 159
tampes^ et parent de MM. de Grenlis^ étoit aussi at-
taché au Palais-RoyaL II avoit un caractère plein
de douceur et de bonté, qui donnoit un agrément
infini à sa société ; il étoit doué d'un véritable goût
pour les arts, surtout pour la peinture ; il en parloit
bien, et s'y connoissoit. Personne, à la Comédie*
Française, ne jouoit mieux que lui les rôles d'amou-
reux, dans les pièces de Marivaux. M, le comte de
Blot, mari de la dame d'honneur, étoit, sans excep-
tion, l'homme le plus borné qu'on ait jamais vu dan»
le monde. Il avoit retenu des thèses sentimentales que
soutenoit continuellement sa femme, quelques grands
mots, qu'il plaçoit toujours à contre-sens dans la
conversation^ et, voulant en même temps plaire à
M. le duc de Chartres, il mêloit à cette pédanterie
une extrême prétention à la gaieté. Le galimatias
de son ton sérieux, et la lourdeur de ses plaisante-
ries, lui donnoient une sorte d'originalité très-co-
mique; et, comme d'ailleurs il étoit fort bon homme,
on s'amusoit de ses ridicules, sans jamais s'en mo-
quer, et il étoit persuadé qu'il avoit le plus grand suc-
cès aux petits soupers du Palais-Royal.
Le comte d'Osmont, spirituel, naturel et distrait»
étoit aimé de tout le monde.
M. le vicomte de Latour-du-Pin avoit l'esprit orné,
de la franchise, de la gaieté, un caractère obligeant^
des talens agréables,il jouoit à merveille les proverbes
et la comédie.
160 MÉMOIRES
Le vicomte de Clermbnt avoit alors une jolie fi-
gure que gâtoient un peu quelques tics désagréables.
Il lisoit beaucoup, mais il avoit le malheur de tout
confondre^ et de joindre à la manie de faire des cita-
tions rinconvénient de les faire presque toujoiurs
fausses.
Le baron de Poudens^ premier maître-d'hôtel, étoit
un excellent homme et d'un très-grand sens ; toujours
bienveillant pour tout le monde, il ne soupçounoit ni
ne voyoit la méchanceté la plus évidente. Etranger
à toutes les inimitiés, il a passé quarante ans au Pa-
lais-Royal sans se douter qu'il y ait eu dans tout cet
espace de temps une seule tracasserie. Il étoit per-
suadé que nous y vivions tous dans la plus parfaite
union, et que cette cour étoit composée, sans excep*
tion, des meilleures gens de la terre. Les éloges qu'il
donnoit indistinctement étoient comiques, car il
louoit sans cesse la bonhomie ou la candeur des per-
sonnes qui en avoient le moins. Je trouvois quelque
chose de touchant dans cette espèce de manque de tact
qui venoit.d'une bonté de l'âge d'or.
M.le marquis deBarbantane ne manqùoit pas d'es-
prit, mais il étoit persifleur, avec une politesse pous-
sée quelquefois à l'excès, et il étoit peu communica-
tif. Il n'avoit ni les agrémens, ni le caractère ouvert
et franc, ni la gaieté de son frère, le chevalier de Bar-
bantane.
Il y avoit encore au Palais-Royal monsieur et ma-
DE MADAME DB 6ENLIS. 161
dame de Saint-Elix: la dernière avoit ëtë attachée à
la feue duchesse d'Orléans ; c'étoit une femme du
plus rare mérite^ par sa vertu et la perfection de son
caractère et de sa conduite ; son mari avoit les mêmes
vertus ; ils vivoient Tun et l'autre très-retirés, et ve-
noient fort rarement dîner chez la princesse.
Outre quelques personnes du dehors que j'ai déjà
mentionnées^ on voyoit encore souvent^ les petits
jours, au Palais-Rpyal, monsieur et madame Du-
châtelet^ qui ont depuis péri sur un échafaud. M.
Dttchâtelet étoit sérieux et silencieux^ mais il àvoit,
dît-on, beaucoup de mérite^ et il a laissé des mé-
moires qui montrent la plus belle âme. Madame
Duchâtelet eut toujours une conduite irréprochable,
et ne se mêla jamais d'une seule intrigue f ce fut elle
que madame la duchesse de Grammont défendit
au tril^nnal révolutionnaire avec autant de courage
que d'énergie. M. de Tallej^rand*, qui à cette époque
s'échappa de France^ et vint en Angleterre où j'étois,
nous conta ce détail de la manière la plus tou-
chante. Madame de Grammont^ appelée au tribu-
nal^ loin de se défendre^ ne songea qu'à son amie,
qui, présente à cet interrogatoire, les mains jointes
et les yeux baissés, gardoit un profond silence. Ma-
dame de Grammont dit en propres termes : ^* Que
'^ vous me fassiez mourir, moi qui vous méprise et
'* qui vous déteste, moi qui aurois voulu soulever
* Depuis prince de Talleyrand.
162 MÉMOIRES
" contre vous l'Europe entière, que vous m'envoyiez
à l'échafaud, rien n'est plus simple; mais que vous
a fait cet ange (en montrant madame Duché-
^^ telet), qui a toujours tout souffert sans se plain- .
*^ drCp et dont la vie entière n'a été marquée que
^^ par des actions de douceur et d'humanité?" On
les envoya toutes les deux au supplice avec M. Du-
châtelet ! . • . .
Les autres personnes dont j'ai encore à parler
étoient le marquis de Durfort, qu'on appeloit k
grand Dur/ort : on disoit de lui qu'il étoit aimable
à force de droiture et de bonté ; il n'avoit de brillant,
que la plus belle et la plus noble figure; iljouissoit.
d'une grande considération et il la méritoit.
Le mystérieux comte, depuis duc de Chabot, qui,
ne parloit jamais dans im cercle que pour répondre
brièvement, ou pour dire de lui-même quelques motS:
à l'oreille de deux ou trois personnes, phrases que
l'on répétoit ensuite avec une espèce d'enthousiasme:
son frère, le vicomte de Jarnac, étoit cité conmie un
modèle accompli de politesse et d'aménité, il aimoit
les arts et s'y connoissoit.
Le chevalier d'Oraison, dont le caractère et la tour-,
nure étoit particulièrement originale, et, dans le sens
le plus agréable de cette expression, avoit une pro-.
digieuse instruction; et c'est le seul homme qui en
ait fait un usage journalier dans la société, sans avoir'
jamais été accusé de pédanterie. Il contoit sans
DE MADAME DR GENLIS. 163
cesse des traits et des mots frappans des anciens,
mais toujours à propos^ négligemment et avec un
grand laconisme^ et il entreméloit ces citations de
jolies niaiseries et de petites historiettes bourgeoises
très-courtes^ qui donnoient à l'ensemble de sa con-
versation ugi ton de bonhomie et de gaieté qui en ôtoit
tout air de prétentions.
Le maréchal de Castries étoit beaucoup moins aî>
mable : ses amis lui avoient fait une grande réputa-
tion à^hommed'état, saconduiteàla guerre lui en avoit
ràsuré une militaire très-brillante; et il avoit la mo-
destie d'être constamment insipide et d'une complète
nullité dans un salon.
A cette époque^, de grands souvenirs et des tradi-
tions récentes maintenoient encore en France de bons,
principes^ des idées saines et des vertus nationales
affoiblies déjà néanmoins par des écrits pernicieux et
par un règne plein de foiblesses ; mais on trouvoit
encore^ à la ville et à la cour^ ce ton de si bon goût^
cette politesse dont chaque Français avoit le droit
de s'enorgueillir^ puisqu'elle étoit citée^ dans toute
l'Europe^ comme le modèle le plus parfait de la
grâce^ de l'élégance et de la noblesse. On rencon-
troit alors dans la société plusieurs femmes et quel- '
ques grands seigneurs qui avoient vu Louis XIV; on
les respectoit comme les débris d'un beau siècle ; la
jeunesse^ contenue par leur seule présence, devenoit
Vers 1770.-
164 MSMOIRHS
naturellement, auprès d'eux, réservée, modeste, at-
tentive 5 on les écoutoit avec intérêt ; on eroyoit en-
tendre parler l'histoire. On les consultoit sur l'éti-
quette, sur les usages ; leur suffrage étoit le succès le
plus désirable pour ceux qui débutoient dans le
monde; enfin, contemporains de tant ,4e grands
hommes en tout genre, ces vénérables personnages
sembloient placés dans la société pour maintenir les
idées d'urbanité, de gloire^ de patriotisme, ou du
moins pour y suspendre une triste décadence 1 Mais
bientôt l'expression de ces sentimens ne fut presque
plus qu'un noble langage, qu'une simple théorie de
procédés généreux et délicats ; on ne tenoit plus à la
vertu que par un reste de bon goût^ qui en faisoit ai-
mer encore le ton et l'apparence. Chacun^ potir
cacher sa manière de penser, devint plus rigide aui^
les bienséances ; on raffina^ dans la conversation;, sur
la délicatesse, sur la grandeur d'âme, sur les devoirs
de l'amitié; on créa même des vertus chimériques;
rien ne coûtoit en ce genre ; l'heureux accord entre
les discours et la conduite n'existoit plus : mais Thy-
pocrisie se décèle par l'exagération ; elle ne sait où
s'arrêter ; la fausse sensibilité n'a point de nuances ;
elle n'emploie jamais, pour se peindre, que les plus
fortes couleurs, et toujours elle les prodigue ridicule-
ment. Il s'établit dans la société une secte très-
nombreuse d'hommes et de femmes qui se déclarèrent
partisans et dépositaires des anciennes traditions
DE MADAMK J>K GBNLIS. 165
sur le goùt^ l'étiquette^ et même la morale qu'ils se
t^antoient d'avoir perfeetiounée : ils s'érigèrent en
juges suprêmes de toutes les convenances sociales^
^t s'arrogèrent exclusivement le titre imposant de
ionne compagnie. Un mauvais ton^ et toute aven-
ture scandaleuse^ excluoient ou bannissoient de
cette société ; mais il ne falloit ni une vie sans tache,
ni un mérite supérieur pour y être admis. On y re-
cevoit indistinctement des esprits-forts, des dévots,
des prudes, des femmes d'une conduite légère. On
n'exigeoit que deux choses : un bon ton, des manières
nobles, et un genre de considération acquis dans le
monde, soit par le rang, la naissance ou le crédit à la
cour, soit par le faste, les richesses, ou l'esprit et les
agrémens personnels.
Les prétentions, même peu fondées, lorsqu'on les
soutient constamment, finissent toujours par assurer
dans le monde une sorte d'état plus ou moins hono-
rable, suivant leur genre, lorsqu'on a de la fortune,
un peu d'esprit et une bonne maison : les observa-
teurs et les gens malins s'en moquent; nuiis on y
cède ; il semble que leur ténacité les justifie. Les
£ats, décriés et méprisés par toutes les femmes, n'en
passent pas moins pour des hommes à bonnes for-
tunes. Les importans sans crédit n'en iniposent à
personne; cependant ils sont ménagés et sollicités
par tous les ambitieux et les intrigans qui, à tout
hasard, sur leur parole, pensent qu'il «stpirudent de
166 MeMOIRES
les mettre dans leurs intérêts. Les prudes obtiennent
les égards extérieurs qui sont dus à la vertu ^ les pé-
dans^ sans instruction réeUe^ jouissent^ dans la con-
versation, de presque toutes les déférences accordées
aux savans. En réfléchissant sur ce bonheur in-
faillible des prétentions persévérantes, qui pourroit
attacher une grande importance aux succès de so-
ciété ?
Le cercle usurpateur et dédaigneux dont on vient
de parler, cette société si dénigrante pour toutes
les autres, excita contre elle beaucoup d'inimi-
tiés : mais comme elle recevoit dans son sein tous
ceux qui avoient un mérite supérieur bien reconnu,
ou ceux que quelques brillans avantages mettoient à
la mode, l'animosité qu'elle inspiroit étant évidem-
ment produite par l'envie, ne servit qu'à lui donner
plus d'éclat, et l'on s'accorda unanimement à la dé-
signer par le titre de grande société, qu'elle a gardé
jusqu'à la révolution ; ce qui ne vouloit pas dire plus
nombreuse, mais ce qui, dans l'opinion universelle,
signifioit la mieux choisie et la plus brillante par le
rang, la considération personnelle, le ton et les ma-
nières de ceux qui la composoîent. lâ, dans les
cercles trop étendus pour autoriser la confiance, et
qui, en même temps, ne Tutoient pas assez pour que
la conversation générale y jFût impossible ; là, dans
les assemblées de quinze ou vingt personnes, se trou-
vdent,- en eflfet, uéunies toute l'aménité et toutes les
DE MADAME DE GENLIS. 167
grâces françaises. Tous les moyens de plaire et
d'intéresser y étoient combinés avec une étonnante
sagacité. On sentit que^ pour se distinguer de la
mauvaise compagnie et des sociétés vulgaires^ il faUoit
conserver (en représentation) le ton et les manières
qui annonçoient le mieux la modestie^ la réserve^ la
bonté^ l'indulgence^ la décence^ la douceur et la no-
blesse des sentimens. Ainsi, le seul bon goût fit
connoltre que, seulement pour brillier et pour séduire,
il falloit emprunter toutes les formes des vertus les
plus aimables. La politesse, dans ces assemblées,
avoit toute l'aisance et toute la grâce que peuvent lui
donner l'habitude prise dès l'enfance et la délicatesse
de l'esprit ; la médisance étoit bannie de ces conver-
sations générales ; son âcreté ne pouvoit s'allier avec
le charme de douceur que chaque personne y appor-
toit. Jamais la discussion n'y dégénéroit en dispute.
Là se trouvoit, dans toute sa perfection, l'art de
louer sans fadeur et sans emphase, de répondre à un
éloge sans le dédaigner et sans l'accepter ; de faire
valoir les autres sans paroître les protéger, et d'é-
' coûter avec une obligeante attention. Si toutes ces
apparences eussent été fondées sur la morale, on au-
roit vu l'âge d'or de la civilisation. Étoit-ce hypo-
crisie ? non, c'étoit l'écorce des anciennes mœurs,
conservée par l'habitude et le bon goût, qui survit
toujours quelque temps aux principes, mais qui,
n'ayant plus alors de base solide, s'altère peu à peu
168 MEMOIBBS
et finit par se gâter et se perdre à force de raffine-
ment et d'exagération.
Dans les cercles moins étendus de cette niéme
société^ on montroit beaucoup moins de circonspect
tion ; le ton^ qui ne cessoit jamais d'être d'une ri-
goureuse décence^ y étoit beaucoup plus piquant.
On n'y attaquoit l'honneur de personne : on y
vouloit toujours de la délicatesse ; néanmoins^ soitf
les formes artificieuses de la confiance^ de l'étour-
derie et de la ^straction, on y pouvoit médire saos
scandale; on n'y excluoit point les traits les pli^s
perçanS; pourvu qu'ils fussent lancés avec adresse^
et sans colère apparente^ car on ne pouvoit médire
de ses ennemis reconnus. Il felloit que la médisance
ne fCit pas suspecte, et que, pour s'en amuser, l'on
pût y croire. Dans la société, même intinie, )a
malignité respectoit les liens du sang, l'amitié, la
reconnoissance, et les gens qu'on recevoit chez soi:
d'ailleurs les indifférens y étoient sacrifiés sans scru-
pule. On n'y flétrissoit point leur réputation ; mais
on s'y moquoit du mauvais ton, des manières jE?ro-
vinciales ou vulgaires; on y toumoit en ridicule
ceux qu'on n'aimoit pas ; c'étoit les immoler, car
ces arrêts frivoles avoient force de loi, et cela devoit
être. Partout où se trouve une association géné-
ralement regardée comme supérieure à toute autre
du même genre, se trouve un tribunal, dont les
juges prononcent des sentences irrévocables. A qui
DB MADAME DS GENLIS. 169
en appelleroit-on^ lorsqu'il n'existe pas de puissance
souveraine à laquelle il soit possible de recourir ?
Quand on ne trouve plus dans le monde cette préé-
minence d'une société établie d'un sentiment una-
nime* arbitre du bon goût^ dispensatrice des éloges
les plus désirables, et juge de toutes les conve-
nances, l'arme puissante du ridicule est brisée; et
c'est pourquoi il n'y a point de ridicules chez les
peuples grossiers ou tombés dans la barbarie, et
même parmi ceux qui ont été, durant long-temps,
agités par de violentes secousses politiques. Après
de tels orages, l'essentiel et le plus pressé est de
rétablir les principes ; mais les grâces ne s'organisent
point, on ne les rappelle point par des édits; elles
prennent aisément la fuite, il faut du temps pour
les ramener. Le seul ridicule qui puisse subsister
dans la décadence même du bon goût, est celui
de la sottise unie à l'insolence; celui-là sera tou-
jours universellement senti, dans tous les pays et chez
toutes les nations.
Pour achever de peindre la grande société du
dix-huitième siècle, il faut dire encore que, dans
ses comités les plus intimes, on exigeoit que la
médisance fût pour ainsi dire dispersée, un même
personnage qui se seroit chargé constamment de
la répandre, eût été odieux. On vouloit surtout
de la grâce, de la gaieté ou de l'originalité : la
méchanceté noire est toujours triste, elle a quelque
TOME II. 8
170 MÉMOIRBS
chose de vulgaire et de grossier} elle eût produit
d'ailleurs une trop grande disparate avec le lan-
gage habituel; elle étoit de mauvaise compagnie.
Ce qu'on ne pardonnoit jamais^ ce que rien ne
pouvoit excuser, c'étoit la bassesse ou des manières
ou du langage, et celle des actions quand elle étoit
bien avérée. On n'avoit plus assez de principes
pour être profondément indigné au fond de l'âme
d'une bassesse qui auroit valu une grande fortune
ou une belle place; mais on avoit encore plus de
vanité que de cupidité , et tant que l'orgueil con-
serve ce caractère, il peut ressembler à la gran-
deur. Quand les bassesses utiles étoient faites
avec de certaines précautions et de certaines for-
mes, on feignoit facilement, si elles réussissoient,
de ne voir en elles qu'une habileté permise: ainsi
que les voleurs chez les Lacédémoniens, les mala-
droits seuls étoient punis. On n'a jamais vu, du
moins dans ce temps, de bassesses effi-ontées, et
c'est encore beaucoup; jamais on n'a vu un ami
supplanter à la cour son ami, ou un ministre dis-
gracié abandonné lâchement par ceux qui lui avoient
fait une cour assidue pendant sa faveur ; au con-
traire, comme le cœur et les principes avoient
infiniment moins d'influence sur la conduite que la
Inanité, on mettoit du faste et de l'éclat à toutes
les actions généreuses; on finit par y mettre de
l'an^ogance: on ne se contenta pas d'aller voir un
BB MADAHB DB 6BNLI8. l/l
ministre èxilé^ on lui rendit une espèce de culte,
on le déifia, on brava ouvertement le souverain qui
Tavoit exilé
On Ta déjà dit, le code moral de cette brillante
société n'étoit plus appuyé que siu* une base fragile,
prête à s'écrouler; mais il y avoit encore des lé*>
gislateurs et des juges, les lois n'étoient point abro*
gées. Cette grande société^ ou la bonne compagnie^
ne se bomoit pas à prononcer des arrêts frivoles
sur le ton et les manières; elle exerçoit une police
sévère très*utile aux mœurs, et qui formoit une
espèce de supplément aux lois ; elle réprimoit, par
sa censure, les vices que ne punissoient pas les
tribunaux, l'ingratitude, l'avarice : la justice se char-
geoit du châtiment des mauvaises actions, et la
société de celui des mauvais procédés. Sa désap-
probation générale ôtoit à celui qui en étoit l'objet
une partie de sa considération personnelle: l'ex-
clusion de son sein avoit la plus funeste influence
siur sa destinée. On bouleversoit une existence par
ces paroles terribles. Tout le monde lui a fait fermer
sa porte ; ce qui ne s'entendoit que des personnes de
cette société. Cette puissance n'étoit ni celle de la
royauté, ni celle des parlemens et des cours judiciaires :
c'étoit celle de l'honneur; elle fut souveraine jus-
qu'à la révolution, et les personnes qui l'exerçoient
d'un consentement unanime, sans opposition, conmie
sana révolte, avoient d'autant mieux le droit de
8 ♦
172 MÉMOIRES
s'appeler exclusivement la bonne compagnie^ qu'elles
n'abusèrent jamais de cet empire. Légères dans les
médisances qui ne flétrissoîent point la réputation,
elles ne s'accordoient à croire les accusations dés-
honorantes que sur la cliameur publique et univer-
selle, et sur les preuves morales les plus fortes |
mais, par une admirable équité, cet honneur, plus
délicat que les lois, n'étoit pas, par cette raison
même, aussi absolu qu'elles: ses arrêts, n'étant
pas fondés sur des preuves irrécusables, n'étoient
point sans appel; ils reléguoient seulement dans
la mauvaise compagnie; mais ils n'y fixoient pas
sans retour. Nous l'avons déjà dit, et il n'est
[US inutile d'insister sur cette vérité, on n'a jamais
établi la différence qui se trouve entre une personne
flétrie par l'opinion publique, ou flétrie par un £ùt
éclatant, incontestable, ou par un jugement légal.
On a même toujours confondu ces deux choses:
on dit également de ces deux personnes qu'elles
sont déshonoréeSy et cela n'est ni juste, ni vrai»
Qui dit opinioUy dit une croyance sans preuves
positives; si de telles preuves existoient,. ce ne
seroit plus une opinion^ ce seroitun jugement formel,
irrévocable : il n'appartient qu'à un tel jugement
de déshonorer. La simple opinion, quelque gêné**
raie, quelque fondée qu'elle puisse paroitre, place,
comme on vient de le dire (lorsqu'elle attaque l'hon-
neur), dans la mauvaise compagnie, l'individu qu'çUe
DB MADAME DR 6BNL1S. 1/3
condamne; mais cette sentence n'est pas irrévocable,
parce qu'elle n'a point la puissance de déshonorer.
C'est pourquoi on a vu des gens flétris par l'opinion,
être de fort mauvaise compagnie pendant dix, quinze
et vingt ans, et ensuite, par un changement de
mœurs, par des événemens heureux, prendre subite-
ment une autre existence, et redevenir de très-bonne
compagnie. Un homme flétri par une procédure
publique, ou qui a fui devant une armée d'une
manière non équivoque, est déshonoré sans retour,
parce que le déshonneur ne s'effiace point. Il n'y a,
dans les accusations du monde, ni témoins légitimes,
ni confrontations, ni certitude absolue, et certaine-
ment il s'y mêle toujours beaucoup d'inventions ca-
lomnieuses. Une femme, pour une seule aventure
éclatante, peut être perdue, si on ne peut la nier ;
une femme, après mille déréglemens, peut ne pas
l'être, et peut se relever, s'il n'y a sur elle que des
oui-dire et que l'opinion. Cela est juste, parce que
le principe, que le déshonneur, c'est-à-dire la
t€u:he iiieffaqable, ne peut exister qu'avec des
preuves irrécusableSj est de toute équité et de
toute utilité. Si l'opinion avoit le pouvoir de dés-
honorer, la méchanceté n'auroit plus de bornes, la
calomnie n'auroit plus de frein. Il faut admirer
comment, sans lois et sans réglemens, ces choses se
sont naturellement établies dans la société. Si l'opi-
nion n'avoit aucun pouvoir, le vice seroit d'une effron-
terie hideuse, et les gens foibles et timides se
174 MÉMOIRES
laisseroient entraîner beaucoup plus facilement*
Uopinion, dans une société bien réglée^ a précisé*
ment le degré d'influence nécessaire, et son parfait
équilibre est le meilleur soutien des bonnes mœurs.
 cette époque, dès les premiers jours de mon
entrée au Palais-Royal, je fis les plus tristes ré-
flexions sur ma nouvelle existence, et tout s^embla con-
courir à les aggraver, et à augmenter la mélancolie
que j'y avois apportée. Rien ne rend ,mécontent
d'une nouvelle société et d'un nouveau genre de vie,
comme une conscience inquiète, qui se reproche
quelque chose ! Je voyois pour la première fois
des regards malveillans ; j'étois mal à mon aise 5 je
ne parlois qu'avec défiance et circonspection 5 je
perdois ainsi l'espèce d'agrément qu'on avoit jus-
qu'alors tant loué en moi, le naturel et la gaieté.
Tous les hommes m'accueilloient à l'envi les uns des
autres } mais leur galanterie est bien loin d'être ras-
surante, quand on craint i'inimitié des femmes ! Il a
toujours été facile de m'intimider par la sécheresse
et la froideur, mais l'impertinence a produit, de tout
temps, en moi un effet tout contraire. Je le prouvai
dès lors, au grand étonnement de tous ceux qui fu-
rent témoins de la scène que je vais rapporter.
Tous les jours de représentation d'opéra, la porte
étoit ouverte à toutes les personnes présentées, qui
pouvoient y venir souper sans aucune invitation. Les
autres jours s'appeloient les petits Jours ; il y avoit
une liste pour la société intime, qui, invitée une fois
DE MADABftJS JOB GBNLIS . IJà
pour toutes venoit à volonté. Nous étions quelque-
fois dix-huit ou vingts et plus communément dix
ou douze. Ces soupers étoient fort agréables: ou
n'y jouoit point; la princesse et toutes les femmes,
établies autour d^une table ronde, parfiloient ou tra-
vailloient à de petits ouvrages ; les hommes^ assis à
côté ou un peu derrière elles, soutenoient la conver-
sation, qui, en général, étoit spirituelle et piquante.
Un de ces soirs, après souper, je me trouvai placée
entre monsieur deTbiars et le chevalier de Durfort;
madame la duchesse de Chartres, et plusieurs dames
du Palais-Royal, entre autres madame de Blot, et
madame de Montboissier, son amie, parfiloient ; M.
le duc de Chartres, et trois ou quatre hommes, al-
loient et venoient dans le salon. Je faisois une
bourse. La conversation . tomba sur la Nouvelle
Héhme de J.-J. Rousseau. Madame de Blot s'extasia
sur cet ouvrage ; peu à peu son enthousiasme devint
si emphatique et si bruyant, que M. le duc de Char-
tres et les hommes qui étoient avec lui, se rappro-
chèrent, eu restant debout : ils firent un demi-cercle
autour de notre table, et M. le duc de Chartres se
plaça vis-à-vis de madame de Blot, qui en fut, un
peu embarrassée ; elle n'aimoit pas du tout à soutenir
devant lui ses thèses sentimentales, sachant bien
qu'il ne les écoutoit attentivement que pour s'en
moquer ; cependant comme elle se sentoit en verve
d'éloquence et de dissertation, elle continua avec
176 MÉMOIRES
le même feu^ et elle s'anima tellement, qu'elle finit
par dire qu'il n'existoit pas une femme véritablement
sensible, qui n'eût besoin d'une vertu supérieure pour
ne pas consacrer sa vie entière à Rousseau, si elle
pouvoit avoir la certitude d'en être aimée passionné-
ment. Â cette étrange déclaration, M. le duc de
Chartres s'écria qu'il nous demandoit à tous notre pa-
Tole de ne jamais révéler ce que venoit d'avouer là
madame de Blot, parce que si Rousseau en avoit con-
noissance, il viendroit enlever madame de Blot, et
qu'ainsi elle seroit perdue à jB.mB.is pour M. de Blot,
le Palais -Royal, ses amis, et la société. J'eus la po-
litesse de me contenir, je ne me permis même pas un
sourire. Madame de Blot reprit la parole avec ai-
greur ; madame de Montboissier, MM. de Thiars et
de Shomberg, vinrent à son secours ; ils dirent que
l'on devoit pardonner un peu d'exagération à une
admiration si vive; Monsieur le duc de Chartres,
avec beaucoup de douceur et un ton sérieux, en con-
vint, et il reprit sa promenade dans la chambre.
Tout se raccommoda en apparence, mais madame.de
Blot resta blessée, très-mécontente, et de fort mau-
vaise humeur. On reparla de la Nouvelle Héldisef
et tout à coup madame de Blot remarqua que pendant
toute cette discussion, je n'avois pas ouvert la bou-
che ; elle me demanda pourquoi, et ce fut avec un ton
qui n'étoit nullement bienveillant. Je répondis sim-
plement que je n'avois pu me mêler à cet entretien.
DE MADAMB DB GBNLIS. 177
parce que (ce qui étoit vrai) je n'avois jamais lu
la Nouvelle Héltme^ ni même Emile. Là*dessus
elle se récria, et répéta, du ton le plus moqueur,
que cela étoit surprenant ; il lui échappa d'ajouter
que c'étoit une singulière prétention; ce mot me
choqua, parce qu'elle signifiait qu'elle croyoit
que je mentois. " Non, repris-je, non, madame;
je vois trop souvent des prétentions ridicules, pour
en avoir moi-même» Je n'ai point lu ces deux
ouvrages, parce que je sais qu'ils ne sont pas faits
pour mon âge : quand j'aurai le vôtre, madame,
je les lirai, parce qu'ils contiennent, dit-on, d'excel-
lentes choses, et que je poiurrai alors en parler sans
blesser la bienséance," Ce petit discours, pro-
noncé sans agitation et sans embarras, et par une
personne qu'on avoit vue jusqu'à ce moment si timide,
causa un étonnement inexprimable à tout le monde,
et de plus, à madame de Blot une violente colère.
Ayant toutes les prétentions, elle avoit aussi celle de
la jeunesse, et je venois de l'irriter sur tous les points;
elle fut tout-à-fait déconcertée, elle rougit, bulbutia,
elle dit qu'elle ne savoit pas que je fusse dévote, et
que j'eusse un tel rigorisme. Je répondis que je me
trouverois aussi honorée d'obtenir le titre mérité de
dévote, que je serois fâchée de recevoir celui A& prude;
qu'au reste j'étois certaine du moins que mon rigo^
risme ne me porteroit jamais à soutenir des thèses
extravagantes. Ces réponses confondoient madame
8**
] 78 MEMOIRES
de Kot^ je sentis tous mes avantages^ et je les con*
servai par un calme imperturbable. Madame dç
Blot perdit véritablement la tête ; on ne Ta jamais
vue sortir à ce point de son caractère^ qui étoit non-
seulement mesuré, mais compassé. Enfin M. de
Shomberg me dit tout bas : ^^ Il ne vous manque
plus qu'un succès, c'est de céder et de finir." A cç
mot, je baissai les yeux sur mon ouvrage, et je cessai
de parler. Madame de Blot m'attaquoit toujours, M.
de Shomberg et quelques autres s'emparèrent de k^
conversation ; on parla d'autre chose, madame de Blot
bouda. Je fus modeste dans mon triomphe, ce qui
est toujours très-facile; j'acquis dans cette soirée
cinq ou six admirateurs, msds je me fis une ennemie
qui ne m'a jamais pardonné cette petite victoire.
Cette scène fit beaucoup de bruit dans le Palais-
Royal, et m'y donna cette sorte déconsidération qu'on
a pour les personnes qui savent se révolter à propos,
et avec la mesure convenable ; d'ailleurs, comme ma-
dame de Blot n'étoit pas aimée en général dans le
Palais«Royal, tout le monde me donna raison avec
grand plaisir.
M. de Shomberg vint me voir deux jours aptès
pour me parler sur cette grande affaire, et pour es-
sayer, en convenant que je n'avois nul tort, d'excuser
madame de Blot ; il me soutint qu'elle avoit beau-
coup depe^îchant naturel pour moi, et qu'elle dési-
roit mon amitié, et, avec ma crédulité naturelle, je
DB MADAME DJS GENLIS. 179
voulus le Croire^ et je promis de reprendre avec elle
l'air de Tenvie de plaire et le ton de la bienveillance.
Je tins parole ; et, comme la crédulité et la bonne foi
de mon caractère ne m'ont jamais empêchée dé lire
sur les physionomies, et d'être frappée de tout ce qui
est faux, je vis parfaitement sur son visage et dans
son maintien quelque chose de contraint, mais je me
persuadai que ce n'étoit que de l'embarras ; elle eut
d'ailleurs beaucoup de grâce avec moi, du moins dans
ses démonstrations et dans ses discours, et je ne dou-
tai pas un instant de sa sincérité.
Par une convention tacite et générale, toutes les
inimitiés étoient suspendues dans le monde, non»
seulement les ennemis les plus reconnus pour tds,
ne s'y montroient point de ressentiment, mais ils s'y
traitoient mutuellement avec tous les égards de la po-
litesse ; cependant on ne vouloit pas que cette condes-
cendance sociale allât jamais jusqu'à des témoigna-
ges affectueux, car rien dans ce temps n'éxcusoit la
£EUisseté, lorsqu'on pouvoit l'entrevoir. N'ayant ja^-
mais jusqu'alors éprouvé les effets de la haine ou
même de la malveillance, ces nuances m'étoiént incon-
nues, je m'y suis trompée long-temps : c'est un malheur
qui produit souvent les plus affligeans mécomptes.
Je voyoîs de temps en temps le vicomte de Custi-
nes, et je pensois qu'il avoit renoncé à cette passion
qui avoit eu tant d'éclat et à laquelle je croyois avoir
ôté toute espérance ; je lui savôis gré du tendre et vif
180 MÉMOIRES
souvenir qu'il conservoit de son angélique belle-sœur,
et j'étois fort disposée à prendre une véritable amitié
pour lui. J'ai annoncé que je conterois de suite
l'histoire de ses rapports avec moi ; je vais donc la
reprendre de plus haut, et la conduire sans interrup-
tion jusqu'au dénoûment ; voici cette singulière his-
toire que je désire qui soit lue par toutes les jéUnes
personnes :
Le vicomte de Custines n'a jamais été marié^ il
logeoit chez son frère, qui avoitpour lui la plus tendre
amitié. Dès les premiers temps de ma liaison avec
sa belle-sœur, il parut fort occupé de moi. U avoit
alors vingt-sept ou vingt-huit ans, une taille et une fi*<
gure particulièrement élégantes; on trouvoit son
visage joli : il ne m'a jamais plu, parce que sa phy-
sionomie exprimoit habituellement l'ironie et la mo-^
querie, et qu'il y avoit dans son regard je ne sais quoi
de furtif, de faux et de méchant que je n'ai vu qu'à
lui, et qui me paroissoit d'autant plus surprenant,
qu'il étoit blond et qu'il avoit des yeux bleus, ce qui,
ordinairement, donne l'air de la douceur. Il avoit de
l'esprit, de la finesse, quelquefois de la gaieté, une
jolie conversation, un ton parfait, et la réputation
d'un jeune homme sage, instruit et très-aimable.
Il avoit beaucoup lu, et surtout l'histoire de France et
tous les mémoires qui s'y rapportent. Il en parloit
bien et sans pédanterie. Quand je consultois ma rai-
son et mon jugement, il me paroissoit digne des plus
DE MADAME DB GENLIS. 181
grands éloges ; quand je le regardois et que je Tobser-r
vois^ il me déplaisoit à l'excès. Il se piquoit d'aimer
avec passion la musique : ce qui motivoit les trans-
ports auxquels il se livroit quand je jouois de la harpe
et que je chantois ; il s'extasioit surtout en écoutant
ce bel air de Castor et Pollux, Tristes apprêts, pâles
flaMbeaux; et un soir il s'enthousiasma tellement,
que tout à coup il eut Tair de se trouver mal et soitit
brusquement. Il rentra au bout d'un quart d'heure ;
il étoit si pâle^ que tout le monde en fut frappé. J'ai
toujours été persuadée qu'il avoit un secret pour se
faire pâlir à volonté. Ce soir même, il me dit plu-
sieurs mots à la dérobée qui ressembloient beaucoup
à une déclaration d'amour ; et le surlendemain, qui
étoit un dimanche, jour où M. de Genlis étoit tou-
jours à Versailles, il m'écrivit une lettre passionnée
de quatre pages. Cette lettre exprimoit V amour le
plus pur et le plus désintéressé; il ne vouloit que
m'adorer, me consacrer sa vie. Cette lettre étoit
spirituelle, mais écrite avec une grande recherche, et
le ton général en étoit emphatique. Je n'y répondis
point. J'allai souper le soir chez madame de Custi-
nes. J'y portai plus de curiosité que d'embarras.
Mon cœur n'étoit nullement touché, mais je ne con-
cevois pas que cethonime si moqueur fClt si passionné.
11 n'y avoit que cinq ou six personnes chez madame
de Custines. La conversation fut toujours générale;
le vicomte soutint des thèses sentimentales du plus
182 MÉMOIRES
grand genre, qui, dans sa bouche, ne me paroissoieni
que du persiflage. A souper, il se mit à table à côté
de moi, et, au bout de quelques minutes, il me dit que
j'étois restée le matin bien long-temps aux bains de
Poitevin. Je lui demandai comment il savoit que je
m'étois baignée : " Je sais tout ce que vous faites, me
répondit- il, parce que 'je vous suis partout, et flbus
mille déguisemens : combien de fois vos yeux se sont
portés sur moi sans me reconnoitre ! Hier, vous
étiez, à midi, au Luxembourg ; vous aviez une robe
bleue : ce matin, en revenant du bain, vous avc^z été
à la messe aux Carmes. J'ai été derrière vous pen-
dant un quart d'heure; ensuite, j'ai été vous attendre
à la porte; vous m'avez donné l'aumône en pas-
sant. • ••" Ce récit fut interrompu par quelqu'un
qui lui adressa la parole, et moi je restai stupé&ite,
cherchant à me rappeler tous les pauvres que j'avois
vus. En sortant de table, je le prisd de me dire com-
bien je lui avois donné : ^^ Deux sous, répondit-il, et
je les ferai enchâsser dans de l'or, et suspendre à une
chaîne, pour les porter toute ma vie sur mon cœur."
Je me mis à rire et à plaisanter sur ces prétendus dé-
guisemens; mais, comme il me disoit réelkmetit tout
ce que j'avois fait, et ce que j'avois distribué aux pau-
vres en pièces de petite monnoie, j'étois, au fond, sur
ce point tout-à-fait incertaine.
J'ai toujom's aimé la singularité qui n'oiïre rien de
révoltant; c'est un défaut dans une femme, parce
DE MADAME DE GENLIS. 183
qu'il peut en résulter beaucoup de fausses démarches.
Ces déguisemens me causoient une grande curiosité ;
néanmoins, je puis dire, avec la plus scrupuleuse
vérité, qu'ils ne m'ont jamais engagée à laisser la
moindre espérance à celui qui en étoit l'objet, ils
m'ont seulement empêchée de lui renvoyer ses lettres
toutfs cachetées. Il m'écrivoit des volumes tous les
dimanches, pour me rendre compte de tout ce que
j'ayois fait dans la semaine, et avec un détail et une
exactitude qui finirent par me persuader qu'il étoit
toujours à ma suite, sur mon chemin, à la promenade,
dans les rues, dans les églises, même souvent dans la
cour de ma maison, et jusque dans mon petit jardin^
et toujours si bien déguisé que je ne pouvois le recon-
noitre. Quand je l'aurois aimé, je n'aurois pas plus
souvent pensé à lui, car j'étois toujours occupée,
quand je sortois, à examiner tout ce qulm'approchoit,
dans l'idée que je le découvrirois sous quelque étrange
déguisement. Un soir, chez madame de Custines,
pendant que j'accordois ma harpe, il s'approcha de
moi, et, entr'ouvrant sa veste, il me fit voir mes detix
sous, encadrés dans une jolie monture, et attachés à
un cordon de cheveux bruns. Je souris, et je lui de-
mandai de qui étoient les cheveux? — Je ne pouvois
les attacher qu'aux vôtres, répondit-il. — Comment,
repris-je, les miens ! — Assurément, et je vous conterai
cela à souper.
Il y avoit ce soir-là un grand souper, et il étoit
184 MÉMOIRES
possible de causer à table^ sans crainte d'être enten-*
du; j'y renouvelai tout de suite ma question sur les
cheveux. '^ Eh bien ! répondit-il, je les ai moi-
même coupés sur votre tête en vous coil&nt." A
ces mots, j'éclatai de rire. ^' Ce n'est point une
plaisanterie, reprit-il, madame Dufour, votre coiflfeuse*,
vous envoie sans cesse à sa place une de ses^ appren-
ties pour vous coiffer 5 et, habillé en femme, et avec
l'art des déguisemens que je possède au suprême
degré, et que je vous dois, j'ai été vous coiffer, il y a
environ trois semaines, sous le nom d'une de ces
filles que j'avois gagnée." Pendant cette histoire^
j'écoutois toutes ces fables extravagantes avec un
étonnement inexprimable, car je me rappelois que
parmi ces filles qui m'avoient coiffée, il y en avoit eu
une très-silencieuse, qui plusieurs fois m'avoit don-
né envie de rire par des soupirs continuels, et j'ima-
ginai bonnement que le vicomte avoit joué ce person-
nage, quoique le souvenir confus qui me restoit de
la figure de cette fille n'eût aucun rapport avec les
traits du vicomte ; mais je lui supposois pour se tra-
^ Dans ce temps, il y avoit des coiffeuses pour les femmes ; oa
auroit trouvé de rindécence à se faire coiffer par des hommes. Un
an après, le coiffeur Larseneur, à Versailles, prit de la vogue pour
coiffer les jeunes femmes, à leur présentation, de manière à ne pas
déplaire à Mesdames^ qui détestoient les coiffures hautes, si exagé*
rées et si à la mode alors : bientôt, des coiffeurs de femmes s^établi-
rentà Paris 3 enfin Léonard vinty et toutes les coiffeuses t6mbèrent
dans le mépris et dans VouhVi.'^ Nofe de î ^ Auteur. J
BK MADAMK D£ GENLIS. 1S5
yestir tout l'art dont il se vantoit lui-même. Je
l^ouvois tout simple qu'il eût su^ par madame de
Custines, les détails relatifs à madame Dufour, qui la
coiffoit aussi quelquefois. Une seule chose me lais-
soit des doutes^ c'étoit son talent de coifieur que je
ne pouvois concevoir. Il me protesta qu'il avoit
passé six semaines à s'y exercer en secret, après avoir
formé le projet de m'enlever une mèche de cheveux.
11 y avoit du vrai dans tous ces récits, mais il s'y trou-
voit un nombre infini de faussetés et de mensonges ^
cependant, malgré mon goût pour les choses extraordi-
naires, l'audace inouïe de ces entreprises me causa une
véritable frayeur, je lui fis donner sa parole d'hon-
neur que du moins il ne s'introduiroit jamsds dans ma
maison. Malgré cette promesse, toute ma curiosité
fut changée en ef&oi continuel. Si, en traversant l'anti-
chambre j'y voyois un domestique étranger, ou si
je rencontrois une figure inconnue sur l'escalier, je
frémissois, car je pensois tout de suite que c'étoit
lui; si j'entendois M. de Genlis élever la voix en
grondant, j'étois prête à me trouver mal, imaginant,
de premier mouvement, qu'il venoit de le reconnoître,
et qu'ils alloient se battre. Ces pénibles émotions
me firent prendre tout-à-fait en aversion le héros
de ce roman bizarre, qui m'avoit fort amusée pen-
dant trois ou quatre mois. Je lui renvoyai alors la
première lettre qu'il m'écrivit, sans la décacheter
ce que j'aurois dû faire après avoir lu la première de
186 MÉMOIRES
toutes. Peu de jours après ce premier renvoi, je le
rencontrai à un grand déjeuner^ chez une de mes
amies qu'il voyoit souvent ; il trou\^ le moyen de
me 4ire^ avec des yeux menaçans, que si^ à l'avenir,
je lui renvoyois ainsi ses lettres, il deviendront capa-
ble de toutes les extravagances imaginables, au lieu
que si je continuois à les lire, même en le traitant
toujours aussi mal d'ailleurs, iltiendroit scrupuleuse-
ment la parole d'honneur que j'avois reçue de lui, et
qu'il n'avoit donnée qu'à cette condition.
La peur me décida à me soumettre à ce marché, et
j'étois outrée intérieurement qu'il eût trouvé le
moyen de me maîtriser ainsi. Je lui dis, non en
plaisantant, mais avec colère qu'il n'avoit aucune
générosité dans l'âme. Il me répondit qu'aucun
homme ne l'égaloit en grandeur d'âme et en pureté de
sentimens, et que toute sa conduite avec moi en
étoit la preuve. Je ne répliquai rien ; je le craignois,
et je ne voulpis pas l'irriter inutilement. Il continua
donc à m'écrire, et comme il n'y avoit plus dans
ses lettres ce compte rendu d'espionnage, qui m'a-
voit tant divertie, je n'y trouvai plus é^ue les phrases
boursoufflées d'un mauvais roman, et je n'en lisois
plus la moitié. Au printemps, je fus débarrassée de
lui; j'allai passer six semaines à l'Ile- Adam, oilil
n'étoit point invité. Je revins à Paris, où je le re-
trouvai chez sa belle-sœur, et toujours aussi em-
pressé, aussi passionné pour moL Nos soupers des
DB MADAME BE GENLIS. 187
dimanches et des mardis recommencèrent. Un soir
dans la conversation générale, on parla de quelques
jeunes gens de la cour, qui étoient partis, sans per-
mission, pour aller en Corse, faire la guerre en qua-
lité de simples volontaires. Tout le monde les blâma^
et quoique je n'eusse aucune espèce de liaison avec
eux, je les défendis de la manière la plus véhémente ;
je fis leur éloge ; j'ajoutai que ces actions avoient
^elque chose de chevaleresque qui devoit plaire 'à
toutes les femmes. La soirée finie, le vicomte me
donna la main pour me conduire à ma voiture ; aus-
sitôt que nous fClmes sur le haut de l'escalier, ^^ Ma-
dame, me dit-il, avez-vous quelques ordres à me
donner pour la Corse? — Comment! repris-je en
riant, vous allez en Corse? — N'avez- vous pas ap-
prouvé ceux qui font ce voyage?— Mais c'est une
plaisanterie ?— Non, madame, rien n'est plus sé-
rieux ; je ne me coucherai point ; je partirai à cinq
heures du matin, c'est-à-dire dans quatre heures."
Je né pus ûie persuader qu'il fût capable de cette fo-
lie; mais le lendemain matin je reçus, à mon réveil un
billet de madame de Custines, qui me ^ondoit avec
sévérité de tout ce que j'avois dit la veille avoit déter-
miné son beau-frère à partir pour la Corse à cinq
heures du matin*. J'avoue que ma vanité fut assez
flattée de cette aventure, qui fit beaucoup de bruit
* J*ai placé ce trait dans une de mes nouveUes : Hnâane H VaU
wire^^Note de VAuteurJ
188 MBHOIRBS
dans le monde; et des dames sentimentales me blâ*
mèrent beaucoup de ne pas montrer^ dans cette oc-
casion^ plus de sensibilité pour un amant digne des
temps de Tancienne chevalerie. 11 est certain que
cette action acheva de me persuader qu'il avoit feit
pour moi toutes les extravagances qu'il m'avoit ra-
contées. Une de mes amies^ très-jeune et très-jolie,
me parla un jour de lui et de ses sentimens pour
moi, avec un feu, une vivacité qui m'étonnèrent, et
en faisant son éloge, elle ajouta qu'il étoit l'homme
le plus délicat et le plus vertueux qu'il y eût sur la
terre. Elle vit que je trouvois beaucoup d'exagéra-
tion dans cette louange : alors elle s'écria : '^ 11 fitut
que vous le connoissez tout entier, et je vais sacrifier
mon amour-propre au plaisir de vous donner pour lui
l'estime et l'admiration que doit inspirer un tel ca-
ractère. Aussitôt elle me confia qu'avant que ses
sentimens pour moi eussent éclaté, elle avoit pris
pour lui la plus violente passion, et que, dans un
moment d'égarement, et se croyant aimée, elle lui
en avoit fait l'aveu ; qu'au même instant il s'étoit
jeté à ses pieds, pour lui demander sa pitié, son ami-
tié, pour lui déclarer que son cœur n'étoit plus à lui,
et qu'U avoit pour moi la passion la plus vive et la
plus malheureuse. Elle s'extasia pendant un quart
d'heure sur la beauté et la franchise de ce procédé ;
moi-même je le trouvai en effet estimable, quoique
cependant il me fût impossible de repousser la ntaU"
BB MADAMB DE GENLIS. 189
vaise pensée que le vicomte, connoissant la candeur
et la vivacité de cette jeune personne, s'étoit bien
douté qu'elle me confieroit ce grand secret, et qu'en
même temps elle se garderoit bien d'en parler à ma-
dame de Custines,-dont elle redoutoit extrêmement
l'austérité.
Le vicomte^ comme je l'ai déjà dit^ resta un an en
Corse, et s'y conduisit de la manière la plus brillante.
Je le revis, ainsi que je l'ai conté, au bal masqué de
Versailles. Maintenant je vais reprendre la suite de
«on histoire. Depuis mon entrée au Palais-Royal,
il ne me parloit plus de ses anciens sentimens ; je lui
montrois, sinon de la confiance, qu'il n'a jamais pu
m'inspirer, du moins un intérêt fort sincère. Un
soir je lui témoignai une grande inquiétude sur
madame de M érode, qui, dans sa dernière lettre de
Bruxelles, m'avoit mandé qu'elle étoit fort mécon-
tente de sa santé ; et, comme deux courriers s'étoient
écoulés depuis cette lettre, je craignois véritablement
qu'elle ne fût tombée tout-à-fait malade. Le vi-
comte m'écouta sans me répondre, et sortit pré-
cipitamment. Le surlendemain, à midi, il entra
inopinément dans mon cabinet, il étoit botté, tenoit
un fouet d'une main, et de l'autre un billet. Je le
regardai avec étonnement : " Tenez, madame, me
dit-fil, voilà un billet de madame de Mérode, qui
vous apprendra qu'elle a en effet été très-malade, mais
4|u'eUe est fort bien à présent : je l'ai trouvée sur sa
190 MÉMOIRES
chaise longue. — Quoi ! m'écriai-je, vous venez de
Bruxelles ! — Assurément^ répondit-il, vous étiez in-
quiète. En vous quittant, j'ai été prendre un cheval
de poste, et je me suis rendu à Bruxelles à franc-
étrier et sans m'arrêter. Je n'ai fait qu'entrer et
sortir chez madame de M érode, et je suis revenu avec
la même promptitude; mais lisez cette lettre." Ex-
cessivement touchée, je lus la lettre, qui me confirma
l'exacte vérité de ce récit. Madame de Mérode
m*exprimoit un grand enthousiasme pour mon élé-
gant courrier, et je fus moi-même attendrie jus-
qu'aux larmes. Il crut qu'enfin il avoit trouvé le
chemin de mon cœur ; et, quelques jours après,
venant à dessein à une heure où il étoit sûr de ne
point trouver chez moi de monde, il se jeta tout à
coup à mes genoux, et en me reparlant de son amour
avec l'impétuosité la plus effrayante, et en me mena^
çant de se tuer si je n'y répondois pas. Ses menacés
et ses fureurs me glacèrent et m'inspirèrent une
espèce d'indignation qui me donna tout le sang-firoid
dont j'avois besoin. J'étois auprès de la cheminée.
Je sonnai ; il se releva comme un forcené. Un vakt
de chambre survint. Je lui dis, avec beaucoup de
calme : *^ Eclairez M. le vicomte de Custines." H
faisoit nuit ; mais je savois que les lanternes des cor-
* ridors du Palais-Royal n'étoient pas encore allumées.
Il sortit avec des démonstrations de rage qui parok-
soient aller jusqu'au désespoir; et, malgré le caumgie
DS MADAME DB GENLIS. 191
que je venois de montrer, il me labsa mie impression
'de crainte et d'effiroi que je conservai toute la soirée.
Le lendemain, en me réveillant, je reçus de lui un
billet qui me fit frémir, voici quelle en étoit la date
posée au haut de la page :
*' Ce 23 août, dernier jour de ma Fie."
Le billet, de quatre lignes, exprimoit le plus hor-
rible désespoir, et la décision formelle de s'âter la
vie. Rien ne peut donner l'idée de l'horreur dont je
fus pénétrée, et du remords que j'éprouvai de Tavoir
traité avec trop de mépris. Il me sembloit que j'au-
rois dû, à ses menaces de se tuer, montrer au moins
de l'inquiétude et de la compassion. Je restai plus
d'une heure glacée, pétrifiée, et déplorant avec amer-
tiune ce désastreux événement; enfin j'écrivis au
comte de Custines pour lui demander des nouvelles
de son frère, qui logeoit toujours chez lui. Au lieu
de me répondre, le comte vint sur-le-champ, et
lorsqu'il entra dans ma chambre, je vis aussitôt sur
son visage la confirmation de cet affreux malheur. Il
me dit que son frère étoit parti seul à quatre heures
du matin, sans domestique, sans rien emporter, et
qu'il lui avoit laissé un billet de deux lignes qu'il me
montra, et qui disoit seulement qu'on ne l'attendit
plus, et qu'on ne sauroit jamais où il alloit. Le comte
de Custines, qui avoit un cœur excellent, étoit dans
la plus profonde affliction, et il me répétoit toujours :
192 MJÊMOIRKS
Voilà où vous l'avez poussé ! J'étois si saisie et si
affligée moi-même, que pendant une semaine entière
je fus hors d'état de descendre au Palais-Royal.. Je
fis défendre ma porte, et je ne reçus uniquement que
le comte de Custines, qui vint tous les jours. 11 prit
toutes les informations possibles sans pouvoir dé-
couvrir ce qu'étoit devenu son frère. Nous con-
vînmes de ne point conter cette tragique histoire^ et
de la cacher aussi long-temps que cela seroit possible,
en disant seulement que le vicomte étoit allé voyager
en Suisse. Enfin je repris mes habitudes ordinaires,
et j'allai, comme de coutume, me promener tous les
matins au Palais-Royal avec mes deux filles que
j'avois avec moi, et dont l'aînée avoit six ans. Au
bout de quelques jours je remarquai un Arménien ou
un Turc, que je jugeai tel à sa robe, à sa longue
barbe, et à son turban ; il me suivoit constamment,
ayant toujours les yeux fixés sur moi. Je le vis ainsi
une quinzaine de jours de suite ; au bout de ce temps
il ne reparut plus. Dans les premiers jours d'oc-
tobre j'allai à Chantilly, et je n'en revins qu'au milieu
du mois de novembre. Le comte de Custines étoit
en Lorraine ; le mois suivant je reçus de lui un billet
qui étoit à peu près conçu dans ces termes.
" Ne pleurons plus Vamant désespéré, il est res- '
" suscité ; j'irai ce soir conter à ma chère consola-
<^ trice (c'est le nom qu'il me donnoit depuis la mort
'^ de sa femme) tous les détails de cette merv^Ueu9e
'^ aventure."
BE BiABAMB DE 6BNLIS. 193
. Après avoir lu ce billet^ mon premier mouvement
fut de la joie^ et le second une espèce de honte
d*amour-propre, d'avoir cru à ce prétendu suicide.
Le comte passa avec moi toute la soirée ; ilme fit un
long récit, dont voici les traits principaux :
Le vicomte s'étoit rendu dans la forêt de Senard,
décidé, disoit-il, à terminer ses tourmens, son
existence, et voulant exécuter cette iuneste
résolution dans un lieu désert, afin que Ton pût
ignorer comment et dans quel lieu il auroit trouvé
la mort. Au moment où, enfoncé dans la forêt,
il alloit «'immo/er, un ermite survint, qui l'arrêta,
et l'entraîna dans son ermitage. Ilyavoit en effet
dans cette forêt, un grand ermitage, où plusieurs
ermites réunis travailloient en commun, et faisoient
au métier des bas de soie, et de jolies petites étoffes
de fantaisie, qui avoient beaucoup de vogue à Paris,
et s'y vendoient fort bien. Le vicomte, reodu à la
raison, à la religion, passa véritablement trois
ou quatre mois dans cet ermitage, inconnu à ses
hôtes, qui crurent avoir fait en lui la plus belle
conversion du monde. Quand le vicomte fut revenu,
Iç comte eut la curiosité d'aller visiter ces ermites;
il leur parla de son frère, que ces bons solitaires
regardoient comme un saint; ils contèrent qu'il avoit
exactement suivi leurs exercices de piété, et même
travaillé avec eux. Ils vantèrent sa douceur, sa
àmpMcité^ sa canieur; au reste il s'étoit conduit
TOMB. II. 9
194 HKMOiaBS
fort généreusement a\^ec eux ; outre le paiement de sa
noarnture, il leur avoit envoyé par-dessus le marché,
une ample provision de soie pour leurs travaux. Je
suis persuadée qu'il s'amusa beaucoup dans cet
ermitage; car il y avoit une telle duplicité dans son
caractère, que, même sans but et sans intérêt, il
se délectoit dans Thypocrisie. Pour revenir à son
histoire, il quitta momentanément l'ermitage; au bout
âe huit jours il alla se cacher ailleurs afin de se pro-
mener tous les matins, déguisé en Arménien, au
Palais-Royal. C'étoit effectivement lui que j'y
avois vu. Il vouloit connoltre l'impression que pro-
duisoit sur moi l'idée de aa mort. Il fut indigné
de ne me trouver ni maigre, ni changée ; il dit
à son frère que cette dureté, jointe à son long séjour
dans l'ermitage, l'avoit guéri; qu'il ne me reveiroit
jamais sans trouble et sans émotion, qu'il prendroit
toujours un vif intérêt à mon sort, mais qu'il
renonçoit enfin sans retour à une passion si mal-
heureuse.
^ Après avoir écouté ce récit, qui fut allongé par une
infinité de détails que je supprime, je fis convenir
le comte que nous avions été bien dupes de tant
pleurer, et que la prétendue résolution de se tuep
n'avoit été qu'une feinte (du genre le moins
pardonnable) pour éprouver me^ sentimens.
Quelques jours après le vicomte vint souper au Palais-
Royal, j'y étois; il afféd» des émotions qui
DE MADAME DE 6ENLIS. 195
attendrirent vivement plusieurs dames, qui conncns-
sment en gros son amour chevaleresque pour moi^
sa campagne de Corse, et qui même savoient
quelque chose du projet de son prétendu sui-
cnde. On racontoit ce fait comme certain, mais
avec beaucoup de variantes, toutes plus touchantes
les unes que les autres. Il étoit, à tous les yeux,
un héros de roman» Il porta au comble ce genre
d'intérêt, lorsque jouant au wisk avec moi, on lui vit
des mains tremblantes, et une telle distraction, qu'il
brouilloit toutes les cartes, renonçoit, et mettoit
un surprenant désordre dans le jeu. Toutes ces
choses étoient si visiblement à mes yeux une comédie,
qu'elles me causoient une véritable colère. Une
femme sentimentale, qui jouoit avec nous, fut
profondément indignée de mon air moqueur ; elle
me trouva monstrueuse. J'appris depuis qu'elle
s'étoit servie de cette expression, en contant cette
scène.
Le surlendemain on me dit, à diix heures du matin,
que le comte de Custines me demandoit en grâce de
le recevoir, qu'il avoit quelque chose d'impoi^tant
à me dire. J'étois encore au lit; je le fis prier de
passer dans mon cabinet, et de m'y attendre;
je me levai à la hâte, et j'allai le trouver. Je fus
fraj^pée de l'altération que je remarqua sur son
vidage. '* Bon Dieu! qu'avez-vous?" m'écriai-je. —
^ Ah ! répondit-il, je vais vous raconter I# ecm^le
9*
Id6 MÉMOIRBS
de Thoireur et de la perfidie, . • •*— Et de qui ? — Du
scélérat le plus noir qui ait jamais existé,. ... du
vicomte. — Votre frère! qu'a-t-il donc fait? — Il
vous a toujours trompée, ne vous a jamais aimée ;
il me trahissoit, et vouloit corrompre ma femme, et
dans le temps où il afiichoit pour vous la plus violenta
passion ! — £st-il possible ? — ^Voicilefait : " Madame
^^ de Custines a laissé une cassette dans laquelle je
^^ savois qu'elle renfermoit toutes les lettres qu'elle.
*^ vouloit conserver; je n'ai jamais pu en trouver
^^ la clef; d'ailleurs je n'avois nul empressetneiit de
^^ l'ouvrir, je craignois mortellement l'impression
" cruelle que me feroient ces lettres, qui lui étoient
'^ adressées dans un temps où j'étois si heureux !
'^ Enfin, comme vous m'avez demandé plusieurs
^^ fois de vous rendre vos lettres, je me suis décidé
*^ ce matin à faire venir un serrurier, qui a ouvert
^^ la cassette; alors j'en ai sorti tous les papiers, et
" je n'y ai trouvé que vos lettres, celles de madame
^^ de Louvois, et quelques-unes de madame d'Harville.
^^ Cependant, en examinant la cassette, j'ai connu,
^' par son épaisseur, qu'elle devoit avoir un double
^^ fond; à force de chercher le secret, j'ai touché
^^ le ressort qui m'a découvert le fond qui est très-
^^ profond, et qui contenoit Un nombre infini de
^* billets et de lettres de mon frèi'e, toutes exprimant
^^ dans le langage le plus paôsionné, un amour
qu'il assure toujours être très-pur^ mais qid em-
tc
DE BiADAMB DB GENLIS. 197
" ploie tous les moyens imaginables de séduction.
'^ On voit, par ces lettres, que madame de Custines
" n'a jamais un instant manqué à ses devoirs, ni
'^ donné l'ombre d'une espérance, et que ses réponses
'^ ont toujours été de la plus grande sévérité. On voit
'^ qu'elle lui défendoit constamment de lui écrire,
^^ et que, communément elle ne lui répondoit pas 5
^' alors il la menaçoit de se porter aux dernières
** extrémités, de me tout confier, et de se tuer.
'^ Il lui parle souvent de vous; il lui dit qu'il feint
'^ d'en être occupé, pour mieux cacher ses vrais
^' sentimens ; mais, poursuivît le comte, je vous ai
'' apporté quelques unes des lettres où il est question
^ de vous; les voilà, lisez-les." Je pris ces lettres
que je lus, je l'avouerai, avec autant de dépit que
d'indignation. Dans la première, qui j^e tomba
sous la main, il répondoit aux reproches que lui
&boit madame de Custines, sur l'artifice si
coupable qu'il employoit envers moi.
^^ Du moins, disoit-il, cette feinte ne compromet
^^ point sa tranquillité; pourvu qu'elle s'amuse,
qu'elle soit bien cajolée, bien flattée, c'est tout ce
qu'il lui faut y son amour-propre sur ses talens et
^ sa vivacité même, lui tiendront toujours lieu de
^ raison, et elle n'éprouvera jamais un grand senti-
" ment."
Dans une autre lettre sur son départ pour la Corse,
il disoit en propres termes :
198 MÉMOIRB8
^' Taût mieux que tout le monde croie que c'efit
^^ elle qui m'envoie en Corse ; mais vous qui^ avec
'' une âme si grande et si sensible, n'en êtes qa'ef-
<^ frayée et non ^02«c^, comment pouvez^vous onûA-
'^ dre pour elle cette impression dtmgereuse àont
[^ vous me parlez ? Confiez-vous davantage à sa vâ^
^^ nité; soyez persuadée que, se croyant l'objet d^
^^ cette action, elle la trouve toute simple."
Je lus ces deux articles deux ou trois fois de suite,
et je les écrivis le soir même sur deux petite mor*^
ceaux de papier, que j'intercalai dans des lettres de
même date, que j'avois reçues de ce nouveau Love«
lace, infiniment plus artificieux et beaucoup plusscé-»
lérat que celui de Richardson. Quels auroient été
mon désespoir et mon malheur, si je n'avois pas été
préservée de sa séduction par cet instinct qui nà^ja
toujours fait sentir la fausseté U « « • • • Que serois-^e
devenue si je l'eusse aimé i Nous ne revenions pas
d'étonnement, en songeant avec quelle audace et
quelle sécurité il écrivoit en même temps à sa belle-
sœur et à moi des lettres également passionnées!
Mais 3 nous connoissoit parfaitement l'une et l'au^^
tre, il avoit la certitude qu'un tel secret ne pouvoit
être trahi par sa belle-sœur, et que ma timidité» ma
discrétion naturelle, et l'imposante austérité de ma^
dame de Custines, ne me pemiettroient jamais de lui
montrer ces lettres, ou même de lui en parler. J'eus
bien de la peine à modérçr la violence du juste res-*
D£ MADAMB AB GBNLIS. 199
sentiment du comte de Custines ; enfin je le raison-
Bai tant^ qu'il me donna sa parole (sur laquelle oa
poovoit compter) de brûler toutes ces lettres, sans
en dire un seul mot à son frère, ni à qui que ce fût
au monde. Je ne Taurois jamais décidé' à ce sage et
généreux parti, sans Tintérêt de la mémoire de ma-
dame de Custines; il counoissoit assez le monde
pour être certain que, si cette histoire étoit sue, on
la conteroit de mille manières différentes, et que,
malgré la parfaite innocence de madame de Custines,
la vénération que l'on avoit pour sa mémoire en se-
roit altérée auprès de quelques personnes irréfléchies,
et que l'idée de la perfection importune.
Le comte, fidèle à sa promesse, vécut comme à
l'ordinaire avec son frère^ continuant à le loger chez
kd ; le vicomte ne se douta jamais qu'il eût la con-
noissance de ce terrible secret. Cette conduite coûta
beaucoup à son vertueux frère pendant plus de six
mois, mab ensuite il oublia l'outrage qu'il avoit feint
d'ignorer, et je l'ai même vu par la suite reprendre
une amitié sincère pour ce frère perfide, qui l'avoit si
indignement trahi. Si dans les premiers momens, il
eût éclaté avec lui, et qu'il lui eût reproché son crime,
ib auraient été irréconciliables le reste de leur vie.
Il est bien étonnant que la personne la plus pure et
la plus religieuse, que madame de Custines, enfin,
ait reçu des lettres si criminelles. Comme je l'ai déjà
dit, elle fut intimidée par les menaces terribles du
200 MEMOIRES
vicomte, mais elle auroit dû sans doute avoir assez
de caractère et de fermeté pour braver ses resséu-
timens ; rien ne peut dispenser de remplir un devoir
positif. Une chose bien inexplicable encore, c'est
que madame de Custines n'dt pas brûlé ces lettres
avant de mourir. Mais voilà les faits dans la plus
grande exactitude.
Depuis cette époque, je n'ai jamais revu le. vi-
comte de Custines chez moi, je ne le rencontrois
qu'au Palais-Royal, au Temple, chez M. le prince de
Conti, et au Palais-Bourbon, où il fut depuis attaché;
il eut la place de capitaine des gardes de M. le prince
de Condé. Trois ou quatre ans après notre brouille-
rie, j'eus la rougeole, dont je fus à la mort. Dans
ce moment le vicomte devoit aller, avec M. de Bu-
zançai, passer quinze jours à Londres. U apprit 1'^-
trémité où j'étois, aussitôt il montra la plus vive dou-
leur, rompit avec éclat son voyage, laissa partir seul
M. de Buzançai, en disant qu'il ne pouvoit quitter
Paris en me sachant mourante; il resta, et pendant
tout le temps que je fus en danger, il passa tous les
jours des heures entières dans mon anti- chambre,
touchant mes domestiques par ses démonstrations
d'inquiétude et de douleur. Ce fiit ainsi qu'il con-
serva la réputation d'un véritable héros de roman,
d'autant plus que, fidèle jusqu'à sa mort à cette pas-
sion imaginaire, il n'en a jamais montré d'autre ; il
a constamment répété qu'après un attachemeht si
D» MADAME DE GENLIS. 201
extraordinaire et si malheureux il n'y avoit plus de
place dans son cœur pour Tamour, et il n'a jamais
voulu se marier. On ne peut pas imaginer combien
on m'a su mauvais gré de ne pas admirer cette belle
passion ; on trouvoit que j'aurois dû^ sans la parta-
ger, montrer du moins un grand sentiment d'estime
pour l'homme qui savait aimer ainsi. Mais quand
on m'en parloit avec un ton pathétique, je ne pou-^
vois m'empécher de rire et de hausser les épaules.
On a beaucoup répété que c'étoit un air de fort mau-
vais goût, et dont un bon cœur m'auroit préservée.
Cette aventure singulière et si vraie dans tous ses dé-
tails est une belle leçon pour les jeunes personnes,
qui sont, en général, si disposées à croire qu'elles
inspirent des passions qui doivent faire le destin de
la vie.
A présent je vais reprendre la suite de mon his-
toire.
Après avoir passé six mois au Palais-Royal/ j'avois
éprouvé déjà tant de noirceurs et de méchancetés,
que je résolus de m'en éloigner pour quelque temps.
Madame la duchesse de Chartres avoit pris pour moi,
et bien d'elle-même, la plus vive amitié ; elle me fai-
sait appeler saiis cesse quand elle étoit seule dans
son appartement : faveur qu'avec ma réserve habi^^
tuelle je n'aurois jamais sollicitée, et qu'elle n'accor-
doit à aucune autre. Ma conversation et ma gaieté
lui plaisoient, et je trouvois très-attachantes sa bont,
9**
20S MEMOIRES
aa caaidear et «a sensibiHlié. Oa lui dit beaucoup
de mal de moi ; eUe 0*en crut rien: elle vit t£Uit
d'animœité contre moi^ qu'elle reconnut san« peine
le langage maladroit et passionné de Tenvie. Elle
me redit tout^ eUe me trouva de la modération, et,
j'ose dire, de la générosité ; car je ne récriminai
point. Je ne lui ai jamais dit la moindre chose con*
tre les femmies qu'elle me dénonçoit comme mes en-
nemies les ^bos acharnées ; et, par la suite, je n'ai
pas laissé échapper une occasion de rendre des ser-f
yices auprès d'elle à ces mêmes personnes.
Cette con4uite &t appréciée par madame la du-^
c^se de Obartres ; elle s'attacha à moi avec une
espèce de passion qui a duré dans toute sa force pliui
de quinze ai», et je puis dire, avec une parfaite vér
rite, que mon cœur y a répondu avec toute l'éner^e
et tout le dévouement dont il est capable quand il
aime. Ce fut là le premier motif de l'ardente jalousie
dont j'ai été l'objet pendant neuf ans au Falais-
Royal.
Excédée des méchancetés et des calomnies, je
pris le parti de faire un petit voyage, espérant que
mon absence, dans ce commencement de &veinr,
prouvenoit que je n'avois nuUe envie de dominer.
J'avois didpuis long-temps promis à madame de Mé»
rodis d'aller la voir à Bruxelles. J'engageai M. de
GrenUs à m'y mener ; je demandai un congé, et
nous partîmes au nûUeu de Thiver. Je respirai en
DE BfADAlCB DS OENLIS. 908
me retrouvant avec une amie charmante qui ne son--
gea qu^à me rendre agréable le séjour de Bruxelles.
Le prince Charles*, frère de l'empereur, étoit vic€H
roi des Pays-Bas. Ce prince étoit aimable ; U ai-*
moit les arts et les talens^ il eut beaucoup due
grâce pour moi. Madame de Mérode avoit une
grande maison. Nous logions chez elle, et j'y vis la
société la plus brillante de la ville, entre autres le
prince et la princesse de Starenberg. Cette def*
nière, quoique petite, laide et bossue, plaisoitméme
par sa figure remplie d'esprit et d'expressicm. Je
n'ai vu à^personne une manière de conter plus amu*
santé, plus d'agrément dans la conversation, un es-*
prit plus piquant; elle a fait de grandes passions,
qui ont été également constantes et malheureuses.
Le prince de Chimay, d'une belle figure, et jeune
encore, étoit alors éperdument amoureux d'elle, et
* Le vice-roi des Pays-Bas étoit alors le prince Giiarlea-Alezafldv»
de Lorraine^ grand-maltre de Tordre tentoai%ikèy i]a de Léopold I,
duc de Lorraine, et d'Elisabeth d*Orléaas. Il cominaBdoit,.eii IféS».
rarniée autrichienne en Bohème, où il fut défidt par le reî de Prusse 5
deux ans après, le prinee Charles pénétra dans PAlsaoe, mai» bie».
tM il'se vit forcé de repasser le Rhin. Un moment vainqueur des-
Prussiens, en 1745, fl fut de nouveau vaincu par eux. GeprhiM
habile et brave étoit un généra) malheureux. L*aâSibilité de se»
manières, son caractère généreux et la protection éclairée qu*^ ae^
corda aux lettres le firent aimer peucbMit sa vie, et ont rendu s^
mémoire digne de respect et de reconnoissance. Ce prinœ est dmhtI
le 4 Juillet 1780. Il étott n^ a» iB<»ft àd décembre 1712^-*
(Note de rEditçt^,}
204 MÉMQIRBS
retenu à Bruxelles depuis deux ans par cet attache-
ment. L'homme le plus à la mode et ^e plus spi-
rituel de la cour du prince Charles étoit le prince
de higae^f qui passoit une grande partie de
ta vie à Paris, et que je cûnnoissois déjà. 11
avoit une figure très-noble, les manières d'un grand
seigneur, de la douceur et de la gaieté, de la préten-
tion à la singularité, et cependant du naturel ; son
caractère étoit loyal et particulièrement obligeant.
La duchesse d'Ursel, fille de la belle et vertueuse
duchesse d'Aremberg, étoit, à cette époque, dans
la première fleur de la jeunesse : une fraîcheur écla-
tante, upe agréable physionomie, lui tenoient lieu
de beauté ; elle étoit charmante par la gaieté, la
»
* Le prince de Ligpne (Charles-Joseph), né en 1735 à Bruxelles,
étoit entré dès son enfance au service d* Autriche, où son père et
>son g^rand-père étoient tous deux feld-maréchaux. A Fépoque où
madame de Genlis le vit à Bruxelles, il avoit déjà donné des preuves
d*ttne valeur brillante dans la campagne de .1757, contribué à la vic-
toire de Hochkirchen, en 1758, par une action vigoureuse qui lui
valut le grade de colonel, et s'étoit particulièrement distingué dans
les dernières campagnes de la guerre de sept ans. Lorsqu'en 1770
il vint à Paris, il avoit été précédé dans cette ville par sa réputation
d*homme aimable, spirituel, et d*une gfrande sûreté dans la société.
Le.plus ridicule des opéras comiques, Cépkalide ou les autre» ma-
riages Samniteff imprimé à Bruxelles en 1776, fut attribué an
prince de Lig^e : . il a composé des vers français trop agréables pour
être rautenr d*nn si méchant ouvrage.
Ce prince est mort à Vienne, le 13 décembre 1814. Il n^étoit ield-
maréchal que depuis six ans.— ^iVb#6 de V Editeur.)
DB BfADAMS DE GENLIS. 205
douceur, et une égalité d'humeur qui ne se déinen-
toit jamais. J'avois porté ma harpe ; nous faisions
de la musique tous les soirs : on causoit, on dan-
soit, on faisoit beaucoup de déguisemens, surtout
pour m'attraper ; chose qui a toujours été très-fa-
cile. Madame d'Ursel, en se noircissant ses che-
veux blonds, en se retroussant le nez avec un che-
veu, en cachant ses jolies dents avec une écorce
d'orange artistement taillée à cet effet, me fit croire
pendant toute une soirée qu'elle étoit ime dame hol-
laiîdoise nouvellement arrivée de la Haye. On me
mena voir les tableaux d'Anvers et plusieurs manu-
factures intéressantes. Nous passâmes ainsi trois
moisj qui s'écoulèrent pour nous d'une manière
délicieuse. J'avois prolongé mon congé plus de six
semaines. Enfin je retournai au P^dais-Royal, pour
y trouver les mêmes inimitiés. Peu de jours après
mon arrivée, nous allâmes à FUe-Âdam, chez M.
le prince de Conti.* J'aimois particulièrement
* J*ai déjà fait son portrait, mais j*ai oublié nu trait qui le carac-
térisoit particulièrement : on trouvoit en lui une choBe très-utile aux
princes et aux gens en place 11 vouloit que, dans tontes les clau-
ses, ceux qui avoient des rapports avec lui eussent une g^rande exac-
titude à lui rendre tout ce qui étoit dû à son rang, ce qui ne Tempe-
choit pas d'être constamment de Tafiabilité la plus aimable. Ce mé-
lange de popularité, de connoissance de ses droits, de condescen-
dance et de dignité, produira toujours Pamour et le. respect. Ma-
dame de Bouflers, après sa mort, fit faire son buste, dont le plâtre
fut pris sur son visage. Ce buste est parfaitement ressemblant i
206 MÉMOIRBS
cette maison de prince, parce qu'on y jouissoit de
la plus parfaite liberté. Le prince ne paroissoit
dans le salon que le soir, deux heures avant le sou-
per. Quand il n'alloit pas à la chasse, il passoit ses
journées dans Tappartement de madame la comtesse
de Bouflers. Toutes les dames étoient maîtresses
de dtner dans leurs chambres et d'y rester jusqu'au
souper. M. le prince de Conti, âgé alors de cin-
quante ans, avoit la plus belle et la plus majestueuse
figure ; il avoit montré beaucoup de valeur et de
talent à la guerre. Protecteur ardent de tous ceux
qui lui étoient attachés, il avoit de véritables amis ;
il étoit le seul prince du sang qui parlât bien au
parlement, et qui eût de l'aisance et de la grâce à
ses audiences. 11 aimoit les arts, les lettres et les
sciences ; on a dit de lui qu'il étoit le dernier des
princefT, comme on a appelé Brutus le dernier des
Romains. Les chasses du cerf étoient d'un agré-
mais l^empreinte de la mort, et rafiàissement dee chairs causé par
Topération, ôte la beauté de cette sculpture.— (iVb^e de V Auteur,)
Le prince de Conti, cinquième du nom, étmt né à Paris le 13 aoAt
1717. Il se distingua dans la guerre de 1741 par sa bravoure per-
sonnelle et par ses talens comme gfénéral. Il monrnt le 2 août 1776
Un poète a fait de lui ce portrait :
Des héros de son sang il augmenta Téclat ^
Mécène des savans, idole du soldat,
Favori d* Apollon, de Thémis, de Bellone,
Il protégea les arts et défendit le trône.
(Note de V Editeur,)
DB MADAMB OB GBNLIS. 20/
ment particulier à TIle-Adam; chaque halte étoit
une féte^ et durant tous les voyages, nous jouions
la comédie une fois par semaine.
Madame la comtesse de Bouflers amie intime de
M. le prince de Conti, passoit pour la personne la
plus spirituelle de la société ; elle étoit même auteur
de plusieurs drames et comédies, mais qui n'ont jar
mais été imprimés. On Taccusoit de soutenir, dans
la conversation, des paradoxes ou des thèses bi-
zarres ; c'est ce que je n'ai jamais entendu ; je l'ai
toujours trouvée aussi raisonnable que spirituelle,
ipiais elle n'étoit jamais commune ; c'est là sans
doute ce qu*on appeloit de la bizarrerie. Je l'ai
beaucoup aimée ; elle, madame de Beauvau, madame
de Puisieux, et la maréchale de Luxembourg, m'ont
paru des modèles parfaits de l'amabilité, de la poli-
tesse et de la grâce sociales.
Je ne perdis point mon temps à l'Ile-Âdam : il y
avoitune belle bibliothèque; j'y lus, je crois, pour
la première fois, Rabelais^ dont je trouvai les trois
quarts extravagans, sots et dégoûtans; ce qu'on
y peut remarquer de spirituel, ne suffit assurément
pas pour faire la réputation d'un livre : je lus et relus
aussi un grand nombre de Mémoires sur V Histoire
de France^ et j'écrivois beaucoup d'extraits. Un
vieillard intéressant, M. de Pont-de-Vesle, neveu de
la fameuse madame de Tencin,-*^ me fut très-utile par
• La gravité des érénemeiM politiques a fiiit perdre un peu de Tue
208 MÉMOIRES
sa conversation ; il avoit beaucoup d'anûtië pour moi ;
il trouvoit un grand plûsir à répondre à toutes mes
questions, et il m'apprit une infinité d'anecdotes lit-
téraires.
De retour à Paris, je me livrai à l'étude avec plus
d'activité que jamais. J'ajoutai à mes occupations
celle de peindre des fleurs en miniature. Madame
de Puisieux m'avoit demandé de lui donner une petite
tabatière bien légère et bien commune, qu'elle pût
laisser toujours sur son métier. Je peignis pour un
dessus de boîte un chiffre en fleurs, entouré d'une
guirlande, que je fis mettre sur une boite de bois de
figuier. Ce petit ouvrage fut trouvé si joli, que tous
mes amis m'en demandèrent ; j'en fis dans ce temps
plus d'une douzaine de suite. Je ne manquois pas
cette singulière Claudioe-AlexandriDe Gnérin de Tencio^ qui, après
s^être faite religieuse, se fit relever de ses vœux, et entra dans un
couvent dechanoinesses; et, comme alors elle eut le droit de sortir
souvent du chapitre, elle passa la plus grande partie de sa vie à
Paris, où sa maison devint le rendez-vous de la société la plus spi-
rituelle de Paris. On a dit d'elle qu'elle aimoit encore mieux par*
1er d'intrigues que de littérature : elle appeloit les gens de lettres
qu'elle recevoit ses bêtes ; à la vérité en fait d'afiaires elle avoit plus
d'esprit qu'eux ; cependant si elle en eut assez pour ne pas succoïki-
ber dans une procédure criminelle où elle fut impliquée, elle ne put
éviter d'être arrêtée et détenue d'abord au Châtelet et ensuite à la
Bastille. Elle est morte à Paris en 1749, dans un âg^ avancé. Elle
a laissé plusieurs romans, à la composition desquels Pont de-vesle,
son neveu, ne fut pas étranger. Le recueil de ses œuvres forme sept
petits volumes in-l 3, imprimés à Paris en Xl^^'^iNoie de V Editeur, J
J>B MADAMB DB GENLIS. 209
de livres au Palais-Royal. Une chose étonnante^ c'est
que M. le duc d'Orléans, qui possédoit de si belles
collections en pierres gravées et en tableaux, n'avoît
point de bibliothèque ; mais le chevalier de Durfort
en avoit une très-bien composée, et il me prétoit tous
les livres que je lui demandois. Une des choses qui
m'attachoient le plus à la lecture, c'étoit la constance
avec laquelle j'ai toujours fait des extraits, et le plai-
sir extrême que je trouvois à en augmenter le nombre.
J'étois alors très-avancée dans la connoissance de la
littérature française et de l'histoire. J'avois pris le
goût de l'histoire naturelle dans mes voyages à Chan-
tilly. Le beau cabinet de M. le prince de Condéj^ et
l'amitié du bon et savant M. de Bomare,* qui en
avoit la direction, me donnèrent l'idée de me former
à moi-même un petit cabinet. Je savois très-peu la
géographie, je priai M, de Bomare de me donner une
maîtresse. Il me donna mademoiselle Thouin, sœur
* Le père de Valmont de Bomare, ayocat au parlement de Rouen,
destinoit son fils an barreau j mais la Tocation du fils remp<»ta, et
inUstoire naturelle devint son unique étude. Il voyagea, aux frais du
gouvernement, dans les pays étrangers, et revint à Paris en 1756,
riche de matériaux précieux, d^observations et de connoissances. 1\
ouvrit vdes cours qui eurent une grande vogue. Il a composé plu»
sieurs ouvrages sur l'histoire naturelle; le plus célèbre est le DietUm-
notre raisùwné universel d'histoire naturelle; il en a été fait plu^.
sieurs éditions ; celle qui fut publiée à Lyon en 1800 est en quinze
volumes in-S^. Valmont de Bomare, né à Rouen le 17 septembre
1731, est mort à Paris le 24 août 1807.— (iVo<« de V Editeur J
210 MEMOIRES
du premier jardinier du Jardin du Roi, dès lors Tun
des premiers botanistes de l'Europe, et reçu depuis
(avant la révolution) à l'Académie des sciences. Ma*
demoiselle Tbouin étoit une jeune personne très-
instruite, et fort aimable. Nous prîmes l'une pouf
l'autre une vive amitié qui dura jusqu'à mon entrée
à BeUe-Chasse, et qui ne finit que par une injustice
de mademoiselle Thouin, dont je rendrai compte. Je
persuadai à madame la duchesse de Chartres d'ap-
prendre la géographie, et je donnai à mademoiselle
Thouin cette illustre écolière, qu'elle a gardée plus
de trois ans. Madame la duchesse de Chartres avoit
été élevée au couvent par la vieille, et vertueuse mar-»
quise de Sourcy, qui lui avoit donné ce qui vaut
mieux que des grâces et des talens, car elle avoit
imprimé dans sa belle âme les sentimens les plus re-
ligieux et les meilleurs principes. Mais d'ailleuff
madame de Sourcy n'ayant nulle instruction^ n'avoit
pu en donner à son élève, qui ne savoit même pas
l'orthographe. J'entrepris de la lui apprendre^ je
lui en donnai régulièrement des leçons pendant plus
de dix-huit mois ; je lui en donnai aussi d'histoire et
de mythologie. Un peintre, qui avoit fait le por-
trait de mes filles, me parla d'un jeune Polonais ap-
pelé M. JVléris, qui étoit dans une grande misère, et qui
avoit un fort grand talent (qui a été célèbre depuis)
pour peindre de petits sujets à la gouache. J'ima*^
ginai de lui faire faire, pour l'instruction de madame
DE MADAME DE GKNLIS. 211
k duchesse de Chartres, une suite de petits tableaux
historiques représentant les plus beaux traits de This-
toire grecque et romaine, que je tirai de mes extraits.
Il en foumissoit quatre par mois, que madame la
duchesse de Chartres ne payoit que dix-huit francs
la pièce, et c'étoit assurément pour rien. Elle les fai-
soit encadrer à mesure, et sur tous j'écrivois de ma
main, derrière le petit tableau, l'expUcation du sujet
avec détail, et d'une écriture très-fine. Elle en eut
ainsi cent quinze qu'elle plaça dans un cabinet, et qui
furent admirés de tous ceux qui les virent; je les
avois rangés moi-même par ordre chronologique.
Elle me donna depuis ces petits tableaux pour l'édu-
cation de mademoiselle d'Orléans. Madame de Va-
lence, durant l'émigration, les sauva de la confisca-
tion, et je. l'autorisai à les garder pour l'éducation de
ses filles ; elle les a partagés. Madame de Celles
a la plus grande partie de cette précieuse collection.
Outre toutes ces occupations^ je servois aussi de
secrétaire à madame la duchesse de Chartres ; j'écri-
vois tous ses billets et toutes ses lettres, qu'elle co-
pioit ensuite de son écriture. Il ne lui survenoit
rien, hors de Tordre commun de tous les jours,
qu'elle ne m'en fît part, et qu'elle ne m'envoyât cher-»
cher pour me consulter, ou pour me confier ce qui
l'iutéressoit. Il lui est arrivé très-souvent de m'en-
Toyer mademoiselle Lefèvre, une de ses femmes de
212 MÉMOIRES
chambre^ à deux ou trois heures du matin^ quand je
n'avois pas pu la voir dans la journée^ pour me de-
mander en grâce d'écrire un billet ou une lettre^
qu'elle vouloit qui f£tt portée le lendemain matin.
Comme je me couchois tard, communément j'étois
levée; et plusieurs fois mademoiselle Lefèvre m'a
fait réveiller. Dans ces occasions madame la du-
chesse de Chartres m'écrivoit, et longuement, ce
qu'elle désiroit de moi: souvent ce n'étoit que pour
me confier quelque chose qui lui faisoit de la peine ;
et, dans ce cas, s'il n'étoit pas! excessivement tard, je
descendois chez elle. Tous ces soins ne m'empéchoient
pas d'entretenir mon adresse des doigts, de faire de
jolis ouvrages de broderie de tous genres, de cultiver
toujours la musique avec la même ardeur, et d'y
joindre la nouvelle étude de l'histoire naturelle, et
l'occupation de former un cabinet de coquillages, de
madrépores, de minéraux et de cailloux, qui devint
très-beau par la suite, et qui a été confisqué, et très-
bien vendu (m profit de la nation, avec tout ce que
j'avois à Belle-Chasse. Je composois toujours des
comédies ; j'avois fait chez madame de Puisieux les
Fausses Délicatesses, que je n'avois montrées à per-
sonne, pas même à M. de Sauvigny; il étoit si pré-
venu en ma faveur, que, quoiqu'il eût un excellent
goût de critique, je me méfiois de ses éloges. Voulant
cependant savoir si j'avois quelque talent, je pris
BB BfADAM£ D£ 6BNUS. 213
un parti singulier pour m'éclaircir. J'étois abonnée à
\ Année littéraire de Fréron;* j'y trouvois beaucoup
d'esprit et de fort bons jugemens ; et je me décidai \
consulter Fréron^ que je ne connoissois pas du tout
personnellement. Je lui écrivis une lettre anonyme,
au bas de laquelle j'écrivis ces mots : Un jeune au-
teur. Je le suppliois de lire la comédie que je lui
confiois, et de m'en dire franchement son avis^ et
s'il me conseilloit de m'exercer dans ce genre. Je lui
demandois de mettre sa réponse avec ma pièce chez
son libraire, où je l'enverrois chercher au bout de
quinze jours. J'envoyai ce paquet chez ce même
libraire, et au bout des quinze jours il fut remis au
commissionnaire qui alla le chercher. La réponse de
Fréron fut très-polie et très-détaillée \ il me mandent
qu'il y avoit du marivaudage dans ma pièce ; qu'il
* Les critiques de Fréron sont presque toiyours justes et bien mo-
tivées. Elles firent naître d'étranges fureurs parmi les écrivains du
dix-huitième siècle. La colère est contagieuse: ou répondit aux
censures de Fréron par des injures, et il répliqua par des sarcasmes
amers et quelquefob par des jug^emens outrés. Cet honune, dont la
plume étoit aussi redoutée des bons que des mauvais auteurs, avoit
l*hnmeur douce, Tesprit enjoué, le g^ût sur et Part de présenter les
défauts d*un livre de la manière la plus piquante. Ses premières criti-
ques parurent en 1746 ; il fut plus d*nne fois arrêté dans cette péril-
leuse carrière par Vaviwité, 12 Annie littéraire alloit être inter-
rompue de nouveau, par ordre du garde des sceaux Miroménil, lorsque
Fréron mourut d*une attaque de goutte remontée, le 10 mars 1770.
Il étoit né à Qnimper, en 1719.— f iVd«e de V Editeur.)
214 MEMOIRES
voyoit quej'avois beaucoup lu Jfani/atMr^ et que je
Taimois ; qu'il me conseilloit de quitter cette imita-
tion^ d'écrire uniquement d'après mrâ-même; que
ysLYois des icléeSf de la sailUe d/ms l'esprit, et par-
desstts tout, une bonne tête, et le talent défaire un
bon plan.
Ce jugement m'a été très-utile ; il m'encouragea
beaucoup^ et il me fit renoncer sans retour ^u mari-
vaudage. Je n'ai jamais eu d'autres rapports avec
Fréron.
Lorsque l'été vint, nous allâmes à ChantUly, où
M. le prince de Condé eut des grâces toutes particu-
lières pour moi. Il se mettoit toujours à table à côt^
de moi, et me demandoit ce que je souhaitoia.que
l'on fit le lendemain ; si je désiroîs que l'on soupAt à
l'De-Sylvie ou à l'Ile-d' Amour ; où je voulois que
fût le rendez-vous de la chasse du cerf, &c. Tpute
cette galanterjie n'avoit rien de bien ijatteur : c'étoit
un essai que M. le prince de Condé faisoit toujoiu»
avec les femmes qui avoient quelque agrément : on
prétendoit que c'étoit un système d'ambition. Il
disoit qu'une jolie femme est toujours utile à quelque
intrigue, et qu'il n'y ^ qu'une seule numière de s'as*.
surer d'elle. Comme cette manière ne me convint
pas, quand j'en connus le dessein, je fis perdre à M.
le prince de Condé l'idée qu'elle pourroit réussir. De
ce moment, il devint mon ennemi^ et Vjl tG^oam
DE MADAME DE GENLIS. 215
été. M. le prince de Condé avoit alors trente-cinq
ou trente-six ans ; il étoit borgne*, mais l'œil dont
il ne voyoit pas n'avoit rien alors de défectueuxf.
Sa figure étoit mieux que mal ; il avoit quelque
chose de faux dans la physionomie, et cette physio-
nomie peignoit son caractère, qui' étoit extrêmement
dissimulé. Il avoit montré à la guerre une valeur
digne du petit-fils du grand Condé, ce qui lui don-
noit une juste considération dans Tannée. Tous les
militaires le révéroient; il a toujours joué le noble
rôle de se déclarer leur protecteur, et de solliciter des
grâces, même pour ceux qui n'étoient pas de ses ré-
gimens et qu'il ne connoissoit pas, quand ils s'adres-
soient à lui et que leurs demandes étoient justes. Ce
prince ne manquoit pas d'esprit ; il écrivoit bien, et
sa conversation, lorsqu'il étoit à son aise, étoit agré-
able ; cependant il avoit dans le grand monde de la
timidité, il parloit mal en public ; il étoit ambitieux,
mais en courtisan, et non en prince, car il n'em-
ployoit communément pour réussir que de petits
moyens et de petites intrigues qu'il auroit dû dé-
daigner. Il étoit excessivement vindicatif; il trou-
voit une sorte de plaisir dans sa haine : c'est le seul
* M. le duc, père de M. le prince de Condé, étdt borgne d*iui ac-
cident anÎTé à la chasse (Voyez, mémoireê de Dangeau) et tous ses
enfans légitimes et bâtards naquirent borgnes du même œil. Voilà un
f!edtdi£Scileà expliquer.— (iVb^e de V Auteur.)
f En vieillissant, cet œil est devenu difforme.— (iVbfe de V Auteur.)
216 MÉMOIRES
homme que j'aie vu constamment sourire lorsqu'on
lui parloit d'une personne qu'il haïssoit^ ou lorsqu'il,
la voyoit, et ce sourire étoit aSreux, rien ne peut en
donner l'idée.
M. le duc de Bourbon avoit une belle tournure, et
l'éclat de son teint lui tenoit lieu de beauté ; il a tou-
jours été rempli de bonté pour moi.
Madame la duchesse de Bourbon étoit à ce voyage,
elle avoit beaucoup de grâce, de l'esprit, des talens,
et une belle âme, mais dans les idées une singularitié
que son institutrice n'avoit nullement rectifiée, et
qui ôtoit beaucoup de justesse à sa manière de voir et
de juger. Très-prévenue contre moi par madame de
Barbantane, elle me traitoit avec une extrême sé-
cheresse ; je ne fis rien pour lui ôter ses préventions
qui durèrent jusqu'à la révolution ; ses bontés m'ont
bien dédommagée depuis de cette injustice.
J'eus l'hiver d'ensuite une grande distraction dans
mes études particulières : Gluck vint à Paris pour
y faire jouer ses opéras. Les loges du Palais -Royal
donnoient dans les appartemens du palais ; en sor-
tant de dîiier je n'avois qu'une porte de la salle à
manger à ouvrir pour être dans une de nos loges.
Cette commodité, mon goût passionné pour la mu-
sique, et le plaisir extrême de voir Gluck*, à toutes
* Sans voix, sans doigts, Gluck est ravissant lorsqu'il chante sep
beaux airs en s*accompag^nant du piano. Le génie n*a besoin ni d*^-
gprément ni de fini : du moins il peut s*en passer. Quand on est pro,
fondement touché, que peut-on désirer encore ?
DB MADAMB DB GBNLIS. 217
les répétitions^ se mettre en colère contre les acteurs
et les musiciens, et leur donner à tous d'exoellentes
leçons, me faisoit passer toutes mes après-diners
dans une loge; ensuite je voulois voir les représenta-
tions, de sorte qu'une grande partie de ma vie s^écou-
loit à l'Opéra. Gluck venoit deux fois la semaine avec
M onsigny, M. de M ouville, et Jarnovitz, le célèbre
violon,* faire de la musique chez moi ; il me faisoit
Glnck parloit de Piccini arec Justice et simplicité. On sent qne
c^est sans ostentation qa*il est équitable; cependant il disoit que si
le Edanul de Piccini réussissoit, il le referoit. Ce mot est remar-
quable, mais il est d*nn genre qui ne me plaira jamais ; un langage
constamment modeste est de si bon goût !^ (Souvenirs de Félieiê.)
On doit en musique, à Glnck, une invention de génie dont on n*a
pas assez profité ; c*est, dans les morceaux pathétiques, de faire
exprimer par les accompagnemens ce que Fâme éprouve, lorsque les
piffoles cherchent à le dissimuler, comme par exemple dans son
Iphigénie en Tawride^ lorsqu*Oreste, après son parricide, tombe dans
un assoupissement d*accablement, et, se réveillant tout à coup, dit :
Le calme reniBâi dim» sum àme, Gluck a mis dans Taccompagnement
une agitation sourde, une extrême turbulence; on croit entendre les
reproches terribles, et les menaces effrayantes de la eonsdence et
des furies. Aussi, à la première répétition, les musiciens de Tor.
chestre représentèrent à Gluck qu*un tel accompagnement ne pour-
Toit convenir à ces paroles : Le calme rene^t dan* num àme. ** Il
ment ! il ment ! s'écria Gluck. Il a tué sa mère ! . .**— (iV: de VAui.)
• Issu d*une famille italienne et né à Paris, le véritable nom de ce
violon célèbre est Oiomovicki. Après avoir joui en France^ pendant
plus de dix années, d*une très-grande vogue, il passa en Allemagne,
lut pendant assez long-temps attaché à la chapelle du prince royal de
Prasse, visita Vienne, Saint-Pétershoni^, et d^autres grandes villes>
excitant partout un égal enthousiasme. Le caractère de ce musicien
TPMEII. 10
21B M^MOIllSS
chanter tous ses beaux airs^ et jouer sur la. harpe
ses ouvertures, entre autres celle d'Iphigënie, que
j'aimois avec enthousiasme. On imagine bien
que je me déclarai Gluckiste, et que je me moquai
de toutes les disputes sur Gluck et Kccini des gens
de lettres, qui ne savoient pas un mot de musique î
ce qui me fit mes premiers ennemis dans la littéra-
ture, car j'étois dans la société une autorité en mu-
sique^ et les littérateurs Gluckistes ne me pardon-
noient pas, étant de mon parti, de me moquer
d^eux; mais ils défendoient Gluck si ridiculement,
que je ne les épargnois pas plus que les autres. Je
sentis enfin, au mois de mars de cet hiver, que la
musique, Gluck et l'Opéra, prenoient beaucoup trop
d'ascendant sur moi. Comme il m'a toujours paru
qu'il est moins difficile de renoncer tout*à-£edt, que
de se modéreTy je fis vœu de ne plus aller à l'Opéra
et aux spectacles que lorsque je serois forcée, par ma
place, d'y suivre madame la duchesse de Chartres, ce
étoit fort original : parmi un grand nombre de traits sing^liérsy Je
cboisis celni-ci.- Un marchand de musique chez lequel il avoit cassé,
par mégardcy un carreau de Titre, de la valeur de 30 sous, n*ayant
pas à lai rendre la moitié du petit écu que lui présentoit Jamowitz,
alloit sortir pour en chercher la monnaie. Ce iCett pas la jw'iie,
ditlemusicieD, je vais compléter la eomme^ et il cassa un antre
carreau..
Jamowitz est mort subitement à Saint-Pétefsbourg en 11S04. II
a composé un petit nombre de concertos de violon et quiBkjptes
syn^honies.-^iVolSe de VEditeur )
DB BfADAMK DB GBNLIS. 219
qui arriva rarement, parce que mes compagnes ne
demandoient pas mieux que de me remplacer dans
ce cas. Ce fut pour moi un très-grand sacrifice, car
j'ai été parfEiitement fidèle à ce vœu. Je voudrois
bien aujourd'hui que la religion me l'eût fait faire,
mais ce fut uniquement le goût de l'étude et la vanité
de me distinguer qui me firent prendre cette réso-
lution.
Je vis, dans cette année, le comte de Béniouski^,
très-fameux par son exil en Sibérie, et la manière
dont il se sauva, mettant dans sa confidence, quarante
de ses compagnons, en persuadant à chacun en parr
ticulier qu'il étoit son seul confident, de manière
que le secret fut parfaitement gardé, chacun s'en
croyant l'unique dépositaire. Il me conta toutes ses
aventures, qui ont fourni le sujet d'un drame qui eut
beaucoup de succès en Allemagne, et que j'ai vu de-
puis jouer à Hambourg. J 'eus l'occasion, l'automne
• Beniouski s^étoit échappé du Karnschatka,^ au mois de
«lai 1771: il vint en France en 1772, après avoir abordé
au Japon, à Tile Formose, et à Macao en Chine. Les aven-
turea de ce magnat des royaumes de Hongrie et de Pologne sont s
nombreuses quMl est permis d*en révoquer en doute une bonne par-'
tie. Le nombre de celles dont Pauthoiticité semble incontestable,
est encore assez grand. Le caractère en est assez bizarre pour mé.
riter à Beniouski Thonneur qu^on lui fi fait de le prendre pour le
héros de plusieurs romans et de plusieurs pièces de théâtre. Né
dans le comté de Nitria, en Hongrie, il fut tué à Madagascar, le 23
mai 17S4, dans un combat qu'ail soutint contre des soldats français.-—
.(NoêedtrJBdUeur.)
10*
c
220 MEMOIRES
suivant, de rendre un grand service au chevalier de
Durfort, voici comment : il étoit chevalier de Malte
et pouvoit posséder des bénéfices ; un ecclésiastique
de ma connoissance vint m'avertir qu'il y en avoit un
vacant de quinze mille livres de rentes, à la nomina-
tion, je ne sais comment, de M, le comte d*Artois,
et que, s*il étoit demandé tout de suite, le chevalier
l'auroit. La cour étoit à Fontainebleau, j'envoyai
sur-le-champ un courrier à M. le duc de Chartres,
pour lui rendre compte de ce fait. M. le duc de
Chartres, sans perdre un instant, fit la demande, ob-
tint le bénéfice, et annonça la chose au chevalier de
Durfort, qui étoit à Fontainebleau, en lui montrant
mon billet. Le chevalier de Durfort, qui n'étoit pas
riche, fut comblé de joie d'obteivir une grâce si inat-
tendue, qui ne lui avoit même pas coûté une sollici-
tation ; il m'écrivit une lettre remplie de reconnois-
sance, dans laquelle il m'appeloit sa bienfaitrice. II
a été en effet très-reconnoissant pendant sept ou huit
ans, ensuite il est devenu mon ennemi : on verra que
je n'ai pas donné lieu à ce changement.
Madame la comtesse du Nolstein entra au Palais-
Royal dans ce temps ; elle avoit quinze ans, un joli
visage, mais de vilains pieds, des mains affi*euses par
leur grosseur, leur forme et leur rougeur ; elle étoit
fille de madame de Barbantane, et avoit été élevée au
couvent avec madame la duchesse de Bourbon, qui,
en sortant de Panthemont, refusa positivement de la
DB MADAMU DE GBNLIS. 221
prendre pour dame. On dit dans le monde, et l'on
crut généralement que madame la duchesse de Bour-
bon n'en avoit point voulu, par envie de sa jolie
figuré, chose d'autant plus évidemment injuste,
qu'elle prit à sa place une dame beaucoup plus jolie
que madame du Nolstein ; mais on n'en déclama pas
moins contre l'ingratitude de refuser la fille de sa
gouvernante. Madame la duchesse de Bourbon ne
put ignorer tout ce déchaînement ; elle eut l'extrême
honnêteté de ne dire, à personne au monde la vérita-
ble cause de son refus, elle ne l'a dit que quatorze
ou quinze ans après, lorsque madame du Nolstein
fut enfermée dans un couvent à Nancy. Madame la
duchesse de Bourbon avoit pour témoin du fait
qu'elle raconta la princesse Louise de Condé, sa
belle-sœur, qui avoit gardé le même silence. Ma-
dame du Nolstein devint sur4e-champ au Palais-
Royal ma plus ardente ennemie 3 elle m'a fait beau-
coup de mal; j'ai vu d'elle d'étranges choses,
je n'en parlerai point ; ses plus terribles aventurea
n'ont été que trop connues du public, mais la sincé-
rité de sa pénitence impose le devoir de ne les point
retracer.
Sa conduite dans son couvent, pendant un asse^
grand nombre d'années, fiit si édifiante et si parfaite,
qu'elle nelsdssa aucun doute sur sa conversion. Elle
fit, pendant tout ce temps, le maigre perpétuel, ob-
servé dans les ordres les plus austères 3 elle vendit.
222 MÉMOIRES
au profit des pauvres, quelques bijoux qui lui fes-
toient et toute sa garde-robe; elle acheta, pour elle,
du linge grossier et une robe de bure ; elle n'a poûit
eu d'antres vétemens jusqu'à sa mort. M. du Nol'-
stein, le plus loyal et le plus vertueux des hommes,
lui faisoit une pension de six mille francs, «t^yoit
en outre' sa nourriture et son logement ; madamie du
Nolstein se réserva tout au plus cent écus potir son
entretien, et elle fit constamment distribuet le reste
aux pauvres, à l'exception des matériaux nécessaûres
qu'elle fiEÛsoit acheter pour faire de ses doigts différens
ouvrages qu'elle donnoit à l'église; elle étoit ex-
trêmement adroite ; elle consacra entièrement ce ta-
lent à la religion. Quand les religieuses, à la révo-
lution forent chassées de leurs asiles, M. du Nobtein,
après le règne de la terreur, vint prendre sa fenmie
et la conduisit dans une terre qu'il possédoit à une
grande distance de Paris. Madame du Noktein le
conjura de lui permettre d'y vivre comme dans son
couvent ; elle y mourut au bout de dix-huit inois^
conservant sa tète jusqu'au dernier moment de soii
existence : elle se fit mettre sur la cendre lorsqu'elle
se sentit à l'agonie, et ce fut ûnsi qu'après avoir ex-
pié tous ses égaremens elle rendit le dernier soupir !
J'ai oublié de dire que lorsqu'elle fiit chassa
de son couvent ainsi que toutes les religieuses, elle
alla sur-le-champ se retirer à un cinquième -étage,
chez des pauvres dont elle avoit soulagé la ïnU
DE MADAME DB GBNLIS. 223
sère; elle y resta jusqu'après la mort de Robes-
pierre.
Je vayois très-souvent M. de Fleurieu*, qui a été
depuis dans le ministère 3 il me remit à Tétude de
Titalien^ qu'il savoit parfaitement^ et dont, malgré
toutes ses occupations, il eut l'extrême bonté de me
donner régulièrement des leçons deux fois la semaine,
pendant six mois. Je n'ai jamais connu personne
d'un caractère aussi obligeant; iLétoit d'une adressa
extrême, il savoit faire des montres conmie un horlo-
ger ; il se chargeoit de nettoyer et de raccommodeir
celles de ses amis ; en outre il toumoit, et il faisoit
d'ailleurs mille jolies choses. Uu jour, qu'il arriva
chez moi, il me trouva occupée à faire garnir de
fleurs, en ma présence, par ma femme de chambre^
et une fille de boutique de ,ma marchande de modes^,
une robe que je voulois absolument avoir pour le len->
demain. Comme j'étois fort indécise sur la forme et
t Le comte de Fleorieu fut ministre de Ut marine sous lioniBXVI.
Ses parens le destinoient à Tétat ecclésiastique^ son g^t le porta
Ters la marine; il inventa les horloges marines et contribua aux pro
grès de la navigation par les expériences quHl jfit et la publicité qu*il
donna à ces expériences. Il resta peu de temps au ministère;
Louis XVI l'y appela le 27 octobre 1790» et six mois après il donna
sa démission ; c'est alors qu'il fut nommé gouverneur du dauphin:
les événemens de 1792 le forcèrent â se retirer. Il a publié plu-
sieurs ouvrages et laissé en manuscrit le commencement de l'histoire
générale des navigateurs de tous les peuples. Né ^ Lyon en l7dS>
mort à Paris le IS août lS10.-^iVol« 49 P Editeur,)
224 MÊMOIRKII
le dessin de la garniture, M. de FleurieU donna soù
avis, qui prévalut ; ensuite il se mit à l'ouvrage, tail-
lant, cousant aussi bien que la meilleure ouvrière, et
tout cela avec un sérieux et une simplicité qui me
faisoient rire aux larmes; il me grondoit de cette
gaieté, en disant que cela nous faisoit perdre du
temps. J'avois fait fermer ma porte, et nous tra-
vaillâmes avec acharnement depuis sept heures du
soir jusqu'à une heure après minuit, avec le seul re-
lâche d'un petit souper, qui ne dura pas un quart
d'heure. La robe fiit achevée $ elle eut le lendemain
le plus grand succès, tout le monde la trouva char-
inante. Il y a eu dans la vie de M. de Fleurieu une
singularité remarquable : il a été successivement
amoureux de trois femmes formant trois générations 5
d'abord, dans sa première jeunesse, d'une personne
beaucoup plus âgée que lui ; ensuite de sa fille, qui
épousa M. de Mondorge (oncle de M. de Fleurieu).
Cette passion fut très-malheureuse. Madame de
Mondorge, devenue veuve, se remaria à M. le mar-
quis d' Arcamballe ; elle eut une fille que vit naître
M. de Fleurieu. Aussitôt qu'elle eut atteint l'âge où
l'on peut être mariée, M. de Fleurieu eh devint
amoureux, et l'épousa. C'est une constance de^Zio-
tion dont je ne connois pas d'autre exemple.
J'avois pris aussi un maître de langue anglaise ;
et, comme j'avois une très- grande mémoire, je li-
sois couramment les poètes au bout de cinq mois. Je
DE MADAME DE GBNLIS^ 225
ne perdois pas un moment; quand j'allois à Vers^dl-
les^ je m^arrangeois pour y aller communément toute
seule^ afin de pouvoir lire en voiture. J'écrivois
tous mes extraits dans des petits livres blancs ; j'en
portois toujours un sur moi^ afin de lire quelque
chose dans les petits momens perdus. Je n'ai ja-
mais laissé échapper une occasion de faire parler
ceux que je rencontrois sur les choses qui pouvoient
m'instruire, les étrangers sur leur pays, les voya-
geurs sur leurs voyages, les artistes sur leur art, &c.
De cette manière, j*ai tiré un parti fort utile de beau-
coup de gens ennuyeux d'ailleurs; et j'écrivois le
jour mâme tout ce que dans ces^ entretiens je recueil-
lois d'intéressant ou de nouveau pour moi. J'avois
entendu conter que M. d'Aguesseau avoit fait en
plusieurs années quatre volumes in-4o., en em-
ployant douze ou quinze minutes tous les jours,
que madame d'Aguesseau mettoit constamment
à se rendre dans la salle à manger, depuis l'an-
nonce du dîner. Je profitai de cet exemple.
L'heure du dîner du Palais-Royal étoit fixée à deux;
heures, mais madame la duchesse de Chartres n'étoit
jamais prête qu'un quart d'heure après, et, quand je
descendois à l'heure convenue, il falloit toujours at-
tendre quinze ou vingt minutes. Je chargeai un
valet de chambre de venir m'avertir quand elle pas-
soit dans le salon. J'étois toute prête à deux heures
précises; et, jusqu'au moment où l'on venoit me
lO**
226 MÉMOIRBS
chercher^ j'employois ce temps à écrire à main po-
sée, d'une écriture très-^fine, un choix de vers de dif-
férens auteurs, ce qui avoit formé, quand je suis sor-
tie du Palais-Rojral, un recueil de mille vers, qui est
très-curieux, puisqu'il commence par les vers les
plus gothiques et les plus anciens que nous ayons.
Ce recueil, qui n'a point été perdu, est aujourd'hui
entre les mains de madame la comtesse de Choiseul
(née princesse de BauSremont). J'avois épuisé en
trois ans la bibliothèque du chevalier de Durfort. Je
fis connoissance avec l'abbé des Aulnais, premier
bibliolliéci^e de la Bibliothèque du Roi 5 il a eu pour
moi pendant six ans la plus grande obligeance, m'in-
diquaiit et me prêtant tous les livres qui pouvoient
m'instruire, et même des manuscrits. J'ai trouvé,
dans son amitié et dans sa conversation une source
destruction qui m'a été de la plus grande utilité.
J'allois souvent lui faire des visites à la bibliothèque,
dont il me montroit les livres les plus curieux. Il me
fit fiedre connoissance avec un savant, nommé M.
d'Âimeri, qui demeuroit sur le Palais-Royal, et qui
avoit une superbe collection de médailles antiques,
et en outre la plus belle collection de miniatures en
émaily de Petitot, qui, après sa mort, fut Achetée
par le roi. J'allois aussi, à peu près tous les qtdn^
jours, au Jardin du Roi, voir mon amie mademoi-
selle Thouin, qui me menoit dans le cabinet d'his-
toire ni^tureUe, et dans les serres, où l'on m'expliquoit
DS MADABiB DE GENLIS. 227
toutes ces merveilles de la nature. Un jour qu^
j'étois avec elle et M. Thouin, son frère, dans les
serres, j Y ▼is arriver un jeune homme de quatorze
ou quinze ans, d'une figure charmante, qui, venant à
moi, me dit que son père a voit un désir passionné
que j'allasse chez lui, pour me faire voir deux ou
trois petits animaux singuliers qui n'étoient pas
dans la ménagerie, et ce père étoit M. de Buffon« Je
fus ravie de cette prévenance d'un honuue dont
j'admirois tant les ouvrages, et je devois cette bien-
veillance à tout ce que mademoiselle Thouin avoit
dit de moL Le jeune BufFon me donna la main, et
me conduisit chez son père, qui me reçut avec une
cordialité et une grâce de bonhomie qui achevèrent
de me gagner tout-à-fait le coeur. Depuis ce jour,
il vint me voir au Palais-Royal, au moins une fois
par mois; j'allois dîner chez lui tous les dix ou douze
jours ; j'y arrivois d'assez bonne heure pour le trouver
seul : nous ne parlions jamais que de littérature, et
je le questionnois sans relâche sur la manière d'é-
crire et sur le style. Une chose très-extraordinaire
c'eist que M* de Buifon, dont le style est si har^*
monieux, n'aimoit pas kt poésie, et n'étoit pas sur
ce point un vrai connoisseur. Fénélon, écrivain
moins parfait, mais dont le style a tant d'harmonie,
offiroit la même singularité. M. de Buffon m'a dit
qu'il n'a commi^oé à écrire comme auteur, et à éti-e
228 MÉMOIRES
remarqué; qu'à Tâge de quarante-quatre ou quarante-
cinq ans; son admirable talent s'est soutenu dans
toute sa force jusqu'à la fin de sa longue carrière.
Je vis chez lui beaucoup de savans et d'auteurs,
entre autres les infortunés Bailli et Hérault de Séchel-
les^, et M. de Lacépèdef, si recommandable par son
savoir^ son esprit et son caractère : d'ailleurs chez
moi je ne voyois point de gens de lettres, à l'exception
de M. de Sauvigny, et de Dorât;]:, qui dè& lors, se
* Le r61e politique joué par Hérault de Séchelles a fait oublier
quelques opuscules littéraires dont il est Tauteur. Le plus
remarquable et le moins honorable est une Théorie de V Ambition
publiée en 1802, par M. Saignes. On a dit que pour composer un
tel ouvrage il falloit peu d^esprit et point de cœur;
Né à Paris en 1764 Hérault de Séchelles périt sur Téchafaud
en 1794.— (iVbftf de r Editeur.)
t ElèvedeBuffonet de Daubenton, M. de Lacépède dut à ses
maîtres la place de garde des cabinets du jardin des Plantes quMl
occupoit encore au commencement de la révolution. Il s'est montré
digne d*étre lé continuateur du Pline français, et Ton peut consi-
dérer l'Histoire des quadrupèdes ovipares et des serpens, THistoire
des poissons et THistoire des cétacées comme étant la suite de là
grande Histoire naturelle de BuiTon. M. de Lacépède est auteur
de plusieurs autres ouvrages, au nombre desquels on remarque
deux romans et une poétique de la musique. Ce savant naturaliste
est né en 17&6, à Cagen, d'une famille noble. — (Note de V Editeur. J
t 0orat, poète essentiellement galant, s'étoit fait le chantre
de toutes les femmes qui, par leur naissance, par leurs charmes
on leurs talens, avoient quelque célébi^ité. Soutënt, sans les
tonnottre, il leur adressoit des éloges. — {Note de VEditeur.)
DE BIADAMB DE GENLIS. 229
mouroit de la poitrine. Il venoit quelquefoiâ me
voir^ parce que je Tavois connu à Soissons où je
l'avois vu chez l'intendant^ M. Lepelletier-de-Mor-
fontaine, et où, dans des fêtes que l'intendant m^avoit
données, il avoit fait pour moi de fort jolis vers,
chose dont une femme conserve toujours quelque
reconnoissance. Cependant ce n'est pas ce senti-
ment, mais c'est la justice qui me fait dire qu'on
a jugé trop sévèrement son talent; il avoit sans
doute quelquefois de l'afféterie; sa manière n'étoit
pas celle d'une bonne école, mais il avoit souvent de
}a grâce, de la finesse, et toujours beaucoup d'esprit.
Outre ses poésies et ses comédies, il a fait un roman
en lettres, qui n^a eu aucune réputation, qui est
tout-à-fait oublié, et qui néanmoins n'est assuré-
ment pas sans mérite. On en a beaucoup loué, de
nos jours, qui sont très-inférieurs à cette production^
Si Dorât* existoit aujourd'hui il seroit de l'Aca-
* Trop souvent dans ses poésies légères il a passé tootes les
bornes prescrites à ce genre, et particulièrement dans ses Epitres
à mademoiselle Fanier, soubrette de la Comédie Française. Dans
les vers qu*il lui adresse, il substitue toi\jours le mot coquine à
Texpression friponne^ employée jusqu^alors par les poètes qui
s^adressent aune coquette. Il est bien extraordinaire que Dorât
qv^i avoit tant de finesse, qu'elle dégénéroit souvent en afiéterie
ait pu regarder comme une gentillesse une semblable g^ssièreté.
Quand on manque de naturel, quelque esprit qu'on puisse avoir,
il est impossible de se préserver des écarts du mauvais g^ût.(— iVbfe
#20 VAuiewr')
330 MéMOIRBS
demie, et il auroit un grand nombre d'admira-
teurs*.
Dans ce même temps J.-J. Rousseau, qui profi-
toit de la permission que j'avois obtenue pour lui,
partageoit seç journées entre le Jardin des Plantes
et Mouceaux ; il me fit faire encore beaucoup d V
vftnces par mademoiselle Thouin, qui me répéta
qu'il consenroit un désir passionné de me revœr ;
quoiqu'au fond de l'âme je l'aimasse toujours, je fus
inflexible dans mes refus.
Mes diverses occupations me consoloient des mé-
chancetés que j'éprouvois sans cesse au Palais-
Royal ; cependant, malgré la haine qu'on ayoit pour
* Rhnlières, plus que tout autre, poursuivit Dorât de ses mor-
dantes épigrammes. Voici celle qu'il lui décocha après aroir lu le
poemè àeVInocultUion :
Je les ai lus, avec plaisir.
Ces vers, fruits de vos loogiies veilles;
Maklenr longue cadence est pénible à saisir,
Pour qui n'est pas doué d'assez longues oreilles.
La collection des œuvres de Dorât forme 22 volumes in-8°. ; elles
se composent de traductions, de lettres, de 'fables, d'héroïdes, '
d'odes, d'épitres, de poèmes bucoliques, didactiques, erotiques, de
comédies, de tragédies, et renferment, par conséquent, ?ingt fois
plus de titres qu'il n'en faut ai^jourd'hui pour être admis à siéger
dans le sénat académique. Cet homme, qui a loué tant de ^ns, et
f|iit tant de madrigaux, avoit un nombre infini de détracteurs.
Dorât, né en 1734, est mort en 1780. — {Noie de V Editeur,)
DB MADAMB BE GENLIS. 231
moi^ on venoit sans cesse me prier de demander au
prince et à la princesse les choses qu^on désiroit.
J'avoue que rien ne m'a plus flatté dans ma vie que
cette étonnante confiance dans la générosité de mon
caractère^ et je n'ai jamais cessé un moment de
prouver que je la méritois. Cette conduite est sublime
quand la religion la donne; quand c'est la vanité^
elle est toujours noble ; mais elle seroit absurde si
elle étoit le fruit d'un calcul pour adoucir l'envie ; on
ne désarme point l'envieux^ les succès mêmes qu'il
obtient par l'entremise de l'objet de sa haine ne
peuvent que l'irriter et l'humilier profondément. Il
est vrai que dans ces sollicitations on commençoit
toujours par de petites apologies et de grandes
louanges sur ma douceur et ma bonté naturelles : je
n'étois nullement la dupe de ces faussetés^ mais mon
amour-propre étoit vivement flatté de ces espèces
d'hommages. J'éprouvois aussi une joie maligne^
en voyant des personnes si hautaines^ qui ne par-
loîent que d'élévation d'dme et de noblesse de sentie
mensy s'abaisser ainsi tête-à-téte devant moi. Je
me vengeois à ma manière^ en les écoutant sans leur
fûre de reproches, et en faisant ce qu'elles dési-
roient.
En 177^ Louis XV mourut: l'infortuné Louis
XVI monta sur le trône, ce qui donna' d'abord l'idée
que le Palais-Royal alloit jouir d'un grand crédit,
parce que madame la princesse de Lamballe,' intime*
232 MÉMOIRES
ment liée avec M. le duc et madame la duchesse de
Chartres^ étoit favorite de la nouvelle reine. Madame
de Lamballe étoit extrêmement jolie, et, quoique sa
taille n'eût aucune élégance, qu'elle eût des mains
aiFreuses, qui; par leur grosseur, contrastoient singu-
lièrement avec la délicatesse de son visage, elle étoit
charmante sans aucune régularité] son caractère
étoit doux, obligeant, égal et gai, mais elle étoit
absolument dépourvue d'esprit ; sa vivacité, sa gaieté
et son air enfantin cachoient agréablement sa nullité;
elle n'avoit jamais eu un avis à. elle, mais dans la
conversation elle adoptoit toujours l'opinion de la
personne qui passoit pour avoir le plus d'esprit, et
c'étoit d'une manière qui lui étoit tout-à-fait particu-
lière. Lorsqu'on discutoit sérieusement, elle ne par-
loit jamais, et feignoit de tomber en distraction, et
tout à coup, paroissant sortir de sa rêverie, elle
répétoit mot à mot, comme d'elle-même, ce que
venoit de dire la personne dont elle adoptoit l'opi-
nion, et elle affectoit une grande surprise lorsqu'on
croyoit lui apprendre que l'on venoit de dire la même
chose, elle assuroit qu'elle ne l'avoit pas entendue.
Elle faisoit ce petit manège avec beaucoup d'adresse,
et j'ai été assez long-temps à m'en apercevoir. Elle
avoit d'ailleurs beaucoup de petits ridicules qui n'é-
toient que des affectations puériles ; la vue d'un
bouquet de violettes la faisoit évanouir, ainsi que
l'aspect d'une ^crevisse, ou d'un homard, même en
DE MADAME DE 6ENL1S. 233
peinture ; alors elle fermoit les yeux, sans changer
de couleur» «t restoit ainsi immobile pendant plus
d'une demi-heure, malgré tous les secours qu'on
s'empressoit de lui prodiguer, quoique personne ne
crût à ces prétendus évanouissemens. C'est ainsi
que je l'ai vue, en Hollande, s*évanouir dans le
ci&binet de M. Hope, après avoir jeté les yeux sur un
petit tableau flamand, qui représentoit une femme
vendant des homards. Une autre fois à Crécy,
chez M. le duc de Penthièvre, après souper, j'étois
à côté d'elle, assise sur un canapé, mademoiselle
Bagarotti* contoit des histoires de revenans, lors-
qu'on entendit dans l'antichambre un valet de
chambre bâiller à haute voix, apparemment en se ré-
veillant. Madame de Lamballe affecta un tel mouve-
inent de frayeur, qu'elle tomba évanouie sur moi, ce
qui dura si long-temps, qu'on alla réveiller M. Gué-
lïault, chirurgien de M. le duc de Penthièvre, qui ac-
courut précipitamment en robe de chambre. Comme
t:et évanouissement ne finissoit pas, et que j'avois
grande envie d'aller me coucher, je proposai bien
haut à M. Guénault, qui étoit un imbécile, de saigner
du pied la princesse, bien certaine qu'elle rèviendroit
de ^on évauouissement avant la saignée ; M. Gué-
* Le cheyalier de Bouflers a fait une chanson plaisante sur cette
demoiselle Bagarotti. En mourant, elle laissa beaucoup de dettes,
ses meubles ne suffirent pas pour les payer. La* princesse de Conti,
qui TaToit beaucoup aimée, donna les quarante mille francs qu)
manquoient pour les acquitter.— ^-^'"'^ ^ VMditeur.J
234 MBMOIRBS
nault objecta qu'il faudroit peut-être attendre encore^
à cause du souper; j'afiBurmai que j'avois remarqué
que la princesse n'avoit presque rien mangé. A ces
mots, sans hésiter, M. Guénault commanda de l'eau
chaude, et, d'un air triomphant, car saigner la prin*
cesse étoit pour lui un glorieux exploit, il proposa
d'aller réveiller M. le duc de Penthièvre, qui alloit
toujours se coucher avant nous, nuds je m'y
opposai. Enfin le seau d'eau chaude arriva; M.
Guénault s'armoit de sa lancette, lorsque la princesse
reprit inopinément toute sa connoissance. Je lui ai
vu faire mille fois des scènes de ce genre. Et, par la
suite, lorsque les attaques de nerfs périodiques, sui»
vies d'évanouissement, devinrent à la mode, ma*
pâme de Lamballe ne manqua pas d'en avoir de
régulières deux fois la semaine, aux mêmes jours et
aux mêmes heures, pendant toute une année. ' Ces
jours-là, suivant l'usage des autres malades de cette-
espèce, M. Saiffert, son médecin, arrivoit chez elle
aux heures convenues; il frottoit les tempes et les
mains de la princesse d'une liqueur spiritueuse, en*-
suite il la faisoit mettre dans son lit, où elle restoit
deux heures évanouie. Pendant ce temps ses amis
intimes, rassemblés ce jour-là formoient un cercle
autour de son lit, et causoient tranquillement jusqu'à
ce que la princesse sortit de sa léthargie. Telle étoit
la personne qui eut sur l'esprit de la reine un suprême
ascendant pendant les commencemens de son règne.
9E MADAMB DB GENLIS« 235
Quand elle étoit absente de la cour^ elle écrivoit à la
reine, qui enfin montra ses lettres ; on se moqua du
style et de Torthographe, et madame de Lamballe
perdit toute sa faveur ; mais elle conserva la place de
surintendante de la maison de la reine, place recréée
pour elle; il n^ avoit point eu de surintendaute à la
cour depuis mademoiselle de Clermout.*
Le roi, dans la première année de son règne, alla à
Marly pour s'y fidre inoculer. Toutes les princesses
furent de ce voyage, et j'y aUai avec madame la
dudiesse de Chartres. Le voyage fat très-brillant, et
* Onoique Je D*aie point ea rhonoenr d*étre ramie de madame la
princesse de Lamballe, c^est à regret que je parle de ces petites foi-
blesses qui ont sans doute quelque chose de ridicule j mais lorsqu'on
écrit ses mémoires et qu'on parle des contemporains remarquables^
on deyient historien et Ton ne doit point omettre alors les détails
les pins minutieux qui peuvent faire connottre le caractère
et le g^re d'esprit de ces g^rands personnages, surtout lorsque ces
détails donnent en même temps une idée générale des mœurs de la
société, et il est certain que les évanouisêemen» périodiques furent
une mode â cette époque. Il est très-remarquable que dès lors les
ambitions et ies prétentions s'exaltoient progressivement d'une ma»
nière surprenante et dans tons les genres. Nos g^nd's-mères, qui
ùe pou?oi«it attirer shr elles l'attention que par des puérilités, se con-
tentoiebt de parottre effirayées à la vue d'une araignée, d'une souris,
d'une cbattve-souris, etc. Mais, quarante ans après, on voulut
étonner, épouvanter, on eut des maux extraordinaires, de si terribles
convulsions qu'il fallut matelasser les chambres à coucher, des at»
taques ^riodiques, etc. Madame la princesse de Lamballe ne
donna pas du moins la première l'exemple de ces folies, et lorsqu'elle
Ut suivit, elle choisit la plus douce de ces maladies, die n'eut Jann^
de c&nvuisions^^yote de, V Auteur J
236 MKMOIRRS
je m'y amusai beaucoup. J'y courus mi très-grand
danger, ainsi que madame la duchesse de Chartres.
Un jour nous étions au rez-de-chaussée^ assises à
côté l'une de l'autre sur un canapé, au-dessus duquel
étoi% derrière nous, une grande glace. Nous nous
trouvions en face d'une porte qui donnoit sur la ter-
rasse. M. le duc de Chartres et M. de Fitz-James
s'amusoient à tirer au blanc, au pistolet chargé à
balle ; ils étoient placés vis-à-vis nous, mus nous
tournant le dos. Une balle, allant frapper une statue
de marbre, fut renvoyée par ricochet dans nott^
salon, et cassa, à deux doigts de nos tètes, la glace
qui étoit derrière nous.
On m'avoit d'abord logée à Marly dans une
chambre assez vilaine, et qui n'étoit séparée que par
une mince cloison du logement de madame de Val-
belle,* dame du palais, de sorte que nous nous enten-
dions mutuellement d'une manière fort incommode^
surtout n'ayant ensemble aucune liaison. En ren-
trant chez moi les soirs, après souper^ je fedsois
* Le comte de Valbelle d^une famille distmgaée de Proyence,
quitta la carrière militaire pour se livrer à la littérature ; il laissa un
log^ de 24,000 livres, une fois payées, à TAcadémie française, afin
qii*elle diposât, tous les ans, du revenu de ce capital en faveur d*an
homme de lettres. M. de Valbelle mourut en 177S, et Tannée sui*
vante, le jour de la Saint-Louis, son buste, fait par Houdoo, fut ex-
posé aux yeux du public, avec cette inscription : Jowjfit^-AlphtmM^
Omer^ comte de Valbelle^ bienfaiteur dee lettrée, D^Alembert fit
son éloge qui fut moins applaudi que le buste.^iV. de VEditJ
DE MADAME DE GENLIS. 237
communément de la musique deux bonnes heures
avant de me coucher. Un soir, entre onze heures
et minuit, que, suivant ma coutume, je jouois de la
harpe, et que je déchiffi*ois une sonate, M. d'Avaray,
•à ma grande surprise, entra tout à coup dans ma
chambre, et vint me dire tout bas que la reine étoit
chez madame de Valbelle, pour m'entendre jouer de
la harpe. Aussitôt je me mis à jouer tout ce que je
savois le mieux en pièces et en morceaux de chant,
ce qui dura une heure et demie sans interruption,
car j'attendois que le mouvement dans la chambre
voisine m'apprit que la reine s'en alloit ; mais le
silence y étoit absolu. Enfin, réellement fatigué, je
m'arrêtai. Alors on m'applaudit très-vivement et à
plusieurs reprises; et M. d'Avaray vint me remercier
de la part de la reine, et me dire en son nom mille
choses obligeantes. Elle me les répéta le lendemain
quand j'allai faire ma cour. Elle fut si satisfaite de
ma harpe et de mon chant, que j'eus dans ce moment
toute facilité de me faire admettre dans son intérieur,
en consentant à jouer dans ses petits concerts parti-
culiers, où elle-même chantoit. J'aurois été secondée
par madame de Lamballe, qui me le conseilloit : mais
j'avois assez de chaînes pour n'en pas désirer d'au-
tres : celle-là m'auroit pris un temps énorme, et eDe
auroit par conséquent bouleversé toutes mes études,
qui ont toujours fait tout le véritable charme ou toute
la consolation de ma vie. Ainsi, je ne laissai faire
238 BiSMOIRBS ^
aucune démarche à ce sujet. Au bout de qidnze
jours^ on m'annonça que je serois logée dansTun des
charmans pavillons du jardin. Ce psnllon^ pareil
aux autres, contenoit deux logemens, Tun, très-beau,
aurez-de-chaussée, et l'autre, fort inférieur, au-des*-
sus, mais très-joli. Ce fut celui-là qu'on me donna;
M. le prince de Condé occupoit l'autre. Aussitât
qu'il sut que j*allois venir dans ce pavillon, il se hâta
de déménager et de prendre le petit appartement pour
me laisser le plus beau, que, malgré ma respectueuse
résistance, il me força d'accepter. Je n'étois pour-
tant plus dans ses bonnes grâces; mais telle étoit
alors la politesse avec les femmes*
Je voyois de tepips en temps ma tante, qui me
traitoit fort bien, quoiqu'elle ne m'aimât plus ; il lui
prit envie de faire le vojrage de Hollande ; ma fille
aînée étoit malade, et il me fut impossible d'accepter
cette proposition. Je lui envoyai un bulletin sur
l'état de ma fille, mais elle ne s'en persuadapas moins,
avec la plus grande injustice, que la santé de ma
fille n'étoit qu'un prétexte pour ne pas la suivre, elle
en conserva le plus violent ressentiment. Ce fut
Tannée d'ensuite, 177^9 ^S^^ j^ persuadai à madame
la duchesse de Chartres et à madame de Xamballe de
faire ensemble ce même voyage de Hollande^ qui se
passa avec tout l'agrément imaginable, ce qui acheva
d'exalter moii goût naturel pour les voyages. L'an-
née qui suivit fut une des plus douloureuses de ma
DE MADAMB DE GENLIS. . 239
yie^ j'euB la rougeole, dont je fiis long-temps malade
et à la mort ; ma mère et mes enfans demeuroient au
quai des Célestins; mes enfans eurent en même
temps la rougeole, ce que l'on me cacha avec le plus
grand soin. Mon fils, enfant charmant, âgé de
cinq ans, en mourut : je vais ici conter un fait qui
fera rire de pitié les esprits forts; mais, comme j'en
ai eu dix témoins auxquels des personnes qui existent
encore l'ont entendu conter, je vais le rapporter avec
la fidélité la plus scrupuleuse. J'ignorois entièrement,
comme je l'ai dit, non-seulement que mes enfans
eussent la rougeole, mais qu'ils fussent malades,
chose, qu'il étoit très-facile de me cacher, puis-
qu'ayant moi-même une maladie contagieuse, je ne
pouvois songer à les demander. Ma mère, pour m'ô-
ter tout soupçon, s*arrachoit d'auprès d'eux tous les
jours pendant trois heures, qu'elle passoit auprès de
mon lit; j'étois gardée, d'ailleurs, par M. de Genlis,
M. de Sauvigny et M. de Saint-Martin, chirurgien
du Palais-Royal. M. de Genlis, tous les soirs à
neuf heures, sous prétexte de reconduire ma mère,
alloit au quai des Célestins passer quelques heures
avec ses enfans. Mon fils mourut à cinq heures du
matin ; le même jour, à la même heure, j'étois seule
avec ma garde, je ne dormois pas ; et, levant les
yeux vers le ciel de mon lit, dont une grande rosace
dorée occupoit tout l'impérial, je vis distinctement
mon fils sous la figure d'un ange, dont les dles bleues
240 MEMOIRES
86 desfiinoient sur la dorure, il me tendoit les bras ! ». .
Cette vision, sans me donner aucun soupçon de la
vérité, me causa l'étonnement qu'on peut imaginer ;
je me frottai les yeux à plusieurs reprises, et je vis
toujours et constamment la même figure. Ma mère,
M, de Genlis, et M, de Sauvigny vinrent à onze
heures; ils étoient accablés de douleur; je ne fua
point étonnée de leur profonde tristesse, je savois que
j'étois malade de manière à donner une grande in-
quiétude. Comme il m'étoit impossible de ne pas
regarder à toutes les minutes au ciel de mon lit, et
avec un tressaillement involontaire, on me demanda
plusieurs fois ce qui m'agitoit, j'éludai de ré-
pondre: ma mère, sachant que je craignois les
araignées, imagina que je croyois en voir une ;
enfin, les questions ne cessant point, je répondis
que je ne voulois point dire ce que je voyois, parce
qu'on me . croiroit le transport au cerveau, quç je
n'avois pas; on me pressa davantage encore, et je
dis la vérité. Le saisissement et la surprise furent au
comble; on prit un prétexte pour sortir de ma
chambre, afin d'aller pleurer en liberté* La vision
dura douze heures ; à cinq heures apès midi, elle
disparut : on me cacha mon malheur pendant cinq
semaines, en me répétant toujours que je ne pouvois
voir mes enfans sans risquer de leur donner la rou-
geole. Lorsqu'il ne fut plus possible de m'abuser à
cet égard, M. de Genlis entre im matin da^a m^
DK MADAME DE GENLIS* 241
chambre^ en me donnant le portrait de mon fils^
représenté en ange^ tel que je Tavoîs vu et dépeint ;
il s'élevoit vers le ciel ; on avoit ajouté au-dessous
de ses pieds un cercueil couvert de roses^ sur lequel
ces mots étoient écrits : // s'envole au séjour des
anges. D'après un portrait fort ressemblant que
M. de Grenlis avoit de lui^ on avoit fait faire cette
miniature sur le récit de ma vision. J^ai toujours
porté sur moi ce tableau, et je l'ai encore*. Ce
fut ainsi que j'appris sa mort, qui me causa une
telle affliction, que je retombai dans un état de
langueur qui fit craindre pour ma vie.
Je crus moi-même que ma poitrine étoit mor-
tellement attaquée. Je fis une espèce de testament,
dans lequel je laissois une marque de souvenir à
toutes les personnes que j'aimois; je fis aussi des
vers sur la langueur où j'étois tombée ; je les montrai
à M. de Sauvigny, qui les loua beaucoup; je ne
sais ce qu'ils sont devenus.. Je ne regrettois de la
vie que de ne pouvoir élever mes deux filles; d'ail-
leurs j'étois déjà presque désabusée de toutes ses
illusions; l'ingratitude, l'injustice, et les calomnies
dont j'étois sans cesse l'objet depuis mon entrée
au Palais-Royal, avoient froissé mou cœur de mille
* Depuis que ceci est écrit je me suis décidée à en faire le sacrifice
à ma fille ; j'ai fait mettre cette touchante miniature sur un joli petit
cofire qu'elle désiroit pour j renfermer des reliques, et je le lui ai
donné.^2Vo/e dé r^ttleur.)
TOME II. 11
242 MBMoiaBs
manières; la perte, de mon fils et ma mauvaise
santé aggravoient cruellement ces tristes dispositions,
mais la religion me soutenoit. Hélas! d'après la
vision que j'avois eue, d'après une telle grâce de
Dieu, j^aurois dû devenir une sainte !• .^ • .11 ne suf-
fisoit pas de croire et d'être touchée, il falloit
consacrer à Dieu seul toute son imagination, toute
sa sensibilité!. .•• J'ai attribué tous les malheurs
particuliers qui m'ont accablée depuis à la légèreté,
à l'ingratitude, qui m'ont empêchée de reconnoître
cette faveur miraculeuse comme je l'aurois dû.
M. Tronchin* m'ordonna les eaux de Spa; M.
* Les professions que les jeunes gens embrassent en obéissant à
cette espèce dMnstinct qn^on nomme Yocation finissent par se changer
en passion dominante et jalouse, qui exclut ou refroidit toute antre
affection. Madame de Genlis en cite ce singulier exemple, dans ses
Souvenirs de Félicie,
<< Le docteur Tronchin a la plus belle tête de vieillard que j^aie
jamais vue, sans excepter celle de Franklin, qui, à la vérité, est beau-
coup plas âgé que lui. M. Tronchin ressemble, de la manière la
plus frappante, à tons les bustes d^Homère. On dit quMl eut dans sa
jeunesse une beauté merveilleuse. . Dans ce temps, il parut pour la
première fois à Técole de Boerhave, qui dit tout haut en le regardant :
'^ Voilà un jeune homme qui a des cheveux trop beaux et trop Aisés
pour devenir jamais un gi*and médecin.^* Le lendemain, Tronchin
reparut chez Boerhave, la tête rasée ; il devint son discipleNfavori : il
Tavoit mérité. J^ai vu de lui un trait qui prouve sa passion pour son
art, mais qui m'a fait frémir ; ce fat à la maladie de M. de Puisieux.
M. -TW>âohin étoit son médecin, son ami intime, et lui avoit les plus
granées^oblig^tions. M. de Puisieux, au cinquième jour d*une fluxion
de poitrine, étoit à Tagonie, il n^avoit plus de connoissance ; à trois
DB MADAME DE GENLIS. 243
• de Genlis, forcé d'aller à son régiment, ne put y
venir avec moi; mais il me donna, pour m'ac-
compagner, un homme en qui il avoit toute con-
fiance (M. Gilier), et qui la méritoit. M. Gilier
avoit alors quarante-cinq ou quarante-huit ans; il
avoit été major, pendant plusieurs années, du ré-
giment que M. de Genlis avoit commandé dans
les Indes. J'ai rendu compte dans mes Souvenirs
de ses aventures extraordinaires. Il fut ceii;aine-
ment le seul homme, qui, avec un très-bon carac-
hepres du matin, M Tronchin, qai ne Tavoit pas quitté depais ving^-
quatre heures, dit à madame de Puisieux, quMl n'y avoit plus rien à
faire et quHi alloit se coucher. Nous entraînâmes madame de Put-
sîeux dans sa chambre 3 M. de Genlis resta dans celle du malade. Au
bout de trois quarts d*heure, j^envoyai savoir de ses nouvelles ; on
vint me dire que M. Tronchin étoit rentré dans sa chambre et quMl
B^étoit remis au chevet de son lit. Je repris un peu d^espérance et je
retournai chez M. de Puisieux ; j'entrai dans sa chambre, et je fus
saisie d'horreur en le voyant dans l'état où il étoit. Aux derniers
instansde sa vie, il avoit un rire convulsifj ce rire n'étoit pas bru-,
yant, mais on l'entendoit distinctement et sans discontinuité; ce
rire épouvantable, avec l'empreinte de la mort qui couvroit ce visage
défiguré, formoit le spectacle le plus affreux dont on puisse avoir,
ridée. M. Tronchin, assis près du malade, le regardoit fixement,
en le considérant avec la plus grande attention. Je l'appelai et je
lui demandai s'il avoit repris quelque espérance, puisqu'il restoit
auprès de M. de Puisienx. Ah ! mon Dieu non^ répondit-il ; mais
je n'avoiê jamais vu le rire sardoniquej et fêtais bien aise de
Vobserver. Je frissonnai . ,Bien aise d^observer ce symptôme affreux
d^one mort prochaine ! et c'étoit l'ami du mourant qui s'exprimoit
ainsi!"
11*
244 MÉMOIRES
tère, une figure d'Hercule, une bravoure reconnue,
ait dans sa vie reçu deux soufflets de deux hom-
mes différens, qu'il a tués tous les deux. J'em-
menai aussi avec moi un peintre allemand, nom-
mé M, Ott, qui avoit un talent supérieur pour
copier, et réduire de grands tableaux en miniature.
Quelques jours avant mon départ, j'allai seule en
voiture me promener au bois de Boulogne ; le temps
étoit beau, l'air pur et serein; le bois étoit rempli
d'aubépines en fleurs. Cette enseigne charmante
du printemps, le parfum et la vue de ces ravissans
arbustes qid se hâtent de paroltre pour nous an-
noncer le retour des beaux jours, la verdure nais-
sante, la douce fraîcheur d'un air embaimié, me
causèrent un attendrissement et une émotion dont
je ne perdrai jamais le souvenir. Mon imagination
languissante se ranima, elle enfanta mille fictions
Tronchia avoit été reça docteur à TuniTersité de Leyde et avoit
d^abord exercé la médecine avec saccès à Amsterdam. Un des pre-
miers il adopta et propagea la méthode de Tinoculation. << La petîte-
yérole nous décime, dit-il, Tinoculation nous millésime, il n*y a pas
^ balancer.** Il vint à Paris en 1756, et bientôt devint le premier
médecin da duc d^Orléans. Il rendit Pair aux malades qu*on étouf.
foit dans des appartemens chauds, hermétiquement fermés; comme
tous les médecins vraiment habiles, il comptoit plus sur PefiScacité
d*nn régime approprié aux tempéramens des malades que sur le sac-
cès des remèdes. Il fut le médecin des grands seigpneurs et des
pauvres, quMl soulageoit par ses conseils et secouroit de sa bourse.
Tronchin, né à Genève en 1704, est mort à Pftris en 1781.— ^iVo<e
de VEéUteut.)
DE MADAME DE 6ENLIS. 245
romanesques^ et^ dans l'espace de trois heures que
je passai dans ce bois, je composai dans ma tête
tout le plan des FœiAx téméraires ; de retour cheas
moi^ j'en écrivis sur-le-champ les principaux traits^
et l'idée des caractères. Je mûris ce plan en
voyageant, je commençai même à Spa à écrire cet
ouvrage, dont je rapportai à Paris les quatre-vingts
premières pages 3 ensuite d'autres idées me firent
abandonner ce roman, que je n'ai fini que dans
ma chaumière de Brevel, environ vingt ans après.
Je partis pour les eaux au mois d'avril ;^ de Paris
je me rendis d'abord à Bruxelles, où je passai un
mois à Ëverberg, maison de campagne de madame
la comtesse de Mérode, remariée au comte de Lan-
noy. Je retrouvai à ce voyage la duchesse d'Ursel
et le prince de Ligne ; le prince Charles y vint
dîner deux fois. Comme il s'occupoit beaucoup
d'histoire naturelle, il fut plus frappé que nous d'un
incident qni néanmoins nous étonna. Le jardinier
vint apporter dans la salle à manger, pendant que
nous étions à table, un gros scorpion vivant, qu'il
venoit de trouver dans le jardin. Chacun l'examina
avec la plus grande curiosité. 11 fut impossible de
concevoir comment ce dangereux insecte des pays
chauds avoit pu pénétrer tout seul dans un parc de
la Belgique. Nous allâmes encore à M alines ; ce
fut là que, dans une auberge, la duchesse d'Ursel
• 1776.
246 MÉMOIRES
se chargea de nous faire tous les entremets de notre
dîner : elle se rendit tout de suite à la cuisine^ elle y
mit un grand tablier^ elle retroussa ses manches, et dé-
couvrit ainsi les plus beaux bras du monde, ce qtu,
joint à l'éblouissante fraîcheur de sa figure, offirit à
nos regards la plus appétissante cuisinière que Fon
verra jamais. Elle nous renvoya de la cuisine,
nous ne pouvions nous lasser de la contempler. A
l'heure du dîner elle nous servit des crèmes excel«-
lentes, et le meilleur gâteau d'amandes qu'on ait
jamais mangé. £n sortant de table nous allâmes
à la cathédrale ; je marchois en avant, en regardant
en l'air, pour voir les tableaux ; tout à coup je tom*
bai dans une fosse sépulcrale que je n'avois point
aperçue, et qu'on venoit d'ouvrir pour un enterre-
ment ; j'aurois pu me casser une jambe, et même
me tuer, j'en fus quitte pour une large écorchure au
genou droit. Les dames de la Belgique, du moins
alors, étoient fort superstitieuses, elles regardèrent
cet accident comme un funeste présage quim'annon-
çoit une mort prochaine. Cette idée attrista toute
la société | maiâ, comme on vit que je ne la par-
tageois nullement, ma force d'esprit rassura bientôt
tout le monde. D'Everberg j^allai à Spa ; j'y avois
fait louer d'avance une petite maison que nous oc-
cupâmes toute entière. J'éprouvai, en y entrant,
la sensation la plus pénible et la plus inattendue.
Chacun alla à sa chambre, on me laissa seule dans
DB MADAME DE GENLIS • 247
la mienne ; je me trou^ environnée de paquets
dans une vilaine chambre mal meublée : je penBÛ
que je passerois là quatre mois, loin de tout ce que
j*aimois et de tout ce que je connoissois. Cette idée
m'oppressa le cœur f pour m'en distraire^ je voulus
ouvrir ma fenêtre et regarder dans la rue ; la fenêtre
étoit à coulisse, en la levant je m'accrochai le doigt
à un petit clou, je me blessai, et mon sang coula
abondanmient ; ce petit incident achevade m'acca^
hier. J'ai su depuis supporter courageusement d'au*
très maux et d'autres peines, mais je n'avois pas en-»
core pris l'habitude des contrariétés et du malheur.
Je tombai sur une chaise, mon doigt saignant tou*
jours, et je fondis en larmes; je me trouvai moi-
même si déraisoimdde,. que j'eus honte de l'état où
j'étois, et je n'appelai personne. Au bout de huit
ou dix minutes la porte s*ouvre, et je vois entrer un
homme qui s'avance vers moi avec l'expression de la
joie et d'une vive émotion ; c'étoit un Anglois, M.
Convray, fils de lord Hertford, avec lequel j'avois passé
six mois de suite à Sillery, six ou sept ans aupara»
vaut; son père^ qui a voit été ambassadeur en France,
et ami intime de M. de Puisieux, l'avoit enyoyé i
Reims pour apprendre à parler le françois, et M* de
Puisieux l'avoit fait venir et retenu à Sillery ; il con-
servoit de ce séjour le plus tendre souvenir. Il étoit
dans la rue lorsque j'arrivai; il me reconnut, il ac-
courut avec empressement chez moi. Sa vue me
248 MEMOIRES
rappela le temps le plus heureux de ma vie, et mes
pleurs redoublèrent: il étoit sensible et bon; il
pleura de tout son cœur avec moi, car je lui appris la
triste cause du dérangement de ma santé. De son
côté il me conta qu'il s'étoit marié, et qu'il étoit à
Spa avec sa femme, pour la santé de cette dernière,
et pour toute la saison. Le soir même il m'amena
madame Conway, qui étoit la meilleure personne du
monde. Nous allâmes le lendemain ensemble dé-
jeuner au Wauxhall ; et bientôt je m'accoutumai à
Spa, et je finis par le trouver ce qu'il est, c'est-à-dire,
un lieu charmant. Plusieurs personnes de ma con-
noissance y arrivèrent; j'y fis beaucoup de musique,
de longues promenades à cheval et siu* les montagnes.
Je me réservai constamment chez moi, tous les jours,
cinq ou six heures d'une solitude absolue, que j'em-
ployois à dessiner des fleurs, à jouer de la harpe, et à
composer. Je ne recevois personne chez moi, àl'ex
ception de trois ou quatre fois où l'on y fit de la mu-
sique. Il y avoit à Spa quelques musiciens voyageurs
que je rassemblai pour ces petits concerts, où je
jouois de la harpe. Ma santé étoit parfaitement ré-
tablie au bout de six semaines.
M. Gillier, chargé de ïoute ma dépense, me fut
très-utile sous ce rapport, quoique la sévérité de son
économie m'ait souvent déplu ; par exemple, lorsque
je lui disois de donner un petit écu ou six francs pour
boire^ il donnoit communément six ou douze sous ;
DJ8 MADAME DB GBNLIS. 249
je ne savois ces choses-là qu'après; et, lorsque j'en
témoignois mon mécontentement, il m'assuroit qu'il
seroit plus noble à l'avenir, ce qu'il n'a jamais été.
Un jour, il eut une contestation avec Saint- Jean, mon
domestique, sur un petit compte de ports de lettres.
Saint- Jean se révolta jusqu'à l'impertinence; alors
M. Gillier lui dit gravement : "Je sais ce que je dois
à la livrée de madame la comtesse ; puisque vous la
portez, je ne vous donnerai point de coups de bâton,
mais il faut pourtant que votre insolence soit punie."
A ces mots, il le prit dans ses bras. Saint- Jean eut
beau se débattre, M. Gillier, dont la force étoit infi-
niment supérieure à la sienne, alla le déposer dans le
ruisseau de notre rue, oil il l'étendittout de son long;
ce qui inspira au pauvre Saint- Jean une si grande
frayeur et un tel respect pour M. Gillier, qu'il n'osa
même se plaindre de cette aventure, que je n'ai sue
que plus de quinze jours après.
Je fis avec madame la marquise de Champignelle
le voyi^e de Dusseldorf, pour voir la superbe galerie
de tableaux ; nous nous arrêtâmes trois jours à Aix-
la-Chapelle, où je vis pour la première fois madame
la comtesse de Potocka, qui se prit d'une telle pas-
sion pour moi, qu'elle quitta sur-le-champ Aix-la*
Chapelle, pour venir sans délai avec moi à Spa, où
je retoumois, et où nous passâmes deux mois ensem-
ble ; elle me promit de venir à Paris l'hiver prochain,
elle me tint parole. J'écrivis à Paris pour demander
11*
3S0 MÉMOIRSS
une prolongation de congés et à M. de Genlis la
permission de £aire le voyage de Suisse. J'obtins
tout ce que je dé8iroi39 et nous partîmes.,
Pour nous rendre directement à Luxembourg, nous
iÙmes obligés, contre notre intention, de coucher
dans un horrible cabaret, au milieu des bois^ et
nommé la Baraque; on nous avoit fort prévenus
contre ce mauvais gîte, en nous assurant qu'on le re-
gardoit presque comme un coupe-^orge^ mais la
nécess^ nous força de nous y arrê^r. M. GilUer
ne pri4 qu'une seule précaution, cetle.de mettre en
évidencèises deux. pistolets et son couteau de chasse;
ainsi armé de toutes pièces, il passa le premier pour
entrer dans cette terrible baraque, et M, Ott, ma
femme de chambre et nicn, nous le suivîmes^ Nous
trouvâmes, dàiiètthevgrande salle au rez-de-chaussée,
le maître de la maison avec quatre ou cinq valets,
établis autour d'une table et mangeapt.: tou^ ay oient
leurs chapeaux sur la tête, qu'ils n'dtèrent point en
nous voyant. Je remarquai que le chef avoit un
large point d'Espagne en or autour de son chapeau.
M. Gillier, choqué du maintien insolent de ces hom-
mes, s'avança vers la table, et d'un air martial, fit
sauter en l'sdr, avec sa canne, le beau chapeau en
point d'Espagne du chef de la bande, en disant:
Fims ne voyez donc pas Madame f Cette action me
fit frémir, mais elle en imposa tellement à toute l'as-
semblée, que chacun, du premier , mouvement, se
DE MABABCX DE GENLIS. 251
leva en ôtant son chapeau. Je profitai de cette im-
pression pour demander tout de suite que M. Gillier
fût logé à côté de moi; on y consentit, et Ton me
conduisit dans une vilaine chambre, qui n'étoit sé-
parée de celle de M. Gillier que par une cloison.
Nous étions à peine couchées sur nos paillasses^ où
ridée d'être dans un coupe-gorge nous tenoit fort
éveillées, que nous entendîmes un vacarme épouvan-
table dans la chambre de M. Gillier > je distinguai
parfaitement la voix de M, Gillier, qui disoit avec un
accent concentré : Ah ! scélérat^ je te tiens donc, tu
ne m'échapperas pas ! J'entendis aussi M. Ott san-
gloter, il me parut qu'il demandoit grâce, ce qui ne
me surprit pas, car je savois qu'il étoit excessive-
ment poltron ; remplie d'effroi, je me jetai à bas de
ma paillasse, ainsi que mademoiselle Victoire, nous
frappâmes de toutes nos forces à la cloison, et aussi-
tôt le bruit cessa, et j'entendis distinctement M. Ott
s'écrier : Ah ! madatne la comtesse, sauvez-moi, M*
Gillier veut ni étrangler. Aussitôt nous volâmes à
la chambre de nos deux con^>agQons de voyage, on
nous fit attendre un peu avant de nous ouvrir, parce
que M. Ott étoit en chemise. Débarrassés des ter-
reui*s de voleurs et de meurtres, j'interrogeai M. Gil-
lier sur cette scène singulière ; M. Ott, qui s'étoit
ranimé en me voyant, se hâta de me conter que M.
Gillier l'avoit pris à la gorge, en le menaçant de
^étrangler, s'il ne lui demandoit pas pardon de ses
252 MÉMOIRES
moqueries continuelles. Il faut savoir, pour l'intel-
ligence de cette aventure, que, peu de jours aupara-
vant, nous avions trouvé dans une auberge lui por-
trait fort ridicule de la maîtresse de la maison ; cette
femniC; qui étoit fort laide, s'étoit fait peindre en
Flore, tenant une montre sur laquelle ses yeux
étoient fixés ; cette figure nous fit rire, et M. Ott
trouva tout de suite, avec beaucoup de raison, que
cette figuré ressembloit, comme deux gouttes d'eau,
à M. Gillier ; j'eus le malheur de convenir que cette
ressemblance étoit frappante, et ma gaieté, à cet
égard, inspira à M. Gillier non-seulement une vio-
lente colère, mais un profond ressentiment, qu'il dis-
simula de son mieux, mais qu'il laissa éclater, comme
on vient de le voir, lorsqu'il se trouva seul, dans la
nuit, avec M. Ott. Il ne vouloit, dit-il, que donner
à M. Ott une petite correction qui lui apprit à être
moins impertinent à l'avenir, et si sa poltronnerie ne
l'avoit pas fait crier, tout se seroit passé d'une ma-
nière convenable. Depuis cet incident, M. Ott fut
en effet très-respectueux avec M, Gillier, et il ne
s'en moquoit que trattretisement, quand nous étions
tête à tête.
Le lendemain nous continuâmes notre route, et
nous arrivâmes à Luxembourg, oil je logeai dans la
maison du prince de Hesse, qu'il m'avoit obligeam-
ment prêtée. Conime nous voyagions suivant ma
fantaisie, delà nous allâmes à Strasbourg, où je trou-
DB MADAME DE 6BNLIS. 2S3
vai le chevalier de Coigny et M. du Coudray^ homme
très-aimable^ et militaire rempli de mérite, qui alla
depuis en Amérique, aux Etats-Unis, un peu avant
M. de La Fayette ; ce dernier eut le bon esprit de se
lier avec lui, de se conduire uniquement par ses con-
seils. M. du Coudray dirigea et seconda toutes ses
opérations militaires, dont il lui dut tout le succès.
M. du Coudray, après ces succès, se noya dans la
rivière Dellavs^are, qu'il voulut passer à cheval ; il
fut vivement regretté des Américains, auxquels ses
talens ont été si utiles. Il n'a manqué à sa gloire
qu'un nom plus connu et une famille puissante, qui
auroit su conter en France et faire valoir ses actions ;
c'est un soin qu'il n'auroit jamais pris lui-même, car
il étoit d'une extrême modestie. Lui et le chevalier
de Coigny me firent voir tout ce qu'il y avoit de cu-
rieux à Strasbourg; nous montâmes ensemble le &-
meux clocher de la cathédrale, et j'eus l'honneur de
tracer mon nom sur la cloche d'argent. De Stras-
bourg, j'allai à Colmar ; dans le trajet pour m'y ren-
dre, nous nous arrêtâmes dans une auberge pour y
dîner : et là, M. Gillier fit une scène d'un genre
tout nouveau pour lui ; on nous servit un excellent
poisson, qu'on appelle ferare, dont le foie, justement
renommé^ est aussi bon que celui de la lotte et infi-
niment plus gros. Je servis ce poisson, et je mangeai
tout entier son foie ; après avoir fait cette gourman-
dise, je m'aperçus que M. Gillier pleuroit, je lui de-
264 MjiMOiRBS
mandai la cause de cet étrange mouvement, il se mit
à fondre en larmes ; je multipliai mes questions, et
lies réponses entrecoupées m'apprirent qu*il étoit
vivement affecté que f eusse mangé le foie de ferare
tout entier^ sans lui en qffrir un petit morceau.
Il ajouta que ce n' étoit pa^spour le foie de ferare, dont
il ne se soucioit nullement ; mais que ce manque
d* égards pour lui Favoit blessé au cafUr. Pendant
cette explication, M. Ott, pour ne pas éclater de rire,
se mouchoit, ou tenoit son mouchoir ou sa serviette
sur son visage ; cependant le mouvement de ses épau-
les auroit pu le trahir; mais il échappa à l'observa-
tion de M. Gillier, dont la sensibilité n'étoit occupée
que de moi.
En arrivant à Colmar, j'y trouvai mon beau-père,
le baron d'Ândlau, qui me reçut à ravir, me donna
un bal, me fit de très-beaux présens, et me conduisit
à Bâle, en payant toute ma dépense; chose très-
étonnante, et dont je fils doublement reconnoissaiite,
car il étoit naturellement fort avare; il me fit séjour-
ner quatre jours à Bâle, dans la belle auberge des
Rois. Nous faisions quatre repas par jour, les plus
longs que j'aie faits de ma vie. Je fis tout le voyage
de Suisse, écrivant tous les soirs avec soin mon jour-
nal. Je séjournai à Lausanne, où je voulois consul-
ter M. Tissot* sur la santé de ma mère. On venoit
* Tissot fnî fort habile dans deux choses que beaucoup de méde-
ctHs séparent, la théorie de Tart de guérir et la pratique de cet art.
DE MADAME DE GENLIS. 255
de toute l'Europe, dans cette saison, consulter ce
grand médecin. En arrivant à Lausanne, il me fut
impossible de trouver un logement. Pendant que
M. Gillier et M. Ott en cherchoicnt en vEiîn, j'étois
tristement dans ma voiture avec ma femme de cham-
bre. Un jeune homme, appelé le prince de Holstein,
que j'avois rencontré dans la bibliothèque de Bâle,
étoit à sa fenêtre, me reconnut, vit mon embarras,
descendit, vint à ma voiture, l'ouvrit, me pria d'en
descendre, me donna la main, en me disant qu'il al-
loit me mener chez une dame qui me logeroit. Char-
mée de cette aventure, je me laissai conduire } au
bout de la rue, il me fit entrer dans une maison ; nous
montons un escalier, nous traversons plusieurs pièces,
et nous entrons dans un joli salon^ oh je trouve une
jeune dame toute seule, d'une figure fort agréable, et
qui jouoit de la guitare ; c'étoit madame de Crouzas,
depuis madame de M ontolieu, auteur de jolies tra-
ductions de romans allemands. Le prince me nomme,
Les médeciiui spéculateurs écrivent beaucoup et pratiquent peu,
même les préceptes quMls impriment, et parmi les médecins qui as-
sistent les malades ceux qui font des livres ne sont pas toi]\jourB les
meilleurs.
Les dix volumes dont se compose la collection des oeuvres de Tis-
sot ne sont g^ère que le recueil des observations qu*il à faites an
chevet de ses malades^ les plus célèbres sont : Avis au peuple sur
la santé, AtU aux gens de lettres sur le m4me objet. Les vertus et
la bienûiisance de Tissot égaloient son talent. Il est mort à Lan-
tianue en 1797> ftgr^ de soixante et dix wo»j-^Note de VEdUeurJ
256 MÉMOIRES
conte mon embarras^ et demande pour moi, à ma-
dame de Crouzas*, un appartement dans la maison
de son beau-père, qui étoit absent. Madame de Crou-
• Madame de Montoliena publié beancoup d^onyragestrès-^igréa.
blés, tradaits ou imités de Pallemand et de rang^lais. J'ai été Pédi-
teur du premier de tous (Caroline Licht6eld) que Fauteur m'euToya
en manuscrit, en me demandant de n*y pas faire le plus léger change-
ment, recommandation qui yenoit non de son amour-propre, mais de
sa délicatesse ; elle auroit reçu avec plaisir des conseils donnés de
Tire voix ; elle ne vouloit point, avec raison, de eorrecHons écritei.
Cette charmante production avoit beaucoup de succès, et le méritoit.
Le public a trouvé dans ses autres ouvrages le même intérêt et le
même talent.— (iVbftf de V Auteur.)
Malgré son embonpoint extrême et sa prodig^usé grosseur, le
célèbre historien anglais Gibbon étoit très-g^ant. Pendant un sé-
jour qu'il fit à Lausanne, il devint amoureux de madame de Moh-
tolieu, qui s'appeloit alors madame de Crouzas. On trouve dans les
Souvenirs de Félicie le récit de la déclaration d'amour de- Gibbon à
cette dame j je vais copier ce récit:
« Un jour, se trouvant tête à tête, pour la première fois, avec
madame de Crouzas, Gibbon voulut saisir ce moment si favorable ;
et, tout à coup, il se jeta à ses genoux, en lui déclarant son amour
dans les termes les plus passionnés. Madame de Crouzas lui ré-
pondit de manière à lui êter Tenvie de recommencer cette jolie
scène. Gibbon prit un air consterné, et cependant il restoit à
genoux, malgré IMnvitation réitérée de se remettre sur sa chaise ; il
étoit immobile et gardoit le silence. '< Maid, monsieur, reprit ma-
dame de Crouzas, relevez-vous donc! — ^Hélas! madame, reprit ce
malheureux amant, je ne peux pas. /' En èfiet la grosseur de sa .
taille ne lui permèttoit pas de. se relever sans aide. Madame -de
Crouzas sonna, et dit an domestique qui survint : Relevez M, Gih^
bon.'^Souvenire de Félicie.)
DE MADAME DS GENLIS. 257
zas m'accueille avec une grâce infinie^ se lève, me
conduit sur-le-champ dans la maison de son beaui-
père, après avoir envoyé chercher mes compagnons
de voyage, et m'installe dans un appartement char-
mant, et dont la vue, sur le lac de Genève^ étoit
ravissante. Je passai douze jours à Lausanne, sans
quitter un instant madame de Crouzas. On me
donna des fêtes, des bals, des concerts; je chantai,
je jouai de la harpe tant qu'on voulut. On me mena
faire des promenades délicieuses sur le Lac; je ne
manquai pas d'aller voir les rochers de Meillerie.
La société de madame de Crouzas étoit fort aimable ;
j'y voyois tous les jours M, Tissot, qui me parut
flatté que je susse par cœur tous ses ouvrages ; il
aimoit la musique, et je me trouvois heureuse de
jouer de la harpe pour lui. A l'une de^ ces soirées
que nous passions ensemble, j'eus un triste triomphe
qui me fit beaucoup de peine. Un homme en deuil,
que je n'avois pas encore vu, s'y trouva. Je chantoîs
particulièrement bien l'air. J'ai perdu mon Eury^
tUcCy dont Gluck lui-même m'avoit donné le goût et
l'expression ; au milieu de cet air, l'homme en deuil
fondit en larmes, et tout à coup, se trouvant mal, il
tomba sans connoissance dans les bras de son voi-
sin ; il avoit perdu trois mois avant une femme qu'il
adoroit. Madame de Crouzas, qui m'avoit déjà en-
tendu chanter cet air, et qui n'étoit pas auprès de
moi dans ce moment, me fit signe de ne pas le chan-
258 MÉMOIRES
ter; mais malheureusement je ne la compris pas. Je
quittai Lausanne, en m'engageant à entretenir avec
madame de Crouzas une correspondance, qui a duré
vingt ans. De Lausanne j'allai à Genève, et de là
chez M. de Voltaire.
Je n'avois point pour lui de lettres de reconmian-
dation; mais les jeunes femmes de Paris en sont
toujours bien reçues. Je lui écrivis pour lui demander
la permission d'aller chez lui ; il n'y avoit, dans mon
billet, ni esprit, ni prétentions, ni fadeurs, et je le
datai du mois d'août. M. de Voltaire vouloit qu'on
écrivît du mois A' auguste, Cettç petite pédanterie
me parut une flatterie, et j'écrivis fièrement du mois
d'août. Le philosophe de Ferney me fit une réponse
très-gracieuse; il m'annonça qu'en ma faveur il
quitteroit ses pantoufles et sa robe de chambre, et il
m'invita à dîner et à souper.
Quand j'eus reçu la réponse aimable de M. de Vol-
taire, il me prit tout à coup une espèce de frayeur qui
me fit faire des réflexions inquiétantes. Je me rap-
pelai tout ce qu'on racontdit des personnes qui al-
loient, pour la première fois à Ferney. Il étoit d'u-
sage, surtout pour les jeunes femmes, de s'émou-
voir, de pâlir, de s'attendrir et même de se trouver
mal en apercevant M. de Voltaire ; on se précipitoit
dans ses bras, on balbutioit, on pleuroit, oa étoit
dans un trouble qui ressembloit à l'amour le plus
passionné. C'étoit l'étiquette de la présentation à
DE MADAMB D£ GENLIS. 259
Ferney. M, de Voltaire y étoit tellement accoutumé,
que le calme et là seule politesse la plus obligeante, ne
pouvoient lui paroître que de Timpertinence ou de^ la
stupidité. Cependant je suis naturellement timide et
d'une froideur glaciale avec les gens que je ne con-
nois pas ; je n'ai jamais eu le courage de donner une
louange en face à ceux avec lesquels je ne suis pas
intimement liée; il me semble qu'alors tout éloge
est suspect de flatterie 5 qu'il ne sauroit être de bon
goût et qu'il doit déplaire ou blesser. Je me promis
pourtant, non pas de faire une scène pathétique, mais
de me conduire de manière à né pas causer un grand
étonnement, c'est-à-dire que je pris la résolution
de n'être pas ridicule, de sortir de ma simplicité ha-
bituelle, et d'être moins réservée et surtout moins si-
lencieuse*
Je partis de Genève d'assez bonne heure, suivant
mon calcul, pour arriver à Ferney avant l'heure du
dîner de M. de Voltaire ; mais, m'étant réglée sur
ma montre, qui avançoit beaucoup, je ne reconnus
mon erreur qu'à Ferney. Il n'y a guère de gaucherie
plus désagréable que celle d'arriver trop tôt pour
dîner chez les gens qui s'occupent et qui savent
employer leur matmée. Je suis sûre que j'ai co&té
une ou deux pages à M. de Voltaire ; ce qui me
console, c'est qu'il ne faisoit plus de tragédie 5 je
ne l'aurai empêché que d'écrire quelques impiétés,
quelques lignes licencieuses de plus.
260 MÉMOIRES
Cherchant^ de bonne foi^ quelque moyen de plaire
àThomme célèbre qui vouloit bien me recevoir, j'a^
vois mis beaucoup de soin à me parer ; je n'ai janaais
eu tant de plumes et tant de fleurs. J'avois un fâ-
cheux pressentiment que mes prétentions^ en ce
genre, seroient les seuls qui dussent avoir quelque
succès. Durant la route, je tâchai de me ranimer
en faveur du fameux vieillard que j'allois voir; je ré-
pétois des vers de la Henriade et de ses tragédies }
mais je sentois que, même en supposant qu'il n'e&t
jamais profané son talent par tant d'indignes produc-
tions, et qu'il n'eût fait que les belles choses qui doi-
vent l'immortaliser, je n'aurois eu, en sa présence,
qu'une admiration silencieuse. 11 seroit permis, . il
seroit simple de montrer de l'enthousiasme pour un
héros, pour le libérateur de la patrie, parce que, sans
instruction et sans esprit, on peut comprendre de
telles actions, et que la reconnoissance semble auto
riser l'expression du sentiment qu'elles inspirent:
mais, lorsqu'on se déclare le partisan passionné d'un
homme de lettres, on annonce qu'on se croit en état
de juger convenablement tous ses ouvrages, on s'en-»
gage à lui en parler, à disserter, à détailler ses
opinions : combien toutes ces choses sont déplacées
dans la jeunesse et surtout dans une femme ! • • • •
Je menai avec moi un peintre allemand, qui reve-
noit d'Italie (M. Ott). Il avoit beaucoup de talçnt et
très-peu de littérature ; il savoit à peine lefrançois, et
DE MADAMB DB GENLIS. 261
il n'avoit jamais lu une ligne de Voltaire ; mais, sur
sa réputation, il n^en ayoit pas moins pour lui tout
l'enthousiasme désirable. Ilétoithors de lui en ap<-
prochant de Ferney, j'admiroiset j'enviois ses trans-
ports; j'aurois voulu en prendre quelque chose. On
nous fit passer devant une église sur le porUdl de la-
quelle ces mots étoient écrits: Voltaire a élevé ce
temple à Dieu. Cette inscription me fit frémir y elle
ne peut être que l'extravagante ironie de l'impiété
ou l'inconséquence la plus étrange.
Enfin nous arrivons dans la cour du château, et
nous descendons de voiture. M. Ott étoit ivre de
joie. Nous entrons. Nous voilà dans une antichambre
assez obscure. M. Ott aperçoit sur-le-champ un ta-,
bleau, et s'écrie : " Cest un Corrége /" Nous
approchons; on le voyoit mal, mais c'étoit en
effet un tableau original du Corrége, et M. Ott
fut un peu scandalisé qu'on l'eût relégué là.
Nous passons dans le salon ; il étoit vide. Je vis
dans le château cette espèce de rumeur désagréable
que produit une visite inopinée qui survient mal à
propos. Les domestiques avoient un air effaré ; on
entendoit le bruit redoublé des sonnettes qui les ap-
peloient, on alloit et venoit précipitamment, onou-
vroit et fermoit brusquement les portes. Je regar-
dai à la pendule du salon, et je reconnus avec dou-
leur que j'étois arrivée trois quarts d'heure trop tôt,
ee qui ne contribua pas à me donner de l'aisance et
262 MEMOIRES^
de la confiance. M. Ott vit, à l'autre extrémité du
salon, un grand tableau à l'huile, dont les figures
sont en demi-nature. Un cadre superbe, et l'hon-
neur d'être placé dans le salon, annonçoient quelque
chose de beau. Nous y accourons, et, à notre
grande surprise, nous découvrons une véritable en-
seigne à bière, une peinture ridicule représentant
M. de Voltaire dans une gloire, tout entouré de
rayons comme un saint, ayant à ses genoux les Ca-
las, et foulant aux pieds ses ennemis, Fréron, Pom-
pignon, etc., qui expriment leur humiliation en ou-
vrant des bouches énormes et en faisant des grimaces
effroyables. M. Ott fût indigné du dessin, du colo-
ris, et moi de la composition. *^ Comment peut-on
placer cela dans un salon !" disois-je. ^^ Oui, di-
soit M. Ott, et quand on laisse un tableau du Cor-
rége dans une vilaine antichambre !....•." Ce ta-
bleau est entièrement de l'invention d'un mauvais
peintre genevois, qui en avoit fait présent à M. de
Voltaire ; mais il me paroît inconcevable que ce der-
nier ait eu le mauvais goût d'exposer pompeusement
à tous les yeux une telle platitude. Enfin la porte
du salon s'ouvrit, et nous vîmes paroitre madame
Denis, la nièce de M. de Voltaire, et madame de
Saint-Julien. Ces dames m'imnoncèrent que M* de
Voltaire viendroit bientôt. Madame de Saint-Ju-
lien, qui étoit fort aimable, et que je ne connoissois
pa9 du tout, étoit établie pour tout l'été à Femey •
D£ MADAMB DB GENLIS. 263
elle appeloit M. de Voltaire mon philosophe j et il
l'appeloit mail papillon. Elle portoit une médaille
d'or à. son côté. J'ai cru que c'étoit un ordre ; mais
c'est un prix d'arquebuse donné par M. de Voltaire,
et qu'elle avoit gagné depuis peu de jours. Une telle
adresse est un exploit pour une femme. Elle me
proposa de faire un tour de promenade : ce que j'ac-
ceptai avec empressement ; car je me sentois si re-
froidie^ si embarrassée, je craignois tellement l'ap-
parition du maître de la maison, que j'étois charmée
de m'échapper un moment, afin de retarder un peu
cette terrible entrevue. Madame de Saint-Julien me
conduisit sur une terrasse de laquelle on eût pu dé-
couvrir la magnifique vue du lac et des montagnes si
Ton n'avoit pas eu le mauvais goût d'établir sur cette
belle terrasse un long berceau de treillage tout cou-
vert d'une verdure épaisse qui cachoittout. On n'en-
trevoyoit cette admirable perspective que par des
petites lucarnes où je ne pouvois passer la tête;
d'ailleurs, le berceau étoit si bas, que mes plumes
s'y accrochoient partout. Je me courbois extrême-
ment, et, comme pour me rapetisser encore, je
ployois beaucoup les genoux; je marchois à toute mi-
nute sur ma robe, je chancelois, je trébuchois, je
cassois mes plumes, je déchirois mes jupons, et, dans
l'attitude la plus gênante, je n'étois guère en état de
jouir de la conversation de madame de Saint-Julien,
qui, petite, en habit négligé du matin, sepromenoit
264 MÉMOIRES
très k son aise^ et causoit très^agréablement. Je lui
demandai; en riant, si M. de Voltaire n'avoit pas
trouvé mauvais que j'eusse daté ma lettre du mois
d'août. Elle me répondit que non ; mais elle ajouta
qu'il avoit remarqué que je n'écrivois pas avec son
orthographe. Enfin on vint nous dire que M. de
Voltaire entroit dans le salon. J'étois si harassée et
en si mauvaise disposition, que j'aurois donné tout
au monde pour pouvoir me trouver transportée dans
mon auberge à Genève,
Madame de Saint-Julien, me jugeant d'après ses
impressions, m'entraîne avec vivacité. Nous rega-
gnons la maison, et j'eus le chagrin, en passant dans
une des pièces du château, de me voir dans une
glace. J'étois décoiffée et tout ébouriffée et j'avois
une mine véritablement piteuse et tout-à-fait dé-
composée. Je m'arrêtai un instant pour me rajuster,
ensuite je suivis courageusement madame de Saint-
Julien. Nous entrons dans le salon, et me voilà
en présence de M. de Voltaire. Madame de Saint*
Julien m'invita à l'embrasser, en me disant avec
grâce : " // le trouvera très-bon," Je m'avançai
gravement, avec l'expression du respect que l'on
doit aux gratids talenà et à la vieillesse. M. de
Voltaire me prit la main et me la baisa. Je ne
sais pourquoi cette action si commune me toucha,
comme si cette espèce d^hommage n'étoit pas aussi,
vulgaire que banale; mais enfin je fus flattée que
DB MADAME DE GBNLIS. 265
M. de Voltaire m'eût baisé la main, et je l'em-
brassai de très-bon cœur intérieurement, car je
conservai toute la tranquillité de mon maintien.
Je lui présentai M. Ott, qui fut si transporté de
s'entendre nommer à M. de Voltaire, que je crus
qu'il alloit faire une scène. Il s'empressa de tirer
de sa poche des miniatures qu'il avoit faites à
Berne. Malheureusement un de ces tableax repré-
sentoit ime Vierge avec l'enfant Jésus : ce qui fit
dire à M. de Voltaire plusieurs impiétés aussi plates
que révoltantes. Je trouvai qu'il étoit contre les
devoirs de l'hospitalité et contre toute bienséance
de s'exprimer ainsi devant une personne de mon
âge qui ne s'affichoit pas pour un esprit fort, et
qu'il recevoit pour la première fois. Extrêmement
choquée, je me tournai du côté de madame Denis,
afin d'avoir l'air de ne pas écouter son oncle. Il
changea d'entretien, parla de l'Italie et des arts
comme il en a écrit, c'est-à-dire, sans connois-
sance et sans goût. Je ne dis que quelques mots,
qui exprimoiènt que je n'étois pas de son avis.
Il ne fut question de littérature ni avant ni après
\p dîner, M. de Voltaire ne jugeant pas, je crois,
que cette conversation dût intéresser une personne
qui s'aniionçoit d'une manière aussi peu brillante.
Néanmoins il soutint l'entretien avec politesse et
niéme queliquefois avec galanterie pour moi.
' On se mit à table, et, pendant tout le dîner,
TOME II. 12
IVJl. de Voltaire ne fut mn moin^ qu'aimable. 11
eut toujours Tair d'être en eolère conti^e ses. gen9^
criapt à tue-^tête avec une telle foree^ qu'involonr
ts^emexit j'en ai plusieurs fois tressaillir La ^Ue.
à. Qianger étok. trà^^sonore^ et mi v^oûc de. ton^
n£^^ y retjsntissoit de. lav manière \bl plus ef-
fi;ayante. On m'avoit préveniie de cette manie, qui.
e^. si hors d'usage devant de» étrangers^: et l'on,
voit . parfiaitement, en^ effet, que c'est une habitude;
c^^ ^& g^ns n'en paraissent être ni surpris, ni
le moins du: monde troublés... Après le diner^ M*.
de Voltaire, sachant que j'étois mu$J.ci4^nase, a> faii;
jouer madame Denis du cla^vecin*. Wifi a un jeu
qui transpoi^t^B, en idée, au te^ps- de LouisiXlV;
niais, ce souyeniivlà n'est pas le pki^ agiPéahte qulon
pu}(è^ se retracer de ce beau siècle* Elle finissoit
une piècQ de Rameau, lorsqu'une jpUe petite fiUê.
de; sept. ou. huit ans entra, dans la ch^imbre^. et
vin;t> se jeter au cou de M. d^ Voltdçe en l-&£r
pelant papa. 11 reçut ses caressea avec griNse;. et,,
con^me il; vit que je contem^is ce taUeau si dou^
ay<ec un > extrême plaisir, il me dit que cette enfant,
appartenoit à, la petit-fille du grand Corneille,, qu'il
a mariée. Combien, j'eusse, été touchée dan^ cse
moment; si jje Di^ m'étois pas rappelé sesrComn^eiir
taire% .où., l'injustice et: l'envie se trahissent si loal^
droitepAen^! Sanst» cetlieia-on éteità chaque instmt.
ble^^): pjPT d/^ efii^tWïtstes. bizai^^s, et. a«u^ oeese
DS MADAMB BB GBNLIS. 967
l'admiratioli y étoit suspendue et même détruite
par des souvenirs odiëùx et mètàé par des diâ^
parâtes révoltanCes.
M. de Voltaire re$ul> plusieurs- visites de Genève,
ensuite il me proposa une promenaide cn^ voiture.
Il fit mettre ses chevaux, et noué montâme» dans
\mé berline, lui, sa nièce, madame dé Sûnt* Julien:
et moL II nous mena dans le village pdur y v^ir
les maisons qu'il a bâties et les établisseiàens bien-
faisans qu'il a formés. Il est plus grand là que
dâils ses livres; car on y voit partout xinie ingé-i-
niêuse bonté, et l'pn ne peut se persuâdcv (|de la
même main qui écrivit tant d'impiétésy- de foBash
setés et de méchancetés, ait filit des choies si riob)ès>
si sages et si utilel^. Il mohtroit ce village à tous
les étrangers, mais de bonne grâce; il' en parloit
simplement, avec bonhomie; il instruisiàM de tcrat
ce qu'il avoit fût, et cependant il n'avoit nuUeikiètit
l'air de s'en vanter, et je ne co^nois personne qui
pût en faire autant. En rentrant au* château^ la
conversation fut fort animée ; on parloit' avec intérêt
de ce qu'on avoit vu. Je ne partis qu'à la nuit;
M^ de Voltaire lûe proposa de rester jusqu'au leïi-
demain après dkicv; mais- je voultJSF retourner à
Genève.
Tous* teé portraits et toos les bustes de Ml dé^
Veltâ^ mût très^ressemUansf matsàucmi anikie'
n'a bièb reiida^ ses; yeux; Je ûk^aij^màdis^ à lëê>
12*
266 MÉMOIRES
trouver brillans et pleins de feu : ils étoient en
effet les plus spirituels que j'aie vus ; mais ils avoient
en même temps quelque chose de velouté et une dou«
ceur. inexprimables : Tâme de Zaïre étoit toute entière
dans ces yeux-là. Son sourire et son rire extrême-
ment malicieux changeoient tout-à-fait cette char-
mante expression. Il étoit fort cassé, et sa manière
gothique de se mettre le vieillissoit encore; il avoit
une voix sépulcrale qui lui donnoit un ton singulier,
d'autant plus qu'il avoit l'habitude de parler exces-
sivement haut, quoiqu'il ne fût pas sourd. Quand il
n'étoit question ni de la religion, ni de ses ennemis,
sa conversation étoit simple, naturelle, sans nulle
prétention, et par conséquent, avec un esprit tel que
le sien, parfaitement aimable. Il me parut qu'il ne
supportoit pas que l'on eût, sur aucun point, une
opinion différente de la sienne ; pour peu qu'on le con-
tredit, son ton prenoit de l'aigreur et dévenoit tran-
chant. Il avoit certainement beaucoup perdu de Tu-
bage du monde qu'il avoit dû avoir, et rien n'est plus
simple : depuis qu'il étoit dans cette terre, on n'alloit
le voir que pour l'enivrer de louanges; ses décisions
étoient des oracles ; tout ce qui l'entouroit étoit à s.es
pieds; il n'entendoit parler que de l'admiration qu'il
insph*oit, et les exagérations les plus ridicules dansr
ce genre ne lui paroissoient plus que des hommages
ordinaires. Les rois mêmes n'ont jamais été les
objets d'une adulation si outrée : du moins l'étiquette
DE MADAME DB 6BNLIS. 269
défend de leur prodiguer toutes ces flatteries ; on
n'entre point eu conversation avec eux, leur présence
impose silence, et, grâce au respect, la flatterie, à la
cour, est obligée d'avoir de la pudeur et de ne se
montrer que sous des formes délicates. Je ne l'ai ja-
mais vue sans ménagement qu'à Ferney: elleyétoit
véritablement grotesque; et lorsque, par l'habitude,
elle peut plaire sous de semblables traits, elle doit
nécessairement gâter le goût, le ton et les manières
de celui qu'elle séduit. Voilà pourquoi l'ambur-
prOpre de M. de Voltaire étoit singulièrement irrita-
ble, et pourquoi les critiques lui causaient ce chagrin
puéril qu'il ne pouvoit dissimuler. Il venoit d'ea
éprouver un très-sensible. L'empereur avoit passé
tout près de Ferney: M. de Voltaure, qui s'attendoit
à recevoir la visite de l'illustre voyageur, avoit pré-
paré des fêtes et même fait des verë et des couplets, et
malheureusement tout le monde le savoit. L'empereur
passa sans s'arrêter et sans faire dire un seul mot.
Ck>mme il approchoit de Ferney, quelqu'un lui de-
manda s'il verroit M. de Voltaire. L'empereur ré-
pondit sèchement: ^^ Non ; je leconnois assez.'' Mot
piquant et n>ême profond, qui prouve que ce prince
lisoit en homme d'esprit et en monarque éclairé.
Après avoir fait un voyage instructif et charmant,
je revins en France par le fort de l'Ecluse et par
Lyon, et j'arrivai au Palais-Royal dans les premiers
jQu^ 4« VmAovme, après une absence de cinq mc^
^. ide Genlis, peu de jours après n^n arrivée, «m
aXt que, le gDuvenjiement de Tlle S^d»t-Doinjagiiie
i^^t vacant, il désiroit Tobtenir, ce qui «croit faeik,
i^Otttft-tril, parce que le ministre de la marine, M. de
BoixiAB, étant tirèsr&vorablement disposé pour hd,
il ne s^agissoit que d'engager madame de Lambfdle à
iMfe demander ce gouyemement piar la reine. Je
déoterai à M? de Geulis que je ne conseatirois point
à solliciter pour lui un tel éloignement, à moins 4e 1^
mji^FTB ; il cond)attit cette résolution, m^s en vain ; il
ne m'est jamais arrivé, f^ràs avoir annoncé un dessein
extraordinaire et pénible, de m^en.étee dédite; il fiit
/convenu que j'U*ois à Saint-Donaipgue. Madame de
Lamballe parla à la reine et obtkit ce que nous dési-
riqns. La chose paroissrât tellement sûre, que nous
commandâmes ce qu'il faut d'argenterie et de linge
pour une grande représentation ; mais tout à oov^
l'afiaire manqua, parce que M. de Boines fiit subite-
ment renvoyé, et M. de Sartine lui succéda ; il étoit
ennemi personnel de M, de Genlis t à dire la vérité,
îe ne m^en affiiffeai pas, mais j'ai beaucoup regretté
depuis ce gran/etlong voyage, Qui«xWoitm«tndte,
qui auroit fiait beaucoup djbonneur à mon caractère,
et qui, par la suite, m'auroit épargné bien des em-
barras et bien des peines.
DE MA^AM% BÊ GENLIS. ^1
Eft iWfeHfaiit de Stiîsae, j'arois trotîT^ à fttria towi*-
^iame de Potoeka, <pA ne eoioiptôitfmôsiefrque'AetÉ^
^0tt toïîs natefts en :Prtocé, ^ tjttî, à eauôe de "m6î, y
Testa beaucoup plus loDg'4)eiiips 5 afin de ne la point
quitter, je m^étoîs «frangée pour n'être pas cette
année dti voyagé de la cour à Forftaîndbleau. J^llai
atec eHe, nm tnère, mes enfeihs, M. de Oetâis, le
iromte de Brostocld, tih jetme Pùîdndîs, pfttent de
madame de Poftocka, et M. de Sauvîgny, passer tout
ce temps, c*est-à^dire ^ix semaines à Versailles, où
nous nous ëtàbUtnesdanift ièis npparterheffts ilu PàtàSs^
îècyal ; On tippeloît ahtsi les logeinens dé M. le duc
d'Orléans, de M. le due et de madame \t duchesse de
Chartres, dans Tîntérieur du château, et ceux de ses
dames dont on me permit de disposer durant tout le
voyage ifc Fontainebleto : ncrtis vîmes, dans le pîus
grand détail, tout l^întérieur du château, et même
les petits appartemens particuliers des pnilceS de 1à
fiamille royale. Nous menâmes là une vie délicieuse,
M. de Oeniis y fit une quantité de charmans dessins
à la plume, et plusieurs jolies chansons. M. de Sàu-
vigny nous lut des scènes d'une tragédie à laquelle il
travailloit; j'y commençai à donner des leçons sui-
vies à ma fille ainée Caroline^ qui avoit dix ans> c%
dont l'intelligence étoît étonnante pour son âgé; elle
avoit une beauté si extraordin^re, elle étoit si aima-
ble, que, sans aucune façon de parler, le comte de
Brostocki, qui avoit vingt-quatre ans, en devint véri-
272 MBMOIRBS
tablement amoureux, et six mois après il me la de-
manda sérieusement en mariage. On verra, par la
suite, combien il a tenu à ce projet. Je ne retournai
à Paris qu^au retour de Fontainebleau, dans les pre-
miers jours de novembre; madame de Potocka me
donna beaucoup de distractions pendant tout l'hiver,
car elle voulut voir tout ce que Paris renferme de cu-
rieux en monumens, établissemens publics, manu^
{actinies, et même cabinets particuliers de curiosités,
d'histoire naturelle et de tableaux. Nous fîmes
aussi, un cours de physique chez M. Sigault de la
Fond, et tout de suite après un cours de chimie appli-
quée aux arts, chez M. Mittouart;^ nous fîmes
celui-là en société particulière composée de vingt-
cinq personnes de notre connoissance, parmi les-
quelles se trouvoient mesdames d'Harville,f de Ju-
milhac, de Chastenet, de Melette, d'Ârcamballe, de
Meulan, et MM. le chevalier de Cossé, le vicomte
dé Gand, le chevalier de Chastellux, M. Guibert,j: le
* Mittouart étoit démonfitrateur de chimie et premier apothicaire
de Louis XVI. Il a fait, avec Macqaer, des expériences de chimie
â la fois utiles et curieuses. Mittouart est mort en 1786.— (2Vb#e dt
rEditeur,)
' - f Madame la comtesse d'Harville m*a lu une charmante comédie
de 'sa composition j nous étions tête à tête. Je lui ai proposé^d*en
ùàre une lecture à sept ou huit personnes de notre connoissance :
*< Non, mVt-elle répondu, c^est une indiscrétion d^amour-propre qui
n'est excusable qu'avec ses amis intimes." Madame d'Harville ne
▼eut pas faire parler d'elle; que cela est sage! (Souv. de Félieie.)-
% On connott de lui un Traité de la force publique, VEttai sur la
DB MADAME BE GENLIS. 2/3
comtedeCustines^M. deGrenlis et quelques autres. Je
crois avoir déjàdit que j'avois, deux ou trois ans avaht^
engagé madame la duchesse de Chartres à nous don-
ner^ au Palais-Royal, trois fois la semaine, après le
dîner, la r^cr^a^tcm d'un cours d'histoirenaturelle, qui
ne récréa que moi, car seule j'en profitai, parce que
le bon M. de Bomare venoit de temps en temps me
donner des leçons dans ma chambre ; il me fit présent
d'une clef par ordre de matières de son DicHon-
flaire, que j'étudiai avec beaucoup d'attention. Tous
ces cours ne me rendirent point savante, mais ils me
donnèrent des notions générales qui, par la suite, ont
rendu mes lectures plus agréables, mes voyages plus
instructifs, et qui, même, m'ont été utiles dans mes
études littéraires.
tactique; trois tn^dies, le Connétable de Bourbon^ imprimé à
cinquante exemplaires ; Anne de Boulen, et le» Oracquesy onmues
par des lectures que Tauteor en faisoit volontiers, mais qni ne ftirent
point imprimées de son vivant : les Eloges de Michel de VHâpitàlf de
Catinat du rot de Pruêee, et le Journal de ees voyages en AUe-
nutgne avoient donné une grande vogue à Guibert. Il s^occupa aussi
d'administration publique, ce qui fit dire au roi de Prusse que Gui-
bert vouloit aller à la gloire par tontes les routes. Son Essai sur la
tactique eut tant de succès, que les femmes mêmes, qui n*y pou-
voient rien comprendre, voulurent le lire. On a même cité à cet
égard un trait dMgptiorance assez plaisant : une femme» voulant plaire
à Guibert, lui dit que son tic tac étoit charmant. Il fut imprimé à
Bouillon et parut en 1772. Cet ouvrage fit beaucoup de bruit, et
surtout parce que l'auteur y tût Péloge de Frédéric II, qui étoit
alors généralement regardé comme le héros du siècle.— (JV. de VEd,)
27^ MiMoiaBS
J^hV'oiB hhy pei)dant mioci séjour à Spa, et tout de
i^ahe apiès mon retomr, plusieurs petites eomédies
p€nir mes filles; les tix^ premières ftirent^ ^é^gw
âans^ fcj déseriy hs Flaoens et la Colombe. Je les
leiir fts )euer sur un petit théâtre de société qu^>n
me prêtât J'ini^ai à ee petit spectacle environ
soixante personnes. Le succès de ces deux pièces
fblpro^gieux-. Pulcdiérie, ma seconde fiUe^avoît dans
ce genre un talent merveilleux. A peine âgée de
huil ans^ elle fit fondre en lannes tous les spectateurs
diems leréle d'Agar^ et elle saon^a autant de talent
dans le comique. Mademoiselle Saînva) Talnée^ éà
la Cbmé^e-Française^ lui donnoiï des leçons dans 1&
genre tn^ique^ et je me chaigeoîs de lui i^re jouer
les rôles comiques ; elle excella également dans les
uns et dans les autres. Elle n^avoit pas la beauté,
Téclaty là régularité de sa sœur, mais son visage
^toift ç.bai:aiwit, r^mpji d^çxpjces^ioj?,, ç.t k 90» 4^^. îaa,
is^ aQoJt au cc^uTo X^àfiUedevaadamedeJluwUfl^
joua le râle d'Ismaêl, et hmi fille aînée celui de FAnge^
eUe en avoit tellement la figure, que lorsqu'elle parut
U y çutuK^e exclamation générale dansi 1a. si^lle^ çt eUe
fut appla«idie pendant plus de cinq ou siix «^w:(f^.
Ce succès m'^encouragea, et sur-le-cba»^ je me mis à
&ire, nuit et jour, deux autres pièces phis longues.
Us JJfdffiger^. rfw mwdfiy et la Çurimse. J'cué? ta^t dei
di^Kiwdfts po«u^ ce spectade,. ([Wû tsUvkt oberobiev u^a^e
DE MADAMB BB GBNLIS. 276
salle beaucoup plus g^raûdCé Enfin, on m'en trouVft
uiie plus raste que je ne désirois, elle contenoit eifiq
cents personnes; elle sppartenoit à une société boUî^-
geoise, qui me la prêta avec là gtàce la plus obB^
géante ; je lui donnai une centaine de billets^ et le
reste de la salle fiit rempli de toutes les personHi^i
que je cotinoissois; et de beaucoup d'aotres avec 1^^^
quelles je n'avois aucune liaison. Pulcbérie^ dàâs lu
Curieuscy parut encore au-dessus de tout ce qu'on atolt
déjàdit d'elle dans la société ; et ma fille ainée, dans kfé
Dangers du mande, joua le rôle de la vicomtesse aVé^
un charme inexprimable ; sa sœur eut le même suceèë
dans le rôle de la marquise. Les spectateurs demandé-^
rent à grands cris V auteur , qui ne parut point, et une se**
coude représentation, que j'accordai, en l'indiquàM &
la quinzaine. Dans cet intervalle, il^ me fiit demandé
une quantité de billets qu'il m'étoit impossible d'ae^
corder, entre antres à un jeune homme très-aimablè^,
que je connoissois à peine dans ce temps^ M. le ma^-*
quis de Saint-Blancard * ; mais il y vint à nK>n insuy
déguisé en garçon de théâtre, f Je ne pus réfuseip
* Atgourd^hui Ticomte de Contant. Madame la yicomtesse. de
C^totant^ son éponâe, est gouvernante dé6 en tos de France' — (J<^ble
\ Le marquis de Saint-BIancard, né en 1751, étoit, avant la révo-
lution, capitaine des grettadiers aux g^des françakies ; il éAiigra en
1792, fut fait maréfâial de camp dans Tarmée da prnsce de Condé)
revint en France en 1803, et reçut dans la retraite. Il a été ^t, ett
1816, commandeur de Tordre de Saint-Louis. {Noie de PÈditeur,J
2/6 MÉMOIRES
trois billets à M. de Schomberg, et six autres au vi-
comte de LaTour-du-Pin, pour trois hommes de let-
tres célèbres, avec lesquels je n'avois eu jusqu'alors
aucun rapport, MM. de La Harpe, Marmontel, et
d'Alembert.* Le succès de cette représentation alla
jusqu'à un tel enthousiasme, que le chevalier de
Chastellux, qui m'aimoit beaucoup à cette époque, en
fut effrayé pour moi. Après la pièce, la toile étant
baissée, j'étois sur le théâtre, il accourut à nioi, il
avoit les yeux pleins de larmes, il m'embrassa avec la
plus vive émotion: "Ce jour est beau, me dit-il,
mais il annonce des orages qui me font trembler pour
vous/' Il avoit raison. Je ne partageai point son
effroi ; la vanité de mère et d'auteur m'empêchoit de
pénétrer dans l'avenir. Je fis en quinze jours Zéé-
mire et Azor, ou la Belle et la Bête, qui fut jouée
dans le com-s de l'hiver, avec Y Enfant gâté. Toutes
ces pièces eurent le même succès, excitèrent le même
enthousiasme, mais pas une de mes compagnes du
Palais-Royal ne me demanda d'y venir. Ce qu'il y
a de plus étonnant, c'est que madame de Montesson
et M. le duc d'Orléans ce me demandèrent pas de
voir une représentation. Cependant je n'étois nulle-
ment brouillée avec ma tante, et j'avois même la
* Ce dernier m^écrivit le lendemaia le billet le plus obligeant sur
cette représentation. J^admirai même sa mémoire, car il avoit retenu
plusieurs de ces petites pièces qu^il citoit avec exactitude, et oiéDie
littéralement. {Note de V Auteur.)
DE MADAME DB GBNLIS. 277
complaisance de jouer assez souvent des proverbes
chez elle ; mais sa jalousie sur ce point fiit telle,
qu'elle ne put se résoudre à me voir applaudir ainsi.
Le chevalier de Chastellux fit de fort jolis vers sur
ces petits spectacles ; M. de La Harpe en fit de char-
mans qui se trouvent dans sa correspondance avec le
grand-duc de Russie.')*' Je reçus des billets remplis
* Parmi plusieurs pièces de vers également flatteuses sur ces re-
présentations, que M. de La Harpe inséra dans sa correspondance
avec le grand-duc de Russie, je citerai seulement la lettre sui-
vante.
*^ Madame de Genlis fait jouer ces petits ouvrages par ses propres
« enfans, qui n^ontque dix à douze ans, et dont les talens précoces et
<< rintelligence surprenante prêtent encore un nouveau charme aux
« compositions de leur mère. Elle donna ainsi en dernier lieu, sur un
« théâtre particulier, une représentation de trois de ces comédies, où
<< la meilleure compagnie de Paris étoit invitée, et qui fit à toute Tas-
« semblée, sans exception, un plaisir inexprimable. J^avois le bon-
« heur d'être du nombre des spectateurs, et j'envoyai le lendemain
<< les vers suivans à Taimable auteur que je ne connoissois point, et
<< qui m'avoit procuré une des plus douces impressions que j'eusse
" éprouvées de ma vie."
Non, ce que j'ai senti ne peut être un prestige ;
Non, j'ai su trop bien en^jouir,
Et si l'on doute d'un prodige.
Comment douter de son plaisir ?
Les drames ingénus, composés pour l'enfance.
Où l'art, soumis à l'innocence.
Se défend les ressorts qu'ailleurs il fait mouvoir,
Avec tant de réserve ont-ils tant de pouvoir?
Ton art, belle Genlis, l'emportant sur le ndtre.
Ne fait parler qu'un sexe, et charme l'un et î*autre.
378 MÉMOIRES
d'éloges de d'Âlembeçt et de M. de MarmonteL
Outre toutes ces pièces, je fis encore le BaUli^ pièce
tout-à-fait comique, dans laquelle Pulchérie, qui joua
Iç bailli, fut ravissante. Cette pièce, qui fit rire axuc
éclats, ne se trouve point dans le TTiédtre d^éducfUion.
Elle a été perdue d'une manière singulière. Je ne
l'avois pas fait copier ; je donnai mon manuscrit au
Que tes tableaux sont ytw» dai» leur simplicité !
Tu peins pour des cafkns, mais la maturité
£t se reeoDDoît et t^admlre;
Le miroir ou tu les fais lire
Sur nous de tes leçMks réiécfaift la clarté.
Jamais JBman la Técité
M^exterçasur les cœurs uu plus aimable empire.
Mais je parie à rauteur de ses succès brillansy
Quand je puis applaudir an bonheur d^une mère !
Je sus bien: sère de te plaire.
En te parlant de tes enfîuia.
Vous, la gloire et Tamour d^une mère attendrie !
O Caroline, Puldiérie,
]>es mains de la nature 6 chelb-d'œurre twiismns 1
Elle a sur votre aurore épuisé ses présens.
Vous semblez ig^norer parmi tant de suffrages,
Et nos plaisirs et vos takns \
A celle dont les soins furment vos jeunes ans
Vous reporte^, tous nos bommages.
Vous oubliez en&a dans vos jeux innoeens:
Qu'il n'est donné qu'à voius d*embeUir ses ouvrages.
Quel ensemble enchanteur! quel spectacle charmant !
Mon cœur est encor plein du plus pur sentiment,.
Mon osil encor frappé de la plus douce image.
De ce transport flatteur, deee ravissement.
J>B BiABAm DB GBNLIS. 979
scmffleur^ que Ton appela sur le théâtre après la re^»
présentation^ pour lui dire un mot ; il laissa la pièce
dans son trou> quand il y retourna il ne la retrouvaplv^
Toutes les recherches possibles furent inutiles ; elle a
été perdue sans qu'on ait jamais pu deviner qui Tavoit
volée. Je fis encore dans ce même hiver VUe h0U*
reuse, mais elle ne fut jouée qu'en très-petite société.
Madame de Potocka et moi nous jouâmes les deux
rôles de fées dans cette pièce, à laquelle nous
joignîmes les Flacons^ où nous jouâmes aussi,
madame de Potocka la fée, et moi la mère. Ces
représentations se prolongèrent jusqu'à l'été, de
sorte qu'elles durèrent sans interruption huit mois.
Je ne comptois nullement faire imprimer ces pièces,
quoique je fusse déjà, depuis deux ans, auteur
imprimé mais non sous mon nom. M. de Sauvigny,
qui travailloit à un ouvrage intitulé, le Parnasse
des danieSy me conjura, avec tant d'instances, de
lui donner, pour insérer dans cet ouvrage, trois
Que ftÛBoient naître à tont inoment
Les grâces de son style et celles de votre ftg;e.
Je pensois à sa joie, à ses félicités,
Aux mouvemens de sa tendresse j|
Je songeois que ces cris de la publique ivresse,
Dans son cœur maternel étoient tous répétée.
Dig^e mère, jouis, jouis de ces délices.
Ton âme et tes talens, Yoilà tes justes droits.
Dans toi seule aujourd'hui Ton adore â la fois
L'autear, Touvrage et les actrices.
{Note de V Auteur),
280 MÉMOIRBS
comédies que j'avois faites, et qu'il connoissoit,
que je cédai à ses prières, à condition qu'il ine
garderoit le plus inviolable secret. Il les donna,
sous le titre de Pièces d'une Jeune dame. Ces
pièces étoient, les Fausses délicatesses^ dont j'su
déjà parlé I la Mère rivale^ et V Amant aaionymje^
que je fis en quinze jours, à Villers-Cotterets*.
' * Monsieur le chevalier de Chastellux fit, sur Tanteur, les actenra
et les pièces de ce petit théâtre les stances que voici : elles étoient
adressées à madame de Genlis.
Lise, à vos spectacles charmans
Qui peut refuser son sufirage ?
Drame, acteurs, tout est votre ouvrage.
Et Ton n'y voit que vos enfans.
De vous-même heureuse rivale.
Et féconde dans le printemps.
Vous voulez que Tenfance égale
Et vos appas et vos talens.
Partout, en voyant ces prodiges,
Dont nos Garricks seroient jaloux.
On sent que leurs plus doux prestiges
Sont encore émanés de vous.
Ainsi dans vos jeux le plus sag^
Sans le savoir peut s'engager.
Et, n'adorant que votre image.
Il croit vous aimer sans danger.
Eh ! qui peut voir dans la prairie
L'onde errer sur de verts gazons,
Sans chercher la nymphe chérie
■ Qui les «irichit de ses dons.
DB MADAME DB GENJLIS. 281
. J'avois passé un hiver très^briUant ; mes succès
m'avoient mise fort à la mode, je reçus des quan-
tités d'invitations de souper, que je refusai toutes,
ainsi que les nouvelles connoissances ; mais j'en
fis faire plusieurs agréables à madame Potocka, qui
eut de grands succès dans le monde, par sa beauté,
sa grâce et son esprit. Elle venoit à presque tous
les grands soupers du Palais-Royal ; elle vit là suc-
cessivement toutes les personnes de la cour; elle
les jugeoit comme une Française spirituelle. Parmi
les jeunes personnes, celles qui lui parurent les plus
remarquables furent madame la princesse d'Hénin,
la vicomtesse de Laval, d'une figure à la fois douce
et piquante, et sa conversation ressembloit à son
joli visage ; madame la princesse de Poix, dont j'ai
déjà parlé; la duchesse de Polignac, favorite de
la reine, dont le visage étoit ravissant, depuis la
mode de rabattre les cheveux de manière à cacher
le front, la seule chose défectueuse de sa figure.
Sa faveur ne lui avoit rien ôté de sa douceur et de
sa simplicité naturelles. On dit qu^elle avoit peu
d'esprit; mais il faut en avoir un très-bon pow
Ah ! suivons plutôt dans leur course,
Suivons ces aimables ruisseaux ;
Qui voit en paix couler leurs eaux
Pourroit s'enivrer à leur source.
Ces spectacles furent donnés dansPhiver de 1777 et 177S.-nfiVd<«
de V Editeur. J
888 BCÉMCHKBS
09Qaerver im tel nudntieii dans une tdle lâtua-
lion et pour avoir su fie inaintefiir idaiiB la plus
làaate faveur^ eans enivreiaent et sans se £sàre
d'ennemb. J'ai souvent caufié avec «lie, je Vai
toujours trouvée iort aimable. Madame de Châiong,
sa cousme et son amie, aœiBr de M. d^AncUau"*^,
aeveu de sion beau^père, avoit une bdle figure ; eUe
ét«M; aimable et très-spirituelle. Madame d'Jbiâlau,
sa beUe-sœur, fiUe de M. Helvédus, Aoroit été
fart . jolie^ si elle n'avoit pas eu un <eil défectoeux^
dont elle iie¥oyoit poînt; eUeavoit de l'amabilibé,
de la ^âee, d'excellens sentiment, et des pria*
oipes toi^à-fait opposés à ceux que son père a
immtrés dans ses ouvrages. Elle a eu le mérite de
donnée une éducation parfaite à ses deux £He8, tqpn
sont égateetient aimaUes et intéressantes. Madame
de Sabran, aujourd'hui madame de Bouflers, étoit
i^oe des plus charmantes personnes que j'aie
connues, par la figure, Télégance, Tesprit et les
talens; elle dansoit d'une manière remarquable;
eUe peignoit comme un ange ; elle faisoit de jtdis
vers ; elle étoit d'une douceur et d'une bonté par-
* Le comte d^Andlaw oa d^Andelau, de Homboarg, (Frédéric
Antoine-Marc), né en 1736, étoit marédial de camp, «n commence-
ment de la révolution. Il fîit député aux états généraux, en 1789}
par la noblesse de Hagueneau. £n 1S15, le roi le nomma préfddent
de rassemblée électorale du Haut-Rhin 3 mais sa santé, déjà très-
alfoiblie, ne lui permit pas de remplbr ces fonctions. Il est ttort vers
la fin de Tannée lSl9,^Note de V Editeur J
jûlesn Madame jée Potodia &t BouFOot inritée,
à caiifie lie jaeioi^ aux pedts iU)upeis du Palais^RojraLj
.oarles priniOÊS Avcdent «ette Jionté pour Leure damée
ift'iadmet^e dans leur iotérieur leurs plus pioches
paxens «t leurs amis intimas. lies personnes non
attiftchées au Palais^Royal^ qui reusàdiA le phis
•astuventàces petits soupers, étoient mesdames de
jBeauvau^ de Bouflers, de Luicembourg, de S^ur^
mèit et belietfille; la baronne de Talleyrand) la
marquiae de Fleury, amies intimes de madame
ia duchesse de Chartres. Le baron de Talleyiand
étoit d'une très-rbelle figure;; il ne manquoit pas
d'esprit, maitT U étoit lourd dans sa conversation,
et peu aimable. Sa femme avoit de la gentillesse
dans la taille, et quelque chose de vieillot dans
le yisage; ses manières et son ton manquoient de no«-
)>k»se : il y avoit à la fois dans sa conversation du corn-
ipérage çt de l'i^sipidité ; mais elle a eu une conduite
i;rréprochable : elle a été également bonne épouse
^ bonne mère. La marquise de fleury avoit un beau
visage et des yeux admirables, quoiqu'elle eût la vue
très-basse, et qu'elle l'ait perdue depuis. Elle étoit
bonne, spirituelle et naturelle* J'ai été fort liée avec
elle, et jusqu'à sa mort. A propos d'elle, je veux
réfuter ici une calomnie tout-à-faît absurde : dans je
ne sais quel Souvenir imprimé (car depuis les miens
on ^xx a fait des quantités), oni dit que M* le duc de
Chartres avoit écrit sur des tablettes les noms, posés
284 MÉMOIRES
sur des colonnes différentes^ de toutes les jeunes per-
sonnes qui venoient au Palais-Royal^ avec ces indica-
tionSj les Jolies^ les Agréables et les Abominables;
et que dans cette dernière colonne il y avoit mis
madame de Fleury^ gui le sut et ne le lui pardonna
jamais. Il n'y a pas à tout cela la moindre vérité :
madame de fleury étoit fort jolie ; M. le duc de Char-
tres l'aimoit tellement, qu'il l'appeloit sa sœur : elle
l'appeloit aussi son frère ; elle a toujours été intime-
ment liée avec lui, et lui a montré constamment la
plus vive amitié. On la loua trop sur son naturel :
elle finit par mettre de la prétention à cet agrément,
qui en donne tant à tous les autres, et alors elle en
perdit le charmé par les singularités les plus bizarres.
J'ai fait, sans la nommer, son portrait dans les Sou-
venirs de Félicie* ; mais je n'y ai point conté le trait
suivant, qui achèvera de donner l'idée de sa manière
* Madame de F est légère, étourdie, et elle a des accès de
gaieté qui ressemblent un peu à la folie ; mais quoiqu*on ait Ut per-
fidie de s^amuser de ses travers et de les exciter autant qu'on peut,
ils ne réussissent point 3 elle est jeune et jolie, et elle trouve dans les
femmes de sévères censeurs^ il est vrai ausn que la jeunesse et la
beauté donnent à ces tournures extraordinaires quelque chose d*in-
décent. Si madame de F...., qui ne manque point d'esprit, étoit
bien laide, elle ne paroitroit qu'originale. Cest un Anglois qui a
fait d'elle la meilleure critique. -M. Horace Walpole soupoit avec
elle pour la première fois, en nombreuse compagnie, et voyant tout
le monde occupé d'elle et rire de ses folies, dit à l'oreUle de son voi-
sin : EUe eêtfortdràUieiynMiêquefait'OndecelaàlanuUwn?-^
Souvenirs de Félieie).
DE MADAME DE 6ENLIS. 286
d'être dans la société. Elle étoit un soir à souper à
Versailles chez madame la princesse de Guéménée,
où, comme à l'ordinaire, il y avoit beaucoup de
monde ; madame de Fleury venoit de faire sa cour,
elle étoit en grand habit. Au lieu d'ôter son bas de
robe* dans l'antichambre, elle ne s'en débarrassa
que dans le salon ; madame de Guéménée lui con-
seilla en riant de se défaire aussi de son immense
panier. Très-volontiers, répondit madame de Fleu-
ry. A ces mots, très-inattendus, plusieurs femmes
s'élancent vers elle pour l'exhorter à faire pette folie ;
onluidteson panier, sa jupe, de superbe étoffe, on
la déshabille en un clin d'oeil, et elle se trouve avec
son grand corps et sa palatine, et en petit jupon
court de basin, sur lequel ballottoient ses deux
poches. Tout cela se passa en présence de cin-
quante personnes. J'étois dans ce nombre. Ma-
dame de Fleury resta dans cet étrange costume toute
la soirée entière, depuis neuf heures et demie jusqu'à
deux heures après minuit, sans montrer le moindre
embarras, et comme si elle n'eût fait que la chose du
monde la plus simple.
Madame de Rochambeau, belle-fille de celui qui a
été depuis maréchal de France, étoit, ainsi que ma-
dame de Dampierre, très-remarquable par une
naïveté de caractère, de ton et de manières, que
je n'ai jamais vus dans le grand monde qu'à
• Cest-Â-direone queue deplasieura auDes.— ^iVo#0 de VAuiewr.J
268^ MjiMoïitss
ced> dew& pc^smutts;- IsU pureté de lëiffs mœàrâ
donûoic uH prix inefitimaUe ài cette singcâsaiti*
Le chevalier de Chastellax, qui ëtoit dan&cetempi»
rtiii de mt» plu» ohera amis, avoiti de la grandeur et
de la générosité dans l'àme, eH de la foiblease doùs le
caractère ; sott esprit étoit fort ali^des^s du mé^
diocre, mais n^àUiDit paa jusqu'à la supéiiorité. Sa
société étôit agréable et sûre ;< «9ec beftncoup d'iii»^
truction il û'avoit nulle pédanteiJB^ sa-c^onVersastioir
eût été' particulièrement aimaMcy d'il' n'avoit pas eu
la manie de te remplir de oalembotirs/ Il a- fiait dé^
jolies comédies de société ; son Ëvre' de la Félicité
pubUqtbe n^est par uiï bon onvrage^i mais il dc^fiure
estimer l'homme de la- cour et du monde qui a été
en état de le faire; il est, je crois, le premier auteur
qui ait montré une grande indi^pistion contre ces
mœurs aiiitiques lacédémonieânes sivaat^sy aufood;
si barbare», ce que le chevalier de Chastdlux a^ eu'
le mérite de sentir vivement, et de bien exprimer
dans son livre de la FéUcité public.* Le vico)â»te
* 1a chevalier de Chastellux avoit qaelquefois d'assez singulières
fantaisies: qooiquMl n'eût pas la moindre notfon de mnâique il prit
parti ponr Pibcifii ; il se déchaîna contre V^IpMgénie et contl^ VAUéite
d& Gkick ; il soutînt que le gfrand compositeur u'étole qu^ iNtflMffe;-
Outre les ouvrages dont a d^à parlé madame de Genlis^ le chevft^
lier, depuis marquis de Chastellux, est auteur d'un Voffo^ dmu
V Amérique êeptenirUmale en 1780, 1781 et 1782, et d'une NoUee ewr
là vie et Uê écrits d^HelvéHuêy quî fut attribuée à Dûolos. L*Actf-
DB MABAMB IKA GENLIS. SIS/
de Sëgur venoit aussi^ mais rarement^ à ce» petits
souper»; il avoit une jolie ûgare, mais^ une afieeta^
tk>n dlndolence qui rendoit ridicules^ à mes yeux^
son maintien et sa manièFe de parler.^ Je n'sd ja*
mais vu dans le monde^ san» exception^ une fatuité
aussi peu déguisée^ et par conséquent de plud mau^
vais goût; son esprit n'étoit que du jargon', sa ré- '
putation d'agrément qu'une mode; son frère avoit
beaucoup plus de mérite et d'espriU Je n'ai pas eu.
Tocoasion de connoître son caractère ; mai» j'en ai
entendu conter des tnûts qui font honneur à son
cœur^ M. de Dainpierre, mari de celle dont je viens
de parler^ avoit une franchise et une loyauté qui lui
gagnoient tous les cœur&. Le' marquis de Roufi-
gnac étoit l'homme le phis* véritablement chevalet
resque qu'on ait jamais vu de mon temps dan» la
société; brave, sinGère> capable d'une héroïque amitié,
demie l'admit au mombre de ses membres en 1775 ; il est mort à ,
Paris en 1788.— (2Vofc de VEditetir)
* Le TÎcomte de Ségor a conserva cette- «iffeetation josqu^anx dbr-
uiem jours, de sa< vie, et si sa réputation d*homme spirituel n*a¥eit>
pas été établie par un assez grand nombre d^ouvrag^ea agréables, cen
airs de jeunesse dans un âge déjà mûr Tauroient fait passer pour un*^
homme très-médiocre. II a composé des romans, des comédies, des
opéras et un- grand nombre de couplets pleins de sel et de gaieté.
SoQ^.demier ouvrage» espèce de roman historique sur les femmes, est -■
le plus long et le moins bon j son esprit fin et brillant a'étoit pa»
propre aux compositions étendues et qui exigent une certaine pro-
fondeur, Né à Paris en 1752, mort à Barège en 1805.— fiVofe de
rJSdUewr.)
288 BiiMOIRBS
il étoit estimé de tous ceux qui le connoissoient.
Il n'avoit que le défaut d'être trop susceptible^ et
de se battre fort légèrement^ ce qui contrastoit
étonnamment avec l'extrême douceur de son ton.
J'aurai occasion de conter de lui plusieurs traits qui
achèveront de le faire connaître. Le chevalier de
Bouflers^ si célèbre par son esprit^ qui ne montra
d'abord que de la grâce et de la légèreté dans de fort
jolis vers^ mais qui avoit autant de solidité que d'agré-
ment, se moqua long-temps de la sensibilité^ et fit
l'éloge de l'inconstance. Cependant il a prouvé
qu'il étoit profondément sensible, et que le mérite
uni à la grâce pouvoit le fixer. Il a épuisé, dans sa
première jeunesse, tout ce que la légèreté, la plaisan-
terie ont de piquant, il a réservé là raison pour l'âge
mûr : c'est lui donner toute l'autorité qu'elle peut
avoir. J'ai déjà parlé de M. de Vaudreuil et de
quelques autres, je vais reprendre le fil de ma narra-
tion.
Je fis, dans ce temps, une rencontre qui me com-
bla de joie. Un matin que je me promenois au Palais-
Royal, j'aperçus une femme de trente-sept ou trente-
huit ans, qui se promenoit avec une très-jeune per-
sonne, et qui me regardoit avec une attention et une
expression qui me frappèrent. Je l'examinai de mon
côté, ses traits ne m'étoient point inconnus; et,
tout à coup je tressaille, et je m'écrie : " C*est ma-
demoiselle de Mars !" Elle vint à moi, me prit la
DB MADAMB DB GRNLIS, 289
main qu'elle serra fortement en me disant d*une voix
entrecoupée : " Contenons-nous ici. A quelle heure
pourrois-je vous revoir demain ?'* A toute heure
de la matinée, répondis-je. A ces mots, elle
s'éloigna précipitamment, me laissant dans un si
grand trouble, que je rentrai sur-le-champ chez moi.
Pendant toute la journée, je ne pensai qu'à elle, je ne
fermai pas l'œil de la nuit, et je me levai de grand
matin. Elle ne vint qu'à dix heures; aussitôt que
je l'entendis, je courus à elle, je me jetai à son cou
en fondant en larmes, et sans pouvoir proférer une
seule parole. Cette excellente personne partagea toute
ma joie, elle déjeuna avec moi, et nous causâmes
jusqu'à une heure après midi. Nous ne parlâmes
presque que du château de Saint-Aubin et de mon
enfance. Elle me conta seulement qu'elle étoit,
depuis très-peu de temps, gouvernante des enfans
de madame de Voyer ; mais que, le caractère
de cette dernière lui convenant peu, elle ne
comptoit pas y rester long-temps. En effet, elle
fut placée peu de temps après, pour ses talens,
chez madame la princesse Louise de Condé. Le
secrétaire de M. de Voyer, qui s'étoit assuré ui^
sort indépendant, et qui avoit assez de mérite pour
apprécier celui de mademoiselle de Mars, l'épousa,
et l'emmena en province. Mais pendant tout le
temps qu'elle resta chez madame de Voyer, je la via
presque tous les jours. Elle vint plusieurs fois à nos
TOME II. 13
2Sft MSMoaioia
petit» spectadeft; eUe s'y mppàoit a^ec délices le
temffi où. elle nx'aKoit YHh jouer IpMgénie et Zaïre,
» L'â^ de mes. filles^ et môme plus jeune encore.
Au milieu de beaucoup d'inquiétudes- de toua *
genres, j'en avois une qui me touriment<n[t cruelle-*
ment^ c'étoit sur le sort de mon frère^ car ma tante^
qui n^ leconnoissoîtque pour Tavoir aperçu quelque-^
fois, au jour de Tan^ ne faisoit rien du tout pour luL
li étoi/t plus- jeune que moi de qumae moi»; sa figure
étoit alors jolie, et ses manières douces, modestes- et
naturelies. Mon frère est né avee beaucoup de génie
pour la géométrie, qu'il a appliquée, avec de grands^
succès, à la mécanique : il a â'aîBeuis^ infiai^^it
d'écrit. Il avoit pour la poésie un talent salurel
très^^agréable^ et beaucoup de goût, pour les- arts^
surtout pour la. musique; il savoit^ parfaitement
la composition, et il a &it de diarmantei» romances^
son caractère est d'une extrême douceur qui, par
la suite, a quelquefois dégénéré en foiblesse ; mds
il es^ impossible d'uYoir plus de bontés de meil-
leur» sentimens et^ une plus beUe âme. Nou»
»ou& sÂmions tendrement, et depuis notre première
eofance^ sans^ qu'il y ait eu jamais entre nou»
Fapf arence du refroidissement^ ou un setd nrat de
^scus^ion. Je songeoi» sans cesse à lui fiûre fkire
un bon mariage; j'avois d^à, après bien des peines,
échoie trois fois dans cette entr^rise ; enfin, on me
âo«na ridée de lui fittre épouser mademràttUir de
DB MADAME DB GBNLIS. S91
R«ffetaa, jerune personne d'une grancfti nûsâancéi et
j'en vîns= à bout, par le crédit qu'on me 8upposc»r% au
Pàlîdl^^Royal, et là pmsfiiante protection qu'on devoit
natVrrellement attendre de madame de Montesi^n.
Cependant, ma%ré totttes mes instances, eQe He fit
pfts la moindre ehosPe pour ce mariage, qui rie se sei-
)?dit pa» fàJfe, si }e lï'avois pas pris Fengagenien^ de
loger et de nolirriï les nouveaux iriàriés. Il falloH,
pour cela, l'approbation de M. de Genlis, et riiéttie
un grand sacrifice de sa part, car je ne pdtfvtdis
les loger que dans son appartenierit qui tierioît
atu mien. M. de Genlis, avec une bonté parfaèite,
leur céda- ee logement tout meublé, tout arrtWgé,
et en loua un pour lui sur lé jardin àet Kkà§*
Royal, mais hors du Palais. Madeioâfois^e^ de
Rafifettau avoit perdu sa mère à l'âge de dott^e ans^,
elle en avoit dix-huit j elle étoit au couvent* de
Panthemont avec une gouvernante, qui n'avoît poittC
d'instruction, mais qui cependant lui donna tout
l'essentiel d'une éduefation pia:rfaite, la piété, la chïi^
rite, et toutes les qualit>és les plus attadiaiites dâ
caaractère. Je ne citerai qu'un trait des- leçons de
morale qu'elle lui dènnoit^ il fera juger dé la* perfet-
tion de son éducation. Peu ma^îàme de Ràffëttàu
prenoit soin d*une pote^re femme paralytlqfiie?; à sa
mort, safiltesVn chargeèt^ stf gouvei*nant6lafMsoi!l
venir une foi=s par' sefittaine^ ett cMsfe è pi^rteur ato
eo'u^^'ent. On la rdcévoiu au pïttfoir extérifenr, où te
13*
292 MÉMOIRES
gouvernante et son élève se trouvoîent ce jour-là ;
comme la pauvre femme ne pouvoit pas se servir de
ses mains, mademoiselle de Raffettau la peignoit^ lui
lavoit les pieds et lui coupoit les ongles ; lorsque la
gouvernante n'étoit pas contente de son élève, elle la
privoit du bonheur d'exercer ces pieux devoirs de
charité, et les remplissoit elle-même ; cette pénitence
fiit la seule que mademoiselle de Ra£kttau reçut, et
qui lui cauBoit la plus vive affliction. Ce fait, que
j'ai rapporté depuis dans les Veillées du Château, suffit
seul à l'éloge de la gouvernante et de l'élève. Il y
a loin de cette pensée sublime de bonté à l'idée de
priver une jeune personne du plaisir de porter une
jolie parure. Cette excellente institutrice n'avoit ja-
mais été qu'une femme de chambre de madame de
Raffettau; on trouveroit difficilement aujourd'hui
parmi le peuple une femme pensant ainsi; c'est
qu'alors il y avoit encore beaucoup de religion dans
la classe du peuple. MademoiseUe de Raffettau étoit
petite, mais charmante ; son visage étoit également
agréable et régulier. Je n'ai vu qu'à madame de
Louvois des mains aussi parfaites et d'aussi jolis
pieds ; elle étoit d'une adresse de fée ; personne ne
brodoit comme elle, sa gouvernante lui avoit donné
un mattre de musique, elle avoit une voix admirable
et chantoit comme un ange. Pour tout présent de
noces, madame de Montesson lui donna une montre
de dix louis ; pour moi, je lui donnai sa corbeille de
DE MA.DAM1S DB GKNLIS. 293
mariage, et dans laquelle je mis une partie de mes
plus jolis bijoux; madame de Montesson donna le
repas de noces, oà je menai la nouvelle mariée, qui
eut le plus grand succès par sa figure et ses ma-
nières ; je la menai aussi faire toutes ses visites de
noces, je la présentai à la cour et chez les princes,
enfin je lui tins lieu de mère, et ce fut de grand cœur,
car je pris pour elle la plus vive tendresse ; elle avoit
de l'esprit naturel, de la gaieté, une douceur rem-
plie de charmes. Elle n'étoit jamais un seul instant
oisive ; je lui donnai des leçons d'orthographe, elle y
fit des progrès étonnans en peu de temps; elle s^ap-
pliquoit aussi beaucoup à perfectionner son écriture
qu'elle rendit très-jolie; le but de cette étude étoit
de se mettre en état de copier les mémoires sur
différens sujets, que mon frère faisoit sans cesse ;
elle en vint promptement à bout, elle devint son
meilleur copiste, et même elle copiolt sans faute des
mémoires sur les sciences, où se trouvoit un nombre
infini de figures géométriques. Elle ne resta chez
moi que dix mois, elle eut tant de succès dans le
monde, elle intéressa si vivement tous ceux qui la
connoissoient, que madame de Montesson, voyant
combien Ton trouvoit extraordinaire qu'avec sa for-
tune ce ne fût pas elle qui se fût chargée de la loger,
se décida enfin à la prendre chez elle avec mon frère.
Ce fut Monsigny qui la détermina à prendre ce
grand partL Cet excellent homme, qui mettoit cons-
tAiQiaent le pluA vif intérêt à tout ce qui me Ipur*
choit, avoit autant d'esprit et de finesse que de boor
bomie; il connoissoit parfaitement le caractère et
Tégoïsme de madame de Montes^ipn; il lui conta
avec iwe grande apparence de simplicité tous 1»h dé*
tails qui pouvoient prouver TaSection si vraie que ym
beUe-sœur avoit pour moi, et combien notre s^btacbe-
metit mutuel nous fàisoit honneur dans le mondCii
Le résultat de ces récits fut que madame de Mcm-
tm99m lue emmena d'abord à Saint Assise, et en-
suite les garda pour toujours. Ils me quittèr^t m
bput de dix mois, et ce ne fut pas sans regrets de
part et d'autre. Je conservai toujours avec ma bdle-
4C8ur la liaison la plus intime, et qui a duré jusqu'à
sa morU Quand elle me quitta, M. de Genlis ne
reprit point son appartement ; il le céda à ma mère
et à mes enfaus, afin que j'eusse la possibilité de
donner moi-même des leçons suivies à mes filles.
Madame de Potocka passa deux ans à Paris. Nous
reprîmes nos petits spectacles l'année d'ensuite, et
ce fut vers le milieu de cet hiver que j'eus l'idée
d'établir un ordre que j'appelai Tordre de la Persé-
vérance. Je ne pris pour confidens que madame de
Potocka et M. de Brostocki, qui soutinrent dans le
monde que cet ordre avoit existé anciennement en
Pologne. Tout le monde le crut ; voici comment :
le roi de Pologne m'avoit envoyé son portrait avec
une lettre, dans laquelle il me demandoit le mien,
BB MABAMS 1>£ 6BNLIS. 99S
€a me wmerciaiit de toutes fes ^dcès que j'^'ViM
l^our les PoloïKMs ; car^ «a efiet, toutes lets daméH
pokmoises ^ui arrivoient à Paris venoient d'abord
chez moL Je me chargeois lie les ^tésesitef au Ph^
kds Boyal^ et de leur tendre t&m teis pietits services
de société qa'on peut rendre à 4es étrangers» S'en ^
voytti mon portrait au roi de Pb^^^e, en k mettlmt
dans la confidence de notre ordre de la Peirsévénâitis»
Il eut la bonté de m'écme une lettre l[;hlkrttiatiite>
fûte pour être montrée^ dans 'ktqu^e il aie tetïnèt*-
cioit de Êdre revivre cet wrdr&yjaMsJûindé en Pih
lègue. €ette lettre étoit écrite ée «a mûn et s^née^
Je la montrai à tout le monde, et persofeitie ne douta
de l'histoire qiie nous amne composée. Je dis qu^
je tentais les statuts de madame ^ Pdtooka et de M«
de firostocki, et que je les aVois seulement rédigés^
Je pris^ pour composer cet ordre^ une partie d^h
plus jolis costumes de l'ancienne chevalerie^ et
j'y ajoutai mille choses romanesques de uion
invention et plusieurs coutumes académiques. On
n'étoit reçu qu'au scrutin^ on subiisgoit des épteu*-
ves ; mais toutes spirituelles ; il Mloit deviner
des énigmes que j^avois composées, et répondre à
des questions morales qifê faisoit le président. Ên-^
suite on lisoit ou Ton débitoit un discours qui devoit
être l'éloge d'une vertu, à son choix. l<e président
répondoit par une petite exhortation morale^ et fai^»
soit prêter le serment, qui étoit à la fois rdi^u^>
296 MÉMOIRBS
patriotique et chevaleresque. Je n'avois pas oublié
d'y faire promettre de défendre, en toute occasion,
la foiblesse et l'innocence opprimées, et de mettre
au jour toutes les belles actions que Ton pourroit dé-
couvrir. J'avois même fondé un prix pour cette der-
nière chose. Tout chevalier et toute dame qui avoient
apporté à l'assemblée la découverte de trois belles
actions bien constatées, et jugées telles à la pluralité
des voix, recevoit une médaille d'or du prix de cent
vingt livres ; mais il falloit que ces actions n'eussent
été faites ni par un parent, ni par un ami de la per-
sonne qui les déclaroit, ni par un membre de l'as-
semblée. La médaille représentoit d'un côté une
couronne de laurier et d'immortelles, avec ce mot.
Persévérance et de l'autre ces paroles : Pris de
vertu. Il y a eu en tout quatre médailles de don-
nées : j'en ai eu une ; et en outre, quand nous avons
été au nombre de cinquante, on m'en a décerné une
pour récompense des services que j'avois rendus à
l'ordre. Chaque chevalier et chaque dame étoient
obligés de prendre une devise. Chaque chevalier se
choisissoit un frère d'armes, et chaque dame une
amie. Pour ne point causer de jalousie parmi mes
amies, ma mère me permit de la prendre pour la
mienne. Les dames, à volonté, prenoient ou ne
prenoient pas un chevalier; çt, lorsqu'on en prit, il
fut toujours choisi de manière à ne pas donner lieu à
de malignes interprétations. Mon frère et M. d'Os.
DE MADAME DE GENLIS. 297
mont, neveu de celui du Palàis-Royal, furent les
premiers chevaliers que nous reçûmes. Mon frère
prit M. d'Osmont pour frère d'armes. Notre troi-
sième chevalier fut le duc de Lauzun; et les pre-
mières dames, ma mère, mesdames d'Harville, de
Jumilhac, et mes deux belles-sœurs. Notre premier
président fut le marquis de Seignelai. Quand nous
fûmes une quinzaine, M. de Lauzun nous donna, dans
une maison qu'il avoit hors des barrières, au milieu
d'un jardin, une tente qu'il avoit fait faire exprès
pour nous, qui nous servit à nos assemblées, qui se
tenoient tous les quinze jours. Cette tente étoit
vaste, superbe, richement décorée en dedans. Cha-
cun des membres de l'ordre étoit obligé de donner
un petit tableau d'une mesure convenuCj bien peint
et bien encadré, représentant sa devise, et que l'on
plaçoit dans l'intérieur de la tente, que nous avions
nommée le Temple de r Honneur** Nous avions
un uniforme, qui étoit blanc et gris de lin. Les
hommes et les femmes portoient une écharpe gris de
lin, brodée d'argent. On donnoit aux chevaliers que
l'on recevoit un anneau d'or, qui portoit, en émail,
les lettres initiales de la devise de l'ordre. Voici cette
devise :
Candeur et loyauté, courage et bienfaisance,
Vertu, bontéf persévérance.
* M^- le comte (l'Estaing, un de nos chevaliers, /rére alarmes de
13*»
996 M8HOUIM
Cet ordrç fit beaucoup de bruit* ; ooua eûmes une
infinité de denutndee, et nous fîmes en peu de tempe
IM*. de Genlis, prit la jolie devise^ un bouquet 4e Us et de roses, et
pour âme : foui pour eux et pour elles. Je Fai citée depuis dans
me9 onvrag:e8.^jfVb#« de V Auteur.)
* Je me promenois un matin au Palais-Royal, j*y trouTÛ M. de
Rttlhière ; je Pavois prié de se charger d'une lettre pour T Amérique :
il me dit qu'il Tavoit doqnée au eoipte de Palou^lû qui partoit ; il
^Toit des droit% ajouta M. de Rulbière, pour être choisi de préfé-
rence par vous.— Pourquoi ?— N^êtes-yous pas dame de la Persévé-
rance .'—Oui, eh bien ?— Mais c*est que le eomte de Palouski est fils
du fondateur de votre ordre. A ces mots, je souris et je dis :
^ Cela ne «e peut pas, car notre ordre est du temps des croisades.—
£h ! mon {Heu ! à qui dites-yons cela ? je le sais bien qu'il est de ce
temps ; quoique je ne sois pas chevalier de la Persévérance^ je suis
un peu instruit sur c*e point ; j*ai été long-temps en Pologne : j*ai écrit'
Phistoire des dernières révolutions j j*ai donc fait beaucoup de re-
dierches et je savois tout ce qu'on peut savoir sur Tordre de la
Persévérance bien des années avant qu'on en conni^t ici Tex-
istence.^£n efièt, c'est savoir l'impossible. Je serois charmée
que vous voulussiez bien entrer dans quelques détails à cet ég^ard. —
De tout mon cœur."
Alors, je pris une chaise pour écouter avec plus d'attention une
chose si cyrieuse ; et M. de Rulhière s'asseyant et reprenant la pa-
role : <^ Je me suis donc servi d'un terme impropre, dit-il, en appe-
lant le comte de Palouski ybmla^eur, mais il est le restaurateur de
cet ordre tombé dans l'oubli ; il l'a fait revivre, en armant on nom-
bre prodigieux de chevaliers, dont, en quelque sorte, il est devenu
le chef. A sa mort, son fils s'est trouvé â la tête de ce parti et op-
posé au roi, ce qui a réellement formé une ligfue très-redoutable con-
tre ce prince; alors le roi fit dans cette occasion ce que fit jadis Henri
III 5 il s'est déclaré le chef de la ligue qu'il craig^oit. Il a fait, à
la hto, «B Mtniire étonnant de réceptions 3 lea chevalier» du parti
DE MADAIiK DB 6ENLIS. S89
un grand nombre de réceptions. Cet empreSBement
nous flatta d'autant plus que nous n'avions^ à nos M^
semblées^ ni danse^ ni musique^ ni rafraichissemens^
et que chaque séance se terminoit par une quête pout
leô pauvres. Lorsqu'une ou plusieurs quêtes avoient
produit une somme de six cents francs^ on nom-
ihoit un chevalier et une dame^ que Ton chargeoit
•
de Palouski ont déserté, et le roi les a incorporés avec les siens ;
chose d'autant plos utile au parti du roi, qu'elle pouToit se faire sans
éclat, puisque tout est mystérieux dans cet ordre , car^ par les èiâ^
tuts, les. assemblées et les cérémonies doivent être secrètes, et tes
chevaliers ne portent aucune marque distinctive. Ce coup de poli,
tique est très-fin et très-bien combiné, et il me donne du roi de Po-
logne une idée bien supérieure à celle qu'on en a communément :
mais c'est que personne ne connolt ces détails. Enfin dotic, Paloùfâtl
se trouve maintenant seul et proscrit, et passe aux insurgens } voilA
son histoire.— -Elle est singulière, répondis-je ; je Tignorois, quoique
je le connoisse un peu : je sais qu'il étoit le chef de la coqjuration, «t
à la tête de ceux qui ont arrêté le roi ; mais tous les détails relati/k â
l'ordre de la Persévérance m'étoient alors absolument inconnus. — Il
est plaisant que ce soit un profane qui les apprenne â une initiée.<<**
Oh! oui, très>p]aisant ! . . . .mais du moins je sais de plus qo« vous
le détail des cérémonies.— -Point du tout; ne vous en flattez pas je
sais qu'elles sont très-belles, très-guerrlères, et faites pour inspirer
l'enthousiasme, surtout dans des temps de trouble.^Enfin rien ne
doit vous être caché.-^Oh! quand on écrit l'histcH^e, et l'histei]^
moderne, on est obligé de faire tant de recherches qu'il faut bien
découvrir les choses les plus obscures et les plus secrètes."
Voilà notre entretien. Je n'ai pas exagéré d'nn mot, et j'ai écrit
sur.le-champ afin que ce récit fdt fidèle. Que seroit devenu cet
homme, cet historienf si je lui eusse dit que c'est moi qui ai inveaté
tout cela, et que cet ordre n'a jamais existé que dans ma tête K^*
(Souvenirs de Félicie),
300 MÉMOIRES
de 8*informer des pauvres qui pouvoient méri-
ter ce secours et le chevalier et la dame promet-
toient d'aller ensemble visiter ces pauvres, pour
vérifier les informations, afin de décider ensuite
à qui les secours seroîent donnés, en tout ou en partie.
Ceci produisoit le bien de pl\is, que le chevalier et la
dame donnoient toujours quelques petits secours aux
pauvres qu'ils avoient vus et qu'ils ne choisissoient pas ;
en outre, ils étoient obligés d'écrire, avec le plus grand
détail, le journal de ce qu'ils avoient fait à cet égard,
et les noms et l'adresse des pauvres auxquels l'au-
mône avoit été distribuée. A l'assemblée d'ensuite,
le journal étoit lu tout haut, signé et remis au prési-
dent, qui le déposoit dans nos archives. Madame de
Sabran, aujourd'hui madame . de BoufQers, fut l'une
de nos dames qui remplit avec le plus de zèle, d'intel-
ligence et de bonté cette pieuse mission. Très-diffi-
ciles dans nos choix, nous étions cependant, au bout
de peu de mois, quatre-vingt-dix. Cet ordre seroit
certainement devenu une institution sociale, utile et
durable, si je n'avois pas été forcée de l'abandQnner
au milieu de sa plus grande vogue, par mon voyage
d'Italie et mon entrée à Belle-Chasse. Nous avions
plusieurs cérémonies particulières fort agréables dont
je ne parle point-, parce que le détail en seroit trop
long, entre autres les initiations de l'adolescence.
On y admettoit les jeunes gens des deux sexes ; de
onze à douze ans, seulement comme spectateurs, et
DE MADAME SB GENLIS. 301
sans voix. Je ne compte point les initiés^ que no.u8
avions au nombre de quatre-vingt-dix membres, dont
j'ai déjà parlé. Nous avions aussi la cérémonie du
départ des guerriers, quand nos chevaliers militaires
partoient pour leurs régimens. Alors la dame du
chevalier étoit obligée de lui promettre une écharpe
brodée de sa main pour sa première belle action. Je
donnai cette écharpe à M. de Rouffignac, suivant nos
lois. Par un hasard singulier, il eut occasion de faire
une très-belle action. En allant rejoindre son régiment,
en passant près d'un bois, étant en chaise de poste, il
entendit crier dans le bois au meurtre. Quoiqu'il fût
seul, son domestique étant en avant, il fait arrêter la
voiture, met l'épée à la main, et se précipite dans le
bois, du côté d'oà partoient les cris, en criant à haute
voix, comme s'il eût appelé des compagnons qui le
suivoient : ce qui fit aussitôt prendre la fuite aux as-
sassins. M. de Kouffignac trouva un homme percé
de mille coups, nageant dans son sang. Il le prit
dans ses bras et le porta dans sa voiture. Il respiroit
encore; mais il pouvoit mourir en chemin, et M. de
Kouffignac risquer d'avoir une horrible aflFaire crimi-
nelle. Arrivé à la poste, il l'y déposa, envoya cher-
cher le chirurgien du lieu, et le fit panser en sa pré-
sence. Cet homme fit sa déposition juridique, et
mourut une demi-heure après. M. de Kouffignac
m'envoya toutes les preuves authentiques de cette
302 MÉMOIRES
aTenture, en m'écrivant pour me demander mie
écharpe, que je brodai avec tout le soin et toute la
promptitude possibles, et que je me hâtai de lui en-
voyer.
On a dit, à ce sujet dans ces derniers temps, et
même dans des mémoires, une fausseté si ridicule,
qu'elle mérite à peine d'être réfutée : on a prétendu
que la reine, charmée des récits qu'on lui faisoit de
nos cérémonies chevaleresques, avoit voulu être de
cet ordre, qu'elle nous l'avoit fait demander, et que
nous l'avions refusée^ le fait est que, dans une de nos
assemblées, quelqu'un nous dit que la reine avoit
parlé avec éloge de cette association, et que peut-être
il ne, seroit pas difficile de l'engager à s'en déclarer la
grande maîtresse. Là- dessus plusieurs personnes
observèrent que cet honneur seroit ruineux pour nous,
par les fréquens voyages qu'il exigeroit nécessaire-
ment, et que d'ailleurs, il nous ôteroit toute espèce de
liberté \ ainsi, on ne fit aucune démarche auprès de
la reine, et la chose en resta là. J'ai conservé très-
long-temps une copie des statuts de cet ordre, que
j'avois composés, comme je l'ai déjà dit ; un jour, à
Belle-'Chasse, le duc de Lauzun me demanda instam-
ment de les lui prêter, il les donna à madame la mar-
quise de Coigny, qui les garda de mon consentement.
Ce fut pendant que j'étois au Palais-Royal que
l'abbé Raynal acheva son grand ouvrage sur le coni-
DE MADAME DK GENLIS. 303
nierce des Européens dans les deux Indes, Cet ou-
vrage, qui n'eut alors que trop de partisans, me parut,
sous tous les rapports, un véritable monstre. Je ne
concevois pas qu'un prêtre eût l'eflfronterie et le mau-
vais goût d'insérer, dans un ouvrage historique, les
détails les plus licencieux, les impiétés les plus révol-
tantes, les sentimens les plus séditieux; d'ailleurs,
je trouvai dans ce mauvais livre le style le plus inégal
et une quantité de morceaux véritablement ridicules
par la boursouflure, l'emphase et le galimathias;
on nous a bien accoutumé à toutes ces choses depuis,
mais malgré les verbiages inintelligibles qui se trou-
vent dans les œuvres de Diderot, on n'avoit pas en-
core pris l'habitude de cette manière extravagante
d'écrire. J'allois quelquefois aux séances acadé-
miques, et je trouvois toujours dans les discours
quelque chose de ridicule ; ce qui faisoit dire à M.
de Schomberg que j'avois le caractère le plus doux et
l'esprit le plus frondeur qu'il eût jamais connu.
Outre le sacrifice des spectacles, j'avois fait encore,
à l'étude et au talens, celui des bals dansans ; quoi-
que j'aimasse assez la danse, j'y renonçai à vingt-
cinq ans, et sans retour. Il étoit impossible d'aller
aux bals de Paris, sans aller, au moins tous les
quinze jours à ceux de la cour. Il falloit coucher
deux nuits à Versailles, c'étoit une grande perte de
temps, et j'en gagnai beaucoup, par ce sacrifice.
Peu d'années après, je ne concevois plus que c'en
eût été un, et je possède encore ce qu'U m'a
304 MÉMOIRES
valu. Toutes les .sages privations que Ton
s'impose dans la jeunesse^ c'est-à-dire, durant le
court espace d'un bien petit nombre d'années, pré-
parent des ressources certaines et les plus douces
jouissances pour les trois quarts de la vie. Voltaire
a dit :
Qui ii*a pas Pesprit de son âge.
De son âge à tout le malheur.
Cependant, l'esprit raisonnable est bon à tous les
âges ; et, dans la jeunesse, il peut mener à tout.
Il est alors si distingué, si fi*appant, si méritoire ! . .
On voyoit paroître sans cesse des discours et des
éloges académiques ; le style de ces ouvrages étoît
en général d'une mauvaise école, la littérature com»
mençoit à tomber en décadence. M. de Voltaire ne
faisoit plus que de mauvaises tragédies ; les Scythes,
les GuèbreSy Zulime, etc.* Lemîèrre, auteur de plu-
sieurs tragédies médiocres étoit épuisé. Cependant il
y a des beautés dans son Guillaume TelL Madame
Riccobonif avoit donné tous ses romans. M. Gail-
* Qui n*est autre chose que la tragédie de £a;aze^, r8faite.T-(2Vo<«
de V Auteur )
f Madame Riccoboni étoit alors plus que sexagénaire, étant née
en 1714. Son dernier ouvrage les Lettres de milord Rivers, parut
eu octobre 1776 ^ Tintrigue de ce roman est faible et commun, mais
dans la couduite il y a beaucoup d^iutérêt, et ces lettres plaisent par
les détails et par le style, remarquable par la grâce, la légèreté et
une touche spirituelle. Le meilleur des ouvrages de madame Ricco-
boni, est Juliette Catesby, cVst la perfection du genre et le chef-
d*œiiyre de son auteur, il parut, en 1783, deux noureauz Tolnmes de
DE MADAME DE GENLIS. 305
lard* fit paroître les seuls ouvrages remarquables de ce
temps, après ceux de M. de Buffon, V Histoire de Fran-
qois l«^ et la Rivalité de la France et de V Angleterre^
deux excellens ouvrages qui feront toujours honneur
à ce siècle et à la littérature française. L'auteur
se fit une grande querelle, avec les philosophes ses
amis alors, pour avoir follement reconnu, dans la
Rivalité de la France et de V Angleterre, qu'il y
avoit incontestablement du miraculeux dans l'histoire
de Jeanne d'Arc. M. de Buffon donna aussi plusieurs
descriptions d'animaux, et toujours avec cette per-
fection de style qu'il a conservée jusqu'à la fin de ses
jours, au milieu de la mauvaise école formée par
Thomas.
Pendant que j'étois au Palais Royal, M. de Voltaire
vint et mourut à Paris ; comme il m'avoit reçu à
Ferney, et qu'il vint se faire écrire chez moi, j'allai
le voir trois ou quatre fois ; il me reçut avec beaucoup
de grâce, mais je le trouvai si abattu et si cassé,
madame Riccoboni \ c*est un recueil de pièces et tThistoireê. Cette
dame est morte en 1792. Ses œuvres ont été réunies et publiées^
elles forment 14 volumes in-18. — {Note de V Editeur,)
* M. Gaillard fut nonmié de Tacadémie française en 1771. Son
discours de réception fut une espèce de prestation de serment dont
on se moqua un peu ; il annonça, avec une espèce d^apparat le BiJ^et
quMl alloit traiter et on trouva qu'il eût mieux valu entrer en
matière sans préface ; cependant ce discours eut beaucoup de succès
à l'académie et dans le monde. Gaillard fut un écrivain très-fécond^
il a donné un ^rand nombre d'ouvrages: VhiHaire de Charlemagne,
et Vhistoire de la rivalité de la France et de V Angleterre sont le*
plue estimés. Né en 1726, mort en 1806.— (ATo^e de rEditeur,J
306 MÉMOIRBS
que je vis bien que sa fin étoit prochaine. Quel- '
que temps après^ j'eus une liaison assez in-
time avec M. Gibbon *, auteur de la chute de
Ve^npire romain, ouvrage anglais, que nos philo-
sophes ont beaucoup loué, parce qu'il renferme
de très-mauvais principes, mais qui est, à tous
égards, un mauvais ouvrage, très-diffus, sans vues
nouvelles, et fort ennuyeux. M. de Schomberg,
qui étoit intimement lié avec d'Alembert, me Tavoit
amené deux ou trois fois, et m'apportoit régulière-
ment, de sa partj tous ses petits éloges académiques^
à mesure qu'il les faisoit imprimer, il m'arriva, à ce
sujet, une plaisante méprise. Un jour que je n'étois ,
pas chez moi, il y laissa l'éloge, sans nom d'au-
teur, de la Condamine ; je ne doutai point que cet
éloge ne fût, comme le précédent, de d'Alembert j
je le lus sur-le-champ, il me plut infiniment plus
que tous les autres. J'écrivis le soir même un petit
billet à d'Alembert, pour le remercier, et dans le-
quel je lui disois que je trouvois cet éloge au-dessus
* l^^ Histoire 4e ia décadence et de la dkute de Vempire r^motn
parut cfabord sous le format-in 40. Le premier Yolume fut publié en
1776, le aecond et le troisième en 1781) et les trois derniers en 1788,
six ans seulement ayant la mort de Gihhcn. Il étoit né en 1737. Cet
écrivain est encore Tauteur de plusieurs autres ouvrages, les plus
remarquables sont, V Histoire des libertés de la Suisse, V Essai sur
Véiude de la littérature et les extraits raisonnes des livres qu*i4
avmt lus. Ces extraits furent publiés après la mort de GUfbon, \J Es-
sai sur Vétude de la littérature est écrit en françeds, avec autant
de pureté qu« de ^oût-— (iVble de PEdHeur,)
DE MADAMUS DB GENLIS. 307
de lou8 ceux qu'il avoit fait, et sans comparaison le
meilleur, et j'envoyai aussitôt ce billet. Le lende-
main, M. de Schomberg vint me gronder, avec
beaucoup d'amertume, et il m'apprit que cet éloge
étoit de M. de Condorcet*. D'Alembert ne m'a ja-
mais pardonné un jugement aussi peu flatteur pour lui.
L'empereur d'Allemagne, frère de la reine de
France, vint à Paris; il y réussit extrêmement,
par sa politesse, ses manières, ses connoissances
en tous genres, et isou désir de les accroître,
l'étiquettef l'empêcha d'aller chez les princes du
sang. J'avois grande envie de le rencontrer,
* CoBdorcet débuta dans la carrière des panégyristes, par les
élogpes des académicieaB dn dix-septième siècle, que Fontenelle
n'avoit point placés dans son Panthéon. Les éloges publiés par
Condorcet annonçoient un très-bon esprit et beaucoup de simplicité,
mais on trouva son style dénué d'intérêt, et quMl manquoit de Tart
que Fontenelle avoit si bien possédé, de mettre les idées les plus
abstraites, les systèmes les plus compliqués, à la portée de tous les
lecteurs. L*éloge de La Condamine, est l'histoire abrégée de la
vie de ce savant célèbre. Ce morceau eut le plus g^rand succès ^
cependant on trouva quelque chose de trop poétique dans la des-
cription de la douleur de madame de La Condamine, quelques
phrases un peu trop longues, et quelque exagération dans les él<^^.
Il concourut encore pour Téloge du chancelier de L'Hôpital : mais
son discours fut écarté, parce qu'il était d'uuje excessive longueur.
Cependant on y reconnut plus de fini, ^^énergie et de mouvement
qne dans celui de l'abbé Rém!» dont le style avoit plus d'harmonie,
d'élég^ce, de pureté, et qui obtint le prix. Condorcet avoit au-
tant de talent pour la bonne plaisanterie que pour les hautes sciences.
Il se livra aussi à la politique, mais elle lui devint funeste; on sait
quelle fut sa fin tragique en 1794. Il était né le 17 septembre 1743.
— {Note de r Editeur,)
308 MÉMOIRBS
et me doutant bien qu'il auroit la curiosité de voir
la collection des tableaux du Palais-Royal^ je
chargeai le garçon d^appartemens^ qui la montroit
aux étrangers, de m'avertir, quand il viendroit;
ce qu'il fit en effet. Il étoit midi, je descendis
aussitôt, et je trouvai l'empereur dans la galerie;
U étoit à quinze ou vingt pas de moi, je traversai
lentement la galerie. Mon intention étoit de m'en
aller par la petite porte qui étoit au bout. L'em-
pereur questionna tous bas le garçon d'appartemens ;
et, en apprenant que j'étois une des dames de ma-
dame la duchesse de Chartres, il vint tout de suite
à moi, et avec la politesse la plus aimable, il entra en
conversation; je lui expliquai tous les tableaux dont
je connoissois non-seulement les peintres^ mais les
anecdotes et les généalogies, c'est-à-dire, dans quelles
mains ils avoient successivement passé. L'empereur
parut prendre le plus vif intérêt à cette conversation;
il me remercibit à toutes minutes ; nous passâmes
ainsi deux heures ; il étoit véritablement connoisseur
en tableaux ; il nommoit presque tous les grands
maîtres, sans se tromper, sa figure étoit fort agréable?
il ressembloit, en jeune et en très-beau, à M. le
prince de Condé; ce prince eut la politesse de se faire
écrire le lendemain chez moi, sous son nom de voya-
geur.
TABLE DES MATIÈRES
DU TOME SECOND.
Abbé italien, 103
Accompagnement dans les morceaux pathétiques, :3i7.
Action y toute belle action doit être faite avec calme, 97.
Adolphe-Frédéric, roi de Suède, lia.
Ag^r dans le désert, comédie, 274.
Aguesseau (M. d'), 225,
Aimeri (M. d'), ^26.
Alary (Pabbé), 149.
Albert (la marquise d^), 119.
Alembcrt ^d'), 236, 276, 278, 306, 307.
Amans 5 histoire de deux Amans, 59 etêuiv.
Amant anonyme fl*), comédie, 280.
Ambitieux; ménagentjusqu^aux gens sans crédit, 165.
Ambition ; artifices auxquels elle a recoiuv, 12, 165.
Amelot (madame d*), 57* Voifez Damezag^e.
Andlàu (le baron d*), 26, 254.
Andlau (la baronne d*), mère de madame de Qenlis, 26, s39, 240>
282.
Andlau (le comte d*), 282.
Andlau (madame d*), 282-
Anges ; quel doit être leur langage, 34.
Année littéraire, de Fréron, 213.
Arcamballe ^le marquis d*), 224.
Arcamballe (madame d*), 224, 279.
Aremberg (la duchesse d*), 204.
Argental (M d'), 11 2
Athées, qui ont peur des revenans, 157.
Attention ; manière d'attirer l'attention, 232, 233.
Auger (M ), 90,
Auinais (l'abbé des), 226.
310 TABLE.
Aumont (le duc d*), 72.
Ayaray (M. d'), 237.
Bagarotti (mademoiselle), 933.
Bailly(M.),298.
Bailli (le), comédie, 278.
Bal masqué (aventure d*UD), 50, 5t^.
Balincour (le maréchal de), 107, 108.
Baliocour (M. de), 104, 106.
, Barbantane (madame de), 39, 3&0.
Barbantane (la marquise de), 144.
Barbantane ;, le marqtiis de), 160.
Barry (madame du), 89, 9l, llO, 146.
Bassesse des manières, du lang^age, des actions, 170,
Bassesses utiles, considérées comme une habileté permise, 170.
Beaupré (mademoiselle), actrice, 19.
BeauTeau (madame de), 207, 283.
Belzunce (madame de), 1O2.
Béniouski (le comte de), 219.
Berchini (madame de), 31 etsuiv.
Beverley, ou le Joueur, drame de Collé, 18^.
Bezenval (le baron de), 54, 144.
Bienséances ; mises à la place des vertus, 16.
Biron (le maréchal de), lOô, 106, 107.
Bissy (le comte de), 154.
Blot (le comte de), 159, 176.
Blot (madame de), I39, 144, 1 58, 175 et ««tv.
Boines (M. de), 270.
Bois-gelin (madame de), 53.
Bonne Compagnie; perscmne» qui s^arrôgcoient ce titre; conditioi»
exigées pour en faire partie, iHy l^ ; Sa poUtesw, se»
grâces, 167 3 La médisance en est bannie, 167 ; Ce qa*^e reft-
pectoit, 168 ; Ce qu*elle repoussoit, l69> 170 ; Base sar la-
quelle elle étoit appuyée, 17 1 ; Effets de sa désapprobatioiiy 171,
172; Principes de ses arrêts, 173; Reléguoient dans la mau-
vaise société, 1 72 ; Retour dans la bonne société^ 173.
Bons fonds ; gens ainsi désignés, 23.
Boufflers (la marquise de), 53.
Boufflers (le chevalier de), 53, 233, 288.
Boufflers (la comtesse de), 205, 207.
Boufflers (madame de), femme du ctevaUer, 28S^ 983, 300.
Bourbon (le duc de), 216.
Bourbon (la duchesse de), 144, 2l6, 22I.
Bouzoles (le marquis de), 51,.1)8.
Brione(la comtesse de),. 24, 114.
Broglie (le maréchal de), 112.
Brostocki (le conite), 27 1, 894.
Brugnon (la marquise de), 118.
T A B L B.
Bufiba (le comte de), 3!7, tSB, 305.
BuffbD (le GIb du comte de), 337.
Bazançai (M. de), «00.
Caillot (acteur), 19,
Calaa, 962.
Cambia (madame de), 37.
Canilhac (le marquis de), 107,
Caractères artificiem; iBciles à derlBer, 39,
Caractères raisonnables, qui n'ont rien de briltaat, 71.
Caraman (le comte de , 6" el tuiv. 7^.
Coramau (madume de), 97.
Carlin (l'Arlequin de la comidie italienne), 30.
Caroline (fille aînée de madame de Genlte), «71, ^4, 97s,
Caotoret PoIIdx, opéra, s, IBI.
CiBtriea [le oiarécbal de), 34, l63.
Celles (madame do), au.
Cbabot (le comte, depuis duc de) I6B.
Chalons (madame de), Î3î,
ChBmbard(la dnebesse de), M3,
Cliampcenetz (madame de), 2».
CharleK (le prince), 'i03, îi5.
171,873-
CIjastellDi (le chevalier de), S73, 376, 377i BSO, 3a6.
Chastenel (madame de) 373;
Chslelet (lemarquisetla marquise du], Ss.
Chatons ; ce qae c'étoienl, 31.
Chimay (le priuce de), i7, 903.
Choiscut (Ift enmtesae de), 2a6.
Choisy (le comte de») Uu.et luiv.
Choisy (la comlcsse de»), lag, et ruiv.
Choiera morbns (traitement de celte maladie), 103.
Clairvel (l'acteur), 19
CleriDont (le vicomte de), lôi'.
Clermont-Galleraiide (ta vicomteMe de), 139, I4i),'l47.
Coaslin (madame de), 113, 114.
Coiffeors; les femmes ne se faiwûent pw> colffir par dei ht
Coign; (le chevalier de), ISI, ssa.
CoigDf (le comte de), 96, 97.
Colombee (la comédie], S74.
Comédies ; Joaées par madame de Genlis, S«, 73, f 90.—
Concert cfle^te ; quel il iMt £tre, 34.
CuDdamine (M de la), 3u«.
Coadé (le prince de), iog, 91 4,,liLl5i. 339,309-
Condi (la priacnae Louise de), sa r, «g.
312
TABLE.
Coodorcet (le marquis de), 307,
Confident (xà\e auprès des femmes), iss.
Conflans (M. de), 151.
Conti (le prince de) 1 13, 1 u, 805.
Couti (la princesse de , S33.
Convulsions, (mode des), 235.
Conway, jeune Anglais, 73, 947.
Conway (madame), 24S.
Corneille, petite.fille du grand Corneille, 966.
Cessé (le ctaeTalier. de) 27^.
Coudray (M. du), «53.
Cour de Louis XV 89, 90.
Courtisans, 90.
Courtisans qui avoient vu Louis XIV, 10 7, 109.
Crouzas (madame de) : depuis madame de Montolieu, 255, et êuiv.
Cussé (madame de) ^ 53. Vojfez Boisgelin.
Custines /la comtesse de), 121, 128, 130, 137, 181, 1 96, 1 98.
Custines (le comte de), 126 IS7» 139» 19I9 195,973.
Custines (le jeune), 126, I29.
Custines (le vicomte de) 52, 121, 123, 126, 179, et euiv. 189,
191> «00.
Bamas (M. de), 94.
Daméconrt (M. de), 72.
Damezague (M. et M'»'.), 57, 58, Vojfez Amelot.
Dampierre (madame de), 285, 287.
Dampierre (M. de) 287.
Dangers du Monde (les), comédie, 274, 275.
Danemarck (le roi de), 30, 31, 32.
Denis (madame), 262, 865, 266.
Déserteur (le), opéra, 19,
Déshonneur; ne s^efiace point, 172, 173.
Dieppe, 65 et suiv
Donézan, 22.
Dorât, 228, 229, 230.
Droménil (la marquise de), 71, 102.
Duchatelet (M. et M»»».), J6l 162.
Ducrest (M.), frère de madame de Genlis, S190, et euiv.
Ducrest (madame), 291» 297.
Duel du comte de Schomberg, 157.
Dufour (madame), coifTeuse, 184, 185.
Dnrfort (le marquis de) nommé le Grand Dnrfort, 162.
Durfort (le chevalier de), 151, 154,309. 890. 926.
Eau empoisonnée, 78, et miv,
Ecrits de madame de Genlis, 59^ 03, 18Z 319, S45, 9''4,9769 97»>
280.
Egmont (madame d*), 6, 85, 120.
Elus ; quel doit être leur langage, 34.
TABLE. * dI3
«
Empereur d^Allemag^ie fV) 269 ; à Paris, 308» 309.
EmulatioD, nécessaire d la yerta, 133.
Empire (Joamal de T), 90.
Enfaut Gâté (P) comédie, 976.
Eonemis reconnus ; on n'en pou voit médire, 168} se traitent réci-
proquement avec tous les égards de la politesse, 179.
Ermitage de la Montagne des deux Amans, 61.
Ermites de la forêt de Senard^ 19s.
Estaing (le comte d*) 997.
Estampes (le marquis d*), 1 58.
Étrée (la maréchale d'}, 72. 77. ,
Étrée (le maréchal d') 88, 109, m.
Évanouissemens, attaques de nerâs devenus une mode, 239, 933,
235.
Familiarité imprévue, réussit auprès des princes, 49
Fats, finissent par passer pour hommes à bonnes fortunée l65.
Fée Guignon Guignolant, su.
Femmes, ce qui les perd, ou compromet seulement leur réputation,.
173.
vFemmes de la Cour, 207, 239.
Fêtes des Corsaires au Vaudreuil, 6s, et sniv.
Fêtes, ^i, 22, 30,50.
Feu d^artifice de la place Louis XV, détails 1 17, e/ êuiv.
Fitz-James (le duc de), luo, isi, 336.
Flacons (les), comédie, 274, 279.
Fieurieu (le comte de) 223, 224.
Fleury (la marquise de), 283, 284.
Foncems^ne, de l'Académie française, 149.
Fréron, 213,214, 262.
Frize (le comte de), 158.
Gabrielle d'Estrée, tragédie, 15.
Gaillard (M.), 305.
Gand (le vicomte de), 272.
Géant, domestique empoisonneur, 82, 84, et suiv,
Genlis (le marquis de), 73, 81, 89.
Genlis (la marquise de), 73, 297.
Genlis (le comtp de), 3, 5, 9, 10, 37, 43, 74, 78, 80, 102» 105, I lO*
117, i34, 181,202,2399 341,271,291)394.
Gibbon, 256^ 306.
Gilier, (M), 243, 248,250, 251, 953, 954.
Gluck, 2, 20, 2i6, 218, 257.
Grontaut (le vicomte de), 275.
Gontaut (la vicomtesse de), 275.
Grammont (la duchesse de), 16 1, 162.
Grétry, «0^
Guéménée (la princesse de), 2S5.
Guénault, chirurgies, 233, 234.
TOME II 14
314 T A B L »•
Gaibert, 372, S73.
Gaines (le comte de), 16,27, 40.
Gustave lll, roi de Suède, 112.
Harcoort (le duc d*), 25.
Harpe (de la), 16, 18, «76, 277.
Harville (madame d*), 272, 297.
Helvétius (M.), 282, 286.
Hénin (la princesse d^), 17, 281.
Hérault de Séchelles, 228.
Hertford (le lord), 73, 247.
Hesse (le prince de), 252.
Histoire philosophique des Indes, 112,302, 303.
Holstein (le prince de) 255.
Hope (M.), 233.
HussoD (madame d*) ; son portrait, 22, 23.
Hypocrisie, se décèle par Texagération, 167, 168.
Importans (les); ménagés et sollicités, 165.
Inimitiés suspendues dans le monde, 179.
Jamac (le vicomte de), 162.
Jamowitz, violon, 217.
Jésuites; initiation à cet ordre, conditions, avantages et obliga-
tions, 116.
Joli, 101.
Jumilhac (madame de), 272, 297.
Jumilhac (mademoiselle de), 274.
Lacépède (le comte de), 228.
La Fayette (M. de), 253
La Haye (madame de), gprand^mère de madame deGenlis ; sa mort, 34.
Lamballe (la. princesse de), 231, 232, 234, 235, 237, 238, 270.
Lambesc (le prince de), 28/
Langage des anges et des élus; ce qu^il doit être, 34.
Lannoy (la comtesse de), 58, 245, Voyez Mérode.
Larseneur, premier coiffeur de fenunes, 184.
Laruette, acteur, 19
Laruette (madame), actrice, 19.
Lauzun (le duc de), 297, 302.
Laval (la vicomtesse de), 28, 291.
Lefèvre (mademoiselle), 211, 212.
Lefort, officier au régiment de Schomberg, 157.
Legrand (mademoiselle), femme de chambre, 42.
Lemièrre, 304.
Lepelletier de Morfontaine, 229.
Lenormand d^Étioles, 90.
Liens du sang, respectés par la bonne société, 168.
Ligne (la princesse de), 72.
r A B L E. 315
Ligne (le prince de), 204, >245.
Littérature, sa décadence, 304.
Louanges de rÉtemel ; en quoi elles consistent, 34^.
Louis XV, 98, 89, 90, 92> 110, «31.
Louis XVI, 88, 233, 231.
Loup, espèce de masque, 5 1 .
LouYois (madame de), 73, 78, 196, 292.
Luxembourg (la maréchale de), 30, 207, 283.
Macquer, chimiste, 273.
Maillebois (le comte de), 53, I46.
Manchettes, 82.
Manières provinciales, ]6s.
Marck (la comtesse de la), 38.
Marie- Antoinette (la reine), 29,88, 237, 306.
Marigny (madame de), 30.
Marmontel, 9, 276, 278.
Mars (mademoiselle de), 133, 388, 389.
Mazarin (la duchesse de), 20, et miv. 30.
Médisance (la) gâte le ton d^une femme, 94 ; bannie de la grande
société, 167) mais admise dans les fractions de cette société,
166 i Caractère qu*elle doit avoir, 169.
Mélanie, drame, ]6, 18.
Melette (madame de), 272.
Mémoires, obligations de ceux qui écrivent leurs mémoires, 235.
Mère Rivale (la), comédie 280.
Méris, peintre, 310, 211.
Mérode (madame de), 58,59,62, 66,71, 74, I89, 202, 245; Voyez
Lannoy (la comtesse de).
Meulan (madame de), 272.
Mièvreries ; (ce que le duc de Chartres appelle de ce nom), 86.
Milot, maitre.^'hôtel, 81, 82, 84, 120, I37.
Mittouart, chimiste, 272.
Mœurs, 150, 151, 1 64 et tuiv.
Monaco (la princesse de), 29.
Monde, chaos où Ton ne retrouve plus ses amis dès qu^on les perd
de vue, 30 ; Tolère les torts et les travers des gens d^esprit, 145.
Mondorge (M. de), 224,
Monsieur le Dauphin (mariage de), 88, 11 7, 121.
Monsigny, 2, 19, 20, 93,96, 217, 293 .
Montagne des Deux Amans ; 59 1 ermitage qui s^y trouve, 61 ; drame
sur ce sujet, 62, 63.
Montaigne cité, 106
Montaubau (la comtesse de), 147, 148.
Montauban (Pabbéde), 148.
Montboissier (madame de), 175, 176.
Montesson (M. de), 16, 34, 30, 89*
Montesson (mademoiselle de), 35, s6.
14*
XI
316 TABLE.
MoDtesson (madame de), i6, 20, 35,39,44, 49, 85, 87» 88, 9-1, 9«,
94, 99> 101, 130, 156, 276,291» 292, 293.
Montoliea (madame de ), 255, 256, 258.
Monville (le marquis de), 217.
Mort du maréchal de Balinconr, 188. et «m iv. /— de jpiia<iame de
Cnstines, 125. «^ suiv. ; — du maréchal d^Étrée, I09.r^4a |iiaiv
quis de Puisieux, 1 15. et êuiv,; — de mademQÎseUe de4Sillery,
117. •»• du fils de madame de Genlis, 239.
Mots remarquables de la duchesse de ToUard, 47, sur la princesse
de ligrue, 72, de M. de Valence, 14 5.
Musique en général, 2, 8.
Musique dramatique 2
Musique, expression des accompagnemoip, 217 : q«eiwHe des
gluckistes et des piccinistes, 218.
Nédonchel (M. de), 63, 66, 11 8.
Newkerque (madame de) ; son portrait, 28.
Noailles (le marquis de), 102.
Nouilles (madame de), 102.
Nolstein (M. du), 222
NoJlstein (la confesse du), 220, 221.
NouTeUe Héloïse, 8, discos^on à laquelle ce roman donne Uqu,:]75.
Opinion (dang^er de la braver), 152.
Opinion (déâiition de T), 172, N'a pas lapuiasancededéstiQDorer,
173, Son pouvoir, 174.
Oraison (le chevalier d'), 162.
Ordre de la persévérance ; ce que c'ètoit, 994.— Statuts, épreuves,
294 et miv.
Orléans (le duc d'), confident de madame de Mootesson, l6.««<"Fait
ramasse.r et renvoyer des diamans perdus, 32.—- Léger refroi-
dissement avec mada^medeMonjtesson 3â.«^Epreuve, 40.-HCbo-
ses dont il est dupe, 42, 43. — ^Va voir madame de Genlis avec le
duc de Chartres, 45.— Sentimens romanesques, 46.— rRécit deses
bonnes fortunes, 47— > Ses aventures av«c la duchesse d'Orléans, 47,
48 ; Manière dont il devient amoureux de madame de MootessoH,
49; Soniudifféreuce pour madame de Montesson, 50 *, Caractère du
duc, fjO^ Constance en amour, sur quoi fondée, 5uj Son am-
pleur en domino, 5 1 ; Va à Villers-Cotterets, 53, 56 ; Se rér
chaufTe pour madame de Montesson, 56; Ofi're de répoii«er se'
crètemeut, &5 j Elle veut le consentement du duc de Chartres,
et celui par écrit du roi, 85, 88 ; Craintes du duc, 88, 91 ; En
triomphe; le roi consent à son mariage ; conditiQn8,.92; TrÎMo.
phe du duc, 92 ; Epouse secrètement madame de ])f<iBJtC6-
son, 94 ; Suites de ce mariage, 95 et suiv ; Ofires qu'il fait â
madame de Genlis, 96, 97 ; I^ponse qui le blesse, 98, 99 $ Dé-
sire que madame de Genlis aille au Palais-Boyal, }30; I>onBe
une maîtresse à son fils, 150 3 N'a pa» de biblJMHtbéf^ft, 909;
TABLE. 317
Ne demande pas à voir les comédies de madame de Gen-
lis, 276.
Osmont (le comte d'}, 1 59, 897.
Ott, (M.) peintre, 344,250,S5l, 252, 254, 260, 262, «65.
Oxenstiem (Pensées du comte), 70.
Palouski (le comte), 298.
Pater (madame). Voyez Newkerque.
Paul, valet de chambre, 80.
Penthiè?re (le duc de), 1 15, 130, 233.
Persifleur (le), comédie, J 1 .
Petits jours j ce qu^on appeloit ainsi, 16 \.
Picard (M.), 90.
Piccini, 217,218.
Polignac (la comtesse depuis duchesse de) 3 portrait de cette dame, 29.
143,281.
Pompadour (madame de), 9, 30, 90, 91 .
Pompignan (le Franc de), 262.
Pont (M. de), 39.
Pont ^madame la comtesse de), 153.
Pont-de-Vesle» 207, 308.
Poot-Saint-Afaurice (le comte de), 14S, 149, '53.
Portai (le président), 57, 60, 67.
Potocka (madame de)» 249 etsuiv. 271,272, 2799 ^3> ^9^»
Poudens(le baron de), i6a
Présentation à la cour, 89, et suiv.
Préventions d'une femme (les), nouvelle de M. de Genlis, vaudeville
de M. Radet, 58.
Prétentions constamment soutenues assurent dans le monde une sorte
d'état, 165.
Préville, 2, 3, 4.
Princes ; choses qui réassissent auprès d'eux, 49 .
Princes, mœurs, pO, 1 lo, 150.
Privations, avantages qu'on retire de celles qu'où s'impose, 21^.
Provinciales ; manières provinciales, lôs.
Prudes ; finissent par obtenir les hommages dus à la vertu, 166,
Puisieux (M. de), 74, 77, 78, 79> 81, 83, K, 115 et mivy £42, et
euiv. 247.
Puisieux (madame de), 24, 51, 56, 64, 77, Ml, JI7> 1»0> 127> 131>
134,2<»7, 208. y
Pnlchérie (mademoiselle de Geuli»), 274, iJS,
Radet, acteur, 58 r
Raflèttau (madame de), 291.
Raffettau (mademoiselle de), 291, 292.
Raison ; on ne lui échappe point, 1 38 .
Rameau, musicien, s>, 266.
Raynal (l'abbé) iMyet suiv 302.
jr
318 TABLE.
Renac (M. de), 81.
Revenans, 43, 4 '.
Revenaos, Athées qui en ont peur, 43, 333.
Rêveries où le cœur ag-it seul, aucun lang^g^ ne peut rendre les
pensées quMl inspire, 33.
Reyniére (M. de la), 118.
Riccoboni (madame), 3u4,305.
Ridicules; II n^y en a point chez les peuples grosiers, 169
Ridicules; pour en avoir il faut les accepter, 145.
Renti (la comtesse de), 1J9.
Rochambault (la comtesse de), 146.
Rochambeau (madame de), 985.
Rochefort (le comte de), 73.
Rohan (le cardinal prince Louis de), 85, 114,
Roi de Poloji^ne ; plaisanterie à laquelle il se prête, 894.
Rouffignac (le marquis de) 287,301.
Rousse (madame), 59, 53.
Rousseau (J.^^.) j de quelle manière il fait connaissance arec ma-
dame deGcnlis, 1 et miv.^Son portrait 3, 4.— Voltaire, 6.— Ma-
nière dont il composa sa Nouvelle Héloite, 8.— Récite la scène
de Pygmalion, 8. — G>nnoi8Beur en musique, 8.— Sa Lettre à
madame de Pompadour, 9.— Se brouille avec madame de Gen-
lis, 12, et suiv. — Obtient l'entrée du jardin de Mousseaux, 14.—
Nouvelle HéUHsey l75.'»Tentatives inutiles pour se rapplrocher
de madame de Genlis, 230.
Rulbières, 230, 298.
Rumin (la comtesse de), 143.
Sabran (madame de), 28 2> 3 00.
Saiffèrt, médecin, 234.
Sailly (madame de), 7:', 78.
Saint-Blaucard (le marquis de), 275.
Saint-Chamand (madame de), 51, 73, 78.
Saint-Félix (M. et Mme. de), 161.
Saint-Julien (madame de) 262, et suiv,
Saiut-Martin (M. de), 239-
Saint-Pouen (Pabbé de), 79, 80.
Sain val (mademoiselle, Tainèe), actrice du Théâtre-Français, 874.
Sartines (M. de), 270.
Sauvigny, 2, 5, 11, 14, 15, 212, 228, 240,271, 879-
Scellés mis gaiement, 38.
Schomberg: (le comte de), 156, 157, • 58, 176, 178, 276, 306, 307-
Sédaine, 19.
Ség-ur (le maréchal de), 25, 26.
Ségur (madame de) 25, 283.
Ségur (mademoiselle de), fille naturelle du régent, 25, 283.
Ségur (le vicomte de), 25, 26, 55, 267.
Senard (Ermites de la forêt de), 193.
TABLE. 319
Serrant (madame de), 30.
Sévigné (madame de), citée, 23, 28, I08.
Sigfault de Lafond, 279.
Sillery (mademoiselle de), 73, 1 16, 1 17.
Société du roi (la), ce qu'on appeloit ainsi, 110, 151.
Société, ses mœurs, son ton, son esprit vers la fin. du règ^e de Louis
XV, 16.3, et tuiv.
Société ; grande société. Voyez Bonne compagnie.
Souvenirs, manie nouvelle, 8.
Souvré (le marquis de), 73.
Sourcy (la marquise de) 2I0.
Staremberg (le prince et la princesse de), 203.
Suède (le roi de), 1 1 2.
Sultanes (les Trois), pièce de madame de Genlis, 62, 63.
Tallejrrand (M. de), coadjuteur, depuis archevêque, 71.
Talleyrand (M. depuis le prince de), 16 1 .
Talleyrand (le baron de), 283.
Tasse (le), cité, 92.
Tencin (madame de), 207, 208.
Thiars(le comte de), 38, 154, 155, 175.
T^ouin (mademoiselle), )4, 209, 226, 230.
Thouin (M ), 2 lO, 227.
Tiquet (M.), 74 c#*ttii?,'79.
Tissot, le médecin, i03, 254, 255, 257.
Tolland (la duchesse de), mot sur la duchesse d'Orléans, 47.
Tour-du.Pin (le vicomte de la), 93, 94, 159, 276.
Traditions sur le goût, sur Pétiquette, 164, !65.
Trial, acteur, 19.
Tronchin, médecin, 123, 134, 242, 244.
Turc, histoire plaisante, 67, 69; autre histoire, 141 et tuiv.
Ursel (la duchesse d'), 204, 205, 245, 246.
Valbelle (le comte de), 236.
Valbelle (la comtesse de), 236, 237.
Valence (M. de), 145.
Valence (madame de), 211.
Valencey (le comte de), 158, 159.
Valmont de Bomare, 209, 273.
Vanité ; gâte les bonnes actions eu voulant leur donner un éclat sur-
naturel, 97. Avoit plus d'influence sur la conduite que le cœur
et les principes, 170.
Vaudreuil (la terre du), 56,58, 70, 288.
Vaupatière (M. et Mme. de la), 55.
Veillées du Château, roman, cité, 292.
Vertus, remplacées par les bienséances, 164, 166.
Veuve qui accepte les bienfaits du meurtrier de son mari, 157.
Villar8(ieducde), 31,73.
220 TABLE.
Vœux téméraires, roman de madame de Genlis, 945.
Voltaire ; opinion de J.-J. Rousseau, sur lui, 6.-*Voltaire, 18, 1 19, 157,
258, 96S, 964 et suiv.y 304, *a morty 305.
Vougny (M. de), 66.
Vougny (madame de), 68.
Vojrer (M. de), 289.
Walpole (Horace), 284.
Zéroire et Azor, oh la Belle et la Béte, comédie de nadame de Gen-
lis, 976.
FIN DG TOME SECOND.
D£ l'imprimerie DE O. SCHULZK,
POLAND STREET.
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